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Full text of "Le Voleur"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/janlevoleur1839pari 


5  JANVIER  1839. 


«.'«^■'T'i'""^'"'*. 


tlTTERlTURE,  SCIENCES,  BBIUX-IRTS,  INDUSTRIE, 
GONNtISSANCES  UTILES,  ESQUISSES  DE  MOEDKS  , 
MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 


OU  yAEONNE   t   PARIS  ,  IV    BUREAU    DU   JOURNAL  , 

ruediiHELDER,  15,  et  chez  tous  les  Libraires 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute   l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre , 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg.  ^ 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes,  à  t'Vni' 
versai  Literary  Cabinet,  64,  St.  James's  Street, 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  30  de 
chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
b  ^ste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  iParis.  j 


Au  peu  d'eipril  que  le  honhomme aiail , 
Veiprit  d'autrui  par  eomplémentitervait , 

U\eompilait ,\compilaiti,  compilait. 


JOox\}\mc  ^nncc 

V  1. 

JOCRNADX,  RETUES,  GIVRAGES  ISE'dITS  ,  l'UBMCA- 
TIONS  NOUVELLES,  BIOCRArUIES  ,  TRIBC.NACS, 
THÉÂTRES  ET  MODES. 

PRIX  d'abonnement 

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On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'.i  - 
bonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 

Uue  gravure  de  modes  est  jointe  .in  n»  du  5  et 
une  lithographieau  n°  du  20  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c,  la  lignes 


LE  VOLEUR, 

<iba}dte  îr^e  Jaurnaur  français  tt  ftrangfre. 


SOMMAIRE. 

Prospectus  contre  les  prospectus: — Coup 
d'oeil  sur  LA  Moldavie  et  la  Valachie, 
par  M,  Raoul  Perrin. —Histoire  de  la 
révolution  du  Texas.  — Shakspeare;  ana- 
lyse de  pièces,  par  MM.  Villemain  de  Pon- 
gerville,  Casimir  Delavigne,  de  l'Acadé- 
mie Française,  Emile  Deschamps,  Georges 
Sand,  etc.  —  Poésie  :  Hégésipi'E  Moreau, 
par  M.  L.  A.  Berthaud.  —  La  lettre  de 
change.  —  Compte  annuel  de  la  justice 
criminelle. — Revue  des  théatresen  1858. 
—  Mélanges,  fails  curieux  :  Inventions  et  de- 
couvertes.  —  Revue  des  tribunaux  :  Juge- 
ment dans  {affaire  Gisquet  contre  le  Mes- 
sager. —  Revue  dramatique.  —  Revue  des 
modes.  —  Revue  de  cinq  jours. 

Gravure  de  modes.  —  N°  79  bis. 


PROSPECTUS  CONTRE  LES  PROSPECTUS. 


L'époque  où  nous  avons  la  commandite  de  vi- 
vre s'est  peinte  elle-même  sous  une  foule  de 
types  qui  resteront  pour  l'instruction  de  nos 
neveux.  Ce  sont  comme  autant  de  petits  miroirs 
que  les  amateurs  futurs  de  curiosités  feront  bien 
de  recueillir  avec  soin  ,  à  défaut  du  grand  mi- 
roir que  le  théfttre  contemporain  n'a  pas  encore 
fourni  et  peut-être,  hélas!  ne  fournira  jamais. 
C'est  ainsi  que  les  Prudiionnic  ,  les  Roliert-Ma- 
caire,  les  Mayeux,  b'S  Bertrand  ,  et  tant  d'ati- 
tres  personnages  symltoliques,  se  sont  posés 
tour  .N  tour  devant  la  société  comme  ses  vivantes 
images.  Mais,  quelle  que  soil  la  vérilé  de  la  pein- 
ture, le  portrait  est  loin  encore  d'être  complet. 


11  est  surtout  un  type  qui  manque  à  la  collec- 
tion, et  qui  représenterait  le  côté  purement  hâ- 
bleur de  nos  mœurs  actuelles. 

Le  marchand  d'orviétan  ,  le  marchand  de 
thé  suisse,  le  marchand  de  mort-aux-rats,  le 
mai-chand  de  pommade  ultra-capillaire  ,  larra- 
cheur  de  dents ,  tous  ces  négocians  de  carre- 
four ,  tous  ces  artistes  de  place  publique  en 
fourniraient  le  costume,  le  langage  et  la  phy- 
sionomie. 

Convenons-en  :  il  y  a  de  la  grosse  caisse  dans 
l'air,  et  le  monde  présent  est  aux  marchands 
d'au  de  Cologne.  Combien  de  fois  ne  vous  est-il 
pas  arrivé,  en  regardant  tel  ou  tel  industriel,  de 
voir  idéalement  une  immense  plume  roui;e  se 
balancer ati  dessus  de  sa  tête;  en  lenlciKl.int 
parler,  d'ouïr  comme  un  canard  de  clarinette 
avec  accompagnement  de  cymbales;  en  recevant 
sa  poignée  de  main,  de  croire  ((u'il  allait  vous 
dégraisser  la  manche  de  votre  babil;  combien 
de  ces  fringans  écpiipages  qui  devraient  avoir 
une  livrée  ronge  à  faux  galons  d'aigent  !  com- 
bien de  ces  lUlboquel  cpii  ne  devraient  vous 
parler  de  leurs  projets,  de  leurs  entreprises,  de 
leurs  partitions,  de  leurs  poèmes,  de  leurs  bon- 
nets de  coton,  de  lein-s  romans,  de  leurs  soc- 
ques articulés,  de  leurs  mesures  administra- 
tives, de  leurs  romances,  de  leurs  discours,  de 
leurs  chapeaux  de  soie,  de  leurs  exploita  guer- 
riers, de  leurs  amours  même,  qu'entre  deux  so- 
los  de  trompette  !  aussi  voyez  quel  développe- 
ment ont  pris  l'annonce,  le  prospectus,  la  ré- 
clame, raftiche! 

Vous  vous  éveillez,  votre  pendule  sonne  midi 
midi  !  et  c'est  à  peine  si  vous  voyez  à  deux  pas 
dans  l'apparlemeM  le  inieu\  éclairé  de  Paris  ! 
M.  Ilcrschcll  aurait-il  empêché  le  soleil  de 
se  lever  comme  à  l'ordinaire  pour  pouvoir 
plus  longtemps  examiner  les  babilnns  de  l.i 
lune  i'  M.  Arago  aurait-il  frappé  l'univers  d'un 
brouillard  impénétrable  :'  M.  I'.:illanche  enfin 
serait-il  passé  devant  votre  domicile  ':'  Pouninoi 
CCS  ténèbres  extérieures  '.'  Vous  vous  dirigez  à 


talons  du  côté  de  la  fenêtre,  vous  l'ouvrez,  vous 
tendez  le  bras  :  qu'est-ce  ?  votre  main  enfonce 
un  épais  châssis...  C'est  une  affiche  monstre 
qu'un  spéculateur  a  fait  coller  pendant  la  nuit 
sur  la  façade  de  la  maison  tout  entière,  pour 
annoncer  la  découverte  d'un  nouveau  moyen 
d'éclairage.  C'est  ce  moyen-là  qui  vous  a  empê- 
ché d'y  voir  clair  en  plein  midi. 

Vous  flânez  tranquillement  dans  les  passages  , 
sur  les  boulevarls,  sur  les  quais,  sur  les  pools , 
vous  avez  gagné  la  nuit  précédente  un  rhume 
de  corps-de-garde  h  défendre  le^  propriétés  de 
vos  concitoyens  ,  vous  portez  la  main  à  votre 
poche  pour  en  tirer  votre  foulard  ;  votre  fou- 
lard estab-ent,  mais  votre  poche  est  pleine  ; 
pleine  de  prospectus  dont  l'a  bourrée  en  pas- 
sant l'adroite  m:;in  des  dislriimtenrs  des  coins 
de  rue  ;  au  lici  du  foulard  qu'une  autre  main 
en  a  retiré  ,  c'est  un  prospectus  que  vous  pré- 
sentez à  vos  fosses  nasales  ;  ce  prospectus  vous 
offre  au  meilleur  prix  possible  des  mouchoirs 
en  til  d'écorce  de  jonc,  par  brevet  d'invention, 
capital  social  :  2  millions,  75  centimes. 

Vous  êtes  curieux  de  lire  l'analyse  du  roman 
de  la  veille,  de  la  pièce  du  jour,  du  chef-d'œu- 
vre du  leuiiemain  ,  vous  ouvrez  votre  journal 
pour  chcrclicr  une  o|>inion  quelconque  à  iO  fi-. 
par  trimestre,  la  place  est  envahie  par  l'annonce; 
au  lieu  de  roman,  de  pièce,  de  chef-d'œuvre  . 
vous  y  trouvez  à  20  sous  la  ligne  une  littérature 
de  Caoutchouc,  de  Nafé  et  de  Salsepareille. 

(>n  n'en  finirait  pas;  l'annonce  vous  accom- 
pagne, l'attiche  vous  éborgue,  la  réclame  vous 
persécute,  le  jour,  la  nuit,  au  dedans,  au  de- 
hors, chez  vous,  chez  les  autres,  partout;  le 
paff  vous  suit,  vous  poursuit,  ToaMricMine.  vous 
en««hit,  vous,  vos  gens,  voire  nMîaon,  vos  ha- 
bits, votre  personne,  par  la  porte,  (lar  la  fenê- 
irc,  par  la  cheminée  et  par  la  poche;  l'invasion 
des  barbares  n'est  auprès  qu'une  facétie. 

l,a  librairie  elle-même  et  tout  ce  qui  tient  .> 
la  librairie  ,  y  compris  le  jotirnalisme.  ont  subi  . 
comme  tout  le  reste,  cette  impulsion  presque  ir- 


o 


ri'sistililc  qui  jioussc  toute  chose  vers  le  niiro- 
lui[;int.  vers  le  foil"anles(]ue,  et  cela  se  conçoit  ; 
«luaiiil  tout  le  monde  (lie,  il  faut  l)iense  mettre 
à  crier  eoiiinie  tout  le  inonde  pour  se  l'aire  eu - 
tendre  de  tout  le  monde  et  même  de  ((uelqu'un. 

Kn  consî'(iuence,  que  n'a-t-on  pas  dit,  (jiic 
n'a-t-on  pas  fait  dans  ces  derniers  temps  pour  at- 
tirer quel(|ne  peu  de  celte  attention  dont  le  pu- 
lilie  est  parfois  si  j)rodiijue  à  un  rien,  à  un  sin^je 
savant,  et  dont  en  revanche  il  se  montre  si  avare 
pour  les  meilleures  choses  ? 

En  entrant  dans  sa  douzième  annfe,  le  Vokur 
se  ijardera  hien  d'imiter  ce  qu'il  Idàme  ;  aussi 
me  sonijeail-il  [las  à  adresser  à  ses  lecteurs  le 
plus  léycr  programme  ,  persuadé  que  son  passé 
était  une  suffisante  (;araniie  de  son  avenir;  que, 
pour  un  journal,  la  nieiili'ure  annonce  est  sa 
prospérité  ,  le  ciiarlalanisme  le  plus  habile  ce- 
lui de  n'en  iioint  avoir,  cl  que,  pour  lui  en 
particulier,  le  plus  louangeur  des  prospectus 
devait  être  cette  phrase  si  simple,  si  positive -. 
Onze  0718  (Texisteiwce  et  de  succès. 

Si  donc  le  Voleur  rompt  aujourd'hui  le  si- 
lence c'est  pour  j)arler  d'une  association  qui 
\ient  de  se  former  sous  ce  litre  :  Société  des 
gens  de  lettres ,  association  fondée  jiour  in- 
terdire ou  taxer  la  reproduction  et  (jui  au  pre- 
mier abord  semblait  devoir  menacer  l'existence 
des  journaux  reproducteurs;  mais  nous  avons 
adhéré  aux  statuts  de  cette  société,  et  dès  lors, 
aux  sources  où  nous  pouvions  déjà  puiser  et  qui 
mous  restent,  nous  venons  d'en  ajouter  d'autres 
ijul  nous  étaient  fermées,  et  t)ui  dans  notre  spé- 
cialité ne  sont  ouvertes  qu'à  nous  seuls.  Cet 
avantage,  nous  l'achetons ,  il  est  vrai,  par  un 
sacrifice  pécuniaire;  mais  nous  sommes  loin  de 
le  regretter,  puisqu'il  donne  à  notre  recueil  une 
existence  nouvelle  et  à  jamais  inattaqualile. 
Désormais  il  n'existe  plus  un  seul  nom  remar- 
cjuable  dans  la  litlcraturc  contemporaiiiit  (jui  ne 
mous  doive  sa  contribution  d'esprit  et  de  talent. 
La  preuve  en  est  dans  la  table  des  matières  jointe 
à  notre  dernier  numéro.  Les  noms  en  littéra- 
ture sont  comme  les  chiffres  en  statistique;  ils 
ne  souffrent  [las  de  réplique  ,  avec  eux  le  doute 
n'est  pas  permis. 

Kous  ne  battrons  donc  pas  plus  longtemps 
la  caisse  à  notre  profit;  jdus  réservés  en  cela  et 
surtout  plus  modestes  quu  certain  journal  qui 
ces  jours  derniers ,  hautement  et  avec  une 
incroyable  audace ,  proclamait  sa  publicité 
bien  iitconlestablemeiilplus  étendue  quevuWc 
d/aueuii  autre  journal  littéraire  ;  la  forfan- 
terie n'est  pas  de  notre  fait;  passons.  Ce  même 
journal  parlait  ensuite  d'une  concurrence,  qui 
mérite  à  peine  de  fixer  son  attention.  ^Dans  ce 
VM)\.  concurrence  un  ami  trop  obligeant ,  il  y 
en  a  tant  ainsi,  a  cru  voir  une  attaque  dirigée 
conlre  nous-,  et  vite  de  nous  signaler  l'agression 
malencontreuse  ;  malencontreuse  en  vérité  ,  car 
entre  nous  [et  ce  journal  la  partie  no  serait  Jpas 
^•galc  ;  agression  portant  à  faux,  puisipie  le  Vu- 
leur  existait  deux  ans  avant  le  journal  que  nous 
citons;  puisque  c'est  lui-même  qui  est  une  con- 
cjrrencc  au  Co/ewr  qu'il  a  suivi  dins  toutes  ses 
améliorations,  servilement,  (las  à  pas,  connue 
l'omlire  suit  le  corps;  puisque  en'in,  et  nous  le 
lui  avons  déjà  dit,  c'est  le  Volturi[\\\  luia  appris 
Comment  on  existe  et  comment  l'on  dure. 


I  Non  ,  ce  n'est  pas  de  nous  qu'en  continuant  son 
'  factum  ce  journal  disait  encore:  Cette  préten- 
I  due  concurrence...  11  est  impossible  que  ceci 
I  s'adresse  au  Voleur,  /'rf/ewt/we  serait  trop  naïf 
I  et  par  trop  joli!  impossible!  mille  fois  impossi- 
ble! Le  contrefacteur  peut  maudire  ///  petto  l'in- 
venteur ;  il  ne  lui  jette  pas  au  grand  jour  l'aecu- 
sation  de  jdagiat.  La  copie  n'a  jamais  fait  la  gri- 
mace à  son  original,  à  moins  d'être  mauvaise. 

Mais  notre  ami  insiste  :  eh  mais  ,  si  cela  était 
pourtant;  oh!  alors  la  partie  serait  trop  belle 
pour  le  Voleur,  et  il  en  aurait  long  à  réjiondre, 
non  pour  se  défendre  ;  il  n'en  a  pas  besoin,  Dieu 
merci  !  mais  pour  accuser  à  son  tour. 

Comment!  dirait-il  au  journal  en  question,  ce 
n'est  pas  assez  de  m'avoir  pris  mon  cadre  ,  mon 
prix,  ma  forme,  mon  mode  de  publication,  mes 
gravures  de  modes,  mes  portraits  ,  et  tant  d'au- 
tres amélioialions  dont  j'ai  eu  l'initiative,  voilà 
que  vous  prétendez  encore  être  le  premier  des 
recueils  ,  le  seul  renfermant  tout  ce  qui  se  pu- 
blie de  remarquable  dans  le  monde  litté- 
raire, etc.  S'il  en  est  ainsi,  montrez-nous,  je 
vous  prie,  les  articles  de  votre  dernier  semestre 
signés  d'Alexandre  Dumas,  de  Frédéric  Soulié, 
de  Michel  Masson ,  d'Eugène  Guinot,  de  lîer- 
thoud  ,  de  Jules  David,  de  Louis  Desnoyers,  de 
Léon  Gozian  ,  du  bibliophile  Jacob  ,  d'Alfred 
de  Musset,  de  Méry,  de  Souvestre,  d'Eugène 
Sue,  etc., etc. 

Vous  dites  que  vous  représentez  le  tapis  virt 
d'un  salon  littéraire  abonné  à  tous  les  U- 
rres,  à  tous  les  journaux. ..Où  sont,  en  ce  cas, 
vos  fragmens  de  romans,  vos  feuilletons  de  la 
Presse,  du  Siècle,  du  Courrier  .^  Il  faut  conve- 
nir (pie  le  tapis  dont  vous  vous  faites  le  rcjiré- 
senlant  meuble  un  bien  pauvre  salon  lilléraire; 
je  crains  pour  vous  que  sa  faillite  ne  soit  i)ro- 
chaine. 

Mais  à  (juoi  bon  nous  arrêter  plus  lonijtcnips 
sur  une  attaque  imaginaire,  et  (pii,  fftt-elle  vraie, 
ne  saurait  nous  atteindre?  Nous  ne  voulons  jtas 
abuser  des  loisirs  de  nos  lecteurs.  Que  le  fan- 
tasliipie  toutefois  ne  vienne  pas  ^à  l'étal  de  réa- 
lité, car  alors /e  Voleur  se  défendrait  sérieuse- 
ment, et  il  aurait  beau  jeu. 


SIR 

La  Valachle  et  la  lïloldavie.  (1) 

(  Lnjcune  Fran(;ais,  que  des  intérêts  graves 
forcèrent  à  l'âge  de  vingt  ans  de  parcourir  la  Va- 
laehie  etla  Moldavie,  et  qui  aujourd'hui,  deveiui 
chef  d'un  vaste  établissement  commercial  si- 
tué dans  une  de  nos  belles  provinces,  s'amuse  à 
recueillir  ses  souvenirs  et  impressions,  vient  de 
piii)iiei',  sous  le  pseudonyme  de  Kaoul  Perrin  , 
une  curieuse  brochure,  dont  nous  extrairons 
([uebiues  pages  relatives  à  Bukarcst,  aux  mœurs, 
aux  plaisirs  et  à  la  manière  de  voyager  en  usage 
dans  les  deux  principautés.  ) 

Les  traditions  du  pays  nous  apprennent  qu'un 
(1)  Paris,  Ambroisc  Dupont,  rue  Vivieune,  7, 


riche  marchand  nommé  Houkor  vint  s'établir 
sur  les  bords  rians  de  la  Dembowilza,  jolie  ri- 
vière (jui  coule  au  milieu  de  la  ville  de  Buka- 
rest.  Enchanté  de  la  délicieuse  position  (|u'il 
avait  choisie,  il  fit  construire  à  grands  frais  do 
nombreux  caravansérails,  apjx^la  des  étrangers 
à  son  aide,  et  forma  une  petite  colonie  qui 
s'augmenta  en  peu  de  tcmi)s,  devint  d'abord  luie 
bourgade,  ensuite  une  ville,  enfin  une  capitale, 
en  acceptant,  parreconnaissance  pour  le  fonda- 
teur, le  nom  de  lîoukor-aské  (ville  de  Boukor) , 
et  par  corruption,  Uoukourest  et  Bukaresl.  De  • 
puis  lors,  et  à  cause  de  la  bonté  des  eaux  et  de 
la  beauté  des  environs,  couriil  par  lepenide 
un  dicton  dont  voici  le  texte  : 

Dembowitza  apa  doultze  d:ine  bea  non  ci 
mai  doute  hé. 

«  Dembowitza  ,  tes  eaux  sont  si  douces,  (|ue 
quiconque  en  a  bu  ne  peut  plus  les  (|uilter.  ■» 

Biikarestest  à  70  lieues  delà  mer  Noire,  dans 
une  ])Osition  heureuse,  quoi(iue  basse,  et,  en 
certains  endroits, marécageuse.  La  Dembowitza, 
qui  la  traverse,  prend  sa  source  dans  les  Kra- 
packs  de  la  Transylvanie,  forme  par  ses  gracieu- 
ses sinuosités  un  des  principaux  agrémcns  de  lu 
ville  et  va  se  jeter  dans  le  Danube,  en  roulant 
devant  ses  Ilots  des  monlicules  de  .9able  fin  el 
brillant  comme  le  sile.v  et  le  mica.  Par  un  Iieau 
soleil,  on  dirait  du  Pactole  traînant  ses  vagues 
d'or  et  d'argent.  La  ville,  en  général ,  est  loin 
d'êire  belle  ;  les  rues,  au  nombre  de  I,ô00,  sont 
longues,  assez  larges,  mais  mal  ou  iioiiit  jiavées. 
Celles  (jui  jouissent  de  certains  privilèges  sont 
recouvertes  de  madriers  placés  transversale- 
ment, de  manière  à  former  des  espèces  de  ponts 
sous  lesquels  s'écoulent  les  immondices  de  la 
ville,  ce  (pii,  l'été,  i)ourrait  bien,  sans  la  vijjueur 
paralélère  de  l'air,  occasionner  des  maladies  en- 
dénii(|ues  et  dangereuses.  Les  maisons  n'ont 
(pi'iin  ou  deux  étages,  à  cause  des  treiuhlemcns 
de  terre,  qui  sont  assez  fréquens  pour  causer  de 
graves  accidens  si  les  édifices  étaient  plus  élevés. 
L'arehileeture  on  jdutôt  le  maçonnage  de  ces 
maisons  est  grossier  et  mal  entendu. 

Ilukarest  est  iiinnensément glande  à  cause  des 
vastes  jardins  ou  terrains  incullcs  qui  se  trou- 
vent dans  son  intérieur,  et  encadrent  les  bftti- 
mens  en  les  isolant.  La  plus  importante  portion 
de  la  ville  est(:oinprise  entre  sept  madla  ou  fau- 
bourgs, dont  les  rues  sont  bordées  de  haies  vi- 
ves ou  de  planches  mal  ajustées,  et  derrière  les- 
quelles on  entrevoit  de  petites  maisonnettes  qui 
renferment  une  nombreuse  populace.  Bukarest 
est  d'une  étendue  à  contenir  aisément  500,000 
habilans,  et  n'en  renferme  que  1.30,000.  Elle  est 
divisée  en  cinq  (|uartiers  distingués  pardes  cou- 
leurs et  qui  tous  partent  d'un  fpoint  central. 
Chaque  quartier  a  un  commissaire  de  police  et 
cinq  sous-commissaires,  assistés  de  dorobans 
ou  sergens  de  ville,  et  tous  soumis  à  la  capitai- 
nerie d'un  aga  ou  préfet  de  police.  En  résumé  , 
la  ville  ne  présente  à  l'œil  (|u'une  aggloméra- 
tion irrégulière  de  maisons  sans  structure,  sans 
gortl,  sans  propreté,  de  rues  tortueuses,  tristes, 
solitaires,  et  au  milieu  desquelles  on  ne  trouve 
l'hiver  qu'une  boue  noiie,  épaisse,  el  l'été  une 
poussière  blanche  et  bri'ilantei^jr'i.,"' 

Il  y  a  à  Bukaresl  un  nombre  conSdér^le  de 

iens  qui  sepromènent/iiar  lesrueg  et^ieiment, 
i  affamés  qu'ils  sont  parjde.ionçs  jeùneSi^îîjrer 


—  3  — 


de  violentes  attaques  aux  passans.  Ces  chiens  ,  \ 
tolérés  jusqu'en  1834,  avaient  tellement  peuplé  [ 
la  ville  de  leurs  rares  multiformes  et  omnicolo-  { 
l'es  ,  que  l'on  en  comptait  jusqu'h  30,000.  Sor-  ! 
liez-vous  à  pied  ou  sans  gourdin  ,   aussitôt  un  ! 
boule-dogue  pelé,  desséché,  hargneux,  venait  ! 
se  rouler  îi  vos  pieds  en  grognant   d'une  ma- 
nière très  significative,  et  ces  menaces  étaient 
toujours  suivies  d'effet;  d'un  autre  côté,  un 
mjtin  efflanqué,  osseux,  le  poil  hérissé,  surve- 
nait traînant  danssa  gueule  sanglante  une  viande 
dérobée  audacieusement  à  l'étal  d'un  boucher. 
Alors,  le  boule-dogue  et  le  mutin  se  regardaient, 
l'oreille   droite,  l'œil  enflammé,  puis,  courant 
l'un  sur  l'autre,  ils  se  prenaient  aux  crinsen  se 
ruant  dans  vos  jambes  ;  une  escouade  canine 
apportait  son  renfort  de  crocs  et  d'aboiemens  ; 
litie  meute  tout  entière  vous  entourait  ;  souvent 
vous  trébuchiez,  souvent  vous  .lerviez  de  pAture 
à  ces  lyrans  de  la  rue  avides  de  curée  ;  et  ces 
scènes  récréatives  se  renouvelaient  îi  chaque  in- 
stant, à  moins  que  vous  n'eussiez  un  bon  et  frin- 
gant équipage  qui  vous  préservât  des  accidens. 

Heureusement  une  récente  mesure  de  police 
^ient  de  couper  court  à  ces  désordres  qui,  par 
leur  multiplicité  toujours  croissante ,  engen- 
drjienl  des  épizooties  et  des  hydrophobies  ilont 
le  geiu-e  humain  ,  h  fo7-ce  d'humanité ,  deve- 
nait la  triste  victime.  Des  esclaves,  des  zigans  , 
alléchés  par  l'appât  de  quelques  paras,  parcou- 
rent quotidiennement  les  rues,  poursuivent  la 
gent  canine,  la  Iraqnenl,  et,  armés  d'une  longue 
pique,  l'embrochent  comme  un  poulet,  puis  la 
portent  en  triomphe  sur  un  petit  char  pour  l'al- 
ler ensuite  dépouiller,  afin  d'utiliser  les  peaux 
au  profit  de  la  société  des  esclaves,  dite  rfe«- 
/riictirc.  Au  moment  où  nous  arrivâmes  à  Bu- 
karest,  celle  mesure  était  en  ideine  vigueur,  et 
malgré  cela,  le  soir,  on  entendait  dans  les  carre- 
fours et  dans  les  rues  sombres  des  hurlemens 
qui  n'avaient  rien  d'harmonieux  ni  de  rassurant. 
Vous  eussiezdilde  lou|>s-cerviurs  aiguisant  leurs 
dents  voraces  et  acéiées. 

Les  Valaques  sont  divisés  en  quatre  classes 
bien  distinctes  : 

1°  Les  boyaids,  ou  nohics  du  premier  rang  ; 
2°  Les  tschoUoï,  ou  pelils  nobles  , 
3°  La  bourgeoisie  marchande  ; 
4°  Le  peuple,  artisans,  paysans  ou  raïas. 
Les  boyards  portaient   autrefois  un  énorme 
bonnet  en  forme  de  ballon,  une  longue  tunicpie 
doublée  de  fourrures  et  serrée  au  corps  par  une 
large  ceinture    formée  d'un   riche    cachemire. 
Aujourd'hui,  on  en  remarque  encore  quelques 
uns  avec  ce  costume,  mais  la  majeure  partie 
d'entre  eux  a  adopté  notre  vêtement  européen. 
Ceux  qui  sont  restés  fidèles  aux  vieilles  haliitu- 
des  nationales  et  traditionnelles  portent  la  luni- 
(pie  rouge  ou  bleue,  les  babouches  jaunes,  la 
longue  barbe  et  les  moustaches.  Ce  costume  est 
riche  et  majestueux. 

Les  tschokoïjgentillâtres  campagnards,  aussi 
vains  et  prétemieux  que  les  premiers  de  la  prin 
cipaulé,  nevoidant  pas  dérogera  leur  dignité, 
conservent  un  costume  sendilaiile  à  celui  des 
grands  boyards,  moins  le  luxe  et  la  richesse  (|uc 
leurs  faibles  ressources  ne  leur  permetient  gé- 
néralement pas  d'égaler. 

Les  marchands  ,  amalgame  indéfinissable  de 
peuples  orientaux ,  porleiit  le  costume  tic  leurs 


nations  respectives.  Les  Valaques  se  distinguent 
par  leur  veste  à  grandes  manches,  par  leur  cou 
sans  cravate,  par  le  bonnet  de  peau  de  mouton 
onde  pelleterie  précieuse  qui  couvre  leur  léte  , 
par  le  pantalon  à  la  mamelouk  qui  bouffe  sur 
leursjambes  et  par  leurs  longues  bottes  montant 
jusqu'au  genou. 

Le  peuple,  dont  le  vêtement  n'a  ni  forme  ni 
désignation,  porte  habituellement  des  sandales 
de  lanières  et  d'écorce  flexihle.  Sa  poitrine  ve- 
lue ,  ses  bras  nerveux,  son  cou  musclé  sont  tou- 
jours nus.  Ses  épaules  larges  et  trapues  sont  re- 
couvertes d'un  lambeau  de  toile  qui  retond)e  à 
la  grecque  sur  un  pantalon  de  peau  de  mou- 
ton mal  tannée.  La  bigarrure  de  la  populace, 
qui ,  h  certaines  heures,  à  certains  jours,  circule 
dans  les  rues  fangeuses  de  Bukaresl,  présente  au 
premier  aspect  une  mosaïque  humaine  quelque- 
fois intéressante,  quelquefois  hideuse  de  misère 
et  de  malpropreté.  Ce  sont  des  Vala(jues  ,  des 
Moldaves,  des  Turcs,  des  Rouméliens,  des  bul- 
gares, des  Serviens ,  des  Bosniens,  des  Grecs, 
des  Arméniens,  des  Russes,  des  Criméens,des 
Bessarabes,  des  Transylvaniens,  des  Hongrois, 
des  Italiens,  des  .Allemands,  et  surtout  des  Juifs, 
cette  race  que  l'on  trouve  partout  et  qui  se  fait 
remarquer  en  Orient  par  le  désordre  et  la  mal- 
propreté la  plus  cynicpie,  la  plus  révoltante.  A 
voir  un  Juif  avec  sa  barbe  fi'isée  et  grasse  ,  son 
bonnet  de  fourrure  taché,  sa  soutane  de  serge 
luisante  et  ses  mains  crochues  et  terreuses,  vous 
iliriez  d'un  sac  de  cuir  noir  que  l'on  vient  de 
rouler  dans  l'huile  et  le  cambouis. 

Dans  son  insouciance  ou  sa  pauvreté,  le  ma- 
nœuvre valaque  emprunte  un  turban  au  Turc  , 
un  calpac  au  Grec  ,  une  sandale  à  l'Arménien, 
une  ceinture  au  Bulgare,  un  surtout  au  Cri- 
méen  ,  une  grègue  à  l'Albanais  ,  de  sorte  que 
cette  confusion  bizarre  forme  pour  un  Euro- 
péen un  spectacle  beaucoup  plus  attrayant  que 
celui  de  nos  carnavals  mesquins. 

Les  VabKjues  ,  par  suite  de  leur  fusion  avec 
les  hordes  barbares  qui  vinrent  successivement 
occuper  le  pays ,  étaient  devenus  plus  cruels 
même  que  les  Turcs ,  leurs  nouveaux  voisins. 
Les  hos|)odars,  ayant  eu  pendant  longtemps 
droit  de  vie  et  de  mort  sur  les  raïas,  usaient  de 
cette  odieuse  prérogative  avec  une  barbarie 
souvent  inouïe.  Par  exemple,  entre  deux  blocs 
de  pierre  ils  enfermaient  un  homme  dans  un 
moule  taillé  vers  la  base  en  forme  de  récipient 
ovale.  Dans  cet  état,  v\.  habille  de  pierre  jus- 
qu'au menton,  ils  l'exposaient  au  soleil,  lui  ar- 
rachaient les  paupières,  et  jouissaient  de  la  vue 
de  ce  supplice  jusqu'à  ce  que  la  mort,  toujours 
trop  lente  en  pareille  circonstance,  vint  leur 
ravir  la  mallieureusc  victime  de  leur  férocité. 
D'autres  l'ois,  au  milieu  d'un  bienfaisant  som- 
meil ,  ils  réveillaient  brusquement  de  pauvres 
prisonniers,  et,  sur  le  moment  même,  ils  leur 
faisaient  coudre  des  vètemens  sur  la  peau  .  sans 
avoir  égard  à  l'âge,  au  sexe,  â  la  force  ou  à  la 
faiblesse  de  l'individu.  Ou  a  vu  de  ces  hospo- 
dars  sanguinaires  ([ui  se  plaisaient  eux-  mêmes  à 
trancher  le  nez,  les  mains,  les  oreilles,  â  enlever 
les  lèvres,  lesjoues,  à  dépouiller  le  front,  à  ar- 
racher les  ongles,  â  faire  subir  enfin  toutes  sor- 
tes de  iniililalions  ,^  des  malheureux  coupables 
d'avoir  eutoiiru  le  déplaisir  de  ces  altesses  avi- 
l  des  de  cruauiés.  Nous  eu  ciieiions  plusieurs 


qui ,  dans  leur  féroce  barbarie  ,  se  plaisaient  à 
faire  enterrer  debout ,  vivans  et  jusqu'au  cou, 
de  pauvres  diables  inoffeasifs  ;  puis,  avec  des 
boules  de  marbre  ,  s'amusaient  à  prendre  leur 
tête  pour  point  de  mire,  n'abandonnant  la  par- 
tie qu'au  moment  oii,  à  la  place  d'une  tête  vi- 
vante ,  il  ne  restait  plus  qu'un  fragment  défi- 
guré. Chacun  sait  encore  en  Valachie  que  TUr? 
de  ces  princes  impitoyables,  nommé  Dracula 
;Diable) ,  avait  reçu  le  surnom  de  If'oziclu- 
ff'oda. ,  ou  le  faiseur  de  pieux  ,  à  cause  de  la 
barbarie  avec  laquelle,  pour  la  plus  légère  in- 
subordination, il  avait  fait  empaler  6,000  hom- 
mes. 

Et  celle  redoutable  puissance  accordée  aux 
gouverneurs  du  pays  ne  leur  était  pa»  exclusive- 
ment dévolue.  Les  boyards  ,  les  riches  boyards 
des  principautés,  ceux  qui  avaient  à  leursei*vice 
de  nombreux  esclaves,  usaient  à  l'égard  de  ces 
derniers  du  même  droit  que  les  hospodars 
envers  la  niasse  du  peuple.  Celte  révoltante 
ursupalion  du  pouvoir  de  l'homme  sur  son  sem- 
blable ne  s'est  ralentie  que  depuis  l'avènement 
du  dernier  vaïwode  Aleko-Cihika.  Qu'on  nous 
permette  néanmoins  de  rapporter  ce  que  deux 
personnes  recommandables  et  dignes  de  foi  nous 
ont  confié  lors  de  notre  dernier  séjour  à  Buka- 
resl, en  1835.  Bien  que  les  exemples  de  cruauté 
soient  rares  aujourd'hui,  bien  que  peu  deboyards 
se  laissent  aller  au  dévergondage  de  la  colère 
jusqu'à  maltraiter  des  malheureux  de  manière  à 
leur  causer  une  mort  lente  ou  immédiate,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  y  en  a,  que  nous  en 
avons  même  vu  qui,  en  notre  présence,  oubliant 
toute  décence  et  toute  humanité,  fermant  l'oreille 
à  nos  supplications,  à  nos  jirières,  s'oubliaient 
jusqu'à  lever  le  fouet,  le  bois  ou  le  fer  sur  de 
chétifs  esclaves  souvent  incapables  de  les  com- 
prendre ,  bêtes  brutes  recevant  le  châtiment 
sans  en  concevoir  l'application.  Nous  sommes 
donc  fondé  à  croire  que  les  traits  infâmes  que 
nous  allons  relater  sont  de  la  plus  exacte  vérité. 
Un  riche  boyard,  maître  de  Cv-tiOO  esclaves,  ne 
sachant  plus  comment  réprimer  l'insurbordina- 
tion  de  ces  malheureux,  avait  inventé  un  supplice 
pour  len  punir.  Il  passait  une  forte  corde  dans 
une  poulie  attachée  au  idafond.  liait  avec  celte 
corde  les  deux  ]ioigncts  du  patient .  puis,  lui 
trouant  le  lobe  des  oreilles,  afin  d  y  suspendre 
des  poids  de  force  à  les  déchirer,  il  lélevait  en 
l'air  à  l'aide  de  sa  poulie,  le  laissait  suspendu 
pendant  quebiues  minutes ,  souvent  chaussé 
de  poids  de  20  à  30  livres;  ensuite,  armé  de 
longues,  fines  et  dures  lanières,  il  le  frappait  à 
lui  enlever  à  chaque  coup  des  lambeaux  de 
chair!!...  Tour  l'obliger  à  se  taire,  car  l'infor- 
tuné pou.ssait  des  cris  à  fendre  r;\me.  le  boyanl 
rciloiiblaii  l'ajqilication  tortionnaire,  et  ne  ces- 
sait son  horrible  corredion  que  lorsipie  le  mal- 
heureux esclave  ne  proférait  plus  »ine  plainte, 
ou  succombait  aux  souffrances. 

In  autre,  ajoutaient  les  mêmes  personnes,  un 
noble  oiq>ïilcnt.  avait  unjour  du  monde  à  dîner. 
.Son  cuisinier  a  le  nidheur  de  inaucpicr  un  plat 
favori  dont  lui .  seigneur  orgueilleux  .  à  cause 
de  la  rareté,  de  la  délicatesse,  de  la  cherté  du 
mets,  se  promettait  un  succès  d'amour-propre. 
Transporté  de  fureur,  et  exalté  par  les  fumées 
de  l'alcool  .  il  sort  de  l'apparlement .  appelle 
dcvaul  lui  le  chefel  le  sous-chef,  ordonne  à  lAr- 


naoïitc  lie  tirer  son  yalaijan.  cl  ilc  faire  tomber 
la  tOtf  tlu  lu-ciiikT  roupalilc.  Tour  lui,  boyard, 
feisanl  placer  le  sous-chef  à  une  dizaine  de  pas, 
le  long  d'un  mur,  il  l'ajuste  froidement,  armé 
dune  carabine  chaii;ée  à  balles,  et  lui  fait  sauter 
la  cervelle. 

De  pareils  fiiits  n'ont  pas  besoin  de  commen- 
taires. L'alfairc  s'ébruita,  mais  léjièrcment,  puis 
Mentùt  on  n'en  entendit  plus  parler.  La  rumeur 
pulilic|ue  nous  rapporta  que  le  boyard  tenait  de 
près  au  hospodar  ,  et  (ju'on  s'était  contenté  de 
radmonesler  vivenicnt. 

Que  ceci  ne  surprenne  pas  encore,  car  la  Vala- 
chie,  tout  en  ayant  lait  un  i)as  immense,  n'a 
cependant  pas  entièrement  franchi  le  douzième 
ou  le  treizième  siècle  de  notre  ère  féodale. 

Tirons  maintenant  un  voile  sur  ce  revers 
hideux  de  la  médaille  et  resardons-en  l'autre 
face,  que  la  civilisation  éclaire  de  rayons  plus 
consolans. 

Généralement  les  Valaques  sont  bons,  hospita- 
liers,aH"ables,  agréables  dans  les  relations  et  dési- 
reux d'arriver  au  niveau  des  autres  nations  par 
une  prompte  et  radicale  émancipation.  Aussi 
accueillent- ils  avec  bienveillance  et  empresse- 
ment tous  les  étrangers  et  surtout  les  Français 
pour  lesquels  ils  ont  une  prédilection  particu- 
lière. Ils  admirent  en  eux  le  résumé  le  plus  com- 
plet de  la  civilisation  européenne.  Ils  les  admet- 
tent avec  une  joie  expansive  à  leur  table,  dans 
leur  intimité,  dans  leurs  plaisirs  ,  dans  leurs 
promenades,  etc. 

Les  Valaques  aiment  à  s'instruire,  et ,  pour 
cela,  ils  font  énergiquement  violence  à  l'indo- 
lence naturelle  (pi'ils  tiennent  du  ciel  et  du  ter- 
roir. Ils  se  livrent  à  l'élude  (lour  arriver  à  con- 
naître, pour  devenir  aptes  à  résoudre  ,  pour 
se  rendre  dignes  d'apprécier  les  bonnes  institu- 
t  ions  et  de  rejeter  les  mauvaises. 

Les  Valaciues  sont  généralement  grands  , 
robustes  ,  leur  taille  (St  élégante  et  bien  prise, 
leur  physionomie  un  peu  enivrée, grave  et  impo- 
sante; leurs  manières  engageantes  et  promple- 
ment  amicales;  leurs  avances  pleines  de  dévoue- 
ment, et  leur  langage,  français  ou  valaque,  eni- 
]>reint  d'une  certaine  rudesse  qui  ne  messied  pas 
au  caractère  de  l'homme. 

Les  femmes  sont  bien  faites;  leur  taille,  qui 
n'excède  pas  la  moyenne  ,  est  svelte  et  d'une 
coquetterie  séduisante. Elles  sont  bonnes,  douces, 
aimables,  prévenantes.  Elles  reçoivent  chez  elles 
avec  cette  aménité  de  manières  ,  cette  élégance 
de  formes,  cette  captivante  familiarité  ,  cpii 
étonnent  l'Européen  nouvellement  dé!)anpié  en 
Valachie.  INous  le  confessons  encore  ,  sous  le 
rapport  de  l'affabilité,  elles  font  les  honneurs  de 
leurs  cases  avec  ce  bon  ton,  ce  caractère  em- 
preint d'orientalisme  que  ne  renieraient  point 
nos  charmantes  Parisiennes.  Elles  traitent  toute 
conversation  en  françaisaussi  (lur,  aussi  coircci, 
aussi  choisi  <pie  celui  du  lUaisois.  Leur  parure 
est  celle  de  nos  pelilcs-maitresscs,  et  générale- 
ment elles  sont  excellentes  musiciennes. 

Les Valaquesne  connaissent  pas  déplus  grand 
plaisir  que  les  douceurs  enivrantes  du  far 
■/lieiite.  Etendus  sur  de  moelleux  divans,  les 
jambes  rejdiécs  à  la  turque  ,  les  hommes  fument 
fle(;matiquement  pendant  plusieurs  heures  dans 
de  longs  nagilecks,  ou  de  beaux  ciiibucks  au 


'  Lalakié.Tanl'que  la  fumée  s'échappe  par  flocons 
du  muinoiilé  précieux,  ou  observe  le  silence  le 
plus  strict.  La  conversation,  du  reste,  n'ayant 
ni  texte  ni  aliment,  ne  peut  réellement  pas  avoir 
de  charmes  pour  eux.  Le  soir,  ils  montent  dans 
leurs  somptueux  équipages  et  se  font  conduire  à 
la  promenade  ou  au  spectacle. 

Les  femmes  se  roulent  nonchalamment  sur  un 
autre  divan,  et  songent  à  leurs  intrigues;  ce 
chapitre  quotidien  forme  la  plus  sérieuse  occu- 
pation de  leur  vie. Du  reste,  elles  dédaignent  les 
soins  du  ménage  et  toute  autre  occupation  inté- 
rieure. Au  contraire  elles  sont  douées  de  qualités 
précieuses  qu'elles  font  valoir  avec  ce  tact,  cette 
finesse  de  perception,  cette  entente  de  la  vie  qui 
dénote  de  naturelles  dispositions  au  plaisir 
([u'elles  savent  admirablement  varier.  Ce  qui 
vingt  fois  excita  notre  surprise  et  notre  admira- 
tion, c'est  l'étonnante  facilité,  l'iiabileté,  l'expé- 
rience avec  la(|uelle  elles  entament,  nouent  et 
dénouent  une  intrigue  d'amour. 

Les  Valaques  affectionnent  en  outre  les  récréa- 
tions bruyantes,  les  bals,  les  jeux,  les  bals  mas- 
qués surtout.  Nous  rendons  ici  hommage  au 
talent  avec  lequel  les  dames  ordonnent  et  con- 
duisent des  fêtes  souvent  répétées  pendant  le 
carnaval.  Le  quadrille  français  l'emporte  habi- 
tuellement sur  les  autres  danses  de  caractère, 
nationales,  hongroises  ou  polonaises.  La  mazurka 
n'a  (jue  le  second  rang  dans  la  faveur  publique. 

Tour  les  distractionsextérieures,  ce  sont,  dans 
le  (|uartierdes  Leïpsikani,  deux  cafés  nouvel- 
lement ouverts,  et  où  l'on  trouve  les  journaux 
valaques  et  étrangers;  une  bibliothèque  nationale 
située  au  collège  de  Saint-Sava.  Cette  bibliothè- 
que est  en  majeure  j)artie  composée  de  livres 
fiançais.  Aux  portes  de  la  ville,  des  promenades 
fort  agréables,  telles  que  lîagniassa,  Kerestreo, 
Kolinlina,  Marcoutza,  Panthélemon,  Léordani 
et  Plomboita.  Dans  plusieurs  de  ces  promenades 
on  rencontre  de  petits  Tivoli  où  l'on  sert  d'excel- 
lentes glaces,  des  sorbets,  des  doullchaz,   etc. 

Nulle  part,  si  ce  n'est  en  Russie  peut-être,  on 
ne  voyage  avec  plus  de  rapidité  ,  avec  moins  de 
commodité  qu'en  iMoldovalachie.  A  cheval,  on 
est  toujours  accompagné  d'un  postach,  qui 
mène  ventre  à  terre;  en  voiture,  on  rase  à  peine 
le  sol  :  c'est  îi  en  perdre  la  respiration.  Néan- 
moins, nous  conseillerons  à  ceux  (pii  ont  l'épi- 
derme  assez  fortement  tissu  pour  résister  au 
martellement  de  la  selle  de  voyager  h  cheval,  et 
de  préférence  h  tout  autre  moyen.  Si  vous  man- 
quez d'appétit,  si  vous  redoutez  une  mauvaise 
ou  difficile  tligestion,  le  destrier  valaque  vous 
procurera  l'un  et  vous  dégagera  de  l'autre.  Lue 
poste  de  six  lieues,  parcourue  à  bride  abattue, 
vous  aguerrira  pour  toujours.  Le  cheval  devien- 
dra le  compagnon  indispensable  de  chacune  de 
vos  courses  ;  vous  le  monterez  avec  l'agilité  et  la 
séi'urilé  d'un  écuyer  hai)ilc. 

Vivent  les  jiostes  !  Avec  elles,  par  exemple,  si 
vous  ne  vous  rompez  le  cou,  vous  devrez  pour 
le  moins  vous  fracasser  les  côtes;  c'est  de  ri- 
gueur. Avis  aux  touristes  :  Vous  voulez  voyager 
en  Valachie  ,  allez  à  la  poste  générale,  à  liuka- 
rest,  ou  à  Craïowa  ;  là,  on  vous  demande  ])Our 
quel  endroit  vous  désirez  partir.  —  Monsieur, 
pour  Ibrad,  Semendrla  ou  autre.  —  Monsieur, 
c'est  2,  3  ou  4  ducats.  —  Vous  versez  la  somme  ; 


jiout  d'andu-e,  le  délicieux  tabac  de  Métclin  et  de  I  on  vous  remet  un  jwduivge  ou  passejiort  de 


poste,  et,  sans  vous  occuper  d'autre  chose,  vous 
retournez  chez  vous.  A  l'heure  que  vous  avez 
iu(li(piée,  devant  votre  porte  vous  voyez  s'arrê- 
ter une  petite  voiture  haute  de  deux  pieds, 
presque  carrée  ,  ressemblant  identiquement  ft 
l'auge  d'une  étable  ,  et  supportée  par  quatre 
petites  roues  (|u'on  a  eu  riulention  d'arrondir. 
Des  harnais  de  cordes  attachent  huit  chevaux  à 
un  timon  encore  paré  de  son  écorce  ;  trois  de 
ces  chevaux  sont  montés  à  poil,  sans  étrierset 
sans  mors  ,  par  trois  Valaques  qui ,  le  fouet  de 
liane  en  main ,  attendent  impassiblement  que 
vous  soyez  prêt.  Le  mpinent  du  départ  arrivé, 
vous  grimpez  sur  votre  auge  délicatement  rem- 
plie de  foin  ,  et,  une  fois  juché  sur  ce  moelleux 
coussin  ,  n'ayant  nul  appui  pour  le  dos ,  nul 
abri  pour  la  léte,  vous  donnez  le  signal.  Alors  le 
[ircmier  soiiroiidfioii  (guide)  pousse  un  cri  rau- 
(|ue  et  strident,  enfourche  son  coureur,  fait  vol- 
tiger son  fouet  autour  de  sa  tête,  imprime  une 
secousse  à  l'équipage  ,  qui  s'ébrahle  et  part 
comme  un  trait.  Arrivé  à  la  porte  de  la  ville , 
vous  soumettez  votre  podoroge  au  visa  d'un 
préposé;  vous  remettez  un  hacchis  àt  passage, 
et  vous  n'avez  plus  ,  comme  chez  nous  à  chaque 
poste,  à  vous  occuper  du  paiement;  vous  avez 
satisfait  à  tout,  et  il  ne  vous  faut  ])lus  que  dis- 
tribuer quelques  paras  à  vos  guides  pour  leur 
donner  du  nerf,  et  leur  faire  gagner  une  heure 
par  poste.  Maintenant,  que  nous  vous  signalions 
un  petit  inconvénient,  car  chaque  chose  a  son 
bon  et  son  mauvais  côté.  Une  fois  que  le  pre- 
mier postillon  a  entamé  ses  exclamations,  qui 
n'ont  pour  terme  que  le  manque  d'haleine  ,  le 
second  reprend  ,  le  troisième  vient  ensuite,  et 
enfin  le  premier  recommence  comme  de  plus 
belle  ;  tout  cela  pendant  la  durée  de  la  poste,  et 
avec  accomiiagnenient  de  gestes  furibonds  ,  de 
coups  de  fouet  effrénés ,  afin ,  prétendent-ils, 
que  les  chevaux  ne  puissent  ralentir  leiu'  course. 
Les  postillons  valaques  n'ont  pas  pour  habitude 
de  redouter  les  fossés,  les  petites  haies,  les 
ravins,  les  courans  d'eau  ou  autres  bagatelles 
Comment  en  effet  s'arrêter  pour  si  peu  !  On  fran- 
chit tout  sans  sourciller.  Qu'arrive-t-il  alors  ? 
C'est  que  l'une  des  roues  se  brise  contre  un 
bloc  de  rocher  ;  la  voiture  chavire  ,  étale  à  dix 
|i3S  le  pauvre  voyageur,  lui  passe  sur  le  dos  en 
lui  cassant  une  épaule  ,  et  continue  sa  route  en 
bondissant  en  tous  sens,  comme  un  ballon  élas- 
tique. Vous  avez  beau  appeler,  crier  de  toute  la 
puissance  de  vos  poumons....  inutile!  Le  suu- 
roudjiou  valaque  n'a  ni  yeux  ni  oreilles  ;  il  ne 
détourne  pas  la  tête.  Arrivé  à  la  poste,  il  s'aper- 
çoit seulement  alors  qu'il  lui  man(iue  une  roue 
et  un  voyageur.  En  homme  d'habitude  ,  il  se 
prend  à  raccommoder  son  équipage,  et  quant  à 
vous ,  malheureux  blessé ,  si  vous  n'êtes  pas 
assez  rompu  pour  ne  pouvoir  bouger  de  place, 
nous  vous  conseillerons  de  vous  relever,  et,  tant 
bien  (|uc  mal ,  de  vous  diriger  vers  le  relais  ;  au- 
trement vous  risquerez  fort  de  passerjla  nuit  à 
la  belle  étoile,  et  d'assister  au  concert  des  loups. 

Une  mesure  de  police,  h  l.uiuelle  nous  applau 
dissons  vivement,  vient  de  prescrire  aux  voya- 
geurs de  se  munir  d'un  pistolet  chargé  à  pou- 
dre, de  manière  à  pouvoir,  en  cas  d'accident , 
avertir  le  postillon  en  lui  tirant  l'arme  aux 
oreilles. 

Aujourd'hui,  il  ne  nous  reslc  qu'un  vœu  à 


exprimer  pour  cjue  la  posle  valaque  devienne 
inliniiDiMU  supériome  à  la  ndlrc  :  c'est  ijue  l'ad- 
miiiistralion  siiptrieuri'  apporte  un  peu  jilus 
sinon  de  dilioeiice,  au  inuiiis  de  commodité  dans 
les  équipages  et  dans  le  service  ;  (juc  nous  ne 
soyons  plus  obligés  de  ne  trouver  pour  siège 
que  du  foin,  et  pour  appui  que  des  bords  de 
sapin  si  mal  rabotés  que  les  éclis  (|ui  se  redres- 
sent nous  égratignent  les  mains  et  nous  poi- 
gnardent les  cotés.  iNous  en  appelons  àla  philan- 
thropie du  gouvernement  valaque. 


HISTOIRE 

DE   LA 

HETOLUTIOlTDUTBZi^S. 


C'est  de  1821  à  1S22  que  date  l'établissement 
des  colons  américains  dans  le  Texas.  Ce  pays, 
dune  fertilité  remarquable,  dépendait  du  Mexi- 
que, alors  impuissant  à  répi  imer  les  incursions 
(les  tribus  sauvages,  dont  les  ravages  s'étaient 
étendus  jusqu'aux  bords  de  Rio-Gramle.  Le 
Mexiijue  aurait  donc  été  forcé  d'abandonner  en 
quelque  sorte  ce  pays,  si,  suivant  l'exemple  ré- 
cemment donné  par  les  Etats-Unis  ,  il  n'avait 
pensé  à  appeler  h  son  secoursTémigration  étran- 
gère. Ainsi  le  Mexique,  en  ouvrant  le  Texas  aux 
Américains  du  nord,  y  trouvait  l'avantage  de  se 
créer  des  défenseurs  et  une  espèce  de  boulevart 
contre  les  tribus  barbares,  en  même  temps  qu'il 
livrait  à  la  culture  un  pays  fertile  qui  par  suite 
augmenterait  sa  richesse  et ,  se  fondant  avec  lui, 
concourrait  à  l'agrandissement  et  au  bien-être 
de  la  patrie  commune. 

D'un  autre  c6lé,  les  avantages  qu'en  devaient 
retirer  les  colons  n'étaient  pas  moins  considéra- 
bles. Ils  trouvaient  là  des  terres  à  exploiter,  un 
climat  sain,  une  protection  certaine,  enlin  une 
existence  sfire,  riche  et  tranquille. 

Les  conditions  que  le  Mexique  mettait  à  la  dé- 
livrance des  terres  étaient  celles-  ci  :  Les  familles 
de  colons  devaient  être  de  la  Louisiane  ,  catho- 
liques, d'origine  espagnole  ou  française  ;  elles 
devaient  bâtir  des  églises,  fonder  des  écoles,  sui- 
vre la  religion  calholicjue  ,  et  enlin  apprendre 
l'espagnol  à  leurs  enfans.  Ces  conditions  ne  lais- 
saient pas  de  doute  sur  l'intention  du  Mexique 
de  considérer  le  Texas  comme  partie  intégrante 
du  royaume,  et  par  là  de  conserver  l'intégrité  du 
territoire  qui  leur  appartenait. 

La  loi  décolonisation  de  1823  et  la  constitu- 
tion de  1824  protégeaient  la  personne  et  les  pro- 
priétés des  colons. 

Par  la  loi  de  1823,  ils  furcntautorisés  à  appor- 
ter avec  eux,  sans  payer  aucuns  droits,  tous  les 
ustensiles,  instrumens  et  machines  nécessaires  à 
leur  industrie  ;  et  aussi,  dans  le  cas  de  l'émigra- 
tion d'une  famille  entière ,  des  marchandises 
pour  une  valeur  de  2,000  dollars. 

La  loi  de  1824  les  exemptait  de  toute  espèce 
d'impôt  pendant  quatre  ans,  à  partir  du  jour  de 
la  promulgation  de  la  loi.  Des  lois  postérieures 
conlirmèrent  et  étendirent  encore  ce  privilège. 

Ce  (jui  par  dessus  tout  encourageait  et  attirait 
les  colons,  c'est  la  libéralité  apportée  par  le 
Mexiipic  dans  la  concession  des  terrains.  La 


quantité  (jui  leur  était  abandonnée  variait  sui- 
vant leurs  occupations  et  leurs  besoins  ;  mais  la 
générosité  qui  présidait  à  ces  partages  ne  fut 
certainement  jamais  égalée  lorsqu'il  fut  question 
de  coloniser  d'autres  pays. 

Le  gouvernement  autorisait  en  outre  cette 
émigration  étrangère  jusqu'à  l'année  1S40,  à 
moins  (jue  des  circonstances  impérieuses  n'en 
commandassent  la  cessation. 

Ces  premières  notionsétaient  nécessaires  pour 
api)récier  sainement  les  événemens  de  la  lutte 
qui  s'engagea  depuis,  évéuemens  jugés  diverse- 
ment selon  les  partis,  mais  dans  le  jugement 
desquels  on  a  certainement  apporté  troji  de 
partialité  à  l'égard  des  Texains.  En  effet,  au  sim- 
ple examen  des  condilions  de  colonisation  et  des 
avantages  qui  en  résultaient  ,  nous  voyons  le 
Mexi()ue  donner  libéralement  des  terrains  vastes 
et  fertiles,  et  n'imposant  d'autres  conditions  aux 
colons  que  de  se  mettre  en  état  de  faire  partie 
du  peuple  qui  les  adoptait;  et  cependant  on 
s'est  beaucoup  récrié  sur  l'injustice  du  Mexique 
faisant  peser  un  joug  de  fer  sur  ces  malheureux 
Texains.  Ceux-ci  dans  leur  révolte  se  sont  re- 
tranchés derrière  ces  mots  d'indépendance  et  de 
liberté,  prestiges  puissans  qui  ne  servent  trop 
souvent  qu'à  entraîner  les  peuples  dans  des  abî- 
mes de  maux,  et  alors  on  s'est  empressé  d'ap- 
plaudir à  des  hommes  généreux,  disait-on,  qui 
voidaienl  s'affranchir  de  l'esclavage  et  du  des- 
potisme. 

Mais  cependant,  à  bien  prendre  les  choses,  s'il 
faut  reconnaître  que  i)lus  tard  les  Mexicains,  en 
proie  eux-mêmes  à  une  anarchie  désolante,  ont 
commis  des  actes  qui  méritent  un  blâme  sévère, 
toutefois  doit-on  reconnaître  que  ce  ne  sont  pas 
eux  qui  les  premiers  ont  allumé  la  guerre,  et  que 
la  cause  qui  poussa  les  Texains  à  la  révolte  n'est 
pas  aussi  honorable  qu'on  s'est  plu  à  la  l'aire.  On 
n'a  pas  voulu  voir  qu'il  était  arrivé  là  ce  qui  ar- 
rive dans  toutes  les  colonies  naissantes.  Que  le 
Texas  servit  d'asile  aux  débiteurs  insolvables  et 
aux  criminels  des  pays  voisins,  à  tous  ceux  en  un 
mot  qui  cherchaient  un  abri  contre  la  juste  sé- 
vérité des  lois,  que  des  gens  perdus  en  quelque 
sorle  ont  entraîné  la  partie  saine  de  la  popula- 
tion à  combattre  contre  leurs  bienfaiteurs  pour 
une  cause  peu  respectable.  Mais  laissons  ]Kirlcr 
les  faits,  et  la  vérité  en  ressortira  d'elle-même. 

De|)uis  (jnebiues  années  l'a'uvre  de  la  colo- 
nisation s'accomplissait  avec  tranquillité,  et  à 
l'exception  de  quelques  querelles  avec  les  In- 
diens, ont  n'avait  à  déplorer  aucun  événement 
funeste.  La  bonne  intelligence  régnait  entre 
les  colons  et  le  gouvernement.  Le  général 
xVustin,  estimé  jiartout  où  il  était  connu,  obtenait 
facilement  du  pouvoir  la  réparation  de  quelques 
torts  involontairement  causés,  chacun  par  son 
intermédiaire  se  voyait  délivrer  autant  de  terres 
iiuil  pouvait  en  désirer ,  les  colons  étaient 
exempts  de  toutes  les  charges  et  impots  que 
supportait  le  reste  du  Mexique  ,  et  tout  sem- 
blait devoir  prospérer.  Cet  étal  de  choses  dura 
jusipi'en  I8i7.  C'est  à  cette  époque  qu'eut  lieu 
la  fatale  rébellion  d'Edward  ,  rébellion  qui  fut 
pour  ainsi  dir<!  le  sii;nal  dune  révolution  géné- 
rale. 

Edward  avait  obtenu  du  gouvernement  nu'xi- 
cain  le  droit  de  coloniser  une  (lortion  de  terres 
dans  laquelle  se  trouvait  compris  le  bt^ury  de 


j  Nacogdoches.  Il  prétendit  que  le  gouvernement 
les  lui  avait  accordées  en  récompense  de  ses  ser- 
{  vices;  qu'il  avait  le  droit  d'en  disposer  et  même 
de  les  vendre,  et  en  conséquence  exigea  des  co- 
lons qu'il  avait  amenés  une  certaine  somme  par 
acre  de  terre.  Ceux-ci  regardèrent  avec  raison 
cette  exigence  comme  injuste  et  ne  voulurent 
l)as  s'y  soumettre.  Plainte  lut  portée  au  gouver- 
nement, qui  révoqua  la  concession  faite  à  Ed- 
ward. Celui-ci  se  joignit  à  quelques  Indiens  et 
se  déclara  contre  le  gouvernement  ;  mais  ne 
trouvant  que  peu  d'appui  parmi  les  colons  ,  il 
fut  bientôt  forcé  d'abandonner  le  jiays. 

Toutefois  il  résulta  de  cette  révolte  un  fii- 
clieux  effet ,  et  malgré  eux  les  Mexicains  sen- 
tirent diminuer  leur  conliance  dans  la  loyauté 
de  leurs  colons.  Pour  éviter  le  renouvellement 
de  semblables  événemens,  ils  songèrent  à  intro- 
duire des  troupes  dans  le  Texas;  mais  usant  de 
ménagement  et  (lour  n'alarmer  personne  ils  ne 
les  introduisirent  qu'en  petit  nombre,  à  diffé- 
rentes époques  et  sous  des  i)rétextes  spécieux.  Des 
compagnies  de  douze  ou  vingt  hommes  appa- 
raissaient tantôt  sur  un  point,  tantôt  sur  un  au- 
tre, pour  protéger  des  dépêches  ou  pour  d'autres 
motifs.  Mais  on  les  laissait  là  où  elles  arrivaient, 
de  sorte  (pie  bientôt  il  se  trouva  à  Nacogdoches 
deux  cent  cinquante  hommes  environ.  Puis  de 
petites  garnisons  furent  établies  sur  d'autres 
points  du  Texas,  et  toujours,  pour  ne  point  ef- 
frayer les  colons,  prenait-on  le  prétexte  d'assu- 
rer les  recouvremens  des  revenus.  Jusque-là  il 
n'y  avait  aucune  i)lainte  de  la  part  des  Texains, 
et  il  est  probable  (piil  ne  s'en  serait  jamais  éle- 
vé ,  si  la  question  de  l'émancipation  des  esclaves 
n'était  venue  là  comme  ailleurs  agiter  et  soule- 
ver des  intérêts  divers.  Cédant  aux  vœux  du 
monde  entier,  Cuerrero,  président  de  la  répu- 
blique du  Mexique,  promulgua,  en  IS29,  un 
décret  qui  affranchissait  tous  les  esclaves  du 
Mexique.  Les  Texains,  semblables  en  cela  à  tous 
les  propriétaires  d'esclaves,  se  voyant  avec  re- 
gret dépouillés  d'un  moyen  facile  de  s'enrichir, 
prétendirent  que  c'était  une  atteinte  portée  à 
leurs  droits,  etCuerrero,  satisfaisant  à  leurs  re- 
présentations, consentit  à  suspendre  l'effet  de  ce 
décret  à  l'égard  du  'fexas. 

Quoi(iue  ce  décret  n'eût  pas  re(.u  une  exécu- 
tion inunédiale  ,  et  quoi  qu'en  puissent  dire  les 
défenseurs  du  Texas,  il  ne  faut  pas  chercher  ail- 
leurs la  véritable  cause  de  leur  révolution.  Cer- 
tainement la  suite  des  événemens,  la  conduite 
postérieure  des  Mexicains  et  la  manière  dont  les 
Texains  eu.\-mêmcs  agirent  pendant  la  guerre, 
a  eidevé  en  grande  partie  à  leur  révolution  ce 
qu'elle  pouvait  avoir  d'odieux  dans  ses  causes 
premières.  Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  c'est 
de  cette  ép0(iue  que  datent  les  premiers  mécon- 
tenlemens  manifestés  contre  le  gouvernement 
mexicain  ,  et  chacun  de  ses  actes  devint  dès  lors 
le  sujet  de  représentations  nouvelles. 

L'esprit  de  rébellion  s'étendait  :  c'aurait  donc 
été  une  folie  de  la  part  des  >lexicains  de  recevoir 
de  nouveaux  ennemis  dans  son  sein ,  et  de  don- 
ner des  alliés  à  ceux  qui  voudraient  se  révolter. 
Eu  conséipieuec  il  fut  déclaré  que  l'émigratioa 
devait  cesser,  et  que  les  coKms  ne  seraient  plus 
rci'us.  Néanmoins  le  gouvernement  mexicain  ne 
se  montra  pas  plus  sévère  dans  l'application  du 
décret  relatif  à  l'émigratiou ,  qu'il  uç  l'avait  étO 


lors  du  décret  concernant  les  esclaves.  Les  colons 
ronlinui  i-ent  à  trouver  au  Texas  des  terres  et 
des  secours,  et  jusqu'en  183-'  louldeineura  à  peu 
près  dans  le  iiiùuie  état. 

A  cette  épocpie  il  se  tiouvait  des  ijarnisons 
dans  presque  toutes  les  villes.  L'esprit  remuant 
et  inquiet  des  Américains  du  nord ,  toujours 
pr(Ms  ;i  prétendre  leurs  droits  attacjués,  s'arran- 
ijeail  diUicilcment  de  cette  espèce  de  surveil- 
lance ,  liien  naturelle  cependant,  et  ciiez  lieau- 
coup d'individus  se  manifestaient  déjà  des  inlen- 
tions  hosiiles,  notamment  chez  ceux  qui, comme 
nous  lavons  dit,  avaient  cherché  dans  le  Texas 
un  refuijc  contre  les  lois,  i;ens  toujours  portés  à 
s'atfranchir  de  toute  espèce  de  contrainte,  et  à 
remanier  comnie  ennemi  tout  pouvoir  qui  se  fait 
respecter. 

Lî  partie  saine  des  colons  cherchait  à  répri- 
mer, à  calmer  les  esprits.  Ils  représentaient  aux 
Tcxains  (|u'ils  avaient  reçu  de  la  libéralité  du 
(;ouveriieinent  des  terres  vastes  et  productives 
au  (jrr  de  leurs  désirs,  et  les  prenant  par  le  sen- 
timent de  leur  intérêt,  les  priaient  de  ne  pas  ris- 
([uer  le  fruit  de  leurs  travaux  et  de  ne  pas  com- 
promettre leur  existence  future.  Vains  efforts! 
la  paix  n'était  pas  du  jjoiit  de  la  plupart  aux  con- 
ditions où  il  fallait  l'obtenir,  et  la  [irivalion  de 
leurs  esclaves  leur  apparaissait  toujours  comme 
devant  les  forcer  procbaineraent  à  une  diminu- 
tion de  profits  qui  effrayait  leur  avidité.  D'ail- 
leurs les  discussions  auxquelles  le  Mexique  lui- 
même  était  alors  en  proie  leur  paraissaient  une 
occasion  trop  favorable  pour  la  laisser  éciiapper. 

Cependant  ils  ne  découvrirent  pas  tout  d'a- 
bord leur  pleine  intention,  et  prétendirent  ne 
prendre  les  armes  tjue  pour  défendre  leurs 
droits  en  même  temps  que  ceux  du  Mexique  , 
au(iuel  ils  se  regardaient  comme  unis,  droits 
viole  s  par  Bustamente ,  alors  président  de  la  ré- 
])ubliiiue.  Ils  firent  cause  commune  avec  Santa- 
Anna  ,  qui  s'était  déclaré  contre  ce  président  et 
s'était  mis  à  la  tête  d'un  parti.  Mais  bientôt, 
quand  l'esprit  de  rébellion  se  fut  répandu,  qu'ils 
se  virent  soulenus,  et  que  même  ils  trouvèrent 
dans  les  Ltats-linis  des  secours  d'arycnt,  alors, 
guidés  par  des  hommes  qui  pensaient  déjà  à  se 
saisir  de  la  conduite  des  affaires,  ils  déclarèrent 
qu'ils  ne  se  fiaient  plus  à  la  bonne  disposition  de 
Santa-Auna  et  ([ue  désormais  ils  allaient  pour- 
voir à  s'organiser  et  se  préserver  d'une  ruine 
imminente,  qu'ils  ne  feraient  ni  pétitions  ni  re- 
quêtes, mais  (jue  c'était  les  armes  à  ia  main  qu'ils 
allaient  soutenir  leurs  droits. 

En  vain  les  partisans  de  la  paix  leur  firent  des 
représentations.  Où  vous  engagez-vous?  leur  di- 
saient-ils; Santa-Anna  est  favorablement  disposé 
pour  le  Texas;  le  gouvernement  vient  de  pren- 
dre vos  réclamations  en  considération  et  d'y 
faire  justice  ;  il  vous  a  accordé  tout  ce  que  vous 
demandiez;  il  a  établi  un  tribunal  avec  un  jury, 
et  organisé  une  cour  spéciale  pour  le  Texas.  Si 
vos  commissaires  ont  été  emprisonnés  ,  c'est 
qu'ils  vous  dictaient  des  mesures  violentes.  L'a- 
narchie dont  vous  vous  plaignez  va  cesser;  les 
deux  partis  vont  se  réconcilier.  Considérez  (jue 
vous  vousjelez  dans  une  révolte  ouverte,  et  que 
vous  allez  précipiter  le  pays  dans  toutes  les  hor- 
reurs d'une  guerre  civile. 

Mais  ces  représentations  fiirent  inutiles;  les 
Mexicains ,  embarrassés  eux-mêmes  dans  leur 


propre  dissension,  ne  purent  distinguer  et  sépa- 
rer le  coupable  d'avec  l'innocent  ;  et  les  mesures 
répressives  qu'ils  adoptèrent  durent  embrasser 
le  Texas  tout  entier.  Dès  ce  moment  tout  fut 
perdu.  Ceux-là  même  dont  l'esprit  était  le  plus 
tran(iuille  crurent  sincèrement  que  le  moment 
était  arrivé  pour  tout  bon  citoyen  de  combattre 
pour  son  pays.  Ils  avaient  désiré  la  paix,  cherché 
à  éviter  la  guerre;  mais  une  collision  devenant 
inévitable,  ils  se  disaient  :  le  ciel  le  veut  ainsi. 
Les  routes  étaient  couvertes  de  citoyens  qui  al- 
laient rejoindre  le  drapeau  de  leur  pays,  et  tous 
s'écriaient  :  «  A  lort  ou  h  raison  ,  combattons 
pour  notre  pays.  »  Mais  aussi  dès  ce  moment  , 
avouous-le,  la  lutte  prend  un  caractère  et  plus 
grave  et  plus  noble,  et  nous  concevons  qu'on  se 
soit  laissé  aller  à  l'enthousiasme  en  voyant  le 
courage  de  ces  hommes  après  la  défaite,  leur 
conduite  généreuse  après  la  victoire.  Us  tirent 
de  cette  guerre  civile  une  guerre  de  citoyens 
opprimés  par  des  étrangers,  tandis  qu'aux  Mexi- 
cains ,  qui  ne  les  legardaient  que  comme  des 
sujets  révoltés,  on  eut  plus  d'une  fois  à  repro- 
cher et  la  traîtrise  et  la  cruauté. 

Un  des  hommes  qui  se  dessinent  le  plus  noble- 
ment et  le  plus  héroïquement,  c'est  le  colonel 
Travis ,  défendant  pendant  trois  semaines,  avec 
cent  quarante  hommes,  le  fort  Alamo,  assiégé 
par  environ  quatre  mille  Mexicains.  Dans  une 
lettre  adressée  au  peuple  du  Texas,  pendant  le 
siège  ,  il  écrivait  :  «  Nous  sommes  a.ssiégés  par 
plusieurs  milliers  de  Mexicains  sous  la  conduite 
de  Santa-Anna.  Nous  avons,  pendant  vingt- 
quatre  heures,  soutenu  un  bomltardcment  et 
une  canonnade  continuelle  ,  et  cependant  nous 
n'avons  pas  perdu  un  seul  homme.  L'ennemi 
nous  a  sommé  de  nous  rendre  à  discrétion  ,  si- 
non que  toute  la  garnison  serait  passée  au  lil  de 
l'épée  quand  le  fort  serait  pris.  J'ai  répondu 
à  celte  sommation  par  un  coui>  de  canon.  Je  ne 
veux  me  rendre  ni  me  retirer  La  valeur  et  le 
courage  déterminés  dont  mes  hommes  ont  fait 
preuve  jusqu'à  présent  se  soutiendront  jusqu'au 
dernier  moment  ;  et,  s'il  faut  que  nous  soyons 
sacrifiés  à  la  vengeance  de  ces  ennemis  barbares, 
je  veux  du  moins  que  la  victoire  leur  coûte  si 
cher  que,  pour  eux,  mieux  vaudrait  une  dé- 
faite. Dieu  et  le  Texas,  la  victoire  ou  la  mort!  » 

Dans  une  lettre  qu'il  écrivait  à  ses  amis,  il  leur 
disait,  après  avoir  fait  la  peinture  de  ce  qu'il 
avait  à  souffrir  ainsi  ([ue  ses  compagnons  :  «Dites 
à  la  convention  d'aller  en  avant  et  de  faire  une 
déclaration  d'indéiiendance,  alors  nous  saurons 
et  le  monde  entier  saura  pourquoi  nous  combat- 
tons. Si  l'indépendance  n'est  pas  déclarée  jemels 
bas  les  armes,  et  mes  braves  avec  moi  ;  mais  sous 
le  drapeau  de  la  liberté,  nous  sonuiies  prêts  à 
ris(iuer  notre  vie  cent  fois  par  jour.  A  moins 
que  mes  concitoyens  ne  me  tirent  d'ici,  je  suis 
décidé  à  périr  à  la  défense  de  cette  place.  » 

Ce  fut  la  dernière  lettre  qu'il  écrivit  Quelques 
jours  après,  les  Mexicains  entourèrent  le  fort, 
et  Santa-Anna  commanda  le  siège  en  personne. 
Les  Tcxains  étaient  épuisés  [lar  des  fatigues  et 
des  veilles  continuelles  ,  et  cependant  leur 
courage  ne  faillit  pas.  Deux  fois  les  assiégeans 
appliquèrent  leurs  échelles  contre  les  remparts, 
et  deux  fois  furent  repousses. Enfin,  une  troisième 
attaque  réussit  ;  les  assiégés  blessés  combattaient 
'  encore  jusqu'à  ce  que  la  vie  les  eût  tout-à-fail 


abandonnés;  et  quand  les  assiégeans  entrèrent 
dans  le  fort,  ils  n'y  trouvèrent  que  des  cadavres. 
.Ins(iu'au  dernier  momeni,  le  colonel  Travis  se 
tint  sur  les  rempails.  Courage  ,  mes  enfans  , 
s'éi;riait-il  tout  en  combaltant.  Un  oilicicr  mexi- 
cain lui  porta  un  coup  mortel,  mais  en  tombant 
Travis  rassembla  ses  forces,  passa  son  épée  au 
travers  du  corps  de  son  ennemi,  et  la  mort  em- 
porta deux  victimes. 

Une  partie  des  Mexicains,  et  Santa-Anna  lui- 
même,  ne  durent  la  vie  qu'au  hasard.  Une  balle 
vint  frapper  le  major  Evans  au  moment  où  il  al- 
lait mettre  le  feu  à  une  traînée  de  poudre  con- 
duisant à  un  magasin  (jui  devait  faire  sauter  une 
partie  de.  remparts. 

Mais  bientôt  après  les  Tcxains  prirent  leur 
revanche,  etla  bataille  de  San-Jacinto  éteignit  la 
puissance  mexicaine  dans  le  Texas. 

Nous  terminerons  cet  extrait  par  le  récit  de 
la  prise  de  Santa-Anna  ,  qui  porta  le  dernier 
coup  aux  Mexicains.  Ace  récit,  fait  par  des 
Tcxains,  on  peut  reprocher  peut-être  un  peu  de 
partialité  ;  nos  lecteurs  en  jugeront. 

Le  23  avril  au  matin,  ou  apprit  au  camp  que 
MM.  Carnes  etSecrelts,  avec  environ  25  soldats, 
se  trouvaient  à  lu  milles  du  camp  ,  et  tenaient 
cernés  Santa-Anna  avec  50  Mexicains.  AussilCit 
50  volontaires  sortirent  du  camp  pour  aller  à 
leur  aide.  Ils  se  dirigèrent  du  côté  de  la  i  ivière 
lîayou,  où  ils  complaicnt  les  rencontrer  ;  mais, 
ne  les  apercevant  pas,  vingt  seulemenl  conti- 
nuèrent à  aller  en  avant,  et  les  trente  autres  re  - 
l)rirent  la  route  du  camp;  ils  suivirent  le  lîayou  , 
et,  lorsqu'ils  furent  arrivés  à  un  bras  de  cette 
livière  qui  se  détourne  dans  la  plaine,  ils  aper- 
çurent un  iMexicain  (jui  courait  vers  le  pont.  Il 
regaida  un  instant  autour  de  lui,  et  le  traversa. 
Aussitôt  qu'il  les  vil,  il  se  laissa  tomber  au  milieu 
des  herbes  qui  étaient  assezhautes  pour  le  cacher. 
Ils  se  dirigèrent  vers  l'endroit  où  ils.ravaient  vu, 
et  ils  le  trouvèrent  couché  sur  le  côté  et  le  visage 
couvert.  Ils  lui  dirent  de  se  lever,  mais  il  se  con- 
tenta de  se  découvrir  la  figure  ;  ce  ne  fut  qu'à  la 
seconde  injonction  qu'il  se  leva,  et,  se  voyant 
entouré,  il  s'avança  vers  eux  et  leur  tendit  la 
main.  L'un  d'eux  lui  donna  la  sienne,  il  la  pressa 
etla  baisa,  il  leur  offrit  une  montre  d'une  grande 
valeur  et  une  somme  d'argent  assez  forte,  mais 
ils  les  refusèrent.  Alors  il  leur  denianda  ou  était 
leur  brave  Houston  (  c'était  le  général).  Dans  le 
camp  ,  répondirent-ils.  Celui  des  volontaires 
qui  servait  d'interprète  lui  demanda  qui  il  était; 
il  réponilit  qu'il  n'était  que  simple  soldat.  Un 
autre  cependant  fit  remarquer  la  blancheur  et 
la  finesse  de  sa  chemise.  Il  leur  dit  aussitôt  qu'il 
était  un  aide  de  Santa-Anna,  et  fondit  en  larmes. 
Il  les  pria  de  ne  lui  faire  aucun  mal,  et  se  plai- 
gnit d'être  très-fatigué  ;  on  le  fit  monter  à  cheval 
et  on  le  conduisit  au  camp.  Quand  le  prisonnier 
fut  arrivé  dans  la  tente  de  Houston,  il  lui  dit: 
«  Je  suis  Antonio  Lopez  de  Santa-Anna  ,  prési- 
dent de  la  république  mexicaine,  et  général  en 
chef.  Vous  êtes  destiné  à  de  grandes  choses, 
général,  carvous  avezpris  le  Napoléon  delAmé- 
rique.  » 

Un  ne  sait  comment  faiie  accorder  ces  paroles 
si  fîères  avec  les  larmes  qu'il  versa,  dit-on,  lors- 
qu'il fut  pris  ;  et  encore  moins  peut-on  croire 
qu'il  ait  versé  ces  larmes ,  lorsque  le  général 
Houston  lui-même  assure  que  c'était  J'homme  Je 


plus  capable  de  l'Amérique,  et  qu'il  se  con- 
iluisit,  quanil  il  fui  fait  prisonuier,  aussi  tliijuc- 
uu'iit  qiiuu  homme  peut  le  faire. 

{Revue  du  XIX"  siècle.) 


(La  Ciakrie  des  Femmes  de  Shakspeare  (I) 
nous  a  déjà  fourui  le  portrait  de  Catherine 
d'Aragon  ,  tracé  i)yr  la  pluinc  savante  et  spiri- 
tuelle de  M.  Amédée  Pichot;  aujourd'hui  nous 
mettons  encore  à  contribution  ce  maynifique 
lvee|)salie.  La  vie  et  les  ouvra^jcs  du  yrand  poète 
tiramatiiiue  anglais  sont  admirés  de  beaucoup 
sans  doute  ,  mais  surtout  des  érudits  et  des 
hommes  qui  s'occupent  spécialement  de  lilléra- 
liu'e;  nous  voulons  initier  aussi  les  gens  du 
monde  îi  la  connaissance  de  ces  œuvres  du  gé- 
nie. C'est  dans  ce  but  que  nous  donnerons  l'a- 
nalyse de  toutes  les  tragédies  et  comédies  du  su- 
blime William  ;  une  courte  notice  biographi- 
que était  nécessaire  pour  compléter  cette  im- 
portante reproduction  ;  nous  empruntons  celle 
(jue  iM.  VVillemain,  de  l'Académie  française,  a 
écrite  pour  la  Galerie  des  Femmes.  Pour  celle 
notice,  comme  pour  les  analyses,  nous  ne  pou- 
vions certes  puiser  à  meilleure  source.) 

Shakspeare  (William) ,  fils  aine  d'une  famille 
dedixenfans,  na(initle23avril  1.564,  àStratford, 
dans  le  comté  de  Warwick.  On  ne  sait  rien  avec 
certitude  sur  les  premières  annéesdccel  homme 
célèbre  ;  on  n'a  pu  même  déterminer  bien  nette- 
ment s'il  éiait  catholique  ou  protestant.  Son  père, 
occupé  d'un  commerce  de  laines,  avait  successi- 
vement remidi  dans  la  corporation  de  Slratford 
les  fondions  de  juge  de  pai.x,  de  grand-bailli , 
et  celles  d'aldermaii ,  jusqu'au  moment  où  des 
perles  de  fortune  lui  firent  al>andonncr  une 
charge  honorifique  dont  il  n'était  plus  en  état 
de  j)aycr  les  frais.  A  dix-huit  ans  et  demi  Shak- 
speare épousa  la  fille  d'un  riche  fermier  du  voi- 
.sinage.  11  eut  d'elle  une  fille  et  deux  eulaiis  ju- 
meaux. C'est  deux  ans  après  ([ue,  chassanllanuil 
dans  le  parc  du  chevalier  Thomas  Leucy,  shérif 
(lu  couilé  de  Warwick  ,  il  fut  i)ris  en  llagrant 
délit.  Il  fut  condamné  b  la  réprimande  publique; 
blessé  de  cet  alîi'ont,  il  se  vengea  par  des  vers, 
eu  affichant  à  la  porte  du  parc  une  ballade  in- 
jurieuse. Le  seigneur  doubbincnl  oH'cnsé  vou- 
lant poursuivre  de  nouveau  le  braconnier  sati- 
riqtie,  Shakspenreiiuitta  brusquement  Slratford 
et  vint  se  réfugier  à  I^ondres.  Ses  premiers  pas 
y  furent  assez  obscurs  ;  Shaksi)carc  ,  (pudquc 
dans  un  siècle  fort  érudit,  n'avait  pas  fait  d'é- 
ludés classi(pu's  ;  mais  il  connut  rauli(iuité  par 
Plutar(pie.  A  la  forme  de  ses  premiers  ouvrages 
on  a  peine  à  croire  qu'il  ne  sût  pas  l'ilalien.  Dès 
1.J80,  on  voil  son  nom  figurer  parmi  ceux  des 
comédiens  de  lllack-l'riars.  Chargé  de  modestes 
rrties,  Shakspeare  dut  s'employer  de  bonne  heure 
î\  corriger,  à  remanier  ses  pièces,  souvent  anony- 
mes. Il  publia  successivement  Vénus  et  .-idonis 


(1)  CUci  Uclloyc,  place  Uc  1«  Boiusc,  13, 


son  poème  de  Lucrèce ,  des  sonnets  mythologi- 
ques, et  le  Pèlerin  passionne.  La  liste  des  i)iè- 
cesde  IbéJdre  non  contestées  de  Sliaksj)eare  ren- 
ferme Irenle-cinq  ouvrages  produits  dans  les- 
])ace  de  vingt-ein(i  ans.  Chaque  année  il  donnait 
une  ou  deux  pièces,  dont  quelques  unes  ont  été 
remaniées  et  augmentées  presque  du  double  ,  et 
il  allait  passer  i|ueli]ue  temps  près  de  sa  femme, 
lie  ses  enfans  et  de  son  vieux  père,  à  Slratford  , 
où  il  acheta  plusieurs  petits  domaines.  Le  pro- 
duit de  ses  ouvrages  lui  acquit  une  certaine  ai- 
sance, car  il  demandait,  pour  son  droit  de  pro- 
priété dans  le  mobilier  du  théâtre  et  pour  quatre 
parts  de  sociétaire,  la  somme  considérable  alors 
(le  t,4oO  livres  sterling  (35,000  f.)  Shakspeare, 
rentré  à  l'âge  de  cinquante  ans  dans  sa  ville 
natale,  semblait  destiné  à  jouir  du  repos  dans 
une  heureuse  aisance  ;  mais  ce  repos  fut  court  ; 
le  23  avril  IGIC,  jour  anniversaire  de  sa  nais- 
sance, Shakspeare  mourut  à  52  ans  révolus,  lais- 
sant un  nom  à  la  postérité  la  plus  reculée. 

YlLLIi>I.\I?( 

(De  r Académie  française). 
lia  Teniiiéte. 

Prospero,  duc    de  Milan,   préférant   le  sa- 
voir cabalistique  à  l'art  de  régner,  se  laisse 
détrôner    par  son   frère  Antonio;  banni  ,  er- 
rant sur    la   mer   avec  son  enfant,   la    jeune 
iMiranda  ,  Prospero  aborde  une  lie  déserte  qui 
appartenait  à    une  espèce  de  sauvage  amphi- 
bie nommé  Caliban,  fils  monstrueux  d'un  génie 
anéanti  par  les  esprits  des  airs.  Prospero  asser- 
vit ce  Caliban  (jui  devient  son  esclave.  Dans  l'ile, 
un  esprit  aérien  était  enfermé  dans  lécorce  d'un 
arbre;  la  science  magique  de  Prospero  le  déli- 
vre. Celui-ci  se  nomme  Ariel,  et  se  consacre  jiar 
reconnaissance  au  service  de  Prospero.  Caliban 
est  le  serviteur  grossier  attaché  à  la  terre  ;  Ariel, 
pure  intelligence,  exécute  les  volontés  de  sou 
maître  dans  les  airs.  Ces  deux  personnages,  par 
un  admirable  contraste,  représentent  l'abrutisse- 
ment de  l'ignorance  et  du  vice  et  la  légèreté  vive 
cl  brillante  de  1  intelligence.  iMiranda  dans  son 
désert,  choyée  par  l'amour  de  son  puissant  père, 
devient  à   quinze  ans  une  merveille  de  beauté, 
d'innocence  et  de  grâces.  Alonzo  parvenu  au 
lr()ne  de  INaples,  son  fils  Ferdinand  ,  Antonio 
lusiupaleur  de  illilau,  et  Sébastien  frère  du  roi, 
Iraveisent  la  mer.  Prospero  lappreiul  par  son 
art;  il  coiiimande  à  son  serviteur  Ariel  (le  sou- 
lever vnie  lemiièle  qui  jetlera  dans  l'ilc  sa  fa- 
mille coupable.  L'ordre  s'exécute  ;  les  voyageui-s 
séparés  par  le  naufrage  sont  à  leur  insu  portés 
sjn-  la  rive.  Ferdinand  devient  le  compagnon 
d'esclavage  de  Caliban  ;  il  est  soumis  à  de  rudes 
travaux.  iVliranda  l'aper(;oit;  elle   le  plaint,   le 
contenqile  el  le  protège.  Inspiré  par  Prospero 
lui-même,  un  violent  amour  les  embrase  tous 
deux.  Le  roi  de  INaples,  Sébaslieu  ,   Antonio  et 
leur  suite  errent  dans  une  autre  i)artie  de  l'ile 
surveillés  par  des  esprits  in\isibles.   Le  perfide 
Antonio  conseille  à  Sébastien  de  tuer  le  roi  iieu- 
danl  son  sommeil.  Ariel,  envoyé  par  Prospeio, 
éveille  le  roi;  les  traîtres  remettent  rexécution 
(le  leur  forfait  à  la  nuit  suivante.  Les  voyageurs 
pressi's  par  la  faim,  se  placent  â  une  table  que 
plusieurs  l'aiil()mes  avaient  couverte  de  mets  • 
mais  Ariel,  sous  la  forme  d'une  harpie,  leur  re- 
proche leurs  l'orfuits,  leur  annonce  que  les  dieux 


vengent  ici  le  crime  qu'ils  ont  commis  envers 
Prospero,  puis  il  disparaît  au  bruit  du  tonnerre. 
Rien  de  plus  comique  que  la  tentative  des  mate- 
lots ivrognes  qui,  aidés  de  Caliban,  veulent  se 
rendre  maîtres  de  l'ile  et  dépouiller  une  se- 
conde fois  Prospero  qu'ils  ne  reconnaissent  pas. 
Mais  l'omniscience  de  l'ancien  duc  de  Milan  dé- 
joue leur  complot,  il  ordonne  à  Ariel  de  lui  ame- 
ner tous  les  autres  voyageurs.  Alors  il  se  fait  re- 
connaître de  ses  ennemis,  leur  pardonne  ,  unit 
Ferdinand  à  Miranda  et  retourne  en  Italie  avec 
sa  famille  heureuse  et  repentante. 

De  Pij.xgerville. 

'B.OyiSLO  ET   JULIETTE. 

Deux  puissantes  familles  deî  Vérone,  les 
Montagu  et  les  Capulet,  sont  divisées  par  une 
haine  invétérée.  Une  fêle  que  le  vieux  Capulet 
donne  chez  lui  procure  à  Koméo,  unique  fils  de 
Montagu,  l'occasion  de  s'introduire  masqué  avec 
quelques  amis  dans  la  maison  de  l'ennemi  de  sa 
famille  pour  y  trouver  une  autre  dame;  mais, 
charmé  par  lespremières  paroles  que  Juliette  lui 
adresse,  Roméo  oublie  complètement  la  pre- 
mière dame  de  ses  pensées.  L'amour  des  deux 
jeunes  gens  eut  un  rapide  progrès.  Cependant 
les  hostilités  renaissent  entre  les  deux  familles. 
Roméo,  pour  épouser  Juliette,  fut  obligé  de  s'a- 
dresser à  un  moine,  frère  Lorenzo,  qui  consent 
à  servir  les  deux  amans  et  à  les  marier.  Le  plai- 
sant Merenlio ,  l'ami  de  Roméo,  a  été  tué  par 
Tybalt,  parent  de  Julielle.  Roméo  l'a  vengé.  Il 
tue  Tybalt.  Roméo  est  condamné  à  l'exil;  son 
seul  chagrin,  en  s'éloignant  de  Vérone,  c'est  de 
quitter  celle  qu'il  aime.  Bientôt  le  père  de  Ju- 
liette vent  la  marier  an  comte  Paris,  mais  elle 
est  déjà  la  femme  de  Roméo;  désolée,  elle  de- 
mande conseil  au  secourable  moine.  Celui-ci 
administre  à  la  jeune  fille  un  breuvage  narcoti- 
que ;  elle  passe  pour  morte.  Un  accident  égare 
la  lettre  que  Lorenzo  adressait  à  Roméo  dans  son 
exil  ;  ce  dernier,  averti  trop  tôt  de  la  mort  de  sa 
femme  (mort  qu'il  croit  réelle),  revient  à  Vé- 
rone, pénètre  dans  la  sépulture  des  Capulel  et 
se  tue  sur  le  cadavre  de  Juliette,  (pii  rouvre  les 
yeux,  recoiMiait  Roméo  et  exi)ire  à  son  tour.  Le 
j)rince  de  Vérone  arrive,  attiré  i)ar  le  bruit-  il 
saisit  cette  occasion  de  réconcilier  les  deux. 
\  ioillards;  ceux-ci,  baignés  de  larmes,  s'embras- 
sent et  promettent  d'élever  à  frais  communs  un 
monument  ipii  transmette  à  la  postérité  l'his- 
toire touchante  de  leurs  enfans. 

Pliilarète  Cuasles.     ^---3 


JULES-CESAO. 

César,  entouré  d'un  nombreus  cortège ,  va 
célébrer  la  fête  des  Lupercale*;  un  devin  l'a- 
vertit de  prendre  garde  au.\  ides  de  Mars, 
lirutus  ,  Cassius  cl  Casca,  apprenant  qu'.\u- 
toine  vient  d'olfrir  la  couronne  à  César,  con- 
spirent la  mort  du  dictateur  et  délibèrent  long- 
temps. Calpurnia,  épouse  de  César,  s'efforce  de 
le  dissuader  d'aller  au  sénat;  César  refuse  de 
cédera  celle  prière.  Le  dictateur  toudtesous  les 
coups  des  conjurés;  .\uloine  parait ,  verse  des 
larmes  sur  le  corps  de  César ,  cl  prononce  soo 
éloge  devant  le  peuple.  Les  Romains  commeu- 
ceut  a  murmurer  contre  l'injustice  de  ce  meur- 
tre et  jureulUc  le  veii(jerj  .\m«iue,  Octave  e| 


'—  8  — 


Lépiilc  forment  un  parti  conlre  les  meiirtrieis 
«leCfear  tl  iliessent  une  liste  de  proscription. 
l/arni(!e  ilesTriumvirs  triomphe  <lans  les  plaines 
de  riiilippes  de  celle  de  iirutus  et  de  Cassius , 
qui  se  donnent  tous  deux  la  mort. 

jMadame  Amable  Tastu. 

CYMBELINX. 

Cyinbeline  ,  souverain  qui  commande  à 
la  Brelagne,  mais  qui  obéit  à  sa  femme,  décou- 
vre que  la  belle  Imogène,  sa  fille  dun  pre- 
mier lit,  s'est  unie  en  secret  à  Poslhumns,  jeune 
seiunenr  de  la  cour.  Animé  par  le»  instigations 
de  la  marâtre,  il  sépare  les  deux  époux.  Dans 
son  exil,  l'osthumus  rencontre  un  Romain,  Jae- 
liimo,  qui,  pour  subjuguer  Imogène,  ne  de- 
mande quun  moyen  de  s'introduire  auprès 
d'elle.  Ln  pari  s'engage.  Jaehirao  part,  se  pré- 
sente à  la  jeune  princesse  comme  un  ami  de  son 
époux,  et,  après  avoir  essayé  vainement  de  la 
séduire,  parvient,  sous  un  prétexte,  à  lui  faire 
recevoir  pour  une  nuit  un  coffre  dans  sa  cham- 
bre à  coucher.  Dès  qu'elle  repose,  le  couvercle 
du  coffre  se  soulève,  Jaehirao  en  sort,  observe 
lameublcment ,  la  disposition  delà  chambre, 
et  passant  à  un  examen  plus  doux  ,  prend  note 
d'un  signe  naturel  empreint  sur  le  corps  de  la 
belle  endormie.  Revenu  près  de  Posthumus,  il 
l'accable  de  preuves,  en  apparence  irrécusables, 
de  la  trahison  de  sa  femme.  Posthumus  charge 
un  serviteur  dévoué,  Pisanio,  du  soin  de  sa  ven- 
geance ;  trop  fidèle  à  son  mallre  pour  lui  obéir 
cette  fois,  Pisanio,  loin  de  frapper  Imogène,  lui 
donne  les  moyens  de  se  déguiser  en  jeune  page, 
pour  entrer  ainsi  au  service  d'un  général  romain 
envoyé  contre  la  Bretagne  et  se  rapprocher  de 
Posthumus  qui  sert  dans  l'armée  d'invasion. 
.Mais  le  malheureux  époux,  qui,  sur  la  nouvelle 
tle  l'assassinat  de  sa  femme,  se  repent  trop  tard 
«le  sa  cruauté,  voulant  expier  ses  torts  envers 
Cymbeline,  passe  du  camp  des  Romains  dans 
celui  des  Bretons ,  qu'il  fait  Iriomjjher  par  sa 
valeur,  et  dont  ensuite  il  feint  d'être  l'ennemi, 
])0ur  être  immolé  par  eux.  On  l'amène  devant 
le  roi  avec  jjlusieurs  prisonniers  romains  parmi 
lesquels  le  sort  a  rassemblé  le  traître  Jaehimo  et 
Jmogène  sous  son  déguisement.  Une  soudaine 
sympathie  parle  à  Cymbeline  en  faveur  du  jeune 
page,  qui  en  profite  pour  forcer  Jaehimo  à  l'aveu 
de  ses  perfidies.  Les  deux  époux  se  font  alors  re- 
connaître du  roi ,  qui,  n'étant  plus  en  puissance 
de  femme,  reprend  le  droit  d'élre  père  et  bénit 

leur  union. 

Paul  DupoRT. 

I.X   COMTE   S'H-rTER. 

Léontcs,  roi  de  Sicile,  ordonne  à  Camillo,  l'un 
de  ses  gentilshommes,  d'empoisonner  Polixène, 
roi  de  Bohême,  qui  est  à  sa  cour.  Il  le  soupçonne 
«l'être  épris  de  la  reine  Hermione  sa  femme.  Ca- 
millo avertit  Polixène  et  prend  la  fuite  avec  lui. 
I.éontfs  fait  arrêter  Hermione  (|u'il  accuse  pu- 
])li(|uemenl  d'adultère.  Celle-ci  accouche  dans 
sa  prison  d'une  fille  que  Léontes  veut  faire  ex- 
poser dans  un  jiays  sauvage.  Il  donne  cet  ordre  îi 
Antigone,  un  des  seigneurs  de  sa  cour,  qui  aban- 
donne l'enfant  sur  la  lisière  d'une  forêt  de 
Bohême.  Léonlcs  est  sur  le  point  de  faire  périr 
Hermione;  mais  l'oracle  de  Delphes  qu'il  a  con- 
sulté la  déclare  innocente  ;  il  n'est  plus  temps, 


on  lui  apprend  que  cette  malheureuse   reine 
vient  de  mourir  de  chagrin. 

A|)rès  seize  ans  d'intervalle  ,  le  roi  Polixène 
parait  au  quatrième  acte.  Son  fils,  le  prince 
Florizcl ,  violemment  épris  de  Perdita ,  et 
voulant  se  soustraire  aux  menaces  de  son  père , 
fuit  en  Sicile  avec  elle.  Le  roi  de  Bohême  fait  ar- 
rêter le  pâtre  qui  passe  pour  le  père  de  Perdita; 
celui-ci  effrayé  par  l'image  du  supplice  déclare 
qu'elle  n'est  pas  sa  fille  et  qu'il  l'a  trouvée,  il  y  a 
seize  ans,  avec  une  cassette  renfermant  de  l'or 
et  des  papiers.  Polixène  ouvre  celle  cassette  et 
reconnaît  que  Perdita  est  la  fille  de  Léontes,  roi 
de  Sicile.  Cet  événement  redouble  les  remords 
de  ce  prince.  Pauline,  ancienne  amie  et  confi- 
dente d'Hermione,  lui  montre  une  statue  de  la 
reine  faite  en  secret  par  un  sculpteur  habile. 
Léontes  tombe  aux  pieds  de  ce  simulacre  ;  mais 
le  marbre  s'anime,  c'est  Hermione,  Hermione 
qu'on  croyait  morte,  et  qui  depuis  seize  ans  a 
vécu  cachée  chez  Pauline. 

■'   Louise  Collet,  née  Révoil. 

RICHARD  III. 

Richard,  duc  de  Glocester,  rencontre  son 
frère  le  duc  de  Clarenceque  l'on  traîne  à  la  cour 
de  Londres  par  ordre  du  roi  Edouard,  leur  frère 
commun.  11  affecte  de  plaindre  le  prisonnier 
dont  il  a  secrèleraenl  préparé  la  disgrâce.  11  ac- 
cuse la  reine  de  cet  emprisonnement,  parvient  à 
faire  signer  au  roi  l'ordre  d'exécuter  le  duc  de 
Clarence,  et  charge  deux  assassins  de  ce  meur- 
tre. Après  la  mort  du  roi,  Richard  prend  avec 
Buckingham  des  mesures  pour  s'emparer  du 
jeune  prince  Edouard,  fils  aîné  d'Edouard  IV  ;  il 
force  l'archevêque  d'York  à  lui  remettre  le  plus 
jeune  des  fils  du  roi,  et  délibère  avec  Bucking- 
ham sur  les  moyens  de  s'emparer  du  trdne.  Ri- 
chard se  présente  au  lord-maire  et  au  peuple, 
accompagné  de  deux  ecclésiasiiques  pour  justi- 
fier le  meurtre  d'Hastings  qu'il  a  ordonné  ,  feinl 
de  refuser  la  couronne  qui  lui  est  offerte,  et 
finit  par  l'accepter.  Il  commande  à  Buckingham 
le  meurtre  du  fils  de  son  frère;  celui-ci  recule 
devant  cette  nouvelle  atrocité,  et  se  retire  de  la 
cour.  Richard  envoie  Tirrel  à  la  Tour  assassiner 
ses  deux  neveux,  fait  périr  son  épouse,  et  s'ap- 
prête à  demander  la  main  de  la  jeune  Elisabeth, 
fille  de  son  frère  ,  lorsqu'on  lui  annonce  la  ré 
voile  de  Buckingham.  H  se  prépare  à  marcher 
conlre  lui;  il  apprend  en  même  temps  le  débar- 
quement de  Richmond.  Buckingham  est  fait 
prisonnier  et  condamné  à  mort.  Richard  ren- 
contre Richmond  dans  la  plaine  de  Bosworth,  et 
meurt  sur  le  champ  de  bataille. 

Léon  de  Waillyv 

TROXIilTS  ET  CRESSII>A( Pièce  en  cinq  actes] . 

Troilus,  fils  de  Priam,  est  amoureux  de  Cres- 
sida  ,  fille  de  Calchas,  prêtre  troyen  qui  a  passé 
dans  le  parti  des  Grecs.  Cressida  est  restée  dans 
Troie  sous  la  surveillance  de  son  oncle  Pandau- 
rus,  et  Troilus  trouve  celui-ci  disposé  à  le  ser- 
vir. Les  deux  amans  se  voient,  s'entendent  et 
sont  heureux  ;  mais  leur  bonheur  n'est  pas  de 
longue  durée.  Calchas  obtient  l'échange  de  sa 
fille  contre  un  prisonnier  troyen.  Adieux  de 
Troilus  et  de  Cressida.  Tous  deux  se  jurent  une 
fidélité  inviolable.  Cressida  retourne  au  camp 


des  Grecs,  sous  la  conduite  de  Diomède  qui  de- 
vient également  amoureux  d'elle.  Troilus,  à  la 
faveur  d'une  trêve ,  passe  une  nuit  dans  le  camp 
des  Grecs  et  acquiert  la  conviction  de  l'infidélité 
de  Cressida.  Il  s'en  venge  sur  son  rivalDiomède, 
qu'il  combat  tandis  qu'Hector  luttecontre  Ajax, 
mais  la  victoire  reste  indécise.  Le  lendemain  , 
Andromaque,  Cassandre,  Hélène  et  Priam,  ef- 
frayés par  de  sinistres  présages,  s'efforcent  vai- 
nement de  détourner  Hector  de  combattre 
Achille.  Hector  tue  Palrocle;  mais  il  est  à  son 
tour  tué  par  Achille,  qui  le  traîne  à  son  char 
autour  des  murs  de  Troie.  Tous  les  guerriers  de 
l'Iliade  passent  en  revue  dans  celle  pièce,  sur 
laquelle  Thersiteet  Pandaurus  répandent  beau- 
coup de  comique,  l'un  par  son  caractère  lâche  , 
envieux  et  cynique ,  l'autre  par  son  odieuse 
complaisance,  qui  a  rendu  son  nom  synonyme 
d'un  officieux  entremetteur  d'intrigues  galantes. 

Paris. 

ANTOINE  ET  CLÉOFATRE    (  Tragédie    en 
cinq  actes]. 

Vainqueurs  des  meurtriers  de  César,  dans  les 
plaines  de  Philippes,  les  Triumvirs  se  partagent 
les  dépouilles  du  monde  :  l'Occident  échoit  à 
Octave,  l'Orienta  Antoine,  etl'Afrique  à  Lépide. 
Antoine,  captivé  par  les  soins  de  Cléopàtre,  né- 
glige tous  les  soins  de  l'empire  et  oublie  Rome 
même.  Mais  la  mort  de  Fulvie  son  épouse  le  tire 
de  sa  léthargie;  il  se  prépare  à  partir.  Cléopàtre 
essaie  en  vain  par  ses  artifices  de  le  retenir. 
Antoine  se  réconcilie  avec  Octave,  et  pour 
mieux  cimenter  leur  union  il  épouse  sa  sœur 
Octavie,  et  s'apprête  à  marcher  avec  «es  collègues 
contre  Sexte  Pompée.  Fureur  et  jalousie  de 
Cléopàtre  en  apprenant  le  mariage  d'Antoine.  Ce 
dernier  s'irrite  contre  Octave,  devenu  seul  maî- 
tre du  monde  par  le  renvoi  de  Lépide.  Octavie 
revienlbientôt  à  Rome  pour  réconcilier  son  frère 
avec  son  époux.  Pendant  ce  temps,  Antoine  re- 
tourne auprès  de  Cléopàtre.  Octave  lui  déclare 
la  guerre.  Antoine,  par  complaisance  pour  la 
reine  d'Egypte,  se  décide  à  combattre  Octave  sur 
mer.  Cléopàtre  prend  la  fuite  au  plus  fort  de 
l'action.  Antoine  la  suit  honteusement  ;  il  est 
réduit  à  faire  des  propositions  à  Octave  qui  les 
rejette.  Antoine,  vainqueur  dans  une  seconde 
bataille,  dispose  tout  pour  une  bataille  décisive 
qui  doit  se  donner  sur  terre  et  sur  mer.  Mais 
la  flotte  d'Antoine  se  joint  à  celle  d'Octave.  Sa 
cavalerie  l'ayant  ensuite  abandonné,  il  est  battu. 
Cléopàtre,  pour  se  soustraire  à  sa  colère,  se  ren- 
ferme dans  le  tombeau  de  Ptolémée,  et  fait  ré- 
pandre le  bruit  de  sa  mort.  Désespoir  d'Antoine 
qui  se  frappe  de  son  épée.  Antoine  mourant  se 
fait  porter  auprès  de  Cléopàtre  et  expire  dans 
ses  bras.  Octave  essaie  de  se  rendre  maître  de 
Cléopàtre.  Il  a  une  entrevue  avec  elle  et  cherche 
à  la  rassurer.  Mais  la  reine  d'Egypte,voulant  évi- 
terla  honte  d'être  conduite  en  triompheà  Rome, 
pose  sur  son  sein  un  aspic  dont  la  piqûre  lui 
donnelamort.  Georges  Sand. 

I.E   SONGE  D'UNE  NUIT  D'ÉTÉ  (Pièce  en 

5  actes]. 

Nous  sommes  dans  Athènes  ;  deux  noces  vont 
se  célébrer, celles  de  Thésée  avec  Hippolyte,  cel- 
les tle  Démétrius  avec  Heriuia;  maisHermia  s'est 


0  — 


jtrise  d'amour  pour  Lysandre,  el  le  prince Théste 
lui  annonce  que,  d'après  la  loi  d'Athènes  ,  si  elle 
n'obéit  pas  à  son  père  ,  elle  n'a  qu'à  choisir  en- 
lie  la  mort  et  le  cloitre  des  Vestales.  Les  deux 
jeunes  gens  quittent  furtivement  la  ville,  lis  se 
sont  donné  rendez-vous  dans  un  bois  voisin.  La 
vengeance  et  l'amour  y  poussent  Dèmétrius. 
Hélèney  court  aussi,  Hélène  que  Démélrius  avait 
aimée  avant  de  voir  Hermia ,  et  qui  est  restée 
fidèle  à  ce  volage  amant.  Dèmétrius,  qui  cher- 
chait Hermia,  rencontre  Hélène  et  l'accable  de 
dédains.  La  nuit  arrive.  Oberon  et  Titania,  le  roi 
ella  reine  des  fées  reprennent  possession  de  leur 
empire.  Un  sommeil  magique  s'empare  des  qua- 
tre amans ,  et  alors  commence  une  action  fan- 
tastique mêlée  à  l'action  réelle  ;  ce  ne  sont  plus 
que  méprises  réciproques  et  échanges  d'amours 
occasionnés  par  les  philtres  et  les  talismans  ;  car 
Oberon  etTitania  étaient  en  guerre  cette  nuit-là. 
Enfin  ils  se  raccommodent,  et  l'harmonie  se  réta- 
blit dans  le  cœur  des  mortels,  si  bien  qu'au  ré- 
veil Dèmétrius  retrouve  son  premier  amour  pour 
Hélène  et  renonce  à  la  main  d'Hermia  ;  tout  s'ar- 
range, les  trois  couples  sont  heureux,  et  pour 
léter  ces  belles  noces ,  des  artisans  d'Athènes 
viennent  représenter  devant  la  cour  une  tragé- 
die de  Pyrame  et  Thisbé,  sorte  de  prologue  où 
Shakspeare  nous  donne  une  spirituelle  critique 
des  auteurs  de  son  temps. 

Lmile  Deschamps. 

MSSU&X  POna  MESURX  (SramecnBactes). 

Le  duc  de  Vienne,  qui  a  laissé  en  son  absence 
plein  pouvoir  à  l'austère  Angelo  afin  qu'il  re- 
mit ett  vigueur  les  lois  tombées  en  désuétude  , 
parcourt  ses  états  déguisé  en  moine.  Il  a  pénétré 
dans  la  prison  de  Claudio;  il  a  entendu  d'un 
lieu  secret  la  scène  entre  Isabelle  et  son  frère  ; 
il  a  reçu  les  confidences  de  Marianne,  qu'An- 
gelo  a  abandonnée  après  lui  avoir  promis  de 
l'épouser.  11  obtient  d'Isabelle  qu'elle  accorde  à 
Angelo  un  rendez-vous  où   Marianne  doit  la 
remplacer.  De  son  cùté  le  gouverneur  a  promis 
à  Isabelle  la  grâce  de  son  frère  ;  mais  fidèle  à  son 
caractère  d'hypocrisie  et  d'orgueil ,  quand  il 
croit  avoir  assouvi  sa  passion ,  il  donne  ordre 
d'exécuter  le  prisonnier.  Le  duc  a  tout  vu ,  il 
suspend  l'exécution.  A  son  entrée  triomphale 
dans  la  ville  de  Vienne  ,  sur  l'appel  des  deux 
femmes,  Isabelle  et  Marianne,  il  fait  Angelo 
juge  en  sa    propre  cause,  et   rentre  comme 
témoin   sous   son   premier    déguisement.    Le 
moine  accuse  hautement  Angelo ,   celui-ci   le 
traite  d'imposteur  et  veut  le  faire  arrêter,  on  lui 
arrache  son  capuchon,  et  on  reconnaît  le  duc. 
H  force  Angelo  Ji  épouser  Marianne,  condamne 
Sucio  à  devenir  le  mari  d'une  courtisane,  et 
met  son  duché  aux  pieds  d'Isabelle.  Le  poète  ne 
dit  pas  si  la  noble  fille  accepte  ou  retourne  dans 
son  couvent.  Mesure  pour  mesure  est  une  des 
pièces   de  Shakspeare  les  moins  connues    en 
France, c'est  cependant  un  magnifique  drame  où 
abondent  des  beautés  de  premier  ordre,  qui  à  la 
vérité  se  trouvent  mêlées  à  des  scènes  d'une 
grande  licence  de  mœurs,  mais  (juc  le  sujet  mo- 
tive, et  qui  font  encore  mieux  ressortir  la  pensée 
morale  de  la  pièce  et  la  pure  et  chaste  figure 
(l'Isabelle. 

Louise  Sw,  Uelloc. 


HENRI     VI ,   TROISIÈME   PARTIE   [  pièce  his- 
torique  en   cinq   actesj. 

On  a  contesté  que  Shakspeare  fût  l'auteur  des 
trois  parties  de  Henri  VI,  et  ce  n'est  pas  sans 
quelque  apparence  de  raison.  Elles  offrent ,  en 
effet,  moins  de  poésie,  moins  de  pathétique,  plus 
de  verbosité  et  d'enflure  de  style  (lue  les  autres 
ouvrages  du  grand  tragique  anglais.  Cependant 
il  y  a  dans  la  deuxième  et  la  troisième  [)arlie  de 
Henri  VI  des  passages  magnifiques  où  l'on  re- 
connaît la  touciie  de  Shakspeare.  La  troisième 
l)arlie  est  remarquable  par  le  grand  nombre  de 
batailles,  d'assassinats  et  d'événemens  qui  s'y 
entassent. 

Le  duc  d'Yorkdispute  la  couronne  à  Henri  VI, 
qui  consent  que  I  héritage  passe  à  son  rival  et  à 
sa  famille  pour  avoir  le  privilège  de  régner  le 
reste  de  sa  vie.  Marguerite  d'Anjou  engagée  dans 
une  lutte  terrible  pour  le  trône  de  son  mari,  ac- 
cable de  reproches  le  faible  Henri  qui  a  lâche- 
ment abandonné  les  droits  <le  sou  fils.  Margue- 
rite triomphe  d'York,  et  fait  le  duc  lui-même 
prisonnier,  à  la  suite  d'une  autre  bataille  gagnée 
par  le  fils  d'York,  depuis  Edouard  IV.  Henri  est 
renfermé  dans  la  Tour  de  Londres.  Ici  com- 
mence l'amour  d'Edouard  IV  pour  Elisabeth 
Woodville,  veuve  de  lord  Grey.  Sur  ces  entre- 
faites, Warwick  envoyé  en  ambassade  auprès  de 
Louis  XI  demande  pour  Edouard  la  main  de  la 
princesse  Bonne,  belle-sœur  du  monarque  fran- 
çais. Ce  dernier,  piqué  du  mariage  d'Edouard  et 
de  la  belle  veuve,  accorde  des  secours  à  Margue- 
rite. Warwick,  surnommé  le  faiseur  de  rois,  in- 
digné de  la  conduite  d'Edouard,  se  joint  au  parti 
de  Marguerite,  et  donne  sa  fille  en  mariage  au 
jeune  fils  de  Henri  VI.'  Warwick  détrône 
Edouard  et  l'enferme  dans  un  château  du  duché 
d'York.  L'hypocrite  et  ambitieux  duc  de  (ilo- 
cester,  depuis  Richard  III ,  aspire  lui-mêiuc  à  la 
couronne  ,  mais  pour  y  parvenir  il  lui  faut  dé- 
truire les  ennemis  de  sa  famille,  afin  delà  dé- 
truire ensuite  elle-même.  Kichard  ramène 
Edouard  vainqueur  à  Londres.  Henri  VI,  qui 
tombe  de  nouveau  entre  les  mains  de  son  rival , 
est  jeté  en  prison.  Après  la  défaite  de  War- 
wick par  Edouard  IV,  Marguerite  livre  la  ba- 
taille de  Tewkesburry  qu'elle  perd.  Le  hideux 
Richard  poignarde  Henri  VI  dans  la  luur  de 
Londres,  et  par  cet  assassinat  fait  triomplicr  la 
rose  blanclie  de  la  rose  rouge.  (  Voir  l'analyse  de 
Richard  111.) 

Casimir  Delavioe. 


IIég:éi<«l|>pc  Moroitu. 


11  s'cndoriiiil,  rêvant  bonheur  et  gloire  ;  mais 
L'une  arriva  trop  lard,  l'autre  ne  vint  jamais. 
II.  UonEAL. 

Voici  àcjii  cinq  nuits  qu'il  dort  au  cimetière. 
Ciel!  as-tu  ricliaulTé  sa  funtbre  liUèrc  ?.,. 
Il  doit  faire  si  froid  dans  la  fosse  où,  tout  seul, 
Nous  Tatous  \ii\wii  vOtu  du  blanc  linceul  ! 


Quand  l'étoile  du  soir  i  l'horiion  fidèle 

Vole  comme  au  printemps  la  frileuse  hirondelle, 

L'ange  qu'il  a  rêvé  vienl-il,  aimant  et  beau, 

Lui  faire  compagnie  au  fond  de  son  tombeau  ? 

Il  nie  l'a  dit  souvent  :  Le  trésor  que  j'envie, 

Le  pain  qui  soutiendrait  ma  défaillante  vie. 

C'est  r.imour  !  mais  l'amour,  me  disait-il  eucor, 

Pour  le  prendre  ici-bas  il  faut  des  filets  d'or. 

Pauvre  enfant  I  il  n'avait  que  des  réseaux  de  laine 

Troués  en  maint  endroit,  et  que,  de  son  baleine. 

Un  amour  éphémère,  après  deux  ou  trois  jours, 

Aux  caprices  du  sort  faisait  voler  toujours. 

Celles  qui  pur  hasard  avaient  lu  le  volume, 

Le  li*i'>;  saint  tombé  de  sa  magique  plunu'. 

Et  qui  levaient  de  lui  pendant  les  noirs  hivers, 

Refaisant  dans  leur  cœur  sa  pensée  et  ses  vers; 

Quand  un  autre  hasard  leur  montrait  son  image, 

Murmuraient,  la  vojaut  si  pauvre  :  «Quel  dommage!» 

Et  puis,  plus  rien.  L'amour,  semblable  aux  papillons, 

Se  pose  sur  les  (leurs  et  non  sur  les  haillons. 

11  était  beau  pourtant,  et  sa  voix  était  douce  ; 

Comme  l'onde  qui  pleure  en  fuyant  sur  la  mousse, 

Les  mois  qu'il  avait  dits  faisaient  songer  longU  mps  ; 

Le  vent  qui  s'égarait  dans  ses  cheveux  llottans 

En  sortait  parfumé  de  l'indicible  arâme 

Qui  roulait  au  désert  autour  de  Saint-Jërome  ; 

Car  son  amour,  bravant  le  sarcasme  moqueur, 

Brûlait  toujours  sur  lui  quelque  part  de  son  cœur. 

Certes  1  ce  n'était  pas  cet  amour  du  grand  monde, 

Ce  louche  Cupido  tout  plein  de  grâce  immonde, 

Et  dont  les  doigts,  cachés  sous  des  gants  de  chamois. 

Usent  en  minaudant  trente  noms  dans  un  mois. 

C'était  ce  noble  amour,  besoin  des  grandes  Ames, 

Qui  peuple  les  cœurs  purs  de  fantômes  de  femmes  ; 

Étoile  qu'on  épie  h  l'horizon  lointain, 

Pour  la  baiser  des  yeux  le  soir  et  le  malin  ; 

.Ange,  fée  ou  péri  que  l'on  voudrait  connaître 

Pour  jeter  à  se»  pieds  sa  peusée  et  son  être. 

Pour  avoir  un  sommeil  doux  et  réparateur, 

Pour  sentir,  pour  aimer,  pour  croire  au  Créateur  ; 

Inextinguible  amour,  flamme  chaste  et  divine. 

Astre  qu'on  ne  voit  pas,  mais  que  le  ca>ur  devine. 

Et  dont  il  faut  mourir  lorsque,  l'ayant  rêvé. 

Sur  dix  ans  de  prière  il  ne  s'est  pas  levé  I 

Vere  ce  mirage  en  vain  il  tourna  sa  paupière. 

Un  jour,  assis  tousdeu\  sur  un  \ieui  banc  de  pierre, 

11  m'ouvrit  en  pleurant  le  puits  noir  et  profond 

Qu'il  appelait  son  âme  ;  et  j'en  ai  vu  le  fond. 

Hélas  I  ce  n'était  plus  qu'un  vaste  cénotaphe 

Où  sommeillaient,  chacun  avec  souépilaphe. 

L'un  sur  l'autre  couchés,   tous  ces  morts  de  l'esprit 

Qui  succombent  en  nous  quand  l'espoir  s'y  nélriL 

La  jeune  liborlc  que  juillet  (il  éclore, 

Le  front  p,1le  el  couvert  d'un  lambeau  tricolore, 

Y  donnait,  il  coté  d'un  visage cliarmaiil 

Dont  le  triste  poète  avait  été  l'amanu 

■  Eblouis  el  jaloux  de  sa  vive  lumière, 

Les  inéchans,  me  dit-il,  ont  tué  la  première, 

El  pendant  que  j'allais  pleurer  au  Golgotba, 

L  n  monsieur  qui  passait  v  il  l'autre,  cl  l'acheta .' 

C'étaient  mes  seuls  irésors  ;  à  présent,  la  tempête 

l'eut  rouler  sous  mes  pieds  ou  gronder  sur  ma  tète  ; 

Et  la  mort  iwul  venir  ;  el  voici  bien  longtemps 

Déjà  que,  n'jy,inl  plus  d'autre  espoir,  je  l'alleadsl...» 


Elle  est  venue,  euGu  I  J'ai  revu  le  poète  : 
Vu  sourire  Ooltait  sur  sa  boucbc  muette  ; 


10  — 


Ses  yeux  tournés  au  ciel  et  cliaslemeiil  ouverts 
Etincelaieiit  du  feu  qui  brûle  dans  ses  vers. 
On  voyiiil  que  la  mort,  sans  luttes  et  sans  peines, 
Goutte  ù  goutte  a\ait  l)u  tout  le  sang  àc  ses  veines  ; 
Et  que,  l'aidant  lui-même  à  son  dernier  moment. 
Lorsqu'elle  est  arrivée,  il  l'attendait  vraiment:.. 
O  mon  Dieu  :  quand  l'tloile  à  l'horizon  lnK\c 
Vole  comme  au  printemps  la  frileuse  liirondellc. 
L'auge  qu'il  a  rêvé  vient-il,  aimant  et  beau. 
Lui  faire  compagnie  au  fond  de  son  tombeau  ? 
L.  A.  BEUXHAUD. 
24  décembre  1838. 


a,â»  aiSS'iL'^iiiîS  a>;2  'B;î2fliî.t*û3* 


Célail  une  de  ces  nuits  froiiks  et  sombres 
comme  on  n'en  voil  qu'en  Flandre.  Le  ciel  était 
cliai-gé  de  C'"os  nuaijes  noirs  iiui ,  dans  leur 
course  rapide,  laissaient  de  temps  à  autre  percer 
un  rayon  de  lune  sur  la  cnne  des  loils  et  des  clo- 
chers de  la  lionne  ville  de  Lejden.  On  n'eiiten- 
dail  que  le  bruit  des  ijiruneltes  qui  lournaient 
en  gémissant  sur  leur  aie  de  fer  rouillé.  11  tom- 
bait une  petite  pluie  fine  qui ,  poussée  par  le 
vent,  venait  fouetter  la  façade  des  maisons.  Les 
carillons  ileS  diverses  liorloi;es  de  la  ville  ve- 
naient de  sonner  deux  heures;  le  nachl-water 
(garde-nuil,  avait  aussi  répondu  aux  liorlo;jis 
par  la  lugubre  et  antique  formule  des  yarde- 
nuil  Hamands:  11  est  deux  heures;  éleiynez  vos 
feux,  et  priez  pour  les  trépassés  du  pur;;atoire! 

Ce|)endant,  dans  une  des  petites  rues  du  cen- 
tre de  la  ville,  on  voyait  encore  de  la  lumière 
à  une  fenêtre  du  rez  de  chaussée.  L'intérieur  de 
celle  chambre  élail  occupé  par  un  pauvre  save- 
tier et  sa  femme.  Ces  braves  ijeus  devaient  tra- 
vailler une  partie  delà  nuit,  car  célail  un  rude 
hiver  que  celui  de  1007.  Donc,  ils  iravailluieiit 
tous  deux  à  coté  d'un  berceau  dans  lequel  dor- 
maient deux  enluns.  «  Déjà  deux  heures!  dit  la 
femme  en  soupirant, el  tant  d  ouvrage  à  faire  en- 
core !  »  /andre  ne  répondit  rieu  à  celle  triste 
réflexion  de  sa  fennne  ;  il  continua  son  liavail. 

«  l'emine,  dit-il  un  instant  api  es,  nas-ln 
pas  entendu  queb|ue  bruit  '.'—  Xou  ,  répondit 
Marianne ,  c'est  sans  doute  le  vent  qui  l'aura 
trompé  » 

Zandre  s'était  remis  au  travail,  à  moitié  sa- 
tisfait de  lexplication  de  sa  fennue  :  il  était  in- 
quiet. «  .Marianne  ,  sécria-l-il ,  je  te  réponds 
que  j'ai  entendu  la  voix  dun  liomme  ;  celle 
fois ,  j'en  suis  certain.  C'est  peut-être  quelque 
malheureux.  —  Allons,  ne  voulez-vous  pas  sor- 
lii-  de  ce  temps-lh  '.'  et  pour  qui  :•  jiour  quelqu 
ivrogne  on  (pielquc  méchant  coupe-jarret ,  ou 
peut-être  pis  encore,  quelque  ûme  en  peine 
qui  vient  réclamer  la  femme  de  notre  voisin, 
Torfévre  'i  ots,  qui  est  mort  hier.  —  Laisse  donc 
tes  sottes  idées  de  revenans,  continua  le  savetier, 
et  suis-moi;  nous  allons  voir  ce  qui  se  pa.sse 
dans  la  rue.  »  H  fallut  obéir.  A  peine  avaient-ils 
fait  quelques  pas  (ju'ils  entendirent  distinc- 
tement de»  cris  plaintifs.  Zandre  se  dirigea  vers 
ce  c6té,  et  s'approchant  avec  sa  lanterne  des 
échafaudages  d'une  maison  en  réparation  ,  il  vil 
gne  masse  noire  «{ui  se  mouvait  au  milieu  des 


décombres,  de  la  Iioue  et  du  mortier.  Il  s'avance 
de  plus  près,  el  examine  plus  altenlivemcnl.  11 
reconnaît  bien  distinctement  cjne  le  malheureux 
tombé  dans  ce  cloaijuc  y  sera  mort  avant  le 
jour,  s'il  ne  lui  porte  secours.  Voilà  donc  ces 
braves  gens  faisant  tous  leuis  elîorts  pour  soule- 
ver et  transporter  chez  eux  ce  fardeau  extraor- 
dinaire. Us  en  viennent  cependant  à  bout.  Une 
fois  chez  eux  ,  cet  homme  ,  tombé  dans  un  état 
d'ivresse  voisine  de  la  léthargie ,  fut  l'objet  de 
leurs  soins  les  plus  empressés.  Ils  le  lavèrent,  le 
couchèrent  dans  un  lit  bien  chaud,  que  .Ma- 
rianne fil  tout  exprès  dans  une  chambre  voisine 
de  celle  qu'ils  habilaienl.  Ils  ne  se  couchèi-ent 
eux-mêmes  quapiès  s'élre  bien  assurés  que  leur 
hOte  ne  mau(|uait  plus  de  rien  et  qu'il  dormait 
d'un  profond  sommeil. 

(Jnand  le  jour  parut,  le  premier  soin  de  Zan- 
dre et  de  Marianne  fut  d'aller  voir  celui  qti'ils 
avaient,  pour  ainsi  dire,  miraculeusement  sauvé 
d'une  mort  certaine. 

Mais  quel  élonnemenl  fut  le  leur  en  entrant 
dans  la  chambre  de  leur  liôle!  11  n'y  avait  plus 
personne.  Tout  y  était  parfaitement  leniis  en 
ordre,  la  fenêtre  entr'ouverte ,  et  les  meubles  à 
leur  place. 

l'oule  la  journée  se  passa  en  conjectures.  La 
rumeur  fut  grande  parmi  les  commères  du 
quartier;  les  plus  habiles  furenl  consultés, 
mais  l'énigme  n'en  resta  que  plus  inextricable. 

Deux  ou  trois  jours  après  les  événemens  que 
nous  venons  de  raconter  un  homme  très  élé- 
gamment vêtu  se  présenta  chez  Zandre  VVer- 
mans.  11  paraissait  avoir  trente  ou  trente-cinq 
ans;  il  portait  les  cheveux  longs  et  bouclés  .'i  la 
mode  du  temps,  une  mouche  sous  la  lèvre  infé- 
rieure et  des  moustaches  relevées  vers  les  coins. 
Son  costume,  entièrement  de  velours  el  de  salin 
noir, n'était  relevé  que  par  une  magnifique  chaîne 
d'or  qu'il  portait  au  cou.  11  avait  à  la  main  quel- 
que chose  de  plat  et  de  forme  carrée,  envelojqté 
dans  du  parchemin  et  entortillé  d'une  coide 
scellée  avec  un  gros  cachet  de  cire  rouge.  Ajirès 
avoir  salué  Marianne  et  serré  affectueusement  la 
main  au  savetier  -.  «  Mon  ami ,  d:l-il  à  ce  dernier, 
vous  m'avez  sauvé  la  vie,  il  y  a  trois  jours  ;  il  est 
juste  qu'une  telle  action  ne  soit  pas  oubliée,  et 
qu'un  jour  vous  ayez  (juelque  plaisir  à  vous  la 
rappeler.  Tenez,  prenez  ceci,  enfermez-le  avec 
ce  que  vous  avec  de  plus  précieux.  iNe  vous  in- 
quiétez pas  de  ce  que  cela  peut  être,  seulement 
au  jour  du  malheur  souvenez-vous-en;  portez- 
le  à  maître  Jacques  Maas,  notre  bourijmeslre,  à 
.M.  l'aats.ou  à  M.  Cornille  i'ools  ,  ou  au  inar([uis 
de  Bélhune,  ou  à  qui  vous  voudrez  enlin,  et  vous 
en  aurez  quelques  centaines  de  florins. 

L'inconnu  prit  ensuite  très  poliment  congé  des 
époux  Werinans,  et  sorlit  avant  qu'ils  eussent 
eu  le  temps  de  le  questionner;  Zaniire,  son  mys- 
térieux paquet  à  la  main,  et  Marianne  se  prirent 
à  se  regariler  d'un  air  hébété;  soit  superstition, 
soit  insouciance,  ils  exécutèrent  ponctuellement 
les  instructions  du  visiteur.  Le  prétendu  talis- 
man fut  précieusement  renfermé,  cl  huil  jours 
ajU'ès  on  n'y  pensait  pas  jilus  qu'à  l'avcntuie  de 
cet  ivrogne  d'une  espèce  nouvelle. 

Ce  fui  pour  la  Hollande  une  bien  terrible  an- 
née que  l'année  1672.  Trois  armées  françaises, 
commandées  i)ar  M.  de  Turcnne,  le  iirince  de 
Coudé  et  M.  de  Chantilly,  el  ayant  à  leur  lOie  le 


roi  Louis  XIV  en  personne,  se  précipitèrent  sur 
ce  malheureux  pays.  Donc  la  Hollande  devait 
supporter  toutes  lescalamités  de  l'invasion  étran- 
gère. Zandre  el  sa  femme  furent  réduits  à  la 
dernière  misère.  In  jour  que  le  froid  et  la  faim 
se  faisaient  pins  rudement  sentir,  ils  se  souvin- 
rent de  la  singulière  aventure  de  l'ivrogne  et  de 
son  présent.  Zandre  se  rendit  ce  matin-là  chez  le 
bourgmestre,  maître  Jacques  IMaas,  el  lui  ra- 
conta ce  qui  lui  était  arrivé.  Celui-ci  ouvrit  le 
pai|uel,  lirisa  le  cachet ,  dénoua  les  cordons.  Un 
lalileau  d'une  admirable  perIVclion  frappa  ses 
regards  :  «  Ce  n'est  pas  de  Gérard  Dow,  sécria- 
l-il,  il  n'a  jamais  su  si  bien  peindre,  il  n'y  a  que 
Miéris  au  monde  pour  peindre  comme  cela.  Ce 
lalileau  est  de  Miéris,  l'honneur  delà  peinture 
llainande;  Miéris  seul  est  capable  d'exécuter 
un  tel  chef-d'œuvre.  >>  Et  en  elfet,  dans  un  petit 
coin  de  son  panneau,  l'immortel  artiste  avait  si- 
gné son  nom  :  «  François  Miéris,  de  Delst,  ICTO./) 
Quant  à  la  prédiction  de  Miéris,  elle  fut  plus  que 
réalisée;  le  pauvre  savetier  Zandre  "vVermans 
se  coucha  ce  soir-là  avec  1,200  florins  dans  son 
tiroir. 

{Petit-Cotirrier  des  Dames.) 


C'OBSBgtle  nnniit'l  de  la  .justice 
CB'îiiiini'Ile. 


Le  Moniteur  publie  le  rapport  nu  roi  sur 
l'administration  de  la  justice  criminelle  j)endant 
l'année  l«3G.  .Nous  en  avons  extrait  succincte- 
ment les  résultats  géiiéiaux.  Ce  rapport  est  lui- 
même  un  résumé  des  tableaux  dont  se  compose 
le  compte-rendu.  La  première  partie  fait  con- 
naître les  travaux  des  cours  d'assises. 

En  18JG,  ces  cours  ont  statué  su4"  5,300  acru- 
sations;en  1835,  5,2à8  leur  a'iaient  été  soumises; 
la  diiTérence  en  plus  est  de  72.  Le  ministre  obser- 
ve que  le  cbilîre  îles  accusations  decrimes  contre 
les  propriétés  est  augmenté,  et  celui  des  accusa- 
lions  de  crimes  contre  les  personnes  diminué. 
De  1825  h  1830,  les  crimes  contre  les  personnes 
ont  diminué  presque  chaque  année  :  ils  étaient 
de  24  sur  100  en  1828,  de  25  eu  182<),  de  i>3  en 
1830  ;  en  1831,  le  cliilne  s'est  tout  à  coup  élevé  ; 
il  n'accssé  de  monterjusqu'en  1835;  il  était  alors 
de  34  sur  100.  En  i83G,  il  tombe  à  29  pour  100. 

Si  l'on  met  le  nombre  des  accusés  en  rapport 
avec  la  population  du  royaume,  on  trouve  que 
la  moyenne  est  d'un  accusé  sur  4,038  habitans. 
Celle  moyenne  a  été  tiépassée  dans  28  départe- 
mens.  Dans  le  déparlement  de  la  Seine,  où  l'on 
relève  1  accusésur  1,231  habitans;  dans  la  Corse, 
I  sur  1,540;  dans  les  Pyrénées-Orienlales,  l  sur 
2,029;  dans  le  Haut-Rhin,  1  sur  2,235;  dans  le 
Finistère,  1  sur  2,617,  etc.  Les  déparlemens 
dans  lesquels  celle  moyenne  n'a  pas  été  alleinle 
sont  au  nombre  de  58.  Il  en  est  5  où  la  différence 
a  été  très  sensible.  Le  Cher  n'a  qu'un  accusé  sur 
12,037  habitans;  l'Aude,  sur  11,710;  la  Drôme, 
sur  11,315;  les  Landes,  sur  10,553;  les  Hautes- 
Alpes,  sur  10,089. 

L'auteur  du  rapport  recherche  quels  ont  élé 
les  accusés,  leur  sexe,  leur  position,  leur  état 
civil,  leurs  anlécédens,  etc. 

133U  Iciuines  ont  été  accusées  de  crime,  c'est 


11 


;i  (!ii"p  que  sur  100  accusés  il  y  a  eu  19  femmes. 
P;iimi  files,  3-1  sur  100  avaient  eu  des  enfans 
naturels,  ou  avaient  vécu  en  concubinage  avant 
(le  comniellre  le  crime.  Ce  dernier  résultat  sem 
lile  n'être  n.is  en  ihoniicur  des  bonnes  mœnis  ; 
mais  il  faut  observer  que  tous  les  docnmens 
oiTirielssoiilIoin  de  conslaslcr  tous  les  désordres 
<lomesli(|UfS.  Il  n'y  a  donc  ici  rien  à  conclure  de 
la  stalistii|ue.  Les  femmes,  comparativement  aux 
hommes,  commellent  plus  de  crimes  contre  la 
propriété  quecoiilre  les  personnes. 

Dans  lesclassificalionspar  Aijes,  nous  trouvons 
les  résultais  suivans  :  Si  l'on  divise  les  accusés 
de  crime  contre  les  personnes  en  trois  parties, 
les  accusés  de  moins  île  25  ans,  ceux  de  25  à  60, 
et  ceux  de  plus  de  GO,  on  vsit  que,  dans  la  pre- 
mière classe,  la  proportion  est  de  -2i  sur  100, 
dans  la  seconde  de  31  ,  et  dans  la  troisième  de 
37.  Ainsi  le  pendianl  au  crime  contre  les  per- 
sonnes augmenterait  avec  l'àue. 

Sur  le  nombre  général  des  accusés,  60  sur  100 
étaient  célibalaires,  30  étaient  mariés,  1  étaient 
veufs.  Parmi  les  accusés  vivant  dans  le  veuvage, 
77  sur  lOJ  avaient  des  enfans. 

Les  observations  laites  sur  l'état  intellectuel 
des  accusés  constatent  (|uc  leur  nombre  diminue 
en  proportion  iluilegré  d  instruclion.  Le  nombre 
des  accusés  ne  sachant  ni  lire  m"  écrire  a  été  de 
59  sur  100. 

Le  compte  répartit  en  neuf  classes  les  profes- 
sions (]u'exerçaienl  les  accusés.  La  i)reniière 
classe  est  composée  d'hommes  occupés  aux  Ira- 
vaux  de  la  terre,  la  huitième  d'hommes  ayant 
embrassé  des  professions  libérales;  c'est  dans 
ces  deux  classes  iju'il  s'est  commis  le  jdus  de 
crimes  contre  les  personnes.  Les  deux  classes 
où  il  y  à  le  nioiiis  de  crimes  de  cette  nature  soni 
la  cinipiièine  et  la  neuvième, c'est  à  dire  la  classe 
lies  conimercans  et  celle  des  gens  sans  aveu. 

Ticnle  individus  ont  été  condamnés  à  mort  ; 
24  ont  été  eséculés;  pour  les  (i  qui  ont  été  ijia- 
ciéSjla  peine  denioi-1  a  élécommuéc  en  celle  des 
travaux  forcésà  perpétuité. 

La  proportion  du  nombre  des  acquittés  par 
les  cours  d'assises  à  celui  des  accusés  a  été  de 
.36  sur  100.  En  1835,  elle  était  de  39.  Cette  pro- 
portion a  varié  selon  le  degré  d'instruction 
qu'avaient  reçue  les  accusés.  Sur  lOOaccusés  en- 
tièrement illettrés,  33  ont  été  acquittés  ;  sur  100 
accusés  sachantlire  et  écrire  imparfaitement,  38; 
sur  lOOaccusés  ayant  un  degré  d'instruction  su- 
périeur ,  57. 

Le  nombre  des  délits  politii|ues  et  de  la  presse 
soumis  au  jugement  des  cours  d'assises  a  diminué 
annuellement  dans  la  proportion  suivante;  071 
en  1831  ;  602  en  1832;  3.56enl,s33;  210  en  1831; 
177  en  1835  ;  96  en  1836.  Nous  observerons  que 
parmi  les  causes  qui  ont  ))U  faire  diminuer  le 
nombre  de  cessorles  d'accusations,  il  fautcom-.v 
ter  les  loisqvii  ont  distrait  du  jury  les  délits  poli- 
tiques et  de  la  presse,  et  nolamnienl  les  lois  de 
septembre  1835.  Nous  ferons  observer  encore 
qu'ici  le  nombre  proportionnel  des  acquittc- 
mens  a  été  plus  élevé  ijuc  dans  les  accusations 
ordinaires.  Sur  78  jirévcnus  de  délits  de  la 
presse,  50  (0  i  sur  100)  ont  été  acquittés.  Sur  17 
prévenus  de  délits  politiques,  31  i,CO  sur  100) 
l'ont  été  également. 

Le  rapport  contient  des  résultats  curieux  sur 
ks  récidives.  La  proportion  des  récidivistes  Jiux 


accusésest  en  général  de  21  sur  100.  C'est  parmi 
les  libérés  des  bagnes  que  les  récidives  sont 
moins  fréquentes,  et  elles  le  sont  d'autant  moins 
que  le  séjour  au  bagne  a  été  plus  long.  De  1832  à 
1836  inclusivement,  il  est  sorti  des  trois  bagnes 
de  Brest,  de  Toulon  et  de  Rochefort,  3,398  con- 
damnés; il  en  est  sorti  25,807  des  maisons  cen- 
trales. Parmi  les  libérés  des  bagnes,  le  nombre 
des  récidivistes  a  été  de  19  sur  100;  parmi  les 
libérés  des  maisons  centrales,  il  a  été  de  21  sur 
100.  «  La  dilférence  en  faveur  des  bagnes  est 
d'autant  plus  remarquable,  dit  le  rapport,  que 
la  population  des  maisons  centrales  renferme 
des  femmes,  (|ui  tombent  en  récidive  bien  moins 
fréquemment  que  les  hommes;  et  que  dès  lors 
cette  population  devrait  offrir  moins  de  chance» 
îi  la  récidive  que  celle  des  bagnes.  »  Ce  résultat 
confirme  les  observations  faites  par  M.  Chailes 
Lucas  dans  l'ouvrage  dont  nous  avons  rendu 
compte.  Nous  sommes  lâchés  de  ne  pas  trou>cr 
dans  le  rapport  le  chiffre  proportionnel  des  réci- 
divistes parmi  les  libérés  des  maisons  correc- 
tionnelles :  ce  chiffre  eût  été  nécessaire  à  la  vé- 
rification des  faits  d'où  cet  auteur  conclut  que 
la  perversité  des  condamnés  est  en  sens  inverse 
de  la  gravité  des  condamnations.  La.  dilférence 
en  laveur  des  forçats  se  trouve  encore  augmentée 
par  ce  qui  résulte  d'un  autre passagedurappori. 
La  répression  est  toujours  plus  sévère  à  l'égard 
des  libérés  des  bagnes  qu'à  l'égaid  des  autres 
lihérés.  Tandis  que  sur  100  forçats  libérés  repris, 
31  sont  condamnés  à  des  peines  infamantes,  55  à 
des  peines  correctionnelles  et  4  acquittés,  ces 
proportions  sont,  ])our  les  libérés  des  maisons 
centrales,  de  15  condamnés  à  des  peines  infa- 
mantes,de81  à  des  peines  coirectionnelles  et  de 
4  ac(|uittés. 


en  1838. 


L'année  qui  vient  de  linir  a  été  iicureiii-e  pour 
les  tliéùlres  de  Paris,  s'il  faut  en  juger  par  le 
nombre  de  pièces  et  des  auteurs  représentés. 
Cependant,  excepté  le  Hrassetir  de  Prcston  h 
l'()[)éra-(;omique, te. S*/// //((//•  de  Sl-Pinil  â  la 
Gatté  ,  et  les  Suliiin'm/iqites  aux  Variétés,  il 
'  n'y  a  point  eu  de  grand  succès  littéraire. —  Hinj- 
lihis,  la  Popularité,  le  Bourgeois  de  Cntid , 
sont  les  trois  pièces  qui,  seules,  ont  excité  celle 
année  l'attention  sérieuse  de  la  critii(ne  et  du 
monde  littéi'aire. 

Mais  l'événenu'nt  dramatiiiuc  qui  domine 
ioule  l'aïuiéc  théâtrale,  c'est  l'éclatant  début  de 
'Mlle  Uachel  sur  la  scène  française ,  dont  elle  fait 
la  fortune  et  dont  elle  réveille  les  vieilles  et  il- 
lustres gloires.  Après  le  début  de  Mlle  Uachel  , 
celui  du  chanteur  iMario,  ^  l'Opéra,  est  des  plus 
imporlaiis. 

L'année  1S38  a  vu  deux  tristes événemens  dia- 
matiques  ;  l'incendie  du  liiéMre  Italien  ,  et  l'iu- 
eendie  du  \  audcvillc. 

Lu  revanche  elle  a  vu  s'ouvrir  la  salle  de  la 
Renaissance  ,  et  le  nouveau  thé.Mre  St-'Marcel. 
Quant  aux  lioulîes  ,  on  sait  que  Vcntadour  d'a- 
bord ,  jiuis  i'Odéon,  leur  ont  donné  asik,  cl  l'on 


sait  aussi  que  le  Vaudeville  va  provisoirement 
occuper  l'emplacement  du  café-spectacle. 

Voici  maintenant  la  liste  des  pièces  et  des 
auteurs  joués  à  ch.Kiue  théâtre  de  Paris. 

Le  nombre  des  nouveautés  dramaliiiues  aug- 
mente d'année  en  année  :  en  1834,  on  n'a  joué 
que  188  pièces  nouvelles  ;  en  1835,  il  y  en  a  eu 
221;  en  1836,  296;  en  1837,  298.  Si  l'année  1838 
n'en  a  vu  naître  que  285,  cela  tient  à  la  ferme- 
ture du  Vaudeville  depuis  5  mois. 

Le  nombre  des  au  uni  s  a  été  en  proporliim  de 
celui  des  pièces  :  de  127,  il  s'est  élevé  ,  en  IS37 
à  219.  Celle  année  ,  il  est  de  274.  Le  plus  pro- 
ductif est  M.  Théaulon  ,  qui,  pour  sa  part, 
compte  dix  nouveautés.  Après  lui  vieumut 
MM.  Aaicet ,  Dennery  et  Laurencin  ,  pour  8  ; 
.laime  ,  Desnoyers ,  Duporl  et  Cornion  pour  o. 

Huit  couiposiltUi'S  seulement  avaient  pu  se 
faire  entendre  en  18j7;  celte  année  on  en  compte 
seize  qui  sont  :  iMM.  Adam,  berlioz,  Bordèze, 
Caraffa  ,  Casimir  (jide,  Adrien  Boieldieu  ,  (la- 
pisson  ,  Despréaux  ,  Donizetli ,  Grisar,  Leborne 
Léon  llalévy,  Monpou,  Pilati,  Kons.selol,  Am- 
broise  Thomas. 

Les  auteurs  dont  les  ouvragesont  été  joues  sont: 

M.M.  Abel,  Ader,  Adolphe,  Albéric-Second  , 
Albert,  Albilte,  Alphonse,  Alzay,  Anatole  de  Beau- 
lieu,  Ancelot,  Ancelot  (Mme, ,  Andrand,  Angel, 
Anicet  Bourgeois,  Antier  JJenjamin  ,  Antierlils, 
Arago'Lliennei,  Arago  Jaciues, ,  Armand,  Ar- 
nould,  Arvers,  Auger  Mippolytej,  Augier. 

MM.  Barré  (feuj.  Barbier  (Aug.„  lîayani,  Réc- 
rier (Constant^,  Beruay  ;Camille;,  Bernaid,  Ber- 
ruyer,  Bièville  (Edmond; ,  Desuoyers  ,  liiol  Al- 
l)honse:,  Bonchardy,  Boucher  Alexi.s;  ,  Boulé, 
Braitier  Jeu, ,  Biizebane,  Brunswick. 

.M.M   Carraouche,  Chabot  de  Bouin,  Clairville 
Charles  L....,  Cogniard  frères,  Colomb,  Combe- 
rousse  (Alexis;,  Constant,  Cordier  Jules  dt  V 
Cormon  (Pieslre},  Cornille,  Courcy   l'rédéric;' 
Couailhac. 

M.M.  Davrecourt,  Davesues,  Davrigny  (Robil- 
lard),  Dartois  (.-Vchille),  Danois  (Armand), de  Cey, 
Décour  Eugène,  ,  De  kock  Paul,  ,  Delaporlé 
Michel,,  Delatour,  Dela\igne  ^Casimir  ,  Delit^ny 
Eugène  ,  Dellers,  Dcl.iunay,  Deforge ,  Deleris, 
,  DemolièrcDenn.ry  \dolphe, ,  Desarme  (Justin  ' 
Descaraps,  Deslamles,  Despajjny,  Desvergers! 
Didier,  Doniergue,  Doucel,  Dufaul  Henri  ,'du- 
manoir,  Dumas  (Alexandre),  Dumas  .Adolphe  . 
Dumersau.  Dysarn  Justin  .  Dupeuly  ,  Ch.  ' 
Du|4n  Henri,,  Duporl  J'aui,,  Dutertrej  Duvert' 
Duveyrier  (Cli.). 

Lissier  Mlle),  MM.  Lmj.is,  Eugène,  Eugène 
Roger  de  B r). 

.MM.  Ferdinand  Laloue,  Ferlé  ,1.  P..  Filioii 
Eugène  ,  Fleury,  l'oulan  ,  Fontaine  vÉmJ|,>^ 
Fouché    Paul  ,  Fournier,  Francis  Cornu. 

MM.(.al>ricl.(;ilU\Ariuand  , CirandiXuguslc^ 
(ioubaux   Diuaux),  Grange,  Cuénée  (ils. 

MM.  Harel,  llcslienne,  llolslein  Jlippolyic  . 
Hugo  .Victor  ,  Huart  .Louis  .  Ihacinihe.  Ilippo- 
lyle.  ■  '  ' 

.MM.  Jaime,  Jemma,  Jouhaut ,  Jousseruudol. 

MM.  Labat,  Labiche  ^Eugène;,  Labié,  La- 
brousse,  Lagrangc,  Laurenoin-Chapello ,  Lau- 
sanne ,  Leblanc  de  Fcrrère  ,  Lelxui ,  Lemoine 
Gustave  ,  Lefebvre  ,  Lefranc  ,  l.egouvé  .  Léon 
Buquel,  Léonce,  Li-onlhis  .Léon-Laurier  ,  Léon- 
Villiers,  Leroux  ..H'PPolyle ,  LesyuiU„u,  Leu»en 


12  — 


(Ailolplic  ,  l-tM^iue  illippolytc  ,  l,ivry  (.Charles), 
I.DiHJiiir   Alexamlri'  ,  l-ul)ize  (iMartin). 

MM.  Maillaii,  Maillard  >".  ,  Mayné  (Charles), 
Mallelille,  Maniuals,  Massclin,  Massoii  (Michel), 
Malhuii,  \hl^ilIIillell  ^Maxime  île  Heilon),  Méles- 
ville,  MriiissiiT,  Meyor,  Miloii,  Moiinais  (Lil.),  | 
Jlimlnjiiy,  Moreaii,  Morel,  Murin,  Muret  (Théo- 
dore,. 

MM.  iNézel  ^Théodore),  Neuville. 

MM.  Ov...y  (Armand),  Oscar. 

MM.  l'errot,  Piis  (feu),  l'icard  (Louis),  Pla- 
nard  ,  l'iuchouneau,  l'ouyin  ,  Poujol,  Pourcelt- 
llaron. 

M.  (Jueiiliu    Luuène,. 

M.M.  liaijaiiie,  Kaiinbaut,  Ratier  (Victor),  Ray- 
monl ,  Renaud  ,  Rocne  ,  Rocheforl ,  Romand 
Hipp.';,  Ronteix,  Rosier,  Roujjcmont ,  Rousseau, 
Rover. 

I  MM.  St-Amand,  St-George,  Saintine  (Xavier), 
Sl-Yves  (.Déadé;,  Sarlange  lAntony  Réraud),  Sal- 
vat.  Scribe,  Sauvage,  Simar  (Isidore) ,  Simonin, 
Siran  (Mme,,  Sirodin,  Souveslre  (Emile) ,  Sté- 
]ihan. 

MM.  Taslé  Jirtéc;,  Théaulon  ,  Thibouville  , 
Tirpenne,  Tournemine,  Tully  (Henri). 

M.W.  Valory  Mourier)  ,  Vanderburck  ,  Vanel 
{¥..),  Varin,  Varner,  Veyrat,  Victor  (Reveillée), 
Villeueuve  (Ferduiand),  Wailly  (Léon), 

ISiidget  tliétitral  de  1S3S. 

AC.ADÉMIF.    ROYALE    DE   MISIQUE,    3.  —  Guido 

et  Ginevra,  Beuvenuto  Cellini,  opéras.  —  La 
Volière,  ballet.  —  Reprises  de  la  Somnambule, 
de  la  .Sylphide,  de  la  Fille  du  Danube  et  de  Ro- 
bert-le-Diable. 

TiiÉATUEKHA.NT.Ais,  12.  — Une  Saint-Hubcrt, 
Isabelle  ou  deux  jours  d'expérience.  Faute  de 
s'entendre,  les  Adieux  au  pouvoir,  le  Ménestrel, 
la  Popularité,  comédies. —  L'Attente,  Louise 
de  Lignerolles,  un  Jeune  ménage,  RiclianI  Sa- 
vage, drames. —  l'hliippe  III,  Maria  l'aililla, 
tragédies.  —  Reprise  de  dix-sept  ouviages. 

oi'KKA-COMiyCE,  11.  —  Le  Fidèle  lierger,  Ln 
Conte  d'aulrelois.  Lequel  Pie  Perruquier  de  la 
régence,  Marguerite  ,  la  Figurante,  Thérèse,  la 
l)anied'lioniu'in-,le  lirasseurdc  l'rcstoii,  Zurich, 
la  ALiiilille  ,  «(léras. 

TUÉATKE  irAi.ii;>,  2.  —  Parisina,  Roberto 
Devereux ,  opéras. 

oi>Éo.>'  (du  3  janvier  au  G  juin),  4.  —  Le  Camp 
des  Croisés,  les  Suites  d'une  faute,  le  Bourgeois 
de  <jand  ,  drames.  —  Lue  Veuve  h  marier,  co- 
médie. 

THEATRE  I>E  LA  RENAISSANCE  (ouvcrt  le  8  no- 
vembre,. —  Ruy-Blas  ,  drame.  —  Olivier  Basse- 
lin,  Lady  Melvil,  la  Pérugina,  vaudevilles. — 
Le  Mariage  in  extremis,  les  Parens  de  la  lille  , 
coméilies. 

VALUEViLLE 'duSjanvier  au  16  juillet),  13. — 
Le  Serment  de  collège,  A  Trente  ans,  ITIlustre 
Gaudissart,  les  Industries  forcées,  le  Cabaret  de 
Lustucru,  le  Mariage  d'Orgueil,  la  Demoiselle 
majeure,  Arthur  ou  Seize  ans  après.  Mademoi- 
selle l)aloi,juy  lieutenant  de  dragons,  le  Lac  de 
(jomorrhe  ou  la  Bourse  de  Paris,  ITnsomnie, 
les  Impressions  de  voyage,  Juana,  vaudevilles. 

VARIÉTÉS,  28. —  La  Mardiande  de  la  Halle, 
les  Saltimbanques,  l'Amour  vient  après,  Midi  ù 
quatorze  heures,  la  Foire  St-Laurent,  Bouton 
de  rose  Jer,  .Mme  el  M.  J'inch<>n,  la  Voix  de 


Duprez,  le  Mariage  en  capuchon,  A  bas  les 
hommes,  la  Bourse,  Un  Frère  de  ([uinze  ans, 
Mathias  l'invalide,  la  Femme  au  salon.  Mousta- 
che, Léonce  ou  propos  de  jeune  homme,  les 
Bayadères,  l'Ouverture  de  la  ch:  sse ,  la  Reine 
des  blanchisseuses,  la  Vie  de  château,  la  Bou- 
langère a  desécus,  le  Dernier  élève  de  maître 
Evrard,  C'est  Monsieur  qui  paie,  Tronquelte  la 
somnambule ,  les  Trois  sœurs,  le  Sosie  d'Odry, 
le  Puff,  vaudevilles.  —  La  Suisse  à  Trianon,  opé- 
ra-vaudeville. 

GV-MNASE,  25.  —  La  Vie  de  garçon,  le  Commis 
voyageur.  Un  Ange  au  sixième  étage,  99  Mou- 
tons, Clermont  ou  Une  Femme  d'artiste.  Une 
Vision,  la  Bourse  de  Pézénas,  Duchesse,  Simon 
Terreneuve,  Précepteur  à  vingt  ans,  le  Médecin 
de  campagne,  l'AiÉtorité  paternelle,  la  Cachu- 
cha,  l'Orage  ou  un  Tèie-à-tête,  Mademoiselle, 
Grand-papa  Guérin,  Mademoiselle  Clairon,  le 
Discours  de  rentrée,  Candinot  roi  <le  Rouen,  le 
Marquis  en  gage,  vaudevilles.  —  L'Interdiction  , 
la  Belle-Sœur,  drames.  —  Henri  llamelin,  co- 
médie. 

l'ALAis-ROVAL,  21.  —  L'Ile  de  la  Folie,  la  Liste 
de  mes  maîtresses,  le  Pasteur  de  Ramberg,  Fras- 
cati,  la  Maltresse  de  langues.  Gras  el  maigre,  le 
Pioupiou,  la  Petite  maison.  Mademoiselle  Dan- 
geville,  les  Enfans  du  délire,  le  Tireur  de  Caries, 
les  deux  Pigeons,  un  Drame,  Coyiiii,  la  Pièce  de 
■24  sous,  Ploock  le  pécheur,  les  Trois  Dimanches, 
Assurances  conjugales,  les  Coulisses,  la  Levée  de 
300,000  houmies,  Françoise  el  Francesca,  vaude- 
villes. 

GAITÉ,  29.  —  David  Rizzio,  Marcel  ou  l'inté- 
rieur d'un  ménage,  la  Fille  du  taiiissier,  le  Duc 
de  Sin  rey,  le  Pauvre  Idiol,  la  Croix  de  feu  ou 
les  Pieds  noirs,  la  comtesse  de  ChamiUy,  le  Son- 
neur de  St-Paul,  Guillaume  de  ÎNorwood,  dra- 
mes.—  Les  Hussards  el  les  lingères,  les  Femmes 
libres,  le  Page  et  la  danseuse,  l'Ordre  du  jour 
ou  la  Prise  de  Mahon,  Morin  l'ouvrier,  le  Maii 
prêté,  la  Guérite  abandonnée,  les  Banquisles, 
lAHiclieur  soiiinamlmle,  l'Or[)liclin  du  parvis, 
la  Veuve  du  marin,  (Madelon  ou  Repentir  d  une 
danseuse,  le  Plaisir  de  la  chasse,  Babel  ou  la 
Petite  bonne,  la  Taientule,  Lolo  Siraudot,  un 
Bal  de  griselles,  vaudevilles.  —  Le  Père  Brice, 
Vvan  le  Itarbicr,  la  Famille  Dulaure,  drames- 
vaudevilles. 

l'OUTE-.SAi.NT-.MARïiN.  13.  —  Capsali,  bal.- 
panl.;  Don  Sébastien,  tragédie.  —  François!'' 
el  Charles-Quint,  Alix  ou  les  Deux-Mères,  la 
Pauvre  Fille,  Matéo,  Adrianne  Riller,  la  mort  du 
duc  de  Clarence,  Randal,  drames.  —  L'Enfant 
de  giberne  ,  drame-vaudeville.  —  Les  Deux-Ma- 
ris, comédie.  —  Le  Quatorzième,  vaudeville.  — 
Peau-d'Ane,  folie-vaudeville. 

A.MiiiGL-coMigL'E,  21.  —  L'Elève  de  Saint-Cyr, 
Sarauel-le-Marchand,  le  Chevalier  du  Temple, 
le  Toréador,  Gaspard  Hauser,  Rafaël  ou  les 
mauvais  conseils,  les  chiens  du  Mont-Sainl- 
Bernard,  le  Général  el  le  Jésuite,  Pierre  d'A- 
rezzo,  le  Jour  de  Pùques,  drames.  —  Les  Deux 
Orphelines  ,  drame  -  vaudeville.  -  Le  Bal  de 
l'Ambigu,  la  Maîtresse  d'un  ami,  les  Pècheurs- 
Pirales,  le  Vieux  paillasse,  la  Famille  d'Arle- 
quin, Veuve  à  marier,  un  Amour  de  .Molière,  le 
Testament  d'un  dragon,  la  Zimbinella,  les  Mines 
de  blagues,  vaudevilles. 

ClBiiUE-OUMflftVE,  7,  —  Le  Oéant  Goliatli, 


drame.  —  Le  Soldat  de  Briennc,  Lucelle  ou  la 
chaumière  allemande,  les  Pécheurs  du  Tréport, 
Père  Jean  ou  le  sac  à  charbon,  les  Bateleurs, 
vaudevilles.  —  Bijou,  folie-vaudeville.  —  Les 
singes,  parade. 

FOLIES- DRAMATIQUES  ,  IG.  —Geneviève  de 
Brabant,  drame.  —  La  cordonnière  de  Biberac, 
drame-vaudeville.  —  La  lionne  vieille,  un  Car- 
naval d'ouvriers,  la  Bouiiuetière  des  Champs- 
Elysées,  le  Parisien,  le  Domino  blanc,  les  Lilas 
et  les  griselles,  l'Enfant  de  la  balle,  Prelty  ou 
seule  au  monde,  A  bas  les  maris,  Anacréon  ou 
l'Enfant  chéri  des  dames,  les  Bayadères  de  Pi  • 
Ihiviers,  Juana  ou  les  deux  dévoùmens,  une 
Vengeance  de  modistes,  la  Concierge  du  ihéâlre, 
vaudevilles. 

Rr'-sumé:  3  tragédies,  3  ballels-pantomimes, 
13  comédies,  18  opéras,  50  drames  ou  mélo- 
drames el98  vaudevilles.  —  Total,  285. 

[Revue  des  Ihéùtres.) 


i\\i\m^(^^  fuits  ciiviniiT. 

liNVENTITONS   ET   DÉCOUVERTES. 

En  1814  ,  un  seul  bateau  à  vapeur  de  69  ton- 
neaux flottait  sur  les  eaux  de  l'Angleterre;  en 
181.5,  il  y  en  avait  deux,  leur  tonnage  était  de 
456;  en  1824,  leur  nombre  s'élevait  déjà  à  126, 
portant  15,739  tonneaux;  en  1835,  538  bateaux, 
68,520  tonneaux;  en  183G,  600  bateaux  et  77,969 
tonneaux. 

Dans  ce  moment  où  toutes  les  puissances  ma- 
ritimes rivalisent  d'efforts  pour  appliquer  la  na- 
vigation par  la  vapeur  à  la  guerre,  appelons 
l'attenlion  publique  sur  ceux  des  Anglais. 

La  Gorgone ,  Irégale  ù  vapeur  dont  on  vient 
d'achever  l'installation,  est  le  plus  grand  et  le 
plus  fort  batimenl  à  vapeur  appartenant  à  la 
marine  militaire  anglaise.  On  a  fait  dernièrement 
l'épreuve  de  ses  machines  et  le  résultat  a  été  ex- 
trêmement satisfaisant;  la  frégate  jauge  1 150  ton- 
neaux ;  elle  a  183  pieds  de  longueur  sur  le  ponl; 
sa  largeur  en  dedans  des  roues  est  de  37  i)ieds  et 
demi  et  de  45  en  dehors.  Les  Anglais  considèrent 
ce  bùtimenl  comme  surpassant  en  beauté,  en  so- 
lidité et  en  force  olfensive  ou  défensive,  tous  les 
bàtiinens  à  vapeur  qui  existent  aujourd'hui  dans 
les  diverses  marines  de  l'Euroi)e.  H  réunit  au 
plus  haut  degré  toutes  les  qualités  nécessaires 
pour  naviguer  à  la  voile. 

L'arinemenl  de  la  Gorgone  se  composera  de 
16  canons  de  32  longs,  dont  12  établis  dans  sa 
partie  couverte  et  4  sur  le  pont  supérieur.  11 
sera  de  plus  armé  de  deux  de  ces  énormes  ca- 
nons-obiisiers  de  10  pouces  de  calibre,  un  placé 
sur  l'avant,  l'autre  sur  l'arrière,  et  montés  sur 
pivot  et  coulisses,  de  manière  à  pouvoir  battre 
dans  toutes  les  directions.  Le  moteur  a  une  force 
de  160  chevaux  par  machine  :  il  y  a  deux  machi- 
nes et  quatre  chaudières. 


Hfpuf  ïifs  ti-ibunau*-. 


Après  sept  jours  de  débats  relatifs  à  l'action 
en  diffamation  intentée  par  M.  Gisquet,  ancien 
préfet  de  police,  au  gérant  du  journal  le  messa- 
ger, voici  le  jugement  qui  a  été  rendu  le  8  jan- 
vier- 


—  13 


Les  deux  questions  suivantes  ont  été  soumises 
à  MM.  les  jurés  :  Achille  Biindeau  sest-il  rendu 
coupable,  dans  le  numéro  du  Messatjfr  du  fi 
septembre  dernier,  f"  du  délit  de  diffamation 
envers  un  fonctionnaire  public  .'  2"  du  délit  de 
diffamation  envers  un  particulier  en  lui  impu- 
tant des  faits  d'immoralité  ciui  sont  de  nature  à 
porter  atteinte  h  sa  considération  et  à  son  hon- 
neur ? 

M.  le  président  rappelle  à  MM.  les  jurés  qu'en 
matière  de  délit  de  la  presse,  il  ne  saurait  exis- 
ter de  circonstances  atténuantes. 

A  7  heures  Ii2  les  jurés  rentrent  dans  la  salle. 
(Profond  silence.) 

La  déclaration  du  jury  est  sur  le  fait  de  diffa- 
mation envers  un  fonctionnaire  public  :  Oui,  le 
prévenu  est  coupable.  (Mouvement;  mar(|ues 
universelles  de  surprise  dans  l'auditoire;  M.  l'a- 
vocat-général  regarde  les  membres  de  la  cour.) 

Sur  le  second  fait  principal,  la  déclaration  du 
jury  est  :  Non,  l'accusé  n'est  pas  coupable.  (Nou- 
velles marques  de  surprise.) 

(Un  mouvement  général,  une  sourde  rumeur 
se  manifestent  à  l'instant  dans  l'auditoire.  Des 
conversations 'à  voix  basse  s'engagent  de  toutes 
parts  sur  le  résultat  inattendu  du  verdict,  con- 
traire en  tous  les  points  à  l'attente  du  public  et 
au  réquisitoire  si  formel  de  M.  l'avocat-général.) 

La  course  relire  pour  délibérer  dans  la  cham- 
bre du  conseil  ;  au  bout  de  cinij  minules,  elle 
prononce  un  arrêt  par  lequel  : 

M.  lirindeau  est  condamné  à  100  fr.  d'amende 
(minimum  de  la  peine),  ordonne  que  le  numéro 
du  12  septembre  dernier  sera  saisi  et  que  le  ju- 
gement sera  inséré  dans  le  message?-. 


Hccuf  îintmatuiiif. 

GYMNASE  DRAMATIQUE. 

Marquise  en  gage,  vaudeville  en  un  acte, 

de  MM.  Mélesville  et  Eugène. 

Le  marquis  de  Flory  a  hérité  de  sou  père  fort 
peu  de  biens,  qu'il  a  mangés  promptement,  et 
le  goût  du  luxe  qui  la  ruiné  de  fond  en  comble. 
Ses  créanciers  se  sont  partagé  toutes  sos  dé- 
pouilles :  il  ne  restait  plus  que  la  personne  du 
pauvre  gentilhomme.  On  l'a  adjugée  comme 
gage  à  son  cordonnier,  maître  Magloire,  à  qui  il 
est  dû  21,000  livres  ,  ce  qui  suppose  une  fu- 
rieuse consommation  d'escarpins.  Magloire  ne 
perd  pas  de  vue  son  gage  i)récieux,  et  il  a  tou- 
jours sous  la  main  (jnelque  recors  pour  le  faire 
jeter  en  prison  s'il  tentait  de  s'échapper. 

L'honnête  cordonnier  s'ingénie  à  trouver  un 
moyen  de  tirer  son  argent  du  marcinis,  et  à  ma- 
rier richement  son  déditeur  pour  se  jiayer  sur 
la  dot  :  une  occasion  excellente  vient  s'offrir  ;\ 
tes  vœux.  Il  y  a  peu  de  jours,  mademoiselle  l)e- 
fréne,  ex-cantatrice  de  l'Opéra,  un  peu  mùro, 
mais  jouissant  de  cimiuanto  mille  livres  de  ren- 
tes, a  été  insultée  h  la  sortie  d'un  bal  par  une 
baronne  h  (jui  elle  ne  voulait  point  céder  le  pas. 
Dès  lors  elle  de  rêve  jdus  ((u'au  mariage  avec 
un  homme  titré.  Magloire,  ipii  la  i-omi>t(' panui 
ses  pratiques,  a  connaissance  de  l'aventure  dont 
ilprolite  pourproposer  et  amener  .son  marquis. 

Celui-ci,  ne  se  voyant  recherché  que  pour  son 
nom,  rougit  d'une  pareille  transaction  ,  et  il  ne 
se  prèle  plus  tard  aux  (irojets  de  l'ex-actrice  et 


du  cordonnier  (pie  pour  servir  les  amours  d  un 
peintre  et  d'une  nii'ce  de  mademoiselle  Defrène, 
tpi'il  unit  en  dépit  de  la  tante.  Puis,  lorsque  le 
lionheur  de  cesjeunes  gens  est  assuré,  il  déchire 
ie  contrat  qui  le  liait  à  la  vieille  fille  et  redevient 
libre  et  pauvre  comme  devant;  mais  par  bon- 
heur pour  lui  et  surtout  pour  Magloire,  le  mar- 
i[uis,  <]ui  s'était  fait  écrivain  philosophe,  reçoit 
par  une  lettre  de  Voltaire  la  nouvelle  que  son 
dernier  païupldeta  été  acheté  quarante  mille  li- 
vres par  les  liliraires  de  la  Hollande.  Voilà  de  la 
déclamation  assez  cien  payée,  comme  on  voit. 
Cette  invraisemblance  ne  doit  pas  nous  empê- 
cher de  dire  ijuclo  pièce  imitée  pour  la  seconde 
fois  d'une  jolie  nouvelle  de  M.  Eugène  Roger  de 
lieauvoir,  intitulée  :  le  (•.o>iTit.\T,  est  fort  amu- 
sante, et  que  IVernard-Léon,  Numa  et  madame 
Julienne,  y  font  assaut  de  verve  et  de  naturel. 


PORTE  SAINT-MARTIN. 

L'Eu /mil   de  giberne,  drame -vaudeville  en 
quatre  actes.  —  Les  alcidesdu  septentrion. 

Vcnfaiil  de  giberne,  création  nouvelle  de 
MM.  Tourneminc  etPoujol,  est  tout  simplement 
l'histoire  fort  originale  d'un  pauvre  diable  de 
serijcnt  qui  lève  la  main  sur  son  chef,  est  traduit 
devant  nu  conseil  de  guerre,  condamné  à  la  peine 
de  mort,  et  sauvé  par  la  clémence  de  S.  M.  l'em- 
])creur  Napoléon  ;  histoire  assaisonnée  de  cou- 
plets malins  sur  la  gloire,  la  victoire,  les  guer- 
riers et  les  lauriers.  Cette  épopée  militaire  a 
singulièrement  étonné  les  spectateurs  par  son 
étrangeté.  Nous  conseillons  aux  auteurs  de  ne 
plus  sortir  aussi  audacieusement  des  routes 
battues. 

Que  dire  des  Alcides  du  septentrion  ?  Que  si 
ces  messieurs  viennent  de  Relgique ,  comme 
l'annonce  1  affiche,  ils  am-aient  bien  dû  y  rester. 
Nous  sonnucs  indulgens;  sans  cela,  nous  en  di- 
rions davantage. 

THEATRE  DE  L'AMBIGU  COMIQUE. 

Le  jour  de  Pâques,  drame  en  trois  actes  ,  par 

M.  Paul  Foucher. 

Nous  sommes  en  plein  moyen-àge ,  au  milieu 
des  perséculions  exercées  contre  lesjuife.  Parmi 
les  oppresseurs  des  enfans  de  Judée,  est  un 
chrétien  riche  ,  noble,  Iftchc  et  empoisoinienr. 
l'.umi  les  opprimés,  un  juif  pauvre,  aux  mœurs 
patriarcales  et  douces.  Le  chrétien  périt  vic- 
time des  macliinalions  par  lui  (lis[iosées  pour 
perdre  le  juif,  et  la  vertu  triompiie.  Tels  sont 
les  ressorts  dramatii|ues  de  la  nouvelle  pièce  de 
M.  Paul  Foucher.  Pourcpu)!  l'auteur  dans  son 
ouvrage  a-t-il  voulu  réhabiliter  les  de.scendans 
d'Aliraham  et  de  Jacob  aux  dépens  ilu  ciuistia- 
nisme'.'  est-ce  par  esprit  de  corps  ?  c'est  ce  que 
nous  ne  pouvons  approfondir...;  est-ce  ime 
spéculation  ayant  pour  but  d'attirer  au  thé;'>tre 
de  rAml)igu  les  Israélites  du  >larais?  si  cela  est. 
nous  la  croyons  fausse.  Nous  espérons  que  l'an 
teurde  D()/(  Sebastien  de  Portugal  yivcnàn  sa 
revanche  îi  la  première  occasion. 


vive  ,  coquette  ,  monte  à  cheval  et  a  des  amans 
Dorothée,  qui  l'emporte  sur  sa  rivale  ])ar  l'âge  , 
vent  aussi  l'éclipser  par  les  petits  soins  et  les 
prévenances.  Cependant  l'ingrat  Lolo  héjite  ; 
mais  les  tribulations  que  lui  fait  éprouver  An- 
gélique fixent  son  choix  et  Dorothée  devient  sa 
femme. 

Ce  léger  vaudeville  a  réussi ,  grAce  au  vrai  co- 
mique de  Francisque  jeune. 

Adolphine  ou  un  Bal  de  Griiettes,  vaudeville 
en  deux  actes. 

Des  grisettes  se  sont  réunies  chez  Adolphine, 
leur  compagne,  pour  travailler.  Tout  en  faisant 
marcher  l'aiguille  la  langue  va  son  train  et  la 
conversa  tion  tombe  sur  l'isolement ,  dans  lequel 
les  amans  de  ces  dames  les  abandonnent.  Sur  la 
proposition  de  Tourloure,  le  boute-entrain  de 
la  société,  on  forme  la  résolution  de  se  venger 
de  ces  monstres.  On  fait  une  cotisation  pour 
fournir  aux  frais  d'un  bal  <]ui  sera  donné  chez 
la  vertueuse  Adolphine.  Mais  le  violon  com- 
mandé se  fait  attendre  et  la  suite  nous  apprend 
<|ue  l'argent  du  bal  est  sorti  des  mains  d'AdoI- 
phine  pour  soulager  unepauvre  famille.  Au  bruit 
lie  cette  belle  action,  arrivent  les  infidèles  avec 
des  musiciens,  le  bal  a  lieu,  et  Edouard,  jeune 
peintre  au  cœur  sensible  et  passionné  pour  Adol- 
phine et  sa  belle  conduite,  lui  offre  sa  main. 
Mademoiselle  Clarisse  est  une  jolie  griselte  qui 
comprend  fort  bien  la  prose  et  les  couplets  de 
M.  Paul  de  Kock.  C.-R.  Desp. 


THEATRE  DE  I.AGMTE. 

lolo  Siraudenu  ,  vaudeville  en  un  acte ,  par 

iNIM.  Lauzanne  et  tiuslave  Lemoine. 

Lolo  Siniudeau  a  deux  futures, ainsi  que  Fin 

di(pic  le  double  titre  de  la  pièce.  Angélique  est 


FOLIES  DRAMATIQUES; 

Le  Concierge  du  t/ie'tilre  ,  vaudeville  en  ud 
acte  de  MM.  Valory  et  Paul  de  Kock. 

Après  avoir  été  cordonnière  ,  puis  comtesse, 
la  bonne  madame  KralF,  ou  plut<it  madame 
Oudry,  nous  est  ajiparne  ('sous  les  traits  delà 
concierge  du  tlié.'ilre.  dans  la  pièce  de  MM.  Va- 
lory et  Paul  (leKoclv,  «pii  n'a  de  commun  avec 
celle  du  Palais-Royal  que  le  titre. 

Un  certain  M.  (jrossel  délaisse  si  femme  pour 
veuir  déposer  sa  Hamiue  auK  pieds  dune  actrice 
nommée  Aurore,  et  pour  |daire  ii  la  beauté  ,  il 
paie  les  dettes  de  l'un,  prête  ses  habits  à  l'au- 
tre et  se  revêt  d'une  peau  de  singe.  La  concierge 
furieuse  de  se  voir  préférer  Aurore ,  se  ligue 
avec  madame  Crossel  qui ,  feignant  un  amour 
passionné  pour  le  premier  sujet  de  la  troupe, 
oblige  son  mari  à  s'amender,  et  la  trnijnilité 
rentre  dans^le  ménage.  C.  R.  Desp. 


THEATRE  DU  ClRQUE-OLYMPIol  F." 
l'ère  Jean.— Les  Bateleurs.— Débuidcs  singes. 

Avant  de  parler  des  bêles  nous  parlerons  îles 
gens,  c'est  très  naturel,  et  nous  procéderons  par 
ordre  de  dite.  /,■  l'ire  Jeun  est  un  vaudeville 
assez  ordinaire  de  M.  Ferdinand  Laloue,  qui  est 
décidément  le  fournisseur  breveté  de  ce  lhé;1lrr. 
Les  Bateleurs  de  MM.  Poujol  cl  Tourneminc 
nous  étaient  déjà  connus  ,  cl  déjà  le  public  en 
avait  fait  justice  à  la  tiaité.  sons  le  titre  du  Pan- 
quiste.  Les  acteurs  n'onf  pu  sauver  cette  pièi« 
d'une  seconde  chute  qui  était  certaine. 

Laissons  reposer  les  morts  et  passons  actuel- 
lement à  ceux  qui  présentent  plus  de  chance  de 
vie.  Uvspeciacle  des  singes  se  compose  de  trois 
parties.  La  première  nous  représente  différente* 
singeries  de  la  vie  privée  ,  telles  que  la  carte  à 
payer,  les  belles  manières  ,  etc.  Les  deuxième  cl 


—  u  — 


Iroisièmr  parties  nous  offrent  les  pliases  de  la 
vie  nvlitoivc  et  se  terminent  par  la  prise  du  fort 
kokoriiini.  Les  exercices  îi  feu  se  font  avec  au- 
tatil  de  précision  ipic  dans  la  garilf  iialioiiale. 

Somme  toute,  les  slinjcs  sont  plus  i|u'e\lrai)r- 
•linaires  el  les  Ikiiuimcs  plus  i|irordiiiairrs. 

C.-U.  Di;sf. 


TI1E\THK  DU  PALAIS  UO>  AL. 
-V  ^olliomago ,  revue-vaiuleville  en  un  acte,  de 
IMM.  Cofjniard  frires. 

r.oliioiuauo  est  une  liOlise  fort  spirituelle  et 
fort  amusante.  Fieurez-vous  un  vieil  éditeur 
rlassitiue  (|ui  veut  faire  un  aliuanach  elijui  n'a 
rien  h  mettre  dedans.  11  a  en  vain  invoqtié  Nos- 
Ir.idamus  ,  et  il  va  être  oMijjé  de  passer  pour  un 
i'uoiaul,  lorsipie  U<illioma;;o,releiiu  riiez  M.  Sé- 
r'a|>luu  par  un  ilialde  de  premier  ordre,  s'échappe 
de  sa  prison  tout  exprés  pour  tirer  noire  hiininie 
d"eml)arras.  A  la  voix  du  maijicien  viennent  toitr 
:i  tour  se  faire  enregistrer  les  ridicules  qui  ont 
illuslré  l'année  1838.  Arrive  d'abord  L'Alouelle, 
fournisseur  de  liéles  diamatii|ues ,  c'est  lui  ipii 
a  iiislruil  les  cliiens  du  mont  .Saint- Ijernard  de 
rAmliii;u  ,  les  deux  iiiccons  du  l'alais  Koyal ,  le 
cliien  Mousiaclie  des  Variélés,  la  Mclie  des  Folies 
lliamatiques,  Fane  de  la  Porle  Sainl-Marlin,  et 
eutin  les  singes  qui  font  actuellement  fureur  au 
Ciripie  Olympique.  A  L'Alouette  succéda  Coeo- 
Lavioletle,  haliilant  le  Paris  souterrain;  il  vient 
avertir  M.  le  préfet  de  police  que  des  batail- 
lons immenses  île  rais  sont  orsjanisés  et  menacent 
sans  cesse  la  tranquiUilé  dis  liabilans;  ce  sont 
«■ux  ;qni  ontjfait  renchérir  le  pain  en  cliippaiit 
:îO),00.'  hectolitres  de  farine  à  la  Halle  au  Blé, 
ce  sont  eux  qui  ont  opéré  certaines  arrestations 
nocturnes  ,[^ce  sont  eux  enlin  qui  ont  volé  les 
diamans  de  mademoiselle  Mars.  Mais  ce  n'est  pas 
tout;  vient  ensuite  Robinson  Cruzoé  qui ,  en 
cinq  miiuiles,  vousbàlit  h  ravir  un  opéra-coml- 
(pie  avec  ouverture,  cireurs  d'ouvriers  ou  lic 
buveurs  itd  libilu  ')i] ,  duos,  airs  de  musette,  etc.  ; 
il  y  a  eu  vérité  de  quoi  démonter  MM.  tels  et 
tels. 

Mademoiselle  Rachel,  la  popnlai'ité  et  le  [jéanl 
<ioliath  viennent  tour  à  lour  cbeicher  leur  petit 
paciuet;''mais  Ruy-lîlasa,comme  on  le  pense  bien, 
'  occupé  la  plus  larfje  paît  de  la  critique  ,  elles 
principales  étrani;etés  de  ce  drame  ont  été  paro- 
diées par  Lemesnil  dune  manière  tout  h  fait 
heureuse^ 

Pliardin,  qui  est  évidemmi'ut  une  contrefa- 
çon du  père  Vestris,  vient  se  plaindre  de  ce 
qu'on  abandonne  la  danse  classique  pour  une 
danse  ([ui  n'a  paslesens  commun.  Heureusement 
il  rencontre  la  Gitana  ipii  veut  l)ien  danser  avec 
lui  \,\<]nt-otle,  et  la  toile  tombe. 

Levassor  et  Dejazet  ont  été  ravissans  ,  Fun 
dans  le  rrtle  de  Pliardin,  Faulre  dans  le  rôle  de 
la  (jilana  ;  tout  le  monde  voudra  leur  voir  danser 
ce  que  j'ai  lucn  voulu  npi>eler  la  garo/lt. 

A.  li. 


UciUlC  îtC6  iUoïifs. 


Modes  D'hommes.  — Les  habits  de  bals  ou  de 
soirée  sont  à  collet-s  fort  bas,  les  amjlaises  étroi- 
tes cléchancrées  tn  Y.  Elles  s'arronJisseul  un 


peu  du  bas.  —  Sesbasqnos  effilées,  mais  cou- 
pées carrément,  sont  doublées  de  soie.  I 

Les  gilets  de  Casimir  blanc  îi  petits  boulons  i 
d'orciselés,  picpiés  eljiarnis  de  lilets  roujjes,  sont 
fort  bien  portés.  Les  ;;ilcls  à  cliMe  de  satin  noir 
et  ,'i  boutons  de  jais  sont  éijalement  à  la  moile; 
leur  éléi;anre  est  presqiK'  toute  entière  dans  leur 
siniplicilé.  Pour  les  i;rands  bals,  les  (jilels  de 
saiiu  el  de  velours  semés  de  petits  bouquets 
brodés  d'or  et  de  soie  conservent  leur  vogue. 

Les  chemises  sont  piissées  h  petits  plis,  Jaliois 
courts,  garnis  de  petites  dentelles;  manchetles 
également  garnies  de  dentelles. 

Pour  les  panUdons,  l'éternel  pantalon  demi- 
collant  en  Casimir  noir.  Pour  les  grands  bals, 
on  trouve  au  Ëlasu/i  des  chaiissiers  de  Paris, 
rue  Richelieu,  93,  des  pantalons  de  tricot  de 
soie  noir  ou  blanc  collans  qui  sont  du  plus  bel 
elîet. 

1/s  souliers  n'ont  ((ue  des  iietils  nieuds  ou 
des  pelils  boulons  d'acier.  On  voit  aussi  des  flot- 
tes en  maroquin  à  semelle  aussi  (ine  que  les  es- 
caïqiins. 

Les  magasinsde  Rrousse,  viennent  de  s'enri- 
chir de  nombreuses  étoffes  de  soie  remarqua- 
bles )iar  leur  nouveauté,  la  fraicheur,la  richesse 
de  leurs  impressions  et  des  dessins  brochés  sur 
le  pékin;  le  salin,  le  velours,  etc.  Les  cachemi- 
res de  la  Curaraite,  rue  Richelieu,  82,  ont  bien 
eerlainenienl  aussi  le  premier  rang  parmi  les 
choses  les  plus  précieuses  et  les  jilus  séduisan- 
tes à  offrir-  L'assoitiment de  ces  châles,  toujours 
beaux,  toujours  de  mode,  toujours  engrande  fa- 
veur pour  les  cadeaux  dj  tous  genres,  est  aussi 
complet  c|ue  i-eclierché  dans  la  maison  (|ue  nous 
citons,  tu  cachemire  fond  bleu,  ou  pour  mieux 
dire  sans  fond,  tant  il  est  surchargé  de  magnifi- 
ques dessins,  est  vivement  ennvoilé  dans  ce  mo- 
ment jiai'  les  visiteurs  de  la  Caravane.  A  la  vé- 
rité, il  est  d'une  étrangeté,  d'une  magnificence, 
d'une  beauté  bien  laites  pour  exciter  tous  les  dé- 
sirs de  la  haute  fashion.  C'est  un  joyau  an  mi- 
lieu de  tous  les  cachemires.  Heureuse  celle  à  qui 
il  appartiendra! 

—  S'il  s'agit  d'un  cadeau  à  faire  à  une  fille, 
une  sœur,  une  e/xiu.vc,  vous  avez  près  de  vous 
les  magasins  de  madame  Dasse**^  où  vous  êtes 
sftrs  de  trouver  en  cet  instant  les  modes  les  plus 
fraîches,  les  i>lus élégantes,  les  plus  convenables 
à  toutes  les  physionomies,  ii  toutes  les  habitudes, 
à  toutes  les  élégances  ;  et  vous  ne  pensez  peut- 
être  ]ias  combien  dans  ce  caileau  de  famille  il 
est  (|uelqnefois  à  propos  d'entremêler  un  cha- 
pe.lu  avec  son  voile  d'Angleterre,  un  petit  bon- 
net avec  sa  Rerthe  en  renaissance  ,  un  petit 
bord  avec  son  oiseau,  sa  plume  ou  so  n  bouquet 
de  marabout.  Tout  cela  sert  tant  !  tout  cela  va  si 
liien  !  11  en  est  de  même  pour  les  objets  de  linge- 
rie :  un  j(di  sachet  que  vous  remidissez  de  mou- 
choirs garnis  de  trois  rangs  de  dentelles  élagées 
les  unes  sur  les  autres,  ou  bien  festonnées  et 
brodées  en  or  formant  des  jours  et  des  dessins 
gothiques  comme  ceux  que  nous  avons  vus  chez 
madame  PoUet*,  n'est-ce  pas  là  encore  une  ra- 
vissante étrenne  de  famille  ,  d'amis  ,  et  plus 
encore  ?  —  >Iais,  s'il  vous  faut  un  sachet  jiarfu- 
mé  des  oilenrs  les  plus  délicates  ponrrenlermer 
ce  mouchoir  dit  oriental,  n'oubliez  jias  Laboul- 
lée**  et  ses  délicieuses  essences,  ses  flacons,  ses 
bourses,  ses  éventails,  ses  sultanes  brodées  de 
soie,  d'or,  et  terminées  par  des  glands. 

INous  ne  dirons  plus  rien  des  dentelles,,  cl 


Violard***  est  là  qui  vous  séduit  et  vous  attire 
par  toutes  les  productions  de  ses  belles  manufac- 
tures, que  doivent  encourager  à  la  fois  l'amour 
de  la  toilette  et  l'amour  nalional. 

—  S  il  se  pré|)are  chez  vous  une  belle  soirée 
dansante,  une  noce,  une  naissance,  que  sais-jei' 
allez  donc  chercher  la  délicieuse  robe  de 
moiisseline  des  Indes  ,  brodée  aux  points 
gothiques,  que  nous  avons  vue  chez  Mme  Pa- 
yan****,  et  (pii  formerait  bien  la  plus  simple  et 
la  plus  merveilleuse  toilette.  Peut-être  n'y  scra- 
tnlle  plus,  mais  tant  d'autres  jolies  choses  sont 
aninès!  tant  d  écherpes!  tant  de  fichus!  tant  de 
mantilles  de  tons  genres!  de  petits  bonnets  jolis 
pour  le  lever,  jolis  pour  s'habiller,  jolis  même 
pour  se  coucher. 

—  Maintenant  à  des  goûts  plus  élevés,  àee(|Uc 
hommes  et  femmes,  jeunes  et  vieux,  artistes  et 
grands  seigneurs,  aiment  avant  tout,  plus  que 
tout,  au-delà  de  tout  :  les  bromes  d'art,  les 
bronzes  tels  qu'on  les  trouve  chez  Debreaii,  ra- 
vissant assemblage  de  sujets  les  plus  opposés,  el 
tous  produits  par  les  plus  grands  talens,  et  tons 
également  recherchés  pour  orner  un  '  cheminée, 
une  étagère,  une  table  de  salon.  Une  garniture 
en  bronzes  d'art  est  surtout  aujourd'hui  le 
type  d'une  cheminée  à  la  mode  ; 

On  doit  d'abord  se  figurer  une  cheminée  prise 
dans  les  salons  de  la  plus  haute  l'ashion,  el  sur 
celle  iheminée  on  verra  que  la  mode  et  le  goùl 
ont  placé  le  Lion  de  Barye,  la  INégresse  de  Pra- 
dier,  le  Uanseiu-  napolitain  de  Duret.  Voilà  le 
cachet  d'un  luxe  distingué  ;  luxe  qui  d'ailleurs 
peut  se  reproduire  en  diminutif  par  lescharmans 
modèles  (jne  nous  offre  M.  Delireau,  el  uni  tons 
ont  leiu' vogue,  leur  réputation  dans  le  monde 
et  dans  ks  arts. 

—  A(iueli|iie  chose  de  bien  beau  encore,  de 
bien  recherché  ,  de  bien  aimé  partout,  aux 
tapis,  ce  premier  élément  de  tout  luxe  ,  cet 
accessoire    fondamental    de    tonte    élégance  ! 

Le  tapis  est  aussi  indispensable  à  un  beau  sa- 
lon que  la  rivière  limpide  est  nécessaire  au 
paysage  d'une  belle  campagne.  Le  tapi^  esl  ce 
qui  fait  ressortir  on  peut  dire  les  meubles  et  les 
femmes.  H  jette  du  luxe  sur  toutes  les  simplici- 
tés; il  répand  de  la  distinction  dans  l'apparte- 
ment le  plus  modeste;  il  donne  à  la  démarche 
qnehiue  chose  de  moelleux,  de  silencieux,  un 
charme  tout  oriental,  un  attrait  qui  semble  ap- 
partenir à  ces  femmes  de  distinction  et  d'élé- 
gance, dont  les  pieds  ont  été  faits  pour  ne  jamais 
toucher  la  terre. 

Aux  magasins  des  Deux  Mérinos  donnons 
donc  un  nouveau  triomphe  aujourd'hui  ;  car  ils 
sont  remplis  des  plus  riches  lapis  auxquels  l'Au- 
busson,  la  Savonnerie,  la  Moquette  prêtent  leurs 
noms  si  recherchés. 

(  Petit  Courrier.) 


ïîrmif   île  cinq  jours. 


?A  DECEM15RL.  —  En  vertu  d'un  arrét^j  du 
préfet  de  la  Seine  en  date  du  27  décembre  1 830, 
une  enquête  vient  d'être  ouverte  sur  le  projet  de 
tracé  définitif  du  chemin  de  fer  de  Paris  à 
Rouen,  au  Havre  et  à  Dieppe,  pour  ce  qui  con- 
cerne sa   traversée  dans  les  cumniiinçs  de  La 


—  15  — 


Cliapcllo.  Sailli-Denis  et  Epinay,  département 
de  la  Seine. 
Cette  enquête  durera  huit  jours. 

—  M.  Dupiich  ,  évé(|uc  d'Alger,  est  arrivé  à 
Rome  le  1  i  décembre,  lia  été  reçu  dès  le  lende- 
main par  sa  sainteté  ,  àlaiiuelle  ila  expliqué  .les 
plans  i|tril  compte  niellrc  h  exécution  pour  la 
|)r()p:i;)alion  de  la  foi  dans  l'Algérie.  M.  Dupuch 
devait  partir  dans  les  derniers  jours  de  décem- 
lire  pour  Toulon,  et  de  là  se  rendre  directement 
à  Alger. 

—  Un  rasseml>lemenl  lumnllueux,  composé 
d'un  grand  ùomlire  d'habilans  de  Cadillac,  s'est 
porté  dans  la  joiM-née  davant-hicr  à  la  mairie 
dans  le  but  de  faire  prononcer  pav  le  maire  l'a- 
bolition d"un  droit  d'oclroi  (pi'ils  prétendaient 
Injuste.  M.  le  maire  était  absent  et  les  perturba- 
teurs ont  pu,  à  ce  qu'il  parait,  pénétrer  dans 
rHiUcl-dc-ViDe-  Nous  apprenons  que  M.  le  pro- 
cureur du  roi  et  M.  le  juge  d'instruction  sont 
jiarlis  hier  matin  pour  Cadillac,  accompagnés 
d  lin  piquet  de  troupe  de  ligne,  |)our  faire  réta- 
blir l'ordre. 

pi^  —  M.  .loseph  Berchonx,  chevalier  de  la  Lé- 
gion-d'Honneur,  auteur  de  la  Gax/ro/ioniie  et 
de  plusieurs  antres  poèmes,  est  mort  à  Marci- 
gny(  Saône-et-Loire),  le  17  décembre  1838,  âgé 
de  7S  ans.  11  était  né  ii  Lay,  département  de  la 
l.oire. 

—  L'Annoricai/t,lourn:i\  de  Brest,  rapporte 
qu'un  malheureux  ayant  subi  une  condamnation 
au  iinwnt  Saint-Michel,  se  trouvant  lilféré,  était 
venu  à  lîrest  chercher  de  l'oecuiiation.  I\e  pou- 
vaiil  s^'n  procurer  et  réduit  à  la  dernière  misère, 
il  sollicita  une  admission  à  l'hospice  et  ne  put 
rohtenir.  Ne  voulant  |>as  voler,  il  se  décida,  au 
moijient  du  passage  d'une  voiture,  à  tirer  son 
sabot  et  à  se  faire  écraser  le  pied  sous  la  roue, 
alin  de  rendre  son  admission  certaine. 

L'Armoricain,  qui  est  le  journal  de  l'auto- 
rilé,  dit  cei)endant  en  terminant  son  récit  .a  Hon- 
neur à  l'homme,  quel  qu'il  soit,  qui  a  le  courage 
de  se  mutiler  pour  échapper  au  vice  !  Mais  com- 
bien (le  semblables  déterminations  aecusenl  l'é- 
tat actuel  des  choses  ! 

—  Caroline  Lreporati,  née  à  Parme  et  en  ce 
moment  à  Paris,  a  aujourd'hui  vingt-un  ans- 
Elle  est  hante  de  trois  pieds  ;  enceinte  et  à  la 
veille  (le  faire  ses  couches,  elle  manda  plusieurs 
médecins.  Le  docteur  (iros-,lean,  l'un  des  méde- 
cins de  la  société  gratuite  d'accouchement ,  se 
chargea  de  l'opération.  Elle  eut  lieu  en  présence 
de  MM.  P.  Dubois,  Roux,  Rruguièrcs,  Rertaull, 
etc.  L'accouchée  fut  quarante -huit  heures  en 
léthargie.  Pendant  ce  temps  riiabile  docteur  dé- 
livra Caroline  d'un  enfant  niMe,  |irsant  cinq 
livres.  Cet  enfant  vécut  queh|ues  heures.  La 
mère,  bientôt  remise,  est  aujourd'hui  parfaite- 
ment portante. 


1"  JANVIER.  —  Alger,  22  .lécemhro. 

Le  marc'clialSalée  ù  M.  le  mitiiulre  de  la 
guerre. 

La  division  de  Constantine  s'est  élablie  le  15  à 
Sélif,  sanscoipp  férir;  elle  a  été  partout  très-bien 
accueillie  p:u' les  indigènes,  et  aucune  hostilité 
n'a  été  commise  contre  elle.  Le  général  tialbois, 
après  avoir  t'ait  reconnaitre  l'aulorilé  du  kalifat 
lie  la  iMéjana,  est  rciUrc  à  Milah. 


—  On  lit  dans  le  Belge  : 

«  On  nous  assure  que  la  bancpie  de  Relgiq^ie 
échangera  des  billets  au  i>ortenr  à  dater  du  31 
décembre.  » 

—  Unelellrede  Rome,  en  date  du  18,  donne 
des  nouvelles  de  la  santé  de  M.  le  cardinal  i'eseh: 

«Sansélre  aussi  malade  qu'on  le  disait  à  Lyon, 
écril-on.  Il  est  pourtant  dans  un  état  d'alfaiblis- 
.seinent  très  grand  ((ui  laisse  toutefois  ses  faeultés 
intellectuelles  parfaitement  intactes,  mais  lui 
fait  envisager  et  prévoir  sa  fin  prochaine.  Il  est 
toujours  très  occupé  de  sa  magnifique  galerie 
de  tableaux.  Il  nous  disait  il  y  a  trois  jours  : 
«  Ma  galerie  était  ma  joie  et  devient  mon  tour- 
ment, car  II  faut  s'en  séparer  et  ne  i)liis  penser 
qu'à  l'élernilé.  Mon  plus  grand  désir  aurait  été 
de  la  donner  à  la  France.  » 

»  On  est  généralement  convaincu  à  Rome  que 
si  le  gouvernement  français  rayait  le  cardinal  de 
la  liste  de  proscription  qui  pèse  sur  lui  comme 
membre  de  la  famille  Bonaparte,  il  léguerait  ses 
tableaux  à  la  ville  de  Lyon.  Sa  galerie  est  cer- 
tainement une  des  plus  riches  et  des  |dus  consi- 
dérables de  Rome.» 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che 30  et  lundi  .SI  décembre  1838, de  2, -M 3  dépo- 
SdUs,  (lontaGO  nouveaux,  la  somme  de  37S,'K;fif. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  425,000  fr. 

Il  y  a  loin  de  ces  demandes,  qui  ne  sortent  pas 
de  la  proportion  habituelle  à  celle  éjioque  de 
l'année,  aux  millions  dont  on  avait  parlé. 

—  Le  conseil  d'état  tout  entier  a.ssistait  à  la 
délibération  sur  l'appel  comme  d'abus  relatif  à 
l'évéque  de  Clermont.  Un  seul  membre  était 
absent,  c'était  M.  Gisquet. 

—  Edwin  Jones  vient  d'être  jugé  aux  assises  de 
Westminster,  pour  le  vol  qui  lui  était  imputé, 
et  connnis  par  lui  dans  le  palais  de  la  reine. 

Le  défenseur  a  repré.senlé  son  elietit  comme 
une  jeune  imaginaliou  séduite  par  des  leciurcs 
romanesques.  L'argent  trouvé  dans  sa  ]ioche  n'y 
était  ijueiiour  prouver  aux  camarades  de  son 
âge  qu'il  avait  vu  le  palais  de  Buckinglinm.  Le 
jury,  après  qiieb|nes  minutes  de  déliliéralion,  a 
acquitté  le  prévenu. 


2.— L'Académie  Française,  dans  sa  séance  du 
jeudi  -27  décemlire,  a  nommé  M.  Ennnanuel  Du- 
paly,  directeur,  et  M.  Nodier,  chancelier. 

—  Il  a  été  imprimé  à  Paris,  <lans  le  cours  de 
1838,  savoir  : 

(i,G03  ouvrages  français,  latins,  grecs,  italiens, 
allemands,  anglais,  polonais,  espagnols,  portu- 
gais ,  etc. 

'J7()  estampes  cl  lithographies. 

173  plans  et  cartes  ijéographlques. 

Enfin  plus  de  1000  ouvrages  de  musique. 

—  Le  Courrier  de  l'Isrrn  rapjjorte  le  fait 
suivant  sous  la  date  de  Grenoble,  i9  décembre  : 
«  Jeudi  dernier,  un  voyageur  prit  place  dans 
une  des  voitures  qui  font  le  service  de  Lyon  à 
«irenoble.  Pendant  la  première  partie  de  la  roule, 
cet  individu  ganla  un  silence  obstiné  i|ui  se 
coiUiiiua  lorspic  la  nuit  vint  liitcrroiniire  les 
causeries  des  autres  voyageurs.  Le  matin  chacun 
reprit  sa  position  de  la  \ cille;  .seul,  le  silencieux 
inconnu  n'avait  pas  cessé  de  faire  reposer  sa 
teic  sur  l'épaule  d'uucjeuuc  femme,  sa  voisine; 


I  celle-ci  atlendit  le  grand  jour,  en  supportant  ce 
j  fardeau  incominode.  Mais  (piel  ne  fut  pas  S)n 
effroi  lorsfjii'ellc  s'aperçut  que  la  léte  qui  s'ap- 
puyait .sm-  elle  était  glacée,  et  que  les  veux  de 
l'inconnu  étaient  mornes  et  hagards.  A  "ses  cris, 
les  voyageurs  s'enq)iessèrenl  autour  de  l'in-^ 
connu  ,  mais  Jeurs  efforts  fineni  vains,  il  élait 
mort.  « 

—  Voici  l'état  exact  des  voilures  publiques  ei 
particulières  qui  sillonnent  chaque  jour  les  rues 
de  la  eapiide,  en  menaçnnt  à  tout  instant  la  vie 
des  piétons. 

Cabriolets,  coucous,  fiacres,  diligen- 
ces,  omnibus,  "         20,000 

Haquets,  camions,  tombereaux,  char- 
reues,elc.  3.-j,(,o 

Voilures  à  quatre  roues  de  remise  et 
bourgeoises,  qqq-) 

Total.  01,000 

En  1813,  ce  chifi^re  ne  s'élevait  i)as  à  15,000. 

—  Les  repré.senlalions  an  Café-Spectacle  du 
boulevard  !5onne-\onvelle  ,  où  va  être  élabK 
le  Vauileville  ,  ont  ressé  depuis  lun.li.  Les  ou- 
vriers ont  commencé  les  travaux.  On  dit  (jne  la 
salle  sera  aussi  riche  que  coquette,  et  appellera 
le  monde  élégant.  Elle  .sera  petite,  mais  elle  sera 
pleine  et  la  caisse  aussi.  On  prépare  beaucoup 
d'onvi-ages  nouveaux. 

^  Il  n'est  bruit  que  des  alhléles  qui  se  mon- 
trent depuis  quelques  jours  k  la  Port*  St-M«rlin. 
Ces  hamiwes  extraordinaiies  déjiassfnl  de  beau- 
coup en  force,  en  agilité,  en  grj'^ce,  ioui  ce  qu'on 
a  vu  dans  ce  genre  jus(|u'à  ce  jour,  ll-ehelle 
d'honuncs,  établie  sur  toute  la  distance  du  cin- 
tre et  i\n  plancher  de  la  scène  ,32  pieds),  est 
faite  à  elle  seule  pour  altii-er  tout  Paris. 


3.  —  11  vient  de  paraître  à  Varsovie  un  almi- 
nach  publié  par  ordrede  1  empereur  Nicolas,  on 
la  Belgique  ne  figure  poinlcoinine  puissance  eu- 
ropéenne. On  n'y  l'ait  rueiine  mention  du  ma- 
riage de  la  princesse  Louise  avec  le  roi  l.éopold 
(luoique  les  mariages  des  princesses  Marie  et  Hé- 
lène y  soient  fidèlement  relatés.  Si  doua  Maria  el 
Christine  y  sonl  i|nalifiées.  del'une  reine  de  Por- 
tugal el  l'aulie  île  régente  d'Espagne,  en  revan- 
che Isabelle  II  n'y  obtient  que  le  litre  d'infenle  ; 
il  est  vrai  (|uc  litre  de  roi  n'esl  pas  accordé ii  don 
Carlos.  Quant  à  Louis-Philippe,  on  le  désigne 
sous  le  nom  de  roi,  mois  on  a  soin  de  faire  ob- 
server, dans  l'énuméralion  de  la  branche  ainée 
<les  Bourbons,  que  Charles  \  el  le  daupliin  oui 
abdiqué  en  fttveur  du  duc  de  Bordeaux  sens  le 
nom  de  Henri  V. 

—  Cet  hiver  s'annonce  en  Russie  comme  relui 
de  1812.  Aucommencemenldedécemhre  le  froid 
était  de  2 1  à  22  degrés  dans  les  provinces  du  Cau- 
case. ; 

—  Le  comie  rascher  de  la  Pagerie  a  épousé, 
le  -J7  du  mois  deriner,  ,i  Augsbourg,  mademoi- 
selle Caroline  de  la  Pagerie. 

—  Le  10  décembre  est  arrivé  à  Rome,  avec 
une  nombreuse  suite,  legrand-dnc  Alexandre  , 
fils  aine  de  l'empereur  de  Russie  el  héiitierdii 
irOne.  Le  prince  est  descendu  au  jialais  Ode.<oaI- 
elil,  qui  est  occupé  par  le  prince  Potcmklu  .  en- 
voyé extraordinaire  el  minislrc  plénipolentiaire 
de  Russie  prés  le  .Saint-SIége.  Le  lendemain  le 
jcuuc  piiuce  est  allé  au  \  alicau  visiter  k  Saim- 


—  16  — 


Père,  qui  l'a  a'  -ueilli  avec  les  égards  dus  à  son 

TltUC,. 

—  Leshabitans  du  Limbourf;  et  du  I.uxem- 
boi  ri;ont  ouvert  une  souscription  pour  frapi>er 
des  niril.iillcs  dcstini'cs  à  MM.  de  Moniale mberl, 
de  Mt'Tode  et  Dumontier.  Le  Belf/e  annonce 
qu'une  médaille,  destinée  ?i  Hélrir  la  conduite 
du  comte  de  Quarré,  sénateur  du  Luxembourg, 
qui  a  adhéré  au  morcellement,  sera  frappée. 

«  Cette  médaille  ,  dit  le  Belge,  sera  en  bronze 
et  portera  sous  l'effigie,  ces  mots  :  L'n  infâme! 
et  sur  le  revers  ;  Lf.s  Li  xii.MiiOLUf.EOis  a  leur 

SÉNATEUR  LE  COMTE  DE  Ql  ARRÉ,  1838.  » 

—  Un  ouvrier  nommé  Hayward,  est  mort  mer- 
credi dernier,  h  l'âge  de  74  ans.  Cet  homme  i)a- 
raissait  si  dénué  de  tout,  qu'il  se  refusait  les 
choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie  :  en  dix  ans 
il  n'a  brillé  quetroispaquetsdechandelIes.il 
évitait  avec  le  plus  grand  soin  toutes  les  femmes 
qu'il  rencontrait. On  a  trouvé  dans  la  paillasse  de 
son  grabat  une  somme  de  près  de  1 ,000  liv.  sterl. 
(Jô,«'00  fr.j ,  en  gninées  et  en  souverains  d'or, 
Viliés  dans  de  vieux  morceaux  de  linge.  Comme 
il  est  mort  ab  intese.vp,  cette  somme  reviendra 
à  deux  neveux  qu'il  avait  et  qu'il  ne  voulailja- 
mais  voir. 


4.—^  amélioration  qui  s'était  manifestée  dans 
la  santé  de  la  princesse  Marie,  duchesse  de  Wur- 
temberg, ne  s'est  malheureusement  pas  soute- 
nue. Ce  matin,  ld>.  MM.  ont  reçu  des  nouvelles 
inijniétantes  qui  ne  permettent  pas  que  la  ré- 
ception annoncée  pour  ce  soir  aux  Tuileries  ait 
lieu.  Dansla  journée,  des  billets  d'avis  ont  élé 
répandus  dans  Taris,  alin  d'éviter  un  déplace- 
ment inutile  aux  personnes  qui  devaient  y  as- 
sister. 

— M.  Lepavee,  missionnaire  lazariste  à  Smyrne, 
vient  d'arriver  à  Paris  avec  deux  jeunes  per- 
sonnes qui  veulent  entrer  dans  la  communauté 
des  sœurs  de  la  Charité.  Toutes  deux  sont  Grec- 
ques, mais  d'origine  persane.  L'une  d'elles  parle 
très  bien  le  grec,  le  turc,  l'italien  et  le  français. 
Elles  doivent,  après  leur  noviciat,  retournera 
Smyrne  pour  y  former  un  établissement  de 
sœurs  de  la  Charité. 

11  a  été  déclaré  au  tribunal  de  commerce 

de  la  Seine,  pendant  le  cours  de  l'année  1838, 
443  faillites  dont  les  divers  passifs  s'élèvent  à 
environ  -25  millions  de  francs.  En  1837,  les  fail- 
lites s'étaient  élevées  à  510  avec  un  passif  total 
de  27  millions. 

—  On  lit  dans  le  Commerce  : 

INous  avons  appris  et  nous  annonçons  avec 


I  plaisir  que  les  paiemens  de  la  fin  de  l'année  se 
sont  très  bien  faits.  Aussi  remarquait-on  aujour- 
d'hui plus  de  confiance  dans  les  opérations 
d'escompte.  C'est  une  situation  qui  ne  peut  que 
s'améliorer. 

—  Le  théâtre  de  la  Renaissance  ne  donnera  , 
pendant  ce  carnaval,  que  six  bals  mas.qué$  ; 
mais  il  se  dispose  à  y  déployer  un  luxe  des  plus 
distingués  :  fleurs,  dorures  et  lumières ,  or- 
chestre et  costumes,  tout  rappellera  les  plus 
belles  nuits  de  Ridotto  à  San  Carlo  et  à  la  Fe- 
nice.  La  direction  de  Ventadour,  profitant  du 
vaste  espace  qui  comprend  l'enceinte  de  ce  mo  - 
nument,  a  réuni  la  scène  à  la  salle  par  un 
décor  ^merveilleux  de  richesse ,  et  la  salle  au 
foyer,  par  un  escalier  qui  remplacera  les  loges 
de  face. 

—  BALS  MUSARD.  —  Samedi,  5  janvier,  pre- 
mier bal  dans  la  salle  Vivienne.  Les  bureaux 
ouvriront  à  11  heures;  les  voitures  arriveront 
par  le  boulevard  et  partiront  par  la  place  de  la 
Bourse.  Les  bals  se  renouvelleront  tous  les  sa- 
medis, et,  à  partir  du  16  janvier,  ils  auront  lieu 
tous  les  mercredis  et  samedis. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 


9,  Rue  Vivienne. 


Ci-deran/  rue  JSeuve-Sl-Mnrc ,  10. 
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Observation.  —  Indépendamment  des  arliclcs  spéciaux  qui  se  fabriqneni  danscell. 
maison,  elle  fait  Ions  les  genres  d'horlogerie.  Les  montres  de  cou,  pour  dames,  soni 
cjtcnté'es  avec  le  plus  grand  soin  cl  dans  le  meilleur  gofil,  ainsi  que  les  monties  d'iiom- 
mes,  tant  simples  qu'à  lép.lition.  Les  montros  à  secondes,  dont  on  fait  souvnl  pré 
sent  à  un  médecin,  sont  tiès  recherchées  pour  leu  r  précision. 


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les  magasins,  6,  7  et  8  fr  la  livre.  —QU'ON  SE  LE  DISE. ^ 


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Vivienne,  28. 

Le  commerce  des  tailleur  sprésente  à  lui  seul  plus  de  faillites  qu'aucune  autre  bran- 
che d'industrie.  Celte  cause  oblige  ces  derniers  à  faire  supporter  à  leurs  bons  cliens, 
les  perles  que  les  mauvais  leur  font  éprouver.  M.  Sesquès,  ayant  dix  ans  de  pratijuc 
à  Paris,  offre  aux  personnes  d'ordre  et  d'économie  de  leur  fournir  AU  COMPTANT, 
ù25  pour  cent  au-dessous  desprix  de  ses  confrères,  des  habillemens  en  tous  genres  et 
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S'adresser  à  M.  Didier.  Pal.-Rov.,32. 


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SOiMMAIRE. 


Etat  des  pays  entre  l'Inde  et  la  Russie, 
d'après  les]  voyages  récens  des  Anglais. — 
Shakspeare,  (suite  des  analyses),  par  MM. 
Crisard,  Amédée  Piciiot,  Emile  Desciiamps, 
Hipp.  Lucas,  Casimir  Bonjour,  le  comte  ,1. 
de  Rességuier,  E.  Mennéchet,  la  comtesse 
de  BRADi,etc. — M acari a,  ou  les  Hér.\clidi:s, 
par  feu  Hégésippe  Moreau.  —  Poésie  : 
L'orient  en  1839,  par  Méry.— Une  danseuse 
EN  1740,  par  AI.  Amédée  Aciiard.  —  Un  re- 
venant.—  Nécrologie  de  1838.  —  Revue 
des  tribunaux  :  Les  Boxeurs  anglais  eu 
France. —  Revue  dramatique  :  Opéra-Comi- 
que  :  La  Mantille.  —  Revue  de  cinq  jours. 


ÉTAT  DES  PAYS 

ENTRE 

L'IITDE  ET  LA  RITSSIZ, 

d'après  les  voyages  réoens  des  Anglais. 


Le  pays  des  Af(;lians,  la  grande  Boiilvharic  el 
le  Kiiorrassan  séparent  l'Hindoustan  de  1cm- 
pire  russe.  Ils  furent  partiellement  visités  par 
Elphinslone  et  par  Fra.ser  ;  MM.  Stii  liin;,  Co 
noUy,  Buriics  et  CcranI  les  ont  traversés  sur  des 
routes  dilïércntes,  et  nous  eu  ont  donné  les  iti- 
néraires. La  lioukharie  el  l'Afghanislan  sont 
d'autant  plus  intéressnns  pour  le  naturaliste. 
que  leur  aspect  est  plus  nionlaijncu.\.  Les  moiils 


Brahouï  séparent  l'Afghanistan  du  liassin  de 
l'indus;  l'Hindou-Kosch  elle  Paropamistis  for- 
ment entre  le  dernier  pays  et  la  Boukharie  une 
barrière  redoutable  qui  s'abaisse  en  se  prolon- 
geant à  l'ouest  dans  le  Khorassan,  jusque  veis 
les  bords  de  la  mer  Caspienne,  où  elle  se  relève 
de  nouveau.  Ces  montagnes  se  composent  d'un 
certain  nombre  de  chaînes  parallèles,  que  l'on 
franchit  par  une  suite  de  cols  d'une  grande  élé- 
vation, et  que  de  hautes  vallées  séparent  les  unes 
des  autres.  La  neige  encombre  ces  vallées  pen- 
dant six  mois  de  l'année.  M.  E.Slirling  se  ren- 
dit d(î  Tehran  à  Attock  par  la  voie  d'Astrabail, 
Niscliaiiour,  Mesehed,  Schurruks,  Merouchakh, 
Muzar  (près  de  Baikh),  khouloiim,  lîaniian,  Ca- 
boul et  Peschaoïir.  Ce  voyage  s'effectua  pemiant 
l'hiver  de  1828  à  1829. 

Les  défilés  d'Astrabad  à  Shabroud  (  rivière  du 
roi)  sont  fort  élevés  ;  la  route  est  coupée  et  diffi- 
cile; les  montagnards,  pauvres,  courageux,  et 
aguerris  par  la  nécessité  de  combattre  sans  re- 
lâche contre  les  Turcomans.  Ue  nouvelles  mon- 
tagnes séparent  N'ischapour  de  Mesilied.  La 
route  directe  d'Hérat  à  Caboul  offre  des  dangers 
qui  en  écartent  les  voyageurs  ,  et  cmpéclieiU 
même  de  trouver  des  guides  qui  la  connaissiMit. 
Celle  d'ilérat  h  Candahar  olïrc  moins  de  dilli- 
cullés;  mais  les  montagnes  qui  la  bordent  au 
nord  servent  d'asile  à  des  tribus  adonnées  au 
brigandage.  De  Peschaour  à  Caboid,  M.  Biirncs 
eut  à  franchir  une  série  de  déhlés,  et,  fréipicm- 
mciit,  la  roule  se  trouvait  encaissée  entre  des 
parois  de  rochers  de  2,000  pieds  de  hauteur; 
mais  les  délilés  les  plus  élevés  se  trouvèrent  en- 
tre Caboul  et  Balkh.  En  escaladant  le  col  de 
Ounna,  il  rencontra  de  la  nei;;e avant  d'atteindre 
le  sonuiut,  élevé  de  11,000  picils  anglais.  En 
suivant  la  base  des  pies  de  kohi-liaba  ^IS.OOO  p.) 
il  arriva  au  col  Iladjigouk,  dont  la  hauteur  est 
de  12,  iOO  pieds.  Quoique  l'on  filtau  T2  ilii  mois 
de  mai,  la  neige  élail  eniore  asse.r- ferme  pour 
porter  les  chevaux  ;  le  thermomètre  marquait  i 
^^  degrés  1.  au  dessous  du  point  de  congélation. 


A|irès  le  col  d'Hadjîgouk  (Hajeeguk  ,  on  [lar- 
vienl  à  celui  de  Kalou  (Kaloo)  plus  élevé  de  niilla 
pieds;  le  chemin,  bordé  de  précipices  effrayans, 
était  trop  dangereux  pour  le  suivre  à  cheval.  Les 
habitansde  ces  montagnes  restent,  pendant  six 
mois,  confinés  chez  eux  par  des  neiges  qui  les 
couvrent;  mais  quoiqu'ils  vivent  souvent  à  une 
hauteiM- de  10,000  pieds  au-dessus  de  la  mer, 
ils  ne  sont  pas  sujets  à  avoir  des  goitres.  .\près 
une  marche  pénible,  le  lieutenant  Burnes  par- 
vint à  Bamian;maiseene  futquepliLsieursjoiirs 
après  qu'il  sorlit  des  montagnes ,  enlre  les- 
quelles serpente  une  vallée  souvent  étroite,  en- 
caissée de  rochers  semblables  à  un  mur  de 
3.000  pieds  de  hauteur.  La  ville  de  Caboul, 
qui  luiservit  depoint  de  départ,  se  trouva  être 
élevée  de  6,000  pieds  au-dessus  de  la  mer.  et 
celle  de  Balkh,  placée  au  nord  des  montagnes,  à 
1,800  pieds  s'^uleraent.  M.  Slirling,  qui  suivit  la 
même  route  au  cirur  de  l'hiver,  en  sens  in- 
verse, compte  plus  de  vingt  Jours  de  marche 
dans  les  montagnes.  11  n'en  faudrait  que  quinze 
par  une  autre  route,  située  pins  à  l'est,  mais  im- 
praticable en  été  et  semée  de  dangers  innombra- 
bles. Elle  fut  suivie  par  une  division  de  l'armée 
de  .Schakh  Nadir  ,  lorsqu'il  envahit  le  Caboul, 
alors  soumis  à  l'empire  mogol.  Baber,  fondateur 
de  cet  empire,  a  laissé  des  mémoires  oi"l  il  décrit 
cinq  autres  routes  au  travers  de  la  chaîne  de 
l'Hindou-kosch. 

Les  pays  qui  nous  occupent  avaient,  dans 
l'antiquité,  une  grande  réputation  de  richesse. 
On  les  désignait  alors  sous  1rs  noms  de  Mar- 
giane,  de  Bactriane,  de  Sogdiane.  d'Arie  el  de 
Paropamise.  r.actra,  >Iaracanda  .Samareande), 
AiUioohia  Margiana  étaient  jusicmeni  célèbres 
pour  leur  commerce  el  l'admirable  licondilé  de 
leur  sol.  Baclra.  séjour  de  Zerdoucht  Zoroastre) 
fui,  pendant  un  grand  nombre  de  siècles,  le 
siège  principal  do  la  religion  des  Mages.  Aniio- 
chus,  roi  de  Syrie,  enveloppa  de  murailles  le 
district  enlicr  d'Aniiochi.i  Margiana  pour  le 
mettre  h  couvert  des  incursions  des  nomades  du 


'-  18 


1  i»^— ^»^— 1— 

tlcsert  ;  les  fruits  qu'on  }•  recueillait  étaient  d'un 
goiU  cx(juis  et  dune  yrosseur  considérable. 

Au  nioyen-àije,  le  nom  de  Bactra  a   fait  place 
à  celui  de  Bulkli,  la  Soydiane  se  nomme  Mauer- 
el-Nahr  et  Fernanab,  et  le  Khorassan  a  remplacé 
la  Margiane  et  la  Tarlliie;  le  Khowaresm  (  Klia- 
rizme),  enfin,  figure  dans  l'histoire.  Mais  le  sol  a 
conservé  sa  fertilité;  ses  industrieux  luiliilans, 
agriculteurs  laborieux,  de  race  persane,  pullu- 
lent encore  plus,  sous  les  califes  ,  que  sous  le 
gouvcrnfment    des    Partlies.     Plus   de    i,20() 
puits  remédient  au  nianq\ie  dVau  dans  le  Kho- 
rassan, et  cette  province  se  couvre  de  villes  sans 
nombre,  parmi  lesquelles  Tous,  Mesched,  et  sur- 
tout iMschapour,  lierai  et  Hlarou  (.Uexandria 
Wargiana,  maintenant  Merveî  passent  jjour  avoir 
égalé  les  capitales  les  plus  llorissantes  de  l'Eu- 
rope. Mschapour  ornait  une  des  plus  belles  val- 
lées de  la  Perse.  l>alkh  ,  la  cite   la  plus  an- 
cienne du  monde,  au  dire  des  Asiatiques,  et  la 
mère  deg  villes  de  P Orient,  tlorissait  dans  un 
pays  que  fertilisaient  dix-huit  canaux  tirés  d'un 
grand  réservoir  dans  les  montagnes.  Les  noms 
de  Samarcande  et  de  Bokhara  étaient  devenus 
synonymes  de  richesse  et  de  splendeur. 

Tout  le  pays  compris  entre  lOxus  et  les  mon- 
tagnes du  Khorassan  porte  actuellement  le  nom 
de  Turkestan,  étant  habité  par  un  grand  nombre 
de  tribus  turcomanes  qui  se  sont  partagé  le  dé- 
sert et  uneportion  du  Khorassan.  CesTurcomans 
vivent  en  partie  de  l'éducation  de  leurs  bestiaux, 
et  en  partie  de  la  culture  du  sol  qu'ils  ont  ac(|uis 
sur  les  Persans.  Quelques  particuliers  possèdent 
jusqu'à  700  chameaux,  .5,000  moutons  et  chè- 
vres, 200  jumens  et  plusieurs  P0««  d'argent.  Ils 
tiennent  leur  argent  et  ce  qu'ils  possèdent  d'ef- 
fets précieux  dans  de  grandes  bourses,  faites  de 
la  peau  du  cou  d'un  chameau.  On  les  divise  en 
Turcs  Tcharwars  (nomades)  et  en  Turcs  Tchou- 
mours  (sédentaires).  Les  premiers  élèvent  une 
race  de  chevaux  (argamaky  renommés  pour  letn- 
vitesse  et  [lour  leur  vigueur  extraordinaire.  Les 
Turcomans  reçoivent  l'investiture  de  leurs  terres 
et  de  leurs  pâturages  du  schakh  de  Perse  et  du 
khan  de  Khiva,  selon  la  proximité  où  ils  sont  de 
l'un  ou  de  l'autre  de  ces  pays;  mais  leur  obéis- 
sance est  purement  nominale,  et,  appartenant  à 
la  secte  des  Sounnites,  ils  ne  se  font  aucun  scru- 
pule d'enlever   un  grand  nomlire  de  Persans 
schiites,  qu'ils  vendent  aux  marchés  de  Khiva  et 
de  Bokhara.  De  sorte  qu'un  l'ersan  d'Astrabad 
ose  à   peine  s'aventurer  à  ([uebjues  lieues  de 
cette  ville  sans  l'escorte  d'un  Turcoman,  qui,  S 
son  tour,  n'oserait  venir  à  Astrabad  sans  un  sauf- 
conduit. 
Schakh  Abbas,  voulant  neutraliser  la  puissance 


railles  et  leurs  tours,  les  villes  deviennent  cha- 
que année  la  proie  de  quelque  nouvelle  bande 
de  pillards;  chaque  année  voit  combler  et  dis- 
paraître des  centaines  de  puits  ,  espoir  de  l'agri- 
culteur et  du  voyageur. 

Schurruks,  IMerochnket  Bala-Mourghah  sont 
réduites  a  des  forts  entourés  de  camps  turco- 
mans. Si  iMesched  doit  à  sa  sainteté  d'avoir  con- 
servé quelque  importance.  Tous  et  Balkh  n'of- 
frent plus  que  des  monceaux  de  ruines.  De  tous 
côtés,  en  traversant  ce  qu'on  appelle  maintenant 
le  désert  entre  l'Oxus  et  les  montagnes  du 
Khorassan,  le  voyageur  est  frappé  de  la  multi- 
tude de  villes  ,  de  châteaux,  de  villages,  de  ci- 
ternes et  de  caravanséraï  en  ruines ,  sur  les- 
quels la  tradition  ne  peut  pins  donner  aucune 
information ,  mais  où  l'on  trouve  une  grande 
quantité  de  monnaies  anciennes. 

Pour  concevoir  comment  un  changement  aussi 
grand  a  pu  s'opérer  dans  ces  pays,  jadis  riches  et 
populeux,  il  suffira  de  tracer,  en  pende  mots,  le 
tableau  des  principales  révolutions  dont  ils  ont 
été  le  théâtre.  Les  Arabes  y  apportèrent  la  reli- 
gion de  Mahomet ,  sous  le  règne  des  califes 
Omeyades,  Yézid  et  Walid,  entre  les  années 
C80  et  71 1  de  notre  ère.  Le  bassin  de  l'Oxus  était 
alos  habité  par  des  peuples  sédentaires  et  agri- 
culteurs, de  la  même  race  que  les  Persans.  Au 
nord-est,  le  pays  non  moins  fertile  de  Ferganah 
formait  une  principauté  turque  ,  dans  le  bassin 
deSzir-Déria.La  nation  turque  habitait,  encore 
au  delà  ,  les  plaines  élevées  et  les  rochers  de 
l'Altaï,  jusqu'aux  bords  de  l'Irtich.  Les  uns 
étaient  nomades,  possesseurs  d'une  nombreuse 
c.ivalerie  ;  les  autres  exploitaient  pour  leurs 
maîtres  les  mines  de  l'Altaï.  Ces  maîtres  étaient 
les  tribus ,  alors  innombrables ,  des  nations 
hunniques  ou  mongoles  ,  qui  parcouraient  le 
plateau  central  de  l'Asie  et  les  plaines  de  la 
Alongolie.  Plus  tard,  elles  refoulèrent  les  Turcs 
a  l'occident. 

En  750,  Ja  race  d'Aboul-Abbas  remplaça  sur 
le  trône  celle  d'Omeyah  ;  Bagdad  devint  la  rési 


dence  de  ces  nouveaux  califes.  Mais  l'enthousias- 
me et  le  dévouement  qui  avaient  causé  les  suc- 
cès des  Arabes  ,  s'élcignant  peu  h  peu,  firent 
l>larc  à  la  mollesse  des  califes  et  à  l'ambition  de 
leurs  lieutenans.  Talier  se  icndil  indépendant 
(813  )  dans  le  Khora.ssan  ,  que  ses  descendans 
gouvernèrent  jusqu'à  872,  pour  le-  bonheur  des 
peuples.  Les  Soffarides  leur  succédèrent,  et 
dominèrent  dans  toute  la  Perse  centrale.  Ce 
démembrement  de  l'empire  des  califes  excita  les 
Samanides,  la  plus  pauvre  des  tribus  turques, 
à  s'emparer  (874)  des  pays  situés  au  delà  de 
l'Oxus;  plus  tard,  ils  franchirent  ce  fleuve  avec 


des  hordes  turcomanes,  introduisit  parmi  elles  dix  mille  cavaliers,  et  se  rendirent  maîtres  du 
une  tribu  de  Kourdcs  transplant  s  de  Ij  Frontière 
occidentale  de  son  emi)ire.  Cette  tactique  a  si 
peu  réussi,  que  ces  Kourdes  ne  sont  pas  actuel- 
lement les  ennemis  les  moins  dangereux  des 
Persans. 

Les  Hazaris  forment  une  autre  nation  de  hri- 
gands  sauvages,  cantonnés  la  plupart  dans  les 
montagnes  du  Khorassan,  et  dans  les  lieux  les 
moins  accessildes  entre  Caboul,  Héral  et  Balkh. 

Des  bords  de  la  mer  Casi)ienne  aux  rives  de 
rindus,  les  moindres  villages  sont  entourés  {de 
fortifications,  derrière  lesquelles  les  malheureux 


Khorassan ,  qu'ils  gouvernèrent  pendant  dix 
générations.  Le  célèbre  Avicenne  vécut  à  leur 
cour.  L'arrivée  de  plusieurs  centaines  de  mille 
de  leurs  compatriotes  (!I80)  assura  la  domina- 
tion des  Turcs  dans  les  pays  de  l'Oxus  et  du 
Szir-Déria,  qui  jiorlèrent  dès  lors  le  nom  de  Tur- 
kestan. 

Thogroul-Bek,  petit-fils  de  .Seidjouk,  fut  le 
premier  sultan  des  Turcs  Seidjoucides,  qui  do- 
minèrent avec  éclat  dans  l'Asie  occidentale  pen- 
dant un  siècle.  Il  vainquiH1038),  à  Zendekan  , 
Masoud,  sultan  de  <ihazna.  Son  neveu,  Alp-Ars 


paysansae  SOBlpastu  sûreté.  Malgré  leurs  mu-  I  lau  (brave  lion),  parcourut  la  Perse  en  vainqueur, 


fit  trembler  sur  son  trône  le  calife  de  r)agdad, 
et  fit  prisonnier  (107 1)  l'empereur  Romain-Dio- 
gène,  dans  une  sanglante  bataille.  Il  eut  pour 
successeur  son  fils  Walek-Schah ,  surnommé 
Djelaleddin  (  la  gloire  de  la  foi),  qui  vainquit 
(1072)  auprès  de  Tous  les  princes  ses  compéti- 
teurs. Joignant  aux  talens  militaires  de  ses  pré- 
décesseurs l'amour  des  arts,  de  la  paix  et  des 
lettres,  Malek-Schah  fit,  pendant  vingt  ans  ,  le 
bonheur  de  ses  sujets.  Mschapour,  Rey  et  Ispa- 
han  furent  des  cités  royales.  Marou  possédait  le 
tombeau  d'Alp-Arslan.  A  la  moi  t  de  Malek- 
Schah  (1092)  ,  la  Perse,  avec  Moussoul,  passa  à 
son  fils  Barkiarok,  mais  le  Kernian,  la  Syrie  et 
l'Asie  -  Mineure  furent  démembrés  en  faveur 
d'autres  princes  de  la  race  de  Seidjouk. 

Les  sultans  turcs  de  Kharizme  régnèrent  dans 
la  Perse  orieniale,  le  Khorassan  e!  leTurkesian, 
pendant  toute  la  durée  du  douzième  siècle.  Ma- 
rou fiitleur  capitale  ;  leurs  richesses  étaient  im- 
menses, et  400,000  combatlans  marchaient  sous 
leurs  drapeaux.  Mais  la  félicité  de  ces  contrées 
touchait  à  son  ternie.  A  mesure  que  les  Turcs 
avaient  quitté  les  solitudes  de  l'Altaï  pour  s'éta- 
blir sur  les  rives  de  l'Oxus,  les  peuples  de  race 
jaune  ou  mongole  avaient  suivi  leurs  traces  vers 
l'occident.  Réunis  sous  les  ordres  de  Djinghiz- 
Khan,  ces  peuples  barbares  attaquèrent  (1218)  et 
délirent  Mohamed  et   Djelaleddin  ,  les  derniers 
sultans  de  Kharizme  ;  ils  se  jetèrent  ,  comme 
l'Ange   de  la  mort ,  sur  ces  contrées  naguère  si 
Horissantes.  Un  million  trois  cent  mille  person- 
nes périrent  dans  Marou  ,  1  .(500,1  00  à  Hérat ,  et 
1,747,000   à   Mschapour;   Balkh    fut   détruite. 
Deux  cent  cinquante  ans  plus  tard,  Timour  et 
ses  Tatares  assouvirent  encore  leur  rage  sur  ce 
malheureux  pays.  L'affaiblissement  où  tomba  à. 
son  tour  la  nation  Inique,  par  suite  de  tant  de 
guerres  et  d'émigrations,  ouvrit  enfin  le  Turkes- 
tan  à   l'établissement  permanent  des  peuples 
mongols.  Les  Ouzbeks,  branche  de  celte  race 
sauvage,  s'emparèrent ,  en  1500,   des  pays  que 
les  Turcs  abandonnaient  pour  se  trans|)orter  en 
Perse.  Ils  forment  actuellement  uneportion  con- 
sidérable de  la  population  de  la  Boukharie,  du 
Kharizme  et  du  Turkestan  ;  ils  donnent  dessou- 
verains à  ces  pays  ;   ils  y  occupent  tous  les  em- 
plois ,  et  ohtienncnt  même  le  gouvernement  de 
plusieurs  des  districts  du  Khorassan  encore  sou- 
mis à  la  Perse.  De  tous  les  peuples  mongols  ,  les 
Ouzbeks  ont  le  plus  dérogé  à  leurs  mœurs  pri- 
mitives ,  en  embrassant  la  religion  de  Mahomet, 
et  en  sélablissant  dans  les  villes  de  la  Grande- 
Boukharie;  mais  ils  n'y  ont  pas,  comme  les  Turcs 
Samanides  el  Seidjoucides,  adoucil'âprelé  natu- 
relle de  leur  caractère. 

M.  Arthur  Conolly,  lieutenant  au  servie;  de 
la  Compagnie  des  Indes,  quitta  r.^ngleterre,  au 
mois  (l'août  de  l'année  1829  ,  et,  traversant  la 
Russie,  les  pays  du  Caucase  el  la  Perse,  il  arriva, 
en  avril  1830,  à  Astrabad,  à  l'extrémité  de  la  mer 
Cas()ienne.  Il  voulut  se  lendie  à  Khiva,  mais  la 
perfidie  de  ses  guides  l'obligea  de  revenir  sur  ses 
pas,  après  avoir  traversé  la  moitié  du  désert  ha- 
bité jjar  les  Turcomans.  Il  visita  jMesched,  puis 
Hérat.  Celle  dernière  ville  a  une  étendue  de 
trois  quarts  de  mille  carré,  et  peut  contenir 
enviion  45,000  habitans,  dont  un  petit  nombre 
sont  des  Hindous  el  ciueli(ues  uns  juifs.  Elle  a 
pour  défense  une  bonne  muraille  et  un  fossé 


—  19  — 


in-ofonil.  La  malpropi-elé  de  la  ville  et  de  ses  ha- 
liilans  passe  loiilo  desciiplion.  Aux  principales 
rues  en  aboutissent  de  plus  petites,  fort  étroites, 
couvertesde  manière  à  ne  l'ormer  que  des  voûtes 
obscures  et  basses,  où  l'on  rencontre  toute  es- 
pèce d'ordures  ;  aussi  ne  doit-on  pas  s'étonner 
que,  sous  un  climat,  tiu  reste  salubre,  la  petite- 
vérole  etle  choléra  exercent  iiueli|uefois  en  cette 
ville  de  grands  ravages.  Toutefois  les  faubourgs 
et  la  banlieue  olfrent  de  grandes  beautés.  Hérat 
est  bâti  dans  une  plaine  de  douze  milles  de  lar- 
geur, entièrement  couverte  de  villages  fortifiés, 
de  jardins,  de  vergers,  de  vignobles  et  de  champs, 
au  (l'avers  desquels  serpentent,  dans  toutes  les 
directions, de  petits  ruisseaux  d'uneeau  limpide. 
La  rivière  lléri-roud  ,  barrée  par  une  digue  , 
fournit  de  l'eau  à  une  multitude  de  canaux,  et 
les  fruits  les  plus  délicieux  récompensent  les 
soins  du  cultivateur.  Le  manque  d'argent  mit 
M.  Conolly  dans  une  position  très  difficile,  dont 
il  fut  tiré  par  l'obligeance  de  Syud-Muheen-Shah, 
négociant  de  Kandahar  et  l'un  des  Syuds  ou  an- 
ciens de  Pisching;  cette  li  ibu  ,  établie  ù  trois 
journées  au  sud  de  Candahar,  est  l'objet  dun 
grand  respect,  parce  iju'elle  tire  son  origine  de 
Mahomet.  Syud-Muheen-Shah  avait  voyagé  dans 
l'Hindoustan  et  connaissait  de  nom  les  princi- 
paux An;;lais  (jui  riialiilent;  il  en  avait  reçu  de 
bons  offices  :  «  M.  Eipbinstone  avait  donné  à  son 
frère  une  poignée  de  pièces  d'argent  pour  avoir 
réponilu  à  quehiues  questions;  M.  Cole,  de  Maï- 
sour,  lui  avait  acheté  un  cheval,  et  Hunter  Sahib 
lui  avait  fait  cadeau  d'une  carabine  ;  il  nous  re- 
gardait comme  une  excellente  tribu,  fidèle  à  sa 
l)arole,  cl,  avec  l'assistance  de  Dieu,  promettait 
de  me  cautionner,  et  de  me  conduire  sain  et 
saufdans  l'inde.  » 

Il  remplit  cette  promesse  de  la  manière  la  plus 
honorable.  Son  caractère  sacré  et  son  extrême 
habileté  fuient  nécessaires,  dans  un  si  longvoya- 
ge,  au  travers  des  montagnes  des  Afghans,  infes- 
tées de  biigands  beloulchis  et  semées  de  forts, 
(|ui  sont  autant  de  repaires  pour  les  gouver- 
neurs encore  plus  rapaccs  que  les  Beloulchis. 
Une  maladie  dangereuse  retint  M.  Concilly  hors 
des  murs  de  Candahai',  (iMel'oii  dépeint  comme 
une  ville  autrefois  très  fiorissante,  mais  encore 
])opuleuse,  et  passablement  fortifiée,  avec  de  l'ar- 
tillerie. Ses  environs  sont  plus  fertiles  cl  mieux 
arrosés  que  la  plaine  d'ilérat.  M.  Conolly  éprouva 
toute  rhosjiilalilé  de  son  guide  pendant  son  sé- 
jour dans  la  vallée  de  l'isching,  dont  les  habi- 
lans,  grâce  à  leur  origine  sacrée  et  à  leur  carac- 
tèn^  paisible  ,  vivent  respeclés  de  leurs  voisins 
lurl)ulens.  11  visita  ensuite  Quetta,  centre  d'un 
commerce  considérable,  qui  y  attire  beaucoup 
de  négocians  hindous  et  afghans  ;  on  y  achète  des 
ciievaux.  Entre  celte  ville  et  les  bords  de  llnthis, 
notre  voyageur  traversa,  avec  une  extrême  difh- 
culté,le  col  de  llolau  et  d'autres  défilés  des  hau- 
tes montagnes  de  Kirkiekki.  C'est  une  barrière 
naturelle  entie  le  lîeloul(  hislan  et  le  Sindy. 
INous  avons  le  plaisir  d  aiuumcer  (jue  la  géné- 
rosité du  bon  Syucl-Mulieen-Shah  a  reçu  la  ré- 
compense (|uellf  mérilail. Outre  un graLul  nom- 
bre de  riches  présens,  le  gouverneur-général, 
lord  William  lîentinck,  lui  offrit  en  prêt  la  som- 
me de  12.5, ()()()  fr.,  pour  trois  ans  ,  sans  intérêt  , 
îi  coiulilion  que,  au  boni  de  ce  leiine,  d  souinet- 
liail  SCS  livres  il  uu  c.\uiutu  qui  ^>ùl  duiiucT  une 


idée  de  la  nature  et  de  l'étendue  du  commerce  de 
son  pays.  Syud-Muheen  n'a  accepté  que  .50,000  fr. 

La  province  de  Mazanderan  est  trop  voisine 
de  la  capitale  actuelle  de  la  Perse  pour  n'avoir 
pasattiré  l'attention  des  voyageurs  anglais.  M. 
Fraser  la  décrivit  en  1S22  ;  lîurnes  la  traversa 
dix  ans  plus  tard.  En  1830,  M.E.  d'Arcy  Todti  en 
a  levé  une  carte  expédiée  sur  l'échelle  àe-~,~, 
ou  un  pouce  pour  six  milles  anglais.  Le  Mazan- 
deran forme  une  plaine  bornée  au  nord  par  la 
mer  Caspienne,  et  au  sud  par  ime  chaîne  délian- 
tes montagnes  ,  qui  le  séparent  du  plateau  de 
Perse,  élevé  de  4001)  pieds  environ  au  dessus  du 
niveau  de  la  mer.  Les  montagnes  forment  une 
série  de  chaînes  parallèles,  dont  lu  largeur  to- 
tale est  de  20  à  2-5  lieues,  et  dont  le  pic  de  Dema- 
vend  et  le  monl  Elbourzou  El  liuidj  (Tour  de 
Gardc;  sont  les  points  les  plus  élevés.  La  neige  y 
tombe  en  abondance  dès  le  mois  de  seplembre, 
et  ne  fond  guère  qu'en  avril  et  en  juin,  gonfiant 
alors,  au  point  de  les  rendre  im))assables,  les  tor- 
rens  qui  descendent  vers  la  mer  Caspienne  et 
vers  le  plateau  central  delà  Perse.  Le  mont  EI- 
bourz  forme,  au  nord-est  de  Tehraii,  un  massif 
h  peu  près  inaccessible.  Plus  à  l'est,  deux  passa- 
ges s'offrent  aux  voyageurs  pour  descendre  vers 
la  mer  Caspienne.  La  hauteur  en  est  considéra- 
ble et  les  difficultés  effrayantes  ;  mais  ce  sont 
presque  les  seuls  praticables.  La  première  roule 
mène  de  Tehrau  à  Amol  par  le  pied  méridional 
del'Elbourz  et  du  Deraavend,  et  s'élève  à  une 
hauteur  de  7000  pieds  ,  auprès  du  village  de 
Iman-Zadeh-Hashim.  Malgré  les  immenses  tra- 
vaux exécutés  sous  le  règne  de  Schah  Abbas  el 
renouvelés  depuis  ce  prince,  le  chemin  est  géné- 
raliMuenl  exécrable,  souvent  impraticable  pour 
les  chevaux,  et  dangereux  même  pour  les  piétons. 
La  chaussée  de  Schah  Alibas,  construite  à  grands 
frais,  a  presque  entièrement  disparu;  Ihumidilé 
du  climat,  l'abondance  des  neiges  et  des  plnir.s, 
la  violence  des  torrens  qui  descendent  de  ces 
montagnes  boisées,  rendent  difficile  la  construc- 
tion des  routes  et  nécessiteraient  des  réparations 
dispendieuses  et  continuelles.  Les  avalanches  de 
terre  y  sont  fréquentes,  ainsi  fine  la  chute  dfS 
rochers.  Le  sentier,  taillé  dans  le  Ranc  des  ro- 
chers ,  n'est  souvent  qu'une  corniche  de  trois 
jiieds  de  largeur,  suspendue  à  iuO  et  même  à 
1300  pieds  au  dessus  du  lit  d'un  torrent.  On  aper- 
çoit quel(|uefois  dansées  défilés  les  restes  d'an- 
ciennes fortifications. 

A  10  lieues  à  l'esl  du  col  d'lman-/adeh-Has- 
him  s'élève,  au  pied  des  montagnes,  le  rocher 
de  l'iruz-Kuh  (montagne  victorieuse  on  bleue), 
ilont  le  sommet  ]iorte,  ^  une  hauteur  de  7.50 
pieds,  les  vestiges  dune  forteresse  autrefois  ré- 
putée imprenable.  La  seconde  route  jiart  de 
l'iruz-Kuh  ,  el  conduit,  parle  col  de  Gudouk,  à 
IJalfurush  et  <à  Sari,  dans  le  Mazanderan.  Le 
sommet  du  col ,  élevé  de  G, 000  pieds,  est  encore 
couvert  de  neige  au  mois  d'avril.  Le  chMeaii  du 
Diable-lilanc  (Div  Sefid:  en  défend  le  revers 
septentrional.  Celte  route  fut  suivie  par  Uurnes  . 
qui  la  regarde  comme  étant  la  même  que  l'an- 
cien iléfilé  des  Portes  Caspicnnes. 

On  peut  se  rendre  de  Firuz-Kuh  ^  Astrabad 
par  une  troisième  roule,  meilleure  ipie  les  au- 
tres, et  située  .'t  20  lieues  au  noid-esl  de  la  se- 
conde. 

La  gruuJc  hauteur  Uu  pic  do  l>ema\cud  le 


rendant  visible  de  tous  côtés  h  une  distance 
considérable,  il  élait  important  d'en  déterminer 
exactement  la  hautfuret  la  position.  «  A  mon 
arrivée  à  Ask,  dit  M.  Taylor  Thomson  ,  village 
situé  au  pied  de  la  montagne,  à  42  milles  nau- 
tiques est  nord-est  de  Tehran,  je  remis  la  lettre 
et  les  présens  dont  l'ambassadeur  m'avait  pour- 
vu ,, à  la  mère  d'Abbas  Kouli  Khan,  le  chef  du 
district,  alors  a!)sent.  Elle  prit  immédiatement 
les  mesures  nécessaires  pour  mon  ascension.  Je 
montai  desuite  àGermah,  le  village  le  plus  élevé 
sur  le  côté  méridional  de  la  montagne;  il  est 
distant  d'une  heure  de  celui  d'Ask ,  et  jjIus  élevé 
de  900  pieds  anglais  ,  étant  à  une  hauteur  de 
6,700  pieds  au  dessus  de  la  mer.  On  me  donna 
quatre  guides,  dont  un  seul,  comme  je  !e  dé- 
couvris plus  tard  ,  avait  aujiaravant  gravi  la 
montagne.  Le  8  septembre  1S37  ,  nous  mon- 
tâmes pendant  deux  heures  au  dessus  de  Ger- 
mah;  mais  le  ciel ,  couvert  depuis  la  veille,  de- 
vint bientôt  menaçant;  nous  essuyâmes  une 
forte  pluie  accompagnée  de  tonnerre,  et  filmes 
obligés  de  chercher  un  abri  imparfait  sous  un 
pan  de  rochers.  Nous  y  passâmes  le  reste  du 
Jour  et  la  nuit  suivante,  percés  par  U  pluie  et 
transis  par  le  froid.  Le  9,  il  se  trouva  que  la 
neige,  qui  la  veille  était  encore  bien  éloignée  de 
nous,  couvrait  le  flanc  de  la  montagne  jusqu'au 
lieu  de  notre  bivouac  ;  néanmoins  le  temps  étant 
redevenu  serein,  nous  partîmes  pleins  d'ardeur, 
au  point  du  jour,  dans  la  confiance  que  nous  ar- 
riverions vers  midi  au  sommet  du  pic. 

»  Sachant  qu'au  besoin  je  pourrais  trouver  un 
abri  dans  une  grotte  qui  en  est  voisine,  je  m'é- 
tais pourvu  d'habits  pour  changer,  et  de  pain 
pour  quatre  jours.  .Mais  au  bout  d'une  heure  de 
marche,  deux  des  hommes  ayant  refusé  d'avan- 
cer ,  il  fallut  abandonner  avec  eux  les  vivres  et 
les  vêtemens.  Les  autres  se  plaignirent  bientôt 
de  maux  de  tête  et  de  palpitations  au  cœur;  mais 
je  les  retins  à  force  de  {woniesses  et  de  menaces, 
et  nous  parvinmes  au  sommet.  L'obscurité  et  le 
froid  nous  obligèrent  de  chercher  immédiate- 
ment un  abri  et  de  passer  la  nuit  dans  la  grotte 
de  soufre,  sans  faire  d'autres  observations  i;ue 
celles  du  baromètre,  l'n  vent  glacé  de  la  mer 
Caspienne  nous  surprit  dans  l'état  de  transpira- 
tion où  la  marche  nous  avait  mis. 

»  Les  premiers  rayons  du  soleil ,  pénétrant 
dans  la  grotte,  annoncèrent  un  ciel  serein.  J'at- 
tendis, pour  en  soi  tir,  que  l'air  fût  suffisam- 
ment réchauffé;  mais  à  peine  eus-je  fait  quel- 
ques pas  que  je  me  sentis  saisi  par  un  froiJ  si 
intense,  que  mes  habits  se  gelèrent  immédiate- 
ment, el,  malgré  le  vif  regret  que  j'éprouvais  i 
laisser  mes  observations  incomplètes,  je  dus, 
pour  sauver  ma  vie,  descendre  la  montagne  en 
courant. 

»  Si  deux  guides  ne  m'eussent  pas  abandonné, 
les  vêlemens  dont  ils  étaient  porteurs  nous  eus- 
sent permis  de  supporter  le  froi.l  du  sommel. 
Je  recommanderai  toutefois  irexéculer  l'ascen- 
sion lin  Pic  de  Pemavend  deux  mois  plus  tôt  ipic 
je  ne  le  fis.  En  quittant  ;i  minuit,  nu  clair  de  la 
lune,  la  grotte  qui  est  au  pied  de  la  montagne, 
on  peut  p.nsser  la  journée  entière  au  sommet, 
sans  s'exposer  aux  vapeurs  dangereuses  de  l.t 
grotte  sulfureuse.  » 

L'itinéraire  de  M.  James  lîranl ,  d.ins  l'Armé- 
nie cl  la  purliou  oriculalc  de  r.isic-.>l incure , 


•20  -'. 


nous  fournil  rncore  un  moyen  irapiirécioi' IV'tnl 
nrtuel  irunc  des  portions  1rs  jilus  imporUinIcs 
de  eellelij;ne,  (|ui  maiiilcn.inl  si'parerindupnrc 
liritanniciue  des  nouvelles  provinces  asinliqnes 
de  l'empire  russe. 

L'cxlension  récenle  du  eomnieree  de  Trébi- 
zonde  nous  cnjîa.ie  à  transcrire  à  entier  la  des- 
cription qu'en  donne  M.   lirant.  «  Tréiiizonde  , 
située  sur  la  crtto  méridionale  de  la  mer  Noire, 
fut  une  ville  considérable  parson  commerce  dés 
l'époque  de  sa  fondation  par  leslirecs,  c'est-à- 
dire  de  temps  immémorial.  C'est  ici  que  Xéno- 
plion  atteit;nil  le  rivai;e  du  Pont-Iùixin  ,  dans  sa 
retraite  ilu  centre  de  l'Assyrie,  et,  à  moius  (pic 
l'aspect  du  pays  n'ait  complètement  changé  de- 
jinis  lors,  la  route  qu'il  tint  pour  y  arriver  doit 
être  la  même   que  l'on  suit  maintenant  pour 
franchir  les  montagnes,  d'autant  jdns  que  les 
neiges,  dont  les  autres  passages  sont  couverts, 
les  rcmlent  inaccessibles  en  hiver,  et  c'est  pré- 
cisément dans  cette  saison  que  s'opérait  la  re- 
traite des  dix  mille  Grecs  au  travers  de  l'Ar- 
ménie. 

»Sons  la  domination  des  Romains,  leur  com- 
merce avec  l'Inde  se  faisait  par  la  voie  de  Tré- 
bizonde.  Elle  dut  sa  splendeur  et  ses  richesses  .^ 
la  munificence  d'Adrien,  .juiy  avait  fait  crenser 
un  port  artificiel.  La  ville  était  grande  et  fort 
peuplée.  Malgré  la  double  enceinte  de  murs  dont 
elle  était  défendue,  les  (Joths  s'en  emparèrent 
sons  I  empereur  (;alien  ;  ils  y  firent  un  immense 
l)utm,  la  saccagèrent  et  la  réduisirent  en  cen- 
dres. 

«  Plus  tard  les  Cénois  y  Apportèrent  dlsi-ahan 
les  produ.-iions  de  l'Inde,  qu'ils  faisaient  passer 
dans  leur  colonie  de  Calfa,  en  Crimée,  et  à  Cons- 
tantinople.  Les  souverains  de  l'Arménie  cl  les 
ftnbles  empereurs  deTrébizonde  leur  permirent 
d  établir,  au  travers  de  ces  pays  ,  une  li-ne  de 
postes  fortifiés,    commençant  à  Trébizonde  et 
•••hou tissant  a  liayazid,  sur  la  frontière  de  l'erse 
<es  postes  étaient  bfttis  à  la  distance  de  35  à  -!0 
mdles  les  uns  des  autres,  dans  des  positions  fa- 
ciles à  défendre,  linc  enceinte  de  murs  soliiles 
et  étendus  offrait  une  rcirailc  aux  marchands  et 
il  leurs  caravanes,  cl  des  quartiers  aux  troupes 
chargées  de  les  escorter  d'une  station  à  l'auiic 
linibout  ou  Pa'iponrlh   (Po.nth  veut  dire  v„ 
<-/mUon  en  arménien;  et  Erze-Rouin  étaient 
'leux  de  ces  forteresses,  et  la  force  de  leurs  an- 
tiennes forlih'calions   atteste  rimj.ortancc  que 
les  Génois  attachaient  à  ce  commerce.  Les  pro- 
fils diirent  en  tHre  immenses,  pour  enrichir  la 
l•él)ul^^i<HIc  après  avoir  défrayé  de  si  grandes 
slq>ctiscs. 

»  Après  deux  siècles  de  po.sscssion,  les  (;énois 
fr'urenl  chassés,  par  Mohamed  II ,  de  Trébizonde, 
«*!t  jieu  après  1260-  |/i7i:  de  Caffa  et  delà  Crimée; 
fdès  lors  la  mer  Noire  fut  fermée  au  commerce 
îles  Européens.  Les  armes  des  Russes  et  leder- 
nif  r  traité  Andrinople)  l'ont  enfin  rouverte  à 
toutes  les  nations.  L'ancienne  route  du  com- 
merce des  Indes  et  de  la  l'erse  est  maintenant 
reprise  ;  et  <iuoiqu'il  en  existe  d'autres  plus  avan- 
•lageuses  pour  communiquer  par  1  Ilindonstan, 
Trébizonde  demeure  la  clef  de  l'Arménie  et  de 
la  l'erse.  La  valeur  croissante  de  ses  imjiorta- 
lionslepronvcclaireraent;  en  1830, un  an  après 
fa  paix  d'.VridrinopIcon  y  débarqua  :.,ooy  balles 


J 


de    marchandises  d'Europe    destinées   ])Our  la 
l'erse.  Ce  nombre  fut  quadruplé  en  1835. 

»  On  ne  voit  dans  la  ville  aucune  trace  d'édi- 
fices pins  anciens  que  la  domination  des  empe- 
reurs chrétiens.  Le  nombre  des  églises  y  est  très 
considérable.  Elle  est  bfttic  sur  le  penchant  d'une 
colline  en  face  de  la  mer,  et  enfermée  partielle- 
ment d'une  enceinte  de  murailles  flanquées  de 
tours,  décrivant  un  parallélogramme.  Elle  est,de 
droite  et  de  gauche,  limitée  i)ar  deux  ravines 
profondes  remplies  de  jardins  ondn-agés  d'ar- 
bres; on  les  passe  sur  deux  ponts  d'une  grande 
longueur.  Au  dessus  delà  ville  s'élève  une  cita- 
delle presi|ue  ruinée  et  commandée  par  les  col- 
lines voisines.  Faute  d'un  meilleur  port,  les  vais- 
seaux européens  restent  ^  l'ancre  pendant  l'été 
dans   une  petite    baie    ouverte ,  à  l'extrémité 
orientale  de  la   ville.    Après  l'équinoxe  d'au- 
tomne, les  Turcs  et  les  Européens  se  rendent  à 
l'Ialana,  rade  ouverte  à  sept  milles  à  l'ouest. 
Mais  les  vais.seaux  anglais  ne  quittent  jamais 
Trébizonde,   dont  ils  trouvent  l'ancrage  aussi 
sûr  (jue  celui  de  Platana ,  même  par  les  jihis 
gros  temps.  De  hantes  montagnes  neigeuses  em- 
pêchent lèvent  desoufller  contre  la  cùte;  la  mer 
y  reste  souvent  calme  par  les  plus  fortes  tem- 
pêtes, et  la  brise  de  terre  se  fait  sentir  réguliè- 
ment  toutes  les  nuits  pendant  l'année  entière. 
»  Toutes  les  maisons  possèdent  une  courplan- 
tée  d'arbres  fruitiers  et  un  jardin,  qui  donnent 
à  celte  ville,  vue  de  la  mer,  laspeci  d'une  forêt. 
Elle  contient  de  2',  à  30,000  habitans,  dont  20  à 
'i4, 000  musulmans;  le  reste  se  compose  d'Armé- 
niens et  de  Grecs.  Les  mahométans  seuls  dcmeu- 
renl  dans  l'eneeinlc  des  murailles. 

«.le  m'embarquai,  dit  M.  iii'ant,  à  Trébizonde 
le  10  mai  1835,  et  côlojai  jusqu'aux  frontières 
de  la  Russie  un  pays  d'une  beauté  i-emar(juable. 
Des  montagnes  de  1  ti  .5,000  pieds  de  hauleursé- 
lèvcnt  immédiatement  du  bord  de  la  mer,  cou- 
vertes (réi)aisscs  forêls  de  cb:Uaignii  rs,  de  hê- 
tres, de  noyers,  de  peupliers  et  de  saules;  de 
loin  en  loin  on  voit  de  i)etils  chênes,  dn  buis,  des 
ormeaux,  des  |rénes  et  des  érables;  le  sapin 
couvre  les  sommités  les  ]>!iis  élevées.  Il  n'existe, 
le  long  de  celle  côte,  aucunehanlier  pourlacon- 
sirnction  des  vaisseaux  ;  et  le  gouvernement  turc 
proiiibaiil  toute  exportation  de  bois  de  con- 
struction, onse  borneà  y  fabriquer  du  charbon, 
à  construire  quelques  bateaux,  et  à  approvision- 
ner de  bois  les  villes  de  la  côte.  Le  jiays  est  si 
couvert  de  bois  et  de  montagnes  que  les  grains 
sont  loin  de  suffire  h  la  consommation  des  habi- 
tans, malgré  le  soin  extrême  avec  lequel  ils  met- 
tent en  culture  tous  les  terrains  qui  en  sont 
susceptibles.  On  voit  souvent  des  champs  de  blé 
suspeinlus  au-dessus  de  précipices  inaccessibles 
à  la  charrue. 

«Celle  côte  est  habitée  par  plusieurs  peuplades 
différentes;  mais  les  Lazes  étant  les  plus  nom- 
breux, on  lui  donne  généralement  le  nom  de 
Lazislan.  Ces  pcuiiles  marchent  toujours  armés 
d'une  carabine,  dont  ils  se  servent  avec  habileté. 
Leur  réputation  de  courage  et  d'audace  les  fait 
recherelicr  dans  les  armées  du  sultan,  et  pour  le 
service  de  l'arsenal  de  Conslantinoi)le.  La  ma- 
nière donl  ils  ont  défendu  leur  pays,  en  1829, 
contre  les  Russes  aux  ordres  de  Paskévvitch, n'est 
pas  indigne  de  celle  anli(|ue  réputation  attestée 
par  .Xéuophon,  et  par  ks  guerres  de  Wilhridale 


et  de  Chosroes.  D'après  un  recensement  réceiU, 
on  compte  actuellement  18,000  hommes  en  état 
de  porter  les  armes  dans  le  Lazislan,  et  24,000 
dans  le  pays  voisin  d'Of.  Les  Oflis  habitent  un 
pays  montagneux,  et  inaccessible  en  hiver;  ils 
ont  des  villes,  des  maisons  bien  liAlies,  et  vivent 
ilans  l'aisance.  D'un  caractère  jiaisiljle  lorsqu'ils 
voyagent  dans  les  pays  étrangers,  ils  passent 
pour  être  sauvages,  indépendans  chez  eux,  cl 
ils  se  livrent  à  des  querelles  longues  cl  sanglan- 
tes. On  trouve  le  long  de  la  côte  un  certainnom- 
bre  de  villes  avec  des  cafés  et  des  bazars,  mais 
foit  peu  (riuibilans;on  s'y  rend,  des  villages  en- 
vironnans,  au  marché  qui  se  tient  un  jour  dï 
chaque  semaine  ;  mais  il  y  règne  si  peu  de  sécu- 
rité, que  les  marchands  giecs  se  tiennent  dam 
leurs  bouliques  armés  de  fusils.  » 

M.  lirant  quitta  la  côle  àTehoronk-.Sou, pour 
s'enfoncer  dans  rinjérieiir;  il  pénétra,  par  le 
col  de  Kolowah-dagh,  dans  la  vallée  d'Adjarah, 
puis  au  district  de  Paschkov,  et  h  Ardahan,  dans 
la  Géorgie  lur(iue,  ensuivant  la  nouvelle  fron- 
tière tracée  par  les  con(|iiêtes  des  Russes.  Il  vi- 
sita successivement  Kars,  Erze-Roum,  Erzingan, 
les  rives  de  l'EupIiiate  et  DwirRékir. 

Erze-Roum,  le  LSheffield   de  la  Turquie,  était 
remplie  de  boutiques  d'armuriers,  et  l'on  y  em- 
ployait une  quantité  considérable  de  fer  de  Si- 
bérie et  des  Indes.  Ce  dernier  servait  à  faire  des 
sabres  damasquinés,    d'une  grande  réputation. 
On  estimait,   en  1827,  sa  population  à  130,000 
àines,  nombre  probablement  exagéré  ;  cent  vil- 
lages florissans,  peuplés  surtout    d'Arméniens, 
élaicnt  répandus  ilans  la  plaine  fertile  d'Erze - 
Rdurn. 'dais  M.  Brant,  qui  rempliten  celle  ville 
les  fonctions  dcconsnl  britannique,  n'estime  pas 
sa  |)opnlation  actuelle  à  plus  de   15,000  flmes, 
aux(juel!cs  s'ajoutent  un  grand  nombre  d'étran- 
gers en  passage.  L'invasion  des  Russes  a  porté  ù 
cette  ville  un  con()  dont  elle  a  peine  à  se  remet- 
tre; rémigraliondc  plusieurs  milliers  d'.\rmé- 
niens  industrieux  a  consiilérablemcnt  réduit  l» 
population.  Plus  de  la  moitié  des  villages  de  bi 
pVd'me  sonlej/fièrenidit  de'serfs;  les  autres  le 
sont  presiiue.  Erze-Roum  est  siluéc  an  bord  du 
bras  oeciiïenlal  de  l'Euphrate,  auquel  les  Turcs 
donnent  le  nom  de  Kara-sou  (rivière   noire). 
L'eau  y  entrain  en  é!)ullilion  à  20i.°  du  thermo- 
mètre  de  Fahrenheit,  cela   indiijnerait  (ju'eile 
se  trouve  à  7000  pieds  anglais  au  dessus  du  ni- 
veau de  la  mer;  mais,  par  une  série  d'observa- 
tions baroinélriques,  faites  au  mois   de  décem- 
bre 1830,  M.  Urant  fixe  celte  hauteur   entre 
.3000  et  5300  pieds.  Le  véritable  nom   de  cette 
ville  est  Arze.  Les  Turcs  l'appellent  Arzc-el- 
Roum  (Arze  chez   les  Romains),  contracté  en 
Arze-Roum  ou  Erze-Roum.  Sa  position  lui  a 
donné  une  grande  importance  commerciale  et 
militaire  dès  le  temps  de  l'hégire.    Elle  est  en- 
core en  partie  environnée  d'un  mur  flan(|né   de 
tours  construites  par  les  Génois.  Un  chfileau  fort 
la  défend  ;  mais  une  grande  partie  de  la  ville  est 
située  hors  de  l'enceinte  des  murailles. 

Les  ravages  des  Konrdes  et  l'invasion  des 
Russes  ont  contribué  ;»  ruiner  et  à  dépeupler 
l'Arménie.  Toute  la  iio|iulation  mnsubnaiie  émi- 
gra  des  villes  occupées  par  ces  derniers,  et  ceu.x. 
qui  revinrent  trouvèrent  leurs  habitations  démo- 
lies ou  incendiées;  tandis  que  la  poimlation 
arménienne ,  habituée  à  considérer  les   Rufises 


■21   — 


comnie  leurs  libres,  et  rempcreur  comme  leur 
souverain  n;itiirel,  ayant  pris  les  armes  à  leur  j 
approche,  se  trouvèrent  trop  compromis  pour 
attendre  le  retour  lies  Turcs.  Ils  suivirent  l'ar-  j 
mée  russe  dans  sa  retraite,  et  laissèrent  le  pays 
privé  (le  ses  haliitans  les  plus  lal)orie\ix.  Le  dis- 
trict ou  saiidjakde  Pasclikov  fut  occupé  par  les 
Russes  jusqu'à  la  fixation  délinitivc  des  fron- 
tières; tous  les  villages  y  furent  détruits  pendant 
l'occupation  ou  h  l'époque  de  la  retraite.  Ils 
n'ont  laissé  que  70  maisons  habitées  à  Ardahan, 
qui  en  contenait  auparavant  300.  Kars  était  une 
ville  importante  de  30,  à  !0,O0O  âmes,  défendue 
par  plusieurs  enceintes  de  murailles,  et  par  une 
citadelle  construite  par  le  sultan  Mourad  III 
(Amurath).Elle  fut  prise  d'assaut  par  Paskéwitch, 
et  n'offre  plus  !;uère  maintenant  qu'un  monceau 
de  ruines,  habitées  par  150e  à  2000  familles.  On 
en  peut  dire  autant  de  l'ancienne  forteresse 
iiénoise  d'Hasan-Kaléh. 

La  population  de  la  frontière  septentrionale 
se  compose  de  Mahométans,  qui  décèlent,  parla 
beauté  de  leurs  traits,  leur  origine  géorgienne. 
Ils  marchent  toujours  armés  d'une  carabine  et 
d'un  grand  couteau  à  deux  tranchans,  et  i)ortent 
suspendue  à  leur  ceinture  une  corde  dont  ils  se 
servaient  autrefois  pour  garrotter  les  captifsgéor 
giens  qu'ils  pouvaient  faire  dans  leurs  courses  ; 
maintenant  celte  corde  n'est  plus  considérée  que 
comme  un  ornement ,  com[ilément  nécessaire 
de  leur  costume. 

La  partie  occidentale  de  l'Arménie,  arrosée 
par  l'Euphrate,  offre  un  air  de  prospérité  peu 
commun  dans  le  reste  de  l'empire  ottoman.  Le 
sol  en  est  fertile  en  grains,  bien  cultivé,  couvert 
de  jardins  et  de  vergers;  malgré  la  nature  mon- 
tagneuse du  pays,  les  vallées  profondes  et  les 
précipices  dont  il  est  coupé,  la  chaleur  est  assez 
forte  en  été  pour  permettre  aux  fruits  des  cli- 
mats méridionaux  d'arriver  en  maturité dansune 
foule  de  localités.  Des  villes  poiuileuseset  indus- 
trieuses sont  entourées  d'un  grand  nombre  de 
villages.  Tel  est  le  tableau  que  présentent  les 
villes  antiques  d'Lrzingan  ,  Egin ,  Arab-Gir  , 
Kharpoul, Aspouzi  etMelatiyah,  lancienneMeli- 
tène.  Kliarpout  présente  un  tait  unique  dans 
l'économie  des  pays  de  l'Orient ,  savoir,  un  dis- 
trict fertile  et  agréable,  parl'aiteraent  cultivé, 
mais  trop  peuplé.  Une  partie  des  habitans 
doivent  aller  chercher  de  l'ouvrage  et  des  subsis- 
tances dans  la  capitale  et  dans  les  autres  grandes 
villes,  lai.ssant  leurs  familles  dans  le  besoin, 
comme  garantie  de  leur  relotir,  à  charg*^  aux 
habitans  plus  aisés.  Il  leur  serait  facile  de  trouver 
des  établissemens  dans  les  districts  du  voisinage, 
mais,  comme  ceux  d'entre  eux  cpii  sont  chrétiens 
paient  inie  capitation  au  chef  du  district,  il  ne 
leur  est  pas  permis  d'émigrer.  Quelle  distance 
d'une  pareille  législation  à  celle  ipii  a  établi  la 
taxe  des  paiirrt's  en  Angleterre  ! 

Le  goitre  est  une  maladie  coranuine  h  Egin.  On 
exploite  sans  profit  des  mines  de  plomb  argen- 
tifère h  Kcban-Madcn  (luiiic  dn  défilél,  au  fond 
d'une  valléccnfermée  de  hautes  montagnes  arides. 
Les  mines  d',\rghaa  domu'iit  du  cuivre. 

Diyar-Iîekr  ou  Diyar-liékir  est  située  sur  la 
rive  droite  du  Tigre,  dans  une  plaine  fertile  et 
bien  arrosée.  Elle  fut  célèbre  dans  ranlii|uité  et 
dans  l'histoire  du  llas-Enqiire,  par  la  force  de  sa 
situation  et  de  ses  murailles,  le  courage  de  ses 


habitans  et  les  sièges  nomiircux  quelle  soutint 
contre  les  Persans.  Quoi(iuc  sans  garnison,  elle 
servait  de  boulevart  à  l'empire  du  côté  de 
l'orient.  Son  ancien  nom  était  Amide.  Dans  le 
style  de  la  chancellerie  luniue,  elle  s'appelle 
encore  Kara-Aniid  (Noire  Amide),  îi  cause  delà 
couleur  sombre  des  hautes  murailles  crénelées 
dont  elle  est  environnée, et  qui  datent  dumoyen- 
àge.  Son  nom  arabe  Dii/ar  Belir  signifie  Tentes 
de  Behr,  (\vi\  était  le  quatrième  descendant  de 
Rabiah,  descendant  d'ishmacl.  Cette  ville,  admi- 
rablement située  pour  le  commerce,  possédait, 
il  y  a  30  ans,  des  métiers  innombrables  de  tisse- 
rands; de  nombreuses  caravanes  y  arrivaient 
tous  les  jours  de  Bagdad,  de  Mossoul  et  d'Alep; 
40,000  familles  habitaient  la  vaste  enceinte  de 
ses  murailles  ;  des  villages  populeux  et  Horissans 
étaient  en  grand  nombre  répandus  sur  la  plaine 
fertile  qui  l'environne.  Mais  les  Kourdes  rava- 
gèrent les  campagnes,  et  bientôt  les  citadins 
furent  comme  assiégés  derrière  leurs  murailles. 
La  ville  a  perdu  toute  sa  splendeur,  et  quoique 
les  armes  de  Reschid  Pacha  y  aient  en  partie 
ramené  la  sécurilé  ,  la  population  se  trouve 
maintenant  réduite  à  8,000  familles,  l'industrie  à 
peu  de  chose,  et  la  campagne  reste  sans  habitans. 
{Bibliûtlièque  de  Genève.) 


SHAZSP^AÎIZ  '). 


OTH£IiIiO ,    tragédie  en    cinq    actes. 

Othello,  guerrier  maure,  général  au  service 
de  Venise,  épouse  secrètement  Desdeinona  à 
qui  il  inspire  de  l'amour.  Le  père  de  la  jeune 
Vénitienne  ,  Rrabantio,  accuse  Othello  devant  le 
sénat  qui  l'absout  et  lui  donne  le  commande- 
ment d'une  expédition  formidable  contre  les 
Turcs.  Jago,  officier  d'Othello,  se  voyant  trompé 
dans  ses  espérances  d'avancement,  cherche  à 
supplanter  Cassio  en  excitantia  jalousie  d'Othello 
par  d'odieuses  insinuations  contre  l'hoiuieur  de 
Desdemona.  L'intérêt  que  celle-ci  témoigne  pour 
Cassio,  contre  lequel  de  légers  torts  ont  indis- 
posé Othello,  augmente  les  soupçons  du  Maure. 
.lago  poignarde  Rodrigo,  seigneur  vénitien  , 
amoureux  de  Desdemona  ,  après  l'avoir  excité  à 
tuer  Cassio  dont  les  explications  pourraient 
éclairer  Othello.  Celui-ci,  jaloux  jusqu'à  la  lu- 
reur,  étouffe  Desdemona  ;  mais  convaincu  bien- 
tôt de  son  innocence ,  il  se  donne  la  mort. 

NlSAKD. 
lie  roi  Xi£AIl,    tragédie  en  cinq  actes. 

Lear,  roi  delà  Crande-Bretagne,  a  trois  filles; 
deux  sont  mariées,  l'une  au  duc  de  Cornouailles, 
l'antre  au  duc  d'.\lbanie.  La  troisième  est  de- 
mandée par  le  roi  de  l'raïu'c  et  par  le  duc  de 
Ronrgogne.  Se  sentant  déjà  vieux,  Lear  prend 
la  résolution  de  partager  ses  états  entre  ses  en- 
fans  ,  et  de  finir  en  paix  ses  derniers  jours.  IMais 
auparavant  il  veut  connaître  laquelle  de  ses 
filles  a  le  plus  d'attachement  pour  lui.  et  il  in- 
terroge chacune  d'elles  à  cet  égard.  Les  deux 

(1)  Nous  conliuurous  les  analyses  des  piî'ccsdu  grand 
(ragiquc  anglais  ;  notre  prochain  numéro  en  contiendra 
la  Un. 


\ 


ainées,    (jonerille  et  Regane,    prodiguent    ai 
vieillard  les  plus  flatteuses  paroles;  elles  exa- 
gèrent un  sentiment  qu'elles  sont  loin  d'éprou- 
ver. Cependant  Cordelia,  la  plus  jeune  des  trois, 
tendre,  mais  sincère  ,  ne  sait  comment  expri- 
mer avec  des  paroles  la  vérité  de  son  amour 
filial.  A  son  père  étonné  et  qui  lui  fait  ce  repro- 
che :  Quoi\  si  jeune  et  si  peu  tendre ,  elle  ne 
sait  que  répondre  :  C'w;,   mon  père  ,  jeune  et 
vraie.  Cette  noble  simplicité  irrite  le  vieillard 
qui  déshérite  Cordelia  et  partage  son  royaume 
entre  Gonerille   et  Regane,  ne  réservant  i)0ur 
lui  que  cent  chevaliers  qui  doivent  garder  sa 
personne,  et  vivre  alternativement  aux  frais  des 
deux  cours  de  Cornouailles  et  d'Ecosse.  Quant 
à  Cordelia,  repoussée  par  le  duc  de  Bourgogne 
depuis  quelle  est  sans  dot ,  elle  épouse  le  roi  de 
Eraneequi  consent  à  s'unir  à  elle  malgré  sa  dis- 
grâce. Lear  est  bientôt  puni  cruellement  de  son 
injuste  préférence.  A  peine  supporté  à  la  cour 
de  ses  deux  filles,  il  voit  son  escorte  réduite  de 
moitié  et  ses  fidèles  compagnons  en  butte  à  tous 
les  outrages.  Indigné  de  tant  de  bassesse  et  d'in- 
gratitude, il  (juitte  la  cour,  il  reste  sans  demeure 
dans  son  vaste  royaume  qui  naguère  obéissait  à 
sa  voix  ;  exposé  aux  coups  de  la  tempête,  il  s'en 
va  errant  au  milieu  des  forêts  ,  et  enfin  accablé 
sous  le  poids  d'une  si  grande  infortune,  il  perd 
la  raison.  Alors  Cordelia ,  la  bonne  et  simple 
fille,  vole  au  secours  de  son  père;  elle  prend 
soin  de  sa  misère,  elle  cherche  à  le  guérir  de 
son  égarement  ;  de  plus  elle  guide  au  combat 
des  amis  fidèles  contre  les  troupes  de  l'infâme 
(louerille;    mais  abandonnée  par   la   fortune, 
Corilelia  vaincue  tombe  au  pouvoir  de  l'amant 
de  sa  sœur  qui  la  fait  étrangler.  Lear  expire  de 
douleur  aux  pieds  de  sa  fille.  Quant  à  Regane  et 
Gonerille,  éprises  Lune  et  l'autre   du    même 
homme,  elles   s'empoisonnent  mutuellement. 
Le  Roi  X  DE  LicoY. 

CORIOIiABI' ,  tragédie  en  cinq  actes. 

Coriolan,  vainqueur  des  Volsques,  a  vu  ses 
services  méconnus  par  Rome;  forcé  par  la  haine 
du  peuple  et  la  jalousie  des  tribuns  d'abandon- 
ner une  ville  qui  lui  avait  dû  tant  de  triomphes, 
il  va  s'asseoir  au  foyer  de  son  ennemi,  de 
Tullus,  et  demander  un  asile  et  des  armes,  pour 
se  venger,  à  ces  mêmes  Volsques  qu'il  avait  tant 
de  fois  vaincus.  Les  Volsques  épousent  son  res- 
sentiment. A  leiu-  tête  il  marche  contre  Rome, 
et  aussi  heureux  contre  sa  patrie  qu'il  lavait  été 
en  combattant  pour  elle,  Coriolan,  après  avoir 
ravagé  le  territoire  romain  ,  parait  en  vain- 
queur sous  les  murs  de  la  ville  ingrate.  .\  son 
aspect  tout  tremble,  tout  s'humilie,  le  sénat , 
le  peuple,  les  prêtres  des  dieux.  Vaines  priè- 
res! Coriolan  n'est  fidèle  qu'au  souvenir  de 
l'outrage  ([u'il  a  reçu;  il  veut  demander  compte 
à  chaque  citoyen  de  l'injure  (pie  chaque  citoyen 
lui  a  faite;  la  voix  même  de  la  nature,  la  vue  de 
ses  enfans,  les  larmes  de  son  épouse,  n'ont  pu  at- 
tendrir sa  victoire;  il  ne  se  laisse  fléchir  qu'aux 
prières  de  sa  mère  ;  c'est  Volumnie  qui  sauve 
Rome. 

Tel  est  le  sujet  que   Tite-Live  et  Plutarque 
offraient  à  Shakspeare ,  et  qu'il  a  fidèlement 

suivi.  Cu.iRPEMIER. 

IiES  niÉFmSES,  comédie  en  cinq  actes. 

Les  habitans  de  Suacusc  et  ccui  d'tphvse, 


—  22  -; 


jaloux  récipioqHeraent  de  leurs  succès  dans  le 
commerce  ,  onl  i)roiiiulgué  une  loi  barbare  qui 
coiulamne  b  mort  les  marchamls  de  chacune  de 
ces  deux  villes  qui  seront  pris  sur  le  territoire 
delà  ville  ennemie,s"ilsne paient  iMiei'uorme  ran- 
çon. Egéon,  syracusain,  comparait  devant  So- 
iinus,  duc  d'Ephèse ,  qui,  avant  de  l'envoyer 
au  supplice ,  lui  demande  quel  sujet  l'a  décidé  à 
braver  un  péril  inév  ilable.  Le  Syraeusain  raconte 
que  dans  un  voyage  par  mer  qu'il  entreprit 
\inijt-cinq  ans  auparavant  avec  sa  femme  ,  ses 
deux  liis  jumeaux  et  deux  petits  esclaves  ju- 
meaux aussi,  une  tempête  ayant  fait  périr  leur 
vaisseau,  il  vit  son  épouse,  un  de  ses  fils  et  un 
.les  enfans  esclaves  ,  recueillis  par  une  barque 
lie  pécheurs  corinthiens,  tandis  que  lui,  son 
second  lils  et  l'autre  esclave  étaient  sauvés  sur 
un  vaisseau  qui  faisait  voile  d'un  cOté  opposé. 
Son  fils  Anti|>holus,  le  jeune  esclave  Dromio 
l'ont  iiuilté  deimis  cinq  ans  pour  aller  tous  deux 
à  la  recherche  «le  leurs  frères  ,  qui  se  nomment 
aussi  AntiphoUis  et  Dromio.  Egéon,  désolé,  vou- 
lant à  son  tour  retrouver  le  lils  qui  lui  était 
resté,  est  venu  jus«iu'à  Ephèse,  où,  dit-il,  il  re- 
cevrait la  mort  volontiers  s'il  connaissait  le  sort 
«'.e  ses  enfans.  Le  duc  Solinus  remet  son  sup- 
jdice  au  lendemain,  dans  l'espoir  (|u'il  trouvera 
la  somme  nécessaire  au  rachat  de  sa  vie.  Per- 
sonne ne  se  présentant  pour  cautionner  l'infor- 
tuné Egéon,  il  va  perdre  la  vie,  lorsqu'une  suite 
de  circonstances  extraordinaires  amènent  vers 
le  lieu  où  il  doit  périr  les  deux  Antipholus,  ses 
enfans  ,  et  les  deux  Dromio  ,  ses  esclaves,  qui , 
sans  s'être  jamais  vus  ,  se  retrouvent  réunis  à 
Ephèse;  les  deux  Antipholus  sont  reconnus  par 
leur  père,  à  (pille  duc  fait  grâce,  et  dont  le 
bonheur  est  complet  quand,  dans  l'abbesse  d'un 
monastère  où  l'on  avait  donné  asile  à  un  de  ses 
fils  cru  fou,  il  découvre  sa  femme  Emilie. 

Ces  ((u.itre  jumeaux,  |)arfailement  semblables, 
donnent  lieu,  pendant  tout  le  cours  delà  pièce, 
à  une  foule  de  méprises,  plaisantes  et  graves  al- 
ternativement,  (pii  rappellent  les  Ménechraesde 
Plaute  et  l'Amphitryon  de  Molière. 

La  comtesse  deBradi. 

HENRI  VIII,  tragédie  en  cinq  actes. 

Dans  celle  tragédie,  Shakspeare  nous  montre 
d'abord  le  roi  (jui,  dominé  par  le  cardinal,  est 
sur  le  point  <le  briser  cette  tutelle.  La  reine  lutte 
noblement  contre  le  ministre  ;  mais  déjà  Henri 
a  vu  Anne  Bobyn,  et  un  scrupule  de  conscience 
lui  prend  sur  son  mariage  avec  Catherine,  veuve 
de  son  frère.  Il  la  répudie,  après  avoir  en  vain 
réclamé  d'elle  le  consentement  au  divorce,  et  il 
fait  couronner  sa  rivale.  Le  cardinal  est  disgra- 
cié, Catherine  meurt  délaissée,  et  Anne  Boleyn 
met  au  monde  Elisabeth. 

Amédée  Pichot. 

XE  SUCCÈS  JUSTIFIE  TOUT   Tragédie, 
comédie]. 

Bertrand,  comte  de  Roussillon  ,  se  dispose  à 
partir  pour  la  cour  du  roi  de  France  ;  ce  déjiart 
fait  couler  les  larmes  de  sa  mère  et  celles  de  la 
jeune  lléléna,  lille  d'iui  médecin  distingué  qui , 
en  mourant,  l'a  confiée  à  la  comtesse.  Mais  les 
larmes  d'iléléna  ont  une  autre  cause;  ce  sont 
celles  du  violent  amour  ([u'elle  éprouve  pour 
Berliand  et  iiu'clle  cache  soigneusement  dans 


son  sein.  Pendant  ce  temps,  le  roi  est  atteint 
d'une  maladie  mortelle  qui  résiste  à  tous  les  ef- 
forts de  l'art.  De  son  côté  lléléna ,  en  proie  à  son 
désespoir,  voit  son  secret  dévoilé  h  la  comtesse 
par  son  intendant.  Celle-ci,  loin  de  s'en  offenser^ 
lui  demande  quelle  est  son  espérance.  lléléna 
répond  ((u'clle  a  ilessein  d'aller  trouver  le  loi  et 
de  le  guérir  à  l'aide  de  quelques  remèdes  infail- 
libles dont  son  père  lui  a  laissé  le  secret  pour 
tout  héritage.  L'indulgente  et  compatissante 
comtesse  api>rouve  non  seulement  ce  projet, 
mais  elle  l'encourage  de  son  argent  et  de  si  s  re 
eommandalions.  Héléna  part  ;  elle  est  présentée 
an  roi  par  un  vieux  courtisan  nommé  Lafeu,  qui 
lui  annonce  que  cette  jeune  fille  vient  pour  le 
giu'rir.  Le  monarque  ,  après  avoir  questionné 
longtemps  cet  esculape  en  jupons  ,  consent  à 
prendre  le  médicament  qu'elle  lui  présente  , 
mais  sous  la  condition  que  la  mort  d'iléléna  sera 
le  prix  de  sa  témérité  si  ce  breuvage  ne  produit 
pas  la  guérison  ;  dans  le  cas  contraire,  le  roi 
s'engage  à  lui  donner  pour  époux  celui  des  jeu- 
nes seigneurs  de  sa  cour  qu'elle  choisira.  Hé- 
léna accepte  ces  propositions  :  le  roi  est  guéri, 
et  Bertrand  désigné  par  Héléna.  L'orgueil  de 
celui-ci  se  révolte  en  songeant  à  un  mariage 
aussi  disproportionné  ;  mais  le  roi  commande  , 
il  faut  obéir.  IJienlùt  après  il  part  pour  Florence, 
en  faisant  savoir  à  sa  femme  (ju'il  ne  la  recon- 
naîtra jamais  comme  telle,  à  moins  qu'elle  ne 
parvienne  à  posséder  la  bague  qu'il  porte  h  son 
doigt  et  à  lui  donner  un  fils.  Tout  entière  à  son 
amour  et  ne  voyant  rien  d'impossible  pour  le 
satisfaire,  lléléna  part,  se  déguise,  et  arrive  à 
Florence,  où  elle  apprend  que  le  comte  est  pas- 
sionnément amoureux  de  la  (iile  d'une  veuve 
qu'elle  vient  à  bout  de  gagner  par  son  or  et  ses 
larmes.  Trompé  par  l'une  et  par  l'autre, le  comte 
passe  la  nuit  avec  Héléna  et  lui  donne  la  bague, 
croyant  en  graliliersa  maîtresse.  Peu  de  temps 
après  il  revient  en  France  où  elle  le  suit,  lui 
présente  cette  même  bague ,  et  l'instruit  de 
tout  le  mystère.  Touché  de  tant  de  persévérance 
et  d'amour,  le  comte  l'embrasse  et  la  reconnaît 
pour  son  épouse.  —  L'intrigue  de  cette  pièce  est 
tirée  de  la  riche  mine  anccdotique  de  Boccace 
(dec.  3)  ;  ce  choix  a  été  si  heureux  qu'il  a  été  re- 
produit, il  y  a  peu  d'années,  avec  succès,  sur  le 
ihéfitre  des  Nouveautés,  sous  le  titre  de  Gù/elle 
de  ISarboHiie. 

JULIA  DEFONTENELLE. 
IiE  nOI  J£AIIJ  [Tragédie  en  cinq  actes  ■ 

L'ambassadeur  de  Philippe-Auguste  réclame 
à  Jean-Sans-i'crre  le  trône  il'Angletcrre  pour  le 
jeune  .\rlhiir  Plantagenet  de  Bretagne  ;  Jean 
refuse  et  s'embarque  avec  une  armée  pour  la 
France.  Après  des  menaces  de  part  et  d'autre  , 
Jean  offre  d'unir  sa  nièce  au  tils  du  roi  de 
France.  Coiist,iiice,  mère  d'Arthur,  maudit  les 
rois  qui  abandonnent  sa  cause.  La  guerre  s'al- 
lume; Jean  s'empare  d'Arthurct  charge  Hubert, 
un  de  ses  jjartisans,  de  le  faire  périr.  Hubert, 
ému  de  pitié,  lui  laisse  la  vie,  m.ds  on  le  croit 
mort  et  sa  mère  succombe  ft  son  désespoir.  Les 
lords  et  le  pcuide  accusent  Jean  de  la  mort 
d'.Ulluu'  qui  s'est  tué  en  voulant  fianchir  les 
murs  de  sa  prison.  Le  fils  de  Philippe-Auguste 
arrive  en  Angleterre  pour  combattre  Jean,  qui 


tout  à  coup  est  frappé  d'une  mort  subite,  attri- 
buée au  poison. 

Madame  Lollse  Collet. 

COMME  IL  VOUS  FLAIRA  (Comédie  en  cinq 

acte»l. 

Frédéric  a  usurpé  le  duché  de  son  frère  aine. 
Le  vieux  duc  s'est  exilé  dans  la  forêt  des  Ar- 
dennes  avec  quelques  seigneurs  fidèles,  parmi 
les(|uels  se  dislingue  yo^^MÊS,  le  mclancoU- 
r/iie  Jacques,  un  <ics  caractères  les  plus  inté- 
ressans  et  les  plus  ori;;ina\ix  créés  par  le  génie 
de  Sliakspeare.  Rosalinde,  fille  du  vieux  duc,  est 
restée  à  la  cour  de  l'usurpateur,  qui  l'a  retenue 
toute  petite  auprès  de  sa  propre  fille  Célie.  Ce- 
pendant Frédéric,  jaloux  du  mérite  de  sa  nièce 
et  de  l'affcclion  que  tout  le  monde  lui  porte,  la 
chasse  bientôt  de  ses  états.  Célie  la  suitpardé- 
voùment  d'amitié  jusque  dans  la  forêt  des  Ar- 
dennes.  Pour  éviter  les  périls,  Rosalinde  s'est 
déguisée  en  jeune  garçon  et  Célie  en  bergère. 
Là  se  trouve  le  seigneur  Orlando  qui,  après 
avoir  condiattu  et  triomphé  dans  une  lutte  à  la 
cour  de  Frédéric,  était  venu  rejoindre  le  vieux 
duc ,  dont  il  partageait  la  mauvaise  fortune. 
Mais  il  avait  vu  Rosalinde  dans  le  palais  de  Fré- 
déric, et  il  en  était  aimé.  Trompé  ,  comme  tous 
les  autres  ,  par  son  dégtiisement,  il  ne  la  recon- 
naît pas.  De  là  une  intrigue  romanes(iue,  amu- 
sante ,  des  épreuves  amoureuses  d'un  excellent 
comique  ou  d'une  poésie  délicieuse.  A  la  fin 
Frédéric,  qui  venait  avec  une  armée  pour  s'em- 
parer de  son  frère  et  le  faire  périr,  est  arrêté 
par  un  ermite  qui  le  convertit  ;  il  rend  au  vieux 
duc  ses  états  et  se  relire  dans  un  monastère. 
Rosalinde  se  découvre  et  épouse  Orlando  ;  Célie 
épouse  le  seigneur  Olivier,  sou  amant  ;  Phébé  , 
une  bergère  des  Ardennes,  épouse  son  berger 
Sylvius  ;  et  tous  s'en  vont  avec  joie  à  la  cour  du 
vieux  duc,  excepté  le  mélancolique  Jacques,  qui 
est  heureux  de  tout  ce  bonheur,  mais  qui  de- 
mande à  rester  dans  les  forêts. 

Emile  Descuamps. 

FEIKTEES  S'AMOUR   PRSUES  [Comédie  en 
cinq  actes  i 

Ferdinand,  roi  de  Navarre,  dégoûté  des  plai- 
sirs, se  décide  ,  avec  ([uelques  uns  de  ses  courti- 
sans, à  une  retraite  de  trois  ans  pour  se  livrer 
tout  entier  à  l'étude.  Lu  jilan  de  vie  austère  est 
dressé,  cl  tous  jurent  de  s'y  .louraettre.  A  peine 
ont-ils  signé  cet  engagement  qu'une  fille  du  roi 
de  France  arrive  en  ambassade  de  la  part  de  son 
père  avec  plusieurs  demoiselles  françaises  pour 
réclamer  le  duché  d'A«iuitaine.  Le  rang  de  la 
princesse  exige  ([u'on  se  relâche,  en  sa  faveur, 
de  l'article  de  l'engagement  qui  interdit  aux 
nouveaux  ermites  la  vue  des  femmes.  On  dresse 
des  tenteshors  de  la  ville  pourloger  l'ambassadrice 
et  sa  suite;  c'est  là  que  Ferdinand  leur  donne  au- 
dience, bien  résolu  de  les  congédier  le  plus  tôt 
qu'il  pourra.  La  princesse  et  ses  dames  sont  vi- 
ves et  aimables  ;  elles  savent  d'avance  les  projets 
du  roi  et  de  ses  courtisans,  et  elles  se  promettent 
de  travailler  à  les  redresser.  Dès  la  troisième  en- 
trevue l'amour  triomphe  et  les  sermenssônt  ou- 
Miés.  On  parle  de  mariage;  mais  lesdames, pour 
punir  les  ,\avarrois  de  leur  résolution,  les  con- 
damnent à  un  an  d'épreuve  et  de  retraite. 

HippoLïïE  Lucas. 


—  23 


X.A  MÉCHANTE  FEMME  COB.KIGEE.        I 

comédie  en  cinq  actes. 

Cette  comiHiie  otfre  deux  pièces  en  une  par 
l'originalité  ilu  prologue.  Un  lord,  au  retour  de 
la  chasse,  voit  à  la  porte  d'un  cabaret  un  homme 
ivre  profondtîment'  endormi.  Ce  seigneur,  pour 
se  divertir,  le  fait  transporter  dans  son  château. 
Sly,  c'est  le  nom  de  l'ivrogne,  se  trouve  à  son  ré- 
veil couché  dans  un  lit  somiitueux,  entouré  de 
valets  en  riche  livrée,  au  nombre  desquels  est 
le  lord  déguisé.  Notre  homme  demande  d'abord 
un  pot  de  bière;  on  lui  fait  accroire  que  depuis 
quinze  ans  ,  en  proie  à  une  maladie  cruelle,  il 
oublie  et  son  nom  et  son  rang  ;  mais  qu'il  vient 
enfin  de  se  réveiller  avec  sa  raison.  On  lui  pro- 
pose des  divertissemens  de  toute  espèce  ,  et  l'on 
faitjouer  devant  lui  une  comédie  par  des  comé- 
diens nouvellement  arrivés  au  château.  11  s'en- 
dort vers  la  fin  de  la  jiièce  ;  le  lord  profite  de  ce 
soiinneil  pour  le  faire  reporter  à  la  porte  du 
cabaret  dans  l'état  où  on  l'avait  trouvé.  L'insou- 
ciante gaité  de  ce  dormeur  éveillé,  ses  commen- 
taires piquans  à  la  fin  de  chaque  acte  de  la  co- 
médie, font  regretter  que  Shakspeare  n'ait  pas 
donné  plus  de  développement  à  ce  caractère  ori- 
ginal. 

Baptiste,  riche  gentilhomme  de  Parme,  est  le 
père  de  deux  filles  à  marier.  Catherine,  l'ainé^  , 
est  d'un  caractère  orgueilleux  et  emporté. 
Bianca  ,  la  seconde,  est  un  modèle  de  douceur. 
Deux  cavaliers  prétendent  à  la  mahi  de  celle-ci; 
mais  ils  soupirent  en  vain,  son  père  ne  veut  la 
marier  qu'après  sa  sœur  aînée.  Les  deux  rivaux 
travaillent  de  concert  à  trouver  un  mari  pour 
Catherine.  L'un  d'eux  ,  Hortensio,  la  propose  à 
l'etruchio,  son  ami,  sans  lui  déguiser  ses  défauts. 
Pétruchio,  qui  ne  pense  qu'à  la  valeur  de  la  dot, 
accepte  avec  empressement,  et  l'entrevue  a  lieu. 
Catherine  accable  de  mépris  et  d'insultes  son 
nouvel  amant  qui ,  de  son  côté,  ne  demeure  pas 
en  reste.  Cependant  elle  accepte  sa  main  en  se 
promettant  bien  de  l'en  faire  repentir.  Pétru- 
chio ,  le  jour  de  son  mariage  ,  déi)ute  par  mille 
extravagances  qui  excitent  la  fureur  de  Cathe- 
rine ;  mais  en  même  temps  il  se  livre  à  de 
tels  emportemeus  contre  ses  gens ,  contre  le 
prêtre  même,  qu'elle  cède  à  la  frayeur,  et,  au 
sortir  de  1  église,  obéissant  aux  ordres  de  son 
mari,  elle  monte  à  cheval  et  le  suit  îi  son  château. 
Les  accès  de  colère  de  l'etruchio  contre  ses  va- 
lets, qu'il  accuse  de  ne  pas  être  assez  attcnliis 
]iour  Catherine,  la  privent  de  nourriture  et  de 
sommeil.  LUe  pleure  enfin!  Soumise  désormais, 
par  la  crainte,  aux  volontés  de  son  mari,  elle 
devient  douce  comme  un  mouton.  Bianca 
épouse  un  jeune  homme  riche,  appelé  Luceutio, 
qui  s  était  introduit  (U'ès  d'elle  sous  le  déguise- 
ment d'un  inécepieur.  Hortensio  revint  à  une 
veuve  qu'il  avait  laissée  jiour  bianca,  et  Gremio, 
son  premier  rival  etdc^jà  sur  le  retour,  se  cou- 
sole  en  prenant  pari  aux  fêtes  de  ces  divers  ma- 
riages. 

Cette  comédie  a  été  plusieurs  fois  imitée; 
d'abord  jiar  le  poète  anglais  Kobiii,  dans  sa  pièce 
la  Lune  de  Miel ,  reproiluite  avec  succès  au 
théâtre  de  /t/arfame;  ensuite  par  MiM.  Jouy  et 
Roger,  à  rOpéia-Comiipie ,  l.iiiKiiitct  le  Mari- 
puis  par  M.  Ltieniie,  dans  sa  charmante  comédie 
la  Jeune  Femme  colère. 

Du  MONTKJNV. 


XES   DEUX  GENTIIiSHOMMES  de  Vérone  ,  | 
comédie  en  cinq  actes* 


Deux  gentilshommes,  jeunes  et  joyeux,  habi- 
tent Vérone.  11  leur  prend  envie  de  voyager  ; 
l'un  d'eux,  Valentiu,  amant  préféré  de  bilvia, 
fille  du  duc  de  Milan,  s'arrête  ilaiis  cette  der- 
nière ville  avec  sa  belle  ;  l'autre,  Protéus,  amant 
de  Julia,  d'une  noble  famille  de  Vérone,  se  trans- 
porte aussi  à  Milan,  où  il  oublie  tout  son  amour 
pour  Julia  et  le  doux  échange  de  leurs  bagues; 
il  ne  songe  qu'à  faire  la  cour  à  Silvia ,  qui  le 
dédaigne.  11  s'occupe  aussi  à  perdre  son  ami  et 
rival  en  le  noircissant  dans  l'esprit  du  duc  et 
en  lui  faisant  croire  que  Valentiu  se  disposait  à 
enlever  sa  fille.  Cette  ruse  odieuse  réussit;  le 
duc  de  Milan  bannit  Valentin  et  i-elègue  sa  fille 
dans  une  tour.  Valentin,  errant  aux  environs 
de  la  ville,  tombe  dans  une  embuscade  de  bri- 
gands proscrits.  Le  sang-froid  et  le  courage  qu'il 
montre  excitent  l'enthousiasme  des  brigands, 
qui  se  le  donnent  pour  chef.  Silvia,  qui  avait 
réussi  à  fuir  la  captivité ,  est  arrêtée  dans  la  fo- 
rêt par  la  baude  que  commande  son  amant. 
Mille  sermeus  d'amour  viennent  confirmer  leur 
constance.  Protéus,  chargé  de  ramener  Silvia  à 
son  père,  se  trouve  dans  la  forêt  avec  Julia  dé- 
guisée en  jtage,  et  qu'il  avait  prise  à  son  service. 
11  avait  chargé  son  page  de  remettre  à  Silvia  la 
bague  d'amour  que  Julia  lui  avait  donnée.  Julia 
est  obligée  de  convenir  qu'elle  n'a  nullement 
rempli  cette  commission,  et  cet  aveu  amené  la 
réconciliation  des  amans  et  le  dénoùment  de  la 
pièce.  Ajoutons  que  les  personnages  fort  comi- 
ques de  Speed  et  de  Launce,  domestiques  des 
deux  gentilshommes,  ne  se  rattacheut  point  di- 
rectement à  l'action. 

Charles  Coquerel. 

BEAUCOUP  DE  BKUIT  POUB.  RIEN  ,    co- 
médie en   cinq  actes. 

La  scène  se  passe  à  Messine.  Claudio,  jeune 
seigneur  Horeniiu,  est  épris  d'amour  pour  lléro, 
la  charmante  fille  du  gouverneur  de  Messine , 
Léonato;  don  Pédre  ,  prince  d'Aragon,  dont  il 
est  le  favori ,  lui  prête  ses  bons  offices  pour  l'ai- 
der à  captiver  le  coeur  de  la  jeune  fille.  Don 
Juan,  frère  naturel  de  don  l'cilre,  jaloux  de 
l'afii'Ction  du  prince  d'Vragou  pour  Claudio , 
impatient  de  nuire  au  futur  époux  d'Héro, 
trouve  moyen  de  jiersuader  au  jeune  seigneur 
fioreiiliu  que  sa  fiancée  l'a  tromiiê.  Claudio  ilê- 
citle  qu  ilalieudra  d'être  au  pieu  de  I  autel  pour 
confondre  la  fille  de  Léonato.  Le  jour  du  mariage, 
quand  le  prêtre  demande  à  Claudio  s'il  veut 
s'unir  à  lléro,  Claudio  iléclare  à  Léonato  qu'il 
lui  rend  sa  fille,  femme  impure,  vile  courti- 
sane. Béalrix,  nièce  de  Léonato,  jure  qu  ou  ca- 
lomnie sa  cousine,  lléro  s'était  évanouie  an  pied 
de  l'autel;  on  répand  le  bruit  qu'elle  a  terminé 
sa  vie.  lanilis  que  les  pareus  de  la  pauvre  fian- 
cée la  fout  passer  pour  morte,  on  découvre  que 
don  Juan  a  souillé  la  mémoire  d  lléro  par  une 
horrible  imposture.  Le  prince  calomniateur 
preiulla  fuite.  Claudio  pleure  sa  fiancée,  outia- 
gée  si  cruellement;  Léonato,  à  détautdc  sa  fille, 
lui  olïre  jiour  femme  une  fille  île  sou  frèie. 
Claudio,  n'ayant  pu  être  son  geiulre,  se  trouve 
heuicus,  de  pouvoir  Cire  au  moins  sou  utvcu. 


ggg^— — — ^— ggggB»* 
Quelle  n'est  point  la  joie  du  jeune  seigneur  flo- 
rentin lorsque  c'est  Uéro  elle-même  qui  lui  est 
rendue  !  Don  Juan,  pris  dans  sa  fuite,  doit  être 
puni. — Shakspeare  a  emprunté  Tidée  de  Beau- 
coup  de  bruit ]iour  rien  à  une  histoire  de  Ban- 
dello.  Casimir  Bonjour. 

IiE    MABCHAND    DE   TXNISE,    drame  e 
cinq  actes. 

Portia,  riche  héritière,  dont  le  père  a  laissé 
trois  coffres,  l'un  en  or,  l'autre  en  argent,  et  le 
troisième  en  plomb,  ne  doit  épouser  que  celui 
de  ses  prétendans  que  le  sort  favorisera  dans  le 
choix  d'un  de  ces  coffres.  Bassanio ,  inspiré 
par  l'amour,  choisit  le  troisième  et  y  trouve  le 
portrait  de  Portia,  laquelle  partage  son  ivresse: 
Cependant  Antonio,  pour  obliger  son  ami  Bas- 
sanio, ayant  emprunté  une  somme  au  juifSby- 
lock,  riche  marchand,  avait  consenti  à  lui  don- 
ner une  livre  de  sa  chair  s'il  ne  lui  rendait  pas, 
au  jour  fixé,  la  somme  empruntée.  Sur  cesen- 
irelaites,  Lorenzo,  amoureux  de  la  tille  de 
Shylock,  la  cuarmante  Jessica,  l'enlève  et  l'é- 
pouse. Antonio  n'ayant  pu  satisfaire  le  cruel 
Shylock,  celui-ci  réclame  l'exécution  rigou- 
reuse de  leur  convention  et  refuse  d'accepter 
de  Bassanio  jusqu'à  dix  fois  la  valeur  de  la 
somme  promise;  alors  la  belle  Portia,  dégui- 
sée en  juge ,  s'annonce ,  suivant  la  coutume  d'I- 
talie, comme  venant  prononcer  sur  des  cas  dif- 
ficiles. A  cette  époque  les  points  religieux  n'é- 
taient pas  décidés  par  les  juges  ordinaires,  mais 
par  des  docteurs  en  droit  (jne  Ion  faisait  venir 
de  Bologne  et  autres  villes  éloignées.  Le  juge 
improvisé,  consulté  sur  la  légitimité  des  récla- 
mations du  juif,  décide  qu'il  aie  droit  d'exiger 
la  livre  de  chair  convenue  ;  mais  qu  on  tran- 
chera ,  sa  tête  s  il  répand  une  seule  goutte  du 
sang  de  son  débiteur.  Shylock, ettrayé  U'une  telle 
sentence ,  déclare  qu'il  renonce  à  la  clause  et  se 
décide  à  accepter  simplement  la  somme  slipuléej 
mais  il  n'est  plus  temps ,  et  comme  il  a  attenté 
par  voie  indirecte  à  la  vie  de  son  débiteur,  d'a- 
près la  loi  il  a  mérité  la  mort;  cependant,  par 
faveur,  on  ne  le  condamne  qu  à  fui  donner  la 
moitié  de  sa  fortune;  à  cette  condition  on  lui 
laii  grâce  delà  vie.  Bassanio,  qui  u  a  pas  re- 
connu lejuge,  lui  olfre  sa  bague  nuptiale  comme 
un  gage  Ue  sa  reconnaissance  pour  le  service 
rendu  à  son  ami.  Sa  charmante  fiancée ,  après 
avoir  repris  le  costume  de  son  sexe,  lui  adresse 
de  vifs  et  piquans  reproches  sur  la  perte  de  cette 
bague  dont  elle  feint  d  ignorer  l'usage  qu'il  en 
a  tait.  Enfin  tout  s'explique,  et  Jessica  apprcuj 
que  son  père  approuve  son  mariage,  el  qu  il  lui 
donne  la  fortune  qu'il  aura  à  sa  mort. 

Le  comte  Jules  ue  KesséCiier. 

IiESJOTEUSESBOUBGEOISESDEWIMD 
SOB  ,  comédie  en  cinq  actes. 

l'Mislress  Fonl  et  mistress  Page,  toutes  deux 
courtisées  par  Jean  K.dstatF,  s  uuisseul  pour  se 
jouer  de  lui.  .>listrcss  lord,  après  a<oir  ni,vsiifié 
sou  mari ,  jaloux  à  l'excès ,  le  uicl  dans  la  louti- 
deuce;  le  mari  de  mistress  i'ai,e,  iusUuit, 
comme  Ford,  des  poursuites  de  halsialf  par  ses 
vakisquila  congédies  iiuprudeiuiutut,  euli-e 

aussi  Udus  lecomplçii.  FaJsialt  juppi^rle  avec  uq 


24  — 


héroïsme  chevaleresque  les  tours  el  les  brocards 
dont  il  est  l'objet,  et  se  console  de  ses  mésaven- 
tures par  larGeiit  que  lui  laisse  Ford.  La  pièce 
linil  par  le  maria^'C  de  miss  l'a[je  avec  le  cheva- 
lier l-'enloii,  mariage  qui  détruit  aussi  les  espé- 
rances des  deux  poursuivans  Stendcr  elCaVus. 
INous  avons  au  Théâtre-Français  un  joli  acic 
de  comédie  par  M.  Bartlie,  intitulé  :  lesFaiisscx 
iiifidélilf'.f ,  qui  n'est  qu'une  imitation  en  mi- 
niature du  urand  tableau  de  ShaUspeare.  L'esprit 
copiant  le  génie  ne  pouvait  ipie  le  rapetisseï-. 
Li).  .Men-neouht. 


Mi-aîi.3.IA , 


In  jour,  la  date  précise  m'échaiipe  ,  mais  c'é- 
tait deux  ans  environ  après  la  mort  d'Ikrcule,  il 
y  avait  grande  foule  et  [jrand  biiiit  à  iJelpIies.  Ce 
jour  était  le  dernier  des  jeux  l'ythiens,  et,  chose 
inouïe!  les  luttes  et  les  courses  expiraient  sans 
spectateurs,  les  athlètes  et  les  cochers  triom- 
phaient inconnus,  et  l'on  dit  même  que  le  poète 
Simonide,  qui  chantait  alors  en   plein  vent  la 
gloire  de  je  ne  sais  ([uel  cheval,   n'eut,  ou  peu 
s'en  faut,  que  son  héros  pour  auditeur.  Mais  si 
l'arène  élaifvide,  en  revanche  la  l'oulc  débor- 
dait du  temple  d'Apollon.  Ln  mot,  un  mot  ma- 
Uiipie  avait  suffi  pour  l'y   [irécipiter  :  Voici  les 
lléraclides!  Lt  ce  mouvement  de  tout  un  peu- 
ple soulevéparunnom,  vousle  comprendrez  sans 
peine  :  les  lléraclides  étaient  les  lils  d'Hercule. Lu 
mois  auparavant,  Athènes  les  avait  trouvés  à  son 
réveil  détrônés,   persécutés,  sans  asile,   et  em- 
brassant sur  la  place  publique  l'autel  de  la  Mi- 
«<?'rkort/e.  Leur^laiute  y  avait  renuié  tous  les 
cœurs  et  toutes  les  épées,  et  la  ville  hospitalière, 
armée  en  leur  faveur,les  envoyait  en  ee  moment, 
îi  la  tète  d'une  théorie,  interroger,  suivant  l'u- 
sage, l'oracle  de  Delphes  sur  1  issue  de  la  guerre. 
La  (irèee  entière,  à    leur  aspect,   n■épron^a 
qu'un  sentiment,  l'admiration;  et  ce  sentiment 
éclata  par  une  exclamation  unanime  et  bruyante  ; 
«  Dieux  immortels  !  qu'ils  sont  grands  et  forts  !» 
Ln  vieillard  de  haute   taille,  cju'à  son  biton 
doré  el  à  son  bandeau  de  laine  i)lan(:lie  on  pou- 
vait reconnaître  pour  un  des  vingt  rois  de   la 
Grèce,  se  pencha  vers  l'oreille  d'un  prêtre  d'A- 
pollon qui  traversait  le  temple,  [lortant  une  cas- 
solette de  parfums. 

«  J'ai  connu  beaucoup  llenmle  el  Déjanire, 
dit-il,  et  ne  leur  savais  (|ue  trois  lils.  Quelle  est 
donc  cette  vierge  voilée,  assise  au  même  banc 
que  les  lléraclides  '.' 

— Vous  ne  vous  trompez  pas,  mon  père  :  Her- 
cule n'eut  que  trois  enfans  de  Déjanire  :  mais  sa 
dernière  épouse,  lole... 

— C'esljusle  !  interrompit  le  vieillard,  se  frap- 
pant le  front  du  doigt  en  signe  de  réminiscence  : 
i'hiloctète  m'a  vingt  fois  raconté  ces  détails, 
mais...  deux  siècles  en  tombant  sur  une  tète  y 
peuvent  bien  ébranler  la  mémoire. ..  Oni,  je  me 
ra))pelle  parfaitement  à  cette  heure  (ju'une  tille 
est  née  de  ce  mariage... 

— Une  fille  et  un  garçon,  mon  père,  prononça 
une  voix  douce  derrière  le  vieux  roi.  »  Il  tourna 


Ja  télé,  el  vit  un  adolescent  pâle  et  frêle  qui  por- 
tait le  costume  de  l'Argolide. 

«  Lue  lille  et  un  garçon,  répéta  l'interrupteur 
en  rougissant  :  Ixns  etiMacaria.  » 

Et  le  vieillard  sourit  :  «  Voyez,  dit-il  au  prê- 
tre; on  admire  ma  science  à  l'ylos,  et  voilà  main- 
tenant ([u'Argos  m'envoie  ses  écoliers  pour  m'in- 
struire. 

—  Qui  vous  a  si  bien  appris,  et  comment  vous 
appelez-vous,  mon  bel  enfant  i'  » 

Mais  l'adolescent,  sans  répondre,  glissa  sous 
une  caresse  de  Nestor, car  c'était  lui,  et  se  perdit 
dans  la  foule. 

La  même  louange  y  bourdonnait  sans  varian- 
tes :  «  Dieux  !  qu'ils  sont  grands  et  forts  !  » 

En  France,  ce  compliment  vous  parait  sans 
doute  bien  étrange  et  presque  ironique;  mais 
vous  êtes  ici  dans  un  pays  que  les  caprices  du 
terrain  et  de  l'ambition  découpaient  en  vingt  pe- 
tits états,  et  où  l'usage,  communs  toute  l'anti- 
quité, de  combattre  homme  à  homme  et  corps 
à  corps,  taisait  delat'orce  physique  la  seule  puis- 
sance, je  dirai  presque  la  seule  vertu.  On  augu- 
rait alors  du  mérite  d'après  les  poings  el  les 
épaules,  comme  on  le  cherche  maintenant  sur  le 
front  el  dans  les  yeux.  Enlin,  et  c'est  tout  dire, 
Hercule,  la  personnification  de  la  force,  Her- 
cule était  dieu  ! 

Le  pythie  tardait  bien  à  paraître,  et  l'on  nen- 
lendail  pourtant  aucun  murmure  d'impatience. 
La  curiosité  publique  avait  sa  pâture.   Hyllus, 
1  aîné  desHéraclides,  attirait  surtout  les  regards. 
C'était  un  guerrier  gigantesque,  aux  bras  nuiscu- 
leux  et  nus,  à  la  grosse  face  insouciante,  et  qui, 
une  peau  de  lion  sur  les  épaules,  une  massue  à 
la  main,  alfcetait  les  poses  paternelles;  on  eût 
(lit  Hercule  lui-même,  Hercule  à  vingt  ans.  An- 
ténor,  le  puîné  d  Hyllus,  avait  les  traits  plus  lins 
et  la  taille  [dus  élancée.  H  se  drajiait  avec  com- 
plaisance dans  sa  divinité  toute  neuve,   souriait 
auxjeunesCreeques,  et  les  narines  gonflées,  hu- 
mait avec  délices  les  parfums  de    l'admiration. 
En  un  mol,  le  divin  Anténor  était  ee  que  nous 
autres  mortels  nous  appelons  vulgairement   un 
fat.  Quant  à  leur  frère   Egysle,   il   n'avait  rien, 
sauf  la  force  et  la  bravoure,  de  commun  avec  ses 
aines.  C  était  à  celte  époque  el  dans  ce  pays  un 
anachronisme  vivant.  Chose  étrange!  il  avait  les 
cheveux  blonds,  el  sa  figure  exprimait  la  mélan- 
colie, seiUiuient  tout  niuderiie  et   tout  chrétien. 
11  revenait  des  combats  les  {dus  terribles,  doux 
et  timide  à  la  maison  ;  on  eût  dit,  sous  le  ciel  de 
l'Attique,  un  de  ces  blonds  guerriers  du  Nord 
qui  terrassaient  des  géans  el  des  monstres,  puis 
courbaieiU  la  tête  saiisnuirmui'csousla  baguette 
d'une  petite  fée.  H  semblait,  en  regrettant  Ar- 
gus, pleurer  quelque  chose  de   mieux  (luun 
trône.  Où  donc   s'envolaient  ses  soupirs  i'  au 
foyer  d'un  ami?  au  tombeau  d'une  mère?  Nul 
ne  le  sait,  car  il  n'a  jamais  dit  son  secret  à  per- 
sonne, pas  même  à  sa  jeune  sueur  l'Macaria,  la 
conlidcnle  pourtant  des  douleurs  de  toute  la  fa- 
mille! A  côté  de  lui  Maearia  priait,  l'ardonnez- 
moi,  mesdemoiselles,  d'avoir  si  longtemps  ou- 
blié la  vierge  pour  les  héros.   N'est-ce  pas  sa 
faute  ?  Voyez  !  cachée  à  l'ombre  de  ses  frères, 
elle  fait  tout  pour  iju'on  l'oublie  :  elle  n'a  jias 
encore  levé  son  voile,  et  ses  traits  vous  sont  in- 
connus; mais  vous  l'aimez  d'avance,  n'est-ce 


pas  ?  car  vous  savez  déjà  qu'elle  est  pieuse  et 
modeste. 

On  annonce  enfin  la  pythie  :  toute  brisée  en- 
core de  ses  dernières  convulsions  prophétiques, 
elle  se  traîne  lentement  jusipiau  trépied,  ap- 
puyée sur  deux  prêtres  d'Apollon.  Voilà  tout 
à  coup  qu'au  fond  du  sanctuaire  une  porte  s'ou- 
vre à  deux  baltans,  et  (ju'une  bouffée  de  vent 
s'en  précipite,  large  el  sonore,  balayant  la  fu- 
mée des  sacrifices  el  secouant  sur  l'assemblée  cet 
avis  sacramentel  prononcé  d'une  voix  tonnante  : 
Le  dieu  !  voici  le  dieu  !  Déjà  la  prophétesse  dans 
la  douleur  s'agite  sur  le  trépied,  el  l'on  écoule. 
Ce  furent  d'abord  des  sanglots,  puis  des  syllabes 
plaintives,  des  mo  ts  insaisissables.  Enfin  le  dieu 
parla  : 

«  Miuerve  conibaltral.. .  sur  son  casque  divin 
I  Le  bibou  dit  :  j'ai  soif;  el  se  débat  en  vain... 

1)  Minerve  appelle  la  victoire... 
«  La  victoire  est  sa  sœur,  et  ne  la  fuit  jamais... 
0  Je  l'entends  :  elle  arrive  à  grand  bruitd'ailes...  mais 
»  Le  hibou  dit  -.fcii  soif,  cl  veut  du  sang  à  boire. 
»  Argos  attend  ses  rois  pour  les  déifier  : 
»  Tremble,  Argos  1  le  hibou,  dans  son  val  homicide, 
»  ïourne,  et  cherche  un  front  pur  qu'il  faut  sacrifier, 

»  Tourne,  tourne  et  s'abat Dieux  1  sur  un  fils  d'Al- 

(cide  I  » 

A  celte  réponse  si  fatale  pour  les  Héraclides, 
il  n'y  eut  dans  le  temple  que  trois  hommes  qui 
ne  frémirent  pas  :  les  lléraclides. 

«  Désigne  la  victime  par  son  nom,  cria  Hyllus 
à  la  pythie.  » 

Mais  elle  haletait  presque  mourante  sur  les 
marches  du  trépied. 

«  Le  dieu  a  été  bien  terrible,  et  une  seconde 
épreuve  la  tuerait,  dit  solennellement  le  chefdes 
prêtres  :  (ju'un  des  Héraclides  se  dévoue. 

—  Je  me  dévoue,  cria  dans  la  foule  une  douce 
voix,  la  même  qui  tout  à  l'heure  avait  parlé  der- 
rière Nestor. 

—  Qui  es-tu,  et  comment  le  nommes-tu  ?  dit 
le  prêtre  d'un  ton  sévère. 

—  Je  suis  un  fils  d'Hercule,  et  je  m'appelle 
Ixns.  » 

Un  bourdonnementde  surprise  accueillitcette 

réponse. 

«  S'il  dit  vrai,  il  est  bien  nommé  »,  murmura 
une  voix  railleuse. 

Vous  saurez,  mesdemoiselles,  qu'Ixus  est,  ou 
peu  s'en  faut,  un  mol  grec  qui  signifie  le  gui. 
Les  parcns  de  l'enfant  à  sa  naissance  lui  avaient 
sans  doute  jeté  ce  nom  dans  leur  dédain,  el  en 
effet,  celle  débile  créature,  entée  sur  une  aussi 
forte  race,  ressemblait  beaucoup  à  la  petite 
plante  parasite  qui  frissonne  au  vent  sur  les 
grands  chênes. 

ce  Nous  l'avions  défendu  de  nous  suivre  à 
Delphes  »,  dit  Anténor,  qui  s'avança  menaçant 
verslxus...  Mais  la  fille  d'Hercule,  immobile 
dans  l'ombrejusipie  alors,s'élança  entre  lesdeux 
frères,  saisit  la  main  du  plus  jeune,  el  l'entraîna 
hors  du  temple.  Sourde  à  la  voix  d'Hyllus  (jui  la 
rappelait,  sourde  à  l'admiration  qui  murmurait 
sur  son  passage,  car  dans  la  rapidité  de  sa  mar- 
che son  voile  s'étail  soulevé  de  lui-même,  et 
Maearia  était  belle!  belle  de  beauté  et  de  grâce, 
el  belle  surtout  en  ee  moment  de  celle  pitié  dans 
les  yeux  et  dans  la  voix,  qui  embellirait  la  lai- 
deur même. 


_-    ') 


Zi) 


n^-^-,--^w^-^.^—^v.«^a.--i->^^rf.*>^ 


De  retour  à  Athènes,  où  le  même  char  ramena 
toute  la  famille,  les  trois  guerriers  décidèrent 
qu'ils  tireraient  au  sort  le  lendemain,  dans  le 
temple  de  Minerve,  pour  savoir  lequel  d'entre 
eus  devait  mourir.  Mais  quand  le  pauvre  Ixus 
arriva  toutjoyeus  et  tout  fier,  pour  glisser  son 
nom  dans  l'urne  avec  ses  ft-ères,  ils  le  repoussè- 
rent, pensant  que  ce  serait  insulter  les  dieux  que 
de  présenter  ainsi  au  destin,  souvent  moqueur, 
l'occasion  de  leur  jeter  cette  offrande  maigre  et 
dérisoire.  Quant  à  Macaria,  ils  ne  souffrirent  pas 
non  plus,  mais  pour  une  raison  différente,  qu'elle 
courût  avec  eux  une  chance  de  mon.  Elle  était 
fiancée  à  Lycus,  un  des  chefs  influens  d'Athènes 
(d'Athènes  qui  s'armait  pour  eux),  et,  soit  poli- 
tique ou  reconnaissance,  ils  exigèrent  mémeque 
les  préparatifs  du  sacrifice  n'interrompissent 
en  rien  ceux  des  noces.  Aussi  Macaria  trouva-t- 
elle  au  retour  sa  chambre  toute  parfumée  des 
présens  de  Lycus.  Mais  dans  un  pareil  moment, 
ses  pensées,  qui  d'avance  portaient  le  deuil  d'un 
frère,  n'étaient  pas  des  pensées  d'hymen;  et 
pourtant  la  guirlande  nuptiale  était  composée 
de  si  beaux  lis  que,  d'une  main  distraite  et  pres- 
qu'involontairement,  Macaria  la  posa  sur  son 
front.  Elle  entendit,  en  ce  moment,  un  soupir 
mal  étouffé  derrière  elle  et  se  retourna...  C'était 
Ixus,  Ixus  son  frère  et  dont  elle  était  la  mère  au- 
tant que  la  sœur,  Ixus  qu'elle  enlaçait  de  ses 
soins  parce  qu'il  était  souffrant  et  dédaigné; 
Ixus,  qui  ne  pouvait  faire  un  pas  dans  la  maison 
sans  trouver  Macaria  pour  lui  sourire,  et  à  qui 
la  maison  allait  sembler  bien  vide  et  bien  grande 
lorsque  Macaria  ne  l'emplirait  plus.  11  regardait 
les  fleurs  symboUques  avec  des  yeux  brillans  de 
larmes,  et  sa  figure  alors  exprimait  une  telle 
douleur  que  sa  sœur,  habituée  pourtant  depuis 
douze  ans  à  le  voir  souffrir,   en  fut  épouvantée. 

«  Oh!  pauvre  enfant!    dit-elle;  pardonne- 
moi! 

—  Te  pardonner,  Macaria!  quoi  donc?  tous 
les  bonheurs  (jue  tu  me  fais  ? 

—  Ne  me  remercie  plus  de  mes  soins  pour 
toi  :  c'est  une  dette,  c'est  une  expiation...  » 

Les  regards  ébahis  de  l'enfant  sollicitaient  le 
mot  de  cette  énigme. 

«  Ecoute,  dit-elle,  il  y  a  quatre  ans  (tu  en  avais 
huit  alors,  et  moi  quatorze),  il  s'est  passé  dans 
notre  famille  des  choses  merveilleuses  et  fatales 
que  mon  père  et  mes  frères  ont  toujours  igno- 
rées. Tu  te  souviens  de  cette  cabane  qu'ils  bâti- 
rent au  bord  de  la  mer,  pour  se  dérober  à  de 
nombreux  persécuteurs'?  Un  soir,  mon  pèie  et 
mes  frères  étaient  à  la  chasse  :  las  d'avoir  couru 
depuis  le  matin  par  les  bois,  tu  venais  de  t'cn- 
dormir  d'un  profond  sommeil,  bercé  par  le  bruit 
monotone  de  la  pluie  sur  la  cabane;  la  imit  était 
tombée  depuis  longtemps,  et  mon  père  et  mes 
frères  ne  rentraient  pas  encore.  Enfin  j'entendis 
beurter  à  la  porte,  et  j'ouvris,  croyant  leur  ou- 
vrir :  c'était  un  voyageur  (|ui  sollicitait,  pour  un 
instant,  un  abri  et  un  foyei'.  Il  entra.  Assise  i'i 
ton  chevet,  pendant  (juil  faisait  sécher  ses  habits 
devant  l'fttre,  je  vis  avec  surprise  une  douce  et 
vague  lumière  courir  sur  ses  cheveux  blonds. 
J'allribuai  cela  d'abord  au  reflet  du  foyer  ;  mais 
le  foyer  s'éteignit,  et  le  front  du  voya[;t'ur  resta 
lumineux.  Alors,  je  reconnus  Apollon  ;  Apollon 
qui,  chassé  de  l'Olympe,  courait  déguisé  par  le 


monde,  mais  qui  n'avait  pu  parvenir  à  éteindre  ^ 

tout  à  fait  son  auréole.  i 

— Grand  Uieu!  m'écriai-jeen  joignantlesmains,  t 

que  voulez-vous  de  moi  ?  I 

—  Rien,  me  répondit-il,  rien  qu'un  abri,  mais  j 
le  temps  va  se  faire  beau  et  je  pars  :  reçois  ce  bai-  j 
ser  d'adieu. 

Alors  je  m'avançai  tremblante  au-devant  de 
mon  oncle  ;  et,  le  conduisant  par  la  main  vers  la 
couche  où  lu  dormais  encore  :  Caressez  plutôt 
ce  pauvie  enfant,  lui  dis-je,  car  aucun  dieu  ne  le 
caresse;  touchez  ses  joues  pâles  pour  iiu'elles  re- 
fleurissent, et  soufflez  sur  ses  lèvres  pour  qu'el- 
les chantent. 

Le  dieu  céda  à  ma  prière;  il  se  pencha  sur  toi 
et  souffla  sur  ta  bouche;  mais  cette  baleine  ar- 
dente glissant  jusqu'à  ton  cœur  l'emplit  et  le 
gonfla...  et  voilà  i)ourquoi,  depuis,  ce  cœui 
iMûle  et  palpite  toujours;  voilà  pourquoi  tu  lan- 
guis et  tu  meurs,  pauvre  enfant. ..Et  maintenant 
que  tu  sais  tout,  dis,  me  pardonnes-tu  ?  » 

Ixus  l'embrassa  :  c'était  répondre. 

K  Eh  bien!  prouve-le-moi  donc  en  suivantmts 
conseils.  Imprudent  !  par  quel  heureux  prodige 
n  es-tu  pas  mort  de  faim  et  de  soif  sur  le  long 
chemin  d'Athènes  à  Delphes  ? 

—  Oh!  dit  Ixus,  j'avais  fait  dès  le  matin,  ma 
chanson  de  voyage.  Qandje  voyais  sur  une  mai- 
son la  fumée  d'un  banquet,  je  frappais  à  la  porte 
en  chantant  et  l'on  m'ouvrait  toujours. 

—  Cette  chanson  merveilleuse,  dit  Macaria  en 
souriant,  il  faut  me  rapprendre,  Ixus,  pour  que 
je  la  chante  aussi,  moi,  quand  j'irai  à  Delphes  ou 
à  Olympie.  » 

Ixus,  par  une  coquette  modestie,  commune,  à 
ce  qu'il  parait,  aux  faiseurs  de  chansons  de  tou- 
tes les  époques,  se  fit  prier  quelque  temps,  puis 
céda. 

CHANSOIN  D'IXUS. 
1. 

Ouvrez!  je  suis  Ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne 
qu'un  coup  de  vent  ferait  mourir. 

Ln  jour,  il  y  a  douze  ans,  un  pygmee  tomba 
de  la  peau  de  lion  d'Hercule  :  ce  pygmée,  c'était 
moi.  Mon  père  ne  m'aimait  pas,  parce  (jue  j'étais 
faible  et  petit;  et  lorsque,  enfant,  je  me  heurtais 
à  ses  genoux,  ^'entendais  sur  ma  tète  une  voix 
gronder  comme  l'orage.  .Mes  frères  me  battent 
quand  je  les  appelle  tout  haut  mes  frères,  et 
pourtant  je  veux  vivre,  car  j'ai  une  sœm',  une 
sa-ur  qui  m'aime...  Elle  est  si  bonne,  Macaria  ! 

Ouvrez!  je  suis  Ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne, 
qu'un  coup  de  vent  ferait  mourir. 

11. 

IMes  frères  m'ont  dit  un  jour  :  «  Sois  bon  à 
iiuebiue  chose  :  apprends  à  élever  des  statues  cl 
des  autels,  car  nous  serons  dieux  peut-être.  »  Et 
j'essayai  d'obéir  à  mes  licres  ;  mais  le  ciseau  et 
le  marteau  étaientibicn  lourds  !  Et  j)uis  des  vi- 
sions étranges  passaient,  |>assaicnt  sans  cesse  en- 
tre moi  et  le  bloc  de  Taros;  et  mon  doi,,t  dis- 
trait écrivait  sur  la  poussière  un  nom,  toujours 
le  mOme,  le  dou\  nom  de  Macaria. 

Ouvrez!  je  suis  Ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne, 
qu'un  coup  de  vent  ferait  mourir. 

m. 

.Mors  mes  frères  m'ont  dit  ;  «  Nous  avons  pour 
hùlc  au  palais  uu  blanc  vicilhird  de  la  Chaldée, 


qui  saitlire  dansle  ciel  les  choses  à  venir  :  écoute 
ses  leçons,  et  dis-nous  si  tu  vois  dans  les  nues 
venir  des  trésors  ou  des  victoires.»  Et  j'ai  écouté 
le  vieillard,  j'ai  passé  de  longues  nuits  sereines  à 
regarder  le  ciel  ;  mais  je  n'ai  vu  ni  victoires  ni 
trésors,  je  n'ai  vu  ipie  des  étoiles  humides  et 
!iiillant('S(|ui  me  regardaient  avec  pitié...  comme 
les  yeu\  de  Ma<:aria. 

Ouvrez!  jesuis Ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne, 
qu'un  coup  de  vent  ferait  mourir. 

IV. 

Alors  mes  frères  m'ont  dit  ;  «  Prends  un  arc 
et  des  llê<lies,  et  va  chasser  dans  les  !)ois.  »  Et 
j'ai  couru  par  les  bois  avec  un  arc  et  des  flèches  : 
mais  j'oubliai  bientôt  lâchasse  et  mes  frères. 
Pendant  que  j'écoutai»  chanter  les  vents  et  les 
rossignols,  une  biche  mangea  mon  pain  dans  ma 
robe,  et  un  petit  oiseau,  fatigué  d'un  long  vol, 
vint  s'endormir  dans  mon  carquois.  Je  l'ai  porté 
à  Macaria. 

Ouvrez!  je  suis  Ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne, 
((u'un  coup  de  vent  ferait  mourir. 

V. 
Alors  mes  frères  m'ont  dit  :  «  Tu  n'es  bon  à 
rien  »,  et  m'ont  battu;  mais  je  n'ai  pas  pleuré 
parce  que  je  pensais  à  ma  sa-ur.  Et  demain,  on 
me  prendra  ma  sœur,  et  ilemain,  quand  \laca- 
ria,  assise  au  banquet  nuptial,  dira  :  «Quelle  est 
donc  cette  fumée  bleue  qui  monte  là-bas  derrière 
ce  bois  de  lauriers  ?  —  Oh  !  ce  n'est  rien  »,  di- 
ront les  convives. 

C'est  le  bûcher  d'ixus,  le  pauvre  gui  de  chêne, 
qu'un  coup  de  vent  a  fait  mourir. 

«Non,  tu  vivras!  s'écria  la  jeune  fille  atten- 
drie. Je  l'abriterai  si  bien  dans  mon  cœur  que 
toutes  les  tempêtes  passeront  sans  que  le  moin- 
dre souffle  l  en  arrive.  Lycus  est  heureux  et  fêté 
lui,  et  les  vierges  d'Athènes  sont  nombreuses.  \ 
toi,  seul  et  souffrant,  toutes  laes  heures  et  tous 
mes  amours!  Pauvre  gui  de  chêne!  tu  pareras 
mon  sein  mieux  que  le  bouquet  des  mariées. 
Tiens,  mon  frère,  tiens,  mon  poète,  voilà  le  pris 
de  ta  chanson.  »  Et  arrachant  de  ses  cheveux  la 
guirlande  nuptiale,  elle  la  jeta ,  trempée  de  lar- 
mes, aux  pieds  d'Ixus.  Ixus  voulut  répondre; 
mais,  foudroyé  d'émotions  imprévues,  le  pau- 
vre enfant  eut  à  peine  la  force  d'une  exclama- 
tion. «Oh!»  fit-il;  et,  portant  la  main  à  son 
cœur,  il  tomba.  La  fièvre  lagita  toute  la  nuit,  et 
toute  la  nuit  Macaria  veilla  et  pleura  près  de  la 
couche  de  son  frère. 

C'était  le  lendemain  que  les  trois  Héraclides 
devaient  aller  au  temple  interroger  le  sort  sur  le 
choix  de  la  victime.  Ils  se  présentèrent  à  l'autel 
comme  au  comiiat  ;  intrépides  et  insoucians. 
Après  les  cérémonies  diisagc,  répétition  à  peu 
près  exacte  de  ce  que  nous  avons  vu  à  Delphes, 
un  prêtre  de  .Minerve  ballotta  les  noms  dans 
l'urne,  lin  enfant  s'approcha,  les  yeux  couverts 
d'un  bandeau.  Sa  main  effleurait  déjà  les  bords 
du  vase  sacré  pour  en  sortir  bientôt  avec  un  ar- 
rêt de  mort...  ipiand  tout  .'i  coup  une  voix  de 
fenune  retentit  au  seuil  du  temple  : 

«  Arrêtez  !  voici  la  victime.  » 

Celait  Macaria  qui  s'avançait  lentement  vers 
l'autel  ;  Macaria  paie  et  parée,  et  balançant  sur 
son  beau  front  les  bandelettes  funèbres,  tgyste 
s'élança  vers  elle:"  Vous  ici,  ma  sœur!  vous 
m'aviez  promis  de  rester  pr^  d'isus  ! 


—  26  — 


_  Ixus!  dil-elle  en  <'loulVant  un  saiiijlot  , 
mort!...  et  maintenant  rien  ne  memi.iche  de 
mouiiil'ourvous.  » 

El  eïU-  poursuivit  sa  marrlic  vers  l  aulel. 

La  roule  applau.lil,  les  H^M-adides  se  résignè- 
ftnt  \  celle  épo-iuc,  où  l'on  croyait  voir  la  maui 
,les  ilieux  derrière  luulcs  les  choses  cxlraordi- 
n lires  on  atlriliua  ualurellemenl  à  leur  luspua- 
lion  u'n  .USouement  si  sul.lime.  Aussi  Macaria 
s'i  .enouilla-l-elle  sans  obstacle  devant  1  autel, 
tire  arrêta  d'un  ocste  le  fer  impatient  du  sacri- 
ficateur, pour  jeter  son  dernier  sourire  à  ses 
frères;  puis  ferma  les  yeux,  eulr  ouvrit  le  voile 
qui  couvrait  son  sein... 

Et  deux  minutes  après  son  corps  palpitait  sur 

'on  ne  fil  .luuii  bùelier  pour  Ixus  et  Macaria. 
Et  alors,  par  uu  i.rodiue  ou  une  illusion  qui  se 
répéta  plus  lard  au  supplice  de  noire  .leanne- 
(lÂrc  ou  vil  ou  l'on  crut  voir  (luehiue  cliose 
qui  sélanea  des  llammes  vers  la  nue  avec  un 
doux  bruit  d'ailes. 

Ce  qui  coiiUibua  sans  doule  à  propager  celte 
tradition  loucliaule,  eesl  quai.rèsla  vieloirc  des 
lléraclides,  victoire  payée  trop  cher  pour  ([ue  les 
dieux  la  leur  fissent  longtemps  atleiube,  les  ha- 
bilans  de  Mycèncs,  après  avoir  inauguré  en 
triomphe  la  statue  d  Hercule  nu  bord  des  mers  , 
y  surprirent  un  jour  deux  alcyons  dans  la  peau 
du  lion  de  Némée. 

Et  voilà  comment  passèrent  un  jour,  à  tra- 
vers un  siècle  antiiiue,  les  deus  plus  belles  choses 
de  ce  monde  et  de  Ions  les  siècles  :  la  poésie  et  la 

ypplu!  HÈGÉSIPKE  MOREAU. 

[Jour nul  des  Demoiselles.) 


(ice 


oe6ui^. 


I^'ORIEAT  KX  1839. 
A.   Théophite  Vautler. 

Marseille,  le  26  décembre  1838, 

Parlons  de  l'Orient  ;  c'est  un  sujet  de  mode  ! 
La  terre  qui  donna  tanl  de  beaux  vers  à  l'ode, 
La  terre  de  Mcmpbis,  de  Thtbcs,  de  Sien , 
Abjure  son  passé ,  change  de  mission  ; 
En  face  du  soleil  qui  ne  luit  que  pour  elle, 
Elle  embrasse  du  Nord  la  lointaine  querelle  ; 
Et,  que  son  avenirsoit  heureux  ou  fatal, 
L'Orient  aujourd'hui  se  fait  occidental. 
L'Eg)pte  d'oii  tu  viens,  et  dont  le  noir  squelette 
Avait  repris  sa  chair  sous  la  vive  palette ,' 
N'est  plus  ce  désert  morne,  aux  orages  brfiians  , 
(Jui,  la  nuit,  écoulait,  depuis qualre mille  ans, 
Ce  drame  solennel  que  jouait,  en  trois  actes  , 
Le  Nil  avec  la  voix  de  ses  trois  calaracles, 
La  main  qui  civilise  a  pétri  le  limon 
Que  le  fleuve  dépose  aux  oasis  d'Ammon  : 
La  vieille  pyramide,  immense  reliquaire  , 
Va  paver  un  chemin  d'.Mexandrie  au  Caire  î 
L'harmonieux  Memoou,  le  colosse  thibain 


Qui  se  lavait  au  Nil ,  comme  un  géanlau  bain , 

El  chantait  une  gamme,  à  cinq  heures  précises. 

On  va  le  diviser,  an  couteau,  par  assises, 

Equarrir  chaque  pierre,  et  bûtir  un  palais 

De  ses  os,  pour  loger  quelque  consul  anglais, 

Caruu  industriel  doit  arriver  d'I-lcosse 

Etlondorun  cumploirsur  l'orleil  du  colosse. 

Déjà,  veis  Teiiljris,  on  ne  trouve  plus  rien 

De  la  noble  cite  que  bâtit  Adrien  : 

Deux  marchands  de  Brigliton,  alléchés  par  le  lucre, 

Out  fait  de  tout  soinuarbie  une  usine  de  sucre  : 

Sa  colouue  est  taillée  en  meules  ;  le  marteau 

Creuse  une  auge  ù  rebords  dans  le  vieux  chapiteau 

Afin  que  les  chevaux  puissent  y  Loire  ù  l'aise 

Lorsque  passe,  en  hiver,  la  caravane  anglaise. 

Dans  le  lointain  vallon,  pleiu  d'un  sable  mouvant, 

Où  Caïubyse  mourut  étouUé  par  le  vent. 

Trois  clnmisles  d'Oxford  composent  des  lemùles 

Avec  les  ossemeiis  des  Perses  et  des  Mèdes. 

Ces  insolens  Anglais  1  à  la  barbe  du  Nil, 

Du  temple  de  Karnak  ils  ont  fait  un  chenil  1 

lis  onl  forcé  le  lleuve,  aux  écluses  voisines. 

Ce  saiul  lleuve  1  à  tourner  la  meule  des  usines  ! 

El  puis,  quand  ils  out  faim,  ils  vont  dans  l'oasis 

Mettre  leur  grand  couvert  sur  les  genoux  d'isis , 

Et  dévorer  un  ba-uf  qui  desceud  de  la  côte 

D'Apis,  dieu  luniinaulqu'adurail  Hérodote 

Lorsque  vers  Méroe,  presqu'île  au  terrain  sec , 

Passa,  mourant  de  soif,  ce  philosoiihe  grec  ! 

Oui ,  rien  n'est  respecté  !  Le  l'ellah,  humble  paire  , 

Pollue,  avec  son  pied,  tes  bains  de  Cléopatie  , 

Ces  bains  délicieux  que  ton  àme  rêvait 

Sous  l'aile  d'un  démon,  riant  à  ton  cbeveti 

l'iiur  deux  ou  trois  sequius,  coiuiue  des  odalisques 

Au  bazar  de    Louqsor  ou  vend  les  obélisques  ; 

On  veud  de  graves  sphinx,  qui,  loin  du  ciul  natal , 

Vontchercber,  eu  pleuiaul,  un  fiele piédestal  : 

A  vingt  spéculateurs,  qui  ue  sont  pas  timides, 

On  vend,  par  livraisons,  les  grandes  pyramides , 

Tombeaux  de  Pharaon  et  de  ses  successeurs  ; 

Deux  colonnes  du  ciel,  deux  gigantesques  sœurs  , 

Qui  croyaieut  toujours  vivre,  et  (lui  vont  mourir  ;  l'une 

Atlendaille  soleil,  l'autre  attendait  la  lune 

Pour  arrêter  leur  chute,  au  jourdu  jugemement, 

Quand  Josapuat,d'un  cri,  fendra  le  iirmament. 

L'Anglais  n'a  pas  assez  de  continens  et  d'iles  ; 
Il  lui  faut  le  Nil  jaune  avec  ses  crocodiles  ; 
Il  lui  faut,  pour  ses  parcs,  ces  sphinxinforlunés 
Qui  déjà,  sous  Cambyse,  avaient  perdu  leurs  nez  ; 
Il  lui  raull'obélisque,  aiguille inipéiissable  , 
Qui  marquait  midi  plein  sur  le  cadran  de  sable. 
Quand  le  soleil  moiitaiitau  trône  du  Zénith 
lletire  l'ombre  aigué  à  l'angle  du  granit. 
Que  lui  faut-il  eucor?  l'éternel  scarabée 
Déplojaut  ses  couleurs  sur  la  frise  tombée  ; 
|,es  pylônes  massifs  ,  les  sévères  typhons. 
De  divin  zodiaque,  arraché  des  plafonds  : 
Les  langes  du  caveau,  la  poussière  du  crypte 
Où  dormait  Israël  en  sortant  de  l'Egypte  ; 
La  Canope,  oi'i  fumait  le  lock  de  uénuphar 
Que  buvait  tous  les  soirs  l'ardente  Putiphar  ; 
La  vei^e  d'Aaron ,  par  Moïse  égarée 
Sur  l'antique  chemin  qui  mène  à  Césarée  : 
11  lui  faut  tojt  enfin, depuis  le  Delta  vert. 
De  raisins,  de  colon,  et  de  dattes  couverl. 
Jusqu'au  désert  lointain  où  la  fauve  girafe 
Du  tombeau  de  Cambyse  a  brisé  l'épitaphe  ; 


Jusqu'aux  monts  de  la  Lune,  où  le  Nil,  jeune  enfant , 
Ne  baigne  qu'à  demi  le  pied  d'un  éléphant  I 

Déjà  l'ingénieur  a  posé  le  grand  axe 

Du  chemin  de  Siani  par  l'Oronte  et  l'Araxe  : 

L'Egypte  ue  sera  qu'un  long  chemin  sablé 

Entre  deux  horizons  de  maïs  et  de  blé, 

El  l'agile  wagon  que  la  vapeur  seconde 

Ira,  dans  quinze  jours,  de  Dublin  à  Colcondc. 

Les  Turcs  sonl  supprimés  :  le  croissant  a  pâli  ; 

Oui  ;  j'ai  vu  le  Joseph  de  Mehemel-Ali 

Ce  matin,  de  ce  mois  de  décembre  le  seize , 

Oui  lisait,  comme  nous,  une  feuille  française  1 

«  La  presse,  disait-il  (la  presse  en  général) 

.A  son  insu  ,  messieurs,  nous  fait  beaucoup  de  mal  : 

«Elle  pnvrrait  pourtant  nous  être  bien  utile  : 

»0n  croit  que  iMeheinct  au  sultan  est  hostile  ; 

»  Erreur;  nous  n'u\ons  point  un  sentiment  si  bas. 

vComiualionnel,  Courrier,  Siècle,  Débuis 

»  Partagent  celte  erreur,  et  sans  le  moindre  indice! 

«Cela  peut  nous  poiter  le  plus  grand  préjudice. 

nMehemcl  est  puissant,  mais  il  veut  vivre  en  paix 

«Avec  le  grau  j-seigneur  comme  avec  les  Anglais,  » 

Et  \  oilà  sans  ôter  une  seule  syllabe 

Un  discours  tout  français,  tenu  par  un  Arabe, 

Av  ec  un  accent  pur  et  le  geste  élégant 

Comme  un  habitué  du  boules  ail  de  Gand  ; 

Uudiscouis  lel  eutin  qu'ici  je  vous  l'imprime. 

Je  crois  même,  ma  fui  !  qu'il  j  mettait  la  rime. 

Il  faut  donc,  si  déjà  Jus  Turcs  parlent  aiusi , 

Oler  le  coui-s  d'Arabe  à  Caicin  de  Tassy. 

La  mode  européenne  en  tous  lieux  se  propage. 

0  progrès  !  un  brick  turc  versa  son  équipage 

Sur  le  quai,  l'aulie  jour  :  quinze  Turcs  dePéra 

Au  théâtre  ,  le  soir,  écoutait  ni  l'opéra, 

Kl  dans  uu  français  pur  adressaient  leurs  éloges 

Aux  dames  qui  brillaient  comme  un  sérail  en  loges  ; 

Us  avaient  pour  voisins  six  Arabes  deThor  ; 

Ces  jeunes  Turcs  poi  talent  le  chapeau  de  castor, 

Le  pantalon  tendu,  le  col  de  crinoline. 

Chemise  à  larges  plis,  jabot  de  mousseline 

Et  redingote  noire  expirant  aux  genoux  : 

O  Mahomet  !  ils  sont  habillés  comme  nous  I 

Ad.eu,  donc,  pour  toujours,  costume  poétique 

Des  hommes  de  Alemphis,  d'Abydos,  de  l'Allique  ! , 

Mauleaux  pris  aux  luisons  des  soyeuses  brebis  ; 

Tuibans  de  cachemire,  aigrettes  de  rubis, 

Caftans  aux  boutons  d'or,  éloQes  de  l'Asie 

Où  l'aiguille  semait  ses  llcurs  delknlaisie. 

On  ne  les  verra  plus,  a  l'an  nouveau,  jeciois , 

Que  dans  les  cadres  d'or  d'iiugène  Delacroix  ! 

Knfans  de  Mahomet,  du  biamine,  du  mage, 
L'Anglais,  bientôt,  valons  les  faire  ù  sou  image  : 
Le  UAIL  de  Manchester  au  sahle  oriental 
Fondera,  l'aupiochain,  l'Appia  du  métal. 
Et  delà  croix  du  sud  ù  la  polaiie  étoile 
L'insecle  d'Albion  tramant  sa  longue  toile 
Sentira  tressaïUr  sur  la  terre  et  les  eaux 
Cent  peuples  aUacbés  au  lil  de  ses  réseaux. 
Tout  voile  est  déchiré,  toute  illusion  morte  1 
Le  tout  de  l'univers  va  s'asseoir  à  ma  porte: 
Plus  de  ces  beaux  pays  d'un  lointain  fabuleux  I 

Adieu  le  lleuve  jaune  et  tous  les  contes  bleusl 
Que  vas-tu  devenir,  fabuleuse  planète. 
Toi,  qu'un  père  Kirchcr  vit  avec  sa  lunette , 
Petit  monde  greffé  sur  le  nôtre,  dit-on 
El  ilout  le  péristyle  est  «tu  porl  Ue  Kanton? 


■zi 


On  la  noinniait  la  Chine  ;  et  pour  nos  rêveries , 
Elle  existait,  au  moins,  sur  les  lapi«series  : 
Fille  du  grand  soleil ,  elle  nous  consolait 
L'hiver,  quand  nous  prenions  du  thé  noir  dansdu  lait, 
Derrière  un  paravent,  et  que,  la  lasse  pleine  , 
Nos  doigts  avec  respect  serraient  la  porcelaine  , 
niant  tableau  d'émail  où,  sur  un  palanquin , 
Passait,  au  bord  d'un  lac,  la  femme  de  Nankin. 
Dernier  rOve  de  l'Iiomnie  !  illusion  dernière  I 
Laissez  au  feranglais  linirsa  doujjle  orriiire, 
Et  nous  allons  apprendre  un  jour,  eu  nous  levant , 
Qu'il  Taut  briser  les  dieux  de  notre  paravent  ; 
Que  la  cbinoiserie  élait  folle  dépense  ; 
Que  la  Cliiue  n'est  pas  ce  qu'un  van  peuple  pense. 
Et  qu'après  sa  muraille,  on  n'a  rien  découvert 
Qu'un  sol  inhabité,  sans  Qiagols  ni  thé  vert  I 
Quelque  prosedu  jour  que  le  poète  lise, 
L'Orieui,  dit  la  prose,  eutin  se  civilise  ; 
11  faut  pour  conquérir  de  glorieux  destins 
Que  l'homme,  r.jetant  des  hochets  enfantins , 
Soit  plein  de  gravité,  car  l'Egypte  et  l'Asie 
Sont  des  lieux  de  travail  et  non  de  poésie; 
Car  le  jour  est  venu  de  rendre  à  leur  néant 
Tous  ces  rêves  éclos  d'un  esprit  fainéant. 
Ainsi  donc,  qu'il  soit  fait  selon  celte  parole  1 
Que  le  bel  Orient  commence  un  nou\  eau  rôle  ; 
Que  le  pacha,  le  bey,  le  sultan  et  l'émir, 
Sur  des  coussins  de  Heurs  houleux  de  s'endormir, 
De  l'isthme  de  Suez  auï  murs  des  Dardanelles , 
Se  façorinent  aux  mœurs  constitutionnelles, 
Suppriment  le  sérail  et  uiarcheut  au  progrès 
Avec  l'élection  à  deux  ou  trois  degrés  1 
'foi,  poète,  qui  sais  le  prix  du  temps  qui  vole, 
Toi,  le  grave  penseur,  loi,  le  dandy  frivole  , 
Théophile,  demanda'  à  ton  sphinx  complaisant 
Quel  sera  l'aveuir  de  ce  IriSlo  présent  ; 
Quel  piètre  ù  Mahomet  donnera  le  baptême. 
Cependant  le  soleil,  lidèle  à  son  système  , 
De  nus  humbles  débats  témoin  insoucieux, 
A  gardé  son  costume  et  son  nom  dans  les  cieux; 
Toujours  il  verse  l'or  au  berceau  de  la  terre  ; 
11  regarde  toujours  d'un  air  froid  l'Angleterre, 
El,  pour  tes  nuits  d'hiver,  il  envoie  en  riant 
Atjx  sphiux  de  tes  cheuêts  un  tison  d'Orient. 

MÉRY. 
[La  Presse.) 


Une  <ians«eiisc  en  1940. 


Depuis  une  semaine  que  le  comte  Réginald 
ySiillivan  vivait  à  Soissons  dans  la  plus  com- 
ilète  solitiitie,  il  avait  eu  le  tenips  de  compreu- 
Ire  comliieii  c'est  folie  de  coiiiliseï- les  luaitres- 
«s  de  ijens  ([ui  ont  l'oreille  des  iniiiislres  du  roi. 
ieul,  isolé,  loin  de  Paris  et  de  ses  plaisirs,  il 
>ayail  parl'exil  l'audace  deses  pi:élculions.  M.  le 
nai'(iiiis  deCliarmiane  n'avait  pas  vu  sans  colirc 
'amour  iitte  M.  le  comte  O'Sidlivaii  allicliait  en 
ons  lieux  pour  l'adorable  mademoiselle  Corné- 
ie,  premier  sujet  de  la  danse  à  l'Opéi'a.  Madc- 
imiselle  Cornt'lie,  comme  chacun  le  savait,  a|>- 
1  lUiiail  au  iiiari|uis  (|ui  délVayail  sa  maison,  et 

lis  lit  force  dépenses  |)ourelle.  Lorsque  lejcmie 
il.milais  osa  luélendre  aux  lionnes  (jrAces  de  la 
lansciise,  M.  de  tlianniane,  ii  qui  sa  position 
l'homme  niaiié  ne  periucltuil  plus  de  rompre 


une  épée  en  faveur  de  ses  maîtresses,  sollicita  et 
obtint  du  ministre  de  la  guerre  un  ordre  de  dé- 
part (|ui  força  Réginald  à  ijuilter  Paris  pour 
Soissons.  La  colère  du  comte  égalait  pres(ine 
l'ennui  mortel  (jui  le  dévorait;  l'élude  n  avait 
Jamais  eu  de  charmes  pour  son  eœtir;  on  ne  fu- 
miit  pas  encore;  les  petites  bourgeoises  de  sa 
petite  ville  avaient  peu  d'attraits  pour  un  hom- 
me encore  sous  rem|)ire  du  souvenir  des  gran- 
des darnes  de  la  cour  et  des  coryphées  de  I  O- 
péra.  Il  n'était  aucui)  moyen  d'éluiler  l'ordre  du 
ministre;  la  plus  courle  apparition  à  Paris  pou- 
vait lui  faire  perdre  Ses  épaulettes,  et  le  comte 
irlandais,  gentilhomme  au  service  du  roi,  n'a- 
vait que  sa  cajie  et  son  épée  pour  toute  fortune. 
Il  s'ennuyait  donc  à  son  aise  ;  quelquetois  il  dor- 
mait dix-huit  heures  par  jour. 

Un  soir,  il  eut  la  fantaisie  d'aller  à  un  bal  mas- 
qué que,  pendant  le  carnaval,  un  entrepreneur 
de  divertissemens  publiis  donnait  dans  une  salle 
assez  peu  vaste.  Ln  bal  masqué  dans  une  ville 
de  province,  dans  une  petite  ville  surtout,  se 
composait  alors,  comme  il  se  compose  encore 
aujourd'hui,  de  quelques  dominos,  de  plusieurs 
bergères  et  de  certains  personnages  grotesques, 
vêtus  de  costumes  hétéroclites  qui  appartien- 
nent au  domaine  des  imaginations  locales. 

Le  plus  souvent  l'ennui  préside  à  ces  bals;  un 
orchestre  maigre  joue  des  airs  de  danse  que 
septoti  huit  masquesexécutent  nonchalamment; 
trois  ou  quatre  (|uini|uets  fumeux  jettent  une 
clarté  douteuse  au  traveis  de  la  poussière,  et 
des  bancs  d'une  projireté  équivoque  reçoivent 
les  dominos  qui  demandent  au  sommeil  une  dis- 
traction à  leurs  plaisirs.  Le  comte  O'Sullivan  er- 
rait comme  une  àme  en  peine  au  milieu  du 
vide;  il  allait  et  revenait,  rêvant  à  Paris,  ot'i  de 
splendides  hôtels  se  peuplaient  de  jolies  fem- 
mes à  cette  heure,  et  il  soupirait  après  le  bon- 
heur perdu.  En  cet  instant,  une  petite  per- 
sonne, mince,  alerte,  légère  comme  les  fées, sai- 
sit son  bras  en  écartant  plusieurs  masques  qui 
cherchaient  à  la  retenir. 

Le  comte  O'Sullivan  la  considéra  quelques  in- 
stans  en  gardant  un  profond  silence.  La  femme 
qui  s'était  appuyée  sur  son  bras  avait  une  taille 
souple  et  cambrée,  un  pied  délicat  étroitement 
chaussé  dans  une  [lanloulle  de  satin,  de  grands 
yeux  dont  le  regard  pétillait  sous  le  niasipie,  et 
:ivec  tout  cela  un  je  ne  sais  quoi  qui  décelait  la 
jeune  et  jolie  femme  ;  mais  le  domino  noir  ne 
laissait  rien  deviner. 

—  Voyons,  dit-elle,  comptez-vous  longtemps 
encore  prolonger  cet  examen  ;  en  vérité,  (|u'es- 
pérez-voiis'.'  Il  se  peut  (|uedéj.'i  vous  m'ayez  vue; 
mais  vous  ne  sauriez  me  reconnaître.  D'ailleurs, 
pour  vous  prouver  que  je  ne  redoute  rien  de 
votre  souvenir,  voici  ma  main,  et  tirant  avec 
brusquerie  un  gant  parfutné,  elle  posa  sur  le 
bras  du  comte  une  main  blaiiciie  et  gracieuse- 
ment effilée.  Cette  main  de  marbre  n'avait  au- 
cune bague,  et  les  femmes  alors  avaient  l'habi- 
tude de  s'en  charger  les  doigts  jusqu'aux  ongles. 
Elle  resta  froide  et  muette  sous  la  pression  »iui 
la  caressait. 

—  Maintenant,  reprit-elle,  je  puis  être  sûre  de 
mon  incognito.  Ne  cherchez  donc  plus  à  percer 
un  mystère  qu'il  vous  importe  peudeconuaitre; 
au  surplus,  nous  ne  jouons  pas  à  armes  égales. 
Vous  Clés  le  comle  liéyiiiidd  O'Sullivan,  capi- 


taine aux  gardes  irlandaises,  exilé  à  Soissons 
pour  avoir  fait  la  cour  à  la  maîtresse  du  marquis 
de  Charmiane.  Suis-je  bien  informée?... 

—  Fort  bien,  chai'uiante  enchanteresse;  mais, 
à  mon  tour,  savez-vous  bien  que  je  pourrais 
vous  deviner  :  ne  seriez-vous  pas  par  hasard 
cette  maitresse  elle-même? Voyons,  Cornélie,  de 
grâce,  dites  un  mot,  et  vous  me  rendez  le  plus 
heureux  des  lionmies. 

—  Mademoiselle  Cornélie,  que  vous  aimez 
tant,  vous  a-t-elle  écrit  depuis  votre  départ  de 
Paris  ? 

—  Hélas' non,  répondit  le  comle  en  baissant 
la  léle. 

—  Alors,  croyez-vous  qu'une  demoiselle  qui 
ne  trouve  pas  le  tem|is  d'écrire  un  billet  puisse 
en  avoir  assez  pour  courir  la  poste  jusqu'à  Sois- 
sons, un  jour  d'opéia  ? 

—  Vous  n'êtes  donc  pas  Cornélie  ?  Alors  que 
me  voulez-vous  ? 

—  C'est  précisément  ce  que  vous  saurez  plus 
lard.  Et  d'abord,  pour  être  franche,  M.  le  comte, 
je  vous  avouerai  sans  plus  de  façon  que  c'est 
vous  que  je  eherehais  ici.  N'ayez  donc  pas  l'air  si 
fort  étonné.  Etes-vous  si  peu  liai)itué  à  ces  sor- 
tes d'aventures, que  celle-ci  doive  vonssurpren- 
dre  ? 

—  En  vérité,  ce  langage.... 

—  Est  fort  clair,  monsieur.  Je  suis  allée  chez 
vous;  votre  valet  m'a  fait  jiart  de  voire  présence 
en  lin  lieu  où,  ainsi  que  moi,  vous  êtes  fort  dé- 
placé. Ce|iendant  rintérèl  qui  m'anime  est  si 
puissant,  que  je  suis  venue... 

—  Tout  ceci  a  passablement  l'air  d'un  roman, 
madame  ' 

—  C'est  qu'apparemment  les  histoires  d'au- 
jourd'hui ne  sont  pas  plussérieuses  quedeseon- 
tes.  CepeniLnnt  le  temps  presse  et  nous  perdons 
en  parolesdes heures  précieuses.  Vousétes  hardi, 
n'est-ce  pas,  et  les  folles  aventures  ne  vous  dé- 
plaisenl  guère  ? 

—  Fort  peu,  lorsque  surtout  il  s'agit  de  les 
avoir  avec  vous. 

—  Doucement,  ne  pressez  donc  pas  si  fort  une 
taille  qui  n'esl  pas  celle  de  mademoiselle  Cor- 
nélie, la  seule  femme  que  vous  aimiez  ! 

—  Je  la  déteste. 

—  Ah  !  vous  la  ilétestez,  maintenant  !  Voil!»  de 
rapides  amours!  L'Irlande  sesl  donc  tout  à  fait 
francisée  ?  Mais  que  m'importe.  Ce  n'est  pas 
d'une  danseuse  qu  il  s'agit.  Voyons,  monsieur  le 
capitaine,  si  je  vous  demandais  une  grâce,  me 
l'accorderiez-vous  ? 

—  Sans  hésiter. 

—  Il  me  faut  un  chevalier  fidèle  à  sa  parole  et 
dévoué....  Oserez-vous  bien  être  le  mien  pour 
vingt-quatre  heures  au  plus,  jusqu'à  ce  soir 
seulement  tietil-être  ? 

—  Si  peu  de  temps!  vous  me  laisserez  bien  des 
regrets.  Que  faut-il  faire  ? 

—  Me  suivie  à  linslanl. 

—  Oi"!  donc  ? 

—  A  Paris  ! 

—  V  pensez-vous  ?  et  mon  exil  ! 

—  Quoi,  vous  hésitez  déj.'i  ;  et  celle  hardiesse, 
ce  dévouement  dont  vous  faisiez  parade  !  Que 
craignez-vous  ?  M.  de  Charmiane  ?  il  ne  saura 
rien  de  votre  présence  à  Paris  si  vous  n'allez  pas 
voir  mademoiselle  Cornélie.  Le  ministre  de  la 
tjucrrePje  me  charge  de  calmer  soa  courroiu, 


—  28 


si,  par  hasard,  il  ai)|>rfiiail  (|iicl(|iie  chose. 

—  Mais  qui  donc  ^les-vous  t*  L'ne  fée... 

—  ÎNon,  une  femme,  que  vous  remercierez  de- 
main parce'(iu'flh'  aura  assur/'  votre  bonheur. 

—  .le  nht'sitc  plus.  Ordonnez. 

—  lié  bien,  >ui\ez-iuoi.  Mais  songez-y  bien, 
monsieur  le  l'uiiile.  ne  rlieichez  pas  à  inVnlever 
cemasipie,  si  le  sommeil  venait  à  fermer  mes 
yeux.  .N'essayez  auoune  violence,  ne  questionnez 
aiiriin  de  mes  ijeiis  ;  je  me  lie  à  votre  promesse 
de  (jinlillioniiiie;  vous  pourriez  d'ailleurs  être 
le  piemier  à  vous  re|ienlir. 

—  Je  vous  obéirai,  madame. 

C'est  bien  ;  maintenant  jetez  un  manteau  sur 
vos  épaules  et  donnez-moi  la  main. 

Le  comte  O'Sullivan  sortit  du  bal.  A  la  porte 
une  voiture  de  voyaje  attelée  deiiuatre  chevaux 
attendait  la  jeune  lenmie;  le  capitaine  s'assit  à 
côté  de  sa  mystérieuse  compagne.  A  Paris,  dit- 
elle,  et  les  chevaux  partirent  au  galop. 

Pendant  la  route  O'Sullivan  essaya  de  décou- 
vrir le  nom  delà  charmante  personne  qui  causail 
à  ses  côtés  ;  mais  toute  son  habileté  échoua  de- 
vant la  présence  desprit  qu'elle  déploya  en 
toute  occasion.  Ses  prières  n'eurent  aucun  résul 
tat;  ses  souvenirs  restaient  muets;lavoix  qu'il 
entendait  dans  l'ombre  n'apportait  aucune  émo- 
tion àsoncœur,  car  elle  était  déguisée  à  l'aide 
d'une  petite  lame  métalliiiue  entourée  de  soie 
que  le  domino  serrait  entre  ses  lèvres  ;  après  une 
heure  de  conversation  le  dépit  ferma  sa  bouche 
et  la  rêverie  emporta  son  imagination.  Le  domi- 
no pencha  sa  gracieuse  té;esur  les  coussins  du 
carrosse  et  s'endormit  paisildement. 

Le  comte  eut  le  courage  de  résister  à  ses  désirs, 
sa  main  n'elfleura  pas  le  masque. 

Lorstiu'ils  étaient  partis  de  Soissons,  l'aube 
n'était  pas  éloignée  ;  quelques  nuages  blanchis- 
saient îi  l'horizon.  La  voiture  allait  grand  train. 
Cependant  lomhre  cou  rail  dans  la  vallée,  lorsque 
le  cocher  arrêta  ses  chevaux. 

—  Nous  sommes  aux  portes  de  Paris, madame; 

où  dois-je  aller  ? 

—  Vous  le  saurez  tantôt...  C'està  présent  qu'il 
faut  nous  séparer,  monsieur  le  comte. 

—  Quoi  !  déjà  :'  mais  où  vous  reverrai-je  ,  ma- 
dame? 

—  N'en  ayez  aucune  inquiétude.  Tenez,  voici 
votre  manteau;  couvrez-vous  donc  comme  un 
contrebandier.  Vous  m'avez  promis  de  m'obéir 
en  toutes  choses;  voici  le  moment  de  tenir  votre 
promesse.  V  consentez-vous  encore  ? 

—  Toujours! 

C'est  fort  bien.  Prenez  donc  ces  deux  clefs. 

Quand  huit  heures  sonneront  au  clocher  voisin, 
vous  suivrez  le  chensin  qui  conduit  au  château 
que  vous  voyez  là-bas  entre  ces  arbres.  La 
grande  clef  ouvre  la  porte  d'un  pavillon  adossé 
au  mur  du  jardin  ;  vous  grimperez  un  escalier 
obscur  tout  au  bout  d'un  corridor.La  petite  clef 
vous  introduira  dans  unesalle  vaste  et  richement 
meublée  ;  ouvrez  hardiment  la  porte  ([u'un  rayon 
de  lumière  vous  indiquera  et  vous  vous  trouverez 
en  présence  de  (juclqu'un  que  vous  ne  serez  pas 
fâché  de  voir. 

—  Mais  quelle  comédie  est-ce  cela  ? 

—  Auriez-vous  peur  ? 

—  Non,  certes. 

—  Qui  vous  retient  donc  ?  Allez,  je  réponds 
de  iQul.  D'ailleurs  ne  scntcz-vous  pas  votre  épée 


à  votre  ceinture,  monsieur  le  comte!'  Parlez, 
mais  surtout  pas  avant  huit  heures,  et  ne  vous 
laissez  pas  découvrir  en  attendant. 

Le  comte  baisa  la  main  qu'on  lui  temlait,  et  la 
voiture  disparut  derrière  un  bos(|uet. 

—  Voilà  bien  îles  façons,  se  dit-il,  pour  don- 
ner un  rendez- vous. 

Quand  huit  cou  pssonnèienth  l'horloge  voisine, 
Kégiiiald  partit  pour  le  château.  Il  exécuta 
ponctuellement  les  prescriptions  (|ui  lui  avaient 
été  indiiiuées.  Les  serrures  n'opposèrent  aucune 
résistance;  un  rayon  furtif,  égaré  sur  un  lapis 
moelleux,  lui  indiqua  la  dernière  porte  ;  il  l'ou- 
vrit sans  hésiter,  et  se  trouva  face  à  face  avec 
mademoiselle  Claire  de  Charmiane  ,  la  lille  ihi 
marquis.  Lin  cri  expira  sur  les  lèvres  du  comte  ; 
mais  la  jeune  lille  dormait  à  moitié  couchée  sur 
un  sofa  de  velours  au  coin  du  feu.  11  resta  (jnel- 
(|uesinslans  penché  vers  elle,  muet,  palpitant, 
pouvant  à  |ieine  respirer.  Alors  mille  souveniis 
a.ssaillirentson  esprit  troublé  ;  Claire,  qu'il  avait 
aimée,  reposait  sous  ses  yeux,  plus  belle  encore 
qu'au  jour  on,  après  une  heure  de  dépit  enfan- 
tin, il  l'avait  quittée  pour  ne  i)!ns  la  revoir.  Celle 
liaiche  bouche,  (pli  bien  des  fuis  lui  avait  juré 
un  amour  éternel,  souriait  dans  le  sommeil  ;  sa 
longue  chevelure  blonde ,  dont  il  avait  encore 
une  boucle  sur  le  cœur,  encadrait  son  cou  de 
cygne.  Uéginald  comprit  à  l'émotion  de  ses  sens, 
au  trouble  de  son  esprit,  aux  battemens  de  son 
caur,  (jne  c'était  toujours  elle  qn  il  aimait.  11 
s'agenouilla,  et  prenant  une  de  ses  mains,  il  l'ef- 
(leura  d'un  long  baiser;  il  allait  se  relever  et 
partir,  lorsque  mademoiselle  de  Charmiane  s'é- 
veilla ;  la  vue  d'un  homme  à  ses  pieds  la  lil  yMiv 
daliord  ;  mais  reconnaissant  bientôt  0  Sullivan, 
elle  s'écria  :  Vous  ici,  monsieur,  et  qu'y  venez- 
vous  chercher  ? 

—  De  grâce,  pardonnez-moi ,  Claire  ;  je  ne 
sais  par  ({uel  hasard  je  me  trouve  chez  vous  à 
celle  heure  ;  je  ne  puis  moi-même  me  l'expli- 
quer :  c'est  un  rêve.  IMais  (|ue  pouvez-vous 
craindre  de  moi  ?  Vous  le  voyez,  je  suis  à  vos 
pieds,  soumis  et  repentant  ;  dans  une  heure,  je 
serai  loin  de  vous;  mais  laissez-moi  croire  que 
vous  m'avez  enlin  pardonné  les  indignes  soup- 
çons (jui  me  chassèrent  de  votre  présence. 

Le  comte  était  jeune,  éloquent  comme  on  l'est 
toujours  (juand  la  passion  vous  inspire.  11  avait 
l'altitude  humbb;  de  la  prière.  Mademoiselle 
de  Charmiane  l'avait  aimé  sincèrement,  et  sou- 
vent elle  regrettait  qu'il  ne  ffit  pas  venu  cher- 
cher un  pardon  qu'elle  avait  grande  envie  de  lui 
accorder.  Une  heure  s'était  à  peine  écoulée  que 
déjà  les  deux  amans,  assis  sur  le  même  sofa,  cau- 
saient les  mains  entrelacées.  Les  heures  fuyaient; 
mademoiselle  de  Charmiane  ,  qui  avait  foi  en 
la  loyauté  du  comte,  l'avait  retenu  jusqu'au  ma- 
lin auprès  d'elle;  elle  ne  voulait  pas  le  laisser 
fuir  avant  que  tous  les  gens  du  château,  qui  veil- 
i  laient  fort  tard  et  se  levaient  de  même,  fussent 
tous  retirés.  O'Sullivan  l'aimait  d'un  amour 
trop  jmr  pour  ne  pas  la  respecter.  Quand  l'aube 
vint,  Claire  dormait  la  tête  api)uyée  sur  son 
épaule  avec  le  sourire  de  l'innocence.  Il  la  ré- 
veilla avec  un  baiser  et  disparut  l'âme  pleine  de 
bonheur. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  au  château, 
M.  le  marquis  de  Charmiane  assistait  au  désha- 
biller de  mademoiselle  CornClie.  La  nymphe  re- 


venait île  l'Opéra.  Bientôt  assis  en  face  l'un  de    i 
l'autre,  devant  une  table  chargée  des  mets  les 
|iUis  friands  et  des  vins  les  plus  délicats,  ils  en- 
tamèrent simultanément  un  pâté  succulent  et 
une  conversation  frivole. 

— Hé  bien,  mar(|uis,éles-vous  satisfait  de  votre 
voyage  à  Versailles?  Espérez-vous  être  bientôt 
nommé  ineslre-de-cainp  ? 

—  Cela  pourrait  bien  être;  j'ai  la  promesse  du 
roi. 

—  Avez-vous  décidé  quelque  chose  au  sujet 
du  mariage  de  votre  sœur,  mademoiselle  de 
Charmiane  ?  Vousparaissiez  fort  ennuyé  des  pro- 
jets qu'un  grand  personnage  avait  conçus. 

—  Grâce  àDieu,  il  n'en  est  plus  question  ;  ilne 
m'en  a  pas  été  pailé. 

—  En  ce  cas,  pourquoi  ne  la  donneriez-vous 
pas  à  celui  qu'elle  aime  ? 

—  A  qui  donc  ? 

—  Mais  au  comte  Réginakl  O'Sullivan. 

—  A  mon  rival!...  Jamais. 

—  Sottise.  Vous  serez  bien  plus  tranquille; 
lié  à  votre  sœur,  jolie,  jeune  et  riche,  amoureux 
comme  il  l'est,  il  n'aurait  plus  guère  le  temps  de 
penser  à  votre  maîtresse.  Quant  à  moi,  voyez- 
vous,  ajoula-t-elle  en  se  renversant  dans  son 
fauteuil,  je  ne  vous  cacherai  pas  qu'il  me  plaît 
fort,  et  s'il  revient  à  Paris,  je  ne  réponds  plus  de 
ma  fidélité  ;  à  moins  que  son  mariage... 

—  Epoux  ou  célibataire,  au  premier  regard, 
ma  charmante  ,  vous  seriez  conduite  au  Fort- 
l'Evêque. 

—  Croyez-vous  qu'une  danseuse  puisse  être 
traitée  comme  un  capitaine  ?  Un  ministre  peut 
parfoisexiler  celui-ci;  mais  il  faut  la  signature 
du  roi  pour  arracher  aux  coulisses  les  déesses  de 
l'Olympe.  Vous  plaisantez  ! 

—  Mais  qui  vous  fait  donc  désirer  si  fort  ce 
mariage  ? 

—  L'envie  de  faire  du  bien  ;  l'occasion  s'en 
présente  si  rarement  dans  notre  vie  folle  et  dés- 
ordonnée, que  ce  serait  une  faute  de  ne  pas  la 
saisir  aux  cheveux.  Voyons,  soyez  raisonnable, 
vous  perdrez  un  rival,  et  un  rival  dangereux,  je 
vous  en  avertis;  depuis  surtout  que  vos  rigueurs 
le  frappent  à  cause  de  moi  ;  et  vous  gagnerez  un 
ami  (piivous  sera  dévoué,  parce  qu'il  vous  devra 
le  bonheur.  Et  vous  hésiteriez  encore  ! 

—  Que  savez-vous  des  intentions  du  comte  ? 

—  Ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'il  aime  made- 
moiselle de  Charmiane  ?  ne  me  l'a-t-il  pas  dit 
lui-même  ?  et  il  faut  qu'il  en  soit  bien  épris 
pour  en  parler  ainsi  à  celle  dont  il  recherchait 
les  faveurs. 

Mademoiselle  Cornélie  était  ravissante  de 
grâce  après  souper;  M.  le  marquis  avait  un 
grand  faible  pour  elle;  le  mariage  dont  elle  l'en- 
tretenait avait  été  longtemps  dans  ses  inten- 
tions; la  colère  sans  cause  qui  sépara  sa  sœur 
et  M.  le  comte,  et  la  tentative  que  dans  son  dépit 
celui-ci  avaitessayée  auprès  deCornélie,  avaient 
seules  rompu  ses  projets.  Vers  le  matin  M.  de 
Charmiane  était  presque  décidé  à  tout  permettre 
si  M.  le  comte  O'Sullivan  venait  lui-même  lui 
demander  la  main  de  sa  sœur.  C'était  ce  que 
mademoiselle  Cornélie  avait  prévu  avec  la  pers- 
picacité d'une  femme  qui,  habituée  aux  intri- 
gues d'amour,  connaît  toutes  les  faiblesses  du 
cœur.  Ce  qu'elle  savait  de  Pamour  du  comte 
pour  mademoiselle  Claire  et  des  causes  de  leur 


2D 


Sïii\ii/iVJWiP}iinr:jZ 


hroiiillcrie  lui  avait  inspiré  la  folle  envie  de  les 
réunir  pour  une  nuit ,  à  rimproviste.  Le  pavil- 
lon qu'liabilait  la  jeune  personne  avait  été  long- 
temps la  pt'lite  maison  mystérieuse  où  le  marquis 
I    la  recevait  incognito  au  sortir  Je  rO|i('ra.  Quand 
j    sa  sœur    en  prit  possession,  il  oïdilia  de  récl;:- 
i   mer  les  clefs  que  la  danseuse  possédait.  On  a  vu 
l'usage  qu'elle  en  avait  fait. 

Ce  fut  précisément  la  bizarrerie  de  ses  projets 
et  la  difficullé  de  leur  rénssile  qui  la  décidèrent 
à  tenter  l'aventure.  Et  puis  cela  était  si  |daisanl, 
si  incroyable,  im  mariage  fait  par  une  dansense! 
Mademoiselle  Cornélie  sYcliappa  une  minute 
dn  boudoir  il  l'heure oti les bou(;ics se  mouraient: 
elle  griffonna  à  la  hMe  quelques  lignes,  et  les 
remettant  à  un  de  ses  laquais  elle  lui  ordonna 
de  se  rendre  au  ehftteau  de  M.  de  (^harmiane, 
d'attendre  à  la  porte  du  jardin,  et  de  donner  le 
billet  au  comte  O'SuUivan  qu'il  en  verrait  sortir 
au  point  du  jour. 

Elle  avait  encore  deviné  que  Réginald  serait 
longtemps  releniL  au  près  de  mademoiselle  Claire. 
Mais  elle  s'était  trompée  de  cause.  Elle  avait 
auguré  du  résultat  avec  l'esprit  d'une  danseuse 
qui  ne  comprend  pas  l'amour  comme  le  cœur 
d'une  jeune  fille  qui  n'a  encore  rien  deviiié. 

Quand  le  comte  O'Sullivan  reçut  cette  lettre, 
voici  ce  (lu'il  lut  : 

«  Monsieur  le  comte, 
»  Vous  ne  vous  souvenez  peut-être  ]>lus  d'une 
femme  que  l'an  dernier  vous  avez  défendue,  au 
sortir  d'un  bal  masqué,  contre  les  tentatives  in- 
solentes de  quelques  mousquelaii-es  échauffés 
par  le  vin.  Vous  filtes  blessé  en  la  sauvant.  Celle 
femme,  c'était  moi.  Uepuisloisvous  m'avezcour- 
tisée  ;  mais  i)our  acquitter  la  dette  de  ma  recon- 
naissance, il  vous  fallait  mieux  que  ma  personne. 
Vous  aimez  mademoiselle  lie  Charmiane  et  vous 
la  méritez.  Elle  vous  a  pardonné  sans  don  le. 
M.  le  mar(|uis  consent  à  vous  doiuicr  sa  main  ; 
osez  la  lui  ilcniander.  Encore  une  fuix,  je  rv- 
poiidx  du  succès.  ^ 

»  Cornélie,  danseuse  à  l'Opéra. « 
Le  soir  même  M .  de  Charmiane  avait  donné  sa 
partdc  à  M.  le  comie  O'Sullivan;  l'orilre  d'exil 
éiait  retiré;  Héginald  rêvait  le  ciel  aux  pieds  de 
Claire,  et  Cornélie,  en  Diane  chasseresse,  dansait 
à  l'Opéra. 

ÂMÉDKli  Ar.UAUI). 

[Cotirrier  françiiis.) 

Un  Kevciiitiif. 

Voici  un  fait  assez  extraordinaire  (pii  s'est 
passé  il  y  a  (piel(|ues  jours  ,^  Paris.  M.  N...,  mar- 
chand de  vin  ,  tomba  subitement  malade  et  le 
mal  lit  tant  de  progrès,  qu'au  bout  de  (pu'biues 
jours  on  le  crut  mort.  C'est  au  moins  ce  ((ue  le 
médecin  déclara  en  se  retirant.  Madame  N...  fut 
douloureusement  affectée  de  la  mort  de  son 
mari  aucpu'l  elle  portait  une  vive  affection,  et  ce 
qui  rendait  cette  circonstance  jibis  allligeante 
encore  pour  elle,  c'est  que  le  défunt  n'avait  pu 
I  mettre  ordre  à  ses  affaiies,  et  que  son  avenir  et 
I  celui  de  ses  enfans  étaient  compromis.  Cette 
dame  était  demeurée  auprès  de  son  mari  tant 
qu'il  avait  été  malade  ;  el  couune  clic  élait  épui- 
sée de  douleur  et  de  fatigue,  ses  parcus,  au  der- 
nier moment,  l'arrachèrcnl  î«  ce  triste  spectacle, 


et  chargèrent  la  femme  B...  de  veiller  le  mort  et 
de  l'ensevelir.  Le  cadavre  fut  transporté  dans  une 
chambre  à  l'entresol  ;  on  étendit  un  matelas  sur 
une  table,  et  il  y  fut  placé,  recouvert  seulement 
du  drap  qui  devait  bii  servir  de  linceul.  Un  cierge 
bri'dait  à  coté  de  lui. 

Avant  de  procéder  aux  tristes  fonctions  de 
l'ensevelissement,  la  garde,  que  la  compagnie 
d'un  mort  n'effarouchait  guère ,  commença  par 
souper  et  finit  par  s'endormir.  Elle  somnieillail 
depuis  (jucl(|ue  leuips,  lorsque  tout  à  coup  une 
voix  forte  vient  résonner  à  son  oreille.  Elle  se 
frotte  les  yeux  et  pense  que  quelqu'un  l'appelle 
en  dehors  de  la  chambre  ;  elle  se  lève  pour  aller 
ouvrir,  mais  (juel  est  son  effroi,  en  voyant  son 
mort  assis  sur  son  séant,  et  qui  la  regarde  avec 
des  yeux  fixes.  La  pauvre  femme  fit  un  effort 
sur  elle-même  pour  se  remettre.  Le  ressuscité, 
(|ui  ne  connaissait  pas  la  femme  B...,  lui  adressa 
de  nouveau  la  parole. 

—  Qui  étes-vous,  lui  dil-il,  et  comment  vous 
trouvez-vous  ici,  à  la  place  de  ma  femme? 

La  garde  comiiril  qu'il  fallait  dissimider  à 
M.  N...  la  croyance  où  l'on  élait  de  sa  mort,  el 
comme  sa  ft'ayeur  commençait  à  se  dissiper,  elle 
retrouva  sa  présence  d'esprit.  Elle  commença 
|iar  i-elirer  le  cierge  qui  brûlait  à  côté  de  l'ex- 
iléfunt,  et  lui  dit  (|ue  sa  femme,  sélant  trouvée 
indisposée,  avait  été  obligée  de  se  coucher. 

—  Mais  comment  se  fait-il,  ajouta  le  marchand 
de  vin,  que  je  sois  dans  cet  état  ? 

—  C'est  par  ordonnance  du  médecin,  répli- 
qua la  femme  lî...  Vous  avez  eu  tanWt  un  trans- 
port de  fièvre  ciiaude,  et  il  a  fallu  pour  vous 
calmer  vous  laisser  découvert. 

—  Mais  maintenant  je  suis  gelé  elje  meurs  de 
soif;  couvrez-moi  et  donnez-moi  <'i  boiie. 

Or,  les  couvertures  étaient  renfermées  dans  la 
elianilire  où  selronvail  madame  i\...,et  il  eût 
été  impriulcnt  de  lui  ap[ucndre  brusquement  la 
résurrection  de  son  luari.  D'un  autre  côté,  tou- 
tes les  potions  et  tisanes  avaient  été  jetées;  il 
fallait  cependant  ne  pas  avoir  l'air  d'iiésiler.  La 
femme  U...  commença  donc  yinv  verser  un  vcire 
de  vin  au  marchand,  el  pour  qu'il  ne  s'élonnft! 
pas,  elle  lui  dit  encore  (|ue  c'était  une  i)rescrip- 
tion  du  médecin  l'uis  elle  sorlit  pour  aller  ré- 
veiller le  garçon  (|ui  était  couché  <lans  un  cabi- 
net h  côté.  Mais  celui-ci  ne  voulut  jias  croire  ?i 
la  résurrection  de  son  patron;  il  traita  la  garde 
de  vieille  folle  cl  refusa  de  lui  onviir  sa  porte. 
Connue  une  explication  avec  lui  aurait  pu  être 
entendue  par  M.  N... ,  elle  avisa  un  autre  moyen. 
Ce  fut  de  ramasser  dans  la  bouliiiue  et  ilans  les 
salles  loules  les  nappes  et  servietles  (|;;'elle  put 
trouver,  et  d'en  envelopper  son  malade.  M.  \'... 
trouva  ([ue  l'ordonnance  du  médacin  était  salu- 
taire ;  il  redemanda  du  vin  et  finit  par  s'endor- 
mir d'un  profond  sommeil  jusqu'au  lendemain 
matin. 

C'était  un  nouvel  embarras  pour  la  femme 
15...  que  d'annoncer  .'i  madame  ^...  que  son 
mari  n'était  pas  uu)rt.  Il  fallait  s'y  décider  pour- 
tanl.  Elle  y  mit  toute  l'adresse  et  tous  les  ména- 
gemens  possibles,  mais  î>  cette  nouvelle  la  mal- 
he\ireuse  dame  éprouva  un  tel  saisi.ssement 
((u'cllc  ue  put  la  supporter;  le  paroxysme dcjoic 
au<pul  clic  lut  en  proie  la  tua  ,  et  au  bout  de 
trois  jours  clic  reiuplaçait  sou  mari  dans  la  tombe 
qu'il  venait  de  quitter. 


mécroIojKÎe  de  1S3S. 


.Sonreraim.  —  Princes.  —  Princesses.  — 
Ducs  et  duchesses.  —  Le  prince  régnant  de  Hc- 
lienzollern-Hechingen  ;  le  prince  Maximilicn  , 
(lère  du  roi  de  .Saxe  ;  le  prince  de  Talleyrand  ;  la 
lu-incesse  douairière  Nassau  de  Saarbruck  ;  le 
duc  de  Wurtemberg,  oncle  du  roi  ;  la  duchesse 
de  Fellre  ;  la  duchesse  de  Narbonne,  née  de  La- 
roche-Aymon  ;  la  duchesse  d'Abranlès. 

Pairs  de  France. — .Sylvestre  de  .Sacy;  d'Os- 
luond  ;  marquis  de  Bougé  ;  marquis  de  Castel- 
1  in  ;  Cassaignoles  ;  le  comte  Casimir  Dangosse  ; 
le  comte  d'Hunolslein  ;  le  duc  de  La  Force  ;  le 
maréchal  l.obau  ;  le  duc  de  Choiseul;  le  comte 
de  Montlosier. 

Lieufenans  -  généraux.  —  Dupont  -  Chau- 
mont  ;  Valazé;  le  baron  Bigaré  ;  Haxo  ;  Delaij- 
Ire  ;  Scherb-lîucet  ;  Isidore  Lynch. 

Maréehau.r-de-camp.—  Der\  ieiix-Duvillars; 
le  baron  Chaslaignier  ;  marquis  César  de  Vérac; 
Lacroix-Buquet  ;  Debellaire-Daumas  ;  le  baron 
Chauvel  ;  le  comte  de  Divonne  ;  Léglise  ;  Dhu- 
mières;  le  baron  Vino;  le  duc  de  Duras  ;  Boulin 
de  Roville;  Dupuis,  baron  de  Saint-Florent; 
Scbauenberg  ;  Carrier  ;  le  duc  de  Fitz-James  ; 
Cissé  de  Bressoles  ;  le  baron  Gaussarl;  baron  Fla- 
mant ;  L.  Lamarre. 

Marine.  —  Le  contre-amiral  Fleury  ;  Casimir 
de  Bonnefoux  ,  ancien  contre-amiral  et  préfet 
marilime. 

Oepu/és.  —  Pouycr,  Valazé,  Harlé,  Louis  Boi- 
gnes,  Fitz-James. 

Anciens dépulés. —  Comte  de  Duret  ;  l'ros- 
pcr  Delauna);  Desiousseaux;  Jagot  (eonvention- 
ncb;  Debouville;  Saulnier  ;  (lénin;  Allier;  le 
clunalier  Lemore-liaulier  des  Oievères;  F.  Hou- 
chaton  ;  Dixmull  de  Monlbrun;  Bormond  père  ; 
<;henet;  Saint-Martial;  Laval;  Bogne  de  Faye  ; 
Martineau;  .SoulignacSaint-Bome;  Légier:  Du- 
luas  ;  Cassagnoles  ;  Devanx;  Blanchard;  Carrelet 
de  l.oisy;  André  Dumont  ;conventionnel  ;  Henri 
de  la  Bivière;  Bodet  de  l'Ain;  le  comte  de 
lirnyèrc-Chalabre;  Ga.spard  Got;  de  Boignes  ; 
l'iuel (conventionnel);  René  Chondieu  'conven- 
tionnel) ;  Baslhoul  ;  Thomas  de  la  Prise  conven- 
tionnel) ;  Merlin  (de  Douai  ;  lluet  de  Froberville. 

Tri/iunau.v  îprésidens  et  procureurs  du  roi  . 
—  Lculicr,vice  présidenldu  tribunal  de  Melnn; 
(iornu,  procureur  du  roi  i  Romorantin  ;  Paul 
Lochel,  procureur  du  roi  à  Soissons  ;  le  baron 
illlaruonville.  ancien  piemier  président  iMelz; 
Millet  de  Chevcrs,  premier  président  ;i  Colmar; 
t;lienct,  présidenl  h  Monlmédy  ;  F.  (ialcçou.pro; 
cureur  du  roi  à  Falaise;  Trolticr,  premier  prési  - 
dent  à  Bourges;  Cassagnoles,  ancien  premier 
président  à  Nimes  ;  Fluchères,  président  à  Mont- 
pellier ;  l.afon,  vice-président  à  AIbi  ;  Fievé-Ma- 
rais  ,  vice-président  à  Lille;  liastoulh.  ancien 
procureur-général  i  Toulouse  ;  Bureau  de  Va- 
rennes,  président  à  Clamecy  ;  Raplcler,  ancien 
avocal-général  à  Colmar. 

Conseillers.  —  Légier.  à  Orléans  ;  chevalier 
Lemore  ,  à  Paris  ;  André  'Mcyer,  à  Strasbourg  ; 
Co(-hel  d'Attecourt,  .^  Douai  ;  l.emercier.  à  Ren- 
nes; Vavin  ,  i(  Paris;  Philippe  Beaumont  .  .\ 
Douai  ;  Benoit  Severin,  à  Aix  ;  Blondet,  à  Bour- 
jfcs  ;  Thomas  Scot .  à  Rennes  ;  Paris,  à  Rennes  ; 


lilaizo  ,  à  Rouen  ;  lîraucousin,  à  Amiens  ;  Car- 
ron,  à  Rennes  ;  Daris,  ancien  conseiller  à  la  cour 
impériale  .le  l.it'iïe  ;  Montréal,  à  Limoges. 

Cour  de  cansalioii.  —  Rolot  île  Sl-Sauveur  ; 
Henri  de  Larivièrc. 

Cuiir  des  comptes.  —  Monlel,  conseiller  réfé- 
rendaire; Nalailon  ;  Lerosnier. 

(^lg,.gc.  —  ¥.  lie  liovet,  ancien  archevéii\ie  de 
Toulouse  ;  Guériner,  évi^cpie  de  Nantes  ;  Gallieu 
de  Chahons,  évéque  d'Amiens. 

AdtrmiiKtralioii.  —  Ch.  Thierret,  audiencicr 
au  conseil  détat;  André  .Martin,  consul  de  Fran- 
ce ;Saint-C.yr,  directeur  des  douanes  ;  de  Hou- 
j;erâout,  ancien  directeur  des  douanes;  le  baron 
de  Uonnefond,  ancien  préfet  maritime;  le  duc 
de  Duras,  ancien  chambellan  ;  Euiiéne  llumann, 
maître  des  reiiuétes;  Delamarre,  intendant  mi- 
litaire ;  le  comte  Carrère, ancien  préfet  des  Lan- 
des ;  Dulour  de  Salverl  ,  ancien  sons-préfet  ; 
liiiinon,  idem  ;  Genijoult,  idem. 

Barreau.  —  Lacoste;  Archambanlt;  .lustcxes; 
Urbain;  Loiseau. 

Peintres.  —  Leltrelon;  Théveniu  ;  ISoisfre- 
mont;  Caslellan;  Uurupl  ;  Chenavard  ;  Chéry; 
Mallebranche;Lani;ilois. 

Statuaire.  —  Raniey  père. 

médecins.  —  Salmade;  Ytard;  Garnol;  Rrous- 
sais  roui|ueville. 

Chirurijien.  —  Guerbois. 

Jwtilut.  —  Castellan  ;  Ramey  ;  Dtilong;  Cu- 
vier;Frédéric);  l'ereier;  Amaury-Duval  ;  lirous- 
sais  ;  lluzard  ;  l'ouqueville  ;  Merlin  (de  Douai)  ; 
Lanylois. 

Auteurs.  —  lîelîara;  la  comtesse  de  Choiseul- 
Meuse  ;  lirazier;  Kt.Requet;  Ramond  de  laCroi- 
selte  ;  Berehoux. 

Compositeurs.   —  Uns    Desforees  ;    liifaul  ; 

F.  Béer. 

Acteurs  et  anciens  odeurs.  —  Jules  Derip- 
pel  (à  Lyon)  ;  Deviijny  (du  llié.'itre  du  Luxem- 
bourg) ;  Martin  Thouring,  ancien  comédien  et 
correspondant  de  théâtre  ;  Etienne  Thénard  (à 
Bruxelles)  ;  Potier  père  ;  Lafont,  de  l'Académie 
royale  de  musique;  Alphonse  Camiuiis  (à 
Bruxelles)  ;  Sarthé;  Léopold  (à  Bordeaux). 

Actrices  et  anciennes  actrices.  —  Virginie 
lilasis;  .lannard  ;  Mars  mère;  Flora  Lefèvre  (à 
Besançon);  Augustine  Prieur;  Auzet(née  Jeanin 
l,eeordier),?iMmes. 

Ancien  danseur.  —  Rhénon. 

Danseuse.  —  Joséphine  HuUin. 

Directeurs  et  anciens  directeurs.  —  Walter 
(de  Rouen)  ;  Senepart;  Severini. 


UrDUc  îifô  tiibunaïu. 


POLICE  CORRECTIONNELLE. 

Les  Boxeurs  anglais  en  France.  —  Nos 
lecteurs  se  rappellent  sans  doute  un  article  em- 
prunté au  Droit  (voir  notre  numéro  du  25 
septembre  dernier  ,  article  qui,  sous  l'impression 
du  dégoût  et  de  l'indignation  que  doit  laisser  un 
send)lable  spectacle,  rendait  compte  de  la  lutle 
de  deux  boxeurs,  Swift  et  Adam,dans  un  eham|) 
de  la  comnuuie  de  Charenton. 

Une  enquête  provoquée  par  le  ministère  public 
n'a  pas  tardé  à  contirmer  les  faits  <iuc  nous  signa- 


—  30  — 


lions,  et  aujourd'hui  les  deux  boxeurs  étaient 
traduits  en  police  correctionnelle  [T  chambre  ), 
sous  la  iirévcntion  de  coups  et  blessures  volon- 
taires. Swift  et  Adam  ont  fait  défaut.  Deux 
ténmins  ont  été  appelés,  le  propriétaire  du  ter- 
rain où  s'est  livré  le  combat,  et  le  garde  cham- 
pêtre de  la  commune  de  Charenton. 

Le  propriétaire  n'a  [las  assisté  à  la  lutte  ;  ce 
qu'il  sait  il  la  entendu  dire,  il  ne  connaît  aucun 
détail  nouveau. 

Le  garde  champêtre.  —  Le  G  septembre, 
j'étais  en  tournée  sur  le  chemin  de  Gravelle  \\ 
Saint-Maurice.  Je  vis  venir  plusieui's  voitures 
bourgeoises,  se  dii  igeanl  vers  le  pré  de  M.Junot, 
et  loué  ilepuis  tP'ès  lon8iem[)S  h  M.  Drake, 
marchanil  de  chevaux  ,  demeurant  rue  de  la 
Madelaine,  10.  Ce  M.  Drakeétait  présent.  Bientôt 
après  je  rencontrai  un  jeune  Anglais,  à  pied,  h 
qui  j'adressai  cette  question  :  Qu'avez-vous  donc, 
que  voici  tant  de  monde  dans  notre  pays  !'  11  me 
répondit;  Nous  allons  nous  amuser  à  la  mode 
<le  chez  nous.  Rassuré  par  cette  réponse,  et  ne 
me  doutant  pas  de  ce  (|ui  allait  se  passer,  je 
continuai  ma  route.  Ce  ne  fut  que  plus  tard, 
lorscjne  je  fus  chargé  de  l'enquête,  que  j'apjuis 
ce  ([ui  s'élaitpassé,  et  qu'un  des  combattans  avait 
été  laissé  pour  mort  sur  la  place. 

M.  l'avocat  du  roi  Thévenin  ajustement  (létri 
cette  nouvelle  importation  d'oulre-mer,  et  a 
appelésur  ce  délit  toute  la  sévérité  du  tribunal. 
En  l'absence  des  prévenus,  il  a  donné  lecture  de 
l'interrogatoirede  Swift  par  M.  le  juge  d'instruc- 
tion ;  nous  le  reproduisons  textuellement , 
curieux  qu'il  est  parla  naïveté  des  réponses  : 

D.  Quels  sont  vos  noms,  âge,  profession  ef 
domicile?  —  R.  Owen  Swift,  ùgé  de  24  ans, 
boxeur,  né  à  Londres,  demeurant  à  Paris, 
passage  Tivoli,  19. 

D.  Le  .5  septembre  dernier,  n'avez-vous  point 
engagé  une  lutle  au  pugilat  dans  la  commune  de 
Charenton  ?  —  R.  Oui,  monsieur. 

D.  N'avez-vous  pas  été  provoqué  à  ce  comliat 
par  des  tiers  ?  —  U.  Des  personnes  du  Jockeij's 
Clnh  m'y  ont  engagé  moyennant  cinquante 
napoléons. 

D.  Quelles  sont  ces  personnes  ?—  R.  Je  ne  les 
connais  pas.  Seulement  j'ai  reçu.500  fr.  ;i  compte 
chez  le  sieur  Charles  Latfitte,  quidememe  place 
Vendôme,  18.  J'ai  reçu  en  outre  20  livres  ster- 
ling de  M.  Antonyde  Rothschild  pour  lui  donner 
des  leçons  de  boxe. 

D.  Par  qui  avez-vous  été  préparé  à  ce  combat? 
—  l\.  Par  le  nommé  Burke,  (jui  en  a  fait  les 
frais.  Cet  individu  est  anglais,  nedemcure  point 
en  France  et  n'y  est  plus  actuellement.il  m'y  a 
disposé  dans  un  local  joignant  une  ferme  de 
lord  Seymour,  près  Versailles;  j'ignore  le  nom 
de  cet  endroit. 

D.  En  quoi  consistait  cette  préparation?  — 
R.  Elle  consistait  à  se  coucher  et  à  se  lever  de 
bonne  heure,  à  manger  de  bon  bœuf,  de  bon 
mouton,  il  faire  beaucoup  d'exercice  et  à  courir 
pour  se  donner  bon  vent. 

D.  Le  combat  que  vous  avez  soutenu  contre  le 
nommé  Adam  est  un  fait  puni  par  nos  lois,  et 
vous  êtes  inculpé  d'avoir  porté  des  coups  Ji  cet 
individu.—  R.  Je  ne  savais  pas  que  ce  frttdéfen- 
du  ;  je  le  croyais  d'autant  moins  ((ue  c'était  la 
seconde  rencontre  de  ce  genre  que  j'avais  en 
France. 

I).  Où  la  première  a-t-elle  eu  lieu  ?  —  U.  Au 
bois  de  Boulogne. 

D.  par.qui  ont  été  faits  les  frais  ?  —  R.  Par  le 


Jockey's  Club.  Je  me  trompe  en  disant  qu'il  n'y 
avait  eu  qu'une  lutte.  Avant  celle  du  bois  de 
Boulogne,  il  y  en  avait  en  une  première,  il  y  a 
environ  quatre  mois,  mais  Adam  ei  moi  avions 
des  gants  rembourrés.  C'était  lord  Seymour  qui 
présidait  à  la  première  de  ces  luttes. 

D.  N'avez-vous  pas  déj,^  été  poursuivi  pour 
pareil  motif?  —  P».  Non,  monsieur,  y)aree  que  je 
me  suis  sauvé  en  France  après  un  combat  à  la 
suite  duquel  j'ai  tué  mon  adversaire.  Je  devais 
être  traduit  aux  assises  de  mars  en  Angleteire, 

D.  Oii  est  le  nommé  Adam? — R.  11  est  à 
Londres  en  ce  moment. 

Après  une  courte  délibération  ,  le  tribunal, 
par  application  de  l'article  .il  t  du  Code  jiénal, 
condamne  Swift  et  Adam  chacim  en  treize  mois 
d'emprisonnement. 


Le  sieur  Courtois,  fruitier,  rue  St-Nicolas, 
i.'i,  et  la  femme  Valtener,  marchande  de  beurre 
au  marché  des  Carmes,  n.  108,  cités  en  police 
correctionnelle  pour  vente  à  faux  jioids,  ont 
été  condamnés  aujourd'hui,  le|.remier  à  2  mois 
la  seconde  à  8  jours  de  prison,  tous  deux  à  50  fr. 
d'amende  et  à  la  confiscation  des  poids,  balances 


et  mesures  saisis. 


(Droit.) 


Ucmie  îiiainaliqur. 

THEATRE  ROYAL  DE  L'OPEKA-COMIQUE. 

Première  représentation  de  la  Mantille,  opéra- 
comique  en  un  acte,  paroles  de  M  M.  d'iiaute- 
rive  et  Planard,  musique  de  M.  Bordèze. 

M.  Bordèze  est  un  jeune  compositeur  ipii  n'a 
rien  produit  encore  et  qui  vient  de  faire  ses  lu'e- 
raières  armes  dans  un  petit  opéra,  sans  consé- 
i|nence  pour  lui  comme  pour  le  théftlie  de  la 
lîourse.  M.  Bordèze  est  Italien  et  il  est  de  son 
pays  pour  le  fond  et  pour  la  forme  de  son  opus- 
cule. Ses  mélodies  sont  simples,  son  instrumen- 
tation est  nette,  claire, facile,  et  la  coupe  mélho- 
dii]ue  des  divers  morceaux  de  son  petit  o|)éra 
montre  que  le  compositeur  n'ambitionne  pas  le 
titre  de  novateur.  Il  n'y  a  pas  grand  mal   h  cela. 

MM.  Planard  et  d'Hauterive  ne  St  sont  |ias  mis 
en  frais  d'imagination  poin-  broder  le  canevas  de 
la  mantille.  Le  titre,  c'est  l'ouvrage,  et  avant  le 
lever  du  rideau  le  public  enavait fait  le  scénario. 
Il  s'agit  tout  bonnement  d'une  dame  espagnole 
(jui  fait  une  conquête  sous  le  masque  de  velours 
et  sous  la  mantille  qui  cachent  ses  attraits.  Celte 
femme  est  l'épouse  d'un  alcade,  jaloux  comme 
tout  alcade  qui  se  respecte  doit  l'être;  l'amant 
im|)rovisé  devient  gênant  ;  on  le  cède  à  une  belle 
et  bonne  sœur  qui  se  trouve  à  point  nommé 
toute  disposée  à  la  permutation.  Tout  le  monde 
s'arrange  à  merveille  de  cette  innocente  super- 
cherie et  le  public  fait  comme  tout  le  monde.       ' 

Nous  avons  remarqué  dans  cette  Iduette  un 
quiutettod'une  facture  élégante  et  franche, un  air 
bien  chanté,iiuoique  avec  un  peu  d'aiféteric,  jiar 
madame  Jeuny  Colon-Leplus,et  quelques  motifs 
heureux  dont  le  plus  saisissant  se  trouve  dans 
l'ouverture. 

Grignona  dit  et  chanté  son  rôle  avec  intelli- 
gence; mademoiselle  Berthaut  est  charmante 
sous  le  costume  espagnol  ;  madame  Boy  ne  man- 
([ue  ni  de  finesse  ni  de  naturel.  Quant  à  Fleury, 
nous  ne  pouvons  lui  dissimuler  qu'il  a  bien  des 
habitudes  à  perdre...  ou  à  gagner. 

STÉI'UEN   de  la  M-VDliLAUSE. 


—  31   — 


Urintc   ^c  cinq  iauvs. 


ô  .1  \NV1ER.  —  Les  nouvelles  de  Piso  n'annon- 
cent nucune  amélioiation  sensible  dans  la  santé 
(ie  madame  la  diiehesse  de  WcirleinUery. 

—  Les  journaux  anglais  annoncent  que  miss 
rénélope,  princesse  de  Capoue,  est  assez' jjravc- 
menl  malade. 

—  On  lit  dans  le  Moriiing  Herald: 

Il  n'y  a  en  ce  moment  que  cinq  peLils-fds  de 
George  III  vivants,  savoir  :  la  reine  Victoria,  âgée 
de  U)  ans;  le  prince  George  de  Cumberlami, 
âgé  de  19  ans;  le  prince  George  de  Cambridge, 
âgé  de  19  ans;  la  princesse  Augusta-Caroline 
deCambridge,  àjïi'e  de  15  ans, et  Marie-Adélaïde, 
âgée  de  4  ans.  Les  sept  enfants  survivants  de 
George  III  sont  :  la  princesse  F.lisabetb  (de  Hesse- 
Hombourg),  âgée  de  08  an  ;  le  duc  <le  Cumber- 
Jand  (roi  de  Hanovre),  âgé  de  07  ans  ;  le  duc  de 
Susses,  âgé  de  05  ans;  le  duc  de  Cambridge,  âgé 
de  64  ans;  la  princesse  Marie  (duchesse de  Glou- 
cesler) ,  âgée  de  61  ans,  et  la  princesse  Sophie, 
âgée  de  Oj  ans. 

^ —  La  banque  de  Belgique  a  repris  ses  paie- 
mens  depuis  le  i  de  ce  mois. 

—  On  assuie  que  Cabrera  a  reçu  de  don  Carlos 
l'ordre  positif  de  changer  de  système  de  guerre, 
et  de  s'arrêter  dans  sa  carrière  d'atrocités.  La 
courdu  prétendant  elle-même  a  recnléd'horreur 
devant  les  llotsde  sang  que  Cabrera  a  lait  couler. 
Les  communes  sont  rançonnées  de  la  manière  la 
plus  lyranniijiie. 

—  Par  (M'donnance  du  3  janvier,  M.  Gisqnct, 
conseiller  d"élat  en  service  extraordinaire,  a 
cessé  de  faire  parlicdu  conseil  d'état. 

Par  ordonnance  du  même  jour,  M.  Doyen, 
receve,ur-générfll  de  laHautf-Vienne.estnommé 
receveur-général  de  l'Aube,  en  remplacement  de 
M.  Na,  S  évoqué. 

—  La  Uttolidieune  annonce  que  le  duc  de 
Bordeaux  a  fait  un  voyagea  >lilan  dans  les  pre- 
miers jours  du  mois  de  déceailire,  (ju'il  a  été 
reçu  par  les  autorités  religieiKses,  civiles  et  mili- 
taires, avec  le  respect  dû  à  son  rang,  et  qu'il 
est  reparti  le  28  décembre  pour  Venise,  on  il  a 
dii  rencontrer  madame  la  duchesse  de  Berry, 
qui  se  rend  à  Naples  auprès  du  roi  son  frère. 

—  Des  lettres  de  Rome  annoncent  d'une  ma- 
nière positive  que  le  [vrince  archevênue  de 
Cologne  sera  nommé  cardinal,  et  qu'il  résidera 
dans  la  capitale  du  monde  chrétien.  Celte  nomi- 
nation a  pour  objet  de  calmer  les  dissensions 
leligieuscs  (pii  ont  éclaté  d.ins  les  |irovinces 
rliénanes;  elle  est  appuyée,  dit-on,  dans  ce  but 
par  les  cours  de  France  et  d'Autriche  auprès  du 
sacré  collège. 

— L'n  des  plus  gracieux poôlesde  l'Angleterre, 
une  desesmusesde  prédilection,  mad.imr'  Mac- 
lean  ,  vient  de  mourir.  Elle  était  la  femme  de 
George  Maclean  ,  gouverneur  de  Cap-Coast- 
Castle. 

—  La  brochure  de  Laity,  jugée  et  condamnée 
par  la  cour  des  pairs,  a  été  traduite  en  russe 
avec  l'autorisation  de  la  censure,  cl  elle  circule 
librement  à  Saint  l'étersbourg. 

G. — Onécrit  des  Indes  orientales:»  Le  na- 
bab Nazim  est  mort  subitement,  le  3  octobre, 
dans  son  palais  de  Moorsliedabad.  11  était  im- 
n)ensément  riche.  Le  docteur  Macpherson  ,  chi- 
rurgien à  licrhami)hore,  est  son  exécu'eur  testa- 
mentaire. Il  lai.sse  pourHiéi-iticr  un  lilsâgé  de  dix 
ans,  (jni  aura  7iO,00i)  roupies  à  dépenser  par 
an.  On  lui  a  <lonné  pour  luteurs  trois  Anglais. 
Son  oncle,  (|ui  jouit  d'une  pension  de  15,00i) 
roupies  par  mois,  est  arrivé  à  Calcutta,  pour  re- 
voniliqn(îr  la  su'Mressiou:  mais  le  gouvernement 
de  l'Inde  ayant  reconnu  lesilroits  (lu  fils  du  na- 
bab, celle  réclamation  serarcpousséc.  » 


—  On  a  reçu  des  nouvelles  du  Canada  jusqu'à 
la  date  du  4  décembre.  Le  gériéral  polonais  Von 
Schultz,  traduit  devant  la  courmartiale  de  Kings- 
ton, avait  été  condamné  à  la  peine  de  mort  pour 
avoir  excité  les  citoyens  à  la  guerre  civile.  La 
sentence  devait  être  mise  à  exéculion  sans  délai. 

Les  prisonniers  de  Prescott  sont  classés  de  la 
manière  suivante:  i:3l  Américains,  9  Allemands, 
Polonais  et  Français,  8  habitans  du  Bas-Canada, 
I  Ecossais,  4  habitans  du  Haut-Canada,  3  Irlan- 
dais, 1  .Anglais. 

—  On  a  beaucoup  parlé  aujourd'hui  de  cer- 
taines révélations  qu'aurait  à  faire  M.  Gisi[uet; 
on  parle  de  mémoires  devant  cire  publiés  par 
l'ex-préfet  de  police. 

—  On  compte  à  Paris  22,051  portes  cochères, 
f,6S5,5(i:î  fenêtres,  28,00!)i)ropriélés,  l,68:J voies 
publiques;  la  valeur  locative  des  maisons  s'élève 
â  plus  de  110  millions;  l'impôt  direct  est  de 
27  millions. 

—  la  plainte  en  diffamation  portée  par  MM. 
Péi'ier  frères  contre  les  gérans  du  !\'n/io/ni/  et  du 
Corsaire  a  élé  appelée  mercredi  dernier  dcvanl 
la  sepiièrae  chambre.  Aucune  des  parties  ne  s  é- 
lant  présentée,  l'aliâire  a  été  remise  à  quatre  se- 
maines. 

—  En  vertu  d'un  mandat  de  M.  le  procureur 
duroi,  W.deSainl-Cricq  fils  a  élé  arrêté  hier 
dans  son  domicile. 

—  Hier,  dans  la  nuil,  la  charrette  qui  trans- 
poi'tfl  les  mortsde  la  Morgue  an  cimetière  a  vei'sé 
en  roule;  le  conducteur  en  relevant  les  cadavres 
tombés  a  aussi  relevé  un  pauvre  ivrogne  endinmi 
contre  une  borne,  le  pienant  pour  un  des  siens. 
Qu'on  juge  de  son  effroi,  quand  en  les  jelant 
dans  la  fosse,  il  a  senti  l'ivrogne,  que  lessniilire- 
sauls  de  la  charrette  avaient  t(Uit-à-fait  dégrisé  . 
se  déballre  dans  ses  mains  et  crier  au  secours  de 
toute  la  force  deses  poumons.  Le  lâcher  cl  pren- 
dre la  fuite  fut  pour  lui  l'alf  lire  d'une  seconde  : 
mais  bientùt  le  sang-fioiil,  reprenant  la  place  de 
la  terreur,  Fa  ramené  auprès  del'ivrogne  ettout 
s'est  expliqué. 

(Journal  de  Paris.) 


7.  —  De'j'i'c/ies  officielles.  «  ISe\v-"i  ork,  le  l(i 
décembre  La  Vera-t^rnz  v  ent  d'être  pris  e  par 
l'escadre  française,  après  un  bombardeinent  de 
trois  heures  seulement.  S.  A.  R.  Mgr.  de  .loin- 
ville  a  pris  la  part  la  plus  honorable  dans  l'atta- 
que et  se  porte  bien. 

))  Cesl  le  -n  novembre,  â  deux  heures  du  jour, 
que  cette  atla(jneaeu  lieu. Trois  de  nos  frégates, 
une  corvette  (celle  du  |)rinc^  )  et  deux  bomiiardes 
ont  été  se  postera  une  portée  de  canon  du  fa- 
meux château  d'IJIloa  ,  et  ont  fait  de  Ih  un  feu  si 
violent  et  si  habilement  dirigé,  ((n'en  moins  di' 
quatre  heures  il  a  éteint  celui  de  Failillerie 
mexicaine,  démoli  tous  les  ouvrages  extérieurs, 
y  compris  la  fameuse  redoute  appelée  el  Cahal- 
lero.  et  tué  et  blessé  OOO  hommes  de  la  garnison. 
A  six  heures  après  midi  environ,  le  connnandant 
mexicain  ca]>ilula  ,  et  se  relira  du  château  , 
qui  fut  immédiatement  occupé  par  les  forces 
f'ançaises.  » 

—  Les  nouvelles  reçues  «h;  Pise  n'annoncent 
malheureusement  aucune  amélioration  dans  la 
santé  delà  princesse  Marie,  ilnchesse  de  Wur- 
tend)erg.  La  princesse  a  reçu  les  sacremens  avec 
une  piété  louchante.  Ces  tristes  nouvelles  ont 
excilé  dans  Paris  les  plus  ilonloureuses  .sympa- 
ihies.  La  reine  doit  i)arlir  demain  pour  Pise  ; 
elle  sera  accompagnée,  dit-on,  par  la  reine  des 
Belges. 

—  Une  descendante  d'Vméric  Vespuce  a 
adressé  â  la  chamiire  des  députés  du  Brésil  une 
demande  tendant  ,^  obtenir  une  pro[)riélé  «lans 
ce  pays  et  le  litre  de  citoyenne  brésilienne. 

—  Le  i'  du  ramazan,  selon  l'anliipie  usage,  le 
séraskier  a  fail  cadeau  au  snllan  dune  jeune 
vierge  avec  laquelle  S.  II.  a  passé  la  nuil  au  pa- 
lais de  Serail-Bouruou.  Le  bruiiilu  canon  a  fait 
cuuuuiUx  cette  ijalaDtcrie  ù  tous  les  musuliuaus. 


—  Il  y  a  en  ce  moment  à  bord  du  brick  VEli- 
sabelh-Ann  ,  capitaine  Ellis,  nn  sarcophage 
égyptien  d'une  très  haute  antiquité,  qui  va  être 
liansporté  au  musée  britannique.  H  a  8  pieds  six 
pouces  de  long  el  trois  pieds  six  pouces  de  pro- 
fondeur. Il  est  couvert  de  curieuses  figures  hu- 
maines, d'hiéroglyphes  el  de  devises  emblémati- 
ques. H  a  été  découvert  très  au  loin  dans  l'inté- 
rieur de  l'Egypte  et  a  été  envoyé  en  Angleterre 
]iar  notre  consul  à  .\lexandrie."On  estime  que  le 
))rix  du  transport  dépassera  1,000  liv.  sterling 
^25,0(iO  fr.),  â  cause  du  manque  de  routes  en 
ïgyjile  et  de  la  nécessité  d'emplojerdes  hommes 
pour  l'extraire  et  le  traîner. 

—  Une  affiche,  ainsi  conçue,  a  été  récemment 
apposée  sur  les  murs  dé  la  capitale:  «  11  a  élé 
|)crdu  un  portefeuille  contenant  des  papiers  et 
lin  billet  de  banque  de  500  francs.  La  personne 
<|ui  trouvera  ce  iiorlefeuiUe  est  priée  de  remet- 
tre îi..  les  papiers  qu'il  renferme  et  qui  ne  peu- 
vent êtie  utiles  qu'à  leur  propriétaire;  elle  est 
aussi  priée  de  garder  le  billet  de  500  francs.  » 

—  (3n  porte  à  42  millions  le  nombre  total  des 
journaux  lrans|>ortés  par  la  poste  dans  le 
royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  pendant 
l'année  1838, 

—  On  a  calculé  qu'il  s'était  fait  hier  cent  cin- 
(juanie  mariages  environ  aux  douze  mairies  de 
la  caiiilale.  La  sortie  de  FAvent  et  l'approche  du 
Carême  sont,  dit-on,  causes  de  cette  recrudes- 
cence. 


S.  —  On  nous  écrit  de  La  Rochelle  : 

«  ÎNotre  ville  a  été  depuis  deux  jours  le  théâtre 
de  scèi.es  aliligeantes;  elles  ont  commencé  par 
les  portefaix  à  l'occasion  des  embarquemens  de 
grains.  Anjourd  hui,  les  agitateurs  ont  élé  sou- 
tenus ^ar  des  renforts  venus  des  cam])agnes  :  la 
général  a  élé  battue  ,  mais  à  peine  une  moilié 
des  citoyens  s'est  rendue  â  l'appel,  el  l'autorité , 
faible  et  indécise,  a  été  impuissante  pour  arrêter 
le  désordre. 

»  Les  maisons  de  MM.  Cormerais,  Coniée  et 
Martin,  Fr;iii;nand.  A.  Seignelte,  Lévéque  fils  et 
coinp.,Gon.  adjoint ,  ont  élé  mises  au  pillage 
(larunc  population  qui  ne  connaissait  plus  de 
frein.  Ce  n'est  t(ue  chez  M.  Basieau.  maire,  qu'on 
est  parvenu  à  arrêter  le  mal,  el  encore  avec  l'in- 
tervention de  la  tjonpe  de  ligne. On  s'estvu  dans 
la  dure  nécessité  de  taire  feu,  el  quelques  per- 
sonnes ,  dit-on  .  ont  élé  blessées. 

»  4  janvier  :  La  tranquillité  est  rétablie  ici  ; 
mais  bien  que  la  mise  en  état  de  siège  n'ait  pas 
i^ié  prononcée,  nous  sommes  comme  dans  une 
place  blo(iuée.  Les  ponts  sont  levés  et  on  ne  laisse 
entrer  que  les  personnes  connues.  La  cause  de 
celle  rigueur  vient  de  ce  quelouteslescampagnes 
i|ni  nous  envi-onnent  sont  sur  pi''d.  l.iOO  hom- 
mes environ  se  sont  portés  au  bas  de  la  rivière  de 
Marans  pour  arrêter  les  navires  chargés  de  blé. 
cl  sur  tonte  leur  roule  ils  ont  changé  les  maires 
cl  les  commanda ns  des  gardes  nationales. 

—  \e  Journal  de  Paris  dit  (]uc  le  ministère 
ne  s'est  point  arrêté  â  la  révocation  de  M.M.Gis- 
quci  el  Say.  ^1.  Aragon, M.  Charles  (îisipiet  *  ien- 
nenl  de  perdre  leurs  emplois.  «  On  a.ssuraii  ce 
soir,  ajoute  cette  feuille,  ipi'un  des  autres  té- 
moins au  procès  avait  été  invité  â  donner  sa  dé- 
mission du  titre  de  maiire  des  requêtes  au  con- 
seil d'état  el  de  la  place  de  commissaire  royal 
près  l'Ctpéra,  le  Théâtre-Italien  el  l'Opéra-Comi- 
que.  Cette  décision  aurait  élé  prise  par  le  con- 
seil lies  ministres  â  la  majorité  desepl  voix  con- 
tre une.  » 

—  Les  propriétaires  des  Angustines  Tiennent 
{Pécrire  au  préfet  de  police  pour  lui  offrir  de 
ver.ser  dans  la  caisse  des  pauvres  le  dixième  de 
leur  recelle  brûle,  ce  qu'ils  évaluent  ^  O.i.O'H»  fr. 
par  an. s'il  vcnl  les  autoriser  .'i  s'arrêlersur  les 
iioulevarts  pour  prendre  des  vovageurs.  Les  rt^ 
vélations  du  procèsGisquelont  déjà  produit  leur 
fruit. 

—  Un  journal  annonce  qwe  mademoiselle  Jen- 
j  ny  Vcripré  va  rclouiucr  i u  Anglelcrre,  où  elle 


—  32  — 


esl;lppcl^•e^  remiilirlcs  fondions  de  directrice 
du  tliéâtre  français  de  Londres. 


9.  —  Les  nouvelles  que  le  roi  a  reçues  hier  de 
Pise  ne  laissaient  aucun  espoir  sur  la  conserva- 
tion des  jours  de  la  princesse  Maiie,  et  elles  ont 
fait  contremander  les  préparatifs  du  départ  de  la 
reine 

—  Vohnervaleur  belge,  du  «janvier,  con- 
tient ce  c|ui  suit  : 

On  nous  assure  qu'hier  six  officiers  supérieurs 
hollandais  ont  élé  faits  prisonniers  parles  avant- 
postes  belges,  «ur  la  ligne  de  West  Capelle,  près 
du  fort  de  Hazegras.  Deux  sont  parvenus  h  se 
sauver,  et  les  quatre  autres  ont  été  dirigés  sur 
Bruges. 

—  L'n  fait  grave  vient  d'être  constaté  par  les 
bureaux  du  ministère  de  la  guerre.  Dans  au- 
cune des  années  qui  se  sont  écoulées  depuis  la 
révolution  ,  le  nombre  des  officiers  démission- 
naires n'avait  été  aussi  grand  qu'eu  1838.  Artil- 
lerie,génie. infanterie, cav.derie,  toulesles  armes 
ont  conlriinié,  dans  une  pro|iorlion  inattendue, 
h  grossir  le  chiffre  habituel.  Nous  donnerons  une 
idée  suffisante  de  l'importance  de  ce  résultat  en 
disant  que  le  corps  de  l'artillerie  a  fourni  tout 
juste  un  nombre  de  d'''missions  double  de  la 
niojenne  des  huit  dernières  années. 

—  Depuis  la  révolution  de  juillet,  il  y  a  eu  en 
France  huit  ministères, dont(iuelques-unsse sont 


modifiés  plusieurs  fois.  Le  personnel  de  ces  mi- 
nistères forme  un  total  de  38  ministres,  dont  4, 
MM.  Louis,  Mortier,  Périer  et  Rigny,  n'existent 
plus.  Les  34  autres  sont  MM.  d'Argout,  lîassano, 
liignon,  de  Broglie  ,  DuchMel ,  Duperré  ,  Du[>in 
(aine),  Dupin  (Charles)  ,  Dupont  (de  l'Eure) ,  de 
(JHSparin,  (jérard,  (iirod  (de  l'Ain),  (iuizot,  llu- 
niann  ,  Jacol) ,  Lailïtte,  Maison,  Mérilhou,  Passy, 
Pelel  (de  la  Lozère) ,  Persil ,  Sauzet ,  Sébastiani , 
Soult,  Teste,  Thiers. 

II  esta  remarquer  que  les  plus  considérables 
de  tous  ces  personnages  ministériels  appartien- 
nent à  l'opposition. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che 6  et  lundi  7  janvier  1839,  de  6,993  déposans, 
dont  935  nouveaux,  la  somme  de  884,759  francs. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  510,000  francs. 

—  La  sonde  des  foreurs  est  arrivée  au  puits 
artésien  que  la  ville  fait  percer  dans  la  cour  des 
abattoirs  de  la  barrière  de  Grenelle  îi  l'énorme 
profondeur  de  1,400  pieds.  C'est  trois  fois  la 
hauteur  du  clocher  de  Strasbourg,  le  plus  haut 
clocher  de  France.  Jamais  le  sol  de  Paris  n'avait 
été  fouillé  îi  cette  distance-là.  L'eau,  malgré  cela, 
ne  parait  pas  encore.  On  doit  forer  jusqu'à  1500 
pieds. 

—  Un  journal  du  matin  croit  devoir  appeler 
l'attention  sur  une  spéculation  cruelle  qui  lui  a 
été  signalée  ces  jours  derniers.  Un  petit  Sa- 
voyard, presque  nu,  grelottant  de  froid,  était  ac- 


cueilli dans  un  foyer  où  il  venait  habituelleraen 
se  chauffer.  Emu  de  pitié  pour  ce  pauvre  enfant 
on  lui  donna   de    (pioi  se  vêtir  chaudement  j 
mais  (piel  étonnement  n'éprouva-t-on  pas  ,  lors- 
ipu'   le  lendemain  on  le  vit  revenir  vêtu  aussi 
légèrement  que  la  veille. 

«  Qu'as-lu  donc  fait  des  habits  que  nous 
t'avons  donnés  hier  ? —  Mon  père  me  les  a  pris. 
—  Eh  bien!  nous  t'en  donnerons  d'autres. — 
Merci,  c'est  inutile  ;  mon  père  ne  veut  pas  que 
je  les  porte,  parce  que  si  j'étais  mieux  vêtu  on 
ne  me  ferait  pas  tant  la  charité.» 


lîALS  MusARD.  —  Les  bals  Musard  ont  été  so- 
lennellement inaugurés;  samedi, la  salle Vivienne 
présentait  l'aspect  le  plus  magnifique  que  l'on 
puisse  concevoir;  bien  avant  l'ouverture  du  bal, 
toute  la  rue  Vivienne  était  encombrée  de  monde 
et  la  queue  se  prolongeait  jusqu'au  boulevart; 
il  fallait  voir  avec  quel  entrain,  excité  par  les 
quadrilles  elles  galops  froudroyans  de  l'orches- 
tre Musard  ,  environ  4,000  personnes  ,  presque 
toutes  déguisées,  s'agitaient  et  dansaient  dans 
cette  vaste  et  magnifique  salle.  Jamais  on  n'a- 
vait vu  plus  de  variété  dans  les  costumes,  et  de 
franche  gaité  dans  une  réunion  d'élite. 

Samedin  prochain,  12  janvier,  deuxième  bal 
dans  la  salle  Vivienne. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET 


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Orseiuation.  —  Indépenduniuieiit  des  arlirlcs  spècieiux  (pii  se  faliriqueul  danscctie 
maison,  elle  ftil  Ions  les  genres  d'horlogerie.  Les  montres  de  cou,  pour  dames ,  sont 
exécutées  avec  le  plus  gr.ind  soin  et  dans  le  meilleur  goût,  ainsi  que  les  montres  d'hom- 
mes, tant  simples  qu'i"!  répétition.  Les  niontros  à  secondes,  dont  on  fuil  souvent  pré 
sent  à  un  médecin,  soutirés  recherchées  pour  leur  précision. 


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clie  d'inluslrie.  Cette  cause  oblige  ces  derniers  à  faire  supporter  à  leurs  bons  cliens, 
les  perler  que  les  mauvais  leur  font  éprouver.  M.  Sesquès,  ayant  dix  ans  de  prali  ïiie 
à  Paris  offre  aux  personnes  d'ordre  et  d'économie  de  leur  fournir  AU  C(JMPTANT, 
à25pour  cent  au-dessous  des  prix  de  ses  confrères,  des  liabillemens  en  tous  genres  el 
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loge  sa  supériorité  remarquable. — Passi'ge 
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la  plume  d'oie  avec  plus  d'élasticité,  une 
extrême  perfection  des  pointes,  une  durée 
considérahle ,  telles  sont  les  principales 
qualités  qui  ont  valu  aux  plumes  Perrj 
leur  constante  supériorité  sur  tnuhs 
les  autres  plumes  métalliques  de  quel- 
que fabiique-  i|u'(lles  viennent,  lille  doi- 
lent  une  parlledc  ce  mérile  ù  l'exeellenci' 
(le  l'acier  et  au  soin  excessif  que  hi  maison 
Perr  a  toujours  appnrié  dans  sa  fabrica- 
tion. 

A  Paris,  rue  de  la  Bourse,  12  ;  etclicz 
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Smyrne,  par  Pierre  David  ,  ancien  consul- 
général  à  Smyrne.  — Analyses  des  pièces 
DE  Su AKSPEARE  (suitc  et  fin), par  MIM.  Ernest 
FouiNET,  LÉON  Halévy,  Dupaty,  de  l'Acadé- 
mie française,  Madame  Elise  Voiart,  etc.  — 
La  PRINCESSE  Marie,  par  Alphonse  Karr. 
—  Mets  favoris  de  quelques  fortes  tètes 

ET  DE  quelques  BEAUX-ESPRITS.  —  LeS  STA- 
TUAIRES ,  par  S.  Henry  Bep.thoud.  —  Les 
derniers  instans  de  Beethoven,  par  Mada- 
me Sophie  Conrad.  —  Un  treiMBLement  de 
terre  aBlcharest  (Valachie). — Nécrolojjie  : 
M.  DE  Charengey,  ancien  député. — Mélaiijjcs, 
faits  curieux  :  Article  du  code  pénal  contre 
la  contrefaçon  étrangère  ;  Découverte  de 
M.  Daguerre;  Militaire  fusillé,  pendu,  noijé 
et  resté  vivant  ;  Combat  chevaleresque  en 
Géorgie;  Le  nain  du  sultan.  —  Revue  des 
tribunaux  :  M.  Estevès,  tuteur  de  la  Jeune 
comtesse  de  Poroa,  contre  le  duc  et  la  du- 
chesse de  Palmella.  —  Revue  dramatique; 
Variétés;  LePuff;  Torte-Saint-Martin; 
Claude  Stocq. —  Revue  des  modes. —  Revue 
de  cinq  jours. 


SMYUNE. 


D'oH  vient  ce  nom?  Smi/rna,  jirincesse 
d'Eiihèse  ,  fut  |oMi(iéc  ,  comme  Didon  ,  de 
quitler  sa  pairie,  et  vint  fonder  une  colonie  dans 
l'Eolie,  au  pied  du  mont  Sipyle.  Le  peuple  re- 
connaissant donna  ^  la  ville  lo  nom  de  sa  fonda- 
trice, et  lui  éleva  une  statue.  On  en  voit  encore 
un  fragment  au  cluMeau-forl  qui  domine  la 
Smyrne  d'Alexandre.  Celle  ville  fui  b.Mie  d'a- 
bord sur  les  bords  du  "Mêlés,  ipii,  après  avoir  re- 
çu les  eaux  de  l'Aclu'Ioiis  d'Asie,  sous  les  grottes 
des  Nymphes,  descend  du  mont  Sipyle  à  travers 
les  marbres  ,  le  i)i'aiiil  et  les  lauricfs-roscs  qui 


•  ornent  son  lit,  et  va  se  perdre  dans  le  golfe  Hé- 
racéen.  Ce  fut  dans  cette  première  Smyrne  que 
naquit  Homère ,  ainsi  que  l'indique  son  surnom 
de  Mélésigène.  On  trouve  encore  sur  son  em- 
placementl,  si  favorable  h  une  réunion  d'habita- 
tions, un  grand  village  où  tous  les  Européens  éta- 
blis cà  Smyrne  ont  leur  maison  de  campagne  et 
un  beau  jardin.  Ce  lieu  nommé  Bouromi-abat 
(nez  du  vent),  et  par  corruption  Bournahnf,  est 
rempli  de  vieilles  colonnes  brisées  et  autres  rui- 
nes de  ranti(|iiité  grecque.  Le  Mélès  ,  après 
avoir  baigné  Smyrne ,  courait  pendant  deux 
lieues  dans  une  iietite  plaine,  au  pied  de  la  chaîne 
de  montagnes  où  Ion  voit  encore  le  tombeau  de 
Tantale  ,  et  de  là  se  jetait  dans  la  mer.  Smyrne 
éprouva  plusieurs  révolutions  qui  délruisirenl 
ses  murs  sans  effacer  son  nom.  Les  Lydiens,  ja- 
loux de  la  prospérité  de  cette  colonie  ionienne  , 
saccagèrent  la  ville  et  dispersèrent  les  habilans 
dans  les  campagnes  environnantes,  avec  défense 
(le  relever  jamais  leurs  reinjiarts.  Celle  oppres- 
sion dura  quatre  siècles,  comme  celle  des  Grecs 
modernes. 

Après  un  si  long  intervalle,  Alexandrc-le- 
(Jranil,  cet  héroïque  admirateur  d'Homère,  vou- 
lut relever  la  ville  natale  de  ce  beau  génie  ;  mais 
les  mœurs,  les  besoins,  les  intérêts,  tout  avait 
changé  deiniisle  siècle  du  grand  poète.  La  na- 
vigation était  devenue  nécessaire  h  la  prospérité 
des  populations.  Ce  con(|uérant  le  sentait  bien  , 
et  jiour  faire  adopter  plus  aisément  une  idée 
nouvelle,  il  feignit  qu'endormi  au  pied  du  mont 
Pagus,  la  déesse  dont  lo  temple  était  voisin  lui 
avait  connnandé  en  songe  de  relever  Smyrne  au 
lieu  même  où  il  dormail  :  c'était  le  bord  de  la 
mer.  L'oracle  de  Claros  conlirraa  celui  de  ^éi^é  - 
sis  ,  et  Smyrne>  bâtie  où  elle  est  encore  ,  est  de- 
venue l'une  des  villes  les  plus  connnerçantes  et 
les  plus  riches  du  moiule.  L'élève  d'Aristolc  avait 
le  coup  d'u'il  admirable  iioiir  ces  sortes  de  fon- 
dations. Son  Alexai'.diie  d'Egyple,  cette  sœur  de 
Smyrne,  est  une  seconde  jucuve  de  celte  rare 
_  pcrsineacilé.  La  science  et  le  génie  s'uuissaicut 


pour  lui  donner  de  ces  illuminations  soudaines 
qu'il  est  plus  court  d'attribuer  aux  dieux  que 
d'expliquer  aux  hommes.  Pierre-le-Grand,  en 
(piitlant  la  vieille  capitale  des  czars  pour  les 
marais  de  l'élersliourg,  parait  avoir  eu  celte  vue 
lointaine  (]ui  embrasse  tout  un  horizon  de  puis- 
sance et  de  prospérité.  Si  Napoléon  avait  pu  de 
nos  jours  faire  parler  les  oracles  ,  il  aurait  eu 
les  mêmes  succès ,  et  ses  fondations  n'eussent 
pas  été  si  facilement  détruites.  Smyrne,  tour  à 
tour  greeijue,  génoise  et  turque,  a  toujours  jus- 
tifié les  prévisions  de  son  second  fondateur.  EUû 
s'est  rendue  dominante  dans  toute  l'Asie  mi- 
neure par  sa  situation  et  ses  richesses.  Elle  reçoit 
dans  ses  murs  les  caravanes  de  l'Asie  et  dans  son 
port  les  vaisseaux  de  l'Europe;  c'est  là  que  se 
consomme  l'échange  de  tant  de  productions  di- 
verses qui  enrichirent  autrefois  Marseille  et  tout 
le  midi  île  la  l'rance.  Alors,  le  pavillon  français 
pouvait  seul  être  admis  dans  les  ports  de  l'empire 
ottoman,  cl  les  antres  nations  n'osaient  y  abor- 
der que  sons  cet  insigne  lutélaire..\ussi  le  solli- 
eilaient-ils  connue  une  haute  faveur  de  l'am- 
bassadeur de  l'rance  à  Constantinople  ,  le  pre- 
mier et  le  plus  influent  alors  des  envoyés  des 
peuples  du  Messie  ,  comme  nous  désignaient 
les  lirmans.  Aujourd'hui  tous  ces  avantages  sont 
perdus  pour  la  France  ;  le  temps  cl  les  événc- 
mens  ont  fait  admettre  les  autres  puissances  au 
partage.  Notre  longue  guerre  maritime  écarta 
trop  longtemps  notre  pavillon  du  l-evanl.  l  u 
consul  de  France  en  Bosnie  ouvrit  par  celle  pro- 
vince sanva^jc  une  nouvelle  route  au  commerce 
de  l'Europe  et  de  l'Asie  ;  il  y  prospéra  pendant 
les  dernières  années  de  l'empire  ;  la  chute  de 
-Naiioléon  le  fil  cesser.  Les  .\nglais  se  liAtcrenl  k 
la  restauration  d'aller  prcnilre  notre  place  à 
Constantinople.  à  Smyrne,  h  .\lexandric  ;  Smyr- 
ne était  occupée  quand  nos  bAlimens  provençaux 
y  revinrent;  la  Porte  subissait  d'autres  influen- 
ces, et  les  peuples  orientaux  s'accoutumèrent  à 
d'autres  productions  industrielles  ,  ^  d'autres 
débouchés  pour  les  matières  premières  qu'il? 


—  3'.  — 


r  « 


îtL'LZi 


livrent  en  (l^clinnge  (les  olijols  raaniifarlnrés.  Ce 
riche  commerrc  de  IMarsoille  avec  Smyrne,  in- 
terrompu si  lonjîtemps,  ne  put  donc  se  relever, 
et  le  peu  (pi'il  en  reste  va  déeroissant  de  plus  en 
plus  depuis  la  paix  maritime  et  la  concurrence 
lie  toute  l'Eiiropc  manufaclurii^rc.  Marseille  elle- 
ni(*nie a  d'autres  inlci'cHs  ;  el  IMalle  lient  un  (ilel 
sous  les  mers  du  Levant ,  où  nos  néjiocians,  pris 
une  fois,  apr^s  la  paix  d'Amiens,  ne  veulent  pas 
retomber.  Smyrne  ne  perd  pas  grand'chose  à  ce 
changement,  ellegajïne  aulant  avec  les  Anglais  , 
les  Autrichiens,  les  lîelgcs,  les  Italiens,  les  Hol- 
landais et  les  Américains  (]ue  jadis  avec  les  Fran- 
çais. Aussi  sa  population  est-elle  stationnaire  , 
]>eiit-étre  miîme  ascendante;  car  de  120,000  in- 
dividus dont  elle  était  composée  on  la  porte  au- 
jourd'hui;! 150,000. 

Cette  poi)u!alion  est  une  cspc^ee  d'abrégé  de 
l'univers  :  les  Turcs  et  les  Grecs  y  sont  les  plus 
nombreux  ;  et  parmi  les  musulmans  il  faut 
compter  les  Africains,  les  Arabes,  les  Persans  , 
les  Candiotes,  qui  se  fondent  dans  cette  masse 
dominante  ;  puis  viennent  les  Arméniens  et  les 
Juife,  généralement  adonnés  au  commerce  et  à 
lies  fonctions  subalternes.  Tous  les  Orientaux 
habitent  la  vieille  ville  ,  b.'itie  en  amphilliéfitre 
sur  la  croupe  du  Pagus.  Au  pied  de  ce  mont  s'é- 
tend dans  la  plaine,  jusqu'au  bord  de  la  mer,  le 
quartier  franc.  C'est  le  séjour  des  Européens. 
Toutes  les  nations  commerçantes  ont  là  leurs 
consuls  ,  leurs  négocians,  leurs  artisans,  leurs 
églises  ou  chapelles,  et  leurs  hôpitaux.  C'est  un 
jicuple  à  part ,  qui  parle  toutes  les  langues  do 
l'Europe,  mais  surtout  l'italienne,  et  qui  diffère 
<les  Orientaux  par  les  mœurs  autant  que  i)ar 
Jes  vélemens.  Aux  yeux  des  Turcs,  ils  ne  forment 
4  u'une  race,  qu'ils  nomment  d'un  seul  mot ,  les 
JrancSjti  plus  souvent  les  rf^î'aoMrs  (inlidèles); 
ils  les  tolèrent  et  ne  les  aiment  pas.  Ils  avouent 
la  supériorité  industrielle  des  Francs;  mais  ils 
méprisent  cet  avantage,  etlOtloman  dit  comme 
l'ancien  Romain  :  «  Que  le  Grec  excelle  dans  les 
arts  ;  notre  art,  à  nous,  c'est  de  gouverner  le 
inonde.  »  Ce  sentiment  d'orgueil  semble  inné 
dans  le  Turc.  11  faut  avouer  que  s'il  n'a  point  le 
génie  des  anciens  dominateurs  de  la  terre,  il  eu 
a  du  moins  la  dignité.  Jamais  vous  ne  le  verrez 
courir,  sauter,  rire  aux  éclats;  bien  moins  en- 
core danser,  chanter,  causer  avec  [U-écipitation, 
agir  avec  pétulance.  Il  est  calme,  digne  el  solen- 
nel jusi|uc  dans  ses  moindres  mouvemens  ;  sa 
joie  la  plus  vive  est  toujours  intérieure,  comme 
son  regret  est  sans  soupirs  et  sa  douleur  sans 
larmes.  Le  Turc  de  Smyrne  ressemble  au  Turc 
de  toutes  les  autres  provinces  de  l'empire.  C'est 
un  peuple  moulé,  comme  les  statues  de  nos  mu- 
sées, llssont  en  Asie  tels  qu'on  les  voilenLurope, 
et  dilFèrent  beaucoup  moins  entre  eux  que  nos 
Gascons  et  nos  Kormands. 

.Smyrne  prospéra  longtemps  sous  la  domina- 
tion paternelle  de  la  riche  famille  Cara-Osman- 
Oglou.  Cesscigneurs  terriens  ménageaient  cette 
ville,  la  protégeaient  comme  une  des  sources  de 
leurs  richesses.  Ils  étaient  trop  intéressés  à  sa 
prospérité  pour  l'écraser  d'Impôts  ou  alarmer 
l'inilépendance  et  la  sûreté  de  tant  d'étrangers. 
Cette  domination  bienfaisante  a  fait  place  au  ré- 
gime destructeur  des  pachas  annuels,  espèce  dé- 
vorante qui  se  hâte  de  s'enrichir,  et  fait  payer 
puif  peuples  les  piéseiissompiucui  que  ces  cou- 


verncursenvoiont  s  leurs  prolecteurs  de|Constan- 
lino|)le,  pourétreconfirniésdans  leurs  satrapies. 
On  promet  que  tout  cela  va  changer;  que  les 
pachas  aurontdes  appoinleraens  comme  nos  pré- 
fets, et  (pi'au  lieu  d'avanie  on  imposera  des  con- 
tributions régulières.  Mahmoud  aurait  di"!  com- 
mencer par  Ih,  s'il  a  voulu  réellement  la  civili- 
sation de  son  em|iirc;  mais  il  est  douteux  que  son 
bras  de  feratleigne  tant  d'abus ,  étouffe  tant  de 
vices,  et  relève  tant  d'ftmes  avilies  -.  on  baisera  ses 
firmansavec  respect;  on  ne  les  exécutera  ]>as. 
Avant  ces  institutions,  Smyrne  avait  desjanissai- 
res comme  les  autres  villes  deTurquie  ;  c'étaient 
des  espèces  de  gardes  nationaux ,  enrôlés  par 
ortas,  comme  les  nôtres  par  légions ,  se  livrant 
comme  eux  aux  métiers  et  occupations  de  la  vie 
civile;  mais  obligés  de  prendre  les  armes  et  de 
se  réunir  aulnur  de  leur  chef,  aussitôt  que  ce 
chef  avait  arboré  ledrapeaude  Porta.  Outre  cette 
force  publique  il  y  avait  un  corps  de  police,  sol- 
dé, sous  les  ordres  du  sardar.  Celui-là  seul  oc- 
cupait les  corps-dc-garde  et  veillait  à  la  sûreté 
publique.  Le  corps  des  janissaires  n'était  appelé 
qu'en  (emps  de  guerre  ou  pour  des  occasions 
extraordinaires.  C'étaitdanscecorps  que  les  con- 
suls européens  choisissaient  les  janissaires  qui 
devenaient  leurgarde  personnelle  et  les  exécu- 
teurs de  leurs  sévérités  juridiques.  Ce  corps  si 
terrible  aux  sultans  Pétait  également  aux  popu- 
lations. Un  outrage  fait  à  un  seul  allumait  la  fu- 
reur de  tous.  Smyrne,  à  la  fin  du  dernier  siècle, 
en  offrit  un  exemple  effroyable.  Un  janissaire  , 
de  garde  à  la  porle  d'une  enceinte  où  des  bate- 
leurs devaient  danser  sur  la  corde,  lut  tué  par  la 
foule  qui  s'y  précipitait.  Le  corps  des  janissaires 
demanda  vengeance  et  indemnité  aux  Européens. 
11  accorda  trois  jours  pour  en  délibérer,  et  dé- 
clara qu'en  cas  de  refus  ou  de  satisfaction  insuf- 
fisante, il  brûlerait  le  quartier  franc.  On  eut 
l'imprudence  de  résister,  les  autorités  étaient 
trop  faibles  pour  contenir  les  janissaires  ,  et  le 
feu  dévora  en  effet  tout  ce  quartier,  ses  richesses, 
et  plusieurs  de  ses  habitans.  Une  école  d'enfans 
devint  lebùcbcr  de  ces  jeunes  victimes,  et  raille 
autres  cruaulés  signalèrent  la  vengeance  de  ces 
barbares.  L'église  française  fut  préservée  :  les 
franciscains  qui  la  desservaient  crurentvoirsaint 
Polycarpe,  auquel  elle  est  dédiée,  descendre  du 
ciel  dans  les  tourbillons  de  fumée,  et  de  ses 
mains  écarter  les  flammes. 

Smyrne  est  le  siège  de  trois  archevêques,  le 
grec,  le  latin,  l'arménien.  Les  luthériens,  calvi- 
nistes, anglicans,  n'y  entretiennent  (pie  des  mi- 
nistres du  Saint-Evangile;  les  catholiques  y  pos- 
sèdent deux  églises  et  deux  monastères;  ils  ont 
déplus  des  prêtres  séculiers,  el  une  congréga- 
tion enseignante  :  les  lazaristes  y  ont  remplacé 
les  jésuites.  Les  Turcs  y  permettent  l'exercice 
public  de  tous  les  cultes,  et  même  les  proces- 
sions dans  les  enceintes  exiérieures  des  établis- 
seraeiis  religieux.  On  ne  saurait  trop  louer  en 
eux  le  sentiment  qui  les  porte  à  cette  tolérance 
et  à  ce  respect  des  différentes  manières  d'invo- 
quer la  divinité.  Ils  estiment  beaucoup  plus  un 
infidèle  persuadé  de  sa  religion  qu'un  aihée  ;  ils 
espèrent  toujours  (jue  le  chrétien  finira  par 
croire  au  troisième  prophète;  les  juifs  en  sont 
le  plus  loin  ,  puisqu'ils  se  sont  arrêtés  au  pre- 
mier ;  les  chrétiens  se  sont  approchés  de  la  vé- 
jilé  en  admettant  Moïse  et  Issa  (Jésus)  ;  les  vrais 


croyans  seuls  ont  le  complément  de  la  loi  divine 
dans  le  Koran.  Tel  est  l'état  religieux  de  cette 
Ismir,  que  les  bons  musulmans  surnomment 
Y  Infidèle.  Son  infidélité,  c'est-à-dire  sa  tolé- 
rance, est  précisément  la  source  de  ses  richesses. 
Toutes  les  nations  commerçantes  ont  des  repré- 
sentans  dans  ses  murs  et  sur  sa  rade.  Cette  rade, 
sans  port ,  est  l'une  des  plus  belles  et  des  plus 
sûres  du  monde  ;  tous  les  pavillons  s'y  mêlent, 
toutes  les  solennités  nationales  ,  tous  les  événe- 
mens  i)olitiques,  y  sont  librement  célébrés,  par 
le  canon  ,  les  pavoiscmcns  ,  la  musi(iue  et  les 
illuminations;  on  y  boit ,  on  y  danse  en  l'hon- 
neur de  tous  les  princes,  de  toutes  les  époques 
historiques  et  de  toutes  les  victoires.Cctle  rade  est 
souvent  remplie  de  idusieurs  escadres,  outre 
d'innombrables  bâtimens  marchands.  Ceux-ci 
peuvent  mouiller  jusiju'au  bord  des  quais  ,  et 
les  frégates  s'en  approcher  sans  péril  jusqu'à 
deux  encablures.  C'est  l'Elysée  des  marins  dans 
le  Levant.  Les  consuls  leur  ouvrent  leurs  vastes 
maisons,  leur  donnent  des  fêtes ,  et  les  dédom- 
magent ainsi  des  ennuis  et  des  périls  de  leur 
rude  carrière.  Les  négocians  y  contribuent  dans 
le  bel  établissement  qu'ils  nomment  le  Casin.  On 
y  donne  des  bals,  où  le  luxe  oriental  ajoute  à  la 
beauté  naturelle  des  femmes  de  Smyrne.  C'est  un 
des  cercles  les  plus  brillans  et  les  plus  variés 
que  l'on  puisse  voir  ,  puisqu'il  se  compose  de 
toutes  les  nations.  Cet  établissement  avait  pour- 
tant un  mauvais  côté  :  on  y  jouait  le  pharaon  ; 
les  négocians,  leurs  femmes,  leurs  fils,  leurs 
commis,  s'y  ruinaient.  Les  consuls  s'accordèrent 
pour  inlerdire  ce  jeu  public.  On  y  avait  substi- 
tué une  académie  des  sciences,  des  lettres  et  des 
arts:  elle  s'éteignit  après  le  départ  du  fonda- 
teur; mais  la  passion  du  jeu  ne  s'éteindra  ja- 
mais, et  je  crois  bien  plus  à  la  renaissance  du 
pharaon  qu'à  la  renaissance  littéraire. 

Smyrne  fut  la  première  ville  de  la  Turquie 
qui  eut  un  journal.  11  fut  créé  pour  seconder 
l'instruction  publique  et  servir  le  commerce  : 
il  était  rédigé  en  français  et  s'appela  d'abord 
le  Spectateur  oriental.  Il  ne  fut  pas  longtemps 
littéraire  :  la  révolution  grecque  le  rendit  poli- 
tique. Cette  révolution  vint  bouleverser  Smyrne, 
qui  pourtant  demeurait  fidèle  à  ses  mœurs  eiré- 
minées  et  à  son  régime  semi-municipal  et  semi- 
absolu.  Les  Grecs  qui  l'habitaient  étaient  loin  de 
prendre  parti  pour  leurs  coreligionnaires  de 
Morée  et  des  Iles.  Ils  n'avaient  de  grec  que  le 
nom  elle  rite.  C'étaient  de  véritables  Asiati(pies, 
de  timides  Ionien^,  faisant  peu  de  cas  des  liber- 
tés publiques,  mais  beaucoup  de  leurs  richesses 
et  (les  molles  voluptés  de  leur  beau  climat.  En 
avril  18:21,  aux  itremières  nouvelles  des  troubles  , 
de  Moldavie  et  île  Morée,  lesplus  riches  Grecs  de 
Smyrne  s'embarquèrent  avec  leurs  familles  et 
leurs  richesses  et  se  répandirent  dans  tous  les 
ports  de  PEurope  où  ils  avaient  des  correspon- 
dans.  Les  Turcs  ,  pendant  plus  d'un  mois  ,  les 
laissèrent  partir.  Smyrne  perdit  ainsi  la  plus 
b(dle  population  féminine  qu'il  y  eût  peut-être 
dans  aucune  ville  du  monde.  A  la  fin,  l'insurrec- 
tion éclatant  dans  l'Archipel,  les  Ottomans  s'in- 
(luiétèrenl  de  celte  émigration.  Des  firmans  la 
défendiient  sous  peine  de  mort.  Les  premiers 
revers  des  Turcs  les  rendirent  cruels,  el  leur  dé- 
fiance engloba  dans  une  même  proscription  les 
populations  les  plus  inoffcnsivcs  avec  les  plus 


35  — 


turbulentes.  Ils  se  crurcnl  en  danger  au  milieu 
de  celte  ville  si  calme  ;  ils  songèrent  à  extermi- 
ner la  racegrecc|uc,  pour  n'être  pas  exterminés 
eux-mêmes.  Mais  admirez  le  tiegme  ottoman  et 
l'habitude  de  réflexion  qui   accompagne  toutes 
les  actions  de  ce  peuple.  Les  autorités  de  la  ville 
s'assemblent,  présidées  par  le  mollah,  grand- 
juge  et  chef  de  la  loi.  Elles  appellent  heureuse- 
ment à  ce  grand  divan  les  consuls  européens,  et 
l'on  y  pose  froidement  la  question  de  savoir  si 
Ion  exterminera  inimédiatement  la  population 
grecque  de  Srayrne,  c'est  à  dire  près  de  soixante 
mille  individus.  On  va  aux  opinions.  La  jikipart 
de  ces  graves  musulmans  votent  pour  l'affirma- 
tive. Ceux  i|ui  avaient  des  sentimens  plus  hu- 
mains n'osaient  trop  les  exprimer.  On  arrive  en- 
fin aux  consuls  et  ou  leur  demande  leur  avis. 
Le  consul  de  France  prend  la  parole  au  nom  de 
tous  ses  collègues.  C'était  une  chose  convenue, 
el  d'ailleurs  d'un  antique  usage  dans  un  pays  où 
l'usage  est  loi  sous  le  nom  iVadet.  Ce  consul  sa- 
vait, par  expérience,  qu'il  faut  parler  aux  Turcs 
de  leur  intérêt  présent,  si  l'on  veut  faire  impres- 
sion sur  eux,  et  non  s'étendre  en  maximes  d'hu- 
manité.  11  attaque  donc  par  là  leur  opinion 
presque    unanime    pour    l'extermination    des 
Grecs,  de  cette  population   tout  industrielle  el 
qui  les  sert  dans  tons  les  besoins  de  la  vie.    «  Si 
vous  tuez  aujourd'hui   les  Grecs,  leur  dit-il, 
qui  vous  fera  demain  du  pain?  ils  sont  seuls 
boulangers.  Qui  gardera  demain  vos  troupeaux? 
ils  sont  seuls  pasteurs.  Qui  conduira   vos  bar- 
ques? ils  sont  seuls  pilotes.  Voulez-vous  vous 
priversubitement  de  tout  ce  qui  conserve  votre 
vie  et  vos  richesses?...»  Il  poussa  cette  argu- 
mentation jusqu'à  ses  extrémités,  elles  vieillards, 
caressant  leurs  longues  barbes,  commençaient  à 
ré|)éler  à  demi-voix  :  Pek  ciil  (très  bien)!  Ce  mot 
de  bon  augure  encourageait  l'orateur,  lorsque 
tout  à  coup  un  plus  jeune  Turc  l'apostropha  et 
lui  demanda  s'il  était  du  parti  des  Grecs.  «  Je  ne 
suis  d'aucun  parti,  répondit  le  consul,  ou  pln- 
lûtjesuis  du  parti  de  vos  intérêts.  Que  me  font 
ù  moi,  Français,  vos  Grecs  et  leur  insurrection? 
Ce  que  je  l'aispour  eux,  je  l'ai  fait  ailleurs  pour 
des  Turcs  qui  se  trouvaient  dans  le  même  dan- 
ger. Voyez  ce  cimeterre  (le  consul  portait  heu- 
reusement, au  lieu  d'épée,  un  sabre  turc  (|ue 
lui  avait  donné  Kosi'cvv-Pacha  en  Bosnie);  savez- 
vous  de  ([ui  je  le  tiens  ?  d'un  visir  que  vous  con- 
naissiez bien  à  Smyrne,  (juand  il  y  vint,  comme 
capilan-pacha,  vous  enlever  votre  jnousselitn. 
Savez-vous  pourquoi  il  me  l'a  donné  ?  c'est  pour 
avoir  défendu  contre  lui  plusieurs  beys  de  Ho.s- 
nie    injusiemenl  accusés  de  trahison,   ,1e   leur 
sauvai  la  vie  ;  je  lui  épargnai  une  injustice,  et 
il  m'en  témoigna  sa  gratitude  par  ce  présent. 
Voilà  comme  je  suis  du  parti  grec. «Cette  réponse 
triompha  du  mauvais  vouloir  de  l'interrupteur, 
mérita  le  nnirmure  approbateur  du  divan,  et 
ajouta  une  nouvelle  force  à  l'argumentation  du 
consulcnfaveurdesGrecs.il  fut  décidé  qu  on 
ne  les  tuerait  pas. 

Un  mois  plus  lard,  le  1 G  juin  1823,  la  popu- 
lace, irritée  de  la  sage  résolution  de  ses  luajjis- 
trats,  se  souleva  de  grand  matin,  alla  égorger 
dans  les  maisons,  et,  maîtresse  de  la  ville,  sans 
guide  el  sans  frein,  connuença  le  massacre  des 
Grecs.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  rapporter  des 
tlélails  qui  soûl  dans  loulcs  les  histoires  de  la 


révolution  grecque,  el  notamment  dans  celles  de 
Raffenel  et  de  l'ouqueville.  Nous  dirons  seule  - 
ment  que  le  pavillon  français,  qui  couvrait  le 
consulat,  l'archevêché,  le  couvent  des  cai)ucins 
el  trois  bàlimens  de  guerre  en  rade,  devint  en- 
core une  fois  le  orotecleur  el  le  sauveur  de  celle 
population.  Le  commandant  Kergrist,  ([ui  n'a- 
vait qu'une  faible  corvette  et  deux  gabarres,  en 
fit,  par  son  énergie,  son  activité  elle  courage  de 
ses  compagnons,  une  puissante  division  navale. 
Il  devint  maître  de  la  rade,  cl  y  mi!  à  l'abri  de  la 
fureur  ottomane  la  plupart  des  (irecs  et  tous  les 
Européens  :  ils  furent  embarqués  en  quelques 
heures.  Les  bâtimens  du  commerce  en  étaient 
remplis  comme  les  bàlimens  de  guerre,  et  toutes 
lescinbarealionsdeces  navires  en  étaient  com- 
blées. La  rade  était  couverte,  el  semblait  porter 
une  de  ces  armées  d'invasion  que  le  Nord  jetait 
jadis  sur  nos  rivages.  Ces  malheureux  en  étaient 
bien  loin,  car  c'était  l'émigration  d  un  peuple 
innocent  el  sans  armes.  Son  salut  dépendait  du 
succès  d'une  négociation  entre  le  consul  de 
France  el  celui  de  Russie,  pour  obtenir  qu'un 
bâtiment  russe,  qu'on  croyait  chargé  d'armes 
pour  les  Grecs,  fût  visité  par  des  commissaires 
lurcs.  Si  cette  visite  n'avait  pas  lien,  le  quartier 
franc  était  encore  une  fois  brdlé,  et  les  Grecs  ne 
remettaient  pas  pied  à  terre  sans  y  trouver  im- 
médiatement la  mort.  Quelle  alternative!  On 
était  déjà  au  troisième  jour.  Les  marins  avaient 
bientôt  épuisé  leurs  provisions  de  biscuit  et 
d'eau  qu'ils  partageaient  avec  ces  malheureux 
proscrits.  Ceux-ci  mouraient  déjà  de  chaud,  de 
soif  et  de  faim.  Mais  enfin  la  populace  turque  fui 
calmée  et  éteignit  ses  torches  déjà  allumées.  Les 
Européens  rentrèrent  dans  leurs  maisons;  les 
Grecs,  à  leur  suite,  se  glissèrent  dans  les  leurs, 
et  Smyrneful  sauvée  d'un  désastre  épouvantable 
et  d'une  conqilète  ruine.  Pendant  tout  le  reste 
de  l'année,  M.  l'amiral  Halgan,  M.  le  capitaine 
de  Reverseaux.  M.  le  lieulenantde  vaisseauMat- 
lercr,  et  plusieurs  autres  officiers  de  notre  ma- 
rine militaire,  secondèrent  le  consul  pour  sau- 
ver des  milliers  de  Grecs  toujours  menacés  de 
perdre  la  vie. 

Le  fléau  des  révolutions  est  heureusement  fort 
rare  dans  ce  pays  ;  celui  des  tremblemens  de 
terre,  et  surtout  le  fléau  de  la  peste  el  des  incen- 
dies, y  sont  plus  fréquens.  Pour  l'un  il  n'y  a  point 
de  garantie  :  on  esl  surpris  au  momenloù  l'on  y 
pense  le  moins,  et  quebiuefois  les  maisons  de 
pierre  se  fendent  et  vous  écrasent.  Au.ssi  pres- 
que toutes  les  maisons  de  Smyrne  sont  en  bois, 
comme  à  Constantinople,  où  l'on  craint  le  même 
fléau.  In  tremblement  de  terre  renversa  pres- 
que toute  la  ville  a\i  xvir'  siècle.  Le  consul  de 
France  fut  si  profondément  enterré  dans  l'abime 
t|ni  s'ouvrit  sous  sa  maison,  qu'on  ne  put  jamais 
retrouver  son  corps  pour  lui  donner  la  sépul- 
ture ebréli<'nne.  Quant  à  la  peste,  elle  est  moins 
elîrayante,  puisqu'on  peut  se  préparer  à  la  rece- 
voir, el  s'en  garantir  en  se  gardant  bien  de  tout 
contact  avec  les  per.sonnes  ou  les  objets  non  pu- 
rifiés à  l'entrée  de  chaiiuc  maison. 

En  dédommaijrmenl  lie  ces  inconvéniens,  les 
Sniyrnioles  jouisseni  du  plus  heureux  climat  et 
d'un  territoire  fertile.  Ils  ont  tous  les  légumes  el 
tous  les  fruits  de  nos  provinces  méridionales.  La 
nourriture  y  est  excellente  et  variée;  el  les  nei- 
ges que  l'on  recueille  sur  le  soiniuct  des  moula- 


gnes  en  hiver  suffisent  pour  leur  procurer  en 
été  les  boissons  les  plus  fraîches,  des  sorbets  et 
des  glaces  aussi  abondans  qu'à  Naples.  Les  oran- 
gers elles  citronniersy  viennent  en  pleine  terre; 
les  grenadiers  y  mûrissent,  les  lauriers  y  don- 
nent de  grandes  ombres,  el  les  myrtes  y  forment 
les  haies  des  champs. 

Les  aspects  de  cette  ville  el  de  ses  environs 
sont  très  pittoresques;  ils  devaient  l'être  bien 
plus  encore  dans  l'antiquité,  à  cause  de  l'heu- 
reuse situation  des  monumens  d'architecture. 
En  se  plaçant  sur  le  Pagus,  dans  l'enceinte  du 
Stade,  en  relevant  en  idée  le  temple  d'Eseulape, 
el  en  voyant  au  travers  de  ses  colonnades  de 
marbre  blanc  la  mer  scintillante  sous  le  soleil, 
ou  pourjjrée  par  le  couchant,  on  devait  avoir  un 
de  ces  tableaux  que  l'imagination  du  Poussia 
ou  du  Claude  n'a  point  surpassés.  On  voit  en- 
core les  ruines,  ou  du  moins  l'emplacement  de 
tous  ces  monumens.  Ils  ne  sont  remplacés  par 
aucun  édifice  remarquable;  il  n'y  a  pas  même 
une  belle  mosquée  à  Smyrne.  Le  commerce  seul 
y  occupe  les  hommes,  et  la  volupté  les  femmes. 
Ces  deux  préoccupations  s'embarrassent  peu  du 
grandiose  de  la  vie.  Le  commerce  est  à  la  fois 
d'exportation  et  d'importation.  L'une  consiste 
en  cotons,  laines,  cire,  noix  de  galle,  alizaris, 
fruits  secs,  opium,  plantes  médicinales,  et  au- 
tres productions  du  pays.  Les  caravanes  de  l'Asie 
centrale  n'y  apportent  plus  les  produits  de  la 
Perse  et  de  l'Inde;  elles  ont  pris  le  chemin  de 
Trébisonde  et  d'Odessa. 

L'importation  à  Smyrne  consiste  principale- 
ment en  draps  légers  de  toutes  couleurs,  loiles 
peintes,  mousselines,  dorures,  bonnets  rouges, 
laine  fine,  horlogerie,  bijouterie,  quincaillerie, 
et  autres  objets  de  l'industrie  européenne. 

Ainsi,  le  Turc  fournit  nonchalamment  ses  ma- 
tières premières  el  ses  fruits  au  Franc,  qui,  plein 
d'activité,  met  ces  matières  en  œuvre,  et  les  rap- 
porte à  l'Asiatique  qui  lui  en  paie  la  façon.  De 
là  (c  mépris  du  musulman  pour  le  commerce  et 
l'iiuluslrie.  11  croit  que  nous  manquons,  dans 
nos  tristes  climats,  de  tout  ce  que  la  nalur,;  lui 
prodigue  presque  sans  travail,  et  que  nous  ne 
pouvons  y  suppléer  que  par  notre  habileté.  Il 
est  volontiers  agriculteur;  il  répugne  à  devenir 
ai  tisan.  Il  tient  encore  beaucoup  de  l'esprit  féo- 
dal. Les  ljrecs,les  .arméniens  étaient  ses  vassaus; 
ils  le  sont  encore.  Le  maître  porte  désarmes  à  sa 
ceinture;  les  serfs  y  portent  une  écriloire  dans 
les  villes  et  un  outil  dans  les  campagnes.  II  jouit 
et  ils  travaillent  ;  il  s'appauvrit  el  ils  s'enrichis- 
sent. Mais,  quelque  pauvre  qu'il  soit,  il  c*i  res- 
pecté par  les  plus  riches,  qui  lui  cèdent  partout 
le  pas,  et  son  orgueil  se  contente  de  cette  supé- 
riorité. 

Smyrne  est  la  Naples  du  Levant,  moins  ses 
théâtres,  ses  musées  cl  son  Vésuve  :  si  l'une  est 
le  tombeau  dc\  irgile,  lautre  esl  le  berceau  d'Ho- 
mère, et  toutes  deux  ne  songent  guère  à  ces 
trésors  iulellecluels. 

Pierre  D.vvin  , 
Ancien  consul-géuéral  à  Snivroe. 
[DiclUuiiiaire  delà  Cotirctfativii.) 


\ 


—  30 


fSuUe  et  fin  des  analyses.) 

HBXNRI    IV     ^  PREMIÈRE  PARTIE  ). 

Henri  apprend  que  Morlimer,  envoyé  contre 
Glendowcr,  chef  de  rebelles  de  la  province  de 
Galles  ;  a  été  défait,  et  que  llarry  l'ercy,  son 
général ,  a  vaincu  le  comte  de  Doublas  ,  chef 
des  révoltés  d'Ecosse,  mais  qu'enllé  de  sa  vic- 
toire il  ne  veut  pas  que  le  roi  dispose  de  ses  pri- 
sonniers. Parmi  ces  prisonniers  se  trouve  le  fils 
de  Douglas  même.  Le  roi ,  irrité,  s'en  plaint  a 
^orthumberland  et  à  \\  orcester,  l'un  père,  l'au- 
tre oncle  de  Percy.  Celui-ci  arrive  et  nie  avoir 
refusé  les  prisonniers  au  roi;  il  demande  seu- 
lement que  le  prix  de  leur  rançon  serve  h  rache- 
ter Mortiraer ,  son  heau-frère  ,  prisonnier  de 
Glendower.  Le  roi,  ()ui  soupçonne  Morlimer 
d'infidélité,  déclare  qu'il  ne  le  rachètera  jamais 
et  s'emporte  même  contre  Morlhumherland, 
Worcester  et  Percy.  Dès  lors ,  tous  trois  pro- 
jettent de  le  détrôner  et  de  couronner  Morlimer. 
Adieux  de  Hoispur'etde  lady  Percy.  Hotspur 
renvoie  tous  ses  prisonniers  sans  rançon ,  même 
le  lils  du  comte  de  Douglas.  Le  roi  appelle  son 
fils  aine,  Henri ,  j)rince  de  Galles,  sur  les  désor- 
dres duquel  il  gémit,  et  emploie  tout  ce  que  la 
tendresse  paternelle  peut  inspirer  pour  le  ra- 
mener à  la  vertu,  il  lui  fait  part  de  la  conjura- 
tion prête  à  éclater  contre  lui,  et  excite  son 
émulation  par  le  tableau  de  la  gloire  de  Percy. 
On  vientannoncer  que  les  rebelles  et  les  Ecossais 
réunis  doivent  arriver  au  premier  jour  à  Shrews- 
Lury.  Henri,  qui  a  fait  toutes  ses  dispositions 
pour  les  prévenir,  ne  parait  point  ému  ;  Percy 
et  Douglas,  quoique  inférieurs  en  nombre,  veu- 
lent tenter  la  bataille,  malgré  les  remontrances 
de  VVorccster.  Cependant  on  <  jnvient  d'une  en- 
trevue avant  le  combat;  Worcester  parait  de  la 
part  des  rel)elles.  Le  prince  de  Galles  proi)osc 
un  combat  sin;;ulior  entre  lui  et  Percy;  mais 
Worcester,  se  défiant  des  promesses  du  roi ,  ftiit 
échouer  ce  projet.  La  bataille  se  livre  ;  le  prince 
de  Galles  sauve  son  j)ère  que  Douglas  allait 
frapper.  H  atta(iue  ensuite  Percy  et  le  lue; 
Worcester  est  fait  i)risonnieret  envoyé  au  sup- 
plice. Douglas  tombe  de  cheval  dans  sa  fuite,  et 
se  rend  prisonnier  au  i)rince  de  Galles,  qui  de- 
mande sa  grâce  au  roi  et  l'obtient.  Henri  mar- 
che avec  ses  cnfans  contre  Glendower,  le  sou- 
met, cl  le  reste  des  mécoiilens  avec  lui. 

EllNEST  l'OUJNET. 

Z.A  DOuzii:r<is  nuit  ou  comme  ii,  vous 

PZiAXI\A ,    comédie   en  cinq  actes* 

Sébastien  et  Viola  sont  deux  jumeaux  dont  la 
ressemblance  esttelUque,  lorsque  la  sfi'ur  re- 
vêt les  habits  du  frère,  on  prend  lune  pour 
l'autre.  Dans  un  voyage  sur  mer  la  tempête  brise 
leur  navire;  ils  sont  sauvés  séparémenl  :  \iola, 
par  le  capitaine  i|iii,  à  l'aide  de  la  chaloupe, 
parvientà  la  côte,  et  .Sébastien,  parun  pirate  au 
moment  où.porlé  p,;r  un  débris  de  bâtiment,  le 


jeune  homme  luttaitcontreles  flots. Viola  aborde 
en  Illyrie  et  se  met  à  la  recherche  de  son  frère 
qu'elle  su]>pose  avoir  été  sauvé  comme  elle  ;  elle 
prend  des  habits  d'homme  et  entre  en  qualité 
de  page  au  service  d'Orsino,  duc  d'illyrie.  Celui- 
ci  ,  jeune  et  beau ,  est  éperdument  amoureux 
de  la  belle  ,et  vertueuse  comtesse  Olivia  ,  qui, 
demeurée  orpheline ,  et  ayant  jierdu  un  frère 
qu'elle  chérissait,  fuit  le  monde,  vit  dans  la 
retraite,  et  ne  veut  recevoir  ni  le  duc  ni  ses  pré- 
sens. Orsino  ne  se  rebute  point.  H  envoie  son 
nouveau  page  vers  la  cruelle  ,  et  Césario,  c'est 
le  nom  qu'a  pris  Viola,  parvient  enfin  h  s'en 
faire  écouter.  11  plaide  la  cause  de  son  maître 
avec  une  chaleur  d'autant  plus  généreuse  que 
la  tendre  Viola  a  conçu  elle-même  une  vive  et 
soudaine  passion  pour  le  prince  qu'elle  sert. 
Mais  la  douce  et  persuasive  éloquence  du  faux 
page  produit  sur  l'aimable  et  craintive  Olivia 
une  impression  toute  différente  de  celle  qu'il  se 
liroraettait.  Passant  de  la  plus  profonde  indiffé- 
rence à  tout  l'entraînement  de  la  passion,  Oli- 
via se  plait  aux  discours  du  jeune  messager; 
elle  l'engage  à  revenir  fréquemment  dans  cette 
maison  «  où  nul  homme  ne  doit  pénétrer  « ,  et 
finit  par  lui  laisser  voir  sa  faiblesse.  Tout  en  ré- 
pondant d'une  manière  évasive ,  Viola,  qui  veut 
garder  son  secret ,  ne  la  détrompe  point.  De 
son  côté ,  Sébastien ,  qui  cherche  partout  sa 
sœur,  vient  jeter  une  nouvelle  confusion  dans 
les  événemens.  Sa  ressemblance  et  ses  babils  le 
font  prendre  pour  le  fameux  page  par  Olivia  qui 
lui  renouvelle  ses  tendres  instances.  Sébastien, 
charmé  de  la  beauté  de  la  dame,  croit  rêver,  et 
se  rend  avec  joie  à  une  si  douce  prière.  Un 
prêtre,  appelé  par  Olivia,  les  marie  secrètement. 
Le  duc ,  apprenant  cet  événement,  se  croit  hon- 
teusement trahi  par  son  page  ;  sa  douleur  est 
égale  à  sa  colère  ,  car  il  éprouve  à  son  insu  un 
sentiment  très  tendre  poin-  le  faux  Césario. 
Celui-ci  interpellé  par  la  comtesse ,  (pii  le  prend 
pour  son  époux,  et  ]iar  le  duc  (pii  l'accable  de 
reproches,  ne  sait  comment  se  défendre ,  quand 
Sél)astien,  accourant  au  bruit  de  la  discussion, 
reconnaît  sa  sœur,  et  met  fin  à  toute  méprise,  en 
déclarant  son  mariage  avec  Olivia.  De  son  côté, 
Orsino,  éclairé  sur  la  nature  de  ses  sentimens 
))our  Viola  ,  offre  sa  main  à  cette  dernière  et  se 
console  de  la  perle  d'Olivia  en  devenant  son 

beau  frère. 

Elisi;  VoiAUT. 


(1)  Voir  les  Duméros  des  5  cl  10  janvier. 


HAMXiI^T  )    tragédie  en  cinq  actes. 

Claudius,  meurtrier  de  son  frère,  monte  sur 
le  trône  de  Danemarck,  et  épouse  la  reine  Ger- 
trudc,  sa  comidicc.  Hamlet  apjn'end  ce  forfait 
de  l'ombre  même  de  son  frère.  H  feint  la  folie; 
il  fait  jouer  ilevant  lui  une  pièce  qui  rappelle  le 
crime.  Le  trouble  de  Claudius  ne  laisse  plus  de 
doute  dans  son  esprit.  Pendant  une  entrevue 
avec  sa  mère,  il  tue  Polonius,  père  d'Ophélia, 
(ju'il  avait  pris  pour  Claudius.  Celui-ci  charge 
deux  de  ses  satellites  de  conduire  Hamlet  en 
Angleterre  et  de  le  faire  mettre  à  mort;  mais 
Hamlel  revient  en  Danemarck  après  avoir  dé- 
couvert ce  complot.  Qui  ne  connaît  la  touchante 
folie  d'Ophélia  et  la  scène  déchirante  de  ses  fu- 
nérailles'.' Claudius  excite  Laèrtes  à  venger  la 
mort  de  sa  sœur  Oiihélia.  H  fait  empoisonner 
le  fleuret  de  Laërtes  el  prépare  une  coupe' de 


poison  pour  Hamlet.  Les  deux  combattans  chan- 
gent de  fleurets  pendant  l'assaut;  Laërtes, 
blessé  et  mourant ,  avoue  la  trahison  du  roi , 
qu'Hamlet ,  dans  sa  fureur,  perce  de  son  épée. 
La  reine  boit  la  coupe  empoisonnée  et  meurt. 
Hamlet  ne  tarde  pas  à  la  suivre;  Fortinbras, 
jeune  prince  de  Norvège ,  est  |iroclamé  roi  de 
Danemarck. 

LÉON  Halévv. 

HSZKTliî  V  9    pièce  en  cinq  actes* 

Le  prince  de  Galles,  devenu  Henri  V,  n'oublie 
pas  les  avis  de  son  père  mourant  ,  que  pour 
avoir  la  paix  au  dedans,  il  faut  occuper  les  An- 
glais au  dehors.  11  songe  à  i)orter  la  guerre  en 
Fiance,  mais  il  vent  auparavant  prendre  des 
mesures  pour  mettre  le  royaume  à  l'abri  d'un 
coup  de  main  de  la  part  des  Ecossais.  Pendant 
qu'il  fait  ses  dispositions  arrive  un  ambassadeur 
du  roi  de  France  qui  lui  envoiejun  défi  insolent; 
dès  lors  son  parti  est  pris;  il  rassemble  ses  trou- 
pes et  se  dispose  à  s'embaripier.  Sur  ces  entre- 
faites, il  envoie  à  la  mort  trois  des  |irincipau.'i 
seigneurs  de  sa  cour  qui  ont  conspiré  contre  sa 
vie. 

L'auteur  a  introduit  des  chœurs  destinés  à 
apprendre  aux  spectateurs  ce  qui  se  passe  dans 
l'intervalle  d'un  acte  à  l'autre;  ces  chœurs,  imi- 
tation des  Grecs,  que  reproduisit  Fiacine  dans 
Est/ier  et  dans  Athalie,  se  distinguent  par  une 
fraicheur  de  poésie  avec  laquelle  depuis  lutta 
Schiller.  Les  événemens  compris  dans  celle 
pièce  commencent  vers  la  dernière  moitié  de  la 
première  année  du  règne  du  roi  Henri,  et  se 
terminent  à  la  huitième,  au  mariage  de  ce  prince 
avec  Catherine  de  France,  qui  met  fin  aux  diffé- 
rends entre  les  deux  couronnes.  Ce  drame  fut 
écrit  en  1-599,  époque  à  laquelle  le  comte  d'Esse.x 
commandait  en  Irlande  les  forces  d'Elisabeth. 
Shakspeare  a  montré  le  i)rince  de  Galles  comme 
il  fallait  montrer  un  roi,  et  an  roi  qui  a  assez 
de  grandeur  pour  ne  pas  craindre  de  paraître 
franc  et  rond  dans  cette  fameuse  scène  avec  Ca- 
therine, que  Voltaire  s'est  abstenu  de  compren- 
dre. 

A.  VlCUIER. 

TITUS  AiySRONICUS  ,   pièce  en   cinq  actes. 

Presque  tous  les  commentateurs  doutent  que 
Shakspeare  soit  Fauteur  de  celte  pièce.  Suivant 
une  tradition  rapportée  par  îMaloue  ,  le  tragi- 
que anglais  n'aurait  fait  que  retoucher  deux  des 
principaux  caraclèi-es  du  drame  de  Titus  Andro- 
nicus,  (pii  lui  avait  été  confié  par  un  jeune  au- 
teur resté  inconnu. 

Titus  Andronicus  a  commandé  avec  gloire 
pendant  dix  ans  les  armées  romaines;  rappelé  à 
Uome  iiom-  l'élection  d'un  nouvel  empereur,  il 
revient  chargé  de  lauriers,  mais  des  vingt-cinq 
fils  qu'il  avail, vingt-un  sont  resléssur  le  champ  de 
bataille.  Les  quatre  qui  ont  survécu  demandent, 
pour  apaiser  les  mânes  de  leurs  frères,  qu'on 
leur  abandonne  le  plus  il  nslre  des  prisonniers 
faits  par  Andronicus.  Celui-ci  leur  livre  Alarji 
bus,  fils  de  Tamora,  reine  des  (ioths  ,  et  le  jeune 
prince  est  immolé  :  Saturninusesl  proclamé  «iui 
pereur,  grâce  au  suffrage  d'Andronicus  dont  il 
veut  épouser  la  fille  Lavinia  ;  mais  Bassianus , 
frère  du  nouvel  empereur,  la  réclame  comme  sa 
fiancée,  et  l'emmène.  Andronicus  s'oppose   à 


r-  37  — 


celle  union  et  frapjte  de  son  poignard  son  fils 
Mutins  qui  cherche  à  prot^'gerle  départ  de  La- 
vinia.  L'empereur,  qui  tout  à  coup  change  de 
sentiment,  épouse  la  reine  des  Golhs,  à  laquelle 
il  avait  déjà  conté  fleurette.  Celle-ci,  devenue 
tonte-puissante,  ne  songe  pins  (ju'à  venger  la 
mort  de  son  fds.  Une  occasion  ne  tarde  pas  à  se 
présenter  :  pendant  (pie  l'empereur  est  à  la 
chasse  ,  l'impératrice  est  surprise  par  Bassianus 
et  sa  jeune  épouse  Lavinia  dans  un  téte-à-téte 
coupable  avec  Aaron  le  More,  dont  le  cœur  est 
aussi  noir  (|ue  le  visage.  Tamora,  craignant  de 
voir  trahir  son  secret,  songe  à  l'ensevelir  dans 
latovnbe;  elle  appelle  ses  deux  (ils  Chiron  et 
Démétrius  ,  et  leur  demande  vengeance  des  ou- 
trages qu'elle  prétend  avoir  reçus  de  Lavinia  et 
de  son  époux.  Les  princes  goths  poignardent 
Bassianus,  enlrainent  Lavinia,  lui  font  subir  le 
plus  sanglant  outrage  et  lui  coupent  la  langue  et 
les  mains.  Cependant  Quiutus  et  Martius,  lils  de 
Titus  ,  surpris  par  Aaron  auprès  du  cadavre  de 
Bassianus  ,  sont  accusés  de  l'avoir  assassiné  ;  ils 
sont  condamnés  à  mort,  bien  que  leur  père  ait 
consenti  ;i  perdre  une  main  i>our  les  sauver,  et 
Lucius,  leur  frère,  qui  voulait  prendre  leur 
défense,  est  banni  à  perpétuité.  11  se  réfugie 
chezles  Goths  et  parvient  à  rassembler  nne  ar- 
mée. En  même  temps,  le  malheuieux  Androni- 
cus  apprenti  le  déshonneur  de  sa  liile  et  sa  mu- 
tilation; mais  quels  sont  letns  noms?  Lavinia 
trace  sur  le  sable,  à  laide  d'un  bâton  qu'elle 
tient  entre  ses  jambes  ,  ces  mots  :  Déme- 
/rius ,  Chiron.  Le  vieillard  a  compris  ;  il  con- 
certe ses  projets  de  vengeance  avec  son  frère 
JVIarcus.  Quelque  temps  après,  limpératrice  met 
au  monde  un  fils  dont  la  couleur  trahit  l'ori- 
gine. Aaron  veut  sauver  son  (ils  sans  compro- 
mettre Tamora;  après  avoir  égorgé  la  nourrice, 
il  substitue  le  fils  d'un  de  ses  amis  dont  la  fem- 
me était  accouchée  en  même  ten]|is  que  l'impé- 
ratrice ,  et  va  chez  les  Golhs  pour  y  cacher  le 
prince  nouveau-né.  Mais  chemin  faisant  il  est. 
surpris  endormi  par  les  soldats  de  Lucius,  qui 
l'amèneiit  lui  et  son  fils  îi  leur  général.  Celui-ci 
arrive  aux  portes  de  Rome  et  menace  d'imiter 
Coriolan  dans  l'accomplissement  de  sa  ven- 
geance. A  son  approche  Salurniuus  est  effrayé, 
mais  l'impératrice  relève  son  courage  et  lui  pro- 
met d'engager  Andronicus  à  détacher  son  fils  du 
parti  des  Goths.  En  elfet,  elle  se  rend  auprès  du 
vieillard  avec  ses  deux  fils,  mais  déguisée  sous 
les  traits  de  la  Vengeance,  suivie  de  ses  deux  mi- 
nistres, le  Viol  et  le  Meurtre.  Titus,  malgré  l'af- 
faiblissement de  ses  facultés,  les  a  reconnus  ;  il 
relient  près  de  lui  Démétrius  et  Chiron.  et  quand 
l'impératrice  s'est  retirée,  il  s'arme  de  son  poi- 
gnard, et  les  égorge  sans  pitié.  Puis  il  invile  à  un 
feslin  l'empereur  et  sa  femme ,  et  pendant  le 
repas,  auquel  il  luéside  en  habit  de  cuisinier,  il 
demande  à  Saturninus  s'il  approuve  Virginius 
d'avoir  tué  sa  lille  de  sa  propre  main  parce 
qu'elle  avait  été  déslionoréc  ,  et  sur  sa  réponse 
aHirmative,  il  s'élance  sur  Lavinia  cl  la  poignarde. 
L'empereur  apprend  eu  même  temiis  le  crime  de 
Chiron  et  de  Démétrius,  cl  veut  les  faire  compa- 
rallre;|niais  Andronicus  répond  qu'il  a  su  se  ven- 
ger par  lui-même  ,  et  que  leurs  membres  ont 
servi  à  préparer  le  pftlé  que  l'inipéralriee  a 
trouvé  si  fort  de  son  goût.  «  J'en  atteste,  dit-il , 
le  tranchaul  affilé  de  mon  jjoignard.  »  Et  en  mê- 


me temps ,  il  frappe  Tamora.  .Saturninus,  fu- 
rieux, lui  plonge  son  épée  dans  le  cœur,  et  Lu- 
cius, à  la  vue  de  son  père  mourant,  s'élance  sur 
l'empereur  et  le  poignarde.  Andronicus  vengé  , 
Lucius  fait  rendre  ;les  derniers  devoirs  à  son 
père  et  à  Lavinia  ;  il  ordonne  qu'on  jette  aux 
bêles  fauves  le  corps  de  Tamora ,  qu'Aaron  , 
l'instrument  odieux  des  malheurs  de  sa  famille, 
soit  enfoui  dans  la  terre  jusqu'à  la  ceinture; 
puis,  devenu  empereur,  il  s'occupe  à  rétablir  la 
paix  et  l'ordre  dans  l'état. 

Récapitulons  le  nombre  des  morls  dont  il  est 
mention  dans  cette  tragédie  de  cannibales  : 

1°  Lesvingl-un  fils  de  Titus,  morls  pour  dé- 
fendre Rome  contre  les  Golhs  et  que  leur  père 
vient  déposer  dans  le  tombeau  de  sa  famille; 

2"  Alarbus,  fils  de  Tamora  ,  immolé  aux  mânes 
des  fils  de  Titus  ; 

3°  Mutins,  fils  de  Titus,  lue  par  son  père  pour 
avoir  voulu  protéger  la  fuite  de  sa  sœur  qu'en- 
lève Bassianus  ; 

4°  Bassianus  ,  époux  de  Lavinia  ,  poignardé 
par  les  fils  de  Tamora  ; 

5°  Quiutus  et  Martius,  fils  de  Titus,  décapités 
par  l'ordre  de  Saturninus  ; 

6°  La  nourrice  de  l'enfant  nouveau-né  de  Ta- 
mora, poignardée  par  Aaron  ; 

7"  Le  Clown,  jiendu  par  ordre  de  Jafnora  ; 

8"  Chiron  et  Démétrius,  fils  de  Tamora,  égor- 
gés par  Titus,  qui  en  fait  un  pàlé  qu'il  sert  en- 
suite à  Saturninus  et  à  sa  femme  ; 

9°  Lavinia,  qu'Andronicus  immole  pour  laver 
dans  le  sang  le  déshonneur  de  sa  famille  ; 

10",  1 1",  12"  Tamora  ,  poignardée  par  Titus  , 
lequel  est  tué  i)ar  Saturninus  ,  qui,  à  son  tour, 
est  percé  par  Lucius,  le  tout  comme  par  ricochet; 

13°  Le  More,  condamné  à  mourir  de  faim,  en- 
terré jusqu'à  la  poitrine. 

Total,  3.5  morts,  sans  compter  la  mouche  que 
IMarcus  perce  de  son  couteau  parce  qu'elle  |res- 
senible  au  perfide  Aaron.  Ajoutez  à  cela  la  lan- 
gue de  Lavinia,  ses  deux  mains,  la  main  de  son 
père  ,  et  convenez  (ju^une  telle  pièce  convient 
mieux  à  des  anthropophages  qu'à  un  peuple  ci- 
vilisé. Pu.  Leb.vs 

(De  l'Académie  îles  iiiscriplions 
et  belles-lettres), 

HENRI    'VI   (  FediiÉBE  partie  )  ,    tragédie   en 
cinq  actes. 

H<'nri  V  vient  de  mourir  ;  au  milieu  des  prépa- 
ratifs iju'on  lait  pour  ses  funérailles,  une  que- 
relle survenue  entre  les  ducs  d'York  et  de  Som- 
mers  et  donne  naissance  aux  deux  factions  con- 
nues sous  le  nom  de  la  Hose  ronge  et  de  la 
Rose  blanche.  En  même  temps  on  reçoit  de 
France  les  nouvelles  les  plus  désastreuses  :  le 
dauphin  s'est  fait  couronner  à  Reims,  et  Jeanne 
d'.Vrc  a  lait  lever  le  siège  d'Orléans.  Le  duc  de 
Glocester  mène  en  France  le  jeune  Henri  VI  et  le 
fait  couronner  à  Paris;  mais  le  due  de  Bourgo- 
gne, gagné  par  la  pneelle,  abandonne  le  parti 
des  .Vnglais.  Bcdford  meurt  devant  Rouen  cl  Sa- 
lisbury  devant  Orléans.  Bientôt  la  cause  des 
Anglais  est  perdue  en  France,  cl  Charles  a  recon- 
quis la  plus  grande  partie  de  son  royaume.  Ce 
pendant  le  duo  d"\ork  triomphe  devant  Com- 
liiègne  ;  la  pucelle  et  Marguerite  d'Anjou,  fille 
du  roi  René ,  sont  faites  prisonnières.  Le  roi 
Heiui,  épris  des  charmes  de  Marguerite,  rompt 


son  mariage  conclu  avec  la  fille  du  comte  d'.\r- 
magnac  et  fait  la  paix  avec  Charles  VII.  Quant  à 
Jeanne  d'Arc,  elle  est  amenée  devant  ses  juges 
et  brûlée  à  Rouen  comme  sorcière. 

F.  Châtelain. 

HENRI  VI    DETJXIÊBIE  PARTIE^  ,  tragédie. 

Le  duc  de  Glocester  ,  protecteur  du  royaume 
d'Angleterre ,  voit  avec  peine  le  mariage  de 
Henri  et  de  Marguerite  d'Anjou.  11  fait  partager 
son  mécontentement  à  Salisbury  et  à  Warwick  ; 
ainsi  qu'au  duc  d'York.  De  son  côté,  le  due  de 
Beaufort,  ennemi  de  Glocester,  forme  une  ligue 
avec  SufFolk ,  Sommerset  et  Buckingham.  Tous 
deux  ont  des  prétentions  au  trône  qu'ils  veulent 
faire  valoir;  la  reine  elle-même  entre  dans  le 
comjdot  dirigé  contre  le  protecteur.  Le  duc  de 
Glocester  succombe;  il  est  dépossédé  de  son 
protectorat.  Sa  femme  est  condamnée  à  faire  pu- 
bliquement amende  honorable;  lui-même  est 
étranglé  secrètement  par  les  ordres  du  cardinal 
de  Beaufort,  Henri,  touché  du  sort  de  son  oncle, 
fait  exiler  le  meurtrier.  Bientôt  des  troubles 
éclatent  en  Irlande  ,  et  le  duc  d'York  marche 
contre  les  rebelles  ;  mais  il  profite  de  cette  occa- 
sion pour  faire  revivre  ses  prétentions  au  trône, 
et  par  le  moyen  d'un  imposteur  appelé  Morti- 
mer,  qu'il  met  en  avant ,  il  revient  en  Angle- 
terre et  fait  soulever  le  comté  de  Kent.  Alors  il 
lève  l'étendard  de  la  révolte  ,  porte  la  terreur 
dans  Londres ,  et  gagne  la  bataille  de  Saint- 
Albans.  Henri  est  obligé  de  prendre  la  fuite. 

Dri'  \TY ,  de  r  Académie  française.' 

MACBETH  ,  tragédie  en  cinq  actes» 

La  tragédie  de  .Macbeth  est  tirée  d'une  chro- 
nique de  Holnished.  En  voici  le  résumé  :  .Mac- 
beth vivait  en  Ecosse  vers  le  milieu  du  dixième 
siècle,  sous  le  règne  de  Duncan  ,  prince  doux 
et  humain ,  mais  qui  n'avait  pas  tout  le  génie 
nécessaire  pour  gouverner  un  pays  aussi  turbu- 
lent et  aussi  déchiré  par  les  intrigues  et  les  hai- 
nes de  Macbeth.  Ce  dernier,  prince  puissant  et 
allié  de  la  couronne ,  non  content  d'entraver 
l'autorité  du  roi ,  porta  son  ambition  encore 
plus  loin  :  il  assassina  Duncan  à  Invernesset 
s'empara  du  trône.  Craignant  ensuite  qu'un 
pouvoir  si  mal  acipiis  ne  lui  fût  arraché,  il  exila 
en  Angleterre  .Malcolm,  héritier  du  trône,  et  fit 
mourir  !Mac-Gill  et  Banco,  les  deux  seigneurs 
les  plus  puissans  du  royaume.  Mac-Duif ,  de- 
venu bientôt  l'objet  de  ses  Soupçons,  s"cnfuit.  Le 
sangtiinaire  usurpateur  fit  tomber  sa  vengeance 
sur  sa  femme  et  sur  ses  cnfans  ,  qu'il  fit  massa- 
crer, Siward  ,  beau-frère  de  .Malcolra  ,  sur  l'or- 
dre d'Edouard,  conduisit  une  armée  en  Ecosse  , 
défit  et  lua  Alacbeth  dans  une  bataille  ,  et  réta- 
blit enfin  Malcolm  sur  le  trône  de  ses  pères. 

D.  0SULL1VA\. 


a^iii.  ^35^SÎC323^  ii2iiai;i3. 


iNousenii.i  unions ^  ts  l'retse  Ves.lr3\l  suivant 
d'un  article  publié  par  >l.  .Viphonsc  Karr.) 

La  princesse  Marie  avait  vingt-cinq  ans. 

Vu  milieu  des  lléau'^  dont  il  accable  les  familles 
royales,  le  ciel  semblait  avoir  rassemblé  sur  sa 
vie  tous  les  élémens  d'un  facile  bonheur.  Elle 


—  38  — 


^lait  IicIIp;  un  talent  plein  de  noblesse  et  de 
ilistinciion  l'avait  placée  au  prciiiior  rang  parmi 
les  arlistcs,  qu'il  suffisait  aulrel'ois  aux  per- 
sonnes royales  de  prolcî'ger  pour  s'élever  avec 
eux  h  l'imniorlalité. 

Outre  la  Jeanne  dArc,  que  tout  le  monde  a 
remarquée  à  V<  isailles,  avant  de  savoir  <iue 
célail  rouvraGedunelilledu  roi,  la  princesse  a 
laissé  iiu  liuyard  mourant,  qui  n'a  pas  été 
exécuté  en  grand,  et  une  autre  Jeanne  d'Arc 
(jue  la  pensée  pleine  de  poésie  qui  a  guidé  la 
jeune  artiste  met  encore  au-dessus  de  celle  (pie 
Ion  connail.  Jeanne  d'Arc  est  à  clieval;  elle 
vient  pourla  première  fois  de  frapper  un  homme 
de  sa  hache,  et  Ihonune  est  tombé  sur  la  pous- 
sière dans  des  Ilots  de  sang.  Jeanne  est  en  proie 
il  des  sentimens  opposés  et  éijaicment  vrais,  qui 
sont  admirablement  rendus  par  son  attitude  et 
l'expression  de  son  visaye. 

Cet  homme  est  un  Anijlais,  un  ennemi  de  la 
France;  elle  voit  que  son  bras  blanc  et  ses  doigts 
effilés  manient  la  hache  comme  les  guerriers 
couverts  de  cicatrices  et  brise  les  casques  et 
les  fronts  des  ennemis.  Elle  voit  que  Dieu  ne  l'a 
j)as  trompée,  qu'elle  sauvera  la  France,  et  que 
Cliarles  sera  sacré  à  Reims,  et  un  noble  orgueil 
se  lit  dans  les  regards  de  l'inspirée  ;—  mais  en 
niéme  temps,  l'aspect  du  sang,  la  vue  de  la  mort 
1  élonuent  et  la  troublent;  la  jeune  fille  frémit 
du  coup  qu'a  porté  la  guerrière;  et  elle  se  rap- 
pelle encore  une  fois  ce  que  la  nature  l'avait 
faite,  au  moment  suprême  où  elle  devient  ce 
que  Dieu  veut  qu'elle  soit. 

A  Fontainebleau,  la  princesse  a  fait  exécuter, 
sur  ses  dessins,  des  vitraux  peints  dans  la  cha- 
pelle de  Sl-Saturnin.  Ces  vitraux  représentent 
une  Sainte  Amélie,  palrone  de  sa  mère.  C'est  un 
ouvrage  estimé  des  artistes,  et  remarquable  sur- 
tout par  la  noblesse,  caractère  particulier  de  son 
talent.  On  montre  également  dans  l'église  d'Eu 
]dusieurs  de  ses  dessins. 

Avant  son  mariage,  la  princesse  avait  arrangé 
son  ai)parlemenl  des  Tuileries  dans  le  genre  de 
la  renaissance  ,  avec  un  goût  ravissant  ;  elle 
vivait  an  milieu  de  sa  famille,  dont  elle  était 
tendrement  aimée  et  quelle  charmait  par  son 
esprit  léger,  piquant  et  tout  français,  soccupant 
des  arts  qu'elle  chérissait,  et  se  nîontrant  peu 
au  dehors.  Sa  beauté  était  faite  surtout  de 
pràce  etd'élé,(ance,etsapbysionomie,  remarcpia- 
Memenl  mobile  et  expressive,  ne  pouvait  dégui- 
ser aucune  impression.  Quand  elle  quitta  l'ai-is 
et  la  France,  ce  fulpour  goiller  un  bonheur  qui 
n'est  pas  fait  d'ordinaire  pour  les  filles  de  roi,  ce 
fut  pour  suivre  un  mari  qu'elle  avait  choisi  et 
dont  elle  était  adorée.  Mais  pour  les  Français, 
la  ducliesKC  de  flui'lemberg  est  tonjouis  restée 
hprincetse  Marie;  c'est  sous  ce  nom  seul, 
devenu  populaire,  qu'elle  est  connue  en  France, 
et  c'est  ce  nom  dont  nous  devons  nous  servir 
pour  être  compris.  On  a  fait  une  copie,  sur  une 
petite  échelle,  de  la  Jeanne  d'Arc  de  Versailles, 
et  de  toutes  les  statuettes  qui  ornent  les  riches 
boutiques  c'est  une  de  celles  qui  ont  eu  le  plus 
de  vogue  cet  hiver.  Quand  la  maladie  de  la 
princesse  a  été  connue,  c'a  été  une  douleur  pu- 
blique, et  les  marchands  di,saient  aux  personnes 
qui  les  visitaient  :  «C'est  la  Jeanne  d'Arc  delà 
princesse  .Marie.  Cette  pauvre  princesse  Marie 
e$t  bien  malade,. i  Sait-on  de  ses  nouvelles?» 


En  Allemagne,  la  princesse  fut  admirablement  i 
accueillie;  il  n'y  a  guère  qu'en  France  que  l'on  ' 
n'est  plus  Français;  les  Allemands  connaissent 
beaucoup  mieu.x  les  écrivains  et  les  artistes  de 
ce  pays-ci  que  les  Français  eux-mêmes.  Elle 
avait  été  précédée  par  sa  réiiutalion,  et  quand 
elle  paraissait  dans  les  théâtres,  les  spectateurs 
se  levaient  avec  acclamations. 

On  se  rappelle  l'incendie  ([ui  dévora  son  palais 
pendant  la  nuit,  et  qui  l'obligea,  dans  un  état  de 
grossesse  très  avancé,  de  traverser  presque  nue 
une  cour  glacée.  —  De  ce  moment,  commença 
la  maladie  qui  l'a  enlevée.  Les  médecins  conseil- 
lèrent de  lui  faire  respirer  un  air  chaud  et  pé- 
nétrant, et  elle  partit  pour  l'Italie,  regrettant 
l'Allemagne  et  une  maison  de  son  mari  appelée 
Fantaisie,  dont  le  scyonrlui  plaisait  infiniment, 
et  dont  elle  parlait  encore  dans  les  derniers 
raomens  de  sa  vie. 

On  avait  d'abord  offert  à  la  princesse  une 
charmante  habitation  î>  cinq  lieues  de  GéneSj 
mais  des  vents  n;alsains  qui  y  régnent  forcèrent 
la  i)rincesse  delà  quitter  pour  se  rendreà  Pise. 
On  eut  alors  un  moment  d'espoir,  mais  le  mal  ne 
taida  i>as  à  faire  de  nouveaux  progrès,  et  la  reine 
envoya  le  duc  de  Nemours  auprès  de  sa  sœur. 
Toute  la  cour  de  Toscane  s'était  transportée  à 
Pise  pour  en  rendre  le  séjour  plus  agréable  à  la 
duchesse  de  Wurtemberg;  mais  sa  position  ne 
lui  permit  jias  de  la  recevoir.  Bientôt  elle-même 
ne  s'abusa  plus  sur  son  état  désespéré,  et  elle  se 
jeta  dans  les  bras  de  la  religion,  dont  elle  accom- 
plit tous  les  devoirs  avec  une  piété  touchante. 
Qucbjues  jours  avant  le  dernier,  réveillée  par  la 
douleur,  elle  demanda  de  la  lumière,  et  dessina 
pendant  quelques  heures;  dernières imi)ressions 
d'un  artiste,  qui  fout  songer  à  la  dernière  pen- 
sée lie  VVeber  et  aux  vers  de  Gilbert  : 

AU  banquet  de  la  vie,  infortuné  convive,  etc.; 
belle  musique   et  beaux  vers,  qui   disent  les 
mêmes  regrets,  et  qui,  par  ime  singulière  coïn- 
cidence, s'allient  parfaitement  et  se  chantent 
ensemble. 

Alors  la  reine  Amélie  voulut  aller  à  Pise,  et  la 
reine  des  Belges  vint  à  Paris  pour  l'accompagner 
dans  ce  voyage  de  près  de  quatre  cents  lieues 
au(|uel  le  roi  avait  consenti.  Une  lettre  du  duc 
de  Nemours,  qui  annonçait  du  mieux,  en  sus- 
peuilil  les  préparatifs. 

Dimanche  dernier,  la  famille  royale  était  à 
déjeimer,  le  repas  était  triste;  to;us  les  cœurs 
étaient  en  ju-oie  à  une  double  anxiété  :  la  pi-in- 
cesseM(u-ie,  dont  les  nouvelles  n'arrivaient  (jue 
six  jours  après  leur  départ,  et  le  duc  de  Join- 
ville,  qui  se  battait  sur  l'escadre  française  devant 
Ulloa.  Tout  à  coup  on  vint  avertir  le  roi  que  le 
ministre  de  !a  marine,  arrivé  précipitamment 
aux  Tuileries,  lui  faisait  demaniier  un  entretien 
particulier.  Le  roi  se  leva  et  sortit,  la  reine 
devint  pale  et  tremblante;  cette  apparence  de 
mystère  lui  fil  supposer  quelque  nouveau  mal- 
heur, et  son  cœur  se  l'emplit  des  plus  tristes 
pensées.  Pauvre  mère  de  neuf  enfans,  dont  le 
cœur  présente  tant  de  surtaee  aux  coups  du 
sort,  et  qui  peut  mourir  tant  de  fois  sans  cesser 
de  sonfl'rir  et  sans  oublier  !  Le  roi  alors  rentra  ; 
il  tenait  à  la  main  la  dépêche  que  lui  avait  re- 
mise le  ministre  de  la  marine,  et  il  dit  ^  la  reine 
en  l'embrassant  :  «L'iloa  est  pris,  et  Joinville  se 
porte  bien,  » 


Quelques  instans  s'étaient  à  peine  écoulés,  la 
reine  commençait  à  reprendre  sa  sérén  ité,  lors- 
qu'on apporta  une  lettre  du  duc  de  Nemours, 
adressée  à  son  frère,  le  duc  d'Orléans.  —  Toute 
la  famille  se  leva  et  se  groupa  dans  l'embrasure 
d'une  fenêtre  pour  lire  celte  lettre  ;  sans  annon- 
cer la  mort  de  la  duchesse,  elle  la  donnait 
comme  inévitable  et  prochaine. —  La  reine  tom- 
ba sur  les  genoux  en  s'écriant  :  «  0  mon  Dieu  ! 
j'ai  une  fille  de  moins  et  vous  avez  un  ange  de 
plus.  »  Elle  ne  ])ut  se  relever  et  on  l'emporta. 

Marie,  vous  êtes  morte,  mais  votre  nom  vivra 
dans  les  cœurs  et  dans  la  mémoire  des  hommes, 
car  vous  avez  illustré  les  arts  par  lesquels  les 
rois  jusqu'ici  s'étaient  laissé  illustrer.  Marie, 
vous  êtes  morte,  mais,  avec  Geneviève  la  sainte 
et  Jeanne  la  guerrière,  vous  serez  une  des  pa- 
tronnes de  la  France.  Marie,  comme  l'a  dit  votre 
mère,  ce  n'est  pas  Irop  aujourdhui  d'un  an{;c 
de  plus  dans  le  ciel,  jiour  prier  Dieu  qu'il  rie  se 

fatigue  pas  Ae  protét/er  la  France 

Alphose  Karr. 


tètes  et  «le    i|iiel«iiie;s  beaux    es- 
prits. 


Dans  plusieurs  cercles  il  est  devenu  d'usage  de 
tenir  des  notes  sur  les  habitudes  et  la  manière 
de  vivre  des  poètes  et  des  prosateurs,  d'étudier 
leurs  petites  faiblesses,  leurs  caprices  et  leurs 
goiits  particuliers  ,  et  d'en  profiler  pour  rire 
ensuite  des  sentimens  et  des  assertions  qui  se 
trouvent  dans  leurs  écrits.  Celle  manière  de 
procéder  est  celle  de  manvaisportraitisles  aux- 
quels l'artellelalentéchappenl;  si  celle  manière 
de  faire  avait  été  naguère  d'usage,  quelje  riche 
moisson  n'eussent  pas  eue  dans  les  champs  de  la 
littérature  nos  collccleurs  de  notices  i^  Avouons 
cependant  <|u'une  liste  complète  des  jienchai.s 
gastronomiques  et  des  habi Indes  d'hommes  dis- 
tingués serait  encore  plus  intéressante  qu'une 
de  ces  colle<^lions  d'aulogra[dies  qui  donnent 
aujourd'hui  pleine  carrière  au  sarcasme  physio- 
nomiipie. 

Charlemagne  préféraità  tout  des  viandes  rôties, 
surtout  du  gibier.  Des  chasseurs  étaient  tenus  de 
lui  aiqiorter  ces  mets  favoris  tout  embrochés 
sur  table. 

Les  boissons  favorites  de  Luther,  mort  en  I,'>40, 
étaient  de  la  bière  de  Torgan  et  du  vin  du  Rhin. 

Mélancliton,  mort  en  1500,  fut,  du  moins 
durant  toute  sa  jeunesse ,  grand  amateur  de 
soupes  à  Forge.  Il  donnait  souvent  une  portion 
de  viande  ])our  une  portion  desoupe  semblable, 
lorscpi'il  étudiait  auConluberiiium  de  Tubingen. 
Il  aimait  de  plus  les  goujons  et  d'autres  pelils 
poissons  de  ce  génie  {melanuraset  jundulos), 
en  outre  des  légumes  et  toutes  sortes  de  puttieu- 
las  (  décoction  de  légumes  et  de  viandes  hachés). 
Les  viandes  et  les  gros  poissons  lui  répugnaient; 
il  éiaildu  reste  ennemi  de  tout  ban(|uel.  Il  disait 
qu'il  lui  serait  facile  de  suivre  la  manière  de 
vivre  dePythagore. 

LcTasse  aimait  passionnément  les  fruits  confits, 
les  massepains  et  les  autres  mets  sucrés  cuits  au 
four.  U  manGeait  la  salade  avec  du  sucre. 


—"30 


Henri,  roi  de  France,  niortenlGlO,  était  un 
mangeur  immodéré  dliuilres  et  de  melons;  il 
n'était  pas  rare  de  le  voir  s'en  chareer  l'estomac. 
Sa  boisson  favorite  était  le  vin  d'Arbois,  qm 
croit  en  Franche-Comté,  dans  un  terrain  fort 
médiocre. 

Charles  Xll,  roi  de  Suède,  mort  en  1718,  pré- 
férait, dit-on,  une  tartine  de  beurre  à  toute 
friandise. 

Voltaire  était  un  insatiable  buveur  de  café, 
comme  Napoléon  et  Frédéric-Ie-  Grand.  Le  mets 
favori  du  dernier  était  du  polenta  ,  espèce  de 
gft'eau  d'orge  torréfié,  réduit  en  poudre. 

Crébillon  le  jeune,  mort  en  1777,  se  distin- 
guait par  une  force  tout  extraordinaire  dans 
l'art  d'avaler  les  huîtres. 

Les  mets  favoris  de  Lessing ,  mort  en  1781, 
étaient  les  lentilles. 

Klopslock,  mort  en  1803,  était  un  amateur 
passionné  de  raisins.  Parmi  ses  mets  favoris 
figurent  les  pàlés,  principalement  ceux  au.K 
truffes,  le  saumon,  la  truite  saumonée,  les 
viandes  boucanées,  et  parmi  les  légumes,  les 
pois.  11  affectionnait  le  vin  du  Rhin  d'une 
manière  toute  particulière,  et  buvait  souvent, 
dans  ses  dernières  années,  sa  bouteille  de  Bor- 
deaux. 

Kant,  mort  en  1804,  comptait  jusque  dans  les 
dernières  années  de  sa  vie,  au  nombre  de  ses 
mets  favoris,  une  purée  de  lentilles,  une  purée 
de  panais  préparée  au  lard,  un  pudding  au  lard 
à  la  poméranienne,  un  pudding  de  pois  secs 
aux  pieds  de  porc,  des  fruits  séchés  au  four  de 
Poméranie.  — Il  restait  ordinairement  à  table 
d'une  heure  à  quatre. 

Schiller,  mort  en  1805,  aimait,  dans  sa  jeunes- 
se, le  jambon  dune  manière  toute  particulière. 
—  Nous  avons  sous  nos  yeux  une  note  étendue 
des  dépenses  faites  par  M.  Schiller,  en  1783, 
pour  ses  soupers  chez  un  aubergiste  de  Stull- 
gard.  Ony  trouve  chaque  jour  du  jambon  et 
une  quantité  minime  de  vin  du  pays. 

Wieland,  à  l'exemple  des  Athéniens,  affection- 
nait d'une  manière  toute  particulière  lesgâteau.x 
et  les  mets  cuits  au  four.  Lorsqu'il  savait  ([ue 
sa  femme  avait  dans  ses  armoires  quelque  chose 
de  semblable,  il  se  levait  souvent  encore  après 
minuit  pour  lui  dérober  la  petite  friandise  et  la 
manger  tranquillement  dans  son  lit.  Vers  1774, 
il  avait  à  souper  tous  les  dimanches  une  tatsche, 
gâteau  assez  renommé  ([ue  l'on  mange  h  lîiberach. 
Les  truites  des  Alpes,  tirées  des  vallées  du  Ziller, 
lui  paraissaient  tellement  succulentes  qu'il  lui 
arrixait  souvent  de  parler  deux  années  après 
d'un  repas  oii  ces  poissons  avaient  figuré.  Dans 
sa  vieillesse  il  aimait  à  prendre  un  verre  d'eau 
de  cerises. 

Maunisson  a  lui-même  raconté  qu'il  préférait 
à  tout  des  pois,  des  haricots  secs  et  de  la  viande 
])oucanée. 

Le  biographe  d'Alexandre  Poppe,  mort  en 
174  j,  a  mentionné  que  rien  n'était  [ilus  cher  au 
poète  ((u'un  menu  friand  et  bien  composé  ;  et 
celui  de  Gœlhe  ,  que  son  auteur  affectionnait 
particulièrement  le  Champagne.  11  y  a  de  fortes 
présomptions  pour  croire  qu'il  en  est  ainsi  de 
tous  les  poètes;  nous  le  croirons  du  moins  jus- 
qu  à  jtreuve  contraire. 

Nous  terminons  ces  notices  gastronomiques 
par  quelques  indicalioiis  sur  les  chaugemeiis 


introduits  dansles  heures  des  repas.  Nous  ferons 
d'abord  observer  combien  il  est  impropre  d'ap- 
peler en  allemand  repas  de  midi  le  principal 
repas  du  jour,  que  les  Pïomains  nomment  la 
cena,  les  Français  le  dîner,  les  Anglais  le  din- 
ncr,  mots  diverspar  lesquels  on  désigne  le  repas 
au(iuel  on  consacre  le  plus  long  espace  de  temps, 
auquel  on  prend  part  avec  le  plus  de  plaisir  et 
qui  fait  éprouver  le  plus  de  jouissance,  et  après 
lequel  on  se  livre  à  des  heures  de  récréation  ou 
de  douce  somnolence.  A  la  porte  de  la  salle  à 
manger  de  Pacca,  secrétaire  du  sénat ,  on  lisait 
dans  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle  l'inscrip- 
tion suivante:  Pransurus  anteXne  re/iito, 
Post  X  ne  maneto  :  ne  venez  dincr  ni  avant  ni 
après  dix  heures. 

En  1545,  les  étudians  nobles  de  Toulouse 
dînaient  à  10  heures  et  soupaient  à  6  heures. 

Lors  du  mariage  du  prince  de  Julier»,  célébré 
à  Dusseldorf,  on  se  mita  table  entre  5  et  6  heures 
pour  prendre  le  souper. 

Il  était  d'habitude  jusqu'en  1606,  dans  le  cha- 
pitre de  Tubingue,  de  dîner  à  9  heures  du 
matin.  On  n'y  déjeunait  jamais. 

Les  comtes  d'Erbach  dînaient,  en  1627,  à  neuf 
heures  du  matin. 

D'après  les  réglemens  d'intérieur  du  duc 
Ernest  de  Gotha  de  1648,  on  mangeait  chez  lui, 
en  été  et  en  hiver,  à  dix  heures  trois  quarts  du 
matin  et  à  cincj  heures  trois  quarts  du  soir. 

—  Le  roi  Georges  I"''  d'Angleterre ,  mort  en 
1727,  mangeait  après  deux  heures ,  et  les  classes 
distinguées  de  Londres  ne  dînaient,  en  1760, 
qu'à  quatre  heures. 

Georges  111  dînait ,  en  opposition  avec  le§ 
mœurs  anglaises,  à  une  heure  après  midi  ef 
soupait  à  dix  heures  du  soir. 

Philippe  V  d'Espagne,  mort  en  174G,  dinail  à 
midi.  11  en  fut  de  même  de  Charles  111,  mort  en 
1788  ;  on  avait  alors  la  coutume  de  montrer  au 
roi  et  à  ses  convives  cent  plats  différens  dont 
une  quarantaine  seulement  étaient  posés  sur 
table. 

Entre  1760  et  1770,  les  doges  et  sénateurs  de 
Venise,  ainsi  que  la  classe  ouvrière,  dînaient  ù 
midi  précis  ;  toutes  les  classes  de  la  société  en 
faisaient  de  même  ù  Batavia  et  dans  lu  ville  du 
Cap.  En  17'J8,  on  dinait  aux  tables  d'hote  Je 
Florence  à  trois  et  quatre  heures. 

La  classe  tMstinguée  do  Berlin  dinait,  en  1778, 
à  deux  heures  et  soupait  ù  neuf  heures. 

Catherine  11  et  l'empereur  Paul  dînaient  habi- 
tuellement aune  heure;  Ale.\anUre,  au  contraire, 
dinait  à  l'anglaise,  entre  quatre  Ci  cinq  heures. 
L'heure  des  repas  n'était  pas  fixée  chez 
.loseph  11.  Il  dînait  h  trois  heures,  à  quaire 
heures,  à  cinq  heures.  En  180G,  au  jour  de  Fan, 
l'empereur  François  donna  encore  un  grand 
diner  îi  midi. 

En  (786,  le  bourgeois  de  Paris  mangeait  îi 
deux  heures,  le  marchand  à  trois,  le  noble  h 
(juatrc  heures. 

En  tSOG,  les  Français  appartenant  ît  la  classe 
élevée  dînaient  au  Canada  à  qualrc  heures,  ope- 
ration  qui,  cinquante  ans  plus  lOt,  s'exécutait  à 
midi. 
llyder-Ali,  mort  en  J782,  dinait  à  dis  heures 
I  du  malin. 
y     L'empereur  delà  Chine  qui  régnait  eu  1773 


dinait  à  huit  heures  du  matin  et  soupait  à  dcus 
heures  après  midi. 

Les  repas  de  la  classe  distinguée  se  prennent, 
comme  on  sait,  en  ce  moment,  à  Paris  et  à 
Londres,  entre  six  et  huit  heures  du  soir:  ce 
sont  là  les  bornes  extrêmes.  Depuis  que  les 
soupers  ont  été  de  nouveau  introduits  dans  dif- 
férens lieux,  il  est  arrivé  de  voir  ce  dernier 
ouvrir  la  journée  suivan'e,  de  manière  que  l'on 
souperait,  du  moins  en  hiver,  très-souvent  à 
Fheure  où  Fhabitant  des  campagnes  prend  en 
été  son  repas  du  matin. 

Le  diner  à  des  heures  avancées  ne  veut  point 
prendre  racine  dans  les  petites  villes  d'Allemagne. 
Mais  aussi  longtemps  que  l'Allemand  n'arran- 
gera pas  son  principal  repas  de  manière  à  clore  à 
Faise  avec  lui  sa  journée  de  travail,  aussi  long- 
temps qu'il  n'emploiera  pas  à  se  récréer  en 
société  l'espace  de  temps  qui  s'écoule  entre  • 
l'heure  où  il  dîne  et  Fheure  où  il  se  couche,  il 
restera  toujours  un  profane  en  gastronomie 
moderne. 

[Vorgenbtatl.) 


2*33  SSïii»^''5ii.22i33» 


Sur  l'un  des  flancs  de  l'immense  jardin  du 
Luxembourg,  s'allonge  la  rue  de  FOi  est,  ijrande 
et  mélancolique  Thébaïde,  bordée  de  murs  escar- 
pés et  nus,  crénelés,  à  de  rares  intervalles,  par 
des  fenêtres  armées  de  barreaux  de  fer,  et  bas- 
tionnés  par  de  petites  portes  dont  le  front  laisse 
voir  l'œil  craintif  d'un  [irudenl  Judas.  La  rue  de 
FOueslest  la  métropole  d'une  colonie  d'artistes, 
ou  plutôt  de  statuaires.  Ses  provinces  sonlla  rue 
d'Assas  habitée  par  David,  la  rue  de  Vaugirard 
au  coin  de  laquelle  s'élève  la  maison  deLemaire, 
la  rue  de  Seine  où  demeure  Pradier,  la  rue  des 
Alaiais  qui  compte  les  deux  r)arre  parmi  ses  h<) 
tes,  la  rue  Saint-Dominique  où  Dantan  aine  pé- 
trit la  glaise,  la  rue  Notre-Uame-des-Champs  , 
séjour  de  Dcbay  et  de  Joseph  Greefe,  jeune  hom  - 
me  destiné  à  devenir  iieul-étre  ,  un  jour,  le  ri- 
val de  son  frère  le  Flamand  ;  enfin  la  rue  de 
l'Abbaye  où  Duret  s'apprête  à  fondre  le  [lendant 
de  son  Saltnrello.  Non  seulement  les  maîtresse 
sont  établis  dans  ce  qu;irtier,  mais  encore  des 
nuées  d'élèves,  de  praticiens,  de  mouleurs  ,   de 
marbriers  ,  de  tout  ce  qui  manie  et  de  tout  ce 
qui  aspire  à  manier  le  ciseau  et  la  râpe,  soit  par 
vocation  d'artiste,  soit  par  vocation  mécanique 
et  mercenaire.  Non  loin  .le  la  maison  qui  porte 
le  numéro  43,,  et  qu'habite  Elc\,  s'ouvre  une 
grande  cour  fermée  par  une  seule  grille  de  fer, 
et  dans  laquelle  on  aperçoit,  en  passant,  quatre 
ou  cinij  petites  portes  basses,  façonnées  de  plan- 
ches sans  moulures  cl  rabotées  à  peine.  C'est  Ih 
que  le  hasard  a  réuni  les  trois  statuaires  français 
qui  semblent  s'être  dévoués  le  plus  exclusive- 
ment, et  avec  une  ardeur  pleine  de  mysticité,  à 
l'art  catholique  :  un  prêtre  et  deux  vic.iircs  : 
Théophile  Rra.  Jean  Duscigncuret  lîion. 

Depuis  quelques  semaines,  Bra  xicnl  rarement 
à  son  atelier.  Celte  imagination  puissante  ,  cet 
Cjîprit  religieux  rêve  et  se  livre  tout  entier  à  la 
pensée  d'une  iruvre  bien  aimée.  M  doit  exécuter, 
poiii-  la  Madeleine,  un  Ange  g.irdicn  ,  cl  vous 
coiuiucneieoaibicuuniclsujelplailauslaluairs 


—  /iO  — 


qui  a  conru  et  excouté  une  Vierge  dont  la  vue 
rapiiclle  les  plus  célestes  nwdones  île  Rapluiél. 
Après  avoir  terminé  la  statue  ilu  nuuéchal  Mor- 
tier et  la  (ij;ure  île  sainte  Amélie  ;  après  avoir 
ébauché  l'esquisse  d'un  bas  -relief  pour  la  co- 
lonne du  camp  de  BouIoj;ne,  il  se  donne  sans 
réserve  ;i  la  création  de  sa  statue  chrétienne. 

Duseiijncur,  dont  les  praticiens  ébauchent  en 
marbre  le  Dagobert  destiné  à  Versailles ,  com- 
mence pour  la  Madeleine  une  Sainte  Agnès.  La 
légende  de  Sainte  Agnès  est  une  des  plus  gra- 
cieuses chroniques  de  la  vie  des  saints.  Née  de 
haute  condition  et  tendrement  aimée  par  le  lils 
de  l'un  de  ces  jjroconsuls  sans  nom  qui  jouent, 
dans  toutes  ces  naïves  histoires,  le  rôle  de  tyran, 
elle  refuse  la  main  du  jeune  seigneur,  en  répon- 
ilaiU  ([u'cUe  se  trouve  liancée  à  un  prince  bien 
plus  puissant  que  le  lils  du  proconsul.  Lamant 
dédaigné  cherche  quel  est  ce  rival  et  ne  tarde 
point  îi  décourir  l'hymen  mystique  d'Agnès  au 
Christ.  Dans  sa  colère ,  il  dénonce  la  Vierge 
comme  chrétienne  ;  on  l'arrête  et  elle  se  trouve 
condamnée  au  lupanarium.  iMais  un  ange  la 
protège  dans  ce  lieu  infâme,  et  une  main  invisi- 
ble renverse  tous  ceux  qui  s'y  présentent.  Le  lils 
du  proconsul  ,  frappé  par  le  divin  défenseur 
d'Agnès,  reste  lui-raème  mourant  sur  la  jilace. 
Alors  le  proconsul  désespéré  envoie  Agnès  au 
bûcher  ;  avant  le  supplice  le  bourreau  la  dé- 
pouille de  ses  vétemens...  Voici  que  les  cheveux 
de  la  sainte  croissent  tout  à  coup  et  l'envelop- 
pent d'un  chaste  et  merveilleux  manteau  ; 
l'homme  de  sang  la  jette  dans  les  flammes  et  les 
flammes  s'éteignent.  La  hache  termine,  comme 
d'ordinaire,  cette  longue  suite  d'épreuves,  et  en- 
fin la  jeune  martyre  monte  au  ciel  pour  y  recevoir 
la  palme  du  martyre  et  l'auréole  de  la  béatiiica- 
lion.  La  fête  de  Ste-Agnès  se  célèbre  à  Rome 
tous  les  ans  le  21  janvier,  dans  l'église  de  St- 
l'ierre.  On  bénit,  ce  jour-là,  la  laine  recueillie 
sur  certains  agneaux  blancs,  premiers  nés  de 
jeunes  brebis,  et  cette  laine  reste  exposée  sur 
le  tombeau  du  fondateur  de  l'église  romaine 
jusqu'au ,28  du  môme  mois,  jour  anniversaire 
d'une  apparition  de  SainteAgnès  à  ses  compagnes. 
Alors  le  souverain  pontife  bénit  de  nouveau  les 
toisons  sans  tache,  et  elles  sont  employées  exclu- 
sivement à  la  fabrication  des  pallium  des  arche- 
vêques. 

L  ne  telle  figure  à  exécuter  convenait  exclusi- 
vement, pour  ainsi  dire,  au  talent  naïf  et  fervent 
de  Duseigneur.  Aussi  l'ébauche  de  cette  statue, 
latèle  pieusement  élevée  vers  le  ciel,  un  petit 
agneau  dans  les  bras  et  ses  longs  cheveux  épars 
sur  les  épaules  ,  annonce  déjà  avec  quel  senti- 
ment juste  et  profond  l'artibtc  coaqircnd  la  sta- 
tue qu'il  doit  exécuter. 

Frappez  à  la  porte  voisine,  et  vous  entrerez 
chez  iJion  :  Bion  commence  le  premier  de  douze 
tableaux  en  relief  destinés  à  former  un  chemin 
de  la  Croix.  C'est  la  scène  qui  ouvrit  la  Passion  : 
Pilatese  lave  les  mains  et  livre  lejuste  aux  for- 
cenés qui  crient  :  Crucifige\  criiciligel  La  tète 
du  juge  romain  offre  une  expression  remarqua- 
ble d'apathie  et  de  faiblesse.  Le  regard  du  Christ, 
plein  de  résignation  et  de  mélancolie,  n'apiiar- 
tiont  déjà  plus  à  la  terre  ;  il  ne  chciclie  même  pas 
à  lire  sur  ks  traits  de  l'ilatc  ce  qu'il  va  décider 
de  son  sort  ;  car  il  sait  tout  ce  qui  doit  s'accom- 
plir et  que|toul  doit  s'accomplir. 


lîion  et  Duseigneur  viennent  de  recevoir  pour 
le  musée  de  Versailles  la  commande  de  deux 
bustes  :  l'un  est  celui  de  Jean  de  Bourbon,  tué 
en  1571  à  la  bataille  de  St-Quentin  ;  l'autre  de 
Pierre  de  Bourbon,  mort  en  135G. 

H  faut  maintenant  quitter  le  quartier  du  Luxem- 
bourg et  descendre  vers  l'Institut,  dans  ks  ateliers 
qui  se  trouvent  réunis  au  milieu  de  la  seconde 
cour.  Là  ,  Carie  Elschoèt  fait  couler  en  plâtre 
deux  tritons  gigantesques  destinés  à  l'une  des 
fontaines  de  la  place  de  la  Concorde. Chacun  des 
pcrsonnaues  de  ce  couple  étrange  ,  terminé  par 
une  large  queue  de  dauphin  ,  élreint  dans  ses 
bras  un  poisson  qu'il  va  dévorer  sans  doute.  La 
femme  couronnée  de  roseaux  montre  une  beauté 
puissante  et  sauvage  qui  commande  l'attention; 
l'homme  avec  ses  oreilles  de  faune,  ses  larges 
épaules,  sa  poitrine  athlétique,  parait  vivre  et 
bondir  au  milieu  des  eaux,  tant  l'artiste  a  su  lui 
donner  de  mouvement.  On  voit  encore  dans  l'a- 
telier d'Elschoc't  une  statuette  de  Jean-Bart , 
étude  préparatoire  d'une  grande  statue  de  bronze 
destinée  à  Dunkerque,et  une  figurine  de  femme 
tort  gracieuse  de  désinvolture.  Elschoèt  termine 
encore  un  buste  du  co.mpositeur  Gomis. 

Dantan  aine  aura,  au  salon ,  un  Ange  gardien 
destiné  à  la  Madeleine,  comme  celui  de  Bra,  et 
un  buste  de  mademoiselle  Rachel,  celte  pauvre 
cl  sublime  jeune  fille,  passée, tout  à  coup  et  pres- 
(pie  sans  transition,  du  métier  de  modèle  et  d'ac- 
trice du  théâtre  Molière,  aux  honneurs  les  plus 
enivrans  du  succès  et  de  la  gloire  scénique  ;  ma- 
demoiselle Rachel  qui,  par  soirée,  fait  faire  six 
mille  francs  de  recelte  à  la  Comédie-Française 
avec  l'entourage  que  vous  savez  ,  et  malgré  la 
direction  de  M.  Védel  ! 

David  ébauche  un  buste  de  Béranger,  et  vient 
de  terminer  plusieurs  médaillons  parmi  lesquels 
on  cite  les  portraits  de  MM.  Pierre  Leroux  [et 
JeanBeynaud,directeursder£«c2/c/o/)É'(//e«OM- 
velle;  Barye  a  mis  enfin  la  dernière  main  à  _ce 
magnifique  surtout  commandé  par  M.  le  duc 
d'Orléans,  et  refusé  l'année  dernière  d'une  façon 
si  ridicule  etsi  honteusement  jalouse  par  le  jury 
de  l'exposition.  Pradier  achève,  pour  Versailles, 
une  figure  couchée  du  comte  de  Beaujolais,  mort 
à  l'ile  de  Malte  et  frère  du  roi  actuel  ;  la  statue 
i(u'il  a  faite  du  général  Damrémont  ne  tardera 
point  non  plus  à  prendre  place  dans  la  galerie 
de  ce  musée  national.  Les  initiés  admirent,  dans 
l'atelier  de  Bosio,une  femme  nue,  que  le  statuaire 
nomme  Flora-la-Courtisane,  et  pour  laquelle  il 
a  prodigué  tous  les  secrets,  tous  les  trésors  vo- 
luptueux et  florentins  de  son  art.  Une  tête  de 
vierge  forme  un  bizarre  contraste  avec  cette  œu- 
vre lascive;  et  M.  Bosio  prépare  cncoreune  vaste 
composition  destinée  à  Versailles  et  qui  a  pour 
donnée  :  la  France  dirigeant  les  génies  des 
arts.  Enfin ,  il  ébauche  une  statue  de  Napoléon  , 
haute  de  quatorze  pieds,  qui  occupera  le  sommet 
de  la  colonneélevée  sur  l'emplacement  du  camp 
de  Boulogne. 

Foyaticr  a  livré  aux  praticiens  le  marbre  d'une 
statue  du  général  Combe,  qui  se  dressera  sur  la 
place  publique  de  la  ville  où  est  né  ce  brave  of- 
ficier ;  Triquety  exposera  au  salon  un  bas-relief 
en  bronze,  dans  lequel  Thomas  Morus,  entouré 
de  sa  famille,  commente  ce  texte  pronliétique 
des  livres  saints  pour  lui  :  ira:  régis  nuiitiœ 
mortis.  Maindron  vient  d'envoyer  en  Vendée 


une  stattie  du  général  Travot  ;  Antonin  Moyn 
achève  les  deux  tritons  qui  doivent  compléter 
les  fontaines  delà  place  de  la  Concorde,  avec 
ceux  d'Elschoëtet  de  Merlieux;  Duret,  je  vous 
l'ai  dit,  fait  une  figu'-e  nue,  pendant  de  son 
Sallarello  ,  et  un  journal  parlait  avec  éloge,  il 
y  a  peu  de  jours,  d'une  Velleda  de  Maindron. 

A  l'autre  extrémité  de  Paris,  dans  la  nouvelle 
Athènes,  se  trouve  une  seconde  colonie  de  sta- 
tuaires, parmi  lesquels  Desbœufs,  à  peine  de  re- 
tour d'un  voyage  en  Italie,  termine  déjà  un  l)uste 
du  savant  Sylvestre  de  Sacy.  Puis  Gayrard  fait» 
comme  Dantan  aine,  un  buste  de  mademoiselle 
Rachel.  Dantan  jeune  est  tout  préoccupé  d'un 
grand  buste  de  M.  Marjolin.  Jamais  Dantan  n'a 
mieux  fait.  Les  traits  du  célèbre  médecin,  ren- 
dus avec  une  exactitude  mathématique  ,  repro- 
duisent à  merveille  celte  physionomie  spirituelle 
et  [deine  de  bonhomie,  rêveuse  et  riante,  qui  ca- 
ractérise l'homme  auquel  les  femmes  doivent 
tant  de  merveilles  découvertes  dans  les  maladies 
qui  leur  sont  le  plus  fatales.  C'est  un  grondeur 
que  l'on  aime,  un  savant  qui  se  fait  pardonner 
son  savoir;  une  intelligence  forte  que  trahit  un 
front  large,  nu  et  vaslement  développé. 

Dantan,  dont  les  charges  ne  sont  que  le  délas- 
sement, qui  ne  donne  guère  à  leur  exécution 
que  son  temps  de  loisir,  a  fait  en  outre,  depuis 
quatre  mois,  les  bustes  ,  en  petit,  de  l'abbé  de 
Lamennais,  du  peintre  de  fleurs  Wandael,  du 
compositeur  Donizetti  et  de  M.  Viardot,  direc- 
teur des  Italiens  et  traducteur  si  heureux  du  Dow 
Quichotte.  On  voit  encore  dans  son  atelier  une 
joiiestatuettedeMassol  avec  le  costume  dePorte- 
Bracchio,  et  une  fort  bouffonne  caricature  du 
commandant  des  Tuileries,  M.  le  colonel  de 
Castres. 

Enfin,  vous  le  savez,  l'auteur  de  la  statuette  si 
populaire  du  maréchal  Lobau  va  reproduire  dans 
un  buste  les  traits  du  commandant  de  la  garde 
nationale  parisienne. 

S.  Henry  Berthoud. 


LES  DERNIERS  INSTANS 

SE 


WMM^ 


>Au  printemps  de  l'année  1827,  dans  une 
maison  de  l'un  des  faubourgs  de  Vienne,  quel- 
ques amateurs  de  musique  étaient  occupés  à 
déchiffrer  le  dernier  quatuor  de  Beethoven,  qui 
venait  d'être  publié.  C'était  avec  une  sensation 
de  surprise  mêlée  de  dépit  qu'ils  suivaient  dans 
ses  élans  capricieux  cette  bizarre  production 
d'un  génie  épuisé.  On  n'y  retrouvait  point  ces 
mélodies  si  suaves  et  si  gracieuses,  ce  style  si 
original,  si  élevé,  ces  idées  si  grandes  etsi  belles 
qui  avaient  fait  de  lui  le  premier  des  composi- 
teurs.Son  goût, jusque  alors  si  parfait,  n'est  plus 
que  le  sombre  pédantisme  d'un  contrepointiste 
sans  talent;  le  feu  qui  brillait  jadis  dans  ses 
rapides  aZ/É'//»'*',  qui  allait  en  croissant  du  scherzo 
au  finale  et  se  répandait,  comme  une  lave  bouil- 
lante, en  magnifiques  harmonies,  n'est  plus 
qu'une  série  de  dissonances  changeantes  et  in- 


—  /il 


intelli;;ililcs;  1rs  jolis  tlit'nu'S  de  ses  incnufls, 
jadis  si  pleins  de  galté  et  doriginalilé,  se  sont 
changés  en  sauts  et  en  bonds  irréguliers  et  en 
cadences  impossibles  à  exécuter;  ce  ne  sont 
plus  qu'autant  d'efforts  impuissans  à  atteindre 
des  effets  inconnus  en  musiijue.— Lst-ce  bien 
1>\  du  Beethoven  i'  —  se  disaient  les  musiciens 
désespérés  de  ce  galimatias  et  en  quittant  leurs 
archets. —  Est-ce  bien  là  une  œuvre  de  notre 
célèbre  compositeur ,  dont,  jusque  aujourd'hui, 
nous  ne  prononcions  le  nom  qu'avec  orgueil  et 
vénération?  IN'est-ce  pas  plutôt  une  [larodie 
faite  sur  les  chefs-d'œuvre  de  l'immortel  émule 
des  Haydn  et  des  Mozart  ? 

Les  uns  attribuaient  cette  décadence  à  la  sur- 
dité dont  Deethoven  était  atteint  depuis  quel- 
ques années  ;  d'autres  s'en  prenaient  à  un  dé- 
rangement survenu  dans  ses  facultés  mentales; 
mais,  ressaisissant  aussitôt  leur  achet,  par  res- 
pect pour  l'ancienne  gloire  du  symphoniste,  ils 
se  faisaient  une  obligation  de  continuer  à  dé- 
chiffrer l'œuvre  indéchiffrable. 

Tout  à  coup  la  porte  s'ouvre,  et  l'on  voit  en- 
trer un  homme  vêtu  d'une  redingote  noire, 
sans  cravate  et  les  cheveux  en  désordre;  ses 
yeux  sont  brillans,  mais  ce  n'est  plus  le  feu  du 
génie  qui  les  anime  ;  son  front  seul,  par  son  dé- 
veloppement remarquable,  décèle  l'organisation 
de  ce  cerveau  extraordinaire.  11  entre  tout  dou- 
cement, les  mains  sur  le  dos;  on  lui  fait  place 
avec  respect  ;  il  s'approche  des  musiciens,  penche 
sa  tête  de  côté  et  d'autre,  comme  pour  mieux 
entendre  ;  mais  en  vain  :  nul  son  ne  pénètre 
dans  son  oreille.Des  ruisseaux  de  larmes  s'échap- 
pent de  ses  yeux  ;  il  cache  son  visage  dans  ses 
mains,  s'éloigne  des  exéculans  et  s'assied  au 
fond  de  la  chambre.  Tout  h  coup  le  premier 
violoncelle  fait  entendre  une  note  ajoutée  à  l'ac- 
cord de  septième,  et  ce  son  bizarre  est  repro- 
duit par  tous  les  autres  instrumens.  L'infortuné 
tressaille  et  s'écrie  :  —  J'entends  !  j'entends  !  — 
11  se  livre  à  une  joie  impétueuse  et  applaudit 
des  pieds  et  des  mains. 

—  Louis,  lui  dit  une  jeune  fille  qui  entrait  à 
ce  moment,  Louis,  il  faut  rentrer,  il  faut  nous 
retirer  ;  nous  sommes  de  trop  ici. 

Il  jeta  un  regard  sur  la  jeune  Idle,  la  comprit 
et  la  suivit  en  silence,  et  avec  la  docilité  d'un 
enfant  soumis  et  habitué  à  obéir. 

Au  quatrième  étage  d'une  vieille  maison  en 
briques,  située  au  bout  de  la  ville,  était  une 
petite  chambre  qui ,  pour  tous  meubles,  n'a 
qu'un  lit  avec  une  couverture  déchirée,  un  vieux 
piano  discord  et  quelques  liasses  de  musi(iuc  : 
c'était  là  la  demeure,  l'univers  de  l'immiuortel 
Beethoven. 

Il  ne  parla  point  pendant  le  trajet  ;  mais,  ren- 
tré chez  lui,  il  se  mit  au  lit,  prit  la  main  de  la 
jeune  fille  et  dit  : 

—  Bonne  Louise!  tu  es  le  seul  être  qui  me 
comprenne;  le  seulqui  ne  me  craigne  i)as  et  au- 
quel je  ne  sois  point  à  cliarge.Tu  crois  que  ces 
messieurs,  qui  déchiffiaieut  ma  musi(|ue,  me 
comprennent  :  point  du  tout.  J'ai  surpris  un 
sourire  sur  leurs  lèvres  pendant  qu'ils  exécu- 
taient mon  quatuor  ;  ils  s'imaginent  ([ue  mon 
géniecst  sur  sou  déclin,  et  cependantc'est  à  pré- 
sent seulement  que  je  deviens  vraiment  grand 
musicien.  Tout  à  l'heure,  ehcmin  taisant,  j'ai 
composé  une  symphonie  qui  mettra  le  sceau  h 


ma  gloire  ,  ou  plutôt  (jui,  seule,  immortalisera 
mon  nom.  Je  vais  l'écrire  et  brûler  toutes  celles 
qui  l'ont  précédée.  J'ai  changé  toutes  les  lois  de 
l'harmonie,  j'ai  trouvé  des  elfets  dont  personne , 
jusque  aujourd'hui ,  n'avait  deviné  l'existence. 
Ma  symphonie  aura  |)Our  base  une  mélodie 
ehromatiquî  de  vingt  timbales;  j'y  introduirai 
les  accords  de  cent  cloches  de  diapason  divers; 
car,  ajouta-t-il  en  se  penchant  vers  l'oreille  de 
Louise,  je  vais  te  confier  un  secret.  L'autre 
jour,  lorsque  lu  me  conduisis  au  haut  du  clocher 
de  Saint-Stéphen,  je  découvris  une  chose  igno- 
rée de  tous  :  je  m'aperçus  que  la  cloche  est  l'in- 
sli'umentle  plus  harmonieux  et  qu'on  peut  l'em- 
ployer avec  le  plus  grand  succès  dans  l'adagio. 
11  y  aura,  dans  mon  finale ,  des  tambours  et  .des 
coup»  de  fusil...  et  j'entendrai  cette  symphonie, 
Louise!  oui,  s'écria-t-il  avec  enthousiasme,  je 
l'entendrai  :...  Te  rappelles-tu,  reprit-il  après 
une  petite  pause,  te  rappelles-tu  ma  bataille  de 
Waterloo  et  le  jour  où  j'en  dirigeai  l'exécution 
en  présence  de  toutes  les  tètes  couronnées  île 
l'Europe?  Des  milliers  de  musiciens,  n  agissant 
que  d'après  mon  geste;  onze  maîtres  de  chapelle 
dirigeant,  en  sous-aide,  un  feu  de  peloton,  des 
coups  de  canon...  C'était  bien  beau,  n'est-ce  pas? 
Eh  bien  !  ce  que  je  vais  créer  surpassera  même 
cette  œuvre  sublime.  Je  ne  puis  résister  à  l'en- 
vie de  t'en  donner  une  idée. 

A  ces  mots ,  Beethoven  s'élance  de  son  lit,  se 
met  au  piano,  auquel  manquait  un  grand  nom- 
bre de  cordes,  et  frappe,  d'un  air  grave  et  im- 
posant, les  touches  de  l'instrument.  Des  figures 
savantes,  à  cinq  ou  six  voix,  se  succèdent  et  re- 
tentissent sous  les  doigts  du  créateur  de  Fidéliu, 
qui  cherchaità  donner  le  plus  d'expression  <[u'il 
pouvait  à  son  jeu.  Tout  à  coup  il  applique  sa 
main  entière  sur  le  clavier  et  s'arrête. 

—  Entend-lu  ?...  dit-il  à  Louise ,  voici  un 
accord  dont  personne  n'osa  encore  se  servir. 
Oui,  je  réunirai  en  un  seul  son  tous  les  tons  de 
la  gamme  ciu'omatique  ,  et  je  prouverai  (jue  cet 
accord  est  le  véritable  accord  parfait.  Mais  je  ne 
l'entends  pas ,  Louise,  je  ne  l'entends  pas  !  Con- 
eois-tu  l'angoisse  qu'on  éprouve  ijuand  n'on  en- 
tend pas  sa  propre  musique  ?  Et  cependant  il  me 
semble  que  ,  lors(|ue  j'aurai  réuni  tous  ces  sons 
en  un  seul  son ,  ils  retentiront  à  mon  oreille, 
riusje  suis  triste  et  plus  je  voudrais  ajouter  de 
notes  à  l'accord  de  septième,  dont  personne 
avant  moi  n'a  reconnu  le  vrai  mérite.  iMais  en 
voilà  assez  :  je  t'ai  peut-être  ennuyée.  El  moi 
aussi  je  m'ennuie  de  tout!  11  faudrait,  pour  me 
récomi)enser  de  ma  sublime  invention,  me  don- 
ner un  verre  de  vin.  (Ju'en  penses-lu,  Louise? 

Des  larmes  coulèrent  le  long  des  joues  de  la 
pauvre, lille,  la  seule,  de  toutes  les  élèves  de 
r>eelhoven  ,  qui  ne  l'ciU  pas  abandonné  et  qui 
le  nourrissait  du  travail  de  ses  mains ,  sous  jiré- 
texte  de  prendre  des  leçons.  Elle  ajoutait  le  pro  - 
duitde  ses  veilles  au  mince  revenu  ipie  rappor- 
taient les  compositions  de  Ueethoven.  Il  ny  avail 
pas  de  vin  à  la  maison  !  à  peine  rcstaii-il  eu  ce 
moment  quehiues  grosches  pour  acheter  du 
pain  !  elle  se  détourna  pour,caclier  son  émotion, 
versa  de  leau  dans  un  verre  à  pied  cl  le  présenta 
à  Ueethoven. 

—  N  oil,\  de  bon  vin  du  Rhin  !  dit-il  en  dégus- 
tant le  breuvage  limpide;  c'est  un  vin  digne  d'un 


roi.  On  l'a  tiré  de  la  cave  de  feu  mon  père,  je  le 
reconnais  ;  il  devient  de  jour  en  jour  meilleur. 

Ayant  dit  ces  mots,  il  se  mil  à  chanter,  d'une 
voix  enrouée,  mais  juste,  sur  les  paroles  de  Mé- 
phistophélès  dans  le  Fausl  de  Goethe  : 

«  Es  war  einmal  ein  kœnig  der  hutV 
einen  grogsen  Floh.  » 

Mais,  comme  lui,  il  revenait  de  temps  en  temps 
à  la  mélodie  mystique  (|U  il  avail  euniposée  jadis 
j)Our  la  charmante  chanson  de  Mignon. 

Ecoule,  Louise,  dit-il  en  lui  rendant  le  verre, 
ce  vin  m'a  fortifié  ;  je  me  sens  un  peu  mieux  ; 
je  voudrais  en  profiler  pour  travailler,  pour 
créer,  mais  ma  tête  s'alourdit  de  nouveui  ,  mes 
idées  s  embrouillent,  tout  se  eomre  a  mes  ycux 
d'un  voile  épais.  Un  m'a  comparé  quelquefois  à 
Michel-Ange,  et  on  a  eu  raison  :  dans  ses  momens 
d'extase  il  frappait  à  grands  coups  de  ciseau  le 
marbre  Iroid  et  inanimée  et  en  faisait  ainsi  jail- 
lir sa  pensée  cachée  sous  lenvelojqje  de  pierre  ; 
je  fais  de  même,  je  n'ai  jamais  compris  lesalla- 
lion  à  Iroid.  Quand  mou  génie  m'inspire,  l'uni- 
vers entier  se  transforme  pour  moi  en  une  seule 
harmonie;  tout  seuliment,  toute  pensée  devient 
musique;  mon  sang  bouillonne  dans  mes  veines, 
un  frissou  parcourt  tous  mes  membres,  el  mes 
cheveux  se  dressent  sur  ma  tète...  Mais  quen- 
tends-je  ?.... 

Beethoven  se  précipite  vers  la  fenêtre,  se  hâte 
de  louviir, et  des  sons  harmonieux,  venant  de 
la  maison  voisine,  y  péuétrèrenl. 

—  J'entends!  sécrie  Beethoven  attendri,  en 
se  jetant  à  genoux  et  en  étendant  les  mains  vers 
la  fenêtre  ouverte;  j'entends!  c'est  mon  ouver- 
ture i\  Egmont  !  Uni,  je  la  reconnais  :  voilà  les 
cris  sauvages  de  la  bataille;  voici  la  tem|)ête  des 
passions;  elle  grossit,  elle  gronde,  elle  menace - 
puis  tout  rentre  dans  le  calme;  mais  le  son  des 
trompettes  retentit  de  nouveau  ;  il  remplit  l'uni- 
vers entier,  et  rien  ne  saurait  1  étouffer. 

Et  deux  jours  après  cette  soirée  de  délire  et 
d'extase,  une  foule  de    personnes   allaient    et 
venaient  dans  le  salon  du  conseiller  d'état  \V. 
premier  ministre   d'Autriciie,  qui  donnait  utî 
grand  diner. 

—  C'est  bien  dommage  !  dit  l'un  tics  convives, 
Beethoven,  maître  de  eliapellc  du  Théâtre-  Impé^ 
rial,  vient  de  mourir,  et  l'on  dit  qu'il  n'a  pas 
même  laissé  de  quoi  subvenir  aux  frais  de  son 
enterrement. 

Mais  celte  voix  n'eut  pas  d'écho.  Tous  les 
autres  invités  s'efforçaient  d'entendre  ce  que  se 
disaient  deux  diplomates  qui  s'entretenaient 
d'un  certain  différend  qui  avait  eu  lieu  entre 
certaines  personnes  au  palais  de  certain  prince 
allemand... 

Sophie  CoMun. 
Un  Irnublfinnit  ^l•  laïf  ii  Ouiliim-ct 

(VAL.\CI1IE). 


On  jouait  Aiigelo.  Ob  !  je  me  le  rappellerai 

toute  ma  >  ie  ,  la  salle  .  pour  la  première  fois  de- 
puisuos  représentations,  Ouii  remplie  d'un  nom- 


—  42  — 


lucnix  imblic.  Neuf  heures  venaient  de  sonner. 
Iloinodei  (personnage  de  la  jiiùee)  menaçait  de 
lui  enfoncer  son  poignard  dans  le  cœur,  si  elle 
ne  gardait  un  profond  silence  sur  tout  ce  qui  al- 
lait se  passer,  lorsque  tout  à  coup  les  acteurs 
semblent  chanceler,  un  craquement  horrible  se 
fait  entendre,  le  lustre  se  balance  avec  vitesse, 
les  quimiuelsse  heurtent  les  uns  contre  les  au- 
tres, les  galeries  paraissent  agitées;  des  cris  d'ef- 
froi retentissent  dans  toute  la  salle,  la  terreur 
est  peinte  sur  tous  les  visages,  on  veut  se  sauver, 
on  se  bouscule,  on  se  foule,  on  se  précipite  vci-s 
les  portes  du  thcfttre,  1  alarme  est  générale,  prin  ■ 
CCS,  boyards  et  manaiis,  acteurs  et  machinistes  , 
tous  en  ce  moment  sont  égaux  ;  on  veut  sortir, 
on  cherche  un  abri  ,  mais,  (>  malheur  !  6  déses- 
poir! la  terre  tremble  sous  les  pas  ,  on  ne  peut 
se  tenir  debout,  des  pierres,  des  planches  volent 
sur  nos  tiHes,  des  maisons  s"écrouleut  de  tous 
les  côtés;  un  bruit  épouvantable,  bruit  qu'il 
m'est  impossible  de  retracer,  vient  briser  1  ùm« 
de  tous  ces  hommes  qui  en  ce  moment  ne  peu- 
vent douter  de  la  puissance  de  Dieu,  et  qui  im- 
plorent alors  avec  lerveur  sa  protection,  car  im- 
mobile chacun  s'attend  à  voir  la  terre  s'entr'ou- 
vriret  dévorer  celle  ville  immense.  Lntin  pen- 
dant Irois  minutes  que  cet  horrible  tremblemeijt 
se  lit  sentir  nous  fûmes  entre  la  vie  et  la  mort ,  «t 
chose  alfreuse,  sans  pouvoir  nous  secourir  Içs 
uns  les  autres;  car  dans  cette   triste  situation 
nous  ne  pouvions  <(ue  nous  traîner  à  genoux,  et 
encorCj  en  quittant  une  place  où  notre  vie  était 
sauvée  peut-être,  allions-nous  chercher  la  mort 
deux  pas  plus  loin.  C'est  alors  que  dans  ce  mo- 
ment sinistre  mes  regardset  ma  pensée  se  repor- 
tèrent vers  la  France  que  je  pleurais  et  que  Je 
n'espérais  plus  revoir....  J  appelais  ma    mère... 
Mais  ,  hélas  !  rien  ne  me  répondait  que  les  cra- 
quemcns  horribles  de  la  terre  et  la  voix  de  dé- 
tresse de  tous  les  malheureux  habitans. 

Enlin  les  secousses  cessèrent  et  nous  fûmes 
sauvés  ;  et  moi  et  mes  camarades  nous  nous  em- 
brassâmes lous  en  remerciant  la  providence  (jui, 
cette  lois,  ne  nous  avait  pas  abandonnés. 

l'nis  après,  quel  effroyable  spectacle  s'offrit  à 
mes  yeux!...  quel  tableau  !...  des  palais  en  ruine, 
des  rues  inabordables  par  les  décombres  des 
maisons  écroulées,  des  morts  de  tous  les  côtés  , 
des  voitures  ensevelies.  Jamais  àBucharest  on 
n'avait  ressenti   un  tremblement  de  teire  aussi 
fort  :  une  minute  de  plus,  il  ne  restait  plus  un 
seul  bfttiment  debout.  Lorsque  je  songe  à  cet  ac- 
cident, il  me  semble  que  c'est  un  songe,  un  rôve 
de  mon  imagination;  on  eût  dit  la  fin  du  monde. 
Toutes  les  haliilations  étaient  plus  ou  moins 
endommagées  ;  il  y  a  un  couvent  dans  la  ville  dont 
lesmurs  lrèsélevés,et  dequatrepiedsd  épaisseur, 
se  sont  écroulés  et  ont  causé  la  mort  de  plus  de 
200  personnes. 

Tous  les  jours  on  déblayait  les  décombres  el 
on  trouvait  dessous  des  cadavres.  Ce  tremble- 
ment a  eu  lieu  dans  d'autres  villes  près  de  bucha- 
rest.  Une  caserne  d'une  des  villes  voisines  s'est 
écroulée  el  500  soldats  ont  été  vielimes. 

Le  lendemain  à  la  même  heure  une  nouvelle 
secousse  se  fit  senlir-rJnais  elle  fut  très  faible  et 
n'occasionna  aucun  accident.  La  consternation 
était  générale,  on  croyait  toujours  à  un  nou- 
veau malheur.Quant  à  moi  je  n'y  faisais  plus  at- 


tention ;  il  me  lardait  de  quitter  l'affreux  pays 
des  boyards. 

{Journal  de  Paris.) 


ITÊCiïwOLOC-IZ. 

Dans  celte  transformation  sociale  qui  s'ac- 
complit sous  nos  yeux  dans  le  vaste  mouvement 
des  hommes  et  des  choses,  où  tous  nous  som- 
mes acteurs  et  témoins,  le  temps  signale  à  cha- 
que instant  son  inexorable  puissance,  et  par  une 
action  inévitable  et  providentielle  poursuit  celle 
rénovation,  loi  suprême  de  l'humanité,  qui  rem- 
phute  incessamment  le  passé  par  l'avenir. 

Chaque  jour  voit  disparaître  les  .hommes  qui 
ont  été  mêlés  aux  aifaires  publiques  à  une  éi>o- 
que  antérieure  et  sous  un  autre  régime.  Parmi 
ceux  qu'il  a  frappés  récemment,  el  que  l'année 
qui  commence  redemande  en  vain  à  l'année  qui 
vient  de  linir ,  nous  devons  citer  M.  le  comte  de 
Charencey,  longtemps  député  de  l'Orne  sous  la 
restauration. 

Nul  plus  que  lui  n'a  droit  aux  regrets  du  pays, 
si  le  pays  est  reconnaissant  pour  ceux  qui  lui 
furent  constamment  et  profondément  dévoués. 
iM.  de  Charencey  était  du  petit  nombre  de  ces 
hommes  qui,  par  la  loyauté  de  leur  caractère,  la 
pureté  el  l'élévation  de  leurs  vues,  savent  obte- 
nir l'estime  ,  conquérir  même  les  suffrages  de 
tous  les  parlis. 

rNonimé  une  première  fois  député  en  1822  à 
une  forte  majorilé,  il  fut  réélu  à  la  presque  una- 
nimité en  ia24  eleu  i^il;  ainsi  ceux  même  qui 
ne  partageaient  pas  ses  opinions  aimaient  à  ho- 
norer ses  intentions,  et  savaient  qu  à  délïiut  d'un 
représeulant  politique,  ils  auraient  en  lui  un 
mandaiaire  irréprochable.  L'homme  public  pro- 
lilail  ib.'  Ihommage  rendu  à  l'honime  éclairé,  à 
Thonuête  homme. 

Dans  sa  carrière  parlementaire,  M.  de  Cha- 
rencey se  fit  remarquer  par  une  indépendance 
et  un  désiuléressenieul  vériljble,  par  une  haujte 
et  sage  appréciation  des  évéacmens  auxquels  il 
prit  part.  Dans  ses  opinions  modérées  et  géné- 
reuses se  trouvaient  et  un  respect  raisonné  pour 
d'anciens  principes  ,  et  uii  attachement  sincère 
aux  libertés  nouvelles.       '_       '      ' 

Il  avait  pressenti  quelquefois  qu'il  serait  une 
preuve  des  vicissiiudes  électorales.  Quand  vint 
1829,  celle  époque  tant  agitée,  où  chaque  parli 
semblait  combattre  pour  sou  existeuce  el  croyait 
ne  pas  même  pouvoir  vivre  s'il  ne  parvenait  à 
irioinpher  el  à  régner  seul,  la  calomnie  s'accré- 
ditait facileiueiit  dans  certains  esprits,  contre 
les  hommes  amis  des  tempérainens  el  des  transac- 
tions constiluliouncls  ,  jaloux  de  défendre  et 
d'assurer  les  droits  de  tous. 

M.  de  Charencey  sut  qu'il  était  en  butte  à  ses 
attaques,  il  ne  répondit  point,  laissant  à  ses 
seuls  actes  le  soin  de  lejuslilier;  mais  comme 
un  senlimcnt  d'honneur  l'empédiail  de  quitter 
volontairement  un  poste  où  il  pouvait  être  utile, 
H  voulut  courir  la  chance  d'avoir  à  se  plaindre 
de  ceux  qui  jamais  n'avaient  eu  à  se  plaindre 

de  lui. 

11  s'exposa  donc  à  un  échec  avec  la  convic- 
tion qu'il  remplissait  un  devoir;  cet  échec  ,  il 
faut  le  dire,  fui  l'œuvre  de  quelques  amis  Irom- 


pés  et  infidèles.  S'il  s'en  affligea,  ce  ne  fut  pa 
pour  lui ,  car  lui  il  était  resté  fidèle  à  la  justice 
et  à  la  vérité. 

11  s'applaudit,  au  reste,  de  renlrer  dans  la  vie 
privée  ,  cl  de  pouvoir  contempler  de  loin  cette 
leinpêle  imiiiiiiente  à  l'avance  pour  quelques- 
uns,  pour  tous  lerrilde  cl  mystérieuse  dans  ses 
résultats,  qu'il  avait  voulu  conjurer  avec  les 
inspirations  d'une  conscience  droite  et  les  sen- 
limens  d'un  bon  Français.  '  ' 

lieliré  depuis  ce  moment  dans  sa  fanaiille,  il  y 
jouissait  paisiblement  de  l'esiime  de  tous  ceux 
qui  le  connaissaient  ,  du  respect  plein  de  ten- 
dresse de  ceux  qui  l'enlouraient ,  lorsqu'une 
maladie  ,  suite  d'un  fatal  voyage,  vint  le  frapper 
à  riminoviste  el  l'enleva  presque  subitement. 

A  ses  derniers  momens^uiloul ,  il  fut  occupé 
de  iicnsées  digues  et  louchantes  ;  il  confia  avec 
espoir  et  résignation  sa  mort  à  cette  religion 
dont  l'idée  lui  avait  été  présente  dans  toutes  les 
occasions  graves  de  la  vie,  mêlant  ainsi  ses  con- 
solations à  la  douleur  dont  dallait  être  l'objet. 

De  lui  il  ne  reste  plus  maintenant  qu'un  exem- 
ple et  un  souvenir,  et  c'est  à  quoi,  hélas!  se  ré- 
duit l'homme  tout  entier.  Heureux  au  moins 
ceux  dont  l'exemple  est  fait  pour  les  nobles 
cœurs,  el  dont  le  souvenir,sacré  pour  quelques- 
uns,  est  cher  à  plusieurs,  el  doit  être  honoré 
par  tous! 


iUflttUi|(!p,  tiiitô  A-m-icar, 


L'article  417  du  Code  pénal  renferme  une 
disposition  destinée  à  proléger  linduslrie  irau- 
çaise  contre  la  spolialion  et  la  contrefaçon 
étrangère.  Cet  article  est  ainsi  conçu  : 

«  (Quiconque ,  dansl  inlenlion  île  nuire  à  l'in- 
dusine  française,  auralaii  passer  en  pays  étran- 
j^er  des  direcieurs,  des  comiuisou  des  ouvriers 
d  un  élablissemeni,  sera  puni  d  un  emprisonae- 
meut  de  six  mois  à  deux  ans,  et  d'une  amende 
de  50  fr.  à  BOU  fr.  » 

Il  est  assez  singulier  que  les  éditeurs,  français 
n'aient  pas  encore  songé  à  s'armer  de  celle  dis- 
posilion  contre  les  conuelacleurs  belges  ,  dont 
les  iréquens  voyages  à  l'aris  ont  pour  objcl  des 
démarches  qui  coasliluenl  les  délits  prévus  par 
l'article  417.  Les  êdiieurs  de  iUisluire  de  Na- 
poléon, avec  600  dessins,  par  M.  Horace  Vernet, 
ayant  appris  que  le  sieur  VVahlea,  éditeur  de 
la  conlreiaçou  de  cet  ouvrage  k  Bruxelles,  était 
venu  à  Paris  dans  1  inleulion  d'enrôler  des  gra- 
veurs pour  la  Ijelgique  ,  d  embaucher  des  au" 
vriers  imprimeurs  pour  le  tirage  des  livres  illus- 
trés, cl  de  cberelier  par  toutes  sortes  de  moyens 
à  se  procurer  à  l'avance  des  épreuves  de  leurs 
dessins,  ont  déposé  une  plainte  contre  le  contre- 
facteur, et  dénoncé  au  procureur  du  roi  des 
manœuvres  entreprises  contre  leur  industrie. 
Celle  plainte  aurait  eu  son  etretsi  le  sieur  Wah- 
len  lient  eu  la  prudence  d'échapper ,  par  un 
prompt  départ ,  à  une  arresiation  certaine  cl 
itont  1  ordre  avait  été  donnépar  AL  legarde -des- 
sceaux lui-mcme. 

Voilà  les  éditeurs  avertis  :  on  pourra  encore 
contrefaire  leurs  livres  à  Bruxelles;  mais,  grâce 
à  l'art.  417  el  à  d'autres  moyens  qui  dépendent 
d'eux-mêmes,  el  qui  ont  été  déclarés  à  M.  VVah- 

len  pendant  sou  dernier  voyage  àJi'ariSy,  il  ne 


—  /.3 


tient  qu'il  eux  (renipèclier  les  conlreracleiirs  île 
venir  à  Paris  pour  séduire,  corrompre  les  em- 
ployés de  leur  iiuluslrie,  se  faire  livrer  à  l'avance 
les  feuilles  des  livres  ,  les  épreuves  des  gravures 
qu'ils  OUI  rinleiuion  de  contrefaire. 

La  eoiilrcfaçon  peul  élre  dans  le  droit  des 
Belges  ;  mais  ou  ne  contestera  pas  aux  éditeurs 
irauçais  le  droit  d'enipéelier  ,  chez  eux  ,  dans 
leurs  ateliers,  sous  leurs  yeux  ,  les  pratiques 
irauiluieuscs  (|ui  tendent  à  rendre  la-contrela- 
çon  ]ihis  prompte,  [dus  siire  et  mieux  exécutée. 

—  Dans  la  dernière  séance  de  l'Académie  des 
sciences,  M.  Arago  a  rendu  compte  à  l'Académie 
dune  belle  découverte  récemment  faite  par 
M.  Uaguerre,  le  célèbre  auteur  du  Diorania. 

On  eoauait  les  effets  de  la  chui/iùre  noire,  et 
la  netteté  avec  laquelle  les  objets  extérieurs  vien- 
nent se  peindre  en  miniature  sur  le  papier  blanc 
ilisposé  pour  en  recevoir  l'image  fugitive.  Lh 
bien!  M.  Uaguerre  est  parvenu,  à  force  île  re- 
cherches clnmi(jues  sur  les  propriétés  de  la  lu- 
mière et  des  couleurs,  à  /ixcr  presque  inslaïUa- 
iiément  cette  image  sur  le  papier  qui  la  reçoit, 
et  qui  a  reçu  pour  cet  elïet  une  préparation 
chimique.  Certaines  substances,  telles  que  le 
c/i/o/7<»'e  rf'a/'(/e///,  ont  la  propricé  de  changer 
de  couleur  au  simple  contact  île  la  lumière. 

C'est  par  une  combinaison  de  cette  nature  que 
M.  Daguerre  est  parvenu  à  fixer,  eu  clair  el  en 
iimbre,  l'image  reproduite  i)ar  le  ])ioeédé  de  la 
chamhre  noire.  Dans  cette  gi-avure  singulière, 
ks  foi  mes  sont  de  l'exactitude  la  plus  parfaite, 
et  les  coiileuis  sont  indiquées  par  les  nuances 
des  ombres  et  par  une  dégradation  insensible 
comme  &AnsVaqualtiila.  Lne  vue  quelconque, 
un  paysage,  un  [lortrait,  sont  obtenus  en  quel- 
ques minutes,  sans  qu'il  soit  besoin  de  la  main 
d  un  artiste,  el  avec  une  \érité  (moins  la  cou- 
leur) que  1  art  ne  saurait  atteindre;  c'est  le  plus 
parfait  de  tous  les  dessins. 

M.  Daguerre,  il  y  a  quelques  années,  n'avait 
pas  encore  trouvé  le  moyeu  de  lixer  ilurable- 
nient  cette  miraculeuse  empreinte;  l'action  de 
l'air  la  taisait  iieu  à  peu  disparaître;  il  parait 
que  ses  travaux  chimiques,  dont  les  résultats 
sont  tout  à  lailsurprenans,  lui  ont  donné  la  puis- 
sance de  rendre  durable  cette  image  qui  n'était 
qu'éphémèi-e. 

11  y  a  là  une  révolulion  dans  l'art  du  dessin 
et  dans  celui  de  la  gravure,  dont  l'art  souffrira 
grandement  peut-être,  puisque...  par  le  pro- 
cédé dont  il  s  agit,  la  nature  elle-même  sera  re- 
produite en  un  clin  d  œil ,  s.ins  le  secours  de  la 
main  de  I  homiiie.  Constatons  seulement  aujoiu'- 
d'hui  la  réalité  de  la  miraculeuse  découverte  de 
M.  Daguerre. 

MILITAIRE  FUSILLÉ,  l'ENDU  ,  NOYÉ  EX  RESli: 

VIVANT.  —  Pendant  la  première  guerre  d'Es|>a- 
gne,  le  commandant  i\lonet ,  attaché  a  l  état-ma- 
jor du  nuircchal  Soult,  el.un  détachenieiit  qu  il 
commandait,  touillèrent  entre  li's  mains  d'une 
guérilla,  qui  les  lit  mettre  sur  plusieurs  rangs, 
el  tira  dessus  connue  sur  un  troupeau  de  bètes 
fauves.  Tous  tombèrent,  et  les  guérilleros  s'éloi- 
gnèrent dans   la    persuasion    qu'aucun   n'avait 
échappé  à  la  mort;  mais  à  peine  les  ennemis  fu- 
rent-ils hors  de  vue,  que  le  coiiinuiiulant  Mouet 
se  retira  de  dessous  les  morts,  n'ayant  pas  reçu 
ia  plus  petite  blessure.  A  la  lin  du  jour,  il  avait 
rejoint  un  poste  français.  A  quelque  temps  de 
là ,  riuvuluéiablc  coimnaudaut  cul  encore  le 


malheur  d'être  fait  prisonnier  par  une  autre 
guérilla  ;  cette  fois,  on  le  mit  nu  comme  la  main, 
et  on  le  pendit  à  un  arbre.  .Mais  il  y  fut  à  peine 
quelques  secondes;  un  détachement  de  cavalerie 
française,  arrivant  sur  ces  entrefaites,  mit  les 
Espagnols  en  fuite ,  et  décrocha  M.  Monet  qui 
revint  iiromplemcnt  à  la  vie.  Repris  une  troi- 
sième fois,  le  malheur  voulut  que  ce  fût  parla 
guérilla  qui  croyait  l'avoir  fusillé  ]ieu  de  jours 
au]iaravant.  Grand  fut  l'étonnement  des  Ésiia- 
gnols,  car  ils  le  reconnurent  parfaitement  bien, 
d'abord  aux  insignes  de  son  grade,  ensuite  à  sa 
large  face  et  à  son  encolure  herculéenne;  aussi, 
après  l'avoir  dépouillé  comme  de  coutume,  ils 
lui  réservèrent  un  genre  de  mort  qui  devait,  à 
leur  avis,les  débarrasser  pour  toujours  du  Iran- 
chant  de  son  saiire,  avec  lequel  plus  d'un  Espa- 
gnol avait  fait  connaissance;  ils  le  mirent  donc 
entièrement  nu,  lui  lièrent  fortement  avec  des 
cordes  les  pieds  et  les  mains,  ces  dernières  atta- 
chées derrière  le  dos,  et  le  jetèrent  en  cet  éiat 
dans  une  rivière  large  et  iirofonde  qui  coulait 
jirès  de  là.  Le  coiumandant  iMonet,  après  avoir 
touché  le  fond,  revint  naturellement  sur  l'eau, 
tout  étourdi  de  sa  chute.  11  se  laissa  aller  au 
courant,  gardant  l'immobilité  d'un  cadavre,  mais 
observant sesassassins  qui, du  rivage, cherchaient 
à  s'assurer  de  sa  mort.  11  vogua  ainsi  fort  long- 
temps. Lorsqu'il  fut  entièrement  hors  de  la  vue 
des  guérilleros,  il  essaya  de  débarrasser  ses  poi- 
gnets; cela  fut  long  et  fort  diirleile,  l'eau  ayant 
fait  gonfler  les  coi-des;  comme  il  était  fort  et 
vigoureux,  il  parvint  à  rompre  ses  liens,  gagna  le 
rivage,  et  peu  de  temps  après  il  était  au  milieu 
de  ses  frères  irarmes ,  racontant  en  riant  cette 
troisième  aventure ,  d'oii  chacun  tira  la  consé- 
quence qu'il  était  impérissable. 

UN  no.MMi:  ENTiiURÉ  VIVANT.  —  Le  7  décem- 
bre,  un  habitant  de  Tonneins  (  Lot-et-G;ironne) 
mourut  dans  la  force  de  l'âge;  telle  fut  l'opinion 
des  personnes  dont  il  était  entouré.  Le  lende- 
main ,  on  s'occujia  de  lui  rendre  les  derniers 
devoirs.  Or,  à  peine  le  cercueil  avail-d  été  dé- 
posé dans  la  fosse  el  recouvert  de  quelques  pel- 
leltécs  de  terre, que  des  retentissemens  sourds, 
pareils  à  des  coups  fortement  donnés  contre  les 
planches  delà  bière, se  tirent  entendreà  plusieurs 
reprises.  Aussitôt  le  fossoyeur  s'enfuit  à  toutes 
jambes  et  ne  revient  qu'avec  un  nombre  sulH- 
sanl  de  personnes  capables  de  lui  prêter  main 
forte. 

Craignant  d'enfreindre  les  réglemens  de  sa 
profession,  cet  homme  n'osa  pas  d'abord  retirer 
le  cercueil  de  la  fosse,  et  ce  ne  fut  que  contraint 
|iar  la  foule  qu'il  adopta  ce  parti.  On  décloua  les 
premières  planches,  mais  quel  horrible  speclailc 
s'olfrit  alors  à  la  vue  des  assistans  !  Le  malheu- 
reux (|u'on  avait  cru  mort  avait  été  enseveli  vi- 
vant; sur  sa  physionomie  était  empreinte  l'ex- 
liression  des  plus  aIVreuses  douleurs ,  consé- 
quence ife  la  lutte  qu'il  venait  d'essayer  contre 
les  planches  ijui  le  pressaient  de  toute  part.  Ses 
bras  encore  fortement  contractés  étaient  com- 
plètement hors  du  linceul  qui  naguère  les  avait 
tenus  enveloppés  comme  le  reste  du  corps.  Un 
médecin  qui  se  trouvait  sur  les  lieux  se  hàla 
de  pratiquer  une  saignée;  mais  il  n'était  plus 
temps. 

—  On  écrit  de  Tiflis  (Géorgie)  : 
Un  combat  dont  les  circonstances  rappellent 
les  temps  de  la  chevalerie  vient  d'avoir  lieu  dans 


noire  pays.  Le  jeun:  prince  cabardien  Schne- 
hedeli  avait  enlevé  la  fille  du  beg  (seigneur)  de 
IJoiuiiaki,et  la  retenait  chez  lui  sans  vouloir  l'é- 
pouser. Le  père  de  la  jeune  lille  voulant  venger 
cette  insulte  faite  à  sa  famille,  qui  est  une  des 
plus  anciennes  et  des  plus  illustres  de  nos  con- 
trées,ordonna  à  son  fils  aine,  Meslick,  de  provo- 
quer le  ravisseur  au  combat. 

Celui-ci  accepta  le  défi,  et,  le  25  octobre  der- 
nier, à  midi  précis,  on  vit  arriver  dans  la  plaine 
d'ArsIana,  située  entre  Derbent  et  liouïnaki,  les 
deux  adversaires,  à  cheval ,  chacun  accompagné 
de  douze  non  kirs  (écuyers),  également  à  cheval , 
qui  portaient  les  bannières  de  leurs  maîtres; 
tous  en  armure  complète,  avec  la  cotte  de  mail- 
les, la  cuirasse,  les  brassards,  les  gantelets  et  le 
casque  ombragé  de  panaches;  l'espadon  au  côté 
et  la  lance  au  poing. 

Sur  les  bannières  du  prince  était  figuré  un 
faucon  en  or  sur  un  écusson  vert  ;  sur  celles  du 
jeune  beg  il  y  avait  un  écusson  rouge  avec  un 
sanglier  noir,  surmonté  de  trois  étoiles  d'argent. 
Quatrevieillards,  choisis  de  part  et  d'autre  pour 
remplir  les  fonctions  de  juges  du  camp,  étaient 
assis  sur  une  estrade  et  annoncèrent  au  prince  et 
au  beg,  qu'ils  avaient  décidé  que  celui  des  deux 
ijui  serait  désarçonné  ou  dont  la  suite  serait 
vaincue  ou  mise  en  fuite  subirait  la  loi  du  vain- 
queur. 

Le  combat  s'engagea  avec  une  égale  confiance 
des  deux  côtés  et  devint  bientôt  opiniâtre  ;  les 
comliattans  luttèrent  corps  à  corps,  et  déjà  qua- 
torze écuyers  étaient  à  terre,  lorsipie  JNleslick, 
bien  qu'ayant  reçu  trois  blessures,  par  une  atta- 
que aussi  hardie  ijnadroite  et  subite,  parvint  à 
désarçonner  le  prince  Schenehedeli.  Le  vain- 
qucurn'imposa  au  vaincu  d'autre  obligation  que 
celle  d'épouser  sa  sœur  sans  délai,  ce  que  le 
prince  fit  le  surlendemain  27  octobre. 

Le  gouverneur-général  de  la  Géorgie  a  fait 
adresser  des  réprimandes  sévères  à  tous  ceux 
qui  ont  pris  part  à  ce  combat,  et  il  leur  a  ftilt 
dire  nue  s'il  ne  les  traduisait  pas  devant  les  tri- 
bunaux pour  ce  fait,  c'était  seulement  parce  que 
personne  n'avait  été  tué  ni  grièvement  blessé. 

—On  lit  dans  une  correspondance  de  Constan- 
tinople  :  «  L'n  personnage  de  la  cour  vient  de 
tomber  dans  la  disgrâce  du  sultan,  et  ce  person- 
nage n'est  rien  moins  que  le  nain  de  sa  hantesse 
le  célèbre  Ahined-Aga.  Depuis  nombre  d'années 
Cl*  personnage  trouvait  une  sorte  de  com|iensa- 
tion  aux  disgrâces  dont  l'a  comblé  la  nature 
dans  la  laveur  de  son  maître  et  le  privilège  inouï 
d'être  admis  librement  auprès  des  beautés  in- 
comparables <pii  ornent  le  harem  du  sultan. 
Dans  un  moment  malheureux  pour  ce  fortuné 
mortel,  le  sultan  remarqua  que  sa  figure  ne  con- 
servait pas  l'impassibilité  que  doivent  avoir,  en 
présence  des  liouris  ,  les  êtres  chargés  de  la 
garde  de  pareils  trésoi-s.  De  noires  iilées  de  soui>- 
çon  germèrent  dans  l'àme  de  S.  M.  L,  qui  prit 
les  informations  ie«  )dus  minutieuses  sur  son 
nain.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  ,  par  suite 
du  rap|)ort  du  Ivislar-Aga,  le  p.iuvre  nain  fui 
déclaré  indigne  de  rester  une  minute  de  plus 
dans  le  harem  ,  et  qu'il  en  fui  expulsé  pour  ja- 
mais. On  disait  que  le  moins  qu'd  pouvait  lui 
arriver  serait  d'être  pendu  à  la  porte  du  palais 
inqiérial.  si  long  leiups  souillé  de  son  in- 
digne présence  ;  mais,  et  ceci  ne  sera  pas  un 
des  moindres  traits  de  clcmencc  du  sultan,  non 
scultuicul  le  ^/"«/«f  coujtablc  ,a  eu  U  vie  sauK, 


—  h 


mais  1)11  annonce  i|uc  ,  dans  pcn  dr  jours,  son 
mariaije  avec  la  belle  oiialisniie  (|u"il  ne  pouvait 
jamais  regardei-  sans  émolion  sera  célébré  avec 
une  iinm|)e  exlraonlinaire  en  |>résenee  de  loiite 
la  ronr  et  de  Ions  les  yimds  de  l'empire.  » 

— Un  écrit  de  C^oliouri;,  le  l(i  décembre;  «iliei' 
soir  la  Société  des  ditellunli  de  noire  ville  a 
donné,  dans  ré(;lisedn  Sainl-Espiit.  an  bénélice 
dos  tamilles  indijjentes,  nn  concerl  nu  les  mem- 
bres de  celte  Société  ont  exécuté  l'ouverlure  des 
Francs-Juges ,  de  M.  Berlioz,  un  motel  de 
Haendel,  et  Toralorio  des  Sept  paroles  du  Sau- 
reiirsur  la  croix,  par  Haydn.  Le  nombre  d'ama- 
teur? i|ui  ont  concouru  à  l'exécution  de  ces 
ciiefs-d  ci'iivre  élail  de  cent  ([ualre-vingt-dix,  et 
parmi  eux  on  rcmar((uait  les  princes  Krnest  de 
U'urlembcr;;  ,  Loiiis-Hcnri  de  Reuss,  et  Albert 
de  t^obouro,  dont  le  premier  jouait  le  premier 
violon,  le  second  l'alto,  et  le  troisième  le  violon- 
celle. 

»  La  veille  ,  il  y  avait  eu  à  la  cour  un  i}rand 
concert  où  les  artistes  de  l'Opéra  onl  exécuté  , 
entre  autres  morceaux  ,  une  cantate  inlilnlée 
Der  If'iiiteralieiid  (la  Soirée  d'iiiver)  ,  diuU  les 
paroles  sont  du  jirince  Alljerl  de  Coiioiiro,  et  la 
iinisicuiedu  (irince  Louis-Henri  de  iicuss.  » 


Uemtf  ^ft•  ti'ilnmaui'. 


TilllîL.NAL    Dl-;     rr.KMlERE    INSI'ANCE    DE 
LA   SEINE. 

m.  Eitcvès,  titlcuv  de  la  jeune  coiiUcsse  de 
Povoa,  contre  le  duc  et  la  duchesse  de  Pal- 
mella. —  iMariage.  —  Eitléoemeiit.  —  Or- 
donna >i  ce  d'arrestation. 

IVoiis  avons  déjh  |>ai'lé  des  incidens  judliiaires 
aux(|uels  a  donné  lieu  le  déiiart  piécipllé  do 
madame  la  duchesse  de  l'almella,  emmenant 
avec  elle  la  demoiselle  doua  Maria  Luisa  de  ^o- 
ronha  è  Sampayo,  comtc.se de  Povoa,  la  ])lns  ri- 
che hérilicre  du  l'orlu;jal.  Le  tuteur  de  celle 
jeune  perNOnnc,  M.  Estevès, représenté  à  l'aris 
par  M.  Sampayo  en  même  temps  qu'il  attaquait  à 
Lisbonne  le  mariarje  de  sa  pupille  avec  le  HIs  du 
duc  de  l'almella,  le  mari(uis  de  l'ayal,  iirésenlait 
requête  pour  obtenir  que,  provisoirement,  la 
mineure  fi'il  placée  dans  telle  maison  tjue  M.  le 
président  du  tribunal  de  première  instance  ju- 
gerait convenable  poursuppléer  à  l'exécutiondes 
conventions  solennelles  intervenues  avec  la  fa- 
mille de  l'almella,  aux  olfres  d'en  référer  à 
.M.  le  président  en  cas  de  diilicnllé  dans  l'exé- 
cution. 

Sur  celle  requête,  M.  le  président  rendit,  le 
19  décembre  dernier,  l'ordonnance  suivante  : 

«  Vu  la  reiiuéte,  etc.,  ordonnons  qu'5  la  re- 
quête du  sieur  Estevès  ès-cpialité  qu'il  ajjit,  ou 
du  sieur  \nlonin  Samjiayo,  son  mandataire  à 
l'aris,  la  mineure  donaAIarie-Lonise  delNoronha 
è  Sampayo  sera  phuée  dans  la  maison  des  dames 
Augustines,  à  l'aris, à  tilre  de  mesure  provisoire 
et  conservatrice,  jusqu'à  ce  qu  il  eu  ait  été  au- 
trement ordonné. 

»  Par  suite,  autorisons  le  sieur  Estevès,  ou 
son  mandataire,  h  reipiérirau  besoin  tout  juge 
de  paix  do  rarroudissemcnt  ou  du  canton  oil 
l)ourra  se  trouver  ladite  demoiselle  mineure, 
accompagnée  ou  non  delà  duchesse  de  Palmclla, 
.M'effet de  faire  elfecluer  i)ar  les  voies  dues  et 


raisonnables  la  translation  de  ladilc  mineure 
dans  la  maison  sus-désignée,<'ii  :ie  faisant  assister 
an  besoin  do  loutes  aulorilés  compétentes  ]iour 
c]ue  force  demeure  à  justice; 

»  \nlorisons  enlin  ledit  i'equri'y;;t  à  faire,  à 
l'elfel  d'exéculer  l:i  préseulcordonn;ince,  opérer 
toules  peripii'iiliiMi.s  dans  la  demeuiT  ou  l'ésj- 
(lence  des  duc  cl  duclicsse  de  i'aiiuella,  et  du 
maripiis  de  Fayal  leur  (ils,  etc.  » 

Onsait  encore  i|ue  la  vigilai'.cc  ilu  Iclégraiihc 
ne  put  assurer  l'exécution  de  celle  mesure.  Ma- 
dame la  duchesse  de  Palmella  s'éloignait  des  cd- 
tesdc  France  avec  son  i)récicux  (lépôl  lors(iue  la 
dépécliedu  niinislreile  l'intérieur  arriv.iil  à  ISou- 
logne.  Malgré  son  dép.irl,  mail.iuie  la  duclicsse 
de  Palmella  deiuandail  aujourd'hui  larévocalion 
(le  l'ordonnance  de  M.  le  président. 

Une  afllueuce  considérable  avait  envahi  l'en- 
ceinte du  prétoire  avant  l'ouverture  même  de 
l'audience.  On  reiTiar(|uait  plusieurs  Poriiig.iis 
de  dislinclion,  et  |)armi  eux  le  général  Saldaiiha 
cl  M.  Jules  de  Lasteyrie  ,  aide-de-camp  de  don 
Pedro  [)endaut  les  dernières  guerres  de  Portugal. 

M"  lierryer,a  vocal  du  i\\n-  et  de  la  duchesse  de 
Palmella,  ai)rès  avoir  piis  ses  conclusions,  s'ex- 
prime ainsi  : 

Messieurs,  voici  en  peu  de  mois  les  faits  1res 
simples  d'ailleurs,  et  dont  la  connaissance  vous 
siiliira  jiour  apprécier  la  demande  ipie  nous 
vous  av(ms  soumise. 

La  demoiselle  MarieLouise  de  Samiiayo  est 
une  des  riches  bériiicrcs  du  Portugal;  elle  n'a 
pas  alleinl  sa  douzième  année.  En  183!,  on  pensa 
qu  il  était  à  projios  d'assurer  son  avenir;  elleve- 
iiaitde  perdre  son  jière,  et  malgré  l'existence  de 
sa  mère,  un  luleur  testamentaire,  le  sieur  Este- 
vès, veillait  sur  elle.  Des  liancailles  eurent  lieu  à 
Lisbouiieenlre  la  mineure  et  le  (ils  du  duc  de 
PaliiKdIa,  le  mariinis  de  Fayal.  liieulôt  après  des 
dispenses  royalcssont  obtenues,  et  malgré  l'ftge 
des  futurs  époux,  un  contrat  de  mariage  est  ré- 
digé jiour  en  déterminer  les  conditions  civiles, 
le  même  jour  a  eu  lieu  l'acte  de  célébration.  La 
famille  décide  que  le  marquis  et  la  maniuise  de 
Fayal  vivraientséparés  jusqu'à  l'âge  de  mibililé. 
Le  iiremier  n'avait  alors  que  dix-sept  ans,  et  la 
jeune  enfant  neuf  ans  et  demi  seulement. 

(le  mariage,  ainsi  célébré  avec  des  autorisations 
et  des  dis|icnses  spéciales,  en  présence  du  duc 
deTerceire,  repiésentant  le  roi  de  Portugal,  et 
la  première  dame  d'honneur,  rei)résenlant  la 
reine,  après  des  fiançailles,  paraissait  à  l'abri  de 
toutes  critiiiiies;  la  famille  y  donnait  son  assen- 
timent. Mais  alors,  quoique  déjà  1res  riche,  la 
comtesse  de  Povoa  n'avait  pas  recueilli  tout  l'hé- 
ritage iiaternel.  Elle  avait  un  frère,  en  faveur  du- 
quel de  nombreux  majorais  étaient  constitués. 
Ce  frère  est  mort  en  ls3(),  et  la  fortune  de  la 
marquise  de  Fayal  s'est  élevée  à  1,500,000  livres 
de  rente.  Les  héritiers  présomptifs  de  la  jeune 
personne  se  sont  émus  en  présence  de  cet  événe- 
ment; leurs  regrels  ont  éveillé  leur  sollicitude: 
ils  sont  venus  auprès  du  duc  et  de  la  duchesse 
de  Palmella,  etleur  ont  fait  entendre  que  la  va- 
lidité du  mariage  n'était  pas  certaine;  (|ue  les 
dis()cnscs  royales  avaient  été  obtenues  par  suite 
de  l'influence  personnelle  du  duc,  et  qu'il  élail 
de  sa  loyauté  d'attendre  que  la  comtesse  de 
Povoa  filt  en  âge  de  se  |)rononcer  librement. 
Alors  intervint,  à  la  date  du  ISoclobre  dernier, 
un  acte  dont  voici  les  principales  dispositions  : 
1"  le  duc  et  la  duchesse  de  l'almella  et  le  mar- 
I  quis  de  Fayal  s'obligent  à  ne  pas  célébrer  le  ma- 


riage avant  que  la  mineure  ait  atteint  21  ans,  et 
même  après  sans  qu'elle  ait  déclaré  devant  sa 
famille  réunie  sa  libre  volonté;  2°  le  mariage  ne 
I  peut  êlro  célébré  qu'.'i  Lisbonne,  Paris  ou  Lon- 
dres; cl  dans  lecas  où  le  duc  et  la  duchesse  vou- 
draient résider  en  i|uel(pie  antre  ville,  ils  se- 
raient Icuus  de  laisser  la  mineure  dans  l'une  des 
dites  trois  villes;  3°  celte  convention  est  approu- 
vée [lar  le  conseil  de  famille  sous  la  condition 
expresse  que  dans  le  cas  où  le  iliic  et  la  duchesse 
ou  leur  lils  manqueraieulà  l'uneou  à  l'autre  des- 
di  les  coud  il  ions,  le  maria;;e  sera  considéré  comme 
iiyaiit  été  conclu  sans  le  eonsentemenl  de  ladite 
miiieui'c. 

Telle  est,  mes.'îieurs,  la  série  des  fails  et  des 
actes  qui  se  son!  accomplis  jusqu'à  l'époque  où 
iinedemande  en  nuUilé  de  mariage  a  été  portée 
de\aiU  la  cour  ecclésiastique  de  Lisbonne.  Celte 
demande  émaue-t-elle  des  parties  contractantes? 
Non.  Du  luleur  ou  delà  mère?  pas  davantage. 
Elle  vient  descollatéraux,  qui  n'ont  jias  cl'inté- 
rêl  actuel,  et  malgré  toute  la  solennité  du  ma- 
riage, ils  n'hésitent  pas  à  l'allai|ner.  Il  ne  faulpas 
se  méprendre  sur  le  earaclère  de  la  décision  ipii 
a  élé  rendue  par  la  cour  ecclésiastique  sur  le 
réquisitoire  diii)rocureur-général.  Ce  n'est  pas, 
ainsi  que  le  porte  la  traduction  qui  en  a  été  faite, 
un  jugement  dans  le  sens  habituel  du  mot,  mais 
une  ordonnance,  une  mesure  préparatoire.  En 
voici  du  reste  les  termes. 

«  Attendu  ()uil  est  reconnu  qu'il  y  a  vérita- 
blement nullilé  de  mariage,  et  (pie  par  consé- 
quent leurs  excellences  M.  le  marquis  de  Fayal 
et  dona  Maria  Louise  de  Noranho  è  Sampayo  ne 
peuvent  pas  être  considérés  comme  époux  tant 
que  leur  mariage  ne  sera  jias  eanoni(iuement  re- 
valiilé,  nous  ordonnons  que  les  eonlraclans  sus- 
nommés se  soumettront  à  la  sépai'ation  canoni- 
(|ue  et  légale  endroit  à  lacjiielle  nous  les  con- 
damnons, jus(ju'à  ce  que  leur  maiiage  soit  dû- 
ment revalidé,  ou  jusqu'à  ce  que  par  une  action 
civile,  la  nullité  en  soit  prononcée.  La  )?iariée 
der,, ni  7-ester  en  attendant,  et  provisoire- 
ment, chez  son  excellence  M.  le  duc  de  Pal- 
mella, sous  la  responsa'rilité  de  tnudaine  la 
duchesse  son  épouse,  lacjaelle  en  fixera  la 
durée,  si  elle  i^eut  se  charger  d'eu  cire  dépo- 
sitaire. Accl  edVl,  le  présent  jugemenl  serasi- 
gnilié  à  leurs  excellences  les  deux  eonlraclans,  à 
M.  le  duc  et  à  matlaiiie  la  duchesse  de  Palmella, 
au  moyen  d'une  commission  rogatoire  adressée 
auxjuges  etautorilés  tantccclésiasliques  que  sé- 
culières du  diocèse  de  Paris,  etc. 

)>  Lisbonne,  le  8  novembre  1838.  « 

Vous  le  voyez,  messieurs,  le  juge  ecclésiasll-- 
que  a  fait  réserve  de  la  voie  civile,  et  cependant 
comment  a-t-on  agi  ?0n  s'est  présenté  devant  le 
président  du  tribunal,  on  lui  a  dit  que  la  nullilé 
du  mariage  était  prononcée,  qu'il  s'agissait  de 
mesures  provisoires  de  la  compétence  des  tribu- 
naux français,  et  alors  est  intervenue  l'ordon- 
nance sous  le  coup  de  laquelle  nous  sommes 
placés. 

ÎMadame  la  duchesse  de  Palmella  m'a  de- 
mandé quelle  devait  être  sa  conduite,  et  d'après 
mes  avis  elle  a  accepté  le  dépôt  judiciaire  qui 
luiétait  confié;  elle  s'est  rendue  auprès  de  son 
conseil,  et  elle  a  déclaré  qu'elle  s'engageait 
sous  sa  resiionsaliilité  à  accomplir  la  mission 
que  lui  donnait  le  tribunal  ecclésiastique.  Que 
devait-elle  faire  après  cette  acceptation,  en  pré- 
sence de  ces  héritiers  possibles  d'une  fortune  de 
I  150,000  fr.  de  rente?  On  sollicite  à  Lisbonne  la 


hh  — 


niiUilé  ilu  mariage,  elle  s'y  leiul  ;  elle  va  lejoin- 
(lie  le  liileur,  la  nitre,  lamlis  ([iie  le  mari,  le 
iiian|iiis(le  Fayal,  resleà  Paris;  elen  cemoiiicnl 
même  la  jeune  lille  est  aux  jiieds  Ju  conseil  cc- 
elésiasliiiue,  en  [irésence  de  tous  ses  protecteurs 
naturels. 

Mainlcnanl,  messieurs,  nous  demamiona  ([ue 
l'ordonnance  de  référé  soit  rainiorlée  et  ([ue  le 
jugement  provisoire  soit  latilié.  Un  effet,  rien 
n'est  souverainement  décidé  par  la  cour  ecclé- 
slasiii|uc.  Il  reste  encore  à  vider  entre  les  par- 
lies  une  queslion  d'état  dont  vous  ne  pouvez 
connaître;  (jnant  à  la  mesure  provisoire,  pour- 
ijuoi  la  clianj;er?  Le  tribunal  de  Lisbonne  a 
))ensé  que  la  demeure  de  madame  la  ducliesse 
de  Palraella  était  à  la  fois  un  asile  et  une  ijaran- 
llc  pour  la  mineure,  et  vous, vous  décideriez  ([ue 
madame  la  duchesse  de  l'almella  ne  eon\ient 
pas,  et  qu'il  faut  demander  à  un  couvent  une 
retraite  plus  certaine! 

Oui,  messieurs,  je  comprends  que  lorsijue  le 
tribunal  nalional  n'a  rien  dit,  quand  il  ne  peut 
pas  protéger,  à  litre  d'hospilalilé,  notre  justice 
doit  intervenir.  Il  n'en  esl  plus  de  même  s'il  y  a 
une  décision  émanée  dune  juridiction  étran- 
gère; il  n'appartient  pins  alors  au>L  tribunaux 
français  de  s'immiseei' dans  une  question  déci- 
dée; ils  n'ont  qu'à  faire  valider  les  mesures  (jni 
ont  élé  jirises. 

Messieurs,  dit  M'  Teste,  avocat  de  M.  Estevès, 
on  a  cru  signaler  le  lint  et  le  caractère  de  ce  dé- 
bal,  mais  la  démo;istraiion  est  encore  à  faire.  Le 
mot  du  i)rocès,  le  voici.  Suivant  la  législation  en 
vigueur  en  Portugal  et  dans  les  Algarves,  un 
mariage  nul  est  à  l'abri  de  toute  atteinte,  si  la 
jeune  tille  ayant  accompli  sa  douzième  année,  la 
consommation  a  suivi.  L'enfant  devient  pour 
toujours  la  proie  de  celui  qu'on  luiatlonné  pour 
époux.  La  jeune  duchesse  de  Sampriyo  a  onze 
ans  cl  six  mois;  si  on  la  veut  conseiver  sous  sa 
garde,  on  a  des  motifs  faciles  à  pressentir.  Voilh 
le  mot  de  la  conleslation. 

De  quoi  s'agirait-il  donc  dans  ce  procès!'  S'a- 
git-il de  perquisitions  injurieuses  à  prévenir  i' 
Non.  —  La  mineure  a  été  soustraite  aux  recher- 
ches; on  l'a  enlevée  hors  de  France  :  on  se 
donne  aujourd'hui  le  stérile  plaisir  de  demander 
le  retrait  d'une  ordonnance  sagement  reiulnc. 
C'est  un  caprice  de  madame  la  duchesse  de  l'al- 
mella. 11  faut  le  lui  passer. 

M'  Teste  reprend  les  faits  antérieurs  à  la  célé- 
bration du  mariage.  La  jeune  duchesse,  dit-il, 
était  orpheline  de  père  dès  l'âge  le  plus  tendre  ; 
le  duc  de  Sampayo  laissait  deux  eiifans  et  une 
fortune  de  1,500,000  fr.  de  rente  environ.  La 
famille  de  Palmella  élail  moins  riclu'  (jne  noble, 
spcculalion  magnilii|ue  sans  doute,  si  des  maux 
physi(iucs  ne  paraissaient  avoir  alléréla  santé  du 
jeune  époux.  Le  projet  conçu,  on  a  marché  droit 
à  l'exécution.  W.  Lstevès,   tuteur  de  la  liiture, 
avait  suivi  un  ])arli  contraire  à  celui  du  duc   de 
Palmella  dans  les  agitations  politiipies  du  Por- 
tugal; ces  différences  de  sentimens  ixjuvaient 
compromettre  le  succès  de  cette  brillante  idée  ; 
on  imagina  de  placer  l'enfant  sous  la  protection 
du  pouvoir  royal.  Des  disiienscs  sont  accordées  ; 
le  nu''me  jour  on  obtient  du  lutciM-  une  leKre  de 
quasi-consentement,  acte  de  condescendance  du 
sujet  envers  le  souverain  ;  le  contrat  de  liançail- 
les  est  passé  devant  les  mandataires  du  roi  et  de 
la  reine,  en  l'absence  delà  lainillc  de  la  fiancée  ; 
le  mariage  esl  célébré  dans  une  chapelle  parti- 
culière, 


Cependant  la  famille  de  Sampayo  ignorait  ce 
mariage  iirélentlu,  et  la  preuve  de  cette  igno- 
rance est  dans  l'acte  du  13  octobre  1H38.  Le 
mariage  y  est  considéré  comme  un  événement 
futur  :  on  indi(|ue  le  lieu  où  il  sera  célébré,  si  la 
jeune  fille,  ùgée  de  quinze  ans,  déclare,  en  pré- 
sence de  sa  famille,  accepter  le  due  de  Palmella 
pour  époux.  !>isbonne,  Paris  ou  Londres  seront 
témoins  de  ce  grand  événement ,  secret  encore 
de  l'avenir.  Voilà  ce  ipii  a  élé  signé  par  le  duc  et 
par  la  duchesse  de  Palmella  ;  voilà  la  promesse 
donnée  sous  la  foi  de  l'honneur  ! 

Eh  bien  !  le  mariage  ;  mais  c'est  un  sacrement 
indélébile  ,  et  cependant  l'acte  du  15  octobre 
parle  d'un  mariage  futur!  L'n  second  mariage 
alors  !  mais  c'est  un  sacrilège!  Et  faut-il  plus 
que  la  justice  la  i)lus  vulgaire  |)our  voir  (|ne 
celte  enfant  n'a  pu  contracter  sérieusement 
iju'avecsa  poupée. 

>r  Teste,  après  avoirrappeléles  circonstances 
de  la  cause,  et  donné  lecture  des  pièces  princi- 
pales, abordcla  question  soulevée  par  le  référé. 
On  invocpie,  dit-il,  la  sentence  du  tribunal 
ecclésiastique  de  Lisbonne  ;  on  l'accepte  avec 
joie,  mais  dans  tonte  sa  teneur  ;  on  y  voit  une 
impossibilité  devant  lai|uelle  aurait  dû  s'arrêter 
M.  le  président,  alors  qu'il  s'agit  ici,  avant  tout, 
d'une  queslion  d'état,  et  que  i)ar  la  sentence  il  a 
élé  fait  droit  au  provisoire.  Examinons. 

Je  reconnais  avec  mon  adversaire  Pinconi|>é- 
tence  des  tribunaux  français  sur  une  queslion 
d'élat  entre  étrangers,  sous  la  réserve  cependant 
d'ordonner  les  mesures  provisoires  que  lesfails, 
que  la  morale  i>ourraicnt  réclamer.  La  loi  doit  à 
tous  sa  protection.  Or,  M.  Estevès  n'a  sollicité 
ici  <|u'unc  mesure  provisoire  :  vous  êtes  a|iles  à 
connallre  du  mérite  de  l'ordonnance  qui  vous 
est  dénoncée.  iMais  y  a't-il  lieu  de  rétracter  celle 
ordonnance  i'  Je  n'examine  pas  si  c'est  alîaire 
de  luxe  ou  plutôt  dérision,  alois  i|u'on  a  su 
rendre  son  exécution  impossible. 

En  Portugal  comme  en  l'rance,  la  tulelle  est 
l'image  de  laulorilé  iiaternellc.  Le  tuteur  peut 
et  doit  faire  lont  ce  que  le  père  vivant  eût  f.iil 
lui-même.  AI.  Estevès  deviendra  nécessaire- 
ment acteur  dans  la  question  principale  devant 
la  jiuidiclion  de  Lisbonne  ;  mais  la  question 
peut  disparaître  non  par  un  jugement,  mais  par 
I  un  fail  sur  lc(|nel  on  |)eut  dès  à  iirésenl  porter 
un  jugement  sévère,  par  un  fait  qui  serait  la 
conséquence  du  séjoiu'  prolongé  de  la  jeune  fille 
chez  madame  la  duchesse  de  Palmella.  Voilà 
pounpioi  la  résidence  jirovisoire  de  la  jeune 
fille  dans  la  maison  îles  dames  Auguslines  est 
dcveiuie  de  la  plus  impérieuse  nécessité. 

Quel  droit,  après  tout,  madame  la  duchesse 
de  Palmella  aurait-elle  de  crili(pier  l'ordonnan- 
ce de  IM.  le  président  ;'  La  jeune  fille  a  onze  ans 
et  cinq  mois;  la  loi  portugaise  fait  durer  jus- 
qu'à vingt-cinq  ans  la  puissance  du  lulcnr. 
Comment  donc  se  trouverait  anéantie  l'aulorilé 
de  M.  Estevès  i'Devant  (pu4  fait  aurait-elle  dû 
céder?  Devant  un  mariag'c  ,  dites-vous  ?  Eh  ! 
faut-il  être  légiste  pour  comprendre  qu'il  ne 
penl  être  question  de  mariage  entre  deux  enl'aus. 
à  moins  qu'il  wv  s'agisse  de  têtes  couronnées,  et 
M.  le  duc  de  Palmella  n'eu  est  pas  là. 

Enfin,  et  pardessus  tout,  il  y  a  l'intérêt  def 
mœurs.  Un  mariage  clandestin  est  découvert.  Il 
est  arrêté  pourtant  (|u'on  laissera  l'enfant  gran- 
dir pour  (|uc  sa  volonté  puisse  se  former  et  se 
manilcster  libre,  cl  vous  pourriez  admettre  que 


l'enfant  demeurera  sous  l'influence  immédiate 
de  la  famille  de  son  époux  [)rétendu,  lorsi(u'on 
demande  qu'un  asile  protecteur  lui  soit  ouvert! 
Est-ce  (piil  ne  suiht  pas  de  vous  montrer  le 
sujet  même  du  procès,  de  vous  dire  que  celte 
enfant  on  l'entraîne  je  ne  sais  où?  est-ce  (jue 
vous  ne  vous  sentiriez  pas  pressés  de  statuer, 
même  d'office?  y  aurait-il  possibilité  d'hésiter 
un  instant  ? 

iMais,  dit-on,  la  senteni-e  du  tribunal  ecclé- 
siastique a  statué  sur  les  mesures  j)rovisoires;  la 
question  est  épuisée.  Ajoutez  donc  qu'on  a 
voulu  par  la  sentence  effacer  l'autorité  du  tu- 
teur ;  dites-le,  comme  s'il  ne  faudrait  ]»as  une 
disposition  rendue  contre  lui  pour  lui  ravir  des 
droits  (|ue  la  loi  lui  donne!  La  sentence  de  Lis- 
bonne ordonne  une  ]irécaulion  que  vous  ne 
pouvez  tourner  en  mesure  exclusive.  Ces  pré- 
cautions, ces  mesures  provisoires  doivent  cesser 
alors  que  le  tuteur  reparait  revendiquant  un 
droit  sacré.  Autrement,  je  n'hésite  pas  à  le  dire, 
loin  de  devoir  à  la  sentence  Xa  pareulis  ^\w\i\\ 
invoijuc,  vous  devriez  la  repousser. 

Ici,  d'ailleurs,  la  position  est  sin;;ulière.  C'est 
le  tuteur,  c'est  le  conseil  de  famille  qui  s'alar- 
ment justement,  et  à  leurs  volontés,  énergique- 
menl  exjirimées,  vient  s'ajouter  unecomniission 
rogatoire  des  tribunaux  de  Lisbonne  ,  (jui 
demandent  à  la  justice  française  sa  protection. 
Que  pouvez-vons  reprocher  à  cette  ordonnance 
qui  ne  compromet  les  intérêts  de  personne,  et 
qui  laisse  au  moins  à  l'intelligence  et  au  cœur 
delà  jeune  fille  le  temps  d'éclore  ?  Laisserez- 
vous  cette  enfant  sous  l'infiuence  de  cette  famille 
qui,  pour  réparer  les  brèches  que  les  événemens 
politiques  ont  faites  à  sa  fortune... 

Une  voix  au  banc  opjnigé.  — C'est  une  abo- 
mination '... 

.1/'  Tente,  avec  chaleur.  —  Vous  répondrez,  il 
n'y  a  jamais  d'abomination  dans  mes  paroles  :  jo 
dis  ce  que  mon  devoir  m'oblige  à  dire.  La  polict; 
de  1  audience  est  dans  de  trop  sages  mains  pour 
{(ue  de  pareilles  interruptions  puissent  se  re- 
nouveler. 

* 

Un  mouvement  d'agitation  suit  ces  paroles  de 
M'' reste,  (pii  rcprcnil  ainsi  : 

.\  moins  qu'on  ne  me  fasse  voir  que  la  mesure 
excède  les  pouvoirs  du  tuteur  ,  nous  sommes 

fondés  ! 

Enfin,  quel  grief  peut  alléguer  madame  la 
duchesse  de  Palmella  ?  Quand  la  jeune  fille  aura 
alleinl  sa  ipiinzièmc  année,  que  d'un  signe,  en 
présence  de  sa  famille,  elle  désigne  pour  époux 
le  marquis  de  l'.iyal,  son  sort  sera  fixé,  aucun 
nuirmurc  ne  se  fera  fntemlre.  Mais  jusque-là 
qu'elle  respire  au  moins,  que  sa  volonté  puisse 
se  former  libre,  voilà  ce  que  tout  requiert  dans 
ce  procès,  voilà  ce  que  vous  devez  décider. 

Le  tribunal,  après  inie  courte  réplique  de 
M' lîerryer,  rend  un  jugement  ainsi  conçu  : 

<i  Le  tribunal, 

»  .attendu  que  la  sentence  rendue  par  le  tri- 
bunal ecclésiasli<|ue  de  Lisbonne  n'est  pas  revê- 
tue de  l'ordonnance  d'cxcquaiur  ;  que  son  exé- 
cution ne  peut  être  ordonnée  en  état  de  référé; 

"Que  d'ailleurs,  en  présence  d'une  demande 
en  nullité  de  mariage,  la  .sentence  pourrait  bien 
ne  pas  recevoir  son  exécution  ; 

»  Attendu  qu'en  cette  matière  l'intérêt  du 
mineur  est  la  seule  loi.  ei(|ue  le  tuteur  a  «G' 
dans  la  limilo  de  ses  ailribuiious: 


/.r»  — 


»  Attendu  que  les  conventions  du  15  oclobre 
dernier  doivent  être  exécutées... 
M  Maintient  l'ordonnance  rendue....» 

(Le  Droit.) 


lu'pur  irmnattquf. 


TIIE.\TRE  DES  VARIETES. 

Le  Puff,  revue  vaudeville  en  trois  tableaux, 
par  MM.  Carmoiiche,  Varin  et  L.  Huart. 

La  revue-vaudeville  n'a  pas  fait  défaut  5  la  dé- 
funte année  :  elle  Ta  mise  sur  la  sellette,  comme 
elle  y  avait  mis  toutes  ses  sœuis,  elle  lui  a  dit  ses 
vérités.  Le  Puff  lui  en  décoche  de  très  mor- 
dantes, assisté  de  ses  deux  filles  la  Blague  et  la 
Réclame.  Le  Puff  est  un  particulier  très  connu 
dans  Paris,  ipii  se  présente  à  nous  sons  le  bril- 
lant appareil  d'un  chef  de  saltimbanques  ,  et 
p\iis  nous  voyons  se  grouper  autoiu-  de  lui  une 
foule  de  personnages  vivans  ou  morts,  animés 
ou  inanimés,  l'invalide  et  son  lampion,  repré- 
sentant lesembellisseniens  de  Paris,  les  villes  de 
France,  telles  qu'on  les  a  taillées  pour  la  place 
de  la  Concorde  ,  le  Sonneur  de  la  Gaité  ,  le 
Géant  du  Cir(iue  ,  Peau-d'Aiic  de  la  Porte- 
Saint-Martin.  Nous  entendons  ,^l.deCandia  et 
madame  Thillon,  Robert-le-Diable  et  Lady 
Melril ,  lutter  d'italianisme  et  d'anglicisme  : 
nous  retrouvons  Amany  ,  la  belle  et  rêveuse 
bayadère,  dont  Gabriel  reproduit  admirable- 
ment les  grâces  ;  enfin  Odry  et  Flore  nous  don- 
nent toute  une  parodie  de  Rwj-Blas.  Cette  pa- 
rodie est  aussi  boulfonne  que  possible,  et  l'hila- 
rité qu'elle  excite  ne  le  cède  en  rien  à  celle  que 
provoqtie  la  pièce  même.  Il  est  certain  qu'avec 
tous  ces  moyens  de  séiluetion  le  P;///" doit  exer- 
cer une  heureuse  iulUience  sur  les  recettes.  Il  y 
a  là  surtout  de  cet  esprit  qui  déchire  etemporte 
le  morceau,  de  cet  esprit  aristophanescjne  qu'il 
apparlinait  à  notre  époipie  de  roueries  et  de 
scandales  de  réveiller.  Les  auteurs  du  Puff  oni 
été  à  la  hauteur  des  ridicules  qu'iés  avaient  en- 
trepris de  flageller  sans  pitié  ni  merci. 

Quant  aux  acteurs,  ils  sont  tous  fort  diver- 
tissans;  nous  avons  surtout  remar(iué  le  jeune 
\illars,  nouvellement  engagé  aux  Variétés,  et 
qui  s'est  acquitté  avec  une  verve  entraînante  de 
deux  rôles,  dans  le  second  desquels,  celui  de 
don  Salluste,  de  la  parodie,  il  imite  à  s'y  mé- 
prendre la  diction  et  les  gestes  d'Alexandre, 
l'acteur  du  drame  de  la  Renaissance. 


THEATRE  DE  LA  PORTE  St-MARTIi\. 

Claude  Slocq,  drame  en  cinq  actes,  avec  prolo- 
gue, de  .MM.  Arnould  et  Fournier. 

A  l'époque  des  sanglantes  discussions  des  ca- 
tlioli(iues  et  des  protestans,  Claude  Stocq,  pré- 
senté comme  un  agent  aussi  enireprenant  qu'ac- 
tif du  connélal)le  de  Montmorency,  assassina 
dans  la  forêt  de  Tallemont  le  baron  de  Roche- 
maure,  (|ui  avait  été  chargé  de  faire  exécuter  les 
édits  contre  les  protestans. 

Au  moment  du  meurtre,  le  marquis  de  Savi- 
gny,  l'un  de  ceux  ipie  le  bai  on  de  Rochemaure 
avait  mission  de  poursuivre  et  d'expulser,  tra- 
versait la  forêt.  On  le  trouve  auprès  du  cadavre, 
lui  prodiguant  des  secours  devenus  inutilesj  on 
J'airêlC;  on  le  juge,  on  le  pend. 


/  Alors  existait  le  célèbre  Ambroise  Paré,  le 
créateur  de  la  chirurgie  française;  le  cadavre 
du  mar(iuis  lui  est  remis,  et  au  moment  de  le  li- 
vrer au  scalpel,  il  y  découvre  quelques  signes 
d'txislence.  Il  rappelle  le  condamné  ;i  la  vie,  et 
bienli'il,  sous  le  nom  de  Landry,  le  manjuis, 
dont  la  carrièie  vouée  à  d'aussi  dramatiques 
périls,  épouse  une  femme  qu'il  aime,  la  belle 
I  Marguerite  ,  qui  précisément  était  recherchée 
par  le  véritable  assassin  de  Rochemaure  ,  par 
Claude  Stocq. 

En  proie  à  la  jalousie  la  plus  vive,  cet  homme 
cherche  à  se  venger  du  rival  (|u'on  lui  a  préféré, 
et  malheureusement  il  ne  tarde  pas  à  pénétrer  le 
secret  du  marquis.  Certain  que  Landry  n'est  au- 
tre que  le  condamné  Savigny,  échappé  par  mir,)- 
de  à  une  mort  infâme,  il  le  fait  arrêter.  L'infor- 
tuné serait  peut-être  pour  la  seconde  fois  livré 
au  bourreau,  si  une  émeute  exciiée  contre  les 
protestans  n'avait  lieu. 

Au  milieu  du  clésordre,  Landry  est  tué;  Mar- 
guerite de\  ient  folle  à  la  vue  du  cadavre  de  son 
éiioux,  et  le  seul  rejeton  de  ce  eoii|de  infortuné, 
le  jeune  Raoul,  ne  doit  la  vie  qu'à  la  protection 
de  Marie  Sluarl. 

Quinze  années  après  ces  événemens  qui  pren- 
nent eux-mêmes  un  assez  grand  espacede  temps, 
Raoul,  quia  fait  son  chemin,  va,  sous  le  nom  du 
chevalier  Rasieigh,  é[iouser  la  jeune  Louise,  hé- 
ritière du  baron  de  Rochemaure,  lorsque,  comme 
son  père,  il  se  trouve  en  rivalité  avec  l'irrécon- 
ciliable ennemi  de  sa  famille. 

Pour  perdre  ce  nouveau  rival,  qui  vient  le 
blesser  dans  ses  affections,  Claude  Stoc(j,  en  pré- 
sence de  la  famille  de  sa  future,  dévoile  le  se- 
cret de  la  naissance  de  Raoul.  Cette  révélation, 
grùce  à  des  preuves  (|ui  ont  été  fournies  au  jeune 
chevalier,  tourne  contre  le  dénonciateur.  Un 
duei  est  la  suite  de  sa  vengeance,  et  le  misérable 
est  tué  par  Raoul  avec  le  poignard  qui  longtemps 
auparavant  avait  servi  à  frapper  le  baron  de 
Rochemaure  dans  la  forêt  de  Tallemont. 

Ce  drame,  emiirunlé  à  une  nouvelle  de  ma- 
dame Charles  Reybaud,  a  obtenu  un  succès  re- 
mar(pialde.  il  est  juste  de  dire  que  les  acteurs 
ont  bien  joué  '•  mademoiselle  Théodorine  a  été 
magnifK|ue  dans  le  rôle  de  Marguerite;  Sl-Hi- 
laiie  et  Lajariette  ont  bien  rendu  ceux  de  Savi- 
gny, père  et  (ils;  Raucourt  est  plein  de  verve 
dans  le  personnage  [irineipal,  et  madame  Char- 
les Cabot  a  dignement  représenté  la  reine  Marie- 
Stuart. 


Rfinte  îles  illaîtes. 


.l'assistais,  dimanche  dernier,  au  premier  bal 
masqué  donné  i)ar  la  direction  du  théâtre  de  la 
Renaissance,  etje  ne  crois  pas  me  tromper  en 
prédisant  à  ces  bals  une  grande  vogue.  On  peut 
dire  que  la  somptuosité  la  plus  riche  s'est  Linie 
au  goût  le  plus  irréprochable  pour  enfanter  des 
meiveilles.  L'effet  magique  de  l'illuminalion  à 
<7WV/o  sur  une[décorationétincelante  de  dorure, 
la  profusion  des  fleuis  et  des  draperies,  enfin  le 
choix  de  l'orchestre,  habilement  dii'igé  par  Tol- 
becque,  tout  avait  été  i)rép,né  avec  une  magnifi- 
cence jusqu'ici  sans  exemple  ;  tout  a  dignement 
répondu  à  l'attente  du  public. l'ne  heureuse  in- 
novation, empruntée  au  luxe  raffiné  de  l'Italie, 
permcitait  aux  personnes  qui  avaient  loué  une 


avant-scène  de  souper  dans  le  salon  qui  en  dé- 
pend, et  de  jouir  ainsi  des  plaisirs  de  la  table 
sans  se  priver  du  coup  d'œil  du  bal. 

Nous  voici  donc  entrés  dans  cette  heureuse 
époque  de  l'année  si  chère  à  la  mode,  où  chaque 
jour  amène  un  nouveau  plaisir.  Spectacle,  bal, 
concert,  soirée,  on  n'a  que  l'embarras  du  choix, 
et  ce  n'est  pas  seulement  un  plaisir  circonscrit 
dans  les  limites  dti  moment,  il  se  devance  lui- 
même  par  les  préparatifs  et  il  se  survit  par  le 
souveuii'. 

Les  frères  Chagot  enrichissent  chaque  jour  la 
mode  de  (piel(|ues nouvelles  créations,  i)our  le.s- 
(juelles  ils  niellent  à  contribution  l'or  et  l'argent, 
les  plumes  et  les  Heurs,  tpi'il  est  impossible  de 
combiner  avec  une  entente  de  véritable  fashion 
aussi  distinguée,  un  gofil  aussi  exquis.  Quoi  de 
plus  élégant  ipie  celle  guirlande  arabe  ,  cep  à 
feuilles  de  velours  et  d'or,  qui  encadre  si  déli- 
cieusement la  figure  ?  Y  a-t-il  rien  de  plus  ra- 
vissant queces  gi-acieux  chaperons  à  boulnnsde 
rose  et  feuilles  d'or  ?  ,1e  neveux  pas  oublier  la 
jjuirlande  Adonis  et  citrvnelle,  la  guirlande  à 
la  coquette,  crésenline  bleu  ciel  majestueuse- 
ment relevée  de  feuilles  d'argent,  et  avant  tout 
l'Adonis  en  brillans,  création  remarquable, 
dont  la  richesse  le  dispute  à  l'élégance,  et  (|ui 
emprunte  à  la  lumière  un  éclat  presque  fantas- 
ii([ue. 

Les  coiffures  à  la  grecque  sont  assez  recher- 
chées, avec  un  cercle  d'or  sur  le  front  et  une 
Mèche  en  or  et  pierreries  qui  traverse  les  che- 
veux par  derrière. 

Les  petilsbordsdeMaxence,  rue  Vivienne,  16, 
font  toujours  fortune.  J'en  ai  vu  de  fort  jolis  en 
velours  bleu,  heureusement  entremêlés  de  den- 
telle d'or,  et  ornés  d'oiseaux,  de  plumes  blanches, 
de  feuillages  et  de  iîeurs  en  or. 

Pour  roI)es  de  soirées  ,  la    mousseline  des 
Indes  et  l'organdi  brodés  en  blanc  e'  en  couleur 
sont  toujours  fort   bien  portés.  On  gaa-nitles 
robes  d'un  ruban  de  tulle  brodé,    avec  deux 
bouillons  au-dessus  du  volant,  et  dans  chacun 
d'eux  un  ruban  de  satin  gros  bleu  (pii  ressort 
pour  former  un  nœud  sur  le  côté  de  la  jupe. 
Les  manches  sont  fort  courtes,  composées    de 
trois  bouillons  de  tulle,  un  ruban  dans  chaque 
bouillon,  unnœudsurle  dessusdu  bras.  Corsage 
plat  et  presque  toujours  à  nervure  sous  la  gorge. 
Mais  si  le  choix  des  étoffes  et  la  forme  que  sa- 
vent leur  douner  des  mains  habiles  contribuent 
beaucoup  à  l'élégance,  il  y  a  une  condition  plus 
indispensable  encore  :  c'est  celle  du  corset.  Pas 
d'élégance  possible  si  cette  partie  du  vêlement 
est  mal  confectionnée.  Pas  de  grâce  si  vous  êtes 
gênée  dans  vos  mouvemens,  car  la  grâce  et  la 
gênenevont  pas  ensemble.  11  est  facile  de  n'a- 
voir à  redouter  aucun  de  ces  ineonvéniens.  Le 
corset  mobile  de  Pousse,  rue  Montmartre,  171, 
vous  salisfait  sous  tous  les  rapports.  M.  Pousse, 
qui  a  obtenu  un  brevet  d'invention  pour  ses  cor- 
sets ,  fruits  de  longs  et  consciencieux  travaux  , 
a  fait  disparaître  peu  à  peu  tous  les  ineonvéniens 
reprochés  jusqu'à  ce  jour  à  cette  partie  delà  toi- 
lette ;  tousles  avantages  qu'onpouvait  ajouter, 
il  lésa  obtenus  :  le  corset,  entre  ses  mains  ha- 
biles, est  arrivé  à  sa  véritable  perfection,  et  c'est 
avec  justice  qu'il  a  reçu  du  monde  élégant  le 
nom  àe  corset  merveilleux ,  soi\i\ei\\\t\  il  est 
généralement  connu  aujourd'hui.  Débarrassé  de 
tout  mécanisme  compliqué,  il  est  réduit  à  une 
expression  si  simple  ,  qu'une  légère  pression  du 
doigt  suffit  pour  se  lacer  et  se  délacer  à  volonté; 


kl  — 


on  n'a  plus  à  lui  reprocher  ces  aspérités  qui  se 
dessinaient  peu  gracieusement  sur  la  robe  :  il  est 
uni  maintenant  connue  une  lame  Je  baleine,  et 
doué  d'une  souplesse  et  d'une  flexibilité  vrai- 
ment admirables.  Il  soutient,  favorise  les  mou- 
vemens  du  rorps,  auxquels  II  donne  une  grâce 
el  une  aisance  naturelles.  Il  donne  mieux  que 
l'élégance,  il  donne  la  santé,  car  il  est  basé  sur 
une  connaissance  approfondie  de  notre  organi- 
sation ,  et  les  savantes  éludes  analomiques  du 
fils  de  M.  Pousse  n'ont  pns  peu  contribué  à 
amener  le  corset  moljile  \\  ce  degré  de  perfec- 
tion. Je  suis  persuadée  que  son  usage  constant 
suffirait  pour  empêcher  tontes  ces  déviations  de 
taille,  si  tristement  communes  aujourd'hui,  et 
qui,  pour  la  plupart  du  moins,  n'ont  pas  d'autre 
cause  que  la  mauvaise  confection  d'un  corset 
qui  s'oppose  au  développement  naturel  de  nos 
organes,  et  conduit  souvent  à  une  mort  préma- 
turée par  une  route  douloureuse.  Si  le  beau 
sexe  doit  des  éloges  à  M.  Pousse  pour  la  grâce 
de  son  invention  ,  l'humanité  lui  doit  des  re- 
mercimens pour  soti  utilité.'  (te  Follet.) 


ïlfuuc  î)r  cinq  jinirs. 


10  JANVIER.— S.A.  R.  Madame  la  duchesse 
de  Wurtemberg  est  morte  à  Pise ,  le  2  janvier,  à 
huit  heures  du  soir,  dans  les  bras  de  son  mari  et 
de  son  frère. 

La  duchesse  de  Wurlemlierg  avait  à  peine 
vingt-cinq  ans.  Elle  s'était  inariée  en  1837.  11 
était  né  un  i)rinoe  de  c(i  mariage.  C'est  à  la  suite 
des  conciles  de  la  princesse  (pie  se  sont  déclarés 
les  premiers  symptômes  de  la  maladie  dont  elle 
est  morte. 

,  —  La  Sentinelle  de  Hayon  ne  assin-e  que  le 
conseil  de  ijucrre,  qui  avait  été  chargé  d'exami- 
ner la  conduite  des  généraux  Elio  Gomez  et  Za- 
riatcgul,  a  terminé  son  travail  en  faveur  de  ces 
officiers  ;  on  croyait  en  conséquence  ([u'ils  se- 
raient incessamment  appelés  à  descommande- 
mens. 

—  Un  journal  assure  que  l'amiral  Bandin  a 
été  nommé  membre  de  la  chambre  des  pairs, 
et  que  M.  Emmanuel  de  Las  Cases,  membre  de 
la  chambre  des  députés,  est  nommé  ministre  plé- 
nipotentiaire au  Mexique. 

—  Madame  la  duchesse  de  P.errl,  dit  une 
feuille  allemande,  se  |dait  de  plus  en  plus  dans 
la  Styrie  ,  pays  romantique  où  elle  parait  vouloir 
prolonger  sou  séjour.  Sa  position  tinauciére 
s'est  améliorée  ;  la  duchesse  n'a  [)as  pu  faire 
rac(|uisitlon  d'un  domaine  dans  le  voisinage  de 
sa  propriété  de  Drunnsée,  le  prix  demandé  était 
trop  élevé  ;  mais  elle  embellit  sa  )n-o|nlété  avec 
un  goitt  parfait.  L'ingénicaix  dessinateur  des  si- 
tes enchanteurs  du  cliftleau  du  Luxembourg,  le 
conseiller  du  gouvernemenl  liled,  a  séjourné 
longtemps  à  l>i  unnsée  ,  pour  y  tracer  des  plans. 
L'épouK  de  S.  A.  R.,  le  comte  luchesl,  a  quitté 
Vlenneil  y  a  peu  detemps;  Il  fait  avec  la  priu- 
cessc  un  voyage  de  trois  mois  à  Mai)les. 

— Cornélius,  le  célèbre  peintre  allemand,  vient 

de  recevoir,  par  l'Intermédiaire  de  l'ambassadeur 

de  France,  une  lettre  de  M.  le  comte  Mole,  (jui 

lui  annonce  que  S.    M.  le  roi  des  Français  l'a 

■nommé  chevalier  de  la  Léglon-d'Uonneur. 

—  Avant-hier,  l'Académie  des  sciences  a  élu 
pour  vici'-présideut  M.  Poisson,  pair  de  France, 
lequel,  en  conséipieuce  ,  présidera  l'Académie 
l'année  prochaine.  Dans  la  même  séance,  M. 
Aragoa  (exposé  l'ailin  irabh;  découverte  (|ue  vient 
de  faire  le  peintre  du  Diorarna,  M.  O.ijiuerre  , 
T]ui  a  trouvé  le  moyen  <le  //.f/?r  din-ablenu'nt .  en 
quelques  minutes,  au  loyer  (run<'  rhnmbre  olis- 

furcj  Ions  les  objets  qiii  vicimcul  s'y  pciiulrc. 


Grftce  à  cette  merveilleuse  invention,  où  c'est 
la  lumière  elle-même  qui  dessine  les  tableaux  , 
les  voyageurs  les  plus  inexpérimentés  pourront 
faire  le  panorama  de  l'univers.  Cette  découverte 
va  révolutionner  les  arts  du  dessin. 

—  On  lit  dans  le  Sémaphore  de  Marseille  : 
«Nous  apprenons  (|ue  des  pièces  en  argent  du 
duché  de  Luci|ues  commencent  à  être  en  circu- 
lation sur  noire  place.  Craignant  que  ces  mon- 
naies, îi  l'effigie  de  Carlo  Lord.  J.  D.  S.  iJuca  de 
Luccca,  ayant  au  revers  un  écusson  à  3  Heurs  de 
lis  comme  celles  de  Charles  X,  et  de  la  même 
forme  et  du  même  ijoids  que  nos  ])ièces  de  40 
sous  ,  soient  acceptées  comme  telles,  vu  que  les 
monnaies  d'Italie  ont  cours  en  France  ,  nous 
cioyons  nécessaire  d'avertir  le  commerce  que 
leur  valeur  Intrinsècpie  n'est  cpie  «le  28  sons. 
Cet  avis  sera  sans  doute  im  obstacle  à  leur  plus 
ample  émission,  et  préviendra,  nous  l'espérons, 
bien  des  pertes.  » 

—  C'est  décidément  le  20  de  ce  mois  (pi'on 
ferme  lesgalerles  du  Louvre,  à  cause  (k-s  prépa- 
ratifs du  salon  de  1839,  qui  ouvrira  le  1"'  mars 
prochain. 

—  Un  ouvrier  cordonnier  de  la  rue  Sainte- 
Maiguerile-Saint- Antoine,  le  nommé  lionillon, 
est  mort  hier  victime  de  son  intempéiance.  Ce 
malheureux, qui  avait  reçu  à  titre  d'étrennes  une 
boui.eille  d'eau-de-vie,  l'avait  bue  tout  entière  en 
queli[nes  Instans.  Presque  aussitôt  II  est  tombé 
comme  frappé  de  la  foudre,  et  tons  les  elforts 
de  la  science  ont  été  inutiles  pour  le  rappeler  à 
la  vie. 

—  La  Seine  déborde  aujourd'hui  sur  tous  les 
ports,  où  l'on  se  presse  d'enlever  les  marcïaan- 
dises  qui  les  encombraient.  Le  niveau  des  eaux 
était,  h  midi,  à  4  mètres  1)2  à  l'échelle  du  Pont- 
Royal.  Acctie  élévation  la  Seine  cesse  tout  ii  fait 
d'être  naviga!)Ie ,  les  arches  des  ponts  n'étant 
plus  assez  hautes  pour  donner  passage  aux  em- 
barcations. 


II.  —  Un  officier  des  Etats-Unis',  comman- 
dant le  cutter  iroodhtirij,  donne  les  détailssul- 
vans  sur  la  piise  du  château  de  Sainl-Jean- 
d'Liloa,  dant  11  a  été  témoin.  Les  Mexicains  ont 
perdu  beaucoup  de  monde  dans  ratta()ne  du 
château;  on  évalue  h  500  le  nombre  des  tués  et 
des  l)lessés.  Parmi  ces  derniers,  il  y  a  S-îofliciers. 
Le  commandant  en  second  du  cliâieau  ,  le  colo- 
nel Cela,  a  été  tué.  L'intérieur  du  cliâleau  et 
pres(|ue  tontes  les  liatteries  basses  ont  été  dé- 
truils  par  l'explosion  des  poudrières  et  |>ar  la 
bombe.  L'éclat  d'une  seule  bombe  de  82  a  (létrult 
l'Observatoire,  l't  beaucou])  de  soldais  oui  été 
ensevelis  sous  ses  ruines.  Quand  le  bombar- 
dement a  commencé,  je  me  trouvais  ,'\  portée  de 
pistolet  de  la  Hotte  française.  Le  prince  de  Join- 
ville  ,  ([ni  commandait  la  {-orvclte //a  Créole. 
s'est  conduit  vaillanuuciil.  On  évalue  â  5,0(1(1  les 
boulets  lancés  par  la  Hotte  française.  Le  château 
en  a  lancé  1,700.  ji.î 

—  La  nouvelle  de  la  mort  de  la  princesse 
Marie,  dit  tni  journal,  élaitconnue  au  cliâlcau 
depuis  trois  j(un's.  Ou  n'a  pas  voulu  l'annoncer 
à  la  reine  avant  l'arrivée  de  sa  lillc  la  reine  des 
lieiges.  C'est  en  déjennaul  ,  dimanche,  (|ue  le 
duc  d'Orléans  a  reçu  le  fatal  niessag(>.  Le  cha- 
grin s'est  tellement  emparé  de  lui,  (|u'il  lui  a  été 
impossible  de  cachera  la  duchesse  d'thléans  la 
teneur  de  la  lettre  du  duc  de  Nemours  (]ui  an- 
nonçait la  mort  de  lein-  so'ur.  La  btirc  a  été 
portée  de  suite  au  roi,  ([ul  a  ordonné  de  tenir  la 
nouvelle  sccrèle.  et,  le  soir  même,  ini  article  du 
.Vonitenrparixien  annonçait  qu'on  avait  perdu 
tout  espoir.  Il  n'y  aura  pas  de  ftMes  à  la  cour  cet 
hiver.  Le  duc  de  \Vurtend)erg  ne  restera  pas 
longtemps  â  Paris.  Il  Ira  ,  dil-ou  ,  ^  la  cour  de 
Copeniiagiic  ,  où  sa  position  personnelle  et  ses 
alliances  lui  |)crnn'tlront  d'appuyer  la  politique 
de  sa  nouvelle  lamille. 

—  La  correspoiulance  d'Espagne  annonce  que 
le  jjéncïitl  iNai'vaa  s'esl  ilécidc  à  aboud(.mucr 


^  son  pays  et  à  passer  à  l'étranger.  La  bande  de 
1  Munagorri,  qui  avait  pour  but  de  faire  diver- 
I  sion  au  parti  carliste,  est  décidément  dissoute. 

—  On  annouce  que  la  cour  de  Poitiers  doit 
évoquer  l'affaire  des  troubles  de  La  Rochelle  et 
de  Marans.  La  Irancpiillité  est  maintenant  tout 
à  fait  rétaidie  dans  ces  deux  villes.. 

—  Le  Griffon  apporte  d'Haïti  deux  envoyés 
du  gouvernement  et  350,000  piastres  en  à- 
compte  de  la  dette. 

—  Le  Toiilonnals  annonce  que  la  santé  de 
M.  le  contre^amiral  Gallois  continue  h  donner 
queli(ues  inquiétudes  à  ses  amis.  Lors  de  leniréc 
en  libre  pratique  du  Triton,  on  a  été  obligé  de 
porter  cet  officier-général  jusqu'à  sa  demeure. 

—  Le  journal  le  Bon  Sens  annonce  iju'à  dater 
de  dimanche  prochain  il  cessera  d'être  journal 
quotidien,  et  ne  paraîtra  plus  que  le  dimanche. 

—  Le  tribunal  de  police  correrrtionnelle  de 
Périgueux  vient  de  prononcer  son  jugement 
dans  1  alfaire  de  la  compagnie  Gaillard  frères  et 
Penicault  contre  les  messageries  royales  et  gé- 
nérales. Il  a  décidé  (jne  le  transport  des  person- 
nes par  les  messageries  doit  être  considéré  com- 
me une  marchandise  dans  le  sens  de  l'article  419 
du  Code  pénal,  (jui  punit  la  coalition  entre  les 
principaux  détenteurs  d'une  même  marchandise 
ou  denrée. 

—  Avant-hier  un  ivrogne  s'était  couché  et 
était  endormi  sur  le  cordon  ([ul  borde  extérieu- 
rement le  Pont-Neuf;  mais  en  faisant  un  mouve- 
ment pour  se  retourner,  il  tombe  dans  la  Seine 
el  disparaît  au  fond  de  l'eau.  Chacun  le  croyait 
perdu,  lorsqu'au  bout  de  quelques  secondes.  Il 
réparait  à  la  surface  cl  regajfno  le  l»ord  h  la  nage 
du  côté  du  Pont-des-Arls,  puis,  tout  grelottant 
de  froid,  il  se  sauve  à  toutes  jambes  et  disparaft 
à  tous  les  regards. 


12.  —  Au  moment  où  l'on  croyait  les  troubles 
apaisés  dans  le  département  de  la  Charente-In- 
férieure par  le  rétablissement  de  la  tranijuillilé 
à  La  Rochelle  et  dans  les  campagnes  voisines, 
l'ordre  était  de  nouveau  troublé  à  l'autre  extré- 
mité du  département. 

Des  désordres  ont  éclaté  le  ô  de  ce  mois  sur  le 
marché  de  Sainl-Jean-d'Angély  [  Charente-Infé- 
rieure au  sujet  du  prix  des  blés.  Le  |ieuple  s'est 
soulevé  au  milieu  \\u  marché,  s'est  emparé  de 
tous  les  grains  et  se  lesest  a(>i>ropriés  au  prix 
de  Itifr.  l'hect.  Plus  de  2ii0  liectol.  de  blés  se 
sont  ainsi  vendus;  bien  des  sacs  ont  été  même  . 
dit-on,  enlevés  sans  avoir  été  payés  un  seid  de- 
nier. Une  vingtaine  de  gendarmes  qui  se  trou- 
\aleuldansla  > ille  ont  voulu  pénétrer  dans  la 
halle  pour  rétablir  l'ordre,  mais  ils  ont  été  re- 
poussés à  coups  de  pierres;  plusieurs  même  ont 
été  blessés,  et  force  leur  a  été  de  se  relirer.  La 
populace  menaçait  ensuite  de  piller  les  magasins 
et  les  habitations  des  manhands  de  blés. 

'l'rois  g.abares  chargées  de  blés  pour  létal,  et 
qui  descendaient  la  l'xMilonne,  se  rendant  à 
Roclicfort,  ont  élc  arrêtées  le  (!  â  Tonnay-Rou- 
lonne,  près  de  Saint  Jean-d'Aogely.  C'est.  dilHin, 
le  maire  ipii.  à  la  Icte  de  la  garde  nationale  et  île 
la  popuUitii>n  soulevée,  a  rais  l'embargo  sur  la 
cargaison  des  gabares. 

—  Un  attroupement  de  femmes  qui  ne  vou- 
laienl  pas  laisser  embarquer  des  grains  s'est 
formé  dernièrement  .'i  Ponllvy.  Les  voitures  qui 
Iransportaient  les  grains  ont  été  déchargées  par 
elles  ;  il  a  fallu  avoir  recours  ;i  la  force  publique 
pour  mettre  un  terme  â  ce  ilésordre.  Une  dou- 
zaine de  femmes  des  plus  turbulentes  ont  été 
arrêtées. 

Les  journaux  de  Londres  sont  aujourd'hui 
tout  remplis  de  détails  sur  les  désastres  causés 
par  la  dernière  icmpêtc.  Les  navires  n'ont  pas 
seids  souH'crt.  Un  grand  nombre  de  maisons, 
des  églises  même  ont  été  remersées.  Les  ilégàls 
sont  immenses. 

r-Ou  écrit  tic  Copciihngiic.  le  H  «lcccml>iC  t 


48  - 


«  I/éinnnripalion  complote  des  juife  vient  d'être 
voire  pnr  rassemblée  des  états  à  la  majorité  de 
32  voix  contre  30.» 

—  M.  Lepellctier,  ex-conventionnel,  vient  de 
mourir. 

—  On  annonce  que  M.  Gisquet  prépare  des 
mémoires  .  et  rpie  i)our  se  livrer  entièrement  à 
leur  rédaction  il  se  rend  en  Italie. 

—  r)an>  les  premiers  jours  du  mois,  une  pau- 
vre fille  d'une  commune  du  dépaitement  de 
r^onne  s'est  jetée  dans  un  puits  assez  profond. 
Les  voisins,  la  croyant  morte,  se  sont  transpor- 
tés chez  le  maire,  et  l'ont  prié  de  venir  relever 
le  cadavre.  Ce  fonctionnaire  répondit  qu'il  s'en 
occuperait  le  lendemain.  Heureusement,  les  voi- 
sins ont  eu  plus  d  humanilé  ,  et  aidés  du  jujje- 
dc-paix,  ils  ont  retiré  de  l'eau  la  pauvre  fîlle, 
i|ui  n'était  pas  morte,  et  qu'on  a  espoir  de  sau- 
ver. 


13.  —  Paris  est  surrbondamment  approvi- 
sionné maintenant  de  blés  et  de  farines  :  .')0,000 
sacs  de  farines  sont  aux  magasins  de  réserve; 
10,394  sacs  sont  à  la  Halle;  80,000  sont  dans  les 
entrepôts  et  magasins  particuliers,  total  140,394 
sacs. 

l'aris  consommant  2,000  sacs  de  farine  par 
jour,  l'approvisionnement  est  comme  on  voit 
d'environ  soixante-dix  jours;  il  faut  remar- 
quer encore  que  les  arrivages ,  en  ce  moment , 
surpassent  la  consommation  quotidienne.  Enfin 
les  prix  sont  modérés  ;  voici  les  cours  du  der- 
nier marché  :  Cours  moyen  du  jour  67 — 56; 
cours  aux  taux  de  la  taxe  d"  68—09. 

— On  sait  que  le  conseil  municipal  a  décidé  (jue 
l'ile  Louviers,  qui  depuis  deux  siècles  est  oc- 
cupée par  les  chantiers  de  bois,  allait  élre  livrée 
aux  constructeurs  pour  y  bâtir  tout  un  nouveau 
quartier  sur  un  plan  régulier.  Pour  faciliter 
celte  opération  importante,  le  bras  de  la  Seine, 
toujours  si  fangeux,  qui  passe  devant  l'Arsenal, 
va  être  supprimé  ;  à  cet  effet,  une  enquête  préa- 
lable vient  dctre  ouverte  à  l'Hôtel-de-Ville. 

—  Le  Slandard  évalue  à  plus  de  cent  le  nom- 
bre des  personnes  qui  ont  perdu  la  vie  dans  la 
dernière  tempête  sur  la  côte  d'Angleterre. 

—  On  annonre  que  mademoiselle  de  l'radel , 
dite  madame  de  i\ieul,  s'est  retirée  dans  un  cou- 
vent. 

—  Vendredi  dernier,  un  habitant  de  la  Ferté- 


sur-Aube  (Haute-Marne)  s'est  donné  la  mort. 
En  butte  à  une  mélancolie  opiniâtre,  il  congé- 
dia un  malin  sa  servante,  puis  s'occupant  à 
dresser  autourdesa  maison  de  |)elits  tas  de  bois, 
il  y  mit  le  feu,  rentra,  s'enferma  chez  lui,  et 
Iranquillement  assis  dans  son  fauteuil ,  il  alten- 
dil  de  sang-froid  cpie  la  maison  fiit  embrasée  : 
l)renant  alors  un  pistolet  fj-u'il  avait  préparé 
d'avance  ,  il  se  brûla  la  cervelle.  Les  voisins ,  ai- 
tirés  par  le  bruit  de  la  détonation  et  l'éclat  des 
flammes,  se  hâtèrent  de  porter  secours.  On  ar- 
rêta l'incendie  assez  à  temps  ponr  ]>réserver  les 
maisons  voisines,  qui  ne  furent  que  légèrement 
atteintes. 

—  Un  secrétaire  double,  ayant  appartenu  à 
Louis  XVI,  a  été  vendu  hier  dans  la  salle  des 
ventes,  rue  des  Jeûneurs.  L'adjudication  de  ce 
beau  meuble  ,  orné  de  glaces  et  de  cuivres  do- 
rés, garni  de  serrures  à  secrets,  a  eu  lieu  moyen- 
nant 2,815  fr.  .50  cent. 

—  Hier  soir,  â  l'Opéra-Comique,  pendant  la 
seconde  pièce,  le  cri  :  Au  feu  !  a  été  proféré  par 
quelques  spectateurs.  TJne  soixantaine  de  per- 
sonnes ont  immédiatement  quitté  la  salle,  et  la 
représentation  a  été  interrompue.  On  a  bienlôt 
appris  qu'il  n'y  avait  aucun  danger.  Lu  tuyau  de 
calorifère,  qui  avait  été  chaulîé  trop  vivement, 
avait  mis  le  feu  â  quebjues  ustensiles  de  théùlre, 
mais  on  s'en  était  aperçu  à  l'instant  même,  et  il 
avait  suffi  d'un  seau  d'eau  et  dune  éponge  pour 
éteindre  ce  feu. 


14. —  La  courroyale  (chambre  des  appels  cor- 
rectionnels) a  confirmé  aujourd'hui  le  juge- 
ment (jui  a  condamné  le  nommé  l'aullet  à  deux 
ans  de  prison  ,  500  fr.  d'amende,  5,000  fr.  de 
domitiagrs-intéi'êts,et  à  la  contrainte  par  corps 
pendant  cinq  années,  pour  crime  d'adultère 
commis  avec  la  femme  du  capitaine  N... 

—  Un  journal  anglais,  le  Globe,  fait  la  remar- 
quesuivante  :  «  Le  lord  maire  de  la  viliede  Lon- 
dres coûte  par  an  25,()00  liv.  sterl.  Le  clerc  de  la 
ville  reçoit  3,580  liv.  sterl.  Si  l'on  considère  (|ue 
le  premier  niiiiislre  en  France  ne  reçoit  pas 
plus  de  3,200  liv.  sterl.  par  an,  on  trouve  que 
le  jtremier  magistrat  de  la  ville  de  Londres  a  un 
traitement  huit  fois  plus  considérable.  » 

— 11  y  a  qiiehjucs  jours,  nu  propriétaire  d'Ar- 
l'as,  M.  Corroyer,  a  terminé  sa  carrière  à  l'âge  de 
90  ans.  Sa  feiiune,  (jui  était  âgée  de  78  ans,  ne  lui 
a  survécu  <|ue  de  qiiebpies  heuies.  Les  deux 
cercueils  ont  été  aujourd'hui  conduits  ensemble 


â  l'église.  Là  un  seul  service  a  été  célébré  pour 
ces  deux  époux,  qui,  unis  dans  la  mort  comme 
ils  l'avaient  été  pendant  leur  longue  carrière, 
ont  pris  ensemble  le  chemin  de  l'éternité. 

—  S'il  faut  en  croire  tous  les  bruits  qui  cir- 
culent sur  le  comple  de  la  tille  du  pacha  d'E- 
gypte, cette  princesse  aurait  un  caractère  fort 
singulier.  Elle  change  très  souvent  d'amant.  Un 
jeune  Grec  qu'elle  avaittendrement  aimé  s'était 
conduit  d'une  manière  si  ridicule  envers  elle, 
que  non  seulement  elle  le  congédia ,  mais  l'em- 
l>oisonna.  Le  docteur  B...,  qui  se  trouvait  alors 
au  Caire,  fut  appelé  auprès  de  ce  jeune  homme, 
et  ses  secours  empressés  le  rappelèrent  à  la  vie. 
La  princesse,  informée  de  ce  qui  se  passait, 
manda  aussitôt  le  médecin  auprès  d'elle  ;  celui- 
ci  décline  l'invitation.  La  princesse  le  fait  avertir 
quelle  est  malade  ;  forcé  alors  de  se  rendre  au 
palais,  il  trouve  la  princesse  en  parfaite  santé. 
Elle  le  retient  une  demi-journée  pour  l'empê- 
cher de  donner  ses  soins  au  malade.  Enfin  elle 
apprend  que,  tel  jour,  le  jeune  Grec  subira  une 
opération;  elle  se  hâte  d'appeler  le  médecin 
jiour  la  rendre  impossible.  Le  docteur  se  rend 
au  palais  et  déclare  que  l'opération  est  termi- 
née et  a  parfaitement  réussi.  Alors  elle  a  l'au- 
dace de  lui  demander  ce  qu'il  exigerait  pour 
laisser  mourir  le  jeune  Grec.  Pour  toute  ré- 
ponse, le  docteur  B...  fit  partir  duCaire  le  jeune 
Grec  qu'il  avait  sauvé. 

—  L'ouverture  du  Vaudeville  aura  lieu  défini- 
tivementle  15  janvier,  dans  la  jolie  salle  dubou- 
levart  Bonne-Nouvelle.  Le  spectacle  sera  com- 
posé d'un  Prologue,  joué  par  tous  les  artistes 
de  la  troupe,  de  la  Demoiselle  majeure,  par 
Bardou  et  mademoiselle  Brohan,  et  de  Rena  u- 
clin  de  Cacn,  par  Arnal  et  Lepeintre  aine. 


Bals  Musard.  — La  seconde  fête  de  nuit  de 
la  salle  Vivienne  n'a  pas  été  moins  belle  que  la 
première.  On  a  remarqué  beaucoup  de  costumes 
nouveaux  ,  éltgans  et  riches  ,  en  plus  grand 
nombre  encore  qu'au  bal  précédent  :  ainsi  la  vo- 
gue reste  toujours  acquise  â  Musard.  Pour  va- 
rier de  plus  les  plaisirs  du  public,  l'habile  chef 
d'orchestre  vient  de  composer,  dit-on,  pour  les 
prochaines  fêtes  de  nuit,  de  nouveaux  quadrilles 
et  des  valses  nouvelles.  Le  troisième  bal  aura 
lieu  samedi  prochain  19  janvier. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


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Observation.  —  Inclépendamuient  des  articles  spéciaux  qui  se  fabriquent  danscette 
maison,  elle  fait  tous  les  genres  d'borlogerie.  Les  montres  de  cou,  pour  dames  ,  sont 
exécutées  avec  le  plus  grand  soin  et  dans  le  meilleur  goûl,  ainsi  que  les  montres  d'hom- 
mes, tant  simples  qu'à  répétition.  Les  montros  à  secondes,  dont  on  fait  souv,;nt  pré. 
sent  ù  un  médecin,  sont  très  rechercliées  pour  leu  r  précision. 

Jmp.ct  fgnd,  del'ELI.XLOCQUlNctcompi  rue  N.-D.-dcs-Victoires,  IC, 


20  JANVIER  1839. 


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(èa}ûU  îr^ô  J0urnaur  îtanm&'it  stvan^n&. 


SOMMAIRE. 

La  FÊTE  DU  CHEVALET,  chroiiique  du  XIII"  siècle, 
par  M.  Frédéric  Thomas.  — Anecdotes  sur 
Beethoven. —  Un  dernier  jour  de  pouvoir, 
par  Eugène  Guinot.  — Le  juif  hongrois; 
justice  seigneuriale  en  Hongrie.  —  Un 
document  de  cuisine  del'an  decrace  1301. 
— Les  théâtres  pendant  la  terreur.  — 
Etudes  sur  les  prairies  naturelles   et 

SUR  LES  plantes  QUI  LES  COMPOSENT,  |  ar 

M.  MÉRAT. —  Biographie  :  M.  le  comte  Mole. 
—  Revue  dramatique  :  Opéra-Comique  : 
Régine.  — Carnaval  de  Paris.  —  Revue  de 
cinq  jours. 

N"  52.  — Portrait  de  M.  le  comte  Mole,  pair 
de  France,  ministre  des  affaires  étrangères , 
président  du  conseiL 

LA  FÊTE  DU  CESTALST. 

chronique  du  treizième  siècle. 


l. 

pagué-te  d'aqui! 

La  plus  ingénieuse  comme  aussi  la  plus  histo- 
rique entre  les  étymologies  du  nom  de  Mont- 
pellier est  celle-ci  :  tnont  et  verrou.  Cette  dou- 
ble signification  s'obtient  en  divisant  le  mot , 
soit  qu'on  traduise  les  expressions  latines  : 
morts,  pessulns ,  ou  les  romanes  :  mont,  pei/- 
Jat  ,  (|ui  réunies  forment  le  nom  de  la  ville 
dans  ces  deux  langues. 

L'origine  de  IMontpcllier  se  charge  de  nous 
expli([uer  cette  singulière  alliance. 

Il  existait  priniitivcineul  non  loin  de  Maguc- 
lonc  un  coteau  rcnominé  pour  rubondancc  et  la 


fraîcheur  de  ses  pâturages.  Les  habitans  de  Sus- 
tantion,  dans  la  dépendance  desquels  il  se  trou- 
vait, voulurent  le  soustraire  à  la  rapine  des 
voisins  et  aux  incursions  de  l'ennemi  ;  à  cet  effet 
ils  le  fortifièrent  comme  un  camp.  Dès  lors,  le 
monticule  fut  condamné  à  verdoyer  derrière  une 
ceinture  de  fossés,  de  chaînes  et  de  palissades  ; 
il  n'était  accessible  que  par  un  seul  endroit, 
encore  ce  passage  était-il  défendu  par  une  porte 
armée  d'un  gros  verrou.  On  l'appela  le  Mont 
Verrouillé,  lUont  l'eylat,  ou  Pesselat. 

Après  la  ruine  de  Maguelone,  au  huitième 
siècle,  les  habitans  de  cette  Ile,  de  concert  avec 
les  Visigollis,  chassés  d'Espagne,  cherchèrent  un 
refuge  contre  l'invasion  sarrasine  et  sétabliient 
dans  cet  enclos.  Quelques  maisons  sélevèrcnl, 
et,  de  ce  primitif  ensemble,  naquit  Montpellier. 
Le  fidèle  verrou  qui  avait  protégé  le  monticule 
à  l'état  de  pâturage  devint  aussi  le  gardien  de 
la  ville  naissante  ;  mais  celle-ci,  s'accroissant 
bientôt,  ne  se  contenta  plus  du  domaine  commis 
à  la  protection  de  son  tuteur  originaire,  et  une 
ceinture  plus  large  et  plus  forte  de  bons  et  soli- 
des remparts  vint  supplanter  le  pauvre  verrou. 
Mais  la  ville,  reconnaissante  des  anciens  services, 
octroya  à  son  premier  défenseur  une  glorieuse 
sinécure  et  l'inaugura  en  qualité  de  verrou  hono- 
raire h  la  porte  de  l'église. 

Dès  lors  il  devint  le  j)(j//arfm/n  de  Montpel- 
lier, cpii  se  plut  îi  le  vénérer  comme  le  monu- 
ment de  son  anti(iuilé,  et  l'adopta  même  connue 
lesymboledc  scsdroils  et  de  sa  puissance.  Aussi 
le  banipieroulier,  qui  par  son  méfait  se  plaçait 
hors  la  loi  et  rompait  avec  la  ville,  était-il  con- 
damné il  faire  amende  honorable  sur  ce  verrou. 
I.c  débiteur  insolvable,  après  une  cession  com- 
plète de  tous  ses  biens  aux  créaiuicrs,  était  atta- 
ché le  dimanche  suivant,  .'i  l'issue  de  la  grand'- 
messe,  au  verrou  de  SaiiU-Fiiinin,  et  l.'i,  tète  et 
pieds  nus,  et  certaine  partie  du  corps  î»  décou- 
vert, il  criait  d'une  voix  dolente:  Pagué-te-d'a- 
i/iii\  Paie-toi  de  lî»  !  A  cet  aiqu-l  du  palienl. 
toutes  les  munis  s'armaient  de  \crges.    Le  ban- 


queroutier e.xpiaitméme  force  dettes  inconnues 
à  son  bilan  ;  par  droit  ou  jiarabus,  tout  le  monde 
venait  prendre  part  à  son  supplice.  Créanciers 
fictifs  et  réels  s'associaient  dans  une  commune 
barbarie;  ils  tournoyaient  impitoyables  autour 
de  la  victime,  et,  chose  singulière,  les  tourmen- 
teurs  frappaient  pins  fort  en  raison  directe  de 
l'exiguité  ou  de  la  nullité  de  leurs  créances. 

Malheur  à  celui  que  ce  pilori  de  ridicule  et 
d'humibalion  avait  déshonoré  ;  l'exil  pouvait  à 
peine  le  soustraire  à  l'opprobre  et  au  mépris. 

La  curiosité  publique,  toujours  avide  de  ces 
scandaleux  spectacles,  devait  avoir  bientôt  à  so- 
Icnniser  par  sa  joie  féroce  cette  peine  infamante 
à  la  pins  grande  honte  de  Michel  Oderic,  mar- 
chand de  soieries  de  la  rue  des  Eluves.  Etait-ce 
faute  ou  crime  de  la  partdu  tc'dier?  Qui  le  sait  ? 
Et  la  foule  éprouvait  trop  de  joie  d'avoir  trouve 
un  patient,  pour  s'enquérir  de  son  degré  de  cul- 
pabilité. Quoi  (ju  il  en  soit  ,  réservons  noir, 
pitié  pour  Abélise,  la  fille  du  banqueroutier, 
que  l'infamie  de  son  père  doit  atteindre  mém 
derrière  son  innocence  et  sa  vertu;  car  Fin- 
famie  ne  respecte  rien,  car  l'infamie  est 
contagieuse,  héréditaire  surtout  :  le  crime  s'i- 
sole souvent,  l'infamie  jamais.  Le  crime  peut 
maniiuerde  complices,  et  l'infamie  trouvera  tou- 
jours des  victimes.  Pauvre  Abélise  ! 

Bien  (jne  d'origine  et  de  condition  bourgeoi- 
ses, la  fille  d'Oderic  laissait  î(  son  insu  percer 
dans  SCS  manières  et  dans  son  maintien  la  di- 
gnité d'une  demoiselle  de  souche  seigneuriale  et 
la  noblesse  gracieuse  d'une  châtelaine.  Du  reste, 
rien  chez  elle  de  ce  dédain  orgueilleux  ou  de 
cette  résignation  plus  orgueilleuse  encore  qui 
l>envent  se  traduire  ainsi  :  Je  suis  au  dessus  de 
ma  position.  Non  ;  grAceset  dignité  émanaient 
sans  effort  cl  comme  virtuellement  de  toute  .*.i 
personne,  semblable  à  ces  jolies  Heurs  qui  n'en 
prodiguent  pas  moins  leur  parfume!  Irurécl.it 
sans  garder  rancune  au  vase  grossier  qui  leur 
sert  tic  piédestal. 
La  beauté  d'.^bé'lise  n'avait  pu  rester  ijour^ 


—  50 


malfirc^  sa  vie  Sf/dentaire.  Aussi  parfois,  durant 
la  promenade  qui  se  faisait  le  dimanche  à  la  sor- 
tie des  V('i)res,  les  jeunes  gens  de  la  bourgeoisie, 
des  seigneurs  miîme,  avaienl-ils  suivi  Abt''lise  en 
échangeant  entre  eux  des  paroles  d'admiration 
(jui  dépitaient  ses  eonii>agnes.  On  ajoutait  encore 
([ue  le  roi  Pierre  d'Aragon,  seigneur  de  i\lont- 
pellier,  avait  paru  charmé  des  grâces  naïves 'et 
du  port  majestueux  de  la  jeune  fille,  un  jour 
(|nil  la  vit  à  la  procession  de  ^otre-^)ame-de- 
la-Cliandeleur.  Le  sulfrajje  d'un  roi  si  expert  en 
ces  matières  avait  amassé  sur  le  toit  d'Oderic 
d'envieuses  rivalités,  (|ui  se  réjouissaient  en  se- 
cret de  voir  la  tille  humiliée  par  l'ignominie  du 
père. 

Le  jour  dont  nous  parlons  était  le  l.">''  du  mois 
d'avril  del'annéc  t-JU7,  et  le  lendemain  avaitété 
fixé  pour  le  supplice  du  seclier.  Un  rassemble- 
ment, toujours  nombreux  et  renouvelé  sans 
cesse,  investissait  sa  demeure.  On  eût  dit  que 
tout  ce  peuple  avait  h  ca'ur  de  ne  pas  se  dessai- 
sir de  sa  proie  et  qu'à  ces  fins  il  venait  la  garder 
lui-même,  presque  à  vue,  jusqu'au  moment  t\\i 
barbare  spectacle;  caries  six  archers  qui  veil- 
laient devant  la  maison  semblaient  plutôt  char- 
15és  de  contenir  ce  populaire  (jue  d'empêcher 
l'évasion  du  banqueroutier. 

Avisez  d'ici  au  premier  étage  cette  fenêtre  go- 
thique :  une  colonnetlcla  divise  dans  sa  hauteur 
etserldebasecouimune  à  deux  ogives  (jui,  en 
se  mariant,  viennent  s'appuyer  sur  elle  et  lais- 
sent s'épanouir  entre  leur  double  sommet  une 
sorte  de  grossière  rosace.  Cette  fenêtre  éclairait 
une  chambre  octogone,  haute  et  froide;  et  à 
côté  d'une  petite  table,  seul  meuble  qui,  avec 
un  lit,  garnissait  cette  triste  solitude,  était  assis 
un  homme  déjà  vieux,  les  bras  pendans,  un  air 
morne  et  quelque  chose  de  cet  abrutissement 
stupide  que  le  malheur  imprime  sur  la  face  de 
ses  victimes.  Sa  fille,  n'osant  regarder  le  vieil- 
lard, semblait  respecter  cette  alïliction  muette  ; 
son  œil  aride  apiK'Iait  eu  vain  le  soulagement 
des  pleurs,  car  deux  sillons  creusés  sur  ses  joues 
attestaient  qu'elle  avait  dépensé  tout  son  trésor 
de  larmes.  Celte  double  douleur  se  manifestait 
par  des  signes  différens.  Sur  la  (îguredu  père  on 
lisait  :  Désespoir  ;  sur  la  figure  de  la  fille  :  Rési- 
gnation. 

Tout  à  coup,  comme  une  liranche  pliée  qui 
rompt  le  lien  (jui  l'inclinait  vers  la  terre,  Abé- 
lise  se  relève  par  un  mouvement  spontané.  Son 
visage  s'illumine,  son  œil  rayonne.  Sans  doute 
une  inspiration  soudaine  vient  de  s'abattre  sur 
cette  femme.  Elle  se  jette  aux  genoux  de  son 
père.etlesétreint  dansunemiirassement  énergi- 
que en  s'écriant  :— Si  je  vous  sauvais,  mon  père, 
si  je  vous  sauvais  ! 

A  cette  parole,  le  vieillard  tressaillit  :  son  œil 
quitta  sa  désolante  fixité  pour  s'arrêter  avec  une 
vague  expression  sur  sa  fille;  jjuis  il  secoua  tris- 
tement la  tête  avec  un  froid  sourire  d'incrédu- 
lité et  reprit  sa  première  attitude. 

—  .le  veux  vous  sauver,  entendez-vous?  ré- 
péta i)lus  fermement  la  jeune  fille,  oui,  je  le 
veux,  je  le  dois,  fût-ce  au  prix  de  mon  honneur! 
Le  roi  d'Aragon  m'aime,  adieu. 

—  Malheur  sur  moi,  cette  fille  est  folle,  arrê- 
tez-la! s'écriait  Dderir;  et  il  se  leva  pour  la  sui- 
vre; mais  elle  avait  déjà  fui,  et  les  archers  (jui 


gardaient  la  porte  repoussèrent  brutalement  le 
banqueroutier. 

Il  était  nuit  quand  Abélise  s'échappa  de  la 
maison  paternelle.  Tout  absorbée  par  son  gé- 
néreux dessein  elle  se  jeta  au  hasard  dans  la  pre- 
mière rue  c|ui  s'offrit.  Le  tumulte  de  ses  pensées, 
la  précipilation  desa  fuite  ne  luipermirentpoint 
d'attend(-e  la  réflexion.  Elle  n'avait  qu'une  idée, 
le  salut  de  son  pèe;  hors  de  là  elle  ne  voyait 
rien,  ne  sentait  rien,  n'entendait  rien,  ne  com- 
prenait rien.  Il  fallut  que  la  fatigue  d'une  mar- 
che hâtée  et  la  fraîcheur  de  la  nuit  vinssent  ai)ai- 
ser  l'ardeur  de  sa  têle  brûlante  pour  ramener  sa 
pensée  aux  calculs  de  l'exécution,  aux  moyens 
à  employer  pour  atteindre  son  but.  Alors  elle 
jeta  un  regard  autour  d'elle,  et  la  solitude  qui 
l'environnait  la  fit  frissonner. 

Puis,  agissant  en  désespérée  au  vis-à-vis  de 
son  courage  et  de  ses  jambes,  elle  se  prit  à  cou- 
rir de  toutes  ses  forces.  N'écoutant  d'autre  con- 
seil que  la  peur,  elle  erra  au  hasard  dans  des 
rues  désertes,  inconnues  ;  trompée  par  sa  mé- 
moire, elles'aventurait  dans  une  direction  qu'elle 
abandonnait  ensuite,  et  souvent,  après  de  péni- 
bles courses,  elle  reconnaissait  une  route  déjà 
suivie.  Enfin,  éperdue,  accablée  de  désespoir,  de 
fatigue  et  de  frayeur,  elle  tomba  presque  éva- 
nouie sur  les  dalles  d'un  perron. 

Le  ciel,  touché  sans  doute  de  la  sincérité  de 
ce  dévoûment  filial,  voulut  qu'une  noble  dame  , 
qui  prolongeait  sa  veillée  dans  son  oratoire,  en- 
tendit les  soupirs  de  la  pauvre  fille  et  la  recueil- 
lit sous  son  toit  hospitalier. 

II. 

AUX  ÉCOUTE.?; 

Dès  le  lever  du  soleil  les  plus  curieux  étaient 
sur  pied, attendant  l'issue  de  la  grand'messe  pour 
jouir  de  la.  fustigation  publicpie  du  marchand 
de  soieries  Michel  Oderic.  L'assistance  tumul- 
tueuse grossissait  en  s'échelonnant  au  bas  de  la 
porte  de  Saint-Firmin.  Enfin,  le  grand  viguier 
parut  sur  le  perron  de  l'église,  et  annonça  que 
la  peine  était  remise  au  sédier  Oderic;  aloi's  les 
imprécations  et  les  menaces,  qu'accompagnait 
en  basse-taille  un  grognement  sourd  et  nouiri  , 
partii'cnt  de  cette  foule  mécontente  de  se  voir 
arracher  un  os  promis  à  son  avidité  et  acheté  par 
sa  patience. 

Quia  fait  grâce?  s'écria-t-on  avec  humeur, 
(pii  a  fait  grâce?  —  Moi!  dit  la  reine,  qui  soitait 
du  lenqile,  accompagnée  d'une  demoiselle  d'hon- 
neur, modeste  et  voilée  :  c'était  Abélise.  La  cha- 
rité vigilante  de  Marie  de  Montpellier  était  venue 
au  secours  de  la  pauvre  fille  égarée  la  nuit  et 
coucliée  sur  la  froide  pierre  auprès  de  la  maison 
de  Tournamire  (]u'habitait  la  reine.  La  douleur 
et  les  larmes  d'une  part,  la  compassion  de  l'au- 
tre avaient  opéré  ce  double  bienfait  de  la  charité 
et  ce  triomphe  de  l'amour  filial.  La  foule  devina 
tout,  et  elle,  un  instant  auparavant  hargneuse  et 
gronilante,  se  divisa  avec  respect  pour  livrer 
passage  à  la  reine  (lu'elle  escorta  en  faisant  en- 
tendre des  cris  d'allégresse  et  des  paroles  de  bé- 
nédiction. Cet  événement  défraya  longtemps 
l'admiration  et  les  causeries  de  la  ville.  L'amour 
qu'on  portait  à  Marie  s'en  accrut  encore,  car 
dans  tout  le  Moiilpellierais,  ])eut-èlre,  elle  n'a- 
vait inspiré  delaliaiue  ou  de  l'antipathie  que  pré- 


I  cisément  aux  deux  personnes  qui  par  devoir 
étaient  le  plus  tenues  de  l'aimer  ;  savoir  :  Agnès, 
sa  belle-mère,  et  Pierre  d'Aragon,  son  mari. 

Celui-ci,  vrai  chevalier  errant  en  matière  d'a- 
mour, courait  aux  glorievses  et  aux  faciles  , 
oubliant  dans  ses  orgies  nocturnes  de  la  rue 
Chaude  le  délaissement  et  les  larmes  solitaires 
de  sa  légitime  épouse,  dont  il  vivait  séparé  pres- 
que depuis  lejour  de  son  mariage. 

Les  prud'hommes  de  Montpellier  voyaient 
avec  grauile  peine  les  criminelles  débauches  de 
leur  souverain  ;  marris,  il  idlaient  réiléchissant 
sur  les  malheurs  et  dissensions  réservés  à  leur 
ville  si  le  roi  ne  laissait  un  héritier.  Us  déplo- 
raient la  triste  nécessité  de  passer  à  sa  mort  en 
des  mains  étrangères,  moins  habiles  ou  moins 
valeureuses  peut-être. 

Seule,  Marie,  qui  attendait  tout  secours  d'en 
haut,  conservait  une  lueur  d'espérance.  Un  soir 
elle  s'était  attardée  plus  que  de  coutume  dans 
l'église  de  Notre-Dame  ,  ses  prières  avaient  été 
plus  tendres  ,  ses  larmes  plus  abondantes  ;  aussi 
rentrait-elle  presque  consolée  dans  sa  maison  de 
Tournamire.  Malgré  les  ténèbres  ,  elle  aperçut 
dans  la  cour  un  homme  deiiout  et  parlant  à  quel- 
qu'un du  castel  aussi  bas  que  pouvait  le  permet- 
tre la  distance  qui  le  séparait  de  son  interlocu- 
teur. C'était  de  la  fenêtre  de  son  oratoire  même 
que  répondait  à  la  personne  de  la  cour  une  voix 
qui  décelait  une  femme  ou  un  page  par  son  tim- 
bre argentin  et  sa  fraîcheur  enfantine. 

Marie,  inspirée  à  propos  par  sa  divine  patron- 
ne ,  s'avança  dans  l'ombre,  s'introduisit  dans  le 
castel  et  alla  se  placer  en  tapinois  dans  son  ora- 
toire. Soit  qu'elle  eût  réussi  à  faire  peu  de  bruit, 
soit  qu'Abélise  fût  trop  occupée  de  sa  causerie, 
son  entrée  ne  fut  pas  entendue.  C'était  bien  Abé- 
lise,la  belle  dame  d'honneur.  La  reine  eut  bonne 
envie  de  la  semondre  et  morigéner  sur  sa  pro- 
fanation ,  de  la  chasser  sur  l'heure  ;  mais  après 
létlexion  elle  se  contint,  et,  soit  indulgence,  soit 
curiosité  de  femme,  se  prit  à  écouter.  Or,  voici 
ce  qu'elle  put  saisir  de  la  causerie  à  grand  ren- 
fort d'attention  et  d'oreilles. 

—  On  vous  dit  grand  et  généreux ,  sire,  vou- 
driez-vous  contraindre  une  faible  fille  comme 
moi  à  payer  par  la  discourtoisie  et  la  trahison 
celle  près  de  qui  j'ai  trouvé  protection  pour  moi 
et  salut  pour  mon  père  ? 

—  Oh!  dites  seulement  que  la  reine  a  été  plus 
heureuse  que  moi,  gracieuse  Abélise;  mon  amour 
pour  vous  est  si  grand  que  je  rachèterais  un  seul 
de  vos  chagrins  au  prix  de  ma  couronne.  Eh 
bien,  s'il  fallait  vous  voir  malheureuse  et  votre 
père  persécuté  de  nouveau,  j'y  consentirais  ,  je 
crois  ;  je  subirais  ce  supplice  s'il  m'était  offert 
comme  runi(jue  moyen  d'obtenir  votre  amour  , 
de  sécher  vos  pleurs,  de  consoler  votre  tristesse, 
de  réparer  votre  infortune.  Vous  parlez  de  félo- 
nie envers  la  reine  votre  prolectrice,  vains  scru- 
pules !  que  lui  importent  nos  amours  ?  Oubliez- 
vous  que  notre  mariage  s'est  conclu  par  ambas- 
sade ?  Or,(iuandla  politique  parle,  le  sentiment 
se  tait  ;  ce  que  l'intérêt  lie  ,  le  cœur  le  disjoint. 

Ces  paroles  sévères,dont  la  royale  écou teuse  ne 
perdait  rien,  venaient  réveiller  dans  son  cœur 
des  douleurs  endormies,  des  illusions  longtemps 
caressées.  Cette  révélation  brutale  et  inattendue 
d'une  vérité  jusque  alors  déguisée  par  le  doute 
lui  porta  un  coup  terrible,  et  son  aiïliction  se 


51    — 


trahit  par  un  soupir  qu'elle  ne  put  romprimer. 
Abélise  effrayée  se  retourna. — Me  seml)le  ouïr 
quelqu'un,  relirez-vous,  sire,  nous  voici  en  nuit 
close,  on  pourrait  nous  surprendre ,  fuyez , 
fuyez  (le  grftce  ! 

—  J'y  consentirai,  ma  toute  belle,  si  voussouf- 
frez  que  ce  parchemin  teiniiiie  une  conversation 
que  vous  me  forcez  (liiitcrrompre. 

—  Puis-je  le  recevoir  sans  forfaire  à  la  vertu 
et  à  l'honneur  ':' 

Et  le  roi,  sans  prendre  garde  à  ce  scrupule  , 
tendait  une  missive  nu  l)out  de  son  épée  en  im- 
plorant du  geste  et  de  la  |)iirole. 

iMarie  protite  de  cet  instant  favorable,  s'élance; 
puis  dune  main  ferme  la  bouche  île  sa  damoi- 
selle,  et  de  l'autre  saisit  la  lettre  impatiente. 

Le  monarque,  enchanté  du  triomphe,  remer- 
cie avec  transport  et  s'en  retourne  en  disant 
tout  bas  :  Pauvre  Abélise!  voilà  comme  elles  sont 
toutes  ;  et  joyeux,  alerte,  il  s'élança  sur  son  des- 
tier  qui  l'attendait  à  la  porte,  et  bientôt  on  l'en- 
tendit fredonner  à  mi-voix  ces  vers  que  le  Irou- 
veur  Vidal  avait  composés  en  son  honneur. 

C'est  Pierre  d'Aragon,  sur  son  blanc  palefroi  ; 
Lui  qui  sème  en  courant  ou  l'amour  ou  l'effroi. 
Connaissei-vous  un  preux  ?  savcz-vous  une  dame 
Que  n'ait  dompté  sa  dague  ou  dévoré  sa  flamme  ? 
C'est  Pierre  d'Aragon,  sur  son  blanc  palefroi  ; 
Lui  qui  sème  en  courant  ou  l'amour  ou  l'elTroi. 

Abélise,  altérée  par  la  présence  de  la  reine,  dé- 
tourna sa  tête  en  tremblant,  et,  sans  oser  lever 
les  yeux  sur  cette  (igure  austère  et  silencieuse, 
son  visage  dans  ses  mains,  elle  se  jeta  aux  pieds 
de  sa  maîtresse  demandant  grâce. 

Marie,  sans  la  relever  :  —  Votre  criminelle 
conduite  m'offense  autant  (pi'elle  offense  Dieu 
et  la  sainte  Vierge,  dont  vous  avez  profané  l'ora- 
toire par  des  causeries  d'amour. 

—  Oh!  par  pitié,  noble  dame  ,  ne  m'accablez 
pas  d'une  aussi  cruelle  injure.  Le  Seigneur  peut- 
il  permettre  que  l;i  où  le  bienfait  a  été  semé  il 
naisse  ingratitude  et  perfidie?  J'en  atteste  Dieu 
et  Notre-Dame  de  Vauvert  ,  je  suis  innocente 
d'intention  du  nime  dont  vous  m'accusez  ,  je 
n'en  suis  que  l'involontaire  complice. 

—  S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  n'osez-vous  lever 
la  tête  et  soutenir  mon  regard  I*  Pourquoi  ce 
trouble,  cette  confusion  '}  Ma  ))résence  vous  ef- 
fraie; maiss'ils'offrait  un  moyen,  nu  seul  de  me 
prouver  votre  innocence  i' 

—  Oh!  alors  je  bénirais  le  eiel,  car  je  pourrais 
reconquérir  votre  estime;  alors  j'aurais  le  droit 
devons  répondre  sans  rougir,  sans  trembler. 
Mais  parlez,  je  vous  en  supplie,  madame,  en 
existerait-il  (juclqu'un  ?  Oh  !  non,  je  n'aurais 
pas  lantdeboiilunr  !  et  ce|iendant  vous  n'avez 
pas  voulu  me  leurrei-  d'un  espoir  mensonger;  me 
faire  entrevoir  votre  estime  pour  me  laisser  dans 
votre  mépris.  Oh  !  par  pitié,  délivrez-moi  de  ce 
doute  insupportable  ;  dites  ,  et  quel  que  soit  le 
moyen  ,  je  i.romcls  et  je  jure  de  m'y  soumettre. 
Je  vous  le  demande  à  genoux,  «luel  est-il  ? 

—  Vous  le  saurez  plus  tard,  laissez-moi  seule. 

Quand  Abélise  fui  sortie,  la  reine  put  abdi- 
quer le  rôle  d'insensibilité  qu'elle  jouait  avec 
grande  contrainte  devant  sa  dame  d'honneur. 
l.Ue  ouvrit  alors,  aiirès  un  inslaiil  d'hésitation  , 
la  lettre  froissée  dans  ses  mains,  et  lut  : 


«  A  la  gente  et  gracieuse  Abélise,  moi,  Pierre 
»  d'Aragon,  salut,  amour  et  liesse. 

»  On  ne  jieut  vous  voir  sans  vous  suivre,  vous 
»  entendre  sans  se  sentir  ému,  vous  connaître 
»  sans  vous  adorer.  Las  !  telle  est  ma  chevanee. 
»  Si  vous  avez  pilié  de  ma  tristesse,  vous  daigne- 
»  rez  répondre ocà  ma  requête  de  tendre  merci. 
»  On  dit  que  dimanche  prochain  vous  accompa- 
»  gnez  la  reine  à  sa  ehfttellenie  d'Omelas.  Jirai 
»  ce  jour-là  chevaucher  dans  ces  parages  ;  vous 
>>  m'entendrez  chanter  sous  votre  fenêtre,  et, 
»  s'il  vous  plaît  ne  pas  me  voir  mourir  de  déses- 
»  poir  et  de  douleur,  vous  laisserez  tomber  de  la 
»  tourelle  un  bouquet  de  violettes.  A  ce  signal,  le 
»  pluséprisetle  plus  fidèle  des  amoureux  entrera 
))  dans  le  manoir,  si  vous  daignez  lui  ouvrir  la 
»  poterne.  » 

Atroce  félonie  !  murmura  la  reine.  Qu'y  a-t-il 
de  sacré  et  de  respectable  pour  vous,  6  Pierre 
d'Aragon  !  vous  nous  faites  là  une  guerre  de  lâ- 
che et  de  traître,  sire!  Je  me  sens  la  force  de 
vous  mépriser  ipiand  je  ne  vous  aimerai  jdus.  0 
sainte  Vierge,  ayez  pitié  de  lui  et  protégez-moi. 

III. 

NOTRE-DAME  DES  TABLES. 

Or,  nous  sommes  au  dimanche,  et  les  prières 
sont  chaudes  et  ferventes  dans  l'église  de  Notre- 
Dame  des  Tables. 

C'est  donc  un  secours  bien  important  que  tous 
ces  fidèles  demandent  au  ciel  par  l'intercession 
de  la  Vierge  ?  Sans  doute,  car  le  sort  et  l'avenir 
de  Montpellier  en  dépendent.  Que  leurs  vœux 
soient  exaucés,  et  les  divisions  qui  affligent  leur 
ville  cesseront,  et  la  paix  et  la  concorde  rentre- 
ront dans  la  famille  de  leurs  seigneurs,  et  l'am- 
bition d'Agnès,  la  marâtre  et  lenuemiejurée  de 
Marie  de  Montpellier,  s'éteindra  dans  l'ombre 
faute  d'espoir  et  d'aliment. 

Pendant  ce  temps-làque  fait  la  reine  PRetirée 
dans  son  oratoire,  elle  s'est  associée  par  la  prière 
et  le  jeune  aux  dévotions  de  son  peuple.  Après 
six  jours  d'oraisous  ferventes,  on  la  vuepartir 
ce  malin  pour  Omelas.  Elle  est  allée  sans  doute 
demander  à  la  solitude  de  sa  châtellenie  plus 
de  recueillement  pour  ses  prières,  plus  de  calme 
pour  sa  retraite. 

Et  le  roi  ?  -^  Nous  osons  à  peine  nous  adres- 
ser celte  question.  Pourtant  il  faut  bien  nous  en- 
quérir de  ses  faits  et  gestes. 

Avisez  là-bas  sur  ce  palefroi  blancun seigneur 
qui  vient  de  sortir  de  la  ville,  par  le  faubourg 
de  Lates.  Le  sourire  sur  les  lèvres  et  dans  les 
yeux,  le  front  rayonnant  d'une  vague  joie ,  il 
regarde  le  soleil  couchant  et  semble  maudite  sa 
lenteur  à  s'ensevelir  au-delà  des  monts  dans  sa 
couche  cnnaininée.  A  souélégautelsingulier  cos- 
tume ,  ou  ne  devine  guère  si  c'est  un  troureiir 
ou  un  chevalier  qui  le  porte.  La  toque  et  la  sou- 
tanelle  verte  du  trouviiir  s'unissent  à  l'épéc  cl 
au  maiilclit  du  chevalier.  C'est  un  Irouveur, 
voyez  celte  mandore  appendue  à  la  selle.  C'est 
un  chevalier,  voyez  ce  gantelet  et  ces  éperons 
d'or.  C'est  l'un  et  l'aulre,  reconnai.ssez  le  roi 
Pierred'AiMgou.  Où  court-il  ainsi,  alerte  et  riant:' 
Sans  doute  à  quelque  rendez-vous  d'amour  ;  car 
il  est  sans  escorte,  car  il  se  plaint  de  la  longueur 
de  lesiiacect  plus  encore  de  celle  du  tenqis. 

Enliulanuitélaitvcnuc.L'nelciulcblauchùtrc, 


légèrement  tissue,  atténuait,  en  la  couvrant  d'un 
voile  diaphane,  la  crudité  de  lazur  du  ciel,  et  la 
lune,  mollement  dessinée  sur  ce  fond  bleu  ,  se 
promenait, triomphante  et  rêveuse,  sur  un  massif 
de  vieux  ormes  qui  décorait  les  alentours  du 
château  d'Omelas.  Ce  manoir  à  l'allure  impo- 
sante, au  maintien  sévère,  à  la  figure  noircie, 
semblait  un  vassal  du  bon  Raymond  ,  comte  de 
Toulouse,  qui  se  serait  endormi  debout,  armé 
de  pied  en  cap,  attendant  le  signal  des  alarmes, 
dans  une  vallée  ombreuse  cl  fleurie,  à  deux 
lieues  de  la  ville  de  Montpellier. 

Arrivé  prèsdu  manoir, Pierre d'Aragonattacha 
son  fidèle  palefroi  aux  branches  d'un  olivier,  prit 
sa  mandore,  fit  le  tour  du  castel  et  s'arrêta  sous 
une  tourelle  octogone ,  aux  pieds  de  laquelle 
venaient  mourir  les  eaux  du  Lez.  Il  fallait  la 
fixité  de  son  regard  et  sa  connaissance  des  lieux 
I>our  deviner  une  petite  fenêtre  qui  s'ouvrait 
dans  Pombre,  à  l'un  des  angles  les  plus  discrète- 
ment ménagés  par  l'architecture  de  ce  castel. 

Pierre  se  prit  à  chantera  mi-voix  sonairrenle 
favori  que  nous  allons  essayer  de  traduire. 

Des  doux  ébats,  des  causeries, 
Voyez  arriver  les  beaux  jours; 
Vergers  touffus,  vertes  prairies, 
Des  ruisseaux  les  rives  fleuries 
Rendent  la  voix  aux  troubadoure. 
Moi,  suis  muet,  rien  ne  m'inspire, 
Rien  ne  peut  éveiller  ma  lyre. 
Fors  les  amours. 

G  tant  belle 
Damoiselle, 
Sous  la  tourelle 
Me  Toici  ; 
Par  la  patronne, 
G  toi  si  bonne. 
Ne  m'abandonne 
Longtemps  ici. 

—  La  fenêtre  reste  fermée,  peut-être  ma  vois 
se  perd  dans  l'espace.  Chantons  plus  fort. 

Sa  beauté,  son  nom,  sa  noblesse. 
Parlent  si  haut  à  tous  les  cœurs, 
Qu'à  ses  pieds  chagrins  et  tristesse 
Valent  mieux  que  joie  et  liesse 
Qu'on  pourrait  coiiquéter  ailleori. 
G  (lame,  devenez  ma  mie, 
El  je  verrai  mourir  d'envie 
Tous  les  seigneurs. 

O  lanl  belle 
Damoiselle, 
Sous  la  tourelle 
Me  voici. 
Par  la  patronne, 
G  loi  si  lionne, 
Ne  m'atundoone 
Longtemps  ici. 

—  Rien...  j'ai  cru  l'apercevoir  ^  travers  cf. 
cadre  de  verdure.  Je  ne  me  trompe  pas.  A  moi 
la  victoire  ! 

S'il  vous  plail,  niailresse  idor^. 
Du  bonheur  me  faire  Toclttii, 
Je  I  iMuiel»  sur  l.i  foi  jurèo 
Que  votre  couleur  préféra 


—  52  — 


rft 


Sera  reine  dans  un  tournoi. 
Vous  lie  mon  coeur  la  suzeraine. 
Daignez  (ircndre  en  pilié  ma  peine, 
Secourei-moi  I 

O  tant  belle 
Damoisclle 


Ici  un  bouquet  tomba  sur  lamandorc  du  chan- 
teur; l'instrument  rendit  un  son  discordant 
pareil  h  celui  dune  corde  qui  se  casse.  Le  trou- 
Tciir  se  tut,  s'approcha  du  fosst-,  et  l'on  entendit 
dans  l'ombre  la  poterne  rouler  sur  ses  gonds 
rouilles  pour  s'ouvrir  et  se  refermer  en  criant. 
IV. 

LE  CHEVALET. 

Le  lendemain,  toute  la  ville  de  Montpellier 
était  en  fête. 

Or,  s'il  eût  ^té  donné  à  quel(|u'un  devoir  cette 
ftHe  bruyante,  animée,  diverse,  du  haut  du  clo- 
cher de  Aolre-Dame  des  Tables,  il  eiit  distingué 
entre  tous  un  lieu  privilégié  de  la  foule,  où  la 
rumeur  était  plus  éclatante  et  mieux  nourrie, 
les  guirlandes  plus  belles,  les  arcs-de-triomphe 
plus  riches,  plus  multipliés;  et  il  eût  remarqué 
toutes  ces  choses  aux  alentours  de  la  porte  de 
Sainte-Foy. 

Au  milieu  et  au  bout  de  sept  gradins  circu- 
laires recouverts  de  tapis,  surgissait  un  trône 
magnifique  protégé  par  un  pavillon  de  damas 
Liane.  Au  bas  et  î»  l'entour,  une  mosaïque  de 
têtes  pittoresque,  agitée;  des  yeux  ouverts  outre 
mesure,  des  bouches  béantes,  le  tout  surmonté 
par  quelques  figures  rieuses  et  fleuries  de  petits 
enfants  que  les  femmes  élevaient  sur  leurs  bras 
et  les  hommes  sur  leurs  épaules.  Le  cercle  vivant 
et  fluctueux  se  ruait  par  saccades  sur  une  triple 
haie  d'archers  et  de  gendarmes  chargés  de  le 
contenir.  Pour  qui  cette  alîluence,  pour  qui 
cette  allégresse,  pour  qui  ce  trône  I'  Pour  Pierre 
d'Aragon  et  Marie  de  Montpellier,  sa  femme, 
qui,  pour  la  première  fois  peut-être,  viennent 
de  sanctionner  leur  union  conjugale  par  une 
nuit  d'amour  au  chi'iteau  d'Omelas. 

Cela  vousétonne?  Pas  autant  ([ue  le  roi  sans 
doute  lorsque  ce  malin  il  a  reconnu  sa  femme 
au  lieu  de  sa  maîtresse,  Marie  dans  sa  couche  à 
la  place  d'Abélise.  Une  ingénieuse  ruse,exécutée 
par  la  reine  en  collaboration  de  sa  dame  d'hon- 
neur et  avec  l'assistance  des  consuls  de  Mont- 
pellier,a  légitimé  unenuitdc  félonie  amoureuse 
que  se  proposait  Pierre  d'Aragon.  S'il  a  rempli 
devoir  d'époux  ,  ce  n'est  pas  sa  faute ,  il  s'est 
trompé. 

Seulement,  en  roi  ipii  sait  vivre,  il  en  a  pris 
gaiment  son  parli ,  riantle  premier  de  sa  mésa- 
venture. «  Ce  ([ue  femme  veut,  Dieu  lèvent», 
a-t-ildit  h  Marie;  et  s'approchant  de  l'oreille 
d'.\bélise,  il  a  ajouté  tout  bas:  «Je  vous  remer- 
cie, gente  damoisellc  ,  de  m'avoir  déguisé  le 
devoir  sous  le  charme  du  plaisir,  l'ar  saint  .!ac- 
ques  !  je  me  suis  cru  pleinement  heureux,  gricc 
à  votre  tromperie.  I.a  foi  sauve.  «  Puis  .s'adrcs- 
sanl  à  toutes  les  deux  :  «  Je  comprends  mainte- 
nant les  prières  'a  ^ol^e-Dame  cl  la  fête  qui  nous 
attend. Ma  foi, tout  le  monde  s'était  conjuré  pour 
mon  bonhi'iir.  Il  est  doux  de  rendre  les  armes  ;i 
de  pareils  ennemis  ;  allons  les  faire  jouir  de  leur 
triomphe.» 
Noël!  Psoél  !  les  voici!  les  voici,  s'écria  de 


toutes  parts  la  foule  tumultueuseen  se  haussant 
sur  la  pointe  des  pieds  et  allongeant  de  toute 
l'élasticité  des  cous  ses  innombrables  têtes,qu'elle 
tournait  devers  un  nuage  de  poussière. 

Enciret,on  entendit  bientôt  du  côté  de  la 
grande  avenue  les  sons  criards  des  hautbois,  des 
sistreset  des  cornemuses.  Les  jongleurs  ouvraient 
la  marche ,  suivis  par  douze  damoiselles  et 
douze  dames  des  plus  notables  de  Montpellier, 
toutes  habillées  de  blanc  et  portant  en  leurs  mains 
des  chandelles  de  cire.  Après  elles  venaient  les 
sergens  à  pied,  les  arbalétriers  à  cheval,  l'offi- 
cial  de  l'évêque,  deux  chanoines,  deux  notaires, 
le  bailc  entouré  de  ses  assesseurs.  Au-dessus  de 
toutes  ces  têtes  se  déployaient  de  distance  en 
distance  les  bannières  des  sixquartiers  de  la  ville 
appelés  xi.raùis;  et  enfin  les  douze  consuls,  avec 
leurs  robes  mi-partie  rouges  et  noires,  marchaient 
lentement  côte  a  côte  des  comtes,  barons  et  che- 
valiers qui  servaient  d'escorte  à  Pierre  d'Ara- 
gon, Marie  de  Montpellier  et  Abélise  qui  termi- 
naient le  cortège. 

Le  peuple  devisait,  chantait,  criait,  dansait 
toujours  pour  célébrer  dignement  la  réconcilia- 
tion de  ses  maîtres  et  seigneurs.  Heureuse  nuit 
consacrée  par  une  belle  et  mémorable  fête  dont 
la  noblesse  et  I3  peuple  devaient  se  réjouir  :  la 
noblesse,  car  celte  nuit  devait  enrichir  la  dynas- 
tie d'Aragon  d'une  de  ses  gloires  les  plus  pures 
en  la  personne  du  roi  Jacques,  le  fils  et  l'héritier 
de  Pierre  ;  le  peuple,  car  de  cette  fête  devait 
dater  un  joyeux  amusement  que  la  tradition  a 
conservé  jusqu'à  nous  dans  le  midi  de  la  France. 
Abélise  chevauchait  à  côté  du  roi  sur  une  ha- 
quenée  blanche.  Les  bourgeois  de  Montpellier, 
flattés  de  l'honneur  insigne  octroyé  à  leur  con- 
citoyenne ,  demandèrent  et  obtinrent  cette 
même  haquenée  qu'ils  s'engagèrent  à  faire  nour- 
rir aux  dépens  de  la  ville.  Tous  les  ans,  à  pareil 
jour,  on  promenait  cette  haquenée  par  des  sen- 
tiers couverts  de  fleurs  au  milieu  des  chants  et 
des  danses  de  la  foule.  On  prit  goût  à  cette  fête, 
et  l'on  s'avisait  de  la  régulariser,  quand  la  haque- 
née mourut  ajjrès  vingt  anniversaires  de  cette 
ovation. 

La  fête  sera-l-elle  viagère? son  existence  est- 
elle  liée  à  l'existence  de  la  haciuenée  ?se  deman- 
dèrent avec  inquiétude  les  jeunes  gens  de  Mont- 
pellier. Non,  sans  doute.  Et  la  bête  morte,  ils 
rempaillèrent.  A  l'aide  de  cet  ingénieux  slrata- 
gème,  elle  put  encore  présider  à  leurs  fêtes; 
seulement,  le  plus  habile  se  chargeait  d'en  faire 
manœuvrer  le  cadavre  :  c'est  de  là  (jue  la  fête  du 
chevalet  prit  naissance  et  devint  l'ornement 
obligé  de  toutes  les  grandes  réjouissances  du 

Le  21  août  1721,  le  roi  de  France  Louis  XV  le 
bien-aimé  voulut  charmer  sa  convalescence  par 
une  représentation  du  chevalet.  Des  jeunes 
gens  de  Montpellier,  mandés  à  la  cour,  y  célé- 
brèrent en  grande  pompe  cette  fête  nationale. 
Maisdès  cette  époque  elleavail  considérablement 
dérogé  au  rite  jirimitif;  et  cette  joyeuse  solen- 
nité, en  passant  i)ar  la  filière  prestigieuse  de  la 
tradition,  en  était  sortie  brillante  et  perfection- 
née, à  peu  près  telle  qu'on  l'observe  encore  de 
nos  jours. 

lin  jeune  homme  se  plonge  jusqu'aux  reins 
dans  un  petit  cheval  de  carton  (pi'il  altachc  à  s; 
ceinture.  Un  caparaçon  descendant  jusqu'à  lerr 


a  pour  but  de  cacher  les  jambes  du  cavalier  qui 
fontionne  de  son  mieux,  pendant  que  des  jambes 
factices,  dessinées  en  relief  des  deux  côtés  de  la 
selle,  favorisent  l'illusion  et  dissimulent  à  l'œil 
l'absence  des  jambes  réelles. 

Le  cavalier  saute,  trépigne,  danse  aux  sons  du 
tambourin  et  dnhantbois.  Un  deses  camarades, 
un  tambour  de  basque  dans  les  mains,  tourne 
sans  cesse  autour  du  chevalet  comme  pour  lui 
présenter  de  l'avoine.  Le  jeu  consiste,  de  la  part 
du  chevalet,  à  fuir  constamment  le  donneur  de 
fù'rtrfo,  en  cherchant  à  l'embarrasser  dans  ses 
caracoles.  Si  la  bouche  du  chevalet  ne  peut  évi- 
ter le  tambour  de  basque  ,  l'assistance  s'écrie  : 
nianxo  civado  ,  mange  avoine ,  et  le  cavalier 
a  perdu. La  victoire  lui  reste  dans  le  cas  contraire. 
De  part  et  d'autre,  ce  singulier  manège  réclame 
autant  d'adresse  que  d'agilité,  et  doit  s'exécuter 
en  cadence.  Vingt-quatre  danseurs,  les  jambes 
entourées  de  grelots,  se  divisent  en  deux  camps, 
et,  sous  les  ordres  de  deux  capitaines,  prennent 
parti  pour  ou  contre  le  donneur  d'avoine.  Ils 
composent  diverses  figures  de  ballets  et  s'entre." 
lacent  de  mille  manières  en  dansant  toujours  les 
mêmes  rigodons  ([ue  le  chevalet.  Une  fois  la  lutte 
terminée,  les  deux  compagnies  de  chorégraphes 
environnent  le  vainqueur,  qui  entonne  la  chan- 
son languedocienne  de  circonstance. 

0  contrées  méridionales  !  conservez  avec  soin 
cet  héritage  de  joie  et  de  plaisir  laissé  par  vos 
ancêtres,  ces  professeurs  de  la  gaie  science.  Les 
traditions  meurent  •■  n'effeuillez  pas  ce  bel  arbre 
jusqu'au  tronc,  car  plus  de  printemps  qui  lui 
rende  ses  fleurs,  plus  de  soleil  qui  régénère  sa 
sève. 

Une  fête  provient  d'ordinaire  d'un  événement 
si  heureux,  que  la  somme  de  joie  qu'il  exigeait 
ne  put  s'acquitter  par  les  réjouissances  d'une 
seule  année.  On  l'ajourna  doue  aux  années  sui- 
vantes pour  finir  de  se  libérer  envers  lui  à  l'aide 
de  paiemens  partiels  appelés  anniversaires. 
Aujourd'hui  que  nous  contractons  si  peu  de 
pareilles  dettes,  soldons  avec  scrupule  l'arriéré 
de  nos  pères. 

Frédéric  TuOMAS. 

(Revue  du  XIX'  Sïècle.) 


ANECDOTES 


SUR 


EEETHOTEIT. 


La  biographie  de  Beethoven  est  encore  un  ou- 
vrage à  faire.  Ce  que  l'on  possède  sur  la  vie  de 
cet  homme  extraordinaire  se  réduit  à  une  mes- 
quine brochure  allemande  publiée  par  Schlosser, 
défectueuse  sous  plusieurs  rapports  ;  à  une  es- 
quisse intéressante,  mais  incomplète  du  chevalier 
de  Seyfried,  qui  se  trouve  en  tête  d'un  ouvrage 
apocryphe  de  Ueethoven,  et  enfin  à  des  articles 
de  dictionnaires,  de  recueils  périodiques  et  de 
journaux  qui,  pour  la  plupart,  ont  puisé  dans 
les  deux  ouvrages  ((ue  nous  venons  de  citer. 

(lait  depuis  longtcmi)S  à  voir  coni- 
que nous  venons  de  signaler  : 
•c  en  partie.  Deux  hommes  se 


—  53  — 


sont  réunis  pour  remplir  cette  tâche  à  laquelle 
leur  position  semblait  particulièrement  les  ap- 
peler. 

Personne  plus  que  Ferdinand  Ries,  compa- 
triote, élève  et  ami  de  Beethoven,  n'était  à  même 
de  fournir  des  renseiynemens  précieux  sur  cet 
homme  de  jjénie.  Aussi,  depuis  longtemps.  Ries 
était-il  obsédé  par  tous  les  amis  de  l'art,  qui  le 
pressaient  vivement  d'écrire  ses  souvenirs,  et  de 
sauver  de  l'oubli  toutes  les  particularités  qu'il 
savait  sur  son  maître.  Ries  avait  promis  de  le 
faire  ;  mais,  toujours  occupé  d'autres  travaux, 
il  avaitditféré  l'accomplissement  de  sa  promesse. 
Enfin,  un  mois  avant  sa  mort,  il  prit  la  plume  , 
et  écrivit  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le  croquis 
de  ses  souvenirs.  Le  manuscrit  fut  remis  entreles 
mains  du  docteur  Wegeler,  qui ,  également 
compatriote  et  ami  d'enfance  de  Reethoven,  se 
chargea  d'en  diriger  la  publication. 

Le  livre  a  paru;  nous  l'avons  sous  les  yeux  (1). 

Ce  volume  se  divise  en  deux  parties  qui  ap- 
partiennent chacune  exclusivement  à  un  des  ré- 
dacteurs. C'est  M.  Wegeler  qui  commence.  11 
donne  d'abord  des  documens  précieux  sur  la 
naissance  et  sur  la  famille  de  Beethoven  ;  puis  il 
passe  à  la  jeunesse  et  à  l'éducation  de  notre 
compositeur ,  dont  il  raconte  quelques  anec- 
dotts  piquantes;  enfin  suivent  des  lettres  de 
Reethoven,  accompagnées  de  notes  explicatives. 
La  seconde  partie  est  due  à  Ferdinand  Ries.  Ce 
sont  des  anecdotes,  des  pensées,  des  réflexions, 
une  foule  de  petites  notes  jetées  là  au  hasard  et 
sans  ordre,  comme  se  les  rappelait  l'auteur. 

L'éducation  de  Beethoven,  sans  être  distin- 
guée, ne  fut  pas  tout-à-fait  négligée.  Il  alla  à 
l'école,  où  il  apprit  à  lire,  à  écrire,  le  calcul  et 
un  peu  de  latin  ;  mais  la  musique  resta  le  but 
principal,et  son  père  se  chargea  lui-même  de 
commencer  cette  partie  de  l'instruction.  Il  lui 
enseigna  les  principes  du  piano;  mais  comme  il 
ne  jouait  pas  lui-même  de  cet  instrument,  un 
autre  professeur  devenait  nécessaire,  et  ce  fut 
un  homme  dont  personne  n'a  fait  mention  jus- 
qu'ici :  il  se  nommait  Pfeilfer.  Plus  tard  il  devint 
chef  de  musique  dans  un  régiment  bavarois  à 
Dusseldorf  ;  c'était  un  artiste  consommé  et  de 
beaucoup  de  génie.  Beethoven  lui  dut  la  plus 
grande  partie  de  ce  qu'il  ajiprit  dans  son  en- 
fance, et  il  en  garda  toujours  un  souvenir  re- 
connaissant ;  de  sorte  que  plus  tard,  établi  à 
Vienne,  il  lui  envoya  des  secours  en  argent. 

Dans  l'église  catholique  de  Bonn  il  était  d'u- 
sage de  chanter,  pendant  trois  jours  de  la  se- 
maine sainte,  les  lamentations  de  Jérémie.  C'était 
une  espèce  de  plain-chant  fort  simple  qui  se 
bornait  à  quatre  notes  ,  dont  une  était  souvent 
répétée  sur  plusieurs  mots,  et  même  sur  des 
phrases  entières,  jusciu'à  ce  qu'enfin,  au  dernier 
mot,  le  chant  tombât  dans  la  finale.  L'emploi  ilc 
l'orgue  étant  défendu  pendant  ces  trois  jours;  il 
y  avait  dans  l'église  un  piano  pour  soutenir  la 
voix  du  chanteur. 

Un  jour,  lorsque  ce  fut  le  tour  de  Beethoven 
de  servir  d'accompagualetn- ,  il  demanda  au 
chanteur  Ilcller,  renommé  i)ar  la  sûreté  de  son 
intonation,  s'il  lui  peimcltait  de  le  dérouter  et 

{l)liioynip/asiiic  ^otizcn  iitvr  Liidwiy  ranBi-clhorcn. 
(Notes  bio^rLiphiques  sui- Louis  >ari  Ikrlliovcn,  pu-  lé 
ilocleurl'.-G.  WeoeluicI  IcraiuaiiU  IUes.  CoWcuiz. 


de  lui  faire  perdre  le  ton.  Heller  ayant  accepté 
le  défi ,  Beethoven  se  mit  à  moduler  de  telle 
sorte  que  le  chanteur,  trompé  par  la  savante 
combinaison  des  accords,  ne  put  retrouver  la 
finale.  Ileller,dansun  mouvement  de  colère,  alla 
se  plaindre  auprès  de  l'électeur.  Ce  prince  ,  qui 
aimait  à  rire,  trouva  le  tour  fort  plaisant,  mais 
il  ordonna  au  jeune  organiste  d'accompagner  à 
l'avenir  d'une  manière  plus  sira|de  et  moins  sa- 
vante. Beethoven  n'avait  alors  que  seize  ans.  A 
la  même  époque  il  fut  encore  nommé  musicien 
de  la  chambre  de  l'électeur.  Son  emploi  consis- 
tait à  jouer  du  piano  aux  soirées  musicales  de  la 
cour. 

Reethoven,  à  l'âge  de  seize  ans,  n'avait  pas  eu 
occasion  d'entendre  un  virtuose  sur  le  piano. 
Dépassant  de  bien  loin  ses  maîtres  et  tous  les  pia- 
nistes de  Ronn,  il  était  livré  à  lui-même  pour 
l'exercice  de  son  instrument;  aussi  son  jeu, 
bien  que  remarquable  sous  le  rapportde  l'habi- 
leté et  de  la  force,  laissait-ilà  désirer  pour  la  dé- 
licatesse et  le  goût.  Ce  fut  Sterkel  qui  lui  fit  voir 
ce  qui  lui  manquait  de  ce  côté.  Dans  un  voyage 
à  Mergentheim,  l'électeur  se  fit  suivre  par  toute 
sa  chapelle.  On  passa  par  la  ville  d'Aschaffen- 
bourg,  où  Beethoven  eut  l'avantage  d'être  pré- 
senté à  Sterkel  qui  l'accueillit  avec  bienveillance. 
Sterkel,  sans  pouvoir  exécuter  de  grandes  diffi- 
cultés, se  distinguait  par  un  jeu  élégant  dont  la 
précision  et  la  netteté  faisaient  le  principal  mé- 
rite. Cédant  aux  instances  de  la  société,  il  se  mit 
au  piano.  Beethoven,  se  plaçant  derrière  lui, 
resta  immobile,  les  yeux  fixés  sur  les  touches  et 
sur  les  mains  qui  les  parcouraient  en  les  cares- 
sant. Lorsque  Sterkel  eut  fini,  l'on  pria  Beetho- 
ven de  jouer  à  son  tour.  Il  refusa.  Mnis  la  con- 
versation étant  tombée  sur  un  air  varié  de  Bee- 
thoven récemment  publié,  et  Sterkel  ayant  fait 
quelques  observations  sur  l'excessive  diliicullé 
de  ce  morceau,  ajoutant  que  l'auteur  lui-même 
ne  saurait  l'exécuter  en  entier  d'une  manière 
satisfaisante,  Beethoven  se  sentit  vivement  piqué 
dans  son  amour-propre  et  demanda  le  cahier. 
Sterkel  ne  le  trouva  pas,  et  déclara  qu'il  était 
égaré.  Alors  Beethoven  se  mit  à  jouer  par  cœur 
ce  qu'il  avait  retenu  de  ses  variations;  il  en  ajou- 
ta d'autres  qu'il  improvisa,  de  telle  sorte  que 
Sterkel  et  tous  les  assistans  restèrent  stupéfaits. 
Ce  qu'il  y  eut  encore  de  remarquable  dans  celle 
improvisation ,  c'est  que  Beethoven ,  s'appro- 
priant  tout  à  coup  les  qualités  de  l'exécution  de 
Sterkel,  joua  avec  une  précision,  une  netteté  et 
une  délicatesse  qu'on  ne  lui  avait  pas  vues  jus- 
que-là. 

Ce  voyage  laissa  encore,  sous  d'autres  rap- 
ports, un  doux  souvenir  dans  la  mémoire  de 
Beethoven ,  lui  rappelant  des  momcns  d'une 
gaité  folle ,  trop  rares,  hélas  !  dans  le  reste  de  sa 
vie.  Toute  la  chapelle  de  l'électeur  se  trouvait 
réunie  dans  deux  yachts  qui  longeaient,  dans  la 
plus  belle  saison  de  l'année,  les  bords  admira- 
bles du  Rhin.  Les  musiciens  enjoués  conçurent 
l'idée  de  se  constituer  en  royaume,  et  choisirent 
pour  roi  un  acteur  comique  assez  célèbre  de 
son  temps,  nonuné  Luchs.  Dans  la  distribution 
de  l'étal  de  la  maison  rojale,  lieclhoven  et  le  cé- 
lèbre Bernard  Romberg  furent  nommés  garçons 
de  cuisine.  Ou  leur  remit  un  diplôme  en  règle 
que  Beethoven  conserva  religieusement  comme 
souvenir  de  ces  belles  journées.  Ou  se  souvient 


peut-être  d'avoir  lu  dans  un  de  nos  journaux 
un  conte  écrit  par  un  spirituel  auteur  et  inti- 
tulé :  Beethoven  cuisinier.  L'incident  dont 
nous  venons  de  parler ,  et  que  Reethoven  se 
plaisait  à  raconter  à  ses  amis,  aurait-il  donné 
lieu  à  cette  anecdote  sans  fondement  '.' 

Avant  de  quitter  la  première  période  de  la 
vie  de  Reethoven ,  nous  dirons  quelques  mots 
sur  une  famille  qui  exerça  une  heureuse  influen- 
ce sur  la  culture  de  cou  esprit.  Uniquement  oc- 
cupé de  la  musique  (car  son  père  ne  connaissait 
et  ne  voulait  que  cela) ,  Reethoven  était  resté 
étranger  à  la  connaissance  de  la  littérature  de 
son  pays.  Ce  fut  dans  le  sein  de  la  famille  dont 
nous  allons  parler  qu'il  puisa  les  premières  no- 
tions littéraires,  et  qu'il  contracta  le  goût  de  la 
lecture  pour  tout  le  reste  de  sa  vie. 

La  famille  de  Breuning  se  composait  de  la  mère 
(veuve  d'un  conseiller  de  cour) ,  de  trois  fils  et 
d'une  fille.  Les  fils,  du  même  âge  que  Beetho- 
ven, se  lièrent  avec  lui  d'une  étroite  amitié. 
Madame  de  Rreuning  lui  portait  un  sincère  at- 
tachement et  le  recevait  comme  un  enfant  de  la 
maison.  Rudement  traité  par  son  père,  ne  ren- 
contrant chez  lui  que  chagrin  et  dégoût,  Bee- 
thoven trouvait  dans  la  maison  Breuning  un 
asile  toujours  ouvert;  c'est  là  qu'il  se  sentait  à 
son  aise.  Y  rester  une  partie  de  la  journée,  y 
passer  des  soirées  entières,  c'était  pour  lui  un 
extrême  bonheur  ;  aussi  madame  de  Breuning 
avait-elle  sur  lui  un  ascendant  prononcé.  Ce 
que  personne  ne  pouvait  obtenir  du  jeune  ar- 
tiste revéche  et  morose,  elle  n'avait  qu'à  en  ex- 
primer le  désir,  elle  était  sûre  d'être  obéie.  Une 
seule  chose  faisait  cependant  exception;  elle  ne 
réussissait  pas  toujours  à  vaincre  la  répugnance 
qu'il  avait  à  donner  des  .leçons  de  musique.  Ré- 
duit à  ce  moyen  de  gagner  de  l'argent  pour 
augmenter  le  revenu  de  son  père,  qui,  sans  être 
pauvre,  était  loin  de  se  trouver  à  son  aise,  Bee- 
thoven avait  pris  quelques  élèves.  Mais  profes- 
ser était  pour  lui  un  vrai  tourment.  11  ensei- 
gnait le  piano  à  la  fille  et  au  fils  cadet  de  mada- 
me de  Rreuning;  ici  l'amitié  qu'on  lui  prodi- 
guait lui  faisait  un  devoir  d'être  exact;  mais  il 
n'en  fut  pas  de  même  pour  ses  autres  élèves  il 
ajournait  les  leçons  de  ceux-ci  autant  qu'il  le 
pouvait.  Lu  jour  madame  de  Rreuning  l'ayant 
vivement  pressé  d  aller  donner  sa  leçon  ordi- 
naire de  piano  dans  l'hôtel  de  l'ambassadeur 
d  Autriche  qui  se  trouvait  en  face  de  sa  maison 
Beethoven  se  mil  en  roule.  .Mais,  arrivé  devant 
la  porte  de  Ihôlel,  sa  répugnance  naturelle 
remporta;  il  retourna  sur  ses  pas  chez  madame 
de  Breuning,  et  lui  dit  :  De  grâce,  madame,  il 
m'est  impossible  de  donner  cette  leyon  au- 
jourd'liui;  demain  fcn  donnerai  deux. 
Cette  répugnance  pour  l'enseignement,  Reetho- 
ven la  conserva  pendant  loiiie  sa  vie. 

Ici  finissent  les  renseiguemens  sur  l'enfance 
et  la  jeunesse  de  ReethoTen..En  1703,  il  quittasa 
ville  natale  pour  se  rendre  à  Vienne,  où  il  passa 
comme  on  sait,  le  reste  de  sa  vie.  Dans  les  pre- 
mières années  il  eut  le  bonheur  de  ne  pas  être 
entièrement  sép  iré  de  ses  amis.  \\  egder.  se 
proposant  de  suivre  les  cours  de  médecine  dans 
la  capitale  de  FAutriche,  était  venu  le  joindre, 
et  leurs  relations  se  renouvelèrent  cl  deviureut 
même  plus  intimes.  Beethoven,  malgré  les  suc- 
cès qu  il  oblcuoit  dans  sa  carrière  d'artiste,  i)< 


—  54  — 


se  trouvait  pas  heureux.  (Hélas!  il  ne  Ta  jamais 
été!"  Dans  des  momens  de  tristesse  et  d'accable- 
ment, c'était  j)Our  lui  unlioiilieur  de  venir  épan- 
cher ses  cliaj;riiis  dans  le  sein  de  son  ami,  dont 
la  conversation  réussissait  ordinairemenl  .'i  lui 
dérider  le  Iront  et  à  rendre  le  calme  et  la  séré- 
nité à  son  ùrae.  11  eût  été  très  heureux  pour  Kee- 
thoven  de  cons'.'rver  auprès  de  lui  plus  long 
temps  cet  ami  dévoué.  Mais  Wegeler,  a|)rès 
a^oir  lerniiué  ses  études,  dut  re;)agner  ses  foyers 
et  retourna  à  Uonn.  Alors  une  correspondance 
sélahlil  entre  eux  ,  mais  elle  lut  jieu  suivie,  les 
lettres  de  Beethoven  n'arrivèrent  qu'à  de  fort 
longs  intervalles 

Ce  fut  en  ISOO  que  Ferdinand  Ries,alors  àgéde 
«piinze  ans,  arriva  à  \ieiuie,  où  son  i)ère  l'avait 
envoyé  pourse  perfectionner  sous  les  auspices  de 
son  célèbre  compatriote.  Muni  d'une  lettre  de 
recommandation,  il  se  présenta  chez  Beethoven. 
Celui-ci,  très  occupé  par  son  oratorio  du  C/irisl 
ainnont  des  Olivi&rs,  dont  il  préparait  l'exé- 
cution, parcourut  la  lettre  et  lui  dit  :  «  Je  ne 
puis  dans  ce  moment  répondie  à  votre  père; 
mais  écrivez-lui  que  je  n'ai  pas  oublié  la  mort  de 
ma  mère,  cela  lui  sutiira.  »  Ries  apprit  plus  lard 
que  son  père  avait  donné  des  secours  à  Beetho- 
ven, dont  la  famille  se  trouvait  fort  gênée  àcette 
époque. 

Le  noble  caractère  de  Beethoven  ne  se  dé- 
mentit point.  Le  cœur  plein  d'un  souvenir  de 
gratitude,  il  traita  le  jeune  Ries  avec  une  affec- 
tion toute  paternelle.  On  sait  quelle  répugnance 
Beethoven  avait  à  donner  des  leçons  ;  nous  l'a- 
vonsdit  plus  haut.  X  Vienne,  toute  demande  de 
cette  nature  était  constannuent  repoussée  par 
lui,  et  il  n'a  eu  que  deux  élèves,  l'archiduc  lio- 
dol|ibe  et  Ferdinand  Ries. 

Lorsque  Steibelt  arriva  Ji  Vienne,  précédé 
d'une  brillante  réputation,  les  amis  de  Beetho- 
ven, qui  alors  passait  pour  être  le  premier  pia- 
niste de  la  capitale  ,  étaient  vivement  préoccu- 
pés de  la  concurrence  qni  allait  s'établir  entre 
les  deux  artistes,  bien  entendu  sous  le  rajjport 
de  l'habileté  d'exécution.  Ce  fut  dans  une  soirée 
musicale  donnée  par  le  comte  de  Fries,  que  les 
deux  rivaux  se  virent  pour  la  première  fois. 
Beethoven  y  joua  son  trio  en  si  bémol  (œuvre 
10) ,  qui  n'avait  pas  encore  été  exécuté  jusque-là. 
Steibelt  écouta  avec  une  espèce  de  condescen- 
dance ,  et  dit  à  l'auteur  quelques  mots  Hatteurs, 
se  croyant  sur  de  la  victoire.  Il  joua  un  quintette 
de  sa  composition,  ajirès  (iuoi  il  improvisa  ,  et 
produisit  beaucoup  d'eiîet  avec  ses  accords  de 
trémolo  qui  étaient  alors  une  nouveauté.  ^Bee- 
thoven, pressé  déjouer  encore,  s'y  refusa. 

Huit  jours  après  il  y  eut  une  autre  réunion 
chez  le  comte  de  Fries.  Steibelt,  apiès  avoir  exé- 
cuté avec  beaucoup  de  succès  un  nouveau  quin- 
tette, se  mit  à  jouer  une  brillante  fantaisie  pour 
laquelle  il  avait  choisi  le  thème  des  variations  de 
Beethoven  qui  se  trouvent  dans  le  trio  dont  nous 
venons  de  parler. 

C'était  jeter  le  défi  au  compositeur,  et  les 
amis  de  Beethoven,  sentant  tout  ce  qu'il  y  avait 
tic  blessant  dans  un  pareil  procédé,  le  pressè- 
rent vivement  de  relever  le  gant  et  d'aller  impro- 
viser. Tiqué  lui-même  de  la  conduite  de  Stei- 
helt,  il  se  dirigea  vers  le  piano,  enleva,  en  pas- 
«anl  duant  les  musiciens,  la  partie  de  basse  du 

•guialetlç  de  Steibelt;  encore  posée  sur  le  pu-  i 


pitredu  violoncelliste,  et  la  plaça  devant  lui  en 
sens  retourné.  Etait-ce  à  dessein,  ou  parhasard  ? 
on  l'ignore.  H  commença  à  toucher  d'un  seul 
doigt  ijnehiues  noies  qu'il  choisit  dans  celte  par- 
tie de  basse,  et  dont  il  se  forma  un  motif.  Puis  il 
se  livra  tout  entier  à  son  inspiration  et  improvisa 
de  manière  que  Steibelt,  écrasé  par  l'immense 
supériorité  du  plus  grand  génie  musical,  jugea 
bon  de  quitter  la  place  sans  attendre  la  fin. 
Depuis  ce  temps  Steibelt  évita  la  présence  de 
Beethoven,  et  n'accepta  aucune  invitation  pour 
des  soirées  que  sous  la  condition  expresse  que 
Beethoven  n'y  serait  point  admis. 

Beethoven  ne  se  bornait  pas  à  jeter  sur  le  pa- 
pier des  gloses  satiriijues  sur  des  règles  qu'il 
croyait  mal  fondées;  il  faisait  aussi  sur  ce  sujet 
des  plaisanteries  de  vive  voix  lorsque  l'occasion 
s'en  présentait.  On  lui  a  souvent  reproché  des 
incorrections,  il  se  moquait  de  ces  critiques  pé- 
dantesqnes;  quand  il  était  de  bonne  humeur,  il 
se  frottait  les  mains  d'un  air  content ,  et  puis 
s'écriait ,  en  éclatant  de  rire  :  «  Oui ,  oui ,  ils 
s'étonnent  et  se  cassent  la  tête,  parce  qu'ils  n'ont 
pas  trouvé  cela  dans  les  traités  d'harmonie  !  » 
Voici  à  ce  propos  une  anecdote  racontée  par 
Ries. 

«  Un  jour ,  nous  promenant ,  je  lui  parlai  de 
deux  quintes  justes  qui  se  trouvent  dans  un  de 
ses  premiers  quatuors  pour  violons  (en  ut  mi- 
neur) et  qui  produisent  un  effet  frappant  et  de 
toute  beauté.  Beethoven  ne  se  rappelait  jias  le 
passage  en  question  et  prétendait  que  je  me 
trompais  ,  et  que  ce  n'étaieht  pas  des  quintes. 
Comme  il  avait  l'habitude  de  porter  toujours 
sur  lui  du  papier  réglé,  j'en  demandai  et  je  no- 
tai le  passage  à  quatre  parties.  Beethoven, 
voyant  que  j'avais  raison  ,  me  demanda  -.  Eh 
bien,  qui  les  a  donc  interdites,  ces  quintes  '> 
Je  ne  savais  comment  prendre  celle  question  ,  il 
la  répéta  plusieurs  fois,  jusqu'à  ce  que  je  répon- 
disse tout  étonné  :  «Llles  sont  proscrites  par  les 
premières  règles  fondamentales  de  l'harmonie.  « 
La  question  fut  encore  une  fois  répétée  et 
j'ajoutai  :  "  C'est  Marpurg  ,  c'est  Kirnberger, 
Fux,  en  un  mot  tous  les  théoriciens  qui  pro- 
scrivent ces  quintes.  —  Eh  bien  ,  répliqua  Bee- 
thoven, alors  itioi  je  les  permets.  » 

Lois  de  son  séjour  à  Berlin,  Beethoven  se 
trouvait  souvent  en  société  avec  Himmel ,  l'au- 
teur de  fa«e/iy«  et  d'une  foule  de  morceaux 
qui  ont  joui  d'une  grande  popularité  en  Alle- 
magne. Himmel  était  en  même  temps  pianiste, 
et  bien  qu'il  ne  put  se  mesurer  avec  les  virtuoses 
de  son  temps,  il  jouait  d'une  manière  agréable 
et  gracieuse  qui  lui  valut  du  succès. 

L'n  jour  Himmel  pria  Beethoven  d'improviser 
ce  que  celui-ci  s'empressa  de  faire.  Himmel,  en- 
gagé à  son  tour  de  jouer,  se  mit  au  piano  sans 
éprouver  de  l'embarras ,  et  sans  redouter  une 
comparaison  qui  devait  lui  êtie  désavantageuse. 
11  travailla  les  touches  de  son  mieux,  et  il  était 
en  train  depuis  assez  long-tem|)s,  lorsque  Bee- 
thoven l'interrompit  par  celte  apostrophe  : 
»  Eh  bien!  quand  comméncerez-vous  enfin  ?  » 
Le  mol  était  sanglant.  Himmel  se  leva  en  colère, 
et  l'on  finit  par  se  dire  de  part  et  d'autre  des 
mots  blessants. 

—  Je  croyais  en  effet,  dit  Beethoven  plus 
tard  à  Ries,  que  Himmel  ne  faisait  que  pré- 
luder.. 


I  Une  réconciliation  eut  lieu  quelque  temps 
I  ajirès  ;  mais  elle  ne  fut  qu'apparente  ;  car  Him- 
mel ,  qui  semblait  pardonner  à  son  adversaire, 
se  proposait  «le  tirer  vengeance  parles  armes  du 
ridicule.  11  lia  correspondance  avec  Beelboven 
qui  était  retourné  à  Vienne ,  et  lui  écrivit  un 
jour  qu'on  venait  de  faire  une  découverte  in- 
comparable, en  inventant  une  lanterne  pour 
les  aveugles. 

Or,  il  faut  savoir  que  Beethoven  avait  la  pas- 
sion des  nouvelles.  Dès  qu'il  avait  appris  quelque 
chose  de  nouveau  ,  il  en  parlait  à  toutes  ses 
connaissances,  et  rien  de  plus  facile  que  de  lui 
faire  croire  des  absurdités.  Vne  lanterne  pour 
les  aveugles',  c'était  chose  trop  extraordinaire, 
pour  que  Beethoven,  frappé  d'étonnement,  ne 
s'empressât  pas  de  raconter  à  tout  le  monde 
celte  merveilleuse  découverte.  L'incrédulité  de 
quelques  amis  fut  incapable  de  le  désabuser. 
xMais  comment  est-elle  donc  faite  cette  lan- 
terne î*))  C'est  ce  que  la  lettre  n'expli(iuait  pas. 
Beethoven  écrivit  à  Himmel  pour  lui  demander 
des  détails  à  ce  sujet.  Voilà  où  l'attendait  l'ar- 
tiste prussien.  Sa  réponse  ne  tarda  pas  à  donner 
le  mot  lie  l'énigme  ;  mais  la  plaisanterie  ,  trop 
grossière ,  n'a  pu  être  rapportée  par  Ries. 
Beethoven,  dans  sa  colère,  eut  la  maladresse  de 
montrer  cette  lettre ,  les  rieurs ,  on  le  pense 
bien,  furent  du  côté  de  Himmel  qui  en  éprouva 
sans  doute  une  singulière  satisfaction. 

Beethoven  avait  le  cœur  naturellement  bon  ; 
mais  il  était  excessivement  irascible,  et  sa  co- 
lère ,  lors(iu'elle  faisait  explosion  ,  dépassait 
quelquefois  toutes  les  convenances,  et  lui  atti- 
rait des  désagréments  et  des  humiliations.  Voici 
quelques  anecdotes  que  Ries  rapporte  à  ce  sujet. 
Dans  un  concert  donné  par  Beethoven  ,  on 
exécuta  pour  la  première  fois  sa  fantaisie  pour 
piano  avec  orchestre  et  chœurs.  La  clarinette  se 
trompa  de  huit  mesures  ,  et  comme  c'était  dans 
un  moment  où  peu  d'inslrumens  jouaient,  la 
faute  perça  davantage.  Beethoven  se  leva  en  fu- 
reur, et  se  lournant  vers  l'orchestre  ,  adressa 
aux  musiciens  des  injures  qui  furent  entendues 
de  tout  l'auditoiie.  Recommençons!  s'écriat-il 
enfin  d'une  voix  de  tonnerre;  et  rorchestre,|, fas- 
ciné par  le  regard  et  la  voix  impérieuse  du 
maître,  obéit  sans  dire  mot.  Cette  fois  l'exécu- 
tion fut  parfaite  ,  et  obtint  un  grand  succès. 
Mais  à  peine  le  concert  fut-il  terminé,  que  les 
artistes,  se  rappelantles  épithètes  peu  honorables 
dont  Beethoven  les,  avait  largement  gratifiés,  se 
soulevèrent  en  masse  contre  lui,  et  jurèrent  de 
ne  jilns  jouer  en  sa  présence.  Cette  colère  ce- 
pendant ne  fut  pas  de  longue  durée.  Beethoven, 
ayant  terminé  peu  de  temps  après  une  nouvelle 
composition ,  la  curiosité  de  l'entendre  l'em- 
porta sur  la  rancune  des  musiciens  qui  s'em- 
pressèrent de  rexé(;uter  sous  la  direction  du 
compositeur. 

A  cette  irritabilité  se  joignit  plus  tard  un« 
méfiance  outrée  qui  prenait  omjjrage  de  tout, 
et  qni  s'accrut  à  mesure  que  la  surdité  faisait  des 
progrès. 

Celle  surdité  date  de  plus  loin  qu'on  ne  l'a  cru 
jusqu'à  présent.  La  lettre  que  Beethoven  écrivit 
en  1800  à  son  ami  "Wegeler  prouve  que  déjà  à 
celle  époque  la  maladie  avait  commencé.  Mais 
alors  ses  amis  ne  s'en  aperçurent  pas  encore  ;  et 
si  Beelhoven  n'entendait  pas  toujours  trop  bien 


ce  qu'on  lui  disait,  on  mit  cela  sur  le  compte  de 
sa  distiaclion ,  à  laquelle  on  était  habitué.  Ries 
lui-même  ne  connut  la  surdité  de  son  maitre 
qu'en  1802.  Ce  fut  à  une  promenade  S  la  cam- 
pagne qu'il  en  Rt  la  triste  expérience.  Dans  un 
Lois  qu'ils  traversaient  ensemble  ,  un  berger 
jouaitdelafiùte.  Charmé  de  cette  musique  cham- 
pêtre, Ries  voulut  la  faire  remarquer  de  Beet- 
hoven. Celui-ci  prêta  l'oreille,  mais  n'entendit 
rien.  11  devint  morne  et  triste.  Ries,  frappé  de 
cette  circonstance  ,  s'efforça  de  l'égayer  en  lui 
assurant  que  les  sons  de  la  flûte  avaient  cessé 
(bien  qu'ils  continuassent  encore).  Mais  Beetho- 
ven poursuivit  son  chemin  en  silence ,  i)longé 
dans  une  j)roroDde  mélancolie. 

Beethoven  ne  pouvait  se  plier  aux  exigences 
de  l'étiquette.  Tout  ce  qui  apportait  de  la  gêne 
à  ses  habitudes  et  à  ses  allures  un  peu  sauvages 
le  contrariait  vivement.  Plus  d'une  fois  il  re- 
nonça à  des  avantages  réels  qui  s'offraient  a  lui, 
mais  qu'il  trouvait  incompatibles  avec  sa  ma- 
nière d'être  et  son  amour  pour  une  liberté 
pleine  et  entière. 

Le  prince  Lichnowski,  grand  amateur  de  mu- 
sique et  pianiste  distingué ,  avait  pris  Beetlioven 
sous  sa  protection  à  une  époque  où  celui-ci  se 
trouvait  gêné.  Outre  une  pension  de  GOO  florins 
par  an ,  le  prince  lui  avait  offert  sa  table,  régu- 
lièrement servie  à  quatre  heures.  Beethoven  ac- 
cepta d'abord  ;  mais  bientôt  cette  régularité  lui 
devint  à  charge.  «  Quoi!  s'écria-t-il  en  se  plai- 
gnant à  quelques  amis,  il  me  faudra  tous  les  jours 
rentrer  chez  moi  à  trois  heures  et  demie  pour 
me  raser  et  faire  ma  toilette  !  C'est  insupporta- 
ble, je  n'y  tiendrai  pas.  »  En  effet,  îl  quitta  peu 
après  la  table  du  prince  pour  l'échanger  contre 
un  modeste  repas  chez  le  restaurateur. 

Beethoven  fréquentait  les  salons  de  l'archiduc 
Rodolphe,  qui  était,  comme  on  sait,  son  élève, 
et  qui  reslimail  beaucoup.  Mais  là,  non  moins 
qu'ailleurs  ,  i'éli(iuette  (et  encore  l'étiquelle  de 
courj  faisait  le  supplice  de  l'illustre  comj)osi- 
teur.  On  lui  adressait  continuellement  des  ob- 
servations sur  quelques  bévues  qu'il  ne  cessait 
de  faire,  on  s'efforçait  de  lui  enseigner  les  règles 
cie  la  politesse  ;  mais  ce  fut  toujours  peine  per- 
due,  l'aligné  eiilin  de  ces  interminables  admo- 
nestations, Beetlioven  s'avance  un  jour  vers  l'ar- 
chiduc, et,  devant  toute  la  société,  lui  adresse  la 
parole  en  ces  termes  :  «Prince,  je  vous  estime,  je 
von*  vénère  autant  que  qui  que  ce  soit  ;  mais 
l'observation  de  tous  ces  détails  d'une  gênante  et 
minutieuse  étiquette  qu'on  s'obstine  à  vouloir 
m'apprendre  ,  est  pour  moi  une  mer  à  boire.  Je 
prie  Votre  Altesse  de  m'en  l'aire  grftce.   »  L'ar- 
chiduc ,  souriant  à  ce  propos,  donna  ordre  que 
Beethoven  ne  fût  plus  inquiété,  u  Laisssez-le 
faire,  ajouta  le  prince;  que  voulez-vous  I'  Il  est 
comme  cela.  »  Beethoven  se  relira  fort  coulent 
d'aller  son  train  en  pleine  liberté  dans  le  palais 
archiducal. 

L'indépendance  était  pour  Beethoven  le  bon- 
heur suprême.  Pour  la  conserver  pleine  et  en 
lière  il  repoussait  des  eff'orts  et  des  services  que 
toutaulrc  se  fût  empressé  d'acceiiter  avec  re- 
connaissance. Ainsi,  par  exemple,  lorsqu'il  lo- 
geait chez  le  prince  Licluiowski  (car,  avec  la 
taille,  le  prince  lui  avait  offert  un  appartement 
dans  son  palais,  ce  que  Beethoven  accepta  mo- 
incuUiuémcut},  celui-ci ,  sachuni  combien  uolre 


artiste  s'impatientait  lorsqu'il  était  mal  servi , 
avait  donné  ordre  à  ses  domesti([ues  que  toutes 
les  fois  qu'ils  entendraient  sonner  ensemble  les 
deux  sonneltes  (celle  de  Beethoven  et  celle  du 
pi'ince)  ils  eussent  à  servir  Beethoven  le  premier. 
Beethoven  ne  connut  pas  plus  tùtcel  ordre,  qu'il 
se  hùta  de  prendre  h  ses  gages  un  domestique  en 
dehors  de  ceux  du  prince,  bien  que  cette  dépense 
le  gênàl. 

Ces  distractions,  plus  fréquentes  lorsqu'il  était 
préoccupé  de  quelque  grande  composition, 
poursuivaient  Beethoven  dans  son  intérieur,  et 
lui  faisaient  oulilier  ou  négliger  les  affaires  qui 
regardaient  son  petit  ménage  de  garçon.  Voici 
une  anecdote  qui  prouve  jusqu'où  pouvait  aller 
cet  oubli. 

Beethoven  avait  dédié  un  air  varié  au  conile 
de  Browne.  Celui-ci,  pour  lui  témoigner  sa  re- 
connaissance, lui  donna  un  cheval  magnifique. 
Beethoven,  fort  satisfaii  de  ce  cadeau,  s'en  servit 
pendant  (luelque  temps  ;  mais  bientôt,  entraîné 
par  le  travail,  il  renonça  à  l'équilation  ,  et  finit 
par  oublier  complètement  qu'il  était  possesseur 
d'un  cheval.  Son  domestique  soigna  de  son  mieux 
la  bête  délaissée  ,  mais  se  garda  bien  d'en  parler 
au  maitre,  dont  l'oubli  devait  tourner  à  son  pro- 
fit. U  imagina  de  louer  le  cheval  à  l'heure  et  à 
la  journée,  ce  qui  lui  rapporta  un  bénéfice  assez 
rond  en  dehors  de  son  salaire.  Longtemps  ai)rès 
Beethoven  eut  connaissance  de  ce  trafic,  lorsqu'il 
fallut  payer  les  comptes  de  fourrage.  11  se  dé- 
barrassa aussitôt  de  la  bête  ;  on  ne  dit  pas  s'il  se 
défit  également  du  fidèle  domestique. 

Ce  ne  fut,  du  reste,  pas  la  seule  fois  que  la  dis- 
traction et  l'oultli  ilevinrent  funestes  à  notre 
compositeur  et  portèrent  préjudice  îi  sa  bourse, 
souvent  assez  peu  garnie.  Les  logemens  absor- 
baient une  partie  de  ses  revenus  ;  ce  n'est  pas 
étonnant  d'après  la  manière  dont  il  s'y  prenait. 

On  sait  par  l'esquisse  biographique  du  cheva- 
lier de  Seyfrie  que  Beethoven  avait  la  passion 
des  déménagemens.  «  A  peine  établi  dans  un  lo- 
gement, il  y  trouvait  (pielcjuc  chose  (pii  lui  dé- 
plaisait, et  il  n'avait  point  de  repos  qu'il  n'en  eût 
découvert  un  autre.»  C'était  très  bien  ;  à  chacun 
son  goût.  Mais  il  fallait  donner  congé  pour  l'an- 
cien logement,  et  c'est  h  quoi  Beethoven  ne  pen- 
sait pas  toujours.  Quebiuefois  il  chargcail  de  ce 
soin  un  de  ses  amis,  également  oublieux  ;  il  don- 
nait à  d  autres  la  commission  de  chercher  cl  de 
louer  un  appartement  pour  lui,  si  bien  qu'une 
fois  il  se  trouva  avoir  quatre  logemens  à  la  fois. 
Heureusement  l'un  était  gratuit;  mais  il  fallut 
payer  les  trois  autres  ,  et  cette  aliaire  cul  une 
suite  Iftcheuse,  elle  le  brouilla  avec  un  ami  d'en- 
fance ;  cependant  ce  ne  fui  pas  pour  longtemps. 
Les  deux  amis  s'étanl  quelques  mois  après  reu- 
coiilrés  par  hasard,  se  réconcilièrent,  et  l'ancien 
attachemenl  reprit  le  dessus. 

Beethoven  était  d'une  lourdeur  cl  d'une  gau- 
cherie extrêmes  dans  tout  ce  qu'il  faisait  ;  ses 
mouvemens  étaient  entièrement  dépourvus  de 
grftce.  U  prenait  rarement  un  objet  sans  le  laisser 
tomber  ou  sans  le  casser.  Plus  d'une  fois  il  ren- 
versa son  encrier  dans  le  piano  ouvert  et  placé  à 
côté  de  son  bureau.  Malheur  aux  meubles,  sur- 
tout aux  meubles  élégans  qu'on  lui  confiait; 
tout  était  bousculé,  taché  et  gftté.  Cependant  il 
se  rasait  lui-même  ;  aussi  de  nombreuses  cou- 
pures Icuioiguaienl-cllcs  de  sou  habilelé  dans 


celle  laborieuse  opération.  A  ces  observations. 
Ries  en  ajoute  une  autre  que  l'on  aura  de  la 
peine  à  croire,  c'est  que  Beethoven  n'a  jamais 
jni  apprendre  à  danxer  en  mesure. 

^ous  abordons  une  circonstance  bien  pénible 
dans  la  vie  de  Beethoven;  nous  voulons  parler 
de  la  gêne  per[iéluelle  qui  le  tourment  a  jusqu'à 
la  fin  de  ses  jours. 

On  sait  qu'avant  sa  mort  il  reçut  des  secours 
de  la  Société  philharmonique  de  Londres;on  sait 
également  que  les  habitans  de  Vienne  se  forma- 
lisèrenl  de  la  générosité  anglaise ,  prétendant 
ipie  Beethoven  n'en  avait  eu  nullement  besoin  , 
et  qu'ils  auraient  eux-mêmes  secouru  le  com- 
positeur ,  s  ils  avaient  connu  la  gène  dans  la- 
quelle il  se  trouvait.  Ces  belles  paroles  ont  hau- 
tement retenti  après  la  mort  de  Beethoven;  on 
est  parvenu  à  donner  le  change  à  l'opinion  pu- 
blique qui  s'est  rassurée  à  cet  égard.  Eh  bien! 
quoi  qu'en  disent  les  écrivains  viennois  ,  il  est 
maintenant  prouvé  que  le  grand  homme  était 
continuellement  en  bulle  aux  soucis  pour  son 
existence. 

Le  génie  de  Beethoven  luttant  contre  les  mi- 
sères de  la  vie  ,  voilà  un  bien  triste  tableau;  ce- 
pendant il  se  déroule  devant  nous  à  la  leclur* 
des  lettres  que  le  maitre  écrivait  à  son  élève,  et 
qui  se  trouvent  insérées  dans  l'intéressant  vo- 
lume qui  nous  occupe.  Qui  de  nos  lecteurs  ne 
se  sentira  vivement  ému  en  lisant  les  fragmens 
que  nous  allons  faire  connaître  ? 

Dans  une  lellre  datée  du  22  novembre  1813, 
annonçant  à  Ries  l'envoi  de  plusieurs  composi- 
tions qui  devaient  être  gravées  et  publiées  à 
Londres,  Beethoven  continue  ainsi  : 

«Je  vous  |)rie  instamment,  mon  cher  Ries, 
de  pousser  celte  alfaire ,  afin  que  j'en  reçoive 
l'argent;  j'en  ai  bien  besoin. 

»  J'ai  perdu  uou  florins  sur  ma  pension  an- 
nuelle  Je  paie  1,000  florins  de  loyer;  faites* 

vous  une  idée  de  la  misère  qui  résulte  de  la  déi 
précialion  du  pa[pier-nionnaie  j).  Mon  pauvrt 
inforluné  trère  Charles  vient  de  mourir;  il  avait 
\nie  femme  méchante  ,  il  était  depuis  quelques 
années  poitrinaire ,  et  je  puis  dire  que  pour  le 
soulager  j'ai  bien  dépensé  I0,0i»0  florins.  C'est 
bien  peu  pour  un  Anglais,  mais  c'est  beaucoup 
pour  un  pauvre  .Vllcmaïul,  ou  plutôt  Autrichien. 
Mon  pauvre  fière  était  bien  changé  dans  ses  dciv 
nières  années;  je  le  plains  de  tout  mon  cœur, 
et  j'éprouve  une  grande  satisfaction  à  pouvoir 
me  dire  à  moi-même  que  je  n'ai  rien  négligé 
poui  lui  conserver  la  vie.  » 

Ces  cilaiions  suthront  pour  montrer  quelle 
était  la  gêne  continuelle  du  célèbre  compositeur. 
Ajoutez  à  cela  sou  élal  physique ,  affligé  du  plus 
grand  malheur  qu'un  mu>icien  puisse  éprou- 
ver; imus  voulons  parler  de  la  surdité  complète 
qui ,  loin  de  céder  aux  remèdes,  ne  fil  que  s'aug- 
menter; ajoutez  les  souifrauces  d'une  profonde 
mélancolie  qui  en  tut  la  suite  iné\ilable  et  qui 
le  rendit  mi»antln-opc  au  point  de  lui  faire  uai- 
Ire  l'idée  de  mellre  fin  à  ses  jours,  et  vous  aurez 
un  fidèle  mais  cit'rayant  tableau  d'une  triste 
existence  ,  qui  eût  éloullé  le  génie  de  loul  autre 
artiste  moins  l'orlemeut  li-empé.    L'admiralioa 

(I)  Le  noriu  eii  papier-monnaie  vaut  ordinairement 
un  ûauc;  mais  le  cours  a  souicnt  laiie,  et  à  l't^poqUQ 
>  Où  BwUioveu  torivit  ceue  lcttn>,  il  éuil  au  p lui  Us. 


—  56  — 


pour  les  œuvres  du  grand  homme  ne  peut  que 
s'accroître  à  la  vue  des  souffrances  qui  accablè- 
rent sa  vie. 

G.  E.  Amjeks. 
{Revue  musicale.) 


Utt  rtornler  jour  do  pouvoir. 


Ce  jour-là,  l'horizon  politique  s'était  singu- 
lièrement rembruni  pour  le  ministère  en  géné- 
ral ,  et  en  particulier  pour  son  excellence  le 
baron  D....,  ministre  secrétaire  d'état  au  dépar- 
tement de....  —  Ici ,  nous  devons  déguiser  avec 
soin  les  noms  et  les  dates  pour  éviter  les  allu- 
sions et  les  personnalités.  —  La  séance  de  la 
chambre  des  députés  avait  été  orageuse  ;  le  ba- 
taillon sacré  des  représentans  attachés  à  la  cause 
du  pouvoir  avait  Héchi  sous  le  nombre  et  sous 
la  vigueur  des  attaques.  Voyant  le  ministère 
chanceler,  toutes  les  ambitions  avaient  jeté  le 
masque  et  pris  la  parole.  Du  haut  de  la  tribune, 
chaque  orateur  pointait  son  éloquence  sur  le 
ministre  qu'il  aspirait  à  remplacer,  et  chaque 
discours  aurait  pu  se  résumer  par  ce  dicton  vul- 
jjaire  :  —  «  Otc-toi  de  là  que  je  m'y  mette.  » 

Après  un  naufrage  ,  lorsque  l'équipage  d'un 
navire  s'est  embarqué  sur  un  radeau,  cl  se  trouve 
en  pleine  mer,  entre  le  ciel  et  les  flots,  privé  de 
boussole  et  d'alimens  ,  l'heure  vient  où  la  faim 
et  le  désespoir  ouvrent  un  avis  terrible  :  —  11 
faut  tirer  au  sort  une  victime  qui  servira  de 
nourriture  au  reste  des  naufragés,  et  prolongera 
leur  vie  d'un  jour  pendant  lequel  le  salut  peut 
arriver...  C'est  ainsi  que  dans  un  cabinet  en  pé- 
ril on  immole  quelquefois  une  excellence  pour 
essayer  de  sauver  les  autres. 

Mais,  de  même  que  sur  le  radeau  celle  loterie 
de  mort  n'est  pas  toujours  faite  avec  une  scru- 
pule'jse  probité,  et  que  Ton  fraude  ordinaire- 
ment le  hasard  pour  vouer  au  trépas  le  plus  fai- 
llie et  le  plus  innocent  de  la  bande,  de  même  le 
conseil  des  ministres  périclitans  choisit  pour  être 
offert  en  holocauste  celui  de  ses  membres  qui  a 
le  moins  de  consistance. 

Le  baron  D... ,  qui  était  un  homme  judicieux, 
cbmpriti)arfaitemeiit  sa  position,  etvitbienquil 
devaitêtrele  premier,  sinon  le  seul,  &  succom])er 
dans  celte  lutte.  Avec  une  entière  abnégation 
d'amour-propre  et  un  effort  de  modestie  philo- 
sophique, il  aurait  pu  comparer  son  rôle  à  celui 
de  l'une  dans  la  fable  At%  Animaux  malades 
de  la  peste.  Ses  collègues  d'ailleurs  avaient  eu 
soin  de  le  prévenir  par  quelques  demi-mois  si- 
gnificatifs,  comme  des  médecins  qui  averlissent 
un  malade  que  le  moment  est  venu  de  raeltre 
ses  affaires  en  règle  et  son  testament  au  complet. 

Le  ministre  agonisant  rentra  tristement  chez 
lui,  et  dit  à  sa  femme  : 

—  C'en  est  fait,  ma  chère  amie,  je  n'ai  plus 
ju'un  jour  à  vivre  ! 

La  baronne  jeta  un  cri  de  surprise  et  d'effroi. 

—  Vous  vous  Irompez  sur  le  sens  de  mes  pa- 
roles, reprit  le  baron  ;  je  ne  suis  pas  malade  et 
je  ne  songe  nullement  à  co[iier  la  fin  tiagi(iuc  de 
CastJeragh.  La  mort  dont  je  jinrle  est  tout  sim- 
Vlement  une  destitution. 

—  Comment  !  le  ministère  est  renversé? 


—  Entre  nous,  je  vous  dirai  qu'il  ne  peut  pas 
se  tirer  d'affaire.  C'est  le  cabinet  le  plus  étrange- 
ment composé  et  le  j)Ius  foncièrement  incapable 
que  l'on  ait  vu  depuis  longtemps,  et  je  donne- 
rais beaucoup  aujourd'hui  pour  n'en  avoir  pas 
fait  partie.  Dans  leur  aveuglement,  mes  chers 
collègues  s'imaginent  qu'ils  peuvent  encore  se 
maintenir  au  moyen  d'une  concession  ,  et  ils 
nous  sacrifient ,  B...  et  moi,  pour  faire  entrer 
au  conseil  deux  de  leurs  adversaires  ;  de  sorte 
que  le  cabinet  sera  plus  que  jamais  formé  d'élé- 
niens  hétérogènes.  Du  reste  ,  je  me  félicite  de 
cette  retraite  anticipée  ;  par  délicatesse, je  n'au- 
rais pas  voulu  donner  ma  démission  ,  mais  j'ac- 
cepte volontiers  un  arrangement  ijui  m'épargne 
la  confusion  d'une  chute  honteuse. 

—  Ainsi,  nous  allons  rentrer  dans  la  vie  pri- 
vée, et  reprendre  notre  petit  appartement  de  la 
rue...? 

—  Oui,  madame,  et  nous  n'en  serons  pas  plus 
à  plaindre  ,  croyez-moi.  Tant  de  fatigue  et  de 
tracas  environnent  cette  fragile  grandeur! 

— 11  faut  dire  adieu  à  ce  bel  hôtel,  à  ces  riches 
appartemens  !  Comme  je  vais  me  trouver  à  l'é- 
troit dans  notre  logement  d'autrefois  !  Et  com- 
bien je  serai  désœuvrée  quand  je  n'aurai  plus  à 
faire  les  honneurs  des  grands  dîners  et  des  bril- 
lantes soirées  du  ministère  ! 

—  Eh  bien  !  tout  cela  peut  revenir.  D'ailleurs, 
nous  sommes  riches.... 

—  Ah  !  vraiment  ? 

—  Mais  vous  comprenez  bien  qu'il  serait  in- 
convenant d'afficher  le  moindre  luxe  en  quittant 
le  pouvoir;  mes  ennemis  ne  manqueraient  pas 
de  dire  que  j'ai  profilé  de  ma  position  pour  m'en- 
richir  d'une  manière  illicite.  Nous  vivrons  quel- 
que temps  avec  simplicité  pour  échapper  aux 
atteintes  envenimées  de  la  calomnie. 

—  Voilà  le  mauvais  côté  de  la  position. 

—  Après,  je  serai  toujours  député,  conseiller 
d'état  et  ancien  ministre ,  c'est  à  dire  du  bois 
dont  on  fait  les  excellences.  Les  hommes  d'état, 
les  hommes  éprouvés,  sont  rares  aujourd'hui , 
et  l'on  sera  bien  obligé  de  revenir  à  moi  ;  j'entre- 
rai dans  quelque  nouvelle  combinaison  plus  so- 
lide que  celle-ci. 

—  Oui,  mais  quand?...  Et  en  attendant,  ce 
que  je  vois  de  positif,  c'est  qu'il  faut  songer  au 
déménagement. 

—  Apprenez,  madame,  à  supporter  avec  cal- 
me et  avec  une  noble  confiance  dans  l'avenir  ces 
revers  passagers,  inséparables  de  la  haute  car- 
rière que  je  parcours.  Vos  regrets  finiraient  par 
ébranler  mon  courage,  et  vous  me  feriez  com- 
promettre la  dignité  que  je  dois  déployer  dans 
ce  moment  d'épreuve.  Du  reste  ,  vous  n'aurez 
pas  la  peine  de  vous  contraindre  en  public,  car 
le  sort  qui  me  menace  est  connu,  tout  le  monde 
sait  que  ma  fin  est  prochaine,  et  ce  soir  nous 
n'aurons  personne,  nos  salons  resteront  déserts. 

Le  ministre  se  trompait;  sur  ce  point  l'expé- 
rience lui  mamjuait  ;  il  avait  appris  à  manier  le 
pouvoir,  mais  il  ignorait  encore  ce  qui  se  passe 
dans  un  ministère  aux  approches  d'une  retraite. 

Sur  les  montagnes  de  la  Suisse  ,  au  bord  de 
l'Océan  et  de  la  !\l('diterranée,  les  voyageurs  cu- 
rieux des  beaux  S|iectacles  de  la  nature  ne  sont 
pas  |dus  empressés  à  contempler  le  coucher  du 
soleil  ([ue  les  courtisans  et  les  solliciteurs  ne  le 
sont  à  venir  saluer  le  déclin  du  pouvoir.  De 


même  que  le  riche  compte  tous  ses  collatéraux 
autour  de  son  lit  de  mort,  un  ministre  ,  à  ses 
derniers  momens,  est  assisté  par  la  foule  avide 
de  ses  familiers  et  de  sescliens.  Jamais  les  sa- 
lons du  ministère  n'avaient  été  mieux  remplis 
que  ce  soir-là  ;  le  baron  ne  revenait  pas  de  sa 
surprise  :  on  l'accablait  d'hommages,  on  le  flat- 
tait comme  aux  plus  beaux  jours  de  sa  prospé- 
rité, si  bien  que,  se  faisant  illusion  sur  son  état, 
il  crut  à  un  retour  inespéré  de  la  fortune.Trente 
audiences  particulières  lui  furent  demandées 
pour  le  lendemain,  et  il  les  accorda  toutes  avec 
celte  grâce  si  facile  aux  gens  heureux. 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  le  ministre  vit  s'é- 
vanouir toutes  ses  espérances;  les  journaux  of- 
ficiels lui  annonçaient  clairement  que  son  der- 
nier jour  était  venu.  —  Cependant  son  courage 
de  la  veille  ne  l'abandonna  pas  ;  il  se  sentait  fort 
de  son  mérite,  et  son  amour-propre  lui  brodait 
l'avenir.  Il  entra,  le  front  serein  et  le  sourire 
aux  lèvres,  dans  le  salon  où  l'attendait  déjà  le 
secrétaire-général  du  ministère. 

—  Eh  bien!  lui  dit-il, la  partie  est  décidément 
perdue  ? 

—  Votre  excellence  gagnera  la  revanche,  ré- 
pondit le  secrétaire-général  en  s'inclinant  pro- 
fondément. 

—  Avons-nous  quelque  travail  à  terminer  ?  Je 
ne  veux  laisser  ici  aucune  affaire  en  souffrance. 

—  Mais  je  crois  que  nous  sommes  au  courant. 
L'activité  de  votre  excellence  a  toujours  été  si 
grande  !...  Je  ne  vois  guère  à  vous  présenter  ce 
matin  qu'une  seule  requête ,  qui  m'est  person- 
nelle. Monseigneur  ne  doute  pas  de  mon  dé- 
vouement ;  je  suis  attaché  à  sa  fortune  politique, 
et  je  sortirai  du  ministère  avec  lui.  Votre  excel- 
lence, qui  a  toujours  été  si  bienveillante  envers 
moi,  ne  voudrait  pas  en  partant  me  laisser  sur  le 
pavé  ? 

—  Vous  avez  raison,  mon  ami  ;  que  puis-jc 
faire  pour  vous? 

—  Un  ministre  qui  a  rempli  ses  fonctions  avec 
autant  d'éclat  que  votre  excellence  conservejus- 
qu'au  dernier  moment  assez  de  crédit  pour  pro- 
téger dignement]ses  serviteurs.  Il  y  a  une  place 
vacante  au  conseil  d'état.... 

—  C'est  bien  ;  j'irai  tout  à  l'heure  au  conseil 
des  ministres,  et  je  proposerai  votre  nomination. 

—  Ma  reconnaissance  sera  sans  bornes ,  et  en 
toute  circonstance  vous  pourrez  compter  sur 
moi. 

Cela  dit,  lesecrétaire-généralse  relire,  monte 
en  cabriolet,  et  court  chez  le  successeur  du  mi- 
nistre, essayant  par  un  sublime  effort  de  se  ren- 
dre favorable  le  soleil  levant,  et  de  cumuler  la 
place  qu'il  a  avec  celle  qui  lui  est  promise. 

La  foule  des  solliciteurs  remplit  l'antichambre 
du  baron;  l'huissier  de  service  introduit  d'a- 
bord le  directeur  et  l'un  des  rédacteurs  d'un 
journal  bien  pensant. 

—  Monsieur  le  ministre,  dit  le  directeur  du 
journal,  nous  vous  avons  soutenu  de  toutes  nos 
forces  pendant  que  vous  étiez  au  pouvoir,  et 
nous  venons  mettre  notre  feuille  à  votre  dispo- 
sition pour  vous  aider  à  reconquérir  un  poste 
que  nul  ne  saurait  mieux  remplir. 

—Tant  de  zèle  et  de  dévouement  me  touchent, 
messieurs,  et  je  voudrais  pouvoir  vous  témoi- 
gner combien  je  suis  sensible  à  vos  procédés  ! 

—  Si  votre  excellence  est  disposée  à  faire  quel- 


57  — 


que  chose  pour  ses  amis,  elle  le  peut  aisément. 
Je  sollicite  depuis  huit  jours  le  privilège  d'une 
salle  de  concerts;  il  s'agit  simplement  d'une  si- 
gnature... 

—  Donnez-moi  votre  pétition. 

Le  ministre  écrit  en  marge  l'heureux  mot  :  — 
Accordé;  puis,  se  tournant  vers  le  rédacteur  : 

—  Et  vous,  monsieur,  avez-vous  aussi  quelque 
chose  à  demander  ?  Je  n'ai  pas  oublié  vos  excel- 
lens  articles;  vous  avez  de  la  facilité,  de  l'adresse 
dans  le  style,  de  la  finesse  dans  le  raisonnement; 
vous  devez  faire  votre  chemin.  Vous  n'avez  rien 
à  votre  boutonnière?  Voulez -vous  la  croix? 
C'est  toujours  ça. 

—  J'accepte  ,  monsieur  le  ministre,  mais  je 
vous  avoue  quej'avaisie  dessein  de  sollicilerune 
autre  marque  de  votre  bienveillance. 

—  Parlez  ! 

—  Je  désirerais  obtenir  une  mission  littéraire. 

—  Rien  n'est  plus  facile,  et  la  croix  sera  par 
dessus  le  marché.  Ofi  voudriez-vous  aller  ? 

—  Où  il  plaira  à  votre  excellence. 

— Voyons  !  Je  ne  vous  parle  pas  de  la  France  ; 
cela  n'en  vaut  pas  la  peine.  L'Italie  ?  c'est  bien 
uséîL'Anglelerre?... 

—  J'ai  déjà  fait  un  voyage  à  Londres  et  à 
Edimbourg. 

—  L'Espagne  ? 

—  Le  pays  n'est  pas  très  sur. 

—  L'Allemagne  ?...  Non,  j'ai  déjà  envoyé  en 
Allemagne  sept  ou  huit  écrivains  qui  n'ont  rien 
rapporté.  Voulez-vous  la  Russie  ? 

—  Volontiers. 

—  Eh  bien!  va  pour  la  Russie,  avec  douze 
mille  francs  de  frais  et  de  gratifications.  L'or- 
donnance sera  expédiée  ce  matin. 

Aux  deux  journalistes  succède  un  jeune  pein- 
tre qui  se  présente  avec  un  album  richement 
relié. 

—  Voici  l'album  de  madame  la  baronne,  dit 
l'artiste  ;  j'ai  fait  de  mon  mieux  pour  l'enrichir  ; 
j'ai  mis  toutes  nos  célébrités  à  contribution.  Vo- 
tre excellence  me  permettra-t-elle  de  lui  offrir 
cette  miniature  ?  C'est  le  portrait  d'une  personne 
dont  elle  a  eu  la  bonté  d'encourager  les  débuts  à 
l'Opéra... 

—  La  ressemblance  est  parfaite  !  Mille  grâces , 
monsieur.  Voudriez-vous  me  dire  quelle  somme 
je  vous  dois  pour  ces  ouvrages... 

—  Votre  excellence  est  trop  bonne  !...  Je  l'ai 
servie  en  artiste  ,  et  s'il  lui  plaît  de  me  récom- 
penser en  ministre  ?... 

—  Fortbien,  monsieur;  vous  recevrezaujour- 
d'hui  une  commande  de  deux  tableaux  d'his- 
toire. Vous  peignez  aussi  l'histoire, n'est-ce  pas? 

—  Je  peins  tous  les  genres. 

Sur  ces  entrefaites,  la  pendule  ministérielle 
sonne  l'heure  du  conseil  ;  le  baron  sort  de  son 
cabinet  et  passe  dans  le  salon  d'attente.  Vingt 
solliciteurs  se  lèvent  à  son  aspect,  et  l'entourent 
avec  un  respectueux  empressement. 

—  Remettez-moi  vos  pétitions,  messieurs,  dit 
l'excellence;  je  vais  au  conseil,  et  je  tâcherai  d'en 
rapporter  de  quoi  satisfaire  tous  ceux  qui  m'ont 
prouvé  leur  dévouement. 

En  effet  ,  dans  ce  conseil  suprême  auquel  il 
assiste  pour  la  dernière  fois,  le  baron  reçoit  la 
nouvelle  de  sa  déchéance,  et  avant  de  se  séparer 
de  ses  collègues,  il  leur  dit  : 

'- Je  vous  quitte  sans  rancune;  mais  j'espère 


que  vous  voudrez  bien  me  mettre  à  même  de 
faire  honneur  à  mes  affaires  et  de  récompenser 
mes  amis.  Pendant  que  j'avais  mon  portefeuille, 
j'ai  toujouis  cherché  à  vous  être  agréable  en  ce 
(lui  concernait  mes  attributions;  aujourd'hui  je 
léclame de  chacun  de  vous  deux  ou  trois  nomi- 
nations qui  relèvent  de  son  déparlement. 

Le  baron  savait  bien  des  secrets  ;  11  pouvait 
devenir  un  ennemi  dangereux,  et  l'on  avait  in- 
térêt à  le  ménager  ;  il  sortit  du  conseil  les  poches 
pleines  de  brevets.  A  six  heures ,  tous  ses  amis 
se  trouvaient  réunis  autour  d'une  table  somp- 
tueusement servie  :  c'était  le  dîner  d'adieu  ;  ja- 
mais repas  ne  fut  i)lus  gai  ;  on  but  à  la  santé  dun 
nouveau  ministère  dont  le  baron  serait  prési- 
dent, et,  le  vin  aidant,  on  s'oublia  jusqu'à  faire 
de  l'opposition  révolutionnaire.  Au  dessert,  le 
ministre  se  leva,  et  prononça  d'une  voix  grave  le 
discours  suivant  : 

—  «  Messieurs  ,  demain  le  Moniteur  contien- 
»  dra  une  ordonnance  qui  me  destitue  et  qui 
»  nomme  mon  successeur.  J'ai  gouverné  sans 
»  peur  et  j'abdique  sans  crainte.  Je  sors  du  mi- 
»  nistère  les  mains  nettes,  et  je  retourne  comme 
»  Cincinnatus  dans  mes  foyers  domestiques. 
>>  C'est  là  que  l'on  me  retrouvera  lorsqu'on  aura 
»  besoin  de  moi ,  et  en  toute  occasion  je  serai 
»  prêt  à  sacrifier  mes  justes  ressentimensauser- 
«  vice  du  pays.  Je  regrette  de  n'avoir  pas  fait 
»  davantage  pour  la  France  et  pour  mes  amis.  Le 
»  temps  seul,  et  non  le  zèle,  m'a  manqué.  Ce 
»  matin  je  n'ai  pas  pu  vous  donner  audience  ;  un 
»  dernier  devoir  m'appelait  aux  Tuileries.  Ce 
»  soir,je  suis  encore,  grâce  au  ciel,  assez  puissant 
»  pour  vous  faire  du  bien.  Simon  ,  apportez  le 
»  plateau!  » 

Sur  un  magnifique  plateau  en  laque  de  Chine 
étaient  amoncelés  vingt  brevets. 

—  Voici  le  dernier  gâteau  que  je  vous  offre  , 
continua  le  ministre,  je  vais  vous  le  partager. 

11  y  avait  une  recette  générale,  une  place  de 
premier  président,  deux  places  de  conseiller, 
trois  recettes  particulières  ,  une  i)lace  de  chef 
de  division,  six  bureaux  de  tabac,  deux  consu- 
lats, une  ligne  d'omnibus,  un  privilège  de  théâ- 
tre, un  brevet  de  capitaine  de  frégate,  etc.  etc. 
Chacun  eut  son  lot  d'emplois  et  de  faveurs.  La 
distribution  faite,  le  baron  congédia  ses  convives 
pour  songer  à  ses  i>ropres  affaires.  Pendant  que 
la  baronne  veillait  à  de  menus  intérêts,  il  s'oc- 
cupa du  déménagcni'Ut  politi(|ue. 

La  nuit  fut  employée  au  triage  des  j>apiers 
importans;  le  baron  brilla  ceux  qui  pouvaient 
être  utiles  à  son  successeur,  et  il  s'empara  de 
tous  ceux  qui  pouvaient  lui  servir  un  jour  à 
compromettre  le  ministère  et  à  ressaisir  le  por- 
tefeuille. 

11  savait  ce  mot  du  célèbre  Pitt  : 

—  Rien  sot  qui  sort  du  ministère  sans  empor- 
ter de  quoi  y  rentrer. 

I.e  jour  suivant ,  l'ordonnance  fetale  parut 
dans  le  Moniteur,  et  alors  Icx-ministre  put  dire 
avec  raison  à  sa  femme  :  —  «  Mous  n'aurons  per- 
sonne ce  soir.  »  Le  soleil  était  couché. 

Le  baron  d'il ,  homme  d'état,  disait  un  jour 

à  ses  amis  : 

—  Je  viens  de  rencontrer  Talleyrand  :  il  est 
disgracié.  11  sortait  du  cabinet  de  sa  majesté  , 
impassible  comme  toujours  ;  mais  je  savais  sa 


disgrâce  :  je  l'ai  regardé  fixement  sans  le  saluer. 
Il  doit  avoir  une  bonne  opinion  de  moi. 

Et  comme  ses  amis  se  récriaient ,  le  baron 
d'H....  ajouta  : 

—  Sans  doute!  je  suis  de  la  bonne  école.  Sa- 
luerun  ministre  disgracié,  c'est  une  niaiserie  po- 
litique, c'est  se  compromettre  sottement,  et  je 
suis  sur  que  si  tout  à  l'heure  je  lui  avais  fait  la 
moindre  politesse  ,  Talleyrand  me  mépriserait. 

Le  baron  d'H avait  raison. 

Elgè.ne  Guinot. 
{Courrier  français.) 


aa  ^Tiaraiî  ss^ïï'Sasx/jijs, 


JUSTICE  SEIG.NECRL\LE  EN  HONGRIE. 


Le  2  septembre  dernier,  vers  le  château  sei- 
gneurial du  comte  Drawetsky  ,  situé  dans  le 
bourg  de  Mehadia,  comté  de  Temeswar,  se  di  - 
rigeait  une  troupe  de  paysans  dont  les  uns  con- 
duisaient, garrottés,  un  homme  et  une  femme 
qu'à  leur  costume  on  reconnaissait  pour  appar- 
tenir à  la  nation  juive,  et  dont  les  autres  por- 
taientsur  un  brancard  un  homme  dont  lexirème 
pâleur  et  les  traits  contractés  anuouçaient  l'état 
de  souffrance. 

Le  cnef  de  cette  espècedeconvoiétaitun  jeune 
homme  en  costume  de  voyage  ;  mais  bien  que  sa 
veste  et  son  dolman  ne  fussent  ornés  que  d'une 
simple  broderie  de  soie  ,  sans  or  ni  argent,  la 
tournure  distinguée,  1  air  quelque  peu  hautain 
du  personnage,  semblaient  indiquer  un  gentil- 
homme. En  effet,  en  arrivant  à  la  porte  du  châ- 
teau ,  il  déclara  à  la  seutinelle  qu'il  était  Jean- 
Malhias-Louis  Berzewilchy,  lils  de  Rerzewilchv 
seigneur  de  Tchorody;  qu  un  assassinat  venait 
d'être  commis  sous  ses  yeux,  qu'une  tentative 
d'assassinat  venait  aussi  d'être  dirigée  contre  sa 
personne;  qu'il  avait  pu  se  rendre  maiire  des 
coupables  ,  et  qu'il  les  amenait  au  comte  Dra- 
wetsky, afin  que,  en  sa  qualité  de  seigneur  haul- 
juslicier  de  Mehadia,  et  investi  du  droit  déju- 
ger tous  les  crimes  et  délits  commis  dans  l'éten- 
due de  son  tenitoire,  il  punit  ces  malfaiteurs. 

Aussitôt  la  porte  s'ouvrit ,  et  la  troupe  péné- 
tra ilans  le  château. 

Le  comte  Drawetsky  expédia  aux  juges  du 
comté  (les  lettres  portant  invitation  de  se  trouver 
le  lendemain,  à  dix  heures  précises,  au  château 
seigneurial;  puis,  assisté  de  son  grefHer,  il  se  mit 
en  devoir  d'interroger  à  l'instant  même  les 
accusés,  le  blessé  qui  paraissait  avoir  peu  de 
temitsà  vivre  ,  lierzewilchy  ijui  s'était  porté  ac- 
cusateur, etles  autres  témoins.  En  conséquence, 
l'accusateur  et  les  témoins ,  qui  professaient  la 
religion  catholique  romaine,  après  avoir  prêté, 
ilans  la  chapelle  du  château,  le  serment  de  dire 
toute  la  vérité  et  de  ne  faire  nul  mensonge  ,  fu- 
rent il  abord  introduits  sucecssivemeni  dans  le 
cabinet  du  comte. 

Le  juif  et  la  juive,  bien  qu'accusés,  prêtèrent 
seriucul  sur  une  plaque  en  argent,  sur  laquelle 
ciaiciit  gravés  les  dix  coium.indcmens  de  l»ieu. 
Le  moribond  fut  aussi  euteiulu  eu  témoignage; 
mais,  comme  il  fallait  songer  ù  la  fois  au  salut 


-  58 


de  son  àtne  et  à  celui  de  son  corps,  il  était  assisté 
du  médecin  du  château  et  du  diapelain. 

Le  lendemain,  3  septembre,  à  dix  heures  du 
matin  ,  la  grande  salle  du  chfileau  piésenlail 
l'appareil  le  plus  im|>osant.  Autour  (riiueijraiide 
table  couverte  d'un  drap  noir  étaient  assis  les 
sis  juijes  du  comté,  revêtus  du  costume  natio- 
nal de  la  Hongrie  (veste  et  dolnian  à  la  hussarde), 
etporlant  un  manteau  noir  avec  veste  et  bran- 
debourgs eu  ari^enl.  Au  milieu  dcu\  et  sur  un 
siéije  plus  élevé  était  le  comle  LIrawetskj ,  |)rési- 
denl.  Sou  costume  était  le  même  que  celui  des 
autres  juges,  à  celte  seule  dilîéreuce  près  que 
les  ornemens  de  sa  veste  et  de  son  dolmaii 
étaient  en  or,  et  (jne  les  boutons  étaient  en  dia- 
mans.  Sur  sa  poitrine  brillait  la  décoration  de 
Marie-Tliérese. 

Debout  devant  les  juges  se  tenait  le  greffier. 
Daus  un  des  angles  de  la  salle  était  placé  un 
prie-dieu  sur  lequel  était  posé  un  christ  en 
ivoire  ■  à  côté  du  prie-dieu  était  assis  un  prêtre 
en  habits  sacerdotaux.  Les  témoins  étaient  sur 
des  bancs  à  droUe  des  juges.  Le  public  était 
placé  à  l'autre  e.\trémilé  de  la  salle,  dont  il  était 
séparé  par  une  grille.  ^ 

La  porte  était  gardée  par  des  hussards  de  la 
maison  Drawetsky,  portant  pantalon  et  veste 
bleus  et  dolman  jaune,  couleurs  du  blason  du 
comte  Drawetsky,  poria-U  un  lion  d'or  sur 
champ  d'azur. 

Enlin  les  portraits  de  famille ,  rangés  autour 
de  la  salle,  étaient  couverts  de  crêpes  noirs, 
pour  indiquer  qu'on  allait  juger  une  accusation 
capitale. 

Le  comte  Drawetsky,  après  avoir  constaté  que 
le  tribunal  était  assemblé,  se  leva  : 

«  Nobles  de  la  Hongrie,  mes  frères,  nous  som- 
mes ai)pelés  aujourd'hui  à  rendre  justice  ter- 
restre •  prêtons  serment  devaut  Dieu ,  notre 
souverain  seigneur  à  tous,  que  nous  la  rendrons 
en  toute  conscience  et  loyauté,  et  comme  il 
convient  à  des  lidèles  croyans  de  la  foi  catnoli- 
que,  apostolique  et  romaine,  et  de  vrais  gentils- 
hommes de  la  Hongrie.  "  Ayant  dit^  il  alla  vers 
le  prie-dieu  ,  s'agenouilla  ,  leva  la  main  droite 
et  répéta  la  formule  récitée  par  le  prêtre.  Cha- 
cun des  juges  ayant  rempli  celte  formalité,  tous 
reprirent  leurs  places;  le  président  frappa  trois 
fois  sur  la  table  et  déclara  la  séance  ouverte. 

Les  deux  accusés  sont  amenés  entre  six  hus- 
sards. On  les  place  sur  un  banc  vis-à-vis  des 
témoins.  Le  juif  est  un  homme  de  trente  ans, 
pâle  ,  maigre  ,  aux  cheveux  roux  et  aux  yeux 
gris.  Sa  compagne  ,  qui  a  vingt-deux  ans,  est 
grande,  bien  faite  et  dune  remarcjuable  beauté. 

Sur  un  signe  du  président  le  greffier  lit  les 
pièces  de  l'instruction. 

«  .Moi ,  Sigismond  Ladislas,  coraie  Drawetsky, 
seigneur  de  >Iehadia,  major  du  régiment  royal- 
hussard,  descendant  légitime,  par  la  suite  tou- 
jours noble  de  mes  aïeux,  de  Aspad-Drarva, 
lieutenant  d'Alaric,  roi  des  Huns  'X  ,  investi  pav 
les  rois  et  reines  de  Hongrie  du  droit  de  rendre 
la  justice  sur  le  territoire  de  Meliadia,  privilège 

g(l)  Presque  toutes  les  familles  nobles  de  Hongrie  ont 
la  niaDie  de  pousser  leur  gOuéalogie  jusqu'à  l'anliquilé 
la  plus  reculée  :  les  Tekes  prélendeul  reuiouler  jusqu'à 
Stiu,  lilsde  iNcé;  les  Esterhazyreuiouleul  jusqu'à  Adam, 
ce  qui  pui'tùl  bk'i  ittt^iuj  Ci^ulcslitble, 


concédé  à  mes  aïeux,  à  moi  et  à  mes  descendans 
à  perpétuilé. 

»  Conformément  aux  lois  de  la  Hongrie  ,  j'ai 
convoqué  le  tribunal  seigneurial  de  Mehadia,  cl, 
en  présence  de  mon  greffier  Mcolas-Zacliarie 
Krap ,  j'ai  procédé  h  l'interrogatoire  de  Jean- 
Malliias-Louis  llerzewitchy,  noble,  de  Sébas- 
tien Djulay,  paysan,  d'Ezéchiel  Souk,  Israélite, 
et  de  Rachel  Irma,  sa  femme  ;  et  il  en  résulte  ce 
qui  suit  : 

»  Jean-Mathias-Louis  Berzewitcliy,  fils  du  sei- 
gneur de  Tchorody,  âgé  de  vingt-cjuatre  ans,  a 
déclaré  qu'envoyé  par  son  père  à  Dedahia  pour 
toucher  mille  ducals  que  devait  le  seigneur 
Buskary  au  seigneur  lierzewitchy,  il  voyageait  à 
cheval ,  en  vrai  genliUiomrae  hongrois ,  sans 
suile. 

»  Le  15  août,  cheminant  vers  Mehadia,  il  s'ar- 
rêta devant  un  cabaret  alfermé  à  Ezéchiel  Souk 
le  juif,  et  qui  n'est  éloigné  de  Mehadia  que  de 
500  toises.  Comme  le  jour  commençait  à  baisser, 
il  se  décida  à  passer  la  nuit  dans  cette  auberge. 
Avant  que  de  se  coucher,  il  causa  avec  Ezéchiel 
et  sa  femme  ,  et  ceux-ci  connaissant  la  famille 
lîuskary,  Berzewitcliy  ne  fit  nulle  difficulté  de 
leur  dire  quel  était  l'objet  de  son  voyage.  Le  len- 
demain matin  ,  au  moment  de  se  remettre  en 
route,  Lierzewitchy  présenta  au  juif  une  pièce 
d'or  pour  payer  la  dépense.  Souk  déclara  qu'il 
n'avait  pas  de  monnaie,  et  dit  au  voyageur  qu'il 
paicrail  en  repassant. 

«  Berzewitcliy  partit  donc  sans  payer.  En  re- 
venant de  Dedahia,  le  T'  septembre,  il  s'arrêta 
au  cabaret  et  voulut  payer  Ezéchiel,  puis  conti- 
nuer sa  route,  attendu  qu'il  avait  encore  quel- 
ques heures  de  jour  devant  lui;  mais  le  juif  le 
pria  avec  tant  d'instance ,  lui  vanta  avec  tant 
d'éloquence  l'oie  rôtie,  le  brochet  aii  poivre,  le 
tokai  qu'il  se  proposait  de  lui  olîrir,  que  Beize- 
wilchy  se  décida  à  rester. 

))  Pendant  le  souper  Souk,  sa  femme  et  Sébas- 
tien Djulay,  leur  serviteur,  échangèrent  quel- 
ques mots  à  voix  basse,  mais  Berzevvitchy  n'y 
lit  pas  attention.  H  s'agenouilla,  récita  la  prière 
du  soir  et  la  termina  en  chantant,  suivant  sa 
coutume,  les  hymnes  :  Dieu,  preiidn-mui sous 
la  garde...  t\.{)ui  est  avec  son  Seigneur  ne 
craint  rien ,  etc.,  etc.,  hymnes  qu'alfectionnent 
les  catholiques  hongrois.  Pendant  qu'il  chantait 
il  entendit  distinctement  une  voix  qui  accompa- 
gnait la  sienne  :  il  se  tut,  et  la  voix  se  tut. 

))  11  se  coucha  et  ne  tarda  pas  à  s'endormir. 
Vers  le  milieu  de  'la  nuit  il  s'éveilla;  inquiété 
par  un  léger  bruitj-il  prêta  l'oreille  et  n'entendit 
plus  rien  que  le  ronflement  du  juif,  qui  élail 
couché  avec  sa  femme  dans  la  chambre  voisine. 
Bientôt  il  se  rendormit  :  tout  à  coup  il  fut  tiré 
de  ce  second  sommeil  par  un  cri  [)er(.ant  et  par 
cette  exclamation  :«  Je  suis  assassiné!  »  Il  se 
jeta  eu  bas  de  son  lit;  n'ayant  point  de  briquet, 
il  arracha  de  son  lit  une  poignée  de  paille,  l'al- 
luma en  déchargeant^  un  de  ses  pistolets,  et  à 
la  lueur  delà  llamnie  il  vit  Ezéchiel  sortant  de 
l'écurie  et  se  précipitant  dans  sa  chambre  un 
couteau  à  la  main.  Berzevvitchy  sauta  sur  le  juif, 
le  saisit  à  la  gorge  et  lui  arracha  son  couteau. 

»  Des  paysans,  attirés  par  le  bruil,  aidèrent 
Berzewitchy  à  lier  le  juif  et  sa  femme,  qui  vou- 
lait lui  porter  secours  :  ensuite  on  pénétra  dans 
l'égufie  où  l'oQ  U'ouva  ôéba$liea  Djulay  baigné 


dans  son  sang,  répétant  sans  cesse  :  «  Ezéchiel^ 
Ezéchiel,  tu  m'as  assassiné!  »  Berzewitchy  alors, 
ne  pouvant  obtenir  de  ce  malheureux  aucune 
explication,  ordonna  aux  paysans  de  le  placer 
sur  un  brancard  formé  de  branches  d'arbre,  et 
le  fit  conduire,  ainsi  que  le  juif  et  la  juive,  au 
chCiteau  seigneurial.  » 

Le  président.  —  Seigneur  Berzewitchy,  avez- 
vous  quelque  chose  à  ajouter  à  votre  déclara- 
tion ? 

Beizewitchy.  — Rien,  comte  Drawelsky. 

Le  président.  —  Greffier,  continuez. 

Le  greffier.  —  «  Sébastien  Djulay,  Agé  de  55 
ans,  paysan  de  Dedahia,  deux  fois  condamné 
pour  vol,  la  première  à  cinquante  coups  de  bâ- 
ton, la  seconde  à  cent  coups  et  à  deux  mois  de 
prison,  a  déclaré  que  depuis  son  entrée  au  ser- 
vice du  juif  Ezéchiel  Souk,  qui  date  d'un  an, 
deux  mois  et  dix  jours,  il  a  commis,  de  conni- 
vence avec  son  maître,  plusieurs  vols  sur  des 
voyageurs;  que  le  20  août  Ezéchiel  lui  raconta 
la  conversation  qu'il  avait  tenue  avec  le  seigneur 
lierzewitchy,  et  l'engagea  dès  lors  même  à  assas- 
siner ce  dernier,  promettant  à  Djulay  de  parta- 
ger avec  lui  l'argent  par  la  moitié.  Lui,  Djulay, 
accepta  la  proposition  :  ils  achetèrent  et  aigui- 
sèrent deux  couteaux,  et  attendirent  le  retour 
de  Berzewitchy.  Lorsque  Ihôtesi impatiemment 
désiré  arriva  dans  le  cabaret,  Ezéchiel  appela 
Djulay,  le  força  îi  boire  plusieurs  verres  d'eau- 
de-vie,  et  lui  dit  :<' Sitôt  qu'il  s'endormira,  lu 
fi-apperas.  »  Djulay  couchait  ordinairement  à 
l'écurie  sur  la  paille.  Le  soir  étant  venu,  il  s'ap- 
procha de  la  porte  de  la  chambre  de  Berzewit- 
chy, qui  donnait  sur  l'écurie  ;  il  entendit  le  gen- 
tilhomme entonner  l'hymne  : 

"  Dieu,  preuds-nioi  9oas  ts  ganlé.'ji  " 

»  Djulay,  qui  dans  son  enfance  avait  chanté 
cette  hymne  avec  sa  famille,  et  qui  avait  la 
croyance  que  celui  qui  lachantait  est  à  l'abri  de 
tout  danger  et  tromperait  infailliblement  son 
assassin,  céda  à  une  influence  qu'il  ne  put  s'ex- 
pliquer, tomba  à  genoux,  unit  sa  voix  à  celle  de 
Berzew  itchy.  Dès  ce  moment  il  prit  la  résolu- 
tion de  ne  pas  attenter  à  la  vie  du  voyageur,  et 
il  eut  même  [lendant  quelques  instansla  pensée 
de  le  défendre.  Cependant  il  se  relira  et  s'étçfli- 

ditsur  sa  botte  de  paille. 

*  ■'''-■( 

))Dans  la  nuit,  Ezéchiel  vint  le  trouver,  tenant 
d'une  main  un  couteau  et  de  l'autre  une  lanterne 
sourde  et  lui  dit  :  «  Le  bétail  dort,  il  est  temps, 
lève-loi.»  Djulay  lui  répondit:  «  Ecoute,  Ezé- 
chiel, laissons  la  vie  à  cet  homme  ;  il  est  sous 
la  protection  divine,  et  la  main  de  l'homme  ne 
pourrait  le  toucher,  car  il  chantait  :  «  Dieu, 
prends-moi  sous  ta  garde  »  ;  et  c'est  une  chose 
certaine  que  celui  qui  a  chanté  cette  prière 
triomphe  de  son  ennemi.  Les  paroles  de  Djulay 
parurent  faire  impression  sur  le  juif  :  «Eh  bien  ! 
dit-il,  si  tu  n'en  veux  pas,  laissons-le  en  paix.  « 
Elil  s'en  alla. 

_^)>  Djulay,  dans  un  sentiment  de  joie,  le  seul 
qu'il  ait,  dit-il,  éprouvé  depuis  quinze  ans,  ré- 
cita une  prière  et  s'endormit  paisiblement.  Un 
coup  violent  dans  la  poitrine  l'éveilla,  il  sentit 
aussitôt  une  douleur  atroce;  il  s'écria  :  «Je  suis 
assassiné  !  »  11  vit  Ezéchiel  s'enfuir,  perdit  con- 
naissance, et  lorsqu'il  la  reprit,  Ezéchiel  était 

entre  le$inaiii$  4€$^'>ys<>ii$,l'ranspoi-lé  au  cliâ-^ 


—  59  — 


toau  seigneurial,  il  ilemauda  un  pi(?lie,  se  con- 
fessa, reçut  lalisolulion  et  fit  la  iléclaïalion 
qu'on  vient  de  lire.  » 

Le  greffier  donne  ensuite  lecture  de  l'interro- 
gatoire de  Kachel  Irma,  femme  de  Souk.  Elle  a 
avoué  qu'elle  n'avait  connu  le  complot  formé 
contre  la  vie  du  voyayeui'  (|ue  le  soir  même  du 
jour  où  il  était  revenu  dans  le  cabaret  ;  elle  pré- 
tendit qu'elle  avait  conjuré  son  mari  d'aban- 
donner son  projet  criminel,  et  qu'elle  avait  cru 
jusqu'au  dernier  moment  i(u"il  s'était  laissé  vain- 
cre par  ses  larmes.  Elle  ajoute  que  la  première 
pensée  du  crime  est  venue  de  Djulay. 

Le  président.  —  Femme  Racliel,  persistez- 
vous  dans  votre  déposition  '.' 

Rachel.  —  Oui,  seigneur  et  maître,  mon  mari 
est  innocent.  C'est  Sébastien,  ce  brigand  sans  foi 
ni  loi,  (|ui  a  été  le  démon  tentateur.  Ezécliielest 
si  bon  !  Avant  de  connaître  ce  brigand  il  n'aurait 
pas  été  capable  de  plumer  une  poule  ou  de  vo- 
lerun  seul  Ixreutzer  [un  sou).  S'il  a  voulu  tuer 
Djulay,  c'était  pour  l'empêcher  de  tuer  le  voya- 
geur. 

Ezéchiel  Souk,  interrogé  ensuite,  s'exprime 
ainsi  : 

«  C'est  Sébastien  Djulay  qui  voulait  assassiner 
l>f  rzewitchy  ;  moi  je  ne  voulais  que  le  voler. 
Craignant  que  Ujulay  n'accomplit  son  dessein, 
je  me  rendis  à  l'écurie;  je  trouvai  Djulay  se  di- 
rigeant vers  la  chambre  du  voyageur,  un  cou- 
teau à  la  main.  Je  voulus  me  précipiter  au  de- 
vant de  Djulay  ;  alors  le  gentilhomme  s'est  jeté 
furmoiet  m'a  maltraité;  je  ne  sais  comment 
tout  ça  s'est  fait,  Djulay  s'est  blessé  lui-même  en 
se  débattant.  » 

Le  comte  Drawelski.' — Juif,  tu  mens;  Djulay 
était  couché  quand  il  a  été  blessé. 

Ezéchiel.  — l'eulêtre  dans  la  lutte  est-il  tombé 
sur  le  couteau. 

Le  comte,  prenant  les  deux  couteaux  déjiosés 
sur  la  table.  —  Ezéchiel,  le  couteau  ensanglanté 
est  le  tien,  celui  dont  la  lame  est  pure  de  toute 
souillure  est  le  couteau  de  Djulay;  et  lu  pré- 
teiuls  que  ce  n'eslpas  ton  couteau  qui  a  frappé 
Djulay,  que  c'est  Djulay  qui  s'est  frappé  lui- 
même  ? 

ilj^Ezéchiel.  —  Oui,je  le  soutiens...  D'ailleurs, 
ou  a  pu  changer  les  couteaux. 

Le  comte.  —  Djulay  est  presque  mourant,  et 
j'avais  cru  devoir  ne  pas  le  faire  comparaître  à 
cette  audience;  maisi>uisqu'il  le  faut,  j'ordonne 
qu'il  soit  transporté  ici. 

Djulay  est  apporté  par  quatre  gardes.  La  pft- 
leur  de  la  mortcouvre  déjà  ses  traits.  Le  prêtre, 
.sur  sa  demande,  lui  présente  le  Christ  et  l'ap- 
proche de  ses  lèvres.  Le  grefKer  lit  lentement  la 
déclaration  d'Ezéchiel.  Alors  Djulay  soulève  sa 
tête  avec  effort  et  articule  à  peine  ces  mots  : 

—  Dieu,  pardoune-moi je  meurs j'ai 

dit  la  vérité.   Dieu,   pardoime-moi  comme   je 
pardonne  à  mon  assassin  ;  j'ai  dit  la  vérité. 

A  peine  a-l-il  prononcé  ces  paroles  qu'il  ex- 
pire. 

Le  corps  de  Djulay  est  emporté  hors  de  la 
salle;  les  témoins  et  le  publie  se  retirent,  et  les 
jui;cs  délibèrent. 

Lorsque  deux  lieuresaprèson  rmivrc  les  por- 
tes au  public,  le  greffier  donne  lecture  de  celle 
■  gentcnce  : 

Il  Au  nom  dg  Dieu,  uotic  souverain  scicneur 


à  tous,  avec  l'autorisation  de  S.  M.  R.  Ferdinand, 
noire  gracieux  maître  et  seigneur,  nous,  Sigis- 
mond-Ladislas  comte  Drawelski,  président  du 
tribunal  seigneurial  de  iMehadia;  nous  Jean 
Chrysostôme  Behieche,  Louis-Ladislas  Hahary, 
Sigismond-Jérôme  Tehadii ,  Jean-Casimir  l5or- 
kolsy,  Michel-Jean  llaclik  et  Charles-Edouard 
Genezy,  juges  du  Iriimnal: 

"Après  avoir  reconnu  i(u'Ezéchiel  Souk,  Is- 
raélite, s'est  rendu  coupable  de  tentative  d'as- 
sassinat et  de  vol  sur  la  personne  de  Jean-Ma- 
thias-Louis  Berzewitchy,  noble  hongrois,  et  de 
l'assassinat  de  Sébastien  Djulay,  i)aysan  hon- 
grois; 

»  Ayant  reconnu  que  Rachel  Irma,  Israélite, 
femme  d'Ezéchiel  Souk,  savait  le  dessein  cri- 
minel de  son  mari,  sans  toutefois  en  être  com- 
plice; 

»  ÎS'ous  condamnons  Ezéchiel  Souk  à  être 
pendu  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuive,  el  disons 
(jue  l'exécution  aura  lieu  à  l'endroit  même  où 
les  crimes  ont  été  commis; 

»  Nous  condamnons  Rachel  Irma  à  cinquante 
coups  de  verge  et  à  être  enfermée  pour  six  mois 
en  prison.  « 

Cette  sentence  est  suivie  des  signatures  du 
président,  des  juges  et  du  greffier. 

Les  coupables  ont  été  conduits  dans  la  prison 
du  château,  el  la  sentence  envoyée  à  Temeswar, 
pour  recevoir  l'approbation  du  vice-comte  du 
coraital ,  et  de  là  à  l'est  pour  être  revêtue  de 
l'approbation  de  l'archiduc-palatin,  gouverneur 
de  la  Hongrie. 

Le  tribunal  supérieur,  présidé  par  le  vice- 
eomle,  et  le  tribunal  suprême  ,  présidé  par  l'ar- 
chiducpalatin,  ayant  approuvé  la  sentence,  ont 
rejeté  la  demande  en  grâce  d'Ezéchiel  Souk,  et 
n'ayant  pas  jugé  nécessaire  de  renvoyer  cette 
aliaire  à  l'empereur  Ferdinand,  roi  de  Hongrie, 
onl  donné  l'ordre  d'exécution. 

Le  12  novembre,  le  juif  Ezéchiel  a  été  pendu 
à  une  potence  élevée  devant  son  cabaret.  Rachel 
a  reçu  la  fustigation,  et  a  élé  ensuite  transférée 
dans  les  prisons  de  Temeswar  ]iour  subir  sa 
peine. 

{Gazelle  des  tribunaux.) 


Un    «loeunieiit  tic   oiaiisiiae    de  l'an 

de  sràce   1301. 


Un  lambeau  de  parchemin  écrit  il  y  a  cinq  cent 

trente-huit  ans,  et  qui  a  élé  trouvé  dans  les  ar- 
chives de  roitierspar  M.  Ilcdcl,  ancien  élève  de 
l'Ecole  des  Chartes,  el  archiviste  du  département 
de  laVienne,conticntuu  compte  dcdépenses  de  la 
table  d'une  abbesse.  Ces  détails  intérieurs,  joinls 
à  quehiues  rapprocheniens  <lu  uu'nu' genre  eldes 
mêmes  temps,  peuvent  oll'rir  qucliiue  inlérêt  , 
sans  (|ne  nous  prélendious  le  moins  du  monde 
trailer  la  ((urstion  des  repas  du  moyen-.'ige. 
Nous  nous  bornerons  à  dire  en  quoi  ont  consisté 
quchpies  repas  dont  nous  citerons  la  description 
ou  pliiUit  le  menu.  Ce  sujel,  qu'on  Iraiie  onlt- 
nairemenl  en  badinage,  peut  tori  bien  s'éliidier 
connue  partie  essenlielle  des  imvurs  ;  car  il  y 
lient  par  des  cùlés  graves  :  les  prescriptions  reli- 
gieuses, l'économie  domestique,  l'extension  du 
luxe  yu les  ybsuicles  au  bicu-Olie,  les  wojeus  • 


de  communication  plus  ou  moins  faciles,  le  taux, 
des  valeurs  représentatives  et  le  prix  comparatif 
des  denrées  dont  l'homme  fail  sa  subsistance  ; 
toutes  questions  d'une  apprécialion  délicate,  qui 
ne  peut  jamais  être  absolue  et  qui  doit  se  borner 
à  des  approximations. 

Le  fragment  de  comptabilité  domestique  qui 
ftiit  le  sujet  de  ces  réflexions  contient  une  pre- 
mière iiarlie  donl  nous  ne  nous  occuperons  pas, 
et  qui  détaillait  les  dépenses  étrangères  à  la  ta- 
ble. La  seconde,  qui  est  le  commencement  d'un 
aulre  chaj)iue  de  dépenses,  nous  a  consei-vé  un 
spécimen  cuiieux,  quoique  dans  des  proporlions 
restreintes.  On  y  voit,  en  elfet ,  le  menu  el  la 
dépense  de  la  table  d'une  vénérable  abbesse,  jour 
par  jour,  pendant  trois  semaines,  à  la  fin  de 
chacune  desquelles  se  trouve  le  chilfre  de  la 
dépense  hebdomadaire. 

«  Compte  de  H...,  économe  el  écuyer,  le  lun- 
»  di  avant  la  Nativité  de  la  bienheureuse  vierge 
»  .Marie,  l'an  du  Seigneur  I30I  ,  comprenant 
»  toutes  les  dépenses  failes  par  4ui,  depuis  le 
»  lundi,  veille  de  FAssompliou  de  la  bienheu- 
»  reusevieige  Marie,  jusqu'au  jour  du  présent 
»  compte,  sur  100  sous  qu'ila  reçusde  Madame. 
»  —Plus,  le  lundi,  veille  de  l'Assomption  de  la 
»  bienheureuse  vierge  .Marie,  j'ai  encore  reçu  de 
»  la  main  de  madame  l'abbesse,  ao  ious.—  Jtem 
»  le  mercredi  avant  la  fête  de  sainl  liarlhélemy, 
■1  40  sons.  )) 

L'économe,  qui  n'a  écrit  que  la  lettre  initiale 
de  son  nom,  ajoute  à  son  titre  celui  d'ccuyer. 
Ce  second  litre,  d'origine  militaire,  qu'on  est 
surpris  de  trouver  dans  la  maison  d'une  abbesse 
se  rencontre  plusieurs  hjis  parmi  les  officiers  de 
moines.  Nous  allons  donc  suivre  l'écuyer  de 
notre  abbesse  dans  une  partie  de  l'emploi  des 
220  sous  dont  il  avait  à  rendre  compte. 
Dépense  de  la  maison  de  madame  t.ibbetie 

de  ^uinteCroix-de-Poiliers ,  iuu  du  6e<'- 

gtieur  I3iil. 

«  Le  mardi,  jour  de  l'Assompiion  de  la  biea- 
w  heureuse  .Marie:  Pour  un  mouiou  cl  demi, 
»  4  sous  1  denier.  —  Pour  une  longe  de  porc, 
»  2  sous  4  deniers.  —  Pour  du  bœuf,  2  sous  4 
»  deniers.  —  Pour  de  la  mouiarde,  2  deniers.— 
»  Pour  des  poires,  3  derniers. 

»  Jlei/i,  le  mardi  suivant,  pour  des  poissons 
»  blancs,  19  deniers. —  Pour  des  œufe,  li  de- 
»  niers. 

»  y/t/w,  le  jeudi  suivant:  Pour  du  mouton, 
»  3  sous  2  deniers.  —  Pour  uue  longe  de  porc 
»  20  deniers. 

»  Item,  le  vendredi  suivani:  Pour  des  ha- 
»  rengs  frais,  2  sous  G  deniers.  —  l'our  six  gar- 

»  dons,  5  sous.  —  Pour  des  œufs,  6  deniers. 

)>  Pour  un  pourpris,  3  den.ers. 

»  Jtem,\e  s;imcdi  suivant:  Pour  deux  gar- 
»  dons,  G  deniers.  —  Pour  Acs 7  deniers. 

»  Dépense  de  la  semaine,  J3$ous. 

Par  la  simpliciie  des  mets,  un  aussi  grand 
jour  de  tête  que  L^ssoiupliou,  Ion  peut  juger  du 
peu  de  somptuosité  de  notre  abbesse.  Le  lende- 
main, lexiguilé  du  repas,  qui  ne  figure  sur  les 
com|iios  que  pour  du  |ioi.vsun  blanc  et  des  œufs 
peui  taire  sui)poscr  qu'une  partie  de  la  chair 
surabondante  de  la  veille  auiit  élé  représentée. 
Les  gardons  el  le  pourpris,  que  nous  voyons ,<er- 
vir  le  vendredi,  sont  des  espèces  de  poissons 
Uoul  il  tsl  sy u\  eut,  «luesiiyu  dans  U'auires  l'Ucti 


_  no  — 


de  CCS  icmps-lh,  et  (lui  pioli.iMcinenl  portent 
encore  les  iiu^mcs  noms  s\ir  t|\ul(|ues  points  de 
la  France.  Le  .Icrnicr  mets  de  cette  semaine, 
dont  nons  avons  laissé  le  nom  en  blanc,  se  repré- 
sente trois  fois  dans  les  deux  autres  semaines  ; 
mais  nons  i-norons ce  «lue c'est  ((vrmerw  ) 7/ (/•) 
Fn  citant  les  mois  <ln  te\le  (jui  nous  ont  arrêté, 
ni.ns  olïVons  à  de  plus  hal.iles  les  moyens  d'expli- 
iiucr  ce  (|uc  nous  n'avons  pu  entendre. 

I.a  semaine  suivant.'  oifre  une  dépense   de  40 
sons  -1  deniers,  dans  laquelle  on  reman  ne  G  .le- 
niers  pour  façon  de   pâtés.  11  est  évident  que 
cette  somme  peu  considérable   s'apphque  uni- 
queuu'Mt  an  Uavail  du  pâtissier.  Quant  anxélé- 
luensdeee  mets,  qui  a  toujours  été  esi.mé  en 
France,  surtout  au  moyen-ftae,  la  farine  et  le 
beurre  élaienlnaturellement  fournis  parla  mai- 
son abbatiale,  dont  le  four  servait  à  la  cuisson, 
et  pourlecontenu,nousen  trouvons  la  solution 
dans  la  douzaine  de  poulets  et  la  longe  de  porc; 
car  il  est  probable  que  le  porc  et  la  volaille  for- 
maient alors  la  garniture  ordinaire  de  ces  plats, 
comme  encore  aujourdliui,  et  comme  au  onzième 
siècle,  ainsi  que  nous  l'apprend  Jean  de  barlan- 
de  danssondictionnairedes  diverses  professions 
de  son   temps.  «Les  pMissiers  ,   dit  (iarlande, 
•  arnent  beaucoup  d'arsent -.  ils  vendent  î.  tout 
le  monde   des  pMés  de  cocbon,  de  poulets  et 
a-ui-uiUes  ,  assaisonnés  avec  du  poivre  ;  ils  ex- 
,  osent  à  l'étalage  des  tartres  et  des  Hancs  garnis 
.!,,  fromage  mou  et  dœufs  frais,  voire  même  par- 
fois d'œufs  gMcs.  » 

Le  poivre,  dont  il  est  fait  mention  dans  ce  pas- 
sade de  Jean  de  Garlande,  parait  avoir  été  très 
iortdugoilt  de  nos  pères;  mais  il  était  dune 
,„erté  ex.essive;  car  près  de  deux  siècles  après 
,otre  abbesse  de  Sainte-Croix,  il  coûtait  15  sous 
H  livre  et  c'était  un  luxe  presque  royal  de  pio- 
dVuer  une  épice  aussi  précieuse,  sans  aucun 
ménagement  pour  le  palais  des  convives,  que 
l-habiiude  endurcissait,  sans  doute,  contre  la 
violence  des  assaisonnemens. 

Les  revenus  de  notre  abbesse  ne  lui  permel- 
laient  probablement  pas  le  luxe  des  épices  ;  du 
moins  le  poivre  ne  ligure-t-il  pas  dans  ce  frag- 
ment de  dépense  de  sa  lable. 

Ou  remarque  aussi  un  diner  de    vendredi, 
inur  maigre,  où  le  menu  était  encore  fort  conve- 
nable Cesl  en  considération  de  l'abstinence  de 
";  iourque  nous  avons  traduit  par  deuxpeitte, 
trLes\cs    mots  II  parri.  tnrl.nl^us,    qui 
auraient  pu  également  signiHer  deux  tourterelles 
e  mêmes  deux  grives,  s'il  se  fût  ag.d  un  docu- 
ment plus  ancien  de  deux  siècles  :  car  alors  la 
volaille  et  tout  le  gibier  de  plumes  étaient  classés 
parmi  les  alimens  maigres,  conformément  aux 
versets  20  et  21     du  premier  cbapitre   de    la 
Genèse,  qui  rapportent  au  même  jour  de  la  créa-- 
Uon  le  cimiuième,  la  création  des  poissons  et 
les  oiseaux.  Maiscet  usage,  qui  subsiste  encore 
en  certains  pays,  cessa  en  France  par  le  change- 
ment qu  introduisit  dans  la  discipline  un  décret 
du  concile  d'Aix-la-Chapelle  en  8t7.  Quelques 
oiseaux  aquatiques  sont  seuls  restés,  comme  1  on 
sait,  exccpiés  de  cette  prohibition. 

BerckudeXivra. 
{Motiileur  Parisien.) 


PENDANT    LA    TER  P.  ELU. 


Pendant  que  le  sang  coulait  fi  (lots  sur  l'é- 
chafaud  révolutionnaire  ,  et  que  tout  ce  que  la 
France  avait  de  population  valide  défendait  le 
sol  de  la  patrie  contre  l'invasion  étrangère,  les 
nombreux  tlu'àlrcs  que  renfermait  Paris  (.et 
ils  n'étaient  pns  moins  de  vingt  )  ,  appelaient 
comme  aujourd'hui  la  foule,  toujours  avide  de 
spectacles.  On  a  eu  raison  de  dire,  en  parlant 
de  celte  terrible  époque,  fjiie  le  drame  était 
dans  la  rue  et  la  pastorale  sur  la  scène.  A 
(jnatre  heures  l'aiirèsmidi  ,  une  tragédie  san- 
glante se  jouait  sur  les  places  de  la  Révolution  , 
du  Carrousel,  de  Grève,  et  sur  les  places  Antoine 
et  barrière  Renversée  (ci-devant  barrière  du 
Trône).  A  six  heures,  la  scène  changeait,  l'idylle, 
les  pièces  bucoliques  avaient  leur  tour. 

En  parcourant  en  effet  dans  les  journaux  du 
leinp;- les  annonces  des  spectacles,  ce  n'est  pas 
sans  quelque  éloiincmcnt  qu'on  les  trouve,  au 
plus  fort  de  la  terreur,  comiiosés  de  pièces  pres- 
que toutes  champêtres,  si  l'on  peut  les  qualii^er 
ainsi.  Le  Devin  du  village,  Rose  et  Colas  ,  Aih 
nette  cl  Lubin,  la  Uuse  du  village ,  la  Pielc 
filiale  ou  la  Ja>nlie  de  bois,  la  Mariée  du  vil- 
lage ,  l'aulet  Virginie,  etc.,  etc.,  en  faisaient 
les  principaux  frais.  Anlony,  la  Tour  de  Kesle, 
Lucrèce  iiorgia,  et  tous  les  noirs  mélodrames 
de  nosjours,  auraient  4té  peu  goûtés.  Peut-être 
même  si   le  célèbre  Robert-Macaire,  et  le  forçat 
Bertrand,  son  digne  compagnon,  eussent  paru 
sur  la  scène  et  se  fussent  joués  aussi  de  la  justice 
nationale,  il  y  aurait  eu  danger  pour  ceux  qui  les 
auraient  représentés  :  quelque  zélé  sans-culotte 
eut  fort  bien  pu  les  accuser  de  vouloir  avilir  le 
peuple  souverain  ;  et  les  têtes  des  auteurs,  com- 
me des  acteurs,  auraient  répondu  de  cet  attentat 
contre-révolutionnaire. 

Cependant,  il  n'est  presque  pas  besoin  de  le 
dire,  on  représentait  aussi  des  pièces  patriotiques, 
surtout  dans  les  grandes  fêtes,  les  solennités  ré- 
volutionnaires ,  et  aux  anniversaires  des  événe- 
mens  mémorables.  Mais  la  pureté  des  mœurs, 
les  vertus  privées  étaient  peut-être  ce  qui  exci- 
tait au  plus  haut  point  la  sollicitude  de  l'auto- 
rité. On  peut  s'en  convaincre  aux  termes  de  l'a- 
vis suivant  qui  fut  affiché  dans  tout  Paris,  et  pu- 
blié officiellement  par  tous  les  journaux  d'alors, 
et  que  l'on  pourrait  croire  avoir  été  rédigé  par 
dessagesdes  temps  antiques,  cherchant  à  perj.é- 
tuer  l'âge  d'or. 


«RÉPUBLIQUE   FRANÇAISE. 

«Paris,  0  pluviôse  an  ii. 
«  Le  comité  de  sûreté  générale  de  la  Conven- 
»  lion  a  mandé  les  directeurs  des  différens  spec- 
»  tacles  de  Paris  ;  et,  dans  un  entretien  amical  et 
»  fraternel,  leur  a  recommandé  de  faire  de  leurs 
»  théâtres  une  école  de  mœurs  et  de  décence  , 
»  leur  permettant  de  mêler  aux  pièces  patrioti- 
»  ques  que  l'on  donne  chaque  jour,  des  pièces  où 
»  les  vertus  privées  soient  représentées  dans  tout 
«  leur  éclat. 


»  Le  comité  de  surveillance  du  département  de 
»  Paris  vient  de  seconder  ces  mesures  dictées  par 
»  un  esprit  d'ordre  et  de  sagesse.  Il  a  fait  afficher 
«  un  avis  aux  différens  artistes  des  théâtres  de 
«cette  ville,  qui  renferme  des  exhortations  et 
»  des  conseils  propres  à  conserver  la  pureté  des 
»  mœurs  publi(ines  et  à  vivifier  ces  arts  qui  cm- 
»  bellissent  la  société.  » 

La  Convention  accordait  aussi  au  peuple  dans 
les  grandes  circonstances  des  spectacles  gratis. 
Le  premier  anniversaire  du2l  janvier,quirépon- 
dait  an  2  pluviôse  an  ii  (21  janvier  1794,  vieux 
style,  comme  on  disait  aiors),  fut  marqué  pardes 
démonstrations  que  l'on  a  peine  à  comprendre 
aujourd'hui.  Les  théâtres  furent  invités  à  don- 
ner des  représentations  gratuites,  et  les  direc- 
teurs n'eurent  garde  d'y  manquer. 

11  était  juste  de  les  dédommager,  et  dans  ce 
but,  le  représentant  Lombard-Lachaux  lit,  deux 
jours  après,  une  proposition  qui  fut  adoptée  en 
ces  termes  :  le  décret  m'a  paru  assez  curieux 
pour  mériter  d'être  reproduit  textuellement  : 

«  La  Convention  nationale  décrète  qu'il  sera 
»  mis  à  la  disposition  de  M.  le  ministre  de  l'in- 
»  térieur  la  somme  de  cent  radie  livres,  laquelle 
»  sera  répartie,  suivant  l'état  annexé  au  présent 
»  décret ,  aux  vingt  spectacles  de  Paris  ,  qui,  en 
»  conformité  du  décret  du  21  août  (vieux  style), 
»  ont  donné  chacun  quatre  représentations  pour 
»  et  jiar  le  peujile.  » 

A  l'Opéra-Nalional,  8,500  livres  ; 
AuThéàtre-Nalional, ci-devant  Français,7,OO0liT. 

—  De  la  République,  rue  de  la  Loi, 7,500  liv. 
._     De  la  rue  Feydeau ,  7,000  liv. 

—  Comique-National,  rue  Favart,  7,000  liv. 

—  National,  rue  de  la  Loi,  7,000  liv. 

—  Rue  ci-devant  Louvois,  3,.')00  liv. 

—  Vaudeville,  4.i00  liv. 

—  Montansier,  jardin  de  l'Egalité,  4,G00  liv. 
~     Palais-Variétés,  5,000  liv. 

—  National  de  Molière,  5,800  liv. 

—  Délassemens-Coiniques,  4,800  liv. 

—  Ambigu-Comique,  4,800  liv. 

—  Gaité,  3,5110  liv. 

—  Patriotique,  3,ii00  liv. 
_    Lycée-des-Arls,  3,200  liv. 

—  Comique  et  Lyrique,  3,200. 

—  Variétés-Amusantes,  3,2(10  liv. 

—  Franconi  (spectacle  d'équitation),  2,400  1. 

—  Républicain  de  la  foire  St-Germ., 2,800 1. 
La  pièce  qui  eut  ce  jour-là  le  plus  de  vogue 

populaire  et  excita  le  plus  d'enthousiasme  fut 
la  Prise  de  Toulon,  pièce  de  l'Opéra-Comique. 
Cette  victoire  était  encore  toute  récente,  et  il  est 
diflicile  de  se  faire  une  idée  des  transports  de 
joie  que  firent  éclater  à  cette  occasion  les  comi- 
tés, la  Convention,  les  clubs  elles  sociétés  popu- 
laires. Un  vieux  numéro,  presque  tout  déchiré, 
de  la  Feuille  du  Salut  Public ,  du  3  ventôse  an  u 
(21  février  1C94),  m'est  tombé  sous  la  main  etj'ai 
été  assez  heureux  pour  y  trouver  un  compte- 
rendu  de  cet  opéra.  11  donne  une  idée  de  ce 
(ju'était  alors  le  feuilleton  dramatique,  qui  se 
glissait  modestement  à  la  fin  du  journal,  et  n'a- 
vait garde  d'usurper  la  place  destinée  à  publier 
les  séances  de  la  Convention ,  les  sentences  de 
mort  du  tribunal  révolutionnaire  et  les  bulletins 
de  nos  armées  républicaines.  Dans  ce  bulletin 
se  trouvent  les  noms  de  trois  célébrités  drama- 
tiques, dont  deux  vivent  encore.  Voici  ce  docu-: 


—  fil  -= 


^K3t^M^3E:==«s3fEmK«V7ri;^^-'i^E^^^^^BW^^oam«^ra« 


ligiBsargiBtmggaBi 


ment  littéraire,  qu'on  me  saura  gré,  je  pense,  de 
reproiluire,  puisqu'il  se  rallache  ili  une  t'poiiuc 
de  notre  histoire,si  palpitanted'ailleursdintérét. 

THÉÂTRE  Dli  LOPÉRA-COMIQUE  NATIONAL. 

«  La  reprise  de  Toulon  était  pour  la  France 
un  événement  d'une  si  haute  importance  ;  cette 
conquête  si  brillante  a  été  accomiiaisnéc  de  cir- 
constances qui  en  augmentent  encore  si  puis- 
samment l'intérêt,  (pie  tous  les  cœurs  républi- 
cains se  sont  enflammés  à  cetle  heureuse  nou- 
\elle.Tous  les  cerveaux  plus  ou  moins  poétiques 
se  sont  empressés  de  la  chanlcr.  Tous  les  théâ- 
tres, le  lendemain,  Tniit  iiromise  sur  leurs  affi- 
ches, se  disi>utant  h  (pii  la  ferait  paraître  le  pre- 
mier. 11  n'était  pas  mOme  question,  dans  un  mo- 
ment pareil,  d'en  calculer  froidement  le  mérite 
dramatique.  On  sentait  bien  que  tout  Français, 
regrettant  de  n'avoir  pu  être  acteur  de  ce  drame 
puiilic,  ne  pouvait  s'en  consoler  qu'en  ilcvenanl 
acteur  d'une  rei)résentalion  qui  lui  en  retraçait 
la  réalité.  Le  succès  militaire  garantissait  le  suc- 
cès théâtral;  il  ne  s'agissait  donc  que  de  l'obtenir. 
»  Quelques  auteur?  cependant  ont  eu  l'art  d'a- 
jouter à  l'intérêt  du  sujet  le  mérite  dramatiipie; 
et  celui  de  l'ouvrage  dont  nous  rendons  compte, 
donné  à  l'Opéra-Comiciue  national ,  doit  être 
compris  dans  ce  nombre.  Le  citoyen  Duval,  ci- 
devant  acteur  du  théâtre  du  faubourg  Sl-(ier- 
main,  et  plus  connu  par  le  succès  de  sa  jolie  co- 
médie de  la  Vraie  bravoure ,  <[u'il  a  donnée  en 
société  avec  le  citoyen  Picard,  au  théâtre  de  la 
République,  a  montré  dans  ce  dernier  ouvrage 
des  preuves  d'un  talent  digne  d'être  encouragé. 
Les  contrastes  qu'il  a  établis  entre  une  famille 
très  patriote  et  les  généraux  enneiuis,  dont  un 
Anglais  très  immoral, 'qu'une  ridicule  imitation 
de  la  légèreté  française  rend  très  comiipie;  et  un 
Espagnol,  plein  de  fanatisme  et  d'orgueil,  réi)an- 
dent  h  la  fois  sur  cette  pièce  beaucoup  d'intérêt 
et  de  gaité.  Elle  n'est  guère  susceptible  d'ana- 
lyse; les  scènes  ne  peuvent  être  détachées  du  ca- 
dre destiné  à  les  recevoir. 

»  La  musique  est  le  coup  d'essai  du  citoyen 
Leraierre,  qui  n'est  encore  connu  que  par  (picl- 
ques  morceaux  détachés.  On  a  surtout  distingué 
un  fort  joli  air,  très  plaisamment  chanté  dans  le 
baragouin  anglais  par  EUeviou.  Plusieurs  autres 
morceaux  annoncent  des  intentions  qui  ne  sont 
pas  toujours  remplies,  défaut  qui  ne  vient  (pie 
du  peu  d'habitude  de  travailler  pour  la  scène. 
On  doit  avertir  ce  jeune  compositeur  que  les  ac- 
compagnemens  exécutés  ,'par  les  instrumens  à 
vent,  lorsqu'ils  sont  trop  ligures,  forment  avec 
le  chant  une  opposition  trop  forte  (jui  l'eiu- 
brouille  et  empêche  d'en  entendre  les  paroles. 
Plusieurs  morceaux  de  son  ouvrage  feraient 
plus  d'eU'et  s'ils  étaient  moins  chargés.  On  en  an- 
nonce un  autre  de  lui,  dont  on  ne  peut  conce- 
voir qu'une  idée  favorable.  « 
On  n'avait  pas  le  tenq)S  alors  de  remplir  plusieurs 
colonnes  de  journaux,  de  variétés  et  d'articles 
littéraires  ou  dramatiques.  11  n'y  avait  place  (pic 
pour  les  terribles  périiiéties  politiques.  A  tout 
prendre,  mieux  vaut  encore  l'époiiue  actuelle  , 
avec  ou  peut-être  malgré  ses  feuilletons  (pioli- 

diens. 

A.  T. 

{Gazette  des  Théâtres.) 


I 


f](BB«le?4  S5ar  les  prairies  natn- 
relle»  et  Niar  les  piaules  (fui 

les  coB^spof^eiit. 


Sionaiiandonneà  lui-même, pendant  plusieurs 
années,  un  champ  labouré,  on  le  voit  se  couvrir 
peu  à  peu  de  végétaux  divers  et  se  transformer, 
avec  le  temps,  en  une  prairie  naturelle. 

D'abord  il  y  croit  des  plantes  fort  variées,  sur- 
tout des  plantes  annuelles  ,  rampantes  ou  de 
grosses  espèces  carduacées;  mais  le  défaut  de 
labour  fait  périr  les  plantes  annuelles  dèsla'pre- 
mièrCjOii,  au  plus  tard,  dès  la  seconde  année, 
et  les  bisannuelles  à  la  deuxième  ou  à  la  troi- 
sième année;  petit  à  petit  les  graminées  dominent, 
étouffent  toutes  les  plantesrampantes,  délicates, 
et  au  liout  de  ipialre  ans,  plus  ou  moins,  on  a 
dans  les  terrains  ordinaires  un  pré  composé, 
pour  la  plus  grande  partie,  de  graminées péren- 
nes  entremêlées  de  quelques  légumineuses  etde 
quehpies  chicoracées  vivaces. 

L'avantage  du  cnltivateur  n'étant  pas  d'atten- 
dre trois  ou  quatre  ans  pour  jouir  d'un  pré 
naturel,  on  ensemence  les  terres  labourées  que 
l'on  veut  transformer  en  prairies.  L'usage  est  d'y 
répandre  des  graines  récoltées  dans  de  bons 
prés,  à  peu  près  analogues  à  celui  ([u'on  veut 
établir,  et  dès  la  première  année  on  commence 
à  y  récolter  du  foin. 

On  a  l'habitude  de  couper  les  prés  avant  la 
maturité  des  graines,  parce  que  le  foin  en  est 
plus  nourrissant,  plus  pesant,  et  les  tiges  plus 
délicates.  Non  seulement  les  graines  mêmes  ne 
servent  à  rien  dans  un  pré,  parce  qu'elles  ne  se 
ressèment  pas,  les  terres  étant  trop  compactes 
pour  que  leur  germination  puisse  avoir  lieu  ; 
mais  il  faudrait,  pour  cette  maturité,  attendre 
un  temps  (pii  durcirait  les  tiges  et  en  ferait  un 
mauvais  foin. 

Lors  donc  qu'on  veut  établir  une  [irairie  na- 
turelle, il  faut  observer  celles  du  voisinage,  re 
connaître  les  plantes  qui  en  font  le  fond  ,  et 
s'en  procurer  des  graines  .  Un  propriétaire  qui 
entend  ses  intérêts  laisse  dans  ce  cas  un  quar- 
tier ou  un  demi-arpent  du  pré  voisin  mitrir  ses 
graines,  et  les  récolte  pour  en  répandre  la  se- 
mence dans  la  terre  dont  il  veut  faire  un  pré. 

Les  prés ,  pour  acquérir  toute  leur  bonté  , 
doivent  être  épine')!  tous  les  ans,  c'est  ^-dire 
(pi'ondoit  en  enlever  les  plantes  épineuses, 
i-omme  ronces,  rosiers  sauvages,  épine  blanche, 
et  même  toute  espèce  de  végétal  ligneux.  Dans  le 
Nivernais,  on  impose  par  le  bail  celte  condition 
aux  fermiers,  ainsi  (jue  A'étaujyer,  c'est-îi-dire 
de  répandre  la  terre  des  taupinières  et  de  l'éga- 
liser; on  y  stipule  aussi  ipie  le  foin  sera  coupe 
le  plus  près  (le  terre  possitile.  Si  la  maiii-d'rt'u- 
vre  n'était  pas  aussi  chère,  ou  si  on  avait  des 
enfans  ?i  souhait,  on  pourrait  de  même  faire 
enlever  tout  ce  qui  n'est  pas  de  la  famille  des 
graminées,  (Mer  les  plantes  nuisibles,  en  un  mol 
sarcler  les  prés,  comme  on  le  fait  pour  les  bou- 
lingrins de  nos  parcs  et  les  moissons  bien  tenues; 
car  les  végétaux  dicolylédons  tiennent  bien  plus 
de  place  ipie  celles-ci,  déparent  le  foin,  le  ren- 
dent grossier,  et  il  se  vend  alors  moins  cher. 


Les  graminées  vivaces  sont  donc  essentielle- 
ment des  plantes  de  prairies;  elles  tallent  de  la 
racine;  leur  tige  monte  bien  droit;  elles  ont  j'en 
ou  point  de  branches,  et  leurs  fleurs,  petites, 
squameuses,  tiennent  très  peu  de  place;  elles 
paraissent  avoir  besoin  d'air,  car  elles  se  lassent 
el  se  rapprochent  beaucoup,  sans  inconvénient; 
de  tous  le»  végétaux  ,  dans  un  espace  donné,  ce 
sont  les  graminées  qui  y  viennent  en  plus  grand 
nombre  ;  elles  sont  d'ailleurs  très  robustes,  ne 
craignent  ni  les  grands  froids,  pendant  lesquels 
on  les  voit  toujours  vertes,  ni  les  grandes  cha- 
leurs, qui  r(jtissent  leurs  ligessans  nuire  à  leurs 
racines,  qui  reverdissent  à  la  première  pluie. 

On  sait  que  les  graminées  sont  les  plus  subs- 
tantiels des  végétaux  pour  la  nourriture  des 
animaux;  comme  aliment,  le  foin  les  alimente 
quatre  fois  comme  le  même  poids  de  navets  ou 
de  panais,  trois  fois  comme  la  betterave,  deux 
fois  comme  la  pomme  de  terre  et  la  carotte 
{Almaiiach  de  France,  I838j.  Aussi  un  pré  est- 
il  le  meilleur  de  tous  les  biens,  puisqu'il  produit 
beaucoup  en  demandant  comparativement  peu 
de  soins  et  de  dépenses.  Dès  le  temps  de  Calon, 
cité  par  Pline,  cette  vérité  était  connue  ;  car  il 
fait  demander  par  un  interlocuteur  :  Quel  est  le 
meilleur  de  tous  les  biens  ?  Les  prés,  répondit- 
il.  Et  ensuite  ?  lui  demanda-t-on.  Les  prés 
encore. 

Une  contrée  fraîche,  ou  du  moins  un  peu  né- 
buleuse, un  air  épais ,  sujet  aux  brouill.irds, 
sont  avantageux  pour  la  perfection  des  prés 
naturels  ;  c'est  ce  qui  expli(iue  pourquoi  ceux 
de  la  Belgique,  de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre 
sont  si  admirables,  semblables  en  cela  à  ces 
monoeotylédons  despremiersftges  du  inonde  qui 
vivaient  dans  une  atmosphère  qui  ne  permet- 
tait pas  encore  à  l'homme  de  l'habiter.  En  avan- 
çant vers  le  centre  delà  France,  ils  diminuent 
de  bonté  et  cessent  presque  complètement  dans 
les  régions  chaudes  méditerranéennes,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  entretenus  par  l'irrigation.  L<ur 
abondance,  dans  les  pays  où  le  transport  des 
foins  est  difHcile,permet  l'éducation  des  bestiaux, 
source  de  richesses  jiour  ces  cantons,  tandis 
que  leur  rareté  opère  des  changemens  dans  les 
usages  alimentaires.  Par  exemple,  on  remplace 
le  beurre  en  Périgord  et  en  Gascogne  par  la 
graisse  d'oie  ,  comme  on  fait  par  l'huile  en 
Provence;  on  y  mange  plus  de  moutons  etde 
chevreaux  que  de  baufs,  etc. 

Les  graminées  engraissent  les  terres  par  la 
destruction  de  leurs  racines  pourvues  de  tant  de 
chevelu,  dégaines  foliacées,  de  la  base  de  leurs 
tiges,  des  premières  feuilles,  etc.,  (jui  y  laissent 
un  f/(7;7/i/.<  abondant;  au.ssi,  après  un  certain 
nombre  d'années,  le  sol,  devenu  moins  bon  à  la 
production  des  graminées,  est-il  excellenl  pour 
celle  des  céréales,  ce  ijui  expli(pie  la  beauté  des 
blés  semés  sur  des  prés  retournés.  La  terre  des 
vieilles  prairies  un  peu  fraîches  ou  dont  le  .soi 
est  argileux  est  p:u-fois  comme  tourbeuse,  et 
alors  les  mou.ssess'y  produisent.  (Vcst  un  signe 
indubitable  du  besoin  d"en  changer  le  mode  dt 
production  :  cetle  propriété  que  poi^-ièdent  les 
prairies  naturcllesd'cngrai,<scr  la  terre, explique 
ponripioi  elles  ont  si  peu  besoin  d'être  fumées. 
Pour  la  bonté  des  produits,  il  ne  faut  p.is  plus 
fumer  les  bons  prés  ipie  les  vignes. 
Pans  les  hautes  montagnes,  le  foin  est  d'une 


—  62  — 


finesse  remarquable  ;  j'ai  vu  au  Mont-d'Or,  en 
Auvergne,  celui  que  les  paysans  vont  récoller  en 
se  faisant  altaiher  avec  des  cordes  au-dessus  des 
précipices;  il  a  la  délicatesse  delà  soie  et  est 
fort  court.  C'est  lui  qui  donne  aux  vaches  de  ce 
pays  ce  lait  exciuis,  mais  peu  butyreux,  avec 
le(iuel  on  fait  les  excellens  fromages  de  ce  nom. 

Si  les  prairies  naturelles  supportent  bien  le 
froid  des  hautes  montagnes,  elles  ne  craignent 
pas  non  plus,  comme  je  lai  déjà  dit,  des  chaleurs 
humides  assez  fortes  :  on  voit  aux  hains  d'Aix  , 
en  Savoie,  de  riches  prairies  traversées  par  des 
ruisseaux  formés  des  eaux  bouillonnantes  et  sul- 
fureuses qui  s'échappent  des  sources  thermales. 

La  dessiccation  des  foins  et  leur  conservation 
méritent  de  la  part  du  fermier  la  pins  grande 
attention  :  il  ne  faut  pas  les  rentrer  trop  secs  ; 
cependant  il  y  amoinsdinconvéniens  à  cela  que 
de  les  serrer  troj)  verts,  attendu  ([u'étant  hygro- 
iuélri(iues,  ils  reprendront  l'humidilé  qui  leur 
maniiue.  Lu  excellente  méthode  est  de  bolteler 
le  foin  de  suite,  parce  que  les  espaces  vides  qui 
existent  entre  1  es  bottes  permettant  l'accès  de 
l'air,  il  ne  fermente  jamais;  il  se  sèche,  s'il  est 
un  peu  trop  frais  rentré,  et  reprend  ce  (lui  lui 
manque  en  humidité,  s'il  était  trop  sec.  En  Ni- 
vernais, pays  si  arriéré  sous  le  rapport  de  l'agri- 
culture, et  que  nous  nous  elForc  ons  d'améliorer 
depuis  quatre  ans  iiue  nous  appliquons  nos  con- 
naissances botaniques  et  physiologiques  à  cette 
science  ,  on  ne  met  pas  les  foins  en  meule,  on 
les  engrange  ;  mais  les  couvertures  de  ces  gran- 
ges étant  ordinairement  en  chaume,  l'air  y  a  un 
accès  facile  ;  aussi  les  consommateurs  préfèrent- 
ils  ce  foin  à  celui  qui  est  serré  dans  des  granges 
ayant  la  couverture  en  tuiles.  ' 

F.  V.  MÉRAT. 

(  Temps.  ) 


ElOG-ni-PEIS. 


M.  lE  COMTE  MOIÉ  (Iouis-MathIed  , 
pair  de  Trance  ,  ministre  des  affaires  étran- 
gères» 

M.  le  comte  Mole  appartient  à  l'une  des  fa- 
milles les  plus  anciennes  et  les  plus  honorées  de 
la  magistrature.  Originaire  de  Troyes  en  Cham- 
pagne, la  famille  INlolé  a  fourni  plusieurs  pre- 
miers présidens  et  plusieurs  procureurs-géné- 
raux au  parlement  de  Taris.  Il  n'est  personne 
qui  ne  connaisse  la  grande  et  belle  réputallon 
laissée  par  l'illustre  président  Mathieu  Mole. 

M.  le  comte  Mole  est  né  à  Paris  en  1780;  li- 
vré de  bonne  heure  à  la  littérature,  il  publia, 
dès  rage  de  vingt-sis  ans,  des  Essais  de  mo- 
rale elde  politique;  il  ne  nous  appartient  pas 
de  juger  cet  ouvrage  qui  soulève  aujourd'hui 
de  vives  récriminations. 

>l.  Mole  franchit  rapidement  les  premières 
marches  qui  devaient  le  porter  à  une  haute  for- 
lune.  11  fut  nommé  auditeur  au  conseil  d'état, 
puis  maître  des  requêtes.  En  1808,  Napoléon  lui 
confia  l'administration  du  département  de  la 
Côte-d'Or;  puis,  rapi>elé  h  Paris,  il  fut  nommé 
conseiller  d'état,  et  un  an  après  directeur-géné- 
ral des  ponts  et  chaussées.  Napoléon  lui  donna 


aussi  le  titre  de  comte  et  le  cordon  de  comman- 
deur de  l'ordre  de  la  Réunion.  11  était  membre 
du  corps  législatif  en  1813,  lorsque  lui  fut  con- 
fié le  portefeuille  delà  justice,  à  la  retraite  du 
gran<l-juge  Hégnier. 

Ce  fut  en  (]ualilé  de  grand -juge  que,  lors  des 
événemensde  18t4,  M.  Mole  accompagna,  ainsi 
que  tous  les  autres  ministres,  Pimpératrice  Ma- 
rie-Louise à  Ulois.  Resté  hors  des  fonctions  \m- 
bli(|nes  i)endantla  première  restauration,  il  fut, 
aux  cent-jonrs,  replacé  ii  la  direction  des  ponts 
et  chaussées.  Il  refusa  cependant  d'entrer  à  la 
chambre  des  pairs,  où  il  ne  prit  place  qu'au  se- 
cond retour  des  Bourbons.  En  1817,  il  fut  nom- 
mé ministre  de  la  marine,  poste  qu'il  occupa 
jus(iu';i  la  fin  de  l'année  suivante.  Depuis  lors 
et  jus(|u'à  la  révolution  de  1830,  M.  Mole  ne  fut 
que  ])air  de  France. 

Appelé  le  11  août  1820  au  ministère  des  af- 
faires étrangères,  M.  Mole  céda  bientôt  la  place 
à  M.  Laffitle. 

Chacun  sait  que  depuis  le  15  avril  1837  ill.  le 
comte  Mole  est  ministre  des  affaires  étrangères 
et  président  du  conseil.  Peul-être  au  moment 
où  paraîtra  notre  journal,  M.  Mole  aura-t-il 
cessé  d'être  ministre  ,  et  avec  lui ,  le  cabinet 
actuel  aura  cessé  d'exister;  mais  si  l'homme 
d'état  est  en  dehors  de  notre  appréciation  , 
nous  ne  pourrons  nous  empêcher  de  reconnaî- 
tre que  M.  le  comte  Mole,  qui  avait  été  un  écri- 
vain facile,  a  fait  preuve  dans  la  discussion  de 
1  adresse,  d'un  grand  talent  oratoire. 


Hcmic  îiittmatiiiuf. 


THEATRE  ROYAL  DE  L'OPÉRA-COMIQUE. 

Première  représentation  de  Régine,  opéra  co- 
mi(iue  en  2  actes  ,  paroles  de  M.  Scribe,  musique 
de  M.  Adolphe  Adam. 

Le  succès  qui  a  couronné  la  nouvelle  partition 
de  M.  Adolphe  Adam  manquait  de  cet  entrain 
bruyant  qui  caractérise  ses  |)récédente3  ovations. 
Quehiues  auditeurs  inexpérimentés  ,  quoique 
bons  juges  en  matière  de  musique  ,  s'étonnaient 
tout  naïvement  de  cet  accueil  un  peu  froid; 
d'autres  étaient  tous  prêts  h  formuler  ce  terri- 
ble analhème  de  succès  d'estime,  que  les  Italiens 
appellent  un  mezzo-fiasco. 

Tout  le  monde  s'est  trompé  ,  public  et  con- 
naisseurs :  Pun  parce  qu'il  ne  retrouvait  plus 
dans  tni  nouvel  ouvrage  de  M.  Adam  ce  cachet 
populaire  que  nous  regrettons  d'y  rencontrer 
si  souvent  :  lesj  autres  tombaient  dans  l'erreur 
contraire  en  voyant  des  beautés  de  premier  or- 
dre passer  en  quelque  sorte  inaperçues. 

Régine  nous  réconcilie  franchement  avec 
M.  Adam  dout  nous  n'avons  jamais  contesté  du 
reste  le  réel  et  beau  talent.  Celte  partition,  écrite 
avec  une  rare  délicatesse  de  style  et  dans  laquelle 
brillent  une  finesse  de  détails,  une  pureté  de  for- 
mes qui  font  le  pins  grand  honneur  au  maître, 
estdu  petit  nombre  de  celles  que  la  saine  partie, 
c'est-à-dire  la  partie  intelligente  du  public 
se  complaît  h  étudier.  Nous  n'oserions  certes 
pas  diie  que  la  destinée  de  Régine  soit  d'éclipser 
le  triomphe  ^n  Brasseur  et  l'apothéose  du  Pos- 
tillon, mais  elle  marchera  de  pair  avec  celle  du 


Chalet ,  petit  chef-d'œuvre  de  naturel  et  de 
grùce  ,  que  les  amis  de  l'art  n'ont  pas  oublié  et 
qui  n'a  d'autre  tort  que  d'avoir  fourni  de  trop 
abondantes  curées  à  M.  Musard. 

11  nous  serait  agréable  d'analyser  les  divers 
morceaux  dont  se  compose  la  partition  de  Ré- 
gine, mais  le  cadre  de  cet  article  ne  comporte 
pas  un  pareil  examen;  nous  nous  bornerons  à 
mentionner  parmi  les  fragmcns  les  plus  saillans 
de  l'ouvrage  le  duo  d'introduction  ,  dont  la  fac- 
ture toute  classiipu'  est  soutenue  par  une  in- 
stiiuuentation  brillante  et  ornée  de  mélodies 
pleines  de  clarté;  le  duo  du  second  acte  entre 
Mlle  Rossi  et  M.  Roger  mérite  les  mêmes  éloges. 
Il  y  a  ensuite  le  finale  du  premier  acte  qui  étin- 
celle d'élégentes  et  gracieuses  intentions  ;  les 
couplets  chantés  par  iVl.  Roger  amènent  un  can- 
tabile  délicieux  et  parfaitement  en  situation  ; 
ceux  ([ue  fait  valoir  la  bonne  et  franche  voix 
d'Henri  sont  d'un  comique  parfait. 

Le  libretto  n'est  point  le  meilleur  ouvrage  de 
M.  Scribe;  on  y  retrouve  ses  qualités  et  ses 
défauts  ordinaires.  Mais  ceci  est  un  éloge,  car 
tout  le  monde  sait  ([ue  M.  Scribe  a  eu  le  rare 
bonheur  de  faire  adopter  ses  défauts  ,  parce 
qu'il  n'est  jamais  plus  .spirituel  que  quand  il  a 
qvielqu'invraisemblance  à  sauver,  quelque  partie 
faible  d'un  ouvrage  à  dissimuler. 

L'intrigue  est  éminemment  dramatique  et 
peut  se  raconter  en  deux  mots. 

Une  jeune  fille  de  noble  origine,  et  dont  la 
famille  est  en  émigration,  attend  son  frère  en 
secret  pour  lui  donner  asile  pendant  une  nuit 
dans  la  maison  paternelle  et  faciliter  sa  fuite. 
Un  jeune  homme  se  présente  en  effet ,  il  est  in- 
troduit par  une  jeune  servante  qui  le  fait  cacher 
dans  l'appartement  de  sa  maîtresse.  Un  hasard 
révèle  sa  présence  à  Pautorité  ;  la  jeune  fille  dé- 
clare que  l'étranger  est  son  mari. 

Or  cet  étranger  ,  qu'elle  croit  son  frère  et 
qu'elle  n'a  point  vu  encore ,  est  un  simple  sol- 
dat qui  s'était  présenté  avec  un  billet  de  loge- 
ment et  qui  est  fort  étonné  delà  réception  qu'on 
lui  a  faite.  Le  jeune  et  loyal  militaire  accepte 
généreusement  le  rôle  que  l'erreur  de  sa  noble 
hôtesse  lui  impose,  et  comme  on  ne  plaisantait 
pas  avec  la  justice  expéditive  de  cette  époque, 
cet  imbroglio  amène  des  résultats  qu'il  est  fa- 
cile de  deviner  et  que  nous  n'expliquerons  pas, 
pour  ne  point  enlever  à  celle  piiiuante  produc- 
tion  l'intérêt  de  curiosité  qui  s'y  attache. 

Régine  a  été  jouée  et  chantée  avec  un  ensem- 
ble vraiment  remarquable.  Nous  avons  déjà  dit 
notre  opinion  sur  le  talent  de  M.  Roger  :  c'est 
l'avenir  de  POpéra-Comique.  Ce  jeune  chanteur 
a  créé  son  rôle  avec  une  intelligence  et  une  roii- 
deur  qu'on  ne  pouvait  attendre  de  son  inexpé- 
rience de  la  scène;  M.  Roger  jouera  parfaite- 
ment la  comédie.  —Henri  écrase  un  peu  ses  per- 
sonnages ;  mais  il  est  si  gai,  si  spirituellement 
naturel,  qu'on  lui  pardonne  aisément  cettejexu- 
bérance;  d'animation.  —  Mlle  Ross  travaille 
beaucoup  et  fait  de  notables  progrès  ;  son  ta- 
lent surgit  de  jour  en  jour.—  Mlle  Berthaut  est 
une  charmante  camériste  ,  pleine  de  grâce  et  de 
gentillesse.        Stéphen  de  la  Madelaine. 


Carnaval  <Ic  P.aris. 


Voici  retentir  de  toutes  parts  un  bruit  de  gre- 
lots  qui  domine  toute  musique,c'estle  carnaval: 


—  63  — 


I/Opt^ra  a  donné  enfin  samedi  sa  prcmièi  e  fêle 
de  nnit.  C'est  encore  et  ce  sera  toujonrs  le  liai  le 
plus  dislinijué  ,  le  plus  artiste  de  tous  ceux  que 
cette  folle  époque  ofFi-e  ît  nos  plaisirs  ;  ce  n'est 
que  là  en  effet  que  Ton  trouve,  hors  de  la  foule 
des  danseurs ,  ce  spirituel  foyer  oîi  se  croisent  et 
bourdonnent  mille  paroles  maliijnes,  mille  intri- 
gues charmantes  ;  là  seulement  les  limites  de  la 
cachucha  ne  sont  jamais  dépassées;  dansTeni- 
vrement  même  il  y  a  encore  un  parfum  de  bonne 
compagnie.  L'inauguration  de  samedi  promet  un 
cariiaval  brillant.  Les  costumes  de  caractère 
étaient  en  grand  nombre  et  donnaient  ainsi  au 
mystérieux  domino  noir  jjIus  de  piquant  qu'il 
n'en  avait  autrefois,  quand  c'était,  sans  excep- 
tion ,  le  costume  des  dames.  Les  danses  espagno- 
les ont  eu  beaucoup  de  succès,  surtout  la  der- 
nière si  originale  accompagnée  par  la  voix.  Et  les 
danseuses,  elles  sont  si  jolies  viaiment ,  que  ce 
serait  t^éjà  un  attrait  suffisant  pour  faire  courir 
lef  bals  de  l'Opéra  cette  année.  Du  reste  le  qua- 
drille et  la  valse  y  régnent  décidément  |>ar  droit 
de  conquête  et  s'y  maintiendront.  Mais  aussi  l'or- 
chestre de  JuUien  éclate  avec  un  entrain  si  irré- 
sistiide,  qu'il  fait,  malgré  vous,  tournoyer  vos 
pas  sous  la  cadence  de  Pnsila  et  du  Itossigiiol, 
deux  valses  ravissantes  qui  ne  dateront  réelle- 
ment que  d'aujourd'hui  ,  bien  (lu'elles  aient  été 
composées  pour  les  concerts  du  Jardin-Turc  ; 
mais  il  faut  au  compositeur  des  moyens  d'exé- 
cution, cl  c'est  ce  qui  a  manqué  jusiju'ici  à  . lui- 
lien  :  l'orchestre  dont  il  dis|)Ose  aux  bals  de  l'O- 
péra va  établir  sa  réputation  de  compositeur 
comme  il  convient  :  plusieurs  valses  nouvelles 
ont  été  composées  exprèspar  lui  pour  ces  bals; 
ejlcs  spiù  annoncées  déjà  sous  les  titres  de  la 
Fauvette,  la  Gazelle,  la  Reine  de  France.  On 
pourrait  parler  également  avec  éloge  de  ses  qua- 
(Jrilles  remarquables  par  l'innovation  des  chœurs 
chantés  qui  s'y  mêlent  ;  mais  ce  qui  nous  fait 
donner  plus  particulièrement  notre  attention 
aux  valses,  c'est  qu'il  nous  semble  (|ue  ce  genre 
décomposition  est  pour  M.  Jullien  unevéritable 
spécialité  ;  elle  est  à  lui,  en  Fi-ance,  comme  elle 
est  à  Strauss  en  Allemagne.  Nous  voici  rentrés 
dans  notre  cercle  musical  par  une  appréciation 
que  nous  trouvons  lieu  de  faire  au  sujet  du  bal 
de  l'Opéra,  lequel  nous  avait  fait  sortir  de  notre 
domaine;  mais  si  bruyante  qu'elle  soit,  la  ma- 
rotte de  la  folie  ne  nous  distraira  pas  complè- 
tement du  culte  de  l'art. 


flfuuf  îJf  finq  jours. 


15  JANVIER.  —  Les  fâcheux  événemcns  de 
La  Rochelle  portent  déjà  leurs  fruiis  :  le  com- 
merce ,  abirmé  des  désordres  de  l'émeule,  a 
cessé  de  diriger  des  grains  sur  ce  point,  et  cette 
population  abusée,  cpii  a  cru  ipie  la  force  pou- 
vait lui  procurer  r.diondance  ,  ou  au  moins 
modifier  les  prix  des  grains,  serait  exposée  au- 
jourd'hui à  la  disette,  si  la  [irévoyance  <le  l'ad- 
ministration ne  veillait  à  un  prompt  approvi- 
sionnement. 

—  Les  architectes  de  la  ville  sont  fort  occupés 
en  ce  moment  à  dresser  les  plans  des  grands 
travaux  (|ui  vont  être  exécutes  dans  la  cam- 
pagne   ((ui  va  s'on\rir.  On  cite  entre   autres: 

t"  La  conlinualion  des  agraudissemens  de 
rilAtel-dc-Villc; 

-' "  L'isolement  et  la  restauration  du  Palais-de- 
Jnstire; 

:'"  L'achèvement  des  quais  Saint.-Paul  et 
bauU-Bcrnard  ; 


4»  L'embellissement  des  Champs-Elysées  ; 
5"   L'achèvement  de  Saint-Vincenl-de-Paule  ; 
G'  Et  le  remblai  du  bas  de  la  Seine  ,  à  l'Ile 
Louviers. 

—  On  nous  écrit  de  Londres  que  lord  Castle- 
maine  a  péri  pendant  l'ourôgan   de  dimanche 

I  soir.  Sa  seigneurie  voulut  fermer  une  fenêtre 
dans  sa  ehandire  à  coucher,  le  vent  s'y  en- 
goulfi'a  avec  violence;  le  noble  lord  fut  renversé 
et  jeté  sur  le  |iar(|uet  avec  tant  de  force,  qu  il 
expira  à  l'inslant. 

—  Le  journel  de  F  Armée  pultlie  l'état  géné- 
ral de  nos  troupes  sur  le  pied  de  paix  et  sur 
lejiieddc  guerre.  Cet  état  a  été  rédigé  d'après  les 
documensofliciels  distribués  aux  chamlires. 

Il  en  résulte  que,  sur  le  pied  de  paix  ,  l'ar- 
mée française  compte  ;Mt,119  hommes  et 
fyJMi  chevaux  ;  ipie  sur  le  pied  de  guerre, 
elle  compte  420,265  hommes  et  t21,892  chevaux. 
— Les  conseils  deguerrequi  siégentà  Paris  ont 
prononcé,  dans  les  quatre  derniers  mois  de 
18.38,  cent  quatorze  condamnations:  cjuatre- 
vingt-deux  à  la  pri.son  et  trente-deux  à  des 
peines  infamantes,  y  compris  une  peine  de  mort 
commuée;  i|uarante-deux  de  ces  condamna- 
tions frap|)enl  des  jeunes  soldats  servant  pour 
pour  leur  compte  ,  et  soixante  treize  des  rem- 
plaçans  ou  des  engages  volontaires. 

—  On  raconte  que  dans  une  ville  des  trois 
royaumes  ,  après  un  meeting  radical-industriel, 

l'honoralde  sir fut  reconduit  cliez  lui  par  la 

foule.  L'enthousiasme  était  tel  qu'on  détela  ses 
chevaux    et  qu'on   traîna  son   carrosse  à   brns 

d'hommes.  Depuis  ce  jour,  sir n'a  jamais 

revu  son  attelage.  D'adroits  filous  avaient  orga- 
nisé ce  triomphe  pour  s'emparer  d'une  m:igni- 
fique   paire   de  chevaux    gris  pommelés  (|ûils 


onvoitaient  depuis  longtemps.  AI.  C 
avigne  n'a  pas  songé  à  ce  trait. 


Casimir  De- 


un    chiffre    total 
G(4,.il:i.O0Ofr. 
(i30,29.>,00e 
8.^0,I8.'),0(KI 


IG.  —  Le  Moniteur  publie  aujourd'hui  les 
états  comparés  du  produitdes  impôts  etrevenns 
indirects  de  l'année  1838  avec  ceux  des  années 
1836  et  1837  : 

L'année    1336    a    donné 
de. 

Celle  de  1837,  un  de.  .    . 

Celle  de  1838,  un  de.  .    . 

Il  résulte  de  ces  étals  comparatifs'  t[\H'  Tannée 
1838  présente  un  total  de  recettes  qui  excède 
de  3.';,G72,000  celui  de  183C,  et  de  19,8'JO,000  fr. 
celui  de  18o7. 

—  On  écrit  de  Lisbonne: 

«  .Madame  la  duchesse  de  Palmella  est  arrivée 
avant-hier  dans  celte  ville  avec  la  jeune  mar- 
(|iii.se  de  l'ayal,  et  s'est  empressée,  aussitôt  son 
arrivée,  d'aller  présenter  la  jeune  mineure  à 
M.  Eslevès,  son  Inleur,  etau  tribunal  suprême, 
devant  le(|uel  doit  être  portée  la  conteslatioil 
relative  à  la  validité  de  son  mariage  avec  M.  le 
marquis  de  Eayal.  » 

—  Notre  correspondant  de  Constanlinoide 
nous  appicnd  danssa  dernière  lettre  (pic  le  sul- 
tan se  propose  de  faire  donner  aux  pi-inces  ses 
lils  iiiK'  éducation  europécniu',dès  tpiils  aiironl 
terminé  celle  (|u'ils  rci;oivent  d'après  les  rites 
de  l'islamisme.  C<'tlc  délermination  du  sultan 
prouve  ([u'il  vont  (|ue  l'ainre  immen.se  ipi'il  a 
si  glorieusement  entreprise  lui  suivive,ct  que 
son  successeur  la  maintienne  dans  la  large  voie 
de  progrès  où  sa  main  puissante  l'a  placée. 

—  Le  roi  porte  en  noir  le  deuil  de  .sa  fille  la 
princesse  Marie, contrairement  à  rancienue  éli- 
tpielle,  ([ui  veut  que  les  rois  portent  le  deuil  en 

violet. 

—  Le  nom  de  Simon  Deulz,  voué  désormais  à 
une  si  triste  célébrité,  retentira  bient(M.  dit-on, 
devant  le  Iribniial  de  police  correclionnelle! 
\oici  dans  (|ncllcs  circonstances:  Deiilz.  après 
des  démêlés  assez  vils  avec  M.  t;...,  s'c.sl  pré- 
tendu menacé  |iar  lui  ;  il  a,  en  conséquence.  <lé- 
posc  une  plainte  entre  les  maius  de  Al.  le  com- 


missaire de  police,  qui  a  dft  mander  les  parties 
devant  lui. 

—  M.  le  comte  Christian  de  Nicolaï,  pair  de 
France,  est  mort  avant-hier  14  janvier. 

—  Le  conseil  municipal  de  Saumur,  afin  de 
ne  point  laisser  périr  le  souvenir  de  quelrnies 
hommes  célèbres  nés  dans  celle  ville,  a  résolu 
de  donner  leurs  noms  à  i.liisieurs  rues  dont  les 
dénominations  .sont  insignifiantes  ou  ridicules 
Parmi  ces  noms  justement  honorables  nous 
avons  remarqué  ceux  de  liodin,  l'ilhislre  auteur 
des  Recherches  .sur  Saumur  et  sur  l'Anjou  et 
Diipetil-Thouars,  brave  marin,  mort  dune  ma- 
nière si  glorieuse  à  la  bataille  d'Alioukir. 

—  Voici  deux  fautes d'iinpre.ssiou  a.ssez  bouf- 
fonnes. Lu  journal  deCand  annonce  que  la  (lotie 
trançaise  a  lancé  4,(10(1  ;?o(/fe/*  boulets  sur  le 
fort  deSaint-Jean-d  I  lloa;  un  journal  de  Liépe 
annonce  de  son  côté  que  le  gouveinemenl  belSe 
va  envoyer  20,000  paillatses  'palissades  )"à 
Venloo. 

—  Il  y  a  quelques  années ,  un  riche  banquier 
prêta  à  un  jeune  écrivain  une  .somme  dont  ce- 
lui-ci avait  besoin  pour  assurer  ses  juemiers 
pas.  «  Vous  me  rendrez  cela  ,  dit  le  prêteur 
quand  vous  aurez  fait  votre  chet-d'<cuvre.  »  L'é- 
crivain publia  successiv, ment  trois  romans  Le 
banquier  les  lut  cl  ne  réclama  rien.  Lu  qua- 
trième roman  vient  de  pai-aiire;  le  ban<|uier 
n'osa  |ias  le  lire  .  mais  en  le  vovani  célébré  par 
tous  les  journaux  il  écrivit  à  son  débiteur  ■  «  .Si 
f  en  crois  ce  qu'on  dit  de  voire  dernier  ouvrape 
le  moment  de  vous  acquitter  envers  moi  est 
venu.»  A  celle  lettre,  il  recul  pour  loule  réponse 
ces  seuls  mots  :  «  J'espère  faire  mieux.  » 


17.  —  Depuis  le  moment  où  la  reine  a  ainiris 
la  mort  de  la  princesse  Marie,  elle  ne  veut  ad- 
mettre personne  près  d'elle,  (.'est  avec  peine 
qu  on  est  parvenu  à  la  décider  à  paraître  pour 
recevoir  la  chambre  d.'s  «léputés  et  la  chambre 
Mes  pairs.  Elle  a  reçu  hier,  pour  la  première  fois, 
M.  le  maréchal  Cérard. 

^  —\: Indicateur i\e  liordeaux.du  13,  annonce 
qiiune  émeute  a  eu  lieu  à  Koyan.  La  halle  aux 
.es  a  ete  envahie.  Des  charrettes  chareécs  de 
ble  ont  été  arrêtées  et  les  sacs  ont  été  ouverts  et 
pilles.  La  garde  nationale  a  réiabli  l'ordre.  On 
a  lait  de  nombreuses  arrestations. 

—  Par  une  lelire  delà  Pointe-à-Piire  l.iiade- 
loupe)  du  30  novembre  ilernier,  reçue  par  le 
navire  Vlnvu,  de  liordeaux  .  entré  en'rel'icheà 
SiMartin  (lie de  Ré),  on  apprend  que  les  affii- 
res  dans  celte  colonie  sont  on  ne  peiii  plus  tris- 
tes; la  lin  de  l'année  s'annonçait  1res  ni.d  sous 
tous  les  rapports.  Les  n(>gres  de  trois  habita- 
tions (sucreries  .  au  quartier  des  Trois- liiw'ères" 
viennent  de  se  révolter.  Aucun  détail  à  C(  1  é  anl 
ne  nous  est  encore  parvenu.  Les  nèfres  de  M 
liiguon  .trèredu  <léputé  de  Nantes,  au  nombre 
de  quatorze,  ont  au.ssi  quitté  l'habiUiiion  qu'il 
possède  à  une  lieue  d'ici. 

—  Le  maire  et  le  premier  adjoint  de  la  ville  de 
Cambrai  viennent  de  donner  leur  démissioni 
une  autre  ville  importante  du  déparUaienl  da 
Nord,  \alencicnnes.  était  déjà  .sans  administra- 
tion municipale. 

—  Le  duc  de  Rordeau.x  est  revenn  î>  Gorilz  de 

son  vi.yageà\enisecià  Milan.  Il  compte  enirc- 
jucudre  incessamment  un  plus  long  voyage  que 
le  ilernier.  et  visitera  Florence.  Koine  et  .Naples. 
--On  apprend  que  le  pei-sonncl  du  Iransport 
de  lclat/<?  0«w/vr.  nautngé,  comme  on  .vail 
sur  les  récifs  de  File  <Ie  Hé,  était  oomin.-»ndé  par 
M.  Ple.ssis.  Il  y  avait  13  hommes  déquipago.  13 
condamnés.  14  gardcs-chionrmcs,  la  p..ss'ij;rrs 
marins  et  iin<'  femme.  .\u  nombre  des  „a:<  riens 
se  Ironv.iil  le  nommé  François,  comi'ilice  de 
Lt<  Claire.  con<lamiu-  par  la  cour  l'a.vsist  s  de  la 
Seine  aux  travaux  forcés  à  perpétuité. 

—  On  démolit  en  ce  monienl  même  la  dernière 
maison  (jui  masquait  encore  le  CoLéjc  de  France 


—  fU 


vers  la  rue  Saint-Jacques.  Suivant  le  nouveau 
plan  de  cet  édifice,  commencé,  comme  on  sait, 
sous  François  1",  le  Collège  de  France  aura  deux 
grandes  façades  ,  l'une  sur  la  place  Cambrai, 
l'autre  sur  la  rue  Saint-Jacques. 

^  —  On  écrit  de  Rouen  : 
"  »  Le  proct's  des  gens  de  lettres  contre  le  ^/ewo- 
rial  de  Hoiie/i,  l\  l'occasion  de  la  rcpoduclion 
dans  ses  colonnes  du  feuilleton  intitulé  :  le  Pied 
d'Argile ,  s'est  terminé  hier  îi  l'avantage  du 
journal.  Le  tribunal,  sur  les  conclusions  confor- 
mes du  ministère  public,  a  déclaré  M.  Ch.  de 
Bernard,  auteur  du  Pied  d'Argile,  non  rece- 
vable  dans  son  action,  par  le  seul  motif  qu'il 
n'en  avait  pas  préalablement  effectué  le  dépôt, 
conformément  à  l'art.  6  de  la  loi  de  1793  sur  la 
propriété  littéraire. 

—  Le  prix  du  pain  blanc,  à  Paris,  demeure 
fixé  à  15  sous  )i2  les  quatres  livres  pour  la  se- 
conde quinzaine  de  janvier,  le  prix  des  farines 
n'ayant  pas  éprouvé  une  variation  suffisante  pour 
établir  une  différence  dans  le  prix  du  pain. 


18.  —  Le  Courrier  belge  publie  la  nouvelle 
suivante  : 

DÉPÊCHE    TÉLÉGRAPHIQUE. 

Anvers,  le  d5  janvier,  2  heures  3i4. 

Ce  matin,  entre  neuf  et  dix  heures,  une  divi- 
sion de  l'armée  hollandaise  se  trouvait  placée  en 
bataille  sur  l'extrême  frontière  entre  Westwe- 
zel  et  Turnhout;  elle  était  observée  par  deux 
escadrons  du  1"  régiment  de  chasseurs. 

Nous  avons  déjà  annoncé  hier  que  l'armée 
oelge,  sur  la  nouvelle  du  mouvement  des  trou- 
pes hollandaises,  s'était  mise  en  mesure  de  s'op- 
poser à  toute  attaque.  Ainsi  l'on  peut  dire  que 
les  deux  armées  sont  en  présence  ;  mais  rien 
n'est  venu  confirmer  ce  qu'on  avait  annoncé  de 
violations  de  territoires  et  de  patrouilles  enle- 
vées. 

—  Un  journal  de  Madrid  annonce  que  le  gé- 
néral Narvaez  est  arrivé  le  27  décembre  à  Gi- 
bialtar,  où  il  aurait  reçu  l'accueil  le  plus  hono- 
rable de  la  part  des  autorités  anglaises. 

—  A  la  date  du  1"  décembre,  l'amiral  Bau  lin 
avait  fait  offrir  au  gouvernement  de  Mexico  les 
mêmes  conditions  qu'avant  la  prise  du  fort.  La 
Créole  attendait  la  réponse  du  président  Busla- 
menle  pour  la  porter  en  France. 

—  Les  mèilecins  ordinaires  du  roi  ont  passé 


une  grande  partie  de  la  matinée  au  château  des 
Tuileries.  On  dit  que  l'état  d'affliction  dans  le- 
quel est  plongée  la  reine  inquiète  vivement  la  fa- 
mille royale. 

—  On  lit  dans  les  feuilles  allemandes  : 

«  La  grande  fabrique  de  vins  de  Champagne 
de  Mayence  continue  à  faire  d'excellentes  affai- 
res depuis  la  mise  en  vigueur  de  l'union  des 
douanes.  C'est  une  guerre  ouverte  déclarée  au 
véritable  Champagne.» 

—  Les  eaux  de  la  Seine  ont  encore  grossi  cette 
nuit;  elles  sont  maintenant  à  près  de  cinq  mè- 
tres aux  échelles  des  ponts  de  Paris. 

—  On  attend  sous  quelques  jours  à  Paris  le 
chevalier  Filippa,  le  célèbre  élève  de  Paganini. 


19.  —  On  écrit  de  Smyrne  : 

«  Nous  apprenons  la  mort  de  M.  Edme  Mé- 
chain,  vice-consul  de  France  à  Tripoli  de  Syrie , 
enlevé  par  les  fièvres  de  ce  pays.» 

M.Lemercier,  statuaire,  vient  d'être  chargé 
par  l'empereur  de  Russie  de  l'exécution  du  fron- 
ton principal  de  l'église  d'isaao  à  Saint-Péters- 
bourg. Ce  magnifique  monument  est,  comme  on 
sait,  exécuté  sur  les  dessins  et  sous  les  yeux  d'un 
Français  ,  M.  de  Monferrand.  Le  fronton  confié 
à  M.  Lemaire  esl  égal  en  grandeur  au  fronton 
de  la  Madelaine  ;  mais  ,  à  Pétersbourg  ,  le  bas- 
relief  sera  coulé  en  bronze.  Les  colonnes  du  pé- 
ristyle qui  supportent  le  fronton  ,  formées  cha- 
cune d'un  seul  morceau  de  granit ,  ont  54  pieds 
de  hauteur. 

L'église  d'isaac  a  trois  antres  frontons  ;  ils  sont 
donnés  à  un  artiste  bavarois,  à  un  Prussien  et 
à  un  Russe. 

—  11  résulte  de  rapports  officiels  que  depuis 
le  commencement  des  voyages  en  chemins  de 
fer  en  Angleterre  ,  il  n'a  été  tué  que  dix  voya- 
geurs, surplus  de  44  milions  qui  ont  pris  ce 
mode  de  transport. 

—  On  écrit  de  Londres,  le  14  janvier: 

Dans  la  matinée  de  vendredi,  les  é(|uipages  de 
chas.se  de  S.  M.  poursuivaient  un  cerf  dans  le 
boisde  Houslovv  Mealh,  et  étaient  suivis  d'une 
foule  de  geniilshommcs  à  cheval  et  de  dames  en 
calèche.  La  chasse  était  si  animée,  (jue  le  cerf 
ajaiit  enfilé  la  ligne  du  chemin  de  fer  de  Great- 
VVcstern,  fut  poursuivi  par  plusieurs  piqueurs 
et  cavaliers;  un  des  chevaux  tomba  dans  les  rails, 
et  un  convoi  de  wagons  étant  venu  à  passer,  le 


corps  de  ce  pauvre  animal  fut  broyé  et  ses  mem- 
bres disperses.  On  n'a  pas  eu  à  déplorer  d'autre 
perte  pendant  cette  chasse. 

—  Les  communes  de  Plogastel,  Plouéis,  Plu- 
guffant  el  Penhars,  près  de  Quimper,  sont  en  ce 
moment  désolées  par  une  bande  de  loups  qui 
égorgent  les  troupeaux  et  même  les  chiens  qui 
les  gardent.  Le  ravage  est  considérable. 

— M.  Leralde,  juge  de  paix  à  Compiègne,  vient 
de  voir  naître  dans  sa  famille  un  arrière-petit- 
fils  ;  et  M.  Leralde  a  encore  son  père.  Ce  dernier, 
qui  est  âgé  de  quatre-vingt-douze  ans,  se  trouve 
ainsi  le  chef  d'une  famillle  qui  se  compose  de 
cinq  générations.  Il  n'existe  dans  la  langue  fran- 
çaise aucune  qualification  applicable  au  nou- 
veau-né relativement  à  son  trisaïeul. 

—  On  rapporte  que  M.  Gisquet  fait  vendre 
son  mobilier ,  et  qu'il  se  propose  de  faire  en 
Italie  un  voyage  dont  le  terme  n'est  pas  fixé. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 

Les  Pendules  de  la  fabrique  de  M,  Henri.  Robert, 
rue  du  Coq,  8,  près  le  Louvre,  peuvent  être  recomman» 
dées  aux  amateurs  de  bons  meubles.  La  société  d'en- 
couragement pour  l'industrie  nationale,  si  connue  par 
les  services  qu'elle  a  rendus  en  France,  a  constaté,  dani 
son  bulletin  de  1834,  que  cet  artiste  est  sorti  de  la  rou- 
tine ordinaire  des  horlogers,  qu'il  a  monté  une  fabrique 
de  mouven-ens  de  pendule  très-supérieurs,  et  cepen- 
dant à  bas  prix.  Pour  preuve  de  l'importance  que  cette 
Société  met  aux  travaux  de  M.  Robert ,  elle  lui  a  dé- 
cerné une  médaille  d'or. 

Cet  artiste  est  celui  qui  fabrique  les  réveille-matin 
auxquels  toutes  les  montres  s'adaptent,  et  les  montres 
solaires,  si  commodes  pour  régler  les  montres  et  le» 
pendules,  à  l'usage  des  personnes  qui  habitent  la  cam- 
pagne. 

Il  est  prouvé  que  les  annonces  dans  les  journaux 
sont  tellement  fructueuses  au  commerce  et  à  l'industrie, 
que  la  prospérité  des  maisons  qui  annoncent  leur  com- 
merce est  incomparablement  plus  grande  que  celles  de 
ces  maisons  qui ,  comptant  sur  leur  ancienne  réputa- 
tion ,  n'en  font  pas  usage.  Si  de  faire  annoncer  son 
industrie  par  Its  journaux  c'est  une  chose  importante, 
il  n'est  pas  moins  important  de  confier  les  annonces  à 
des  personnes  probes,  intelligentes,  actives,  et  doni 
les  relations  constantes  avec  les  organes  de  la  presse 
promettent  aux  personnes  qui  ont  recours  à  la  publi- 
cité une  prompte  exécution  de  leurs  affaires.  L» 
maison  Suîot  et  Défos  ,  rue  de  Grammont ,  5,  se  dis- 
tinf;uc  parmi  celles  qui  s'occupent  de  ce  jenre  d'affaires- 
Huil  années  d'existence  déposent  sullisamment  en  sa 
laveur  el  la  recommandent  particulièrement. 


EiTvêiiierâujouririiHri  5  janvier,  clie*  AMIOT,  liliiaii-e,  rue  de  la  Paix,  6, 

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Le  commerce  des  tailleur  spréscnto  à  hii  seul  plus  de  faillites  qu'aucune  autre  bran- 
che d'induslrie.  Celte  cause  oblige  ces  derniers  à  faire  supporter  à  leurs  bons  cliens, 
les  perles  que  les  mauvais  leur  font  éprouver.  M.  Sesquès,  ayant  dix  ans  de  prati;uc 
à  Paris,  offre  aux  personnes  d'ordre  et  d'économie  de  leur  fournir  AU  COMPTANT, 
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Des  médailles  d'or  et  d'argent  oui  été  décernées  pour  divers  perfectionnemens  en  hor- 
logerie à  Henri  Robert,  horloger  de  la  reine,  rue  du  Coq,  8,  près  du  Louvre.  (Affranc.) 
Observation.  —  Indépendamment  des  articles  spéciaux  qui  se  fabriquent  danscette 
maison  elle  fait  tous  les  genres  d'horlogerie.  Les  montres  de  cou,  pour  dames ,  sont 
exécutées  avec  le  plus  grand  soin  et  dans  le  meilleur  goût,  ainsi  que  les  montres  d'hom- 
mes, tant  simples  qu'à  répétition.  Les  montras  à  secondes,  dont  on  fait  souvent  pré- 
sent à  un  médecin,  sont  très  recherchées  pour  leu  r  précision. 


Imp.el  fond.  deFEtlX  LOCQUINet  comp,  rue  N.-D.-des-Vicloires,  16, 


25  JANVIER  1839. 


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bonnent pour  un  an  ou  G  mois,  et  en  font  la 
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Au  peu  d'etprit  que  le  bonhomme  avait,  Uue  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5  et 

L'eiprit  d'aairui  par  complément  tervait ,  une  litliographieau  n'du  20  de  chaijuemois. 

ll\compilait,  eompilail ,  compilait.  Prix  des  annonces,  75  c,  la  lignes 


LE  VOLEUR, 

^a}ttU  îri^ô  J0unîaui*  français  û  rtranjjrrs. 


SOMMAIRE. 

Ancone.  —  Confidences  de  jeunes  filles 
^  (extr.  de  Gabrielle),\>ar  madame  Ancelot. 

—  Une  restauration  en  pleine  mer,  par 
LÉON  GozLAN.  —  Un  mari  garçon,  par 
Eugène  Guinot.  —  La  Mesta.  —  IIjue  Re- 
présentation A  HUI-CLOS  AU  THÉÂTRE 
San-Carlo  (anecdote  sur  M.  le  marquis  de 
Louvois).  —  Les  bals  du  théâtre  de  la 
Renaissance.  —  Mélanges,  faits  curieux: 
Une  mendiante  millionnaire;  Etat  de  la 
marine  française  ;  Or  et  argent  extraits 
des  mines  de  Russie  de  1823  à  1838.— 
Revue  des  tribunaux  :  Séquestration  d'une 

^  jeune  fille  par  son  père  et  sa  belle- mère, etc. 

—  Revue  dramatique  :  Théâtre  Italien  : 
Elijlsire  d'amore,  par  Donizetti  ;  Théâtre 
de  LA  Renaissance  :  fia//u7rfe.  —  Revue  de 
cinq  jours. 


Ancône  estune  ville  de  24,000  îimes,  située  sur 
une  langue  de  terre  qui  s'avance  dans  la  mer.  Son 
port,  formé  par  uu  mOle  bien  entretenu  et  par 
l'enceinle  même  de  la  place  (pii  le  conloiirnc 
en  forme  d'arc,  peut  recevoir  deu\  ou  trois  vais- 
seaux de  liaut  boi'd  et  six  à  liiiit  frégates.  Il  est 
défendu  par  la  citadelle  et  par  le  lazaret,  penta- 
gone régulier  à  double  face  et  entouré  d'eau. 
La  citailclle,  b.Mie  au  sud-est ,  est  un  autre 
pentagone,  dont  les  ouvrages  suivent  les  irrégu- 
larités dii  terrain.  Il  est  rouvert,  <lu  c(Mé  de  la 
campagne,  par  \\n  grand  et  bizarre  ouvrage  à 
corne  (laïKpié  par  deux  deini-bastious  ;  an 
nord,  sur  la  liauleur  des  Capucins,  se  trouve  nu 
aulrc   fort  irrégulicr.  L'espace  le  long  de  la 


I  mer  entre  le  fort  et  le  môle  n'est  protégé  que 
par  un  escarpement  très  raide;  mais  entre  les 
Capucins  et  l'ouvrage  à  corne  ,J  on  trouve  une 
enceinte  flanquée  par  un  bastion  et  des  tours 
carrées.  L'intervalle  entre  la  citadelle  et  le  laza- 
ret est  à  l'abri  par  un  escarpement  semblable  à 
celui  qui  règne  entre  le  fort  et  le  môle.  Du 
reste  l'enceinte  n'a  ni  chemin  couvert  ni  ouvrage 
extérieur.  Les  remparts  en  sont  étroits  et  en- 
combrés de  maisons. 

Le  terrain  sur  lequel  est  assis  celte  place  étant 
tourmenté,  on  a  établi  sur  les  hauteurs  envi- 
ronnantes (jui  la  commandent  plusicins  ou- 
vrages détachés,  qui  forment  une  espèce  d'en- 
ceinte extérieure  ou  camp  retranché,  h  l'aide 
duquel  une  garnison  de  2  à  3,0U0  hommes  peut 
tenir  longtemps  l'assiégeant  à  distance  respec- 
tueuse du  corps  de  la  jdace.  Ces  derniers  ou- 
vrages, construits  par  les  Français  en  1799,  rec- 
tifiés dans  leur  tracé  et  leur  profil  aux  frais  du 
royaume  d'Italie  de  1804  à  1811,  ont  été  dé- 
truits par  les  Autrichiens  en  1815,  avant  qu'ils 
remissent  la  place  aux  autorités  ))ontifieales. 
Mais  leurs  masses  existent,  et  on  pourrait  les  re- 
lever sans  peine  et  à  peu  de  frais  dans  un  coint 
espace  de  temps. 

Depuis  1532  Ancône  était  sous  la  domination 
du  pape,  lorsqu'au  mois  de  février  I7'.)7,  le  gé- 
néral Victor  l'errin,  anjourd'hui  duc  de  liel- 
lui.e,  pénétra  dans  la  marche  d' Ancône,  à  la  lOlc 
de  sa  division.  La  garnison  papale  ,  composée  de 
1,200  hommes,  crut  lui  imposer  en  se  portant 
sur  les  montagnes;  mais  Victor  manativra  si 
bien,  ipiil  la  prit  toute  sans  tirer  une  amorce, 
et  entra  sans  résistance  dans  la  \  ille ,  qui  secoua 
tout  au.ssilôt  le  joug  du  pape. 

En  1709,  lorsque  les  l'rançais  évacuèrent  le 
royaume  de  Naples,  le  général  Meiniier  fut 
laissé  il  Ancône  avec  une  brigade  d'environ 
quatre  mille  Français  et  Italiens.  Sa  ^,^che  él.iit 
gr.uulc;  il  fallait  conserver  cille  place,  tpii  n'i- 
lail  pas  en  état  de  défense,  contre  trois  «'l  quatre 
mille  Uiisses,  aulanl  de  Turcs,  cl  loulc  la  popu- 


lation du  pays  insurgée.  11  y  parvint  néanmoins 
malgré  la  présence  successive  des  escadres  lur- 
co- russe  etanglaise  quibombardèrent  le  port,  el 
effectuèrent  des  déiiarquemens  partiels  à  plu- 
sieurs reprises,  en  tenant  la  campagne  avec  une 
partie  de  ses  forces  et  ap|diquant  l'autre  à  la 
construction  et  h  l'armement  des  ouvrages  re- 
connus indispensables.  Il  maintint  son  autorité 
dans  un  rayon  de  six  myriaraèlres  pendant  plus 
de  six  semaines,  et  ne  rentra  à  Ancône  qu'après 
avoir,  dans  sa  dernière  expédition,  parcouru 
400  railles  d'Italie  en  vingt  jours,  pris  sept  villes 
d'assaut,  dispersé  les  nombreux  bataillons  d'in- 
surgés, de  Russes,  d'Esclavons  et  d'.Xutrichiecs, 
qui  prétendaient  lui  en  fermer  le  retour. 

Les  insurgés,  aidés  des  Anglais,  des  Turcs  el 
des  Russes,  n'auraienl  pu  réduire  la  place:  l'em- 
pereur envoya  le  général  Frœhlich  avec  environ 
12,000  Autrichiens  pour  en  commencer  le  siège. 
Celui-ci,  enariivaut  le  17  octobre,  trouva  les 
sommités  des  neuf  monts  qui  environnent  .\a- 
côuc  couvertes  de  redoutes  et  de  retraiichc- 
mens;  il  les  relia  par  des  caponnières.  les  arma 
d'artillerie  de  gros  calibre,  et  le  29  novembre 
commença  uu  feu  terrible  sur  la  place  avec  qua- 
rante-sept pièces.  En  même  temps  tous  les  avanl- 
posles  furent  attaqués  vivement.  La  garnison 
sortit  :  le  combat  fut  sanglant  sur  tous  les 
points.  Les  ]ioslcs  imporlans  furent  pris  et  re- 
pris. L'ennemi  perdit  plus  de  cinq  cents  hom- 
mes, fut  forcé  de  rentrer  dans  .ses  lignes  el  de 
demander  une  suspension  d'armes  pour  enter- 
rer ses  morts.  Le  leuilemain  cepend.uil  quatre 
batteries,  ayant  concentré  leur  feu  sur  la  cila- 
delle,  ouvrirent  une  brèche  dans  \?  courtine  du 
bastion  principal,  l.a  garnison  ne  pouvant  ré- 
pondre que  faiblement  ii  leur  feu.  faute  de  pou- 
dre, le  gouverneur  saisil  l'occasion  d'une  nou- 
velle .soramalion  pour  entrer  en  pourparler.  Les 
troupes  obtinrent  les  honneurs  de  la  guerre 
avec  la  f.icidlé  de  rentrer  en  France  jusqu'.'i  p.ir- 
f.iii  cch.inge.  I.esolliciers  et  sons-oiticiers  con- 
6Ci\èicul  leurs  sabres,  «l  uuç  garde  d'honucur 


—  Cfi  — 


de  quinze  cavaliers  et  tle  trente  carabiniers  fut 
accordée  au  général  !>Ieunier. 

Au  moment  où  la  yarnison  défila  ,  le  6  décem- 
bre, devant  les  coalisés,  ce  brave  général  lui 
adressa  cette  allocu lion  :  "Soldats!  la  longue 
»  résistance  que  vous  avez  faite  en  défendant 
»  Aucune  vous  couvre  de  gloire;  elle  sera  citée 

5)  par  la  postérité Les  conditions  qui  nous 

»  sont  accordées  sont  les  mêmes  pour  le  général 
»  (lue  pour  l'officier  et  le  soldat.  Nous  rentrons 
»  tous  en  France  sur  parole.  Vous  allez  traverser 
»  l'Italie  abandonnée,  mais  qu'un  jour  les  armes 
»  françaises,  mieux  dirigées,  sauront  reconqué- 
«  rir.  » 

Les  Napolitains,  après  avoir  bloipié  étroite- 
ment Anc6ne  à  la  lin  de  ISK!,  y  entrèrent  dans 
les  premiers  jours  de  1814;  la  garnison,  forte  de 
deux  mille  liommes  la  leur  céda  faute  de  vivres; 
mais  les  Napolitains  ne  conservèrent  pas  long- 
temps cette  place  ;  ils  furent  contraints  de  la  cé- 
der aux  Autrichiens  le  !■=' juin  1815,  après  un 
Llocus  de  vingt-sept  jours. 

Telles  sont  les  vicissitudes  de  l'histoire  mili- 
taire d'Ancône.  Elle  prouve  du  reste  qu'on  eût 
pu  le  mettre  aisément  en  état  de  défense  et  le 
faire  servir  de  place  d'armes  dans  cette  partie  de 
l'Italie  contre  les  Autrichiens. 

(Le  Messager.) 


mmimi  de  jeunes  filles. 


{Gabriellc,  de  madame  Ancelot,  vient  enfin  de 
paraître  à  la  librairie  dAmbroise  Dupont,  rue 
A  ivienne,  7.  Ce  livre  était  impatiemment  attendu 
]i:m- tous  ceux,  et  le  nombre  en  est  grand,  qui 
oui  applaudi  le  talent  dramatique  si  fin,  si  dé- 
licat de  l'auteur  de  Marie  ou  les  Trois  époques. 
Catrielle  est  de  nature  h  répondre  à  tous  les 
Tceux,  à  toutes  les  espérances.  C'est  une  œuvre 
élégante,  gracieuse,  intéressante,  spirituelle  par 
dessus  tout,  et  la  réputation  du  romancier  ne 
fera  point  de  tort  à  celle  île  l'auleur  des  char- 
mantes comédies  que  tout  le  monde  connaît.  — 
Gabrielle,  l'héroïne  du  nouveau  roman  de  ma- 
dame Ancelot,  a  seize  ans  ;  elle  est  fille  d'une 
femme  du  peuple  enrichie  qui  n'a  pas  cru  néces 
saire  de  donner  d'éducation  à  son  enfant,  dans 
la  persuasion  que  des  millions  sont  le  meilleur 
parchemin  qu'une  jeune  fille  puisse  présenter 
pour  être  admise  à  une  noble  alliance;  c'est,  en 
effet,  ce  qui  arrive  à  Gabrielle;  grâce  aux  soins 
d'un  M.  Simon,  personnage  fort  mystérieux  ,  un 
mariage  est  convenu  entre  la  jeune  personne  et 
le  jeune   duc  Yves  de  Mauléon.  Après  la  pre- 
mière entrevue,  Gabrielle,  quia  trouvé  le  duc 
de  son  goftt  mais  (juine  comprend  rien  aux  sen- 
timens  nouveaux  qui  s'élèvent  en  elle,  va  rece- 
voir les  confidences  de  son  amie  de  pension , 
Elénore.  La  scène  se  passe  dans  un  couvent  de 
la  rue  des  Postes.  Il  est  bon  de  savoir,  pour  l'in- 
telligence de  ce  (|ui  suit,  que  le  duc  de  Mauléon 
a  aimé  une  madame  Rose  de  Savigny.  Les  deux 
i)cn»|onnaireg  trouveiu  ainsi^  «ans  le  savoir,  un 


point  de  contact  dans  leur  destinée,  et  la  naïveté, 
le  laisser-aller  de  leur  causerie  gagnent  beau- 
coup à  cette  ignorance.) 

Elles  arrivèrent  donc  ensemble  dans  le  fond 
d'une  allée  ,  et  s'assirent  sm-  un  banc  de  gazon  , 
toutes  deux  pensives  celte  fois  !  Ainsi  près  l'une 
de  l'autre,  Gabrielle  dépassait  Elénore  delà 
moitié  delà  télé;  ses  cheveux  noirs  et  ses  vives 
couleurs  faisaient  le  plus  frappant  contraste  avec 
la  tête  blonde  et  la  figure  décolorée  de  sa  jeune 
amie,  qu'elle  avait  attirée  doucement  conlre  la 
sienne  en  la  forçant  de  s'appuyer  sur  son  cœur. 

—  N'es-lu  pas  bien  1^  ,  Elénore?  disait  Ga- 
brielle qui  semblait  proléger  par  sa  force  jibysi- 
que  la  faiblesse  de  sa  compagne  :  car  la  sauvage 
fille  du  peuple  avait ,  en  elfet,  des  formes  qui  an- 
nonçaienUin  précoce  déve  loppement.  Si  sa  taille 
était  très-mince  à  la  ceinture,  sa  poitrine  large, 
ses  épaules  bien  placées  ,  ses  bras  déjà  un  peu 
forts,  quoique  ses  mains  et  ses  pieds  fussent  ex- 
cessivement délicats,  le  son  argentin  de  sa  voix  , 
ses  sourcils  prononcés  et  se  ra|)prochant  de  ses 
yeux  transparens,  ses  vives  couleurs  tjui  s'aug- 
mentaient ous'effaçaientà  la  plus  légère  impies- 
sion  physique  ou  morale,  tout  annonçait  une  de 
cci  vigoureuses  conslitutions  (jui  n'ont  jamais 
été  étiolées  par  l'air  des  salons  ,  ni  comprimées 
ou  tourmentées  par  aucune  de  leurs  lois  et  de 
leurs  idées.  Le  feu  de  ses  regards  et  la  mobilité  de 
sa  physionomie  apprenaient  en  même  temps  que 
ce  beau  corps,  si  bien  développé,  renfermait 
une  nature  aussi  puissante  au  moral  qu'au  phy- 
sique, et  (jue  l'ftme  devait  être  aussi  énergique 
«[ue  les  formes  qui  la  recouvraient. 

Au  contraire,  la  mignonne  Elénore  avait  déjà 
sur  sa  délicate  figure,  avec  toute  l'apparence  de 
la  faiblesse  ,  la  trace  de  ces  regrets  et  de  ces 
douleursqu'apportent  les  relations  avec  le  mon- 
de, douleurs  qui  sont  rendues  plus  cruelles  par 
la  nécessité  de  les  lui  arracher  ;  et  c'étaient  ces 
traces  légères  de  chagrins  ignorés  et  de  pensées 
inconnues  que  Gabrielle  voulait  sonder  à  l'insn 
de  son  amie.  Pour  la  première  fois  elle  essayait 
(l'apprendre  (pielque  chose  de  la  vie;  car,  pour 
la  première  fois,  l'insouciante  enfant  commen- 
çait à  se  douter  qu'elle  ignorait  quelque  chose. 

—  Elénore,  disait  la  jeune  curieuse,  raconte- 
moi  donc  comment  se  sont  passées  pour  toi  les 
années  oi'i  tout  le  couvent  et  tes  anciennes  amies 
te  regrettaient  '.'  dis-moi  pourquoi  tu  les  avais 
(|uittées?  pourquoi,  à  louage,  à  l'âge  ofi  l'on 
n'est  plus  enfant,  tu  es  revenue  chercher  une 
vie  enfantine  qui  te  convient  si  peu  ? 

Elénore  la  regarda  avec  surprise. 

—  Tu  t'étonnes  de  mes  questions  ?  reprit  Ga- 
brielle; mais  ne  devrais-tu  pas  bien  plutôt  t'éton- 
neniue  je  ne  te  les  aie  pas  déjà  faites  ?  Elénore, 
sais-tu  que  plus  d'une  fois,  pendant  (jue  tout 
était  bruit  et  joie  autour  de  toi...  tu  restais  là 
pensive  et  regardant  sans  voir  1'  lorsque  j'allais 
te  faire  juge  de  nos  jeux  ou  arbitre  de  nos  dis- 
cussions, tu  ne  savais  ce  que  je  voulais  te  dire  , 
tu  étais  près  de  nous  les  yeux  altachéssiu'  ce  qui 
t'entourait,  mais  tu  n'avais  rien  vu,  rien  en- 
tendu; où  était  donc  ta  pensée  ?  que  regrettais- 
tu  ?  et  qui  donc  remplissait  tout  ton  cœur  pour 
qu'il  fût  si  insensible  à  mon  amitié  ? 

—  Qui  ?  reprit  Elénore  en  regardant  sa  com- 
pagne avec  inquiétude,  pensant  que  {«çuMU'C 


Gabrielle  ne  l'interrogeait  ainsi  que  parce  qu'elle 
avait  déjà  découvert  quelques  raisons  à  son  in- 
souciance et  à  sa  rêverie  ;  et  celte  idée  colora  s:ï 
pâle  figure  d'une  légère  iniance  de  rose. 

—  Oui,  qui?  dit  en  riant  la  jeune  fille  :  ca:' 
voilà  déjà  que  je  sais  (]ue  c'est  quelqu'un  !  mais 
ne  crains  rien,  Elénore,  je  ne  suis  plus  une  en- 
fant ;  je  viens  d'avoir  seize  ans  ,  et  maman  dit 
qu'elle  veut  me  marier  bientôt.  Une  femme  ma- 
riée c'est  quelque  chose  de  très  raisonnable, 
j'espère...  et  tu  me  devras  du  respect  !...  mais 
)e  t'en  tiendrai  ipiitte  pour  de  l'amitié...  situ 
as  eu  confiance  en  moi  maintenant. 

Elénore  la  regarda  avec  attenlioii,  et  le  drôle 
de  petit  air  imposant  que  voulait  prendre  alors 
la  figure  enfanlinede  la  future  mariée  fit  sourire 
sa  rêveuse  amie.  Dans  la  jeunesse  la  tristesse 
même  est  gracieuse;  l'orage  brise  (juelqucfoi; 
les  Heurs;  mais,  en  tombant,  elles  sont  encore 
jolies.  Les  regrets  d'Elénore  ne  l'empêchaient 
pas  d'éprouver  quelquefois  encore  une  douce 
gaité,  et  la  laissaient  toujours  charmante. 

—  Je  te  respecterai  déjà  si  tu  veux,  Gabrielle; 
mais  je  ne  t'attristerai  jamais  !  Ce  serait  domma- 
ge ,  ajouta-t-elle  en  riant. 

—  Ne  dirait-on  pas  que  la  vie  se  compose  seu- 
lement de  malheur,  reprit  gaiment  Gabrielle  ; 
(|ue  le  monde  est  rempli  de  précipices;  que  l'on 
ne  peut  faire  un  pas  dans  les  salons  sans  tomber 
dans  un  abime  ?  Va...  quand  j'arriverai  là  aussi, 
moi,  je  marcherai  paisible  et  sans  soucis,  comme 
dans  le  parc  d'Arnouville  :  j'espère  bien  m'en 
tirer  comme  des  buissons  d'églantier  au  milieu 
desquels  je  courais  avec  tant  d'adresse  que  je 
n'attrapais  jamais  une  égratignure;  toi,  je  parie 
(|ue  tu  y  aurais  laissé  la  moitié  ai»  moins  de  la 
toilette,  et  un  peu  de  ta  personne  '  Avec  ton  air 
raisonnable  et  calme,  tu  vas  toujours  sans  voir, 
et,  avec  mon  élourderie,  moi,  rien  ne  m'échappe. 

Elénore  la  regarda  encore  en  souriant... 

—  C'est  i)ossil)le!  dit-elle;  mais,  crois-moi  , 
Gabrielle,  il  est  des  choses  (ju'on  ne  peut  ni  pré- 
voir ni  éviter...  il  faut  alors  plier  sa  tête  sous  la 
douleur,  ne  point  lutter  conlre  la  destinée,  et 
peut-être,  ajoula-t-elle  avec  lui  soupir,  la  rési- 
gnation nous  complera-t-elle  comme  une  vertu. 

Gabrielle  était  d'une  nature  si  vive  et  si  im- 
pressionnable que  toutes  les  émotions  se  com- 
muniquaient suijilement  à  elle...  Aitendrieà  ces 
mots,  elle  pressa  avec  alïection  Elénore  conlre 
son  cœiM',  ('t  rien  n'était  plus  gracieux  que  ces 
deux  charmantes  jeunes  filles  ainsi  groupées  ; 
toutes  deux  vêtues  de  blanc,  toutes  deux  belles 
de  beautés  différentes,  et  toutes  deux  se  commu- 
niquant tour  à  tour  leurs  joyeuses  ou  mélanco- 
liques impressions;  Elénore  souriant  à  la  gaîté 
de  Gabrielle,  Gabrielle  s'altendrissanl  à  la  rêve- 
rie d'Elénore,  sans  qu'elles  sussent  pourquoi  , 
dans  ce  moment  plus  que  dans  aucun  autre, 
l'une  était  disposée  à  la  galle,  l'autre  à  la  tris- 
tesse. 

Elénore,  avec  un  sourire  luélancolique,  re- 
garda longtemps  la  figure  de  Gabrielle  avant  de 
dire  : 

—  Tu  es  jolie...  très  jolie  ! 

Gabrielle  se  mita  rire  :  —  Jolie? dit-elle,  sans 
avoir  l'air  d'atlacher  plus  de  sens  à  ce  mol  qu'elle 
n'eu  attachait,  le  matin  même  de  ccjoui',  à  relui 
de  mariage.  Mais  tout  à  coup  elle  reprit  un  air 
çériewx,  et  ajouta  : 


—  &î  — 


—  Tu  me  Irouvcs  jolie,  Eléiiore  ,  parce  iiiic 
lu  inaimcs;  mais  quelqu'un  ijui  me  verrait  pour 
la  première  fois  ,  crois-lu  qu'il  me  trouverait 
jolie  ? 

—  Sans  nul  doute  ,  répondit  Elénore. 

—  Et  quand  on  est  jolie,  ou  vous  aime?  de- 
masida  Gabrielle. 

—  Oui...  les  hommes,  dit  enriant  Elénore;  car 
les  femmes,  au  contiaire.  vous  détestent. 

—  Ah  !  tu  me  détestes  donc,  toi  ?  reprit  <Ja- 
briclleen  riant. 

—  Oh!  c'est  différent...  je  parle  des  femmes 
du  monde...  des  femme»  mariées  «lui  veulent 
plaire  à  tous  ,  ou  bien  i|ui  aiment  quelqu'un... 
Vois-tu,  moi  qui  t'aime  tant  ,  eh  bien  !  il  y  a... 
une  personne... 

Elle  s'arrêta  ;  Gabrielle  ajouta  : 

—  A  qui  tu  ne  me  pardonnerais  pas  de  vouloir 
paraître  jolie,  n'est-ce  pas  ? 

—  Peut-être!  dit  Elénore  en  sjupiranl  ;  mais 
pourtant  qu'importe  '.' 

(jabrielle  vit  un  nuage  passer  sur  le  front  de 
son  amie,  et  se  baissa  pour  y  déposer  un  baiser. 

—  Chère  Elénore  !  dit-elle  avec  tendresse  ;  toi 
aussi  tu  seras  heureuse,  tu  seras  aimée  ;  car  tu 
es  bien  jolie  et  bien  bonne. 

—  Heureuse!  reprit  tristement  la  jeune  lille  ; 
je  ne  l'ai  jamais  été...  Sais-tu  que  je  ne  me  sou- 
viens de  rien  avant  l'époque  où  Ton  me  mit  dans 
ce  couvent  ?  j'étais  encore  enfant,  je  n'avais  plus 
de  mère...  et  M.  Simon... 

—  M.Simon  ?  interrompit  Gabrielle  étonnée  j 
c'est  aussi  M.Simon  ? 

—  Jamais,  dit  Elénore,  je  n'avais  vu  que  lui 
prendre  intérêt  à  mon  sort,  jusqu'au  jour  où  ce 
fut  lui  encore  (|ui  vint  me  chercher  il  y  a  trois 
ans,  pour  m  emmener  hors  <rici.  Jamais  un  père 
n'eut  pour  sa  lille  une  plus  vive  tendresse  que 
celle  qu'il  me  montre  chaipie  jour  ;  mais,  en  vé- 
rité, je  crois  (|ue  son  amitié  porte  malheur. 

—  Que  dis-tu  ?  s'ée ria  Gabrielle  effrayée. 

—  Ne  crains  rien,  loi  ,  Galirielle,  dit  Elénore 
en  souriant  ;  tu  as  de  quoi  conjurer  les  mauvais 
sorts  :  ton  caractère  d'abord  ,  une  bonne  mère 
ensuite,  et  une  immense  fortune  !  Moi,  je  n'ai 
rren  de  tout  cela. 

—  Mais  tu  as  une  amie,  Elénore,  reprit  (Ja- 
brielle; luic  amie  à  qui  ton  bonlieurest  devenu 
nécessaire,  et  si,  à  loi  seule,  tu  n'as  pas  pu  l'ar- 
ranger, eh  bien  !  ce  sera  sûrement  plus  facile  à 
présent  (pic  nous  serons  deux  pour  cela. 

—  Gabrielle,  dit  avec  reconnaissance  Elénore, 
tu  as  toujours  été  bonne,  mais  il  y  a  aujour<rhiii 
en  toi  quehiue  chose  de  tendre  et  d'affectueux 
que  je  ne  l'avais  jamais  vu  ;  je  t'aimais  comme 
une  aimable  enfant,  et,  dans  ce  moment  ,  je 
l'aime  comme  une  sœur  à  qui  je  juiis  ouvrir 
toute  mon  Ame;  car  tes  paroles  me  font  du  bien, 
et  je  sens  que  je  puis  pleurer  près  de  loi. 

—  Oui,  reprit  Gabrielle  ,  ce  jour  marquera 
dans  une  amitié  (pii  sera  de  toute  la  vie.  Ecoule; 
voici  une  |ietile  baj;uc  que  trois  années  déjà  ont 
vue  conslannneiil  h  mon  doiyl,  mets-la  au  tien, 
qu'elle  te  rappelle  à  chaque  instant  (pic  lu  as  une 
amie  surfpii  tu  peux  compter  à  jamais. 

Elénore  était  émue...  —  Oui  ,  dit-elle  ,  je  la 
garderai...  et,  séparées  ou  ensemble,  elle  restera 
là....  seulement  elle  te  reviendra  un  jour... 
Quaiitl  jesculivai  luiHOit  s'uppioclicr,  je  te  la 


rendrai,  et  tu  la  porteras  ensuite  pour  l'amour 
de  moi.  çif-*'^* 

Elles  s'embrassèrent  tendieraent.  Elénore  es- 
suya une  larme  et  continua  : 

—  Il  y  a  trois  ans,  M.  Simon  vint  ici,  un  ma- 
tin, pour  me  chercher;  j'avais  dix-sept  ans  ,  et 
je  savais  qu'à  cet  âge  je  devais  quitter  le  cou- 
vent. Au  moment  de  sortir,  M.  Simon  médit  : 
«  Vous  n'avez  plus  de  mère,  Elénore  ;  mais  vo- 
tre père  existe  ,  et  s'il  ne  s'est  pas  fait  connaître 
à  vous,  c'est  que  la  destinée  de  sa  fille  est  ce  qu  il 
a  de  plus  cher  au  monde,  et  qu'il  vaut  mieux 
pour  cette  fille  chérie  (|ue  le  nom  de  son  père 
lui  reste  encore  inconnu.  »  Heureusement  ces 
dernieis  mots  laissaient  un  espoir  dont  je  me  lis 
une  consolation  ,  et  je  demandai  si  celle  igno- 
rance sur  ma  famille  durerait  longtemps  ? 

—  Dès  que  votre  sort,  répondit  M.  Simon,  se- 
ra assuré  par  un  bon  mariage,  votre  père  ne  se 
refusera  plus  au  bonheur  d'embrasser  son  en- 
fant, et,  en  attendant,  il  veut  que  votre  vie  offre 
assez  de  distractions  et  de  plaisirs  pour  que 
vous  n'ayez  aucun  regret.  11  a  voulu  même  que, 
dans  le  monde  où  vous  allez  entrer,  vous  eussiez 
jioiir  appui  une  personne  qui  vous  est  déjà  con- 
nue ,  dont  l'âge  se  rapproche  du  vôtre,  et  qui 
fut  votre  compagne  dans  la  maison  que  vous 
quittez. 

En  effet,  Gabrielle  ,  c'était  chez  une  personne 
élevée  ici,  et  que  j'y  avais  vue  quand  j'étais  tout 
enfant ,  que  M.  Simon  me  conduisait. 

Cette  femme,  oh  !  tna  chère  Gabrielle,  permets- 
moi  de  te  cacher  son  nom  ;  je  puis  te  confier  mes 
secrets,  mais  non  te  dire  ceux  d'une  autre.  Elle 
se  trouve  tellement  liée  à  mes  chagrins  que  je 
serai  obligée  de  la  mêler  à  mes  récits,  et,  quoi- 
que sans  doute  tu  ne  doives  jamais  la  connaître, 
je  ne  le  la  désignerai  (juc  par  un  nom  de  baji- 
tême,  par  le  nom...  de...  Rose...  qui  est  un  de 
ses  noms,  et  qui  vraiment  lui  était  dû  ,  car  rien 
n'était  plus  frais  que  sa  beauté  deux  ans  aupara- 
vant... 11  est  vrai  que,  depuis  cette  époque  ,  ses 
couleurs  et  sa  galté  avaient  disparu...  elle  se 
plaignait  de  sa  santé...  peut-être  pour  cacher  un 
autre  mal  qu'elle  ne  voulait  p;»s  avouer,  et  qui 
détruisait  sa  jeunesse  avant  le  temps. 

Rose,  lorsque  j'arrivai  près  d'elle,  aval  ta  peine 
vingt-sept  ans  ;  son  mari  en  avait  i)lus  de  soixante; 
ses  habitudes,  plus  encore  cjne  son  âge,  le  fai- 
saient \  ivre  souvent  loin  de  sa  femme,  et  au  mi- 
lieu de  relations  cpii  n'étaient  pas  les  siennes  ; 
elle  souhaitait  une  compagne...  une  amie...  et 
M.  Simon,  qu'elle  voyait  (luelquefois,  avait  ar- 
rangé notre  réunion  ;  Rose  me  plut  dès  le  pre- 
mier moment.  En  moi,  Gabrielle  iet  ce  sera  sû- 
rement la  même  chose  pour  loi,  c'est  un  défaut 
ou  une  qualité  de  femme) ,  eh  bien  !  en  moi , 
tout  est  attrait  involontaire;  mon  cœur  se  sent 
pris  ou  repoussé  à  la  premiè;'c  vue,  et  tous  les 
raisonnemens  jiossibles  ne  peuvent  me  faire 
vaincre  ma  répugiianoo  ou  détruire  ma  !;ympa 
thie. 

Rose  excita  vivement  la  mienne  ;  son  accueil 
fut  affectueux  ;  elle  semblait  éprouver  pour  moi 
ce  que  je  sentais  pour  elle  :  nous  devînmes  en 
peu  tic  jiuiis  amies  intimes  ;  son  expérience  du 
niiiiulc  m'éilairait  sur  mille  choses,  et  je  passai 
ainsi  deux  .mnécs  dclicicuses  qui  me  parurent 
aussi  vHi'C  Jouées  ci  l)oiiucs  pour  elle,  luaijirc 


le  fond  de  mélancolie  et  de  regret  que  renfer- 
mait son  âme. 

Son  chagrin  commençait  à  devenir  de  la  rêve- 
rie, elle  semblait  même  résignée  !  Voici  ce  que 
sa  confiance  m'avait  appris  avec  mille  détails 
qu'il  serait  trop  long  de  te  dire  :  Rose,  entourée 
de  toutes  les  séductions  qui  assiègent  une  jolie 
femme  dans  le  monde,  avait  longtemps  résisté  ; 
mais  un  homme  aussi  distingué  de  cœur  et  d'es- 
prit que  de  manières  était  devenu  l'objet  de  toutes 
ses  alfeclions.  Son  nom,  elle  ne  voulut  pas  me 
le  dire  ;  les  raisons  qui  l'éloignèrent  d'elle,  peut- 
être  ne  pouvait-elle  pas  les  confier,  peut-être 
n'en  n'existait-il  pas,  car  souvent  elle  répétait  : 
Ce  sentiment  qu'on  appelle  l'amour  cesse  sans 
motif  comme  il  nait  sans  raison  :  placer  le  bon- 
heur de  sa  vie  sur  une  base  aussi  fragile,  c'est  la 
jouer  sur  un  coup  de  dé,  et  quand  on  a  perdu  , 
Elénore ,  ajoutait-elle  ,  on  ne  doit  accuser  per- 
sonne que  soi. 

Chaque  jour  on  la  voyait  dans  les  salons,  dans 
les  spectacles  :  elle  s'occupait  de  la  peinture  et 
de  la  musique;  sa  vie  était  celle  de  toutes  les 
femmes  ;  mais  je  surprenais  sans  cesse  une  pen- 
sée intime  qui  se  plaçait  à  côté  de  tout  pour  en 
ôterla  joie.  L'n  mot,  un  soupir,  un  regard  qui 
échappa  t  aux  autres,  me  révélait  toute  une  souf- 
france dont  je  cherchais  souvent  à  la  distraire  à 
son  insu,  et  sans  m'expliquer.  La  plaie  était  en- 
core trop  douloureuse  ,  il  ne  fallait  pas  y  tou- 
cher. 

Souvent  elle  me  parlait  de  mon  avenir,  jamais 
du  sien.  Quand  je  l'interrogeais,  elle  répondait  : 
«Pour  moi  tout  est  fini...  mais  toi,  mon  Elénore, 
il  faut  que  lu  sois  heureuse  !  il  faut  que  tu  choi- 
sisses librement,  avec  toutes  les  lumières  de  ta 
raison,  les  conseils  de  mon  amitié,  et  l'instinct 
de  ton  cœur,  un  homme  jeune  dont  l'âme  ait 
encore  de  douces  illusions  ,  dont  l'intelligence 
éclairée  t'inspire  la  confiance,  dont  le  caractère 
doux  et  sage  te  donne  l'espoir  d'une  vie  douce 
et  paisible  :  il  faut  surtout  qu'il  te  plaise  dès  le 
premier  aspect  !  Que  ton  cœur  batte  en  le  voyant, 
(luetu  éprouves  ce  qu'aucun  autre  n'a  fait  naî- 
tre en  toi  ;  cela,  vois-tu,  c'est  l'amour! 

—  Quedis-lu?  s'écria  Gabrielle  interromiiant 
son  amie...  le  trouble...  l'intérêt...  la  crainte 
qu'on  ressent  tout  à  coup...  c'est  l'amour  ? 

Elénorevoiilut  la  regarder;  mais  la  soirée  s'a- 
vançait, elle  ne  distingua  plus  le  visage  rouge  et 
confus  de  Gabrielle  ;  elle  sentit  seulement  que 
sa  main  avait  vivement  pressé  la  sienne. 

—  Est-ce  que  tu  sais  cela,  toi  ':'  dit-elle. 

—  Je  ne  sais  rien,  dit  Gabrielle  en  riant,  maïs 
je  veux  savoir  !  El  ton  amie  ,  la  femme  do  vingt- 
sept  ans  ([ui  savait...  t'apprit  donc  à  quoi  tu  re- 
connaitrais  celui  que  tu  devais  aimer  ?  Le  ren- 
contras-tu bieutiil  ? 

—  Trop  lût  ;  puisqu'il  ne  m'était  pas  réservé 
de  passer  ma  vie  près  de  lui.  Il  y  a  des  biens 
qu'il  faut  ne  jamais  connaître  ou  regreitcr  tou- 
jours! Ma  forluiic  coiisisle  en  dix  mille  livres  de 
rente  le  jour  de  mon  mari.ige  !  Je  savais  que  cela 
ne  suffit  pas  à  la  viedispeudieusîeJes  plaisirs  et 
des  Pèles,  mais  que  c'est  assez  pour  vivre  modes- 
tement et  sans  soucis  dans  les  ilouceurs  d'une 
vie  intime.  On  m'avait  dit  ;  Choisis  !  Nous  ne 
recevions  que  îles  hommes  bien  élevés;  plusieurs 

.  déjà  avaieul  dciuaudc  lua  luaiu ,  mois  nul  ai 


—  68  — 


m'avait  plu  !  J'attendais  donc  avec  beaucoup  de 
calme  ;  j'étais  contente. 
Je  suivais  Rose  dansles  ftHes  et  les  bals,  ou  je 

I  estais  avec  elle  à  recevoir  du  monde.  Son  mari 
nous  accompagnait  quand  ses  loisirs  ou  ses  in- 
firmités le  lui  permettaient.  Quelques  autres 
personnes  venaient  aussi  avec  nous;  rien  de 
jiarticulierne  distinguait  notre  existence  de  tous 
les  jours  de  celle  des  autres  femmes  riches. 
Rose  était  d'une  ancienne  famille  ;  pauvre  ,  elle 
avait  épousé  un  ancien  receveur-général;  elle 
voyait  donc  la  haute  finance  et  le  faubourg 
Saint-Germain . 

Dn  jour,  nous  étions  ainsi  venues  à  un  bal  ; 
tUe,  brillante  sans  joie,  moi,  joyeuse  sans  envie 
(le  briller.  Cette  fois  ,  son  visage  resta  radieux 
toute  la  soirée ,  et  les  hommages  les  plus  em- 
jiressés  l'entourèrent.  Je  crus  enfin  avoir  deviné 
son  secret,  et  ma  surprise  fut  grande,  je  l'avoue  ; 
lien  n'expliquant  pour  moi  sa  constante  gaité 
que  les  assiduités  dune  seule  personne,  il  fallut 
liien  penser  que  cette  personne  était  l'objet  des 
vœux  et  des  regrets  qu'elle  gardait  depuis  si 
longtemiis  :  tout  alors  sembla  s'expliquer  nalu- 
lelleraent. 

Dans  ces  fêtes  que  cherchent  les  jeunes  fem- 
mes avec  tant  d'avidité,  ce  qui  semblait  offrir  un 
liut  constant  à  tomes  les  coquetteries,  c'était  un 
jeune  prince  étranger,  souverain  d'une  île  ces 
])etites  cours  d'Allemagne  dont  les  honneurs 
héréditaires  et  le  solennel  ennui  s'échangent 
]iarfois  contre  les  joyeux  aransemens  et  les  suc- 
cès des  salons  de  Taris.  11  oubliait  volontiers  sa 
l)uissance  pour  ses  plaisirs.  Qu'il  eût  été  aimé 
d'une,  ou  même  de  quelques-unes,  on  eût  sup- 
jiosé  que  l'amour  les  entraînait  vers  lui.  INlais 
toutes  !  mais  que  celles  qui  étaient  irréprocha- 
Mes  avant  de  le  voir,  mais  tue  celles  qui  ai- 
maient ailleurs,  que  toutes  enfin  se  jetassent  sur 
ses  pas,  voilà  ce  que  Rose  avait  cent  fois  blfinié 
comme  un.désir  de  vanité  et  non  d'amour...  et 
je  la  voyais  là  enivrée  des  hommages  de  ce  même 
lirince  !  11  est  vrai  que  j'attribuai  bientôt  ses 
épigrammes  contre  la  conduite  des  autres  fem- 
mes à  une  rivalité  jalouse,  et  que  je  vis  dans  les 
soins  que  le  prince  lui  rendit  un  retour  aux 
sentimcns  qu'elle  avait  tant  regrettés.  L'air  de 
triomphe  avec  lequel  elle  prit  la  main  qu'il  lui 
offrit  pour  danser,  le  bonheur  qui  brillait  dans 
ses  yeux,  tout  annonçait  un  bonheur  réalisé  , 
une  joie  vive  et  complète  qui  ne  laissait  plus  au- 
cune arrière-pensée  de  chagrin. 

Mais  je  comprenais  aussi  comment  une  con- 
quête si  enviée  avait  dft  lui  être  disputée  ;  com- 
ment le  jeune  prince  avait  pu  oublier  longtemps. 

II  avait  tant  à  penser  !  Je  m'elfrayais  seulement  : 
car  les  visages  des  autres  femmes  exprimaient 
l'envie,  le  dépit,  la  colère,  et  je  devinais 
qu'un  tel  amour  devait  donner  plus  de  craintes 
que  d'espérances. 

Rose  ne  paraissait  i)lus  rien  redouter.  Con- 
duite encore  par  le  prince  au  moment  de  i)asscr 

àtablepourle  souper,  elle  s'arrêta  devant  moi, 
et,  me  désignant  un  jeune  homme  debout  à  mon 
côté,  et  qui  venait  de  la  saluer  :  «  Elénore,  me 
dit-elle,  je  te  présente  monsieur...  «  Oh!  Ga- 
brielle,je  ne  veux  pas,  je  ne  peux  pas  non  plus 
te  dircson  nom,  s'écria  la  jeune  fille  d'une  voix 

^  roublée. 

'     —  Enfla!  c'est  donc  lui!  dit  Gabrielle  en  frap- 


pant ses  petites  mains  l'une  contre  l'autre;  voici 
le  héros  de  ton  cœur  !  Sais-tu  que  j'étais  impa- 
tiente de  le  voir  arriver  ?  Tu  ne  veux  pas  dire 
son  nom?  eh  bien,  soit!  mais  donne-lui-en  un 

au  moins Albert,  Alfred,  Arthur,  Fernandou 

Yves... 

—  Yves  ?  répéta  Elénore  d'une  voix  singu- 
lière. 

—  Pourquoi  pas  ?  ce  nom  est  joli,  simple,  et 
peu  commun  :  moi  je  l'aime  !  ainsi  appelle-le 
Yves...  pour  me  faire  plaisir. 

—  Comme  tu  voudras,  reprit  la  jeune  fille  un 
peu  émue.  Rose  me  dit  donc  :  «  Voilà  mon- 
sieur... Yves...  une  ancienne  connaissance,  que 
je  revois  aujourd'hui  pour  la  première  fois  de- 
puis des  années  de  séparation.  Et,  se  tournant 
vers  lui  :  Je  vous  présente  ma  meilleure  amie, 
monsieur,  lui  dit-elle... 

Il  y  avait  dans  l'inflexion  de  sa  voix  quelque 
chose  d'extraordinaire  qui  me  fit  croire  à  une 
intention  cachée...  Je  ne  te  dirai  rien  deses  traits 
réguliers,  de  sa  belle  taille,  de  ses  manières 
charmantes.  Dès  le  premier  moment,  il  fnt  pour 
moi  beau  comme  celui  qu'on  aime!  c'est  tout 
dire. 

Que  puis-je  t'apprendre  après  cela,  Gabrielle  ? 
Il  vint  dès  le  lendemain  chez  Rose;  nous  le  re- 
trouvâmes dans  le  mon  le,  au  spectacle,  chez 
elle,  presque  chaquejour.  C'était  une  foule  d'é- 
motions nouvelles,  de  j)laisirs  indicibles  dès 
qu'il  était  là!...  il  ne  me  parlait  pas  d'amour; 
mais  il  ne  parlait  qu'à  moi,  c'était  moi  à  qui 
son  bras  était  offert,  qu'il  priait  à  danser,  qu'il 
écoulait  chanter,  qu'il  cherchaitparlout. 

Deux  mois  se  passèrent  ainsi  :  Rose,  toujours 
folle  de  ji  -',  lirillanle  de  parure,  se  montrant  à 
toutes  les  .'êtes,  et  y  étant  toujours  la  plus  re- 
cherchée et  la  plus  entourée;  enfin  c'était  la 
femme  à  la  mode  pour  cet  hiver-là,  grâce  aux 
assiduités  du  jeune  prince...  car  un  amour  de 
prince  est,  à  ce  qu'il  parait,  une  espèce  d'ensei- 
gne qu'on  met  à  sa  beauté  pour  attirer  la  foule. 

Depuis  un  jour  où  elle  lui  avait  montré  dans 
un  bal  un  bouquet  de  roses  qu'elle  tenait  à  la 
main,  en  lui  disant  :  C'est  mon  nom!  le  prince 
témoignait  un  goût  particulier  pour  ces  fleurs, 
et  nous  ne  le  rencontrions  jamais  qu'il  n'en  eût 
une  à  la  main,  ou  à  la  boutonnière.  Tout  le 
monde  le  remarquait,  et  rien  n'était  aussi  public 
(jue  ce  mystérieux  amour. 

Moi,  je  ne  voyais  partout  que  M.  Yves,  et  je 
ne  doutais  pas  que  Rose  ne  désirât  qu'il  en  fûl 
ainsi  ;  pom'lant  je  voulais  enfin  lui  faire  la  con- 
fidence démon  cœur,  et  lui  parler  aussi  du  sien; 
mais,  le  croirais-tu  P  le  tourbillon  dans  lequel 
nous  vivions  ne  me  laissait  pas  un  instant  seule 
avec  elle...  peut-être  aussi  voulait-elle  m'en 
éviter  l'occasion;  car  elle  était  toujours  sortie 
quand  je  la  cherchais  dans  la  matinée,  et,  plus 
tard,  il  y  avait  toujours  du  monde.  J'éprouvai 
donc  une  grande  joie  quand  on  annonça  le  dé- 
part pour  la  campagne,  où  Rose  n'allait  plus 
dcimis  ([uelques  années,  et  où  elle  voulait  celle 
fois  se  fixer  de  très  bonne  heure...  Parmi  les  per- 
sonnes invitées,  était  M.  Yves...  Je  crus  encore 
comprendre  le  projet  de  Rose;  hélas!  mii  chère, 
je  m'étais  trompée  sur  'ont  :  il  n'y  avait  de  vrai 
que  mon  amour. 

—  Comment  cela  ?  demanda  Gabrielle  éton- 
inée;  sais-tu  que  ta  Rose  avec  son  mari,  son 


prince  ,  et  peut-être  encore  l'envie  de  plaire  à 
j  M.  Yves,  me  semble  une  inconcevable  personne 
•  que  je  ne  puis  pas  souffrir?  Je  suis  sûre  que  c'est 
!  elle  qui  a  causé  tous  tes  chagrins. 

—  Ah!  reprit  trislcmcnt  Elénore ,  ce  fut  ma 
faute  et  non  la  sienne.  Rose  n'aima  jamais 
qu'une  seule  personne  ,  qui  ne  l'aimait  plus,  je 
crois;  mais  (|ui  peut  connaître  ce  qui  se  passe 
dans  le  cœur  d'un  homme  ?  Gabrielle,  tu  ne  sais 
pas  qu'il  y  en  a  qui  sont  capables  d'aimer  plu- 
sieurs femmes  à  la  fois. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  possible  ,  dit  naïvement 
Gabrielle. 

—  Cela  s'est  vu  ,  continua  la  jeune  fille  qui 
avait  plus  d'expérience  ,  ou  du  moins  ils  le  di- 
sent à  chacune  avec  autant  de  vivacité,  et  un  air 
aussi  sincère  que  si  cela  était  parfaitement  vrai. 

—  Mais  alors  comment  peut-on  reconnaître 
la  vérité?  demanda  l'enfant  qui  voulait  s'ins- 
truire. 

—  Je  ne  sais  pas  trop  ,  répondit  Elénore  lin- 
certaine  :  mais  M.  Yves  m'avait  Iiien  convaincue 
de  son  amour  sans  parler...  Il  ne  doit  donc  pas 
être  difficile  de  tromper  avec  des  paroles. 

—  Comme  c'est  inquiétant!  se  dit  à  elle-même 
Gabrielle  pensive. 

Elénore  reprit  : 

—  Depuis  quelques  jours  nous  étions  arrivées 
à  cette  terre  ,  et  je  commençais  à  croire  que 
nous  y  serions  encore  plus  rarement  ensem- 
ble qu'à  la  ville.  Déjà  on  attendait  le  jeune 
prince,  et  l'on  préparait  une  fête  ,  pour  le 
surprendre  le  lendemain  à  son  arrivée  ;  il  de- 
vait venir  du  monde  des  environs  ;  la  société  du 
château  s'augmentait  de  quelques  personnes  de 
Paris,  et  le  mari  de  Rose  était  attendu.  Je  pen- 
sai qu'une  fois  ce  surcroît  d'hôtes  installés  ,  il 
me  serait  encore  plus  difficile  de  trouver  un 
instant  pour  parler  seule  à  mon  amie  ,  et  mon 
cœur  éprouvait  un  tel  besoin  de  lui  faire  confi- 
dence de  mon  secret,  que  je  résolus  de  descen- 
dre chez  elle,  le  soir,  dès  que  l'on  serait  retiré. 

La  veillée  se  prolongeait  moins  qu'à  la  ville; 
Rose  l'abrégeait  souvent ,  et  chacun  était  rentré 
dans  son  appartement  à  onze  heures.  Rose  habi- 
tait le  rez-de  -chaussée  du  château,  à  côté  des 
salons  de  réception  ;  moi ,  j'avais  choiii  l'appar- 
tement le  plus  près  du  sien  :  en  effet,  un  petit 
escalier  pouvait  me  conduire  à  toute  heure  dans 
un  boudoir  communiquant  avec  la  chambre  de 
Rose  par  une  porte  vitrée.  Dans  le  projet  que 
nous  avions  fait  les  années  précédentes  d'habiter 
ce  château  l'été,  projet  qui  n'avait  pas  eu  d'exé- 
cution jusque-là  ,  cet  appartement  m'avait  été 
destiné  pour  faciliter  les  bonnes  causeries  inti- 
mes qui  étaient  alors  notre  plus  grand  plaisir. 

Je  me  le  rappelai,  et  je  résolus  d'en  profiter 
au  moins  une  fois,  pour  avoir  avec  Rose  une  ex- 
plication qui  me  semblait  nécessaire. 

La  veille  du  jour  où  le  prince  devait  être  reçu 
au  château,  Rose  abrégea  encore  plus  qu'à  l'or- 
dinaire la  veillée  en  commun;  les  dames  avaient 
des  préparatifs  de  toilette  à  faire  ,  les  hommes 
devaient  aller  de  bonne  heure  le  lendemain  au- 
devant  du  prince.  Chacun  se  retira  dans  sa 
chambre  à  dix  heures  :  j'attendis  jusqu'à  onze 
pour  laisser  à  Rose  lejÊiJUTS  de  donner  ses  or- 
dres de  maitresse,,i*!ff^aistôn|"^  je  descendis 
alors  par  le  petiw^iliiei.y,pefeï^^  que  je  de- 
vais la  trouver^feylêt'ilU'^l^efltrtagerait la 


^  69  — 


oie  que  je  me  promettais  de  ces  instans  de  con- 
lulence.  La  chambre  était  vide  ,  Rose  n'y  était 
]ias...  Je  m'assis  pour  l'attendre,  et  ramassai  ma- 
(liinalement  un  petit  papier  évidemment  tombé 
1  ar  hasard  sur  le  parquet  :  il  était  tout  ouvert  ; 
ces  mots  frappèrent  mes  yeux  : 

«  Le  château  m'est  connu  !  ce  soir  j'entrerai 
»  par  la  petite  porte  du  parc  ,  et  à  onze  heures 
)'  je  serai  près  de  vous  !  » 

Au  moment  où  mes  yeux  étaient  encore  atta- 
chés sur  ce  billet ,  un  léger  bruit  se  lit  à  la  fe- 
nêtre. Mon  premier  mouvement  fut  de  me  dé- 
rober aux  regards  ,  en  rentrant  précipitamment 
dans  le  cabinet,  et  en  poussant  la  porte  vitrée 
qui  me  permettait  de  tout  voir  sans  être  vue ,  la 
chambre  étant  éclairée,  et  le  cabinet  dans  l'obs- 
curité. A  peine  y  étais-je  entrée,  que  la  fenétie 
s'ouvrit  :  comme  elle  était  au  rez-de-chaussée , 
elle  présentait  une  issue  commode  ,  et  le  prince 
entra,  à  mon  grand  étonnement!...  mais  ma 
surprise  s'accrut  bien  autrement,  quand  je  vis 
Rose  arriver  presque  en  même  temps  par  la 
porte  ,  suivie  de  M.  Yves  qui  disait  avec  empor- 
tement : 

—  Je  vous  le  répète  ,  madame,  c'est  lui  que 
vous  alliez  chercher  ! 

Et ,  la  prenant  par  la  main  brusquement,  à  la 
vue  du  prince  : 

—  La  preuve....  s'écria-t-il,  c'estque  le  voilà! 
Rose  jeta  un  cri  douloureux  à  ces  mots,  et  resta 

ensuite  immobile  et  muette...  Les  deux  jeunes 
gens  se  regardèrent  avec  colère  sans  rien  dire. 
Après  quelques  instans  de  silence,  M.  Yves, 
qui  semblait  plus  maître  de  lui,  prit  un  ton 
plein  d'ironie,  en  disant  -. 

—  Puisque  vous  vouliez,  madame,  nous  en- 
voyer demain  matin  au-devant  de  monsieur, 
vous  devez  être  charmée  que  je  puisse  le  rencon- 
trer ici  dès  ce  soir,  et  lui  faire  compliment  sur 
des  succès  dont  vous  ne  m'auriez  peut-être  pas 
chargé  de  le  fïliciter. 

—  O  ciel  !  s'écria  Rose  effrayée  du  ton  inso- 
lent et  moqueur  de  ces  paroles  et  de  l'elîet 
qu'elles  produisaient  sur  le  prince,  songez-vous 
à  qui  vous  parlez  ? 

—  Oui,  madame,  reprit  Yves  encore  plus  dé- 
daigneux; je  sais  très-bien  à  qui  je  parle,  et  je... 

Le  prince  linierrompit  à  ces  mots,  en  disant 
d'un  ton  simple,  quoique  encore  un  peu  ému  : 

—  Vous  parlez,  monsieur,  à  un  jeune  homme 
comme  vous...  qui  croit,  comme  vous,  avoir  le 
droit  d'être  ici,  que  vos  paroles  ont  olfensé,  et 
dont  la  présence  vous  offense  ;  et  ce  jeune  homme 
est  prêt,  monsieur,  i»  vous  en  demander  et  à  vous 
en  rendre  raison;  rien  de  plus  !... 

—  Tiès-bien,  monsieur,  reprit  Yves  d'un  ton 
plus  poli  ;  mais,  souriant  amèrement,  il  .ijouta  ; 
Nous  verrons  maintenant  à  qui  restera  le  champ 
de  bataille... 

Le  prince  était  en  uniforme, il  avait  une  épée; 
Yves  y  porta  les  yeux,  et  dit...  Venez!... 

—  INous  ne  sortirons  jias  dici;  il  y  aurait  du 
danger  pour  vous,  monsieur,  dit  le  prince... 
Avez-vous  des  armes  t* 

— J'allais  au-devant  devons,  monsieur,  répon- 
dit Yves,  quand  j'ai  rencontré  madame  près  de 
la  porte  du  parc  :  j'étais  donc  préparé  à  vous 
recevoir.. . 

A  ces  mots,  il  prit  une  épée  qu'il  avait  posée 
jur  un  fauteuil  en  entrant  dans  la  chambre. 


Rose  voulut  se  jeter  entre  eux. 

—  Restez  donc  tranquille  !  dit  M.  Yves  avec 
dédain;  vous  êtes  notre  témoin. 

Rose,  sans  force  contre  son  mépris,  resta  sur 
un  siège,  anéantie  :  je  vis  l'épée  du  jirince  se  di- 
riger contre  le  cieur  de  celui  que  j'aimais  ;  j'ou- 
bliai tout,  j'entrai  brusquement,  je  me  précipi- 
tai près  de  lui  avec  un  cri  terrible  !...  Chacun 
fut  interdit  de  ma  présence  ;  le  prince  venait 
d'être  blessé  à  la  main  droite,  le  sang  coulait 
abondamment  ;  il  était  impossible  qu'il  tînt  son 
épée,  fet  le  combat  était  fini. 

—  Monsieur,  dit  le  prince,  je  dois  à  la  vérité 
de  déclarer  que,  si  tout  a  dû  me  donner  l'espé- 
rance d'être  bien  reçu  ici  ce  soir,  rien  ne  m'a 
jamais  donné  le  droit  d'y  rester  !...  En  achevant 
ces  mots,  il  sortit. 

Rose  sembla  se  ranimer  un  peu  à  ces  paroles. 

—  Vous  l'entendez?  dit-elle  à  M.  Yves;  je 
n'eus  aucun  tort  envers  vous  !...  et  toi,  Elénore, 
laisse-moi  t'expliquer... 

—  Je  ne  veux  rien  entendre!  m'écriai-je;  je 
sais  tout  !  Ah  !  c'est  alfreux  ! 

Affreux  !  reprit  Rose  avec  une  profonde  dou- 
leur ;  car,  depuis  huit  années,  tout  mon  cœur 
est  à  lui,  à  lui  seul  ! 

Et  elle  désignait  M.  Yves,  qui  parut  plus  sur- 
pris que  touché  de  ces  paroles. 

Ai>rès  deux  années  d'absence,  continua-t-elle 
en  sanglottant,  deux  ans  où  je  l'avais  regretté 
chaque  jour,  il  revint  d'Angleterre  triste  et  dé- 
couragé; il  lui  fallait,  disait-il,  un  peu  de  bon- 
heur pour  supporter  la  vie...  Ah  !  Elénore,  la 
meilleure  leçon  pour  une  jeune  fille,  c'est  d'ap- 
prendre la  vérité,  de  voir  le  monde  tel  qu'il  est  ! 

Moi,  c'était  toute  mon  existence  que  cet 
amour  !  ce  fut  à  peine  pour  lui  une  distraction! 
11  s'affligeait  encore  d'une  position  perdue, 
d'une  carrière  interrompue,  que  sais-je  ?  de 
mille  choses  que  je  ne  comprenais  pas  '...  même 
à  mes  c6lés,  même  avec  mon  amour  !  et  quand 
j'oubliais  tout  pour  lui,  il  regrettait  encore,  il 
s'in(iuiétait  sans  cesse. 

Ueux  années  se  passèrent  ainsi  ;  lui,  toujours 
ennuyé,  moi,  toujours  désolée  et  blessée  de  son 
ennui  !  Des  reproches  et  des  jdaintes  achevèrent 
de  I  éloigner.  C'est  ainsi,  Elénore,  que  finissent 
dans  les  regrets  et  les  humiliations  quelques 
jours  de  lourmens  et  de  troubles  qu'on  appelle 
du  bonheur!...  Lui,  il  chercha  des  plaisirs 
nouveaux...  le  dépit  me  prêta  assez  de  force 
pour  ne  le  pleurer  ([u'cu  secret.  C'est  alors  que 
tu  vins  près  de  moi,  et  toi  seule  as  su  ce  que 
recouvraient  d'amères  douleurs  ces  parures, 
ces  fêtes  et  ces  plaisirs  par  Ics.iuels  je  cherchais 
h  m'étourdir. 

Je  voulus  interrompre  Rose  ;  mais  elle  parlait 
avec  tant  d'emportement,  iiu'ellc  ne  m'entendit 
l>as,  et  qu'elle  continua  malgré  moi,  malgré 
M.  Yves,  qui  restait  interdit  d'une  véhémence  si 
peu  naturelle  au  caractère  de  Rose,  et  que  la 
situation  cruelle  où  elle  venait  de  se  trouver  lui 
avait  setde  donnée. 

—  Elénore,  conlinua-t-cUo,  tu  feu  souviens'.* 
il  y  eut  une  fête  où  il  vint  par  hasard,  où  je  le 
le  présentai,  où  ses  regards  ne  me  quillorent 
pas,  où  jo  crusl'avoirretrouvé  !...  où,  me  voyant 
entourée  et  courtisée  par  la  foule  et  par  les  hom- 
mes les  plus  èlégans  ,  par  le  jeune  prince  dont 
toutes  ciiviaicul  l'hommage,  il  sembla  revenir  à 


moi!...  Enfin,  que  te  dirai-je?  j'espérais  de  II 
vanité  ce  que  je  n'attendais  plus  de  l'amour  ;  j(! 
voulus  que  ma  tendresse,  dont  il  ne  se  souciait 
plus  en  secret,  fût  encore  cherchée  par  lui  en 
public,  qu'il  y  mit  de  l'orgueil,  que  mes  succès 
I>ussent  llatter  son  amour-propre  !  Je  souhaitai  s 
avoir  encore  des  sacrifices  à  lui  faire  pour  payer 
son  retour!...  Que  veux-tu?  quand  on  sent 
qu'on  s'égare,  et  qu'on  se  perd,  on  prend  tous  les 
chemins  qui  se  présentent  ;  on  essaie  de  toutes 
les  routes  que  l'on  rencontre  ;  onvoudrait  attein- 
dre le  but  à  tout  prix!  Je  ne  raisonnais  plus,  je  ne 
voyaisplus,  je  voulaisle  ramener  près  de  moi!... 
et  pour  cela  tous  les  moyens  mesemblaientbons, 
toutes  les  folies  me  semblaient  raisonnables  ! 

Ah!  tu  l'as  vu  comme  moi,  Elénore,  il  était 
lîi'...  il  était  revenu  !  je  le  trouvais  chez  moi,  je 
le  rencontrais  dans  tous  mes  plaisirs...  il  parais- 
sait occupé  des  assiduités  du  prince...  il  vient 
de  s'en  offenser...  Il  m'aime  donc  encore,  puis- 
qu'il est  jaloux  !...  Je  n'ai  plus  qu'à  le  convaincre 
que  sa  jalousie  était  le  seul  but  que  je  poursui- 
vais; que  si  ma  folie  a  donné  des  espérances  à  ua 
autre,  je  ne  voulais  pas,  je  ne  pouvais  pas  les 
réaliser,  car  je  n'ai  jamais  aimé,  je  n'aimerai 
jamais  que  lui. 

A  ces  mots,  qu'elle  m'adressait  pour  convain- 
cre un  autre,  car  toutes  ces  paroles  étaient  dites 
devant  lui,  moi,  dont  elles  enlevaient  tout  l'es- 
poir, dont  elles  détruisaient  toutes  les  illusions, 
je  ne  pus  m'empêcher  de  m'écrier  malgré  moi  : 
Ah  !  pourquoi  ne  me  l'ivais-tu  pas  dit  ?  pour- 
quoi sacrifiais-tu  jusqu'au  bonheur  de  ton 
amie  ? 

Je  ne  puis  te  dire,  Gabrielle,  quel  effet  pro- 
duisirent ces  paroles  qui  s'échappèrent  avec 
amertume  de  mon  tueur..;  Oh  !je  ne  me  trompai 
point  alors  !  non  !  elleétait  réelle  la  joie  qui  bril- 
la dans  les  yeux  de  M.  Yves  !  c'était  une  expres- 
sion de  bonheur,  un  mouvement  involontaire  de 
plaisir,  qui  lui  fit  répondre  vivement,  en  s'ap- 
prochant  de  moi  et  en  me  prenant  les  mains  : 

—  Serait-il  vrai,  vous  m'aviez  deviné?  vous 
partagiez  mon  amour  ? 

—  Quel  bonheur  !  s'écria  Gabrielle  en  embras- 
sant Elénore  avec  transport;  c'est  toi  qu'il  aime!... 
Ah  !  c'est  bien  à  lui,  c'est  un  honnête  homme  !  Et 
tu  pourras  lui  promettre  mon  amitié,  aussitôt 
que  vous  serez  mariés...  car  je  parie  maintenant 
•lue  les  obstacles  vont  venir  de  cette  femme  que 
je  déteste  puisqu'elle  t'a  fait  du  chagrin  !  Mais 
il  faudra  que  nous  en  triomphions  !  Je  t'aiderai, 
c'est  mon  droit,  tu  es  mon  amie;  est-ce  qu'on 
aime  une  personne  pour  autre  chose  que  pour  la 
rendre  heureuse  ?  il  faudra  bien  que  tu  le  soi». 

Elénore  sourit  tristement  de  la  vivacité  naïve 
et  bonne  de  Gabrielle,  et  continua  : 

—  Te  dire,  ma  chère  amie,  ce  que  le  cœur  de 
cette  femme,  ulcéré  depuis  si  longtemps,  éprouva 
dece  nouveau  malheur  inattendu,  est  impossible. 
-Si  j'en  juge  par  la  souffrance  qui  parut  sur  son 
visage,  par  les  impressions  di>  erses  qu'on  put  y 
lire,  son  àme  ressentit  une  telle  douleur,  que 
je  ne  fus  pas  maîtresse  d'un  mouvement  de  pitié; 
mais  son  mal  ne  s'exprima  plus  par  des  paroles. 
Elle,  qui  avait  trouvé  tant  de  mots  passionnés 
pour  l'amour  qui  espérait  encore,  resta  muctie 
iloant  ledéses|>oir.  ou  les  mots  lui  semblèrent 
Inipuissaiis  pour  exprimer  sa  pensée.  In  geste 
nidiciblc,  dont  rien  ne  peut  donner  luie  idie 


—  70  — 


précise,  iiileiTogea  seul  celui  devant  qui  Rose 
paraissait  maintenant  trembler  : 

—  F.st-il  donc  vrai  que  vous  ne  m'aimiez  plus? 
semldait  demander  énerjjiquement  le  gesle 
muet  qui  disait  tant  «le  chose-. 

M.  Yves  hOsila,  puis  rc^pontlit  avec  douceur  : 
-^  Ma  vie...,  livri'c  depuis  longtemps  à  de 
grandes  dissipations,  ne  m'offrait  rien  qui  res- 
scmblAl  aux  douces  et  tendres  impressions  que 
j'éprouvais  envoyant  votre  amie...  vous  m'atti- 
riez vous-même  auprès  d'elle...  et, sans  projets, 
sans  espérances,  je  cédais  au  charme  puissant  de 
l'innocence  et  de  la  beauté,  voilà  tout  ! 

Rose  voulut  parler,  demander  raison  de  celte 
jalousie  qui  avait  ajouté  àson  erreur  :  du  moins 
je  crus  la  comprendre,  et,  lui  aussi,  il  interpréta 
de  même  quelques  mots  inarticulés  (pii  s'écliap- 
paient  de  ses  lèvres  pâles  et  tremblantes  ;  car  il 
reprit  : 

—  Il  y  avait,  madame,  tant  d'affectation 

Pardonnez-moi  d'oser  rappeler  ici  toute la 

vérité,  dit-il  en  s'intcrrompant.  Eu  ce  moment 
M.  Yves  semblait  autant  craindre  d'olïenser  Rose 
qu'il  avait  eu  l'air  de  chercher  à  l'irriter  quel- 
ques instans  auparavant;  son  ton  était  gracieux 
et  plein  de  respect...  l'amour  qu'il  ne  partageait 
plus  lui  inspirait  autant  de  pitié  (jue  la  coquet- 
terie et  l'inlidélité  qu'il  avait  soupi;onnées  lui 
causaient  avant  de  dédain  et  de  mépris...  11  y 
avait  dans  la  vérité  de  la  passion  de  Rose  quelque 
chose  qui  imposait... 

—  Oui,  madame,  continua-t-il  de  ce  ton  doux 
et  bon...  je  voyais,  je  croyais  voir  del'affectation 
à  me  condamner  sans  jiilié  h  un  rôle  ridicule  ;  à 
me  retenir...  pour  me  rendre  témoin  de  votre... 
empressement...  pour  un  autre...  Je  croyais... 
Pardonnez...  Et  il  hésitait  à  chaque  mot,  sem- 
blant craindre  de  l'olîenser  et  de  l'affliger. 

Je  croyais,  dit-il,  que  les  reproches  adressés 
par  vous... à  mon  inconstance...  cesseraient  en- 
fin quand  j'acquerrais  devant  vous  la  preuve  de 
la  vôtre.  Convenez  que  ma  surveillance  a  dû  un 
moment  se  croire  bien  inspirée...  que  j'ai  pu 
dosuer  delavérité...  et  oublions  l'un  et  l'autre, 
madame,  ce  qui  peut. ..dans  tout  cela  avoir  blessé 
votre  cœur  et  le  mien.  Je  quitte  ù  l'instant  le 
château...  il  est  probable  que  nous  ne  nous  re- 
verrons plus...  nos  entrevues  n'offriraient  rien 
d'aijréable  ni  pour  vous... 

Sou  regard  me  chercha,  puis  il  salua  profon- 
dément... Je  ne  l'ai  plus  revu. 

—  Comment  cela:*  demanda  vivement  Ga- 
brielle. 

—  Ro5e  tomba  sans  connaissance  à  mes  pied.s, 
et  ne  revint  à  elle  qu'avec  une  lièvre  ardente  qui 
mit  sa  vie  en  danger  pendant  plusieurs  jours; 
les  létes  n'eurent  pas  lieu;  la  société  (juitla  le 
château.  Le  monde,  dit-on,  parla  beaucoup  de 
cette  nuit  funeste  où  chacun  i)ourtant  était  inté- 
ressé au  secret;  mais  rien  n'échappe  à  la  mali- 
gnité. Seulement,  dans  ce  qui  devrait  rester 
mystérieux,  comme  on  ne  sait  jamais  au  juste 
les  détails,  chacun  les  arrange  àson  gré,  et  l'on 
fait  du  récit  d'un  malheur  secret  mille  récits  pu- 
blics [dus  bizarres  les  uns  ([ue  les  autres. 

Cependant,  dés  que  la  fièvre  laissait  à  Rose  la 
possibilité  de  reconnailre  ce  qui  l'entourait,  ses 
yeuxse  portaient  sur  moi  avec  tant  de  colère  et 
de  soulirance,  et,  dès  qu'elle  fut  un  peu  mieux, 
Jsnt  de  trouble  et  d'agitation  continuèrent  à  la 


toiu-mentcr  à  ma  vue,  (pie  je  lui  exprimai  le 
désir  de  la  quitter.  Elle  accueillit  si  vite  celte 
idée,  annonça  si  promptement  à  M.  Simon  ma 
volonté  de  retourner,  au  moins  pour  (pielque 
temps, dans  celte  maison,  et  mit  tant  d'ciiques- 
sement  à  me  facililerles  moyens  d'y  rentrer,  que 
je  me  retrouvai  ici  avant  d'avoir  '^u  le  temps  de 
réfléchir  que  j'y  rapporterais  des  chagrins  et 
des  regrets  qui  rendraient  la  solitude  bien  diffi- 
cile à  supporter. 

— El  depuis  trois  mois  ,  Elénore,  dit  Gabrielle 
avec  intérêt,  tu  n'as  pas  cherché  à  savoir  ce  qu'il 
devenait?  N'as-tu  conlié  tes  regrets  à  personne? 
N'as-tu  pas  demandé  conseil  à  M.  Simon  ? 

— Hélas  !  reprit  Elénore, que  pouvais-je  faire  ? 
Celui  que  je  regrette  n'avait-il  pas  appris  qu'il 
était  aimé?  Ne  sait-il  pas  que  je  suis  libre  ?  Ne 
l)0uvait-il  pas  me  chercher  s'il  m'eût  aimée  réel- 
lement ?  Ah  !  je  connais  assez  le  monde  pour  sa- 
voir tout  mon  malheur  !  Les  hommes  attachent 
peu  d'importance  à  notre  destinée  ;  s'ils  se  ma- 
rient ,  c'est  pour  une  fortune  ,  une  position  , 
pour  mille  choses  où  la  femme  qu'ils  épousent 
n'entre  pour  rien. 

—  C'est  peut-être  la  faute  des  femmes ,  dit  en 
souriant  Gabrielle. 

Madame  Ancelot. 


TTlXa  IIESTAITHATIOIT 

EN 

PILlSll  MIS. 

J'élais  couché  au  pied  des  montagnes  dont 
Maaseille  se  fait  une  ceinture,  et  je  vais  vous 
dire  paroi»  l'on  y  parvient.  Vous  me  suivrez  et 
vous  m'écouterez ,  car  ce  n'est  pas  de  moi  que 
je  vous  parlerai,  pauvre  rêveur  qui  n'ai  rien  à 
vous  couler  de  mon  passé,  si  ce  n'est  que  j'ai- 
mais à  en  pleurer  les  nuits  d'été,  et  la  mer  où 
j'aurais  peut-être  défié  Ryrou  s'il  avait  voulu  ne 
se  mesurer  avec  moi  que  comme  nageur. 

J'ai  à  vous  parler  d'un  grand  de  la  terre,  d'un 
roi, et  d'un  grandroi,caril  futbien  mallieureux: 
il  était  exilé. 

Et  tandis  que  je  regardais,  étendu  sur  le  sable, 
(anlùt  le  ciel  et  tantôt  la  mer,  sans  oser  me  dire 
quel  ravissement  plus  grand  j'éprouvais  pour 
l'un  que  [lour  l'autre,  j'entendis  le  boin-donne- 
,  ment  mélancolique  d'un  cornet  à  bouquin.  C'est 
un  lierger,  me  ilis-je,  qui  rentre  au  village,  et 
ma  suave  tristesse  reprit  son  cours.  Je  ne  me 
préoccupai  pas  autrement  de  ce  bruit  dans  la 
montagne. 

Je  m'enveloppais  à  peine  dans  mon  assoupis- 
sement, quand  je  crus  distinguer  à  quelques 
loises,  sur  la  surface  de  l'eau,  une  voile  blanche, 
une  lueur  agitée.  J'arrêtai  mon  attention. 

Mais  le  son  du  cornet  la  détourna  de  nouveau; 
cette  fois  le  bruit  était  plus  près  de  moi,  il  tour- 
nait autour  de  la  place  où  j'étais  avec  tant  de 
précision,  que  je  supposai  que  le  berger  cher- 
chait un  cliennn  dans  la  colline  pour  arriver  au 
bord  de  la  mer. 

En-me  levant  pour  juger  de  la  vraisemblance 
de  ma  supposition,  je  m'assurai  que  la  lueur 
aperçue  sur  les  Dois  était  une  barque  de  pêcheur 
catalan.  Célail  un  bateau  long  et  eflilé  comme 
un  poisson-épée,  avançant  à  la  rame,  car  l'air  * 


n'était  pas  assez  ému  pour  gonfler  la  plus  faibU 
voile. 

Je  me  mis  sur  pied;  le  berger  était  derrière 
moi,  elle  bateau  s'ensablait  au  même  instant. 

—  lionne  nuit,  (iervaisy  ! 

—  lionne  nuit,  Mateo  ! 

Gervaisy  était  le  berger  ;  Mateo,  le  pécheur.  Je 
compris  que  c'était  une  rencontre  ;  le  cornet  à 
bouquin  était  le  signe  de  rappel. 

Ils  se  touchèrent  la  main  après  m'avoir  salué. 
Seraient-ce  des  contrebandiers?pcnsai-je;  ont-ils 
profilé  d'une  nuit  aussi  claire  pour  faire  leur 
coup  ?  Je  croyais  les  contrebandiers  plus  adroits. 

—  On  dirait  que  nous  en  sommes,  me  dit  en 
mauvais  français  le  pêcheur  Matéo. 

—  Ma  foi,  oui,  répondis-je.  Ce  bateau  que 
vous  montez...  ce  panier  qu'a  votre  camarade, 
le  berger... 

—  Ce  panier  contient  des  fruits,  me  dit  le 
berger,  des  raisins,  des  figues,  quelques  poi- 
gnées d'amandes. 

—  Et  le  bateau  ne  porte  que  des  rougets  et 
des  sardines,  ajouta  le  pêcheur  en  me  prenant 
par  la  main  pour  m'aider  à  sauter  dans  sa  cale, 
pleine  en  effet  de  menus  poissons  péchés  dans 
la  soirée. 

—  C'est  pour  loi,  Mateo.  Le  berger  déposa 
dans  le  bateau  la  corbeille  de  fruits  qu'il  venait 
de  me  montrer. 

—  Et  ceci  pour  toi,  (ïervaisy,  répliqua  le  pê- 
cheur en  posant  sur  les  mains  calleuses  du  ber- 
ger un  petit  panier  en  roseaux  rempli  de  pois- 
sons encore  tout  frétillans  dans  l'algue  qui  leur 
servait  de  lit. 

—  Vous  voyez  que  nous  ne  sommes  pas  préci- 
sément des  contrebandiers,  me  dit  I\laleo  d'un 
air  qui  pouvait  signifier  :  —  mais  je  pourrais 
l'être  à  la  rigueur.  Et  je  le  croyais  sur  parole,  en 
voyant  sa  figure  ovale  et  brune  comme  une  olive 
à  la  fin  de  la  saison;  à  l'aspect  de  ses  membres, 
aussi  fins  que  ceux  d'une  goélette  aniéiicaine,  à 
son  œil  catalan,  noir  et  vit,  à  sonnez  d'oiseau  de 
mer. 

—  Vous  n'êtes  pas  un  contrebandier  aujour- 
d'hui. 

— Aujourd'hui  !...  Ce  mot  laissa  voir  les  denti 
de.Maleo.  Il  avait  souri. 
Il  reprit  : 

—  Nous  sommes  deux  vieux  amis,  Gervaisy  et 
moi. 

—  Pas  mal  vieux,  dit  le  berger;  et  il  ajouta  : 
Moi  plus  vieux  ipie  loi,  Mateo.  J'ai  eu  quarante- 
trois  ans  à  Noèi,  tu  n'en  as  pas  quarante. 

—  Je  vois  que  vous  avez  été  élevés  ensemble 
dans  ce  pays-ci.  Vous  y  êtes  peut-être  nés  Ions 
les  deux? 

—  Non,  me  répondit  le  pêcheur.  Mon  pay« 
est  Sl-Feliu,  en  Catalogne;  mais  je  suis  venu  en 
Provence  à  cinq  ans;  Gervaisy,  lui,  il  est  né  à 
Sainte-Marguerite,  à  trois  lieues  d'ici.  N'est-pas, 
Gervaisy  ? 

Au  lieu  de  répondre,  Gervaisy  se  mit  à  sonner 
du  cornet,  dans  le  but,  je  présume,  de  rallier 
plus  i)rès  de  la  mer  les  moutons  qu'il  avait  lais- 
sés dans  la  montagne.  Après  avoir  sonné,  il 
écouta  et  nous  limes  silence.  Puis  nous  enten- 
dimes  des  bêlemens  lointains  et  des  tintemeiis 
dans  l'air.  Le  commandement  du  berger  était 
parvenu  au  troupeau.  Lt  le  chien  ((ui  était  aussi- 
tôt venu  se  ran^ier  sous  les  plis  du  manteau  du 


—  T1  ~ 


berger  confirmait  l'exactilude  avec  laquelle  on 
avait  obéi. 

Le  berger  fit  sijjne  au  chien  (le  se  coucher  à 
ses  pieds.  Mateo  avait  dit  au  mousse,  qui  avait 
fini  il'égoutler  le  bateau  et  de  ployer  les  lilels,  de 
se  reposer  et  île  dormir  s'il  en  avait  envie.  Et  le 
mousse  et  le  chien  dormaient  déjà. 

Que  la  mer  était  belle  !  ne  la  reverrai-je  donc 
plus  ! 

—  Nous  sommes  deux  vieux  amis,  répéta  Ma- 
léo  avec  Téncrgiquc  concision  d'un  Espagnol 
pour  qui  un  pareil  aveu  n'est  pas  une  protesta- 
tion frivole.  Gervaisy  et  moi  nous  nous  sommes 
connus  ici  il  y  a  vingt  ans. 

Vingt  ans,  alKrma  le  berger  qui  s'était  accrou- 
pi sur  le  sable  à  la  place  que  j'occupais  aupara- 
vant, tandis  que  Mateo  et  moi  étions,  lui  d'un 
côté,  moi  de  l'autre ,  assis  k  la  proue  à  demi  en- 
sablée de  son  bateau. 

—  Nous  étions,  Gervaisy  et  moi,  dit  Màleo 
avec  la  lenteursolennelle  des  conteurs  d'Orient, 
que  rien  ne  liAte  dans  leur  récit,  car  ils  savent 
que  les  nuits  sont  longues  et  que  la  mort  est  au 
bout  de  tout; —  nous  étions  moi  et  Gervaisy 
tous  deux  attachés  au  service  du  roi  d'Espagne, 
Charles  IV,  —  Dieu  ail  son  âme  I 

Mateo  (>ta  son  bonnet  de  laine  rouge  et  regarda 
le  ciel.  Gervaisy  mit  à  profit  ce  temps  donné  par 
Mateo  h  un  souvenir  religieux,  pour  dégager  du 
ruban  de  son  chapean  de  berger  un  vestige  de 
jiipe,  vieux  volcan  enfumé.  11  la  bourra  avec 
son  large  pouce  tant  et  si  longtemps  cjuc  je  fus 
étonné  de  ue  pas  la  voir  éclater.  11  i>arail  qu'ils 
se  connaissaient  de  lougue  date,  elle  et  lui.  Mon 
second  étonnement  fut  de  voir  comment  il  s'ar^ 
rangeait  pour  la  placer  dans  sa  bouche.  La  pipe 
n'avait  littéralement  pas  de  (uyau  sensible  à 
l'ceil,  et  le  nez  du  berger  était  fort  long  et  fort 
incliné  vers  ses  lèvres,  excessivement  rentrées. 

Pendant  quelques  minutes,  il  la  tint  entre  ses 
doigts,  attentif  au  récit  de  Mateo,  qui  avait  re- 
pris ainsi  : 

—  Nous  étions  attachés,  moi  et  Gervaisy,  au 
service  du  roi  d'Espagne,  Gervaisy  conune  ber- 
ger, moi  comme  fournisseur  de  poissons. 

Ce  mot  de  berger  rappela  à  la  mémoire  de 
Gervaisy  qu'il  avait  des  moutons  aux  environs, 
et  de  sensation  en  sensation  réperculée,  il  porta 
de  nouveau  le  cornet  à  bouquin  à  ses  lèvres  cl 
sonna  sans  se  déranger.  Le  chien  secoua  un  peu 
les  oreilles,  mais  comprenant  qu'on  n'en  voulait 
passérieuseuient  à  son  sommeil,  il  se  reiulormit. 

—  C'était  un  bon  roi,  dit  Mateo  avec  un  ho- 
chement de  tète  bien  plus  significatif  qu'une  his- 
toire morale  et  philosophi<iuc  delà  décadence 
de  la  monarchie  espagnole. 

—  Un  lier  homme!  ajouta  le  berger  après 
avoir  posé  sa  pipe  siu- le  sable  et  en  battant  le 
briquet.  11  vous  tuait  les  perdrix  au  vol  couime 
personne.  S'il  était  faible,  on  chargeait  son  fu- 
sil et  il  lirait;  s'il  était  malade,  il  chassait  dans 
son  fauteuil;  s'il  ne  pouvait  pas  marcher,  nous 
le  prenions  dans  les  bras,  Maleo  et  moi,  et  il 
chassait  encore  sur  nos  lOles;  et  il  ne  manquait 
jamais! 

Interrompu  par  Gervaisy,  Maleo  avait  pris  du 
tabac  fin  dans  sa  poche,  roulé  du  papier  d'al- 
coy  sur  sacuisseet  confectionne  un  cigarctlo  de 
véritable  origine. 


La  pipe  et  le  cigaretlo  étant  allumés,  .Maleo 
continua  : 

— Voilà  comment  mon  camarade  et  moi  avons 
fait  connaissance,  ici,  dans  la  propriété  du  roi 
d'Espagne  où  nous  sommes. 

Et  le  marin  et  le  berger  se  mirent  à  fumer. 
La  phrase  de  Maleo  resta  suspendue. 

Un  hasard  comme  l'histoire  les  aime  a  con- 
servé à  la  propriété  magnifique  à  l'extrémilé  de 
a  quelle  nous  étions,  le  berger,  Mateo  et  mol,  le 
nom  de  campagne  du  roi  d'Espagne,  quoitju'elle 
ait  fait  retour  d'abord  au  premier  propriétaire, 
fort  peu  roi,  je  présume,  et  plus  tard  à  une  suc- 
cession de  négocians,  insoucieux  acquéreurs  de 
cette  splendide  relique.  Aucun  de  nos  châteaux, 
si  beaux  du  reste,  qui  environnent  Paris,  ne 
peut  être  comparé  à  celui  qu'occupa  le  roi  d'Es- 
pagne, Charles  IV,  pendant  son  exil  en  Provence 
où  il  trouva,  en  compensation  d'une  couronne 
perdue,  la  santé  que  les  chagrins  lui  avaient 
ôlée.  C'est  un  jardin  de  Malte,  un  palais  embau- 
mé comme  on  en  voit  aux  eaux  douces  d'Asie, 
visa  vis  Constanlinople.  Pour  sol  un  sable  doux 
et  tamisé,  â  marcher  nus  pieds  sans  éprouver  la 
moindre  gène;  pour  horizon  et  pour  mur  d'en- 
ceinte un  arc  de  montagnes  dont  les  premiers 
pins  qui  les  couvrent  sont  dans  la  propriété 
même,  et  dont  les  derniers  n'ont  à  l'œil  qui  les 
voit  trembler  et  folâtrer  que  la  grosseur  d'une 
touH'e  d'herbe;  pour  limite  ouverte  aux  regards 
la  mer,  la  Méditerranée,  l'iramensiié  verte;  |)our 
dôuie  le  ciel  des  Antilles,  chaud  etaéré,  |)resque 
jaune  l'éléj  tant  l'odeur  du  genétle  remplit  avec 
abondance  sous  un  soleil  qui  dilate  les  pierres. 
Ce  n'est  pointcetteprodigaliléd'eaude  nos  cam- 
pagnes du  nord,  qui  n'en  ont  que  trop  pourles 
baigner  ;  mais  c'est  une  eau  fine,  vive  comme  un 
serpent,  rubaunée,  fraiche  à  briser  les  dents  sans 
être  crue  ou  dure  aux  lèvres,  enivrante  à  voir 
dans  le  creux  des  rochers  ou  dans  le  vase  de 
cristal,  et  qui  est  aux  autres  eaux  ce  que  le  vin 
de  Champagne  est  aux  autres  vins.  C'est  une 
eau  de  Champagne.  Cette  eau  limpide  et  rare 
emplit  dans  cette  propriété  des  bassins  de  mar- 
bre cachés  sous  des  platanes,  et  rompt  de  sa 
Iraichcur  l'ardeur  de  l'atmosphère,  les  après- 
midi  d'automne,  quand  le  soleil  a  flétri  dans  la 
journée  et  lait  ployer  les  arlires  et  les  Heuis.  Et 
tics  orangers  partout  daus  les  allées,  des  myrtes 
autour  des  orangers,  et  des  oliviers  dans  la 
plaine.  L'olivier!  cet  arbre  grec,  dont  l'ombre 
eslgreci|ue,  sévère  et  poéti(iue,  et  dont  le  mur- 
mure régulier  peut  être  scandé  comme  une  ode 
il'Anacréon.  Admirable >illa  où  le  palmier  et  le 
citronnier  viendraient  s'ils  pouvaient  prévoir 
comme  ils  y  seraient  bien  !  Si  ce  n'est  pas  l'ilalie 
plus  chaude,  et  l'Orient  plus  impétueux,  c'est 
ce  qui  y  ressemble  le  plus  et  le  mieux.  L  Europe 
n'est  i)lus  là  si  ce  n'est  pas  l'Afrique.  Et  que  d'au- 
tres beautés  n'olïre-'.-elle  pas  i*  mais  conunenl 
en  parler  après  avoir  dit  que  la  mer  se  montre 
au  bout  de  chaque  longue  allée,  et  si  bien  que 
t-anl(\l  c'est  un  pommier  qui  empêche  de  voir  un 
brick  «lui  revient  des  Indes  à  toutes  voiles  et 
lanlol  c  est  une  goêleiie  (jui  passe  ;i  travers  les 
feuilles  d'un  acacia  en  Heurs. 

—  El  il  chassa  tant,  poursuivit  Gervaisy,  qu'au 

bout  de  deuxans,  il  avait  retrouvé  ses  jambes  cl 
syucslomac.  Voyez-vous  d'ici  celle  ligne  blanche 


dans  la  pinède?  la  lune  vous  la  montre  comme 
en  plein  jour. 

—  Je  crois  la  voir,  répondis-je  au  berger. 

—  C'est  un  mur  qui  avait  été  élevé  sur  les  ro- 
chers, afin  que  le  roi  pût  s'appuyer  quand  il 
était  fatigué  au  milieu  de  la  chasse.  A  mesure 
que  ses  forces  revenaient,  on  allongeait  le  mur. 

—  Il  est  d'une  belle  longueur,  interrompis-je. 

—  C'est  que  le  roi  Charles  IV  avait  fini  par 
se  bien  porter. 

La  figure  du  Catalan  Mateo  s'épanouissait  pen- 
dant que  le  berger  rappelait,  avec  des  pauses 
commandées  par  le  jet  de  la  fumée  du  tabac,  ces 
lambeaux  de  l'histoire  privée  du  malheureux 
Charles  IV  d'Espagne,  exilé  par  Napoléon  qui  ne 
savait  pas  encore  ce  qu'était  l'exil. 

Gervaisy,  ayant  consommé  sa  pipe,  souSIa  de 
nouveau  dans  son  cornet,  et  nous  entendîmes 
immédiatement  le  bêlement  des  moulons  et  le 
bruit  argentin  des  sonnettes. 

—  Minuit  bientôt,  dit  Mateo,  en  regardant 
l'ombre  des  montagnes  projetée  sur  la  mer. 

—  Pas  encore,  dit  le  berger  en  fixant  ses  yeus 
sur  une  étoile  qui  descendait  à  l'occident.  Il 
s'en  faut  d'un  quart. 

—  Avec  un  si  beau  bassin  au  bout  de  sa  pro- 
priété, est-ce  que  le  roi  ne  se  livrait  jamais  au 
plaisir  de  la  pèche  P  il  n'aimait  peut-être  pas  la 
pèche  '.' 

Après  ma  question,  le  Catalan  et  le  berger  se 
regardèrent  pendant  quelques  minutes. 

Gervaisy  ne  répondit  pas ,  mais  Mateo  laissa     a 
tomber  un  oui  bref  accompagné  d'un  soupir.         ^ 

—  Au  fait,  ajouta-l-il  en  trempant  le  bout  de 
ses  pieds  dans  Icau,  et  comme  un  homme  triste 
et  distrait,  tout  cela  est  mort  comme  le  vent  de 
cette  nuit.  N'est-ce  pas,  Gervaisy? 

—  Ah  !  mon  Dieu  oui ,  .Mateo. 

— El  c'était  par  une  aussi  belle  nuit  que  celle- 
ci,  ajouta  Mateo  le  pêcheur;  une  mer  unie 
comme  la  main,  une  lune  ronde  et  blanche 
comme  un  écu  neuf,  et  un  vent  d'enfer,  à  pous- 
ser des  coquilles  de  noix  en  .Amérique. 

—  Je  m'en  souviens ,  atfirma  le  berger  en  ra- 
clant avec  son  couteau  la  corne  torse  et  huileuse 
dans  laquelle  il  soufilail. 

—  Vous  vous  souvenez  sans  doute  tous  deux 
en  ce  moment  de  quelque  grande  pêche ,  de 
quelque  promenade  sur  l'eau  où  se  trouvait  le 
roi  ?  Vous,  \ous  éliez,  je  prwume,  le  patron  de 
barque  '.' 

—  Je  n'étais  pas  le  patron  de  la  barque,  car 
j'étais  Irop  jeune  alors,  mais  c'était  mon  ]>ère 
qui  lélail.  Moi,  j'étais  novice  abord. 

—  .\  bord  de  quoi  i* 

Sans  me  répondre,  le  Catalan  frappa  du  talon 
le  bateau  à  la  proue  duquel  lui  et  moi  nous 
étions  assis.  Je  compris. 

—  Le  roi  Charles  IV,  rcpris-je,  monta  donc 
cette  barque  la  nuil  de  celte  pêche. 

Et  allâtes-vous  loin  ?  1res  loin? 

Un  rire  aussi  mélancolique  qu'expressif  écarta 
les  lèvres  brunes  de  >l.ileo. 

Le  berger  eoniinuail  à  polir  avec  ton  couteau 
son  cornet  â  bouquin. 

—  ^ oyez-vous  celle  belle  étoilclà-bas? 

—  Oui ,  Mateo. 

—  Plus  loin .  TOUS  en  distinguez  aussi  troij 
dans  la  même  direction  ;' 

—  Parfaitement  :  elles  sont  sur  .Marseille, 


—  72  — 


—  A  peu  près. 

—  Vous  voulez  me  désigner,  dis-je ,  le  village 
des  Catalans. 

Tn  signe  de  tôle  de  Mateo  m'apprit  que  je 
ne  me  trompais  jias. 

Si  l'on  sY'tonnait  delà  lenteur  de  nos  propos, 
on  oublierait  que  la  conversation  était  soutenue 
par  un  berger  et  un  Espagnol.  Des  hommes  so- 
litaires comme  les  bergers  sont  solires  de  paro- 
les ,  et  les  Espagnols  ont  des  heures  de  silence 
comme  les  Orientaux,  surtout  quand  le  vent,  et 
il  n'y  en  avait  pas  un  brin ,  n'exalte  pas  les  tou- 
ches subtiles  de  leurs  nerfs.  D'ailleurs  j'avais  in- 
finiment plus  d'intér(*t  à  les  écouter  qu'ils  n'en 
avaient  îi  parler.  Parfois,  îi  leurs  visages  grecs, 
à  leurs  airs  de  tête  silencieux,  à  leurs  costumes 
sauvages,  et  h  considérer  le  lieu  où  nous  étions, 
je  me  croyais  en  Arcadie,  au  temps  des  bucoli- 
ques et  des  églogues. 

—  Je  suis  presque  né  là-bas,  au  village  des 
Catalans,  reprit  Mateo. 

Le  village  que  m'indiquait  le  pécheur  m'était 
parfaitement  connu.  C'est  une  bourgade  de  la 
Catalogne,  fondée  au  fond  du  golfe  de  Provence, 
mais  une  bourgade  espagnole  avec  sa  langue , 
ses  mœurs  maritimes,  ses  coutumes  et  toute  sa 
physionomie  extérieure  et  morale.  Ils  sont  c(uinze 
cents  ou  deux  mille  habitans,  tous  pécheurs, 
tous  passant  un  tiers  de  leur  vie  en  Espagne,  un 
autre  tiers  en  Provence,  dans  leur  seconde  pa- 
trie ,  l'autre  tiers  entre  la  Provence  et  l'Espa- 
gne, c'est-à-dire  sur  la  mer.  Intrépides  matelots, 
en  vingt  heures  souvent  ils  visitent  l'Espagne  et 
relournent  en  France.  La  mer  est  le  jardin  con- 
tign  à  leurs  deux  propriétés.  Leur  fortune  est 
la  pêche;  leur  ressource  un  filet  ;  leur  mise  de 
fonds  un  bateau,  leur  e.'ipoir  le  vent.  Avec  cela , 
ils  ont  du  pain  de  France  et  du  vin  d'Espagne, 
du  poisson  qui  frétille  encore  dans  la  poêle,  des 
femmes  souples  comme  un  jonc  et  déliées  comme 
un  fuseau ,  et  le  soir ,  sur  leurs  portes  ,  d'éter- 
nels boléros  joués  sur  des  guitares  de  Malaga. 

—  In  jour,  poursuivit  Mateo,  mon  père  dit  à 
ses  neveux  et  cousins  :  — J'ai  à  vous  parler.  Ve- 
nez ce  soir  après  la  veillée.  J'aurai  du  tabac,  des 
oranges  et  du  vin  du  pays.  —  Entendu  !  répon- 
dirent les  cousins.  Aucun  ne  manqua.  Les  fem- 
mes dormaient  et  leurs  enfans  dormaient  sur 
leurs  genoux.  On  fuma,  on  but,  on  fuma  encore. 

J'étais  là  aussi,  mais  je  ne  disais   rien  ;  tiop 
jeune  encore  pour  ilire  mon  avis,  assez  raison- 
nable cependant  pour  être  admis  à  beaucoup  en- 
tendre. Voilà  que  mon  père  parla.  — L'autre 
jour,  dit-il,  Mateo  et  moi  nous  avons  conduit  le 
roi...  Tous  les  cousins  et  neveux  se  levèrent, 
quittèrent  leurs  pi|)es  sur  la  table  et  leurs  ciga- 
rcttos,  et  se  découvrirent  au  nom  du  roi. — 
JN'ous  avons  conduit  le  roi  dans  notre  barque  , 
là-bas,  au-delà  des  iles,  où  je  pensais  lui  pro- 
curer le  plaisir  de  pêcher  quelques  rougets , 
qu  il  aime  beaucoup.  Un  nuage  passe,  le  vent 
tourne,  il  fraîchit,  la  mer  blanchit,  c'est  le  com- 
mencement dune  bourrasque;  il  y  avait  eu  de 
l'orage  quelque  part,  c'est  sur.  Rentrer,  impos- 
sible. J'abats  les  voiles,  je  ferme  le  pont,  j'atta- 
che le  roi  autour  de  moi  et  je  m'attache  au  màt. 
IMateo  était  au  gouvernail  pour  jiarer  à  la  lame. 
Mon  père  disait  vrai.  —  Je  voyais  bien,  pour-  i 
suivil-il ,  où  nous  allions.  —En  Catalogue  !  saint  I 
Jean  de  Dieu  !  crièrent  les  cousins.  —  En  Cata-  * 


logne ,  reprit  mon  père.  Et  nous  la  vimes  au 
bout  de  six  heures  de  tempête.  —  Et  le  roi  ?  de- 
mandèrent les  neveux  et  cousins  ,  le  roi... — 
IMateo  !  interrompit  mon  père,  va  voir  si  les  ba- 
teaux sont  bien  amarrés  à  la  plage  :  va,  mon  fils  ! 
Ainsi  je  sortis,  continua  Mateo,  sans  savoir  la 
fin  de  ce  que  mon  père  racontait  à  ses  cousins  et 
à  ses  neveux,  ou  plutôt  sans  savoir  pourquoi  il 
leur  faisait  cette  histoire,  car  je  n'ignorais  pas 
que  le  roi  avait  beaucoup  pleuré  en  voyant  les 
côtes  d'Espagne ,  et  qu'il  avait  pleuré  encore 
plus  fort  lorsque,  le  vent  ayant  changé,  nous 
traversâmes  de  nouveau  le  golfe  de  Lyon  pour 
rentrer  au  château.  C'est  ici,  dit  Mateo,  que 
nous  débarquâmes.  On  croyait  que  nous  avions 
péri.  La  reine  était  désolée.  Elle  avait  fait  allu- 
mer les  cierges  de  la  chapelle  du  château  eu 
nous  attendant. 

—  Est-ce  là  tout  l'événement  ?  demandai-je 
avec  une  précipitation  d'auditeur  blasé  sur  les 
plus  fortes  catastrophes  et  oubliant  qu'il  s'agis- 
sait, non  d'un  drame  arrangé  parles  machinis- 
tes ordinaires  des  menus  plaisirs  des  revues, 
mais  d'un  fait  réel  survenu  à  un  roi  d'Espagne 
exilé  par  Napoléon  ,  à  un  descendant  de 
Louis  XIV  et  d'Henri  IV. 

Mateo  ne  remarqua  pas  même  mon  inconve- 
nante vivacité.  Je  l'ai  dit  :  il  ne  racontait  pas 
pour  moi  ;  il  parlait  pour  complaire  à  sa  mé- 
moire, pour  remuer  les  feuilles  sèches  du  passé 
que  le  vent  du  hasard  avait  poussées  à  ses  pieds, 
par  une  belle  nuit  étoilée. 

—  Je  vous  ai  dit ,  reprit  Mateo ,  après  avoir 
fait  signe  à  Gervaisy  de  lui  donner  du  feu  pour 
allumer  un  cigarelto  ,  que  mon  père  ne  m'avait 
pas  permis  d'entendre  la  tin  de  son  récit.  Voici 
ce  qui  se  passa  un  mois  après  environ. 

—  Ah  !  ce  fut  un  mois  après  ,  interrompit  le 
berger  en  tendant  un  morceau  d'amadou  em- 
brasé à  Mateo. 

—  Oui  !  un  mois  après.  Nou?  abordâmes  ici  à 
trois  heures  du  matin  avec  trois  bateaux,  mon- 
tés par  les  cousins  et  les  neveux  dont  je  vous  ai 
déjà  parlé  et  commandés  par  mon  père.  Ce  ba- 
teau était  un  des  trois,  et  je  m'y  trouvais.  C'était 
pour  une  grande  partie  de  pêche  que  le  roi 
avait  désiré  faire  en  compagnie  de  ses  fidèles  et 
pauvres  sujets  les  Espagnols  de  la  Catalogne. 
Elle  devait  durer  tout  le  jour.  Nous  avions  des 
toiles  pour  le  vent,  des  rames  pour  le  calme, 
des  tentes  pour  le  soleil ,  car  nous  étions  au  fort 
de  l'été.  11  était  à  peine  jour  quand  le  roi 
Charles  IV  se  rendit  du  château  à  l'endroit  où 
nous  sommes  ,  accompagné  de  deux  de  ses  do- 
mestiques. 

—  Et  de  moi ,  son  berger,  son  compagnon  de 
chasse. 

—  Et  de  toi ,  Gervaisy  :  j'allais  te  nommer. 

—  Un  ventsuperbe  se  leva  ,  dit  Mateo  ,  dont 
la  voix  me  parut  changée  ,  un  vent  comme  nous 
l'espérions,  comme  nous  l'avions  souhaité  et 
demandé  à  Notre-Dame-de-Mont-Jouy,  toute  la 
nuit  de  la  veille  ,  à  genou.x  ,  en  prière ,  mon 
père,  moi ,  mes  cousins  et  ses  neveux  ,  les  bons 
et  pieux  Catalans.  Au  bout  de  deux  heures  nous 
ne  voyions  plus  les  montagnes  de  Marseille  et 
du  golfe  que  comme  cette  fumée. 

Mateo,  qui  avait  avalé,  depuis  quelques  se- 
condes, deu.v  ou  trois  gorgées  de  fumée,  lâcha  , 


pour  justifier  sa  comparaison ,  le  nuage  amassé 
dans  sa  poitrine. 

Nous  dépassâmes  les  îles  du  golfe  une  à  une. 
Enfin  le  roi  qui  souriait  comme  un  saint  en  face 
de  Dieu  ,  chaque  fois  qu'une  bouffée  du  vent 
d'Espagne  enlevait  son  chapeau,  car  nous  allions 
grand  largue  ,  ce  qui  nous  vaut  mieux  à  nous 
que  le  vent  arrière  ,  comme  vous  savez  ,  le  roi 
enfin  s'informa  du  moment  et  de  l'endroit  où 
nous  commencerions  à  jeter  les  filets  et  à  tendre 
les  lignes.  Dans  une  heure,  sire,  lui  répondit 
mon  père.  Dans  une  heure,  soit  !  L'heure  n'était 
pas  encore  écoulée  que  Charles  IV  s'était  en- 
dormi à  l'abri  de  la  voile.  11  dort,  force  de  voi- 
les, s'écria  sourdement  mon  père  dans  le  creux 
de  ses  deux  mains  réunies,  aux  deux  bateaux 
naviguant  de  conserve  avec  le  nôtre.  Force  de 
voiles  !  Mettez  tout  dehors  !  Les  trois  bateaux 
mangeaient  le  vent!  Saint  Jean  de  Dieu,  c'est  la 
vérité.  Je  ne  sais  pas  comment  nous  n'avons 
pas  volé  en  charpie.  Le  roi  dormit  cinq  heui'es. 
C'était  l'effet  de  la  mer.  Quand  il  s'éveilla  nous 
étions  en  vue  des  côtes  d'Espagne.  La  Catalogne 
s'étendait  devant  nous.  Le  soleil  se  couchait. 

—  Où  suis-je?  demanda  le  roi  qui  s'éveilla 
aussitôt  que  les  bateaux  s'arrêtèrent  et  qui  fut 
étrangement  surpris  de  se  voir  entouré  d'une 
foule  d'autres  bateaux  chargés  de  gens. 

—  Majesté,  lui  dit  un  ancien  officier  de  ses 
armées,  vous  êtes  dans  le  golfe  de  Roses,  en  Ca- 
talogne, en  Espagne,  et  vous  voyez  devant  vous 
vos  fidèles  sujets  qui  viennent  vous  demander  à 
genoux  de  débarquer  chez  eux.  Dans  un  mois 
vous  serez  à  Madrid.  Sire,  notre  village  donnera 
l'exemple  aux  autres;  le  feu  passera  aux  villes; 
et  de  ville  en  ville,  il  traversera  l'Espagne.  Ces 
braves  marins  vous  ont  délivré  ;  ces  braves  gens 
veulent  mourir  pour  vous  replacer  sur  le  trône. 

Et  Charles  IV,  que  nous  soutenions  dans  nos 
bras,  se  mit  à  pleurer  comme  un  enfant.  Il  n'en 
revenait  pas  de  voir  les  montagnes  d'Espagne, 
les  jardins  de  la  Catalogne,  d'entendre  parler 
espagnol  autour  de  lui.  11  bénissait,  il  embras- 
sait, il  pleurait  encore. 

J'avais  à  la  main  la  canne  et  le  chapeau  du  roi. 

—  Non,  mes  amis,  dit-il,  je  suis  exilé;  je  tra- 
hirais ma  parole  de  roi  si  je  vous  écoutais.  Mais 
je  vous  pardonne  de  m'avoir  trompé  cependant. 
Mateo,  c'était  là  la  partie  de  pèche!  Je  te  par- 
donne aussi.  Vous  m'avez  rendu  bien  heureux. 
Espagne  !  Espagne  !  Espagne  !  s'écria-t-il  en 
pressant  sur  son  cœur  le  vieux  soldat  qui  l'avait 
conjuré  de  débarquer.  Et  en  laissant  flotter  sa 
main  sur  vingt  bateaux  couverts  de  têtes  sup- 
pliantes :  Espagne  !  Ah  !  vous  êtes  moins  à  plain- 
dre que  moi  !  Vous  ne  perdez  qu'un  roi  et  je 
perds  une  patrie  !  Au  large  !  Mateo,  s'écria-t-il  : 
et  en  France|!  Au  large  ! 

Mon  père  hésitait. 

—  Je  le  veux  !  répéta  le  roi. 
Le  lendemain,  au  point  du  jour,  le  roi  Char- 
les IV  débarquait  sur  cette  plage. 

La  tête  du  pécheur  catalan  tomba  sur  sa  poi- 
trine et  il  se  tut  avec  profondeur;  comme  s'il  eût 
reganlé  dans  lablme  des  vingt  années  écoulées. 

Quand  il  eut  assez  donné  à  la  réflexion,  il  re- 
leva le  front  et  il  dit  comme  pour  chasser  de 
tristes  pensées  :  Le  temps  change  ;  la  mer  se 
ride;  nous  allons  avoir  du  vent. 
^     — Peut-être,  dis-je  alors  avec  trop  peu  de 


—  73  — 


respect  pour  son  émotion,  Charles  IV  eût  recon- 
quis son  trône  s'il  fût  descendu  en  Espagne. 

—  Il  n'y  serait  pas  descendu  vivant,  dit  Ger- 
vaisy,  le  berger,  en  remettant  dans  sa  gaine  le 
couteau  avec  lequel  il  n'avait  cessé  de  jouer  pen- 
dant que  Mateo  parlait. 

—  Tu  étais  un  espion  de  l'empereur,  je  l'ai  su 
depuis,  dit  Mateo;  je  ne  t'ai  pas  jeté  plus  lard 
du  haut  de  ces  montagnes  dans  la  mer,  parce 
que  lu  ne  nous  dénonças  pas. 

—  Je  n'en  eus  pa»  besoin.  Charles  IV  écrivit 
aussitôt  à  l'empereur  de  lui  défendre  désormais 
la  pèche.  Et  Napoléon  ajouta  :  Le  roi  d'Espagne 
ne  couchera  jamais  à  son  château.  Depuis  il  n'y 
passa  plus  une  seule  nuit. 

— Mais  le  vent  fraîchit,  répéta  Mateo.  Enfant  ! 
hausse  l'antenne.  Au  large  ! 

—  Et  moi,  à  mon  troupeau,  dit  Gervaisy  :  le 
berger  et  le  chien  se  levèrent.  Gervaisy  sonna 
encore  une  fois  dans  le  cornet  à  bouquin  et  le 
bruit  mélancolique  me  suivit  jusqu'au  fond  de 
la  campagne  au  milieu  des  pins  et  des  genêts 
éclairés  par  les  rayons  de  la  lune. 

LÉON  GOZL.VN. 

{Revue  du  XIX!'  siècle.) 


Un  Mari  g^arçon. 


Les  avis  sont  partagés  sur  le  chapitre  du  ma- 
riage :  —  les  uns  prétendent  que  c'est  le  meil- 
leur des  biens  ;  les  autres  disent  que  c'est  le  pire 
des  étals  ;  ceux-ci  en  font  un  paradis,  ceus-là  un 
enfer  ;  les  plus  sages  en  font'un  purgatoire  ,  ce 
qui  n'est  guère  séduisant,  surtout  si  l'on  consi- 
dère que  les  juges  naturels  de  la  question  sont 
portés  par  l'amour-propre  à  ne  pas  dire  tout  ce 
qu'ils  savent  des  inconvéniens  de  leur  position. 

Aussi,  la  plupart  des  jeunes  gens,  pendant 
leurs  belles  années,  ne  manquent  pas  de  pro- 
mettre qu'ils  ne  se  marieront  jamais,  et  cepen- 
dant presque  tous  sont  ramenés  au  mariage  par 
une  foule  de  raisons  que  font  naitre  la  maturité, 
l'ambition  et  le  hasard.  Et  puis  il  en  est  beau- 
coup qui ,  après  s'être  engagés  légèrement  ou 
par  nécessité  dans  ce  lien  sacré,  reviennent  à 
leurs  anciennes  idées,  et  font  tous  leurs  efforts 
pour  regagner  quelque  chose  de  leur  indépen- 
dance. Ces  maris  indisciplinés  mellent  tout  leur 
génie  à  s'affranchir  de  leur  monotone  devoir  ;  ils 
allongent  de  leur  mieux  la  chaîne  qu'ils  ne  peu- 
vent rompre;  ils  se  créent  à  plaisir  d  impor- 
tantes affaires  qui  les  retiennent  hors  du  domi- 
cile conjugal.  Ce  sont  eux  qui  ont  inventé  ces 
couvens  d'hommes  que  l'on  appelle  des  cercles 
ou  des  clubs  ;  quelques-uns  poussent  si  loin  le 
fanatisme  de  la  liberté,  qu'ils  regardent  comme 
un  bienfait  la  corvée  de  la  garde  nationale,  cl 
qu'ils  ne  donneraient  pas  leur  billet  de  garde 
pour  un  billet  de  banque.  Plusieurs  vont  même 
intriguer  auprès  du  scrgcnt-niiijor  pour  obtenir 
la  faveur  de  faire  un  service  extraordinaire. 

L'indépendance  est  un  besoin  de  notre  épo- 
que, qui  se  fait  sentir  en  toutes  choses  et  surtout 
dans  le  mariage: —  c'est  Ih  une  inconlcslable 
vérité.  Le  nombre  des  niaris-gar(;ons  augmenle 
tous  les  jours;  parmi  ces  rebelles,  les  uns  ont  .'i 
soutenir  de  pénibles  luttes,  les  autres,  plus  ha- 


biles ou  plus  heureux,  s'arrangent  pour  avoir  la 
paix  avec  la  liberté. 

Edouard  Langet  avait  dit  bien  souvent  :  —  «Je 
ne  me  marierai  jamais  !  »  Alors  il  avait  vingt  ans, 
cent  louis  de  pension,  une  chambre  dans  la  rue 
deVaugirard  et  huit  inscriptions  à  l'école  de 
médecine.  Il  passa  sa  thèse,  il  eut  la  libre  dispo- 
sition de  son  patrimoine,  et  il  le  dépensa  gai- 
ment.  Temps  heureux  qui  s'écoula  trop  vite!  A 
vingt-quatre  ans,  Edouard  était  docteur  et  rui- 
né, avec  peu  de  goût  pour  son  étal  et  des  créan- 
ciers pressans. 

Un  oncle  dont  il  lorgnait  l'héritage  lui  dit  un 
jour  :  —  Mon  ami,  tu  perds  ton  temps  ;  j'ai  placé 
tout  mon  bien  en  viager;  ainsi,  tu  n'as  rien  à  at- 
tendre de  moi  ;  mais  j'ai  un  frère  à  la  Guade- 
loupe, qui  est  ton  oncle  aussi,  et  qui,  de  plus, 
est  très  riche  et  n'a  pas  d'enfans.  C'est  à  lui  que 
lu  dois  l'adresser. 

L'avis  était  bon.  Edouard  descendit  la  Seine 
jusqu'au  Havre ,  s'embarqua  sur  la  Jeune- 
Amélie  ,  et  arriva  sain  et  sauf  à  la  Guadeloupe, 
où  son  oncle,  M.  de  Neuillan,  le  reçut  à  bras 
ouverts.  Au  bout  de  huit  jours,  Edouard  élait 
tranquille  sur  son  avenir  ;  après  lui  avoir  fail 
visiter  ses  riches  domaines,  M.  de  Neuillan  lui 
avait  dit  : 

—  Tout  cela  te  reviendra  un  jour.  Tu  t'es  rui- 
né à  Paris  :  c'est  fort  bien,  il  faut  que  jeunesse 
se  passe  ;  mais  pour  être  sûr  que  tu  ne  recom- 
menceras pas  plus  tard  ces  folies,  et  que  lu  ne 
gaspilleras  pas  des  biens  que  j'ai  péniblement 
amassés,  je  veux  que  tu  te  maries  ;  mon  héritage 
est  à  cette  condition.  J'ai  un  parti  à  te  proposer, 
c'est  la  fille  d'un  de  mes  amis  que  je  regarde 
comme  la  mienne... 

L'amiiié  est  un  lien  si  étroit  dans  les  An- 
tilles! 

Edouard  oublia  facilement  les  promesses  de 
fidélité  qu'il  avait  faites  au  célibat.  La  protégée 
de  son  oncle,  mademoiselle  Louise  d'Abelvilliers 
était  une  jeune  personne  de  seize  ans ,  parfaite- 
ment belle  et  douée  des  plus  aimables  qualités; 
elle  n'avait  pas  de  fortiuie,  mais  M.  de  ^eulllan 
dotait  convenablement  son  neveu,  et  lui  assurait 
tous  ses  biens  dans  le  contrat  de  mariage. 
Edouard  épousa  Louise  et  la  rendit  très  heu- 
reuse.—  A  la  Guadeloupe  on  n'a  rien  de  mieux 
à  faire  que  d  être  bon  uiari. 

Cependant,  au  bout  de  deux  années,  durant 
lesquelles  la  lune  de  miel  avait  eu  vingl-quaiie 
édilionssuccessives,  Edouard  commençait  ;")  être 
rassasié  de  son  bonheur,  lorsque  M.  de  i>euillan 
tomba  dangereusement  malade.  Les  médecins 
déclarèrent  bientôt  qu'il  fallait  renoncer  h  l'es- 
poir de  le  sauver;  Edouanl  alors  examina  atten- 
tivement la  nouvelle  et  brillante  position  dans 
laquelle  il  allait  entrer.  Tout  en  rendant  à  son 
oncle  mourant  des  soins  assidus  et  empressés,  il 
se  livrait  a  (le  profondes  réfiexions  sur  l'avenir. 
—  Je  vais  être  millionnaire,  se  disait-il,  et  libre 
de  retourner  ù  Paris...  A  Paris  où  j'ai  passé  de 
si  heureux  jours  !  Quelle  belle  vie  je  pourrais 
mener  si  j'étais  encore  garçon!  Mais  avec  une 
femme  et  un  enfant,  il  faudra  me  contenter 
d'une  existence  paisible  et  richement  fade  ;  il 
faudra  vivre  au  milieu  de  ce  tourbillon  comme 
je  vivais  ici!...Lt  mes  amis  d'autrefois,  que  vont- 
ils  dire  en  me  voyant  marié,  eux  ijui  m'ont  si 
souvent  entendu  déclamer  contre  le  mariage  7 


Aurai-je  assez  de  vertu  pour  me  maintenir  dans 
la  ligne  rigoureuse  que  me  tracent  mes  devoirs 
d'époux  ?  saurai-je  résister  aux  charmes  des 
souvenirs  et  aux  séductions  nouvelles  qui  vont 
ra'environner ':"... 

Dans  ce  sévère  examen,  Edouard  trouva  la 
conviction  de  sa  faiblesse,  et  il  en  fut  vivement 
affligé;  car  il  aimait  sa  femme,  et  pour  rien  au 
monde  il  n'aurait  voulu  lui  causer  un  chagrin. 
La  lutte  qui  s'éleva  entre  ses  passions  de  jeune 
homme  et  sa  tendresse  d'époux  devait  finir  par 
un  accommodement,  et  ce  fut  là  qu'Edouard  dé- 
ploya toutes  les  ressources  d'un  esprit  fertile  en 
combinaisons  et  en  expédiens.  Au  chevet  du  lit 
de  mort  de  son  oncle,  et  après  avoir  promis  au 
vieillard  de  continuer  à  faire  le  bonheur  de 
Louise,  il  conçut  le  plan  de  conduite  le  plus 
hardi  qui  ait  jamais  été  exécuté  par  un  mari  re- 
belle aux  tranquilles  douceurs  de  l'hyménée. 

Et  d'abord,  pour  arrivera  son  but,  il  eut  le 
talent  de  cacher  k  sa  femme  l'importance  de 
l'héritage  qu'il  réalisait.  La  li(juidalion  des  biens 
de  M. de  Neuillan  produisit  près  d'un  million- 
Edouard  ne  déclara  que  quatre  cent  mille  francs. 
Cette  précaution  est  de  rigueur,  et  les  maris- 
garçons  qui  savent  leur  métier  ne  manquent  ja- 
mais de  la  mettre  en  pratique  et  de  s'appauvrir 
ainsi,  afin  de  pouvoir  déiienser  sans  contrôle 
pour  leurs  plaisirs  de  célibataires  l'argeni  qu'ils 
détournent  du  ménage. 

Après  une  heureuse  traversée,  Edouard  ren- 
tra riche,  époux  et  père,  dans  ce  port  du  Havre, 
d'où  il  était  parti  trois  ans  auparavant  pauvre 
et  garçon.  Il  se  hâta  d'établir  sa  fenunedans  le 
meilleur  hôtel  de  la  ville,  et  il  partit  seul  pour 
Paiis,  sous  prétexte  que  Louise,  déjà  fatiguée 
par  un  long  voyage,  ne  pouvait  sans  danger  se 
remettre  immédiatement  en  route. 

—  Repose-loi,  lui  dii-il;  moi  je  cours  à  Pa- 
ris, je  loue  un  apparlemenl,  je  le  feis  meubler; 
puis  je  reviens  te  prendre  ici  :  ce  sera  l'affaire 
de  quelques  jours. 

L'oncle  de  la  Guadeloupe  avait,  par  une  clause 
de  son  testament,  enjoint  à  Edouard  de  porter 
son  nom;  Edouard  avait  souscrit  avec  empresse- 
ment ii  ce  vœu  formel  qui  servait  ses  projets.  Il 
s'était  fait  nommer  d  abord  Langet  de  .Neuillan- 
puis,  il  s'était  contenté  de  signer; —  L.  de  Neuil- 
lan. Ce  que  d  autres  font  par  vaniié,  Edouard  le 
faisait  pour  de  plus  graves  et ,  il  faut  bien  le 
dire,  pour  déplus  coupables  motifs. 

Enfin  il  revoyait  Paris'  Après  trois  ans  d'ab- 
sence, il  se  retrouvait  dans  celle  ville  bien  pour- 
vue d'attraits  el  si  prodigue  de  jouissances  pour 
ceux  qui  sont  jeunes  et  riches  :  deux  avaniages 
que  possédait  Edouard,  —  Edouard  qui  était 
millionnaire  et  qui  n'avait  que  v  ingi-sept  ans. 

Les  amis  qu'il  a» ail  laissés  jeunes  et  fous 
étaient  encore  dans  toute  leur  jeunesse  et  d.ins 
toute  leur  folie.  —  Deux  ou  trois  seulement 
avaient  disparu  de  l'horizon  sous  le  nuage  de  la 
ruine  ou  du  mariage  ;  ceux-là  étaient  oubliés. 
Les  autres  firent  ,'i  Edouard  un  joyeux  accueil, 
surtout  lorsiiu'ils  eurent  appris  qu'il  revenait 
avec  la  dépouille  dorée  d'un  oncle  d'Amérique. 

—  Je  suis  des  vôtres,  leur  dit  Edouard  ;  je  re- 
prends ma  place  parmi  vous  ;  vous  me  mellrci 
de  vos  fêtes ,  el  vous  verrez  que  je  n'ai  riea 
perdu  de  ma  verve. 


—  74  - 


—  lîah!  lui  npomlaifiil-ilS;  te  voilà  riche,  lu 
te  marieras! 
—Jamais  !  je  vous  le  jure. 
Lorsqu'il  eut  reuoué  ses  anciennes  liaions, 
Eiluuard  loua  deux  appartemens  :  —  l'un  au 
Marais,  sous  le  nom  «le  AI.  L.  .le  Neuillan,  doc- 
teur-m(:-deein  ;—  l'autre  rue  de  l'roveuce,  sous 
le  nom  d'Edouard  Lanyet,  rentier,  liieu  entendu 
t^u'il  n'avait  rien  dit  du  NeuiUan  à  ses  amis. 

_  Uès  ce  moment,  vous  le  voyez ,  il  y  avait 
deux  hommes  dans  Kdouard.  Le  rôle  de  mari- 
gargou  lui  paraissait  trop  daniiereux  et  trop  fé- 
cond en  désordes  et  en  oraijes  domfstiiiues, 
pour  «lui  veut  cumuler  et  mener  de  Iront  ses 
diverses  attrihutions;  Edouard  lavait  nettement 
parlaiicendeux,  se  sentant  assez  fort  el  assez 
habile  pour  remplir  deux  personna(jes  sur  la 
scène  du  monde. 

Encore  qnehiues  bonnes  années ,  disail-il; 
puisj  quand  viendra  la  satiété,  j'abdiquerai  le 
célibat,  et  je  me  consacrerai  tout  entier  à  ma 
femme,  qui  ne  saura  rien  de  mes  écarts. 

Quinze  jours  avaient  suffi  à  Edouard  pour 
dresser  ses  batteries  et  faire  tontes  ses  disposi- 
tions préliminaires.  Revenu  au  Havre,  il  an- 
nonça à  Louise  un  grand  malheur. 

—  Le  banciuier  auiiuel  j'avais  adressé  mes 
fonds,  lui  (lit-il,  vient  de  disparaître  ;  sa  faillite 
enalonlil  presque  toute  notre  fortune  ;  il  ne  nous 
reste  guère  que  (pialre  ou  cinq  mille  livres  de 
rente.  Mais  rassure-toi-  jai  du  courage  et  je 
saurailtombaltre  l'adversité.  N'ai-je  pas  mon  di- 
plôme de  docteur  ?  tli  bien,  .j'exercerai  la  mé- 
decine, el  je  trouverai  d'abondantes  ressources 
dans  cette  honorable  profession. 

Louise,  qui  connaissait  le  peu  de  i)enchant 
qu'Edouard  avait  au  travail ,  sentit  redoubler  sa 
tendresse  i)our  un  époux  si  dévoué. 

L'état  de  médecin  était  parfaitement  aiqiro- 
prié  à  la  circonstun.e  ;  il  permettait  à  Edouard 
de  s'absenter  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  sous 
prétexte  de  faire  des  visitesà  sescliens;  un  mé- 
decin, mieux  que  tout  autre,  peut  sans  trouble 
et  sans  scandale  jouer  le  rôle  de  mari-garçon. 
Le  docteur  Neuillau  habitait,  à  l'extrémité  du 
Marais  ,  le  rez-de-chaussée  d'un  vieil  hôtel  par- 
lementaire, avec  jouissance  d'un  vaste  jardin  et 
d'un  pavillon  isolé,  ayant  issue  sur  une  ruelle 
étroite  et  déserte.  Edouard  avait  fait  de  ce  pavd- 
lon  son  appartement  particulier  pour  les  cbens 
qui  venaient,  le  malin,  demander  des  consulta- 
tions- et  presipie  tous  les  soirs  il  s'y  retirait 
pour  travailler  à  un  grand  ouvrage  sur  le  systè- 
me nerveux,  qui  devait  lui  ouvrir  le  chemui  de 
l'Institut  et  lui  acquérir  une  renommée  produc- 
tive 


Vous  pensez  bien  que  le  pavillon  n'était  qu'un 
passage  de  la  vie  conjugale  à  la  vie  de  céldia- 
taire.  Edouard,  à  peine  entré  par  la  porte  du  jar- 
din sortait  par  la  porte  de  la  ruelle,  et  s  élan- 
çait'vers  la  rue  de  Trovence.  Là,  dans  un  déli- 
cieux petit  appartement  de  garçon,  décoré  avec 
un  «ont  ex.juis,  Langetle  dandy,  après  avoir  dé- 
pouillé la  lourde  enveloppe  du  docteur  ^euil- 
lanel  la  Hgure  soucieuse  d'un  mari,  apparais- 
sait à  ses  amis  dans  tout  l'éclat  de  son  luxe  trin- 
,,ant  llavaitunlilbury,desclievaux,un  groom; 
il  allait  se  promener  au  bois  et  dans  les  coulisses 
de  l'Opéra.  A  minuit,  un  cabriolet  de  place  le  ra- 
pienaiUu  Marais,  et  il  disait  à  Louise; 


—  Je  suis  content  de  ma  journée;  je  com- 
mence à  me  faire  une  belle  clientelle;  ainsi  ne  te 
refuse  rien ,  et  fais  comme  si  nous  avions  encore 
vingt  mille  livres  de  rente,  car  je  suis  sûr  main- 
tenant de  gagner  dans  l'année  ce  qui  nous  man- 
que de  ce  revenu. 

—  Pourquoi  donc  alors,  répondait  Louise, 
passer  prescjne  toutes  les  nuits  au  travail  ? 

Ces  tendres  reproches  étaient  interrompus 
par  un  coup  de  sonnette.  Un  domestique  venait 
en  toute  hâte  appeler  le  docteur  Neuillan  auprès 
d'un  malade  en  danger.  Ces  alertes  se  renouve- 
laient fort  souvent;  le  docteur  Neuillan  avait 
une  foule  de  cliens  qui  réclamaient  de  lui  des 
soins  nocturnes  :  ces  cliens  se  tenaient  au  Café 
Anglais,  au  bal  ou  ailleurs. 

Louise  restait  quelquefois  deux  ou  trois  jours 
de  suite  sans  voir  son  mari  que  l'on  faisait  appe- 
ler de  dix  lieues  à  la  ronde. 

—  Ce  pauvre  homme,  disait-elle,  comme  il 
s'immole  pour  nous  enrichir  ! 

Pouvait-elle  se  plaindre  de  ses  longues  ab- 
sences? N'avait- elle  pas  un  enfant?  Et  ce  tra- 
vail qui  tenait  Edouard  éloigné  d'elle  ne  réiian  - 
dait-il  pas  l'aisance  dans  sou  ménage?—  Car 
Edouard,  avec  une  rare  probité,  avait  partagé 
sa  fortune  en  deux  portions  égales  :  l'une  dont 
M.  de  Neuillan  apportait  religieusement  le  re- 
venu à  sa  femme -.l'autre  que  Langet  dépensait 
joyeusement  dans  ses  fredaines  de  garçon. 

De  sorte  (jue  pendant  trois  ans  ,  passés  ainsi, 
aucun  nuage  ne  troubla  la  sérénité  de  cet  hy- 
men si  indignement  outragé.  Louise  vivait  reti- 
rée ;  elle  n'allait  pas  dans  le  monde  où  son  mari 
n'aurait  pas  pu  l'accompagner,  et  son  isolement 
la  menait  à  l'abri  de  tout  soupçon  et  défont  avis 
officieux.  D'un  autre  côté,  les  amis  d'Edouard 
ne  se  doulèrent  jamais  du  secret  que  l'élégant 
Langet  cachait  au  fond  du  Marais!  Quelle  sur- 
prise pour  eux  et  quelle  joie,  si  on  leur  av:iit 
appris  que  leur  fashionable  compagnon,  le  beau 
Lanuel,  qui  les  éclipsait  si  bien  par  léclat  de  ses 
bonnes  fortunes,  avait  une  femme  et  un  enfant 
légitimes  dans  les  environs  de  la  place  Royale, 
et  était  inscrit  sous  le  nom  de  Neuillan  au  ta- 
bleau de  la  faculté  de  médecine.  Langet,  céliba- 
taire de  contrebande  et  médecin  supposé' 
Quelle  chute!...  Ou  plutôt  cette  découverte 
n'aurait-elle  pas  mis  le  comble  à  sa  gloire  ?  N'é- 
tait-ce pas  là  le  sublime  de  la  rouerie  ? 

Edouard,  (pii  chérissait  sa  femme  presque  au- 
tant que  la  vie  de  liarçon,  avait  dans  sa  perver- 
sité trouvé  le  moyen  d'être  doublement  heureux. 
Mais  c'est  trop  de  deux  bonheurs  pour  un  hom- 
me seul.  Toute  félicité  fondée  sur  le  dérègle- 
ment est  fragile  ;  Edouard  l'éinouva. 

Un  soir,  dans  un  souper  de  garçons,  un  de 
ses  amis  qui  l'avait  par  hasard  rencontré  plu- 
sieurs fois  au  moment  où  il  rentrait  le  soir  dans 
le  domicile  conjugal,  et  qui  avait  pris  de  légères 
informations,  dit  aux  convives  : 

—  Messieurs,  j'ai  une  nouvelle  à  vous  ap- 
prendre ;  Langet  se  dérange,  il  a  une  passion  au 

Marais. 

—  Au  Marais  !  s'écrièrent  les  dandics  ;  et  pour- 
quoi pas?  il  y  a  de  jolies  femmes  partout. 

Sous  ce  rapport  nous  devons  féliciter  no- 
tre ami;  j'ai  vu  sa  conquête ,  elle  est  charmante. 

—  Savez-vou8  son  nom?  demanda  un  petit 


jeune  homme  nommé  Henri  Ducrest ,  fraîche- 
ment émancipé. 

—  C'est  la  femme  d'un  médecin. 

—  D'un  médecin  !  reprit  Henri  avec  vivacité  ; 
son  nom  ? 

—  Aladame  de  Neuillan. 
Edouard  se  troubla,  et  il  iiàlii  en  se  voyant 

ainsi  dépisté;  mais  comme  on  était  à  la  lin  du 
souper,  et  qu'il  avait  bu  déjà  plus  qu'il  n'aurait 
du  le  f.iiie,  il  reprit  bieiitôtson  assurance,  et  ré- 
pondit ; 

—  Vous  êtes  un  indiscret,  Breville,  et  puis 
vous  r.e  savez  ce  que  vous  dites.  Quand  on  fait 
le  métier  d'espion,  il  ne  faut  pas  se  tromper  de 

porte. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  le  jeune  Ducrest; 
dites  bien,  monsie;ir,qiie  vous  ne  connaissez  pas 
madame  de  Neuillan  ! 

—  Qu'en  savez-vous ,  et  que  vous  importe  ? 

—  Je  le  sais,  et  cela  m'intéresse  si  bien  que 
j'exige  formellement  que  vous  déclariez  ici  que 
vous  n'avez  jamais  eu  la  moindie  relation  avec 
la  femme  dont  il  a  prononcé  le  nom. 

Etes-vous  donc  lié  avec  le  mari  dont  vous 

voulez  défendre  l'honneur  ? 

—  Je  ne  connais  pas  M.  de  Neuillan;  je  ne 
l'ai  jamais  vu,  et  ce  n'est  pas  surprenant,  car  il 
n'esl  jamais  chez  lui. 

—  Alors,  c'est...  c'est  sa  femme  que  vous  con- 
naissez? . 

—  Avant  de  m'iuterroger,  monsieur,  donnez- 
moi  la  satisfaction  que  je  vous  demanile. 

—  Halte-  là,  Ducrest  !  dit  Brevilie  ;  la. querelle 
est  pour  moi  ;  il  m'a  appelé  espion.  Mais  s'il  di- 
sait ce  que  tu  veux  qu'il  dise,  il  menlirait,  car  je 
jure  jcisur  l'iionncur  que  je  l'ai  vu  entrer  à  mi- 
nuit chez  madame  de  Neuillan,  et  sortir  à  huit 
heures  du  matin. 

—  Oh!  non,  BrcNiUe,  non!...  El  ce  que  lu  dis 
là,  monsieur  ne  le  répéterait  pas  devant  moi  ! 

—  l'ourquoi  donc  ? 

—  Parce  (jne  j'aime  madame  de  Neuillan,  et 
que  j  ai  le  droit  de  jeler  un  démenti  au  visage  de 
quiconque  la  calomnierait. 

—  C'est  vous  qui  la  calomniez,  et  c'est  moi 
seul  (pii  ai  droit  de  la  défendre. 

—  Vous!  misérable  imposteur! 
Henri  s'était  levé,  el  sa  main  fit  retentir  un 

soulïlet  sur  la  joue  d'Edouard. 

11  y  eut  un  moment  de  tumulte,  puis  l'affaire 
fut  réglée,  et  les  joyeux  compagnons  se  sépa- 
rèrent. 

Edouard,  après  l'injure  reçue,  avait  gardé  le 
silence:  —  Une  explication,  avait-il  pensé,  ne 
servirait  qu'à  me  rendre  ridicule  et  me  forcerait 
à  renoncer  pour  toujours  à  mon  double  rôle; 
le  mieux  est  de  terminer  au  plus  vile  celte  fâ- 
cheuse alïaire,  tout  en  conservant  mou  incognito 
de  mari. 

Le  lendemain,  Edouard  et  Henri,  accompa- 
gnés de  leurs  témoins,  se  rencontrèrent  dans  les 
plaines  de  Charenlon.  11  était  eouvenu  que  l'on 
se  battrail  au  pistolet.  Edouard  lira  le  premier 
et  manqua  son  adversaire;  Henri  tira  ensuite  ; 
Langet  tomba  frappé  au  cœur,  et  une  heure 
après  on  rapportait  le  corps  de  M.  de  Neuillan 
dans  la  maison  de  sa  veuve. 


EuGÈMJ  GumOT. 
{Courrier  français.) 


\ 


—  Yr,  — 


■^gj^p^^gl^^j^-j-SirTlIM^rt    »irWWI1I^JWI»»»MI^*i*-Mag 


LA  KSSTA. 


11  est  un  fait  parfaitement  connu  des  gastrono- 
mes, c'est  que  la  chair  des  animaux  à  l'élat 
sauvaije  est  en  uéiiéral  plus  savoureuse  et  plus 
délicate  que  celle  des  animaux  domestiques  de  la 
même  espèce. 

Deux  causes  princii>ales  concourent  à  pro- 
duire ce  résultat  ;  Texercice  avec  la  liberté 
d'abord,  puis  l'abondance  et  la  plus  grande 
variété  d'alimens  (|ue  les  premiers  ont  d'ordi- 
naiie  à  leur  disposition. 

L'iulluence  qui  résulte  de  ces  deux  étals  {l'élal 
sauvage  et  l'état  domestique  )  n'est  pas  moins 
sensible  à  l'égard  de  la  qualité  ilu  pelage.  Cette 
obseivalion,  faite  et  mise  de  bonne  heure  à  pro- 
til  en  Espagne,  a  donné  naissance  à  l'étalilisse- 
meut  célèbre  dont  nous  nous  proposons  d'entre- 
tenir le  lecteur. 

On  sait  d'ailleurs  que  dans  ce  pays  la  pioduc- 
tion  des  belles  laines  lut  de  tout  temi)S  un  objet 
de  sérieuse  attention  pour  les  agronomes. 

(Je  lut  donc  dans  ce  but  que  se  forma  celte 
vaste  association  connue  sons  le  nom  de  .Mesta, 
composée  des  hommes^  les  plus  marquans  dans 
lesditférensordres,  età  laciuelle  appartient  cette 
réunion  immense  de  moutons  nomades  qui 
voyagent  sans  cesse  de  i)rovince  en  province,  en 
suivant  l'ordre  le  plus  favorable  des  saisons, 
(jrfice  donc  à  ces  migrations  perpétuelles,  les 
moutons  jouissent  de  la  même  liberté  qu'à  l'état 
sauvage. 

Une  nouriture  j)lus  variée  ,  plus  abondante, 
des  déplaceraens  fréquen»  et  sagement  combinés, 
voilà  ce  qui  doit  nécessairement  contribuer  à 
l'amélioration  de  la  laine;  sous  ce  rapport  du 
moins,  et  saui  cerlaines  modifications  que  l'expé- 
rience indique,  il  serait  sans  doute  à  désirer  (jue 
li)  iVlesta  fut  maintenue  en  Espagne.  L'association 
on  compagnie  à  laquelle  appartiennent  ces  trou- 
peaux nomades  se  comi>ose,  avons-nous  déjà 
dit,  des  hommes  les  plus  considérables,  lels  que 
nobles,  hauts  dignitanes  ecclésiastiques,  riches 
propriétaires,  etc.;  leurs  bestiaux  réuins  pren- 
nent le  nom  de  merùius  ou  de  Iras  ImmaïUes 
et  se  partagent  en  plusieurs  séries  de  divisions, 
dont  les  principales  peuvent  s'évaluer  chacune  à 
dix  mille  têtes  de  bétail. 

Achaque  troupeau  séparé,  formant  unesubdi- 
vision  de  la  Alcsta,  est  attaché  un  employé  nom- 
mé majorai,  et  dont  les  fonctions  consistent  à 
surveiller  les  bergers,  dirigei'  leurs  mouvcnuns, 
à  ('lioisir  reuqilacemenl  le  jilus  convenable  aux 
pâturages,  et  enhn  à  [irescrire  aussi  au  besoin 
les  traitemens  les  plus  appropriés  aux  maladies 
anx(inelles  les  moutons  sont  le  plus  ordinaire- 
ment sujets. 

Ces  employés  sont  fort  bien  payés;  ils  ont  un 
eheval  cl  connnandent  à  cinquante  bergers  divi- 
sés en  quatre  classes,  lesquels  reçoivent,  iiulé- 
1  endannnent  de  leurs  gages,  une  ration  île  deux 
livres  de  pain  par  jour.  .\u  départ  ainsi  qu  au 
retour  de  la  Mestu,  chaque  berger  reçoit  encore 
mie  iietite  somme  à  titre  d'indeminté  de  route. 

On  calcule  (pic  le  nombre  ilhommes  attachés 
à  cet  établisseiueutpeulbious'clevcr  à  cinquante 
piillc. 


Dans  le  seizième  siècle,  les  troupeaux  noma- 
des dépassèrent  quebiuefois  le  chiffre  de  sept 
millions.  Sous  le  règne  île  l'hilip|)e  III  on  n'en 
comptait  jdus  guère  que  deux  millions.  De  nos 
jours,  une  évaluation  que  je  ne  crois  pas  exagé- 
rée doit  en  porter  le  nombre  à  six  millions. 

Après  avoir  passé  l'hiver  dans  les  plaines  de 
riistrama<line,  du  royaume  de  l.éon,  des  Deux- 
t^aslilles  et  de  l'Andalousie,  la  Mesia  commence, 
dès  les  premiers  jours  de  mai,  son  mouvement 
vers  le  nord  de  l'Espagne,  pour  de  là  s'étendre 
juscju'anx  montagnes  de  l'Aragon,  de  la  Biscaye 
el  de  la  Navarre. 

Durant  leur  séjour  dans  ces  montagnes,  on 
<lislribue  abondammentdu  sel  aux  bestiaux  afin 
de  neutraliser,  dit-on,  les  elfels  nuisibles  de 
certains  herbages. 

Vers  la  tin  de  jjuillet,  on  laisse  paître  ensem- 
ble les  béliers  et  les  brebis,  qui  jusque-là  avaient 
été  soigneusement  séparés. 

Dans  lecourant  deseptemlu'e,  on  frolleledos 
et  les  lianes  ileces  animaux  avec  de  la  craie  rouge 
dissoute  dans  de  l'eau;  on  prétend  que  l'ocre, 
en  se  combinant  avec  la  matière  grasse  que  ren- 
ferme la  toison,  forme  un  composé  à  peu  près 
analogue  dans  ses  effets  à  celte  autre  substance 
dont,  aux  a|)proches  de  la  pluie,  les  oiseaux  ont 
l'habitude  d'enduire  leur  plumage  afin  de  se 
garantir  de  l'humiilité. 

Quelques  personnes  pensent  aussi  que  la  ma- 
lièrc calcaire,  enabsorbant  la  lianspiration  suia- 
i)ondante,  doit  conserver  à  la  laine  sa  finesse  et 
son  moelleux. 

Un  peu  plus  tard,  c'est-à-dire  à  la  fin  de  sep- 
tembre, la  température  des  monlagnes  devenant 
trop  rigoureuse,  la  Mestase  met  encore  une  fois 
en  mouvement  pour  regagner  les  chaudes  plaines 
lie  l'Andalousie,  où  elle  passe  tout  1  hiver. 

liéguliêrement  au  mois  de  mai,  el  durant  la 
marche  des  troupeaux  vers  les  montagnes,  on 
procède  avec  activité  à  l'importante  opération  de 
la  tonte.  C'est  pour  l'Espagne  un  travail  du  plus 
haut  intérêt,  et  qui  y  occupe  le  même  r.ing  que 
les  moissons  et  les  vendanges  en  d'autres  pays. 
Celle  opération  se  fait  dans  de  vasles  bàluuei]» 
apiielés  esqii'iteos  et  [louvant  conleuir  environ 
cinquante  mille  moutons. 

Des  festins  mêlés  de  danses  et  de  chants,  espèce 
de  saturnales  où  se  eonfondent  propriétanes  et 
bergers, sont  les  préludes  obligésde  cette  grande 
affaire. 

Les  ouvriers  employés  à  ce  travail  sont  divisés 
en  aulanl  de  classes  qu'il  y  a  d'opérations  diver- 
ses. Mille  brebis  emploient  environ  cent  vingt 
ouvriers;  le  même  nombre  de  mâles  en  exige 
deux  cents. 

Eu  égard  à  la  jiarlie  du  corps  de  l'animal  d  où 
la  laine  se  tire,  on  peut  dire  qu  il  eu  produit  de 
trois  à  quatre  qualités  différentes.  .\ussilOl  que 
la  loison  est  enlevée,  on  la  réunit  eu  ballolseï 
<lle  est  sin'-le-ehainp  dirigée  sur  les  dilf'érens 
porls,  d'où  plus  lard  on  de\  ra  l'expédier  i)onr 
lélranger.  La  laine  destinée  à  la  consommation 
intérieure  se  transporte  dans  les  dépiMs  connus 
sous  le  nom  de  stations  de  lavage. 

L'un  des  plus  imporlans  ctaldisscmcns  de  ce 
genre  eslcelni  qui  existe  non  loin  île  Madrid.  La 
laine  y  est  Iransporlce  à  l'état  de  bourre,  puis 
livrée  au.xaparlaJorcsqui  opèrent  sur-le-champ 
la  scpuralivn  des  diverses  qualités. 


L'habitude  a  donné  à  ces  hommes  une  telle 
sûreté  de  conj)  d'œil,  qti'ils  reconnaissent,  à  la 
première  inspection,  de  quelle  partie  de  l'animal 
a  été  tirée  la  laine  qu'on  leur  présente. 

Une  lois  que  la  séparation  a  été  exactement 
faite,  les  laines  sont  mises  à  sécher  sur  des  claies 
el  exposées,  avant  le  lavage,  à  l'action  de  l'air  et 
du  soleil  ;  on  les  bal  ensuite  avec  le  pius  grand 
soin,  afin  d'en  chasser  les  corps  étrangers  qui 
pourraient  y  adhérer  encore.  Ln  nouveau  triage 
a  lieu,  ajnès  (jnoi  tout  ce  qui  ne  saurait  figurer 
comme  laine  de  première  qualité  est  mis  aussitôt 
à  part  pour  être  vendu  au  profit  des  âmes  du 
purgatoire. 

Il  y  a  nn  tribunal  spécialemenlehargé  de  faire 
I  l'application  des  lois  et  des  réglemeiis  relatifs  à 
la  Mesta.  Cette  cour,  qui  porte  le  titre  de  Hono- 
rable Conseil  de  la  Mesia,  est  présidée  par  ud 
membre  du  grand  eonseilde  Caslille,  et  se  com- 
pose de  (jualre  juges  nommés  alcade»  muijurtt 
entreijudote»;  chacun  de  ces  juges  a  «ous  ses 
ordres  plusieurs  agens  eomptableset  un  alguazil 
mayor.  Privilèges,  droits,  usages,  tinauces,  tout 
ce  qui  concerne  la  .Mesta  est  soumis  à  la  juridic- 
tion de  cette  cour;  elle  levé  différeus  impOts  sur 
les  liergers  et  sur  leurs  troupeaux;  elle  luier- 
vienl  dans  les  conleslalioas  et  les  rixes  (jui  ue 
s'élèvent  que  trop  souvent  entre  les  preniiers  j 
elle  désigne  d'av.ince  l'itinéraire  que  devront 
suivre  les  troupeaux  pour  l  aller  et  le  retour  des 
nioiilagnes  ;  elle  prononce  sur  tes  incideus  qui 
peuvent  survenir  durant  le  voyage,  et  exerce,  eu 
un  mol,  1  autorité  la  plus  absolue  sur  toutes  les 
altaires  de  la  .\lesta.  Des  plaintes  très  graves  se 
sont  depuis  ^longtemps  élevées  contre  i  établis- 
sement cjui  forme  le  sujet  de  cet  article.  On  a  dit 
i\\XK  la  Mesta  enlevait  à  l'agriculture  un  grand 
nombre  de  bras  ;  que  le  passage  de  tant  de  mil- 
liers de  moulons  sur  les  propriélés  des  particu- 
liers devait  uécessairemeut  y  causer  des  dégil«. 
D  autres  abus  ont  été  tour  à  tour  signales,  des 
personnes  plus  ou  moins  sérieusement  atteintes 
par  ces  abus  oui  même,  à  diverses  reprises,  dé- 
posé leurs  dcdèances  au  pied  du  Irone  ;  mais  il 
n'esl  poinl  j  noUe  connaissance  que  ces  démar- 
ches aient  eu  jusqu  ICI  pour  résultat  de  remédier 
au  mal. 

La  Mesta,  nous  le  répétons,  est,  sous  l>eaucoup 
de  rapports,  un  établissement  tort  utile;  à  tout 
pi  eiitlre  même,  il  ue  lui  manque  que  de  subir 
i  criailles  inoduications,  rerljiues  réformes  de- 
puis longlempsjngées  indispensables  par  tous 
les  hommes  l'ex  périence  et  de  lumière^ 
,Coiislilutii.nnel.) 


\   IllIS-Ot.OS 

Ai:   TllÉ.VTKE   SA.\-C\RLO. 

.Anecdote  sur  M.  le  marquis  de   XM>nrois*) 

M.  de  Louvois,  grand  amateur  de  musique  et 
de  peinture,  aime  surtout  à  voir  des  ariisies,  à 
vivre  avec  eux  ;  il  est  pour  ainsi  dire  arliste  lui- 
même.  \ovageant  seul,  il  y  a  quelque  temps,  eu 
Musse,  il  rencontra  madame  la  comtesse  Mer- 
lui  cl  madame  Je  Sparre,  couuues  dans  les  sa- 
I  loD$  de  la  haute  fashiou  pour  cbouler  comme 


76  — 


Malibran  et  Grisi  dont  elles  ont  été  les  amies. 

Ces  (lames  éiaient  venues  en  Suisse,  disaient  les 
uns,  pour  prendre  sur  nature  quelques  cosluraes 
vrais  qui  pussent  leur  servir  dans  les  bals  de 
l'hiver  procbain.  D'autres  assurent  que  le  seul 
plaisir  de  voir,  d'étudier,  de  respirer  l'air  pur 
des  clianips,  de  Uessnier  les  chalets  de  la  belle 
Helvélie,  comme  disent  toutes  les  tyroliennes 
passées,  présenies  et  à  venir,  d  entendre  les 
chants  niélaucoliquesoujoyeux  des  monlaynards, 
les  ranz  des  vaches  des  treize  cantons,  les  avait 
conduites  en  Suisse.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette 
rencontre  fut  des  plus  aijréables  pour  les  trois 
voyaueurs  ;  on  parla  de  la  beauté  des  sites,  du 
voisinage  de  la  belle  Ausonie,  de  cette  pairie  des 
arts  et  de  la  musique  surtout. 

Le  marquis,  Ihomme  des  parties  improvisées, 
propose  un  tour  en  Italie  à  nos  deux  belles  voya- 
geuses. On  rejette  cette  folle  proposition  en,  hé- 
sitant cependant,  car  depuis  longtemps  on  dé- 
sire voir  la  belle  salle  de  Saint-Charles  à  Maples, 
dont  on  parle  tant.  Sur  un  signe  de  M.  de  Lou- 
vois  une  chaise  de  poste  se  trouve  là  comme  par 
enchantement,  et  moitié  par  enlèvement,  moi- 
tié par  consentement,  voilà  nos  aimables  voya- 
geuses, comme  deux  Hélènes  avec  un  nouveau 
Paris,  sur  la  route  d'ltaiie..lls  traversent  rapide- 
ment la  Toscane,  les  Etats-Romains,  et  arrivent 
à  .Naples,  but  de  leur  voyage. 

Fendant  que  ses  compagnes  se  reposent,  le 
marquis  se  rend  immédiatement  al  teatro  6'a«- 
Curlo,  demande  à  parler  au  directeur  ;  visage 
de  bois  :  la  saison  est  finie,  plus  d'imprésario, 
pas  le  mointlre  petit  accord  qui  résonne  dans  la 
vaste  salle  de  Saint-Charles  :  elle  est  veuve  de 
dilettanli,  et  les  chants  ont  cessé! 

Le  marquis,  par  galanterie,  veut  sauver  au 
moins  la  moitié  du  désappointement  qu'il  éprou; 
ve  à  ses  deux  compagnes  de  voyage,  il  donne  ses 
insiruclious  en  conséquence,  et  le  soir,  après 
avoir  annoncé  à  ces  deux  dames  que  les  repré- 
sentations sont  interrompues  jusqu'à  la  pro- 
chaine saison,  il  les  conduit  cependant  dans  la 
salle  Saiiil-Cbarles,  resplendissante  de  bougies 
parfumées,  et  leur  en  donne  ainsi  le  coup  d  œil 
imposant,  ne  pouvant  leur  en  offrir  le  spectacle 
animé  par  l'endiousiaaiiie  napolitain. 

—  Quel  dommage,  dit  la  comtesse,  de  ne  pou 
voir  entendre  ici  l  effet  d  un  morceau  de  Uos- 
sini  !  Comme  cette  salle  doit  être  sonore  ! 

—  Eh  bien,  comtesse,  dites-nous  avec  votre 
belle  VOIX  de  soprano  la  cavalint  du  Uarbier  : 
liia  voce  pocu  jà.  Votre  amie  et  moi  serons 
votre  public. 

Oui  chanter  sans  accompagnement,  n'est- 
ce  pas  P  Cela  ferait  un  bel  effet  ! 

—  Quà  cela  ne  tienne,  dit  le  marquis.  Et  sur 
un  signe  qu'il  fait  à  un  homme  qui  était  là,  l'or- 
chestre se  peuple  aussitôt  de  musiciens  qui  at- 
tainient  avec  l'ensemble  dont  un  orchestre  d'I- 
talie eslcapable,  ce  qui  certes  n'est  pas  trop  dire, 
l'ouverture  d'i7  Barbiere,  puis  ensuite  la  ri- 
tournelle de  la  cavatinede  Roniia.  La  corUtesse, 
forcée  de  paraître  sur  la  scène  à  la  demande  d'un 
public  composé  de  deux  personnes,  chante  son 
air  à  la  satisfaction  générale  ,  et  vient  faire  pu- 
blic ensuite  avec  le  marquis,  lorsque  son  amie 
chante  à  son  tour,  et  non  sans  que  le  cœur  lui 
batte,  se  rappelant  ses  anciens  succès  .Di placer 
mi  balta  il  cor,  etc.  Puis  ces  dames,  y  prenant 


goût,  se  mettent  à  chanter  le  beau  duo  délia  Se- 
iiniumide;el  le  large  contralto  de  l'une  et  le 
brillant  soprano  de  l'autre  de  i-ésonner  dans 
cette  iniinense  salle  vide  de  Saint-Cliarks  pour 
un  seul  spectateur  applaudissant  comme  un  di- 
lettante frénétique,  et  recevant  ainsi,  tout  seul, 
le  prix  de  celte  galanterie  française  des  beaux 
temps  de  la  chevalerie. 

{La  Gazette  musicale.) 


DU 

Tbéàtre  do  la  Renuissasice. 

Nous  ne  serons  pas  les  derniers  à  constater  le 
succès  des  fêtes  de  nuit  de  la  Renaissance,  qui 
sont  aussi  une  véritable  renaissance  du  carna- 
val élégant. 

Le  dernier  bal  a  dépassé  le  premier  par  le 
nombre  ,  le  luxe  et  le  choix  des  mascarades. 
11  faut  signaler  entre  autres  l'apparition  d'un 
géant  Goliath  à  l'imitation  du  géant  du  Cirque. 
Seulement  la  copie  a  huit  ou  dix  pieds  de  plus 
que  l'original  et  traînait  assez  d'étottes  à  son  cos- 
tume pour  déguiser  quinze  danseurs  de  taille 
ordinaire. 

A  une  heure  du  matin  s'est  annoncé  ce  fameux 
galop  des  tambours  dont  il  était  parlé  sur  l'affi- 
che. On  s'attendait  à  quelques  roulemens  invisi- 
bles dans  l'orchestre,  mais  c'était  un  spectacle 
entier  qu'on  joignait  au  bal  et  qui  n'a  pas  été  le 
moins  curieux  de  la  nuit. 

Par  une  porte  ouverte  à  l'avant-scène,  a  paru 
tout  à  coup  dans  la  salle  un  tambour-major  gi- 
gantesque, qui  rasait  de  son  panache  les  rebords 
des  galeries. 

Cet  autre  colosse  était  suivi  de  quarante  tam- 
liours  en  un  forme  de  gardes  françaises,  qui  ont 
défilé  autour  de  la  salle  en  battant  la  marche. 
Rangés  en  bataille  sous  l'orchestre,  un  immense 
roulement  joint  aux  quelque  cent  trente  musi- 
ciens de  l'orcheslrc  a  donné  le  signal  du  galop. 
La  salle  tremblait  jusque  dans  ses  fondemens  , 
et  jusqu'aux  simples  spectateurs  des  loges  sau- 
taient en  mesure. 

Nous  n  avons  plus  d'éloges  pour  le  merveil- 
leux éclairage  a  giorno,  qui  lait  de  véritables 
jours  de  ces  nuits  de  carnaval. 

Une  chose  à  remarquer  entre  toutes,  c'est  le 
bon  ton  qui  piéside  à  tant  de  galle  et  de  folies  et 
qui  permet  enfin  à  la  meilleure  compagnie  d'en 
prendre  sa  part. 


illclangcs,  faits  furifU'T. 

La  veuve  R...  vivait  retirée  dans  une  petite 
chambre  rue  Montmartre,  1 18,  et  paraissait  dans 
la  misère  la  plus  affreuse.  Vêtue  de  haillons  et 
couchée  presque  sur  un  grabat,  elle  avaitsouvent 
sollicité  la  charité  publique  et  recevait  des 
secours  du  bureau  de  bienfaisance.  Personne  ne 
pénétrait  dans  son  taudis,  et  ses  parens  eux- 
mêmes  ne  pouvaient  avoir  accès  auprès  d'elle. 

La  veuve  R...  esl  morte  il  y  a  quelque  temps, 
et  en  l'absence  de  ses  héritiers  les  scellés  ont  été 
{ipposés  sur  son  cbétif  mobilier  par  Mi  le  juge 


de  paix  du  3*  arrondissement.  Ces  scellés  vien- 
nent d'être  levés  en  présence  des  héritiers,  de 
M''  Berçon,  notaire,  chargé  de  faire  l'inventaire, 
et  de  M"  Sciiayé,  commissaire-priseur.  Quels 
n'ont  pas  été  l'étonnement  de  tous  les  assistans 
et  la  joie  des  héritiers  lorsqu'au  milieu  des  chif- 
fons et  des  plus  dégoûtantes  guenilles  on  a 
trouvé  la  somme  énorme  de  100,000  fr.  en  or, 
en  billets  de  banque  et  en  inscriptions  de  renies 
sur  l'état,  et  de  plus  des  créances  sur  particuliers 
pour  une  somme  importante,  entre  autres  une 
créance  de  -lOjOOO  fr.  pour  laquelle  la  veuve  R... 
a  retenu  pendant  trois  ans  le  uébileur  à  Sainte- 
Pélagie! 

— La  marine  française  se  composait,  à  la'fin  de 
l'année  qui  vient  de  s'écouler,  deiSt  bâlimens 
à  flot,  savoir  :  24  vaisseaux,  37  frégates,  22  cor- 
vettes de  guerre,  8  corvettes-avisos,  49  briks, 
74  petits  bâlimens  tels  que  goélettes ,  cutters 
bombardes,  navires  de  flollille,  etc.  ;  15  corvettes 
de  charge ,  24  gabarres  de  charge  et  29  bateaux 
à  vapeur.  Nous  avons  en  outre  en  construction 
27  vaisseaux  et  26  frégates,  sans  compter  les  bâ- 
limens d'un  rang  inférieur. 

Armés  ou  en  construction,  total  51  vaisseaux, 
G3  frégates. 

Nous  avons  en  outre  3  frégates  en  radoub,  la 
Caiypso,  la  Magicienne  et  l'Atalante;d  bâli- 
mens à  vapeur  eu  construction. 

—  V Abeille  du  Nord,  du  12-14  décembre, 
contient  un  tableau  détaillé  de  la  quantité  de 
I  or  et  de  l'argent  extraits  en  Russie,  depuis 
1823  jusqu'en  1838,  des  mines  de  la  couronne  et 
des  particuliers.  Pendant  ces  seize  années  les 
mines  de  l'Oural  et  de  la  Sibérie  ont  produit 
4,750  ponds  d'or  pur  et  388  pouds  d'argent  :  ce 
qui  fait  un  total  de  235  millions  903,767  rou- 
bles. Sur  ce  chiffre ,  la  moitié  revient  aux  pro- 
priétaires particuliers. 

Les  mines  les  plus  riches  et  les  plus  avanta- 
geuses sont  celles  de  l'Oural;  elles  ont  fourni, 
depuis  1823  jusqu'en  1838  plus  de  4,000  pouds 
d'or.  Pendant  l'année  1838,  il  a  été  extrait  des 
mines  de  l'Oural,  appartenant  à  la  couronne,  141 
pouds  d  or;  aux  particuliers,  153;  des  mines  de 
la  Sibérie  appartenant  à  la  couronne,  27  pouds; 
aux  particuliers,  135.  Total,  456  pouds  d  or. 


iUfoue  îifs  tribunaux. 

COUR  D'ASSISES  DE  LA  IVIEUSE  (Saint-Mihiel^ 

Séquestration  d'une  jeune  fille  par  son  père 
et  sa  belle-mère.  —  Atroces  tortures.  — 
Incident  jmr  suite  du  verdict.  —  Double 
condamnation  à  la  peine  de  mort. 

L'attention  publique  est  à  peine  remise  des 
effroyables  détails  del  affaire  WiUand,  que  nous 
sommes  obligés  de  mettre  sous  les  yeux  de  nos 
lecteurs  un  crime  du  même  genre.  Cette  fois, 
c'est  un  sentiment  inexplicable,  mêlé  à  une  cupi- 
dité honteuse,  qui  arme  le  bras  d'un  père  et  le 
rend  le  bourreau  de  son  enfant. 

Avant  l'entrée  de  |la  cour,  les  regards  se  por- 
tent sur  une  table  placée  près  du  prétoire  et  des- 
tinée à  recevoir  les  pièces  de  conviction.  On  y 
remarque  une  lourde  chaîne  couverte  de  rouille 
par  l'humidité,  et  toute  tachée  du  sang  desséché 
de  la  victime;  une  écuelle  enduite  d'une  épaisse 
couche  dlordure  dans  laquelle  on  jetait  à  la 


—  77  — 


pauvre  enfant,  comme  ?i  un  chien,  et  à  de  rares 
intervalles,  les  restes  du  repas  de  la  famille. 

Un  frémissement  instinctif  et  involontaire 
agite  la  foule  à  l'arrivée  des  accusés  ,  que  les 
gendarmes  amènent  sur  le  banc  de  l'infamie. 

C'est  en  effet  un  couple  bien  hideux  i|ue  les 
époux  Guyot.  La  froide  cupidité  a  mar(|ué  leurs 
i  visages  de  sa  dure  empreinte.  Tous  les  instincts 
I  bas  et  vifs  d'une  nature  perverse  se  lisent  dans 
I  les  yeux  ronds  et  saillans,  sur  le  front  déprimé  et 
j  à  demi  couvert  de  cheveux  rares  et  en  désordre, 
!  sur  la  figure  horrible   et  d'un  rouge  presque 
violacé  du  mari  ;  dans  les  regards  fixes  et  d'une 
;  transparence  presque  vitreuse,  sur  les  traits  hâves, 
amaigris  et  blafards,  sur  les  lèvres  crispées  de  la 
j  femme,  voilà  bien  renveloiqieciuiconvient  àunc 
1  nature  hideuse  !  Ils  écoutent  avec  une  fi-oide  im- 
passibilité l'acte  d'accusation  suivant,  qui  retra- 
ce le  tableau  de  leurcruauté  envers  leur  victime. 
JNicolasGuyot,cultivateuràGérauvilliers,  avait 
eu  d'une  première  union  quatre  enfans,  un  fils 
et  trois  filles,  lorscpi'il  contracta  un  second  ma- 
riage avec  Anne  Guyot,  sa  cousine  germaine. 

Plusieurs  enfans  furent  les  fruits  de  cet  hymen 
nouveaii  :  la  tendresse  qu'ils  recueillirent  de 
leurs  parens  ne  fait  que  rendre  plus  hideuse 
encore  la  conduite  de  ceux-ci  envers  les  enfans 
du  premier  lit. 

L'aînée  des  filles,  âgée  de  21   ans,  ne  put  se 

soustraire  aux    mauvais  traiteraens    paternels 

qu'en  prenant  la  fuite;  le  garçon  (juitta  é(;ale- 

ment  la  maison  de  son  père,   pour  entrer  en 

j  domesticité,  et  cela,  selon  ses  expressions,  dans 

I  la  crainte    d'être  victime  d'un    assassinat.  La 

'  deuxième  fille  est  morte  à  l'âge  de  17  ans,  et  la 

rumeur  publique  attribue  cette  mort  aux  excès 

auxijuels  elle  fut  en  butte  de  la  part  de  son  père 

et  de  sa  belle-mère. 

De  cette  famille  ainsi  décimée  par  l'atroce 

brutalité  d'une  marâtreet  d'un  père,  un  dernier 

et  faible  rejeton  était  resté  à  Gérauvilliers,  Fran- 

çoise-Sidonie  Guyot,  pauvre  jeune  fille,  à  peine 

j  âgée  de  15  ans,  et  qui,   à  cet  âge,  devait  seule, 

sans  secours,  rongée  par  le  froid,  la  misère  et  la 

'  vermine,  succomber,  la  chaîne  au  cou,  dans  une 

\  écurie  où,  pendant  plusieurs  mois,  la  séquestra 

la  cruauté  de  son  père  ! 

Mais  parcombien  de  tourmensla  malheureuse 
arriva-t-elle  à  sa  dernière  heure  ! 

On  lui  refusait  à  mangerdans  la  maison  pater- 
nelle :  la  pauvre  enfant  promenait  sa  faim  dans 
le  village,  demandantauxuns,  volantaux  autres; 
d'ordinaiie,  elle  prenait  ses  repas  â  part,  le  (>lus 
souvent  dans  l'écnrie.  Il  arriva  fré{|uemment  ([ue 
l'ainée  lies  enfans  du  second  lit  les  lui  portait; 
elle  lui  disait  alors:  «  Tiens,  mange,  chameau.  » 
D'ailleurs  pas  de  soins,  malgré  sa  jeunesse  et 
son  état  de  maladie.  Pendant  long-temps  la 
pauvre  Sidonie  habita  l'étable  de  son  père  :  on 
l'y  tenait  renfermée  jour  et  nuit.  11  y  avait  â  cette 
étable  un  trou  par  lequel  l'enfant  passait  parfois 
la  tête  pour  respirer  et  voir  le  soleil  ;  sa  sirur, 
l'aînée  du  second  lit, l'espionnait;  elle  allait  dire 
à  sa  mère  :  «  Voilà  le  chameau  qui  regarde»;  et 
celle-ci  de  s'écrier  :  «  Mille  vaches,  m'y  feras-tu 
aller!...» 

Cette  étable  ne  parut  bientôt  plus  une  prison 
assez  sûre  :  les  enfans  du  village  l'ouvraient  par- 
fois h  la  malheureuse  jeune  fille.  C'est  alors 
qu'on  lui  dressa  un  lit  dans  l'écurie  entre  la 
vache  et  les  chevaux,  si  toutefois  on  peut  appe- 
ler un  lit  la  couchette  remplie  de  paille  sur  la- 
quelle Sidonie  reposait  ses  douleurs,  dépourvue 


de  draps,  d'oreiller,  de  bonnet  de  nuit,  n'ayant 
pour  se  protéger  contrele  froid  qu'une  méchante 
couverture  de  laine. 

L'esprit  et  le  cœur  se  refusent  à  s'appesantir 
sur  les  détails  de  la  longue  agonie  de  cette  enfant; 
il  faut  bien  cependant  dominer  l'horreur  qu'ils 
inspirent  pour  en  redire  quelques  scènes. 

Il  y  a  six  ans,  Sidonie  avait  neuf  ans  alors,  elle 
était  à  Radonvilliers  ;  son  père  vint  l'y  chercher, 
et  la  ramena  à  Gérauvilliers  en  la  frappant  d'une 
corde  pliée  en  quatre.  Sur  le  chemin,  il  la  ter- 
rassa, la  foula  aux  pieds,  en  lui  portant  des  coups 
siu'  le  ventre.  Parvenu  à  peu  de  distance  du 
village,  il  lui  mit  la  corde  au  cou  et  la  traîna 
comme  on  mène  unebéte. 

Vei's  la  même  épo(|ue,  Sidonie  était  entrée,  à 
cause  du  froid,  chez  la  femme  Labourasse  ;  son 
père  y  vint  bientôt  à  sa  poursuite  :  il  avait  à  la 
main  un  trait  de  charrue  en  corde  ;  il  le  plia  en 
((uatre  et  en  frappa  l'enfant  à  la  figure,  puis  il 
In  renversa  eu  lui  portant  un  coup  de  pied  dans 
les  reins. 

Il  y  a  deux  ans,  Sidonie  s'était  sauvée  et  ca- 
chée dans  le  jardin  d'un  voisin;  son  père  l'y 
retrouva,  il  la  frappa  violemment,  puis  il  la  traî- 
na avec  une  chaîne  passée  autour  du  cou.  Dans 
le  même  temps,  à  peu  près,  le  maire,  averti  que 
les  jours  de  Sidonie  étaient  menacés,  se  rendit 
chez  Guyot;  il  la  trouva  attachée  à  la  grange, 
sur  une  couchette.  Une  autre  fois,  elle  resta 
ainsi  attachée  au  milieu  du  corps  et  sans  manger 
depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à  midi. 

Un  jour  Guyot  lia  les  mains  de  Sidonie  der- 
rière le  dos  ;  puis  il  l'attacha  avec  une  chaîne 
fixéepar  un  cadenas  à  un  pilier  de  l'écin-ie  ;  il 
prit  ensuite  un  balai  et  l'en  frappa  à  diverses 
reprises.  La  petite  tourna  autour  du  poteau, 
jusqu'à  ce  que  la  chaîne  l'eilt  complètement  en- 
veloppée. Le  père  frappait  toujoiu's,  et  l'enfant 
tendait  le  dos  en  criant  vainement  :  «  Finissez 
donc,  papa,  je  saigne.»  Un  témoin  (|ui  se  trou- 
vait là  dit  enfin  à  Guyot  :  «  Finissez  donc,  jiar- 
rain  »;  à  quoi  il  répondit  :  "  Retire-toi  ,  ou  je 
t'en  ferai  autant.  »  Le  témoin  se  retira  en  effet  : 
ilentendit  que  Guyot  continuait  de  battre  l'en- 
fant; puis  celle-ci  crier  encore:  «  Pajia,  je 
saigne,  finissez  donc  »;  puis  enfin  le  père  blas- 
phémer ces  horribles  paroles  :  «  Saigne  si  tu 
veux;  je  voudrais  avoir  la  dernière  goutte  de 
ton  sang.  » 

Il  y  a  trois  ans  à  peu  près,  (ïuyot  trouva  sa 
petite  fillequijouait  danslevillage;  il  l'entraiua, 
prit  une  branche  d'épine  dans  un  fagot,  l'en 
frappa  violemment,  et  comme  il  passait  près  de 
la  fontaine,  il  y  plongea  la  tête  de  l'enfant,  et  il 
la  rapporta  chez  lui,  en  la  tenant  suspend.ic  par 
les  pieds  et  la  tête  en  bas. 

La  femme  Guyot ,  premier  mobile  de  celte 
atroce  conduite,  l'a  elle-même  imitée;  souvent 
on  l'a  vue  battre  violemment  Sidonie,  lui  refu.ser 
à  manger,  l'enfermera  l'écurie,  l'attacher  soit 
avec  des  cordes,  soit  avec  une  chaîne.  Le  5  mars 
dernier, l'enfant,  disparue depuis<|ucl<pie  temps, 
venait  d'être  rctrouvécsur  le  i;rcnier  il'un  sieur 

I  Saleur.  Avertie,  la  femme  Guyot  alla  la  chercher 

I  et  la  conduisit  directemcHl  à  l'écurie.  Elle  vint 
jirendrc   ensuite  un  cadenas  .'t  la  oiisine.    De 

i  retour  près  de  Sidonie,  elle  lui  porta  à  la  figure 
un  coup  de  poing  i[ui  fit  jaillir  le  sang.  La  pauvre 
petite  pleurait  cls'c<'riail  ;  u  Mon  Dieu,  maman  !» 
La  marâtre  lui  dit:  «  Tend.s-moi  la  palte,  gueuse.» 
El  Sidonie  de  présenter  la  main  en  gémissant. 

.  Cette  main  s'abaissa  aussit(>t  sous  un  vi^joureux 


coup  de  chaîne  :  l'enfant  la  tendit  de  nouveau, 
et  réi)ouvantable  femme,  non  désarmée  par  tant 
de  douceur  et  de  soumission,  y  passa  la  chaîne 
et  la  fixa  avec  le  cadenas  autour  du  poignet. 

Depuis  lors  Sidonie  vécut  à  l'écurie,  retenue, 
soitpar  le  bras,  soit  parle  cou,  sur  la  paille  de 
sa  couchette.  Trois  mois  s'écoulèrent  et  person- 
ne ne  la  revit.  Le  3  juin,  son  père  la  trouva 
morte  en  revenant  de  la  campagne  :  morte,  la 
pauvre  enfant,  sans  médecin,  sans  prêtre,  sans 
que  la  main  d'un  père  ou  d'un  parent  calmât  ses 
dernières  douleurs  ou  essuyât  ses  dernières 
larmes. 

Ce  fut  un  triste  et  douloureux  spectacle  pour 
celle  qui  l'ensevelit  que  le  cadavre  de  cette 
enfant, amaigri  par  ledernierdeg^édu  marasme, 
sans  bonnet,  étendu,  froid  et  sale,  sur  de  la 
paille  souillée  d'excrémens,  à  moitié  recouverte 
par  une  mauvaise  guenille,  rongé  par  la  vermine, 
les  pieds  gelés  à  tel  point  que  les  doigts  en  étaient 
dénudés  et  privés  de  chairs. 

Les  médecins  qui  l'ont  examinée  ont  attribué 
la  mort  de  la  pauvre  enfanta  une  phlhisie  tuber- 
culeuse ;  ils  ont  reconnu  aussi  que  la  maladie 
avait  dû  être  développée  par  le  défaut  de  soins 
et  les  mauvais  traitemens  dont  Sidonie  avait  été 
la  victime. 

En  conséquence,  Nicolas  Guyot  et  Anne  Guyot, 
sa  femme,  sont  accusés  : 

D'avoir,  de  concert  et  volontairement,  séques- 
tré Françoise-Sidonie  Guyot  ,  en  la  détenant 
d'abord  dans  une  étable  à  porcs,  puis  dans  une 
écurie,  avec  les  circonstances  :  1°  que  chacune 
de  ces  séquestrations  a  duré  plus  d'un  moi."!, 
2°  et  que  Sidonie  a  été  soumise  à  des  tortures 
corporelles. 

En  tout  cas,  de  s'être  rendus  complices  de  ce 
même  crime  ,  soit  pour  y  avoir  provoqué  par 
dons  ,  promesses  ,  menaces,  abus  iraiilorité  ou 
de  pouvoir,  machinations  ou  artifices  cou|ia- 
bles  ;  soit  pour  avoir  donné  des  instructions 
pour  le  commettre,  soit  pour  en  avoir  aidé  ou 
assisté  l'auteur  ou  les  auteurs  dans  les  faits  qui 
l'ont  préparé  ou  facilité,  ou  dans  ceux  qui  l'ont 
consommé. 

Crimes  prévus  par  les  articles  341,  342,  54.i, 
59  et  60  du  Code  pénal. 

Li-s  nombreux  témoins  entendus  à  la  barre, 
et  à  peine  rassurés  en  présence  de  la  justice 
contre  la  terreur  que  leur  inspiraient  les  époux 
Guyot,  sont  venus  ajouter  une  nouvelle  cra>ité 
lux  faits  contenus  en  l'acte  d'accusation.  Tout 
l'auditoire  a  frémi  d'horreur  en  entendant  l'un 
deux  raconter  avec  détail  qu'il  avait  \u  U  inal- 
licureuse  Sidonie  accrouiue  sur  le  fumier  de  la 
bauge  où  elle  avait  d'abord  été  renfermée  par  sa 
marâtre,  la  bouche  souillée  de  ses  cxcréraens 
(pie  la  faim  l'avait  forcée  de  dévorer;  qu'il  l'a- 
vait eniendue  lui  dire  que  le  besoin  de  manger 
l'avait  déjà  plusieurs  fois  contrainte  à  porter  à 
Ses  lèvres  celle  dégoûianle  pâture. 

Ce  témoin  avail  des  larmes  dans  les  jeu\  au 
souvenir  de  ces  atrocités,  qui  l'avaient,  a-t-il 
dil,  fait  pleurer  souvent. 

Rien  ne  peut  rendre  la  profonde  émotion  qui 
s'est  emparée  de  l'âme  des  juges  et  des  nom- 
breux spectateurs  .  en  entendant  l'ensi  vclis- 
seuseapprcndre  aux  jurés. d^ns  son  Lu\;age  nai 
cl  populaire,  comiui  nt  elle  avail  trouvé  le  ca- 
k\mtc  étendu  dans  l'étable,  enire  une  vache  ec 
un  chev.d  .  sur  un  t.is  de  paille  pourrie;  eom- 
mcnt  des  plaies  profondes,  creu.vées  le  long  da 
dos,  s'étaient  remplies  de  lumicr  ;  ccnmeul 


—  78 


figure  était  toute  bleue  des  coups  qu'elle  avait 
reçus;  comment  ses  pieds  avaient  été  pourris 
par  la  gelée,  de  façon  <|ue  les  os  des  doigts  pas- 
saient à  travers  les  chairs  ;  comment  le  stinelelle 
amaigri  (la  jeune  tille  avait  éié  fraidie  et  ver- 
meille) exhalait  nue  odeur  si  félide,  que  la 
belle-mère  avait  été  obligée  de  donner  à  celte 
même  ensevelissruse  un  verre  d'ean-de-vie  pour 
la  soutenir  et  lui  donner  la  force  d'achever  sa 
triste  besogne. 

En  entendant  retracer  ces  scènes  d'horreur, 
les  accusés  seuls  sont  restés  impassibles;  pas 
une  larme  ne  s'est  échappée  de  leurs  yeux,  pas 
une  protestation  de  leurs  lèvres. 

M.  le  procureui-  du  roi  l.ionville  a  reproduit 
avec  lidélité,  vigueur  et  énergie,  les  faits  horri- 
bles dont  les  témoins  étaient  venus  déposer.  Il  a 
fait  passer  lans  tous  les  cœurs  l'indignation 
dont  le  sieuéla;'.  rempli,  en  retraçant  dans  son 
ré(|iusilou-e  les  scènes  atroces  de  ce  lugubre 
drame.  Ou  croyaii  presipie  y  assister  en  l'écou- 
lant. 11  a  produit  m\!-  le  jury  une  impression 
diflicile  à  décrire,  lorscpie,  répondant  à  la  dé- 
fense, qui  argumentait  du  dioit  de  coneclion 
que  les  pères  ont  sur  les  enfans,  il  s'est  écrié 
d'une  voix  fortement  accentuée  parla  convic- 
V  lion  :  «  Les  coups  sont  faits  pour  les  esclaves  et 
les  barbares  !  » 

Les  clforts  pleins  de  conscience  et  de  talent  des 
deux  jeunes  avocats  MM"  Hast  et  Ardouin,  qui 
avaient  accepté  la  lâche  difficile  de  défendre  les 
accusés,  n'ont  pu  sauver  leurs  têtes.  Après  un 
quart  d'heure  de  délibération ,  le  jury  a  rap- 
porté un  verdict  de  culpabilité. 

La  cour,  faisant  droit  aux  réipiisitions  ilii 
ministère  public,  condamne  les  coupables  à  la 
peine  de  mort. 

En  entendant  prononcer  celle  terrible  con- 
damnation, le  mari  est  resté  assis,  impassible  et 
froid.  La  femme  s'est  levée,  a  Icndii  les  mains 
vers  la  cour  et  les  jurés,  qui  étaient  restés  sur 
leurs  sièges,  prononçant  à  travers  les  sanglols 
des  paroles  dont  le  bruit  de  la  foule,  qui  s'écou- 
lait mcrne  et  lente  au  milieu  des  ténèbres  ,  ne 
nous  a  permis  de  saisir  que  celles-ci  :  «  Mes  en- 
fants, mes  eufanis!  » 

Les  deux  condamnés  ont  été  reconduits  dans 
la  prison;  la  femme  s'est  abandonnée  aux  lar- 
mes et  aux  sanglots;  le  mari,  toujours  impassi- 
ble, a  transporté  lui-même  la  paille  de  son  ca- 
chot dans  celui  des  conilamnés  à  mort,  décla- 
rant (ju'il  ne  voulait  p.is  se  pourvoir. 

{Le  Droit.) 


Ecuuc  îiiMiuiUituif. 


THEATRE  UOYAL  ITALIEN. 

Première  représentation  d'Elissire  d'amoie, 
opéra -bulla  eu  deux  actes,  musique  de  Do- 
uizetti. 

Enfin  voilà  de  la  comédie  ,  voilà  de  la  gaité 
franche  et  vive!  Avec  quel  i)laisir  ne  voyons- 
nous  pas  le  théâtre  Italien  se  rappeler  son  ori- 
gine,  et  revenir  an  genre  bouffe,  qui  Ht  long- 
temps sa  gloire  et  nos  délices!  Reposons-nous 
up,  i)eu  de  ces  éternels  tyrans,  princes,  cheva- 
liers et  jiirates,  de  ces  élènielles  reines  et  |)iin- 
ce.sses  ,  toujours  plongés  dans  le  même  déses- 
poir, dans  les  mêmes  <louleurs,  toujours  (inis- 
ïant  par  le  même  supplice,  le  même  suicide  ou 
U  iv4m  lolie!  U  y  aloiijjtcmps  ^ue  le  Uïaïue  lyri- 


que est  tombé  chez  nos  voisins  auinêine  état  i|ue 
chez  nous  la  tragédie  classique  ,  avant  les  tenta- 
tives de  rénovation,  de  qiiebjues  mains  qu'elles 
soient  venues.  11  faut  de  toute  nécessité  (jue  le 
lexiesoit  modifié,  si  l'on  veut  que  l'inspiration 
renaisse.  Auber  n'aurait  pas  composé  la  Miietle, 
ni  Meyerbeer  Robert-le-Diable  et  les  Huf/iie- 
nols  sur  un  livret  taillé  comme  Ipliigénie  en 
Aiiliile  on  OEdipe  à  Colonne;  et  (|iie  n'ertl  pas 
fait  Rossiiii  sur  un  poème  tel  que  Giisl(ive\ 

Nous  n'apiirendrons  à  personne  que  VElisaire 
d'ttfnoreesl  le  frère  jumeau  du  Philtre,  ce  char- 
mant petit  opéra,  ingénieux  d'itlées,  si  éléjîant , 
si  gracieux  de  forme  dramatique  et  musicale. 
Le  l'hiltrc  est  le  meilleui-  ouvrage  en  deux  actes 
de  Scribe  et  Auber,  ces  deux  hommes  d'esprit, 
qui  s'entendent  si  bien  !  Le  poêle  italien  n'a  eu 
qu'à  traduire  littéralement  la  |)ièce  française  , 
substituant  de  temps  en  temps  un  duo  à  un  aii-, 
un  air  à  un  duo  ,  retranchant  un  chœur,  et  le 
plus  souvint  ne  changeant  pas  une  syllabe.  Le 
composileiir  n'a  pas  suivi  la  même  méthode  :  il 
a  trouvé  de  jolis  chants, qu'il  a  exploitésavecson 
talent  ordinaire;  il  s'est  montré  facile,  abondant, 
joyeux.  A-t-il  vaincu  Auber  dans  ce  duel  musi- 
cal ?  Ce  n'est  pas  notre  avis  ;  et  ici  nous  ne  par- 
lons )>as  au  nom  d  un  patriotisme  exagéré  qui , 
dans  les  i|uestions  d'art,  mène  droit  au  ridicule 
et  à  l'absurde.  Nous  préférons  la  partition  d'.Vu- 
ber,  non  j)arce  qu'Auber  est  Français,  mais  i)ar- 
ce  qu'il  nous  scndde  avoir  mieux  compris  le  su- 
jet, l'avoir  traité  avec  ])lus  d'adresse,  de  variété, 
d'originalité;  ce  qui  n'empêche  pas  la  |)artition 
de  Donizctli  d'être  une  chose  très  remarquable 
et  de  mériter  tout  sou  succès. 

Donizelli  n'a  (las  écrit  d'ouverture,  à  la  diffé- 
rence d'Auber,  qui  en  a  fait  une  très  brillante. 
Après  quel(|ues  mesures  de  preludio,  l'Elig-sire 
commence  par  un  chœur  villageois  de  couleur 
douce  et  fine.  L'amoureux  Nemorino  vient  chan- 
ter qnel(|ues  unes  de  ces  phrases  vagues  que  tout 
maestro  falu-ique  si  aisément  et  dont  la  coqnetle 
Adina  nous  dédommage  |>ar  la  cavaline;  Dellii 
crudele  Isolta.  Le  refrain  de  cette  cavatine  est 
d'une  expression  ravissante: 

Elissir  di  si  perfella  , 
Di  si  rara  (|ualilà  , 
Ne sapessi  la  licctla  , 
Conoscessi  clii  ti  r<i. 

L'entrée  du  sergent  Belcore  n'offre  rien  qu'on 
puisse  comparer  aux  couplets  de  la  partition 
française  : 

Je  suis  sergent, 

Brave  et  galant. 

Le  duelto  de  Neinorino  et  d'Adina  ne  vaut  pas 
l'air  de  Thérésine  :  La  coquetterie  fait  mou 
sculhonlietir  ;  il  en  est  de  même  du  grand  mor- 
ceau que  le  charlatan  Uulcamara  chante  à  son 
arrivée,  et  qui  ne  saurait  soutenir  le  ])arallèle 
avec  celui  du  doclenr  Fontanarose.  Mais  ,  en  re- 
vanche, Dnnizetli  a  remplacé  le  récitatif  dialo- 
gué de  Fontanarose  et  (juillaume  par  un  très 
bon  et  très  joli  duo  ipie  chaulent  Diilcamara  et 
Nemorino.  Le  reste  du  premier  acte  est  peu 
saillant  :  nous  n'y  trouvons  rien  (|ui  balance 
l'air  ;  Philtre  chiirniaiit,  le  duo  si  comique  et 
si  passionné  de  (iuillaume  et  de  Thérésine  :  Au- 
joard'/iui ,  laisso/m-la  faire,  elle  m'aimera 
demain,  ellefinale  si  heureux  :  Enfin, j'aurai 
mon  tour... 

Au  sei-ond  acte,  le  comi)ositeur  italien  s'ani- 
me, se  relève;  la  barcarole  :  lo  .son  riccoetii 
■sei  ttella  est  d'un  nalurel  parfait  ;  elle  rap]pelle 
un  air  de  Mcolo  :  L'étude  est  inutile;  de  nu'iiie 
([lie  le  joli  chœur  déjeunes  tilles  :  Saria  pos- 
iil>ile  rappelle  un  cliienr  d'Aiilier  :  Garde  à 
V0U.1  ;  et  pourtant  Dieu  nous  jiréserve  d'accu- 
ser Donizetti  de  plagiat,  ni  même  de  rémini- 
scence; nous  savons  qu'en  fait  d  idées  musicales 
les  rencontres  sont  inévitables  et  ne  prouvent 
rien,  sinon  qu'une  bonne  pensée  peut  venir  à 
deux  bons  esiuits.  Nous  aimons  beaucoup  le 
duo  du  sergent  et  de  Nemorino,  l'inti  scudi;  h; 
duo  du  Dulcamaru  et  d'Adiiia  ;  (^uanto  amore; 


et  aussi  la  romance  de  Nemorino  -.  l'na  furtiva 
lafjrinia;  l'air  d'Adina  ;  Prendiper  me  sei  li- 
bero.  L'opéra  se  termine  gaiment,  et  en  ma- 
nière de  vaudeville,  par  la  reprise  de  la  barca- 
role, dont  le  charlatan  chante  seul  plusieurs 
couplets. 

L'Elissire  d'amore iouil  d'une  vogue  popu- 
laire en  Italie,  et  nous  le  concevons  sans  peine. 
Depuis  les  chefs-d'œuvre  bouffons  de  Rossini, 
les  Italiens  n'ont  rien  produit  de  supérieur  ,'i 
l'ElixKire.  Donizetti  possède  éminemment  iilii- 
sieiirs  ipialiiés  essentielles  an  genre  comiijue  : 
d'abord  la  franchise  et  la  vivacité,  ^.e  qui  lui 
maïKiue  toujours  plus  ou  moins,  c'est  le  cachet 
ti'inventenr,  c'est  le  caractère,  qui  fa  t  qu'en 
entendant  une  musi(|ue,  on  peut  dire  à  coup 
sftr  :  Ceci  est  d'un  tel  et  non  pas  d'un  autre.  A 
défaut  de  cette  iiulividnalité,  qui  n'apiiarlienl 
ipi'aux  génies  de  premier  ordre  ,  il  faut  encore 
s'estimer  heureux  de  trouver  des  reflets  liinii- 
iienx,  des  imitations  dont  l'alluie  est  si  facile  et 
si  libre  (|u'on  est  tenté  de  les  prendre  pour  des 
créations. 

H  est  plus  que  probable  que  Donizetti  n'avait 
encore  vu  sou  ouviage  moulé  nulle  part  comme 
il  vient  de  l'être  à  l'aris.  Im  'giuez,  si  vous  pou- 
vez, Lablache,  le  roi  des  charlatans,  l'idéal  du 
docteur  Dnicamara!  Quelle  animation  !  quelle 
verve!  quelle  surabondance  de  gaîté  !  (|uelle 
omnipotence  d  organe  !  Quoi(jue  le  rôle  du  ser- 
g'ent  lielcore  ne  soit  pasdes  plus  loris,  Tamburini 
sy  montre  excellent.  C'est  dommage  que  son 
escouade  ne  ré|>onde  pas  mieux  à  ses  comman- 
demens,  et  se  soit  divisée,  comme  la  chand)re, 
en  deux  fractions,  dont  l'une  fait  demi-tour  à 
droite,  quand  l'autre  fait  demi-tour  à  gauche. 
Iwanoff  n'a  pas,  comme  acteur,  ce  ([n'il  faudrait 
au  rôle  de  Nemorino;  mais  il  chante  supérieu- 
rement, et  nous  devons  lui  rendre  la  justice  de 
dire  que,  cette  année,  il  a  fait  uu  progrès  très 
notable  en  abjurant  toute  parodie  d'une  nié- 
Ihode  étrangère,  en  se  servant  de  sa  voix  |)ure 
avec  sagesse  etavecgoilt.  Cetteannée  aussi ,  Mme 
Persiani  s'est  élevée  an  premier  rang  des  canta- 
j  trices  |)résentes  et  passées.  Sauf  la  tendance 
constante  de  sa  voix  à  l'aigu,  que  pourrait  on 
désirer  de  plus  expressif,  de  plus  élégant,  du 
plus  iini  que  le  chant  de  celte  prima  donna  '? 

L'habile  décorateur  Ferri  doit  rendre  grâce  à 
lincendie  (|ui  lui  fournit  l'occasion  d'improviser 
coup  sur  coup  des  palais,  des  ruines,  des  paysa- 
ges du  plus  bel  effet.  Nous  avions  oublié  de  men- 
tionner les  superbes  décors  que  devait  à  son 
pinceau  Roberto  Devereux;  payons  nos  dettes 
arriérées,  et  disons  que  la  campagne  de  Rome 
dans  \  Elissire  est  digne  de  l'architecture  britan- 
nique dans  Roberto. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 
Première  représentation  :  Bathitde,  drame  en 
trois  actes,  par  M.  Auguste  Mac-Keat.  —  Dé- 
but de  mademoiselle  Ida  Ferrier. 
Dans  la  société  de  madame  de  Tencin  ,  société 
composée  de  gens  d'esprit  de  son  temps  (elle  les 
appelait  ses  bêtes  ,  par  antiphrase),  on  se  plai- 
gnait, un  jour,  de  la  marche  uniforme  de  tous 
les  romans  :  le  commencement,  les  jtrogrès d'une 
passion,  puis  la  possession  de  l'objet  aimé:  voilà, 
disait-on,  le  début,  le  dévtdoppement  et  le  but 
inévitable  de  ces  compositions.  Les  accidens  et 
les  incidens(|ui  remplissent  l'espace  enire  ces 
trois  points,  seules  dilférences  que  l'on  puisse  jr 
trouver,  ne  sont  guère  que  des  variations  sur  un 
même  thème.  Frappée  de  la  justesse  de  l'obser- 
vation, madame  de  Tencin  s'engagea  à  composer 
une  histoire  qui  commencerait  comme  les  autres 
linissenl...  .le  pense  que  c'est  de  ce  jour-là  que 
date  l'expression  :  Prendre  le  ro?nan  par  la 
(jucue...  Madame  de  Tencin  tint  sa  parole  et 
donna  /e  Siège  du  palais. 

M.  Auguste  iMac-Keat  paraît  aussi  avoir  été 
douloureusement  alfecté  de  la  forme  monotone 
de  nos  drames.  En  effet ,  de  même  que  les  ro- 
mans, ils  tendent,  pour  la  plupart,  soit  au  ma- 
riajje^  (jue  l'on  commence  jjourlaiu  à  IrouYev 


79=-* 


bien  rocoeo, so\l  à  toute  aiitie  chose  d'nppro- 
chant.  A  son  tour,  pour  innover,  i/ a  pris  le 
drame  par  la  queue ,  et  nous  a  donné  comme 
laites  ,  au  lever  liu  rideau,  les  choses  qui  n'arri- 
vent <1  hahilude  qu'aiirès  sa  chute. 
Mais  voyez  la  ili.rér(^nce  des  lemiis! 
Madame  de  Tencin,  ancienne  maîtresse  du 
vêlent  et  (h^l'alilié  l)ul)ois,  chanoiiiesse,  mère  de 
d'Alembert,  n'iHait  certes  pas  une  bé;jueule!  et 
pourtant  elle  n"a  pas  osé  présenter  un  homme 
s'aulorisant  dune  surprise,  d'un  ahus  de  con- 
fiance poin-  dominer,  tyranniser  toute  la  vie 
d'une  l'enmie  :  elle  aurait  été  !;énéralement  blâ- 
mée; cela  aurait  révolté  toute  cette  société  vi- 
cieuse, si  vous  voulez,  mais  honnête  et  loyale 
dans  les  formes.  M.  de  Canaples,  le  liéros  de  son 
roman,  dès  le  connnencement,  et  par  un  con- 
cours de  circonstances  Fortuites,  en  ariive  avec 
madame  de  (iranson  à  ce  que  nous  appelons  le 
dénoCiment.  Eli  bien,  dès  lors,  an  lieu  de  profi- 
ter de  ses  avantages,  il  s'éloiijne  connue  un  cou- 
pable .  honleuK  et  timide;  tous  ses  soins,  tous 
ses  elîorls  n'ont  plus  pour  objet  ipie  de  faire  ou- 
blier ses  torts,  eld'obtenir,  de  plein  gré,  cequ'il 
n'a  d'aboril  dil  (pi'an  hasard. 

M.  Wac-keat  a  juijé  cela  trop  fade  pour  notre 
fjoùt  émoiissé  :  il  a  peint  l'homme  à  la  fois  lâche 
et  hardi    ipii  avait  elfrayé  madame  de  Tencin. 

lîalhildeesl  une  jeune  et  belle  veuve,  ipieson 
défunt  mari,  M.  d  libères,  avait  en  quelquesorle 
remariée,  avant  de  mourir,  en  la  léijuant  par 
acte  de  volonté  dernière  à  un  sien  ami  i\l.  l)e- 
worlte.  ÎMais  un  IM.  Marcel  s'est  introduit  auprès 
de  Ualhilde,  et,  sans  respect  pour  les  morts, 
sans  é(;ardpour  les  vivans,  a  tenté  de  s'appro- 
prier le  ciiur  et  la  maindela  veuve.  Les  procé- 
dés de  ce  monsieur  ne  se  distin^jucnt  pas  par  un 
excès  de  délicatesse.  Dans  une  ])romenadç  sur 
l'eau,  la  barque  (pii  le  portait,  lui  et  Balhible,  a 
chaviré  ;  il  a  ramené  sur  le  rivage  llathilileéva- 
nouie,  et,  pour  dire  la  chose  comme  l'auteur 
lui-ménu:,  s'il  lui  a  sauvé  la  vie,  il  lui  a  volé 
l'honneur  !  Ceci  est  du  ressort  de  la  cour  d'assi- 
ses ;  mais  on  conçoit  que  Balhilde  n'ait  pas  vou- 
lu faire  d'éclat  ;  elle  est  revenue  deXouraine  à 
,  Paris  ;  elle  a  retrouvé  Deworbe,  et  se  dis|)ose  à 
l'épouser  mal^îré  l'attentat  ci-de.ssus.  Deworbe 
ignore  tout,  et  l'on  conçoit  encore  (pie  Bathilde 
ne  snit  pas  très  iiressée  de  l'instruire. 

Mais  Marcel  reparait,  et  s'obstliie  à  |)oursni- 
vie.  à  menacer  IJatiiilde.  Un  certain  Guillanmln, 
orii;inal  louranjjean,  ami  commun  de  Marcel  et 
de  Deworbe,  éveille  innocemment  lessou|)çons 
lie  ce  dernier.  Quel  parti  prendre?  En  vcnirà  un 
aveu  bien  franc  et  liien  net  :  assurément  c'est  ce 
queIJathilde  auraitde  mienxa  faire,  et  ce  (pi'elle 
ne  fait  pas.  Au  lieu  d'opposer  à  Marcel  un  peu 
de  courage,  de  volonté  ,  d'énergie,  elle  faiblit, 
hésite,  capitule,  promet  des  rendez-vous,  en  se 
réservant  dans  sou  f(U' intérieur  le  d."oil  de  ne 
pas  tenir  sa  promesse. 

Aloi-s  Marcel  ne  ménage  jilus  rien  ;  en  honune 
sans  pudeur  et  sansdéliealesse,  il  vient  clierelier 
liathibh^  chez  elle,  pendant  un  bal,  à  deus.  Iieu- 
res  du  niiiliu,  et  la  force  h  le  suivre  chez  lui  la 
tète  nue,  b  s  (lieds  chaussés  de  satin,  par  ipiinze 
deipés  de  IVoid,  malgré  la  brise  et  la  neige  !  Au 
lieu  d'appeler  à  son  secours,  Bathilde  suit  .Mar- 
cel. Qu(^  craint-elle  donc  i'  une  esclandre  '.'  et 
comnienl  pourrait-elle  l'éviter  I* 

Deworbe  snit  les  traces  du  ravisseur  de  Ba- 
lhilde, et  se  présente  armé  de  jiislolets.  Il  y  a  là 
deux  belles  scènes,  d'abord  celle  où  Deworbe 
feint  d'avoir  tout  aiqiiis  de  la  bouche  de  llathil- 
de,  alin  de  relever  sa  loyauté,  sa  coiiliance;  en- 
suite celle  où  Balhilde,  iiour  tenir  compte  à  De- 
worbe <le  son  généreux  sacriliee,  pour  l'empè- 
<lur  de  se  faire  tinu-  peut-être  par  Marcel  ,  lui 
déclare  (pi'elle  ne  l'ainie  pas  el  ue  l'a  jamais  ai- 
mé, tresi  un  noble  et  douloureux  iiiensonge  ! 
Deworbe  s'éloii'.ue  el  Marcel  dit  à  Balliilde  ; 
<i  l'uis(ine  vous  n'aimez  pas  Deworbe,  vous  m'ai- 
mez donc,  moi  ? — Vous,  je  vous  mépri.se.»  C'est 
une  haute  vl  digue  féponse  !  Après  quoi ,  Ba- 
lhilde se  reliie  au  couvent  de  la  Visitation. 
CeltQ  rapide  analyse  doit  faircconqirendrctonl 

PO  tjii'il  y  a  il'iiivritisoiubJaiicc,  de  (.Ivriiisoiitiablc 


dans  cette  pièce.  JMême  en  admettant  le  point  de 
départ  odieux,  repoussant, d  où  découle  l'action, 
tous  les  ressorts,  tous  les  moyenssontdétestables. 
Madame  de  Linières  n'aime  jjas  Marcel  ;  bien 
[dus,  elle  le  hait,  elle  le  méprise.  Que  peut-il 
coutie  elle  !'  Bien;  car  il  ne  la  déshonorerait 
pas(mê:;.e  ipiand  il  oserait  pousseï-  l'effi-onlerie 
jusi[ue-là;  par  le  récit  d'une  Klcheté,  d'un  crime 
dont  il  est  seul  coupable.  rour(ph)i  lecrainl-elle 
donc,  lorscpi'elle  a  près  d'elle  un  homme  sensé, 
hoiuiéte  ,  courageux  ?  Pourcpioi,  au  moment 
d'appart.'nir  à  cet  homme,  chez  elle,  au  milieu 
de  ses  amis  et  de  ses  gens,  se  laisse-t-elle  entraî- 
ner sans  résistance  par  Marcel  ?  Pourquoi,  lors- 
que Deworbe,  pour  ne  pasrevenirsur  seseugage- 
meiis,  feijit  d  avoir  connu  l'aventure  de  la  Eoux-, 
pourquoi  nuMit-elle  à  son  cœur,  eu  disant  qu'elle 
ne  r.iime  pas?  .\ 'est-ce  pas  une  délicatesse  ridi- 
cule 1'  Quant  à  Marcel,  il  n'y  a  pas  d'explication 
à  chercher  pour  un  jiareil  personnage,  il  est  en- 
tièrement absurde,  et,  par  conséquent,  au-des- 
sous de  la  crilicpie;  et  cependant  c'est  une  de 
ces  pensées  folles  (|ui  sont  dangereuses  au  théâtre, 
car  c'est  encore  un  cv'wmneX  excutse  par  lu 
pax.sioii. 

Dans  ce  drame,  l'exécution  n'est  pas  meilleure 
que  la  conception..  L'exposition,  amenée  sans 
adresse,  se  fait  péniblement  el  longuement,  les 
scènes  se  suivent  sans  corrélation  et  se  déduisent 
sans  art.  Le  style  est  celui  de  l'école  /reuetique  ; 
toujours  de  l'exagération,  jamais  de  naturel. 
En  voulez-vous  un  échantillon  ? 

Balhilde  ,  entraînée  au  troisième  acte  par 
IMareel,  arrive  chez  lui  tremblante  et  glacée. 
IMaicel,  pour  la  réchanifer,  rallume  toutbonne- 
nn-iit  h'  lèu  dans  la  cheminée...  Voilà  du  moins 
(|ui  est  naturel  ;  puis  il  lui  dit  à  peu  près  ceci  : 
«  .l'ai  cherché  dans  ce  foyer  une  étincelle,  et  j'ai 
ranimé  cette  flamme:  cherchez,  Balhilde,  dans 
votre  cœur,  n'y  trouverez-vous  pas  aussi  une 
étincelle  pour  ranimer  votre  ancien  amour  ?' 

Y  a-t-iliiuehpie  chose  de  plus  ridicule  que 
celte  poésie  iléplacée  ? 

Si  cette  pièce  était  une  tentative  de  jeune 
homme  seul  et  sans  guide,  il  y  aurait  beaucoup 
à  louer,  comme  à  blâmer;  mais  si  ,  comme  on 
l'assure,  l'aulenr  d'.J/(/o//// a  rel'ail  l'ouvrage,  il 
faut  dire  seulement  i^u'Anlony  valait  mieux  ,  el 
t\n\inloii!i  n'est  |)lus  de  mode.  Nous  avons  ren- 
voyé les  amoureux  de  sa  trempe  au  bagne,  d'où 
ils  n'auraient  |ias  dû  sortir. 

Dans  cette  représentation  ,  les  aeleiirs  ont 
|ues(pie  Ions  lail  preuve  d'intel!igcn(;e  :  on  a  pu 
voir(|u'en  s'h.ibiluanl  à  jouer  ensemble,  cette 
trotipi^  (ditiemlra  des  succès,  .\lexandre  Manzin 
a  <le  la  tenue,  de  la  chaleur,  de  l'énergie.  11  a 
bien  dit,  quoi(iue  avec  trop  de  prétectioii,  le 
lole  de  Worms. 

iMontdidier,  malgré  un  accent  méridional  as- 
sez jirononcé,  sera,  je  crois  ,  un  jeune  premier 
agr<'able. 

Pour  mademoi.selle  Ida  Ferriei-  «jne  mins  re- 
trouvons sur  ces  planches  après  lavoir  déjà  vue 
sur  tant  d'autres,  depuis  le  théâtre  Doinienil  jus- 
(pTau  rhéfttrc-l'rançais,je  vomirais  bien  appren- 
dre qu'elle  a  vingt-cinq,  trenle,  ciuiiuante  nulle 
livres  de  renies,  enlin  qu'elle  se  trouve  assez 
riche  pour  se  dispenser  de  jouer  le  drame.  Ce 
li'est  lias  que  j'accuse  madènioiselh'  Ida  d'im- 
puissance, au  contraire  !  elle  dit  juste  el  bien, 
elle  a  de  la  décence,  de  la  sensibilité,  le  son  de  sa 
voix  est  liariuoui(Mix  et  lialleur,  sa  physionomie 
(Si  charmante  et s'endiellil encore  desilolsd  une 
admirable  chevelure  blonde...  et  poin'tanl  je 
doute  (jue  le  public  |)uisse  jamais  s'acc(UHnmer 
à  sa  présence,  je  doute  i|u'clle  obtienne  les  ap- 
plaU(ii,sscmens(|u'elle  nuM'itcra.— Kli  !  iinnrquoi? 
—  ('eci  esl  dillicile  à  dire,  lorsqu'on  veul  élre  à 
la  fois  poli,  gatantel  vr  li. 

Les  lunnbrcuses  inconvenauccR  ipic  pn'sente 
ce  dr.nneoni  provoqné(iin'l(pu^s  sitllets;  le  talent 
des  acteurs  l'a  pn^servé  d'une  chute  C(Utnilète, 
Vu  reste,  ce  n'est  qu'un  ouvrage  de  transition. 
On  réjièle  activement,  pour  les  débuts  de  Ouyon 
et  de  mad: me  Mberl,  un  drame  de  M.  Frédéric 
Soulié.  I  u  autre  drame  eu  cimi  actes  el  en  vers, 
l'osilivciiK'ul  Cl  ambciiiiqiicmcul  de  .M,  .Ucxau- 


dre  Dumas  cette  fois,  viendra  ensuite.  Puis  nous 
aurons  une  coméilie  en  cinq  actes,  en  vers,  de 
M.  Théaidon. 


Rcuuc   î)c  cinq  imii-ô. 


20  JANVIER.  — Onécril  de  Constanlinople,  le 
28  décend)re  ; 

«  Avant-hier,  26,  dans  la  soirée,  les  Hanunes 
ont  eniièrement  dévoré  unmagnllique  palais  qui 
était  en  construction  sur  b;  Bosphore  et  destiné 
à  la  sultane  Atié,  la  dernière  fille  du  Sultan,  dont 
les  noces  doivent  se  célébrer  au  printemps.  Le 
feu  a  [Mis,  dit-on,  jiar  la  négligence  des  ou^ 
vriers.» 

—  Une  récompensede  2,000  liv.  st.<.50,O(i0fr.), 
plus  une  rente  viagère  de  10()  liv.  si.  (2,500  fr.) 
sont  offertes  à  celui  ipii  fera  découvrir,  dans  le 
délai   de  six  mois,  l'assassin  du  feu   cgmie  de 

^orbury.  Les  lords  Oxmaniown,  Devonsliire, 
Charleville  et  Bossmore  ont  olfèrl  de  contribuer 
chacun  de  2oO  liv.  si.  pour  compléter  la  somme 
eu  question.  Les  tenanciers  des  biens  du  noble 
comte  oui  offert  tô.5  liv.  et  le  gouvernement 
j  1,000. 

—  Un  bateau  à  vapeur  français,  FF.lbe.  vient 
de  se  pei-dre  sur  les  (  ôles  d'Ecosse  Le  Journal 
t/w //«<:/ e,  qui  publie  celle  triste  nouvelle,  ne 
dit  pas  si  1  équipage  de  ce  naviie  destiné  à  faire 
un  service  régulier  entre  Dnnkerque  el  llaïu- 
boLirg,  a  jiu  èlrc  sauvé. 

—  On  nous  écrit  de  la  Campine,  17  janvier  : 

«  L  intervalle  qui  sépare  larmée  hollandaise 
de  larmée  belge  se  rétrécit  d'inslanl  en  in.stant. 
Chaque  jour  les  troupes  des  deux  pays  se  rap- 
prochent desfroulières.  « 

—  On  commence  à  se  porter  dans  le  vasie 
temple  de  la  iMadelaine,  décoré  dans  1  intérieur 
avec  une  richesse  dont  ou  n'avait  posd'iib'ejus- 
qu'ici  :  les  grandes  slalues  qui  do'iveul  dominer 
les  six  autels  latéraux,  entre  autres  la  sLitup  de 
sainl  .\uguslii.,  qu'un  aduiiiaiîà  l'exposilion 
dernière,  y  sciut  arrivées  ce  maUu. 

—  Ciiui  eenis  ouvriers  environ,  eu  tous  gen- 
res, sonl  occiijiés  présenleraenl  -i  dre.ss  r  dans 
lest.hamps-Elysées,  malgré  les  intempéries  de 
la  saison,  les  immenses  gileries  de  IVxiHisillon 
des  produits  de  linduslrie.  loul  un  corps  de 
bâtiment  esl  (bjà  prél. 

—  On  vient  de  placer  sur  la  terrasse  des  In- 
valides la  moitié  a  peu  près  de,s  belles  pièces  de 
canon  de  siège, reste  des  tiopliéesd(;  nosancieii- 
lU's  vicloiies,  turdes  alfùts  en  fonte  d'un  nou- 
veau modèle  du  dépôt  central  d'artillerie. 

—  Le  tiibunal  correclionuel  de  la  Seine  a 
condaiinu'  aujourd'hui,  pour  détention  illé-gale 
de  (loudre  de  chasse,  de  poudre  de  i;uerre  el 
d'armes,  à  dix-h'iit  mois  de  prison.  ij.oiH»  fr. 
d'aniciide  el  deux  ans  de  surveillance,  lenoinnu^ 
•lean  .Normond.  porteur  dVau,  à,jé  de  trenlc- 
Iruisans,  chez  lequel  la  police  a  s;nsi  au  luoU 
daoùt  deruir  o,300cail.)uches  à  balles,  2.49v) 
b.dies,  onze  nuuiles  à  balles.  iMn  capsules,  une 
hache  et  une  paire  de  pislolels  d'arçon. 

—  Uiichimiste,  qui  fait  partie  du  conseil  de 
salubrité,  s'est  as.-iocié  avec  un  boiil.ingerde  Pa- 
ris dans  le  but  de  reconuallre  le  meilleur  parti 
(|u'on  peut  tirer,  dans  le  moment  actuel,  de  la 
pomme  de  terre,  doni  la  rtVolie  a  été  1res  alion- 
danle,  el  si  on  peut  s'en  ,scr>  ir  dans  la  panilica- 
tion.  Les  essais  faits  onl  eu  un  ijrand  succès. 
Les  auteurs  oiil  préparc  du  pain  qui  contenait 
.'>0.  (il)  el  T.")  pour  ceut  de  fécule,  et  ce  jiain  n'a- 
vait pas  de  i;0i1t  désagréableelél.iil  d'une  grainlc 
blancheur.  Des  écli.uiIilUui-  de  ce  pain  ont  été 
cuMiv.'sà  \l,  Içpiéfel  de  police  el  à  divers«s so- 
ciétés s.ivantes. 

21. — \.'fii(iirat,ur  itc  Bonlfitur  annonce 

ijuc,  le  iti  J»  comoui,  liuclqm.»  diHTtkcs  ou» 


F-  80  — 


eu  liPU  'l.ins  la  petite  ville  .le  Castel.ialoux;  cin.i 
à  six  cents  individus  se  seraient  portés  à  la  mairie 
pour  obtenir  la  diminution  du  prix  du  pain. 

—  Les  éludians  des  écoles  de  Paris  signent  en 
ce  inonientune  adresse  aux  éludianshelges.pour 

les  enpager  h  défendre  jusqu'à  la  dernière  ex- 
trémité linléBrilé  de  leur  territoire. 

«  On  écrit  de  Calcutta,  2  novembre  :  Il  y  a  eu 
ici  un  ouragan  terrible  ijui  a  oceasion'ié  le  nau- 
frage de  plusieurs  navires  dans  le  golfe;  de  ce 
nombre  est  le  Prolector,  de  Londres,  qui  avait 
à  bord  250  personnes  et  qui  toutes  ont  péri.» 

—  D'après  une  statistique  de  la  population  du 
royaume  de  tapies,  il  y  ^  dans  ce  royaume 
6,02 1 ,234  habitans, 27,705  prêtres,  1 1,777  moines 
et  9,528  religieuses. 

_  Le  pain  de  quatre  livres  se  paie  en  ce 
moment  à  Londres  il  deniers  (l  fr.  10 c.) 

—  Dernièrement,  il  s'est  forméà  Coire  (Siiisse) 
une  société  dont  la  tendance  est  vraiment  digne 
d'élopes.  Elle  a  pour  but  de  fournir  aux  eiitans 
pauvres  les  moyens  d'apprendre  un  métier, 
fchaque  apprenti  reçoit  de  la  société  un  tuteur 
chargé  de  le  surveiller  pendant  et  après  son 
apprentissage;  en  revanche,  il  s'engage,  lorsqu  il 
sera  passé  maître,  à  apprendre  sratuilemenl  sa 
profession  à  un  enfant  pauvre  qui  lui  sera  dési- 
gné par  la  société. 

—On  assure  que  les  préfets  ont  reçu  ordredu 
ministère  de  reprendre  cet  hiver  le  cours  des 
fêtes  que  le  triste  événement  de  la  mort  ae  la 
princesse  Marie  avait  fait  interrompre. 

—Un  des  plus  grands  seigneurs  de  l'Angleterre 
et  de  l'Europe,  le  duc  de  Buckingham,  pair 
d'Angleterre,  est  mort  le  17  de  ce  mois,  à  btowe, 
dans  la  soixanie-troisième  année  de  son  âge. 

Le  nom  du  duc  de  Buckingham  était  Richard- 
Temple  -  Nugent-Brydges-Chandos-Uenydle 
duc  et  marquis  de  Buckingham  e  de  Chaudos 
comte  Temple,  comte  Temple  de  btowe  ,  et 
vicomte  et  baron  Cobhamde  Kent  dans  la  paiiie 
du  Royaume-Uni,  comte  Nugent  en  Irlande,  et 
chevalier  de  la  Jarretière. 

Le  titre  de  duc  de  Buckingham  et  la  pairie 
passent  au  mar.iuis  de  Chandos  ,  actuellemen 
membre  de  la  chambre    des  communes     ou  il 
Sait!  comme  son  père  dans  la  chambre  des 
lords,  sur  les  bancs  des  tories. 

Le  feu  duc  de  Buckingham  était  le  descendant 
en  lirfne  masculine  ,  au  vingtième  degré,  de  Ro- 
bert Grenville,  qui  vivait  sous  le  règne  de  Ri- 
chard Cœur-de-bon  ,  roi  d'Angleterre.  Il  des- 
cendait parles  femmes  de  sir  Richard  Temple  , 
arrière-pelit-fils  du  Saxon  Leofric  ,  comte  de 
Mercie,  mort  en  4057. 

22  —M  le  comte  Mole,  président  du  conseil 
et  ministre  des  affaires  étrangères;  M.  Barthe, 
perde  des  sceaux,  ministre  de  la  justice  et  des 
cultes-  M.  le  comte  de  Monialivet,  ministre  de 
l'intérieur;  M.  Martin  (du  Nord),  ministre  du 
commerce  'et  des  travaux  publics  ;  M.  de  Salvan- 
dv  ministre  de  1  instruction  publique;  M.  le  gé- 
néral Bernard,  ministi  e  de  la  guerre  ;  M.  e  vice- 
amiral  Rosamel,  ministre  de  la  manne ,  et  M.  La- 
cave-l.ai.lagne,  ministre  des  hnances,  ont  dé- 
posé aujourd'hui  à  midi  leur  démission  entre  les 
mains  du  roi. 

—  Aujourd'hui,  à  onze  heures  du  matin  la 
reine  a  tait  célébrer  un  service  funèbre  dans  1  e- 
plise  Saint -Roch.  pour  le  repos  de  l'âme  de  ma- 
dame la  duchesse  de  Wurtemberg. 
^  Le  chœur  était  décoré  et  tendu  de  noir.  Les 
écussons  portaient  uniiiuement  la  lettre  ,W.  y  e- 
tait  la  lille,  c'était  la  princesse  ,U../'(e  qui  était 
en  ce  jour  l'objet  de  regrets  augustes.  La  tri- 
bune ordinaire  de  la  reine  était  tendue  te  noir  ; 
et  S  M. ,  entourée  de  S.  A.  le  duc  de  Wurtem- 
berg de  S.  M.  la  reine  des  Belges,  des  jeunes 
princes  et  princesses ,  et  de  ses  daines  d  honneur, 
y  a  assisté  au  service  que  sa  pieuse  douleur  avait 
oj-donné. 


L'office  a  été  célébré  par  M.  le  curé  de  Saint- 
Roch  ;  M.  l'évêque  de  Meaux  y  assistait. 

—  Par  ordonnance  du  roi,  l'exportation  des 
grains  et  farines  est  provisoirement  suspendue 
sur  tous  les  points  de  la  frontière  maritime  de 
l'Océan. 

—  On  lit  dans  le  Phare  de  La  Rochelle  du 
lOJanvier  : 

»  D'après  les  nouvelles  que  nous  recevons,  la 
tranquillité  est  entièrement  rétablie  sur  les  dif- 
férens  points  des  départemens  de  l'Ouest  oix  elle 
avait  été  troublée  à  l'occasion  de  l'enlèvement 
des  blés  et  de  la  cherté  du  pain. 

—  Les  nouvelles  de  la  Catalogne  confirment  le 
massacre  de  300  prisonniers  christinos  que  Ca- 
brera faisait  conduire  de  Morella  à  Recette. 

—  On  nous  écrit  des  frontières  d  Italie  : 

«  L'autopsie  de  la  duchesse  de  Wurtemberg  a 
donné  les  résultats  suivans  :  les  organes  digestifs 
présentaient  tous  les  caractères  d'une  lésion  in- 
curable; la  poitrine  et  les  poumons  étaient  dans 
un  état  satisfaisant.  » 

—  Il  parait  décidé  que  le  fils  de  la  princesse 
Marie  restera  à  Paris,  où  il  sera  élevé  sous  les 
yeux  de  la  reine.  Le  duc  de  Wurtemberg  repar- 
tira dans  un  mois  pour  l'Allemagne. 

23.  —Le service  funèbre  du  21  janvier,  pour  le 
repos  de  l'âme  du  roi  Louis  XVI,  a  été  célébré 
avant-hier  h  la  chapelle  expiatoire  de  la  rue  d  An- 
jou- Saint- Honoré.  Aux  églises  Saint -Roch, 
Saint-Eustache  et  Saint-Germain-l'Auxerrois  , 
des  messes  ont  été  dites. 

—  Le  sultan  a  adopté  le  projetdes  lignes  télé- 
graphiques qu'il  veut  établir  entre  Constanti- 
nople  et  le  Bosphore,  les  Dardanelles,  lAnato- 
lie  et  la  Rouraéiie;  ce  projet  va  être  mis  à  exé- 
cution. 

—  On  écrit  de  Niort,  le  17  janvier  :' 

Les  troubles  qui  avaient  éclaté  dans  notre 
ville,  vendredi  et  samedi  derniers,  sont  complè- 
tement apaisés.  Dimanche,  unecerlaine  fermen- 
tation régnait  encore  dans  les  esprits  ;  mais  le 
déploiement  de  forces  imposantes,  et  l'arresta- 
tion de  huit  ou  dix  individus  désignés  comme 
insligateurs  de  l'émeute,  ont  ramené  le  calme, 
et  tout  est  rentré  dans  l'ordre. 

—  La  tranquillité  est  complètement  rétablie  à 
Montsoreau;  les  troupes  sont  rentrées  à  Saumur. 
On  nous  annonce  que  la  garde  nationale  de 
Montsoreau  sera  dissoute. 

—  On  écrit  de  Bourges  : 

La  session  des  assises  du  Cher  (Bourges) ,  qui 
doit  s'ouvrir  le  21  janvier,  n'aura  qu'une  seule 
affaire  à  juger.  Cette  circonstance  est  assez  rare 
pour  mériter  une  mention  honorable  pour  le 
déparlement. 

—  La  dépouille  mortelle  de  la  princesse  Marie 
de  Wurtemberg  a  traversé  Lyon  le  19.  Les  trou- 
pes de  la  garnison  étaient  échelonnées  depuis  le 
matin  sur  la  ligne  qu'elle  devait  parcourir.  Les 
autorités  et  tout  le  clergé  ont  assisté  au  serv  ice 
funèbre  qui  a  eu  lieu  à  l'église  Saint-Jean. 

—  On  ne  met  en  ce  momentquequarante-cinq 
jours  pour  aller  de  Londres  à  Calcutta,  capitale 
desposs  ssions  anglaises  dans  l'Inde. 

—  M.  Richon,  ancien  membre  de  la  Conven- 
tion, est  mort  à  Ihouars  le  5  de  ce  mois. 

â4.  — Le  corps  d'armée  française  qui  doit  se 
réunir  sur  les  frontières  du  nord  sera  composé 
de  quatre  divisions  d'infanterie  commandées 
par  les  généraux  Schramin  ,  Bugeaiul,  Ayinard 
et  Achard  ,  et  de  trois  divisions  de  cavalerie 
commandées  parlesgénéraux  Latour-Mauboiirg, 
Oudinot  et  le  duc  de  Nemours.  Le  général  en 
chef  de  cette  armée  n'est  pas  encore  désigné  ; 
mais  on  pense  que  ce  sera  le  duc  d'Orléans.  On 
porte  à  150  le  nombre  des  pièces  d'artillerie 
.[ui  seioni  aliachées  à  ce  corps. 

Ou  ne  sait  point  encore  quel  maréchal  sera 


envové  à  la  frontière  avec  le  duc  d'Orléans  ; 
mais^on  a  peine  â  croire  que  le  prince  se  passe 
d'un  éditeur  responsable  et  veuille  encourir  la 
responsabilité  morale  attachée  à  un  commande- 
ment supérieur  en  cas  de  guerre. 

— C'est  lundi  prochain  qu'auront  lieu,  à  Dreux 
les  cérémonies  pour  les  funérailles  de  la  prin- 
cesse Marie. 

—  On  lit  dans  le  Handelsblad  du  22  janvier  : 
«  Le  correspondant  de  Londres  d'une  maison 

de  commerce  d'Amsterdam  lui  écrit  que,  jeudi 
dernier,  le  trailé  des  24  articles  a  été  signe  par 
le  ministre  français  à  londres.  » 

—  Mademoiselle  Hennequin,  fille  du  député, 
épouse  M.  le  vicomte  de  Montfort,  officier  de 
dragons. 

—  On  lit  dans  le  Joumml  des  Pyrénées~ 
Orientales  : 

La  nouvelle  instruction  de  l'affaire  Brossard 
se  poursuit  avec  activité  à  Perpignan.  Un  grand 
nombre  de  témoins  ont  déposé,  et  dernièrement 
encore  Ben  Durand  a  été  entendu  par  M.  le 
commandant  rapporteur.  Plus  de  cent  vingt 
témoins,  dit-on,  sur  la  demande  de  M.  le  géné- 
ral Brossard,  doivent  être  entendus  par  commis- 
sion ragatoire.  Cette  affaire  ne  pourra  donc  pas 
se  juger  dans  le  courant  du  mois,  ainsi  quel'out 
affirmé  plusieurs  journaux  de  la  capitale. 

—  La  représentation  de  retraite  de  Lafont,  an- 
cien sociétaire  de  la  Comédie- Française,  est  tou- 
jours fixée  au  29  janvier.  Cette  solennité  drama- 
tique se  composera  de  la  tragédie  de  Nicomède, 
dans  laquelle  mademoiselle  Rachel  remplira  pour 
la  première  fois  le  rôle  de  Laodice  ;  et  du  lUi- 
saulhrope,  où  mademoiselle  Mars  jouera  Céli- 
mène.  Le  bénéficiaire  jouera  Nicoraède  et  Al- 
ceste. 

—  M.  J.  Boulay  (de  la  Meurthe) ,  secrétaire- 
général  du  ministère  des  travaux  publics,  de  l'a- 
griculture et  du  commerce,  a  donné  sa  démis- 
sion. 


M.  Jazet ,  dout  les  nombreux  ouvrages  at- 
testent le  talent  et  l'étonnante  facilité  ,  vient  de 
graver  V Assaut  de  Constantine,  d'après  uu  ta- 
bleau deM.Horace'Vernet.Cetteplanche,  fortbien 
exécutée  dans  toutes  ses  parties,  offre  un  grand 
intérêt  et  doit  être  recherchée,  car  elle  retrace 
un  des  faits  d'armes  les  plus  glorieux  de  nos  an- 
nales. Le  peintre  a  représenté  la  première  co- 
lonne de  l'armée  d'Afrique  attaquant  la  porte  de 
la  rue  du  Marché.  Le  colonel  Lamoricière,  le 
commandant  du  génie,  le  capitaine  Richepanse 
et  d'autres  officiers,  après  avoir  avec  intrépid  ité 
fronchi  la  brèche  à  la  tête  des  compagnies  d'é- 
lite du  2"  léger,  des  zoaves  et  de  quarante  sa- 
peurs, forcent  la  porte  malgré  le  feu  meurtrier 
de  l'ennemi  et  essaient  de  pénétrer  dans  la  ville. 
Tel  est  le  sujet  qui  a  fourni  â  M  Horace  Vernet 
une  de  ses  belles  pages  historiques,  et  à  M.  Jazet 
une  de  ses  meilleures  planches. 

Pendant  que  M.  N.  Boubée  termine  son  Traite 
sur  la  Géologie  considérée  dans  ses  rapports 
avec  la  Religion,  il  a  eu  l'heureuse  idée  de 
faire  cet  hiver  son  cours  ordinaire  de  géologie 
d'après  l'ordre  et  le  cadre  de  cet  ouvrage.  Un 
cours  aussi  neuf  présentera  sans  doute  un  haut 
intérêt  si,  comme  l'a  déjà  écrit  M.  Boubée  dans 
son  Manuel  de  Géologie,  page  63,  «le  premier 
chapitre  delaGenèse  peut  êlreconsiderée main- 
tenant comme  le  somnaire  ou  la  table  des  ma- 
tières d'un  cours  de  géologie  le  plus  élevé.  »  Au 
reste,  le  coursdoit  embrasser  la  Cosmogonie,  la 
Céugenle,  la  Géolofjie  ,  et  les  principes  de  la 
Géognosic.  Il  s'ouvrira  le  lundi  28  janvier,  à 
midi,  rueGuenégaud,  17. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Imp.  etiond. dcl'ÉLixLocyujiN  et  comp.,  rue 
Nolre-Dame-des-Vicloires,  ic. 


31  JANVIER  1839. 


HTTBRATDRE,  SCIENCES,  BEAUX-iRIS,  IKDUSTBIE, 
C0NN1ISSÂ5CE3  l'TILES  ,  ESQUISSES  DE  MOEURS, 
UÉUOIRES  ET  VOYAGES. 


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Il  compilait,  compilait,  compilait.  ^. 


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TIO.NS  .NOUVELLE»,  BIOCBAÏUI  ts  ,  TE1BU>AUX 
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LE  VOLEUR, 

^<K)ûXî  îri^ô  Jauntaur  français  et  ftraniicre. 


SOMMAIRE. 


La  Véra-Cruz.— L'époux  outragé  (extrait  des 
Souvenir  d'un  enfant  du  petiple) ,  par 
Michel  Masson.  — Sectes  religieuses  en- 
Russie.  —  La  Mésange  bleue  ,  par  Elie 
Berthet.  —  SiLVio,  nouvelle  russe.  — Obsè- 
ques de  la  PRINCESSE  Marie.  — Mélanges, 
faits  curieux  :  Mtiiche. —  Revue  des  triliu- 
naux  :  Les  amis  d'un  vaudevilliste.  — 
Revue  dramatique  :  Renaissance  :  Reine  de 
France  ;  Palais-Royal  :  Lekaiu  à  Dragui- 
gnati;  Le  roi  Dagobert.  —  Revue  de  six 
jours. 


LA  TSB.A-OÎH'JZ  (1). 


Le  château  de  Saint-Jean  d'illloa,  sur  lequel  la 
marine  française,  jiar  un  des  faits  d'armes  les 
plus  brillans,  vient  d'arhorer  le  drapeau  trico- 
lore, est  la  plus  vaste  fortification  (pic  les  Esjia- 
gnols  eussent  consiniile  sur  le  continent  améri- 
cain. Complètement  entourt'  par  la  mer ,  il 
s'élève  en  face  de  Vera-Cruz  sur  le  bas- fond  de 
la  Galléga.  Au  centre  de  l'espace  qu'il  occupe  il 


(1)  Nous  avons  déji  donné  à  la  fin  de  septembre 
dernier  un  article  sur  la  Véra-Cruz  et  Saint-Jeaii  d'illloa; 
mais  nous  n'avonspas  craint  de  reveuir  sur  ce  sujet  qui 
emprunte  à  notre  récente  victoire  uo  si  palpitant  inlorùt 
d'actualité,  lemoicenu  que  l'on  va  lireélant  d'ailleurs 
de  beaucoup  plus  Oétaillc  et  plus  complet  (pie  le  premier. 


y  avait  autrefois  un  petit  ilôt ,  sur  lequel  le  pre- 
mier Espagnol  qui  ait  débarqué  au  Mexique  , 
Juan  de  Grijalva,  qui  précéda  Cortès  d'un  an, 
mit  pied  à  terre  avant  d'aborder  le  continent,  et 
lui  donna  le  nom  que  l'intrépidité  de  la  marine 
française  vient  de  rendre  impérissable.  Y  ayant 
trouvé  les  restes  de  deux  malheureuses  victimes 
qui  venaient  d'être  immolées  aux  dieux,  il  de- 
manda aux  indigènes  pourquoi  ils  sacrifiaient 
des  hommes,  On  lui  répondit  que  c'était  par 
ordre  des  rois  d'AcolLua  (nom  d'une  des  parties 
tlu  plateau  mexicain),  et  de  ce  uiot  il  fit  celui 
d  IJlua  ou  l.lloa,  supposant  que  celait  ainsi  (juc 
s'appelait  1  ilôt.  Le  chAleau  commande  la  ville, 
dont  il  n'est  qu'à  demi-porlée  de  canon,  cl  (jui 
n'olfre  de  ce  côlé  que  deux  petites  redoutes.  Il 
domine  encore  mieux  le  port,  car  tous  les  navi- 
res sont  obligés  de  se  tenir  entre  le  fort  et  la  ville, 
et  les  bâlimens  de  guerre  s'amarrent  à  des 
anneaux  de  bronze  fixés  dans  les  murailles  du 
fort. 

Le  château  de  Saint-Jean  d'Ulloa  offre  ce  luxe 
de  solidité  que  les  Espagnols  avaient  déployé 
dans  leurs  coustruclions  civiles  et  militaires  du 
Nouveau-Monde,  et  ([ui  atlcste  quelle  était  au- 
trefois la  grandeur  de  ce  peuple  ,  aujourd  hui 
tombé  si  bas.  La  science  des  ingénieurs  esi>aguols, 
alors  les  plus  savans  de  l'Europe,  avait  cru  le 
rendre  inexpugnable.    11  comprend  de  vastes 
magasins;  et  pour  lui  assurer  une  abondante 
provision  d  eau  ilouie ,  on  y  a  établi  à  grands 
frais  d'immenses  liternes  qui  fournissent  îi  la 
garnison  une  boisson  plus  salubre  ((ue  celle  que 
les  habitans  de  la  Vera-Cruz  tirent  des  mares 
stagnantes  dont  leur  ville  est  cernée.  L'opinion 
populaireau  Mexique  est  que  le  château  d'I  lloa  a 
coi'ilé  au  trésor  espagnol  40  millions  de  piastres 
(200  millions  de  francs'i.  On  conçoit,  en  effet , 
i[ue  pour  fonder  sous  leau  plusieurs  fronts  de 
loililicalion  qui  pussonl  résister  à  une  luer  ipicl- 
quetois  épouvantable,  et  pour  les  proléger  par 
dos  cnrocheniens,  puis  pour  bftlir  toute  une  ci- 
_  tadclle  dans  le  Style  espagnol  ([ui  rappelle  celui 


des  Romains,  en  des  parages  où  la  journée  d'un 
maçon  vaut  jusqu'à  1  5  fr.,il  ait  fallu  des  sommes 
énormes. 

La  réputation  du  fort  d'Ulloa  est  colossale 
dans  toute  l'Amérique  espagnole.  De  l'embou- 
chure du  Rio  Bravo  del  Norte  prés  de  ia  Loui- 
siane jusqu'au  cap  Horn  ,  il  passait  jotir  une 
merveille,  pour  un  colosse  contre  Icqiril  toutes 
les  flottes  de  l'Europe  s'acharneraient  ru  vain. 
Et  il  a  suffi  de  quatre  heures  è  une  ew-adrille 
française  de  trois  frégates  pour  soumelire  ce  mo- 
nument de  la  science,  de  laforce  et  de  l'orgueil 
dune  grande  nation.  Témoignage  éci  tint  do 
l'habilelé  et  de  la  bravoure  rélléchi;  de  nos  of- 
ficiers ainsi  que  de  l'héroïsme  de  ros  malclolsj 
preuve  manifeste  que  désormais  la  France  ne 
craindrait  au  besoin  personne  sur  les  mers; 
mais  aussi  démonstration  irrécusable  drs  humi- 
liations dont  sont  bientôt  abreuvés  les  peuples  les 
plus  )>uissans  et  les  plus  fiers,  lorsqu'ils  restent 
slalionnaires  pendant  que  tout  le  monde  marche 
autour  d'eux  ' 

Quel  que  soit  cependant  le  renom  de  puissance 
dont  jotiit  le  château  d  llloa,  son  aspect  n'a  rien 
d'imposant.  L'ilol  dont  il  embrasse  toute  l'éten- 
due, et  qu'il  déborilc  même,  était  à  fieur  d'eau. 
Les  murailles  sortent  à  pic  du  sein  des  flots  et 
n'atteignent  qu'une  médiocre  hauteur  ,  car  elles 
n'ont  pas  besoin  d'être  élevées  pour  que  leurs 
canons  dominent  soit  les  batteries  des  navires 
qui  seraient  tentés  de  l'aHaquer,  soit  la  plage  qui 
est  elle-même  fort  dé|irimée.  Le  niveau  des  mu- 
railles, hérissées  d'embrasures,  était  seulement 
dépassé  par  deux  tours  qui  ont  clé,  l'une  et  l'au- 
tre, renversées  par  noire  artillerie;  celle  qu'on 
nommait  le  Cavalier  Calxi/lero),  et  la  Tour  «les 
Signaux  ,  d'où  l'on  voyait  venir  les  IvMimens  du 
large,  et  qui  portait  le  phare.  L'ensemble  de  la 
côte  est  sans  grandetn-. 

A  gauche  du  château  ,  à  une  lieue  environ,  le 
navigateur  qui  arrive  aperçoit  un  autre  Ilot  al- 
lons^é.  inculte  et  déserl. celui  de  Sacri/irios,  qui 
doit  son  nom  aiLX  sacrifices  humains  dont  il  était 


f  -  82  — 


>«  g^^— — — — 

aussi  le  llu'ftlre  sous  le  rèijne  «les  empereurs 
Aztèques,  adorateurs  du  dieu  sanguinaire  Mexi- 
tli,  dont  Montezuiua  fut  le  dernier.  A  gauche  au 
delà  de  lile  «le  Sucri/icios  ,  et  à  droite  îi  perte 
«le  vue,  sYteud  une  plage  sablonneuse  sur  laiiuclle 
l'œil  distingue  çà  et  là  queliiues  pieds  de  ces 
cactus  {nopals)  «pii  jouent  un  si  grand  rôle  dans 
la  végétation  du  Mexiijue  ,  et  de  loin  en  loin 
qucliiues  troncs  d'arbres  d<?i)ouill(''S  «juc  la  va - 
gue  y  a  di''pos«''S,  et  qui  i>roviennent  sans  doute 
de  ces  interminables  trains  de  bois  de  dérive  (]uc 
roiiio  et  le  Mississipi ,  dans  leurs  grandes  crues 
périodiques,  amènent  à  la  mer.  Derrière  le  châ- 
teau se  montre  la  ville  avec  ses  dômes  et  ses  clo- 
chers. A  quelques  lieues  on  arrière  de  Vera-Cruz 
commence  le  prcmieréchelon  des  inonlagncs  «jui 
se  projettent  en  bleu  foncé  sur  le  bel  azur  du 
ciel  des  régions  équinoxiales.  Depuis  quinze 
ans  surtout,  ce  panorama  est  triste  et  inanimé. 

Le  fort  parait  inhabité  ,  quoiipi'il  fût ,  avant 
d'être  pris  par  notre  escadre,  en  fort  bon  état, 
parce  cjne  les  Espagnols  édifient  pour  des  siècles. 
A  peine,  dans  le  port ,  cinq  ou  six  goélettes  et 
trois  ou  quatre  briks  ou  trois-màls,  épars  autour 
des  carcasses  de  ci-devant  navires  «le  guerre, 
comme  l'Asia  et  le  Giierrero  désarmés,  déman- 
telés et  transformés  en  pontons  de  galériens,  ou 
même  à  demi  submergés  parmi  les  récifs.  Au 
milieu  du  port,  dans  la  direction  du  château,  un 
môle  que  la  mer  a  détruit  aux  trois  quarts,  et 
que  les  autorités  du  Mexique  indépendant  n'ont 
jamais  réparé.  Les  murailles  dont  la  ville  est  en- 
tourée cachent  la  circulation  des  rues,  qui  d'ail- 
leurs sont  presque  désertes. 

A  part  une  ou  deux  sentinelles  qui  se  promè- 
nent à  pas  lents,  qui  se  montrent  par  les  em- 
brasures du  fort ,  les  seuls  êtres  vivans  qu'on 
aperçoive  sont  d'immenses  volées  de  vautours 
s'ébatlant  sur  les  dômes  des  églises  de  Vera-Cruz, 
et  que  les  habitans  laissent  croître  et  multiplier, 
parce  que  ces  oiseaux  carnivores  nettoient  les 
rues  des  immondices  et  des  débris  d'animaux 
qui  sans  eux  s'y  amoncelleraient;  car  ils  sont  les 
seuls  qui  s'occupent  de  la  police  de  la  voirie.  Le 
voyageur  se  sentira  profondément  désappointé  ; 
il  croirait  que  le  pilote  s'est  fourvoyé  et  l'a  con- 
duit ailleurs  qu'au  Mexiciue,  dans  cet  admirable 
pays  Où  la  renommée  dit  que  le  sol  est  si  riche 
et  la  nature  si  majestueuse,  s'il  n'apercevait  h  sa 
droite  le  pic  superbe  du  volcan  d'Oiizaba,  «Ires- 
sant  sa  rime  neigeuse  et  déployant  ses  (lancs 
couverts  de  forêts,  qui  apparaît  comme  un  con- 
trefort, avancé  vers  la  mer  ,  de  ce  vaste  plateau 
mexicain,  véritable  terre  promise. 

La  ville  de  'Vera-Cruz,  dont  nous  sommes  les 
maîtres  jiar  le  fait  seul  de  l'occupation  du  châ- 
teau d'Llloa,  était,  avant lindépendance,  le  seul 
port  ouvert  au  commerce  du  MeNiijue  sur  l'At- 
lantiiiue.  C  est  là  ijue  Corlès  était  «lébanpié  le 
21  avril  15t9  ,  lorscju'à  la  tête  de  .500  hommes  il 
entreprenait  la  concjuéte  de  l'empire  de  ÎVIonte- 
zuma  que  défendait  une  armée  innombrable  et 
l)rave.  Les  Espagnols,  «lui  s'entendaient  dans 
l'art  d'organiser  des  colonie?,  et  qui  ont  laissé 
sous  ce  rapport  «les  modèles  qu'aucun  des  jieu- 
ples  qui  leur  ont  ravi  le  premier  rang  n'ont  en- 
cor'-,  égalés ,  avaient  pensé  que  leur  système 
commercial,  fort  restrictif  il  faut  le  diie,  exigeait 
que  toutes  les  affaires  du  Mexique  avec  l'Europe 
^t  l'Asie  fussent  faites  par  deux  ports,  Yera-Cruz 


sur  la  côte    orientale,  et  Acapulco  sur  l'autre     merce  s'était  réfugié  au  petit  port  voisin  d'Alva- 


revers  du  plateau  mexicain.  Cesréglemens,  qui 
étaient  devenus  funestes  du  moment  oîi  le  Mexi- 
que avait  eu  besoin  de  rapports  fréquens  avec 
l'ancien  hémisphère ,  avaient  valu  à  Vera-Cruz 
des  éla!)iisscmens  et  des  créations  dont  aucun 
autre  port  mexicain  ne  jouit  encore  ;  car  les 
autorités  du  Mexique  affranchi  n'ont  su  que 
détruire  ;  elles  ont  été  impuissantes  à  fonder. 
Vera-Cruz  est  le  seul  port  du  Mexicpie  qui 
soit  lié  avec  l'intérieur  du  pays  par  une  route 
cairossable. 

De  ISOO  à  1810  le  Consulado  de  Vera-Cruz, 
institution  municipale  dont  les  attributions  em- 
brassaient avec  quelques  soins  de  police  celles 
d'une  chambre  et  d'un  tribunal  de  commerce  , 
avait,  sur  ses  revenus  et  parles  souscriptions 
qu'il  avait  réunies,  construit,  de  Vera-Cruz  au 
sommet  des  montagnes  ,  une  route  non  moins 
belle  que  celle  du  SImplon  et  aussi  longue.  Pour 
se  rendre  de  tous  les  autres  poris  à  Jlexico,  il 
faut  gravir,  par  des  sentiers  où  deux  mulels  ne 
peuvent  passer  de  front,  une  hauteiu'  égale  à 
celle  «lu  Mont-Blanc.  La  route  de  Vera-Cruz , 
au  contraire,  offre  ou  du  moins  offrait  du  temps 
des  Espagnols  une  voie  superbe  ,  dont  le  milieu 
était  occupé  tantôt  par  un  pavé  de  trente  jiieds 
de  large  ,  en  échantillons  réguliers  du  basalte 
des  montagnes,  tantôt  par  une  chaussée  maçon- 
née. Comme  les  voies  romaines  ,  elle  semblait 
braver  les  ravages  du  temps.  Mais  pendant  la 
guerre  de  l'indépendance,  pour  barrer  le  passage 
aux  convois  qui  venaient  d'Espagne  au  secours 
des  troupes  de  la  métropole,  on  l'a  rompue  sur 
plusieurs  points,  particulièrement  dans  les 
rampes  les  plus  difficiles. 

Depuis  lors  le  pays  n'étant  jamais  sorti  de 
l'anarchie  et  des  révolutions  ,  personne  ne  s'est 
in«juiété  «le  les  remettre  en  état.  La  puissante 
végétation  des  lro|)iques,  joignant  ses  efforts  au 
vandalisme  de  la  guerre  civile ,  a  ajouté  aux  dé- 
gradations de  ce  bel  ouvrage.  Çà  et  là  des  arbres 
semblables  au  tnala  ficus  du  poète  ont  surgi 
du  milieu  de  la  chaussée  ,  et  les  muletiers,  qui 
seuls  aujoiM'd'hui ,  avec  un  mauvais  service  de 
ddigence,  fréijuentent  cette  route,  n'ont  pas  eu 
l'idée  de  les  couper  par  le  pied  quand  ils  étaient 
jeunes  encore,  elles  ont  laissé  grandir. 

Vera-Cruz  est  une  ville  considérable.  Les  rues 
en  sont  larges,  tirées  au  cordeau  et  bien  bâties. 
On  y  trouve  plusieurs  églises  monumentales;  un 
bel  hôlel  du  gouvernement  et  de  grandes  caser- 
nes. En  été  ,  la  chaleur  y  est  dévorante,  et  rien 
ne  la  tempère  ;  car  la  race  espagnole,  qui  a  une 
invincible  horreur  des  arbres  ,  n'a  pas  songé  à 
en  planter  dans  les  rues,  ou  à  en  distribuer  en 
avenues  autour  du  mur  d'enceinte.  Il  y  a  trente 
ans  ,  la  prosjiérité  de  la  Vera-Cruz  était  jirodi- 
gieiise.  On  y  comptait  une  population  fixe  de 
2i),000  âmes,  sans  compter  4,i)00  gens  de  mer,  7 
à  8,000  muletiers  employés  à  transporter  au  pla- 
teau les  marchandises  d'Europe,  et  4,500  hom- 
mes étrangers,  voyageurs  et  militaires,  en  tout 
3.5,0'jO  habitans.  Alors  ses  exportations  et  ses 
importations  atteignaient  200  millions;  400  à 
500  navires  arrivaientà  son  port. 

A  l'époque  de  l'indépendauoe  ,  Vera-Cruz  eut 
beaucoup  à  souffrir.  Les  Esj)agnols  restèrent  les 
maîtres  du  château  d'Ulloa  plusieurs  années 
après  avoir  évacué  la  terre  ferme,  Tpifl  le  com- 


rado.  Lors(iue  les  Espagnols  se  lassèrent  d'occu- 
per Saint-Jean-d'Elloa  ,  la  vie  revint  à  Vera- 
Cruz,  et  aujourd'hui  c'est  de  beaucoup  le  port 
le  plus  considéralde  dii  Mexique.  Mais  la  liberté 
n'a  pas  été  féconde  pour  les  provinces  mexicai- 
nes; elles  se  sont  soumises  h  des  expériences 
politiques  qui  les  ont  ruinées  ,  mais  dont  les 
Mexicains  ne  doivent  pas  être  les  seuls  à  sup- 
porter la  responsabilité.  Ils  voulaient  s'organi- 
ser en  monarchie,  et  le  plan  célèbre  d'Iguala 
auquel  ils  s'étaient  ralliés  avec  transport  appe- 
lait Ferdinand  VII  à  occuper  le  trône  constitu- 
tionnel de  l'empire  mexicain,  ou,  à  défaut  de 
Ferdinand  Vil,  l'un  des  infans  ses  frères. 

Ferdinand  Vil  ne  voulut  de  celle  couronne  ni 
pour  lui  ni  pour  les  siens.  Après  l'impuissant 
effort  de  don  Augustin  Iturbide  pour  fonder 
une  dynastie  impériale  au  profit  de  sa  famille, 
ils  ont  écouté  les  imprudens  ou  perfides  don- 
neurs d'avis  qui  leur  conseillaient  de  copier  la 
constitution  républicaine  et  fédéralive  des  Etals- 
Unis.  Ils  ont  donc  dépecé  la  Nouvelle-Espagne 
en  étals  libres  et  souverains,  avec  un  «listrict  fé- 
déial  et  deux  chambres.  Eux  qui,  par  leur»  qua- 
lités comme  par  leurs  défauts,  sont  les  antipo- 
des des  Anglo-Américains,  ils  se  sont  laissé  per- 
suader de  calquer  servilement  le  régime  de 
l'Union.  Quel  a  élé  le  résultat  de  cet  essai  fatal 
«ju'ils  ont  vainement  voidu  amender  par  une 
tentative  récente  de  centralisation  ?  L'aspect  de 
morne  désolation  de  Vera-Cruz  le  dit  hautement 
à  l'étranger  qui  débarq\ie. 

Le  ))ort  de  Vera-Cruz  est  le  meilleur  ou  plutôt 
le  moins  mauvais  de  toute  la  côte  orientale  du 
iMexique.  Il  peut  recevoir  des  vai.sseaux  de  ligne. 
Mais  il  est  resserré  et  les  abords  en  sont  dange- 
reux. Les  pilotes  de  Certes  le  «;omparèrentà  une 
poche  percée.  L'ile  de  Sacrificios,  et  les  bas- 
fonds  d'.i»"ec(y«?  delMcdio,  Isla-Verde,  Anegci- 
da  de  Dctitro,  lilaiiquilla  et  Gallega  forment 
avec  la  lerre-ferme  une  sorte  d'anse  ouverte 
d'un  côté  au  vent  du  nord-ouest,  qui  est  le  vent 
des  tempêtes,  et  offrant  un  paasage  libre  du  côté 
opposé,  si  bien  «pi'un  bâtiment  «jui  perdrait  ses 
ancres  par  le  nord-ouest  serait  poussé  indéfini- 
ment jusqu'à  Campéche.  Il  est  même  arrivé,  à  la 
fin  du  siècle  dernier,  dans  un  oura(;an  de  violence 
extraonlinaire,  que  le  vaisseau  de  ligne  la  Cas- 
tilta,  amarré  par  neuf  câbles  au  bastion  du  châ- 
teau d'Ulloa,  arracha  les  anneaux  de  bronzefixés 
au  mur  du  bastion  et  alla  échouer  sur  la  côte 
dans  le  port  même.  C'est  dans  ce  vaisseau  que 
par  une  incroyable  fatalité  se  perdit  le  grand 
quart  de  cercle  qui  avait  servi  aux  observations 
astronomiques  de  l'infortuné  Chappe  ,  et  que 
l'Académie  des  sciences  «le  Parisavait  redemandé 
pour  en  faire  vérifier  les  divisions.  Les  autres 
jiorls  du  Mexique  sur  l'Atlantique  ,  bien  diffé- 
rées en  cela  du  magnifique  port  d'Acapulco, 
sur  la  mer  Pacifique ,  n'ont  pas  un  meilleur 
mouillage  et  manquent  de  profondeur  à  ce  point 
qu'un  navire  de  guerre  n'y  saurait  entrer. 

Si  Vera-Cruz  a  cessé  d'être  ini  port  fiorissanl, 
tout  en  demeurant  le  premier  port  du  Mexique, 
il  n'a  pas  cessé  d'être  la  métropole  de  la  fièvre 
jaune.  Ce  fléau  des  ports  de  l'Amérique  équi- 
noxiale  semble  depuis  longtemps  avoir  choisi 
Vera-Cruz  pour  son  quartier-général.  La  plaine 
dans  laquelle  est  située  Vera-Cruz  est  parsemé!? 


—  83  — 


-ik. 


(le  très  pcliles  dunes  'megaiiog]  pressées  les 
unes  contre  les  autres.  On  dirait,  au  premier 
aIiord,une  région  salilonncuse  comme  les  dé- 
serts de  l'Afrique.  Mais  au  milieu  des  dunes,  à 
leur  pied,  fxistent  de  grandes  étendues  de  ter- 
rains marécageux  couverts  de  mangliers  et  dau- 
tres  broussailles.  Les  exhalaisons  de  ces  eaux 
bourbeuses  et  dormantes  remplissent  l'air  de 
miasmes  empestés.  Les  tnegaitos,  ^[m  accumu- 
lent la  chaleur  ,  comme  l'a  remarqué  M.  de 
Humboldt,  convertissent  Vera-Cruz  et  les  envi- 
rons en  une  sorte  de  fournaise,  et  développent 
ainsi  tous  les  germes  de  maladie.  Rassurons-nous 
cependant ,  nos  braves  marins  n'ont  plus  de 
grands  dangers  à  courir.  Une  fois  que  les  vents 
du  nord  ont  commercé  à  soulHer,  la  lièvrejaune, 
si  elle  ne  disparait  j)as  complètement,  ne  fait 
plus  que  très  peu  de  ravages  et  elle  ne  se  remet 
à  sévir  que  lorsque  les  venlsdu  nord  se  sont  tus, 
c'esl-à-direàla  (in  d'avril.  Suivantrilliislreauteur 
de  Vr.ssaisiir  la  ISouvellv-lispague,  dans  l'hô- 
pilal  Je  Saint-Séliaslien,  à  Vera-Cruz,  en  1803, 
la  mortalité,  qui  avait  été  considérable  de  mai  à 
septembre,  fut  tout-à-fait  nulle  en  décembre,  et 
il  n'y  eut  qu'une  victime  en  janvier  et  deux  en 
février. 

Mexico  est  à  cent  lieues  environ  de  la  Vera- 
Cruz.  On  s'y  rend  en  gravissant  la  pente  de  la 
Cordilllère,  par  la  route  du  Consulado  ,  qui , 
malgré  les  dégradations  qu'elle  a  subies ,  n'est 
pas  seulement  la  plus  i)raticable  entre  le  plateau 
et  la  mer,  mais  qui,  je  le  répète,  est  la  seule.  A 
la  Vihas  on  est  sur  le  plateau.  On  se  trouve  alors 
à  2,400  mètres  au  dessus  de  la  mer.  De  Pérotc  à 
Mexico  on  passe  par  la  ville  de  la  Piiebla  de  los 
Angelos,  cité  de  70,000  âmes,  dont  les  habitans 
sont  persuadés  que  leur  cathédrale  a  été  bille 
par  les  anges.  Entre  la  l'uebla  et  le  bassin  de 
Mexico,  Il  faut  traverser  l'iio  l'rlo,  et  franchir  un 
col  de  ;{,;iOO  mètres.  La  partie  du  jiays  qui  est  la 
plus  rapi)rochée  de  notre  escadre  victorieuse 
est  sans  contredit  la  plus  Intéressante.  Dans 
l'espace  d'un  jour  on  peut  aller  du  littoral ,  où 
régnent  en  été  des  chaleurs  sulfocantes,  à  la 
région  des  neiges  éternelles.  A  mesure  que  l'on 
monte  de  Vera-Cruz  vers  l'érote  ,  on  voit  à 
chaque  ])as  changer  la  physionomie  du  pays, 
l'aspect  du  ciel,  le  port  des  plantes,  les  mœurs 
des  habitans  et  la  culture  à  la((uelle  Ils  se  livrent. 
C'est  une  revue  rapide  de  tous  les  végétaux,  ile- 
|)uis  le  café,  la  canne  à  sucre  et  le  prodiiellf 
bananier, jusqu'aux  arbres  de  nos  climats,  à 
l'agave,  sorte  d'aloès  qui,  de  temps  Immémorial, 
remplace,  pour  les  habitans  du  plateau,  la  vigne 
eurcqiéenne,  quoliiue  la  vigne  réussisse  chez  eux, 
et  depuis  noire  lègue  végétal  jus((u'au  sapin  du 
Nord  et  au  liclien  des  terres  polaiies.  iSulle  part 
on  ne  volt  ïéunie  en  un  aussi  pclii  espace  une 
])areille  variété,  nue  semblable  richesse.  Là  sont 
des  cotons  célèbres  par  leur  finesse  et  par  leur 
blandieur;  là  vient  un  cacaoyer  d'espèce  supé- 
rleuie.  Au  pied  de  la  Cordillière,  dans  les  foréis 
toujours  vertes  de  l'apanlla  et  de  >aulla  ,  qui 
ombragent  d'anti(|ues  monumcns  du  culte  mexi- 
cain, croit  la  liane  dont  le  fruit  est  l'odoriférante 
vanille.  Près  des  villages  Indiens  de  Colipa  et  de 
Mlsantla  se  trouve  la  belle  convolvulacée  dont 
la  racine  lul>ércuse  jiroduit  le  jalap.  Plus  loin 
vers  l'ouest ,  on  élève  sur  les  cactus  la  célèbre 
poçUpDilIe  dOaxaca.  Les  champs  semés  en  fro- 


ment, et  rendant  trois  fols  plus  que  nos  meil- 
leures terres  d'Europe,  succèdent  aux  champs  de 
maïs  et  aux  vergers  d'orangers ,  et  ceux-ci  aux 
plantations  sucrièrcs.  Parvenu  à  la  hauteur  d'en- 
viron 1,200  mètres  on  rencontre  le  chêne  mexi- 
cain, dont  la  présence  rassure  le  voyageur  dé- 
barqué à  la  Vera-Cruz,  et  lui  ajjprend  qu'il  a 
dépassé  les  limites  de  la  fièvre  jaune.  Et  ce  sol 
mexicain,  ainsi  [irivilégié,  recèle  dans  son  sein 
des  mines  d'argent  les  plus  belles  du  monde  en- 
tier. La  ville  de  Xalapa,  bàtle  à  1,300  mètres  au 
dessus  de  la  mer,  dans  la  région  dite  tempérée, 
où  règne  un  jirinlemps  iierpéluel,  ressemble  à 
un  paradis  terrestre.  Autour  d'elle  toutes  les 
cultures  se  touchent  et  sont  confondues.  Là,  sur 
le  même  oranger ,  on  voit  en  même  temps  la 
Heur,  le  fruit  vert  et  la  pomme  d'or.  En  deux 
étapes  un  régiment  franchirait  la  distance  de 
Vera-Cruz  à  Xalapa,  et,  grâce  à  la  route  ouverte 
par  le  Consulado ,  Il  n'existe  entre  ces  deux 
points  que  deux  passages  difficiles,  l'un  à  Piieiite 
del  Rey ,  appelé  maintenant  l'uente  nacional , 
l'autre  à  Plan  de  Rio,  et  sur  l'un  et  l'autre  de 
ces  points  il  n'existe  (jue  des  fortifications  pas- 
sagères à  enlever  d'un  couj)  de  main. 


a'as'^^ss  <i>isra^ii.<as3i, 


(La  troisième  livraison,  contenant  les  tomes  5 
ti  G,  Aes  Souvenirs  d'un  Enfa/if  du  peuple  , 
par  Michel  Masson,  va  paraître  prochainement 
à  la  librairie  d'Ainbroise Dupont  (I).  Une  com- 
munication amicale  nous  permet  de  détacher 
le  fragment  qui  suit  du  cinquième  volu- 
me de  cet  ouvrage  si  impatiemment  attendu  : 
nous  ne  doutons  pas,  quant  à  nous,  que  cette  li- 
vraison n'obtienne  autant  et  même  plus  de  suc- 
cès que  les  deux  premières.  —  Jean  Christophe  , 
le  héros  du  livre  est  en  prison,  sous  le  consulat, 
avec  M.  de  Martlienais,donlll  a  été  le  secrétaire. 
C'est  M.  de  Marihenais  ijui  raconte  au  jeune 
homme  le  omiuencemeut  (  de  la  vie  du  person- 
nage avec  lequel  les  lecteurs  vont  faire  connais- 
sance. Nous  leurs  laissons  le  plaisir  d'aller  cher- 
cher dans  le  roman  de  Michel  Masson  le  secret 
de  l'avide  intérêt  que  met  .lean  Christophe  à 
écouler  l'histoire  de  liernard  l'aventurier.) 

«Vers  le  milcu  <lu  nu)is  de  juin  de  l'année 
l7t)S,  le  jeune  clK'valierde  Morangis,  marié  eu 
grande  pompe  à  Versailles,  depuis  trois  jours 
seulement,  avec  la  noble  héritière  du  comte  d'.\- 
nisy,  enlevait  sa  charmante  épouse  aux  homma- 
ges de  la  cour,  et  la  conduisait,  pour  ainsi  dire 
clandestiui  nient,  à  sa  terre  du  Lyonnais,  où  ils 
désiraient  passer  eu  tête  à  lète  conjugal  ce  |)re- 
luier  mois  de  mariage  si  doux  qu'on  l'a  nommé 
la  lune  de  miel. 

»  Un  complot  délicieux  avait  Hô  formé  par  les 
jeunes  ,m,iriés.  Eux  ([ue  la  fortune  obligeait  à 
.s'entourer  d'ordinaire  d'un  nombreux  domesti- 
que, ils  avaient  résolu  de  partir  sans  suite,  afin 


|i)  Hue  Yiviciiiip,  7, 


de  savoir  ce  que  c'était  que  de  se  devoir  mutuel- 
lement et  rien  (prà  soi-même  les  bons  soins,  les 
attentions  ,  le  bien-être  en  voyage.  Monsieur 
voulait  être  seul  à  servir  madame;  madame 
trouvait  plaisant  de  n'avoir  pas  d'autre  femme 
de  chambre  «pie  monsieur.  Ils  dépêchèrent  donc 
leurs  gens  à  l'avance  pour  le  château  de  Moran- 
gis, et  ce  fut  avec  une  inexprimalile  émotion  de 
joie  et  de  bonheur  qu'ils  montèrent  dans  leur 
chaise  de  poste,  taudis  qu'on  les  croyait  oc- 
cupés  des  préparatifs  d'un  bal  pour  le"  lende- 
main. 

»  Maitresde  leur  temps  et  livrés  à  eux-mêmes, 
celle-ci  rendait  en  amour  ce  que  celui-là  lui 
payait  en  prévenances;  Ils  allaient  au  gré  de  leur 
caprice,  tantôt  s'arrêtant  dans  un  simple  village, 
tantôt  traversant  les  villes  avec  ia])ldité;  ils  son- 
geaient peu  à  remarquer  la  beauté  des  sites,  la 
majesté  des  monumens;  mais  ils  jouissaient  de 
tout,  instinctivement,  au  vol, par  bouffées,  com- 
me cela  arrive  toujours  lorsqu'on  est  heureux. 

»  Le  couple  charmant  était  en  route  de;.uis 
huit  jours,  quand  il  arriva  à  Villefranche,  où  .le- 
vait avoir  lieu  la  dernière  couchée.  Le  chevalier 
de  Morangis,  qui  ne  négligeait  aucun  détail  de 
son  emploi  de  cavalier  servant,  avait  lui-même, 
ce  jour-là,  comme  toujours  depuis  leur  départ, 
choisi  le  plus  joli  appartement  du  meilleur  hô- 
tel de  la  ville;  puis,  veillant  à  ce  que  sa  ch.ir- 
manle  femme  eût  bon  lit  et  bonne  table,  il  .nait 
présidé  à  l'arrangeuicnt  du  coucher  comme  à 
l'ordonnance  du  souper.  Tout  ayant  été  exécuté 
ainsi  qu'il  l'avait  commandé,  les  amans  voya- 
geurs s'étaient  encore  une  fois  joyeusement  ji-  é- 
parés  à  faire  honneur  à  ce  gentil  repas  du  -nir 
qui,  n'eùt-ll  été  que  médiocre,  n'en  aurait  :.rn 
moins  paru  excellent,  grâce  au  plaisir  qui  laisai- 
sonnait. 

»  — Laissez-nous  seuls,  avait  dit  le  jeun*" 
mari  au  chef  d'office ,  et  aussitôt  la  porte  sV-ni( 
refermée  sur  celui-ci.  Mais  un  instant  aprè.<;  '.i: 
maître  de  l'Iiôlel  rentra,  ce  qui  contraria  («vl 
M.  de  Morangis,  occupé  alors  de  ses  amus.^is 
devoirs  de  femme  de  chambre. 

»  — Que  nous  voulez-vous?  demanda-;-;! 
avec  impatience. 

M  —  Pardon ,  monsieur  :  mais  comme  vous  pa- 
raissez tenir  à  tout  comm  inder  pour  votre  ser- 
vice, je  n'ai  rien  voulu  f.ùrc  donner  au  petit, 
avant  d'avoir  reçu  vos  ordres  à  ce  sujet. 

"Ces  mots:  —  le  petit!  —  causèrent  une 
grande  surprise  à  M. et  à  madame  de  Morangis; 
ils  en  demandèrent  rexplicalion,  ce  qui  parut 
étrange  à  l'hôtelier;  cependant  il  réitéra  sa 
question  en  ajoutant  que  le  petit  bonhomme  qui 
les  accompagnait  avait  réclamé  son  souper. 

»  Les  voyageurs,  ne  coraprcnanl  pas  encore 
ce  que  l'hôtelier  voulait  leur  dire  avec  ce  pelil. 
ilont  ils  entendaient  parler  pour  la  preiiterc 
fois,  se  déeidèreui  à  faire  comparaître  dc\..ut 
eux  l'objet  de  e.^  ;ipparent  m.ilenlrndii. 

»  C  était  un  petit  garçon  de  huit  h  neuf  ,ms. 
assez  pauvrement  vêtu,  mais  qui  avait  le  regar»! 
intelligent,  la  parole  f.uile,  et  la  pliysionoi-.i,' 
avenante.  Interrogé  sur  la  prélenlion  qu'il  .  \,.it 
manifestée  île  se  faire  servir  à  souper  aux  déji  is 
de  M.  lie  Morangis,  il  répimdil .  sans  se  dtxo;)- 
oerlcr  le  moins  du  monde,  que  depuis  huit 
i  jours  il  n  avait  pas  fait  autre  chose  <jue  de  s?.r- 
I  rêlcr  dansjcs  hôtels  où  le  chevalier  et  sa  iVmmé 


—   84  — 


descendaient,  et  de  se  donner  auprès  des  gens 
de  service  de  la  maison  comme  appartenant  au 
couple  voyageur. 

»  —  Si  M.  le  chevalier,  dit-il,  avait  mieux  re- 
gardé ses  comptes  de  dépense,  peut-être  se  se- 
rait-il aperçu  déjà  (jue  j'étais  de  sa  suite;  car, 
pour  dire  vrai,  voilà  plus  d'une  semaine  que 
nous  voyageons  ensemble,  lui  dans  le  carrosse, 
et  moi  derrière. 

»  La  franchise,  je  dirai  mieux,  l'effronterie  du 
petit  drôle  eut  un  plein  succès. 

»  L'enfant,  que  je  nommerai  désormais  Ber- 
nard, fut  donc  adopté  sur-le-champ  par  les  deux 
époux,  et,  de  prime  saut,  il  se  trouva  invité  à 
finir  dans  le  carrosse  le  voyage  (ju'il  avait  fait 
presque  tout  entier  sur  le  marchepied  de  der- 
rière. 

»  M.  de  Morangis,  qui  n'avait  eu  le  projet  de 
quitter  Versailles  seulement  que  pour  un  mois, 
resta  onze  ans  dans  sa  terre  du  Lyonnais.  Une 
folie  amoureuse,  une  équipée  de  jeune  marié 
lui  avait  fait  déserter  la  cour  :  l'amour  du  mé- 
nage, et  les  goûts  sétlentaires  qui  en  furent  la 
suite,  le  déterminèrent  à  vendre  son  régiment 
et  à  renoncer  à  des  faveurs  royales  auxquelles 
son  nom,  sa  bonne  mine,  et  mieux  encore  une 
valeur  éprouvée  et  des  talens  acquis  lui  don- 
naient d'incontestables  droits.  Il  se  consacra  en- 
tièrement à  ses  devoirs  de  famille,  devint  un 
bon  gentilhomme  campagnard,  de  brillant  hom- 
me de  cour  qu'il  était,  et,  dans  son  .intérieur, 
durant  quelques  années,  un  bonheur  qu'il  de- 
vait croire  solide  le  récompensa  amplement  de 
quelques  sacrifices  imposés  à  sa  vanité. 

»  Sans  être  absolument  une  merveille,  le  pe- 
tit Bernard  avait  reçu  de  la  nature  une  intelli- 
gence assez  remarquable  :  c'était  un  de  ces  rares 
enfans  que  le  ciel  doue  en  naissant  d'une  apti- 
tude également  flexible  à  tout  ce  qu'on  peut 
Touloir  leur  enseigner,  et  qui  deviennent  leurs 
propres  instituteurs  quand  la  fortune  leur  en 
refuse  d'autres.  M.  et  madame  de  Morangis  ne 
tardèrent  pas  à  s'apercevoir  des  heureuses  dis- 
positions de  leur  protégé,  et  comme  la  faible  et 
imprudente  jeune  femme  attachait, à  sa  conduite 
envers  cet  enfant  une  sorte  de  conliancesupersti- 
tieuse  touchant  la  durée  de  son  propre  bonheur, 
elle  détermina  sans  peine  son  mari  à  faire  sortir 
le  petit  Bernard  de  l'état  de  domesticité  dans  le- 
quel on  l'avait  placé  lors  de  son  arrivée  au  châ- 
teau. Donc,  peu  de  jours  après,  il  entra  de  plain- 
pied  de  l'anlichambre  dans  le  salon;  il  eut  son 
couvert  à  la  table  des  maîtres,  la  bibliothèque 
du  chevalier  fut  laissée  à  sa  disposition,  des 
professeurs  vinrent  de  la  ville  voisine  lui  don- 
ner des  leçons  ;  bref,  on  le  mit  à  même  de  culti- 
ver son  esprit  précoce ,  et  de  se  livrer  librement 
à  son  goiit  pour  l'étude. 

■»  Cette  protection,  plus  généreuse  que  sage , 
ne  laissa  pas  ([ue  d'exciter  des  murmures  dans 
les  deux  familles  de  Morangis  et  d'Anisy;  mais 
le  chevalier  n'avait  pas  d'enfans,  mais  sa  femme 
semblait  mettre  toute  sa  joie  ,  toute  sa  félicité 
dans  les  soins  prcscjuc  maternels  «[u'elle  don- 
nait au  jeune  Bernard  ;  le  mari  laissa  s'exhaler 
la  mauvaise  humeur  de  parens  intéressés,  el, 
toujours  heureux  de  complaire  à  sa  bienfai- 
sante compagne,  il  poursuivit  sa  tâche  de  père 
d'adoption  auprès  de  l'eufant  abandonné. 


)i  A  huit  ans  de  là,  continua  M.  de  Marthenais, 
mon  voisin  et  ami  le  président  Du  Perthuis 
mourut,  laissant  par  testament  la  tutelle  de  sa 
fille  Adrienne,  qui  venait  d'entrer  dans  sa  dix- 
septième  année,  à  son  cousin  le  chevalier  de 
Morangis.  J'eus  mission  de  conduire  la  jeune 
pupille  à  son  noKjâ  tuteur  ;  c'est  alors  que  je 
connus  l'aimable  oouple,  et  que  je  vis  pour  la 
première  fois  l'enfant  adoptif  du  chevalier, 
ce  Bernard  dont  l'éducation  était  à  peu  près 
terminée. 

»  ....Indifférent  aux  charmes  d'Adrienne , 
ce  misérable ,  ce  mendiant  ramassé  sur  une 
grande  roule  par  le  bon  chevalier,  conçut  l'in- 
fernal projet  de  payer  par  le  déshonneur  de  la 
femme  i.rhospitalité  que  lui  avait  accordée  le 
mari. 

»  A  quelle  époque  commença  cette  criminelle 
liaison?  par  quelle  i  use,  par  quel  philtre  par- 
vint-il à  troubler  la  raison  de  madame  de  Mo- 
rangis jusqu'au  point  de  la  faire  tomber  si  bas 
quelle  n'a  jamais  pu  se  relever  de  son  avilisse- 
ment, lui  qui  ne  dut  qu'à  l'imprévoyante  pitié 
d'un  honorable  gentilhomme  de  pouvoir  dépas- 
ser le  seuil  d'une  antichambre  ?  L'origine,  les 
causes,  les  moyens  de  cet  amour  infâme  sont 
restés  un  secret  entre  les  complices  et  Dieu; 
mais  toujours  est-il  que  la  découverte  de  l'in- 
trigue fut  cause  d'un  grand  scandale,  et  qu'elle 
amena  à  sa  suite  d'irréparables  malheurs. 

))  Bernard,  tout  occupé  de  sa  glorieuse  con- 
quête, n'avait  point  été  sensible  aux  charmes  de 
mademoiselle  Du  Perthuis  ;  cependant  au  châ- 
teau de  Morangis  on  soupçonnait  le  contraire, 
et  bientôt  les  soupçons  se  changèrent  en  une 
sorte  de  certitude;  car,  soit  conseil  de  madame 
de  Morangis, — les  femmes  vont  si  loin  quand 
elles  mettent  le  pied  dans  une  mauvaise  voie  !  — 
soit  perversité  naturelle  de  Bernard,  celui-ci  fit 
tous  ses  efforts  pour  cacher,  sous  les  apparences 
d'un  amour  qu'il  n'éprouvait  pas,  celui  qu'il  lui 
importait  de  ne  pas  laisser  soupçonner.  Grâce  à 
son  adroit  calcul,  Adrienne  elle-même  s'y  trom- 
pa et  se  crut  aimée  ! 

»  Le  chevalier  ne  vit  pas  sans  quelque  inquié- 
tude se  former  entre  les  jeunes  gens  une  liaison 
dans  laquelle  sa  probité  de  tuteur  pouvait  se 
trouver  compromise  ;  il  fit  quelques  observa- 
tions qui  furent  écoutées  avec  respect  et  suivies 
durant  quelques  jours  avec  docilité.  Mais 
Adrienne,  il  faut  bien  le  dire,  était  malheureuse- 
ment née  :  elle  joignait  à  Pardente  activité  mé- 
ridionale un  cœur  singulièrement  enclin  aux 
passions  profondes  et  durables.  Le  soin  que  Ber- 
nard prenait  de  l'éviter,  depuis  la  semonce  du 
chevalier  ,  lui  parut  un  supi)lice  intolérable. 
Elle  souffrait  :  elle  crut  son  ami  malheureux. 
Pour  en  finir  avec  une  soumission  qui  lui  ren- 
dait l'existence  difficile ,  parce  qu'elle  s'exagé- 
rait la  douleur  de  celui  qui  avait  joué  l'amour 
auprès  d'elle,  Adrienne  alla  un  jour  trouver 
M.  de  Morangis.  La  pauvre  fille,  qui  venait  de 
prendre  une  résolution  bien  pénible  pour  une 
demoiselle  de  haute  naissance  et  élevée  dans  de 
sévères  principes  de  vertu,  fut  sur  le  point  de 
s'évanouir,  tant  elle  était  émue  et  confuse  de  sa 
démarche.  Rassurée  par  les  témoignages  d'inté- 
rêt de  son  tuteur,  elle  lui  dit  qu'il  répugnait  à 
sa  franchise  de  le  tromper  plus  longtemps  ;  mais 
qu'elle  aimait  Bernard,  el  que,  quelnue  chose 


(ju'on  entreprit  pour  les  séparer,  elle  ne  sera/t 
'jamais  à  un  autre  qu'à  lui.  Elle  supplia  M.  de 
Morangis  de  permettre  qu'ils  vécussent  comme 
par  le  passé. 

»  Le  chevalier  de  Morangis,  embarrassé  de 
sa  ]>osilion  délicate  entre  les  deux  amans,  mena- 
ça Adrienne  ou  d'éloigner  Bernard,  ou  de  la  ren- 
voyer elle-même;  mais  elle  jeta  l'honnête  gen- 
tilhomme dans  une  bien  plus  grande  perplexité 
par  ces  mots  qui  ne  lui  laissaient  plus  de  doute 
sur  la  funeste  résolution  de  son  imprudente 
pupille. 

»  —  Qu'il  parte  !  dit-elle,  je  saurai  bien  où  le 
rejoindre,  soit  dans  cette  vie,  soit  dans  l'autre. 
Eloignez-moi  de  lui,  et  partout  où  je  serai,  je  ne 
l'attendrai  pas  longtemps  ! 

»  Alors  M.  de  Morangis  interrogea  Bernard, 
qu'il  trouva  plus  docde  au  langage  de  la  raison. 
11  consulta  sa  femme,  et  celle-ci  lui  fit  observer 
qu'il  serait  dangereux  de  fournir  un  prétexte  à 
l'exaltation  d'une  jeune  personnequi  ne  deman- 
dait, pour  ne  |)as  manquer  à  son  devoir,  que  de 
conserver  une  honnête  liberté  et  de  pouvoir 
manifester  sans  contrainte  un  innocent  amour. 
Alors  le  chevalier,  sans  renoncer  à  son  droit  de 
surveillance ,  laissa  les  choses  revenir  d'elles- 
mêmes  sur  l'ancien  pied;  jiuis  tout  alla  bien 
pendant  quelque  temps  encore. 

»  Adrienne,  rétablie  au  château  par  les  con- 
seils demadame  deMorangis,et  sans  doute  aussi 
d'après  un  calcul  de  Bernard,  se  doutait  peu 
qu'on  ne  la  retenait  ainsi  que  pour  servir  de 
chaperon  à  une  liaison  criminelle;  cependant 
elle  s'étonnait  de  la  réserve  que  son  ami  conti- 
nuait à  affecter  avec  elle ,  et  cela  malgré  l'es- 
pèce de  consentement  tacite  que  le  chevalier 
avait  accordé  à  leur  amour.  La  jalousie,  ce  don 
de  seconde  vue,  qui  nous  fait  voir  souvent  ce 
qui  n'est  pas  encore,  mais  grâce  auquel  nous  ne 
nous  aveuglons  jamais  sur  ce  qui  est,  la  jalousie 
lui  ouvrit  les  yeux.  Adrienne  comprit  bientôt 
que  ce  n'était  pas  seulement  par  soumission  aux 
volontés  de  son  bienfaiteur  et  par  respect  pour 
sa  maison  que  Bernard  prenait  à  tâche  de  l'é- 
viter et  de  ne  pas  lui  répondre.  Afin  d'éclaircir 
le  doute  accablant  qui  la  tourmentait ,  la  jeune 
fille  imagina  mille  prétextes  et  fit  naître  toutes 
les  occasions  possibles  d'entretenir  seul  à  seul 
son  ami;  elle  s'aperçut  alors  que  celui-ci  n'é- 
tait pas  moins  ingénieux  à  rompre  l'entretien 
qu'elle  l'avait  été,  elle,  à  le  provoquer.  De  là 
des  reproches,  de  là  une  surveillance  de  tous  les 
instans,  un  tyrannique  espionnage  qui  dut  rom- 
pre pour  quelque  temps  les  rapports  de  l'é- 
pouse coupable  et  de  l'ingrat  protégé. 

»  Bernard,  placé  entre  son  double  crime, 
l'amour  qu'il  avait  fait  partager  et  celui  qu'il 
avait  voulu  feindre,  se  rapprocha  enfin  d'A- 
drienne; mais,  à  mesure  qu'il  redoublait  pour 
elle  d'assiduités,  et  que  la  sécurité  renaissait 
dans  le  cœur  de  la  jeune  fille,  M.  de  Morangis 
revenait  à  ses  iiremières  inquiétudes.  Quant  à  sa 
femme,  elle  ne  tarda  pas  .à  éprouver  à  son  tour 
les  tourniens  de  la  jalousie,  de  sorte  qu'un  jour, 
à  quelques  minutes  d'intervalle,  le  chevalier  dit 
à  Bernard  : 

»  —  Mon  devoir  de  tuteur  exige  que  vous 
nous  quittiez;  vous  paitirez  dans  huit  jours. 

)>  Puis,  madame  de  Morangis,  qui  en  était 
venue  à  s'effrayer  pour  son  amour  réel  de  cet 


85 


nmoiii-  sii|i|i(ist'  quo  lU'innrd  ne  jouait  que  trop  i 
Ijidi,  munmiia  à  l'oi-iille  de  son  amant  :  ] 

»  —  Il  faut  qu'avant  peu  Advienne  parte  d'ici; 
je  ne  venx  pins  vous  souffrir  auprès  d'elle  ! 

»  Par  une  iiironcevalde  fatalilif-,  la  pupille  du 
chevalier  availsurpris  l'ordre  de  son  tuteur,  et 
les  paroles  de  niaihune  de  iMorangis  ne  lui  (jchaii- 
pèrent  pas  non  plus. 

)!  Elle  prit  à  part  celui  qui  avait  si  indigne- 
ment abus(5  de  sa  bonne  foi,  et  lui  dit  à  son 
tour  : 

»  —  Si  vous  ne  vous  êtes  pas  fait  un  jeu  de 
mon  malheur  ,  si  mes  soupçons  n'ont  aucun 
fondement,  vous  me  le  prouverez,  Bernard,  en 
quittant  cette  maison  en  même  temps  que  moi. 
Mais  si  vous  restez  seulement  un  jour  ici  après 
que  j'en  serai  partie,  je  vous  préviens  que  je 
considérerai  votre  persistance  à  demeurer  au- 
près de  madame  de  Moriugis  comme  une  preuve 
de  vos  coupables  inlelligences  avec  elle,  et  que, 
dussions-nous  en  mourir,  vous,  elle  et  moi, 
mon  tuteur  sera  instruit  de  tout  ! 

»  Bernard  n'avoua  rien;  il  repoussa,  au  con- 
traire, par  des  témoignages  du  plus  pur  amour, 
les  doutes  trop  bien  fondés  de  la  jalouse 
Adrienne,  et  il  promit,  avec  serment,  que  si  le 
chevalier  s'obslinait  à  vouloir  les  séparer,  il  ne 
la  laisserait  pas  pMilir  seule. 

Le  premier  châtiment,  le  plus  cruel  de  tous 
peut-être,  pour  ceux  qui,  par  imprudence  ou 
par  IJiche  calcul,  se  sont  fait  une  position  fausse, 
c'est  cette  impitoyable  nécessité  dans  laquelle 
ils  se  trouvent  d'en  subir  à  toutes  les  heures  du 
Jour  les  fatales  conséquences. 

»  A  défaut  de  données  positives,  ceci  suffirait 
pour  nous  faire  deviner  quelle  fut  l'existence 
tourmentée  des  hùtes  du  château  de  Morangis 
durant  la  dernière  semaine  qui  devait  précéder 
le  départ  simultané  d'Adrienne  et  de  Bernard. 
Le  chevalier,  puni  d'un  excès  de  bonté,  qui  peut 
être  quelquefois  un  crime  et  qui  est  toujours 
une  mauvaise  action  alorsqu'il  va  jusqu'à  la  fai- 
blesse, le  chevalier,  dis-je,  surveillant  désormais 
pas  à  pas,  mot  à  mot,  toutes  les  démarches,  tou- 
tes les  paroles  de  sa  pupille  et  de  l'amaut 
supposé  de  celle-ci,  avait  dû  passer  plus  d'une 
fois  si  près  des  indices  de  la  trahison  de  sa 
femme  et  de  l'ingratitude  de  son  protégé , 
qu'en  essayant  de  prévenir  les  progrès  d'une 
liaison  blessante  pour  sa  qualité  de  tuteur  et 
pour  son  orgueil  de  gentilhomme ,  il  s'était 
trouvé  à  chaque  minute  sur  le  point  de  décou- 
vrir un  amour  bien  autrement  coupable. 

Enfin,  on  était  à  la  veille  du  jour  lixé  pour  les 
adieux.  Dès  le  lendemain  matin  M.  de  Moran- 
gis  devait  prendre  la  poste  avec  sa  pui)ille  et 
accompagner  celle-ci  chez  une  de  ses  parentes 
qui  demeurait  auprès  d'Avignon,  dans  le  déli- 
cieuxvillage  de  Sorgues.  Bernard,  muni  de  lettres 
de  recommandation  pour  (juclques  amis  puis- 
sans  que  le  chevalier  avait  encore  à  Versailles, 
devait  également  se  mettre  en  route  le  lende- 
main, mais  une  heure  au  moins  avant  le  départ 
d'Adrienne  :  c'est  elle-même  qui  avait  réglé  les 
choses  ainsi.  11  est  inutde,  je  pense,  de  vous  en 
expliquer  le  ponrcpioi. 

»  On  s'était  dit  bonsoir  avec  une  fausse  sé- 
curité; car,  d'une  i)art,  le  chevalier  avait  en- 
tendu un  mol  que  luadcmoisclleUurcrlliuis  ve- 


nait de  glisser  dans  l'oreille  de  son  amant,  et  ce 
mot  lui  avait  fait  dire, en  lui-même  :  , 

»  —  Je  veillerai  ! 

i>  De  son  côté,  Adrienne  n'avait  que  trop  bien 
interpréié  un  furtif  coup  d'œil  que  madame  de 
Morangis  avait,  à  la  dérobée,  adressé  à  Bernard, 
et,  tout  bas,  la  jalouse  jeune  fille  s'était  dit 
aussi  : 

'>  —  Je  veillerai  ! 

»  Vers  une  heure  du  matin  tout  dormait  dans 
le  château  de  Morangis,  ou  plutôt  chacun  pa- 
raissait s'être  livré  au  sommeil,  excepté  Ber- 
nard, que  ses  apprêts  de  voyage  tenaient  sans 
doute  éveillé,  car  à  travers  le  rideau  de  sa  fenê- 
tre on  voyait  trembler  la  lumière  d'une  bougie. 
Le  chevalier,  qui  ne  s'était  retiré  dans  son  ap- 
partement que  pour  en  ressortir  presque  aussi- 
tôt à  bas  bruit,  avait  passé  près  d'une  heure  à 
écouler  aux  portes,  sans  que  quelque  chose  vint 
justifier  son  inquiétude.  De  là,  il  s'était  rendu 
dans  le  parc  ;  il  en  avait  parcouru  avec  soin  les 
allées  les  plus  solitaires,  il  avait  interrogé  les 
bosquets,  visité  le  pavillon,  et  rien  encore  ne  le 
mettaitsur  la  trace  du  rendez-vous  qu'il  avait 
cru  surprendre.  Au  retour,  il  aperçut  encore  de 
la  lumière  dans  la  chambre  de  Bernard,  et  ceci 
le  rassura  complètement. 

»  —  Si  vraiment,  se  dit-il,  il  y  avait  eu  com- 
plot entre  les  amans  pour  échapper  à  ma  sur- 
veillance, ils  se  seraient  bien  gardés  d'éclairer 
leur  rendez-vous. 

»  Persuadé  qu'il  n'avait  fait  qu'obéir  à  une 
crainte  mal  fondée,  il  remonta  chez  lui  à  tâtons, 
car  la  prudence  lui  faisait  un  devoir  d'ensevelir 
dans  l'obscurité  la  plus  profonde  son  projet  de 
surveillance.  Au  moment  où  il  se  disposait  à 
faire  tourner  doucement  la  clef  dans  la  serrure, 
une  main  saisit  la  sienne,  et  une  voix  ,  qu'il  re- 
connut aussitôt  pour  être  celle  de  sa  pupille , 
lui  dit: 

»  —  Je  vous  attendais;  venez  !  venez  !  et  sur- 
tout qu'on  ne  nous  entende  pas  ! 

»  Ignorant  où  et  pour([uoi  Adrienne  l'eu- 
trainait  ainsi,  en  lui  recommandant  de  faire  si- 
lence, il  lasuivitcependant  ;  et  tous  deux,  re- 
tenant leur  souffle,  marchant  sur  la  pointe  du 
pied,  ils  arrivèrent,  par  un  petit  escalier  de 
service  ,  jusqu'à  la  porte  d'un  cabinet  qui  com- 
muniquait à  l'apparteraenl  de  madame  de  Mo- 
rangis. 

»  Quand  ils  furent  là  ,  Adrienne  voulut  en 
vain  contenir  l'explosion  de  fureur  à  laquelle 
le  chevalier  ne  se  sentait  pas  la  force  de  résis- 
ter: la  porte  ébranlée  violemment  céda  bientôt, 
et  le  mari  outragé,  le  bienfaiteur  trahi,  n'eut 
plus  à  douter  du  crime  de  sa  femme  et  de  son 
protégé. 

»  Quelque  terrible  que  fût  la  scène  qui  suivit, 
nul  autre  ([ue  les  auteurs  principaux  du  drame 
n'en  fut  instruit  dans  le  château.  Seulement,  le 
jour  veiui,  et  quand  tous  les  gens  de  service  fu- 
rent sur  pied,  M.  de  Morangis  donna  l'ordre  de 
renvoyer  les  chevaux  de  poste  qu'il  avait  com- 
mandés la  veille,  et  les  apprêts  de  départ  demeu- 
rèrent non  avenus. 

)i  On  lit  appeler  le  médecin  de  la  famille  pour 
mademoiselle  Du  l'erlhuis  «[ui  se  trouvait  dan- 
gereusement malade.  Oh  !  oui,  bien  dangereuse- 
ment; car,  prise  par  le  froid  et  la  lièvre,  durant 
celle  uuil  d'uugoisscs,  la  pauvre  jcuuc  ûllc  suc- 


comba après  deux  jours  de  délire,  bien  plutôt 
frappée  mortellement  par  la  jalousie  que  par  le 
mal  dont  on  la  supposait  atteinte. 

»  Quant  à  Bernard,  M.  de  Morangis  le  retint 
chez  lui;  il  y  demeura  sur  le  même  pied  que  par 
le  passé.  Que  dis-je  !  son  impatronisation  chez  le 
chevalier  sembla  avoir  pris  encore  plus  de  con- 
sistance. Il  devint  aux  yeux  de  tout  le  monde  le 
véritable  fils  de  la  maison,  et  ce  surcroit  de  fa- 
veur n'étonna  personne.  On  attribuait  la  mort 
d'Adrienne  à  la  résolution  sévère  que  M.  de 
Morangis  avait  prise  de  les  séparer,  et  par  suite 
de  ce  raisonnement  assez  naturel ,  on  en  vint  à 
croire  que,  regrettant  d'avoir  été  si  rigoureux 
pour  les  Jeunes  amans,  le  bon  chevalier  voulait 
expier,  à  force  de  bienfaits  envers  Bernard,  la 
fin  prématurée  de  son  infortunée  pupille. 

»  Mais  c'était  une  vengeance  qu'il  exerçait 
contre  les  complices,  et  une  cruelle  vengeance 
de  mari ,  je  vous  assure.  Au  surplus,  jugez-en. 

■»  Adrienne  morte,  M.  de  Morangis  ne  croyait 
plus  avoir  à  craindre  l'indiscrétion  de  personne 
touchant  les  rapports  criminels  de  sa  femme  et 
du  misérable  enfant  qu'il  avait  recueilli  ;  car  ni 
l'épouse  adultère  ni  son  amant  n'avaient  in- 
térêt à  dévoiler  leur  turpitude.  Le  mari,  qui  avait 
perdu  confiance  et  repos,  mais  qui  voulait  gar- 
der la  considération,  sans  cependant  renoncer 
à  punir  ceux  qui  l'avaient  trahi ,  conçut  le  plus 
étrange  dessein  que  le  besoin  de  se  venger  ait 
jamais  peut-être  inspiré  à  un  homme  dont  on  a 
trompé  l'amour. 

M  S'il  faut  en  croire  ce  que  m"a  rapporté  un 
valet  que  je  pris  plus  lard  à  mon  service ,  en 
considération  de  ce  qu'il  avait  été  longtemps  à 
celui  de  M.  de  .Morangis,  voici  comment  ,le$ 
choses  se  sont  passées  : 

»  Au  retour  du  service  funèbre]  qui  venait 
d'avoir  lieu  pour  l'inhumation  d'.Xdrienne,  le 
chevalier,  rentré  dans  l'appartement  de  sa 
femme ,  fit  appeler  Bernard  :  c'est  pâle  de  peur, 
et  non  pas  de  la  douleur  que  lui  causait  la  triste 
cérémonie,  que  l'indigne  protégé  se  rendit  aus 
ordres  de  son  maître. 

»  ,\lors  celui-ci,  persuadé  qu'ils  n'avaient 
aucun  témoin  de  leur  entretien,  dit  à  sa  femme 
et  à  Bernard  :  ^^ 

»  —  A  genoux  !  tous  deux  à  genoux  ! 

»  L'un,  et  c'était  le  lâche  jeune  homme,  s'y 
précipita  en  demandant  pardon;  quant  à  ma- 
dame de  Morangis,  c'est  en  implorant  la  mort 
qu'elle  s'agenouilla.  .  , 

»  .Mais,  pour  plus  de  clarté  dans  mon  récit, 
interrompit  -M.  de  .Marthenais,  je  vais  laisser 
mainteuanl  parler  le  valet  qui,  caché  derrière 
une  porte, prétend, avoir  tout  vu  et  tout  en- 
tendu. 

»  —  Monsieur  le  marquis,  me  disait-il,  quand 
mon  maître  les  vil  tous  deux  dans  cette  posture 
huiuiliée,  il  parut  iireiulrc  plaisir  à  les  con- 
templer longtemps  en  silence,  et  à  étudier  dans 
les  yeux  de  Bcruard  la  terreur  qu'il  éprouvait; 
dans  ceiLX  de  sa  femme,  le  calme  résigné  du  re- 
pentir. Puis  après,  lorsqu'il  crut  avoir  assez  joui 
de  ce  premier  supplice,  il  ouvrit  uuc  bulle  de 
pistolets  (lui  se  trouvait  là,  sur  une  console,  il  en 
retira  deux  armes  toutes  chaigccs,  et  les  diri- 
geant l'une  et  l'autre  sur  la  poitrine  des  cou- 
pables, il  sembla  se  consulter  pour  décider 
qui  des  deu\  dcvatl  iHOUtir  k  prciuicr,  ou  plu- 


—  86 


lot  s'il  ne  fernil  pas  mieux  de  les  tuer  en  même 
trmjis. 

»  Ce  pauvre  Dernaril  fnisait  vraiment  peine  à 
voir,  tant  il  semblait  avoir  peur  de  mourir  ;  sa 
Il  r.i.lie  s'ouvrait  eoinme  s'il  eût  voulu  rrier, 
liK:'..-.  on  voyait  liiin  (ju^ii  n'en  avait  pas  la  force; 
loiil  son  corps  était  en  convulsion. 

»  Pour  madame,  c'était  bien  diiférent,  elle 
ne    lisait  que  répéter  à  vois  basse  : 

»  —  3l:us  par  pitié,  monsieur  ,   finissez-en  ) 
(la:    !  tuez-nous  sur-le-champ;  tuez-nous,  vous 
eu    .ezle  droit! 

»  Le  chevalier  de  Moran;;is,  ipii  avait  en  léte 
bien  d'autres  projets  de  vengeance,  alla  froide- 
ment replacer  ses  pistolets  dans  leur  lioite;il 
commanda  impérieusement  à  sa  femme  de  se  re- 
lever, etlui  avança  un  fauteuil  sur  lequel  celle- 
ci  se  laissa  tomber  liien  piuK'it  qu'elle  ne  s'assit. 
Alois  il  regarda  de  nouveau,  l'un  après  l'autre, 
la  pauvre  dame  qui  se  cachait  le  visage  dans  ses 
mains,  et  le  coupable  jeune  homme  toujours  à 
genoux;  car,  à  celui-lî),  le  mari  outragé  n'avait 
pas  dit:  Relevez-vous!...  Mais,  en  eùl-il  eu  le 
droit,  il  est  présumable  que  la  force  lui  aurait 
manqué  pour  changer  de  position. 

»  Les  regardant,  dis-je,  tantôt  l'amant,  tantôt 
l'épouse  couiialde,  voici  à  peu  prés  ce  qu'il  leur 
dit: 

)i  —  N'est-ce  pas  qu'en  descendant  en  vous- 
mêmes  vous  vous  jugez  bien  lâches,  bien  misé- 
rables tous  les  deux  ?  N'est-ce  pas  que  vous  vous 
reconnaissez  bien  indignes  de  la  miséricorde  de 
Dieu  et  de  celle  des  hommes  ,  vous  qui  avez 
méconnu  tout  sentiment  de  pudeur  ,  vous  qui 
avez  fait  si  lion  marché  de  la  reconnaissance!' 
L^ti  .\près  un  instant  de  silence,  il  reprit  : 

»  C'a  été  un  bien  grand  crime,  convenez-en, 
que  de  surprendre  ainsi  ma  sonfiance,  mon 
honneur,  mon  amour,  pour  en  faire  un  si  dé- 
plorable usage  !  Mais,  dites-moi,  c'est  donc  une 
bien  douce  chose,  madame,  que  de  s'abandon- 
nei' ainsi  corps  et  àme  au  mépris  d'un  valet?  Il 
y  a  donc  bien  de  la  joie  ,  malheureux  enfant,  au 
fond  de  cette  idée:  Je  souille,  par  une  abominable 
traliison,  le  pain  de  l'aumône  et  le  lit  de  l'hos- 
pitalité! Oh  !  sans  doute,  il  faut  qu'il  soit  bien 
enivrant,  le  crime,  puisqu'il  vous  a  fait  oublier 
tant  de  nobles  et  saints  devoirs,  qu'il  est  si  satis- 
faisant, pourla^conscience,  d'accomplir! 

))  Il  s'arrêta  encore  une  fois,  comme  s'il  eût 
voulu  donner  aux  deux  coupables  le  terai)S  de 
s'a!)reuver  lentement  de  leur  ignominie;  puis  il 
continua  : 

«  —  Un  autre  que  moi  vous  aurait  tués,  vous 
le  savez  bien,  et  peut-être  même  que  si  j'avais 
été  moins  cruellement  offensé  par  vous,  vous 
seriez  morts  maintenant;  mais  une  vengeance 
ordinaire  ne  saurait  suffire  pour  expier  un 
crime  qui  ne  l'est  pas  ;  comme  vous  avez  été  sans 
reuiorils,  je  serai  sans  pitié  :  je  vous  condamne  à 
vivic  ! 

»  —  Oh  !  monsieur,  me  dit  le  valet  de  qui  je 
litMis  ces  détails,  lorsijue  monsieur  le  chevalier 
prononça  ces  mots  :  Je  vous  condamne  à  vivre  ! 
SI  voix  et  son  regard  étaient  si  terribles  ,  que  je 
vis  liii-u  qu'en  renonçant  à  les  assassiner,  ce  n'é- 
tait pas  une  grâce  qu'il  leur  accordait. 

■;  !!  poursuivit  de  la  sorte  : 

1)  —  Je  ne  vous  chasse  pas,  Bernard  ;  car 
ulovi,  au  lieu  d'un  chùlimeut,  ce  serait  peut- 


être  un  nouveau  service  que  vous  me  devriez.  ' 
Qui  sait  si,  depuis  longtemps  qu'elle  dure,  votre 
abominable  intrigue ,  vous  ne  vous  êtes  pas 
fatigué  de  l'amour  de  madame  i'  Qui  sait  si  ma- 
dame elle-même  n'attendait  pas  avec  impatience 
votre  départ  pour  se  donner  un  autre  amant? 
car  il  n'y  a  pas  que  vous  seul  de  laquais  dans  ma 
maison  ! 

»  —  C'était  horrible,  me  dit  encore  l'ancien 
valet  du  chevalier,  de  voir  comme  elle  soulîrait 
dans  son  orgueil  et  dans  son  amour,  la  malheu- 
reuse femme:  elle  semblait  si  désolée,  que  je 
fus  sur  le  point  de  crier  grâce  pour  elle.  Mais  de 
quoi  allais-je  me  mêler  ?  je  n'en  lis  rien,  et  je 
lis  bien. 

■»  M.  de  Morangis  ,  qui  les  étudiait  toujours 
du  regard,  reprit  alors: 

»  —  Mais  non,  je  veux  croire  que  vous  n'ê- 
tes point  encore  arrivés  à  cette  heure  de  dégofit 
et  de  satiété  où  l'on  est  si  las  l'un  de  l'autre,  que 
c'est  un  ineffable  bonheur  que  de  se  quitter 
pour  ne  plus  se  revoir;  mais  patience  !  elle  son- 
nera ])Our  vous,  l'heure  où  il  n'y  a  plus  de  joie 
à  espérer  q>ie  dans  la  séparation,  et  c'est  là  où 
je  vous  a'teu  Is  pour  avoir  satisfaction  jjleine  et 
entière  de  vos  déréglemens  ;  car  vous  ne  vous 
séparerez  pas  !  ce  n'est  plus  vous,  c'est  moi  qui 
vous  condamne  au  malheur  de  vivre  ensemble  ! 
Ainsi,  soyez  sans  crainte  pour  la  durée  de  votre 
infamie,  elle  se  continuera  ici,  sous  mes  yeux, 
jusqu'à  ce  que  l'horreur  que  vous  aurez  l'un 
pour  l'autre  vous  tue  ! 

»  A  ces  mots ,  madame  de  Morangis  parut 
frappée  de  stupeur,  car  elle  regarda  son  mari 
comme  si  la  torture  qu'il  voulait  lui  imposer 
ne  disait  rien  à  son  intelligence.  Le  chevalier 
semblait  savourer  avec  délices  l'elfet  puissant  de 
ses  paroles.  Il  ajouta: 

»  —  Oh!  certes,  je  me  garderai  bien  de  rom- 
pre des  nœuds  qui  vous  sont  si  chers  ;  c'est  dans 
le  crime  lui-même  que  je  puiserai  le  châtiment  ! 
celui  qui  fut  votre  amant,  madame  ,  restera  vo- 
tre amant;  non  plus  parce  i[ue  vous  le  souhai- 
tez, mais  parce  que  je  le  veux! 

»  —  C'est  impossible  !  murmura  enfin,  â  tra- 
vers les  sanglots,  la  pauvre  femme  qui,  sans 
doute,  venait  de  se  rendre  compte  du  supplice 
(|ue  son  mari  voulait  lui  faire  subir. 

»  —  C'est  impossible  !  disait  son  complice, 
d'une  voix  étoulK-e. 

»  —  Impossible  ?  répéta  le  chevalier  avec  un 
sourire  qui  me  glaça  le  sang  dans  les  veines.  Eh' 
pourquoi  donc?  qu'y  a-l-  il  d'impossible  à  cela? 
Parce  que  le  seoiet  de  votre  liaison  m'est  ré- 
vélé ,  est-ce  une  raison  pour  qu'elle  cesse  brus- 
quement, tout  à  coup  ?  mais  à  tous  les  amours 
ne  faut-il  pas  un  confident  ?...  je  serai  le  vôtre  ! 
il  n'y  aiu'a  qu'une  personne  de  plus  dans  le  se- 
cret; autant  vaut  que  ce  soit  moi  qu'un  autre, 
car  vous  pourrez  du  moins  compter  sur  ma  dis- 
crétion. 

«  Après  qu'il  les  eut  encore  une  fois  exa- 
minés ,  lui  se  tordant  avec  désespoir  sur  le  par- 
quet de  la  chambre,  elle  se  faisant  de  nouveau 
im  voile  île  ses  deux  mains,  il  leur  dit  du  ton  le 
plus  calme,  mais  d'un  calme  elïrayant,  je  vous 
assure  : 

>>  — J'ai  toujours  pensé  que  le  idiis  grand 
supplice  à  infilger  à  unefeinme  criminelle,  ainsi 
qu'à  son  complice ,  «e  serait  de  les  obliger  à 


continuer,  en  présence  du  mari,  ce  commercg 
clandestin,  dont  tout  le  charme,  tout  le  piquant, 
peut-être,  est  dans  (  elle  pensée  :  Je  trompe  uu 
honnêie  homme  !  Eh  bien  !  l'occasion  est  belle  , 
j'en  veux  faire  l'expérience.  C'est,  je  vous  le  ré- 
pèle, h  celle  torture  que  je  vous  dévoue  l'un  et 
l'autre;  rien  ne  sera  changé  â  notre  existence 
d'autrefois;  vous  vous  rencontrerez  à  toutes  lej 
heures  de  la  journée  ;  je  m'engage  à  vous  ména- 
ger souvent  de  ces  délicieux  tête-à-tête  que,  sans 
le  savoir,  j'ai  plus  d'une  fois  troublés,  n'est-ce 
[las  ?  Désormais,  protégés  par  le  mari,  vous, 
les  amans,  n'aurez  plus  à  redouter  le  danger 
d'une  surprise.  Ce  n'est  pas  le  crime,  c'est  la 
honte  qui  vous  fait  peur!  rassurez -vous:  vous 
n'aurez  à  rougir  que  devant  moi!  le  monde  ne 
saura  rien ,  car  le  mari,  lui-même,  prendra  soin 
de  sauver  les  apparences  et  d'éloigner  le  soup- 
çon. Et  d'ailleurs,  pourquoi  s'étonnerait-on  de 
vous  voir  ensemble  ?  madame  de  Morangis  n'est- 
elle  pas  la  protectrice  avouée  de  Bernard  ?  Ber- 
nard n'est-il  pas  l'enfant  de  la  maison  ?  L'e«- 
faiit  de  la  maison  !  répéta-l-il  avec  un  affreux 
grincement  de  dents,  l'enf.vint  de  la  maison!! 
c'est  iiourtant  le  nom  qu'il  s'est  donné  ici,  ce 
misérable,  et  moi  je  le  lui  ai  laissé  prendre  ! 

>)  M.  de  Morangis  fit  un  geste  si  menaçant , 
que  je  crus  qu'oubliant  sa  résolution  de  ven- 
geance terrible,  mais  lente,  il  allait  en  finir  d'un 
seul  coup  avec  son  ingrat  protégé;  mais  aussitôt 
lise  remit,  et  reprit  en  changeant  de  ton  : 

» —  Voilà  qui  est  bien  réglé  ainsi;  qu'en  pen- 
sez-vous ?  maintenant  que  la  tombe  s'est  fermée 
sur  ma  malheureuse  pupille,  et  que  les  révéla- 
tions de  sa  jalousie  ne  sont  plus  à  craindre 
pour  nous,  redevenons  donc  ce  que  nous  étions 
par  le  passé;  et  nous  verrons  alors  si  ceux  ([ui 
ne  se  cherchaient  que  pour  se  rencontrer  dans 
un  coupable  mystère,  n'auront  pas  besoin  d'un 
courage  surhumain  pour  vivre  librement  ensem; 
ble  face  à  face  avec  le  mépris  qu'ils  s'inspirent 
mutuellement. 

"  Le  chevalier,  ayant  ainsi  développé  son  pro- 
jet de  vengeance  et  condamné  les  amans  à  cette 
expiation  bien  plus  cruelle  qu'on  ne  le  suppose 
peut-être; les  laissa  seuls. 

»  De  la  place  que  j'occupais,  me  dit  de  nou- 
veau le  valet  du  chevalier,  il  me  fut  possible  de 
suivre  tous  leurs  mouveraens,  d'entendre  toutes 
Icin-s  paroles.  Enfin  Bernard  releva  la  tête;  la 
pâleur  de  la  mort  faisait  comme  un  masque  à 
son  visage;  il  y  avait  de  l'égarement  dans  ses 
yeux;  cependant  il  essaya  d'interroger  la  pensée 
de  madame  de  Morangis  dans  le  regard  de  celle- 
ci  ;  mais,  à  part  les  larmes  qu'elle  s'efforçait  de 
sécher  et  le  tremblement  de  ses  lèvres,  on  ne 
devinait  pas  ce  qui  se  passait  en  elle.  Il  y  eut 
entre  eux  un  long  moment  de  silence,  après 
quoi  l'épouse  adultère  prit  la  parole  : 

«  —  Vous  avez  eu  bien  peur!  dit-elle  à  son 
amant  avec  une  expression  d'ironie  telle  que,  de 
jiâle  qu'il  était,  son  visage  se  colora  d'une  vive 
rougeur. 

»  Madame  de  Morangis  avait  espéré 'que  Ber- 
nard lui  répondrait  ;  elle  attendit  vainement  :  il 
resta  muet. 

— Vous  aecepteriezdonc  la  vie  telle  qu'il  veut 
nous  la  faire?  lui  demanda-t-elle  encore. 

«  Bernard  ne  répondit  pas  davantage. 

»  —  Cependant,  moi,  je  n'en  veux  pas  de  cette 


^  87  — 


xistence  insiipportable!  voyons,  in'airaez-vous 
assez  pour  mourir  avec  moi  ? 

»  En  lui  disant  ceci,  la  malheureuse  femme 
avail  tourné  les  yeux  du  côté  de  la  boite  à  pisto- 
lets qui  était  restée  sur  la  console.  Bernard 
comprit  quel  dessein  le  désespoir  venait  de  lui 
sugjjérer;  il  se  précipita  vers  la  boite  et  s'en  em- 
para : 

»  —  Non,  madame,  lui  dit-il,  je  n'accepte  pas 
un  pareil  sacrilice. 

— C'est-à-dire  que  vous  craignez  moins  l'hu- 
niiiiation  que  la  mort!  Ah!  misérable  que  je 
suis,  c'est  à  un  lâche  que  je  m'étais  donnée! 

))  —  C'est  ce  que  j'avais  oublié  de  vous  dire! 
repiit  en  rentrant  M.  de  Morangis,  qui,  à  ce 
qu'il  parait,  avait  ainsi  que  moi  écoulé  aux 
portes.  Il  les  contemjila  un  instant  l'un  et  l'au- 
tre, puis  il  sortit  en  emportant  la  boite  de  pis- 
tolets. 

»  La  prudencejie  me  permettait  pas  de  demeu- 
rer plus  longtemps  aux  écoutes;  je  sortis  de  ma 
cachette,  et  pour  ce  jour-li  je  n'en  entendis  pas 
davantage. 

» — Vous  avez  vu,  reprit  M.  de  Marthenais, 
comment  au  début  du  supplice  qu'on  lui  avait 
imposé,  le  mépris,  succédant  tout  à  tout  à  l'a- 
mour dans  le  cœur  de  madame  de  Morangis,  lui 
rendit  les  remords  d'autant  plus  pénibles  à  sup- 
porter, qu'elle  n'avait  plus  même,  pour  excuser 
sa  faute,  le  droit  de  se  dire  : 

»  — J'ai  succombé,  mais  c'est  îi  l'attrait  irré- 
sistible d'un  noble  caractère;  où  j'ai  failli,  il 
n'est  pas  une  seule  femme  (pii  n'eût  manqué  de 
force;  sans  doute  mon  crime  est  grand,  mais  il 
ne  l'est  pas  plus  que  le  mérite  de  celui  qui  me 
l'a  fait  commettre  ! 

»  Je  vous  laisse  à  juger  ce  que  la  désillusion 
dut  lui  faire  souffrir  durant  les  deux  années  qui 
suivirent  la  scène  de  ménage  que  je  vous  ai  rap- 
portée. Je  ne  sais  si  c'est  un  scrupule  religieux 
qui  la  fit  renoncer  à  son  projet  de  suicide,  ou 
bien  si,  non  moins  cruelle  pour  elle-même  (jue 
le  chevalier  ne  l'était  pour  tous  deux,  elle  ne  ré- 
solut pas  de  vivre  alin  de  subir  complètement 
ici-bas  lexpiation  de  sa  laute.  Toujours  est-il 
que  madame  de  Morangis  vécut,  si  toutefois 
faiblir  dix  fois  par  jour  sous  le  poids  d'une 
écrasante  pénitence,  cela  peut  s'a[]peler  vivre. 
»  Le  mari  outragé,  trop  bien  fidèle  à  rengage- 
ment qu'il  avail  pris  de  protéger  ce  qu  il  ajipe- 
lait  encore,  mais  par  dérision  seulement,  les 
amours  de  sa  femme  et  de  Bernard,  prenait  à 
lùche  de  leur  ménager  des  rendez- vous  ,  et  les 
contraignait  à  demeurer  tète  à  tète  durant  des 
heiives  entières.  Ce  qu'il  avait  prévu  arriva  :  le 
dégoût,  l'aversion,  prirent  la  place  des  senti- 
mens  les  plus  tendres,  et  le  seul  moment  heu- 
reux qu'il  leur  lût  possible  d'espérer  désormais, 
c'était  celui  où  le  chevalier  venait  cnliu  mettre 
un  terme  à  la  gène  horrible  qu'ils  éprouvaient  à 
se  regarder  ainsi  seul  îi  seul. 

»  (Juand  leur  lourinenteur,  certain  qu'ils  s't-- 
laicnt,  encore  ce  jour-1^,  sutlisannuent  abreu- 
vés de  honte,  d'humiliation,  île  douleur  et  de 
mépris  dans  les  yeux  l'un  de  l'autre,  leur  disait, 
du  ton  de  l'ironie  : 

»  — Il  ne  faut  pas  user  tout  son  boidienr  dans 
un  seul  jour  ;  d  ailleurs,  cela  pourrait  éveiller 
des  soupirons;  dites-vous  au  revoir, 
»  Alors,  madame  de  Morangis,  m'a-t-on  dit, 


se  jetait  à  genoux  et  remerciait  le  ciel  d'être  en-  i 
(in  délivrée  de  la  présence  d'un  homme  qui  lui 
était  devenu  odieux.  Quant  à  Bernard,  comme  j 
un  jeune  cheval  qui  ne  sentait  plus  le  joug,  il 
courait  dans  la  cam[)agne  demandant  à  l'espace 
de  l'air  et  de  la  liberté;  mais  il  ne  fallait  pas 
qu'il  s'éloignât;  car ,  dès  qu'il  avait  pris  sa  volée 
un  peu  plus  loin  qu'on  ne  le  lui  avait  permis, 
aussitôt  un  domestique,  envoyé  à  sa  recherche 
par  M.  de  Morangis,  (|ui  craignait  que  sa  proie 
ne  lui  échappât,  arrêtait  le  déserteur  dans  sa 
course  et  le  ramenait  au  château. 

»  Étonnés  de  la  vive  inquiétude  que  manifes- 
tait leur  maître  lorsque  l'absence  de  Bernaril  se 
prolongeait,  tous  les  gens  de  service,  un  seul 
excepté,  se  disaient  : 

»  —  C'est  plus  qu'une  amitié  de  père  que 
M.  le  chevalier  a  pour  ce  jeune  Bernard;  il  ne 
peut  pjs  se  passer  de  lui  un  seul  instant. 

»  Pourtant  cette  torture  de  tous  les  jours  était 
devenue  intolérable  pour  les  amans  d'autrefois  : 
aussi,  sans  se  communiquer  le  dessein  qu'ils 
avaient  formé  de  s'en  affranchir,  ils  prirent,  le 
même  jour,  h  la  même  heure,  les  mesures  né- 
cessaires pour  échapper  à  la  surveillance  de 
M.  de  Morangis;  si  bien  qu'un  soir  ils  disparu- 
rent du  château  ,  €t  prirent  une  route  différente. 
C'est  à  un  couvent  que  se  rendit  madame  de 
Morangis; quanta  Bernard,  ilallasans savoir  où; 
mais  tout  chemin  lui  semblait  bon  pourvu  qu'il 
put  échapper  au  double  contact  de  l'homme 
qu'il  avail  offensé,  et  de  la  femme  qu'il  n'aimait 
plus.  Vain  espoir  !  deux  jours  après  .M.  de  Mo- 
rangis les  avait  de  nouveau  remis  sous  sa  puis- 
sance; de  nouveau  l'implacable  volonté  de  fer 
s'apesantissait  sur  eux.  Us  durent  croire  alors 
que  leur  supplice  ne  finirait  qu'avec  leur  vie. 

»  Habile  en  ressources,  alors  qu'il  s'agissait 
d'assurer  la  durée  de  sa  vengeance,  le  chevalier 
trouva  le  moyeu  de  justifier,  dans  l'opinion  des 
gens  de  sa  maison ,  la  double  absence  de  sa  fem- 
me et  de  Bernard.  Ainsi,  il  eut  soin  de  dire  que, 
poussée  par  un  sentiment  de  piété,  madameétait 
allée  accom|ilir  un  vœu  dans  ce  couvent,  el  que 
Bernard,  chargé  d'une  commission  ini;-nrîjiiie 
concernant  les  affaires  de  sou  protecteur,  devait 
y  reprendre  madame  de  Morangis  et  l'accompa- 
gner à  son  retour  au  château.  On  n'avait  donc 
pas  été  surpris  de  les  voir  revenir  ensemble. 

»  Les  choses  arrivées  îi  ce  point,  la  fuite  ileve- 
nait  désormais  impossible  pour  l'une  ou  pour 
l'autre  des  deux  malheureuses  créatures  .que  le 
chevalier  prenait  plaisir  à  tourmenter.  Cepen- 
dant il  fallait  ipie  cjuchiu'un  céïKM;  car  si  la  lutte 
n'avait  pas  encore  laligué  suffisamment  la  ven- 
geance du  mari,  elle  avait  épuisé  la  pauvre  fem- 
me et  son  complice.  Ce  fut  la  plus  courageuse, 
mais  la  [>lus  faible  des  trois,  (lui  succomba  :  une 
sombre  fureur  s'empara  ilclle;  sa  raison  l'aban- 
donna; tout  ce  qu'elle  avail  amassé  de  haine 
contre  llcrnard  durant  ce  long  supplice,  se  ma- 
nifestait par  des  cris,  par  des  mouvcmens  de  co- 
lère contre  lui,  si  bien  qu'on  ne  pouvait  plus 
même  prononcer  le  nom  de  celui-ci  devant  elle, 
sans  qu'elle  fût  prise  d'attaques  de  nerfs  dont  la 
violence  faisait  craindre  p(Uir  sa  vie.  (Juaul  il 
supporter  sa  vue,  cela  I  aurait  lucc.  C'est  alors 
que  la  lamille  s'asseudila  poiu-  obliger  M.  de  Mo- 
rangis à  se  séparer  d'un  jeune  homme  dont  la 
présence  menaçail  la  maison  d'un  si  grand  deuil. 


Le  chevalier  n'y  consentit  qu'à  grand'peine,  en- 
core voulut-il  avoir  un  dernier  entretien  avec 
Bernard.  On  ignore  ce  qui  se  serait  passé  dans 
ce  dernier  téte-à-léte,  sans  doute  il  eût  été  ter- 
rible; peut-être  le  mari  outragé  voulait-il  le 
couronner  par  un  meurtre.  C'est ,  du  reste,  ce 
qu'a  supposé  le  valet  qui  m'apprit  toutes  ce.i 
horribles  choses.;  Heureusement  que  les  parens 
empêchèrent  l'exécution  de  ce  dessein  qu'ils  ne 
soupçonnaient  même  pas  :  ils  crurent  que  le 
chevalier  ne  désirait  si  vivement  s'entretenir  en- 
core une  fois  avec  Bernard  que  pour  lui  donner 
les  dernières  et  magnifiques  preuves  d'une  Ubé- 
ralité  qu'ils  traitaient  de  folie.  Pour  raeltre  bon 
ordre  à  cela,  ils  enlevèrent  le  soir  même  le  soi- 
disant  protégé  de  M.  de  Morangis,  ils  le  placè- 
rent dans  une  voiture  de  voyage  et  lui  ordonnè- 
rent ,  sous  menace  d'une  lettre  de  cachet,  de  ne 
jamais  reparaître  au  château. 

Michel  Massok. 


SfftfS  rclic|tfU6f5  fil  Uussic. 


Nous  allons  donner   une  courte  notice  des 
sectes  russes,  connues  sous  le  nom  général  de 
Berzpupurshcliina  ou  sectes  sans  prêtres.  La 
plus  importante  est  celle  des  Pomeraues.   Ce 
nom,  qui  signifie  habitans  des  côtes  de  la  mer, 
fut  donné  à  cette  secte  parce  qu'elle  prit  nais- 
sance sur  les  rivages  de  la  mer  Blanche.  Les  Po- 
?nei-aites  sont   encore  nommés    anabaptistes, 
parce  qu'ils  soumettent  leurs  néophytes  à  uq 
nouveau  baptême.  Ils  prétendent  que  tous  les 
prêtres  de  1  église  grecque,  ordonnés  depuis  le 
temps  du  patriarche  Mcon,   portent   un  titre 
usurpé,  et  que  !e  baptême  administré  j>ar  eux 
est  une  profanation;  que  les  mariages  solennisés 
conformément  aux  rils  de  l'église  grecque  n'ont 
aucune  validité,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  vérir 
tables  prêtres  pour  donner  la  bénédiction  nup-; 
liale;  que  le  marijge  est  conséquemment  disso- 
'■.:bie  â  >olonlé;  que  les  églises  sont  les  maisons 
de  l'Antéchrist,  qui,  bien  ((u'invisible  encore, 
règne  déjà  en  esprit.  Les  Pomeraues  se  confes- 
sent l'un  à  l'autre  et  s'administrent  réciproque- 
ment la  communion.   Le  pain  qu'ils  emploient 
provient,  disent-ils,   de  quelques  pains  consa- 
crés, sauvés  du  couvent  de  Solovetsk,  autrefois 
la  forteresse  de  ces  fanatiques,  mais  d'où  iU  fu- 
rent chassés  en    1675  par  les  troupes  du  czar. 
Ces  pains  consacrés  ne  se  multiplient  point  par 
un  miracle  comme  les  sept  pains  et  les  deux 
poissons  de  l'tvangile,  qui    rassasicrcul  cimi 
mille  personnes,  mais  par  un  procédé  horaœo- 
palliique.  Ils  en  mêlent  des  miettes  à  une  nou- 
velle pâte  ,  et   les  pains  ainsi  composés  sont 
considérés  comme  aussi,  saints  que  les  premiers. 
Leur  pain  sacré  descend  ainsi  par  une  succes- 
sion non  interrompue,  des  pains  cous.icrés  a^ant 
l'hérésie  de  Mcon  ccst-.'i-dire  à  la  révision  de 
la  liturgie;.  Chaque  indivulu  de  la  secte  est  tou- 
jours muni  d'une  miette  au  moins  du  pain  ea 
question ,  afin  de  pouvoir  communier  en  cas 
d'accident.  Les  riches  paient  fort  cher  leur  part. 
Les  l'oiiitraiies  ont  des  églises  où  ils  s'assem- 
blent pour  prier  ;  un  des  membres  de  la  congré- 
gation remplit  l'otRce,  mais  sans  ordination,  et 
il  abdique  bientôt  pour  un  autre  emploi  sou  sai 


J 


88  — 


t'enloce  temporaire.  Ils  diffèrenl  eu  ce  jtoint  des 
Popovshchina,  qui  reconiuiisscnl  la  nécessité 
de  prêtres  ordonnés  et  la  validité  de  l'ordina- 
lion  faite  parl'éijlise  grecque,  malgréles  erreurs 
dont  cette  éijlise  est  affectée.  Les  Pomeranes, 
au  contraire,  maintiennent  que  tout  ce  (jui  ap- 
partient à  cette  éylise  ou  en  est  dérivé  procède 
derAnléclirist. 

La  province  d'Archangel  fut,  en  1712 ,  le  théâ- 
tre duu  exemple  remarquable  du  fanatisme  de 
ces  sectes.  Une  commission  denquôte,  envoyée 
par  le  gouvernement,  se  présenta  aux  portes 
d'un  mouastère  nouvellement  construit,  où  lo- 
geaient une  cinquantaine  de  pères.  Les  coninus- 
saires,  trouvant  les  portes  fermées  et  se  voyant 
accueillis  de  dessus  le  miu-  d  enceinte  par  des 
outrages  et  des  imprécations,  ordonnèrent  d'en- 
foncer les  portes;  mais  cet  ordre  n'était  pas  exé- 
cuté qu'ils  apert;ureut  le  couvent  en  (lanimcs. 
Toutes  les  approches  étaient  barricadées  avec 
des  sommiers  et  des  poutres;  et  il  fut  impossi- 
ble de  sauver  aucune  de  ces  victimes  volon- 
taires. 

L'enquête  officielle  qui  eut  lieu  après  cette  ca- 
tastrophe rapporte  que  certaines  personnes  de 
celte  secte  font  levijLU  de  jeûner  jiendant  qua- 
rante jours,  à  riniitation  du  jeUne  de  Jésus- 
Christ  dans  le  désert,  lilles  sont  ordinairement 
poussées  à  cet  acte  de  fanatisme  par  les  instiga- 
tions de  leurs  prédicateurs,  qui  s'emparent  d  une 
partie  des  biens  délaissés  par  les  martyrs.  Ces 
infortunés  se  font  enfermer  dans  une  maison, 
dans  une  grange,  ou  dans  toute  autre  espèce  de 
bâtiment,  si  c'est  en  un  lieu  écarté.  On  les  y  sur- 
veille rigoureusement,  et  lorsque  après  les  pre- 
miers jours  de  jeune  les  pauvres  victimes  se  re- 
pentent de  leur  vœu,  toutes  leurs  prières  pour 
obtenir  quelque  chose  a  manger  ou  à  boire 
trouvent  souvent  leurs  gardiens  sourds  comme 
la  pierre.  On  raconte  de  ces  sectaires  une  foule 
d'autres  anecdotes  non  moins  remarquables. 
Quelques  uns,  ayant  calculé  le  tem,)s  qui  les  sé- 
parait encore  du  jugement  dernier,  s'imagi- 
naient avoir  déterminé  le  jour  et  l'heure  de  ce 
cataclysme  linal.  Alin  de  n  être  pas  surpris  et  de 
se  présenter  convenablement  tlevant  le  souve- 
rain juge,  ils  creusaient  leurs  fosses  et  s'y  cou- 
chaient ensevelis  dans  un  linceul;  mais  la  trom- 
pette des  anges  lardaiU  trop  à  se  faire  entendre 
et  les  étoiles  ne  voulant  pas  te  détacher  du  ciel, 
ils  perdaient  patience  à  les  attendre,  etfinissaient 
par  céder  aux  suggestions  el  aux  tiradlemens 
de  leur  estomac. 

Les  Capiloiiie/is,  fondés  par  un  moine  nom- 
mé Capitun,  n'ont  pas  d'église,  mais  s'assem- 
blent pour  prier  dans  leurs  maisons,  et  y  célè- 
brent les  rites  sacrés.  Chez  eux  comme  chez  les 
Pomerancs,  le  luaiiage  estdissoluble  à  volonté 
et  ou  assure  qu'ils  vivent  dans  le  plus  scanda- 
leux désordre.  Lue  fraction  de  celte  secte  ad- 
ministre les  sacremens  ilune  laçon  singulière. 
Une  jeune  tt,le  utlaehe  sur  sa  tète  un  crible  rem- 
pli de  raisins,  et,  après  des  prières  accompagnées 
de  nombreux  prosternemcns,  elle  présente  ces 
raisins  à  l'assemblée.  Celte  secte  doit  à  cet  usage 
le  sobriquet  de  Podrcsiietnikec  ou  dessous  le 
crible. 

Les  SamoliresUchennikis  ou  sui-baptistes 
s'administrent  à  eux-mêmes  le  baj)téme  en  se 
plongconl  à  ji'iusieurs  reprises  dans  un  courant 


d'eau.  Les  plus  rigides  ne  se  servent  que  d'eau 
de  pluie,  et  soutiennent  que  toutes  les  autres 
eaux  sont  i)0ssédées  par  l'Antéchrist.  Un  habi- 
tant de  Moscou,  portant  plus  loin  le  scrupule, 
se  persuada  que  l'eau  de  pluie  recueillie  à  une 
grande  distance  de  l'habitation  des  hérétiques 
jiouvait  seule  remplir  son  but.  11  se  relira,  en 
conséquence,  dans  une  forêt ,  s'y  bâtit  une  hutte, 
et  creusa  une  espèce  de  citerne  destinée  à  rece- 
voir les  eaux  du  ciel;  étant  parvenu  à  en  réunir 
assez  iiour  s'y  plonger,  il  s'imagina  qu'il  était 
devenu  saint  par  cette  seule  immersion,  et  que 
le  pouvoir  de  faire  des  miracles  lui  était  dévolu. 
11  retourna  à  Moscou,  assembla  un  certain  nom- 
bre de  ses  co-sectaires,  el  essaya,  dans  un  dis- 
cours furibond,  de  leur  prouver  sa  sainteté. 
Son  éloquence  ayant  trouvé  des  incrédules,  il 
offrit  de  faire  des  miracles.  Mais  son  auditoire 
contenait  plus  d'un  Thomas  :  et  l'un  d'eux  lui 
dit  que  ,  s'il  voulait  donner  un  signe  de  son  pou- 
voir, il  fallait  qu'il  ressuscitât  une  mouche 
morte.  Le  nouvel  apôtre  déclina  cette  épreuve 
indigne  de  lui;  mais  il  offrit  d'avaler  du  poison. 
Plusieurs  des  sectaires  étaient  sur  le  point  de 
lui  verser  à  boire  du  vitriol;  l'un  d'eux,  plus 
raisonnable,  lui  présenta  un  verre  d'eau-de-vie, 
qu'il  avala  dans  la  persuasion  intime  que  c'était 
du  poison.  11  n'avait  jamais  goûté  de  liqueurs 
fortes.  Dès  qu'il  saper(;ut  qu'au  lieu  de  le  faire 
soulîrir,  l'eau-de-vie  l'égayait,  il  coannença  à 
triompher,  et  s'écria  :  «  Donnez-moi  du  poison, 
que  j'eu  avale  encore  ;  la  dose  n'est  pas  assez 
forte.  —  Fort  bien  »  ,  dit  l'individu  qui  lui  ver- 
sait l'eau-dc-vie  ,  «  nous  allons  mettre  votre 
sainteté  à  une  épreuve  décisive.  Si  vous  restez 
debout  sans  chanceler  après  avoir  bu  ce  poison, 
vous  êtes  un  grand  saint;  mais  si  vous  chance- 
lez, et  vous  vautrez  par  terre,  vous  êtes  un  im- 
posteur. »  Le  déli  fut  accepté,  et  le  saint  finit 
par  tomber  ivre-mort.  Les  esprits  forts  et  les 
esprits  crédules  à  demi  n'en  attendirent  pas  da- 
vantage. Les  crédules  hésitaient  encore;  mais 
ils  suivirent  l'exemple  des  premiers,  en  soite 
que  le  saint  resta  couché  par  terre  jusqu'à  ce 
qu'il  s'éveillât  épuisé  de  corps  et  d'esprit,  mais 
délivré  pour  jamais  de  ses  visions  de  sainteté. 

Les  Samostrigolniliis,  ou  sectaires  qui  s'oi'- 
dunuent  eui-nu'mes,  prétendent  que  tout  le 
monde  a  le  pouvoir  de  s'ordonner  soi-même  et 
de  devenir  moine  ou  religieuse,  pourvu  qu'on  se 
rase  la  tête,  qu'on  prenne  l'habit  monastique  et 
qu'on  change  de  nom  devant  l'image  d'un  saint. 

Les  Douuclwborlz'is,  ou  combuUaits  en  es- 
prit, sont  les  plus  respeclables  d'entre  tous  ces 
sectaires.  Leur  conduite  morale  est  irréprocha- 
ble. H  est  question  d'eux  pour  la  première  fois 
sous  le  règne  de  l'impératrice  Anne,  de  1730  à 
1740.  Ils  sont  anti-tnnilaires,  ne  reconnaissent 
que  l'Evangile,  et  rejeilenl  le  reste  des  Écritures. 
Ils  n'ont  ni  prêtres  ni  églises,  et  ne  font  usage 
que  du  Faler  nusier,  se  fondant  sur  ce  passage 
du  sermon  de  Jésus  dans  saint  Matlhicu:  «  Quand 
vous  priez,  n'usez  point  de  vaines  redites,  com- 
me font  les  païens,  qui  s'imaginent  être  exaucés 
en  parlant  beaucoup...  Vous  donc,  priez  ainsi  : 
.Notre  l'ère,  etc.  »  Les  douuclwbuiizis  s'interdi- 
sent de  verser  lesang  humain.  Sur  dilïérens  points 
ils  ont  de  grands  traits  de  ressemblance  avec  les 
quakers  et  les  mennonites  ;  mais  ces  principes,  le 
dernicrsurtout,  celui  quicommande  desabstenir 


de  verser  le  sang  humain,  étant  incompatibles 
avec  les  devoirs  de  sujet  d'un  empire  aussi  guer- 
rier que  la  Russie,  les  doouchobortzis  essuyè- 
rent une  persécution  des  plus  rigoureuses  sous 
les  règnes  de  Catherine  II  et  de  Paul.  Ils  la  sup- 
portèrent avec  courage;  ils  endurèrent  avec 
constance  les  rudes  travaux  auxquels  on  les  con- 
damnait, et  prièrent  pour  leurs  persécuteurs. 
Sous  Alexandre,  ils  furent  plus  heureux  ;  cet 
empereur  leur  accorda  une  complète  tolérance, 
et  permit  à  un  très  grand  nombre  d'entre  eux  de 
s'établir  dans  les  steppes  fertiles  qui  s'étendent 
entre  le  Don  et  la  Crimée.  Ils  y  ont  fondé  plu- 
sieurs établissemens  très  llorissans  aujourd'hui. 

Il  existe  une  autre  secte,  dite  des  Soubotni- 
kis,  hommes  du  sabbat  (samedi),  que  son  nom 
a  fait  confondre  avec  la  secte  judaïque.  Les 
principes  des  soubotnikis  sont  un  mystère.  On 
sait  seulement  qu'ils  mangent  du  lait  et  des 
œufs  les  vendredis  et  samedis,  licence  accordée 
par  l'église  catholique  romaine,  mais  strictement 
interdite  par  l'église  grecque.  Us  observent  le 
jeûne  prescrit  par  cette  dernière  église  pour  les 
samedis  :  de  là,  leur  nom  de  soubotnikis.  On  les 
nomme  aussi  molokans,  ou  laiiiers,  parce  qu'ils 
boivent  du  lait  et  accommodent  des  ragoûts  avec 
le  lait  les  jours  où  l'église  grecque  l'interdit. 

Les  Shielnikes,  ou  hommes  à  la  fente,  sont 
très  nombreux  parmi  les  Cosaques  du  Don.  Ils 
doivent  ce  bizarre  surnom  à  une  coutume  stric- 
tement observée  par  eux,  et  qui  consiste  à  re- 
garder par  une  fente  que  traverse  un  rayon  de 
lumière  pendant  tout  le  temps  de  leurs  prières. 
Ils  rejettent  les  images  sculptées.  Ils  n'ont  pas 
d'églises,  et  prétendent  que  la  divinité  ne  s'em- 
prisonne pas  dans  une  maison  bâtie  par  l'homme, 
mais  quelle  est  partout.  Ils  font  usage  du  texte 
révisé  des  Ecritures,  et  se  distinguent  en  cela  de 
tous  les  autres  dissidens. 

Les iconobortzis  (iconoclastes)  n'adressent 
aucun  culte  aux  images  ;  ils  prient  toujours  en 
plein  air.  Les  Akulinowtzes  sont  ainsi  nommés 
d'Akulina,  leur  fondatrice.  Us  sont  ennemis  des 
vœux  monastiques  :  les  prêtres ,  les  moines  et 
les  religieuses  se  trouvent  déliés  de  leurs  vœux 
en  y  entrant.  Les  choovstvennikis,  ou  les  seii- 
timentalistes,  maintiennent  qu'on  est  sûr  d'ar- 
river à  la  vie  éternelle,  pourvu  qu'on  soit  fidèle 
au  vieux  texte.  Les  Bogumiles  descendent  de  la 
secte  du  même  nom  qui  produisit  une  si  grande 
sensation  à  Constantinople,  dans  le  douzième 
siècle.  Leur  nom  dérive  des  deux  mots  slavons 
flogr.  Dieu,  et /«(Voifc/,  avoir  miséricorde.  Us 
croient  qu'une  prière  fervente  exclut  tous  les 
autres  devoirs. 

Les  dissidens  de  l'église  grecque  en  Russie 
appartiennent  généralement  aux  basses  classes  ; 
néanmoins  on  compte  parmi  eux  un  grand  nom- 
bre de  riches  négocians.  Leur  nombre,  déjà  très 
élevé,  augmente  chaque  jour,  surtout  parmi  les 
populations  des  campagnes.  Ce  résultat  s'expli- 
que en  partie  par  le  zèle  des  missionnaires  dis- 
sidens el  la  nonchalance  de  l'église  grecque.  Le 
nombre  des  dissidens  de  toutes  les  dénomina- 
tions s'élevait  en  1830  à  cinq  millions.  Presque 
toute  la  population  chrétienne  de  Sibérie  et  la 
plus  grande  partie  des  Cosaques  du  Don  appar- 
tiennent à  l'une  ou  l'autre  de  ces  sectes.  On  ren- 
contre également  des  dissidens  dans  les  diverses 
piovinces de  l'empire  ainsi  que  dans  les  deux 


—  89 


capitales.  Les  dissidens  russes,  si  on  en  excepte 
les  doouchobortzis  et  un  petit  nombre  d'autres 
sectes,  considèrent  tous  ceux  qui  n'appartien- 
nent pas  à  leur  secte  comme  des  enfans  de  l'An- 
téchrist. Us  ne  mangent  jamais  avec  des  indivi- 
dus d'une  autre  croyance,  et  se  persuadent  que 
la  nourriture  achetée  dans  les  marchés  publics 
doit  être  purifiée  avant  d'entrer  dans  l'estomac 
des  vrais  croyans.  Pour  cet  objet,  ils  pei-cent  un 
grand  nombre  de  trous  dans  les  difîérens  vases 
destinés  a  la  cuisson  de  leurs  alimens,  afin  que 
leurs  prières  y  pénètrent  sans  qu'il  soit  besoin 
d'ôter  leur  couvercle,  et  en  chassent  l'influence 
de  l'Antéchrist.  Celte  superstition  nous  en  rap- 
pelle une  autre  répandue  parmi  les  fidèles  de 
l'église  grecque  dans  les  provinces  les  plus  éloi- 
gnées, oii  les  fermes  sont  situées  à  une  grande 
distance  de  la  résidence  du  prêtre  de  la  pa- 
roisse, ce  qui  empêche  celui-ci  de  visiter  ses 
ouailles.  En  pareil  cas,  le  fermier  se  met  en  route 
pour  l'habitation  de  son  pasteur,  et  emporte  avec 
lui  un  bonnet  ou  chapeau  dans  lequel  le  pasteur 
enfonce  sa  tête  et  récite  les  prières  accoutumées. 
Le  chapeau,  fermé  à  l'instant,  est  enveloppé  dans 
un  mouchoir,  et  le  fermier,  de  retour  chez  lui,  ' 
fait  le  tour  de  sa  maison  en  le  secouant  violem- 
ment, afin  de  répandre  la  prière  qu'il  est  sup- 
posé contenir. 

Ces  sectaires,  étant  persuadés  que  l'ordre  de 
choses  actuel  en  Russie  dépend  du  règne  de  l'An- 
téchrist, ne  prient  jamais  pour  le  czar  et  con- 
sidèrent la  soumission  aux  autorités  établies 
comme  une  conduite  illégitime  que  la  nécessité 
seule  excuse.  Ces  doctrines  ont  éveillé  l'atten- 
tion du  gouvernement,  qui  a  refusé  ù  leur  reli- 
gion la  protection  accordée  aux  autres  cultes  : 
leur  clergé  nejouit  d'aucun  des  privilèges  atta- 
chés à  sa  profession  ,  et  dont  les  mahométans 
mêmes  ne  sont  pas  exclus  ;  les  maisons  où  ils  se 
rassemblent  pour  célébrer  leur  culte  ne  portent 
aucun  signe  extérieur  qui  annonce  leur  desti- 
nation; l'usage  des  cloches  leur  est  également 
interdit,  et  ils  y  suppléent  par  celui  des  crécelles. 
Mais  cette  espèce  d'humiliation  n'est  guère  faite 
pour  assurer  leur  alîection  à  un  gouvernement 
qu'ils  considèrent  comme  celui  de  l'Antéchrist. 
{Revue  britannique.) 


S&â.  IEÎS^A^<SS&    @â&^W^g 


Pendant  une  belle  journée  de  l'hiver  dernier 
je  me  promenais  au  Jardin  des  Plantes.  La  neige 
couvrait  la  terre ,  et  les  arbres  avec  leur  tête 
poudrée  semblaient  de  petits-maitres  de  la 
régence.  Peu  de  promeneurs  se  montraient 
dans  les  vastes  allées,  et  le  soleil  terne  qui,j)er- 
çait  avec  peine  un  voile  épais  de  vapeurs  ne 
réchaulfait  pas  la  nature  silencieuse. 

J'errais  au  hasard  dans  un  des  endroits  les 
plus  écartés  du  jardin,  «piand  une  jolie  scène 
attira  mon  attention.  Lu  jeune  garçon  de  douze 
h  treize  ans,  partaitemenl  mis  et  en  grand  dcnil , 
avait  écarté  la  neige  dans  un  étroit  espace  et 
s'amusait  à  jeter  (lueliines  miettes  de  pain  aux 
oiseaux  du  voisinage.  Derrière  lui  un  vieux 
domestique  en  livrée  semblait  veiller  sur  lui,  et 
portait  le  manteau  que  l'enfant  avait  quitté  pour 
ne  pas  clîrayer  ses  i>rotégés. 


Beaucoup  de  charmans  oiseaux  étaient  venus 
à  ce  petit  banquet.  Les  moineaux,  si  familiers  et 
si  gourmands  ,  se  disputaient  les  morceaux  les 
plus  gros  avec  un  ramage  continuel  ;  des  rouges- 
gorges  descendaient  timidement  du  sommet  des 
raarroniers  pour  prendre  part  à  la  fête;  les 
mésanges  arrivaient  les  unes  après  les  autres  et 
emportaient  avec  elles  dans  les  buissons  les  plus 
solitaires  la  mietie  de  pam  qu'elles  avaient  ravie 
en  jtassanl;  et  toutes  ces  gracieuses  petites  lȐies 
chantaient,  pépiaient  et  rossignolaient  à  plaisir 
comme  pour  remercier  leur  bienfaiteur. 

L'enfant  regardait  avec  une  vive  expression 
de  joie  ces  délicieux  ébats  des  oisillons;  il  sui- 
vait de  l'œil  ceux  qui  paraissaient  les  plus  timi- 
des et  qui  restaient  à  l'écart,  il  leur  jetait  leur 
nourriture  sans  les  elfrayer  et  il  souriait  naï- 
vement quand  ils  avaient  pu  la  soustraire  à  la 
voracité  des  plus  lorts  et  des  plus  hardis.  Je 
m'approchai  à  mon  tour  et  je  partageai  aux  pau- 
vres affamés  un  gâteau  (jue  je  venais  d'acheter. 
L'enfant  me  remercia  par  un  sourire. 

—  Les  malheureuses  créatures,  me  dit-il,  ne 
trouvent  pas  leur  nourriture  sur  cette  terre 
couverte  de  neige;  il  faut  bien  avoir  pitié 
d'elles. 

—  Vous  aimez  donc  bien  les  oiseaux  ?  lui  de- 
mandai-je  avec  intérêt. 

—  Oh  !  oui,  me  répondit-il  en  détournant  les 
yeux  comme  pour  cacher  une  larme;  surtout  les 
mésanges. 

Je  compris  qu'il  y  avait  dans  celle  affection 
quelque  douloureuse  histoire  elje  n'osais  l'in- 
terroger davantage  ,  cependant  il  me  semblait 
bien  intéressant  de  pénétrer  ce  secret  d'un  en- 
fant chez  qui  je  trouvais  tant  de  candeur  et  de 
poésie.  Je  ne  vous  dirai  pas  par  quels  moyensje 
parvins  à  exciter  sa  confiance  et  comment  je 
l'amenai  à  me  faire  ce  récit  que  je  désirais  du 
fond  de  mon  cœur  sans  le  demander;  mais  il 
consulta  à  voix  basse  le  vieux  doineslique  qui 
semblait  lui  servir  de  mentor  et  II  nie  dit  d'une 
voix  douce  el  mélancolique  ,  pendant  que  nous 
nous  promenions  à  pas  lents  dans  une  allée  so- 
litaire : 

—  Oh!  oui,  monsieur,  j'aime  ces  jolis  oiseaux 
des  champs,  car  ils  me  rappellent  de  bien  ten- 
dres et  bien  chers  souvenirs  ;  je  les  aime,  non 
pas  comme  les  autres  enfans,  en  les  emprison- 
nant dans  une  cage  et  en  les  privant  de  l'air  et 
de  la  liberté  dont  ils  jouissent  par  la  volonté  de 
Dieu,  mais  en  leur  conservant  celte  frêle  exis- 
tence qui  ne  nuit.')  personne  el  qui  csi  un  charme 
pour  tous. 

Ces  paroles  si  simjjles,  et  pourtant  si  sages, 
m'étonnèrent  dans  un  enfant  de  cet  Age.  Mais 
je  me  souvins  qu'il  y  a  aussi  une  sorte  de  pré- 
co'Mlé  (pie  donne  la  douleur,  et  sans  doute 
cette  précocité  n'avait  pas  manqué  h  mon  jeune 
ami.  Il  reprit  avec  un  soupir  : 

«  J'avais  une  sœur  moins  Agée  que  moi  d'une 
année,  qui  déjà  pensait  tout  comme  moi.  Pau- 
vre petite  Mna!  elle  crtt  pleuré  à  voir  souffrir 
le  papillon  (pfclle  avait  surpris  sur  une  Heur  ! 
EUeélait  si  douce,  si  bonne,  si  craiiiiivc!  pauvre 
petite  Mna!  » 

Je  jetai  les  yeux  sur  les  vêtemens  noirs  de 
l'enfant  et  je  compris  pourquoi  il  pleurait. 

n  L'été  dernier  ,  coullnua-t-il  a|irès  un  mo- 
meul  de   silence ,  j'étais  à  la  campagne  avec 


Mna.  Un  jour  nous  nous  promenions  dans  le 
parc  et  nous  jouions  tout  à  l'aise,  quand  le  cri 
rauijue  d'un  épervier  se  fit  entendre  dans  un 
buisson  voisin.  Mna  eut  peur  et  voulut  s'enfuir, 
mais  je  la  letlns  et  nous  nous  approtliàmes  du 
buisson  iiour  en  chasser  le  vilain  oiseau  de 
proie  qui  s'envola  lourdement  avec  ses  grandes 
ailes.  Des  plumes  fines  et  déliées  volaient  çà  el 
là,  nous  écartâmes  les  branches  de  coudrier  et 
nous  vimes  un  pauvre  nid  (|ue  l'épervier  avait 
saccagé.  Les  petits  avalent  été  dé\orés;  un  seul 
était  encore  vivant  au  milieu  des  restes  sanglans 
de  ses  frères  et  poussait  des  cris  de  désespoir 
comme  pour  nous  appeler  à  son  secours.  La 
mère  avait  péri  peut-être  en  défendant  sa  cou- 
vée; il  n'y  avait  que  celui-là,  peut-étie  le  plus 
chétif  de  tous,  qui  eût  été  épargné. 

»  Mna  le  prit  délicatement  dans  sa  main. 

»  —  Pauvre  petit  !  dit-elle,  il  n'a  plus  sa  mère 
ni  ses  frères,  et  peut-être  le  méchanl  épervier 
va  revenir  !  Si  nous  l'abandonnons  ,  il  mourra 
de  faim  ou  il  sera  dévoré  ! 

«—Eh  bien!  lui  dis-je  ,  il  faut  le  garder; 
quand  il  sera  devenu  fort  el  quand  II  jiourra 
chercher  sa  nouriture,  nous  lui  rendrons  la  li- 
berté. 

»  Nina  fut  toute  joyeuse,  et  elle  apporta  le 
petit  oiseau  à  la  maison.  Elle  lui  fît  un  nid  de 
coton  blanc,  et  tous  les  deux  nous  en  eûmes  le 
plus  grand  soin. 

)'  Bientôt  notre  favori  prit  de  l'accroissement. 
Au  lieu  de  celle  petite  créature  nue  et  soulfie- 
teuse  que  nous  avions  recueillie ,  nous  eilmes 
une  jolie  mésange,  vive  et  sémillante,  avec  des 
ailes  bleues,  un  ventre  jaune  citron,  et  une 
huppe  azurée  qu'elle  relevait  fièrement  dans  ses 
momens  de  joie  ou  de  colère.  Elle  voltigeait 
dans  la  chambre  ,  sautant  et  pépiant  toute  la 
journée,  et  elle  semblait  nous  redemander  sa 
liberté.  Alors  je  dis  à  Mna  ;  11  ne  faut  pas  que 
nous  ayons  sauvé  la  vie  à  celte  pauvre  bêle  i>our 
la  retenir  prisonnière. 

»  i\ina  se  mit  à  pleurer  ;  mais  elle  prit  la  mé- 
sange et  nous  descendîmes  tous  les  deux  au 
jardin. 

>>  Le  temps  était  serein,  le  ciel  pur.  le  soleil 
biillaii  dans  lnut  son  éclat.  Les  arbres  étaient 
couverts  de  fruits  et  les  plates-bandes  du  parterre 
remplies  de  Heurs.  Quand  Mna  vil  la  nature  si 
belle,  elle  dit  en  regardant  l'oiseau  qui  se  débal- 
lait dans  sa  main  ; 

»  — L'in|;ralc  va  nous  oiiMier  bien  vile! 

»  i\ous  doiuiànies  chacun  un  baiser  à  notre 
élève,  cl  Mna  ouvrit  sa  main  en  détournant  les 
yeux. 

»  La  mésange  toute  joyeuse  fendit  l'air  d  un 
i  coup  d'aile  rapide  el  alla  se  percher  sur  un  arbre 
voisin.  Là  elle  commença  à  chanter  comme 
pour  célébrer  sa  délivrance  |  el  tout  harmo- 
nieux qu'était  ce  ramage  .  il  déchirai!  le  cœur 
de  Mna.  Elle  s'était  assise  au  pied  de  l'arbre  et 
elle  en  regardait  trislement  la  cime.  Tout  à  coup 
elle  ne  put  plus  contenir  sa  douleur,  elle  tendit 
les  bras  vers  la  mésange  en  appelant  :  — 
lUucIte  !  hluel/e'.  celait  le  uoiu  qu'elle  lui  avait 
donné. 

»  Bluetle  ,  à  cette  vois  si  connue,  descendit 
de  l'arbre  et  vint  se  percher  sur  l'épaule  de  sa 
jeune  maiiresse.  Oh  !  connue  Mna  fui  heureuse 
alors  !  Combieu  «lie  fil  de  caresses  à  sou  amie 


^  90 


qui  l'agaçait  avec  son  petit  bec  jaune  !  Ma  sœur 
parlait  de  sa  voix  douce  et  musicale,  et  la  mé- 
sange chantait  toujours;  des  larmes  coulaient 
encore  sur  les  joues  de  Nina  ,  et  Bluette  les 
essuyait  doucement  de  son  aile  soyeuse  ! 

»  —  Tu  vois  bien,  me  dit  iNina  avec  orgueil, 
Bluette  ne  veut  plus  me  quitter  jamais  ! 

1)  Pauvre  petite  sœur  !  elle  ne  savait  pas 
qu'elle  disait  si  vrai  !...  » 

L'enlant  s'arrêta  encore,  oppressé  par  tous 
ses  souvenirs,  il  passa  la  main  sur  ses  yeux 
et  reprit  : 

«  Dés  ce  moment  commença  une  amitié  plus 
intimecncore  entre  iNina  et  la  mésange.  L'oiseau 
ne  quittait  plus  sa  maîtresse;  il  la  suivait  en 
voltigeant  dans  toute  la  maison  ;  il  la  reconnais- 
sait au  son  de  sa  voix,  au  bruit  de  ses  pas.  Le 
nom  de  lUuette  prononcé  par  Nina  le  taisait  ac- 
courir du  fond  du  jardin  où  il  allait  en  liberté. 
Le  matin  c'était  lui  (|ui  venait  la  réveiller;  il 
écartait,  en  chantant,  les  rideaux  ,  venait  se  po- 
ser sur  son  chevet  et  béquetait  les  lèvres  roses 
de  la  petite  tille  endormie.  Heureuse  Bluette  ! 
qui  embrassait  Nina  avant  notre  bonne  mère  et 
avant  moi  ! 

»  Cependant  la  belle  saison  s'écoula  et  il  fallut 
revenir  à  l'aris.  Ma  sœur  était  maladive  et  on 
disait  qu'elle  avait  besoin  des  secours  des  plus 
grands  médecins.  Quand  nous  fûmes  arrivés  ici , 
elle  se  trouva  encore  plus  mal  qu'auparavant,  et 
bientôt  elle  ne  sortit  plus  de  sa  chambre.  Sou- 
vent je  voyais  les  femmes  de  service  échanger  à 
voix  basse  des  paroles  tristes,  ^  et  ma  mère  en 
causant  avec  ma-«œuret  avec  moi  se  détournait 
quelquefois  pour  pleurer;  mais  je  ne  compre- 
nais pas  encore  ce  que  c'était  que  mourir  ! 

»  Bluette  ne  quittait  pas  sa  maitresse.  Celle-ci 
ne  jiouvait  soulhir  non  plus  que  sa  mésange 
fût  loin  d'elle,  et  dans  sa  naïveté  d'enfant  et  de 
oialade,  elle  contait  ses  souffrances  à  son  amie. 
Que  de  fois  ai-je  vu  Bluette  perchée  sur  le  petit 
doigt  blanc  et  etiilé  de  Nina,  écoutant  avec  sym- 
pathie les  plaintes  de  ma  sœur  !  Dans  ces  mo- 
mens  douloureux,  elle  avait  perdu  son  ramage; 
plus  d'agaceries  ,  de  baltemens  d'aile.  Elle  élait 
triste  ,  pensive  ,  comme  si  elle  avait  senti  les 
maux  dont  on  lui  faisait  le  récit.  Quand  Nina, 
épuisée  de  sa  causerie,  gardait  le  silence,  Bluelle 
avançait  bien  doucement  sa  petite  tète  bleue  pour 
lui  donner  un  baiser  d'encouragement,  puis 
toutes  deux  s'endormaient  dans  leur  alcôve  de 
gaze  blanche  ! 

»  Un  jour  on  m'avait  laissé  seul  un  moment 
dans  la  chambre  de  ma  sœur.  Je  la  croyais 
assoupie,  quand  tout  à  coup  je  l'entendis  m'ap- 
peler  d  une  voix  faible.  Je  m'approchai  d'elle 
avec  empressement. 

»  —  Adieu,  frère,  dit-elle,  je  sens  que  je  vais 
mourir.  Où  est  maman  ? 

»  Je  voulus  la  rassurer  et  je  lui  dis  que  ma- 
man allait  rentrer. 

»  —  Embrasse-moi,  me  dit-elle. 

«Je  me  penchai  vers  elle  pour  l'embrasser; 
mais  elle  venait  de  retomber  sans  mouvement 
sur  le  chevet. 

n  Elle  élait  morte  !... 

)>  Je  poussai  un  grand  cri  et  je  tombai  à  ge- 
noux auprès  de  son  lit,  évanoui  de  douleur  et  de 
saisissement. 

»  En  ce  moment  la  mésange  qui  reposait  près 


de  ma  sœur  prit  son  vol  et  s'échappa  par  la 
fenêtre  eutr'ouverte  avec  un  petit  ramage  doux 
eti)laintif.  Je  crus  voir  l'àme  angélique  de  ma 
petite  Nina  monter  vers  .le  ciel  sur  ses  ailes 
d'azur  !...» 

Ici  je  pris  la  main  de  l'enfant  et  je  la  pressai 
dans  la  mienne.  Il  me  remercia  par  un  signe  de 
tète.  Son  vieux  domestique,  qui  s'était  rappro- 
ché de  nous  pendant  le  récit,  avait  les  yeux 
pleins  de  larmes.; 

«  Us  vous  diront  tous  ce  que  j'ai  souflert, 
continua  l'enfant  en  me  montrant  son  fidèle 
surveillant;  ma  pauvre  sœur  n'aimait  pas  nu  in- 
grat!» 

Comme  il  se  taisait,  je  lui  demandai  timide- 
ment pour  faire  diversion  à  ses  chagrins  :  —  Et 
la  mésange,  savez-vous  ce  qu'elle  est  devenue? 

Il  fit  un  effort  sur  lui-même  et  continua  : 

u  Aussitôt  que  j'eus  repris  un  peu  de  force, 
je  demandai  qu'on  me  conduisît  au  tombeau 
de  Nina,  dans  le  cimetière  du  l'ère  Lachaise.  Je 
m'agenouillai  sur  le  marbre  et  je  priai  pour 
ma  sœur.  Le  chant  d'un  oiseau  qui  se  fit  enten- 
dre tout  près  de  moi  attira  mon  attention.  Je 
levai  la  tête  et  j'aperçus  sur  un  cyprès  voisin 
une  mésange  bleue.  Mon  cœur  battit  violem- 
ment. J'appelai  :  «  Bluette  !  Bluette  !  »  comme 
appelait  ma  sœ'ur,  et  la  mésange  vint  se  placer 
sur  mon  doigt. 

11  Je  mouillai  de  mes  larmes  cette  charmante 
créature;  je  la  couvris  de  baisers.  Elle  se  tut, 
et  au  bout  d'un  moment  elle  alla  se  réfugier 
dans  les  couronnes  de  fleurs  d'oranger  et  d'im- 
mortelles qui  ornaient  la  croix  du  tombeau, 
comme  pour  me  dire  qu'elle  appartenait  en- 
core à  celle  qui  gisait  sous  nos  pieds. 

»  Chaque  lois  que  j'ai  visité  le  cimetière  ,  j'ai 
vu  Bluette  auprès  de  sa  petite  maitresse.  Le  jour 
elle  chante  sur  sa  tombe  et  la  nuit  elle  couche 
dans  les  fleurs  virginales  que  des  mains  amies 
y  sont  venues  déposer. 

»  11  y  a  ([uelques  jours  ,  nous  avons  trouvé 
Bluette  morte  de  froid  à  sa  place  accoutumée. 
Elle  n'a  pas  voulu    quitter  la  pauvre  Nina.  » 

Pendant  le  récit ,  nous  étions  arrivés  à  la 
grille  du  jardin  du  côté  du  pont  d'Austerlilz. 
Une  voiture  attendait  l'enfant  et  son  conducteur. 
Au  moment  de  me  quitter  il  me  dit  dans  un  sou- 
rire mélancolique  :  —  Vous  voyez  pourquoi 
j'aime  les  oiseaux  !  Elie  BERriiiiT. 

{Paris  Élégant.) 


SILTIO. 


NOUVELLE   RUSSE. 


En  182.  j'étais  avec  mon  régiment  dans  la  pe- 
tite ville  de  X Tout  le  monde  connaît  la  vie 

d'un  officier  ;  le  matin  l'exercice  elle  manège, 
l'après-midi  le  dîner  chez  le  commandant  ou 
dans  quelque  taverne  juive,  le  soir  une  partie 
de  whist  ou  un  bol  de  punch.  Telles  étaient  les 
occuiiations  de  ma  journée  et  celles  de  presque 
tous  les  olîiciers  de  mon  régiment,  lorsque  nous 
fîmes  connaissance  d'une  personne  chez  qui 
nous  allâmes  souventposser  nos  soirées.  C'était 
un  homme  d'une  trentaine  d'années  environ  ; 


ce  qui,  pour  nous,  dont  le  plus  vieux  avait 
peut-être  vingt-deux  ans,  était  un  Age  très  rai- 
sonnable. 11  avait  plus  d'expérience  que  nous; 
son  caractère  sérieux,  l'opiniâtreté  avec  laquelle 
il  soutenait  son  opinion,  sa  parole  brève  et  ira- 
pérative,  exercèrent  bientôt  sur  nos  jeunes  es- 
prits une  inlluence  extraordinaire.  Ce  qui  ajou- 
tait encore  i  l'empire  qu'il  avait  su  prendre  sur 
nous,  c'était  l'espèce  de  mystère  qui  l'environ- 
nait. A  ses  manières  ,  à  son  langage,  il  était  im- 
possible de  ne  pas  le  prendre  pour  un  Russe,  et 
cependant  son  nom  était  étranger.  11  avait  au- 
trefois servi  dans  les  hussards.  Depuis  quand  et 
pourquoi  avait-il  quitté  le  service?  voilà  ce  que 
personne  ne  savait.  Nous  l'avions  trouvé  dans 
cette  ville,  où  son  existence  semblait  tenir  tout 
à  la  fois  de  la  richesse  et  de  la  pauvreté.  11  était 
toujours  vêtu  de  la  même  redingote  brune,  qui 
depuis  longtemps  avait  perdu  sa  fraîcheur,el  te- 
nait table  ouverte  pour  tous  les  officiers  de  no- 
tre régiment.  Ces  dîners  ne  se  coinjiosaient  or- 
dinairement que  de  trois  à  quatre  plats,  préparés 
par  un  vieux  soldat  aussi  retiré  du  service  ,  et 
cependantle  Champagne  y  était  servi  avec  abon- 
dance et  même  profusion.  Sa  petite  bibliothè- 
que se  corai>osail  [iresque  tout  entière  d'ou- 
vrages militaires  et  de  quebiues  romans  ;  et,  à 
celui  qui  en  voulait,  il  en  prêtait  sans  jamais  les 
redemander.  Son  passe-temps  favori ,  c'était  de 
tirer  le  pistolet;  il  le  tirait  dans  sa  petite  cham- 
bre, dont  les  murs  étaient  garnis  de  balles  qu'il 
y  avait  en  quelque  sorte  incrustées.  Une  magni- 
fique paire  de  pistolets  formait  tonte  la  décora- 
lion  et  l'ornement  du  modeste  séjour  qu'il  ha- 
bitait. Son  adresse  à  cet  exercice  était  incroya- 
ble, et  nous  l'avions  vu  si  souvent  s'y  livrer  sans 
jamais  manquei  le  but  (ju'il  s'était  proposé,  que, 
s'il  en  eût  eu  l'envie,  nous  aurions,  sans  hésiter, 
placé  notre  tête  au-dessous  du  point  qu'il  visait. 
Si  (juelquefois  on  parlait  de  duel  dans  notre  so- 
ciété, Silvio  (tel  était  le  nom  de  notre  ami  )  ne 
prenait  jamais  part  à  la  conversation.  Que  quel- 
qu'un lui  demandât  s'il  avait  jamais  eu  un  duel, 
un  oui  répondu  sèchement  prouvait  que  la 
question  était  indiscrète  et  lui  déplaisait.  Nous 
en  avions  conclu  qu'il  avait  sur  la  conscience  la 
mort  de  quelque  victime  de  son  adresse.  Mais  il 
ne  nous  vint  jamais  dans  l'esprit  qu'il  pût  être 
lâche  ;  car  il  y  a  certains  hommes  dont  la  vue 
seule  et  les  manières  suffisent  pour  repousser  un 
parei  1  soupçon.  Aussi  un  événement  qui  eut  lieu 
quelque  temps  après  nous jeta-t-il  tous  dans  un 
étonnement  incroyable. 

Nous  étions  un  jour  dix  officiers  à  la  table  de 
Silvio;  parmi  nous  était  un  jeune  homme  arrivé 
tout  nouvellement  dans  notre  régiment  et  qui 
se  trouvait  là  pour  la  première  fois.  A  dîner  on 
but  comme  à  l'ordinaire,  peut-être  un  peu  plus, 
et  après  dîner  nous  demandâmes  à  Silvio  à  jouer, 
et  le  priâmes  de  tenir  la  banque.  11  résista  quel- 
que temi)S,  enfin  il  céda,  prit  les  cartes,  jeta  sur 
le  tapis  environ  50  ducats ,  et  le  jeu  commença. 
Silvio  veillait  à  ce  que  chacun  gardât  un  silence 
absolu,  empêchait  les  discussions  et  ne  se  laissait 
jamais  aller  lui-même  à  disculer.  Si  le  pointeur 
se  trompait ,  il  le  faisait  compter  de  nouveau, 
quelquefois  même,  pour  éviter  tonte  apparence 
de  contestation,  il  se  contentait  de  marquer  avec 
de  la  craie,  sur  une  petite  ardoise,  la  dill'érence 
qu'il  trouvait  et  la  faisait  valoir  le  coup  suivant, 


—  91  — 


Nous  étions  habilucs  à  ses  manièreSj  et  rcspèce 
de  iléférence  que  nous  avions  pour  lui  ne  nous 
permettait  jamais  (le  faire  la  moindre  réHcxion. 
rciiilaiU  le  jeu  le  nouveau  venu  se  trouva  ra- 
masser, par  hasard ,  un  paroli  de  i)lus  (ju'il  ne 
lui  revenait.  Silvio,  comme  à  l'ordinaire,  le  nota 
sur  son  ardoise.  Le  jeune  olîicier  saisit  violem- 
ment l'ardoise  et  effaça  ce  (|u'avait  écrit  Silvio. 
Celui-ci ,  sans  s'émouvoir,  le  récrit  de  nouveau. 
L'olîicier,  croyant  qu'on  se  mo(|ue  de  kw  et  la 
tête  d'ailleurs  un  peu  échaulfée  par  les  fumées 
du  vin,  saisit  un  cliandelier  et  lelanie  droit  ^  la 
tijiire  de  Silvio  qui ,  liaissanl  |)récipitamment 
la  léte,  put  à  peine  éviter  le  coup.  Quand  il  re- 
leva la  tête  il  était  pâle  de  colère,  ses  yeux  élin- 
celaient.  Sortez,  monsieur,  s'écria-t-il  en  s'a- 
dressantau  jeune  officier,  sortez,  et  à  l'instant. 
Rendez  orâce  au  ciel  que  ceci  se  soit  passé  chez 
moi. 

iNous  doutant  bien  de  ce  qui  résulterait  d'une 
])areille  scène  ,  nous  regardions  déjà  notre  ca- 
marade comme  un  homme  mort.  Il  s'éloigna  en 
disant  ipiil  était  prêt  adonner  toutes  les  satis- 
faelions  ((u'on  pourrait  lui  demander.  Le  jeu 
reprit,  dura  encore  quehjues  minutes  ;  mais, 
comme  on  le  pense  hien  ,  nous  n'étions  plus 
guère  en  disposition  déjouer,  et  bien'ôt  chacun 
se  retira  et  regagna  sa  demeure  ,  plaignant  dii 
fond  du  cœur  noire  pauvre  camarade  (jui  s'était 
jeté  <'n  si  mauvaise  aventure. 

Le  lendemain  matin  noire  service  nous  réunit 
connue  d'habitude  au  manège  ,  et  tous  nous 
pensions,  sans  oser  nous  le  dire,  ([ue  notre  nou- 
veau compagnon  n'était  déjà  probablement  plus 
de  ce  monde,  lorsque  tout  à  coup  lui-même 
])arut.  —  Eh  bien  !  lui  demanda-t-on  de  Ions 
côtés,  et  Silvio  V  — Je  n'en  ai  pas  reçu  la  moin- 
dre nouvelle.  Nous  nous  regardâmes  tous  d'un 
ail-  étonné.  Ne  sachant  «pie  penser,  nous  allâmes 
chez  lui;  nous  le  trouvâmes  parfailemi  nt  Mmu- 
ipiille  ,  soecupatit  comine  d'habihule  à  tirer  le 
]>islolet,  et  s'amusant  à  viser  un  sou  ipi'il  avait 
lîxé  à  la  porte  ;  cluKiue  balle  allait ,  jiour  ainsi 
lïire  ,  s'aplatir  sur  la  précédente.  H  nous  reçut 
comme  si  rien  n'était  arrivé.  Trois  jours  se  pas- 
sèrent et  notre  camarade  était  encore  vivant.  Le 
quatrième,  Silvio  se  contenta  de  légères  excuses. 

Cet  arrangement  inatten<lu  lui  lit  perdre  beau- 
coup dans  notre  considération;  nous  aurions 
pu  lui  passer  bien  des  défauts,  des  vices  même, 
mais  ce  manque  de  courage  était  une  chose  (pie 
des  jeunes  gens,  et  surtout  des  oHiciers,  ne  pou- 
vaient lui  pardonner.  A  quoi  attribuer  sa  con- 
duite dans  cette  occasion, si  ce  n'était  à  un  man- 
que décourage?  Tout  cependant  parut  oublié, 
et  Silvio  revint  avec  nous  connue  auparavant. 
Pour  moi,  il  m'était  impossible  de  le  revoir  du 
même  ail ,  et  d'être  avec  lui  sur  le  même  pied 
qu'auparavant.  Mon  esprit  lomancsque  m'avait 
•un  lies  premiers  entraîné  vers  fct  homme,  qui 
était  pour  nous  un  secret,  une  énigme;  et  luij 
de  son  côté  ,  paraissait  m'aimer  plus  que  tous 
les  autres,  quoique  ses  manières  froides  et  réser- 
vées ne  laissassenl  jamais  échapper  un  mouve- 
ment, uneparolequipnSHMil  lelaiiesoupconner. 
niais  avec  moi ,  dans  toutes  les  conversations,  il 
s'abandonnait  plus  qu'avec  aucun  de  mes  cama- 
rades. Depuis  la  malheureuse  soirée,  j'étais  ob- 
sédé de  celte  continuelle  et  triste  pensée  que 
cet  homme  s'élail  laissé  insulter,  et  loul  le  pres- 


tige de  grandeur  et  de  noblesse  dont  mon  ima- 
gination s'était  plu  à  le  parer  s'était  évanoui. 
Sans  pouvoir  me  rendre  compte  de  ce  (pie  j'é- 
luouvais,  je  ne  voyais  plus  en  lui  cet  homme  su- 
périeur que  j'y  avais  vu  autrefois  ,  et  ce  senti- 
I  ment  perçait  malgré  moi  dans  mon  ton  et  mes 
manières  avec  lui.  Silvio  s'en  aperçut  et  en  de- 
vina bien  le  motif:  plusieurs  fois  il  parut  cher- 
cher l'occasion  de  s'expliquer  avec  moi  ;  mais 
je  les  fuyais  toujours  ,  et  nous  linimes  par  ne 
jiliis  nous  voir  (jue  de  temps  en  temps  et  avec 
mes  camarades. 

In  matin  il  vint  nous  trouver  au  manège,  et 
nous  dit  :  Messieurs  ,  je  viens  de  recevoir  une 
lettre  (|ui  m'obligea  ])arlir  pour  Moscou  cette 
nuit  même  :  j'es|ière  (jue  vous  voudrez  bien  ve- 
nir diiieravec  moi  une  dernière  fois,  bans  tous 
les  cas  ,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  moi ,  je 
compte  toujours  sur  vous. 

Le  soir  nous  trouva  tous  réunis  chez  lui.  Ce 
diner  fut  jilus  copieux  que  d'ordinaire  :  les  bou- 
chons de  Champagne  sautèrent,  les  verres  se 
ehocinèrent,  la  joie  et  la  conliance  étaient  reve- 
nues sur  tous  les  visages; Silvio  lui-même  parut 
plus  gai  que  je  ne  l'avais  jamais  vu.  Enfin,  nous 
faisions  à  notre  hôte  un  dernier  et  cordial  .^dieu. 
L'heure  vint  de  nous  séparer,  et  j'allais  me  reti- 
rer avec  les  autres,  quand  Silvio  me  retint  par 
le  bras.  Restez,  je  vous  prie,  me  dit-il;  j'ai  à 
causer  un  instant  avec  vous. 

INoijs  étions  seuls.  Silvio  me  fit  signe  de  m'as- 
seoir,  puis  s'assit  près  de  moi  sans  dire  un  mot. 
Tout  l'abandon  et  le  laisser-aller  qui  semblaient 
l'animer  un  instant  auparavant  étaient  disparus 
tout  à  coup.  Sou  visage  était  pfde,  ses  yeux  bril- 
laient, mais  d'un  éclat  fauve  et  sinistre  ;  il  pa- 
raissait tourmenté  dune  agitation  fébrile;  sa 
bouche  souriait ,  mais  d'un  souriie  méchant; 
loule  sa  physionomie  avait  quelque  chose  de  sa- 
lani(|iie.  Nous  restâmes  loiiglenips  en  silence; 
lui,  jdongé  dans  une  rêverie  sombre ,  sendjiait 
m'avoir  oublié,  tantôt  il  riait  convulsivement , 
tantôt  il  reprenait  un  air  furieux,  son  sourcil  se 
fionçait  et  une  rougeur  subite  ,se  répandait  sur 
son  front.  Pour  moi,j'avais  les  yeux  fixés  sur  lui, 
fasciné  en  quebpie  sorte  par  l'étrange  expres- 
sion de  son  visage,  ciierehant  à  deviner  quels 
sentimmens  l'agitaienl,  me  demandant  (piel  se- 
cret il  allait  me  révéler,  et  si  j'allais  avoir  enlin 
le  mot  de  l'énigme  qui  avait  si  longtemps  et  si 
vainement  exercé  mon  imagination.  Enlin  il  se 
louriia  vers  moi,  et,  comme  s  il  m'eût  vu  seule- 
ment |iour  la  première  fois  : 

—  Ah,  vous  voilà  !  me  dit-il. 

Son  visage  reprit  alors  une  expression  plus 
calme  ;  il  sembla  rappeler  son  esprit  d'une  scène 
lointaine. 

—  ,1e  vais  partir,  Fidelio;  mais, avant  de  nous 
séparer,  je  veux  m'expliquer  avec  vous.  ,Ie  fais 
peu  de  cas,  vous  avez  pu  le  voir,  de  l'opinion 
des  hommes.  Leur  bbme  ou  leurs  éloges  sont 
pour  moi  moins  que  rien,  moins  que  le  bruit  du 
TîMit  (pli  sililc  en  ce  moment  :  mais  vous ,  l'idelio, 
j('  vous  ai  distingué  du  comimin  de  ces  hommes, 
.levons  aime,  cl  i>artirais  le  cd'ur  serré  si  jeni'é- 
loiiïuais  avccla  conviction  (|ue  vous  m'avcj!  mal 

Il  s'arrêta  quebpies  instans  ;  puis  il  reprit  : 
— Vous  vous  êtes  étonné,  sans  doute,  que  j'aie 
laissé  sans  punition  la  violence  de  ce  jeune  fou 


(pie  le  vin  avait  fait  s'emporter  contre  moi.  Je 
tenais  sa  vie  dans  mes  mains  :  j'avais  le  choix  des 
armes  et  le  droit  de  tirer  le  premier.  Je  pourrais 
me  targuer  de  générosité  et  faire  le  noble  cd'ur  ; 
mais  je  ne  veux  pas  mentir  avec  vous,  Fidelio. 
Oui,  je  l'avoue;  si  j'avais  été  sûr  du  hasard  et 
(pie  je  n'eusse  pas  appréhendé  quelque  danger 
pour  ma  vie,  croyez-moi ,  votre  jeune  compa- 
gnon d'armes  ne  vivrait  plus  en  ce  moment. 

—  Est-il  possible  !  m'écriai-je.  Je  me  levai 
subitement  presijue  effrayé  d'un  pareil  aveu  qui 
faisait  de  Silvio  un  véritable  lâche  à  mes  yeux. 

—  Calmez-vous  ,  calmez-vous  ,  et  écoulez- 
moi.  Ma  vie  ne  m'appartient  pas  et  il  m'est  dé- 
fendu de  l'exposer.  Il  y  a  aujourd'hui  six  ans 
((lie  j'ai  reçu  un  soufflet ,  et  celui  qui  me  l'a 
donné  respire  encore. 

—  Quoi!  vous  ne  l'avez  pas  provoqué,  vous  ? 
vous  ne  vous  êtes  point  battus  ? 

—  Si,  si,  nous  nous  sommes  battus,  et  en  voi- 
ci la  preuve  :  disant  cela,  Silvio  me  monlrait  un 
bonnet  de  hussards,  et,  à  un  jiouce  au-dessus  du 
front,  le  trou  d'une  balle  qui  l'avait  traversé. 
Vous  savez,  continua-t-il,  que  j'ai  servi  dans  les 
hussards;  mais  si  vous  avez  pu  me  connaître 
depuis  quelque  temps,  vous  ne  savez  pas  quel 
j'étais  alors.  J'étais  jeune  ,  vaniteux  ,  et  toule 
mon  ambition  élait  de  jouer  le  premier  rôle  dans 
mon  régiment.  C'était  une  mode  parmi  les  offi- 
ciers d'être  duelliste,  j'étais  le  premier  duelliste 
de  l'armée.  Aucune  affaire  d'honneur  ne  se  dé- 
cidait sans  que  j'y  prisse  une  part  active;  mes 
camarades  me  respectaient,  me  redoutaient,  et 
mon  commandant  me  regardait  comine  un  mal 
nécessaire.  Dans  la  ville,  j'étais  reçu  partout  el 
par  tous  ;  i)as  une  dame  qui  n'cfit  été  honorée 
d'avoir  SiUio  pour  cavalier,  pas  un  homme  (|ui 
ne  l'ertt  désiré  pour  atiii ,  qui  ne  l'eût  reilouté 
pour  ennemi. 

Je  jouissais  sans  trouble  île  ma  gloire  et  de 
ma  répnt.tion  ,  (piatid  vint  au  régiment  un 
jeune  homme  d'une  noble  ftimille.  A  ce  jeune 
homme  était  échu  en  partage  tout  ce  que  peu- 
vent donner  la  nature  et  les  hommes:  esprit, 
beauté,  cour.ige,  un  nom  brillant,  une  fi,)rtune 
immense,  tels  étaienl  les  avantages  avec  lesquels 
lise  présentait  cl  qui  suffirent  pour  me  le  faire 
détester  dès  la  première  vue.  Lui,  attiré  par  ma 
iéputation,sembla il  abord  rechercher  mon  ami- 
tié, mais  la  froideur  avec  laquelle  je  le  reçus 
léloigna  bientôt.  Mon  aversion  pour  lui  croissait 
dejour  en  jour,  en  même  temps  que  ses  succè» 
auprès  des  plus  nobles  daines  et  la  réputation  de 
^aleur  ipi  il  aciiuérail  tous  les  jours  en  faisaient 
jiour  moi  un  rival  plus  important,  un  eunem 
plus  envié.  Je  lui  cherchais ([uelques  légèr.sdis- 
pules  cha(|Ue  fois  que  loccasion  s'en  présentait  ; 
je  n'épargnais  pas  les  railleries  sur  son  romple  ; 
lui  se  servait  des  mêmes  armes  que  moi,  mais  ses 
plaisanteries  étaient  plus  mordanles  el  plus 
amères,  soil  (ju  en  effet  sou  esprit  fût  supérieur 
au  mien,  soil  qu'on  filt  las  de  me  voir  briller  et 
que  la  f.ivcur  avec  laquelle  étaient  accueillis  ses 
bous  mots  leur  donnât  plus  de  valeur.  La 
jour,  nous  nous  lrou>ions  tous  deux  dans  un 
b.il  où  éiaicnt  réunies  les  plus  nobles  dames  de 
la  ville.  Won  rival  élail  le  héros  de  la  soirée 
chacune  de  ces  dames  semblait  .«e  dispuler  .*e» 
regards  et  les  mots  aimables  qu'il  laissai:  lora 
ber.  J'étais  avec  la  nialiresse  de  la  maison  dan 


-9^  - 


une  rerlaine  inliini'.r  ;  je  ni  ,i|:|)ri>ili;M  d  t  Ile  cl 
lui  adressai  qiieli  ues  mois;  à  peine  eul-elle  l'air  | 
d'avoir  écoulé  mis  parole»,  tilt-  se  relouriia  pour 
répotiilre  aux  propos  que  lui  adressail  ilaLis  le 
lutiiue  luoiiieui  mou  lieureux  rival.  Celle  fois,  je 
semis  luou  sciU);  iiouiilouuer  <i:uis  mes  veines, 
et  ne  coiilcuam  plus  ni.i  ia^c,ji-  m  approchai  de 
lui:— \uus  u  CHS  (piuu  Ml,  lui  iiis-jc  assez 
haut  poui-  eue  euteuiiu  de»  personnes  qui  1  eii- 
louraienl.  A  peine  cus-je  prononcé  ces  mois , 
qui!  se  relouine  eljc  iciois  un  soulflel  en  pré- 
sence de  presque  luule  la  ville,  l'orlcr  la  main  à 
nosépécsemonséiancci  ruusiiil  autre  ne  lui  que 
l'altaire  d  une  minule,  taudis  que  tout  le  monde 
se  précipitait  eu  tumulte  au  milieu  des  cris  pour 
nous  séparer.  Un  nous  entraîna  chacun  d'un 
coté,  mais  a>aul  nous  nous  promîmes  d'échanger 
une  tialie  le  lendemain  matin. 

A  peine  le  soleil  était- il  levé,  que  jetais  au 
lieu  du  rendez-vous  le  cœur  plein  de  vengeance 
et  <ic  haïue.  bientôt  je  vis  venir  à  nous  mon  ad- 
versaire qui  causait  irauquiUemenl  avec  son  té- 
moin; il  tenait  à  la  main  son  bonnet  rempli  de 
cerises  qu'il  mautjeait  avec  un  sany-hoid  éton- 
nant. Les  témoins  mesurèrent  douze  pas.  Le 
droit  de  tirer  le  premier  m'appartenait,  mais  je 
sealais  que  mon  sang  bouillait  avec  trop  de  vio- 
lence ;  le  désir  île  me  venyer  faisait  trembler  ma 
main,  et  dans  la  crainte  que  mon  adresse  ne 
faillit  à  ma  colère,  je  voulu.s  qu'il  tirùt  le  pre- 
mier; il  n'y  voulut  point  couseutir  :  le  sort  dut 
en  décider.  Le  sort  fil  ce  que  je  désirais,  mon 
adversaire  dut  lirei  le  premier,  elc'est  alorsque 
la  balle  de  sou  pistolet  vint  frapper  mon  bonnel 
à  cette  place  que  je  vous  montrais  tout  à  l'heure. 
C'était  à  mon  tour,  et  je  me  préparai  lentement, 
épiant  sur  le  visajje  de  mon  rival  un  siijne  de 
crainte,  le  plus  létjer  mouvement  d'effroi.  Mais 
lui  se  tenail  tranquillement  devant  la  bouche  de 
mou  pistolet,  continuant  à  manger  ses  cerises 
avec  un  calme  parfait  et  poussant  la  raillerie  jus 
qu'à  m'en  lancer  les  noyaux.  Une  telle  insou- 
ciance m'exaspéra;  je  ne  me  trouvai  pas  satisfait 
de  le  tuer  sans  exciter  chez  lui  ni  regret   ni 

frayeur. 

_  Uois-je  mettre  du  plomb  dans  celte  jeune 
tête  me  dis-je,  quand  elle  parait  sijieu  tenir  à  la 
vie?  IJne  cruelle  pensée  me  passa  dans  l'esprit  ; 
j'abaissai  mon  pistolet.  Vous  paraissez,  luidisje, 
ne  pas  vouloir  faire  connaissance  avec  la  mort, 
et  vous  êtes  si  bien  en  train  de  déjeuner  que  je 
crains  de  vous  troubler.  —  Vous  ne  me  troublez 
pas  le  moins  du  monde,  me  dit-il;  ayez  la  com- 
plaisance de  tirer,  je  vous  prie,  si  toutefois  c'est 
votre  bon  plaisir.  C'est  à  voire  tour,  et  je  vous 
attends.  —  Je  ne  tirerai  point  aujourd'hui,  dis- 
ie  aux  témoins,  et  je  déchargeai  mon  pistolet  en 
l'air.  Le  combat  en  resta  là.  Je  ne  rentrai  pas 
dans  la  ville,  el  c'est  depuis  ce  temps  que  je  suis 
venu  m'établir  ici;  mais  depuis  ce  temps  aussi, 
pas  un  jour,  pas  une  heure  ne  se  sont  écoulés 
que  je  naie  songé  à  ma  vengeance;  enfin  l'heure 
a  sonné.  Voyez  cette  lettre,  lisez;  el  il  me  mon- 
trait, en  appuyant  sur  les  mots  et  suivant  du 
doigt,  celle  phrase  de  la  lettre  qu'il  avait  reçue  le 
matin  :  «  La  personne  en  question  va  se  marier 
à  une  belle  et  riche  jeune  personne  d'une  des 
plus  nobles  familles  de  Moscou.  » 

Vous  devinez  bien,  continue  Silvio,  quelle 

est  la  personne  en  question.  Celle  nuit  je  pars 


pour  Moscou,  bicnlôl  je  verrai  s'il  est  loiijonrs 
aussi  calme  en  présence  de  la  iii()rt,el  s'il  est 
toujours  aussi  bien  disposé  à  déjeuner  vis-à-vis  le 
canon  d'un  pistolet. 

En  disant  ces  mots,  Silvio  sélait  levé  et  se 
promenait  à  grands  pas,  s'agitaiU  dans  celle 
chambre  comme  un  tigre  dan»  sa  cago;  il  frois- 
sait avec  fureur  son  bonnel  entre  ses  mains 
comme  s'il  eût  tenu  la  tète  de  son  ennemi,  cl  ses 
yeux  brillaienî  d'une  joie  féroce.  A  ce  moment 
arriva  son  domestique,  et  Incntôt  j'adressai  de  la 
main  un  dernier  adieu  à  Silvio  (|u'cnlrainail  ra- 
pideinenlunc  chaise  de  poste. 

Quelques  années  après,  j'avais  cpiitté  le  ser- 
vice et  je  vivais  retiré  dans  une  peiile  terre  près 
du  bourg  de  R...;  je  passais  le  temps  à  lire,  à 
chasser,  el  souvent  aussi  je  m'exerçais  à  tirer  le 
pistolet  pour  ne  pas  perdre  l'habitude  de  celte 
arme.  Mais  chaque  fois  que  je  prenais  un  pisto- 
let je  ne  pouvais  m'empécher  de  penser  à  Silvio, 
et  |e  regrettais  de  ne  pouvoir  connaître  la  suite  de 
sesprojels.  Lnjour  qu'avec  un  de  mes  amis  nous 
parlions  de  tireurs  habiles,  je  lui  dis  que  je  n'en 
avais  jamais  connu  déplus  habile  qu'un  ancien 
hussard  avec  qui  j'avais  vécu  longtemps  dans 
linlimité  dans  la  petite  ville  de  X...,  el  je  lui  di- 
sais que  bien  souvent  je  l'avais  vu  s'amuser, 
quand  une  mouche  se  promenait  sur  le  mur  de 
sa  chambre,  à  l'y  fixer  avec  une  balle.  -  Voilà 
certes  une  adresse  bien  remarquable;  et  com- 
ment appelez-vous  cet  habile  tireur  ;* 

—  Silvio. 

—  Silvio  !  est-il  possible,  vous  le  connaissez? 

—  Certainement,  je  vous  dis  que  j'ai  longtemps 
vécu  avec  lui  dans  l'intimité;  mais  vous,  le  con- 
naissez-vous donc  aussi  ? 

—  J'en  ai  entendu  parler.  Vous  a-t-il  jamais 
raconté  une  aventure  qui  lui  était  arrivée  lors- 
qu'il servait  dans  les  hussards  ? 

—  Oui.  Un  soufflet  qu'il  reçut  au  milieu  d'un 
bal;  et  je  contai  alors  à  mon  ami  mon  dernier 
entretien  avec  Silvio. 

—  Eh  bien,  repril-il,  je  puis  vous  dire  com- 
ment s'accomplit  sa  vengeance.  Le  rival  dont  il 
vous  a  lu  le  nom  c'est  le  comte  Vouganovv.  11  y 
avait  quelque  temps  que  le  comte  était  marié, 
quand  on  vint  l'avertir  un  jour  qu'un  homme 
l'atlendail  dans  sou  cabinet,  qui  ne  voulait  pas 
dire  son  nom.  Le  comtes'y  rendit.  A  peine  étail- 
il  entré  :  Comte,  me  reconnais-tu  ?  lui  cria  Silvio 
d'une  voix  stridente.  —  Silvio  !  s'écria  le  comte 
qui  sentit  malgré  lui  ses  cheveux  se  dresser  sur 
ga  i^ie.  —  Moi-même;  et  à  présent,  c'est  à  mon 
lour  à  tirer.  Es-tu  prêt  ?  —  Le  comte ,  sans  rien 
réiiondre,  compte  douze  pas.  —  Tirez  mainte- 
nant dit-il,  avant  que  la  comtesse  vienne. 
Silvio  arme  son  pistolet.  —  Sais-tu,  comte,  que 
ce  pistolet  n'est  pas  chargé  de  noyaux  de  cerises; 
c'est  une  lourde  balle  de  plomb,  et  je  manque 
rarement  mon  but.  Maisje  ne  veux  pas  tirer;  ce 
ne  serait  pas  un  duel,  ce  serait  un  meurtre  que 
de  tirer  sur  un  homme  désarmé.  Tiens,  voici  un 
autre  pistolet,  le  sort  décidera  qui  tirera  le  pre- 
mier. Le  sort  désigna  le  comte. —Tu  as  un 
étrange  bonheur,  lui  dit  Silvio.  Le  comte  était 
paie  et  tremblant,  el  la  balle  de  son  pistolet  alla 
se  perdre  dans  les  jardins.  Mais  le  bruit  avait 
attiré  la  comtesse  :  Silvio  tenait  le  pistolet  dirigé 
sur  le  comte  quand  elle  entra;  elle  se  jette  sur  le 
bras  de  Silvio  en  poussant  uu cri. —Laisse-nous, 


rdaria,  lui  dit  le  comte,  s'efforçantde  sourire;  tu 
l'es  effrayée  à  tort.  Nous  plaisantons  ;  Silvio  est 
un  ancien  camarade. 

—  Est-ce  bien  vrai  ?  demanda  la  comlesse  à 
Silvio  le  regardant  avec  anxiété  el  cherchant  à 
lire  dans  son  regard,  est-ce  bien  vrai  ?  vous  plai- 
santez ? 

—  Votre  noble  cpoiixaime  la  plaisanterie,  ma  ■ 
dame,  el  en  plaisantant  il  cherchait  à  me  meltre 
une  balle  dans  la  tête  ;  mais  à  présent  c'est  à  mon 
lour  de  plaisanter,  et  je  serai  peut-être  plus 
adroit  que  lui. 

La  comlesse  se  jeta  aux  pieds  de  Silvio  :  — 
Lève-toi,  Maria,  lui  cria  le  comte,  ne  l'humilie 
pas  devant  cet  homme.  El  vous,  Silvio,  vous  con- 
vient-il  de  vous  amuser  des  terreurs  d'une  fem- 
me ?  Tirez,  je  vous  attends. 

Silvio  dirige  de  nouveau  son  pistolet  vers  le 
comte;  la  pauvre  comlesse  tenait  ses  genouv 
embrassés  et  se  pendait  à  son  bras.  —  Par  piiié, 
cria-l-elle,  je  vous  supplie.  Et  les  larmes  et  les 
sanglots  étouffaient  sa  voix.  Le  cruel  Silvio  sem- 
blait prendre  plaisir  à  voir  sa  terreur  et  à  pro- 
longer celle  scène  de  désolation. 

—  Eh  bien  !  Silvio,  lui  cria  le  comte ,  qu'atten- 
dez-vous, bourreau  !  l'agonie  est-elle  assez  lon- 
gue à  votre  gré  ?  Allons,  tirez ,  et  que  le  ciel  dé- 
cide. 

—  Je  ne  le  veux  plus,  dit  Silvio  abaissant  son 
pistolet,  il  me  suffit  d'avoir  vu  tes  frayeurs,  in- 
trépide comte  ;  tu  ne  m'oublieras  pas,  j'espère, 
el  le  souvenir  de  Silvio  restera  gravé  dans  ta 
mémoire.  Du  reste,  je  prendrai  soin  moi-même 
de  me  rappeler  à  ton  souvenir,  je  viendrai  te  re- 
voir, tu  sais  que  c'est  encore  à  mon  tour  à  tirer. 
Et  Silvio  sortit  sans  que  le  comte  stupéfait  son- 
geât à  l'arrêter.  Quelques  minutes  après,  le 
comte  entendit  la  voiture  qui  s'éloignait,  et  Sil- 
vio lui  criait  encore  d'une  voix  insultante  :  Au 
revoir,  comte  ! 

Quant  à  la  pauvre  comtesse,  continua  mon 
ami,  depuis  ce  jour  terrible,  le  bruit  d'une  voi- 
lure qui  s'arrête  devanl  son  château  la  fait  tou- 
jours tressaillir,  elle  jour  où  j'allai  la  voir,  je 
la  trouvai  encore  pâle  et  tremblante:  mon  arri- 
vée avait  réveillé  chez  elle  le  terrible  souvenir  de 

Silvio. 

{Revue  du  XW  siècle.) 


Obsèques  de   la  princesse  ITIarie. 

Dreux,  le  26  janvier  1839, 

Aujourd'hui,  à  dix  heures,ont  eu  lieu  en  pré- 
sence du  roi,  des  princes  et  d'un  immense  con- 
cours de  peuple,  les  obsèques  de  S.  A.  R.  mada- 
me Marie  d'Orléans,  duchesse  de  Wurtemberg. 

Le  roi,  LL.  AA.  RR.  le  duc  d'Orléans,  le  duc 
de  Nemours,  le  duc  d'Aumale,  le  duc  de  M.mt- 
pensier,  et  Mgr  le  duc  Alexandre  de  Wurtem- 
berg, étaient  partis  des  Tuileries  à  une  heure 
après  minuit.  A  8  heures  du  matin,  Sa  Majesté 
traversa  la  ville  de  Dreux  et  monta  jusqu'à  l'en- 
ceinte de  l'ancien  château,  où  se  trouve  aujour- 
d'hui la  chapelle  sépulcrale. 

MM.  les  membres  de  la  députalion  d'Eure-et- 
Loire,  Chasles,  Raimbaud  elle  baron  Desmous- 
seaux  de  Givré,  s'étaient  rendus  spontanément  à 
Dreux,  ainsi  que  lesautorités  du  département. 

Le  convoi   funèbre  était  entré  la  veille  à 


—  93  — 


Chartres,  et  y  était  demeuré  toute  la  nuit.  Ce 
matin,  vers  neuf  heures  et  demie,  lorsqu'on 
annonça  qu'il  arrivait  h  Dreux,  et  que  le  corps 
venait  d'élre  reçu  à  l'entrée  de  la  ville  par  les 
autorités  et  le  clerffé,  les  princesse  rendirent  à 
sa  rencontre  jusqu'à  la  cathédrale;  Mgr  le  duc 
de  Wurtemherf;  voulut  s'y  rendre  aussi  :  Ih  de- 
vait s'accomplir  la  triste  cérémonie  de  la  remise 
du  cercueil,  en  même  temps  eut  lieu  une  scène 
des  plus  touchantes  qui  a  douloureusement  et 
profondément  affecté  tous  les  assislans.  Au 
moment  où  on  déposait  le  corps  de  la  princesse, 
M.  le  duc  de  Wurtemberg  s'est  jeté  à  genoux 
devant  le  cercueil  et  a  fondu  en  larmes. 

Après  avoir  quitté  l'église,  le  cortège  se  remit 
en  marche  jusqu'à  la  chapelle  où  les  dépouilles 
mortelles  de  la  princesse  devaient  être  déposées. 
Les  princes  et  le  duc  de  VVurtemlierg  ont  suivi 
le  char  funèlire  à  ]>ied  pendant  tout  le  trajet,  qui 
a  duré  une  heure.  Quand  le  char  s'approcha,  le 
roi  descendit  jusqu'au  boid  de  la  route,  où  il 
devait  le  rejoindre.  Quelques  instans  après,  le 
cortège  et  le  char  étaient  en  sa  présence. 

Le  roi  n'avait  cessé  de  pleurer,  et  son  visage 
était  baigné  de  larmes;  la  profonde  douleur  em- 
preinte sur  tous  ses  traits  était  vivement  sentie 
par  la  foule  qui  se  pressait  autour  de  lui.  On 
partageait  les  regrets  de  ce  père,  de  cet  époux, 
de  ces  frères,  de  toute  cette  royale  famille  pleu- 
rant sur  le  tombeau  d'une  fille,  d'une  épouse, 
d'une  sœur  chérie,  enlevée  si  jeune  à  tant  d'affec- 
tions. On  s'entretenait  de  ses  vertus,  de  ses 
talens,  de  ses  bienfaits.  On  pensait  à  sa  mère 
absente;  son  nom  était  dans  toutes  les  bouches, 
on  associait  sa  douleur  el  ses  larmes  à  celles  de 
tous  ces  princes  éplorés. 

Cependant  le  roi  s'avança,  seul ,  en  habit 
noir,  et  prit  place  le  premier  derrière  le  char, 
pour  mener  le  deuil.  Les  princes  suivirent,  en 
grand  uniforme,  avec  le  manteau  de  deuil,  et 
l'on  arriva  ainsi  à  la  chapelle  tendue,  de  noir 
el  resi)lendissante  de  lumière.  M.  l'évêque  de 
Chartres,  assisté  des  évéques  de  Meaux  et  de 
Maroc,  célébra  le  service  divin.  Après  la  messe 
et  les  prières  des  morts,  le  cercueil  fut  porté 
dans  les  caveaux  destinés  jusqu'ici  à  la  sépulture 
des  princes  d'Orléans.  Le  roi  et  LL.  AA.  RU.  y 
descendirent  pour  achever  celte  douloureuse 
cérémonie,  et  adresser  un  dernier  adieu  à  ces 
restes  si  chers  ! 

Une  heure  après,  la  famille  royale  avait  quitté 
la  ville  de  Dreux. 


iilélaii^cs,  faite  niriciur. 


NiNiciiE.  —  Les  ^liens,  ))ar  leur  intelligence 
ci  leur  atUichemenl  pour  l'homme,  ont  mérité 
qu'on  écrivit  leur  histoire.  Voici  un  nouveau  trait 
de  leur  fidélité  qui  peut  ajouter  une  page  inté- 
ressante à  ce  recueil.  M.  Berthaut,  vieux  soldat 
de  l'empire,  mourut  il  y  a  un  an  environ  ,  lais- 
sant deux  êtres  qu'il  alfectionuait,  sa  femme  cl 
son  chien  [<iiniclie.  La  veuve  Berthaut  resta, 
par  k  mort  de  son  mari,  dans  un  état  voisin  de 
la  misère;  et  connue  Ninichc  était  un  fort  m.'ilin, 
dont  rentretien'deveualt  une  charge  piuir  cette 
pauvre  fennnc,  clic  juit  la  triste  résolution  de 
s'en  débarrasser.  C'était  un  dur  sacrifice,  car  la 
femme  Berthaut  avait  aussi  un  grand  fond  daf- 
fection  jvour  le  fidèle  compagnon  de  son  mari  ; 
elle  le  confia  donc  à  un  commis-voyageur  qui 


partait  pour  Lyon,  en  lui  recommandant,  les 
larmes  aux  yeux,  d'en  prendre  soin.  Niniche  fut 
donc  forcé  de  suivre  son  nouveau  maitre;  mais 
au  bout  de  deux  ou  trois  mois,  il  était  de  retour. 
Il  fut  ainsi  successivement  confié  h  différentes 
personnes,  mais  chaque  fois  il  trouva  le  moven 
de  s'échapper  et  de  revenir  vers  ses  premiers 
pénates.  Ces  preuves  de  fidélité  rendaient  plus 
amère  pour  la  malheureuse  veuve  la  nécessité 
d'un  nouvel  abandon.  Elle  trouve  enfin  une 
personne  qui  partait  pour  la  Russie  et  qui  deman- 
dait à  se  charger  de  Niniche,  et  elle  crut  bien 
que  cette  fois  son  sacrifice  serait  définitif;  en 
effet,  un  Iciiips  assez  considérable  se  passa  sans 
i|ue  la  femme  Berthaut  entendit  parler  de  son 
chien;  mais  voili  qu'un  beau  jour  elle  entend 
gratter  à  plusieurs  reprises  à  sa  porte  :  Niniche 
est  encore  de  retour,  dit-elle  avec  un  accent 
rempli  d'émotion  à  une  personne  qui  se  trouvait 
près  d'elle  en  ce  moment.  C'était  bien  lui  en 
effet;  mais  dans  quel  état  !  maigre,  décharné  et 
tellement  accablé  de  fntigue  qu'il  tombe  .sans 
pouvoir  arriver  jusqu'à  sa  maîtresse.  On  lui 
avait  passe  un  anneau  de  fer  dans  le  tendon  du 
jarret,  et  cet  anneau  tordu  en  plusieurs  endroits 
orouvait  que  la  j^auvre  bêle  avait  dû  faire  des 
efforts  inouïs  pour  le  détacher  de  la  chaîne  où 
sans  doute  il  était  adhérent.  La  veuve  Berthaut, 
le  creur  gonflé  d'attendrissement,  s'empre»sa  de 
prodiguera  Niniche  les  soins  que  son  état  récla- 
mait, et  elle  jura  que  jamais,  quelle  que  fût  sa 
situation,  elle  ne  se  séparerait  de  lui.  Mais  elle 
ne  savait  pas  encore  de  quel  endroit  le  chien  lui 
était  revenu,  et  c'est  seulement  depuis  quel((nes 
jours  qu'elle  a  appris  que  c'est  à  Saint-Pélers- 
bourgmême  que  le  fidèle  animal  s'est  débarrassé 
de  celui  ampiel  elle  l'avait  confié.  Son  instinct 
seul  et  son  attachement  l'ont  aidé  à  retrouver  sa 
route  à  une  distance  aussi  considérable,  et  ce 
fait  nous  [larailrait  douteux  h  nous-même  ,  si 
nous  n'eu  avions  la  preuve  authentique. 


llfyiic  îifô  tribuiuiiu-. 


JUSTICE  DE  PAIX. 
Les  amis  d'un  vauxlertUisle.  —  Diogène  , 
une  lanterne  à  la  main,  cherchait  un  homme; 
l'auteur  du  Gamin  de  Paris ,  M.  E.  V...,  cher- 
chait l'autre  soir  une  lanterne  dans  la  moderne 
Athènes,  une  lanterne,  enseigne  obligée  de  l'ex- 
cellent M.  X...,  commissaire  de  police,  son  ami 
de  vingt  ans  ,  qui  l'avait  invité  à  l'un  de  ces 
diners  où  ,  suivant  l'axiome  de  Brillât-Savarin  , 
les  convives  ne  s'asseyent  jamais  moins  nombreux 
que  les  liraces,  jamais  plus  (pie  les  Muses.  M.  E. 
V.  cherchait  donc  une  lanterne  ,  quand  tout  à 
COU])  voilà  (pi'il  lui  en  tombe  une  sur  la  tête,  et 
iiumédiatenu'ut  après  il  entend  crier:  gare! 
Son  chapeau  avait  cédé  sous  l'elfort ,  Ihuile  de 
colza  cdidait  à  Hots  sur  son  bel  habit  noir,  et  sur 
les  parois  de  sa  prison  de  verre  il  lisait  d'un 
cùlé  :  Dîners  à  32  sous, potage ,  Irais  plats  cl 
du  dessert  ;  de  l'autre  :  restaurateur,  cahinets 
de  société.  «  Parbleu,  s'écria  galment  le  vaude- 
villiste dès  (pi'on  l'eut  aille  à  sortir  de  là,  je  n'ai 
jamais  aimé  les  diners  à  Ircnlc-ilenx  S(Uis;  mais 
je  ne  me  doutais  pas  ipiils  imssent  faire  tant  de 
mal.  Enfin,  c  est  égal, je  ne  suis  ni  tué  ni  blessé... 
allons-nous-en.  —  Un  moment,  dit  M.  L.,  im 
moment .  vous  m'avez  cassé  ma  lanterne  ,  que  je 
descendais  pour  l'allumer.  Vous  connaissez  le 


proverbe  :  il  faut  me  la  payer.  —  Vous  la  payer, 
moi  !  allons  donc  !  vous  voulez  rire.  —  Je  ne  ris 
pas  du  tout.  —  En  ce  cas,  mon  cher,  permettez- 
moi  de  vous  dire  que  vous  me  paraissez  on  ne 
peut  plus  risible.  —  Pas  âemon  cher,  s'il  vous 
plait,  payez-moi  ou  je  vous  mène  chez  le  com- 
missaire. —  Chez  le  commissaire  ?  Vous  êtes  un 
brave  homme.  J'accepte  ;  on  n'est  pas  plus  aima- 
ble. Voilà  un  quart  d'heure  que  je  cherche  sa 
maison.  » 

Nos  deux  adversaires  se  rendent  donc  chez  le 
magistrat  suivis  d'un  corlége  de  badauds.  L'uni- 
que servante  de  M.  X...  donnant  pour  le  moment 
tous  ses  soins  à  la  broche ,  ce  fut  lui-même  qui 
ouvrit  la  porte,  une  serviette  à  la  main.  «  Allons 
donc,  E..,  toujours  en  retard,  nous  avons  com- 
mencé sans  vous. —  Permettez -moi  de  vous  pré- 
senter monsieur,  qui  a  bien  voulu  m'accompa- 
gner  jusqu'ici. — Si  monsieur  est  de  vos  amis,  il 
est  le  bien  venu ,  nous  nous  serrerons  ,  plus  on 
est  de  fous ,  plus...  —  Je  ne  suis  pas  venu  pour 
diner,  je  me  plains  de  monsieur,  i|ui  m'a  cassé 
ma  lanterne.  —  Dites  donc  que  c'est  votre  lan- 
terne qui  m'a  aplati  mon  chapeau  et  gâté  mon 
habit.  Prêtez-moi  votre  serviette,  X...;  les  an- 
ciens s'oignaient  d'huile  avant  le  diner,  mais  ils 
n'en  prenaient  pas  de  ce  parfum-là.  Maintenant, 
donnez  audience  à  monsieur,  moi  je  vais  me 
mettre  à  table. 

Resté  seul  avec  M.  L...,  M.  X...,  après  lui  avoir 
vainement  expliqué  comment  et  pourquoi  sa 
plainte  n'a  pas  le  sens  commun,  finit  par  lui 
dire  :  «  Après  tout,  il  n'y  aurait  là  ni  crime  ni 
délit,  cela  n'est  pas  de  ma  compétence.  M.  E... 
V...  demeure  telle  rue,  n"  tant;  faites-le  assigner 
chez  le  juge  de  paix,  el  s'il  perd  il  paiera  ;  je  suis 
sa  caution.  » 

Les  deux  parties  ont  donc  comparu  en  per- 
sonne devant  M.  le  juge  de  paix.  A  peine  sont- 
elles  entrées  et  se  sont-elles  nommées,  que  ce 
magistrat  s'adressant  à  M.  V...:  «  N'êtes- vous 
|ias  ,  monsieur,  l'auteur  de....? —  Oui.  mon- 
sieur. —  Tous  les  pères  de  famille  vous  doivent 
des  remercimens,  et  pour  ma  part  je  vous  offre 
les  miens.  » 

L'affaire  expliquée  à  l'aud  ence,  M.  le  juge  de 
paix  trouva  comme  M.  le  commissaire  que  la 
plainte  n'était  pas  soutemble.  Il  condamna  le 
traiteur  aux  dépens,  ajoutant  i|u'il  devait  s'esti- 
mer heureux  que  >1.  E.  V.  ne  lui  eût  pas  réclamé 
reconventionncllemcnt  le  prix  de  sou  chapeau 
et  de  son  habit. 

«  Diable  d'homme,  s'écria  M.  I..,  il  dine  avec 
le  commissaire  ,  etlejui;ede  paix  lui  fait  des 
complimens;  ilest  quciquechosedans  legouver- 
nement,  c'est  sur.  " 

C  est  fort  drOle,  disait  M.  E.  V.  en  se  retirant; 
maisje  n'aurai  pas  perdu  pourrien  mon  chapeau, 
mon  habit  et  ma  journée...  Je  ferai  un  vaude- 
ville là-dessus.  —  Monsieur,  dit  raudiencier,  le 
tirant  par  la  manche  ,  je  vous  retiens  un  billet 
pour  la  première. 


Ufoiif  ^l•amlltiqlIf. 

THEATRE  DE   LV  RENAISSANCE. 

Reine  de  France ,  comédie  en  un  acte  et  en 

prose,  par  .MM.  Colomb  et  Bcllet. 

Les  auteurs  de  la  pièce  nouvelle  disent  à  leur 
manière  comment  la  pauvre  Marie  l.eczinsk.i  de- 
vint reine  de  France.  Leur  manière  n'est  pas 
du  tout  celle  dc5  historicus.  ,\vani  dépouseï; 


—  94  — 


Louis  XV,  Marie  avait  M  un  assez  pauvre  parii.  I 
Le  l'omte  tlEslr^es  la  rcclirrclia  ;  mais  lemaiiai;e 
maii(| lia,  parce  que  ,  dit  Vollaiie,  on  ne  vonliit 
pas  faire  dnc  et  pair  le  romte  d'Estrées  en  con- 
sidération de  cette  alliance.  Ce  mariai;e  maniiné 
afoiirni  ?i  iM.  Titre  Chevalier  le  sujet  d'une  jolie 
nouvelle  intitulée  le  Mauvaù  pàr/i  [t].  L'au- 
teur suppose  (|iie  d'Estrées,  devenu  en  elFetduc 
et  paii-,  se  trouve  trop  ijrand  seigneur  pour  épou- 
ser la  tille  d'un  roi  sans  couronne  et  sans  liien  , 
qui  vit  d'une  petite  pension  mal  iiayée.  Il  re- 
nonce .'i  elle  pour  prendre  la  lille  d'un  traitant 
enrichi  dans  la  rue  yuincampoix  ;  ctMarie,  dé- 
daignée par  le  i]eiitilhomnie,  devient  la  femme 
(In  roi  de  France. 

Les  auteurs  de  Reine  de  France  ont  tout 
simplement  tourné  la  nouvelle  en  comédie  , 
comme  Barlhoio  tourne  Fanchoniiette  en  Ro- 
sinetle  ,  sans  trop  s'in(|uiéler  d'accorder  l'air 
avec  la  chanson  ,  c'est  h  dire  le  sujet  du  récit 
avec  les  vraisemblances  et  les  liienséances  du 
théâtre,  ^ous  voyons  d'ahord Stanislas  Leczinsiii, 
dans  sa  retraite  de  Weissendioul'g  ,  pleurant  sa 
couronne  et  sa  (jloire  déchues,  recommençant 
sur  la  carte  ses  eampa;;nes  et  celles  de  son  hé- 
roïque protecteur  Charles  XI 1  ;  introdnclion 
liien  solennelle  pour  une  u'uvre  aussi  mince.  Il 
songea  marier  sa  fille  ,  dotée  de  heaucoup  de 
grâces,  de  vertus  ,  d'une  excellente  éducation  , 
mais  d'argent,  pas  un  rouge  denier.  Cependant 
il  croit  lui  avoir  trouvé  un  époux.  Le  comte 
d'Estrées  l'a  vue,  il  en  a  été  charmé;  il  neini 
manque  pour  oser  faire  sa  demande  en  forme 
que  d'obtenir  la  dignité  de  duc  et  i)air.  Il  l'ob- 
tient enfin;  Stanislas  en  reçoit  lavis  ,  il  attend 
son  futur  gendre  en  i)ersonne.  Sans  avoir  en- 
core rien  dit  à  sa  fille,  il  fait  part  de  son  projet 
a  sa  sœur  la  princesse  Hadzivill.  Celle-ci,  enti- 
chée de  royauté  ,  crie  à  la  mésalliance.  On  an- 
nonce iVl.  d'Estrées  ;  ce  n'est  pas  le  nouveau  duc, 
c'est  son  jeune  frère,  sous-lieutenant  imberbe  , 
<pii  vient  en  cpialité  de  |)lénipoteidiaire  négo- 
cier le  mariage.  Fort  mal  reçu  par  la  vieille 
princesse,  il  reçoit  de  la  jeune  un  accueil  plus 
encourageant.  En  un  clin  d'oeil  il  l'aime  et  Ini 
plait.  Qui  le  croirait  ?  le  soi-disant  sous -lieute- 
nant, c'est  Louis  XV.  Il  a  eu  la  fantaisie  assez 
peu  royale  de  voir  la  femme  qu'il  iloit  épouser. 
Comme  son  armée  est  campée  non  loin  de  l;i,  il 
s'est  échappé  seul  et  déguisé,  et  s'est  piésenté 
dans  la  maison  de  Stanislas  sons  un  nom  dem- 
iirunt.  Il  est  présent  lorsque  Stanislas  reçoit  la 
lettre  par  laquelle  le  duc  dEstrées  relire  déloya- 
lement  sa  parole.  11  se  piojiose  lui-même  pour 
gendre  au  père  indigné.  Des  cris  de  vive  le  roi  ! 
expliiiuent  le  mystère.  Les  officiers  de  S.  iM.  in- 
quiets de  son  escapade  se  sont  mis  à  sa  pour- 
suite, et  arrivent  enlin  au  moment  où  Louis  sa- 
lue Marie  reine  de  France. 

Il  y  a  un  proveibeqni  dit(|u'('//a«</(/«'rcc;^,r 
qu'on  tôle.  Or,  MAI.  Colomii  et  IJellet  ont  laissé 
très  bien  portant  l'auteur  du  Mauvais  par/i  ; 
la  coméilie  est  loin  de  valoir  la  nouvelle.  Cette 
])ièce  est  écrite  avec  une  innocence  digne  de 
lierquin,  et  parfois  le  style  s'émancipe  en  des 
singularités  familières  quisrappellent  fort  peu 
l'espiil de  Pitre-Clievalier.  Heine  île  France  est 
une  chute  poiu'  le  thc;"itre  de  la  lieniiissance  qui 
trouve  d'ailleurs  une  ample  comiicnsation  à  ce 
petit  échec  dans  raci|nisilion  de  mademoiselle 
Fédé,  jeune  et  charm.mte  actrice  cpii  débutait 
par  le  rôle  de  Marie  Leczinska. 


THE.\TRE  DU  PALAIS-ROYAL. 

Lekaiii  à  l)rng}iignan  ,  vaudeville  en   deux 
actes  ,  par  MM.  Deforgesct  l'aul  Vermond. 

Lekain  est  attendu  .'i  Draguignan ,  oii  il  doit 
donner  queb|ues  re|)résentations.  Retardé  par  je 
ne  sais  (luelle  aventure,  il  y  est  ])récédé  d'un 
pauvre  histrion,  nommé  Doguard,  qui  ,  chasse 
de  partout ,  vient  chercher  fortune  à-  Dragui- 

(1)  Le  VoLECs  a  reproduit  cette  jolie  nouvelle  dans  son 
l}iW}6r|)  (ji|  20  sentemhre  1§^8,    ,  \ 


gnan.  Celle  respectable  cité  est  en  proie  aux 
émotions  les  plus  vives  ,  comme  vous  pouvez  le 
penser.  L'affiche  a  promis  Lelcain.  Toutes  les 
l>Iacesdu  Ihcftlresont  retenues  :  madame  la  i)ié- 
sidente  a  quitté  son  chftteau  ,  escortée  du  capi- 
laine  Rourdas  ,  son  sigisbé,  pour  venir  admirer 
le  Lovelace  tragi(|ue  (lont  les  correspondances 
l)arisiennes  ont  porté  jusqu'à  elle  la  renommée 
amoureuse.  Enfin  ,  un  magnili(]ue  souper,  (pii 
doit  suivre  la  représentation,  est  déjà  préparé  , 
lorS(|ue  arrive  Doguard,  à  demi  mort  de  fatigue 
et  de  faim.  Repoussé  d'abord  de  toutes  jiaris,  il 
s'avise,  pour  se  faire  écouter,  de  jirononcer  le 
nom  magique  ipii  court  sur  toutes  les  lèvres. 
Aussitôt  l'attenlion  se  poite  sur  lui  ,  sur  ce 
voya(;eur  inconnu  ,  et  (piebiue  difficile  i|ue  soit 
la  méprise,  on  croit  voir  en  lui  l'élève  de  Vol- 
taire, le  camarade  de  Clairon  ,  le  soutien  delà 
scène  française.  Doguard  ,  un  peu  effrayé  de 
lette  erreur  flatteuse,  déclinerait  i)eul-élre  un 
iionneur  dangereux  ;  mais  l'odeur  ilu  souper  ipii 
atten.l  le  grand  homme  l'a  tout  d'aiiord  séduit. 
Il  consent  donc  à  passer  pour  Lekain,  sans  réflé- 
chir aux  suites  d'un  tel  aveu.  Et  d'aliortl ,  et 
avant  de  souper,  il  va  falloii'  remplir  le  rôle 
il'Orosmane.  En  vain  il  prétexte  une  fatigue  ex- 
trême, en  vain  l'absence  de  ses  costumes  enle- 
vés par  des  brigands.  Le  directeur  a  réponse  à 
tout:  on  apporte  à  Orosmane  son  turban  ,  son 
dolman,  son  poignard;  il  faut  se  résij;ner  ,  il 
faut  jouer;  Doguard  prend  son  parti.  Plusieurs 
verres  de  Chanq)agne  avalés  coup  sur  coup  lui 
rendent  le  courage,  et  il  se  piécipite  comme  un 
furieux  sur  la  scène  où  l'attend  Zau-e. 

Son  succès  est  immense.  Les  Dragnignannais 
sont  dans  l'enthousiasme,  la  présidente  met  à 
la  disposition  du  grand  homme  sa  main,  son 
cœur  et  vingt  mille  livres  de  rente.  Doguaid  , 
exalté  par  le  triomphe,  le  prend  au  sérieux  et 
s'admire  :  il  donne  audience  avec  la  dignité  d'un 
l'oi  et  traite  de  liant  en  bas  un  pauvre  acteur 
qui  se  présente  à  lui,  sollicitant  en  toute  mo- 
(ieslie  le  droit  de  Ini  donner  la  réplique.  Ce 
nouveau  venu  n'est  autre  que  Lekain  lui-même, 
fort  diverti  par  l'impertinente  suffisance  de  son 
étrange  sosie  :  au  plus  beau  monicnl  de  la  le- 
çon que  ce  dernier  croit  lui  donner,  le  nom  de 
Lekain,  écritsur  le  volume  de  Racine  que  tient 
Doguard,  vienl  lui  révéler  tout  le  ridicule  de  sa 
position.  H  s'humilie  alors  et  ne  demande  qu'à 
résigner  le  sceptre  de  bois  doré,  si  imprudem- 
ment usni'pé  par  lui.  Mais  Lekain  ne  l'entend 
pas  ainsi.  Obligé  de  se  cacher  à  la  suite  d'un 
duel,  il  trouve  ti'ès commode  d'être  rem|dacé, 
|)our  la  maréchaussée  comme  pour  les  Dragui- 
gnannais,  par  l'honnête  Doguard  auquel  il  aban- 
doinie  très  volontiers  sa  partile  recette  montant 
à  SnO  livies  tournois.  Cependant  le  ca|)ilaine 
Rourdas  vient  provoquer  l'acteur  qui  lui  ravit 
la  belle  présidente,  et  Doguard  passeiait  peut- 
être  un  assez  mauvais  quart  d'heure,  si  tout  ne 
venait  à  s'expliquer. 

Cette  pièce  ,  empruntée  à  une  nouvelle  de 
M.  Eugène  (iuinot,  intitulée  ;  lekain  en  l'ro- 
r/nce, t\iie  nos  lecteurs  doivent  se  rajqieler,  a 
conqilétemeut  réussi.  lieaucou|>  degaité,  beau- 
(oup  d'esprit  animent  celle  intrigue  légère  et 
facile;  les  bons  mois  sont  semés  à  ])leines  mains 
dans  le  dialogue,  et  le  franc  rire  s'épanouit  de- 
puis la  ])remière  scène  jns(|u'à  la  dernière.  11 
faut  dire  et  répéter  qu'Alcide  Tousez  estun  mer- 
veilleux Lekain,  un  prodigieux  Orosmane,  et 
qu'après  mademoiselle  Hachel  il  ne  pouvait  y 
avoir  dans  la  tragédie  de  début  plus  éclatant  (jue 
le  sien. 

Lekain  à  Drafjiiignan  a  \)our  auteurs  MM. 
Delorges  et  Paul  Vermond,  autrement  dit  Eu- 
gène (j  ni  no  t, le  spii'iluel  au  leur  du  spirituel  feuil- 
leton dont  nous  parlions  tout  à  l'heure. 

Leroi Dagobert,  tragédie  en  trois  actes  et  en 
vers,  de  MM.  Saint- Georges,  Leuven  et  Des- 
landcs. 

Nous  commettrions  un  faux  matériel  en  écri- 
ture publique  si  nous  disions  que  Dagoberl  est 
une  excellente  pièce;  çt  qu'elle  a  étés'upépieijre- 


menl  accueillie.  Mais  aussi  quel  sujet  difficile  à 
traiter  que  la  fameuse  histoire  de  ce  roi  de  la 
IH'emière  race  !  (jnel  problème  à  résoudre  que 
celui  de  celte  culotte  mise  à  l'envers  par  le  mo- 
narcpie  et  remise  à  l'endroit  par  les  conseils  de 
saint  Eloi,  ce  serviteur  sage  et  fidèle?  Qui  croi- 
rait (|ue  tout  un  système  de  haute  politique  lïit 
caché  dans  le  fond  du  vêtement  nécessaire,  ib)nt 
liouitanl  il  est  douteux  (|ue  Dagobert  connût 
l'usage  ''  Eh  bien  '  voilà  ce  que  des  hommes  d'es- 
prit ont  voulu  nous  révéler.  A  les  en  croire,  Da- 
gobert s'endormait  dans  une  apathie  effrayante  ; 
ses  chiens  l'occupaient  tout  entier,  et  \\'\  son 
royaume,  ni  sa  femme  Iblasperge,  n'oblejiaicnt 
de  lui  le  moin<lre  soin  :  c'était  un  roi  crétin  s'il 
en  fut,  et  sa  femme  Iblasperge  abusait  de  son 
crélinisme  pour  se  livrer  à  toutes  sorte»  de  dé- 
portemcns;  lorsipie  le  prince  <le  (jouesse  s'avisa 
de  lui  envoyer,  en  manière  de  pi-ésent  royal,  un 
vêtement  fasliional)le  adopté  par  les  éléj'.ans  <le 
sa  cour,  une  culotte  de  velours  l'onge,  doiddée 
de  drap  d'or.  Dagobert  admira  fort  la  richesse 
du  présent,  mais  ne  put  deviner  d'abord  la  ma- 
nière de  s'en  servir.  Fall.iit-il  y  passer  les  bras 
ou  lesjambes?  fallait-il  mettre  le  velours  en  de- 
liors  ou  en  dedans!' Saint  Eloi,  ])ar  un  éclair 
de  génie,  dit  au  roi  qu'il  fallait  mettre  le  veionis 
en  ilehors,  et  que  i)ar  eonséiiuent  le  dra|i  d'or 
devait  s'applicpier  à  cru  snrla  peau  royale. 

Sitôt  dit,  sitôt  fait  ;  le  drap  d'or  agit  avec  tant 
de  force  que  le  roi  changea  de  caractère  et  de 
mœurs  en  un  clin  d'œil. Comme  un  taureau,  dans 
les  flancs du(]uel  on  aurait  enfoncé  des  milliers 
d'aiguillons,  il  redevint  fier  et  superbe;  il  agita 
ses  cornes,  et  frappa  l'air  de  ses  mugissemcns. 
Iblasperge  se  flattait  de  le  reléguer  dans  un  cloi- 
tre,  et  de  régner  désormais  seule  avec  Fleur- 
d'Amour,  son  amant.  Vains  projets!  vain  es- 
poir! La  culotte  à  l'envers  a  renversé  tous  ces 
plans  coupables.  Les  ruses  d  Iblasperge  tournent 
contre  elle-même  :  au  lieu  de  tondre  son  mari, 
eesl  Fbiir-d'\mour  qu'elle  dépouille  de  sa  flol- 
lante  crinière  ;  au  lieu  de  l'élever  sur  le  trône 
roy.il,  ellele  préci;iite  dans  une  triste  niche,  où 
il  languit,  enchaîné  par  le  cou,  parmi  divers  au- 
tres ipiadrnpèdes. 

Enfin  la  culotte  à  l'envers  a  sauvé  la  France  ; 
mais  Dagobert  n'y  peut  plus  tenir.  Son  héronpie 
exallalionse  change  en  fin'cnr,  en  frénésie.  Alors 
saint  Eloi  vient  à  son  secours,  et  lui  conseille  de 
retoinmer  sa  culotte.  Le  roi  suit  son  conseil,  et 
le  calme  renait  dans  son  àme,  et  la  clémence 
coule  sur  ses  lèvres  ;  il  ne  reste  plus  de  mécon- 
tens  que  dans  le  [lartcrre  el  dans  les  loges.  Ce- 
|)endant  les  auteurs  avaient  pris  avec  le  public  la 
plus  ailroite  des  |>récautions  :  ils  l'avaient  pré- 
paré à  lindulgence  par  un  prologue,  commen- 
çant ainsi  : 

Bonjour,  cliarmaiit  iiulilic, comment  vous  portez-vous? 
Moi,  ça  ue  va  pas  mal,  merci  1  Salut  à  tousl 

Ce  prologue  avaitle  double  avantage  d'êlre  plein 
d'esprit,  de  bon  goûl,  d'à  propos,  et  débité  |>ar 
Levassord'un  ton,  d'un  air,  d'un  geste  parfaits. 
Dans  le  bon  tem|)s  de  la  comédie  française,  on 
n'aurait  pas  trouvé  d  accent  plus  vi'ai,  plus  na- 
turel, plus  comitpie.  Le  prologue  fait  beaucoup 
d  honneur  aux  auteurs  et  à  Levassor,  nous  ne 
pouvons  en  dire  autant  de  la  pièce. 


M.  Henri  Herz  donnera  le  mardi  5  février,dans 
sa  nouvellesalle  un  grand  concert  vocal  et  instru- 
mental, dansle(|ucl  on  entendra  madame  Dorus- 
(iras,  de  l'Académie  royale  de  Musicpie,  mailame 
Laty,  MM.  (jeraldi,  l'onchard  et  Roulanger. 
M.  Hauman,  célèbre  violoniste,  exécutera  une 
grande  fantaisie  pour  le  violon;  M.  Heni'i  Herz 
exécutera  plusieurs  morceaux  de  sa  coraposiliou 
et  pour  la  première  fois  de  nouvelles  variations 
sur  la  Sonnaminila;  mademoiselle  Reltz  se 
fera  entendre  sur  la  liaipe.  Le  concert  sera  ter- 
miné par  im  grand  duo  coneeitant  pour  deux 
|)ianos  exécuté  |iour  la  première  fois  à  Paris  par 
MM.  Henri  Heizet  Th.  Doehler.  Prix  des  places  : 
Stalles  d'orcheslre,  Vi  h\  ;  pourlour,  lOfr.jpar- 


95  — 


qiict,  8  francs.  S'adresser  pour  la  location  à  la 
manufacliire  de  pianos  de  IM.  Henri  IIerz,38,rue 
de  la  Vicloiie  et  chez  les  principaux  marcliands 
de  musique. 

I  g    n    

Rrouc  îir  ôix  jours. 


23  JANVIER.—  On  écrit  des  province  du  Rhin 
au  Courrier  de  la  Moselle,  t|ue  le  cini|nième 
corps  irarmée  prussien,  cantonné  aux  environs 
de  Berlin,  venait  de  recevoir  l'ordre  pour  se 
mettre  en  marche  vers  les  frontières  de  Relgi- 
(lue.  Déjà  plusieurs  régiments  d'autres  coips 
(l'armée  de  la  vieille  Prusse  et  de  la  Polodue 
])russienne  viennent  d'entrer  dans  la  Prusse 
rhénane. 

—  Un  événement  grave  est  annoncé  par  les 
journaux  de  jMadrid,  du  17.  La  garnison  de  Me- 
lilla,  ville  ai)partenant  aux  Espagnols  et  située 
dans  le  royaume  de  Fez,  en  Afiicpie,  près  de  la 
mer,  s'est  .soulevée  et  a  proclamé  Charles  V.  Une 
junte  royale  a  été  instituée  sur  le  champ  pour 
gouverner  la  |dace  au  nom  du  roi.  Celle  nou- 
velle répand  à  [Madrid  des  in(|uiétudes  sérieuses. 

—  La  fièvre  typhoïde  fait  en  ce  moment  d'as- 
sez grands  ravages  \\  Londies,  et  particulière- 
ment dans  le  (juartier  de  Clerkenwelle  et  dans 
le  voisinage  de  Gray's-im-Lane.ll  y  a  eu  plusieurs 
casviolensde  lièvre  scarlatine  (jiii  n'ont  pas  tar- 
dé à  prendre  le  caractère  du  typhus.  C'est  cette 
dernière  alfection  qui  règne  en  ce  moment. 

—  Des  plaintes  étaient  adressées  depuis  quel- 
que temps  au  conseil  de  discipline  de  l'ordre 
des  avocats  sur  la  manière  dont  sont  souvent 
jirésentées  les  défenses  d'office  devant  les  cours 
d'assises. 

Le  conseil  a  décidé  hier  (|ue  ,  tous  les  trois 
mois,  il  serait  dressé  un  taldeau  dans  lequel  fi- 
gureiaienl  quinze  avocats  piis  soit  dans  le  sein 
(lu  conseil,  soil  parmi  les  anciens,  et  vingt  sta- 
giaires ,  et  que  ce  tableau  serait  remis  aux  prési- 
dens  d'assises  aliu  (ju'ils  pussent  être  guidés 
dans  la  désignation  qu'ils  l'ont  pour  les  dél'enses 
d'office. 


dame  qui  est  aujourd'hui  propriétaire  Je  celle 
liague  a  (^cril  à  Donizetti  pour  lui  adresser  tous 
lescomplimcns  (|ue  mérite  sa  belle  n)usi(iue  et 
pour  lui  offrir  de  confier,  au  moins  pour  une 
soirée,  la  bague  même  aux  acteurs  du  poème. 
Ainsi,  la  prochaine  représentation  de  Roherto 
olfnra  |)rolpablemenl  celtesingularilé  que  le  pré- 
cieux joyau  du  comte  d'Essex  figurera  de  nou- 
veau, après  si  longtemps,  mais  il  est  vrai  sur  une 
aiiiie  scène,  au  milieu  des  tragiques  douleurs 
de  la  cour  d'Elisabeth. 


2C.— Outre  la  3'  division  de  l'armée  belge 
dont  les  quartiers  généraux  sont  établis  h  Diesl, 
Lierre  et  Namur,  la  4"  division  a  son  quartier 
général  à  Malines  sous  les  ordres  du  général 
Uuvivier;  elle  est  composée  de  22  escadrons  de 
grosse  cavalerie. 

5"  Division,  dile  division  des  Flandres,  quar- 
tier-général à  Cand,  commandée  par  le  général 


segmieu  (Saint- 


—  On  lit  dans  le  Mercure 
Elienne)  : 

<c  l-a  fabrication  des  fusils  de  luxe,  pendant 
l'année  1338,  a  été  pour  notre  commerce  de 
3y,0'12  fusils,  dont  '20,074  fusils  à  canon  double 
et  18,908  armes  simples  ,  et  pour  les  i)istolels 
3;231.» 

-'  —  Le  capitaine  Smith,  frère  de  la  princesse  de 
Capoiie,vabientôtépouser  miss  Catherine  Abjjols 
sirurdc  lord  Tenderden.  La  belle  mademoiselle 
de  Crillon,  fille  du  duc  de  Crillon  et  sœur  de  la 
comtesse  Ch.  Pozzo  di  Rorgo,  est  à  la  veille  de 
se  marier  avec  le  comte  de  iMercy,  jeune  Fran- 
çais très  riche. 

—  La  commune  de  .«aint- Aubin  (Maine-et- 
Loire)  vient  d  être  le  théùlic  d'uii  liorril)le  assas- 
sinat. Liiejeune  fille  de  cet  endroit  étail  recher- 
chée par  deux  jeunes  gens,  dont  l'un  semiilait 
être  piefcre  à  cause  de  sa  forlune  ;  l'autre  ,  iiiii 
devait  hériter  d'une  taiilc  avancée  Cii  fti>e  ('t  se 
tr(Miv(!rpar  là  au  niveau  de  son  anlaS'onisIe 
coïK-utet  exécula  le  i)rojetde  rassassliu'r.  Après 
S'être  introduit  chez  elle  par  la  toiture  dV  sa 
maison,  il  lui  serra  la  gorge  avec  un  mouclioir 
et  lui  porta  un  coup  de  couteau  au  (-(Piir.  Il  la 
laissa  ainsi  gisante  dans  son  sang,  et  se  sauvi 
après  lui  avoir  volé  900  fr.  L'assassin  a  été  arrêté. 

—  La  célèbre  bague  du  comte  d'Essex  est  en- 
tore  en  la  pos.sessiou  d'une  noble  famille  an- 
glaise qui  conserve  héri'dilaireiuent 
précieux  souvenir.  Celte  famille  est 
meut  à  Paris,  et  n'a  |)as  inaii(|ué,  comme  on  "le 
pense  bien,  de  se  rendre  aux  Italiens  pour  en- 
tendre l'opéra  de  Robcrlo  Dercrcu.r  mû  a 
pour  sujet  les  aventures  du  conile  d'Essex  et 
pour  lULMid  principal  la  fameuse  bague  doniîée 
|)ar  hlisabeUi  au  comte. 

\4ti  \m\mm  4o  la  rem-ésciumion,  la  noble 


Cliimb;elle  se  compose  de  plusieurs  régimens 
de  réserve  et  des  4"  bataillons  des  régimens  de 
ligne. 

C  Division,  dite  division  de  l'Escaut,  quartier- 
général  à  Anvers,  commandée  par  le  général 
comte  de  Looz.  Elle  comprend  les  deux  rives  de 
1  Escaut,  la  ville  et  la  citadelle  d'Anvers. 

—  Hier  au  soir,  les  deux  drapeaux  prisa  la 
citadelle  de  Sainl-Jean-d'Llloa  ont  été  placés 
dans  l'église  des  Invalides. 

—  La  Gazette  dAugsbourg ,  après  avoir 
annoncé  que  les  troubles  de  Faenza  sont  complè- 
tement apaisés,  cite  une  lettre  d'Ancône  portant 
qii  on  a  découvert,  dans  cette  ville,  un  complot 
dirigé  contre  le  gouvernement  pontifical,  et  que 
de  nombreuses  arrestations  ont  été  ojiérées. 

—  La  grille  du  [liédestal  de  l'obélisque  de 
Louqsorvient  d'être  posée.  M.  Hittorlf,aicliitecte 
(je  la  place  d('  la  Concorde,  se  propose  d'en  faire 
dorer  les  ornemens  jiour  la  mettre  en  harmonie 
avec  les  candélabres  qui  décorent  la  place. 

—  Madame  Laréveillère-Lépaux  ,  femme  de 
l'ancien  membre  du  Directoire,  vient  de  mourir 
à  Paris  dans  un  âge  fort  avancé. 

—  Le  doyen  des  rois  d'Europe,  Charl-s-Jean 
(Bernadotle),  roi  de  Suède  ,  entre  aujourdlini 
-2G  janvier,  dans  sa  76=  année,   élaii't  né  le  •'« 
janvier  17G4. 

—  Paris  a  quatorze  hiipitaux,  contenant  .ï  397 
lits,  et  douze  hospices  de  charité  (parmi  lesiincbs 
sont  aussi  comptés  les  maisons  d'orplielins  b^ 
liospi(;es  d'incurables,  etc.),  où  se  trouvent  l->'  1  58 
lus.  Les  dépenses  ordinaires  qu'exigent  Ions  ces 
établissemens  s'élèvent  à  I1.255,(i,57  francs  On 
compte,  pour  la  nourriture  et  le  traitemeiit  des 
malades:  f'arine,  1,020,000  fr.;  vin  r)3iMI0fr' 
viande,  1,200,000  fr.;  autres  provisio'ns  débou- 
che, OriS.OOO  fr  ;  inédicainens,  ;ii)0,7i;o  fr  •  baii- 

'iges,  etc.,  58,(i:i2  fr.;  habillement,  cliaiilfaVe 
uiclussage,  1,572,243  fr.  L'enlretien  des  bà'lil 


trais  d'adminis- 


b 

mens  coûte  538,728  fr.,  et  les 

tration  s'élèvent  à  1,230,535  ft 

—  Un  singulier  mode  de  n'sistance  conlie 
laugmenlation  de  l'impcH  de  consommalion 
s  organise  en  ce  moiKeiil  dans  le  canl(m  des 
(.risons  Le  premier  jour  de  I  an,  io„s  les  fui 
meurs  de  tabac  delà  C(imniiiiie  de  Kiiblis  soûl 
convenus  de  consigner  leurs  pi|i(\s  chez  un  " 
silairecommiin,  et  d'en  Cesse 
suppression  du  nouvel  impiM 


neraux  Schramm,  Rugeaud,  Achard,  de  Faudoas 
Lalain  d  Audenarde,  de  Lascouis,  de  Rumicnv 
Henry,  Bourckholz  et  RIanquefort  sont  de  ce 
nombre. 

—  Le  pays  apprendra  avec  joie,  dit  le  Sun 
que  le  point  le  jdiis  iiitéiessant  du  discours  du 
trône  aux  deux  chambres  du  parlement  et  au 
pays  tout  entier,  sera  l'annonce  du  mariage  pro- 
jeté de  S.  M.  la  reine  d'Angleterre.  Lheureuî 
objet  du  choix  de  la  reine  est  le  prince  Albert 
fils  du  due  régnant  de  Saxe-Cobourg,  et  cousin 
des.  M.  Le  prince  Albert  est  un  beau  jeune 
homme  de  vingt-deux  ans.  11  a  demeuré  quel- 
que temps  en  Angleterre  pour  visiter  la  famille 
royale. 

A  quelle  époque  lu-ochaine  aura  lieu  cet  évé- 
nement, nous  ne  jiouvons  encore  le  dire-  mai» 
nos  lecteurs  peuvent  compter  sur  l'authenticité 
de  nos  informations. 

-le  Diariodi  lio?na  annonce  la  mort  .In 

'"'■'T/''f.';''^,î''"-  P  ''^'^'"•'^  diplomate  russe 
es  ,le.',^dé  a  Rome  le  -8  janvier.  Le  mêmej,.ur- 
nal  parle  dune  nouvelle  éruption  du  Vésu^dui 
a  eu  lieu  le  8  janvier.  ' 

.  —Un  voyageur  écrit  de  Valcnciennes  le  22 
janvier  :  «  Une  digue  a  été  renversée  aux  Crénins 
routle  pays  est  inondé.  Le  locsin  sonnai  de 
plusieurs  villages  pour  demander  des  secours 
Le  soir,  une  partie  de  la  levée  de  Coudé  à  Va-I 
ée'"»""'"*  ^^'  '^^'^""•-'^e  «'  est  en  partie  submer- 

—  Le  maire,  un  adjoint  et  quinze  conseillers 
mumcipaux  de  Dieppe  viennent  de  donner  leu? 
démission.  ""'ci  icur 

-  Anjour(|'hiii  MM.  Soyer  et  Ingé  ont  fondu 
d  un  seul  jet  le  chapiteau  et  le  laud.oiir  ,,ui  ."o" 
vent  couronner  la  colonne  de  juillet;  le  cli  iiW- 
teau,  k  m()iT,^au  le  plus  important  ,,ui  ait  'é  é 
jamais  fondu  d  un  seul  jet,  présenle  84  pieds  ,  e 
développement  et  a  nécessité  18  mois  de  travail 

I  »^  '^','J''""'<'bui  l'Académie  des  inscriplions  e'i 
belles-lettres  a  procédé  à  la  nomination  "un 
membre  en  remplacement  de  M.  Amaurv-ll„val 
Au  premier  tour  de  scrulin,  M.  Cli.  Lenormand 
conservateur  de  la  Ribiiotheque  rovale,  a  obtenu 
2/  suffra;;es  sur  3.5  votans  et  a  été  proclamé 
membre  de  l'Académie.  protianié 


epo- 
'  usage  jusqu'à  la 


ce  triste  et 
en  ce  iiio- 


27.  —Une  lettre  de  Yenloo.  en  date  du  54  an- 
nonce qu'une  partie  de  l'armée  liollandaîse  1 
passe  la  Meuse  et  s'est  portée  sur  la  rive  droite 
de  ce  neuve.  Elle  pourra  s'appuyer,  par  ce  mou- 
vement, sur  la  forlerc.sse  de  Miestrielil.  L'a 
belge  se  dispo.sait  à  mannuvrer  dans  1,  " 
sens. 

—Plusieurs  géiiéraux  ont  reçu  l'ordre  deiiar- 
tir  pour  aller  prendre  le  cDminaiulcmenl  des 
divisions  et  brigades  du  corps  de  rassciablcmeiit 
qui  lie  forme  sur  les  froailCres  ilii  uord.  Les  (jé- 


luee 
e  même 


.h^fT\-^  ^^"^■'■'''  ■?'<".''ne'-ki,  commandant  .n 

mte  ;  e  '  ^;,'"r''  l'."''^"-^e  pendau.l  i,n.„or,e  le 

iiltede  1831,  le  vainqueur  de  Dcmbed  d'I  >  mie 
le  luMos  d  (  strolenka,  vient  .lêlre  appelé  nârTé 

■01  Leopo  d  à  servir  s.mis  les  drapeaux  'de  a 
Re  g.q.ie.  I  ,^sl  parvenujàse  soustraire  à' la  sur- 
veillance dont  ,1  étail  l'objet  delà  pari  d  pou_ 
vernement  autrichien  à  Prague.  Airi'é  ë  '4  à 
L.mdres.  il  d,„t  être  en  ce  moment  à  Rriixelles. 
-Toui(|s  les  nouvelles  ,|ne  Ton  recoii  de  la 
,  (.harente-lntérieure  font  c.nnaiire  quel,  .' î„e 
règne  sur  tous  les   poinis  de  ce  dépar.ement 

ne  (^er  aine  ,n,„„éliide  existe  cepen.lau.  p.  rû  j" 

les  habilans  de  la  campagne,  et  l'exporlation  de" 

giams.|ii.  ront.uuailles  pr.-.occuile  beaucoup 

L  ordonnance    (|iii    défend    l'cxporlalion  « 

sans  doute  les  rassurer.  «-"ou  va 

—  La  cour  royale  de  Paris  est  .saisie  en  ce  mo- 
'"•■01. il  une  affaire  grave:  il  s'agit  d'un  procureur 
du  roi  accusé  d  intrigue  et  de  fraude  pour,,<s„- 
rcr  son  clcdion  comme  membre  d'un  consèil- 
gcnera!    L  ne  audience  extraordinaire  a  été  coii- 

M.'-'n.  ''eue '■'"''•''  *''.  anirs  avoir  entendu 
M  C  laix-d  Est-Ange.  charg(<  de  .soutenir  la  de- 
mande eu  aiinulaliou  de  léleciiou  de  M  Mon- 
g.s  procureur  du  roi  à  Troves  .  lacoura  remis 
I  .iff.ureà  huitaine,  et  a  iuviié  J'avotai-général  à 
prendre  des  reiiseiguenieiis  sur  les  feiis  allégués. 

—  Le./<>(^r/»r?/  de  Sim/rue,  du  9  janvier!' an- 
noiic,'  ,pic  le  sulLiu  Mahmoud  vieui  .{accorder 
à  M.  .Mole  la  grande  décoration  du  Mc/ian  Ifii- 

-Nous  rc^-relious  d'avoir  k  annoncer  la  mon 
.lu  mm  uarurabsie  ,^|,  Archer  île  13Jojs'  ,S 


—  96  — 


livrait  k  des  recherches  scientifiques  dans  les 
provinces  méridionales  de  la  Perse. 

—  Le  clocher  de  Ferrières,  dans  l'arrondisse- 
ment de  Montaruis,  vient  de  s'écrouler.  Ce  clo- 
cher était  un  des  plus  auciens  de  France. 

—  Ali;er  possède  en  ce  moment  un  théâtre 
italien  ;  les  pièces  (|ui  y  ont  été  chantées  sont  : 
Belisuriii,  la  I\orma  ,  Torquato  lasso  et  la 
Lueia  di  Lamermoor.  Le  prix  élevé  des  jilaces 
nempéche  pas  le  public  de  s'y  porter  avec  un 
empressement  assez  marcpié.  Il  est  question  de 
reconstituer  à  Alger  un  théâtre  de  vaudeville 
avec  les  débris  de  la  troupe    française  qui   a 

échoué  l'an  dernier  dans  la  comédie,  la  tragé- 
die et  le  drame. 


29. — La  Gazette  cTAugsbourg  publie,  sous  la 
date  de  Naples,  10  janvier  ;  «  La  reine  douairière 
doit  épouser,  le  15  de  ce  mois,  le  chevalier  de 
Balzo,  colonel  du  1"  réjjiraent  de  lanciers.» 

—  Le  général  Narvaez  est  parti  de  Gibraltar 
pour  Londres  dans  les  premiers  jours  dejanvier, 
a  ce  que  rapporte  le  Diario  de  Séville,  sur  la 
foi  d'un  voyageur. 

—  On  mande  de  Constantinople  : 

Abdul-Heimid,  le  plus  jeune  des  fils  du  sul- 
tan, annonce  de  grandes  dispositions  pour  l'art 
militaire.  Son  sabre  ne  le  quitte  point.  11  a  une 
prédilection  marquée  pour  les  exercices  straté- 
giques et  pour  les  travaux  de  jardinage.  Néan- 
moins il  se  livre  aussi  â  des  éludes  sérieuses,  et 
le  sultan  a,  dit-on,  le  projet  d'appeler  à  sa  cour 
quelques  célébrités  françaises  pour  initier  les 
jeunes  princes  aux  sciences  européennes  et  les 
faire  voyager  ensuite. 

—  L'armée  vient  de  perdre  une  de  ses  gloires, 
et  la  France  un  de  ses  meilleurs  citoyens.  Le 
lieutenant-général Sémélé a  succombé,  à  Urville, 
près  de  Metz,  seulement  âgé  de  66  ans,  dans  la 
journée  du  24  janvier  1839. 

— M.  le  ministre  de  la  guerre  vient  de  trancher 
Fimportaiite  (piestion  de  savoir  comment  les 
officiers  d'état-major  doivent  porter  le  chapeau 
à  cornes.  Aux  revues  et  aux  défilés,  dit  le  mi- 
nistre, le  chapeau  sera  porlé  en  bataille,  c'est 
à  dire  de  travers;  dans  tous  les  autres  cas,  il 
sera  porté  en  colonne,  c'est  à  dire  une  pointe 
en  avant. 

—  On  avait  reçu  d'Oran  une  fâcheuse  nou- 
velle. Le  bcy  \  oussouf  était  à  la  chasse  avec  quel- 
ques autres  personnes;  il  fui  attaqué  à  l'impro- 
viste  par  un  énorme  sanglier,  qui  l'aurait  mis  en 
lambeaux  sans  l'arrivée  d'un  autre  chasseur  (|ui, 
d'un  coup  de  fusil  a  abattu  I  animal. >lais  la  balle, 
après  avoir  traversé  le  sanglier,  a  malheureuse- 
ment atteint  Youssouf  à  la  cuisse  et  lui  a  fait  une 
Llessure  que  l'on  dit  très  grave. 

— Hier,  à  minuit,  le  thermomètre  de  l'ingé- 
nieur Chevalier  marquait  3°  5|10  au-dessous, 
je  0  ;  aujourd'hui,  à  4  heures  du  matin,  5*;  à  6 
Ijeures.S"  5|I0;  à  midi,  1»  5iI0.    11  n'y  a  pas 


d'apparence  que  le  froid  soit  excessif,  au  moins 
pour  sa  durée. 

—  M.  le  ministre  de  l'intérieur  vient  d'accor- 
der une  somme  de  t,,m{)  fr.  à  la  ville  de  Bayeux, 
pour  la  conservation  de  la  tapisserie  de  la  reine 
Malhilde,  représentant  la  conquête  de  l'Angle- 
terre par  les  Normands. 


30.  — On  écrit  de  Saint-Pétersbourg  au  Com- 
inerce  ,  le  12  janvier: 

Le  gouvernement  russe  augmente  de  plus  en 
plus  ses  pré|>aratifs  de  guerre,  .lusqu'à  présent, 
tous  les  mouvemens  de  forces  de  terre  et  de  mer 
oui  se  sont  opérés  ont  eu  lieu  au  midi  et  à  l'est 
lie  l'empire;  mainlenant  il  va  yen  avoir  aussi 
dans  les  provinces  et  les  parages  du  nord. 

—  L'ordre  vient  d'être  donné  à  la  corvette  de 
charge  la  niante,  commandée  par  M.  Bar- 
bier, capitaine  de  frégate,  de  partir  de  Toulon 
pour  aller  opérer  le  sauvetage  de  la  frégate 
f  Herminie.  On  a  re.u  des  lettres  du  comman- 
dant Bazoche,  et,  comme  on  devait  s'y  atlendre, 
le  naufrage  de  son  bâtiment  est  un  de  ces  événe- 
mens  de  mer  ([u'aucune prévoyance  humaine  ne 
peut  empêcher. 

Voici  un  extrait  de  la  lettre  écrite  par  M.  Ba- 
zoche :  «  Parti  de  la  Havane  le  1.5  novembre  , 
j'ai  éprouvé  une  série  de  vents  contraires,  mais 
sans  mauvais  temps.  Me  trouvant  près  des  Ber- 
mudes,  et  en  situation  de  prendre  bonne  con- 
naissance de  ces  îles,  je  voulus  en  approcher  au- 
tant que  possible.  Jélais  encore  à  quatre  lieues 
de  terre,  quand  la  frégate  échoua  sur  des  récifs 
qui  s'étendent  jusqu'à  cette  distance  et  qui  ne 
sont  portés  sur  aucune  des  cartes  françaises,  je 
n'en  avais  pas  d'autres  à  bord. 

^Pendant  un  instant  je  n'ai  eu  que  quarante 
hommes  valides  en  état  de  faire  le  service  de  la 
frégate.  Je  faisais  moi-même  le  quart;  seul  de 
l'état-major,  je  n'étais  pas  malade  !  » 

—  M.  Pavy,  ancien  député,  l'un  des  plus  ho- 
norables fabiicans  de  Lyon,  vient  de  mourir  su- 
bitement dans  celte  ville,  à  l'âge  de  72  ans. 

—  Le  procèscoiilre  M.  de  Montalivet,  à  raison 
des  fouilles  prali(|uées  aux  Tuileries  au  mois  de 
septembre  1830,  vient  d'être  mis  au  rôle,  elsera 
vraisemblablement  appelé  dans  les  preniieis 
jours  du  mois  prochain. 

M"  Crèvecœur,  avoué,  doit  occuper  pour  M. 
Gros. 

M.  Montalivet  a  constitué  M' Balatier  ,  aussi 
avoué  au  tribunal  de  première  instance  de  la 
Seine. 

C'est  M.  Jules  Favre  qui  doit  plaider  pour  le 
demandeur;  suivant  les  on  dit  du  Palais,  M. 
Philippe  Dupin  plaiderait  pour  l'ancien  inten- 
dant de  la  liste  civile. 

M.  de  Montalivet  ayant  renoncé  à  proposer  un 
déclinatoire,  cette  intéressante  affaire  sera  tout 
de  suite  plaidée  au  fond. 

—  Hier  matin,  îi  dix  heures,  il  y  a  eu  à  l'église 
Saint-Roch  un  service  anniversaire  pour  M.  Se- 


verini ,  qui  a  péri ,  il  y  a  un  an ,  par  suite  de  l'in- 
cendie du  Théâtre-Italien. 

—  Il  est  bruit  en  ce  moment,  dit- on,  au  Théâ- 
tre- Français,  de  réclamations  élevées  par  made- 
moiselle Rachel,  au  sujet  de  son  traitement. 

Sans  vouloir  nous  ^'ai^e  juges  de  cet  incident , 
et  sans  contester  les  grands  services  que  cette 
jeune  actrice  rend  chaque  jour  à  la  Comédie- 
Française  ,  nous  croyons  devoir  dire  que  le  di- 
recteur (le  ce  théâtre  n'a  pas  attendu  ipi'une 
demande  de  celle  nature  lui  fût  faite  pour  don- 
ner à  mademoisell  ■  Rachel  un  témoignage  de 
son  équiié.  En  elîet  l'engagement  de  mademoi- 
selle Rachel  ,  d'abord  de  4,000  fr. ,  a  été  porté 
par  lui,  et  de  son  propre  mouvement,  à  8,000  fr. 
au  mois  d'octobre  ,  et  à  partir  de  ce  moment 
il  lui  alloueen  outre  une  gralificaiion  de  l,000f. 
par  mois,  ce  qui  porte  le  traitement  annuel  de 
mademoiselle  Rachel  à  20,000  fr. 

Rais  de  l'Opéra. — On  se  souviendra  long- 
temps du  dernier  bal  de  l'Opéra.  Dés  minuit  la 
salle  élail  co'nble.  Dans  les  loges,  dans  les  cor- 
ridors, dans  le  foyer,  en  bas,  en  haut,  partout  la 
foule,  joyeuse,  animée,  haletante  de  plaisir.  Plus 
de  5,000  i)ersonnesse  pressaient  dans  cette  im- 
mense enceinte  magnifiquement  décorée, éblouis- 
sante de  lumière,  de  parure  et  de  fleurs.  On  ne 
marchait  pas,  on  se  portait.  Les  riches  et  nom- 
breux équipages  qui  attendaient  à  la  porte  de 
l'Opéra  annonçaient  que  cette  imposante  réu- 
nion était  composée  de  l'élite  de  la  société  de 
Paris. 

Les  danses,  dirigées  evec  une  admirable  pré- 
cision par  Jullien,  se  sont  prolongées  jusqu'au 
jour.  Sa  nouvelle  valse,  la  Fauvette,  exécutée 
par  lui  sur  la  petite  flûte,  a  obtenu  un  immense 
succès. 

Bah  de  la  Henaissance.  —  11  faut  obéir  au 
public,  surtout  quand  il  se  prononce  dune  ma- 
nière aussi  péremptoire  qu'il  la  fait  dimanche 
dernier  au  bal  de  la  Renaissance.  La  foule  s'est 
portée  à  cette  belle  fête  avec  une  telle  violence 
qu'une  grande  oartie  du  puldic  a  été  forcée  de 
renoncer  à  pénétrer  dans  la  salle,  même  après 
plusieurs  heures  d'aitenle  sous  le  pévystile,  par 
un  froid  de  10  degrés.  L'ascalier,  les  couloirs, 
toutes  les  loges,  tous  les  lieux  oii  pouvaieni  se 
placer  deux  pieds  et  s'appuyer  une  main  étaient 
occupés  par  les  masques,  les  dominos,  les  dan- 
seurs, les  curieux,  tout  Paris  enfin.  En  présence 
d'une  vogue  aussi  prononcée,  l'adminislration  a 
dit  compenser  la  courte  durée  du  cai'naval  et  se 
relâcher  un  peu  du  nombre  restreint  des  bals 
qu'elle  avait  promis.  Elle  en  donnera  donc  un 
cinquième  CE  soir  jeudi,  et  la  beauté  de  ce  bal 
extraordinaire  ne  laissera  rien  à  regretter  aux 
personnes  puiont  dû  se  priver  de  celui  de  di- 
manche dernier. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


ARTIFICIEL 


BREVET  D'INVENTION. 


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On  trouve  aussi  chez  lui  toute  espèce  de  Seringues  anciennes 
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che d'industrie.  Celte  cause  oblige  ces  derniers  à  faire  supporter  à  leurs  bons  cliens, 
les  pertes  que  les  mauvais  leur  font  éprouver.  M.  Sesquès,  ayant  dis  ans  de  prati -ue 
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Observation.  —  Indépendamment  des  articles  spéciaux  qui  se  fabriquent  danscette 
maison,  elle  fait  tous  les  genres  d'horlogerie.  Les  montres  de  cou,  pour  dames  ,  sont 
exécutées  avec  le  plus  grand  soin  et  dans  le  meilleur  goût,  ainsi  que  les  montres  d'hom- 
mes, tant  simples  qu'à  répétition.  Les  montros  à  secondes,  dont  on  fait  souvent  pré' 
sent  i  un  médecin,  sont  1res  recherchées  pour  leu  r  précision. 

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5  FÉVRIER  1839. 


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"  Au  peu  d'etpril  que  le  bonhomme  avait , 
L'esprit  d' autrui  par  complément  servait. 

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LE  VOLEUR, 

(èa}HU  îr^ô  Jaurnaui*  français  stHvan^iv^. 


SOMMAIRE. 

SÉJOUR  DE  LORD  ByRON  A  PiSE;  DESTINÉE  DE 

LORD  Byron,  par  M.  Poujoulat.  — Un  dé- 
jeuner d'amis  (extrait  de  Tout  pour  de  F  Or), 
par  M.  HiPPOLYTE  Alger.  — Il  Bancolo,ou 
l'aumône  d'un  artiste,  par  M.  Amédée  de 
Bast.  —  Fixation  des  images  dans  la 
chambre  noire  par  la  seule  action  de  la 
LUMIÈRE. — Poésie  :  Le  prologue  de  Dago- 
berl ,  tragédie,  par  MM.  de  Leuven  et  de 
Saint-Georges.  —  Revue  des  tribunaux  : 
ij  Accusation  de  tentative  d'assassinat  sur 
la  personne  de  madame  Flora  Tristan, 
parle  sieur  Chazal,  son  ?nari. — Revue 
dramatique  :  Académie  royale  de  Musique  : 
,  la  Gypsy,  —  Revue  des  modes.  —  Revue  de 
cinq  jours. 

Gravure  de  modes.  —  N"  80. 


SÉJOUR  DE  LORD  BYRON  A  PISE. 

Destinée  de  lord  B^ron  (I). 

Pise  30  décembre  1838. 
Souvent,  dans  nos  promenades  sur  le  (juai  de 
la  rive  droite  de  l'Arno,  je  passe  devant  le  palais 
Lanfrane  qui  fut  habile  par  lord  Byron  en  18-22. 
On  lit  dans  un  roman  récemment  publié  «jue  la 
cupidité  exploite  aujourd'hui  au  palais  Lanfrane 
le  souvenir  du  poète  anglais.  C'est  une  erreur. 
Depuis  le  passage  de  lord  Byron,  ce  palais  a  été 
acheté  par  un  riche  seigneur  de  Toscane,  qui  en 
fait  sa  demeure,  et  la  cupidité  n'en  ouvre  point 
les  portes.  Voulez-vous  savoir  comment  l'auteur 

(1)  Nous  empruntons    cet  article   à  une  Ictlre  que 
Ml  Poujoul»!  Tient  d'adresser  à  <ii  (JuoiMiennc, 


de  Child-Uarold  vivait  à  Pise  ?  11  se  levait  très 
tard,  parce  qu'il  travaillait  la  nuit;  c'est  de  mi- 
nuit à  trois  heures  qu'il  battait  monnaie  dans 
son  officine  poétique,  selon  ses  propres  expres- 
sions; vous  savez  que  ses  vers  étaient  comme  des 
lettres  de  change  payables  à  vue  à  Londres.  U 
avait,  dit-on,  coutume  d'allumer  sa  verve  au  feu 
des  liqueurs  fortes.  Je  pense  pourtant  que  le 
poète  avait  d'autres  moyens  de  s'inspirer,  i)uis- 
qu'il  composait  aux  heures  de  la  nuit  ;  le  specta- 
cle d'un  beau  ciel  étoile  pouvait  bien  autrement 
éveiller  son  génie  que  l'usage  des  meilleurs  spi- 
ritueux britanniques.  De  onze  heures  à  midi, 
Byron  prenait  son  premier  repas;  sa  nourriture 
était  toujours  maigre.  La  raison  qu'il  donnait  de 
ce  régime,  c'est  que  la  viande  rend  féroce;  mais 
on  pouvait  en  trouver  le  motif  véritable  dans  la 
peur  qu'il  avait  de  prendre  de  l'embonpoint. 
Cet  homme,  que  son  pied-bot  rendit  si  malheu- 
reux, avait,  comme  on  sait,  une  grande  préten- 
tion à  la  beauté  des  formes;  il  aurait  acheté  de 
plusieurs  années  de  sa  vie  l'idéale  perfection  d'A- 
pollon, pour  faire  oublier  une  infirmité  qui  mit 
tant  d'amertume  dans  son  àme,  et  qui  peut-être 
fut  la  cause  première  de  sa  sombre  humeur,  de 
sa  haine  si  profonde  contre  la  société,  contre  les 
hommes.  La  manière  dont  Byron  sentait  son  in- 
firmité est  le  plus  incroyable  petit  côté  de  cette 
grande  nature. 

Après  le  repas  de  midi,  le  poète,  accompagné 
de  quelques  Anglais  ses  amis,  s'tn  allait  à  cheval 
à  travers  les  campagnes  de  Pise.  Le  divertisse- 
nunl  ordinaire  de  la  cavalcade  était  délirer  des 
coups  de  pistolet  contre  des/>ay/i  ^petites  pièces 
d'argent  du  pays)  qu'on  lau<;ail  en  l'air.  Byron 
lirait  habilement  le  pistolet  et  mamiuail  rare- 
ment la  pièi.'c  d'argent.  V  l'approclu-  du  soir  la 
cavalcade  rentrait  dans  la  ville.  Le  poète  pre- 
nait son  second  repas  de  sept  ù  iiuit  heures.  Ses 
soirées  se  passaient  chez  madame  Guiccioli , 
qui  demeurait  dans  un  autre  quartier  de  Pise. 
A  onze  heures  le  poète  rentrait  au  palais  Lau- 
^ franc  et  iccouiment;ait  son  nocturne   labeur. 


Ainsi  vivait  Byron  sur  les  .bords  de  l'Arno.  Il 

recevait  peu  de  monde  chez  lui ,  et  poussait  le 
dédain  aristocratique  jusqu'aux  limites  les  plus 
extrêmes  ;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  profes- 
ser les  doctrines  les  plus  libérales,  et  de  répou- 
dre  à  une  obligeante  invitation  du  grand-duc  de 
Toscane,  par  ces  mots  d'une  assez  bonne  cru- 
dité démocrati(|ue  :  Je  n'aime  pas  les  rois  ! 

La  vie  de  Byron  s'écoulait  donc  paisiblement 
à  Pise,  lorsque  le  21  mars  de  celte  année  1822 
un  événement  fâcheux  vint  jeter  le  trouble  daus 
ses  jours;  je  veux  parler  de  l'affaire  du  sergent 
Masi ,  ({u'on  a  diversemant  racontée  en  Angle- 
terre, et  que  je  puis  vous  donner  dans  toute  sa 
vérité.  Etienne  Masi,  d'origine  toscane,  était 
sergent-major  dans  la  compagnie  des  chasseurs 
à  cheval ,  et  se  trouvait  alors  de  garnison  à  Pise  ; 
il  n'est  pas  chevalier  de  notre  Légion-d'Honneur, 
comme  on  l'a  dit,  mais  il  a  combattu  a\ec  dis- 
tinction sous  les  bannières  françaises,  au  lemps 
de  Napoléon.  Masi  vit  encore;  il  habite  Pise. 
J'ai  demandé  à  voir  cet  homme  qui ,  par  le  ha- 
sard des  choses  de  la  vie,  a  exercé  une  grave  in- 
Huence  sur  le  destin  d'un  grand  poêle  :  on  nous 
l'a  amené  ;  c'est  uu  homme  de  quarante-six  ans; 
sa  physionomie  est  ouverte;  elle  respire  I.t  bonté 
et  la  loyauté.  Masi  nous  a  raconté  l'événement 
du  aï  mars;  je  vais  le  laisser  parler  : 

«  C'était  vers  le  coucher  du  soleil ,  nous  dit  le 
sergent;  je  revenais  à  cheval  d'une  paiiie  de 
campagne,  et  je  me  trouvais  .'i  un  quart  d'heure 
de  Pise  ,  du  cùlé  de  la  porle  d'  (//(•  l'iaggi  ;  de- 
vant moi ,  je  vois  la  roule  occupée,  envahie  par 
ime  cavalcade  qui  regagnait  lenlemenl  l.i  ville; 
c'était  lord  lUron.  accompagné  de  ses  amis,  ains 
que  je  l'ai  su  depuis;  auparavant  je  n'avais  ja- 
mais enlcudu  lu'ononrer  son  nom;  dans  mon 
humble  vie  de  garnison  ,  je  n'étais  guère  au 
courant  des  renommées  |ioéiiques.  Il  m'impor- 
tait de  rentrera  Pise  le  plus  lOl  possible,  car  j'a- 
vais h  cotimiander  pour  le  soir  quinze  soldats 
de  faction  au  tlié.llre.  Je  cherchais  donc  .'i  mou- 
J  vrjr  passage  à  travers  la  cavalcade ,  mais  le  che^ 


—  98 


min  restait  toujours  fermé,  et  pas  un  des  cava- 
liers ne  se  dérangeait  ;  je  m'aperçus  au  contraire 
que  ces  messieurs  se  moquaient  de  mon  impa- 
tience et  qu'ils  avaient  envie  de  se  jouer  de  moi. 
A  la  "tin je  perdis   patience;   mon    cheval,  qui 
<tait  fougueux  et  que  j'avais  eu  de  la  peine  à  re- 
tenir jusque-là,  passa  rapidement  au  liord  du 
chemin  sur  des  las  de  pierres  destinées  h  l'entre- 
tien des  routes.  Aucun  des  cavaliers  n'avait  eu 
l'air  de  prendre  garde  au  bruit  des  pas  de  mon 
cheval  sur  les  pierres;  toutefois,  en  passant  rapi- 
dement, je  touchai   un  de  ces  messieurs,  je  ne 
sais  si  ce  fut  lord  Byron,  et  la  secousse  lui  lit 
tomber  son  chapeau.  Je   continuai  ma  route, 
lorsque  tout  à  coup  le  courrier  de  lord  Byron, 
lançant  son  cheval,  me  louche  h  dessein  assez 
fortement  la  jambe  ;  je  feignis  de  ne  pas  com- 
prendre son  intention  et  je  ne  dis  mot. 

))  Un  instant  après,  toute  la  cavalcade  m'en- 
tourait ;  ces  messieurs  me  demandent  raison  de 
l'insulte  qu'ils  ont  reçue,  disent-ils;  lord  Byron 
et  un  colonel  à  grosses  moustaches  me  donnent 
leurs  cartes  et  me  demandent  la  mienne;  je 
réponds  que  je  n'ai  pas  de  carie,  que  je  m'appelle 
Masi,  sergent-major  à  la  compagnie  de  chasseurs 
à  cheval,  et  que  je  n'ai  jamais  reculé  devant  un 
duel.  Mais  lord  Byron  et  le  colonel  s'obstinaient 
à  vouloir  ma  carte  ou  au  moins  mon  nom  par 
écrit  ;  moi  je  répondais  toujours  que  je  m'appe- 
lais Masi  et  que  cela  devait  suffire.  J'avais  trente 
ansalors,  j'étais  vigoureux  et  je  n'avais  pas  peur. 
Tout  à  coup  un  des  cavaliers  me  donne  un  coup 
de  cravache  qui  m'atteignit  à  peine,  mais  le 
coup  était  donné  et  l'injure  était  faite;  mon 
sang  bouillonnait;  je  tirai  mon  sabre,  et  à  coups 
de  plat  de  sabre  je  les  démontai  tons,  tant  qu'ils 
étaient.  Cet  hotnme-tà  est  un  diable,  disaient 
les  Anglais  déconcertés.  Une  dame  qui  était  en 
voiture,  et  qui  avait  l'air  de  connaître  ces  mes- 
sieurs (c'était  madame  Guiccioli),  en  voyant  lord 
Byron  démonté,  s'écriait  :  Ciel!  ayez  pitié  de 
noiisl 

»  J'entrai  dans  la  ville  ;  je  prévins  les  gardes 
de  la  porte  A' Aile  Piagge  et  leur  lis  dresser  pro- 
cès-verbal. Tandis  que  je  m'avançais  seul  sur 
le  quai  de  l'Arno,  on  vient  me  prévenir  que  mes 
jours  sont  en  danger  ;  on  m'engage  à  ne  pas 
suivre  le  quai,  mais  à  passer  sur  le  pont  voisin 
de  la  [)orte  A' Aile  Piagge.  Je  n'écoutai  point  ce 
qu'on  me  disait  et  je  poursui\is  ma  marche  vers 
le  palais  Lanfrane,  ignorant  que  c'était  là  l'habi- 
tation de  lord  Byron.  Soudain  plusieurs  Anglais 
m'entourent;  je  leur  fais  croire  d'abord  que  j'ai 
une  paire  de  pistolets  à  ma  selle;  je  feins  d'y 
porter  la  main  et  je  menace  de  brûler  la  cerv»-lle 
du  premier  qui  s'approchera.  Cette  ruse  produit 
d'abord  son  effet.  Peu  de  temps  après,  un  Anglais 
se  précipite  vers  moi  avec  un  pistolet,  mais  je 
l'enlace  dans  mes  bras  et  je  l'empêche  de  lâcher 
son  coup.  Pendant  ce  temps  la  ville  était  en 
mouvement;  la  population  de  Pise  s'ameutait 
Tcrs  le  palais  Lanfrane;  au  milieu  du  désordre, 
un  homme  sorti  du  palais  de  lord  Byron  me 
perça  le  côté  avec  une  canne  à  dard  à  deux 
tranchans  ;  je  ne  vis  point  cet  homme,  et  dans 
mon  trouble  et  dans  la  situation  violente  ofi 
j'étais  alors,  je  ne  fus  en  (|uelque  sorte  averti  du 
coup  que  par  le  sang  ipii  coulait.  On  m'emporta 
à  l'hôpital  \i'.  plus  voisin  ;  le  cliirurgicn  Vacca,  que 
pou»  avons  perdu  depuis,  dont  vous   avez  pu 


voir  le  tombeau  au  Campo  Santo,  fut  appelé  ;  il 
déclara  la  blessure  mortelle  et  annonça  qu'il  me 
restait  à  peine  vingt-  quatre  heures  de  vie. 

»  Le  lendemain,  lord    Byron  m'envoya   son 
chirurgien  et  cent  louis  en  or,  me  faisant  dire 
qu'il  déplorait  ce  malheur  et  qu'il   ignorait  le 
meurtrier.  Je  ne  voulus  pas  voir  le  chirurgien 
anglais  et  je  renvoyai  h  lord  Byron  son  or;  je  lui 
répondis  que  je  n'avais  pas  besoin  de  ses  se- 
cours et  que  ma  solde  me  suffisait  :  je  répondis 
aussi  que  si  je  ne  mourais  pas  de  la  blessure, 
j'irais  lui  en  demander  raison  ;  et  que  si  je  mou- 
rais, d'autres  me  vengeraient.  Lord  Byron  disait 
qu'il  ne  savait  pas  celui  qui    m'avait   percé  le 
Hanc  ;  il  l'ignorait  peut-être,  mais  c'était  pour- 
tant un  homme  de  sa  maison.  Je  vous  ai  dit  que 
la  ville  de   Pise  avait  été  en   mouvement,  cela 
devint  en  effet  une  grande  affaire  ;  les  étudians 
s'étaient  rassemblés  et  voulaient    chercher  le 
coupable  ;  le  commandant   de  Pise  eut  beau- 
coup de  peine  à  contenir  la  compagnie  de  chas- 
seurs qui  voulait  venger  son  sergent.  Le  gouver- 
neur de  Pise  mit  en  prison  tous   les  serviteurs 
de  lord  Byron,  et  signifia  à  tous  ses  compagnons 
l'ordre  de  quitter  la  ville  ;  il  accordait  à  Byron 
un  délai.  Ma  convalescence  fut    bien  longue, 
mais,  comme  vous  voyez,  je  ne  suis  pas  mort, 
malgré  l'arrêt  du  célèbre  Vacca  ;  toutefois  mon 
malheur  a  été  grand,  car  ma  carrière  militaire 
s'est  trouvée  interrompue,  et  je  suis  père  de 
famille.  Le  grand -duc  de  Toscane,  qui  m'a  fait 
plusieurs  fois  raconter  celte  aventure,  est  venu 
à  mon  secours  par  une  pension  de  cinquante 
francs  par  mois.  Souvent  aussi  des  voyageurs 
anglais  veulent  que  je  leur  raconte  tout  cela; 
ils  me  disent  qu'on  parle  plusde  moi- à  Londres 
qu'on  ne  parle  du  Saint  Père  à  Rome.  » 

Pendant  que  Masi  nous  redisait  cette  histoire, 
sa  physionomies'animait;  toutes  les  impressions 
de  ces  momens-là  ,  déjà  si  lointains  ,  se  pei- 
gnaient dans  ses  yeux  ;  de  temps  en  temps  il  es- 
suyait des  larmes.  J'ai  remarqué  que  pas  une 
parole  amère  contre  lord  Byron  n'est  sortie  de  la 
bouche  du  pauvre  sergent.  «  Mon  portrait  a  couru 
à  Londres,  nous  a  dit  Masi,  et  voici  comment  il 
a  été  fait.  Deux  ans  après  mon  malheur,  je  m'é- 
tais fait  marchand  de  tabac;  un  jour  un  Anglais 
entre  dans  ma  boutique  et  achète  un  paquet  de 
eigai'es;  il  paie  le  paquet ,  mais  il  désire  le  lais- 
ser chez  moi  et  se  réserve  de  venir  prendre  les 
cigares  l'un  après  l'autre,  à  mesure  qu'il  en  aura 
besoin.  Cha(pie  fois  que  cet  Anglais  entrait  dans 
ma  boulique,  il  me  regardait  avec  une  attention 
extraordinaire.  Le  paciuet  de  cigares  tirait  à  sa 
fin,  lorsqu'on  vint  m'annoncer  qu'on  avait  fait 
mon  portrait  et  iju'il  était  fort  ressemblant.»  Au 
rapport  de  Masi,  les  serviteurs  de  lord  Byron 
fuient  mis  en  liberté  sans  qu'on  eût  pu  décou- 
vrir le  nom  du  meurtrier  ;  ce  nom  est  resté  un 
myslèi'e.  On  a  insinué  que  Masi  pouvait  liien 
avoir  éié  frappé  par  l'ordre  de  lord  Byron.  INous 
pensons  (pic  cette  insinuation  est  une  des  nom- 
breuses calomnies  dont  on  a  chargé  la  mémoire 
du  poète,  (jui  malheureusement  ne  fut  pas  tou- 
jours sans  reproche.  Les  torts  de  Byron  dans 
cette  affaire  peuvent  se  réduire  à  ceux  qui  ré- 
sultent du  récit  simple  et  vrai  du  sergent  toscan. 
Le  funeste  accident  du  21  mars  avait  changé 
la  vie  de  lord  Byron  à  Pise  ;  ses  compagnons 
étaient  dispei*sés  ;  il  restait  seul  et  sous  le  coup 


de  la  malveillance  publique.  On  comprend  le 
désir  qu'il  eut  de  s'éloigner  pour  quelque  temps 
de  la  ville  où  souffrait  un  homme  frappé  par  un 
des  siens.  Byron  alla  passer  plusieurs  semaines 
dans  le  voisinage  de  Livourne,  à  Monleriero  ;  il 
occupait  une  villa  appelée  Casa  Rossa,  et  retrou- 
vait là  son  jeune  ami  Gamba,  frère  de  madame 
Guiccioli.  Ses  jours  étaient  tristes  à  Monlenero  j 
privé  de  sa  chère  Ada,  il  s'était  attaché  à  une  fille 
naturelle  nommée  Allegra,etla  regardait  comme 
l'espoir  de  son  cœur,  comme  la  consolation  de 
sa  vie;  or,  celte  pauvre  petite  créature,  qui  oc- 
cupait tant  de  place  dans  l'àme  de  Byron  ,  ne 
devait  qu'apparaître  sur  la  terre  ;  elle  mourut  à 
Bagnacavallo  ,  le  22  avril,  ùgée  de  cinq  ans  et 
trois  mois.  Vous  eussiez  dit  qu'Allegra  était 
montée  au  ciel  pour  demander  d'avance  à  Dieu 
le  pardon  de  son  père.  Les  restes  d'AUegra  fu- 
rent portés  et  ensevelis  en  Angleterre,  avec  une 
inscription  où  le  poète  disait:  J'irai  à  elle, 
mais  elle  ne  reviendra  point  à  moi  (Atidro  à 
lei,  ma  ella  non  ritornera  a  me). 

De  nouvelles  affaires  qu'il  est  inutile  de  rap- 
porter amenèrent  une  décision  sévère  contre  le 
jeune  Gamba;  il  lui  fut  ordonné  de  quitter  la 
Toscane  sous  trois  jours.  Le  gouvernement  avait 
espéré  que  Byron  suivrait  son  ami ,  mais  celui- 
ci  laissa  partir  Gamba  pour  Gènes  et  revint  à 
Pise.  Le  poète  songeait  pourtant  à  quitter  les 
bords  de  l'Arno,  la  Toscane  n'avait  plus  pour 
lui  ni  repos  ni  charme  ;  mais  vers  quel  pays  de  la 
terre  devait-il  porter  ses  pas  ?  Sur  quel  rivage 
devait-il  chercher  un  asile  ?  11  l'ignorait.  Un 
beau  rayon  de  gloire  s'attachait  à  son  nom  en 
Europe  ,  mais  la  malédiction,  la  haine  s'y  atta- 
chaient aussi.  Pendant  que  Byron  abandonnait 
son  esprit  à  toutes  les  incertitudes  de  l'avenir, 
de  tristes  nouvelles  lui  arrivèrent;  le  8  juillet , 
ses  amis  Shelley  et  William-Smith,  traversant 
avec  une  barque  le  golfe  de  Spezzia,  avaient  été 
surpris  par  un  violent  coup  de  vent  et  avaient 
terminé  misérablement  leur  vie  sous  les  flots. 
Cène  fut  qu'après  quinze  jours  de  recherches 
vaincs  qu'on  trouva  les  deux  cadavres  rejetés 
sur  la  rive,  à  quatre  milles  l'un  de  l'autre.  Shel- 
ley n'avait  que  vingt-neuf  ans;  ses  compositions 
intitulées  :  l'Esprit  de  la  Solitude,  Béatri.v 
rf/(CJ,  révélaient  de  hautes  facultés  poétiques. 
Ce  malheureux  était  athée  ou  du  moins  se  van- 
tait de  l'être:  mais  dans  ses  compositions  Shel- 
ley n'a  pu  échapper  à  Dieu,  il  s'y  montre  reli- 
gieux et  mélancolique.  Son  âme  valait  mieux 
que  son  esprit. 

Après  en  avoir  obtenu  l'autorisation  des  gou- 
vernemens  de  Toscane  et  de  Lucques,  Byron 
s'occupa  d'honorer  les  dépouilles  des  deux  amis; 
Il  se  rendit  au  bord  de  la  mer,  entre  Bocea  di 
Ferchioet  Viareggio,  petit  port  du  duché  de 
Lucques,  où  deux  bûchers  furent  construits 
pour  brûler  les  cadavres  dont  on  voulait  trans- 
porter les  cendres.  Ces  funèbres  cérémonies  du- 
rèrent deux  jours  :  le  premier  jour  on  brûla  le 
corps  de  William,  le  second,  le  corps  de  Shel- 
ley. Trelawney  avait  particulièrement  aidé  Byron 
dans  l'accomplissement  de  cette  œuvre  d'un  si 
étrange  caractère.  Depuis  les  siècles  lointains  de 
l'Etrurie  et  les  vieux  temps  de  la  domination 
romaine,  rien  de  semblable  ne  s'était  vu  dans  ce 
pays  de  Toscane.  Une  tellescène,  qui  rappelle  si 
complètement  les  mœurs   de  l'Enéide,  était 


—  99  — 


bien  ili{jne  de  Bjron.  Si  j'élais  peintre,  je  trou- 
verais un  grand  sujet  de  tableau  dans  le  specla- 
clc  de  ces  Inlchers  dressés  sur  la  plage  solitaire, 
dans  le  speclarle  de  la  mer  de  Toscane]  mêlant 
le  bruit  de  ses  Ilots  au  long  pétillement  du  sapin 
embrasé,  et  dans  l'imposante  perspective  des 
Apennins  de  l'autre  côté  de  l'horizon.  IJyron  et 
ses  conii)agnons,  debout  cl  tristement  immobiles 
sous  les  ardeurs  d'un  ciel  d'été,  animeraient  ce 
sévère  tableau. Les  cendres  de  Shelley  tinrent  tran 
sportées  à  Rome  dans  le  cimetière  protestant, 
auprès  du  tombeau  d'un  enfant  ((u'il  avait  perdu 
en  Italie.  Les  cendres  de  William  furent  tran- 
sportées en  Angleterre.  Cespoélicjucs  bonneurs, 
rendus  à  la  mémoire  des  deux  amis,  lurent  pour 
ainsi  dire  les  adieux  de  Byron  à  la  Toscane.  Deux 
mois  après,  il  était  établi  à  Gènes  dans  le  palais 
Albaro.  C'est  V\  qu'il  demeura  jusqu'à  l'époque 
de  son  départ  pour  la  Grèce,  où  la  mort  l'atten- 
dait. 

On  peut  regarder  le  séjour  à  Pise  comme  le 
temps  des  dernières  joies,  des  dernières  inspira- 
tions de  lord  Hyron  ;  c'est  la  dernière  bonne 
page  de  sa  vie  d'Europe.  La  Toscane  vit  aussi 
commencer,  pour  le  poète,  cette  série  d'accidens 
et  de  misères  qui  achevèrent  d'assombrir  l'ho- 
rizon de  ses  jours.  Les  mois  passés  à  Gènes,  et 
qui  /)récédèrenl  le  départ  pour  les  contrées  hel- 
léniques, furent  des  temps  d'agitation  et  d'an- 
goisses, quoique  mêlés  à  je  ne  sais  quel  passe- 
temps  d'amour.  Byron  était  fatigué  de  son  des- 
tin; l'Occident  n'avait  plus  rien  à  lui  offrir; 
pressé  d'en  finir  avec  l'Europe,  il  hésitait  entre 
l'Amérique  et  la  Grèce;  il  se  décida  pour  la 
Grèce  parce  qu'il  y  avait  de  ce  côté-là  quelque 
bruit  de  gloire.  11  y  eut  du  désespoir  dans  son 
aventureux  pèlerinage  ;  Byron  quitta  l'Europe 
à  peu  près  comme  on  déserte  la  vie  aux  mauvais 
jours. 

Je  n'ai  pasl'intenlion  de  faire  ici  des  discours  sur 
lord  Byron,  qu'on  a  tant  de  fois  jugé;  j'ai  trouvé 
son  souvenir  à  Pise  comme  je  l'avais  trouvé  à 
Athènesetaux  lieuxbords  de  l'Hellespont,  et  j'ai 
demandé  aux  où  je  suis  ce  qu'ils  savaient  de  cet 
homme  (jui  a  passé  comme  un  météore  sur  notre 
génération  :  il  y  a  des  renommées  qui  ontle  pri- 
vilège de  vous  saisir  le  cœur.  Nous  avons  eu  des 
gens  qui  avaient  la  prétention  de  continuer  By- 
ron ;  ceux-là  ressemblent  aux  gens  qui  veulent 
continuer  Bonaparte  ;  de  pareils  destins  n'ont 
point  d'héritiers.  Ces  hommes  se  lèvent  sans 
qu'on  les  attende,  passent  sur  notre  ciel  au  bruit 
de  l'enthousiasme  et  de  la  haine,  et  puis  tom- 
bent dans  l'histoire;  la  page  qu'ils  ont  remplie 
ne  se  tourne  pas.  Byron  a  beaucoup  maudit 
parce  qu'il  a  beaucoup  souffert.  Il  a  été  l'ex- 
pression d'un  temps  où  la  douleur,  oubliant  les 
destinées  futures  de  l'homme,  aurait  voulu  tout 
refaire  on  tout  briser. 

Les  vers  de  l'iyrou  ne  mourront  point  ;  ils  sont 
chargés  d'apprendre  à  la  postérité  tout  ce  (lu'on 
souffre  quand  on  ne  croit  pas.  Les  chants  du 
poète  anglais  retentissent  trop  souvent  comme 
les  harmonies  de  l'abime,  et  v<uis  diriez  que  sa 
muse  habite  le  Tartare,  ce  sondireTarlareqne 
nous  a  peint  son  compatriote  Milton.  C'est  alors 
«,ue  Byron  se  montre  à  nous  connue  l'interprète 
du  mauvais  côté  du  civnr  de  l'homme.  iVlais  il  en 
a  connu  aussi  le  côté  élevé,  le  côlé  généreux,  et 
voilà  pourquoi  de  nobles  àmcs  se  sont  attachées 


à  lui,  voilà  pourquoi  il  a  inspiré  un  tendre  inté- 
rêt aux  cœurs  les  plus  purs.  On  a  cité  de  jeunes 
femmes  (|ui,  menacées  d'un  précoce  trépas,  ne 
voulaient  pas  sortir  du  monde  sans  remercier 
le  poète  des  consolations  qu'elles  en  avaient  re- 
çues. 

La  prière  trouvée  dans  l'Album  de  la  jeune  de 
Sommerset  après  sa  mort,  n'est-elle  pas  un  tou- 
chant et  honorable  souvenir  dans  la  vie  de  By- 
ron ?  Celte  pieuse  femme ,  émue  du  sort  du 
poète  ,  appelait  ariiemment  sur  lui  la  divine 
miséricorde.  Touché  d'une  telle  prière,  Byron 
écrivait  que  cette  intercession  de  l'angélique 
femme  pour  son  salut  dans  la  vie  à  venir,  il  ne 
l'échangerait  pas  contre  les  gloires  d'Homère  , 
de  César  et  de  Napoléon  ,  si  toutes  ces  gloires 
pouvaient  se  réunir  sur  une  seule  tête. 

POUJOULAT. 


X  (Le  fragment  que  l'on  va  lire  est  emprunté  à 
Toutpourde  ror{\),  nouveau  roman  de  JI.  Hip- 
polyle  Anger.  Ce  livre  a  un  grand  mérite  de  style 
et  l'action  en  est  bien  conduite;  mais  nous  ne 
donnerons  pas  des  éloges  sans  restriction  à  la 
portée  morale  de  l'idée  qui  y  domine  :  comme 
l'indique  le  titre,  c'est  l'amour  de  l'or,  l'ambi- 
tion de  la  richesse,  celte  fièvre  qui  dévore  l'é- 
pocjue  actuelle,  que  le  romancier  a  voulu  stig- 
matiser; jusqu'ici  rien  de  mieux.  Par  malheur, 
tous  les  personnages,  moins  un,  de  l'ouvrage  de 
M.  Auger,  sont  en  proie  à  celte  même  soif  de 
l'argent,  et  commellent  à  l'envi  des  bassesses  et 
des  crimes  pour  arriver  à  leurs  fins.  Or,  si  c'est 
là  une  peinture  de  mœurs,  elle  est  exagérée, 
fausse  par  conséquent.  Nous  croyons  qu'en  fait 
de  mœurs  et  de  morale,  il  faut  s'attaquer  non 
pas  à  l'exception,  mais  à  la  généralité,  et  qu'un 
hideux  tableau  ne  saurait  jamais  être  une  leçon 
pour  personne. —  Ce  qui  suit  est  le  preraiercha- 
pitre  du  roman.) 

Au  troisième  étage  d'une  maison  de  l,i  rue 
Saint-Hyacinthe ,  dans  un  petit  appartement 
composé  de  deux  chambres  d'étudians  ,  vivait 
Charles  Géraril  :  les  voisins  n'avaient  jamais  eu 
à  se  plaindre  de  lui;  pas  de  bruit,  une  régula- 
rité de  vie  peu  ordinaire  chez  les  jeunes  habi- 
lans  du  (|uarticr,  des  nurursdoiu'cs  et  polies; 
tout  ce  i|ui  nispire  la  confiance,  rien  de  ce  qui 
autorise  les  oisifs  à  s'immiscer  dans  lesalîaires 
d'aulrui,  à  prendre  des  informations  indiscrètes. 
Aussi  la  jeune  femme  qui  partageait  la  modeste 
fortune  de  l'étudiant  était-elle  appelée  par  la 
portière  de  la  maison,  et  à  son  exemple  par  tous 
les  locataires,  madame  Gérard ,  sans  qu'on 
songeftt  le  moins  du  monde  à  savoir  si  les  é,iou\ 
élaicnl  de  ceux  dont  parle  le  [locie ,  qui  jwur 
se  panser  du  dirorce  se  sont  passés  du  curé. 
L'ordre  et  l'économie  réijnaient  tlans  leur  de- 
meure. Charles  étail  studic\ix,  Marianne  était 
laborieuse,  le  bonheur  les  liait  :  tout  allait  bien 
pour  eux. 


i      (t)  2  voli  iD-8)  chet  Ambroise  Dupon  t,  rue  Vivicime,  7. 


Un  jour  quatre  amis  étaient  assis  à  la  table  de 
Gérard ,  et  la  jeune  femme  ne  présidait  pas  un 
déjeuner  splendide  ,  pour  le  pays.  Marianne 
était  donc  une  de  ces  créatures  dévouées  qui 
consacrent  leur  existence  à  celui  qu'elles  aiment, 
qui  trouvent  dans  leur  cœur  la  force  de  sup- 
porter une  vie  sans  considération  ,  san»  protec- 
tion, en  butte  h  tous  les  caprices  d'un  jeune  fou, 
esclave  de  ses  plaisirs,  veillant  ])onr  ses  besoins, 
oubliant  les  peines  ,  les  fatigues  sous  un  sourire 
du  despote,  heureuse  et  fière  de  le  voir  répondre 
à  ses  caresses.  Seulement  le  caractère  de  Charles 
Gérard  rendait  le  sort  de  Marianne  moins  à 
plaindre  ;  l'étudiant  était  doux,  modeste,  satis- 
fait de  sa  .situation,  et  la  grisette  n'exigeait  ja- 
mais les  [daisirs  de  la  guinguette  ou  du  théàlre. 
D'ailleurs  Charles  et  Marianne  étaient  trop  bien 
unis  pour  vouloir  ce  qui  aurait  pu  les  distraire 
de  leur  félicité.  H  fallait  donc  une  circonstance 
bien  importante  pour  (ju'ils  consentissent  à  se 
séparer,  ne  fut-ce  qu'une  matinée. 

Cette  circonstance  n'avait  cependant  rien  qui 
lesobligeàt  à  changer  leurs  heureuses  habitudes, 
Gérard  venait  de  passer  sa  thèse,  il  était  reçu 
docteur  en  droit,  il  avait  été  félicité  par  ses 
meilleurs  camarades,  et,  dans  sa  joie,  il  avait 
voulu  les  réunir,  et  se  reposer,  dans  un  joyeu.K 
repas,  de  la  vie  pénible  de  travaux,  de  veilles  et 
de  soucis  ,  avant  de  s'élancer  vers  l'avenir,  tout 
riant  d'espéraces. 

Cette  petite  débauche  avait ,  comme  on  le 
voit,  son  beau  côté  :  il  n'y  a  que  le  méchant  qui 
ne  sache  pas  faire  quelquefois  une  folie.  Le 
bon  cœur  de  Charles  n'avait  pas  prévu  que  Ma- 
rianne ne  pouvait  pas  assister  à  ce  festin,  bien 
que  ses  amis  connussent  leur  intimité;  mais 
prudente,  léservéc,  elle  s'était  refusée  à  paraî- 
tre ,  non  pas  ,  disait-elle,  parce  que  ces  mes- 
sieurs étaient  au  dessus  d'ellepar  leursiluation, 
mais  parce  qu'elle  ne  voulait  pas  que  sa  pré- 
sence mit  obstacle  à  leur  gaiié.  —  Ils  m'embar- 
rasseraient ou  je  les  gênerais  ,  ajoutait-elle,  il 
est  plus  sage  de  ne  pas  être  là.  —  Gérard  à 
cette  observation  avait  éprouvé,  au  fond  du  cœur, 
une  atteinte  de  regret;  mais  en  la  voyant  pré- 
parer de  si  bon  cœur,  avec  tant  de  zèle  et  de 
soins  ,  le  repas  qu'elle  n'allait  pas  embellir,  il 
se  consola  par  la  pensée  qu'un  semblable  dé- 
voùmenl  l'unissait  encore  plus  étroitement  à 
elle. 

Ils  étaient  donc  cinq  autour  dune  table  char- 
gée de  mets  et  de  vins.  Gérard  avait  fait  grande- 
ment les  choses,  toujours  relativement  parlant  : 
le  vin  de  Champagne  pétillait  dans  les  verres, 
on  s'échauffait  à  parler,  et  l'observateur  calme 
et  froid  aurait  saisi  dans  leur  conversation  des 
traits  distincts  de  caractère,  comme  le  peintre 
eût  tracé  des  portraits  variés. 

Les  quatre  convives  de  Gérard,  à  peu  prt\5  du 
même  âge  ,  s'étaient  liés  avec  lui  et  entre  eus 
sur  les  bancs  de  l'école .  en  assistant  aux  cours  , 
et  comme  on.sc  lie  d'ordinairedans  le  pays  latin, 
sans  trop  savoir  (|ui  l'on  est,  par  la  raison  qu'on 
n'est  rien  encore.  Cependant  la  fortune  et  la 
position  d'un  père  se  reflètent  sur  l'éludianl  par 
le  langage  ,  par  les  habitudes .  par  la  tenue .  par 
le  C(isiiimc,  comme  elles  sauront  bientôt  lui 
ouvrir  une  cu-rière,  lui  faciliter  tous  les  moieus 
d'arriver  où  tendent  ses  vaux  cl  vaincre  tous  les 
obstacles,  ïk  commencer  par  la  conscription, 


^  100  — 


car,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  île  charges  que  pour  les 
pauvres. 

Contran  ,  dont  le  père  jolipiait  au  titre  de 
liaron  cent  ciiiqunnle  mille  francs  de  rente  , 
assis  gaimenl  à  la  talilc  du  pauvre  Gérard,  était 
loin  de  se  douter  ((u'il  fût  né  pour  quelque  fa- 
veur, avant  qu'il  put  la  mériter.  Mais  l'avarice 
du  baron  de  La  Roche  retenait  son  lîls  dans  une 
situation  favorable  à  l'élude  du  droit,  obliga- 
toire aujourd'hui,  et  le  monde  ne  lui  avait  pas 
enseigné  par  les  nnturs  ce  droit  du  plus  riche, 
qui  est  maintenant  le  droit  du  plus  fort.  Con- 
tran, beau  garçon,  bon  garçon,  se  trouvait  sans 
scrupule  au  déjeuner  de  son  ami  Gérard ,  car  le 
déjeuner  était  bien  servi,  et  les  sympathies  de 
l'adolescence  y  conservaient  toutes  leurs  illu- 
sions. 

A  côté  de  lui,  se  trouvait  Frédéric,  élève  en 
médecine:  c'était  un  de  ces  esprits  pMes,  qui 
prennent  au  frottement  toutes  les  nuances;  il 
pouvait  faire  une  chose  aussi  mal  qu'une  autre, 
plaider  ou  donner  des  ordonnances.  La  froideur 
de  son  intelligence  lui  valait  une  sorte  d'aplomb 
qui  ne  laissait  pas  de  faire  des  dupes;  il  avait 
l'apparence  de  ce  qu'on  appelle  un  homme  de 
poids  ,  formule  destinée  à  déguiser  l'homme 
lourd  ;  et,  comprenant  à  merveille  la  thérapeu- 
tique, il  en  appliquait  les  moyens  à  ses  rela- 
tions sociales;  sa  théorie  était  de  traiter  ses 
amis  d'après  ses  propres  besoins.  Faux  sans  le 
savoir ,  perfide  sans  le  vouloir ,  son  langage 
avait  la  double  faculté  de  calmer  par  la  forme, 
et  dirriler  par  le  fond.  Avec  lui  le  baume  en- 
venimait la  plaie,  les  antiphlogistiques  redou- 
blaient l'ardeur  fébrile;  appliquant  à  sa  con- 
duite les  diverses  doctrines  étudiées  à  l'école, 
les  poisons  y  jouaient  un  grand  rôle,  d'après  le 
système  homœopathique  similia  similibus ,  et 
son  visage  impassible  le  servait  d'ailleurs  admi- 
rablement pour  tout  ce  qu'il  voulait  entrepren- 
dre. 

Emilien,  autre  convive,  était  un  de  ces  jeunes 
gens  dont  la  beauté  frappe  \x  la  première  vue; 
réunissant  ,  comme  les  statues  d'Antinolls ,  la 
grâce  et  la  force  ,  il  était  magnifique  à  montrer  : 
malhenreusemenl  le  beau  front  du  jeune  homme 
prétendait  à  la  pensée  ,  sa  belle  bouche  à  la  pa- 
role spirituelle  ;  il  tenait  une  plume  entre  ses 
doigts  effilés,  avec  la  conviction  la  plus  jho- 
fonde  qu'elle  écrivait  des  vers.  Cependant ,  la 
vérité  oblige  à  le  dire,  il  n'était  (las  parfaitement 
absurde,  il  avait  le  secret  bien  rare  de  rester 
dans  les  limites  du  supportable,  et  la  personne 
perçait  toujours  un  peu  dans  ses  jjaroles,  comme 
cllese  reilélaitsur  ses  écrits. 

Mais  à  la  place  d'honneur  brillait  Eugène, 
l'homine  capable  de  la  réunion  :  l'esprit,  l'au- 
dace, une  sorte  de  logi(|ue  imagiée  donnaient  à 
sa  faconde  l'enlrainement  et  la  verve  d'une  im- 
provisation de  tribune;  il  semlilait  qu'il  parh'it 
sanscesseà  des  masses;  jusqu'au  bonjoui',  tout 
j)renaitdan!  sa  Ijoiiche  une  emphase  de  rhétori- 
que, une  ah'eclatioii  de  style,  un  coloris  de  iilii- 
losoiihic,  (juil  soutenait  avec  une  inlrépiilité 
foudroyante  et  capable  de  confondre  l'intention 
la  |dus  déterminée  de  le  surprendre  en  défaut. 
Sa  prodigieuse  mémoire  fom-nissait  à  tous  les 
textes,  comme  elle  venait  de  tous  les  textes;  il 
parlait  pour  et  contre  un  même  sujet  avec  une 
çonviclion  digne  de  notre  époque  ;  rareiucnt  em- 


barrassé, le  moyen  ne  lui  manquait  jamais  pour 
une  péroraison  hors  de  propos  ;  se  pavoisant  de 
citations  grecques  et  latines,  il  s'étayait  surtout 
des  Allemands,  des  Ecossais;  Kant  etDugald  Ste- 
wart  paraissaient  tout  à  coup  dans  les  passe- 
passes  de  sa  métaphysique  et  sous  les  gobelets 
de  son  éloquence.  Puis,  raisonnant  à  la  façon  de 
Sganarelle,  il  concluait,  après  un  débordement 
de  mots,  par  une  explication  digne  du  Médecin 
malgrélui:  les  humeurs  peccantes,  comme 
qui  dirait...  peccanles;  A  argumentait  delà 
même  manière  :  Dieu,  messieurs,  c'est  Dieu, 
nous  tenons  Dieu  :  l'âme,  messieurs,  c'est  l'âme, 
nous  tenons  l'âme,  etc.,  etc. 

Eugène  était  plus  âgé  que  ses  amis;  un  em- 
bonpoint précoce  menaçait  son  corps  d'étrebien- 
tôt  aussi  hideux  que  son  âme.  Capable  des  plus 
grands  excès,  parcourant  toutes  les  routes,  il 
résumait  en  lui  le  satyre  de  l'antiquité,  le  satan 
et  le  clerc  sans  frein  du  moyen-âge,  et  le  luthé- 
rien hypocrite  de  nos  jours,  sous  le  masque  d'af- 
fectation et  de  coquetterie  d'un  élégant  de  Paris. 
Son  regard  de  boue  étinselait  dans  les  chairs 
informes  de  son  visage  ;  c'était  son  seul  rapport 
avec  Mirabeau,  qu'il  aspirait  à  reproduire;  mais 
le  marquis  coramençaitla  révolution,  et  le  jeune 
plébéien,  ne  s'en  tenant  pas  ans  mœurs  de  1790, 
aurait  voulu  la  terminer,  lui,  en  imitant  Barras. 
Positif,  sensuel,  souple,  la  réhabilitation  de  la 
matière,  préchée  par  le  saint-simonisme,  l'au- 
rait rendu  infailliblement  pape  dans  la  nouvelle 
religion,  si  elle  eiit  triomphé  en  police  correc- 
tionnelle. Du  reste,  habile  à  déguiser  ses  vices,  il 
les  rattachait  tousâ  une  qualité,  et  dans  l'exu- 
bérance de  la  bonne  opinion  qu'il  avait  de  lui- 
même,  le  moi  ne  lui  suffisait  plus,  il  se  person- 
nifiait sous  le  pronom  royal  et  collectif //ow*  ; 
aussi  disait-il  •  Pious  sommes  jeune,  nous  som- 
mes inielligentetfort,  l'avenir  est  à  nous,  tious 
aurons  le  pouvoir. 

Les  cinq  amis  étaient  donc  comme  on  l'est  à 
la  fin  d'un  déjeuner,  devisant  sous  l'influence 
du  vin  de  Champagne;  prévoyant  l'avenir  de 
leur  amphitryon,  avec  une  bonne  volonté  qui 
prenait  sa  source  dans  les  rêves  qu'ils  faisaient 
poiu-  eux-mêmes,  ils  formulaient  l'horoscope 
par  ce  dicton  banal  :  //  ira  loin  !  vive  Gérard  ! 
il  ira  loin  ! 

—  J'irai  loin,  réjiondit  Gérard;  cela  vous  est 
facile  à  dire,  mes  chers  amis...  Il  faut,  avant 
tout,  savoir  où  l'on  peut  aller.  Je  suis  sans  for- 
tune, sans  protecteurs;  je  viens  d'être  reçu  doc- 
teur, c'est  vrai;  mais  cet  avantage,  chacun  peut 
se  le  procurer  avec  une  centaine  d'écus,  de  la 
bonne  volonté,  un  peu  de  mémoire  et  quelques 
études...  On  ne  refuse  de  diplôme  à  personne. 
Tous  les  Français  sont  égaux  et  admissibles  à 
tous  les  emplois...  à  l'école  de  droit;  et,  malgré 
la  rigueur  des  examenset  desexaminateurs,  tous 
seront  docteurs  s'ils  le  veulent,  ni  plus  ni  moins 
que  le  malade  imaginaire.   Le  diijnus  est  in- 

//■«/■e  s'acquiert  en  payant  ses  inscriptions 

Alaissous  la  robe  et  le  bonnet,  messieurs,  on  se 
demande  bientôt,  comme  moi  dans  ce  moment  ; 
Que vais-je  faire  à  présent?  les  voies  sont  en- 
combrées, les  portes  sont  gardées...  et  il  faut  vi- 
vre... 

—  Tout  le  monde  vil,  s'écria  Eugène  dont  les 
fréquentes  libations  épaississaient  la  langue  et 
ralenlissaieut   la  fougue   ordinaire  :  tout   le  \ 


monde  vit,  quoique  tout  le  monde  ne  sache  pas 
vivre.  D'ailleurs  le  talent  se  fait  toujours  une 
place. 

—  Aujourd'hui  tout  le  monde  a  du  talent,  dit 
Gérard... 

—  Pas  comme  toi,  cher  ami,  pas  comme  loi... 
ton  vin  est  excellent...  laisse-moi  t'embrasser... 

—  Finis  donc,  Eugène,  dit  Emilien  en  repous- 
sant ses  caresses;  es-tu  ivre  au  point  de  mépren- 
dre pour  Gérard?... 

—  Ivre!  oii  que  non!  je  puis  vous  griser  tous 
avant  de  perdre  la  parole...  liuvons!...  Plus  de 
vin  !  conlinua-t-il  en  regardant  toutes  les  bou- 
teilles, plus  de  vin  de  Champagne  !...  Ah!  c'est 
mal,  c'est  bien  mal  !... 

—  Soyons  raisonnables,  dit  Frédéric  en  inter- 
posant son  autorité;  tu  crois  donc  qucGérarda 
ses  caves  pleines;  causons  tranquillement,  par- 
lons raison. 

— Oui,  oui  !  toujours  la  raison,  la  philosophie 
et  le  vin...  Emilien,  laisse-moi  t'embrasser...  il 
faut  que  j'embrasse  quelqu'un...  je  suis  philan- 
thrope après  boire. 

—  Soit,  dit  encore  Frédéric  avec  un  sourire 
moqueur,  mais  philos  veut  dire  ami,  et  le  pau- 
vre Emilien  te  rappelle  à  létymologie.   *' 

—  Nous  agitions  l'importante  question  de  no- 
tre avenir,  se  hâta  de  dire  Gérard  afin  de  diriger 
la  conversation  :  que  serons-nous  tous  cinq  ? 

—  Nous  serons  tous  avocats,  s'écria  Eugène. 

—  A  merveille  !  pour  l'honneur  de  voir  nos 
noms  inscrits  au  tableau  et  pour  plaider  d'office. 

—  Avec  de  l'éloquence,  on  figure  dans  un 
procès  politique,  on  fait  trembler  les  juges! 

—  Pour  faire  condamner  les  accusés. 

—  Qu'importe,  si  l'on  acquiert  une  réputa- 
tion... 

—  11  y  a  trop  d'avocats,  dit  Gontran. 

—  Eh  bien,  livrons-nous  tous  à  l'enseigne- 
ment, le  haut  enseignement Qu'en  dites- 
vous  ?  devenir  professeur,  avoir  une  chaire  de 
philosophie!... 

—  Elles  sont  toutes  occupées. 

—  On  en  créera  de  nouvelles  pour  nous  :  la 
philosophie  est  un  thème  si  beau,  si  large,  si 
commode,  on  fait  tout  ce  qu'on  veut  avec  la  phi- 
losophie :  on  fait  sa  réputation,  sa  fortune...  On 
devient  maître  des  requêtes,  conseiller  d'état, 
député,  ministre,  pair  de  France,  académicien. 

La  fumée  du  vin  de  Champagne  avait  cessé 
d'embrouiller  le  cerveau  d'Eugène;  à  sa  voix 
les  quatre  amis  hochaient  la  tête  comme  pour 
reconnaître  la  justesse  de  ses  paroles,  et,  la  par- 
lie  intellectuelle  reprenant  son  empire,  l'impa- 
tience dcsigiialer  sa  supériorité  lui  rendit  aus- 
sitôt l'énergie  de  son  raisonnement,  dégagé  cette 
fois  de  la  pompe  ridicule  de  sa  phraséologie  ac- 
coutumée, comme  pour  faire  mieux  sentir  la 
profonde  corruption  qui  était  innée  en  lui. 

—  Il  faut  de  l'or,  c'est  une  chose  convenue! 
Eh  bien,  mes  amis,  tout  pour  de  l'or,  telle  doit 
être  notre  devise  aujourd'hui.  Gontran,  c'est 
uneiicllect  bonne  chose  que  de  naitrefils  unique 
duniièremillionnaiie,  et  tu  as  sur  nous  unavan- 
tageimmense;  maisqu'esl-ce  que  cent  cinquante 
mille  francs  de  rente  quand  on  en  hérite?  le 
premier  écu  de  la  fortune  qu'on  doit  acquérir. 
En  fait  de  richesses,  troj)  n'est  pas  encore  assez, 
et  l'on  est  en  bon  chemin  d'avoir  vingt  millions 
quand  on  en  possède  trois.  Ne  l'endors  pas,  mqn 


—  101 


oher;  les  besoins  s"aiiGnientent  îi  mesure  qu'on  i 
parvient  a  les  satisfaire,  cl  récononiic  est  nne 
douleur  cuisante  pour  les  gens  qui  n'en  ont  pas 
d"autres.  11  n'y  a  pas  d'agent  de  cliange  qui  ne 
vous  laisse  en  arrière  avec  vos  pauvres  cent  cin- 
quante mille  francs  de  rente;  cinq  cent  mille 
francs  par  an  !  voilà  quelle  doit  dlve  ton  am- 
bition. 

—  J'y  ai  déjà  songé,  répondit  Contran. 

—  A  merveille!  — Frédéric,  tu  seras  médecin, 
loi;  c'est  une  position  admirable,  pour  qui  sait 
en  tirer  parti.  Le  médecin,  c'est  l'être  providen- 
tiel, le  lien  des  familles,  le  confesseur,  le  direc- 
leur;on  a  les  secrets  du  mari,  ceux  de  la  femme, 
ceux  du  fils,  ceux  de  la  fille  ;  on  ordonne,  on  in- 
fluence, on  conduit,  et,  en  s'y  prenant  bien,  on 
devient  nécessaire  à  tout  le  monde  à  son  propre 
profit.  11  n'y  a  pas  de  remède  universel,  dit  Fi- 
garo; c'est  une  règle  de  conduite  plus  qu'une 
excuse  :  enfin  l'homme  habile  qui  sait  tout, peut 
tout  ;  la  science,  c'est  de  l'or  en  barre. 

—  Avec  la  conscience,  répondit  Frédéric. 

—  Bon!  voilà  un  mot  qui  vaut  de  l'or  aussi. 
Tu  seras  le  docteur  le  plus  à  la  mode  de  toute  la 
Faculté  de  médecine.  —  Quant  à  loi,  Emilien, 
avec  les  avantages,  il  ne  s'agit  que  de  savoir  les 
mettre  en  œuvre  pour  avoir  autant  d'or  quil  y 
en  a  à  la  disposition  des  veuves  et  des  filles  ma- 
jeures. Les  mariages  de  convenance  deviennent 
l'élément  naturel  où  tu  peux  vivre.  Dans  cette 
carrière,  lout  ce  qui  est  plaisir  devient  profit  ;  il 
y  a  des  bizarreries,  mais  elles  rapportent,  et 
l'homme  habile,  Fhomme  souple,  tourne  les 
préjugés  qu'il  n"est  pas  assez  fort  pour  vaincre. 
D'ailleurs,  manquons-nous  de  mots  pour  tout 
colorer,  poiu-  tout  adoucir  ?  On  a  l'amitié,  on  a 
l'estime,  qu'onjette  à  la  face  des  indiscrets.  L'im- 
portant est  de  flatter  les  travers  en  s'y  prêtant; 
les  vices  sont  les  marchepieds  les  plus  solides  ; 
partout  où  il  s'en  trouve,  on  exploite  la  mine 
tant  qu'elle  donne;  puis  on  se  fait  ce  qu'on  veut 
être  par  vanité.  Les  chevaliers  à  la  mode  au- 
jourd'hui s'élèvent  aux  plushauls  emplois,  dans 
la  magistrature,  dans  la  finance,  dans  Farmée; 
les  maladroits  seuls  sont  ridés  avant  d'épouser  la 
fille  d'ime  ;Maî/rc*«<;  ou  d'un  mni;  seuls,  ils 
n'ont  pas  un  hôtel  et  des  chevaux  pour  se  repo- 
ser de  leurs  fatigues,  l'our  un  homme  comme 
toi,  Emilien,  tout  est  amour  dans  la  vie;  mais 
rien  pour  rien,  mon  gan-on.  La  richesse  est  la 
seule  excuse  delà  beauté. 

Le  conseil  fut  si  bien  accueilli ,  la  leçon  si 
parfaitement  comprise  ,  qu'Emilicn  ne  repoussa 
plusles  eudjrassades  du  docte  professeur. 

—  Quanta  notre  hôte,  continua  Eugène,  son 
éloquence,  sa  dialectique,  la  prompliludc  et 
l'intelligence  de  ses  investigations,  marquent  sa 
place  au  barreau,  dont  il  sera  l'aigle  et  Ihou- 
neur,  s'il  sait  comprendre  sou  devoir  selon  l'é- 
poque. Aujourd'hui  qui  sait  parler  règne.  La 
parole  se  vend,  la  parole  s'achète.  Qui  donne  sa 
parole  n'y  lient  pas.  Quand  on  sait  tout  ce  qu'on 
ne  doit  pas  faire,  on  arrive  facilement  à  faire  ce 
que  l'on  doit...  i>our  être  riche.  Il  y  a  mille  cir- 
constances dans  la  vie  où  la  science  du  mal  nous 
conduit  à  bien.  Le  bien,  mes  amis,  c'est  le 
profit.  Didi  mal  iicf/ui.s  ne  profile  pas  est  une 
vieille  erreur  détrùnée;  c'est  la  sagesse  des  sots 
tpii  fait  celle  des  gens  habiles.  L'avocat,  dit-on 
doit  avoir  une  conviction  profonde.  Qui  le  niel' 


il  doit  être  convaincu  d'une  chose  avant  toute 
autre,  c'est  qu'il  faut  être  riche. 

—  Tout  ce  que  tu  viens  de  dire,  répondit  Gé- 
rard, est  une  triste  vérité. 

— En  philosophie,  répliqua  vivement  Eugène, 
on  doit  d'aliord  constater  les  faits.  Tous  nos 
grands  avocats  sontiiches,  tous  gagnent  cent 
mille  francs  par  an  :  donc,  il  faut  gagner  cent 
mille  francs  par  an  pour  être  un  grand  avocat , 
et  c'est  la  plus  louable  des  ambitions  que  de  se 
poser  priinus  inter  pares,  comme  nous  le  di- 
sions au  collège. 

La  réplique  fut  vivement  applaudie  par  les 
quatre  amis. 

—  Mais  toi ,  lui  demandèrent-ils  ,  que  feras- 
tu  ?  que  seras-tu  ? 

—  Nous  ?  s'écria-t-il  après  une  pause ,  en 
frappant  son  front,  en  relevant  ses  yeux  sous 
ses  sourcils  froncés  au  point  de  n'en  laisser  voir 
que  le  blanc  ,  comme  s'il  eût  été  chercher  l'ave- 
nir dans  les  mystères  de  sa  pensée...  Nous  serons 
tout  ce  que  nous  voudrons  être...  D'abord  , 
n'aspirant  rien  moins  qu'au  pouvoir...  à  la  dic- 
tature... il  faut  un  point  de  départ  :  nous  pren- 
drons la  popularité. 

Un  éclat  de  rire  involontaire  vint  l'interrom- 
pre. 

—  Vous  riez ,  poursuivit-il  sans  se  troubler, 
enfaus  !  celui  qui  vient  de  vous  tracer  la  route 
dans  une  société  hérissée  d'obstacles,  celui  qui 
a  vu  clair  dans  le  chaos  des  intérêts  qui  se  heur- 
tent, des  velléités  sans  force  qui  s'enlrenuisent, 
ne  pourrait-il  rien  pour  lui-même  ?  Nous  avons 
soif  de  jouissances  ;  pour  les  assouvir,  il  nous 
faut  de  For,  beaucoup  dor,  des  complaisans, 
beaucoup  de  complaisans,  le  pouvoir  nous  est 
indispensable.  Or,  la  source  du  pouvoir  aujour- 
d'hui ,  c'est  la  popularité.  Et  l'obtenir  est-il  donc 
si  difficile  à  Fhomme  doué  du  talent  d'exciter 
les  passions,  de  souffler  sur  les  masses  le  feu  de 
la  révolte?  Nous  avons  la  volonté,  donc  nous 
avons  la  force  ;  pour  qui  se  sent  orateur  tout  est 
tribune...  Sous  le  nom  de  philosophie,  nous 
professerons  les  doctrines  démagogiques  qui 
plaisent  à  la  jeunesse,  nous  l'appellerons  sur  la 
place  publique:  dès  qu'on  se  fait  craindre  on 
domine.  Redouté,  nous  traiterons  de  puissance  à 
puissance  avec  les  hommes  jaloux  de  conserver 
les  positions  qu'ils  occupent...  l'our  être  sur  de 
ce  qu'on  pe\il,  il  faut  oser  ce  qu'on  veut.  On 
triomphe  bientôt  de  ((uiconquc  est  assez  faible 
pour  craindre.  L'ambition  est  une  guerre  d'ex- 
termination ;  en  politique ,  il  n'y  a  que  les  morts 
qui  ne  reVieuncnt  plus.  Avec  la  jeunesse  ,  nous 
arriverons,  par  elle,  l'our  clic  ,  contre  elle. 
Enfin,  par  For  et  pour  For,  nous  régnerons. 

11  y  a  des  surprises  si  grandes  qu'elles  para- 
lysent moinentanément  nos  facultés;  c'était  une 
sluiu'ur  à  peu  près  semblable  qui  s'empara  des 
([ualre  amis  ;  l'audace  île  tout  ce  (pi'ils  venaient 
d'entendre  pour  chacund'eux  individuellement, 
et  pour  celui  qui  faisait,  par  de  tels  pronostics, 
une  analyse  si  épouvantalde  de  notre  état  social, 
Icsrcntlit  muets  et  presque  tremblans;  puis, 
comme  s'ils  étaient  sortis  tiuitàcoup  d'un  songe, 
ils  se  deiuandèrcnl  l'un  à  1  autre  si  le  vin  n'a- 
gissait pas  sur  leur  cerveau  d'une  façon  bizarre, 
etsi  c'élaitbicn  Eugène  ipi'ils  avaient  euleudii. 

Aviez-vous  donc  attendu  jusipi'à  ce  jour 

pour  m'apprécier 'P  répondit  Eugène  en  prome- 


nant sur  eux  un  sourire  moqueur  ;  allons,  je 
suis  bon  prince,  et  je  vous  le  prouverai  dans 
l'occasion.  La  camaraderie  doit  être  l'unique 
parenté  de  nos  jours  :  jurons-nous  réciproque- 
ment aide  et  protection. 

—  Ma  foi,  s'écrièrent  les  amis,  nous  ne  pou- 
vons qu'y  gagner  :  nous  le  jurons. 

—  Voilà  le  pacte  conclu  :  Gérard,  si  je  suis 
accusé,  ton  éloquence  m'appartient ,  tu  me  dé- 
fendras dans  l'opinion  comme  au  palais.  Fré- 
déric ,  on  court  bien  des  risques  dans  une  vie 
consacrée  au  culte  des  plaisirs,  tu  ne  m'em- 
poisonneras pas  trop.  Emilien,  je  t'invite  à  sou- 
per chaque  jour  au  ministère  ;  toi  ,  Gontran  , 
comme  on  ne  saurait  te  soupçonner  de  trahir 
les  secrets  des  autres  pour  augmenter  tes  riches- 
ses, tu  me  les  livreras  sans  scrupule  :  grâce  à  ce 
pacte-là ,  nous  serons  tous  heureux,  tous  ri- 
ches, l'un  portant  l'autre.  Vive  nous  ! 

Les  amis  répétèrent  ce  cri.  Le  jour  baissait,  on 
se  sépara  ,  non  sans  trébucher  un  peu  ;  chacun 
était  ivre,  moins  de  vin  que  de  cette  espérance 
dégradante  dont  on  venait  de  saturer  leur  coeur. 

Il  y  avait  à  peine  une  minute  que  Gérard  était 
seul,  le  coude  ajipuyé  sur  la  table  ,  la  tête  bais- 
sée, le  regard  morne,  dans  l'atlilude  d'un  homme 
absorbé  i)ar  de  tristes  réflexions,  lorsqu'une 
voix  douce  le  fit  tressaillir;  c'était  Marianne  qui 
se  trouvait  près  de  lui...  11  la  vit  ]Klle,  trem- 
blante, les  yeux  baignés  de  larmes. 

—  Ils  sont  partis,  dit-elle...  j'ai  tout  enten- 
du... Charles,  si  j'avais  écouté  l'instinct  secret 
qui  nous  avertit  quelquefois  du  danger,  je  me 
serais  opposée  à  cette  réunion  ;  mais  je  n'ai 
pas  voulu  vous  priver  du  plaisir  de  célébrer 
avec  vos  amis  votre  nouvelle  dignité...  Le  droit 
de  se  faire  appeler  docteur  devrait  exclure  ce- 
lui de  dire  des  folies...  Ecoutez-moi,  Charles, 
c'est  à  mon  tour  de  parler.  Je  vous  aime  tendre- 
ment, en  doutez- vous  ? 

Gérard  prit  la  main  de  Marianne  et  la  couTrit 
de  baisers. 

—  Je  ne  fais  rien  que  dans  le  but  de  vous 
plaire  ;  je  ne  i^ense  et  ne  vis  que  pour  vous  ;  je 
suis  dévouée  à  vos  intérêts,  à  votre  personne... 

—  Oui,  oui,  chère  .Marianne  !  s'écria  Gérard 
vn  maîtrisant  la  vive  émotion  dont  il  n'avait  pu 
se  défendre  ;  je  serais  bien  ingrat  de  ne  pas  le 
recounaiire,  c'est  à  toi  que  je  dois  l'ordre  de 
ce  petit  ménage  d'étudiant...  tu  le  transformes 
en  palais  !—  Et  cette  tranquillité  qui  m'a  permis 
de  suivre  mes  études ,  c'est  à  loi  que  j'en  suis 
redevable;  je  te  dois  mon  pain  ,  mon  bonheur, 
et  juscpi'au  jilaisir  d'avoir  pu  réunir  ce  matin 
mes  amis...  Je  t'aime,  Marianne,  je  t'aime  ! 

—  J'ai  rempli  mon  devoir,  dit  la  jeune  fille 
en  étouffant  un  soupir  ;  vous  i.e  me  devez  rien  , 
Charles ,  parce  que  je  vous  aime  aussi,  parce 
(pieje  tiens  de  vous  le  repos  et  l'honneur...  j'é- 
tais perdue  sans  l'amour  que  vous  m'avez  inspi- 
ré... L'amour,  il  élève  lout  ce  qu'il  ne  dégrade 
pas,  il  épure  dès  qu'il  ne  parvient  pas  à  cor- 
rompre... Je  me  suis  donnée  avons,  Charles, 
mais  pour  vous;  ma  destinée  était  remplie  d'être 
voire  femme  :  tout  a  été  commun  entre  nous  , 
joie  et  chagrin  ,  travaux  et  profits...  Nous  axez 
vos  \'\\  rcs.  moi  j'ai  mou  aiguille. 

—  El  c'est  au  fruit  de  tes  veilles  que  je  dois 
encore  d'être  paiveuu  au  grade  le  plus  élevé  de 
la  science. 


—  102  — 


—  11  ne  fiiut  pas  parlei-ile  choses  si  simples,  si 
naturelles,  monsieur  le  docleur...  En  commcn- 
eant  votre  avenir,  j'assurais  le  mien  :  vous  pou- 
vez maintenant  prétendre  à  tout...  si  vous  ue 
suivez  pas  les  conseils  pernicieux  de  vos  amis... 
Quels  hommes  ,  mon  Dieu  !  Ne  croyez  pas  au 
succès  de  la  corruption  ;  ne  pensez  i)as  qu'on 
décide  soi-même  de  sa  destinée...  La  perversité 
est-elle  donc  si  générale  dans  la  jeunesse,  (jue 
pas  un  mot  ne  se  soit  élevé  en  faveur  du  devoir, 
pendant  cette  horrible  apologie  du  vice  qui  me 
rend  ircniMante  et  craintive  à  ce  point  de  dou- 
ter en  ce  moment  que  je  l'aie  entendue!  Pas  un 
sentiment  généreux,  pas  un  mouvement  noble  , 
pas  un  seul  cri  d'une  conscience  pure,  et  vous 
étiez  cinq  !  tous  jeunes,  tous  au  seuil  de  la  vie , 
tous  libres  de  penser  et  d'agir  !...  C'est  un  songe 
épouvantable  que  j'ai  fait,  nest-cc  pas,  Charles, 
dites-le-moi?  11  est  impossible  que  dans  notre 
société  polie,  avec  tant  de  lumières,  dans  l'âge 
où  l'expérience  n'a  pas  encore  détruit  les  illu- 
sions ni  corrompu  le  Sang,  il  est  impossible  de 
concevoir  de  telles  idées,  d'arrêter  de  tels  pro- 
jets, de  raisonner  avec  tant  d'impudeur,  de  cal- 
culer d'une  façon  si  contraire  aux  plus  simides 
notions  de  la  justice...  Je  ne  suiscju'une  femme, 
je  sais  peu  de  choses,  je  me  suis  reposée  sur  vo- 
tre savoir,  Charles;  mon  éducation  s'est  faite  de 
vos  lectures,  de  nos  travaux;  mon  esprit  s'est 
orné  par  le  secours  de  mon  cœur;  mais  mon 
cœur  et  mon  esprit  repoussent  les  odieux  prin- 
cipes, les  systèmes  faux  qu'on  a  déveloiq)és  ici , 
dans  celte  chambre  ,  où  l'amour  nous  a  liés  , 
nous  a  donné  tant  d'espérance  !  Oh  !  de  l'air!... 
de  l'air!...  on  doit  mourir  bien  vite  dans  cette 
atmosphère  du  vice. 

L'indignation  animait  le  visage  de  Marianne 
avec  tant  d'énergie  ,  sou  désespoir  était  si  réel 
que  Gérard  se  précipita  vers  la  fenêtre  avant 
qu'elle  l'ouvrit,  comme  s'il  eût  craint  qu'elle  ne 
commit  cpiebjue  acte  de  délire.  11  la  ramena 
doucement  et  la  forçant  à  s'asseoir  : 

—  Celle  exaltation  n'est  pas  pardonnable,  dit- 
il  en  la  calmant  par  des  caresses  ;  vous  exagérez, 
Marianne,  vous  n'avez  pas  compris...  Nous  vi- 
vons dans  une  époque  de  lutte  ,  où  l'on  ne  peut 
quelque  chose  qu'en  se  servant  des  armes  dont 
tous  font  usage.  11  importe  surtout  de  ne  i)as 
être  dupe  de  ses  scnliniens. 

—  l'ar  pitié  !  s'éciia  Marianne  en  tombant  il 
genoux,  ne  soutenez  pas  de  pareilles  maximes, 
laissez-moi  respirer...  Je  vous  demande  une 
grftce,  Charles,  mon  ami,  mon  amant!...  Je  vous 
la  demande  par  le  droit  que  me  donne  sur  vous 
ce  dévoùment  dont  vous  avez  reçu  des  preuves  , 
qui  me  rend  heureusect  (ière!...  Ne  revoyez  plus 
cet  homme...  cet  Eugène...  Eugène  !  ce  nom  de- 
vient pour  moi  le  synonyme  de  tout  ce  qui  est 
vice  et  lâcheté.  Cet  homme,  n'en  doutez  pas,  est 
un  agent  du  mal,  il  a  mission  de  vous  corronii)re 
tous,  de  vous  dégrader,  de  vous  entraîner  dans 
l'abimc.  Cet  lionmie,  qu'il  arl'ive  seul  an  faite  où 
sa  place  est  marquée...  Qu'on  l'y  voie  pour  être 
l'elfi-oi  des  mères  de  famille,  la  honte  de  .ses  pro- 
tecteurs cl  de  ses  protégés  ;  qu'on  l'enivre  de 
vins,  (|u"on  le  gorge  d'or...  qu'il  soit  un  nou- 
veau miuotaure  dans  le  lal)yrinlhe  du  pouvoir  : 
il  le  faut,  car  l'infamie  dégoûte  de  l'infamie... 
Mais  vous ,  Charles  ,  dont  l'ùme  doit  être  un 
foyer  Ue  nobles  pensées,  vous  qui  avez  juré  à  la 


pauvre  Marianne,  laborieuse  et  résignée,  de  vi- 
vre avec;  elle  et  |)Our  elle  ;  vous  qui  méritez  le 
boidienr  qu'on  peut  avouer,  tjue  votre  vie  soit 
sanctiliée  par  le  travail  de  chaque  jour  et  la  pu- 
blicité de  vos  œuvres!...  Croyez-le  bien,  dans  la 
carrière  où  vous  allez  paraître,  la  dignité  de  vo- 
tre conscience  doit  inlluersur l'esprit  des  magis- 
trats, sur  la  conscience  des  citoyens.  La  parole 
n'a  de  puissance  que  par  l'indépendance  du  ca- 
ractère ;  la  vénalité  marque  tout  d'un  stigmate, 
flétrit  tout...  Aux  yeux  de  Dieu,  aux  yeux  des 
concitoyens,  Charles ,  rien  pour  l'or ,  et  tous  les 
salaires  sont  justes  et  toutes  les  actions  sont 
pures. 

Gérard  ne  réponditpas,mais  il  i)ressa  la  jeune 
fille  dans  ses  bras,  et  leurs  larmes  se  confondi- 
rent. Hli'POLYTE  AUGER. 


IL  EAITCOLÔ , 

ou 
L'AUMONE  D'UN  ARTISTE. 

Toute  la  population  de  Marseille  était  as- 
semblée sur  le  port,  le  15  mars  de  l'année 
1735.  Une  cérémonie  grave,  noble  et  tou- 
chante allait  avoir  lieu.  Les  religieux  Ma- 
thurius  ramenaient  d'Alger,  de  Tunis,  de 
Maroc  et  de  Tripoli,  les  esclaves  chrétiens 
qu'ils  avaient  rachetés.  Le  vaisseau  qui  por- 
tail les  pères  rédempteurs  et  les  pauvres  cap- 
tifs était  entré  la  veille  dans  la  rade,  et  son 
arrivée  avait  été  signalée  aussitôt,  au  grand 
contcnlemenl  d'une  multitude  de  lauiillcs  qui 
espéraient  retrouver  des  parens  et  des  amis 
parmi  les  malheureux  dont  une  magnanime 
charité  avait  brisé  les  fers. 

Les  captifs  rachetés  elles  pères  delà  Mer- 
ci débarquèrent  enfin  sur  la  plage.  On  voyait 
plusieurs  de  ces  infortunés,  qui  portaient  en- 
core des  marques  de  la  barbariede  leurs  maî- 
tres, baiser  en  se  prosternant  la  terre  de 
France,  qu'ils  n'espéraient  plus  revoir.  D'au- 
tres appelaient  en  pleurant  de  joie  les  parens 
qu'ils  reconnaissaient  dans  la  foule ,  des  lar- 
mes d'aitendrissenienl  coulaient  de  tous  les 
veux,  et  au  niilieu  de  celte  béatitude  univer- 
selle, "les  vénérables  religieux,  auteurs  de 
cette  sublime  félicité,  marchaient  calmes  et 
silencieux  à  travers  cette  foule  qui  les  com- 
blait de  bénédictions. 

Le  cortège  alla  entendre  une  messe  d'ac- 
tions de  grâces  à  la  cathédrale  ;  puis  chaque 
captif  fut  rendu  à  ses  amis,  à  ses  parens. 
Ceux  (pii  n'avaient  ni  parens  ni  anus  dans  la 
capitale;  d(î  la  Provence  furent  recueillis  par 
les  bourgeois  qui  les  mireui  en  état,  au  bout 
de  quelques  jours  de  repos,  de  retourner 
dans  leurs  familles. 

Un  gi'and  nombre  d'étrangers  avaient  as- 
àislé  à  cette  cérémonie  touchante;  tous 
avaient  payé  un  tribut  d'admiration  à  l'intré- 
pide charile;,  au  dévoùment  surhumain  des 
religieux  de  la  Merci.  Lorsque  la  cérémonie 
fut  terminée,  un  de  ces  étrangers  ,  qu'à  son 
accent  et  à  son   costume  on  reconnaissait 


pour  Vénitien,  s'approcha  du  plus  âgé  des 
religieux. 

—  Parlez,  monsieur,  dit  le  religieux, je 
suis  tout  prêt  à  répondre. 

—  Si  je  ne  me  trompe,  le  nombre  des  cap- 
tifs que  vous  avez  ramenés  s'élève  à  plus  de 
deux  cents?  —  Oui,  monsieur.  —  Combien 
en  reste-t-il  dans  les  fers  en  Afrique? — Hé- 
las! monsieur,  plus  de  six  cents  encore,  ré- 
pondit le  leligieux  en  soupirant  ;  les  aumônes 
que  nous  avons  reçues  dans  ces  dernières  an- 
nées n'ont  pas  été  considérables;  nous  n'a- 
vons pu  racheter  cette  fois  que  les  vieux 
esclaves  chrétiens;  encore  a-t-il  fallu  que 
trois  de  nos  confrères  restassent  en  otage 
pour  que  nous  pussions  ramener  trois  nial- 
Jieureux  captils  italiens  que  l'âge  et  les  infir- 
mités allaient  vraisemblablement  conduire 
au  tombeau. — Trois  captifs  italiens!  inter- 
rompit l'étranger;  et  de  quelle  partie  de  l'Ita- 
lie, s'il  vous  plaît?  —  Ils  sont,  je  crois,  de 
Sicile.  —  Leurs  noms?  —  Je  vais  vous  les 
dire,  repartit  le  religieux ,  car  je  crois  avoir 
ici  la  liste  de  nos  malheureux  frères. 

Le  père  de  la  Merci  fouilla  dans  sa  longue 
robe  de  bure,  et  en  retira  une  pancarte  de 
parchemin.  [ 

—  Voici  les  noms  que  vous  désirez  con- 
naître, dil-il,  après  avoir  rapidement  par- 
couru la  liste.  D'abord  Paolo  Bancolo,  âgé 
de  quatre-vingt-six  ans,  receveur  des  tailles 
et  gabelles  à  Païenne,  pris  dans  l'île  de  S^  ra, 
en  1700. 

—  0  ciel  !  s'écria  l'étranger,  vos  yeux  ne 
vous  trompeut-ils  pas,  mon  révérend  père? 
Est-ce  bien  le  nom  de  Paolo  Bancolo ,  qui  est 
tracé  sur  ce  papier? 

—  Lisez  vous-même,  monsieur,  répondit 
le  religieux. 

—  Paolo  Bancolo  !  oui,  oui,  c'estbien  cela! 
Oh  !  dites-moi ,  monsieur,  où  est  ce  vénéra- 
ble vieillard  ?  où  esl^ii?  je  vous  supplie  de  me 
dire  où  il  est! 

—  Paolo  Bancolo ,  repartit  le  religieux 
étonné  de  la  révolution  qui  s'était  opérée 
dans  la  physionomie  de  l'étranger,  est  en  ce 
moment  chez  le  comte  de  Langeron,  gou- 
verneur de  Marseille.  L'intrépide  et  géné- 
reux Langeron  ne  se  conlenle  pas  de  se  mon- 
trer plein  de  courage  et  de  dévouement  quand 
la  guerre  et  la  peste  déchirent  le  sein  de  la 
patrie,  il  veut  encore  être  le  grand  hospita- 
lier de  jMarseille,  quand  la  paix  et  la  prospé- 
rité y  régnent  enfin.  Oui,  je  vous  le  repèle, 
monsieur,  Bancolo  a  trouvé  un  asile  dans  le 
palais  du  gouveineur,  cl  il  n'en  sortira  que 
pour  monter  sur  le  navire  qui  le  ramènera 
dans  sa  pairie. 

—  Oh!  mille  fois  merci,  mon  révérend 
père,  répondit  l'étranger,  en  baisant  avec 
enthousiasme  les  mains  du  religieux  ;  mais 
je  désirerais  vous  revoir  ;  où  vous  trouve- 
ra i-je? 

—  A  mon  couvent,  qui  est  à  quelques  pas 
d'ici.  Vous  demanderez  le  père  gardien. 

—  Au  revoir  donc,  mon  révérend  père. 
Et  l'étranger  gagna  à  toutes  jambes  la  rue 


—  103  — 


qui  conduisait  au  palais  du  gouverneur.  Ce 
lie  fui  qu'au  uiomenl  du  sa  reiraite  que  le  re- 
ligieux s'aperçul  que  deux  laquais  ,  couveils 
d'une  riche  livrée,  le  suivaient  à  une  di- 
slance respectueuse. 

Il  était  nuit  close  :  déjà  la  cioche  du  cou- 
vent des  Mailuirins  appelait  les  religieux  au 
chœur  pour  célébrer  l'oflice  du  soir,  lorsque 
le  portier  vint  avertir  le  père  gardien  que 
deux  étrangers  l'altendaient  au  parloir. 

Il  s'y  i-endit  et  il  reconnut  dans  l'un  des 
deux  visiteurs  l'étranger  qui  lui  avait  parlé 
le  matin;  l'autre  était  Paolo  Bancolû,le  vieux 
captif.  Mais  l'extérieur  de  ce  dernier  avait 
subi  une  métamorphose  complète.  Il  avait 
quitté  les  haillons  de  l'esclavage  pour  revêtir 
les  somptueux  habits  de  l'homme  opulent.  Il 
embrassa  tendrement  le  père  de  la  IMerci,  et 
lui  exprima  encore  une  fois  sa  profonde  re- 
connaissance. 

—  Paolo  Bancolo,  lui  répondit  le  père  gar- 
dien, Dieu,  après  tant  de  cruelles  calamités 
et  de  longues  tortures,  vous  réservait,  à  ce 
qu'il  paraît,  une  grande  et  heureuse  exi- 
stence. Bénissez-le,  Bancolo,  et  n'oubliez  pas, 
dans  la  brillante  position  où  vous  semblez 
être,  que  nous  avons  laissé  là-bas  des  mal- 
heureux qui  pleurent  et  qui  soupirent  après 
leur  libcité  et  leur  patrie. 

—  Oh  !  non  ,  monsieur ,  repondit  l'étran- 
ger ;  Paolo  Bancolo  n'oubliera  pas  ses  com- 
pagnons d'infortune  et  de  captivité,  et  il  es- 
saiera, autant  qu'il  est  en  lui,  d'alléger  leurs 
souffrances  et  de  briser  leurs  fers.  Il  en 
prend  aujourd'hui  l'engagement  devant  vous, 
et  c'est  moi,  moi  son  fils,  qui  suis  son  garant. 

—  Vous  êtes  le  fils  de  Bancoio,  monsieur? 
demanda  le  religieux. 

—  Oui,  monsieur ,  et  le  ciel,  jusqu'à  ce 
jour,  m'avait  privé  du  bonheur  de  voir  mon 
père ,  qui  fut  ravi  à  sa  famille  lorsque  j'étais 
encore  au  berceati. 

Le  religieux  éleva  les  yeux  au  ciel.; 

—  Huit  jours  après  ma  naissance,  conti- 
nua l'étranger,  mon  père,  qui,  comme  vous 
le  savez,  était  receveur  des  tailles  et  gabelles 
à  Palerme,  fut  invité  à  se  rendre  dans  l'île  de 
Syra  par  quelques  négocians  grecs  auxquels 
il  avait  été  assez  heureux  pour  rendre  des 
services  importans.  Il  s'embarqua  dans  le 
port  de  Caiane  ;  depuis  ce  temps  notre  la- 
mille  n'en  a  plus  entendu  pailer.  Wa  niere 
envoya  à  Syra  des  personnes  de  conliance. 
Les  négocians  grecs  affirmèrent  que  non- 
soulcment  ils  n'avaient  pas  vu  mon  père, 
mais  cncoi'c  que  le  iia\ire  sur  lecpiel  il  avait 
embarqué  n'avait  pas  paru  à  Syra.  On  l'avait 
cru  mort,  et  jugez  de  mon  étoinienient  et  de 
mon  bonlieur,  lorsque  ce  matin  le  nom  de 
Paololiancolo  lui  prononcé  par  vousl  Le  nom 
l'âge,  la  date  de  la  captivité,  tout  me  faisait 
croire  que  le  presseuliment  de  mon  cœur  ne 
me  trompait  pas.  J'ai  couru  chez  M.  de  Lan- 
geron.  J'ai  vu  le  pauvre  eajUif,  et  bientôt  je 
pressais  mon  père  dans  mes  bras. 

—  Les  décrets  de  la  Providence  sont  im- 
pénétrables, s'écria  le  religieux  j  mais  vous, 


Paolo,  n'avez- vous  donc  pas  pu  faire  savoir  i 
à  votre  famille  que  vous  existiez  encore  ?        i 

—  Des  corsaires  de  Tunis  nous  priient  à  > 
quelques  lieues  au  large ,  et  en  sortant  du  ! 
port,  répondit  le  vieillard,  et  une  fois  arrivés  ! 
à  Tunis,  ils  nous  vendirent  au  dey,  qui  nous  ' 
envoya  à  plus  de  soixante  lieues  dans  les 
terres  travailler  aux  fortifications  d'une  ville 
de  guerre;  et  je  n'ai  dû  qu'à  mon  grand  âge 
de  revenir  à  Tunis,  où  vous  m'avez  racheté, 
mon  révérend  père,  par  l'échange  d'un  de 
vos  jeunes  religieux. 

—  Mon  révérend  père  ,  interrompit  vive- 
ment le  fils  de  Paolo  Bancolo  ,  combien 
croyez-vous  qu'il  faille  d'aigeni  pour  rache- 
lei'  les  six  cents  esclaves  chrétiens  qui  se 
trouvent  encore  en  Afrique? 

—  Les  Mahométans  sont  de  rudes  mar- 
chands d'hommes,  repartit  le  père  gardien , 
et  ils  sont  insatiables  et  rapaces.  Pourtant,  je 
crois  qu'avec  500,000  livres  on  pourrait  ve- 
nir à  bout  de  délivrer  tous  nos  frères. 

—  Eh  bien!  mon  révérend  père,  reprit 
l'étranger,  il  ne  tient  qu'à  vous  de  recevoir 
cette  somme.  Vous  ne  craignez  pas  les 
voyages  ? 

—  Les  trois  quarts  de  ma  vie,  répondit  le 
religieux,  se  sont  passés  dans  des  diflërens 
pays;  j'ai  vogué  sur  la  mer,  j'ai  parcouru  les 
déserts  de  l'Afrique,  toujours  soutenu  par  la 
confiance  en  Dieu  et  par  l'amour  du  pro- 
chain; jugez,  monsieur,  si  je  reculerais  de- 
vant l'idée  d'entreprendre  un  nouveau  voyage 
qui  aurait  pour  résultat  la  rédemption  de 
tous  ces  malheureux  ! 

—  Trouvez-vous  donc  à  Venise  la  veille  du 
mercredi  des  Cendres  de  l'année  prochaine, 
repartit  le  fils  du  captif,  dans  le  palais  Or- 
sini ,  sur  la  place  Saint-Marc  ;  j'irai  vous  y 
rejoindre.  Songez-y  bien,  je  vous  y  attends, 
et  de  votre  exactitude  dépendra  le  salut  de 
vos  frères  d'Afrique.  Adieu,  mon  révérend 
père. 

Et  après  avoir  embrassé  cordialement  le 
digne  religieux,  les  deux  Bancolo  se  retirc'- 
rent.  A  la  porte  du  couvent  un  magniliciue 
équipage  les  attendait ,  et  les  entraîna  rapi- 
dement sur  la  route  d'Italie. 

Le  mardi-gras  de  l'année  suivante,  le  théâ- 
tre de  la  lenice,  à  Venise,  présentait  le  coup 
d'œil  le  plus  magnifique  et  le  plus  ravissant. 
Les  huit  rangs  des  loges,  occupés  par  tout  ce 
que  l'Italie  renfermait  déjeune,  de  beau,  de 
riche  et  d'illustre,  étaient  resplendissaus  de 
clarté.  Vingt-quatre  mille  bougies  brûlaient 
sur  douze  cents  candélabres  d'argent  dore, 
et  aux  rayons  de  ce  soleil  artificiel  scintil- 
laient des  miroirs  de  diamans,  des  nœuds 
d'escarboudes,  desdiadènius  de  perles,  des 
chaînes  d'emeraudes  et  d'améthystes  ,  des 
carcans  de  topaze  et  de  rubis ,  des  camées  en- 
châssés dans  l'or  vierge.  Toutes  les  contrées 
de  l'Italie  semblaient  s'être  donné  rendez- 
vous  a  la  l'enice;  c't'tait  un  veiitable  con- 
grès aiiisiique.  On  reconnaissait  les  dames 
romaines  à  la  pureté  des  lignes  de  leur  visage, 
les  Bolonaises  à  leur  soui  ire  gracieux,  les  Mi- 


lanaises à  leurs  corsages  mignons,  les  ÎV'apO' 
litaines  à  leurs  regards  ardcns,  les  Manloua- 
nes  à  la  blancheur  de  leur  peau,  les  l'Iorenti- 
nes  à  leur  chevelure  noire,  les  Vénitiennes  à 
l'élégante  désinvolture  de  leur  taille.  Au  mi- 
lieu de  toutes  ces  femmes  célèbres  à  plus  d'un 
litre ,  on  remarquait  les  illustrations  de  l'an- 
tique et  de  la  jeune  Italie  ;  lesdescendansdes 
Gracchus,  des  Scipions,  desSforce,  desMé- 
dicis;  les  successeurs  des  Michel-Auge  ,  des 
Titien,  des  Caravages  et  des  Beruin.  Science, 
arts,  noblesse,  dignités,  puissance  politique, 
puissance  intellectuelle,  se  trouvaient  la  pêle- 
mêle  dans  un  paradis  mythologique  où  le 
PLAISIR  ,  ce  grand  monarque  du  monde,  pré- 
sidait sur  un  trône  de  saphirs  enties  ses  deux 
ministres  favoris,  la  mode  et  le  bon  goût. 

Les  seuls  joies  du  carnaval  n'avaient  pas 
suffi  pour  convoquer  cette  magnifique  assem- 
blée. Un  attrait  irrésistible  s'eiait  mêlé  a  la  soif 
des  plaisirs  annuels.  La  renommée  avait 
pioclamé  dans  toutes  les  parties  de  l'Italie  la 
prochaine  retraite  du  célèbre  polichinelle  de 
Venise.  Pour  la  dernière  fois  le  seigueiu- Ban- 
colo devait  paraître  dans  tout  1  éclat  de  sa 
gloire  et  de  son  talent  sur  le  théâtre  de  la^Fc- 
uice,  et  l'Italie  tout  entière,  prodigue  de 
couronnes  et  d'ovations,  de  dithyrambes  et 
de  palmes ,  s'était  levée  comme  un  seul 
homme  pour  venir  payer  â  l'artiste  qui  avait 
si  longtemps  présidé  a  ses  plaisirs  le  tribut 
de  sa  gratitude  et  de  son  admiiation. 

Bancolo,  en  homme  supéiieui',  avait  senti, 
dès  son  entrée  dans  la  carrière ,  tout  le  pai-li 
qu'un  véritable  artiste  pourrait  tirer  du  per- 
sonnage multiple  de  polichinelle.il  s'eiait  ap- 
pliqué à  étudier  ce  cai-aclere,  et  il  avait  si 
bien  réussi  a  surprendre  loules  ses  faces ,  il 
s'était  si  courageusement  incorpore  dans  sou 
essence,  que  le  comédien  disparaissait,  ei  que 
le  public  ne  voyait  plus,  n'applaudissait  plus 
que  polichinelle.  Bancolo  reçut  le  piix  de 
tant  de  persévérance  et  de  tant  d'elluris.  H 
fut  proclamé  le  premier  polichinelle  de  l'Ita- 
lie, et  ceux  de  Aaples,  de  Palerme,  de  Bo- 
logne, de  Pise  et  de  Ilorence  lurent  obliges 
de  le  reconnaître  pour  maître.  Sa  lepuialiou 
grandit  avec  le  succès.  Elle  traversa  les.ypes 
et  les  Pyrénées  :  ou  voulut  voir  polichinelle  a 
.Madrid,  a  Vienne,  â  Paris,  a  Berliu.  Bancolo 
parcourut  toute  l'Europe,  moissonna  de  l'or 
et  de  la  gloire  ;  mais  il  revint ,  tils  soumis  et 
reconnaissant ,  apporter  a  sa  patrie,  comme 
un  pieux  holocauste,  le  dernier  eclal  dun 
talent  qu'il  vouiail  retirer  du  monde. —  Aous 
ne  verrons  plus  Bancoio!  — Cesi  ladeiuiei-c 
lois  qu'il  joue.  11  uous  fait  ses  adieux  ce  soir. 
—  Quelle  pei  le  poiu'  la  Feuice  !  Quel  deuil 
pourl'llalic  loin  enliere.'... 

Depui^  que  celle  bonne  el  pauvre  Italie  ne 
produisait  plus  de  heroselde  grands  artistes, 
la  perle  d'un  polichinelle,  d'un  arlequin  ou 
d'un  scarauiouche ,  était  mise  au  rang  des 
calamités  nationales. 

Ceiaii  partout  un  concert  de  plaintes  et  de 
doléances  ;  el  cependant  les  femmes  sou- 
riaient à  l'abri  de  leui-s  e\  emails  de  deuielle: 


=.  104  — 


l'orchestre ,  un  oichostrc  digne  de  l'Olympe, 
répandait  des  flots  d'harmonie. Des  glaces,  des 
SOI  bcts  délicieux,  circulaient  sur  des  plateaux 
on  cristal,  portés  par  des  valets  éthiopiens,  et 
l'averse  de  (leurs  ne  cessait  pas  de  tomber  sur 
les  épauletles  d'or,  sur  les  brillans  uniformes, 
sur  les  dragonnes  des  jeunes  officiers  du 
parterre. 

Bancolo  se  surpassa  ce  soir-là.  Il  fit  rire 
aux  éclats ,  puis  pleurer  à  chaudes  larmes. 
Tantôt  vingt  mille  mains  applaudissaient 
avec  fureur  ;  et  c'étaient  des  exclamations  : 
«  Braro  !  hravi  !  per  Bacco  !  hravù- 
simo  !  »  Tantôt  dix  mille  mouchoirs  cou- 
\raienl  tous  ces  visages  tout  à  l'heure  joyeux, 
et  alors  c'était  un  silence  solennel  qui  n'était 
troublé  que  par  des  soupirs.  Vus  du  haut  de 
la  salle,  tous  ces  visages  de  femmes,  cachés 
par  ces  voiles  blancs,  paraissaient  appartenir 
à  ces  momies  royales  qui  dorment ,  chargées 
d'atours  et  des  joyaux  splendides ,  dans  les 
cavernes  de  la  pyramide  deGiseh. 

Le  Bancolo  avait  arrangé  en  drame  ses 
propres  aventures.  Polichinelle,  en  proie  à  la 
bonne  et  à  la  mauvaise  fortune ,  après  avoir 
été  orphelin  et  mendiant,  marquis  et  prêteur 
sur  "âges ,  marin  et  soldat,  prélat  et  mar- 
chand, finissait  par  retrouver  sou  vieux  père 
captif  chez  les  Marocains.  El  dans  toute  cette 
Odyssée  il  y  avait  des  scènes  à  faire  pleurer 
les  hommes.  On  passait  subitement  de  l'al- 
lé"resse  la  plus  vive  à  l'attendrissement  le 
plus  profond.  Le  Bancolo  était  un  grand  ma- 
gicien :  il  semblait  tenir  dans  sa  main  le  cœur 
de  celte  multitude  ;  et  le  prenant  à  volonté, 
en  faire  sortir  des  larmes  et  des  rires. 

Le  drame  eut  un  succès  fou.  La  toile  bais- 
sée des  milliers  de  voix  s'élevèrent  comme 
un  tonnerre ,  et  demandèrent  :  «  Bancolo  ! 
Bancolo  !  Bancolo ,  l'illustre  polichinelle  ! 
qu'il  vienne ,  qu'il  paraisse  !  » 

El  les  mouchoirs  s'agitaient,  les  bras  s'éle- 
vaient •  toute  celte  foule  était  haletante  de 
plaisir  ,' d'émotion  et  de  bonheur. 

Bancolo  parut  en  habit  de  combat,  en 
habit  de  triomphe,  en  habit  de  polichinelle. 

Les  cris,  les  trépignemens  de  joie  redou- 
blèrent les  vivat  partirent  de  tous  les  coins 
de  la  salle.  On  eût  dit,  à  voir  toute  cette  liesse, 
toutce  bonheur,  queVenise.avait  reconquis  le 
sceptre  des  mers,  et  qu'on  allait  célébrer  de 
nouveau  les  fiançailles  de  son  doge  avec  la 
mer  Adriatique. 

•  a  Vivat!  vivat  polichinelle!  »  criaient 
mille  voix  ,  comme  on  criait  autrefois  Vivat  ! 
vivat  Othello!  quand  l'illustre  iMaure  appa- 
raissait dans  les  lagunes  sur  sa  galère  capi- 
lanc,  entouré  de  ses  soldats  esclavons  qui 
portaient,  immobiles  comme  des  caryatides, 
les  drapeaux ,  tout  ruisselans  d'or  et  de 
sang,  arrachés  aux  bataillons  turcs. 
■  Cependant  Bancolo  ôta  son  masque;  il  pa- 
rut pour  la  première  fois  avec  sa  figure 
d'homme  di-vant  cette  foide  ivre  d'entliou- 
siasnie  et  de  plaisir.  Des  bravos  plus  ter- 
/Ibles  éclatèrent  encore  :  on  eût  dit  que  l'ini- 


mense  édifice  de  la  Fenice  allait  s'abîmer  dans  | 
ce  volcan  de  gloire. 

Bancolo  fit  signe  qu'il  voulait  parler.  Ans-  | 
sitôt  les  mains  cessèrent  de  battre:  les  oreilles 
se  dressèrent  comme  pour  saisir  une  harmo- 
nie nouvelle  ;  et  un  silence  profond  s'établit 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  vaste  salle.  Bancolo 
s'avança  vers  les  trois  cents  lampes  de  feu 
qui  brillaient  à  la  rampe ,  salua  trois  fois  le 
public,  et  dit  d'une  voix  émue  : 
«  Messieurs, 

"Vous  voyez  devant  vous  un  homme  péné- 
tré de  reconnaissance  des  bontés  que  vous 
avez  eues  pour  lui.  Vous  couronnez ,  mes- 
sieurs ,  ces  bontés  ineffables  par  les  témoi- 
gnages flatteurs  que  vous  daignez  me  donner 
aujourd'hui.  Si  j'ai  été  assez  heureux  pour 
vous  plaire  pendant  près  d'un  quart  de  siècle, 
si  mon  faible  talent  a  pu  trouver  grâce  de- 
vant vous,  j'en  rends  grâces  à  celui  qu'on  ne 
peut  nommer  ici  sans  irrévérence.  Oui,  mes- 
sieurs, j'en  rends  grâces  à  celui  dont  la  puis- 
sance infinie  sait,  quand  il  lui  plaît ,  doter  un 
pays  de  guerriers  illustres,  d'artistes  admi- 
rables, de  personnages  vertueux;  le  divin 
ouvrier,  qui  a  si  richement  répandu  sur  notre 
terre  ces  vases  d'élection,  vous  avait  jeté  un 
pauvre  vase  de  terre  ;  c'est  moi.  Vous  l'avez 
reçu,  vous  l'avez  accepté,  messieurs,  et  vous 
l'avez  paré  de  toute  la  splendeur  qu'on  acl 
corde  à  ce  qui  est  rare  et  précieux.  Recevez, 
messieurs,  tous  mes  remercîmens  ,  ou  plutôt 
acceptez  et  conservez  le  souvenir  de  ma  re- 
connaissance éternelle.  J'emporte  dans  ma 
\  retraite  une  idée  bien  consolante ,  celle  de 
n'avoir  j'amais  fait  le  mal  et  d'avoir  contribué, 
autant  que  je  l'ai  pu,  à  adoucir  et  à  soulager 
les  douleurs  de  notre  patrie.  Adieu  ,  mes- 
sieurs. » 

De  nouveaux  bravos  retentirent  encore  ; 
mais  cette  fois  aux  acclamations ,  de  tout 
genre  vint  se  joindre  une  nouvelle  manifesta- 
tion de  sympathie  et  d'intérêt.  Toutes  les 
femmes  jetèrent  leurs  bouquets  sur  la  scène; 
des  couronnes,  des  palmes,  des  sonnets,  des 
vers  de  toutes  mesures,  en  anglais,  en  italien, 
en  français,  tombèrent  des  cintres  aux  pieds 
de  polichinelle.  On  vit  même  des  princes  et 
des  marquis  arracher  les  décorations  qui  or- 
naient leurs  poitrines  et  les  Jeter  en  signe 
d'honneur  à  celui  qui  avait  si  bien  compris  la 
mission  du  comédien. 

Bancolo  s'inclina  ;  il  pleurait.  Il  leva  la 
'  main,  cl  le  silence  se  rétablit  aussitôt  : 

«  Messieurs,  dit  Bancolo,  aujourd'hui  est 
le  dernier  jour  du  carnaval  de  Venise;  dans 
une  heure  cette  salle  superbe  va  être  trans- 
formée en  salle  de  bal  et  vous  allez  y  revenir 
sous  des  costumes  divers.  Le  grand  seigneur 
y  paraîtra  eu  berger;  la  noble  châlelaine  eu 
bayadère  ;  le  page  en  barbon  ;  la  jeune  fille 
en  duègne;  tous  les  âges,  toutes  les  condi- 
tions, tous  les  étals  vont  être  intervertis  jus- 
qu'aux premiers  rayons  de  l'aurore.  On  va 
bien  s'amuser!... Que  de  danses  légères!  que 
d'émotions  ardentes!  que  de  félicité!  que 
de  bonheur!!!...  Mais  avant  de  vous  livrer  à 


ces  plaisirs,  ne  trouverez-vous  pas  bon  qu'un 
comédien ,  qui  vient  de  déposer  son  masque 
de  théâtre,  vous  supplie  de  préluder  par  une 
bonne  et  sainte  action  aux  diverlissemens  de 
la  nuit?  Messieurs,  tandis  que  vous  danserez 
ici  au  milieu  de  parfums ,  aux  accords  d'une 
musique  enivrante  ;  tandis  que  vous  pres- 
serez la  main  d'une  femme  aimée,  d'une  sœur 
ou  d'une  épouse,  il  y  a  là-bas,  en  Barbarie, 
des  chrétiens ,  des  frères,  qui  languissent, 
qui  meurent  dans  l'esclavage ,  et  qui  tendent 
vers  nous,  pendant  leur  lente  et  cruelle  agonie, 
leurs  bras  meurtris  paroles  fers  de  l'infidèle. 
Messieurs,  au  nom  du  ciel,  secourons-les  ; 
mettons ,  vous ,  le  plaisir  que  vous  aller  goû- 
ter cette  nuit  ;  moi,  la  liberté  que  je  vais  in- 
staller au  milieu  de  mes  lares,  sous  la  sauve- 
garde d'une  bonne  œuvre.  Il  y  a  sur  la  place 
de  St-Marc  un  bon  religieux  de  l'ordre  de  la 
Rédemption  ,  qui  recevra  nos  offrandes.  J'y 
vais  :  imitez-moi,  messieurs,  et  vous,  nobles 
dames  ;  et  que,  pour  la  première  fois  peut- 
être,  la  voix  de  polichinelle  soit  venue  en 
aide  au  triomphe  delà  charité  chrétienne.  » 

Tout  le  monde  se  leva.Polichinelle  descen- 
dit gravement  les  degrés  du  théâtre,  suivi  par 
toute  celte  foule  éiincelante  qui  fut  saluée 
par  les  acclamations  du  peuple.  Le  cortège 
arriva  ainsi  ,  escorté  par  les  gondoliers ,  qui 
avaient  voulu  lui  servir  de  gardes  d'honneur, 
jusqu'à  la  place  St-Marc ,  où  le  lion  de  i'an- 
tiqueVenise  tressaillit  sans  doute  sur  son  pié- 
destal de  bronze ,  en  voyant  la  magnificence 
et  la  grandeur  étaler  pompeusement  ses  tré- 
sors dans  la  cité  aquatique,  comme  aux 
beaux  jours  des  conquêtes  et  des  triomphes 
de  la  république  de  Neptune. 

Au  seuil  du  palais  Orsini,  le  vénérable  père 
de  la  Merci  était  assis  sur  un  siège  d'ivoire  ; 
à  sa  droite  était  le  protonotaire  apostolique, 
à  sa  gauche  un  sénateur  de  la  république. 
Tout  autour  d'eux  brillaient  des  lampes  d'ar- 
gent, et  la  salle  du  palais  des  anciens  gonfa- 
lonniers,  où  ils  se  tenaient ,  était  tendue  de 
magnifiques  tapisseries.  Les  dalles  étaient 
cachées  sous  de  moelleux  tapis  de  Turquie. 

Polichinelle,  suivi  de  son  éclatant  cortège, 
s'avança  lentement  sous  les  silencieux  ar- 
ceaux du  palais  Orsini.  Au  moment  d'y  en- 
trer, il  se  trouva,  par  une  espèce  de  prestige, 
dépouillé  de  son  habit  de  polichinelle,  et  pa- 
rut en  habit  de  velours  bleu  à  brandebourgs 
d'or,  suivant  la  mode  des  nobles  vénitiens. 

Il  entra,  déposa  une  bourse  remplie  d'or 
devant  le  père  de  la  Merci ,  et  lui  dit  à  voix 
basse  : 

—Mon  révérend,  j'acquitte  ma  parole  et  la 
rançon  de  mon  père.  Priez  pour  qu'un  jour 
Dieu  daigne  accepter  la  mienne. 

—Mon  fils ,  répondit  le  pieux  Mathurin, 
on  fait  son  salut  dans  tous  les  états;  et  je  puis 
vous  l'assurer ,  de  toutes  ces  offrandes  que  je 
vais  recevoir,  I'aumone  de  polichinelle  ne 
sera  pas  la  moins  agréable  à  Dieu. 

On  évalua  à  plus  de  quatorze  cent  mille 
francs  la  somme  reçue  dans  cette  seule  soirée 


—  105 


à  Venise.  L'entraînement  était  tel,  qu'on  vit 
les  plus  belles  et  les  plus  élégantes  dames 
jeter  sur  la  table  où  l'on  recevait  les  aumônes, 
des  bagues,  des  bracelets,  des  anneaux,  des 
parures,  des  éventails  incrustés  de  diamans, 
et  d'autres  joyaux  de  prix.  Le  peuple ,  qui 
imite  volontiers  les  bonnes  actions,  se  mit  de 
la  partie;  et,  en  moins  de  quelques  semaines, 
le  bon  et  respectable  père  de  la  Merci  revint 
à  Marseille  avec  les  fonds  nécessaires  pour 
racheter  tous  les  esclaves  chrétiens  qui  se 
trouvaient  non  seulement  dans  les  régences 
de  Maroc,  de  Tunis  et  d'Alger ,  mais  encore 
ceux  qui  étaient  retenus  sur  les  côtes  de  la 
Thrace  et  de  la  Propontide. 

Amédée  de  Bast. 

{Conitilutionnel.^ 


Fixation  des  Ininges  dans  la  eltani- 
bre  noire  par  la  seule  action  de 
la  lumière  (1). 


Tout  le  monde  sait  en  quoi  consiste  l'appa- 
reil que  l'on  nomme  une  chambre  obscure  ; 
c'est  une  boîte  close  avec  soin  de  toutes  parts 
et  dans  laquelle  les  rayons  des  objets  exté- 
rieurs étant  reçus  à  travers  un  verre  convexe, 
ces  objets  sont  représentés  distinctement  et 
avec  leurs  couleurs  naturelles  sur  une  surface 
blanche  placée  en  dedans  de  cette  boîte ,  au 
foyer  de  la  lunette.  M.  Daguerre  est  parvenu 
à  fixer  ces  images  si  parlaites,  mais  si  fugi- 
tives, non  pas  avec  les  couleurs  de  la  nature, 
maisavecleursombresetleurlumière,comme 
pourrait  le  faire  le  dessinateur  le  plus  habile, 
ou  plutôt  avec  une  perfection  dont  aucun  des- 
sinateur n'approcherait  et  avec  un  fini  de  dé- 
tails qui  surpasse  toute  croyance. 

L'image,dans  la  chambre  obscure,est  d'une 
netteté  parfaite  quand  la  lentille  est  achroma- 
tique. Cette  netteté  est  la  même  dans  les  ima- 
ges obtenues  par  le  procédé  de  M.  Daguerre  ; 
de  sorte  que  les  détails  qui,  à  la  vue  simple, 
ne  s'aperçoivent  pas,  se  voient  très  distincte- 
tement  quand  on  les  regarde  à  la  loupe.  C'est 
la  lumière,  en  effet,  qui  forme  l'image  colorée 
de  la  chambre  noire,  qui  décalque  en  quel- 
que sorte  cette  image ,  qui  la  reproduit  en 
camayeu  sur  une  planche  recouverte  d'un  en- 
duit particulier. 

Or,  combien  faut-il  de  temps  à  la  lumière 
pour  exécuter  ce  travail?  huit  à  dix  minutes 
par  un  temps  ordinaire,  et  dans  notre  climat; 
et  sous  un  ciel  pur  comme  celui  d'Egypte,  il 
suflirait  de  deux  minutes ,  d'une  seule  peut- 
être  ,  pour  exécuter  le  dessin  le  plus  com- 
pliqué. 

M.  Daguerre  n'est  pas  le  premier  qui  ait  eu 
l'idée  de  faire  exécuter,  dans  la  chambre  ob- 
scure, des  dessins  par  la  lumière  elle-même. 
Depuis  longtemps  on  avait  imaginé  d'on- 
ployer  à  cet  effet  certains  composés  chimi- 

H)  Le  Voleur  a  déjà  annoncé  celte  curieuse  et  im- 
porunie  dtcouTerte  de  M.  Daguerre, 


ques,  qui  changent  de  couleur  sous  l'im- 
lluence  de  la  lumière.  Un  de  ceux  qu'on  a 
employés  jusqu'à  ce  jour  est  le  chlorure 
d'argent,  qui,  lorsqu'on  l'a  préparé  en  blanc, 
sous  riiiduence  des  rayons  lumineux,  passe 
ensuite  au  bleuâtre  et  au  noir. 

Aussi,  quand  on  plaçait  convenablement 
dans  la  chambre  obscure  une  feuille  couverte 
de  ce  chlorure  tout  frais  préparé,  elle  était 
plus  ou  moins  altérée  de  couleur  dans  ses  di- 
verses parties,  suivant  que  les  portions  de 
l'image  correspondante  oifraient  une  lumière 
plus  ou  moins  vive.  C'est  à  dire  que  dans  les 
points  où  il  arrivait  de  la  lumière  blanche,  la 
feuille  passait  au  noir,  et  que  dans  les  lieux 
où  il  n'arrivait  pas  de  lumière,  elle  restait 
blanche.  On  voit  qu'il  n'en  pouvait  pas  résul- 
ter une  image  véritable  des  corps  extérieurs, 
puisque  les  blancs  se  dessinaient  en  noir  sur 
la  feuille,  et  les  noirs  en  blanc;  on  obtenait 
seulement  des  espèces  de  silhouettes.  Mais 
ces  silhouettes  mêmes  ne  pouvaient  pas  être 
conservées,  car  du  moment  où  l'on  voulait 
voir  le  dessin  qu'on  avait  obtenu,  dès  qu'on 
l'exposait  au  jour,  le  jour  commençait  à  l'al- 
térer. 

M.  Daguerre  a  trouvé  une  substance  infini- 
ment plus  sensible  à  la  lumière  que  le  chlo- 
rure d'argent,  qui  s'altère  en  sens  inverse  , 
c'est  à  dire  qui  laisse,  sur  les  diverses  parties 
de  la  planche  correspondantes  aux  différentes 
parties  de  l'image,  des  teintes  obscures  pour 
les  ombres,  des  demi-teintes  pour  les  parties 
plus  claires,  et  ne  laisse  aucune  teinte  absolu- 
ment sur  lesparties  complètement  lumineuses. 
Quand  cette  action  de  la  lumière  sur  les  diffé- 
rentes parties  de  la  planche  a  produit  l'effet 
désiré,  M.  Daguerre  l'arrête  tout  à  coup ,  et 
le  dessin  qu'il  retire  de,"  la  chambre  obscure 
peut  être  exposé  en  plein  jour  sans  en  éprou- 
ver aucune  altération. 

M.  Daguerre  paraît  avoir  travaillé  pendant 
de  longues  années,  avec  une  persévérance  et 
une  intelligence  qui  l'ont  enfin  conduit  au  but 
qu'entouraient  de  nombreuses  difficultés  ;  et 
maintenant  que  le  résultat  est  obtenu ,  qu'il 
est  parvenu  à  rendre  inaltérables  ces  effets 
produits  par  la  lumière,  ce  procédé  de  AL  Da- 
guerre se  trouve  être  tellement  simple,  tollf- 
ment  à  la  portée  de  tout  le  monde,  qu'il  ris(|uc 
de  ne  pas  trouver  dans  l'exploitation  de  sa 
découverte  le  fruit  de  ses  études  et  de  ses  ef- 
forts; un  brevet  d'invention  serait  impuissant 
à  lui  garantir  la  propriété  d'une  idée  que  cha- 
cun peut  mettre  à  exécution  de  soi-même , 
une  fois  qu'elle  sera  répandue. 

M.  Arago  se  propose  donc  de  demander  au 
ministre  de  faire  l'acquisition  du  procédé  de 
M.  Daguerre  et  de  lui  en  donner  une  juste 
récompense. 

Si  Ion  considère  la  découverte  de  ]\L  Da- 
guerre sous  le  point  de  vue  de  ruilllté  qu'elle 
peut  avoir  pour  les  sciences,  on  reconnaît 
qu'un  réactif  aussi  sensible  que  celui  qu'il  a 
trouvé  peut  permettre  de  faire  des  expérien- 
ces pliotoniéiriques  qui  jusque-là  avaient 
été  réputées  impossibles.  •  Telles  sont,  dit 


M.  Arago,  les  expériences  sur  la  lumière  de 
la  lune  ;  des  expériences ,  à  ce  sujet,  avaient 
semblé  assez  importâmes  à  l'Acailémie  pour 
qu'elle  chargeât  une  conmiission,  qui  était 
composée  de  M.  de  Laplace,  de  M.  Malus  et 
moi,  du  soin  de  les  poursuivre.  La  lumière 
de  la  lune  est  trois  cent  mille  fois  plus  faible 
que  la  lumière  du  soleil,  cependant  on  ne 
désespérait  pas,  en  conceniram  ses  rayons 
au  moyen  dune  lentille  de  très  grande  di- 
mension, d'obtenir  quelques  effets  sensibles. 
jVous  fîmes  usage  d'une  très  grande  leniille 
et  en  plaçant  au  foyer  du  chlorure  dardent 
le  réactif  le  plus  sensible  que  l'un  conmji,  il 
n'y  eut  aucun  phénomène  de  décoloiation  ■ 
j'ai  pensé  que  M.  Daguerre  aurait  plus  dé 
succès  au  moyen  de  son  nouveau  réactif,  et 
en  effet,  en  employant  une  lentille  de  beau- 
coup moins  puissante  que  la  nôtre,  il  a  ob- 
tenu en  vingt  minutes,  sur  son  enduit  obscur 
une  image  en  blanc  de  la  lune.  Jusqu'à  pré- 
sent on  ne  connaissait  qu'un  corps  quj  fût 
sensible  à  la  lumière  de  la  lune,  c'est  l'œil 
dont  la  pupille  se  contracte  sous  l'influence 
des  rayons  lunaires.  • 

M.  Biot  ajoute  quelques  détails  à  ceux  qu'a 
donnés  M.  Arago.  «  J'ai  vu  plusieurs  fois 
dit-il,  M.  Daguerre,  et  je  peux  dire  que  dans 
les  nombreux  essais  qu  il  a  faits  pour  arriver 
à  ces  étonnans  résultats,  il  a  découvert  plu- 
sieurs propriétés  extrêmmeent  intéressantes 
de  la  lumière,  propriétés  dont  quelques  unes 
pouvaient  être  prévues  par  les  physiciens 
du  moment  où  ils  auraient  cherché  ce  qui 
devait  arriver  dans  certaines  circonstances 
données,  mais  dont  les  autres  étaient  com- 
plètement inattendues.  < 

Quant  à  la  principale  découverte,  je  puis 
parler  de  la  perfection  des  résultats  obtenus, 
non  pas  d'après  mon  jugement,  mais  dapres 
celui  d'un  artiste  célèbre;  M.  PaulDelaroche 
pense  que  de  pareils  dessins  peuvent  donner 
même  aux  plus  habiles  peinins  d'utiles  le- 
çons sur  la  manière  dont  on  peut,  au  nioveu 
de  l'ombre  et  de  la  luniicre,  exprimer  non 
seulement  le  relief  des  corps,  mais  la  teinte 
locale.  Le  méiuo  bas-relief  en  marbre  et  en 
plaire  sera  (lillcreniinent  reprén'iiio  dans  les 
deux  dessins,  tie  sorle  (|u'on  dira  au  premier 
abord  celui  qui  est  l'image  du  plâtre. 

On  sent,  dans  un  de  ces  dessins,  presque 
jus(iu'à  l'heure  de  la  jouriu-e.  Trois  vues  d'un 
monument  sont  prises,  l'une  le  malin,  l'autre 
dans  le  milieu  du  jour,  la  dernière  le  soir,  et 
personne  ne  confondra  l'effet  du  malin  avec 
l'effet  du  soir,  quoique  la  hauteur  du  soleil 
aux  deux  époques,  et  par  conséquent  les  lon- 
gueurs relatives  des  ombres,  soient  sensible- 
ment les  mêmes. 

On  conçoit  bien  que  puisque  l'aciion  de  la 
lumière  surle  réaciif  n'esi  pas  inslauianee.  il 
faut  que  l'imago  qu'elle  y  trace  soit  nette, 
que  Ions  les  corps  qui  viennent  se  peindre 
dans  la  chambre  noire  soient  complètement 
immobiles.  Aussi  arrive-t-il  souvent  que  It^ 
arbres,  s'il  s'en  trouve  dans  la  vue  que  l'on 
prend ,  ne  soiçui  pas  aussi  bien  représentés 


—  106  — 


que  le  resle;  il  siillil  puiir  cela  qu'un  peu  de 
brise  ait  agile  leurs  brauelies. 

Cet  effet  de  l'agitaliou  d'une  partie  est 
marqué  d'une  niauiere  singulière  dans  deux 
des  vues  qui  se  liouvenl  chez  M.  Daguerre. 
Dans  l'une  il  y  a  au  premier  plan  une  voilure 
attelée  d'un  cheval  qui  se  tient  ininiobile  de 
tout  le  corps,  et  qui  a  sou  corps  très  bien  re- 
présenté, mais  il  baissait  à  chaque  iuslaiil  la 
tète  pour  |)reudre  à  terre  une  bouchée  de 
foin ,  et  sa  lêle  et  son  cou  ne  sont  point  mai-- 
qu('s  ;  nuiis  il  exisie  une  soi-le  de  traîmle entre 
la  place  la  plus  basse  et  la  plus  haute  qu'oc- 
cupait la  tète.  Dans  l'auti  e,  on  voit  un  liumnie 
qui  se  fait  décrotter;  il  n'a  pas  bougé,  et  il 
est  très  bien  représeuié  ;  mais  le  décrotteur, 
qui  se  donnait  beaucoup  de  inouvenienl,  n'of- 
fie  (lu'une  image  coulure,  surtout  vers  les 

bras. 

(France  industrielle.) 


Prologruc  de  Itagobet't. 


{Le  Voleur,  en  rendant  compte,  dans  son  der- 
nier numéro,  de  la  tragédie  du  l'alals-Royal,  in- 
titulée Daguhevt,  citait  avec  éloges  le  prologue 
de  celle  tragédie,  sorte  de  discours  d'ouverture 
si  spirituellement  prononcé  par  Levassor.  Nous 
avons  obtenu  de  lamiliédes  auteurs  ce  morceau 
original  et  curieux,  et  nous  nous  empressons  de 
l'offrir  h  nos  abonnés  qui,  sans  doute,  le  trouve- 
ront aussi  comi(iue,  aussi  charmant  que  nous 
Pavons  trouvé  nous  même.) 

OH  VIEDX  SAVANT   faprès  les  trois  saluts  d'usage.) 

Bonsoir,  charmant  public,  comment  vous  portez-vous  ?... 

Moi,  ça  ne  la  pas  inul...  imici...  Sultit  à  Ions  !... 

De  voiis  voirsi  nourbreuv  viaiuienlje  suis  bien  aise;... 

El  je  viens,  avec  vous,  causer,  ne  vous  déplaise. 

Vous  voji'i,  deviiiil  vous ,  un  siwaiitissimiis  , 

Un  docteur  estimé  par  tous  les  gens  en  us  , 

Un  docliur  renommé  pour  niaiules  découvertes  , 

L'inventeur  breveté  des  aclitms sans  pirles ; 

Sur  quoi,  me  dire/.-vous,  sont  ces  acl ions-là?... 

Revenez  lous  deraiiiii,  ou  vous  en  donnera... 

11  s'agit,  pour  ce  soir,  d'une  bien  aulre  affaire... 

De  l'hisloire  de  France  explorant  un  mystère, 

Savw-vous  bien ,  messieurs,  que  moi,  j'ai  découvert 

Conimeiil  noire  grand  roi,  le  puissant  Oagobert , 

Pour  la  première  fois,  mil  une...  ah  1  saperlotte  I... 

Kaul-il  dire  le  mol?...  mil  une...  une  culotte  1... 

Oli  I  sexe  féminin,  sexe  rempli  d'appas  , 

Que  ce  mol  1res  français  ne  l'ellarouclie  pas  !... 

[Mijstcrieiisemciit.) 
Car  de  ce  vêtement,  dans  plus  d'un  bon  ménage , 
Aux  dépens  du  mari  la  femme  fait  usage.... 
Cliul'....  ne  bavardons  pas...  ceci  bien  en  re  nous... 
Je  ne  le  dirais  pas  à  messieurs  les  époux.,.. 
Or,  sur  ce  vêtement,  à  bon  droit  bislorique  , 
J'ai  composé,  messieurs,  une  œuvre  dramatique, 
El  pour  écrire  au  mieux  sur  un  si  noble  objet, 
J'entrais,  dés  le  malin,  en  plein,  dausmon  sujet. 

[lieijavdani su  culotte  furi  diiubiée.  ) 
J'y  travaillai  ijuinze  ans,  et  sans  miséricorde... 
Aussi,  je  l'ai,  je  crois,  usé  juscpi'à  la  corde. 
Kl  nul  aulre,  après  moi ,  ne  pourra  s'en  servir. 
Mon  drame,  assurément,  doit  se  faire  applaudir  ; 
D«  la  prose  écarlanl  les  allures  trop  plates. 
Ma  plume  l'éiriviten  vers  de  douze  pattes; 
La  rime  à  la  raison  s'y  marie  à  propos , 
El  je  le  crois,  enfin,  digne  de  mon  héros. 
On  devait  le  jouer  sur  la  brillanle  scène 
Du  Théâtre-français,  où  règne  Melpomène  ; 
Mais  un  vieil  intrigant,  Racine,.,,  un  imitprteli 
Accapare  pour  lui  notre  jeune  Rachel , 


Rachel  aux  bruns  cheveux,  à  la  voix  prophétique  , 

Ce  rameau  renaissant  du  laurier  dramaUque, 

Qui  nous  rendrait  un  jour  tout  ce  qui  nous  charma... 

Si  le  ciel  bienfaisant  nous  rendait  un  'falma  1... 

Mais  laissons  là,  messieurs,  et  Rachel  et  iiaciue, 

El  revenons  encore  à  mon  œuvre  divine.... 

D'ici ,  je  \  ois  déjà  p!us  d'un  censeur  jaloux 

Me  dire...  "  Dans  quel  genre,  eulin,  écrivez-vous  ?...» 

Dans  un  genre  nouveau,  le  genre  drolaUque... 

'votre  drame,  d'ailleurs,  est  toujours  historique , 

Et,  si  j'étais,  ce  soir,  silllépar  des  méchans  , 

Cessilllets-là,  messieurs,  seraient  des  ignorans. 

Ku  parlant  de  silUel,  je  veux,  en  conscience , 

Siircelinslrumeul-là  dire  ce  que  je  pense.... 

C'csl  un  vilain  oulil,  dont  tout  homme  de  bien 

Ne  devrait  se  servir  qu'àl'égard  de  son  chien... 

J'ai  pouriaul  vu  des  gens  d'une  humeur  peu  farouche. 

Bons  pères ,  bons  époux,  se  rétrécir  la  bouche , 

\ous  ne  le  croiriez  pas,  pour  s'en  faire  unsilUel  I 

Si  vous  saviez,  messieurs,  comme  ce  jeu  rend  laid  !... 

Et  puis',  c'est  défendu,  surtout  en  médecine... 

Les  silUeurs,  c'est  connu,  meurentdela poitrine... 

Mais  s'il  est  un  seul  cas  où  le  silQet  est  beau  , 

C'est  sur  mer,  c'est  à  bord  d'un  courageux  vaisseau;... 

Quand  il  est  dans  la  main  d'uu  vaillant  capitaine, 

Uespriuicdes  mois,  il  commande,  il  entraîne  1... 

Au  lieu  de  le  troubler,  il  assure  uu  succès... 

Près  du  fort  d'Ulloa,  sur  les  vaisseaux  français. 

Retentissant  au  loin  d'uuéclal  électrique  , 

A  notre  pavillon  il  soumet  le  Mexique. 

Ces  silllels-là,  messieurs,  avaient  un  noble  but;,.. 

Mais  les  autres  silllets...  au  rebul  1  au  rebut  1 

J'ai  dit...  et  maintenant,  que  ma  pièce  commence;... 

Le  mot  d'ord  re,  ce  soir,  messieurs,  c'est  :  indulgence  1 

De  Leuven  et  Ue  Saimt-Georges. 


Eruiic  Des  tvibuimur. 


>     COUR  D'ASSISES  DE  LA  SEINE. 
Accusulion  de  lentalive  d'assassinat  sur  la 
personne  de  madame  Flora  Tristan,  par 
le  sieur  Cliazal,sun  mari. 

Les  tribunaux  civils  avaient  déjà  retenti  des 
discordes  qui  ont  éclaté  entre  les  deux  époux  ; 
le  déploralile  événement  qui  donne  naissance  à 
un  procès  bien  autremenigrave,  avait  amené  un 
(H)iicoiiis  nombreux  de  spectateurs.  Les  daines 
sont  en  majorité  et  l'on  en  voit  parmi  elles 
plusieurs  qui  se  sont  fait  un  nom  dans  la  litté- 
rature. 

L'accusé  est  introduit  à  dix  heures  et  demie. 
Sa  ligure  est  pâle,  sa  santé  parait  chancelante.  11 
a  des  besicles  d'argent,  et  porte  par  dessus  son 
habit  une  redingote  d'une  couleur  blanchâtre. 
Il  tient  sous  son  tiras  une  liasse  volumineuse  de 
jiapiers,  et  dans  sa  main  un  crayon  pour  prendre 
des  notes. 

Interpellé  par  M.  le  président  sur  ses  nom, 
âge,  etc.,  l'accusé  répond  se  nommer  André- 
François  Chazal,  âgé  de  quirante-deux  ans, 
peintre,  né  à  Paris.  II  est  assisté  de  AP  Jules 
Favre. 

M.  l'iougoulra,  avocat-général,  remplit  les 
fonctions  du  ministère  public. 

Voici  le  texte  de  l'acte  d'accusation  dont  lec- 
ture est  donnée  par  le  greffier. 

«  André-François  Chazal  a  épousé,  en  1831, 
Flora -Célesline-Thérèse-Henriette  Tristan  y 
Moscoso.  De  cette  union  trois  eufaus  naquirent; 
deux  existent  encore  :  Ernest-Camille  ,  âgé  de 
quatorze  ans  et  demi,  et  Aline-Marie,  âgée  de 
treize  ans. 

)i  En  1825,  de  graves  mésintelligences  écla- 
tèrent entre  les  époux,  et  ils  se  séparèrent.  La 
dame  Chazal  lit,  en  1828,  prononcer  sa  sépara- 
tion de  biens.  En  I83G,  une  contestation  judi- 
ciaire s'éleva  au  sujet  d'Aline  Chazal,  qui  s'était 
enfuie  d'une  pension  où  elle  avait  été  placée  par 
son  père.  ChazaKorma  unedemandeen  10,000f. 
de  dominages-intéréls  contre  les  mailresscs  de 
la  pension,  mais  nu  jugement  confirmé  depuis 
par  la  cour  le  débouta  de  cette  demande.  Cepen- 
dant, en  novembre  1836,  Aline  fut  remise  à  son 
père  i).»r  autorité  de  justice. 

»  Au  mois  de  juillet  1857,  Chazal  distribua  un 


écrit  autographié  qu'il  avait  composé  pour  sa 
défense,  et  qui  contenait  contre  sa  femme  les 
accusations  les  plus  dillamaioires.  La  dame 
Chazal  s'en  prévalut  pour  demander  sa  sépara- 
tion de  corps.  Elle  l'obtint  en  elîet  par  jugement 
du  14  mars  18158,  sur  le  fondement  inie  les  accu- 
sations contenues  dans  l'écrit  présentaient  le 
caractère  d'injures  graves.  Quant  aux  enfans,  il 
fui  statué  <pie  le  lils  resterait  entre  les  mains  de 
son  père,  et  que  ,  dans  le  mois  dii  jugement,  la 
tille  serait  placée  en  appienlissage  dans  une 
maison  de  commerce  dont  les  époux  feraient 
choix,  ou  qui,  laute  par  eux  de  s  entendre  sur 
ce  choix,  serait  désignée  parle  liibunal.  Cepen- 
dant le  (ils  demeura  auprès  de  sa  grantl'mère,  à 
llelaix{Scine-et-Oisej,et  la  lille  ne  tut  pas  placée 
comme  le  jugement  lordoniiait.  Chazal  en  con- 
çut une  exlreineirritalloii.  Bientôt  elle  fui  pous- 
sée au  point  qu'il  résolut  de  donner  la  mort  à  sa 
teinine,  dans  le  but,  dit-il,  de  soustraire  ses 
eiifans  à  l'iniluence  qu  elle  exerç  .il  sur  eux. 

1)  Le  20  mai,  jour  où  cette  pensée  lui  vint  pour 
la  première  lois,  il  tit  le  dessin  d'une  pierre  sé- 
pulcrale destinée  au  lomliean  de  sa  femme..  Eu 
;tète  on  lisait  ces  mots  :  La  Paria,  allusion  à  un 
ouvrage  publié  par  la  dame  Chazal,  sous  le  titre 
de  Pérégrinations  d'une  Paria,  l'ius  bas  on 
lisait,  entre  autres  passages  :  «  Il  est  une  justice 
que  tu  fuis  qui  ne  t'échappera  pas.  Dors  en  paix 
pour  servir  tl'exempleà  ceux  qui  s'égarent  assez 
[lour  suivre  tes  préceptes  immoraux.  Doit-on 
craindre  la  mort  pour  punir  un  méchant  i*  ne 
sauve-t-on  passes  victimes  t*» 

»  Vers  le  1 1  juin,  il  acheta  une  paire  de  pisto- 
lets; il  acheta  en  même  temps  une  cirquantaine 
déballes,  deux  moules  pour  en  fondre,  de  la 
pondre,  du  ploinh  et  des  capsules,  dont  partie  a 
été  saisie  plus  tard  à  son  domicile.  Sa  femme  de 
ménage  remarqua,  vers  la  même  époque,  qu'il 
était  plus  sombre  que  de  coutume. 

»Let''  juillet  il  contia  à  Robert,  un  de  sesamis, 
ipi'il  était  déterminé  à  tuer  sa  femme  ;  qu'il  avait 
acheté  des  pistolets,  et  qu'il  voulait  mettre  son 
projet  à  exécution  dans  une  huitaine.  Roherl, 
n'ayant  i)U  le  faire  changer  de  résolution,  en 
prévint  Badly,  autre  ami  île  Chazal.  Le  2  juillet, 
Bailly  et  le  frère  de  Chazal  se  rendirent  chez 
celui-ci  ;  ils  firent  de  vains  elibrts  pour  obtenir 
de  lui  la  promesse  qu'il  renoncerait  à  son  projet, 
et  il  refusa  de  leur  remettre  ses  pistolets.  Ils 
crurent  devoir  informer  le  maire  deiVIontraartre, 
où  Chazal  demeurait.  Le  maire  leur  promit  de 
tâcher  de  calmer  Chazal,  et  d'avoii  ses  pistolets. 
Le  7  juillet,  Bailly  écrivit  une  lettre  à  la  mère 
de  la  ùame  Chazal  ;  il  y  témoignait  la  crainte  que 
Chazal,  irrité  de  rmexécuiiou  du  jugement,  ne 
se  portât  à  des  excès;  il  la  conjurait  donc  de 
renvoyer  Ernest  chezson  père  le  plus  tôt  possible. 
Ernest  rentra  en  elfel  auprès  de  son  père  ;  niais 
ce  dernier  n'en  garda  pas  moins  son  projet.  Le 
31  juillet,  il  demanda  par  écrit  une  entrevue  à 
sa  femme,  demande  à  laquelle  elle  ne  répondit 
pas.  Depuis  le  commencement  d'août,  Ernest  le 
vitsottvent  manier  une  paire  de  pistolets  chargés. 
Dans  la  seconde  quinzainedu  même  mois,  Chazal 
les  tira  deux  fois  de  sa  poche,  en  rentrant  vers 
six  heures  de  l'aprts-midi,  et  les  déposa  sur  son 
bureau,  enveloppés  dans  son  mouchoir.  Presque 
lous  les  dimanches  il  s'exerçait  à  tirer  ces  pis- 
tolets. 

'  »  Vers  le  30  août,  la  dame  Chazal,  qui  avait  son 
logement  à  Paris,  rue  du  Bac,  100  bis,  le  ren- 
contra au  coin  de  la  rue  de  la  Planche.  11  lui 
lança  un  regard  plus  terrible  encore  qu'à  lor- 
dinaire.  Le  cocher  d'un  cabriolet  d'où  elle  venait 
de  descendre  s'aperçut  de  l'elFroi  de  la  dame 
Chazal,  et  la  lit  rentrer  dans  la  voilure.  Vers  la 
même  époque,  Chazal  rédigea  une  lettre  au 
procureur-général ,  où  il  disait  notamment  : 
«Quand  vous  recevrez  ce  mémoire,  justice  sera 
faite,  et  je  serai  à  votre  discrétion.  »  11  rédigea 
deux  autre  lettres,  l'une  à  sa  belle-mère,  l'autre 
à  sa  femme  de  ménage,  qui  fut  retrouvée  depuis 
cachetée  sur  son  bureau,  et  qui  toutes  deux 
élaient  datées ^w  août  1838.  Duns  ces  lellres  il 
leur  recommandait  son  lils. 


107  — 


"  L)e(>uis  celle  tjioqiic,  il  ;\lla  six  ou  sejU  fois 
iléjeiiiUT  cliez  un  iraileur  on  ftice  de  la  luyison 
lit' s:i  femme.  Il  se  plaçait  toujours  cà  la  mOine 
table,  près  d'une  feniJlre  donnant  sur  la  rue,  de 
façon  à  voir  la  dame  Cliazal sortir.  Il  restait  ainsi 
(|Utli|nefois  en  ol)servalion  pendant  plus  <le 
deux  heures.  Le  2  septembre,  lirnest  alla  chez 
sa  mt're,  et  eonirauni(|ua  ses  craintes  que  son 
père  neiit  (pieli|ues  projets  sinistres  contre  sa 
mère  on  eonlre  sa  sœur. 

»  Le  4  septembre,  dans  le  but  d'attirer  sa 
femme  au  dehors,  Chazal  lui  lit  éciire,  par  un 
écrivarn  public,  une  lettre  au  nom  du  sieur 
l'ommier,  ayent  de  la  société  des  jjens  de  lettres. 
Pommier  l'y  invitait  à  passer  à  son  cabinet.poui' 
alKiire  qui  l'intéressait,  le  lendemain  entre  dix 
et  onze  heures.  Le  lendemain,  à  l'heure  iiiditpiée, 
Chazal  lattendit  en  effet  dans  la  rue  du  liac  ; 
mais  la  dame  Chazal,  sou|Honnant  le  pié;;e, 
était  allée  au  prétendu  rendez-vous  avant  neui 
heures.  Ern»  st  demanda  à  sou  père,  le  9septem- 
bre,  pourquoi  lis  pistolets  étaient  toujours 
charj;és,  et  s  il  voulait  faire  un  mauvais  coup. 
«  C'est  possdde,  si  on  me  pousse  à  bout»  ,  répon- 
dit-il. Le  10,  Il  partit  de  Montmartre,  selon  son 
usaye,  entre  neuf  et  dix  heures  du  matin.  Selon 
son  usage  aussi,  il  arriva  à  onze  heures  pour 
déjeuner  chez  son  traiteur  de  la  rue  du  Bac. 

»  A  trois  heures  et  demie  de  l'après-midi,  la 
dame  Chazal  revenait  chez  elle  :  en  approchant 
de  sa  maison,  elle  vit  de  loin  son  mari  ;  il  avait 
les  mains  ilans  les  goussets  de  son  pantalon,  la 
forme  des  pistolets  s'y  dessinait  parfaitement.  11 
s'avançait  vers  elle.  Arrivé  à  quatre  ou  cinq  pas 
de  distance,  il  quitta  le  trottou-,  il  fil  un  circuit 
et,  revenant  par  derrière,  il  lui  tira  un  coup  de 
pistolet  à  bout  portant;  puis  il  posa  sur  le  trot- 
toir le  pistolet  dont  il  venait  de  se  servir,  et  il 
prit  son  autre  arme  dans  la  maiu  droite,  il  tenait 
encore  ce  second  pistolet  armé,  <iuand  le  con- 
cierge de  la  dame  Chazal,  attiré  par  le  bruit  de 
la  détonation,  le  somma  de  remettre  son  arme. 

»  Arrêté  aussitôt,  il  dit  aux  personnes  qui  le 
conduisaient  chez  le  commissaire  de  police,  que 
le  pistolet  qui  était  encore  chargé  n'était  jias 
pour  lui,  qu'il  n'était  pas  assez  lâche  pour  se 
tuer,  et  que  loutce  qu'il  regrettait,  c'était  d'avoir 
manqué  son  coup  et  de  ne  pas  avoir  fait  deux 
ov]iiielins.  Devant  le  commissaire  de  police  et 
dans  l'instruction  il  a  renouvelé  ces  mêmes 
aveux,  ajoutant  que  c'était  la  crainte  de  blesser 
tine  autre  (icrsonne  que  sa  femme  qui  avait  dé- 
truit son  courage,  et  qui  l'avait  empêché  de 
décharger  son  second  pistolet. 

))  La  charge  retirée  de  ce  second  pistolet  par 
un  armurier  se  composait  d'une  balle,  d'un 
grain  de  plomi)  et  de  poudre.  L'accusé  a  avoué 
(pie  la  cliargc  du  pistolet  déchargé  |)ar  lui  était 
la  même.  A  peine  frappée,  la  dame  Chazal  avait 
.^  senti  ses  jambes  fléchir,  et  elle  était  tombée  sur 
ses  i;enoux  ;  il  fallut  la  transporter  à  son  do- 
micile. 

»  Les  médecins  appelés  reconnurent  en  arrière 
et  un  peu  plus  bas  que  la  partie  postérieure  de 
l'aisselle,  une  plaie  d'arme  à  feu  ((ui  causait  à  la 
blessée  une  douleur  aignè  dans  la  région  du 
cœur,  et  (jni  lui  lit  cracher  le  sang.  La  balle  n'a 
pu  être  extraite,  et  la  malade  a  été  obligée  de 
garder  le  lit  pendant  longtemps.  » 

IM.  M.  le  président  procède  à  rinlcrrogatoire 
de  l'accusé. 

Lu  I82H,  vous  étiez  graveur  en  laillc-douce  ;  à 
cette  épo(iue,  vous  avi(!z  chez  vous,  comme  ou- 
vrière coloriste  ,  la  demoiselle  llora  Trislan  ; 
vous  avez  recherché  celte  jeune  lillc,  et  eu  1821 
elle  devenue  votre  femme. 

Chazal.  —  Oui,  monsieur. 

D.  Il  parait  que  la  mésintelligence  ne  larda  pas 
à  éelaler  dans  \olre  ménage,  et  dans  le  courant 
de  ranuée  1825  vous  vous  êtes  volontairement 
séparé  de  fait  de  votre  femme  i' —  K.  C'est  vrai. 

I).  De  voire  union  avec  mademoiselle  l'Iora 
Trislan  sont  nés  trois  enfans;  l'un  dCux  est  ukuI, 
les  deux  antres  vous  ont  été  confiés  en  t.s;if).  — 
R.  Ln  1833,  ma  femme  et  ma  fille  disparurent  de 
la  société  ;  celle  dispiwilisn  do  la  sociélé  lUc  fui 


pénilde,  à  cause  de  ma  fille  surtout  ;  car  quant 
à  ma  femme...  C'est  seulement  en  183.5  que  je 
connus  la  retraite  <le  madame  Chazal  :  elle  de- 
meuraitalors  rue  Chabannais,  n.  12.  C'est  jalors 
ipie  je  retrouvai  mon  enfant,  suiiprimé  de  la  so- 
ciété pendant  trois  années. 

U.  Lors  de  votre  séparation  volontaireen  1825, 
le  sort  de  vos  enfans  ne  fut-il  pas  réglé  entre 
vous  et  votre  femme  P—  R.  Non  ,  monsieur,  il 
n'y  eut  aucune  convention  à  cet  égard. 

D.  Votre  fille  Aline  ne  fut-elle  pas  placée  en 
pension? — R.  Uni,  monsieur,  chez  madame 
Deriquème,  et  elle  en  disparut,  soit  par  conni- 
vence avec  ma  femme,  soit  par  négligence  ;  et 
je  dois  de  suite  relever  une  inexactitude  de 
l'acte  d'accusation  ,  dans  lequel  on  a  dit  que 
j'avais  voulu  i)roliter  de  la  fuite  de  ma  fille  pour 
me  faire  payer,  |>ar  la  maîtresse  de  pension,  une 
somme  de  dix  mille  francs.  Non  ,  messieurs,  tel 
n'est  pas  mon  caractère  ;  je  ne  suis  jias  avare  ;  ce 
n'est  ()as  là  ma  position  légale.  Je  voulais  seule- 
ment contraindre  madame  Deriquème  à  me  ren- 
dre ma  fille. 

D.  Cependant  vous  avez  demandé  10,000  fr. , 
et  vous  avez  fait  à  ce  sujet  un  procès  à  la  dame 
Deriquème  ?  —  R.  Je  n'ai  formé  cette  demande 
que  pour  contraindre  la  maltresse  de  pension  à 
me  rendre  ma  fille. 

D.  N'avez-vous  pas  publié  un  mémoire  inju-  j 
rieux  contre  votre  femme ,  et  ce  mémoire  n'a-t-  ' 
il  pas  déterminé  une  séparation  de  corps?  — 
R.  Publié...  Je  ne  sais  si  on  peut  dire  qu'un 
inémoin!  a  été  publié  lorsqu'on  en  a  distribué 
une  dizaine  d'exemplaires  à  des  amis.  Toujours 
est-il  certain  que  j'ai  fait  un  mémoire  pour  ma 
justification,  car  dans  le  public  il  pouvait  rester 
des  doutes  graves  sur  ma  moralité  ;  j'avais  donc 
besoin  de  me  justifier  devant  la  société  tout  en- 
tière, car  nous,  messieurs,  pauvres  i»rolétaires, 
nous  vivons  beaucoup  plus  dans  la  société 
qu'avec  la  magisiralure.  Oui,  nous  vivons  dans 
la  société,  et  c'était  de  la  justice  de  la  sociélé  que 
j'avais  besoin. 

D.  Le  jugement  qui  a  prononcé  votre  sépara- 
tion de  corps  ordonnait  (|ue  voire  fils  vous 
serait  rendu,  et  que  votre  flUeserail  placée  dans 
une  maison  de  commerce  choisie  par  vous  et  par 
votre  femme.  Cette  disposition  du  jugement  a-t- 
elle  donné  lieu  à  des  difficultés  ?— li.  Ma  femme, 
eu  eifet,  par  ses  intrigues  et  son  influence  sur 
tous  ceux  auxquels  elle  s'est  adressée,  m'a  créé 
de  nombreuses  difficultés. 

D.  N'est-ce  pas  à  la  suite  des  difficultés  qu'a- 
nimé de  sentimens  de  haine  et  de  vengeance  con- 
tre votre  femme  vousavez  résolu  de  l'assassiner? 
—  R.  J'ai  eu  la  pensée  de  luer  ma  femme,  mais 
je  n'étais  pas  animé  par  la  haine  et  la  vengeance; 
mon  cœur  ne  peut  concevoir  de  pareils  senti- 
mens. 

D.  Vous  avez  acheté  deux  pistolets ,  de  la 
poudre,  des  balles,  des  capsules  ;  dans  quel  but 
avez-vous  fait  ces  aci|uisitions  ? —  R.  (Avec 
étonnement.)  Je  ne  comprends  pas  pourquoi 
vous  m'adressez  celle  question  ;  vous  savez  bien 
ce  que  j'ai  dit  à  cet  égard. 

D.  Mais  il  faut  le  répéter  ici. —  R.  Mon  but 
est  évident,  j'ai  acheté  les  pistolets  pour  me 
défendre. 

D.  Pour  vous  défendre? — R.  Pourmedéfen- 
dre,en  cas  d'agression  suscitée  par  ma  femme. 

D.  Mais  ne  deviez-vous  pas,  au  (;onlraire,  en 
faire  usage  pour  assa.ssinor  votre  femme  ? —  R. 
Oui,  c'est  vrai, je  voulais  m'en  servir  contre  ma 
femme,  ou  pluUH  contre  une  autre  personne.  Je 
vous  l'ai  dit,  la  haine  et  la  vengeance  n'entrent 
pas  dans  mon  e<i'ur  ;  je  ne  voulais  pas  frapper 
ma  femme  parce  que  c'est  ma  femme,  et  ([uelles 
(inesoient  lesdouleurs  (lu'cUe  m'a  fait  éprouver, 
je  voulais  l'épargner  et  frapper  l'avoué  Duclos, 
soncomplicc,  l'artisan  de  toulcs  les  machinalions 
infernales  ijui  m'ont  réduit  au  désespoir;  je 
voulais  aussi  faire  périr  un  autre  individu.,. 

D.  Ne  vous  êles-vous  pas  exercé  îi  tirer  le 
pistolet  iilusieurs  jours  avant  le  crime? — R. 
Oui,  monsieur. 

D.  N'élail-cc  pas  pour  être  plus  sur  de  votre 


coup?  — R.  Non,  puisque  je  voulais  tirer  sur 
ma  femme  à  bout  portant.  (Sensation.) 

D.  Ainsi,  vous  avouez  que  votre  volonté  a 
toujours  été  de  tirer  à  bout  portant  sur  votre 
femme?— R.  C'est  la  vérité  (mouvement). 

D.  Le  20  mai  1838,  n'avez-vous  pas  dessiné  le 
modèlede  la  pierre  qui  devait  être  placée  sur  le 
tombeau  de  votre  leiiime  ?  —  R.  Oui. 

D.  N'avez-vous  |ias  tracé  de  votre  main  son 
épiiaphe  ?  —  R.  Oui. 

D.  Ainsi,  dès  le  ai»  mai,  vous  aviez  pris  la  réso- 
lution d'attenter  aux  jours  de  voire  femme. 

R.La  résolution,  non.,  l'expression  n  est  jias  exac- 
te, uuiisj'en  avais  la  pensée.  Je  su|)plie  MM.  les 
jurés  de  ne  pas  oublier  ma  situation  ;  je  ne  sau- 
rais vous  détailler  tontes  les  douleurs  parlés- 
quelles  j'étais  assiégé.  Oui,  au  20  mai  la  |>ensée 
de  tuer  ma  femme  a  été  en  quelque  sorte  arrê- 
tée :  cependant  je  luttai  contre  moi-même,  cette 
rfensée  m'accablait  ,  mal>imait  ;  je  cherchais  les 
moyens  d'y  échapper,  et  c'est  pour  tenter  une 
dernière  épreuve  que  j'écrivis  à  ma  femme  en 
lui  demandant  un  rendez-vous. 

D.  Si  votre  femme  n'a  pas  accepté  ce  rendez- 
vous,  c'est  queilea  craint  pour  sa  vie  ,  que  vous 
aviez  déjà  menacée.  —  R.  Permettez-moi  de 
n'en  rien  croire.  Je  pense  beaucoup  plutôt  que 
ma  femme,  étant  dune  haute  famille,  n'a  pas 
voulu  condescendre  à  me  donner  des  explica- 
tions. 

D.  N'avez-vous  pas  confié  au  sieur  Robert  que 

Vous  aviez  l'intention  de  tuer  votre  femme  ? 

R.  Oui,  monsieur,  il  fut  témoin  de  ma  douleur. 

D.  Ne  chercha -t-il  pas  à  vous  détourner  de 
l'e.xécution  de  votre  i)rojet,  et  ne  vous  deman- 
da-t-  il  pas  vos  pistolets  ?  -  R.  Il  chercha  à  me 
consoler  et  à  faire  fléchir  ma  résolution,  mais  je 
ne  lui  promis  rien. 

l>.  Le  sieur  Robert  ne  parut  pas  d'ailleurs,  à  ce 
qu'il  semble,  attacher  une  grande  importance  à 
vospaioles,  et  il  crulquece  n'était  de  votre  part 
((ue  de  vaines  menaces.  —  R.  Je  ne  pense  pas 
qu  il  ail  cru  cela.  Je  lui  ait  dit  que  ma  résolution 
était  prise;  je  lui  en  ai  fail  connaUre  les  molilà. 
En  m'écoulanl,  les  larmes  lui  sout  venues  au.\ 
yeux  ;  il  ma  supplié  tie  ne  pas  tuer  ma  femme. 
Je  n'ai  pris.comme  je  vous  lai  dit,  aucun  eiii-a-^ 
geinent  vis-à- vis  de  lui.  Mou  frère,  plusieurs 
personnes  de  sa  sociélé  m  ont  engagé  à  abandon- 
ner mon  projet.  Les  uns  trouvaient  ipi  il  y  avait 
sagesseà  suivie  ces  conseils,  dantres  auraient  iiu 
penser  qu'il  y  avait  faiblesse  ,  telle  a  été  ma  ma- 
nière de  voir;  j'ai  cru  devoir  agir  ainsi  que  je 
l'ai  fait  i)oiir  proléger  mes  enfans,  pour  les  ar- 
racher à  l'inlliienee  pernicieuse  de  leur  mère 
Le  jugement  qui  a  prononcé  contre  moi  la  .sépa- 
ration de  corps  a  été  pénible  pour  moi  ;  permet- 
lez-moi  de  vous  dire  que  je  le  trouve  inique. 
Cependant  ce  jugement  m'accordait  une  étin-^ 
celle  de  bonheur  ;  cette  étincelle,  on  me  l'a  re- 
fusée, cette  étincelle  je  n'ai  pu  l'avoir. 

D.  Mais  vouspou\iez  obtenir  l'exécutimi  de 

ce  jugement  en  >oiis  adressant  à  la  justice. 

R.  Mais,  mon  Dieu,  c  est  ce  que  j'ai  fait  jiendanl 
quatre  ans.  J'ai  constamment  demandé  mes  en- 
fans. J'ai  écrit  à  M.  le  président  de  la  cour. 

D.  Ce  n'est  pas  par  des  lettres  que  Ion  s"a- 
dre.sse  à  la  justice,  il  fallait  former  une  demamlc 
devant  le  tribunal.  —  R.  (Ju'enlendc7-vous  par 
une  demande  ? 

D.  Une  assignation.  —  R.  Lue  assignation  !  Il 
y  en  a  eu  assez  dans  mon  affaire  d  assignations 
et  elles  n'ont  pas  produit  grand  résultai.  D'.iil- 
leurs,  r.ivoué  Duclos  est  aussi  de  la  jiislire  lui 
cl  c'est  lui  qui  a  toujours  tout  enira>é,  qui  à 
empêché  que  mon  fils  ne  me  fat  remis,  que  m,i 
fille  fill  soustraite  aux  iniluencesde  sa  mère.  Mu 
femme,  elle  a  beaucoup  d  amis:  ou  l'écoute  fa- 
vorablement quand  elle  se  plaint,  et  elle  a  plus 
d'iiiHuence  que  moi  sur  la  justice.  On  m'a  dit 
plusieurs  fois  :  La  fi-mme  a  gagné  .«on  procès 
parce  qu'elle  est  femme,  parce  qu'elle  esl  ai>- 
puyée,  rccomm.mdée  ;  parce  qu'à  «ôié  d'elle  elle 
a  l'avoué  Duclos,  ijiii  connaît  toutes  les  ruses  de 
la  chicane.  Pour  signifier  mou  assignation  ,  il 
m'aurait  fallu  un  huissier,  n'est-ce  pa>  ?  Des 


-  108  — 


huissiers,  j'en  ai  eu  plus  de  vingl  ;  voyez  h  quoi 
ils  moût  servi.  D'ailleurs  ,  je  uavais  plus  île 
quoi  les  payer,  ces  messieurs;  car  il  faut  bieu 
se  garder  de  les  abonler  sans  arijcnt.  (On  rit.) 

D.  Ainsi,  vous  avez  tué  voire  femme  pour  ne 
pas  payer  de  frais  de  justice.'  — U.  Permettez- 
moi  une  oliservalloii  ;  jetais  dans  le  dénrtmcnt, 
c'est  vrai,  maisjclaisd  ailleurs  convaincu  que  la 
justice  liait  iiniiulssanle  vis-à-vis  de  ma  femme. 

D.En  aoiU  1S3S,  vous  êtes  sorti  plusieurs  fois 
avec  l'inteulion  de  frapper  votre  femme,  si  vous 
l'aviez  rencontrée  ? —  Û.  Oui. 

D.  tUe  vous  a  échappé  un  jour  en  se  jetant 
dans  un  cabriolet?  —  K.  Ma  femme  a  pu  me 
voir,  mais  j'atteste  que  je  ne  me  rappelle  nulle- 
ment cette  circonstance. 

D.  Vous  lui  avez  écrit  une  lettre  par  laquelle 
vous  vouliez  lui  faire  croire  qu'un  rendez-vous 
lui  était  donné  pour  onze  heures  du  soir  chez 
M.  Pommier  qui,  ce  soir-là  ,  devait  réunir  des 
gens  de  lettres  ?  —  K.  Oui ,  monsieur. 

D.  Quel  était  votre  |projet?  —  K.  D'exécuter 
la  résolution  que  j'avais  prise  (sensation). 

D.  Votre  fennue  a  fort  heiireusenjent  échappé 
au  piège  que  vous  lui  aviez  tendu  en  allant  chez 
M.  Pommier  à  neuf  heures  au  lieu  de  onze  heu- 
res. Vous  saviez  que  votre  femme  sortait  rare- 
ment; vous  avez  été,  pendant  plusieurs  jours, 
vous  placer  dans  la  boutique  d'un  marchand  de 
vins  qui  se  trouve  vis-à-vis  de  sa  demeure;  ei 
là,  placé  pr^s  de  la  fenêtre,  vous  attendiez  le  mo- 
ment o\x  elle  sortirait?—  R.  Le  fait  est  vrai. 

D.  Le  10  septembre,  à  trois  heures  de  l'a- 
près-midi, vous  avez  vu  votre  femme  sortir  de 
son  domicile,  vous  avez  été  vers  elle...,  qu'a- 
vez-vous  fait? —  R.  (Avec  calme).  La  chose  est 
très  simple.  J'ai  été  à  elle,  j  ai  tiré  de, ma  poche 
l'un  de  mes  pistolets  et  j'ai  tiré  sur  ma  femme. 
Voilà  la  chose  qui  est  très  simple.  (Mouvement.) 

D.  Vous  avez  été  arrêté  à  l'instant  même,  et 
lorsque  vous  aviez  à  la  main  un  second  pistolet 
chargé  dont  vous  alliez  faire  usage  contre  votre 
femme.  —  R.  Je  n'ai  pas  été  arrêté  aussitôt,  et 
certes,  si  j'avais  été  un  malfaiteur,  j'aurais  bien 
pu  m'échapper,  car  personne  ne  voulait  m'arrê- 
ter-  enfin,  on  s  est  décidé  à  le  faire;  j'ai  remis 
mes  pistolets,  et  j  ai  même  demandé  à  être  con- 
duit chez  le  commissaire  de  police. 

D.  Pouvez-vous  dire  quel  motif  a  pu  vous 
norter  à  commettre  sur  votre  femme  le  crime 
qui  vous  amène  aujourd'hui  sur  le  banc  de  la 
cour  d'assises?  .     ,     „       i-    .• 

L'accusé  entre  dans  une  foule  d  exi)lications. 
Il  parle  de  nouveau  de  la  plainte  portée  contre 
luiparsafemme,  du  jugement  qui  a  prononcé 
la  séparation  de  corps,  des  tentatives  qu  il  a 
faites  à  plusieurs  reprises  pour  reprendre  ses 
enfans.  M.  le  président  est  obligé  de  l'arrêter 
fréquemment  dans  ses  interminablcsdivagations. 

M  le  président.  —  N'aviez-vous  pas  consenti, 
en  1832,  à  la  séparation  de  corps  ? 

L'accusé.  —  Oui,  monsieur. 

Interpellé  de  nouveau  sur  les  motifs  qui  ont 
nu  le  déterminer  à  tuer  sa  femme,  Chazal  ne 
précise  aucun  fait.  U  rapporte  qu'il  était  très 
malheureux,  que  la  vie  lui  était  devenue  insup- 
portalile,  qu'il  était  dénué  de  ressources,  et 
tiu'il  ne  voyait  qu'un  avenir  de  misère  pour  lui 
et  .ses  enfans.  Mais  le  grief  sur  lequel  il  parait 
insister  i)rincipalement,  c'est  de  n  avoir  pu  ar- 
racher à  sa  femme  ses  enfans,  (jui  ne  portaient 
même  pas  son  nom,  et  qui,  suivant  lui,  étaient 
sans  famille  et  sans  état  social. 

M  l'avocat-iiénéral.  —  Avez-vous  quelques 
reproches  à  adresser  à  votre  femme  relative- 
ment à  sa  conduite? 

L'accusé. —Certainement. 

D.  Quels  reproches?  —  R.  Des  reproches 
d'immoralité  dans  sa  conduite  et  dans  ses  écrits, 
oi"i  elle  professe  les  doctrines  les  plus  subversi- 
ves de  l'ordre  socialet  de  la  morale. 

D.  Avez-vous  des  faits  précis  d'immoralité  ? 

R.  ^on  pas;  je  ne  suis  pas  de  ces  maris  iiui 

vont  attendre  derrière  la  jiorte  pour  prendre 
leur  femme  en  flagrant  délit;  non,  je  ne  suis  pas 
de  ces  maris,  et  ma  dignité  d'homme... 


D.  Ainsi 'vous  n'avez  aucun  fait,  et  vous  ne 
pouvez  présenter  ici  que  des  allégations?  — 
R.  On  m  a  refusé  les  enquêtes. 

D.  En  elîel,  lors  du  procès  en  séparation  de 
corps,  vous  avez  demandé  que  la  séparation  fut 
lirononcée  à  votre  proht  et  contre  voire  femme  ; 
mais  votre  demande  a  été  repoussée,  et  le  tribu- 
nal, ainsi  que  la  cour,  n'a  jkis  cru  devoir  or- 
donner la  preuve  des  faits  que  vous  alléguiez. 

M.  l'avocat-général  donne  leclure  des  conclu- 
sions prises  au  nom  du  sieur  Chazal,  et  de  la 
partie  du  jugement  qui  repousse  ces  conclu- 
sions. 

L'interrogatoire  terminé,  M.  le]  président 
donne  l'ordre  d'introduire  madame  Chazal  (Flo- 
ra Tristan). 

L'huissier  audiencier  annonce  que  madame 
Chazal  ne  s'est  pas  encore  présentée. 

L'audience  est  suspendue  pendant  une  demi- 
heure.  A  la  reprise  de  l'audience,  madame  Cha- 
zal est  introduite.  Tous  les  yeux  se  lixent  sur 
elle.  On  la  voit  s'avancer  lentement;  elle  dé- 
tourne ses  regards  du  banc  des  accusés. 

Madame  Chazal  est  vêtue  avec  élégance  ;  son 
chapeau  de  velours  vert,  orné  d'un  voile  noir, 
encadre  gracieusement  une  ligure  remarquable 
par  la  délicatesse  des  traits  et  leur  régularité. 
Un  joli  nez  grec,  de  beaux  cheveux  noirs,  des 
yeux  expressifs ,  un  teint  d'Espagnole,  lixent 
agréablement  l'attention,  et  un  vif  sentiment 
d'intérêt  s'attache  à  cette  femme  qui  a  si  miracu- 
leusement échappé  à  la  mort. 

M.  le  président  fait  donner  un  siège  à  madame 
Chazal,  qui  déclare  s'appeler  Flora  Tristan,  fem- 
me Chazal,  âgée  de  trente- deux  ans,  sans  profes- 
sion. 

La  voix  du  témoin,  qui  parait  en  proie  à  une 
vive  émotion,  est  si  faible  que  personne  ne  peut 
l'entendre. 

M.  le  président.  —  Madame,  veuillez  parler 
plus  haut. 

Madame  Chazal.  —  Je  ne  peux,  monsieur. 

M.  le  président.  Prenez  un  instant  de  repos, 
madame. 

Madame  Chazal,  chancelant  sur  son  siège.  — 
De  l'eau  ! 

On  s'approche  de  madameXhazaI,  on  lui  pro- 
digue des  soins;  elle  parait  se  remettre  et  boit 
une  partie  du  verre  d'eau  que  le  garçon  de  salle 
vient  d'appoi  ter. 

Après  quelques  minutes  de  silence,  M.  le  pré- 
sident s'adressant  au  témoin.  —  Madame,  vous 
avez  épousé  raccusé  en  1821  ? 

Madame  Chazal.  —  Oui,  monsieur. 

D.  N'étiez-vous  pas  antérieurement  chez  lui 
comme  ouvrière  coloriste  ?  —  R.  Non,  monsieur; 
je  travaillais  pour  lui,  maisj'étaischezmamère, 
et  je  n'ai  été  chez  lui  que  pour  prendre  quel- 
ques leçons. 

I).  11  parait  que  la  mésintelligence  ne  tarda 
pas  à  éclater  entre  vous  et  votre  mari  ? — R.  11  n'y 
a  pas  eu  mésintelligence,  mais  il  n'y  avait  pas  de 
sympathie.  J  avais  dit  à  M.  Chazal,  antérieure- 
ment au  mariage,  que  je  ne  l'aimais  pas,  que  je 
ne  l'aimerais  jamais.  11  a  pourtant  voulu  m'é- 
pouser,  et  forcée  de  céder  à  la  volonté  de  ma 
mère,  j'ai  donné  mon  consentement  à  ce  ma- 
riage; mais  M.  Chazal  savait  fort  bien  que  ce 
consentement  n'était  pas  libre  de  ma  part. 

D.  En  1825,  votre  mari  a  consenti  à  une  sépa- 
ration de  fait  ? —  R.  Oui,  monsieur. 

D.  Qu'avez-vous  fait  depuis  celte  époque?  — 
R.  J'ai  voyagé;  j'ai  été  au  Pérou,  dans  mon  pays. 

D.  A  quelle  époque  êtes-vous  revenue  à  Pa- 
ris?—|R.  En  1828. 

D.  Vous  avez  obtenu  votre  séparation  de  corps? 
—  R.  Oui ,  monsieur. 

D.  Vos  enfans  ne  sont-ils  pas  restés  à  votre 
charge? — R.  M.  Chazal  prétendait  nu'il  n'était 
pas  heureux  ;  je  ne  lui  ai  rien  demanué  pour  mes 
enfans. 

I).  X  quelle  époque  Chazal  a-t-il  réclamé  ses 
enfans?—  R.  En  1832.  J'ai  élé  forcée  de  lui  con- 
fier mon  fils.  11  l'a  exigé  pour  consentir  à  la  sé- 
paration de  corps  ou  au  divorce,  si  la  loi  était 
adoptée. 


1      D.  Qu'est  devenu  votre  fils?  —  R.  Je  l'ai  placé 
en  pension  et  j'ai  ])ayé  tous  les  frais. 

D.  Chazal  na-t-il  pas  réclamé  sa  fille?  — 
R.  Elle  a  été  enlevée  en  1338;  elle  allait  dans  une 
pension  de  la  rue  d'Assas.  Dans  le  trajet,  elle  fut 
accostée  par  deux  hommes  qui  lui  demandèrent 
si  elle  était  mademoiselle  Tristan.  Sur  la  ré- 
ponse affirmative  de  l'enfant,  elle  fut  arrachée 
des  mains  de  sa  bonne,  et  me  fut  ainsi  enlevée 
par  suite  d'nu  affreux  guet-apens. 

Chazal  convient  qu  il  a  enlevé  sa  fille,  ainsi 
que  vient  de  le  dire  le  témoin,  mais  il  soutient 
qu'il  n'a  agi  ainsi  que  d'après  le  conseil  du  pro- 
cureur du  roi,  qui  lui  auraitdit  ;  Votre  fille  vous 
appartient,  allez  la  chercher. 

M.  le  président.  —  Vous  avez  repris  votre 
fille? 

Madame  Chazal.  —  Ma  fille  m'avait  été  enle- 
vée; j'étais  désespérée.  J'allai  à  Montmartre 
chez  mon  mari.  Il  était  absent,  mais  je  sus  qu'il 
avait  été  à  Versailles.  Je  pris  la  voilure,  et  j'allai 
aussitôt  à  Versailles.  En  arrivant,  je  trouvai  ma 
pauvre  fille  qui  se  précipita  dans  mes  bras  en 
pleurant.  Je  m'emportai  contre  M.  Chazal,  qui 
fut  contraint  de  sortir  de  la  maison  de  mon  on- 
cle, et  je  voulus  revenir  avec  ma  fille  à  Paris.  U 
était  nuit.  11  pleuvait.  J'errais  sur  les  boule- 
varts  de  Versailles,  ne  sachant  de  quel  côté  je 
devais  aller,  tant  ma  douleur  était  grande.  Sur 
sur  l'une  des  avenues,  je  ne  sais  laquelle,  je  vis 
arriver  mon  mari  ;  il  était  habillé  en  garde  natio- 
nal, lise  mita  crier,  en  me  désignant  du  doigt: 
«Arrêtez  cette  voleuse!  »  J'étais  alors  près  d'un 
poste  de  troupe  de  ligne.  La  ligne,  comme  on 
le  sait,  obéit  toujours  aux  ordres  de  la  garde 
nationale.  Je  fus  arrêtée  ainsi  que  mon  enfant, 
et  jetée  dans  le  poste.  Ma  position  était  affreuse  ; 
j'avais  la  tête  perdue;  j'espérais  échapper  aux 
tortures  de  M.  Chazal,  en  disant  qu'il  n'était  pas 
mon  mari  ;  mais  on  n'écouta  pas  mes  plaintes, 
mes  prières.  J'étais  épuisée  ,  malade;  on  me 
transporta  à  l'hôpital.  Le  lendemain  ji;  fus  con- 
duite devant  le  procureur  du  roi,  qui  consentit 
à  me  laisser  partir  pour  Paris.  Mais  mon  mari 
ne  m'avait  pas  quittée;  lise  disposait  à  monter 
avec  moi  dans  la  voiture  des  Gondoles.  Pour  lui 
échapper,  je  me  précipitai  dans  une  petite  voi- 
ture, et  je  donnai  10  francs  au  cocher  pour 
qu'il  ne  laissât  pas  monter  M.  Chazal.  Je  pus 
enfin  revenir  avec  ma  fille  à  Paris. 

Madame  Chazal  rend  compte  de  toutes  les 
tentatives  faites  par  son  mari  pour  lui  ravir  sa 
fille,  et  continue  ainsi  : 

J'avais  à  peine  ma  fille  depuis  six  mois  que, 
par  suite  d'une  permission  délivrée  par  M.  Dieu- 
donné,  juge  d'inslruciion,  un  commissaire  de 
police  se  présenta  chez  moi  pour  m'enlever  ma 
lille.  J'étais  absente  ;  elle  fut  saisie  violemment, 
arrachée  de  chez  moi  malgré  ses  pleurs  et  ses 
cris.  Ma  pauvre  fille  a  été  si  violemment  impres- 
sionnée qu'elle  était  comme  folle  ;  elle  est  restée 
pendant  trois  mois  chez  son  père,  et  c'est  pen- 
dant ce  séjour  de  trois  mois  qu'elle  m'a  écrit 
la  lettre  qui  a  donné  lieu  à  fa  plainte  portée 
contre  M.  Chazal. 

M.  le  président.  —  Chazal  prétend  que  cette 
lettre  a  été  suggérée  par  vous. 

Le  témoin.  —  Mais,  monsieur,  je  n'ai  pas  vu 
une  seule  fois  ma  fille  pendant  qu'elle  a  été  chez 
son  père. 

M.  le  président.  —  N'avez-vous  pas  su  plu- 
sieurs jours  avant  le  crime  que  votre  mari  avait 
encore  des  projets  violens  à  votre  égard  ? 

Le  témoin. — Je  savais  que  M.  Chazal  roulait 
dans  sa  tête  des  projets  sinistres;  mais  je  croyais 
que  ces  projets  étaient  formés  contre  ma  fille,  et 
non  contre  moi.  Quelques  jours  avant  le  10  sep- 
tembre, je  rencontrai  plusieurs  fois  sur  mon 
passage  M.  Chazal;  il  me  regardait  avec  un  air 
furieux,  etjavais  remarqué  qu'il  avait  des  pis- 
tolets dans  les  i>oches  de  son  pantalon;  enfin,  le 
10  septembre,  je  l'aperçus  à  trente  ou  quarante 
pas  de  moi  ;  il  vint  à  ma  rencontre,  quitta  le 
trottoir,  fit  un  détour;  je  le  suivis  des  yeux,  je 
ne  doutai  pas  (lu'il  ne  voulût  m'assassiner,  car  je 
lisais  ses  projets  dans  ses  regards.  J'aurais  pu  lui 


—  109  — 


échapper  en  me  précipitant  dans  une  l)ouliiiue, 
mais  je  souffrais  depuis  bien  longtemps,  j'étais 
résignée  à  mon  sort,  et  je  le  subissais  sans  vouloir 
opposer  de  résistance.  A  peine  avais-je  perdu  de 
vue  M.  Chazal,  qui  était  venu  se  placer  derrière 
moi,  que  j'entendis  un  coup  de  pistolet,  et  je 
tombai  sur  le  trottoir.  (Sensation.) 

M.  l'avocat  général.  —  Est-il  vrai  que  vous 
auriez  fait  saisir  les  meubles  de  votre  mari  ? 

Madame  Chazal.  —  J'ai  fait  des  frais  considé  - 
rables;  mon  avoué  m'avait  conseillé  de  saisir  et 
défaire  vendre  les  meubles  de  mon  mari,  pour 
que  son  dénùment  filt  constaté  et  que  je  pusse 
par  suite  reprendre  mon  fils. 

D.  A-t-on  vendu  les  meubles  de  votre  mari  ? 
—  R.  Non,  monsieur;  ils  ont  été  saisis,  mais 
soustraits  par  mon  mari,  et  le  jour  de  la  vente 
tout  avait  disparu  ,  et  elle  n'a  pas  eu  lieu. 
M.  Duclos  m"a  dit  que  c'était  un  cas  de  police 
correctionnelle;  j'ai  reculé  devant  une  pour- 
suite pareille. 

D.  Madame  ,  croyez-vous  devoir  dire  ,  dans 
votre  intérêt  et  dans  celui  de  vos  enfans,  quels 
sont  vos  moyens  d'existence  ?  —  R.  Mon  oncle 
me  fait  une  pension  de  2,500  fr.,  et  la  preuve  en 
est  dans  les  pièces. 

rj  D.  Vos  érils  doivent  vous  rapporter  quelque 
«chose?  —  R.  Peu  de  chose,  monsieur;  il  n'y  a 
/ijque  quinze  mois  que  j'écris. 

L'audition  des  témoins  commence.  Nous  en 
extrayons  seulement  les  questions  adressées  J» 
l'accusé  et  à  madame  Flora  Tristan,  ainsi  que  les 
réponses  de  ceux-ci. 

M.  l'avocat  général.  —  MadameChazal,  nous 
désirons  vous  adresser  quelques  questions  sur 
votre  position.  A  quelle  époque  avez-vous  reçu 
de  votre  oncle  la  pension  de  2,500  fr.  dont  vous 
avez  parlé  ? 

Madame  Chazal.  —  En  1851  ;  mais  en  ISi" 
j'avais  reçu  3,000  fr.  de  mon  oncle.  ' 

D.  Depuis  1825  jusqu'en  1830,  quelles  ont  été 
vos  ressources  ?  —  R.  Je  me  suis  placée  comme 
dame  de  compagnie  chez  des  dames  anglaises,  et 
j'ai  voyagé  avec  elles  en  Suisse,  en  Italie  et  en 
Angleteri'e. 

D.  Avez-vous  quelques  pièces,  des  lettres  (|ui 
éjabliraient  la  réalité  de  la  position  dont  vous 
venez  de  parler?  Remarquez  (jue  nous  vous  a- 
dressons  celte  question  pour  que  votre  conduile 
soit  parfaitement  justifiée  ,  et  (juelle  réponde 
aux  attaques  dont  elle  a  été  l'objet,  et  (jue  vous 
sortiez  victime  pure  de  cette  alfaire.  —  R.  Je 
dois  vous  avouer  que  depuis  que  j'ai  changé  de 
position  ,  un  sot  amour-propre  m'a  fait  anéantir 
toutes  les  preuves  d'une  situation  qui  m'avait 
paru  fâcheuse. 

D.  Cette  position  n'avait  rien  d'humiliant , 
puisqu'elle  était  nécessitée  par  l'intérêt  de  vos 
enfans.  —  R.  Cela  est  vrai,  monsieur;  aussi  je 
reconnais  que  j'avais  agi  par  suite  d'un  sot 
amour-propre. 

*  D.  Quelijues  personnes  pourraient-elles  at- 
tester cette  position  de  dame  de  conliance  chez 
des  Anglaises?  —  U.  Non. 

ÎM.  le  président.  —  Chazal,  vous  avez  dit  (pie 
vous  n'aviez  aucun  reproche  à  adresser  h  la  mo- 
ralité de  votre  femme  jusipi'en  1855;  quels  sont 
vos  griefs  depuis  cette  épo(jiie? 

Chazal.  —  Ses  voyages,  les  apparences,  le 
mystère  dont  elle  s'est  environnée. 

M.  le  président.  —  Ainsi  vous  n'avez  aucun 
fait? 

Chazal.  —  Mais  je  n'attaque  pas  la  moralité 
de  ma  femme  à  moins  ([u'on  nem'y  force;  d'ail- 
leurs ses  ouvrages  font  assez  connaître  sa  mora- 
lité. Au  surplus,  (ont  cela  est  iiidiliércnl  ;j'avais 
droit  d'obl(Miir  mes  enfans.  Je  voulais  les  sous- 
traire à  l'influence  de  leur  mère. 

M.  l'avocat  général. —  Chazal,  vous  avez  parlé 
de  l'immoralité  de  votre  femme  :  vous  avez  fur- 
temenl  insisté  sur  cette  iiiiiiioralilé  dans  voire 
procès  en  séparation  de  corps;  vous  avez,  ici 
principalement,  déclare  cpie  vos  elïoris  avaient 
eu  pour  but  d'arracher  vos  enfans  h  rinHuciice 
jiernicicuseile  leur  mère.  Nous  vous  dcinandons 
encore  .une  fois  quels  sont  les  faits  d'iuiuioralilé 


(|iie  vous  avez  h  reprocher  à  votre  femme?  Vous 
venez  de  l'entendre  :  elle  repousse  avec  indi- 
gnation les  imputations  dont  elle  a  été  l'objet. 
Expliquoz-vous,car  il  ne  faut  pas  (|iic  voscnftns 
soient  Hétris  par  leur  père  et  par  des  allégations 
non  juslilîées  de  l'imnioralilé  de  leur  mère. 

Chazal. —  M  lis  puisque  les  enquêtes  m'ont  été 
refusées.  D'ailleurs  je  ne  crois  pas  qu'il  me  soit 
bien  avantageux  comme  mari  de  dire  ce  que 
ma  femme  a  pu  faire  à  cet  égard. 

M.  l'axocat  général.  —  Mais  remarquez  que 
vous  avez  parlé  des  désordres  de  votre  femme, 
et  que  vous  avez  indi()ué  (|Up  ces  désordres 
avaient  été  ,  en  partie  du  moins,  la  cause  de 
votre  crime. 

M«  Jules  Favre.  —  Puisque  madame  Ciiazal 
prétend  avoir  été  constamment  en  communica- 
tion avec  sa  mèie  ,  comment  se  fait-il  que  celle- 
ci  ait  écrit  en  183-1  à  M. Chazal,  que  depuis  deux 
années  elle  n'avait  pas  entendu]parlerdesa  fille, 
et  qu'elle  avait  refusé  une  somme  de  200  fr.  que 
madameChazal  lui  envoyait  pour  la  pension  de 
ses  enfans  ? 

M.  le  président.  —  Msis  cette  lettre  prouve 
que  madame  Chazal  envoyait  ce  qui  était  néces- 
saire à  la  pension  de  ses  enfans. 

M"  Jules  Favre.  —  Mais  elle  prouve  du  moins 
qu'elle  n'avait  pas  conservé  de  bonnes  relations 
avec  sa  mère. 

Madame  Chazal.  — J'ai  dit  hier  que  j'avais  été 
à  Versailles  pour  y  trouver  ma  fille,  que 
M.  Chazal  m'avait  enlevée.  J'étais  très  exaltée, 
j'étais  folle  ;  une  scène  assez  violente  eut  lieu, 
;et  il  est  vrai  (|ue  M.  Chazal  ayant  pris  une 
chaise,  je  saisis  une  assiette  que  je  lançai,  mais 
qui  ne  l'alteignit  pas.  Mon  oncle  survint,  attiré 
par  le  bruit. Il  crut  que  cette  scène  était  simulée, 
parce  que  dans  la  journée  il  avait  été  question 
d'une  scène  pareille  qui  devait  avoir  pour  bul 
de  motiver  notre  séparation  de  corps.  J'avais 
beau  dire  h  mon  oncle  que  ce  qui  venait  de  se 
passer  était  fort  sérieux  ,  il  n  en  voulut  rien 
croire  ,  et  rac  fit  de  vifs  reproches  d'avoir  pris 
sa  maison  pour  jouer  une  pareille  comédie 
Cette  opinion  démon  oncle,  contre  laquelle  je 
prolestai  avec  la  plus  grande  énergie  ,  me  mit 
fureur.  Je  le  quittai  fâché,  et  depuis  je  ne  l'ai 
plus  revu.  Telle  est  la  circonstance  (pii  a  rompu 
mes  relations  avec  mon  oncle. 

Un  autre  jour,  revenant  de  Versailles  avec  ma 
mère,  en  rentrant  h  Paris,  je  trouvai  sur  mon 
chemin  M.  Chazal.  Depuis  trois  jours  je  n'avais 
pas  mangé  ;  j'étais  exallée,  j'étais  folle.  Mon  mari 
vint  à  moi  :  je  vis  qu'il  voulait  me  faire  une 
scène,  et  que  connaissant  mon  irritation,  il  es- 
pérait me  |)ousser  à  quelque  acte  de  violence, 
bien  méclaira  dans  ce  moment;  je  restai  calme. 
M.  Chazalalors  m'injuria  de  la  manière  la  |>lus 
grave  :  il  me  fit  arrêter  et  conduire  cliez  le  com- 
missaire de  police.  Ce  magistrat  me  renvoya  sans 
vouloir  écouter  M.  Chazal.  Il  était  trois  heures  ; 
il  me  suivit  dans  la  rue,  me  fit  plusieurs  scènes 
et  me  conduisit  dans  ibnix  corps  de  garde.  En- 
fin, à  six  heures  du  soir,  il  me  saisit  au  coin  de 
la  rue  Servandoni  par  mon  manteau,  et  il  me 
poussa  avec  tantde  violence,  (|iie  l'agrafe  de  mon 
manteau  se  brisa,  et  (|ue  j'allai  tomber  sur  trois 
étmlians  <iiii  passaient.  Nous  tomiifimes  ,'i  terre 
Ions  les  ipialrc.  Ces  jeunes  gens  élaienl  furieux  ; 
ils  firent  de  vifs  reproches  ?i  M.  Chazal,  <iui  se 
défendit  en  disant  que  j'étais  sa  femme,  et  i|iii 
renouvela  contre  moi  ses  injures  et  ses  attaques. 
J'eus  le, tort  de  convenir  (levant  ces  messieurs 
(lue  M.  Chazal  était  mon  mari,  et  comme  ils 
étaient  éluilians  endroit,  ils  m'ont  dit  :  Si  c'est 
votre  niiiri,  nous  ne  jumvons  rien  f.iire  pour 
vous  ;  s'il  n'avait  pas  éle  voire  m  \ri,  nous  vous 
aurions  vengée  aussit(H  des  violences  exercées 
sur  vous. Celle  scène  horrible  a  eu  pour  léinoiiis 
pins  de  trois  cenis  personnes,  et  j'étais  en  proie 
aux  lonriiiens  les  plus  cruels,  (jn'oii  s'imagine 
mon  aiVreusc  position'  Toutes  ces  scènes,  ipii 
mêlaient  faites  dans  la  rue  ,  me  mettaient  au 
désespoir  ;  depuis  trois  jours  je  n'avais  rien 
mangé,  pendant  trois  jours  je  n'avais  pas  dormi. 
J'allai  le  Icudcmoiq  voir  lua  uèrc  ci  je  lut  dis  : 


«Comment  !  ma  mère,  vous  m'avez  toujours  té- 
naoigné  la  pins  vive  affection  ;  vous  m'avez  pro- 
digué tous  les  témoignages  de  tendresse  ;  en  me 
((uittant  vous  m'avez  serré  affectueusement  les 
mains,  et  vous  ne  m'avez  pas  dit  que  pendant 
()ue  nous  éli(ms  dans  le  coupé  de  la  voilure, 
mon  monstre  de  mari  était  dans  la  rotonde,  et 
vous  m'avez  exposé  sans  défense  aux  outrages  de 
cet  homme  !  »  Je  m'expliquai,  je  dois  le  dire  , 
devant  ma  mère  avec  une  certaine  vivacité  ;  je 
lui  ai  pardonné  le  mal  qu'elle  m'a  fait  dans  cette 
circonstance,  mais  je  ne  pourrai  l'oublier  jamais. 
Voilîi  pourquoi  j'ai  cessé  mes  relations  avec  ma 
mère,et  poiinpioi  je  ne  lui  ai  pas  fait  part  de 
mon  voyage  au  Pérou. 

M"  Jules  Favre.  —  M.  l'avocal-général  nous 
demande  constamment  des  faits  contre  madame 
Chazal,  et  des  preuves  de  rirrég(darilé  de  sa 
conduile.  Madame  Chazal  a  publié  ses  Mémoires 
et  la  relation  de  son  voyage  au  Pérou,  et  voicice 
([ue  nous  trouvons  dans  ces  Mémoires  : 

«Je  pus  me  convaincre  dans  celle  circonstance 
jusqu'à  quel  degré  M.  Chabrié  portait  la  délica- 
tesse de  ses  sentimens.  J'ai  dit  comment  j'avais 
accepté  son  amour  autant  pour  ne  pas  le  déses- 
pérer que  pour  m'assurer  sa  puissante  prolec- 
lion.  Depuis  ce  moment  il  faisait  des  projets 
brillans  d'espérance,  persuadé  qu'il  était  tie  trou- 
ver le  bonheur  dans  notre  union.  J'écoulai  d'a- 
liord,  j'écoutai  ses  plans  de  félicité  sans  songer 
à  entrer  dans  leur  réalisation;  puis  graduelle- 
mentson  amour  me  persuada  d'une  telle  admi- 
ration que  je  me  fis  à  l'idée  de  l'épouser  en  res- 
tant avec  lui  en  Californie. 

«J'entends  des  gens  confortablement  établis 
dans  leur  ménage,  où  ils  vivent  heureux  et  hono- 
rés, se  récrier  sur  les  conséquences  de  la  bigamie, 
etapi)elerle  mépris  et  la  honte  sur  l'individu 
qui  s'en  rend  coupable;  mais  qui  faille  crime, 
si  ce  n'est  l'absurde  loi  qui  établit  l'indissolubi- 
lité du  maria(;e  ?  Sommes-nous  donc  tous  sem- 
blables dans  nos  penchans  .  nos  afFections,  lors- 
(|ue  nos  personnes  sont  si  diverses,  pour  que  les 
■promesses du  Cd-ur, volontaires  ou  forcées, soient 
assimilées  aux  contrats  (|ni  ont  la  propriété 
pour  objet  ?  Dieu,  ijiii  a  mis  dans  le  sein  de  ses 
créainres  les  .sympathies  et  les  antipathies,  en 
a-t  il  condamné  aucune  à  l'esclavage  et  à  la 
slérililé  ?  1,'esclave  fugitif  est-il  criminel  à  ses 
yeux?  Ledevient-il  lorsqu'il  suit  les  impressions 
de  son  cœnr,  la  loi  de  la  création  ? 

11  L'affection  que  je  ressentais  pour>l.  Chabrié 
n'était  pas  de  l'amour  passiunné  comme  j'en 
avais  éprouvé  avant  dele  connaître,  mais  c'était' 
un  sentiment  d'admiration  et  de  reconnaissance, 
l'ne  fois  sa  femme,  je  l'aurais  aimé  davantage, 
et  je  sentais  (|ue  si,  avec  lui,  je  ne  rencontrais 
pas  ce  suprême  bonheur  dont  plus  jeune  j'avais 
rêvé  la  chimère,  je  retrouverais  au  moins  ce 
repos,  ce  calme  aii((uel  j'aspirais  ;  celle  affection 
vraie  et  si"ire  ipi  on  apprécie  si  haut  après  les 
déchirantes  déceptions  d'une  vie  orageuse.» 

Madame  Chazal.  avec  vivacité.  —  li  y  a  une 
très  grande  mauvaise  foi... 

M'' Jules  Favre.  —  Je  prie... 

M.  le  président.  —  N'inlcrrorai>ez  pas  le  té- 
moin. 

M'  Jules  Favre.  — J'entends  qu'on  respecte  ici 
la  robe  que  je  porte.  Je  remplis  un  ministère 
sacré;  j'accomplis  un  devoir,  el  je  neveux  pas 
(juc  personne  ici  m'accuse  de  m  luvaise  foi. 

M.  le  président.  —  Témoin,  continuez. 

M.  l'avocat-i;énéral.  —  Madame  Chazal.  cal- 
mez-vous, el  n'imputez  pas  de  mauvaise  foi  au 
défenseur  :  dites  qu'il  y  a  erreur. 

Madame  Chazal.  —  Il  n'y  a  pas  erreur.  Cha- 
brié était  en  efiV't  capilaiiie  du  b.llimcnt  sur  le- 
iinci  je  m'étais  embar(piée.  Je  fus  cinq  mois  et 
ilcnii  sur  ce  iLMimciU;  i'élais  seule  à  bord  avec 
cet  homme,  qui  s'allacnait  constamment  à  mes 
pas...  Si  (lueliin'un  a  été  à  bord,  il  comprendra 
la  position  d'une  femme  en  pareille  circonstance. 
Chabrié  m'accabhiil  de  soins,  de  prévenances;  il 
était  plein  de  franchise  et  de  kuaulc;  je  dois 
avouer  <|uc  je  sympathisais  avec  lui.  Je  ne  vou- 
lu» pas,  ddus  niuu  iulérOi,  dans  celui  de  axa  eu- 


-  110  — 


fans  aire  à  Chal.i-ié  que  jV-lais  mariée  ;.ie  lui  .lis 
,iuf  iïtais  encore  acmoisellc,  et  je  lui  hs  cnlve- 
voii-  la  possil.ilité  >le  nous  unir  par  le  inariaiie. 

Si  j'ai  afii  ainsi,  messieurs,  c'était  pour  ecliap- 
per  aux  poursuites  .le  cet  homme  ;  car  si  je  lui 
avais  fait Vonuaitre  ma  position  de  femme  mariée, 
il  n'aurait  pas  voulu  me  .piitter,  et  je  n  aurais 
trouvé  aucun  prétexte  pour  repousser  ses  solli- 
citations. Mon  liul  était  >\f  temporiser,  je  cher- 
cliais  à  .léloiirner  Ohal.ric  ilelamonr  qii  il  avait 
pour  moi  ;  je  ne  laimais  pas  assez  pour  1  épou- 
ser en  Californie,  comme  je  le  lui  avais  dit. 

Ou  Tient  .le  aire  .pie  ma  liUe  était  en  miel.pie 
sorte  délaissée  par  moi;  ceci  <;st  faux  el  e  était 
avec  moi,  elChahrié  l'avait  a.loptee.  C  est  ce  .|ue 
prouve  une  lettre  écrite  par  Chal.rié,  et  que  j  ai 
piiMiée.  C.halirîé  était  le  seul  ami  .pie  j  eusse  an 
monde,  je  Ini  avais  recommande  ma  hlle. 

Le  témoin  est  vivement  ému.  \pres  nn  mo- 
ment aesilciKe,  il  .-ontiuiic  ainsi  Ne  sachant 
comment  m.^  aéfaire  .L-  (.hal.rié,  je  l'-J'^^"^ J'^ 
i'acceplaissonanmnr,eti|ue  nous  irions  nous 
marier  en  Califmnie.Cet  acte,  .pu  a  été  aenature 
.>,  a  ssein,  lors  .le  la  séparati.ni  .e  corps,  .pii  le 
sera  encore  sans  .lonle  par  le  aefenseur  ou  M. 
Chazal, était  nu  acte  de  dévoilment  de  ma  part  : 
je  voulais  me  conserver  pure  pour  mes enfans,  et 
cepenaanton  aeulaaéloyanlé...  ,,.„■„ 

M-  Jules  Favre.  —  Si  les  attaques  du  témoin 
contre  moi  continuent,  et  .si  M.  le  présulent  ne 
croit  pas  devoir  y  mettre  un  terme,  je  ne  puis 
pins  «léfenilre  et  je  vais  me  retirer. 

M  le  prési.lent.  -  Madame  Chazal,  je  vous 
enp.a'ae  à  mettre  aans  vos  expressions  plus  .le 

""MÏÏam^eOiazal.-  Mais,  M.  le  président,  je 
suis  victime,  et  ici  on  fait  planer  sur  moi  les  a.:- 
cusations les  plus  graves;  vous  devez  compren- 
dre mon  irritation.  /      ,     , 

M.  l'avocat-cénéral.  -  Nous  nous  écartons 
beaucoup  du  procès.  Le  livre  aont  le  .le  enseur 
vient  .l'extraire  .luel.pies  passages  parait  être  la 
relation  d'une  partie  .le  la  vie  de  madame  Cha- 
zal ■  ce  sont  là  .les  confessions,  el  1  on  sait  qu  à 
Il  suite  de  certaines  paires,  on  trouve  dans  ces 
sorles  d'onvraiîcs  d'autres  pasies  qni  e>'Pl"'l"e"' 
celles  qui  précédent.  N.ms  demanderons  à  ma- 
dame tîhazalsi  elle  a  tait  I  ap.iloiTie  de  la  biga- 
mie, si  elle  apprmive  la  biijamie  ^ 

Madame  Cl.'zd.  -  Je  n'ai  jamais  fait  1  apolo- 
rie.lela  bii'amie.  Dans  mon  malheur,  j  étais 
a.altée,  au  ilésespoir;  j'avais  quitté  la  France 
avec  la  pensée  de  n'y  plus  revenir. 

M.ravocat-sénéral.  -  Vous  désapprouvez  la 

,.^'Ma.laine  Chazal.-  Oui,  certainement;  mais 
,'ie  d.)isdire  .lue  .lans  mon  état  de  désespoir,  au 
I  milieu  des  tourm.ns  .|ue  j'éprouvais,  j  ai  pu  par- 
ler ahisi  que  je  l'ai  fait  de  la  bifiamie  ;  mon  ima- 
ninalion  était  e.\altée  ;  j'étais  folle. 
''  M   lavoeal-GéuéraL- Vous  n  avez  fait  aucune 

tentative  pour  vous  marier  en  Californie  i 
Madame  Chazal.  —Jamais,  monsieur. 
On  entend  ensuite  un  grand  nomhrede  témoins 
à.lécbari'e  qui  viennent  attester  la  moralité  de 
l'a.-cusé.  etles  tentatives  qu'il  a   faites  pour  se 
rapi.rocher  de  sa  femme  ;  il  paraissait  surtout 
préoccupé  du  sort  de  ses  enfans .(U  il  voyaitavec 
louleur  sous  linfluence  de  sa  femme,  dimt  la 
conduite  irréguliére  et  les  principes   manifestés 
dansses  ouvrages  lui  donnaient  de  sérieuses  in- 
quiétudes sur  le  sort  de  sou  lils  et  de  sa  hlle. 

M  le  président.  —  Chazal,  le  10  septembre, 
au  moment  où  vous  veiii.z  .le  tirer  sur  votre 
femme,  vous  avez  dit  .pie  vous  regrettiez  .  avoir 
mauiiué  votre  coup.  Lors.ine  vous  étiez  .leleiiu 
à  la  Conciergerie,  navez-vous  pas  dit  a  un  pri- 
sonnier que  si  vous  étiez  acinitte,  vous  exécu- 
teriez vos  projeU  criminels  contre  votre  femme  t» 

(Sei.salion.)  .  .    i     „     .  i„ 

Chazal. —Le  propos  est  inexact.  La  mort  de 
ma  femme  n'est  pas  né.-essaire  à  mon  existence, 
et  si  on  me  laissait  calme,  si  on  ne  me  perse(;u- 
lait  pas,  je  ne  ferais  aucune  tentative  ;  mais  .si  ce 
(luiaeu'lieu  iecommen.;ail,  si  on  voulait  me 
priver  de  me»  enfans,  «i,  par  suite  des  attaque» 


dont  j'ai  été  l'objet  et  des  livres  que  ma  femme  a 
publiés  contre  moi,  j'étais  encore  assassiné  mora- 
lement ;  car,  messieurs,  la  vie  morale  est  plus 
précieuse  pour  moi  que  la  vie  physique  ;  les 
mêmes  faits  amèneraient  problablement  les 
mêmes  résultats. 

M.  le  président.  — Avez-vous  tenu  le  propos 
dont  je  viens  de  vous  parler  ?  avez-vous  dit  .pie 
si  vous  étiez  acquitté  vous  tueriez  votre  femme  ? 
Chazal.  —  Je  répèle  oue  les  mêmes  causes 
auraieul  problahlemenl  les  mêmes  effets  si  on 
continuait  à  me  ravir  ma  qualité  de  père,  en 
piihliantontre  moi  des  ouvrages  injurieux  pour 
ma  (lualité  d'houime  el  pour  ma  famille,  comme 
je  pense  .pion  le  fera  ;  car  dans  ce  moment  il  y 
asaus.loutesous  presse  de  nouvelles  diatribes 
(|ui  n'attendent  que  le  résultat  .le  ce  procès  pour 
paraître.  Je  dis  .piej'aime  mieux  finir  mes  jours 
dans  les  pi  is.ms  qnede  reparaître  dans  la  société 
|iour  y  être  sali,  avili  et  y  jouer  le  rôle  d'un  être 
ignoble  et  dégradé.  Je  réclame  donc  d'être  con- 
damné à  la  prison. 

M.  le  président. —Ainsi,  vous  reconnaissez 
avoir  .lit  que  si  v.itre  position  restait  la  même, 
vous  cherclieriez  à  attenter  aux  jours  de  votre 
femme?  - 
Chazal.  —Oui,  monsieur.  (Mouvement.) 
M.  ravocat-général.— Ainsi,  vous  pensez  avoir 
le  droit  de  tuer  votre  femme? 

Chazal.  — On  a  attaqué  mon  existence,  mon 
existence  morale  qui  m'est  plus  précieuse  que 
l'existence  pliysi.iue;  si  on  avait  continué  contre 
moi  le  système  de  persécution  organisé  par  ma 
femme,  oui,  j'aurais  cru  avoir  le  droit.... 

Après  l'au.lition  des  témoins  la  parole  est 
donnée  au  défenseur.  M'=  JuI-iS  Favre  ayant  dit, 
en  racontant  la  vie  des  deux  époux  ;  ils  sai~ 
mèreat,  madame  Chazal  interrompt  vivement 
el  s'écrie  :  .^on  ! 

Le  défenseur,  après  avoir,  dans  un  plaidoyer 
très  remarquable,  passé  en  revue  les  différentes 
phases  .le  la  vie  de  madame  Chazal,  après  avoir 
examiné  les  griefs  du  mari  contre  la  femme  ,  ter- 
mine en  demandant  an  jury  un  verdict  d'acquit- 
tement, en  représentant  son  client  comme  ayant 
agi  sous  l'intluence  a'une  provocation  morale,  et 
par  suiteanaésespoiraans  lequel  l'avaient  plongé 
l'immoralité  de  sa  femme  et  les  tortures  qu'elle 
lui  avai(  fiit  subir. 

M.  l'avocat-général  Plougoulm,  après  avoir 
donné  .le  justes  éloges  à  la  plaidoirie  de  l'avocat, 
discute  les  allégations  de  la  .léfense.  Il  soutient 
que  les  atta.|UPS  contre  madame  Chazal  sont  im- 
méritées et  calomnieuses.  11  termine  en  décla- 
rant .pie  tous  le  reproches  adressés  par  Chazal  à 
sa  femme  fussent-ils  fondés,  ils  ne  pourraient, 
dans  aucun  cas,  motiver  et  encore  moins  excuser 
le  crime  dont  l'accusé  s'est  ren.ln  coupable.  Le 
ministère  public  reconnaît  toutefois  .pi'il  existe 
iles  circonstances  atténuantes  en  faveur  de  Cha- 
zal, et  engage  le  jury  à  les  lui  accorder. 

Après  une  courte  réplique  de  M''  Favre,  les  ju- 
rés entrent  dans  la  salle  .le  leurs  délibérations. 
Ils  en  sortent  avec  lin  verdict  .le  culpabilité  ac- 
compagné d'une  déclaration  de  circonstances 
atténuantes. 

La  cour  condamne  en  conséquence  Chazal    à 
vingt  années  de  travaux  forcés  et  à  l'exposition. 
Chazal  enlenil    prononcer  sa  condamnation 
sans  manifester  la  moimlre  émotion. 

A  peine  l'audience  est-elle  levée  que  MM.  les 
jurés  se  .lirigent  vers  M.  le  présiaent  et  lui  re- 
mettent une. lemanae  en  commutation  de  peine 
.pii  porte  la  signature  de  tous  les  jurés. 


Kcouc  ïrramntiintf. 


ACADKMIE  RO'i'ALE  DE  MUSIQUE. 
La  Gypsjj,  ballet-pantomime  en  trois  actes  et  en 
cin.|  tableaux,  par  MM.  de  Saint-Georges  et 
Mazilier,  musique  de  MM.  IJenoist ,  !"■  acte; 
Thomas ,  2"  acte  ;  et  Marliani ,  S'  acte  ;  décors 
de  MM.  Philastre  et  Camhon. 
C'est  au  trarer»  du  prisme  de  la  poésie  et  avec 


les  souvenirs  ,  non  pas  de  l'histoire,  mais  .li- 
.pielqiies  délicieuses  pages  de  Walter  Soit  et  de 
Vi.nor  Hugo,  que  le  ballet  nouveau  nous  fait  une 
exhibition  des  enfans  de  la  Bohême. 

ylPte  Y\ — L'action  se  passe  en  Ecosse  ,  comme 
l'inilii|nelenoin  de  Gyp.sy,. pie  portent  en  ce  pays 
les  liohémiens.  Lord  Campliell ,  l'un  des  officier» 
les  plus  dévoués  à  la  vieille  monarchie  anglaise, 
fêle  .lans  son  chAleaii  ,  avec  .le  nombreux  amis , 
l'avénemcnt  au  Irôue  de  Charles  11.  Avant  d-^ 
partir  pour  la  chasse,  il  recommande  sa  hlle. 
Sarah  ,  âgée  de  six  ans ,  aux  soins  .le  Megge  ,  sa 
nourrice.  Narcisse  de  Crakenlorp,  neveu  .le  lord 
Campbell  ,  es^ièce  de  sot  suffisitUl  ,  qui  se  prive 
sans  legiel  des  plaisirs  dangereux  ,  lui  promet  de 
surveiller  lui-même  l'enfant  pen.laut  son  ab- 
sence. 

A  peine  la  chasse  s'est-elle  éloignée  que  Slénio, 
jeune  officier  puritain  ,  accourt  avec  les  signes 
d'niie  vive  terreur  ;  il  est  poursuivi  ;  s'il  est  pris 
i.ar  lis  gens  du  roi  ,  il  y  va  pour  lui  île  la  têlc. 
Une  statue  de  Charl<\s  11  l'avertit  .pi'il  est  cli.z 
desenn.mis;  ilse  .lisiioseà  continnerses courses 
vagabondes;  maisnne  Iroupe  .le  lîohéminis  com- 
maii.b's  |>ar  Trous--e-Dialde  s'élance  sur  lui  pour 
le  dévaliser.  La  vue  de  ces  hommes  errants  lui 
donne  l'idée  de  se  cacher  parmi  eux.  La  prop.i- 
sition  est  acceptée  avec  reconnaissance.  Dépouille 
de  son  habit  .l'officier,  il  est  aussitôt  revêtu  de  la 
défro.iue  d'un  bohémien. 

Une  bête  fauve  traverse  un  pont  de  sapins  qui 
unit  les  .sommets  de  deux  montagnes;  elle  se  .li- 
rige  du  côté  où  Sarah  et  sa  nourrice  sont  allées 
pour  suivre  de  l'œil  la  partie  de  chasse.  Narcisse 
.s'enfuit  effrayé  ,  ahaii.lonue  tftcliemeut  les  d(u>L 
femmes.  La  liête  se  précipite  sur  reufanl  et  va  le 
ilévorer;  mais  Sienio  s'.mpare  de  la  carabine  ilé- 
laissée  par  Narcisse,  fait  feu,  jette  son  arme, 
disparaît ,  et  bientôt  rapport.' Sarah  presque  éva- 
nouie, blessée  au  bras.  Lor.l Campbell  etsasiiile 
accourent.  Stéulo,  malgré  son  accoutrement 
é.niivo.iue,  est  forcé  .ra.-cppler  une  placv  an 
banquet.  Bientôt  l'air  national  de  God  sarc  llie 
Kinq  éclate  avec  force;  tons  les  convives  se  dé- 
couvrent, Stenio  refuse  de  prendre  part  an  ton  t 
porté  au  roi.  Le  fanatisme  de  («arti  fait  taire  foui 
autre  sentiment ,  et  déjà  l'in.ligi'ation  îles  amis 
de  lord  Cempbell  ne  eoniiait  plus  de  bornes. 
Trousse-Diable  se  mêle  de  la  querelle;  un  reste 
dereconnaissauce  protège  la  lib.rté  de  Sténio, 
mais  Tr.nisse-Diahle  est  arrêté  et  enfermé  dans 
la  prison  du  château. 

Un  cri  se  fait  eniendre  dans  les^appartemens 
Megge  éper.lue  apprend  .pie  Sarah  a  disparu. 
Au  même  instant,  l'on  aperçoit  au  hatit  de  la 
montagneTrousse-Diableemportanll'enfanldans 
ses  bras.  Le  pont  de  sapins  est  brisé;  nn  al. îme 
infranchissable  sépare  le  ravisseur  du  père  df  la 
victime.  C'est  parce  tableau  dramatique  que  se 
termine  le  premier  acte. 

^clg  iie_ —  Douze  ans  se  sont  écoulés  depuis 
l'enlèvement  de  Sarah  ,  lorsque  nous  retrouvons 
la  bande  de  bohémiens  dont  Trousse-Diable  est 
le  lientenanl,  bivouaquant  sous  .les  tentes  dans 
les  rues  aEainhourg.  La  nuit  est  sombre;  Nar- 
cisse deCrakentorp  s'est  atlardé  à  une  orgie  dans 
rhôtellerie  voisine,  il  .se  dispose  à  regagner  sont 
logis,  quand  Trousse-Diable,  de  la  façon  la  plus 
polie  du  monde,  le  prie  de  lui  confier  sa  montre, 
ses  bagnes  et  son  riche  médaillon.  Les  Bohémiens 
achèv.nt  de  le  dépouiller;  leur  chef,  suffisam- 
ment pourvu,  leur  a  abandonné  le  reste. 

Au  milieu  de  celle  scène  ,  une  femme  paraît  ; 
les  bohémiens  reconnaissent  .Mab,  leur  souve- 
raine ,  et  s'inclinent  avec  terreur  et  respect.  Elle 
ordonne  irapérieuseinent  de  rendre  à  Narcisse 
tout  .:e  ipi'ils  lui  ont  pris;  Narcisse  ne  peut  tou- 
tefois ravoir  le  médaillon  ;  Trousse-Diable,  qui 
s'en  est  emparé,  s'est  enfui  à  l'approche  de  la 

A  ce  bruit,  Sarah  s'est  réveillée  et  est  sortie 
de  sa  petite  tente  ;  elle  raconte  à  Sténio  le  rêve 
qu'elle  vient  de  faire  ;  riche,  grande  dame  ,  Sté- 
nio l'aimait  toujours  comme  il  aime  la  pauvre 
Bohémienne.  Sténio  la  presse  sur  son  cœur;|f»a- 
rah  pousse  un  cri  de  douleur,  en  indiquant  le 


-  111  — 


Iirns  où  elle  a  été  blessée  flars  son  enfonce.  Elle 
l'interroge  sur  cet  événement,  Sienio  luiapiirend 
l'aventure  de  la  chasse;  pressé  parles  demandes 
de  la  jeune  lille,  attendri  par  ses  témoignages 
d'amour  et  de  reconnaissance ,  il  va  lui  révéler  sa 
naissance ,  ce  secret  (pii  l'éloigné  à  jamais  d'elle, 
lui  proscrit,  condamné. 

Ace  moment,  Mal)  parait;  pâle  et  tremldante 
en  voyant  Slenio  aux  genoux  de  Sarah ,  elle  le 
somme  de  se  prononcer  entreelleel  sa  rivale.  Le 
choix  n'est  pas  douteux  ;  Sarah  et  Slenio  se  pré- 
cipitent dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  I,a  trihii 
s'assemble  ;  Mali  et  forcée  ,  en  qualité  de  reine, 
d'unirles  deux  amans.  Dans  son  dépit,  elle  exi- 
ge de  Troiisse-Diahle  la  reslilulion  du  médaillon 
qu'il  a  voléàNarcisse;elle  s'en  empare.  L'émeute 
est  dans  les  rani;s  des  Bohémiens  ;  ils  se  révol- 
tent contre  la  fierlé  de  Mal),  et  refiis(Mit  de  lui 
obéir  et  de  la  suivre  à  la  fi'le  ipii  va  commencer 
sur  la  principale  place  d'Edimlioiirg.  Idole  delà 
tribu, Sarah,  dans  le  costume  le  plus  poétique  et  le 
pliisélégant,  agileson  tamliour  debasque,  se  met 
à  danser  avec  tant  de  verve,  d'abandon  et  de  puis- 
sance, que  l'entrainement  gagne,  malgré  eux, 
les  mutins;  ilss'élancentsur  les  tracesdela  belle 
Gypsy,  et  disparaissent  avecelle.iMab,jalousede 
l'empire  que  Sarah  exerce  sur  les  Bohémiens, 
jure  de  se  venger  de  sa  rivale. 

Au  milieu  des  diverlissemens,  des  jeux,  des 
escamoteurs,  des  charlatants  de  toutes  les  espè- 
ces, une  troupe  de  Bohémiens  s'empare  du  mi- 
lieu de  la  scène  pour  s'y  livrer  à  ses  exercices. 
Après  un  pas  d'ensemble  exécuté  par  les  jeunes 
filles  de  la  tribu,  Mabet  Sarah  (Thérèse  et  Fanny 
Elssler)  dansent  un  pas  original  où  les  deux  ri- 
vales, déposant  (juelques  instans  leur  antipa- 
thie, semblent  n'obéir  ipi'ît  une  imiuilsion  uni- 
que, ne  sentir  qu'avec  une  même  ame,  n'avoir 
«lu'iine  volonté,  tant  il  y  a  d'unité,  d'harmonie 
dans  leurs  gracieuses  évolutions. 

Lord  Campbell ,  shérif  d'Edimbourg,  traverse 
en  ce  moment  la  [dace  et  soupire  en  regardant 
la  jeune  Gypsy;  sa  lilieaurait  son  âge.  Ces  amers 
souvenirs  l'arrachent  à  ce  spectacle. 

Le  divertissement  continue  par  un  pas  craco- 
vien  dansé  par  Sarah  (Fanny  Elssler).  Il  est  im- 
po.ssible  de  raconter  tout  ce  que  cetieadmirnble 
danseuse  a  déployé  degrficeet  desédiicliondans 
cette  polonaise  ;  l'eulhousiasme  était  à  son  com- 
ble; cin(|  niinutesde  sus])eiision  ontà  peinesuffi 
pour  remettre  de  l'émoiiou  agréable  que  la  cra- 
covienne  avait  excitée. 

Narcisse,  passionné  tout  à  coup  pour  la  bril- 
lanie  danseuse,  s'approche  d'elle,  et  pour  prix 
de  ses  galanteries  et  deses  impertinences,  en  re- 
çoit un  vigoureux  soufflet.  Mab  vient  aussi  lui 
faire  des  coraplimens  sur  les  succès  de  sa  danse, 
et  comme  récompense ,  lui  passe  autour  du  cou 
le  riche  médaillon  qu'elle  a  repiis  à  Trousse- 
Diable. 

Narcisse  ne  larde  pasà  reconnaître ,  au  coude 
la  Gypsy,  le  bijou  qui  lui  a  été  volé  la  nuit  pré- 
cédenle.  Appelés  par  lui,  les  gardes  du  shérif 
arrélentSarah  et  laconduisent  chezie  juge.  Mab 
triomphe  en  voyant  la  perle  de  sa  rivale. 

C'est  au  prétoire  de  lord  CampUell  (|u'on  con- 
duit cette  jeune  et  belle  enfant,  ai-cuséede  vol. 
Elle  prend  Dieu  .'i  lémoiii  deson  innocence;  mais 
la  possession  du  bijou  esl  une  iireiiveaccablanle 
conircelle.  La  bohémicnueest  condamnée,  l'ouï- 
sesoustraireà  l'infamie,  elle  prend  un  poignard 
et  vase  frapper.  Campbell  relient  sou  bras;  les 
yeux  du  juge  tombent  sur  la  cicatrice;  le  itère  a 
reconnu  su  lille.  Slenio,  stii|)él'ait  ;i  ce  spectacle, 
(Si  arraché  par  Troiisse-Dia!)le  de  cet  luUul  oîi 
il  semble  laisser  ton!  son  boubcur. 

Acte  III.  Lord  Campbell  vu  donner  un  bal 
pour  célébrer  l'heureux  événeiiunt  qui  lui  a 
rendu  sa  lille.  Narcisse  rcporlc  ^  sa  belle  et  no- 
ble cousine  toute  la  passion  qu'avait  excitée  en 
lui  la  ravissante  danseuse.  Deveiiuegrande  ilame, 
Sarah  n'a  (las  oublié  son  humble  et  premier 
amant.  Mais  ci  pendant ,  malgré  les  instances  de 
Slenio,  qiiis'eslinli'odiiil  l'iirlivinienl  dausl'hi^- 
tel ,  elle  re|)onsse  la  proiiosiiinn  ([ii'il  lui  f.i'l 
d'abandonner  son  pèie.  Lord  Caïupbell,  îi Li  léle 


de  la  noblesse  du  canton  ,  vient  rompre  leur  en- 
tretien ;  Sarah  a  à  peine  le  temps  de  jeter  Slenio 
dans  un  cabinet  voisin.  Un  menuet  général  com- 
mence, dansé  par  Sarah  et  tous  les  invités.  Mab, 
lareinedes  Bohémiens,  (rouble  la  fête;  elle  vient 
inslriiire  lord  Campbell  que  .Sarah  a  pouramant 
un  Bohémien,  et  que  cet  amant  esl  caché  dans 
l'hAtel.  Découvert ,  Slenio  est  chassé  par  le  lord; 
mais  Sarah  ,  un  instant  abatiiie,  saisit  avec  fer- 
meté la  main  du  jeune  homme ,  le  retient .  et  le 
|irésenlcà  tous  comme  l'homme  de  son  choix, 
son  époux  enfin. 

Tous  les  conviésde  la  fétese  retirent  ;  Mab  les 
a  précédés,  triomphante.  Stenio,  resié  seul  en 
présence  de  son  amante  et  de  lord  Campbell, 
leur  révèle  que,  banni,  proscrit ,  officier,  gen- 
tilhomme aussi,  le  hasard  lui  a  fait  embrasser 
une  odieuse  profession  dans  laquelle  la  pitié 
pour  une  pauvre  enfant  enlevée  à  sa  famille  l'a 
ensuite  retenu.  Touché,  allendri ,  lord  Camp- 
bell relève  le  jeune  homme  qui  est  à  ses  genoux 
et  va  placer  sa  main  dans  celle  de  sa  fille.  Pen- 
dant la  fin  de  cette  scène,  la  pâle  figure  de  Mab 
a  paru  à  la  fenêtre;  elle  a  désigné  Sténio  à  l'un 
de  ses  gens;  leBoiiémien  ajuste,  et  Sténio  frajipé 
va  tomber  inanimé  aux  pieds  de  Sarah.  La  fii- 
reurse  peint  dans  tous  les  traits  de  la  jeune  fille; 
elle  cherche  un  poignard  afin  de  s'élancer  sur 
Mab,  puis  elle  tombe  évanouie  dans  les  bras  de 
son  père. 

Ce  drame-pantomime,  dont  nous  avons,  avec 
une  scrupuleuse  fidélité,  suivi,  dans  cette  ana- 
lyse, l'action  dans  ses  moindres  délails,  olFreuii 
très  vif  intérêt.  Le  ballet  proitrement  dit  est  ce- 
pendant tout  entier  dans  le  second  acte,  l'un  des 
plus  variés  et  des  plus  brillans  du  répertoire.  Le 
premier  el  le  dernierforment,  comme  on  l'a  vu, 
un  prologue  et  un  épilogue  qu'il  eût  été  facile 
de  réduire  à  deux  tableaux. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  belle  et  gracieuse 
danseuse  que  nous  avonsâadmirer  dans  Fanny 
Elssler;  c'est  la  grande  comédienne;  les  anciens 
habitués  de  l'Opéra  avouaient  que  la  célèbre  Bi- 
gottini  ne  s'était  jamais  élevée  si  haut  t|iie  Fanny 
dans  cette  nouvelle  création, surtout  dans  la  scène 
du  procès. 

La  séduisante  Gypsy  paraît  en  effet  devant  le 
shérif:  innocente,  elle  se  sent  accablée  par  les 
apparences,  elle  proteste,  le  juge  résiste;  l'imli- 
gnation  s'empare  deson  âme;  elle  prenil  Dieu  à 
témoin  de  l'injustice  de  sa  condamnation  ,  el  , 
pour  éviter  l'infamie,  elle  va  se  frapper  deson 
poignard.  La  ravissante  bayadère,  cette  Bohé — 
mienne  aux  contours  voluptueux ,  aux  gestes 
amoureux  et  pélulans,  s'est  tout  à  coup  clTacée  ; 
quelle  dignité!  (jiiclle  élévation!  i|uelle  fierté! 
lesentiment  de  son  innocence,  de  l'injustice  qui 
va  la  flétrir, se  peint  sur  sa  physionomie  pâle  el 
indignée.  Dans  cette  scène,  Fanny  a  été  sublime 
de  passion  et  de  noblesse  dans  sa  traduction  mi- 
mique. 

Thérèse  Elssler  a  donné  h  la  reine  l\Iab  une 
physionomie  froide,  sévère  et  mystérieuse,  bien 
en  ra|iport  avec  le  rôL"  réservé  et  cruel  qu'elle 
joue  dans  ce  drame.  Quant  au  personnage  prin- 
cipaldeStenio,  Mazilier  r.Mitour  n'apas  cru  pou- 
voir mieux  le  confier  i|ir,'i  Mazilier  le  mime;  et 
le  publie;  a  ratifié  par  ses  applandissemens  celle 
préférence.  Simon  ,  ce  brigand  né  de  la  danse, 
connue  >lnssol  l'est  du  chant ,  a  été  eirrayant  dans 
le  personnage  de  Trousse-Diable. 

Mlles  Maria  el  Nathalie  Fiiz-,lames  ont  dansé 
nu  premier  acte  un  fort  joli  pas  de  deux  qui  au- 
rait encore  gagné  5  plus  d'ensemble. 

La  miisiipic,  confiéeâMM.  Benoist,  Thomas  et 
Marliaiù  ,  esl  liabilement  arrangée;  le  5-  acte 
(de  Thomas)  est , sous  lef apport  musical,  le  plus 
riche  d'invention. 

La  mise  en  scène  elles  décors  sont  dignes  des 
préeéilens  de  l'Ojiéra. 


lii'uuc  ifii  ilUiîif!.". 
Les  bals  ont  recommencé  la  scmaiDc  dernière; 


il  y  en  a  eu  de  très  beaux;  celui  que  M.  W***  a 
donné  dansson  élégant  hôtel  de  la  place  Saint- 
Georges  était  fort  brillant,  et  les  toilettes  d'une 
grande  fraîcheur,  .^ousy  avons  remarqué  ma- 
dame A***  portant  dans  ses  beaux  cheveux  noirs 
une  grappe  de  lilas  blanc  et  lilas  de  Cartier  ;  une 
agrafe  de  diaiiians  maintenait  la  hampe  de  cetie 
fieur,eldeux  rangs  de  brillans  figuraient  sur  le 
sommet  de  la  tête.  Les  boucles  étaient  longues 
et  retombaient  de  chaque  c6té.  La  robe  était  en 
crêpe  blanc  avec  dessous  de  gros  de  iNapîes;  pour 
ornement  trois  agrafes  de  Heurs  assorties  à  la 
coiffure,  façon  de  mademoiselle  Mouton,  rue 
Sdint-Honoré,  ;}46.  Les  manches  plates  étaient 
ornées  de  rangées  de  dentelle  La  demoiselle  de 
madame  A***  avait  pour  coiffure  des  bandeaut 
et  une  seule  branche  de  camélia  blanc.  Les  che- 
veux très  en  arrière  formaient  une  torsade,  le 
bout  retombait  sur  le  côté. 

Que  de  femmes  voudraient  avoir  une  toilette 
pareille  à  celle  de  madame  de  M*"  !  La  robe  était 
en  damas  cerise  avec  bordure  blanche,  corsage 
en  pointe,  j^arnilure  de  nœuds  de  rubans  rehaus- 
sant par  leur  éclat  l'une  des  plus  superbes  gui- 
pures que  l'on  ait  encore  vues.  Le  volant  était 
également  comiiosé  d'une  guipure  de  haiilétage. 
Les  manches  étaient  bouillonnécs  avec  sabots  de 
guipure.  On  devine  que  cette  robe,  aussi  remar- 
(iiiable  par  sa  richesse  mie  jiar  sa  forme,  sortait 
des  mains  de  Camille.  Une  guirlande  formait  la 
coiffure  en  entouiant  un  chou  de  mèches  lisses 
et  un  rameau  de  volubilis  blancs  et  cerise  qui 
retombait  sur  le  côté;  une  aulr»  guirlande  en 
diamans  était  posée  à  un  pouce  environ  au  dessus 
du  front,  et  plusieurs  agrafes  de  diamans  entou- 
raient le  chou. 

Madame  la  comtesse  de  L*** portait  une  petite 
coiffure  en  velours  et  dentelle,  créée  par  ma- 
dame Lassalle,  passage  des  Panoramas,  56;  robe 
de  velours  noir. 

Toutes  les  daines  tenaient  des  bouquets  aussi 
admirables  par  leur  fraîcheur  ipie  par  le  choix 
des  Heurs;  ils  étaient  (iresque  tous  de  madame 
Michon,  passage  de  l'Opéra,  cette  bouquetière 
artiste  qui  a  composé  <lernièrement  en  fleurs  na- 
turelles de  merveilleuse  coiffures  et  des  garni- 
tures entières  de  robes. 

—  Le  bal  de  la  liste  civile  a  été  très  brillant, 
suivant  l'usage  !...  Les  vastes s;illes  du  cercle  des 
Ufiix-Mo/ides  étaient  magnifiquement  et  sei- 
gneurialement décorées;  seulement  on  regret- 
tait qu'au  lieu  d'un  certain  nombre  de  pièces 
séparées  on  n'eût  pas  un  salon  spacieux  ou  une 
immense  galerie  où  l'ensemble  de  la  fête  eût  of- 
fert un  coup  d'a'il  admirable.  S'il  fallait  citer 
toutes  les  toilettes  remarquables,  il  faudrait  dire 
comment  chaque  dame  était  costumée;  entre 
toutes  ne  choisissons  donc  pas,  prenons  au  ba- 
s;ird,  à  mesure  qu'elles  nous  ont  apparu;  cet 
aperçu  donncr;i  toujours  une  iilée  des  autres. 

Madame  la  comtesse  B***  avait  une  robe  de 
velours  vert-priiilcmps  garnie  d'une  délicate 
guipure;  sur  la  tête  une  coiffure  luoycu-Age  en 
velours  assorti,  avec  rivière  de  di.imans  f(,>riuant 
jjnirlandc  à  la  Bruneha'.il  ;  les  cheveux  en  ban 
deaux.des  nattes  tombant  au  niveau  du  cou. 
Madame  la  marquise  lie  (i***  portait  une  robe 
de  crêpe  blanc,  relevée  de  chaque  côté  au  moyen 
d'agrafes  composées  de  grosses  roses;  pour  coif- 
fure une  guirlande  de  roses  rosées;  les  cheveux 
frisés  et  un  chou  de  mèches  lisses.  La  robe  de 
madame  de  C***  était  en  gros  d' Vfriipie  bleu, 
garniture  d'Angleterre;  des  marabouts  blancs 
dans  les  cheveux:  deux  rangées  de  diamans  sur 
le  front ,  deux  grosses  tresses  â  la  Berthe  placées 
derrière  les  oreilles;  deux  br.uu'lies  de  mara- 
bouts, mêlées  d'éjiis  de  diamans.  accompagnaient 
ces  tresses  ;  les  cheveux  noués  très  bas.  et  une 
grosse  torsaile  mainicnuc  par  des  agrafes  de 
brillans  serpent;iii  nulourdii  cou. 

Madame  la  coiniesse  de  P***  avail  pour  orne- 
mcus  et  coiffure  îles  camélias  cerise,  entourés 
de  denlellc  bl.iiirhe.ct  des  bouquets  de  diamans, 
les  cheveux  .'i  la  Monicsi>an;  robe  de  damas  blanc 
broché  couleur  cerise.  Madame  la  duchesse  de 
Y*"  avait ,  selon  sa  coutume,  une  parure  toute 


—  112  ^ 


»im|ilc,  mais  aussi  toute  gracieuse  :  la  robe  en 
mousseline  brodée,  rehaussée  ilun  chef  d'or  ; 
des  feuilles  de  lierre,  vert  et  or  nuancé,  for- 
maient guirlande  au  dessus  du  chef;  autour  des 
cheveux,  une  guirlande  du  même  genre. 

Une  société  d'élite  s'est  réunie,  mercredi  der- 
nier, chez  madame  la  comtesse  de  Bourbon- 
Conti.  Les  apparlemens  décorés  à  neuf  avec  une 
intelligente  somptuosité  semblaient  ajouter  à 
l'éclat  des  toilettes;  nous  citerons,  entre  autres, 
celle  de  madame  la  marquise  de  ***  ;  robe  de  ve- 
lours émcraude  ,  garniture  composée  de  deux 
rangs  d'Angleterre,  rehaussée  par  des  bouquets 
de  rubis  et  de  diamans  ;  pour  coiffure  un  tur- 
ban composé  d'une  écharpe  algérienne  qu'en- 
tourait une  riche  Angleterre,  et  que  bordurait  une 
rangée  de  diamans.  Madame  de  C***  était  coiffée 
en  boudes  très  tombantes,  des  camélias  naturels, 
panachés  de  cerise,entourés  de  bruyère  blanche, 
se  mêlaient  à  ses  beaux  cheveux  noirs;  deux  ri- 
Tières  de  diamans  décoraient  le  sommet  de  la 
«te,  et  deux  barbes  d'Angleterre  retombaient  en 
arrière  d'un  chou  composé  de  coques  et  de 

nattes. 

{Le  bon  Ton.) 


RfDUf  ÎTf  finq  jours. 

31  JAÎSVIER.  —Un  échange  de  prisonniers  a 
eu  lieu  le  18,  dans  le  bourg  de  Mendivil,  près  de 
Vittoria,  entre  les  troupes  carlistes  et  les  troupes 
de  la  reine  Christine.  Les  prisonniers  échangés 
étaient  au  nombre  de  4  ou  500. 

—  A  Paris,  la  température  offre  des  variations 
vraiment  extraordinaires.  Hier  à  minuit,  il  pleu- 
rait. Ce  malin,  le  pavé  des  rues  était  recouvert 
dun  verglas  uni  comme  une  glace.  La  circula- 
tion des  voitures  et  même  des  piétons  était  très 
difficile.  Pendant  toute  la  journée,  avec  un  beau 
soleil,  la  gelée  a  continué.  Ce  soir  il  fait  encore 
1res  froid,  mais  le  ciel  est  couvert;  le  baromètre 
est  à  grande  pluie  et  le  vent  à  l'ouest  sud-ouest. 
La  Seine  charrie  des  glaçons. 

Cette  nuit  des  voleurs  ont  descellé  et  enlevé 

deux  candélabres  à  gaz  qui  se  trouvaient  devant 
le  café  du  Grand-Balcon,  en  face  de  la  porte 
Saint  Denis.  On  ne  comprend  pas  que  ce  vol, 
qui  a  dû  nécessiter  un  certain  travail,  ait  pu 
s'exécuter  dans  un  endroit  fréquenté  à  toute 

heure* 

—  Les  habitans  de  Trébisonde,  écrasés  d'im- 
pôts, se  sont  révoltés  :  ils  ont  mis  à  mort  le  per- 
cepteur des  douanes. 

M.  Steuben  se  présente  à  l'Institut  pour 

remplir  la  place  laissée  vacante  par  la  mort  de 
M.  Langlois. 

On  compte  en  ce  moment  à  Rome  plus  de  , 

12,000  Français  et  Anglais. 

Le  doyen  de  la  Faculté  de  médecine  de  Pa- 
ris, M.  Ortila,  a  lu  hier,  à  l'Académie  royale  de 
médecine,  un  mémoire  intéressant  sur  la  ma- 
nière de  constater  chimiquement,  dans  le  corps 
humain,  dans  les  organes  eux-mêmes,  et  dans  le 
sang,  les  plus  petites  particules  d'arsenic.  Les 
procédés  dont  il  se  sert  sont  tellement  exacts  et 
puissants,  qu'il  peut  reconnaître  un  simple  grain 
d'arsenic  déjà  absorbé  dans  l'estomac  et  réparti  i 
entre  tous  les  organes.  Il  nous  a  paru  d'autant 
plus  ulili'  de  publier  un  pareil  résultat  qu'il  est 
de  nature  à  épouvanter  le  crimcle  plus  habile  et 
le  plus  prudent. 

»»^^ — 

1"  FEVRIER.  —  Les  attaques  à  main  armée 
qui ,  depuis  ipielque  temps,  désolent  les  arron- 
disseiiients  d'Arras,  de  Douai  tl  d'Avesnes  ,  com- 
mencent à  se  répandre  dans  l'arrondissement  de 
Cambrai. 

—  Pendant  son  séjour  à  Echwadl  (Munich), 
S.  E.  le  duc  de  Leuchtenberg  a  échapoé  à  un 
grand  danger  dans  une  partie  de  chasse;  le  prince 
se  trouvait  dans  une  voilure  attelée  de  4  che- 
vaux; avant  d'arnvtr  au  sommet  d'une  monta- 
gae  les  chevaiu  prirent  le  murs  aus.  dents,  il  s'é- 


lança par  la  portière,  et  la  voiture  tomba  dans 
un  précipice  et  se  brisa. 

—Voici  les  ouvrages  français  que  l'inquisition 
vient  de  mettre  à  l'index  :  la  Chute  (Tun  Ange, 
épisode,  par  M.  Alphonse  de  Lamartine;  la  Vie 
de  Grégoire  VII,  par  M.  A.  de  Vidaillan. 

—  Les  journaux  du  Midi  annoncent  que  les 
routes  sont  couvertes  de  neige  et  que  les  voilures 
publiques  éprouvent  les  plus  grands  embarras 
pour  la  circulation. 

—  Plusieurs  communes  de  la  vallée  de  l'Oise 
sont  en  ce  moment  menacées  par  une  inondation 
qui,  de  mémoire  d'homme,  n'a  pas  eu  d'exemple 
dans  le  pays.  Une  partie  des  grosses  eaux ,  reje- 
tées par  le  canal,  a  fait  irruption  dans  la  direc- 
tion d'Hamégicourt ,  Bressy  et  Brissay-Choigny. 
La  ferme  de  M.  Brancourt  et  d'autres  habitations 
d'Hamégicourt  ont  déjà  souffert  ;  la  chaussée  de 
May  est  en  partie  envahie. 

—  Le  docteur  Blache,  médecin  de  l'hôpital 
Cochin,  vient  d'être  nommé  médecin  du  comte 
de  Paris. 

—  Le  prix  du  pain ,  pour  la  première  quin- 
zaine de  février,  est  fixé  ainsi  qu'il  suit  :  15  sous 
deux  liards  les  quatre  livres, première  qualité; 
et  12  sous  deux  liards  les  quatre  livres,  deuxième 
qualité. 

—  M.  Adolphe  d'Eichtal  vient  d'être  nommé 
régent  de  jla  Banque  de  France  par  l'assemblée 
générale  des  actionnaires.  Il  a  obtenu  75  voix  sur 
125.  Il  avait  pour  concurrent  MM.  Costaz  et  Le- 
gentil ,  membre  de  la  chambre  des  députés. 

8.  —  M.  le  général  Gourgaud  a  reçu  ordre 
hier  au  soir  de  partir  pour  l'armée  du  Nord  ,  où 
il  va  prendre  le  commandement  de  l'artillerie. 
M.  le  général  Fleury  ,  qui  part  en  même  teu  ps, 
va  prendre  le  commandeiîient  du  génie. 

—  Il  est  positif  que  le  général  Skrzipecki  est 
arrivé  à  Bruxelles  le  28  janvier,  et  que  le  roi 
Léopold  lui  a  confié  le  commandement  d'une 
division  de  l'armée. 

—  On  écrit  de  Berlin ,  28  janvier  : 

La  demande  faite  par  l'archevêque  deCologne, 
qui  réclamait  l'instruction  judiciaire  ou  sa  li- 
berté ,  a  été  écartée  par  un  simple  refus.  La  cap- 
tivité de  l'archevêque  semble  dès  lors  devoir  se 
prolonger  indéfiniment.  Le  neveu  du  prélat ,  in- 
quiet pour  la  santé  de  l'archevêque,  a  offert 
caution  pour  le  cas  où  l'on  voudrait  autoriser 
son  oncle  à  se  retirer,  en  engageant  sa  parole 
d'honneur, dans  sa  terre  de  Darfeld,  près  de 
Munster.  Cette  offre  a  également  essuyé  un 
refus  à  Berlin. 

—  Hier,  à  minuit ,  le  thermomètre  de  l'ingé- 
nieur Chevalier  marquait  4°  1/10'  au  dessous  de 
zéro.  Aujourd'hui,  à  quatre  heures  du  matin, 
6"  3/10'';  à  six  heures,  6*,  à  midi,  V  5/10". 

Le  froid  commence  à  devenir  plus  intense  ;  la 
rivière  charrie  avec  assez  d'abondance.  Cepen- 
dantla  saison  déjà  avancée  permet  d'assurer  que 
cet  hiver  sera  un  hiver  moyen ,  et  qu'il  ne  sera 
pas  aussi  rigoureux  que  l'hiver  de  1838,  où,  dans 
la  nuit  du  19  au  20  janvier ,  le  thermomètre  est 
descendu  à  15*. 

Ce  soir  il  tombe  encore  de  la  neige,  la  tem- 
pérature est  moins  froide ,  et  cependant  le  ba- 
romètre a  beaucoup  monté. 

—  Les  artistes  qui  se  (iroposent  d'exposer  au 
prochain  salon,  qui  ouvre,  comme  on  sait, 
te  l"  mars  prochain,  à  10  heures  du  matin, 
commencent  déjà  d'envoyer  au  Louvre  divers 
ouvrages  d'art  pour  Pexamen  et  la  réception  du 
comité  académique. 

Z.^  Dissolution  de  la  chambre. —  Une 
ordonnance  royale  dissout  la  chambre  des  dépu- 
tés, fixe  au  3  mars  les  nouvelles  élections  et  con- 
voque la  chambre  pour  le  26  du  même  mois. 

Le  roi  n'ayant  pas  accepté  la  démission  des 
ministres,  ils  ont  repris  leurs  portefeuilles. 

—  Une  prorogation  de  délai  d'un  mois  est  ac- 
cordée à  MM.  les  artistes,  manufacturiers  et 
fabricaos  du   département  de  la  Seine,  pour 


faire  la  déclaration  des  objets  qu'ils  auront  l'in- 
tention de  présenter  à  l'exposition  des  produits 
de  l'industrie.  Les  registres  ne  seront!  définiti- 
vement clos  que  le  28  février  au  soir. 

—  La  cour  de  cassation  a  rejeté  hier  le  pour- 
voi de  VViUand,  condamné  aux  travaux  forcés  à 
perpétuité  par  la  cour  d'assises  de  la  Seine, 
pour  crime  de  séquestration  de  son  fils  et  d'at- 
tentat à  la  pudeur. 

—  Le  Théâtre-Français  vient  de  s'enrichir  d'un 
lalma...  de  marbre,  dûau  ciseau  de  notre  illus- 
tre sculpteur  David.  La  statue  du  grand  tragé- 
dien s  élèvera  à  côté  de  celle  de  Voltaire,  dans 
le  vestibule  où  LeKain  doit  avoir  aussi  sa  place. 

—  Le  bal  de  la  liste  civile  était  fort  beau,  mais 
les  salons  du  cercle  des  Deux-Mondes,  si  riche- 
ment meublés,  sont  trop  petits  et  peut-être  trop 
coquets  pour  une  fête  publique.  CMlait  une  fête 
à  trois  étages,  il  y  avait  autant  de  bals  que  de 
salons.  Le  froid  avait  retenu  chez  elles  pltisieurs 
aimables  patronesses  dont  l'absence  était  fort 
remarquée. 

Le  bal  des  Polonais  aura  lieu  dans  la  salle  du 
Casino  que  l'on  a  tant  admirée  l'année  dernière. 

4.  —  Un  aide-de-camp  du  général  Espartero 
est  arrivé  à  Madrid.  Il  est  porteur  de  dépêches 
pressantes  pour  la  reine  et  pour  le  ministrede  la 
guerre.  Le  comte  de  Luchana  se  plaint  d'être 
abandonné  par  le  gouvernement ,  qui  ne  lui 
envoie  pas  les  ressources  nécessaires  pour 
tenir  tête  à  un  ennemi  actif  et  ne  manquant  de 
rien. 

On  prétend  que  le  gouvernement  a  reçu  pres- 
qu'en  même  temps  l'avis  officiel  qu'une  expédi- 
tion carliste  formidable  devait  passer  PEbre  et 
envahir  la  Vieille-Castille.  Cette  armée  sera 
commandée  par  le  prince  des  Asturies,  fils  de 
don  Carlos.  Ce  généralissime  a  l'ordre  de  s'avan- 
cer jusque  sous  les  murs  de  Madrid  pour  essayer 
d'y  faire  déclarer  un  mouvement  carliste  dont 
on  profiterait. 

—  Cabrera  vient,  dit-on,  d'adresser  aux  puis- 
sances étrangères  un  manifeste  dont  la  rédaction 
rappelle  les  études  antérieures  de  ce  jeune  chef 
carliste.  Il  prétend,  dans  ce  mémoire  justifica- 
tif, éloquent  et  élégant,  n'avoir  été  forcé  à  user 
de  représailles  que  par  la  conduite  froidement 
barbare  des  généraux  delà  reine  S'il  autorise  le 
pillage  par  ses  troupes,  c'est  la  nécessité  qui  l'y 
contraint.  Les  prisonniers  christinos  dans 
les  divers  dépôts  subissent  des  privations  parce 
que  leurs  amis  les  abandonnent  :  quand  sespro- 
près  soldats  meurent  de  faim,  il  ne  lui  est  pas 
possible  de  traiter  mieux  ses  prisonniers. 

—  Un  fait,  peut-être  sans  exemple  à  Mar- 
seille dans  les  annales  du  notariat,  est  l'objet  de 
tous  les  entreliens  :  M.  Arnaud  de  Fabre,  no- 
taire, a  pris  la  fuite  avant-hier ,  laissant  après 
lui  un  déficit  considérable  dont  il  est  difficile 
d'apprécier  dès  à  présent  l'importance,  mais  que 
nous  avons  entendu  évaluer  depuis  huit  cent 
mille  francs  jusqu'à  un  million  et  demi. 

—  Les  bals  de  l'Opéra  Jouissent  cette  année 
d'une  vogue  extraordinaire.  Jamais  ces  fêtes  de 
nuit  n'avaient  été  fréquentées  par  une  société 
plus  nombreuse  et  plus  brillante.  Le  Quadrille 
français,  avec  costume  des  quatre  nations,  est 
une  des  innovations  chorégraphiques  les  plus 
heureuses  qu'on  ait  trouvées  depuis  longtempsj 
Il  a  été  exécuté  aux  derniers  bals  avec  un  en- 
semble, une  précision  et  un  entraînement  qui 
font  le  plus  grand  honneur  à  l'orchestre  de  Jul- 
lien,  etàJullien  lui-même.  L'Opéra  doit  donner 
encore  cinq  bals  d'ici  à  la  fin  du  carnaval.  Par 
extraordinaire,  il  y  en  aura  un  jeudi  prochain; 
on  parle  aussi  d'une  fête  à  laquelle  prendraient 
part  toutes  nos  célébrités  artistiques,  donnée  au 
bénéfice  de  Jullien.  On  déploierait  pour  cette 
soirée  toutes  les  séductions  d'un  luxe  oriental. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET 

'mp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Dame-Ues-VJcioires,  16. 


10  FÉVRIER  1839. 


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LE  VOLEUR, 

<èa^ctU  îrf0  Jaurnaur  français  et  ctranijcrs. 


SOMMAIRE. 

Sur' LA  MUSIQUE  DE  'LA  CHAPELLE,  DE  LA 
CHAMBRE  ET  DE  L'ÉCURIE  DU  ROI  DE  FRANCE, 
SOUS  LE  RÈGNE  DE  LoUIS  XIV.  —  Le    SAC  DE 

KÉGREPELISSE  (extrait  de  Catherine  de 
Leicun),  par  M.  Eugène  Des  Essars.  — 
Excursion  en  Styrie  :  Le  Brandhof,  par 
le  docteur  G.  Frank. — Le  navire  des  morts, 
par  M.  A.  I'atersi  de  Fossombroni. — Poésie: 
Amadame  Persi  ani,  artiste  du  théâtre  Italien, 
par  Ch  AUDESAIGUES. — Point  de  boeuf  gras  ! 
—  Mélanges,  faits  curieux:  Un  concert  de 
chats  ;  Un  tigre  en  promenade  ;  Blé  géant 
de  Sainte-Hélène;  Le  prisonnier  et  son 
confesseur  ;  Une  mère  meurtrière  de  ses 
trois  ertfans. — Revue  des  tribunaux:  Une 
leçon  maternelle.  —  Revue  dramatique  : 
Opéra-Comique  :  Ketitrée  de  m-adame  Dn- 
moreau  ;  Renaissance  :  L'Eau  merveil- 
leuse ;  Gymnase  :  La  Gitana  ;  Variétés  : 
Mademoiselle  Nichon  ;  Les  trois  bals.  — 
Revue  des  modes  :  modes  d'hommes. — Revue 
de  cinq  jours. 

Be  la  chapelle,  de  la  chambre    et    de  l'écurie  du 
roi  de  France,  sous  le  règae  de  Iiouis  XIV. 

Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  l'état  delà  mu- 
sique à  la  fin  du  quinziî'nie  et  pendant  le  sei- 
zième siècle,  et  si  on  le  compare  avec  ce  qu'il  fut 
ensuite  sous  les  règnes  de  Louis  Xlll,  de 
Louis  XIV,  de  la  Régence,  de  Louis  XV,  on  est 
frappé  d'étonnement  du  peu  de  rapport  qu'il  y 
eut  entre  la  situation  florissante  oi"i  cet  art  se 
trouva  d'abord  en  France,  et  le  peu  de  progrès 
qu'on  y  lit  ensuite.  Les  compositeurs  attachés  à 
la  chapelle  de  Louis  XI,  du  duc  de  Uourgogne 
Charles-le-Témérairc,  de  Louis  Ml,  de  Fran- 
çois 1"  et  de  leurs  successeurs  juscpi'^  Char- 
les IX,  ne  furent  point  inférieurs  xax  maîtres 


des  Pays-Bas  et  l'emportèrent  même  d'abord 
sur  ceux  de  l'Italie  ;  mais  après  le  massacre  de  la 
Saint-Barthélémy,  où  périt  Claude  Goudirmel, 
le  dernier  grand  musicien  de  ce  temps,  l'art  dé- 
généra dans  l'école  française  et  s'anéantit  pres- 
que complètement,  jusqu'à  ce  que  Lully  le  fit  re 
vivre  en  lui  donnant  une  nouvelle  forme.  Mais, 
si  l'art  d'écrire  fut  cultivé  avec  succès  par  quel- 
ques musiciens  français  à  ces  époques  reculées, 
il  n'en  fut  pas  de  même  de  l'exécution,  qui  fut 
presque  constamment  mauvaise  jusqu'à  la  fin 
du  dix-huitième  siècle.  En  cherchant  les  causes 
de  l'infériorité  des  artistes  de  la  France  à  l'égard 
de  ceux  des  autres  nations  de  FEurope,  nous 
avons  cru  les  trouver  dans  la  part  que  l'autorité 
administrative  a  constamment  prise,  dans  ce 
pays,  à  tout  ce  qui  concerne  les  arts  et  paitiou- 
lièrement  la  musique.  Au  lieu  de  leur  laissée  la 
liberté  sans  laquelle  ils  ne  peuvent  prendre  leur 
essor,  uue  multitude  d'ordonnances,  de  réglc- 
mens,  de  petits  usages  consacrés  par  le  tcmiis, 
tenaient  les  musiciens  dans  un  état  de  dépen- 
dance et  de  gène  qui  s'opposait  au  développe- 
ment de  leurs  facultés  naturelles  et  de  leur  ta- 
lent. Nous  croyons  ((u'on  ne  verra  point  sans  in- 
térêt quchjues  détails  relatifs  à  ce  sujet. 

A  la  liberté  dont  les  trouvères  et  les  trouba- 
dours avaient  joui  dans  les  douzième  et  trei- 
zième siècles,  succéda  dans  le  quatorzième  siè- 
cle un  état  de  choses  bizarre  qui,  pendant  près 
de  quatre  cents  ans,  paralysa  les  efforts  que  fi- 
rent les  musiciens  pour  s'élever  dans  l'ordre  so- 
cial; nous  voulons  parler  de  l'association  des 
ménétriers  de  Saint-Julien  et  des  privilèges  qui 
lui  furent  accordés.  En  1330,  quelques  mènes - 
trels  de  Paris,  des  joueurs  dinstrumens  pour  la 
danse,  des  chansonniers  et  des  faiseurs  de  tours 
de  gibcc'ière  se  réunirent  pour  former  une  cor- 
poration ([iii  prit  pour  ses  patrons  s.iiiU  Julien 
et  saint  (ienest  et  (|ui  fonda  un  iiOpilal  pour  les 
pauvres  musiciens.  Le  principe  de  cette  associa- 
tion se  trouve  dans  le  besoin  (|u'on  éprouvait  à 
cette  époque  féodale  de  se  proté^jcr  contre  les 


abus  de  la  force,  besoin  d'autant  plus  impérieux 
alors  pour  les  musiciens,  qu'ils  élaient  généra- 
lement méprisés  et  soumis  à  toutes  sortes  de 
mauvais  traitemens  de  la  part  des  gens  d'armes 
et  dérobe.  Les  actes  de  la  nouvelle  confrérie  fu- 
rent enregistrés    au   Chàtelet,  le  i'3  novem- 
bre 1388.  Celle-ci  reçut  le  nom  de  Ménestra/i- 
die;  mais  comme  une  foule  de  bateleurs  et  de 
gens  méprisables  s'y  trouvaient  mêlés,  les  musi- 
ciens s'en  séparèrent  et  rédigèrent  en  1397   de 
nouveaux  régleraens  qui   furent  conlirmés  par 
une  ordonnance  de  t:harles  \l,en  date  du  2t 
avril  1407.  L'institution   était  bonne  dans  l'o- 
rigine et  pour  le  temps  qu'elle  était  établie  :  plus 
tard  elle  ne  se  trouva  plus  en  rapport  avec  les 
mœurs  cl  devint  un  obstacle  considérable  aux 
progrès  de  la  musicpie.  Comme  toutes  b  s  corpo- 
rations, celle-ci  avait  un  chef  sous  ladépendance 
duquel  cliaipie  individu  du  métier  se   trouvait 
placé.  Les  ménétriers  ei  les   raailres  de  danse 
étaient  véritablcracnlles  subordonnés  du  roi  des 
violons  (c'esl  ainsi  qu'on  ntunmait  le  chef  de  la 
corporation  des  musiciens:  ;  ils  lui  payaient  une 
redevance  pour  exercer  leur  état.  On  comprend 
que  de  pareils  privilèges  donnèrent  à  ce  roi  des- 
pote le  désir  d'étendre  sa  Juridiction  jusque  sur 
les  organistes  elles  compositeurs. qui  résistèrent 
et  soulinrentdcs  procès  pendant  plus  d'un  demi- 
siècle.  Si  ces  derniers  parvinrent  a  conserver 
leur  indépendance,  il  n'en  fut  pas  de  même  des 
violonistes  ni  des  joueurs  dinstrumens  à  vent, 
car  les  ordonnances  royales  et  île  police  don- 
naient aux  musiciens  de  la  confrérie  des  méné- 
triers le  nom  de  joueurs  dinstrumens  tant  hauts 
que  bas,  dénommalion  «pii  s'appliquait  consé- 
qiieinment  à  tous  les  insUumenlistes,  et  qui 
n'excluait  que  les  chanteurs. 

Louis  \IV,  qui  conlirnia  l.i  charge  du  roi  des 
ménélriers,  régla  par  les  statuts  du  mois  d'oc- 
lobre  10'>S  les  droiis  et  le:5  émolumens  qui  y 
étaient  allachés.  Les  musiciens  de  sa  chaprlle 
même  étaient  soumis  à  cette  juridiction  birarrf  ; 
ce  qui  explique  le  pen  d'habitude  de  ce»  musi-» 


'-  114  — 


ciens  «nie  LuUy  traitait  de  maistres  aliborons]  et 
de  maistres  ignorans.  Louis  XIV  ne  se  borna 
point  à  I  l'aler  tout  re  qui  eoncernait  la  nuisique 
jiar  roriionnancequi  vient  d'être  citée.  Il  entra 
dans  les  moindres  délails  relatifs  à  l^rganisation 
de  sa  chapelle,  de  la  nuisique  de  sa  chambre  cl 
de  sou  écurie.  Il  lU  pour  tout  cela  des  réî;lemens 
fort  curicuv  dont  nous  allons  donnerun  aperçu. 
Le  compositeur  chargé  décrire  les  messes, 
motets,  vêpres,  Te  Deuin,  etc.,  et  d'en  diriger 
rexéculion,  n'avait  iioint  en  France,comme  dsns 
le  reste  de  TEuroiie,  le  titre  de  maître  de  cha- 
pelle. Le  maître  de  la  cliapcllc  de  Louis  XIV 
était  Parchevéquc  de  Reims,  t[\\\  avait  pour  cette 
charge  douze  cents  livres  d'appoiulemens,  payés 
par  les  trésoriers  de  la  maison  du  roi,  et  trois 
mille  livres  pour  sa  bouche  à  la  cour.   Son  jiou- 
voir  s'étendait  à  la  fois  sur  les  ecclésiastiques  de 
la  chapelle  et  sur  les  musiciens  chargés  d'en 
faire  le  service.  Deux  maîtres  d(!  musique,  ser- 
vant par  semestre  et  battant  la  mesure,  étaient 
placés  sous  ses  ordres.  En  1G84,  il  en  fut  établi 
quatre  au  lieu  de  deux,  qui  servaicnt;7n/-  rjua)-- 
tiers,  c'est  à  dire  par  trimestre  ;  leurs  appointe- 
mcns  étaient  de  900  livres  par  an,  et  par   une 
singulière  distinction, deuxde CCS maitresétaient 

payéssur  la  caisse  des  menus  plaisirs,  etlesdeux 
autres  jiar  le  trésor  public. 

Il  fallait  que  le  maître  de  musique  se  rendît 
en  cérémonie,  suivi  d'un  huissier,  près  du  maî- 
tre de  chapelle  pour  lui  demander  la  permission 
de  faire  accorder  les  musiciens,  ce  iiui  devait 
toujours  se  faire  longtemps  avant  (lue  le  roi  vînt 
à  la  chapelle.  Or,    il    arriva  quelquefois  que 
Louis  XIV,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
tlevança  l'heure  indiqu('e  jiour  la  messe  et  que  la 
permission  de  s'accorder  fut  refusée.  Il   fallait 
alors  (juc  le  roi  se  contenlAt  d'une  musique  faite 
pour  blesser  les  oreilles  les  moins  sensibles.  Les 
femmes  n'étaient  point  admises  à  chanter   dans 
la  chapelle  du  roi,  mais  comme  il  était  néces- 
saire d'avoir  des  voix  aiguës,  on  établit  six  pages 
de  la  musique.  Deux  maîtres  de  chapelle  furent 
chargés,  chacun  jiar   semestre,  de  nourrir  et 
d'entretenir  ces  enfans.  Comme  il  était  difficile 
de  faire  de  la  musique  supportable  avec  six  voix 
de  dessus  seulement,  on  (it  venir  quelques  cas- 
trats d'Italie. 

Outre  les  quatre  maîtres  de  musicpie   de  la 
chapelle,  il  y  avait  un  compositeur  dont  le  trai- 
tement était  de  300  livres  par   an.  Dumont  avait 
eu  longtemps  cettecharge.  Après  samort,  onen 
donna  la  moitié  à  l'abbé  Robert,  prieur  d'Hou  ; 
l'autre  moitié  fut  partagée  entre  Lalandeet  Co- 
lasse,    en    sorte  (pie    ceux-ci     eurent  chacun 
soixante-quinze  livres  par  an  pour  composer   la 
musiipie  qu'on  exécutait  à  la  chapelle  du  plus 
grand  roi  de  la  terre  !  Si  l'on  faisait  peu  de  dé- 
pense pour  le  compositeur  de  la  chapelle,  en  re- 
vanche onen  faisaitbcaucoup 'comparativement) 
pour  les  organistes.  Ils  étaient  ipiatre  servant 
par  quartier,  et  recevant  chacun  r,oO  livres  par 
an.  Les  hautes-contre  delà  chapelle  étaient  au 
nombre  de  treize,  dont  cinq  ecclésiastiques  pour 
le  chœur  et  huit  laïques.   Tarmi  ceux-ci  était 
Charles  Lemairecpii  passe  pour  avoir  introduit 
en  France  la  syllabe  *(,  et  qui  fut  reru  à  la  cha- 
pelle en  16G9. 

Les  chœurs  de  la  musicpie  du  roi  étant  pres- 
que toujours  à  cinq  parties,  on  distinguait  IcsIÉt 


nors  en  hautes-tailles  et  lasses-tailles.  Les 
cinij  voix  que  l'on  a  appelées  depuis  lors  basses - 
tailles  se  nommaient  basses  chantantes.  Parmi 
les  hautes-tailles  se  trouvaient  un  musicien 
nommé  Jean  Dassy,  qui  étant  entré  à  la  chapelle 
en  10 18,  y  chantait  encore  en  XlO'i;  Jean  Ivabiel, 
aïeul  du  compositeur  de  ce  nom,  qui  fut  direc- 
seurdc  l'Opéra;  Jean  C.aye,  qui  eut  une  fort 
belle  voix  et  (lui  chanta,  tant  à  la  chapelle  qu'à 
la  table  du  roi,  depuis  1066  jusqu'en  1701,  et 
Michel  LalFdard,  qui  s'est  fait  connaître  par  de 
bonsélémensdcmusi(|ue.  Les  chanteurs  de  cette 
partie  étaient  au  nombre  de  dix-huit. 

Parmi  les  basses-tailles  ou  seconds  ténors,  qui 
étaient  au  nombre  de  vingt  et  un  ,  se  trouvait 
Antoine  Brossard,  frère  de  Séba.5lien  Brossard, 
auleiu-  du  plus  ancien  dictionnaire  de  musique 
français.  L'orchestre  qui  accompagnait  ce 
chœur  était  peu  considérable  :  il  se  composait 
de  quatre  dessus  de  violons,  trois  parties  d'ac- 
compagnement exécutées  par  des  violes,  deux 
flûtes  d'Allemagne,  deux  basses  de  viole,  une 
une  grosse  basse  ou  contre-basse  de  viole ,  deux 
bassons  et  une  basse  de  Cromorne.  La  composi- 
tion de  cet  orchestre  fera  sourire  ceux  qui  sont 
accoutumés  au  grand  développement  instru- 
mental des  partitions  de  l'école  actuelle,  et  qui 
ne  conçoivent  pas  que  des  musiciens  privés  de 
toutes  les  ressources  modernes  aient  pu  faire 
des  œuvres  passables.  Il  est  certain,  cependant, 
qu'il  y  avait  déjà  un  grand  progrès. 

Nous  avons  sous  la  main  la  partition  d'un 
opéra  d'Orphée,  composé  par  Monteverde  en 
1G07,  le  premier  ouvrage  de  ce  genre   qui  ait 
paru  en  France.  L'indication  des  instrumens  qui 
accompagnent  le  chant  a  queUiue  chose  de  bien 
plus  étrange.  Ainsi,  deux  clavecins  jouaient  les 
ritournelles  du  prologue  chanté  par  la  musique 
personniliée;   deux   contre-basses  de  viole  ac- 
compagnaient Orphée,  tandis  que  dix  dessus  du 
même  iiislrumenl  suivaient  le  chant  d'Eurydice. 
La  hari)e  double  servait   à  l'accompagnement 
d'un  chœur  de  nymphes;  l'Espérance  était  an- 
noncée par   une  ritournelle    de   deux  violons 
français.  Le  chant  de  Caron  était  accompagné 
par  deux  guitares,  un  chœur  d'esprits  infernaux 
par  deux  orgues,  Apollon  par  un  petit  orgue  de 
régale  (instrument  qui  avait  de  l'analogie  avec  le 
philiiarmonica  de  nos  jours);  enfin  le  chœur  linal 
des  bergers,  par  un  flageolet,  deux  cornets,  un 
clairon,  deux  trompettes^  sourdines.  Voilà  une 
composition  d'orchestre  plus  bizarre  encore  que 
celle  de  la  bande  qui  charmait  les  oreilles  de 
Louis  XIV. 

On  y  remarque  surtout  cela  de  singulier,  que 
les  dilférens  instrumens  jouaient  alternativement 
et  ne  formaient  jamais  un  ensemble  par  leur 
réunion.  La  musique  d'Orphée  causait  cepen- 
dant les  sensations  les  plus  agréables  à  ceux  qui 
l'entendaient.  11  faut  donc  moinss'étonner  de  ce 
(pie  le  grand  roi  se  soit  contenté  de  ses  musiciens, 
et  (pie  ceux-ci  aient  pu  plaire  à  la  cour  la  plus 
brillante  de  son  siècle,  surtout  lorsqu'ils  obte- 
naient la  permission  de  s'accorder. 

Par  une  exception  singulière,  Louis  XIV  or- 
donnait (jne  les  symphonistes  de  la  chapelle  fus- 
sent payés  sur  l'état  des  menus  plaisirs  comme 
les  autres  musiciens.  Les  chanteurs  avaient 
900  livres  d'appointcmens,  mais  les  instru.Tien- 
listes  ne  recevaient  que  500  livres. 


A  certaines  grandes  fêtes  de  l'année,  les  musi- 
ciens qui  étaient  sur  Fétat  des  menus  plaisirs  re- 
cevaient du  pain,  du  vin  et  de  la  viande,  ce  qui 
les  rendait  commensaux  du  roi.  Ceux-là  jouis- 
saient d'un  privilège  assez  bizarre;  ils  ne  pou- 
vaient pas  être  poursuivis  pour  dettes.  Lorsque 
la  cour  voyageait,  deux  fourriers  de  la  chapelle 
étaient  chargés  de  foire  le  logement  des  musi- 
ciens. 

Le  copiste  de  la  chapelle  avait  00  liv.  de  gages; 
il  s'appelait  noleur  et  régleur  de  musique  du 
roi.  Outre  le  personnel  qui  vient  d'être  indiqué, 
il  y  avait  un  musicien  chargé  d  enseigner  à  jouer 
du  luth  aux  pages  delà  chapelle,  ses  appointe- 
mens  étaient  de  300  livres.  Un  certain  Léonard 
Hier  conserva  cette  charge  pendant  cinquante 
ans. 

La  musique  de  la  chambre  du  roi  n'offre  pas 
moins  de  singularité  que  celle  de  la  chapelle. 
On  y  voyait  deux  suriiUendans  dans  la  musi(pie 
faisant  leur  service  par  semestre,  et  recevant 
chacun  9,230  livres  10  sous  de  trailemenl,  sa- 
voir ;  660  livres  de  gages,  900  livres  de  nourri- 
ture, 319  livres  pour  ce  qu'on  nommait  les  mon- 
tures, et  360  livres  «  pour  la  nourriture  d'un 
page  mué  »  (ayant  perdu  la  voix).  Au  semestre  de 
janvier,  Jean  Bousset,  seigneur  de  Haut,  était 
surintendant  de  service;  outre  ses  appoiute- 
mens,  il  avait  4,t4o  liv.  pour  enseigner  la  musi- 
que aux  pages  de  la  chambre,  1,980  livres  pour 
leur  nourriture,  et  226  livres  pour  leur  mou- 
ture. 

Le  surintendant  du  second  semestre  était  Mi- 
chel Richard  de  Lalandc.  Ce  musicien,  ipii  dut 
à  une   circonstance  heureuse  autant  qu'à  son 
talent  la  place  qu'il  occupa  auprès  du  roi  de 
France,  était  le  ([uinzième  enfant  d'un  pauvre 
tailleur  de  Paris.  Ses  parens,  chargés  dune  fa- 
mille si  nombreuse,  ne  purent  l'élever  et  le  pla- 
cèrent, comme  enfant  de  chœur,  à  St-Germaiii- 
l'Auxerrois  ,  leur  paroisse.  Le  jeune   Lalande 
avait  une  belle  voix,  elles  curieux  venaient  l'en- 
tendre réciter,  ce  qui  arrivait  souvent ,  car  le 
maître  de  musi(iue  Faimait  à  cause  de  ses  gran- 
des dispositions  et  lui  donnait  la  partie  impor- 
tante dansles  offices.  Lorsqu'il  sortit  de  St-Ger- 
main,  après  avoir  perdu  sa  voix,  il  fut  recueilli 
par  un  de  ses  lieaux -frères,  honnête  et  riche 
marchand,  qui  lui  procura  les  moyens  de  se  faire 
connaître  eu  donnant  des  concerts  où  Fou  chan- 
tait ses  ouvrages. 

Le  duc  de  Noailles  eut  occasion  d'entendre 
parler  de  lui  et  le  fit  venir  pour  donner  des  le- 
çons à  sa  fille,  (iiii  éjiousa  depuis  le  maréchal  de 
(Jrammont.  Celte  circonstance  fut  l'origine  de  sa 
fortune;  M.  de  Noailles  fit  son  éloge  à  Louis  XIV; 
et,  grâce  à  cette  recommandation,  il  fut  choisi 
pcJur  enseigner  la  musique  aux  princesses,  made- 
moiselle de  Rlois  et  mademoiselle  de  Nant-îs. 
Lorsqu'il  fui  en  possession  de  cette  place,  le  roi 
lui  fit  composer  de  petites  pièces  de  musique,  et 
prit  plaisir  à  les  examiner  lui-même.  Tout  ce 
qu'il  faisait  plut  si  fort  à  Louis  XIV,  que  ce  mo- 
narque lui  donna  successivement  les  charges  de 
maître  de  musi(iue  de  la  chambre,  de  composi- 
teur, de  maître  de  chapelle  et  de  surintendant 
avec  plusieurs  pensions.  De  cette  façon,  Lalande 
réunissait  plusieurs  traitemens,  plus  600  liv. 
comme  compositeur  Ue  la  musique  particulière,' 


—  115 


1,200  liv.  depeDsion  pour  lui-même,  et  (,200liv. 
pour  sa  femme  sur  la  caselte  du  roi. 

Le  surintendant  de  service  avait  l'inspection 
des  voix  et  des  instrumens  «  pour  faire  bonne 
musique  au  roi».  Tout  ce  qui  se  chantait  par 
les  musiciens  de  la  cliamlire  devait  être  répété 
chez  lui.  Les  dessus  de  la  musique  de  la  cham- 
bre étaient  chantés  par  les  pages  au  nombre  de 
trois.  11  n'y  avait  point  de  hautes-contre  ,  mais 
(rois  hautes-tailles,  deux  basses-tailles  et  deux 
basseschantantes.  L'accompas;nenient  se  compo- 
sait d'un  clavecin,  d'un  petit  luth,  d'une  r«o/e 
et  A'ymthéorbe,  insti-ument  du  temps.  Celui  ((ui 
jouait  le  clavecin  n'avait  point  le  titre  de  clave- 
ciniste ,  mais  de  clavecin  du  roi.  11  recevait 
600  livres  de  gages,  900  livres  pour  la  nourri- 
ture, 213  livres  de  monture  et  270  livres  pour  la 
nourriture  de  son porte-epinette. 

Michel  Lambert,  beau-père  de  Lully,  excel- 
lent musicien,  duquel  Boileau  a  fait  dire  dans  sa 
troisième  satire  : 

Molière  avec  Tarlufe  y  doit  jouer  son  rôle  , 

Et  Lambert,  qui  plus  est,  m'a  donné  sa  parole  , 

pour  prouver  combien  il  était  recherché  à  cause 
de  son  talent,  Michel  Lambert  avait  1,140  livres 
de  gages  pour  apprendre  pendant  six  mois  la 
musique  aux  payes  de  la  chambre  ,  1,980  livres 
pour  leur  nourriture  et  426  livres  pour  leur 
monture.  Les  maîtres  des  pages  de  la  musique 
avaient  le  droit  de  diriger  l'exécution  de  la  mu- 
sique en  l'absence  des  surintendans. 

Il  y  avait  aussi  pour  la  musique  instrumentale 
de  la  chamhve  quatre  petits  violons, h  2,000  liv. 
d'appoinlemens,  et  quatre  basses  de  viole  dont 
trois  étaient  jouées  par  des  demoiselles.  Par  une 
galanterie  digne  dune  cour  chevaleresque,  ces 
trois  artistes  féminins  recevaient  1,200 livres, 
tandis  que  leur  collègue,  Antoine  Forcroy,  mu- 
sicien de  mérite,  n'en  avait  queCOO.  Le  premier 
luthier  fut  un  nommé  Jacques  Lebreton,  qui 
fut  reçu  en  cette  (jualité  au  mois  d'avril  1655,  et 
qui  iiréta  serment  entre  les  mains  du  duc'de 
Ludre,  premier  gentilhomme  de  la  chambre. 

Outre  le  petit  orchestre  de  la  chambre,  il  y 
avait  la  grande  bande  des  vingt-qualie  violons  , 
dont  linstitution  était  fort  ancienne.  Chacun 
des  musiciens  qui  la  composaient  recevait  par 
an  365  livres  de  gages.  La  grande  bande  avait 
pour  office  de  jouer  au  diner  du  roi,  aux  bal- 
lets, à  la  Comédie,  ;.  l'Opéra,  et  aux  autres  divcr- 
lissemens.  Dans  les  occasions,  telles  que  le  pre- 
mier janvier  et  la  fête  du  roi,  les  musiciens  re- 
cevaient cin(iuante  livres  de  gratilication.  De 
plus  ,  h  toutes  les  fêtes  de  l'année  on  leur  don- 
nait une  large  ration  de  pain,  de  viande  et  de 
vin.  Ce  dernier  présent  leur  était  surtout  agréa- 
ble, et  ils  ne  se  faisaient  faute  d'en  user  plus 
que  (le  raison.  11  arrivait  souvent  ((u'après  avoir 
eu  leur  part  des  libéralités  dn  grand  échansou  , 
ils  paraissaient  devant  le  roi  hors  d'état  d'exécu- 
ter leur  partie  ,  et  jouaient  à  contre-mesure  les 
airs  de  dan.se  sur  Icsiiucls  les  demoiselles  de  la 
cour  déployaient  leurs  nrAccs.  Louis  \IV  s'aper- 
cevait bien  que  les  nuisiciens  de  sa  grande  bande 
étaient  de  liePFés  co.piins  desquels  on  ne  pou- 
vait tirer  aucun  bon  service;  mais  quehiue 
mauvais  qu'on  les  trouvM,  ils  étaient  encore  les 
meilleurs. 

Un  ex-niarmilon  de  mademoiselle  de  Monl- 


pensier ,  dont  les  dispositions  extraordinaires 
l'avaient  fait  remarquer  dans  son  humble  con- 
dition, et  qui  s'éleva  parla  suite  jusqu'au  poste 
de  secrétaire  du  roi  ,   s'avisa    de    proposer  à 
Louis  XIV  la  création    d'une  nouvelle  troupe 
moins  nombreuse  que  laulre,  mais  composée 
de  meilleurs  musiciens.  Cet  ex-marmiton  était 
Lully  ,  dont  les  ouvrages  firent  pendant  près 
d'un  siècle  les  délices  des  amateurs  de  l'Opéra 
français.  Son  idée  fut  bien  accueillie,  et  la  i)er- 
mission  de   l'exécuter  lui  fut  donnée  sui-le- 
champ.  Lully,  qui  était  devenu  en  peu  de  temps 
très  habile  dans  l'art  de  jouer   du  violon,  eut 
bientôt  formé  assez  de  bons  exécutans  pour  en 
composer  une  troupe  qui  reçut  le  nom  de  bande 
des  [letils  violons  de  Lully  ou  de  violons  du  ca- 
binet. Le  nombre  des  musiciens,  qui  n'était  d'a- 
bord que  de  seize,  fut  porté  à  vingt-trois  ;  ils 
étaient  payés  à  raison  de  trente  sous  par  jour. 
La  bande  des  petits  violons  suivait  le  roi  dans 
tous  les  voyages  et  servait  dans  tous  les  diverlisse- 
mens  de  la  cour,  tels  que  sérénades,  bals,  ballets, 
opéras  des  appartemens  et  concerts  particuliers, 
ainsi   que  les  fêtes  qui  se  donnaient  sur  l'eau 
dans  les  jardins  des  maisons  royales.  Elle  se  trou- 
vait au  sacre,  aux  entrées  des  villes,  aux  maria- 
ges, aux  pompes  funèbres  et  autres  solennités 
extraordinaires.    Les  différentes  bandes  de  la 
chambre  se  réunissaient  à  la  musique  de  la  cha- 
pelle dans  les  grandes  fêtes  de  l'église  ;  mais,  par 
un  ordre  exprès  du  roi,  elles  devaient  tenir  le  côté 
de  l'épitre  ,  pendant  que  la  musique  de  la  cha- 
pelle était  du  côté  de  l'évangile.  Unepareille  di- 
vision n'était  pas  propre  à  rendre  l'exécution 
meilleure. 

Plusieurs  privilèges  avaient  été  accordés  à  la 
musique  de  la  chambre  du  roi.  Par  exemple, 
(juand  elle  allait  se  faire  entendie,  avec  per- 
mission de  sa  majesté,  devant  les  princes  du 
sang  (excepté  les  enfans  de  France)  et  devant  les 
princes  étrangers,  fussent -ils  souverains,  si  les 
princesse  couvraient,les  musiciens  se  couvraient 
aussi.  Cette  licence  ,  autorisée  par  l'étiquette  , 
déplaisait  fort  aux  princes,  et  rendait  au  con- 
traire les  musiciens  très  fiers.  Le  prince  Mor- 
guas,  homme  d'esprit,  irouva  le  moyen  d'éluder 
ce  que  cette  coutume  avait  de  blessant  pour  des 
étrangers  qui  n'avaient  pas  l'habitude  de  s'y 
conformer,  en  écoutant  la  musique  tête  décou- 
verte. Le»  musiciens  ftirenlobliiîés  de  s'aeijiiitler 
de  leur  besogne  chapeau  bas,  et  ne  purent  pas 
profiler  de  leur  privilège.  Louis  \1V,  craignant 
(pie  ses  chanteurs  ne  s'enrhumassent  dans  les 
fêles  qu'il  donnait. sur  l'eau,disait  ordinairemeul, 
avant  ((u'on  commenç;M  :  «  ,1c  permets  h  mes  mu- 
siciens de  se  couvrir,  mais  seulement  à  ceux  qui 
chantent.» 

Ln  aiilreprivib'iic  d'une  espèce  plus  singuli(Te 
était  accordé  aux  musiciens  de  la  chambre  du 
roi  ;  il  consistait  dans  le  droit  d'ouvrir  boii- 
ti(iue  roiiime  les  barbiers  de  la  cour,  en  toute 
ville  de  France,  sans  être  tenu  dépaver  ni  pa- 
lenle  ni  triliul  de  corporation.  Les  musiciens  ne 
|irofilaieiil  pas  pour  eux-mêmes  de  celle  faculté, 
ils  la  cédaient  ordinairement  moyennant  cent 
crus. 

Les  fêtes,  tournoiset carrousels quise  disaient 

à  la  place  royale  depuis  le  r(Yne  d'Henri  IV,  et  I 
qui  avaient  élé  fort   brillans  ,\  lavénemenl   dt  ' 


nisation  complète  d'un  corps  de  musique  atta- 
ché à  l'écurie.  Ce  coi-ps  était  composé  de  douze 
dessus  de  hautbois,  deux  contre-basses  de  haut- 
bois, deux  tailles  et  deuxbasses  du  même  instru- 
ment, deux  dessus  de  cornet,  taille,  (luinlo  et 
basses  de  cromorne,  deux  trompettes  marines  , 
douze  trompettes  ordinaires  et  timbales.  Cette 
réunion  d'instrumens  gothi(iues  était  faite  plu- 
tôt pour  déciiirer  l'oreille  que  pour  la  charmer; 
cependant,  quoique  les  carrousels  et  les  tour- 
nois eussent  cessé  d'êlre  en  usage  longtemps 
avani  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  la  musique 
de  l'écurie  fut  conservée  ju,squ'en  1785. 

En  accordant  aux  différens  corps  de  musique 
de  sa  chapelle  et  de  sa  chambre  beaucoup  de 
privilèges  et  le  droit  de  cumuler  des  emplois, 
Louis  XIV  avait  pour  but  d'encourager  les  jtro- 
grès  de  l'art  musical  en  France  ;  mais  le  succès 
ne  répondit  pas  à  son  altenle,  parce  qu';i  ces  en- 
couragemens  s'était  jointe  la  vénalité  des  char- 
ges. Une  place  de  chanteur,  de  violon,  de  haut- 
bois ou  de  maitre  de  chapelle,  s'achetait  comme 
un  emploi  dans  les  gabelles  ;  il  en  résultait  que 
le  plus  riche  l'emportait  sur  le  plus  habile,  et 
que  le  dégoût  s'empaj-ait  de  ceux  qui  n'avaient 
pour  eux  que  leur  jeunesse  et  leur  lalent.  Enfin, 
l'on  n'opérait  jamais  de  réforme,  parce  que  les 
places  étaient  des  propriélés,et  que  les  pensions 
de  retraite  n'étaient  accordées  que  lorsqu'elles 
étaient  demandées  par  des  musiciens  importans. 
Lorsqu'on  jette  un  coup  d'œil  sur  les  anciens 
états  de  la  chapelle  et  de  la  musique  de  la  cham- 
bre, on  est  surpris  de  retrouver  les  mêmes  noms 
pendant  quarante  ou  ein([iiante  ans. 

Tous  ces  abus  ont  disparu  en  1760.  l'n  édit  du 
mois  d'aoïli  de  celle  annt'e  a  réformé  les  diffé- 
rens corps  de  musi(pie  de  la  chapelle  et  de  la 
rliambre  pour  les  réunir  en  un  seul ,  dont  les 
membres  furent  choisis  avec  plus  de  discerne- 
ment iiu'on  n'en  avait  misjusque  alors.  La  charge 
de  maitre  de  la  chapelle  fut  supprimée  ;  le  soin 
de  choisir  les  chanteurs  et  les  instrumentistes 
fut  laissé  aux  compositeurs  de  la  musi(iue  (lu  roi. 
A  celle  supi>ression  fut  jointe  celle  de  tous  les 
chanlcurs  et  des  symphonistes.  Mais  la  forUinc 
des  titulaires  pouvant  être  anéantie,  ou  du  mi  ins 
diminuée  par  l'extinction  de  ces  diverses  char- 
ges ,  le  roi  ordonna  que  les  appointemens  ipii 
y  élaicnt  attach('s  leur  fii.ssent  p.ayés  pendant 
leur  vie ,  et  (juc  des  pensions  fussent  donnée.<:  à 
leurs  veuves.  C'est  de  ce  moment  que  l'exécu- 
tion de  la  musique  commença  h  se  perfectionner 
a  Paris  ,  et  que  se  préi>ara  la  gloire  de  léoole 
fran(;aise.  \.  \. 

France  miixicah .' 


LE  î;\i:  de  \Êr.REPEiiSj;E. 

(Catherine  de  Lesciin  r,  île  M.  Eugène 
Des  Essars,  est  un  roman  historique,  conscien- 
cieusemeul  élaboré,  ipii  a  pour  grand  mérite  une 
étude  sérieuse  des  quatre  années  du  règne  de 
Louis  Xlll,  1618—1622,  qui  ont  précédé  l'avéne- 
menlau  ministère  du  canlinal  de  Richelieu.  Ces 


Louis  XIV  au  trône,  donnèrent  lieu  à  uuc  orga- 


;i1  2  volumes  in-S  .  ii  l.i  librairie  de  Ch.  Gos.<cliu, 
rue  Sl-ticnnoiu-dci-ra's,  ?, 


116  — 


o,ntrc  annt^es  forment  une  époque  féconde  en     terrible.  Votre  colère,  sire,  n'est  que  trop  juste  ; 
quatre  anni es  roi meiu  ..  i.    i     j  M/„,.„„<.iiccp  a  mMtè.  «n  chfiliment  sannlant; 


épisodes  guerriers  et  dramatiques;  c'est  d'abord 
le  réijne  du  favori  Albert  de  Luynes  ;  ce  sont 
ensuite  les  dissensions  religieuses  etles  quertlles 
entre  le  roi  et  sa  mère  Marie  de  Médicis.  L'au- 
teur a  su  résumer  avec  talent  ces  phases  diver- 
ses, ces  événemens  si  graves  et  si  intéressans 
quoiiiue  peu  connus,  dans  un  récit  plein  de  sa- 
gesse et  d'action  -lia  fois.  Cràce  h  ce  livre,  nous 
assistons  aux  conciliabules  des  protestans  ;  aux 
intrigues  de  cour  dont  le  centre  est  le  favori  ;  à 
IV-lévation  prodigieuse  et  à  la  mort  de  ce  der- 
nier ;  au  siège  de  Montauban,  à  l'affaire  du  Tonl- 
de-Cé  ;  à  l'évasion  de  la  reine-mère  du  châ- 
teau de  Blois,  etc.  Parmi  tant  de  chapitres  histo- 
riques et  romanesques ,  nous  avons  choisi  le  sui- 
vant. —  L'héroïne  de  l'ouvrage  de  M.  E.  Des  Es- 
sars,  aprèsle  siège  de  Montauban,  a  choisi  pour 
refuge  la  maison  du  capitaine  de  Vermorac  dont 
les  filles  l'ont  accueillie  avec  amitié.  Le  capitaine 
est  un  fougueux  protestant,  et  avant , les  événe- 
mens qui  suivent,  il  a  fait  égorger,  dans  une 
nuit,  quatre  cents  hommes  du  régiment  de  Vail- 
lac  qui  tenaient  garnison  à  Négrepelisse.  C'est 
après  ce  massacre  que  Louis  XIII  en  personne 
vient  mettre  le  siège  devant  cette  petite  ville.  — 
Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  initier  nos  lec- 
teurs à  la  partie   individuelle  du  roman  ,    et 
leur  faire  connaître  les  amours  si  chastes  de 
Maurice  et  de  Catherine,  ainsi  que  la  folie  du 
pauvre  Vincentio,  cet  ancien  serviteur  du  ma- 
réchal de  Concini,  dont  le  meurtre  a  troublé  sa 
raison.) 

—  Eh  bien  !  Bassompierre,  en  quel  état  est  la 

brèche  ? 

Elle  est  raisonnable,  sire  :  un  sergent  du 

Bourdet,  nommé  Boutillon,  vient  de  la  recon- 
naître. 11  a  eu  le  bras  cassé  d'une  mousquetade  ; 
mais  il  ne  nous  a  pas  moins  fait  son  rapport. 
L'assaut  sera  donné  quand  il  plaira  à  votre  ma- 
jesté. Le  plus  tôt  sera  le  mieux,  sire,  car  les  en- 
nemis, a  notre  vue,  barricadent  la  brèche  avec 
force  charrettes  ;  plus  ils  auront  le  temps  de  se 
préparer,  plus  nous  trouverons  de  résistance. 

—  Mais,  monsieur,  dit  le  cardinal  de  Betz  (I), 
on  vient  de  m'assurer  que  les  gens  de  Négrepe- 
lisse demandent  h  capituler. 

_  Cela  est  vrai,  monsieur  le  cardinal,  répond 
le  colonel  des  Suisses;  et  quoi(iue,  depuis  trois 
jours,  nous  leur  ayons  inutilement  secoué  la 
bride,  si  sa  majesté  veut  recevoir  en  grâce  leur 
soumi'ssion  un  peu  tardive,  j'exécuterai  ses  or- 
dres avec  joie. 

—  Non,  non  ;  pas  de  capitulation,  monsieur  le 
cardinal  ;  ils  ont  égorgé  <inatrc  cents  hommes  de 
Vaillac.  Je  vous  ordonne,  Bassompière,  de  ne 
point  leur  faire  de  (luarlier.  Ces  gens-là  m'ont 
irrité;  je  veux  que  vous  les  traitiez  comme  ds 
ont  traité  ks  autres. 

—Sire,  continue  le  cardinal  sans  être  intimidé 
parla  mauvaise  humeur  du  roi,  que  votre  ma- 
jesté daigne  rétléchir  sur  les  suites  de  cet  ordre 

(1)  11  ne  faut  pas  confondre  le  cardinal  de  Retz  dont  il 
est  queslion  dans  celte  histoire,  avec  son  neveu,  ûgé 
alors  de  huit  ans,  cl  qui  depuis  joua  un  grand  rùleUans 
la  fronde,  sous  le  litre  ducoadjateur. 


Négrepelisse  a  mérité  un  châtiment  sanglant; 
mais  tous  ses  habitans  ne  sont  pas  également 
criminels.  Pardonnez  au  plus  grand  nombre,  et 
ne  punissez  que  les  coupables.  En  suivant  ainsi 
les  lois  de  la  religion,  de  l'humanité,  votre  ma- 
jesté épargnera  le  sang  de  ses  propres  soldats. 
Etes-vous,  sire,  dédommagé  de  la  perte  d'un 
seul  d'entre  eux  par  la  mort  de  dix  révoltés? 
Pourquoi  donc  réduiriez-vous  les  assiégés  au 
désespoir,  et  les  condamneriez-TOUs  îi  vendre 
chèrement  leur  vie? 

—  Belle  politique!  murmure  le  prince  de 
Condé  en  faisant  tourner  brusquement  entre  ses 
doigts  le  bréviaire  dans  lequel  le  roi  vient  de 
suivre  les  prières  de  la  messe. 

L'exclamation  de  son  altesse  n'interrompt  pas 
le  discours  du  prélat. 

—  «  Sire,  la  clémence  est  la  vertu  favorite 
«  des  grands  princes.  Au  milieu  de  leurs  plus 
»  belles  victoires,  ils  n'ont  pas  honte  de  céder  à 
,,  la  compassion.  Quand  vous  voyagez  dans  vos 
»  provinces,  vous  devez  ressembler  autant  que 
>.  possible  à  ces  rivières  qui  coulent  doucement, 
»  et  portent  partout  l'abondance  et  la  fertilité. 
»  A  Dieu  ne  plaise  que  votre  passage  se  puisse 
»  comparer  à  celui  des  torrens  dont  les  eaux  im- 
»  pétueuses  et  violentes  ravagent  et  ruinent  tout  ! 
»  Rien  n'est  plus  avantageux  à  un  monarque  qui 
»  veut  régner  par  lui-même  que  la  réputation 
»  d'être  humain  et  clément.  » 

Louis  paraissait  ému.  Un  rhume  accompagné 
de  fièvre  le  retenait  couché  dans  une  chambre 
assez  semblable  à  un  grenier;  on  ne  pouvait  y 
accéder  que  par  une  échelle.  L'exiguité  du  local 
ne  permettait  d'admettre  auprès  du  roi  qu'un 
petit  nombre  de  courtisans.  Le  cercle  ne  se  com- 
posait en  ce  moment  que  de  M.  le  prince,  du 
cardinal  de  Retz,  de  Bassompière,  d'Hérouard, 
premier  médecin,  et  de  Bernard,  historiographe 
de  France.  Tous,  excepté  Condé,  tournaient 
vers  le  roi  un  regard  suppliant  ;  ils  le  voyaient 
prêt  à  faire  grâce,  ou  au  moins  à  restreindre  de 
beaucoup  le  nombre  des  coupables  voués  à 
l'expiation  du  crime.  Us  attendaient  des  paroles 
de  clémence.  Cet  espoir  ne  se  réalisa  pas. 

Le  raonaroue,  après  un  moment  d'hésitation, 
ayant  repris 'son  calme  habituel,  se  tourne  vers 
le  prince  de  Condé.  . 

_  Et  vous,  mon  cousin,  partagez-vous  1  avis 

ideM.  le  cardinal? 

f  —  Cela  dépend  de  vos  intentions,  sire.  Votre 
miijesté  veut-elle  trouver  partoutune  résistance 
opiniâtre  ?  veut-elle  se  divertir  à  faire  en  per- 
sonne le  siège  en  règle  delà  plus  méprisable  bi- 
coque ?  si  tel  est  votre  bon  plaisir  pardonnez  aux 
hommes  de  Négrepelisse;  si  vous  voulez  que 
votre  autorité  soit  respectée,  soyez  sévère  et 
faites  un  exemple.  ,  ,.        ,  ,• 

_  Notre  sainte  religion....  réplique  le  cardi- 
nal de  Retz. 

_  Notre  sainte  religion  !  monsieur,  dit  brus- 
quement Condé  en  l'interrompant;  notre  sainte 
religion  veut  qu'on  obéisse  à  son  roi,  représen- 
tant de  Dieu  sur  la  terre.  Ennemi  du  roi,  en- 
nemi de  Dieu;  et  Dieu,  ne  vous  en  déplaise, 
monsieur  le  cardinal,  n'entend  point  que  Ion 
fasse  grâce  à  ses  ennemis.  11  est  assez  plaisant 
,,ue  je  sois  appelé  à  citer  l'Écriture  à  un  homme 
d'église.  Vous  venez  de  réciter  avec  nous  l'office 


du  jour  ;  précisément  nous  trouvons  dans  les  le- 
çons tirées  du  prophète  Samuel  un  texte  appli- 
cable à  la  circonstance.  Écoulez,  continue  le 
prince  en  lisant  à  haute  voix  dans  le  bréviaire 
qu'il  avait  en  main;  ceci  est  tiré  du  l"  livre  des 
Rois,  chapitre  xv  : 

«  Voici  ce  que  dit  le  Seigneur  des  armées  :  Je 
»  me  suis  souvenu  de  tout  ce  qu'Âmalec  a  fait  à 
»  Israël,  et  de  quelle  sorte  il  s'opposa  à  lui  dans 
>)  son  chemin  lorsqu'il  sortait  de  l'Egypte. 

»  C'est  pourquoi,  marchez  contre  Amalec,tail- 
>.  lez-le  en  pièces,  et  détruisez  tout  ce  qui  est  à 
»  lui.  Ne  lui  pardonnez  point...  mais  tuez  tout 
»  depuis  l'homme  jus((u'à  la  femme,  jusqu'aux 
»  petits  enfans,  et  ceux  qui  sont  encore  à  la  ma- 
»melle... 

»  Et  Saul  tailla  en  pièces  les  Âmalécites il 

»  prit  Agag,  leur  roi,  et  fit  passer  tout  le  peuple 
»  au  fil  de  l'épée.  Mais  Saul  avec  Israël  épargna 
»  Agag  .... 

»  Le  Seigneur  adressa  alors  la  parole  au  pro- 
»  phèle  Samuel,  et  lui  dit  :  Je  me  repens  d'avoir 
>,  fait  Saul  roi,  parce  qu'il  m'a  abandonné  et 
»  qu'il  n'a  point  exécuté  mes  ordres.  Samuel 
«vint  trouver  Saiil.  Permettez -moi,  lui  dit-il, 
»  de  vous  déclarer  ce  que  le  Seigneur  m'a  feit 
»  entendre  cette  nuit.  Parlez,  répondit  Saul. 
„  Samuel  continua  :  Le  Seigneur  vous  a  sacré 
«  roi  sur  Israël....  Il  vousa  envoyé  à  cette  guerre 
xenvousdisant:  Allez,  faites  passer  au  fil  de 
«l'épée les  Amalécites  qui  sont  des  méchans; 
«  combattez  contre  eux  jusqu'à  ce  que  vous 
»  ayez  tout  tué. 

»  Pourquoi  n'avez-vous  pas  écouté  la  voix 
..du  Seigneur?...  Puisque  vous  avez  rejeté  sa 
,.  parole,  il  vous  a  rejeté  ;  vous  n'êtes  plus  roi 
>.  d'Israël.  » 

Louis,  habituellement  superstitieux,  peut- 
être  aussi  moralement  affaibli  par  la  maladie, 
fut  profondément  frappé  de  l'application  faite 
par  Condé  de  ce  passage  de  l'Ecriture  :  Dieu 
permettait  que  l'église  l'eût  placé  dans  l'office  du 

jour.  . 

—  C'est  la  voix  de  Dieu  !  dit  le  roi,  ils  méri- 
tent tous  la  corde.  Bassompière,  dis  de  ma  part 
au  maréchal  de  Praslin  de  faire  donner  l'as- 
saut... pas  de  quartier....  Attendez,  je  vais  me 
lever  pour  être  présent  à  l'attaque. 

—  Sire,  s'écria  Hérouard,  votre  majesté  ne 
peut  supporter  cette  fatigue  sans  s'exposer  à  un 
redoublement  de  fièvre. 

Le  roi,  sans  écouter  son  médecin,  se  leva  sur 
son  séant;  mais  ce  mouvement  provoqua  un 
violent  accès  de  toux.  La  contraction  nerveuse 
qui  l'accompagnait  lui  arrachait  des  larmes.  Au 
bout  d'un  quart  d'heure  il  retomba  anéanti  sur 


son  oreiller.  Bassompière,  immobile,  attendait 
de  nouveaux  ordres.  Peut-être  espérait-il  qu'ils 
seraient  moins  sévères  que  les  premiers. 

—  Partez,  Bassompière,  lui  ditleroid'unevoix 
presciue  éteinte... .  pas  de  quartier. 

—  Sire,  s'écria  Condé,  je  vais,  en  ma  qualité 
de  votre  lieutenant-général,  pourvoir  moi-même 

à  l'exécution  de  vos  volontés. 
LecardinaldeRelzinclinapieusementsesche- 

veux  blancs,  comme  si  d'avance  il  eût  demandé 
pardon  à  Dieu  des  crimes  qu'une  soldatesque  ef- 
frénée allait  commettre. 

—  Nous  mourrons  en  gens  de  cœur,  répon- 
dirent lesassiégésen  apprenanlles  ordres  du  roi. 


« 


—  117  — 


Ils  tinrent  parole.  «  Ils  n'avaient  point  il'ar- 
»  mes  au-dessus  du  mousquet,  écrit  Bassom- 
»  pière,  et  ils  se  défendirent  contre  une  armée 
»  royale  munie  d'une  artillerie  formidable.  » 
L'assaut  fut  donné,  et  la  place  emportée  en  un 
instant.  Quelques  révoltés,  s'adossant  à  des 
murs,  croisaient  le  fer  avec  les  assaillans.  Une 
seule  épée  avait  à  répondre  à  dix  épées,  et  ne  re- 
tardait pas  longtemps  le  coup  mortel.  Grùce  ! 
criaient,  étendus  par  terre,  des  blessés  suivis  de 
longues  traces  de  sang  attestant  leur  volonté  et 
leur  impuissance  de  fuir;  un  soldat,  en  grinçant 
les  dents,  laissait  tomber  sur  eux  un  affreux  sou- 
rire; puis,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  but  insen- 
sible offert  à  son  adresse,  il  frappait  de  sa  pique, 
là  une  tête,  là  une  poitrine. 

Bientôt  il  n'y  eut  plus  à  combattre  dans  les 
places  et  dans  les  rues.  Les  portes  etles  fenêtres 
de  presque  toutes  les  maisons  étaient  closes  et 
barricadées.  Des  catholiques,  rassurés  par  la  pu- 
reté de  leurs  opinions  bien  connues,  affectaient 
de  laisser  libres  l'accès  de  leur  demeure.  Ces 
gens  bien  pensans  furent  les  premières  victimes. 
Les  maisons  fermées  furent  attaquées  de  tou- 
tes paris.  C'était  à  qui  entrerait  le  premier  dans 
celles  dont  l'apparence  dénotait  l'opulence  du 
jiropriétaire.  Il  en  coûta  cher  à  quelques  pillards 
accueillis  par  des  niousquetades  à  bout  portant. 
La  résistance  toutefois  ne  fut  pas  longue.  La  plu- 
part des  corabattans  avaient  péri  sur  la  brèche  ; 
d'autres  s'étaient  retirés  dans  le  château.  La  ville 
n'était  plus  peuplée  que  de  vieillards,cle  femmes 
et  d'enfans.  Epargnons  au  lecteur  le  récit  descè- 
nes horribles,  variées,  il  est  vrai,  dans  leurs  dé- 
tails, mais  au  fond  desquelles  se  retrouvent  tou- 
jours le  meurtre,  le  viol  et  le  pillage.  Un  seul 
événement  de  cette  journée  doit  trouver  place 
dans  ces  pages. 

La  maison  du  capitaine  de  Vermorac  ne  tarda 
pas  à  être  cernée  :  le  nom  et  le  caractère  du 
maitre  étaient  connus.  On  se  doutait  bien  qu'on 
n'entrerait  pas  dans  cette  espèce  de  forteresse 
sans  qu'il  en  coûtât  du  sang  aux  plus  empres- 
sés. On  crut  prudent,  avant  toute  hostilité,  de 
tenir  un  conseil  de  guerre. 
L'un  proposa  d'abord  d'aller  chercher  du  ca- 

I    non  pour  enfoncer  la  porte  d'entrée.  Ou  douta 
que  M.  de  Schomberg  consentit  à  permettre 

'    l'emploi  de  l'artillerie  dans  une  telle  circons- 
tance. Cet  expédient  fut  abandonné. 

*      — Enfumonsle  renard  dans  sa  tanière  !  s'écria 
l'un  des  influens  de  la  troupe. 

—  Eh  !  dis-moi,  compère  Jacques,  te  charges- 
tu  de  placer  la  torche  ? 

—  Volontiers,  repartit  l'auteur  de  la  proposi- 
tion. 

Cette  parole  fut  la  dernière  que  prononça  sa 
bouche  :  une  balle  partie  de  la  maison  lui  tra- 
versa la  tète.  Ainsi  fut  vengé  l'assassinat  du  ser- 
gent Turpin. 

Ses  compagnons,  effrayés,  jugèrent  à  propos 
de  tenir  conseil  en  lieu  plus  sûr.  Le  siège  fut 
levé  pendant  quelques  instans.  Une  bande  plus 
déterminée  survint  et  se  mitsur  le  champ  M'œu- 
vre.  Déjà  la  hache  était  venue  s'émousser  contre 
les  clous  qui  garnissaient  la  porte  massive.  Un 
soldat,  brandissant  riustrument  juscjuc-U'i  im- 
puissant, s'apprêtait  à  tenter  une  nouvelle 
épreuve.  Une  explosion  se  lit  entendre  ;  l'assail- 
lant tomba  ti  la  renverse,  expirant  Uaiis  d'affreu- 


ses convulsions.  Des  éclats  de  rire  accueillirent 
celte  catastrophe.  En  sûreté  derrière  un  mur, 
les  camarades  de  Jacques  raillaient  les  nouveaux 
venus  de  leur  défaut  d'expérience. 

Les  vainqueurs  n'étaient  pourtanlpasdisposés 
à  abandonner  l'espoir  d'un  butin  considérable. 
Les  derniers  arrivés  se  réunirent  aux  premiers. 
Le  plan  de  campagne  fut  bientôt  arrêté.  Ln  in- 
stant sulfit  pour  apporter  plusieurs  échelles. 
Toutes  les  fenêtres  furent  escaladées  à  la  fois. 
Les  barres  de  fer  dont  elles  étaient  garnies  cé- 
dèrent à  l'action  de  fortes  pièces  de  bois  em- 
ployées en  guise  de  leviers  ;  les  volets  intérieurs 
furent  enfoncés;  une  troupe  nombreuse,  entrant 
par  différens  côtés,  se  trouva  réunie  dans  l'inté- 
rieur de  l'hôtel.  De  grandes  armoires,  ouvertes 
et  vides,  s'offrirent  aux  regards  :  pas  un  meuble 
précieux,  pas  un  lambeau  d'étoffe.  On  eût  dit 
que  le  pillage  avait  déjà  passé  à  travers  ces  murs. 

—  Où  sont  donc  les  meurtriers  de  nos  cama- 
rades .^  se  disaient  entre  eux  les  soldats,  chez 
lesquels  l'étonnement  avait  remplacé  la  colère. 
Cet  hôtel  est  sans  habitans.  Les  scélérats  ont  em- 
porté ailleurs  leurs  richesses!  Mais  deux  hom- 
mes ont  été  tués  par  des  monsquetades  tirées  de 
l'intérieur.  Vermorac  est  là;  par  l'enfer  !  il  faut 
qu'on  le  trouve. 

—  Mettons  de  l'ordre  dans  nos  recherches,  s'é- 
cria maître  La  Rapière,  se  souvenant  de  ses  fonc- 
tions d'archer;  allons,  Ribaudin,  Gibeteau,  Mar- 
botin,  mes  compères,  mettez-vous  à  la  tête  de 
ces  braves,  et  fouillons  dans  tous  les  recoins,  de- 
puis la  cave  jusqu'au  grenier. 

—  Us  sont  tous  partis. 

—  Quel  malheur  1  II  y  avait  ici,  m'a-t-on  dit, 
de  si  jolies  femmes! 

—  Et  des  tonneaux  d'or,  ajouta  un  autre  ;  car 
il  parait  que  l'on  déposait  ici  les  trésors  du  duc 
de  Rohan. 

—  Cherchons,  mes  amis,  ne  perdons  pas  cou- 
rage. 

Laissons  ces  hommes  avides  se  livrer  à  leurs 
perquisitions,  et  revenons  au  moment  où  une 
balle  mortelle  répondit  aux  coups  de  hache  frap- 
pés sur  la  porte  d'entrée. 

Le  capitaine  de  Vermorac  avait  seul  combiné 
le  plan  de  défense  de  sa  maison  ;  il  résolut  aussi 
de  l'exécuter  seul  :  c'était  une  défense  désespé- 
rée, telle  que  ce  cœur  fanatique  pouvait  la  con- 
cevoir. Le  but  qu'il  se  proposait  était  d'assurer 
sa  mort  et  celle  des  êtres  faibles  pour  lesquels  il 
ne  redoutait  que  l'outrage  ;  mais  il  voulait  qu'aux 
derniers  soupirs  de  ceux  qui  lui  étaient  ohers 
vinssent  se  mêler  les  ràlcmens  funèbres  de  ses 
ennemis. 

Cet  homme,  malgré  son  caractère  dur  et  in- 
flexible, ne  s'était  pas  résigné  d"abord  à  cet  hor- 
rible sacrilice.  11  eût  voulu  faire  sortir  de  i>égre- 
pclisscsa  mère,  ses  filles  et  mademoiselle  de 
Lescun  ;  mais  l'assassinat  du  régiment  de  Vaillac, 
auiiucl  ilavait  présidé  comme  chef,  l'avait  chargé 
d<;  pesantes  obligations.  Le  moment  de  subir  les 
conséquences  du  crime  approchait.  11  devait 
donner  l'exemple  à  ses  complices.  Eloigner  de  la 
ville  les  personnes  de  sa  maison,  c'était  se  mon- 
trer craiiUif  et  incertain  du  succès  de  la  défense. 
Sou  ca'ur  de  fils  et  de  père  l'exhorta  souvent  à 
suivre  le  parti  le  moins  noble,  mais  le  plus  hu- 
main. Déchiré  par  des  résolutions  contraires,  il 
ouvrit  j»ou  c^IUC  à  madame  de  Vermorac. 


—  Nous  faire  quitter  la  ville,  mon  fils  !  y  pen- 
sez-vous ?  lui  répondit  cette  femme,  forte  et  con- 
fiante dans  sa  cause.  Vous,  donner  le  signal  de 
la  faiblesse,  de  la  peur?  A  iMontauban  vous  étiez 
le  modèle  du  dévoûment  et  de  l'énerfjie.  Si  nous 
partons,  vos  filles  et  moi,  les  bourgeois  feront 
sortir  leurs  mères,  leurs  femmes,  leurs  filles; 
aux  premiers  coups  de  canon  ils  fuiront  pour 
aller  les  rejoindre.  Si  elles  sont  là,  prés  d'eux, 
sous  la  seule  protection  de  leur  courage,  ilsvain- 
cront  ou  mourront  en  martyrs. 

— Mais  s'ils  meurent,  ma  mère,  songez  au  sort 
qui  vous  attend. 

—  Mon  fils,  vous  ne  serez  plus  ;  les  êtres  qui 
vous  sont  chers  iront  vous  rejoindre. 

Ces  conseils  triomphèrent  de  l'irrésolution  du 
capitaine.  Aucune  femme  n'osa  fuir  en  appre- 
nant que  mesdames  de  Vermorac  ne  fuyaient 
pas.  Le  chef  donna  l'exemple  en  soutenant  l'as- 
saut. Renversé  et  foulé  aux  pieds,  il  passa  pour 
mort.  Protégé  par  le  désordre  des  vainqueurs,  il 
se  releva  sans  avoir  reçu  aucune  blessure.  11  eût 
voulu  combattre,  on  ne  combattait  plus.  11  vit 
les  scènes  horribles  auxquelles  se  livraient  les 
troupes  royales.  Sa  maison  allait  bientôt  être  té- 
moin de  pareils  excès.  Son  plan  était  concerté 
d'avance  ;  il  rentre  chez  lui  pour  l'exécuter. 

Entre  la  voûte  de  la  cave  et  le  plancher  du 
rez-de-chaussée  existait  un  vide  assez  vaste,  plu- 
tôt semblable  à  un  lieu  de  sépulture  qu'à  un 
asile  destiné  à  recevoir  des  êtres  vivans.  Le  ca- 
pitaine y  fit  entrer  sa  mère,  ses  trois  filles  et  ma- 
demoiselle de  Lescun. 

Catherine,  pâle  et  couverte  d'habits  de  deuil, 
descendit  là  comme  si  elle  eût  été  résignée  à 
n'en  jamais  sortir.  Elle  avait  appris  que,  grâce  à 
la  généreuse  intervention  de  madame  de  Ver- 
morac, Maurice  avait  échappé  au  poignard  de 
Fleuranges;  mais  depuis,  qu'était-il  devenu  '!  Je 
ne  sais  quel  pressentiment  lui  disait  qu'elle  ne  le 
verrait  plus. 

Un  dernier  malheur  était  venu  récemment 
navrer  cette  àme  déjà  si  torturée  :  M.  de  Lescua 
avait  été  comdamné  à  mort  par  ses  juges;  sa  tête 
était  tombée  sous  le  fer  du  bourreau.  Un  servi- 
teur dévoué,  chargé  d'annoncer  cet  affreux  évé- 
nement, avait  remis  à  Catherine  une  lettre  de 
son  père,  écrite  au  pied  de  l'échafaud.  Le  pieux 
liéarnais  était  mort  en  chrétien  des  premiers  siè- 
cles; sa  constance  avait  arraché  des  larmes  à  ses 
ennemis.  La  pauvre  orpheline,  courbée  sous  le 
poids  de  tant  d'infortunes,  aspirait  au  repos  de 
la  tombe.  Quand  elle  se  plongea  au  sein  de  l'ob- 
scurité, image  d'une  nuit  éternelle,  un  rayon  de 
joie  ranima  son  ftont  pâle,  déjà  empreint  du 
sceau  de  la  mort. 

Ces  quatre  femmes,  privées  d'air  et  d'espace, 
furent  renfermées  dans  cette  cachette.  L'œil  le 
plus  hiilùle  ne  pouvait,  à  l'extérieur,  en  soup- 
çonner l'existence.  Le  capitaine  descendit  en- 
suite dans  la  ca>c;  il  souleva  une  large  planche 
(jui  couvrait  le  sol  immédiatement  au-dessous 
du  milieu  de  la  voùlc,  et  par  conséquent  au- 
dessous  du  lieu  où  ces  dames  venaient  d  Oireen-r 
tassées,  l-à  une  énorme  quantité  de  poudre  oc- 
cupait une  cavité  prolvnde.  \  ermorao  trouva 
sans  doute  que  tout  émit  préparé  selon  ses  dé- 
sirs, car  il  replaça  la  planche  et  remonu  à  l'élace 
supérieur. 

L'alUquc  de  la  maison  était  déjà  commencée. 


—  118  — 


On  sait  conimcut  il  se  coDiluisil  envers  les  assail- 
laiisjusiiu'au  moment  où  ceux-ci  se  furent  in- 
lioiluils  dans  les  apparteinens  en  escaladant  les 
Ccnctrcs.  Suivant  froiiiement  ses  plans,  le  capi- 
lai'.ic  n'avait  laissé  aucun  meul)le  ipii  put  salis- 
f^iii'c  la  cupidité  des  i>iiUu(ls;  il  voulait  les  con- 
duire là  où  ses  moyens  de  vengeance  étaient  pvé- 
paiés.  En  attendant  le  moment  favorable,  il  se 
renferma  dans  une  cachette  d"où  on  pouvait 
tout  entendre.  Le  tumulte  s'était  pioiircssivc- 
nient  accru.  La  porte  d'entrée,  ouverte  de  l'in- 
térieur, avait  crié  surscsyonds;  l'oreille  distin- 
guait facilement  l'arrivée  d'une  nouvelle  troupe 
d'hommes  armés. 

—  L'iiùtel  n'en  peut  contenir  un  plus  grand 
nombre,  se  dit  en  lui-même  le  capitaine  Vcrmo- 
rac. 

En  mémo  temps  il  sortit  de  sa  retraite,  et  s'of- 
frit sans  armes  aux  yeux  des  vainqueurs. 

—  Je  suis  le  capitaine  de  Vermorac,  leur  dit- 
il  ;  vous  me  cherchez,  je  viens  à  vous. 

—  De  l'argent  !  —  Du  vin  !  crièrent  de  toutes 
parts  les  soldats. 

—  Livrez-nous  le  trésor  de  Rohan,  ou  nous 
vous  brûlons  à  petit  feu. 

—  Mauvais  moyen,  messieurs,  répondit  le  ca- 
liitaine  :  mes  cendres  ne  vous  diraient  pas  où 
est  ce  dépôt  précieux. 

—  Laissez-nous  faire,  dit  La  Rapière  en  s'a- 
vançant  au  milieu  du  cercle,  escorté  de  ses  ti- 
déles  IMarbotiu,  (.iiieleau  et  Riiiaudin;  à  nous 
quatre  nous  nous  chargeons  de  lui  donner  la 
iiueslionordiuaire  et  extraordinaire.  Allons,  du 
feu  et  ijuelques  bottes  de  paille  ;  déshabillez  ce 
gentilhomme;  vous  tiendrez  note  de  ses  répon- 
ses. 

Le  capitaine  n'opi>osa  pas  de  résistance;  il  se 
laissa  mettre  dans  un  état  de  nudité  complet,  et 
souffrit  sans  se  plaindre  les  plus  grossiers  sar- 
casmes. La  paille  fut  apportée;  le  feu  ne  tarda 
pas  à  y  être  mis.  Le  foyer  était  précisément  au- 
dessus  de  la  tête  des  pauvres  recluses;  quehjues 
l)0uces  d'épaisseur  le  séparent  d'elles.  Vermorac 
fut  renversé.  La  Rapière,  lui  saisissant  les  pieds, 
Jes  présenta  à  la  flamme. 

—  Capitaine,  dit-il  alors,  livrez-nous  le  trésor 
de  M.  de  Rohan. 

Aucune  répon.se  ne  suivit  cette  demande. 
L'archer  rapi)rocha  du  feu  les  pieds  du  patient. 
In  mouvement  brusiiue  annonça  que  le  vieux 
guerrier  éprouvait  une  douleur  supérieure  à  la 
force  de  ses  nerfs. 

—  Montrez-nous  le  trésor,  répéta  La  Rapière. 
Vermorac  se  tut.  Ses  ])ieds  etses  jambes  furent 

alors  placés  et  maintenus  au  milieu  du  l)rasier 
ardent. 

— Faites  cesser  ce  sui)plice,  s'écria-t-il  parais- 
sant céder  à  la  souffrance.  Le  trésor  dont  vous 
parlez  est  dans  cette  maison;  je  consens  à  vous 
le  livrer;  mais  faisons  d'abord  nos  conditions. 

—  A  la  fia,  il  est  raisonnijble,  dit  La  Rapière. 

—  Votre  pesant  d'or,  et  vous  aurez  la  vie 
sauve. 

—  11  ne  s'agit  point  du  prix  de  mes  services, 
mais  seulement  de  régler  la  manière  dont  nous 
procéderons.  Je  ne  veux  pas  qu'on  m'accuse 
d'avoir  abusé  d'un  dépôt;  il  me  faut  des  témoins. 
Lappartementoùgitle  trésor  iieutcontcnir  en- 
viroA  vingl  personnes.  Vingt  d'entre  vous  m'y 


accompagneront;    les  autres  se  rassembleront 
I  tous  ici,  et  y  attendront  notre  retour. 

— Accordé  !  accordé  !  s'écrièrent  plus  de  deux 
cents  voix. 

—  Marchons  donc,  et  soutenez-moi;  car, 
grùceàvotre  feu,  je  crois,  à  chaque  pas,  ap- 
puyer les  pieds  sur  des  épines.  A  propos,  n'ou- 
blionspas  cette  torche;  elle  nous  sera  nécessaire: 
vous  pensez  bien  que  les  trésors  ne  se  cachent 
pas  dans  un  lieu  exposé  au  grand  jour. 

La  Rapière  et  Gibeteau  prirent  le  capitaine 
sous  les  bras  ;  Ribaudin  les  jirécédait  avec  une 
torche  allumée.  Plus  de  vingt  soldats,  ayant 
Marbotin  à  leur  tête,  servirent  de  cortège.  Tons 
eussent  voulu  en  faire  partie;  mais  Vermorac 
tenait  à  ses  conditions.  Avant  de  franchir  le  seuil 
de  l'appartementjil  déclara  d'un  ton  décisif  qu'il 
n'en  voulait  pas  voir  à  sa  suite  un  plus  grand 
nombre,  et  d'un  signe  impératif  il  indiqua  de 
nouveau  le  lieu  où  l'on  devait  se  réunir  en  at- 
tendant l'effet  de  ses  promesses. 

Pour  qu'aucun  prétexte  ne  retardAt  l'indica- 
tion et  la  remise  du  trésor,  les  plus  influens  se 
chargèrent  d'obliger  leurs  camarades  à  déférer 
aux  volontés  de  M.  de  Vermorac.  Chaque  nou- 
vel arrivant  était  conduit  dans  la  salle  indiquée. 
Au  bout  de  quehiues  minutes,  cette  pièce  fut 
complètement  remplie.  Les  derniers  venus  se 
pressèrent  dans  le  vestibule:  d'autres,  ne  pou- 
vant même  y  pénétrer,  s'accrochèrent  à  l'exté- 
rieur des  fenêtres,  jtlongeant  des  yeux  avides  au 
milieu  de  la  foule  entassée  dans  l'intérieur. 

Le  capitaine  se  lit  descendre  dans  la  cave,  et 
déposer  pi  es  de  cette  traïqie  qu'il  était  venu  vi- 
siter et  soulever  avant  l'attaque  de  sa  maison. 

—  Approchez  la  torche,  dit-il  à  Ribaudin. 

Ce  commandement  reçut  une  prompte  obéis- 
sance. Un  espace  de  quelques  pieds  était  resté 
vide  au  milieu  delà  foule;  Vermorac  l'occupait 
à  genoux  la  torche  à  la  main.  La  lueur  rougeA- 
trede  la  résine  i)rojetait  une  teinte  sanguino- 
lente sur  ses  membres  nus.  Un  combat  terrible 
se  livre  au  dedans  de  cet  homme;  ses  traits  sont 
contractés;  sesyeux sortent  de  leurs  orbites;  ses 
cheveux  se  dressent  sur  son  front. 

Les  piétinemens  des  curieux  rassemblés  dans 
la  sallesupérieure  deviennent  plus  bruyansd'un 
instant  à  l'autre  ;  on  dirait  le  roulement  du  ton- 
nerre. Au  milieu  île  ce  bruit  monotone  retentit 
tout  à  coup  un  cri  perçant.  11  vient  d'en  haut; 
mais  il  n'a  point  traversé  le  pianclier  de  la  salle  : 
son  intensité  le  fait  <\s.sez  connaître.  C'est  une 
exclamation  de  ^louleur  échappée  à  la  poitrine 
d'une  femme.  V^erraorac  lève  ses  regards  vers  la 
voiite;  des  larmes  jaillissent  de  ses  yeux;  il  les 
couvre  un  instant  de  l'une  de  ses  mains;  puis 
s'cxaRant  aij-dessus  de  ce  mouvement  de  fai- 
blesse, il  se  dresse  comme  si  ses  pieds  n'eussent 
pas  été  en  lambeaux. 

—  11  est  temps  de  vous  tenir  ma  promesse! 
s'écrie-t-il  d'unevoix  forte,  assurée. 

Et  s'inclinanl  vers  la  terre,  d'une  main  il  lève 
brus(iucmentla  trappe  fatale,  de  l'autre  il  plonge 
la  torche  enllammée  dans  la  cavité  entr'ouverte. 
Une  épouvantable  explosion  se  fait  entendre  : 
l'hôtel  de  Vermorac  a  disparu  ;  la  terre  est  jon- 
chée au  loin  de  décombres,  de  cadavres  et  de 
membres  sanglans. 

l'eu  de  lemjts  après,  le  capitaine  Maurice  et 
Vincenlio  Ludovic!  raarchaiciH  parmi  des  rui- 


nes. Ils  cherchaient  dansée  champ  de  mortsiune 
vie  bien  chère  à  l'un  d'eux  n'aurait  pas  été  épar- 
gnée. 

Le  duc  de Chevreuse, l'abbé  Ruccelai  et  Roger, 
premier  valet  de  chambre  du  roi,  iiarcourant 
les  rues  de  ^égrepeliàse,  chacun  une  bourse  à  la 
main,  rachetaient  à  prix  d'argent  l'honneur  des 
femmes  livrées  par  la  victoire  à  la  brutalité  du 
soldat. 

Maurice  courut  à  leur  rencontre.  Celles  que 
ces  hommes  généreux  avaient  préservées  de  l'ou- 
trage, redoutant  de  nouveaux  périls,  se  pres- 
saient à  la  suite  de  leurs  bienfaiteurs.  Mademoi- 
selle de  Lescun  n'était  pas  parmi  elles. 

—  Morte  ou  vivante,  s'écria  son  amant,  elle 
est  au  milieu  des  ruines. 

11  achevait  ces  paroles,  quand  ses  pieds  heur- 
tèrent une  masse  informe  couverte  de  lambeaux 
d'étolfe  noire  :  c'étaient  les  restes  d'une  femme. 
Ses  cheveux  épars  entouraient  ses  traits;  sa  tête 
seule  paraissait  avoir  été  préservée  de  la  des- 
truction. Le  cœur  de  Maurice  se  serra  ;  un  sen- 
timent intime  lui  disait  que  là  devait  s'arrêter 
ses  recherches.  11  mit  un  genou  en  terre  ;  sa 
main,  avec  un  pieux  respect,  écarta  les  cheveux 
qui  lui  dérobaient  le  visage...  11  ne  la  nomma 
pas  ,  mais  il  étendit  son  manteau  sur  la  terre  et 
fit  signe  à  Vincentio  de  lui  aider  à  placer  dessus 
le  corps  de  l'infortunée.  Tous  deux  ensuite  por- 
tèrent au  cimetière  ce  lugubre  fardeau.  Une 
fosse,  creusée  par  leurs  mains,  en  devint  déposi- 
taire. 11  faisait  nuit;  le  pillage  et  la  débauche 
hurlaient  dans  les  rues.  Desllammes  s'élevèrent 
en  tourbillons  ;  puis,  s'étendant  successivement 
sur  tous  les  quartiers,  dévorèrent  les  restes  de 
Négrepclisse.  A  la  lueur  de  l'incendie,  Maurice 
priait  sur  une  tombe. 

Le  lendemain,  sur  l'emplacement  de  l'hôtel 
de  Vermorac,  quel(|ues  pillards  entendirent  un 
gémissement  étouffé.  Soit  par  humanité,  soit  par 
l'espoir  de  quelque  gain,  ils  se  mirent  à  l'ouvra- 
ge, et  dégagèrent  d'une  étroite  prison  un  être 
vivant,  mais  conservant  à  jieine  la  ligure  hu- 
maine. Son  corps,  entièrement  nu,  noirci  par  le 
feu,  était  moucheté  de  [plaies  vives  et  saignan- 
tes; ses  membresavaient  été  préservés  de  toute 
fracture  par  une  sorte  de  voûte  que  le  hasard, 
au  moment  de  l'explosion,  avait  formée  autour 
de  lui.  Le  contact  du  grand  air  ranima  ses  sens 
prêts  à  s'éteindre.  11  ouvrit  les  yeux;  puis,  «éle- 
vant sur  son  séant  : 

— 0  Jésus,  mon  Sauveur!  s'éeria-t-il,  ne  m'est- 
il  pas  possible  de  mourir  ? 

—  Votre  nom  ?  lui  demandèrent  les  soldats. 

—  Le  capitaine  de  Vermorac,  qui  vous  sup- 
plie au  nom  de  Dieu  de  lui  passer  vos  épées  au 
travers  du  corps,  et  d'abréger  ses  horribles  souf- 
frances. 

En  entendant  ce  nom,  les  soldats  crurent 
qu'une  si  bonne  prise  leur  vaudrait  une  récom- 
pense. Loin  d'achever  le  capitaine,  ils  le  placè- 
rent sur  un  brancard  improvisé,  et  le  portèrent 
au  grand-prévôt  de  l'armée. 

Vermorac  vécut  encore  deux  jours  au  milieu 
de  douleurs  inouïes.  Son  sang-froid  ne  l'aban- 
donna pas  ;  il  racontait  avec  calme  les  détails  de 
sa  résolution  dernière,  et  se  glorifiait  d'avoir  par 
la  mort  garanti  de  l'outrage  les  êtres  faiblesdont 
il  était  le  protecteur;  piiis  il  s'élçnditit  avçc 


—  110  — 


romplaisance  sur  rénuméralion  du  grand  nom- 
bi-eil'ennemistués  par  rexplosion. 

—  Avec  quelciucs  trésors  comme  le  mien, 
ajoutait-il  en  souriant,  onviendrail  à  liout  d'une 
arm/'C  royale. 

Eniin  il  rendit  le  dernier  soupir. 

Eugène  Des  E.ssaks. 


LE  BRANDIIOF. 

Un  jour,  .je  partis  de  Mariazell ,  pédestre- 
nient,  dans  le  simple  éqnipage  d'nn  herbori- 
sateur.  Mariazell  est  peut-être,  de  tous  les 
lieux  de  pèlerinage  en  Europe,  aujourd'hui 
le  plus  fréquenté,  le  plus  fameux. 

A  peu  de  distance  de  Mariazell  estWeicli- 
selboden ,  célèbre  dans  la  contrée  pour  la 
chasse  aux  chamois.  Les  environs  sont,  as- 
sure-t-on,  la  résidence  favorite  de  ces  jolies 
«gazelles  des  Alpes.  Je  tenais  à  les  rencon- 
trer vivantes  et  libres  une  fois  dans  ma  vie. 
Donc  l'aubergiste  de  Weichselboden  eut  beau 
vanter  sou  hôtellerie,  sa  cuisine  et  sa  cave, 
je  tins  bon.  Un  sinueux  sentier  m'éloigna 
promptenient  du  village.  Quest-ce  qu'une 
course  dans  les  montagnes  pour  un  natura- 
liste, surtout  lorsqu'il  est  curieux  de  voir  de 
près  un  chamois  ou  deux?  Vous  l'ignorerez 
toujours,  vous  qui  suivez  paisiblement  les 
roules  tracées  à  travers  vos  champs  où  l'hom- 
me et  sa  demeure  élèvent  à  chaque  portée  de 
fusil  un  jalon  sur  vos  pas.  Après  une  demi- 
heure  de  marche,  je  fus  dans  une  espèce  de 
désert  :  à  l'horizon,  d'ailleurs  fort  rétréci  par 
un  cercle  d'abruptes  rochers,  nul  chalet,  nul 
pâtre,  nul  signal,  pour  m'indiquer  ma  route. 
Je  marchais  toujours,  prenant  chaque  sen- 
tier qui  s'offrait  à  moi  et  suivant  au  hasard 
lorsque  le  sentier  manquait.  Je  me  meurtris 
les  pieds  et  les  mains  en  glissant  à  vingt  re- 
prises sur  les  aspérités  du  sol;  je  faillis  me 
iio^er  eu  traversant  sur  des  pierres  mal  assi- 
ses un  torrent  glacial  ;  j'endurai  patiemment 
tontes  les  fatigues  dans  l'espoird'une  récom- 
pense. Mais  la  récompense,  hélas  !  me  lit  dé- 
faut. Des  plantes  rares,  de  précieux  insectes, 
oui  ;  des  chamoisaux  alluressauvages,  point. 
J'enrageais. 

Trois  heures  durant ,  j'avais  ainsi  couru 
par  monts  et  par  vaux.  (Jiiétais-je?  Ce  qui 
me  préoccupait,  ce  n'étaient  plus  les  chamois 
auxquels,  en  vérité,  je  ne  pensais  que  pour 
les  maudire.  lime  fallait  un  gîte,  un  couvert. 
Aussi,  tout  en  lan(;ant  contre  ces  jolies  gazel- 
les des  Alpes  luille  imprécations  de  touriste 
égaré  et  d'iiomme  affamé, j'iuvoquais  avec  ar- 
deur l'instinct  des  lieux,  ce  bon  ange  du  voya- 
geur qui  tant  de  fois  m'avait  tiré  d'embarras. 

Ma  prière  fut  eulendiu-.  Au  milieu  de  la 
solitude,  toulàcoup  retentit  uu  joyeux  aboie- 
ment. Par  ici,  me  criait-il.  Surpris,  je  ne  le 
fus  pas,  car  cette  protection  do  num  guide 
iiiyslérieux  ne  m'a  jamais  l'a»   faute,  jiiais 


reconnaissant,  à  la  bonne  heure!  Je  marchai 
vers  la  meute ,  dont  les  cris  se  rapprochaient 
de  plus  en  plus.  En  ce  moment,  je  n'étais 
plus  le  voyageur  inquiet  qui  cherche  sa  rou- 
te sans  la  trouver;  j'avais  l'allure  insoucieuse, 
dégagée,  du  promeneur  qui  en  prend  à  ses 
aises.  Au  bout  de  quelques  pas,  un  homme 
débouche  devant  moi.  Je  l'aborde,  et  sans  af- 
fectation, sans  empressement: 

—  La  route  de  Weichselboden?  lui  de- 
mandai-je  . 

—  C'est  la  mienne,  me  répondit-il ,  et,  si 
vous  m'en  croyez,  vous  nie  suivrez. 

L'avis  me  parut  bon.  Cependant,  bien  que 
je  l'eusse  accepté,  la  défiance  me  fit  réfléchir. 
Quel  est  cet  homme?  me  disais-je.  C'est  peut- 
être  uu  braconnier.  Alors,  autant  aurait  va- 
lu m'égarertout  à  fait,  car  un  tel  compagnon 
n'est  guère  sîir.  Eu  marchant,  nous  n'échan- 
gions que  de  brèves  paroles.  Il  appelait,  il 
caressait,  il  guidait  ses  chiens.  Quant  à  moi, 
je  l'observais  du  coin  de  l'œil,  cherchant  à 
définir  avec  netteté  ce  que  pouvaient  être 
chez  lui  les  rapports  du  physique  au  moral, 
ce  que  sa  figure  et  son  accoutrement  devaient 
par  leurs  pronostics  ajouter  à  la  somme  de 
mes  craintes  ou  en  retrancher. 

Une  veste  grise  à  collet  vert  formait  son 
vêtement  principal.  Venait  ensuite  une  cu- 
lotte courte ,  en  peau  noire  de  chamois,  dont 
la  poche  laissait  sortir  les  manches  d'un  cou- 
teau ,  d'une  cuiller,  d'une  fourchette,  fabri- 
qués avec  la  corne  du  même  animal  et  garnis 
d'ar"ent.  Avec  cela ,  des  bas  blancs  et  des  ' 
brodequins  lacés.  J'allais  oublier  ce  que  j'a- 
visai tout  d'abord,  son  chapeau  de  feutre  vert 
à  large  bords,  avecun  gros  bouquet  en  plumes 
de  coq  de  bruyères.  A  en  supputer  le  nombre 
je  conclus  que  mon  homme  était  un  tireur 
habile. 

Cette  première  observation  allait  en  ame- 
ner une  autre,  car,  du  costume,  mon  examen 
s'était  porté  sur  les  traits  du  visage,  lorsque 
l'inconnu  s'arrêta. 

—  Voici  la  route,  fit-il  en  désignant  du 
doigt  un  sentier  qui  fuyait  sur  la  gauche. 

Puis  il  se  détourna,  sans  attendre  mes  re- 
mercîmcns.  Peut-être  aussi,  me  dis-jc,  se- 
raient-ils prématurés?  Alorsje  m'assis.  Après 
ou  avant  tout  exercice,  louie  fatigue  du  corps 
ou  de  la  pensée ,  c'est ,  n'importe  en  (pielie 
circonstance,  mon  premier  soin.  Recueille- 
mcul  ou  repos,  j'y  tiens.  L'homme  au  feutre 
enipluuK'  en  fil  autant,  mais  dune  fayon  as- 
sez bizarre  :  par  derrière,  le  canon  de  son 
fusil;  par  devant  son  bàlou  l'erré.  Ainsi  cam- 
pé ou  plutôt  suspendu,  il  fixa  ses  yeux  sur 
ma  boîlecn  Ici -blanc  et  m'inieipella  sur  la  rc- 
coli(!  du  matin.  —  Eiaii-elle  abundaïUe  et 
belle?  —  Sans  façon,  j'ouvris  la  boîte,  et, 
poiu'  moi  aussi  bien  que  pour  lui,  j'étalai 
mes  itianles  devant  nous.  Qui  fut  étonné? 
C'est  moi,  puisque  aussi  bien  j'ai  confessé 
déjà  mes  ironqKHises  suppositions. 

Voilà  le  prétendu  braconnier  qui  désigne 
chaque  brin  d'herbe  par  son  nom  latin  :  sol- 
danclla  (ifi>iiullay<:ic.,  savante  nomcnda- 


■B— — — —  ^— —^iW 

ture  qu'il  augmentait  encore  de  réflexions  sur 
les  vertus  médicinales  de  telle  ou  telle.  C'é- 
tait un  confrère  en  botanique  !  S'il  avait  des 
ai'uies,  il  n'(.'u  avaitque  par  précaution.  Ouf  1 
Dégageant  ma  poitrine  par  un  large  soupir , 
j'apostrophai  l'étranger  en  le  proclamant  sa- 
vant natuialiste.  Le  mol  le  fit  sourire.  Alors 
la  conversation  s'engagea,  cordiale  et  suivie. 
Il  me  questionna  sur  mon  itinéraire  et  prou- 
va qu'il  connaissait  dans  leurs  moindres  de  ' 
tails  les  montagnes  que  j'avais  visitées.  Quel 
guide  excellent  j'aurais  eu  en  lui  !  pas  un  sen- 
tiar,  pas  un  recoin  de  la  Styrie  et  du  Tyrol 
qui  lui  fût  inconnu.  Il  y  avait  là  de  quoi  re- 
nouveler mes  incertitudes  sur  sa  véritable 
qualité.  Éiail-ce  un  chasseur,  uu  herborisa- 
leur,  un  braconnier,  un  contrebandier? 
Pourtant,  en  étudiant  sa  physionomie,  j'é- 
cartai bien  vite  toute  mauvaise  pensée  à  son 
égard,  car  je  n'y  trouvai  ({u'une  franche  ex- 
pression d'intelligence  et  de  bonté. 

L'hallali  des  chasseurs  mit  fin  encore  une 
fois  à  mes  déductions  phrénologiques.  Du 
fond  de  la  forêt  venaient  à  nous  les  sons  du 
cor,  les  aboiemens  des  chiens.  Bientôt  une 
douzaine  de  ces  animaux  s'élancèrent  au-delà 
des  arbres  et  coururent  vers  leur  maître, 
mon  compagnon,  le  saluant,  le  flattant  de 
leurs  queues  agitées.  Cinq  autres  chasseurs 
parurent  en  même  temps,  vêtus  du  même  pit- 
toresque costume  que  le  premier.  Une  troupe 
de  paysans  les  suivaient,  chargés  de. porter 
les  deux  chamois  qu'ils  avaient  tués  dans  la 
matinée. 

Quelque  plaisir  que  j'eusse  à  entendre  l'in- 
connu dans  ses  conimeulaires  sur  la  llore  des 
Alpes  tyroliennes  et  styriennes,  l'interrup- 
tion ne  me  fut  nullement  désagréable.  A'al- 
lais-je  pas  apprendre  enfin  qui  il  était  ? 

On  s'établit  au  milieu  d'une  spacieuse  et 
verte  pelouse  d'où  la  vue  plaue  au  loin  sur 
cette  région  de  vallées  et  de  monuignes.  Le 
feu  fut  allumé.  On  apprêta  la  fressure  des 
chamois  à  la  mode  appétissante  du  chasseiu-, 
et,  lorsqu'on  vint  me  convier  à  ce  repas  di- 
gne des  gourmets  les  plus  dilhciles,  j'accep- 
tai, stimulé  par  rinstinct  de  la  faim  autaut 
que  par  l'intérêt  de  la  science.  L'air  qu'on 
respire  sur  les  Alpes  est  un  apéritif  puiss;int, 
vous  pouvez  m'en  croire;  plus  d'une  lois 
j'en  ai  l'ail  l'expérience.  Là-haui,  égalemeuî, 
si  l'appétit  est  grand,  la  digestion  est  active. 
On  y  mange  inqmnéineut  des  substances  qui, 
jirisesdans  les  [daines,  délabreraient  promp- 
lenu'ni  restomac.  .\près  ma  course  peuible 
de  la  journée,  qu'on  juge  donc  si  je  fis  hon- 
neur au  festin  hospitalier  du  Kutcdeisieiu  : 
c'est  le  nom  de  la  pelouse  où  il  fut  servi  '. 

J'y  voudrais  être  encore.  Pendant  qu'assis 
on  rond  les  sept  convives  faisaient  honneur 
au  gibier  alpestre,  les  paysans  chantaient  des 
inelodios  nationales,  dos  Jod/cr,  espèce  de 
tyroliennes,  (pie  le  cor  accompagnait,  .répété 
au  loin  jiar  vingt  échos  successifs.  Le  soir 
s'approchait ,  dnipanl  les  cimes  vaporeuses 
des  montages  d'un  voile  aux  reflots  de  poui^ 
pie  et  d'or.  Quel  luaguilique  spectacle  1 


—  120 


La  cûiiversaiion  aussi  m'intéressait.  Pour  1  luation  provisoire  où  l'on  n'ose  commencer  à  j 


«loi,  seul  ('tranger,  les  indigènes  racontaient 
ciuKlue  incident  de  leurs  chasses  à  travers  les 
glaces  et  les  rochers.  Bien  que  très  nom- 
breux, dans  celle  partie  de  la  province,  les 
chamois  sont  difficiles  à  atteindre.  Ils  sont 
si  rusés,  si  agiles,  franchissant  d'un  bond  les 
précipices,  escaladant  les  rochers  comme 
des  oiseaux.  I  Souvent  les  chasseurs  passent 
la  nuit  auprès  d'un  feu  sur  un  plateau  élevé, 
pour  attendre  qu'à  l'aube  du  jour,  poussé 
par  la  faim ,  le  gibier  descende  des  cimes  du 
feislringstein,  où  ne  sauraient  arriver  ni  le 
pied  ni  la  balle  de  l'homme.  Là-haut,  ras- 
semblés en  .troupes,  les  chamois  se  rient  de 
leur  enuemi.  Aussi,  les  poursuil-on,  ils  dé- 
ploient toute  leur  finesse,  tout  leur  instinct, 
peut-être  bien  quelque  chose  de  plus,  pour 
regagner  ces  retraites  inaccessibles  où,  entre 
rimniensilé  du  ciel  et  la  profondeur  de  l'a- 
Lùne,  ils  reposent  en  paix. 

Aucun  chasseur  ne  se  souvint  d'avoir  vu 
un  bouquetin.  Là,  comme  en  Suisse  'et  en 
Tyrol,  cet  animal  paraît  avoir  complètement 
disparu.  .Un  jour,  probablement,  il  'en  sera 
de  même  des  grands  aigles  des  Alpes,  car 
à  peine  aperçoit-on  quelqu'un  de  ces  redou- 
tables voleurs,  qu'on  se  met  à  sa  poursuite. 
Un  chasseur  lira  de  sa  carnassière  un  coq 
de  bruyère  (tetrao  uragallus,  L.),  qu'il 
avait  tué  sur  le  Zellerstarize.  Son  plumage, 
d'un  beau  noir,  ressemble  d'ailleurs  à  celui 
d'un  faisan.  Sa  grosseur  est  celle  d'une  dinde. 
C'est  au  printemps  qu'on  va  surtout  à  la  chasse 
de  ces  oiseaux.  On  part  le  malin,  alors  que 
les  étoiles  éclairent  encore  les  sentiers  de  la 
montagne  ,  un  peu  avant  que  le  soleil,  en  se 
levant,  vienne  à  rougir  les  plus  hautes  cimes 
et  pendant  que  les  vallées  sont  encore  plon- 
gées dans  l'ombre.  .\  cette  heure,  les  coqs  de 
bruyères  sont  tranquillement  perchés  sur  les 
arbres  donl  ils  choisissent  les  plus  hauts 
pour  asile.  La  finesse  de  leur  ouïe  est  telle 
qu'ils  saisissent  le  moindre  bruit  qui  vient  à 
troubler  l'espace,  même  à  des  distances  dés- 
espérantes pour  le  succès  du  chasseur.  Le 
meilleur  moment  pour  les  surpiendre  est  ce- 
lui où  ils  chantent,  soit  qu'ils  s'écoutent  avec 
trop  de  complaisance,  soit  que  leurs  fioritu- 
res couvrent  tout  autre  bruit. 

La  collation  finie,  on  se  mil  eu  route.  A  la 
clarté  des  milliers  d'étoiles  qui  s'allumèrent 
au  ciel,  nous  desceudimes  plusieurs  heures 
durant.  Un  charmant  pavillon  de  chasse  fut 
la  première  habiiation  <|iie  nous  rencontrâ- 
mes. Là  eut  lieu  nue  halte.  Plus  loin,  s'offrit 
à  nous  une  grande  ferme,  la  résidence  de 
mon  compagnon  mystérieux.  Il  m'engagea, 
sans  tarder,  à  y  passer  la  nuit,  avec  une  cor- 
dialité si  franche,  si  pressante,  que  j'aurais 
été  embarrassé  de  trouver  une  formule  de  re- 
fus s'il  ne  m'avait  pas  été  doux  d'acceplei'. 
On  m'installa  dans  une, 'petite  chambre  dont 
le  comfort  inespéré  surprit  mes  habitudes, 
fort  peu  sybariliqucs,  de  touriste. 

Grâce  à  ma  facilité  d'acclimaialion,  je  ne 
suis  jamais  gêué  pur  la  froideur  de  celte  ti- 


aimer  ceque  l'onva  quitter. Aprèsune minute 
ou  deux  d'attitude  à  moitié  cérémonieuse ,  je 
fus  chez  moi  sans  honte  et  sans  empresse- 
ment, je  dis  un  mot  de  satisfaction  à  toutes 
ces  commodités  de  la  vie,  dont  il  est  bon  de 
savoir  se  passer,  mais  qu'il  serait  niais  de  dé- 
daigner quand  elles  s'offrent  à  nous.  Ensuite 
je  m'occupai  de  mettre  un  peu  d'ordre , 
d'une  part ,  dans  ma  récolte  de  plantes,  de 
l'autre,  dans  mes  sentimens  de  reconnais- 
sance pour  cet  homme  qui  me  faisait  un  ac- 
cueil si  chaleureusement  sincère,  si  naturel- 
lement sans  façon.  Il  ne  me  connaissait  pas, 
je  ne  le  connaissais  pas  davatange.  Qu'im- 
porte !  Comme  nos  relations  ne  devaient  être 
que  d'un  jour,  je  ne  songeai  point  alors  à 
ni'enquérir  de  ses  noms  et  de  ses  qualités. 
M'avait-il  demandé  les  miens,  pour  me  don- 
ner une  part  à  son  engageante  causerie,  une 
place  à  son  festin  si  bien  venu,  un  lit  dans  sa 
demeure  hospitalière?  D'ailleurs,  avec  cet 
homme,  dans  cette  maison,  on  se  sentait  tout 
de  suite  à  l'aise  comme  avec  un  ami  de  tous 
les  jours,  comme  dans  la  maison  de  toute  sa 
vie. 

Au  matin  suivant ,  j'étais  de  bonne  heure 
à  la  fenêtre ,  pressé  de  jouir  des  franchises 
de  Ihospitalité  qu'on  m'octroyait.  En  moi- 
même  ,  je  donnais  un  avis  sur  tout  ce  qui  s'of- 
frait à  mes  regards.  Me  plaçant  au  point  de 
vue  du  maître,  m'identifiant  avec  ses  inten- 
tions, j'approuvai  le  choix  et  le  caractère  du 
site,  je  blâmai  l'agencement  de  certaines 
plantations  qui  coupent  la  perspective ,  je  fis 
çà  et  là  des  éclaircies  dans  des  massifs  trop 
étendus,  j'établis  sur  le  versant  des  monta- 
gnes des  roules  commodes  et  partout  des 
banquettes  gazonnées... 

Voilà  les  pensées  que  me  suggérait  l'in- 
spection du  Brandhof.  C'est  ainsi  qu'on  ap- 
pelle la  ferme  de  mon  hôte.  Autrefois,  elle 
n'était  qu'un  chalet,  plus  grand,  mais  aussi 
simple  que  les  autres.  Bâtie  sur  le  Seeberg,  à 
une  hauteur  de  3,000  pieds,  elle  est  située  sur 
le  chemin  vicinal  de  Mariazell  à  Bruck,  à 
mille  pieds  environ  de  la  cime  même  de  la 
montagne.  Grâce  aux  accidens  du  terrain  et 
aux  caprices  de  la  végétation,  le  site  est  en 
vérité  un  des  plus  pittoresques  de  la  contrée. 
Des  groupes  de  rocheis,  que  tapissent  de 
sombres  lichens  ou  qu'égaient  les  touffes  de 
la  bruyère  rose,  dominent  de  vertes  pelouses 
où  s'éparpille  sous  mille  couleurs  la  flore  des 
-Vlpes,  si  riche  et  si  vivace.  Sur  ce  fond 
brillant  serpententdes  sentiers  qui  vontbrus- 
quement  aboutir  à  de  profonds  ravins.  Puis 
ce  sont  les  sapins,  jetés  de  mille  façons  au 
travers  du  paysage,  par  noirs  et  épais  bou- 
quets, par  files  prolongées  comme  des  allées, 
seuls  encore  et  semblables  à  des  sentinelles 
perdues  qui  surveillent  les  abords  de  la  place. 
Un  peut  les  suivre  au  loin,  se  glissant  presque 
à  perte  de  vue  dans  les  fentes  des  rochers 
décharnés  et  balayantla  neige  de  leurs  pana- 
ches que  le  vent  fait  ondoyer.  Quelques  mé- 
lèzes, tristes,  rabougris,  croissent  aussi  par 


hasard  au  milieu  des  pierres.  Mais  à  côté  de 
ces  avortons ,  le  chêne  étale  ses  branches 
touffues  qui  projettent  sur  le  gazon  une  ombre 
proleclrice.  A  l'est  surgit,  comme  une  haute 
muraille,  uue  montagne  calcaire,  le  Zellers- 
tarize, haute  de  6,000  pieds,  et  couverte  de 
chalets  et  de  vacheries. 

Voulez-vous  un  contraste  à  la  richesse  du 
site,  jetez  les  yeux  sur  la  ferme  au  milieu.  A 
part  son  étendue,  à  part  son  exquise  propre- 
té, elle  ressemble  extérieurement  à  toutes  les 
fermes.  C'est  un  assemblage  de  plusieurs  bâ- 
timens  couverts  de  chaume  et  percés  de  fe- 
nêtres étroites.  Seulement  au  centre  de  tous 
une  jolie  chapelle  est  adossée. 

Partout,  des  ruisseaux  semblent  se  cher- 
cher, s'éviter,  faisant  mille  circuits  pour  ar- 
river devant  la  ferme ,  et  lui  offrir,  avec  leurs 
eaux  limpides ,  un  abondant  tribut  d'écre- 
visses  et  de  poissons  délicieux. 

Aux  fenêtres  grimpent,  s'enlacent,  s'éta- 
lent les  plus  belles  plantes  que  produit  la 
montagne.  Une  cour  spacieuse  sépare  les 
granges  des  étables.  Plus  loin  est  la  char- 
mante habitation  du  forestier,  avec  la  meute 
bruyante  des  chiens  de  chasse.  Sur  des  ter- 
rasses élevées  s'épanouit  un  ravissant  jardin, 
avec  les  plantes  les  plus  rares,  les  plus  cu- 
rieuses, les  clochettes  alpestres,  les  bleus  aco- 
nits, les  roses  des  Alpes ,  les  gracieux  rho- 
dodendrons. Ce  jardin  est  unique  en  son 
genre.  Au  fond  se  trouve  une  chapelle  gothi- 
que avec  la  statue  de  Rodolphe  de  Habsbourg. 
Au  milieu  de  mes  investigations,  je  fus  dis- 
trait par  un  bruit  de  voiture.  Qu'est-ce  que 
cela  peut  être?  L'équipage  s'est  arrêté.  Deux 
hommes  en  descendent  ;  ils  parlent  anglais  ; 
à  l'aisance  de  leurs  manières ,  à  la  tenue  de 
leurs  gens, je  devine  sans  peine  des  per- 
sonnes de  distinction.  Décidément,  me  dis- 
je,  je  suis  chez  un  riche  propriétaire  qui , 
pour  échapper  aux  ennuis  du  monde,  a  pris 
le  déguisement  d'un  campagnard.  Alors  je 
me  pris  en  pitié  d'en  avoir  eu  peur  sur  la 
montagne. 

On  dîna  dans  le  jardin.  Je  m'attendais  à 
voir  le  maître  de  la  maison  paraître  en  habit 
de  ville  et  j'espérais  trouver  dans  sa  mise  le 
secret  de  sa  position  sociale  que  pas  un  mot 
n'avait  trahi  jusque-là.  Il  était  vêtu  comme  la 
veille  ;  les  domestiques  non  plus  n'avaient  pas 
d'autre  costume.  Je  m'y  perdais. 

Vers  la  fin  du  dîner,  la  musique  se  fit  en- 
tendre. Cette  fois,  elle  fut  loin  de  me  char- 
mer, tant  elle  se  trouvait  en  désharmonie 
avec  l'ordonnance  du  repas.  C'était  comme 
une  note  fausse  et  criarde  au  milieu  d'une  sa- 
vante exécution.  Je  ne  reconnus  ni  Mozart, 
ni  Beethoven ,  ni  même  Strauss.  Pourtant 
c'étaient  des  valses. 

—  Ceci  ne  fait  pas  partie  du  dîner,  dit  en 
souriant  notre  hôte  qui  avait  partagé  ou  de- 
viné les  souffrances  de  nos  oreilles  de  dilet- 
tanti.  Ce  sont  des  violons  qui,  dans  la  grange 
voisine,  font  sauter  nos  bons  paysans.  Si  vous 
le  trouvez  à  propos,  nous  irons  les  voir. 
Au  sortir  de  table ,  on  alla ,  comme  il  l'a- 


î-  i2\  — 


vait  proposé,  faire  un  tour  au  bal.  Notre  en- 
trée fit  sensation.  Un  crescendo  d'enthou- 
siasme anima  les  violons,  les  pieds  des  dan- 
seurs préeipitèrent  le  mouvement  delà  valse, 
sur  toutes  les  figures  brilla  subitement  uu 
éclair  de  bonheur.  On  aurait  dit  que  c'é- 
taient autant  d'enfans  qui  manifestaient  leur 
joie  à  voir  leur  père  au  milieu  d'eux.  La  danse 
finit.  Alors  des  groupes  nombreux  s'empres- 
sèrent autour  de  notre  hôte.  C'était  à  qui  lui 
parlerait,  à  qui,  le  premier,  lui  dirait:  «  Bon- 
jour, bon  ami  Jean  !  »  A  contempler  ces  té- 
moignages d'affection  si  simples ,  si  respec- 
tueusement familiers  ,  je  me  sentais  ému. 
C'est  ainsi  vraiment  que  l'on  s'adresse  à  Dieu, 
et  je  le  bénissais  de  m'avoir  fait  rencontrer  un 
homme  qui  semblait  avoir  donné  pour  but  à 
sa  vie  l'amour  de  ses  semblables. 

L'un  lui  disait  :  —  Jean ,  la  récolte  a  été 
bonne, et  cette  année  vous  pourrez  donner 
vos  secours  à  d'autres  qui  seront  aussi  mal- 
heureux que  nous  l'étions  l'été  dernier.  — 
Jean,  disait  un  autre,  notre  belle  vache  est 
perdue.  —  Bien,  répliquait  Jean.  C'était  ré- 
pondre qu'une  autre  vache  la  remplacerait. 

Chacun  eut  ainsi  sa  parole  de  bonté.  Puis, 
notre  hôte  les  engagea  gaîment  à  continuer 
leur  danse.  Alors  tous  se  mirent  en  branle. 
Jamais  je  ne  fus  témoin  d'une  semblable  joie. 
C'était  mieux  que  le  galop  de  nos  salons,  plus 
vif,  plus  bruyant,  plus  fou.  Chaque  homme 
entourant  sa  compagne  la  fit  lestement  tour- 
ner, tantôt  en  frappant  des  mains  sur  les  ge- 
noux, tantôt  eu  battant  la  mesure  avec  les 
pieds,  accompagnant  ces  rapides  évolutions 
de  la  voix  qui  lançait  de  temps  en  temps  des 
sons  grêles  et  brefs  comme  ceux  du  refrain 
des  lodler.  Au  résumé,  c'était  bien  là  la 
danse  d'un  peuple  heureux  et  fort. 

Nous  restâmes  longtemps  dans  la  grange. 
Au  deparl,  les  paysans  nous  suivirent  avec 
des  cris  incessans  et  tumultueux  :  «Vive  noire 
bon  Hans  (diminutif  amical  de  Jean)  !  Vive  le 
bon  archiduc!  »D'abord,jecrus  que  l'archiduc 
était  un  des  personnages  arrivés  le  matin  et 
couverts  de  décorations,  mais,  suivant  la  di- 
rection que  prenaient  tous  les  regards,  je 
m'aperçus  bientôt  de  mon  erreur  :  l'archiduc 
Jean,  frère  de  l'empereur  d'Autriche,  n'était 
autre  que  mon  compagnon  de  la  veille ,  ce 
chasseur  si  simple,  si  instruit,  si  hospitalier! 

Chaque  année ,  il  passe  cinq  à  six  mois 
dans  sa  modeste  ferme.  Quelques  amis  et 
deux  secrétaires,  MM.  B..ten  et  Weidmann, 
l'auteur  des  jolies  Esquisses  de  voyages,  l'ac- 
compagnent, se  transformant  conmic  lui  en 
paysans  pour  toute  la  saison.  Là,  il  retrempe, 
au  sein  de  la  nature,  son  âme  et  son  esprit, 
fatigués  du  monde  et  des  affaires  de  la  capi- 
tale. On  dit  que  son  cœur  aussi  a  trouvé  son 
compte  à  celtcvie  retirée.  Un  certain  diman- 
che, j'avais  vu  arriver  solennellement  une 
troupe  de  montagnards  ayant  à  leur  tèle  >>ix 
jolies  filles,  ils  venaient  saluer  rarchiduc. 
L'une  d'elles,  et  ce  n'était  pas  la  moins  belle, 
me  parut  fixer  l'attention  de  l'excellent  Jean. 
C'esuujgm-a'hui  lu  baronne  de  Braiidhof. 


Plus  lard  je  visitai  la  ferme  avec  détail. 
Les  chambres  sont  garnies  de  boiseï  ies  et  de 
meubles  sculptés  euboisdepiu  (/>e«u«  cim- 
ira), le  même  avec  lequel  les  Tyroliens  fabri- 
quent leurs  jouets  d'enfans.  Pour  ornemens, 
la  salle  des  chasseurs  a  desarmes'précieuses; 
des  têtes  de  chamois  et  de  bouquetin  sont  at- 
tachées à  la  muraille  avec  les  dépouilles  em- 
pennées du  coq  de  bruyère  et  de  l'aigle  des 
Alpes,  animaux  fabuleux  pour  les  habitans 
du  Nord.  Plusieurs  tableaux  de  Schnorr  dé- 
corent le  salon  :  à  droite  ,  l'empereur  Maxi- 
milien,  en  costume  de  chasseur,  avec  celte 
inscription  :  Au  plus  noble  chatteur  ;  à 
gauche,  le  patriote  André  Hofez  ,  avec  ces 
mots  :  Jlu  plus  fidèle  chatteur.  A  voir 
en  si  illustre  compagnie  un  simple  mais  glo- 
rieux paysan,  mon  cœur  fut  vivement  ému. 
Au  dessus  du  portrait  de  Hofer  est  suspendue 
sa  carabine,  dont  il  disposa,  par  sa  dernière 
volonté,  en  faveur  de  l'archiduc.  Dans  la  ca- 
thédrale d'Inspruck  également,  la  simple  sta- 
tue du  chef  héroïque  des  insurgés  tyroliens 
s'élève  auprès  du  magnifique  mausolée  de 
Maximilien  ,  qu'entourent  vingt-huit  figures 
colossales  ' 

J'ai  parlé  de  la  chapelle  qui  occupele  cen- 
tre des  bàtimens.  On  y  a  pratiqué,  dans  un 
pilier,  passage  pour  une  fraîche  source  d'eau 
qui,  descendant  de  la  montagne,  s'épanche  en 
un  bassin  étroit.  Quandj'y  allai,  des  pèlerins 
en  roule  pour  Mariazell  se  reposaient  pieu- 
sement dans  l'enceinte  consacrée. 

Depuis  cette  première  visite,  le  noble  pro- 
priétaire a  tous  les  ans  fait  faire  d'importan- 
tes améliorations,  de  telle  façon  que  la  ferme 
champêtre  est  devenue  un  des  monumens  les 
plus  curieux  de  l'Autriche.  Le  salon  a  été 
agrandi  ;  on  a  élevé  les  ienêties,  où  deux  ar- 
tistes distingués  ont  exécuté  de  précieuses 
peintures  sur  verre  d'après  les  dessins  de 
M.  Schnorr.  Sur  les  murailles  sont  de  pieuses 
inscripiions,  pour  la  plupart  empruntées  à  la 
Bible  et  qui  prouvent  les  sentimens  religieux 
du  maître.  On  a  sculpté  les  boiseries  dans 
l'ancien  goût  germanique.  Le  plafond  est 
composé  de  petits  carreaux  gothiques  en  bois. 
Ces  ornemens,  ciselés  avec  un  art  parfait 
forment  une  continuelle  allégorie  à  la  situa- 
lion  du  lieu.  Ce  sont  des  plantes  alpeslies,  des 
touffes  de  myrte,  des  feuilles  de  chêne  et  de 
palmier,  qui,  s'enlaçant,  se  confondanl,  pro- 
duisent le  plus  gracieux  effet.  Au  milieu 
s'allonge,  en  descendant,  pour  supporter  le 
lustre,  une  tige  plus  vigoureuse  qui  aepré- 
sente  la  plante  connue  dans  le  pays  sous  le 
nom  emblématique  de  FidcUtd dct  hommes 
(Mannttrue.  —  Eryngium  alpestre).  Dans 
les  quatre  angles,  quatre  animaux  :  uu  cha- 
mois, un  aigle,  un  butlle,  un  chien,  nioulreni 
leurs  figures  montagnardes  précieusement 
taillées  dans  le  bois.  Des  piédestaux,  soute- 
nus par  dus  têtes  d'anges,  sont  placés  à  tous 
les  coins.  Us  portent  les  ancêtres  de  l'archi- 
duc, le  duc  terdinaud  de  Tyrol,  qui  a  l'aigle 
tyrolienne  dans  ses  armoiries,  Charles  H  de 
Siyiic  avec  la  puuthèrc  naiiouaic ,  Rodol- 


phe de  Habsbourg,  Maximilien,  puis  les 
membres  de  la  famille  impériale  acluelle- 
ment  régnante.  La  belle  Marie-Théiese  n'a 
pas  été  oubliée, comme  bien  on  pense.  Cha- 
que personnage  a  son  inscription  caracté- 
ristique. Notons  aussi,  du  côté  du  nord,  un 
immense  poêle  antique  tel  qu'on  en  voit  en- 
core en  Souabe. 

La  salle  des  chasseurs  a  eu  sa  part  de  ces 
embellissemens.  On  a  enrichi  la  collection  des 
armes  de  prix  de  plusieurs  magnifiques  mor- 
ceaux. Les  vitraux  desfenêtres  ont  été  peints 
avec  un  rare  talent.  On  y  voit  le  portrait  de 
l'empereur  Maximilien  ,  des  scènes  de  la 
chasse  au  chamois  et  de  jolis  paysages.  Seu- 
lement, en  admirant, la  réflexion  vientqu'une 
pierre  lancée  par  mégarde  ou  malveillance, 
qu'un  grêlon  poussé  par  le  vent  suffirait,  s'il 
brisait  un  carreau,  pour  détruire  un  de  ces 
petits  chefs-d'œuvre. 

L'archiduc  eut  la  complaisance  de  nous 
montrer  ses  nombreux  portefeuilles.  C'est 
une  délicieuse  collection  de  croquis  représen- 
tant les  costumes,  les  mœurs,  les  fêtes  de 
la  Styrie.  Ils  sont  dus  au  crayon  de  M.M. 
Schnorr,  Loder,  Enderet  Gauermann.  Mais 
ce  que  nous  remarquâmes  particulièrement, 
ce  sont  les  paysages  de  Sleiufeld,  artiste  émi- 
nent  qui  est  attaché  à  la  personne  du  prince. 
Même  en  Autriche ,  ses  productions  sont  peu 
connues,  car  toutes  sont  immédiatement  ac- 
caparées par  l'archiduc  ou  par  M.  List,  de 
Vienne.  Ce  dernier  s'est  fait  un  musée  com- 
plet d'ouvrages  de  ce  peintre.  Un  coloris  vif 
et  brillant,  mie  rare  fidélité,  une  extraordi- 
naire finesse  d'exécution,  telles  sont  les  qua- 
lités qui  le  mettent  hors  de  ligne. 

Comme  on  le  voit,  le  noble  propriétaire  du 
Brandhof  rapporte  tout  à  la  Styrie.  Outre  ces 
tableaux,  cesdessins  empreints  de  lacouleur 
nationale,  il  a  un  iuunense  recueil  de  chan- 
sons, d'extraits  historiques  et  de  notes  «Géo- 
graphiques. Voila  vingt  ans  (pi'll  travaille 
aux  préparatifs  d'un  grand  ouvrage  sur  les 
AlpesNoriqueset  en  particulier  sur  la  Sty- 
rie. Encouragés  par  lui ,  des  savans  la  par- 
courent de  toutes  parts  poury  rassembler  des 
observations  gt-ologiques  et  liiiéraires.  11  a 
fallu  faire  de  grautls  sacrifices  pour  amener 
le  travail  au  point  de  peifeciion  ou  il  est  ar- 
rivé déjà;  mais  à  l'archiduc  Jean  n^siera  la 
gloire  d'avoir  accompli  la  publication  la  plus 
riche,  la  plus  complète  qui  jamais  ait  paru 
sur  celte  intéressante  contrée. 

Un  mot  maintenant  sur  la  chapelle.  C'est 
un  chef-d'icuvre  de  goi'it.  Les  piliers  gothi- 
ques qui  la  supporleni  et  qui  sallongenl  en 
pointes  se  réunissent  au  sonunet  pour  former 
un  vaste  t'ry «<//««!,  dont  les  feuilles  étalent 
les  divers  écussons  de  lu  monarchie  autri- 
chienne. Des  peintures  priH:ieuses  couvrent 
les  fenêtres  et  produisent  un  elfei  magique. 
L'auiel  est  de  marbre  gris.  .Vu  dessus 
est  uu  tableau  représentaul  le  Christ.  Le 
tabernacle  qui  contient  les  vases  sacrés  en 
argent  est  modelé  dans  l'ancien  style  ,  avec 
tut   laleui  Ktuaiquable.  .Le  Iwis  ejuplo)é 


1'22  — 


à  ce  sailli  usage  vient  des  cèdres  du  Liban. 
J'ai  encore  admiré,  dans  ce  sanctuaire  de 
l'art  et  delà  rclision,  deux  statues  de  la  Vierge 
fl  de  saint  Jeaii-lîaptisie,  plusieurs  tableaux 
de  Schnorr  ,  un  délicieux  orgue  golhiciue, 
nue  horloge  qui  est  l'ouvrage  de  deux  méca- 
niciens montagnards.  Enfin,  sur  la  croix  de 
Brandlior,  est  un  C.hrist  de  Boelini,  véritable 
meivcille  di' sculpture. 

C'est  là,  dans  celte  chapelle,  (|ue  reposera 
probablement  le  noble  archiduc.  Il  l'a  décidé 
lui-même,  voulant  être  inhumé  au  milieu  d'un 
peuple  qu'il  a  depuis  longtemps  adopté  pour 
ses  eiilans.  .Vux  soml)rcs  caveaux  des  capu- 
cins de  Vienne,  sépulcre  auguste  de  ses  an- 
cC'lres  cl  de  ses  parens  ,  il  prélère  un  tran- 
quille mausolée  au  uulien  de  ces  montagnes 
agrestes,  de  cette  belle  naline,  ([ui  jjour  lui 
autant  de  charmes.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit, 
toujours,  certainement,  Jean  vivra  dans  la 
mémoire,  dans  le  cœur  de   ses  braves  Sly- 

riens. 

Le  docteur  G.  1'ra>k. 

(Panorama  de  l'Allemagne.) 


Au  mois  de  juin  1813  parlitde Toulon  lebrick 
Je  guerre  le  Cuirassier,  transportant  à  Smyrne, 
avec  toute  sa  famille  ,  M*",  consul  français  aux 
échelles  du  Levant.  Chargé  moi-même  d'une 
mission  pariiculiire,  j'avais  reçu  un  ordre  d'em- 
l)arquement  sur  le  miîme  bord. 

Le  CM(rawV''^laitun  joli  bâtiment,  bien  pro- 
pre bien  coquet,  ayant  bonne  tournure  sous 
voile  et  très  bon  marcheur;  il  était  nécessaire 
uuilfilt  ainsi,  car  la  mer  était  couverte  de 
vaisseaux  anglais.  De  plus  il  avait  été  muni  par 
le  commandant  B"*,  qui  savait  qu'il  aurait  des 
dames  à  son  bord,  de  toutes  sortes  d'objets  de 
luxe  et  d'agrément  :  dans  la  chambre  ,  ornée 
avec  un  goUt  exquis,  on  voyait  un  superbe  piano 
de  l'etzold  et  daulrcs  instrumens  de  rausiiiue  qui 
faisaient  un  agréable  contraste  avec  les  trophées 
de  sabres  et  de  pistolets  qui  sont  la  décoration 
habituelle  de  cette  pièce.  iNos  repas  ,  auxquels 
le  capitaine  inviuit  toujours  quelques  uns  de 
ses  officiers,  étaient  servis  avec  toute  la  recher- 
che qu'on  aurait  pu  désirer  à  Paris.  Quand  il 
faisait  beau  ,  nous  passions  la  soirée  à  causer  et 
à  nous  promener  sur  le  pont,  regardant  le  cie! 
bleu,  la  mer  bleue,  cl  respirant  l'air  parfumé  de 
la  Méditerranée.  Quand  le  temps  était  froid  ou 
somltre  ,  on  restait  dans  la  chambre  ;  alors  les 
dames  faisaient  de  la  musique  ou  venaient  s'as- 
seoir avec  nous  autour  du  commandant ,  qui 
nous  racontait  des  aventures  de  mer  ou  des 
combats  contre  les  Anglais.  Ces  soirées  avaient 
j)our  moi  un  charme  indicible,  qui  a  gravé  pour 
toujours  dans  ma  mémoire  cette  traversée,  la 
première  et  la  plus  agréable  que  j'aie  jamais 
faite.  Tu  lugubre  incident  qui  nous  advint  en- 
viron quatorze  jours  après  avoir  quitté  Toulon 
m'empêchera  de  l'oublier. 

L'empire  français  guerroyait  alors  contre  toute 
l'Europe,  et  (juoiiiue/eCwiraMi'erfùt  bien  armé 
el  l'équipage  excellent,  le  commandant,  d'après 


les  instructions  du  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies,  duc  Decrès,  avait  ordre  de  toujours 
éviter  rcnuemi,  et  de  ne  se  battre  qu'à  la  der- 
nière extrémité  ,  jusqu'à  ce  qu'il  efit  conduit  à 
desliiKilion  le  consul  de  Smyrne.  En  route,  nous 
avions  rencontré  plusieurs  bàtimens  de  guerre 
anglais  ou  russes;  mais  de  longs  détours  nous 
avaient  mis  hors  de  leurs  atteintes.  Enfin  de- 
puis plusieurs  jours  la  mer  semblait  j)lus  libre, 
et  nous  espérions  regagner  par  la  supériorité  de 
notre  marche  tout  le  temps  que  nous  avions 
perdu. 

Le  30  juin  au  soir,  on  venait  de  piquer  neuf 
heures,  nous  étions  à  peu  près  à  la  hauteur  d'Al- 
ger. Le  temps  était  clair  et  assez  beau  ;  mais 
une  brise  carabinée  qui  venait  de  l'ouest  avait 
forcé  les  dames  de  rester  dans  la  chambre  après 
le  diner;  le  navire  courait  grand  largue,  toutes 
voiles  dehors,  tout  était  en  ordre.  Le  comman- 
dant se  mil  à  nous  raconter  son  premier  combat, 
celui  de  Trafalgar.  Il  en  était  à  la  mort  de  lord 
Nelson,  lorsque  nous  entendîmes  en  haut  un 
bruit  confus  de  voix  et  de  pas;  au  même  instant 
l'aspirant  de  quart  entra  et  annonça  au  capitaine 
que  la  sentinelle  venait  designaler  un  grand  na- 
vire. Le  capitaine  interrompit  sa  narration  pour 
monter  sur  le  pont  et  regarder  avec  sa  Innelte  le 
navire  signalé  :  c'était  un  grand  bâtiment  qui 
venait  au  vent  et  (jui  marchait  droit  sur  nous. 

Le  commandant  emboucha  son  porte-voix  : 

—  Tout  le  monde  en  haut  ! 
C'était  déjà  fait. 

—  lîranle-bas  général  partout  ! 
Cela  se  fit  en  un  clin  d'ceil. 

Puis  on  laça  les  bonnettes.  Aussitôt  le  navire 
donna  un  violent  coup  de  tangage,  comme  s'il 
eût  voulu  fendre  les  ondes  et  entrer  dans  l'a- 
bîme ,  puis  il  se  redressa  gracieusement  et  se 
mil  à  serrer  le  vent  avec  une  vélocité  merveil- 
leuse :  nous  avions  pris  chasse. 

Tontes  choses  ainsi  disposées,  et  le  navire  in- 
connu paraissant  perdre  beaucoup  sur  nous,  le 
commandant  redescendit  et  se  disposait  à  conti- 
nuer sa  narration  ;  mais  il  n'y  fallut  pas  penser. 

Les  dames  s'étaient  mises  à  se  raconter  des 
histoires  épouvantables  de  corsaires  algériens. 

Le  commandant,  blasé  sur  ces  récits,  alla  fort 
tranquillement  se  coucher  tout  habillé  dans  son 
cadre,  après  avoir  donné  ordre  qu'on  le  réveil- 
lât sur-le-champ  s'il  se  présentait  quelque  chose 
d'extraordinaire. 

Pour  moi,  je  tins  compagnie  aux  dames,  qui 
ne  se  couchèrent  point.  Il  faut  avouer  que  je 
n'étais  pas  tout  à  fait  à  mon  aise,  non  pas  que  je 
craignisse  en  aucune  façon  les  corsaires  barba- 
resques  :  «Allah  nous  garde,  avaient-ils  dit  sou- 
vent, de  toucher  à  quelque  chose  qui  appartienne 
à  son  fils  legrand  ISapoléon  !»  Sur  ce  point ,  j'é- 
tais fort  tranquille;  mais  pour  ce  qui  regardait 
les  pontons  d'Esi)agne  ou  d'Angleterre,  ma  sé- 
curité n'était  point  aussi  complète. 

Quand  vint  l'aube  du  jour,  le  commandant 
monta  sur  le  pont  ;  le  Cuirassier  filait  toujours 
avec  la  même  vitesse,  et  l'autre  navire  apparais- 
sait encore  à  l'horizon,  suivant  la  même  route 
que  nous. 

Vers  huit  heures,  lèvent  fraîchit  tellement 
que  la  mâture  en  pliait;  ses  craquemens  firent 
craindre  qu'elle  ne  se  brisât.  On  fut  obligé  d'a- 
mener quelques  voiles.  Alors  l'autre  navire  ga- 


gna tellement  qu'à  onze  heures  il  était  dans  nos 
eaux.  C'était  un  grand  navire  peint  en  noir,  de 
bonne  construction  ,  ayant  toute  la  tournure 
d'un  pirate  ;  cependant  parmi  son  gréement  , 
dont  quelques  manœuvres  étaient  brisées  ,  on 
remarquait  un  désordre  ipii  n'est  pas  ordinaire 
à  bord  deces  sortes  de  bâlimens.  Du  reste,  per- 
sonne ne  paraissait  ;  les  sabords  étaient  fermés. 
Les  bàtimens  marchèrent  cpieh|ue  tempsde  con- 
serve. Alors  le  commandant,  jugeant  qu'il  était 
trop  tard  pour  éviter  le  combat,  fit  manœuvrer 
de  manière  à  se  ranger  bord  à  bord  avec  l'in- 
connu, à  portée  de  fusil.  Alors  il  alla  lui-même 
enfermer  les  dames  dans  la  chambre  et  remonta 
en  grand  uniforme  ,  l'épée  d'une  main  et  le 
j)orte-voix  de  l'autre  ;  le  tambour  battit  et  cha- 
cun se  mit  à  son  poste  ,  puis  tout  se  tut  et  on  at- 
tendit. 

Le  commandant  monta  sur  le  couronnement 
et  bêla  l'inconnu. 

—  Oh  !  du  navire ,  oh  ! 
Pas  de  réponse. 

—  Oh  !  du  navire  ,  oh! 

Pas  de  réponse,  et  personne  ne  parut. 

—  Ah  !  çà,  dit  le  commandant,  est-ce  qu'ils  se 
moquent  de  nous?  Hissez  pavillon  français  et 
appuyez  d'un  coup  de  canon  à  poudre. 

Aussitôt  un  vaste  pavillon  tricolore  se  dé- 
ploya majestueusement  en  montant  à  la  corne  , 
et  le  tonnerre  roula  dans  l'immensité. 

Aucun  pavillon  ne  parut  à  bord  du  navire  si  -■ 
lencieux. 

—  C'est  singulier,  dit  le  commandant;  tirez  à 
boulet. 

Un  second  coup  de  canon  retentit  dont  le 
boulet  saborda  quehiues  pieds  dn  plat-bord  et 
coupa  les  écoutes  de  la  grande  voile,  qui  s'en 
alla  en  bannière;  l'ennemi  perdit  de  sa  vitesse, 
et  nous  carguâmes  un  peu  de  toile  pour  rester 
à  portée. 

Le  coup  de  canon  resta  sans  riposte.  Le  com- 
mandant braqua  sa  lunette  sur  l'ouverture  du 

plat-bord Tout  à  coup  sa  figure  peignit  un 

grand  étonnement. 

—  Ah!  çà  ,  dit-il ,  est-ce  qu'ils  sont  morts? 
Regardez  au  pied  du  grand  mât,  monsieur. 

Et  il  passa  la  lunette  à  son  second. 

—  Commandant,  dit  celui-ci ,  je  vois  deux  ou 
trois  hommes  couchés  par  terre,  et  un  autre  de- 
bout et  appuyé  près  du  grand  mât,  mais  ils  ne 
bougent  pas. 

—  Oh  !  du  navire,  oh  ! 

Personne  ne  bougea.  Le  commandant  saisi 
une  carabine,  ajusta  l'homme  appuyé  contre  le 
mât  et  tira...  L'homme  fit  un  léger  mouvement 
en  avant,  mais  il  resta  debout. 

—  Décidément,  messieurs,  dit  le  commandant 
en  posant  sa  carabine  le  long  du  plat-bord,  il 
faut  aller  les  reconnaître  de  plus  près;  allons, 
une  embarcation  à  la  mer,  douze  hommes  et  ,un 
aspirant. 

Les  matelots  hésitèrent.  Des  souvenirs  de  su- 
perstition s'étaient  emparés  de  leur  esprit.  L'n 
vieux  maître  d'équipage  grommela  d'une  ma- 
nière )u-esque  inintelligible  quelques  mots  où 
je  distinguai  le  nom  du  Voltigeur  hollandais, 

—  Est-ce  que  vous  vous  moquez  de  moi,  tas 
de  badernes  ?  dit  le  commandant.  Ne  savez-vous 
peut-être  point,  tout  aussi  bien  que  moi,  n'est-«, 
ce  pas,  que  le  Voltigeur  hollandais  ne  navi-^ 


—  123 


gue  que  dans  les  parages  tlu  cap  de  Bonne- Espé- 1 
rance  ?  i 

—  C'est  vr;ii  ya  ,  dirent  Ions  les  hommes  de  • 
l'équipage.  ! 

—  Kl  allons  donc,  rcnibarcalion  à  la  mer,  et 
plus  vite  que  ça. 

Je  demandai  h  faire  partie  de  l'expédition  et 
je  descendis  dans  le  canot.  Nos  hommes  nagè- 
rent vigoureusement  vers  le  lifttiment  inconnu  , 
et  cinq  minutes  après  nous  passions  sous  la 
poupe  pour  savoir  son  nom. 

On  y  voyait  écrit  en  grandes  lettres  blanches  : 
La  Annu^ciacion. 

Nous  entrâmes  ,  aimés  jusqu'aux  dénis,  par 
les  sabords  de  la  chambre.  Tout  était  brisé  et  en 
désordre.  Les  tiroirs  forcés  et  ouverts  ,  et  quel- 
ques pièces  d'or  qui  avaient  roulé  dans  les  coins 
nous  firent  penser  que  le  navire  avait  été  pillé; 
un  grand  pavillon  bleu  ,  jaune  et  rouge ,  et  des 
chaînes  qui  se  (rouvaient  là,  nous  firent  de  plus 
supposer  que  nous  avions  affaire  à  un  négrier 
colombien. 

Dans  tout  le  navire  régnait  le  même  désor- 
dre. Nous  visilùmes  la  cale  et  les  ponts  avant  de 
monter  en  haut.  Les  poudres,  les  vivres,  les  ar- 
mes, tout  était  noyé  dans  la  cale,  et  pas  un  élre 
vivant  ne  s'offrait  à  notre  vue.  Cependant  nous 
enleudions  sur  nos  têtes  un  bruit  confus  et  sin- 
gulier. Lespanneaux  étaient  ouverts  :  nous  mon- 
tâmes le  pistolet  dans  une  main  et  le  sabre  dans 
l'autre;  mais  sitôt  que  nous  mîmes  le  pied  sur 
le  pont ,  une  odeur  infecte  nous  suffoqua  et  le 
spectacle  le  plus  hideux  frappa  nos  regards. 

Environ  quatre-vingts  malheureux  étaient 
étendus ,  cloués  au  pont  par  les  pieds  et  les 
mains;  leurs  cadavres, d'une maigreureffrayante 
et  dans  un  état  complet  de  putréfaction,  étaient 
déjà  à  demi  dévorés  par  une  multitude  innom- 
lirable  de  gros  rats  dont  les  cris  et  les  piétine- 
mens  formaient  ce  murmure  étrange  (|ue  nous 
entendions  d'en  bas.  Lin  de  ces  marins,  qui  nous 
semblait  avoir  été  le  capitaine  du  navire,  était 
cloué  de  même  jiar  les  quatre  membres,  mais 
debout  et  le  long  du  grand  mût  ;  hors  de  sa  por- 
tée, on  avait  amarré,  sans  doute  par  une  atroce 
dérision,  un  tonneau  plein  del)iscuitet  un  au- 
tre d'eau  douce;  le  corps,  dont  la  poitrine  était 
trouée  par  la  balle  de  notre  capitaine,  était  pen- 
ché en  avant,  comme  s'il  cilt  cherché  à  s'arra- 
cher les  mains  pour  atteindre  les  tonneaux. 
D'après  la  maigreur  de  tous  les  cadavres ,  il  était 
probable  que  l'équipage  avait  été  cloué  vivant  et 
était  mort  de  faim.  Les  jambes  du  capitaine 
avaient  été  dévorées  par  les  rats  jusqu'au  genou, 
et  les  os  étaient  h  découvert. 

Nous  étions  saisis  d'horreur,  et  nous  ne  sa- 
vions (jui  accuser  de  celte  épouvantable  cruauté, 
lorsqu'un  matelot  resté  eu  bas  remonta  tenant 
une  bouteille  qu'il  avait  trouvée  dans  un  dés 
tiroirs  de  la  chand)re.  Nous  en  rclirftmes  un  pa- 
pier écril  en  anglais  cl  dont  voici  le  contenu  : 

«Le  27  décembre  ISI2  ,  dans  les  parages  do 
»  Puerto  niayor  de  las  Esmangas  ,  le  capitaine 
»W...z,  conmiandanl  la  frégate  de  S.  M.  B. 
»  Ifainlet,  rencontra  le  négrier  colombien  la 
»  Annuuciacioii .  Conformément  aux  lois  an- 
»  glaises  sur  la  traite  des  nègres,  le  commandant 
»  du  Ilamlet  donna  ordre  de  prendre  tout  Ic- 
»quipage,  qui  était  dans  un  état  complet  d'i- 
»  vressc.  Mais  ayant  trouvé  dans  la  cale  de  la 


»  Amiunciacion  les  cadavres  de  deux  Anglais , 
»  qu'on  n'avait  pas  eu  le  temps  de  jeter  à  la  mer, 
»  et  desmarchandises  pillées  sur  un  bâtiment  de 
li  cette  nation  ,  le  commandant  du  Ilamlet  a 
1)  usé  de  représailles  :  il  a  fait  clouer  l'équipage 
»  sur  son  pont  et  l'a  livré  aux  vents,  toutes  voi- 
»  les  dehors. 

»  En  mer,  le  27  décembre  18f2. 

»  Le  capitaine  commandant  la  frégate  de 
»  S.  I\I.  B. //flw/eA  \V...z.  » 

Les  malheureux  avaient  ainsi  erré  ,  jouet  des 
vents  et  de  la  tempête,  qui,  par  un  singulier 
hasard,  leur  avait  fait  passer  le  détroit  de  Gi- 
braltar. 

Par  ordre  de  notre  commandant,  les  cada- 
vres furent  décloués  et  ensevelis  dans  de  vieilles 
voiles.  Le  capitaine  fut  cousu  dans  son  pavillon 
colombien,  et  au  soleil  couchant- tous  furent 
lancés  à  la  mer  au  bruit  du  canon. 

On  mit  le  feu  à  la  Annuuciaciou  ,  (jui  brûla 
toute  la  nuit;  au  point  du  jour  elle  s'abiraa  dans 
les  flots. 

Quelques  jours  après,  le  brick  le  Cuirassier 
entrait  dans  le  port  de  Smyrne. 

A.  Pateusi  de  Fossombrom. 
{Musée  des  Familles.] 


IJttCiîic. 


ARTISTE  DU  THÉÂTRE  ITALIE>. 

D'où  nous  venez-vous  donc,  femme  au  gosier  divin  ? 

Les  insensés  qui  vont  criant  que  tout  e.sl  vain, 

Que  l'art  est  une  chose  im|)uissante  et  frivole, 

Dlile  seulement  ù  rendre  l'âme  folle  ; 

Qu'au  fond  de  tout  plaisir,  de  toute  passion, 

Se  cachent  la  tristesse  ou  la  déception  ; 

Ohl  ceux-là  n'ont  jamais,  dans  une  heure  bénie, 

De  voire  lèvre  sainte  aspiré  l'Iiai  monie  ! 

Ohl  ceux-là  n'ont  jamais,  heureux  et  palpitans, 

Oubliant  tout  le  bruit  qu'on  (ait  de  notre  temps, 

Senti, —  comme  un  fleur  de  rayons  inondée,  — 

Sous  vosaccensde  feu  leur  tèle  fécondée, 

Et,  muets  devant  vous,  ils  n'ont  jamais  rêvé 

Que  le  voile  des  cieux  s'était  enfin  levé  1 

Pour  moi,  j'ai  bien  souvent,  dans  mes  sombres  journées, 

Pris  plaisir  à  fouler  quelques  feuilles  fanées, 

A  marcher  au  hasard,  eu  recueillant  les  sons 

Qu'une  brise  amoureuse  arrachait  aux  buissons  ; 

Je  me  suis  bien  des  fois  attardé  par  les  plaines 

Pour  entendre  passer  des  rumeurs  incertaines. 

Ou  voix  d'cnfans,  ou  bruits  de  feuillages  troublés, 

Ou  cris  aigus  sortis  de  l'épaisseur  des  blés. 

Souvent,  à  l'heure  aimée  où  lu  lune  se  lève, 

Silencieusement  élcudu  sur  la  g^^vc, 

Les  yeux  baiiïnés  de  pleurs,  et  le  front  dans  ma  main. 

Je  me  suis  enivré  jusques  au  lendemain 

Des  iijniiios  qu'au  Seigneur  récitent  les  étoiles, 

Des  chants  qui,  sur  les  flol-s,  parlent  des  blanches  voiles, 

Des  sanglots  de  l'orage,  et  du  gémissement 

Que  pousse  chaque  nuil  la  mer  en  s'endonnant, 

lîicu  souvent,  pour  nourrir  de  leules  rêveries, 

M'égarant  à  dessein  sur  les  herbes  Hcurics,  • 

Ou  sur  le  gaion  vert,  par  de  beau"^  soirs  il'ét  , 


Dans  le  ravissanent  je  suis  longtemps  resté,  ■  j 

Pendant  qu'à  l'horiion  uneclocbe  pieuse. 
Elevant  lout  à  coup  sa  voix  myslérieuse. 
Envoyait  jusqu'à  moi,  qui  l'écoutais  chanter. 
Des  accords  que  le  ciel  semblait  me  disputer. 

Eh  bien  !  je  vous  le  dis  :  toutes  ces  symphonies 
Que  l'on  croirailvenird'un  palais  de  Génies, 
Ces  sons  mélodieux,  ces  ravissans  concerts 
Des  étoiles,  des  flots,  des  forêts  et  des  airs  ; 
Ces  invinsibles  luths,  mis  pour  nous  sur  fa  terre 
Que  Dieu  seul,   à  son  gré,  fait  vibrer  ou  fait  taire  ; 
Tous  ces  accords  sans  noms,  ces  magnifiques  bruiu 
Qui  de  l'homme  enivré  se  disputent  les  imils; 
Oui,  tous  ces  instrumens  et  ces  voix,  —  dont  if  semble 
Que  rien  n'approchcia  jamais, —oui,  tous  ensemble, 
Moi  je  les  donnerais  pour  vous  entendre,  ô  vous 
Devant  qui  l'ange  même  incline  un  front  jaloux  ! 
Oui,  je  les  donnerais,  tous  ces  chants,  et  miffe  autres. 
Car  je  n'en  connais  pas  d'aussi  purs  que  fes  vôtres, 
Car  vous  seule  avez  pu  dans  ma  poitrine  en  feu 
Mettre  une  telle  soif  de  l'amour  et  de  Dieu  I 
Car,  je  le  dis  ici  :  nulle  part  mon  oieille 
N'a  jamais  entendu  de  luusique  pareille 
A  celle  qui,  ce  soir,  comme  l'eau  d'un  torrent. 
De  votre  sein  ému  débordait  en  pleurant. 

S'il  est  vrai  que  du  beau  toujours  on  se  souvienne. 
Je  ne  t'oublierai  pas,  divine  Italienne  1 
Je  garderai  longtemps,  dans  mon  cœur  enfouis, 
Les  merveilleux  accens  si  tôt  évanouis, 
A  défaut  de  ce  chant,  qui  trop  vile  s'envole. 
Je  me  rappellerai  le  son  de  ta  parole, 
Ta  démarclip,  ton  air,  le  regard  de  tes  yeux. 
Et  le  petit  ruban  qui  nouait  les  cheveux. 
Et  lorsque,  désormais,  ma  pensée  inquiète. 
Recherchant  vaguement  lout  ce  qu'elle  regrette, 
j  S'en  ira  de  nouveau  sous  les  ombrages  verts 
Pour  se  seulir  bercée  en  des  songes  divers. 
Je  dirai,  m'adrcssant  à  l'arbre,  au  vent  qui  pleure 
A  la  cloche,  à   la  mer  que  le  navire  effleur*, 
A  l'oiseau  qui  se  plaint  en  murmures  si  doux  : 
— Oh!  je  sais  bien  quelqu'un  qui  chante  mieux  qoe  vous! 
ClIAlDESAICL'ES. 


Point  (le  bœuf  g;ras! 

Deptiis  (|iicliiues  jours,    un  bruit  étran.'re, 
fatal,  circule  dans    la    population   parisienne 
épouvantée;  bruit  sourd  et  funèbre  qui  se  tra- 
duit |>ar  CCS  mots  horripilans  :  point  de  bœuf 
gras  ! 

Point  de  biruf  gras  !!!!  , 

IMais  à  quoi  eilt  donc  servi  le  carnaval  ?  A  quoi 
servirait  donc  l'année  1839  elle-même  ,  si  celle 
année  doit  être  frappée  de  stérilité  dans  la  jicr- 
soimc  de  l'un  de  ses  plus  beaux  ornemens  :  le 
bien  f  gras  ! 

Vous  tous  (pii  portez  sans  souci  la  livrée  mul- 
ticolore cf  les  rhumes  de  cerveau  que  le  carna- 
val dislrilme  à  tant  par  tête,  avez-vous  songé, 
au  milieu  de  vos  danses  ,  plus  ou  moins  édifian- 
tes ,  à  ce  quadrupède  duquel  dép<'nd  le  sort, 
bien  mieux,  rilliistration  de  vos  saturnales? 
Avez-vous  pensé  que  ce  bœuf  monstre  .  en  sa 
qualité  d'animal .  était  sujet  à  autant  de  mala- 
ilies  (iiicn  déi.iille  M.  Purgou  dans  sa  kyrielle 
[  effrayante  du  .Valade  imaginaire? 


_  124  — 


Si  vous  avez  pensé  à  cela ,  vdiis  deviez  vous  \ 
atlenilie  au  niallieui-  qui  nous  airive...  Le  bœuf 
gras  est  malade!! 

Oui,  malade,  sérieusement  malade;  et  M. 
Cornet  de  Caen  (ne  pas  lire  cornet  de  papier) 
en  est  dans  la  consternation  ;  et  le  Loucher  qui 
achète  le  Ixruf  ijras  de  toute  éternité,  M.  Roland, 
en  est  furieux.  L'épizootie  qui  désoleles  quadru- 
pèdes cornus  a  élu  domicile  chez  le  pension- 
naire de  M.  Cornet  (sans  piston). 

Gémissons  sur  cet  infortuné  Cornet  qui  sem- 
blait prédestiné  par  son  nom  h  nous  fournir  de 
bu;ufe  jusqu'à  la  consommation  et  pour  la  con- 
sommation des  siècles.  Pauvre  Cornet!  vous 
êtes  déshérité  de  voire  gloire  par  un  seul  bœuf. 
C'est  assommanl.  Et  nous  tous  qui  attendions 
avec  autant  de  contiance  que  d'impatience  cette 
marche  antique  et  annuelle ,  nous  sommes  volés 
par  le  piélin  ou  la  cocote.  La  cérémonie  triom- 
phale sera  supprimée  par  indisposition  de  l'ac- 
teur principal  ;  que  dis-je  ?  par  son  trépas  in- 
glariùt,  c'est-à-dire  dans  l'étable. 
j.  Plus  de  bœuf,  partant  plus  de  joie. 

Tambours  retentissans,  que  ftrez-vous  de  vos 
casques  en  carton  renouvelés  des  Grecs  ?  vous 
battrez  avec  désespoir  votre  peau  d'âne  à  domi- 
cile. 

Et  vous,  sauvages ,  qui  complétiez  votre  cos- 
tume en  ravageant  les  queues  de  tous  les  coqs 
circonvoisins  ;  vous ,  Hercules  à  massues  et  à 
peau  de  panthère  ;  et  toi  surtout,  loi ,  jeune  et 
intéressant  moutard  blond  qui  t'étudiais  à  faire 
l'amour  sous  les  yeux  et  les  taloches  paterno- 
maternelles,  que  vas-tu  devenir,  qu'allez-vous 
devenir  tous,  orphelins  du  bœuf  gras  ? 

El  nous  tous  qui  avions  coutume  de  courir  au 
devant  du  cortège!  curieux  sans  objet,  et  ba- 
dauds sans  ouvrage ,  il  nous  faudra  battre  le 
pavé  de  colère  sous  nos  bottes  désolées.  Quelle 
affliction  générale!  ^ous  ne  craignons  qu'une 
chose,  c'est  que  le  peuple  désespéré  ne  prenne 
pour  des  bœufe  tons  les  gens  un  peu  obèses  et 
ne  les  porte  en  triomphe  pour  la  glorilicalion 
de  leurs  ventres.  On  prétendait  aussi  que  M. 
Cornet  allait  s'engraisser  lui-même  ,  quand  le 
bulletin  suivant  nous  est  parvenu  ce  matin  à 
minuit  troig  quarls. 

Cl  Des  herbage»  de  Caen ,  samedi,  6  heures 
du  malin.  —  Le  bœuf  dit  gras  n'était  (ju'éva- 
noui;  en  revenant  à  lui,  il  a  donné  une  heu- 
reuse preuve  de  sa  force  :  il  a  éventré  son  garde- 
malade  d'un  coup  de  corne.  Nous  sommes  dans 
la  joie. 

»  2  heures  précises,  de  la  même  écurie.  — 
Le  bœuf  est  beaucoup  moins  pâle  ;  on  lui  a  joué 
une  sonate  sur  l'accordéon  ,  (jui  a  paru  lui  faire 
plaisir,  ce  qu'il  a  daigné  témoigner  par  un  léger 
moulinet ,  exécuté  avec  sa  propre  queue  (ne 
pas  prendre  le  mot  propre  à  la  lettre).  Nous 
continuons  d'être  dans  la  joie. 

»  M.  Cornet  et  M.  Roland  se  sont  embrassés 
en  pleurant  comme  des  veaux.  » 

[LEntt'acte.) 


iUflauljrti,  failô  luvicur. 


u\  CONCERT  Dii  CHATS.  —  Le  dimanche  de 
l'octave  de  l'Afcension  ,  l'empereur  Cliarles- 
(Juinl,  son  lils  l'iiilippe  11  et  les  reines  turent, 
du  balcon  de  l'hùlel-de-ville  de  IJnixelles  ,  té- 
moins d'un  de  ces  spectacles  où  le  profane  se 
mêlait  au  sacré ,  où  le  grotesque  et  le  bouffon 
marchaient  de  compagnie  avec  les  images  les 
plus  vénérées...  Je  veux  parler  d'une  procession 
en  l'honneur  d'une  image  miraculeuse  de  lu 
Vierge ,  conservée  dans  l'église  du  Sablon. 
Parmi  les  croix,  les  bannières,  les  longues  files 
de  piêlres  et  de  moines,  s'avançaient  ,  à  la  ma- 
nière des  entremets  ou  intermèdes,  le  diable, 
sous  la  forme  d'un  taureau,  jetant  du  feu  |iar  les 
cornes,  l'archange  saint  Michel ,  et,  derrière  ce 
patron  de  IJruxelles,  un  chariot  où  un  ours  tou- 
chait un  orgue,  non  pas  composé  de  tuyaux 
comme  les  autres,  mais  d'une  vingtaine  de  chats 
enfermés  séparément  dans  des  caisses  étroite, 
où  ils  ne  pouvaient  remuer;  leurs  queues  sor- 
taient par  le  haut  et  étaient  attachées  à  des  cor- 
des correspondant  au  registre  de  l'orgue  ;  à  me- 
sure que  l'ours  en  pressait  les  touches,  il  levait 
ces  cordes  et  tirait  les  queues  des  chats  (lour 
leur  faire  miauler  des  basses,  des  tailles  et  des 
dessus,  selon  la  nature  des  airs  que  l'on  voulait 
exécuter.  Au  son  de  cet  orgue  burlesque  ,  dan- 
saient des  singes,  des  ours,  des  loups,  des  cerfs 
autour  d'une  grande  cage  où  des  singes  jouaient 
de  la  cornemuse;  puis  venaient  l'arbre  de  Jessé 
et  tous  les  mystères  de  la  Vierge.  L'abbé  Mann 
dit  que  ce  concert  démonta  toute  la  gravilé  de 
Philippe  II,  le  plus  sérieux  des  hommes. 

Sous  Louis  XI,  on  avait  été  plus  loin,  puisque 
l'abbé  de  Baigne  régala  un  jour  ce  monarque 
d'un  concert  de  pourceaux,  et  il  y  a  quelques 
années  que  l'on  renouvela  à  Londres  les  concerts 
de  chats. 

(Extrait  d'un  Mémoire  du  baron  de  ReifFen- 
berg  sur  l'ouvrage  de  Juan  Chrisloval  Calvete 
d'Estrella,  lu  tout  récemment  à  l'Académie  de 
Bruxelles,  et  communiqué  à  la  France  Musi- 
cale.) 

—  On  écrit  de  Londres  :  «  Diraanclie  dernier 
un  tigre  du  Bengale  s'échappa,  à  sept  heures  du 
soir  environ,  de  la  ménagerie  de  Wombwell  et 
alla  sejpromencr  fort  tranquillement  au  milieu 
de  Commercial-Road ,  l'une  des  rues  les  plus 
fréquentées  de  Londres.  Tout  à  coup  un  individu 
nommé  Thomas,  qui  passait  à  côté  de  lui,  s'aper- 
çut qu'un  pareil  animal  ne  pouvait  pas  être  un 
animal  domestique,  et,  le  prenant  pour  un  ours 
se  sauva  à  toutes  jambes,  en  criant  :  «  Un  ours  ! 
un  ours  !  »  lAvertis  par  ces  cris  les  policemen 
s'empressèrent  de  courir  dans  toutes  les  direc- 
tions, afin  de  prévenir  ceux  qui  allaient  de  ce 
côté  de  s'enfuir  au  plus  vite.  Cependant  le  tigre 
royal  continuait  sa  promenade ,  et  il  paraissait 
s'occuper  fort  peu  de  l'effroi  qu'il  causait,  quand 
il  se  rencontra  face  à  face  avec  un  gros  mâtin. 
S'élançant  aussitôt  sur  lui,  il  le  jeta  à  terre  d'un 
léger  coup  de  patte,  le  tua  d'un  second  coup,  et 
s'étant  amusé  quelques  instants  avec  son  cadavre, 
comme  un  chat  avec  une  souris,  il  entra  dans 
un  petit  jardin  dontla  porte  était  ouverte,  pour 
dévorer  sa  proie. 

»  Enfin,  avant  qu'il  eût  achevé  son  repas, 


uu  i>oliceman  plus  hardi  ((ue  les  autres  osa  ve- 
nir fermer  la  porte  du  jardin ,  et  un  quart 
(1  heure  après  l'animal ,  saisi  à  l'aide  d'un  nœud 
coulant,  et  convenablement  garrotté  ,  était,  à  la 
grande  satisfaction  des  habitans  du  quartier, 
mais  à  son  grand  mécontenlemenl,  rémstallé 
par  ses  gardiens  dans  la  cage  de  fer  qu'il  habi- 
tait déjà  depuis  plusieurs  années.  » 

Çi^ht  GÉ.'iNT  DE  Sainte-Hélène.  —  On  cul- 
tive depuis  1836  dans  l'élablissement  des  sieurs 
Costecalde  père  et  fils  jeune,  jardiniers-fleu- 
ristes et  pépiniéristes  à  Montpellier,  le  blé  géant 
de  Sainle-liélène.  Il  a  été  oliservé  avec  exacli- 
ludeet  rei^onnu  comme  devant  occuper  une  des 
liremières  places  parmi  nos  céréales.  Voici  le  ré- 
sultat de  trois  années  d'observations  :  En  1836, 
M.  Bonschet  nous  donna  quarante  grains  de  blé 
géant.  Sur  ce  nombre,  un  seul  leva  et  produisit 
vingt-deux  épis,  qui  produisirent  deux  mille 
grains.  Cette  plante  étant  seule  prit  une  grande 
étendue  et  devint  d'unehauteur  prodigieuse.  La 
paille  de  ce  blé  rivalise  de  grosseur  avec  nos 
petits  roseaux,  puisqu'elle  est  employée  dans 
cet  établissement  pour  soutenir,  comme  tuteur, 
les  petites  plantes.  En  1837,  ayant  semé  soixante- 
huit  grains  à  trois  pouces  l'un  de  l'autre,  dans 
un  terrain  assez  léger  et  ombragé  par  quelques 
arbres  (ce  qui  ne  pouvait  que  lui  porter  préju- 
dice), cependanlle  résultat  futassez satisfaisant, 
puisque  ces  soixante-huit  grains  produisirent 
sept  litres  de  blé  (chaque  litre  contient  seize  mille 
grains  environ).  En  1838,  le  4  janvier,  nous 
avons  semé  deux  mille  grains  sur  ime  surface 
de  sept  mètres  de  largeur  sur  vingt-un  mètres 
delongueur,  dans  un  terrain  un  peu  léger.  Quoi- 
que semées  lard,  les  piaules  devinrent  très  bel- 
les, et  firent,  l'une  dans  l'autre,  de  cent  quatre- 
vingt  à  cent  quatre  vingt-deux  montans  chacune, 
qui  ont  acquis  la  hauteur  de  cinq  pieds  six  pou- 
ces et  beaucoup  de  six  pieds.  Le  produit  de  celte 
année  a  été  de  quatre  cents  pour  un,  puisque 
deux  mille  grains  ont  produit  cinquante  litres 
(un  setier).  Ce  blé  renferme  plus  d'un  vingtième 
de  gluten  de  plus  que  les  meilleurs  blés  que 
nous  ayons  dans  le  pays,  puisqu'il  absorbe  une 
plus  grande  quantité  d  eau  qu'aucun  autre. 
Mous  avons  vendu  sept  litres  de  ce  blé  de  la  ré- 
colte de  1837,  dont  nous  ne  connaissons  pas  le 
résultat;  mais  s'il  a  produit  [dans  les  mêmes 
proportions,  c'est-à-dire  quatre  cents  pour  un, 
les  septiitres  ont  dûdonnervingt-huithectolitres 
ou  cinquante-six  seliers.  On  peut  voir  par  ces 
résultats  quelle  est  la  prodigieuse  fécondité  d'un 
seul  grain  cultivé  pendant  trois  années  avec  soin 
et  patience.  D'après  nos  observations,  ce  blé  de- 
vrait être  cultivé  dans  un  terrain  gras  et  substan- 
tiel, et  semé  de  bonne  heure. 

—  Un  fait  assez  remarquable  vient  de  se  pas- 
ser dans  les  prisons  de  Caen. 

Un  malfaiteur  de  profession,  qui  venait  devoir 
tomber  trois  de  ses  amis  et  associés  sous  le  glaive 
des  lois,  avait  contre  lui  deux  poursuites  du  mi- 
nistère public,  et  fut  condamné  d'une  part  à  la 
peine  de  mort  et  de  l'autre  aux  travaux  forcés  à 
perpétuité,  bien  entendu  que  la  première  con- 
damnation l'exemplait  naturellement  de  la  se- 
conde. Cependant,  peu  jaloux  d'aller  rejoindre 
ses  anciens  camarades  dans  l'autre  monde ,  il 
forma  son  recours  en  grâce  pour  obtenir  remise 
de  la  peine  capitale. 

Pendant  que  le  recours  à  la  clémence  du  roi 
suivait  son  cours,  ce  misérable  était  retenu,  bien 


—  ns  — 


attaché,  dans  un  cachot  des  prisons  de  Caen  :  il  I 
était  surveillé  avec  d'autant  plus  d'attention, 
qu'on  lui  avait  découvert  une  lime  qu'il  s'était 
cachée  dans  le  fondement. 

11  y  a  quelques  jours,  ce  dangereux  prisonnier 
se  prit  à  faire  le  malade,  et  demanda  un  confes- 
seur. On  fit  venir  un  prêtre  ,  que  le  concierge 
introduisit  dans  le  cachot.  Après  avoir  jeté  un 
coup  dœil  de  surveillance  sur  le  condamné,  le 
concierge  se  retira ,  laissant  ainsi  l'homme  de 
Dieu  avecson  pénitent. 

Tout  à  coup,  des  cris  décrirans  se  font  enten- 
dre et  viennent  trouider  le  silence  de  ce  sinistre 
séjour ,  interrompu  seulement  de  temps  à  autres 
par  le  bruit  des  fers,  des  portes  et  des  serrures. 
Le  concierge  écoute  attentivement  et  ne  tarde 
pas  à  rconnaitre  que  ce  bruit  part  du  cachot 
qu'il  vient  de  quitter.  Il  accourt,  fait  jouer  ses 
clefs,  entre  et  trouve  le  prêtre  aux  jirises  avec  le 
criminel ,  qui  le  tenait  à  la  gorge  pour  l'étran- 
gler. Le  concierge  et  ses  garçons  se  rendent 
bientôt  maîtres  de  ce  scélérat  et  le  mettent  en 
état  de  ne  pouvoir  plus  se  révolter. 

Le  prisonnier,  ayant  conservé  une  lime  qu'il 
avait,  on  ne  sait  comment,  soustraite  h  toutes  les 
recherches,  s'en  était  servi  pour  briser  ses  chaî- 
nes ;  à  l'entrée  du  prêtre  ,  il  avait  adroitement 
dissimulé  son  état  de  liberté  ;  et,  au  départ  du 
concierge,  il  s'était  rué  sur  le  prêtre  pour  le 
tuer,  mettre  le  corps  à  sa  place,  se  revêtir  de  ses 
habits  et  prendre  ensuite  la  clef  des  champs. 

—  On  écrit  de  Beaune  :  «  Une  de  ces  aberra- 
tions mentales  que  l'esprit  humain  ne  i)eut  ex- 
pliquer, mais  que  certains  faits  mettent  dans  la 
nécessité  d'admettre,  vient  de  consterner  notre 
arrondissement.  Une  mère ,  une  malheureuse 
mère,  qui  idolâtrait  ses  trois  enfans,  était  depuis 
deux  ans  obsédée  d'une  idée  fatale ,  celle  de  les 
noyer.  Chaque  fois  que  cette  idée  venait  la  tour- 
menter, cette  pauvre  mère  se  jetait  au  cou  de  ses 
enfans  et  les  couvrait  de  ses  baisers,  appelant 
ainsi  l'influence  de  l'amour  maternel  au  secours 
de  sa  raison  égarée.  Mais  enfin,  chose  inconceva- 
ble, l'amour  maternel  a  succombé  dans  cette 
lutte  extraordinaire  :  dimanche  dernier,  cette 
femme,  qui  habite  Grugey,  où  elle  jouit  de  la 
considération  générale ,  ne  pouvant  plus  résister 
à  son  idée  qui  la  poursuit  à  outrance  ,  va  cher- 
cher sa  fille  aînée,  âgée  de  quatorze  ans,  l'amène 
sur  le  bord  du  canal  sous  prétexte  de  lui  mon- 
trer un  beau  poisson  et  la  pousse  dans  l'eau  au 
moment  où  elle  se  penche  pour  regarder.  Puis, 
usant  du  même  prétexte,  elle  retourne  à  la  mai- 
son chercher  sa  seconde  fille,  âgée  de  dix  à  onze 
ans,  et  la  précipite  également  dans  le  canal.  En- 
fin, restait  son  petit  garçon  âgé  de  huit  â  neuf 
mois...-,  toujours  sous  l'empire  irrésistible  de  la 
même  idée,  elle  va  le  prendre  k  son  berceau  et  le 
jette  dans  l'eau,  comme  les  deux  autres,  avec  la 
même  satisfaction.  Tous  les  trois  ont  succombé 
immédiatement,  personne  n'^ayant  été  témoin  de 
leur  immersion  et  n'ayant  pu  conséqueniment 
leur  porter  secours;  quelques  heures  après,  on 
a  retiré  les  trois  cadavres.  A  peine  l'acte  a-t-il 
été  consommé,  <iue  la  malheureuse  mère,  ap- 
préciant toute  l'horreur  de  sa  conduite,  et  en 
proie  au  plus  violent  désespoir,  s'est  sauvée  au 
presbytère  où  on  l'a  trouvée  cacliée  dans  l'é- 
curie. Le  procureur  du  roi  et  la  gendarmerie  se 
sont  immédiatement  transportés  à  Grugey,  can- 
ton de  Bligny  sur-Ouchc  ,  et  la  femme  a  été 
écrouéc  dans  la  maison  d'arrêt  de  notre  ville.  » 


Hftjuc  ïifg  trtbunaur. 


Une  leçon  maternelle.  —  Un  jour  le  diable, 
qui  ne  rêve  qu'à  faire  de  méchans  tours,  vit  pas- 
ser la  mère  Poitou,  marchande  ambulante  de 
pains  d'épices,  de  macarons  et  de  sucre  d'orge 
d'occasion...  Que  lit  le  diable?...  Mangea-t-il 
d'une  seule  bouchée  le  fonds  de  boutique  de  la 
mère  Poitou  ?  — Non;  ce  n'eût  été  que  simple 
péché  de  gourmandise,  et  le  diable  étant  tout 
damné  n'a  pas  besoin  de  se  charger  la  conscience 
de  nouvelles  peccadilles...  cela  serait  peine  per- 
due... il  vaut  mieux  travailler  à  la  perdition  du 
prochain...  Satan,  se  faisant  ces  réflexions  et  bien 
d'autres  plus  diaboliques,  saute  dans  l'éventaire 
delà  marchande,  et,  comme  il  a  le  don  de  se 
transformer  de  mille  manières,  il  se  fourre  dans 
les  galettes,  dans  les  brioches,  dans  les  tartelet- 
tes, il  leur  donne  un  air  de  fraîcheur,  une  phy- 
sionomie proprette  et  appétissante ,  et  fait  mar- 
cher la  mère  Poitou,  qui  ne  se  doute  de  rien, 
dans  la  direction  de  la  rue  des  Gravilliers;  il  la 
fait  s'arrêter  sur  une  borne,  en  face  de  la  bouti- 
que du  tabletier  Jourdieu  :  «Voyez!  voyez! 
messieurs  et  dames,  les  gâteaux,  les  pâtés  tout 
chauds,  sortant  du  four.  »  La  bonne  femme  sa- 
vait fort  bien  qu'elle  mentait  comme  une  mar- 
chande ;  car  ses  friandises  dataient  au  moins  du 
dimanche  et  l'on  était  au  samedi,  jour  du  sab- 
bat... ;  mais,  à  vrai  dire,  depuis  que  sa  pâtisserie 
avait  le  diable  au  corps,  on  eût  juré  qu'elle  n'a- 
vait pas  plus  d'une  heured'existence. 

Le  diable  avait  son  projet  en  poussant  la  mère 
Poitou  devant  l'atelier  du  nommé  Jourdieu.  H 
connaissait  lù-dedans  un  petit  apprenti  appelé 
Langot,  qu'il  avait  déjà  commencé  de  s'appro- 
prier en  lui  soulîlant  dans  la  bouche  le  vice  de  la 
gourmandise.  De  la  gourmandise  au  vol  il  n'y  a 
qu'un  pas...,  et  ce  pas  Langot  allait  sans  doute  le 
faire,  en  présence  de  la  tentation  que  Satan  con- 
duisait devant  le  magasin  de  son  patron. 

En  effet  Langot,  attiré  par  la  voix  séduisante 
de  la  mère  Poitou,  se  montre  sur  la  porte;  la 
marchande  s'approche.  N'oubliez  pas  (juc  le  dia- 
ble la  poussait  toujours.  —  Qu'est-ce  qu'il  te 
faut,  petit!'  veux-tu  ce  grand  honune  de  pain 
d'épices...  veux-tu  celte  tartelette  â  la  frangi- 
pane... ou  ce  cornet  à  pislonde  régli.sse?—  Je... 
voudrais  bien,  la  mère,  dit  Langot  en  ouvrant 
de  grands  yeux  de  convoitise...  mais  c'est  que... 
c'est  que...  combien  ce  petit  pâté-lâi'— Deux 
sous  pour  toi...  je  le  vends  trois  sous  aux  autres; 
mais  t'es  bien  gentil,  je  te  le  laisserai  pour  deux 
sous.  —  C'est  que...  c'est  que...  la  mère...  —  Eh 
ben!  quoi!  voyons...  est-ce  que  tu  ne  le  trouves 
pas  ben  frais,  ben  doré,  ben  sucré?...  —  Que 
si...  oh  !  diable  que  si  !...  mais  je...  je  peux  pas... 

—  T'as  donc  pas  envie  d'y  goûter  ?...  c'est  fière- 
ment bon,  pourtant...  —  Oh  diable  !  j'saisiben... 
mais,  voyez-vous,  la  mère,  j'ai  qu'un  liard...— 
Un  liard  !  li  !  dit  la  mère  Poitou,  j'nai  rien  à  un 
liard...  et  elle  fit  mine  de  s'éloigner.  Langot  la 
retint  ;  Ne  vous  en  allez  pas  comme  ça,  la  mère, 
vendez-moi  ibuic  quchiuo  cliose|iour  nuiu  liard. 

—  Pour  \ni  liard...  voyons...  pour  un  liarJ  , 
j'pcux  te  faire  sucer  un  sucre  d'orge,  mais  â  con- 
dition que  lu  n'y  mordras  pas...  —  Eh  ben! 
j'veux  ben,  la  mère  ;  mais  je  le  tiendrai.  —  Non, 
c'est  moi  qui  le  tiendrai...  Donne  d'abord  ton 
liard. 


L'enfant  donne  son  liard  et  ouvre  la  bouche  ; 
la  mère  Poitou  lui  passe  deux  ou  trois  fois  sur 
la  langue  un  bâton  de  sucre  d'orge,  puis,  le  re- 
mettant dans  son  éventaire,  elle  s'en  va,  en  lais- 
sant le  malheureux  Langot  alléché,  affriandé,  et 
dans  la  position  de  feu  Tantale,  de  pitoyable  mé- 
moire. En  partant,  la  mère  Poitou  avait  dit  :  «  Je 
reviendrai  dans  une  heure;  si  tu  as  de  l'argent, 
tu  achèveras  le  sucre  d'orge  que  tu  as  commencé, 
sinon  je  le  vendrai  à  un  autre.  » 

Langot,  comme  on  le  pense  bien,  se  trouvait 
seul  à  la  boutique  pendant  cette  scène,  car  son 
maître  lui  aurait  sagement  tiré  l'oreille  s'il  eût 
été  là.  Satan  avait  combiné  tout  cela.  La  blan- 
chisseuse venait  d'arriver,  elle  avait  laissé  le 
linge  surl'établi.  Langot,  excédé  par  la  gour- 
mandise, s'empare  de  trois  serviettes,  court  chez 
un  brocanteur,  les  lui  vend  pour  35  sous,  et  se 
mettant  ensuite  sur  les  traces  de  la  mère  Poitou, 
il  la  rejoint,  lui  achète  la  moitié  de  son  fonds, 
se  bourre,  se  gorge,  manque  de  s'étouffer,  et  re- 
vient enfin  chez  son  patron,  où  il  boit  une  carafe 
d'eau  pour  recouvrer  la  respiration.  Le  patron 
s'aperçoit  du  vol,  Langot  avoue  en  pleurant. 
M.  Jourdieu  renvoie  l'apprenti  chez  sa  mère,  et 
huit  jours  après,  sur  la  prière  de  la  mère,  fait 
arrêter  le  petit  voleur,  qui  comparaît  aujour- 
d'hui devant  les  ju^es  correctionnels.  La  mère 
Langot  se  présente  pour  réclamer  son  fils. —  Je 
l'ai  fait  arrêter,  dit-elle  ,  pour  lui  donner  une 
crainte  et  pour  qu'il  ne  commette  pas  d'autres 
vols  plus  conséquens. 

M.  le  président.  —  Avant  cette  mauvaise  ac- 
tion, se  conduisait-il  bien,  aviez-vous  à  vou» 
plaindre  de  lui? 

Lanière  Langot. — Vous  savez...  un  enfant 
fait  toujours  de  petites  bassesses  à  sa  mère, 

M.  le  président,  au  petit  Langot.  — Si  le  tri- 
bunal vous  acquitte,  ce  qui  vous  arrive  aujour- 
d  hui  vous  servira-t-il  de  leçon  ?  Vous  voyM  où 
vous  conduit  la  gourmandise...  vous  êtes  sur  le 
banc  des  voleurs,  des  mauvais  sujets...  Promet- 
tez-vous d'être  bien  honnête  et  bien  laborieux  ? 

Langot,  larmoyant.  —  Oui,  m'sieur C'est 

ces  diables  de  brioches  et  ce  sucre  d'orge  sucé... 
ça  m'avait  mis  l'eau  à  la  bouche... 

La  mère  Langot.  —  C'est  pas  manque  de  lui 
avoir  formé  son  éducation,  à  cet  enfant...  chaque 
fois  ([ue  la  chaîne  passait  devant  notre  porte,  je 
lui  disais  :  «  Voilà  comme  tu  deviendras,  si  lu 
fais  des  ba.sscsscs  » ,  et  je  lui  flanquais  un  souf- 
Hcl  pour  lui  remémorer  la  chose. 

L'enfant  est  renvoyé  delà  prévention  comme 
ayant  agi  sans  discernement  ;  il  est  rendu  à  sa 
mère.  Comment  la  bonne  femme  pourra-t-elle 
achever  l'éducation  de  son  fils,  aujourd'hui  qu« 
la  chaîne  est  transformée  en  voilures  ceUv 
laires  ? 

(U  Droit.) 


ï\(vu(  ^vamaliquf. 

TU.\TRE  ROYAL  DE  L'OPÉRA-COMIQUE. 

Reprise  du  Domino  noir.  —  Rentrée  de  ma- 
dame Cinti-Damoreau. 

M.ulamcDanioreau.  après  une  maladie  longue 
et  douloureuse,  nous  est  revenue  avec  unevoix 
plus  brillante,  plus  suave,  plus  purcque  jamais. 
Les  amis  de  l'art,  en  saluant  la  présence  de  celle 
reine  du  chant  mmlerne,  comparaient  instincti- 
vement ce  beau  talent,  si  jeune  par  son  énrrgit, 


—  126  — 


si  aiicif  n  déjà  iiar  ses  succès,  îi  un  autre  talent 
dont  il  était  rinlei-prèle.  Heureux  associés  de 
mérite  et  lie  renommée,  Cinti  et  vous  Auber, 
puissiez-vous  nous  faire  entendre  loni;lemps  en- 
core des  acccns  et  des  accords  semblables  à  ceux 
i|ui  nous  on',  ravis  et  (jui  mailieureusement  niui- 
mortalisernnl  (pie  voire  nom  ! 

La  reprise  thi  Dinniuo  noir  est  une  for- 
lune  pour  r()|)ér,i-i:o!nique.  Cette  u-iivre  capi- 
tale, il  tant  le  dire,  est  exécutée  avec  une  verve 
d'ensemble  ipii  rappelle  les  beaux  jours  de  l'an  • 
cien  Feydeau.  M.  Ro|;cr,  (|ui  succrde  à  Couderc 
dans  le  riMe  difticile  et  im|K)rlant  du  jeune  Ho- 
race Massarena,  a  surpassé  toutes  les  espérances 
<|ue  ses  débuts  ont  fait  concevoir.  Toulesles  par- 
lies  de  ce  rrtle  plein  d'o|ipositions  finement  nuan- 
cées, ont  été  rendues  par  lui  avec  un  rare  bon- 
heur; il  est  impossible  de  peindre  les  trans|)orls 
d'un  naïf  amour  avec  plus  d'abandon,  devérilé, 
(ie  chaleur  palhétii|ue.  .\ussi  le  puldic  l'a-t-il 
confondu  avec  son  illustre  et  redoutable  parte- 
naire dans  une  ovation  méritée  ;  M.  Roi;er  a  été 
reilemandé  après  la  pièce  et  applaudi  à  colé  de 
madame  Uimoreau  !  Un  tel  succès  fera  faire  un 
i;rand  pas  à  ce  jeune  et  habile  cb.inleiir. 

N'oublions  personne  :  mademoiselle  Iterihand 
a  ditavecsanifice  et  son  esprit  ordinaires  le  joli 
rrtle  de  Brigile;  madame  Boiilan;;er  est  un  peu 
elfecée  dans  celui  de  la  duèjjne  ;  Koy  a  été  comi- 
(|ue,  et  Moreau-Saiiili  a  retrouvé  de  bons  rao- 
mens. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Première  représentation  de  l'Eanmerveilleuse, 
opéra  bouffon  en  deux  actes,  paroles  de 
iM.  Sauvage,  musique  dé  M.  Grisar. 

Ce  théâtre  commence  à  prendre  son  existence 
au  sérieux;  il  se  débat  victorieusement  contre 
les  obstacles  dune  mise  en  train,  et  par  une  ac- 
tivité sans  é];ale  il  enrichit  chaque  semaine  son 
répertoire  d'une  nouveauté.  Aussi.dèsà  présent, 
son  affiche,  très  afiréablement  variée,  olfre-t- 
elle  des  spectacles  très  attrayans  et  bien  compo- 
sés, de  drames,  de  comédies,  de  vaudevilles  et 
d'opéras;  il  enlève  le  (jrand  drame  à  la  Comé- 
<lic -Française,  et  l'opéra  de  r;enre  à  l'Opéra  ; 
c'est  nue  heureuse  position  prise,  et  dont,  le  pu- 
blic aidant,  les  directeurs  doivent  tirer  bonparli 
pour  le  succès  de  leur  enlreprisc. 

La  petite  pièce  (ju'on  vient  de  janer  sous  le 
titre  de  FEna  merreilleiise,  est  un  opérette 
bouffe  des  plus  gais  et  des  plus  amusans,  joué  et 
chanté  avec  le  brio  (pi'auraient  pu  y  mettre  La- 
blache,  Rubini  et  madame  Persiani.  C'est  un 
canevas  à  trois  acteurs,  h  la  manière  des  i)arades 
«le  l'ancienne  Comédie-Italienne,  avec  le  cassan- 
dre,  la  colombiue  et  l'arleiniin,  ou  pour  mieux 
dire  le  Docteur,  ArgeutiiieetScaramouche.  L'in- 
trigue n'en  est  pas  très  compliquée;  l'opérateur 
jacopo  Belloni  aime  Argentine,  pupille  du  vieux 
charlatan  Tartaglia, l'inventeur  de  l'eau  merveil- 
leuse; les  amans  ne  savent  comment  faire  pour 
avoir  leconseiitcinentde  Tartaglia,  ipii  s'obstine, 
comme  tous  les  tuteurs,  ii  vouloir  éiioiiser  sa 
pupille.  S(;aramouclie  lirlloni  s'avise  dune  ruse 
diijue  d'arlequin;  il  feint  de  s'empoisonner  et 
vient  faire  part  à  Tartaglia  du  projet  qu'il  a  de 
donner,  avant  île  mourir,  tout  son  bien  à  Argen- 
tine, qu'il  a  tant  aimée;  mais  pour  (pic  la  dona- 
tion ne  soit  pas  sujette  à  être  disputée  (lar  ses 
parens,  il  profiose  au  crédule  et  avare  Tartaijlia 
de  faire  sa  donation  par  contrat  de  mariage,  s'il 
consent  à  lui  laisser  épouser  Argentine  in  exlre- 
mis.  Tartaglia  ne  voit  pas  d'inconvénient  à  satis- 
faire cette  fantaisie  de  moribond,  qui  lui  assure 
une  fortune  de  dix  mille  écus.  Le  contrat  est 
dressé  et  signé  par  toutes  les  parties;  mais  tout 
aussitôt  le  mourant  revient  k  la  vie,  le  malade 
retrouve  la  santé  i;rrice  à  Icau  merveilleuse  du 
docteur, et  Arjjenliiie  trouve  nu  mari  fiais, dispos 
et  bien  portant.  Le  docteur,  plus  avare  qu'amou- 
reux, se  console  en  pensant  que  celte  cure  éton- 
nante va  donner  une  vogue  et  une  réputation 
immenses  à  soii  eau  merveilleuse,  et  que  sa  for-; 


tune  est  plus  assurée  (pie  ne  l'eût  été  son  bon- 
heur avec  la  vive  et  sémillante  Argentine. 

<:e  lild-etto,  sur  leipiel  les  saillies  et  les  lazzis 
sont  semés  à  ])leiiies  mains,  est  orné  d'une  mii- 
sique  boulf(Mine,  remanpiable  par  sa  verve  etson 
originalité;  on  la  dirait  inspirée  sous  le  beau 
ciel  de  Naples,  à  la  vue  des  parades  animées  de 
la  (  hioja,  ou  écrite  sous  l'influence  des  joyeuses 
foliesd'iin  jour  de  carnaval  h  Venise.  Tous  les 
morceaux  de  ce  joli  ouvrage  sont  ravissans  par 
la  vivacité  des  mélodies,  le  pi(|uant  du  rhythme 
et  l'esprit  des  accompagnemens.  Un  débutant, 
nommé  llurteaux.  (|ui  possèilc  une  très  belle 
bas.se,  a  obleiiu  beaucoup  de  succès  dans  le  riile 
du  vieux  cliarlalan  Tartaglia.  Féréol  s'est  sou- 
venu du  bon  temps  de  la  Comédie-Italienne,  par 
la  manière  comi(pie  dont  il  a  joué  et  chanté  le 
rAle  de  Scaram()ii<;he;  mais  le  r()le  d'Argenline 
a  été  l'occasion  d'un  vrai  Iriomidie  pour  lajeune 
et  jolie  madame  Thillon  ;  il  est  impossible  d'être 
plus  gracieuse,  jibis  vive  et  plus  émerillonnée, 
de  se  servir  avec  plus  de  goût  et  d'éclat  d'une 
voix  fraîche,  brillante  et  étendue,  et  de  montrer 
de  plus  heureux  progrès  dans  l'art  de  bien  pro- 
noncer ;  en  un  mot,  cette  jeune  Anglaise  a  joué 
son  rù\e  comme  une  Française,  et  elle  l'a  chanté 
comme  une  Italienne. 


GYMNASE  DRAMATIQUE. 

La  Gilatia.  Drame-vaudeville  en  trois  actes  ,de 
MM.  Desvergers  et  Laurcncin. 

Les  succès  enlevés  par  mademoiselle  Nath.'lie 
dans  plusieurs  cacluiclias  ont  sans  doute  donné 
aux  ailleurs  l'idée  de  faire  une  Gildita  jioiir 
celte  charmante  aclrice.  Il  importait  cependant 
qve  toute  l'intrigue  ne  roulât  pas  sur  un  tour  de 
jambe  [iliis  ou  moins  é(piivo(|iie.  MM.  Lauren- 
cin  et  Desvergers  étaient  gens  à  comprendre, 
mieux  que  personne  ,  qu'on  ne  fait  pas  nn  vau- 
deville en  trois  actes  sur  la  pointe  d'un  pied, 
quelipie  spirituel  ([ii'il  soit. 

Aussi  ont-ils  fait  courir,  à  ciMé  des  danses  de 
la  séduisante  (jitana,  une  intrigue  dans  laipielle 
se  trouvent  enveloppés  Richelieu,  mademiiis(  lie 
de  La  Fayette  et  Louis  Xlll  lui  -  même.  Ces  per- 
sonnages sont  les  moins  amusans  de  la  pièce  ;  il 
n'y  paraissent  pas,  ou  du  moins  ils  ne  s'y  mon- 
trent (pie  par  fraction.  Oiianl  à  ceux  i|iii  s'y 
monlreiu  Iniit  entiers  ,  ipii  jouent  l-.ledaus  un 
rrtie  actif,  Boizanval  ,  (iaillanlan  ,  Grégorio  ,  la 
Gitana  ,  ils  plaisent ,  amusent  et  conjtitiieiit  en- 
tre eux  un  ([iiaterne  avec  Icipicl  il  était  difficile 
aux  auteurs  de  ne  (las  g  igner  la  partie. 

Boizanval  ,  c'est  Klein  ,  qui  de  par  Richelieu 
entraine  la  (jilana  à  la  cour,  aliii  d'établir  dans 
lecteur  du  roi  nue  rivalité  entre  la  jolie  Bohé- 
mienne et  nijilemoiselle  de  La  Fayette. 

Ciaillardau,  c'est  Bernard  -  Léon  ipii  ,  étant 
amoureux  de  la  Gitana ,  la  dispute  au  roi 
Louis  Xlll. 

Grégorio ,  c'est  Paul  ,  voleur  par  état  ,  amou- 
reux |iar  iiatuie,  et  ipii  dispute  la  Gitana  à 
Louis  Xlll  et  à  Boizanval. 

La  Gitana  eniin  ,  c'est  mademoiselle  Nathalie  , 
la  i;racii'iise  liohémienne  iple  vous  savez,  ado- 
rable pour  Ions,  mais  aiiiialile  pour  nu  seul , 
Gréjîorio,  ,'i  qui  cependant  elle  ne  parle  d'amour 
ipie  le  poignard  ,'i  la  main. 

Otte  pièce,  légère  comme  une  Gitana,  a  toutes 
les  allures  du  vaudeville.  Les  couplets  y  abon- 
dent, et  aussi  les  traits  d'esprit,  et  aussi  les  ef- 
fets de  scènes  ,  et  aussi  les  situations  comiques. 


THEATRE  DES  VARIETES. 

Mademoiselle  lyichon.  Comédie-vaudeville  en 
un  acte,  par  MM.  de  Saint-Georges  et  de 
Leuven. 

Mademoiselle  Nichoii,  ou  plutiitla  petite  Ni- 
chon,  qui  occupe  dans  celle  pièce  la  première 


place ,  est  une  fraîche  et  gentille  laitière.  Elle 
vendait  sa  marchandise  h  la  porte  de  l'hc'itel  de 
Nangis ,  dont  le  lu-opriétaire  était  souvent  plus 
mallienieiix  ipi'elle.  Il  était  vieux  ,  il  était  ma- 
lade, abandonné,  sans  fimille,  car  il  n'avait  pas 
voulu  reconnailre  un  fils  naturel  ipii  ne  lui 
avait  causé  ipie  du  cliagrin.  La  petite  Nichon 
vint  auprès  de  lui,  l'égaya,  le  consola,  lui  prodi- 
gua les  soins  les  plus  touehans,  lui  renilit  enfin 
ses  derniers  jours  moins  pénibles.  Il  mourut,  et 
le  ^lendemain  de  son  déeès  on  trouva  dans  ,ses 
papiers  un  tcstaineiil  ipii  faisait  de  la  Nichctle 
riiéritière  unique  iFiin  liclie  hôtel  et  de  biens 
immenses. 

Les  auteurs  ont  donné  pour  parent  Ji  la  jolie 
lîlle  l'un  des  oncles  les  plus  cocasses  que  l'on 
puisse  imaginer.  On  le  nomme  Cabochet,  et  ce 
brave  homme  est  fripier  de  son  état.  Cabochet 
donc,  voyant  sa  nièce  riche  et  presipii;  marfpiise, 
imajjinede  lui  donner  un  mari  titré.  Parmi  ses 
praliipies  ,  ou  pliiliH  parmi  ses  débiteurs  ,  se 
trouve  un  jeune  gentilhomme  poursuivi  [lar 
tous  ses  fournisseurs  ;  il  le  décide,  moyennant  le 
paiement  ds  ses  dettes,  à  épouser  la  nouvelle  en- 
richie. Mais  alors  une  découverte  toul-à-fiit 
inattendue  vient  iléranger  les  projets  du  fripier 
diplomate. 

Le  jeune  homme  est  le  fils  naturel  que  le  dé- 
funt repoussait.  Ov ,  pendant  que  Nichon  ,  qui  a 
découvert  c  mystère,  exige  de  son  notaire  ([u'il 
rende  au  véritable  héritier  le  litre  et  la  fortune 
(pii  lui  appartiennent,  celui-ci  repoussait  les 
projets  de  mariage  sous  prétexte  que  les  riches- 
ses léguées .')  la  jeunehlle  n"étaient(|ue  le  prix  du 
déshonneur.  On  s'expli(pie;  et  le  nouveau  mar- 
(pns  de  Nangis,  certain  de  la  vertu  et  du  désin- 
léresscment  de  Nichon  ,  lui  offre  sa  main  cl  sou 
cueur. 

-  Ce  dénouement,  f(u-t  satisfaisant,  a  assuré  le 
siieci^s  de  ctle  production  tour  à  tour  comique 
et  draiiiati((iie.  Madame  .lenny-Vertpré  est  char- 
mante sous  les  traits  de  la  laitière  devenue  iiiar- 
ipiise.  Caznl  représente  l'oncle  Cabochet  de  la 
manière  la  plus  comique  ;  Brindeau  est  fort  bien 
sous  les  iraits  du  marquis  dissipateur. 

Les  truis  bals,  folie-vaudeville  en  3  tableaux, 
par  M.  Bayard. 

Ces  trois  tableaux,  dans  lesquels  nous  passe- 
rons en  revue  les  bals  de  griselles,  les  bals  du 
grand  monde,  et  le  bal  Miisard,  sont  d'une  gaîlé 
folle,  et  l'esprit  y  pétille  comme  la  mousse  du 
Champagne  au  bord  des  verres.  Avec  M.  Bayard, 
du  reste,  il  n'en  pouvait  être  autrement. 

Quant  à  l'intrigue ,  elle  est  bien  simple  :  un 
jeune  homme  épris  d'une  grisette,  et  qui  veut 
fuir  avec  elle  en  Angleterre,  est  sauve  par  sa 
tante,  jeune  et  jolie  personne,  qui  lui  prouve  la 
perfidie  de  sa  maltresse.  Pour  arriver  à  son  but, 
la  compatissante  Amélie  s'introduit  dans  un  bal 
d'ouvriers,  et  se  hasarde  au  milieu  de  la  foule 
(|ui  abonde  chez  Musard.  Tons  les  personnages 
se  reirouvent  également  dans  le  bal  du  grand 
inonde  :  ouvriers,  griselles,  jeunes  gens  a  la 
mode,  comtesses  et  barons.  Tout  cela  amène  une 
suite  de  scènes  fort  divertissantes;  mais  le  der- 
nier acte  surtout,  celui  du  bal  de  larue  Vivienne, 
ipii  nous  initie  aux  danses  de  caractère  usi- 
tées dans  cet  enfer,  comme  on  dirait  à  Londres, 
olïre  bien  le  spectacle  le  plusenlrainant,  le  plus 
fou  ((lie  l'on  puisse  voir.  Rien  d'étourdissant  et 
d'échevelé  comme  le  galop  qui  termine  ce  ta- 
bleau. 

Esprit,  gaité,  folie,  en  faut-il  davantage  pour 
célébrer  dignement  les  jours  gras  ? 

Cazot,  (Jabriel  et  Adrien  sont  d'un  comique 
achevé;  mesdames  Caroline  Olivier  et  Bressant 
sont  charmantes;  mademoiselle  Quaisain  est 
bien  jolie.  Mademoiselle  Esther  s'ac([uille  avec 
beaucoup  de  verve  de  son  rôle  de  jeune  amoii-  | 
leux  ,  transformé,  au  troisième  tableau,  en ma~  S 
lin  de  bon  ton. 


—  127  — 


ncintr  îles  illûîics. 


MODES  d'homme. 

Les  habits  de  bal  de  celte  annexe  diffèrent  trt's 
jieii  de  ceux  de  l'hiver  dernier.  Les  couleurs 
sombres  sont  toujours  les  mieux  portt^es;  quant 
.^  la  forme,  ce  sont  encore  les  mêmes  collets  bas 
et  rt^unis  aux  revers  par  une  petite  (^chancrure 
en  V.  Os  revers  sont  (étroits  et  garnis,  de  même 
ipie  le  collet  et  les  paremens,  d'une  petite  ganse 
de  soie.  Les  basques  sont  doublées  de  soie  bro- 
chée. Pour  ces  bas(|ues,  M.  Robin  a  trouvé  une 
coupe  aussi  nouvelle  (|ue  j;racieuse;  elles  sont 
échancrées  sur  la  hanche,  et  elles  s'élargissent 
en  s'arrondissant  vers  le  bas.  Les  boutons  sont 
de  soie  Ouvragée. 

l'our  les  habits  bleus,  les  boulons  dorés  et  ci- 
selés sont  à  la  mode. 

Les  gilets  de  bals  les  |)lus  élégans  sont  de  cou- 
leiirsclaires,  gris-perle,  blancs  ;  on  en  porte  éga- 
lement en  velours,  brodés  de  petits  bouquets  de 
soie,  d'or,  d'argent,  et  en  satin  rehaussé  de  des- 
sins brodés  ou  en  relief.  Ces  gilets  sont  à  chftie, 
et  ornés  de  petits  boutons  d'or  ciselé.  Quelques 
fashionables  en  portent  dont  les  poches  .sont  re- 
couvertes de  petites  pattes  à  trois  pointes,  sur 
les(]uelles  sont  trois  petits  boutons  d'or  sembla- 
ides  à  ceux  qui  ferment  le  gilet. 

Il  est  inutile  de  dire  (pie  la  mode  des  panta- 
lons n'a  pas  changé;  elle  est  aujourd'hui  ce 
(juelle  est  depuis  vingt  ans,  ce  (pie  probablement 
elle  sera  encore  dans  vingt  ans,  à  moins  que  la 
prétendue  réforme  du  costume  des  hommes  s'o- 
père jamais;  ce  que  malheureusement  nous 
C"oyons  fort  pe>i  probable. 

Disons  donc  que  le  pantalon  de  bal  est  en  Ca- 
simir noir.  Pour  les  grands  bals  on  le  porte  aussi 
blanc.  Les  pantalons  collans  se  font  également 
en  ci.simir  ou  en  tricot  de  soie.  Nous  avons  vu 
au  magasin  du  Blason  des  c haussiers  de  Pa- 
ris, rue  Richelieu, 92,  de  ces  pantalons  de  soie, 
d'une  souplesse,  d'une  force,  d  une  élégance  ra- 
vissantes. Dans  le  même  magasin,  nous  avons  en- 
core vu  des  bas  de  fil  d'Ecosse  à  coins  à  jour 
pour  le  bal. 

-■  Quant  aux  paletots,  nous  espérons  pour  l'hon- 
neur de  notre  goût  ipie  celte  année  sera  la  der- 
fii(''ic  de  leur  vogue.  11  paraîtra  môme  incroya- 
ble il  ceux  (|ui  dans  (juehpies  années  regarde- 
ront l'album  de  nos  gravures,  (ju'une  telle  mode 
ait  pu  durer  aussi  lon(;tem|)s. 

Les  redingotes  d'hiver  sont  toujours  courtes, 
bordées  de  fourrures,  à  châle  doulilé  de  velours, 
et  ;i  garnitures  de  brandebourgs  sur  la  poitrine. 

Les  gilets  de  cachemire  îi  deux  rangs  de  bou- 
tons de  soie  assortis  sont  les  plus  fasliionables  et 
les  plus  confortables  en  même  temps. 

[Petit  Courrier  des  Dames.) 


ncuuf  î)ir  cimi  imirs. 


5  FÉVRIER.  —  D'après  le  compte  des  opé- 
rations de  la  l!an([ue,  iJcndant  l'année  I83H  , 
soumis  aux  actionnaires  dans  leur  assemblée 
générale,  on  remarque  (jue  les  bénéliccs  ont 
été  de  7,740,710  fr.  .51  c.  pour  l'année. 

Le  dividende  réparti  du  i"  semestre  a  été  de 
52  fi".,  et  celui  du  2'  .semestre  de  62  fr. 

—  C'est  le  22  septembre  1843  que  le  privilège 
de  la  Banipie  expire.  Ce  privilège,  (jui  était  (le 
quarante  années,  a  commencé  à  courir  le  23 
septembre  1803.11  résultait  des  lois  des  21  germi- 
nal an  (  1  et  22  avril  1800. 

—  La  cour  de  cassation  vient  de  décider  une 
question  longtempscontroverséc,  el(|ui  intéresse 
toutes  les  classes  delà  société.  Il  s'agissait  de 
.savoir  si  le  billet,  (|ui  ne  porte  pas  un  hou  ou  un 
approuvé  de  la  sonuue  eu  toutes  lettres,  est 
absolument  nul,  ou  bien  au  contraire  s'il  ne 
peut  pas  ('tre  valide,  suivant  les  circonstances, 
par  les  tribunaux  juges  du  fait.  La  chambre 
civile  s'était  païtagée  sur  celte  iiucslion.  Mais 


j  dans  l'audience  d'hier,  après  avoir  entendu  les 
plaidoiries  de  MM"  Legé  et  Lucas,  avocats  des 
parties,  et  après  un  délibéré  de  plus  de  trois 
lieures,  elle  a  vidé  ce  paitage,  et  s'est  prononcée 
en  faveur  de  la  dernière  opinion. 

—  M.  le  général  .Skrzynecki,  dont  le  Moniteur 
a  annoncé  hier  l'admission  dans  l'armée  par 
arrêté  du  premier  de  ce  mois,  a  été  placé  en 
disponibilité,  en  attendant  ([u'iin  emploi  puisse 
lui  être  a.ssigné,  conformément,'!  l'article  .5  de  la 
loi  du  16  juin  1836  sur  la  position  des  officiers. 

—  Il  y  a  eu  cinquante-huit  faillites  dans  le 
mois  de  janvier  dernier  enregistrées  au  greffe 
dii  Irilnnial  de  commerce  de  Paris;  les  divers 
passifs  dépassent  sept  millions  de  francs. 

—  On  nous  écrit  de  Douai,  le  3  février  :  «  Un 
incendie  vient  de  dévorer  de  fond  en  comble  le 
corps  principal  du  bel  hdtel  habité  par  le  gêné-  : 
rai  Toin-nemine,  commandant  de  l'école  d  artil-  ' 
lerie  de  cette  ville;  le  feu  a  éclaté  hier  à  neuf 
heures  du  soir  avec  une  violence  telle  que,  mal- 
gré les  prompt»  secours  des  sapeurs-pompiers  et 
du  régiment  d'artillerie,  on  n'a  pu  s'en  rendre 
maiire  (pie  vers  deux  heures  du  malin.  Deux 
artilleurs  et  un  ouvrier  de  l'arsenal  ont  été 
grièvement  blessés. 

—  Hier  dimanche  ,  mademoiselle  Desessarts, 
petite-fille  de  madame  la  comtesse  de  Pontevès 
et  petite- nièce  de  feu  .S.  E.M.  le  cardinal  du 
Itelloy, ancien  archevê(|ue  de  Paris,  a  pris  l'iiabit 
et  prononcé  ses  vœux  au  couvent  de  l'Abbaye- 
aiix-lîois.  C'est  M.  de  Qiiélen  (|ui  a  présidé  à  la 
cérémonie. 

—  Hier,  dans  la  rue  du  Faubouig-du-Templc, 
deux  enfans,  l'un  Agé  de  deux  ans  et  l'autre  de 
six  mois,  ont  été  brûlés  dans  une  chambre  où 
leur  mèrclesavait  laissés  seuls  pendant  quebpies 
instans  pour  aller  chercher  une  cruche  d'eau. 

—  L'élection  du  bœuf  gras  ne  s'est  pas  faite 
sans  peine  cette  année.  Une  contestation  sé- 
rieuse, et  pour  la(|uelle  il  a  fallu  nommer  un 
jury  de  douze  membres  ,  s'est  élevée  entre 
les  deux  bouchers,  acipiéreurs  des  deux  plus 
beaux  bœufs,  dont  l'un  est  desliné  ;i  la  prome- 
nade des  jours  gras.  M.  Maison,  boucher,  grande 
rue  Verte,  3,  et  M.  Rolland  ,  aussi  boucher,  rue 
.Saint-Honoré,  365,  avaient  acheté,  le  premier 
de  M.  Delaville,  et  le  second  de  M.  Cornet,  tous 
deux  propriétaires  en  Normandie  ,  chacun  un 
bœuf,  et  les  avis  étaient  partagés  sur  les  titres 
d'aibnissioii  de  l'un  d'eux  aux  honneurs  de  la 
piomenade  dans  Paris.  Alors  les  deux  rivaux  fu- 
rent mesurés  dans  leur  longueur,  leur  hauteur, 
leur  pesanteur.  Un  scrutin  secret  fut  ouvert,  et 
à  runanimilé  des  votes  l'avantage  est  resté  cette 
fois  encore  à  M.  Cornet,  de  C.ien.  Le  Ixeiif  ache- 
té par  M.  Hollanda  plus  de  iiiiit  pieds  de  lon- 
gueur, celui  de  M.  Delaville  a  près  de  huit  pieds. 
Us  sont,  à  deux  centièmes  |)rcs,  de  la  même  hau- 
teur. Le  plus  petit  était  parfait  dans  ses  propor- 
tions. 


6.  — Un  arrêté  du  roi  des  Belges,  daté  du  » 
février,  prorogeleschanibresau  i  m.irs  prochain. 
Il  parait  aussi  positif  ((ue  par  suite  de  la  nomi- 
nation du  gént^ral  pobuiais  Ski-zynecki  au  gra(ie 
■de  général  de  division  dans  l'armée  belge,  les 
ministres  d'Autriche  et  de  Prusse  près  la  cour 
de  Uruxelles  ont  demandé  leurs  passeports  et 
(|u'ils  sont  sur  le  point  de  se  retirer. 

—  Le  roi,  sur  la  demande  du  préfetdu  Cantal, 
vient  d'accorder  un  nouveau  secours  au  vétéran 
dcnoire  armée,  Vnloiuc  Dclpnech  .  de  Saint- 
Cernin.  L7:(7iO(/(/ ru//^)/i)u!die  i»  ce  sujet  la 
note  suivante,  qui  lui  a  été  coniiuuni(iuée  par 
M.  11.  deCalonne: 

(^)u(l(pus  i>(i\soniies  ont  prétendu  que  ce 
vieill  ird  n'avait  pas  ^,^;;e  (pi'on  lui  donnait  ;  je 
puis  atlirmer  (lu'il  est  dans  sa  cent  dix-huilièiiic 
iinnée,  et  qu  ila  assistée  la  bataille  de  ronlenoy, 
eu  17  i."»,  avec  mon  grand-|ièic,,leaiide  Cilonne, 
(pii  le  ramena,  lui  cinquième  de  sa  compagnie. 

Doipucch  a  eu  sept  frères  quî  sont  tous  dé- 


cèdes, et  dont  le  plus  jeune  aurait  aujourd'hui 
cent  (pialre  ans ,  ainsi  que  le  prouve  son  acte  de 
naissance,  qui  est  entre  les  mains  de  .M.  Bon- 
nefons,  député. 

—  M.  (le  Mao-Mahon,  descendant  d'une  illus- 
tre famille  dlrlaiide,  et  l'un  des  hoinmes  ipil  ont 
ciillivé  l'agriculture  avec  le  (dus  de  fruit  et  ((iii 
ont  su  la  faire  pro;:resspr,  vie.nl  de  mourir  dans 
son  château  de  Caumont  (Gersj. 

—  En  130  ans  la  iiopiilation  de  la  France  a 
doublé  ;  son  revenu  total  est  devenu  six  fois  plus 
fort,  l'impôt  total  a  (piintiqilé.  le  revenu  et  l'im- 
pôt moyens  (lar  habitant  ont  triplé. 

—  Saitit-Petersbourg.—  A  la  fin  de  l'année 
1838,  notre  capitale  comptait  une  populatiou  de 
469,720  âmes,  dont  333,609  hommes  et  136,0-51 
femmes.  Le  nombre  des  suicides  a  été  de  34 
pendant  l'année. 

—  Uneordonnancedii  préfet  de  police,  affichée 
ce  matin  dans  Paris,  fait  défense  expresse  aux 
grosses  diligences  d'entrer  dans  Paris  ou  d'en 
sortir  par  la  barrière  de  l'Etoile. 

—  Un  fait  grave,  (iiii  peut  avoir  de  déplorables 
résultats,  s'est  passe  dernièrement  à  la  barrière 
de  l'Etoile.  Une  caisse  de  tableaux  anciens  arri- 
vait par  le  roulage;  celte  caisse  était  déclarée,  et 
portait  une  inscription  en  loime.  Les  pri'posés, 
au  lieu  de  l'ouvrir,  piiis(|ue  la  déclaration  ne 
leur  suffisait  pas,  ont  brisé  une  planche  et  fait 
dix  trous  de  sonde  dans  les  toiles!  Et  c'est  à 
Paris  (pie  de  pareils  actes  de  vandalisme  sont 
commis! 

—  Un  Allemand  écrit  à  la  Gazette  d'Augs- 
hourq  qu  il  est  sûr  de  posséder  It-  secret  (i« 
M.  Da^îiierie.  Il  a.  dit-il,  arrangé,  à  laide 
dune  petite  lentille,  une  chambre  idiseure ,  et 
il  a  pris,  au  lieu  d'une  feuille  d  •  métal,  un  carcé 
de  papier  à  lettre.  Au  bout  d'un  quart  d  heure, 
la  fenêtre  de  sa  cliainbre  setioiiva  leprodiiite  sur 
le  papier  avec  sa  vue  sur  la  maison  en  face ,  aussi 
bien  (jue  le  dessin  le  plus  achevé.  Il  a  renoiivlé 
deux  fois  rex(iérience  avec  un  plein  succès,  bien 
(pie  le  temps  ne  fûl  guère  favor.ible;  ei  il  se  croit 
sûr  (le  posséder  le  secret  de  M.  Daguerre.  Il  ne 
uoniniera  [).is  la  »iibsl  nce  ipii  serl  à  la  prépa- 
ralion  ,  pour  ne  pas  ravir  à  .M.  Daguerre  le  fruit 
de  ses  travaux. 

—  On  dit  (|ue  madame  de  .Nikll,  qui  a  figuré 

dans  le  procès  liis(|uel  contre  le  Hessagcr,  va 
publier  un  volume  (pii  doit  vivement  exciter  la 
curiosité. 

7.  —  Par  ordonnance  royale  du  6  février  , 
M.  Persil,  directeur  de  la  'VIo'nnaie,  estrévo(iuf. 

—  M.  P.  de  lionnaiilt,  sous-préfet  de  Cannai, 
vient,  en  recevant  l'ordoir  ance  qui  dissout  la 
chaiiibrc  des  députés,  d'envoyer  sa  démission. 
La  ('(nidiiite  de  M.  de  Itonnault  est  parfaitement 
loyale  et  entièrement  conforme  aux  vrais  prin- 
ci|ies  du  gouvernement  représentatif. 

—  Marseille,  2  février  :  «  La  justice  poursuit 
activement  ses  recherches  dans  l'affaire  de  M. 
Arnaud  de  Fabre  ;  hier  les  deux  frères  du  fugitif 
ont  étéarrêt(''S.Cha(]uejoiir  apporte  de  noiiTelles 
lumières  sur  les  faits  imputés  à  ce  notaire  el  sur 
leurs  déplorables  consé(iuences. 

Ou  dit  que  la  chambre  des  notaires  à  Mir- 
scillcs  veut  s'entendre  avec  les  créanciers  de  M. 
Arnaud  de  Fabre  cl  les  désintéresser.» 

—  Marseille  n'est  pas  la  seule  ville  qui  ail  à 
déplorer  les  suites  désastreuses  des  graves  abus 
de  confiance  d'un  olttcier  public.  La  |>elite  ville 
de  l'crtiiis  \aiiclusc  <ienl  d'être  plongée  dans 
hiconstcrn  ition  par  la  disparition  d  un  notaire. 
M.  Aillaiid.  lequel  s  est  soustrait  par  la  fuite  au 
jugement  du  tribiin.d  de  commcice  de  Pcrtuis. 
«pii  le  déclarait  en  fiilliteel  ordonnaitsoD  arres- 
tation. 

—  La\illede  Parisva  fiiire  prononcer  l'expro- 
pri.ition  des  maisons  situées  dans  la  rue  iJf  la 
llarpeentrc  la  rue  de  rtcole-de-Médint  f  l  U-6 
Thermes  de  Julien.  Ctsl  vers  ce  poinl  fort  us- 


-  128  - 


serri-  qu'a  ^'té  tu^e,  il  y  a  quelques  jours,  mada- 
me I.esueur,  écrasée  par  un  omnibus. 

—  La  rue  Notre-Dame-des-Vicloires  va  être 
prolongée  jusqu'à  la  rue  Feyileau. 

M.  liarillon,  avocat  du  barreau  de  Paris, 

épouse  lundi  prochain,  1 1  février,  mademoiselle 
Tascher  de  la  Pagerie,  parente  de  l'impératrice 
Joséphine. 

—  Le  propriétaire  des  animaux  qui  attirent 
maintenant  la  foule  au  Cirque  Olympique  avait 
passé  un  traité  avec  le  directeur  de  ce  théâtre. 
Atin  de  remplir  ses  enfiagemens,  et  d'élre  rendu 
à  Paris  au  jour  fixé,  il  courait  la  poste  depuis 
Itruxellcs,  payant  généreusement  les  postillons 
qui  brûlaient  le  pavé,  lorsque  les  roues  de  l'une 
lies  voitures  ([ui  composent  son  cortège  se  bri- 
sèrent. On  l'abandonna  sur  la  route  à  la  garde 
d'un  enfant,  et  ce  ne  fut  que  trois  jours  après 
qu'elle  fut  relevée  et  amenée  à  Paris.  Or,  cette 
Toiture  contenait  cent  soixante  mille  francs  en 
or,  valeurs  ou  billetsde  banque!...  Pendant  que 
la  plus  grande  partie  de  sa  fortune  était  ainsi 
étendue  sur  la  route,  M.  Didelbeer  faisait  débu- 
ter tran<[uillenient  ses  pensionnaires  à  Paris.  Ce 
ne  fut  que  pressé  par  le  directeur  du  Cinjue 
qu'il  se  décida  ;i  partir  de  nuit  pour  aller  re- 
prendre sa  voiture  et  son  trésor. 

8.  —  On  vient  de  placer  dans  les  cahiers  à  ce 
destinés,  aux  portes  des  douze  mairies  de  la  ca- 
pitale ,  les  listes  électorales  et  du  jury,  telles 
qu'elles  furent  arrêtées  le  20  octobre  dernier, 
et  telles  qu'elles  serviront  aux  prochaines  élec- 
tions. 

—  Un  incendie  s'est  manifesté,  ces  jours  der- 
niers, dans  les  bàtimens  de  l'ancienne  abbaye 
de  Sainte-Geneviève,  dont  les  étages  inférieurs 
sont  occupés  par  le  collège  Henri  IV,  et  l'étage 
supérieur  par  la  bibliothèque  Sainte-Geneviève. 

Le  feu  avait  pris  ^  une  des  cheminées  du  col- 
lège qui  traversait  le  local  de  la  bibliothèque  ; 
mais,  grâce  à  l'active  intervention  des  sapeurs- 

Euiupiers,  on  est  parvenu  îi  s'en  rendre  maître, 
es  craintes  avaient  été  d'autant  plus  vives  que 
le  défaut  de  communication  entre  le  collège  et 
la  bibliothèque  apportait  de  grandes  difficultés 
dans  les  manœuvres. 

Cet  accident  démontre  combien  il  est  désira- 
ble c|ue  deux  établissemens  qui  n'ont  entre  eux 
aucun  rapportsoient  séparés,  et  qu'un  des  plus 
Tastes  dépôts  littéraires  delà  capitale  soit  enfin 
mis  à  labri  des  dangers  qui  le  menacent  inces- 
samment. 

—  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  in- 
formé par  lesjournaux  de  l'étal  de  dénuement 
dans  lequel  avait  été  trouvé,  au  pied  de  l'un  de 
nos  monumens  publics,  iM.  Cousin  d  Avallon  , 
presque  octogénaire  et  l'un  des  doyens  de  nos 
hommes  de  lettres,  a  décidé  sur-le-champ  qu'il 
lui  serait  accordé  ,  sur  les  fonds  d'encourage- 
ment aux  sciences  et  aux  lettres,  une  indemnité 
littéraire  fixe  «le  800  fr.  Pour  lui  fournir  les 
moyens  d'attendre  l'échéance  du  premierterme, 
il  lui  a  envoyé  immédiatement  un  secours  de  sa 
propre  bourse,  au  dépôt  de  la  préfecture,  où  le 
malheureux  vieillard  avait  été  conduit. 

—  On  écrit  de  IJayonne,  2  février  : 

«  La  neige  obstrue  tous  les  passages  et  inter- 
cepte toutes  les  communications  :  elle  n'a  pas 
cessé  de  tomber  depuis  plusleursjours. 

»  Cabrera  a  fait,  dit-on,  une  magnifique  prise 
dans  l'enlèvement  du  convoi  sur  la  route  de  Sa- 
ragossc  àCalalayud.  Parmi  les  bagages  appar- 
tenant au  marquis  d'Espeja,  ancien  ambassa- 
deur d'Espagne  ;i  Paris,  se  trouvait  un  très  beau 
service  en  vaisselle  plate,  or,  vermeil  et  argent , 
confectionné  à  Paris  pour  la  table  de  la  reine 
Christine.  Le  chef  carliste  s'est  empressé  d'ex- 
pédier ces  objets  de  luxe  à  la  résidence  de  don 
Carlos,  qui  a  refusé  d'en  faire  usage  à  sa  table.  » 

—  Un  journal  publie  la  lettre  suivante,  datée 
de  Berne  ,  i"  février  :  «  Depuis  plusieurs  an- 
nées on  connaît  ici  l'art  de  reproduire  les  objets 
à  l'aide  de  la  chambre  obscure.  Le  professeur 
Gerber  a  fait,  il  y  a  deux  ans ,  des  expériences 


qui  semblent  l'avoir  conduit  plus  loin  que  M, 
Daguerre  lui-même.  11  a  déclaré  qu'il  était  par- 
venu à  reproduire  sur  des  feuilles  de  papier 
blanc,  en  employant  du  nitrate  d'argent  dans  la 
chambre  obscure,  et  qu'il  avait  trouvé  le  moyen 
de  représenter  les  effets  d'ombre  et  de  lumière  ; 
enfin  qu'il  connaissait  un  procédé,  fondé  sur  le 
même  principe,  à  l'aide  duquel  on  pouvait  tirer 
autant  de  copies  que  l'on  désirait  d'une  épreuve 
quelconque. 

9.  —  Etal  des  navires  de  la  marine  mexi- 
caine à  Vera-Cruz ,  pris  le  28  novembre  1 838. 

—  L'^7Mt/fl,  corvette  de  18  canons  de  16;  l'I- 
turbide,  brick  de  16  caronades  de  16;  l'Urrea  , 
brick-goèlette,  une  pièce  à  pivot  et  4  caronades 
de  petit  calibre  ;  le  Lougre  [nom  mconmi);  le 
Libertador,  brick  avec  tme  pièce  à  pivot  et  4  i 
caronades  de  petit  calibre  ;  te  firavo,  goélette  , 
un  canon  derrière;  quatre  chaloupes  canon- 
nières. 

t<f( —  Etat  faisant  connaître  les  bouches  à 
feu  trouvées  dans  le  fort  Saint-Jean  d'Ulloa. 

—  En  bronze  :  50  canons  de  24;  20  de  16;  16  de 
12  ;  9  de  8  ;  2mortiersde  14  pouces;  1  de  13  ; 
3  de  12. 

En  fer  :  1  canon  de  36  ;  1  de  .32  ;  24  de  24  ;  1 
de  18  ;  2  de  IC  ;  1  de  8  ;  2  de  6  ;  49  caronades  de 
16;  1  mortier  de  12  pouces;  1  id.  de  8  ;  7  mor- 
tiers en  bronze,  non  montés.  Total  :  193. 

—  Les  dernières  correspondances  de  Portugal 
s'accordent  a  dire  que  le  pays  se  tranquillise  de 
plus  en  plus,  et  l'on  peut  prévoir  une  améliora- 
tion notable  dans  les  affaires  financières,  si  ce 
progrès  n'est  pas  interrompu  par  quelque  événe- 
ment imprévu. 

—  Le  National  a  été  saisi  hier  à  la  poste  et 
dans  ses  bureaux. 

— VEclio  Français  a  été  également  saisi  pour 
avoir  reproduit  une  fraction  d'article  du  Na-tw- 
nal. 

Le  boeuf  r.RAS.  —  Journée  du  dimanche  10 
février  1839.  —  Le  cortège  partira  h  10  heures 
de  l'abattoir  du  Roule  ,  et  suivra  les  rues  de  Mi- 
roménil,  Faubourg-Saint-Ronoré  ,  Saint-Ho- 
noré  ,  Castiglione,  Rivoli ,  pont  de  la  Concorde  , 
place  de  la  Chambre  des  Députés  ,  les  rues  de 
Bourgogne,  de  Varennes,  Hillerin- Berlin  ,  de 
Grenelle,  de  l'Université,  des  Saints-Pères, 
Jacob,  du  Colombier,  de  Seine,  deTournon, 
de  Bussy,  Dauphine,  quai  desGrands-Augustins, 
pont  St-Michel ,  rue  de  la  Barillcrie,  Pont-au- 
Change  ,  quai  Pelletier ,  place  de  l'Hôtel-ùe- 
Ville,  rues  du  Mouton  ,  des  Coquilles,  Bar-du- 
Bec,  Sainte-Avoye,  des  Audriettes,  du  (irand- 
Chantier,  de  la  Corderie,  du  Temple,  N.-D. -de- 
Nazareth  ,  Neuve-St-Martin  ,  Sainte-Apolline, 
Bourbon  -  Villeneuve  ,  Montmartre  ,  faubourg 
IMontmartre,  Saint-Lazare,  delà  Pépinière, 
avenue  de  l'Abattoir. 

Mardi  fi  février.  — Le  cortège  partira  de 
l'abattoir  à  10  heures  du  matin,  et  suivra  les 
rues  de  Miroménil,  Faubourg-St-Honoré,  du 
Roule,  de  la  Monnaie,  le  Pont-Neuf,  le  quai  des 
Orfèvres,  rue  de  Jérusalem,  pont  Saint-Michel, 
ouai  des  Grands-Augustins ,  Pont-Neuf,  [quai 
ae  l'Ecole  ,  place  du  Carrousel ,  Palais-Royal , 
rue  Saint-Honoré ,  place  Vendôme .  rue  des 
Capucines  ,  la  Madeleine ,  faubourg  Saint- 
Honoré,  rueîde  la  Pépinière,avenue  del'abattoir; 

—  Nous  avons  dit  que  le  bœuf  gras,  vendu 
par  M.  Cornet,  avait  été  acheté  par  M.  Rolland, 
rue  du  faubourg  St-Honoré.  Ce  boucher  était 
en  même  temps  acquéreur  d'un  mouton  gras 
pesant  276  livres.  Des  dispositions  sont  prises, 
dit-on,  pour  que  ce  mouton  ait  aussi  les  hon- 
neurs de  la  promenade  du  carnaval.  On  doit 
construire  au  milieu  du  char  une  petite  estrade 
sur  laauelle  serait  placé  ce  mouton  sous  la  hou- 
lette d  un  petit  Saint  Jean. 


BEAUX-ARTS. 


A.ssAUT  DE  CoNSTANTiNE,  estampe  grdvée  par 
Jazet  père,  d'après  Horace  Vernet.  Pris  : 


30  francs  avec  la  lettre  et  60  francs  avant  la 
lettre. 

Les  Enf.\ns  de  Parts  devant  Witepsk,  estam- 
pe gravée  par  J.  L.  Alexa>dre  Jazet  fils 
aine,  d'après  Horace  Vernet  :  Prix  40  francs 
avec  la  lettre  et  80  francs  avant  la  lettre. 
Chez  les  éditeurs  Jazet  et  Vibert  ,  rue  de 

Lancry,  7,  et  chez  Bance  et  Schroth  ,  rue  du 

Mail,  5. 

L'auteur  de  Réhecca  à  la  fontaine,  de  Ju- 
dith et  Holopherne,  du  Pont  d'Aréole  et  d'une 
quantité  prodigieuse  de  fort  belles  estampes, 
M.  Jazet,  dont  l'étonnante  facilité  atteste  le  ta- 
lent, vient  d'ajouter  aux  productions  remar- 
quables qui  ont  si  solidement  et  si  justement 
établi  sa  réputation  d'artiste,  une  nouvelle  gra- 
vure d'après  un  tableau  de  M.  Horace  Vernet, 
tableau  qui  fera  partie  de  la  prochaine  exposi- 
tion au  Louvre,  l'Assaut  de  Constantine.  Cette 
planche  parfaitement  exécutée  dans  toutes  ses 
parties  offre  un  grand  intérêt,  elle  retracée  un 
des  faits  d'armes  les  plus  glorieux  de  nos  annales 
et  donne  les  portraits  des  braves  qui  ont  pris 
part  à  l'action  que  le  peintre  a  représentée.  En 
voici  le  sujet  : 

La  première  colonne  de  l'armée  d'Afriaue  at- 
taque la  porte  de  la  rue  du  Marché.  Le  lieute- 
nant-colonel Lamoricière,  le  commandant  du 
génie,  le  capitaine  Richepansc;,  et  d'autres  offi- 
ciers,après  avoir,  avec  une  rare  intrépidité,  fran- 
chi la  brèche  à  la  tête  des  compagnies  d'élite  du 
2'  léger,  des  zouaves  et  de  quarante  sapeurs,  for- 
cent la  porte  malgré  le  feu  meurtrier  de  l'enne- 
mi, et  essaient  de  pénétrer  dans  la  ville  un  in- 
stant avant  Pexplosionde  la  mine. 

Cet  épisode  de  la  prise  de  Constantine  a  fourni 
à  M.  Horace  Vernet  une  de  ses  belles  pages  his- 
toriques, et  à  M.  Jazet  une  de  ses  meilleures 
planches.  VAssaut  de  Constantine  est  une 
composition  pleine  de  chaleur,  de  mouvement, 
d'énergie  ;  c'est  un  opiniâtre  et  sanglant  com- 
bat, dont  cha«|ue  groupe,  chaque  figure  sert  à 
l'action,  l'explique  et  la  complète.  La  nationalité 
du  sujet,  le  talent  du  peintre,  celui  du  graveur 
assurent  un  grand  débita  cette  belle  estampe. 

M.  Jazet  a  deux  fils  qui  l'un  et  Pautre  entrent 
dans  la  carrière  qu'il  a  si  honorablement  par- 
courue; le  plus  jeune  a  débuté  par  une  estampe 
dont  nous  avons  parlé  (le  Marchand  descla- 
ves)  ;  ce  coup  d'essai  a  été  des  plus  heureux.  Au- 
jourd'hui, l'aîné  met  au  jour  une  planche  assez 
capitale,  dont  l'exécution  montre  de  grandes 
dispositions  et  donne  de  hautes  espérances.  On 
ne  croirait  pas  que  c'estle  premier  ouvrage  d'un 
jeune  artiste,  tant  il  y  a  de  fermeté  et  de  finesse 
dans  le  travail,  de  pureté  dans  le  dessin,  et  d'har- 
monie dans  l'ensemble.  C'est  aussi  d'après  M. 
Horace  Vernet  que  M.  Alexandre  Jazet  a  gravé 
les  En  fans  de  Paris  devant  Ifitepsk.  Nous 
rappellerons  ce  fait  mémorable  pour  donner 
une  idée  de  l'estampe  et  des  difficultés  qu'avait  à 
vaincre  un  débutant. 

«En  1812,  la  division  Broussier  traversa  la 
Duina  pour  marcher  sur  Witepsk.  Deux  cents 
voltigeurs  passèrent  les  premiers  et  se  dirigèrent 
en  côtoyant  un  ravin  vers  la  droite  des  Russes, 
composée  de  cavalerie.  Attaqués  par  de  nom- 
breux escadrons,  ils  repoussèrent  toutes  les 
charges  des  Cosaques  de  la  garde  en  se  faisant 
un  rempart  des  chevaux  et  des  cavaliers  enne- 
mis. Napoléon,  témoin  de  ce  beau  fait  d'armes, 
envoya  demander  à  quel  corps  appartenaient 
ces  soldais.  «  Au  9'  régiment,  et  les  trois  quarts 
enfant  de  Paris,  répondirent-ils. —  Dites-leur, 
ajouta  l'empereur,  que  ce  sont  des  braves,  et 
qu'ils  ont  tous  mérité  la  croix.  » 

Les  Entans  de  Paris  recevront  un  favorable 
accueil.  M.  Alexandre  Jazet  est  en  trop  beau 
chemin  pour  ne  pas  se  faire  un  nom  dans  un 
art  dont  son  père  a  reculé  les  limites;  nous  le 
croyons  appelé,  ainsi  que  son  jeune  frère,  à  lui 
succéder  un  jour.  P.  J.  Ch. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHBT 

Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Dame-des-Vicloires,  16. 


15  FÉVRIEr1839. 


..^«^"T^"^'^^ 


IITTERÀTURE,  SCIENCES,  BBÀCX-ÀRTS,  INBUSTBIE,  ^~^''. 

C0N:<1ISS>^'CES  UTILES,  ESQUISSES  DE    HSEUKS  , 
MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 


OH    S  ÀEONNE   À    PARIS  ,  AD    BDREAD    DD   JOURNAL  ,      ^Ji^ 

rueduHELDER,  15,etcheztousle$Libraires         ' 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute   l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre , 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes,  à  l'Uni- 
versai  Literary  Cabinet,  64,  St.  James's  StreeU 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20  de 
chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  Paris. 


"n°9. 

JOCRNABX,  RITCES,  OUVRAGES  INEDITS  ,  .-CXLICk 
TIO.IS  NOUVELLES  ,  BIOCRAIHIES  ,  TR1EC5A0S 
THEATRES  ET  MODES. 


PRES  D  ABONNEMENT 

POUR  PAP.IS  ET  LES  DÉPARTEME.VS: 
POUR  UN  AN 48  tr, 

POUR  SIX  MOIS. 33 

POUR  TROISMOIS 13 

POUR  l'Étranger  EN  SCS  PAR  AN  .    ...       6 


Au  peu  d'eipril  que  le  bonhomme  avait , 
L'esprit  d'autrui  par  complément  lervait . 

Il  compilait,  compilait,  compilait, 


On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'a  - 
bonnent  pour  un  an  ou  G  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 

Uue  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5  et 
une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaquemois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

^(i)iXU  îïfô  Journaux  français  tX  rtranijcrs. 


[SOMMAIRE. 


Le  harem  du  pacha  de  Widdin.  —  L'homme 
ET  l'argent  (fragmont),  par  M.  Emile  Sou- 
VESTRE.  —  Sainte-Marie-des-Fleurs,  par 
Pitre-Chevalier.  —  Le  bal  masqué,  par 
Eugène  Guinot.  —  Poésie  :  Le  Tasse  a  Sor- 
RENTE  (fragmenl),  par  M.  Jules  Canonce.— 
Revue  dramatique  :  Renaissance  •  Diane  de 
Chivrij,  drame  en  5  actes  de  Frédéric  Sou- 
LiÉ  ;  Vaudeville  :  Le»  maris  vengés.  —  Re- 
vue de  cinq  jours. 


LE  SAB.E1£ 


DU 


3Piv,<Bas<fiu  2B>2s  "^aî&a&iss?. 


Dans  les  derniers  jours  du  mois  de  juillet  de 
cette  année,  je  partis  de  Constantinople  pour 
retournera  Londres  sur  lepyroscaphe  le  Ferdi- 
nand r,  qui  remontait  le  Ùanube.  Chemin  fai- 
sant je  trouvai  à  bord  une  jeune  dame  urecnue 
de  Péra  qui  allait  à  llcluiade  ,  et  «jui,  pendant 
tout  le  voyage  ,  me  raconta  des  particularités  si 
curieuses  de  la  vie  actuelle  des  femmes  turques 
francisées,  que  la  navigation  lut  tij^s  suppor- 
table. Mme  Lampugnani  (cest  le  nom  de  ma 
compagucj ,  qui  fait  partie  par  correspondance 
de  la  Société  des  femmes  .le  lettres  de  Bucha- 
i-est  pour  la  traduction  des  enivres  de  lady 
Aloniaeue  et  do  Georges  iJaud,  m'amusait  sin- 


gulièrement par  son  enthousiasme  à  rendroit 
de  Mahmoud  et  de  ses  réformes. 

Quand  des  femmes  se  rencontrent  en  voyage, 
surtout  dans  les  contrées  un  peu  lointaines , 
elles  se  lient  ensemble  plus  facilement  que  les 
hommes.  Une  sorte  de  conformité  dans  la  ma- 
nière de  sentir  et  de  juger  spéciale  à  notre  sexe, 
la  nécessité  de  nous  rapprocher  et  de  nous  asso- 
cier pour  une  foule  de  besoins  qui  deviennent 
plus  intimes,  plus  pressans,  loin  de  nos  foyers, 
et  que  nos  adversaires  ne  peuvent  comi)rendre  ; 
le  sentiment  de  notre  faiblesse,  rendu  plus  évi- 
dent par  une  vie  nomade  et  un  déplacement 
coûteux;  la  démangeaison  de  nous  communi- 
quer des  impressions  personnelles  sur  une  mul- 
titude de  singularités  sociales  (pi'on  n"ai)crçoit 
jamais  dans  sa  pairie,  et  qui  nous  frappent  chez 
les  autres  peuples;  enfin  l'esprit  de  corps,  si 
dominant  parmi  les  femmes,  toutes  ces  raisons 
font  naître  promptement  une  intimité  passagère, 
si  l'on  veut,  mais  assez  franche.  L'amour  même 
n'y  jette  pas  de  nuages,  et  les  rivalités  s'effacent 
devant  un  danger  commun.  Par  ces  divers  mo- 
tifs, Mme  Lanipugnani  et  moi  nous  fûmes  bien- 
tôt amies  autant  qu'on  peut  l'être  sur  un  steamer 
<|ui  remonte  le  Danube  ,  et  nous  finimes  par 
nous  avouer  réciproquement  que  toutes  deux 
nous  mourions  d'envie  de  voir  un  harem.  Ma 
compagne  avait  passé  six  ans  et  moi  six  semaines 
en  Turquie ,  sans  que  l'une  ou  l'autre  eût  sa- 
tisfait ce  désir  bien  légitime. 

Il  y  avait  d'ailleurs  parmi  les  passagers  un 
original  qui  excitait  beaucoup  notre  enthou- 
siasme pour  les  dames  turques;  c'était  un  mé- 
decin juif,  de  la  tribu  des  Karaïtes,  ((ui  avait 
récemment  guéri  Hussein  ,  [lacha  de  \\  iddin  , 
d'une  violente  attaque  tic  goutle,  et  (pii  icioiir- 
nait  chez  Hussein  ,  parc.'  que  <c  parha  ctail 
touillé  de  nouveau  malade  et  réclamait  lessecours 
lie  son  siiii;ulier  ilocleur. 

Hussein,  pacha  de  Widdin,  est  un  des  hommes 
i|ui  ont  le  plus  conlnbiié  au  spectacle  élrani;e 
^ dont  rcmi'iic  d'OlUiuaii  est  aujourd'hui  k  ihtà- 1 


Ire.  On  sait  que  les  ténèbres  de  la  naissance  ei 
l'obscurité  de  la  condition  forment  dans  ce  bi- 
zarre gouvernement,  au  reliours  des  autres  états, 
le  plus  sûr  moyen  de  parvenir  à  la  fortune;  les 
violences  journalières  de  la  politique  à  l'usage 
du  divan  portent  à  la  faveur  du  maître  des  gen- 
inconnus  avec  autant  de  rapidité  qu'elles  fou- 
droient les  illustrations  de  la  patrie.  Pauvre  ja- 
nissairCj  Hussein  était  devenu  aga,  lorsque,  sou; 
Sélim,  l'infortuné  prédécesseur  de  Mahmoud, 
l'amour  le  vint  tirer  de  sa  caserne  pour  en  faire 
un  personnage.  Dans  le  tendre  Racine,  ce  sont 
les  charmes  de  liajazLt  qui  séduisent  Roxane; 
ce  furent  aussi  les  charmes  de  Hussein  qui  re- 
muèrent le  cirur  de  la  sultane  favorite  de  Sélim. 
A  l'avènement  de  Mahmoud  ,  Hussein  ,  recom- 
mandé par  les  femmes,  se  trouva  grand-visir. 

Déjh  roulait  dans  la  pensée  de  Mahmoud  le 
hardi  projet  de  renverser  les  prétoriens  de  Con- 
stantinople ;  Hussein  profita  de  sa  dignité  nou- 
velle pour  tourner  à  son  protit  cette  mesure  po- 
litique; il  en  fut  l'instrument.  Les  janissaires  se 
doutèrent  bientôt  du  coup  qui  les  menaçait,  et, 
le  10  juin  182(5,  ils  se  réuuiient  en  tumulte  de- 
vant le  palais  du  sultan  ,  demandant  avec  des 
cris  féroces  la  tète  du  grand-visir  et  îles  quatre 
principaux  ineiiibres  du  divan.  Hussein  et  .Mah- 
moud n'étant  pas  d'humeur  .1  les  satisfaire,  ils  se 
retirèrent  en  désordre  dans  V.II-.Veidan  ,  ou 
hippodrome  ,  et ,  renversant  leurs  marmites  .  se 
iléclarèreiu  en  insurrection  ouverte  contre  le 
gouverneincnt.  On  sait  que  les  marmitct  l.a- 
*(///*  lies  janissiires  sont  des  chaudrons  de  cui- 
vre, où  ces  soldais  font  cuire  leur  pilau,  et  qu'on 
dé|iose  dans  une  leiiie  spéciale  comme  les  éten- 
dards du  corps.  Ouaiid  les  marmites  étaient  ren- 
>ersées ,  jetées  hors  de  la  caserne  et  placées  en 
travers  sur  le  chemin  du  camp,  cela  voulait  dire 
c|uc  ces  messieurs  dèsiraiint  un  changement  de 
ministère, ou  même  davauiago,coiunie  une  sir.in- 
gulation  di-  dynasiir. 

Dans  cete  situation  crili(|uc  .  Mahmoud  ne 
perdit  pas  sou  saug-fioiJ.  11  s'adressa  d'ahorJ  à 


—  130  — 


l'époiivantail  orilinaire  des  pcuiiles  miilin('s,à 
la  rt'liijion,  et  onloniKi  au  miilïi  (ranatlu'maliser 
les  relxlles.  Mais  les  janissaires  apparemiiiciit 
avaient  •'•tiidié  la  philosophie  du  dix-liuilièine 
siècle;  car  ilsl)afouèrenl  l'étendarj  du  prophète, 
dont  on  avait  secoué  la  poussière  après  en  avoir 
tiré  les  plis  des  armoires  de  ta  mosquée,  et  lors- 
(|uc  le  mufti  les  appela  (/ù/ofrM,  ils  voulurent 
le  inctlre  au  pal ,  ([ui  est  la  lanterne  de  c(^  ])ays- 
là.  'Maliiuoud  ,  poussé  à  lioiil,  invoipia  l'ordre 
)nil)lic,  marcha  résilumcnt  et  en  personne  avec 
Hussein  vers  les  casernes  de  l'At-Meidan,  où  les 
nuitins  s'étaient  retranchés.  Le  visîr  embarqua 
sur  le  Bosphore  les  topshis,  ou  l'artillerie  nou- 
vellement formée,  jeune  troupe  ([ui  ne  deman- 
dait i)as  mieux  que  d'écraser  les  prétoriens  pour 
les  remplacer.  On  prit  les  insurges  en  liane,  on 
les  foudroya  horrihlement  avec  la  mitraille.  Les 
casernes  s'enliammèrenl.  Pour  échapper  aux 
Itoulets  et  à  l'incendie  ,  les  janissaires  tentèrent 
de  se  faire  jour  à  travers  la  ceinture  de  bronze 
et  de  feu  qui  les  dévorait  ;  mais  ce  fut  en  vain. 
Douze  raille  cadavres  attestèrent  que  Mahmoud 
était  un  grand  prince,  et  son  visir  un  grand  mi- 
nistre. 

Hussein,  mailre  du  champ  de  bataille,  s'établit 
en  permanence  dans  l'hippodrome.  On  continua 
lâchasse  aux  janissaires;  leurs  létes  vinrent  suc- 
cessivement s'accrocher  aux  murailles  du  divan, 
et  bientôt  ce  hideux  rempart  fut  complet.  La 
tuerie  dura  plusieurs  jours.  Un  employé  de  la 
chancellerie  russe,  témoin  oculaire,  m'a  raconté 
avoir  vu  descendre  de  l'hippodrome  sur  le  Bos- 
phore de  véritables  charretées  de  tètes  cotipées 
qu'on  jetait  dans  la  mer ,  parce  qu'il  n'y  avait 
plus  de  place  aux  murs  de  l'éditice.  Longtemps 
aprè.s  cette  sanglante  époijue  ,  aucun  habitant  de 
Constantinople  ne  voulait  encore  manger  du  pois- 
son péché  dans  la  rade. 

Le  coup  d'élat  de  Hussein  rendit  sa  faveur 
immense.  Nommé  généralissime  des  armées  tur- 
<jues  durant  l'invasion  de  l'empire  ])ar  les  Russes 
en  1828,  il  se  signala  à  la  défense  de  Schumia, 
et  arrêta  les  progrès  de  Diebilsch.  En  IS32,  Il  fut 
opposé,  en  Syrie,  à  Ibrahim-pacha  ;  mais  la  for- 
tune lui  tourna  le  dos.  Battu  par  les  Egyptiens, 
il  fut  obligé  de  remettre  son  commandement  à 
Reschid-pacha,  (jui  cependant  ne  rétablit  pas  les 
affaires  de  la  Porte  ;  car  Ibrahim  le  fil  prisonnier. 
Ce  fut  alors  (|uc  Hussein  reçut  pour  retraite  le 
pachalik  de  W  iddiu  ,  où  son  plus  grand  plaisir 
iiujourd'iiui  est  d'héberger  les  voyageurs  de  dis- 
tinction <]ui  descendent  et  qui  remontent  le  Da- 
nube pour  aller  dans  l'Oiicnt  ou  en  revenir.  Les 
Anglais  surtout  ont  le  don  de  lui  plaire  ;  il  les 
reçoit  confortablement,  leur  donne  le  thé,  leur 
apprend  les  nouvelles  de  France,  s'apitoie  sur 
les  Polonais  ,  cause  de  Louis-i'hilippe  ,  pleure 
Napoléon  ,  et  souscrit  à  tous  les  heepsalfes  de 
Londres,  pourvu  que  les  éditeurs  y  mettent  une 
vue  du  Bosphore  et  une  ruine  de  Syrie.  Mais  la 
meilleure  spécialité  du  pacha,  sans  contredit, 
est  de  montrer  aux  curieux  son  harem  révolu- 
tionnaire ,  où  il  se  console  de  ne  plus  réformer 
de  janissaires,  en  réformant  les  sérails  de  l'em- 
jiire  sur  un  petit  modèle.  Ne  pouvant  plus  ni;:s- 
sacrer  de  prétoriens,  il  civilise  des  femmes.  C'est 
le  plus  infatigable  jacobin  et  à  la  fois  le  plus  ga- 
lant saint-simonicn  de  l'islanilsme.    ; 

A'pilà  donc  à  quel  i)ersonnage  nous  allions, 


Mme  Lampngnani  et  moi ,  demander  humble- 
ment la  perrai.ssion  de  visiter  un  harem  oriental. 
>line  l.anqniguani ,  qui  parlait  turc  admirable- 
ment bien,  lui  lit  savoir  qu'une  dame  anglaise, 
dont  elle  était  l'interprète  ,  souhaitait  de  causer 
un  moment  avec  son  intéressante  famille.  C'est 
notre  Karaïte  (|ui  fut  porteur  du  message.  Un  de 
ses  coréligionairês ,  un  sadducéen,se  trouvait 
être  alors  secrétaire  particulier  de  Hussein.  On 
rapporta  sur-le-champ  le  firman  désiré.  Nous 
nous  ])réparâmes  à  cette  entrevue  avec  une  joie 
d'enfant  tout  à  fait  ridicule. 

Le  secrétaire  ))articulier,  qui  s'exprimait  dans 
un  italien  fort  drôle  ,  nous  attendait  chez  le  di- 
recteur de  la  douane.  Il  ôta  son  bonnet  avec 
courtoisie. 

«  Mesdames  ,  dit-il ,  son  altesse  est  on  ne  peut 
plus  flattée  de  l'empressement  dont  vous  l'hono- 
rez. Dans  ce  moment,  ses  trois  épouses  sont  en 
promenade ,  et  cueillent  des  grenades  dans  les 
jardins  du  harem,  mais  on  a  expédié  des  noirs 
pour  les  avertir,  et  elles  ne  tarderont  pas  à  ren- 
trer. » 

Cette  harangue  dans  le  goilt  d'un  opéra-comi- 
que de  Grétry  nous  parut  aimable.  Le  secrétaire 
ouvrit  la  marche  d'un  air  grave;  vous  eussiez  dit 
(pi'il  lisait  le  Talmud.  Nous  nous  rendîmes,  en  le 
suivant,  à  la  citadelle,  dont  les  ouvrages  à  corne 
entourent  le  palais  de  Hussein.  Après  avoir  tra- 
versé d'immenses  cours  et  de  longues  galeries, 
où  des  noirs,  des  eunuques,  des  ycoglaiis  et  tout 
le  peuple  muet  des  harems,  étaient  rangés  comme 
des  ombres  et  nous  regardaient  passer  avec  des 
yeux  de  momies,  nous  parvînmes  à  la  salle  d'au- 
dience ou  divan  du  pacha.  Là,  dans  le  coin  d'un 
sofa,  près  de  la  fenêtre,  Hussein,  le  destructeur 
illustre  des  janissaires,  était  assis  les  jambes  re- 
pliées sous  le  corps,  cl  contemplant  par  la  croi- 
sée les  détours  majestueux  du  Danube  à  l'aide 
d'une  lorgnette  de  spectacle:  premier  témoignage 
de  civilisation  européenne  ! 

C'était  un  beau  vieillard ,  habillé  dans  le  vrai 
style  ture,  à  l'exception  du  fez,  dont  l'usage  est 
historique  pour  ce  grand  homme.  H  substitua  le 
fez  au  tui  ban  le  jour  même  de  la  bataille  de 
l'hippodrome,  où  il  foula  aux  pieds  cette  coif- 
fure séditieuse,  à  la  face  des  janissaires  insurgés, 
avec  les  plus  horribles  imprécations.  Le  pacha 
agilait  d'une  main  un  magnifique  éventail  de 
plumes  de  héron  ,  avec  le(|uel  il  chassait  les 
moueiies  fort  empressées  autour  de  sa  personne, 
et  de  l'autre  il  comptait  pieusement  les  grains 
d'un  chapelet  en  bois  de  la  Mecque,  ornement 
obligé  de  tous  les  musulmans  un  peu  notables. 
Hussein  me  parut  un  vieillard  de  soixante-cinq 
ans  environ;  ce  ((ui  reporterait  la  déroute  des 
janissaires  vers  le  milieu  de  sa  vie,  à  l'époque  où 
les  forces  morales  et  physiques  de  l'homme  d'é- 
lite sont  au  grand  complet.  Sa  figure,  profondé- 
ment jaune  et  assez  semblable  au  revers  des 
boites  d  un  groom  ,  est  creusée  par  les  ravages 
de  la  petite-vérole;  mais  ses  yeux  respirent  l'é- 
nergie et  les  passions.  L'ampleur  de  sa  barbe 
parfumée  et  taillée  avec  soin  ne  contribue  pas 
médiocrement  à  rendre  son  extérieur  prévenant 
et  gracieux.  Son  corps  est  extrêmement  replet, 
mais  il  me  fui  imi)ossible  d'en  déterminer  au 
juste  la  dimension  ,  l'éticiuette  musulmane  ne 
permettant  pas  au  pacha  de  se  lever,  ou  seule- 
ment de  décroiser  les  jambes,  même  en  présence 


d'une  dame.  L'amabilité  de  Hussein  ne  se  dé- 
mentit pas  durant  le  ccmrs  de  l'entrevue  ;  il  me 
dispensa  du  baiser  que  toutes  les  personnes  de 
notre  compagnie  étaient  tenues  d'appliquer  sur 
sa  main  redoutable,  et  celte  galanterie  me  toucha 
beaticoup  ,  car  le  souvenir  des  janissaires  m'en 
faisait  apjjrécier  la  valeur. 

Des  chaises  étaient  placées  vis  à  vis  du  sofa,  et 
lorsque  je  me  fus  assise,  mes  regards  commen- 
cèrent à  se  porter  avec  curiosité  autour  de  moi. 
Tout  un  côté  du  salon  était  occupé,  suivant  la 
mode  orientale,  par  tin  de  ces  longs  divans  qui 
vont  d'une  muraille  à  l'autre  ;  c'était  le  côté  des 
fenêtres.  Les  deux  angles  sont  regardés  comme 
les  sièges  d'honneur;  le  satin  en  est  plus  riche, 
et  les  broderies  des  coussins  y  tranchent  sur  le 
fond  généi-al  du  meuble.  Le  reste  du  mobilier 
de  l'appartement  se  composait  de  véritables  ca- 
napés français,  recouverts  d'un  damas  superbe, 
avec  des  tapis  de  Perse  jaiines  et  pourpres-.  Le 
plafond  était  peint  et  doré  à  la  manière  turque, 
et  les  corniches  étaient  embellies  de  j)aysages  à 
fi-esques  ,  représentant  des  points  de  vue  de 
Constantinople  et  du  Bosphore,  où  les  lois  de  la 
perspective  et  les  règles  du  coloris  et  du  dessin 
se  trouvaient  passablement  violées.  Deux  rani's 
de  serviteurs  se  tenaient  debout,  pieds  nus,  au 
fond  de  la  salle  ,  et  on  voyait  leurs  j)antouHes 
empilées  en  dehors,  près  de  la  porte. 

La  conversation  s'établit:  Mme  Lampugnani 
y  étala  ses  connaissances  de  la  langue  turque 
avec  une  grâce  qui ,  souvent ,  arracha  de  fins 
sourires  au  pacha.  Notre  entretien,  au  surplus, 
dont  le  drogman  se  réserva  tous  les  frais  comme 
tous  les  profits  ,  ne  roula  guère  que  sur  les  lieux 
communs  d'usage  en  pareil  cas.  Hussein  nous 
demanda  quel  âge  nous  avions:  c'était  bien 
oriental. 

—  L'fige  des  roses,  répondit  énigmatiquement 
Mme  Lampugnani. 

A  ces  mots,  la  physionomie  de  l'ancien  visir 
prit  une  expression  mystérieuse  :  il  fit  un  signe, 
et  aussilôt  on  nous  servit  quelijucs  fiaeons  de  la 
fameuse  essence ,  que  le  pacha  nous  remit  de  ses 
mains,  en  assurant  Mme  Lamimgnani  que  c'était 
la  meilleure  de  la  Turquie ,  et  qu'il  priait  les  da- 
mes de  Londres  de  venir  lui  dire  un  jour  ce 
(|u'elles  en  pensaient.  Cette  galante  recomman- 
dation d'amateur  me  plut  beaucoup  ;  car  cer- 
taines Anglaises  seraient  capables  de  quitter  le 
\V est-End,  seulement  pour  aller  prendre  chez 
le  pacha  des  Hacons  d'un  parfum  si  absorbant. 
Cependant  le  juif  karaïte,  qui  jusque  alors  s'était 
éclipsé  derrière  un  grand  vase  de  porcelaine  de 
Chine,  s'approcha  fort  respectueusement  du  sofa, 
et  tùta  le  pouls  de  son  altesse  avec  toute  la  grftce 
d'un  médecin  de  Paris.  Il  parait  que  noire  vue 
avait  donné  un  peu  de  fièvre  au  vieillard  infiam- 
roable.  Le  docteur  nous  prévint  qu'on  allait  rac- 
courcir la  cérémonie  ,  parce  que  le  pacha  crai- 
gnait une  atta(i\ie  de  goutte.  Cela  signifiait  que 
l'heure  de  prendre  le  café  était  venue.  Quand 
on  ne  sait  plus  (jue  dire  dans  une  visite  en  Tur- 
q\iie,  on  boit  du  café;  alors  chacun,  en  vidant 
sa  tasse,  prépare  son  compliment  d'adieu,  et  on 
puise  dans  la  licjueur  assez  d'esprit  pour  se  quit- 
ter avec  politesse. 

Nous  vîmes  donc  entrer  un  domestique,  por- 
tant par  les  deux  anses  une  sorte  de  baquet 
couvert  d'un  voile  de  pourpre  à  riches  crépinwj 


131   — 


le  voile  enlevé ,  nous  aperçûmes  un  charmant 
service  en  émail  île  Perse  ,  incrusté  lie  iliamans 
et  d'une  forme  élégamment  baroque  ,  avec  îles 
soucoupes  ilor.  Ln  esclave  noir  versait  le  café 
dans  les  tasses  ,  qui  étaient  apportées  aux  con- 
vives les  unes  après  les  autres,  chacune  jiar  un 
domestiiiue  différent.  L'étiquette  veut  qu'on 
s'alistienne  de  boire  la  tasse  entière  ;  et  comme 
la  liqueur  était  excellente,  j'en  éloignai  mes 
lèvres  à  regret,  lorsqu'un  mouvement  extraor- 
dinaire se  fit  derrière  moi  dans  le  groupe  des 
serviteurs  qui  formaient  la  haie  en  avant  de  la 
porte.  C'étaient  les  femmes  du  pacha  qui  reve- 
naient de  la  promenade.  Plus  polies  que 
Louis  XIV,  elles  n'avaient  pas  voulu  se  faire  at- 
tendre. 

Je  confesse  naïvement  que  mon  cœur  fut  un 
peu  ému  quand  je  me  sentis  sur  le  point  d'en- 
trer même  dans  une  très  courte  intimité  avec 
lies  personnes  de  mon  sexe,  dont  les  mœurs,  les 
habitudes,  la  langue,  les  idées  et  aussi  la  toilette 
diffèrent  si  essentiellement  de  tout  ce  que  nous 
voyons  au  milieu  des  populations  chrétiennes. 
Les  trois  épouses  de  Hussein  ,  traînées  sur  des 
chariots  arabes ,  précédées  d'une  façon  de  pi- 
queur  noir  qui  galopait  ventre  à  terre  ,  péné- 
traient alors  dans  la  cour  intérieure  du  harem, 
et  descendaient  à  l'entrée  de  l'escalier  de  la 
galerie.  Notre  cortège  reflua  vers  cette  partie  de 
l'édifice.  Le  noir  sauta  de  son  cheval  ,  monta 
rapidement  quelques  marches  ,  et  nous  fit  une 
grimace  horrible  pour  nous  inviter  à  le  suivre. 
C'est  le  chef  des  six  eunuques  attachés  au  harem, 
le  personnage  important  de  cet  établissement. 
Sous  les  auspices  de  ce  haut  fonctionnaire,  nous 
traversâmes  la  cour,  et  nous  fûmes  introduites 
dans  un  édifice  parallèle  à  celui  d'où  nous  sor- 
tions, et  qui  est  occupé  par  les  appartemeus  des 
femmes.  La  première  créature  humaine  qui 
s'offrit  à  nos  regards  dans  ce  lieu  sacré  fut  une 
soubrette,  dont  les  doigts ,  garnis  de  bagues, 
préparaient  le  thé  à  l'anglaise,  avec  des  tartines 
de  beurre,  comme  dans  une  soirée  de  famille  de 
la  Cité.  (Juel  désenchantement!  Une  jiersonne 
voilée  s'éclipsa  à  notre  approche.  Cette  anti- 
chambre était  remarquable  par  une  (ouïe  de 
cagos  dorées  qui  pendaient  du  plafond,  et  dans 
lesiiuelles  chantaient  des  serins  de  Canarie.  IJn 
magnifiiiue  piano  à  queue,  de  Pleyel ,  tenait  là 
singulièrement  sa  ])lace  entre  un  faisceau  d'ar- 
mes égyptiennes  et  tin  jet  d'eau  en  plein  par((uel, 
à  la  manière  des  habilalions  chinoises.  Mon  ima- 
gination poétique  se  remit  en  travail. 

Ln  harem  n'était  pas  tout-à-fait  meublé  comme 
le  salon  du  pacha  :  les  divans  me  parurent  beau- 
coup plus  bas  ;  ils  étaient  tous  vides  ,  à  l'excep- 
tion d'un  seul  où  se  tenaient  accroupies  >  t  im- 
mobiles sur  deux  rangs  les  danseuses  ordinaires 
de  la  maison  ;  car  on  a  en  Turquie  des  danseu- 
ses tout  comme  on  a  un  frotteur  à  Londres. 
Les  bayadères  de  Hussein  étaient  jeunes  ,  pe- 
tites, gaies,  velues  de  basquines  or  et  argent 
conmie  les  bohémiennes  qui  sautent  le  fandango 
dans  les  carrefours  de  iMadrid,  mais  jiieds  nus  , 
avec  de  larges  pantalons,  et  les  paupières  teintes 
en  noir  ;  ce  cercle  livide  décrit  autour  des  yeux 
donnait  à  leurs  figures  une  élrangcté  dont  l'ex- 
pression devait  s'étendre  îi  leurs  danses.  Je  ne 
me  trompais  pas.  L'eunuiiue  nous  pria  de  nous 
m,  et  le  bal  commença, 


En  1828,  une  bayadère  de  Shiraz,  appelée 
Touti,  fut  élevée,  du  rang  le  plus  humble  parmi 
les  danseuses  des  rues,  à  la  première  place  dans 
le  sérail  du  roi  de  Perse.  Toitti  est  le  nom  d'un 
perroquet  pour  lequel  les  Hindous  ont  une  pro- 
fonde estime,  et  qui  occupe  toujours  un  emploi 
fatidi<iue  dans  leurs  romans  de  mœurs.  La  chro- 
ni(|ue  rapporte  qu'un  grand  monarque  arménien 
entretenait  dans  le  corps  d'un  Touti  un  esprit 
très  amusant,  qui,  sous  cet  habit  loquace,  venait 
lui  conter  des  histoires  pour  charmer  les  ennuis 
du  trône.  Cet  esprit,  ou  velala,  n'avait  point 
paru  à  la  cour  de  Perse  depuis  longtemps,  sans 
doute  parce  que  la  couronne  est  aujourd'hui  fort 
douce  à  porter  dans  ce  royaume  ;  il  plut  au  mo- 
narque régnant  de  le  retrouver  dans  la  personne 
de  la  jolie  nautch  dont  nous  parlons,  et  comme 
les  souverains  de  la  Perse  sont  encore  absolus, 
malgré  les  Russes  et  malgré  les  Anglais,  la  fan- 
taisie du  roi  fut  imposée  à  la  nation.  Touti  ré- 
gna dans  ces  derniers  temps  à  Shiraz.  La  Taglioni 
de  l'Orient  fut  pour  ce  prince  «  un  océan  où  tous 
les  fleuves  de  la  pensée  se  précipitaient  ;  les  em- 
pires de  l'Inde  et  de  la  Chine  ne  valaient  pas  un 
éclair  de  ses  yeux;  l'ondoyant  cyprès  imitait 
seul  l'élégance  de  sa  taille  ;  les  Heurs  du  Naga- 
cesera,  les  plus  belles  du  Tropique,  qui  ornent 
le  carquois  de  Camadéva,  étaient  moins  belles 
que  le  duvet  de  ses  joues;  elle  était  formée  par 
les  mains  du  Créateur  avec  la  terre  du  paradis 
et  l'eau  de  l'immortalité  ;  ses  embrassemens  res- 
semblaient aux  caresses  qu'un  rayon  lunaire 
prodigue  au  nuage  sur  lequel  il  s'endort,  etc..» 

Telles  étaient  les  expressions  emi)hatiques  du 
Karaïte,  en  me  donnant  ces  détails  avec  un  feu 
que  je  m'étonnais  de  rencontrer  dans  un  juif  si 
ferré  sur  le  Talmud...  C'était  pour  moi  une  fa- 
çon très  agréable  de  me  distraire  en  attendant 
que  les  épouses  du  pacha  eussent  (juitté  leur  toi- 
lette de  promenade  et  mis  une  parure  digne  de 
la  réception  qu'elles  comptaient  me  faire.  Entre 
femmes,  on  se  pardonne  et  on  comprend  ces  co- 
quetteries. Le  bal  continuait  sous  mes  regards, 
mais  il  était  fort  paie  et  fort  insignifiant;  on  avait 
l'air  de  réserver  les  danses  choisies  pour  l'heure 
de  l'entrevue. 

—  La  divine  Touti  mourut,  ajouta  le  Karaite 
en  regardant  madame  Lampugnaui  comme  s'il 
eût  cherché  des  larmes  dans  nos  réponses ,  la 
divine  Touti  mourut,  et  le  chasirin  blanchit  les 
cheveux  du  roi  de  l'erse,  ([ui  était  un  brun,  dans 
la  première  nuit  fatale  dont  celte  |icrle  fut  sui- 
vie. l)n  a  élevé  à  la  bayadère  un  tombeau  magni- 
fique aux  portes  de  Shiraz;  les  ministres  ont  dû 
souscrire  pour  ce  monument ,  comme  s'il  était 
d'utilité  pulilii|ue.  Les  prunelles  de  Touti,  dou- 
ces comme  les  yeux  de  l'antilope,  et  ses  lèvres 
parfumées  comme  lis  feuilles  île  l'amni,  se  fer- 
mèrent au  milieu  du  deuil  et  des  gémissemens 
de  toute  la  monarchie.  (,)n  répéta  en  son  honneur 
les  vers  célestes  de  Feredd-ed-Din  Allar,  le  La- 
martine et  le  llyron  de  la  Perse,  et  sa  délicieuse 
romance,  Gulrulil<  et  Couru,  fut  chantée  autour 
du  sépulcre,  avec  accompagncmeiis  sinistres  de 
tamtam  et  de  barbu/.  \  celle  époipie,  llussein- 
pacha  était  dans  l'Anatolie.  Un  négociant  de 
lifiis  lui  vendit  le  <'/ur/i  (Ijre)  de  Touti,  qu'on 
avait  \olé  au  roi  de  Perse  dans  les  troubles  in- 
séparables d'une  catastrophe  si  cruelle,  chez  un 
mari  ainourcu!vdoiil  Ic^^WUÇSU^Uesuc  pria- 


gentpas  la  douleur.  Vous  serez  admises  bientôt 
à  toucher  et  même  à  entendre  cette  guitare,  dé- 
bris d'une  existence  si  iJiltoresque  et  si  gra- 
cieuse !... 

Le  Karaïte  se  tut;  nos  petites  danseuses  Te- 
naient d'interrompre  leur  exercice  et  de  se  rap- 
procher du  divan  pour  qu'on  examinât  leur  cos- 
tume. C'était  le  même  que  portait  la  belle  Touti 
lorsqu'un  nouveau  calife  de  Jiagdad,  se  pro- 
menant entre  chien  et  loupdans  les  rues  de  Shi- 
raz, prit  cette  femme  parmi  les  aimés  de  carre- 
four qui  faisaient  des  ronds  de  jambe  pour  les 
oisifs  des  caravansérails;  on  croit  lire  l'histoire 
de  madame  du  Barry  et  de  Louis  XV.  Mes  lec- 
trices comprendront  d'ailleurs  en  quoi  la  toilette 
des  bayadères  de  Hussein  excitait  ma  curiosité- 
c'est  une  affaire  départi.  Nousfiïmesaidées  dans 
cet  examen  par  le  Karaïte,  par  son  ami  le  secré- 
taire de  la  douane,  et  par  une  vieille  ilucgne  qui 
se  montra  tout  d'un  coup,  et  que  les  eunuques 
nommaient  la  mère  des  filles ,  à  peu  près  une 
camarera-mayor.  Les  couturières  de  Paris 
n'auraient  pas  mis  dans  cette  grave  appréciation 
le  jugement  dont  nous  fimes  preuve,  et  les  cor- 
rectifs qu'il  plut  à  madame  Larapugnani  d'indi- 
quer soulevèrent  des  paroles  d'enthousiasme  que 
je  regrettais  beaucoup  de  ne  pas  entendre.  Dans 
ce  moment,  le  noir  me  pria,  par  un  geste  fort 
naturel,  d'ôter  mes  brodequins.  Un  petit  air  de 
viole  résonna  dans  la  chambre.  Les  femmes  de 
Hussein  étaient  prêtes  à  nous  recevoir. 

Pour  attirer  davantage  les  regards  des  sultanes, 
madame  Lampugnani  s'était  habillée  entière- 
ment en  deuil,  tandis  que  moi,  j'avais  eu  soin  de 
me  vêtir  d'une  manière  très  voyante.  Nous  en- 
trâmes dans  une  pièce  où  se  tenait  isolée  la  favo- 
rite du  pacha;  elle  n'est  pas  précisément  l'épouse 
en  titre,  car  Hussein  a  deux  femmes  légitimes; 
mais  celle-ci  possède  toutes  les  affections  du 
maître,  et  elle  en  est  digne;  quant  à  la  beauté,' 
on  trouverait  difficilement  une  personne  plus 
charmante.  C'est  une  esclave  grecque;  on  Inl 
donne  vingt  ans;  taille,  peau,  mains,  jambes  , 
chevelure,  sourire,  dents,  yeux,  tout  semble  ad- 
mirable dans  cette  femme.  Elle  était  assise  en 
face  de  la  porte  sur  une  ottomane  ;  mais,  à  notre 
arrivée,  elle  se  leva,  et  nous  invita  d'une  voix 
douce  à  prendre  place,  en  nous  disant  : 

—  Que  votre  entrée  soit  bénie,  et  puissiez- 
vous  rester  aussi  longtemps  <|u"il  vous  plaira  !.. 

La  blanciicur  de  son  teint  et  le  bleu  clair  de 
ses  prunelles  lui  donnnaient  plutôt  l'appa- 
rence d'une  jolie  Française  que  dune  odalisque. 
Elle  avait  même  le  nez  retroussé,  que  Marmoniel 
vola  dans  ses  Contes ,  sur  la  figure  des  Pari- 
siennes, pour  le  joindre  à  la  physionomie  de  sa 
Roxclane.  Le  Karaïte  nous  dit  à  voix  basse  ,  en 
italien,  que  nous  devions  être  Hattées  que  Zu- 
lickha  eût  interrompu  sa  promenade  ;  car  l'or- 
gueil et  la  domination  de  son  caractère  ne  cètlent 
qu'aux  volontés  homicides  du  pacha.  La  belle 
(irecque  mil.  du  reste,  de  l'exagéralion  dans  se* 
civilités,  assurément  pour  détruire  la  mauvaise 
opinion  qu'elle  nous  supposait  avoir  de  son 
genre  il'csprit;  elle  loucha  légèrement,  en  signe 
d'amitié,  mon  sein,  mes  lèvres  et  ma  poitrine,  et 
m'aliauilonna  sa  main  lorsque  je  l'eus  baiséoj 
C'était  une  main  charmante,  et  le  vermillon 
dont  les  doigts  étaient  pcinis  à  leur  extrémité 
rendait  encore  $a  blancheur  plus  ébloui$WQt|y 


—  132  — 


Zulickha  était  mollement  assise  sur  une  pile  de 
coussins  en  satin  Lieu  ;  elle  portait  autour  île 
^on  fez  un  voile  île  gaze  noire,  dont  les  plis  ca- 
chaient entièrement  sa  chevelure,  mais  ijui  lilail 
si  chargé  de  diamans,  que  sa  coilîure  lançait 
des  flammes  de  tous  côtés  et  ajoutait  à  l'éclat 
surnaturel  de  ses  yeux.  Le  voluptueux  désordre 
de  sa  pose,  h  l'angle  du  divan,  ne  me  permit  pas, 
non  plus  (juc  chez  le  pacha,  de  saisir  l'ensemble 
rigoureux  de  la  toilette  de  la  favorite  ;  cepen- 
dantj'aperçus,  h  la  dérobée,  des  jupons  de  satin 
bleu  et  de  brocart  d'argent,  au-dessous  d'une 
magnifique  pelisse  en  drap  de  pourpre,  bordée 
de  martre  zibeline;  ses  mulesétaient  d'une  étoffe 
d'or,  éraaillée  de  perles,  mais  cette  chaussure  ne 
couvrait  que  le  bout  des  pieds  nus  sur  une  lar- 
geur d'un  denii-poucc;  quand  Zulickha  mar- 
chait, elle  était  obligée  de  retenir  sa  babouche 
par  le  gros  orteil  et  le  premier  doigt. 

La  conversation  fut  plus  animée  que  dans  la 
chambre  un  peu  politique  de  Hussein;  je  vis 
bien  que  Zulickha  était  sentimentale.  Après  dif- 
férentes questions  et  réponses  fort  vagues,  nous 
en  vînmes  à  l'amour  :  et  quelle  ne  fut  pas  ma 
surprise,  d'entendre  la  prisonnière  d'un  ha- 
rem raisonner  sur  l'amour  absolument  comme 
la  petite-maitresse  la  plus  indépendante  de  Bath 
ou  de  Vienne  !  Zulickha,  très  instruite  pour  son 
rang  et  pour  son  état,  avait  lu  les  poètes  per- 
sans; elle  avait  lu  le  Gelaleddin,  surnommé  le 
nioolah  of  Room,  le  Balzac  du  Korassan  ;  elle 
connaissait  également  la  collection  des  .Menesvi  ; 
les  Cinq  Trésors,  de  Mizami;  le  hhamsah,  de 
ilatifi;  enfin  toute  la  littérature  de  Shiraz. 

Je  pris  congé  de  Zulichka  et  nous  passâmes  à 
la  seconde  favorite. 

Celle-ci,  qu'on  nomme  Shirin,  n'est  pas  une 
Ilydriote  comme  sa  rivale,  mais  une  Circas- 
sienne.  Il  y  avait  dans  sa  toilette  une  infériorité 
légère,  preuve  que  celte  beauté  n'occupe  réelle- 
ment que  la  deuxième  place  dans  le  cœur  si  bien 
rempli  du  pacha.  Sa  pelisse  était  néanmoins  de 
velours  noir,  h  lames  d'or;  dans  le  voile  de  gaze, 
nous  aperçûmes  moins  de  diamans  que  de  Heurs 
naturelles  ;  cela  était  d'un  gracieux  tout  orien- 
tal. Elle  me  parut  aussi  blanche,  aussi  purpu- 
rine que  Zulickha,  mais  plus  maigre,  et  d  une 
langueur  qui  accusait  une  mauvaise  santé.  Les 
yeux  de  Shirin  avaient  le  même  éclat,  la  même 
limpidité  que  les  prunelles  de  Zulickha,  mais 
aussi  une  mélancolie  profonde,  i|uehiue  chose 
des  femmes  vaporeuses  de  Coleridge  et  de  Sou- 
they  ;  un  lakisle  en  serait  devenu  fou,  et  si  ja- 
mais leurs  disclides  s'égarent  "a  AViddin,  je  re- 
doute le  sort  du  pacha.  Shirin,  (luoiiiue  moins 
rompue  aux  mines  françaises  que  sa  rivale,  fut 
cependant  jdus  amicale,  plus  sans  façon  avec 
moi  et  madame  Lampugn.ini;  elle  se  mit    au 
piano  en  s'accroupissant  sin-  une  pile  de  carreaux 
«ju'elle  jeta  du  divan  avec  les  folâtreries  d'un  en- 
fent,  et  nous  joua  l'ouverture  de  la  Violette,  an- 
rangée  par  llerz,  dune  manière  aussi  parfaite 
qu'un  premier  prix  du  Conservatoire.  En  frap- 
jjant  le  dernier  accord,  elle  me  présenta  sachi- 
iouque  ornée  de  diamans,  et  demeura  stupé- 
faite quand  je  lui  fis  répondre  par  madame  Lam- 
pugnani  ((uo  ma  bouclie  ne  tavait  pas  aspirer  la 
vapeur  du  labac.  Alors  elle  me  proposa  devi«iter 
ia  galeiie  ilr  tableaux  ;  celait  une  pelilc  cham- 
We  où  i|ucb|iifs  toiles  à  l'huile  et  une  douzaine 


d'aquarelles  couraient  les  unes  après  les  autres 
sur  les  matelas  d'un  divan  circulaire.  Il  y  avait 
des  Bonington,  des  Lawrence,  des  Decamps,  un 
délicieux  VVatteau,  et  même  une  esquisse  fan- 
tastique de  iMartyn,  achetée  à  la  vente  de  M.  Can- 
ning. 

La  touchante  Circassienne,  voyant  que  la  chi- 
bouque  me  répugnait  trop,  me  fit  servir  du 
café  dans  un  bol  d'argent,  recouvert,  selon  l'u- 
sage, d'un  superbe  cachemire.  Soit  que  ses  hu- 
meurs noires  eussent  été  dissipées  par  le  moka, 
soit  qu'elle  voulût,  sur  la  fin  de  la  visite,  redou- 
bler de  {irévenances  et  de  caresses,  Shirin  de- 
vint d'une  familiarité  fort  douce.  C'est  alors  que 
je  m'aperçus  que  sa  toilette,  pour  être  moins 
splendide,  n'était  pas  moins  riche  que  le  cos- 
tume de  Zulickha  :  elle  avait  réellement  sur  son 
corps  un  trésor  en  diamans  ;  un  collier  de  trois 
rangs  de  perles  fines  entourait  son  cou  de  neige, 
et  plusieurs  châles  de  Perse,  d'une  grande  va- 
leur, lui  ceignaient  la  taille;  ses  doigts  de  pieds 
étaient,  comme  ceux  de  la  main,  teints  de  ver- 
millon; des  bagues  brillantes  relevaient  l'éclat 
de  sa  peau,  et  enfin  un  camée  antique,  précieux 
travail  pourun  amateur  de  médailles  etde  sculp- 
tures, retenait  sur  la  gorge  les  plis  de  sa  robe 
avec  la  précision  classique  d'une  toge  latine. 

La  troisième  épouse  de  Hussein  ne  touchait 
pas  du  piano,  elle  faisait  de  la  tapisserie.  Son 
costume,  des  pieds  à  la  tête,  était  entièrement 
couleur  de  rose ,  avec  la  même  profusion  de  dia- 
mans et  de  perles.  Elle  avait  à  ses  côtés,  sur  un 
tapis,  un  charmant  enfant,  Ali-Bey,  qui  est  son 
fils,  et  qui  ne  ressemble  pas  mal  à  wnpoussah 
chinois.  Plein  d'esprit  et  de  gentillesse,  ce  petit 
garçon,  malgré  la  difficulté  où  nous  étions  de 
nous  faire  entendre  mutuellement,  me  divertit 
beaucoup  par  sa  pantomime  expressive;  elle 
remplaçait  très  bien  pour  moi  l'idiome  turc.  Sa 
mère,  voyant  combien  il  m'avait  (du,  se  prit 
d'une  belle  amitié  pour  moi,  et  détachant  une 
guitare  du  plafond,  me  chanta  une  romance  de 
Balfi,  le  compositeur  chéri  des  femmes  de  Lon- 
dres, sur  un  air  composé  par  ce  musicien  pour 
l'infortunée  madame  Crescini,  morte  dernière- 
ment à  Riga ,  comme  elle  revenait  de  Péters- 
bourg.  La  romance  de  Balfi  est  faite  pour  un 
contralto ,  et  la  troisième  épouse  du  pacha  , 
Léila,  avait  précisément  ce  genre  de  voix,  qui 
s'accordait  avec  les  tresses  brunes  de  sa  cheve- 
lureet  les  tons  ambrés  desoni  ou. 

Léila  me  captivait;  ses  accens  rappelaient,  à 
s'y  méprendre,  la  malheureuse  cantatrice  qui 
faisait  les  délices  du  salon  de  lady  Uurham,  en 
183G;  j'étais  charmée,  lorsqu'on  annonça  la  vé- 
ritable favorite  d'Hussein,  celle  qui  règne  au- 
dessus  des  trois  épouses,  la  douce  et  incompara- 
ble Cocila.  Près  d'un  soleil  aussi  radieux,  Shi- 
rin, Zulickha  et  Léila  n'étaient  que  des  étoiles 
filantes.  Je  n'entreprendrai  pas  de  décrire  celte 
gazelle  du  sérail  de  Widdin.  La  mère  des 
vierges  marchait  devant  la  favorite  avec  un 
(  trousseau  de  clefs  à  la  main.  A  un  signe  de  Co- 
cila, cette  respectable  matrone  ouvrit  un  ca- 
binet particulier,  dont  la  porte  était  dissimulée 
par  une  psyché  d'assez  mauvais  goût,  et  dans  le- 
quel étaient  pendus  les  châles  consacrés  aux 
bayadères  du  harem,  ainsi  que  des  pantoufles  de 
velours.  Celait  le  préliminaire  du  bal  définitif, 
dont  les  premières  danses  ne  nous  avaient  pas 


singulièrement  diverties;  on  réservait  quelque 
chose  d'imprévu  pour  le  moment  des  adieux.  En 
effet,  Cocila,  suivie  de  ses  rivales,  de  madame 
Lampugnani,  de  tout  le  corlége  des  femmes,  de 
moi  et  du  sérail,  se  dirigea  vers  le  grand  salon 
par  lei|uel  nous  étions  entrées  dans  le  harem. 
Nous  y  reprimes  nos  places  sur  les  divans;  la 
musique  ne  tarda  pas  à  charmer  nos  oreilles.  Je 
crois  qu'il  serait  difficile  d'imaginer  un  plus 
étrange  charivari. 

L'orcheslre  se  composait  de  six  jeunes  filles, 
accroupies  en  rond  sur  un  sofa  et  chantant  un 
lai  plaintif,  accompagnées  de  tambourins  et 
dandinant  en  même  temps  leurs  cor^s  de  droite 
à  gauche ,  connue  se  balancent  des  peupliers 
agités  ])ar  le  vent.  Dans  la  galerie,  à  l'entrée  du 
salon,  se  tenait  solennellement  la  mère,  qui 
distribuait  avec  gravité  aux  danseuses  les  ba- 
bouches de  velourset  les  châles  qu'elles  tortil- 
laient sur-le-champ  en  ceinture  autour  de  leur 
taille,  entrelaçaient  dans  leur  chevelure,  ou 
laissaient  flotter  sur  leurs  épaules.  Bientôt  les 
castagnettes  retentirent  ;  les  doigts  brillaient  et 
claquaient  dans  l'air  comme  des  sonnettes  de 
métal.  C'est  alors  que  la  Taglioni  de  la  bande, 
parée  d'un  habit  court  et  jaune,  et  d'un  panta- 
lon écarlate  brodé  d'or,  l'oeil  étincelant  de  plai- 
sir, s'avança  devant  nous  en  exécutant  différen- 
tes poses  où  le  corps  Jaisaitplus  de  frais  que 
les  pieds  (I).  Elle  fut  rejointe  par  deux  de  ses 
compagnes,  et  toutes  les  trois,  se  guidant  sur  les 
chants  de  l'orcheslre  et  sur  le  son  du  tambou- 
rin, dansèrent  un  pas  qui  n'était,  5  peu  de  chose 
près,  que  le  fandango.  A  chaque  nouveau  sujet 
qui  venait  rejoindre  les  jeunes  filles  entraînées 
déjà  par  la  musique,  leur  extase  semblait  aug- 
menter. Je  partage  enlièrement  l'opinion  de 
lady  MaryWortlay  Montague;  rien  de  plus  gra- 
cieux que  ces  ballets,  et  il  est  faux  que  le  spec- 
tacle en  soit  indécent  pour  une  femme.  Tandis 
([ue  le  crescendo  des  tambourins  ravissait  les 
nymidies  de  Cocila,  l'eunuque  noir  parut,  et 
nous  avertit  que  le  steamer  se  préparait  à  conti- 
nuer sa  roule.  Aussitôt  les  danses  furent  inter- 
rompues, les  femmes  de  Hussein  nous  enlourè- 
rent  avec  les  marqties  les  plus  vives  de  regrets, 
et  notre  costume  obtint  le  dernier  hommage. 

Toutes  ses  parties  devinrent  successivement 
l'objet  d'un  examen  rapide,  mais  attentif  :  le 
cercle  était  connaisseur.  Ce  qui  excita  au  plus 
haut  degré  la  surprise  et  les  cris  dejoie  des  fem- 
mes du  harem,  le  croirait-on?  ce  furent  mes 
gants.  Aucune  d'elles  ne  parvint  à  les  mettre  , 
non  point  que  leurs  doigts  fussent  trop  grands, 
mais  leur  gaucherie  était  extrême,  et  leurs  mains 
n'avaient  pas  la  forme  ou  le  pli  qui  convient 
pour  subir  à  volonté  l'étroit  emprisonnement 
d'une  peau  cousue.  Le  petit  Ali-Bey  fut  le  seul 
qui  réussit  à  fourrer  sa  main  dans  un  gant,  qui 
fut  impitoyablement  rompu  ;  mais  je  lui  pardon- 
nai ce  tort  en  faveur  des  cachemires  que  sa  mère 
me  força  d'accepter,  et  que  j'eus  la  faiblessse  de 
prendre.  Il  fallut  enfin  se  séparer;  les  *a/«wi» 
recommencèrent  de  part  et  d'autre,  les  baisers 
ne  manquèrent  pas  ,  et  le  Karaïte  en  eut  sa  part. 
Pourun  homme  qui  lisait  le  Talmud,  je  le  trou- 
vais bien  familier  avec  les  femmes  du  harem  ;  il 


(l)Ces  mots  soulignés  se  irouveut  en  français  dans 
l'originalt 


—  133  — 


est  vrai  qu'il  ^'tail  médecin  de  la  maison.  Ce 
qu'il  y  eut  de  plus  curieux  dans  la  cér(!''monie 
des  adieux,  ce  furent  les  doléances  et  les  mines 
du  vieil  eunuque  noir,  qui  batifolait  avec  les  da- 
mes comme  un  don  Juan  de  la  côte  d'Afrique. 
Tout  le  monde  se  mit  aux  fenêtres  pourvoir  le 
steamer  fuir  avec  majesté  sur  les  flots  du  Da- 
nulie.  Cocila  fut  la  dernière  qui  se  laissa  voir,  et 
elle  agitait  encore  son  écharpe  de  pourpre, 
ra'envoyant  des  baisers  avec  la  main,  quand  les 
créneaux  de  la  forteresse  disparurent  à  nos 
yeux. 

Je  me  retrouvai  seule  avec  madame  Lampu- 
gnani  et  le  Karaïte  ;  la  scène  orientale  dans  la- 
quelle nous  venions  de  jouer  un  rôle  nous  éblouis- 
sait toujours  de  ses  rayons. 

Mais  ce  qui  fut  humiliant  pour  moi,  c'est  l'in- 
diUîérence  avec  laquelle  ces  pelites-raaîtresses  ac- 
cueillirent des  nouvelles  qui  nous  semblent  fort 
importantes  au-delà  du  Danube.  Je  croyais  me 
rendre  très  intéressante  en  décrivant  les  mer- 
veilles du  couronnement  de  la  reine  Victoria. 
Quelle  fut  ma  surprise  de  voir  que  les  houris  du 
pacha  ne  savaient  pas  bien  de  qui  je  voulais  par- 
ler! Mais  pendant  la  danse,  la  duègne,  en  bu- 
vant son  café,  me  demanda,  d'un  air  grave,  s'il 
était  vrai  que  Napoléon  était  mort  à  Sainte-Hé- 
lène? 

Pour  adoucir  mes  regrets,  le  Karaïte  me  ra- 
conta l'histoire  de  Cocila,  qu'il  ne  m'avait  pas 
été  possible  d'entretenir  avec  le  même  soin  que 
ses  compagnes.  Ce  roman  prouve  à  quelles  sin- 
gulières traverses  une  femme  de  l'Orient,  mal- 
gré la  retraite  apparente  de  sa  vie,  est  souvent 
exposée. 

Cocila,  originaire  de  l'Inde,  et  du  mystérieux 
sang  de  Vishnou,  n'avait  pas  encore  quinze  ans, 
et  habitait  Moscou,  vers  l'époque  où  les  Fran- 
çais y  entrèrent.  Elle  était  une  de  ces  jeunes  bo- 
hémiennes si  remarquables,  dont  les  grftccs,  l'a- 
mabilité et  les  attraits  irrésistibles  doivent  pa- 
raître fabuleux  à  quiconque  ne  les  a  pas  vues 
dans  cette  ville  fantastique.  Placée  sur  les  limi- 
tes de  l'Asie  et  de  l'Europe,  Moscou  sert  de  re- 
fuge à  toutes  les  familles  indigènes  des  bords  du 
Gange  que  diverses  aventures  poussent  au-delà 
de  l'Himalaya  ,  vers  les  frontières  sepientrio- 
les  de  l'Hindostan.  Les  bohémiennes,  ou  nautch, 
ou  bayadères,  qui  viennent  furtivement  y  ap- 
paraître, comme  des  génies  des  Mille  et  une 
Nuits,  sont,  pour  la  plupart  du  temps,  des  pré- 
tresses de  Vishnou,  dont  le  cœur  fut  assez  faible 
pour  trahir  les  lois  de  Vesta  ,  si  rigoureusement 
vengées  dans  l'ancienne  Rome,  et  que  les  brah- 
mines  font  respecter  par  les  j>lus  horribles  sup- 
plices. La  séduisante  Cocila  était  arrivée  à  Mos- 
cou depuis  un  an,  avec  une  troupe  de  danseuses 
de  sa  mystérieuse  tribu,  lorsque  Napoléon  scm- 
para  delà  ville  incendiée,  et  établit  son  quartier- 
général  au  Kremlin.  Epouvantés  par  la  victoire 
delà  Moskowa,  et  croyant  que  les  Irançaisétaient 
un  peuple  surnaturel  mangeant  de  la  neige  et 
chevauchant  sur  des  dragons  ailés,  les  com- 
pagnons hindous  de  la  bayadère  avaient  décam- 
pé et  fui  comme  des  gazelles  limides  vers  la  pa- 
trie de  Brama.  La  tille  de  Vishnou  était  restée 
seule,  avec  un  nègre,  dans  une  demeure  soli- 
taire, aux  portes  de  la  ville,  mais  entourée  de 
toutes  les  commodités  du  luxe,  et  il  lui  avait  été 
facile  d'obtenir,  en  sa  qualité  de  danseuse  et 


d'étrangère,  un  sauf-conduit  de  la  part  des  au- 
torités militaires  de  l'armée  française. 

Peu  de  jours  après  l'installation  de  l'empereur 
au  Kremlin,  un  jeune  officier  du  corps  du 
général  Delzons,  instruit  par  quelques  juifs 
opulens  qui  étaient  ,en  rapport  d'intérêts  avec 
Cocila,  et  recommandé  d'ailleurs  par  ces  obli- 
geans  pourvoyeurs  de  la  conquête,  se  rendit 
plusieurs  fois  nui  tamment  au  gite  de  la  bayadère, 
situé,  comme  nous  l'avons  dit,  dans  un  faubourg 
écarté,  et  que  les  flammes  de  Rostopchin  n'a- 
vaient pas  atteint. 

Les  visites  du  Français  furent  d'abord  sans  ré- 
sultat. Un  soir  qu'il  avait  été  plus  pressant  : 

—  Écoute,  Léonard,  dit  Cocila,  suis-moi... 
fuyons,  fuyons!...  ne  nous  quittons  plus...  A 
cette  condition  seule  je  reconnaîtrai  que  tu 
m'aimes!... 

Le  Français,  amoureux  fou,  tenait  fort  peu  à 
la  grande  armée,  pourvu  qu'il  fût  heureux  ;  il 
accepta  la  proposition  de  la  bayadère,  il  prit  le 
costume  oriental,  se  teignit  le  visage,  et  dit 
adieu  à  sa  patrie  comme  à  son  épée.  Cocila  ob- 
tint un  sauf-conduit,  par  l'intermédiaire  du 
juif,  par  lequel  on  lui  permettait  de  passer  à 
Pétersbourg  avec  tous  ses  domestiques,  au  nom- 
bre desquels  le  lieutenant  Léonard  était  com- 
pris. Ils  partirent  tous  deux ,  plus  passionnés 
<jue  jamais,  pour  Pétersbourg,  où  Léonard  ré- 
sida près  de  seize  ans  sous  les  vêtemens  orien- 
taux et  avec  le  titre  de  frère  de  Cocila.  La  baya- 
dère exerça  dans  la  capitale  de  toutes  les  Russies 
le  métier  qu'elle  exerçait  dans  Moscou  :  devine- 
resse pour  les  femmes,  enchanteresse  pour  les 
hommes,  se  faisant  payer  fort  cher  par  les  unes, 
n'accordant  rien  aux  autres.  Léonard  lui-même, 
bien  qu'il  fût  récompensé  de  son  dévoùraenl, 
n'avait  aucun  empire  sur  cette  créature  mysté- 
rieuse, dont  l'existence  antérieure  resta,  au  sur- 
plus, toujours  un  secret  impénétrable  pour 
lui.  Durant  celte  longue  vie  en  commun,  la  [pas- 
sion du  Français  ne  se  démentit  pas,  ni  la  beauté 
de  Cocila,  bien  qu'elle  fût  parvenue  à  ti'cnte  ans. 
Vers  l'époque  où  commença  la  guerre  de  la 
Russie  contre  la  Porte,  le  gouvernement  mosco- 
vite donna  l'ordre  à  Léonard  de  rejoindre  les 
armées  concentrées  sur  la  frontière  turque  pour 
y  servir  d'interprète.  Cet  ordre  tomba  comme  un 
coup  de  foudre  sur  les  amoiu's  si  constantes  du 
lieutenant;  mais  il  n'y  avait  pas  moyen  de  dés- 
obéir ,  sous  peine  de  trahir  un  incognito  si 
longtemps  gardé  et  qui  faisait  toute  la  sécurité 
de  leur  liaison. 

La  résolution  de  Cocila  fut  bientôt  prise  :  elle 
prit  des  habits  d'homme,  laissa  à  Pétersbourg 
ses  richesses  et  ses  domestiques,  n'emmena  que 
son  nègre  favori,  et  suivit  Léonard  dans  les  li- 
gnes de  Urahilolf,  au  siège  de  Schumla.  Mais 
dans  une  reconnaissance,  les  deux  amans, 
sélant  trouvés  au  milieu  des  avant-postes  avec 
un  escadron  ,de  lanciers,  furent  enveloppé.s  par 
un  millier  de  spahis  turcs  •  Léonard  expira,  lia- 
clié  de  coups  de  yatagan,  avec  plusieurs  otticiers 
russes  ;  Cocila  fut  sauvée  par  son  noir,  mais  faite 
aussitôt  prisonnière  et  soigneusement  épargnée 
par  les  musulmans,  (lui  la  prenaient  encore 
pour  un  bel  adolescent  à  peine  sorti  de  l'en- 
fance. Hussein  obtint  facilement  que  cette  proie 
lui  fût  cédée,  et  depuis  ce  moment  elle  fait  par- 


tie de  son  harem.  Le  noir  que  vous  avez  vu  est 
le  nègre  qui  a  été  si  romanesquement  fidèle  à  sa 
fortune. 

{Revue  britannique.) 


a'>a2<î>£2ï223  3^  a»»ii,S^3Bïît?  (1). 

'Tel  est  le  titre  d'un  livre  intéressant,  habile- 
ment conduit,  simplement  et  énergiquement 
écrit,  de  M.  Emile  Souvestre.  Ce  roman,  qui  mé- 
rite et  qui  doit  obtenir  les  sympathies  de  toutes 
lésâmes  honnêtes,  est  une  critique  de  l'amour 
de  l'argent,  cette  soif  immorale  qui  veut  s'as- 
souvir à  tout  prix,  même  en  ruinant  l'homme 
probe  et  industrieux  dont  le  travail  est  la  seule 
ressource  et  la  seule  fortune.  —  Dans  le  frag- 
ment que  nous  empruntons  à  cet  ouvrage  émi- 
nemment utile,  nous  voyons  en  présence  les 
deux  personnages  principaux  de  l'action  :  l'in- 
dustriel honnête  homme,  Severin,  le  papetier 
de  la  vallée  de  Penhôat,  en  Bretagne,  et  son  ef- 
fronté concurrent,  Caillot,  le  banquier  parisien, 
qui  à  force  d'or  a  élevé  autel  contre  autel,  a  dé- 
truit le  crédit  de  son  antagoniste,  et  a  fini  par 
l'écraser.  Bonheur,  réputation,  Severin  a  tout 
perdu;  Caillot  a  acheté  des  créances  qui,  non 
payées  à  l'échéance,  doivent  consommer  la  ruine 
du  malheureux  Severin.  C'est  lorsqu'il  a  acquis 
cette  certitude,  que,  pour  en  finir  avec  le  sort, 
Severin  se  résout  à  aller  trouver  son  ennemi.  -- 
Ajoutons,  pour  l'intelligence  complète  de  ce  qui 
va  suivre,  que  le  neveu  de  Caillot,  Elie  de  Beau- 
court,  aime  la  jeune  et  belle  .Vnna,  fille  du  pa-r 
petier  .  Rien  de  gracieux,  de  naif  et  de  suave 
comme  l'amour  de  ces  deux  jeunes  gens,  si  purs 
au  milieu  de  la  corruption  et  des  intrigues  qui 
les  environnent.  Hâtons-nous  aussi  d'avertir  le 
lecteur  que  c'est  à  tort  que  Severin  va  croire  sa 
fille  coupable  :  l'aveu  d'Anna  est  celui  d'une 
passion  cachée  que  sa  candeur  lui  fait  apparaî- 
tre comme  une  faute.) 

Ce  jour-là  même,  Gaillot  donnait  à  diner.  La 
compagnie  était  nombreuse,  les  vins  précieux 
circulaient,  et  la  galté  devenait  plus  bruyante, 
lorsqu'un  bruit  de  voix  qui  se  querellaientse  fit 
entendre,  t  n  valet,  qui  semblait  vouloir  arrêter 
quelqu'un,  entra;  au  même  instant,  Severin  pa- 
rut  sur  le  seuil;  il  était  pâle  et  souillé  de 
boue,  et  la  pluie  ruisselait  de  ses  cheveux  blan- 
chis. 

A  sa  vue,  il  se  fit  un  raouTeraent  parmi  tous 
les  convives.  Caillot,  qui  avait  commencé  une 
dissertation  sur  les  vins  qu'il  faisait  goûter,  s'ar- 
rêta court  et  reposa  son  verre  sur  la  ial)le  en 
pâlissant. 

Tout  entier  à  ses  préoccupations ,  Severin  ne 
remarqua  point  le  trouble  qu'avait  excité  sa  pré- 
sence. H  s'avança  vers  le  banquier,  comme  s'il 
n'eût  aperçu  que  lui. 

—  H  f.tutqueje  vous  parle,  monsieur,  dit-il 
d'un  accent  calme  cl  profond. 

Presqu'au  même  instant,  ses  yeux  tombèrent 

(0  2  vol.  in-S«,  chez  Charpentier,  libraire,  rue  d«i 
Beaui-Arts,  6, 


134  ^ 


sur  les  convives  assis  près  de  Gaillot,  et  il  parut 
remari]Ut'i',  iiour  la  pieiiiit-re  fois ,  que  celui-ci 
n'i'tait  point  seul  ;  il  se  découvrit  alors  lenle- 
nient,  et  laissant  voir  son  front  devenu  chauve 
en  quelques  jours  : 

—  Pardon  !  messieurs,  dit-il,  j'ai  dérangé  vo- 
ire joie. 

—  En  effet,  répondit  le  ban<iuier  (jui  s'était 
déjà  remis,  votre  affaire  n'est  pas,  je  pense,  si 
presst'e  ((u'on  ne  puisse  laremellic,  cl....  si  vous 
voulez  nous  tenir  compaijnie... 

—  J'attendrai  ,  dit  Severin  en  croisant  les 
bras  avec  calme. 

Gaillol  sembla  consulter  du  rci;ar(l  ses  convi- 
ves embarrassés,  but  pour  se  donner  une  con- 
tenance, et  se  décidant  enfin  : 

—  Allons,  dil-il  avec  clfoit....,  puisque  vous 
le  voulez  absolument '...  je  jH-ie  ces  messieurs 
de  m'exeuser... 

11  se  leva  et  passa  avec  le  fabricant  dans  une 
pièce  voisine. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  dit-il  en  montrante 
relui-ci  un  fauteuil. 

Mais  Severin  resta  debout.  Gaillot,  qui  tenait 
à  se  donner  l'air  assuré,  s'assit. 

—  Je  viens  confesser  mon  erreur  et  reeonnat- 
Irevotre  supériorité,  monsieur,  dit  Severin. 

—  Comment?  demanda  le  banquier  avec  éton- 
nement. 

—  J'ai  refusé  de  vous  croire  quand  vous  m'a- 
vez averti  que  l'argent  était  plus  fort  que  l'hom- 
me ;  j'ai  voulu  opposer  mon  intelligence  à  vos 
riehesses ,  ma  science  à  votre  habileté  ;  j'ai 
l)ensé  qu'il  fallait  chercher  le  gain  du  travail 
dans  le  travail  même,  et  que  le  seul  moyen  d'ob- 
tenir le  succès  était  de  le  mériter  !...  J'étais  un 
enfant,  et  ma  ruine  a  puni  ma  crédulité. 

— J'ai  toujours  regretté  que,  dans  le  principe, 
nous  n'ayons  pu  nous  entendre,  dit  M.  Gaillol. 

—  C'est  ma  faute,  monsieur;  j'aurais  dû  com- 
prendre que  nos  industries,  à  nous  autre  gens 
de  peu,  ne  vivaient  que  par  votre  tolérance,  et 
que  le  jour  où  notre  place  vous  faisait  envie  , 
nous  n'avions  qu'à  prendre  nos  enfans  par  la 
nain  et  partir.  Les  conquérans  d'autrefois  ex- 
propriaient le  travailleur  par  le  fer,  vous  l'ex- 
propriez par  l'or.  Le  progrès  est  là.  En  soldant 
au  lieu  de  bravi  un  avoué  subtil ,  vous  pou- 
vez nous  égorger  au  nom  de  la  loi  ,  car  notre 
existence,  notre  repos,  noire  honneur  ,  tout  est 
Il  votre  merci. 

Mais  qu'importe,  après  tout?  ajouta-t-il  en 
voyant  que  Gaillot  ouvrait  la  bouche  pour  ré- 
pondre; ce  qui  est  n'est  mal  que  pour  ceux  qui 
en  souffrent,  et,  comme  parties  intéiessées , 
ceux-là  ne  doivent  point  être  écoutés.  Dans  no- 
tre société  nous  n'avons  le  droit  de  nous  plain- 
dre quede  ce  cpii  ne  nous  blesse  pas;  aussi  n'est- 
ce  point  pour  discuter  la  légitimité  de  ma  ruine 
(jue  je  suis  venu  ,  monsieur,  mais  pour  savoir 
jusqu'où  vous  voulez  qu'elle  aille. 

—  Je  ne  com|irends  pas  bien  comrtient  je  puis 
avoir  une  part  si  importante  dans  vos  affaires. 

—  Oh  !  de  glace,  monsieur,  point  de  détour, 
tlft  Severin  avec  impaiience,  si  ce  n'est  poui' 
nioi,  quecc  soit  [lourvous!  Songez  que  vos  con- 
vives vous  attendent  et  que  chaque  faux-fuyant 
laisse  refroidir  un  plat.  A  i]uoi  bon,  d'ailleurs  , 
cette  dépense  d'habileté  contre  moi  '.'  Ne  m'a- 
yez-vous  pas  les  poings  liés  et  la  gorge  tendue  à 


votre  couteau  ?  A  quoi  vous  servirait  la  ruse  dé- 
sormais ?  et  quel  escompte  vous  rapporterait  le 
plus  adroit  mensonge  ?  Ne  croyez -vous  pas  que 
vous  devez  être  franc,  ne  fût-ce  que  par  écono- 
mie de  temps  ? 

—  Encore  faudrait-il  savoir  ce  que  vous  de- 
mandez ,  dit  sèchement  Gaillot. 

—  A  la  bonne  heure....  Voici,  monsieur.  Vous 
avez  i>our  quatre-vingt-dix  mille  francs  de  bil- 
lets signés  de  moi  ;  en  exigeant  leur  paiement 
aux  échéances,  vous  pouvez  me  forcer  à  déposei- 
mon  bilan.  Je  sais  que  la  fiùllite  d'un  concurrent 
est  chose  heureuse,  c'est  comme  la  mort  d'un 
adversaire  pour  un  duelliste;  c'est,  en  même 
temps,  une  vengeance  et  un  avertissement  ;  puis, 
dans  le  commerce ,  la  honte  des  autres  vous 
tient  lieu  de  bonne  réputation.  Elle  vous  re- 
hausse par  comparaison.  C'est  une  ombre  qui  fait 
ressortir  un  honneur  trop  pâle  peut-être  sans 
cela.  Mais,  dans  celte  circonstance,  je  ne  puis 
faillir  sans  vous  exposer  à  perdre  une  partie  de 
votre  créance;  ce  que  je  veux  donc,  c'est  savoir 
si  vous  tenez  assez  à  l'éclat  de  ma  chute  pour  la 
payer  aussi  cher. 

— J'entends,  dit  Gaillot,  qui  avait  réfléchi  pen- 
dant que  Severin  parlait;  vous  voudriez  faire 
votre  liquidation  à  l'amiable  ,  dans  l'intérêt  de 
votre  réputation  et  de  vos  créanciers,  que  vous 
désirez  payer  intégralement.; 

—  Et  je  le  puis,  monsieur,  en  obtenant  du 
temps. 

—  Je  le  sais.  Vous  avez  pour  soixante  'mille 
francs  de  produits  fabriqués,  trente-cinq  mille 
francs  de  matières  premières,  cinquante-cinq 
mille  francs  de  recouvrement  à  diverses  épo- 
ques ;  total  ,  cent  cinquante  mille  francs.  En 
supposant  que  le  moulin  et  les  terres  représen- 
tent une  somme  égale,  votre  actif  l'emporte  sur 
votre  passif  d'une  vingtaine  de  mille  francs. 

—  Vous  êtes  singulièrement  au  courant  des 
affaires  des  autres,  dit  Severin  stupéfait. 

Gaillot  fit  un  sourire  narquois. 

—  C'est  le  seul  moyen  de  bien  connaître  les 
siennes,  répondit-il. 

—  Alors ,  monsieur ,  vous  voyez  qne  Je  puis 
faire  honneur  à  tous  mes  éngagemens. 

—  En  estimant  les  terres  et  le  moulin  à  cent 
cinquante  mille  francs  !... 

—  On  m'en  a  offert  deux  cent  mille  !... 

—  Avant  mon  établissement,  sans  doute;  niais 
maintenant  ipii  voudrait  acquérir  ?  Prendre  vo- 
tre place  serait  s'exposèi'  au  même  sort  que 
vous  :  car,  moi ,  je  reste  là,  et  les  conditions  de 
la  lutte  ne  changent  point  pour  voire  succes- 
seur. 

—  A'rti'oiTis  que  ses  ressources  ne  soient  égales 
âlix  vôtres,  monsieur. 

— Alors  mon  intérêt  est  de  l'empêcher  de  ve- 
nir. La  difficulté  est  vraiment  là.  Vous  ne  pou- 
vez vous  libérer  (pi'en  vendant  votre  usine,  et 
pour  le  faire  avantageusement,  vous  me  deman- 
dez du  temps.  Mais,  si  l'acheteur  a  peu  d'argent, 
il  ne  se  présentera  point,  parce  qu'il  ne  pourrait 
soutenir  ma  concurrence  ;  s'il  en  a  beaucoup, 
c'est  moi  qui  ne  pourrai  soutenir  la  sienne,  et  je 
dois  l'éloigner.  De  toute  manière  ,  la  vente  est 
donc  impossible  pour  vous  ou  dangereuse  pour 
moi  ;  tandis  que,  si  je  vous  mets  en  faillite  ,  je 
sors  de  suite  de  celle  incertitude,  et  je  vous  force 
à  vendre  immédiatement  au  premier  venu ,  qui 


(  transformera  votre  usine  en  laminoir  ou  en 
moulin  à  farine. 

—  C'est  juste,  dit  Severin  ,  que  le  raisonne- 
ment du  banquier  avait  paru  frapper  ;  je  le  vois 
maintenant,  ce  n'est  |)as  seulement  mon  indus- 
trie que  vous  avez  détruite,  c'est  l'instrument 
que  vous  avez  brisé  dans  mes  mains.  Je  croyais 
n'avoir  perdu  que  la  moisson,  et  vous  me  prou- 
vez {{we,  grâce  à  vous,  le  champ  est  devenu  sté- 
rile. Que  faire  alors,  monsieur,  de  ce  que  vous 
m'avez  laissé  ?  Apprenez-moi,  au  moins,  com- 
ment je  puis  consommer  ma  ruine  sans  nuire  à 
personne.  Il  y  a  tant  de  moyens  de  fausser  sa  pa- 
role, n'en  connaissez-vous  aucun  de  la  tenir  ? 
Puisque,  de  nos  jours,  la  probité  est  plus  dif- 
ficile que  le  vol,  conseillez-moi  ;  mettez  pour 
une  fois  votre  habileté  au  service  d'un  ami 
qui  voudrait  payer  ce  qu'il  doit ,  fallût-il  ven- 
dre son  sang  jusqu'à  la  dernière  goutte. 

—  Le  banquier  laissa  glisser  vers  Severin  un 
regard  sournois  qui  riait  sous  sa  paupière. 

— 11  y  aurait  un  moyen,  dit-il,  mais  vous  avez 
espéré  sans  doute  sauver  quelque  chose  de  ce 
naufrage  ,  et  il  faudrait  vous  dépouiller  com- 
plètement. 

—  Je  suis  prêt ,  monsieur,  dit  le  fabricant  ; 
dites,  dites,  que  je  sorte  seulement  de  cetabime 
d'incertitudes  ;  que  je  puisse  quitter  la  maison 
où  j'ai  été  heureux  trente  années,  le  bissac  de 
mendiant  sur  l'épaule,  mais  la  tête  haute  et  ne 
craignant  la  rencontre  de  personne  :  je  ne  de- 
mande point  autre  chose. 

—  J'achèterai  votre  moulin,  dit  Gaillot  d'un 
ton  indifférent. 

—  Vous  !  s'écria  Severin  en  tressaillant. 

—  Pourquoi  pas  ? 

—  Mais  que  ferez-vous  de  deux  papeteries  ? 

—  Ce  sera  un  acheminement  à  en  avoir  davan- 
tage. J'ai  calculé  qu'aucun  pays  ne  valait  la  Bre- 
tagne pour  cette  fabrication  :  cours  d'eau,  ma- 
tières premières,  économie  de  la  main-d'œuvre, 
commodité  du  transport,  tout  m'y  favorise. Vous 
avez  ici  vingt  papeteries,  mais  qui  manquent  de 
capitaux  ;  avant  deux  ans,  j'aurai  fait  fermer 
celles  que  je  n'aurai  point  achetées. 

—  Ah!  je  comprends,  dit  Severin;  c'est  un 
monopole  qu'il  vous  faut  :  vous  voulez  être  le 
fermier  général  d'une  grande  industrie  !...  Vous 
avez  commencé  par  moi  la  ruine  de  vingt  famil- 
les dont  il  vous  faut  le  pain  pour  faire  vernir 
vos  équipages  ;  les  sacrifices  ne  vous  ont  rien 
coûté,  parce  qu'il  fallait  que  je  servisse  d'cxem- 
pleienécrasant  d'abord  le  plus  forl,vous  avezpen- 
queles  faiblesse  montreraient  moins  rebelles!... 
Mais  que  n'exigez-vous  que  je  publie  moi-même 
ma  ruine  comme  une  leçon  et  un  avertissement, 
monsieur  ?  Que  ne  me  gardez-vous  ici  comme 
ces  rois  vaincus  que  les  anciens  conquérans  con- 
servaient en  cage  pour  effrayer  les  autres  ? 
Voyons  ,  que  demandez-vous  ?  qu'exigez-vous 
de  moi  ?  J'écoule. 

Et  le  fabricant  s'assit  en  croisant  les  bras  sur 
sa  poitrine,  comme  s'il  eût  voulu  y  comprimer 
l'indignation. 

—  Vous  exagérez  tout,  dit  Gaillot  avec  une 
fausse  bonhomie  ;  je  ne  suis  point  si  diable  que 
vous  me  faites. 

—  Vos  conditions,  monsieur  ? 
d'Anna. 

—  Les  voici.  Vous  avez  hâte  d'^ 


H 


135  — 


>fbûsP  eh  bien,  je  vous  propose  de  me  substi- 
tuer en  votre  lieu  et  place,  et  de  me  charger  de 
votre  liquidation,  en  vous  assurant  quittance 
générale  de  vos  créanciers. 

—  En  effet,  dit  Severin  avec  un  sourire  amer , 
vous  pourrez  olilenir  des  transactions  que  je  n'o- 
serais proposer,  des  atcrmoiemcns  qu'on  me  re- 
fuserait ;  l'affaire,  difficile  pour  moi,  peut  être 
profitable  pour  vous  :  je  comprends. 

—  Acceptez-vous? 

—  J'accepte,  monsieur  ;  ensuite? 

—  Je  prendrai  le  moulin  pour  cent  mille 
francs  ,  qui  seront  imputés  en  déduction  de  ma 
créance. 

—Prenez,  monsieur;  il  est  juste  que  le  vaincu 
paie  les  frais  de  la  guerre. 

—  Vous  me  reconnaîtrez  la  propriété  exclu- 
sive des  différentes  machines  de  votre  invention 
qui  s'y  trouvent. 

—  Soit,  dit  Severin,  dont  l'impalience  deve- 
nait visible.  Le  cerf  est  abattu,  il  faut  que  la  cu- 
i'ée  soit  complète.  Après  les  membres,  le  cer- 
veau :  tout  vous  appartient.  Demandez  des  bre- 
vets pour  ce  que  j'ai  inventé;  faites  de  ces  dé- 
couvertes, qui  m'ont  coûté  trente  années  d'étu- 
des ,  les  épingles  d'un  marché;  dtfendez-moi 
même  d'en  essayer  d'autres;  après  l'instru- 
ment, prenez-moi  la  pensée  :  ne  suis-je  pas  dans 
votre  main,  et  ne  vous  ai-je  pas  dit  que  j'étais  à 
votre  merci  ?  Allons,  monsieur,  votre  dernière 
condition  ? 

—  Vous  devez  la  deviner,  dit  Caillot  avec  une 
apparente  simplicité  ;  vous  êtes  un  fabricant 
trop  habile  poUr  (jue  je  ne  craigne  pas  de  votre 
part  une  concurrence  directe  ou  indirecte,  tant 
que  nous  serons  l'un  près  de  l'autre. 

—  Eh  bien  ?  demanda  Severin. 

;  —  Eh  bien...,  ce  que  je  désire  est  sans  doute 
d'accord  avec  Vos  projets... 

—  Enfin  ? 

—  Enfin....,  je  voudrais  que  vous  prissiez 
l'fehgagement  de  (lartir  sur-le-champ. 

Severin  se  leva  d'un  élan. 
.  —  Assez...,  assez... ,  dit-il  d'une  voix  trem- 
blaiite  ;  j'ai  tout  écouté  jusqu'ici  avec  calme,  je 
liiesuis  contenu,  j'ai  écrasé  mon  cœur  sous  mes 
poings  i)our  l'empêcher  de  se  révolter  :  vous 
m'avez  demandé  ma  fortune,  j'ai  donné  ;  mon 
industrie,  j'ai  donné  encore  ;  mes  décou- 
vertes, j'ai  donné  toujours,  et  cela  ne  vous 
iiiffit  pas  !  Maintenant,  vous  osez  me  demander 
ma  liberté,..  ;  vous  ne  voulez  pas  même  me  lais- 
ser ce  qu'on  laisse  au  dernier  mendiant,  le  droit 
de  souffrir  où  il  veut  !  Vous  me  chassez  d'ici  , 
vous  !  vous  qui  êtes  arrivé  d'hier,  qu'on  ne  con- 
hàit  pas  ;  qui  n'avez  fait  jusqu'îi  présent  que  re- 
muer des  pierres ,  abattre  dos  arbres  et  Iniser 
des  êxislcnces;  vous  qui  n"avcz,  dans  ce  coin  de 
terre,  que  de  l'argenl,  quand  moi  j'y  ai  tous  mes 
souvenirs,  quand  j'ai  vu  ceux  que  j'aime  y  naî- 
tre ou  y  mourir!  Ah  !  c'est  trop  ;  faites  valoir 
vos  droits  ,  monsieur  :  vos  poursuites  valent 
mieux  que  vos  faveurs. 

En  parlant  ainsi ,  Severin  s'avançait  vers  la 
porte.  Gaillot  l'arrêta. 

—  Vous  ne  m'avez  point  laissé  achever,  dit-il. 

—  J'en  sais  assez. 

—  J'ai  une  autre  |uoposiliou. 

—  Je  ne  veux  point  la  ronualtrc, 

—  Ecoulez-moi,  vous  dis-j<'. 


—  Kon. 

—  Mais... 

—  Adieu,  monsieur. 

—  A  votre  aise,  s'écria  Gaillot  en  le  laissant 
aller.  Vous  ne  voulez  point  m'entendre  jusqu'au 
bout,  vous  vous  emportez  avant  de  ra'avoir  com- 
ju-is  ;  faites!...  Une  fois  déjà  vous  avez  rejeté 
mes  olfres ,  et  vous  voyez  où  ce  refus  vous  a 
conduit.  Je  pouvais  vous  fournir  un  moyen  de 
vous  tirer  d'affaire,  de  recommencer  votre  for- 
lune...  ;  mais  vous  êtes  le  maître  de  vous  per- 
dre... -.  puissiez-vous  seulement,  monsieur,  ne 
point  vous  repentir  d'avoir  volontairement  con- 
damné votre  fille  à  la  misère. 

Aces  derniers  mots,  prononcés  d'un  accent 
sérieux,  le  fabricant,  qui  allait  sortir,  s'arrêta 
comme  frappé  au  cœur.  Il  est  des  noms  et  des 
souvenirs  (jui,  jetés  au  milieu  des  plus  vives 
colèi  es,  les  éteignent  subitement.  Le  cœur  de 
Severin  était,  d'ailleurs,  pareil  à  une  coupe 
pleine  que  le  moindre  choc  fait  déborder.  Se 
défiant  de  lui-même,  comme  tous  les  malheu- 
reux, les  sentiments  ne  faisaient  que  traverser 
son  unie,  et  n'y  trouvaient  point  d'attaches.  La 
persévérance  n'est  que  la  continuité  de  l'espoir, 
et  l'homme  qui  n'attend  plus  le  succès  flotte  à 
toutes  les  émotions  du  découragement  ou  de  la 
crainte.  En  entendant  le  nom  de  sa  fille,  le  gon- 
fiement  d'indignation  que  la  proposition  du 
banquier  avait  soulevé  chez  lui  retomba,  et  il 
fut  saisi  d'un  attendrissement  si  profond  qu'il 
se  sentit  près  de  pleurer. 

Gaillot  remarqua  cette  émotion. 

—  Allons,  dit-il  en  prenant  Severin  par  la 
main  et  le  ramenant,  point  d'enfantillages  ; 
soyons  calmes  et  entendons  -nous  une  fois. 

—  Ce  que  vous  faites  est  d'un  homme  sans 
cœur,  monsieur,  dit  le  fabricant  les  yeux  baissé'' 
et  d'une  voix  plus  triste  qu'indignée.  Quand  je 
veux  sortir,  vous  me  jetez  le  nom  de  ma  fille 
en  travers  de  cette  porte  ;  après  vous  être  armé 
contre  moi  de  mon  malheur,  vousvous  armez  de 
mes  alîections,  vous  en  faites  un  moyen  de  tran- 
saction ;  vous  me  rappelez  cruellement  le  sort 
qui  menace  une  enfant  que  j'aime,  pour  m'enle- 
vcr  même  le  choix  demes  douleurs  !...  Eh  bien, 
monsieur,  soyez  content;  vous  m'a\ez envié  jus- 
([u'à  la  fierté  du  malheur  ;  vous  aviez  bien 
deviné  qu'au  souvenir  de  ma  fille  je  serais  sans 
force  pour  vous  résis'ter  :  c'était  bien  là  le  joint 
du  cœur. 

Il  y  avait  dans  l'accenl  de  Severin  une  désola- 
tion si  digne  et  une  humilité  si  noble,  que 
Gaillot  en  fut  remué. 

—  Ecoutez-moi,  monsieur  Severin,  dit-il  en 
forçant  le  père  d'.\nna  à  se  rasseoir  ;  sur  l'hon- 
neur, je  veux  vous  adoucir  le  coup  (|ui  vous 
frappe  ,  et  j'en  ai  les  moyens.  La  eoncurreiue 
est  une  guerre  où  l'on  lue  son  adversaire  parce 
qu'il  le  faut,  et  non  parce  qu'on  y  prend  jdaisir. 
Tâchons  de  tomber  d'accord,  el  tout  est  répa- 
rable. 

La  condition  de  (luitlcr  le  pays  vous  a  blessé 
tout  il  1  heure,  mais  liU  ou  tanl  ne  faudra-l-il 
pas  que  vous  vous  y  décidiez  ?  Qui  vous  retien- 
drait ici  désormais  ?  Tout  ce  qui  vous  attachait  à 
Pcnhùat  va  être  perdu  pour  vous  ;  la  vue  même 
de  ce  (pie  vous  avez  aimé  vous  rappellera  perpé- 
tucllemeut  votre  changement  de  position  :  puis 
vous  ne  pouvez  vivre  ici  sans  fortune  cl  sans  iu-  j 


— — — — ^■^■IMLx*»— Bi—^l^ 

dustrie.  Eleverez-vous  une  nouvelle  usine  ?  Ce 
serait  vous  préparer  une  nouvelle  ruine.  D'ail- 
leurs, où  trouver  l'argent  nécessaire  ?  Il  faudra 
donc  que  vous  cherchiez  ailleurs  les  moyens  de 
vivre  avec  votre  fille...  Eh  bien,  je  vous  les  offre, 
moi  I...  Seulement,  je  vous  le  dis  de  suite  et  sans 
détour,  il  y  a  un  sacrifice  à  faire  :  il  faut,  pen- 
dant quelques  années,  quitter  la  France... 
Severin  fit  un  mouvement. 

—  Oh  !  je  sais  que  cette  condition  est  dure,  re- 
prit vivement  le  banquier;  mais  aussi,  songez 
qu'il  n'est  point  question  d'avantages  incertains, 
mais  de  profits  assurés  d'avance.  11  ne  s'agit  pas 
seulement  de  vivre,  mais  d'acquérir  plus  que 
vous  n'avez  perdu ,  et  d'ac(juérir  à  votre  fille  une 
fortune  qui  peut  assurer  son  bonheur. 

—  Et  quelle  est  cette  affaire ,  monsieur  ? 

—  La  direction  d'une  maison  de  consignation 
à  la  Nouvelle-Orléans.  Dix  mille  francs  vous  sont 
assurés  par  les  associés,  outre  une  part  dans  les 
bénéfices.  Je  m'engage  à  vous  prouver  jusqu'à 
l'évidence  que  dix  années  suffisent  pour  rétablir 
convenablement  vos  affaires. 

Pensez-y  donc,  ajoula-t-il  en  voyant  que  Se- 
verin restait  rêveur  ;  je  ne  veux  point  vous  sur- 
prendre :  prenez  (juelques  jours  pour  réfléchir. 

—  iNon ,  dit  le  fabricant  en  se  levant ,  au  point 
où  les  choses  en  sont  venues,  à  quoi  sert  la  ré- 
flesion  ?  c'est  ouvrir  dans  son  âme  un  champ  de 
bataille  sur  lequel  sentiments,  rêves,  pensées,  se 
he\n-tent  inutilement,  et  où  la  nécessité  décide 
seule  en  dernier  ressort.  Que  mon  sort  s'accom- 
plisse!... J'accepte,  monsieur. 

Gaillot  frappa  ses  mains  l'une  contre  l'autre 
avec  une  exclamation  de  joie. 

—  Eh!  allons  donc!  s"écria-t-il,  à  la  bonne 
heure;  dès  demain  nous  signerons  nos  conven- 
tions. 

—  Sur-le-champ,  sur-le-champ,  monsieur, 
répondit  Severin  ,  dans  la  résolution  duquel  il  y 
avait  un  peu  d'égarement;  je  veux  que  tout  se 
termine  à  l'instanl  même. 

—  Soit,  dit  le  banquier;  tout  est  clair  et  facile.' 
J'avais  d'avance  fait  un  brouillon  d'acte;  vous 
allez  voir  s'il  vous  convient. 

11  chercha  dans  un  carton  et  en  tira  un  papier, 
qu'il  lut  à  Severin.  Il  lui  développa  ensuite  l'af- 
faire relative  au  comptoir  de  la  Nouvelle-Or- 
léans, en  lui  présentant  les  pièces  à  l'appui. 

Severin  suivait  tout  avec  cette  perspicacité 
profonde  et  rapide  que  donne  rexallation.  Il  fit 
quelques  observations  qui  frappèrent  Gaillot  par 
leur  portée,  obtint  quelques  modifications,  relui 
les  conventions,  (jui  étaient  vraiment  avanta- 
geuses ,  puis  signa. 

Le  banquier  signa  après  lui. 

Ces  débats  s'étaient  prolongés  outre  mesure  ■ 
Eulalie  fit  prévenir  M.  Gaillot  que  sa  compagnie 
s'iuquiélaii  de  sa  longue  absence. 

—  Adieu,  monsieur,  dit  Severin  en  se  levant; 
dans  huit  jours  je  serai  au  Havre  et  prêt  à  partir. 

Le  fabricant  sortit  de  l'usine  de  M.  Gaillot  dans 
un  état  d'exaltation  difficile  à  exprimer. 

Tant  d'émotions  l'avaient  agité  depuis  quel- 
ques instants,  un  changement  si  prodigieux s'c- 
lait  accompli  dans  sa  <  ie  entre  le  moment  de  son 
entrée  chez  le  banquier  et  celui  de  sa  sorlie  ï 
qu'il  s.ivait  à  peine  si  tout  cela  n'était  point  ua 
rOvo.  Il  se  dirigea  vers  le  moulin,  la  tête  eu  feu 
cl  uu  seulout  point  la  (erre  sous  ks  pieds. 


1  se- 


llais lin  scnliment  dominait  en  lui  tous  les 
autres,  l'impatience  d'instruire  Anna  !  Semblable 
à  un  homme  qu'écrase  un  trop  lourd  fardeau,  il 
ne  i)ensait  tiu'à  se  déiharder  de  cette  confidence. 
Il  eiU  voulu  pouvoir  crier  à  sa  fille,  dans  un  seul 
mot,  tout  ce  (|ui  s'était  passé,  afin  de  n'y  plus  re- 
venir. Devinant  que  cette  nouvelle  serait  pour 
elle  une  vive  douleur,  et  incapable  de  trouver  un 
détour  pour  l'y  i)réparcr,  il  avait  h  la  lui  annon- 
cer la  même  liâle  (|ue  l'on  éprouve  îi  voir  exécu- 
ter sur  quehiu'un  de  cher  une  oi)ération  dange- 
reuse, mais  inévitable.  Il  pensait  d'ailleurs  qu'il 
était  moins  douloureux  au  cœur  de  se  sentir 
écrasé  d'un  seul  coup  que  de  passer  par  toutes 
les  crises  de  l'inquiétude,  et  que  les  malheurs 
étaient ,  dans  la  vie ,  des  médecines  amères  qu'il 
était  sage  de  boire  d'un  trait. 

Lorsqu'il  entra  au  moulin ,  la  vieille  nourrice 
IMarguerile  fut  la  première  qui  l'aperçut. 

—  Où  est  Anna  ?  demanda-t-il  sans  lui  donner 
le  temps  de  rien  dire. 

Marguerite  montra  le  salon  ;  il  y  courut. 

La  jeune  fille  se  détourna  au  bruit  que  fit  la 
porte  en  s'ouvrant,  jeta  un  grand  cri,  et  vint 
tomber  dans  les  bras  de  son  père.  Severin ,  trop 
ému  pour  pouvoir  parler,  la  tint  serrée  contre 
sa  poitrine. 

—  Toi!  toi  de  retour!...  s'écria  la  jeune  fille 
ai)rés  les  premiers  baisers;  et  sans  m'avoir  pré- 
venue, sans  m'avoir  écrit!... 

—  Je  n'en  ai  point  eu  le  temps,  dit  Severin; 
mais  embrasse-moi  encore...,  pauvre  et  aimée 
enfant. 

Elle  fut  frappée  de  l'accent  entrecoupé  de  son 
père,  et  remarqua  ses  traits  altérés. 

—  Que  tu  es  jiftle  !  dit-elle. 

Severin  s'assit  sans  répondre;  Anna  s'appro- 
cha avec  une  sorte  d'effroi. 

—  Mon  pèi'e!  répéta-t-elle  encore. 

Elle  s'arrêta,  et  ses  regards  interrogèrent  Se- 
verin ;  il  l'attira  sur  ses  genoux. 

—  Tu  n'oses  rien  me  demander,  n'est-ce  pas  ? 
dit-il,  et  pourtant...  Tu  as  du  courage...  lu 
m'aimes  bien  ? 

—  Ah!  peux-tu  douter... 

—  ;\on,  je  ne  doute  pas...  ;  mais  écoute-moi... 
et  aie  du  courage... 

11  l'approcha  de  son  cœur. 

—  Je  suis  ruiné  ;  il  ne  me  reste  plus  rien,  en- 
tends-tu bien?  rien  (jue  toi...  Ce  moulin  ne  m'ap- 
partient plus.  Tout  ici  est  vendu  à  d'autres  ;  il 
faut  que  je  cherche  un  nouvel  état  pour  nous 
faire  vivre  :  on  vient  de  m'en  offrir  un...  C'est 
un  emploi  avantageux,  mais  qui  nous  force  à 
aller  bien  loin  d'ici...  à  la  Nouvelle-Orléans. 

—  Dieu  !  s'écria  Anna. 

—  ^ous  partirons  dans  quelques  jours. 

La  jeune  fille  se  dégagea  des  bras  de  son  père. 

—  Dans  quelques  jours  !  c'est  impossible  ! 

—  Il  le  faut,  Anna;  hélas,  il  le  faut! 

—  Mon  père,  sécria-l-elle  en  joignant  les 
mains...  ne  pars  pas...  par  pitié...  Je  ne  puis 
point  partir. 

Le  fabricant  parut  surpris. 

—  Qui  peut  le  retenir  ici  désormais?  deman- 
da-t-il. 

,.       l.lle  se  laissa  glisser  h  terre,  et  cacha  sa  icte 
sur  les  genoux  de  son  père. 

—  Qu'as-tu ,  Anna  ?  s'écria  celui-ci  ému. 
— ;J«  l'aime!...  raurmura-t-elle. 


Severin  pSIit. 

—  Qui  ?...  demanda-t-il  d'une  voix  tremblante; 
Élie? 

La  jeune  fille  se  cacha  davantage. 

—  Oh  !  ce  malheur  nous  manquait...  Mais 
lui... 

—  Il  m'aime  aussi. 

—  11  te  l'a  dit? 

—  Oui,  mon  père...  Il  voulait  me  demander  à 
loi...  puis...  il  est  parti...  sans  m'avertir. 

—  Pauvre  et  crédule  enfant,  dit-il ,  et  tu  n'as 
pas  compris  que  M.  Caillot  avait  effrayé  son  ne- 
veu... qu'Élie  a  voulu  te  fuir...  et  qu'il  ne  re- 
viendra pas? 

Anna  leva  sur  son  père  un  regard  éperdu. 

—  Il  m'a  promis,  dit-elle. 

—  Il  oubliera  sa  promesse. 

—  Que  dis-tu  ?...  mon  Dieu  !...  mais  il  ne  peut 
m'abandonner  maintenant. 

—  Comment? 

—  Je  l'ai  cru,  moi...  S'il  ne  revient  pas... 

—  Eh  bien  ? 

Je  suis  perdue!... 
Severin  se  leva  d'un  bond. 

—  Perdue  !  s'écria-t-il;  cela  ne  peut  être...  Tu 
es  folle...  parle...  explique-loi  ! 

Mais  Anna,  suffoquée  de  sanglots,  ne  pouvait 
répondre. 

—  Perdue  !  répéta  Severin...  Comprends-tu  ce 
que  tu  dis  là,  malheureuse!...  Est-ce  possible  ?... 

La  voix  du  fabricant  avait  pris  un  accent  ter- 
rible ;  la  jeune  fille  ,  à  genoux,  tendit  les  mains 
vers  lui  comme  un  naufragé  qui  s'abîme. 

—  Grâce ,  mon  père  !  balbutia-t-elle. 

—  C'est  donc  vrai  ?  s'écria  Severin. 

Et  il  leva  les  deux  bras  avec  un  geste  fou, 
comme  s'il  eût  voulu  écraser  cette  enfant  abattue 
à  ses  pieds  !  Anna  ferma  les  yeux ,  baissa  la  tête  et 
attendit. 

Mais  il  se  rejeta  tout  à  coup  en  arrière. 

—  Va-t'en  !  dit-il  d'un  accent  étouffé  ,  va-t'en  ! 
Elle  fit  un  effort  pour  se  relever,  et  retomba 

sans  forces. 

Alors  Severin  regarda  autour  de  lui  comme  un 
homme  en  délire,  chercha  la  porte  d'une  main 
tremblante,  l'ouvrit  à  tâtons  et  s'élança  hors  du 
salon. 

Ne  sentant,  dans  le  premier  instant,  que  le 
besoin  d'échapper  aux  tentations  d'une  douleur 
furieuse  qui  l'eût  j)orté  à  quelques  violences,  il 
sortit  du  moulin  comme  un  insensé,  courant  de- 
vant lui  sans  savoir  où  il  allait  et  sans  s'aperce- 
voir de  la  pluie  qui  tombait  à.torrens. 

Cependant  le  premier  transport  s'apaisa  bien- 
tôt. Il  avait,  depuis  quelque  temps,  subi  tant 
d'épreuves,  que  le  malheur  n'excitait  plus  en 
lui  de  longs  étonnemens  :  il  avait  fini  par  s'y 
accoutumer  et  par  ressembler  à  ces  plongeurs 
habiles]  qui,  au  plus  profond  du  gouffre,  gar- 
dent l'instinct  du  salut ,  et  retournent  vite  re- 
prendre haleine  sous  le  ciel. 

Quelque  terrible  que  fût  le  coup  qui  venait  de 
le  frapper,  son  ilésespoir  ne  pouvait  être  de 
longue  durée.  Il  y  avait  en  lui  une  force  native 
développée  par  cette  rude  gymnastique  du  mal- 
heur à  laquelle  il  avait  été  soumis  depuis  quel- 
que temps.  Puis,  au  milieu  du  transport  insensé 
dans  lequel  l'avait  jeté  l'aveu  d'Aiiua ,  la  vague 
pensée  de  la  sauver  avait  surnagé.  Sans  avoir 
pleine  conscience  lui-même  de  cet  instinct,  il  y 


avait  obéi  ;  et ,  lorsque  le  premier  nuage  de  dou- 
leur et  de  colère  fut  tombé  de  dessus  ses  yeux,  il 
se  trouva,  pour  la  seconde  fois,  devant  la  porte 
de  M.  Caillot 

La  fête  venait  de  finir,  et  les  conviés  avaient 
pris  congé  du  banquier.  Les  .salles  étincelaient 
de  bougies,  quelques  bouquets  oubliés  jon- 
chaient les  causeuses ,  et  la  flamme  des  casso- 
lettes s'éteignait  en  répandant  un  dernier  nuage 
parfumé. 

Severin  traversa  d'un  pas  rapide  le  salon  dé- 
sert, alla  droit  au  cabinet  de  M.  Caillot  et  l'ou- 
vrit. 

A  la  vue  du  fabricant ,  celui-ci  fit  un  geste  de 
surprise. 

—  Vous,  à  cette  heure,  mon  voisin ,  dit-il  en 
se  levant. 

—  Il  faut  que  je  vous  parle,  dit  Severin  en  re- 
fermant soigneusement  la  porte  derrière  lui. 

—  Qu'est-ce  donc  ?  Avons-nous  oublié  quel- 
que chose  dans  l'acte  ? 

—  Quelque  chose,  en  effet,  monsieur,  et  de 
plus  grave  que  tout  le  reste. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Le  mariage  de  M.  de  Beaucourt  et  de  ma 
fille. 

Caillot  recula  surpris. 

—  Comment!  balbulia-t-il ;  que  signifie?... 

—  Cela  signifie  que  votre  neveu  est  un  Iftche , 
monsieur,  répondit  Severin  d'une  voix  concen- 
trée ;  que  j'avais  confié  ma  fille  à  son  honneur,  et 
que  ma  fille  est  déshonorée. 

—  Qui  vous  a  dit  ?... 

—  Elle-même,  tout  à  l'heure,  à  genoux  et 
suffoquée  de  larmes!...  J'ai  fui  pour  ne  pas  la 
tuer!...  Et  cependant,  de  quoi  est-elle  coupa- 
ble ,  elle  ?  d'avoir  cru  à  la  parole  de  l'homme 
qu'elle  préférait,  d'avoir  eu  amour  et  pitié  !  car 
qui  ne  connaît  les  moyens  employés  par  ces  in- 
fâmes ?  despromesses,  des  prières,  des  larmes!... 
Comment  de  crédules  enfans  résisteraient-elles? 
Savent-elles  seulement  ce  qu'on  leur  demande  ? 
Quand  elles  le  comprennent,  elles  sont  déjà 
perdues! 

—  Permettez,  permettez,  monsieur  Severin, 
balbutia  Caillot,  qui  cherchait  évidemment, 
sans  le  trouver,  un  moyen  de  sortir  d'embar- 
ras... Certainement  je  prends  part  à  votre  dou- 
leur... Cependant,  je  veux  croire  mon  neveu 
moins  coupable  que  vous  ne  le  supposez. 

—  Il  épousera  ma  fille,  dit  Severin;  il  le  faut, 
monsieur,  il  le  faut. 

—  C'est  ce  dont  j'aime  à  douter,  car  vous  com- 
prenez quelles  difficultés...  Il  y  a  des  conve- 
nances... 

—  Oh!  je  sais...  je  sais,  s'écria  le  fabricant 
avec  impétuosité  :  nous  sommes  trop  pauvres , 
n'est-ce  pas  ?  —  Pauvres ,  en  effet;  car  ce  que 
j'avais  gagné  avec  le  travail  assidu  de  trente  an- 
nées, vous  me  l'avez  ravi  en  quelques  jours! 
Mais,  si  l'indigence  de  ma  fille  la  rendait  indi- 
gne de  M.  de  Beaucourt,  pourquoi  est-il  venu 
vers  elle  ?  Est-ce  nous  qui  l'avons  cherché  ?  Ne 
lui  ai-je  pas  fait  jurer  suy  son  honneur  qu'il  ne 
reverrail  plus  Anna?...  et  il  l'a  revue  pourtant , 
malgré  sa  promesse  et  en  mentant  à  son  hon- 
neur... Ah  !  maudit  soit  le  jour  où  le  hasard  m'a 
fait  rencontrer  cet  homme  !  Ce  jour,  je  me  le 
rappelle  encore,  je  m'en  revenais  joyeux  et  le 
cœur  tranquille;  je  traversais  nos  landes  peu- 


-  m?  — 


ries  en  calculant  nos  espérances;  j'arrivais  près 
de  ma  fille  ,  qui  m'attendait  avec  de  douces  et 
pures  confidences!...  Deux  années  ne  se  sont 
pas  encore  écoulées,  et,  aujourd'hui,  je  suis 
venu  ici ,  à  pied  ,  un  bâton  à  la  main ,  comme 
,un  mendiant;  j'ai  traversé  vos  salons  somp- 
tueux, en  me  demandant  combien  de  mes  sueurs 
avaient  payé  chaque  lumière  et  chaque  parfum; 
j'ai  accepté ,  en  vaincu ,  les  conditions  que  vous 
m'avez  dictées  ;  et  quand,  écrasé  de  tant  de  dou- 
leurs, je  suis  allé  vers  ma  dernière  consolation, 
vers  ma  fille,  je  l'ai  trouvée  déshonorée  ! 

Severin  s'arrêta  ;  l'émotion  étouffait  sa  voix. 

Gaillot  s'agita  sur  son  fauteuil,  et  toussa  plu- 
sieurs fois  pour  ne  pas  perdre  contenance. 

—  i'excuse  ces  reproches,  dit-il;  je  les  con- 
çois..., mais  vous  me  permettrez  de  ne  pas  y 
répontlriC...  Elie  est  absent... 

—  Où  est-il  ?  demanda  brusquement  Severin. 

—  Je  ne  pourrais  le  dire  au  juste...;  mais 
vous  comprenez  que  ceci  le  regarde  plus  que 
moi  ;  que  je  ne  dois  point  prendre  à  sa  place...; 
il  peut  avoir  des  projets...,  des  engagemens. 

—  Des  engagemens  !  s'écria  Severin  en  tres- 
saillant; mais  votre  neveu  est  libre ,  monsieur? 

—  Je  ne  sais ,  répondit  le  banquier  avec  hési- 
tation. 

—  Que  dites-vous?...  Oh!  ce  serait  horrible  ! 
Mais  songez  donc  qu'il  n'a  qu'un  moyen  de  ré- 
parer sa  faute  ;  que  si  ce  moyen  était  impossi- 
ble... Oh!  non,  non;  voire  neveu  est  libre, 
monsieur,  n'est-ce  pas  ?... 

—  11  se  rendait  à  Paris  pour  un  mariage  con- 
«enu  depuis  longtemps...,  dit  Gaillot  d'un  ton 
contraint.  Il  est  arrivé  depuis  plusieurs  jours,  et 
il  doit  être... 

—  Marié  ?  cria  Severin. 

Gaillot  baissa  la  tête  :  il  y  eut  un  moment  de 
silence  terrible;  le  fabricant  s'était  appuyé 
àes  deux  mains  à  un  fauteuil  pour  ne  pas  tom- 
ber. 

—Marié!  répéta-t-il  enfin  d'une  voix  sourde... 
Ainsi.... ,  il  a  déshonoré  celte  enfant  sans  amour, 
par  passe-temps;  la  voilà  perdue  à  jamais!... 
Marié!..  Oh!  malheur  alors!  car,  dans  quel- 
ques jours,  sa  femme  sera  veuve  ou  ma  fille  or- 
pheline. 

Il  fit  un  mouvement  pour  sortir. 

—  Où  allez-voust"  dit  Gaillot,  qui  commen- 
çait à  être  effrayé. 

—  M.  de  Beaucourt  est  toujours  à  Paris  ?  de- 
manda le  fabricant. 

M.  Gaillot  lui  prit  les  mains. 

—  De  grâce ,  écoutez-moi ,  monsieur  Seve- 
rin.., Mon  Dieu,  je  comprends  votre  douleur... , 
je  la  partage...;  mais  elle  vous  aveugle...  Du 
calme,  je  vous  en  conjure...  Voyons...  En  toute 
chose  ,  il  faut  examiner  la  fin.  Pounjuoi  songer 
à  des  violences  qui  ne  peuvent  remédier  à  rien  P 
Vous  connaissez  la  vie,  monsieur  Severin;  vous 
savez  que  le  sage  accepte  les  malheurs  irrépara- 
bles. La  vengeance  est  une  folicde  jeune  iiommr; 
elle  coûte  toujours  plus  .pfcllc  ne  rapporte! 
gue  gagnera  votre  fille  îi  un  scandale  qui  achè- 
vera de  la  perdre  ? 

—  Oh!  pardonnez-moi ,  monsieur,  dit  Seve- 
rin ;  je  sais  qu'on  peut  déshonorer  une  femme 
sans  craindre  la  réprobation;  qu'il  y  ait  des 
cœurs  brisés,  qu'importe  au  monde  i'  Il  raille  la 
victime!  mais  lorsque  le  sang  coule,  les  rires 


s'arrêtent,  et  on  n'insulte  plus  à  une  honte  ca-  . 
chée  derrière  un  cadavre;  l'opinion  fait  justice  I 
quand  on  meurt  en  l'invoquant:  maintenant,  . 
on  peut  applaudir  votre  neveu  d'avoir  désho-  j 
noré  ma  fille  ;  mais,  quand  il  aura  tué  le  père,  il 
sera  infâme. 

—  Qu'y  auri'z-vous  gagné  ? 

—  D'avoir  fuit  mon  devoir,  monsieur;  d'avoir 
vengé  la  famille  outragée  !...  Ah!  puisqu'il  est 
des  crimes  que  la  loi  ni  le  monde  ne  punissent, 
honte  à  (|ul  les  soulFie!  c'est  la  lâcheté  des  vic- 
times qui  fait  la  force  des  scélérats. 

—  Allons,  dit  Gaillot,  qui  comprenait  peu 
les  subtilités  d  honneur  dans  lesquelles  ne  man- 
que jamais  de  nous  jeter  une  grande  passion; 
revenez  à  vous,  votre  tête  s'exalte!...  Qu'avez- 
vous  besoin  de  moyens  extrêmes  pour  étouffer 
cette  affaire?  L'absence  n'est-elle  point  plus 
sûre  que  tout  le  reste  ?  Ce  ([ui  s'est  passé  est  se- 
cret, et  vous  quittez  le  pays  dans  quelques 
jours. 

—  Je  ne  pars  plus,  dit  Severin. 

—  Réfléchissez,  mon  cher  monsieur;  votre 
fille  est  jeune...,  ,vous  pouvez  compromettre 
son  avenir  par  un  éclat...,  tandis  qu'une  fois 
parti... 

—  Je  ne  pars  plus,  vous  dis-je. 

—  Je  conçois,  je  conçois,  dit  Gaillot  d'une 
voix  câline...,  dans  le  premier  instant  on  ne 
songe  qu'à  sa  colère!...  mais  demain  vous  serez 
plus  calme...,  vous  réfléchirez...  Mes  associés 
et  moi  comptons  sur  vous...  Vous  avez  signé 
un  engagement... ,  vous  êtes  trop  galant  homme 
pour  ne  pas  le  remplir. 

—  Que  voulez-vous  dire?  s'écria  Severin  de- 
venu attentif. 

—  11  faut  que  vous  partiez... ,  dit  le  banquier 
avec  une  apparence  de  franchise  amicale;  vous 
vous  y  êtes  obligé...,  et  dans  votre  propre  in- 
térêt... je  l'exigerais.  j 

Le  fabricant  fut  frappé  d'un  trait  de  lumière; 
il  recula,  et  regardant  Gaillot  en  face  : 

—Vous  saviez  tout,  dit-il;  c'est  vous  qui  avez 
fait  partir  M.  de  Beaucourt...  il  n'est  pas  ma- 
rié!... tout  ce  qui  s'est  passé  entre  nous  était 
une  comédie  préparée...  Cet  acte,  ce  dédit... 
oh!  je  comprends  tout  maintenant!  Vous  vou- 
liez m'avoir  en  votre  puissance  pour  me  forcer 
à  ni'éloigner...  Mais cestune  surprise  odieuse!... 
Vous  ne  vous  servirez  pas  de  cet  acte,  mon- 
sieur..., rendez-le-moi... 

Il  fit  un  pas  vers  Gaillot,  et  tendit  la  main 
avec  un  geste  impérieux;  mais  le  banquier  avait 
retrouvé  toute  son  audace,  en  voyant  cpril  n'a- 
vait rien  à  ménager. 

—  Cela  est  impossible,  répondit- il  sèche- 
ment. 

Les  yeux  de  Severin  s'allumèrent. 

—  Monsieur,  dit-il  d'une  voix  conleniie,  mais 
qui  tremblait  de  fureur,  monsieur,  ne  me  pous- 
sez pas  à  bout,  au  nom  du  ciel  !  Depuis  iliu\  an- 
nées, je  n'ai  pas  épromé  une  souffraïuo  >pii  ne 
soit  venue  de  vous  !  Dans  le  monde,  à  mon  usi- 
ne, près  de  mon  foyer,  j'ai  ressenti  partout  vo- 
tre maligne  influence!...  Vous  avez  obsédé  mes 
jours  et  mes  nuits  comme  un  mauvais  génie!... 
Vous  avez  mis  le  feu  à  mou  paradis  terrestre 
vous  m'avez  chassé  de  toutes  mes  joies...,  et 
vous  voulez  encore  me  voler  frauduleusement 
l'honneur!...  Oh!  ne  me  poussez  pas  .^  bout, 


monsieur,  car  vous  ne  savez  pas  quels  rêves 
fous  j'ai  faits  pendant  ces  dernières  heures  de 
désespoir!  Rendez-moi  cet  acte...,  rendez-le- 
moi...,  je  le  veux! 

La  voix  de  Severin  s'était  élevée  à  mesure 
qu'il  pariait  ;  ses  poings  s'étaient  fermés  et  ses 
yeux  étincelaient,  il  s'avança  vers  le  bureau  de 
Gaillot. 

—  Prenez  garde  à  ce  que  vous  allez  faire,  mon- 
sieur, s'écria  celui-ci  en  voulant  lui  barrer  le 
passage. 

—  Cet  acte!  cria  le  fabricant. 

Et  il  l'écarta  avec  violence.  Gaillot  tendit  la 
main  vers  le  cordon  de  la  sonnette,  mais  Se- 
verin la  lui  saisit  et  la  rabattant  avec  emporte- 
ment : 

—  N'appelle  pas,  misérable!  dit-il,  ou  je  ne 
réponds  plus  de  moi. 

Il  y  avait  tant  d'égarement  dans  les  yeux  de 
Severin,  que  Gaillot  en  fut  épouvanté.  Faisant 
un  effort  désespéré,  il  se  dégagea  de  son  étrein- 
te, courut  à  la  fenêtr?  et  rouvrit  en  appelant 
du  secours.  La  pensée  qu'on  allait  venir  et  qu'il 
aurait  la  honte  d'être  arrêté  traversa  l'esprit  de 
Severin  et  le  rendit  fou.  Saisi  dune  inexprima- 
ble rage,  il  se  précipita  vers  Gaillot,  le  prit  à  la 
gorge  et  le  renversa  sur  le  balcon!...  Dans  ce 
moment,  ses  regards  tombèrent  sur  le  gouffre 
obscur  ouvert  au  dessous  ;  les  immenses  roues 
de  la  papeterie  y  tournaient  avec  un  mugisse- 
ment monotone  et  puissant;  le  père  d'Anna  eut 
un  vertige  !...  Ses  mains  se  crispèrent,  la  balus- 
trade fléchit  sous  les  pas  du  banquier  rejeté  en 
arrière;  elle  allait  céder,  lorsqu'un  cri  àlasicu- 
sùi  partit  du  dehors. 

Ce  cri  terrible  rappela  Severin  à  lui-même  ; 
ses  bras  se  détendirent.  11  regarda  autour  de  lui 
comme  un  homme  qui  sort  d'un  rêve  horrible, 
et  portant  les  deux  mains  à  son  front  avec  un 
gémissement  de  douleur  et  de  honte,  il  s'élança 
hors  du  cabinet  de  M.  Gaillot. 

Emile  Souvestrk. 


ôatiitf-iJlaiif-îirs-JHfuiti. 


André  Orcagna  (1)  fut  non  seulement  un  des 
premiers  peintres  de  son  pays  et  de  son  temps, 
mais,  en  quelque  sorte,  un  des  créaleurs  delà 
peinture  en  lialie  ;  on  pourrait  même  dire  qu'il 
le  fut  aussi  de  la  sculpture  et  de  l'architecture; 
car  il  acheva,  avec  Giotto,  Gaddi  et  Brunelsco, 
cette  merveilleuse  basilique  de  Florence,  qui  fai- 
sait dire  à  Michel-Auje  ;  l'otcri  egli  imilare 
appcme.iioit  .mpcrare  con  tarie. 

Orcagna  se  livrait  surtout  ;i  la  sculpture  en 
bois,  qu'il  avait  perfectionnée  en  y  joignant  la 
couleur,  ce  «pii  lui  mérita,  de  la  part  de  ses 
contemporains,  le  nom  de  maître  île  la  .«culpiure 
pcinle.  Le  plvis  précieux  chef-d'œuvre  de  ce 
genre,  enfanté  par  son  ci.-;eau  et  son  pinceau 
réunis,  fut  une  statue  lie  la  Vierge,  qu'il  fit  en 
1357,  pour  le  chœur  de  la  basilique  dont  nous 
avons  parlé,  et  qui  s'est  malheureusement  per- 
due le  jour  même  de  son  iunuguralion. 

Les  biographes  cl  les  chroniqueurs  expliquent 
cet  événement  de  diverses  manières;  les  unsl'at- 

(1)  N*  â  Florence  en  1320,  mort  en  1JS9  (École 
flore  Dilue). 


—  138  — 


Il  il)utiU  à  un  luiraile  ilu  titi,  (jui  sciait  toulà  la 
gloire  (lu  talent  il'Orcajjna,  les  autres  à  une 
aventure  jjalante,  qui  fait  le  plus  grand  honneur 
à  son  caractère.  Ouoi(jup  la  première  version 
soil  plus  poéliiiue  peut-être,  et  assez  en  rapport 
avec  l'esprit  île  répo<iue,nous  croyons  avou'deux 
excelleiitis  raisons  pour  préférer  la  seconde  : 
dabord,  elle  a  l'avantage  de  se  concilier  avec 
l'autre,  tout  en  la  réduisant  aux  termes  de  la 
vraisemblance;  ensuite  elle  s'accorde  parfaite- 
ment avec  les  mœurs  florentines,  au  temps  des 
Médicis. 

Il  y  avait  près  d'un  mois  (]u"André  Orcagna 
lravaill:iit .':  sa  statue,  qu'on  avait  apjielée  tl'a- 
vance  Sainte-.Marie-des-1'leurs,  du  nom  de  l'é- 
{jlisc  dont  elle  devaitétre  leprincipal ornement. 
Enfermé,  du  malin  au  soir,  dans  le  magnifique 
atelier  (jue  le  comte  Calfart-Ui  lui  avait  élevé  près 
de  son  palais,  l'artiste  s'était  engagé  à  livrer  son 
u'uvre  pour  la  veille  de  l'Assomption,  à  la  con- 
dition expresse,  toutefois,  que  personne  necon- 
naitrait  avant  ce  jour  la  composition  de  son  su- 
jet, et  que  lui  seul  découvrirait  sa  Vierge  au  j)U- 
blic,  sur  le  piédestal  même  qui  l'attendait,  au 
fond  du  cijœur  de  Sauta -Maria. 

Dans  une  ville  aussi  occupée  d'art  que  Flo- 
rence, ce  mystère  avait  donné  lieu  à  mille  con- 
jectures. Pendant  que  les  membres  de  la  com- 
mission ducale  et  les  esprits  forts  de  là  noblesse 
ouvraient  des  opinions  et  des  paris  sur  la  ques- 
tion de  savoir  si  la  statue  serait  assise  ou  debout, 
velue  de  l)leu  ou  de  rouge,avecou  sans&a/«6<//o, 
/etc.,  les  superstitieux  et  les  gens  du  peuple  al- 
laient plus  loin  dans  le  champ  de  l'imagination, 
et  voulaient  absolument  trouver  quelijne  chose 
d'étrange  sous  une  exigence  d'artiste  aussi  na- 
turelle ([Uordinaire.  De  l'étrange  au  merveil- 
ieux,  il  n'y  a  qu'un  pas  fort  glissant.  Ce  pas  fut 
franchi,  (•uivant  l'usage,  par  les  esprits  les  plus  ! 
trédules,  à  la  suite  des  plus  téméraires  ;  et,  en- 
tre autres  interprétations,  également  inviaisem- 
l)lables,  voici  le  bruit  miraculeux  qui  finit  par 
s'accréditer  dans  ilorence. 

La  mère  de  Dieu,  disait-on,  invoquée  par  le 

sculpteui  ch;.rgé  de  faire  son  image,  lui  était  ap- 
parue dans  son  atelier,  telle  iiu'elie  voulait  être 
représentée  aux  hommts. 

.adoptée  avec  ardeur  et  commentée  parchacun 
celle  histoire  prit  en  (leii  de  jours  des  dévelop- 
pemeos  incroyables.  Au  lieu  d'une  apparition, 
-  ■  V  en  avait  eu  deux;  puis  bientôt  le  prodige 
',,',     t.  renouvelé  à  plusieurs  reprises,  puis  en- 

fia 

toutes  les  ... 

ville  dormait  -''^."»  ^  "'"l^'-^''  '1"*^  f  verge  Mane 


•1    .  «commençait  tous  les  jours,  ou  plutôt 
1  \   -«uits;  car  c'était  la  nuit,  tandis  que  la 


descendait  du  ca 


gna. 


•"lau  milieu  de  l'atelier  d'Orca- 


Des  lé-ions  d'o'Uues  venaient  ensuite,  sou- 
tènànl  le  nuage  qui  po."lait  leur  souveraine  Elle 
mettait  pied  à  terre,  au  m'I'eu  d  une  gloire 
rayonnante,  enbauiuait,  en  passant,  tout  le  pa- 
lais Calfarelli,  el  entrait  à  la  dérobée  dans  Iha- 
bilalion  du  statuaire.  Il  y  avait  des  gens  qui 
assuraient  l'avoir  entrevue.  Elle  avait  glissé  près 
deux  comme  une  ombre  voilée,  el  ils  avaient  pu 
respirer  ses  célesles  parfums.  Ln  page  des  Calfa- 
relli  mil  un  malin  le  quartier  en  rumeur,  en 
montrant  un  lis  qu'il  avait  trouvé  à  la  porte  du 
peintre,  tout  humide  encore  de  la  rosée  du  ma- 
tin.... Cette  fleur  tut  reconnue  par  des  experls 
pour  n'avoir  rien  de  lerrestre  :  elle  venait  donc 


en  droite  ligne  de  quelque  jardin  du  paradis,  et 
c'était  la  reine  des  anges  qui  l'avait  laissé  choir 
par  mégarde.  Une  autre  preuve,  au  reste,  (juil 
se  passait  chez  l'artiste  des  choses  surnalurelles, 
c'était  l'excessive  lumière  qui  éclairait  son  ate- 
lier depuis  le  soir  jusqu'à  l'aurore,  et  en  faisait 
une  sorte  de  phare  éclatant  au  milieu  des  som- 
bres monumens  d'alentour. 

Sans  a|>puyer  ni  démentir  ces  bruits,  Orcagna 
se  contentait  de  sourire  lorsqu'on  lui  parlait  de 
son  divin  modèle,  et,  si  quelques  uns  s'expli- 
quaient défavorablement  ce  silence,  par  l'a- 
monr-propre  obligé  du  sculpteur,  le  plus  grand 
nombre,  au  contraire,  y  voyaitune  confirmation 
du  miracle. 

Le  fait  est  que  la  croyance  populaire  n'était 
pas  dénuée  de  tout  fondement.  Etre  réel  ou  fan- 
lastiqiic,  habitant  du  ciel  ou  de  la  terre,  (jnel- 
(ju'un  s'introduisait  véritablement  chez  Orcagna 
à  l'heure  où  on  le  supposait  visité  par  la  Vierge, 
et  ceux-là  ne  s'étaient  pas  trompés  tout  à  fait, 
qui  disaient  avoir  vu  une  ombre  mystérieuse  se 
glisser  à  la  faveur  des  ténèbres,  le  long  du  palais 
Calfarelli.  Tous  les  soirs,  en  effet,  ou  presque 
tous  les  soirs,  celte  ombre  apparaissait  dans  un 
angle  de  l'édifice,  prenait  sa  route  vers  le  même 
point  sous  les  blanches  colonnades  des  péristy- 
les,et,  arrivée  à  l'extrémité  de  l'aile,  devant  l'a- 
telier du  statuaire,  disparaissait  subitement 
par  une  porte  dérobée.  Quiconque  l'etit  obser- 
vée de  près,  dans  celte  furtive  expédition,  eût 
reconnu  une  femme,  voilée  des  pieds  à  la  tête, 
et  eût  pu  s'étonner  de  la  rencontrer  en  un  tel 
lieu,  à  la  première  inspection  de  ses  modestes 
vèleinns;  mais  sous  les  plis  vulgaires  d'une 
mante  empruntée,  un  examen  plus  altetitif  eût 
fait  deviner  bientôt  une  main  blanche  et  délicate, 
un  pied  d'une  finesse  extrême,  une  taille  rem- 
plie d'élégance  et  de  grandeur,  et  une  démar- 
che, surtout,  particulièrement  aristocratique. 

C'est  que  la  personne  qui  visitait  ainsi  Orca- 
gna n'était  rien  moins  (ju'une  des  plus  puissan- 
tes et  des  plus  belles  dames  de  Florence,  la  com- 
tesse Antonia  d'Orso,  fille  Unique  de  l'alné  des 
Caffarelli  et  veuve  d'Andréa  d'Orso,  premier 
chambellan  du  duc  de  Médicis.  Dans  ce  vérita- 
ble âge  d'or  de  l'arl  et  de  la  galanterie,  où  tout 
ce  (jui  était  grand  s'i'ssociait  à  tout  ce  qui  était 
beau,  où  le  peintre  et  le  sculpteur  marchaient 
de  pair  avec  les  princes,  André  Orcagna  avait 
été  reçu  chez  la  comtesse  d'Orso,  au  milieu  de 
ce  que  la  Toscane  possédait  de  plus  illustre. 
Homme  de  génie  et  brillant  cavalier,  ces  deux 
titres  avaient  suffi  au  statuaire  pour  le  faire  re- 
marquer d'abord  de  la  noble  dame.  Bientôt  son 
amour  avait  mérité  une  attention  plus  sérieuse. 
Elle  l'avait  écouté  avec  une  secrète  complaisan- 
ce ;  et,  comme  sa  parole  partageait  le  pouvoir 
de  son  pinceau,  elle  lui  avait  insensiblement  ou- 
vert son  cœur,  pour  ne  lui  avoir  pas  tout  de 
suite  fermé  son  oreille. 

Etre  aimée  en  secret  du  premier  artiste  de 
Florence  !  avoirpersonnifié  labeauté  idéalepour 
l'esprit  qui  en  avait  l'intelligence  la  plus  exquise  ! 
cela  valait  certes  la  peine  de  réaliser  aussi  la 
passion  rêvée  pour  le  cœur  qui  devait  la  sentir 
mieux  que  tout  autre  ;  et  c'étaient  là  une  gloire 
et  un  bonheur  qui  ne  i)ouvaient  pas  se  rencon- 
trer deux  fois  dans  la  vie. 

Digne  de  ce  bonheur  et  ambitieuse  de  cette 


gloire,  la  fille  des  Caffarelli  avait  donc  aimé  Or_ 
cagna;  elle  l'avait  aimé  comme  il  l'aimait  lui- 
même,  sans  autre  concession  que  le  mystère 
aux  préjugés  qui  les  séparaient.  Elle  avait  juré 
d'être  à  lui  devant  Dieu,  ne  pouvant  lui  apparte- 
nir devant  les  hommes.  Elle  était  allée  seule  chez 
lui,  à  défaut  de  le  recevoir  seul  chez  elle  ;  et  elle 
avait  été  fière  et  contente  d'inspirer  son  génie, 
en  posant  devant  son  ciseau  pour  Sainte-Marie- 
des-Fleurs. 

C'est  ce  qu'elle  allait  faire  tous  les  soirs  sons 
le  déguisement  qu'on  a  vu,  et  voilà  pourquoi, 
chaque  nuit  le  sculpteur  travaillait  aux  lumières. 

Ces  mystérieuses  relations  se  continuèrent 
heureusement  jusqu'au  terme  solennel  qui  de- 
vait les  interrompre.  Le  matin  même  de  la  veille 
de  l'Assomption,  la  commission  ducale  fit  de  • 
mandera  Orcagna  si  la  statue  était  achevée.  Soil 
<pie  l'amant  voulût  prolonger  son  bonheur,  soit 
que  l'artiste  eût  à  retoucher  son  œuvre,  Orca- 
gna répondit  qu'il  était  prêt  à  tenir  son  engage- 
ment, mais  que  la  commission  l'obligerait  beau- 
coup en  lui  accordant  un  sursis  de  vingt-quaire 
heures.  On  accéda  officieusement  à  cette  demande 
sans  consiilttr  l'impatience  publique,  et  il  fut 
décidé  que  la  statue  serait  inaugurée  le  jour 
même  de  l'Assomption. 

Le  sculptiur  et  la  comtesse  ne  mantiiièreni 
pas  de  profiler  de  ce  délai.  Antonia,  cette  fois, 
trouva  moyen  d'aller  à  l'atelier  beaucoup  plus 
tôt  que  de  coutume.  Sept  heures  n'étaient  pas 
sonnées,  et  il  faisait  encore  grand  jour  lorsqu'elle 
se  présenta  à  la  petite  porte  secrète.  Elle  était 
mieux  cachée  que  jamais  sous  son  déguisement 
ordinaire,  et  Orcagna  lui-même  hésitait  à  la 
reconnaître... 

—  C'isl  moi  déjà,  lui  dit-elle  de  sa  voix  la 
plus  douce.  V^ous  désiriez  donner,  à  la  lumière 
du  soleil,  le  dernier  coup  de  pinceau  à  Sainte- 
Marie-des-Fleurs;  prenez  votre  palette,  siguor, 
voici  votre  modèle  ! 

Et,  jetant  loin  d'elle  sa  mante  avec  une  tendre 
coquelterie,  elle  montra  en  effet  au  statuaire 
une  si  brillante  réalisation  de  sa  pensée, qu'il  ne 
put  que  pousser  un  cri  d'amour  et  d'admiration 
tout  ensemble. 

—  Je  vous  salue,  Marie  !  dit-il  en  tombant  à 
deux  genoux,  dans  une  sorte  d'extase  qui  absor- 
bait l'amant,  le  chrétien  et  l'artiste;  jevous salue, 
Marie  ;  vous  êtes  pleine  de  grâces  ;  vous  êtes  bé- 
nie entre  toutes  les  femmes!... 

Simple  comme  son  époque  et  na'if  comme  sa 
foi,  Orcagna  avait  voulu  faire,  à  la  lettre,  une 
Sainte-Marie-des-Fleurs.  11  avait  donc  orné  el, 
pour  ainsi  dire,  habillé  sa  statue  de  toutes  les 
fleurs  que  la  nature  lui  avait  offertes.  Il  lui  en 
avait  nus  dans  les  mains  et  sur  les  cheveux  :  il 
en  avait  semé  sous  ses  pieds  et  sur  sa  robe;  il 
lui  en  avait  fait  une  ceinture  et  une  écharpe,  un 
bouquet  et  une  guirlande,  un  collier  et  un  dia- 
dème. Peu  lui  importait  que  son  travail  fût  cen- 
tuplé par  cette  multiplicité  de  détails,  pourvu 
que  son  œuvre  fût  complète,  que  sa  pieuse  fan- 
taisie trouvât  une  forme!...  Les  nuits  ne  sup- 
pléaient-elles pas,  d'ailleurs,  à  l'insuffisance  des 
jours,  et  le  modèle  adoré  n'était-il  pas  là  tous  les 
soirs  ? 

Or,  après  avoir  posé  successivement  pour  cha- 
que partie  de  la  statue,  la  comtesse  avait  résolu, 
ce  jour-là  de  poser  pour  la  statueentière.RéuniS". 


r 


—  139  — 


saut  donc  avec  une  amoureuse  patience  toutes 
les  plus  belles  Heurs  choisies  pai- Orcayna,  elle 
avait  passé  la  journée  à  s'en  former  une  parure, 
et  elle  s'était  faite  si  seml>lable  S  la  Vierge  du  sta- 
tuaire, que  ce  dernier,  en  la  voyijnt  apparaître 
ainsi,  crut  que  son  propre  ouvrage  venait  de  s'a- 
nimer à  ses  yeux. 

—  Allons,  niaitre,  dit  Antonia,  en  lui  tendant 
la  main,  relevez-vous,  et  ne  perdons  pas  une 
minute. 

Orcagna  obéit  àcetle  voix  toute  puissante,  prit 
une  couronne  de  marguerites  qu'il  avait  cueil- 
lies le  jour  même,  la  posa  doucement  sur  les 
cheveux  de  la  jeune  femme,  yajoutala!;uirlande 
de  roses  qui  servait  d'écharpe  à  sa  Vierge;  puis, 
prenant  son  pinceau  et  se  mettant  à  l'ouvrage, 
Commença  celte  séance  qni  devait  compléter  son 
chef-d'œuvre,  en  achevant  d'élever  la  copie  à  la 
hauteur  du  modèle. 

Tendant  prés  de  deux  heures,  il  travailla  sans 
reiftche.  Des  couleurs  plus  vives  animèrent  le 
bois  insensible.  La  lîgure  devint  plus  belle  et 
son  sourire  plus  céleste;  l'ombre  et  la  lumière 
se  jouèrent  mieux  dans  les  draperies;  les  fleurs 
surtout  s'épanouirent  plus  fraichemenl.  Toute 
la  statue  enlin  respira  davantage. 

—  Assez!  mail re,  assez  !  s'écria  tout  à  coup 
Ii:  comtesse  en  coirrant  à  l'artiste.  Votre  œuvre 
est  parfaite  et  il  n'y  faut  plus  mettre  la  main. 

—  Elle  est  pourtant  moins  belle  que  vous  en- 
core, Antouia! 

—  Elle  est  divine,  vous  dis-je,  et  Marie  sera 
jalouse  de  ceux  qui  l'adoreront.  Oubliez-la  donc, 
Orcagna,  poursuivit-elle  en  entraînant  le  sculp- 
teur, et  ne  pensez  plus  qu'à  moi  désormais;  soyez 
â  moi  seule,  ù  mon  tour  ! 

Tandis  qu'elle  parlait  ainsi,  un  changement 
."Singulier  s'opérait  dans  sa  personne.  A  la  joie 
pure  et  assurée  qni  avait  animé  jus(|ue  alors  son 
Visage  succédait  rapidement  une  préoccupation 
mélancolique. 

—  Qu'avez-vous,  ùrae  de  ma  vie  ?  demanda  le 
statuaire  étonné. 

—  Orcagna,  répondit-elle  en  se  laissant  lom- 
Iier  près  de  lui  sur  des  coussins  de  velours,  de  ■ 
puis  trois  semaines  que  je  viens  ici  presque  Ions 
les  soirs,  jusqu'à  ce  dernier  moment  où  m'y 
voici  encore,  je  vous  ai  toujours  semblé  satisfaite 
et  tramiuille.  Pour  donner  le  bonheur  à  votre 
amour  et  l'inspiration  à  votre  génie,  il  fallait  bien 
que  mon  front  fût  calme  et  ma  bouche  souriante. 
Mais  aujourd'hui  que  votre  génie  et  votre  amour 
n'ont  plus  rien  à  me  demander,  je  dois  être  sin- 
cère enfin,  et  je  peux  vous  confier  ma  peine. 

—  Que  voulez-vous  dire,  juste  ciel  !  Parlez  ! 
parlez  vite! 

—  Vous  me  voyez  pour  la  dernière  fois,  Orca- 
gna. La  comtesse  d'Orso  va  vous  quitter  avec 
Sainte -Miuie-des-Fleurs. 

—Me  quitter,  Antonia  !  oh  !  c'est  impossible... 
.,;, . — C'est  décidé  par  ma  fainlle,  el  nous  n'y  pou- 
.yons  rien  tous  deux.  Le  marquis  de  liuondcl- 
.  çionte,  ambassadeur  du  prince  de  Lucques,  est 
.  ici  depuis  trois  jours  pour  ra'éponscr  au  nom  de 
.  son  maître,  Dcinaiii  matin  je  serai   princesse  de 

Luc(jucs,  et  demain  soir  je  ne  serai  plus  à  l'Io- 
.  renée... 
j,  i  —  Plus  à  Florence!  soupira  le  sculpteur  avec 

)a  voix  d'un  mourant  qui  fait  sesadiexxà  la  vie. 


Hélas!  hélas !ajouta-t  il  douloureusement;  mon 
bonheur  aura  donc  été  un  beau  rêve... 

—  Comme  le  mien,  Orcagna,  et  c'est  demain 
ipie  nous  nous  réveillons  ensemble.  Mais  le  re- 
gret même  de  ce  rêve  sera  encore  le  plus  pré- 
cieux de  nos  souvenirs.  Soleil  disparu  sous  l'ho- 
rizon de  notre  passé,  il  dorera  notre  avenir  de 
ses  reflets  éternels.  Mon  cœur  vivra  de  voire  pen- 
sée, et  le  vôtre  de  la  mienne.  Nous  n'aurons  plus 
pour  être  heureux  (junne  image  insaisissable, 
mais  celle  image  vaudra  mieux  que  toutes  les 
réalités  du  monde  ! 

—  Oui,  dit  le  statuaire,  en  prenant  les  deu.x 
mains  d'Antonia  pour  la  contempler  à  loisir  ; 
oui,  ton  image  et  ta  pensée  seront  désormais 
toute  mon  existence!  Ange  aux  ailes  invisibles, 
descendu  pour  moi  seul  sur  la  terre,  idole  chère 
et  sacrée,  que  les  hommes  ont  prise  pour  la  reine 
du  ciel,  oui,  tu  habiteras  mon  âme  jusqu'à  ce 
qu'elle  aille  se  rejoindre  à  la  tienne;  oui,  tu  in- 
spireras mon  pinceau,  jusqu'à  ce  que  la  mort 
le  bi-ise  entre  mes  doigts. 

—  Et,  comme  à  vos  travaux,  mon  maître,  je 
me  mêlerai  à  votre  gloire;  et  quand  l'appaiilion 
d'un  nouveau  chef-d'œuvre  fera  retentir  votre 
nom  jusqu'à  moi,  je  prendrai  ma  part  secrète 
dans  l'admiration  de  toute  l'Italie. 

Orcagna  sourit  avec  tristesse,  et  tourna  vers  sa 
Vierge  un  regard  découragé. 

—  L'admiration  de  toute  l'Italie  !  soupira-t- 
il  amèrement,  mais  comment  la  méiiler encore, 
après  cette  œuvre  accomplie  sous  vos  yeux? 
Comment  imiter  loin  de  vous  ce  que  voire  pré- 
sence a  rendu  inimitable;  comment  rester  à  la 
hauteur  de  votre  amant,  n'étant  plus  que  votre 
peintre  et  votre  sculpteur  "^  Non,  Antonia,  non. 
Voici  ce  (|ui  arrivera,  au  contraire.  Avant  vous, 
je  n'avais  que  du  talent,  je  n'aurai  tpie  du  ta- 
lent après  vous.  Mais  avec  toi,  un  jour,  j'aurai 
eu  du  génie,  j'aurai  fait  une  merveille  (car  celle 

tatuc  en  est  une).  Etc'est  toi  qui  auras  été  toute 
ma  gloire,  comm*  tu  auras  été  tout  mon  amour! 

Pendant  que  le  peintre  et  la  jeune  l'emme  pro- 
longeaient ainsi  leurs  adieux,  le  soleil  couchant 
avaitjeté  ses  derniers  rayons  dans  l'atelier,  et  la 
nuit  tombait  insensiblement  sur  le  palais  Cdlîa- 
relli. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  la  comtesse  re- 
mettait sa  mante  pour  se  retirer,  Orcagna  tres- 
saillitde  surprise  en  eutendaut  frappera  sa  porte. 
Il  avait  donné  une  consigne  si  sévère  à  ses  élèves 
et  à  ses  serviteurs,  i|u'il  lui  fut  impossible  «l'ima- 
giner qui  pouvait  venir  à  une  heure  pareille.  Il 
courut  à  la  porte  dérobée  pour  assurer  la  fuite 
d'Antonia,  mais  ciuel  fut  sou  élonnemeut  de  la 
trouver  gardée  à  vue,  et  de  voir  une  foule  de 
jeunes  seigneurs  répandus  dans  la  cour  dupa- 
lais. 

—  Malheureuse  !  je  suis  perdue  !  s'écria  la 
comtesse  avec  elfroi.  Quel. pi'un  m'aura  épiée, 
et  l'on  va  me  sur|)rendre  ici  !... 

—  Ne  craigne/  rien,  réiiondii  Orcagna.  dissi- 
mulant mal  sa  propre  inquiétude,  et  permettez- 
moi  d'abord  de  vous  quitter  un  instant,  pour 
aller  savoir  ce  qu'on  vient  l'aire  chez  moi. 

11  enlerm a  la  dame  dans  l'alclier  el  alla  ouvrir 
à  celui  qui  frappait.  Mais  avant  de  montrer  aux 
lecteurs  ce  nouveau  persoiuiage,  nous  leur  de- 
vons des  explications  sur  les  causes  de  son  arri- 
vée. 


Lorsque  la  comtesse  d'Orso  avait  quitté  le  pa- 
lais Caffarelli  pour  se  rendre  à  l'habitation  d'Or- 
cagna,  le  comte  de  Cimarello,  président  de  la 
commission  ducale, en  était  sorti  en  même  temps, 
prenant  le  chemin  de  l'hôtel  où  demeurait  1  en- 
voyé du  prince  de  Lucques.  U  avait  cru  entrevoir 
la  ligure  de  la  jeune  femme,  dans  un  moment 
où  elle  oubliait  de  la  cacher, el  fort  intrigué  d'un 
soupçon  (pi'il  avait  voulu  changer  en  certitude, 
il  l'avait  suivie  de  loin  jusqn'au  détour  de  l'édi- 
fice. Là,  sans  i|u'il  fût  parvenu  à  revoir  son  vi- 
sage, il  lui  avait  semblé  ipielle  entrait  chez  Or- 
cagna, et,  plaçant  (juclqu'un  en  embusca.le 
pour  la  gueller  si  elle  sortait,  il  avait  couru  con- 
ter son  aventure  au  marquis  de  buondelmonle. 

—  Je  ne  saurais  jurer  que  c'est  la  comtesse 
avait-il  dit  malicieusement;  mais  je  le  gagerais 
assez  volontiers. 

—  Eh  bien,  avait  répondu  le  marquis,  je  tiens 
la  gageure.  Si  je  gagne,  je  sauverai  la  réputation 
d'une  femme  d  honneur  ;  si  je  perds  j'épargnerai 
à  mon  prince  une  alliance  indigne  de  lui. 

Là-dessus,  uncon.seil  déjeunes seignrursavalt 
été  assemblé,  et  on  avait  cherché  des  inspirations 
dans  des  llacons  de  vin  de  Syracuse.  Les  inspi- 
ralions  s'étaient  fait  attendre,  et  le  temps  com- 
mençait à  s'écouler  avec  la  précieuse  lii)ueur, 
lorsqu'un  incident  inattendu  était  venu  au  se- 
cours des  délibérans.  Une  députation  du  clergé 
deSattta-AJaria  s'était  présentée  au  comte  de 
Cimarello,  réclamant  la  statue  d'Orcagtia,  pour 
l'inaugurer  à  la  cérémonie  du  soir,  et  déclarant 
ne  pouvoir  admettre  le  délai  arbitraire  accordé 
par  la  commission. 

L'occasion  était  faite  exprès  pour  Surprendre 
la  comtesse  chez  le  sculpteur.  A  l'instant  même 
les  ordres  sont  donnés  en  conséquence.  Artistes 
et  seigneurs,  peuple  et  clergé,  tout  le  monde  est 
prévenu,  excepté  Orcagna  :  et,  pendant  que  les 
complices  de  la  gageure  cernent  l'atelier,  comme 
on  a  vu,  le  comte  de  Cimarello  s'avance  ,  à  la 
tête  de  la  commission,  suivi  processionnelleaient 
du  clergé  de  Sanla-Maria  ,  et  d'un  coiifours  de 
peuple  aussi  im|)alient  qu'innombvahle. 

Tel  fut  le  spectacle  qui  s'offrit  aux  yeux  du 
statuaire,  lorsqu'il  ouvrit  sa  porte  au  président 
de  la  commission. 

A  l'aspect  inatlendn  de  CCS  im|.osans  person- 
nages, enlourés  .le  valets  armés  .le  torches  llam- 
banlcs,  de  ces  prêtres  eu  robes  blanches,  précé- 
dés de  la  croix  et  de  la  bannière,  de  celte  mults 
tude  empressée,  ondulant  à  perte  de  vue.  Or- 
cagna se  crut  .l'abord  le  jouet  d'un  r-'»,.  et  se  fit 
répéter  deux  fois  l'or.lre  .le  livrer  son  cuivrage. 

-La statue,  à  l'instant  n,éme!  .lisaient  le» 
membres  de  la  coip;nission. 

—  La  statue-  !  la  statue  !  répétait  le  cler<;é  de 
la  basilique. 

—  Sainte-Marie-des-Fleui-s  !  criait  la  foule 
avec  ses  mille  voix. 

L'artiste  éperdu  représenta  en  vain  et  le  délai 
qui  lui  avait  été  accordé  par  les  commissaires, 
et  lanéc(\<silé  pour  lui  de  retoucher  encore  son 
travail.  Il  lui  fui  répondu  que  les  commiss.ùrcs 
av.iieni  oulrcp.issé  leurs  pouvoirs,  .juil  pourrait 
d'ailleurs,  le  lendemain,  retoucher  son  travail 
dans  l'église,  mais  qu'il  fallait  aux  prêtres  et  aux 
li.lèlcs  la  statue,  telle  qu'elle  élait ,  pour  être  in- 
augurée à  la  cérémonie  du  soir. 

Sous  l'instance  parUculicrc  du  comte  de  Cima- 


—  1/,0 


rello,  Orcagna  devina  sans  peine  un  piège,  et  il 
en  sentit  le  but  indirect  en  reconnaissant  les 
seigneurs  (jui  entouraient  son  atelier.  Oubliant 
donc  aussitôt  son  propre  ii)tér(H  pour  un  intérêt 
cent  fois  plus  précieux  ,  il  comprit  (juil  devait 
avant  tout  sauver  l'honneur  de  la  comtesse.  Re- 
fuser sa  Vierge,c'élait  s'exposer  à  la  l'aire  enlever 
de  force ,  tant  était  grande  l'impatience  du 
peuple  de  voir  enfin  l'image  mystérieuse  pour 
laquelle  la  mère  de  Dieu  elle-même  avait  voulu 
servir  de  modèle  !  D'un  autre  côté  ,  s'il  préten- 
dait interdire  l'entrée  de  sa  demeure  à  ses  visi- 
teurs intéressés  ,  ils  trouveraient  bien  le  moyen 
d'y  pénétrer  malgré  lui,  et,  de  toutes  les  façons, 
Antonia  strait  jierdue. 

Dans  celle  cruelle  perplexité,  l'amour  vint  au 
secours  de  l'artiste,  et  lui  inspira  un  de  ces  stra- 
tagèmes héroïques  dont  lui  seul  est  capable. 

De  toutes  les  ouvertures  de  l'atelier,  il  n'y  en 
avait  qu'une  qui  filt  libre;  c'était  une  large  fe- 
nêtre au  dessous  de  laquelle  coulait  l'Arno. 
Dans  celte  issue  terrible  sur  un  abime  de 
soixante  pieds,  Orcagna  vit  le  salut  de  la 
comtesse  !... 

— Messeigneurs,  dit-il  aux  prêtres  et  aux  com- 
missaires, en  reprenant  une  contenance  assurée, 
quelque  surprise  que  votre  empressement  m'ait 
causée  d'abord,  il  m'est  trop  honorable  pour  que 
je  puisse  refuser  de  m'y  rendre,  et  je  vais  me 
mettre  en  mesure  de  vous  livrer  ma  statue.  Sou- 
venez-vous toutefois  de  la  condition  que  vous 
m'avez  accordée  :  Sainle-Marie-des-Fleurs  doit 
être  portée  sous  un  voile  jusque  dans  le  chœur 
de  la  basilique,  et,  sur  son  piédestal  seulement, 
je  la  découvrirai  de  ma  main. 

Ce  droit  du  sculpteur  était  formellement  éta- 
bli, comme  on  sait.ll  fut  donc  accordé  à  l'instant 
et  sans  la  moindre  méfiance. 

—  Je  commence  à  croire,  dit  Cimarello  à 
Buondelmonte,  que  vous  allez  gagner  la  gageure, 
et  que  j'ai  pris  quelque  fantôme  pour  la  com- 
tesse d'Orso. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  savoir ,  répondit 
l'envoyé  du  prince  de  Lucques  ,  se  réservant  de 
juger  la  chose  après  l'inspection  de  l'atelier... 

Cependant ,  sous  prétexte  de  voiler  sa  slalue, 
Orcagna  était  rentré  près  de  la  comtesse  et  se 
trouvait  de  nouveau  enfermé  avec  elle. 

—  Eh  bien!  lui  demanda  la  jeune  femme 
qui  l'avait  attendu  dans  des  angoisses  affreuses. 

—  Eh  bien!  Antonia,  dit  l'artisle,  c'est  vous 
qu'on  vient  chercher  ici  en  feignant  d'y  venir 
chercher  ma  Vierge. 

—  J'en  étais  siire! 

—  Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  vous  sauver,  et  ce 
moyen,  le  voici... 

Orcagna  poussa  le  brancard  qui  portait  sa  sta- 
tue, la  roula  ainsi  jusque  devant  la  fenêtre  ou- 
verte, et,  la  renversant  alors  d'un  geste  vi- 
goureux, envoya  tournoyante  au  gouffre  de 
lArno... 

—  Plutôt  ma  honte,  malheureux  !  cria  la  com- 
tesse, en  venant  tomber  toute  pâle  aux  pieds  du 
statuaire... 

L'n  bruit  léger  se  fit  entendre  au  dehors... 
L'eau  du  Heuve  s'ouvrit,  avec  deux  flots  d'écume, 
et  entraîné  par  le  plomb  incrusté  dans  sa  base, 
le  chef-d'œuvre  d'Orcagna  disparut  pour  ja- 
mais.:. 

—  Maintenant  j  Antonia  >  montez  à  sa  place, 


reprit-il  résolument,  en  saisissant  la  main  de  la 
jeune  femme  ,  et  en  plaçant  au  milieu  du  bran- 
card le  piédestal  de  bois  peint  sur  lequel  elle  s'é- 
tait assise  devant  lui  pendant  ses  veillées  labo- 
rieuses. 

Subjugué  par  sa  propre  douleur,  non  moins 
que  par  l'ascendant  de  l'artiste  qui  lui  sacrifiait 
sa  gloire,  la  comtesse  obéit  sans  prononcer  une 
parole,  et  s'assit  en  frémissant  à  la  place  de  la 
statue. 

—  Eh  !  qui  ne  s'y  méprendrait  ?  s'écria  le 
sculpteur,  avec  un  sourir  plus  sublime  encore 
quesondévoùment.  Ne  craignez  rien,  cher  ange, 
ajouta-t-il  en  l'adorant  du  regard  ,  et  en  lui 
remettant  sur  le  front  sa  couronne  de  margue- 
rites, je  marcherai  près  de  vous  jusqu'à  la  fin  de 
cette  épreuve. 

Et ,  lui  jetant  sur  la  tête  un  grand  voile  de 
soie  blanche  qui  la  couvrit  tout  entière,  il  alla 
dire  aux  commissaires  que  sa  Vierge  était  prête, 
et  ouvrit  son  atelier  à  tous  ceux  (jui  voulurent 
en  franchir  le  seuil. 

—  J'avais  rêvé,  marquis,  et  vous  avez  gagné  , 
dit  le  comte  de  Cimarello  à  Buondelmonte,  après 
s'être  assuré,  par  une  perquisition  scrupuleuse, 
qu'il  n'y  avait  d'autre  femme  que  la  statue  dans 
la  demeure  d'Orcagna. 

Le  sculpteur  pria  trois  confrères  de  s'atteler 
avec  lui  au  brancard;  et,  précédée  de  la  croix 
et  de  la  bannière  ,  entourée  des  prêtres  et  de  la 
multitude ,  à  la  lueur  des  torches  et  au  son  des 
cantiques ,  au  bruit  des  cloches  en  branle  et  des 
acclamations  du  peuple,  la  Vierge  voilée  s'ache- 
mina lentement  vers  la  basilique  de  Santa-Ma- 
ria,  tandis  que  les  membres  de  la  commission  et 
les  seigneurs  désappointés  s'en  retournaient  cau- 
ser de  leur  aventure  chez  l'envoyé  du  prince 
de  Lucques. 

La  grotte  isolée  qui  attendait  la  statue  se  trou- 
vait au  fond  du  chœur,  à  une  assez  grande  élé- 
vation, à  laquelle  on  parvenait  par  derrière  au 
moyen  d'un  large  escalier.  Arrivé  au  sommet  de 
cet  escalier,  et  devant  la  grotte  même,  Orcagna 
dit  à  ses  compagnons  qu'ils  pouvaient  le  laisser 
seul,  et,  pendant  que  ceux-ci  rejoignaient  les 
prêtres  et  le  peuple  dans  la  nef  de  la  basilique,  il 
poussa  doucement  la  Vierge  du  brancard  au  pié- 
destal ,  disposa  artislement  les  lumières  qui  de- 
vaient l'éclairer,  et  enleva  enfin  le  voile  de  soie 
qui  la  dérobait  aux  regards 

Lin  cri  d'admiration  retentit  aussitôt  dans  l'é- 
glise, el  tout  le  monde  tomba  à  genoux  devant  le 
chef-d'œuvre  du  statuaire.  —  C'est  bien  là  la 
vierge  Marie!  et  il  n'est  plus  douteux  qu'elle  n'ait 
posé  elle-même  pour  un  ouvrage  aussi  incom- 
parable! Celte  figure,  en  effet,  n'est-elle  pas  cé- 
leste et  vivante?  Ces  yeux  n'ont-ils  pas  un  re- 
gard véritable ,  cette  bouche  un  sourire  tout  di- 
vin ?  Ces  fleurs  ne  viennent-elles  pas  de  s'épa- 
nouir ?  Tout  ce  travail  n'est-il  pas  un  miracle  ? 

Plusieurs  membres  du  haut  clergé  font  seule- 
ment une  remarque.  Sainte-  Marie-des-Fleurs 
leur  rappelle  quelque  noble  dame  dont  ils  ne 
peuvent  trouver  le  nom,  mais  qu'ils  ont  vue 
souvent,  à  en  croire  leurs  souvenirs. — Mille  fois 
heureuse  la  mortelle  qui  ressemble  à  la  reine  des 
anges  ! 

Cependàht,  apfèé  avoir  soigneusement  re- 
fermé le  fond  de  la  grotte,  Orcagna  s'était  em- 
pressé de  descendre  dans  l'église.  Là,  oubliant 


qu'il  avait  sacrifié  son  chef-d'œuvre,  il  laissa  son 
amour  jouir  du  triomphe  décerné  à  son  génie  , 
et  il  savoura  le  bonheur  de  voir  celle  qu'il  ado- 
rait adorée  par  tout  le  monde. 

Il  ne  revint  à  lui-même  qu'à  la  fin  de  la  céré- 
monie, lorsqu'il  vit  la  foule  quitter  Santa-Maria. 
Se  cachant  alors  avec  soin  dans  l'ombre  d'un  pi- 
lier, il  attendit  le  moment  où  il  se  trouverait 
seul  dans  la  basilique  ;  el ,  quand  il  fut  bien  sur 
que  ce  moment  était  arrivé,  il  se  glissa  dans  le 
chœur,  remonta  vers  la  grotte,  et  enleva  la 
statue 

Le  lendemain  ,  toute  la  ville  de  Florence  ap- 
prit que  la  Vierge  d'Orcagna  avait  disparu  de 
dessus  son  piédestal ,  et,  comme  deux  miracles 
ne  coulent  pas  plus  qu'un,  il  fut  décidé  à  l'una- 
nimité que  la  divine  image  était  allée  rejoindre 
son  modèle  ,  que  Sainte-Marie-des-Fleurs  s'é- 
tait envolée  aux  cieux!... 

Buondelmonte,  en  recevant  cette  nouvelle, 
devina  trop  tard  qu'il  avait  été  dupe.  11  venait  de 
conclure  irrévocablement  le  mariage  de  son  maî- 
tre avec  la  comtesse  d'Orso,  et  tout  ce  qu'il  put 
-faire  fut  de  cacher  au  prince  de  Lucques  qu'il 
avait  épousé  Sainle-Marie-des-Fleurs. 

Quant  à  Orcagna ,  il  garda  toute  sa  vie  le  se- 
cret de  son  dévoûment,  et  il  renonça  pour  ja- 
mais à  la  sculpture  en  bois. 

Pitre-Chevauer. 
{Commerce.) 


L'Italie,  qui  a  tant  fait  pour  les  arts,  la  poésie" 
et  l'intrigue,  a  inventé  le  bal  masqué,  et  ce  n'est 
pas  là  son  moindre  titre  à  notre  reconnaissance. 
Le  carnaval  est  une  heureuse  époque  dont  tout 
le  monde  profite  plus  ou  moins  ;  les  uns  y  dépen- 
sent ce  qu'ils  ont  de  trop,  les  autres  y  cherchent 
le  bénéfice  d'un  facile  mensonge.  Au  bal  masqué, 
les  vives  imaginations  nagent  en  pleine  eau  et  en 
pleine  lumière;  les  cœurs  blasés  se  réveillent  au 
tumulte  des  mille  passions  factices  qui  s'agitent 
dans  la  foule  :  le  hasard  libéral  leur  rend  sinon 
des  illusions,  du  moins  des  souvenirs,  et  quel- 
quefois mieux.  Il  est  de  charmantes  duperies 
auxquelles  on  se  prête  volontiers,  et  les  esprits 
les  plus  graves  se  plaisent  à  deviner  des  charades 
en  domino. 

Aussi  le  bal  masqué  a-t-il  fait  fortune  en  tout 
temps  à  Paris.  Quand  les  mœurssont  libres  com- 
me sous  la  régence  elle  directoire,  le  bal  masqué 
séduit  par  sa  mystérieuse  retenue;  à  une  époque 
sérieuse,  comme  celle  où  nous  vivons,  il  plaît 
par  ses  libres  allures  et  ses  galantes  attaques. 
Chaque  année  sa  vogue  s'accroit,  et  aujourd'hui 
c'est  une  véritable  fureur.  Quelques  philosophes 
pourtant  s'élèvent  contre  ce  qu'ils  appellent  les 
saturnales  de  la  gaité,  car  la  philosophie  ne  perd 
jamais  ses  droits,  et  la  morale  est  si  difficile  à 
placer  aujourd'hui,  qu'elle  ne  laisse  échapper 
aucune  occasion  de  se  donner  carrière.  Un  de 
ces  boudeurs  de  carnaval  énumérait,  dans  un  de 
ses  derniers  sermons,  tout  ce  que  l'on  perd  au 
bal  masqué;  le  compte  était  long;  le  moraliste 
n'avait  rien  omis,  et  dans  cette  thèse  féconde  il 
.s'était  donné  trop  largement  raison  pourn'avoir 
pas  un  peu  tort.  On  pouvait  d'ailleurs  lui  répli- 
quer par  le  système  des  compensations,  et  lui 


—  141 


dire  qu'à  tous  les  jeux  de  ce  monde,  si  les  uns 
perdent,  les  autres  gagnent  nécessairement;  car 
le  néant,  si  avide  qu'il  soit,  ne  prend  pas  tout 
pour  lui,  et  laisse  encore  d'assez  belles  Heurs  à 
glanerdans  le  champ  des  plaisirs.  Nos  épicuriens 
entendent  trop  bien  la  vie  et  connaissent  trop  le 
prix  du  temps  pour  se  donner  la  peine  d'écrire; 
tant  d'autres,  qui  n'ont  rien  de  mieux  à  faire,  se 
chargent  de  ce  soin  !  Mais  si  quelque  héros  du 
carnaval  voulait,  pour  se  reposer  de  sesjoyeuses 
fatigues,  nous  raconter  entre  le  mardi  gras  et 
la  mi-caréme  tout  ce  qu'il  a  trouvé  au  bal  masqué, 
nous  aurions  peut-être  une  de  ces  bonnes  histoi- 
res qui  sont  si  rares  dans  notre  temps  d'abon- 
dance littéraire. 

Le  romancier  le  plus  habile  à  manier  la  fiction 
sera  toujours  surpassé  par  l'homme  sans  art  qui 
écrira  simplement  sa  propre  histoire;  il  y  a  dans 
le  vrai  un  fond  d'intérêt  que  ne  peuvent  obtenir 
les  esprits  les  plus  ingénieux  et  que  ne  sauraient 
reproduire  complètement  les  plus  subtiles  intel- 
ligences. Malheureusement  les  hommes  dont  la 
Tie  est  animée,  ceux  qu'un  poète  a  surnommés 
des  hommes  k  événements,  se  soucient  peu  de 
charmer  nos  loisirs  par  le  récit  de  leurs  aventu- 
res; tout  ce  qu'ils  ont  d'activité  et  de  courage 
recule  devant  l'idée  de  remplir  un  cahier  de  pa- 
pier blanc.  La  nature  Ta  voulu  ainsi,  et  c'est  dom- 
mage pour  le  bal  masqué,  qui  aurait  pu  rencon- 
trer une  brillante  apologie  dans  les  mémoires 
d'un  jeune  aventurier  nommé  Alexis  Aron- 
del. 

L'histoire  dont  nous  venons  de  parler  est  toute 
neuve,  et  ses  événements  les  plus  dramatiques  ne 
remontent  pas  plusloin  que  le  5  janvier  1839. — 
Toute  la  vie  d'Alexis  Arondel  a  été  dominée  par 
le  mystère.  Le  nom  qu'il  porte  est  celui  de  sa 
mère,  morte  en  lui  donnantle  jour;  il  n'a  jamais 
connu  son  père,  et  tous  ses  efforts  n'ont  pu  réus- 
sir à  dissiper  l'obscurité  qui  environne  son  ori- 
gine. A  l'âge  de  dix-huit  ans,  il  perdit  un  oncle 
qui  l'avait  élevé  et  dont  il  espérait  recueillir  l'hé- 
ritage; mais  cette  succession  lui  fut  disputée  par 
les  autres  parensdu  défunt,  et  Alexis,  né  en  pays 
étranger,  ne  put  établir  ses  droits  de  neveu  en 
apportant  son  acte  de  naissance;  en  vain  selivra- 
.  t-il  aux  recherches  les  plus  actives  :  cette  pièce 
,  importante  ne  fut  pas  retrouvée.  Dans  l'âge  heu- 
.  reux  où  la  vie  est  florissante  et  l'avenir  rayon- 
nant, Alexis  renonça  aisément  à  ses  espérances 
.  le  fortune;  il    possédait  d'ailleurs  cent  mille 
Francs  placés  en  son  nom  sur  le  grand-livre  de  la 
Ici  te  publique:  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
iKMier  une  existence  modeste,  h  l'abri  du  besoin 
1  (lu  travail.  Et  puis,àcette  épo(|uc,  Alexis  avait 
lans  le  cœur  ce  (jui  console  de  tout  :  — unepas- 
I  iion.  Il  aimait  épcrdumcnt  une  jeune  personne, 
,  Amélie  de  C...,  qui  avait  accueilli  avec  bienveil- 
,  lance  l'expression  de  ce  tendre  sentiment. (Ju'im- 
1  porte  la  richesse  lorscpie  le  bonheur  se  présente 
j  paré  de  tous  les  charmes  de  l'amour  et  de  toute 
^  a  sainte  majesté  du  mariage? 
,      Mais,  après  s'être  vu  privé  de  l'héritage  de  son 
,  )ncle,  Alexis  n'avait  j)as  encore  subi  toutes  les 
j  mu'^res  conséquences  du  mystère  et  de  l'illégili- 
^  nilé  qui  planaient  sur  sa  naissance.  Les  [larens 
I  l'Amélie  ne  voulurent  pas  consentir  à  une  union 
jui  blessait  leurs  préjugés;  un  jeuiu'  homme  sans 
'amillc  leur  parut  indigne  d'obtenir  l'honneur 
j  le  leur  alliance;  Alciis  fut  écouduii,  cl  ;\iuClif , 


cédant  à  de  puissantes  volontés,  épousa  M.  deiV..., 
gentilhomme  très  bien  et  très  ofRcielleraent 
né. 

Ce  premier  acte  de  la  vie  d'Alexis  Arondel  se 
passait  au  fond  de  la  Bretagne;  lorsque  tout  es- 
poir fut  éteint  dans  son  cœur,  Alexis  quitta  la 
province  et  vint  à  Paris,  ce  refuge  des  affligés. Là, 
pour  s'étourdir  et  vaincre  ses  chagrins,  il  se  livra 
résolument  aux  agitations  d'une  vie  désordon- 
née; il  ne  négligea  rien  de  ce  qui  pouvait  tuer  le 
sentiment  dont  son  âme  était  remplie,  et  pour 
accomplir  ce  suicide  moral,  il  dépensa  la  fortune 
dont  un  bienfaiteur  inconnu  l'avait  doté.  Au 
bout  de  cinq  ans,  Alexis  était  à  peu  grès  ruiné, 
—  ruiné  par  le  luxe  et  par  les  plaisirs;  et  son 
premier  amour  tenait  plus  encore  à  son  cœur 
par  un  souvenir  doux  et  mélancolique. 

Il  envisageait  avec  insouciance  la  position 
critique  où  ses  égaremens  l'avaient  jeté,  lorsqu'il 
apprit  la  mort  du  mari  d'Amélie. 

—  'Veuve!  s'écria-t-il  avec  joie...,  et  peut-être 
ne  m'a-t-elle  pas  oublié!....  Mais  comment  me 
présenter  devant  elle  après  le  retentissement  et 
le  résultat  qu'ont  eus  mes  folies  !  Elle  est 
maîtresse  de  disposer  de  sa  main  aujourd'hui; 
mais  moi,  puis  je  encore  y  prétendre?  Croira-t- 
elle  à  mon  amour  lorsque  je  viendrai  lui  rappe- 
ler le  passé,  et  ma  pauvreté  n'est- elle  pas  main- 
tenant une  nouvelle  barrière  qui  s'élève  entre 
nous  ?  Car  Mme  de  N.  est  riche,  et  ma  fierté  pour- 
rait avoir  à  rougir  d'un  soupçon. 

Ces  tristes  réflexions  découragèrent  la  passion 
renaissante  d'Alexis.  11  ne  retourna  pas  en  Bre- 
tagne, mais  il  eut  l'ambilion  de  refaire  sa  fortune, 
et,  pour  parvenir  à  ce  but,  il  recouru  ta  un  moyen 
désespéré  ;  il  intenta  un  procès  aux  héritiers  de 
son  oncle. 

L'avoué  aïKjuel  il  s'adressa  ne  poussa  pas  la 
délicatesse  jusqu'à  l'avertir  que  sa  cause  était 
mauvaise  ;  les  tribunaux  fiu'cnt  saisis  de  la  re- 
quête, et  le  feu  croisé  du  papier  timbré  com- 
mença entre  Paris  et  la  Bretagne.  D'un  autre 
côté,  Alexis  se  mita  solliciter  une  place,  et  même 
plusieurs  places,  car  en  pareille  occurrence  la 
pluralité  des  demandes  est  une  condition  indis- 
pensable, et  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  succès 
à  espérer.  Mais  Alexis  n'avait  pas  de  protecteur, 
et  ses  démarches  multipliées  restèrent  sans  ef- 
fet. 

L'année  1839  s'ouvrit  pour  lui  sous  des  aus- 
[>ices  peu  rassurans;  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
clair  dans  s(ui  avenir,  c'était  une  lettre  de  change 
qui  bornait  l'horizon,  —  une  lettre  de  change 
l'cdoutablement  suspendue  à  la  date  du  lundi 
7  janvier.  Pour  se  distraire  des  inquiétudes  de 
l'écliéance,  Alexis  se  rendit  au  premier  bal  de 
rOl)éra;  c'était  le  samedi,  5  janvier;  trente-six 
heures  le  séparaient  du  terme  fatal,  et  il  voulait 
essayerde  se  divertir  encore  une  fois  en  attendant 
les  tribulations  du  tribunal  de  commerce,  les 
l>ouisuitcs  des  recors  cl  les  ennuis  de  la  prison 
pour  dettes. 

Ce  soir-là,  comme  à  tous  les  bals  de  l'Opéra, 
la  foule  était  grande,  et  Alexis  ne  pénétra  que 
dirticilemcnt  dans  le  foyer.  A  peine  avait-il  fait 
quelques  pas  à  travers  les  flots  pressés  des  pro- 
ineneiM-s.  qu'un  bras  vint  se  nouer  au  sien,  et 
une  douce  voix  lui  dit  sous  le  masque  : 

—  Âlcxib  Aitfudçl,  je  vcu^  cau»cç  avec  \oi; 


peux-tu  m'accorder  un  quart  d'heure  d'entre- 
tien ? 

Alexis  découvrit,  d'un  rapide  coup  d'oeil,  un 
pied  mignon,  une  main  délicate,  de  belles  boucles 
de  cheveux  châtains  et  une  taille  charmante  co- 
quettement resserrée  dans  l'étroite  ceinture  d'un 
domino  noir;  il  était  maître  de  son  temps,  et  il 
accorda  avec  empressement  l'audience  deman- 
dée. 

Le  domino  noir  le  connaissait  el  l'intrigua  par- 
faitement, en  lui  parlant  du  passé  et  du  présent. 
Après  avoir  longtemps  écouté,  Alexis  répondit  : 

—  Tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire  est  vrai, 
excepté  une  seule  chose. 

—  Laquelle  ? 

—  Tu  prétends  qu'un  vieil  amour  s'est  efFacé 
de  mon  cœur  :  tu  te  (rompes. 

—  Quoi  !  cinq  ans  de  constance  ?...  Mais  la  vie 
que  tu  as  menée  t'absout  de  ce  ridicule. 

—  C'est  bien.  Ne  parlons  pas  de  ces  choses  qui 
l'intéressent  peu. 

—  Pourijuoi  ? 

—  Connaitrais-tu  Amélie?....  je  veux  dire 
Mme  de  N...? 

—  Non,  je  ne  la  connais  pas. 

—  Tu  dis  cela  d'une  singulière  façon  ? En 

vérité  je  serais  presque  tenté  de  soupçonner 

mais  non,  elle  a  les  cheveux  noirs. 

—  Tu  es  fou.  Veux-tu  un  bon  conseil  ?  Reviens 
de  tes  erreurs  parisiennes,  et...  espère  ! 

—  Hélas!  mes  erreurs  sont  finies,  et  mes  cinq 
années  de  folies  vont  être  expiées  par  cinq  an- 
nées de...  Mais  à  quoi  vais-je  penser!  te  parler 
de  cela  à  toi  ! 

—  Je  sais  ce  (|ue  tu  veux  dire,  et  j'en  parlerais 
volontiers  si  l'heure  ne  m'obligeait  de  quitter  le 
bal. 

—  Je  l'accompagnerai;  je  te  suivrai. 

—  Je  te  le  défends.  C'est  impossible.  Reste  ici. 

—  Aune  condition! 

—  Parle. 

—  C'est  que  je  le  reverrai.  Donne-moi  un  ren- 
dez-vous. 

—  Tiens  ;  sous  cette  enveloppe  tu  trouveras  ma 
réponse.  Adieu  ! 

Elle  s'échapp.i  lestement;  Alexis  courut  jusque 
sur  l'escalier;  elle  avait  disparu.  11  décacheta 
l'enveloppe  et  il  trouva....  sa  lettre  de  change 
acquittée. 

L'aventure  était  singulière  ;  et  il  y  rêvait  en- 
core trois  jours  après,  lorsqu'il  reçut  une  lettre 
de  Bretagne.  On  lui  disait  que  le  jugement  de 
son  procès  avait  été  remis  à  un  mois,  et  qu'il 
pcrdrailinfailliblenicntsi  d'ici  là  il  n"a>ait  trouvé 
la  pièce  importante  qui  lui  manquait.  —  On  lui 
donnait  en  même  temps  des  nou>  elles  de 
Mme  de  N.  qui,  disait-on,  supportait  fort  pa- 
tiemment son  veuvage. 

Alexis  eut  l'idée  d'aller  en  Angleterre  afin  de 
se  livrer  lui-même  à  des  recherches  dans  la  ville 
où  il  supposait  avoir  reçu  le  jour.  Ln  de  ses 
amis  lui  .ivança  généreusement  les  fonds  néces- 
saires à  ce  voyage.  La  veille  du  jour  où  il  devait 
partir,  il  reçut  un  petit  billet  ainsi  conçu  : 

a  Venez  ce  soir  au  bal  de  la  Renaissance. 

"  I  <>/;•('  ùicomiiit.  » 

Pour  rien  au  monde  Alexis  n'cilt  manqué  à  ce 
rendez-^ous.  Au  bal  de  l,i  Renaissance,  celte 
n'ervcilleuse  fêle  que  le  monde  clcgani  a  mise  si 
lurt  à  Id  mode,  .\leu$cbcrcbaii  sou  domino  itoir 


aux  chcvrux  châtains,  il  rencontra  un  domino 
bleu,  avec  des  ciicveux  très  blonds,  (lui  lui  dit  : 

—  Elle  ne  viendru  pas. 

—  nei|ui  parles-tu? 

—  r>u  domino  noir  de  l'Opéra. 
_  Elle  ne  viendra  pas?  Ce  n'est  donc  pas  elle 

qui  m"a  écrit? 

—  ÎNon...  Mais  pourquoi  as-lu  lair  si  triste? 
L'aimais-tu  iléjà  ? 

Mcxisau  lieu  de  répondre  examina  Icdommo 
bleu  ;  d  était  plein  de  yraces  et  de  séductions. 
Alexis  passa  deux  délicieuses  heures  avec  lui,  et 
lui  trouva  autant  despril  <pic  d'attraits.  Au  mo- 
ment de  se  séparer,  ce  i)iipiaul  domino  lui  mon- 
tra un  petit  billet,  eu  lui  disant  : 

—  Si  tu  me  promets  de  ne  pas  partir  pour 
r\ni;leterre.  je  te  remettrai  ce  papier  (jui,  je  n'en 

doute  pas, te  sera  fort  agréable. 
"'— bonne,  carie  reste. 

Lf  domino  bleu  s'esquiva  comme  le  dommo 
noir,  en  rcmeltant  son  billet.  Alexis  l'ouvrit  et  il 
y  trouva son  acte  de  naissance. 

Cette  seconile  aventure  était  plus  singulière 
encore  ipie  la  première;  mais  Alexis  se  trouvait 
trop  heureux  pour  chercher  longtemps  l'expli- 
cation de  ce  mystère.  Il  pensait  à  Mme  de  N.  et 
à  sa  nouvelle  fortune  ;  et  comme  les  bals  mas- 
(|uéslui  portaient  bonheur,  il  alla  de  lui-même 
et  sans  invitation  au  bal  Musard,  la  plus  joyeuse 
et  la  plus  bruyante  de  toutes  les  fêtes  du  carna- 
val. 

—  Retrouverai-je  ici,  pensait-il,  mon  domino 

noir  ou  mon  domino  bleu  ? 

11  ne  rencontra  ni  le  domino  noir  aux  cheveux 
châtains,  ni  le  domino  bleu  aux  cheveux  blonds, 
mais  un  domino  vert  aux  cheveux  noirs  cpii  ne 
se  montra  ni  moins  spirituel  ni  moins  aimable 
que  les  deux  autres  et  qui  acheva  de  lui  tourner 
la  tOte.  A  l'heure  où  l'on  se  quitte,  Alexis  lui  dit 
en  souriant  : 

Je  serais  bien  surpris  si  tu  ne  me  remettais 

pas  un  billet. 

—  lin  mot  d'abord.  Si  lu  voulais  m'en  croire, 
avant  de  partir  i>our  la  iJrctagne,  tu  solliciterais 
une  place  (pii  est  vacante  dans  le  pays.  La  for- 
tune ne  suffit  pas  et  les  honneurs  ne  gfttent  rien. 

—  Je  le  sais;  mais  je  n'ai  pas  de  protections. 
—Si  tu  veux  obtenir  celte  place,  tu  n'as  qu'une 

chose  àfaire...  jeter  celte  lettre  à  la  poste.  Adieu. 

Et  le  domino  vert  disparut  laissant  entre  les 
mains  d'Alexis  une  lettre  à  l'adresse  de  M.  le 
marquis  de***,  pair  de  France. 

Le  surlendemain,  Alexis  reçut  son   brevet  et 
la  nouvelle  du  (jain  de  son  procès. 
.   —Maintenant,  s'écria-t-il,  en  route  pour   la 

Brelagne  ! 

Comme  il  se  disposait  îi  sortir  pour  aller  pren- 
dre son  passeport,  un  domino  rose  entra  chez 

lui. 

—  De  l'intrigue  à  domicile,  dit-il  gaiment  ; 
c'est  parfait  !  Qui  es-tu,  beau  masque  rose  ? 

—,1e  suis  le  domino  noir  de  l'Opéra,  le  domino 
bleu  de  la  Renaissance,  et  le  domino  vert  de 
Musard;  la  femme  aux  cheveux  châtains,  la 
blonde  et  la  brune;  celle  qui  t'a  rendu  trois 
services,  et  qui  vient  eherclicr  sa  récompense. 

—  Rien  de  plus  juste  ;  que  voulez-vous  ? 

—  T'épouscr, 

r"  Epouser  trois  femmes  charmantes  à  la  foi»  ? 


—  142  — 

Ce  serait  délicieux,  et  je  ne  demanderais  pas 
mieux,  si  mon  cœur  n'était  donné  ! 

—  Depuis  cini|  ans? 

—  Oui. 

—  En  Uretagne? 

—  Je  le  l'ai  dit. 

—  A  madame  de  N...? 
— Acelleipie  l'on  appelait  alors  Amélie  de  C... 

—  Et  (pie  lu  aimes  toujours? 
—Toujours  et  malgré  lout.  Je  vais  partir  pour 

la  revoir. 

—  Le  voyage  est  inutile...  Regarde! 
Le  domino  rose  se  démasqua  et  Alexis  recon- 
nut Amélie. 

—  Oui,  lui  dit-elle,  c'est  moi  qui  reviens  d'An- 
gleterre où  j'ai  retrouvé  votre  acte  de  naissance. 

—  Je  comprends...  Mais  cette  lettre  au  msr- 
quis  de***  qui  m'a  valu  une  si  belle  place  ?.. 

—  Cette  lettre  était  écrite  en  votre  nom  et  le 
m  ircpiis  n'a  rien  îi  vous  remser. 

Voilà  ce  (|u',Mexis  Arondel  a  G'>8ué  en  trois 
bals  masqués. 

EUCÉNE   GUINOT. 

(Cqurrier  français.) 


Pocôie. 


aïs  ^ii.33^  ^  3'©':asiissî2îs. 

(Ce  fragment  est  extrait  d'un  volume  de  prose 
et  de  vers,  qui  paraîtra  bientôt,  précédé  d'une 
épitre  inédile  de  Jean  Reboul,  le  célèbre  poêle 
de  Mmes,  dont  le  beau  talent  va  se  révéler  d'une 
manière  plus  complète  par  une  prochaine  jm- 

'  Après  s'être  échappé  de  l'hôpital  -Sainte- 
Anne,  le  Tasse  s'est  retiré  chez  sa  sœur  Corne- 
lia  à'Sorrente,  et  là  ,  ranimé  par  l'affection  fra- 
ternelle, ainsi  que  parlinlluence  du  pays  natal  , 
il  iiarcourt  les  lieux  chers  à  sa  jeunesse,  et  évo- 
que les  souvenirs  de  sa  vie  si  tourmentée,  si  mal- 
heureuse.) 

Enfin,  snr  le  'oniniol<riin  liaidi  promontoire 

bëvieu\  clifiies  couvert  et  dont  la  mas'e  noire 
S'avance  <iaiisles  llols  el  se  dresse  dans  l'air, 
Comme  ces  blocs  géans  qu'on  admire  au  désert , 
Il  s'arrête,  s'assied;  son  exiase  profonde 
Embrasse  l'inlini  de  la  terre  el  de  l'onde  ; 
Et,  suivant  du  regard  l'essor  des  m  itelols. 
Ecôutaul  les  rumeurs  qui  s'élèvent  des  Ilots  : 
>  Image  la  moins  incomplète 
De  la  suprême  immensité, 
Miroir  sausborne  oùse  rellète 
Tant  d'éclat  el  de  majesté  , 
Quand  le  soleil  ou  la  tempôle 
illuminent  tes  flots  ardens  , 
(Juand  l'écho  sauvage  répèle 
Le  fi  acas  de  tes  bords  grondans, 
En  loi,  c'o'.t  l'élernel,  c'est  IJii'u  que  l'un  admire  ! 
Dans  ta  lioule  sa  voix  roule  ,  éclate,  soupire, 
Et  la  grande  splendeur  de  Ion  sein  agité 
N'est  qu'un  éclair  de  sa  beauté  I 

Voila  pourquoi  les  voix  fécondes 
Ont  de  myslérieux  accens 
Qui,  dans  les  angoisses  profondes , 
Raniment  nos  c<Eurs  cl  nos  sens  ; 
C'esl  Dieu  qui,  par  loi,  njus  console 
Et  qui  nous  conseille  en  fecrct  ; 
Sur  tes  flols  sa  colère  vole 
Ou  sa  bonlé  nous  apparaît. 
Salut  donc,  el  merci  ae  la  paix  que  moniSme 
Respire  après  des  jours  de  lourmenteel  do  llammel 
OUI  parmi  tesconceris,  ardenl,  religieux, 

Que  mon  hommage  monte  auxcieuxl 

A  ton  aspect,  ô  mer  I  quelles  graves  pensées 
Assiègent  mon  esprit  et  l'inondent ,  pressées 
Comme  des  tourbillons,  comme  les  Ilots  mouvans 
Que  soulOve  ton  seiu  ,  qu'entrechoquent  tes  vents  l 

Ton  étendue  échappe  ù  la  vije  «toan*e  \ 


Il 


Ton  abîme  est  sans  fond  comme  la  destinée  ; 
Frais  el  vil  au  malin,  ton  Iransparent  azur 
Au  midi  sourit  moins,  aucouchanlest  momspur: 
Dans  sou  cours  orageux,  ainsi    notre  existence 
N'a  d'heureux  et  de  purs  que  les  jours  de  l'enfance; 
Jouet  d'une  invisible  et  souveraine  main  , 
Ta  vague  esl  sans  repos,  comme  le  cu'ur  humain  ; 
Au  gré  de  tous  les  vents  nous  le  voyons  poussée 
Comme  noire  inquiète  et  mobile  pensée. 
Et,  send)lableau  chagrin  sur  nos  fronts  aUristés, 
Tout  nuage  en  passant  assondirit  tes  clartés.  ,. 
Dois-tu  peser  imjour  sur  nos  plnshaules  cimes? 
Quand  Dieu  le  dé  lOida  pour  châtier  hs  crimes. 
Du  geon  humaiosauvé  tu  portas  le  lîerccau  ; 
Du  genre  humain  délruit  seras-lu  le  tombeau? 
Seras  -In  l'instrument  que  l'auguste  colère 
Réserve  à  ses  fureurs  pour  ravager  la  terre  ? 
Ton  sein  nous  cachet-il  un  monde  destiné 
A  remplacer  le  nolreau  néant  condamné  ?.. . 
L'homme  ignore  et  toujours  ignorera  ces  choses  ; 
Dieu  seul  connaît  la  fin,  les  lois,  tes  grandes  causes. 
Nos  esprits  devant  toi  s'arrêtent  confondus, 
Mais  ton  mystère  même  est  un  charme  de  plus. 
Jailis,  il  m'en  souvient,  revenant  de  tes  grèves. 
Dans  l'essor  inquiet,  vagabond  de  mes  rêves, 
J'enviais  le  boidieur  des  haidis  matelots 
Oui  promènent  au  loin  leur  destin  sur  les  Ilots  ; 
Ma  mère,  qu'alarmait  celle  fougueuse  envie. 
Me  peignait  les  périls  qui  njenacent  leur  vie... 
Hélas  1  j'ai  parcouru  des  plaines  où  les  vents 
Ne  sont  pas  moins  cruels,  ni  les  Ilots  moins  mouvans  ! 
J'ai  traversé,  bravé  des  mers  dont  les  rivages 
Ne  sonl  pasellrajéspar  de  moindres  naufrages  I... 
Pour  la  gloire.  Seigneur,  oh  !  j'ai  tout  alVronlé  ! 
Au  milieu  des  écueils,  j'ai  vogué,  j'ai  chanté  ; 
Si  ma  profane  voix  à  ta  parole  austère  (1) 
A  mêlé  trop  souvenlles  erreurs  de  la  terrr, 
A  tes  pieds  mon  remords  en  pleurant  s'est  traîné, 
El  sans  doute,  ômon  Dieu,  tu  m'anras  pardonné  1 
Permets  donc  qu'aujourd'hui  j'abrite  ma  souffrance 
au  port  qui  s'est  ouvert  devant  ma  délivrance!» 
Jules  CANONGE. 


Hi'tjuc  ïrttmuttqitf. 

THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Première  représentation  de  Diane  de  Chirry, 

drame  en  cinq  actes,  par  M.  Frédéric  Soulié. 

Diane  de  Chivry,  l'héronie  de  la  pièce  nou- 
velle, s'('St  déjà  produite  sous  trois  formes  diffé- 
rentes à  la  publicité;  d'abord  à  l'élat  de  feuille- 
ton dans  le  Journal  des  Débats,  ensuite  à  ce- 
lui de  rom:in  chez  le  libraire  Souverain,  et  en- 
fin à  l'état  (le  drame,  sur  le  théâtre  de  M.  Anté- 
nor  Joly.  Comme  sa  patronne,  Diane  a  revêtu 
trois  formes  différentes,  mais  elle  a  toujours 
gardé  le  même  nom. 

M.  Frédéric  Soulié  n'a  donc  eu  qu  à  tailler 
dans  son  dernier  roman  i>our  nous  donner  Diane 
de  Chivry.  Il  est  malheureux  peut-être  (ju'il 
ail  donné  (elle  première  forme  à  son  idée,  de- 
vant ensuite  lui  faire  subir  celte  métamorphose  : 
Diane  de  Cliivry ,  en  roman ,  est  une  œuvre 
complète,  dont  aucune  partie  n'est  languissante 
ou  faible,  tout  est  bien  motivé,  bien  accidenté  : 
mais  lorsqu'il  a  voulu  mettre  en  action  son  rê- 
ve, préoccupé  de  ce  qui  existait,  de  ce  qui  avait 
réussi,  ayanlvu  son  sujet  sous  un  aspect,  M.  Sou- 
lié n'a  plus  été  le  maître  du  choix  et  de  l'arran- 
gement de  ses  scènes.  Et  pourtant,  il  y  a  des  ef- 
fets admissibles  dans  un  roman  et  que  le  théâtre 
repousse  :  s'il  eût  commencé  par  un  drame,  je 
suis  certain  que  son  œuvre  y  eût  beaucoup  ga- 
prié. 

Tout  le  monde  a  lu  la  nouvelle  :  voici  l'ana- 
lyse du  drame. 

Le  vieux  comte  de  Chivry  g  quatre  enfans  : 
trois  fils,  Georges,  Philippe  et  Martial,  jeune 
homme  de  dix-huit  ans,  et  une  fille,  Diane,  pau- 
vre aveugle  ipii  vit  au  fond  de  la  Bretagne,  dans 
le  château  de  sa  grand'mère,  madame  , de  ker- 
mik.  L'action  se  passe  en  1833.  Les  guerres  qui 


(1)  Craignant  d'avoir  encouru  les  censures  de  l'inqui- 
sition par  les  détails  profanes  de  sa  Jsrusilem  délivïSï, 
le  Tasse  courut  à  Bologne  se  jeter  aux  genonx  du  grand;? 
inquisiteur.  Celui-ci  le  rassura  et  lui  donna  toute»  p 

jjjsûluiiyn?  ^'il  jut  désirer» 


-  143 


iléchiraient  la  Vendée  viennent  de  s'éteindre. 
Un  des  chefs  du  parti  carliste,  Léonard  d'Asthon, 
par  son  courage  et  sa  fermeté,  s'était  acquis  une 
grande  célébrité.  Madame  de  Kermil<  a  tant 
exalté  le  mérite  du  jeune  vendéen  (|ue  l'admira- 
tion conçue  d'ahord  pour  ce  héros  par  la  jeune 
Diane  s'est  insensiblement  changée  en  amour  ro- 
manesque. Un  garde-chasse,  Valérien,  entré  de- 
puis quelques  jours  an  chiiteau,  annonce  qu'un 
proscrit  demande  asile.  Ce  proscrit  n'pst  autre 
que  l'ancien  maitre  du  fourbe,  le  maripiis  de 
rurriéres,  débauché  qui  a  perdu  sa  Ibrlune.  Il 
est  poursuivi  par  les  huissiers  et  ne  sait  où  se 
cacher.  Madame  de  Kerniik  se  persuade  aussitôt 
que  le  fugitif  ne  peut  être  ((ue  Léonard.  Elle  dit 
h  Valérien  de  l'amener.  Au  même  instant,  on 
entend  un  bruit  confus.  Ce  sont  des  soldats  qui 
viennent  faire  nue  visite  domiciliaire.  Où  cacher 
le  proscrit?  11  est  perdu...  «  Dans  le  pavillon  qui 
m'est  réservé!  s'écrie  Diane,  et  je  veillerai  sur 
lui.  » 

Le  f\igitif  a  indignement  abusé  de  l'hospitalité 
si  généreusement  accordée  ;  Diane  a  été  désho- 
norée par  le  marquis.  Madame  de  Kermik  sait 
tout.  Elle  'a  écrit  plusieurs  lettres  à  Léonard. 
Valérien,  (pii  en  était  le  porteur,  les  a  jetées  au 
feu  ;  madame  de  Kermik  nedoit  doncplus  songer 
qu'à  la  vengeance.  Elle  instruit  de  tout  M.  le 
comte  de  Chivry  qui  arrive  avec  ses  deux  fils  aî- 
nés, Georges  et  Philippe,  et  ne  vent  pas  enten- 
dre sa  justification.  Le  grand  seigneur  maudit  sa 
fille,  puis  il  fait  seller  trois  chevaux  et  part  avec 
Georges  et  Philippe  pour  se  rendre  chez  Léo- 
nard. Diane,  qui  a  tout  entendu,  les  suit  avec  son 
frère  Martial. 

^  Les  troubles  de  la  Vendée  ont  pris  fin.  Après 
s'être  caché  pendant  quelque  temps,  Aslhon,  qui 
comprenl  toute  Lhorreur  d'une  guerre  civile, 
est  revenu  a  des  idées  de  modération.  Con- 
damné parconlumace,  il  fait  recommencer  son 
procès.  Il  est  acquitté.  En  réjouissance  de  cet 
heureux  événement,  il  donne  une  fêle  à  ses  amis. 
On  boit,  on  chante,  on  se  dispose  à  partir  pour 
la  chasse,  lors(|ue  deux  étrangers  demandent  à 
lui  parler.  On  les  introduit.  Ce  sont  les  fils  de 
Chivry,  Georges  et  Philippe.  Le  premier  insulte 
Asthon  et  lui  arrache  sa  croix.  Après  un  tel  ou- 
trage, il  faut  du  sang;  ils  sortent  pour  se  battre. 
Diane  arrive  à  sou  tour  avec  Martial.  Mais  liien- 
lôt.  fatiiïué  d'attendre,  le  jeune  homme,  sur  les 
indications  d'un  domestique,  se  dirige  vers  le 
lieu  du  combat.  Restée  seule,  Diane  espère  être 
arrivée  avant  ses  frères.  Elle  pense  qu'elle  pourra 
empêcher  tout  combat,  et,  dans  celte  pensée, 
elleveutparler  à  Aslhon,  lui  demander  de  lui 
rendre  Plionncur,  de  lui  donnersonnom...  pour 
peu  de  temps,  car  elle  mourra  plutôt  que  d'ap- 
partenir ;>  cet  homme  qu'elle  hait  maintenant. 
On  annonce  Aslhon  ;  mais  il  n'est  pas  seul.  Diane 
veut  éviter  tous  les  regards,  elle  attendra  l'éloi- 
gnemeutdes  amis  du  Vendéen.  Léonard  revient 
en  elîet,  pâle,  les  habits  en  désordre  -.  il  a  tué  les 
deux  frères  sous  les  yeux  de  leur  père.  Il  ne  sait 
à  quoi  attribuer  cet  horrible  duel  avec  des  gens 
qu'il  n'a  jamais  vus  ;  la  politique  seule  lui  pa- 
rait en  être  le  motif;  mais  on  le  prévient  de  la 
visite  de  Diane  de  Chivry,  de  Diane,  la  sœur  de 
ceux  qu'il  a  tués,  et  alors  il  commence  à  entre- 
voir un  horrible  mystère.  Sans  se  faire  connaître 
il  reçoit  la  jeune  aveugle,  apprend  l'abus  in- 
fâme que  l'on  fait  de  son  nom,  frémit  de  rage 
et  d'indignation,  et,  tendant  la  main  à  la  mai- 
heureuse  enfant:  «  Appuyez-vous  avec  con- 
hancesur  cctt«  main,  lui  dit-il ,  elle  vous  sau- 
vera. » 

Le  comte  de  Chivry  est  revenu  à  Nantes  avec 
Martial.  Il  se  désole,pleure  la  luorldescs  enfans 
et  maudit  Diane  qu'il  accuse  de  ses  malheurs' 
Martial  prend  sa  défense  :  «  Ma  swur  n'est  pas 
coupable  d'une  séduction,  mais  vielime  duur 
violence.  »  Alors  ce  nère,  brisé  par  tant  de  dou- 
leurs, n'a  plus  que  des  larmes  jiour  sa  Mlle  qui 
vient  se  jeter  dans  .ses  bras.  Dans  son  indipua- 
lion  le  comte  de  Chivry  ne  veul  pas.lemandcrau 
dud  une  vengeance  (jui  pourrait  lui  couler  son 
(Imuiej-  m,  c'm  aux.  tribunaux  (ju'il  s'adressera; 


ce  n'est  plus  le  sang  de  Léonard  qu'il  lui  faut, 
c'est  son  honneur,  et  il  envoie  h  l'instant  sa 
l>lainleau  procureur  du  roi.  Cependant  .\slhon 
a  voulu  avoir  une  explication  avec  le  comte.  On 
annonce  au  père  infortuné  (|u'un  étranger  veul 
lui  parler.  C'est  Aslhon.  «  Vous  ici,  vous,  infAme 
assa.ssin!  Sortez!  »  diti  e  comte.  Léonard  veul 
en  vain  se  justifier.  Le  comte  est  sourd.  Le  pro- 
cureur du  roi  entre  et  s'empare  de  l'accusé. 

Au  |)oint  où  sont  venues  les  choses,  au  tribu- 
nal seul  peut  se  faire  le  dénoftment.  Le  cin- 
(piième  acte  nous  transporte  donc  à  la  cour  d  as- 
sises. 

Le  président  et  le  procureur  du  roi  interro- 
gent en  vain  Léonard.  Il  se  tait.  Chivry  parait  et 
l'accuse;  même  silence.  Diane  vient  à  son  tour. 
Léonard  parle.  «  Quelle  est  celte  voix  ?  s'écrie 
la  jeune  fille.  —  Celle  de  l'accusé.  —  Je  ne  le 
connais  pas,  ce  n'et  pas  lui.  « 

Aslhon  est  donc  Innocent.  «  .Je  n'ai  pas  parlé 
plus  toi,  dit-il,  pour  (|ue  ma  justification  fût  en- 
tier'-; pour  le  rendre  l'honneur,  Diane,  il  fal- 
lait l'olfrir  un  nom  sans  tache  ;  maintenant,  veux- 
tu  m'é(>ouser  .î' »  Le  comte  de  Chivry,  quoi(pie 
louché  de  tant  de  géuérosité,  ne  peut  accepter 
pour  gendre  le  meurtrier  de  ses  lils,  et  Diane  ne 
lui  donnera  pas  sa  main  tant  qu'existera  l'in- 
fAmeijiii  l'a  perdue;  mais  Martial  arrive,  lia 
tué  le  marquis,  et  dit  à  Asthon  :  «  Je  pourrai  un 
jour  l'appeler  mon  frère  !  » 

Les  trois  premiers  actes  de  cet  ouvrage  ren- 
ferment les  situations  les  plus  dramati(|ues  et 
les  |)lus  saisissantes.  Au  (|uatrième,  la  douleur 
du  vieillard  s'exhale  trop  en  paroles  ,  elle  est 
trop  verbeuse  ;  c'était  là  le  cas  il'imiter  le  pein- 
tre grec  el  de  voiler  la  face  d'Agamemnon  au  sa- 
crifice d'iphigénie.  La  présence  d' Aslhon  chez 
le  père,  d'ailleurs  peu  vraiseml)lable,  est  horri- 
ble. Et,  puisque  ces  deux  personnages  sont  en 
présence,  on  regrette  que  le  mol  qui  doit  tout 
terminer  ne  se  dise  pas  à  l'instant. 

Le  tableau  de  la  cour  d'assises,  nécessairement 
immobile  pendant  toute  la  durée  du  cinr|uième 
acte,  est  froid  et  sans  intérêt ,  car  le  dénoùmeiit 
est  prévu.  Le  succès  a  donc  été  vifet  grand  pour 
les  trois  premiers  actes,  pendant  lesquels  l'allen- 
drissemenl  a  été  porté  au  plus  haut  degré  :  la 
monotonie  du  (|uatrième  a  fatigué.  La  vue  du 
tribunal  a  causé  une  surprise  désagréable. 

Néanmoins,  ce  drame  est  appelé  à  un  succès, 
siirloiil  si  railleur  se  résout  à  de  larges  coupu- 
res. Que  ne  peut-il  réduire  sa  pièce  en  trois  ac- 
tes, abréger  le  rOle  de  Diane  dans  le  commence- 
ment, cl  su|>primer  en  entier  le  malheureux 
personnage  du  comte  de  Chivry  !  M;iis  n'est-ce 
pas  trop  exiger  du  courage  d'un  auteur,  surtout 
d'un  auteur  applaudi  ?  Ce])eiidanl  l'd'uvre  est 
digne  d'un  tel  effort  et  d'un  tel  sacrifice.  .\  part 
le  mérite  i>lus  ou  moins  contestable  de  la  char- 
pente scenique  ,  Dùuie  de  Chirnj  se  recom- 
mande aux  hommes  de  goût  par  une  peinture 
de  mœurs  locales  qui  ne  manque  ni  de  vérité  ni 
d'inlérêtet  par  les  qualités  d'un  style  ferme  el 
brillant. 

Madame  Albert  elGiiyon  f  lisaient  leurs  débuts 
dans  Diane  de  C/iirri/,  débuts  heureux  el  bril- 
lans.  Madame  Albert  ne  pouvait  cpie  réussir  dans 
iiiinMc  comme  celui  de  Diane,  pauvre  jeune  fille 
dont  la  fatalité  s'est  jouée.  Sa  |)liysiouoniie,  son 
organe,  tout  en  elle  ré|)onilait  à  l'idéal  iln  |)er- 
sonnage.  Guyon,  l'athlélique  Guyon,  lentail  une 
épreuve  plus  diflicile.  On  peiii  briller  ilans  le 
mélodrame  du  boulevart ,  el  s'éclipser  dans  le 
drame  de  la  Kcnaissance.  Guyon  ne  s'est  pas 
éclipsé  du  tout  ;  au  contraire,  il  a  jeté  plus  d'é- 
clat (juc  jamais.  Ses  manières  ont  paru  marciuées 
au  coin  de  la  bonne  société;  c'est  donc  un  sou- 
tien puissant  conquis  au  drame  et  peut-être  à  la 
comédie. 


VALDEVILLE. 

Les  Maris  vengés,  esquisse  en  5  lalileaux  ;  par 

MM.  Uoclie,  ComberoiKsse  et  Etienne. 
fliNous  sommes  en  relard  avec  le  Vaudeville, 
nouvelleiueut  implauié  au  Loulevarl  Boiuje- 


.Nouvelle,  dans  l'ancienne  salle  du  Gymnase  mu- 
sical. Rien  de  nouveau  du  reste  pour  ce  Ihé.llre. 
Quant  au  personnel,  c'est  toujours  la  même 
trouiie  exeellenle  que  nous  avons  jadis  si  sou- 
vent applaudie  rue  de  Chartres;  la  même,  moins 
toutefois  le  bon  coméd'en  Lepeinlrr  aine  et  la 
charmanie  Louise  Mayer,  que  nous  félicitons  vi- 
vement les  Variétés  d'avoir  acquise.  La  réouver- 
ture du  Vaudeville  a  été  heureu.se  :  pendant 
quelques  jours  il  a  vécu  sur  son  ancien  réper- 
toire ;  puis  sont  venues  les  pièces  nouvelles.  Les 
Mftn.i  re/ige's  ont  commencé  la  marche. 

Les  lovelaces  sont  morts  :  le  vaudeville  de 
MM.  Roche  et  compagnie  lésa  tués;  les  maris  res- 
suscitent ;  ils  doivent  une  couronne  à  MM.  Com- 
berousse  et  Etienne.  Voici  comment  s'exécutent 
celle  mort  de  la  galanterie  et  celte  résurreclion 
de  la  morale  conjugale 

M.  Desrosiers  vend  de  la  porcelaine,  et  le  jeune 
Frédéric  se  ruine  à  lui  acheter  des  soupières, 
des  cabarets,  uniquement  dans  le  but  île  caiLser 
avec  la  jolie  moitié  du  marchand.  Puis  celui-ci 
arrive  k  eonnaitre  le  motif  des  démarches  de  son 
inlàtigable  acheteur,  et  alors  il  le  pour.-uil  s.inii 
relàclie  el  le  réduit  à  se  faire  emballer,  clouer 
dans  une  caisse  (pii  va  être  expédiée  pour  la  ju-o- 
vince.  Et  d  un  amant  myslifié  !  et  d  un  mari 
vengé  ! 

Celui  de  madame  Jouvenel  joue  encore  plus 
gros  jeu  :  sur  une  planche  fragde ,  il  franchit  la 
distance  d  une  maison  à  l'autre,  au  risque  de  se 
briser  sur  le  pavé  de  la  rue  ,  et  se  trouve  en  lêle 
à  tête  nocturne  avec  une  vieille  fille,  belle-sœur 
de  son  adorée,  et  (juil  est  forcé  d'épouser.  El  de 
deux  ! 

Quant  au  troisième  galant,  Olivier,  comptant 
sur  l'amour  dévergondé  de  M.  Ravinet  pour  la 
chasse,  il  escalade  un  mur  orné  de  tessons  de 
bouteilles  ,  est  mouillé  jiisiiu'aux  os,  se  ré.'ngie 
dans  la  niche  du  chien  de  garde  .  el  ne  se  relève 
d'un  piège  à  loiifp  que  pour  toailier  dans  une 
patrouille  de  garde  nationale.  Et  de  trois! 

Tel  est  l'aperçu  des  infortunes  (le  l'amour 
chassant  sur  les  terres  de  l'hyménée.  Mais  les 
trois  amoureux  déconfits  n'orit-ils  pis  l'audace 
d'ériger  leur  défaile  en  brillant  trophée?  Par 
malheur  pour  eux  .  le  trio  féminin  dénonce  le 
mensonge  et  livre  les  imposteurs  à  la  risée  pu- 
bli|ue  sur  la  terrasse  d  un  reslaiiranl  qui  arbore 
pour  enseigne  :  Les  Maris  reiigés. 

Celle  esquisse  fort  amusante  est  tirée  des  des- 
sins de  Gavarni.  revue  spirituelle  qui  porte  le 
même  tilre  quel,  pièce.  Lepeiulre  et  Rardou  , 
dans  deux  rôles  de  maris,  sont  d'une gaité  ébou- 
rilfanle  —  comme  le  succès. 


RculU'  ^l•  cinq  jnufâ. 


10  FEVRIER.— Le  petit-fils  delilluslre  Chap- 
tal,  Anatole  Chaptal.  élève  de  marine  de  première 
classe,  vient  lie  trouver  une  mort  glorieuse  à  la 
prise  de  \  éra-Crnz.  C'était  un  jeune  hoaime  de 
la  plus  grande  espérance,  comme  ledit  dans  son 
rapport  M.  l'amiral  Raudin.  Avec  lui  s'éteint  le 
nom  de  Cha|ital  el  la  dernière  consolation  de  sa 
véné'rable  aïeule,  qui  a  suiiporté  avec  une  fer- 
meté si  admirableel  une  résignation  silouchaulc 
la  mort  prématurée  de  son  mari  et  de  son  fils  et 
la  ruine  presque  entière  d'une  Immense  for- 
tune. 

—  Les  eaux  de  la  Seine  s'étant  subitement  éle- 
vées de  manière  ,à  couvrir  une  parlicde  la  roule 
royale  comprise  entre  la  barrière  de  la  Gare  etic 
pont  de  la  lîosse-de- Marne,  le  préfri  Je  police 
a  défendu  la  circulation  sur  ce  point. 

—  Le  cardinal  Fcsch.  dont  on  avait  h  diverses 
reprisses  annoncé  la  mon,  est,  au  eonlr.iire.ei» 
convalescence  .  el  a  pu  recevoir  la  visite  de 
plusieurs  étrangers. 

—  ÎVIardi  dernier,  lord  Grry  a  éprouvé  un  ac- 
cident très  grave  à  Ilowiek-Hall,  pendant  qu'il 
lisait  dans  la  «alerje  des  tableaux.  In  des  plM« 


—  144  — 


rrands  tableaux  est  tombé  sur  sa  télé.  Le  noble 
comte  a  failli  être  tué,  el  il  u'est  pas  encore  hors 
de  danger. 

—  Le  Mémorinl  des  Pyrénées  du  5  février, 
annonce  qu'un  temps  épouvantable  ''^(ïne  de- 
puis .lueliiucs  jours  dans  les  parages  de  Bajonne. 
Plusieurs  navires  eu  ont  été  victimes. 

—  Limpoilation  de  nègres  esclaves  h  Rio- 
Janeiro,  pendant  l'année  dernière,  par  des  navi- 
res sous  pavillon  portugais,  a  dépassé  le  nom- 
bre de  32,000. 

—  11  a  été  consommé  dans  le  mois  de  janvier 
dernier  5,901  ba-ufs,  l,(i%  vaches,  .^sr.e  yeai.x 
et  38,180  moutons ;le commerce  areçuo0l,i)79K. 

de  suif  fondu.  .     ,    • 

Il  avait  été  consommé  dans  le  mois  de.ianviei 
1838  6,320  bœufe.  2,247  vaches,  6,237  veaux,  et 
41,673  moutons;  le  commerce  avait  reçu 
609,727  kil.  de  suif  fondu. 

—  M  Tortalis,  premier  président  à  la  courde 
cassation,  a  été  élu  mend.re  de  l'Académie  des 
sciences  morales,  en  remplacement  de  M.  .Mer- 
lin. Sur  vingt  volans,  M.  l'ortalis  a  obtenu,  au 
premier  tour  de  scrutin,  19  suffrages. 

_  On  écrit  de  Dresde,  -i  février  :  «  La  traduc- 
tion en  vers  allemands  de  la  ùivine  come'die  de 
Dante,  avec  notes  el  commentaires,  que  S.  A.  H. 
le  prince  Jean  de  Saxe  vient  déterminer,  a  paru 
ces  jours-ci  sous  le  nom  su|q)Osé  de  Philarète, 
chez  le  libraire  Arnold,  de  notre  ville.  C'est  un 
beau  volume  grand  in-4,  où  le  texte  original  se 
trouve  en  regard  de  la  traduction,  et  qui  est  orné 
d'un  grand  nombre  de  gravures  et  de  vignettes. 
Au  dix-septième  chant  de  r Enfer,  S.  A.  R.  a 
ajouté  plusieurs  documens  inédits  relatifsà  1  his- 
toire de  la  Romagne,  et  qui  jettent  un  grand 
jour  sur  la  période  si  obscure,  de  1274  a  1302, 
de  cette  histoire.  » 

—  Nous  sommes  heureux  d'annoncer  que  les 
difficultés  qui  s'étaient  élevées  entre  la  Comédie- 
Française  et  la  famille  de  mademoiselle  Rachel 
ont  été  aplanies  à  la  satisfaction  des  deux  par- 
ties. 


théMre  Saint-Charles  ,  éclairé  extraordinaire- 
ment  par  plus  de  sept  cents  bougies,  et,  le  len- 
demain, le  roi  leur  a  donné  un  bal  magnifique 
dans  son  palais.» 


12  —  Bruxelles,  <i  février.  —  Les  ambassa- 
deurs d'Angleterre  et  de  France  ont  eu  hier  et 
aujourd'hui  de  longues  conférences  avec  M.  de 
Theux,  minisire  des  affaires  étrangères;  il  pa- 
rait (lue  sir  Hamilton  Seymour  a  été  chargé  de 
remettre  au  gouvernement  une  note,  avec  in- 
jonction de  faire  rétrograder  les  troifpes  belges 
qui  sont  sur  la  frontière  de  Hollande  et  de 
Prusse. 


l 


\  I  —Le  nombre  des  électeurs  aux  élections'gé- 
néralesde  1834  était  de  17.5,01.5;  à  celles  de 
1837.  de  198.S"(i;  il  s'est  encore  accru  ,  lois  de 
la  clôture  des  dernières  listes,  de  4  à  5  mille. 
En  18.)4,  1-2!), 211  électeurs,  et  en  1 807, 151,7^0, 
ont  iiris  part  aux  élections. 

—On  fait  en  ce  moment  de  grands  préparatifs 
dans  l'église  de  Saint- Charles-lioromee,  à  Rome, 
pour  célébrer  une  messe  solennelle  des  morts  en 
l'honneur  de  la  princesse  Bégum  de  Serd-Hanah, 
qui,  par  son  testament,  a  fait  au    pape  un  legs 
de  60,000  écus,  sous  la  condition  que  S. S.  célé- 
brerait personnellement  une  messe  pour  le  sa- 
lut de  son  àme.  Le  prince  David  Sombre,  petit- 
fils  de  celte  princesse,  dirige  les  préparatifs. 
—  On  écrit  de  Saint-Etienne,  6  février  : 
Un  affreux  aciident  vient  de  porter  la  désola- 
tion à  l'exploitation  des  mines  de  Grangelle  el 
Culatle  et  dans  le  sein  de  bien  des  familles.  Lon 
cherchait  à  donner  issue  aux  eaux  des  anciens 
travaux  au  puits  du  Clapier  ;  toutes  les  précau- 
tions avaient  élé  prises  dans  le  sondage  :  elles 
n'ont  i)U  prévenir  la    catastrophe.   Sur  vingt- 
quatre  ouvriers  chaque  jour  occupés  à  ces  tra- 
vaux, douze  étaient  allés  dîner,  les  autres  étaient 
restés;  ils  continuaient  leur  lâche.  Soudain  les 
eaux  ont  fait  irruption  :    neuf  d'entre  eux  ont 
élé  novés,  trois  seulemenlsont  parvenus  à  gagner 
la  benne.  Le  directeur  el  ses  deux  fixres  sont  au 
nombre  des  victimes  (|ui ,   toutes,   laissent  une 
femme  et  des  orphelins,  un  père  infirme  ou  une 
vieille  mère  dans  un  complet  dénuement. 

_  On  nous  écrit  de  Naples  :  «  Le  même  jour 
que  .Vadiime,  duchesse  de  lien) ,  entrait  dans 
Naples,  le  prince  impériyl  de  Russie  y  arrivait 
aussi.  Le  22,  lesideiix  illustres  voyageurs  ont 
dîné  chez  le  roi  ;  le  soir  ils  ont  assisté,  avec 
toute  la  cour,  à  une  gtauJe  représentaliou  au 


—  Les  galeries  qui  se  construisent  avec  tant 
d'activité  aux  Champs-Elysées,  pour  l'exposition 
des  produits  des  arts  et  de  l'industrie,  se  déve- 
lopperont sur  un  rectangle  de  185  mètres  de 
lar peur  sur  80  de  profondeur.  Elles  formeroiit 
quatre  bftlimens  parallèles,  séparés  par  trois 
ciMirs  au  centre  ,  mais  réunis  aux  extrémités  par 
des  bàlimens  transversaux  el  de  jonction.  Au 
milieu  de  la  principale  façade,  vers  le  nord, sera 
la  principale  entrée  par  un  portique  saillant. 

Trois  des  (iiiatre  bâiiraens  dont  il  vient  d  être 
parlé  sont  déjà  dressés,  deux  sont  couverts  en 
feuilles  de  zinc  ;  le  premier,  vers  la  place  de  la 
Concorde,  est  déjh  entre  les  mains  des  menui- 
siers, des  vitriers  et  des  décorateurs. 

La  décoration  de  la  principale  façade  se  tait 
avec  un  luxe  d'autant  plus  remarquable,  que 
ces  baraques  seront  démolies  au  bout  de  deux 

Trois  ou  quatre  cents  ouvriers  travaillent  à 
ces  constructions,  qui  doivent  être  achevées  pour 

ip  i  ^r  avril 

On  sait  que  c'est  le  t'''^  mai  que  les  portes  de  ces 
galeries  seront  ouvertes  au  public. 

-  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  i'eÇ|i  «l'han- 
che 10  et  lundi  11  février  1839,  de  4,5(5  dé- 
posans,    dont    619    nouveaux,    la  somme   de 

''  Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés 
à  la  somme  de  075,000  fr. 

On  a  calculé  .iiie  la  caisse  d'épargne  de  1  ans 
peut  produire  selon  les  tables  de  M.  Francœur, 
au  déposant  ((ui  mettrait  en  réserve  40  centimes 
par  jour,  savoir:  au  bout  d'un  an,  143  fr.;  de 
hnit  ans,  1,871  fr.  85  c;  de  quinze  ans,  3,328  fi 
01  c;  de  vingt  ans,  4,954  fi'.  38  c;  'le^^'ni5l:<;'nq 
ans,  7,176  fr^8c.;de  trente  ans,  10,029  r  78  c.; 
et  sur  ce  capital  de  10,029  fr  78  c  le  bénéfice 
ou  produit  de  l'inlérél  serait  de  5,0/9  t..  /8  c. 

—  M  Couder,  peintre  d'histoire,  a  été  élu 
membre  de  l'Académie  des  beaux-arts,  en  rem- 
placement de  M.  Langlois,  décédé. 

—  La  garde  municipale  et  les  sapeurs- pom- 
piers sont  exténués  de  fatigues.  Outre  leiir  ser- 
vice ordinaire,  ils  sont  obligés  de  surveiller  les 
bals  publics,  qui,  celle  nuit,  avaient  lieu  au 
nombre  de  trois  à  quatre  cents,  tant  à  laiis 
.m'aux  cin(iuante  barrières.  L'année  dernière, 
le  dixième  prélevé  sur  les  recettes  de  ce^  bals  et 
celles  des  spectacles,  a  produit  plus  de  750,000  H . 
à  la  caisse  des  indigens. 


les  troupes  cantonnées  dans  l'est  du  Brabant 
hollandais,  depuis  Buyl  jusqu'à  Grave  ,  ont  re- 
culé à  l'ouest,  de  sorte  qu'elles  se  trouvent  main- 
tenant à  deux  lieuesde  la  frontière  du  Limbourg. 
Seulement  un  bataillon  de  chasseurs  et  un  ecas- 
dron  de  lanciers  restent  postés  en  avant  de  Her- 
mont,  comme  en  observation. 

—  Une  ordonnance  contenue  dans  le  Mani- 
teiir Algérien,  du  13  février,  porte  que  l'expor- 
tation des  grains  et  farines  pour  toute  destina- 
tion autre  que  la  France  est  suspendue  sur  tous 
les  points  du  littoral  des  possessions  françaises 
dans  le  nord  de  l'Afrique. 

—  M.Cabet,  ancien  député,  qui  a  été  con- 
damné, il  y  a  cinq  ans,  pour  délit  de  presse  à 


deux  années  de  prison,  va  rentrer  en  France. 
Dans  deux  mois,  les  cinq  années  après  lesquelles 
la  loi  accorde  la  prescription  seront  écoulées. 


14.  —  Les  dernières  lettres  reçues  du  Mexi- 
que, et  publiées  par  les  journaux  anglais,  por- 
tent que  le  général  Santa-Anna  a  été  remplacé 
dans  le  commandement  par  le  général  Cohellos, 
et  que  le  gouvernement  a  enjoint  de  n  accepter 
aucun  arrangement.  Les  troupesmexicaines  sont 
campées  à  trois  milles  de  la  Vera-Cruz  ;  avant  de 
se  retirer,  elles  ont  pillé  et  saccagé  plusieurs 
maisons  appartenant  à  des  Français.  Les  mômes 
lettres  annoncent  qu'on  désespère  des  jours  de 
Santa-Anna. 

—  La  mort  de  la  princesse  Marie  a  été  célé- 
brée à  Goritz,  par  une  messe  à  laquelle  assistait 
la  famille  royale  exilée. 

—  Sur  la  proposition  de  M.  le  contre-amiral 
Baudin,S.  A.  R.  le  prince  de  JoinviUe  vient  dé- 
tre  décoré  parle  roi. 

—  On  dit  que  M.  de  Bourmont,  qui  va  ren- 
trer en  France,  doit  fixer  sa  résidence  à  Rennes; 
on  lui  prépare  des  appartemens. 

—  Suivant  un  oukase  impérial ,  les  nobles  el 
les  fonctionnaires  publics  qui  sont  propriétaires 
d'une  série  de  magasins  dans  les  villes  commer- 
çantes en  Russie,  devront  se  faire  inscnre  dans 
la  3"  guilde  des  marchands  ,  et  s'ils  s'y  refusent, 
ils  devront  vendre  leurs  magasins  à  des  indivi- 
dus ayant  le  droit  de  faire  partie  de  la  3'  guilde. 

—  M.  Foy,  ingénieur  au  corps  royal  des  mi- 
nes à  la  résidence  de  Valenciennes,  est  décédé 
avant  hier  à  Paris,  à  l'ftge  de  29  ans.  M.  loy 
était  neveu  de  l'illustre  généra!  de  ce  nom. 

—  L'affluence  des  promeneurs  a  été  considé- 
rable avanthiersurlcsboulevarls  et  dans  tous  les 
endroits  publics  ;  les  masques  n'étaient  pas  nom- 
breux, mais  quelques  groupes  déguisés  se  fai- 
saient remarquer  par  l'élégance  des  costumes. 
Dans  la  nuit,  il  y  a  eu  foule  à  tous  les  bals. 


13.  —  On  écrit  de  Bruxelles  ,   le  20  février  : 

«  Rien  de  positif  encore  sur  les  termes  dans 

lesiiuels  sera  conçue  la  proposition  à  soumettre 

aux  Chambres.  Ou  assure  qu'elles  se  réuniront 

le  I8de  ce  mois.En  attendant  la  crise industnelle 

fait  des  progrès.  , 

»  Jusqu'à  cejour  on  avait  conservé  quelque 
espoir  que  M.  Cockerill  i)ourrail  se  soutenir. 
Malheureusement  les  journaux  de  Liège  an- 
noncent aujourdhui  que  ce  grand  industriel  a 
déposé  son  bilan.  Comme  la  silnalion  qu  il  ré- 
vèle (18  millions  d'actif  et  12  millions  de  passif) 
se  rapporte  à  une  époque  déjà  assez  éloignée 
'juin  1838),  il  est  impossible  de  préciser  l'éten- 
due du  mal,  mais  il  est  immense.» 

—  Des  informations  sur  les  mouvemens  de 
l'aimée  du  roi  (juillaume  apprennent  que  toutes 


CONCERT.  —  M.  Lanet,  pianiste, et  M.  Dubois, 
violon  belge,  donneront,  le  dimanche  17  du  cou- 
rant, dans  la  nouvelle  et  magnifique  salle  de 
M  Herz,  rue  de  la  Victoire,  38,  un  grand  con- 
cert auquel  doivent  concourir  plusieurs  de  nos 
sommités  artistiques.  Madame  Uorus-Gras,  Wi- 
demann  de  l'Académie  royale  de  musique,  M. 
Heurtaux  du  théâtre  de  la  Renaissance,  M .  Bou- 
langer se  feront  entendre  dans  la  partie  vocale. 
Les  deux  bénéficiaires  exécuteront  chacun  des 
fantaisies  nouvelles  de  leur  composition.  Voir 
les  affiches.  Prix  des  places; Stalles,  10 fr.  ;  pour- 
tour, 8  fr.;  parquet,  6  fr.  S'adresser  chez  les 
marchands  de  musique. 

La  7'  et  la  8"  livraison  du  Panorama  deF Al- 
lemagne de  M.  Savoye  viennent  de  paraître. 
Elles  contiennent  trois  feuilles  de  texte  et  trois 
pravures  sur  acier.  Les  unes  et  les  autres  sont 
dignes  deslivraison?  précédentes  que  nous  avons 
déjà  eu  occasion  d'admirer. 

hiRédacteur  e^/te/TBERTMT. 

Imp^êïTômL  de  FélÏxTocquin  et  comp.,  rue 
Notre-Daœe-des-Yicioires,  16, 


20  FÉVRIER  1839. 


.^^S^^^ 


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et  Directeurs  des  postes. 

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Directeur  des  salons  li  ttéraires,  à  Strasbourg. 

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On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'a 
bonnent  pour  un  an  ou  G  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 


M»  peu  d'etpril  guelle'ionhomme  avait , 
L'esprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Ilcojnpilait,  compilait,  compilait. 


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une  lithographieaun°du30de  chaquemois.j 

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LE  VOLEUR, 

(èa^ttU  te  Jountaur  français  tt  f'trantjcrs. 


SOMMAIRE. 

La  Hongrie  EN  1838.— Bonne  compagnie.— 
Recette  pour  se  faire  une  réputation 
(extrait  tle  Folles  amours),  par  M.  Alphonse 
Brot.  —  Mœurs  contemporaines  :  Le  poète 
byronien;  le  poète  mélancolique;  lu 
POÈTE  IMMORAL. -Mélanges,  faits  curieux: 
Vue  expérience  médicale  ,  morsure  du 
serpent  à  sonneltes;  Appareil  j^our  re- 
couvrer la  m'ar.— Revue  des  tribunaux: 
Tribunauxétrangers (Monténégro)  :^//d(Ve 
d'enlèvement,  de  meurtre  et  de  guerre 
civile.  —  Revue  ■.Iramatique— Revue  de  cinq 
jours. 

Nota.  Le  portrait  de  M.  Mario  de  Candia,  qui 
devait  accompagner  le  présent  numéro,  sera 
joint  au  n°  du  25. 


LA  EOITOHIB 

EN  1838. 


Si  pour  qu'un  état  fût  puissant  il  suffisait  qu-il 
renfermât  dans  ses  limites  une  vaste  étendue  .le 
pays,  et  .lue  le  sol  y  ftlt  assez  fertile  pour  nour- 
rir une  population  nond.reuse,  certainement  la 
Hongrie  serait  aujour.Ihui  un  état  puissant  au 
lieu  d'élre  ;>  peine  comptée  en  Europe  comme 
une  provmee  de  l'empire  d'Autriche.  Mais  pour 
que  ces  deux  premiers  élémeus  puissent  seule- 
ment concourir  à  la  puissan.e  d'un  élal,  encore 

faut-ilquecevastepayssoilproportlonu.llemenl 
liabile,  et  .pic  des  liras  aciils  arrachent  ?i  li 
terre  les  richesses  quelle  recule  dans  son  seiu. 


Malheureusement  pour  la  Hongrie,  les  tourmen- 
tes dont  elle  fut  longtemps  agitée  ne  permirent 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  développemens.  Placée 
entre  deux  nations  puissantes,  l'Autriche  et  la 
Turquie,  qui  se  sont  longtemps  disputé  sa  pos- 
session et  en  ont  fait  le  théâtre  de  leurs  sanglans 
débats,  ne  s'arrachant  des  mains  de  l'une  (jne 
pour  tomber  aux  mains  de  l'autre,  la  Hongrie, 
qui  les  avait  appelées  tour  à  tour  pour  la  proté- 
ger, finit  par  redouter  autant  ses  défenseurs  que 
ses  oppresseurs,  carainisou  ennemisn'avaient  si- 
gnalé leur  présence  que  par  des  ravages.  Déjà, 
lorsque  le  zèle  religieux  entraînait  l'Occident 
contre  l'Orienl,  les  ;croisés  n'avaient  payé  l'hos- 
pitalité reçue  que  par  des  briiiaiulHges,  et  s'é- 
taient fait  craindre  à  l'égal  des  Tartares  qui  eux- 
mêmes  y  avaient  porté  [ilus  d'une  fois  et  le  fcr  et 
les  flammes.  Enfin,  par  une  triste  fatalité,  cette 
contrée,  située  sous  un  eliiiial_lieiireux  et  suscep- 
tible de  devenir  par  sa  fertilité  naturelle  une  des 
plus  riches  de  l'Europe,  n'eut  longtennis  d'au- 
tres sillons  t|ue  ceux  tracés  par  l'épée,  et  des 
siècles  s'écoulèrent  avant  qnc  les  productions  du 
sol  pussent  couvrir  le  sang  dont  il  était  impré- 
gné. 

C'est  à  cetétal  continuel  d'agitation  qu'on  doit 
attribuer  le  peu  de  renseignemens  (ju'on  a  eus 
sur  ce  itaysVjui,  tandis  que  les  contrées  les  plus 
lointaines  étaient  explorées,  resta  presque  in- 
connu en  Europe  jusqu'A  la  fin  du  dix-huitième 
siècle.  Aujourd'hui  même,  en  France  priiiei|>a- 
lement,  bien  des  gens  ne  connaissent  de  la  llon- 
i;rie  .|ue  le  lanu'iix  vin  de  Tokai  .[u'elle  nous  en- 
\oie,  et  le  nom  du  prince  Esiherazy  dont  les  im- 
menses richesses  ont  été  si  souvent  citées.  Les 
historiens  se  sont  peu  occupés  d'elle,  et  cepen- 
dant quelle  liisloire  serait  plus  remplie  d'inlé- 
rOt:'  Ouclles  billes  plus  animées  et  plus  drain  i- 
tiquis  que  celles  de  la  Hongrie  et  de  la  Tiin|iiie;' 
Huel  spectacle  plus  admirable  que  celui  d'un 
peuple  pressé  de  tousciUés,  trouvant  encore  as- 
sez de  force  dans  son  génie  national  pour  se  con- 
server presque  intact  1'  Les  Hongrois  sont  un 


peuple  isolé  pour  ainsi  dire  de  la  grande  famille 
européenne,  et  dont  les  archives  seraient  bien 
curieuses  à  fouiller,  quand  ce  ne  serait  que  pour 
voir  et  admirer  ce  noble  esprit  de  fierté  qui  a  fait 
de  leur  histoire  la  lutte  incessante  de  l'indépen- 
dance nationale  contre  le  despotisme  étranger, 
contre  l'esprit  envahissant  de  la  maison  d'Autri- 
che. 

Hàlons-nous  de  dire  cependant  que  depuis 
plusieurs  années,  à  défaut  d'historiens,  la  Hon- 
grie a  trouvé  dans  les  voyageurs  étrangers  plus 
decuriosité  et  d'exame:i.  Quelipies  uns  ont  rap- 
porté sur  ce  pays  quelques  renseignemens  pleins 
dinlérèt,  et  c'est  à  un  voyageur  anglais,  M.  Eî- 
liot,  (]ui  vient  de  publier  deux  volumes  sur  ses 
voyages,  que  nous  emprunterons  cette  espèce 
d'aperçu  historique  sur  la  situation  actuelle  de 
la  Hongrie. 

En  principe  ,  dit  M.  Elliol,  la  royauté  de 
Hongrie  est  élective,  mais  en  fait  elle  est,  depuis 
longtemps  du  moins,  héréditaire  dans  la  maison 
d'Autriche.  Le  dernier  roi  qui  dut  la  couronne 
à  l'élection  fut  Louis  II.  Les  Turcs  faisaient  alors 
la  guerre  h  la  Hongrie,  cl  en  iôiHU  malheu- 
reuse et  célèbre  bataille  de  Mohacs.où  péril  avec 
Louis  II  lapins  grande  partie  de  la  uoblesse 
hongroise,  occasionna  h  première  atteinte  por- 
tée au  principe  de  l'élection  royale;  car  l'année 
suivante,  la  Hongrie  épuisée  fut  obligée  d'appe- 
ler à  son  secours  Ferdinand  1"  d'Autriche,  qui 
cliassa  les  T'trcs  et  joignit  la  Hongrie  à  son  em- 
|)ire.  Cependant  le  droit  délerlion  ne  fut  pas 
aboli,  et  chaque  fois  (|u'un  nouvel  empereur 
vint  s'asseoir  sur  le  trône  d'Auiriehe,  la  diète 
hongroise  le  choisissait  et  l'élisait  pour  son  roi. 
Pure  formalité,  il  est  vrai,  mais  suffisante  pour 
sauver  le  principe  et  se  réserver  les  moyens  de 
revenir  sur  nue  concession  arrachée  à  la  néccs- 
siié.En  IfiST  l.éopold  l"den:anJa  àla  dièle  com- 
me récompense  de  l'expulsion  définitive  dos 
l'urcs  diie.^son  intervention,  que  la  couronne  de 
Hongrie  de»  iut  hérédiLiirc  dans  sa  famille.  L* 
dicte  consentit  ,^  rccouuailre  pour  ses  rois  lou; 


r-  1AG  — 


1rs  (lesRcnilans  mfties  de  Lt'opold.  Charles  VI,  le 
ik'rnicr  rcprésentnnt  luAlc  ili'  celte  dynastie,  de- 
vait donc  voir  s'éleindreavrc  lui  se  ;  droits  sur  la 
llonijric,  lorsqu'il  fit  accepter  par  'es  puissances 
de  riùirope  la  l'rai;niati(|ue-Sani  tion.  INIarie- 
Tliérèse  trouva  les  l!oii|;rois  plus  (idèlcs  à  leur 
parole  (pie  les  autres  puissances,  e'  l'on  sait  que 
c'est  cil tz  eux  qu'elle  li-ouva  le  phml'assislances 
lois  des  guerres  (jui  suivirent  la  ii.ort  de  Char- 
les VI.  Toutefois,  et  maljjré  celle  nouvsUe  déro- 
gation au  principe  de  l'élecliou  eu  Hongrie,  la 
couronne  n'eu  reste  ]ias  moins  éL  clive,  et  dans 
le  cas  où  les  deseendans  île  INîarie-riu'rèso , 
c"esl-à-dire  la  famille  de  llapshoiirg  vïpndraità 
s'éteindre,  les  Hongrois  recouvreraient  le  droit 
de  se  choisir  et  nommer  un  roi. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  Hongrie  n'en  est  pas 
moiiis  aujourdliui  une  dépendance  de  l'empire 
d'Autriche.  Elle  est  gouvern:5e  pav  un  vice-roi, 
ou  palatin,  nommé  |)ar  l'empereur,  et  elle  paie 
des  impots  au  gouvernement  autrichien.  Slais 
comnie,  par  suite  du  .système  féodal  encore  en 
vigueur,  les  nohles  ne  paient  aucune  redevance, 
le  montant  des  revenus  sérail  peu  de  chose  si 
certaines  terres  et  des  mines  de  sel  assez  impor- 
tantes n'étaient  affectées  en  propre  à  la  couronne 
d'Autriche.  Le  montant  des  revenus  (pi'elle  per- 
çoit s'élùve  environ  à  700.000  livres  sterling 
(17,500,000  fraiics  environ). 

11  y  a  en  outre  certaines  villes  qui  ai)partien- 
nent  à  l'empereur,  mais  ce  n'est  qu'une  posses- 
sion nominale.  Ces  villes  a])i>e\ées  civiluies  li- 
berœ  et' r^grf'fc  ne  paient  aucune  taxe;  il  y  en  a 
environ  ving-cinqen  Hongrie. 

Quant  à  l'organisation  intérieure,  c'est,  comme 
nous  l'avons  dit,  le  système  féodal  qui  règne  en 
Hongrie.  Le  gouvernement  est  dévolu  à  la  diMe 
qui  doit  se  réunir  tous  les  trois  ans,  mais  que 
l'empereur  convoi(ue  plus  ou  moinssouvent  à  sa 
convenance.  Celle  diète  se  compose  de  deux 
thamlues,  celle  des  magnats  ou  pairs  spirituels 
et  temporels,  cl  celle  des  députés.  Les  membres 
de  celle  dernière  chambre  ne  sont  élus  que  i>ar 
raristocratie,  puisque  personne  n'a  de  voix  aux 
élections  s'il  n'est  noble.  Les  villes  franches  dont 
nous  avons  parlé  tout  à  l'heure  envoient  aussi 
des  députés  à  la  diète,  ainsi  (jueles  chapitres  ec- 
clésiastiques; mais  ces  députés  admis  à  discuter 
De  le  sont  jamais  à  donner  leur  voix  dans  les 
délibérations  de  la  chambre.  Ainsi,  comme  on 
le  voit,  tout  le  gouvernement  est  entre  les  mains 
des  seigneurs. 

Ce  sont  les  seigneurs  (|ui  nomment  les  ma- 
gistrats, elles  paysans  sont  vis-à-vis  d'eux  tout 
b  fait  dans  la  position  des  serfs.  1  oui  le  revenu 
(ju'ils  tirent  de  leur  terre  leur  vient  desiiaysans 
par  qui  elles  sont  cultivées,  et  (,ui  supportent 
loiiles  les  charges  et  taxes  dont  le  seigneur  lui- 
même  est  exempt.  Avant  i^larie-1  liérèse  aucune 
limite  n'était  fixée  aux  exigences  lu  seigneur  à 
l'égard  de  ses  serfs.  Mais  Marie-Th  rèse  a  fixé  le 
tribut  qu  il  pouvait  exiger,  et  cette  fixation  sert 
encore  de  règleaujourd'hui.  Chaque  paysan  doit 
à  son  seigneur  ciu(iuante-deux  ji'Urs  de  travail 
par  an,  un  (lorin,  deux  volailles,  .lix  œufs,  deux 
livres  de  beurre  et  la  neuvième  j)  irtie  de  sa  ré- 
cjlle.  En  outre,  cliaque  village  lonne  au  sei- 
gneur un  veau  et  deux  agneaux. Le  paysan  nepeut 
ac«iuérirni  jiosséder  des  terres.  Ce  nrae  nos  serfs 
U'auii-clois,  il  ne  peut  quitter  le  pjys  qu'avec  la 


permission  de  son  seigneur,  et  qu'à  la  condition 
de  perdre  tout  ce  qu'il  a  pu  construire  et  établir 
sur  la  terre  du  seigneur.  Y  a-t-il  un  pont  à  con- 
struire? les  i)aysanssont  mandés  et  ne  reçoivent 
aucune  rétribution;  faut-il  réparer  les  routes  ? 
c'est  encore  à  eux  qu'on  a  recours;  en  un  mot, 
la  loi  ne  leur  accorde  aucune  indemnité  et  pres- 
i|ue  aucune  protection,  ]niisque  ce  sont  lessei- 
gneursqui  sont  mailles  de  tout. 

En  présence  de  cette  double  constitution  de  la 
Hongrie  vis-à-vis  de  l'Autriche  et  vis-à-vis  d'elle- 
même,  deux  faits  se  présentent  bien  remarqua- 
bles. D'une  part ,  les  seigneurs  hongrois  ne 
voient  qu'avec  peine  la  réunion  de  leur  pays  à 
l'Aulrlçhe;  çt. de  l'autre,  ces  mêmes  sejgneurs, 
([ui  sembleraient  avoir  intérêt  à  ce  que  la  con- 
slilulion  inlérieure  restât  dans  le  même  élat,  tra- 
vaillent à  la  refaire  sur  des  principes  plus  libé- 
raux; et  tandis  que  dans  le  reste  de  l'Europe  on 
ne  dut  la  disparition  du  système  féodal,  en  quel- 
que sorte,  qu'au  soulèvement  des  serfs,  là  ce 
sont  les  seigneurs  eux-mêmes  qui  font  des  elïorts 
pour  le  réformer. 

Animés  d'un  haut  esprit  d'indépendance,  les 
Hongrois  naissent  avec  la  haine  pour  l'Autriche, 
dont  le  joug  pèse  sur  leur  pays.  Ils  se  rappellent 
que  longtemps  ils  ont  constitué  un  étal  indépen- 
dant, qu'ils  ont  eu  un  roi  qui  tenait,  sa  cour  au 
milieu  d'eux,  et  cela  ,  joint  au  peu  d'intérêt  que 
leur  montre  la  cour  d'Autriche,  eutretieni  dans 
leur  cœur  un  violent  désir  d'arriver  à  un  affran- 
chissement national.  11  y  a  quelques  anni'cs,  le 
prince  de  Metternich,  qui  connaît  leur  faible, 
voulut  le  llatler  :  avec  le  titre  d'empereur  d'Au- 
triche,Ferdinand  prit  le  tilreparliculierderoide 
llongiie;  comme  si  parla  l'Autriche  avait  voulu 
faire  entendre  aux  Hongrois  qu'elle  Ls  regar- 
dait non  pas  comme  un  peuple  conquis,  mais 
comme  un  état  indépendant  qui  s'était  mis  lui- 
même  sous  sa  protection.  Ce  léger  palliatif  n'a- 
veugle pas  resi)ril  national  des  Hongrois,  et  ne 
leur  fait  pas  supporter  avec  plus  de  patience  le 
joug  autrichien. 

Un  des  faits  qui  tendent  le  plus  à  prouver  cet 
esprit  de  nationalité,  c'est  la  persistance  avec  la- 
quelle, depuis  quelques  années,  les  Hongrois 
cherchent  à  faire  revivre  la  langue  magyare  qui 
est  la  leur.  Si,  en  effet,  il  n'y  a  encore  queipiel- 
ques  années,  un  voyageur  se  fût  trouvé  trans- 
porté au  milieu  des  états  de  Hongrie,  quel  n'eût 
pas  été  son  étonnement  d'entendre  un  orateur 
s'exprimer  avec  facilité  ,  éloquence  peut-être, 
dans  la  langue  de  Cicéron  ,  ba|Uisée  depuis  si 
longtemps  de  langue  morte  ?  Et  cepeudani 
(juand  ,  vers  le  commencement  du  neu\ième 
siècle,  les  Hongrois  ou  Magyares  ,  qui  paraissent 
descendre  des  Huns  septentrionaux  ,  vinrent 
massacrer  ou  rendre  esclaves  les  Slaves  établis  en 
l'annonie ,  le  Danube  entendit  longtemps  la 
langue  magyare  résonner  sur  ses  bords.  Tant  que 
cette  nation,  conservant  ses  mœurs  sauvages,  fut 
occupée  à  porter  la  guerre  chez  ses  voisins,  la 
langue  magyare  fut  en  usage;  mais  bientôt  les 
peuples  qui  entouraient  la  Hongrie  prirent  de  la 
consislance  eux-mêmes;  perdant  i>eu  à  peu  leurs 
habitudes  guerrières,  ils  commencèrent  à  cher- 
cher le  repos;  et  lechrislianisme,  qui  s'était  déjà 
répandu  dans  le  reste  de  l'Europe,  vint  les  calmer 
tout  à  fait.  Etienne,  qu'on  regarde  comme  le  jire- 
micii'oiUc  Hongrie,  abolit  les  idoles  eu  mon- 


tant sur  le  trône,  et,  vers  le  commencement  du 
dixième  siècle,  recul  du  ponlifede  Rome  la  cou- 
ronne évangélique,  couronne  que  depuis  tous 
les  rois  durent  ceindre  à  leur  avènement,  et  qui, 
par  une  vertu  céleste,  leur  donnait  lonles  les 
qualités  nécessaires  pour  bien  gouverner.  Avec 
lechrislianisme  vinrent  les  évéques  et  les  prêtres; 
et  comme  eux  seuls  apportaient  les  premières 
notions  non-seulement  de  la  religion,  mais  aussi 
de  toutes  les  sciences,  le  latin,  leur  langage  ,  de- 
vint là  ,  comme  dans  presipie  toute  1  Europe,  la 
langue  de  science  et  de  droit.  iVIais,  tandis  ()u'en 
Europe  le  latin  se  perdait  peu  à  peu,  la  silualiou 
de  la  Hongrie  lui  imposait  en  quebpie  sorte  la 
nécessité  de  le  conserver.  Quand,  épuisée  par 
une  lutte  de  plusieurs  siècles,  elle  fut  obligée  de 
courber  la  tête  sous  la  puissance  de  la  maison 
d'Autriche,  les  relations  avec  un  gouvernement 
auquel  la  langue  hongroise  était  tout  à  fait  in- 
connue rendirent  indispensablerétude  du  latin, 
encore  assez  répandu  en  Allemagne,  si  bien  que 
peu  à  peu  le  magyar  descendit  parmi  les  paysans, 
et  les  nobles  oublièrent  presque  entièrement 
leur  langue  maternelle.  Enfin,  sous  Marie-Thé- 
rèse, le  laiin  était  dans  toute  sa  vigueur.  Tout 
le  monde  connaît  ce  fameux  serment  des  pala- 
tins hongrois  :  Moriamur  pro  rege  tiostro 
Maria-Tlieresa. 

A  celte  épixpie  le  lalin  était  d'un  usage  telle- 
ment général,  que  beaucoup  de  femmes  non  seu- 
lemenlle  comprenaient,  mais  le  parlaient  et  s'en 
servaient  constamment  dans  leur  inlérieur.  Si 
Joseph  11,  suivant  la  politique  de  sa  mère  ,  avait 
voulu  laisser  aux  Hongrois  leurs  privilèges  et 
leurs  habitudes,  le  magyar  ne  serait  probable- 
ment parlé  ([ue  par  les  paysans  des  bords  de  la 
Theiss,  le  latin  aurait  fini  par  l'étouffer  tout  à 
fait,  l'allemandaurait  peu  à  peu  remplacé  le  la- 
tin ,  auquel  les  Hongrois  n'attachaient  aucune 
idée  nationale,  et  serait  devenu  la  langue  usuelie. 
Mais,Ioseph,  qui  avait  formé  le  projet  d'asservir 
Ions  les  peuples  dépendans  de  ses  états  à  des  lois 
et  à  une  langue  uniforines,  et  qui  voulait  que 
ses  projets  s'exécutassent  presque  à  l'instant 
qu'ils  étaient  formés,  entreprit  de  tuer  d'un  seul 
coup  le  lalin  et  le  hongrois,  et  dans  cette  vueer- 
donna  que  l'allemand  seul  serait  désormais  em- 
ployé. Les  Hongrois,  qui  religieux  observaleurs 
de  leurs  antiques  usages  n'auraient  accepté  celle 
loi  de  personne,  s'y  refusèrent  encore  bien  plus 
lorsqu'elle  était  imposée  par  Josephll;  Joseph  II, 
un  de  ces  Allemands  olijet  de  leur  haine  invété- 
rée; Joseph  11,  qui  avait  déjà  porté  atleinteà 
leurs  privilèges,  et  qui  encore  pour  celle  der- 
nière mesure  n'avait  pas  seulement  consulté  les 
étals;  Joseph  H  enfin,  qui,  crime  impardonnable! 
avait  refusé  de  ceindre  la  couronne  de  saint 
Etienne.  Cette  décision  excita  donc  une  opposi- 
tion générale,  et  c'est  à  celte  opposilion  que  le 
magyar  dut  de  sortir  de  la  léthargie  où  il  dormait 
déjà  depuis  des  siècles.  Quelques  vieux  nobles, 
il  est  vrai,  et  les  créatures  de  la  maison  d'Au- 
triche, voulurent  s'opposer  à  celle  réforme,  et 
les  premiers  à  cause  de  leur  grand  âge,  les  autres 
en  désesi)oir  de  cause  soutinrent  encore  le  lalin; 
mais  l'impulsion  était  donnée,  et  dès  lors  le  pro- 
grès dut  marcher  à  grands   pas. 

Toutefois,  cette  détermination  des  Hongrois  ne 
put  pas  avoir  un  résultat  immédiat,  et  pendairt 
les  dix  dernières  années  du  dernier  siècle,  il 


147  — 


n'apparut  que  de  temps  en  temps  un  orateur 
(|ui  s'exprimât  en  langue  hongroise.  Tout  se  fai- 
sait eneore  en  latin.  Les  deux  chamlires  des 
étals  correspondaient  en  latin  ;  le  journal  officiel 
et  les  lois  étaient  publiés  dans  cette  langue.  Les 
états  de  1802,1805,  1807  ,1808et  1812  furent  de 
trop  courte  durée  et  trop  occupés  de  recrues  et 
de  subsides  pour  qu'on  \n\l  y  remar(|uer  un 
changement  notable;  cependant  le  nombre  de 
membres  qui  parlaient  hongrois  s'était  considé- 
rablement accru,  et  déjà  en  1805  on  envoya  au 
roi  une  adresse  écrite  en  hongrois  et  en  latin. 
D'année  en  année ,  les  chambres  pouvaient 
compter  de  nouveaux  mexbres  à  qui  la  langue 
hongroise  devenait  familière  :  et  enfin  ,  dans  les 
états  de  183-2  à  1836,  le  hongrois  se  fit  seul  en- 
tendre; il  y  avait  à  peine  six  membres  qui  ne 
pussent  pas  s'exprimer  fiieilement  dans  cette 
langue.  Les  messages  des  deux  chambres  furent 
écrilsen  lion jrois,  ainsi  que  l'adresse  au  roi,  à 
laquelle  seulement  fut  aimexée  une  iraduction 
en  latin.  Mais  le  texte  hongrois  élait  l'original, 
et  le  latin  n'était  qu'une  copie  envoyée  comme 
pure  formalité.  Il  fut  aussi  décidé  que  dans  les 
tribunaux,  même  les  plus  élevés,  les  procès  se 
lraileiaie?it  désormais  en  hongrois,  et  cepen- 
dant la  chancellerie  fut  toujours  obligée  de  se 
servir  du  latin  dans  ses  mémoires,  sous  peine 
de  ne  pas  les  voir  accueillis  par  le  gouverne- 
ment. 

Ce  fut  le  comte  Szcchengi  qui  le  premier 
amena  cette  innovation  dans  la  chambre  des 
magnats ,  et  bientôt  il  fut  imité  par  le  comte 
Vesselini  et  un  grand  nombre  d'autres.  Celte 
mesure  donna  une  grande  popularité  aux  sei- 
gneurs liongrois ,  et  il  s'est  formé  à  Pest  une  so- 
ciété pour  la  propagation  de  la  langue  hon- 
groise; deux  seigneurs  entre  autres  ont  contri- 
bué à  la  formation  de  cette  société  par  une  sou- 
scription, l'un  de  4^000  livres,  l'autre  de  0,000 
livres  sterling. 

On  conçoit  de  quelle  importance  c'est  pour  le 
peuple  de  voir  sa  langue  habituelle  servir  dans 
les  affaires  du  gouvernement;  désormais  il 
pourra  luitméme  prendre  connaissance  de  ses 
droits,  s'éclairer  et  arriver  à  rémanci|iation.LeS 
nobles  en  cela  le  favorisent,  comme  nous  l'avons 
dit,  de  toutes  leurs  forces. Comprenant  bien  que 
le  pouvoir  dont  ils  jouissent  est  une  espèce  d  a- 
naclironisme  au  milieu  de  l'Europe  acluclle, 
eux-mêmes  ont  demandé  à  l'empereur  (ju'il  fut 
apporté  une  modification  à  leurs  préiogalivcs. 
Il  faut  reconnai Ire  qu'ils  sont  même  allés  au  de- 
vant de  ces  modifiealions  qu'ils  réclanu'ut,  et 
qu'ils  n'abusent  pas  de  la  force  que  le  système 
qui  régit  le  pays  a  miseenlre  leurs  mains.  Loin 
d'avoir  à  supporter  celle  tyrannie  que  les  sei- 
gneurs faisaient  autrefois  peser  sur  les  serl's  ,les 
paysans  île  Hongrie  sont  sûrs  de  trouver  auprès 
de  leurs  seigneurs  proteclion  et  secours,  ils 
savent  j.ayer  les  eiforls  (lu'ils  font  pour  les  alfi-an- 
çhir,  d'une  juste  recoimaissance,  et  celle  ligue 
du  seigneur  avec  le  paysan  fait  toute  la  force  de 
la  Hongrie  contre  l'Aulriche.  Nous  en  avons  un 
exemple  frappant  dans  le  comte  Vesselini,  dont 
nous  avons  déj;i  parlé.  Ce  seigneur,  dont  les 
idées  libérales  en  ont  fait  un  ennemi  de  la  cour 
àulrieliienne,  avait  élé  condanuié  à  caus\  de 
ses  discuiirs  n'oli')i,i  à  six  ans  d'emprisonne- 
inent;  mais  les  commissaires  impériaux  envoyés 


pour  opérer  son  arrestation  trouvèrent  réunis 
autour  de  son  chàleau  vingt  mille  paysans  envi- 
ron, armés  de  faux  et  de  fourches  et  décidés  à 
défendre  leur  député.  L'Autriche  recula  devant 
la  crainte  d'exciter  un  soulèvement  dont  les 
suites  étaient  incalculables.  Du  reste,  ce  noble 
comte,  qui  est  aujourd'hui  à  la  télé  du  parti  dé- 
mocrali((ue,  justifie  bien  l'amour  que  lui  por- 
tent lesllongrois  et  il  ne  laisse  échajiper  aucune 
occasion  d'élre  utile.  Doué  dune  force  physique 
(irodigieuse,  il  a,  lors  de  l'inondation  de  Pest, 
en  1838,  donné  de  rares  exemples  de  dévoue- 
ment, et  le  Irait  suivant ,  qui  nous  a  été  raconté 
par  un  témoin  oculaire,  n'est  pas  un  de  ceux  (jui 
ont  le  moins  contribué  à  le  rehausser  dans  l'es- 
prit de  ses  compatriotes. 

Tout  le  monde  a  eu  connaissance  à  cette  épo- 
que de l'accroissementsubit  deseaux  du  Danube 
et  du  ravage  qu'il  apporta  en  Hongrie.  Pest ,  où 
résidait  alors  le  comte  Vesselini,  fut  le  point  où 
l'inondation  eut  les  conséquences  les  plus  terri- 
bles. IJâlie  sur  le  sable,  dans  une  vaste  plaine, 
sur  les  bords  même  du  fleuve,  Pest  n'avait  pour 
toute  défense,  conlre  l'envahissement  des  eaux, 
qu'une  digue  cimstruite  en  avant  de  la  ville. 
Mais  le  fleuve,  qui  croissait  toujours,  avait  rompu 
la  digue  et,  l'étroit  espace  qu'il  avait  enfoncé  ne 
suffisant  plus  à  ses  eaux  gonflées,  il  avait  bientôt 
surmonté  cette  impuissante  barrière.  Il  s'était 
précipité  dans  la  ville  avec  fureur;  les  mai  ons 
sapées  par  les  eaux  s'écroulaient  de  tous  côtés, 
et  le  flot  roulait  dans  les  rues  avec  la  violence 
d'un  torrent,  entraînant  les  débris  des  maisons 
pèlc-méle  avec  les  énormes  glaçons  qui  cou- 
vraient sa  surface.  Chacun  fuyait,  chacun  cher- 
chait sur  les  points  les  plus  élevés  de  la  ville  un 
asile  de  quelques  instaiis  peut-être.  La  place  du 
marché  seule  apparaissait  encore  au-dessus  de 
l'eau  ,  et  c'était  là  que  venait  refluer  de  tous 
côtés,  chassée  par  l'inondation,  toute  une  popu- 
lation désolée.  Au  milieu  de  la  terreur  et  de 
l'abattement  général,  le  comte  Vesselini  avait 
conservé  son  courage  et  son  sang-froid  ;  seul  il 
paraissait  ne  redouter  ni  la  tempête  (jui  grin- 
çait, ni  le  flot  qui  grondait.  Nu  jusqu'à  la  cein- 
ture dans  une  frêle  barque,  il  parcourait  les  rues 
de  la  ville,  transformées  en  autant  de  fleuves,  et 
recueillait  sur  son  passage  tous  ceux  i|u"avait 
surpris  rinondation,  heureux  de  trouver  en  lui 
un  sauveur  inespéré;  car  déjà  tremblait  et 
vacillait  sous  leurs  jiieds  leur  maison  chance- 
lante. Bien  souvent  leur  pied  était  à  peine  po.sé 
dans  la  barcjue  qu'ils  entendaient  s'écrouler 
et  voyaient  s'abimer  derrière  eux  leur  de- 
meure dont  les  débris  se  mêlaient  aux  eaux  du 
lleiive. 

Chaque  fois  que  sa  barque  était  pleine,  le 
comte  Vesselini  se  hâtait  d'aller  déposer  sur  la 
place  du  marché  les  vi<limes  qu'il  avait  arra- 
chées à  la  mort  et  revolait  où  l'appelait  le  dan- 
ger sans  s'arrêter  un  instant,  sans  regarder  si  le 
flot  grossi ,  si  les  glaçons  devenus  plus  nom- 
breux lui  permetlaienl  encore  de  ris(|\ier  sa  vie. 
Tout  à  coup  un  cri  elfrayaul  a  retenti,  une  jeune 
femme  (lui  tenait  son  enfant  dans  ses  bras,  sur- 
prise cl  entraînée  |iar  les  eaux,  était  parvenue  à 
se  réfugier  sur  un  glaçon  ;  mais  le  torrent  l'eu- 
trainait  avec  sou  lie  de  glace  ,  et  déjà  l'on 
n'apercevait  que  dans  le  lointain  .ses  bras  levés 
au  ciel,  implorant  un  secours  que  Dieu  sculsem- 


blaitpouToir  lui  donner.  Le  comte  Vesselini  l'a 
vue  el  déjà  il  s'est  élancé  dans  sa  barque  et  vole 
surses  traces,  seconde  par  le  courant.  En  vain 
lui  crie-ton  de  s'arrêter,  de  ne  pas  risquer,  sans 
espoir  desuccès,  une  vie  précieuse;  sur  le  cou- 
rant rapide,  il  presse  encore  de  la  rame  la  mar- 
che de  sa  barque,  trop  longue  à  son  gré,  et  bien- 
tôt il  a  rejoint  au  milieu  du  fleuve  le  glaçon  qui 
|)orte  la  jeune  femme.  Un  faible  espace  le  sépare 
encore  ;  il  fait  un  dernier  effort,  il  va  toucher  le 
glaçon  ,  il  le  touche...  Mais  la  secousse  est  si  vio- 
lente que  la  barque  est  chavirée,  le  comte  Ves- 
selini disparait  sous  les  eaux.  Dieu  sans  douté 
])rolégeait  ces  deux  créatures,  et  à  peine  qiiel- 
(jues  secondes  se  sont  écoulées  que  le  comte 
Vesselini  re(>arait,  d'une  main  puissante  il  sac- 
crocheau  glaçon,  tandis  que  de  l'autre  il  tn.lne 
après  lui  sa  pclite  barque  encore  pleine  d'eau.  Il 
fait  un  efl'ort,  s'élance  sur  ce  glaçon,  et  iV- a 
même  coup,  comme  si  sa  barque  n'eut  été  qu'un 
bateau  d'enfant,  il  la  retourne,  la  vide  et  y  jdace 
auprès  de  lui  et  l'enfant  et  la  mère  à  de-f^i- 
morte...  Une  heure  après,  la  foule  stupéfaite 
voyait  le  nolde  comte  déposer  au  milieu  d'elle 
ces  nouvelles  victimes  sauvées  comme  par  mi- 
racle. 

Qui  s'étonnerait  ensuite  de  l'amour,  nous  di- 
rons presque  de  l'adoration  que  les  Hongrois 
ont  pour  cet  homme;  et  ((uel  est  celui  qui, voyant 
(piel(|nes  jours  après  le  comte  \esselini  allant 
par  h  ville  porter  encore  des  secours  à  i  eus 
(|u'avait  ruinés  l'inondation  ,  ne  se  serait 
réuni  à  la  foule  (|ui  lui  faisait  cortège  et  ne  sç 
serait  écrié  avec  elle:  Vive  le  comte  feggelitiil 
Certes,  quand  on  voit  de  pareils  hommes  tra- 
vailler avec  dévouement  <à  rémaneipalion  de 
leur  pays  ,  éclairant  leurs  compatriotes  et  les 
piéparaiil  à  admettre  les  principes  libéraux 
«pi'ils  professent  hautement  en  dépit  d'un  gou- 
vcrneinenl  stationnaire  et  despotique,  il  est  ira- 
possible  de  ne  pas  penser  que  la  Hongrie  ne  mar- 
che rapidement  à  un  état  de  liberté  qui  la  ruct- 
Ira  au  niveau  des  peuples  les  plus  avancés  de 
l'Luioiie.  La  Hongrie  possède  aujourd'hui  une 
population  de  11,235,000  habilans.  Eh  lin! 
qu'en  France,  jiar  exemple,  un  gouvernement 
sincèi  enicnt  liliéral  imprime  à  l'Europe  une  im- 
pulsion puissante,  et  que  le  développement  de 
ces  principes  l'entraineà  une  collision  aveclAu- 
tricbe,  nul  doute  qu'elle  n'eût  sur  les  derrières 
de  cette  puissance  une  armée  alliée  de  -liKi.iHW) 
hommes  qui  partagerait  avec  elle  les  principes 
de  liberté  franche,  et  qui  travaillerait,  en  l'ai- 
ilanl  ,  à  alTrancliir  son  pays,  la  Hongrie. 

Aussi  avec  qu'?lle  cordialilé  les  Français  el  les 
Anglais  sont  reçus  dansée  pays!  L'hospitalité, 
celle  vertu  des  peuples  encore  neufs,  est  exer- 
cée eu  Hongrie  dans  toute  sa  franchise,  et  il  n'y  a 
pas  de  maison  lie  seigneur  qui  n'ait  toujours  une 
partie  destinée  à  recevoir  les  voyageurs  étran- 
gers. 

Mais  ce  n'est  pas  seulemeni  par  des  paroles  et 
di's  discours,  ce  n'est  pas  même  en  leur  accor- 
ilant  protection  pins  large «(ue les seigneurseber- 
chent  à  éman(i;)er  leurs  compatriotes  ;  c'est  aussi 
en  dé\clo;q>anI  chez  eux  le  goùl  du  commerce  et 
de  l'industrie.  Pest  est  heureusement  située  pour 
le  commerce  .sur  les  bor«ls  du  Danube,  cl  c'est 
encore  au  comte  Siechengi.  dont  nous  *tou* 
déjà  parlé,  que  son  i  dues  les  premières  entre-! 


1/i8  — 


prises  lie  la  navigation  à  la  vapeur  sur  le  Da- 
iiulie,  navi(;alion  qui  donnerait  aux  relations 
commerciales  une  bien  plus  grande  étendue 
qu'elles  n'en  ont  eu  jus(iu";\  ce  jour.  Le  comte 
Szecliengi  a  fait  le  voyage  d'Angleterre  pour 
prendre  connaissanre  de  tout  ce  qui  regarde  la 
construction  des  madiincs;  il  a  fait  venir  des  in- 
génieurs anglais,  et  dc])nis  deux  ans  il  a  consa- 
cré tout  son  temps,  toutes  ses  pensées  et  une 
grande  partie  de  sa  fortune  au  développement 
«le  cette  industrie,  qui  aura  certainement  une 
grande  inlluence  sur  le  commerce,  et  par  suite 
sur  les  mœurs  de  la  Hongrie. 

Jusqu'à  présent  tout  le  commerce  de  la  Hon- 
grie a  été  presque  tout  entier  entre  les  mains 
des  juifs,  estraordinairement  nombreux  dans  ce 
pays,  où  leur  nidustrie  commerçante  ne  trouve 
presque  pas  de  livalilé,  mais  où  ils  ne  sont  pas 
aimés  d'ailleurs.  .V  Presliourg,  où  se  tient  ordi- 
nairement la  diète,  on  en  compte  jusqu'à  30,000. 
Ils  habitent  un  quartier  qui  leur  a  été  abandon- 
né, et  où  ilsvivent  séparés  du  reste  des  habitans. 
Rien  de  plus  vil,  de  plus  abruti  et  de  plus  scélé- 
rat que  cette  population  juive,  dont  le  quartier 
est  fermé  par  une  immense  porte  de  fer.  Leur 
habitude  de  rapine  et  d'avarice  a  donné  d'eux 
dans  ce  pays  une  opinion  telle  qu'il  leur  est 
défendu  de  résider  plus  près  qu'à  Presbourg 
dans  le  voisinage  des  mines  d'or  de  Cremnitz. 

Le  fait  suivant  donnera  une  idée  du  peu  d'es- 
time dans  lequel  on  les  lient,  de  la  manière 
dont  on  agit  avec  eux,  et  en  même  temps  du  pou- 
voir que  les  seigneurs  hongrois  ont  en  mains,  et 
de  ce  que  ce  pourrait  élre  s'ils  voulaient  en  abu- 
ser et  s'ils  n'étaient  conduits,dans  leurs  relations 
avec  leurs  couq)alriotcs,  par  une  haute  moralité 
à  laquelle  il  faut  rendre  justice. 

Lu  juif,  qui  résidait  à  Pest,  avait  fait  une  ban- 
queroute assez  considérable,  mais  banqueroute 
frauduleuse  jil  avaitsu  mettreàcouvert  tout  l'ar- 
gent qu'il  possédait,  et,  malgré  les  vives  récla- 
mations de  ses  créanciers,  on  avaitété  dans  l'im- 
puissance de  lui  prouver  qu'il  avait  de  l'argent 
entre  les  mains.  Un  seigneur  hongrois,  qui  lui 
avait  confié  une  somme  assez  considérable,  s'é- 
tant  plusieurs  fois  adressé  à  lui,  l'assurant  qu'il 
savait  bien  que  son  argent  était  encore  entre  ses 
mains  et  le  sommant  de  le  lui  remettre,  ce  juif 
s'était  retranché  dans  une  dénégation  absolue, 
et  le  seigneur  avait  oublié  ou  feint  d'oublier  sa 
dette.  A  quelque  temps  de  là,  le  juif,  se  trou- 
vant hors  de  la  ville,  se  vitsoud  liuenlcvé  etcon- 
duil,  malgré  ses  réclamations,  dans  la  maison  du 
seigneur  hongrois.  Là,  |)àle  et  tremblant,  il  at- 
tendait avec  anxiété,  sachant  bien  et  qu'il  était 
coupable  et  ce  que  pouvait  le  seigneur,  ce  qu'on 
allait  décider  de  lui.  .\près  avoir  cherché  pen- 
dant quelque  temps  à  l'effrayer  sans  pouvoir 
réussir  à  lui  faire  avouer  qu'il  avait  son  argent, 
le  seigneur  lui  dit  :«  Tu  as  mou  argent,  je  le 
sais,  j'en  suis  sûr  ;  choisis  :  ou  de  me  rendre  mon 
argent,  ou  de  recevoir  tous  les  malins  douze 
coups  de  bâton  et  de  rester  enfermé  ici,  où  lu 
n'auras  ipie  du  pain  et  de  l'eau  jusqu'à  ce  que  tu 
m'aies  rendu  tout  ce  (]ue  tu  as  à  moi.»  Le  juif 
voulut  eu  vain  s'excuser,  jura  par  tous  les  ser- 
mens  les  plus  forts  cpril  était  pauvre  comme 
Job  ;  le  seigneur  fut  inflexible  et  lui  fit 
administrer  douze  coups  de  bâton,  puis  renfer- 
mer pendant  Irois  jours.  Le  juif  endura  ce  trai- 


tement et  se  contenta  de  pain  et  d'eau  sans  con- 
sentir à  rendre  la  moindre  chose.  Le  quatrième 
jour,  cependant,  il  pria  le  seigneur  de  lui  per- 
mettre d'écrire  à  sa  femme.  «  Elle  vendra  tout  ce 
que  nous  avons,  disait-il,  elle  empruntera  à  nos 
amis,  etje  vous  donnerai  tout  ce  quej'aurai  [)U 
recueillir.  »  Auboutde  deux  jours,  ])endant  les- 
quels ce  traitement  avait  été  suspendu,  lejuif  re- 
çut une  réponse  et  offrit  au  seigneur  tout  ce  que, 
disait-il,  sa  femme  avait  pu  rassembler  :  c'était 
à|)einele  quart  de  la  somme.  Le  seigneur  prit 
l'argent,  mais  lui  promit  de  faire  recommencer 
les  coups  de  bâton  jusqu'à  ce  qu'il  eût  la  somme 
entière.  Enfin  le  juif  se  décida  à  rendre  tout  ce 
qu'il  devait,  mais  ce  ne  fut  qu'en  huit  jours  de 
temps  et  par  petite  somme  qu'on  put  le  lui  arra- 
cher. Quand  il  fut  libre,  il  alla  trouver  les  ma- 
gistrats, qui  firent  venir  le  seigneur  plus  parres 
pecl  pour  la  justice  que  pour  le  réprimander, 
tant  la  mauvaise  foi  des  juifs  était  connue.  Le  sei- 
gneur avoua  le  fait, et  dit  que  le  résultat  de  son 
enireprise  prouvait  bien  (jue  lejuif  avait  l'ar- 
gent entre  les  raauis,  et  que  si  chacun  de  ses 
créanciers  en  faisait  autant,  il  n'y  avait  pas  de 
doute  que  chacun  ne  put  élre  désintéressé  et  au- 
delà.  Enfin  le  juif  fut  heureux  d'en  élre  quitte 
pour  une  seule  affaire  ;  mais  il  n'en  resta  pas 
moins  dans  la  ville  et  continua  à  faire  son  com- 
merce avec  autant  d'imi)udence  que  s'il  eût  été 
le  plus  honnête  homme  du  monde. 

Les  habitudes  d'avidité  de  ces  juifs  tranchent 
d'une  manière  bien  remarquable  avec  le  désin- 
téressement et  la  noblesse  de  pensée  des  Hon- 
grois, chez  qui  on  rencontre,  même  dans  les 
classes  les  plus  communes,  des  senlimens  pleins 
de  générosité.  Comme  nous  passions  près  d'une 
laiterie,  dit  M.  Elliol,  nous  entrâmes  pour  pren- 
dre un  peu  de  lait.  Le  maître  de  la  maison  et  sa 
fille  s'empressèrent  de  nous  recevoir  avec  tou- 
tes les  attentions  possibles,  mettant  à  notre  ser- 
vice tout  ce  que  leur  petite  maison  pouvait  ren- 
fermer de  plus  luxueux.  En  parlant,  nous  lais- 
sâmes sur  la  table  une  pièce  de  monnaie  que 
nous  pensions  n'être  qu'un  salaire  très-juste, 
mais  le  père  nous  regarda  avec  sui-prise  et  ne 
voulut  pas  l'accejiter,  prétendant  que  c'était 
beaucoup  trop  ;  et,  malgré  tout  ce  que  nous  pû- 
mes faire,  il  ne  voulut  jamais  rien  recevoir  de 
plus  que  ce  qu'il  regardait  comme  lui  étant  légi- 
timement dû.  On  conçoit  quel  plaisir  ce  doit 
être  pour  un  étranger  de  voyager  dans  un  pays 
où,  avec  la  franche  et  cordiale  hospitalité  dont 
nous  avons  déjà  parlé  et  qu'on  trouve  chez  tous 
les  seigneurs  hongrois,  on  trouve  encore  un  ac- 
cueil affable  et  désintéressé  chez  les  gens  même 
de  la  plus  basse  classe. 

Une  chose  qui  ne  contribue  pas  peu  à  rendre 
l'exploration  de  ce  pays  facile  pour  les  étran- 
gers, c'est  l'habitude  qu'ont  les  Hongrois  qui 
ontreçu  del'éducation  déparier  plusieurs  lan- 
gues. 11  n'est  peut-être  pas  de  pays  où  l'étude  des 
langues  soit  aussi  cultivée  qu'en  Hongrie.  Cha- 
que Hongrois  en  parle  au  moins  cinq  ou  six. 
Outre  sa  langue  maternelle  et  le  latin  dont  on 
se  sert  ordinairement  pour  la  conversation  , 
leurs  relations  avec  l'Allemagne  les  forcent  à 
parler  l'allemand;  pour  la  même  raison,  ils 
parlent  le  slavon  et  de  plus  le  français,  dont  tout 
seigneur  doit  se  servir  aus.si  facilement  que  du 
lalin.  {Revue  du  Xir  siècle.) 


5S<!!>SÎSÎÏS  <B<ï>a2a'<â;»'SSÎ22S. 


Ce  que  les  Français  appelaient  jadis  la  bonne 
compagnie,  ce  que  nous  ajjpelons  encore  avec 
une  emphase  ridicule  re*;jef/a6/e  people,  niée 
people,  genllemen,  nelectpeople ,  existe  encore 
en  Angleterre,  bien  que,  par  suite  des  secousses 
révolutionnaires,  notre  aristocratie  ait  subi  une 
forte  infusion  de  plèbe.  Londres  n'est  pas  encore 
si  encanaillé  que  Paris,  et  les  whigs  sont  plus 
gentilshommes  que  les  libéraux.  La  bonne  com- 
pagnie, il  est  vrai,  est  restreinte,  mais  les  aspi- 
rans  sont  innombrables  ;  chacun  ambitionne 
d'en  faire  partie,  chacun  d'ailleurs  peut  plus  ou 
moins  y  être  initié;  et  cependant  ce  n'est  pas 
toujours,  comme  on  pourrait  le  croire  au  mot, 
chose  utile  et  bonne  enfin,  que  la  bonne  com- 
pagnie. 

O  mon  honorable  père  !  vous  vous  trouviez 
sous  le  charme  d'un  antique  préjugé  lorsque 
vous  me  recommandâtes  si  vivement  de  choisir 
mes  amis,  de  ne  fréquenter  que  la  bonne  cum- 
paf/nie,nicepeople.V8incienne  signification  de 
ce  mot  a-t-elle  disparu,  ou  ma  sottise  seule  a-t- 
elle  fait  les  frais  du  récit  que  je  vais  léguer  à  la 
postérité  ? 

«  Charles,  mon  enfant,  me  disait  mon  père 
au  moment  où  j'allais  quitter  le  manoir  hérédi- 
taire et  prendre  la  route  de  Londres,  tu  vas 
faire  Ion  cours  de  droit  ;  le  vieil  avocat  O'Mea- 
gher  m'a  promis  de  surveiller  tes  études.  Te 
voilà  eu  bonne  route,  et  c'est  une  profession 
magnifique  que  celle  dans  laquelle  tu  vas,  débiir 
ter  ;  mais  souviens-toi  bien  que  tout  dépend  des 
premiers  pas.  La  meilleure  diplomatie  d'un 
jeune  homme  est  de  voir  bonne  compagnie  ; 
souviens-toi  de  cela.  Point  de  liaisons  dange- 
reuses, point  de  plaisirs  funestes.  Choisis  parmi 
tes  connaissances  celles  dont  la  vie  confortable 
et  régulière  leur  donne  les  droits  les  plus  incon- 
testables à  ce  lilre,  qui  exprime  tout  :  bonne 
compagnie.» 

Mon  père  n'avait  pas  beaucoup  vu  le  monde  : 
juge  de  i>aix  de  province,  il  avait  depuis  son 
son  enfance  ressenti  une  vénération  profonde 
pour  tout  ce  qui  avait  le  moindre  rapport  à  la 
profession  de  L'gisle.  Il  n'aurait  pas  échangé 
une  couronne  contre  le  beau  nom  d'avocat  qu'il 
faisait  sonner  à  mon  oreille.  11  admirait  l'ample 
pcrru(iuc  île  nos  magistrats;  il  avait  de  la  consi- 
dération pour  la  masse  de  l'huissier  ;  je  crois 
même  que  le  bout  d'aile  dont  le  greffier  se  sert 
lui  aurait  paru  digne  d'estime.  Sa  bibliothèque 
se  composait  exclusivement  de  livres  de  juris- 
prudence ;  et  ceux  qu'il  n'avait  pas  pu  se  procu- 
rer étaient  remplacés  par  une  peinture  sur  car- 
ton trompe-l'œil  d'un  fort  bon  effet,  et  qui  pré- 
sentait aux  regards  déçus  duspectaleur  les  titres 
de  ces  précieux  ouvrages,  soigneusement  rangés 
par  bataillons. 

i\les  penchans  étaient  doux  et  calmes  ;  j'aimais 
l'étude,  et  j'employai  si  bien  la  première  année 
de  mon  séjour  à  Londres,  que  mon  père,  ins- 
truit de  mon  assiduité  par  le  vieil  avocat  sous 
la  tutelle  duquel  je  me  trouvais  placé,  crut 
devoir  dans  ses  lettres  me  rappeler  ses  conseils 
d'adieux,  m'inviter  à  voir  le  monde,  et  me  prier-» 
instamment  de  choisiv  bonne  compagnie,    -^j 


—  1/.0  ^ 


Mais  où  la  trouver  ?  à  quels  signes  distinctifs 
reconnaître  celte  race?  11  me  fallait  au  moins 
quelques  lettres  d'introduction,  et  j'écrivais  à 
mon  père  pour  les  lui  demander,  lorsque  Butler, 
jeune  étudiant  comme  moi,  entra  dans  ma 
chambre. 

1/3  seule  volupté  que  je  me  permisse  quelque- 
fois, c'était  de  fumer  un  cigare.  Butler  s'assit. 
Nous  nous  environnâmes  à  plaisir  d'un  nuage 
de  cette  vapeur  odorante,  et  après  avoir  devisé 
sur  la  politique: 

—  Je  vais  ce  soir,  me  dit-il,  au  bal  de  Willis; 
voulez-vous  être  de  la  partie? 

—  Je  ne  connais  pas  Willis,  comment  irais-je 
à  son  bal  ? 

—  Eh  !  mon  cher,  c'est  un  bal  public  ;  je  suis 
souscripteur,  et  je  vous  présenterai.  Allons , 
venez. 

—  Non,  vraiment,  repris-je  en  songeant  aux 
recommandations  paternelles. 

—  Bah!  pourquoi?  réunion  charmante,  un 
orchestre  parfait;  nous  aurons  ce  soir  très- 
bonne  compagnie. 

—Bonne  compagnie  ?  répliquai-je  en  appuyant 
sur  ces  deux  mots  magiques. 

—  Mais  certainement  :  les  Fitzroy,  les  Caven- 
dish,  les  Burleigh;  j'en  compterais  plus  de 
cinquante  sur  mes  doigts  auxquels  je  vous 
présenterai  si  vous  voulez.  Qu'en  dites-vous  ? 
voyons,  décidez-vous. 

—  Mais  à  quelle    heure  faut-il    être  prêt? 

—  A  dix  heures  et  demie  ;  je  vous  prendrai 
dans  mon  cabriolet,  si  vous  voulez. 

Il  n'y  avait  pas  à  balancer,  ma  bonne  compa- 
gnie était  trouvée.  Je  ne  manquai  pas  de  faire 
une  toilette  brillante,  et  j'attendis  avec  impa- 
tience le  cabriolet  de  mon  ami.  En  moins  de  dix 
minutes  je  me  trouvai  lancé  au  milieu  de  cette 
brillante  assemblée,  et  les  lustres  des  salons  et 
les  parures  des  dames  ne  manquèrent  pas  de 
produire  sur  moi  l'effet  que  cette  magie  du  bal 
fait  toujours  sur  un  j)rovincial.  Mon  ami,  qui 
me  servait  de  pilote,  se  dirigea  du  côté  d'un 
groupe  composé  de  quatre  personnages  :  d'une 
grande  demoiselle,  sentimentale,  blonde  ;  de  sa 
jeune  sœur,  plus  petite  détaille;  d'une  mère 
chargée  de  rubans  selon  la  mode  la  plus  nou- 
velle, et  d'un  jeune  dandy  extraordinairement 
pMe,  dont  le  teint  délicat  et  la  démarche  légère 
semblaient  appartenir  à  l'autre  sexe.  Qui  n'au- 
rait, à  ces  indices  certains,  reconnu  la  lionne 
compagnie  ?  Le  père,  tète  grisonnante,  se  faisait 
remarquer  par  l'astuce  et  la  causticité  de  sa 
physionomie  j  on  voyait  que  l'idéalité  n'avait 
jamais  passé  par  là.  Ce  n'était  pas  un  visage  vul- 
gaire; c'étaient  des  traits  aiguisés  par  l'usage  du 
monde  et  l'abus  de  la  diplomatie  auquel  la 
société  nous  oblige.  D'ailleurs,  la  coupe  de  ses 
habits,  la  blancheur  et  le  soin  de  sa  cravate,  le 
rangeaient  évidemment  dans  la  catégorie  des 
Gensde  bonne  compagnie,  (jue  mon  père  m'avait 
si  fortement  recommandés.  Butler  les  connais- 
sait beaucoup,  et  après  m'avoir  présenté  >^  tous 
les  membres  de  la  famille,  il  me  donna  tous  les 
,  renseigncmens  nécessaires.  Je  fus  un  peu  étonné 
'I  d'apprendre  que  M.  l'ringle  était  tout  bonne- 
ment homme  dalîaires  et  qu'il  demeurait  dans 
Brunswick-Square. 

—  Mais  il  est  très-riche,  continua  Butler; 
C'est  un  homme  qu'on  peut  recevoir  partout) 


ayant  des  salons  magnifi(iues,  une  femme  char- 
mante qui  aime  ses  filles  avec  adoration,  et  des 
demoiselles,  oh  !  des  demoiselles  délicieuses  ! 
Vous  en  jugerez. 

Après  tout,  un  homme  d'affaires  riche,  de 
Londres,  pouvait  vraiment  être  bonne  compa- 
gnie pour  le  fds  d'un  pauvre  homme  de  loi  de 
province. 

—  Mon  cher  Frédéric,  ajouta  Butler  en  s'a- 
dressant  au  grand  jeune  homme  pAle  et  roux, 
dont  le  regard  nonchalant  semblait  compter  les 
ornemens  du  plafond  ;  mon  cher  Frédéric,  per- 
mettez-moi devons  faire  faire  connaissance  avec 
un  de  mes  bons  amis,  M.  Valentin  Fleming. 

Le  dandy  voulut  bien  abaisser  sur  moi  sa 
paupière  languissante,  tandis  que  sa  main  droite 
portait  h  sa  bouche  un  mouchoir  de  batiste  par- 
fumé. Voilà  une  présentation  en  règle.  Je  voulus 
prouver  ensuite  que  j'étais  homme  du  monde, 
etj'invitail'ainée  des  miss  Pringle.  Ma  partner 
avait  depuis  longtemps  rejeté  toute  timidité 
juvénile  -.  déjà  assez  avancée  en  âge,  pour  une 
demoiselle  du  moins,  elle  riait ,  plaisantait, 
caquetait  avec  une  aisance  que  toute  femme 
mariée  aurait  pu  lui  envier.  Dans  l'intervalle  des 
figures,  la  conversation  ne  tarissait  pas;  je  ne 
pouvais  m'empêcherde  la  comparer  à  ces  jeunes 
filles  de  province  dont  la  conversation  pendant 
le  bal  ne  dépasse  pas  les  limites  d'une  ou  deux 
syllabes  ^mal  articulées  ;  quelle  différence  !  Je 
reçus  deux  petits  coups  d'éventail  en  guise  de 
gronde  et  d'avertissement  (c'était  de  bonne  com- 
pagnie). A  la  fin  de  Fêté,  j'étais  content  de  ma 
danseuse;  quand  la  poule  fut  terminée,  j'étais 
enchanté  de  moi-même.  —  Maman  est  là-bas 
qui  fait  sa  partie  de  whist,  me  dit-elle  tout  à 
coup  ;  si  nous  alliuii»  la  voir  ? 

Et  sans  cérémonie  elle  s'empara  de  mon  bras, 
et  traversa  rapidement  la  salle  encombrée  de 
danseurs  et  de  danseuses  dont  les  groupes  se 
confondirent.  En  face  de  la  mère,  une  vieille 
douairière,  aux  ongles  crochus  et  au  nez  proé- 
minent, était  assise  à  la  table  de  whist.  La  mère 
me  toisa  d'un  œil  attentif,  et,  voyant  l'espèce  de 
familiarité  improvisée  dont  sa  fille  m'avait  jugé 
digne,  elle  m'honora  du  plus  gracieux  sourire. 

—  C'est  la  première  fols  que  vous  venez  ici, 
monsieur  Fleming  ? 

—  Madame,  interrompit  un  des  parieurs  du 
côté  de  mistress  l'ringle,  vous  jetez  un  ])ique 
pour  un  carreau  :  jirencz  garde. 

-Excellent  orchestre!  continua-t-elle  sans 
s'apercevoir  de  sa  méprise;  charmante  soirée, 
n'est-ce  pas,  monsieur  Fleming  ? 

Une  œillade  assez  tendre  de  miss  Pringle  me 
prouva  (lu'elle  s'était  allribué  le  compliment. 
Mais  la  partie  était  perdue,  et  la  douairière  enne- 
mie ramassait  déjà  de  ses  cln.|  doigts  rapaces 
["argent  perdu  par  mistress  l'ringle. 

—  C'est  ma  faute,  j'en  conviens,  s'écria  cette 
dernière. 

—  On  fait  attention  à  son  jeu,  murmura  le 
partner  mécontent. 

Miss  l'ringle,  donnant  une  légère  secousse  à 
mon  bras  et  retournant  la  tête,  se  pencha  de 
mon  côté,  pour  me  dire  tout  bas:.Vo(/,«  avons 
dérangé  le  jeu  de  ces  dames,  le  quadrille  va  se 
former. 

Quand  une  jeune  femme  commence  à  dire 
nous,  l'espérance  se  glisse  dans  le  cœur  le  moins 


présomptueux;  et  j'avoue  que  déjà  le  sentiment 
de  ma  conquête  m'Inspirait  un  certain  orgueil, 
lorsque,  après  trois  ou  quatre  contredanses  qui 
me  furent  accordées  par  miss  Zéphyra  et  miss 
(Jeorglana,  sa  sœur  cadette,  je  me  trouvai  en 
face  de  miss  Emilie,  troisième  fille  de  mistress 
Pringle.  Emilie  était  petite  et  bien  faite,  moins 
hardie,  moins  éloquente,  moins  facile  de  com- 
merce que  miss  Zéphyra,  son  ainée,  moins  sati- 
rique et  moins  sévère  que  miss  Georgiana.  Mon 
âme  fut  captivée  par  miss  Emilie,  par  ses  deux 
grands  yeux  noirs  à  la  fols  pensifs  et  pénétrans, 
par  la  grâce  et  la  délicatesse  de  sa  démarche, 
par  la  finessedusourire  et  par  une  certaine  ingé- 
nuité de  caractère  qui  trahissait  toutes  ses  émo- 
tions avec  une  vivacité  amusante.  Je  reconduisis 
Emilie  et  la  rendis  à  sa  mère,  que  je  trouvai 
assise  sur  une  ottomane,  à  côté  d'une  grande 
dame  pâle,  ombragée  d'une  forêt  de  dahlias.  On 
causait,  je  pris  part  à  la  conversation.  Les  deux 
dames  passaient  en  revue  danseurs  et  danseuses, 
et  se  vengeaient  par  un  peu  de  médisance  de 
l'ennui  que  Fou  éprouve  toujours  quand  on  a  le 
malheur  de  faire  tapisserie.  L'épigrarame  n'était 
pas  épargnée,  et  comme  la  satire  même  devient 
monotone  quand  on  la  prodigue,  nos  mères 
avalent  soin  d'entremêler  leurs  discours  satiri- 
ques de  remarques  tendres  et  sentimentales  sur 
leurs  propres  filles. 

—  Quelle  est,  demanda  mistress  Pringle,  cette 
demoiselle  si  courte  de  taille,  si  mince  par  en 
bas,  SI  grosse  par  en  haut,  et  qui  ressemble  à  un 
point  d'exclamation  renversé  ? 

— C'est  ma  fille,  madame,  s'écria  l'autre  dame," 
qui  se  leva  furieuse  et  la  salua  d'un  regard  fou- 
droyant. 

Pour  moi,  je  restai  auprès  de  l'heureuse  mère, 
qui  me  fit  tour  à  tour  l'éloge  de  l'Intéressante 
Zéphyra,  de  la  spirituelle  Georgiana  et  de  la  sé- 
millante Emilie;  puis,  glissant  dans  ma  main  sa 
carte  de  visite: 

—N'attendez  pas,  me  dit-elle  d'un  ton  doux  et 
aimable,  que  nous  vous  adressions  une  invita- 
tion dans  toutes  les  règles.  Nous  sommes  gens 
sans  triion.  Mes  filles  sont  musiciennes ,  >ous 
aussi  :  on  jouera  des  sonaics,  on  causera.  Nous 
serons  charmées  de  vous  recevoir. 
'  Je  saluai  et  je  remerciai.  Tout  prenait  uue 
excellente  tournure,  et  l'on  aurait  pu  voir  se  des- 
siner sur  mes  lèvres  ce  sourire  de  satisfaction 
intérieure  qui  nous  illumine  loisque  nous  som- 
mes conlens  de  la  fortune  et  de  nous.  Comme 
un  bonheur  ne  vient  jamais  seul,  je  reçus  le  soir 
même  une  lettre  de  mon  père,  (jui  m'annonça 
que  la  dignité  de  baronnet  venait  île  lui  être  con- 
férée. Huit  jours  après,  un  frère  il'un  autre  lit , 
(pic  je  n'avais  jamais  connu  cl  qui  avait  pris  du 
service  dans  l'armée  des  Indes,  mourut  en  dé- 
barquant à  Plymouth,  et  me  laissa  héritier  du 
titre  paternel ,  ce  ((ui  continuait  à  être  bonne 
compagnie.  Après  lui  avoir  donné  le  tribut  de 
larmes  qu'exigeait  la  circonslance ,  je  fis  les  pré- 
paratifs de  mon  dcparl ,  mon  intenlion  étant 
d'aller  rejoindre  mou  père;  mais  11  m'écrivit 
qu'il  se  rendait  à  Windsor,  où  il  resterait  trois 
mois,  et  je  demeurai  à  Londres. 

Dans  la  nouvelle  ;'oslilon  où  je  m'étais  placé 
pour  oliélr  aux  conseils  de  mon  père,  je  ne  pou- 
vais plus  décemment  me  contenter  des  humbles 
I  habitudes  de  ma  vie  d'étudiant.  D'abord  je  ne 


—  150 


pouvais  plus  travailler  :  le  loisir  est  bonne  com- 
pajjnie;  les  nègres  et  les  manans  travaillent  :  je 
ne  i>ouvais  non  plus  me  mettre  aux  mains  ces 
ccouoniiques  gants  noirs,  dont  la  couleur  renil 
Tusiije  éternel  ;  homme  tle  bonne  compagnie  , 
baronnet  h  venir,  il  fallait  renouveler  chaque 
soir  ces  coûteux  gants  blancs  dont  la  virgi- 
nité se  macule  si  vite.  Je  ne  pouvais  plus  porter 
des  bottes  simplement  cirées  connue  autrefois; 
il  fallait  au  cuir  de  mes  pieds  comme  \:  celui  de 
mes  mains  tout  ce  que  le  luxe  peut  inventer  de 
plus  ralfiné ,  de  plus  impossible  à  rhouin.e  pau- 
vre, je  ne  sais  quelle  préparation  chimique,  un 
vernis  qu'il  fallait  faire  étaler  h  deux  ou  '.rois  re- 
prises et  à  doulde  couclie  par  un  em|iliiyé  ad 
/ioc,  avec  des  brosses  si)écia les,  le  tout  coûtant 
pour  un  jour  un  peu  plus  cher  qu'un  mois  tout 
entier  de  cirage  ordinaire.  Je  ne  pouvais  plus 
porter  (rhabils  déflorés  ;  je  ne  pouvais  non  plus 
rouler  mon  excellence  dans  un  liacre  vulgaire  , 
et  je  prenais  toujours  les  voilures  de  remise  les 
plus  élégantes  et  les  plus  haut  tarifées...  Déjà  je 
révais  l'équipage  ;  je  voulais  encore  avoir  des 
chiens,  des  coqs  et  des  grooms,  à  faire  mordre  , 
à  faire  combattre,  à  faire  courir...  J'eus  une 
loge  à  l'Opéra  ,  une  mailrosse  ,  un  duel,  un 
pari,  des  dettes,  un  bras  démis  dans  une  course 
au  clocher.  Enfin  je  m'initiai  à  tous  les  secrets 
de  la  vie  fashionable ,  îi  tous  les  mystères  de  la 
bonne  compagnie.  Et  encore  je  n'avais  hanté 
qu'un  homme  d'allaires.  Jugez  du  j)rogrèsque 
j'aurais  fait  avec  un  lord.  A  coup  siir,  j'aurais 
changé  d'appartement  ;  car  il  faut  dire  que  j'a- 
vais conservé  le  logement  d'étudiant,  logement 
modeste,  éloigné  du  quartier  de  la  mode  et  du 
centre  des  plaisirs,  logement  de  mauvaise  com- 
pagnieenlin;  queje  n'étais  gentilhomne(|iic  hors 
de  chez  moi,  dans  la  rue,  là  oïl  l'individu  n'a 
à  soutenir  ([ue  le  luxe  de  sa  personne,  et  n'a  jias 
besoin  de^brdler  parson  entourage. J'étais  bonne 
compagnie  en  tant  que  garçon  ,  et  c'était  déjà 
trop  ,  et  c'était  plus  que  je  ne  pouvais  et  devais 
être!  et  c'était  là  pourtant  que  m'avait  conduit 
la  sagesse  paternelle;  oui ,  voilà  comme  en  se 
servant  de  mots  qui  ont  changé  de  valeur,  les 
pères,  qui  ne  veulent  ni  rien  apprendre  ni  rien 
oublier,  donnent  des  conseils  détestables  à  leurs 
fils,  quand  ils  croient  leur  en  donner  d'exccllens. 
Sur  la  foi  des  avis  du  vieillard,  j'avais  recherché 
mon  salut  là  où  je  devais  trouver  ma  perte,  j'é- 
tais devenu  oisif  etprodigue,je  m'étais  faitbonne 
Compagnie. 

Cependant,  à  l'occasion  de  mon  bras  malade, 
toute  la  ftunille  Tringle  ne  manqua  pus  de  laisser 
ses  cartes  chez  moi  ;  attention  tiélicate  et  polie  , 
dont  je  fus  fort  toucné.  Enfin  un  samedi  matin 
ma  porte  fut  ébranlée  par  un  poignet  vigoureux; 
je  n'avais  pas  encore  changé  de  demeure,  cl  je 
crois  que  jamais  les  logenuus  habités  )iar  les 
éltidians  navaicnt  retenti  dune  ans.si  puissante 
vibration  :  j'ouvris;  un  valet  en  livrée  bleue, 
rouge  et  or,  tout  étincelant  de  galons  et  de  fa- 
tiiilé,  me  pria  d'avertir  M.  l'ieming  que  inistress 
Pringle  et  ses  filles  l'attendaient  h  la  porte  des 
bètimens  du  Temple. 

—  Je  descends  à  l'instant,  lui>épondis-je. 

Le  valet,  en  voyant  qu'il  s'était  trompé,  es- 
saya de  m'ôter  son  chapeau  ;  mais  cette  révérence 
forcée,  tremblante  et  nerveuse,  était  mêlée  d'i- 
ronie. Je  me  hâtai  de  faire  ma  toilelle  et  de  des- 


cendre, l)ien  décidé  à  prendre  un  appartement 
ipii  ne  me  fit  plus  prendre  désormais  pour  mon 
domesiique.  La  calèche  de  ces  dames  fr;q)pa  mes 
regards  et  les  éblouit.  Elle  avait  la  caisse  fort 
large;  elle  étincelait  de  vernis  qui  en  faisait  res- 
sortir la  couleur  jaune,  et  elle  était  surmontée 
de  plumes,  de  voiles  et  de  Heurs  que  toute  la  fa- 
mille Pringle  avait  jirodigués  ce  jour-là.  On 
m'accueillit  merveilleusement  bien. Déjà  on  avait 
reçu  la  nouvelle  de  la  nomination  de  mon  père 
et  de  la  mort  de  mon  frère.  On  me  parla  de  ces 
deux  événemens  ave<;  une  délicatesse  de  tact  et 
une  grâce  parfaite.  Il  fallut  monter  dans  la  calè- 
che de  ces  dames  ,  les  accompagner,  et  diner 
avtc  elles.  Je  me  trouvai  de  niveau  avec  la  lionne 
compagnie  ;  j'étais  fier  et  heureux  de  la  distinc- 
tion que  l'on  m'accordait.  La  satirique  Georgia- 
na,  si  féconde  en  épigramracs  auxquelles  per- 
sonne n'échappait,  daignait  me  sourire  et  m'é- 
pargner.  Zéphyra  m'accordait  la  faveur  de  ses 
plus  doux  regards  ,  et  la  sémillante  Emilie  me 
traitait  en  frère.  Le  vieux  Pringle  lui-même 
jouait  aux  échecs  avec  moi,  et  témoignait  tou- 
jours beaucoup  déplaisir  à  me  voir,  quoique  nos 
opinions  politiques  lussent  diamétralement  op- 
posées. C'était  un  homme  d'un  fort  bon  carac- 
tèi  e,  et  très  accommodant,  qui  ne  s'effrayait  pas 
delà  contradiction,  et  qui  écoutait  sans  colère 
lesarguniens  que  j'opposais  à  ses  raisonnemens 
de  tory.  Lorsque  j'essayais  de  le  convaincre  ,  il 
posait  ses  deux  coudes  sur  l'échiquier  couvert 
de  nos  pions  abattus,  et  fixant  sur  moi  son  long 
et  perçant  regard  :  «  ;\près  tout,  me  disait-il , 
vous  pourriez  bien  avoir  raison.  » 

Eisa  tête,  qu'il  remuait  en  cadence,  semblait 
alfii  mer  la  concession  qu'il  venait  de  me  faire  et 
a^ouer  queje  l'avais  convaincu.  Jamais  vieillard 
ne  fut  plus  poli  ni  plus  allable.  Céder  douce- 
ment aux  opinions  des  autres  est  une  Halterie 
vraiment  irrésistible,  et  non  seulement  le  vieux 
Pringle,  mais  mistress  Pringle  et  ses  filles  ,  em- 
ployaient celle  arme  puissante  avec  une  habileté 
vraiment  formidable.  Voulait-on  faire  une  pro- 
menade dans  Hyde-Park  ?  «  11  faut  consulter 
Valentin  »,  disait  mistress  Pringle.  Y  avait-il  un 
siiectaele  à  choisir,  on  demandait  à  Valentin  si 
Drury-Lane  était  préférable  à  Covent-Garden. 
Valentin  était  l'oracle  de  la  maison,  l'ami  de 
tous,  le  favori  universel,  le  modèle  de  l'élégance 
et  de  l'esprit.  Personne  ne  révoquait  en  doute 
mes  jugemens,  personne  ne  récusait  mes  arrêts. 
Quelle  vie  heureuse!  Et  que  la  bonne  compa- 
gide,  me  disais-je  à  moi-même,  est  indulgente 
dans  ses  opinions,  aimable  et  facile  dans  son 
canmieice  ! 

Cependant  je  ne  cessais  pas  de  faire  la  cour 
à  Emilie, qui,  toujours  sémillante, gracieuseavec 
moi,  semblait  sinon  encourager  meb  hommages  , 
du  moins  les  recevoir  sans  peine.  Cependant, 
connue  j'entrais  un  jour  sans  être  attendu  dans 
la  bibliolhèipie  où  travaillait  Emilie,  je  fus  sur- 
pris de  voir  cette  jeune  fille  absorbée  par  la  lec- 
ture d'une  lettre  dont  les  lignes  transversales  et 
horizontales  se  croisaient  si  bien  dans  tous  les 
sens,  que  je  ne  sais  trop  par  quel  prodige  elle 
parvenait  à  la  déchilfrer. 

—  Vous  êtes  occupée,  dis-je  à  Emilie  ;  je  vous 
prie  de  m'excuser,je  me  relire. 

—  Mais  non,  me  répondit-elle  d'un  air  insou- 
ciant. Celle  lettre  me  vient  du  cap  de  Bonne- 


Espérance,  où  mon  cousin  Auguste  se  trouve 
maintenant  en  garnisan.  Mon  cousin  et  moi  , 
nous  sommes  comme  frère  et  sœur.  Oli  !  si  vous 
aviez  vu  son  simple  uniforme  bleu  avec  des  re- 
vers rouges  !...  c'est  d'un  elïet  magnihque!  Vous 
serez  bien  aise  de  le  connaitre  :  un  grand  jeune 
homme  aux  cheveux  blonds,  aux  yeux  noirs,  et 
les  plus  belles  moustaches  du  régiment;  d'ail- 
leurs il  fait  des  vers  comme  un  ange  !  Mais,  mon 
Dieu,  qii'avez-vous  ,  monsieur  Fleming  ?  vous 
avez  l'air  troublé.  Voulez-vous  vous  asseoir  i^  je 
vous  assure  que  vous  ne  me  dérangez  pas  du 
tout. 

—  Votre  cousin  Auguste  est  bien  heureux, 
mademoiselle... 

I\e  vous  faites  pas  de  fausses  idées,  je  vous 
prie  ;  les  liens  de  i>arenté  sont  les  seuls  qui  nous 
unissent ,  et  vos  conjectures  seraient  tout  à  fait 
gratuites. 

La  jeune  fille  avait  deviné  que  mon  cœur  n'é- 
tait pus  iranquilleétque  la  griffe  aiguë  de  la  ja- 
lousie commençait  à  le  déchirer. 

Répéterai-je  au  lecteur  la  conversation  qui 
suivit  de  près  ce  dialogue  ?  Reproduirai-je  cette 
foule  de  riens  qui  nous  semblent  si  importans  , 
ces  paroles  qui  n'ont  aucune  signification  et  (jui 
nous  enivrent  d'espérance,  ces  sourires  qu'il  est 
si  facile  de  prendre  pour  des  promesses  ?  Chi- 
mères, billevesées  qui  peuplent  le  paradis  des 
fous,  et ,  si  l'on  veut,  le  paradis  des  amans.  En 
définitive,  je  ne  doutai  pas,  à  la  lin  de  celle  con- 
versation, que  la  roule  du  bonheur  ne  s'ouvrit 
devant  moi ,  et  que  la  jeune  Emilie  ne  m'accor- 
dât la  préférence  sur  tous  mes  rivaux.  Cepen- 
dant ce  n'était  pas  elle  qui  semblait  m'honorer 
de  la  préférence  la  plus  marquée;  sa  sœur  ainée, 
Zéphyra,  ne  pouvait  se  passer  de  moi.  Elle  usait 
librement  de  lacoutume  anglaise,  etniepriHitde 
l'accompagner  dans  toutes  les  visites  qu'elle  ren- 
dait' Toutes  les  boutiques  de  Pall-Mall  nous 
voyaient  marchander  ensemble  des  étoffes  et  des 
bijoux.  J'aurais  préféré  que  ce  fût  Emilie  ;  mais 
comment  faire  ?  Zéphyra  encourageait  les  con- 
fidences, et  me  donnait  des  avis  presque  mater- 
nels. Ede  me  conseillait  de  ne  jamais  épouser 
une  petite  pensionnaire,  c'est-à-dire  une  demoi- 
selle très  jeune.  Elle  se  plaisait  à  me  demander 
mon  goùtsur  toulce  qui  la  concernait,  et  à  force 
d  établir  entre  elle  et  iuoi  ces  rapports  d  intimi- 
té, elle  me  persuadait  presque  queje  m'intéres- 
sais beaucoup  à  elle.  Elle  s'était  arrogé  un  mo- 
niipole  que  j'eusse  bien  plus  volontiers  accordé  à 
sa  jeune  sœur,  celui  de  m'ourler  des  cravates,  de 
broder  avec  ses  cheveux  la  marque  de  mes  mou- 
choirs de  batiste  ;  de  me  faire  des  bourses  eu  fi- 
let, lies  pantoufles  en  tapisserie  et  des  porte- 
montres  en  soie.  Jamais  elle  n'eût  choisi  un  bon- 
net sans  me  consulter.  La  romance  ((u'elle  chan- 
tait était  toujours  celle  que  je  préférais,  et  mon 
assiduité  auprès  d'Emilie  ne  la  décourageait  pas. 
Quant  àGeorgiana, elle  ne  me  témoignait  sa  bien- 
veillance qu'en  ne  disant  jamais  de  mal  de  moi; 
faveur  extraordinaire  que  je  ne  partageais  qu'a- 
vec mon  ami  Butler.  Quelquefois  même  elle  pous- 
sait la  condescendance  jusqu'à  me  demander  ce 
queje  pensais  de  l'opéra  ou  du  ballet  nouveau. 

Il  n'y  avait  qu'une  seule  personne  dans  la  fa- 
mille dont  je  n'eusse  pas  gagné  encore  le  eœurj 
c'était  l'héritier  présomptif,  le  jeune  et  brillant 
Frédéric  Pringle.  Rien  n'était  plus  simple,  pltij  i 

5  V I  rf?* 


—  151  — 


naturel^  plus  inévitable.  Je  n'étais  encore  qu'un 
dandy  novice.  Je  témoignais  beaucoup  d'égards 
î»  sa  mère  el  Ji  ses  sœurs,  dont  il  n'avait  pas  l'air 
de  se  soucier  le  moins  du  inonde.  DiciUot  cepen- 
dant la  barrière  qui  nous  séparait  se  rom|>it 
d'elle-même.  Nous  commençâmes  par  être  polis, 
puis  alîables,  et  enfin  intimes.  Frédéric  jouait 
le  rùlc  dt  beau  jeiuic  /lom/ne  dans  toute  l'accep- 
tion du  terme.  II  avait  cheval ,  domestique,  li- 
vrée, comme  un  lord.  II  serrait  la  main  de  M.  le 
duc  un  tel,  et  pres(iuc  tous  les  fils  des  pairs  re- 
cevaient son  salut  et  le  lui  rendaient.  Je  savais 
d'avance  que  sa  famille  appartenait  ^à  ce  que  l'on 
nomme  bonne  compagnie  ;  mais  la  bonne 
compagnie  de  l'homme  d'affaires  ne  me  sem- 
blait pas  de  nature  à  s'idenlilier  aisément  avec 
la  sphère  aristocratique  dont  le  jeune  dandy  fai- 
sait évidemment  partie.  Je  le  questionnai  là-des- 
sus. 

«  Vraiment,  me  répondit-il  d'un  air  dégagé  , 
il  faut  bien  de  temps  à  autre  respirerl'air  pur,  et 
dans  notre  famille  ils  se  sont  fait  un  cercle  d'ori- 
ginaux incroyables.  » 

Ainsi,  en  cultivant  M.  Frédéric  Tringle  ,  je 
m'élevais  à  un  degré  supérieur  de  la  bonne  com- 
pagnie. Nous  fréquentions  ensemble  les  plus  fa- 
meux clubs  et  l'Opéra  italien.  Lu  soir  que  nous 
venions  d'assister  à  un  nouveau  ballet,  uu  per- 
sonnage fort  laid  et  assez  commun  de  figure  , 
maisélégaramentvôtu,  s'approcha  de  Frédéric  , 
el  lui  parla  dans  cet  argot  singulier  que  je  ne 
connaissais  pas  encore  ;  dialecte  qui  fleurit  sur- 
tout dans  les  cafés  et  dans  les  maisons  de  jeux  , 
et  qui  appartient  spécialement  à  ce  que  l'on  peut 
nommer  la  canaille  du  grand  monde.  Le  ton 
et  les  manières  de  ce  monsieur  exagéraient  l'ai- 
sance, et  frisaient  l'impertinence.  De  grosdia- 
mansétincelaJent  à  ses  doigts  et  àsa(;ravate  :  il 
connaissait  et  nommait  tout  le  monde,  souriait  à 
celui-ci,  causait  avec  celui-là,  touchait  la  main 
d'un  troisième.  Frédéric  me  le  présenta  sous  le 
nom  du  chevalier  Vincent  Silkinet. 

«  Eh  bien  !  dit  Silkinet,  vous  vorrons-nous  ce 
soir  là-bas  ?  — Je  j'espère.» 

Frédéric  n'eut  pas  le  temps  de  répondre.  Le 
chevalier,  après  m'avoir  honoré  d'un  léger  salut, 
s'était  déjà  esquivé.— Profitons  du  conseil  de 
Silkinet,  me  dit  Frédéric;  bonne  maison,  vo!;s 
y  trouverez  splendeur  et  largesses,  conlinua-t- 
il  dans  ce  style  alFecté  qui  lui  était  propre.  l)é- 
pèc!ion,s-nous. 

Je  pris  le  bras  de  Frédéric,  et  m'acheminai  du 
côté  de  Saint-James  Square.  Frédéric  frappa  à 
une  belle  porte,  et  me  laissa  seul  dans  l'anti- 
ciiambre  ;  il  monta ,  puis  redescendit  accom- 
pagné d'un  monsieur  (pii  ,  disait-il,  était  le 
maitrc  de  la  maison.  Ce  dernier  m'accueillit 
poliment,  et  m'introduisit  dans  une  salle  i>leine 
de  monde.  Je  fus  frappé  du  coup  d'ail  qui  s'of- 
frait à  moi  :  uu  palais  de  prince,  une  salle  de 
féerie  ne  brillent  pas  d'un  éclat  plus  vif.  Les 
murailles  étaient  tapissées  de  tableaux  de  prix, 
et  le  cristal  élincelait  de  toutes  parts.  Frédéric 
Pringle,  sans  faire  attention  à  l'espèce  de  stu- 
peur dont  j'étais  saisi,  causait  avec  tous  ceux 
qui  l'entouraient,  et  semblait  aussi  à  son  aise 
que  dans  la  sallcà  manger  de  sa  mère.  On  se  mit 
au  jeu  devant  une  grandcMable  ronde  et  verte. 
Les  guiuécs  s'empilaieutet  roulaient  lourà  tour,  j 
et  je  Hc  pouvais  douter  du  rang  et  de  la  fortune 


de  ceux  qui  m'environnaient.  Des  sommes  im- 
menses étaient  succesivement  gagnées  et  per- 
dues autour  de  moi ,  avec  une  indifférence 
et  une  nonchalance  qui  devaient  naturellement 
m'étonner. 

Après  le  jeu  le  festin.  Deux  ou  trois  des  assis- 
tans  s'adressèrent  à  moi  du  ton  le  plus  poli,  et 
me  prièrent  de  me  mettre  à  table  ;  refuser  était 
impossible  :  me  voilà  donc  engagé;  et  faisant 
honneur  à  mi  repas  s|ilendide,  je  croyais  assister 
à  une  fête  des  Mille  et  une  Nuits  :  chère  ex(|uise, 
vins  délicats ,  recherches  de  luxe  ,  toufies  de 
fleurs  répandues  à  profusion,  conversation  bril- 
lante et  variée,  rien  n'y  manquait.  La  table  de 
jeu  nous  accueillit  derechef  ;  bientôt  après, el  la 
tête  troublée  encore  par  les  fumées  du  vin  de 
Champagne,  je  me  trouvai  fort  étonné  de  recon- 
naître (|u'une  trentaine  de  billets  de  banque  se 
trouvaient  en  ma  possession.  Le  début  était  en- 
courageant, et  je  rentrai  tard  avec  mon  ami 
Frédéric,  fort  content  de  ma  soirée. 

—  Comment  appelez-vous  celte  maison  ?  lui 
demandai-je. 

—  Eh  !  mais  ,  c'est  un  de  nos  enfers,  tout  sim- 
plement une  grande  maison  de  jeu. 

—  Une  maison  de  jeu  !  m'écriai-je  avec  un 
mouvement  de  surprise  et  d'horreur  qui  n'avait 
rien  de  d'alfecté  ;  je  croyais  que  vous  me  meniez 
chez  vos  amis,  et  que  tous  ces  messieurs  étaient 
gens  du  grand  monde.  Mais  quel  est  donc  cet 
honmie  à  la  face  avinée,  aux  traits  enflammés, 
qui  quitta  la  table  ivre  comme  un  pourceau  '.' 

—  C'est  le  duc  de  U... 

—  Quel  est  cet  autre  qui  se  crispait  les  poings 
tout  à  l'heure  autour  du  tapis  vert,  el  qui  jurait 
comme  un  cocher? 

—  C'est  le  lord  W...,  comte  de  L...  Vous  avez 
soupe,  mon  cher,  avec  les  législateurs  d'Angle- 
terre, avec  les  premiers  seigneurs  du  royaume, 
gens  du  grand  monde  s'il  eu  fut  j.imais.  Je  ne 
vous  conseille  qu'une  seule  chose  :  changez  vos 
bibets  contre  des  guinées,  et  dites-moi  si  ces  bil- 
lets sont  faux. 

—  Mais  une  maison  de  jeu  ! 

— Délàitcs-vousdoncde  vos  idées  provinciales. 
La  meilleure  société  de  Londres  n'a  pas  d'autre 
galerie  que  celte  maison. 

Ceux  qui  nous  font  faire  l'acquisition  d'un 
vicesontorilinairementli'S  meilleurs  de  nos  amis; 
aussi  mon  intimité  avec  Frédéric  devmt-clle  Ibil 
étroite,  el  à  mesure  que  je  m'eslimais  moins,  lui 
m'estimait  davantage.  Ce  qui  m'attachait  surtout 
à  lui,  c'était  l'espèce  de  protection  qu'il  accor- 
dait évidemment  à  mes  amours  :  il  s'apercevait 
de  la  passion  (pie  m'a\ail  inspirée  Emilie,  elscm 
blait  me  faciliter  tous  les  moyens  de  la  voir,  de 
me  trouver  près  d'elle  et  de  gagner  son  cœur. 
Cependant  il  était  lemiis  de  se  .déclarer, 
cl  d'ailleurs,  grâce  à  la  vie  nouvelle  que  je  me- 
nais, mes  fouds  baissaient  considérablement.  Il 
fallait  mettre  un  terme  à  celte  vie  dissipée  cl 
coûteuse  el  à  l'auxiété  où  ma  passion  me  jetait. 
Les  labiés  de  jeu  m'avaient  enlevé  liOO  liv.,  der- 
nier reste  de  mon  petit  pécule  ;  j'avais  en  outre 
prêté  à  Frédéric  300  autres  liv.  qui,  bien  entendu, 
se  trouvaient  tout  à  fait  en  sôrelé  entre  ses  mains; 
mou  iiitiinilé  avec  sa  mère  cl  avec  ses  steuis  avail 
achc\é  de  me  ruiner  :  pas  un  nouvel  opéra,  pas 
une  nouvelle  actrice,  pas  uu  violoniste  étranger 
n'atliiail  rallcntion  du  inonde  fashiouable  sans 


que  notre  présence  et  notre  jugement  sanction- 
nassent leurs  succès.  Tous  les  jours  c'était  une 
invention  nouvelle  pour  perdre  agréablement 
son  temps  et  son  argent:  promenades  en  bateau 
el  à  cheval,  avec  Heurs  cl  rafraichissemens; 
visites  dans  les  ateliers  des  artistes,  examen  de 
toutes  les  curiosités  à  la  mode,  fêles  champêtres 
des  environs  de  Londres,  fêles  musicales  ,  con- 
certs el  bals  par  souscription,  rien  ne  nous 
échappait.  Ces  dames  semblaient  avoir  tant  de 
plaisir  àse  trouver  avec  nioi,el  j'en  avais  tant  à 
les  accompagner!  Notre  familiarité  étailsi  grande 
et  nous  nous  entendions  si  bien,  que  je  i)0uvais 
passer  pour  un  des  membres  de  leur  famille; 
aussi  n  avaient-elles  pas  la  fausse  délicatesse  de 
payer  une  seule  des  dépenses  que  ces  ])laisirs 
multipliés  occasionnaient.  J'étais  dépouillé  dans 
la  bonne  compagnie  comme  dans  une  caverne' 
En  défini  tive,  je  me  trouvai  pauvre  comme  Job. 
Le  père,  le  vieux  Pringle,  m'avait  engagé  dans 
une  spéculation  sur  la  tonte  des  mérinos,  et 
celle  spéculation  infaillible,  qui  devait  me  rap- 
porter 10  ou  13,000  liv. ,  exigea  une  mise  de 
fonds  de  tome  ma  fortune  présente  et  un  enga- 
gement de  tous  mes  biens  à  venir  ;  le  fîls,  en  me 
conduisant  dans  l'enfer,  m'y  avail  fait  perdre 
cette  fois  jusqu'à  monàme  ..  enfin  j'étais  tout  à 
fait  à  sec,  loi  ^que  j'allai  dîner  chez  les  Pringle  , 
qui  furent  { jcore  plus  aimables  qu'à  l'ordi- 
naire. Que  de  saillies  chez  Georgiana  !  quel  éclat 
et  (|uelle  doii.?elan;neur  dans  les  yeux  d'Emilie! 
Après  lediue-,  un  lête-à-lêle  avecmistress  Prin- 
gle me  fut  m  'nagé,  et  jecru;-  l'occasion  favora- 
ble pour  faire  les  o  jverlures  que  Ton  attendait 
de  moi.  Elle  commença  par  me  dire  que  Piutler 
venait  de  lui  lemander  la  main  de  Georgiana,  et 
j'ouvr.iis  la  louche  pour  lui  parler  d'Emilie, 
lorsipip  le  pa -enl  d'Aliique  arriva,  riche  comme 
un  nabab,  be  lU  comme  un  officier,  aimé  comme 
un  cousin,  ei  m'enleva  tout  espoirde  succès  au- 
près de  la  pi  iS  jeune  des  Pringle.  11  me  restait 
l'ainée  à  la  vé  -ilé...  maisjereculai  devant  ce  der- 
nier sacrifice  à  la  bonne  compagnie.  La  bonne 
compagnie  a  aitélécause  déjà  de  mes  mauvaises 
habitudes  e  de  ma  maiiv.iise  fortune  ;  je  ne 
voulus  pas  q  l'elle  ftil  encore  cause  pour  moi  du 
plus  grand  d  s  malheurs,  d'un  mauvais  maria- 
ge... El  coiui  le  l'esprit  de  l'homme  est  assez  en- 
clin à  courir  Fuue  extrémité  à  l'autre,  je  pensai 
que  mon  pèr ',  avec  ses  conseils,  s'était  trompé 
du  noir  au  Manc,  el  je  résolus  de  prendre  le 
conlre|iicd  d;  ma  première  conduite,  de  choisir 
l'envers  lie  la  vie  que  j'avais  menée  et  de  banter 
enfin  la  mau\  aise  compagnie. 

{Revue  britannique.) 


UriTltr  piiitr  se  faire  une  n-piitatitin. 

In  ouvrage  de  M.  Alphonse  Brot,  intitulé 
Folles  Amours  'J),  nous  fournil  le  fragment 
dont  le  litre  précède.  Folles  Amour*  est  une 
suite  de  nouvelles  racontées  dans  une  société  du 
faubourg  Sl-Ccrmain,  par  d'anciens  amis  qui  se 
réunissent  à  époques  fixes  pour  s'égayer  ou 
s'allendrir  avec  les  souvenirs  de  leur  jeunesse. 

(1    a  Mil.  iu-i',  dia  Uippol.Ui;  iouvcr^iii,  rue  de| 
Bcaux-ArLs  5. 


—  1.^2  — 


Ce  club  de  bon  ton ,  mais  dont  les  membres  ne 
laissent  pns  (jue  de  faire  preuve  d'une  certaine 
verdeur  d'esprit  à  l'occasion,  est  présidé  par  la 
marquise  de  Lansac;  c'est  elle  qui  raconte  la  pe- 
tite nouvelle  que  l'on  va  lire.  Une  grande  <iues- 
lion  divise  les  assislans,  celle  de  savoir  lequel 
vaut  le  raieux,en  matière  de  fidélité  et  d'amour, 
de  rhonime  ou  de  la  femme,  et  à  Pappui  de  son 
opinion  chacun  apporte  son  hislOMe.Cellelfornic, 
qui  ne  manque  pas  d'originalité,  sera,  nous 
n'en  doutons  pas,  une  des  causes  du  succès  que 
va  obtenir  le  livre  de  Al.  Aljjhonse  lîrot.) 

Mathieu  de  Launaysera  le  nom  que  je  prêterai 
au  héros  de  cette  histoire;  il  aura  vingt-deux 
ans,  de  grands  cheveux  noirs,  de  beaux  yeux 
bleus,  une  taille  élégante,  deux  mille  trois  cent 
vingt  francs  de  rente,  et  Tenvie  de  parvenir.  Je 
vous  cache  son  nom  véritable  [lour  des  raisons 
que  je  ne  puis  vous  expliquer.  Vous  connaissez 
tous  le  i)seudonynie  de  mou  héros,  vous  le  voyez 
deux  fois  par  semaine,  vous  vous  approchez  de 
lui  avec  curiosité,  vous  éles  content  quand  il 
vous  adresse  la  jiaroleet  lier  lorsqu'il  vous  grati- 
fie d'un  sourire  ou  d'un  serrement  de  main. 

Mathieu  de  Launay  avait  végété  jusqu'à  l'âge 
de  dix-neuf  uns  dans  liéziers, —  vous  savez,  ce 
même  Uéziers  devenu  depuis  peu  célèbre  par 
ses  éleciions;  —  ses  études  n'avaient  été  ni  bril- 
lâmes ni  solides,  et  sis  purens  le  trouvant  bon 
à  tort  peu  de  chose  le  casèrent  dans  une  étude 
d'avoué  onde  notaire;  il  y  perdit  deux  ans,  et  se- 
rait sansiloute  devenu  à  trente  ans  le  successeur 
de  raaiire  Porret,  lorsque  le  hasard  lui  fit  entre- 
prendre le  voyage  de  Paris;  une  de  ses  tantes 
mourut  subilemeut  dans  le  marais  oii  elle  vivait 
de  ses  renies,  en  iiisliiuaut  Mathieu  de  Launay 
légataire  universel.  Mathieu  à  cette  nouvelle 
sauta  de  joie,  —  l'ingrat,  —  et  le  lendemain 
montait  dins  la  diligence  après  avoir  embrassé 
ses  parens  qui  pleuraient. 

Lne  lois  à  i'uris,  il  s'occupa  de  recuedlir  son 
héritage,  et  se  trouva  tout  à  coup  possesseur 
d'une  petite  fortune  qui  lui  enfla  tellement  les 
idées  qu  il  résolut  de  demeurer  à  Paris  ;  il  écri- 
vit à  ses  parens  qu  il  était  sur  le  chemin  déshon- 
neurs et  des  ricbesbes  et  leur  déclara  que  son 
intention  était  de  ne  retourner  à  Liéziers  que 
pour  s'y  faire  nommer  député  ou  préfet. 

Ses  parens  pleurèrent  de  joie  et  laissèrenl 
Mathieu  Holtant  entre  une  députalion  ou  une 
préfeelure.  ^olre  jeune  homme  se  fit  d'abord 
présenter  dans  plusieurs  maisons  de  finance  cl 
s'étonna  du  jieu  d'eliet  qu'il  y  produisit.  Par- 
tout il  entendait  parler  de  spéculations  immen- 
ses, et  quand  le  soir  il  prenait  le  chemin  de  son 
hôtel  garni,  il  se  livrait  à  de  tristes  réiiexionset 
regrettait  sa  pairie.  Son  père  lui  avait  donné 
quelque»  lettres  de  recommandation  adressées  à 
d'anciens  émigrés;  monsieurson  fils,  qui  voulait 
liarvcnir  ii  tout  prix,  déserta  la  finance  et  se 
tourna  vers  le  faubourg  Saint-Germain;  il  fut 
admirablement  accueilli ,  et  crut  sa  fortune  as- 
surée; mais  au  bout  de  quelque  temps  il  s'aper- 
çut que  toutes  les  protestations  de  services  qu'on 
lui  prodiguait  ne  menaient  à  rien,  et  il  voulait 
conquérir  une  position  dans  le  monde. 

le  l'emporterai  d'assaut  cette  position,  se 

dit-il  un  soir  :  oui,  mais  comment  faire?  toutes 


.  les  issues  sont  fermées,  et  dès  qu'une  apparaît, 
J  on  s'étouffe  pour  s'en  assurer  :  —  c'est  désespé- 
J  rant. 

I  11  demeura  quelque  temps  plongé  dans  ses 
j  idées,  ce  qui  lui  arrivait  rarement  et  pour  cause, 
j      II  se  leva  brusquement  et  se  dit  : 

—  J'ai  un  moyen  pour  parvenir. 

Il  se  regarda  dans  une  glace,  s'examina,  s'ad- 
mira et  se  trouva  fort  joli  garçon. 

—  Oui,  je  parviendrai,  conlinua-t-il ,  mais  îi 
quoi  ? 

11  se  rassit  et  demeura  quelque  temps  encore 
l>longé  dans  ses  idées. 

—  Je  serai  dans  huit  jours  secrétaire  d'ambas- 
sade, reprit-il. 

Il  passa  dans  son  cabinet  de  toilette,  se  fit 
beau  comme  un  astre,  et  se  rendit  le  soir  au  bal 
de  la  duchesse  de  Coregliano;  il  examina  toutes 
les  femmes,  et  se  décida  à  jeter  le  mouchoir  à 
madame  la  vicomtessede  Bauséant;  mais  la  char- 
mante vicomtsse  ne  fil  pas  attention  ni  à  ses 
œillades  ni  à  ses  soupirs  ;  il  s'avança  vers  elle 
alors  et  l'invita  à  danser;  madame  de  Bauséant 
lui  répondit  qu'elle  ne  dansait  jamais  qu'avec 
monsieur  le  marquis  d'Ajuda  Pinto,  et  le  salua 
froidement;  le  mercredi  suivant  il  alla  au  bal  de 
madame  de  Lunéville,  et  tourna  ses  vues  vers  la 
jolie  comtesse  de  Basland  :  mais  la  comtesseélail 
depuis  un  anau  jeune  comte  Maxime,  qui  re- 
garda Mathieu  si  imperlinemment  que  le  pauvre 
enfant  sentit  ses  genoux  fléchir;  le  comte,  vous 
le  savez,  tuait  tous  ses  rivaux  en  duel,  et  Ma- 
thieu de  Launay  l'avait  appris  le  jour  même  :  — 
il  se  dirigeait  déjà  vers  la  porte  desortie,  lors- 
qu'il entendit  un  équipage  s'arrôler  dans  la 
cour,  —  il  s'arrêta  subitement  aussi,  —  et  bien- 
lôt  il  vit  entrerune femme  éblouissante  Uc  beauté 
et  de  jeunesse;  toul  le  monde  l'entoura;  Ma- 
thieu se  pressa  comme  les  autres  sur  ses  pas  et 
la  regarda  avidement. 

11  apprit  que  cette  jolie  dame  élait  madame 
Delphine  de  Kucingen,  abandonnée  récemment 
jjar  le  général  de  Morand. 

—  C'est  mon  aifaire,  se  dit-il  :  voici  enfin  une 
femme  libre  et  qui  m'aidera  à  faire  fortune  ;  le 
baron  son  mari  est  très  influent,  il  est  bien  en 
cour,  et  par  l'entremise  de  sa  femme  il  me  fera 
nommer  secrétaire  d'ambassade. 

Il  rôda  iiendant  deux heuies  autour  d'elle,  et 
se  décida  à  lui  parler. 

La  baronne  lui  répondit  avec  beaucoup  de 
gracieuseté. 

Mathieu  étouffait  de  joie  :  il  salua  Delphine 
après  avoir  obtenu  la  permission  de  venir  à  ses 
soirées.  Le  lendemain  il  raconta  son  histoire  à 
un  de  ses  amis,  amplifia  les  choses  et  nomma  en- 
fin la  dame  de  ses  pensées.  Son  ami  le  regarda  en 
riant. 

—  Doulerais-tu  de  mes  paroles  ?  lui  dit  Ma- 
thieu. 

—  Pas  du  tout,  répondit  l'étudiant  :  et  la 
preuve  c'est  que  je  veux  te  faciliter  les  moyens 
de  réussir  près  de  la  baronne  de  Rucingen  ;  j'ai 
un  mien  compagnon,  étudiant  en  droit  comme 
moi,  fort  bien  lancé  dans  le  monde  quoique  peu 
riche,  je  te  ferai  faire  sa  connaissance;  il  eslreeu 
chez  madame  de  Rucingen  et  il  pourra  te  donner 
()uelipies  renseignemens  utiles. 

Mathieu  de  Launay  remercia  son  ami  et  lui 
donna  un  rendez-vous  pour  le  lendemain;  h 


midi,  il  se  trouva  au  Luxembourg  et  aperçut 
Henry  avec  un  autre  jeune  homme  d'une  remar- 
quable élégance  et  d'une  fatuité  inouïe.  Sans 
pouvoir  se  rendre  compte  des  senlimens  qu'il 
éprouvait,  il  se  repentit  d'avoir  parlé  si  légère- 
ment de  Delphine. 
Il  s'approcha  des  deux  jeunes  gens. 

—  Monsieur  de  Juliani,  dit-il  à  Mathieu  en 
lui  présentant  son  ami. 

—  Monsieur  de  Launay,  dit-il  à  Juliani,  en  dé- 
signant Mathieu. 

Mathieu  en  ce  moment  fut  obligé  de  baisser 
les  yeux,  car  il  ne  put  supporter  le  regard  d'ai 
gle  que  venait  de  lui  lancer  Juliani. 

—  Est-ce  vous,  monsieur,  dit  enfin  Juliani  h 
ce  pauvre  de  Launay,  est-ce  vous  qui  avez  ob- 
tenu avant  hier  un  rendez-vous  de  madame  de 
Rucingen? 

Sa  voix  était  si  ferme  que  Mathieu  crut  de- 
voir repondre  : 

—  Je  n'ai  pas  prétendu,  monsieur,  avoir  ob- 
tenu un  rendez-vous  de  la  baronne  de  Rucingen, 
j'ai  dit  seulementque  je  n'avais  pu  lavoir  sans 
l'aimer. 

—Eh  bien  !  monsieur,  si  vous  continuez  à  l'ai- 
mer, reprit  Juliani,  nous  nous  battrons  jusqu'à 
ce  que  l'un  de  nous  reste  sur  le  carreau,  car  je 
suis  l'amant  de  Delphine,  et  j'ai  juré  de  tuer  ce- 
lui qui  l'aimerait. 

Il  tourna  le  dos  à  Mathieu  qui  demeura  comme 
pétrifié. 

De  retour  à  son  hôtel,  le  pauvre  garçon  eut 
grande  envie  de  prendre  la  diligence  dès  le  soir 
même  et  de  se  sauver  à  toutes  jambes  dans  son 
pays;  il  écrivit,  dans  ce  but,  une  lettre  à  ses  pa- 
rens, mais  à  peine  eut-il  écrit  six  lignes  que  la 
difficulté  d'exprimer  ses  idées  le  força  de  s'ar- 
rêter. Or,  après  avoir  sué  inutilement  sang  et 
eau  pour  achever  sa  lettre ,  il  songea  aux  char- 
mantes et  détestables  fées  qui  l'avaient  captivé  et 
dont  il  ne  pouvait  se  faire  aimer;  oh  îles  femmes! 
les  femmes  !  murmurait-il. 

Puis  il  redevenait  silencieux. 

—  Je  ferai  mon  chemin  malgré  elles,  conti- 
nua-t-il. 

En  ce  moment  on  frappa  à  sa  porte,  et  un 
jeune  homme  entra. 

— Ah  !  c'est  toi,  mon  cher,  lui  dit  sans  façon  le 
nouveau  venu. 

Mathieu  le  pria  de  s'asseoir. 

—  C'est  étonnant,  reprit  son  ami,  je  suis  tel- 
lement préoccupé  que  j'avais  oublié  ton  nom  en 
venant,  et  je  n'ai  pu  le  dire  à  la  portière  qui  vou- 
lait m'empêcher  de  monter.  Eh  bien!  que  ferons- 
nous?  continua-t-il;  il  jeta  un  coup  d'œil  ra- 
pide sur  la  lettre  inachevée  que  Mathieu  serra 
avec  promptitude  :  —  ah  !  de  la  discrétion,  dit- 
il,  à  merveille,  —  nous  travaillons  sans  doute  à 
quebiue  poème  épique,  ou  au  moins  à  un  drame, 
ou  bien  encore  à  quelques  odes  dans  le  genre 
d'Hugo. 

Mathieu  se  disposait  à  répondre,  son  ami  ne 
lui  en  laissa  pas  le  temps. 

—  L'art,  dit- il,  je  ne  connais  que  ça!  mais  au- 
jourd'hui il  n'y  a  plus  d'art. 

Et  il  relevait  ses  longs  cheveux  qui  le  faisaient 
ressemblera  un  saule  pleureur,  et  A  les  écartait 
sur  son  Iront  qu'il  frappait. 

—  Oh!  l'art,  dit-il  encore  en  poussant  un 
soupir.  Sij'avais  su  te  rencontrer,  je  t'aurais  ap- 


J 


■-  inn 


porté  trois  t'It'gies  et  une  ode  magnifique  que  j'ai 
lue  dernièrement  et  qu'on  a  trouvée  admirable. 
11  faudra  que  je  te  fasse  connaître  mes  amis,con- 
tinua-t-il,  tu  leur  liras  ce  que  tu  fais,  et  on  le 
trouvera  superbe;ils  trouvent  tout  superbe  quand 
cela  vient  de  gens  comme  nous;  —  demain  j'irai 
chez  quel(|ues  uns  d'eux  et  je  parlerai  de  loi  ;  — 
lu  feras  ton  chemin  comme  un  autre,  reprit-il 
en  frappant  avec  protection  sur  l'épaule  de  Ma- 
thieu qui  écoutait  sans  bien  comprendre. 

D'abord,  dit-il,  moi  je  connais  tout  le  monde 
littéraire,  tous  ceux  qui  travaillent  dans  l'inté- 
rêt de  de  Tari;  je  vais  le  mercredi  chez  de  Vigny, 
mais  je  ne  l'aime  guère,  car  il  ne  parle  jamais 
d'art,  lui.  Et  puis,  il  a  un  autre  défaut,  il  est 
chezlui,  comme  le  premier  bourgeoisvenu, sans 
façon  :  sa  conversation  n'a  rien  qui  sente  l'inspi- 
ration ;  ensuite  je  lui  ai  présenté  des  vers  admi- 
rables, il  m'a  dit  qu'il  les  lirait  et  ne  les  a  pas 
lussur  le  champ  ;  je  lui  ferai  redemander  mes 
verset  ne  mettrai  plus  les  pieds  chez  lui;  les 
hommes  de  génie  doivent  être  autrement  que  les 
autres;  du  moment  où  un  homme  ressemble  à 
tous  les  autres,  il  ne  me  plail  plus. 

— Si  monsieur  de  Vigny  parle  comme  tous  les 
autres,  il  n'écrit  pas  comme  les  autres,  répondit 
Mathieu  de  Launay,  et  certes  Cinq-Mars,  Slello, 
Chatterton... 

—  Ah  !  je  te  présenterai  aussi  à  Georges  Sand, 
interrompit  son  ami;  je  te  ferai  faire  connais- 
sance d'ici  à  six  mois  avec  Balzac,  de  la  Touche, 
Frédéric  Soulié,Gozlan,  Pyat,  Mérimée,  de  Mus- 
set, enfin  je  te  lancerai. 

—  Vous  les  connaissez  donc  tous?  répondit  de 
Launay  ébahi. 

— Oui,  murmura  son  ami  en  retournant  la 
tête  pour  voir  si  on  nel'écoutaitpasiest-cequeje 
ne  connais  pas  tout  le  monde?  est-ce  que  toutes 
les  portes  ne  me  sont  pas  ouvertes?  —  Mais  à 
propos,  continua-t-il,  j'oublie  que  ta  pendule 
marque  trois  heures  et  que  Nodier  m'attend. 

11  prit  congé  de  Mathieu  et  lui  promit  de  ve- 
nir déjeuner  le  lendemain  avec  lui.  —  Demeuré 
seul,  le  pauvre  de  Launay  songea  à  tout  ce  (jue 
son  ami — dont  il  ignorait  le  nom  — lui  avait 
dit. 

— Je  parviendrai,  s'écria-t-il  :  oui,je  parvien- 
drai. 

Il  se  promena  à  grands  pas  dans  sa  chambre. 

—  Et  par  les  femmes,  continua-t-il  :  oui,  par 
les  femmes. 

Quand  il  eut  fait  vingt  ou  trente  fois  le  tour 
de  sa  chambre,  il  alla  s'asseoir. 

—  Avant  six  mois  j'aurai  du  talent,  une  répu- 
tation; et  avant  dix  ans  je  retournerai  dans 
mon  pays  pour  me  faire  nommer  député  ou  pré- 
fet. 

11  déchira  sa  lettre  qu'il  n'avait  pu  achever. 

Le  lendemain  il  fit  ajouter  sur  sa  carte  au  bas 
de  son  nom  •■  homme  de  lettres. 

Et  dès  le  lendemain  il  mil  à  exécution  son 
incroyable  projet. 

H  se  fil  inviter  au  bal  suivant  de  la  duchesse 
de  Coregliano,  observa  attentivement  toutes  les 
femmes  et  s'attacha  enfin  h  la  poursu.te  d'une 
certaine  madame  de  Bianco  qui  passait  pour 
une  des  femmes  les  plus  spirituelles  de  Taris; 
la  maniuise  était  veuve  depuis  deux  ans  et 
personne  ne  lui  connaissait  d'adorateur,  ce  qui 
fdisail  crier  au  scandale  quelques  vertus  moins 


■I 


rigides  que  la  sienne;  madame  de  lîianco  n'était 
pas  jolie,  comptait  trente-deux  ou  trente-trois 
printemps,  ne  faisait  point  la  coquette,  mais  ce- 
pendant pouvait  inspirer  de  la  passion. 

Ce  fut  contre  la  vertu  de  cette  dame  que 
Mathieu  de  Latinay  dirigea  ses  batteries. 

Il  ne  la  perdit  pas  de  vue  une  seule  minute 
tout  le  temps  du  bal,  alla  plusieurs  fois  se  placer 
devant  elle  et  lui  lança  h  la  dérobée  de  ces  re- 
gardsqui  disent,']  une  femme  :  je  suis  amoureux 
fou  de  vous.  La  mar(iuise  fil  peu  attention  à  ses 
regards,  mais  r('niar([ua  que  Mathieu  était  assez 
joli  garçon. 

—  Pourriez-vous  me  dire  quel  est  ce  jeune 
homme  qui  me  suit  depuis  une  heure  ?  dit-elle 
confidentiellement  à  une  de  ses  amies;  il  est 
vraiment  très  drôle. 

L'amie  de  la  marquise  lui  répondit  qu'elle  ne 
connaissait  pas  ce  jeune  homme, et  la  conversa- 
lion  en  demeura  là  ,  —  heureusement  pour 
Mathieu,  —  car  si  madame  de  Bianco  s'était 
adressée  à  d'autres  personnes,  on  lui  eût  répon- 
du sans  doute  : 

—  C'est  un  petit  monsieur  qui  ne  sait  pas 
dire  quatre  paroles  de  suite. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Mathieu  passa  et  repassa 
plusieurs  fois  encore  devant  la  marquise  et  lais- 
sa échapper  des  soupirs  fort  significatifs.  La 
marquise  s'en  aperçut  et  alla  d'un  autre  côté. 
Vers  les  deux  heuresdu  malin,  elle  sorlitdu  bal, 
et  trouva,  dans  l'escalier  de  la  duchesse,  Mathieu 
qui  la  regarda  avec  une  indéfinissable  expres- 
sion de  tristesse. —  Décidément,  il  est  fou  ou 
amoureux,  pensa-t-elle. 

Elle  monta  dans  sa  voiture,  traversa  la  rue  du 
Bac  et  s'arrêta  à  son  hôtel  de  la  rue  de  Verneuil; 
le  laquais  ouvrit  la  portière,  lui  offrit  la  main 
pour  l'aider  à  descendre,  et  en  descendant  elle 
aperçut  Mathieu  de  Launay  qui  lui  décocha  un 
regard  pareil  au  premier.  La  marquise  eut  bien 
envie  de  rire,  mais  comme  elle  était  bonne  natu- 
rellement, elle  garda  son  sérieux  et  disi>arut. 

Et  pendant  huit  jours,  chaque  fois  qu'il  lui 
arrivait  de  sortir  de  chez  elle,  elle  était  certaine 
de  rencontrer  Mathieu  triste  et  pâle. 

—  Il  faut  que  ce  jeune  homme  m'aime  bien, 
pensa-t-elle. 

Le  huitième  Jour  elle  le  regarda  presque  avec 
bonté,  non  pas  qu'elle  se  sentit  prise  d'amour 
pour  lui,  la  mavquise  ne  pouvait  plus  aimer  ;  ce 
qu'elle  éprouva  fut  de  la  compassion. 

Voici  en  deux  phrases  l'histoire  de  madame  de 
Bianco  :  elle  était  devenue  veuve  .^  ving-cinq 
ans,  à  vingt-sept  avait  été  aimée  d'un  Anglais 
qui,  ne  pouvant  se  faire  aimer  d'elle,  s'était  lue 
sous  ses  fenêtres.  Depuis  ce  jour  fatal  la  manpiise 
était  poursuivie  de  terreurs  continuelles,  et  elle 
souluiitail  d'arriver  à  un  ,'iiic  où  elle  ne  pourrait 
plus  inspirer  aucun  tendre  senlimeiil  ;  Mathieu 
connaissait  tous  ces  détails  et  s'était  promis  de 
les  exploiter  à  son  bénéfice. Cependant,  quand  il 
eut  saisi  au  passage  et  interprété  à  sa  manière  le 
regard  bienveillant  de  madame  de  Bianco,  il  se 
dit  en  lui-même  ••  Pourvu  qu'elle  no  m'aime 
point;  je  serais  perdu. 

Le  soir,  aussitôt  qu'il  fut  rentré  dans  sa  petite 
chambre  de  la  rue  de  Sorbonne,  il  prit  la  Nou- 
velle lléloise ,  mutila  baliilcment  <inol(|uos 
phrases  et  écrivit  une  lettre  de  sis  lignes  îi  la 
marquise.  11  espérait  avoir  une  réponse  le  len- 


demain,et  cependant  la  réponse  n'arriva  pas  ;  le 
jour  siiiv.nnl,  il  s'arma  de  nouveau  de  son  lléloise 
et  écrivit  une  seconde  lettre.  Pas  de  réponse 
encore! il  en  écrivit  une  troisième,dans  laquelle 
il  parlait  de  se  tuer.  Toute  autre  femme  que  la 
marquise  eût  ri  de  la  lettre  île  Mathieu  et  l'eût 
jetéeau  feu.  La  marquise  trembla  et  redouta  que 
ce  pauvre  jeune  homme  ne  tint  son  serment  ;  elle 
se  décida  à  répondre.  Et  quelle  réponse  ?' une 
lettre  de  quatre  pages,  une  lettre  écrite  avec  dé- 
sespoir, avec  ôme,  avec  éloquence,  une  lettre 
de  mère  qui  veut  sauver  son  fils,  de  femme  qui 
pricet  qui  implore!  une  lettre  enfin  admirable 
de  logique  et  de  bons  conseils.  Mathieu  trépi- 
gna à  la  lecture  de  ce  morceau  sulilinie,  il  le 
relut  trente  fois  de  suite,  l'apprit  jtar  cœur  et  le 
recopia,  en  ayant  soin  de  ne  pas  oublier  une 
virgule;  puis  quand  il  l'eut  copié,  il  le  serra  dans 
un  petit  coffret,  et  se  promena  avec  orgueil  et 
satisfaction  dans  les  dix  pieds  carrés  de  sa 
chambre. 

—  Voici,  dit-il,  la  première  pierre  du  monu- 
ment que  je  veux  élever. 

Le  lendemain,  dès  qu'il  fit  jour,  Mathieu  se 
leva,  courut  sur  les  quais  et  se  procura  un  Ri- 
chardson,  le  dévora  et  se  mit  de  nouveau  à  l'ou- 
vrage. Puis  il  envoya  à  madame  de  Bianco  une 
longue  lettre  dans  laquelle  il  lui  peignait  lon- 
guement la  passion  effrayante  qu'il  avait  conçue 
pour  elle,  cacheta  le  tout  à  ses  armes  et  mit 
à  la  poste  l'incroyable  missive  :  la  marquise  pen- 
sa tomber  de  toute  sa  hauteur  en  recevant  et 
surtout  en  parcourant  cette  lettre  incompré- 
hensible; la  pauvre  crédule  femme  s'imagina 
qu'elle  avait  rendu  fou  monsieur  de  Launay,  et 
lui  écrivit  sur-le-champ  afin  de  le  guérir  de  son 
amour;  Mathieu  se  frottait  les  mains  après  avoir 
lu  ce  que  contenait  le  charmant  papier  satiné 
griffonné  et  embaumé,  puis  le  recopia  et  le  serra 
précieusement  dans  son  coffre  en  se  disant.  Je 
suis  sur  le  chemin  de  la  gloire  :  quarante  lettres 
encore  comme  celle-ci  et  ma  répuLition  est  laite. 

La  coirespondance  dura  six  semaines. 

Et  combien  de  variations  n'éprouva-t-elle 
pas  !  tantôt  froide,  tantôt  passionnée  ,  tantôt 
pleine  de  délicieux  remords,  de  suaves  repro- 
ches, de  conseils  maternels  ,  puis  de  conseils  de 
femme  qui  ne  demande  qu'à  céder;  tous  les  tons, 
toutes  les  nuances  ,  toutes  les  passions  s'v  trou- 
vaient grandement,  largement,  énergiquemcni, 
éloqucmment ,  admirablement  développées;  et 
en  quel  style!  en  un  style  à  la  Georges  Sand  \  — 
ni  plus  ni  moins,— vous  concevez  U  joie,  l'eni- 
vrement de  Mathieu. 

—  Tout  ceci  est  à  moi,  se  disait-il,  bien  à  moi  ; 
c'est  moi  qui  lai  fait,  qui  l'ai  inspiré  ;  donc  j'en 
suis  l'aulmir,  donc  c'est  ma  propriété  :  avant  six 
ans  je  serai  député  ou  préfet,  c'est  sûr. 

Ilest  juste  de  convenir  qu'en  tout  ceci  il  mit 
une  adresse  prodigieuse,  une  rare  habileté  ;  c'é- 
tait un  petit  don  Juan  en  gants  jaunes.  Du  reste 
il  s'abstenait  toujourseï  prudemment  de  se  trou- 
ver avec  madame  de  Bianco;  il  ne  lui  demandait 
qu'un  pur  amour,  qu'un  chaste  amour,  qu'un 
amour  platonique  !  enfin  il  jouait  merveilleuse- 
ment bien  son  rôle. 

Madame  de  Bianco  fit  comme  toutes  les  fem- 
mes l'eiissont  f.iit  on  semblable  occasion  ;  r-lle 
avait  donné  de  bonne  foi  de  sages  conseils,  puis 
entin  s'était  laissé  entraîner  sans  y  penser  dans 


—  154  — 


une  correspondance  si  tendre  iiu'elle  avait  fini 
par  aimer  Mathieu  de  Laun:iy  ;  ce  pur  amour, 
le  seul  ipiil  osait  (lemanik-r,  Tavail  happée,  éton- 
née ,  callli^ée,  mais  ce  n'était  pas  lace  (lue  vou- 
lait Mathieu,  il  n'aimait  pas  la  marquise  et  ne 
songeait  pas  à  l'aimer  ;  il  ne  souhaitait  que  des 
lettres  parfaitement  et  passionnément  écrites  , 
rien  de  plus.  Du  moment  où  il  saperont  que  le 
cœur  lie  madame  lîianco  s  était  amolli,  d  ju;;ea 
conveiialile  de  ne  plus  écrire. La  marquise  atten- 
dit (latiemment  [lendaul  huit  jours,  puis  lui  écri- 
vit ;  Mathieu  g.'rda  le  silence,  la  marquise  in- 
quiète écrivit  de  nouveau  ,  même  silence.  Elle 
1  accalila  alors  de  ses  reproches,  l'accusa  de  sé- 
duction ,  etc.  ;  Mathieu  bondissait  de  joie  tous 
les  malins  en  recevant  par  la  posle  ces  lettres 
passionnées  et  ne  répondit  à  aucune. 

Bref,  madame  de  Bianco  partit  pour  la  cam- 
pagne ;  ainsi  le  jeune  de  Lauiiay  s'en  trouva  dé- 
barrassé. 

—  Aune  antre,  se  dit- il  lorsqu'il  eut  appris 
son  départ. 

11  retourna  dans  le  monde,  y  rencontra  une 
femme  foi  t  spirituelle  et  fort  e.\altée,  mais  très 
laide  ;  il  joua  le  même  rôle  près  d'elle,  en  ayant 
bien  soin  de  nuancer  dilîéreinmeiil  son  amour  , 
eiobliiu  des  leltre^aussi  admirables  que  les  pre- 
mières. ; 

Cette  comédie  ne  dura  que  trois  semaines,  ii 
inventa  un  motif  plausible  et  rompit  net;  on  lui 
écrivit  des  lettres  de  reproches,  mais  il  les  re- 
poussa dèuaigneusen.enl  en  disant  :  Ceci  sem- 
blerait trop  monotone. 

Huit  jours  après,  il  entamait  le  troisième  et 
dernier  acte  de  celte  bonUonnerie,  et  toujours 
avec  le  même  succès. 

Trois  mois  plus  lard,  il  se  trouvait  en  posses- 
sion d  une  soi.xante  de  lettres  formant  une  inté- 
ressante histoire. 

—  Mon  ouvrage  est  achevé,  pcnsa-t-il. 

Le  lendemain  il  alla  trouver  un  libraire  qui 
raecueiilit  avec  beaucoup  de  considération,  mais 
qui  ne  voulut  point  impriniei  Sun  chef-d'œuvre; 
il  se  souvint  alors  de  son  ami  le  poète  et  1  invita 
à  déjeuner  ;  puis  il  lui  parla  de  ses  travaux  et  de 
ses  projets,  l'autre  prit  connaissance  de  son  lua- 
nuscrit,  le  trouva  admirable,  le  plaça  bien  au 
dessus  de  tout  ce  qui  s'écrivait  et  lui  promit  de 
le  présenter  chez  ses  amis  les  grands  hommes. 

Mathieu  attendit  une  semaine  et  com(>iitenlin 
que  son  anu  le  poète  nélail  lami  d'aucun  grand 
homme. 

iju  importe  I'  se  dit-il  :  quand  tous  les  li- 
braires du  monde  se  coaliseraient  contre  moi  , 
je  les  obligerai  bien  à  m  iiiiprinier. 

Leijour  suivant ,  il  lit  déposer  sa  carte  chez 
l'un  des  premiers  éditeurs  de  Paris,  sans  savoir 
comment  il  en  arriverait  à  son  but. 

A  quatre  heures  il  sortit  de  chez  lui,  jirit  un 
remise,  mit  îles  bolles  vernies,  passa  ses  gants 
blancs,  et  se  lit  annoncer  chez  l'éditeur. 

—  .Monsieur,  lui  dit-il  en  déployant  un  ma- 
nuscrit, j'ai  employé  trois  années  de  veilles  à 
écrire  ce  livre  ;  je  le  crois  destiné  à  un  grand 
succès,  et  j'ai  pensé  qu'avec  votre  aide  il  pour- 
rait faire  fortune  dans  le  grand  monde  oii  je  suis 
reçu. 

' — Je  ne  doute  pas  de  votre  talent,  monsieur 

'  de  Launay ,  répondit  l'éditeur  en  tournant  dans 

ses  doiyls  la  carie  de  Mathieu,  j'ai  déjà  entendu 


parler  de  vous,  mais  je  suis  accablé  de  publica- 
tions. 

—  liaison  de  plus,  mon  cher,  interrompit 
Mathieu  en  lui  frappant  sur  l'épaule,  raison 
de  plus  pour  devenir  mon  éditeur,  un  ouvrage 
de  plus  ou  de  moins... 

—  Déplacera  mes  capitaux,  interrompit  à  son 
tour  le  libraire. 

—  Bagatelle,  mon  très  cher  :  vous  ne  tirerez 
qu  à  cinq  cents. 

—  Impossible,  monsieur  de  Launay,  impos- 
sible. 

Mathieu  sembla  réfléchir. 

—  Combien  coûte  l'impi  ession  d'un  roman  en 
un  volume  tiré  à  cinq  cents  ? 

—  Douze  cents  francs,  répondit  l'éditeur;  et 
dans  ce  moraeiit  je  n'ai  pas  un  sou. 

—  Les  frais  d'annonce  sont-ils  compris  dans 
ces  douze  cents  francs  t"  dit  Mathieu  qui  ne  per- 
dait i)as  de  vue  son  idée. 

—  Ce  sera  trois  cents  francs  en  plus,  mon- 
sieur. 

—  Eh  bien  !  je  vous  donne  deux  mdle  francs, 
payables  comptant,  reprit  Mathieu,  si  vous  vou- 
lez vous  engager  à  les  dépenser  en  frais  d'an- 
nonces et  en  placards  d'attiches  à  tous  les  coins 
demie;  ensuite,  je  renonce  à  tous  bénéfices,  à 
tous  !  je  ne  veux  qu'une  chose,  un  succès  ,  mais 
un  succès  éclatant,  prodigieux,  inoui!  Etes-vous 
un  homme  à  me  faire  un  succès  pour  deux  raille 
francs  ? 

Le  libraire  ouvrit  de  grands  yeux,  et  présenta 
un  fauteuil  à  M.  de  Launay. 

— ^  Doiiiiez-inoi  deux  mille  francs,  mon  cher 
monsieur  de  Launay  ,  lui  dit-il  :  et  dans  deux 
mois  d'ici  je  fais  proclamer  dans  les  journaux 
que  vous  êtes  un  homme  étonnant,  admirable, 
un  homme  de  génie  enlin  !  Donnez-moi  deux 
mille  lianes,  et  trois  jours  après  la  mise  en  vente 
de  votre  livre,  je  fais  arracher  toutes  les  couver- 
tures, et  j'annonce  partout  que  la  seconde  édi- 
tion est  épuisée;  huit  jours  plus  tard,  je  fais 
mettre  dans  les  journaux  que  vous  en  êtes  à  la 
troisième  édition  ,  enfin  au  boni  d'un  mois  nous 
en  serons  à  la  dixième  édition ,  cela  vous 
va-l-il.3 

— Vous  êtes  un  fameux  homme,  je  ne  vous  dis 
que  cela!  s'écria  Mathieu. 

—  Et  nous  signerons!' 

—  Demain. 

—  Est-ce  convenu  ?  Passons  un  traité,  dit  le 
libraire. 

Dans  deux  mois  je  serai  un  grand  homme, 

pensait  Mathieu  en  remontant  en  voiture  ;  et 
je  retournerai  à  Béziers  pour  m'y  faire  nommer 
préfet  ou  député. 

Le  lendemain  il  tint  fidèlement  sa  promesse 
et  courut  chez  son  libraire  auquel  il  remit  la 
somme  convenue.  Le  libraire,  en  homme  d'hon- 
neur ,  mit  tout  en  œuvre  afin  de  fabriquer  un 
succès  à  Mathieu  ;  il  cita,  pendant  l'impression 
de  l'ouvrage  ,  monsieur  de  Launay  comme  un 
astre  futur  de  la  littérature  moderne,  il  en  parla 
aux  journalistes,  aux  libraires,  îi  ses  parens, 
amis  et  connaissances  ;  il  lança  des  prospectus, 
fit  insérer  de  nombreuses  réclames  et  attendit  de 
pied  ferme  le  jour  de  l'apparition  du  bienheu- 
reux livre  afin  de  faire  entonner  sa  gloire  par 
toutes  les  trompettes  de  la  renommée. 


La  veille  de^'ce  grand  jour  Mathieu  [eut  June 
insomnie. 

Le  livre  parut!!! 

En  trois  jours  la  première  édition  ]  était 
épuisée. 

Tous  les  cabinets  de  lecture  ,  alléchés  par  un 
si  éclatant  succès,  collèrent  sur  leurs  vitraux  le 
nom  du  roman  et  le  nom  de  l'auteur.  Tous  les 
coins  de  murs  étaient  occupés  par  d  énormes  af- 
fiches portant  également  le  nom  <le  l'auteur  et 
celui  du  roman,  des  affiches  gigantesques;  l'au- 
teur était  moins  grand  qu'elles. 

Les  journaux  payés  grassement ,  invités  de 
toutes  parts  à  de  splentlides  diners,  crurent  le 
monde  renversé  et  ne  se  sentirent  pas  le  courage 
de  résister  à  tant  de  générosité, ils  dînèrent  copieu- 
sement et  préconisèrent  de  même  le  nouveau 
génie  qui   se    montrait  à  l'horizon    littéraire. 

Jugez  si  la  fortune  de  Mathieu  était  en  bon 
chemin;  il  ne  s'en  tint  pas  là  ;  il  prit  pendant 
huit  jours  quelques  pauvres  diables  à  son' ser- 
vice, et  leur  enjoignit  de  parcourir  tous  les  ca- 
binets de  lecture  et  de  demander  son  livre;  il  y 
eut  engouement,  délire;  on  se  l'arrachait  de 
tous  cdtés,  tout  le  monde  en  voulait,  tout  le 
monde  admirait  après  avoir  lu. 

Enfin  le  succès  fut  si  grand  qu'en  trois  se- 
maines la  première  édition  fui  réellement  épui- 
sée, et  que  huit  jouis^  après  paraissait  une 
véritable  secoitde  édition  sous  le  titre  menteur 
de  douzième  édition. 

Le  libraire  lui-même  perdait  la  tête  et  com- 
mençait sérieusement  à  cioiie  que  monsieur  de 
Lanaay  était  ui;  grand  homme  ;  un  malin  donc 
il  alla  le  trouver  et  lui  fit  d'avantageuses  pro- 
messes afin  de  le  décider  à  écrire  de  nouveau. 
Mathieu  refusa  net ,  —  vous  savez  pourquoi  ?  — 
Ce  qui  confirma  son  libraire  dans  la  haute  opi- 
nion qu'il  avait  conçue  du  nouvel  écrivain. 

Dans  le  monde,  Mathieu  fut  fêté,  admiré,  et 
assez  habile  pour  se  dérober  pendant  quelque 
temps  à  Povation  qu'on  lui  préparait;  enfin  il 
reparut,  et  ce  fut  un  vrai  triomphe!  les  femmes 
le  trouvèrent  charmant  et  lui  firent  presque 
toutes  des  avances  dont  il  profila  cette  l'ois. Nous 
avons  dit  que  de  Launay  parlait  rarement;  ou 
traita  cette  réserve  de  profondeur.  Enfin,  il  s'é- 
tudia si  bien  que  chacun  s'engoua  de  lui;  chaque 
jour  c'étaient  de  nouvelles  invitations,  de  nou- 
veaux bals,  de  nouvelles  fêtes.  Au  bout  de  six 
mois,  le  nom  de  Mathieu  de  Launay  était  devenu 
une  autorité,  une  célébrité;  on  le  citait  à  côté 
des  écrivains  les  plus  à  la  mode. 

Trois  personnes,  auxquelles  parvint  le  livre, 
furent  seules  dans  le  secret  du  génie  de  l'écrivain 
renommé,  mais  elles  ne  pouvaient  point  parler  ; 
rien  donc  n'entrava  de  Launay  dans  le  chemin 
rapide  qu'il  faisait  vers  l'immortalité.  —  Un  an 
ne  s'était  pas  écoulé  que  chacun  dans  le  monde 
s'inquiétait  de  l'époque  à  laquelle  paraîtrait  son 
second  ouvrage  ,  les  journaux  l'annonçaient 
dans  leurs  colonnes  discrètement  payées,  les  li- 
braires delà  capitale  faisaientqiieue  chaque  ma- 
tin dans  l'antichambre  de  monsieur  de  Launay, 
—  car  il  avait  à  présent  antichambre;  et  mon- 
sieur de  Launay  leur  promettait  à  tous  son  su- 
blime enfant  encore  en  germe. 

Enfin  il  s'arrangea  de  telle  manière  qu'il  se 
rendit  important  dans  la  société,  et  annonça 
qu'il  allait  se  jeter  dans  la  politique.  Il  s'élai^ 


-.455  — 


ti'oinY;  plusieurs  fois  avec  nos  minisires,  et  ceux- 
ci  lui  ilinnèrent  quelques  conseils,  Mathieu  les 
repoussa  fioiilement  ;  il  voulait  se  faire  reilou- 
Icr,  il  y  parvint.  D'un  autre  c6lé,  la  nièce  Jun 
l'air  de  Franco  sciant  passionnée  pour  son  ad- 
mirable livre  reversa  un  peu  de  sa  passion  sur 
l'admirable  auteur;  monsieur  de  Launay,  re- 
cherché par  le  minislère,  aimé  par  la  nièce  d'un 
pair  de  France,  n'eut  pas  la  force  de  résister  ,  il 
succon)ba  doulilemcnl. 

Le  soir  Hiéinc  de  son  mariage  il  reçut  sa  nomi- 
nation de  maiUe  des  requêtes. 
;.4  iVlatbieu  ioti'ioua  si  bien  et  si  adroitement 
qu'il  ne  s'en  tint  i)as  à  ce  premier  succès;  il  ma- 
china ,  il  exj)loila,  il  manii;ança  si  bien  les  évé- 
neiuens  à  son  prolit,  que  cin(|  ans  plus  lard 
il  se  Rt  nommer  non  pas  député  de  Uéziers,  —  il 
se  fût  trop  rapetissé  par  cette  noinina  lion  de  bas 
étage,  —  mais  bien  député  d'une  graiule  ville, 
—  et  aujourd'hui  il  jouit  de  la  considéralion  gé- 
nérale, elde  la  double  réputation,  —  comme 
certains,  —  d'homme  de  lettres  et  d'humiue  d'é- 
tal. Avant  deux  ans  il  sei-a  ministie  de  l'inté- 
rieur, avant  cinq  ans  il  sera  premier  minisire. 
Alphonse  Cuot. 


MURS  COÏÏEllPORAiNES. 

lie  (toèlc  l»7a-o»ien  — -  ftie  isoèlc  nié- 
laiieulique. — lie  |»ovte  iiitiiioral. 

Ceci  ne  sera  pas  un  arlicle  de  litiérature, 
mais  un  article  de  mœurs.  S'il  est  bonde  rcle- 
vei'  parfois  ce  qui  choque  les  régies  de.la  gram- 
maire ou  de  la  prosodie  chez  les  poêles  de  j 
l'école  moderne,  il  ne  l'est  pas  moins  de  si- 
gnaler ce  qui  blesse  les  lois  de  la  conscience. 

Nos  poètes  ont  la  piéleiilion  d'être  pariai- 
tenieni  véridiques;  ils  nous  annoncent  dans 
leurs  préfaces  qu'ils  ont  voulu  se  peindre  tels 
qu'ils  sont ,  avec  leur  propre  caractère ,  avec 
leurs  passions  réelles,  avec  les  joies  et  les  pei- 
nes, les  craintes  et  les  espi  rances  ,  les  doutes 
et  les  couviciiousqui  régnent  dansleurs  âmes. 
Us  se  nioqueiit  en  même  temps  de  ces  pauvres 
et  froids  poètes  classiques,  qui  se  transmel- 
laienlavec  une  admnable  hdelile  (piclques 
thémesconvenusquelques  lieux  conninmsina- 
niovibles  depuis  trois  mille  ans ,  comme  si  le 
cœur  humain  ne  devait  pas  sortir  de  celle 
vieille  ornière,  et  se  livrer  à  des  nouvelles 
sensations,  eu  voyant  l'humanité  marcher 
dans  des  roules  nouvelles! 

Sur  cela,  le  lecteur  espère  se  trouver  face 
à  face  avec  une  t'ime  d'homme;  il  compte  sur 
la  vérité  qu'on  lui  a  proinise  d'une  voiv  si 
solennelle,  il  se  dit,  eu  ouvrant  le  poétique 
volume  :  Quel  cliannect  quel  bonheur  de  sor- 
tir enfiu^des  fictions  surannées  ([ui  m'avaieul 
Bpporle  tant  d'ennui  sur  les  bancs  du  collège! 
Commeji^  vais  m'inièresser  aux  accens  d'un 
poète  qui  s'inqjose  le  devoir  _de  se  dévoiler 
tout  entier ,  de  me  laisser  lire  jusqu'au  fond 
de  son  ca'ur,et  d'exposer  au  grand  jour  ce 
au'il  est,  ce  qu'il  seul,  ce  qu'il  souU'ic,  ce  qu'il 


attend  de  l'avenir!  S'il  y.  a  au  monde  un  spec- 
tacle fertile  en  gi'aiides  leçons,  c'est  celui-là, 
et  nos  pères  ont  élé  l>ien  nialheineux  d'en 
être  privés. 

Ainsi  pense  le  lecteur  lionuèle  et  naïf,  (pii 
suppose  bonnement  qu'il  n'est  pas  permis  de 
menlir  quand  on  |)romet  de  dire  la  vérité. 

H  prend  le  premier  recueil  de  |)oésies  (|ui 
lui  tombe  sous  la  main.  C'est  un  poète  de  l'é- 
cole byronieiine  ou  satanicpie!  A  mesiwetiu'il 
avance  dans  sa  leclure,  il  s'émeut  eis'('pou- 
vante.  Quelles  farouche»  imprécations  contre 
le  ciel  ,  contre  l'enfer  ,  contre  les  rois ,  conli'e 
les  riches,  contre  les  pauvres,  contre  toute  la 
soiieiè,  toute  l'humanité,  tout  l'univers  IQuels 
anaihèines,(pielles  malediciions  inexoi'abies' 
liien  n'y  échappe.  A  défaut  des  hommes,  le 
poète  maudii  les  vallées  et  les  montagnes,  les 
boisetles  torrens.  Il  est  loujouisdans  un  trans- 
port furieux;  il  se  roule  par  terre  dans  des 
accès  de  rage  ;  il  a  soif  de  ruines,  de  sang,  de 
catastrophes  effroyables.  Le  langage  humain 
ne  lui  foui'iiii  pas  de  ternies  assez  àjjres,  assez 
amers,  pour  exprimer  tout  sou  liel  et  son  mé- 
pris. Il  répète  le  vœu  deCaiiguia;  il  voudrait 
que  le  monde  n'eût  qu'une  seule  tête,  pour  la 
faire  tomber. 

Oh  !  oh!  se  dit  notre  candide  lecteur,  voilà 
un  jioète  qui  considère  les  choses  sous  un  as- 
pect terriblement  noir!  il  doit  avoir  uue  vie 
alîreuse;  des  faiwonies  sanglans  doivent  le 
poursuivre  jour  et  nuit.  Prenons -y  garde:  il 
va  se  précipiier,  un  beau  matin,  conii'e  l'or- 
dre social  avec  une  torche  incendiaire  ;  il  va 
aiguiser  des  poignards  dans  un  souterrain 
pour  égorger  ceux  qu'il  nounne  de  lâches  o()- 
presseurs.  Je  plains  cet  hum me-la  de  loute  mon 
àme  ,  car  il  doit  être  misérable;  mais  il  m'in- 
spire encore  beaucoup  plus  de  peur  (jne  de 
compassion. 

Uassurez  -  vous ,  cher  lecteur,  je  vous  eu 
prie.  Ce  poète  byronien  est  gros  et  vermeil. 
Il  a  des  cheveux  blonds,  des  yeux  fort  doux, 
une  physionomie  riante  ,  une  démarche  ti- 
mide. C'est  seulement  d'hier  (ju'il  est  sorti  du 
collège,  et  il  ose  a  peine  élever  la  voix  devant 
son  professeur  de  rhétorique.  Allez  au  Vau- 
d(,'vitle  ou  au  théâtre  du  l'alais-Koyal,  vous  le 
verrez  prendre  la  plus  joyeuse  paii  aux  ainu- 
semens  du  vidgaii  e  îles  humains.  Ce  poète  fu- 
ribond ,  qui  maudit  avec  lani  de  colère  les 
grands  et  les  riches,  vous  le  retrouverez  dans 
leurs  salons,  causaul  1res  amicalement  avec 
ces  tyrans  abominables,  assislani  aux  ban- 
quels  de  ces  cxcounuuuies  lorsqu'on  l'y  in- 
vile, et  dansant  a  leur  bal  sans  se  laireprier  le 
moins  du  monde.  Cet  eimenii  acharne  des  rois 
et  des  insiiluiious  sociales,  il  sollicile  uue 
place  de  commis  dans  les  bureaux  d'un  minis- 
lère et  sera  trop  heureux  de  la  reniplir  paisi- 
blement. Croyez- moi ,  notre  poèle  ne  songe 
pas  à  mal;  c'est  un  bou_enfaul  qui  ne  renver- 
sera rien  du  loui,el  vous  pouvez  dormir  tran- 
quille. 

iMais  alors  pourqiuii  ces  cris  île  fureur  et 
ces  imprecalions.'i'ouiquoi  '  C'est  un  men- 


songe à  la  mode  par  le  temps  qui  courl;c'e9t 
nu  manieau  qu'on  met  sur  ses  épaules  pour 
éirc  poète  ;  une  fois  la  pièce  achevée  ,  on  re- 
prend sesganisjaunesctson  habit  du  meilleur 
laiseur.  lîyron  a  conquis  un  nom  glorieux  avec 
des  malédictiotis,  et  l'on  nuiudit  comme  lui 
pour  ai  river ,  s'il  est  possible ,  à  faire  un  peu 
jiarler  de  soi  :  la  gloire  esi  une  si  douce  chose, 
suriout  dans  les  rêves  d'iine  insagination  de 
vingt  ans! — Soil,  mais  ces  poètes  byroniens 
UK  iiUMitdouc  •Ifrontémenl ,  tout  en  nous  an- 
nonçant qu'ils '.ont  metueanu  leur  propre 
Cieui' .'  —  Je  ne  vous  dis  ]jas  le  contraire. 

Venons  au  poète  mélancolique.  Celui-ci  est 
désenchanté  de  tons  les  plaisirs  de  la  vie;  il 
gémit,  il  est  tout  humide  de  ses  grosses  lar- 
mes, il  pousse  des  sanglots  redoublés.  Plus 
de  joie,  plus  d'espérancepoui-lui.  Comme  son 
(Vont  est  pâle  !  comme  le  froid  des  ans  lui  est 
lourd  !  que  son  cœur  se  déplaît  aux  frivoles 
jouissances  du  monde!  quelles  poignantes 
doideurs,  quelsdéchiremenssur  sa  couche  so- 
litaire! !l  subit  riiorriblesnpplice  de  Pronié- 
lliée;  il  a  des  souffrances  (jue  l'ien  ne  saurait 
exprimer  dans  lelaiigage  imparfait  des  infor- 
tunes humaines.  La  n^ort!  la  mort!  il  l'appelle 
a  glands  cris.  Quand  pourra-l-il  se  coucher, 
s'endormir  dans  la  tombe'.'  Les  touruiensdes 
daumès  mêmes  lui  paraissent  prélerables  a  su 
cruelle  existence.  El  par  quelle  auiete  dëi'i- 
sion  a-t-il  vu  le  jour,  puisqu'il  devait  être  si 
malheureux'.' 

A  ces  lamentables  gémissemens ,  le  lecteur 
est  toutailendri  ;  il  est  prêt  à  pleurer  avec  son 
|)oele.  Quoi  donc!  se  peut- il  qnil  y  ait  des 
eti  es  aussi  infortunés  sur  la  terre  .'  Se  peut  -  il 
cpi'uiu;  seule  exisience  enferme  tant  de  dou- 
leurs et  de  larmes ?Ce  po;te  a  donc  perdu  sa 
meie!  Il  n'a  donc  pas  un  seul  ami,  pas  un  seul 
ciour  qui  synqialhise  avec  le  sien!  Il  s'est 
ilonc  brisé  contre  bien  des  écueils  et  des  in- 
gratitudes !  Que  faire  pour  l'arracher  à  ce 
funeste  désenchaniemeui .' j\"est-il  aucun 
mo\  en  de  lui  montrer  ipi'il  y  a  encore  des  âme» 
sensibles ,  et  de  ranimer  la  sienne  par  les  té- 
moignages d'une  pure  et  profonde  amitié? 

Eh!  de  grâce,  réservez  voire  ailendrisse- 
menl  pour  une  meilleure  occa^ion.  Ce  poèle 
si  mélancolique,  si  désolé,  il  mène  plus  joyeuse 
vie  que  vous  et  moi,  mangeant  bien,  donnant 
bien,  riani  de  grand  cœur,touriianl|un  laleui- 
boiu'a  luuspriqjos,el  se  moquant  le  premier  de 
ses  rimes  larmo)auies|)our  peu  que  cela  vous 
amuse.  Au  prochain  carnaval ,  vous  le  ren- 
contierez  sous  un  masque  boufTou,  traiunul:\ 
sa  suite  uiieb.iadede  compagnons  moins  gais 
que  lui.  Il  pleure  dans  ses  vei-s,  maib,le  ivsle 
de  sa  journée  e.^l  consacre  a  la  prose,  et  à  une 
prose  l'un  sensuelle.  Il  u  ira  pas,  vous  pouvez 
vous  en  fier  à  ma  parole,  chercher  uue  sau- 
vage retraite  d.uis  les  déserts  de  la  Thebaïde, 
ni  creuser  sa  tombe  d'a\  ance  à  Tabbay  e  de  la 
fiappe.  Sou  système  lui  paraît  meilleur  à  sui- 
vie; il  court  après  une  liche  héritière,  et  per- 
sonne n'i  si  mi  ux  disposé  que  notre  poète  à 
passer  ses  joui  s  dans  lUi  sulou  bieiicle'gani,  aij 


—  156  — 


rjsmf  g3SH^ 


milieu  de  toutes  les  jouissances  de  noire  civi- 
lisation nialérielle.  Il  est  comme  un  abbé  de 
•ancien  régime  ou  comme  un  agent  de  change 
devenu  millionnaire. 

iMais  il  débile  donc  aussi  des  mensonges 
effrontés,  cepoèie  aux  complaiiUesel  aux  san- 
glots continuels?  -  Oui,  puisque  vous  voulez 
applifiuer  à  chaque  chose  son  vrai  nom ,  il 
meni  ;  il  joue  1:'  comédie  sans  avoir  mis  une 
alliclie  pour  nous  en  prévenir;  il  pleure  par 
imitation  ,  par  convention.  C'est  à  vous  de  le 
savoir  et  de  n'accepter  que  pour  ce  qu'elle 
vaut  la  véiiK^  inlime  dont  l'auteur  fait  parade 
dans  sa  piélace.  .Vntrefois  le  poète  avait  une 
Iris  en  l'air  ;  maintenant  il  est  martyr  en  l'air, 
il  est  mourant  en  l'air,  c'est-à-dire  qu'il  est 
beaucoup  plus  ennuyeux  sans  être  plus  vrai. 
Les  classiques ,  du  moins,  donnaient  leurs 
iiclions  pour  des  fictions  ;  les  puèles  moder- 
nes imaginent  de  plus  grandes  impostures  et 
les  offrent  comme  des  réalités.  On  prétend  que 
c'est  là  un  progrès  du  19"  siècle. 

Le  poète  immoral  est  une  variété  de  l'école 
romantique,  et  je  n'en  dirai  que  peu  de  mots, 
parce  que  le  sujet  doit  inspirer  une  vive  répu- 
o-nauce  à  tous  les  cœurs  honnêtes.  On  a  pu- 
blié dans  CCS  dernières  années  plus  d'un  vo- 
lume de  poésies  ,  où  tous  les  devoirs  étaient 
foulés  aux  pieds,  où  toutes  les  saintes  obliga- 
tions de  la  famille  et  de  l'état  social  étaient 
indignement  couvertes  de  mépris.  Le  poète 
immoral  attaque  le  mariage  comme  une  in- 
stitution mauvaise  en  soi  et  déplorable  dans 
ses  conséquences;  il  vante,  il  déifie  l'adultère 
comme  une  vertu  forte  et  généreuse.  Tout 
ce  qu'il  peut  imaginer  de  plus  injurieux  pour 
les  liens  de  la  foi  conjugale,  il  l'exprime 
sans  réserve  ni  pudeur.  C'est  le  vice  qui  est 
devenu  chose  sacrée  à  ses  yeux,  le  vice  dans 
ses  plus  monstrueux  déréglemens.   A  pren- 
dr<i  de  telles  maximes  à  la  letlre,on  suppose- 
rait que  ce  poète  est  le  plus  corrompu ,  le 
plus  vil  des  hommes. 

Eh  bien',  non.  Il  va  encore  ici  au  delà  desa 
pensée,  au  delà  de  sa  conduite.  De  mêmequ'il 
ment  dans  ses  imprécations  et  dans  ses  pleurs, 
il  ment  aussi  dans  l'exposition  de  celte  abo- 
minable morale.  Sa  conduite  peut  n'être  pas 
exempte  de  désordre ,  mais  il  se  fait  plus  dé- 
pravé qu'il  ne  l'est  réellement.  Cet  apologiste 
de  l'adullère  est  un  fanfaron  d'immoralité.  Il 
ne  souffrirait  pas  que  l'on  osât  appliquer  à  sa 
mère  ou  à  sa  sœur  les  turpitudes  dont  il  sa- 
lit ses  vers.  Les  actions  qu'il  loue  dans  son  li- 
vre il  lesliendrait  pour  desoutragcsdansses 
rapports  de  société.  Lui-même,  quand  il  en 
trouve  l'occasion  ,  il  agit  comme  miss  Fanny 
Wright,  qui  s'est  fort  sagement  mariée,  après 
avoir  déclamé  dans  desconférences  publiques 
conlre  lemariage.  Le  poète  immoral  montre 
ainsi  que  sa  conscience  vaut  mieux  que  ses 
maximes,  et  qu'il  a  menti  au  profit  de  la  cor- 
ruption des  idées  et  des  mœurs ,  espèce  de 
niensonge  la  plus  dangereuse  où  l'on  puisse 
tomber. 

(ComUluUonnet.) 


iUfUni^fô,  faite  furicuf. 


UNE  EXPÉRIENCE  MÉDICALE.  —  MOKSURE  DU 

SERPEÎMTASONNETTES.  —  La  m^'dccine  est  en- 
core dans  l'enfance  ponrla  guérison  .le  certaines 
maladies  redoutables,  telle  .lue  la  phthisie  pul- 
monaire, la  rage  oula  lèpre.  Puisipie  nous  avons 
cité  cette  dernière  alFeclion,  disons  le  terrible 
moyen  qu'un  malheureux  poussé  par  le  déses- 
poir mit  en  usage,  il  y  a  peu  de  mois,  au  Brésil, 
pour  s'en  guérir. 

C'était  à  Rio-Janeiro.  Le  malade  était  un 
homme  blanc,  âgé  de  cinquante  ans  et  dune  sta- 
ture athlétique.  i;esi)èce  d'éléplianliusis  dont  il 
était  atteint  est  celle  qu'Alibert  appelle  téonline, 
vulgairement  lèpre,  l'resque  tout  le  corps  était 
extérieurement  sensible.  La  peau  paraissait 
épaisse,  dure  et  couverte  de  nodosités  saillantes. 
Ces  caractères  étaient  surtout  apjiarens  à  la  fi- 
gure dont  les  traits  tuméfiés  offiaient  un  aspect 
hideux.  Aux  extrémités,  l'épidermeet  les  ongles 
commençaient  à  s'altérer,  les  doigts  h  se  défor- 
mer. Mais  tandis  que  la  vie  et  la  sensibilité  pa- 
raissaient comme  abolies  à  la  surface  du  corps, 
l'intérieur  conservait  encore  les  restes  d'une  an- 
cienne énergie  et  d'une  force  d'esprit  singulière, 
qualités  qui  ne  se  rencontrent  guère  dans  une  si 
triste  condition. 

Six  années  d'une  infirmité  regardée  comme 
incurable,  sur  lesquelles  quatre  ans  de  réclusion 
dans  un  hôpital  de  lépreux  ont  reiulu  au  malade 
l'existence  qui  lui  était  à  chi^rge  ,  lui  faisaient 
regarder  la  mort  comme  le  terme  de  ses  maux. 
11  n'avait  qu'un  désir,  celui  d'être  délivré  de  ce 
fardeau  ou  du  reste  de  vie  qui  l'obligeait  à  le 
supporter.  Il  aurait  volontiers  affronté  les  plus 
grands  périls  sur  la  moindre  chance  de  guérison. 
C'est  dans  cette  disposition  d'esprit  qu'il  se  dé- 
cida à  une  terrible  expérience,  et  sa  résolution 
fut  encore  affermie  par  la  pensée  qu'en  agissant 
ainsi  le  danger  et  le  sacrifice  étaient  pour  lui 
seul,  mais  que  le  succès,  s'il  y  en  avait,  profile- 
rait à  des  milliers  de  ses  semblables  affligés  de  la 
même  infortune. Les  conseils  elles  remontrances 
furent  inutiles;  son  projet  était  une  idée  fixe 
dont  rien  ne  pul  le  détourner.  Ayant  obtenu  la 
permission  de  sortir  de  l'hôpital,   il   accourut 
chez  M.  Santos,  directeur  de  la  ménagerie  de 
Rio-Janeiro,  se  livrer  aux  dents  du  reptile  le 
plus  venimeux,  celui  dont  la  morsure  lue  en 
peu  d'inslans  en  produisant  des  tremblemens, 
des  convulsions,  et  en  faisant  sortir  le  sang  par 
toutes  les  ouvertures  du  corps,  et  jusque  par  les 
pores  de  la  peau. 

Après  avoir  signé  de  sa  main  la  déclaration  de 
sa  volonté,  el  assumé  sur  lui  toute  la  responsa- 
bilité de  sa  tentative,  le  lépreux  introduit  tran- 
quillement son  bras  dans  la  cage  qui  renferme 
un  serpenta  sonnettes.  Celui-ci  semble  vouloir 
l'éviter,  et  quand  il  est  saisi,  il  regarde  d'un  œil 
inolîensif  la  main  qui  le  presse  el  se  met  à  la  lé- 
cher. Deux  minutes  se  passent  ainsi,  le  serpent 
éprouvant  une  répugnance  à  mordre  ;  enfin  le 
lépreux  l'irrite  en  lui  serrant  fortement  le  ven- 
tre avec  les  doigts,  et  l'animal,  pour  se  défen- 
dre lui  fait  une  légère  morsure  à  l'articulation 
des  deux  derniers  doigts  avec  le  poignet. 

La  morsure  est  faite  à  1 1  heures  50  minutes 
du  matin,  le  4  septembre  18J8.  Le  malade  ne 
sent  pas  la  pi<irtre  des  dents,  ni  l'action  immé- 
diate du  venin  introduit  dans  la  blessure.  Il  sait 
seulement  qu'il  est  mordu,  parce  que  sa  main, 


retirée  immédiatementde  la  cage,en  sorl  déjà  un 
peu  enflée,  et  versant  des  gouttes  de  sang,  mais 
sans  douleur.  L'esprit  du  patient  est  parfaite- 
ment calme,  sa  respiration  naturelle,  ainsi  que 
le  pouls.  Cinq  minutes  après,  une  légère  sensa- 
tion de  froid  aans  la  main  indique  le  début  des 
symptômes  qui  vont  en  s'aggravant  d'heure  en 
iieure,  et  (pii  se  caractérisent  par  des  convul- 
sions, le  délire,  l'enflure  des  membres,  la  dé- 
glutition difficile  el  la  respiration  suffocante.  Et 
la  lèpre  en  recevait-elle  une  modification  quel- 
conque ?  Mullement. 

La  mort  surviut  le  lendemain  à  U  heures  et 
demie,  24  heures  après  la  morsure,  malgré  un 
traitement  actif  de  MM.  Maid  et  Rois,  médecins 
de  Rio-Janeiro,  (pii  ne  quittèrent  pas  un  instant 
le  malheureux  lépreux  et  auxquels  nous  devons 
cette  relation  encore  unique  dans  son  genre. 
{Académie  de  médecine.) 


—  Voici  un  détail  curieux  sur  les  moyens  em- 
ployés (dit-on)  par  mademoiselle  Faleou  pour 
recouvrer  sa  voix.  Une  invention  nouvelle  flatte 
ses  espérances.  M.  ïabarié,  physicien  de  beau- 
coup de  mérite,  a  imaginé  un  appareil  qu'il 
nomme  une  cloche  :  c'est  un  petit  cabinet  dont 
les  parois  sont  en  cuivre,  avec  de  fortes  glaces 
non  étamées  pour  que  le  jour  s'y  introduise.  On 
peut  y  tenir  cinq  ou  six  personnes.  Des  rainures 
sont  pratiquées  au  plancher   sur  lequel  cette 
cloche  repose,demanièreàce  quelesbordsy  en- 
trent dans  une  profondeur  d'environ  un  pied. 
Quand  ils  y  sont,  on  donne  de  la  solidité  aux 
murs  si  minces  de  ce  cabinet  en  les  fixant  par  de 
fortes  chevilles  placées  en  travers  des  rainures. 
Alors,  à  l'aide  de  la  machine  pneumatique,  on 
raréfie  l'air  contenu  dans  la  cloche,  où,  loin  de 
s'épaissir,  celui  qui  reste  devient  d'une  grande 
légèreté,  d'une    respiration  aussi  facile  qu'a- 
gréable. Mais  avant  de  le  juger  tel,  on  éprouve 
une  espèce  de  petit  malaise,,  comme  un  faible 
embarras  à  la  tête  et  un  engourdissement  dans 
les  oreilles.  Bientôt,  une  sorte  de  détente  se  fait 
sentir  dans  cette  dernière  partie ,    et  ce  que 
nous  appellerons  le  charme  commence.  L'état 
où  l'on  se  trouve  a  quelque  chose  de  délicieux, 
produit  par  la  dilatation  d'un  air  subtil  et  doux 
dans  les  poumons.  On  reste  ainsi  pendant  deux 
heures,  plus  ou  moins,  et  quand  on  sort  de  l'ap- 
pareil un  mieux  étonnant  se  manifeste,  jusqu'à 
ce  que  l'épreuve  plusieurs  fois  répétée  amène 
une  guérison  complète.  Déjà,  à   noire  connais- 
sance, nombre  de  personnes  ont  dû  à  la  Cloche- 
ra barié  une  santé queleuravaientrefusée  mille 
genres  de  remèdes.  M.  Panserou  et  mademoi- 
selle Falcon  elle-même  en  éprouvent  en  ce  mo- 
ment les  admirables  bienfaits. 

Journal  en  lettres  d'or.  —  On  se  rappelle 
que  le  journal  le  Sun,  feuille  très  répandue  à 
Londres,  fut  imprimé  en  lettres  d'or  le  jour  du 
couronnement  de  la  reine  Victoria.  Mais  ce 
qu'on  ne  savait  pas ,  avant  que  M.  le  docteur 
Turner  l'eût  publié,  c'est  que  la  plupart  des  im- 
primeurs du  Sun  furent  ce  jour-là  fort  malades. 
Le  plus  grand  nombre  éprouva  des  démangeai- 
sons intolérables  et  des  ulcérations;  d'autres 
salivèrent,  d'autres  eurent  la  fièvre  et  des  trem- 
blemens nerveux ,  des  vomissemens,  etc.  Un  au- 
tre  phénomène  singulier,  observé  chez  tous  sans 
exception,  c'était  la  couleur  verte  de  leurs  che- 
veux, comme  on  le  remarque  à  Montpellier  par- 
mi les  fobricans  de  verl-de-gris.  M.  Turner,  eu-  ^ 
rieux  de  connaître  la  cause  de  tant  d'accidens,' 


—  157  — 


voulut  étudier  les  procédés  d'impression  enlet-  i 
très  dorées.  Ce  secret,  on  le  lui  cacha  ;  mais  voi- 
ci cependant  ce  qu'il  en  découvrit.  D'abord,  on 
imprime  les  feuilles  avec  de  l'encre  jaune,  com- 
posée de  colle  et  gomme-gutte.  Après  cela,  les 
feuilles  mouillées  sont  remises  à  des  ouvriers  ar- 
més de  brosses  fines  ;  ces  brosses  servent  à  sau- 
poudrer les  lettres  encore  humides  d'un  mé- 
lange pulvérulent  de  couleur  bronze,  lequel 
parait  composé,  au  dire  de  M.  Turner,  de  cou- 
perose bleue,  de  vert-de-gris  et  de  mercure  ,  il 
ne  dit  pas  sous  quel  état.  On  dit  à  M.  Turner  que 
cette  poudre  étaitd'invention  allemande  ;et  tout 
ce  qu'il  put  voir,  c'est  qu'elle  ressemblait  à  de  la 
limaille  de  cuivre.  «  L'airde  la  chambre  en  était 
chargé,  ajoute  le  docteur  Turner  ;  mon  habit  , 
ainsi  que  ma  figure  et  mes  cheveux,  en  étaient 
couverts;  de  sorte  que  j'aurais  pu  rivaliser  avec 
Caligula,  qjîi  donnait  à  sa  perruque,  au  moyen 
d'une  poudre  chèrement  payée,  un  éclat  qui 
m'avait,  à  moi,  si  peu  coûté.  » 

—  On  se"  rappelle  la  terrible  catastrophe  à  la 
suite  de  laquelle  M.  Beauvisage,  l'un  des  pre- 
miers industriels  de  Paris  ,  perdit  la  vie.  La 
famille  du  défunt  avait  actionné  en  dommages- 
intérêts  devant  le  tribunal  de  la  Seine  l'entre- 
prise Toulouse  et  compagnie  ,  comme  respon- 
sable de  l'imprudence  du  postillon  qui  coduisaii 
les  Jumelles,  quand  survint  l'accident;  mais 
un  jugement  du  tribunal  avait  décidé  qu'aucun 
fait  d'imprudence  ne  pouvait  élre  mis  à  la 
chargeni  du  postillon,  ni  par  suite  des  proprié- 
taires ou'gérans  de  l'entreprise.  Saisie  de  l'appel 
de  ce  jugement,  la  première  chambre  de  la  cour 
royale  de  la  Seine  a  statué  hier  malin  sur  la  ré- 
clamation des  héritiers  Beauvisage  ,  et  leur  fai- 
sîfnl  droit ,  a  reconnu  qu'il  y  avait  eu  une  im- 
prudence dont  l'administration  des  .lumelles 
était  responsable ,  et  a,  en  conséquence,  con- 
damné civilement  les  intimés  en  30,000  fr.  de 
dommages-intérêts  et  aux  dépens. 

—  On  sait  que,  vers  la  fin  de  1837,  le  gouver- 
nement chinois  rendit  une  loi  qui  défendait  , 
sous  des  peines  assez  rigoureuses,  de  fumer  de 
l'opium.  Le  Canton-Regisler,  recueil  anglais 
qui  parait  à  Canton,  en  Chine,  annonce,  dans 
sa  dernière  livraison,  qui  vient  d'arriver  à 
Paris,  que  ce  gouvernement  ayant  vu,  à  son 
grand  regret,  que  les  pénalités  de  celte  loi  n'a- 
vaient point  atteintleur  but,  a  ordonné,  dans  sa 
sollicitude  paternelle  pour  les  intérêts  du  pays  , 
((ue  tout  individu  qui  commettrait  encore  le  dé- 
lit en  question  sera  puni,  la  première  fois,  de  la 
flétrissuresurlefront  avec  un  fer  rouge  portant 
ces  mots  :  Yer  /etffumeur  criminel)  ;  la  deuxiè- 
me fois,  décent  coups  de  bambou  sur  le  dos  nu, 
et  de  trois  ans  d'e.xil  ;  la  troisième  fois,  de  la  dé- 
capitation. 

EfDuc  îifs  trtlumaii^. 

TRIBUNAUX  ÉTRANGERS. 

SÉNAT  OU  COUR  SUPRÉMK  DU  MONTÉNÉGRO. 

Mœurs  Judiciaires  du  pays.  —  Allocution 
du  vîadilai.  —  Plainte.  —  Hépliqucs  et 
débats  dans  une  affaire  d'enlèvement .  de 
meurtre  et  dt  guerre  cirile.  —  ArrCt.  — 
Serment.  —  Hcconciliatiou  des  deu^par- 
tiet. 
La  ville  de  Célinic  est  le  siège  du  (jouveme- 


nient  et  le  centre  de  l'administration  du  Monté-  | 
négro;  c'est  là  que  s'assemble  le  sénat,  qui  rem- 
plit dans  le  piiys  les  fonctions  politiques  et  judi- 
ciaires. 11  se  compose  de  seize  memltres,  vieil- 
lards à  la  chevelure  blanche,  au  maintien  digne 
et  imposant. 

Le  15  octobre  dernier,  ils  étaient  réunis  dans 
la  salle  de  leurs  délibérations,  assis  sur  de  petits 
bancs  en  bois,  ranjjés  autour  d'un  vaste  brasier. 
Au-dessus  de  leurs  têtes  Bottaient  les  bannières 
des  différens  cantons. 

Dans  un  groupe  qui  se  distinguait  par  une 
bannière  rouge  où  étaient  inscrits  en  lettres  d'or 
les  mots  de  Snvo  Markou  Petrowitch,  on  re- 
marquait un  vieillard  dont  les  grands  yeux  noirs, 
un  large  front  tout  plissé  et  une  figure  cril)lée 
de  cicatrices  trahissaient  l'Ame  ardente  et  la  vie 
agitée.  Un  surtout  en  drap  blanc  enveloppait  ou 
plutôt  emprisonnait  sa  taille  jusqu'aux  genoux  , 
en  laissant  apercevoir  un  pantalon  de  drap  de 
même  couleur  qui  fuyait  dans  des  espèces  de 
guêtres,  couvrant,  au  moyen  d'agrafes,  toute  la 
jambe  jusqu'à  la  cheville.  Les  chaussettes  en  co- 
lon blanc,  les  gros  souliers  attachés  avec  des 
courroies  et  un  bonnet  rond  en  drap  rouge  com- 
plétaient ce  costume.  Une  large  ceinture  en  cuir 
serrait  la  taille  de  cet  homme  au  dessus  des  han- 
ches, et  soutenait  un  pistolet  et  un  large  sabre. 
Son  cou  était  découvert  (car  les  Monténégrins 
ne  portent  pas  de  chemise)  ;  un  fusil  pendait  sur 
son  épaule  droite,  et  sa  gauche  supportait  une 
espèce  de  manteau  nommé  struka.  Plus  loin  se 
tenait  un  jeune  homme  ayant  au  lieu  d'un  bon- 
net un  turban  sur  sa  tête  et  deux  pistolets  h  sa 
ceinture.  Sur  son  bras  gauche  s'appuyait  une 
femme  âgée,  la  tête  enveloppée  dans  un  linge  et 
la  taille  dans  un  manteau  pareil  à  celui  des 
hommes. 

A' la  tête' du'groupe  réuni  sous  la  bannière 
noire,  et  portant  en  lettres  d'argent  les  noms  de 
Gijko  Milov  ^lartinovitch,  se  trouvait  une  femme 
dont  la  figure,  belle  quoique  paie,  exprimait  la 
tristesse  et  l'abattement;  ses  yeux  se  tournaient 
de  temps  en  temps  vers  une  jeune  fille  (|ui  ver- 
sait des  larmes  abondantes.  Les  hommes  qui  en- 
touraienl  ces  deux  femmes,  s\u-  lesquelles  tous 
les  yeux  étaient  fixés,  paraissaient  vivement 
affligés,  tandis  que  leurs  adversaires  affectaient 
un  sourire  sardoni([\ie. 

Une  nouvelle  détonation  de  mousqueterie 
partie  du  dehors  annonça  l'arrivée  d'im  homme 
qu'on  attendait  avec  impatience.  Grand  ,  bien 
fait,  il  aie  front  élevé,  la  figure  pMe,  ombragi'e 
par  une  longue  chevelure  noire;  il  fut  salué  dès 
qu'il  parut  d'un  cri  prolongé  de  ><  Béni  ,<;oit  le 
saint  vladika!  »  ;Blognslavsveli  vladika. 

La  présence  de  Pierre  Radoje,  qui,  en  sa  qua- 
lité de  chef  temporel  et  spirituel  du  Monténé- 
gro, gouverne  depuis  1833  ce  pays,  ne  laissait 
aucun  doute  sur  la  gravité  de  l'alfaire  qui  allait 
se  juger;  il  s'assit  sur  un  banc  en  pierre  couvert 
d'une  e,<\iècc  de  tapis  ,  fit  un  signe  de  croix  et 
parla  ainsi  : 

«  Mes  enfans  ,  que  Dieu  vous  bénisse .  et  que 
vos  semblables  vous  aiment  et  vous  chérissent  ! 
Notre  pays  n'est  pas  grand  ,  el  il  n'a  pas  d'au- 
tres défenseurs  que  les  montagnes  qui  l'enlou- 
rcut  et  les  braves  qui  l'habitenl:  mais  si  le  Sci- 
giiciu-  a  élevé  loirs  sommets  de  manière  à  en 
t^ormcr  une  chaîne  forte  et  inébranlable  ,  le  Sa- 
tan qui  s'est  introduit  au  milieu  de  vous,  sous 
le  masque  du  crime  et  de  la  vengeance  .  vous 
divise ,  vous  aime  les  ;  uns  contre  les  autres ,  et 


vous  pousse  à  vous  exterminer.  Que  ceux  d'en- 
tre vous  à  qui  nous  adressons  ce  reproche  se 
hâtent  de  déposer  leurs  haines  et  leurs  animo- 
silés  dans  notre  cœur  paternel ,  qui  ne  connaît 
que  la  voix  de  la  justice,  et  qui  aimera  toujours 
mieux  bénir  vos  communautés,  que  frapper  un 
seul  parmi  vous  !  » 

Qui  êtes-vous ?  demanda  après  cette  allocu- 
tion le  vladika  ,  au  vieillard  qui  venait  de  «e 
porter  partie  plaignante. 

— Savo  Markov  Petrovitch  Niegusch,  répon- 
dit-il; ce  qui  voulait  dire  ;  Fils  de  Marko,  delà 
famille  de  Petrovitch,  a]>partenant  à  la  commu- 
nauté de  Niegusch. 

—  Votre  âge  ? 

—  Soixante  ans. 

—  Votre  profession? 

—  Chasseur,  et  soldat  chaque  fois  que  ce  bras 
et  ce  fusil  peuvent  être  utiles  ou  nécesjaires  à 
mon  pays. 

—  De  quoi  vous  plaignez-vous  ? 

—  D'un  crime  qui  m'a  frappé  dans  ce  que  j'ai 
eu  de  plus  cher  au  monde,  et  dont  j'ai  voulu  me 
venger  au  risque  de  mes  jours.  Cette  femme, 
que  vous  voyez  au  milieu  de  mes  ennemis,  c'est 
ma  fille.  Jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans,  elle  n'a 
connu  d'autre  volonté  que  celle  de  Dieu  et  la 
mienne.  Douce,  laborieuse,  obéissante,  elle  allait 
accomplir  mon  bonheur  en  s'unissantà  un  jeune 
et  brave  garçon  de  notre  communauté,  à  qui  elle 
avait  été  fiancée  depuis  sa  plus  tendre  enfance, 
lorsqu'un  événement  imprévu  amena  dans  ma 
maison  Gijko-Milov  Marlinovitch.  J'ai  reçu  chez 
moi  ce  malheureux  avec  plaisir,  car,  poursuivi 
par  les  Turcs,  nos  ennemis  communs,  il  avait 
droit  à  mon  assistance  et  à  mon  hospitalité.  L'in- 
fâme! il  m'en  a  payé  par  une  trahison.  Il  devint 
l'amant  de  ma  fille!  J'ai  chassé  le  coupable!  Le 
temps  devait  ramener  la  tran(|uillité  dans  m,i 
maison.  Le  bonheur  de  Mryna  était  l'unique 
objetde  mes  pensées.  Elle-même  paraissaitpayer 
de  retour  l'amour  de  son  fiancé,  lorsque  le  jour 
qui  devait  accomplir  celte  union  tant  différée, 
Gijko  assaillit  à  main  armée  ma  demeure,  enle- 
va ma  fille,  el  tua  mon  fils  qui  venait  de  s  inter- 
poser entre  moi  et  leséilucteur. 

La  voix  du  vieillard  était  faible  et  émue.  Il 
porta  ses  yeux  remplis  de  larmes  sur  la  foule,  el 
continua  ainsi  : 

Ce  qui  s'est  passé  en  moi  depuis,  vous  le  com- 
prendrez facilement.  Mon  cœur  ne  conn.iissail 
plus  (ju'un  désir,  qu'un  vcru.  celui  de  me  ven- 
ger.Mou  sangboudlonna  il  dans  mes  veines  chaque 
fois  que  je  regardais  les  vêlemens  ensanglantés 
de  mon  enfant.  Je  me  consimiais  de  chagrin  cl 
de  rage,  traînant  ce  corps  débile  à  travers  les 
broussailles,  grimpant  sur  les  rochers,  parcou- 
rant les  chemins,  épiant,  guettant,  cherchant  à 
asso\ivir  ma  haine.  Deux  mois  se  passèrent  ainsi, 
lorsqu'un  jour  j'ai  vu  mon  neveu,  ce  brave 
Marco  ^montrant  le  jeune  homme  qui  élail  à  ses 
eûtes',  arrivera  la  maison  portant  à  la  main  une 
tête  encore  ruisselante  de  sang.  >Li  poitrine  se 
dilata  à  cette  vue,  car  c'était  la  tête  du  vieux 
Milov  Marlinovitch.  père  du  meurtrier  de  mou 
fils,  <lu  ravisseur  de  ma  fille,  de  l'ennemi  de  ma 
famille. 

Ces  dernières  paroles,  accompagnées  d'un 
gesie  convidsif.  provoquèrent  dans  l'auditoire 
des  ni.irques  déionncnicnt  et  de  compassion.  l.c 
vladika  voulut  interroger  la  partie  adverse, 
mais  les  cris  nombreux  de  laisse:  parler  Saro; 


158 


■Saropiirle  l>ic7i,  etc.,  engagèrent  le  vieillard  à  ! 
])oursuivre  ainsi. 

—A  peine  venfié,  j'ai  dû  à  mon  tour  me  garan- 
tir lie  la  vengeance  de  Gijko  cjui  m'avait  mrnac('^ 
ptiiiliiiuemeiit.  ^()lre  haine,  développée  à  l'aliri 
de  mille  piécaiiliims  (pie  nous  iirimes  pour 
nous  frapper  l'un  ou  l'autre,  se  eouununi(iua  à 
nos  parens,.^  nosamis.  Ne  pouvant  nous  <lélruiie 
ni  par  force  ni  par  ruse,  nous  liviàines  notre 
procès  au  sort  d'une  guerre  franche,  cruelle, 
implacaMe.  Ce  que  cette  guerre  m'a  coûté,  Dieu 
seul  lésait!  Là  où  s'élevaient  jadis  mes  granges 
et  ma  maison,  je  ne  trouve  aujourd'hui  qu'un 
amas  de  déliris  et  de  cendres.  Eh  dieu  !  cela  me 
réjouit,  cardijko  n'est  |ilus... 

Les  sanglots,  coMi|)rimés  jusque  alors  par  la 
femme  de  celte  victime,  couvrirent  la  voix  du 
vieillard.  La  foule,  échaulîée  par  le  discours  de 
Savo,  n'en  fui  pas  moins  accessible  à  la  voi.x  de 
la  douleur,  et  raUendri.ssem(;nl  devint  général, 
lorsqu'un  des  parens  de  Gijko  essaya  d'en 
réhal)i:iter  la  niéuioireen  relraçant ,  avec  celle 
verve  et  cette  facilité  (|ui  disiinguent  les  Monté- 
néjrins,  et  les  services  qu'il  avait  rendus  au  pa>  s 
et  sou  excellente  conduite  envers  sa  femme  et 
ses  amis,  et  sa  mort  sur  le  charaj)  de  bataille. 

Lorsque  lesdeux  parties  eurent  étéentendiies, 
la  parole  fut  donnée  à  Iwan  Obrenbe  (iowich, 
chef  d'une  communauté  neutre,  qui  exposa 
comment  celte  dernière,  speclatiice  attentive 
d'uue  lutle  qui  divisaii  les  deux  autres,  s'y  était 
enfin  interposée  pour  rétablir  l'ordre  et  enga- 
ger les  combattans  à  venir  faire  régler  leurs 
dilférends  devant  le  sénat.  «  Sans  anticiper  sur 
la  décision  de  ce  tribunal,  a-t-il  ajouté  ,  je  serais 
d'avis  i|u"ou  comparât  les  pertes  (piout  réelle- 
ment éprouvées  les  deux  parties,  et  qu'on  tenlât 
de  les  réconcilier  en  ilédommageant  la  plus  mal- 
traitée aux  dépens  de  l'autre.  » 

Cet  avis  ayant  eié  approuvé  par  tous  les 
sénateurs,  l'un  deux  se  leva  pour  rappeler  à  ses 
collègues  qu'un  tarif  établi  depuis  un  temps 
immémorial  dans  ces  sortes  de  compositions 
fixait  le  prix  de  chaque  tète  à  132  ducats,  4z\vanz- 
ger  et  t  para  (1, -381  fr.);  que  l'on  adjugeait  la 
moitié  i>our  membres  enqiorlés  ou  blessures 
graves,  et  (jue  d'autres  dommages  et  ilégàls 
devaient  être  estimés  en  proportion. 

Dans  les  débats  i|ui  s'engagèrent  sur  ce  point, 
les  parties  intéressées  présentèrent  avec  un  sang- 
froiil  imperturbal)le  tous  les  moyens  qui  leur 
liaraissaient  utiles  à  leur  cause.  Celte  élo(pienle 
maislrisle  polémicpie  captiva  vivement  l'atten- 
tion des  assistans. 

Le  calcul  fait  démontra  que  la  famille  de  Gijko 
avait  h  payer  à  celle  de  Sa\o  la  somme  de 
■4,H.iO  fr.  Lessénateui's  approu\èrenl  ce  com|)lc 
par  vote  à  vive  voix,  et  séance  tenante,  l'arrêt 
fut  rédigé  en  double  par  le  secrétaiie  du  vladi- 
ka,  signé  par  ce  dernier  et  remis  à  chacune  des 
deiK  jiarlies. 

-Malgré  la  franchise  etla  loyauté  (|ui  distinguent 
les  Monténégrins  parmi  lesSIavescis-karpatiens, 
le  vieux  .Savo  déclara  vouloir  sanctionner  par  un 
serment  solennel  l'oubli  du  passé  et  la  foi  dans 
un  avenir  meilleur.  Celte  cérémonie  eut  lieu  à 
l'église.  Hommes,  femmes,  enfans  composant  le 
parti  de  Savo  se  tinrent  assis  sur  les  dalles;  puis 
un  iiorame,  le  plusigédu  paiti  adverse,s'avan- 
ça  le  crucifix  à  la  main,  et  après  l'avoir  baisé, 
prononça  d'une  voix  ferme  et  assurée  des  impré- 
cations terribles,  auxquelles  le  jiarti  de  Sayo 
répondait  avec  recueillement  :  Amen. 


Après  le  serment,  les  deux  partis  se  rangè- 
rent l'im  contre  l'autre,  les  hommes  en  face  des 
hommes,  les  femmes  en  face  des  femmes,  les 
enfansen  face  des  enfans  et  de  manière  h  rappro- 
cher le  pins  possible  les  âges,  les  tempéramens, 
les  caractères.  Un  juge  choisi  parmi  les  séna- 
teurs parcourut  alors  les  deux  rangs,  et  enlevant 
aux  hommes  leurs  sabres,  leurs  pistolets,  leurs 
fusils,  il  en  fit  un  seul  tas.  Puis  tout  le  monde 
s'embrassa.  Les  hommes  reprirent  ensuite  de  la 
main  du  juge  les  aimes  échangées  en  signe  de 
concorde,  et  la  foule  s'écoula  joyeusement  pour 
prendre  paît  au  banquet  pré[iaré  en  plein  air, 
aux  frais  (h.'sdeux  parties  réconciliées. 

[Le  Droit.) 

Unjour  /u'fasfe. 

Guérinet.  —  N'y  a  pas  à  dire!...  me  v'ià  en- 
core repiiicé,  comme  l'an  passé...  même  jour, 
même  heure,  même  minute.  Le  27  janvier  sera 
ma  perdition,  bien  sur,  pour  sur,  liés  sur. 

M.  le  président.  —  Vous  êtes  donc  incorrigi- 
ble, et  vous  ne  pouvez  |ias  preuilre  la  résolution 
de  vous  conduire  honnêtement  ? 

—  (iiiériiiet.  ^  Oh  !  la  résolution,  j'ia  prends 
bien...  ])0ur  (luantà  ça,  j'Ia  pren  Is,  mais  j'peux 
pas  la  tenir;  elle  me  glisse  dans  la  main  comme 
une  anguille,  voilà  le  g'iiignon! 

M.  le  président.  — Je  vois  une  note  au  dossier 
qui  inuicine  ipie  vous  avez  été  arrêté  pour  vol 
l'année  passée,  le  27  janvier,  et  condamné  le 
9  février  à  un  an  de  prison. 

Guérinet.  —  Le  malheur,  c'est  qu'on  m'a  gra- 
cié au  jour  de  l'an,  vu  ma  bonne  conduite  en 
prison...  .l'avais  devant  moi  le  27  janvier,  j'étais 

bien  sur  de  n'en  pas  échapi)er Juste,  arrive 

ce  gredin  de  27  ! je  vole,  on  me  pince  et  me 

v'ià... 

M.  le  président.  —  Si,  en  sorl.int  de  prison, 
vous  vous  étiez  procurédu  travail,  vous  ne  seriez 
probablement  pas  ici. 

(juérinet.  —  Tout  de  même!...  Jeconnaismon 
27  janvier  comme  si  je  l'avais  fait...  c'est  ungre- 
din  qui  m'en  vent  k  mort...  il  m'aurait  tout 
aussi  bien  empoigné  dans  l'atelier  que  dans  la 
rue. 

Le  témoin  Bossoir,  charcutier,  s'avance  à  la 
barre  sur  ses  deux  [lelites  jambes  courtes.  11  est 
tout  gros,  tout  rond,  tout  trapu  ;  son  nez  est  ru- 
lîicond,  son  crâne  nu  est  entièrement  vierge  de 
la  pommade  du  lion,  et  son  œil  est  bonhomme 
et  bénin.  Le  père  llossoir  lïanque  sa  canne  sous 
son  bras,  au  risque  de  casser  le  nez  à  l'audien- 
cicr  assis  derrière  lui  ;  il  aspire  une  prise  de  ta- 
bac civette,  et  pour  prouver  qu'il  déposera  sans 
haine  et  sans  crainte,  il  commence  par  souhaiter 
le  bonjour  au  prévenu  :  —  iJonjour,  Guérinet... 
ça  va  bien  ? 

(iuérinel.  —  Ne  me  parlez  pas,  père  Bossoir  ; 
je  vous  ai  volé...  je  suis  nu  gueux... 

M.  Bossoir.  —  C'est  déjà  quéqu'chose  de  se 
traiter  de  gueux...  ça  donne  de  l'espoir... 

Guérinet.— Ah!  ben  oui, de  l'espoir  !... si  c'était 
la  première  fois...  ;  mais  c'est  ma  seconde;  c'est 
mon  scélérat  de  27  janvier. 

W.  Bossoir.  —  Votre  seconde  faute...  ?  pour 
lors,  c'est  différent,  je  relire  mon  salut. 

Guérinet.  —  Et  vous  faites  bien. 

M.  le  pn'siilent.  —  Noyons,  M.  Bossoir, expli- 
quez-vous sur  le  vol  commis  à  votre  préjudice. 

M.  Bossoir.  —  Je  vous  prie  de  croire  d'abord, 
M.  if  président;  el  tout  le  monde  ici  présent, 


que  je  ne  connais  point  Guérinet,  quoique  j'I'aie 
salué.  Avant  le  vol,  il  mêlait  totalement  ignoré. 
C'est  quand  il  m'a  volé  que  j'ai  eu  l'honneur  de 
i  faire  sa  connaissance;  d'abord  chez  mon  com- 
missaire, puis  à  l'instruction,  puis  enfin  ici...  Je 
n'ai  [las  pour  habitude  de  fré(iuenler  des  gens 
i|ui  volent  deux  lois  ;  une  fois,  ça  ne  peut  pas  se 
deviner  ;  mais  deux  ! 

Guérinet.  —  Vous  avez  bien  raison;  mais  vos 
cervelas  étaient  si  bien  faits,  si  coquets,  si  appé- 
tissans... 

M.  Bossoir.  -  Flatteur! 

Guérinet.  ^ —  Parole  sacrée  !  rien  que  de  les 
voir,  l'eau  m'en  venait  à  la  bouche!...  que  su- 
perbes cervelas! 

iM.  Bossoir.   —Courtisan!... 

M.  le  président. —  Enfin,  il  a  soustrait  des 
cervelas  jdacés  sur  votre  étal  ? 

m.  Bossoir.  — Ses  (laiteries  ne  me  feront  point 
déguiser  la  vérité...  Pendant  que  je  servais  mon 
boudin  blanc  à  la  cuisinière  de  madame  Chala- 
melle,  cet  homme  S  allongé  son  bras  et  m'a  fi- 
louté deux  chapelets  de  cervelas...  jias  deux  cer- 
velas, deux  chapeleis! 

Guérinet.  —  Pas  moyen  de  résister...  pour- 
quoi que  vous  faites  de  si  fameux  cervelas  ?  c'est 
votre  faute. 

M.  Bossoir.  —  Par  exemple  ! 

Guérinet. — Et  puis  mon  27,  mon  ennemi  à 
mwt  de  27  ! 

L'incorrigible  Guérinetsera  l'année  prochaine 
à  l'abri  de  linlluence  de  son  jour  néfaste.  (Jar  il 
ne  sortira  de  prison  qu'au  mois  de  mai  1840.  — 
Bon  !  dit-il,  bien  tapé,  enfoncé  mon  27!  Dites 
donc,  père  Bossoir,  Je  vous  en  veux  pas,  an 
moins  ! 

M.  Bossoir.  — Ce  serait  parbleu  curieux  !  Cor- 
rigez-vous si  vous  jiouvez,  et  quand  vous  aurez 
de  l'argent,  je  vous  vendrai  de  mes  illustres  cer- 
velas. 

Cel  ui  que  l'on  aclièle  est  bon,  mais  croyez  bien 
Qu'un  cervelas  soustrait  ne  valut  jamais  rien  ! 


Hctmc  ïiiamatilluf. 


THE\TRE  DU  PALAIS-ROYAL. 

Le  Chat  noir,  vaudeville  en  un  acte,  de  M.Dupin . 

Figurez-vous  Achard  transformé  en  marchand 
d'orviétan,  et  débitant,  avec  cette  verve  d'élocu- 
lion  el  cet  entrain  que  vous  lui  connaissez  ,  sa 
marchandise;  homme  de  l'éi)oque,  il  a  choisi  ha- 
liilement  son  théâtre  ;  un  village  de  la  Bretagne, 
peu  renommé  pour  ses  lumièies  et  l'esprit  de  ses 
habilans,  aura  rhoiineiir  de  le  recevoir.  A  peine 
arrivé,  notre  homme  se  mrtà  la  besogne,  il  an- 
nonce un  )diillre  merveilleux  qui  produit  des 
effets  plus  merveilleux  encore;  il  fait  éprouver 
aux  maris  la  fidélité  de  leurs  femmes  ,  et  aux 
femmes  la  lidélilé  de  leurs  maris;  pris  d'une 
certaine  façon,  le  spécifique  parle  de  lui-même, 
en  une  heure  le  mari  doiit  la  femme  en  aura  bu 
et  qui  aura  éprouvé  \k  grand  inciinvdiiieut  du 
mariage  deviendra  chat,  el,  qui  plus  est,  chat 
noir  ,  avec  bien  entendu  tous  les  inconvé- 
niens  attachés  à  1  état ,  tels  que  bastonnades, 
civels',  etc.  Or,  un  certain  Kerjobec,  boulan- 
ger de  l'endroit ,  ayant  conçu  quelques  soup- 
çons sur  sa  tendre  moitié,  va  trouver  le  savant, 
et  moyennant  cent  francs  ,  la  fiole  sans  pareille 
lui  sera  livrée;  mais  le  charlatan  le  prévient  de 
nouveau  de  la  métamorphose  qui  doit  s'opérer  , 
si  la  culpabilité  de  sa  femmeest  prouvée.  Kerjo- 
bec ne  craint  rien  ,  il  est  encore  homme-,  aussi 
prétère-t-il  de  beaucoup  passer  par  tous  les  in- 
convéniens  sus-éjioncés,  plutôt  que  de  renoncer 


—  159  — 


h  ^claircir  sa  position.  Le  voici  donc  faisant 
jirenilre  ?i  Thérèse,  sa  femme,  le  ineiivage  mira- 
cnienx  et  lui  expli(|iiant  la  manière  dont  il  lioit 
njjir.  Thérèse  d'alioni  boit  ilc  honne  jirâoe,  mais 
liienlôtcllese  loiiUle  el  |iAIII.I\ien  au  momie  n'est 
l>lus  comli|ue  ijue  la  figure  de  ee  pauvre  Ker- 
jobec  (Alclde-Tousez),  pensant  au  malheur  dont 
il  est  menacé,  et  épiant  les  projjrès  de  la  mé- 
tamorphose; s'il  devient  civet  II  n'en  mani^era 
pas;  mais  cela  ne  le  l'assure  point  vis-à-vis  des 
nombreux  j;ourmands(|ui  pullulent  danslepays. 
l'ourlant  l'heure  fatale  asonm'el  Kerjoliec  pous- 
se nu  cri  de  juie  en  voyant  riiiiini)iiillté  com- 
[)lètede  ses  traits  ets\irlouldesesoi):>,les.  Le  voilà 
traii((iiille;  mais  voilà  que  Fanfare  le  charlatan 
veut  se  venjjer  de  la  l>oidani;èie  ipii  lui  refuse  sa 
nièce  eu  mariaf;e,et  pour  y  parvenir  ilfail  cacher 
lemaii,  montre  à  Thérèse  un  chat  noir  qu'il  amis 
dans  son  lit,  et  la  pauvre  femuie  dans  son  éton- 
nemeut  commence  à  croire  au  miracle;  ledéses- 
[loir  lui  arra(;he  certaines  coiilidences,  (pie  le 
mari  entend;  mais  aux  jjrands  maux  les  ijrands 
remèdes  :  Fanfare  persuade  au  mari  que  tout 
ceci  n  est  qu'une  ruse  ;  il  donne  à  la  femme  inie 
l)ondic  (pii  lui  fail  croire  que  son  miri  est  res- 
suscilé,  le  charlatan  épouse  la  nièce,  et  herjobec 
l>aie  (luinze  francs  d'amende  pour  avoir  mis  à 
mort  le  pauvre  chat  noir  victime  des  irUriijuesde 
chacun. 

Ce  petit  vaudeville ,  faliri()ué  tout  exprès 
pour  le  carnaval,  fera  encore  d'abondantes  re- 
cettes pendant  le  carême.  A.  Blin. 


THEATRE  DE  L'AMllKÎL-COMIQUE. 

Lus  rnineii  de  blague.  —  Jeanne  Hachette. 
Hamboche.  —  La  branche  de  chêne. 

Daiis  le  siècle  perverti  o\"i  nous  vivons,  la  vé- 
rité n'est  point  à  l'ordre  du  Jour;  aussi  la  capi- 
tale du  moude  civdisé  est-eile  le  centre  de  l'ex- 
ploitation de  la  bldjjue,  celle  (•réallon  de  notre 
èpo()ue.  M\I.  Clairville  el  Delalour  en  nous 
transportant  de  la  bourse  au  théâtre  nous  ont 
démontré  que  la  blague  vIaW.  parente  du  puff. 
Dans  cette  revue  comme  dans  lis  autres  on  parle 
pl-is  ou  moins  spirituellement  delàne  de  i\l.lla- 
rel,  desaclionnaires  et  des  actions,  etc.  La  scène 
à\\  démêlé  entre  mademoiselle  Haihel  el  la  Re- 
naissance est  d  iineversilication  facile  et  fait  hon- 
neur à  ses  auteurs. 

Jeanne  llachelle  connne  Jeanne-d'Arc  est 
tondiée  ilans  le  tlomaine  des  diamaturi;ps.  La 
brillante  épopée  du  siège  de  lieauvais  a  été  mise 
ensix  tableaux  par  MM.  Anicet  et  Dennery  avec 
assez  de  bonheur  ;  le  seul  reproche  (jne  nous 
ayons  à  leur  adresser  est  de  n'avoir  ])oi(it  con- 
servé à  leur  héroïne  sou  caractère  hisloilipie,  et 
de  lavoir  représentée  animée  non  de  l'amour 
du  pays,  mais  d'un  sentiment  personnel,  d'une 
veiiiicance  île  lille  et  de  mère.  Le  vaudeville  de 
M.  l'inson  est  doublement  Bamboche.  Un  grand 
succès  était  nécessaire  pour  rivaliser  avec  la 
Galté.  Les  directeurs  l'ont  fort  bien  senti,  aussi 
non  contens  du  demi-succès  de  Jeanne  Ha- 
chette se  sont-ils  empressés  d'oHrir  au  public  le 
nouveau  drame  de  MM.  Cli.  Desnoyers  et  La- 
font. 

La  branche  de  chêne  est  un  précieux  talis- 
man ipie  reçoit  le  comte  de  Labaune  des  mains 
du  duc  l'hilibert  Lminaiiml  de  Savoie  pour  prix 
des  services  qu  il  lui  a  rendus  bus  de  son  exil. 
Tout  ce  que  lecomle  demandera  Inisera  accordé 
lorsque  le  duc  rentrera  dans  ses  étals. 

Vingt  ans  après,  avec  l'aide  de  Charles-Quint, 
les  Français  ont  éiécliassés  de  la  Savoie,  la  cou- 
ronne ducale  a  été  replacée  sur  la  l(Me  de  l'hili- 
bert Emmanuel,  el  la  branche  de  cbèiie  a  vi<illi 
en  conservant  loiilcs  ses  vertus,  lu  arrêt  punit 
(le  mort<lcux  diiellisles  :  l'un  est  l'ioliert.  (ils  de 
Labaumedoni  la  comlu Ile scnid, dense déslumorc 
'sa  famille,  et  l'autre  liénédicl, (ils  de  Chrisil'in.le 
valet  à  ipii  te  comte  a  |iroinis  siui  lallsman  pour 
lui  avoir  sauvé  l'honneur.  l.(- comte  n'a  pas/ro/,s- 
aoM/UH'te  à  faire  comme  dans  Tcrrault,  il  n'eu  a 


I  pas  même  denx,  aussi  il  hésite  :  se  parjnrera-t- 
I  il  ou  laissera-t-il  mourir  son  filsPRoliert,  qui 

dans  le  duel  a  élé   blessé,  le   tire  de  cette  incer- 

itliide  en  enlevant  les  bandages  de  sa  blessure  et 

se  faisant  lustiee  par  un  suicide. 

St-Ernesl  a  eu  île  très  beaux  momens  dans  cet 

ouvrage  que  nous  croyons  appelé  à  une  brillante 

série  de  représentations. 

THEATRE  DES   FOLIES- DRAMATIQUES. 

Le poslillon  francomtois.  —  La  baronne  de 
P  inchina. 

Dernièrement,  en  traversa  il  une  ville  de  la 
l\ormandie,je  lus  à  la  porte  d'une  grange  qu'on 
me  du  être  la  salle  de  spectacle  une  alliche  ainsi 
conçue  :  Le  l'oJilillon  de  Lojujjumeau,  opéra- 
comique  en  Irois actes  de  M>1.  SainMieorges  et 
l>euven,  musique  de  M.  Adolphe  Adam.  Ces 
quelques  lignes  élaient  écrites  en  majn.scules; 
puis,  plus  bas,  en  caractères  mierosi:opiques, 
étaient  tracés  ces  mots  :  La  inusiiiue  de  ce  char- 
mant ouvrage  qui  a  obtenu  à  Paris  près  de  deux 
cents  représentalioHsa  été  lemplai  éeparun  Uia- 
logue  vil  el  animé.  Il  vous  sultira  donc  de  savoir 
que /(' /'„.«////,;/(  lrunconiloi.y  vf.i.  de  la  même 
tamille  el  ,pi,.  les  ^luleurs  de  ladite  transforma- 
tion sont  MM.  l'.inl  de  Kocket  Valory. 

La  baronne  de  Pinchina  est  un  vaudeville  ! 
en  deux  actes  dans  lequel  un  couple  ridirule 
prohte  du  carnaval  pour  vouloir  berner  des  ou- 
vriers eldes  grisettes,  mais  les  rdies  sont  iiiler- 
vertis.  Ala  suite  dune  multitude  de  quiproquos 
et  de  plaisanteries  de  fort  mauvais  goiit,  on  se 
trouve  dans  un  magnlHqne  salon  qu'on  «reVe//</ 
elre  la  Courlille  :  là  s  exécutent  le  naloi,  la 
cachucha  el  toutes  les  danses  défendues  dans 
les  bal  publics /(«r  ordunnance  de  M.  le  nrefel 
depoice.  '     ' 

Un  a  nommé  MM.  Lu!)ize  et  lirisebarre.  ^ous 
avons  remarqué  dans  ces  deux  pièces  un  comi- 
que (pu  ne  manque  point  de  naturel,  c'est  l'ac- 
teur bliini,  auquel  le,-  rôles  avaientmaiiqué  jus- 
qu  à  présent.  A  qui  la  faute .' 

C.  K.  Dksi'. 


nrouc  île  liiu]  imiis. 


1.'. FÉVRIER.  —  Le  ;;/<//e///<  des  f.oi.i  publie 
aujourd'hui  une  ordonnance  du  roi  ,  eu  «laie  du 
31  janvier,  qui  élève  M.  le  lieuleiianl-géiiéral 
baron  Voirol  à  la  dignité  de  pair  de  France. 

—  Les  travaux  publics  un  moment  inlerrom- 
pus  sont  repris  de  tous  ciUés.  On  travaille  au 
Collège  de  France,  au  Luxembourg,  où  lesehar- 
penliers  placent  les  combles  ,  tandis  que  les 
.sculpteurs  s'occnpeit  dé|à  de  la  décoration  exlé- 
rl<'ure.  On  croit  qu'à  latin  de  la  campagne  on 
pourra  livrer  l'intérieur  aux  j)einlres  et  aux  dé- 
corateurs. 

—  Des  lettres  de  la  Nouvelle-Orléans  ,  du  8 
janvier,  annoncent  que  b'  général  Smla-Viina 
est  mort  à  cinq  ou  six  lieues  île  la  Vera-Cruz, 
à  l'endroit  où  camiiail  une  pallie  de  ses  trou- 
pes ;  l'autre  partie  s'est  dirigée  de  Xalapa  sur 
M<'xico. 

Les  mêmes  lettres  portent  que  le  parif  fédéra- 
liste a  le  dessus  dans  bs  inincipales  villes,  no- 
tamment à  Tampico,  Sanlander,  San-Liiis.  Chi- 
na, etc. ,  et  que  loul  présage  une  révolution  au 
Mexi((ue. 

—  Le  .I/(»«//ei/»- publie  une  ordonnance  qui 
élève  le  prince  tic  .loiin  illc  au  grade  de  capitaine 
de  vaisseau. 

—  La  succession  de  ,lean  Thierry,  décédé  ;à 
Venise  il  y  a  près  de  sidxaiite  ans,  évaline  à  ciii- 
(piante  six  milliimsde  l'r.nics,  el  donl  les  jimr- 
nauxont  tant  parlé,  va  déliMitivement  se  u'rnii- 
ner.  lieaucoiipde  pièces  ont  été  produites  [lar 
des  pcrsouucs  qui  se  Uiseul  paiensdc  Jean  Thier- 


ry; mais  il  parait  que  celles  qui  donnent  droit  à 
cette  succession  colossale  l'ont  élé  par  des  habi- 
tansde  la  commune  de  Tillv-siir- Meuse  iiui 
seraient  les  vérilablesdescenda"nsile,jeanriii'erry. 

—  Les  souscriptions  pour  lérection  du  mo- 
nument de  Napoléon,  à  .^jaccio,  conliniienlà  af- 
lliier.  Lescolossdes  proportions  du  monolilbe 
quon  prépare  dans  les  carrières  de  -"ranild  VI- 
gayola,  promènent  à  la  ville  natale  du  j'rand 
homme  un  moniiinenl  remarquable  par  le  dou- 
ble prestige  des  arts  et  des  souvenirs. 

—  On  éciit  de  Tours,  le  )  1  février  : 

Le  célèbre  astronome  sir  ,lo:in  Herschel  doit 
visiter  au  mois  de  mai  i.rochain  la  ville  df.  Nan- 
tes, où  il  est  attendu  pour  assister  au  maria!»e 
de  son  beau-frère.  On  assure  que  l'illustre  sa- 
vant doit  s'arrêtera  Tours.  .   , 

--  Mardi,  vers  la  fin  du  jour,  au  café  Torlon? 
que Iques jeunes  gens  ont  jeté  par  les  fenêtres 
d'-s  bonbons,  tandis  que  d'autres,  placés  aux  fe- 
nêtres du  Café- Angl.iis,  jetaient  .les  i.iècs  (le 
monnaie.  Les  agens  de  rauloriié  ont  fait  cesser 
immédiatement  ces  distributions  qui  poiivaieU 
amener  desaccidens  on  des  désordres  fâcheux 
Quelque;  voleurs  à  la  lire,  qui  .sélalent  glissés 
dans  la  foule,  ont  été  arrêtés  en  tlagranl  délit. 

—  Les  feuilles  de  Vienne  annoncent  quil  est 
mort  nouvellement  dans  le  comilal  de  Lrand 
en  fransylvanie,  le  nommé  .luan  (.raza  ài-é  de 
cent  vingt  ans,  qui  i.arai.s.saii  destiné  ,  vu  sa 
force  et  .sa  bonne  conslitiilioii.  à  vivfe  encore 
longtemps,  mais  qui  s  él,.il  iiiortellemenl  blessé 
en  tombant  sur  sa  faux.  Il  a  lais.sé  un  (ils  i.or- 
tant  an.ssi  le  nom  de  .InanGraza.  Agé  de  plus  de 
cent  ans  ,  et  un  petit-fils  ,1e  quatre-vingis  ^n^ 
remplit  les  fonctions  de  juge  seigneurial  Selon 
ces  leuilles  on  vil  long  temps  en  Tiansvlvanie 
et  les  centenaires  ne  sont  point  rares.     "  ' 


10.  — On  nous  écrit  de  la  fronlière  : 
«D.Carlos,  la  princesse  de  Reira  el  lou.s  les 
fonctionnaires  de  la  cour  du  préiendinl  ont 
quitté  le  7  Azcoilia.  Apres  avoir  diné  à  Piaseii- 
sia,  les  voyageursoiil  couché  à  Vergara.  Le  8  don 
Carlos  devait  qniller  Vergar^  pour  se  rendre  à 
Onale;  il  ,se  [iropose  ensuite  île  faire  une  tournée 
soit  en  i5iscave,  soit  en  .Navarre.  » 

Noscorrespondansde Hollande  annonceni  nue 
le  mini.slère  de  la  guerre  vient  .le  recevoir  l'étal 

otti.;ield<"s divisions  prussiennes  .lesliné-esàarir 
ou  du  moins  à  menacer  la  Rel;;ique,  el  qui  for- 
iiient  en.sembb  plus  de  10,000  hommes  On 
aflhrme  également  a  La  Haye  que  le  corps  de  la 
coiifcdeialion  gcrmaiiluue,  auquel  apparlienl  le 
contingent  du  roi  iiiijll  ,nme,  .si  délinilivcmeul 
inobi  use,  et  se  trouve  déjà  à  qualre  étapes  de  là 
rive  droite  du  Kliiu. 

—  Voici  comment  est  aujourd'hui  composée 
la  garnison  .le  l'aris.  La  capii.de  est  gardée  i.ar 
quinzejegimens,  .savoir  :  les  ;',  9%  N-,  15.  a.* 
l'S' ,  30".  03".  .iô',  «le  ligne  ;  7'  .Iragons;  l"  lan»^ 
ciers;  4Huissar.lset  a-  d'artillerie;  ensemble 
Il  re;;imens  d  infanterie,  3  de  Civalerie.  et  un 
d  artillerie. 

—  La  cour  de  cas.sation  a  rejelé  le  ;ionrvoi  îles 
époux  Cuyol.iondamm'sà  la  peine. le  mort,  par 
la  cour  d  assis.'S  .le  la  Meuse,  pour  crime  de  <é- 
questralion  pen.Kint  pliisduu  mois  et  do  lor- 
liires  corpoi  elles  sur  l.i  personne  de  Fra  içoise- 
Sydouie  tiuyot,  fille  .Inn  premier  lit. 

j  -- Une  dernière  baraque  encombrail  encore 
'  a  base  de  la  tour  .S:iiul-,Iacques-la-l!ou.Jieric 
I  I  ai-  ordre  du  .onscil  municipal.  Fadjii.licaiion 
lie  I  entreprise  de  la  .lémobiion  de  .-elle  bai-iuue 
a  été  faite  avant-hier  à  IH.)lel-iie-ViIle.  \insi 
donc,  sous  quclquesj ours,  ce  beau  monument 
sera  entièrement  isolé. 

--  Les  journaux  russes  annoncent  que  le 
profe-ssi  ur  .l.cobi  .  ,1e  S;iinl-Péi,-rshour  •  ,  est 
parvenu  a  rcpro.lmre  eu  relief  et  de  la  manière 
la  plus  exacte  les  traits  les  plus  minutieux  d  une 
Uravuic  sur  cuivre, eu  les  transportani  sur  d'au- 


—  160  — 


iàh./. 


1res  planches,  composées  à  Takle  d'un  procédé 
galvanitiue.  L'empereur  ÎVicolas  a  accordé  les 
fonds  nécessaires  au  perfectionnement  de  cette 
ilécouveite.  Le  succès  complet  des  premières 
expériences  porleraità  croire  (|ue  dans  peu  celte 
liclle  invention  sera  appliquée  à  l'art  de  la  gra- 
vure, dans  le((uel  elle  devra  produire  des  résul- 
tats précieux. 

—  Hier,  M.  le  préfet  de  la  Seine  a  présidé,  à 
l'Hôtel-de-Ville,  la  commission  d'admission  de 
la  prochaine  exposition  des  produits  de  l'in- 
dustrie. 

—  Un  des  plus  anciens  exercicesde  nos  aïeux, 
le  tir  à  l'arc,  est  encore  fort  en  vigueur  dans  le 
nord  du  département  de  Seine  et  Marne  et  dans 
les  départemens  voisins,  et  les  diverses  compa- 
gnies des  chevaliers  de  l'arc  conservent  entre 
elles  des  relations  qui  s'étendent  assez  loin.  Plu- 
sieurs de  ces  compagnies  viennent  de  célébrer, 
dans  la  petite  commune  de  Chauconin,  auprès 
de  Meaux  ,  un  événement  rare  dans  les  fastes  du 
jeu  d'arc  :  un  habitant  de  celte  commune,  le 
nommé  Félix  Fremin,  a  été  reconnu  empereur, 
dignité  ipii  n'est  conférée  qu'au  chevalier  quia 
été  déclaré  roi  trois  années  de  suite  :  on  sait  que 
le  roi  est  celui  qui  abat  l'oiseau  dans  un  tir  so- 
lennel annuel.  Les  compagnies  de  Soissons  ,  de 
Monlmarlre  et  de  Saint-  Nicolas- de- Meaux  , 
comme  les  plus  anciennes  des  pays  circonvoi- 
sins,  avaient  délivré  des  lettres  de  reconnaissance 
au  nouveau  dignitaire,  au(|uel  son  titre  d'empe- 
reur donne  pour  sa  vie  la  préséance  dans  tous 
les  jeux  d'arc,  et  le  droit  d'y  jouer  sans  payer  de 
cotisation.  Ce  titre  n'avait  pas  été  déféré, de  mé- 
moire d'homme,  dans  toutes  les  contrées  des  en- 
firons. 

—  La  recelte  dts  luis  donnés  le  mardi  gras 
s'est  élevée,  dit  Uc  journal,  à  10.5,000  fr.  Jamais 
onn'avait  vu  une  selli;  affluence,  et  cependant 
la  crise  commerciale  se  fait  toujours  bien  vive- 
ment sentir. 

—  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'exigence 
des  spectateurs  habituels  du  ThéJUre-ltalien. 
mer  cl  Dun  Juan,  nous  avons  calculé  qu'on  a 
redemandé  jusqu'à  huit  morceaux  que  les 
chanteurs  ont,  du  reste,  recommencés  avec 
toute  la  complaisance  possible.  En  vérité,  n'y 
a-t-il  pas  une  espèce  de  calcul  matériel  dans 
cette  manie  du  lns([Ui,  en  définitive,  donne  deux 
fois  le  même  opéra  au  publie  qui  n'a  iiayé 
qu'une  seule  fois? 

17.  —  L'ne  flotte  anglaise,  forte  de  treize  bàti- 
mens,  et  commandée  par  le  commodore  Dou- 
glas, est  arrivée  devant  la  Vera-Cruz.  Le  minis- 
tre anglais,  M.  Packenham,  est  retourné  abord 
de  cette  expédition  ;  on  ne  sait  pas  quelles  sont 
ses  intentions. 

—  Bruxelles,  15  février  : 

«  11  n'y  a  plus  de  doute  sur  la  résolution  du 
gouvernement  ;  il  adhère  à  la  décision  de  la  con- 
férence de  Londres.  Le  roi  doit  après  demain 
feire  connaître  aux  chambres  léunies  qu'il  ac- 
cepte les  conditions  qu'on  lui  a  faites." 

—  L'élal-major-général  de  l'armée  se  com- 
pose en  ce  moment  de  1 1  maréchaux  de  France, 
97  lieutenans-généraux,  128  maréchaux-de- 
camp,  30  colonels,  30  lieutenans-colonels,  100 
chefs  d'escadrons,  150  capitaines  en  premier, 
121  capitaines  en  deuxième,  et  82  lieutenans. 

—  Lu  bftliment  amène  en  ce  moment  en 
France  trois  jeunes  Arabes  venant  de  Constan- 
tine  et  destinés  à  faire  leur  éducation  dans  un 
des  collèges  royaux  de  Paris.  Ces  jeunes  gens 
appartiennent  aux  jiremières  familles  de  la  pro- 
vince de  Constanline. 

—  La  Gazette  de  SHésie  rapporte  ((u'il  y  a 
eu  une  émeule  d'étudians  au  gymnase  de  Ka- 
schau  en  Hongrie.  Le  recteur  du  gymnase  avait 
fait  infliger  à  l'un  de  ces  jeunes  gens  un  chftti- 
ment  corporel.  Les  camarades  de  celui-ci  indi- 
gnés résolurent  de  faire  subir  le  même  traite- 
ment au  chef  de  l'établissement,  et  armés  de 
grosses  poignéesde  verges, ils  pénétrèrent  le  soir 
dans  son  appartement.  Le  recteur  eut  cependant 


le  temiis  de  se  sauver;  mais  les  fenêtres,  les  por- 
tes et  tout  le  mobilier  de  son  habitation  furent 
brisés  et  détruits.  On  s'attaqua  même  aux  murs 
de  la  maison  qui  est  devenue  inhabitable.  Les 
cours  ont  de  suite  été  suspendus  par  ordre  de 
l'autorité  supérieure,  et  une  enquête  judiciaire 
a  été  entamée. 

—  On  lit  dans  le  Sémaphore  de  Marseille  : 
«Arnaud  lie  Fabre,  ex-notaire,  a  été  arrêté  le 

9  février  à  Nice,  ofi  il  a  assuré  être  arrivé  par  la 
voie  de  terre,  après  avoir  passé  par  Anlibes.  Le 
fugitif  était  porteur  d'unpasseport  délivré  à  son 
frère.  On  a  trouvé  sur  lui  680  francs  en  argent 
et  un  billet  de  banque  de  1,000  francs.  Celte 
nouvelle  a  été  sur  le  champ  transmise  au  consul 
de  Sardaigne,  qui  s'est  hftté  de  la  communiquer 
à  M.  le  procureur  du  roi  de  Marseille.  Des  let- 
tres de  commerce  sont  venues  la  confirmer. 

—  Constanline  va  s'embellir.  Le  lieutenant- 
général  fait  planter  les  places  publiques,  qui  s'a- 
grandissent ;  on  prépare  une  église  pour  le  culte 
catholique;  mais  comme  il  ne  faut  pas  que  le 
diable  perde  ses  droits,  on  prépare  aussi  un 
théâtre. 

—  On  lit  dans  le  Toulonnais  du  13  février  : 
Nous  apprenons  par  le  courrier  d'Afrique  que 

nos  troupes  ont  enfin  pris  possession  de  Blida 
et  de  Coleah. 

—  Un  journal  annonce  la  mort  de  M.  le  mar- 
quis Charles  de  Chamborant  de  Droux. 


18.— LesjournauxdeMadriddu  12  annoncentia 
prorogation  des  chambres  qui  a  tait  beaucoup 
d'impression  dans^cette  capitale.  On  prétendait 
même  que  celte  mesure  serait  suivie  d'une  or- 
donnance de  dissolution. 

Une  conicidenfeextraordinaire, c'est  que  pré- 
cisément le  malin  du  même  jour  où  l'on  a  com- 
muniqué aux  chambres  le  déci  ctde  prorogation, 
on  avait  reçu  ))ar  leslafetle  de  l'ambassade  lie 
France  la  nouvelle  de  la  dissolution  de  la  cham- 
bre française. 

—  Des  événemens  d'une  haute  gravité  ont  eu 
lieu  le  14  décembre  à  Mexico  :  le  peuple  s'est 
soulevé  en  faveur  du  fédéralisme;  après  avoir 
forcé  Bustamente  à  prolester  puiili(iuement  de 
son  dévouement  alla  fédération,  il  a  délivré  plu- 
sieurs prisonricrs  polili(jues  et  les  a  portés  en 
liioraphe.  La  ville  était  en  proie  à  une  feimen- 
laiion  qui  menaçait  dese  propager  par  toute  la 
république. 

—  Les  principaux  libraires  de  Leipzig  ,  de 
Francfort-sur-le-Mein,  (,e  Slultgard,  de  Berlin 
et  de  Hanovre,  ont  conçu  le  projet  de  convo- 
quer les  libraires  de  tous  les  pays  de  l'Europe  à 
un  congrès  général  qui  aurait  pour  objet  d'avi- 
ser aux  moyens  d'arrêter  définitivement  la  hon- 
teuse et  criminelle  industrie  delà  contrefaçon, 
et  de  prendre  des  mesures  générales  dans  l'in- 
térêt du  commerce  de  la  librairie.  Des  corres- 
pondances très  actives  ont  déjà  été  commencées 
à  ce  sujet. 

—  Les  régimens  de  l'armée  d'Afrique  qui  pa- 
raissent être  définitivement  désignés  jiour  ren- 
trer en  France  sont  les  11%  12',  47*  et  03°  de 
ligne  ,  les  trois  premiers  comme  ayant  le  plus 
souffert  par  les  maladies  ou  le  feu  de  l'ennemi, 
et  le  63°  comme  le  plus  ancien  en  Afrique. 

Leur  retour  ne  dépend  plus,  dit-on,  que  des 
moyens  de  transport,  qui  entrent  exclusivement 
dans  les  attributions  du  ministère  de  la  marine. 

—  On  écrit  de  Toulon,  le  12  février  : 

<c  On  se  disjjose  à  envoyer  au  Mexique  deux 
bataillons  d'infanterie  ,  deux  batteries  d'artille- 
rie et  une  compagnie  de  sapeurs  du  génie.  On 
croit  une  l'infanterie  sera  endiarquée  à  Alger  et 
prise  dans  les  troupes  de  l'armée  d'Afrique.  Le 
vaisseau  le  Diadème  et  les  corvettes  de  charge 
/'/4(7a</(e  et /'£^m'e  seraient  chargés  de  trans- 
porter ces  troupes  à  Saint-Jean  d'Ulloa,  et,  pour 
plus  de  diligence,  un  bateau  à  vapeur  leur  se- 
rait adjoint  pour  les  iirendre  à  la  remorque 
lorsque  le  vent  serait  contraire.  » 


19.  —  On  a  reçu  aujourd'hui,  par  deux  voies 
différentes,  celle  de  New-York  et  celle  de  Fal- 
mouth,  des  nouvelles  du  Mexique,  dont  les  plus 
récentes  sont  du  6  janvier  pour  Vera-Cruz,  et 
du  10  pour  Tampico. 

Les  malheureux  Français  expulsés  de  Mexico 
ont  été  dirigés  en  trois  colonnes  sur  la  Vera- 
Cruz  ;  les  deux  premières  étaient  à  cheval  ou  en 
charrette,  la  troisième  à  pied.  C'est  le  10  qu'elles 
ont  quitté  la  capitale  du  Mexique  ,  et  à  la  même 
époque  plusieurs  maisons  de  négocians  fran- 
çais à  la  Vera-Cruz  étaient  pillées  par  la  popu- 
lace et  par  quelques  soldats  mexicains  restés 
dans  la  ville. 

—  Un  ouragan,  plus  effroyable  encore  que 
celui  des  journées  des  10  et  11  janvier,  a  éclaté 
les  21,  22  et  23  du  même  mois  sur  leSimplon. 
Le  village  qui  porte  le  nom  de  cette  montagne 
a  été  la  proie  sur  laquelle  le  vent  s'est  acharné 
de  préférence. 

—  Un  journal  de  Nantes  raconte  l'anecdote 
suivante  : 

«  Le  mercredi  des  cendres,  suivant  l'antique 
usage,  des  hommes  du  port  portaient  sur  une  ci- 
vière Mardi-Gras,  qu'ils  allaient  enterrer  en  ef- 
figie. Arrivés  sur  le  pont  Maudit,  ils  lancèrent 
le  maiinetiuin  dans  la  Loire;  mais  grande  fut  la 
surprise  des  spectateurs  attirés  par  cette  scène 
quand,  au  lieu  d'un  homme  de  paille,  ils  s'aper- 
çurent que  le  prétendu  Mardi-Gras  était  un 
homme  eu  chair  et  eu  os.  11  gagna  le  bord  sans 
accident  malgré  la  crue  extraordinaire  de  l'eau. 
Cette  i)laisanterie  ultra-carnavalesque  était,  dit- 
on,  le  fait  d'un  pari.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  c'est 
que  Mardi-Gras,  en  sortant  de  la  Loire,  alla  fê- 
ter sa  résurrection  au  cabaret,  comme  s'il  n'avait 
pas  été  au  mercredi  des  cendres.  » 

—  Bal  de  l.\  Mode,  tel  est  le  titre  sous  lequel 
aura  lieu  un  bal  extraordinaire  ,  samedi  pro- 
chain, au  théâtre  de  la  Renaissance.  M.  Alix  a 
modelé  une  jolie  figure  de  la  Mode  qui  sera  re- 
vêtue des  plus  riches  habits  et  exposée,  cette 
nuit-lh,  dans  le  foyer  de  Venladour.  Un  jeu 
d'adresse,  dit  le  Jeu  de  la  Mode,  sera  dressé 
auprès,  et  les  dames  du  bal  viendront ,  chacune 
à  leur  tour,  essayer  de  gagner  l'un  des  vingt  ob- 
jets dont  se  composera  la  toilette  de  la  mode.  La 
robe  seule  sera  du  prix  di^  1,800  fr.  Le  théâtre  ib; 
la  Renaissance  ne  pouvait  mieux  clore  le  cours 
brillant  de  ses  fêtes  masquées,  et  ijuiconque  ;i  vu 
l'affluence  que  le  mardi-gras  avait  attirée  à  Ven- 
tadourpeul  juger  decelle  que  cebal  y  amènera. 


Beaux-Arts. 


La  Société  des  Amis  des  Arts  de  Lyon  vient  de 
justifier  son  titre  ,  non  seulement  en  acquérant 
de  Jacquand  le  Gaston  de  Foix  ,  dont  nous  eti- 
mes  à  faire  l'éloge  dans  notre  compte-rendu  de 
l'exposition  du  dernier  salon  ;  mais  encore,  en 
confiant  la  gravure  de  ce  riche  tableau  à  deux 
jeunes  artistes  M.  et  Madame  Rollet,  déjà  avan- 
tageusement connus  par  de  gracieuses  publica- 
tions, C Attente  et  [Effroi,  Complaisance  et  Ja- 
lousie, que  les  amateurs  ont  recherchées  avec 
empressement. 

La  Société  des  Amis  des  Arts  de  Lyon  a  grati- 
fié chacun  de  ses  membres  titulaires  d'un  exem- 
plairedu  Gaston,  dont  nous  parlerons  avec  plus 
de  détail  dans  notre  compte-rendu  du  prochain 
salon. 

Nous  nous  félicitons  d'avoir  été  des  premiers 
à  encourager  lesdeuxjeunesartistes,  quirépon- 
dent  avec  ardeur  à  nos  éloges  ,  et  qui  réali- 
sent avec  succès  les  espérances  qu'avait  fait  naî- 
tre leur  talent. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp., 
Nolre-Dame-des-Vicloires,  16. 


rue 


é 


25  FÉVRIER  1839. 


ctfC^Î^ 


çABATTTOUSl^s. 


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LE  VOLEUR, 

^ii^iXXi  ÏTfs  Jaurnaiu-  français  îX  iXxmiyv^. 


Il 


SOMMAIRE. 

Atelier'  d'un  peintre  chinois  ,  par  E.  J. 
Delécluse.— L'amiral  Parker.  —Souve- 
nirs d'une  nourrice;  LE  MANUSCRIT  PROPRE. 
TIQUE.  —  De  l'origine  et  de  l'usage  des 
CLOCUES,  par  F.  Danjou.  — Gretna-Green 

ET   LES    FLEET-MARRIAGES.  — La  COMÉDIE  a 

Bagatelle,  par  R.  Desi>errièri:s.  —  Les 
CiGAiNS.  — Biographie  :  Mario  de  Candi  a.— 
Mélanges,  fails  curieux  :  Tremblement  de 
terre  de  la  Martinique;  Un  tour  de  car- 
naval. —  Revue  dramatique  :  Tiiéatue 
Français  :  Le  Comité  de  Bienfaisance  ■  les 
Sermens;  Gymnase  :  Maurice;  I'orte- 
Saim-Martin  :  Le  Manoir  de  Montlouvier. 
—  Revue  lie  cinq  jours.  " 

IN"  53.  —  Portrait  de  M.  Mario  de  Candia  , 
artiste  de  l'Opéra. 


^is^a^T^Tgss: 


PEHTTE.B  CHIITOIS. 


On  a  publié  dernièrement  à  Londres  une  re- 
lation de  voyage  sous  le  titre  du  Fan-qui  en 
Cliinc.  Préalablement  je  donnerai  l'explication 
des  inoU  Fan-qui  introduits  dans  le  titre.  On 
sait  que  les  Grecs  et  les  Romains  avaient  l'usage 
de  désigner  les  lionnncs  des  nations  étrangères  h 
la  leur  par  le  mot  de  Barbares.  Or,  les  lois  de 
la  Chine  non  seulement  ne  permettent  pas  ans 
indigènes  d'en  sortir,  mais  elles  punissent  de 
mort  ceux  que  l'on  peut  reprendre  après  qu'ils 
se  sont  rendus  eonpaldes  de  ce  crime.  Dans  cet 
cpipirc,l'horreur  de  l'étranger  est  portée  î>  l'ex- 


trême; elles  Chinois,  renchérissant  encore  sur 
les  Grecs  et  les  Romains,  désignent  en  particu- 
lier les  Européens  par  l'épilhèle  de  Fan-qui,dont 
le  sens  est  vagabond  barbare  ou  démoli 
étranger.  L'auteur  du  Fan-qui  en  Chine  ,  M. 
Toogood  Downing  ,  car  tel  est  le  nom  vrai  ou 
supposé  donné  au  chirurgien  anglais  «[ui  a  écrit 
ce  voyage;  M.  Downing,  dis-je,  a  accepté  gai- 
ment  ce  sobriquet  sous  la  condiiion  de,  juger  le 
peuple  qui  le  lui  a  donné. 

L'extrait  de  cet  ouvrage  que  je  vais  présenter 
est  une  description  de  l'iitelierdu  plus  habile 
peintre  chinois  de  Canton  en  ce  moment.  Voici 
ce  ([ue  dit  le  Fan-qui  : 

«  Ceux  qui  ont  été  à  Canton  dansées  derniè- 
res années  n'ont  sans  doute  pns  oublié  la  bou- 
tique du  peintre  Lam(|uoi.  Lamqiioi  a  reçu  des 
leçons  de  son  art  de  M.  Chinery  de  Macao  :  cet 
artiste  anglais  lui  a  enseigné  le  moyen  de  pein- 
dre passablement  à  la  manière  européenne.  Plu- 
sieurs de  ses  compatriotes  ont  eu  les  mêmes 
avantages,  mais  ils  sont  loin  d'en  avoir  aussi 
bien  prolité  ipie  Lamipioi,  ipii ,  par  cette  raison, 
passe  pour  le  plus  habile  Chinois  dans  son  art. 

»  jMais  comme  il  a  dans  son  atelier  des  artistes 
qui  peignentsous  ses  ordres,  d'après  la  méthode 
et  les  doctrines  chinoises,  peut-élre  qu'une  des- 
criplion  de  leurs  travaux  et  des  lieux  où  ils  s'y 
livrent  i)oiirra  faire  prendre  une  idée  précise  de 
la  manière  tlont  cet  art  est  traité  dans  le  céleste 
empire. 

»  La  maison  de  l'artiste,  située  dans  la  rue  de 
Chine,est  seulement  distinguée  de  celles  des  voi- 
sins par  une  petite  tablette  noire  attachée  h  la 
porte  ,  siu'  lai|uelle  sont  inscrits  le  nom  cl  la 
profession  de  Lamquoi  en  caractères  blancs.  H 
faut  avertir  que  toutes  les  maisons  deees  rues  se 
ciunposent  de  deux  étages,  dont  ordinairement 
le  supérieur  est  habité  par  les  marchands. 
i;t  connue  il  n'est  permis  .'i  aucun  lan-qui 
(.élrangcrl  d'y  monter,  c'est  dans  la  boutiiine  en 
bas  (|ue  l'on  confectionne  une  partie  des  objets 
demandés.  Les  boutiques  de  peintres  oui  cela 


de  particulier  que  les  étrangers  et  les  chalands 
ont  la  f.icullé  de  pénétrer  dans  toutes  les  parties 
qu'il  leur  plait  de  visiter  ,  et  qu'aux  différeus 
étages  on  y  achève  différentes  parties  du  travail. 

»  Lamquoi  lui-même  habite  la  partie  la  plus 
élevée  de  sa  maison  et  vous  ne  le  trouvez  au 
travail  et  entouré  de  tous  ses  outils  qu'à  l'extré- 
mité supérieure  de  son  bfttimcnt. 

»  Au  premier  étage  est  l'atelier  où  se  font  les 
dessins  sur  papier  de  riz  ou  autres;  tandis  que 
le  rez-de-chaussée  sert  proprement  de  boiiti  jue 
pour  vendre.  Telle  est,  en  général,  la  disposi- 
tion de  toutes  les  maisons  habitées  par  les  ar- 
tistes de  celte  ville  extérieure  (ouUidc  city}.  Ce- 
pendant il  y  en  a  quelques-uns  d'entre  eux  qui 
ne  fout  (|ue  des  copies  de  vaisseaux  ,  ou  qui  cul- 
tivent d  autres  branches  ]>artieulières  de  leur 
art,  et  d'autres  enfin  qui  ne  peignent  qu'à  la 
manière  purement  chinoise.  Maintenant,  nous 
allons  faire  parcourir  au  lecteur  ces  diiTércns 
apparlenuos,  alin  de  lui  expliciuer  en  détail  I« 
opérations  successives  des  ouvriers,  et  de  lui 
énumérer  les  différentes  matières  ainsi  que  les 
outils  avec  lesquels  ils  achèvect  leurs  brillantes 
productions. 

»  En  arrivant  de  la  me  dans  la  maison  de 
Lannpioi ,  vous  entrez  dans  la  boutique  où  les 
articles  terminés  sont  exposés  pour  la  vente.  Ce 
sont  les  dessins  sur  papier  de  riz  qui  sont  esti- 
més les  meilleurs.  Ils  sont  empilés  les  uns  sur  les 
autres,  recouverts  de  cages  Je  verre  el  placés 
autour  de  la  boutique.  Cependant  on  y  trouve 
plusieurs  choses  qui  ne  se  rapportent  pas  à  la 
lieinture  ,  mais  qui  font  partie  ocpciulaiu  du 
fonds  de  commerce  de  la  maison.  Telles  sont , 
par  exemple,  des  jiierres  de  diverses  sortes, 
gravées  ou  sculptées  il'unc  manière  fort  curieuse. 
On  trouve  aussi  à  acheter  là  tous  les  objets  nia- 
léricls  i|ui  servent  à  peindre:  bollesà  couleurs 
avec  brosses  ,  pinceaux  ,  etc.  ;  le  tout  couvert 
avec  de  la  soie  brochée  d'or.  Le  papier  de  riz, 
rangé  en  lots  de  cent  feuilles,  est  un  article  ira- 
portanl  de  h  venlc.  Cet  objet  de  coramcrce  est 


—  1G2  — 


lire  «le  N.inkin  et  se  vend  plus  ou  moins  cher, 
selon  sa  f;r:nuleur. 

M  Le  papier  de  riz  des  Indes  orientales  est  fa- 
l)rl(|ué  avec  la  plante  désignée  par  le  nom  .Eis- 
c/ii//io>neneptilinloxa  ;  mais  on  croit  s;énéra- 
lenicnl  cpie  celui  (le  Ciiine  est  le  produil  «rnne 
espèce  de  mauve.  La  moelle  en  est  extiaito.puis 
amini  ie  en  feuilles,  dont  lo  prix  varie  selon  leur 
étendue  et  leur  netteté. 

»  Quant  à  la  substance  que  nous  connaissons 
sous  le  nom  d'encre  de  la  Chine,  elle  est  con- 
fectionnée elfectivcment  danscepnys  Jet  pendant 
longtemps  on  a  cru  que,  pour  la  pro<luire,  on  se 
servait  d'une  certaine  liqueur  (jiie  contient  le 
poisson  laSepia.  Mais  on  sait  positivement  au- 
jourd'hui que  cette  encre  est  composée  de  noir 
de  fumée  d'une  espèce  supérieure,  et  de  glu. 

»  On  en  trouve  de  trois  espèces  à  Canton.  Celle 
de  première  qualité  qui  vient ,  à  ce  (|ue  disent 
les  Chinois,  d'un  lieu  appelé  Pau  -Kum  ;  celle 
de  seconde  que  Ion  fabrique  à  Nankin  ;  et  en- 
fin la  troisième  fort  inférieure,  faite  à  Canton 
même. 

«  Les  Chinois  jugent  de  la  qualité  de  l'encre 
par  son  odeur  ,  puis  en  cassant  ;m  morceau 
par  le  milieu  de  manière  à  s'assurer  si  ta  fracture 
est  brillante  et  vitreuse.  Quant  à  l'odeur,  elle 
est  ajoutée  à  l'encre  par  le  musc  qu'on  y  môle. 
Or,  cette  odeur  fait  préjuger  de  sa  bonté!,  parce 
que  le  musc  étant  fort  cher  on  n'en  parfume 
que  l'encre  de  première  ipialité. 

»  Mais  revenons  à  la  maison  de  Lamquoi.  Un 
petit  escalier,  ressemblant  assez  à  une  grande 
échelle  avec  une  rampe  de  bois,  conduit  à  l'ate- 
lier du  premier  étage.  Là,  vous  voyez  huit  à  dix 
Cliinois  ayant  les  manches  retroussées  et  leur 
longue  queue  de  cheveux  fixée  autour  de  leur 
tète  ,  alin  de  ne  pas  porter  de  dommage  aux  opé- 
rations délicates  qu'ils  font  en  peignant.  La  lu- 
mière est  introduite  franchement  dans  cet  ate- 
lier, par  deux  fenêtres  pratiquées  aux  deux  ex- 
trémités de  la  chambre  qui  n'est  pas  grande,  et 
n'a  ))our  tout  ornement  que  les  peintures  nou- 
vellement terminées  et  tapissant  les  murs.  Ces 
ouvrages  de  différens  genres  sont  placés  ainsi 
pour  tenter  les  chalands. 

»  On  remanjue  parmi  ces  peintures  plusieurs 
gravures  d'Europe  près  desquelles  sont  piarées 
des  copies  faites  par  les  Chinois,  soit  à  l'iiniie  , 
soit  à  l'aquarelle.  Ces  gravures  sont  orilinaire- 
ment  apportées  par  les  officiers  de  marine  qui 
les  donnent  en  échange  de  dessins  et  de  peintu- 
res faits  par  les  Chinois.  C'est  du  reste  un  sujet 
d'élonneraent  que  la  fidélité  et  l'élégance  avec 
lesquelles  les  peintres  de  ce  pays  cojiient  les  mo- 
dèles qu'on  leur  projiose.  Leur  coloris  en  par- 
ticulier est  brillant  et  frais,  ce  qui  mérite  d'être 
remarqué,  puisque,  copiant  des  gravures,  cette 
partie  de  leur  travail  est  entièrement  confiée  à 
leuj  ,  oùt  et  l\  leur  jugement.  C'est  donc  un  ta- 
lent véritable  qui  les  distingue  que  1?  choix  har- 
monieux des  couleurs  qu'ils  combinent  à  leur 
fantaisie.  On  voit  aussi  suspendus  aux  murailles 
des  dessins  représentant  des  navires,  des  ba- 
teaux, des  villages  et  des  paysages  dont  l'appa- 
rence est  parfois  assez  grotesque. 

»  Cet  atelier  est  garni  de  longues  tables  sépa- 
rées l'une  de  l'autre  par  un  espace  rigoureuse- 
ment calculé  pour  laisser  circider  les  peintres. 
Ces  artistes  chinois  ne  sont  nullement  coulra'^ 


ries,  du  reste,  par  la  présence  et  la  curiosité  des 
étrangers.  Au  contraire  ,  ils  continuent  tran- 
quillement leur  travail,  et  sont  même  tout  dis- 
posés à  répondre  aux  questions  qu'on  leur  adres- 
se et  à  hisser  regarder  cecpi'ils  font.  Aussi,  pour 
peu  (ju'on  y  apporte  d'attention,  est-il  facile  de 
saisir  et  de  connaître  tous  les  procédés  qu'ils 
emploient  pour  achever  ces  beaux  dessins  sur 
papier  de  riz  si  prisés  aujourd'hui  en  Europe. 

»  En  regardant  ces  hommes  assis  sur  un  petit 
tabouret  devant  leur  table,  avec  leurs  outils  ran- 
gés en  ordre  Ji  côté  d'eux,  on  est  frappé  de  la 
propreté  et  de  la  délicatesse  avec  lesiiuclles  ils 
achèvent  chacune  des  petites  opérations  qu'ils 
ont  îi  faire.  Les  dessins  qu  ils  exécutent  ne  sont 
ni  copiés  entièrement  sur  d'autres ,  ni  tout  à  fait 
originaux,  et  une  bonne  partie  de  leur  ensem- 
ble résulte  d'un  travail  mécanique. 

"  D'abord  on  choisit  une  feuille  «le  papier  de 
riz  ofl  se  trouve  le  moins  de  taches  et  de  trous 
qu'il  soit  possible,  et  dont  la  grandeur  se  rap- 
porte avec  le  prix  que  l'on  veut  demander  du 
dessin.  Quand  il  se  trouve  des  défauts  dans  le 
papier,  les  Chinois  sont  fort  habiles  pour  les 
faite  disparaître.  Pour  remplir  une  déchirure 
ou  un  trou,  par  exemple,  ils  placent  derrière  la 
partie  avariée  un  petit  morceau  de  verre  hu- 
mecté, tout  à  fait  semblable  à  du  mica,  et  qui 
est  fait  avec  du  riz.  Lorsque  les  bords  de  la  dé- 
chirure sont  ainsi  maintenus,  ils  intercalent  sur 
le  côté  de  la  feuille  qui  doit  être  peint  un  mor- 
ceau de  papier  de  riz  taillé  qui  remplit  exacte- 
ment l'espace  vide. 

»  Quand  le  papier  est  bien  préparé,  ils  passent 
dessus  une  légère  dissolution  d'alun 'pour  le 
renilre  apte  à  recevoir  les  couleurs,  opération 
que  l'on  renouvelle  plusieurs  fois  pendant  le 
cours  du  travail  que  demande  un  dessin  ;  de 
telle  sorte  qu'avant  qu'il  soit  fini  il  reçoit  ordi- 
nairement sept  ou  huit  couches  d'eau  alumi- 
nées.  L'effet  de  ce  minéral  sur  le  papier  est  tout 
à  la  fois  de  l'empêcher  de  boire  et  de  donner 
plus  de  fixité  aux  couleiu-s. 

«Vient  ensuitel'opératiou  du  tracé,  du  dessin, 
qui  est  à  peu  de  choses  près  faite  mécanique- 
ment et  d'après  des  recettes.  Il  existe  des  livres 
à  l'usage  des  peintres  chinois,  dans  lesquels  ils 
trouvent  des  es(piisses  au  trait  et  même  colo- 
riée ,  re|irésentant  des  hommes  ,  des  animaux  , 
des  arbres,  dos  plantes,  des  roches  et  des  édifi- 
ces vus  sous  des  aspects  divers,  dans  des  mou- 
vemens  variés,  plus  ou  moins  grands  et  dimi- 
nués en  raison  du  plan  perspectif  où  l'on  veut 
les  placer.  Ces  divers  oiqets  offerts  ainsi  dans 
les  livres  servent  de  pièces  de  rapport  au  moyen 
desipiels  les  peintres  font  leurs  tableaux.  Ainsi , 
pour  faire  un  paysage  ,  ils  copient  des  monta- 
gnes de  leur  livre  modèle,  y  choisissent  les  ar- 
bres ipii  leur  conviennent,  ajoutent  des  figures 
(l'iiommes,  d'animaux,  et  par  ce  moyen  obtien- 
nent des  compositions  assez  variées  tout  en  com- 
binant diversement  les  mêmes  objets.  Cette  pra- 
tique rend  raison  de  la  ressemblance  que  l'on 
observe  dans  la  facture  des  arbres  ,  des  roches 
et  même  des  figures  dans  les  compositions  chi- 
noises, bien  que  leur  ensemble  présente  souvent 
de  la  variété. 

»  Chez  Lamquoi  ainsi  que  dans  les  autres  ate- 
liers, on  a  donc  des  mandarins,  des  oiseaux  et 
des  arbres  modèles  que  l'on  place  sous  le  i>apiçr 


de  riz  dont  la  transparence  favorise  le  calque  , 
de  telle  sorte  que  dans  toutes  les  lioutiques  on 
retrouve  à  peu  jn-ès  les  mêmes  sujets.  Le  mérite 
particulier  du  peintre  chinois  consiste  donc  dans 
la  perfection  plus  ou  moins  grande  du  coloris 
([u'il  ajonte  à  ces  compositions  banales. 

))  Les  couleurs  ,  continue  le  Fan-qui  ,  sont 
préparées  d'avance,  et  on  les  emploie  de  la  même 
manière  que  quand  on  peint  h  l'iiuile,  en  em- 
palant. Les  teintes  ,  toujours  opaques,  sont  ap- 
jdiquées  et  mêlées  avec  le  plus  grand  soin.  Après 
les  avoir  broyées  en  les  humectant  d'eau,  avec 
une  molette  de  verre  sur  un  plat  de  porcelaine, 
on  y  ajoute  de  l'alun,  puis  de  la  glu  pour  les 
faire  adhérer  au  papier.  En  Europe  ,  nous  jiré- 
férons  la  gomme;  mais  les  Chinois  se  servent 
<le  glu  qu'ils  tiennent  toujours  chaude  auprès 
d'eux. 

i>  Un  appareil  simple  suffît  pour  leur  faire 
obtenir  ce  dernier  résultat.  C'est  un  petit  tré- 
]iied  en  fer  supportant  un  godet  du  diamètre 
d'un  pouce  et  demi ,  dans  lequel  est  la  glu  ;  et , 
pour  entretenir  le  degré  de  chaleur  nécessaire  , 
le  peintre  chinois  allume  de  temps  en  temps  un 
morceau  de  charbon  gros  comme  une  noisette  , 
qu'il  place  sous  le  godet  et  remplace  quand  il 
est  consumé. 

»  Les  couleurs  étant  préparées,  l'artiste  com  - 
menée  par  mettre  les  teintes  neutres  pour  mas- 
ser le  dessin.  Les  draperies  et  les  accessoires 
sont  peints  d'abord  sur  le  papier.  Mais  quand 
on  veut  représenter  des  chairs,  les  teintes  sont 
mises  sur  l'envers  de  la  feuille  ,  de  manière  à 
produire  cette  transparence  de  coloris  que  les 
peintres  en  miniature  d'Europe  obtiennent  avec 
l'ivoire. 

11  Pour  cette  partie  du  travail,  il  n'est  pas  très 
nécessaire  que  le  peintre  chinois  consulte  ses 
modèles;  car,  ainsi  ()u'on  l'a  déjà  dit,  cette  bran- 
che de  l'art,  le  coloris,  dépend  entièrement  du 
goût  et  de  l'habileté  de  l'artiste.  Les  peintres  qui 
ont  de  l'expérience  ne  copient  même  pas  du 
tout,  du  moment  que  le  dessin  est  tracé. 

)>  Maintenant  il  reste  à  faire  connaître  de 
quelle  manière  les  Chinois  s'y  prennent  pour 
reproduire  les  détails  des  objets  avec  tant  de 
soins  et  d'adresse.  Ce  genre  de  perfection  résulte 
tout  à  la  fois  de  l'incroyable  dextérité  des  pein- 
tres et  de  la  nature  du  papier  de  riz  qui  protège 
et  facilite  cette  espèce  de  travail. 

■»  Les  brosses  dont  on  fait  usage  pour  peindre 
sont  semblables  à  celles  avec  lesquelles  on  écrit, 
seulement  elles  sont  plus  fines  et  les  poils  sont 
engagés  dans  un  morceau  de  bambou  ou  de  ro- 
seau. La  couleur  des  poils  diffère;  ils  sont  blancs, 
gris  et  ((uehpiefois  noirs.  Les  pinceaux  faitsavec 
ces  derniers  sont  les  meilleurs.  On  en  trouve 
quelquefois  à  Canton,  mais  on  ignore  quel  est 
l'animal  qui  produit  cette  espèce  de  fourrure,  et 
l'on  dit  que  (pielques  pinceaux, plus  délicats  enco- 
re que  tous  les  autres, sont  faits  avec  les  poils  qui 
forment  la  moustache  des  rats.  Les  bons  pin- 
ceaux sont  très  rares  et  fort  chers. 

»  Lorsqu'on  peint  une  partie  qui  exige  un  cer- 
tnin  nombre  de  coiqjs  de  pinceaux  plus  délicats 
que  ce  que  l'on  pourraitpioduire  avec  une  seule 
touche,  on  emploie  deux  brosses  ou  pinceaux 
dont  on  se  sert  de  celte  façon  :  le  plus  jietit  pin- 
ceau est  tenu  perpendiculairement  sur  le  pa- 
pier par  le  pouce  et  l'index,  tandisquc  celui  qui 


-  ir.3  — 


est  plus  gros  est  tenu  p;ir  les  mêmes  iloifjls,  mais 
dans  une  |>osition  horizontale,  de  telle  sorte ([ue 
les  entes  des  deux  outils  se  croisent  à  anjjle 
di'oit.  11  résulte  de  cette  déûlde  disposition  du 
petit  et  du  gros  pinceau  qu'avec  le  premier  on 
reforme  le  Irait,  si  cela  est  nécessaire,  on  fait 
tous  les  détails  délicats,  et  enfin  on  applique  les 
couleurs  précisément  où  Ton  veut  ;  puis  (|u'en- 
suite,  en  aliaissant  un  |)eu  la  main,  le  petit  pin- 
ceau prend  la  direction  horizontaleens'éloignanl 
du  [lapier;  tandis  qu'avec  le  gros  pinceau  hu- 
mecté, mais  sans  couleurs  et  jdacé  alors  vertica- 
lement, (m  adoucit  les  teintes  nui  ont  été  ap- 
pliquées par  le  petit. 

»  Au  moyen  de  cette  pratique,  on  ne  dérange 
pas  la  main  pour  changer  de  pinceau  ,  et  la 
double  opération  de  poser  la  teinte  et  de  l'adou- 
cir se  fait  avec  iilus  lie  sûretéet  de  promptitude. 
Les  peintres  chinois  manœuvrent  ce  double 
pinceau  avec  une  dextérité  singulière.  La  glu, 
dont  ils  se  servent  de  préférence  à  la  gomme,  a 
l'avantage,  en  séchant  moins  vite,  de  laisser  plus 
de  temps  pour  perfectionner  le  travail.  La  posi- 
tion perpendiculaire,  sur  le  papier,  du  pinceau 
avec  lc()uel  on  opère,  offre  aussi  un  avantage 
relativement  au  papier  sur  lequel  les  Chinois 
peignent;  c'est  de  faire  prendre  l'habitude  de 
peindre  à  main  levée,  en  prenant  seulement  un 
point  d'appui  avec  le  coude.  L'extrême  fraîcheur 
du  papier  de  riz  rend  celte  précaution  indispen- 
sable. 

>i  Le  défaut  le  plus  grand  de  la  peinture 
chinoise,  relativement  au  gortt  et  aux  doctrines 
(|ui  régissent  cet  art  en  Europe,  est  l'ignorance 
totale,  chez  les  artistes  orientaux,  des  effets  de 
la  lumière  et  des  ombres.  Le  modelé  leur csl  en- 
tièrement inconnu.  Ce  système  imparfait  d'imi- 
tation lient  à  l'idce  fondamentale  des  Chinois, 
qui  prétendent  représenter  les.  objets  de  la  na- 
ture non  tels  qu'ils  apparaissent,  mais  tels  qu'ils 
sont  cffeclivemenl  ;  en  soi  te  qu'ilss'elForcent  d'i- 
nn'ler  cniieignantcomme  on  imite  en  sculptant. » 

Ces  détails  sur  l'ateliei  d'un  pcinire  chinois  et 
sur  la  manière  dont  il  exerce  son  art  sont  extrê- 
mement curieux,  si  l'ou  réfléchit  suilout  (juils 
sonl  transmis  par  un  témoin  oculaire.  Au  sur- 
plus, il  n'y  a  que  la  renommée  de  Lam(|uoi  (|iic 
l'on  connaisse  en  Europe,  et  la  liibliolhèque 
royale  de  Paris  a  fait  dernièrement  l'acquisition 
de  plusieurs  albums  très  beaux,  sortis  de  ses  ate- 
liers. L'aspectainsi  qucla  qualitéqui  distinguent 
les  peintures  (pie  ces  recueils  conticnneiiljiisli- 
lient  les  observations  du  Fan-qui,  car  la  délica- 
tesse du  fini,  ainsi  que  l'éclat  des  couleurs,  en 
constituent  le  mérite.  Le  dessin,  comparé  à  celui 
d'ouvrages  plus  anciens,  soit  sur  papier,  soil  sur 
porcelaine,  est  faible,  el  ce  qui  distingue  les 
lieintiires  de  Lam(|iioidc  celles  de  ses  prédéces- 
seurs est  l'introduction  des  demi-lcinles  el  de 
quebpics  ombres  dans  les  chairs  el  les  habille- 
nicns,  tentatives  faite  sans  doute  sousTin/inence 
de  iM.  Cliiiiery,  peintre  anglais. 

E.  J.  Dki.kci.iizi];. 

{Revue  française.) 


H 


I 

On  était  au  milieu  du  mois  de  mai  1797.  L'An-  | 
glclerre  se  félicitait  d'avoir  échappé  au  péril  dont 
elle  venait  d'élre  menacée  par  lu  révolte  succes- 
sive de  presipie  toutes  ses  escadres,  lors(]uc  éclata 
soudain  une  nouvelle  insurrection  plus  formi- 
dable (|ue  les  précédentes,  en  ce  qu'elle  mil  du 
même  coup  en  danger  l'arsenal  de  Sheerness,  ce- 
lui de  Chaliiam  el  Londres  même.  L'explosion 
eut  lieu  simultanément  îi  Sheerness  et  îi  Yar- 
moulh,  et  la'pluparl  des  vaisseaux  croisant  devant 
le  Texel,  pour  surveiller  la  Hotte  des  Hollandais, 
vinrent  se  rallier  h  ceux  qui  les  iircmiers  avaient 
donné  l'exemple  de  l'insubordination. 

Les  insurgés  de  Sheerness,  à  l'imitation  de 
ceux  (le  Portsmouth  ,  choisirent  deux  délégués 
par  vaisseau  pour  les  représenter  et  plaider 
leur  cause  auprès  des  autorités  :  ils  nommèrent 
en  outre  un  président  investi  des  pouvoirs  de 
eommandanlen  chef.  L'individu  qu'ils  élevèrent 
aux  fonctions  de  la  présidence  était  un  matelot 
du  vaisseau-amiral  /e  *rt«rf(f('f/(,  nommé  Ri- 
chard Parker,  (jue  les  matelots  et  par  suite  le 
peuple  de  Londres  qualifièrent  d'amiral  ,  par 
dérision  ou  par  éloge  des  divers  amiraux  du  mê- 
me nom.  Dans  le  fait ,  quoiqu'il  ne  prit  que  le 
titre  de  président  des  délégués  de  la  flotte  insur- 
gée, détail  bien  amiral  aux  yeux  de  la  multitude, 
puisqu'il  en  exer(:ait  toute  lautorité. 

Richard  Parker  était  un  homme  intelligent  , 
estimé  non  seulement  de  tout  l'équipage,  mais 
même  de  tout  l'état-major  du  .Sandwich  ,  à 
(;ause  de  sa  conduite  irréprochable,  de  ses  sen- 
timens  généreux  et  de  ses  services  antérieurs, 
l'ilsd'un  honnête  marchand  du  comté  d'Exeter, 
el  destiné  de  bonne  heure  à  la  marine,  il  avait 
reçu  une  éducation  solide  et  s'était  efforcé 
d'ac(iuérir  les  connaissances  nécessaires  pour 
avancer  dans  la  carrière  qu'il  voulait  parcourir; 
il  avait  servi  plusieurs  années  en  (pialilé  de 
midshipman  (élève)  cl  d'officier  non  breveté  . 
et  avait  même  rempli  provisoirement  les  fonc- 
tions de  lieutenant  de  vaisseau.  Une  belle  pers- 
pective s'ouvrait  devant  lui,  lorsqu'il  renonça  à 
la  marine  pour  se  livrer  à  des  spéculations  com- 
merciales. En  quittant  le  service  il  s'était  marié. 
Sa  femme,  Anna  Mac-Ilardy,  appparlenait  à  une 
',  famille  respectable  du  comté  d'Alierdeen  ,  en 
Ecosse  ;  elle  lui  avait  donné  deux  enfans  (]u"il 
chérissait.  Jouissant  du  bonheur  donu'Sli(|ue  le 
plus  complet  et  d'une  aisance  qu'il  avait  aciiuise 
par  son  industrie,  il  vivait  considéré  à  Edim- 
bourg. 

En  1707,  un  de  ces  revers  de  foi  lune  aux- 
(piels  on  csl  toujours  exposé  dans  le  commerce 
ratleignil  ;  il  se  vil  ruiné  sans  ressources  et , 
pour  conddc  de  malheur  ,  un  de  ses  enfans  vint 
.'i  mourir.  Il  perdit  la  tête,  et.  dans  un  moment 
d'égarement,  il  alla  s'enr('*ler pour  servir  comme 
matelot  sur  les  vaisseaux  du  roi.  Il  se  sacrifiait 
ainsi  pour  consacrer  au  soulagement  immédiat 
de  sa  malheureuse  famille  la  forte  prime  accor- 
dée alors  aux  matelots  (|iii  prenaient  volontaire 
ment  du  service.  AnssitiM  engagé,  on  le  consi- 
gna îi  bord  de  la  corvette  qui  servait  de  dépiM 
pour  les  recrues  de  toule  espèce,  volontaires 
ou  forcées, que  fouruissaieiiircnriMcmcul,  la 


presse  et  jusqu'à  la  lie  des  prisons.  A  peine  Anna 
Mac-Hardy  eut-file  connaissance  de  celle  fu- 
neste détermination  qu'elle  se  hâta  d'aller  trou- 
ver le  caiiilaine  de  la  corvette  etluiofFiir  de 
fournir  deux  hommes  en  place  de  son  mari.  Cette 
offre  ayant  été  agréée,  elle  s'en  alla  dans  le  comté 
d'Aberdeen  tromer.ca  famille,  afin  de  se  procu- 
rer l'argent  nécessaire  pour  effectuer  l'échange 
qui  devait  affranchir  son  cher  Richard. 

Le  capitaine  avait  annoncé  qu'il  ne  partirait 
que  dans  quinze  jours,  mais  bien  que  mis- 
tress  Parker  revint  avant  l'expiration  de  ce  dé- 
lai, elle  n'arriva  auportde  Leilh  que  pour  aper- 
cevoir à  l'horizon  les  voiles  du  bAtiment  qui 
emmenait  son  mari.  Parker  n'avait  pas  lardé  à 
se  repentir  de  la  fatale  imprudence  qu'il  avait 
commise,  et  s'était  laissé  aller  à  l'espérance  de 
devoir  sa  libération  au  dévoûment  de  sa  femme. 
Quand  il  se  vit  obligé  de  partir  avant  (|u'elle 
fùl  de  retour,  le  désespoir  s'empara  de  lui,  et 
sa  tête  s'égara  de  nouveau.  Dans  un  accès  de  fo- 
lie, il  s'imagina  voir  flotter  sur  les  vagues  l'en- 
fant qu'il  avait  tout  récemment  perdu,  élevant 
SCS  i)etites  mains  et  implorant  du  secours  ;  il 
poussa  un  cri  déchirant  et  se  précipita  à  la  mer  ; 
mais  il  était  écrit  (]u'il  ne  périrait  pas  dans  les 
tiols  !  Rien  que  l'on  eut  été  plus  d'un  quart 
d'heure  à  mettre  un  canot  à  l'eau,  on  le  retira 
vivant  de  l'abime  qui  longtemps  auparavant  eût 
di1  l'engloutir.  Peu  de  jours  après,  la  corvette 
arriva  k  Sheerness,  et  Parker,  revenu  à  la  raison 
pour  sentir  toute  son  infortune,  fut  embarqué 
comme  matelot  de  première  classe  sur  le  vais- 
seau-amiral le  Sandwich.  Mistress  Parker,  par- 
tie en  poste  d'Edimbourg,  avait  devancé  la  cor- 
vette au  port,  mais  toutes  ses  instances  pour 
obtenir  qu'on  lui  lendit  son  époux  ayant  été 
vaines,  elle  s'en  retourna  cacher  sa  douleur  au 
sein  (le  sa  famille.  Tout  espoir  était  ainsi  perdu 
pour  le  malheureux  Richard;  il  lui  fallut  se  rési- 
gner à  son  sort,  et  il  le  fit  sans  montrer  de  fei- 
blesse. 

Ces  événemensse  passaient  aux  premiers  jours 
de  mai.  I)('jà  la  sédition  commençait  à  couver, 
et  il  se  tenait  des  conciliabules  h  bord  du  Sand- 
icich.  Lorsque  tout  fut  combiné,  les  camarades 
de  Parker,  qui  avaient  apprécié  sa  haute  intelli- 
gence et  son  caractère  ferme  et  énergique,  s'ou- 
vrirent à  lui  et  lui  proposèrent  de  se  mettre  à  la 
lêle  du  mouvement,  en  (|ualité  de  président  ou 
d'amiral.  Parker,  trouvant  que  les  griefs  des  ma- 
telots étaient  justes  et  leurs  demandes  raisonna- 
bles, accepta,  avec  la  périlleuse  mission  de  di- 
riger leurs  efforts,  le  premier  des  titres  qui  lui 
étalent  offerts  :  mais  malgré  son  refus  de  pren- 
dre l'aulre,  il  demeura  irrévocablement  attacha 
à  son  nom  ,  et  l'histoire  Ta  enregistré  dans  ses 
pages. 

Le  20  mal,  au  point  du  jour,  tous  les  vais- 
seaux stationnés  à  Sheerness  arborèrent  simul- 
tanément le  pavillon  rouge,  signal  de  rébellion, et 
de  ce  moment  les  é(|ulpages  n'obéirent  plus  qu'à 
leurs  délégués  auxquels  l'amiral  Parker  adres- 
sait ses  ordres.  Ces  vai.sseaux  sortirent  du  port, 
et  à  mesure  que  ceux  d'Varmoulh  rallièrent , 
Parker  les  rangea  en  ordre  de  bataille,  et  leur 
fil  pren.lrc  position  au  grand  Nore. entre  les  era- 
bouchiires  de  la  Medway  cl  de  la  TamiscVle  ma- 
nière ,>  bloquer  étroitement  l'entrée  de  ce  der- 
nier fleuve,  cl  à  intercrptcr  la  communication 


—  164  -à 


entre  Londres  cl  la  mer.  Par  cette  démonstra- 
tion, 1rs  rebelles  espéraient  intimider  legouver- 
nenicnt  et  l'amener  promptemenl  h  obtempérer 
à  leurs  demandes.  Elle  produisit  en  partie  son 
effet.  L'amirauté,  (|ui  d'ailleurs  avait  aiji  ainsi 
lors  de  la  révolte  de  Portsmouth,  se  transporta 
à  Sheerness  pour  prendre  plus  exactement  con- 
naissance des  plaintes  des  matelots,  et  examiner 
s'il  pouvait  être  fait  droit  à  leurs  réclamations. 
Il  y  eut  de  fréquens  pourpalers.  Dans  ces  occa- 
sions, les  délégués  descendaient  îi  terre,  et  en 
traversant  la  ville,  marchaient  en  cortège,  ayant 
à  leur  tête  l'amiral  Parker  (jue  les  classes  infé- 
rieures saluaient  de  leurs  acclamations.  On 
pourrait  s'étonner  que  le  gouvernement  n'eût 
pas  étouffé  tout  d'un  coup  la  rébellion,  en  faisant 
saisir  et  pendre  sur  le  champ  ces  chefs  de  mu- 
tins ;  mais  les  matelots  retenaient  en  otage  sur 
les  vaisseaux  des  capitaines  et  des  officiers  dont 
la  vie  répondait  de  celle  de  leurs  représentans. 

Au  plus  fort  de  l'insurrection  ,  les  révoltés 
donnèrent  un  témoignage  éclatant  de  leur  fidé- 
lité à  la  couronne  d'Angleterre.  Le  4  juin,  anni- 
versaire de  la  naissance  du  roi  George  III  ,  tous 
les  drapeaux  rouges  disparurent ,  la  flotte 
entière  se  pavoisa,  le  vaisseau  amiral  arbora  le 
pavillon  royal  et  tira  des  salves  ;  enfin,  l'on  n'omit 
rien  de  ce  que  l'usage  avait  consacré  pour  so- 
lenniser  ce  jour.  Si  une  telle  conduite  manifesta 
les  sentimens  des  matelots,  elle  ne  prouva  pas 
moins  l'exactitude  ïivec  laquelle  Parker  sut 
maintenir  l'ordre  et  la  discipline  sur  les  vais- 
seaux dont  des  circonstances  si  extraordinaires 
lui  avaient  donné  le  commandement.  Le  lende- 
main la  flotte  avait  repris  son  attitude  menaçante. 

Cependant  le  temps  s'écoulait  et  l'œuvre  de  la 
pacification  n'avançait  pas.  Enfin,  soit  que  les 
exigences  des  matelots  fussent  telles  qu'il  eût  été 
par  trop  honteux  d'y  céder,  soit  que  le  gouver- 
nement comptât  sur  l'effet  de  quehjues  sourdes 
manœuvres  pour  faire  cesser  un  état  de  choses 
si  alarmant,  les  négociations  furent  entièrement 
rompues.  Alors  ,  le  blocus  de  la  Tamise  devint 
plus  strict.  Déjà  les  révoltés  avaient  arrêté  plu- 
sieurs bâtimens  chargés  de  subsistances  pour  la 
capitale  ;  Londres  était  en  proie  à  la  terreur  ; 
la  populace  ,  enthousiaste  de  l'amiral  Parker  , 
menaçait  de  se  soulever,  et  tout  paraissait  déses- 
péré, lorsque  la  révolte  s'apaisa  presque  aussi 
subitement  qu'elle  avait  éclaté.  La  séduction 
ayant  sans  doute  fuit  ce  que  la  force  n'eiit  pu 
faire,  la  division  et  par  suite  le  découragement 
se  manifestèrent  parmi  les  insurgés.  Plusieurs 
vaisseaux,  désertant  l'un  après  l'autre  la  flotte 
révoltée,  vinrent  se  mettre  sous  la  protection 
des  batteries  de  l'entrée  de  la  Tamise  ou  de  la 
forteresse  de  Sheerness  et  firent  leur  soumis- 
sion. Cette  défection  permit  au  gouverne- 
ment de  s'armer  de  sévérité,  et  empêcha  que  le 
pardon  accordé  aux  rebelles  ne  fût  général , 
comme  il  l'avait  été  à  Portsmoulh  ■  il  y  eut  des 
exceptions  assez  nombreuses,  à  la  tête  desquel- 
les figura  naturellement  Parker.  Personne  n'osa 
protester,  et  1  équipage  du  Satulwic/i,  la  veille 
encore  si  dévoué  à  1  homme  qu'il  avait  investi 
du  commandement,  le  laissa  tranquillement  en- 
lever par  la  garde  envoyée  de  terre  pour  se  sai- 
sir de  sa  personuc. 

Parker  était  un  mutin,  mais  n'était  pas  un 
traître  ;  il  avait  désobéi  auxj  lois  ,  mais  n'avait 


pas  pactisé  avec  les  ennemis  de  sa  patrie.  Son 
influence  sur  les  matelots  qui  l'avaient  choisi 
l)our  chef  était  telle  qu'il  aurait  pu,  s'il  en  eût 
eu  le  dessein,  conduire  dans  un  port  de  France 
ou  de  Hollande  tous  les  vaisseaux  de  la  flotte  du 
Nord  et  quantité  de  navires  marchands.  D'un 
autre  côté,  dans  cette  révolte,  il  n'y  eut  pas  une 
goutte  de  sang  répandue  ;  les  officiers  (pie  l'on 
renvoya  à  terre  ,  et  dont  queh|ues  uns  avaient 
justement  encouru  la  haine  des  matelots  ,  ne 
furent  ni  maltraités  ni  molestés  d'aucune  ma- 
nière. Toutes  ces  circonstances  semblaient  de- 
voir éli'e  pour  Parker  autant  de  titres  à  la  clé- 
mence royale  ;  mais  on  ne  lui  en  tint  aucun 
compte  :  il  fut  jugé  par  une  cour  martiale  et 
condamné  à  être  pendu  à  la  vergue  de  misaine 

Dans  le  fond  du  comté  d'Aberdeen,  où  les  nou- 
velles ne  parvenaient  pas  avec  célérité,  ce  ne  fut 
que  d'une  manière  vague  et  par  la  rumeur  pu- 
blique qu'Anna  Mac-Hardy  eut  tardivement 
connaissance  qu'un  certain  Uichard  Parker  était 
à  la  tête  de  l'insurrection  de  Sheerness.  Bien 
qu'elle  ne  pût  croire  que  ce  fût  son  mari,  elle 
conçut  les  plus  vives  inquiétudes.  Elle  partit 
aussitôt  pour  Edimbourg  afin  d'y  obtenir  des  in- 
formations plus  positives.  Ses  alarmes,  qu'elle 
ne  sut  pas  dissimuler,  la  firent  reconnaître  ;  elle 
fut  arrêtée  et  conduite  devant  le  lord-prévôt 
qui  la  lit  fouiller  pour  s'assurer  si  elle  n'avait 
pas  en  sa  possession  quelques  papiers  relatifs  à 
l'insurrection  :  mais,  comme  Parker  ne  lui  avait 
rien  écrit  à  ce  sujet,  on  la  relûcha.  Ayant  reçu 
de  son  frère  une  assez  forte  somme  d'argent , 
elle  prit  la  diligence  de  Londres.  Arrivée  dans 
cette  capitale  ,  elle  apprit  que  la  révolte  était 
apaisée  et  que  Parker  avait  été  jugé  ;  mais  que 
la  sentence  de  la  cour  martiale  ayant  dû  être 
soumise  à  la  sanction  du  roi  ,  l'on  n'en  connais- 
sait pas  encore  la  teneur.  11  restait  donc  une 
lueur  d'espérance.  Hélas  !  il  n'y  avait  que  l'excès 
de  sa  tendresse  conjugale  qui  pût  l'abusera  ce 
point.  Personne,  excepté  elle,  ne  doutait  du  sort 
réservé  à  son  époux  ,  et  une  agitation  extrême 
régnait  dans  la  Cité.  Le  bas-peuple,  qui  en  avait 
fait  son  héros,  demandait  à  granils  cris  la  grùee 
de  l'amiral  Parker  ,  et  se  montrait  disposé,  en 
cas  de  refus,  à  se  porter  aux  plus  grandes  vio- 
lences. 

Mistress  Parker  fit  rédiger  une  pétition  et  vola 
au  palais  de  Saint-James.  Sur  les  murs  de  cet 
édifice  ,  elle  vit  placardée  encore  la  proclama- 
tion royale  qui  promettait  une  récompense  de 
1,000  liv.  sterl.  (25,000  fr.)  à  quiconque  livrerait 
Parker  mort  ou  vif.  Ce  fut  un  coup  de  poignard 
pour  elle.  Néanmoins,  elle  persista  dans  sa  dé- 
marche. Les  personnes  à  qui  elle  s'adressa  décla- 
rèrent (pi'il  y  avait  ordre  de  recevoir  les  péti- 
tions en  faveur  de  tout  individu  compromis  dans 
l'insurrection ,  excepté  Parker  ;  elle  ne  se  re- 
buta point  et  parvint  à  remettre  sa  pétition  au 
gentilhomme  de  service  auprès  de  S.  M.  Au  bout 
de  quelques  minutes  ,  on  lui  fit  tenir  une  ré- 
ponse portant ,  sans  autre  explication  ,  qu'un 
exprès  était  parti  pour  Sheerness  avec  la  décision 
du  conseil  privé.  C'était  lui  en  dire  assez;  mais 
l'infortunée,  quoique  eu  proie  aux  plus  terribles 
appréhensions,  continuait  à  se  bercer  d'un  chi- 
mérique espoir.  Elle  se  jeta  sur  le  champ  dan» 
une  des  voitures  publiques  de  Rochester  et  le 


soir  même  atteignit  Sheerness.  Là,  le  voile  tomba 
et  son  cœur  d'épouse  fut  brisé;  toute  la  ville 
était  en  rumeur,  Parker  devait  être  exécuté  le 
lendemain.  La  fatale  nouvelle,  en  déchirant  son 
àme,  égara  aussi  sa  raison  et  elle  passa  la  nuit 
dans  un  effrayant  délire  ;  elle  se  démenait  vio- 
lemment et  poussait  des  cris  affreux,  s'imaginant 
lutter  contre  les  bourreaux  de  son  mari.  Quand 
SCS  forces  commencèrent  à  s'épuiser,  son  aber- 
ration changea  de  caractère  :  «  Richard,  criait- 
elle  ,  cher  Richard,  mes  larmes  ont  touché  le 
cœur  du  roi  ;  je  viens  te  sauver  !  «  Cette  illusion 
se  fixa  dans  son  esprit  et  lui  rendit  du  calme. 

A  quatre  heures  du  malin  ellecourut  auport, 
loua  un  bateau  et  se  fit  conduire  vers  le  vaisseau- 
amiral.  Elle  n'en  était  plus  qu'à  une  petite  dis- 
lance, (|uand  le  porte-voix  de  la  sentinelle  fit 
retentir  trois  fois  le  comm;>ndement  :  «  Au  lar- 
ge !  »  Elle  se  mit  alors  à  appeler  Parker  de  tou- 
tes ses  forces,  agitant  un  papier  et  criant:  a  Grâ- 
ce, grâce!»  Mais  la  garde  réclamée  par  le  fac- 
tionnaire menaça  de  faire  feu  sur  le  bateau,  s'il 
ne  s'éloignait  pas.  En  ce  moment,  l'infortunée 
vit  à  travers  un  sabord  son  mari  en  prière  avec 
le  chajielain.  Parker  l'apercevant  à  son  tour  s'é- 
cria :  «Voici  ma  chère  femme  qui  arrive  d'E- 
cosse pour  recevoir  mes  adieux  !  »  A  cette  vue, 
à  ces  paroles,  elle  tomba  comme  Irappée  de  la 
foudre,  et  on  la  remporta  à  terre  tellement 
anéantie  qu'elle  n'entendit  pas  le  coup  de  canon 
signal  de  l'exécution.  Parker,  que  l'aspect  inat- 
tendu de  sa  femme  avait  vivement  ému,  reprit 
bientôt  toute  sa  fermeté  et  mourut  avec  un  cou- 
rage admirable.  Placé  dans  d'autres  circonstan- 
ces, il  eût  certainement  honoré  sa  patrie. 

Lorsque,  au  bout  de  quelques  heures,  Anna 
reprit  ses  sens,  elle  s'imagina  que  tout  ce  qui 
s'était  passé  n'était  qu'un  songe  horrible,  et 
s'embarqua  de  nouveau  pour  aller  au  Sand- 
wich. L'exécution  étant  terminée,  on  laissa  son 
bateau  accoster  le  vaisseau;  mais  à  peine  eut- 
elle  articulé  la  formule  ordinaire:  «Faites  pas- 
ser la  voix  à  Richard  Paker  !  »  qu'il  lui  fut  ré- 
pondu :  «  On  vient  de  débarquer  son  corps  pour 
l'enterrer  dans  le  cimetière  neuf.  »  Cette  fois 
elle  eut  assez  de  force  pour  supporter  sa  dou- 
leur, et  elle  regagna  le  rivage  dans  le  plus  morne 
abattement,  mais  ayant  recouvré  toute  sa  raison. 
Elle  eût  voulu  aller  à  l'instant  même  pleurer  et 
prier  sur  sa  fosse;  mais  elle  pensa  qu'on  lui  re- 
fuserait l'entrée  du  cimetière;  il  lui  répugnait 
d'ailleurs  de  se  donner  encore  en  spectacle,  au 
milieu  de  l'effervescence  publique.  Cependant 
elle  ne  pouvait  attendre  jusqu'au  lendemain  :  il 
était  probable,  et  l'on  disait  même  que  des  chi- 
rurgiens feraient  déterrer  le  corps  pendant  la 
nuit.  Frappée  de  cette  idée,  elle  forma  le  des- 
sein de  s'emparer  elle-même  des  restes  de  son 
époux,  et  de  leur  procuier  une  digne  sépulture; 
Qndiinesrésun-ectioiiistes  qu'elle  paya  large- 
ment se  chargèrent  de  l'aider.  Dès  que  la  nuit 
fut  venue,  elle  les  accompagna  au  cimetière  et 
en  escalada  les  murs  avec  eux.  Quand  ils  eurent 
retiré  le  cercueil  de  la  terre,  elle  en  fit  lever  le 
couvercle,  et  de  ses  propres  mains  écarta  le  lin- 
ceul; ayant  reconnu  le  corps  de  l'homme  qu'elle 
avait  tant  aimé,  elle  se  précipita  sur  ce  froid  ca- 
davre, le  couvrit  «le  baisers  et  l'arrosa  de  ses  lar- 
mes, puis  elle  demenra  affaissée  sous  le  poids  de 
sa  douleur;  mais  tout  à  coup  la  réflexion  vint  lui 


165  = 


rendre  l'énergie  nécessaire  pour  accomplir  le 
pieuxdevoir  quelle  s'était  imposé.  Un  chariot 
rouvert  reçut  le  corps;  elle  s'assit  :i  côté,  et  par- 
lit  pour  Londres  où  elle  arriva  le  lendemain  à 
onze  heures  du  soir. 

Quelque  diligence  qu'elle  eût  pu  faire,  elle 
avait  été  devancée  par  un  courrier  expédié  de 
Sheerness.  La  nouvelle  de  l'enlèvement  du  corps 
s'étaitrépanJuedansLondres,ella  maison  où  des- 
cendit mistress  Parker  ne  tarda  pas  à  être  assail- 
lie par  une  foule  avide  de  contempler  la  dé- 
pouille mortelle  du  matelot-amiral.  L'exaspéra- 
tion était  très  grande  j)armi  le  peuple,  et  le 
gouvernement,  redoutant  que  la  présence  du 
corps  de  l'amiral  Parker  ne  suscitât  une  guerre 
civile  dans  la  capitale,  ordonna  au  lord-maire 
de  prendre  toutes  les  mesures  possibles  pour 
parer  à  ce  danger.  Ce  premirr  mag  strat  de  la 
cité  se  rendit  en  conséquence,  à  deux  heures  du 
malin,  auprès  de  mistress  Parker,et  lui  demanda 
ce  qu'elle  se  proposait  de  faire  du  corps  de  son 
mari;  elle  répondit  que  son  intention  était  de 
le  faire  transporter  soit  à  Exeter,  soit  en  Ecosse, 
afin  qu'il  lût  déposé  dans  le  caveau  de  la  famille 
du  défunt  ou  dans  celui  de  la  sienne  propre.  Le 
lord-maire  déclara  que  le  gouvernement  s'oppo- 
sait formellement  à  une  chose  qui  pourrait  oc- 
casionner des  troubles  très  graves  dans  les  pro- 
vinces; mais  ([uil  permettait  dinhumer  le 
corps  à  Londies.  Dans  la  matinée,  une  personne 
chargée  sans  doute  de  cette  commission  par 
l'autorité,  vint  olirir  à  mistress  Parker  un  ca- 
veau dans  l'église  de  VVhite-Chapel,  et  elle  l'ac- 
cepta. En  attendant,  afin  de  mettre  le  corps  plus 
en  sûreté  contre  les  tentatives  du  peuple  pour 
s'en  emparer,  on  le  transporta  par  ordre  supé- 
rieur dans  la  maison  de  travail  du  quartier 
d'Aldgate,  paroisse  de  Sainte-Catherine. 

Deux  jours  après,  les  restes  de  Richard  Parker 
furent  portés  à  l'église  de  VVhite-Chapeî,  et  sui- 
vis d'une  immense  multitude  de  peuple,  que 
toute  la  police  année  de  Londres  et  de  forts  dé- 
lachemens  de  troupes  avaient  peine  à  contenir. 
Sa  veuve,  que  l'on  avait  introduite  dans  l'église 
parla  porte  du  recteur,  assista  à  l'office  des 
morts  (pii  fut  célébré  sinon  avec  pompe,  du 
moins  avec  tous  les  rites  de  l'église  anglicane. 
Quand  le  corps  eut  été  déposé  dans  le  caveau, 
mistress  Parker,  accablée  de  douleur,  se  relira 
et  disparut  de  la  scène  du  monde  où  une  fatale 
destinée  lui  avait  faitjouer  un  rôle  si  remarqua- 
ble. 

Après  plus  de  quarante  ans,  une  circonstance 
aussi  triste  qu'imprévue  vient  de  réveiller  dans 
l'esprit  des  habitans  de  Londres  le  souvenir 
presque  effacé  de  la  révolte  de  Sheerness,  et  de 
ramener  sur  la  scène  la  veuve,  aujourd'hui 
vieille  et  infirme,  du  célèbre  et  malheureux  ami- 
ral Parker.  Privée  presque  entièrement  de  la 
vue,  et  injustement  dépouillée  d'un  bien  que  lui 
avait  légué  sou  mari,  elle  languissait  ignorée 
dans  un  réduit  obscur  des  plus  pauvres  quar- 
tiers de  la  capitale,  n'ayant  pour  subvenir  à  ses 
besoins  que  les  secours  de  (pubiues  personnes 
charitables.  Ces  f'aits  étant  parvenus  à  la  connais- 
sance de  l'autorité  municipale,  il  a  été  sur  le 
champ  pris  dos  mesures  pour  soulager  cette  in- 
fortunée, et  la  meilrc  ii  même  de  rentrer  en  pos- 
session de  son  héritage. 

{Courrier  français.) 


SOUVENIRS     D'UNE    NOURRICE   (1). 


LE  MANUSCRIT  PROPIIÉTIOUE. 


Dans  le  château  de....  (peu  importe  de  savoir 
le  nom  ,  la  discrétion  m'oblige  de  le  taire) ,  ha- 
bitait la  marquise  de  L... ,  mariée  depuis  peu 
d'années  au  marquis  de  L...  Elle  allait  bientôt 
devenir  [mère  et  c'est  dans  l'attente  prochaine 
de  cet  événement  que  je  fus  appelée  au  château 
pour  y  remplir  mes  fonctions  de  nourrice.  J'y 
trouvai ,  outre  la  marquise,  lady  Jane  Urguhart, 
son  intime  et  inséparable  amie ,  et  quelques 
jeunes  ladies  qui  étaient  venues ,  en  labsence 
du  marquis,  faire  société  à  la  marquise  et  pas- 
ser quelques  jours  auprès  d'elle.  La  marquise 
était  une  femme  d'environ  vingt-cinq  ans  ,  mais 
elle  en  paraissait  il  peine  seize,  tant  elle  était 
d'une  nature  frêle  et  délicate.  C'était  du  reste 
une  charmante  créature,  jamais  femme  ne  fut 
jetée  dans  un  moule  plus  parfait.  Ses  cheveux 
longs  et  bouclés ,  tombant  autour  de  sa  léte  sur 
un  cou  aussi  blanc  que  l'albâtre,  lui  donnaient 
un  air  enfantin  et  presque  angélique  ;  son  re- 
gard avait  quelque  chose  d'attirant.  On  ne  pou- 
vait se  lasser  de  la  regarder  quand  une  fois  on 
arrêtasses  yeux  sur  le  joli  contour  de  son  vi- 
sage ,  sur  sa  bouche  si  fraîche ,  et  sur  son  front 
si  pur  où  respirait  un  air  de  calme  et  de  quié- 
tude céleste.  Et  cependant,  dès  le  premier  abord 
je  ne  m'approchai  d'elle  qu'avec  défiance  ;  cela 
tient  à  un  sentiment  qui  m'est  particulier.  La 
marquise  me  reçut  avec  des  manières  auxquel- 
les ma  qualité  ne  me  donnait  certainement  pas 
droit  de  prétendre ,  et  j'ai  toujours  regardé 
comme  de  mauvais  augure  qu'on  fût  avec  moi 
d'une  politesse  excessive. 

Lady  Jane  était  aussi  d'une  rare  beauté,  mais 
tous  ses  traits  étaient  empreints  d'un  air  de  mé- 
lancolie et  de  réserve  qui  contrastait  singulière- 
ment avec  les  manières  démonstratives  de  la 
marquise  pour  qui  elle  paraissait,  du  reste,  avoir 
un  vif  et  sincère  attachement,  et  qu'elle  ne  quit- 
tait jamais. 

Mon  premier  soin  ,  quand  je  fus  installée  au 
<:hateau  ,  fut  de  le  visiter  et  parcourir.  J'aime 
beaucoup  la  richesse  et  la  magnificence  ,  et  en 
cela  je  ressemble  à  bien  des  femmes;  c'était 
donc  avec  un  vit  jdaisir  qu'en  attendant  qu'on 
eût  besoin  de  moi ,  je  parcourais  ces  superbes 
appartcmcns  si  richement  décorés.  Je  me  pro- 
menais dans  la  longue  galerie  de  tableaux,  re- 
gardant les  portraits  des  ancOlrcs  de  M.  de  L... 
peints,  les  uns  par  Leiy,  les  autres  par  Vandyck, 
ou  bien  j'allais  dans  la  bibliothèque  où  je  pou- 
vais choisir,  an  milieu  d'une  foule  d'ouvrages 
l'instruction  ou  le  plaisir  de  l'esprit.  Ou  bien 
mèmeje  me  contentais  de  regarder  à  la  fenêtre  , 
et  le  charmant  paysage  qui  se  déroulait  devant 
moi  ne  m'offrait  pas  un  délassement  moins 
agréable  (pie  tout  le  reste.  Quelquefois  j'allais 
m'asscoir  auprès  des  jeunes  ladies  ,  et  je  prenais 
plaisir  à  écouler  le  babillage  continuel  de  leurs 

(1)  Sous  ce  litre, Soivembs  d'inb  koukrice,  le  Mosin- 
lt-Mac,azine  publie  une  Série  de  nouvelles  dont  celle-ci 
fait  partie. 


jeunes  langues.  C'est  dans  leurs  petites  causeries 
que  j'ai)pris  ce  qu'était  le  marquis. 

Le  marquis  de  L...  était  alors  ambassadeur  à 
la  cour  de....  La  délicatesse  de  lady  L ,  aug- 
mentée encore  par  les  fatigues  de  sa  position; 
ne  lui  avait  pas  permis  de  l'accompagner:  mais 
comme  un  changement  d'administration  l'avait 
fait  rappeler,  on  l'attendait  de  jour  en  jour. 
Son  retour  devait  être  d'autant  plus  prompt 
qu'il  attendait  avec  une  impatience  extrême  le 
moment  où  il  serait  père.  Ce  qui  lui  faisait  sur- 
tout souhaiter  ardemment  cette  faveur  du  ciel, 
c'est  qu'il  n'avait  alors  pour  tout  héritier  que 
son  neveu,  jeune  homme  prodigue  et  débauché, 
dont  les  principes  radicaux  et  les  manières  ru- 
des avaient  excité  son  antipathie  et  celle  de  sa 
noble  épouse.  La  conduite  de  ce  neveu  était  un 
thème  sur  lequel  les  jeunes  ladies  et  miss  Cal- 
vert  ,  entre  autres ,  s'évertuaient  volontiers. 
Elles  disaient  que ,  désappointé  par  le  mariage 
de  son  oncle  ,  et  piqué  de  perdre  un  si  bel  hé- 
ritage ,  M.  Duborough  avait  manifesté  une  vio- 
lente haine  contre  sa  nouvelle  parenle,  que  lors 
de  sa  présentalion  à  la  cour  il  avait  tenu  sur 
elle  des  propos  insultans,  et  que  les  paroles  qu'il 
avait  prononcées  tout  haut  ne  pourraient  être 
répétées  tout  bas,  tant  ellesétaient  inconvenan- 
tes. Le  roi ,  ajoutait-on  ,  pour  adoucir  le  cour- 
roux du  marquis  et  couvrir  la  confusion  de  la 
marquise,  les  avait  alors  comblés  tous  deux  des 
prévenances  les  plus  aimables,  et  les  avait  même 
priés  de  l'accepter  avec  la  reine  pour  parrain  et 
marraine  de  leur  premier  enfant. 

J'avais  entendu  tous  ces  petits  commérages 
morceaux  par  morceaux,  et  un  jour  que  la  con- 
versation était  encore  sur  ce  sujet  favori  des 
jeunes  ladies  ,  miss  Calvert  assura  que  le  mar- 
quis était  tellement  exaspéré  des  paroles  de  son 
neveu,  que  dans  le  moment  il  avait  juré  que  ce 
neveu  insolent  n'hériterait  jamais  de  son  litre  ni 
de  sa  fortune.  — Quand  bien  même  je  n'aurais 
pas  d'enfans,  s'était-il  écrié,  je  saurai  bien  trou- 
ver un  moyen  quel  qu'il  soit  de  le  priver  de  ma 
succession. 

11  y  avait  déjà  près  de  huit  jours  que  j'étais 
dans  le  cluMean,  lorsqu'on  annonça  enfin  que  le 
marquis  allait  arriver  sous  peu  d'heures.  On  sa- 
vait qu'au  retour  d'une  longue  absence  le  mar- 
quis aimait  à  trouver  sa  demeure  tranquille. 
Les  jeunes  ladies  durent  donc  prendre  congé  de 
la  maîtresse  du  chAteau  ,  et  ce  fut  à  leur  grand 
regret.  J'aurais  tant  aimé  ,  disait  miss  Calvert,  à 
voir  le  petit  comte  à  son  apparition  dans  le 
monde. 

—  Vous  en  parlez  toujours ,  dit  lady  Jane  ; 
comme  si  vous  étiez  sûre  que  ce  sera  un  petit 
comte;  mais  peut-être  ne  sera-ce  qu'une  petite 
lady.  11  y  a  autant  de  chance  pour  l'un  que  pour 
l'autre. 

—Pas  tant  de  chance  qu'on  pourrait  le  croire, 
murmura  miss  Calvert  d'un  ton  si  étrange , 
qu'involontairement  je  levai  la  tête  et  je  vis  lady 
Jane  échanger  avec  la  marquise  |un  rapide  re- 
gard. Ce  regard  était  plus  étrange  encore  que 
les  mots  que  je  venais  d  entendre,  et  il  me  serait 
impossible  de  définir  son  expression. 

Les  deux  jeunes  femmes  avaient  semblé  se 
demander,  par  ce  seul  rc.;ard  plein  d'alarme  et 
d'anxiéié  :  Que  devous-nous  répondre  à  cette 
observation  de  mauvais  augure .'  .'^lais  j'arr^Ui 


1G6  — 


^tf■r^^^•J1rTv^^Wi 


5'Ks:^«Eïra3^&/.-'^iai3«' 


li  mon  examen  el  je  baissai  de  nouveau  les 
yeux;  il  me  semltlail  peu  tiélical  de  vouloir  pé- 
nétrer un  secret  que  peut-être  on  voulait  m(^ 
caclier,  el  me  disais-je  :  il  n'est  pas  d'esprit  si 
puripii  n'ait  (iueli(ucs  pensées  (ju'il  veuille  dé- 
rober aux  regards  élraiiijcrs  ,  ne  [inililons  pas 
d'un  moment  d'oubli,  et  tàelions  de  voir  clair 
dans  notre  ùmc  avant  de  vouloir  lire  dans  celle 
des  autres. 

l'en  laiil  le  peu  d'instans  (jue  mirent  ces  pcn- 
séi's  à  me  traverser  l'esprit ,  la  nuui|uise  avait 
préjiaré  sa  réponse,  et  ceiandanl  je  crus  démê- 
ler ilans  sa  voix  un  léger  Ireaiblement  que  dissi- 
mulaient mal  une  douceur  et  uncgailéalFectées. 

—  Miss  Luey  Calvert,  dit-elle,  croit  sans 
doute  aux  signes  et  piésages  célestes,  elle  a  con- 
iianee  dans  le  livre  du  destin  ,  et  là  où  le  sort 
d'un  être  est  écrit,  le  hasard  n'a  rien  à  faire. 
IS'esl-ce  pas,  miss  Lucy,  (pie  vous  avez  vu  écrit 
dans  le  livre  du  destin  que  je  serais  mère  d'un 
garçon  ? 

—  Le  destin  ,  le  destin  ,  dit  miss  Luey  en  ho- 
chant la  tête;  il  y  a  telle  volonté  d'homme  (p:i 
sait  bien  corriger  ses  arrêts  ,  et  notre  sort  n'est 
pas  fixé  aussi  invariableaient  que  celui  des  vents 
du  ciel  ou  des  eaux  de  la  mer. 

En  disant  cela  ,  miss  Lucy  quitta  l'apparte- 
ment, quel(|ues  instans  après  le  cliMeau  ,  el  j'ai 
de  bonnes  raisons  de  ci-oire  qu'elle  n'y  est  ja- 
mais revenue. 

J'ai  entendu  parler  bien  souvent  des  effets 
étonnans  de  la  contagion  et  de  la  soudaineté 
avec  laquelle  les  mias.T.es  pestilentiels  eommu- 
]iii|uaienl  la  maladie  d'une  personne  à  une  au- 
tre ;  mais  quelque  rapide  ,  quelque  eomplèle 
que  soit  celte  communication,  je  ne  pense  pas 
qu'on  puisse  comparer  ses  effets  à  l'inHuencc 
morale  exercée  par  un  esprit  sur  un  autre  dans 
certaines  circonstances.  Miss  Calvert  était  à  peine 
sortie  de  l'appartement ,  que  déjà  elle  m'avait 
pour  ainsi  dire  communiqué  sa  déliance  et  ses 
soupçons.  Soupçons  vagues,  il  est  vrai ,  puisque 
je  ne  pouvais  dire  encore  ce  que  je  soupçon- 
nais, mais  qui  se  portaient  natuiellement  sur 
la  marquise  el  sur  lady  Jane ,  comme  instru- 
mcns  d'une  action  quelconque  qui  avait  mon 
futur  nourrisson  pour  objet,  tes  mots  de  miss 
Calvert,  pas  tant  de  chance  qa  on  pourrait 
le  croire ,  me  revenaient  toujours  à  l'espril; 
que  pouvaient  donc  machiner  ces  deux  jeunes 
femmes,  au  visage  si  beau,  à  l'air  si  noble,  pour 
inducncer  la  naissance  d'un  enfant  à  venir?  Il 
en  résulta  pour  moi  une  inquiétude  qui  me  ren- 
dit extrêmement  réservée,  rêveuse,  taciturne, 
et  je  suis  sfire  même,  désagréable.  J'eus  recours, 
pour  chasser  ces  idées,  à  la  bibliothèque  du 
marquis.  Je  découvris  bientôt  dans  le  coin  d'un 
rayon  un  livre  manuscrit  dont  la  haute  anti- 
quité se  trahissait  aussi  bien  par  l'ancienneté  de 
ses  caractères  que  par  la  vétusté  de  sa  couver- 
ture. Il  y  avait  en  marge  des  dessins  coloriés  «jui 
achevèrent  de  me  déterminer,  et  je  me  retirai 
dans  mon  appartemeat  avec  ma  précieuse  trou- 
vaille. 

Après  mon  diner,  (|ui  m'était  servi  dans  le 
riche  appariera*  nt  ([u'on  m'avait  réservé  ,  par 
deux  valets  de  pied,  décorés  d'aiguillettes  sur 
réi)aule  et  de  bouquets  à  la  boutonnière,  je  pris 
mon  vieux  livre;  et,  tandis  que  biùlaient  au- 
tour de  moi ,  selon  l'usage  de  la  maison,  de  pe- 


tites pyramides  parfiunées,  je  me  disposai  à  y 
chercher  une  disli'action.  Mais  les  pensées  qui 
depuis  le  malin  me  torturaient  l'imagination 
étaient  plus  fortes  que  ma  volonté  ,  et  insensi- 
blement j'y  revenais  toujours  avec  plus  de  tris- 
tesse ,  (piand  j'cnlendis  deux  légers  coups  frap- 
pés à  ma  porte,  el  la  jolie  voix  de  lady  Jane  qui 
entrait  médit:  Pardon,  madame  Griffiths,  je 
viens  vous  demander  une  grande  faveur.  Et  ces 
paroles  furent  accompagnées  d'un  doux  et  triste 
sourire.  A  peine  pus-je  répondre  par  un  sou- 
rire semblable.  —  Asseyez-vous  ,  matlame  ,  lui 
dis-je  le  plus  doucement  que  je  pus.  Comment 
se  porte  voire  amie  la  marquise  '.' 

—  Elle  est  calme  et  heureuse,  je  vous  remer- 
cie. Elle  devient  de  jour  en  jour  plus  belle  ,  ne 
trouvez-vous  pas,  madame  ?...  Mais  je  m'écarte 
de  mon  sujet.  Je  viens  vous  prier  d'avoir  la 
bonté  d'accepter  ce  chàle  indien  au  nom  du 
petit  étranger  que  ma  chère  Georgiana  attend 
tous  les  jours.  Je  veux  qu'il  soit  bienfaisant 
même  avant  sa  naissance.  Vous  ne  pouvez  pas 
vous  l'aire  nue  idée,  ma  chère  madame  Griffiths, 
de  l'intérêl  que  je  porte  à  ce  cher  enfant,  avant 
même  qu'il  soit  né.  La  marquise  el  moi  avons 
été  liées  l'une  el  l'autre  dès  l'enfance ,  et  tout  ce 
qui  l'intéresse  m'intéresse  aussi  vivement  que  ce 
qui  me  regarde  personnellement.  Vous  acceptez 
donc  celte  bagatelle,  n'est-ce  pas,  pour  le  futur 
petit  comte  ? 

—  El  qu'attend-on  de  moi  en  échange  d'une 
bagatelle  aussi  magnitique  ?  telle  fut  la  réponse 
qui  me  vint  sur  les  lèvres,  mais  je  me  dépêchai 
bien  vite  de  retenir  cette  franche  et  brutale  re- 
partie d'un  grossier  bon.sens,  pour  la  remplacer 
par  une  phrase  convenable  et  polie,  comme  la 
société  apprend  à  les  faire.  —  Oh  !  madame,  ré- 
pondis-je  en  regardant  le  châle  dont  les  brillan- 
tes palmes  tombaient  gracieusement  des  bras  de 
lady  Jane,  oh!  madame,  tanl  d'éclat,  tant  de 
beautés  ne  sont  pas  faits  pour  moi.  Cela  peut 
convenir  à  une  duchesse,  mais  non  pas  à  l'hum- 
ble madame  Griffiths. 

—  Cependant  madame  Griffiths  a  été  habituée 
à  en  porter  de  pareils,  reprit  lady  Jane  de  la  plus 
douce  voix  du  monde. 

Lady  Jane  m'avait  attaquée  par  mon  côté  fai- 
ble et  avait  îlalté  mon  amour-propre.  Elle  avait 
pénétré  mon  déguisement,  el  dans  le  costume 
de  la  nourrii-e  elle  avait  su  distinguer  ta  femme 
comme  il  faut.  Combien  la  nature  humaine  est 
fragile  !  Comment  ponvais^jo  repousser  rude- 
ment une  jeune  lady  si  aimable  ,  si  distinguée  , 
el  suiloul  si  clairvoyante  ?  Et  ce  chàle ,  cet  élé- 
gant cachemire,  qui  déroulait  à  mes  yeux  éblouis 
ses  palmes  et  sa  bordure  si  large  aux  couleurs 
si  vives  et  si  riches!  Quelle  esl  la  femme  qui  se- 
rait assez  insensible  pour  résister  à  deux  séduc- 
tionsaussi  iiuissantes?  Je  n'étais  plus  maîtresse 
de  ma  raison  ;  je  sentais  bien  (ju'on  attcnilait  de 
moi  quelque  chose  en  conlrailiclion  avec  mes 
l)rincipes  ,  mais  je  cherchais  h  découvrir  ce  que 
c'était  avec  une  ardeur  qui  prenait  sa  source 
dans  un  mélange  de  curiosité  et  de  crainte. 
J'aurais  pu  peut-être  échap|)er  à  la  tentation  en 
la  fuyant;  mais,  en  digne  fille  d'Eve,  je  me 
croyais  assez  forte  pour  aller  au  devant  et  y  ré- 
sister. 

—  Quelle  jolie  dentelle  vous  avez  autour  de 
votre  bonnet  el  de  votie  tablier,  me  dit  la  mar- 


I  quise  le  soir  même  de  la  visite  de  lady  Jane, 
pendant  (|ue  je  lui  demandais  des  nouvelles  de 
son  état.  Vous  vous  niellez  avec  un  goùl  extrême, 
madame  Griffiths,  ajoutait-elle.  Tout  ce  que 
vous  avez  est  exipiis. 

Lady  Jane  renchérit  encore  en  éloges.  Je 
voyais  que  ces  deux  l'enniics  marchaient  à  leur 
but,  et  cela  me  rendait  pensive.  Mainlenaiil  , 
me  dis-je,  tout  va  s'éclaircir ,  sans  doute;  mais 
elles  ne  me  joueront  pas  à  leur  volonlé,  etje  ne 
ferai  que  ce  que  je  dois. 

—  Chère  Jane  ,  continua  la  mar(juisc  ,  vous 
êtes  plus  près  que  moi  de  ce  cabinet,  doiuiez- 
moi  ce  cai  ion  de  dentelles  de  liruxelles,  ce  sont 
les  })lus  belles  que  j'aie  jamais  vues.  Il  suffit 
d'avoir,  pour  rester  ici,  madame  Griffiihs  ,  un 
bonnet  et  un  tablier,  mait  vous  m'obligerez  de 
porter  ces  dentelles  au  baptême  de  mon  fds  ,  h 
moins  qu'un  sort  fatal  ne  m'envoie  une  lille  pour 
déjouer  toutes  mes  espérances. 

—  Je  crois  que  le  niar(iuis  en  serait  au  déses- 
poir, répondit  lady  Jane  en  tendant  à  son  amie 
ce  carton  de  dentelles.  Il  a  tant  à  cœur  d'avoir 
un  héritier  pour  éteindre  les  prélentions  de  son 
odieux  neveu  M.  Duhoroiigh  ,  (|ue  je  n'oseiais 
jamais  lui  dire  que  vous  avez  une  fille. 

—  Oh!  oui,  ajouta  la  marquise,  nous  serions 
tous  désespérés  ;  car  je  ne  crois  pas  que  j'aie 
jamais  d'autre  enfant  à  lui  offrir  (jue  celui  que 
je  porte  en  ce  moment  dans  mon  sein.  Celte  den- 
telle vous  plail-elle  ,  madame  Griffiths  '.'  Je  vais 
la  faire  porter  dans  votre  appartement. 

A  peine  pus-je  remercier,  tant  mon  esprit 
était  occupé  de  mille  pensées.  Un  mouvement 
de  lady  Jane  venait  de  vérifier  une  partie  de  mes 
soupçons.  Elle  aussi  allait  bientôt  devenir  mère. 

Je  gardai  le  silence,  et  en  effet  rien  n'exigeait 
que  je  prisse  la  parole.  Toutefois,  je  me  levai 
pour  me  retirer,  mais  les  deux  jeunes  femmes 
me  retinrent  avec  prière.  Elles  n'étaient  pas  bien 
disposées,  disaient-elles.  La  marquise  surtout  se 
plaignait  d'être  ?plus  mal  qu'à  l'ordinaire,  et 
lady  Jane  à  ces  mots  devint  pâle  comme  la  mort 
el  laissa  échapper  deux  ruisseaux  de  larmes. 

—  Vous  voyez  son  affection  pour  moi,  dit  la 
marquise;  c'est  pour  elle  un  chagrin  excessif 
(juand  il  faut  nous  séparer  même  pour  un  ins- 
tant, cl  je  sens  que  moi-même  je  ne  suis  pas  si 
heureuse  quand  je  suis  loin  d'elle.  Vous  ne  pen- 
sez pas,  madame  Griffiths,  qu'il  y  aurait  incon- 
vénient à  ce  que  je  fisse  dresser  dans  ma  cham- 
bre à  coucher  un  lit  pour  ma  chère  amie;  si  cela 
se  pouvait,  elle  ne  me  quitterait  ni  jour  ni  nnii? 

—  11  est  d'habitude,  madame,  répondis-je 
assez  sèchement,  d'éloigner  de  la  chambre  d'une 
elame  dans  volrc  positionj  tout  ce  qui  pourrait 
lui  causer  la  moindre  excitation  ,  et  c'est  pour 
cela... 

—  C'est  pour  cela  que  je  désire  que  Jane  cou- 
che dans  ma  chambre,  interrompit  la  marquise 
avec  une  légère  impatience.  Quand  elle  esl  près 
de  moi ,  je  suis  toujours  calme,  heureuse  el  con- 
tente, et  rien  ne  me  rend  aussi  irritable  et  de 
mauvaise  humeur  que  d'être  séparée  d'elle.  Un 
reste,  Jane  est  d'un  si  bon  caractère,  que  si  vous 
l'exigez,  elle  ne  m'adressera  jamais  la  parole. 
Quant  au  petit  lit,  je  vais  ordonner  qu'on  le 
dresse  immédiatement;  la  chambre  esl  assez 
grande,  elle  plus  tôt  sera  le  mieux.  Et  des  or- 
dres furent  donnés  à  sa  femme  de  chambre. 


i 


—  1G7  — 


Je  me  levai  et  ne  cliercliai  pas  à  dissimuler 
mon  méconlentcmcnt;  je  voyais,  en  effet,  qu'on 
ne  m'avait  (lemandé  mon  avis  <(ue  pour  la  forme 
cl  qu'on  n'en  faisait  aucun  cas. 

Lady  Jane  s'aperçut  que  son  amie  avait  été 
trop  loin,  et  elle  s'aiiprocha  de  moi  pour  me 
calmer.  Elle  me  parut  si  troublée  que  je  ne  pus 
m'enipécher  d'avoir  pitié  d'elle.  Je  m'arrêtai  et 
lui  demandai  ce  qu'elle  avait. 

—  Ma  chère  madame  Griffiths  ,  vous  n'êtes 
pas  une  femme  ordinaire;  vous  avez  de  la  péné- 
tration, de  la  discrétion,  de  l'humanité. 

En  disant  ce  dernier  mot  sa  voix  était  devenue 
tremblante,  ses  lèvres  pâlirent,  et  elle  tomba  en 
défaillance.  La  mar([uise  et  moi  -  même  nous 
nous  pressâmes  de  lui  porter  secours,  et  bientôt 
elle  revint  à  elle.  Elle  tourna  les  yeux  vers  moi 
et  son  legard  était  si  suppliant,  si  plein  de  lar- 
mes et  de  prière  que  je  ne  pus  continuer  de 
garder  le  silence.  —  Madame,  lui  dis-je,  remet- 
tez-vous, et  si  je  puis  quelque  chose  pour  vous 
servir  je  serai  heureuse  de  le  faire.  Je  ne  connais 
pas  quels  sont  vos  plans ,  mais ,  si  je  peux  me 
prêter  avec  honneur  à  vos  projets,  soyez  sûre 
que  je  le  ferai. 

—  Généreuse  femme,  s'écria  lady  Jane  en  me 
serrant  dans  ses  bras. 

—  Vous  serez  larjjement  ré(tompensée,  s'écria 
la  marquise ,  et  retirant  de  son  doigt  une  bague 
précieuse  :  Sauvez  la  réputation  de  mon 
amie,  et 

—  Ma  conscience  me  récompensera  suffisam- 
ment, repartis-je  en  repoussant  l'anneau  qu'elle 
me  tendait,  permettez-moi  de  refuser  cette  ba- 
gue, je  ne  puis  accepter  un  tel  prix  pour  le  sim- 
ple accomplissement  d'un  devoir  de  charité  ,  et 
chaque  femme  sur  la  terre  devrait  aider  votre 
amie  dans  la  triste  position  où  j'ai  aujourd'hui 
la  certitude  qu'elle  se  trouve. 

—  L'auriez-vous  donc  déjà  soupçonnée  ?  s'é- 
cria vivement  lady  Jane.  Je  croyais  que  ce  cos- 
tume indien  aurait  suffi  pour  dérober  mon  se- 
cret à  tous  les  yeux;  et  dites-moi,  madame 
Griffiths,  est-ce  que  quelque  domestique,  est  ce 
que  Lucy  Calvert  se  serait  aperçue  de  quelque 
chose?  Parlez,  je  vous  en  supjilic. 

—  Parlez-nous  franchement,  me  dit  la  mar- 
quise en  me  prenant  la  main  et  me  mettant  au 
doigt  la  bague  (pie  j'avais  déjà  refusée.  Vous  ne  sa- 
vez pas  combien  il  est  important  que  tout  ceci  reste 
secret  entre  nous.  Le  marquis  serait  désespéré 
s'il  |>ensait  que  quelque  chose  dût  en  irauhpirer. 

—  Le  marquis  connait-il  doue  la  position  de 
lady  Jane  1'  m'écriai -je  avec  surprise.  IN'esl-elle 
pas  sa  cousine  ?  et  eonunent.... 

A  ce  moment  un  regard  fut  échangé  entre  les 
deux  amies  qui  m'arrêta  au  milieu  de  ma  phrase. 
Que  voulait  dire  ce  regard  ^  Je  chtrcliais  en  vain 
à  l'espliquer  ,  je  ue  i)ouvais  y  réussir.  Je  rede- 
vins, pensive  et  les  caresses  de  la  marquise  pas 
plus  que  les  pleurs  de  son  amie  ne  purent  me 
tirer  de  ma  réserve.  J'avais  repris  toute  ma  pre- 
mière déliance,  il  me  send)lait  que  je  venais  de 
me  heurter  contre  un  piège  et  je  me  repentis 
déjà  de  m'ètrc  laissé  aller  à  un  mouvement  de 
sympathie  et  d'enlrainement. 

— Uieu  !  j'entends  le  cor  d'argent  de  son  cour- 
rier, s'écrie  lady  Jane  se  levant  brus(iucuient  de 
sa  chaise  et  joignant  ses  mains  avec  une  expres- 
sion de  buuhcur  iuciïablc.  Giièrc  Gcorgiana  !  il 


est  revenu  !  revenu  !  Dans  un  moment  il  sera 
près  de  nous. 

A  peine  lady  Jane  avait-elle  achevé  ces  paroles 
que  la  porte  de  rai)parlement  s'ouvrit  tout  à 
coup  ,  et  avant  que  je  pusse  m'échapper  d'un 
autre  côté  ,  je  vis  entrer  un  homme  d'une  haute 
et  belle  taille,  revélu  d'une  riche  pelisse  de 
voyage  ;  il  s'élança  vers  la  marquise  les  bras  ou- 
verts, mais  elle  prit  un  air  glacial,  et,  comme  il 
continuait  à  s'approcher  d'elle,  elle  le  repoussa 
tandis  qu'une  expression  de  teneur  se  peignait 
sur  son  visage.  La  (îgure  ouverte  du  marquis 
s'assombrit ,  il  se  retourna,  et,  rencontrant  les 
yeux  de  lady  Jane  mouillés  de  larmes,  il  la  prit 
dans  ses  bras  et  lui  rendit  d'affectueuses  ca- 
resses. 

Comme  je  quittais  l'appartement  je  l'entendis 
lui  dire  :  —  Chère  cousine,  pourquoi  ma  Geor- 
giana  n'est-elle  pas  aussi  tendre,  aussi  aimante 
que  toi? 

«Voilà  qui  est  étrange,  me  dis-je  à  moi- 
même  lors((ue  je  fus  assise  dans  ma  chambre. 
C  est  un  honmie  superbe  que  le  marquis,  il  a  la 
démarche  d'un  prince,  ses  traits  respirent  la  no- 
blesse, plus  d'un  peintre  serait  heureux  d'avoir 
un  pareil  modèle...  Et  cependant  il  est  évident 
que  sa  femme  ne  l'aime  pas.  Après  une  absence 
de  six  mois  quelle  réception,  je  ne  dirai  pas 
froide,  mais  insultante.  Ah!  combien  elle  parait 
mieux  aimer  son  amie  que  son  mari  !» 

Je  restai  ainsi  près  de  deux  heures  à  réfléchir 
à  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  moi. 

La  nuit  se  passa  tranquillement;  le  lende- 
main, j'étais  avec  lady  Jane,  la  marquise  elle 
marquis  qui  leur  montrait  beaucoup  de  choses 
curieuses  qu'il  avait  rapportées  de  son  voyage. 
Lue  conversation  à  voix  basse  s'élablii  entre  eux 
trois,  et  cependant  j'entendis  le  marquis  qui  di- 
sait, en  désignant  un  objet  sur  lequel  s'était  par- 
ticulièrement arrêtée  l'attention  des  deux 
amies  : — Ceci  sera  pour  celle  qui  me  donnera  un 
lils. 

(Jue  voulaient  dire  ces  paroles  ?  j'étais  siirc 
d'avoir  parfaitement  entendu.  Je  ne  compre- 
nais plus  rien  ;  je  voyais  le  mystère  s'obscurcir  à 
elKupie  pas,  mais  cnlin  j'allais  bientôt  avoir  la 
solution  de  celte  énigme. 

H  y  avait  intelligence  entre  moi  et  lady  Jane, 
depuis  (ju'elle  s'était  établie  dans  la  chambre  de 
la  marquise.  El  je  mcrendisle  soir  dans  sacham 
bre  avec  mademoiselle  CotUell.  La  marquise  se 
trouvant  assez  mal,  nous  dûmes  rester  auprès 
d'elle,  et  en\oyerrhereher  le  chirurgien.  Il  vint 
quehpu'  temps  après,  elsur  les  deu\  heures  du 
matin  d  déclara  que  le  marquis  avait  désormais 
un  héritier,  (jue  la  marquise  venail  démettre  au 
monde  un  lils. 

Lne  heure  à  peine  était  écoulée  que  lady  Jane 
tomba  en  faiblesse.  Ses  lèvres  el  son  visage 
étaient  devenus  si  pâles  que  le  médecinctmoi 
nous  crûmes  qu'elle  allait  mourir.  Aussitôt  qu'elle 
eut  repris  eonnaissaucc  :  — Ma  chère  Georgiana, 
dit-elle  à  son  amie,  je  sens  que  je  me  meurs  ; 
ipu'je  /«/parle  une  dernière  fois. 

—  Courez,  Cottrell,  dites  au  manpiis  de  venir 
me  trouver,  dit  la  marquise  avec  angoisse  en  se 
tordant  les  mains  :  ma  chère  Jane,  s'écriail-clle; 
ma  bien-aimée.  .N'est-ce  pas  que  lu  ne  mourras 
point?  ra|)|iellc-loi  notre  pacte,  peusc  à  J0«  dés- 
espoir. Ucvicus  ù  la  vie. 


A  ce  moment  le  marquis  entrait  dans  la  cham- 
bre, mais  le  chirurgien  lui  dit  quelques  mots  à 
l'oreille,  el  il  se  retira.  Quelques  minutes  après 
le  chirurgien  annonça  que  lady  Jane  était  mère 
d'une  lille,  mais  il  ordonna  à  mademoiselle  Cot- 
trell  d  aller  immédiatement  apprendre  au  mar- 
quis que  sa  noble  épouse  avait  mis  au  monde 
deux  jumeaux,  et  qu'une  fille  lui  venait  de  naî- 
tre en  même  temps.  Il  s'approcha  delà  marquise 
et  lui  dit  tout  bas,  mais  assez  haut  toulelois  jjour 
que  lady  Jane  et  moi  nous  pussions  l'entendre: 
— C'est  un  garçon,  madame;  remeitez-vous,  tout 
va  comme  vous  pouvez  le  souhaiter. 

Cette  observation  fit  tomber  lady  Jane  dans 
une  violente  crise  nerveuse  ;  puis  elle  se  remit, 
et  sa  première  question  fut  à  la  marquise  : 

—  INotre  pacte  tient-il  toujours? 

—  Oui,  même  après  la  mort,  fut  la  réponse  de 
la  marquise. 

Alors  j'étais  en  possession  de  tout  le  secret  j 
le  médecin  avait  menti  deux  fois.  L'enfant  de 
lady  Jane  était  le  garçon,  celui  de  la  marquise  la 
fille. 

—  Monsi-ur,  dis-je  au  médecin  qui  était 
passé  dans  une  pièce  voisine,  je  voudrais  bien 
savoir  (jui  est-ce  qui  a  pu  vous  engager  à  vous 
prêter  à  une  fraude  de  cette  nature.  Ne  sup- 
posez pas  que  je  veuille  y  participer  le  moins  du 
monde. 

—  C'est  très  peu  de  chose,  dit  le  médecin  en 
regardant  la  petite  fille;  j'aurais  été  étonné  que 
la  marquise,  dans  son  état  de  santé,  eût  donné 
naissance  à  un  enfant  viable.  Il  n'a  que  quelques 
heures  à  vivre. 

—  Pourquoi  avez-vous  dit  que  c'était  un  en- 
fant mâle?  repris-je  d'un  ton  sévère. 

—  Pour  la  même  raison,  ma  bonne  madame 
Griffiths,  qui  vous  a  ciupêeUée  de  me  contredire; 
ce  qui,  à  ce  (ju'il  parait,  n'est  plus  dans  vos  in- 
tentions. 

—  Certainement,  monsieur,  j'avertirai  le  mar- 
quis que  vous  lui  en  avez  imposé  ;  et  je  l'aurais 
fait  sur  le  champ  si  ce  n'était  l'étatalarraani  de 
lady  Jane. 

—  Sa  vie  ne  tient  qu'à  un  fil ,  me  dit  le  méde- 
cin d'un  air  significatif;  ce  que  vous  avez  de 
mieux  à  faire,  c'est  de  ne  pas  vous  mêler  de  tout 
ceci.  En  conscience,  l'affaire  est  déjà  bien  assez 
embrouillée  comme  cela. 

—  Elleesi  très  claire  pour  vous,  murmurai- 
je  en  quittant  la  chambre:  vous  recevrez  sans 
doute  un  beau  prix  pour  votre  besogne  d'au- 
jourd'hui, cl  c'est  tout  ce  qui  vous  occupe. 

Je  le  jugeais  mal,  ce  n'était  pas  l'intérêt  seul 
qui  l'avait  guidé;  il  en  savait  plus  que  moi  sur 
cette  affaire,  et  ses  principes  avaient  cédé  à  la  pi- 
tié. Nai-je  pas  suivi  son  exemple  ? 

La  petite  fille  de  lamaripiise  ne  vécut  pas  long- 
temps. A  peine  entrée  daii>  la  vie,  elle  la  «[uilia 
sans  douleur  el  sans  regret.  Quand  on  annonça 
'  sa  mort  à  la  marquise,  elle  ne  dit  que  ces  mots  ; 
Dieu  merci!  ce  n'est  pas  le  garçon. 

Celle  parole  détermina  ma  conduite;  je  voyais 
bien  clairement  alors  que  l'inleulion  des  deux 
amies,  aidées  du  médecin,  était  de  donner  au 
marquis  aussi  bien  t|u'au  monde  l'enfant  de  lady 
Jane  pour  celui  de  la  marquise.  Je  choisis  le  mo- 
meni  où  je  s.i\ais  que  le  marquis  était  dans  la 
bii'Uolhèquc  pour  y  tnircr,  sous  prétexte  J'j  re^ 


168  — 


mettre  en  place  le  livre  manuscrit  que  j'y  avais 
pris. 

—  Ah  '  c'est  vous  madame  Griffiths,  mcilitle 
niaïquis  ilii  ton  de  voix  que  prrniifnt  ccilaincs 
gens  pour  It'moljjuer  tout  à  la  fois  de  la  faveur 
et  de  ralVeclion,  ton  (jue  jai  pris  l'iiabitude  de 
nommer  le  ton  crocodile.  J'allais  vous  faire 
prier  de  medonner  quelques  minutes  quand  vous 
en  auriez  le  loisir  toutefois,  car  vous  avez  eu  ici 
l)iusdo  besogne  que  je  n'avais  pensé  d'abord. 

Jai  toujours  trouvé  très  sage,  (]uand  il  y  a 
sur  jeu  quelque  machination  comme  dans  cette 
alTaire,  de  nejamaism'avanceretdeme  tenir  sur 
mes  gardes.  Je  ne  répondis  donc  que  par  une 
incllualion  à  la  dernière  phrase  du  marquis,  et 
j'ajoutai  :  J'avais  aussi  à  parler  à  milord. 

—  Asseyez-vous  donc,  me  dit  le  marquis  en 
m'ofFrant  une  chaise,  et  faites-moi  la  j;râce  de 
me  dire  ce  (jui  vous  amène  ;  et  avant  que  j'eusse 
le  temps  de  preiulre  la  parole  : 

—  C'est  vraiment  extraordinaire,  dit  le  noble 
lord  en  me  prenant  des  mains  le  manuscrit  que 
je  tenais  encore,  ((ue  vous  ayez  là  précisément 
le  livre  quej'ai  passé  la  matinée  à  chercher.  J'a- 
voue que  cela  n'a  pas  laissé  que  de  me  contra- 
rier beaucoup. 

Je  m'excusai  sur  ce  que  j'avais  eu  de  la  mar- 
quise pleine  permission  de  prendre  le  livre  que 
je  vomirais.  Le  marquis  m'interrompit  au  milieu 
de  mes  excuses. 

—  Du  reste,  madame  Griffiths,  je  ne  le  cher- 
chais que  pour  vous  le  montrer.  Ce  livre  a  quel- 
que chose  de  magique.  Vous  croyez  que  jeplai- 
sante,  me  dit-il  en  me  voyant  sourire,  non,  je  ne 
plaisante  pas;  c'est  très  sérieusement  que  je 
vous  dis  cela.  Ce  livre  a  été  écrit,  il  y  a  environ 
deux  cents  ans,  par  un  prêtre  romain,  confes- 
seur d'un  de  mes  anuètres.  C'était  un  homme  qui 
éludiiiit  l'astrologie,  et  connaissant  parfaitement 
riiiducnce  des  planètes  sur  les  destini'es  hu- 
maines, il  a  laissé  quchiues  ouvrages  qui  sont 
très  recherchés.  Celui  que  je  tiens  en  ce  moment 
était  prophétique,  à  ce  que  m'assurait  mon  père  ; 
aujourd  hui  j'en  ai  la  certitude.  Avez-vous  lu  ce 
manuscrit  tout  entier  ? 

—  Non  ,  milord. 

—  SI  vous  l'aviez  lu  ,  tous  les  mystères  qui 
vous  ont  intriguée  ici  vous  auraient  été  claire- 
ment expliqués. 

—  Avec  un  peu  d'intelligence  ,  milord,  il  est 
facile  de  les  comprendre  sans  avoir  recours  pour 
lesinterjiréter  aux  écritsd'un  moine  mortdepuis 
longtemps.  Je  désirais  vous  informer,  milord... 

—  De  ce  que  je  sais  probablement  mieux  que 
vous,  interrompit  le  marcjuis  ;  toutefois  dites- 
moi  ce  que  vous  voulez  ;  permettez  cependant 
que  je  vous  demande  votre  avis  sur  ces  élranges 
couplets  du  livre  de  ce  vieux  moine.  Et  le  mar- 
quis me  montra  quelques  vers  en  vieil  anglais 
écrits  à  l'encre  rouge,  et  au  commencement  des- 
quels était  ligure  un  doigt  indicateur.  Voici  le 
sens  de  ces  vers  : 

Les  étoiles  l'ont  prédit  et  cela  arrivera  cerlaiiiemenl. 
Deux  femmes  donueroiil  naissance  à  un  garçon  et  à  une 

(  fille. 
Mais  ces  lieux  enfans  ne  devront  l'existence  qu'à  un  seul 

(piTC. 

L'enfant  de  la  femme  légitime  quittera  la  terre. 

Le  fils  de  la  maîtresse  prendra  sa  place , 

Et  deviendra  le  seigneur  des  terres  d'une  ancienne  race,  i 


—  Vous  voyez,  le  fait  était  était  écrit,  médit  le 
marquis. 

—  Quoi  !  m'écriai-je,  milord,  vous  êtes  donc 
le  père  de  l'enfant  de  lady  Jane  ? 

—  Comment  !  me  dit  le  marquis  d'un  air  stu- 
péfait et  embarrassé  ,  est-il  possible  que  vous 
ignoriez  cela  ?  Je  pensais  que  la  marquise  ou  ma 
pauvre  cousine  vous  aurait  conté  notre  triste 
histoire.  11  faut  alors,  madame,  que  je  vous  donne 
l'explication  d'une  chose  qui,  au  premier  abord, 
doit  vous  paraître  extraordinaire  et  immorale. 

—  Je  n'aipasle  droit,  milord_  devons  deman- 
der des  explications.  Je  ne  doute  pas  d'une 
transaction  qui  m'a  beaucoup  surprise,  surtout 
à  cause  de  l'amitié  que  milady  et  lady  Jane  ont 
l'une  pour  l'autre.  Cela  semble  si  étrange ,  si 
contre  nature,  quej'ai  dit  être  étonnée  ;  mais... 

—  Restez,  restez,  je  vous  en  prie ,  me  dit  le 
marquis  qui  mevoyait meleverjrestez,  madame 
Griffiths  ;  il  faut  absolument  que  vous  écoutiez 
l'excuse  de  ma  conduite  et  que  vous  preniez  pi- 
tié de  celle  pauvre  Jane. 

—  Oh  !  oui,  de  la  pitié,  dis-je  involontaire- 
ment, tandis  qu'une  larme  s'échappait  de  mes 
yeux  ;  comment  n'en  aurais-je  pas  ?  Si  jeune  , 
si  aimable, si  pleine  de  tendresse  et  de  sentiment, 
avoir  été  trompée,  et  par  qui  ?par  celui-là  même, 
pardonnez-moi,  milord,  qui  aurait  dû  veiller 
siu-  elle,  la  protéger  et  la  défendre. 

Le  raarquisse  redressa  fièrementà  cesporoles, 
et  je  crus  que  son  courroux  allait  me  punir  de 
ma  franchise  ;  mais  ce  ne  fut  qu'un  éclair.  Il  se 
remit  ;  une  larme  vint  dans  ses  yeux,  et  me  pre- 
nant les  mains  dans  les  siennes  :  —  Madame 
Griffiths,  me  dit-il,vous  devez,en  effet,  me  trou- 
ver bien  criminel  ;  mais  écoutez-moi  quelques 
instans,  peut-éirc  ne  mejugerez-vous  pas  aussi 
coupable  que  je  vous  le  parais  en  ce  moment. 

—  Jane  est,  vous  le  savez,  ma  parente.  Nous 
fûmes  liancés  l'un  à  l'autre  dès  l'enfance.  Notre 
amour  mutuel  seconda  les  vœux  de  nos  parens. 
Jane  m'aimait  comme  peu  de  femmes  savent  ai- 
mer ;  et,  si  mon  amour  n'était  pas  aussi  grand 
que  le  sien,  il  l'était  cependant  assez  pour  que 
je  me  lisse  un  bonheur  de  l'unir  à  moi  i)ar  des 
liens  éternels.  Nous  étions  sur  le  point  de  nous 
marier  ;  tout  était  prêt  ;  Jane  avait  pris  plaisir  à 
préparer  ses  vêtemens  de  noce,  et ,  pour  assister 
à  cette  fête,  elle  avait  convié  plusieurs  de  ses 
amies.  Fatale  précaution  !  l'une  d'elles  était  la 
marquise.  Lavoir,  l'aimer,  fut  pour  moi  l'affaire 
d'un  moment.  Si  vous  avez  jamais  vu  les  effets 
de  l'amour,  vous  devez  comprendre  que  je  lut- 
tai inutilement  pour  le  repousser.  En  vain  je 
me  représentai  que  je  manquais  à  tous  mes  de- 
voirs, que  j'allais  briser  le  cœur  de  Jane  ;  en 
vain  je  me  peignis  son  désespoir.  Plu?  les  efforts 
que  je  faisais  pour  chasser  l'image  de  Georgiana 
étaient  violens  ,  plus  cette  image  m'obsédait,  me 
poursuivait.  La  nuit,  le  jour,  je  n'avais  qu'une 
pensée,  Georgiana;  qu'un  désir,  celui  de  vivre 
près  d'elle,  de  n'en  être  jamais  séparé.  Enfin  ces 
luttes  continuelles  ,  les  insomnies,  suite  de  mon 
amour,  attaquèrent  ma  santé  et  me  conduisirent 
aux  portes  du  tombeau.  Un  jour,  et  il  m'en  sou- 
vient encore  comme  si  c'était  hier,  après  une 
violente  crise  de  fièvre,  j'étais  plus  calme.  Jane 
vint  s'asseoir  près  de  mon  lit  ;  la  pâleur  de  son 
visage  témoignait  desessoulfrances;elleçhcrchait 
vainement  à  retenir  les  larmes  qui  s'échappaient  [ 


de  ses  yeux.  —  Edward,  me  dit-elle  avec  sa  voix 
si  douce,  je  connais  la  cause  de  votre  mal;  pour- 
quoi me  le  cacher?  Vous  aimez  Georgiana  ? —  Je 
me  récriai.  —  Ne  me  démentez  pas,  continua-t- 
elle ,  je  le  sais  ;  et  quand  les  paroles  échappées  à 
votre  délire  ne  vous  auraient  pas  trahi,  je  sais 
trop  bien  ce  que  c'est  que  l'amour  pour  m'y 
tromper.  Oui,  vous  aimez  Georgiana,  et  vous 
allez  mourir  pour  tenir  vos  sermens.  Mais  vous 
ne  savez  pas  ce  que  peut  une  femme.  Edward , 
j'aime  mieux  n'être  jamais  votre  épouse  que  de 
vous  perdre  tout  à  fait.  Georgiana  consent  à  s'u- 
nir à  vous,  soyez  heureux  ! 

Comment  vous  peindre  les  sentimensqui  m'a- 
gitèrent en  ce  moment?  Jane,  si  belle,  si  noble, 
qui  se  sacrifiait  pour  moi.  J'aurais  dû  tomber  à 
ses  genoux,  mais  l'amour  est  une  passion  trop 
égoïste;  je  ne  pensai  qu'à  une  chose  :  Georgiana 
allait  m'appartenir.  Je  cherchai  à  consoler  Jane 
et,  aveuglé  par  ma  passion,  j'allai  même ,  in- 
sensé, jusqu'à  lui  parler  pour  elle  d'une  aulre 
union. 

—  Jamais,  medit-elle,  jamais  un  autre  homme 
ne  trouvera  place  dans  mon  cœur.  Je  ne  vous 
demande  qu'une  grâce,  c'est  de  vivre  auprès  de 
vous,  dans  votre  famille,  dans  votre  maison. 
Georgiana  m'est  une  amie  dévouée;  je  suis  sûr 
qu'elle  y  consentira. 

Je  lui  promis  tout;  que  pouvais-je  lui  refu- 
ser ?  et  d'ailleurs,  je  ne  lisais  pas  dans  l'avenir; 
je  ne  pouvais  deviner  ce  qui  arriverait. 

En  peu  de  temps  je  revins  à  la  santé,  et  je  con- 
duisis à  l'autel  Georgiana  ma  bien-aimée.  Mais 
quelle  affreuse  désillusion  !  Le  ciel,  sans  doute, 
voulait  me  punir;  cette  Georgiana,  que  j'aimais 
avec  toutes  les  forces  de  monàme,  que  j'idolâ- 
trais, je  la  trouvai  froide,  insensible.  Plus  mes 
témoignages  d'amour  redoublaient,  plus  sa  froi- 
deur augmentait;  sa  froideur  devint  de  l'aver- 
sion ;  et  quand  j'allais  verser  dans  le  sein  de 
Jane  mes  larmes  et  mes  douleurs,  je  la  retrou- 
vais, elle,  toujours  aussi  tendre,  aussi  aimante; 
son  amour  brûlant  me  rappelait  à  la  vie;  je 
reprenais  l'espoir;  que  vous  dirai -je?  une 
faible  créature  humaine  n'est  pas  un  ange. 
Placé  entre  deux  femmes ,  dont  l'une  me  rebu- 
tait sans  cesse  et  l'autre  m'accueillait  toujours 
avec  tendresse;  privé  d'enfans  que  cette  femme, 
attaquée  d'une  maladie  incurable,  ne  pouvait 
medonner  ;  poussépresqueparelle,je  faillis  :  un 
jour  me  rendit  coupable. Hélaslnous  sommes  tous 
deux  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer.  De  nous  trois 
c'est  la  marquise  qui  est  la  plus  heureuse.  C'est 
elle  qui  nous  a  en  quelque  sorte  encouragés  à 
cette  liaison.  Loin  de  s'affaiblir,  son  amitié  pour 
Jane  n'a  fait  que  s'en  accroître  ;  car  m'éloigner 
d'elle-même  est  tout  ce  qu'elle  désire.  Et  cepen- 
dant, vous  le  dirai-je,  mon  amour  pour  elle  n'a 
pas  diminué.  Je  brûle  toujours  pour  cette  statue 
de  marbre,  et  la  pauvre  Jane  n'a  que  la  seconde 
place  dans  mon  cœur 

— Vous  comprenez,  continua  le  marquis  après 
une  courte  pause,  combien  il  est  important  que 
tout  ceci  demeure  enseveli  dans  le  plus  profond 
secret;  ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  vous  parle, 
mais  le  cœur  de  Jane  serait  brisé  si  quelque 
chose  de  ce  terrible  mystère  transpirait  au-de- 
hors.  Je  n'ai  pas  le  droit  d'exiger  de  vous  ua 
serment.  Je  ne  veux  pas  chercher  à  vous  séduirç 


169  — 


par  lies  offres  biillanles.  Qui  pourrait  vous  re-  j 
tenir,  si  rhumanitt',  la  pitié  ne  suffisaient  pour 
vous  arrêter?  Je  rimets  notre  sort  entre  vos 
mains.  Prenez  ce  manuscrit,  madame  ;  si  jamais 
vous  cédiez  au  désir  de  divulguer  cette  histoire, 
envoyez-le-moi. ..je  comprendrai. Puisse  ma  con- 
fiance en  vous  nous  préserver  d'un  tel  malheur! 

Le  marquis  me  laissa  dans  une  situation  d'es- 
prit (|ue  je  ne  tenterai  pas  de  décrire.  Tout 
cela  était-il  bien  vrai?  était-il  possible?  J'en 
croyais  à  peine  le  témoignage  de  mes  oreilles. 

Je  rentrai  chez  moi  triste  et  abattue.  Oui,  le 
marquis  avait  dit  vrai  ;  je  ressentis  pour  eux. 
tous  plus  de  pilié  que  d'horreur,  et  je  jurai  de 
ne  pas  trahir  sa  confiance. 

La  petite  lille  de  la  marquise  fut  enterrée  sans 
bruit  au  milieu  de  la  nuit  dans  le  jardin  du 
château.  Seule,  je  présidai  à  cette  triste  céré- 
monie, et  mes  larmes  furent  les  seules  qui  tom- 
bèrent sur  cette  chétive  créature  qui  avait  à 
peine  connu  la  vie.  On  ne  parla  jamais  d'elle, 
et  le  monde  sut  seulement  que  la  marquise  était 
mère  d'un  garçon. 

Aujourd'hui  que  le  marquis,  la  marquise  et 
lady  Jane  elle-même  sont  disparus  de  la  terre, 
ma  parole  était  dégagée;  c'est  donc  sans  remords 
et  sans  crainte  que  j'ai  confié  au  papier  cette 
histoire,  triste  exemple  du  funeste  effet  des  pas- 
sions humaines. 

(Revue  du  XIX°  siècle.  ) 


ET 

DE.  L'USAGE    DES   CLOCHES. 


Chacun  de  nous  possède  aujourd'hui  quelque 
parcelle  de  ces  inslrumens  sonores,  monumens 
imposans  de  la  foi  des  siècles  passés,  qui,  après 
avoir  annoncé  toutes  nos  victoires  et  célébré 
tous  les  grands  événemens  de  notre  histoire 
nationale,  ont  été  convertis  en  gros  sous  par  la 
misère  ou  l'avidité  révolutionnaires.  Nos  belles 
cloches,  nos  harmonieux  carillons  ne  font  plus 
retentir  les  airs  de  leur  monotone  et  grandiose 
mélodie.  Dans  plusieurs  églises,  il  est  vrai,  on 
conserve  de  bonnes  cloches,  mais  l'art  de  les 
mettre  en  branle  n'existe  plus,  et  des  sons  dis- 
cordans,  qui  se  heurtent  horriblement  ou  se 
succèdentinégalement  et  sans  cadence,  viennent 
seuls  fatiguer  nos  oreilles  assourdies.  Aussi  nos 
maires,  nos  conseils  municipaux,  qui  ont  l'oreille 
délicate,  ont-ils  restreint  autant  (ju'ils  ont  pu  le 
droit  et  l'usage  de  sonner  les  cloches.  11  y  avait 
cependant  dans  la  voix  puissante  de  cet  instru- 
ment, dans  l'admirable  combinaison  de  son  har- 
monie, dans  le  majestueux  prolongement  de  ses 
ondulations  sonores,  quelque  chose  qui  dispo- 
sait l'âme  à  de  mélancoliques  pensées  et  lui 
faisait  éprouver  des  jouissances  intimes  et  toutes 
poétiques. 

Notre  prosaïsme adétruit  tout  cela.  Heureuse- 
ment, l'art  n'a  pas  eu  beaucoup  h  regretter  la 
destruction  des  cloches  qui,  à  part  les  expérien- 
ces acoustiques  des  savans,  n'étaient  d'aucune 
utilité  pour  la  musique.  Néanmoins  cet  instru- 
ynent  a  joué  un  assez  grand  rôle  dans  les  fêtes 
•^cérémonies  publiques, il  a  exercé  une  assez 


grande  influence  sur  les  idées  et  sur  ks  événe- 
mens, pour  qu'il  soit  intéressant  de  rechercher 
l'époque  de  son  origine  et  de  rassembler  les  fails 
qui  en  font  connaître  l'usage  dans  les  siècles 
passés.  C'est  l'objet  de  cet  article.  Je  sais  que 
ce  travail  ne  sera  pas  complet,  qu'il  pourrait 
être  enrichi  d'un  plus  grand  nombre  de  faits  et 
de  citations,  mais,  tel  qu'il  est,  il  jiourra  tou- 
jours fixer  l'altciilion  de  quebjues  personnes. 

Les  opinions  soiil  bien  diverses  sur  l'étymolo- 
gie  du  mot  cloclie.  Selon  Fauchet,  il  viendrait 
de  claudicare,  boiler,  parce  que  l'aller  et  le 
venir  de  ses  sons  semblent  exprimer  ialleure 
d'un  boiteux  esliauclié.  D'autres  le  front  déri- 
ver de  c/uilcus,  airain,  ou  de  claiigor ,  son 
éclatant.  Dans  iiueiciues  anciens  auteurs,  les 
cloches  sont  appelées  ««/(^.j,  de  signum,  d'où 
vient  le  vieux  proverbe  ;  On  en  fera  les  sings 
sonner.  Elles  sont  ailleurs  nommées  campanœ, 
onnolœ,  Au  lieu  où  l'on  croit  qu'elles  furent 
inventées.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  mol  cloca  ou 
cloche  a  prévalu  et  a  été  adopté  avec  de  légères 
modifications  dans  presque  toutes  les  langues 
modernes. 

On  ne  saurait  préciser  l'époque  de  l'invention 
des  cloches;  il  paraît  seulement  certain  qu'avant 
le  l'y'"  ou  le  V  siècle  il  n'y  avait  aucun  instru- 
ment de  ce  genre  dont  la  dimension  dépassât 
celle  de  nos  sonnettes  ou  petites  cloches.  A  la 
vérité  on  trouve  quelques  textes  qui  font  con- 
naître des  cuves,  des  statues,  des  colonnes  de 
métal  ou  de  pierre  sur  lesquelles  la  percussion 
produisait  un  effet  analogue  au  son  des  cloches, 
mais  ces  faits  ne  peuvent  être  invoqués  pour 
prouver  l'existence  des  cloches  dans  ces  temps 
reculés.  Ce  fut  en  Italie  qu'on  fabriqua  les  pre- 
mières, et  la  ville  de  Noie,  en  Campanie,  est 
généralement  regardée  comme  le  lieu  dt  leur 
découverte.  Une  opinion  qui  s'est  accréditée, 
c'est  celle  qui  attribue  l'invention  des  cloches  à 
saint  Paulin,  évéque  de  Noie,  en  iSO.  Mais  cette 
assertion  n'est  établie  sur  aucun  texte  contem- 
porain, et  au  contraire  saint  Paulin,  dans  une 
lettre  â  Severus,  donne  la  description  très  dé- 
taillée de  son  église  et  des  divers  orneratns  qui 
la  décorent  ;  il  n'oublie  pas  même  les  serrures, 
et  cependant  il  ne  fait  aucune  mention  des 
cloches. 

Dans  tous  les  cas,  leur  introduction  dans  les 
é(;liseset  leur  emploi  pour  appeler  les  fidèles 
aux  offices  ne  remontent  pas  au  delà  du  IV''  siècle, 
et  ce  ne  fut  (juc  beaucoup  plus  tanl  que  l'usage 
s'en  répandit  dans  toutes  les  églises  et  couvens 
de  la  chrétienté. 

On  connaît  l'existence  des  cloches  au  VIF 
siècle  par  un  événement  cpii  prouve  en  même 
temps  qu'elles  étaient  peu  usitées. 

Lorsqu'en  659  Clotaire  assiégeait  Orléans  , 
saint  Loup,  évêque  de  cette  ville,  fit  sonner  les 
cloches  de  l'église  Saint-Etienne  :  les  soldats 
furent  tellement  effrayés  en  entendant  i>our  la 
première  fois  ces  instrumens  sonores,  qu'ils  se 
mirent  à  fuir,  et  Clotaire  fut  obligé  de  lever  le 
siège. 

L'usage  de  sonner  les  cloches  pour  les  morts 
est  fort  ancien,  et  on  en  faisait  quel(|uefois 
l'objet  d'une  clause  testamentaire.  Celte  dispo- 
sition est  conçue  d'une  manière  assez  curieuse 
dans  le  testament  de  François  \" ,  duc  de  lire- 
tagne,  en  1-150.  «Avant  de  commencer  l'office, 


le  plus  grand Siiin  cloche^  du  moustier  (couvent) 
sera  sonné  par  douze  coups  et  gobeteix,  l'ung 
coup  distant  de  l'autre  par  l'espace  que  com- 
munément on  met  à  dire  son  ^  «Je  Maria,  et 
sonné  après  si  longuement  et  par  autant  de 
temps  que  communément  on  met  à  dire  un  pa- 
tenoslre,  un  Credo  et  Miserere,  et  pour  ladite 
fondation  avons  ordonné  200  livres  de  rentes 
auditiicnoist  moustier.  » 

11  serait  trop  long  d'énumérer  tous  les  effets 
merveilleux  attribués  par  la  superstition  au  son 
des  cloches;  nous  en  rapporterons  néanmoins 
quelques  exemples  curieux.  Surius  rapporte 
que  dans  plusieurs  monastères  la  cloche  réson- 
nait d'elle-même  quand  un  religieux  rendait  le 
dernier  sou|)ir.  Giraldus  Cambrensis,  qui  vivait 
au  douzième  siècle  ,  parle  a'une  cloche  sur  la- 
quelle on  prononçait  tous  les  jours  des  paroles 
mystérieuses,  parce  que,  si  on  eût  omis  ce  soin  , 
elle  serait  partie  se  placer  elle-même  dans  une 
église  voisine.  Le  son  des  cloches  éloignait  le  dé- 
mon ,  délivrait  les  femmes  enceintes,  guérissait 
le  mal  de  dents,  préservait  d'une  foule  de  maux 
et  d'accideus,  détournait  la  foudre  et  dissipait 
les  orages.  Siècles  heureux,  ignorance  précieuse, 
crédul  té  admirable,  je  ne  puis  m'erapécherde 
vous  regretter!  Dites-moi,  je  vous  prie,  ce  que 
nous  gagnons  à  savoir  que  l'orage  qui  gronde 
sur  nos  têtes  ne  saurait  être  détourné  par  des 
moyens  merveilleux,  que  tous  les  dangers  d'un 
long  voyage,  que  les  angoisses  d'une  maladie 
cruelle,  que  les  souffrances  de  l'enfantement  ne 
peuvent  être  éloignés  ou  adoucis  par  aucune 
amulette  et  |iar  aucun  prodige?  En  nous  don- 
nant les  jouissances  de  la  science  qui  dessèche  et 
qui  creuse  notre  âme ,  ne  nous  a-t-on  pas  ravi 
le  doux  plaisir  d'ignorer  ? 

C'est  pour  placer  les  cloches,  objet  d'une  ad- 
miration si  universelle,  qu'on  bâtit  ces  clochers 
hardis,  ces  tours  élevées  ([ui  décorent  presque 
tous  nos  beaux  monumensgothiques.  Maisavant 
la  construction  de  ces  édifices,  on  plaçait  la  clo- 
che dans  l'intérieur  de  l'église.  11  existe  même 
une  ancienne  loi  qui  prévoit  et  répare  d'une  ma- 
nière singulière  les  accidens  qui  résultaient  de 
la  chute  d'une  cloche.  Ainsi,  si  la  cloche  tom- 
bait dans  l'église  et  tuait  ou  blessait  quelqu'un  , 
l'église  payait  desonrevenu  une  grosse  amende; 
mais  si  le  curé  ou  le  sonneur  étaient  les  victimes, 
aucun  dédon.magement  ne  leur  était  donné. 

Quand  l'usage  des  cloches  fut  assez  répandu  , 
on  imagina  d'en  régler  le  son  suivant  les  notes 
de  la  gamme  et  les  divers  genres  de  voix.  Une 
inscription  placée  sur  la  quatrième  cloche  de 
l'église  de  Tours,  fondue  et  posée  en  1513,  fait 
connaître  cette  disposition. 

De  trois  parties  la  taille  tiaas 

Je  qui  ui  nom  Mauricians 

Galian  est  Barytonans 

Conlralenor  Isidorus 

Pour  quart  Martin  est  le  dessus 

Faisant  arnioaie  bien  priuse 

Ea  dt'ccmbro  liûlie  je  lus 

L'an  de  Christ  mil  cinq  cent  qainie. 

Tour  .^  tour  organes  de  nos  joies  et  de  nos 
douleurs  nalionales.lescloches annonçaient  tous 
les  grands  événemens.  La  vieille  tour  de  Saint- 
Gcrmain-l'Auxerrois  contient  encore  la  cloche 
qui  donna  l'affreux  signal  du  massacre  de   la 


170  — 


Saint-Barihélemy.  La  plupart  îles  inscriplions 
gravées  sur  les  cloches  expriment  les  diverses 
cirronslanccs  dans  lesquelles  elles  étaient  em- 
ployées. Voici  une  de  ces  inscriptions  : 

Lautlo  Deum  verum , 

Plebem  voco , 

Gougregoclerum, 

Defiuiclos  ploro  , 

Nuûbiim  fiigo, 

Festaque  lionoro  (l). 
Dansles  grandes  cathédrales,  dans  les  riches 
abbayes,  on  ;ivait  plusieurs  cloches  qui  avaient 
une  dcsliualion  dilférente.  On  comptait:  la  clo- 
che d'honneur,  qui  annonçait  l'arrivée  d'un  per- 
sonnage important;  la  cloche  de  joie  ,  pour  les 
événemens  heureux  ;  la  cloche  commune,  cam- 
pciiia  banatis,  qui  indiciuail  les  heures  du 
travail,  du  repos,  les  réunions  pour  certaines 
affaires  pnbliciucs  |  la  cloche  funèbre  ,  dont  le 
tintement  lugubre ai)prenail l'agonie  ou  lamorl, 
l'excommunication  ou  l'exil  ;  enlin  la  grosse 
cloche,  qui  sonnait  le  tocsin.  A  Gand,  cette  clo- 
che du  tocsin  s'appelait  Roland,  et  portait  l'in- 
scription suivante  ; 

Roland  je  uic  uomnie,  quand  je  sonne 
11  y  a  du  trouble  eu  t'Iundros, 

Avant  la  révolution  ,  on  comiitait  en  France 
plusieurs  cloches  d'une  immense  dimension  : 
eellede  la  cathédrale  de  Paris, nonmue  bourdon, 
existe  encore,  et  est  une  des  plus  considérables. 
La  grosse  cloche  de  Saint-Etienne  de  Vienne, 
fondue  en  1741,  par  ordre  de  Joseph  ,  et  com- 
posée des  canons  pris  pendant  la  guerre  contre 
les  Turcs,  a  plus  de  10  pieds  de  haut  ;  sa  cir- 
conférence est  de  5-2  pieds  2  pouces  ;  elle  pèse, 
sans  le  liattapl,  35,400  liv.  ,  et  le  battant  iièse 
1,328  livres. 

Ce  que  les  voyageurs  ont  rapporté  des  cloches 
qu'on  entend  en  Chine  et  au  Japon  parait  enta- 
ché d'exagération.  SuivantChIadni  (2), on  trouve 
au  Japon  des  cloches  d'or  et  d'aigenl.  Toutes 
les  relations  s'accordent  seulement  surce  point, 
c'est  que  les  cloches  de  ces  pays  sont  d'un  poids 
plus  considérable  que  celles  qui  sont  en  Europe. 
Ces  cloches  n'ont  (jue  dfs  battans  de  bois,  et  on 
y  pratique  symétriquement  un  certain  nombre 
de  lrou>. 

Je  dois  dire  ici  quelques  mots  d'une  cérémo- 
nie en  usage  dans  l'église  catholique  depuis  une 
haute  antiquité,  et  qui  a  pour  objet  la  bénédic- 
tion ou  btiplêine  des  cloches.  Les  plus  illustres 
personnages  regardaient  autrefois  comme  un 
honneur  d'être  choisis  i)our  parrains  et  mar- 
rainesd'une  cloche,  et  leur  nom  gravé  sur  l'ins- 
trument transmettait  à  la  postérité  le  témoigna- 
ge de  leur  munilicence  et  de  leur  piété.  Celte 
cérémonie  se  célébrait  avec  une  grande  pompe; 
la  cloche  était  couverte  de  riches  étoffes  et  sus- 
pendue sous  un  dais  au  milieu  de  la  nef,  et  le 
clergé,  revêtu  d'ornemens  blancs,  accompagné 
du  parrain  et  de  la  marraine,  la  bénissait  solen- 
nellement en  récitant   diverses  prières  et  en 

(1)  Je  loue  le  vrai  Dieu  , 
J'appelle  le  peuple , 

Je  rassemble  le  clergé , 
Je  pleure  les  morts  , 
J'écarte  les  orages. 
Je  célèbre  les  fêtes. 

(2)  De  invcntorio  templorum. 


chantant  quelques  psaumes.  L'emploi  des 
cloches  est  considéré,  dans  l'église  catholique, 
sous  un  double  aspect.  D'abord  elles  ont  pour 
objet  principal  et  prati(iue  la  convocation  du 
peuple  à  la  prière  et  aux  offices  divins;  mais 
elles  sont  encore  considérées  comme  le  simulacre 
sur  la  terre  de  la  voix  de  Dieu,  et  comme  une 
sorte  de  manifestation  de  sa  grandeur.  C'est  dans 
ce  sens  qu'on  chante,  pendant  la  cérémonie  de 
leur  bénédiction,  ces  magnilîques  et  poétiques 
paroles  de  David  :  «La  voix  du  Seigneur  se  lait 
entendre  sur  les  eaux,  fait  sortir  des  nues  le 
feu  et  les  éclairs,  ébranle  les  déserts,  et  brise  les 
cèdres  du  Liban.» 

La  réunion  de  plusieurs  cloches  de  diverses 
grandeurs ,  accordées  suivant  les  règles  de  la 
tonalité  et  gouvernées  par  un  clavier,  forme  ce 
qu'on  nomme  un  carillon.  C'est  dans  la  Flandre 
que  ce  gigantesque  instrument  a  été  inventé  et 
qu'il  s'est  étendu  et  perfectionné.  Cette  inven- 
tion remonte  assez  haut,  puisqu'une  maison 
située  à  Gand,  en  1398,  était  déjà  nommée  le 
carillon.  Presque  tous  les  bourgs  de  Belgique 
et  de  Hollande  possèdent  des  carillons,  que  l'on 
joue  au  moyen  d'un  clavier  sur  lequel  on  frapi)e 
avec  les  poings;  d'autres  sont  soumis  à  l'aclion 
d'un  cylindre.  Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer 
dans  ces  pays  des  hommes  d'une  habileté  extra- 
ordinaire et  qui  parviennent  à  exécuter  des  airs 
d'un  mouvement  rapide.  Les  plus  célèbres  caril- 
lons étaient  ceux  de  Delft  et  d'Anvers. 

Plusieurs  peuples  de  l'Asie  ont  aussi  des  caril- 
lons; Dampier  assure  en  avoir  trouvé  un  dans 
les  lies  Philippines,  dans  lequel  on  comptait 
seize  cloches.  Enfin  on  sait  que  les  Chinois  sus- 
pendent aux  divers  étages  de  leurs  tours  un 
grand  nombre  de  clochettes  que  le  vent  agile  et 
fait  sonner.  C'est  à  ce  dernier  genre  de  carillon 
que  se  rattache  une  harmonie  étrange  produite 
par  une  grande  quantité  de  clochettes  et  dont 
j"ai  entendu  moi-même  le  merveilleux  effet. 
Sur  les  montagnes  et  dans  les  frais  pftturages  de 
la  Suisse,  on  rencontre  une  quantité  innombra- 
ble de  bestiaux  qui  ne  sont  gardés  par  aucun 
pasteur  et  qui  errent  dans  la  vaste  enceinte  oit 
ils  sont  placés.  Ces  bestiaux  portent  tous  de 
petites  clochettes  de  diverses  grandeurs  et  pro- 
duisant des  sons  variés.  Tous  les  calculs  de  la 
science,  toutes  les  ressources  de  l'orchestre  se- 
raient impuissans  pour  imiter  ce  prodigieux 
carillon.  Le  hasard  forme  ainsi  des  combinaisons 
harmoniques,  des  mélodies  bizarres,  indéfinis- 
sables et  pourtant  pleines  de  charme.  L'écho 
répète  ces  accords  extraordinaires  qui  forment 
avec  le  murmure  des  ruissaux,  le  mugissement 
des  torrens  et  les  silTlemens  du  vent,  la  seule 
mais  admirable  musitiue  qu'on  entend  dans  ces 
lieux  sauvages  et  pittoresques. 

F.  D ANJOU. 

{Revue  musicale.) 


O-RSTITA-C-RSEIT 


ET 


ass  sa»îs?âî5»ïai!:.!aiEi-i^^siss, 


Tout  le  monde  sait  que  Gretna-Green  est  un 
village  d'Ecosse  devenu,  depuis  environ  soixante 
ans,  le  rendez-vous  des  couples  amoureux  qui 
veulent  éluder  la  rigueur  de  la  législation  an- 
glaise sur  le  mariage,  et  se  passer  du  consente- 
ment de  leurs  i)arens  ou  de  leurs  tuteurs.  iMais 
lorsqu'on  entend  parler  de  ces  mariages,  célé- 
brés, dit-on,  par  un  forgeron,  on  s'imagine  assez 
généralement  qu'il  s'agit  de  quelque  bizarre 
privilège  inhérent  au  lieu  ou  à  la  personne, et  l'on 
s'étonne  que  de  pareilles  unions  puissent  être 
tolérées  sur  la  terre  classique  delà  légalité. 

La  vérité  est  qu'elles  ne  sont  point,  à  propre- 
ment parler,  des  mariages,   et  ne  produisent 
point  par  elles-mêmes  les  effets  que  la  loi  y 
attache.  D'ai)rès  un  ancien  principe  du  droit 
canonique,  les  paroles  de  prceseuti,  ou  décla- 
ration de  deux  personnes  devant  un  prêtre  ,  un 
notaire,  ou  même    un  individu    quelconque, 
«  qu'elles  entendent  actuellement  se    prendre 
))  pour  mari  et  femme  »,  valent  comme  mariage, 
pourvu  qu'ellessoientsuivies  de  la  cohabitation. 
Cette  législation,  dont  on  trouve  des  traces  dans 
les  pays  mêmes  qui  ont  admis  les  prohibitions 
coniraires  du  concile  de  Trente,  n'a  été  abolie 
en  Angleterre  que  sous  le  règne  de  Georges  II, 
et  s'est  maintenue  jusqu'à  nos  jours  en  Ecosse. 
D'un  autre  côté  la  loi  anglaise  reconnaît  la  vali- 
dité des  mariages  conlractés  hors  du  royaume, 
poun  u  qu'ils  aient  été  célébrés  suivant  les  for- 
mes du  lieu  (I).  On  conçoit  dès-lors  la  véritable 
portée  de  ce  qui  se  passe  à  Gretna-Green.  Ce 
lieu  n'est  choisi  de  préférence  à  tout  autre  que 
parce  que  c'est  le  premier  village  écossais  de  la 
frontière  ;  la  prétendue   bénédiction    nuptiale 
n'est  qu'une  promesse,  et  le  soi-disant  ministre, 
pêcheur,  menuisier ,  forgeron ,    marchand  de 
tabac  (  car  on  assure  que  les  fonctions  sacer- 
dotales ont  été  exercées  par  des  individus  de  ces 
diverses  professions),  n'a  d'autre  caractère  que 
celui  dont  le  caprice  ou  le  préjugé  l'ont  investi. 
Voici  maintenant  sur  la  partie  matérielle  de 
ces  célèbres  mariages  quelques  détails  lires  pour 
la  plupart  des  débats  d'un  procès  qui  a   fait 
beaucoup  de   bruit   en    Angleterre,    l'affaire 
VVakefield. 

Le  village  cher  aux  amours  s'annonce  de  loin 
par  des  bosquets  de  sapins  auxquels  il  doit  pro- 
bablement son  noai(  Oreen,  vert).  Le  couple 
fugitif  descend  à  l'hôtel  de  Gretna-Hall.  On  en- 
voie chercher  le  ininistre  (c'était  alors  un 
W.  David  Laing,  blanchi  dans  le  métier  et  mort 
depuis  );  on  convient  du  prix,  qui  varie  de  deux 
à  trente  guinées.  Le  maître  de  l'hôtel  tient  tout 
prêts  un  ccrtiJicat  de  mariage    en  blanc  et  un 

(IJ  Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  ces  mariages 
soient  tout-i-fait  réguliers,  même  en  Ecosse.  La  forma- 
lité des  bansoud'une  dispense  préalablecxislelà  comme 
ailleurs,  et  ceux  qui  procèdent  à  des  unions  clandtsliua 
sont  passibles,  outre  les  censures  spirituelles,  d'une 
amende  et  d'un  emprisonnement  sévères,  ce  qui  eiplU 
que  les  exigences  des  marieurs  de  Gretna-Greeu.  Mai^j 
cette  contravention  n'entraîne  pas  la  nullité  du  mariagefl 


—  171   — 


\i\ve  (le  [u  iiri'S.  Le  minislic  pi otnlc  à  la  cérc- 
luonie  duns  la  grande  salle  de  l'hôtel  et  en  pré- 
sence des  témoins,  qui  sont  le  plus  souvent 
raubcrgiste  et  le  postillon.  Cette  cérémonie 
coi:;siste  dans  la  lecture  de  l'office  du  mariage, 
la  demande  aux  deux  parties  si  elles  enlendeul 
nuitucllf  nient  se  prendre  pour  mari  et  femme, 
et,  sur  leur  réi)onse  affirnuuive,  la  déclaration 
qu'ils  sont  diiment  unis.  Le  mari  passe  un 
anneau  au  doigt  de  sa  nouvelle  épouse  et  lui 
donne  un  baiser,  sur  l'invitalion  expresse  de 
l'officieux  célébrant.  L'holelier  lemplit  le  certi  - 
licat  et  le  minisire  reçoit  son  salaire,  auipiel  le 
marié  ajoute  ordinairement  un  ])our-boire  en 
argent  ou  en  nature,  et  la  femme  une  légère 
somme  pour  acheter  des  gants. 

En  1825,  on  évaluait  à  GO  le  nombre  des 
mariages  (jui  se  célébraient  aunuellement  à 
Gretna-Green.  Les  noms  du  comte  de  Westmo- 
relan<l,  de  lord  LUcnborough,  de  sir  Thomas 
Lethbridge,  cl,  qui  le  croirait  ?  ceux  de  deux 
chanceliers  d'Angleterre,  les  lords  Eldon  et 
Erskine,  figurent  sur  les  registres  du  lieu,  monu- 
ment curieux  de  la  fragilité  humaine.  On  con- 
serve à  l'hôtel  de  Greina-llall,  connue  une  sorte 
de  relique,  le  jioële  blanc  qui  fut  étendu  sur  la 
tOte  du  célèbre  Erskine,  de  sa  femme  et  de  ses 
enfans.  A  ces  noms  illustres,  et  comme  pour 
couronner  dignement  la  liste,  il  faut  ajoutei- 
ceux  de  Charles-Ferdinand  de  Bourbon,  lils  de 

il  François  I''',  roi  des  D.Ux-Siciles  et  de  Naples, 
et  de  Pénéloppe-Caroline  Smiih,  fille  du  comte 
de  Waterford,  mariés  à  Grelna-Grecn  le  (i  mai 
1S3G. 

Le  contrat  per  verba  do  prœseii/i  subsista 
en  Angleterre,  comme  nous  lavons  dit,  jusqu'en 
1753,  époque  où  fut  rendu  le  fameux  bill  des 
mariages,  etcoïncidch  peu  près  avec  le  commen- 
cement de  la  vogue  de  Gretna-Green.  De  là  les 
Fleet-matriages,  comme  on  les  appelait  en 
Angleleric,  du  nom  de  la  prison  nommée  ï'ieet, 
où  ils  étaient  le  plus  usités. 

Celaient  des  unions  clandestines,  célébrées 
souvent  par  des  individus  qui  n'avaient  aucun 

'  caractère  ad  hoc,  mais  auxquelles  la  loi  recon- 
naissait des  elFels  civils.  Néanmoins,  comme  les 
cours  ecclésiastiques  pouvaient  censurer  et 
punir  sévèrement  cet  abus,  il  s'était  retranché 
dans  les  lieux  qui  étaient  îi  l'abri  de  la  visite  de 
l'ordinaire,  notamment  dans  les  chapellci  des 
prisons  et  lieux  de  refuge,  tels  que  Way-Eair, 
Mint,  Savoy,  etc.,  ou  même  dans  des  tavernes 
affectées  à  cette  destinalion,  et  qui  se  distin- 
guaient ordinairement  par  une  enseigne  repré- 
sentant deux  mains  joinles  ou  tout  autre  em- 
blème matrimonial.  Pour  plus  de  précaution, 
des  allumeurs  (plyers)  se  tenaient  aux  environs 
ou  mêmes  aux  portes  des  églises,  dont  ils  éloi- 
gnaient les  couples  nécessiteux  par  l'olVre  de  les 
marier  au  rabais,  joignant  léloquiuce  du  geste 
à  celle  des  paroles  et  exerçant  envers  les  ama- 
teurs étourdis  une  obsession  dont  nos  cochers 
de  coucous  peuvent  seuls  donner  une  idée.  On 
assure  que  Londres  ne  comptait  pas  moins  de 
soixante  maisons  de  cette  espèce. 

l  ne  gravure  curieuse  de  17  i7  représente  une 
de  ces  unions  dites  lhil~niurria<jvs.  Le  lieu  de 
la  scène  est  la  place  du  marché,  devant  la  prison 

iHIlde  ce  nom.  Un  jeune  matelot  et  deux  femmes 

«Hue l'intitulé  nous  apprend  cHrcla  lilic  de  sou 


hôtesse,  accompagnée  de  sa  mère,  descendent 
d'une  voiture  de  louage.  Deux  ministres  de  l'en- 
droit, en  costume  ecclésiastique,  s'empressent 
d'offrir  leur serviDe.  Au-dessous  delà  gravure 
on  lit  des  vers  que  nous  traduisons,  parce  qu'ils 
peignent  au  naturel  la  scène  étrange  qu'elle  est 
destinée  à  retracer. 

«  A  peine  la  voiture  a-t-elle  déposé  le  couple 
amoureux  qu'il  se  voit  assiégé  par  la  foule  em- 
pressée des  plyers.  «Monsieur,  lui  crient-ils 
aux  oreilles,  avez  vous  besoin  d'un  ministre? 
Par  ici,  s'il  vous  i)lalt...  A  l'enseigne  de  la  Plu- 
me-à-la-main, le  docteur  est  prêt  à  vous  servir. 
—  Suivez-moi  de  ce  côté,  dit  un  autre,  c'est  là 
qu'est  l'ancien,  le  véritable  registre  !  «  Cependant 
les  ministres  inquiets  sont  accourus  au  bruit  et 
font  assaiit  d'offres  séduisantes  pour  les  faire 
entrer  au  plus  vite.  Ballottés  çà  et  là  dans  la 
bagarre,  les  amoureux  ne  savent  auquel  enten- 
dre, lorsque,  descendue  à  son  tour,  la  matrone 
expérimentée  leur  montre  le  chemin  et  va  droit 
au  iiremier  ministre,  qui  en  un  clin  d'œil  vous 
épisse  (1)  le  marin  et  sa  belle.  » 

Après  laehapcllede  Fieet-Prison,cellede  jMay- 
Fair,  bâtie  en  1730,  élait  la  plus  célèbre  pour 
celte  spécialité.  Le  ministre,  nommé  Keith,  était 
fort  connu  à  cette  épofjue  par  l'originalité  qu'il 
mettait  dans  les  annonces  de  ses  mariages  ad 
libitum,  c  imme  il  les  appelail  lui-même.  Voici 
un  échantillon  de  ces  curieuses  réclames 
qu'envierait  le  charlatanisme  moderne  : 

u  Pour  éviter  toute  méprise,  le  public  est  pré- 
venu que  la  nouvelle  petite  chapelle  de  Alay- 
Fair,  près  Hyde  Parck,  est  dans  la  maison  du 
coin  en  face  le  côlé  de  la  grande  chapelle  qui 
rf garde  la  Cité.  Le  minisire  et  le  clerc  habiunl 
la  maison  et  sont  à  la  disposition  ilu  public,  à 
toute  heure  du  jour,  jusqu'à  quatre  heures  de 
l'après-midi.  Le  prix,  jjour  l'assistance  du  minis- 
tre et  du  clerc,  ensemble  la  licence  et  le  certifi- 
cat avec  timbre  royal,  reste  lixé  à  une  guinée, 
comme  précédeinment.  On  reconnaîtra  l'entrée 
de  la  chapelle  à  un  porche  semblable  à  celui 
(jui  précède  les  églises  de  province.  " 

Cethomme  faisait  annonce  de  toul,  el,  comme 
la  reuvc  inccii^olahle  dont  l'anecdote  est  si 
connue,  trouvait  malien!  à  réclame  jusque 
dans  ses  malheurs  domestiques.  On  voit  dans 
le  (raflimaii,  année  17J8,  qu'ayant  perdu  un 
de  ses  lils,  Kcilh  (il  porter  son  corps  dejtuissa 
maison  jusipi'au  einu'tière  de  Covent-Garden, 
en  ayant  soin  de  lui  faire  f.iire plusieurs  stations 
aliii  de  laisser  à  la  populace  le  temps  de  lire  une 
pancarte  attachée  à  la  bière,  où  étaient  annoncées 
et  I  industrie  exercée  par  le  malheureux  père, 
et  les  poursuites  dont  il  commençait  à  être 
l'objet. 

A  la  mort  de  «a  femme,  nouvelle  spéculation 
sur  labadaudei  ie  des  habilans  de  Londres.  Celte 
Ibis  le  7>///"/ élait  du  genre  de  ceux  que  les  .\u- 
glais  appellent  obliqui-s.  Le  DaHy  .idrcrUscr 
du  2;!  janvier  1750  contenait  le  petit  article  qui 
suit  : 

«  Nous  apprenons  que  les  dépouilles  mortelles 
de  mislress  Keilh  ont  été  transportées  dernière- 
ment du  domicile  de  son  mari  à  May-Fair, 
dans  la  maison  du  pharmacien  South-.\ndley- 


(1)  'terme  de  mariiiei  joiuUre  bout  à  bout,  comme 
deux  cAblcs. 


Street,  où  elles  resteront  exposées  dans  une 
chambre  tendue  de  noir ,  jusqu'à  ce  que 
M.  keilh  puisse  lui  rendre  les  derniers  devoirs. 
On  va  à  la  chapelle  de  M.  Keilh  par  Piccadilly, 
St-James-Street,  Clargues-Streel,  tournez  à  main 
gauche.  Les  mariages,  y  eomjiris  la  licence  el  le 
certificat  avec  timbre  de  .î  shellings,  continuent 
à  y  être  célébrés  jjour  une  guinée  par  un  minis- 
tre régulier,  jusipi'à  quatre  heures  de  l'après- 
midi,  etc.  »  Suit  une  répétition  de  la  première 
annonce. 

Ainsi  que  le  font  soupçonner  quelques  mots 
de  ce  paragraphe,  Keith,  qui  à  force  de  faire  des 
mariages  avait  amassé  un  revenu  égal  à  celui  de 
l'évéque  de  Londres,  venait  d'étremis  en  prison; 
mais  du  fond  de  son  cachot  1  intrépide  marieur 
lançait  à  l'Angleterre  des  annonces  el  des  pam- 
phlets contre  la  réforme  législative  qui  se  prépa- 
rait, au  grand  préjudice  de  son  industrie.  En 
elîet,  le  scandale  était  arrivé  à  un  point  qui  ne 
permellait  plus  à  l'autorité  de  fermer  les  yeux. 
Plus  de  soixante  maisons  se  livraient  publique- 
ment 5  cette  ridicule  parodie  du  jjIus  saint  des 
contrais.  Tant  qu'elle  n'avait  affecté  que  l'étal 
civil  de  quelques  marins  ivres  ou  autres  |)auvres 
diables,  le  parlement  n'avait  i)as  cru  devoir  user 
de  son  initiative,  ou  n'avaitprisque  des  mesures 
insuffisantes.  Mais  c'était  une  trop  large  porte 
ouverte  aux  mésalliances  iiour  que  l'orgueil 
patricien  ne  prit  pas  l'alarme,  et  récemment 
encore  Î174i)  loule  l'aristocratie  s'était  émue  à 
l'annonce  d'un  semblable  mariage  contracté 
entre  un  individu  obscur  et  la  fille  ainéeduduc 
de  Richmond. 

Queli)ucs  années  après,  lord  Hardwicke  pro- 
posa le  bill  dont  nous  avons  parlé,  el  qui,  exi- 
geant, à  peine  île  nullité,  le  cjjr3Çntcnient  des 
ascendans,  les  publications  prélimiiiaircs  et  la 
bénédiction  dans  1  église,  mit  lin,  après  trois 
siècles,  à  l'abus  des  Fleet-maniagit. 

Les  registres  où  ces  unions  étaient  consignées 
existent  encore  dans  les  archives  de  Févêché  de 
Londres,  et  l'on  \oil,  par  les  débats  d'un  procès 
jugé  à  Shrcwsburv  en  1S27,  que  leur  nomlu-e  est 
de  cinq  à  six  cents  el  leur  pesante  ur  de  deux 
milliers.  Les  théories  agitées  en  Angleterre 
depuis  quelques  années  relativement  à  un  systè- 
me général  d'enregistrement  des  actes  publics 
ont  ramené  l'attention  sur  toutce  quise  rattache 
à  ce  sujet,  et  M.  Saulherdcn-Burn.  qui  s'est 
occupé  s|)écialemenl  de  recherches  dans  les  re- 
gistres des  paroisses,  a  consigné  le  résultat  de 
l'examen  qu'il  avait  fait  des  Fleet-Regis/ers 
dans  un  ou\rage  publié  à  Londres,  et  qui  nous 
a  fourni  une  i>arlic  des  détails  qui  précèdent. 

Bcslait  aux  amours  Grelua-Grcen  ;  mais  voici 
que  la  loi  menace  de  leur  enlever  ce  dernier 
asile.  Le  ûG  avril  1S37,  M.  R.  Stewarl  a  présenté 
à  la  chambre  des  communes  un  bill  tendant 
à  supprimer  les  mariages  clandc*lins  en  Ecosse 
D'après  ce  projet,  lous  les  m.iriages  devrait  nt 
comme  en  France,  être  inscrits  sur  un  rigislre 
tenu  par  un  fouclionnairc  public.  Il  na  paséti 
adopté.  Serait-ce  parce  que  l'abus  qu'il  tendait 
î»  réprimer  a  trou\é  place,  chcx  nos  graves 
voisins  d'outrc-'Maïu'he,  dans  plus  d'une  eviji- 
tence  parlemculairo  ?  E.  R. 

[Oaielte  des  rribuiiaujr.) 


—  1T2  — 


E.a  coui45(lie  à  ISagra telle. 

Le  ch.'iteaii  de  Bagatelle,  ce  séjour  enchanteur, 
embelli  jinr  les  piiiceauN.  tle  l'ragonaid  ,  de 
Greuse  et  Lagrcnée,  naciuitd'un  pari  entre  Ma- 
rie-Anloinelle  et  le  comte  d'Arlois.  Celui-ci  de- 
vait perdre  cent  mille  livres,  si  sa  maison  de 
plaisance  n'était  point  entièrement  achevée  dans 
le  court  espace  dun  mois  ;  et  d  ne  perdit  pas 
son  pari.  Cela  ne  semble  pas  extraordinaire  à 
celui  qui  n'a  t\i  qu'extérieurement  ce  modeste 
pavillon,  stiniuinté  pour  tout  ornement  de  cette 
devise  latine  :  Parva  si;d  ai>ta.  Mais,  en  le  visi- 
tant dans  tous  Ses  dét.iils,  certes  on  s'aperçoit 
bientôt,  qu'il  a  fallu  un  zèle  surnaturel  pour  ga- 
gner un  pari  auciuel  il  avait  été  fort  téméraire 
d'avoir  consenti.  Voyez  en  effet  tjue  de  choses 
sont  contenues  dans  ce  gracieux  petit  pavillon. 
Et  d'abord  ,  le  rez-de-chaussée  renferme  un 
vestibule,  une  salle  à  manger,  un  billard,  un  sa- 
lon etunboudoir  ornés  dans  le  goiUde  l'époque. 
Puis  un  escalier  en  acajou ,  coupé  avec  une  lé- 
gèreté incroyable  et  suspendu  sur  lui-même, 
conduit  au  premier  étage  où  se  trouvent  plu- 
sieurs chambies  à  coucher  qui  ont  un  air  de  fa- 
mille avec  les  délicieux  boudoirs  des  Trianons  , 
et  celle  du  maitre  du  logis  dont  la  décoration 
toute  militaire  consiste  en  une  tente  relevée  par 
des  faisceaux  d'armes,  et  jiittoresquement  em- 
bellie par  une  cheminée  dont  les  chambranles 
sont  deux  pièces  de  canon  dressées  sur  leur 
culasse. 

Quand  tout  fut  prêt,  le  comte  d'Artois  fit 
hommage  de  ja  victoire  à  sa  royale  adversaire  ; 
la  fêle  (TTnaugu'i^Étion  fut  dédiée  à  la  reine  ;  ce 
fut  elle  nui  en  ordonna  les  détails.  Et  Bagatelle 
fut  pendant  queh|ue  temps  interdit  aux  visi- 
teurs, pour  procéder  avec  plus  de  mystère  aux 
préparatifs  de  la  grande  journée. 

L'art  dramatique  ne  devait  point  élre  oublié 
parcellequi  (juitlailsouventles  insignes  royaux 
pour  prendre  la  jupe  courte  de  Marlon  et  la  cor- 
nette relevée  de  Lisette.  Aussi  fut-il  décidé  qu'un 
opéra  ferait  partie  du  programme,  et  un  théâtre 
fut  préparé  ilans  lejanlin. 

On  manda  exprès  de  Paris  Dazincourt  et 
Dugazcn  pour  diriger  les  répétitions  de  la 
troupe  qui  se  composaitde  la  reine,demesdam(  s 
Jules  et  Diane  de  Polignan,  de  monseigneur  le 
comte  d'Arlois,  de  i'\lM.  de  DiUon,  de  Bézenval, 
d'Adhémar,  de  Coigny,  de  Vaudreuil. 

La  reine  avait  pris  l'emploi  de  soubrette, 
mesdames  Jules  elDiane  de  Polignac  avaient  obte- 
nu ceux  d'ingérueet  de  grande  coijuctte;  mon- 
Sfii.neur  le  comte  d'Artois  devait  remplir  les 
premiers  rôles;  M.  de  Uillon  les  fats,  M.  de 
de  Coigny,  les  pères  nobles  ;  enfin  31.  de  Vau- 
dreuil les  raisonneurs. 

Après  quelques  répétitions ,  chacun  finit 
par  SBVoir  son  rôle,  tant  bien  que  mal.  Tout 
ceci  s'était  fait  avec  le  plus  grand  mystère,  et 
tout  en  se  promettant  de  jouir  des  agréables 
surprises  dans  lesquelles  on  allait  faire  tomber 
les  invités.  Il  faut  avouer  que  c'était  un  piège 
du  meilleur  goût.  Enfin  le  jour  si  ardemment 
désiré  arriva.  Lue  multitude  d'équipages  vir.t 
assiéger  Bagatelle.  La  reine  el  son  royal  époux 
«urcnt  seuls,  et  selon  l'étiquette,  les  honneurs 


de  la  cour  d'entrée.  Le  comte  d'Arlois  vint  en 
grand  cérémonial  recevoir  leurs  majestés  dans 
cet  espace  circulaire  qui  précède  le  château  etoii 
se  trouvent  six  statues  représentant  le  Silence, 
le  Mystère,  la  Folie,  la  Nuit,  le  Plaisir  et  la  Rai- 
son ;  puis  delà,  les  introduisit  dans  ses  appar- 
lemcns. 

Alors,  seulement,  on  donna  accès  à  la  foule 
des  invités.  Chacun  s'extasia  sur  les  dessins  du 
petit  parc,  sur  la  décoration  d'excellent  goût  de 
celte  miniature  architecturale,  et  sur  la  beauté 
gracieuse  des  points  de  vue  qu'on  embrassait 
des  croisées  du  premier  étage. 

Sous  une  tente  dussée  dans  le  jardin  était 
placée  une  table  abondamment  servie  ;  chacun  y 
prit  place,  puis  quelques  instans  avant  la  lin  ilu 
repas  on  remarqua  plusieurs  sièges  vides.  Enfin, 
au  moment  où  l'on  allait  s'inquiéter  de  l'absen- 
ce de  Marie-Antoinette  et  de  l'amphitryon,  le 
fond  de  la  tente  s'ouvrit,  et  laissa  voir  les  gra- 
ilins  dune  petite  salle  de  spectacle  et  la  draperie 
en  velours  qui  formait  le  rideau. Tous  les  convié 
furent  étonnés,ébahis;etleroi  (jui  avait  paru  fort 
agité  lorsqu'il  s'était  aperçu  de  la  disparition  de 
la  reine,  sourit  el  se  calma,  car  le  lever  de  la 
toile  expliquadesuitelacause  de  celte  désertion. 

Ruse  et  Colas,  ce  charmant  opéra-comique  de 
Sedaine,  fut  mutilé  royalement  ])ar  les  comé- 
diens titrés.  Mais  les  applaudissemens  frénéti- 
ques des  courtisans  qui  formaient  la  petite  cour 
deTrianon  ne  man(|uèrent  pas  à  l'amour-pro- 
pre des  artistes.  Ce  fut,  malgré  la  faiblesse  du 
jeu  et  les  fuisci  du  chant,  une  ovation  com- 
plète. Cependant  tous  les  spectateurs  n'imitèrent 
pas  cette  politesse  exagérée,  car  au  moment  oîi 
la  reine  achevait  un  couplet ,  un  sifflet  aigu  se 
fit  entendre.  Les  spectateurs  se  regardèrent  sur- 
pris, je  dirai  même  indignés  ;  mais  Marie-An- 
toinette, comprenant  auss.tôt  qu'un  seul,  parmi 
tout  ce  monde  de  grands  dignitaires  el  de  cour- 
tisans, avait  pu  se  peimetlre  un  tel  acte  d'inso- 
lence, s'avança  sur  le  bord  de  la  scène ,  et  s'a- 
dressant  au  roi  après  avoir  salué  le  public  : 
«  Monsieur,  lui  dit-elle,  puisque  vous  n'aies 
1)  pas  content  démon  jeu,  jtrenez  la  peine 
»  de  sortir,  on  vous  rendra  votre  argent  à  la 
»  porte.  » 

Cette  allocution,  qui  fut  accueillie  par  un  ton- 
nerre d'applaudissemeus,  terminale  spectacle; 
et  Louis  XVI,  honteux  ,  demanda  pardon  à  la 
reine  de  sa  hardiesse,  au  momenloù,aprèsavoir 
quitté  son  costume  de  villageoise,  elle  entrait 
dans  la  salle  de  bal  pour  jouer  son  rôle  de  tous 
lesjours,  rôle,  hélas  ibien  diamatiquepourMa- 
rie-Antoinette,  puisqu'il  se  termina  par  la  ter- 
rible péripétie  de  la  place  de  la  Révolution. 
R.  Desperrièues. 
{Le  Monde  dramatique.) 


Les  Cigalns* 

(Sous  le  titre  A^ Esquisse  sur  t histoire ,  les 
7nœurs  et  la  langue  des  Ciqains,  Michel  de 
Kogalnitchan  a  publié  à  Berlin,  en  1837, une 
brochure  à  laquelle  le  succès  du  ballet  de  l'Opéra 
donne  chez  nous  un  assez  vif  intérêt  d'actualité. 
Nous  en  extrayons  les  passages  suivans.) 


Les  Cigains  sont  ajipelés  en  Angleterre  Cijp- 
sies,  en  France  Bohémiens  ,  en  Espagne  Gita- 
nos,cn  Italie  Zingari  et  Ziiigani,  et  en  Allema- 
gne Zigcuncr.  L'auteur  a  adopté  de  préférence 
la  dénomination  de  Cigains  ,  parce  qu'elle  a  de 
l'analogie  avec  le  molTschigau,  qui  parait  avoir 
élé  le  nom  piimitif  de  ces  populationi  nomades, 
et  parce  que  dans  les  différens  états  de  l'est  et 
du  nord  de  l'Europe,  où  elles  sont  encore  nom- 
breuses, les  noms  par  lesquels  on  les  désigne  se 
traduisent  naturellement  en  français  par  Cigains. 
En  elFel,  on  vient  de  voir  que  leur  nom  italien 
est  Zingani,  avec  une  légère  différence  :  le  nom 
polonais  est  Zingani,  le  russe  Tziganes,  le  turc 
Tschinghéne  ,  enfin  le  moldave  et  le  valaque 
Cigani.  Quant  aux  Cigains  eux-mêmes,  ils  s'ap- 
pellent dans  leur  langue  propre  Romnitschel , 
c'est  -à  -dire  fils  de  la  femme. 

Lorsqu'on  examine  avec  quelque  attention  les 
mœurs,  le  langage,  le  physique  des  Cigains  ,  on 
reconnaît  facilement  qu'ils  ne  sont  pas  d'origine 
européenne;  mais  d'où  viennent-ils?  Il  y  a, 
sur  ce  point,  une  grande  divergence  entre  les 
savans  qui  ont  cherché  à  résoudre  ce  problème 
historique  :  les  uns  les  tiennent  pour  des  Egyp- 
tiens bannis  de  leur  patrie  à  la  suite  de  la  cons- 
piration de  Danaiis;  d'autres  pour  des  chrétiens 
également  sortis  d'Egypte  vers  le  septième  siè- 
cle, pour  rester  fidèles  à  leur  religion.  Ces  hy- 
pothèses et  bien  d'autres  qui  ont  été  imaginées 
sur  le  même  sujet  sont  aujourd'hui  généralement 
abandonnées,  et  on  s'accorde  à  reconnaître  que 
les  Cigains  nous  sont  venus  de  l'Inde.  Cette  der- 
nière opinion  est  surtout  basée  sur  leur  langue , 
dans  laquelle  il  se  trouve  une  infinité  de  mots 
indoustans,  sanscrits,  bengalis,  malais,  etc. 

On  est  moins  fixé  sur  l'époque  où  ,  pour  la 
première  fois,  les  Cigains  se  montrèrent  en  Eu- 
rope, et  sur  les  causes  qui  ont  déterminé  leur 
émigration  de  la  presqu'île  de  l'Inde.  Les  uns 
pensent  qu'ils  appartenaient  à  une  population 
de  pirates  qui  a  été  contrainte  de  se  retirer  de- 
vant l'épée  redoutable  de  Tamerlan,  en  quittant, 
en  1399,  Guzarate,  leur  patrie,  au  nombre  d'en- 
viron cinq  cent  mille. 

En  1417,  on  les  voit  arriver  en  grand  nombre 
en  Moldavie.  Pendant  la  même  année,  quelques 
unes  de  leurs  hordes  pénétrèrent  en  Hongrie,  en 
Allemagne,  et  jusque  sur  les  rivages  de  la  mer 
du  Nord.  La  Suisse  les  vit  en  1418  ;  ils  parurent 
devant  Bologne  en  1422  ;  enfin,  le  17  août  1427, 
ils  se  montrèrent  pour  la  première  fois  dans  Pa- 
ris. On  pourrait  donc, d'après  ces  faits,  fixer 
leur  arrivée  en  Europe  vers  le  commencement 
du  quinzième  siècle.  Mais  il  existe  des  documens 
desquels  il  résulte  qu'ils  étaient  établis  en  Hon- 
grie dès  1250  ,  sous  le  règne  de  Bêla  II.  Sous  ce 
rapport,  la  question  n'est  donc  point  encore  ré- 
solue, et  restera  probablement  toujours  enve- 
loppée d'une  certaine  obscurité. 

Après  ces  discussions  historiques  ,  l'auteur 
s'occupe  des  mœurs  des  Cigains.  Elles  éprouvent 
de  légères  variations,  selon  les  climats  et  le  peu- 
ple où  se  trouvent  ces  races  nomades  ;  mais  ces 
altérations  sont  peu  sensibles,  et  le  fond  des  ha- 
bitudes est  partout  le  même,  aussi  bien  que  le 
type  physique.  Le  Cigain  est  d'une  taille  moyenne, 
avec  un  teint  basané,  et  offre  généralement  les 
plus  belles  proportions.  Les  jeunes  filles  si 
souvent  d'une  beauté  remarquable  ;  mais  el 


1T3  — 


disparaît  promptement.  Les  Cigains  sont  essen- 
tiellement vagabonds;  ils  ont  horreur  des  de- 
meures fixes  :  l'été,  ils  passent  leurs  nuits  sous 
des  tentes,  dans  des  masures  abandonnées  nu 
sous  des  ponts;  l'hiver,  ils  cherchent  un  abri 
dans  les  cavernes.  Ils  vivent  la  plupart  du  temps 
de  vol  et  de  rapine  ;  cependant ,  comme  leur  lâ- 
cheté égale  leur  penchant  à  la  déprédation  ,  ils 
attaquent  rarement  les  personnes,  et  la  plus 
légère  résistance  suffit  pour  les  mettre  en  dé- 
route. Ils  exercent  parfois  quelipie  métier,  et  les 
femmes  disent  la  bonne  aventure.  Les  Cigains 
excelleraient  dans  les  travaux  manuels,  dans  les 
arts,  sans  leur  invincible  penchant  à  la  paresse. 
En  Moldavie,  ils  sont  presque  tous  ménétriers  , 
et  leurs  dispositions  pour  la  musique  sont  éton- 
nantes. En  assistant  une  seule  fois  à  la  représen- 
tation d'un  opéra,  ils  sont  capables  d'en  exécu- 
ter la  musique  avec  une  précision  et  une  exac- 
titude qui  tient  du  prodige. 

Les  Cigains  pratiquent  en  apparence  la  religion 
du  peuple  chez  lequel  ils  vivent  :  mahoraétans 
en  Turcpiie,  catholiques  en  Italie  et  en  Espagne, 
protestons  en  Angleterre  ;  mais  ,  au  fond  ,  ils 
n'ont  point  de  religion.  S'ils  en  ont  une,  c'est 
une  espèce  de  fétichisme.  Leurs  mœurs  sont 
d'une  déplorable  dépravation,  et  le  pêle-mêle 
dans  lequel  ils  vivent  engendre  une  dégoûtante 
promiscuité.  Ils  n'ont  aucun  soin  de  leurs  en- 
fans,  qui  restent  ordinairement  jusqu'à  l'âge  de 
12  ans  dans  un  état  presque  complet  de  nudité. 
Du  reste,  grâce  aux  efforts  de  quelques  gou- 
vernemens,  les  traits  caractéristiques  des  popu- 
lations cigaines commencent  à  éprouver  un  chan- 
gement favorable.  En  Moldavie  et  en  Valachie  , 
ils  se  sont  habitués  à  des  demeures  fixes,  et  ils  se 
livrent  à  quelques  travaux  d'agriculture,  lors- 
qu'ils n'exercent  pas  l'état  de  ménétrier.  En  An- 
gleterre elen  France,  il  ne  leur  est  presque  plus 
possible  de  suivre  leurs  hal)itudes  de  vagabon- 
dage et  de  rapine  :  cependant  on  trouve  encore 
quelques  troupes  errantes  dans  les  provinces  du 
midi  et  de  l'est  de  la  France.  En  Moldavie,  les 
Cigains  vivent  dans  l'esclavage  ;  ils  appartien- 
nent à  la  couronne  ou  à  des  particuliers. 

Le  nombre  des  Cigains  répandus  dans  les  di- 
vers étals  de  l'Europe  peut  être  estimé  à  600,000; 
ils  sont  répartis  de  la  manière  suivante  : 
En  Moldavie  et  en  Valachie.     .     .     .  200,000 
En  Turquie.      ........  200,000 

En  Hongrie 100,000 

En  Espagne 40,000 

En  Angleterre 10,000 

En  Russie 10,000 

En  Allemagne,  en  France  et  en  Italie.  40,000 
La  dernière  partie  de  la  brochure  de  M.  de 
Kogalnitchan  est  consacrée  à  la  langue  des  Ci- 
gains;  il  expose  les  principales  règles  de  leur 
syntaxe,  et  donne  un  recueil  alphabétique  d'en- 
viron sept  cents  mots,  avec  la  traduction  fran- 
çaise. Nous  n'entrerons  dans  aucun  détail  sur 
cette  portion  du  travail  de  l'auteur  ;  nous  ferons 
seulement  remarquer  ([u'il  en  résulte  clairement 
que  les  Cigains  sont  originaires  de  l'Inde,  ainsi 
que  nous  l'avons  indiqué  plus  liant.  En  ellct,  un 
grand  nombre  de  constructions  bizarres,  qui  se 
rencontrent  dans  le  dialecte  cigain,  et  la  plus 
grande  partie  de  ses  mots  radicaux,  appartien- 
nent h  l'une  ou  â  l'autre  des  diverses  langues 
parlées  dans  llindoustan,^ 


SI0C-KAPHI2. 


S2iLîa20  2>3  <Bii»ïîîS>2jû., 


Mario  de  Camlia 'est  né  en  1810,  h  Cagliari 
(Sardaigne),  d'une  famille  noble.  Son  père  avait 
le  grade  de  général  dans  l'armée  piémontaise  ;  il 
était  en  bonne  position  à  la  cour  de  Turin  ,  et 
plusieurs  fois  il  fut  envoyé  comme  gouverneur  à 
Gênes  et  à  Nice.  Le  jeune  Mario  se  trouvait  donc, 
I  par  sa  naissance  même,  appelé  à  l'état  militaire  ; 
il  fut  élevé  à  l'Académie  royale  de  Turin  ,  parmi 
les  pages  nobles  du  roi . 

Devenu  olficier,  il  charmait  ses  camarades  par 
la  pureté  et  l'excellenee  de  sa  voix;  il  chantait 
avec  une  complaisance  extrême,  et  choisissait 
toujours  des  modulations  à  la  fois  tendres  et 
sonores.  Lesiu/latielles,  les  ùarcaroles  et  les 
nocturnes  allaient  surtout  h  sa  manière  naïve 
et  suave.  Un  chant  qu'il  répétait  toujours  avec 
un  plaisir  nouveau  est  celui  qu'il  a  choisi  cet 
automne  pour  se  faire  entendre  dans  une  soirée 
fameuse,  donnée  pour  inaugurer  un  des  plus 
somptueux  appartemens  de  Paris. 

Lors  d'un  voyage  qu'il  fit  à  Paris,  M.  de  Can- 
dia  retrouva  ici ,  dans  la  jeunesse  fashionable , 
un^camarade de  l'école  des  pages;  on  le  produi- 
sit dans  un  monde  d'artistes.  Lit  il  se  laissa  aller 
aux  conseils  et  peut-être  aussi  à  rins|)iration 
qui  le  portaient  au  théâtre.  A  ce  moment  Nourrit 
allait  partir,  Duprez  n'était  encore  qu'annoncé. 
L'Académie  royale  de  Musique  engagea  M.  de 
Candia,  qui  fut  dès  lors  acquis  à  la  scène,  sous 
le  nom  de  Mario.  11  renonça  à  la  carrière  mili- 
taire et  commença  ses  études  musicales. 

Michclot,  Borilogni  et  Ponchard  furent  ses 
professeurs;  la  diciion,  léchant  et  l'expression 
devaient  lui  être  enseignés  par  ces  trois  maîtres. 

Un  noviciat  de  plus  d'une  année  a  été  rerajdi 
par  les  éludes  persévérantes  et  les  plus  assidues 
auxquelles  un  élève  puisse  se  livrer. 

Un  instant  on  put  craindre  devoir  tous  ces 
travaux  compromis  :  une  affection  du  larynx  mit 
sa  voix  en  danger.  La  vigueur  de  la  jeunesse 
triompha  de  la  maladie. 

Les  professeurs  déclarèrent  enfin  que  l'élève 
était  prêt  pour  la  scène;  mais  le  gentilhomme 
effrayé,  éperdu,  ne  trouvait  pas  eu  lui  la  force 
suffisante  pour  alfronler  la  terrible  épreuve  du 
théâtre;  il  n'osait  passe  produire.  Qu'on  nous 
passe  ce  mot,  il  fallut  le  dresser  au  public.  On 
l'amena  par  gradations  à  se  familiariser  avec 
l'aspect  de  la  s;dle  remplie  de  spectateurs. 

Il  a  paru  sur  la  scène.  Sa  destinée  d'artiste  a 
d/Rnitivement  succédé  à  ses  espérances  d'avan- 
cement militaire;  il  a  agi  ainsi,  malgré  mille 
sollicilalions,  mille  avertisscmens,  raille  remon- 
trances venus  de  toutes  parts,  et  même,  dit-on, 
du  roi  de  Sarilaij;nclui-même. 

On  sait  le  reste. 

S'il  faut  en  croire  les  nouvelles  du  monde 
musical,  Donizetti  ré.serve  à  Mario  nu  riMc  dans 
son  opéra  de  l'olijcucte,  qu'il  destine  à  notre 
première  scène  lyri(iuc. 


iHcliiiuKs,  faits  nirimr. 

TRE.»riLi;Mii.>T  ni:  tehue  a  la  Martimole. 
—  Un  tremblement  de  terre  affreux  vient  de  dé- 
soler noire  belle  colonie  de  la  Martinique.  Voici 
les  détails  que  donne  le  Courrier  de  ta  Guade- 
loupe du  1.3  janvier  : 

«  II  est  des  années  que  les  anciens  appelaient 
néfastes,  où  les  dieux,  les  hommes  et  les  élé- 
mens  semblaient  conjurés  pour  la  ruine  des  ri- 
tés.  Certes  jamais  années  ne  méritèrent  mieux 
ce  nom  que  celles  qui  viennent  de  s'écouler  :  la 
fièvre  jaune  a  décimé  nos  colonies,  l'ouragan  a 
brisé  nos  plantations  ,  légoïsme  et  l'aviiiiié  des 
concurrens  de  France  nous  ont  réduits  à  livrer 
nos  proiluits  ;i  perte,  l'incendie  a  dévoré  une  de 
nos  villes  tout  entière  ,  et  comme  si  ce  n'était 
point  encore  assez  de  tous  ces  malheurs  réunis  , 
voici  qu'une  calamité  i)lus  effroyable  encore 
vient  de  frapper  alFreusement  la  Martinique. 

»  Nous  présentons  à  nos  lecteurs  diverses  let- 
tres qui  nous  ont  été  adressées  et  qui  donnent 
des  détails  sur  cet  événement. 

«  Saint-Pierre,  le  H  janvier  1839. 

»  Je  vous  écris  à  la  hâte  que  Saint-Pierre  est 
dans  la  plus  grande  désolation.  Ce  matin,  à  cinq 
heures  trois  quarts  nous  avons  eu  un  tremblement 
de  terre  épouvantable,  qui  a  duré  près  de  deux 
minutes.  Nous  avons  tous  cru  que  notre  heure 
dernière  avait  sonné.  Un  quart  de  la  vilbjesl  en- 
dommagé, et  plusieurs  maisons  entièrement  dé- 
truites. Quelques  personnes  ont  été  tuées  et 
d'autres  blessées.  Japiirends  à  l'instant  (jue  la 
ville  du  Fort-Hoyal  est  à  moitié  délruile  :  Ihd- 
pital  de  cette  vdie  s'est  écroulé,  et  beaucoup  de 
malades  ont  péri  sous  les  combles  :  la  maison 
Mouthet,  établissement  public  où  se  réunissait 
la  classe  aisée  de  la  société,  est  entièrement  dé- 
truite ainsi  que  beaucoup  d'autres.  LaCase-Pi- 
lole,  villa;;e  à  muiiié  chemin  du  Fort-Royal  est 
lotaleriicnt  détruit... 

»  l)(  ux  secondes  de  plus,  Saint-Pierre  n'était 
que  ruines  !  » 

Autreletlre,  mémedale. 

«Toutes  les  maisons  ont  souffert;  plus  de 
vingt  petites  ,  dans  les  rues  de  derrière,  sont 
éciouli'es... 

»  Les  nouvelles,  portées  par  nos  canots,  arri- 
vés à  midi  de  Fort-Royal ,  cl  partis  à  huit  heu- 
res, donnent  à  peine  quelques  détails.  Toutes 
les  maisons  en  mur  de  cette  ville  sont  à  terre,  et 
il  y  a\ait  àcctlclaurc  4  ,\  .500  p.Tsonurs  déjà 
tiouvées  mortes  et  déposées  sur  la  savane.  Il 
faut  espérer  i[uc  d'ici  à  demain  nous  serons 
mieux  informés. 

»  /'.  5.  Il  est  deux  heures.  Un  canot  arrivédc 
Fort-Uoy.d  nous  Informe  ijuil  y  a  plus  de  800 
personnes  (h■j^  de  trouvées  mortes  ou  blessécsj 
Désirons  que  cela  s'arrête  là. 

»Onnc  connaît  pas  bien  positivement  les  noms 
des  victimes;  la  confusion  était  telle  à  Saint- 
Pierre,  (pie  tontes  les  têtes  avaient  perdu  leurs 
facultés  intellectuelles.  Il  y  a  bien  de  quoi  s'é- 
tonner que  les  colonies  voisines  n'aient  rien 
ressenti  de  fi^i  heu\  ;  jum|u".'i  présent,  ilu  moins, 
la  Trinité,  Sainie-l.ucie,  la  Barbade,  Marie  Ga- 
lante, la  Dominique,  la  (.luadeloupe  ,  n'ont 
éprouvé  qu'un  ébranlement  sans  dommages.  » 


-  174  — 


Un  tour  de  carnaval.  -  Une  femme  de  let- 
tres, encore  jeune,  se  mit  deinièremenl  en  t«e 
.l'aller  au  bal  de  l'Opéra.EUe  dissimula  ses  l.lan- 
dics  .l'i.aules  sous  uu  capuchon  de  salin  noir,  et 
vrrs  une  ticure  du  mali..  une  discrète  c.laduie 
la  déposait  ;.    la   j'orle  de  l'Académie  royale  de 
Wusi.iue  ,  sous  la  protection  d'un  cavalier  qui 
avait  promis  son  appui  pour  toute  la  nuit   La 
nouvelle  venue  étaldit  son  .iuarlicr-;!cncral  .lan= 
le  foyer.  Là  bientôt,  grâce  à  son  es|.nl  et  aux 
nnt.<;  qui  lu  avaient  été  indireclcmeiU  tournies, 
clic  fut  à  même   d'entamer  bon  nombre  d  iiilri- 
f'ucs  11  y  en  eut  une  surtout  dont  le  béros  1  in- 
téressait assez.   C-élait  un  beau  jeune  bomme 
étranger  et  très  timide;  il  avait  de  1  esprit,  de 
l'exaltation,  et  se  livrait  avec  une  confiance  ad- 
mirable à  sa  piquante  et  spirituelle  partner.   La 
conversation  était  parfaitement  engagée,  lorsque 
deux  scélérats  de  journalistes  qui  clicrchaienl 
des  occasions  de  mécbanceté  reconnurent    la 
jeune  dame.  Une  pensée  diabolique  vint  tout  a 
coup  à  lesprit  de  l'un  deus.  Dun  air  aussi  res- 
pectueux que  grave  ,  il  s'approche  du  couple 
M„i  dans  ce  moment  cherchait  à  établir  les  bases 
d  une  métaphysique  de  l'amour.   Doucement  il 
prit  la  main  du  domino ,  et,  se  baissant  pour  lui 
parlera  l'oreille.  «  Maman,  dit-il  de  manière  à 
être  entendu  du  bel  et  timide  étranger,  il  est 
bien  tard,  est-ce  (pie  nous  ne  partons  pas  »  ?  Ma- 
man! répéta  involontairement  le  jeune  homme 
en  quittant  le  bras  qu'il  pressait  un  instant  au- 
paravant, et  ses  yeux  étonnés  se  portaient  avec 
une  sorte  de  terreur  sur  les  deux  grandsgaillards 
dont  les  visages  constamment  sérieux  annon- 
çaient bien  30  à  34  ans.  La  plaisanterie  avait  si 
bien  réussi  que  nos  deux  journalistes  la  répétè- 
rent cinq  ou  six  fois  fois  pendant  le  reste  de  la 
nuit,  et  chaque  fois  elle  obtint  un  succès  com- 
plet  La  phrase  traditionnelle  ,  «Maman,  il  est 
bien  lard,  allons-nous-en  »,  rompit  quatre  ou 
cin.i  enlretiens,  renversa  nombre  de  projets  et 
d'espérances  ;  .leux  jolies  femmes  furent  ol.  i- 
cées  de  se  démasquer  alin  de  prouver  .pi  .:lles 
n'étaient  pas  dans  la  catégorie  ordinairement 
éloignée  des  bals  masqués,  des  femmes  de  cin- 
quante ans  et  des  grand'mères. 


Utmc  îiiamatiquf, 

THEATRE  ERANÇÂlS. 


Le  comité  de  bienfaisance,  come.lie  en  un 
acte  et  en  prose,  par  MM.  Jules  de  Wailly  et 
Duveyrier.  -  Les  Sermens ,  comédie  en  trois 
actesetcnvcrs,parM.Viennet. 
Se  moquer  des  comités  de  bienfaisance  et  des 
membres  qui  les  composent,  sous  le   prétexte 
plus  ou  moins  plausible  que  le  principe  de  ces 
pcns  consiste  à  faire  donner  et  à  ne  jamais  don- 
ner eux-mêmes,  cela  peut  sembler  piquant  au 
premier  abnrd,  mais  au  fond  qu'est-ce  que  cela 
prmive  ''  Exciter  les  riches  à  donner,  enfoncer 
aiguillon  dans  le  flanc  de  l'opulence  égoïste  et 
paresseuse,  ce  n'est  déjà  pas  si  ma  .  Saint  Vin- 
cent de  l>anlc  ,  Yinventeur  desEnfans  trouvés, 
vous  semblerait-il  par  hasard  un  bon  sujet  de 
coméaie?  Moquez-vous  des  hypocrites  qui  ne 
donnent  que  par  orgueil ,  que  pour  acheler  le 
droit  d'ajouter  h  leur  nom  je  ne  sais  quel  vani- 
teux appendice,  et  pourtant  prenez  garde  de 
les  empérhcr  de  donner  !  Ne  clouez  pas  le  bien- 
fait au.x  mains  du  bienfaiteur  !  Dans  le  tnste 


rhamp  des  misères  humaines,  tout  est  bon  à 
cultiver,  même  les  sottes  prétentions  d'un  mil- 
lionnaire. 

Les  deux  ailleurs  du  Vomilé  de  bienfaisance 
opposent  à  la  charité  publique  et  oisive  de  leurs 
distributeurs  palcniés  d'aumônes,  la  charité  se- 
crète et  active  d'une  jeune  femme.  Pour  plaire  à 
celle-ci,  un  jeune  homme  jette  les  cinquante 
mille  francs    qui  comiiosenl  toute  sa  fortune 
dans  la  caisse  d'un  négociant  menacé  defaillile. 
Ce  jeune  liommc  n'agit  guère  sensément  :  mais 
il  est  amoureux  ,  et  par  conséquent  il  a  le  droit 
d'être  absurde.  Le  ciel  vient  d'ailleurs  à  son 
aide,  en  faisant  que  ,  moyennant  le  secours  h 
lui  prêté,  le  négociant  échappe  ;i  sa  ruine,  et 
que  le  placemeni  à  fonds  perdus  devient  une 
spéculation  excellenle.  Vous  sentez  que  ce  ca- 
nevas n'est  qu'un  prétexte  à  petites  scènes  ,  à 
petits  mots,  parmi    lesquels  il  y  en  a  de  forl 
agréables.  Mais  on  n'en  est  pas  moins  tenté  de 
dire  aux  auteurs  :  Qu'en  concluez-vous  ? 

L'auteur  des  Sermens,U.  Yiennet ,  a  donc 
compléiement  renoncé  à  la  politi.iue?  D'autres 
disent  ([ue  la  poliruiue  a  renoncé  à  lui.  Toujours 
est-il  que  M.  Vicnuet,  revenani  à  la  littérature 
et  au  théâtre  ,  exploitant  un  sujet  comm.!  celui 
des  Sermens  ,  ne  s'est  presque  pas  souvenu 
qu'il  avait  été  homme  d'état  ;  que  sa  boule  blan- 
che ou  noire  avait  pesé  dans  la  balance  des  des- 
tinées nationales.  Vous  pensiez  peut-être  qu'il 
allait  vous  parler  exclusivement  des  sermens 
prêlésà  tel  ou  tel  lu-ince,  à  telle  ou  telle  charte. 
Eh  bien  ,  point  du  touî  :  il  voit  les  choses  plus 
engranii  ;  il  prend  eu  masse  tous  les  sermens, 
a  commencer  par  les  sermens  d'ivrogne  et  y 
compris  les  sermens  d'amour  :  le  dénouement 
de  sa  pièce  est  un  parjure  universel.  Quand 
je  dis  dénouement,  cela  suppose  une  action, 
et  la  pièce  n'en  a  guère.  Décidément  M.  Vien- 
net  a  bien  fait  de  renoncer  à  la  politique  :  il 
n'est  pas  assez  fort  sur  lintrigue. 

En  revanche  M.  Yiennet  manie  très  élégam- 
ment le  vers  d'épitre  ,  lequel  a  bien  quelques 
r/ipports  avec  le  vers  de  comédie  ,  au  point  (jue 
les  vues  basses  s'y  méprennent  fort  souvent.  Les 
connaisseurs  ont  trouvé  ipie  plusieurs  scènes 
de  la  comédie  de  M.  Yiennet  jtortaient  l'em- 
preinte de  M.  Casimir  Delavigne  ,  et  que  M. 
Yiennet  aurait  pu  faire  la  Popularité,  tout 
aussi  bien  ipie  son  confrère  de  l'Académie.  A  la 
bonne  heure  ,  mais  M.  Yiennet  n'aurait  pas  fait 
les  Comédiens,  F  Ecole  des  Vieillards  :  il  n'au- 
rait pas  fait  Miirino  Faliero  ,  Louis  ,17,  et  la 
preuve  c'est  (pi'il  a  dùl  Clovis  et  Stgismond] 
Si  M.  Yiennet  n'élait  pas  de  l'Académie,  les 
Sermens  ne  l'aideraient  jias  beaucoup  à  y  pé- 
nétrer. S'il  voulait  rentrer  à  la  chambre,  les  Ser- 
mens ne  lu\  en  romvwaienl  pas  les  portes.  Le 
principal  avantage  que  M.  Vienr.et  ait  retiré, 
c'est  la  preuve  que,  malgré  les  souvenirs  de  sa 
carrière  parlementaire,  il  pouvait  donner  une 
pièce  médiocre  sans  être  sifllé.  M. 


GYMNASE  DRAMATIQUE. 


Maurice  ,  comédie  vaudcv.    en    2    actes ,  de 
MM.  Mélesville  et  Duveyrier. 

Un  brave  et  honnête  médecin  de  campagne, 
nommé  Maurice,  a  pour  gouvernante  une  jolie 
fille  de  t7  ans,  Marie.  L'entrée  de  celle  belle  en- 
fant chez  lui  a  été  accompagnée  de  circonstan- 


ces bizarres.  Marie  venait  de  perdre  sa  mère.  En 
mourant,  celle-ci  lui  avait   donné  une    lettre 
adressée  au  baron  d'Auvray.  Cette  lettre  est  tom- 
bée dans  les  mains  de  Maurice,  qui,  à  la  vue  de 
l'adresse  et  reconnaissant  l'écriture,  s'est  éva- 
noui. Tendant  un  mois,  le  délire  s'est  emparé  de 
ses  esprits.  tJrâce  aux  soins  de    la  jeune   fille,  il 
a  été  sauvé.  Le  calme  est  rentré  dans  la  maison 
de  Maurice;  cependant,  depuis  (pielques  jours, 
un  monsieur  Ferdinand,  pctit-lils  d'une  baronne 
de  Villebranche,  profilanl  de  l'absence  du  méde- 
cin, vient  faire  la  cour  îi  Marie.  Il  aime,  mais  en 
silence.  Uientôlses  tourmens  iuiginentenî,  lors- 
qu'il apprend    (jue   son  garde-chasse   est    son 
rival  ;  cet  honnête  ijarçon  a  demanilé  à  Maurice 
la  main  de  Marie,  qui  ta  lui  a  accordée,  croyant 
l'union  très-sortable;  mais,  i)our  se  marier,  il 
faut  des  papiers.  Ci  ux  de  la  petite  gouvernanle 
sont  renfermés  dans  la  fatale  lettre.  11  faut  donc 
y  revenir,  malgré  l'effroi  de  Marie  envoyant  le 
médecin  la  prendre.  Elle  redou'.e  une  liouvclle 
crise.  Cependant  Maurice  est  calme.  11  ouvre  la 
lettre.  Pour  toute  signature,  Henriette.  Deux 
mois  seulcmi  nt  :  «  Celle  qui  vous  remettra  ce 
papierestma  lille....!e   vous  ai  bien  trompé... 
Pardonnez-moi,  je  vais  mourir...  Souvenez-vous 
que  j'ai  Hé  votre  femme.  »  Maurice  découvre 
dans  d'autres  papiers  que  !e  séducleur  d'Hen- 
rielle  est  un  certain  chev.dier  de   Floricourt , 
doni  il  jure    de  se   vengT.  Ferdinand  voulait 
enlever  la  jeune  fille.  Mais  il  a  loul  entendu,  et, 
en  apprenant  cette  irisle  .  venture.  Il  renonce  à 
sesprojets.  11  en  mourra  peut-élre  !... 

S'il  n'en  meurt  pas,  au  moins  tombe-l-il  bien 
malade,  car,  au  second  acte,  madame  Ville- 
branche,  le  baron  et  sa  femme  se  désolent.  On 
a'.tend  avec   anxiété  le  docteur.  Enfin  Maurice 
arrive.  On  le  presse,  on  l'embrasse,  on  le  prie  de 
rester  au  château  jusqu'à  ce  que  Ferdinand  soit 
entièrement  rétabli.  Maurice  demande  à  voir  le 
malade  et  ftsitéloigner  tuutle  mon.le.  Ferdinand 
arrive  et  reste  stupéfait  à   la  vue  du  docteur. 
Maurice  lui  serre  la  main,  et  sa  ligure  se  rem- 
brunit. Nouvel  Erasistrate,  Il  a  làlé  le  pouls  .le 
Ferdinand   et  s'aperçoit  qu'une  maladie  inté- 
rieure mine  le  jeune  homme,  ainsi  qu'autrefois 
le  jeune  Antiochus.  Ferdinand  lui   avoue  qu'il 
aime,  mais  il  ne  veut   point   révéler  le  nom  de 
celle  à  qui  il  a  donné  son  cœur.  Marie  apporte 
au  docteur  des  papiers  qu'il  avait  demandés. 
Ferdinand  l'a  aperçue,  son  cœur  bat  plus  vite 
encore.  Comme  dans  Stratonice,  le  docteur  en 
conclut  que  c'est  Marie  qu'il  aime.  Maurice  est 
bien  emltarrassé.  Comment  décider  madame  de 
Yillebranche  à  unir  son  fils  à  une  roturière  ? 
Cependant  le  docteur  tentera,  quoi  qu'il  arrive. 
Madame  de    Yillebranche    s'indigne;    elle    ne 
doiincrajamais  son  consentement.  Alors  ^Maurice 
diclare  être  le  baron  d'Aiivray.  Le  fameux  che- 
valier de  Floricourt,  le  véritable  père,  n'est  autre 
qu'un  oncle  de    Ferdinand.   En    présence  du 
baron  d'Auvray,  sa  position  est  embarrassée.  Il 
voudrait  embrasser  Marie.  «Soit,  dit  le  baron. 
Pelite,  viens  embrasser  ton  père.  »  Et  la  jeune 
fille  de  se  jeter   au  cou  du    vieux    médecin. 
«  Chevalier,  dit-il,  ce  sera  ma  vengeance.  » 

Cette  pièce,  qui  rappelle  le  médecin  de  cam- 
pagne, vaudeville  représenté  11  y  a  un  an  au 
même  théâtre,  a  obtenu  un  très  beau  succès 
grâce  au  lalent  de  Bouffé,  l'inimitable  comé- 
dien. 


PORTE  SAINT-MARTIN. 

Le  manoir  de  Montlouvier,  drame  fin  5  acles , 
par  M.  Rosier. 

I,e  sire  Gnilhnime  de  Flavy ,  re1iii-l?i  mémo 
([iii,  suivant  la  (laililioii,  eut  la  lAcheté  de  trahir 
Jeanne  d'Arc  <à  Compièfine ,  est  marié  à  une 
femme  dévorée  de  jalousie  ,  et  ce  n'est  pas  sans 
raison ,  car  le  vicomte  Guillaume  est  bien  le 
plus  lieffé  libertin  ,  le  plus  endiablé  coiireur 
d'aventures  galantes  qui  se  puisse  voir.  La  vi- 
comtesse se  désespère  des  infidélités  rontinuel- 
les  de  son  mari,  qui  de  son  eùlé  mène  joyeuse 
vie  ,  aidé  dans  ses  entreprises  amoureuses  i)ar 
Dorbeudas,  son  serviteur  fidèle.  Ce]iendnnt,  au 
moment  où  commence  le  drame  ,  Dorbendas 
médite  de  quitter  son  maitre  pour  fuir  avec  une 
jeune  fille  qu'il  a  jadis  sauvée  à  la  siute  d'un 
combat ,  qu'il  a  placée  dans  un  couvent  où  il  va 
la  voir  en  cachette  du  sire  de  Flavy,  et  à  laquelle 
il  a  voué  un  amour  de  père.  IMais  le  puissant 
seigneur  a  vu  ])ar  li.isard  Marie  ,  la  protégée  de 
Dorbendas,  et,  pris  d'un  subit  amour  pour  la 
belle  inconnue,  il  l'enlève  ,  en  dépit  des  efforts 
coiidiinés  de  la  vicomtesse  et  de  Dorbendas  ,  et 
l'entraine  dans  son  manoir  de  ^lonllouvier.  La 
femme  jalouse  et  l'homme  dévoué  les  ont  suivis, 
mais,  on  le  devine,  avec  des  intentions  bien  dif- 
férentes. La  dame  de  Flavyne  penseà  rien  moins 
(|u'h  se  défaire  de  sa  rivale  ;  mais  une  invocation 
de  la  jeune  religieuse  à  Notre-Dame-de-Hien- 
vcnue  change  tout  à  coup  la  face  des  choses , 
et  dans  sa  rivale,  dans  Marie  enlevée  par  son 
époux,  la  vicomtesse  reconnaît  sa  fille. 

Ceci  demande  explication  :  trois  ans  avant  son 
mariage,  la  comtesse  surprise ,  la  nuit ,  <lans  un 
couvent,  par  un  capitaine  anglais,  est  devenue 
victime  de  sa  brutalité,  et  elle  a  donné  le  jour  à 
un  enfant  du  sexe  féminin  qiu  placé  chez  une 
bonne  femme  a  appris  de  celle-ci  <à  n'appeler  sa 
mère    inronnue  que  de  ce  nom  :  Nolre-Dame- 
de-Bienvenue!  —  On  pense  qu'après  cette  re- 
connaissance, la  mère,  doublement  jalouse,  va 
la  disputer  avec  un  acharnement  héroïque  îi  son 
mari.  Mais  Guillaume  met  brutalement  sa  femme 
à  la  porte  du  manoir,  et  fait  conduire  la  jeune 
fille  dans  une  tour  où  il  ne  larde  pas  à  la  suivre. 
Cependant  Dorbendas .  éloigné  par  son  maî- 
tre, a  eu  le  temps  de  glisser  entre  les  mains  de 
sa  protégée  un  pajiier  contenant  des  instruc- 
tions diplomatiques.  Conformément   uses  avis, 
Marie,  devenue  tout  à  coup  une  Rosine  fort  co- 
quette et  fort  spirituelle,  ])arvient  à  connaître  la 
clef  de  la  tour,  et  l'enlève  adroitement  au  trous- 
seau (|ue  le  sire  de  Flavy  porte  à  sa  ceinture. 
Mais  les  coiiuetteries  de  la  jeune  fille  ont  allumé 
les  désirs  du  comte.   Heureusement  Rosine  a 
fort  îi  propos  jeté  sa  clef  par  la   fenêtre,  et  la 
comtesse  ,  qui  attendait  en  bas  ,  a  pu  pénétrer 
dans  la  tour.  La  voici  donc  de  nouveau  eu  face 
de  son  mari.  La  scène  conjugale  devient  des  plus 
vives,  cl  la  comtesse,  poussée  à  bout,  est  con- 
trainte ,  poiu-  justifier  la  protection  dont  elle 
entoiM'e  Marie,  d'avouer  au  sire  de  Flavy  la  pe- 
tite aventiM'c  (pie  vous  connaissez  et  dont  elle 
lui  avait  iirudemmcnt  fait  jusipie  alors  un  mys- 
tère. Cette  confidence  est  (leu  ealmantc,  comme 
vous  le  pouvez  penser.  Flavy,  furieux,  enferme 
les  deux  f(mimes  et  leur  envoie  des  assassins. 
Mais  Dorbeudas  est  arrivé  ,   lui  aussi,  dans  la 
tour,  et  il  lue  les  deux   meurtriers.  Ensuite  il 
ll^'olïre  ^  faire  évader  une  des  femmes,  une  seule, 
iPbicn  entendu.  Sera-ce  la  niilirc  ou  bien  la  lillc  i' 


la  mère  refuse  ;  la  fille  refuse  ;  mais  l'obéis- 
sance filiale  est  là,  et  Marie  sort  de  la  tour  avec 
Dorbendas.  Quand  la  mère  est  restée  seule  ,  le 
sire  de  Flavy  survient,  averti  par  les  cris  de  l'un 
des  meurtriers  assassinés  par  Doibendas  ,  et  il 
va  lui-même  tuer  sa  femme  ,  lorsqu'une  expli- 
calion,  amenée  par  la  vue  d'un  poignard,  change  I 
brusquement  la  situation  des  deux  époux.  De 
celle  explication  il  résulte  que  le  père  de  Marie 
n'est  autre  que  Guillaume  de  Flavy:  dans  un 
comliat  singulier  il  avait  terrassé  le  capitaine 
anglais  dont  il  a  été  (piestion  et  lui  avait  enlevé 
son  poignard  que  la  vicomtesse  avait  dérobé  h  ^ 
son  tour,  la  nuit  où  elle  devint  mère  par  un 
crime. 

Tout  îi  coup  IMarie  revient  pour  mourir  avec 
sa  mère,  et  cette  pieuse  inspiration  lui  sauve  la 
vie,  car  le  sire  de  Flavy  avait  posté  des  soldats 
sur  le  chemin  qu'elle  avait  pris  avec  ordre  de 
massacrer  tout  ce  qui  se  présenterait  sans  sauf- 
conduit.  Le  vicomte,  accablé  de  remords,  vase 
faire  tuer  par  les  Anglais. 

Nous  demandons  pardon  à  nos  lecteurs  de 
cette  froide  et  incomplète  analyse  :  le  drame  de 
M.  Rosier  est  du  genre  Tour  de  Nestlé,  ou 
drame-imbroglio;  les  incidens  ,  les  péripéties 
s'y  succèdent  avec  une  merveilleuse  rapidité  , 
s'accumulent  et  ne  laissent  au  public  le  temps 
ni  de  respirer  ni  de  réfléchir.  Disons  mainte- 
nant que  cette  pièce  est  une  des  |)lus  intéres- 
s  intesque  nous  ayons  vues  depuis  longtemps,  et 
qu'elle  a  fourni  à  mademoiselle  Georges,  qui 
reparaissait  après  une  assez  longue  absence  , 
l'occasion  de  déployer  toutes  les  ressoiu'ces  de 
son  beau  talent.  —  Le  rôle  de  Dorbendas  est  le 
meilleur  de  Fouvrage  ;  il  est  pétillant  d'esprit , 
et  a  été  joué  d'une  manière  supérieure  par  Mé- 
lingue;  profond  et  énergique,  railleur  et  in- 
cisif tour  à  tour,  Mélingue  s'est  placé  par  celte 
(a-éation  au  premier  rang.  —  'Mademoiselle 
Théodorine  a  été  belle  de  simplicité  dans  le 
rOIe  secondaire  de  Marie.  Quand  donc  nos  dra- 
maturges lui  feront-ils  une  autre  Rita  CEspa- 
(jnole? 

En  somme,  le  Manoir  de  Montlouvier  est , 
pour  la  Porte-St-Martin  ,  un  grand  et  légitime 
succès.  C. 


Rfuuf  î)c  cinq  jours. 

20  FEVRIER.  —  Le  tremblement  vie  terre  du 
1 1  janvier,  si  désastreux  i)our  la  Martinique,  n'a 
produit  aucun  dommage  à  la  (luadeloupe.  Nous 
voyons  avec  plaisir,  dans  \c  Journal  du  Havre, 
qu'il  en  a  été  de  même  à  la  Trinité,  à  Sainte- 
Lucie,  ;i  la  Harbadc,  à  Marie-Galante  et  îi  la  Do- 
minique. 

—  L'ne  correspondance  dcConstautinople,  ci- 
tée per  le  Morning  Chroniole,  semble  indicpier 
une  origine  mystérieuse  au  grand  incendie  ipii 
vient  de  dévorer  la  iiarlie  de  la  résidence  impé- 
riale à  Ci)nstanlino|)le.  lin  lirman  détend  de  |>ar- 
Icr  en  iud]lic  de  cet  incendie.  On  évalue  le  dom- 
mage causé  à  i.i  millions  de  francs. 

—  Par  (U-dounancc  du  IS  février,  M.  le  baron 
Méebiu,  conseiller  d'étal,  ancien  préfet  du  dé- 
parlement  du  Nord,  est  nommé  président  de  la 
conunission  des  monnaies  cl  médaiiles. 

—  Nous  avons  re(,'U  hier  une  bien  fAcheiise 
nouvelle  :  le  paipu'liot  à  vapeur /u  Ville  de  Uor- 
dcau.v,  capitaine  Cazeuilre,  faisant  le  trajet  en- 
tre Itordeaux  et  li'  Havre,  vient  de  se  perilic  au- 
prèsile  Royan.  Ileureusenu'ut  personne  n'a  péri. 

—  Ou  ictii de Conslauliac,  le  27 janvier  : 


«  Constantine  se  peuple  d'Européens  ;  le  com  - 
merce  y  prend  de  l'extension;  de  grands  maga- 
sins ont  pris  la  i>lace  des  chétives  échoppes  des 
Arabes.  Nous  avons  maintenant  un  horloger,  un 
pharmacien,  des  ouvriers  de  toute  sorte;  Cons- 
tantine marche  à  grands  [las. 

»  Un  cabinet  de  lecture,  établi  depuis  quel- 
ques mois,  nous  est  d'un  immense  secours. 

1)  Les  rues  de  la  \  ille  ont  reçu  des  noms  histo- 
riques :  nous  avons  les  rues  Damrémont,  Cara- 
man,  Comités,  Vieux,  l'oticr,  llaekelt,  Caho- 
reau,  etc.  ;  la  |)orte  Valée  ;  d'autres  rues  ont  re- 
çu bs  noms  des  divers  corps  qui  ont  pris  pari  à 
l'expédition;  d'autres  enfin  ont  conservé  leurs 
anciens  noms,  soit  arabes,  soit  traduits  en  fran- 
çais ;  les  noms  de  ces  rues  sont  inscrits  sur  les 
murailles. 

»  Depuis  quelques  jours  on  a^placé  des  réver- 
bères près  du  palais.  « 

—  Les  quatre  bàlimens  composant  lesgaleries 
de  l'exposition  des  produits  des  arts  et  de  l'in- 
dustrie, aux  Champs-Elysées,  ont  en  ce  moment 
leiu- cliar|iente  dressée.  Trois  sont  entièrement 
couverts.  Une  des  grandes  galeries  est  bientôt 
décorée  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur,  lîien  n'égale 
l'activité  avec  laipielle  ces  travaux  sont  pour- 
suivis.Il  faut,  du  reste,  qu'ils  soient  achevés  à  la 
fin  de  mars. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che 17  et  lumli  18  février  1839,  de  i,317  dépo- 
sans,  donlCI4  nouveaux,  la  somme  de  .582, -383 
francs. 

Les  retnboursemens  demandés  se  sonl  élevés  à 
la  somme  de  62-1,500  francs. 

— Arr.\s.  — 11  y  a  de  singulières  destinées  ici- 
bas.  Ce  qui  nous  a  paru  être  un  effet  bizarre  des 
vicissitudes  humaines,  c'a  été  de  voir  hier  ma- 
tin, sur  les  bancs  correctionnels,  sous  la  préven- 
tion de  vagabondage,  le  (ils  d'un  général  de  l'em- 
jiire,  du  général  liessières,  tué  à  la  bataille  de 
Lutzen.liessières,  qui  avaitéié  remisa  l'audience 
d'hier  pour  justifier  de  ses  moyens  d'existence, 
est  venu,  par  l'exhibition  d'iui  certificat,  attes- 
ter qu'il  doit  à  la  générosité  de  l'empereur,  une 
pension  de  2iO  fr.  ijui,  dit-il  lui  sortit  pour  vi- 
vre. Celtejustification  lui  a  réussi  auprès  du  tri- 
bunal, qui  l'a  acquitté  du  chef  de  vagabondage 
pour  lequel  il  était  poursuivi. 


21.  —    On  écrit  de  Falmouth,  le  14  février  : 

«  Le  paquebot  le  Penguin  a  apporté  des 
nouv(!llcs  de  Vera-Cruzdu  ti  janvier,  de  Tam- 
l>ico  du  10  et  de  la  Havane  du  18.  Les  troupes 
françaises  occupent  Iraniiuillement  le  château 
de  Saint-Jean  dLIloa.  et  depuis  le  6  décembre 
elles  n'ont  point  inquiété  la  \  era-Cruz.  Quel- 
(jues  troupes  mexicaines  restées  dans  la  ville  ont 
détruit  les  tours  et  enlevé  les  canons.  Toute  com- 
munication directe  avec  l'intérieur  a  été  coupée  ; 
aucun  approvisionnement  ne  peut  entrer.  On 
veut  ainsi  em|>êcher  les  Français  de  trouver 
quelque  avantage  dans  Foccunâtion  de  la  ville, 
s'ils  pensaient  à  s'y  établir,  et  a  entraver  l'arri- 
vée (les  vivres.  La  ville  esl  déserte  :  tous  les  ob- 
jets précieux  en  ont  été  enlevés.  11  n'y  a  jdus  en 
ville  (|ue  80  h  100  étrangers. 

—  Le  Journal  des  Dèhats  publie  une  lettre 
datée  de  la  Nouvelle-Orléans,  leT  janvier,  et  .si- 
gnée F.  (iaillardel,  (|ui  transmet  >iuelques  détails 
sur  l'arrivée  à  la  Nouvelle-Orléans  des  négocians 
français  de  la  Vera-Cruz.  Nous  avons  rem-irqué 
entre  autres  choses  dans  celle  lettre  les  lignes 
suivantes: 

«  Du  rapport  unanime  fait  par  eux  les  négo- 
cians français)  en  ma  présence,  chez  \\.  David  ri 
,^  M.  David,  il  résulte  (|ue.  peu  de  jours  avant  la 
criminelle  tentative  des  Mexicains,  le  consul  es- 
pagnol avait  protesté,  au  nom  de  son  gouverne- 
nuMii.  contre  les  hostilités  de  notre  escadre,  et 
qu'il  (ng.igcait  les  Mcxiciins  .t  la  résistance,  en 
leur  iromettant  lies  secours  prochains  el  assu- 
rés de  la  iniissante  Espagne.  .\  lluurede  la  con- 
llagratioii,  l'auural  liauilin,  qui  voulait  tout  ten- 
ter pour  amener  tme  conciliation  ilé.sir.ddc  ,  s's- 
drcssa  en  vain  à  ce  consul  cspajuol  pour  l'aider 


—   17G 


tle  son  intervention.  Cet  agent  sut  se  soustraire  à 
toutes  les  recherches,  et  attisa  le  feu  au  lieu  de 
réteindrc. 

«  La  conduite  du  nouveau  consul  anglais  a 
été  totalement  opposée  à  celle  de  son  confrère 
castillan,  et  aussi  active  pour  le  bien  que  celle 
de  l'autre  l'avait  été  i)0ur  le  mal.  » 

—  Lesjournaux  de  Madrid  du  13  parlent  des 
préparatifs  de  défense  qui  se  font  à  Bilbao.  On 
croit  cette  ville  menacée  par  les  troupes  de 
don  Carlos.  Espartcro  a  ijuilté  Haro  avec  8,000 
hommes  pour  se  porter,  dit-on,  contre  Tolosa. 

—  La  cour  royale  de  Paris,  chambre  des  mises 
en  accusation,  abandonnant  sa  jurisprudence 
pour  se  ranger  à  celle  de  la  cour  de  cassation, 
vient  de  décider  que  le  meurtre  commis  en  duel 
constitue  un  homicide  commis  avec  prémédita- 
tion, et  que  celui  (|ui  s'en  est  rendu  coupable 
doit,  ainsi  que  les  témoins  qui  l'assistaient,  être 
renvoyé  devant  la  cour  d'assises. 

—  M.  Gouget,  ancien  commissaire  de  police, 
a  dérobé,  il  y  a  deux  mois,  dans  une  vente  pu- 
blique, divers  objets  de  curiosité.  L'instruction 
suivie  contre  lui,  et  le  débat  qui  a  eu  lieu  au- 
jourd'iiui  devant  la  police  correctionnelle,  ont 
constaté  iiue  M.  Gouget  était  atteint  d'aliénation 
mentale.  Le  tribunal,  sur  les  conclusions  con- 
formes du  ministère  public,  a  prononcé  son  ac- 
quittement. 

—  La  Madeleine  de  Canova  a  été  adjujjée  à 
M.  Aguado  pour  la  somme  de  63,000  fr. 

—  Hier  soir,  de  dix  heures  à  minuit,  les  abords 
du  Louvre  étaient  remplis  de  peintres  qui  pro- 
fitaient du  dernier  délai  pour  apporter  leurs 
toiles.  11  parait  que  la  quantité  sera  grande; 
nous  verrons  la  qualité  au  t"  mars. 


22.  — Bruxelles,  20  février.  —La  soirée 
d'hier  et  la  nuit,  malgré  les  plus  vives  inquiétu- 
des, se  sont  passées  sans  trouble  ;  la  garnison  a 
été  toute  la  nuit  sous  les  armes,  et  la  garde  civi- 
que a  fourni  de  nouvelles  patrouilles  qui  ont  cir- 
culé toute  la  nuit  dans  les  rues  de  la  capitale. 

— C'est  le  13  du  mois  dernier  que  la  reine 
douaiiière  de  Naples  a  épousé  le  chevalier  de 
Baizo,  colonel  du  régiment  de  lanciers  de  la 
garde,  l'ar  ce  mariage  le  colonel  devient  le 
beau-père  du  roi  régnant,  de  la  reine  régente 
d'Espagne,  de  la  princesse  Amélie,  femme  de 
l'infant  don  Sébastien,  du  prince  de  Capoue.  La 
reinedouairière  est  la  tille  du  roi  Charles  IV  d'Es- 
pagne ;  elle  est  âgée  de  50  ans;  elle  a  eu  douze 
enfans  ([ui  sont  tous  vivans.  Ce  mariage  a  eu 
lieu,  dit-on,  du  consentement  du  roi  qui  a 
nommé  le  chevalier  de  Ualzo  son  chambellan. 

—  La  tour  de  l'église  de  Beeringen,  près  Be- 
verloo  (Belgique),  s'est  écroulée  le  17  au  matin, 
et  a  écrasé  sous  ses  débris  l'école  communale. 
Treize  enfans,  qui  se  trouvaient  dans  l'enceinte  de 
l'école,  ont  péri  victimes  de  cette  catastrophe; 
les  autres,  au  nombre  d'une  quarantaine,  étaient 
heureusement  sortis  ,  attires  par  la  musique 
d'un  régiment.  On  croit  aussi  que  deux  soldats 
sont  sous  lesdécombresde  la  tour. Le  monument 
comptait  cinq  siècles  d'existence. 

—  Les  travaux  de  restauration  de  l'église 
Saint-tJermain-l'Aiixerrois  se  poursuivent  avec 
activité.  Le  pignon  v?  être  restauré  dans  son 
ancienne  magnilicence  ;  les  tourelles  et  leur 
galerie  de  dentelle,  les  guivres,  les  goules,  les 
salamandres  des  gouttières,  les  croisées  ogivales 
et  leurs  nervures  délicates,  les  mille  colonnettes 
et  leurs  chapiteaux  fantastiques,  taillés, coupés, 
arrondis,  ciselés  avec  tant  d'art ,  tout  est  rétabli, 
refait  ou  restauré  avec  un  soin  et  une  patience 
extrêmes. 

—  Les  lettres  de  Barcelonne  du  12  février 
annoncent  qu'un  beau  navire  étranger  à  trois 
mâts,  chargé  de  7,SO0  fusils,  expédiés  par  les 
protecteurs  de  don  Carlos  dans  le  Nord,  et  des- 
tinés aux  troupes  de  Cabrera ,   venait  d'être 


pris,  sur  la  côte  de  Valence,  par  les  croiseurs 
espagnols,et  conduitdans  le  port  de  Barcelonne. 

—  Les  canons  de  80  à  projectiles  creux  du 
colonel  Paixhans,  et  qui  portent  maintenant  son 
nom  dans  toute  l'Europe,  ont  fait  leurs  pre- 
mières urines  à  Sl-Jean-d'Ulloa.  Tous  les  capi- 
taines de  vaisseau  de  la  flotte  s'accordent  pour 
reconnaitrc  la  part  immense  que  ces  terribles 
instrumens  de  destruction  ont  eue  au  prompt 
et  complet  succès  de  l'attaque.  Les  explosions 
de  poudrières,  d'elfroyables  ravages  dans  les 
travaux  de  défense  se  succédaient  avec  rapidité, 
et  n'auraient  bientôt  fait  qu'un  monceau  de 
ruines  du  fort  d'Ulloa,le  Gibraltar  de  l'Amérique. 

—  VEcho  de  Rouen  était  poursuivi  par  MM. 
A.  Dumas,  A.  Boyer,  hommes  de  lettres,  et  Du- 
tacq  ,  gérant  du  journal  le  Siècle  ,  pour  avoir 
reproduit,  sans  autorisation  ,  les  feuilletons  in- 
titulés le  Capitaine  Paul  et  la  Traite  des 
blancs.  L'alfaires'estprésentéehierà  l'audience. 
Sur  les  conclusions  jirises  dans  l'intérêt  de  VE- 
cho par  M'^  Lenepvcu,  le  tribunal  a  déclaré  les- 
dits  auteurs  non  recevables  dans  leurs  pour- 
suites, faute  d'avoir  satisfait  au  dépôt  préalable 
de  leurs  œuvres  h  la  bibliothèque  nationale,  for- 
malité prescrite  par  l'article  6  de  la  loi  d'u  19 
juillet  1793.  Le  jugement  a  été  rendu  contre 
MM.  A.  Dumas,  A.  Royer  etDutacq,  faute  de 
plaider. 

—M.  Vatout, conseiller-d'état, présidentducon- 
seil  des  bâlimens  civils ,  administrateur  des  mo- 
numens  publics,  est,  par  une  ordonnance  en 
date  du  19  février,  nommé  directeur  des  monu- 
mens  publics  et  histori(jues. 


23.  —  Le  Moniteur  belge  du  19  février  con- 
tient un  arrêté  royal  qui  accepte  la  démission  de 
M.  de  Mérode,  en  sa  doulde  qualité  de  ministre 
d'état  et  de  ministre  ad  intérim,  des  finances  : 
il  ne  reste  maintenant  que  trois  ministres  eti 
place  :  MM.  de  Theux,  Willmare  et  INothomb. 

—  Les  constructions  des  bâlimens  destinés  à 
l'exposition  des  produits  de  l'industrie  coûte- 
ront au  pins  300,000  fr. ,  et  non   t, 500,000  fr. 
ainsi  qu'on  l'a  annoncé  par  erreur. 

—  Madame  la  marquise  de  Montagu,  fille  du 
duc  d'Ayen  ,  depuis  duc  de  Noailles,  et  arrière 
lielile-lille  du  chancelier  d'Aguesseau,  vient  de 
mourir. 

—  Ce  matin,  à  six  heures  et  demie,  un  violent 
incendie  a  éclaté  à  bord  du  superbe  paquebot  à 
vapeur /e  A'o/;o ,  de  Londres,  appartenant  à  la 
compagnie  générale  de  la  navigation  par  la  va- 
peur, et  mouillé  sur  la  rivière  à  l'entrée  des 
docks  de  Sainte-Catherine. Malgréles  secours  les 
plus  prompts  et  les  plus  actifs  ,  ce  magnifique 
I)aleau  a  été  en  partie  brûlé.  On  évalue  le  sinis- 
tre î»  environ  1,000  liv.  st.  11  n'était  pas  assuré. 
On  a  eu  le  temps  de  sauver  beaucoup  d'effets  et 
de  marchandises  qu'on  a  jetés  sur  la  berge. 

{Globe.) 

—  Parmi  les  jeunes  Arabes  envoyés  de  Cons- 
tantine  en  France,  au  nombre  de  cinq,  pour  y 
faire  leur  éducation,  onsii'.niln  le  fils  d'Ali,  ca'id 
des  Aractas,et  lefrèredii  li  ikerndeConstantine. 
La  joie  qu'ils  éprouvent  de  partir  pour  celte 
France  dont  ils  ont  si  souvent  entendu  parler, 
contrastait  d'une  manière  frappante  avec  la  dou- 
leur de  leurs  parens;  il  était  facile  d'y  reconnaî- 
tre qu'en  nous  accordant  une  preuve  de  con- 
fiance illimitée,  ces  derniers  accomplissaient 
aussi  un  immense  sacrifice. 

—  Dans  une  jirairie  hors  la  porte  de  Gand  , 
une  taupe  a  ramené  à  la  surface  une  bague  en 
or,  dite  à  la  chevalière,  qui  excite  une  grande 
divergence  d'opinions  parmi  nos  anti(iuaires.  Ce 
bijou  porte  dans  son  contour  intérieur  les  noms 
des  trois  mages,  gravés  et  émaillés  en  caractères 
gothi(iues,  celui  de  Ballhazar  en  émail  noir  et 
les  deux  autres  en  blanc.  Par  dessus  se  trouve 
enchâssé  un  petit  os  qu'on  suppose  être  une  re- 
lique. ...^ 


—  Les  eaux  de  la  Seine  ont  considérablement 
grossi  ;  elles  ont  haussé  de  plus  de  deux  pieds 
depuis  hier,  il  est  à  craindre  que  cette  crue  su- 
bite et  tout  à  fait  inattendue  n'ait  occasionné 
de  nombreux  sinistres. 

—  Par  ordonnance  royale  du  15  février,  M.  le 
duc  deCoigny  a  été  nommé  président  de  la  com- 
mission spéciale  des  théâtres  royaux  et  du  Con- 
servatoire. 

Une  autre  ordonnance  delà  même  date  nomme 
M.  le  marquis  de  Louvois  membre  delà  même 
commission. 

—  On  vient  de  commencer  le  dallage  du  terre - 
plain  de  la  place  de  la  Concorde,  au  milieu  du- 
quel sont  les  deux  fontaines  et  l'obélisque  de 
Luxor. 


24. — Le  général  Sckrzynecki  part  pourLondres 
ce  soir  même.  11  prévoit  les  embarras  diploma- 
tiques que  sa  présence  ici  pourrait  entraîner. 
De  nombreux  réfugiés  polonais  l'ont  précédé. 
La  plupart  des  Français  attachés  aux  différentes 
rédactions  de  nos  journaux  ne  tarderont  pas  à 
sortir  également  du  royaume.  MM.  Delescluse, 
rédacteur  en  chef  du  Journal  de  Charleroi, 
et  le  gérant  du  Journal  de  Namur,  ont  reçu 
l'ordre  de  quitter  la  Belgique  dans  les  vingt- 
quatre  heure. 

— M.  le  lieutenant-général  Rapatel,  qui  était 
revenu  en  France  pour  rétablir  sa  santé  grave- 
ment altérée  par  suite  de  son  long  séjour  en 
Afrique  et  le  zèle  qu'il  y  «  déployé,  vient  d'être 
mis  en  disponibilité. 

—  Dans  son  audience  d'avant-hier,  le  tribu- 
nal de  commerce  de  la  Seine  a  ordonné  la  lec- 
ture d'un  arrêt  de  la  cour  royale  de  Paris,  du 
.5  décembre  dernier,  qui  réhabilite  M.  Charles- 
Christian,  comte  de  Montholon,  maréchal-de- 
canip,  déclaré  en  état  de  faillite  par  jugement 
du  31  juillet  1829. 

—  Ui\  AUTRE  PAYSAN  DU  Danube.  —  Samedi 
dernier,  la  reine  d'Angleterre  faisait  une  pro- 
menade à  cheval ,  accompagnée  des  personnes 
de  sa  suite.  Arrivée  à  Old-Oak-Common  ,  S.  M. 
désira  rentrer  au  palais  par  la  roule  d'Hanow, 
mais  la  pluie  étant  très  forte,  on  pensa  que  ce 
serait  assez  difficile.  On  se  décida  donc,  pour 
abréger  la  route,  à  traverser  une  prairie  appar- 
tenant à  M.Tubbs,  magistrat  du  comté;  mais 
celui-ci  refusa  la  permission,  et  la  reine  et  sa 
compagnie  furent  obligées  de  faire  un  long  dé- 
tour pour  rentrer.  Sur  l'observation  faite  à  M. 
R.  Tnbbs  que  c'était  à  sa  souveraine  qu'il  avait 
refusé  le  passage  à  travers  sa  prairie,  il  répondit 
qu'il  n'en  savait  rien,  mais  que  quand  même  il 
l'aurait  su  ,  il  n'en  aurait  pas  moins  agi  comme 
il  l'avait  fait. 

—  Une  croisière  française  va  être  établie  dan  s 
le  voisinage  des  Açores,  en  dehors  du  détroit  de 
Gibraltar,  aux  environs  de  Cadix  ,  de  Lisbonne  , 
sur  toute  la  côte  de  Portugal  et  aux  attérages 
de  France.  Elle  a  pour  objet  de  protéger  les  na- 
vires français  contre  les  corsaires  mexicains. 

—  Cent  quarante-sept  boulangers  de  Paris  et 
de  la  banlieue  étaient  cités  devant  le  tribunal 
de  simple  police  ;  le  tribunal  a  reconnu  des  cir- 
constances atténuantes  en  faveur  de  93.  Les  au- 
tres ont  été  condamnés  ainsi  qu'il  suit ,  savoir  : 
à  Paris,  18  au  maximum  de  la  peine  pécuniaire  , 
et  16  en  outre  à  l'emprisonnement,  comme  étant 
en  état  de  récidive. 

Dans  la  banlieue ,  6  au  maximum  de  la  peine 
pécuniaire,  et  12  îi  l'emprisonnement. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 

linp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  corap.,  rue 

Notre-Dame-des-Victoires,  16.  fli 


28  FÉVRIER  1839. 


littbrituse,  sciinces,  beaux-arts,  indcltitle, 
cok:<aissances  utiles,  esquisses  de  hobuhs, 
mémoires  et  voiages. 


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LE  VO 


^a^tU  îrf$  Journaur  francatô  et  ctntiuKre. 


SOMMAIRE. 


Les  obsèques  du  duc  et  de  la  duchesse  de 
Bourgogne  (extrait  de  la  Cfia?nbre  aux 
poison),  par  Paul  L.  Jacob,  bibliophile. — 
Deux  mariages  de  raison  (extrait  de  Folle» 
Amours),  par  Alphonse  Brot. —  L'ennui, 
jiar  Eugène  Guinot. —  Un  bonnetier  an- 
glais dans  le  grand  monde  ,  par  M.  C.  S. 
AzARio.  —  Ouragan  aux  Etats-Unis. — 
Mélanges,  faits  curieux  :  Incendie  dupalais 
de  la  Sublime -Porte  à  Constantinople  ; 
Inondation  en  Belgique  ;  Assassinat  , 
affreux  détails;  Un  enfantement  labo- 
rieux; Une  farce;  La  bonne  marraine. 
—  Revue  des  tribunaux.  —  Revue)  de  trois 
jours. 


DU 

llHcetdeladiiehessedeBourgosiie. 


{La  Chambre  aux  poisons  (I),  nouveau 
roman  liisloriiiue  du  biliiiophilc  .laoob,  nous 
fournit  le  fragment  dont  le  titre  précède.  Cet 
ouvrage,  d'une  lecture  atlnchante,  d'un  intérêt 
dramati(|uc  soutenu,  nous  reporte  aux  der- 
nières années  du  régne  de  Louis  XIV,  alors  (|uc 
le  grand  roi,  succombant  sous  les  efforts  de  l'Eu- 
rope coalisée  contre  lui,  voyait  la  fortune  l'a- 
bandonner au  dedans  romnic  au    dcliors,  car 

IB       (1)  2  vol.  ln-8'.  Chez  Victor  Mujcu,  Odilcur,  quai 
des  AugusUns,  :>1, 


au  dedans  le  poison  décimait  sa  famille  et  lais- 
sait tout  l'avenir  de  la  monarchie  reposer  sur  la 
tête  d'un  enfant  de  cinq  ans,  qui  fut  depuis 
Louis  XV.  Cette  thèse  du  poison  est  celle  exploi- 
tée par  le  romancier  qui  l'explique  à  sa  ma- 
nière :  sans  nous  porter  garant  de  l'authenticité 
de  la  version  par  lui  adoptée  ,  nous  pouvons  du 
moins  faire  cause  commune  avec  lui  pour  re- 
pousser bien  loin  d'un  personnage  éminent  de 
cette  époque  celte  infime  accusation  d'tmpoi- 
sonncment;  nous  voulons  parler  de  Philippe 
d'Orléans,  depuis  régent  pendant  la  minorité 
du  jeune  roi. —  Dans  l'extrait  suivant,  le  biblio- 
phile Jacoli  nous  fait  assister  à  une  partie  des 
menées  calomniatrices  dirigées  contre  le  i>rincc. 
Quant  à  cette  Léonora  Pacheco  dont  il  est  ici 
question,  c'est  une  jeune  Espagnole  quia  été 
aimée  du  duc  d'Orléans ,  qui  a  essuyé  de  sa  part 
un  outrage  sanglant  et  qui  lui  a  voué  une  haine 
éternelle.  Léonora  Pacheco  est  un  personnage 
historique;  c'est  elle  que  l'auteur  de  la  Cham- 
bre aux  poisons  accuse  d'avoir  commis  tous  ces 
crimes  lâches  et  épouvantables  qui  vinrent 
assombrir  la  tin  d'un  règne  si  long  et  si  glorieux.) 

Le  vendredi  19  février  1713,  le  convoi  qui 
devait  porter  à  l'abbaye  du  Val-de-GiAce  les 
cœurs  du  dauphin  et  de  la  dauphine,  partit  de 
Versailles  à  cinq  heures  et  demie.  L'évéque  de 
Senlis,  t|ui  représentait  le  grand-auml^nier  do 
l'rance,  tenait  les  deux  rœurs  enfermés  dans  un 
vase  d'or  :  ^  ses  eûtes,  au  fond  du  même  car- 
rosse, aux  portières,  élaicnl  madame  la  prin- 
cesse de  Condé,  madame  de  Vendùme  et  made- 
moiselle de  Conli;  sur  le  devant,  la  duchesse  du 
Lude  (  l  le  duc  du  >laine  :  dans  les  carrosses  de 
la  suile,  se  trouvaient  les  inenins  du  dauphin  et 
les  dames  du  palais  delà  ilau|ihine.  Le  collège, 
qui  allait  au  pas,  n'arriva  au  Val-dc-Gràccqu";'i 
juiniiil  cl  demi  ,  îi  travers  les  rues  obstruées 
,  d'une  foule  trislt  et  silencieuse,  parmi  laquelle 


le  nom  du  duc  d'Orléans  circulait  de  bouche  en 
bouche.  L'abbessedu  Val-de  Gràce,en  recevant 
les  cœurs  des  mains  de  l'évéque  de  Senlis,  pro- 
nonça un  discours  fort  convenable  ,  où  elle  ne 
fit  aucune  allusion  au  genre  de  mort  des  princes. 
Pendant  la  cérémonie  religieuse,  qui  se  prolon- 
gea jusqu'à  deux  heures  du  malin,  on  afHcha 
sur  les  murs  extérieurs  de  l'abbaye  un  placard 
diffamatoire,  qui  fut  attaché  celte  nuit-là  aux 
portes  de  toutes  les  églises  de  Paris  et  dans  plu- 
sieurs endroits  du  ch.Meau  de  Versailles.  Ce 
placird.  qu'on  avait  répandu  «lès  la  veille  autour 
du  Palais-Hoyal,  était  ainsi  conçu  : 

«  Le  dauphin  et  la  dauphine  ont  été  empoi- 
sonnés !  La  main  qui  leur  donna  le  poison  n'.i 
pas  fait  de  tels  coups  pour  s'y  arrêter...  Li 
l'rance  ,  dans  ses  regrets  pour  un  grand  prince 
et  une  grande  princesse  ,  ne  doit  pas  oublier 
que  le  sang  de  l'empoisonnetir  serait  plus  agréa- 
ble aux  illustres  morts  que  des  larmes  et  des 
gémissemens.  Mais  si  cet  empoisonneur  est , 
|)ar  son  rang  et  sa  naissance,  à  l'abri  des  lois  et 
de  la  justice ,  se  contentera-t  -il  de  deux  enipoi- 
sonnemens  qui  ne  font  que  lui  ouvrir  le  che- 
min du  trône?  Il  abattra  toutes  les  tètes  qui 
sont  destinées  à  porter  la  couronne,  et  il  ramas- 
sera ensuite  cotte  couronne  sur  le  tombeau  de 
ses  violimes.  Peuple!  le  successeur  de  Louis-le- 
Grand  sera  le  meuririor'de  sa  famille  .'  " 

Ce  placard,  imprimé  en  gros  caractères  ,  et 
surmonté  <lesattributs  do  la  tragédie,  une  coupe 
ol  un  poignard,  fut  enlevé,  avant  le  jour,  par  la 
police  de  M.  d'Argenson  ;  mais  il  reparut  les 
nuits  suivantes,  sin-toul  aux  environs  du  PaLiis- 
Boyal.  sans  qu'on  pilt  savoir  ipiels  en  étaient  les 
auteurs.  Cet  affreux  placard  se  multipliait  aussi 
à  Versailles  et  même  à  Marly,  oii  le  roi  le  lut  ap- 
posé tout  fraichement  à  l'entrée  de  sa  chambre. 
Voyor  d'  \ri;enson  avait  beau  redi>n!>ler  d'acti- 
vité luuir  parvenir  à  la  source  d'une  trame  si 
habileineni  ourdie,  il  n'obtenait  aucune  lumière 
capable  do  le  mettre  sur  la  voie.  Ou  lui  rap- 
porta seulement  que  des  bourgeois  avaient  tu 


—   178  — 


le  soir  un  jeune  homme  ,  enveloppé  d'un  man- 
teau Iiriin  ,  errer  diins  la  rue  Saint-Honoré,  et 
laisser  sur  son  passajje  plusieurs  placards  collés 
aux  murailles.  Mais  ,  à  Versailles  ,  c'était  une 
femme  voilée  et  velue  de  deuil,  «[u'on  avait  sur- 
prise exéeulant  le  même  office,  et  (|ui  disparut 
avant  ipron  pi'lt  la  rejoindre,  ("es  placards  exci- 
tèrent da\antai;e  la  cour  et  le  peuple  ^  poiir- 
.suivre  d'injures  et  de  malédictions  le  duc  d'Or- 
léans ,  qui  se  voyait  entièrement  aliandonné 
dans  son  palais,  et  qui  avait  besoin  de  toute  sa 
force  d'fimc  pour  se  montrer  en  public,  où  il 
était  accueilli  par  des  murmures  et  des  gestes 
d'Iiorreur. 

Cependant  il  alla  ,  dans  la  journée  du  lun- 
<li  22,  donner  de  l'eaubcnite  aux  corps  du  dau- 
phin et  de  la  daupliine  ,  (ju'on  devait  conduire  à 
Saint-Denis  la  nuit  m'me.  Depuis  le  samedi  20, 
ces  deux  corps  élaicit  placés  sur  une  estrade 
dans  l'apparteaicnt  de  la  dauphine,  tout  tendu 
de  noir,  ainsi  que  les  arcades  du  vestibule  ,  le 
grand  escalier  et  la  première  chambre  des  gar- 
des, sans  autre  ornement  que  des  bandes  d'é- 
cussons  qui  régnaient  de  chaijue  côté  de  la  ten- 
ture, jusqu'à  la  salle  où  Ton  gardait  les  coips  : 
aumôniers  du  roi,  évéques,  menins  du  dauphin 
et  dames  delà  dauphine,  venaient,  à  tour  de 
rôle,  se  ranger  en  prières  à  droite  et  à  gauche 
du  catafalque,  où  veillaient  jour  el  nuit  (pialre 
rères  de  la  IMission,  quatre  leuillans  et(]ualre 
Kécollets.  Pendant  deux  jours,  tout  le  monde 
fut  admis  indistinctement  à  visiter  cette  funèbre 
exposition,  et  l'on  y  vint  de  Paris  et  des  villes 
voisines ,  avec  des  sentimens  de  vifs  regrets  pour 
les  défunts  et  ce  plus  vive  irritation  contre  l'em- 
jioisonneur.  Une  mullilude  d'honmies  et  de 
femmes,  la  plupart  en  deuil,  délitaient  avec  re- 
cueillement devant  les  deux  cercueils  euviion- 
iiés  de  ci(!rges  et  de  lampessépnlcrales  :  ce  spec- 
tacle mettait  des  larmes  dans  tous  les  yeux,  et, 
])ar  nioniens  ,  quelque  exclamation  énergique 
contre  rautcur  de  cette  double  mort  se  faisait 
jour  entre  des  rumeurs  de  i>ilié  et  de  colère  , 
auxquelles  les  huissiers  n'avaient  pas  le  cou- 
rage d'imposer  silence,  i)arce  qu'ils  en  parta- 
geaient le  seniimenl  :  il  y  eut  même  deux  ou 
trois  individus  (|ui,  arrivant  près  de  la  barrière, 
au-delà  de  laquelle  le  iniblic  ne  pouvait  avan- 
cer, s'agenouillèrent  tout  en  pleurs,  et  jtronon- 
cèrcnt  d'une  voix  pleine  de  sanglc>ts  une  espèce 
de  rcipjête  pour  ((ue  le  duc  d'Orléans  fût  accusé 
d'empoisonnement  et  jugé  par  une  cour  de  jus- 
lice  comjiosée  des  princes  el  dts  ducs  et  pairs. 
On  se  contenta  de  ciiasser  avec  lieaiicoup  dé 
gards  ces  agens  accusateurs,  qui  répétaient  un 
rôle,  et  qui  eussent  pu  fournir  des  renseigne- 
nienssur  la  ligue  secrète  acharnée  à  la  perte  du 
duc  d'Orléans. 

Ce  fut  bien  pis  lorsque  le  diic  d'Orléans  ,  ac- 
ct  tipagné  de  sa  mère,  se  présenta  poiu'  donner 
l'fc  au  bénite  au  corps  du  dauphin  :  il  était  seul 
avec  Madame  ,  les  princes  et  princesses  ayant 
rempli  ce  devoir  d'éti(iuclie  dès  le  samedi  ma- 
tin, alin  de  ne  pas  se  trouver  en  compagnie  du 
prétendu  empoisonneur;  Philippe  d'Orléans 
portait  sur  ses  traits  altérés  lempreinie  du 
chagrin  qui  le  consumait,  et  ses  yeux  malades, 
rougis  par  les  larniesamères  qu'il  avait  versées, 
avaient  iieine  à  supporter  le  joiu-  el  la  lumière  , 
U'ilcnicnl  qu'il  les  tenait  baissés  presque  cons- 


tamment, ce  qui  ajoutait  un  air  de  contrainte 
et  d'embarras  à  son  maintien  abattu.  Une 
grande  foule  rattendail  à  la  grille  du  château  , 
et  quand  on  vit  paraître  son  carrasse  venant  de 
Paris ,  des  cris  sinistres  éclatèrent  de  toutes 
l)arls,  et  continuèrent  avec  plus  de  fureur  lors- 
qu'il fut  descendu  dans  la  cour  d'honneur.  Il  se 
retourna  el  fit  un  pas  en  avant  pour  aller  droit  à 
cette  populace  qui  criait;  mais  sa  mère  le  re- 
tint par  le  bras  ,  et  ils  entrèrent  ensemble  sous 
la  voûte,  où  les  reçurent  le  duc  d'Aumont  et  le 
mar(]uis  de  Dangeau  à  la  tête  des  menins  du 
dauiihin.  On  avait  fait  évacuer  les  salles  qu'ils 
devaient  traverser  jusqu'au  lit  de  parade,  et  ils 
ne  lencontrèrenl  sur  le  passage  que  des  domes- 
tiques du  dauphin  et  de  la  dauphine  :  exaltés 
par  la  douleur  d'avoir  perdu  leurs  emplois  et 
leurs  gages  ,  ces  gens-là  ne  se  continrent  plus  à 
la  vue  de  celui  ipi'ils  regardaient  comme  la  cause 
de  leur  malheur,  et  ils  lui  montraient  le  poing 
en  proférant  les  injures  les  plus  atroces  à  ses 
oreilles.  Le  prince  ne  leva  pas  la  tête  et  pour- 
snivit  juscju'au  bout  cette  pénible  épreuve,  tan- 
dis (jue  ÎMadame,  pénétrée  de  l'innocence  de  son 
lils  et  de  l'indignité  des  accusateurs,  foudroyait 
ceux-ci  d'un  regard  terrilde  et  majestueux. 

—  Monseigneur,  et  vous,  madame  ,  dit  à  de-* 
mi-voix  le  duc  d'Orléans  en  secouant  le  goupil- 
lon sur  les  deux  cercueils  :  je  serais  bien  aise 
d'éireà  celte  heure  dans  la  condition  où  vous 
êtes,  car  du  moins  respecterait-on  le  mort  plus 
que  le  prince  du  sang  ! 

Le  duc  d'Orléans  s'élant  retiré,  avec  sa  mère 
qui  l'encourageait,  dans  la  chambre  où  la  dau- 
phine était  morte,  les  dames  d'honneur  el  les 
dames  du  ])alais  de  celle  |>rincesse  reculèrent  à 
la  fois  dans  l'angle  le  jihis  éloigné  de  la  cham- 
bre. 

Cependant  l'évêque  de  Senlis,  assisté  des  évê- 
(jues  de  Monlauban,  de  Tournay  el  d'Autun,  des 
aumôniers  de  la  cour,  et  du  curé  de  Versailles, 
en  surplis  et  en  étoles,  entonnèrent  le  psaume 
E.v.iiiltalniiH  ,  elles  Pères  de  la  Mission  chan- 
lèrenl ensuite  le  Miserere: a\ors  vingt gardcs-du- 
corps  levèient  les  deux  cercueils  ,  et  quatre  au- 
tics  les  deux  urnes  où  étaient  renfermées  les  en- 
trailles. Le  marcpiis  de  Dangeau  avertit  le  duc 
d'Orléans  et  les  dames  qu'ils  pouvaient  suivre 
les  corps  :  le  duc  d'Orléans  marcha  le  premier  , 
après  avoir  serré  la  main  de  Madame,  qui  élait 
dispensée  par  son  rang  d'accompagner  le  con- 
voi ,  el  les  dames  de  la  dauphine  ,  chuchotant 
entre  elles  avec  des  gestes  el  des  regards  indé- 
cens,  afreclèrent  de  se  tenir  à  distance  du  prin- 
ce, qui  avait  été  nommé  par  le  roi  pour  conduire 
le  deud.  Sur  le  grand  escalier,  la  musique  com- 
mença le  DeprofuiuUs  en  faux  bourdon,  el  les 
tambours  des  gardes  françaises  et  suisses  ,  qui 
étaient  sous  les  armes,  battirent  de  sourds  rou- 
lemens,  pendant  qu'on  plaçait  les  cercueils  et 
les  urnes  sur  le  char  mortuaire.  Puis ,  le  cor- 
tège se  mil  en  mouvement  au  son  des  cloches. 

Ce  cortège  était  précédé  de  cent  pauvres  ha- 
billés d'une  longue  cape  grise  el  claire,  plissée, 
avec  un  capuchon  et  une  ceinture,  ayant  chacun 
à  la  main  un  flambeau.  Une  compagnie  des  gar- 
des-du-corps  ,  cent  vingt  gentilshommes  choisis 
dans  les  deux  comi)agnies  des  mousquetaires  , 
et  les  compagnies  entières  des  gendarmes  el  des 
chevau-légers,  tous  à  cheval  et  en  habits  d'or- 


donnance, avec  des  flambeaux,  défilaient  devant 
les  carrosses  de  deuil,  attelés  de  huit  chevaux  , 
ceux  du  duc  d'Orléans ,  du  dauphin  et  de  la 
dauphine,  suivis  de  leurs  valets  de  pied  portant 
des  torches.  Les  cinq  carrosses  de  la  dauphine 
étaient  oceu])éspar  les  dames  de  sa  maison  el  par 
cinq  princesses,  la  duchesse  de  Bourbon,  la  du- 
chesse de  Vendôme,  mademoiselle  de  Conli,  ma- 
demoiselle de  la  Hoche-  sur-Yon,  et  la  grande 
Duchesse.  Le  duc  d'Orléans  était  seul  ,  avec  le 
marcpiis  de  La  Fare  et  le  comte  d'Etampes,  son 
seconil  capitaine  des  gardes,  dans  son  carrosse, 
qui,  par  un  hasard  singulier,  ou  par  une  mé- 
chanceté calculée  ,  se  trouvait  en  quelque  sorte 
séparé  du  cortège  ,  tant  les  carrosses  suivans 
laissaient  d'intervalle  entre  eux  et  lui,  intervalle 
qu'envahit  bientôt  une  populace  en  haillons  , 
avec  des  cris  et  des  ins\illes  à  la  bouche.  Les  pa- 
ges du  dauphin  et  de  la  dauphine  venaient  après 
les  valets  de  pied ,  avant  le  roi  d'armes  et  les 
hérauts  d'armes,  qui  menaient  le  char,  lourde 
machine  drapée  en  velours  noir  à  ornemens  d'ar- 
gent, el  traînée  par  huit  chevaux  caparaçonnés. 
Quatre  aumôniers  en  rochet,  manteau  el  bonnet 
carré  ,  escortaient  à  cheval  les  corps,  en  tenant 
les  cordons  du  poêle  noir,  sur  le(iuel  brillait  un 
autre  poêle  de  drap  d'or,  aux  armes  de  France 
el  de  Savoie.  Derrière  ce  char,  des  carrosses,  des 
I)ages,  des  valets  et  des  gardes  arrêtaient  un 
torrent  de  peuple  qui  se  pressait  tumultueuse- 
ment pour  voir  quelque  chose  du  cortège  et  de 
l'enterrement.  La  route  de  Versailles  à  Paris 
était  bordée  de  curieux,  que  la  nuit,  la  pluie  el 
le  froid  n'avaient  pas  empêchés  d'attendre  à  la 
même  place  depuis  plusieurs  heures.  Partout  , 
(les  cris  injurieux  s'élevaient  à  l'apparition  du 
carrosse  du  duc  d'Orléans,  qui  restait  au  fond  , 
la  figure  cachée  dans  son  mouchoir.  11  n'avait 
pas  l'air  d'entendre  ces  cris,  qui  augmentaient 
de  fureur  à  mesure  qu'on  approchait  de  Paris, 
et  qui  ne  rencontraient  aucune  opposition  de  la 
l>art  des  commissaires  chargés  de  la  police  du 
convoi.  Lecomte  d'Etampes  semblait  mal  à  l'aise 
et  ne  disait  mol  ;  mais  le  marquis  de  La  Fare  se 
prononçait  énergiquement  contre  l'insolencedcs 
perturbateurs,  et  contre  l'imprévoyance  ou  la 
tolérance  cou|)al)le  des  maîtres  de  cérémonies  , 
qui  auraient  pu  si  aisément  faire  cesser  le  scan- 
dale. 

iMonseigneur ,  dit-il  pour  la  vingtième  fois  , 
permettez-moi  de  mettre  pied  à  terre,  et  de  som- 
mer M.  le  marquis  de  Dangeau,  qui  a  la  police 
générale  des  obsèques,  de  faire  taire  ces  criards 
soudoyés  par  vos  ennemis  ? 

—  Non,  La  Fare,  répondit  le  duc  d'Orléans 
en  montrant  son  visage  sillonné  de  larmes  ;  ce 
ne  serait  pas  me  disculper  el  m'absoudre,  que  de 
fermer  la  bouche  à  ces  gens  qui  ne  savent  que 
ce  qu'on  leur  a  appris  et  qui  ne  font  que  ce  que 
l'on  Iciu'  a  payé. 

—  Voilà  ce  qui  m'indigne,  monseigneur!  re- 
partit La  Fare  ;  moi  qui  su  s  votre  capitaine  des 
gardes,  je  ne  dois  pas  souffrir... 

—  Ces  clameurs  ne  m'ôtent  pas  une  minute  de 
vie,  interrompit  le  prince,  et  si  j'u'ais  de  vio- 
lence pour  oblenir  qu'on  me  respeclàt,  on  crie- 
rail  moins,  sans  doute ,  mais  on  gloserait  davan- 
tage sur  mon  compte;  n'est-ce  pas,  monsieur 
d'Etampes? 

—  Monseigneur,  étes-vous  sur  que  ce  soit 


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coiiliT  VOUS  qu'on  crie  de  la  sorte  '?  olijccla  ti- 
mideinent  le  secoiul  enjiilaine  des  gardes. 

—  J'en  voiidiwis  ponvuir  douter,  monsieiii'  ; 
mais  je  ne  saurais  me  méprendi'e  sur  mon  nom, 
qu'on  répèle  de  façon  assez  mallionnéte.  Je  me 
console  en  pensant  que  IMadame  n'est  point  là  ! 

—  Je  suis  certain,  monseigneur,  dit  La  Fare  , 
que  cette  rumeur  cesserait  aussitôt,  si  je  lirais 
l'épée  contre  celle  canaille  ! 

—  Gardez-vous-en  bien,  La  Fare!  s'écria  le 
prince  en  l'arrêtant  et  en  lui  louchant  dans  la 
main  avec  reconnaissance  ;  on  m'accuserait  d'un 
nouveau  meurtre  ,  et  l'on  me  peindrai!  au  roi 
comme  l'assassin  de  son  peuple  !....  C'est  la  pre- 
mièie  fois  que  je  comprends  la  douceur  de  la 
religion  pour  les  affligés  et  les  opprimés  ,  qui 
vont  chercher  la  justice  là-haut,  ne  la  trouvant 
pas  ici-bas  ! 

Le  convoi  n'arriva  que  vers  deux  heures  cl 
demie  du  matin  à  Taris,  où  il  entra  par  la  porte 
Saliit-Honoré,  pour  se  rendre  à  l'abbaye  de  St- 
Denis,  en  suivant  la  lue  Saint-Honoré  dans  toute 
sa  longueur,  jusqu'à  la  rue  Saint-Denis,  par 
laquelle  il  devait  sortir  de  la  ville.  Le  lieutenant 
de  iiolice,  à  qui  appartenait  le  droit  de  mainte- 
nir la  tranquillité  de  l'aris,  avait  pris  toutes  les 
précautions  nécessaires,  sansemi)iéter  snria  po- 
lice spéciale  du  con\oi,  que  le  marquis  de  Dan- 
geau  ne  s'était  pas  soucié  d'organiser  demaniéi'e 
que  le  duc  d'Orléans  fût  à  l'abri  de  toute  insulte. 
Néanmoins,  malgré  les  escouades  du  guet  par- 
courant les  rues,  malgré  les  lanternes  allumées 
de  distanceen  distance,  el  malgré  les  réglemens 
sévères  publiés  a  son  de  trompe  pour  empêcher 
les  réunions  des  gens  mal  inlenlionnés,  il  y  avait, 
sur  les  places  et  dans  les  carrefours,  des  groupes 
tl'hommes  à  moitié  ivres  qui  vociféraient  coulre 
le  duc  d'Orléans  ,  et  (jui  se  reformaient  sans 
cesse  en  masse,  aussiiôt  après  que  le  guet  les 
avait  dispersés.  Ces  sourdes  rumeurs,  qui  an- 
noncent une  émeute  populaire,  avaient  depuis 
la  veille  circulé  dans  les  quartiers  que  le  cortège 
allait  parcourir,  el  les  marchands,  in(iuiels  du 
pillage,  s'étaient  promis  de  faire  bonne  garde 
dans  leurs  boutiques. 

Les  Feuillans  ,  les  Capucins  et  les  Quinze- 
Vingts  de  la  rue  Saint-Honoré  se  iirésenlèreiit 
processionnellemcnt,  croix  et  bannière  en  tète  , 
au  moment  où  le  convoi  passa  vis-à-vis  de  leur 
couvent, el  psalraodièieut  un  De profuiidis  de- 
vant les  corps.  Le  clergé  de  chaque  église  qui 
se  trouvait  sur  le  passage  des  corps  leur  rendit 
mêmes  honneurs ,  les  cloches  tintant  à  la  fois 
dans  tous  les  ciochers  de  l'aris  ,  et  le  bounb.n 
de  i\olre-Dame  dominant  cet  immense  glas  fu- 
néraire. Les  fenètr.s  des  maisons  étaient  en- 
combrées de  siiectaleurs,  et  la  foule  bordait 
d'tM)eh:iie  épaisse  et  mouvaute  toute  la  roule 
que  tiendrait  le  cortège  jusqu'à  sa  deslinaliou. 
Mais  vainement  le  li(  uleiiaiii  de  police  courait  à 
cheval,  avec  ses  émissaires,  en  avant  et  sur  les 
lianes  de  la  colonne  qui  se  développait  avec  une 
solennelle  lenteur;  vainement  il  chassait  à  coups 
de  hoiissiue  les  provocateurs  de  (rouble,  qui 
cherchaient  à  soulever  la  nudtilude  par  dès  al- 
locutions incendiaires;  vainement  il  se  diri- 
geait sur  Ions  IcsiHiinis  où  commençait  un  tu- 
multe et  où  se  formait  un  rassemblement  hostile: 
les  <;ris  et  les  injures  accueillaient  à  chaipie  pas 
le  carrosse  du  duc  d'Orléans,  cl  à  rtiitréc  des 


rues  transversales,  des  hommes  hideux  lui  je- 
laient  de  laboue,des  jiierres  et  t'es  tessons  de 
bouteilles,  qui  blessèrentlecocheret  les  laquais. 
Ces  vociférations  farouches  redoublèrent  à  l'aj)- 
proche  du  Palais-Royal  ,  ainsi  que  la  grèlc  de 
projectiles  qui  souillèrent  la  voiture  et  brisèrent 
les  glaces.  La  marche  du  convoi  fut  tout  à  eonj) 
interrompue  au  coin  de  la  rue  Richelieu,  par 
rirru|ition  dune  bande  de  séditieux  qui,  armés 
de  bâtons  et  de  torches,  poussaient  des  cris  de 
mort  contre  le  lu'ince;  mais  le  lieutenant  de 
police  accourut  dans  la  bagarre,  et  ordonna  aux 
soldats  du  guet  de  mellre  l'épée  à  la  main  pour 
charger  sur  ces  malfaiteurs  ,  qui  s'enfuirent  à 
toutes  jambes. 

—  C'en  est  trop,  monseigneur  !  s'écria  La  Fare, 
qui  .s'elforça  d'ouvrir  la  portière  du  carrosse 
sans  y  parvenir,  à  cause  de  la  proéminence  in- 
commode de  son  venire:  je  veux  couper  les 
oreilles  à  ces  misérables  ! 

—  Je  vous  prie,  je  vous  commande  de  demeu- 
rer, dit  le  duc  d'Orléans,  qui  partageait  pourtant 
l'indignalion  de  son  capitaine  des  gardes,  et  qui 
serrait  dans  sa  main  la  ])oignée  de  son  épée  ; 
quMnd  vous  leur  couperiez  les  oreilles,  joue- 
raient-ils moins  delà  langue  ? 

—  Monseigneur,  si  vous  souffrez  qu'on  vous 
oulrageet  qu'on  vous  menace  ainsi  en  ma  pré- 
sence, je  ne  lepuis  souffrir,  moi!  Je  sais  quils 
sont  les  devoirs  de  ma  charge,  et  je  veux  les 
remplir,  s'il  vous  plait,  malgré  vous. 

—  Non,  La  Fare;  ce  serait  déshonorer  votre 
épée,  que  de  vous  en  servir  contre  de  iiareilles 
gens  ! 

—  Cependant, monseigneur,  en  cas  qu'on  leur 
donne  loute  licence  d'agir,  ils  vous  déchireront 
en  lambeaux  ! 

—  Dès  que  je  croirai  ma  vie  en  danger,  je  me 
résignerai  peut-être  à  la  déft'ndre  ,  parce  que 
j'en  ai  besoin  pour  obtenir  une  éclatante  juslilî- 
cation  ;  mais  j'espère  que  >l.  le  lieutenant  de 
police  nous  épargnera  cet  ennui. 

—  Voici  le  Palais-Royal  ,  monseigneur  :  ne 
voulez-vous  pas  y  descendre?  vous  y  seriez  du 
moins  en  sûreté  ! 

—  Que  me  proj>osez-vous,  monsieur?  n'est-ce 
pas  le  faitd'un  ennemi,  que  dcmeconsciller  une 
lâcheté  ?  Quoi  !  j'aurais  l'air  de  fuir  el  de  me 
cacher  !  Bien  plus,  je  serais  indigne  de  l'hon- 
neur que  m'a  l'ait  le  roi  en  me  nommant  pour 
accompagner  le  cori  s  de  son  peiii-iils!  Ah! 
monsieur.j'aimerais  mieux  mourir  cent  fois  que 
de  quiler  mon  poste! 

—  Accordez-moi  seulement,  monseigneur,  de 
re(|uérir  quelques  uns  de  vos  serviteurs  pour 
qu'ils  fassent  escorte  à  votre  carrosse  ?  Il  y  a  des 
gens  aimés  dans  celte  loiirbe,  el  si  l'on  entre- 
prenait sur  votre  personne...  SX.  d'Llarapes,  ai- 
dez-moi donc  à  déterminer  son  altesse  royale  à 
ces  raisons  de  prudence  !  Vous  semblez  étranger 
à  tout  ce  qui  se  passe,  ])our  Dieu  ! 

—  Eh  !  monsieur,  si  vous  le  trouvez  bon.  j'at- 
leiidiai  les  ordres  de  son  altesse  royale!  repar- 
tit le  comled'Elampes. 

On  ouvrit  brusquement  la  portière,  et  le  mar- 
quis de  La  Fare,  qui  .s'imagina  que  eél.dt  inie 
attaque  dirigée  conlre  le  duc  d  Orléans,  ,se  jetait 
au  devani  de  celui-ci,  afin  de  lui  faire  un  rem-  I 
part  de  son  j.ropre  corps,  lor.squ'il  reconnut  le  i 
litutcuaul  de  police,  qui  aviit  mis  pied  .t  terre  ( 


après  la  disiiersion  des  agresseurs.  Le  prince 
était  si  accablé  de  chagrin,  qu'il  n'ùiapasson 
mouchoir  de  ses  yeux  pour  v.ir  qiii.se  présen- 
tait à  la  portière,  et  il  ne  se  fût  pas  bougé  da- 
vantage, avec  la  ccrtiiude  de  recevoir  un" coup 
lie  poignard.  La  voix  de  M.  Voyer  d'Argenson  le 
(il  sortir  de  cette  sombre  et  insouciante  disposi-' 
lion  d'esprit;  car  M.  d'Argenson  était  un  des 
rares  amis  sur  lesquels  il  pouvait  compter,  et 
son  intérêt  dcv;,it  ôlre  gravement  mêlé  à  la  com- 
Miunicalion  verbale  que  venait  lui  faire  le  lieute- 
nant de  police  en  personne,  au  milieu  delà 
pompe  funèbre  et  sous  tant  de  regards  inquisi- 
teurs. 

—  Monseigneur,  puis- je  parler  ?  dit  ce  magis- 
trat en  désignant  dun  coup  d'œil  le  comte  d'E- 
tampes,  quimédilail  tout  bas  de  se  défaire  de  sa 
charge  avant  que  le  duc  d'Orléans  fat  mis  ea 
accusation. 

—  Parlez ,  monsieur  !  répondit  le  prince  en 
redevenant  calme  par  l'empire  qu'il  exerçait  sur 
lui-même.  Je  n'ai  rien  à  dissimuler,  et  je  serais 
fort  offensé  qu'on  crût  que  je  fais  mystère  de 
•luelque  chose. 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  si  vous  n'avez  riea 
à  craindre  d'un  procès,  comme  je  n'en  doute  pas 
jiour  ma  part,  je  vais  faire  saisir  les  meneurs  de 
cette  émeute,  et  nous  connailrons  enfin  de  quel 
cOlé  souffle  ce  mauvais  vent. 

—Ah  !  monsieur,  vous  me  rendrez  un  incom- 
parable service,  en  arrêtant  un  des  chefe  de  ce 
complot,  sans  lui  faire  aucun  mal, 

—  Je  n'ai  pas  voulu  prendre  sur  moi  d'exécn- 
ler  cette  arrestation,  avant  d'avoir  l'assenliment 
de  votre  altesse  royale. 

—  Néliez-voiLS  point  assuré  d'avance,  mon- 
sieur, de  me  faire  plaisir,  eu  remontant  à  l'ori- 
gine de  ces  étranges  bruits  ? 

Je  sais,  monseigneur,  combien  ces  bruits  sont 
taux  et  odieux  ;  mais  je  sais  aussi  qu'on  ne  doit 
jamais  s'exposer  à  contrarier,  par  un  bon  office 
maladroit,  les  personnes  qu'on  a  le  plus  à  caur 
de  servir.  Ainsi,  vous  ne  prévoyez  nul  incon- 
vénient à  ce  que  je  m'empare  des  plus  lurbu- 
iens,  pour  les  livrer  aux  juges-enquêteurs  du 
Chàlelet  ?  «  o  i  uu 

—  Hé  !  quel  inconvénient,  monsieur  ?  Ce  que 
nous  désirons  tous,  ce  me  semble,  c'est  que  la 
justice  informe  el  fasse  son  devoir. 

—  Je  ne  larderai  guère,  en  ce  cjs,  à  capturer 
deux  on  II  ois  des  plus  forcenés,  et  la  qucstioa 
le»  forcera  bien  de  tout  dire. 

—  Je  serais  curieux  toutefois  de  les  interroger 
le  premier...  Faites  enfermer,  je  vous  prie,  au 
Palais-Koyal  ceux  que  >ous  saisirez  ,  jusqu'à 
mon  retour  siuleracnt.  Api  es  que  je  les  aurai 
<|ucsiionnés  moi-même,  en  usant  de  douceur 
pliilùt  que  de  violence,  ou  les  conduira  aux  pri- 
sons du  Chàtelcl  pour  que  I.  ur  procès  s  instruise. 
C'est  là  où  je  reconnaîtrai  >oiie  alîeo:ion,  mon- 
sieur, et  vous  u'obligere/  pas  un  ingrat. 

Le  cortège  s'était  remis  en  marche,  et  à  peine 
le  lieutenant  de  police  se  fut-il  reiîré.  que  de 
nouveaux  cris  de  mort  rcteulirenl  plus  furieux 
contre  le  duc  d'Orléans,  accompagnés  d'une 
noux  lie  décharge  de  pierres  cl  de  boue;  mais 
ils  se  changèrent  tout  à  coup  eu  cris  do  terreur, 
lorsque  le  guet  opéra  habilement  l'arrestation 
du  principal  meneur,  qui  lut  touJuit  au  PjLiis- 
Ko)al  et  enfermé  dans  le  corps-dc-garJc.  Ccllo 


—  180  — 


mesure  de  vigueur  imposa  aux  malvcillans,  et 
lesemi>êcha  de  troubler  Tordre  du  convoi  par 
des  tentatives  de  violence  qui  seraient  rudement 
réprimées  par  le  guet.  Les  cris  seuls  conti- 
nuèrent de  loin  en  loin,  sans  aucune  autre  dé- 
monstration hostile,  et  le  duc  d'Orléans  put 
entendre  ((u'on  le  maudissait  tout  haut,  en  lui 
souhaitant  mille  morts.  Dans  le  quartier  des 
Halles  surtout,  l'exaspération  des  habitans  était 
au  comble,  et  si  les  agitateurs  se  fussent  adressés 
de  préférence  h  cette  partie  de  la  population,  le 
prince,  à  qui  l'on  imputait  le  double  empoison- 
nement du  dauphin  et  de  la  dauphine,  aurait 
été  sans  doute  sacrifié  îi  la  vengeance  de  ces 
deux  victimes.  Il  y  eut  des  marcliandes  de  pois- 
son qui  s'approchèrent,  le  couteau  à  la  main, 
de  la  voiture  du  duc  d'Orléans,  en  vomissant 
d'horribles  imprécations  contre  lui.  On  vit  alors 
combien  le  dauphin  était  aimé  parmi  les  basses 
classes,  qui  avaient  le  plus  à  souffrir  des  mal- 
heurs de  la  guerre  et  des  charges  de  l'état. 

Dès  qu'on  aperçut  de  Saint-Detis  les  premiers 
flambeaux,  le  bourdon  de  l'abbaye  sonna  pour 
convoquer  le  clergé  des  paroisses  et  les  commu-  j 
nautés  d'hommes,  qui  se  rangèrent  à  la  suite  des  ^ 
religieux  de  l'abbaye,  et  allèrent  à  la  rencontre 
des  corps.  La  jonction  des  deux  cortèges,  aux 
chants  des  psaumes,  n'interrompit  pas  la  mar- 
che du  convoi,  qui  défila  sur  la  place  abbatiale  , 
entre  des  compagnies  de  gardes  françaises  et 
suisses,  qui  l'attendaient  sous  les  armes.  Le  duc 
d'Orléans  fut  introduit  dans  le  chœiîr  de  l'église 
tendue  de  noir,  tandis  que  le  prieur  de  Saint- 
Denis  recevait  h  la  porte  les  deux  cercueils,  de- 
vant lesquels  on  prononça  plusieurs  harangues; 
ensuite,  on  les  transporta  dans  la  nef,  sur  deux 
tables  entourées  de  cinq  douzaines  de  cierges 
et  sous  un  riche  baldaquin  qui  descendait  de  la 
Toute.  Lesprincesses,  les  dames  et  les  personnes 
notables  du  convoi  se  placèrent  dans  le  chœur, 
les  autres  restèiert  dans  la  nef  et  les  bas  côtés  ; 
l'évéque  de  Senlis  et  le  prieur  de  l'abbaye  jetè- 
rent l'eau  bénite  et  encensèrent  les  corps.  11  était 
huit  heures,  lorsqu'on  suspendit  les  offices  pen- 
dant une  demi-  heure,  avant  de  commencer  la 
grand'messe.  Tout  le  monde  se  plaignait  du  ftoiJ 
et  de  la  fatigue;  car,  depuis  quinze  heures  ,  on 
n'avait  pas  eu  de  repos.  Le  duc  d'Orléans  sem- 
blait indifférent  à  tout  ce(iui  se  jiassait  autour 
de  lui,  elplusieuss  fois  les  maîtres  de  céiémo- 
nies,  MM.  Dreux  et  Desgranges,  furent  obligés 
de  répéter,  en  haussant  la  voix,  comment  il  de  - 
vait  se  conduire  pour  observer  l'étiquette  dans 
l'ordonnance  des  ol(sè(iues.  11  paraissait  ab- 
sorbé, anéanti  dans  une  idée  fixe,  et  les  pleurs 
qui  s'échappaient  de  ses  yeux  malgré  lui  furent 
attribués  à  l'effet  des  remords  ;  mais  ses  pré- 
tendus remords  ne  firent  (lu'ajouter  h  l'horreur 
qu'inspirait  lempoisonneraent  de  la  famille 
royale. 

Le  duc  d'Orléans,  se  voyant  en  butte  h  celte 
unanimité  d'affreux  soupçons  qu'il  ne  pouvait 
détruire,  fui  sur  le  point  de  demander  un  mi- 
racle à  Dieu,  rpii  ne  manquerait  pas  de  se  pro- 
noncer en  faveur  de  l'innocent,  et  il  sentit,  jiour 
la  première  fois  de  sa  vie,  un  élan  de  son  coeur 
Tcrs  la  religion  capable  de  le  défendre  et  de  le 
consoler  :  il  s'agenouilla  donc  avec  des  senli- 
raens  de  foi  et  de  ferveur  qui  ne  durèrent  pas 
longtemps ,  car  il  entendit  derrière  lui  deux 


courtisans  qui  l'accusaient  presque  tout  haut, 
vis-à-vis  de  l'image  de  Dieu  qu'il  implorait 
comme  un  infaillible  appui.  Ce  fut  alors  de  sa 
part  un  amer  reproche  contre  la  Providence  qui 
ne  venait  pas  îi  son  aide  et  qui  semblait  com- 
plice de  ses  ennemis  :  il  se  taxa  de  faiblesse  pour 
avoir  espéré  une  intervention  divine  dans  une 
conjecture  difficile,  où  il  ne  devait  compter  que 
sur  lui-même ,  sur  son  bon  droit  et  sa  force 
d'àme.  Il  était  impatient  de  retourner  à  Paris  et 
de  faire  jaillir  la  lumière  dans  ce  ténébreux 
complot,  en  interrogeant  les  individus  arrêtés 
parla  police  de  M.  d'Argenson.  Enfin,  on  acheva 
la  grand'messe  vers  dix  heures  du  matin,  et  au 
lieu  d'accepter  la  collation  que  le  prieur  de 
l'alibaye  avait  fait  préparer  dans  la  salle  du  cha- 
jùtre,  suivant  l'usage,  pour  les  principaux  per- 
sonnages du  convoi,  il  prétexta  un  malaise  su- 
bit, qui  fut  encore  interprété  dans  le  sens  des 
remords  qu'on  lui  supposait,  et  il  remonta  dans 
son  carrosse,  au  milieu  des  mêmes  injures  qui 
l'avaient  accompagné  par  tout  le  chemin.  Le 
cocher  avait  ordre  de  ne  pas  ménager  ses  che- 
vaux, et  les  gens  qui  rencontraient  sur  la  route 
cette  voiture  de  deuil ,  roulant  avec  autant  de 
rapidité  qu'un  équipage  de  chasse,  se  deman- 
daient entre  eux  la  cause  de  ce  scandale.  A 
onze  heures,  le  ducd'Orléans  rentrait  au  Palais- 
Royal. 

—  Je  n'ai  fait  saisir  qu'un  seul  quidam  qui 
distribuait  de  l'argent  à  la  populace  pour  l'ex- 
citer contre  votre  altesse  royale,  lui  dit  le  lieu- 
tenant de  police,  qui  s'était  établi  dans  le  Palais- 
Royal  afin  de  le  préserver  du  pillage  et  de  l'in- 
cendie. 

—  Je  vous  en  remercie,  monsieur,  répondit  le 
prince  :  nous  saurons  peut-être  d'où  provien- 
nent ces  distributions  d'argent? 

—  J'entrevois  là-dessous,  monseigneur,  quel- 
que terrible  mystère,  repartit  M.  d'Argenson 
prenant  un  air  et  un  ton  confidentiels;  j'en  suis 
effrayé  moi-même,  et  je  soupçonne  qu'il  vau- 
drait mieux  relâcher  cet  homme,  sans  tirer  de 
lui  son  secret. 

—  Hé  !  pourquoi,  monsieur?  voulez-vous  que 
je  fournisse,  par  cette  clémence  coupable  envers 
moi-même,  de  nouvelles  armes  à  mes  calomnia- 
teurs ?  On  dirait  que  j'ai  fait  mettre  en  liberté 
cet  homme  parce  qu'il  m'eût  compromis  dans  un 
procès  où  je  serais  naturellement  en  cause  !  on 
dirait  que  j'ai  empoisonna  cet  homme,  s'il  ne  se 
retrouvait  pas  ! 

—  J'entends  bien  ces  raisons,  monseigneur, 
et  j'y  veux  condescendre  ;  mais  que  résultera- 
t-il  de  la  découverte  que  vous  pourriez  faire 
des  auteurs  de  la  cabale  qui  vous  poursuit,  si  ce 
sont  des  personnes  placées  fort  avant  dans  l'es- 
prit du  roi  ? 

—  Qu'importe,  monsieur?  ces  personnes  ne 
méritent-elles  pas  de  subir  les  conséquences  de 
leur  mauvaise  aelion  ? 

—  Assurément,  monseigneur,  et  je  me  ré- 
jouirais ([u'ilen  fût  ainsi;  mais  quel  crédit  au- 
rez-vous  pour  accuser  ces  personnes?... 

—  Je  ne  les  accuserai  pas,  monsieur;  mais  je 
laisserai  ce  soin  au  parlement,  où  toute  indépen- 
dance, tout  amour  de  la  vérité,  tout  zèle  pour  la 
justice  ne  sont  pas  encore  éteints,  je  l'espère, 
bien  que  M.  de  Mesnie  en  soit  aujourd'hui  le 
piemicr président... Enfin,  j'aurai  fait  ce  que 


l'honneur  m'ordonne,  et  le  reste  à  la  grâce  du 
sort  ! 

—  Soit,  monseigneur.  Je  vous  ai  olqecté  ceci, 
parce  que  je  crois  deviner  les  ressoisde  cette  in- 
trigue, et  que  la  partie  ne  serait  pas  égale  ,  si 
vous  en  veniez  à  une  lutte  ouverte  avec  les  per- 
sonnes que  j'imagine.  Songez-y  encore,  pour 
n'avoir  pas  à  vous  en  repentir  :  d'accusé  ,  ne 
devenez  pas  accusateur  sans  tenir  en  main  les 
preuvres  matérielles  du  fait  ? 

—  Où  est  l'homme  que  vous  avez  pris?  je  l'in- 
terrogerai seul  à  seul;  puis,  vous  le  mènerez 
vous-même  au  Ch.Melet. 

—  Eh  bien  !  monseigneur,  vous  me  ferez  aver- 
tir quand  vous  aurez  fini  cet  interrogatoire,  que 
je  souhaite  profitable  à  vos  intérêts.  Mais,  à  vous 
parler  net,  je  crains  que  vous  n'ayez  pas  bon 
marché  de  ce  garçon ,  qui  a  refusé  de  me  ré- 
pondre. 

—  Vous  l'avez  sans  doute  effrayé  en  le  me- 
naçant!  J'ai  tant  à  cœur  de  le  faire  parler, 

que  je  lui  promettrai  tout,  excepté  son  pardon. 

—  Enfin,  monseigneur,  je  fais  des  vœux  pour 
qu'il  parle  et  pour  qu'il  vous  justifie  des  atro- 
cités qu'on  débite  contre  vous  ! 

Le  lieutenant  de  police  n'accompagna  pas  le 
duc  d'Orléans  auprès  du  prisonnier  ;  il  connais- 
sait trop  bien  l'effet  de  son  effroyable  visage  sur 
les  couvables  pour  vouloir  paralyser  les  bons  ré- 
sultats que  le  prince  espérait  de  sa  figure  bien- 
veillante et  persuasive  :  il  dirigea  en  personne 
plusieurs  patrouilles  du  guet  aux  alentours  du 
Palais-Royal,  afin  d'écarter  de  nouveaux  ras- 
semblemeus,  qui  se  proposaient  d'opérer  la  déli- 
vrance du  jeune  homme  arrêté  dans  la  nuit,  et 
livré  comme  une  victime  expiatoire  à  la  merci  du 
duc  d'Orléans.  Celui-ci  était  entré  dans  un  petit 
vestibule  qui  précédait  le  corps-de-garde  :  un 
sergent  de  police  le  suivait  pour  l'introduire  :  il 
ouvrit  la  porte,  et  le  prince  entra  seul ,  en  lui 
recommandant  de  se  tenir  prêt  à  venir  au  pre- 
mier appel. 

Le  corps-de-garde,  éclairé  par  une  seule  fe- 
nêtre basse  garnie  d'épais  barreaux  de  fer,  qui 
en  faisaient  presque  une  pri»on ,  ne  recevait 
qu'un  jour  terne  et  douteux,  auquel  la  vue  avait 
peine  à  s'accoutumer  de  prime-abord.  Le  duc 
d'Orléans,  qui  était  plus  mal  servi  qu'un  autre 
par  ses  yeux  affaiblis,  ne  distingua  pas  du  pre- 
mier coup  d'œil  l'individu  qu'il  s'apprêtait  à  in- 
terroger, et  il  crut  que  les  parties  intéressées 
avaient  favorisé  la  fuite  de  leur  agent.  IMais,  en 
avançant  vers  l'extrémité  obscure  de  cette  salle, 
il  aperçut  dans  un  coin  une  masse  inanimée,  qui 
avait  quelque  apparence  de  forme  humaine.  Il 
ne  fut  retenu  par  aucune  défiance,  et,  allant, 
d'un  pas  ferme,  droit  au  prisonnier,  qu'il  sup- 
posait endormi ,  il  le  secoua  légèrement  par  la 
manche,  et  l'appela  doucement.  Sa  voix  produi- 
sit une  telle  impression  sur  cet  individu  en  priè- 
res, qu'un  cri  de  stupeur  et  un  tremblement 
convulsif  furent  les  seuls  signes  de  vie  que  donna 
l'inconnu,  qu'il  pressait  en  vain  de  questions 
réitérées. 

—  C'est  donc  vous  qu'on  a  vu  répandant  de 
l'argent  parmi  le  peuple  et  l'excitant  à  la  révolte? 
lui  disait-il  avec  un  accent  de  reproche  affec- 
tueux et  touchant.  C'est  donc  vous  qui  engagiez 
la  foule  à  me  mettre  en  pièces  ,  pour  mieux  cé- 
lébrer ces  lamentables  funérailles  ?  C'est  donc 


•t 


—  181   — 


vous  qui  m'accusiez  hautement  d'avoir  commis  | 
deux  crimes  dignesjde  la  potence. 

Mais  le  duc  d'Orléans  n'obtenait  pas  de  ré- 
ponse, et  le  prisonnier,  qu'il  interrogeait  avec 
Leaucoup  de  bonté  et  de  patience,  se  taisait  obs- 
tinément :  on  l'entendait  néanmoins  soupirer  en 
murmurant  des  oraisons.  Après  bien  des  tenta- 
tives inutiles  pour  tirer  de  lui  une  parole  dis- 
tincte, le  prince  le  saisit  par  le  collet,  et ,  le  sou- 
levant de  terre  plus  aisément  qu'on  ne  devait  s'y 
attendre,  l'entralnajusqu'à  la  fenétrepour  l'exa- 
miner en  face.  C'était  un  tout  jeune  garçon  af- 
fublé d'un  sarreau  de  toile  bleue  et  coiffé  d'un 
bonnet  de  laine  rouge,  comme  un  charretier  ; 
mais  ses  pieds  chaussés  de  bottines  de  fourrure 
élégantes,  ses  mains  déliées  et  plus  blanches  que 
celles  du  plus  raffiné  courtisan,  et  ce  qu'on 
apercevait  de  sa  figure  couverte  de  ses  mains , 
démentaient  complètement  les  prétentions  de 
ce  costume  populaire  ,  qui  n'avait  jamais  conve- 
nu ;i  une  personne  si  parfumée  et  si  délicate. Les 
soupçons  du  duc  d'Orléans  ne  tardèrent  pas  à 
se  confirmer,  lorsqu'il  fut  parvenu  à  faire  tom- 
ber le  masque  que  cette  personne  se  faisait  avec 
ses  doigts,  et  quand  il  entrevit  un  charmant  vi- 
sage à  la  peau  lisse,  aux  contours  arrondis  et 
aux  linéamens  gracieux  :  c'était  une  femme  ;  et, 
dés  qu'il  eut  été  comme  ébloui  du  regard  qu'elle 
lui  lança,  regard  embrasé  de  tous  les  feux  de  la 
colère  et  de  l'amour,  il  reconnut  Léonora  Pa- 
checo.  P.-L.  Jacob  ,  Bibliophile. 


Jùtm  mavtagfs  î>f  xamn 


(!)• 


Le  comte  de  Céran  se  rendit  un  matin  au  châ- 
teau des  Tuileries  afin  d'être  présenté  à  sa  ma- 
jesté Charles  X;  Eléonorede  Céran,  aussitôt  après 
le  départ  de  son  père,  courut  s'enfermer  dans  son 
boudoir,  et  écrivit  à  la  hâte  la  lettre  suivante  : 
Ma  bonne  Pauline, 
Quand  donc  quilteras-tu  ta  vilaine  ville 
d'Orléans  pour  venir  habiter  Paris  ?  je  m'ennuie 
loin  de  toi,  et  chaque  jour  je  regrette  le  temps 
que  nous  avons  passé  ensemble  dans  notre  pen- 
sionnat de  Fontenay-aux-Roses;  nous  étions  si 
heureuses  alors  !  aucune  triste  pensée  ne  trou- 
blait notre  existence  :  notre  âme,  qu'aucune  dés- 
illusion n'avait  ternie,  était  calme  et  sans  désirs  ; 
le  soir,  quand  le  soleil  se  couchait  derrière  les 
feuillages  des  grands  arbres  de  notre  jardin, 
nous  allions  nous  placer  sous  le  berceau  de  dal- 
hias  que  nous  avions  plantés  au  printemps,  et 
nous  respirions  la  brise  qui  passait  sur  notre  vi- 
sage et  se  jouait  dans  nos  cheveux.  Heureux 
temps  de  charmante  insouciance,  et  de  paix  pro- 
fonde !  toutes  nos  peines,  tous  nos  ciiagrins  n'al- 
laient pas  au  delà  d'une  promenade  dont  nous 
étions  privées;  et  encore,  trouvions-nous  une 
ample  compensation  h  notre  colère  d'un  instant 
dans  les  petites  vengeances  que  nous  exercions 
sur  cette  laide  et  maussade  créature  de  sous- 
maitresse,  tu  sais  P  celle  ijui  nous  punissait  tou- 
jours. Oh  !  mes  blanches  marguerites  ,  mes  bel- 

(1)  Deuxième  c\lr,-iit  àe  l'oltcs  .^/imuis,  joli  roman 
de  M.  Alplioiise  Brut,  que  viciil  de  publii'r  Tiidiieur 
Souverain,  rue  lies  Ueaux-Arls,  5.  l'ullcs  .4mours  o\>- 
tiendra,  nous  n'co  doutous  pas,  uu  grand  succOi. 


les  roses  primevères,  mes  suaves  pois  de  senteur, 
que  je  voudrais  vous  elfeuiller  encore  !  Oh  !  que 
je  voudrais  aussi  vous  voir  étinceler,  mes  lumi- 
neuses étoiles  que  je  comptais,  — assise  à  ma  fe- 
nêtre, —  dans  le  ciel! 

Je  te  semble  enfant,  n'est-ce  pas,  amie  chère, 
de  m'en  venir  à  dix-neuf  ans  regretter  mes  an- 
nées enfuies  :'  tu  ne  comprends  point  qu'entou- 
rée de  luxe,  fêtée,  recherchée,  jolie,  —  il  faut 
bien  le  croire,  puisque  chacun  le  répète,— je  ne 
me  trouve  pas  heureuse  ?  Non,  je  ne  le  suis  pas, 
et  je  ne  léserai  jamais;  un  moment  j'ai  cru  au 
bonheur,  rien  qu'un  moment!  —  celui  qui  me 
l'avait  fait  espérer  est  parti,  mon  cœur  l'a  sui- 
vi, et  mon  bonheur  aussi  ;  —  que  t'apprendrais- 
je  de  plus?  son  nom,  je  l'ignore;  seulement  je 
sais  qu'à  défaut  de  richesses  et  de  titres,  le  ciel 
lui  a  donné  la  bonté  et  la  beauté  en  partage.  Te 
raconterai-je  comment  je  l'ai  rencontré  ?  oui,  je 
veux  te  l'apprendre,  car  je  te  parlerai  de  lui 
plus  longtemps;  de  lui,  comme  nous  sommes 
fières  nous  autres  jeunes  filles  de  prononcer  ces 
mots!  deux  mots  bien  simples,  bien  vulgaires, 
bien  indifférens,  n'est-ce  pas?  —  mais  que  no- 
tre amour  poétise.  —  Pendant  que  tous  les  jeu- 
nes gens  couraient  à  la  danse  ou  se  plaçaient  de- 
vant les  tables  de  jeu,  —  lui,  isolé  de  tous,  fati- 
gué peut-être  des  bruyans  plaisirs  qui  l'entou- 
raient, —  il  s'était  réfugié  dans  le  coin  le  plus 
obscur  du  salon,  et  là,  ses  regards  se  prome- 
naient sur  toute  la  foule;  quels  regards  !  (juelle 
expression  de  tristesse  et  de  grandeur  dans  ses 
yeux,  comme  il  semblait  dominer  ce  tourbillon 
de  monde  qui  s'agitait  à  quelques  pas  de  lui  !  — 
et  pourtant,  que  de  douceur  sur  son  visage,  que 
de  grâce  dans  chacun  de  ses  mouvemens!  Vingt 
autres  dans  ce  bal  étaient  assurément  plus  beaux 
que  lui,  mais  lui  seul  possédait  cette  beauté 
d'ensemble  qui  étonne  et  force  à  regarder  ;  vingt 
autres  sans  contredit  avaient  plus  d'élégance 
dans  les  manières  et  plus  de  recherche  exquise 
dans  les  vêtemens;  mais  son  élégance  de  vête- 
mens  et  de  manières  n'appartenait  qu'à  lui  seul, 
j'étais  assise  près  de  ma  lante,  lorsque  mes  yeux 
tombèrent  par  hasard  sur  lui  ;  je  ne  sais  ce  que 
j'éprouvai,  mais  involontairement  je  me  sentis 
fascinée  par  sou  regard;  je  voulus  me  lever  et 
me  mêler  aux  quadrilles,  en  ce  moment  il  me 
regarda,  et  je  demeurai  à  ma  place,  j'avais  peur 
tout  à  la  fois,  et  j'étais  dans  la  béatitude  :  je  me 
laissai  enfin  aller  au  charme  indicible  qui  m'en- 
trainait,  et  j'osai  de  nouveau  poser  mes  yeux  sur 
lui  ;  les  siens  ne  m'avaient  pas  quittée,  et  cepen- 
dant je  ne  tremblais  plus.  Lue  e.xlase  inconnue 
inonda  pour  ainsi  dire  mon  âme  ;  je  ne  respirais 
pas,  je  ne  pensais  pas,  ma  vie  n'était  plus  à  moi, 
elle  était  passée  toute  en  lui. 

Combien  de  temps  je  demeurai  ainsi,  je  l'i- 
gnore moi-même,  mais  ce  temps  fut  le  mieux 
rempli  de  mou  existence; si  cette  extase  ne  dura 
que  quelques  minutes,  que  d'années  je  vécus  eu 
si  peu  d'inslans  ! 

Mon  père  me  rejoignit  alors  et  me  dit  que  sa 
voilure  nous  attendait;  je  me  levai  niachiiude- 
menl,  et  machinalement  je  le  suivis.  Cependant, 
avant  de  sortir  du  salon,  je  tournai  nue  der- 
nière fois  mes  yeux  vers  la  fenêtre  et  je  l'aperçus 
encore;  il  me  sembla  que  son  regard  était  bien 
cliagiin,  bien  triste;  j'essayai  de  lui  sourire, 
mais  je  ne  ie  pus,  car  j'avais  envie  de  pleurer  ; 


il  baissa  la  tête  en  signe  d'adieu,  et  ce  fut  tout; 
mon  père  m'emmena. 

Toute  la  nuit  je  songeai  à  ce  jeune  homme. 

Trois  jours  après,  ma  tante  vint  m'embrasser  : 
j'eus  le  courage  de  lui  demander  si  elle  le  con- 
naissait, elle  me  répondit  qu'il  lui  avait  été  pré- 
senté par  une  de  ses  amies,  qu'il  se  destinait  au 
barreau  et  devait  être,  depuis  deux  jours,reparti 
pour  son  pays. 

Ce  fut  tout  ce  que  j'appris. 

Je  ne  te  retracerai  point  combien  j'ai  souffert 
depuis  ce  bal;  j'ai  toujours  devant  les  yeux  le 
beau  et  pâle  visage  de  ce  jeune  homme,  je  le 
vois  incliner  la  tête  pour  me  dire  adieu  ;  si  tu 
savais  combien  je  l'aime,  tu  aurais  pitié  de  moi, 
car  j'aime  sans  espérance,  car  jamais  nous  ne 
nous  rencontrons,  car  je  suis  promise  à  un  au- 
tre, à  lin  autre  !  ces  mots-là  me  font  mal  à  pro- 
noncer. 

Encore,  si  j'avais  entendu  le  son  de  sa  voix  ! 

Ah  !  n'aime  jamais,  ou  n'aime  pas  comme  moi, 
du  moins. 

En  ce  moment  on  frappa  légèrement  à  la  porte 
du  boudoir;  mademoiselle  de  Céran  se  hâta  de 
cacher  dans  son  sein  la  lettre  qu'elle  écrivait  k 
son  amie,  puis  elle  alla  ouvrir. 

Le  comte  de  Céran  entra. 

—  Comment,  déjà  ?  lui  dit  Eléonore. 

—  Oui,  répondit  le  comte,  ma  présentation  au 
roi  est  ajournée,  je  viens  te  prévenir  que  ce  soir 
nous  partons  pour  la  campagne,  et  tapporter 
cette  lettre  qui,  si  je  ne  me  trompe,  t'est  adres- 
sée par  mademoiselle  Pauline  de  Launay. 

—  De  Pauline  !  s'éci  ia  Eléonore  ;  et  que  mé- 
crit-elle  ? 

—  Cette  fois,  je  ne  l'ai  i>as  lue,  répondit  le 
comte  :  je  me  souviens  que  l'on  m'a  accusé  der- 
nièrement d'indiscrétion,  et  je  veux  me  mettre 
à  l'abri  de  pareils  reproches. 

—  Oh  !  mon  père,  interrompit  Eléonore  avec 
douceur. 

Le  comte  lui  tendit  la  main  en  souriant. 

—  Je  te  laisse  en  tête-à-tête  avec  tes  secrets, 
répliqua-t-il  ;  à  condition  cependant  que  tu  ne 
resteras  pas  trop  longtemps  avec  eux. 

Demeurée  seule,  Eléonore  ouvrit  la  lettre  et 
la  lut. 

Ma  bonne  amie, 

C'est  bien  mal  à  toi,  sais-tu,  de  ne  pas  m'é- 
crire  le  plus  petit  mot  ;  tu  mas  oubliée  sans 
doute  au  milieu  de  ton  beau  Paris  et  de  tes  bel- 
les fêtes;  si  celaétail,  je  t'en  voudrais  beaucoup, 
et  pourtant  je  te  pardonnerais;  qu'as-tu  besoin 
de  t'occuper  d'une  pauvre  habitante  de  provin- 
ce? et  puis,  que  lui  diras-tu  qu'elle  puisse  com- 
prendre ?  et  si  tu  lui  écrivais,  que  te  répondrait- 
elle  qui  piU  te  distraire  une  minute?  Oui,  c'est 
bien  mal,  Eléonore,  de  ne  pas  avoir  trouvé,  de- 
puis bientôt  six  i;rands  mois,  un  quart  d'heure 
de  souvenir  à  donner  à  celle  que  tu  nommais 
autrefois  ta  chère  Pauline  .  oui,  c'est  très  mal, 
car  si  vous  n'avez  pas  besoin  d'elle,  elle  a  besoin 
de  vous,  elle  qui  se  meurt  d'ennui  au  fond  d  une 
triste  province  ;  ne  crains  rien,  je  vais  essuyer 
les  larmes  qui  coulent  de  mes  yeux  et  je  ne  te 
gronderai  pas  plus  longtemps;  —  oui.  vilaine 
que  lu  es,  j'ai  besoin  de  toi,  de  tes  lettres,  de  ton 
affection,  ijue  tu  es  donc  heureuse  d  habiter  Pa- 
ris, d'être  belle,  riche  et  noble.!  11  y  a  trois  ans, 
quaud  nous  nous  promeuions  ensemble,  je  nç 


—  182  — 


MUJuKi».LJkAiEd>itjfl?o.janjMBBiaaE^3K^EafS^awa.ftnajmn 


songeais  à  rien  de  tout  cela  ;  je  ne  pensais  pas 
qu'une  comtesse  valût  mieux  qu'une  femme 
sans  naissance,  tandis  qu'aujourd'hui...  Mais  h 
quoi  me  seiviiail  de  me  plaindie  ?  si  je  conti- 
nue, je  vais  t'eiiiniyor,  et  tu  jclleias  ma  kltie 
sanslalire,  oh  !jel"enpi-ie,iiarc()urs-laau  moins, 
et  rf  ponds-moi  que  lu  me  trouves  Lien  malheu- 
reuse. 

D'ahord,  ma  chtre  amie,  je  t'apprendrai  que 
mon  père  veut  me  marier;  j'ai  vu,  il  y  a  huit 
jours,  mon  i)réttndu  et  je  le  déteste  depuis  huit 
Jours  vin;jt  fois  plus  que  je  ne  le  délestais  avant 
de  le  connaître  :  —  ce  n'est  pas  que  mon  fiancé 
soit  mal,  au  contraire,  —  monsieur  Firmin  est 
ce  que  l'on  ai)pelle  vulgairement  dans  nos  peti- 
tes villes  un  homme  .suj)erbe;  figure-toi  nu  beau 
garçon  de  eiiui  pieds  et  demi,  possédant  de 
beaux  et  de  grands  cheveux  noirs,  et  des  yeux 
qu'il  est  presque  impossible  de  regarder  en  face, 
tant  ils  ont  de  vivacité  et  d'éclat;  ajoute  à  cela 
une  tournure  élégante,  l'usage  du  monde  cl 
une  voix  la  plus  douce  que  j'aie  entendue  ;  j'ou- 
bliais de  te  dire  que  mon  futur  passe  pour  un 
avocat  de  talent,  et  que  chez  nous  chacun  rafîole 
delui,ehbien!  moi  jele  hais,  à  cause  de  tous 
ces  avantages,  et  si  je  suis  condamnée  'a  l'épou- 
ser, j'en  mourrai.  Depuis  l'.'^ge  de  raison,  j'ai 
toujours  ressenti  une  aversion  pour  ces  hommes 
destinés  à  devenir  plutôt  les  défenseurs  des  fe  m- 
mes  que  leurs  époux  ;— tu  le  sais,  de  tout  temps 
je  me  suis  déclarée  l'ennemie  du  despotisme,  et 
avec  le  mari  qu'où  me  destine,  je  vivrais  sous 
mie  tutelle  eonlinuellu  ;— je  n'aime  point  la 
force  dans  un  homme,  je  veux  consacrer  ma  vie 
à  mon  époux,  je  veux  l'entom-er  de  soins,  de 
caresses,  enfin  je  veux  (pi'il  me  doive  son  bon- 
.beur  et  non  pas  lui  devoir  le  mien. 

Won!.ieur  Firmin  est  tiop  belhounne  pour  que 
je  puisse  laimer;  imagine -loi  donc  un  amant  de 
cinq  pieds  et  demi  qui  se  jette  à  vos  genoux, 
vrai,  c'est  ridicule!  un  hommeainsi  fait  doitexi- 
ger  tout  de  sa  femme  et  non  pas  la  supplier;  oh  ! 
l'on  me  luera,inais  je  ne  l'épouserai  pas.LorS(ine 
mon  père  me  l'a  présenté,  à  [leine  s'il  m'a  re- 
gardée; ma  mère  m'a  assuré  que  c'était  timidité 
de  sa  part,  moi  je  soutiens  que  c'est  fatuité;  il 
me  croit  trop  heureuse  de  l'épouser,  peut-être. 

Mais  c'est  trop  long'temi)S  t'entreienir  de  lui, 
avec  toi  je  puis  parler  d'un  autre,  d'un  autre  ! 
q  lelles  douces  paroles;  je  ne  connais  pas  de 
mots  plus  harmonieux  dans  notre  langage,  pas 
de  termes  qui  traduisent  mieux  l'amour  que 
nous  portons  à  un  homme;  (•ouiprends-tn 
comme  ce  mot  /(//  caii:  ime  le  mépris,  la  ruh're, 
.et  comme  l'uiiln-  trahit  bien  notre  affection  la 
plus  secrète';' ah!  si  tu  l'avais  vu  aussi,  l'aulre, 
combien  lu  l'aimerais  !  —  il  y  a  qiiatre  mois  en- 
viron iju'il  s'est  offert  à  mes  regards,  et  trois 
mois  qu  il  est  parti  pour  ne  plus  revenir, 
il  occupe  malin  et  soir  ;na  pensée  ;  quand  je  m  é- 
veille,  je  prononce  sou  nom,  son  doux  nom  -. 
Ardiur;  et  quand  je  m'endors,  je  ferme  les  yeux 
en  lui  souriant  :  mais  aussi  c'était  bien  Tliomme 
que  tout  enfant  j'avais  rêvé,  sa  jolie  figure 
suave  et  fraiche  est  encore  devant  mes  yeux,  je 
l,a  vois  incessamment  ;  puis  sa  voix  est  si  i>ure  et 
si  harmonieuse,  (lie  doit  si  bien  murmurer:  je 
t'aime  ;  oui,  c'est  l.'ien  celui  que  je  m'étais  choisi 
pour  époux,  c'est  bien  l'homme  dont  je  voulais 
devenir  l'anyo  gardion  !  je  l'ai  vu  trois  fois  et 


(rois  fois  ses  regards  se  sont  arrêtés  sur  lesmiens; 
puis,  je  ne  l'ai  plus  revu!  cl  il  serait  resté,  que 
toule  union  entre  lui  et  moi  était  impossible;  il 
est  liclie  et  je  ne  le  suis  pas  ;  il  est  noble  et  je  ne 
le  suis  |ioint,  jamais  sis  orgueilleux  parens 
n'eussent  cunsenli  à  m'appeler  leur  enfant,  —  il 
a  bien  fait  de  partir,  et  cependant  mon  cœur  est 
brisé;  mais,  quoique  absent,  je  lui  garderai  un 
élerncl  amour ,  et  je  prononcerai  chaque  ma- 
tin son  nom  avec  cidui  de  Dieu. 

Adieu,  pbiiiis-moi,  Pai:li>f.. 

Après  avoir  .nchevé  celte  lettre,  Eléonore 
tomba  ilans  une  profonde  rêverie,  elle  tira  en- 
suite de  son  sein  sa  lettre  inachevée,  elle  voulut 
la  relire  ;  puis  tout  à  coup,  changeant  de  résolu- 
tion, elle  se  contenta  d'ajouter  au  bas  ces  quatre 
lignes  : 

Nous  sommes  bien  à   plaindre  toutes  deux, 
ma  chère  Pauline,  mais  je  telejin-e,  quoique 
fa.sse  mon  père,  je  ne  me  marierai  point  avec  l'é- 
poux qu'il  me  destine. 
Toute  à  loi,   , 

Eléonorede  Ci:RAî\. 

Le  soir  du  même  jour,  liléonore  pjrtait  pour 
la  campagne  et  sa  lettre  pour  Orléans. 

Un  an  s'était  écoulé  depuis  les  événemens  ipie 
je  vous  ai  racontés;  une  femme,  continua  bien- 
tôt le  baron  d'Archambeau  ,  se  |ironienait  dans 
un  parc  attenant  à  un  chàleau  situé  à  douze 
lieues  de  Paris:  cette  femme  était  jeune  et  belle; 
mais  il  y  avait  dans  l'ensemble  de  sa  gracieuse 
et  noble  physionomie  une  indicible  expression 
detrisicsse;  ses  yeux  d'un  bleu  lendre,  etque 
l)ar  moment  elle  soulevait  vers  le  ciel ,  trahis- 
saient les  pénibles  émotions  de  son  àme  ;  son 
front,  dont  aucune  ride  encore  n'avait  aliéré  la 
pureté,  semblait  accablé  sous  l'ennui  dévorant, 
et  sa  bouche  vermeille  qui  se  plissait  îi  de  longs 
intervalles  indiquait  une  soulfrance  cachée. 
Elle  allait  se  diriger  vers  un  pavillon  lors(pie  le 
bruit  d'une  voilure  vint  frapjier  son  oreille,  elle 
se  retourna,  écouta  et  crut  reconnaître  une  voix 
ijui  prononçait  son  nom  :  en  un  bond,  elle  fut 
à  la  poile  du  parc,  et  l;i  se  laissa  tomber  dans  les 
bias  d'une  jeune  femme. 

—  Pauline! 

—  Eléonore! 

Et  les  deux  amies  s'embrassèi'ent  de  nouveau 
et  presque  en  pleurant;  cette  eifusion  de  larmes 
et  de  canr  passée,  elles  se  regardèi'enl  avec  cu- 
riosité; elles  ne  s'étaient  pas  vues  depuis  cinq  ans. 

—  Comme  tu  es  jolie!  murmura  Eléonore. 
—El  toi,  comme  lues  belle  l'iépomlit  Pauline. 
Eléonore  n'essaya  point  de  relcnii-  un  soupir 

(pii  depuis  plusieurs  minutes  ehei'chail  à  s'é- 
ehai  per  de  sa  poitrine,  puis  elle  fixa  ses  beaux 
yeux  bleus  sur  les  yeux  noirs  de  son  amie,  s'ef- 
força de  sourire  et  lui  prit  tristement  la  main 
qu'elle  serra  contre  son  cœur. 

—  .le  le  comprends  ,  rejn  il  Pauline  ,  lu  veux 
me  dire  (fue  lu  éiais  (dus  belle  il  y  a  un  an  ? 

Eléonore  inclina  affirmativement  In  tête. 

—  C'est  comme  moi  ,  ajouta  Pauline  :  si  lu 
m'avais  vue  Tannée  dernière ,  tu  me  trouverais 
bien  changée. 

iJne  larme  glissa  de  ses  yeux  sin-  sa  joue,  et 
alla  se  perdre  dans  un  coin  gracieux  de  ses  lè- 
vres. 

—  Viens,  lui  dit  Eléonore. 

Et  elle  l'emmena  dans  son  pavillon. 


Lîi,  elle  débarrassa  Pauline  de  son  chàle,  dé- 
noua les  rubans  de  son  chapeau,  puis,  la  con- 
duisant à  une  chambre  décorée  avec  luxe  : 

—  Tu  resteras  iei  tout  le  tem|is  ipic  tu  vou- 
dras, lui  dit-elle. 

—  Que  lu  es  bonne!  répondit  Pauline. 

—  i\Iaiston  mari  où  donc  est-il?  interrompit 
Eléonore. 

—  Il  est  demeuré  h  Orléans  afin  de  jdaider 
une  cause  imporlante  ,  et  il  ne  me  rejoindra  ici 
que  dans  les  iiremiers  jours  de  la  semaine  pro- 
chaine :  —  et  moi ,  continua-t-elle,  j'oubliais  de 
te  parler  de  monsieur  le  comte  de  Marsanne... 

—  11  est  parti  depuis  hier  pour  Paris,  et  nous 
ne  le  verrons  que  dimanche. 

—  Comme  tu  en  jiarles  froidement!, 

La  comtesse  de  Marsanne  s'approcha  de  ma- 
dame l'irmin  et  murmura  bien  bas  : 

—  C'est  que  je  l'aime  toujours  hii ,  tu  sais  ? 

—  C'est  encore  comme  moi,  reprit  Pauline  : 
quoique  mariée,  je  pense  toujours  à  l'aiifi-e. 

En  achevant  ces  mois,  madame  Firnu'n  pen- 
cha douloureusement  la  tête  sur  l'épaule  de  la 
comtesse,  celle-ci  la  reçut  dans  ses  bras;  et  il 
se  fil  un  moment  de  silence. 

Pendant  deux  jours  qu'elles  passèrent  toutes 
seules  au  chàle.iu  de  Maisaiine,  les  deux  amies 
ne  prononcèrent  pas  nue  fois  les  noms  de  leurs 
époux;  toutes  h  s  deux  se  reportaient  avec  eni- 
vrement vers  leurs  douces  années  si  rapidement 
écoulées;  elles  se  parlaient  surtout  de  la  dou- 
ble rencontre  qu'elles  avaient  faite  un  an  aupa- 
ravant; rencontre  fatale  qui  devait  remplir  de 
regrets  et  de  désespoir  leur  existence  eniière. 
Les  deux  jeunes  filles  qui  avaient  juré  de  mou- 
rir s'étaient  mariées  ,  mais  si  le  courage  leur 
avait  manqué  pour  accomplirla  premièreparlie 
de  leur  serment,  elles  étaient  demeurt'es  reli- 
gieusement fidèles  l\  la  seconde,  et  cet  amour 
venu  par  hasard  ,  cet  amour  le  premier  de  leur 
vie  n'avait  été  remplacé  par  aucun  autre:  le 
mariage,  loin  d'alîaiblir  cette  passion  romanes- 
que, l'avait  décuplée;  et  malnlenant  elle  éiait 
profondément  enracinée  dans  leur  ,'ime.  Le 
comte  de  Marsanne  et  M.  Firmin  possédaient  au 
plus  haut  degié,  cependant,  toutes  les  i|ualilés 
qui  i>euvent  captiver,  mais  comment  lutter  con- 
tre un  jiarti  i)ris  d'indirt'érence  et  surtout  con- 
tre lui  souvenir  P  leur  patience  s'était  usée  à  la 
longue  et  l'orgueil  dans  leur  cœur  avait  rem- 
placé l'amour  ;  combien  de  ménages  ne  sont  pas 
heureux  qui  devraient  l'être,  et  léseraient,  si 
les  femmes  bornaient  toule  leur  an.bition  à  se 
laisser  aimer  !  toutes  veulent  jouer  un  rôle  ,  cc- 
cu|ier  une  place,  biiller  à  tout;}rix,  s'ériger  en 
délié,  et  dans  cette  comédie  factice  ,  si  souvent 
elles  y  perdent  l'honneur,  nous  y  perdons,  nous, 
toujours  le  repos  : —  ce  qui  tue  les  femmes,  c'est 
la  vanité. 

Et  croyez-le  bien,  la  vanité  entrait  pour  beau- 
coup dans  l'amour  étrange  de  madame  de  Mar- 
sanne et  de  Pauline;  celle  fidélité  inouïe  de  nos 
jours ,  ce  culte  presque  religieux  les  grandissait 
toutes  les  deux  à  leurs  propres  yeux;  pauvres 
femmes,  elles  auraient  rougi  d'elles  peut-être, 
s'il  eut  fallu  renoncer  ;i  leur  premièi-e  (lassion. 

Le  troisième  jour  depuis  l'ariivée  de  Pau- 
line an  ehàleau  allait  finir;  Eléonore  et  madame 
Firmin  se  promenaient  dans  les  longues  allées 
ombrées  du  parc ,  l'air  était  tiède  ,  et  les  fleurs 


—  183  — 


qui  se  refermaiciit  laissaitiil  lomlicr  de  leurs  ro- 
bes diaprées  d'cnivraiis  parfums  ,  le  soleil  dé- 
pouillé de  ses  rayons  disparaissait  d'inslarit  en 
instant  derrière  une  eouronne  de  nuayes ,  les 
oiseaux  sautaient  de  branche  en  branche  et  re- 
gagnaient leur  lit  de  mousse  en  s'appclanl , 
c'était  une  de  ces  belles  soirées  d'été  qui  dispo- 
sent à  la  mélancolie;  Pauline  semblait  plongée 
dans  une  rêverie  active ,  cl  madame  de  Mar- 
sanne  gardait  le  silence. 

Elles  cpntinuèrenl  leur  marche  sans  s'adres- 
ser la  parole,  puis  ,  lorsque  la  nuit  fut  venue 
tout  ft  fait  ,  elles  regagnèrent  ensemble  le  châ- 
teau. 

Deux  hommes  en  ce  moment  entrèrent  dans 
la  cour. 

Pauline  et  Eléonore  s'approchèrent,  et  lais- 
sèrent échapper  un  cri. 

Et  le  soir  ,  quand  madame  Firmin  embrassa 
Eléonore  qui  la  reconduisait  au  ]iavillon  ,  elle 
lui  dit  à  voix  basse  et  en  tremblant  : 

—  Tu  as  été  bien  joyeuse  toute  la  soirée,  toi  si 
triste  habituellement  ? 

—Non,  répondit  indifféremment  la  comtesse  : 
mais  pourquoi  donc  rougissais-tu  chaque  fois 
que  mon  mari  l'adressait  la  parole  ? 

—  Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  me  dire,  répliqua 
Pauline. 

Les  amies  se  regardèrent  avec  défiance  ,  et  se 
dirent  bonsoir;  il  y  avait  presque  de  la  réserve 
dans  leur  alfection. 

Eléonore,  seule  avec  son  mari ,  le  contempla 
allenlivement  et  se  demanda  si  par  hasard  il  n'é- 
tait pas  le  beau  jeune  homme  que  Pauline  avait 
rencontré  un  an  auparavant  ù  Orléans. 

—  Elle  me  cache  quelque  chose,  pensa- 1- 
elle. 

Elle  se  retourna  alors  vers  son  mari. 

—  Pourquoi  donc,  lui  dit-elle,  étes-vous  de- 
meuré trois  jours  loin  de  moi  ? 

Pauline  ne  put  fermer  l'œil  de  toute  la  nuit , 
et  lâchait  de  s'expliquer  la  joie  subite  d'Eléo- 
nore. 

—  \fon  mari  serait-il  par  hasard  ce  jeune 
lionnne  ■'...  Oh!  non,  cela  est  inijiossible. 

Le  lendemain  elle  approcha  son  front  des  lè- 
vres de  M.  Firmin  ;  —  ce  qui  étonna  beaucoup 
ce  dernier. 

Une  semaine  sejiassa,  et  Pauline  ne  songeait 
point  ù  quitter  le  château,  elle  se  trouvait  si 
bien  auprès  d'Eléonore  et  du  jeune  comte  !  elle 
était  de  toutes  leurs  promenades,  de  toutes  leurs 
causeries,  de  tous  leurs  ])rojcls.  Si  Ion  courait 
dans  les  champs  elle  s'elfonail  de  surpasser 
Eléonore  en  vitesse,  puis  bienldt  elle  s'en  reve- 
nait près  d'Arthur  ,  se  plaignait  en  riant  de  la 
chaleur,  ou  de  la  fatigue  qui  l'accablait,  puis 
s'approchait  de  lui  et  disait  avec  une  grâce  in- 
finie : 

—  Comme  vous  êtes  peu  galant ,  monsieur  , 
je  meurs  de  lassitude,  et  vous  ne  lu'ollrez  seu- 
lement pas  le  bras  ? 

Le  comte  s'empressait  de  réi)arer  son  oubli , 
et  Pauline ,  soit  habitude,  soit  capiiro  ,  lui  pre- 
nait toujours  le  bras  gauche,  et  s'appuyait  dessus 
jusqu'à  le  fatiguer;  c'étaient  alors  de  longues 
conversations  sur  Paris,  des  détails  qu'il  fallait 
donner  à  madame  Firmin  sur  les  modes  du 
jour  ,  et  pendant  que  iM.  de  IMarsanne  se  iirètait 
avec  une  complaisance  méritoire  à  toutes  les 


exigences  de  l'amie  de  sa  femme  ,  celle-ci  l'é- 
coutait  en  silence  et  sus|)endait  pour  ainsi  dire 
son  âme  aux  paroles  (jui  sortaient  de  la  bouche 
du  comte. 

—  Alou  Dieu!  pensait-elle,  pourquoi  mon 
mari  ne  lui  rcssemble-t-il  pas  ? 

Madame  de  iVlarsanne,  de  son  côté,  se  dédom- 
mageait amplement  auprès  de  M.  Firmin  ;  elle 
s'était  bien  aperçue  du  penchant  de  Pauline 
paur  Arthur,  mais  assurée,  —  comme  lecroient 
être  toutes  les  feuuues,  —  de  l'alfection  de  son 
mari ,  elle  n'en  conçut  aucun  ombrage  ;  —  sou- 
vent le  soir  elle  se  mettait  au  piano  et  jouait  les 
airs  dont  lui  avait  jiarlé  le  malin  M,  Firmin, 
et  quand  ils  étaient  seuls  elle  le  priait  de  l'ac- 
compagner, et  bientôt  leurs  voix  n'en  formaient 
plus  ({u'une. 

Et  lorsqu'il  était  parti ,  Eléonore  se  disait  : 

—  Qu'il  est  digne  d'être  aimé,  luil 

Un  jour,  elle  tenait  à  la  main  une  fleur,  sous 
prétexte  d'en  icspirerle  parfum;  il  la  prit  et  ne 
la  lui  rendit  point. 

Le  soir  du  même  jour  la  comtesse  s'aperçut 
que  son  mari  aussi  cachait  une  fleur. 

L'amour-propre  de  la  comtesse  de  Marsanne 
se  sentit  froissé,  mais  elle  dissimula  son  dépit , 
etsei)romit,  tout  en  ne  renonçant  pas  au  sen- 
timent qui  l'entraînait  vers  M.  Firmin,  d'épier 
la  conduite  de  son  amie  et  du  comte. 

Pauline,  de  son  côté ,  ne  tarda  pas  à  remar- 
quer le  refroidissement  de  son  mari,  et  l'indif- 
férence avec  laquelle  il  répondait  à  ses  ques- 
tions; bien  qu'elle  ne  l'aimât  nullement,  elle  fut 
néanmoins  i)iquée  du  changement  qui  s'était 
opéré  soudainement  en  lui  ;  comme  presque 
toutes  les  femmes,  elle  voulait  se  dispenser  d'a- 
mour envers  son  mari,  mais  elle  prétendait  ex- 
clusivement au  sien;  son  orgueil  cependant 
cherchait  encore  à  lui  persuader  qu'elle  se 
trompait;  elle  convenait  bien  que  i\l.  Firmin 
éprouvait  du  plaisir  à  se  trouver  près  de  madame 
Marsanne  ,  mais  elle  se  refusait  à  penser  qu'il 
l'aimât  d'amour.  Elle  résolut  toutefois  de  le 
surveiller  de  [irès  et  de  savoir  bientôt  à  quoi 
s'en  tenir. 

Les  jours  qui  suivirent  se  passèrent  en  obser- 
vations et  en  petites  ruses  de  la  part  des  deux 
amies  :  mais  connue  toutes  les  deux  s'étaient 
tacitement  préparées  à  celte  guerre,  elles  se 
tinrent  sur  le  qui-vive  et  opposèrent  avec  une 
égale  habileté  la  linessc  à  la  trahison,  et  la  pru- 
dence à  la  curiosilé. 

M.  Firmin  et  le  comte  de  Marsanne,  qui  ne  se 
doulaientde  rien,  furent  irèsélonnés  des  derai- 
mots  qu'on  leur  adressait  en  courant  et  des  si- 
gnes mystérieux  qu'on  leur  faisait  de  loin;  tous 
deuxs'élaicnl  abandonnés  â  ces  commencemeus 
de  douce  intimilé  si  agréables  près  d'une  jolie 
femme,  sans  arrière-pensée  peut-être;  et  main- 
tenant ils  se  trouvaient,  â  leur  stupéfaction,  en- 
gagés dans  une  espèce  de  complot  auquel  ils  ne 
comprenaient  rien  :  qui  sait  •'dans  une  intrigue 
d'amour;  leur  première  idée  fut  de  douter; 
mais  comment  ne  pas  se  rendre  à  l'évidcme 
d'un  tendre  regard  ,  d'un  sourire  délicieux  ? 
rcpendanl  ils  lireut  le  sernu'nt,  chacun  de  sou 
côté,  lie  résister  â  toutes  tentations  et  d'éviter 
désormais  de  se  promener  seuls  au  jardin. 

—Pauvre  Firmin  !  pensait  le  comte  eu  deuiaii-  | 


dant  un  matin  à  l'avocat  s'il  voulait  le  suivre  à 
la  chasse. 

—  Pauvre  jeune  homme  ,  pensait  Firmin  en 
acceptant  avec  empressement  l'invitation  de  son 
nouvel  ami. 

Pendant  que  les  deux  pauvres  maris  ,  hom- 
mes pleins  d'honneur  du  reste  et  imbus  des 
Hicillcuis  |)riiu:ipes, —  se  cuirassaient  le  cœur 
(^se  préparaient  à  opposer  une  vertueuse  ré- 
sistance aux  attaques  qui  se  renouvelaient  sans 
cesse,  leurs  femmes  ne  négligeaient  rien  pour  en 
arriver  à  la  connaiss,mce  delavé.iié;  embûches, 
ruses,  perfidies,  tout  était  mis  e  i  jtu;  et  cepen- 
dant chaque  fois  qu'elles  se  na.:ontraient,  elles 
ne  se  faisaient  pas  tante  de  protestations  d'ami- 
tié et  datiectiou  ;  et  à  les  entendre,  on  eilt  cru 
cju  elles  ne  pouvaient  vivre  l'une  sans  l'autre. 
Maisaussitôl  qu'elles  s'étaienlquiltées,  la  guerre 
à  outrance  recommençait;  et  Dieu  sait  quelle 
guerre  ! 

Madame  de  Marsanne  fut  enfiu  certaine  le  hui- 
tième jour  que  Pauline  et  le  comte  s'étaient 
donné  rendez-vous  la  veille. 

Elle  huitième  aussi,  Pauline  eut  presque  la 
conviction  que  M.  Firmin  et  El ionore  s'étaient 
promenés  la  veille  ,  une  heure  au  moins,  seuls 
dans  le  jardin. 

Toutes  deux  se  trompaient  ;  jamais  la  com- 
tesse n'eilt  accordé  un  rendez-vcus  même  à  Fir- 
min; et  jamais,  de  son  côté,  M.  de  Marsanne 
n'eût  sollicité  une  entrevue  sec.-ète,  même  de 
Pauline  ((u'il  trouvait  trè.'  jolie  et  surtout  spiri- 
tuelle. Voici  tout  sirapk-ment  ce  qui  était  ar- 
rivé :  j'ai  dit  plus  haut,  continua  le  baron,  car 
aucun  détail  decettehistoire  ne  m'a  été  caché,  j'ai 
donc  dit  |ilus  haut  que  malgré  leur  surveillance 
active,  les  deux  jeunes  femmes  se  reDconlrèrent 
plusieurs  fois  dans  le  parc  avec  Arthur  et  Fip. 
min  ;  —  un  soir,  sept  heures  venaient  de  sonner, 
M.  de  Marsanne  se  leva,  descendit  au  jardin' 
prit  une  allée  à  droite  et  disparut  :  Firmin,  sous 
l>rélexle  d'un  violent  mal  de  tête,  se  leva  aussi 
descendit  ao  jardin,  prit  une  allée  à  gauche  et 
disparut  à  son  lour. 

Les  deux  amies  se  regardèrent  à  la  dérobée, 
cl  pend.mt  quelques  minutes  causèrent  de  cho- 
ses indifférentes;  c'était  entre  elles  à  qui  déploie 
rail  le  plus  de  sang-froiil  et  d'indifférence  : 
toutes  deux  firent  contenance  admirable;  l'h.m- 
me  le  plus  (iu  eût  été  déconcerté  ,  et  pourtaat 
aucune  d'elles  ne  fut  la  dupe  de  l'autre. 

Pauline  étoulFait  de  colère. 

Eléonore  aussi.  , 

—  Si  nous  descendions  un  instant  au  jiarc, 
dirent-elles  en  même  lenips. 

— Je  l'aJressais  la  même  question ,  répondit 
Pauline  qui  se  repentit  alors  de  n'avoir  pu  con- 
tenir davantage  son  dépit. 

—  La  soirée  est  maguilique  ,  reprit  la  com- 
tesse. 

—  Et  puis,  ton  mari  t attend,  si  je  ne  me 
trompe,  ajouta  madame  Firmin  en  laissant  glis- 
ser sur  ses  lèvres  un  sourire  imptrceplible. 

—  Es-tu  bien  corlaiue  qu  il  m'attend  ?  dit 
Eléonore  sèchement. 

Elle  n'eut  pas  achevé  ces  paroles  quelle  com- 
prit l'énorme  faute  qu  elle  avait  commise.  —  en 
effet,  ces  mots  échappés  imprudeuuncnt  met- 
laieiit  toute  son  âme  à  nu  devan>  Pauline  ;  celle 
dernière,  eu  femme  habile,  feignit  de  n'avoir paj 


—  184 


entendu,  et  levant  ses  yeux  'noirs  vers  le"  ciel  : 

—  Tu  ;is  rjison  ,  dit-elle ,  la  soirée  est  magni- 
fique. 

Kous  ne  les  suivrons  pas  dans  leur  ]ironienade, 
je  me  contenterai  de  vous  dire  que  leurs  cœurs 
battaient  bien  fort,  et  que  chacune  d'elles  était 
bien  résolue  à  ne  pas  quitter  l'autre,  persuadées 
toutes  deux  que  la  dis])arition  subite  de  leurs 
maris  cachait  un  rendez-vous. 

Tout  il  coup  Eléonore  abandonna  le  bras  de 
Pauline. 

—  Où  vas-tu  donc  ?  lui  dit  celle-ci. 

—  Rejoindre  Arthur  qui  m  attend  ! 

Le  comte  de  ■Marsanne  venait  en  ePFet  de  tra- 
verser une  allée;  Eb'onore  courut  après  lui  et 
suivit  Tallée  qu'il  avait  prise;  après  de  nom- 
breux détours,  elle  entendit  un  bruit  de  pas, 
marcha  du  côté  d'où  venait  le  bruit,  et  se  trouva 
devant  >1.  Firmin. 

Pauline ,  décidée  ds  son  côté  à  rejoindre  son 
Tnari,  prit  au  hasard  la  première  allée  qui  s'of- 
frit; le  comte  de  Marsanne  par  hasard  avait  pris 
cette  allée. 

—  Vous  ici?  madame,  lui  dit-il  avec  étonne- 
ment. 

—  Vous  ici,  monsieur  ?  répondit-elle  un  peu 
troublée. 

M.  Firmin  cependant  offrit  timidement  son 
bras  5  la  comtesse;  l'air  était  doux,  le  ciel  pur, 
et  le  silence  profond  ;  pour  la  première  fois  de 
sa  vie  peut-être,  il  se  sentit  impressionné  par  ce 
inofond  silence  et  le  ciel  sans  nuages  qui  l'en- 
touraient. 

—  A  quoi  songez-vous  ?  lui  dit  enfin  Eléo- 
nore. 

—  El  vous  ?  répondit  M.  Firmin. 
Eléonore  tressaillit. 

—  Il  me  tarde,  murmura-t-elle,  de  voir  l'hi- 
ver revenu. 

—  Et  pourquoi  ? 

Eléonore  le  regarda;  puis  elle  continua  pres- 
que îi  voix  basse  : 
L'hiver,  n'est-ce  pas  la  saison  des  bals  ? 

—  Les  aimcriez-voua  '.'  reprit  ÎM.  Firmin. 
Quelquefois,  interrompit  la  comtesse. 

Et  moi  je  les  déteste;  je  ne  connais  rien  au 

inonde  de  si  fastidieux. 

>'y  étes-vous  jamais  allé  '.'  reprit  Eléonore. 

Une  fois,  une  seule  fois ,  il  y  a  un  an  ;   et 

de  ma  vie  je  n'y  retournerai. 

—  Pourquoi?  murmura  la  comtesse  trem- 
blante. 

Piirce  que  ,  à  mon  avis  ,  c'est  le  temps  le 

plus  mal  employé  du  monde. 

—  Savez-vous ,  monsieur ,  que  si  la  baronne 
de  Vcrnancé  ma  tante  vous  entendait  parler 
ainsi  de  son  bal ,  elle  serait  furieuse  contre 
vous  ? 

—  Comment,  la  baronne  de  Vcrnancé  est 
votre  tante  ,  madame  ':' 

—  Oui,  monsieur;  mais  soyez  tranquille,  je 
ne  lui  réiiétcrai  pas  notre;  conversation  ;  d'ail- 
leurs, je  comprends  que  le  bal  ait  ses  détrac- 
teurs ;  c'est,  après  tout,  un  délassement  futile 
et... 

—  Et  vous  étiez  peut-être  à  ce  bal  '.'  inter- 
rompit M.  Firmin. 

Eléonore  sentit  un  froid  mortel  parcourir  ses 
veines;  en  entendant  ce  mol,  jicut-êlre.  Elle 
vefforça  de  cacher  son  émotion. 


—  Non,  monsieur,  répondit-elle,  je  n'y  étais 
point  ce  jour-là. 

—  Le  contraire  m'eût  surpris  ,  madame  ,  car 
je  ne  me  rappelle  point  vous  y  avoir  vue. 

La  comtesse  de  Marsanne  faillit  s'évanouir  ; 
cependant  elle  eut  le  courage  de  continuer  sa 
promenade. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  pensait-elle. 

Le  comte  de  Marsanne  s'était  décidé  aussi  ii 
offrir  son  bras  à  madame  Firmin,  et  celle-ci  l'a- 
vait accepté. 

Après  avoir  parlé  de  choses  et  d'autres,  et 
tout  en  regagnant  le  château,  l'obscurité  redou- 
blait. Arthur  demanda  à  Pauline  dans  quelle 
ville  M.  Firmin  exerçait  sa  profession  d'avocat; 
car,  ajouta-t-il,  ma  femme  m'en  a  presque  fait, 
j'ignore  pourquoi,  un  mystère. 

—  Dans  mon  pays,  répondit  madame  Firmin. 

—  Et  quel  est  votre  pays  ?  reprit  le  comte. 

—  Ne  vous  souvenez-  vous  pas  d'y  être  venu 
l'année  dernière  '.' 

—  L'année  dernière?  dit  le  comte  en  cher- 
chant... 

—  C'est  là  que  nous  nous  sommes  rencontrés 
pour  la  première  fois,  interrompit  Pauline  fai- 
blement. 

—  Rencontrés  !  répéta  le  comte  stupéfait. 

—  Avez-vous  donc  oublié  Orléans  ? 

—  Orléans!  oh!  non,  et  je  ne  l'oublierai  ja- 
mais,j'yai  reçu  un  coup  d'épéequi  m'a  faitgar- 
der  le  lit  pendant  deux  mois. 

—  Un  coupd'épée!  s'écria  madame  Firmin. 

—  Mon  Dieu  oui  !  et  cela  pour  avoir  eu  le 
bon  goût  de  trouver  charmante  au  bal  une  fem- 
me qu'un  lieutenant  de  dragons  courtisait. 

—  Pauline,  qui  s'était  doucement  rapprochée 
du  comte,  lui  quitta  brusijuement  le  bras  et  dis- 
parut sous  un  massif. 

Le  lendemain,  madame  de  Marsanne  étaitcon- 
vaincue  que  le  comte  et  madame  Firmin  s'étaient 
donnéj rendez-vous;  de  son  côté,  madame  Fir- 
min avait  la  plus  profonde  persuasion  que  son 
mari  et  la  comtesse  s'étaient  rencontrés  volontai- 
rement au  parc;  je  n'essaierai  point  de  vous  re- 
tracer ici  combien  grande  fut  la  désillusion  des 
deux  jeunes  femmes  ;  comprenez-vous  '.'  avoir 
depuis  un  an,  jour  par  jour,  minute  par  mi- 
nute, dans  sa  pensée,  caressé  un  doux  souvenir 
d'amour,  en  avoir  fait  l'âme  de  sa  vie,  l'avoir 
conservé  brûlant  toute  une  première  année  de 
mariage  ;  puis  voir  tout  à  coup  ce  beau  rêve  se 
détruire  de  lui-même,  renoncer  pour  n'y  plus 
revenir  à  ses  suaves  espérances,  jeter  l'oubli 
comme  unlinceul  sur  les  cicatrices  de  soncœur, 
et  dire  adieu  en  pleurant  à  cette  fidèle  erreur 
qui  vous  avait  accompagné  pas  à  pas  depuis  si 
longtemps.  —  Une  telle  souffrance  est  horrible 
et  doit  tuer. 

Pauline  et  Eléonore  eurent  cependant  le  cou- 
rage de  lutter  contre  leur  fatale  passion;  ce  qui 
les  sauva,  ce  fut  la  jalousie.  Dès  l'instant  oùcha- 
cune  d'elles  eut  acquis  la  certitude  qu'elle  avait 
été  incomprise,  elle  mit  tout  en  œuvre  afin  de 
reconquérir  l'affection  de  son  mari.  Madame  de 
Marsanne,  jusqu'à  ce  jour  indilférente  auprès 
du  comte,  changea  tout  à  coup  de  manières  à 
son  égard,  et  eut  recours,  pour  lui  pbire,  à  tous 
ces  riens  que  la  coquetterie  sait  rendre  si  char- 
mants. Le  comte,  peu  habitué  à  être  ainsi  traité, 
tâcha  d'interpréter  la  conduite  de  sa  femme,  et 


ne  pouvant  y  parvenir,  prit  le  sage  parti  de  g^ 
taire;  Eléonore,  inquiète  et  piquée  de  celte  in- 
différence, donna  un  libre  cours  à  ses  soupçons 
jaloux,  et  jura  d'effacer  madame  Firmin  du  cœur 
de  son  mari.  Pendant  une  semaine  entière  elle 
travailla  sans  relâche  à  l'accomplissement  de  son 
œuvre,  et  le  comte  de  Marsanne,  qui  ne  devinait 
rien,  se  livra  avec  un  abandon  délicieux  au  plai- 
sir d'être  choyé  et  caressé  par  une  femme  ravis- 
sante. Inutile  de  dire  que  Pauline  de  son  côté 
usa  des  mêmes  cajoleries  et  des  mêmes  séduc- 
tions auprès  de  M.  Firmin  qui  fut  aussi  faible 
qu'Arthur. 

Le  dixième  jour,  Eléonore  se  rendit  chez  son 
amie ,  circonstence  fort  rare  depuis  quelque 
temps;  elle  la  vit  occupée  à  faire  remplir  ses 
malles. 

—  Ah  !  c'est  toi,  dit  Pauline  sans  se  déranger  ; 
eh  bien  !  tu  le  vois,  mon  mari  et  moi  nous  allons 
quitter  le  château  de  Marsanne. 

—  Sans  nous  prévenir  î  répondit  la  comtesse. 

—  Mon  mari  est  en  ce  moment  chez  le  tien.  — 
Ne  m'en  veux  pas,  ma  bonne  Eléonore,  continua 
Pauline  en  prenant  la  main  de  son  amie  ;  quand 
je  suis  venu  ici,  j'espérais  y  demeurer  plus  long- 
temps ;  mais  je  n'avais  compté  que  sur  le  plaisir 
d'être  près  de  toi,  et  j'avais  oublié  les  devoirs 
qu'impose  la  profession  de  mon  mari. 

Eléonore  lui  tendit  la  main. 

—  Tu  ne  m'en  veux  donc  pas  ?  reprit  Pauline 
émue. 

—  Non,  répondit  la  comtesse  :  bien  plus,  je 
t'approuve. 

—  Comment  cela  ? 

— Nous  nous  comprenons,  Pauline,  du  moins 
je  le  suppose  ;  et  puisque  nous  nous  faisons  au- 
jourd  hui  des  confidences,  je  t'apprendrai  que 
nous  aussi  nous  quittons  le  château  de  Marsan- 
ne ;  demain  nous  retournons  à  Paris. 

— Tune  m'avais  rien  dit  de  ceprojet,Eléonore. 

-^  M'avais-tu  confié  le  tien  ?  Le  mien  ne  date 
que  de  ce  matin. 

—  Toujours  comme  moi,  reprit  Pauline  :  seu- 
lement, j'allais  t'avertir  quand  tu  es  entrée. 

—  Et  moi,  je  venais  pour  te  l'apprendre. 

Le  soir  du  mêmejour,  M.  et  madame  Firmin 
montaient  dans  la  voiture  qui  conduit  à  Or- 
léans. M.  le  comte  et  madame  la  comtesse  de 
Marsanne  se  dirigeaient  vers  Paris. 

L'année  suivante,  vers  la  fin  du  mois  de  juin, 
Eléonore  un  bras  passé  autour  du  cou  de  son 
mari  écoutait  attentivement  une  lecture  qu'il 
lui  faisait,  lorsqu'un  domestique  entra  et  lui  re- 
mit une  lettre. 

—  De  Pauline  !  dit-elle  en  jetant  les  yeux  sur 
l'écriture. 

—  Voyons,  reprit  Arthur. 

—  Attends,  continua  Eléonore  en  brisant  le 
cachet. 

Puis  elle  lut. 

I\la  bonne  amie, 

M.  Firmin  vient  d'acheter  une  charmante  pro- 
priété aux  environs  d'Orléans,  dans  deux  jours 
nous  y  serons  installés  et  nous  vous  y  attendrons 
toi  et  M.  de  Marsanne  :  —  surtout  pas  de  mau- 
vaise excuse  afin  de  refuser;  si  vous  ne  venez 
j)as  nous  rejoindre,  nous  irons  vous  chercher  à 
Paris. 

A  bientôt,  chère  !  ""'M^ 

P.WLINE.  j 


-  185 


—  Irons-nous  ?  dit  Eléonore. 

—  Irons-nous  ?  répéta  le  comte. 

—  Ce  n'est  pas  trop  d'un  jour  pour  réfléchir, 
reprit  la  comtesse. 

—  A  demain  donc,  interrompit  le  comte. 
Troisjours  i)lus  tard,  M.  et  madame  de  IMar- 

sanne  se  faisaient  annoncer  chez  M.  Firmin. 

Pauline  embrassa  son  amie. 

Le  comte  tendit  cordialement  la  main  à  l'avo- 
cat. 

—  Eh  l)ien  !  es  tu  heureuse  ?  dit  tout  bas  la 
comtenseà  madame  Firmin. 

Pour  toute  réponse,  celle-ci  l'entraina  vers  un 
berceau. 

—Vois,  répondit  Pauline  en  déposant  un  bai- 
ser sur  le  front  de  son  enfant.  —  Mais  toi,  con- 
tinua-t-elle  :  est-tu  parvenue  à  aimer  M.  de 
Marsanne  ? 

—  Mon  fils  a  eu  trois  mois  hier,  dit  Eléonore 
en  souriant. 

Les  deux  amies  se  serrèrent  la  main. 

Le  soir,  tout  le  monde  était  réuni  dans  le  sa- 
lon, Pauline  assise  devant  le  piano  essayait  quel- 
ques notes,  M.  Firmin  et  le  comte  causaient  à 
voix  basse. 

Eléonore  s'approcha  de  l'avocat. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  en  riant,  depuis  long- 
temps je  brille  de  vous  adresser  une  question  ; 
me  promettez-vous  de  répondre  sincèrement? 

—Pensez-vous  d'abord,  madame,que  je  puisse 
répondre  à  votre  question  ? 

—  Sans  cela,  je  ne  vous  l'adresserais  point, 
monsieur. 

—  Parlez,  madame. 

—  Eh  bien,  dites-moi,  mais  sans  recourir  à  au- 
cun subterfuge,  ce  qui  vous  préoccupait  si  for- 
tement au  bal  de  ma  tante,  il  y  a  deux  ans. 

—  Ce  qui  me  préoccupait  ? 

—  Oui,  vous  savez,  au  moment  où  retiré  dans 
l'embrasure  d'une  croisée  vos  regards... 

—  J'y  suis,  interrompit  M.  Firmin,  et  je  puis 
vous  satisfaire. 

Pauline  ()rèta  Foreille. 

—  Jélaisfort  inquiet  en  cet  instant,  continua 
M.  Firmin;  la  veille  on  m'avait  proposé  une 
étude  de  notaire,  et  je  réfléchissais  alors  si  je  de- 
vais acheter  cette  étude  ou  me  faire  avocat. 

Eléonore  sourit. 

Pauline,  qui  s'était  rapprochée,  se  tourna  vers 
le  comte  de  Marsanne. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  moi  aussi  j'ai  une 
question  à  vous  adresser,  puis-je  espérer  que 
vous  y  répondrez  aussi  sincèrement  que  mon 
mari  l'a  fait  tout  à  llieurei*  A  quoi  donc  pensiez- 
vous  la  dernière  fois  où  vous  vous  êtes  promené 
dans  le  jardin  public  d'Orléans  ? 

—  Ah!  oui,  répondit  le  comte  aprèsun  instant 
de  réflexion.  Eh  bien  !  madame,  je  pensais  à  un 
lièvre  superbe  que  j'avais  tué  la  veille,  uu  coup 
de  feu  magnifique. 

Pauline  et  Eléonore  ne  purent  réprimer  un 
violent  accès  de  rire;  elles  se  jetèrent  en  riant 
dans  les  bras  l'une  de  l'autre. 

—  Créez-vous  donc  des  rêves  !  murmura 
Eléonore. 

—  Poétisez  donc  les  hommes!  répondit  Pau- 
line. 


iL^'isniTOn^ 


» 


Si  Néron,  Caligula  ,  Tibère,  Héliogabale,  et 
tant  d'autres,  ont  été  de  cruels  tyrans,  c'est  à 
l'ennui  qu'il  faut  s'en  prendre...  L'ennui  est  le 
plus  terrible  conseiller  des  rois  ;  les  bons  prin- 
ces sont  ceux  qui  ne  se  sont  jamais  ennuyés: 
voilà  ])ourquoi  l'on  en  compte  si  i)eu  ;  car  les 
vertus  qui  viennent  du  cœur  sont  plus  faciles  et 
plus  communes  que  celles  dont  la  source  est 
dans  le  caractère  et  dans  l'esprit.  Une  constante 
bonne  humeur  serait  la  plus  ])récieuse  des  qua- 
lités chez  un  roi,  et  une  infaillible  garantie  de 
bonheur  pour  son  peuple.  Les  meilleures  natu- 
res royales  ont  été  presque  toutes  plus  ou  moins 
gâtées  par  l'ennui,  et  s'il  est  si  peu  de  règnes 
sans  taches,  c'est  que  même  dans  la  p^^:  haute 
fortune  on  ne  saurait  échapper  parfois  à'  ce  fas- 
tidieux malaise  qui  exerce  une  si  fâcheuse  in- 
fluence sur  une  volonté  souveraine. 

Le  sultan  Achmet  111  était  un  prince  parfaite- 
ment bon,  souverainement  aimable,   et  aussi 
bien  pourvu  de  clémence  qu'il  est  permis  de 
l'être  sur  le    trône  ottoman  ;   mais  le  sultan 
Achmet  s'ennuyait  quelquefois ,  quoiqu'il  fût 
très  ingénieux  à  inventer  des  plaisirs.  Par  exem- 
ple, il  avait  imaginé  de  faire  apprendre  la  mu- 
sique à  plusieurs  milliers  de  serins  et  de  rossi- 
gnols,qui  à  un  signal  donné  exécutaient  les  plus 
gracieuses  et    les   plus   savantes    symphonies. 
Chaque    jour  la   cour  ottomane  se  réunissait 
dans  une  galerie  tapissée  de  cages,  et  goûtait  les 
délices  d'un  concert  d'oiseaux  qui  durait  ordi- 
nairement trois  heures. Mais  ce  plaisir,  joint  aux 
récréations  du  sérail  et  au  souci  des  affaires 
laissait  encore  assez  souvent  un  vide  dans  l'exis- 
tence d'Achmet.  Un  jour,  et  dans  un  de  ces  mo- 
mensd  ennui,  le  sultan  parcourait  à  pas  lents 
les  allées  de  ses  jardins;  il  était  accompagné  du 
visir  Mohamed   qui   essayait  vainement  de    le 
divertir  par  de  joyeux    propos  et  d'agréables 
flatteries  ;  le  front  du  stltan  ne  se  déridait  pas 
et  le  visir,  fatigué  de  ses  efl^orts  inutiles    finit 
par  tomber  dans  le  sombre  et  taciturne  abatte- 
ment où    son  maître  était  plongé  :  l'ennui   est 
contagieux. 

Achmet  s'arrêta  au  bord  d'une  terrasse  qui 
dominait  les  jardins,  et  après  quelques  instans 
d'une  silencieuse  rêverie,  apercevant  au  loiu  un 
esclave  grec  occupé  à  tailler  les  branches  d'un 
jasmin,  il  dit  au  visir  : 

—  Mohamed,  va  me  chercher  la  tête  de  cet 
esclave. 

Quoique  surpris  de  cette  fantaisie  qui  sortait 
des  habitudes  d'Achmet  et  (pie  le  |)lus  morne 
ennui  pouvait  seul  faire  naître,  Molianud  n'hé- 
sita pas  à  obéir.  Achmet  suivait  d'un  regard  in- 
souciant le  visir  (jui  descendait  lestement  l'es- 
calier de  la  terrasse  et  se  dirigeait  vers  l'esclave  • 
la  distance  était  assez  grande  et  Mohamed  mit 
près  d'un  (|uart  d'heure  à  la  franchir.  Quand  il 
fut  arrivé  devant  le  (uec,  qui  était  un  jeune 
homme  robuste  et  de  bonne  mine,  le  visir  lui 
dit: 

—  Comment  te  nommcs-tu? 

—  Marcoiioli. 

—  Quel  est  loi)  pays? 


—  La  Alorée. 

—  C  est  bien  ;  maintenant  tourne  les  yeux  là- 
haut,  vers  cette  terrasse.  Reconnais-tu  celui  qui 
nous  regarde? 

—  C'est  le  sultan. 

—  Je  viens  à  toi  de  sa  part. 

—  Qu'ordonnc-i-il? 

—  Que  je  prenne  la  tête. 

—  Quel  est  mon  crime  ? 

—  Esclave,  lu  oublies  que  notre  sublime 
maitre  ne  nous  doit  aucun  compte  de  ses  volon- 
tés. Le  sultan  s'ennuie  et  il  lui  plaît  de  se  dis- 
traire en  voyant  une  tête  tomber.  Tais-loi  donc 
et  tends  le  cou  :  Achmet  le  veut  ! 

Disant  cela,  Mohamed  tira  son  sabre  du  four- 
reau; mais  avant  que  la  lame  tout  entière  eût 
brillé  aux  rayons  du  soleil ,  Marcojmli,  j.rompt 
comme  l'éclair,  avait  désarmé  le  visir,  et  lui 
disait  froidement: 

—  Tu  as  eu  tort  de  te  charger  d'une  pareille 
commission,  Mohamed,  car  voici  que  les  rôles 
sont  intervertis  j  il  y  a  toujours  ici  un  bourreau 
et  une  victime,  mais  c'est  moi  qui  tiens  le  sabre 
c'est  donc  à  toi  de  tendre  le  cou. 

Mohamed  voulut  fuir,  Marcopoli  le  saisit 
d'une  main  vigoureuse,  le  terrassa,  et  tenant  le 
sabre  levé,  il  dit  dune  voix  formidable  au  visir 
immobile  sous  l'étreinte  de  son  genou  : 

—  Aucune  puissance  humaine  ne  pourrait  te 
sauver;  nous  sommes  seuls  ici,  et  le  secours 
farriverait  trop  tard.  J'ai  pour  moi  la  force  et 
l'espace.  Fais  tes  adieux  à  la  vie,  car  tu  es  un 
homme  mort  ! 

Ce  mot  fut  le  dernier  qu'entendit  Mohamed. 
L'esclFve  abattit  d'un  seul  coup  la  tête  du  visir- 
puis,  ramassant  cette  tête  sanglante,  il  la  plaça 
sous  son  bras,  et  il  se  dirigea  tranquillement 
vers  la  terrasse  où  le  sultan  était  demeuré  après 
avoir  contemplé  avec  stupéfaction  la  scène  dra- 
inatiiiue  (|ui  venait  de  se  passer. 

Achmet  ne  s'ennuyait  plus. 

—  Lumière  des  lumières,  sublime  comman- 
deur des  croyans,  lui  dit  Marcopoli  en  iléi.osant 
à  ses  pieds  la  tête  de  Mohamed,  je  v  iens  m'humi- 
lier  devant  toi  comme  un  esclave  i|ue  je  suis 
mais  nom  pas  comme  un  criminel;  car,  loin 
d'avoir  commis  une  action  con.lamnable,  je  t'ai 
rendu  service  en  faisant  ce  que  j'ai  fiiit. 

—  ^  oilà  une  étrange  audace, s'écria  le  sultan  • 
penses-tu  donc,  vil  esclave,  misérable  meurtrier^ 
trouver  une  excuse  |.our  ton  abominable  for- 
fait? 

—  Rien  ne  inescia  plus  fticile,  si  vous  me  per- 
mettez de  ra'cxpliquer. 

—  Parle  ;   mais  dépêche-toi. 

—  Je  serai  bref.  Votre  hautesse  daignait  s'en- 
nuyer et  voulait  voir  périr  uu  homme  pour  se 
distraire;  je  lui  ai  donné  ce  spectacle:  bien 
plus,  j'y  ai  ajouté  lintérêl  des  détails,  l'imprévu 
de  l'action  et  l'importance  de  la  caïasirophf.  Ou 
ne  saurait  trop  faire  pour  divortir  un  suli.m.  Il 
vous  fallait  une  tête,  la  >od.').  et  vous  êtes  mieux 
servi  que  vous  ne  le  pensiez,  car  au  lieu  de  la 
tête  d'un  esclave  qui  ne  vous  aurait  pas  désen- 
nuyé, je  vous  apporte  la  tête  d'un  visir,  et  Icn- 
nui  se  trouve  chassé  de  votre  espnl  par  l'émo- 
tion. Après  fola.  votre  hautesse  me  lera  mourir 
si  tel  est  son  bon  plaisir;  j'aurai  toujours  gagné 
une  demi-heure  à  lui  être  utile ,  et  avant  J  aÙer 
à  la  niori  je  lui  donnerai  un  bon  avis. 


—  186  — 


—  Un  avis  ?  toi  !  voyons  ? 

—  C'est  qu'il  ne  faut  pas  qu'un  visir  dure  trop 
loiiijlenips,  Je  crois  rette  ma\ime  bonne  en 
jioiilique;  les  yens  qui  s's'ternisent  dans  cer- 
taines places  élevées  fuiisscnl  toujours  jiar  deve- 
nir dangereux.  Telle  est  mon  opinion  ,  à  laquelle 
j'ai  cru  devoir  immoler  Mohamed  ;  lieureux  si 
celle  action  vous  est  profitable  !  Un  jour,  j'en 
suis  sur,  vous  reconnaîtrez  ((ue  j'avais  raison. 

Les  paroles  et  le  sang-froid  de  Marcopoli 
frappèrent  vivement  Aelimet;  Il  répondit  à  l'es- 
clave ; 

— SI  tu  as  raison,  lu  ne  dois  pas  être  puni. 
Huit  jours  me  suHiroiit  ponr  apprécier  ton  ac- 
tion à  sa  juste  valeur.  Retourne  à  ton  travail; 
(pianil  il  en  sera  tem[is,  je  te  ferai  appeler  pour 
que  tu  reçoives  ton  châtiment  ou  ta  récompense. 

De  minutieuses  Investigations  faites  à  l'impro- 
viste  dans  les  papiers  de  Mohamed  prouvèrent 
ipie  le  visir  s'occupait  d'un  projet  de  tralilson. 
11  ne  s'agissait  de  rien  moins  (jue  de  livrer  plu- 
sieurs provinces  aux  ennemis  de  l'empire  otto- 
man. 

Marcopoli  fut  appelé  dans  le  divan  ;  Achmet 
le  ])résenla  à  ses  conseillers  comme  le  sauveur 
de  l'empire.  On  le  nomma  d'abord  aga  des  ja- 
nissaires ;  sa  fortune  s'éleva  rapidement  et  le 
porta  au  poste  de  visir.  Après  deux  ans  d'exer- 
cice dans  ces  hautes  fonctions,  où  il  déploya  les 
plus  grands  talens,  Mareoiioli  donna  sa  démis- 
sion, en  disant  au  sultan  ; 

—  (Je  (|ul  est  vrai  pour  les  autres,  l'est  aussi 
pour  moi.  Souvenez-vous  de  mes  paroles  ;  «  11 
nelautpas  qu'un  visir  dure  trop  longtemps.» 
J'ai  duré  deux  ans,  c'est  assez,  et  je  me  retire 
pour  l'honneur  ilune  maxime  que  votre  hautes- 
sc  fera  bien  d  ériger  en  règle  immuable. 

lievétu  d'une  dignité  briliaiile  ,  Marcopoli 
alla  s'établir  dans  une  province  éloignée,  et  si 
par  suite  Achmet  garda  ses  vlsiis  plus  de  deux 
ans,  du  moins  11  ménagea  dans  ses  momens  d'en- 
nui les  tètes  de  ses  esclaves. 

(Jen'cst  pas  seulement  sur  le  trône  que  l'en- 
nui est  le  plus  grand  ennemi  de  la  morale,  de  la 
vertu  et  de  tous  les  bons  scnlimens.  Cette  plaie 
de  la  nature  humaine  et  de  la  société  exerce  la 
même  iolluence  dans  toutes  les  conditions.  La 
plupart  des  mauvaises  actions,  des  imprudences, 
des  fautes  et  des  toiles  qui  se  commettent  tous 
les  jours,  ne  doivent  pas  être  attribuées  à  une 
autre  cause. —  L'ennui  est  le  mauvais  génie  de 
l'humanité.  C'est  à  ce  vice  que  devraient  s'atta- 
(luer  les  réformateurs.  iMais  comment  et  par 
quels  moyens  combattre  l'ennnl,  lorsque  tout  le 
progrès  social  tend  au  contraire  à  élargir  et  à 
consolider  sa  domination  '.'  En  perfectionnant 
toutes  choses,  en  rendant  la  vie  trop  facile,  en 
mettant  le  blen-étre  et  le  luxe  à  la  portée  de 
tout  le  monde,  on  propage  l'uniformité,  et  l'on 
augmente  merveilleusement  ainsi  la  part  que 
l'ennui  se  tait  dans  notre  existence.  — ><  L'ennui 
est  le  malheur  des  gens  heureux  »,  a  dit  VVal- 
polc,  et  il  est  en  effet  bien  peu  de  félicités  qui 
ft'y  soient  sujettes.  Le  bonheur  conjugal,  la  for- 
tune, la  grandeur  paient  ce  tribut  à  la  provi- 
dence, sans  que  ré()uillbre  soit  établi  entre  les 
prospérités  et  les  misères  sociales,  car  les  mal- 
heureux ne  sont  pas  plus  que  les  autres  à  l'abri 
de  l'enniii. 

Dernièrement  ,  dans  l'atelier  d'nn  de    nos 


peintres  les  plus  distingués,  un  noble  et  opulent 
étranger,  le  comte  D...,  disait  en  préseni'e  de 
nombreux  auditeurs  : 

—  Je  donnerais  vingt  mille  francs  à  quelqu'un 
qui  me  ferait  rire  pendant  un  quart  d  heure. 

Voilà  le  mauvais  cùté  de  l'abondance,  l'ennui 
radical  que  donne  la  satiété.  La  légèreté  du 
caractère  français  empêche  ordinairement  ce 
malaise  d'arriver  chez  nous  à  l'état  normal  ; 
mais  ce  qu'il  y  a  de  reraaiquable,  c'est  qu'en 
Angleterre,  par  exemple,  où  l'ennui  appelé 
spleen  est  une  maladie  mortelle  ,  on  n'a  jamais 
vu  le  malade  se  défaire  par  un  moyen  bien  sim- 
ple de  l'ennui  que  ses  richesses  lui  avaient  donné. 
Rien  de  plus  facile  cependant  :  au  lieu  de  vous 
jeter  à  l'eau,  précii>llez  vos  rieliesses  dans  la 
rivière  ;  au  lieu  de  vous  brûler  la  cervelle  , 
Itrùlez  vos  millions  réalisés  en  billets  de  banque; 
au  lieu  de  vous  tuer,  tuez  votre  fortune,  et  le 
s[)leen  engendré  par  l'opulence  s'en  ira  devant 
la  pauv-.cté  ;  l'elîel  disparaîtra  avec  la  cause. 

Tout  ce  qu'a  pu  faire  un  gentleman  en  paiellle 
circonstance,  c'est  d'analyser  sa  situation.  Il 
tenait  le  canon  du  pistolet  entre  ses  dents,  et  il 
allait  lâcher  la  délente,  lorsque  l'idée  lui  vint  de 
composer  un  livre  sur  le  spleen.  Il  voulait  se 
hâter,  car  la  vie  lui  pesait  réellement  ;  mais  il 
n'avait  pas  l'haliitude  d'écrire,  de  sorte  que  les 
idées  arrivaient  lentement  et  se  foimulaient  avec 
peine.  Son  amour-propre  aurait  trop  souffert 
délaissera  la  postérité  un  ouvrage  imparfait; 
Il  y  employa  tous  ses  soins,  avec  tant  de  zèle  et 
de  iialience  quele  travail  dura  sept  ans  ;  il  fallut 
ensuite  corriger  les  épreuves,  et  une  année  fut 
consacrée  à  cette  seconde  occupation  ;  enfin 
quand  le  livre  fut  prêt,  revu,  corrigé,  imprimé 
et  broché,  elle  jour  même  que  le  libraire  le 
publia,  l'auteur  reprit  son  pistolet,  remit  le 
cuion  entre  ses  dents,  et  comme  aucune  Idée 
nouvelle  ne  le  secourut  en  cet  instant  fatal,  Il 
pressa  la  détente  et  se  fit  sauter  la  cervelle.  Le 
livre  existe  et  a  beaucoup  de  réputation  en  An- 
gleterre ;  Il  est  intitulé  :  Anatomie  de  rcuinii. 

Le  sultan  Achniel  n'est  pas  le  seul  homme  à 
qui  l'ennui  ait  profité.  Parmi  les  riches  dandies 
parisiens,  il  en  est  peu  i|ue  cette  maladie  mo- 
rale conduise  au  suicide,  mais  elle  n'exerce  pas 
moins  sur  eux  une  action  très  forte  et  1res  im- 
porlante.  L'ennui  leur  arrive  par  ticcès,  et  ils 
emploient  souvent  contre  ses  atteintes  des 
moyens  funestes  pour  eux  ou  pour  les  autres. 
Citons  l'exemple  d'Alfred  Damvilliers. 

Alfred  était  Indépendant  et  riche;  il  avait  vingt 
mille. llv.  de  rente,  et  il  menait  une  vie  agréable. 
Rien  ne  lui  manquait;  le  bonheur  l'avait  pris 
en  amitié,  il  réussissait  dans  tousses  vœux  et 
dans  toutes  ses  entreprises.  11  est  vrai  que  sa 
fortune  diminuait  rapidement  au  train  de  ses 
dépenses  :  mais  il  attendait  l'héritage  dune 
tante  et  il  ne  pouvait  guère  s'inquiéter  d'un 
avenir  qu'il  voyait  à  travess  un  bon  testament. 
Ln  jour  Alfred  fut  assailli  par  une  violente 
crise  d'ennui.  11  essaya  de  se  distraire  et  ses  ten- 
tatives furent  vaines  ;  il  alla  au  bois  de  Boulogne 
et  ù  l'Opéra  '.  le  bois  et  l'Opéra  redoublèrent  son 
ennui  ;  il  brusqua  le  dénouenient  d'une  Intrigue 
délicate,  et  il  demeura  froul  et  ennuyé  dans  le 
succès  (jui  couronna  son  audace.  L'ennui  durait 
depuis  troisjours  ;  Alfred  eut  l'idée  de  voyager 
pour  dissiper  ce  nuage.  II  fit  venir  des  chevaux 


de  poste,  et  ce  fut  seulement  après  être  monté 
en  voiture  qu'il  se  demanda  : 

—  Où  irai-je  ? Je  connais  l'Italie,  l'Angle- 
terre, les  bords  du  Rhin,  la  Suisse,  et  d'ailleurs 
l'Europe  est  bien  étroite  pour  un  ennui  comme 
le  mien  ! Allons  en  Orient  ! 

11  partit,  et  le  voyage  dura  deux  ans.  Au  re- 
tour il  était  parfaitement  guéi'i  de  son  ennui  ; 
mais  sa  tante  était  morte  pendant  son  absence, 
et  des  collatéraux  qui  l'avalent  circonvenue  à 
ses  derniers  momens  s'étaient  emparés  de  sa 
succession. 

—  Voilà  un  accès  d'ennui  qui  me  coûte  cher, 
dit  Alfred....  Les  sombres  pensées  que  lui  ins- 
liha  ce  résultat  de  ses  voyages  le  jetèrent  dans 
une  nouvelle  crise.  Cette  fols  il  eut  recours  à  un 
moyen  violent,  mais  prompt.  Pour  se  désen- 
nuyer, Il  chercha  une  querelle  dans  le  foyer  du 
Tliéàtre-ltalien.  Le  lendemain  il  se  battait  et  il 
tuait  son  adversaire. 

Tuer  un  homme  parce  que  l'on  s'ennuie 
c'était  presque  agir  en  sultan,  et  Alfred  ne 
se  serait  jamais  consolé  de  celte  action,  s'il  n'eût 
appils  que  sa  victime  était  un  duelliste  de  pro- 
fession qui  avait  été  obligé  de  quitter  la  Bretagne 
après  plusiiurs  affaires  uieurtrières. 

A  peu  près  ruiné  par  le  désordre  de  sa  con- 
duite, Allre;!  tomba  de  nouveau  dans  le  maras- 
me. 11  s'en  prit  au  célibat,  et  II  se  maria  avec 
une  jeune  personne  aimable  et  belle,  mais  dé- 
jiourvue  de  fortune. 

Peu  s'en  lallalt  qu'Alfred  ne  regrettât  d'avoir 
eu  recours  à  ce  troisième  remède  contre  l'v'n- 
nui,  lorsque  sa  femme  hérita  inopinément  de 
cinquante  mille  livres  de  rente. 

—  rsous  n'avions  pas  compté  sur  ce  bonheur, 
dit  Alfred  à  madame  Damvllll>  rs  ;  vous  nesaviez 
donc  pas  que  votre  oncle  de  Bretagne  était  aussi 
riche  ? 

—  iNon,  Il  n'avait  que  peu  de  bien  ;  mais  j'ap- 
prends qu'il  avait  hérité  depuis  peu  lui-même 
d'un  de  ses  amis,  M.  de  Kersec,  lue  en  duel 
l'année  passée  à  Paris. 

—  Kersec!....  l'année  passée!....  Mais  c'est 
mol  qui  l'ai  lue,  s'écria  Alfred!...  Combien  je 
bénis  ce  moment  d'ennui  qui  me  vaut  un  mil- 
lion !  Cependant,  malgré  son  mariage  et  son 
million,  ou  peut-être  à  cause  de  l'un  et  de 
l'autre,  Alfred  vient  de  ressentir  les  sympWmes 
d'une  nouvelle  crise  de  spleen.  Pour  en  prévc- 
venlr  les  suites.  Il  s'est  fait  candidat  à  la  dépu- 
talion  :  il  est  à  peu  près  sûr  d'obtenir  la  majo- 
rité, et  il  espère  que  la  chambre  des  députés  le 
guérira  complètement  de  ses  dispositions  à  l'en- 
nui.—  Pourquoi  pas?  M'avons-nous  pas  vu 
quelques  cures  opérées  par  l'homoeopalhie  ? 

Eugène  Guinot. 

ICourrier  français.) 


DANS  LE  GRAND  MONDE. 


Pendant  mon  dernier  voyage  en  Angleterre  , 
je  fis  ure  excursion  dans  une  petite  ville  du 
Nord;  mon  correspondant,  honncle  marchand 
bonnetier,  me  donna  l'hospitalité.  ( 


—  187  — 


Yi.  Raliili  Mlil),  c'esl  le  nom  de  mon  Ik'iIc  , 
vieux  Anglais  encioûté  de  tous  les  préjugY's  ([ue 
nos  voisins  d'ouire-mer  se  l(?gualcnl  de  père  en 
fils  ,  avait  des  prélenlions  au  litre  de  beau  i)ar- 
leui-,  et  il  ne  iiiamiuait  jamais  de  m'aliimcr  de 
sa  prose:  tantôt  c'était  un  loiit  ([u'il  déciivail, 
tantôt  une  course  de  chevaux,  et  il  ne  manquait 
jamais  déplacer  la  société  anglaise  au  dessus  de 
la  société  française;  il  ne  pouvait  croire  qu'un 
jockel  anglais  pût  être  dépassé  par  un  jockei 
français;  et  i)uis  il  se  donnait  une  im|iortance 
esagérée,  il  parlait  de  ses  liaisons  ;ivec  le  duc  de 
B. ,  avec  le  marquis  ***.  A  l'entendre,  les  mem- 
bres les  plus  distingués  des  deux  chambres  du 
parlement  étaient  ses  amis  intimes. 

JYtais  ennuyé  de  toutes  ces  vanteries,  et, 
pour  me  venger  ,  je  retins  par  cœur  la  descrip- 
tion de  son  dîner  cliez  un  membre  dupailement. 

Lu  soir,  après  un  diner  tout  anglais,  j'étais 
au  coin  d'un  excellent  feu  de  charbon  de  leire; 
mon  hôte  buvait  son  thé,  qu'il  avait  soin  d'assai- 
soimer  dé  jaisses  tartines  de  beurre,  pendant 
((ue  je  m'amusais  l'i  humer  un  excellent  vin  de 
Sherry,  «(ue  vous  ne  devineriez  peut-être  pas 
n'être  autre  chose  que  le  vin  de  Xérès  ;  mais  les 
Anglais  ont  le  privilège  de  détruire  jusqu'aux 
noms,  quand  ils  ne  gâtent  pas  la  substance  des 
choses. 

—  M.  Ralph,  lui  dis-je,  vous  devez  avoir  payé 
bien  cher  ce  vin. 

—  Iium,tiura,  pas  trop,  mon  cher.  »  Et  ces 
paroles  élaieni  accoiiqiagnées  d'un  gros  rire,  qui 
voulait  être  malicieux.  C'est  un  cadeau  que  je 
tiens  de  mon  ami  le  mendire  du  parlement , 
M.  Eggsiji ,  ([ue  j'ai  |)iiissanunenl  aidé. 

—  Diable  !  vous  avez  de  |iuissans  amis  :  on  dit 
que  M.  Eggsîp  est  fort  riche,  (ju'il  a  un  grand 
train  de  maison. 

—  Oui  et  non,  répondit  M.  llalph  ,  en  mor- 
dant dans  sa  tartine  d'une  manière  convulsive... 

—  Je  ne  conqirends  pas  bien,   i 

—  J'ai  dîné  (riiez  lui,  et  si  vous  voulez  je  vous 
doinierai  des  détails  sur  sa  maison  ,  que  je  res- 
liecte  beaucoui) ,  car  c'est  à  lui  que  je  dois  d'a- 
voir connu  la  haute  société. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  mon  respectable 
ami. 

M.  Halph  Nibb  toussa  trois  fois,  se  tourna  sur 
son  fauteuil ,  acheva  d'avaler  sa  tartine,  et  com- 
mença sa  narration. 

—  Je  vous  parle  d'une  époque  éIoignée,mais 
qui  est  toujoms  iirésente  à  mes  yeux  ;  car  après 
mon  voyage  d'oulrc-mer,  et  mon  admission  dans 
le  corps  des  marchands  de  notre  ville ,  c'est  bien 
le  plus  grand  événement  de  ma  vie.  M.  Eggsip, 
excellent  homme,  (|uoique  un  peu  wliig  ,  dési- 
rait me  voir  ;  j'étais  son  fournisseur  ;  il  me  lit  la 
galanterie  de  m'inviler  h  diner.  On  ne  peut  i)as 
refuser  une  invitation  venant  d'un  grand  per- 
sonnage; je  lis  donc  mes  préjiaratifs  ^trois 
joursd'avance,  et  je  vous  assure  (|ue  ni  moi  ni 
ma  feanne  ne  pûmes  IVrmcr  les  yeux  pendant  la 
nuit  qui  précéda  ce  grand  jour  ;  toute  la  mati- 
née lui  employée  à  me  laver,  à  blanchir  ma  per- 
ruque, à  parfumer  mes  mains  ;  j'étais  tellement 
préoccupé,  (pie  je  laissai  partir  [ilusieurs  prati- 
ques, et  certes  j'ai  jurdu  ce  jour  plus  de  vingt 
Schellings. 

Six  heures  venaienl  de  sonner  :\  ma  pendule  , 
^  lorsque  je  me  dis  ii  moi-mêinc  :  Hali>h  ISibb ,  il 


est  temps  que  vous  sortiez ,  car  vous  avez  un  bon 
mille  à  faire  pour  arrivera  l'hôtel.  Cela  dit,  je 
pris  de  la  main  gauche  ma  canne,  et  dans  l'autre 
je  roulai,  craignant  de  les  salir,  mesganls  de 
chevreau  jaune  imilaut  le  daim;  ils  n'avaient  fi- 
guré ([u  à  deux  cérémonies,  un  mariage  et  un 
enterrement;  je  me  mis  alors  en  route,  marchant 
avec  toutes  les  précautions  pour  éviter  de  tacher 
mes  bas  de  soie  de  fabrique  française  ,  précieux 
don  de  mon  épouse.  Arrivé  à  l'hôtel ,  je  me  dis  : 
Ualph  Nibb,  vous  voilà  pour  la  première  fois  de 
votre  vie  lancé  dans  le  grand  monde.  Il  fatiten 
prendre  les  haliitudes  ;  en  même  temps  je  jetai 
les  yeux  sur  la  grande  porte. 

C'est  bien  le  plus  magnifique  hôtel  que  j'aie  , 
vu  de  ma  vie  :  des  longues  marches  en  pierre  ou 
en  marbre;  vous  les  briseriez  [lonr  en  faire  des 
bagues;  une  glande  jiorte  digne  d  un  duc  et  pair, 
avec  une  plaque  d'aigenl,  portant  le  nom  de 
M.  Eggsip  en  toutes  lettres.  Je  frappai  un  coup 
de  marteau  qui  retentit  dans  tout  le  quartier. 
L'elFet  en  fut  prodigieux.  L.i  porte  sentr'ouvrit. 
—  Voulez-vous  abattre  l'hôtel,  monsieur, s'écrie 
un  jeune  gentilhomme  à  la  veste  verte  et  à  la  cu- 
lotte rouge,  mettant  dehors  sa  lête  poudrée.  — 
Non  ,  monsieur ,  non ,  non ,  répondis-je  très  po- 
liment, je  cherche  M.  Eggsip. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  le  voir,  me  répliiiua  le 
jeune  homme,  et  il  me  ferma  1 1  porte  au  nez. 

—  M.  Ralph,  me  dis-je,  vous  êtes  un  étourdi, 
vous  avez  commis  quelque  bévue.  J'attendis 
quebjues  instans,  et  je  frappai  un  second  coup, 
mais  moins  fort.  Le  même  jeune  homme  en- 
tr'ouvrit  la  |)orte,  et  je  me  faufilai  dans  l'inté- 
rieur de  l'Iiôlel. —  Je  pense,  lui  dis-je,  ((iie  je 
suis  dans  l'hôtel  de  l'honorable  M.  Eggsip. 

g — Je  pense,  moi,  répondit  le  jeune  homme, 
que  vous  feriez  mieux  de  vous  en  aller  par  où 
vous  êtes  entré,  sans  cela.... 

—  A  mon  tour,  j'élevai  la  voix  ;  je  dois  diner 
avec  M.  et  madame  Eggsip;  et,  je  vous  en  de- 
mande pardon,  il  me  parait  que  vous  devriez 
mieux  me  recevoir. 

—  Votre  nom,  s'il  vous  plaîl,  camarade  ? 

—  Ralph  Nibb. 

— Je  vous  fais  un  million  d'excuses,  monsieur. 

—  l'as  de  mal,  lui  dis-jc  d'un  Ion  de  voix  très 
doux;  je  m'ajierçus  que  mon  nom  avait  fait  de 
l'effet  sur  ce  jeune  gentilhomme. 

— Par  ici,  monsieur,  continua  le  jeunchomme 
en  me  saluant  fort  poliment.  Monsieur  voudrait- 
il  me  donner  son  chepeau  '.' 

—  l'our(iuoi  douci'  Voudriez-vous  me  faire 
retourner  îi  la  maison  sans  chapeau? 

— Monsieur  ne  me  comprend  pas,  je  demande 
seulement  h  garder  son  chapeau,  jus(iu'à  ce  que 
monsieur  s'en  aille. 

—  Que  le  diable  vous  emporte,  vous  êtes  trop 
poli.  Ne  puis-je  moi-même  avoir  soin  de  mon 
chapeau  ? 

—  Monsieur,  les  personnes  invitées  déposent 
ici  leur  chapeau. 

—  S'il  le  faut,  il  le  faut,  lui  dis-jc;  voici  mon 
chapeau;  mais  placez-le  dans  un  endroit  bien 
propre;  sans  cela,  vous  ferez  connaissance  avec 
ceci;eljclui  montrai  ma  canne;  mais  un  autre 
gentilhomme  me  l'enleva  do  la  main  en  me  di- 
sant ,  Son  ez  vous-même  sur  vos  gardes. 

—  Merci,  monsieur,  lui  dis-je  d'un  air  très 
affuble.  11  s'en  ;illa  eu  riaul,  cl  celui  qui  m'avait 


jeté  la  porte  au  nez  me  fit  signe  de  le  suivre. 

Arrivé  au  sommet  de  l'escalier,  et  voulant  me 
donner  une  contenance  convenable ,  je  débou- 
lonnai mon  gilet,  car  je  souillais  comme  un  che- 
val, ayant  du  suivre  au  pas  de  course  ie  genlil- 
horome  aux  culotles  rouges,  (jui,sans  se  soucier 
de  moi,  monlail  les  marches  (juatre  à  (juatrc. 
En  ouvrant  la  porte  d'un  grand  salon,  il  cria  à 
haute  voix  :  «  M.  Mbb!  »  Me  voici,  répondis-je 
d'un  ton  tant  soit  peu  irrité;  pourcjuoi  me  fai- 
tes-vous aller  de  ce  train  '.'  l'as  de  réponse  ;  il  fit 
un  pas  dans  le  salon,  et  M.  Eggsip  vint  à  ma  ren- 
contre. —  Soyez  le  bien  venu,  M.  Aibb,  dil-il. 

Merci,  monsieur,  répondis-je.  —  J'espère  que 
votre  santé  est  bonne,  dit-il.  —  Elle  ne  va  pas 
mal,  monsieur,  dis-je,  si  ce  n'est  que  cegeniil- 
liomme  aux  culotles  rouges  m'a  l'ait  monter  trop 
vite.  —  C'est  une  plaisanierie,  dit-il,  en  mépre- 
nant bras-dessus  bras-dessous,  il  me  présenta 
au  cercle  de  daines,  dont  les  unes  riaient,  les 
autres  chuchotaient,  ou  se  cachaient  le  visage 
avec  leurs  mouchoirs. 

M.  Eggsip  m'engagea  à  m'asieoir;  et  je  com- 
mençai à  m'extasier  .levant  les  tableaux,  les  mi- 
roirs, les  candélabres  :  c'était  un  passe-temps 
((ui  servait  à  ine  distraire,  car  j'avais  une  faim 
horrible.  Enfin,  plusieurs  messieurs  aux  culot- 
les rouges  enlrèrenl  dans  la  salle,  et,  a  ma  grande 
satisfaction,  ils  dirent  :  «  Le  diner  est  servi.  »  Je 
ne  sais  comment  cela  s'est  fait,  mais,  en  me 
tournant  vers  l'endroit  d'où  venaient  ces  voix, 
je  vis  une  table  chargée  de  mets;  on  aurait  pu 
croire  qu'on  avait  abattu  un  pan  de  muraille 
pour  la  faire  entrer.  Toutes  les  dames  et  les 
gentilshommes  s'étant  levés  de  leurs  chaises, 
j'en  fis  autant.  «  M.  Mbb,  dit  .M.  Eggsip.  —Mon- 
sieur ?  dis-je.  —  Voulez-vous  accepter  la  main 
de  niistri<s  Eggsip  pour  la  conduire  à  sa  place  ? 

—  Soit,  je  désire  obéir  en  tout  à  votre  honneur; 
sans  ([Uoi,  j(;  ne  me  permetlrais  jamais  de  ilon- 
ner  la  main  à  une  femme  tant  (jue  misiriss  lielly 
existera,  dis-je.  »  Toute  la  société  me  regarda 
en  riant,  et  je  donnai  la  main  à  misiriss  Eggsip. 
Quand  tout  le  monde  fut  placé,  M.  Eggsiji  me 
dit  :  «  Monsieur  Nibb,  voulez-vous  prendre  pla- 
ce à  côté  de  moi  :'  Permettez-moi  de  vous  offrir 
du  potage.  —  Du  bouillon,  s'il  vous  pl.ilt,  dis-je 
en  clignotant  des  yeux.—  Soyez  tranquille,  me 
dit  M.  Eggsip,  et  il  me  donna  deux  grandes  cuil- 
lerées de  bouillon.  Quand  mon  assiette  fut 
mise,  M.  Eggsip  me  dit  :  «  Mislressvous  regarde: 

—  Pourquoi;' dis-je.  —  Je  pense  ([u'clle  veut 
vous  offrir  du  vin.  —  Tom,  versez  à  boire,  dit 
misti  ess  Eggsip.  —  Je  vous  remercie,  monsieur 
et  madame,  mais  votre  gentilhomme  ne  m'a 
donné  du  vin  qu'autant  qu'en  tii  ndrail  un  dé  h 
coudre.  )'  Ralph, dis-je  .'i  moi-même. est-ce  (|ue  le 
inaiire  de  la  maison  serait  avare  ?  —  Quel  est  le 
poisson  de  voire  choix  ?  dit  .M.  Eggsip.  — Je  n'en 
mange  que  très  rarcmeni.Lnpeu  de  celte  vi.mde 
de  porc,  dis-je.  —  C'est  du  jambon,  M.  Nibb, 
dil-il.  —  Du  jambon  de  porc  :'  dis-je.  «  Fout  le 
monde  se  mit  à  poulVer  de  rire  ;  comme  j'igno- 
rais de  (|uoi  on  ri  tit.  je  me  pris  aussi  à  rire  plus 
fort  que  tous  les  autres  convives. 

-M.  Eggsip  me  rit  passer  plein  une  assiette  de 
jambon.  Je  l'avais  à  pe.ne  dégusté,  quand  M.  Eg| 
g.sip  me  dit  :  u  M.  Nibb.  j'espère  que  vous  le  trou- 
verez de  v('>lre  goill,  " 

Je  posa»  le  cvutcau  et  la  foiircheiiei>our  faire 


—  188  — 


■5«H 


atlention  à  ce  que  M.  Eoijsip  me  disait.  Comme 
il  ne  parlait  pas,  je  voulus  relourncr à  mon  jam- 
bon ;  mais  ce  vilain  Gcnlilhomme  aux  culottes 
rouges  se  sauvait  en  l'empoitant.  Oh!  diahle  ! 
diable!  ceci  est  une  mauvaise  plaisanterie.  J'al- 
lais m'en  plaindre  au  maître  de  la  maison,  quand 
un  autre  (jentilhomme  mit  devant  moi  un  plat 
d'ortiesausel.  Il  tallut  me  résigner  ;  mais  au  mo- 
ment où  je  commençais  à  manger,  un  autre  gen- 
tilhomme enleva  l'assiette  en  disant  ;  Monsieur 
désire  quelcjuc  sauce  plus  piquante.  —  Oh  !  dis- 
je  ,  ceci  n'est  pas  trop  mauvais.  Le  gentilhomme 
fil  la  sourde  oreille  et  me  présenta  une  assiette 
de  viande  surchargée  de  piment  rouge;  à  chaque 
bouchée  je  sentais  le  feu  me  dévorer,  et  cejjeu- 
dant  j'avais  faim;  ce  qui  me  désolait  le  pins, 
c'est  que  pendant  mes  soulfrances  toutes  les  au- 
tres personnes  se  hâtaient  de  manger,  et  les  gen- 
tilshommes aux  culottes  rouges  emportaient 
successivement  des  ragoûts  dont  l'excellente 
odeur  aiguisait  mon  appétit.  Cependant,  comme 
personne  ne  demandait  rien ,  je  n'osais  pas  de- 
mander non  plus  ,  crainte  de  passer  pour  un 
homme  sans  usage  du  monde.  Enfin ,  on  plaça 
devant  chacun  des  convives  un  bol  rempli  d'une 
eau  extrêmement  froide  :  je  tournais  sans  cesse 
mes  regards  de  tous  eûtes  pour  savoir  à  quoi  de- 
vait servir  cette  eau,  quand  M.  Eggsip  me  dit  ; 
«  Monsieur  Mbb ,  servez-vous  de  cette  eau  ;  on 
va  nous  donner  du  Bordeaux.  —  Oui,  monsieur  », 
dis-je.  Me  rappelant  alors  le  peu  de  vin  qu'on 
m'avait  donné  au  commencement  du  repas ,  je 
m'empressai  d'avaler  le  bol  d'un  seul  Irait.  Mais, 
malédiction  !  cette  eau  froide  me  donna  un  ho- 
quet terrible  ;  je  faisais  des  grimaces  si  épouvan- 
tables ,  qu'encore  à  présent,  quand  j'y  pense, 
j'en  ai  la  colique.  M.  Eggsip  et  tontes  les  dames 
riaient  aux  éclats,  et  moi  j'avais  l'enfer  au  corps. 
«  J'espère  bien  (jue  vous  ne  vous  trouverez  pas 
mal,  dit  mistress  Eggsip,  d'un  ton  de  voix  angé- 
lique.  » 

—  ^on  ,  madame,  dis-je,  mais  quelque  chose 
me  tourmente.  M.  Eggsip  ,  je  ne  peux  plus  y  te- 
nir...—  M.  INibb,  médit  à  demi-voix  M.  Eggsip, 
voudriez -vous?...  —Non,  non,  criai-je,  et  je 
m'élançai  hors  du  salon,  en  tenant  mon  ventre 
à  deux  mains.  Je  ne  sauiais  dire  comment  je  des- 
cendis l'escalier.  Mais  quand  je  fus  ])rès  de  la 
porte,  le  gentilhomme  aux  culottes  rouges  me 
dit  :  «  Votre  chapeau,  monsieur.  — Je  vous  re- 
mercie ,  lui  dis-je  en  le  prenant.  —  J'espère  que 
TOUS  n'oublierez  pas  de  me  donner  quelques 
shellings,  dit-il.  —  Malédiction  !  dis-je,  et  je  tirai 
un  penny  de  ma  poche;  je  n'aurais  pas  plus  souf 
fert  à  me  faire  arracher  une  dent  molaire.  — Vos 
gants,  dit  un  autre  gentilhomme,  j'espère  que 
vous  ne  m'oublierez  pas.  —  Mort  et  tonnerre  , 
dis-je  ,  et  je  tirai  un  second  penny  de  ma  poche. 
—  Votre  canne,  me  dit  un  troisième,  dont  j'ai 
eu  soin,  vous  ne  m'oublierez  pas.  Je  la  lui  arra- 
chai des  mains  et  j'eus  enfin  le  bonheur  de  par- 
venir dans  la  rue.  J'entendis  dts  éclats  de  rires 
moqueurs  ;  ijuand  la  porte  fut  fermée, je  me  dis 
à  moi-même:  Le  diable  vous  a  tenté,  Ralph 
INibb,  vous  avez  donné  deux    pence  pour  un 
plat  d'orties  et  un  verre  d'eau  froide...  En  ren- 
trant à  la  maison  ,  mistress  lîetty  eut  encore  à 
me  gronder ,  parce  que  ma  culotle  était  sale...  » 

Celle  narration  me  fit  éclater  de  rire  à  mon 


tour  ,  et  je  fis  compliment  à  mon  hôte  sur  les  re- 
lations qu'il  avait  avec  la  haute  société. 

C.   S.   AZARIO. 

(  Le  Cotistilutionnel.) 


Ouragran  aux  Elats-lTnis. 

Un  ouragan  terrible  a  causé  le  29  janvier  de 
grands  désastres  sur  la  côte  occidentale  des 
Etats-Unis.  Les  pertes  occasionnées  par  ces  dé- 
sastres s'élèvent,  dit  l'Estafette  de  Neic-York  , 
à  plusieurs  millions  de  dollars,  et  cependant  ils 
ne  sont  pas  aussi  grands  que  l'on  avait  lieu  de  le 
craindre.  Bien  des  propriétés  ont  été  ravagées 
ou  détruites  ,  mais  peu  de  personnes  ont  (léri. 
En  mer,  les  sinistres  n'ont  pas  été  très  considé- 
rables, grâce  à  un  heureux  hasard  qui  a  retenu 
loin  des  eûtes  une  foule  de  bfttimens  attendus. 

11  n'y  avait  pas  un  seul  navire  et  seulement  5 
bricks.  Deux  ont  été  jetés  à  la  côte  ;  les  autres 
ont  été  engagés  dans  les  glaces  ,  et  c'est  peut- 
être  à  cette  circonstance,  autant  qu'à  la  précau- 
tion prise  parles  capitaines  de  faire  raser  tous 
les  mâts ,  qu'ils  ont  dû  de  ne  pas  échouer  contre 
le  rivage.  Six  schooners  ont  été  poussés  à  terre  , 
et  l'on  espère  les  relever  tous  et  sauver  en  grande 
partie  les  cargaisons.  Un  sloop  et  un  schooner 
ont  coulé  bas  avec  leurs  équipages. 

De  Philadelphie  ,  de  Boston  ,  d'Albany,  sont 
arrivés  d'affligeans  récits  d'inondations.  Dans 
quelques  endroits,  le  mal  a  été  plus  grand  qu'h 
New-York.  De  l'autre  côté  de  la  rivière  Hudson, 
au  New-Jersey,  les  villages  et  les  habitations 
éparses  çà  et  là  ont  gravement  souffert  des  coups 
de  vent.  Plusieurs  maisons  ont  été  entièrement 
démolies. 

A  Elisabeth-Town ,  un  grand  nombre  d'ou- 
vriers étaient  occupés  à  travailler  dans  une  vaste 
teinturerie  contre  laquelle  l'ouragan  se  brisait 
avec  violence.  Vers  deux  heures  de  l'qprès-raidi, 
le  samedi,  quelques  craquemensse  firent  enten- 
dre dans  les  murs,  et  ceux  qui  se  trouvaient  là 
avaient  à  iieine  eu  le  temps  de  fuir  au  dehors, 
que  le  bàliraent  s'est  écroulé  avec  fracas. 

On  n'a  pas  pu  encore  constater  à  New-York 
le  montant  approximatif  des  pertes  ,  mais  elles 
s'élèveront  bien  au  delà  d'un  million  de  dollars. 
En  outre  des  marchandises  perdues  ou  ava- 
riées par  la  submersion  des  magasins,  plusieurs 
milliers  de  barriques  ou  de  ballots  qui  se  trou- 
vaient sur  les  quais  ont  été  entraînés  par  le  cou- 
rant. 11  y  avait  une  grande  quantité  de  farines  , 
de  coton,  etc. 

A  Philadelphie  et  dans  tous  les  pays  avoisi- 
nans,  l'ouragan  a  eu  plus  de  durée  et  plus  de 
violence,  il  a  causé  plus  de  désastres  qu'à  New- 
York. 

A  Philadelphie  comme  à  New-York,  les  che- 
minées ont  été  renversées,  les  toitures  enlevées. 
Tous  les  magasins  voisins  de  la  rivière  ont  été 
submergés  et  les  marchandises  ont  éprouvé  d'é- 
normes avaries.  Dans  Walnul-Street ,  un  im- 
mense magasin,  encombré  de  barils  de  farine  ,  a 
été  envahi  par  l'eau  jusqu'au  premier  étage.  Les 
portes  et  les  fenêtres  ont  été  brisées  par  le  cou- 
rant,  et  une  grande  quantité  de  barils  ont  été 
entraînés.  Ce  magasin  appartenait  à  M.  Hura- 
phrey,  dont  la  perle  sera  immense. 


Lorsque  après  l'ouragan  les  eaux  se  sont  reti- 
rées, les  rues  étaient  encombrées  de  glaçons  qui 
s'élevaient  à  une  grande  hauteur  contre  les  murs 
des  maisons. 

Une  grande  quantité  de  bestiaux  a  péri. 

Pour  ajouter  à  l'horreur  de  cette  scène,  l'éta- 
blissement de  gaz  placé  sur  les  bords  du  Schnyl- 
kill  ne  put  être  mis  en  activité,  et  la  ville  de 
Philadelphie  fut  plongée  dans  les  ténèbres  pen- 
dant lalfreuse  nuit  du  vendredi  au  samedi. 

En  remontant  la  rivière  du  Nord  jusqu'à  Al- 
bany,  et  sans  doute  beaucoup  plus  haut,  on  re- 
trouve partout  les  traces  de  l'ouragan.  Tous  les 
villages  qui  se  trouvent  près  du  fleuve  ont  été 
plus  ou  moins  endommagés  par  le  vent  et  l'inon- 
dation. A  Albany,  il  semble  que  le  vent  avait 
perdu  «a  plus  grande  violence,  car  les  journaux 
de  cette  ville  ne  parlent  pas  de  dégâts  sembla- 
bles à  ceux  qu'ont  éprouvés  beaucoup  de  mai- 
sons à  Philadelphie  et  à  New -York,  mais  la  crue 
des  eaux  y  a  été  terrible. 

Les  glaces  détachées  par  la  pluie  chaude  du 
samedi  matin  se  sont  rompues  avec  fracas,  et , 
dans  la  débâcle,  tous  les  bateaux  qui  se  trou- 
vaient attachés  aux  quais  ont  été  violemment 
heurtés,  brisés  ;  un  grand  nombre  ont  été  en- 
traînés et  engloutis.  De  ce  nombre  est  le  bateau 
à  vapeur  Norlh- America,  l'un  des  plus  beaux 
qui  fussent  sur  la  rivière.  On  a  pensé  qu'il  a 
coulé  à  fond,  car  il  a  été  jusqu'ici  im  .ossible  de  le 
retrouver.  Albany  a  été  en  partie  submergée,  et 
beaucoup  de  maisons  ont  été  presque  démolies 
par  le  choc  des  glaces.  L'eau  a  pénétré  dans  une 
grande  quantité  de  magasins,  et  y  a  causé  des 
dommages  proportionnellement  aussi  grands 
que  ceux  de  New-York  et  de  Philadelphie. 


Mflanijfs,  foits  curtmï. 


Incendie  du  palais  de  la  Sublime  Porte, 
A  CoNSTATiNOPLE. —  Cette  semaine,  a  été  in- 
cendié le  palais  du  visir,  où  se  trouvaient  réunis 
les  bureaux  des  différens  ministères  et  des  prin- 
cipales administrations,  et  connu  sous  le  nom 
de  Sublime-Porte.  Cette  catastrophe  a  eu  lieu 
dans  la  nuit  de  dimanche  à  lundi.  Le  feu  se  mani- 
festa accidentellement,  vers  quatre  heures  du 
malin,  dans  une  chambre  de  domestique  atte- 
nante aux  appartemens  du  harem  du  bachvékil, 
et  se  communiqua  avec  une  violence  inimagina- 
ble à  la  Sublime-Porte.  En  quelques  heures,  ce 
vaste  édifice  fut  détruit  de  fond  en  comble;  il 
ne  présente  plus  aujourd'hui  qu'un  monceau  de 
cendres  et  de  ruines. 

Comme  les  archives  étaient  déposées  dans  des 
appartemens  souterrains,  on  assure  qu'on  a  pu 
les  sauver  en  grande  partie;  mais  presque  tous 
les  papiers  restés  dans  les  bureaux  sont  devenus 
la  proie  des  flammes.  On  évalue  à  près  de  20 
millions  de  piastres  les  pertes  occasionnées  par 
ce  sinistre ,  et  elles  auraient  pu  être  bien  plus 
considérables  encore. 

Au  premier  signal  de  l'incendie,  les  pachas  et 
toutes  les  autorités  de  la  capitale  se  transpor- 
tèrent sur  les  lieux,  et  ont  rivalisé  d'activité  et 
de  zèle  pendant  toute  la  durée  du  danger.  Mais 
celui  qui  s'est  vraiment  distingué  dans  cette 
fâcheuse  circonstance,  c'est  le  capitan-pacha. 
Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  du  courage 


"__  189  — 


etdusang-froiJ  dont  il  a  fait  preuve  ;  on  le  voyait 
partout  où  il  y  avait  le  plus  de  péril,  dirigeant 
en  personne  les  secours,  animant  les  travailleurs 
par  son  exemple,  et  tout  le  monde  s'accorde  à 
dire  que  ce  haut  fonctionnaire  a  puissamment 
contribué,  par  son  intrépidité  et  son  énergie,  à 
arr^terles  progrès  de  l'incendie  qui  menaçait  de 
dévorer  tout  le  quartier.  Aussi  son  éloge  est  ' 
dans  toutes  les  bouches,  et  on  ne  tarit  pas  sur 
sa  belle  conduite  en  cette  occasion. 

Par  un  sentiment  d'humanité  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  au  caractère  musulman,  \eloum- 
rouk,  prison  de  la  Sublime-Porte,  fut  ouvert 
avant  que  les  flammes  leussent  gagné,  et  les 
prisonniers  qu'il  renfermait  mis  en  liberté.  De 
ce  nombre  étaient  le  fameux  voleur  toscan  arrê- 
té il  y  a  quelques  jours  et  plusieurs  Ioniens 
appartenant  à  la  même  bande.  Une  circonstance 
digne  de  remarque,  c'est  que  ces  individus,  au 
lieu  de  profiter  de  l'occasion,  firent  demander  à 
leurs  chancelleries  respectives  de  se  constituer 
de  nouveau  prisonniers.  On  ne  connaît  pas  la 
décision  qui  aura  été  prise  à  leur  égard,  mais  on 
pense  généralement  qu'ils  se  seront  ravisés  plus 
tard  et  qu'ils  se  décideront  à  quitter  le  pays 
pour  n'y  plus  revenir. 

Les  bureaux  de  la  Sublime-Porte  vont  être 
provisoirement  transférés  au  palais  du  séraskier. 

C'est  la  troisième  ou  quatrième  fois  depuis 
une  cinquantaine  d'années  que  la  Porte  est 
détruite  par  le  feu.  Le  dernier  incendie  est  de 
1827  et  le  nouveau  palais  avait  été  reconstruit 
en  1829, 

Inondations  en  Belgique.  —  Dans  la  nuit 
de  samedi  à  dimanche,  les  eaux  de  la  Senne, 
sorties  de  leur  lit  depuis  la  veille,  s'élant  encore 
considérablement  grossies,  on  a  battu  la  géné- 
rale dans  les  quartiers  des  portes  d'Anderlecht 
et  de  Flandre,  pour  prévenir  les  habitans  du 
danger  qu'ils  couraient.  La  plupart  des  rues  de 
ce  côté  sont  couvertes  d'eau,  toutes  les  caves  en 
sont  pleines.  La  circulation  a  été  interdite  parla 
porte  d'Anderlecht;  les  prairies  des  deux  côtés 
de  la  chaussée  sont  ensevelies  sous  l'inondation. 
{Indépendant  de  Bruxelles.) 
—  La  crue  des  eaux  aux  environs  de  Bruxel- 
a  encore  augmenté  pendant  la  nuit  de  samedi  à 
dimanche  d'une  manière  effrayante.  La  chaussée 
d'Anderlecht  à  la  hauteur  de  la  Téte-de-Mou- 
ton,  est  couverte  de  deux  pieds  d'eau  ;  les  dili- 
gences ont  eu  la  plus  grande  peine  du  monde  de 
parvenir  en  ville.  Non  seulement  les  prairies, 
mais  encore  toutes  les  terres  labourées,sont  sous 
les  eaux  dans  plusieurs  communes  riveraines  de 
la  Senne. 

Une  partie  de  la  ville  de  Hal  est  totalement 
inondée  ainsi  que  les  environs.  A  Vilvonic, 
même  calamité.  Cette  fois,  on  croit  (jue  les  au- 
torités n'ont  pas  tenu  assez  strictement  la  maiu 
aux  mesures  prescrites  dernièrement  par  la  dé- 
pulation  permanente  pour  provenir  les  inonda- 
tions. 

Depuis  hier  matin  onze  heures,  la  Senne  a 
fait  inondation  à  Bruxelles,  dans  le  bas  de  la 
ville.  Le  canal  de  Charleroi  déborde  également 
aux  différérentes  écluses  près  de  la  Flandre, 
d'Anderlecht,  etc. 

Larue  dite  Bummcl  avait  déjh,  îi  midi,  plus 

de  8  pouces  dcau.  La   rue  des  Chartreux  est 

I    inondée  depuis  hier  matin  neuf  heures.   Eulin 

il  n'est  pas  une  maison  dos  environs  du  Alarché- 

aux-Poissons  qui  n'ait  sa  cave  remplie  d'euu. 


La  mauvaise  construction  d'un  égout  de  la  | 
ville  aboutissant  près  du  Rempart-dcs-Moines, 
qui  a  déjh  si  souvent  donné  lien  aux  justes  ré- 
clamations des  habitans  du  quartier,  a  occasion- 
né encore  celte  fois  plus  d'avaries  que  jamais. 
Comment  la  régenre  n'a-t-elle  pas  encore  songé 
à  obvier  à  ces  déplorables  inconvéniens  ? 

A  six  heure  la  crue  des  eaux  augmentait  en- 
core ;  plus  de  deux  cents  maisons  des  com- 
munes de  Molenbeek,  Cureghem,  Anderlecht  et 
autres  sont  à  moitié  couvertes  d'eau.  L'école 
vétérinaire,  les  bàlimens  des  abattoirs  sont 
également  inondés.  Les  terrassemens  du  chemin 
de  fer  de  la  station  des  Bagards,  vers  la  section 
de  Fores,  sont  en  partie  perdus. 

Ue  la  porte  de  Flandre  à  celle  de  Ninove,  le 
canal  de  Charleroi,  qui  longe  le  boulevart,  a 
débord  de  près  de  dix  pouces  au-dessus  lu  ni- 
veau de  la  chaussée.  On  est  parvenu  à  arrêter 
l'eau  de  ce  côté  à  l'aide  de  fumier  et  de  terre 
glaise.  Sans  cette  espèce  de  digue  tout  le  quar- 
tier de  la  rue  de  Flandre  serait  submergé. 

Depuis  hier  matin  on  ne  discontinue  pas  de 
porter  secours  aux  malheureux  habitans  des 
maisons  envahies  par  l'eau.  Beaucoup  de  bes- 
tiaux sont  noyés. 

Une  foule  immense  de  curieux  s'était  portée 
hier  après-midi  aux  portes  de  la  ville  pour  con- 
templer le  triste  spectacle  des  inondations. 

L'inondation  qui  entoure  Bruxelles  et  a  péné- 
tré dans  plusieurs  quartiers  de  la  ville  ,  loin  de 
diminuer,  a  au  contraire  augmenté  pendant  la 
nuit.  Les  eaux  de  la  Senne  ont  fait  leur  jonction 
avec  le  canal  de  Charleroi,  de  sorte  que  de  ce 
côté  tout  ressemble  à  un  bras  de  mer.  Les  jar- 
dins, les  serres  des  fleuristes  près  de  la  porte 
de  Ninove  sont  submergés ,  il  y  a  des  bàlimens 
dont  on  n'apeicoil  plus  que  les  toits.  A  l'Ecole 
vétérinaire  de  Cureghem,  l'eau  a  dépassé  les  fe- 
nêtres du  rez-de-chaussée.  Des  habitans  de  la 
rue  des  Fabriques  ont  élé  forcés  de  quitter  leurs 
domiciles.  Dans  les  rues  de  Flandre  el  autres 
adjacentes  les  caves  sont  remplies  d'eau.  Rues 
des  Bateux,  de  l'Evêque  ,  il  en  est  de  même.  Les 
pompes  et  moyens  em[)loyés  ne  suffisent  pas  à 
l'épuisement. 

Assassinat,  affreux  détails.  —  On  écrit 
de  Caen  :  «  Le  nommé  Gueriel,  âgé  de  54  ans, 
liabilait  seul  une  maison  située  sur  le  bord  du 
chemin,  dans  la  traverse  de  la  grande  roule  de 
Torigny  à  Saint-Jean-des-Baisans:  celle  maison 
isolée  se  trouve  ù  quatre  cents  pas  environ  de 
l'auberge  du  Cocqbois.  Ce  vieux  garçon  passait 
pour  être  avare,  et  dès  lors  pour  avoir  beaucoup 
d'argent.  Dans  la  soirée  du  14  courant,  il  était 
resté,  contre  son  habitude,  à  tillcr  du  <lKin\ro 
juscpi  à  dix  heures  du  soir;  et  avant  de  se  cou- 
cher, il  alla  sans  chandelle  dans  l'étable  pour 
donnerdu  foin  à  sa  vache.  Connue  \\  était  occupé 
à  délier  une  botte  de  foin,  un  individu  entre, 
saisit  un  croc  à  fumier,  et  lui  en  assène  sur  le 
milieu  du  corps  un  coup  si  violent,  que  le  man- 
che rompit  en  deux  endroits  dans  ses  mains,  el 
tout  près  du  fer.  Le  malheureux  »;uericl  tombe, 
mais  il  pousse  encore  un  soupir;  sou  assassin  qui 
veut  l'achever  saisit  alors  une  fourche  en  ter 
ipii  se  trouvait  à  côté  de  lui,  traverse  en  plu- 
sieurs endroits  le  corps,  le  cou  et  la  lêle  de  sa 
vicliinc.  cl  lui  fait  vingt-cinq  blessures  iiui  tou- 
tes siiiil  mortelles.  Croyant  cette  fois  que  le  vieil- 
lard est  sans  vie,  il  Fabandoune,  regarde  ilans 
le  chcmiu,  cl  après  s'être  assuré  quil  ne  vient 


personne,  il  entre  dans  la  maison  de  sa  victime, 
bdrre  les  portes  et  force  les  fermens;  il  jette  à 
Icrre  tous  les  effets,  s'imaginanl  trouver  de  l'ar- 
gent, mais  la  précipitation  qu'il  met  dans  ses  re- 
cherches l'empêche  de  découvrir  100  francs  qui 
sont  envelopjjés  dans  un  drap;  bientôt  il  croit 
entendre  marcher,  il  se  sauve  par  une  porte  de 
derrière  avec  vingt  fiancs  qu'il  a  trouvés  sur  la 
tablette  d'une  armoire.  Qui  le  croirait  !  (jueriel 
n'a  pas  succombé  sous  les  coups  de  son  assassin; 
il  a  j)U  se  relever  el  se  traîner  à  la  maison  voi- 
sine ;  là,  il  appelle  du  secours  et  on  lui  ouvre  la 
porte.  11  nous  est  impossible  de  décrire,  la  frayeur 
dont  furent  saisies  les  personnes  présentes  en 
voyant  leur  voisin,  qu'elles  ont  peine  à  recon- 
naître dans  cet  état  affreux.  Ses  habits  el  sa  tête 
sont  en  lambeaux  ;  le  sang  ruisselle  sur  sa  blouse 
comme  si  elle  en  avait  élé  trempée.  Malgré  ses 
souffrances,  qui  sont  atroces,  il  peut  raconter 
encore  une  partie  de  ce  qui  vient  de  lui  arriver, 
et  on  s'empresse  de  lui  administrer  les  j)remiers 
soins  que  sa  position  exige.  On  le  questionne  sur 
l'auteur  de  l'attentat ,  il  ne  l'a  pas  vu;  il  est 
tombé  étourdi  sous  les  coups,  et  voilà  lout.  Per- 
sonne n'ose  se  rendre  sur  le  lieu  du  crime;  ce 
n'est  ([ue  le  lendemain  qu'on  fait  appeler  la  jus- 
tice et  un  médecin,  qui  ont  constaté  les  faits  que 
nous  venons  de  raconter.  .Malgré  les  nombreuses 
blessures  que  cet  homme  a  reçues,  et  qui  sont 
affreuses,  on  espère  cependant  qu'il  vivra  encore 
assez  de  temps  pour  donner  des  indices  sur  le 
coupable.  On  n'a  pu  jusqu'à  présent  avoir  de 
rcnseignemens  assez  positifs  pour  arriver  à  la 
découverte  de  l'auteur  de  ce  crime  épouvanta- 
ble ;  seulement  on  a  trouvé  un  bâton  que  l'as- 
sassin a  oublié  fort  heureusement  sur  les  lieux; 
on  espère  ([ue  ce  bâton,  dont  la  poignée  est  en 
cuir,  facilitera  les  recherches  des  magistrats,  et 
que  bientôt  le  coupable  sera  entre  leurs  mains. 
La  justice  continue  ses  informations.  » 

U.V  ENrANTEME>'T  LABORIEUX.  —  Le  8    de  06 

mois,  une  fenune  de  risle-sur-le-Doubs,âjée  de 
l'J  ans,  et  primipare,  est  accouchée,  api  es  un 
travail  long  cl  difficile,  d'un  fœtus-monstre  qui 
présentait  les  parliciilaiilés  suivantes:  deux 
tètes,  deux  cous,  quatre  bras,  deux  poitrines, 
deux  colonnes  vertébrales,  le  tout  supporté  sur 
un  bassin  unique,  duipiel  naissaient  seulement 
deux  cuisses,  comme  chez  tout  autre  sujet.  En 
110  mot,  cet  enfant  était  double  dans  toute  la 
moitié  supérieure  du  corps  et  simple  dans  la 
moitié  inférieure  à  partir  du  ventre.  Le  dévelop- 
pement était  celui  d'un  enfant  à  terme.  Les  deux 
bu.stes  se  trouvaient  accolés  parles  parties  laté- 
rales gauclic  et  droite,  les  deux  faces  tournées 
dans  le  nièiiie  sens.  Les  gens  de  l'art  présens  à 
laccouchcmcnt,  MM.  Crillon  et  Petit,  oHiriers 
(le  saute  à  l'Isie,  et  M.  Mctoz,  docteur  en  méde- 
cine à  Goux,  ont  pu  s'assurer  par  l'autopsie  que 
cet  être  singulier  possédait  deux  oesophages 
aboutissant  à  un  seul  estomac,  quatre  poumons, 
deux  ctrurs,  un  seul  diaphr.igme,  un  seul  tube 
digestif,  dcu\  reins  plus  voliiinineux  qu'à  I  étal 
normal,  une  seule  vessie  aussi  plus  ample  qu'elle 
ne  l'est  d'ordinaire.  L'enfant  était  du  sexe  mas- 
culin. C'était  une  organisation  double  complète 
jusqu'au  niveau  du  diaphragme,  et  simple  au- 
dessous  de  cette  limite.  La  longueur  de  cet  en- 
fant était  de  dix-huit  pouces  ;  il  pesait  environ 
dix  livres.  Les  méilecins,  i  l'obligeance  desquels 
nous  devons  cette  observation  curieuse,  ne  di- 
sent pas  d'ailleurs  s'il  est  venu  au  monde  vivant 


—  190  — 


ou  non, ni  par  const^niient  comliiende  temps  il  a 
pu  vivre  liors  ihi  sein  de  la  mère,  si  tant  est 
qu'il  ail  respire'.  [Nous  es|ii'rons  1)ien  qu'une 
pièce  aussi  intéressante  pour  riiistoire  des  mons- 
truosités luimaiues  aura  été  conservée,  et  qu'elle 
viendra  enrichir  le  cabinet  d'anatomie  de  notre 
écolede  médecine. 

Une  farci:.  —  Messieurs  M...  iM"'re  et  fds 
sont  tous  deux  de  fervens  apôtres  de  Racclius, 
comme  on  aurait  pu  dire  du  temps  de  l'empire. 
L'un  est  perruq'iier,  l'autre  graveur;  le  perni- 
(piier,  qur  est  le  père  et  qui  veut  garder  sa  di- 
gnité paternelle,  fait  souvent  de  la  morale  à  son 
fils  et  l'exhorte  à  plus  de  tempérance;  mais  com- 
me ilne  prêche  pas  d'excniplr,  il  arrive  qu'ils  se 
rencontrent  souvent  dans  le  même  cabaret  eC 
que  la  morale  se  noie  dans  des  libations  aux- 
quelles chacun  d'eux  finit  par  prendre  une  part 
active.  Hier  donc,  les  deux  M...  étaient  ce 
qu'on  ap  ellevidgairement  en  ribotte,  mais  celle 
fois  chacun  avait  bu  de  son  côté.  Quelques  uns 
de  leurs  amis,  (pii  les  trouvèrent  dans  celle  dis- 
position, résolurent  d'en  tirer  jiarli,  afin  de 
leur  jouer  une  farce.  Us  se  partagèrent  les  rôles, 
et  les  uns  s'attachèrent  à  M...  père  et  lesauires 
au  fils,  afin  de  lis  faire  agir  dans  le  sens  dont  ils 
étaient  convenus  à  l'avance.  On  vint  d'abord 
trouver  le  perruquier.  — Venez  donc,  père  M..., 
lui  dit-on,  votre  lils  est  pris  de  boisson  ,  et  on 
vient  de  le  conduire  au  poste  de  la  place  Saint- 
IMichel,  où  il  faut  l'aller  réclamer.  —  Ce  mal- 
heureux-là !  s'éciie  le  père  M...,  il  n'en  fait  ja- 
mais d'autres!  Allons,  cependant,  il  ne  faut  pas 
le  laisser  coucher  au  violon.  On  arrive  devant  le 
corps  de  garde,  elle  père  M....  réclame  son  fils; 
mais  le  sergent  répond  qu'il  n'y  a  personne  — 
C'est  (ju'ils  ne  sont  pas  encore  arrivés,  s'écrie  un 
des  amis;  allons  boire  un  coup,  et  nous  revien- 
drons. La  même  farce,  pendant  ce  temps,  élail 
jouéeà  M...  fils,  et  il  arrive  un  instant  après  pour 
réclamer  son  père.  Le  sergent  fait  la  même  ré- 
ponse que  la  première  fois,  et  !M.  fils  est  conduit 
dans  un  antre  cabaret.  Les  mystificateurs,  qui 
avaient  réglé  ;i  l'avance  toutes  leurs  démarches, 
ramenèrent  alors  M...  père.  Le  chef  du  poste, 
impatienté,  commence  à  se  fftcher;  M...  père  se 
\!\rhc  |)lus  fort,  il  veut  absolument  avoir  son  fils, 
et  conunesa  manière  de  réclamer  esl  un  peu  tur- 
bulente, le  sergent  le  met  au  violon  pour  tout 
de  bon.  M...  fils  ne  tarde  pas  à  revenir,  il  récla- 
me son  père  avec  un  peu  plus  de  raison  que  la 
première  fois.  Mais  comme  toutes  ces  allées  et 
venues  semblent  extraordinaires  au  sergent,  et 
finissent  par  l'indisposer  tout  à  fait,  il  met  le 
père  à  côté  du  fils,  et  ce  n'est  (pie  le  lendemain 
q>f  ils  ont  pu  sortir  sans  pouvoir  s'cxpliciuer  le 
motif  qui  les  avait  rendus  prisonniers. 

La  liONNE  MARRAINE. —  Ln  enfant  de  treize 
ans,  Auguste  Miraux,  prévenu  d'avoir  frappé  sa 
belle-mère  avec  une  serpe,  venait  d'èire  acquit- 
té par  le  tribunal  de  police  correctionnelle  de 
Laon  (Aisne,  comme  ayant  agisans  discernement; 
mais  le  tribunal  avait  ordonné  qu'il  serait  con- 
duit dans  une  maison  de  correction  pour  y  être 
élevé  cl  détenu  jusqu'à  l'âge  de  seize  ans.  Le 
pauvre  enfant  nleur.iit.  Sa  belle-mère,  dont  la 
(léposiiion  avait  paru  empreinte  d'une  dureté 
de  cœur,  première  cause  sans  doute  des  toris 
du  jeune  prévenu,  se  retire  sans  lui  adresser  une 
seule  consolation,  une  seule  parole.  En  passant 
devant  lui,  elle  ne  la  pas  même  regardé.  Depuis 
quelques  instans,  uoc  femme  versait  des  larmes 


au  fond  de  l'auditoire.  L'enfant  quitte  son  banc, 
court  à  elle,  et  reçoit  ses  embrassemens.  C'est 
la  marraine  d'Auguste  Miraux,  (pii  répèle  : 
«  Pauvi'e  enfant!  aller  à  Montreuil!  Montreuil 
est  le  dépôt  de  mendicité.  Non,  ces  messieurs 
ont  été  trompés.  Si  je  pouvais  leur  parler. 
— Quelle  est  cette  femme,  demandele  président  : 
faites-la  approcher.  »  INlarie-Anne  Toussaint, 
manonvrière  à  Sainl-Gobain,  répond  aux  (pies- 
lions  (|iie  M.  le  président  lui  adresse  avec  bonlé. 
Elle  demande  comme  nnegrftce  de  recevoir  chez 
elle  son  filleul,  qui  promet  d'être  bien  sage,  et 
qui,  ajoute  t-elle,  était  bien  malheureux  chez  sa 
belle-mère.  «  Oui,  dit  l'enfant  toiil  en  pleurs,  je 
travaillerai  et  je  serai  bien  content  d'être  avec  ma 
marraine,  (pii  ne  me  battra  pas.»  M.  l'avocat  du 
roi  demande,  et  le  tribunal  ordonne  qu'Auguste 
■Miraux  soit  remis  à  la  femme  Toussaint.  La 
bonne  marraine  sort  joyeuse  avec  son  filleul,  au 
milieu  d'un  murmure  unanime  d'approbation. 


llrmii'  ^fô  ti'ilnimnir. 


COUR  ROYALE  DE  PARIS. 

Garde  particulier.  —  Blessures  volontaires. 
—  La  chasse  au  chasseur. 

Qui  vous  a  permis  de  chasser  ?  —  Il  n'y  a  pas 
beaucoup  de  gibier,  n'est-ce  pas? — Votre  nom  ? 
—  Demandez-le  à  mon  camarade.  —  Votre  port 
d'arme?  —  Je  suis  voyageur;  d'ailleurs,  retour- 
nez votre  jdaqtie,  et  vous  verrez  que  vous  êtes 
garde  varliculier;  vous  ne  ]iou\ez  me  deman- 
der (|u'une  sim|de  (lermission  de  chasse.  —  Sui- 
vez moi  chez  le  maire  de  Sic-  Uilde. — C'estlrop 
loin,  je  n'ai  pas  le  temps.  Tel  fui,  s'il  faut  en 
croire  Girod.  garde  particulier  d'Huisy,  canton 
d'Ârcis-sur-Aube,  le  colloque  (jui  s  établit,  le  13 
septembre  dernier,  entre  lui  et  Poret,  qu'ilavail 
trouvé  chassant  sur  les  terres  confiées  à  sa  sur- 
veillance. Le  fermier  (jauthier  étant  venu  en 
aide  au  garde  Girod,  le  délinquant  se  mit  en  de- 
voir de  les  suivie.  Pendant  (lu'on  cheminait,  Gi- 
rod proposa  à  Poret  de  i)orler  son  fusil  :  «  Merci 
de  l'obligeance,  répondit  celui-ci:  je  suis  assez 
grand  pour  le  porter  moi-même.  »  Cette  offre  de 
service  ressemblait  sans  doute  à  une  menace, car 
le  garde  ajant  jiorté  la  mainsur  If  fusil  de  Poret, 
ce  dernier,  pour  mettre  en  sûreté  le  délinquant 
et  le  corps  du  délit,  se  mit  à  fuir  de  toute  la  ra- 
pidité de  ses  jambes.  Girod  le  poursuit,  mais  il 
a  peu  de  chances  de  l'atteindre.  Gauthier  lui 
crie,  c'est  du  moins  la  prétention  de  Poret  : 
«  Tire  dans  les  jambes,  il  ne  courra  pas  si  bien.  )> 
In  coup  de  fusil  part  au  même  instant,  Poret 
est  atteint  de  quel()ues  grains  de  plomb  à  la 
jambe  et  aux  parties  latérales  du  cou.  Ainsi,  poui 
ré|)rimer  le  fait  d'avoir  chassé  sans  port  d'arme, 
le  garde  commet  un  délit  bien  autrement  grave; 
jiour  protéger  le  gibier  il  n'hésite  pas  à  tirer  sur 
un  homme. 

Poret  se  rend,  va  se  plaindre  chez  le  maire 
d'iluisy  ;  mais,  par  une  singulière  coïncidence, 
celui-ci  est  le  père  de  (.irod  et  désespérant  de 
trouver  chez  ce  magistrat  un  nouveau  Brutus,  il 
va,  le  18  septembre  suivant,  déposer  sa  plainte 
entre  les  mains  du  maire  de  La  Ferlé. 

Une  instruction  esl  commencée  contre  Girod, 
et  par  suite  d'un  arrêt  de  la  chambre  des  mises 
en  accusation,  ikst  traduit  devant  la  cour  royale, 


1"  chambre,  comme  coupable  d'avoir  fait  à  Fo- 
ret des  blessures  volontaires. 

Girod,  interrogé  par  M.  le  premier  président, 
répond  que,  voyant  fuir  Poret,  il  a  voulu  tout  au 
moins  retenir  le  chien,  et  que,  dans  ce  but,  il  a 
tiré  sou  coup  de  fusil  du  côté  de  la  pièce  de 
terre  ofi  était  ce  chiin,  tandis  (pie  le  chasseur 
fuyait  du  côté  opposé. 

M.  le  premier  président.  —  C'était  sans  doute 
un  moyen  de  retenir  voire  chien,  mais  celui 
d'un  autre  ? 

—Egalement,  M.  lepremier  président;  le  fusil 
appelle  le  chien. 

—  Ainsi,  vous  tirez  à  gauche  du  côté  du  chien, 
et  Porel,  qui  se  trouve  à  droite,  esl  blessé  ? 

—  Qu'il  ail  reçu  des  grains  de  plomb,  c'est 
possible,  mais  pas  des  miens.  11  n'est  pas  rare 
(|ue  les  chasseurs  soient  atteints  de  grains  de 
plomb. 

Deux  témoins  seulement  sont  entendus-.Pon  t, 
ipii  dé(-lare  n'avoir  pris  la  fuite  que  lorsque  <ji- 
rod  s'est  préci|iité  sur  lui  pour  le  désarmer,  et 
Gauthier,  qui  dément  le  propos  que  lui  fait  te- 
nir le  |)récéd('nl  témoin,  mais  ne  confirme  j)as 
le  système  de  défense  adopté  par  Girod. 

M.  l'avocal-général  Pécourl,  après  avoir  som- 
mairement exposé  les  faits,  fait  observer  que 
(jirod  a  eu  le  double  torl  de  vouloir  désarmer 
un  chasseur,  au  mépris  des  pvohiliitions  de  la 
loi,  et  de  l'avoir  blessé  volontairement,  quand  il 
devait  uniquement  dresser  un  procès-verbal 
contre  lui.  Sans  doute  les  blessures  n'ont  pas  eu 
de  conséquences  graves,  mais  le  délit  doit  être 
réprimé  ;  seulement  les  bons  antécédens  de  Gi- 
rod appellent  toute  l'indulgence  de  la  cour. 

W°  Lacan,  avocat  du  prévenu,  s'attache  à  dé- 
montrer que  les  dépositions  des  lémoins  enten- 
dus laissent  tr(q)  de  doute  sur  l'exislence  même 
du  fait  reproché  à  son  client  pour  ([u'iine  con- 
damnation puisse   être  prononcée. 

La  cour,  ajirès  en  avoir  délibéré,  et  par  ajtpli- 
tion  de  l'article  311  du  Code  pénal,  a  condamné 
Girod  à  six  jours  de  prison. 

{Le  Droit.) 


COUR  D'ASSISES  DE  LA  SEINE. 

l'ol  d'une  voiture  de  roulage,  des  trois  che- 
vaux,  des  marchandises ,   d'une  valeur 

de  15,000  fi: 

Le  nommé  Chamotet  comparait  devant  la 
cour  d'assises  sous  raccusation  de  vol  commis 
la  nuit  et  de  complicité.  L'accusé,  ouvrier  ma- 
(jon,  est  un  gros  garçon  à  la  face  rubiconde,  dont 
l'air  naïf  contraste  singulièrement  avec  l'habi- 
leté et  l'audace  du  vol  (jui  lui  esl  reproché. 

Le  17  novembre  dernier,  deux  gendarmes  en 
(latronille  rencontrèrent  sur  la  route  de  Paris  à 
Orléans  une  voiture  attelée  de  trois  chevaux  qui 
cheminait  tranquillement  et  sans  conducteur  du 
côté  d'Orléans.  Ils  attendirent  une  heure  et  per- 
sonne ne  vint.  La  plaque  leur  fit  connaître  que 
celte  voilure  appartenait  à  M.  Dreyfus,  commis- 
sionnaire de  roulage,  demeurant  à  Paris,  rue  de 
liondi,  6.  Elle  fut  mise  en  fourrière,  et  bientôt 
reconnue  |>ar  son  propriétaire.  Pour  la  voiture, 
qui  la  veille  était  partie  chargéede  marchandises 
considérables  s'élfvant  à  une  valeur  de  plus 
de  15,000  fr.,  elle  était  sous  la  conduite  du 
nommé  Ducheraiu;  la  ville  de  Reims  était  lelieu 
de  la  destination.  Comment  donc  cette  chareltc, 


-  101 


pnrtiepoiir  Reims,  chargée  de  marchnndises,  j  l'accusé  qui  est  venu  le  trouver  chez  M.  Dreyfus.  |      Derval  et  Sainville  ont  parfaitement  éternué 


avait-elle  été  trouvée  ville  et  dans  une  dirrriion 
tout  ^  fait  oi)posée  ?  C'est  là  un  proltlème  ([ue 
nous  laissons  aux  témoins  le  soin  de  résoudre. 
<(  Messieurs,  dit  le  nommé Duchemin (c'est  le 
charretier),  c'était  le  17  novemhre;  j'étais  cou- 
ché sur  rauiïc,  dans  ma  limousine,  lorsque  vint 
uu  individu  ipii  me  réveille  et  me  dit  :  —  Vou- 
lez-vous boire  un  canon  ?  —  Non,  que  je  lui  ré- 
pondis, je  suis  couché,  j'y  reste.  —  Eh  hien  ! 
alors,  dit-il  en  s'en  allant,  vous  souhaiterez  hien 
le  lionjour  île  ma  part  aux  camarades.  —  De  la 
])arl  de  qui  ?  que  je  lui  dis.  —  De  la  part  de 
(irospicrre.  —  11  revint  sur  ses  pas,  et  me  de- 
manda (piandje  devais  partir;  je  lui  dis  que  je 
parlais  le  soir  même.  —  Eh  hien!  ajouta-t-il,  je 
linrtirai  avec  vous,  et  je  vous  accompagncraijus- 
iju'à  Claye;  n'ouhliez  pas  de  me  prendre  chez  le 
marchand  devins,  au  coin  de  la  rue  des  Mai'ais. 
Je  lui  répondis  :  Je  veux  bien,  et  je  continii-ai 
mon  somme. 

»  Le  soir,  l'individu  en  question  me  rejoignit 
à  la  sortie  de  Paris,  en  me  reprochant  d'avoir 
oulilié  de  le  jnendre,  et  nous  marchâmes  côte  îi 
côte  en  causant  de  choses  et  d'antres.  Au  moment 
où  j'allais  passer  la  harriére  de  la  PetileVillelle, 
lieux  individus  se  jetèrent  sur  moi;  l'un  jetait 
les  hauts  cris,  et  me  reprochait  de  lui  avoir  crevé 
l'œil  avec  mon  fouet,  l'autre  soutenait  que  j'a- 
vais renversé  son  chapeau  et  qu'il  avait  été  écrasé 
par  la  roue  de  ma  voilure.  J'eus  beau  me  débat- 
tre, soutenir  ([ue  j'avais  le  droit  de  fouetter  mes 
chevaux,  surtout  quand  la  route  montail,  ils  ne 
voulaient  pas  me  laisser  continuer  mon  chemin, 
et  insistèrent  pour  ipie  je  me  rendisse  chez  le 
conunissaii'e  de  iiolice.  Mon  compagnon  de 
voyage  fut  le  premier  à  m'y  pousseï-.  Allez,  me 
ilit-il,  si  vous  n'avez  pas  tort,  M.  le  commissaire 
vous  donnera  raison...  Soyez  hien  tranquille, 
ajouta-t-il,  pendant  ce  temps  je  vais  veiller  sur 
votre  voiture. 

"J'y  consentis,  et  je  suivis  les  deux  hommes 
en  question.  .\  (pielque  distance  de  là  l'un  d'eux 
disparut.  Alors  je  me  dis  à  moi-même  :  «  Duche- 
min, tu  es  bien  béte  de  te  laisser  mettre  dedans 
comme  ça  ;  est-ce  que  tu  n'avais  pas  le  droit  de 
fouetter  tescheveaux,  voyons  ?»  L'individu  qui 
restait  tenait  avec  alîectation  son  mouchoir  sur 
son  œil.  Je  lui  dis  ;  «Tu  dis  que  t'as  l'œil  crevé, 
monlre-moi-le  donc.» A  la  lueur  du  lampion 
qui  éclairait  les  pavés  da'inaiiches,  je  \is  i]u'il 
n'avait  pas  ptns  d'œil  crevé  que  moi.  «  Ah  !  c'est 
que  ça  s'est  passé,  qu'y  me  répondit.  —  FUi  mo- 
ment que  vous  n'avez  pas  de  mal,  j'ai  pas  besoin 
d'aller  chez  le  commissaire. — Ali!  oui;  mais 
mon  chapeau,  faut  que  tu  me  le  paies.  —  Je  ne 
te  le  paierai  ))as.  —  Donne-moi  au  moins  vingt 
sous  pour  le  faire  retaper.  —  Tu  n'auras  rien,  et 
je  n'irai  pas  chez  le  commissaire.  »  Je  n'eus  rien 
de  plus  pressé  que  de  retourner  à  l'endroit  où 
j'avais  laissé  ma  voiture;  mais  lapas  plus  de 
voiture  que  de  compagnon.  J'ai  couru  partout 
sans  pouvoir  la  retrouver,  et  ce  n'est  que  le 
lendemain  que  j'ai  appris  que  des  ijendarmes 
l'avaient  mise  en  fourrière  sur  la  route  d'Or- 
léans. » 

W.  le  président  de  Glos,  au  témoin.— Recon- 
naissez-vous l'accusé  t'hamotcl  pour  l'individu 
qui  est  venu  vous  trouver  dans  la  journée  du 
17  novendu'e,ct  ipii  le  soir  vous  a  accompagné  i' 
Le  témoin.  —  Je  le  reconnais  très  bien. 
Le  sieur  IMarin,  charretier,   raconte  que  la 


Comme  il  lui  demandait  quel    était  son  état, 
Chamotet  répondit  qu'il  était /7o^^e^^r  (voleur). 

Plusieurs  témoins  sont  entendus,  ils  donnent 
les  plus  mauvais  renseignemenssur  la  moralité 
de  l'accusé.  On  ne  lui  connaissait  pas  d'autre 
état  (pie  celui  de  contrebandiei-. 

Malgré  la  reconnaissance  formelle  de  Duche- 
min, l'accusé  persiste  à  nier  sa  visite  du  17 
dans  la  maison  de  roulage  de  M.  Dreyfus;  il 
soutient  également  que  le  soir  il  n'a  pas  accom- 
pagné Duchemin. 

M.  l'avocat-général  Partarrieu-Lafosse  sou- 
tient l'accusation.  Selon  lui,  la  conduite  de  l'ac- 
cusé ne  |)put  laisser  dedoute  sur  sa  participation 
au  vol  audacieux  dont  il  demande  une  sévère 
réi)ression. 

M"  De  Charnacé  présente  la  défense  de  Cha- 
motet. 

Déclaré  coupable  de  vol  commis  la  nuit  et  de 
complicité,  l'accusé  est  condamné  par  la  cour  à 
dix  ans  de  réclusion  et  à  l'exposition. 

{Gazette  des  Tribunaux.) 


HfDiic  îiramiUiqur, 


veille  du  jour  où  le  vol  a  clé  commis  il  a  vu  [  les  claques  de  bonne  prise. 


TIIÉ.\TRE  DU  PALAIS-ROYAL. 

Dieu    vous  bénisse  ,   comédie   en    un    acte , 

mêlée  de  couplets,  de  MM.  Ancelot  et  Dui)ort. 

Voilii  une  pièce  qui  aurait  pu  s'appeler  indis- 
tinctement les  Fai/sses  Confidences,  Guerre 
ouverte,  ou  la  Poudre  Si-Ange.  On  s'y  trompe, 
on  s'y  chamaille  et  on  y  éternue  sans  cesse. 

D'abord,  unmarquisde  Rosambert  veut  trom- 
per une  jeune  Élise  de  Mérinville  ;  une  niad.inie 
de  Surgeon,  sœur  de  la  jeune  femme,  ne  veut 
pas  le  soulTrir.  De  là,  une  guerre  déclarée  entre 
madame  de  Surgeon  et  le  marquis. 

lîosamberl  dresse  ses  batteries.  Il  fait  croire  îi 
Surgeon  (|u'il  est  aimé  de  sa  femme,  seidcment 
pour  empèclier  cette  dernière  de  surveiller  sa 
sœ'ur,  i>uis  il  écrit  à  Elise  une  lettre  à  faire  crou- 
ler les  remparts  de  la  vertu  la  plus  inexiuignalile. 

Mais  madame  Surgeon  défend  vaillamment  la 
lirèche;  <'lle  inlerrepte  la  lettre,  l'ait  de  la  mora- 
Iccomme  un  livre  à  Elise,  et  envoie  au  marquis 
une  tabatière  enrichie  de   poudre  slernulaloirc. 

Rosambert,  qui  a  obtenu  uu  rendez-vous 
(l'Elise,  s'y  rend  avec  sa  tabatière,  et  éternue  sa 
passion  et  sessermens  à  l'objet  de  ses  feux.  Sur 
quoi,  l'objet  de  ses  feux  rit  à  se  tordre  et  répond 
aux  protestationsétei'nuées  ;  Dieu  rousbenisse\ 
C'en  est  fait  de  l'aiiiour  de  la  jeune  femme,  une 
pincée  de  poudre  l'a  tué... 

A  quoi  tient  donc  l,i  vertu  ?  Si  Rosambert  oùt 
été  ciuliuiné  du  cerveau  depuis  six  mois,  Elise 
de  .Mérinville  était  perdue. 

Au  reste,  la  poudre  St-Angc  n'est  pas  seule- 
ment bonne  à  sauver  la  vertu  des  femmes,  elle 
sauve  encore  très  bien  dans  l'occasion  la  vie  des 
lutmmes  ;  à  preuve  le  duel  ipi'cllc  fait  manquer 
entre  Rosambert  et  Surgeon,  lesquels  viennent 
pour  se  cn.sscr  réci|iroquement  la  tète,  cl  ne  se 
logent  nulle  balle  dans  le  crâne,  attendu  qu'ils 
se  sont  logés  |.réalablenient  de  la  poudre  dans 
le  nez.  La  seule  chose  (jne  les  adversaires  échan- 
gent est  :  Ads/unm  !  Oieu  rous  bénisse  ! 

Le  public  s'est  laissé  mener  par  le  nez  ;  il  a  ri 
cl  applaudi.  MM.  Ancelot  cl  Duporl  ont  trouvé 


!  leurs  r(51es. 

Comme  on  le  voit,  M.  Ancelot  nous  a  esca- 
moté le  mariage;  nous  espérons  qu'il  n'en  fera 
pas  une  habitude. 


THEATRE  DU  CIROLE-OLVMPIQUE. 

La  Vivandière  et  le  Bossu.   —  i: Artiste  et 

r Ouvrier.  —  Les  l'itules  du  Diable. 

Dans  le  vaudeville  de  MM.  Ferdinand  Laloue 
et  Delij;ny,  il  y  a  un  rôle  de  bossu  iracé  avec  as- 
sez d'esprit  ;  c'est  la  seule  chose  remarquable 
de  leur  pièce.  x\ous  nous  contenterons  de  men- 
tionner la  chute  de  l'Artiste  et  l'Ourrier 
toutefois  en  taisant  le  nom  de  l'auteur  ou  des' 
auteurs  par  discrétion. 

Enfin  ,  arrivons  à  l'œuvre  dramatique  de 
MM.  Anicet-liourgeois  ,  lerdinaml  Laloue  et 
Laurent, aux/'i/M//M  du  rf/«6/e.  La  scène  se  passe 
en  Espagne,  le  pays  par  excellence  du  merveil- 
leux des  tuteurs  dupés,  des  amans  inforiun('-s 
des  pères  iiarbares,  des  prétendus  laids  cl  hèles  , 
et  par  conséquent  de  toutes  les  féeries  passées  , 
présentes  et  futures.  Seringuinas,  outre  .sa  jiliar- 
macie,  possède  une  fille  charmante  (pril  veut 
marier  au  noble  Sotines  ;  mais  le  cœur  de  la 
jeune  fille  Isabelle  n'est  point  libre  et  a  parlé  en 
faveur  d'un  peintre  français  nommé  Albert.  Le 
père  refuse  d'unir  les  amans,  menace  sa  fille  du 
couvent,  et  Albert,  au  désespoir,  veut  allenler 
à  ses  jours.  11  est  secouru  par  une  fée  qui  lui 
donne  sa  protection  dans  une  boite  de  pilules. 
Mais  celle  fée  est  vieille  et  lui  impose  l'altreuse 
condition  de  l'épouser.  Sur  le  refus  d'Alliert 
elle  va  trouver  Sotines  qui  est  moins  dilhcilc. 
La  folie  olfre  ses  services  à  Albert  et  Isabelle,  et 
fait  tant  i)ar  les  ruses  et  les  tours  (ju  elle  joue  à 
Sotines  et  à  .sa  tante,  que  les  deux  amans  se  ma- 
rient et  ipie  la  vieille  fée  perd  son  |K)Uvoir. 

Cette  féerie,  dont  les  merveilleux  incidcnsse 
déroulent  en  vingt  lableaux.esl  remarquable  par 
la  beauté  des  décors  et  la  précision  avec  laquelle 
.s'exécutent les  changemens, métamorphoses,  etc; 
Jamais  rien  d'aussi  com|det  dans  ce  genre  n'a- 
vait été  offert  au  |iublic.  Tout  Paris  voudra  sa- 
voir comment  le  diable  fait  la  pharmacie  et 
jdiis  de  cent  représenlations  conséculives  vien- 
dront confirmer  le  succès  de  la  première. 

Les  honneurs  de  la  .soirée  ont  été  pour  M.  .Sa- 
cré, le  machinisic  ;  pour  MM.  l'hilaslre  et  Cam- 
bon  ,  les  décorateurs,  qui  se  sont  surpassés  cha- 
cun dans  leur  genre. 

Les  poses  et  danses  des  Ani;lais  Lauwrenceet 
Uadisha  ont  obtenu  leur  paj-t  de  bravos. 

La  mise  en  scène  suppose  de  très  grands  frais; 
c'est  de  l'argent  bien  employé.  La  '.'uriosiié  pu- 
blique fait  rarement  banqueroute. 

C.-li.  Dïsi'. 


nciniC    i)i-    tioiâ  (lUU'S. 

3.)  FEVRIER.  —  Nous  recevons  de  ConUan- 
linoide  une  lettre  d'un  de  nosamis  qui  nous  an- 
nonce ([UC  tout  se  prépare  pour  la  guerre  en 
■Fur(iuie.  Des  arméniens  considérables  s'exécn- 
lenl  en  ce  niomenl.  Les  armées  turque  cl  égyji- 
tienne  sont  pour  ainsi  dire  en  présence.  L* 
Russie  est  parvenue  à  reprendre  sa  prépondé- 
rance sur  le  sultan  ;  elle  a  olïeri  SCS  secours,  cl 


—  192  — 


ils  (Mil  .Ht-  ncceptés.Si  le  bruit  île  la  mort  de  Mé- 
);t'ni('l-Ali  s'était  confirmé,  nous  ilit  notre  cor- 
respondant ,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'lbrahim- 
Pacha  n'eût  marelié  sur  Constaulinople.  Si  Mé- 
hémet- Ali  ne  meurt  pas,  le  sultan,  (|ui  est  dans 
une  de  ses  veines  belliiiueuses  ,  attaquera.  On 
regarde  la  paix  comme  gravement  menacée  en 
Orient. 

—  Le  Iirick  français,  Thérèse-Louise  ,  arrivé 
le  19  janvier,  a  amené  à  la  ^'onvellc-Orléans  lOG 
passagers  français  expulsés  du  Mexique.  C'est 
une  portion  de  la  preuiière  cohorte  sortie  de 
Mexico.  Elle  se  compose  principalement  d'arti- 
sans et  d'ouvriers,  l/autre  portion,  composée  de 
négocians  et  de  banquiers,  s'est  dirigée  sur  la 
Havanne,  où  des  relations  établies  l'ont  appelée 
de  préférence.  L'amiral  Baudin  avait  préparé 
davance  Iheureuse  facilité  de  ce  choix  à  nos 
pauvres  compatriotes,  arrachés  à  leur  industrie 
etàleursétablissemens.  La  même  prévoyance  , 
si  pleine  d'humanité  et  de  patriotisme,  présidera 
à  rembar(|uement  des  deux  derniers  convois. 
L'amiral  a  fait  éipiiper  et  disposer,  comme  bàti 
mens  de  passage,  deux  vieux  navires  de  guerre 
pris  par  nous  aux  ports  mexicains,  et  la  gran- 
deur de  ces  bâtiinens  lui  permettra  de  ménager 
aux  passagers  futurs  mille  commodités  dont  les 
premiers  ont  été  forcément  privés.  Quoiqu'il  en 
soit,  ces  compatriotes  fugitifs  sont  arrivés  ici  à 
bon  port  et  sans  encombre,  lis  sont  partis  de 
Yéra-Cruz  le  4  janvier.  La  Thérèse-Louise,  fré- 
tée par  l'amiral,  les  attendait. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 2-1  et  lundi  2.i  février  I  ï<39,de  3,6ti3  déposans, 
dont495  nouveaux,  la  somme  4!)2,7I0  fr. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés 
à  la  somme  de  790,000  fr.  C'est  un  indice  évident 
du  malaise  où  nous  sommes. 

I,a    crise  commerciale  continue.  Encore 

neuf  faillites  enregistrées  par  les  journaux  judi- 
ciaires de  ce  jour. 

—  M.  Charles  Dunoyer ,  conseiller  d'état , 
membre  de  l'académie  des  sciences  morales  et 
politiques,  est  nommé  administrateur  général 
de  la  bibliothèque  du  roi. 

—  M .  Jomard  est  nommé  président  hono- 
raire du  Conservatoire  de  la  bibliothèque  du 
roi. 

—  M.  le  maréchal  Moncey  est  de  nouveau  fort 
souffrant  de  depuis  quelques  jours.  Il  a  reçu  de 
nombreuses  visites  à  lllotel  des  Invalides. 

—  L'>E  DÉCOUVERTE  INDUSTRIELLE.  —  M.  Ja- 

mcs  Thornton  ,  professeur  de  chimie  à  l'Uni- 
versité de  Philadolphie  (Etats-Unis),  vient  de 
faire  une  invention  qui  indubitablement  pro- 
duira une  grande  révolution  dans  la  fabrication 
des  glaces.  11  est  parvenu  à  composer  une  subs- 
tance métallique  liquide  et  vitrifiable  (pii,  lors- 
(ju'on  retend  sur  une  surface  revêtue  de  tain, 
ac(iuiert,  en  s'y  refroidissant,  les  mêmes  qualités 
que  les  glaces  de  cristal,  avec  lesquelles  elle 
offre  alors  la  plus  grande  ressemblance.  On  peut 
en  fairi'  des  glaces  de  toutes  dimensions,  quel- 
que grandes  (pi'elles  soient.  M.  Thornton  a  fait 
couvrir  de  cette  substance  les  murs  et  le  pla- 
fonds d'un  des  .salons  de  sa  maison  à  Philadel- 
phie; et  l'on  assure  (]ue  ,  quand  les  lustres  de 
ce  salon  sont  allmnés,  les  rellels  des  lumières 
multipliés  à  l'infini  p;;r  les  glaces  de  son  inven- 
tion produisent  un  effet  vraiment  magique. 


2G.  —  (Espagne.)  Maroto  vient  de  frapper  un 
grand  coup  sur  le  pacte  provincial.  Il  a  fait  fu- 
siller six  iles(iuatorze  officiers  qu'il  avait  fait  ar- 
rêter par  ordre  de  don  Carlos.  Cette  exécution 
aculieu  le  18  à  sept  heures  du  matin,  dans  le 
cimetière  d'Eslella  ;  deux  compagnies  du  1'"  ba- 
taillon de  Navarre  ont  été  chargées  de  celte  triste 
mission.  Les  chefs  fusillés  sont  Francisco  Gar- 
cia, Guergiié,  Pablo  Sanz,  Carmona ,  Ibanez, 
sous-secrétaire  d'état  au  ministère  de  la  guerre, 
et  l'intendant  Uriz.  Arrivés  la  veille  à  Estella,  ils 
ont  été  immédiatement  traduits  devant  une  com- 
mission militaire  choisie  par  Maroto,  jugés  et 
condamnés  à  mort  sans  a[)pel.  Sept  autres  ont 
été  condamnés  h  la  même  peine;  ils  ont  dû  être 
exécutés  le  lendemain  19.  Des  décharges  de 
mousquelerie  entendues  ce  jour  là  à  la  même 
heure  que  la  veille  à  quehiue  distance  d'Estella 
donnent  lieu  de  croire  que  ces  malheureux  ont 
subi  un  sort  pareil  à  celui  de  Guergué  et  Gar- 
cia ;  demain  cette  dernière  exécution  sera  sans 
doute  confirmée. 

—  L'emprrcur  d'Aiitiiche  vient  d'autoriser  la 
construction  d'un  chemin  de  fer  qui  sera  de  la 
plus  haute  importance  non  seulement  pour  la 
monarchie  autrichienne,  mais  pour  toute  l'Al- 
lemagne, et  l'on  peut  ajouter  pour  l'Europe  en- 
tière. Ce  chemin  ira  de  Vienne  à  Trieste,  en  pas- 
sant par  la  Styrie,  la  Carniole  et  la  Dalmatie.  Les 
gouvernemens  de  ces  deux  dernières  provinces 
ont  déj?!  reçu  des  ordres  à  ce  sujet;  quant  h  la 
Styrie,  il  parait  que  le  tracé  n'a  pas  encore  été 
fait.  Les  travaux  commenceront  dès  que  les  ac- 
quisitions de  terrain  auront  été  ojiérées.  Ce  che- 
min joindra  celui  devienne  à  Hof,  en  Bohême, 
et  l'Oi  ienl  sera  par  lui  mis  en  communication 
directe  avec  les  littoraux  du  Danube,  du  Mein 
et  du  Rhin  ,  et  même  avec  la  Baltique,  sans 
([u'aucune  difficulté  du  genre  de  celles  qui  se 
présentent  aux  embouchures  du  Danube  (vu  les 
dernières  acquisitions  de  la  Russie)  puisse  y 
mettre  obstacle. 

—  Le  célèbre  sculpteur  Rossi  est  mort  dans  sa 
résidence  de  Lissogrove,  dans  la  soixante-dix- 
septièrae  année  de  son  ftgc. 

—  (Turquie.)  D'après  une  lettre  de  Constau- 
linople, on  évalue  la  perte  éprouvée  par  l'incen- 
die du  palais  de  la  Porte  à  25  millions  de  pias- 
tres. 

—  C'est  après-demain  vendredi,  à  dix  heures 
du  matin,  qu'ouvriront  au  Louvre  les  portes  du 
salon  de  1839.  Celte  exposition  durera  deux 
mois;  c'est-à-dire  jusqu'au  I"''  mai,  époque  à 
laquelle  ouvrira  l'exposition  des  produits  de 
l'industrie  aux  Champs-Elysées. 

—  (Instrumens  de  MUSIQUE.)  Lcs  journaux 
ont  parlé  d'un  orgue  expressif  inventé  à  Vienne, 
et  qui  reproduit  à  s'y  n:rtirciulie  les  sons  de  la 
voix  humaine  ,  avec  une  telle  puissance  qu'il 
équivaudrait  à  un  chœur  de  vingt  à  trente  chan- 
teurs. Un  de  nos  meilleurs  organistes  s'occupe 
en  ce  moment  de  composer  un  instrument  tout 
semblable.  Il  espère  pouvoir  le  faire  entendre 
sous  deux  mois,  et  opérer  par  ce  moyen  une  vé- 
ritable révolution  musicale. 

27.  —  On  écrit  de  Stnttgard  que  le  mariage 
de  la  princesse  Sophie  de  Wurtemberg  avec  le 
prince  d'Orange  sera  céléiiré  au  mois  de  mai 
prochain.  Le  prince  Jér6me  ,  fils  du  duc  de 
jMontfort  (Jérrtme  Bonaparte),  neveu  du  roi  de 
I  Wurtemberg,  esl  encore  en  Italie,  près  de  son 


père.  On  assure  que  ce  prince  a  l'intention  de 
donner  sa  démission  du  grade  qu'il  occupe  dans 
l'armée  wurtembergeoise  pour  prendre  du  ser- 
vice à  l'étranger. 

—  M.  le  comte  de  Vésins,  entré  dansles  ordres 
depuis  peu  d'années,  aujourd'hui  vicaire-géné- 
ral de  Bordeaux,  a  donné  récemment  la  béné- 
diction nuptiale,  dans  l'église  de  Castres,  à  son 
second  fils,  qui  a  épousé  mademoiselle  de  Ker- 
ninon,  pelite-fille  de  madame  de  ChàteauboHrg, 
«œur  de  M.  de  Chateaubriand. 

—  On  lit  dans  un  journal  anglais,  the  Age,  du 

24  février  :  „ 

K  Nous  annonçons  avec  un  profond  sentiment        1 
de  douleur  que  S.  G.  le  duc  de  Wellington  a 
eu,  vendredi  dernier,  une  attaque  de  paralysie. 
11  se  trouve  en  ce  moment  gravement  indisposé.        j| 
Quatre  médecins  ont  été  appelés  auprès  de  Pil-         f 
lustre  malade.  » 

—  D'après  V Estafette  de  Ifew-  York,  les  ou- 
ragans qui  ont  sévi  dans  les  derniers  jours  du 
mois  de  janvier  ont  occasionné  des  dégâts  con- 
sidérables à  Philadelphie,  Boston,  Albany,  Elisa- 
beth-Town  et  à  New-York. 

—  La  Hongrie  vient  de  perdre  un  de  ses  agro- 
nomes les  plus  distingués,  M.  le  baron  Appel  de 
Kapocsany,  qui  est  mort  ces  jours-ci  dans  notre 
ville ,  d'une  attaque  d'apoplexie,  à  l'âge  de  qua- 
tre-vingt-dix-sept ans. 

—  La  semaine  dernière,  un  homme  résidant 
à  Chapelem-le-Frith  a  été  exposé  en  vente  aux 
enchères  par  sa  femme,  qui  probablement  était 
fatiguée  de  sa  société.  La  mise  à  prix  était  de  Î9 
shellings(23  fr.  75  c.);mais  personne  n'ayant 
surenchéri  d'un  seul  shelling ,  force  a  été  de  re- 
tirer l'enchère  et  de  l'ajourner  à  une  époque 
indéfinie. 


Bal  de  l'Opéra.  —  On  annonce  que  l'Opéra 
vient  enfin  d'obtenir  l'autorisation  de  continuer 
SCS  bals  jusqu'à  la  mi-carême.  En  conséquence 
le  prem'er  aura  lieu  samedi  prochain.  Ce  bal 
sera  une  fête  extraordinaire,  pour  laquelle  l'ad- 
ministration prépare,  dit-on,  des  merveilbs  (le 
séduction.  Ce  que  nous  pouvons  annoncer  dès 
aujourd'hui,  c'est  que  toutes  les  sommités  artis- 
tiques ayant  voulu  prendre  part  à  cette  fêle,  qui 
fera  époque  dans  les  fastes  de  l'Opéra,  se  sont 
empressées  de  melire  leurs  plus  beaux  ouvrages 
à  la  disposition  de  M.  Jullien,  différens  objets 
d'une  grande  valeur,  sortis  des  premières  fabi  i- 
ipies  de  la  capitale,  et  parmi  lesquels  on  cite  un 
magnifique  piano  de  Hertz,  des  tableaux  de 
peinture  de  nos  premiers  maîtres,  une  montre  à 
la  Brcguet,  des  autographes  précieux,  entre 
autres  de  Voltaire;  enfin,  une  grande  quantité 
d'olijets  seront  offerts  aux  dames  i|ui  auront  piis 
leurs  billets  d'entrée  au  bureau.  Chacune  d'elle 
recevra  gratuitement  une  valse  de  Jullien,  com- 
posée exprès  pour  cette  grande  solennité,  et 
dans  cette  valse  se  trouvera  la  désignation  des 
lots  (|u"on  gagnera.  On  évalue  aune  somme  con- 
sidérable les  frais  de  ce  raout  d'un  genre  tout 
nouveau.  Malgré  ces  dépenses  extraordinaires, 
le  prix  des  places  ne  sera  pas  augmenté.  L'ad- 
minislration  pourrait  bien  se  dispenser  de  tous 
ces  sacrifices;  le  public  assurément  ne  luinian- 
querait  j)as;  mais  elle  veut  donner  aux  nom.- 
breiix  habitués  des  liais  de  l'Opéra  un  témoi- 
gnage éclatant  de  sa  reconnaissance. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 

Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Dajne-des-Victoires,  16. 


5  MARS  1839. 


jSC*!^''''*^"' ''»''■'' ^««CEVî, 


llTTKRiTURE,  SCIENCES,  «EÀDX-iRT»,  INDMTRIE, 
CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUISSES  DK  MOEURS, 
MÉMOIRES  ET  TOTIGES. 


ON    S  ABONNE   A    PARIS,  AU    BUREAn    DU    JOURNAL  , 

rueduHELDER,  15,  et  chez  tous  les  Libraires 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute  l'Allemagne ,  chez  M.  Alexandre , 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Roysumes,  à  l'Uni- 
versai  Lilerary  Cabinet,  64,  St.  Jamcs's  Street. 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20  d« 

chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  Paris. 


NM3. 

JOURNAUX,  RITCES,  OUVRAGES  INEDITS,  J'UBMCi" 
TIOKS  NOUVELLES,  EIOCtAPUIES  ,  TRIECNAU»  , 
THEATRES  ET  MODES. 


PRIX  D  ABONNEMENT 

POUR  PARIS  ET  LES  DÉPARTEMENS: 

POUR  UN  AN '  .      .     .      'iS  fr. 

POUR  SIX  MOIS 35 

POUR  TROISMOIS 13 

POUR  l'Étranger  EN  SUS  PAR  AN  .    ...      6 


On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'a  -! 
bonnent  pour  un  an  ou  G  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avaib, 
Veipril  d'aatrui'par  complément  servait. 

H  compilait,  compilait,  compilait . 


Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5  et 
une  lilhographieaun''du20de  chaque  mois. 


Prix  des  annonces,  75  c.  U  lignei 


LE  VOLEUR, 

(èa^dU  îrf0  Jauntrtur  |franrat6  et  rtrangcre. 


SOMMAIRE; 

Les  morts  vivans  (Mœurs  indiennes).— La 
Vendéenne  lextrait  des  Souvenirs  d'un 
Enfant  du  peuple),  par  Michel  Masson.— 
L'Orage  et  la  Cathédrale, parM.  Maurice 

J  Saint-Aguet.  —  Les  deux  billets  de  Flo- 
RiAN,rpar  Marie  Aycard.  — Le  Carnaval, 
LE  Mont-de-Piété,  la  Caisse  d'Épargne.— 
Salon  de  1839,  (1"  article),  par  M.  Adoli-he 
Blin.— Mélanges,  faits  curieux  :  L'assassinat 
de  la  rue  du  Temple;  Les  gants  d'un  homme 

à  la  mode;    Les    moustaches  royales. 

Revue  dramatique  :  Opéra -Comique  :  Le 
Planteur;  Vaudeville  :  La  Fille  d'unvoleur. 
— Revue  de  cinq  jours. 

Gravures  de  Modes.  —  N"  8i . 


a»2B3  a2<î>aaî53  '^^it£u'^^» 


(MOEURS  INDIENNES.) 


Rien  n'est  plus  commun  chez  les  peuples  de 
l'Inde  que  de  voir  des  personnes  que  l'on  a  crues 
mortes  reparaître  tout  à  coup  au  milieu  de  leurs 
amis  et  de  leurs  coiuiaissaiices,  et  faire  ii.iilre  , 
par  leur  retour  inopiné,  des  ineidens  qui' 
sous  la  plume  d'un  romancier  d'Europe,  seraient 
taxés  d'iiivraisemMance. 

De  tous  les  districts  de  l'iiule,  il  n'y  en  a  point 
déplus  sauvage,  de  plus  couvert  de  jungles,  où 
il  soit  plus  facile  de  se  cacher,  que  ceini  qui  s'é- 
tend depuis  Calcutta  jusqu'à  la  mer;  el  si  cv  n'é- 
taient les  bàlimens  de  différentes  Grandeurs  et 


les  chaloupes  qui  sillonnent  le  fleuve,  on  aurait 
de  la  peine  à  se  figurer  qu'on  est  dans  le  voisi- 
nage immédiat  de  la  capitale  d'un  empire  flo- 
rissant,  de  la  ville  la  plus  commerçante  peut- 
élre  de  l'Orient.  Les  hahilans  des  rives  du  Hoii- 
ghlysont  fort  j.etils,  et  leur  aspect  étonne  l'é- 
tranger, qui  s'attend,  en  arrivant  dans  l'Inde,  à 
y  trouver  tous  les  objets  taillés  sur  de  vastes  e( 
magnifiques  proportions.  En  attendant,  leur  |ie- 
titesse  même  les  rend  plus  agiles  et  plus  actifs  ; 
ils  se  dédommagent  de  la  force  physii|ue  et  du 
courage  qui  leur  manquent  par  une  grande 
souplesse  dans  les  membres  et  par  beaucoup 
d'astuce.  Ceux  qui  exercent  l'état  de  bateliers 
foin-nissent  aux  bàlimens  h  l'ancre  dos  fruils  el 
des  légumes;  ils  conduisent  les  voyageurs  à  Cal- 
cutla,  et  sont  assez  accoulumés  à  se  voir  mal- 
traités par  les  Européens,  qui  d'ailleurs,  il  faut 
l'avouer,  ont  besoin  d'une  dose  considérable  de 
patience  pour  résister  aux  eniuiis  d  une  naviga- 
tion sur  le  lloughiy,  dans  un  (////.^A;  de  Cal- 
cutta, conduit  par  des  bateliers  indiens. 

Un  Anglais  de  classe  moycinie,  engagé  en  qua- 
lité de  marin  volontaire,  venait  de  mouiller  avec 
son  bAtimentà  Diamond  llarbour;  il  était  pas- 
sablement ignorant  et  fort  despote.  Ayant  loue 
undinghi  pour  se  rendre  h  Calcutta  ,  il  se  vil 
tout  h  coup  entouré  de  créatures  étranges,  qu'il 
regardait  moins  comme  des  hommes  que  com- 
me une  (loupe  de  singes  babillards.  Rien  ne  se 
fait  dans  l'Inde  sans  beaucoup  de  bruit,  de  ges- 
ticulations et  d'apparen  le  confusion  ;  notre  An- 
glais ne  tarda  donc  point  à  se  convaincre  ([ue  sa 
vie  courait  un  vrai  danger  avec  des  gensipii  ne 
cessaient  de  se  disputer,  el  paraissaient  ne  pas 
savoir  ce  qu'ils  faisaient.  Une  fois  en  route,  ce 
fut  bien  pis  encore.  La  manivnvre  de  la  barque 
fut  la  chose  dont  ils  s'occuinrcnt  le  moins:  les 
uns  se  mircnl  .'i  déplier  Icms  turbans,  puis  à  se 
recoilfcr  ;  les  autres  lircrcnl  leurs  longues  pipes 
et  <()mm(  iicércnl  .'i  fumer  ;  d'autres  encore  pré- 
l>arércnt  leur  liiner.  ^otre  jeune  marin  s'impa- 
tienta, et  leur  demanda  pourquoi  ils  avaient 


abandonné  leurs  rames.  Ils  lui  répondirent  tous 
Jt  la  fois  dans  un  langage  incompréhensible  pour 
lui,  ce  (|ui  l'exaspéra  toujours  de  plus  en  jdiis. 
Dans  la  pétulance  de  son  caractère,  il  ne  rétlérhit 
pas  que  ces  hommes  ,  connaissant  parfaitement 
le  fleuve,  avaient  sans  doute  de  très  bons  motifs 
pour  leur  conduite  ,  et  qtie  par  conséquent  il 
f.illaillcs  laisser  agir,  sauf  h  les  punir  ensin'le 
s'il  découvrait  (pi'en  effet  ils  fussent  coupables  ; 
mais,  irrité  ouire  mesure,  il  résolut  de  se  faire 
obéir  à  tout  prix  sur-le-champ,  et,  muni  d'un 
bon  gourdin,  il  se  mit  à  lein-  distribuer  des 
coups  de  b.Mon  d'une  main  si  vigoureuse,  que 
trois  des  bateliers  se  jetèrent  par  dessus  le  bord, 
eldisparuienl  à  linstanl  même  dans  les  (lots. 
<:et  événement  rendit  à  noire  Anglais  son  sang- 
froid,:  il  se  représenta  en  tremblant  le.<  suites  que 
pourrait  avoir  l'accès  de  vivacité  auquel  il  venait 
de  se  livrer,  tandis  que  le  reste  de  ré(|uipnge  le 
conduisaii  à  ("alcnila  avec  force  |dcurs  et  lamen- 
talions.  Apeine  déliarcpié,  il  fut  remis  par  eus 
dans  les  mains  d'un  agent  de  police,  qui  le  con- 
duisit devant  un  magistrat  et  de  là  en  prison. 
Sin-  la  déposition  des  survivans,  le  jury  d'accu- 
sation le  renvoya  devant  les  a.ssises.  Daus l'inter- 
valle, no:;e  malheureux  put  réHéehiràson  aise 
au  dangei  de  s";  bandoiuiersinsfrein  à  la  colère. 
Sans  amis,  sans  protection  dans  le  pays .  il  ne 
pouvait  guère  espérer  d'échapper  au  supplice 
que  par  une  déporlaiion  perpétuelle.  En  efifet, 
il  fut  jtigé  el  condamné  sans  hé-ilalion  :  mais 
l'exéciilion  de  l'arrêt  fut  dilférée  de  plus  eues 
jours,  parce  (jne  son  avoi-at  demanda  .à  plaider 
(piel(|nes  moyens  de  cassalion.  Sur  ces  entrefai- 
tes, il  fut  visilé  par  un  Indien  qui  parlait  rou- 
rammcnt  l'anglais,  el  qui  lui  offrit,  mojtçivint 
une  somme  d'argent .  de  ftiire  venir  devant  la 
cour,  en  vie  et  en  santé,  les  trois  individus  dont 
il  était  accusé  d'avoircansélamorl.  .N'ayant  rien 
,'i  perdre,  le  prisonnier  ne  l'al,'nc«.4Jtfîïit  :  il  ras- 
sembla tout  l'argent  dont  il  punv.iil'dispoiicr,  el, 
dès  Iclcn  lemain,  les  trois  noyés  se  présentè»enl; 
leur  identité  fui  conslalée,  et  notre  Anglais  rcii- 


fer  194 


TS* 


voyé  absons.  C'étaient ,  à  ce  (lu'il  parait,  iriiai)i- 
Ics  plongoiirs.  Après  cHrc  i('St(''S  (incliiuc  temps 
sous  l'eau ,  ils  remontèrent  et  nagèrent  vers  la 
rive,  où  ils  se  tinrent  cach(''S,  penilant(Hic  leurs 
camarades  ,  «l'accord  avec  eux  ,  poursuivaient 
ilevanl  la  justice  et  faisaient  condamner  TAn- 
jjlais;  puis,  se  rei)réscntant  au  moment  favora- 
ble, ils  tirèrent  de  lui  une  forte  somme  d'argent, 
sans  (|u'on  ^dl  les  accuser  de  connivence  frau- 
duleuse, les  uns  iirotestant  (|u"i!s  avaient  ijnoré 
Icsort  de  leurs  camarades  et  les  antres  allèyuant 
pour  excuse  d'être  restés  si  longtemps  cacliés, 
la  frayeur  que  biir  inspirait  le  caractère  violent 
du  jeiitie  Anglais. 

Voici  un  autre  fait  du  même  genre,  mais  dune 
nature  bien  plus  jjrave  et  en  même  Icmiis  plus 
romanesque.  In  riche  mahajoun,  ou  marchand 
d'iuie  grande  ville  de  province,  avait  une  jeune 
et  belle  femme,  dont  il  était  fort  jaloux.  Ils  n'a- 
vaient point  d'enlans,  et  à  la  mort  du  marchand 
ses  biens  devaient  passer  ;i  un  parent  avec  le- 
quel i!  était  brouillé.  Ce  parent,  (|ui  s'appelait 
Khan-lieg,  était  un  homme  fainéant  et  prodi- 
gue, que  le  désordre  de  sa  conduite  avait  réiiuit 
à  la  misère.  Voulant  s'assurer  la  possession 
d'une  Ibrtunequi  d'un  moment  à  l'autre  pouvait 
lui  échapper,  il  trouva  moyen  de  gagner,  pari'.e 
magnili'iues  pronKsses,  un  domestique  de  con- 
fiance dlbiahira-lîcg,  et  de  lui  faire  augmenter, 
par  tous  les  moyens  imagina!)ies,  la  jalousie  déjîi 
si  vive  du  soupçonneux  mari.  Ce  mari  com- 
mença par  renvoyer  toutes  les  feauues  de  son 
épouse  Cbumbelie,  ne  lui  laissant  ((u'une  jeun- 
esclave  absolument  dépourvue  dnitelligence. 
Quoiqu'il  eût  traité  jusque  là  sa  fenune  avec 
douceur,  il  arriva  qu'un  jour  le  perli  Je  liomes- 
ti(iue  sut  l'animer  à  tel  point,  qu'il  s'oublia  jus- 
qu'à la  frapjier.  La  pauvre  femme,  peu  accou- 
tumée à  de  pareilles  manières,  poussa  des  cris 
alfrcux.  Le  lendemain  elle  avait  disparu  ,  et  le 
bruit  s'étant  répandu  qu'elle  avait  été  assassi- 
née, lajuslicefit  une  descente  chez  Ibrahim.  Le 
domestique  Lmanny  dé|iosa  (ju'il  avait  été  |wé- 
sent  à  la  ([uerelle  ,  mais  ajouta  i)u  immédiale- 
nienl  après,  son  maître  lavait  envoyé  (aire  une 
commission,  et  qu'd  ignorait  ce  (jui  s'était  passé 
dans  l'intervalle.  Un  fouilla  dans  le  jardin  et  ion 
trouva,  dans  un  endroit  où  la  terre  paraissait 
avoir  été  fraieheraenl  remuée,  le  corps  d'une 
femme  ;  elle  n'avait  point  de  têle;  mais  un  de  ses 
Lras  portait  encore  un  bracelet  «luLuianny  dé- 
clara recoiuiaitre  comme  ayant  appaitenu  à  sa 
niaitresse,  pour  qui  il  l'avait  fait  raccommoder 
qualijues  jours  auparavant  chez  un  bijoutier 
«pi'il  indiqua  et  qui  confirma  son  récit.  Ibrahim 
lut  jeté  en  (irison,  quoiqu'il  ne  cessât  de  pro- 
tester de  son  iiniocence,  ilisant  que  peu  d'inslans 
après  sa  querelle  avec  sa  femme,  il  s'était  senti 
saisi  d'un  assoupissement  irrésistible,  et  qu'il 
s'était  endormi  pour  ne  jjIus  ,'e  réveiller  que  le 
lendemain  matin.  Quant  à  la  jeune  esclave,  elle 
déclara  qu'elle  svailété  si  effrayée  en  voyantson 
inaitre  frapper  sa  maîtresse,  qu'elle  avait  couru 
se  renfermer  dans  sa  chijmbre  ,  et  que  quand 
elle  avait  voulu  en  sortir,  elle  avait  trouvé  la 
porte  fermée  en  dehors;  du  reste,  elle  se  montra 
convaincue  que  le  corps  (pie  l'on  avait  déterré 
était  en  etîet  celui  de  Clnnubelie.  La  létc  seule 
manquait  pour  prouver  l'identité  ;  on  fit  de 

puiiiljreusi  et  vaias  elîvïis  pour  I3  retrouver  ; 


mais  comme  d'un  côté  la  jalousie  d'Ibrahim  était 
notoire,  et  les  cris  desalemrae  avaient  été  en- 
tendus de  tout  le  voisinage;  comme  de  l'autre  il 
l'avait  cachée  avec  trop  de  soin  à  tous  les  yeux 
pour  (pie  ses  amis,  quels  que  fussent  leur  nom- 
bre et  leur  crédit,  pussent  faire  des  dépositions 
dont  il  put  lirer  (luehjue  avantage,  il  fut  con- 
damné à  mort  et  le  jour  de  son  supplice  fut  fixé. 
Cependant  l'orgueil  de  Khan-Beg  croissait  avec 
ses  espérances  ;  déjà  il  se  donnait  les  airs  d'un 
homme  o[)ulent.  On  remar((ua  en  outre  qu'E- 
manny  avait  entièrement  abandonné  son  ancien 
maitre  pour  s'attacher  à  son  héritier  présomptif. 
Cette  conduiie  excita  de  l'indignation  contre  le 
domestique  infidèle,  sans  toutefois  faire  nailre 
desonpions.  Maisla  veille  du  jour  où  l'exécu- 
tion devait  avoir  lieu,  im  jeune  Anglais,  juge 
suppléant  au  triliunal  du  lieu,  reçut  l'avis  que 
Chumbelie  était  encore  en  vie,  et  (pi'elle  ne  de- 
meurait qu'à  huit  lieues  seulement  du  théâtre  du 
prétendu  assassinat.  Il  n'eut  rien  de  plus  pressé 
que  de  se  rendre  le  soir  même  au  village  qu'on 
lui  avait  in(li(jué  connue  étant  le  liiii  Où  Chum- 
belie vivait,  enfermée  dans  un  tombeau,  sous  la 
garde  de  plusieurs  faquirs.  Ces  gens  étant  fort 
rusés,  il  fallut  les  prendre  par  forée.  Le  tombeau 
fut  cerné  par  des  agens  de  police,  et  quand  on  y 
pénétra,  on  y  trouva  en  elfet  l'épouse  d'Ibrahim. 
Llle  fut  |)lacée  sur-le-champ  dans  une  dnitlU' , 
et  transportée  à  la  ville,  où  elle  arriva  de  grand 
malin.  L'éehafaud  était  dressé,  elle  peuples'im- 
patieutait  d(yà  du  retard  qu'éprouvait  le  spec- 
tacle ([u'on  lui  avait  promis,  lors(pie,  à  son  grand 
élonnement  ,  il  apprit,  la  tournure  imprévue 
(jue  l'atSiire  avait  prise.  Emanny  et  Klian-15eg 
furent  arrêtées,  et  le  premier  n'hésita  point  à 
donner  tous  les  détails  du  complot.  Sa  fureur 
pour  le  jeu  ayant  facilité  à  Khan-Beg  les  moyens 
de  le  corrompre,  tout  avait  été  convenu  entre 
eux.  Ils  s'étaient  procuré  le  cadavre  d'une  jeune 
femme  morte  depuis  peu  de  jours,  mais  à  qui 
ils  avaient  coupé  la  tête  pour  qu'elle  ne  pût  être 
reconnue.  Un  uareoli(jue  |)uissant  avait  étédon- 
né  à  Ibrahim,  et  quand  Chumbelie,  de  son  cù\.é, 
se  fut  endormie  à  force  de  pleurer,  on  l'avait 
tirée  desoii  lit, enveloppée  d'une  couverture  de 
laine,  et  remise  aux  fa(juiis  du  tombeau  ,  qui 
avaient  été  prévenus  d'avance.  Au  moment  déci- 
sif, la  mine  avait  été  éventée  par  l'avarice  de 
Khan-lleg,  (jui  s'était  disputé  avec  undcshom- 
mrs  employés  au  transport  de  Chmubelie,  pour 
(juehpies  roupits  que  celui-ci  réclamait.  Cet 
homme  était  allé  sur-le-champ  déclarer  toute 
l'affaire  au  juge  suppléant.  Khan-Beget  Emanny 
furent  condamnés  aux  travaux  forcés  à  perpé- 
tuité sur  11  s  routes. 

Dhur,  Hindou  respectable, demeurait  dans  un 
village  sur  le  Doab,  Il  avait  une  fille  qui,  selon 
l'usage  des  villageoises,  avait  coutume  d'aller 
puiser  de  l'eau  à  la  fontaine  pour  les  besoins  du 
ménage,  et  qui  en  outre  se  rendait  journelle- 
ment à  la  pagode,  y  porter  son  offrande  de  fleurs, 
de  fruits  et  de  grains.  Cette  jeune  fille,  qui  était 
fort  belle,  fixa  les  regards  de  son  voisin  Kulian  , 
et  elle  paya  sa  tendresse  de  retoiu-.  La  famille 
de  l>hur  ne  voulut  point  consentir  à  leur  union 
parce  que  Kulian  était  d'une  caste  inférieure  à 
la  sienne,  ce  (jui  n'empêcha  pas  les  amans  de 
continuer  à  se  voir;  et  enfin  iMussumaut  A'ubia 
(c'était  le  nom  de  la  jevinç  lille)  se  décidu  \  quit-; 


ter  son  village  avec  Kulian.  Elle  rassembla  donc 
ses  habits,  ses  bijoux  et  son  argent,  dont  la  va- 
leur était  assez  considérable  ,  et  partit  avec  lui. 
Le  père,  an  désespoir  de  la  fuite  de  sa  fille,  et  se 
doutant  de  ce  qui  était  arrivé  ,  courut  à  Cawn-  ' 
pore,  où  il  trouva  en  effet  Kulian  ;  mais  la  com- 
pagne de  sa  fuite  n'y  était  point,  et  II  lui  fut  im- 
possible de  découvrir  ee  qu'elle  était  devenue. 
Soupçonnant  un  assassinat,  il  dénonça  Kulian, 
et  le  lit  arrêter.  Le  jeune  homme  n'hésita  point 
à  avouer  «pie  Nidjia  avait  (piitié  le  village  avec 
lui  ;  il  déclara  en  même  temps  à  un  de  ses  amis 
qu'il  avait  enterré  les  elTels  de  sa  maltresse  dans 
le  jardin  de  la  maison  (pi'il  habitait,  où  le  père 
pouvait  les  faire  jirendre.  Quant  au  sort  de  INu- 
bia,  il  gardait  à  ce  sujet  un  silence  mystérieux, 
(jui  ne  servit  qu'à  augmenter  le  soupçon  qu'il 
l'avait  assassinée.  Conduit  devant  le  tribunal, 
il  ne  fit  aucune  difficulté  d'avouer  qu'il  avait  tué 
la  jeune  fille,  ajoutant  qu'il  avait  jeté  son  corps 
dans  une  imlluh,  et  offrant  d'indiquer  l'endroit 
précis  aux  agens  de  la  police.  Amené  sur  la 
place,  on  fit  de  vaines  recherches,  et  les  restes 
de  la  victime  n'ayant  pas  été  trouvés  ,  Kulian 
alors  rétracta  son  précédent  aveu,  disant  (;u'il  ne 
l'avait  fait  que  par  crainte  de  subir  la  question], 
et  raconta  une  nouvelle  histoire  fort  peu  vrai- 
semblable, dont  le  résumé  était  qu'il  avait  laissé 
sa  compagne  envie  et  bien  portante  au  camp  de 
Cawnpore,  mais  qu'il  ignorait  ce  qu'elle  était 
devenue  depuis.  Craignant  ,  disait-il,  qu'on  ne 
les  trouvât  ensemble  à  leur  arrivée  dans  le  voi- 
sinage des  canlonnemens,  il  fiit  décidé  «piil  en- 
trerait seul  dans  la  ville  pour  cherchei-  un  loge- 
ment, et  qu'elle  l'attendrait  auprès  d'un  puits 
où  il  reviendrait  la  prendre.  Aubia  lui  avait  re- 
mis le  pa(iuet  de  ses  hardes  ;  c'était  de  giand 
matin  :  à  midi,  quand  il  revint  au  puits,  il  ne  la 
retrouva  plus  ;  il  erra  fort  longtemps  dans  les 
environs  pour  la  chercher,  mais  sans  succès  , 
surtout  parce  (pi'il  n'osait  pas  la  demander  trop 
ouvertement.  Je  peur  que  ses  questions  ne  fis-  | 
sent  découvrir  leur  retraite.  Ce  fut  |)ar  la  même  ' 
raison  qu'il  enterra  ses  effets  quand  il  ne  con- 
serva [dus  aucun  espoir  de  la  retrouver.  Il  est 
inutile  de  remarquer  que  le  tribunal  n'ajouta 
aucune  foi  à  ce  nouveau  récit  ;  mais  les  preu- 
ves n'étant  pas  suffisantes  pour  motiver  la  peine 
de  mort,  Kulian  fut  condamné  à  recevoir  trente 
coups  de  fouet  et  à  garder  la  prison  pendant 
quatorze  ans.  Trois  ans  s'étaient  écoulés,  quand 
un  des  frères  de  Kulian,  nonuué  i\lédary,  se  pré- 
senta avec  une  jeune  femme  qu'il  dit  être  iMu- 
sumaut  Nubia,  fille  de  Dhur,  et  réclama  la  mise 
en  liberté  de  son  frère.  La  femme  jura,  en  effet, 
qu'elle  était  la  personne  qui  avait  accompagné 
Kulian  dans  son  funeste  voyage  de  Cawnpoie. 
Le  père  et  la  mère  furent  appelés  ;  mais  ils  refu- 
sèrent de  reconnaître  en  elle  l'enfant  qu'ils 
avaient  perdu  ;  de  sorte  que  Médary  et  la  jeune 
femme  furent  mis  en  prison,  accusés  de  faux  té- 
moignage. Un  ami  intime  de  Dhur,  qui  avait 
connu  Nubia  depuis  son  enfance,  corrobora  la 
dénégation  des  parens,  tandis  que  d'un  autre 
côté  «lualre  témoins ,  qui  la  connaissaient  égale- 
ment depuis  fort  longtemps,  attestèrent  solen- 
n-llemenirindentitéde  la  jeune  étrangère  avec 

iNiibia. 

La  honte  que  sa  fuite  avait  fait  rejaillir  sur  sa 
fijiuille,  et  la  perte  de  caste  que  la  jeune  fille 


195  — 


avait  enconiue,  firent  soupçonner  îi  la  cour  que 
ses  pareils  la  ilésM\oiiaieiil  peiit-LMro  avec  iulen- 
tion.  Le  récit  dersuliia  n'était  pas  trés-lionorable 
pour  elle  :  ennuyée  d'attendre  le  retour  de  Ku- 
lian,  elle  avait  :icrep(é  les  olîres  d'un  soldat  an- 
glais et  lavait  accompajjné  chez  lui  ;  le  réoiment 
ayant  quitté  Cawnpore  peu  de   temps  après, 
elle  l'avait    suivi  et  n'était  revenue  que  depuis 
fort  peu  de  temps  dans  celte  ville,  où  elle  avait 
fait  la  rencontre  du  frère  de  Kulian;  qui  lui  avait 
appris  la  triste  position  de  son  sncien  amant. 
(Quoiqu'elle  n'apiiorlàl  aiirurie  preuve  lé^jale  de 
ses  assertions,  les  juges  y  ajoutèrent  loi,  d'autant 
puisqu'ils  crurent  remarijuer  une  rcssemldance 
assez  forte  entre  la  jeune  femme  et  celle  dont 
elle  se  disait  la  tille,  ils  l'acquittèrent  donc, 
ainsi  t|ue  Ulédary,  et  la  procédure  contre  Kuliail 
ayant  été  soumise  à  une  révision,  il  lut  aussi  mis 
en  liberté.  La  cour  pensa  néanmoins  qu'il  avait 
bien  mérité  l'emprisonneiueiU  de  quatre    ans 
pour  avoir  séduit  une  mineure  et  lui  avoir  enle- 
vé ses  bardes  et  son  argent;  car,  d'après  toutes 
les  eirconslances  de  lacaiise,  lesjUijes  ne  doutè- 
rcul  |)as  (pie   dès  l'origine  rinteiition  de  Kulian 
li'eiitéléde  l'abandonner.  Qiianlau  désaveu  des 
parens  de  Nubia,  il  (st  parfaitement  dans  les 
mœurs  des  Indiens,  (jui,  bien  que  tendrement 
attachés  à  leurs   enfans,  craignent  par-dessus 
toutes   choses  le  déshonneur.  [1  ne  serait  pas 
difficile   de  citer  dans  l'Inde  des  catastrophes 
semblables  à  celle   de  Virginie,  tandis  que  les 
idées  des  Indiens  sur  l'honneur  sont  parfois  si 
étranges,  que  les  causes  les  plus  frivoles  donnent 
lieu  aux  plus  graves  résultais.  Du  reste,  ces  sen- 
timens   d'honneur    ne   rognent  que    dans    les 
classes  élevées.  Dans  le  iieuple  ,  la  conduite  ré- 
ciproijue  des  parens  et  des  enfans  excite  Iréipieiii- 
nicnt  la  surprise  des  autoriié»  européennes.  Un 
jeune  homme  avait  été  condamné  à  mort  pour 
avoir  connnis  un  assassinat  accompagné  de  eir- 
conslances atroces.  Après  rexécution,  le   bour- 
reau vint  demander  sou  salaire  :  ipie  l'on  ju!;e 
de  rélûiniemenl  des  magistrats,  (juand  ils  ap- 
jirirent  que  eéUiil  le  père  de  1  inl'orluné  crimi- 
nel qui  avait  rempli  lui-même  cet  office  !  Il  .s'en 
excusa  sur  sa  misère  et  sur  la   certitude  inévi- 
table de  la  mort  de  son  liis.  Cet  enfant  ne  pou- 
vant plus    lui  elle  d'aucune  ulililé   vivant,  il 
n'était  (jue  juste  qu'il  tirât  tout  le  parti  possible 
de  son  trépas. 

Les  longs  voyages  que  les  naturels  de  l'Inde 
ont  coutume  d'enlrcprctndre  ,  et  qui  les  retien- 
nent souvent  pendant  des  années  entières  loin 
de  chez  eux,  donnent  lieu  eu  niaiule  occasion  au 
bruit  de  leur  mort,  cl  ce  bruit  devient  parfois 
la  cause  de  scènes  fort  lragi(|ues.  Une  famille 
d'une  caste  fort  élevée,  mais  d'une  fortune  mé- 
diocre, habitait  luie  pelile  propriété,  située 
dans  nu  village  près  de  la  ville  d'Eitawah,  seul 
reste  de  si  s  grands  biens  [lalrimouiaux.  Celle 
famille  se  composait  de  deux  frères,  dont  le  plus 
jeune  prit  la  résolution  daller  chercher  for- 
tune au  loin.  Il  prit  donc  congé  de  ses  amis  et 
confia  sa  jeune  femme,  qu'il  n'avait  épousée  que 
dipiiis  nu  an,  aux  soins  de  son  frère  aiiié,  qui, 
cipiirorméiuenl  aux  nia'ursi)alriarealesde  l'Inde, 
habilaii  la  même  maison  que  lui.  l'cndanl  les 
deux  premières  années,  biiljil-Singh  écrivit  ré- 
gulièremeniàsa  femme  cl  lui  envoyade  l'argciit, 
quoiqu'il  ne  donnât  cpie  des  rcuscigiiciuoiis  Irès- 


vagnes  sur  sa  position  et  sur  ses  jn-ojels  ;  mais 
après  cela  sa  .famille  ri'sla  trois  années  entières 
sans  recevoir  de  lui  aucune  nouvelle.  A  la  lin  on 
apprilqii'il  était  mort,  elles  détails  qui  furent 
donnés  sur  son  trépas  portaient  toutes  les  mar- 
ques d'une  parfaite  aulhcnlicilé.  Utide  ses  con- 
citoyens, qui  servait  avec  lui  dans  l'armée  des 
Maharaltes,  avait  été  témoin  de  la  calastrophe, 
qui  avail  cli  lien  au  passage  d'une  rivière  :  plu- 
sieurs cavaliers,  au  nombre  desquels  se  trouvait 
lîuIjit-Siiigh,  avaient  été  emportés  pai-  la  force 
du  courant  ets'élaicnt  noyés.  Chait-Ram,  l'ami 
et  le  camarade  en  i|ueslion,  s'était  chargé  des 
dépouilles  du    défunt,  qu'il   ra|)poriait    à    sa 
famille,  il  ajouta  loutefois(iu'il  y  avait  jjIus  d'un 
an  que  Buijit-Singh  était  mort, et  qu'il  avait  été 
obligé  d'attendre  jusqu'alors  un  moment  favora. 
blepour  sacipiiller  de  sa.  commission,  l'cndanl 
l'absence  du  frère  cadet,  les  alFaires  de  Hurruk- 
Singh  l'ainé  n'avaient  pas  priispéré,  et  en  con- 
séquence, lorsqu'il  reçut  la  nouvelle  de  la  morl 
de  son  frère,  il  jugea  qu'il  serait  convenable  que 
la  veuve  accomplit  le  rite  sacré  lU:  sut/i/.   Ce 
n'élait  pas  <iu  il  chercluM  là  se  déliarrasser  des 
frais  de  son  entretien  ;  celui  d'une  veuve  sans 
enfans  ne  coûte  pas  fort  cher;   mais  il  y  avait 
d'autres  considérations  (jui  rendaient  sa  morl 
désirable.  11  ne  manquait  pas,  dans  le  village, 
d'exemples  de  veuves  qui  s'étaient  remariées  ou 
qui  avaient  mené  une  coiuluile  peu  régulière; 
une  ou  deux  s'étaient  même  laissé  enlever  par 
des  mahométans.  Pour  éviter  une  disgrâce  sem- 
blable, et  pour  obtenir  le  crédit  que  la  cérémo- 
nie d'un  *•»//?/ fait  toujours   rejaillir  sur  la   fa- 
mille où  elle  a  lien,  il  fut  dé(-iilé  ipie   Kouehilie 
monterait  sur  le  bûcher  funéraire  et  se  briile 
rait  avec  le  turban  de  sou  mari,  puisque  le  corps 
n'élait  pas  présent.  Quoiiiu'elle  eût  vécu  dans 
la  meilleure  intelligence  avec  Biiijit-Singh,  et 
(lu'clle  se  rappelât  encore  avec  attendrissement 
les  égards  ipi'il  avait  eus  pour  elle,  sa  lonjiue 
absence  l'avait  si  fort  résignée  ù  sa  perle,  que  la 
nouvelle  de  sa  mort  ne  lui  causa  pas  unci  bien 
vive  émotion,  et  qu'elle  n'éprouva  pas  le  moindre 
désir  de  sacrifier  sa  vie  pour  assurer  à  son  mari 
l'entrée  du  paradis.    Mais  elle  était  enlre  lis 
mains  de  gens   délermiués  à  accomplir  à  tout 
|irix  li'urs  desseins.  Dès  l'instant  «juc  IlurruU- 
Singheut  annoncé  que  sa  belle-sœur  avail  résolu 
de  mourir,  la  maison  fut  eiilourée  de  brahmines 
et  rien  ne  fut  omis  pour  encourager  la  viclime 
et  pour  l'engager  îi  supporter  son  sort  avec  fer- 
meté. Etourdie  par  une  position  qui  lui  parais- 
sait désespérée,  Kouehilie  tomba  <lans  un  élat  de 
morne  stupeur  cl  devint  incapable  d'ofFrir  la 
moindre  résistance  à  ce  que  l'on  exigeait  d'elle. 
Il  y  avait  dans  le  village  des  agens  de  police  ma- 
liomélans  qui  auraient  pu  intervenir  en  sa  fa- 
vrur;  mais  die  l'ignorait,  car  elle  menait  une 
vie  fort  retirée,  l'aria  même  raison,  elle  n'élait 
pas  non  plus  instruite  de  la  proleclion  (juc  le 
gouvernemcni  brilannii|ue  accorde  aux  person- 
nes placées  dans  sa  position,  cl  rien  n'indi(|uail 
(juc  le  sacrifice  auquel  die  se  préparait  ne  lût 
pas  eiUièremenl  volontaire.  Pendant  toute  la 
journée  qui  suivit  l'arrivée  de  Cliail-P.am  au 
village,  Kouehilie  fut  accablée  de  caresses  :  on 
lui  fil  mettre  ses  plus  beau.>i  habits,  el  on  lui 
donna  pour  loule  nonrriiurc    de  iiclites  doses 
d'opium.  Vers  le  coucher  Uu  sokil  culiu,  elle 


parut  être  dansjnn  état  convenable  pour  pouvoir 
sui)porler  la  falale  cérémonie.  La  plus  vive  émo- 
tion régnait,  comme  de  raison,  parmi  tous  ses 
voisins,  un  événement  de  ce  genre  n'ayant  pas 
eu  lieu  depuis  fort  long-temps  dans  ce  petit 
village.  C'était  une  véritable  fête  pour  les  dévots 
hindous,  qui  regardent  ces  sacrifices  comme 
singulièrement  agréables  à  leurs  dieux. 

Cependant,  à  mesure  que  le  moment   appro- 
chait, Kouehilie  éprouvait  toujours  plus  de  ré- 
pugnance à  se  soumettre  à  une  mort  si  cruelle  ; 
mais  elle  était  hors  d'élat  de  se  défendre,  et 
lorsque  le  lemps  fut  venu,  on  la  traîna  i  lutéit 
<|u'on  ne  la  conduisit  au  lien  de  son  supplice.  Le 
village  était  situé  sur  les  bords  de  la  Jumna, 
directement  en  face  d'un  bac,  et  le  siit/i/  devait 
selon  l'usage,  se  célébrer  tout  près  de  la  rivière. 
Les  efl'els  du  défunt,  ajiportés  par  Cbait-Pi;  m, 
étant  d'une  valeur  assez  considérable,  on  s'était 
décidé  à  donner  à  la  cérémonie  une  certaine 
pompe.  Le  bûcher  était  élevé,  bien  construit,  et 
amplement  fourni  de  combustible.  Kouehilie  y 
jeta  un  regarda  la  dérobée;  après    quoi  elle 
baissa  les  yeux,  qu'elle  continua  à  tenir  attachés 
à  la  terre;  elle  ne  fit  du  reste  aucune  lenlatiïc 
de  fuite,  soit  par  l'excès  de  sa  frayeur,  soit  p.ir 
la  stupeur  (jui  s'était  emparée  de  ses  sens,  de 
sorle  (pie  l'on  ne  chercha  point  à  presser  le  dé- 
nouement, de  peur  que  les  assistans  ne  devi- 
nassent !a  ré|)Uf;nance  avec  laquelle  elle  se  sou- 
ineitait  au  sacrifice.  Il  esl  d'usage  d'adresser  des 
(luestions  à   une  sutti/,  qui,  dans  Pintervalle 
entre  sa  résolution  et  sa  mort,  esl  supposée  dé- 
biter des  oracles  ;  mais  i!  n'y  a  que  les  enthou- 
siastes i)onr   qui  le  supplice  esl  une  sorte  de 
triomphe  qui  jouissent  ainsi  du  don  de  la  pro- 
phétie. Kouehilie  gardait  le  silence,  ou  ne  faisait 
(jue  des  réponses  incohérentes;  on  la  laissa  donc 
trampiille.  Elle  fil  trois  fois  le  tour  du    bûcher- 
.ses  bijoux  lui  furent  ùlés  el  distribués  enlre  ses 
pareils,  tandis  (pie  lesspeclalcurs  s'arrachaient 
avideivieiU  les  fleurs  dont  elle  était  couverte  - 
puis,  saisie  lout-à-coup  par  quatre  brahmines, 
elle  fut  placée  de  force  sur  le  bûcher.  Les  iniis- 
siuls  ou  torches  étaient  allumées,  ([uand  .sou- 
dain, se  levant  avec  un  cri  perçant,  elle  s'avança 
jus(iu'au  bord  du  bûcher,  et  tendant  les  bras 
vers  la  rivière,  elle  prononça  dune  voix  écla- 
tante ces  mois  :«  11  n'est  pas  mort!  c'est  mon 
mari  qui  vient  me  sauver!»  Aprè.s  le  premier 
moment  d'horreur  el  de  consternation  causées 
l>ar  ces  paroles,  tous  les  yeux  se  tournèrent  du 
C(j:é  «iiùlle  indi(iuait  de  la  maiu,  el  sur  la  roule 
on  aperçut  un  cavalier  maharalle  qui  vensit  de 
descendre  du  bac  et  (|ui  approch  lit  au  grand 
galop  du  village.  Dv]h  la  flamme  pétillait  aux 
bûches  l(\s  plus   basses,  mais  les  porteurs  de 
torches  s'élaicnl  arrêtés  au  cri  de  la  sutly,  pour 
attendre  l'arrivée  de  rélraiiger.  Célaii  en  eflèt 
iluljit-Siiigh  ;  mais  ([uoique  bien  oeriainement 
sa  femme  ne  Peut  pas  reconnu,  el  .  j. 

poir  seul  eût   dicté   l'exclamation  .  ;it 

faite,  personne  ne  douta  que  ce  ne  frti  une  in.<- 
piralion  divine.  On  s'empressa  d'éieiudre  le  fru: 
Kouehilie  fut  délivrée,  et  son  mari,  qui  était 
descendu  de  cheval,  la  reçut  dans  ses  Irss,  l:er 
Cl  r.ivi  (le  la  pi-euve  d'alIxoli(ui  .pi  elle  venait  de 
lui  donner.  Après  avoir  tch.ippé  à  une  mort 
presque  iiKvilable,  sa  dernière  eanipagne  a\Ml 
Ole  heureuse  Jeté  surla  rive  à  uucassu  ^roaile 


—  106  — 


(lislance  ilii  î;u('',  il  dcmpiira  lonsjtpmiis  élcndu 
s:ins  connaissance;  ])iiis,  ayant  trouve  l'occasion 
ilcnlrcr  dans  un  service  lucratif,  il  n'avait  fait 
aucune  ilémarclie  jiour  retrouver  ses  anciens 
camarades.  La  Ibrtune  lui  sourit,  et  il  prolita  du 
premier  moment  de  liberté  pour  retourner  chez 
lui,  oii  il  était  heureusement  arrivé  à  temi)s 
poursauver sa  femme  du  sortie  plus  affreux. 
Leslirahmines  furent  réjjalésà  cette  occasion,  et 
tontes  les  conlitures  du  village  fment  achetées 
cl  distribuées  parmi  les  pauvres.  La  soirée  se 
termina  par  des  réjouissances  générales,  mais 
personne  ne  fut  plus  heureux  (|ue  la  pauvre 
Kouchilie,  (|ui  du  reste  fut  payée  de  ce  qu'elle 
avait  soulfert  par  la  réimlalion  de  courage,  de 
vertu  et  de  piété  (jumelle  ac<iuit. 

Asiatic  Journal. 
^,:_ 'Revue  Brilaii/u'ijue). 


(Nous  avons  déjà  fait  plusieurs  empiunls  aux 
Som^enirs  d'un  Enfant  du  peuple  (I),  par 
Michel  IMasson.  La  troisième  livraison  de  cet  in- 
téressant ouvrage  ,  comprenant  les  tomes  5  et  G, 
et  dontnous  avons  extrait  un  épisode  très  dra- 
matique :  l'Epoux  outrage  (3) ,  nous  fournil 
aujourd'hui  le  fragment  suivant  qui  forme  aussi 
un  épisode  séparé  de  l'action  principale.  C'est 
Valentin,  un  des  frères  de  la  jolie  Marie-Georges, 
l'héroine  de  ces  souvenirs,  q\ii  raconte  la  nou- 
velle que  l'on  va  lire.  —  Nous  recommandons  à 
nos  lecteurs  celte  œuvre  écrite  avec  le  cœur, 
ces  Mémoires  de  l'homme  du  peuple  dont  Mi- 
chel Masson  peut  se  dire  avec  vérité  le  héros  en 
même  temps  que  l'historien.) 

Dans  le  temps  que  nous  étions  occupés  à  pa- 
cifier la  Vendée  à  coups  de  canon  et  de  baïon- 
nette, il  arrivait  souvent  quele  mol  d'onlrc  était  : 
—  Pas  de  prisonniers!  — Alors  il  n'y  avait  plus 
de  rémission  à  espérer.  Autant  d'ennemis  vain- 
cus, autant  d'âmes  envoyées  au  ciel  sans  confes- 
sion. C'était  cruel,  je  ne  , dis  pas  le  contraire; 
mais  la  consigne  le  voulait  ainsi ,  et  (piehiuefois 
nous  obéissions  avec  d'autant  plus  de  rigueur 
qu  il  s'agissait  alors  d'exercer  de  justes  rejiré- 
«ailles  contre  ceux  qui  ne  se  faisaient  pas  scru- 
pule d'assassiner  les  nôtres,  au  lieu  de  se  batlri; 
bravement  contre  eux,  comme  ça  doit  se  prati- 
«pierenlre  hoimélesgens  (pii  ne  voient  pas  delà 
même  couleur. 

H  arriva  qu'un  jour  une  bande  de  chouans 
ayant  rencontré  un  convoi  de  nos  blessés  en  lit 
une  effroyable  boucherie.  Le  général  Travot , 
aiirès  avoir  si  souvent  donné  des  preuves  de 
modération  qui  en  faisaient  même  fumerie  sol- 
dat, prit  la  ciiosesi  bien  au  sérieux,  qu  il  nous 
ordonna  de  tout  nictUe  à  feu  et  à  sang.  Nous 
n'attendions  cjne  la  permission  pour  tomber  avec 
le  fer,  avec  la  llamme,  sur  les  confrères  de  ceux 
qui,  la  veille  ,  avaient  lâchement  massacré  nos 
camarades. 

— Uends-loi  ou  je  te  tue,  si  tu  ne  te  rends  pas 

(1)  6  vol.  in-8°,  cliez  Ambroise  Dupont,  éditeur,  rue 
Vivienne,  7. 

(2)  Voir  le  u'  liu  VoleuriIu  31  janvier  de  celle  année. 


tu  es  mort!  — Telle  était  la  seule  alternative  que 
nous  laissions  5  nos  ennemis,  qui  nousrendaienl 
bien  la  pareille  :  c'est  vous  dire  que  de  part  et 
d'autre  on  ne  se  battait  pas  simplement  qu'en 
amateur.  Il  se  faisait  de  notre  côté  et  de  celui 
des  chouans  des  parties  de  coups  de  sabre  â  faire 
rentrer  sous  terre  le  diable  Légion  lui-même. 
Celait  pis(iu"une  épidémie  de  petite  vérole  pour 
défigurer  les  gens,  à  ne  parler  encore  que  des 
lialafres  et  des  estafilades  que  le  tranchant  de 
nos  lames  leur  gravait  sur  la  face. 

—  JNous  allions  tambour  battant ,  de  village 
en  village  ,  et  partout  où  nous  passions  pas  un 
être  vivant  ne  restait  debout,  pas  un  mur  qui 
ne  fût  démoli  quand  nous  avions  mis  le  pied 
dans  une  maison.  Femmes,  enfans,  vieillards, 
toits  de  chaume  ou  de  lattes,  tout  flambait,  tout 
tombait;  c'était,  en  vérité,  comme  une  malédic- 
tion du  ciel.  A  mesure  que  nous  en  abattions  , 
nous  sentions  nailre  en  nous  le  désir  d'en  alxil- 
tre  davantage  ;  car  il  en  est,  je  crois,  du  sang 
comme  de  l'or,  plus  on  s'en  abreuve  et  plus  on 
en  a  soif,  ce  qui  me  donne  à  penser  que  chez 
l'avare  il  y  a  quelque  chose  de  la  bête  féroce. 
Quant  au  soldat,  ou  est  convenu  de  dire  qu'il 
fait  un  noble  métier;  «io/((s  li-dessus  :  il  ne 
faut  décourager  personne. 

Un  soir  de  ce  rude  temps  de  massacre , 
comme  nous  revenions,  par  petits détacheniens  , 
de  faire  une  expédition  du  genre  de  celles  dont 
je  vous  parle,  il  se  trouva  que  le  chemin  qu'a- 
vait pris  notre  brigadier  Dubois  nous  conduisit 
devant  quelques  pans  de  mur  (jui  semblaient 
nous  narguer,  tant  ils  se  tenaient  ferme  sur 
leur  pied,  au  milieu  des  ruines  que  nous  avions 
faites  le  malin. 

Tiens  !  tiens  !  dit  notre  brigadier  ,  en 
voilà  (jui  n'ont  pas  voulu  descendre  la  garde 
comme  les  autres,  â  ce  qu'il  parait  ;  il  faut  ache- 
ver la  besogne,  camarades,  d'abord  pour  que 
les  chouaiiS n'aient  pas  le  droit  dédire  que  nous 
laissons  l'ouvrage  incomplet  ;  et  puis  ,  jiarce 
((u'il  n'y  a  rien  de  traître  connneces  restes  de 
murailles  qui  peuvent  servir  de  retranchement 
et  de  meurtrières  à  nos  ennemis. 

Cela  dit,']  et  l'avis  ayant  été 'généralement 
goiilé,  nous  nous  mimes  aussitôt  à  attaquer  de 
iVont  la  difficulté  à  grands  coups  de  crosse  de 
fusil.  Une  pierre  n'était  pas  i)lutôl  tombée 
ipiune  autre  la  suivait  ;  nous  faisions  des  gra- 
vois  en  veux-tu  en  voilà  !  Le  mur  s'ébranla  tout 
entier,  encore  une  secousse  et  la  démolition 
allait  être  générale.  Tout  à  coup  des  cris  rclen- 
tissenl  derrière  ce  reste  de  cloison  de  pierre  ; 
nous  laissons  là  notre  besogne  pour  tourner  vi- 
vement la  position  :  que  voyons-nous  i'  là,  un 
vieux  chouan  brisé  par  le  grand  âge,  el  de  i)lus 
si  grièvemenlblessé,  (pi'il  n'aurait  pas  pu  se  te- 
nir debout,  ceipii  ne  l'empéciiait  pas  d'avoir  à 
côté  de  lui  sa  carabine,  sans  doule  à  l'elt'el  de 
saluer  d'une  balle  de  calibre  le  bleut[a\  se  serait 
égaré  de  ce  côté-là.  Auprès  du  vieux  brigand  , 
il  y  avait  une  fennxie,  deux  jeunc'S  filles  et  un 
petit  enfant  qui  se  jelèrent  à  nos  genoux  en 
nous  criant  grâce,  ()uand  elles  nous  virent  ap- 
procher. 

Ah  !  bien  oui  !  elles  prenaient  bien  leur  temps, 
cl  connaissaienljoliment  leur  monde  pour  espé- 
rer en  notre  pitié.  Le  brigadier  <iui  nous  com- 
mandait, notre  farceur  de  Dubois,  s'arrangea  la 


mine  terrible  qui  lui  allait  si  drôlement,  et,  avec 
un  ton  plus  risible  encore  ,  il  dit  aux  supplian- 
tes : 

—  Ma  foi,  mes  petits  amours,  je  suis  bien  fâ- 
ché pour  vous  de  la  rencontre  ;  mais  vous  n'i- 
gnorez pas  que  votre  pain  est  cuit  ;  ainsi,  vous 
auriez  beau  faire  des  façons,  il  faudra  y  passer  : 
c'est  notre  système  ]>olilii|ue  qui  veut  ça. 

Les  malheureuses  femmes  se  tordaient  les 
mains  de  désespoir;  les  enfans  criaient,  que  c'en 
était  assourdissant;  quant  an  vieux  chouan,  à 
(|ui  nous  avions  ôlé  son  fusil,  il  essaya  de  se  le- 
ver, mais  il  retomba  sur  la  terre;  cela  se  conçoit: 
le  pauvre  brave  homme  avait  les  deux  jambes 
cassées. 

—  Ne  vous  dérangez  pas,  mon  ancien,  restez 
assis,  ajouta  ce  diable  de  Dubois,  et  à  nous  au- 
tres il  cria  :  —  Front!  apprêtez  armes! 

Encore  une  seconde,  et  il  allait  commander 
de  faire  feu,  et  nous  aurions  oliéi  comme  c'est 
dans  l'ordre,  quand  l'une  des  deux  jeunes  filles 
qui  étaient  à  genoux  se  releva;  puis,  au  risque  de 
se  faire  cribler  par  les  balles,  elle  vint  droit  de- 
vant nous  avec  la  toute  petite  dans  ses  bras,  et 
nous  dit  d'un  ton  si  résolu  (|u'il  arrêta  le  com- 
mandement sur  les  lèvres  du  brigadier: 

—  Tuez-nous  donc  si  vous  le  voulez  ,  mais, 
pour  l'amour  de  Dieu  !  épargnez  ma  petite  sœur 
iMarie. 

Marie  ,  entendez-vous  bien  ,  tel  est  le  nom 
qu'elle  prononça,  et,  comme  si  c'eût  été  un  fait 
exprès,  c'est  moi  (ju'elle  regardait  en  parlant  de 
la  sorte,  c'est  à  moi  sintout  qu'elle  tendait  l'en- 
fant. 11  est  vrai  de  dire  que  je  l'encourageais 
peut-être  bien  un  peu;  car,  sans  le  vouloir,  je 
sentais  que  mon  cœur  et  mes  bras  allaient  au- 
devant  des  siens.  Ah ,  dame  !  c'est  (iiie  moi  aussi 
j'avais  une  sœur  qui  s'appelait  Marie,  et  je  me 
souvenais  d'elle  alors.  11  me  sembla  que  c'était 
ma  sœur  elle-même  qui  invoquait  ma  pitié  en 
faveur  de  la  petite  brigande.  D'ailleurs  celle  que 
la  courageuse  jeune  fille  recommandait  ainsi  à 
notre  pilié  était  de  l'âge,  à  peu  près,  de  l'enfant 
<|ue  noire  mère  nous  avait  léguée.  Et  puis,  vous 
le  dirai-je,  par  une  singularité  qui  devait  tenir 
à  mon  subit  attendrissement,  je  crus  retrouver, 
dans  les  traits  et  dans  le  son  de  voix  delà  Ven- 
déenne de  six  à  sept  ans,  les  traits  et  la  voix  de 
notre  Marie-Georges.  Cette  illusion,  qui  déter- 
mina en  moi  un  mouvement  d'humanité  dont 
je  ne  me  serais  pas  cru  capable  ,  je  ne  l'aurais 
pas  eue  sans  doute  un  autre  jour  :  il  fallait  que 
le  danger  fiit  pressant  pour  que  la  ressemblance 
me  parut  si  frappante  ;  quoi  qu'il  en  soit  ,  je 
vous  jure  que  dans  ce  moment-là  la  petite  bri- 
gande ressemblait  furieusement  bien  à  notre 
sœur.  Ce  fut  heureux  pour  elle,  car  alors  larme 
me  tomba  des  mains,  je  pris  l'enfant  des  bras  de 
la  jeune  fille  et  j'allai  droit  au  brigadier  Dubois  , 
(pii,  pour  nous  donner  l'exemple,  ajustait  déjà 
le  vieux  chouan.  Je  détournai  le  coup  et  la  balle 
silUa  dans  l'espace. 

—  Non!  lui  dis-je,  tu  ne  me  forceras  pas  à 
voir  tuer  devant  moi  ceux  qui  viennent  d'invo- 
(|uer  le  nom  de  ma  sœur.  Je  n'ai  jamais  reculé  , 
tu  le  sais,  (|uand  on  a  demandé  des  hommes  de 
bonne  volonté.  Comme  je  l'ai  suivi  hier,  je  te 
suivrai  demain  et  tous  les  jours  jusi|u'à  ce  que 
je  tombe  en  route  à  force  de  fatigues  ou  de 
blessures  ;  mais  pour  aujourd'hui  en  voilà  assez; 


—  197  — 


je  renoncerais  plutôt  au  métier  que  de  commet-  ! 
treun  pareil  rrimc.  Non!  repris-je  encore,  tu 
n'auras  pas  le  cœur  ilc  nous  commander  Je  faire 
feu  ;  et  ,  si  tu  1<;  commandes,  eh  bien!  nior- 
dieu  !  nous  n'obrirons  pas! 

—  Parbleu!  me  dit  le  brigadier  tout  surpris 
de  ma  rélicllion,  lu  nous  la  donnes  belle!  est-ce 
toi  ou  moi  (jui  commande  ici  ? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  répliquai-je.  C'est  Marie- 
Georges,  ma  sœur,  ou  plutôt  c'est  l'bumanité 
qui  me  parle  en  son  nom;  et  comme  après  tout 
je  ne  me  suis  pas  engagé  pour  faire  un  métier 
de  boucher,  le  premier  qui  touche  à  ces  braves 
gens-là  aura  affaire  à  moi. 

Puis  je  (is  volte-face  au  détachement,  ni  plus 
ni  moins  que  je  passais  à  l'ennemi. 

Mon  Dubois  n'en  grogna  que  plus  fort.  Mais  , 
moi,  sans  m'embarrasser  de  ses  jurons  et  de  ses 
menaces,  j'allai  d'un  camarade  à  l'autre,  portant 
la  petite  .Marie  dans  mes  bras,  et  je  leur  dis... 
ma  foi,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  leur  dis  .  mais 
il  faut  croire  que  je  ne  parlais  pas  trop  mal,  car 
les  plus  dur-à-cuire,  ceux  qui  avaient  le  cœur 
le  mieux  plastronné  contre  les  effets  de  la  sensi- 
bilité ,  se  rangèrent  de  mon  parti,  de  sorte  que 
le  brigadier  eut  beau  pester,  donner  son  àme 
au  diable  ,  nous  envoyer  ailleurs,  et  linalement, 
nous  reprocher  d'être  de  mauvais  soldats,  il  ne 
finit  pas  moins  par  céder  ik  nos  prières,  si  bien 
que  non  seulement  la  petite  Marie,  mais  encore 
toute  la  sainte  famille  de  chouans  eut  la  vie 
sauve. 

Nous  avions  repris  notre  route,  chargés  des 
bénédictions  de  ceux  qui  avaient  vu  de  si  près 
la  mort,  et  nous  entendions  encore  de  loin  leurs 
actions  de  grftces,  ce  qui  n'empêchait  pas  le  bri- 
gadier Dubois  de  marmotter  entre  ses  dents  cer- 
taines par<des  (jui  nous  promettaient  un  rapport 
peu  favorable  à  notre  arrivée  au  quartier,  lors- 
que îi  cent  pas  environ  du  pan  de  mur  où  nous 
avions  failli  faire  si  mauvaise  action,  nous  enten- 
dîmes courir  derrière  nous. 

—  Voilà  les  brigands,  nous  dit  Dubois  en  ar- 
rêtant son  cheval.  Attention,  et  tenez-vous  prêts 
à  les  recevoir  !  car  ceux  -là  ne  sont  pas  assez  bê- 
tes pour  faire  grâce  aux  bleus  qui  leur  tombent 
sous  la  main.  Je  vous  dis  que  le  scrupule  de  Va- 
lentin  nous  portera  malheur. 

Il  n'avait  pas  lini  de  parler  que  le  bruit  des 
pas  se  rapprocha  ;  mais  au  lieu  de  la  baiule 
de  chouans  dont  le  brigadier  nous  avait  mena- 
cés, nous  ne  vîmes  venir  à  nous  que  la  jeune 
fille  qui,  tout  à  l'heure,  avait  recommandé  avec 
tant  de  courage  sa  petite  sœur  Marie  à  ma  pro- 
tection. 

—  Qu'est-ce  ((ue  tu  as  encore  à  réclamer  ?  lui 
demanda  Dubois  en  la  regardant  du  plus  mau- 
vais œil. 

—  Je  viens  vous  dire,  répondit-elle,  qu'il  faut 
que  vous  preniez  un  autre  chemin  ;  car  si  vous 
continuez  à  suivre  celui-là,  vous  n'irez  [las  loin 
devant  vous:  au  premier  détour  vous  rencon- 
trerez des  gens  qui  sauront  bien  vous  empêcher 
de  retourner  d'où  vous  êtes  vernis. 

—  J'entends,  il  y  a  des  oiseaux  à  dénicher  de 
ce  cùlé-là  :  bien  obligé,  brigandc,  repartit  cel 
encouragé  de  Dubois,  (jui  ne  demiiiulait  qu'à  se 
se  battre,  et  il  nous  cria  :  lin  avant,  Us  amis  ! 

Il  allait  s'élancer  au  galop,  et  cette  fois  nous 
étions  bien  disposés  à  lui  obéir,  quand  la  Ven- 


déenne revint  à  la  charge  et  l'arrêta  de  nouveau  : 

—  Ecoutez  donc,  lui  dit-elle  encore,  vous  al- 
lez vous  faire  tuer,  je  vous  le  jure  sur  mon  sa- 
lut !  Si  vous  tombez  entre  les  mains  de  ceux  ijui 
guettent  les  bleus  dans  le  petit  bois  de  Saint- 
Gélin,  vous  n'en  réchapperez  pas.  Vous  n'êtes 
que  huit,  vous  autres,  et  eux  ils  sont  là  plus  de 
soixante  ! 

Tout  braves  (jue  nous  étions,  ceci  nous  donna 
cependant  à  réMéchir  :  s'il  n'avait  été  question 
que  d'avoir  affaire  à  une  soixantaine  de  chouans, 
vus  de  front  et  rangés  en  bataille,  nous  aurions 
pu  encore  accepter  la  partie  ;  mais  dans  ce  pays 
de  haies  et  de  broussailles  ,  où  la  guerre  ne  se 
pratitjue  qu'à  cache-cache  et  où  chaciue  buisson 
fait  feu,  la  prudence  exige  qu'on  y  regarde  à 
deux  fois  avant  de  prendre  tel  ou  tel  chemin. 
Mais,  à  propos  de  chemin,  le  brigadier,  qui  n'a- 
vait pas  grande  confiance  dans  notre  donneuse 
d'averlissemens,  lui  demanda  cependant  : 

—  Eh  bien  !  en  connais-tu  un  meilleur  cpie 
ctlui-là  ? 

—  Oh  !  sans  doute  !  je  n'ai  couru  [après  vous 
que  pour  vous  l'indiquer. 

—  Vraiment  !  et  qui  nous  jirouve  qu'au  con- 
traire nous  ne  suivons  pas  la  bonne  route,  et  que 
c'est  toi  qui  veux  nous  faire  tomber  dans  un 
piège  ? 

La  Vendéenne  regarda  Dubois  d'un  air  en 
même  temps  fier  et  surpris  ,  comme  si  elle  ne 
comprenait  pas  qu'on  pût  la  suiq)0ser  capable 
d'une  trahison. 

—  Excusez!  repartit  le  brigadier,  déconcerté 
par  le  coup  d'a-il  de  la  jeune  fille,  il  parait  qu'il 
faut  prendre  des  gants  pour  lui  parler,  à  la  bri- 
gandc ;  c'est  dommage  que  la  républi(|ue  ne 
nous  en  fournisse  pas,  autrement  je  m'empres- 
serais de  les  mettre  à  son  intention. 

Celle-ci  ne  parut  pas  faire  attention  au  ton 
goguenard  et  même  un  peu  grossier  de  la  vieille 
moustache  ;  mais  regardant  du  côté  du  bois  avec 
inciuiétude,  comme  si  elle  craignait  pour  nous 
une  fâcheuse  surprise,  elle  ajouta  : 

— Pourtant,  si  je  me  fais  fort  de  vous  conduire 
moi-même  par  le  chemin  le  plus  sur,  me  croi- 
rez-vous  !' 

—  Et,  comme  Dubois  hésitait  encore,  la  brave 
enfant  nous  dit  de  nouveau  : 

—  Eh  bien  !  voulez-vous  que  j'aille  prendre 
ma  petite  sœur  Marie  ilaus  mes  bras,  et  que  je 
marche  avec  elle  devant  vous  ;' 

—  Non  !  non  !  m'écriai-je,  c'est  inutile,  cette 
jolie  fille-là  ne  peut  pas  nous  tromper;  allons, 
va,  mon  enfant,  avec  toi  nous  devons  être  en  sû- 
reté ! 

Elle  se  mit  en  route,  et  nous  la  suivîmes.  Pour 
surcroit  de  précaution,  le  brigadier  se  tenait 
à  deux  pas  derrière  elle,  la  pointe  du  sabre  en 
avant,  et  prêta  la  larder  impitoyablement  an 
moindre  mouvement  éqnivocpie,  car  il  croyait 
toujoui'S  à  une  trahison  de  la  part  de  la  coura- 
geuse Venileenue.  Il  ne  la  quittait  pas  des  yeux, 
s'imaginant  que  d'un  moment  à  l'autre  clic  allait 
donner  aux  siens  le  signal  attendu  pour  tomber 
sur  nous.  C'est  ainsi  (lUC,  deux  heures  durant, 
elles  nous  guida  ,  nous  disant  ici  :  —  Faites  si- 
lence! —  Plus  loin  ;  —  llàtcz  le  pas!  —  Et  tou- 
jours ,  dés  qu'elle  tournait  les  yeux  de  notre 
côté,  elle  voyait  celle  pointe  de  sabre  qui  ne 
cessait  de  la  menacer. 


Il  était  lard;  mais  la  lune  éclairait  la  campa- 
gne. 

Ainsi  guidés  par  la  Vendéenne,  nous  passâ- 
mes par  des  chemins  étroits  et  tortueux,  souvent 
brusquement  interrompus  par  des  ruisseaux  as  1 
sez  profonds  ]iour  que  l'eau  montât  jusqu'à  mi- 
jambes  de  nos  chevaux.  La  jeune  fille  ne  s'arrê- 
tait devant  aucun  obstacle  :  fallait-il  gravir  une 
montée,  elle  le  faisait  vile,  et  d'un  pied  si  ferme, 
que  là  où  nos  montures  trébuchaient  à  chaque 
pas,  elle  avançait  toujours.  Puis,  c  mtinuant  sa 
route  comme  si  elle  eût  marché  dans  l'allée 
droite  et  sablée  d'un  parc,  s'agissait-il  de  traver- 
ser un  ravin,  elle  était  déjà  de  l'autre  côté  que 
nous  nous  demandions  encore  si  nous  devions 
nous  y  engager  sans  autre  répondant  que  le  bon 
exemple  que  cette  brave  jeune  fille  nous  don- 
nait. 

Enfin  le  chemin  s'aplanit,  et  alors  nous  nous 
trouvâmes  dans  une  grande  plaine  que  nous 
reconnûmes  facilement,  car  elle  servait  de  li- 
mite au  village  où  notre  quartier-général  était 
établi. 

—  Vous  voilà  chez  vous,  nous  dit-elle  quand 
elle  eut  gagné  avec  nous  l'extrémité  de  la  plaine 
qui  aliénait  à  notre  cantonnement.  Je  n'ai  plus, 
ajouta  la  jolie  enfant,  qu'à  m'en  retourner  au- 
près de  ceux  qui  m'atlendent;  allez,  que  Dieu 
vous  conduise  ;  mais  qu'il  ne  vous  ramène  pas 
dans  nos  closeries  ! 

Comme  de  juste,  nous  remerciâmes  notre 
guide,  et  Dubois,  qui  ne  perdait  jamais  la  carte, 
comme  on  dit,  se  pencha  vers  elle  pour  l'em- 
brasser. 11  aurait  fallu  voir  comme  elle  le  re- 
poussa fièrement  ! 

—  Mais,  diable  de  fille  que  vous  êtes  !  lui  de- 
manda le  farceur  de  brigadier,  il  n'y  aura  donc 
pas  moyen  de  vous  faire  accepter  quelque  chose  ? 

—  Nous  ne  me  devez  rien,  réi>ondil-elle  :  ne 
m'avez-vous  pas  laissé  ma  petite  sœur  Marie? 

Alors  elle  nous  quitta  et  prit  sa  course  dans  la 
plaine. 

Nous  nous  étions  retournés  pour  la  regarder 
encore  de  loin,  là-bas  où  elle  s'en  allait,  ce  qui 
était  d'autant  ])lus  facile,  tpi'un  magniliqueclair 
de  lune  rendait  tout  visible,  même  à  unegrande 
distance.  Cependant  la  jeune  fille  s'effaçait  peu 
à  peu  comme  une  ombre  dans  l'éloignemcnl,  et 
nous  allions  la  perdre  de  >ue,  quand  tout  à  coup 
nous  aperçûmes,  à  rextrémité  de  la  plaine,  une 
lueur  rapide;  ^-uis  un  cri  se  fil  entendre,  et  en 
même  tem|is  la  détonation  d'une  arme  à  feu  re- 
leutit  à  nos  oreilles  ;  l'ombre  s'arrêta,  puis  elle 
disparut. 

Faut-il  vous  dire  que,  sans  nous  consulter, 
nous  galo|iàiues,  d'un  comwun  accord,  dans  la 
direction  du  coup  de  feu  ;'  De  sourds  gémisse— 
mens  nous  dirigèrent  du  côté  de  la  victime.  Là, 
nous  mimes  pied  à  terre.  C'était  elle,  mes  amis! 
c'était  la  pauvre  enfant  qui  venait  de  payer 
cher  le  service  qu'elle  nous  avait  rendu.  Nous 
comprimes,  au  peu  de  paroles  iiu'clle  put  arti- 
culer, qu'un  homme  isolé  et  caché  derrière 
quelques  broussailles,  un  lâche  enfin,  qui  n'a- 
vait pas  osé  l'attaquer  <iuaud  il  nous  rencontra 
avec  elle,  l'avait  attendue  au  retour,  pour  la 
punir  de  ce  qu'elle  venait  de  servir  de  guide  à 
des  bleus. 

Deux  ou  trois  des  nôtres  se  mirent  à  la  pour- 
suite de  l'assassin  ;  chacuu  de  nous  cn^  oya  une 


198  — 


gw^Laaig3U^^Jl^JWJ»NgB'^.*J«'•^'^aa■.!qMfpyTO!arl3aa^gPJ«u^acBteKVMj^^ 


balle  dans  une  dirrclion  opposée;  mais  ce  furent 
el  des  peiiips  et  de  la  pondre  jierdues  :  le  scélérat 
devait  être  déjà  Ijien  loin,  ^ons  ne  songeâmes 
plus  ((uà  notre  Messéc. 

Connue  lendroit  irétait  pas  favorable  pour 
lui  donner  des  sccom-s  que  sou  élal  cxigcail, 
nous  essayâmes  de  la  irausporler  à  bras  jusqu'au 
\illa;ie  dont  nous  voyions  poiiulrc  le  clocher  an 
bout  delà  plaine  ;  mais,  après  quelques  pas,  la 
pauvre  enfant  nous  dit  : 

—  Laissez-moi  là,  et  allez  me  chercher  un 
confesseur  ;  car  je  sens  bien  q\ie  c'est  fini  ! 

Lu  confesseur  ?  c'était  embairassant,  attendu 
qu'il  n'en  Cenrissait  guère  là  cù  nous  établis- 
sions nos  quartiers.  iNous  engageâmes  la  coura- 
geuse jeune  lille  à  se  laisser  porter  jusqu'à  des- 
linaiion,  en  lui  assurant  que  les  soins  de  notre 
chirurgien  majorélaientpourelle  ce  qu'il  yavait 
de  plus  sûr  et  déplus  pressé. 

Elle  se  résigna  encore  une  fois  à  subir  Icssouf- 
fi'ances  aiguës  que  ce  moyeu  de  transport  lui 
causait,  et  nous  la  reprimes  le  pUis  doucemcnl 
possihle.  Je  dois  avouer  que  le  brigadier  ne  fui 
pas  un  de  cens  qui  compatirent  le  moins  au  sort 
delà  jeune  lille.  Pourtant  il  était  dit  que  nous 
n'arriverions  pas  jusqu'au  village  avec  notre  in- 
téressante blessée;  à  quel(|ues  pas  plus  loin  il 
fallut  faire  halte  de  nouveau,  car  elle  nous  dit  ; 

—  Assez  !  assez  !  c'est  trop  souffrir  !  je  ne  peux 
pas  en  endurer  davantage  ;  laissez-moi  là,  nion 
Dieu, j'aime  mieux  mourir! 

INous  la  couchâmes  sur  la  terre,  car  nous 
vimes  ljienq\i'il  n'y  avait  plus  de  ressource,  et  ce 
qu'il  nous  restait  de  mieux  à  faire,  c'élait  de  lui 
pci-mcttre  de  finir  en  repos.  Si  c'cilt  été  un 
homme,  un  camarade,  nous  lui  aurions  rendu 
le  service  de  l'achever  d'un  coup  de  pistolet; 
mais  une  belle  jeune  tille,  oh!  non,  ça  ne  se 
pouvait  pas! 

(jiiand  elle  fut  ]>osée  ainsi  que  je  vous  l'ai 
dit,  je  me  mis  à  genoux  derrière  elle  pour  lui 
sotilenir  la  tête  dans  mes  mains;  elle  croisa  les 
siennes  sur  sa  i)oilrine,  nous  regarda  tourà  tour, 
cl  nous  remercia  encore  de  ce  ([ue  nous  avions 
épargné  sa  petite  sœur  Marie,  après  ([uoi  elle 
soupira. 

—  Je  n'aurai  donc  jamais  dix-huit  ans  !  mur- 
naira-t-elle  avec  un  accent  de  regret. 

l'uis,  conanc  elle  sentait  la  mort  venir,  elle 
dit  en  se  recueillant  : 

—  Mon  Dieu  !  je  vous  donne  mon  cœur,  prenez- 
le  s'il  vonsplait! 

A  ces  premiers  mois  de  la  prière  que  nous 
."avons  tous,  si  peu  chrétiens  que  notis  soyons, 
n:on  sacripant  de  Uuliois,  qui  s'élait  penché, 
.'iinsique lesaulrcs  camarades,  vers l'agonisanle, 
se  releva  soudain,  el,  après  qu'il  eut  passé  la 
main  sur  ses  yeux,  il  dit  ù  ses  hommes  d'une 
vois  sondire,  mais  ferme  cependant  : 

^  Altenlion  au  comraauilemenl  :  arme  au 
î'icd!  iiortez  arme  !   présentez  arme  ! 

-T-ttle  mouvement  fut  exécuté;  comme  il 
avait  été  comnianilé,  avec  douleur,  avpc  respect. 
C'était  triste;  mais,  vrai,  c'élait  beau  à  voir, 
comme  elle  mourait  saiutemenl,  la  brave  fille! 
et  cpmrae  ils  sourcillaient  en  la  regardant 
mourir,  ces  vieux  enfants  de  la  république,  qui 
croyaient  avoir  désappris  à  pleurer  ! 

i.e  i)riiil  des  fusils  (pii  résonnèrent  en  même 
temps  troubla  seul  notre  religieux  silence,  l» 


pauvre  enfant  était  si  bas  qu'elle  ne  put  pas 
même  achever  sa  prière  ;  elle  expira  avec  le 
5  regret  de  ne  |ias  avoir  auprès  d'elle  un  confes- 
j  seiir  pour  la  bénir  à  son  dernier  mcmonl  ;  mais 
j;'  me  plais  à  croire,  moi,  ((ue  les  honneurs  mili- 
taires (pfclle  recul  lui  ont  tenu  lieu  d'absolution. 

Valentin  lit  une  pause  ;  car  le  souvenir  de  ce 
malheuri  ux  événement  l'avait  attendri  au  point 
qu'il  eut  quelque  |icinc  à  prononcer  les  derniers 
mois  de  son  récit.  Nous  n'étions  pas  moins  émus 
que  lui. 

Voilà  ce  qiie  c'est  que  d'être  une  bravo  fide, 
repril-il  après  un  moment  de  silence,  on  laisse 
de  soi  une  mémoire  (]ui  va  frapper  droit  au 
cœur  des  bonnes  gens,  à  chaque  fois  que  le  nom 
([u'on  a  porté  revient  dans  la  conversation.  Mais, 
à  propos  de  nom,  je  ne  saurai  pourtant  jamais 
celui  de  la  courageuse  enfant  dont  je  viens  de 
parler,  et  c'est  malheureux,  car,  ce  nom-là, 
j'aurais  voulu  le  donner  au  premier  bambin  que 
je  tiendrai  sur  les  fonts  de  bapléme  ;  il  me  sem- 
ble que  ça  doit  porter  bonheur  de  se  nommer 
comme  elle. 

Pour  en  finii-,  poursuivit  l'ex-soldatde  la  ré- 
publique, quand  nous  eûmes  perdu  tout  espoir 
de  rapiH'ler  à  la  vie  la  jeune  Vendéenne,  nous 
nous  mimes  à  fouiller  la  terre  avec  nos  salires, 
avec  nos  fusils,  et  nous  la  couchâmes  respectueu- 
sement dans  ce  dernier  lit  que  nous  venions  de 
creuser  pour  elle.  J'eus  soin  de  lui  couvrir  le 
vis.'i;;e  avec  son  tablier  de  toile  pour  préserver 
du  s;ible  sa  jolie  bouche  et  ses  beaux  yeux.  Un 
rien  de  lem|)s  nous  suffit  pour  combler  la  fosse 
que  nous  avions  ouverte  ;  puis  nous  reprimes  dé- 
cidément le  chemin  du  quartier. 

L'heure  de  l'appel  avait  sonné  depuis  long- 
temps quand  nous  arrivâmes  ;  aussi  ne  comp- 
lail-on  plus  nous  revoir  ;  nous  étions  déjà  clas- 
sés parmi  les  dél'unls,  c'était  tout  simple  :  les 
expéditions  du  genre  de  celle  que  nous  venions 
d'entreprendre  étaientdiantremcnt  meurtrières! 

On  eut  du  plaisir  à  nous  revoir,  parce  que, 
après  lout,  nous  étions  de  bons  vivanis.  Le  bri- 
gadier s'empressa  de  raconter  notre  aventure,  et 
term.ina  en  disant  : 

—  C'est  pourtant  grâce  à  l'insubordination  de 
Valentin  (jue  nous  sommes  encore  dn  ce  monde  ; 
s'il  m'avait  obéi  quand  j'ai  comi  Snd  le  feu  sur 
ce  vieux  chouan  el  sur  les  .litres  lirigandes 
qui  s'étaient  réfugiés  derrière  le  ,.dn  de  mur, 
nous  passions  par  le  bois  de  Saint-Gelin,  d'où 
nous  ne  serions  pas  sortis.  Comme  il  mérite  une 
iiuil  (le  salle  de  police  poursa  rébellion,  il  va  s'y 
rendre  sur-le-champ  ;  mais  ça  n'empêchera  pas 
(pie  nous  lui  devions  la  vie. 

Tout  en  me  rc^ndanl  justice,  mon  brigadier  ne 
se  gênait  guère  pour  me  condamner  ;  il  csl  vrai 
(jue  la  discipline  voulait  absolument  que  je 
lusse  puni.  Vous  vous  récrierez  là-dessns  ;  vous 
avez  tort!  Si  je  soldat  a  des  armes  c'est  pour 
s'en  servir  quand  le  chef  lui  dit  :  fraïqie!  ou 
l)ien,  lire!  aulrement,  si  on  lui  laissait  la  liberté 
de  faire  des  ol).serva!ions,  il  n'y  aurait  plus  d'en- 
semble dans  les  charges  de  cavalerie  ou  dans  les 
feux  de  peloton,  el,  sans  compter  que  ça  pour- 
rail  compromeltrc  le  sort  de  to\it  un  régiment, 
ça  nuirail  à  la  beauté  des  manœuvres. 

Je  me  rendis,  sans  réclamer,  à  la  salie  de  police; 
mais  au  moment  oii  je  fermais  la  porte  sur  moi, 
j'ïDUndis  «ttcore  Dubois  qui  me  disait  : 


—  Bonne  nuit  !  dors  bien,  camaïaiie,  lu  en  as 
le  droit,  car  lu  as  conservé  aujourd'hui  huit 
Itraves  au  régiment. 

Michel  Masson. 


L'O^AO-3 


aii»  ^Aiî^âî&a^aîs. 


Tout  enbnutde  la  butte  Montmartre  ,  der- 
rière le  télégraphe,  et  dans  une  vne  qu'on  ap- 
pelle la  rue  des  Rosiers  ,  il  y  aval l  une  propriété 
appartenant  au  sieur  Gaspard  Lagarde  ,  mar- 
chand de  vins  retiré,  vieux  compère,  à  l'œil  ma- 
lin, à  la  trogne  rubiconde,  personnage  à  la  fois 
rusé  et  prudent,  exercé,  par  une  pratique  ap- 
profondie de  l'art,  à  tromper  son  monde  et  à 
melire  de  l'eau  dans  son  vin. 

Cette  propriélé,  tournée  au  nord,  se  compo- 
sait d'un  vaste  jjirdin,  descendant  eu  terrasses 
jns(jirà  mi-côte,  et  de  deux  maisons  contiguës  , 
que  réunissait  une  grille  masquée  donnant  sur 
la  rue.  Le  jardin  ,  enlrelenu  et  cullivé  par  le 
mailre  lui-même,  était  d'un  merveilleux  aspect, 
et,  grâce  aux  loisirs  du  rentier  horticulteur, 
pouvait  rivaliser  aussi  victorieusement  avec  les 
parterres  des  Tuileries  ((u'avec  les  massifs  de 
Trianon.  Quant  aux  maisons,  l'une  d'elles  ser- 
vait exclusivement  d'habitation  au  propriélaire  ; 
l'autre,  qu'il  tenait  en  location,  était  d'une  con- 
slriiclion  assez  bizarre,  et  du  reste,  fort  incom- 
mode. Elleavaittrois  élages  et  un  rez-de-chaus- 
sée; mais,  à  chaque  étage,  on  ne  trouvait  qu'une 
chambre  et  un  caliinei,  de  sorte  qu'il  était  im- 
possible d'offrir  à  un  locataire  seul  celte  espèce 
de  tour  carrée,  dont  les  pièces  étaient  superpo- 
sées une  à  une  comme  les  tiroirs  d'un  chiffon- 
nier, il  avait  fallu  la  diviser  en  deux  togetnens , 
destinés  à  des  ménages  modestes ,  dont  l'un  oc- 
ciipail  le  rez-de-chaussée  et  le  premier  étage, 
l'autre  le  second  et  le  Iroisième. 

Grâce  à  cette  sage  distribution  ,  la  petiîe  mai- 
son n'avait  jamais  manqué  de  locataires.  11  faut 
dire  aussi  que  l'habitant  du  premier  avait  la 
jouissance  d'un  jardin  particulier  fort  présenla- 
b!e,  et  que  celui  du  second  possédait,  au  suprê- 
me degré,  les  avantages  du  point  de  vue.  De  là, 
plus  que  partout  ailleurs,  l'(xil  pouvait  embrasser 
une  immense  étendue,  depuis  les  hauteurs  rian- 
tes de  Saint-Germain  jusqu'aux  lointains  som- 
bres de  la  forêt  de  Bondy.  Celaient  Sainl-De- 
Dcnis ,  dressant  son  clocher  de  cathédrale  au 
sommet  de  sa  plaine  triangulaire,  et  Anbervil- 
}iers-les- Vertus  se  développant  au  milieu  de  la 
sienne.  A  l'entour,  et  sur  la  ligne  d'enceinte  qui 
limite  le  déparlement  delà  Seine,  c'étaient  Ar- 
genlcuil  ,  avec  sa  côte  crayeuse;  Montm.aguy, 
Villetaneuse  cl  Pierre-Fille,  surmoniés,  en  ar- 
rière-plan, de  la  croupe  vaporeuse  de  Monlmo- 
rency,  le  Bourget,  premier  relais  de  la  faillite  en 
déroute;  Blanc-Mesnil,  si  bien  nommé;  Aunay, 
Sevran,  Bondy  et  jusqu'à  Monlfermeil,  perdus 
dans  la  fraîcheur  azurée  ds  leurs  bois.  Et  de  là 
en:'oreon  pouvait  voir  à  son  aise  el  en  entier  les 
plus  gigantesques  orages  ,  lorsqu'ils  se  levaient 
au  nord-est,  et  ([u'après  avoir  jeté  un  crêpe  sur 
Ions  ces  joyeuï  horizons,  ils  venaient  suspendre 


199  — 


leur  (lais  funèbre  sur  celle  Ik'clie  de  Si-Denis , 
calnfaltiue  permaneiil  de  nos  monarchies. 

Le  père  Lagarde  vivait  donc  heureux  dans 
celte  rctraile.  Exempt  du  souci  qui  harcchiit 
Louis  XIV^  à  Saint-Germain  ,  poêle  et  philoso- 
piie  à  force  d'avoir  analysé  des  ivrognes,  salis- 
fait  de  eoulci- ses  derniers  jours  en  face  de  ce 
lion  coteau  d'Argenleuil  auquel  il  devait  vingt 
mille  livres  de  rente  ,  il  s"élait  arrangé  une  exis- 
tence à  sa  façon,  occupant  sa  mutinée  à  bêcher 
ses  pilles-bandes,  sa  soirée  à  fumer  sa  pipe,  sa 
journée  ;^  se  promener  aux  Tuileiies  ou  ^  se  voir 
gouverner  dans  les  tribunes  de  la  chambre.  11 
ne  tourmentait  pas  ses  locataires  et  les  laissait 
chez  eux  comme  il  restait  chez  lui,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  d'avoir  l'œil  au  guel. 

Or,  le  !"■  octobre  de  l'an  de  grùce  1836,  un 
bail  de  dix-huit  mois,  pour  la  location  de  la 
susdite  maisonnette  ,  fut  passé  entre  Gaspard 
Lagarde  et  deux  individus  qui  méritent  une 
attention  particulière. 

D'abord,  et  pour  les  présenter  collectivement, 
je  dois  dire  qu'un  pacte  secret  et  infernal  les 
unissait  depuis  six  ans.  A  l'époque  où  ils  (ircnt 
connaissance,  ils  demeuraient  sous  le  même 
toit ,  et  déjà  une  conformité  de  principes  les 
avait  rapprochés,  lorsqu'une  querelle  commune, 
suivie  pourtousdeuxdundéménagement  forcé, 
Jes  accouida  pour  jamais  dans  une  ligue  de  ven- 
geance universelle  dirigée  contre  tous  les  pro- 
priétaires de  Paris  et  de  la  banlieue.  Dans  leur 
fureur,  ils  avaient  fulminé  cette  sentence  :  que 
la  féodalité  n'était  pas  morte,  et  qu'elle  n'avait 
fait  que  changer  de  nom,  qu'elle  vivait  encore 
et  qu'elle  vivrait  toujours  au  profit  de  ceux  qui 
possèdent  la  terre.  Pour  ceux-là  étaient  la  force 
et  les  lois  ,  les  hommes  et  les  choses,  les  ouvriers 
et  les  juges  de  paix.  Pour  ces  êtres  privilégiés, 
les  vassaux  étaient  partout  aujourd'hui,  les  su- 
zerains nulle  part,  et,  s'ils  paient  l'impôt,  lechif- 
fre  même  de  cet  impôt  était  leur  titre  de  no- 
blesse. Pénétrés  de  celle  croyance  révolution- 
naire, nos  deux  serfs  avaient  crié  :  «Guerre  aux 
proiiriélaires  :  »  Et  tel  était  le  couple  dangereux 
(|ul  venait  s'asseoir  au  beau  milieu  des  tran- 
quilles peu  lies  de  l'ex -marchand  de  vin. 

Mais,  s'ils  avaient  la  même  lendancc  anarchi- 
que,  ilssedislingnaicnl,  en  revanche,  par  des 
natures  singulièrement  incompatibles. 

Celui  des  deux  qui  avait  loué  le  second  était 
un  homme  de  taille  moyenne'  et  d'appareiu-e 
ordinaire, mais  qui  absorbait  bien  quatre  fois 
sa  part  doxigène  dans  l'almosplière  dont  nous 
vivons.  Il  était  actif,  brusque,  emporté,  violent. 
11  avait  le  teinl  clair,  les  yeux  linqiidcs,  les  che- 
veux rudes,  le  muHe  coloré.  11  avait  un  air  à  la 
fois  essouHlé  et  étonné,  l'air  d'un  homme  qui  à 
monté  ciiK]  étages  au  pas  de  couise.  11  lui  fallait 
du  bruit,  du  mouvement,  du  labeur.  Dès  cinq 
heures  du  matin,  il  était  sur  pied  ,  commençait 
par  bousculer  ses  meubles,  puis  bondissait  dans 
les  escaliers,  ouvrait  ouiilulôt  défonçait  les  por- 
tes, dislo(iuail  les  conlrcvenls,  chaulait,  siUlail, 
cognait,  fendait,  sciait,  et  piaulait  un  nombre 
infini  de  clous  dar.s  les  cloisons  de  son  proprié- 
taire. C'était  plus  qu'un  man  jue  de  procédés  , 
c'était  une  provocation  patente  à  l'adresse  de 
ceux  qui  avait  la  turpitude  de  dormir.  A  dix 
heures,  noire  lionune  se  précipitait,  connue  un 
lourbiUon,  du  haui  de  la  montagne ,  et  fondait 


sur  Paris.  Sa  lâche  quotidienne  accomplie  ,  il 
faisait  son  marché  lui-même,  et  tenait  tête  aux 
commères  les  plus  dégourdies  de  la  halle.  Il  di- 
nail,  en  arrivant,  et  se  couchait  à  sept  heures. 
Le  dimanche,  il  s'épuisait  en  entreprises  gran- 
dioses ;  il  montait  son  poêle,  il  mettait  son  vin 
en  bouteilles  ;  l'hiver,  il  ôtait  son  habit,  roulait 
la  neige  à  lourde  bras,  et,  consacrait  son  lemjis 
à  édifier  des  blocs  druidiques  ou  des  statues 
luxoriennes  sous  les  bosquets  du  bonhomme  La- 
gar<le.  Pour  conclure,  il  se  nommait  Pierre 
ïroude,  et  il  était  cm()loyé  aux  Assuranc(!s  con- 
tre la  grêle.  Il  était  tel  enfin,  que  ,  dans  un  mo- 
ment de  belle  humeur  et  d'inspiration,  son  com- 
pagnon l'avait  surnonmié  \Uraijc. 

A  celle  joyeuseté  de  son  voisin,  Pierre  Troudc 
avait  brulalement  répondu  en  le  qualifiant  de 
Cathédrale;  et ,  sur  ma  parole,  cette  mons- 
trueuse comparaison  n'étail  que  trop  juste. 

Placide-Ilonoré-Suliiice  Le  Charpenté  était 
un  bipède  monumental.  11  avait  six  pieds  de 
hauteurct  une  carrure  proportionnée  à  sa  taille. 
El  ce  n'était  pas  une  vaine  apparence  ;  sa  force 
réjiondail  à  ses  dimensions  ;  mais  il  était  plus 
lent  qu'un  faucheur  des  pays  charlrains  ,  plus 
solennel  qu'un  fantôme  de  mélodrame,  plus  sta- 
lionnaire  qu'un  cheval  de  coucou.  C'était  un 
immeuble.  Pourvu  de  la  Staline  d'un  Philistin 
et  de  Icnvergure  d'un  condor,  mesuré  sur  le 
patron  d'un  mastodonte,  et  sculpté  parla  na- 
ture pour  une  gymnastique  nurobolanle,  Piacide- 
Honor.  exerçait  une  profession  qu'il  est  temps 
de  mentionner  :  il  était  picoleur. 

Peut-êtiT  ne  savez-vous  pas  en  quoi  consiste 
l'art  estimable  du  jjicoteur?  —  II  ressort  de  la 
fabrication  des  toiles  imprimées.  Le  picoleur  est 
un  hounue  qui  se  fait  gloire  <le  rester,  toute  la 
journée,  assis  devant  une  petite  table,  sur  la- 
quelle il  y  a  une  petite  planciie,  un  petit  mar- 
teau et  de  petits  morceaux  de  laiton.  Sur  celte 
planche  est  tracé  un  dessin,  celui  qu'on  veut 
transporter  sur  la  toile,  cl  le  picoleur  est  chargé 
de  mettre  ce  dessin  en  relief,  de  telle  façon  que 
sa  planche  obtienne  l'apjjarence  d'une  forme 
d'imiirimerie  hérissée  de  ses  caractères.  Pour 
cela,  il  coupe  son  laiton  eu  parcelles  égales,  de 
deux  lignes  de  longueur,  et  piaule,  à  pi  lits  coups 
drmarteau,ces  parcelles,  qui  ont  l'épaisseur  d'un 
cheveu,  sur  sa  planche  de  sapin,  en  ayant  soin 
de  les  serrer  côte  à  côte  et  il'en  couvrir  l'esiiace 
limité  par  les  contours  du  dessin.  Quand  ce 
travail  est  terminé,  les  sommets  pressés  de  ces 
crins  métalliques  présentent  une  surface  unie, 
qui  n'est  autre  chose  que  le  ilessin  repoussé  en 
saillie  hors  du  niveau  de  la  i.Iauche.  Pour  don- 
ner idée  de  la  patience,  de  la  Icnleur  et  du  soin 
qu  exige  cette  opération,  il  sulFil  de  dire  que  la 
l>élale  dune  Heur  peut  contenir  jusqu'à  deux 
ou  trois  ccMs  picots,  et  que  le  secours  d'une 
loupe  est  indispensable  à  l'artisan. 

Telle  était  l'occupation  ébouri.Tanle  à  laquelle 
s'adonnait  Placide-Uonoré-Sulpice  Le  Char- 
penté. Comme  on  le  voit,  Pierre  Troude  l'avait 
bien  nommé,  el,  lorsque,  dans  ses  heures  de  tli- 
geslion.  revêtu  de  sa  houpelande  grise,  qui  des- 
cend,iiiju.s.iu'à  SCS  talons,  surmonté  d'un  bonnet 
de  coton,  ayant  pour  pendant  la  Hêclie  de  lah- 
baye  debout  à  l'horizon,  cet  êlre  pyramidal  se 
déplaçait  processiouncllcincnt  au  bord  d'une  ' 


terrasse,  il  avait  effectivement  l'air  d'un  clochef 
en  promenade. 

Six  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés,  que  déjà 
nos  deux  champions  étaient  en  guerre  ouverte 
avec  le  père  Lagarde.  VOi-age  avait  accumulé 
prétention  sur  prétention.  Successivement  el  à 
grand  bruit,  il  avait  exigé  une  cave,  une  cuisine, 
un  grenier,  un  jardin. Pour  évilerses  ravages. on 
lui  avait  tout  accordé.  Mais,  ne  sachant  plus  sur 
<luoi  fonder  de  nouvelles  demandes,il  s'était  livré 
avec  emportement  à  l'exercice  de  la  pipe,  et  con- 
stamment enveloppé  des  tourbillons  d'une  fumée 

asphyxiante  il  avait  fait.de sa  chamlirelcséjourdes 
nn.i;,es.  La  laiiisserie  en  avait  soTilferl,  Dieu  sait! 
De  blanche  qu'elle  était,  avec  un  semis  de  jolies 
Heurs  bleues  et  une  profusion  d'arabesques  do- 
rés, elle  avait  pris  la  teinte  uniforme  et  véné- 
rable qui  assombrit  les  vieux  édifices,  et  que 
prodinl  réternelle  collaboration  des  quatre  élé- 
mens.  Pierre  Troude  réclama  du  pajiier  neuf. 
Mais  Gaspard  Lagarde,  snHisamment  dépouillé 
par  les  atteintes  réitérées  du  (léau,  refusa  de  lui 
payer  ce  nouveau  tribut.  II  prétendit  que  la 
Iciiile  bistre  était  une  couleur  comme  une  au- 
Ir  ■  .  ct(|ue,  l'intenlion  de  son  locataire  étant  de 
changer  son  papier  primitif,  la  chose  se  trouvait 
toute  faite.  Pierre  Troude  eut  beau  tempêter,  il 
avait  rencontré  son  maître.  Le  père  Lagarde 
était  un  vieux  renard  qui  savait  flairer  le  vent, 
el,  tout  doucemeni,  sans  répondre  aux  menaces 
de  l'homme-ouragan,  il  additionna  tous  ses 
griefs,  prit  ses  mesures  et  attendit  loceasioD. 

Quant  à  la  Cathédrale  ,  immobile  dans  son 
repos,  agissant  par  la  force  d'inertie,  ses  coups, 
pour  êlre  plus  sourds,  n'en  étaient  que  plus  pe- 
sants. Il  avait,  disait-il,  l'oreille  distraite,  à  force 
de  médilalion  intérieure  ,  el  il  avait  monté  à  sa 
porle,enguisede  sonnette,  unecloche  quié6ran- 
lait  la  maison.  Quand  le  vent,  la  grêle,  ou  toute 
autre  cause,  lézardait  ses  vitraux,  il  se  gardait 
bien  d'y  porter  remède,  et  se  laissait  dégrader 
avec  une  résignation  dédaigneuse.  Mais  aussi  ca 
quoi  cela  pouvait- il  le  toucher?  Que  pouvaient 
contre  lui  les  misérables  accidens  de  la  nature? 
-Nétait-il  pas  construit  de  manière  à  les  braver 
tous  ;'  .Ses  fondations  n'étaient-elles  pas  élerncl- 
lement  assises,  el  ne  louchail-il  pas  de  la  tête  au 
domicile  de  VOrage  ?  D'ailleurs  élait-il  obligé 
de  veiller  lui-même  à  1  entretien  de  ses  dépen- 
dances et  aux  détails  de  la  fabrique  ?  >on,  non. 
Les  événemcns  extérieurs  toiubillonnaient  au- 
dessus  de  son  enceinte;  mais  lui!  il  n'y  était  pour 
rien.  Si  son  jardin  ressemblait  à  un  cimetière,  ce 
n'étail  passa  faute.  Il  n  y  mettait  jamais  les  pieds. 
Il  ne  se  promenait  que  sur  les  plates-bandes  du 
propriétaire.  Il  se  fftl  bien  gardé  de  détruire  une 
seule  chenille,  d'arracher  luie  poignée  de  mousse 
à  ses  arbres  fruitiers,  de  déraciner  sur  son  petit 
terrain  une  loullv  de  mouron.  Oh  non  !  tout  ce- 
la appartenait   au   propriétaire.  C'était  sacré. 
Aussi  il  fallait  voir  comme  la  plante  aimée  des 
serins  pullulaient  dans  ses  carrés,  quelles  pro- 
portions elle  y  atteignait,  quelle  provision  elle 
promettait!   Fous  les  matins,  c'est  vrai,  il  ou- 
bliail,  en  tlescendant  au  jardin  ,  de  fermer  la 
grille  derrière  lui,  et  le  dogue  qui  habitait  la 
cour  en  profitait  pour  s'c\crccr  à  la  course  à 
travers  les  jeunes  tulipes,  les  cloches  fragiles  el 
des  salades  naùssanlc!.  Tous  les  jours,  c'est  en- 
core vrai,  il  venait  s'asseoir,  à  midi,  devant  U 


—  200  — 


SHiMp-rliiiide  ,  el  pi'ojclait  son  ombre  immense 
sur  un  racUis  malade,  ou  sur  un  aloës  alti''it'  de 
soleil;  mais  chez  lui...  il  picotait,  le  lu'uve  hom- 
me 1'  iN'esl-il  pas  vrai  que  son  plan  était  une  oeu- 
vre inspirée  par  l'esprit  malin  ,  et  qui  renfermait 
de  tortueux  recoins,  d'inextricables  détours,  des 
cavités  inconnues  et  des  ténèbres  souterraines 
tlonl  il  faUait  se  métier  ?  ,\h  !  oui ,  cet  homme 
avait  tous  les  dehors  d'un  temple  catholiques  ; 
mais  il  cachait  aussi  des  serpens  dans  son  sein  ! 
Malheur  à  l'imprudent  qui  s'arrétaità  ses  abords 
larges  et  ouverts,  et  ne  pénétrait  pas  du  [ire- 
niier  coup  d'œil  jusqu'au  sanctuaire  de  ses  ])en- 
sées,  jusqu'aux  mystères  de  leur  chapitre  secret  ! 
Il  n'avait  tant  d'apparence  de  sainteté  que  jiour 
mieux  cacher  le  nombre  et  la  profondeur  de  ses 
niches  ;  et  c'était  au  moment  même  où  l'on  ad- 
mirait la  majesté  de  sa  façade  que  l'on  était  me- 
nacé de  ses  tours. 

De  cecôté  comme  Je  l'autre  la  mesure  était 
comblée.  Le  père  Lagarde  n'avait  plus  de  ména- 
gemensi  à  garder;  il  voyait  clair  dans  les  projets 
de  ses  locataires  ,  et  dès  le  1"^  juin,  il  leur  expé- 
dia simultanément  leur  congé  par  huissier. 
Oh  !  coup  d'état  ! 

A  peir.e  l'acte  officiel  était-il  parvenuà  sadou- 
bleadresse, qu'un  bruit  sourd,  précurseur  d'une 
catastrojihe,  sembla  circuler  dans  le  corps  de 
lojis  fat.d.  Il  ne  dura  cependant  que  jus(|u'à 
l'heure  où  Pierre  Troude  était  appelé  au  dehois 
par  ses  occupations;  mais,  pendant  le  reste  du 
jour,  un  calme  plus  effiayant  encore  s'établit 
aux  alentours  du  lieu  maudit.  Gaspard  Lagarde 
se  douta  bien  que,  le  soir,  on  tiendrait  conseil , 
et,  en  homme  aussi  habile  que  déterminé,  il  se 
promit  d'oliservrr l'ennemi. 

Au  niveau  du  premier  étage,  occupé  par  le  pi- 
coteur,  et  sur  le  côié  gauche  de  la  maisonnette  , 
régnait  unepetite  terrasse,  creusée  en  réservoir, 
doublée  de  zinc,  et  recueillant  les  eaux  pluviales 
pour  les  fournir  au  jet  d'eau  d'un  bassin  étalili 
au  milieu  du  parterre.  Ce  réservoir,  alors  à  sec, 
était  donc  deplain-pied  avec  la  chambre  du  pre- 
mier, dont  une  fenêtre  s'ouvrait  précisément  au 
dessus.  Ce  fut  là  <]ue  le  proi)riélaire  résolut  de 
se  mettre  en  embuscade. 

Lu  elfct,  le  soir,  à  neuf  heures,  au  moment  où 
l'obscurité  devenait  complète,  il  dressa  silen- 
cieusement une  échelle  contre  la  terrasse.  Bien- 
tôt il  fut  à  son  poste,  auprès  de  la  fenêtre  heu- 
reusement entre  ouverte,  et,  peu  d'instans 
après,  il  entendit  tinter  le  beffroi  de  la  Cathé- 
drale. iMalgré  toute  la  fermeté  de  son  caractère  , 
il  tressaillit  :  Pierre  Troude  entrait  chezson  voi- 
sin... 

O  !  scène  puissante  (  t  |tcrrible.  D'un  côté  , 
deux  chers  de  parti  (pie  n'eifrayait  aucune  réso- 
lution, que  n'arrêtait  aucune  loi,  récemment 
aigris  i)ar  un  acte  d'autorité  et  prêts  à  décider 
du  sort  de  leur  adversaire;  de  l'aulie,  >m  cou- 
rageux propriétaire,  bravant  ce  voisinage  dan- 
gereux pour  épier  d'alfreux  seciels  ,  et  plongé 
jusqu'à  la  poilriuedans  un  l'éservoir  desséché!... 
Et  |iourtani  la  nature  était  calme,  la  nuit  sereine 
et  transparente;  le  parfum  des  champs  montait 
avec  la  brise  du  soir,  et  l'on  entendail  dans  la 
plaine  le  dernier  chant  des  i)lanteurs  de  bette- 
raves et  de  ceux  qui  mènent  boire  les  vaches. 

De  la  place  où  il  se  tenait  en  sentinelle  ,  Gas- 
pard Lagarde  pouvait  tout  voir  et  touteuleiidre, 


1  sans  être  découvert.  La  table  de  travail  du  pico- 
teur  était  installée  au  milieu  de  la  chambre  et 
riacide-llonorés'étaitlevéeenprenantsa  lampe, 
pour  aller  ouvrira  son  ami.  Celui-ci  parutalors. 
11  av?it  le  visage  pâle,  l'œil  hagard  ;  il  s'était  dé- 
barrassé cliez.lui  de  sa  cravate  et  de  son  habit , 
et  ses  manches  et  sa  chemise  étaient  relevées 
jusqu'aux  coudes.  On  eût  dit  un  septembriseur  ! 
Sans  autre  préliminaire,  il  fit  trois  grands  pas  et 
se.trouva  contre  le  métier  du  picoteur,  sur  leciuel 
d  apjdiquade  toute  la  vigueur  de  son  brasiun  coup 
de  point  (jui  ressemblait  à  un  coup  de  tonnerre, 
et  qui  fit  sauter  en  l'air  et  retomber  en  pluie 
deux  ou  trois  milliers  de  picots;  puis  il  cria, 
d'une  voix  de  stentor  -. 

—  Causons  tranquillement. 

—  Causons  tranquillement,  reprit ,  sans  s'é- 
mouvoir, Placide-Honoré  en  lui  avançant  une 
chaise  et  en  se  disposant  à  ramasser  les  nom- 
breuses douzaines  d'atùmes  éparpillées  par  le 
premier  souffle  de  l'Orage.  Pierre  Troude  com- 
mença : 

—  Vieux  scélérat  !  vieil  empoisonneur  !  vieux 
porteur  d'eau  ! 

Le  marchand  devins,  aux  écoutes,  fut  étourdi 
de  cette  manière  de  procéder  à  une  causerie 
lran(iuille.  Placide-Ilonoré,  mieux  habitué  aux 
exordes  de  son  complice,  l'interrompit,  tout  en 
continuant  sa  laborieuse  récolte. 

—  Venons  au  fait,  dit-il.  Quel  supplice  un  peu 
drôle  allons-nous  lui  arranger  ? 

—  11  faut  le  faire  mourir  de  chagrin  !...  brû- 
ler ses  tilleuls  avec  de  l'acide  nitrique  ! 

Lagarde  bondit  dans  son  réservoir,  et  jeta  un 
coup  d'oeil  involontaire  sur  ses  belles  allées  de 
tilleuls, que  caressait  alors  le  vent  frais  de  la  nuit. 

—  C'est  trop  peu  de  chose  et  c'est  trop  connu. 
C'est  une  idée  de  boulevard,  répliqua  la  Cathé- 
drale. 

—  Eh  bien,  sonnons  à  sa  porte,  cassons  ses 
carreaux,  crions  au  voleur  ou  au  feu,  faisons  sa 
caricature  en  grandeur  naturelle,  avec  du  char- 
bon, sur  sa  propre  muraille  ! 

—  Tout  cela  est  trop  doux. 

—  Trop  doux  !  pensa  le  malheureux  proprié- 
taire, pâlissant  à  la  fois  de  colère  et  de  peur.  Que 
leur  faut-il  donc  ? 

—  Eh  bien,  gronda  l'Orage,  il  a  des  jonquilles, 
fauchons-les  !  des  arbres  en  Heurs,  secouons- 
les!  des  poissons  rouges,  pêchons-les' 11  a  un 
chien  de  garde,  donnons-lui  des  boulettes  !  11  a 
un  perroquet,  donnons-lui  du  persil  ! 

—  IS'ous  l'avons  déjà  fait,  sans  provocation,  h 
douze  propriétau-es.  Ce  ne  sont  là  que  des 
amorces. 

—  Les  misérables!  se  dit  GaspardJLagarde. 

—  Si  nous  pouvions  ,  s'écria  Pierre  Troude, 
lui  donner  adroitement  la  peste  ? 

—  Le  fait  est  que  nous  n'en  avons  pas  encore 
asphyxié,  de  propriétaires  !  Hlais  le  moyen  ? 

Et  Placide  Honoré  se  réinstalla  sur  son  fauteuil 
de  cuir.  Le  père  Lagarde  sentit  ses  cheveux  se 
dresser  sur  sa  tête,  mais  il  s'efforça  d'écouter 
avec  calme. 

—  Le  moyen,  le  moyen...  Trouvez-en  un  vous- 
même,  Cathédrale' 

—  Orage,  vous  n'êtes  pas  fort  dans  le  conseil. 
Mais,  voyons!... 

Et,  après  une  pause  solennelle,  la  Cathédrale 
reprit  gravement  : 


—  J'ai  oui  dire  h  des  gens  recommandables 
que  le  cadavre  d'un  chat,  mort  depuis  quinze 
jours,  et  enfermé  dans  un  soufflet... 

—  C'est  pitoyable!  Comment  voulez-vous 
qu'un  chat  tienne  dans  mon  soufflet? 

—  Pourquoi  pas  ?  En  prenant  un  petit  chat  et 
un  grand  soufflet.  D'ailleur,  on  n'est  pas  forcé 
de  l'introduire  au  grand  complet.  Je  continue... 

—  Non!  non!  Autre  chose!  autre  chose! 

—  Eh  bien!  voulez-vous  que  nous  adressions 
à  la  chambre  une  pétition  ridicule,  signée  de 
Gaspard  Lagarde,  électeur  du  collège  de  Saint- 
Denis?  Dès  le  lendemain  de  la  séance,  il  lira 
dans  son  journal,  a  la  suite  des  balourdises 
signées  de  son  nom  :  Hilarité  générale  et  pro- 
longée. La  commission  jjropose  l'ordre  du 
jour. 

—  Je  fais  comme  lacommission.  Allez  toujours? 

—  Voulez-vous  que  nous  fassions  insérer  aux 
Petites-Affiches  l'avis  suivant  :  Un  célibataire 
d'un  certain  âge,  mais  bien  conservé,  et  jouis- 
sant de  vingt-cinq  millelivresde  rentes,  désire 
entrer  en  ménage.  Une  tient  pas  à  la  fortune, 
ni  à  la  jeunesse,  ni  à  la  beauté;  mais  il  voudrait 
s'unir  à  une  personne  d'un  caractère  doux, 
d'une  bonne  santé,  sachant  faire  la  cuisine,  et 
qui  n'ait  pas  encore  dépassé  la  quarantaine. — 
Pendant  un  mois,  il  recevra  tous  les  jours  la 
visite  de  deux  cents  portières,  garde-malades, 
femmes  de  ménage  ,  toutes  plus  horribles  et 
plus  sensibles  les  unes  que  les  autres,  et  nous 
nous  mettrons  à  la  fenêtre  toutes  les  fois  qu'on 
sonnera  chez  lui. 

—  Ce  serait  une  petite  infamie  assez  décente  ; 
mais  je  suis  trop  souvent  dehors  pour  en  jouir. 
Trouvez  mieux. 

—  Eh  bien,  voulez-vous  que  je  vous  raconte 
l'histoire  arrivée  tout  récemment  au  proprié- 
taire d'un  de  mes  amis  ? 

—  Contez,  Cathédrale,  mais  soyez  brève. 

Je  laisse  à  penser  qu'elle  pouvait  être,  pendant 
ce  criminel  débat,  la  contenance  du  personnage 
qui  se  voyait  lui-même  sur  la  selette.  Le  père 
Lagarde  se  sentait  défaillir  d'horreur.  —  Mais, 
mon  Dieu  !  disait-il,  en  pressant  son  vieux  front 
de  ses  mains  jointes  et  en  écoutant  l'odieuse 
Cathédrale,  comme  celui-ci  est  bien  plus  scélé- 
rat que  son  ami  ! 

Cependant  Placide-Honoré  continuait  paisi- 
blement : 

— Mon  ami  était  employé  à  la  préfecture  de 
police... 

—  Ah  !  votre  ami  était  un... 

—  Du  tout,  c'était  un  sergent  de  ville.  Mais  il 
n'était  pas  tenu  de  porter  l'uniforme.  Or,  il  s'a- 
perçut, à  deux  ou  trois  reprises,  que,  lorsqu'il 
se  mettait  en  bourgeois,  son  propriétaire  avait 
la  petitesse  de  ne  pas  le  reconnaître  dans  la  rue, 
et,  par  conséquent,  de  ne  pas  le  saluer.  11  était 
susceptible,  mon  ami;  c'était  bien  naturel,  dans 
sa  position  :  et  voici  comment  il  se  vengea.  Le 
propriétaire  avait  un  procès  qui  le  forçait  à  se 
rendre  tous  les  jours  chez  son  avoué.  Ce  fut 
cette  circonstance  que  l'on  mit  à  profit.  Tous 
les  soirs,  à  point  nommé,  au  moment  où  notre 
homme  retournait  chez  lui,  et  avant  qu'il  fût 
au  milieu  du  trajet,  son  chapeau  disparaissait, 
comme  par  enchantement ,  de  dessus  sa  tête.  La 
première  fois,  ce  fut  dans  une  foule  ;  et  le  pro- 
priétaire, en  se  retournant,  se  vit  entouré  de 


—  201 


personnages  si  bien  mis  et  si  particulièrement 
respectables,  (lu'il  n'osa  dire  un  mot,  et  entra 
tout  de  suite  chez  le  plus  voisin  chapelier.  Le 
lendemain,  il  marcha,  sans  s'arrêter,  dans  le 
milieu  de  la  rue,  et  il  fut  encore  décoilfé  sans 
pouvoir  surprendre  son  voleur.  Le  surlende- 
main, il  monta  en  omnibus  ;  son  chapeau  s'éclip- 
sa par  la  fenêtre.  Le  jour  suivant,  il  prit  un  ca- 
briolet ;  son  chapeau  s'envola  par  dessus  la 
capote.  Entin  il  essaya  d'un  fiacre  ;  il  n'y  était 
pas  entré  que  son  chapeau  en  était  sorti.  11  porta 
plainte  à  la  police,  par  l'intermédiaire  de  mon 
ami,  notez  ce  point!  On  lui  donna  successive- 
ment des  escortes  de  sergents  de  ville,  de  gardes 
nationales,  de  municipaux  ;  il  fut  toujours  volé, 
et  les  passants  le  prirent  pour  un  voleur.  11 
porta  de  hideux  chapeaux,  il  s'en  fit  fabriquer 
au  rabais;  ils  y  passèrent  comme  les  autres. 
C'était  une  calamité  inouïe,  une  persécution 
sans  exemple.  Et  remarquez  bien  qu'il  ne  pouvait 
se  dispenser  de  sortir  ;  il  y  allait  d'une  moitié 
de  sa  fortune.  On  lui  prit  ainsi  autant  de  cha- 
peaux qu'il  y  a  de  jours  entre  les  deux  équinoxes, 
c'est-à-dire  cent  quatre-vingt-deux.  A  cette 
époque,  une  des  boutiques  qui  dépendaient  de 
sa  maison  se  trouva  libre;  et  devinez  qui  vint 
s'y  établir?  Un  chapelier.  Cela  tombait  bien; 
voilà  notre  homme  ravi.  11  conclut  avec  son 
nouveau  local.iire  un  arrangement  en  vertu 
duquel  celui-ci  ne  paiera  que  la  moitié  du  loyer 
ordinaire,  et  fournira  au  propriétaire  un  cha- 
peau par  jour.  Mais  voyez  le  malheur  !  à  peine 
avait-il  ainsi  pris  ses  mesures  qu'on  cessa  tout  à 
fait  de  lui  voler  ses  chapeaux.  Il  en  était  pour 
ses  concessions,  lorsque  mon  ami  l'avertit  secrè- 
tement que  le  chapelier  faisait  de  mauvaises 
affaires. 

En  effet,  celui-ci  ne  vendait  absolument  rien. 
Ses  chapeaux  n'allaient  à  personne  :  ils  étaient 
tous  ou  trop  grands,  ou  trop  petits,  selon  le  cha- 
land qui  se  présentait.  Bon  !  notre  propriétaire 
en  prend  acte  pour  résilier  le  bail,  se  faire  payer 
à  terme  et  congédier  le  chapelier  inutile.  Mais 
que  fait  ce  dernier  !  Trois  jours  avant  l'échéance 
du  terme,  il  déménage  de  nuit,  laissant  pour 
tout  paiement  les  chapeaux  de  sa  boutique. 
Passe  encore!  Au  moins  cela  indemnisera  le 
propriétaire  :  peut-être  même  la  valeur  du  fonds 
dépassera  le  prix  du  loyer  échu.  11  se  haie  donc 
de  procéder  à  l'inventaire...  Chose  étonnante! 
On  trouve  dans  le  magasin  adandonné  précisé- 
ment cent  quatre-vingt-deux  chepeaux.  Un 
soupçon  se  glisse  dans  la  tête  si  souvent  dépouil- 
lée du  propriétaire.  11  en  essaie  un,  il  en  essaie 
deux,  il  en  essaie  vingt...  Tous  lui  vont!  Tous 
sont  faits  comme  pour  lui!...  Je  crois  bien! 
C'étaient  ses  quatre-vingt-deux  chapeaux.  Et  ce 
qu'il  y  a  de  picpiant,  c'est  que,  sans  avoir  jamais 
soupçonné  mon  ami,  il  lesalue,  depuis  ceteiniis, 
avec  alfeclation,etillui dirait  volontiers,  comme 
Chicaneau  : 

ïoucbez  là  :  vos  pareUs  sont  g«ns  que  je  révère , 
El  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mou  piJre 
Dans  la  crainte  de  Dieu,  monsieur,  et  des  sergents  1 

—  Cathédrale,  votre  histoire  est  très-édiliantc; 
mais  je  ne  suis  pas  employé   au  même  end      ' 
que  votre  ami,  eUHé  ne  peut  nous  être  ul 
Cependant  cllc^>  (lotjnéjl^!  tetiU)s  de  réllécliir, 
et  voici  tout  hknaemeuU-cttue  j^fcrai.  Coiniais- 


■oit 
ile. 
hir. 


sez-vous  la  série  de  caricatures  intitulée  :  Les 
mauvais  locataires? 

—  Oui,  mais  je  ne  les  trouve  pas  aussi  mauvais 
qu'ils  pourraient  être. 

— Excepté  celui  dont  je  veux  parler,  qui  prend 
un  bain  de  pieds  dans  sa  chambre  transformée 
en  lac... 

—  Mais  vous  m'inonderez  !  s'écria  la  Cathé- 
drale, pénétrant  d'un  seul  coup  le  projet  de  son 
ami. 

—  Du  tout.  Cela  ne  durera  que  cinq  minutes, 
et  le  plancher  est  solide.  Je  monte  tous  mes 
meubles  au  troisième;  je  ne  garde  qu'une  table 
et  une  chaise.  Sur  la  table  je  mets  mes  hottes, 
sur  la  chaise  j'assieds  ma  personne.  Vous,  vous 
travaillez  innocennnent  à  votre  bureau,  au-des- 
sous de  moi.  H  y  a  un  pied  d'eau  dans  toute  ma 
chambre.  Une  planche,  fixée  au  bas  de  ma  porte 
et  calfeutrée  avec  soin,  retient  seule  le  torrent 
prêt  à  bondir  dans  l'escalier.  Dans  ce  moment, 
je  frappe  trois  coups  au  plancher  avec  une  bûche. 
C'est  le  signal.  Vous  vous  levez,  et  vous  criez  à 
l'inondation.  Lagarde  accourt,  vous  l'envoyez 
chez  moi,  il  ouvre  ma  porte...  Voyez-vous  d'ici 
la  lithographie  !  —  Monsieur  !  s'écrie-t-il,  c'est 
une  indignité! — Monsieur!  votre  maison  est 
humide;  on  en  fait  ce  qu'on  peut.  Je  suis  logé 
comme  un  goujon,  mais  je  ne  m'en  plains  pas  ; 
je  m'en  lave  les  pieds...  vous  en  répondrez  de- 
vant Dieu  !  — 11  descend  furibond.  Mais,  avant 
qu'il  soit  en  bas,  j'ouvre  mon  écluse  et  je  trans- 
forme l'escalier  en  une  épouvantable  cataracte. 
11  tombe,  il  s'abime,  il  se....  je  me  tais  !  Mais 
s'il  lui  faut  une  épitaphe,  je  lui  destine  celle- 
ci  qui  en  vaut  bien  une  autre  :  Ci-git  Gaspard 
Lagarde,  marchand  de  vins,  noyé  dans  un  esca- 
lier, sur  le  sommet  de  la  butte  Montmartre. 

—  C'est  assez  gentil  !  Mais  où  prendrez-vous 
de  l'eau  ?  le  porteur  d'eau  vous  trahira. 

—  Lourd  édifice  que  vous  êtes!  Et  ce  réser- 
voir confié  à  votre  garde  ?  11  lient  quatre  cent 
cinquante  pieds  cubes  d'eau,  et  il  n'y  a  qu'à  se 
baisser  pour  en  prendre. 

—  Mais  il  est  à  sec. 

—  Eh  bien!  au  premier  orage!....  vous  m'ai- 
derez, ce  sera  bientôt  fait. 

—  Mais  vous  êtes  bien  sûr  que  la  capacité  de 
ce  réservoir... 

—  Nous  pouvons  nous  en  assurer  par  nos 
yeux. 

Et  tous  deux  se  levèrent  en  même  temps,  pour 
s'approcher  de  la  fenêtre.  Le  père  Lagarde  fré- 
mit et  ne  les  attendit  pas;  mais  il  n'eut  que  le 
temps  de  gagner  son  échelle,  et  sa  tête  était  en- 
core au  niveau  de  la  terrasse,  que  déjà  les  deux 
conjurés  ouvraient  avec  bruit  la  fenêtre.  Heu- 
reusement ils  ne  pouvaient  le  voir;  mais  il  n'o- 
sait descendre  un  échelon  de  plus,  de  peur  de 
se  trahir,  et  il  entendit,  dans  le  silencedes  nuils, 
la  grande  voix  de  la  Cathédrale  qui  disait  : 

—  Largeur,  dix  pieds;  longueur,  (piinze  pieds; 
profondeur,  trois  pieds.  Trois  fois  quinze  font 
(piarante-cinq,  et  dix  fois  quarante-cinq  font 
(piatre  cent  cinquante  pieds  cubes.  Le  compte  y 
est.  Malheur  à  lui  ! 

—  IVIallu'ur  à  lui  !  ajouta  l'Orage  d'une  voix 
sourde;  ah  !  vieux  Uacohus,  tu  as  vécu  par  le 
vin,  tu  périras  par  l'eau! 

El  tous  deux  rentrèrent  dans  l'appartement. 
Quelque  effroyable  que  fût  la  conclusion  de 


ce  complot,  Gaspard  lavait  écoutée  avec  bien 
plus  de  Iranijuillité  que  le  reste,  et  1  impression 
qu'il  en  ressentit  ne  ressemblait  pas  au  surcroit 
d'horreur  qu'il  devait  naturellement  éprouver; 
car  il  s'éloigna  en  se  frottant  les  mains  d'un  air 
de  triomphe.  Savez-vous  pourquoi  ?  Le  voici  : 

Pendant  plusieurs  années,  la  pièce,  choisie 
pour  l'exécution  du  crime,  avait  été  habitée  par 
les  mêmes  locataires.  Un  poêle  énorme  avait  sta- 
tionnné,  tout  ce  temps,  au  milieu  de  la  chambre, 
et  sa  chaleur  avait  peu  à  peu  desséché,  char- 
bonné,  calciné  la  partie  du  plancher  (jui  le  sou- 
tenait, tandis  que  son  poids  affaissait  en  propor- 
tion les  boulins  elles  lambourdes  rongés  par 
l'action  du  feu.  Sur  ces  entrefaites  avaii  eu  lieu, 
dans  les  carrières  situées  sous  la  maison,  un  de 
ces éboulemens  journaliers  qui  déterminent,  à  la 
surface  du  sol,  ce  que  lesgens  du  ])ays  appellent 
des  cloches.  La  secousse  avait  ébranlé  et  lézar- 
dé les  murailles.  Cédant  à  l'effet  combiné  de  ce 
l>oele  qui  pesait  à  son  centre,  et  des  i)arois  de  la 
chambre  qui  s'écartaient,  les  solives  avaient 
craqué  vers  l'endroit  affaibli,  en  même  temps 
qu'elles  sortaient  de  leurs  mortaises  dans  tout 
le  contour  du  plancher.  Mais  tout  s'était  replacé 
promptement  :  on  avait  enlevé  le  poêle,  recar- 
relé son  emplacement,  gardé  le  secret,  et  il  n'y 
parraissaitplus. 

On  devine  le  reste. 

Le  13  juin,  à  midi,  un  orage  magnifique  écla- 
tait sur  la  capitale.  Après  une  demi-heure  de 
station,  la  nuée  gigantesque  se  retira  vers  les 
hauteurs  de  Gentilly,  et  conlinua  de  promener 
ses  grandes  ombres  sur  les  horiyons  d'Ivry,  de 
Villejuif  et  de  Sceaux.  Mais  déjà  le  réservoir  du 
hon  homme  Lagarde  était  plein  pardessus  les 
bords.  A  quatre  heures,  Pierre  Troude  arriva 
triomphant.  Son  premier  mouvement  fut  de 
courir  au  réservoir,  et,  en  le  voyant  rempli  d'un 
trésor  de  vengeance,  il  ne  put  retenir  un  éclat 
de  rire  sauvage,  auquel  répondit  le  roulement 
lointain  de  la  foudie. 

—  C'est  bien!  dit-il,  la  tempête  m'est  fidèle, 
et  nous  nous  entendons.  Voilà  un  heureux  pré^ 
sage!  Allons,  Cathédrale,  main-forte  à  l'Orage! 

Tous  deux  se  mirent  à  l'œuvre.  Placide  pui- 
sant, Troude  portant  les  seaux,  comme  s'il  se 
filt  agi  d'éteindre  un  incendie.  A  six  heures 
moins  un  quart,  tout  était  prêt.  Pierre  Troude 
était  à  son  posie,  elle  picoteur  au  sien,  c'est-à- 
dire  positivement  au-dessous  de  son  périlleux 
complice.  Mais  déjà  un  autre  spcciacle  se  dérou- 
laii,  déjà  un  autre  événement  se  préparait  au- 
dehors.  L'orage  du  matin,  toujours  acculé  à 
l'horizon  .  s'avançait  en  ce  moment  vers  les 
cOlés  d'Argenteuil,  et,  laissant  derrière  lui  le 
mont  Valérien,  franchissant  à  pas  de  géant  la 
vallée  de  Nanterre ,  dépassant  de  sa  crèle  bleuâ- 
tre le  village  de  Carrières,  jetait  en  courant  sa 
teinte  anloisée  sur  le  revers  l>lancs  des  collines 
d'Orniesson.  Sans  bruit,  sans  menace,  sans 
ipi'un  éclair  le  trahit,  sans  qu'un  coup  de  foudre 
l'annonç.lt,  en  cimi  minutes  il  avait  cerné  Saint- 
l>enis.  et  bientiM  il  roula  sur  la  pleine  ses  ava- 
lanches régulières,  précéilées  d'un  tourbillon  de 
vent.  Sur  la  terre,  c'était  comme  le  front  de  ba- 
taille d'une  légion  vaporeuse,  dévorant  sous  sa 
poussière  humide  les  lignes  de  grandes  routes, 
les  prés  verdoyants,  les  maisons  éparses  ;  dans  le 
Ciel,  c'était  comme  im  immense  rideau  qui  jç 


;-  202  — 


tii-iiit  lilaiicliîUi-c  CM  ;iv;\nt  (lu  rlochcr  di  S.iinl- 
Denis,  et  qui  masqua  tout  à  coui)  la  lointaine 
décoration,  comme  s'il  se  fût  a^'i  île  changer  la 
toile  lie  ionil  dans  un  tliéfttie  l^nlastique.  l'uis 
le  silence  continua  lie  rcijner.  On  eût  dit  que 
l'ieire  Tioude  était  le  réijisseur  charijé  île  faire 
yjqiarailre  le  dernier  laldeau  dans  ce  drame 
atmosphérique  :  car  il  choisit  ce  moment  pour 
frapper  avec  sa  bûche  les  trois  coups  convenus 
au-dessus  du  bonnet  de  coton  de  son  ami.  —  Il 
n'avait  pas  lini,  qu'un  coup  de  tonnerre,  un  seul 
mais  sec,  horrible,  éclatant,  retentit  derrière  le 
brouillard....  Et  en  même  Itmps,  la  partie  cen- 
trale du  plancher  sur  laquelle  se  tenait  notre 
héros,  détrempée,  fatiguée  par  l'énorme  poids  i 
de  liquide  qui  la  surchargeait,  achevée  en  outre 
parles  trois  coups  de  bûche,  «ouvrit  tout  ù 
coup  et  devint  une  larue  et  béante  crevasse, 
vomùssanl  des  torrents  ijui  se  heurtaient  et  s'en- 
trecroisaient, tandis  que  Troude,  semblable  au 
dieu  des  tempêtes,  tout  assis  et  tout  armé,  tenant 
sa  bûche  à  la  main,  tomba,  au  milieu  de  ce  dé- 
luge, avec  sa  table  et  ses  bottes,  et  parmi  les  dé- 
combres du  plancher  qui  sabimait  autour  d'eux, 
sur  les  épaules  de  l'Iacide-Honoré-Sulpice  Le 
Charpenié.  Ce  fut  tout.  Quand  le  rideau  de 
nuages  se  relira,  la  cathédrale  de  Saint-Uenis 
n'avait  plus  de  Hêche  :  quand  l'ierre  Troude  se 
releva,  l'Iacide-Honoré  n'avait  plus  de  bonnet 
de  coton. 

Mais  il  avait  quatre  bosses  à  la  tête,  une 
épaule  démise,  trois  côtes  enfoncées,  tous  ses 
outils,  toutes  ses  planches,  inondés,  brisés,  dis- 
persés, l'ierre  Troude  était  fort  peu  endomma- 
gé. tJe  qui  lui  fil  plus  de  mal  que  vingt  contu- 
sions, ce  fut,  en  levant  les  yeux  vers  ce  qui  avait 
été  sa  chambre,  de  voir  la  porte  occupée  par  un 
groupe  aérien,  composée  du  père  Lagarde,  du 
maire  et  de  deux  adjoints,  lesciuels  souriaient 
de  quatre  soui  ires  salanicpies  et  dressaient  pro- 
cès-verbal. Lavés,  rompus,  balîoués,  congédiés 
et  séparés,  car  l'Iacide-Honoré  fut  contraint  de 
prendre  un  logement  h  l'hôpital,  les  deux  re- 
belles furent  encore  humiliés  par  la  clémence 
du  propriétaire  qui,  se  trouvant  assez  vengé, 
leur  fil  grâce  des  dommages-intérêts. 

Ce  fui  ainsi  que  l'Orage  fondit  sur  la  Cathé- 
drale. 

O  rrovidence  !  ô  ju&iice  des  propriétaires!  Les 
chambres  ont  voté  cent  cinquante  mille  francs 
iiour  la  reconstruction  de  la  lièche  de  Saint- 
Denis,  et  rien  pour  la  réparation  de  Placide- 
Honoré-Sulpice  Le  Charpenié. 

Maurice  SAmx-AGUET.: 
[Journal  général  de  France). 


m: 

FLO^IAIT. 


En  1779,  la  belle  terre  de  Sceaux,  qu'habitait 
M.  le  duc  de  Penlhièvre,  et  où  il  tenait  ce  qu'on 
appelait  alors  sa  cour,  était  un  lieu  de  refuge 
con^  les  passions  nouvelles  qui  boudlonnaient 
déjà  en  France,  un  asile  paisible,  où  l'on  ne  s'oc- 
cupait que  de  plaisir»,  de  Ijienfaisance  et  d'éti- 


(|U('llc,  seul  ridicule  qu'on  pût  reprocher  au 
vieux  duc;  il  est  vrai  de  dire  que  l'étiquette 
grave  observée  Ji  Sceaux  était  pour  M.  de  Pen- 
lhièvre une  tradition  paternelle;  il  en  avait  reçu 
les  rudimens  cérémonieux  de  son  père  le  comte 
de  Toulouse,  qui  lui-même  les  tenait  de 
Louis  XIV.  L'étiquette  de  Sceaux  était  donc  d'un 
siècle  en  arrière  et  jurait  avec  les  formes  demi- 
anglaises  de  la  société  d'alors  ainsi  qu'avec  la  li- 
berté de  manières  que  Marie-Antoinette  s'effor- 
çait d'introduire  à  Versailles  et  à  Trianon  ;  mais 
cette  étiquette  commandée  par  un  vieillard  d'une 
figure  majestueuse  et  d'une  vie  austère  avait  à  ' 
Sceaux  quelque  chose  de  naturel  qui  lui  eût 
manqué  ailleurs.  L'homme  qui  répandait  le  plus 
d'agrément  dans  cette  petite  cour  était  M.  le 
chevalier  de  l'iorian ,  capitaine  de  dragons, 
membre  de  l'Académie  française  etgentilhomme 
ordinaire  du  prince.  On  disait  dans  le  monde 
que  M.  de  Florian  avait  été  reçu  à  l'Académie 
pour  son  courage  et  fait  capitaine  pour  son  es- 
prit, ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'avoir  beaucoup 
de  bravoure  personnelle;  quant  à  sou  esprit, 
ou  à  son  talent,  il  suffit  de  se  rappeler  ses  fables, 
qui  viennent  immédiatement  après  celles  de  La 
Fontaine ,  pour  approuver  le  choix  de  l'Aca- 
démie. 11  eut  le  tort  de  donner  des  bergeries 
dans  un  moment  où  l'on  s'occupait  de  toute  au- 
tre chose  que  de  pastorales,  et  des  bergeries  aux- 
quelles il  manquait  un  loup.  C'était  un  homme 
d'une  humeur  facile  et  gaie,  d'un  caractère 
doux,  d'un  goût  pur;  il  tenait  à  Voltaire  par  la 
parenté  ,  à  la  cour  par  sa  position,  au  progrès, 
si  nous  pouvons  nous  exprimer  ainsi,  par  ses 
relations  d'amitié  avec  M.  d'Argenlal,  chez  le- 
quel on  jouait  ses  pièces  avant  qu'elles  fussent 
livrées  à  la  Comédie  Italienne  ;  il  s'y  chargeait 
volontiers  du  rôle  d'Arlequin  dont  il  reprodui- 
sait à  merveille  les  grâces  naïves  ;  c'est  peut- 
être  de  lui-même  qu'il  s'est  souvenu  lorsque, 
dans  une  de  ses  plus  jolies  fables,  il  parle  : 

D'im  petit  Arlequin  leste,  bien  fail,  bien  mis, 
Qui,  sa  balle  à  la  main,  d'une  grâce  légère, 
Courait  après  un  masque  en  liabit  de  bergtre. 

Or,  cette  bergère  après  laquelle  courait  en  i77o 
M.  de  Florian,  était  une  madame  Amélie  de  N*** 
jeune  veuve,  commensale  habituelle  du  château 
de  Sceaux ,  Italienne  et  parente  du  duc  de  Mo- 
dène,  ce  qui  lui  donnait  aussi  un  degré  de  pa- 
renté avec  M.  de  Penlhièvre  qui  avait  épousé 
une  princesse  d'Est.  Madame  de  N***,  vive  un 
peu  coquette  et  doucement  tourmentée  de  ses 
vingt-cinq  ans,  avait  de  ses  deux  yeux  noirs  re- 
marqué le  chantre  d'Estelle,  et  celui-ci  en  était 
d'autant  plus  flallé  ,  que  depuis  longtemps  il  ai- 
mait en  secret  la  belle  veuve,  et  ijue,  quoique 
jeune  et  bien  fait,  il  avait  peu  d'espérance,  car 
il  était  laid;  c'était  là  le  ver  rongeur,  la  plaie 
secrète,  qui  tourmentaient  le  gentilhomme  et 
l'homme  de  lettres,  d'autre  part  si  heureux.  Un 
de  ses  contemporains  nous  a  conté  qu'au  mo- 
ment de  la  publication  de  ses  fables  qui  ont  paru 
avec  son  portrait,  il  le  trouva  un  jour  hésitant 
au  milieu  de  cinq  ou  six  épreuves  envoyées  par 
autant  de  graveurs  qu'il  avait  mis  à  contribu- 
tion : 

— •  Voyez,  mon  ami ,  lui  dit-il ,  me  voilà  indé- 
cis et  ne  sachant  me  reconnaître  parmi  toutes 


ces  images  que  leurs  auteurs  trouvent  toutes 
fort  ressemblantes. 

L'ami  examine  un  moment  toutes  ces  gravu- 
res, puis  indique  du  doigt  celle  qui  reproduit  le 
mieux  les  traits  de  l'auteur.  C'était  la  plus  laide. 
Florian  rougit,  se  déconceite,  récuse  le  juge 
qu'il  a  choisi,  et  se  décide  pour  une  figure  in- 
signifiante et  qui  n'avait  aucun  de  ses  traits. 
Voilà  le  portrait  que  nous  avons  de  lui  ;  c'est 
celle  faiblesse  qui  lui  faisait  rechercher  le  rôle 
d'arleipiin;  il  élait  à  l'aise  sous  le  masque  ,  et, 
délivré  de  toute  préoccupation  puérile,  se  lais- 
sait aller  sans  arrière-pensée  à  sagaltéetàson 
naturel.  Malgré  celte  laideur  qu'il  s'exagérait, 
madame  de  M'**  avait  cédé  à  la  grâce  de  sa  con- 
versation et  à  une  délicatesse  de  sentiment  qu'il 
savait  animer  de  tout  le  piquant  de  l'esprit. 
Celle  liaison  à  peine  commencée  et  qui  se  for- 
mail  sous  le  frais  des  ombrages  de  Sceaux,  de- 
vait se  heurter  contre  l'inévitable  écueil  (|ui  me- 
nace le  bonheur  de  tous  les  héros  de  roman.  M. 
de  Florian  avait  un  rival,  c'était  un  comte  ita- 
lien de  très  noble  race,  qui  cumulait  auprès  de 
madame  de  ^** ,  et  à  son  grand  déplaisir  ,  les 
doubles  fonctions  de  cavagliere  serrcnte  et 
de  patilo  ;  il  siguor  Sigismond  de  la  Criisca 
avait  à  peu  près  l'âge  de  M.  de  Florian,  mais  il 
était  bicT  plus  beau  que  lui  et  surtout  plus  ri- 
che; l'ambition  cependant  rattachait  à  la  jeune 
veuve  plus  que  l'amour;  il  espérait,  en  l'épou- 
sant, entrer  au  service  de  France,  et  la  protec- 
tion de  madame  de  Penlhièvre  devait  lui  servir 
à  s'avancer.  M.  de  la  Crusca  suivait  celle  qu'il 
aimait  comme  une  ombre;  si  madame  de  N'** 
entrait  dans  une  allée  ,  elle  voyait  à  l'autre  bout 
s'avancer  vers  elle  cet  amant  infatigable;  si  elle 
montait  à  cheval ,  M.  de  la  Crusca  galopait 
dans  la  plaine;  quitlait-ellepour  qiielquesjours 
|a  résidence  de  Sceaux  ,  c'était  la  première  per- 
sonne qu'elle  voyait  à  Paris  ;  il  la  suivait  aux 
siieclacles  ,  à  l'église  ,  partout  ;  c'était  une  im- 
portunité  de  toutes  les  heures  et  de  tous  les 
lieux.  Lasse  enfin  d'une  poursuite  qui  ressem- 
blait à  de  l'espionage,  madame  de  M"**  menaça 
son  persécuteur  de  chercher  un  refuge  jusque 
auprès  de  M.  de  Penlhièvre  lui-même,  et  elle 
obtint  un  peu  de  répil.  Mais  le  duc,  qui  voyait 
avec  peine  (jue  sa  fille  madame  la  princesse  de 
Lamballe  demeurât  veuve,  résolut  de  marier 
au  moins  sa  cousine  ,  et  jeta  les  yeux  sur  M.  de 
Ij  Crusca ,  auquel  il  proposa  franchement  la 
main  de  la  jeune  veuve. 

—  Ah  !  monseigneur  ,  s'écria  l'Italien  en  [se 
jetant  aux  pieds  du  duc,  malgré  votre  protec- 
tion, je  ne  serai  jamais  assez  heureux  pour  faire 
ce  mariage:  madame  de  N**  a  une  passion. 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  monsieur  le  comte, 
s'écria  le  vieux  duc  en  rougissant. 

Alors  M.  de  la  Crtisca  raconta  avec  beaucoup 
de  circonlocutions  l'amour  de  madame  de  N'*'* 
pourM.de  Florian.  Jaloux  de  se  venger  d'une 
femme  qui  l'avait  repoussé ,  et  craignant  en 
même  temps  de  s'attirer  le  ressentimenl  du  che- 
valier, il  présenta  les  choses  d'une  manière  telle 
qu'il  paraissait  que  madame  de  N**  avait  attiré 
à  elle  le  chevalier,  qui  n'aurait  cédé  que  parce 
qu'il  y  a  des  avances  auxquels  un  galant  homme 
ne  résiste  pas.  Selon  l'Italien,  celte  dénoncia- 
tion qui  compromettait  la  veuve  devait  engager 
le  duc  à  hâter  un  mariage  devenu  nécessaire 


—  203  — 


avant  que  cette  intrigue  s'ébruilfit ,  et  il  savait 
bien  que  M.  de  l'tnlliit'vre  regardait  M.  de  Flo- 
rian  coinnie  d'uno  trop  pdile  noblesse  i)i)urliii 
accorder  la  ninin  de  sa  parente.  Ce  raeul  vil  de 
51.  delà  Crusca  ne  fui  pas  eehii  d'un  vrinre 
fier,  d'une  àme  droite,  etipii  avait  une  opinion 
lr(\s  élevée  du  respect  qu'on  devait  yarder  pour 
tous  les  membres  de  sa  famille;  il  fut  indigné 
d'entendre  bassement  calomnier  une  femme 
dont  il  l'tail  le  protecteur  naltncl. 

—  Vous  en  avez  menti,  dit-il,  en  tournant  le 
dosa  l'accusateur. 

Puis  revenant  sur  ses  p;is,  et  voulant  apjia- 
reniment  satisfaire  celle  curiosil('  pui'rile  ipii 
porte  les  vieillards  inoccupés  à  s'enquérir  de  ce 
(jui  se  passe  autour  d'eux. 

—  Je  vous  défie  ,  monsieur,  ajonla-l-il,  de 
m'apporter  la  preuve  de  ce  que  vous  venez 
d'avancer. 

—  Peut-être,  monseigneur,  répondit  M.  delà 
Crus'-a  ,  î\  qui  les  dcrnii'Tcs  paroles  du  duc 
avaient  rendu  l'espérance  de  se  venger. 

Cependant  les  amours  de  M.  de  Florian,  déjà 
menacés  d'un  orage  ,  étaient  loin   délre  aus-i 
heureux  qu'on  le  supposait.  Mme  de  N*'*,  soit 
co((uetterie  ,  soit  erainle  ou  indécision  ,   relar- 
dai! un  aveu  demandé  i);!r  des  lettres  pressantes 
et  imploré  dans  des  romnnces  aussi  lendres  ([ue 
celles  de  Néinoi  in  à  Estelle.  Les  occasions  de  se 
voir  seuls  étaient  rares;  le  matin  M.  de  Pen- 
Ihièvre  retenait  auprès  de  lui  son  genlilhomme 
oiilinaire  ,  dansTaprès  midi  il  y  avait  louj'iuis 
noinbieuse  compagnie  au  château  ,   la  nuit  ilo- 
rian  travaillait  :  car  au  milieu  (lu  luxe  princier 
dont  il  était  entouré,  il  vivait  dans  une  gène 
conlinnelle,  payant  les  dettes  de  son  i)ère  qui 
lui  avait  laissé  une  succession  fort  obérée;  mais 
enfin  ilepuisqucbiues  jours  Goitzalve   de  Cor- 
clou  était  aclv  vé  et  le  l'récis  hùloiique .sur  hs 
.t/«wre«  avait  été  livré  <à  Oidot;   il  ne  s'agissait 
jilus  ipiederecevoir  la  traite  de  l'éditeur  (car  alors 
comme  aujourd'hui  les  libraires  avaient  la  mau- 
vaise habitude  de  ne  pas  payer  en  ai'genl) ,  de 
l'endosser  et  île  faire  passerce  fruit  de  ses  veilles 
aux  dernières  créances  d'un  père  prodigne.  Flo- 
rian  pouvait  song;  r  à  ses  amours  ;  il  se  mit  donc 
en  quête  de  madame  de  N'*'**.  Semblable  à  En- 
gnerrand  que  tontes  les  routes  ramenaient  au 
palais  de  Strigilline ,  il  parcourait  les  salons, 
fouillait  les  allées  ,  visitait  les  pares,  et  après 
toutes    ces   courses ,  tontes   ces   allé(s  et   ces 
venues,  lise  trouvait   toujours  sur  le  pallier 
de  madame  de   IN"***,  sans  l'avoir    rencontrée 
et  sans  oser  pénétrer  dans  son   appartemeni, 
mais  non  sans  avoir  été   obligé  de  ré|iondre 
vingt  fois  au   traître  saint  de  M.  de  la  Crusca. 
La  prudente  Italienne  aimait  les  amours  mysté- 
rieux, elle  se  méfiait  de  son  rusé  compatriote  et 
redoutant  en  même  temps  les  censures  sévères 
de.M.  de  Penthièvre, demeurait  réiluse  dans  son 
appartement,  es|n'rant  des  temps  meilleurs.  Ce- 
liendant  l'iorian  demandait   un  aveu  depuis  si 
longtemps,  il  était  si  éi)ris  et  depuis  (|uel(Hies 
jiiurs  paraissait  si  i)réoecupé  du  désir  qu'avait 
M.  de  l'enlliièvre  de  la  marier,  (|u'elle  se  résolut 
à  mettre  lin  aux  in(|uiéludes  d(!  son  lierj;er.  Elle 
prend  un  papier  parfumé,  et  se  liant  à  la  loyauté 
de  celui  iju'elle  aime,  elle  écrit  : 
—  Soyez  tranquille,  monsieur  le  ciievalicr, 


votre  rival  prétendu  ne  ;doil  point  vous  donner  i 
d'inquiétude  ;  je  vous  aime. 

Elle  ploie  eeltelettre  quien  dit  tant  en  pcude  j 
mots,  puis  la  doiuieà  sa  femme  dechanduT  pour  | 
(pi'elle  soit  remise  à  M.  le  chevalier  avec  ses  let- 
tres de  Paris.  La  feuune  de  chambre  descend 
dansla  cour  du  château,  y  rencontre  le  coureur 
du  duc,  lui  demande  s'il  a  queh|ue  chose  iiour 
M.  de  Florian.  Le  coureur  arrivait;  il  fouille 
en  son  bissac,  trouve  une  lettre,  la  remet  à  la 
sonbielte,  et  eelle-ri  cotn-t  après  le  poète.  IM.  de 
la  Crusca  ,  infatigable  Argus,  avait  tout  vu;  il 
suit  la  messagère  d'amour  et  s'égare  après  elle 
dans  les  méandres  verdoyans  qui  avoisinent  le 
chMeau  on  Florian  rêvait  en  attendant  le  mo- 
ment de  se  iirésenter  an  salon. 

—  Monsieur,  lui  dit  la  femme  de  chamiire, 
voici  une  lettre  de  Paris  !  et  elle  lui  glissa  les 
deux  missives. 

Florian  ouvre  l'une  au  hasard,  c'était  une  let- 
tre d'affaires; sans  l'achever  il  ouvre  l'autre.  Que 
devient-il,  grand  Dieu  !  dès  qu'il  l'a  lue?  Il  ne 
se  connaît  plus,  il  saule,  il  pousse  des  cris  de 
joie,  il  jiarle  to\it  seul,  et  semblable  à  Arlequin, 
il  se  sait  le  meillenrgrédn  monde  d'avoirappris 
îi  lire.  M.  delà  Cr  :sca,  ol  s  rvant  de  trop  loin 
pour  voir  que  Florian  a  reçu  deux  lettres,  est 
témoin  de  ces  transports  violens,  de  cette  joie 
inaccoutumée,  et  il  ne  doute  pas  qu'à  (|uel(|nes 
pas  de  lui  ne  soit  la  preuve  (|ue  demande  M.  de 
Penthièvre;  mais  il  s'agit  de  s'en  emparer,  lls'é- 
loigne  un  moment,  fait  un  détour,  jniis  revient 
sur  ses  pas  et  s'avance  veis  Florian.  Dès  ipie  ee- 
Ini-ei  voit  son  ennemi,  il  froisse  dans  sa  main 
l'heureux  billet  de  madame  de  N"*  et  le  cache 
sur  son  cœur;  quant  î)  la  lettre  de  Paris,  il  la  met 
négligemment  dans  la  poche  de  sa  veste.  M.  de 
la  Crusca  aborde  le  poète;  il  parle  de  Paris,  de 
l'Opéra,  de  la  réunion  rassemblée  au  château; 
piiisenlendant  un  léger  bruit  dans  la  bruyère  : 

—  Ah  !  monsieur  le  chevalier,  dit-il,  voilà  un 
de  vos  amis  qui  broute  le  serpolet,  j'entends 
Jean  lapin. 

Florian  détourne  la  tête,  et  l'Italien,  avançant 
la  main,  eidève  la  lettre  dont  un  des  angles  sor- 
tait du  gousset  de  salin  q\ii  la  contenait. 

—  Le  voilà  qui  fuit  parmi  ces  bouleaux,  dit 
encore  l'Italien. 

—  Un  beau  lapin,  n:a  foi,  répondit  Florian,  en 
suivant  de  l'œil  l'animal  qui  détalait,  nous  avons 
troublé  son  souper. 

—  Pardon,  monsieur  le  chevalier,  ])arib>n,je 
vous  laisse  h  vos  rêveries  et  vais  me  montrer  an 
salon. 

Le  jour  londiail  et  l'éclat  des  bougies  éclairait 
déjà  le  salon  du  due  ,  lorsipie  IM.  de  la  Crusca  y 
entra  ;  il  alla  droit  au  duc. 

—  Monseigneur,  lui  dit-il,  en  lui  remettant  la 
lettre  dérobée,  vous  m'avez  accusé  de  mensonge 
et  m'avez  demandé  une  preuve  ;  laroilà. 

Madame  de  N**"*  était  à  deux  pas,  elle  entendit 
tout,  et  ne  (huilant  pas  (jue  son  inlidèle  femme 
de  chambre  n'eût  veiulii  son  secret,  elle  se  trou- 
bla, pàlil,  et  (initiant  la  place  (lu'elle  occupait, 
elle  chercha  des  yeux  une  issue  pour  sortir  du 
s;don  sans  être  remarquée  ;  dans  ce  moment 
même  Florian  entrait,  l'air  joyeux,  le  jarret  ten- 
du et  dans  l'attitude  triomphante  d'un  amant 
aimé;  ses  premiers  regards  tombèrent  sur  ma- 
dame de  N**"*  qu'il  vil  j>àlc  cl  Iremblanlc. 


—  Qu'ave.» -vous,  madame,  lui  dit-il  '.' 

—  M.  le  due  désire  parler  à  M.  le  chevalier,  lui 
dit  un  page  en  lui  désignant  le  fond  du  saloD. 

Florian  obéit  et  quitte  celle  qu'il  adorait,  en 
maudissant  pour  la  première  fois  cette  servitude 
dorée  qui  l'altachean  prince.  M.  de  Penlhièvres 
était  debout  devant  une  table,  une  lettre  à  la 
main  ;  il  send)lait  ijue  ce  papier  lui  avait  hrtûè 
les  doigts,  il  n'osait  pas  y  jeter  les  yeux  :  tant()t 
pour  satisfaire  sans  remor.îs  5  une  curiosité  qui 
augmentait  à  chaijue  inslant ,  il  se  disait  qu'il 
avait  un  conti  rtle  natui-el  à  exercer  sur  la  con- 
duite de  sa  jeune  parente  et  sur  celle  de  M.  de 
florian,  son  gentilhomme  ordinaire;  tantôt  ne 
pouvant  se  dissimuler  que  celte  lettre  avait  été 
dérobée,  il  rougissait  à  la  seule  idée  de  profiler 
d'une  déloyauté  pareille  :  la  j)roteclion  qu'il  de- 
vait à  madame  de  N"*  lui  donnait-elle  le  droit 
de  pénétrer  ses  secrets?  Et  pour(|noi  ne  j)as  s'ex- 
pliquer avec  M.  de  Florian  jdulôt  que  de  lire 
ses  lettres? 

Dès  qu'il  aperçut  le  poêle,  sa  mauvaise  hu- 
meur augmenta  :  mais  cédant  néanmoins  à  ses 
penchans  les  jdus  généreux  : 

—  Monsieur  le  chevalier,  lui  dit-il,  en  pla- 
çant la  lettre  sur  une  bougie  ,  je  ne  veux  pas 
savoir  vos  secrets;  maissongez  que  je  ne  veux  pas 
non  plus  que  vous  en  ayez  chez  moi. 

—  Ah  !  monseigneur,  s'écria  Florian  en  se  je- 
tant sur  la  lettre  eni'ammée,  i\\\e  faites-vous, 
monseigneur?...  C'est  la  seule,  monseigneur... 
je  n'ai  pas  (i'autre  titre. 

—  Je  l'espère  bien  ainsi,  disait  le  duc  de  Pen- 
thièvre. 

Florian  éteignait  les  flammes  dans  ses  mains  ; 
il  brillait  ses  manehettes  et  s'écriait  toujours  : 

—  Mais  lisez  donc,  monseigneur,  lisez;  votre 
altesse  ne  veut  pas  assurément  que  je  perde  le 
fruit  de  mes  soins? 

—  Au  contraire,  répondait  l'enlété  vieillard. 

—  Il  s'agit  de  pnyer  une  dette  sacrée,  dit  enfin 
Florian  en  arrachant  des  mains  du  duc  un  lam- 
beau fumant  da  sa  lettre;  et  voyez,  monsei- 
gneur, lisez  vous-mérae. 

M.  de  Penthièvre  tira  d'un  étui  de  nacre  ses 
lunettes  d'or,  et  tournant  dans  sa  main  une  feuille 
oblongnc  et  calcinée  par  un  bout  ;  il  lut  ce  qui 
suit  : 

«■  Fin  septembre  prochain,  je  paierai  à  M.  de 
Florian,  ou  à  son  ordre,  la  somme  de » 

Le  reste  était  brfilé. 

—  Eh  !  ce  sont  là  tes  billets  doux  ?  mon  pau- 
vre Florian  et  dit  le  duc,  ipii  se  plaisait  quelque- 
fois à  employer  ce  diminutif  amical  dont  \ol- 
taire  s'était  le  premierservi. 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  le  chevalier  en 
rougissant  ;  mais  comment  votre  altesse  a-t-elle 
dans  ses  mains  un  billet  de  M.  Didol  qui  était  il 
y  a  dix  minutes  encore  dans  ma  poche  ? 

>l.  de  Penthièvre  regarda  autour  de  lui,  M.  de 
la  l^rusca  avait  disparu. 

—  De  quelle  soMune  était  ce  billet  ?  demanda 
le  duc. 

—  De  mille  écus,  monseigneur. 

—  Mon  trésorier  vous  comptera  demain  six 
mille  livres. 

—  Permettez,  mon.seigneur,  rien  n'est  perdu, 
j'irai  demain  à  Paris,  je  rendrai  ce  fragment  de 
billet  à  M.  Didol,  et  il  me  donnera  uu  litre 

i  nouveau. 


—  Q04  — 


•ms 


Eh  bien!  chevalier,  vous  aurez  alors  neuf 

raille  livres. 

Le  leiuiemain,  M.  le  chevalier  île  Flarian  avait 
eu  l'avaiUaue  dv  iloniui-  un  bon  coup  ilViiée  à 
M.  lie  la  Ciusca,  mais  d'un  autre  coté  madame 
de  ^***  montait  en  chaise  de  poste  pour  retour- 
ner à  Modi^'iie. 

—  Ma  cousine,  dit  le  due  en  déjeunant,  est 
partie  pour  rejoindre  sa  famille  ;  elle  a  besoin 
de  respii  er  l'air  natal. 

Six  semaines  plus  lard  les  comédiens  italiens 
donnèrent  la  première  représentation  des  Deux 
billets,  pièce  dont  le  fond  est  exactement  pareil 
à  l'anecdote  t[ue  nous  venons  de  raconter,  et 
pour  l'inventioude  laiiucUe  Horian  n'eut  besoin 
que  de  recourir  à  sa  mémoire.  Douze  ans  ai)rès, 
enfin,  c'est  à  dire  en  1791,  dans  un  moment  où 
la  position  de  Florian  était  compromise,  et  sa  vie 
peut-être  menacée,  il  reçut  de  Modène  la  lettre 
suivante: 

«  Monsieur  le  chevalier  doit  se  souvenir  d'a- 
»  voir  reçu,  en  1779,  à  Sceaux,  une  lettre  où  on 
»  lui  disait/e  vous  aime.  11  n'a  dû  voir  dans 
»  ce»  mots  que  l'aveu  d'une  amitié  dévouée,  qui 
»  aujourd'hui  s'inquiète  des  danyers  qui  le  me- 
a  nacent,  et  lui  olîie,  au  milieu  d'une  famille 
»  qui  le  chérira  comme  un  parent,  asile  sur  et 
»  ijjnoré.  »  Amélik  de  ^***.  » 

Florian  fut  sensible  à  cette  constante  amitié,  à 
ce  yracieux  souvenir  d'un  amour  passé  ;  mais  il 
ne  put  se  résoudre  à  abandonner  son  protecteur 
nisonpays.  M.  de  Penthièvre  mourut  en  93  à 
Sceaux;  Florian  succomba  l'année  d'après  à  une 
maladie  delanijueurqui  l'emporta  à  trente-huit 
ans  ;  il  expira  sous  les  mêmes  ombrages  qui  l'a- 
vaient vu  jeune  et  heureux,  et  fut  enterré  dans 
l'éijlise  du  village  où  l'on  voit  encore  la  modeste 
pierre  qui  marque  la  place  de  son  tombeau. 
Marie  Avcard. 
{Courrier  Français.) 


lie  Cwniaval ,   le  Mont-tlc-Plëté,    \ 
la  Caisse  d'épargne. 


En  1837, 1,331,542  articles  ont  été  engagés  au 
Mont-de-Piété  de  Paris,  pour  23,24 1,562  fr.  — 
1,230,6(17  articles  ont  été  dégagés  pour  21  mil- 
lions Î52,C90  fr. 

En  1838,  1,124,411  articles  ont  été  engagés 
pour  17,098,817  fr.  —  1,048,1 18  articles  ont  été 
dégagés  pour  16,215,230  fr. 

Sur  100  articles  engagés,  77  sont  dégagés  par 
leurs  propriétaires,  18  sont  renouvelés,  5  seule- 
ment sont  vendus  par  l'adminislration  dans  le 
treizième  ou  le  quatorzième  mois  de  la  mise  en 

La  moyenne  des  intérêts  et  frais  pour  un  arti- 
cle dégagé  est  de  66  c.  —  renouvelé,  2  fr.  43  c.— 
vendu,  1  fr.  66  c. 

La  moyenne  des  opération»  pour  toute  l'année 
1838  a  été  de  3,662  articles  engagés  pour  55,096  f. 
et  de  3,414  articles  dégagés  pour  52,8i8  fr.  Cela 
posé,  examinons  les  opérations  du  samedi,  du 
lundi,  du  mardi-gras  et  du  mercredi  des  cendres 
jioiir  les  trois  dernières  années  : 

En  1837,  le  samedi  4  février,  il  a  été  engagé 
3,a-i2  arljcles,  pour  58,598  fi-.;  il  a  été  dégagé 


4,682  articles,  pour  67,150  fr.  —  Le  lundi  0  fé- 
vrier, il  a  été  engagé  3,135  ariicles,  pour 
50,246  fr.  ;  il  a  été  dégagé  3,161  ariicles,  pour 
43,859  fr.  —  Le  mardi,  7  février,  il  a  été  engagé 
2,770  articles,  pour  41,419  fr.;  il  a  été  dégagé 
1,144  articles,  pour  20,039  fr. —  Le  mercredi, 
8  février,  il  a  été  engagé  3,023  articles,  pour 
42,437  fr.;  il  a  été  dégagé  1,581  articles,  pour 
26,865  fr. 

En  1838,  le  samedi  24  février,  il  a  été  engagé 
3,380  articles,  pour  51,930  fr.;  il  a  été  dégagé 
5,778  articles,  pour  73,562  fr.  —  Le  lundi  26 
février ,  il  a  été  engagé  3,667  articles  ,  pour 
58,185  fr.  ;  il  a  été  dégagé  4,197  articles,  pour 
63,062  fr.  —  Le  mardi  27  février,  il  a  été  engagé 
2,920  articles,  pour  49,292  fr.  ;  il  a  été  dégagé 
1 ,578  ariicles,  pour  31,482  fr.  —  Le  mercredi  28 
février,  il  a  été  engagé  3,680  articles ,  pour 
69,088  fr.  ;  il  a  été  dégagé  1;938  articles,  pour 
40,205  fr. 

En  1839,  le  samedi  9  février,  il  a  été  engagé 
3,505  articles,  pour  60,944  fr.  ;  il  a  été  dégagé 
4,938  articles,  pour  64,716  fr.  —  Le  lundi  11  fé- 
vrier, il  a  été  engagé  3, 788articlespour70,746  f.; 
il  a  été  dégagé  4,369  articles,  pour  58,561  fr.— 
Le  mardi  12  février,  il  a  été  engagé  2,913  arti- 
cles, pour  41,827  fr.  ;  il  a  été  dégagé  1,604  arti- 
cles, pour  32,692  fr.  —  Le  mercredi  13  février, 
il  a  été  engagé  3,824  article»,  pour  63,361  fr.;il 
a  été  dégagé  1,752  articles,  pour  27,901  fr. 

De  ces  trois  années  comparées  il  résulte;  l°que 
le  peuple  pris  en  masse,  ne  se  prépare  pas  à  la 
célébration  desjours  gras  par  le  dépôt  au  Mont- 
de-Piété  deseselfets  mobiliers,  qu'au  contraire 
il  dégage  pendant  les  deux  premiers  jours  un 
quart  de  plus  d'articles  qu'il  u'en  engage.  Ce  qui 
s'explique  parce  que  le  nombre  des  personnes 
qui  veulent  se  présenter  aux  réunions  de  famille 
avec  l'habit,  le  chàle,  la  montre  qu'on  leur  con- 
naît est  supérieur  au  nombre  des  personnes  qui 
se  privent  même  de  leurs  outils  pourse  procurer 
même  quelques  instans  de  plaisir;  2"  que  l'in- 
Iluence  du  carnaval  est  immédiate  ;  que  le  troi- 
sième jour  les  engagemens  sont  presque  doubles 
en  nombre,  et  le  quatrième  qu'ils  sont  plus  que 
doubles  des  dégagemens. 

Passons  à  la  contre-parlie  du  Alont-de-Piété, 
à  la  caisse  d'épargne  : 

En  1837,  les  dimanche  et  lundi  gras,  les  dépôts 
à  la  caisse  d'épargne  ont  été  de  570,773  fr. ,  et 
les  demandes  de  remboursement  de  326,769  fr. 
La  semaine  immédiatement  précédente,  les  dé- 
pôts étaient  de  601 ,845  fr.  et  les  demandes  étaient 
de  403,400  fr.  La  semaine  suivant  immédiate- 
ment les  dépôts  ont  été  de  612,266  fr.,  et  les  de- 
mandes de  357,700  fr. 

En  1838,  le  dimanche  et  le  lundi  gras,  les  dé- 
pôts ont  été  de  502,092,  et  les  demandes  de 
398,000  fr.  ;  la  semaine  immédiatement  précé- 
dente, les  dépôts  avaient  été  de  593,995  et  les 
demandes  de  397,797  fr.  ;  la  semaine  suivant 
immédiatement,  les  dépôts  ont  été  de  686,694  f. 
et  les  demandes  de  362,000  fr. 

En  1839  enfin,  le  dimanche  et  le  luudi  gras, 
les  dépôts  ont  été  de  598,126  et  les  demandes  de 
690,000;  la  semaine  immédiatement  précédente, 
les  dépôts  avaient  été  de  776,878  et  les  demandes 
de  5*8,158  fr.  Avant-hier,  dimanche,  il  a  été  re- 
demandé 624,500  fr.,  et  déposé  582,383  fr. 

De  la  comparaison  de  cea  trois  années  il  ré- 


sulte, r  que  le  carnaval  n'empêche  pas  généra- 
lement les  dépôts  de  dépasser  les  demandes  de 
remboursement  ;  2°  que  le  dimanche  et  le  lundi 
gras,  Paris  dépose  à  la  caisse  d'épargne  150  ou 
200,000  fr.  de  moins  que  dans  les  autres  se- 
maines. 

{Le  Droit.) 


SALOIV  DE   1939. 


(  Premier  articie,  ) 

Voici  la  neuvième  fois  depuis  1830  que  le 
Musée  rouvre  ses  portes  aux  artistes,  chaque 
année  i>lus  nombreux,  qui  viennent  demander 
à  leurs  concitoyens  la  vie  pour  aujourd'hui, 
la  gloire  pour  demain.  Voici  la  neuvième  fois 
que  les  autocrates  de  l'institut,  musiciens,  ar- 
chitectes et  autres  juges  aussi  compétens  en 
peinture  viennent  exercer  leur  prérogative  ty- 
rannique  et  désastreuse.  Voici  la  neuvième  fois 
que  le  pacha  du  Louvre  préside  h  l'heureuse  dis- 
position des  toiles  qui  prennent  docilement  la 
place  qu'on  assigne  à  celles-ci  pour  la  signature 
qu'elles  portent,^  celles-là  pour  le  sujet  qu'elles 
représentent. 

Depuis  les  neuf  années  qui  viennent  de  s'é- 
couler quelle  a  été  pour  les  arts  et  pour  les 
artistes  l'utilité  de  Pexposition  annuelle  ? 

L'intérêt  des  artistes  est  tellement  lié  à  celui 
des  arts  qu'il  est  impossible  de  séparer  l'un  de 
Fautre.  Or,  pour  apprécier  le  résultat  de  la  ré- 
forme que  la  révolution  a  apportée,  nous  pen- 
sons qu'il  est  convenable  de  se  reporter  à  l'é- 
poque où  le  Salon  Quinquennal  était  en  faveur  ; 
à  cette  époque  d'académique  mémoire  où  les 
Grecs  et  les  Romains  nous  fatiguaient  de  leurs 
exploits, oùsi  rarement  il  était  permisà  laFrance 
de  parler  de  son  histoire  qui  cependant  a  bien 
aussi  ses  belles  pages  ;  à  cette  époque  ,  disons- 
nous,  le  goût  de  la  peinture  était  fort  peu  déve- 
loppé :  on  ne  prenait  la  palette  qu'en  vue  d'ar- 
river au  Luxembourg  ou  h  l'étalage  des  rues  ,  et 
les  toiles  étaient  d'autant  plus  estimées  qu'elles 
étaient  plus  grandes.  On  travaillait  décidément 
la  toise  à  la  main  :  tant  de  pieds,  tel  prix.  — 
Aussi  voyait-on  en  ce  temps-là  fort  peu  d'ama- 
teurs ou,  pour  mieux  dire,  d'acheteurs.  Car 
alors  la  rareté  des  expositions  ne  pouvait  dis- 
traire des  préoccupations  de  tout  genre  aux- 
quelles cédait  le  public.  Le  nombre  des  personnes 
qui  meublaient  leurs  salons  de  tableaux  était 
donc  beaucoup  plus  restreint  qu'aujourd'hui  — 
et  quand  on  avait  cité  M.  de  Sommariva ,  M.  Laf- 
fitte,  M.  Aguado  et  M.  Soult  (encore  ces  der- 
niers cherchaient-ils  de  préférence  les  tableaux 
anciens)  ,  quand,  disons-nous,  on  avait  cité  ces 
noms  et  quelques  autres,  on  revenait  invaria- 
blement au  Luxembourg  et  aux  enseignes  de 
bouli(iue.  —  C'était  le  beau  temps  des  Forges 
de  Vulcain,  de  la  Galalée,  de  la  Pucelle 
d'Orléans  tidvi  Clair  de  la  Lime. 

On  faisait  une  commande  pour  pouvoir  dire: 
J'ai  chez  moi  un  tableau  de  Girodet  ou  de  Gran- 
ger,  de  Gérard  ou  de  Guérin.  Le  comble  du 
bonheur  était  de  posséder  un  Bélisaire  ((/«/e 
obolumBelisario,  de  David  ou  de  Gérard,  et 
ipiand  on  ne  pouvait  arriver  à  ceux  de  ces  mes- 
sieurs ,  on  se  rejetait  en  désespoir  de  cause  sur 
un  Piudhon  ou  sur  unGéricault,  et  l'on  avait  la 


s-  205 


douleur  de  posséder  un  beau  tableau  sans  s'en 
douter. 

Maintenant  au  contraire  plus  de  Romains,  peu 
de  Grecs,  mais  en  revanche  les  victoires  et  con- 
quêtes de  tous  les  Français  généralement  et 
quelconques ,  depuis  Pharamond  jusqu'à  nos 
jours.  Nous  sommes  ainsi  faits  qu'il  nous  faille 
nécessairement  passer  d'un  extn^me  à  l'autre. 
Après  être  restés  vingt  ans  sans  se  douter  que 
jamais  Français  se  soit  battu,  nos  artistes  se  sont 
rués  inopinément  sur  toutes  les  iiistoires  et  les 
chroniiiues  qu'ils  ont  pu  déterrer.  Lauriers , 
guerriers,  victoires,  gloire,  sont  devenus  le  cri 
de  ralliement  de  l'atelier.  C'est  effrayant.  Heu- 
reusement qu'à  côté  de  toutes  ces  évolutions  mi- 
litaires il  a  surgi  beaucoup  de  petits,  beaucoup 
de  bons  tableaux.  Ceux-ci  nous  dédommagent 
complètement  de  l'invasion  à  main  armée.  La 
peinture  de  genre  a  pris  son  essor.  Le  paysage 
lui-même,  si  abandonné  aux  Bidault  et  aux 
Berlin  (plus  ou  moins  anciens)  a  retrouvé  des 
interprètes  dignes  du  bon  temps. 

On  peut  affirmer  qu'aujourd'hui  les  paysagistes 
sont  plus  avancés  et  mieux  placés  que  les  pein- 
tres d'histoire  et  de  genre.  Ils  ont  trouvé  la  bonne 
voie,  et  quand  Delacroix  hésite  et  cherche,  quand 
Décamps  est  contesté,  Ingres  humilié,  Delaroche 
persifflé,  quand  ces  artistes  éminens  qui  ont 
plus  ou  moins  le  sentiment  de  l'art  n'ont  pu 
s'établir  encore  dans  une  position  sftre ,  — 
les  Cabat,  les  Corot,  les  Aligny,  les  Rousseau 
fn'en  déplaise  à  MM.  du  Jury)  voguent  à  pleines 
voiles  vers  la  terre  promise  et  guident  une  foule 
de  talens  secondaires  qui  charment  encore 
même  après  eux  ;  et  si  quelques  vieillards  pro- 
testent isolément  contre  l'entrainement  dont  ils 
sont  les  victimes  ,  on  respecte  leurs  cheveux 
blancs  et  l'on  passe  silencieusement  devant  leurs 
toiles  que  vient  ensuite  enlever  le  grand  conso- 
lateur des  afiligés  pour  les  colloquer  dans  quel- 
que musée  de  village;  alors  cette  parole  de  lE- 
vangile  s'est  accomplie  :  heureux  les  .pauvres 
d'esprit,  la  division  des  beaux-arts  leur  appar- 
tient. 

Aujourd'hui  tout  le  monde  aime  la  peinture, 
à  des  points  de  vue  différens,  à  des  degrés  plus 
ou  moins  élevés,  il  est  vrai;  mais  le  fait  existe,  il 
est  ac(iuis  aux  artistes.  Aujourd'hui  on  ne  cite 
plus  les  personnes  qui  possèdent  des  galeries, 
mais  en  revanche  chacun  a  son  tableau  qu'il  étu- 
die toujours  avec  plaisir,  parce  (|u"il  a  été  acheté 
le  plus  souvent  en  parfaite  connaissance  de 
cause. 

».  Aujourd'hui  l'on  attend  avec  impatience  l'ou- 
verture du  Salon,  ([uand  autrefois  on  a|)|irenail 
par  hasard  qu'il  y  avait  un  salon. —  On  vient  de 
loin  aumusée,  quand  on  y  entrait  par  désiruvrc- 
ment.  —  On  se  passionne,  qui  pour  Dela'Moix, 
qui  pour  Ingres,  (pii  pour  Décamps;  il  n'y  a  j).is 
jus(|u'aux  bonnes  d'enfans  (jui  se  pftuicnl  d'aise 
devant  les  tableaux  de  M.  Iliard. 

Mais  il  est  arrivé  que  la  multiplicité  des  toiles 
vendues  a  lait  ai>paraUre  un  noud)rc  considé- 
rable déjeunes  peintres  excités  sans  doute  par  le 
succès  des  expositions.  Bien  des  braves  gens  qui 
auraient  fait  de  satislaisaiils  bonnetiers  ou  d'a- 
gréables clercs  d'avoué  ont  voulu  se  produire 
en  dépit  de  père  et  «le  mèie.  Delà  tant  de  mé- 
comptes <'t  de  plaintes;  de  là  tant  de  eoleiie. 
La  coterie  est  la  plaie  de  l'iileller  :  i[ue  de  médio- 
crités destinées  à  être  des  peintres  de  di\-sep- 
liènic  ordre,  sont  liaiisl'onnées  par  leur  eulou- 
ragccn  génies  méconnus,  ensculplcurs  étouffés, 


en  graveurs  incompris  ;  au  point'qu'on  pourrait 
citer  tel  jeune  homme  qui  s'est  fait  une  réputa- 
tion inconcevable  par  des  productions  que  tout 
le  monde  admire  et  que  personne  n'a  vues.  Aussi 
qu'arrive-t-il  ?  Un  jour  ce  même  jeune  homme 
vous  rencontre  dans  la  rue,  vous  lire  par  le  bras, 
et,  silencie\isement,  solennellement  vous  en- 
traîne chez  lui.  —  Arrivé  là,  le  malheureux  qui 
s'était  contenu  jusqu'alors,  ne  se  connaît  ))lus, 
il  gesticule,  il  déhorde,  il  vous  accable  de  ses 
chagrins  domestiques.  —  Le  grand  homme,  ce 
n'est  plus  lui  !  —  C'est  maintenant  un  tel  !  —  Lui 
s'est  sacrifié  neuf  ans  pour  eux  et  voilà  le  prix 
qu'il  en  recueille  !  X*"  le  critique  est  un  assas- 
sin, un  traître,  à  bas  X*'". 

Sans  doue  et  chaque  année  le  constate,  il  sort 
de  la  foule  quelque  nouveau  talent  dont  l'avenir 
s'enrichira  :  sans  doute  il  y  a  bien  quelques 
hommes  fortement  trempés  qui  poursuivent 
avec  courage  leurs  études  consciencieuses. — 
Aussi  pour  ceux-là,  indulgence  et  encourage- 
ment ! 

Celle  année  encore  nous  aurons  à  examiner 
sérieusement  la  peinture  religieuse  faite  par  des 
hommes  peu  sérieux.  Nous  aurons  des  tableaux 
chrétiens  et  néo-chrétiens  de  toute  grandeur, 
de  toute  largeur. —  Tableaux  longs,  tableaux 
ronds,  tableaux  carrés.  —  Que  voulez-vous? 
C'est  le  travers  de  ces  honnêtes  jeunes  gens.  — 
Le  matin  on  fait  sa  première  communion  (sur  la 
toile). —  Le  soir  on  va  chez  Musard  ou  Valentino 
en  Titi  de  bon  ton  ou  bien  en  débardeur.  — 
On  représente  un  anachorète  dans  le  désert,  et 
l'on  passe  le  carême  en  nopces  et  festins.  —  Le 
mot  de  cela,  c'est  que  le  tableau  religieux  est  de 
vente  (pourvu  qu'il  soit  coquet!) — Quel  effet 
croit-on  donc  produire  avec  ces  saintes  du  Prado 
ou  du  Vauxhall  et  ces  ermites  de  carrefour  ? 

Mais  il  nous  tarde  d'eetrer  en  matière.  Cette 
année,  l'exijosilion  est  plus  fertile  en  bons  ta- 
bleaux (|ue  les  années  précédentes.  Le  livret  s'est 
enrichi  des  noms  de  MM.  Descamps,  Alfred  De- 
dreux,  Jules  Dupré,  Isabey,  madame  de  Mirbel, 
qui  n'avaient  point  exposé  depuis  fort  longtemps. 
Ce  (|ui  n'empêche  pas  certains  esprits  cliai;rins 
de  répéter  en  sortant  :  Tous  ces  tableaux  là  sont 
médiocres,  il  n'y  a  rien  de  saillant. 

Une  pareille  assertion  est,  cette  fois  au  moins, 
de  mauvais goiit.  Nousl'expliiiuerons  pour  l'ex- 
cuser sinon  pour  la  justilier  par  une  cirron- 
slance  matérielle sousTinlluence  delaquelle  par- 
lent, sans  le  savoir,  ces  rigides  appréciateurs  (jui 
jugent  aussi  sévèrement  des  toiles  <|u'ds  n'ont  eu 
le  temps  ni  d'examiner,  ni  même  de  regarder. 
Nous  croyons  donc  que  rencombrement  existant 
au  moment  où  les  i)orles  s'ouvrent,  la  dillicullc 
de  se  procurer  un  livret,  la  chaleur  éloulfaiite 
(lu'occasioune  l'aHluencc  du  publie,  produisent 
un  elîel  pénible  siu'  les  amateurs  qui  sont  |irivés 
par  là  de  la  lilierlé  de  leurs  mouvemcns.  On  se 
trouve  porté  dans  le  salon  carré  où  l'on  cherche 
eu  vain  les  personnes  avec  les(|uelles  on  était 
venu.  Si  un  tableau  vous  parait  intéressant,  vous 
ne  pouvez  en  approcher,  au  contraire  vous  êtes 
emprisonné  dans  un  cercle  épais  de  gens  qui 
vousniarchent  sur  les  pieds, logent  leurs  coudes 
d.ins  vos  e^^tcs.  et  vous  forcent  souvent  à  rester 
un  lcin|is  inlini  devant  le  \)his  mauvais  tableau 
du  salon.  Cette  première  impression  d'un  mau- 
vais tableau  dont  vous  ne  pouvez  détourner  les 
yeux,  vous  indispose  et  souvent  décide  de  \otre 
opinion  sur  la  masse.  11  en  résidtc  (pion  se  re- 
tire ébloui,  rouge  de  chaleur  et  de  colère,  en 


jurant  de  ne  plus  retourner  au  milieu  d'une  co- 
hue semblable. 

Il  nous  est  arrivé  de  voir  sortir  du  Musée  des 
personnes  dont  le  caractère  pacifique  nous  était 
bien  connu,  mais  ce  jour-là  l'exaspération  le» 
rendait  méconnaissables. 

Nous  avons  vu  des  visages  pourpres,  violets, 
des  chevelures  en  désordre  où  nous  étions  ha- 
bitués à  rencontrer  un  flegme  imperturbable^ 
une  coiffure  symétri(iue.  Ajoutons  à  cela  qu'il  y 
a  des  gens  qui  persistent  à  amener  là  des  enfans 
à  la  mamelle  et  des  femmes  d'un  volume  incon- 
venant. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  pensons  que  l'exposi- 
tion est  satisfaisante  :  nous  avons  remarqué  plu- 
sieurs taltleaux  que  nous  indiquerons  aujour- 
d'hui sommairement  en  nous  réservant  de  re- 
venir sur  leur  mérite.  Tels  sont  les  ouvrages  de 
M.  Descamps.  Les  toiles  de  M.  Ary  Sebaffer,  pla- 
cées les  unes  auprès  des  autres  par  une  heureuse 
innovation,  le  Jésus-Christ  envoyé  de  Rome  par 
M.  Flandrin,  les  paysages  de  M.  Jules  Dupré,  une 
marine  de  M.  Isabey;  la  Cléopâtre  de  M.  Dela- 
croix qui  s'est  vu  refuser  trois  tableaux  par  la 
douane  académique.  Parmi  les  portraits  ,  nous 
citerons  une  Jeune  fille  de  M.  Amaury  Duval  ; 
Fanny  Essler  de  M.  Champmartin;  les  natures 
mortes  de  M.  Jadin  ;  les  ouvrages  de  MM.  Henry 
SchefFer  et  Louis  Boulanger.  Il  y  a  bien  aussi 
une  certaine  allégorie  de  M.  Mauzaisse  sur  la- 
quelle nous  reviendrons,  après  avoir  expliqué 
comment  nous  avons  été  appelés  à  voir  la  sortie 
d'un  bal  masqué  à  l'Opéra  par  .M.  Biard.  Mais 
avant  tout  et  pour  en  linir  avec  un  côté  du  salon 
carré,  nous  parlerons  delà  Prise  de  Conslanline 
par  \\.  Horace  Vernet,  sans  nous  engager  par  là 
à  passer  en  revue  tout  ce  qu'on  a  exposé  sur  le 
même,  p  s  plus  qu'à  rendre  compte  de  tous  le* 
6<7r6oM///a^M  qu'a  enfantés  l'afftire  du  Mexi- 
que. Nous  nous  ganlerons  d'oublier  la  Vénus  et 
la  Suzanne  au  bain  de  M.  Chasseriau. 

Madame  de  Mirbel  nous  a  faitrevenir|plusieurs 
ft)is  à  ses  divines  miniatures  etnousa^ons  eu 
l'occasion  de  remari(ucr  dans  le  même  genre  le 
|)orirait  de  mailemoisclle  Louise  Mayer,  par 
M.  Jame.  La  noble  et  belle  figure  de  George 
Sand  nous  a  frappé.  Ce  ipii  nous  a  frappé  aussi, 
c'est  la  sottise  d'un  amateur  du  dimanche,  qui 
prenait  le  poète  pour  madame  (iibus.  Mais  nous 
n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  énuniérer 
tout  ce  qui  nous  a  paru  saillant.  Nous  nous  ré- 
servons donc  d'aborder  un  examen  détaillé  de 
toutes  ces  richesses  dans  notre  prochain  article. 

La  salle  froide  et  humide  où  sont  relégués  les 
sculptures,  n'arrêtera  pas  les  curieux  (|ui  vou- 
diontsans  nul  doute,  juger  par  eux-mêmes  le 
droupe  dcCaiii  p.ir  M.  Etcx.  Le  Vendangeur  de 
M.  L)urct,  les  bustes  de  M.  Lamennais,  de  M. 
Arago  eldeqnelques  autres  célébrités.  Nous  cite- 
rons pour  terminer  MM.  Pradier,  Huguenin  rt 
Fratin. 

K.  Blin. 


A-'- 


-1 


—  206  — 


ilUliUtcifi',  foits  curimr. 


l'assassinat  de  i.a  rli;  nu  tkmpli;.  — 
C'est  le  8  mars  ([lie  <loivciU  romiiuncer  devant 
la  cour  il'assises  (le  la  Seine  les  iléliats  de  eetie 
'  alTaiie,  (jui  a  si  vivement  alliié  i'allenlion  ]ni- 
h\U\ue.  A  côté  de  l'aeeusation  d'assassinat  est 
venue  se  pi  icer  une  accusation  de  (juatorze  vols 
comii.is  avec  eiiconstanees  aiTi;ravantes,  à  diffé- 
renles  épo.iues,  i)ar  les  accusas  Lesaije,  Souf- 
llard,  veuve  Voliaid.  Euiiénie  Allie  le,  ^Jicaud, 
Levicil,  Rirherelle,  (iuerard,  Marchai,  Calme!, 
Leraeunier  ,  Hardelle  et  Picduoir. 

Les  cin(i  premiers  feulement  sont  imidiiiués 
dans  l'accusation  d'assassinat,  savoir,  comme  au- 
teurs principaux  :  Louis  l.esafje,'dit  Jean  Vidor, 
dit  le  Vieillard,  ^>',i  de  :W  ans,  et  .lean  Viclor 
Soufflard,  dit  Jean  Frotté  Victor,  dit  Gaillard 
Viclor,  dit  Aliclte  Viclor,  Agé  de  3:5  ans,  tous 
deux  forçats  liliérés;  et  comme  complices  Al- 
phonse-André Micavid,  ftc^ 'le  2G  ans,  forçat  li- 
béré; Jeanne  Lesage,  veuve  VoUard,  kgée  de  42 
ans,  et  Eugénie  AUielle,  dite  Eugénie  Villers, 
ftgéc  de  2  i  ans. 

Ce  matin,  les  treize  accusé'*  ont  été  transférés 
à  la  Conciergerie,  et  l'arrêt  de  renvoi  leur  a  été 
signilié. 

Cette  affaire,  dans  huiuelle  plus  de  200  té- 
moins sont  assignés,  durera  au  moins  huit  jours. 

LIS    GANTS   D'IN    II0MM1-;    A    LA    MODE.   —    On 

parle  beaucoup  dans  les  clubs  de  Londres  d'un 
pari   de   -JOi)   guinées  m"«   ^'•'nl  '^^  gagner  le 
comte  dOrsay,  le  lion  des  dandys  anglais,  contre 
un  jeune  gentleman  qui,  de  retour  de  ses  voyages 
sur  le  continent  et  apr('^s  avoir  séjourné  dans 
toutes  les  capitales  de  l  Europe  ,   croyait  arriver 
en  Angleterre  avec  tous  les  secrets  de  la  fashion 
et  du  dandysme.  Lord  Kil...  se  vantait  de  possé- 
der tous  les  arc.uies  de  la  mode,   et  fut  tout  sur- 
pris d  être  délié  de  répondre  îi  la  seule  question 
,nie  lui  ferait  le  comte  d'Orsay.  Un  pari  de  .500 
guinées  fut  offert  et  tenu!,  et  la  question  fut 
celle-ci  :  Combien  de  paires  de  (jatits  diffé- 
rents doivent  être  employées  dans  lajuur- 
nce  dun  homme  à  la  mode,  depuis  une  par- 
tie de  chasse  jusqii à  une  soirée  d'Almack? 
On  doima  vingt-ipialre  heures  à  lord  Kil...  pour 
réi'ondre,   et  le  lendemain  la  question  fut  dé- 
battue à  dinerchez  Crokford.  Lord  Kd...  i)ré- 
(endit  que  deux  paires  de  gants  devaient  suffire, 
l'une  le  matin  l'autre  le  soir;  le  comte  dOrsay 
établit  qu'un  gentilhomme  ne  peut  pas  [lasscr  sa 
journée  à  moins  de  six  paires.  Le  malin,  pour 
conduire  son  briska  de  chasse,  gants  de  peau  tle 
renne;   pour  courir  le  renard,  gants  de  peau 
de  chamois  ;   pour  revenir  à  Londres  en  tilhiny, 
l-nils  de  castor;   pour  aller  se  promener  à  che- 
val à  ilyde-Parkcn  négligé,  gants  de  chevreau 
de  couleur;   pour  aller  «liner  en  demi   toilette, 
gants  jaunes  de  peau  de  chien,  et  enfin  gants 
habillés,  pour  le  bal,   en  canepin  blanc  brodés 
en  soie.  Tous  les  juges  du  pari  décidèrent  <iue 
rénumération  du  comte  d  Orsay  était  complète 
et  dans  les  lois  les  [ilus  précises  du  dandysme, 
e.'  iiue  lord  Kil...  n'osa  (las  contester  ,  il  s'avoua 
gaiment  \aincn  et  donna  sur  son  bampiier  un 
cheek  de  r.OO  guinées.  On  fit  ensuite  le  compte 
qu'un  dandy  dans  cette  journée  devait  dépenser 
37  scbellings  de  gauu  ■4»lr.  75  c.). 


LES   MOI'STACIIES   ROYALES.    —  On   écrit    dc 

Munich  (I5avière),  le  17  février,  au  Droit  : 

»  Au  mois  d'août  dernier,  le  roi  de  Bavière 
rendit  une  ordonnance  qui  défendait  à  tout  in- 
dividu non  militaire  de  porter  les  moustaches, 
enjoignant  aux  autorités  d'arrêter  les  conlre- 
venans. 

»  IJienlôt  les  moustaches  tombèrent,  comme 
on  voit  les  feuilles  desséchées  tomber  au  vent 
d'automne,  et  chose  singulière,  celte  ordon- 
nance trouva  partout  soumission  et  ohéissance; 
il  n'y  eut  pas  une  contravention  à  constater  el  à 
punir. 

1)  I.a  semaine  dernière,  des  gendarmes  rencon- 
trèrent sur  une  route  quelques  voilures  rem- 
plies de  voyageurs,  dont  un  portail  des  grandes 
moustaches  grisonnantes.  Les  gendarmes  le 
sommèrent  d'exhiber  son  passeport ,  ce  qu'il  fit; 
ils  le  trouvèrent  en  règle,  mais  comme  le  por- 
teur était  désigné  le  comte  d' Au  ,  il  lui  de- 
mandèrent s'il  était  militaire;  le  voyageurayanl 
réiiondu  négativement,  ils  le  déi'laièrent  en  état 
d'arrestation  ,  lui  ordonnèrent  de  lesseivre,  en 
déclarant  toutefois,  qu'anssilùl  qu'on  lui  aurait 
rasé  olKci'Ueraeni  et  à  ses  frais,  ses  moustaches, 
il  serait  remis  en  liberté.  Les  compagnons  de 
voyage  de  ce  personnage  protestèrent  contre 
celte  sévérité,  et  donnèrent  à  entendre  aux  gen- 
ilarmcs  qu'ils  auraient  occasion  peut-être  de 
s'en  repentir. 

»  Les  gendarmes  ne  voulaient  point  entendre 
raison;  ils  exigeaient  du  voyageur  ou  les 
monstachesou  les  litres  militaires  ,  déj;i  même 
ils  allaient  lui  mettre  la  main  au  collet  lorsque 
celui-ci,  forcé  dans  ses  derniers  retranchemens, 
jugea  propos  de  déclarer  ses  noms  et  ([ualités; 
il  déclare  tout  simplement  qu'il  est  généralis- 
sime de  l'armée  bavaroise,  et  qu'il  s'apelle 
Louis-Charles-Augusle  ,  roi  de  Bavière,  qui  se 
rendait  incognito  en  Italie  sous  le  nom  de  comte 

d'An. 

»  Sur  ce,  les  gendarmes  honteux  et  confus, 
laissèrent  partir  en  paix  l'auguste  voyageur.  « 

Ucuuc  î>vitmatuiuc 


THEATRE  DE  L'OPÉRA-COMIQUE. 
Première  représentation  du  Planteur,  opéra- 
comiiine  en  deux  actes,  musique  de  M.  Mon- 
pou,  paroles  de  M.  de  Saint-Georges.J 
M.  Monpou  ne  voulait-il  une  jdace  au  soleil 

j  que  pour  y  dormir  i)lus  commodémeni,  et  les 
laiiiiersde  MM.  Ambroise  Thomas,  Clapisson  , 
Adiicn  Boieldieu,  etc. ,  ne  troublent-ils  pas  son 
soiumeil?  Ses  rêves  de  gloire  et  dc  renommée 
(ju'ii  formulait  autrefois  en  mélodies  si  neuves  , 
si  originales,  ont-ils  lout  de  bon  cédé  la  place 
aux  songes  confortables  d'un  homme  bien  éta- 
bli dans  le  monde  ? 

Ne  soyez  pas  si  peu  soigneux  de  la  réputation 
que  vos  charmantes  ballades  vous  ont  acquise  , 
M.  Monpou,  et  ((ue  vos  deux  premiers  opéras 
ont  confirmée  sans  l'augmenter  beaucoup.  Pre- 
nez ^arde  ;  le  p.ublic  est  plus  oublieux  encore 
(|uc  vous  ne  l'êtes  pour  vous-  même  ;  si  sa  faveur 
tresse  des  couronnes,  son  inconstance  les  ef- 
feudlebicn  vile,  el  tel  compositeur  qui  s'enivre 
naïvement  de  ses  [tremiers  succès  si  péniblement 
obtenus,  s'éveille  bientôt  complètement  dégrisé 
au  beau  milieu  dc  la  foule  dont  il  ne  s'était  sé- 
paré qu'avec  des  efforts  inouù. 

\ 


La  partition  du  Planteur,  lout  agréable 
qu'elle  soit  à  juger  chaque  morceau  séparément, 
n'est  point  sérieuse;  l'exiguité  de  ses  propor- 
tions échapperait  à  une  analyse  raisonnée  cl 
consciencieuse.  C'est  une  comédie  assez  jolimeni 
mélangée  d'ariettes  ,  —  je  me  trompe,  M.  Mon 
pou  ne  va  point  jusqu'à  la  cavatine  ,  —  mélan 
gée  de  romances,  de  nocturnes  h  deux  ou  troi  ; 
voix,  accompagnés,  selon  la  circonstance  ,  d'ui 
tutti  dont  on  pourra  se  priver  sans  ineonvénieni 
quand  on  exécutera  ces  gentilles  petites  mélo- 
dies derrière  un  piano,  con  sordini. 

Au  premier  a(He,  un  chœur  d'introduction  "; 
lieux  parties  fait  entendre  des  paroles  ilont  voici 
le  sens  :  «  Madame  Jcnny  Colon-Leplus,  voui 
ipii  chantez  si  bien  quand  vous  êtes  en  voix,  di- 
tes-nous une  de  ces  jolies  ballades  où  M.  Mon- 
pou saitvoiler  l'arlsous  les  suaves  couleurs  del  i 
nature.  »  Et  madame  Jenny  Colon-Leplus  chant  ■ 
imihédiatement  la  ])lus  ravissante  jietilé  chan- 
sonnette qui  ail  jamais  figuré  sin-  l'étalage  d' 
M.  Bernard  Latte  ,  le  Miizard  de  la  romance. 

Au  second  acte,  même  chœur  d'introduction 
qui  produit  la  mêine  demande,  à  laquelle  ma- 
(lame  Jenny  Colon  fait  une  réponse  toute  sem- 
blable, aux  mélodies  près  qui,  cette  fois,  obtien- 
nent les  honneurs  du  bis. 

11  est  évident  que  le  spirituel  auteur  des  pa- 
loles,  infiniment  tro|)  préoccujié  île  la  spécialité 
(le  son  collaborateur  ,  a  mis  tous  ses  soins  à  lu! 
taire  beau  jeu.  Et  ceci,  pour  un  homme  d'un 
tact  aussi  fini  que  M.  de  Saint-Georges,  est  une 
grave  erreur;  car  c'était  surtout  celle  spécialité 
fâcheuse  (pi'il  importait  de  déjiisler  d'abord,  et 
de  faire  oiddier  ensuite  à  un  pidjlic  qui  n'est 
(|ue  troi»  disposé  Ji  juger  un  compositeur  sur  ses 
antécédens,  comme  on  juge  les  livres  sur  leurs 
litres  et  les  Iiouleilles  sur  leurs  éliqueltes. 

Puisque  nous  en  sommes  au  librello  nous 
pouvonsl'aborder  (initie  à  revenir  ensuite  à  la 
partition  si  le  public  la  prend  déliniiiveuient  au 
sérieux. 

Nous  pensons  (|ue  le  petit  drame  de  M.  de  St- 
Georges  n'esl  point  ici  à  sa  jilace.  Au  Gymnase 
ou  au  Vaudeville,  exécuté  avec  plus  de  verve 
par  des  acteurs  habitués  au  cliquetis  des  mots  à 
effets  et  des  situations  entraînantes,  devant  un 
public  accoutumé  à  un  dialogue  moins  haché, 
c'est  à  dire  moins  court  que  ne  doit  l'être  un 
dialogue  d'opéra-comiqneoù  la  parole  estd'œu- 
vre  secondaire ,  le  Planteur  eiU  obtenu  un 
succès  légitime  el  complet.  Car  la  pièce  est  bien 
écrite  ;  elle  est  conduite  avec  une  adresse  expéri- 
mentée et  l'intérêt  maîtrise  jusqu'à  la  fin  l'indé- 
cision du  spectateur.  Mais  c'est  cet  intérêt  qui 
étouffe  la  partition  parce  qu'il  est  tout  entier 
dans  les  détails,  jiarce  qu'en  un  mot  le  drame  est 
éminemment  littéraire. 
Comme  l'intrigue  est  pinsée  dans  une  nouvelle  : 
/'»M><?/(/(((ye(/wyj/rty//e'»r(jue  nous  avons  repro- 
duite il  y  il  piu  de  temps,  ce  serait  faire  un 
doubleemjiloi  que  d'en  consigner  ici  l'analyse 
détaillée;  disons  seulement,  pour  ceux  de  nos 
lecteurs  qui  ne  connailraienl  point  la  nouvelle, 
qu'il  s'agit  ici  d'une  jetiue  créole  fille  d'un  riche 
commerçant  et  d'une  esclave  blanche  non  alfran 
chic  el  réduite  elle-même  à  l'esclavage  parsuile 
de  la  ruine  et  de  la  mort  de  son  père.  La  créole, 
achetée  par  l'un  des  créanciers,  sorte  de  bourru 
bienfaisant  dont  le  caractère  est  un  jieu  usé  au 
théâtre,  est  aimée  par  un  mauvais  sujet  de  cou- 
sin, autre  personnage  aussi  peu  neuf  que  le  pre- 


-  2U7  — 


micr,  La  gracieuse  perfidie  ilu  cousin  fait  fré- 
mir pour  la  pauvre  jeune  fille;  mais  un  inci- 
dent démas(iue  lo  traître  au  lion  moment;  l'excel- 
lent cd-ur  du  farouche  patron  se  divulgue  en 
nit^me  temps  ainsi  (pie  son  amour  discret  et  dé- 
voué pour  la  belle  esclave  ;  celle-ci  revient  sur 
son  choix,  et,  comme  la  cloche  de  la  chapelle 
réclame  deux  époux,  la  créole  donne  sa  main  au 
planteur  pour  ne  point  retarder  la  cérémonie. 

IMoreau-Sainti  (pii  est  un  agréaWe  mauvais 
sujet ,  quoiqu'il  soit  un  peu  de  l'ancienne  ro- 
che, est  par  opposition  un  assez  triste  chanteur. 
Heureusement,  M.  Monpou  ne  lui  a  pas  laissé 
grandchose  à  compromettre  ;  mais,  par  mal- 
heur, il  a  usé  de  la  même  sobriété  d'effets  îi  1  é- 
gard  de  mademoiselle  Bcrthaut  qui  n'a  dans 
cette  pièce  qu'un  petit  rôle  au  dessous  de  son 
mérite,  et  de  Grignon,  acteur  intelligent  et 
chanteur  convenable. 

.Madame  Jenny  Colon  soutient  à  elle  seule  le 
fardeau  bien  léger  de  la  partition  ;  Ricquier  qui 
ne  chante  ni  plus  ni  moins  ((ue  son  emploi  ne  le 
comporte,  donne  une  i)hysionomie  assez  plai- 
sante à  un  rôle  qui  n'est  que  secondaire  dans  le 
drame  et  qui  est  nul  dans  l'œuvre  musicale.' 

Somme  toute,  le  Planteur  est  un  petit  drame 
intéressant  qui  pourra  varier  utilement  le  réper- 
toire de  rOpéraComiqii  e,  et  aucpiel  la  musique 
de  M.  Monpou  ne  porte  pas  un  notable  préjudice. 
Stépuen  de  la  Madelaine. 


THEATRE  DU  VAUDEVILLE. 

La  Fille  d'un  voleur,  vaudeville  en  un  acte, 
par  M.  Théaulon. 

La  Fille  cV un  voleur!  Voilà  un  bien  gros  ti- 
tre pour  un  mince  ouvrage.  ÎSe  soyez  pas  ef- 
frayés; c'est  un  petit  apologue  tout  moral.  Au 
lever  du  rideau  ,  le  théâtre  représente  la  place 
publique  de  riyinouth.  Sur  cette  place  publi- 
que, un  capitaine  au  long  cours  boit  avec  son 
équipage.  Ce  marin,  jeune  et  de  belle  prestance, 
est  fort  en  colère  contre  les  journaux  français  ; 
il  les  accuse  de  maltraiter  sa  chère  Albion  :  Ce 
jour  là,  on  lisait  dans  les  papiers  français  la 
nouvelle  suivante  : 

»  Il  est  mort  aux  Indes  le  célèbre  voleur  i\la- 
chinson,  auquel  Georges  IV  a  fait  grâce  de  la 
corde.  11  laisse  unelillc  iialurelle  etdix  millions; 
la  jeune  personne  s'appelle  Nelly.  Il  est  mort 
dans  la  même  semaine  et  dans  le  même  pays  le 
célèbre  marin  Henri  Duinbar  (jui  ne  laisse  qu'un 
grand  nom  entouré  d'une  auréole  de  bénédic- 
tions. » 

Le  capitaine  n'est  jias  trop  mécontent;  il 
trouve  (piil  y  a  une  noble  compensation  entre 
la  bonne  renommée  deOumbaret  l'épouvaiila- 
ble  réputation  de  Machiiison  ;  il  voudrait  même 
faire  le  voyage  de  Taris,  pour  embrasser  le  ré- 
dacteur de  cet  article. 

Autour  de  celte  même  place  publique  lo- 
gent une  jeune  ouvrière  du  nom  de  Nelly,  cl 
un  négociant,  aiqielé  liiirlon,  cjui  a  un  fils  très 
blond,  du  nom  de  Williams.  Nelly  et  Williams 
s'aiment  éperduement.  D'abord,  le  père  liurlon, 
effrayé  de  la  pauvreté  de  ^elly,  refusait  de  la 
donner  pour  femme  à  son  fils;  mais  Icuiihé  et 
attendri  par  Icscai'e.sscs  de  son  enfant  niiiipic  et 
chéri,  il  va  céder.  Sou  frère,  méibciii,  li.irry 
lliirtou  luivienl  eu  aide,  et  il  est  décidé  enlre 
eux  que  le  mariage  n'aura  pas  lieu.  Leeapilaine, 
quiprcmlle  frais  en  fumaiU  sa  pipe,  cjilcuU 


celte  conversation.  On  ignore  le  nom  des  parens 
de  Nelly,  il  est  seulement  écrit  que  l'odieux  Ma- 
chinson  a  laissé  une  lille  qui  porte  ce  nom.  Là 
dessus,  les  deux  frèrcss'imaginent  tpie  ^elly  est 
issue  du  voleur  et  ([u'ellc  est  riche  de  la  moitié 
de  dix  millions.  De  sa  fenêtre,  Nelly  sur|)iend 
cetentretiin.  INelly  se  désole  et  les  avides  négo- 
cianslaconsolenl.  Williams  consentirait  à  épou- 
ser la  fille  du  voleur,  mais  le  loyal  capitaine  lui 
fait  com])rendre  que  la  calomnie  verrait  dans 
cette  union  un  mariage  d'argent;  celte  |iensée 
l'arrêle.. Lorsque  ce  sacrifieeest  accompli,  on  re- 
connaît que  Nelly  n'est  autre  chose  ijue  made- 
moiselle Dumbar;  elle  échange  ainsi  contre  un 
nom  honorable  et  pauvre  un  nom  llélri  et  une 
foiUine  de  cinq  millions;  en  dépit  de  ses  parens, 
effrayés  de  tant  d'honneur  et  de  tant  d'indigen- 
ce, VVilliamsd«vient  le  mari  de  Nelly. 

Cette  pièce  est  un  provcrlie  :  Bonne  renom- 
mée vaut  mieux  que  ceinture  dorée.  »  Elle  est 
du  genre  ijçrlueux,  celui  dont  on  a  dit  si  son- 
vent  (pi'on  peut  trop  facilement  le  confondre 
avec  le  genre  ennuyeux. 


Rfoue  î)f  cinq  jours. 


28  FEVRIER.  — Ou  assure  au  ministère  de  la 
guerre  que  les  princes  partiront  de  Paris  le  1" 
mars  prochain  pour  aller  passer  en  revue  les 
régimens  faisant  partie  de  l'armée  d'observation 
du  Nord.  L'armée  serait  ensuite  dissoute  et  cha- 
que régiment  retournerait  tians  la  garnison  qu'il 
occupait  avant  d'être  dirigé  sur  les  frontières  île 
Relgique. 

—  La  plupart  des  journaux  anglais  annoncent 
que  l'indisposition  du  duc  de  Welliiiglon  est 
beaucoup  moins  grave  qu'on  l'avait  d'abord 
annoncé. 

—  Les  mêmes  journaux  anglais  annoncent  que 
M.  O'Connell  a  perdu  une  montre  de  la  valeur 
de300  gninées  dans  la  dernière  réunion  de  la 
société  dite  Préeursor.  Plusieurs  arrestaliims 
ont  eu  lieu  par  suite  de  soupçons  conçus  sur 
cerlains  mendtres  de  l'assemblée. 

NoRn.— Onmande(leValenciennes,2.5  février; 
«  Une  crue  d'eau  extiaoïilinaire  est  arrivée  dans 
l'Escaut  et  par  suite  dans  les  canaux  (pii  traver- 
sent Valenciennes;  la  rue  de  l'Escaut  a  été  inon- 
dée subitement  et  les  caves  d'une  grande  |iartie 
des  habitations  de  la  ville  (]ui  n'avaient  i)oint 
reçu  d'eau  depuis  le  curage  de  l'Escaut  ont  élé 
remplies  de  plusieurs  pieds  d'eau  » 

—  On  lit  dans  le  Journal  du  lUivre  du  26 
février  : 

«  DcDuis  hier,  on  rencontre  à  la  mer,  dans  les 
environs  lie  noscoles,  une  grande  ipiaïuilé  de 
débris  ijui  attestent  les  naufrages  nombreux 
qu'a  causés  la  dernière  tempête.  Tout  l'espace 
compris  eiUic  le  sud  et  le  nord-ouest  de  notre 
rade  est  couvert,  à  la  distance  de  plus  de  deux 
milles  au  large,  d'ci>avts  provenanl  île  navires 
perdus,  telles  que  bouts  de  mâture,  capots  de 
chambre,  lambeaux  de  pavois  et  de  bordages.  » 

—  Un  journal  dit  aujourd'hui  que  le  général 
Rapatcl  a  été  tellrnicnt  trappe  par  la  nouvVlIc  de 
SI  mise  en  disponibilité ,  qu'il  a  épr(nné  une 
reiliulc,  et  que  sa  vie  est  plus  coini>roinise  que 
jamais. 

—  Le fait  suivant  peut  donner  une  idée  de  la 
farondont  les  artssonttraitésen  Angleterre.  Une 
souscription  ayant  été  ouverte  pour  élever  une 
statue  à  Wellington,  a  |)rodiiil  !».00()  liv.  sterl. 
;eii>iroii  1>:.">,(KH>  fr.)  Celte  somme  est  allouée  au 
slaluaire  Chaulry  ,  savoir  ;  3.000  livres  sterl. 
(7;'), 001)  fr.l  en  si;;naiit  le  contrai,  •.',000  liv. 
^âO.OïKi  fr.^  quand  le  petit  modèle  sera  achevé,  et 
les  i,U0Q  liv.  ïcslaui  ^100,000  ft-.;   l^i-squi;  la 


statue  sera  terminée.  Le  gouvernement  s'est  en 
outre  engagea  fournir  le  bronze.  11  s'agit  dune 
statue  équestre  de  10  pieds  environ^  à  partir  du 
niveau  des  pieds  du  cheval  au  sommet  de  la  tête 
du  cavalier. 

—  Les  travaux  viennent  d'être  repris  au  quai 
Sainl-liernard  :Port  aux  Vins),  pour  sou  achève- 
ment. Ce  quai  (jui  sera  lun  des  (ilus  beaux  de  la 
capitale  quand  il  sera  nivelé,  iilanté,  pavé,d  illé, 
comme  il  convient,  touchera  d'un  bout  au  pont 
.les  Tournelles,  et  de  l'autre  ,  au  superbe  pont 
d'Austerlitz.  11  est  déjà  construit  aux  deux  tiers. 

LNKDATE  A  coNSiiiïVLU.  — Onjoue  ce  soir  à 
la  Comédie-Française  la  tragédie  t\'i:.«l/ier  ;  un 
journal  fait  à  Cf  sujet  les rapprochemens  suivans: 

«  C'est  en  m;8'J,  il  y  a  cent  ciiKiuante  ans  juste 
i\u'Egl/ier  a  élé  représentée  pour  la  première 
fois.  On  croit  même  (|ue  ce  fut  un  iS  février. 

»  C'est  dans  une  journée  qui  répond  au  28 
février  qu'Esthcr  sauva  le  ]ieiiplejuif  du  mas- 
sacre général  auquel  Aman  l'avait  condamné  : 
c'est  du  moins  le  ii«  février  que  les  Israélites  en 
ont  consacré  le  souvenir,  et  qu'ils  en  célèbrent 
encore  aujourd'hiiilanniversaire  avec  degrandes 
démonstrations  de  joie. 

"Enfin,  c'est  le  i8  février  que  mademoiselle 
Rachel  est  née,  et  le  jour  où  elle  jouera  Eslher 
pour  la  première  fois,  celte  jeune  et  admirable 
tragédienne  aura  dix-huit  ans.  » 


1"'  MARS.  —  La  Gazette  dAugxhourg  an- 
nonce que  selon  des  lettres  de  l'rague  du  |8  fé- 
vrier ,  la  femme  et  la  fille  du  général  Skrzy- 
necki,  qui  étaient  restées  en  celle  ville,  faisaient 
des  préparatifs  de  dé|)art;  elles  devaient  se 
rendre  ,  était-il  ilil  ,  d'abord  à  liruxelles.  mais 
fixer  plus  tard  leur  résidence  à  Londres  ou  à 
l'aris.  Leur  voilure  de  voyage  achetée  à  Vienne, 
était  arrivée  à  l'rague.  Le  général  Skrzynecki  a 
aussi,  selon  ces  lettres,  témoigné  le  d^sir  de  s'é- 
loigner de  la  Relgique. 

lspai;ne.  —  Enfin  et  après  deux  jours  d'at- 
tente, toutes  les  incertitudes  ont  cessé  par  l'ar- 
rivée des  documens  oHicieLs.  Il  est  maintenant 
avéré  ipie  Maroto  a  agi  d'après  sa  propre  im- 
pulsion :  pour  se  délivrer  d'ennemis  personnels, 
il  les  a  fait  fusiller  Sans  procès  ,  et  Don  Carlos 
n'a  pas  été  ronsiilié. 

—  le  tribunal  de  commerce  de  la  Seine  a  sta- 
tué hier,  sur  la  demande  formée  contre  M.Rer- 
ryer,  auquel  des  sonunes  considérables  étaient 
réclamées  ,  à  rai'on  de  la  pnblicalion  de  l'ou- 
vrage intitulé  :  Leçons  fl  modèles  d'eloijuenee 
judieiaire  et  parlementuire.  Le  tribunal  a 
déclaré  que  ^1.  lierryer  n'avait  jamais  élé  inté- 
ressé dans  celle  enlreprisc  ,  et  il  a  repoussé  la 
demande  comme  mal  fondée. 

—  On  lit  dans  le  Courrier  de  la   Limagne  : 
«  Depuis  quelques  jours  il  n'est   bruit  parmi 

nous  que  d'un  tremblement  déterre.  Il  jiarait 
que  de  très  fortes  secousses  ont  eu  lii  u  .i  Aigue- 
iierse,  et  l'époque  assignée  à  col  événement  est 
te  dimanciie  10  février,  à  huit  heures  et  demie 
du  soir.  Les  commotions  y  ont  été  telles  que 
jilnsieurs  dégradations  d'enduits  de  pl.'ilre  en 
ont  élé  1,1  suite. 

1)  Ce  ireniblciueut  de  terre  s'est  fait  aussi  sen- 
tir à  Riom  et  à  Cannât;  m.dsles  cseillalions  ont 
élé  moins  grandes  dans  ces  deux  villes  qu'à  Ai- 
gneperse,  qui  se  trouve  située  à  une  distance  à 
peu  près  égale  de  Fuue  et  Je  l'autre.  » 

—  Les  bas-reliefs  en  pl.ltras  du  fronton  de  la 
chambre  des  déjuités  sont  enlièreiiienl  démolis. 
Sous  ces  bas-reliefs  on  a  trouvé  une  pierre  cx- 
eellenlcqiii  va  pou\oir  être  imiuédiaienient 
scnliitée;  on  sait  que  le  nouveau  bas-relief  qui 
orniTa  ce  fronton,  plus  gi  and  que  celui  de  la 
jMadeleiue,  est  confié  à  >1.  Cortol. 

—  On  appr.-nd  de  liresi  oue  la  confite  l.i 
Créiilc  .  partielle  la  Havane  le  .'îO  j.invier  rs( 
.irriM-e  hier  soir,  i'  février  ,  à  brcst.  Le  priure 
dcJi'iinille.  est  descendu  ce  niaiiu  eu  \ille,    il 

I  ^  Uù  païur  pour  Tans  avoui  midi. 


~-  208  — 


M.  Coui-lin,    ancien    procureur  impérial 

fonilateur  de  V Encyclopédie  moderne  ,  vient 
de  mourir  à  Garclies,  près  Saint  Cloud,  dans  sa 
72*  année. 

—  Nous  publions  avec  une  vive  satisfaction 
les  extraits  suivans,  ijue  nous  puisons  dans  une 
lettre  écrite  au  Moriii/ig  fost  par  un  Anglais 
résidant  h  Vera-Cruz  : 

)>  L'amiral  llandin  est  un  brave  marin  et  un 
excellent  homme.  11  a  parmi  les  officiers  de  son 
temps,  le  droit  de  dire  <|ue  jamais  il  n'a  été 
battu  par  les  Ain;lais  durant  les  longues  cuerns 
de  l'empire.  Si  je  ne  me  trompe  pas,  c'est  M. 
Baudin  (|ui  a  soutenu  un  long  et  rude  combat 
contre  la  frégate  Anulie  ,  capitaine  Irby  ;  les 
deux  (régales  éiaient  de  la  même  force;  la  vic- 
toire demeura  indécise.  La  prise  de  Saint-Jean- 
d'Ulloa  estdue;eu  grande  pari ie  .'i  l'usage  qu'à 
fait  l'escadre  française  des  projectiles  à  la  Paix- 
hans  :  .ils  portent  "très  juste  ,  et  pénètrent  pro- 
fondément dans  les  muraill  es. 

2.  On  écrit  de  Bruxelles;  26  février  : 
n  Les  eaux  avaient  fortement  baissé  depuis 
hier  au  soir,  les  bas  quartiers  de  la  ville  en 
étaient  déliarrassés;  ce  matin  ,  vers  neuf  heures 
elles  sont  revenues  avec  plus  de  force,  l'inonda- 
tion est  à  la  même  hauteur  que  la  veille,  les  ha- 
bitans  sont  désolés.  L'élablissement  des  sourdes 
et  muettes,  près  de  la  rue  du  Boulet,  fait  peine  à 
voir  ;  les  caves,  les  cuisines  sont  remplies  d'eau, 
toutes  les  provisions  submergées;  malgré  les 
efforts  incessans  des  ouvriers  employés  aux  pom- 
pes depuis  deux  jours,  on  ne  découvre  pas  en- 
core le  sol.  On  prétend  que  la  recrudescence 
de  l'inondation  vient  de  la  rupture  d'une  écluse 
près  de  liai.  » 

—  L Indépendant  de  Bruxelles  contient  la 
nouvelle  suivante  : 

«M.  Adolphe  Barthels,  rédacteur  en  chef  du 
Be/<7e,  et  M.  Kals  ont  été  arrêtés  ce  matin  sous 
la  prévention  des  crimes  prévus  par  les  art.  87, 
91,  92  et  102  du  code  pénal.  Ils  ont  été  écroués 
aux  l'elils-Carmes. 

1.11  paraîtrait  que  M.  Barthels  s'est  reconnu 
l'auteur  de  la  iirotlamation  incendiaire,  adres- 
sée, il  y  a  quelques  jours,  alarmée,  et  de  la  dis- 
tribution i|iii  eu  a  été  faite.  » 

—  Trente-neuf  bateaux  à  vapeur  français  sont 
employés  à  des  services  réguliers  sur  la  iMédi- 
Icrran'ée.  Uis.-sept,  faisant  iiarlu;  de  la  marine 
royale,  sont  il  destination  d'Alger  et  remplissent 
diverses  missions  dans  le  Levant  ;  dix  dépendent 
de  l'administralion  des  postes  pour  leservice  du 
Levant  ;  les  autres  sont  à  des  particuliers  :  deux 
vont  de  Marseille  en  Italie  ;  trois  de  Toulon  à 
Bastia  ;  un  va  de  la  Corse  à  Livourne,  trois  par- 
tent de  Marseille  pour  les  côtes  d'Espagne,  et 
trois  font  le  service  de  Marseille  5  Cette  et  à 
Agde.  Il  y  a  en  outre  sur  la  Méditerranée  vingt- 
huit  bateaux  à  vapeurétrangers. 

—  Hier,  des  ingénieurs  étaient  occupés,  sur  le 
quai  de  la  Monnaie,  à  faire  des  tracés  de  plans 
entre  le  l'ont-Neuf  et  le  palais  de  I  Institut.  Des 
projets  de  travaux  pour  améliorer  cette  pariie 
de  la  voie  pulilqiie  sont  en  ce  moment  soumis 
au  conseil  iiiuiiicipal. 

—  Laplainte  de  M.  de  Girardin  en  refus  d'in- 
sertion contre  les  gérans  du  ISalional,  du  Siè- 
cle, de  l  Europe  et  du  Nouvelliste,  appelée  au- 
jourd  hui  à;la  o'  chambre,a  été  remise  .i  huitaine. 

—  l'aganini  a  été  condamné  avant-hier  nar  le 
tribunal  de  première  instance  (4'  chambre;  à 
pijeriO,0  0  francs  au  Casino-Paganini  pour 
dommages  et  intérêts. 

—La  dame  Flora  Tristan,  femme  ChazaI,  vient 
de  se  pourvoir  aupresde  .M.  le  g^rde-des- sceaux, 
à  l'effet  d  élre  aulorisée  à  qniller,  et  faire  quiller 
à  sesenlans  Eriiisl  et  Aline,  le  nom  de  ChazaI, 

S our  prendre  celui  de  Tristan,  père  de  ladite 
ame. 

—  Saint-Firmin,  premier  comique  du  théâtre 
de  la  Renaissance,  vient  de  mourir.  On  sait  avec 


quel  talent  ce  jeune  acteur  avait  créé  le  rôle  de 
don  César  dans  Ruy-Blas,  et  celui  du  baron 
d'Eslignac  dans  ladi/  Melvil.  Saint-Firmin 
avait  commencé  sa  réputation  au  théâtre  de  la 
Gailé. 

3.  — Les  dernières  nouvelles  de  Buenos-Ayres 
sont  affligeantes.  Le  désordre  est  à  son  comble 
dans  ces  malhe'ureuses  contrées,  que  désolent  à 
la  fois  la  guerre  civile  et  la  guerre  étrangère. 

—  On  écrit  de  Douai,  le  28  février  : 

Une  crue  extraordinaire  des  eaux  delaScarpe, 
telle  qu'on  n'en  avait  pas  vu  depuis  l'année  si 
désastreuse  de  1829,  vient  encore  d'affliger  l'a- 
griculture dans  la  vallée  qiie  parcourt  cette  ri- 
vière. La  Scarpe  a  débordé  samedi  dernier  en 
plusieurs  endroits,  et  notamment  dans  la  partie 
du  lit  rectifié  qui  traverse  le  marais  des  Six- 
Villes,  oil  elle  menaçait  même  de  rompre  ses 
digues.  Le  tocsin  d'alarmes  a  sonné  dans  la  com- 
mune de  Lallaing,  et  les  habitans,  arrivant  en 
foule  à  ce  signal,  sont  parvenus,  après  de  grands 
efforts,  à  enipêiher  la  destruction  imminente 
des  nouvelles  digues,  encore  mal  consolidées,  et 
dont  la  rupture  eilt  causé  des  malheurs  incal- 
culables. 

—Aujourd'hui,  l'exposition  annuelle  de  pein- 
ture et  de  sculpture  vient  d'ouvrir  au  Louvre,  à 
la  satisfaction  d'une  foule  immense,  favorisée 
par  un  temps  des  plus  propices  à  l'examen  des 
tableaux  offerts  à  sa  curiosité. 

—  On  écrit  de  Vienne  (Autriche). 

«  L'Allemagne  vient  de  perdre  un  de  ses  plus 
savans  légistes.  JM.  Thomas  Dollinger,  conseiller 
auliqne  et  chevalier  de  l'ordre  de  Léopold,  an- 
cien professeur  de  droit  romain  et  de  droit  cano- 
nique à  l'université  de  notre  ville,  est  mort 
avant-hier,  après  une  longue  et  douloureuse 
maladie,  à  l'Age  de  soixante-dix-neuf  ans.  C'est 
lui  qui  a  rédigé  seul  le  Code  de  droit  matrimo- 
nial (Eterechl)  et  le  Code  ecclésiastique,  qui  sont 
encore  en  vigueur  dans  l'Autriche.  » 

—  Hier  le  roi  est  allé  à  'Versailles. 

Au  moment  où  le  roi,  en  quillant  Paris,  se 
trouvait  entre  la  pompe  à  feu  de  Chaillot  et  le 
pont  d'Iéna,  l'essieu  des  roues  de  devant  de  la 
voiture  oi'i  était  S.  M.  s'est  brisé,  et  les  chevaux 
lancés  au  grand  trot,  ont  trainé  cette  voiture 
l'c  space  d'environ  vinj;t-cinq  pas.  S.  M.  n'a  heu- 
reusement pas  été  blissée.  Llle  est  descendue  et 
est  montée  dans  la  voilure  de  suite. 

—  On  annonce  à  Toulon  l'arrivée  de  quatre 
jeunes  Arabes  des  premières  familles  de  la  pro- 
vince de  Constanline.  Ce  sont  des  jeunes  gens 
de  18  à  25  ans.  un  de  leurs  compatriotes  plus 
âgé  les  accompagne,  ils  viennent  en  France 
pour  connaître  notre  pays  et  apprendre  notre 
langue. 

—  Le  livret  de  celle  année  a  2,404  numéros, 
savoir  : 

Peinture,  2'14i 

Sculpture,  150 

Architecture  ,  17 

Gravure ,  88 

Lithographies,  28 

Les  livrets  conlenaienl  ;  en  1831,  2,881  numé- 
ros. —  1833,  2  922.  —  lf^:'4.  2,314.  —  1835, 
2,536.-1830,  2,122.—  |-3T,  2,150.—  1838, 
2.031. 

La  grande  galerie  n'est  occupée  ,  cette  année, 
que  jus(|u'au  guichet  du  pont  du  Carrousel  ; 
mais  ainsi  (|ue  l'année  dernière  ,  le  salon  se  dé- 
double'par  la  galerie  de  bois  dite  des  tapisseries, 
laquelle  est  entièrement  remplie  de  tableaux. 

—  L'Abeille  du  ISord  publie  le  compte-rendu 
du  préfet  de  |)oliCf  de  Saint  l'élersbourg  ,  pour 
l'année  18:i8.  Nous  lisons  dans  ce  document  que 
la  population  de  celle  capitale  est  mainlenantde 
409.7202  âmes;  dans  ce  chiffre  il  n'y  a  que 
131), 080  femmes.  Le  chiffre  des  naissances  est  de 
10,427;  la  mortalité  se  réduit  à  7, -275.  Pendant 
toute  l'année,  il  n'y  a  eu  que  (>  assassinais  et 
34  suicides.  Le  nombre  des  bâtimens  habités 
est  de  3,001  ;  On  compte  I  jO  églises  russes  et  20 
étrangères. 


4.  —  Sur  40  élections  connues  aujourd'hui, 
il  y  en  a  24  pour  le  parti  constitutionnel  et  16 
pour  la  coalition. 

—  On  lit  dans  une  lettre  de  Saint-Pierre,  du 
14,  publiée  par  un  journal  de  Nantes: 

«J'arrive  a  l'instant  de  Fort-Koyal.  Tout  ce 
que  l'on  peut  dire  est  au-dessous  de  ce  que 
1  on  voit.  J'y  ai  été  témoin,  à  mon  arrivée,  du 
coup  d'œil  le  plus  beau  et  le  plus  triste  que  l'on 
puisse  imaginer.  En  descendant  du  canot  posté 
sur  laSavanne,mon  attention  a  été  attirée  par 
des  chants  d'une  tristesse  inexprimai>le  et  des 
lumières  sans  nombre.  Je  reconnus  bientôt  que 
c'étaient  les  vêpres  des  morts  que  chantaient  les 
religieuses;  cent  soixante  cadavres  étaient  cou- 
chés sur  le  dos,  au  milieu  de  la  Savanne;  des 
milliers  de  flambeaux ,  plantés  en  terre ,  éclai- 
raient ce  triste  tableau,  que  complétait  une  haie 
de  soldats  appuyés  sur  leurs  fusils,  regardant 
d'un  œil  morne  ce  nouveau  champ  de  bataille.  » 

—  D'après  des  nouvelles  postérieures  reçues 
des  provinces,  don  Carlos  et  Maroto  avaient  eu 
une  conférence  à  Tolosa,  conférence  dans  la- 
quelle, assure-t-on,  il  aurait  été  convenu  que 
le  i)rétendanl  convoquerait  les  corlès  parf*/a- 
mentos&vwanl  l'antique  usage,  et  que  les  fueros 
provinciaux  seraient  reconnus  et  sanctionnés. 
Maroto  conservait  le  commandement.  On  at- 
tend avec  impatience  la  confirmation  de  ces 
nouvelles. 

—  Les  journaux  judiciaires  font  encore  men- 
tion aujourd'hui  de  neuf  nouvelles  déclarations 
de  faillites  dont  six  appartiennent  au  mois  de 
février  et  trois  au  mois  de  mars. 

—  M.  le  comte  Etienne-Narcisse  de  Durfort, 

Eair  de  France,  est  mort  aujourd'hui,  rue  de 
ille,  3T,àrâgede85ans. 

—  La  salle  de  spectacle  de  Mons  vient  d'être 
la  proie  des  flammes  ;  on  a  pu  concentrer  l'in- 
cendie, et  la  perle  éprouvée  pour  l'ensemble  et 
les  accessoires  est  de  70  à  80,000  fr.  Sous  le  rap- 
port de  l'art ,  cette  salle  est  peu  regrettable.  La 
femme  d'un  pompier  a  succombé  à  la  suite  d'un 
évanouissement  causé  par  la  frayeur. 

— 11  résulte  d'un  travail  statistique,  fait  par 
ordre  du  préfet  de  police,  que  le  nombre  des 
hôtels  et  maisons  garnies  de  la  capitale,  qui  était 
de  3, 147,  au  1"  janvier  1833,  s'est  élevé  graduel- 
lement chaque  année,  et  qu'il  était  de  4,907,  au 
l' janvier  1839. 

Dans  le  même  espace  de  temps,  la  population 
de  CCS  établissemens  a  subi  un  mouvement  en- 
core idns  accéléré,  puisque  le  chiffre  de  39,619 
indiquant,  en  janvier  1833,  le  nombre  des  loca- 
taires des  maisons  garnies,  s'est  successivement 
accru  pour  atteindre  celui  de  62,143,  au  1"  jan- 
vier dernier. 

—  La  semaine  dernière,  on  devait  jouer  Nor- 
«««M'Odéon,  lorsqu'une  bande  sur  l'affiche  est 
venue  annoncer  tout  à  coup  la  Sonnambula. 
Cette  fois  il  ne  s'agissait  ni  d'une  indisposition  ni 
d'un  caprice  de  cantatrice,  mais  de  la  mort  de  la 
sœur  de  Giulia  Grisi,  de  la  mort  de  celle  pauvre 
Judith  qui  chantait  avec  lant  d'âme  et  d'expres- 
sion les  belles  phrases  de  la  Straniera  et  jouait 
le  Romeo  de  Bellini,  comme  on  ne  l'a  plus  joué 
depuis.  JudilhGrisiesl  morleâ  Rome,  princesse 
comme  finissent  toutes  les  cantatricts  italiennes. 

—  L'EMBLiblE    DE    LA   CIVILISATION   MODÈLE. 

Un  homme  d'esprit  a  dit  que  la  fourchette  était 
chez  un  peuple  l'indice  certain  de  son  degré  de 
civilisation.  Les  peuplades  sauvages  piquent 
leurs  alimens  avec  une  seule  pointe  ;  les  popula- 
tions septentrionales  ont  une  fourchette  à  deux 
dents  ;  la  fourchette  des  Anglais  a  iroisdenls  ;  la 
fourchette  française  a  quatre  dents;  elle  est  la 
seule  avec  laquelle  on  puisse  tout  manger;  elle 
est  donc  rciublême  de  la  civilisation. 


Le  RMacieur  en  chef,  BERTHET. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  LoCQvm  et  comp.,  rue 
Nolre-Dame-des-Victoiies,  16. 


10  MARS  1833.  ce.*_              .u-        f^                *"^0^                        "P^mT 

IITIÉRATORE,  SCIENCES,  BEiUX-iRTS,  INDUSTRIE,  ^^^S^^J^^^^^ÊSi^^jm     ,'     , ,  Ml,                                                  JoURKinX,  R1TCE6,  OUVRAGES   INEDITS  ,    ^ClMCi- 

«EMOmïVÊrTo""'"  '  ""^"""^  "^    «0EUR8.  _^^^^^^^^^^^ir/"vM|^^^                                                    TIOSS    NOUVELLES.    B.OC.AHIIES  ,    IhlEUNAUI, 

ON  *'"»»;«•;/  f"'s  .  i"  BUREAU  DD  JOURNAL  ,  ^^2^  \  W          î^^Os J  ^^  "^    1^,1^^^                  P^™  D ' A B O NNEME IVt' "  .          " 

etDlr"e"e!.Vfd^e;pr.él''"'''"^'"  "''"''•"  *^^,|\     %    '''^^^^^~''     1^^  ^o'°u?AN:'''\^"  '"' ''''''™'l  ^! 

n„,„  .„    .       ■,.„                         T  ""^j»    ^h  \\    ^iW^lÇ^^^^îr-  ^     i  ''''^y^"*'^/ jlW    '          ÊotW^^^  POUR  SIX  MOIS 25 

Four  toute   rAllema"ne .  chez  M    Alpvur.,]..^  -^^■^a-^L^   ^-sW     ?S\fl^     i       "•    ^  ^M?             MSLlÊB^                                                                     <■> 

Directenrdes  salons  littéraires  à  Strashnnr»  ^-^              "^^      .  >\^  -      K.               "*    X^ibÊM^^      pour  tuois.mois ij 

iitci*iies,  a  atrasbourg.  ^      ^^           ^^        lài*  \*Vj.    't*^                       ^•'^^S^tKS^^^     foor  l  étranger  en  sus  par  an  .    ...       6 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Roybumes,  à  rt/ni-  ^•»^r<^-i.   J=^?   <.           ~^^               ^-"^^^^^^fi      On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'a  -. 

tertalLilerary  Cabinet,  64,  St.  James's Street.  '«^^-^"^î*ië^    _     _          ,,            "  i^^^^^              bonnenl  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en  font  la 

,        ,                                     '  ~ —           ^            "^      —            ''                      demande  par  lettres  affranchies 

Les  altonnemens  ne  datent  que  de»  5  et  20  de  ..              .,                                                                                                           

chaque  mois  ^u  peu  d  etprtl  que  te  bonhomme  avait ,                             ,,                     j          j            ■ 

^  r '/,..,,.•/ j'„   <.     1                 ,j        .           :                             Lne  gravure  de  modes  est  lointe  au  n'  du  o  et 

...        — t.  etprtldautrmlpar  complément  servait.                                   °,.  ,            ,.             ,    i„  ,      ,          "">"=' 

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LE  VOLEUR, 

^ajctU  îTfs  Jaurnaui-  français  d  ftranijfrô. 


SOMMAIRE. 
Les  brigands  espagnols  :  vie  de  José  Maria  ; 

MORT   DE  JOSE    DE    ROXAS.  — LeS    CHEVAUX 

ARABES,  par  le  prince  de  Puckler-Muskau. 
Pauvre  enfant,  ou  les  deix  familles, 
par  Emile  Deschamps.-  Un  comité  de  lec- 
ture en  1030,  par  M.  Hippolyte  Rimbaut. 

—  LEKCA.MARADES    DE    COLLÈGE,  par  Marii; 

Avcard.  — Costumes  DL  théâtre  a  Paris 

ET  EN  province.  —  INCENDIE  DU  DiORAMA.— 

Salon  de  1839  (2'  article),  par  M.  Adolphe 
BLIN.-Revuedramatiqiir  iThéatre  Italien: 
reprise  des  J\ozze  di  Figaro  ;  Palais-Royal  : 
Pascal  et  U.atnbord.  -  Revue  de  cinq 
jours. 


LES  BRIGANDS  ESPACmS. 


Vie  de  JoAe  Maria.  -  Mort  de  José  de  Ro 


José  Mana  de  Hinojosa  naquit  à  Ha„ja,villane 
^oncme  maure,  sllué  près  ,1,.  I!enam.-(;i,  cou- 
vent espa,;noI  ,  et  „,1,  sdou  ic  proverbe  local,  les 
hah.lans  n,an,;ent,  Loiveni  et  ne  travaillent  pas 
Uauja  ,  do,uh,  ,e  corne ,  ,e  Me  ,,  „o  ...  tm- 
baja,  le  ,tec  plu,  ultra  .le  1,-,  f,'.iiclic  esn,,g,u,|c 
danscetle  vie  pa,ssai;.^re.  Il  sadonna  daVord  :, 
I agriculture;  mais  I,icnl,)t  ,  ne  se  sentant  ni,,,, 
«e  iîoiU  pour  ce  jifnr.'  d  occupation  .  il  aima 
m.eux  entreprendre  la  contrebande  du  tal.ac 
que  cultiver  la  icrre.  Son cliaiGemenl  ayant  été 


trois  fois  de  suite  saisi  par  les  carabi/ieros,  il 
résolut  de  se  faire  voleur.  La  fortune  lui  sourit 
dès  son  début.  Un  jour  un  détachement  de  trou- 
pes envoyé  h  sa  poursuite  le  surprend  dans  une 
maison  près  de  Moron  ;  il  s'échappe  par  une  fe- 
nêtre ,  escalade  une  muraille  ,  et  rencontre  de 
l'autre  côté  un  soldat  et  un  officier  à  cheval .  (jui 
l'attendaient  ;  il   blesse   l'un  ,  lue  laulre  dnn 
coup  de  fusil ,  s'élance  d'un   bond  sur  la   selle 
vide  ,  et  s'enfuit  au  galop  vers  les  monta(;nes.  A 
peine  se  voit-il  en  lieu  de  siirelé  qu'il  s'arrête, 
se  repose,  recharge  ses  armes  ,  léMechii ,  el  se 
détermine   h   Gagner  Ronda  :   qnel(|ucs   jours 
après,  il  y  arrivait  sain  cl  sauf,  et  a  l'aide  dune 
petile  somme  d'argent,  qu'il  avait  trouvée  ca- 
chée dans  la  selle  de  l'officier,  il  se  forma  une 
bande  de  compagnons,  dont  le  nombre  ne  fui 
jamais  moindre  de  douze  ,  mais  ijui  dépassa  ra- 
rement   vingt  hommes   bien  monlés.   Pendant 
dix  années  conséculives  il  exerça  dans  l'Anda- 
lousie un  pouvoir  pins  absolu  que  le  roi  lui- 
même  et  ses  autorités  civiles  et  militaires.  En 
vain  on  avait  mis  sa  télé  à  tous  les  prix  possi- 
bles; désesjiérant  de  le  vaincre,   le  gouverne- 
ment se  décida  îi  traiter  avec  lui  comme  avec 
une  puissance  étrangère;  il  lui  accorda  un  par- 
don complet,   des  apiMiinlemens  annuels  fort 
élevés  et  le  commandement  d'un  délachemenl 
de  cavalerie  composé  de  ses  anciens  associés; 
enfin  il  le  chargea  de  délruirc  tous  les  autres 
brigands.   Ce  système  étail  depuis    longtemps 
celui  de  la  pidice  espagnole.  Sous  le  règne  de 
César- Auguste,  une  récom|iense  ayant  été  of- 
ferte à  ceux  (|ui  livreraient,  mort  ou  vif,  le  bri- 
gand Coroeola,   il  se  luésenla  Ini-méme  -i  l'cm- 
pereiir,  i|ni  lui  paya  la  somme  promise  et  lui 
pardonna;  action  cpii  combla  les  Ibériens  d'ad- 
miration et  de  joie.  José  Maria  déclarait  tout 
Il  lut  que  si  le  gouvernement  avait  traité  avec 
lui ,  c'était  dans  la  crainte  .|u'il  ne  IrailAl ,  lui , 
avec  Tovrijos  et  les  rebelles  de  (.ibraliar.  aux- 
quels il  essaya  de  fournir  ctnt  cavaliers  bien 
monlés. 


ParloutenEspagneonentendaitparler  de  José 
Maria,  et  personne  cependant  ne  le  connaissait, 
jamais  on  ne  l'avait  vu.  Ce  mystère  dont  il  ai- 
mait à  s'entourer,  la  rapidité  de  ses  mouveraens 
(il  fondait  à  l'improviste  sur  un  pays  au  mo- 
ment où  on  le  craignait  le  moins),  sa  terrible 
puissance  toujours  victorieuse,  avaient  fait  une 
impicssion  profonde  sur  l'imagination  si  im- 
pressionnable de  ses  concitoyens.  On  le  regar- 
dait,  pour  ainsi  dire ,  comme  un  être  surnatu- 
rel :  aussi  n'est-il  pas  étonnant  que  ,  lorsqu'il 
fut  devenu  nn /iù/i>i('tcl';omme.  les  populations 
se  soient  partout  pressées  en  fioulesur  son  pas- 
sage. Chacun  voulait  le  voir.  C'est  lui  ,  disaient 
les  pères  à  leurs  enfans  en  le  leur  montrant  du 
doigt.  On  s'étouffait  à  la  porte  des;  villes  qu'il 
devait  traverser.  Il  était  alors  dans  sa  trente- 
troisième  aimée  ,  dans  la  vigueur  de  l'rige  ;  il 
possédait    toutes  les  qualités  nécessaires  à  un 
chef.  Doué  dune  constitution  athlétique,  il  sa- 
vait supporter  les  fatigues  et  braver  les  dangers 
avec  une  patience  et  une  abnégation  sans  égales. 
Petit  de  taille,  il  avait  une  grosse  léte  carrée  et 
un  corps  un  i)eu  trop  large  pour  ses  jambes  !é- 
gèrtmenl  aiNpiées  .  signe  de  force  et  d'activité; 
sa  main  gauche  avait  été  cxtropiée  par  une  dé- 
charge accidentelle  de  son  fusil .  et  celle  bles- 
sure,  il  l'avait  guérie  en  l'espace  de  vingt-un 
Jours  entièrement  passés  i  cheval.  Ses  lèvres 
élaienl  petites ,  serrées  l'une  contre  l'autre  et 
remarquables  pour  leur  expression  particulière; 
au  premier  abord ,  ses  yeux  gris  indiquaient  un 
bon  naturel;  mais  presque  aussiiiM  ils  se  fer- 
maient à  demi .  devenaient  brillans  .  s'agitaient 
sans  repos  dans  leur  orbiie  .  et  vous  lançaient 
un  regard  fauve  et  méfiant;  habitudes  que  lui 
avaient  fait  prendre  la  conscience  île  ses  crimes 
et  la  nécessité  de  se  tenir  constamment  sur  ses 
gardes.    Il    portail  un   cosiiime    fort   simple . 
si  nous  le  comparons    .'i   c  lui  de  ses  cama- 
rades,   toujours    chargés    oe    broderies    d'or 
cl  d'argent  cl  de  colificheU  éclalans,  mais  la 
simplicité  n'eu  excluait  pa*  lélégmcc  :  à  sa- 


s._  210  — 


voir ,  iin  pantalon  (le  soie  garni  diin  donlile 
rans;  de  boulons  d'arijcnt ,  des  (iUi^tres  riche- 
ment hrod^'es  ,  une  eeinture  de  soie  ronge;  sa 
cravate  n('i;liseninieiil  jett'-e  sur  son  gros  eon,  et 
passée  dans  une  énorme  lia;;ne  de  diamant.  Des 
images  d'argent  de  la  lirgeti  de  les  Doh  res 
de  Cordone  et  de  sainte  Véronique  de  Jaeii  re- 
couvraient sa  large  poitrine. 

Ix  cheval  de  José  Maria  ,  Mohinu  ,  ne  se  fai- 
sait pas  remannier  par  sa  beauté  ;  mais,  en  re- 
▼anche,  aucune  course,  si  longue  ([tfelle  fftt,  ne 
pouvait  le  fatiguer.  Son  harnais  était  dune 
étoffe  noire  brodée  de  blanc;  la  haute  selle, 
Valhnrdit ,  reronverle  de  la  ïw/ffl  ,  \à  toison 
/ui/ii/iielfe,  de  couleur  bleue,  quoiciue  lénorme 
quantité  dor  i|u'il  'ivait  enlevée  aux  sujets  du 
roi  donn;M  à  cet  argonaute  espagnol  des  droits 
incontestables  an  litre  de  chevalier  de  la  toison 
d'or.  A  ses  côtés  pendaient  ses  deux  espiiigoles. 
Comme  on  critiquait  un  jour  devant  lui  la  gros- 
sièreté de  l'une  des  platines  ,  il  se  contenta  de 
répondre:  a  Pero  coït  e-sa  maté  el  officinl. 
(C'est  vrai;  mais  c'est  avec  cette  arme-là  que 
j'ai  tué  l'officier).  Singulier  caractère  que  celui 
de  cet  homme  ;  il  aimait  mieux  s'avouer 
coupable  d'un  homicide  que  de  ne  pas  relever 
l'outrage  fait  h  son  vieux  fusil .  son  lidèlc  com- 
pagnon de  dix  années  de  danger.  Du  reste,  il  ne 
fallait  pas  plaisanter  ave  lui  sur  sa  vie  passée  : 
il  fronçait  aussitôt  le  sourcil ,  et  répondait  d'un 
ton  irrité. 

José  .Maria  éiait  né  pimr  être  un  chef  d'aven- 
turiers. U  avait  tous  les  vices  el  loutis  les  ijuali- 
tés  d'un  clùcltiiin  ilu  nioyen-fige  ;  il  parlai!  peu 
et  rarement  ;  mais  ses  morsures  étaient  toujours 
pires  que  ses  aboiemcns,  et  quand  l'occasion  le 
demandait,  il  devenait  éloiiue.it.  D'après  son 
propre  aven,  il  ne  permettait  à  ,''es  camarades 
aucune  familiarité  avec  lui  ;  il  marchait  le  pre- 
mier au  danger;  il  avait  soin  de  satislaire  tous 
leurs  besoins  el  lotîtes  leurs  fantaisies  ;  il  distri- 
buait le  butin  en  parts  égales.  U  y  a  de  Ih  mnenr 
parmi  les  brigands.  C'est  ainsi  (ju'il  sut  acipié- 
rir  et  conserver  sur  tous  les  honunes  qui  com- 
posaient sa  bande  un  empire  absolu.  Il  dormait 
à  peine  quelques  heures,  mais  toujours  seul  el 
toujours  armé.  U  ne  permettait  pas  qu'on  se  dis- 
puiiit,  exigeait  une  obéissance  comiilète,  ne  con- 
tiaiil  ses  projets  ;i  personne,  etne  souiTiail  point 
qu'on  lui  adressai  une  question;  en  un  mol,  il 
agi.siîait  d'après  les  mêmes  principes  que  Hoqiie 
Guinard  de  Cervantes  el  le  corsaire  de  Byro  . 
José  ne  connaissait  pas  ces  dignes  personnages  ; 
il  obéissait  seulement  à  son  instinct  ;  ses  habi- 
tiiiies  pratiques  coniiiment  donc  la  vérité  théo- 
rique des  caractères  inventés  par  le  romancier 
elpar  le  poète,  elles  font  honneur  à  leur  imagi- 
nation. José  trui'iail  toujours  le  Ocau  se.ve  avec 
respect,  quelquefois  même  avec  des  attentions 
déiicales ,  malgré  la  maxime  de  Shakspeare  : 
c<  Que  la  beauté  provoque  les  voleurs  bien  plus 
([uel'or.  »  .\insi  il  allumait  un  grand  leu  tiaus 
une  chaumière,  pour  que  la  femme  d  un  rece- 
veur de  taxes  ne  se  refroidit  pas  sur  la  route 
pendant  qu'il  dévalisait  sa  voiture,  cl,  l'opéra- 
tion terminée,  il  lui  olfrait  gracieusement  l'un 
de  ses  jn-opres  colliers  comme  un  souvenir, 
comme  une  inarcpie  de  considération  ;  aiie::dote 
ipi'il  prenait  soiiveni  plaisir  à  rai-onter. 

four  lui  rendre  jusiice ,   José  .'Maria    com- 


mit rarement  des  actc!  de  violence.  11  se  con- 
tenta de  dévaliser  complètement  les  voya- 
geurs avec  les  manières  les  jdiis  douces  et 
les  plus  distinguées  ;  toutefois,  quand  on  lui 
refusait  des  bour.ses  très  poliment  demandées, 
quand  on  essayait  de  lui  résister,  alors  il  ne  se 
faisait  aucun  scruinile  de  défendre  sa  vie  en 
assassinant  ses  adversaires.  Malheur  à  ceux 
qui  s'aventurent  sur  les  grands  chemins  de  l'Es- 
pagne sans  avoir  dans  leur  poche  une  bourse 
aussi  bien  garnie  que  le  comporte  leur  fortune; 
s'ils  sont  arrêtés,  ils  recevront  très  certainement 
des  coups  de  bfilon  ;  car  les  voleurs  de  ce  jiays 
ont  pour  les  bourses  vides  une  aversion  tout  à 
fait  particulière.  Je  conseillerais  aux  gens  riches 
de  [(orter  toujours  une  montre  en  voyage,  ([uelle 
i|u'en  soit  la  (pialité  :  les  voleiir.s  ne  sont  jias  de 
très  lins  connaisseurs  ;  mais  ils  savent  parfaite- 
menl  dislinguer  les  individus  (|ui  ont,  ou  plutôt 
(pii  doivent  ou  peuvent  avoir  une  montre  ,  de 
ceux  ^  qui  leur  position  sociale  ne  permet  jias 
celte  dépense  extraordinaire. 

José  Maria  était  généreux,  donnant  souvent 
aux  pauvres  ce  ipt'il  lu'enail  aux  riches  :  aussi 
le  vulgaire  ne  lui  demandait-il  jamais  compte  de 
la  manière  dont  il  se  procurait  cet  argent  si 
libéralement  distribué.  Ln  célèiire  bandit  ita- 
lien se  vantait  d'avoir  fait  plus  d'aumônes  que 
trois  couvens.  U  était  en  guerre  ouverte  avec  les 
autorités  de  sa  patrie,  il  levait  des  contribu- 
tions comme  un  potentat  indépendan.ll  avait  un 
piolond  mépris  pour  les  liions  et  les  udeurs  à 
pied  ;  de  semblables  professions  lui  semblaient 
incompatibles  avec  la  dignité  de  celle  àetudroit. 
«Ce  n'est  pas,  disait  Boccace,  ce  n'est  pas  la  per- 
veisité  de  son  âme  (pii  a  fait  de  lui  un  bandit  de 
,,raiid  chemin;  mais  il  était  gentilhomme,  il 
était  chassé  de  sa  maison,  il  était  pauvre,  el  il 
avait  des  ennemis  piiissans.  »  —  «  Je  n'allais 
pas  avec  les  petits  filous  ;  mais  avec  les  nobles 
et  les  bourgmestres.»  Ces  paroles  de  Shakspeare, 
José  iiouvait  se  les  appliipier.  Malheureuse- 
ment pour  lui,  le  peuple  lui  attribua,  pendant 
son  réijne,  lotîtes  b  s  bonnes  et  mauvaises. ictiuus 
commises  par  ses  nomlirenx  sujets,  besgazettes 
i(inplir''nt  leurs  colonnesd'une  fouled'hisloires 
inventées  à  plaisir,  et  dans  lesipielles  il  jouait 
le  priiiei[ial  rôle;  Car  il  n'était  pas  nu  Gines  lie 
rasamonte  pour  éeiire  sa  propie  bingraphie. 
Vrai  cavalier  du  sang  de  Deloiaiiie ,  il  ne 
savait  qui'  signer  son  nom,  ((uoiqii'il  pt*!!  lubri- 
■pifi-  (1)  aussi  bien  (lue  tout  au:re  Espagnol  ou 
qiieFerdin.md  Vil  lui-même.  Sa  marque  kXd^w 
une  protection  sulïisante  pour  tous  ceux  qui 
lui  payaient  un  certain  tribut.  Un  de  nos  amis 
iiitiine.>^,  dignitaire  de  Séville,  riehe  et  gour- 
mand ,  qui  allait  aux  bains  de  Calalrava  afin 
dy  rétablir  son  estomac  légèrement  dérangé,  el 
qui,  comme  l'abbé  goutteux  de  Boccace,  ne  dé- 
sirait nullement  se  mettre  au  régime  des  voleurs, 
se  procura  wwvpasse  de  José  Maria,  et  prit  pour 


(1)  Note  du  nÉuACTF.VR.  Les  rois  d'F.spagnp  emploieat 
rarement  une  autre  signature  ro\ale  que  l'iuicieuiie  /■(/- 
AriCfl  ou  marque  Ki'dii'l"''.  (^e  nioiiosramnie  resscmt)le 
à  un  nœiiil  ruuique.  On  dit,  cuE^panne,  qu'une  ruhrii;/ 
sans  te  nom  vaut  mieuj  que  le  nom  sans  tu  rnbricci.  Les 
oinenicns  liizancs  qui  enlourenl  les  noms  étant  iieau- 
ciiupplus  diUitites  à  imiler,  (levieniient  une  des  meil- 
leures gaïaiilies  de  l'auHieulicité  des  siguatures. 


escorte  un  homme  de  sa  bande,  qu'il  représenta 
comme  son  naiiUfo,  son  petit  ange  gardien. 

José  Maria  ne  jouit  pas  longtemps  des  hon- 
neurs et  des  avantages  de  sa  nouvelle  position  ; 
il  cessa  d'exister  dès  que  sa  vie  eut  cessé  d'êlre 
une  calamité  publique.  U  poursuivait  un  jour 
quatre  voleurs  qui  s'étalent  réfugiés  dans  une 
ferme.  En  ouvrant  la  porte  de  eette  ferme,  il  fut 
assassiné  d'un  coup  de  pislolel  par  leur  chef  , 
l'un  de  ses  anciens  camarades,  Periipiillo  el  del 
coUegin.  La  ]uison,  la  hermania  dEspagne, 
s'appelle  le  collège,  l'universilé,  parce  que  dè« 
leur  entrée  ,   les  jeunes   voleurs  y  soûl  idaWs 
sous  la  surveillance  de  professeurs  habiles,  (|ui 
se  chargent  de  terminer  leur  éducation,  et  y  de- 
viennent bientôt  aussi   savans  ,  au.ssi  dépravés 
que  ces  vétérans  du   crime,  dans  la  société  des- 
ipiels  on  les  a  si  judicieusement  jetés.  Cepen- 
dant, nous  devons  le  dire  ,  la  mort  de  José  Ma- 
ria fut  un  malheur  pour  son  pays.  S  il  eut- vécu 
plus  longtemps,  il  eût  peut-être  délivré  lAnda- 
lousie  des  brigands  qui  l'infestent  depuis  long- 
temps. Arrêter  d'un  seul  couplons  les  individus 
suspects  de  tous  les  villages,  et  les  envoyer  ser- 
vir, en  qualité  de  soldats  ,  dans   les  régimens 
éloignés  ;  brûler  el  raser  jusqu'au  sol  toutes  les 
veillas  isolées,  de  mauvaise  réputation  ;  rendre 
les  curés  et  autorités  personnellement  responsa- 
bles, au  lieu  de  leur  imiioser  une  amende  payée, 
en  définitive,  par  les  voleurs  ;   contraindre  les 
haliitans  du  district  où  se  commell:ail  un  vol-, 
d'indemni.ser  de  ses  perles  le  voyageur  dévalisé  , 
et  par  dessus  tout,  comme  une  panacée  univer- 
selle ,  fusiller  sur  le  lieu  même  toute  personne 
trouvée  avec  des  armes,  et  qui  ne  pourrait  jus- 
lilier  de  son  droit  de  les  porter  :  tels  étaient  ses 
jirojets.  Peut-être  parallroiil-ils,  à  quelques  es- 
prits élrangers,  un  peu  violens  ,  un  peu  draco- 
niens; mis  à  exécution  ,  ils  n'eussent  causé  au- 
-^iinesuriirise  aux  Espagnols.  Us  se  fussent,  au 
contraire,  trouvés  en  parfaite  harmonie  avec  les 
miEUrs  et  les  précédeiis.  Dans  ce  pays,  si  origi- 
nal sous  certains  rapports  ,  on  n'a  jamais   fait 
très  grand  cas  de  la  vie  humaine  ;  ou  a  toujours 
versé  le.sang  en  abondance  et  sans  pitié,  ipie  ce 
fiH  celui  lies  bandits,  des  prisonniers  de  guerre, 
,lcs  martyrs  religieux,  ou  des  martyrs  poliiiques. 
Et  pour  ne  pas  sortir  de  notre  sujet,  la  muta 
llfirinuudad  el  tous  ses  magistrats  actifs,  payés 
ou  non  payés,  n'eurent  d'autre  règle  decoiiduile 
ipie  cette  maxime  de  don  Kiquillo,  1  illustre  al- 
cade  qui  lit  iieiidre  l'évêque  couslitutioiinel  de 
Z^imoia  ;  «  H  faut  envoyer  au  gibet  tous  les  vo- 
leurs, sans  miséricorde,  les  vieux  pour  les  cri- 
mes qu'ils  ont  commis  ,  et  les  jeunes  pour  les 
crimes  qu'ils  commettraient  ,   s'ils   devenaient 
vieux.  »  Howel  décrit  ainsi  les  prudentes  el  vi- 
goureuses mesures  d'un  vice-roi,  en  1618  :  «  II 
s'est  donné  beaucoup  de  peine  afin  de  purger 
ces  montagnes  des  biigands  qui  les  habitent,  et 
cette  année  il  en  a  délruit  un  grand  nombre; 
car,  dans  les  diverses  forêts  que  j'ai  iraversées, 
jai  vu  plusieursarbresdonl  les  branches  étaient 
chargées  de  squelettes  desséchés.  Je    m'écriai 
alors''qu'ils  donnaient  de  meilleurs  fruits  que 
l'arbre  de  Diogène,  me  rappelant  que  le  cynique 
dit  en  apercevant  une  femme  pendue  à  un  abre, 
que  c'était  le  plus  beau  fruit  qu'il  eut  vu  de  sa 
vie.  »  Il  y  a  quelques  années,  les  projets  de  José 
Maria  furent  exécutés  avec  un  merveille  us  s«qr 


?-  211  — 


ces  par  un  officier  tiomm('-  Castro.  iMalheiireiise- 
menl,  raichevf^que  de  Séville  lui  fit  retirer  son 
commandement,  sous  le  prétexte  que  quelques 
grands  scélérats  mouraient  sans  confession. 

Pour  terminer  dignement  le  travail  qui  pré- 
cède, pour  le  rendre  moral ,  pour  nous  justilier 
auprès  de  nos  lecteurs  du  reproche  de  les  avoir 
introduits  en  une  aussi  mauvaise  compagnie  , 
nous  allons  maintenant  essayer  de  leur  raconter 
une  exécution,  à  laquelle  nous  assistâmes,  d'un 
homme  de  la  liande  de  José  Maria.  José  de 
Roxas,  plus  communément  appelé  el  Veneiio  , 
le  poison  (car  tous  les  gens  de  son  espèce  ont  un 
surnom)  fiitun  jour  surpris  par  (|ueli|uis  soldats 
11  se  défendit  en  déses|)éré,  et ,  (pK)i(|ue  abattu 
par  une  halle  qui  lui  avait  fracassé  une  jamite  , 
il  tua  celui  qui  s'approcha  de  lui  pour  l'arrêter. 
A  peine  se  vit-il  prisonnier  iju'il  offrit  de  livrer 
ses  camarades,  h  la  condition  qu'il  lui  serait  fait 
grâce  de  la  vie.  On  accepta  sa  proposi-tion,  et  on 
le  mit  en  campagne  sous  bonne  escorte.  Telle 
était  la  terreur  qu'inspirait  son  nom,  (pie  tous 
les  bandits  aimèrent  mieux  se  livrer  d'eux-mê- 
mes aux  autorités  que  de  s'exposera  être  pris 
par  leur  ancien  associé,  et  tous  ils  obtinrent 
leur  pardon.  Veneno  fut  alors  mis  eu  jugement , 
déclaré  coupable  el  condamné  à  mort.  Il  sou  - 
tint  qu'il  avait ,  indirectement  il  est  vrai  ,  ac- 
compli ses  engagemens,  et  que  le  gouvernement 
devait  se  montrer  fidèle  à  la'parole  donnée.  11 
n'avait  ni  amis,  ni  argent,  on  ne  l'écouta  pas,  et 
le  tribunal  ordonna  (jue  la  sen,tence  Hdrliruil 
le  lendemain  même  non  plein  et  eitlifr  effet. 

Les  tribunaux  et  les  prisons  de  Séville  sont 
situés  près  de  la  plaça  San  Francisco ,  où  ont 
toujours  lieu  les  exécutions  publi(|ues.  La  veille 
de  la  matinée  filiale,  rien  sur  celte  place  n'iudi- 
([ue  au  passant  (|ue  le  lendemain  un  gi-aiid  cou- 
pat)le  doit  y  recevoir  le  châtiment  de  ses  (finies. 
En  eiîel,  tout  ce  qui  se  rappoile  au  su()[ilice  des 
condamnés  inspire  une  horreur  profoiule  aux 
Espagnols.  Ce  n'est  pas  qu'ils  éprouvent,  de 
même  <|ue  d'autres  nations,  une  certaine  répu- 
gnance h  tuer  ou  à  voir  mourirun  de  leurs  sem- 
blables ;  mais  ils  obéissent  en  cela  aux  induences 
de  quelques  préjugés  orientaux.  Us  regardent 
conmie  infâmes,  comme  privés  désormais  de 
celle  pureté  de  sang,  limpieza  desangre,  à  la- 
(juelle  ils  aitaclient  presque  une  aussi  grande 
importance  (|ue  les  Hindous,  tous  ceux  (|iii  tra- 
vaillent d'une  m:iniéi-e(pielcoMqu(t  à  xiiw  exécu- 
tion capitale.  L'échal'aud  est  construit  |>en(lanl 
la  nuit  par  des  mains  inconnues  ,  uivisihbs.  Il 
s'élève  de  terre  au  n)ilieu  dis  ténèbres  et  sans 
bruit,  pour  épouvanter  Séville  â  son  réveil.  Li 
coupable  appartieul-il  à  un(^  famille  noble,  un 
drap  de  serge  noire  recouvre  la  charpente  en 
bois  de  la  plate  forme,  ((ui  reste  nue  et  dépouil- 
lée d'un  pareil  ornemenldans  les  cas  ordinaires. 
Autri  fois  ou  pendait  les  con.<lamnésâ  mort;  mais 
chez  lui  peuple  aussi  peu  mécanicien  (pie  l'est 
en  général  le  peuple  espagnol,  ce  supplice  sera 
toujours  le  [dus  cruel  et  le  (dus  horrible  de  tous 
les  supplices.  Un  auteur  digne  de  foi  nous  eu 
a  laissé  la  description  .suivante.  Après  l'avoir 
hissée,  en  (|iiehpie  sorte,  au  haut  de  réchelle, 
l'exécuteur  moiitail  sur  les  épaulesdesa  vie  tiiiie. 
elsélancait  avec  elle  ;  puis,  tandis  (juils  se  balan- 
<;aient  et  se  débatlaieiil  ensemble  dans  l'air,  il 
lui  serrait  le  cou  de  toute  sa  force,  et  s'assurunl 


enfin  que  justice  était  faite,  il  se  laissait  glisser 
à  terre,  en  se  cramponnant  aux  jambes  de  ce 
cadavre  encore  cliaud.  Terdinaud  VII  a  heureu- 
sement aboli  ce  genre  de  siijjplice,  que  doit  dé- 
sormais remplacer  la  strangulation,  ou  la //ar- 
rote. 

Veneno  ayant  été  condamné  à  être  étranglé, 
fut  placé,  selon  l'usage,  en  rapilln,  c'est  à  dire 
dans  une  chapelle,  ou  cellule  séparée,  où  les 
condamnés  r('(.'oivent  les  derniers  secours  de  la 
religion.  Cette  chapelle  ou  cellule  était  une  pe- 
tite chambre  de  la  prison,  et  la  plus  sombre,  la 
plus  triste  chambre  de  cette  sombre  el  triste 
demeure.  Une  grille  de  fer  formait  la  cloison  du 
corridor  qui  conduisait  à  la  ca]iilla.  Là  se  te- 
naient des  membres  d'une  eommiinaiité  chari- 
table, recueillant  les  aumônes  des  curieux,  afin 
de  faire  dire  des  messes  pour  le  repos  de  l'ame 
du  condamné.  On  y  voyait  également  plusieurs 
groupes  d'officiers  fumant  leurs  cigaritos,  et  de 
temps  en  temps  jetant  un  regard  imiiiiel  el  aviile 
sur  le  montant  de  la  recette,  dont,  selon  toiiie 
ap|)arence,  leurs  personnes  dcvaien'  tirer  au 
moins  autant  de  profit  que  l'ame  du  condamné. 

A  l'un  des  coins  de  celle  chambre  on  avait 
placé  une  table,  sur  laquelle  on  voyait  un  cru- 
cifix, une  image  de  la  Vierge  et  deux  cierges 
allumés.  A  côlé  de  la  table,  un  soldat  se  tenait 
immobile  et  silencieux,  son  sabre  nu  à  la  main. 
Une  seconde  sentinelle  gardait  la  porte,  sa  baïon- 
nette â  son  fusil.  Dans  un  autre  coin  se  trouvait 
le  lit  de  Veneno.  Quand  nous  entrâmes,  il  et  lit 
couché,  enfoui  sous  une  coiivcrliire  rayée  qui 
lui  cachait  la  bouche  et  le  nez,  et  ne  laissait  dé- 
comerlsque  ses  cheveux  en  désordre  el  ses 
yeux  noirs,  brillant  d'un  éclat  extra  irdinaire  el 
s'agilanl  sans  relâche  dans  leur  orbite.  A  notre 
approche,  il  se  leva,  et  s'assit,  prisque  entière- 
ment nu,  sur  un  tabouret.  Lu  énorme  cha|)clei 
pendait  le  long  de  sa  poitrine;  des  chaînes  de 
fer  entouraient  ses  jambes  et  ses  bras.  Bien  que 
commune  etvulgaire,  sa  figure  avait  une  expres- 
sion (|UP  je  n'oublierai  plus.  Il  semblait  loul-â- 
fail  résigné  â  son  .sort ,  et  il  récita  par  ciriir 
plusieurs  sentences  morales  (pie  les  moines  lui 
avaient  apprises.  iNoiis  paraissions  toiisbtaiicou|i 
plus  émus  que  lui. 

Le  lendemain  malin,  avant  le  jour,  V\  pinça 
San  Francifco  était  couverte  d'une  Ibnle  im- 
mense, entièrement  composée  d'hommes  et  de 
femmes  du  peuple;  les  hommes  enveloppés  dans 
leurs  manteaux  (ri'était  une  matinée  de  décem- 
bre), les  l'einines  avec  leurs  mantilles  el  portant 
pour  la  plupart  de  jeunes  enfans  sur  leurs  bras. 
Non  seulement  les  classes  élevéesel  moyennes  de 
ta  société  n'assistiMit  jamais  â  ces  exécutions, 
mai.s  elles  évitenl  même  d'en  pai  1er;  les  classes 
inférieures,  au  contraire,  cherchent  â  se  procurer 
|)ar  tous  les  moyens  possibles  le  plaisir  d'a.ssisler 
,'i  un  semblable  spectacle.  Eu  Espagne,  comme 
partout  ailleurs,  les  scènes  de  terreur  el  de  sang 
olïrenl  â  la  multitude  des  charmes  tout  parlicu- 
liers.  Les  feinuKS  iirincipalement,  obéissant  à 
une  force  inconnue  et  irrésistible  qui  les  eu- 
iraine,  aiinenl  â  conieini)ler(les  souffrances  ipie 
leur  faiblesse  naturelle  ne  leur  permeltrait  pas 
de  supporter.  Tourtes  luuumes,  une  exécution 
esi  une  tragédie  terminée  par  la  mort  du  héros  ; 
ils  désirent  voir  coinmeiu  il  jouera  son  rôle,  ils 
s'inléresseiilâ  lui  s'il  meurt  avec  courage  el  sang- 


froid,  ils  le  méprisent  si  son  visage  trahit  la  plus 
légère  émotion. 

Autour  de  l'échafaud,  un  détachement  de 
soldats  formait  un  vasie  carré  dans  le(|uel  péné- 
traient seuls  les  officiers  el  les  prêtres.  A  me.«ure 
que  rheiirc  fatale  approchait ,  l'impatience 
croissantedii  peuple  commen<-aità  se  manifester 
par  (les  murmures  et  des  cris  Du  .sein  de  celle 
foule  agitée  s'élevaient ,  de  minute  en  miuule, 
des  voix  qui  se  plaignaient  que  le  lemps  s'écou- 
lât trop  lentement,  ce  lemps  sans  aucune  valeur 
pour  eux,  mais  si  précieux  pour  celui  dont  tous 
les  inslans  étaient  comptés. 

Enfin  l'horloge  de  la  cathédrale  sonna  l'heure 
de  mort....  un  hour"auni\erselretenlil  aussitôt, 
suivi  d'un  ])rofond. silence.  (Chacun  se  plaça  dans 
la  position  (jui  lui  parut  la  plus  convenable. 
Cependantil  fallait  attendre  dix  minutes  encore; 
car  on  a  le  soin  de  retarder  de  dix  minutes  l'hor- 
loge du  tribunal,  afin  de  laisser  toutes  les  chan- 
ces possibles  d'un  pirdon  ou  d'une  commiila- 
tion  de  peine  au  condamné.  Disque  cette  hor- 
loge eut  à  son  tour  sonné  l'heure  fatale,  Veneno 
sortii  delà  prison  accompagné  le  quehfues  fran- 
ciscains. 11  avait  choisi  des  moines  de  cet  ordre 
pour  l'assistera  ses  derniers  momens,  privilège 
que  la  loi  accorde  â  tous  les  criminels,  il  portait 
une  robe  de  serge  jaune,  costume  ordinaire  des 
meurtriers  ,  avec  lequel  les  peintres  espa,-^als 
représentent  toujours  Judas  Iscariole.  Il  mar- 
chait à  pas  lents,  supporté  â  demi  par  ceux  qui 
l'entouraient,  .s'arrêlant  .souvent,  sous  prélexle 
de  baiser  le  crucifix  (lu'un  prêtre  tenait  devant 
lui,  mais  en  réalité  pour  prolonger  son  existence, 
ne  fût-ce  que  de  quelques  .second(».  Lorsqu'il 
arriva  au  lieu  du  supplice,  il  s'agênoiiilla  sur  les 
marches  de  l'échafaud,  ce  seuil  de  la  mort.  Les 
franciscains  le  couvrirent  de  leurs  robes  birues, 
el  il  leur  fit  sa  dernière  confetsiim.  Celte  céré- 
monie achev('e,  il  monta  surla  plateforme,  suivi' 
d'un  seul  moine  :  il  adressa  plusieurs  phrases  k 
la  foule  d'une  voix  halelanle  ;  il  dit  qu'il  mourait  < 
repentant,  et  (pi'il  était  justement  puni. 

Cependant  le  bourreau,  jeune  homme  vêtu  de, 
noir,  achevait  les  apprêts  du  supplice.  L'inslru-  < 
ment  f.ital  estsimple  :  le  conJamné  s'assied  sur  . 
un  siège  grossier,    le  dos  appuyé  contre  un 
poteau  solide  auquel  le  relieul  par  le  cou  un 
collier  dr  fer  que  l'on  serre  â  volonté  au  moyen 
il  une  énorme  vis.  Le  bourreau  attacha  .si  ferle-  ' 
ment  lesjambes  nue.s   et  les  bras  deVenrno, 
qu'on  1(  s  vil  aussitôt  s'enfler  et  noircir  ;  précau- 
iion  utile  d'ailleurs,   car  le  père  de  ce  jeune 
liomine  avait  été   tué  par  un   brigand  pendant  ■ 
qu'il  rexéculait.  Le  prêtre  qui  a.ssislail  l'iarur-  . 
luné  Veneno,  étant  doué  d'une  corpulence  ex-  r 
ce.ssive,  paraiss.iil  jdus  occupé  du  soleil,  dont  il  , 
clierchail  â  garantir  son  visage,  que  des  devoirs 
de  sa  profession.  Veneno  était  a.ssis.  le  cou  dé  à 
dans  le  collier,  jetant  de  tous  côtés  des  re;;ar(ls 
l'Ifarés  ,  clai|u,int  ses  deiils  les  unes  contre  1rs 
autres.  Lorsipie  tous  les  préparalife  eurent  été 
leruiinés,  le  bourre.ui  prilâ  deiixm.iins  le  levier 
delà  vis,  fit  unvioleule  lorl.el  à  un  signal  donné 
serra  le  collier  de  1er,  taudis  qu  un  de  ses  aides 
laissait  tomber  un  voile  uoir  sur  la  figure  du 
palienl.  l  ne  pri\s*ion   couvusivedes  ninins  et 
un  goull.menl  de  la  poitrine,   tels  hirenl  les 
seuls  signes  auxquels  la  Ibule  des  curieux  put 
rcconnailre  que  VcDeuo  avait  vécu.  Quelques 


"ÎBS 


2<2  — 


minutes  après,  le  bourreau  souleva  soigneuse- 
ment le  voile  noir;  puis,  desserrant  la  vis,  la 
démonta,  la  mit  en  souriant  dans  sa  poche,  et 
alluma  un  cigare  avec  cet  air  de  contentement 
que  prend  un  bonnette  homme  qui  vient  de  foire 
une  bonne  action. 

La  figure  du  supplicié  n'avait  subi  que  de 
faibles  altérations  ,  seulement  la  bouche  était 
ourerte,  et  la  prunelle  des  yeux  retournée.  Une 
bière  noire  sur  laquelle  on  avait  posé  un  cru- 
cifix fut  alors  amenée  devant  l'échafaud,  avec 
deux  cierges,  une  petite  table  et  un  plat  dans 
lequel  les  spectateurs  déposaient  leurs  aumônes 
La  foule,  ayant  énuméré  les  crimes  de  Veneno, 
inédit  des  autorités  et  des  juges,  critiqué  le 
nouvel  exécuteur  (c'était  le  début  de  ce  jeune 
homme),  commença  enfin  à  se  disperser,  h  la 
très-grande  satisfaction  des  orfèvres  du  voisina- 
ge, qui  se  hasardèrent  alors  à  ouvrir  leurs  bou- 
tiques; car  ils  avaient  eu  jusqu'à  ce  moment 
plus  de  confiance  en  leurs  grilles  et  en  leurs 
barreaux  de  fer  qu'en  l'exemple  moral  (jue  la 
justice  présentait  au  peuple.  Le  cadavre  demeu- 
ra sur  l'échafaud  jusqu'à  midi,  puis  on  le  jeta 
dans  le  tombereau  d'un  boueur,  et  le  pregone- 
ro,  ou  crieur  public,  le  conduisit  au-delà  des 
limites  de  la  juridiction  de  la  cité,  sur  une  pla- 
teforme carrée,  la  mesa  del  rey,  la  table  du 
roi,  «ù  les  corps  des  suppliciés  sont  écartelés  et 
coupés  eu  morceaus. 

Quarterly  Revieic. 
[Revue  Britannique). 


s>as  <eaîsx'7A^9^  ^^^^as^s. 


(On  sait  que  le  prince  de  Puckler-I\luskau 
voyageait,  il  y  a  quelque  temps,  en  Syrie.  Son 
éditeur  allemand  annonce  déjà  la  publication  du 
récit  de  ce  nouveau  voyage,  et  la  Gazelle 
dAugibourg  en  donne  quelques  échantillons. 
Un  des  extraits  que  publie  la  feuille  allemande 
rappelle  l'ancienne  réputation  du  fashionable 
voyageur  qui  était  un  des  écuyers  les  plus  ac- 
complis et  les  plus  téméraires  del'époque,  long- 
temps avant  de  s'être  fait  remarquer  comme 
écrivain-voyageur;  il  aimait  alors  à  étonner  le 
public  de  Berlin  par  la  beauté  et  la  fougue  de 
ses  chevaux  dont  il  sacrifiait  bon  nombre  au  dé- 
sir de  faire  parler  de  lui  ;  certes  le  prince  Lusa- 
cien  serait  un  dijj'ne  membre  du  Jockt'v's-Club 
parisien.  On  s'en  convaincra  |)ar  la  lecture  de  sa 
lettre  écrite  d'Anlioclie  et  adressée  à  un  autre 
hippo|ihile  d'Allemagne;  nous  la  traduisons  fi- 
dèlemect  ;  ) 

«  Moucher  comte, 
«  Après  avoir  séjourné  quelque  temps  en  Sy- 
rie, après  avoir  visiié  l'émir  lieschir,  et  habité 
plusieurs  mois  Damas,  Homs,  Hama,  Alep  et  les 
déserts  qui  avoisinent  ces  villes;  après  y  avoir 
acheté  moi-même  dans  diverses  tribus  sept  éta- 
lons et  trois  jumcns  des  races  les  plus  nobles, 
tous  chevaux  grands  et  fortement  bâtis,  je  suis 
en  état  de  vous  communiciuer  quebiues  obser- 
vations sur  ce  sujet  intéressant  et  que  j'ai  pui- 
sée? flans  ma  propre  expérience. 


»  11  convient  d'ubscrvcr  d'abord  qu'à  l'est  et 
au  midi  de  la  mer  Morte  séjournent  des  tribus 
arabes  qui  élèvent  une  race  de  chevaux  incon- 
nus à  toute  l'Europe.  Peut-être  n'est-elle  pas 
tout  aussi  belle  (|ue  celle  des  véritables  neds- 
chdis,  mais  en  revanche  elle  est  plus  vigou- 
reuse, plus  dure  à  la  fatigue,  plus  fortement 
constituée  que  l'espèce  générale  des  nedschdis 
(nom  que  j'expliquerai  plus  tard),  et  ne  leur 
cède  pas  en  pureté  et  noblesse  de  sang.  On  a  ra- 
rement l'occasion  d'être  en  contact  avec  ces  tri- 
bus de  brigands,  et  même  alors  il  est  très  diffi- 
cile de  se  procurer  de  leurs  chevaux.. l'étais  fa- 
vorisé par  beaucoup  de  circonstances,  et  pour- 
tant il  me  fallut  marchander  longtemps  en  vain 
une  jument  douée  de  qualités  extraordinaires. 
Elle  était  la  propriété  de  six  maîtres  différens, 
dont  quatrepossédaient  les  jambes,  le  cinquième 
la  queue,  et  le  sixième  la  tête  ;  il  fallait  par  con- 
séquent du  temps  pour  s'entendre  avec  tant  de 
propriétaires.  Heureusement,  lorsqu'on  est  une 
fois  d'accord  avec  la  moitié  des  maîtres  d'un 
cheval,  la  loi  donne  le  droit  de  forcer  les  autres, 
ou  à  vendre  les  parties  i|ui  leur  appartiennent, 
ou  à  rembourser  l'argent  qu'on  a  payé  pour  la 
moitié.  Comme  les  Arabes  sont  rarement  pour- 
vus d'argent,  dans  un  cas  semblable  on  s'entend 
facilement  avec  eux.  La  jument  en  question  était 
grande  et  forte,  sans  aucun  défaut,  courait  en 
plein  galop  et  avec  la  rapidité  du  vent  aussi  fa- 
cilement à  travers  les  rochers  que  dans  les  sables 
les  plus  profonds;  c'est  pourquoi  on  la  nommait 
la  Puce. 

»  Mais  dans  le  reste  de  la  Syrie  l'on  ne  trouve 
pas  de  bons  chevaux,  pas  même  chez  le  fameux 
émir  Bescbir  ;  tous  les  chevaux  de  ce  chef*  étant 
croisés  ne  possèdent  que  moitié  de  sang  arabe, 
et  malgré  leur  taille  et  leur  force  ne  valent  pas 
mieux  pour  le  haras  que  le  cheval  d'un  voitu- 
rier  flamand.  Aucun  Arabe  du  désert  ne  vou- 
drait monter  un  cheval  de  cette  race  syrienne, 
et  quand  l'émir  Bescbir  veut  faire  des  cadeaux 
de  chevaux  à  Mehemet-Ali,  à  Ibrahim,  ou  àd'au- 
tres  pachas,  il  les  achète  toujours  aux  Arabes,  et 
ce  n'est  qu'aux  Européens,  regardés  ici  comme 
très  mauvais  connaisseurs,  qu'il  en  offre  de  son 
propre  haras,  en  exigeant  d'eux  des  prix  tels 
qu'on  n'en  connaissait  pas  auparavant  de  pareils 
dans  ce  pays.  Ce  rusé  vieillard  a  faitcecommerce 
avec  tant  de  succès  qu'il  estaujourd'hui  leprin- 
cipa!  marchand  de  chevaux  du  pays.  Pendant 
mon  séjour  à  Ueir-el-Kammer,  j'ai  eu  le  loisir 
d'examiner  tous  ses  chevaux.  Placés  dans  des 
écuries  sombres,  engraissés  comme  des  porcs, 
liés  de  cordes  aux  quatre  pieds  et  restant  plu- 
sieurs semaines  sans  mouvement,  ils  étaient  de- 
venus si  raides  que  presque  aucun  d'eux  ne 
pouvait  franchir  le  seuil  élevé  de  la  porte  des 
écuries  sans  trébucher.  L'n  vieil  et  gros  étalon 
que  l'écuyer  me  désigna  comme  le  premier  che- 
val d'Orient,  tomba  même  sur  ses  genoux  avant 
d'arriver  en  plein  air!  Il  est  vrai  que  les  Turcs 
soumettent  leurs  chevaux  à  un  fort  mauvais  trai- 
tement. Leshériff  delaMecque  me  disait  même 
à  ce  sujet  qu'après  un  séjour  de  trois  mois  au 
Caire,  le  meilleur  cheval  de  INedschdi  n'était 
plus  reconnaissable.  Toutefois,  je  me  suis  con- 
vaincu qu'avec  le  traitement  le  plus  rationnel  les 
chevauxdu  haras  de  l'émirBeschirne pourraient 
jamais  être  comparés  aux  véritables  enfans  du 


désert,  et  tous  les  Européens  qui,  trompés  par 
la  taille  haute  et  l'aspect  luisant  de  ces  animaux, 
en  achètent  pour  leurs  haras,  se  trouveront 
plus  tard  frustrés  dans  leurs  espérances. 

»  Quelquefois,  il  est  vrai,  on  peut  acquérir  à 
Damas,  Tunis,  Homs,  Hama  et  Alep  des  chevaux 
excellens  chez  des  personnes  privées,  qui  les 
ont  achetés  aux  Arabes,  lors(iu'ils  étaient  encore 
poulains.  Mais  généralement  un  Turc  ne  vend 
pas  un  cheval  dont  il  est  enlièremciit  content; 
cela  n'arrive  que  lorsq\ie  la  superstition  l'y  en- 
gage, ou  lorsque  le  ijropriétaire  ne  sait  pas  maî- 
triser son  cheval,  ou  bien  encore  lorsqu'un  be- 
soin d'argent  l'y  force.  Je  me  suis  procuré  deux 
de  mes  meilleurs  chevaux,  l'un  avait  un  signe 
(jui  semblait  très  dangereux  à  son  cavalier,  l'au- 
tre avait  jeté  plusieurs  fois  son  maître  par  terre. 
Aprèsquatresemainesd'uii  traitement  rationnel, 
et  à  l'aide  d'une  bride  convenablement  faite,  le 
dernier  anTmal  devint  aussi  doux  qu'un  agneau, 
caractère  auquel  inclinent  naturellement  les 
chevaux  arabes  pur  sjng.  Quant  au  signe  mor- 
tel del'autre,  il  n'étai t  dangereux  qu'aux  croyans. 

»  La  meilleure  et  la  plus  sûre  voie  d'acheter 
ici  des  chevaux  est  de  s'adresser  directement  aux 
Arabes  du  désert,  lors<iiie  l'une  ou  l'autre  de 
leurs  tribus  campe  dans  le  voisinage  d'une  des 
quatre  villes  mentionnées.  Avec  quelques  pré- 
cautions on  peut  aller  les  visiter,  et  l'on  aura 
le  choix  entre  un  grend  nombre  de  chevaux 
excellens.  11  n'est  plus  vrai  aujourd'hui  que  les 
Arabes  ne  vendent  à  aucun  prix  leurs  meilleurs 
chevaux,  sauf  cependant  quelques  unesde  leurs 
jumens  les  plus  renommées;  la  vente  des  che- 
vaux est  devenue  au  contiaire  une  dis  bran<:hes 
principales  de  leur  commerce,  depuis  que  les 
Anglais  de  Bassora  et  de  Bagdad  achètent,  à  des 
prix  vraiment  anglais,  tous  les  chevaux  de  luxe 
destinés  aux  courses  établies  dans  l'Inde.  Même 
en  Syrie,  les  étrangers  amateurs  de  chevaux  les 
paient  aujourd'hui  quatre  ou  cinq  fois  plus 
cher  ipiautrefois.  Le  meilleur  des  chevaux  que 
le  comte  de  Portes  et  M.  Damoiseau  conduisirent 
en  Europe,  il  y  a  vingt  ans,  ne  contait  que 
4,000  francs,  tandis  que  le  baron  Hébert  paya,  il 
y  a  deux  ans,  pour  des  chevaux  d'une  moindre 
valeur,  des  sommes  deux  et  trois  fois  plus  éle- 
vées. On  ne  peut  aujourd'hui  marchander  un 
ciieval  à  Alep,  Homs  ou  Hama,  sans  entendre 
dire  ;  «  Le  baron  autrichien  aurait  donné  le  tri- 
ple de  ce  que  vous  offrez!  »  Les  habitans  eux- 
mêmes  se  plaignent  sans  cesse  de  ce  que  le  sé- 
jour de  ce  monsieur  a  doublé  le  prix  des  che- 
vaux et  dessais  (grooms).  Enfin,  actuellement,  il 
va  en  Perse  une  plus  grande  quantité  de  che- 
vaux arabes  qu'autrefois. 

»  Par  toutes  ces  raisons  il  n'est  plus  possible 
d'acquérir  un  cheval  tant  soit  peu  distingué  au 
dessous  d'un  prix  de  2, 100  à  4,000  fr.,  et  diffici- 
lement obtient-on  une  jument  renommée  pour 
le  douille  et  le  triple  de  cette  somme.  En  y  ajou- 
tant lis  liais  de  conduite  juscju'en  Allemagne 
ou  en  France,  qui  vont  de  1,G00  à  2,000  fr.  par 
cheval;  en  tenant  compte  des  chances  du  voyage 
par  mer  et  jiar  terre,  on  comprendra  qu'un 
cheval  arabe  ne  peut  être  transporté  en  Europe 
qu'à  un  prix  égal  à  celui  des  meilleurs  chevaux 
des  haras  anglais  ;  je  ne  compie  pas  encore  la 
dépense  du  voyageur  qui  va  lui-même  en  Ara- 
bie pour  choisir  son  cheval;  d'après  ces  calculs, 


213 


que  des  connaisseurs  plus  ex]>^'rimentés  déci- 
dent lequel  sérail  le  plus  avantageux  pour  nos 
haras,  des  chevaux  aii;;lais  ou  des  chevaux  ara- 
bes. Pour  ma  jiarl,  je  crois  que  pour  le  midi  de 
l'Europe  le  renouvellement  des  races  par  le 
sang  arabe  serait  utile,  puisque  dans  le  Nord  la 
plus  belle  race  des  chevaux  anglais  n'a  que  du 
sang  arabe  dans  les  veines.  11  est  hors  de  doute 
que  les  chevaux  arabes  tels  qu'ils  sont  à  présent 
ne  possèdent  ni  la  rapidité  des  chevaux  de  course 
anglais,  ni  le  fond  ([ui  permet  à  nn  cheval  de 
chasse  de  ce  pays  de  longues  courses,  en  fran- 
chissant des  haies  de  cinq  à  six  pieds,  ou 
des  rivières  de  vingt  pieds,  mais  il  est  certain 
qu'en  peu  il'années,  avec  le  traitement  quel'on 
donneaux  chevaux  en  Angleterre,  ils  en  seraient 
aussi  capables  que  ces  derniers.  En  même  temps 
ils  surpasseraient  les  chevaux  anglais  par  leur 
sagacité,  leur  caractère  aimable  et  fidèle,  leurs 
grices  et  la  légèreté  de  tous  leurs  mouvemens, 
qualités  (jue  ne  donne  point  l'éducation,  mais 
seulement  la  nature.  11  y  a  entre  l'individualité 
des  deux  races  (si  je  puis  me  permettre  une 
telle  comparaison)  la  différence  qui  existe  entre 
ApoHon  et  Mars,  entre  Vénus  et  Minerve  ;  l'une 
représente  la  force,  l'autre  la  grâce;  l'une  est 
plus  utile,  l'autre  plus  agréable.  Les  gens  riches 
et  haut  placés  ne  devraient  monter  que  des  che- 
vaux aralies,  et  les  chasseurs  et  les  jockeis  îles 
chevaux  anglais. 

»  Mais  vous  désirez  peut  être,  au  lieu  de  ces 
observations  un  peu  frivoles  quelques  données 
soliilessur  les  diverees  races  arabes  et  sur  leur 
signe  caractéristi(|ue.  C'est  une  tâche  presque 
aussi  difficile  que  celle  de  compter  les  étoiles 
san?  parcourir  les  cieux  avec  un  guide  fourni 
par  Dieu  lui-même.  Presque  tout  ce  qui  a  été 
dit  jusqu'à  présent  sur  ce  sujet  est  ou  faux  ou 
vrai,  seulement  en  partie.  Parmi  les  mille  tri- 
bus qui  habitent  l'Arabie  et  le  désert,  presijue 
chacune  a  des  races  et  des  dénominations  par- 
ticulières, et  naturellement  leurs  avis  diffèrent 
sur  leur  valeur;  pourtant  toutes  s'accordent 
sur  le  premier  rang  qu'occupent  ces  deux  races; 
la  première  est  celle  des  véritables  nedschdis, 
c'est  à  dire  celle  qu'on  élève  dans  les  limites  de 
la  province  de  ce  nom  ;  car,  comme  on  suppose 
que  tous  les  nobles  chevaux  d'Arabie  viennent 
originairement  de  là  ,  le  nom  nedschdi  est  un 
nom  général  pour  tous  les  chevaux  de  pur  sang 
arabe,  différence  qu'il  faut  bien  noter,  car  elle 
a  induit  déjà  un  grand  nombre  d'étrangers  en  er- 
reur. Il  y  a  cinq  races  de  ces  véritables  Ncils- 
chdis  :  1°  Sada-Tokan;  2°  Toiiesse-al-llamié  ; 
3°Schouahe-cm-\nhdub;  4°  llumdanijé-Symra  ; 
5°  Sonat-Hije-Aeden  Sachra.  l,e  premier  de 
ces  noms  est  celui  de  la  jiunenl  dont  ils  tirent 
leur  origine  ;  le  second  celui  du  i)ropriélaire. 

»  La  seconde  race  excellente  est  celle  des  Ka- 
ehel.  Je  n'en  connais  que^piatre  espèces  :  I*  Ka- 
ehel  et  Adschouss  ;  3°  Kachel  Moussounié  ;  3"  Ka- 
ehel  Mousalsal;  A"  Kaelicl  Wediian.  Elles  habi- 
tent principalement  le  désert  entre  llassora  et 
Bagdad. 

)>  Les  Nedschdis  sont  généralement  plus  beaux 
et  plus  rapides,  et  les  kacbcl  jilus  grands,  plus 
forts  et  plus  précieux  pour  les  guerriers  cl  les 
voyageurs.  Cette  dernière  race  esl  la  même  donl 
on  a  changé  le  nom  en  Europe  en  celui  de  Kay- 
lanquclcs  Arabes  ignorent  complètement.  11 


devient  tous  les  jours  plus  difficile  de  se  procu- 
rer de  véritables  descendans  de  ces  deux  races, 
et  je  n'ai  vu  (|ue  deux  véritables  Sada-Tokan, 
qui  seuls  entre  les  Nedschdis  se  distinguent  par 
leur  haute  taille  et  la  force  de  leurs  os  :  l'un 
d'eux  est  actuellementeu  ma  possession;  l'autre 
accompagna  le  shériff  de  la  Mecque  au  Caire, 
où  il  fut  donné  en  cadeau  à  Abbas  pacha,  petit- 
fils  de  Mehemed-Ali.  Ce  cheval  avait  plus  de  18 
ans,  et  pourtant  son  prix  fiit  évalué  au  Caire  à 
10,000  francs. 

»  Quand  on  achète  des  Nedschdis  ou  des  Ka- 
ehel,  il  ne  faut  pas  s'inquiéter  des  brûlures  ou 
des  cicatrices  qu'on  trouve  souvent  sur  eux,  et 
qui  viennent  de  ce  que  les  Bédouins  guérissent 
toutes  les  indispositionsdes  chevauxparlefeu,ou 
de  ce  qu'on  les  attache  aux  tentes  avec  des  chaî- 
nes et  des  anneaux.  On  aime  plutôt  ces  marques 
parce  qu'elles  prouvent  que  ces  chevaux 
ont  été  dans  les  mains  des  Arabes.  Ce  qui  est 
plus  désagréable,  c'est  que  les  genoux  de  ces 
animaux  sont  quelquefois  très  enflés;  car  ils 
sont  attachés  de  manière  à  ne  pouvoir  se  cou- 
cher qu'en  glissant  d'abord  sur  les  genoux,  elle 
terrain  où  sont  établies  les  tentes  est  très  sou- 
vent pierreux.  Les  Turcs,  qui  connaissent  cette 
circonstance,  n'en  paient  pas  moins  cher  ces 
chevaux;  mais  pour  les  Européens,  ces  taches 
sont  trop  répugnantes,  et  moi-même  je  ne  pou- 
vais me  décider,  par  cette  seule  raison,  à  ache- 
ter un  des  chevaux  les  plus  parfaits  et  les  plus 
beaux  que  l'on  m'avait  offerts. 

»  Eu  général,  j'ai  remarqué  que  les  Arabes  et 
les  Européens  ont  des  idées  toutesdifférentessur 
rai>préciation  des  qualités  d'un  cheval.  Les  Bé- 
douins ne  considèrent  que  la  race  ;  la  beauté 
leur  importe  très  peu  ;  et  plusieurs  fois  je  les 
vis  préférer  un  cheval  plein  de  défauts  à  un  au- 
tre qui,  selon  nos  idées,  était  parfait,  mais  dont 
le  sang  était  moins  noble,  et  beaucoup  de  dé- 
fauts qui  chez  nous  feraient  chasser  un  cheval 
d'un  haras  n'existent  pas  pour  les  Bédouins.  On 
ne  saurait  dire  non  plus  que  les  Arabes  soignent 
très  rationnellement  leurs  chevaux,  bien  qu'ils 
ne  soient  pas  aussi  déraisonnables  que  les  Turcs. 
Taudis  que  chez  ces  derniers,  les  chevaux  souf- 
frent du  manque  d'exercice  et  d'une  nourriture 
trop  abondante,  ceux  des  Bédouins  au  contraire 
soulfrent  de  l'excès  opposé. 

»  Les  chevaux  reçoivent  toute  sorte  de  nour- 
riture, tantôt  du  lait  de  chameau,  tantôt  îles 
chardons  du  désert,  bouillis  ;  tantôt  même  de  la 
viande  séchée  ausoleilet  mise  en  poudre.  Quand 
on  aborde  une  prairie  ou  un  oasis,  les  pauvres 
bêtes  se  gorgent  d'herbe  verte,  puis  ensuitejeù- 
nent  pendant  trois  ou  quatre  journées.  On  les 
monte  lorscjuils  n'ont  que  deux  ans,  et  les  éta- 
lons servent  dans  leur  troisième  année.  Ils  ne 
sont  à  l'abri  ni  du  soleil  ni  du  froid  ;  il  n'est  ja- 
mais (pieslion  de  les  laver  ou  de  les  nettoyer,  et 
(jtiand  ils  ne  servent  pas,  on  les  laisse  debout, 
les  quatre  jambes  liées,  et  cette  position  leur 
devient  tellement  naturelle  qu'ils  la  gardent  en- 
core quand  ils  sont  libres.  On  ne  saurait  donc 
assez  admirer  la  noblesse  d'unsang  qui  conserve 
la  [lurclé  des  formes  cl  le  feu  du  tempérament 
jus(|u  à  ^.^gele  |ilus  aTancé,malgré  le  traitement 
le  plus  slupide. 

11  Quant  aux  arbres généalojiqucs  que  les  Bé- 
douins étaient  censés  garder  de  leurs  chevaux 


je  n'en  ai  pu  découvrir  aucune  trace,  et  l'on 
n'en  fabrique  guère  que  dans  les  villes,  si  les 
acheteurs  en  demandent  ;  l'Arabe  du  désert  se 
contente  de  connaître  le  père  et  la  mèredu  pou- 
lain et  s'en  rapporte  au  soin  que  chacun  met  li 
conserver  la  pureté  de  la  race. 

»  11  sera  peut-être  utile  à  ceux  qui,  après 
moi,  visiteront  ce  pays,  de  leur  recommander 
M.  Baudin,  à  Damas,  comme  un  des  meilleurs 
connaisseurs  de  chevaux,  et  auquel  on  peut  se 
fier  sans  réserve  lorsqu'une  fois  il  se  charge 
d'une  commission.  D'une  autre  part ,  je  prie 
tous  les  étrangers  de  se  méfier  d'un  M.  Fathaila, 
à  Alep,  qui  connaît,  il  est  vrai,  fort  bien  sou 
métier,  mais  qui  est  en  même  temps  le  fripon  le 
plus  rusé  que  l'on  puisse  imaginer. 

u  Je  termine  cette  lettre  par  une  observation 
fort  importante.  Je  fus  étonné  de  voir  très  rare- 
ment un  cheval,  même  de  la  qualité  la  plus  in- 
férieure, qui  ne  porlàt  pas  très  bien  la  queue; 
j'appris  d'abord  vaguement  que  les  Bédouins 
|ios$édaient  pour  cela  un  moyen  inconnu  qu'ils 
tenaient  très  secret;  enfin,  après  beaucoup  d'ef- 
forts et  à  l'aide  de  beaucoup  d'argent,  j'ai  réussi 
à  me  procurer  ce  secret  dont  l'application  est 
infaillible  cjuoique  bien  simple.  La  publication 
de  ce  moyen  en  Europe  mettrait  pour  toujours 
un  terme  à  la  manière  anglaise  de  couper  les 
queues,  manière  aussi  cruelle  que  chanceuse. 
Le  moyen  des  Bédouins  opère  avec  autant  de 
certitude  sur  le  cheval  d'un  Toiturier  que  sur  le 
coursier  du  plus  noble  sang;  mais  un  voyageur 
fait  bien  de  ne  pas  trahir  de  suite  tout  ce  qu'il 
sait,  et  de  garder  quelque  chose  pour  lui,  afin 
de  ne  pas  entièrement  épuiser  la  curiosité  et 
l'intérêt  qui  s'attachent  à  sa  personne. 

Herma.n,  prince  de  PucKLER-MiSkAV.  •• 
{Le  Commerce.) 


01 
LES  DEUX  FAMILLES. 


.r^  I.  —  1-9Î. 

Si  vous  n'avez  pas  vu  le*  Pyrénées ,  leurs  her- 
bes de  velours,  la  poussière  prismatique  de  leurs 
cascades,  les  guirlandes  Heuries  qui  s'entrela- 
cent à  leurs  pieds  ,  la  couronne  de  neige  qui 
coiffe  royalement  leur  tête ,  et  lei  froides  ténè- 
bres de  leurs  gorges  profondes,  et  leurs  chaudes 
et  verdoyantes  vallées,  et  les  grands  Lies  qu'elles 
élèvent  sur  leurs  bras  puissans  comme  les  réser- 
voirs éternels  des  fleuves,  et  les  sources  abon- 
dantes qui  coulent  sur  leurs  flancs  comme  ua 
lait  miraculeux  ,  et  les  torrens  qui  tombent  ea 
liurlant  de  roc  en  roc  dans  l'horreur  des  préci- 
pices, et  qui  s'en  échappent  tout  li-has  comme 
des  couleuvres  d'argent  à  travers  les  campagnes, 
et  leurs  grands  chAieaux  ruinés  dont  les  tours 
penchées  menacent  ou  bénissent  les  villages,  et 
I>uis  ces  cirques  gigantesques  bàlis  avec  de«  ro- 
chers aussi  vieux  que  le  monde,  par  celui  qui 
l'a  créé  ,  puis  ces  ludiers  de  cabanes  toujours 
jeunes  parce  qu'elles  sont  iuoessamment  renou- 
velées ,  «t  ces  tonnerres  qui  roulent  comme  un 
grave  accompagnement  aux  vives  chansons  de» 
montagnards ,  et ,  le  soir,  ces  troui^aux  étages 


—  214 


.qui  dorment  sotis  la  lune  sans  crainte  des  phiies 
.glaciics  ou  (les  brigamls  avides,  et ,  tout  le  jour, 
ces  riclies  l'quipaces  iiccouianl  île  loin  parles 
roules  (oui  i'eiii|ilis  lies  heureux  (lu  siècle  qui 
vienripiit  eheri'lier  la  joie  et  la  sànlf,  richesse  ilu 
pauvre  ;  enliii  es  louijues  aiiiuilles  de  ijranil  qui 
percent  le  ciel  Meu  ,  et  ces  mille  eoui  hcs  vapo- 
reuses qui  se  ^les^i^eul  harmonieusement  à  l'Iio- 
riîon...  si  donc  vous  n'avez  pas  vu  lis  Pjrént'cs 
avec  leur  atmosphère  tiède  et  leur  molle  lu- 
mière ,  vous  ignorez  la  grâce  de  la  nature  el  la 
beauté  de  l'Europe. 

iMais  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  et  de  plus  gra- 
cieux dans  les  Pyrénées,  c'est  encore  leur  peu- 
])le  de  jeunes  hommes  et  de  jeunes  lilles.  Dans 
tous  les  lieux  où  l'espèce  humaine  n'est  pas  dé- 
gradée par  le  vice  et  par  la  misère,  elle  porte  au 
front  la  maniuc  échaanle  de  si  royaulé.  D'ail- 
leurs la  population  itcs  munla^iies,  ou  du  moins 
.de  ces  raoula^ues  ,  a  ijuelque  chose  du  sylphe 
des  airs ,  qui  contraste  en  tout  point  avec  les 
j;ens  de  la  plaine  et  des  terres  laliouiées.  Voyez 
les  paysans  el  les  paysannes  hascjues,  à  la  m.ir- 
cbedélée,  à  la  ladle  moilelée  ,  au  teinl  biun 
mais  animé,  au  reyard  spirituel  et  passionné  ,  à 
la  parole  prompte  et  accentuée,  aux  mouvemens 
souples  et  alertes;  ressemblent-ils  en  rien  aux 
loui  ds  garçons  de  chai-rue,  aux  maigres  filles  di^ 
ferme  des  pays  de  lieauce  ou  de  Ikrry  ?  iNos  cul- 
tivateurs à  (piarante  lieues  de  Paris,  ont  quel- 
que instruction  el  beaucoup  d'argent,  sans  que 
cela  paraisse;  les  IJasquessont  ignorans  mais  ne 
sont  pas  grossiers;  ils  sont  presques  pauvres, 
mais  ne  sont  pas  du  tout  avares.  Il  y  a  parmi 
eux  beaucoup  i.ioins  de  lecteurs  el  délecteurs  , 
mais  ces puriug  politiques  ont  le  sentiment  de 
la  distinction  personnelle  el  l'instinct  de  lélé- 
ganee;  que  de  supériorités  sur  les  autres!  Leur 
caractère  se  décèle  par  leur  costume  ;  hommes 
et  femmes  de>  Pyrénées  portent  à  leurs  bras  ,  à 
leur  cou,  à  leurs  corsages  galans,  à  leurs  vestes 
Lien  coupées,  le  peu  qu'ils  ont  d'or...  Nos  pay- 
sans le  raeltenl  dans  leur  [loclie,  mais  quels  ba- 
bils! 

i  Parmi  ces  belles  familles  des  montagnes  on 
remarquait  surloul,  au  comnieiieemept  de  notre 
première  révolution,  un  charmant  ménage,  Jac- 
ques Bastoul  et  Nicole  Delmas  ,  'pii  liabitaienl 
i;up;;.  Jii;  cabane  dans  le  fond  d'un  \allon  Irais 
oi.  nanl  comme  eux.  Leur  eiilant  de  trois  niiiis 
et  la  jeune  sueur  de  .Mcole,  Thérèse,  jolie  lille  de 
douze  ans  ,  igayaient  encore  leur  bonheur.  Une 
piété  véritable,  quoi.jne  un  |)eu  supeislilieiise, 
à  cause  du  voisinage  de  l'Espagne,  et  une  bien- 
veillance inaltérable,  ipii  est  aussi  de  la  charité, 
les  faisaient  chérir  el  vénérer  de  toute  la  pa- 
roisse. Jacques  et  Mcole  n'avaienl  plus  ni  père 
ni  mère,  mais  tous  les  anciens  du  pays  les  appe  - 
1. ,;.•;.■  ilii  nom  de  fils  et  de  (ille.  Leurs  vœuS 
.  ornés  comme  leur  enclos,  elle  travail 
(i  I  liuiustrie  suppléaient  à  l'insuinsanee  de 
leurs  récolles;  Mcole  el  Thérèse  hlaient  le  chan- 
vre et  la  Laine  dans  les  longues  veilles  d  hiver, 
et  Jacques  servait  de  guide  aux  voyageurs  dans 
la  belle  saison  et  chassait  l'ours  comme  le  cha~ 
mois.  Celait  une  fêle  toutes  les  fois  qu'il  réve- 
il lit  ù  la  cabane  avec  sou  chien  derrière  lui,  son 
fài.-il  5ur  répjule  et  .son  gilii.  r  à  la  main.  Il  lùl- 
l;ii'.  voir  comme  sa  Mcole  suspendait  ses  bras  à 
sua cuU;  ainsi  que  lu  Uauc  au  pulmiei...  tt  alvrs 


'   il  était  plus  heureux  qu'un  roi  de  l'ancien  temps. 

Lu  jour  du  moisd'avril  1792,  le  garde-chasse 
(lu  jeune  marquis  de  S***  vint  prier  Mcole  de 
pa>ser  au  château  ,  à  peine  éloigné  d'une  lieue 
de  la  cabane;  la  marquise  venait  de  mettre  au 
momie  un  gros  garçon  qu'elle  ne  poiiv.iit  nour- 
rir, el  elle  désir.iil  beaucoup  que  Meole  se  eliar- 
geùt  de  cette  lâche  maternelle.  Le  curé  cl  le  mé- 
litein  la  lui  avaient  indiquée  comme  la  plus 
sainte  et  la  plus  saine  des  pay.^annes  de  la  con- 
tiéc.  De  brillantes  propositions  lui  furent  faites 
pourresler  au  château...  mais  la  cabane  avec  Jac- 
(jiies  valait  bien  mieux  ,  et  elle  refusa  en  remer- 
ciant beaucoup.  11  lallul  consentir  à  lui  laisser 
emporter  l'enfant.  On  irait  le  voir  deux  fois  par 
jour,  et  d'ailleurs  la  bonne  renommée  de  la 
nourrice  répondait  de  tout.  Le  marquis  fil  les 
eondilioiis  assez  peu  noblement  ;  la  marquise 
embrassa  sou  enfaul  aussi  tendrement  qu'il  lui 
lui  po.ssible  el  salua  Mcole  d'un  :  «  Adieu,  ma 
chère  !  »  on  ne  peut  pas  plus  fier.  El  l'on  se  sé- 
para. 

Les  temps  devenaient  durs;  beaucoup  de  ri- 
ches avaient  déjà  quitté  la  France  ,  bien  peu  de 
personnes  voyageaient  pourleur  plaisirou  même 
pour  leur  saule;  le  métier  de  guide  baissait  de 
jour  eu  jour.  C'était  donc  une  bonne  aubaine, 
il. .us  le.sciicoiistauces,  (|u'un  nourrisson  comme 
celui-là,  et  Jacques  et  Thérèse  lurent  enchantés 
comme  Mcole,  el  jusqu'à  leur  petit  Baslien,  qui 
fè  a  son  frère  de  lait  par  de  grands  éclats,  en  lui 
pinçant  les  bras  el  lui  mordant  les  pieds.  Toute 
la  famille,  par  tendresse  comme  jiar  conscience, 
ne  s'occupa  plus  que  du  nouvel  arrivé;  il  n'y 
avait  pas  de  meilleure  mère  que  la  jeune  nour- 
rice, el  toulesles  fois  que  le  marquis  venait  voir 
son  tils  il  ne  pouvait ,  avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  trouver  la  moindre  chose  à  repren- 
dre ,  et  il  s'en  allait  toujours  satisfait,  ce  qui  le 
contrariait  fort. 

Le  marquis  et  la  marquise  de  S"***,  restés  de 
bonne  heure  orphelins  ,  étaient  nés  de  parens 
plus  nobles  encore  par  les  senliraens  que  par  la 
naissance,  et  dont  la  mémoire  bénie  protégeait 
encore  leurs  héritiers,  qui  n'avaient  guère  hérité 
que  de  leur  nom  et  de  leur  fortune.  Privés  en 
bas  âge  des  salutaires  exemples  internels,  le 
jeune  marquis  et  la  jeune  demoiselic  ae  s'étaient, 
<:hacun  de  son  côlé,  entourés  que  lie  flatteurs  et 
de  parasites,  el  la  vanité  el  l'orgueil  avaient  dé- 
niesnrément  prolité  en  eux  au  préjudice  des 
choses  du  cœur. 

Ij'orguei!  !  l'orgueil  I  voilà,  par  le  temps  où  nous  sommes, 
La  lèpre  qui  s'allaclie  à  la  moelle  des  cjS, 
L'ulcère  qui  nous  v  eut  ronger  dans  no.s  berceaui 
C'e^t  te  signe  hideux  que,  rfans  le  ciel  suprême, 
.\\ant  d'eue  Satan,  dul  porter  Salun  mOnie. 

comme  l'a  dit  tout  à  l'heure  le  prince  Elim  Mets- 
cherzki  datis  sou  beau  livre  de  poésie  :  Les  Bo- 
réales. Doue,  le  marquis  el  la  marquise  de  S***, 
voulant  conser\er,  sous  le  régime  de  la  révolu- 
lion,  leur  su|)iéiuatie  sociale,  s'étaient  hàlés  de 
se  faire  citoyens  ,  de  fort  mauvaise  foi ,  avant 
même  que  les  marqtiisals  fussent  délînitive- 
menl  abolis,  renianl  tout  haut  leurs  aïeux  (c'est 
à  dire  ce  qui  était  leur  seule  gloii  e),  el  se  disant 
jjeuple  pour  tâcher  de  le  dominer  encore  à 
l^uide  Uc  la  ^'rande  forluue  qu'ils  croyaient  sau- 


ver ainsi.  Ils  marchaient  sur  leur  écusson  pour 
se  grandir  aux  yeux  du  vulgaire,  et  ils  n'avaient 
plus  des  grands  seigneurs  que  l'insolence  qu'on 
leur  accorde  trop  gratuitement  et  qui  est  bien 
mieux  l'apanage  des  parvenu.*;  bien  différens  en 
cela  de  cette  foule  <le  nobles  familles  (|ui ,  gar- 
ihuil  leurs  tihes  et  leurs  idées  jusqu'au  bout,  se 
faisaient  surtout  reconnaître  par  leur  délica- 
tesse e.l  leur  urbanité. 

Pendant  quelques  mois  le  marquis  et  la  mar- 
quise de  S'***...  je  me  tnimiie,  le  citoyen  et  la 
clloyeniie  S*""*  venaient  ou  envoyaient  tous  les 
joursà  la  cabane  de  Bastoul,  jetant  des  cadeaux, 
sans  y  mêler  jamais  un  mot  de  tendresse  ou 
d'obligeance.  Ils  semblaient  craindre  par-dessus 
tout  que  leur  petit  Auguste  ne  s'attachât  trop  à 
sa  nou\eIle  famille;  c'est  pourquoi  ils  restaient 
auprès  de  lui  le  plus  possible;  mais  ils  ne  son- 
geaient pas  à  être  doux  ,  rians  ,  affectueux  ,  in- 
génieux de  soins  et  de  ces  mille  inventions  amu- 
santes qui  prennent  le  cœur  des  enfans  :  on  ou- 
blie toujours  (luelqiie  chose;  ils  laissaient  cela 
aux  pauvres  gens  de  la  cabane. 

Cependant  la  révolulior;  marchait,  marchait 
comme  un  char  armé  de  faux,  renversant  et 
moissonn.mt  sur  son  passage  tout  ce  quis'é!e- 
vail  au  dessus  dessillons.  Le  tnarquis  paraissait 
trop  sous  le  citoyen  pour  être  épargné,  el  d'ail- 
leurs l'impertinence  et  la  fortune  étaient  restés 
visibles  à  l'œil  nu.  bref,  un  soir,  deux  répu- 
blicains ,  aussi  honnêtes  et  francs  qu'il  l'était 
peu  ,  vinrent  le  prévenir  qu'il  n'avait  plus  que 
deux  heures  pour  se  sauver,  que  des  gendarmes 
devaient,  la  nuitmême,  le  saisir  pour  le  jeter  en 
prison  el  de  là  au  tribunal  révolutionnaire  ,  et 
ensuite cela  se  compienail  du  reste.  Le  no- 
ble couple  ,  infiniment  moins  citoyen  que  la 
veille,  n'eut  que  le  temps  de  rassembler  les  va- 
leurs assez  considérables  qu'il  avait  en  porle- 
feuille,  el  partit,  sous  un  déguisement  de  mar- 
chands forains  ,  pour  la  prochaine  frontière 
d'tspagne,  sans  avoir  pu  embrasser  le  petit  Au- 
guste... Les  voilà  sauvés...  Jacques  et  Nicole  re- 
doublèrent d'amour  el  de  sollicitude  pour  le 
pauvre  enfant;  ils  en  devenaient  les  père  et 
inère  responsables.  Pendant  deux  ans  les  pa- 
rens réels  leur  firent  exactement  passer  l'argent 
nécessaire;  puis  les  biens  de  France  furent  sé- 
questrés ou  vendus  nationalement,  puis  les 
épargnes  furent  follement  dissipées  dans  l'émi- 
gration; car  de  l'Espagne  en  Italie,  et  de  l'Italie 
en  Allemagne,le  marquis  el  la  marquise  de  S"*, 
redevenus  plus  marquis  qnejamais,  et  demeurés 
très  orgueilleux,  éblouissaient  et  insultaient  i)ar 
leur  luxe  les  plus  nobles  émigrés  ,  qui  avaient 
pris  lies  sentimens  conformes  à  la  fortune  pré- 
sente, et  qui,  en  grand  nombre  du  moins,  sup- 
porlaieiil  par  leur  vertu  une  pénible  existence 
qu'ils  soutenaient  par  leurs  talens.  Mais  nos 
jeunes  seigneurs  des  Pyrénées  ,  qui  ne  se  dou- 
taient el  ne  doutaieul  de  rien,  avaient  imaginé 
que  la  révolution  n'était  qu'un  acciilent  passa- 
ger, el  qu'ils  ;  '..Ireraient  Iriomphans  en  France 
au  bout  de  trois,  six  ou  ipiinze  mois  tout  au 
plus,  et  ils  avaient  agi  en  conséquence  ,  sans 
même  assurer  l'enlreiien  de  leur  enfant  el  la 
créance  toujours  croissante  de  la  nourrice.  Dès 
l'année  1794  toul  paiement  cessa.  Le  garde- 
chasse  fut  chargé  par  lettre  de  l'annoncera  ces 
bonnes  j/e//«,  leur  pforacUaiU  que ,  s'ils  con- 


215  — 


tinuaienti  prendre  soin  d'Aiigiiste  ,  ils  ne  per- 
draient rie»  un  jour  ù  venir.  En  attendant,  le 
marquis  et  sa  femine  tombèrent  dans  le  plus 
grand  déuiinienl  ,  vi  ant  d'ahord  des  aunirtiies 
de  l'éniiijration  et  tus  lite  des  liienl'ails  d'un  on- 
cle île  1,1  marquise  ,  possesseur  encore  de  quel- 
ques délu-is  de  fortune  sur  la  terre  dexil. 

En  attendant  aussi ,  les  désastres  n'avaient  pas 
éparyni' Jacques  et  Nicole:  lorsque  les  yrands 
sont  frappés,  le  conlie-coup  ne  se  fuit  pas  atten- 
dre chez  les  pelils  :  un  l'-dilice  dont  le  faite  est 
renversé  est  bienlôtruiné  jusqu'àses  fondeniens. 
La  guerre  civile,  la  guerre  avec  les  Espa^uols, 
la  famine,  les  incendies,  les  assassinais,  le  uiaxi- 
mura,elc. ,  etc..  il  u'était  pas  possible  que  le 
Lon  ménage  ne  reçût  pas  quelque  alleiule  de 
tous  ces  fléaux.  Leur  cabane  tut  brûlée,  leur 
champ  dévasté  ;  il  fallut  aller  chercher  un  rcfu;;e 
dans  un  vallon  sauvage  et  reculé  où  ils  élevè- 
rent une  nouvelle  chaumière  auprès  de  laquelle 
l'autre  aurait  eu  l'air  d'un  palais,  et  là  ils  vécu - 
rentà  force  de  travail  et  de  privations,  faisant 
surtout  en  sorte  que  le  jeune  Auguste  ne  s'aper- 
çût point  de  tant  de  revers.  Il  eut  la  dernière 
paire  de  draps  qui  leur  resta  et  le  premier  mor- 
ceau de  pain  blanc  qui  leur  revint;  et  ils  soi- 
gnaient son  ànie  comme  son  corps ,  l'instruisant 
eux-mêmes,  à  défaut  de  curé  ,  le  mieux  (pi'ils 
pouvaient,  dans  la  connaissance  de  Dieu  et  de  ses 
saints  préceptes  ,  et  le  lui  faisant  prier  soir  et 
malin  pour  son  père  et  sa  mère  qui  l'aimaient 
taiittl  (jiii  étaient  si  bons;  car  il  faut  tou- 
jours cacher  les  loris  des  parens  aux  yeux  des 
enfans,  et  un  lilsest  loujours  ingrat  s'il  ne  bénit 
et  ne  vénère  pas  ses  père  et  mèie  ,  quels  qu'ils 
soient.  Pour  ce  qui  est  de  l'instruction  mon- 
daine ,  ils  lisaient  fort  mal  et  ne  savaient  pas 
écrire  du  toul.  Ils  lui  apprirent  tout  ce  qu'ils 
savaient,  en  uièuie  temps  qu'à  leur  petit  Bast.en. 
Au  surplus,  quand  on  n'a  pas  quatre  ans,  on  en 
sait  toujours  trop. 

Une  fois  installés  dans  leur  nouvelle  et  misé- 
rable chaumière,  leurs  semaines  tournèrent  len- 
tement dans  un  cercle  d'occupations  mono- 
tones... sans  la  perspective  même  des  saintes 
distractions  du  dimanche  que  le  decudi  [no- 
fane  avait  exilé  du  calendrier  comme  les  prêtres 
l'avaient  été  des  églises.  Tous  les  matins,  Jacques 
liastoul  emmenait  son  i)etit  garçon  dans  les  ra- 
vins les  plus  elfrayans  et  sur  les  escarpemens  les 
plus  péiillenx  des  l'yrénées  ,  aliu  d'iuslruire  et 
d'accoutumer  ses  premiers  pas  au  |)éniblc  mé- 
iier  de  y«/(^t' et  de  chasseur;  puis  il  défricharl 
quelques  landes  sous  ses  yeux  et  rapportait  du 
bois  à  la  chaumière.  Nicole  restait  pour  s'occu- 
per du  ménage  etde  l'apprèldu  frugal  repas  du 
soir,  tandis  (pie  Tiiéièse  élait  partir  de  sim  côté 
avec  le  petit  Augusie  pour  aller  au  hameau  voi- 
sin, ofi  elle  travaillait  comme  ouvrière  à  la  loiu'- 
née  chez  de  braves  gens  qui  faisaient  jouer  l'en- 
fant avec  les  leurs.  Celte  pelile  course  d'inu' 
demi -lieue  à  Iravers  h  s  sentiers  boisés  de  la  mon 
tage  était  d'ailleurs  aussi  salutaire  (|u  agréable 
pour  Angusie,  qui  >"amusaii  i  ont  le  temps  à  faire 
courir  un  jeune  agneau  que  sa  mère  adoptive 
lui  avait  donné  pour  qu'il  eût  quel<|ue  eho.sc  h 
lui  d.ius  le  monde;  car,  d'après  loin  ce  i|nl  se 
passait,  elle  voyait  bien  (pie  c'en  élail  f.iii  iioin- 
toujours  du  sort  et  des  propriétés  de  la  famille 
du  pauvre-  enfont  ! 


L'n  soir  (pi'un  violent  orage  avait  éclaté,  la 
jeune  lilb;  rc'venail  en  tonte  hâte  avec  Angusie 
pour  I  entrer  an  gile  avant  la  nuit  ;  mais  voilà 
qu'après  un  (jnart  d'heure  de  marche  elle  u'a- 
pi  rçuit  plus  le  chemin  lournanl  ipii  conduisait 
à  la  ehaiimièie  ;  à  Sa  place  c'était  un  lorn-nt. 
Thérèse  oie  bien  vile  ses  chaussures,  regarde  au- 
tour d'elle,  par  un  mouvement  naïf  de  |)udeur, 
si  personne  dans  ce  désert  ne  peut  la  voir,  relevé 
sa  robejusqu'à  son  genou,  et,  tenant  de  ses  deux 
bras  le  bel  enfanl  assisderrièresoncoii  les  pieds 
allongés  .sur  sa  poitrine,  elle  cherchait  des  )en\ 
l'endroit  le  moins  dangereux  ()0ur  |)asser  le  tor- 
rent; ellagneau,  avec  sa  laisse  pendante,  bêlait 
tristement  comme  pour  ajipeler  son  pelit  maitre 
(lui  riail  de  tout  cela  et  surlout  d'êlre  portée  si 
haut,  et  (jni  aiiplaudissail  de  ses  deux  mains 
roses,  et  qui  baisait  les  cheveux  de  la  jolie  Thé- 
rèse. Célail  un  tableau  charmant  !...  lin  Jeune 
peintre  voyageur  que  le  hasard  avait  amené  là 
tout  exprès,  et  qui  s'était  caché  pour  ne  pas  ei^ 
faroucher  la  jeune  tillodont  les  peurs  et  les  pié- 
canlions  n'étaient  pas  si  folles  ,  comme  v(.iis 
voyez,  eul  le  temps  d'en  prendre  un  croquis; 
puis  il  suivit  de  loin  ses  modèles  et  frappa  enfin 
à  la  chaumière.  Il  raconta  l'aventure ,  montra 
son  esipiisse  et  demanda  la  laveur  d'une  *eo//fe 
complète.  Ou  accepta  de  bon  Cd'ur.  On  le  lit  soii- 
pti-  et  coucher  ;  les  pauvres  ont  loujours  un  lit 
pour  les  étrangf-rs.  Le  lendemain  il  acheva  son 
dessin  (|ui  réussità  merveille,  qnoi(|ue  leerayon 
du  peintre  eût  beaucoup  tremblé  ;  car  Thérèse, 

I  tout  émue,  était  encore  plus  jolie  que  la  veille. 
11  laissa  l'original  à  ses  hciles  après  en  avoir  jiris 
une  copie  que  l'on  a  fait  graver  depuis;  il  par- 
lit...  mais  lion  pas  pour  toujours,  à  ce  que  je 
présume. 

Au  bout  de  quelques  années,  vers  1798,  Ni- 
cole donna  une  sœur  à  son  jictil  Ijastien  et  la 
nomma  Augusta,  etce  fut  tendresse  pliisipie  va- 
nité, je  vous  jure  !  .Mais  l'hoi  izon  polilicpie  s'é- 
tait déjà  éclairci,  les  curés  étaient  revenus.  Il  y 
en  avait  un  très  savanl  dans  une  paroisse  voisi- 
sine,  et  pour  être  plus  diarilable  envers  les 
pauvres  ,  il  donnait  des  lecjous  de  latin  ,  d  his- 
toire et  de  malhéiiiatiques  aux  enfans  des  riches. 
Que  lirenl  Jac(iues  et  iMcoleP  Ils  firent  semblant 
d'avoir  reçu  de  l'argent  des  parens  d'Auguste  , 
dont  ils  n'entendaient  pas  parler,  et  prirent  en- 
core, Ions  les  mois,  sur  leur  nécessaire  pour  lui 
donner  de  l'éducilion  :  «Car  notre  lils  n'en  a 
pas  besoin  ;  ([u  il  soit  ignorant  el  heureux  com- 
me nous  ,  disaient-ils  ,  c'est  tout  ce  que  nous 
pouvons  désirer.iMais  Auguste  est  un  monsieur; 
il  connail  de  quel  sang  il  est  né  ;  c'est  par  la 
science  iju  il  pourra  recoiupiérir  son  rang  el 
sunteiiir  son  nom.  » 

Le  pauvre  eiilant,  comme  on  l'appelait  tou- 
jours dans  le  pays,  proliia  miraculeusement  des 
leçons  du  curé,  et  à  làgede  treize  ans  il  a\ail 
failsa  rhétori(|ue.  A  celte  époque  au.ssi  il  (il  .sa 
picmièic  communion  et  pria  iU\  lond  de  son 
ciiur  poui-  son  père  et  sa  mère  absens.  ei  aussi 
pour  sa  nureet  son  père  qui  étaient  là,  pleurant 
de  joie,  liastieu  et  Augusta  regardaient  avec  ad- 
niiialion  celui  qui  se  disait  leur  frère,  mais  ipi'ils 
n'osaicnljamais.ippelerdecenoiu,  El  riié.èsc;'... 
celait  cellejeune  daine  en  loilillcsiin|de  ,  mais 
élégante,  ipii  pleurail  comme  lous  les  autres  , 

,  car  elle  iiOlail  pas  la  moins  joyeuse.  Le  jeuue 


peinlre  était  revenu,  comme  je  m'en  doutais,  il 
avait  beaucoup  ti'availlé.  il  gagnait  de  l'argent , 
et  il  avait  épousé  Thérèse,  la  jolie  paysanne,  qui 
s'était  très  facilement  parée  des  lielles  manières 
d(^s  daines  de  la  ville  sans  quitter  son  cceur  du 
village. 

11.  —  1804. 

La  victoire  avait  porté  Bonaparte  au  consu- 
lat, et  Uonaparte  avait  dit  :  «  Il  n'y  a  |)lus  de 
factions  ni  d  Ojdnions  ,  de  proseripteurs  ni  de 
proscrits;  il  n'y  a  plus  que  des  Français.  Nous 
commençons  d'aujourd  liui.  »  El  il  rappelait  les 
émigrés  et  il  leur  rendait  les  biens  non  vendus. 
Le  marquis  et  la  marquise  de  .S*"  revinrent  et 
rentrèrent  dans  la  plus  grande  partie  de  leurs 
propriétés,  (pii  n'était  encore  (|iie  sous  le  séipies- 
Ire.  Ils  avaient  toujours  trouvé  moyen  de  savoir 
des  nouvelles  de  leur  enfant,  mais  ils  n'avalent 
jamais  donné  de  leurs  pi  opics  nouvelles,  n'ayant 
lien  à  donner  de  plus  el  ne  voulant  point  conti- 
nuer avec  la  nourrice  des  relations  (|iii  ne  pou- 
vaient être  (|ue  de  la  reconnaissance.  .Maintenant 
(prils  étaient  riches  ,  c'était  tout  di.iéieut.  Le 
marquis  devait  rester  à  Paris  pour  de  grandes 
affaires;  on  parlait  de  l'Empire  et  de  reformer 
une  cour.  La  marquise  partit  seule  pour  les  Py- 
rénées alin  d'aller  reprendre  possession  de  son 
cliàteau  cl  de  ses  domaines,  et  aussi  de  son  fils. 
Elle  y  arriva  très  fatiguée  et  se  hâta  d'écrire  à 
Nicole  la  lettre  suivante  : 

«Vous  avez  sans  doute  appris,  ma  chère,  notre 
rcnlréeen  France  ;  le  mar(|uis  et  moi  nous  n'en 
avions  jamaisdoulé.Jesuisaccablée  de  lassitude, 
mais  vous  comprenezie  besoin  que  j'ai  de  revoir 
mon  fils  sans  jierdre  uneiniiiute.  Vousle  remet- 
trez donc  entre  les  mains  de  l'homme  de  con- 
llanee  que  je  vous  envoie.  Nous  avons  aussi  des 
comptes  à  régler  ensemble  ;  venez  dès  i|ue  vous 
le  pourrez  mapportcr  vos  notes  au  château. 
Nous  terminerons  tout  de  suite. 

>i  .-^dieii ,  ma  chère;  mon  fils  doit  être  bien 
grand  et  bien  peu  savant,  n'est-ce  pas  ? 

»  Marquise  de  S***.» 

Ce  fut  Auguste  qui  lut  cette  lettre  à  Nicole, 
et  lous  deux  demeurèrent  stupéfaits  et  sansoser 
se  regarder.  Retirer  ainsi  un  enfant  ijui  était 
resté  gratis  plus  de  douze  ans  en  nourrice! 
Quoi!  pas  un  mot  de  gratitude  ni  de  bienveil- 
lance!... Ils  ne  savaient  pis  que  les  riches  el  les 
jïiands  s'imaginent  trop  souvent  (|ue  tout  leur 
est  dû  sans  qu'ils  doivent  en  avoir  aucune  obli- 
gation. Les  l'etils  sont  récompensés  par  les  ser- 
vices mêmes  qu'ils  leur  rendent  et  par  les  rap- 
ports (|n'ils  entretiennent  ainsi  ,  et  en  leur 
piyaul  leur  peine  el  leiii-s  fr.iis.  tout  est  dit.  Ce- 
pendant Nicole,  après  avilir  réHcchi,fit  écrire  par 
le  cnré  la  réponse  suivante  -. 

«  Je  n'ai  pas  l'avantage  de  connaître  l'écriture 
de  madame  la  marquise  de  S***.  Je  ne  connais 
pas  non  plus  la  personne  ipii  se  dit  envoyée  par 
elle.  Je  ne  puis  donc  lui  livrer  aussi  légèrement 
le  précieux  dépiit  (|ui  m'a  été  confié  et  «|ueje 
ne  remettrai  qii  à  .sa  mère  elle-même.  ELclruU" 
vera  en  eliVt  M.  Auguste  bien  grand  ,  et  un  peu 
plus  savant  iiiion  pourrait  le  présumer.  Il  sait 
surtout  adorer  cl  servir  l'ieii.  respecter  el  hono- 
rer ses  père  cl  mie.  el  .limer  les  p.iuvres  gens 
ipii  lui  en  ont  tenu  lieu,  douze  ans,  autant  qu'ils 
I  ont  l'u.  '■ 

La  marquise  fut  piquée  au  vif  de  cederépoiuc 


—  216  — 


et  (lès  le  leiulcmain  elle  courul  à  la  chaumière. 
Le  curé  s'y  trouvait  encore  au  milieu  de  toute  la 
famille  lîastoul. 

«  iMe  rccounaissez-vous,  ma  chère,  dit  la  mar- 
quise à  ^icoleen  relevant  la  tôle  avec  une  im- 
pertinence où  il  y  avait  du  trouble  et  de  Thunii- 
liation,  et  me  rendrez-vous  mon  lils  ? 

—  Oui,  madame,  je  vous  reconnais,  vous  êtes 
bien  la  même,  et  voici  M.  Auguste. 

—  Embrassez  votre  mère,»  reprit  aussitôt  la 
marquise.  Et  Auguste  se  jeta  au  cou  de  sa  nour- 
rice. 

La  marquise  eut  l'air  de  n'y  pas  faire  attention 
et  ajouta  :  «Quand  à  nos  comptes,  ma  chère  ?... 

—  Oh  !  madame,  interrompit  la  nourrice,  rien 
n'est  moins  pressé  ;  d'ailleurs  le  calcul  est  facile 
à  faire,  vous  savez  nos  premières  conventions. 
Ce  sont  des  mois  de  nourrice,  depuis  di.K  ans 
qu'ils  étaient  dus. 

—  Mieux  que  cela,  mieux  que  cela,  répliqua 
la  marquise,  ^ous  serons  plus  justes,  ma  chère. 
Allons,  mon  lils,  dites  adieu  à  tout  le  monde  et 
Tenez.  » 

lit  pour  ne  pas  assister  à  cet  adieu,  elle  ou- 
vrit la  porte  de  la  chaumière  et  fit  signe  à  son 
laquais  de  faire  avancer  la  voiture. 

Le  lendemain,  une  somme  d'argent  assez  forte, 
quoique  bien  calculée,  fut  remise  à  Meole;  le 
surlendemain  la  marquise  et  son  lils  étaient  sur 
la  route  de  Paris,  et  quelques  jours  après  dans 
rhôtel  du  marquis.  On  donna  vite  à  Auguste  un 
précepteur  qui  n'eut  j.resque  rien  à  lui  appren- 


Voilà  le  comte  de  S***  encore  une  fois  marquis  j  convertie.  Pourrai-je  jamais  assez  reconnaître., 
et  ne  se  rappelant  pas  avoir  jamais  été  autre!  assez    réparer?...  Allons,   Augusta,    soyez  ma 


(Ire,  et  tous  les  maîtres  d'agrémens  qu'il  étonna 
parla  rapidité  deses  progrès.  Etions  les  plaisirs 
lui  étaient  offerts,  mais  le  seul,  selon  son  cœur, 
était  d'écrire  à  sa  famille  des  Pyrénées  et  d'en 
recevoir  queltiues  réponses,  trop  rares,  car  la 
marquise  avait  exigé  que  celle  correspondance 
fat  peu  active. 

Le  lemps  vint  où  le  premier  consul  se  lit  em- 
pereur et  monta  sa  cour.  Alors  le  marquis  se  fit 
comte  de  l'Empire  et  chambellan.  Je  l'aurais 
juré.  Le  nouveau  comte  et  la  nouvelle  comtesse 
voulurent  avoir  leurs  portraits  et  celui  d'Auguste 
dans  un  même  cadre.  On  leur  parla  d'un  peintre 
plein  de  talent  qui,  n'ayant  pas  encore  la  vogue, 
était  fort  modéré  sur  le  prix.  Us  y  coururent. 
A  peine  Auguste  enlrait-il  dans  l'atelier  qu'il 
était  dans  les  bras  du  peintre  et  de  sa  femme,  la 
bonne  et  gentille  Thérèse,  et  qu'il  montrait  à  sa 
mère  le  petit  tableau  du  torrent  que  le  peintre 
détacha  pour  lui  en  faire  hommage.  Tout  cela  ! 
déi)lut  tellement  aux  visiteurs  qu'ils  sortirent 
sous  un  vain  prétexte  et  en  inventèrent  un  autre 
pour  ne  plus  revenir.  Us  délendirent  expressé- 
ment à  leur  lils  de  relonrner  chez  ces  gens-là. 

Au  suri)lus,  le  mari  et  la  femme ,  si  d'accord 
pour  ces  sortes  de  choses,  ne  relaient  guère  pour 
tout  h;  reste.  Les  ambitions  déeues  du  comte  qui 
intriguait  toujours,  les  dépenses  folles  de  la  com- 
tesse pour  SI  toilette  et  ses  équipai;es  étaient  des 
sujels  continuels  d'humeur  et  de  querelles. 
Auguste  comi)arait  cet  enfer  opulent  avec  l'indi- 
gent paradis  où  il  avait  passé  son  enfance,  et  il 
disait  en  lui-même  :  «Voilà  donc  mes  deux 
familles!.... Oh!  que j'élaisheureux  dansl'aulre! 
C'est  à  présent  qu'il    faut    m'appeler    pauvre 

enfant! 

111.— ISli. 

s   Les  Bourbons  sont  revenus  sur  leur  trône. 


chose.  Auguste  a  vingt-deux  ans;  on  a  de  grands 
projets  sur  lui;  il  n'en  a  qu'un,  lui,  c'est  de 
revoir  la  chaumière  des  Pyrénées  encore  une 
fois  et  d'épancher  son  cœur  dans  le  cœur  deses 
parents  d'adoption. 

Le  marquis,  au  bout  de  quelques  mois,  est 
pris  d'une  maladie  de  poitrine;  il  languit  long- 
temps, et  meurt  le  19  mars  1815.  Un  peu  plus 
tard  il  aurait  encore  été  comte,  sauf  à  redevenir 
mai(inis  délinilif  après  les  Cent-Jours.  Celle 
mort  frappa  cruellement  Auguste  ;  à  vrai  dire,  il 
n'avait  pas  eu  de  père...  et  cependant  il  le  per- 
dait. Ses  sentimens  pieux  et  tendres  rempla- 
çaient, pour  le  faire  souffrir,  tout  ce  qui  avait 
manipié.  Le  voilà  majeur  et  héritier  du  domaine 
des  Pyrénées.  11  ne  tarda  point  à  s'y  rendre  pour 
tout  régler,  mais  il  passa  par  la  chaumière.  C'est 
Augusta  qui  lui  ouvrit  la  porte.  Il  resta  muet 
devant  tant  de  grâce  et  de  noblesse  ;  elle  avait 
été  élevée  au  couvent  par  les  soins  du  bon  curé, 
et  c'était  tout-à-fail  une  demoiselle.  Auguste 
entra  enfin,  et  demanda  pardon  à  Jacques,  à 
Mcole,  à  Baslien,  au  nom  de  son  père  mort.  On 
ne  voulut  pas  l'entendre,  on  ne  se  souvenait  d'au- 
cun tort,  on  ne  voulut  que  l'embrasser  vingt 
fois. 

Il  fit  dans  le  pays  tout  ce  qu'il  y  avait  à  faire  ; 
mais  il  avait  un  plan  arrêté  dans  sa  tête  et  dans 
son  ùme  :  c'était  en  même  temps  un  grand  bon- 
heur pour  lui  et  une  grande  réparation  pour 
d'autres.  Un  malin  il  courut  à  la  chaumière. 
«Ma  bonne  Nicole,  dit-il,  tout  est  réglé;  j'ai 
l'âge  et  la  fortune,  je  suis  mon  maître:  je  vous 
demande  la  main  d'Augusta.... 

— Je  vous  la  refuse,  monsieur  Auguste,  répon- 
dit Nicole  avec  une  douceur  pleine  de  dignité, 
et  surtout  ijne  ma  fille  ne  sache  point  votre 
désir.  Je  vous  la  refuse,  car  votre  mère  ne  dirait 
jamais  un  oui  volontaire,  et  vous  ne  devez  pas 
lui  faire  un  tel  chai^rin.  Je  vous  refuse  Augusta, 
car  si  son  éducation  la  rend,  à  quelques  égards, 
digne  de  vous,  sa  famille  ne  pourrait  point  se 
présenter  dans  la  vôtre,  et  je  ne  veux  ni  rougir 
ni  faire  rougir  personne.  Et  puis  vous  avez  à 
parcourir  une  haute  et  brillante  carrière,  qu'un 
pareil  mariage  entraverait.  C'est  une  folie,  mon 
cher  Auguste,  mon  fils...  n'en  parlons  plus. 
Vous  seriez  seul  sur  la  terre  que  je  vous  refuse- 
rais encore. 

—  Non,  non,  »  s'écria  une  voix  en  dehors  de 
la  chaumière.  On  ouvrit  la  porte  :  c'était  la  mar- 
quise. Inquiète  de  son  fils,  et  des  conseils  que 
pourrait  lui  donner  Jacques  ou  Nicole  (qu'elle 
jugeait  |iar  elle-même),  elle  venait  rejoindre  son 
fils.  Elle  availa|)pris  au  château  iiu'il  était  à  la 
chaumière,  elle  était  accourue  ;  elle  avait  vu 
Auguste  aux  pieds  de  Nicole,  à  travers  la  vitre, 
et  avait  collé  son  oreille  à  la  porte...  et  vaincue, 
attendrie,  éclairée  par  tant  de  générosité  et  de 
délicatesse,  elle  s'écriait  :  «  Non,  non,  ne  la  refu- 
sez pas!  je  dis  oui  du  fond  de  mon  cœur.  Venez 
tous,  que  je  confesse  tout  haut  mes  longs  péchés 
d'orgueil;  et  vous  aussi,  monsieur  le  curé,  ve- 
nez, et  que  Dieu  me  pardonne  !  Mon  cœur  chan- 
ge; c'est  comme  un  nuage  qui  s'évn'iouil  et  qui 
voilait  tous  les  bons  sentimens  endormis  au  fond 
de  moi-même....  Et  c'est  vous,  Nicole,  qui  avez 
fait  ce  miracle;  ce  sont  vos  paroles  qui  m'ont 


fille...  Y  consentez-vous  ?  j'en  serai  digne,  vous 
verrez!...» 

On  ne  meurt  pas  de  joie  :  Augusta  en  est  la 
preuve. 

Et  bientôt  les  deux  familles  n'en  firent  plus 
qu'une  dans  le  château  des  Pyrénées  ;  et  la  mar- 
quise dit  adieu  à  l'orgueil  et  à  l'ambition,  pour 
se  contenter  du  bonheur.  On  appela  Thérèse  et 
son  mari  pour  la  noce;  et  Auguste,  ivre  de 
toutes  les  félicités,  allait  répétant  à  tout  le  mon- 
de :  «Voyez  !  c'est  moi  !  c'est  moi  !  c'est  le  pauvre 
enfant  ! 

Emile  Deschamps. 
{Journal  des  Jeunes  Personnes). 


EN  1636. 


Les  comédiens  de  l'hôtel  de  Bourgogne  ve- 
naient de  se  réunir  dans  la  salle  de  leurs  déli- 
bérations, et  jamais  le  comité  ne  s'était  rencon- 
tré si  nombreux ,  ou  plutôt  si  complet.  La 
veille  encore,  cependant,  ïurlupin  souffrait 
d'une  entorse  ,  Bellerose  de  sa  goutte  ,  et  ma- 
dame Duchâteau  de  ses  nerfs  ;  mais  les  indis- 
positions avaient  disparu  toutes,  ce  jour-là, 
comme  par  enchantement.  Pas  une  absence  ;  pas 
un  retard;  enfin,  pas  une  amende  à  payer.  Cha- 
cun s'était  empressé  de  se  rendre  à  son  poste 
avec  une  exactitude,  on  peut  dire  extraordi- 
naire. 

La  porte  s'ouvrit,  et  Lapierre,  le  vieux  souf- 
fleur et  tout  à  la  fois  l'huissier  du  théâtre,  an- 
nonça l'arrivée  de  M.  Pierre  Corneille. 

—  C'est  vrai  !  s'écria  Bellerose  ;  je  n'y  songeais 
plus...  nous  avons  aujourd'hui  deux  ouvrages  à 
écouter. 

—  A  entendre ,  c'est  bien  honnête...  ajouta 
Turlupin.  Commençons-nous  ? 

—  A  quoi  penses-tu!  reprit  Jodelet.  Et  son 
éminence  ? 

—  Quelle  Eminence  ?...  Et  toi-même ,  à  quoi 
penses-tu?...  Le  sieur  Armand  Duplessis ,  qui 
comparaîtra  dans  quelques  instans  devant  nous, 
à  l'hôtel  de  Bourgogne,  son  manuscrit  à  la  main, 
n'est-ce  pas  le  duc  de  Richelieu,  qui,  jusqu'à  pré- 
sent, nous  avait  appelés  au  palais  cardinal  pour 
y  subir  ses  œuvres  quelles  qu'elles  fussent.  Ma 
foi,  puisqu'il  veut  être  auteur  jusqu'au  bout  et 
courir  toutes  les  chances,  pourquoi  n'est-il  pas 
le  premier  au  rendez-vous  ?  C'est  lui ,  d'ailleurs, 
qui,  par  humilité  chrétienne,  sans  doute,  a  fixé , 
pour  sa  lecture  ,  le  même  jour  que  l'un  de  ses 
confrères...  11  attendra  son  tour. 

—  Ainsi ,  je  vais  introduire  M.  Corneille  ,  fit 
le  vieux  Lapierre. 

—  Lorsque  nous  sonnerons,  s'écria  vivement 
Jodelet,  pas  avant!... 

Et  son  regard  semblait  prendre  avis  de  l'as- 
semblée ,  dont  l'avis  fut  à  peu  près  unanime , 
lorsqu'il  ajouta  :  —Reviens  nous  prévenir  aussi- 
tôt (ju'arrivera  monseigneur  le  cardinal. 

Lapierre  sortit;  et  les  comédiens  reprirent  la 
ijuestion  bien  résolue,  pour  chacun,  au  fond  de 
son  âme,  de  savoir  s'ils  useraient  du  droit  qui 


—  2n 


teur  élail  laissé  de  refuser  les  pièces  de  son  t-mi- 
nence.  Mais,  à  peine  deux,  ou  trois  mensonges 
s'étaient-ils  produits,  sous  le  masque  d'une  en- 
tière franchise,  que  Lapierre,  visiblement  stu- 
péfait, rentra  dans  la  salle. 

—  Monseigneur  est  là... 

Tout  le  monde,  à  ces  mots,  était  debout. 

Arrêtez...  Il  est  là...  oui ,  monseigneur  le  car- 
dinal ,  en  personne...  mais  il  vous  fait  prier  ins- 
tamment, messieurs  et  mesdames,  de  ne  pas  vous 
déranger,  et  de  donner  tout  de  suite  audience  à 
monsieur  que  voilà. 

Les  yeux  se  portèrent  alors  vers  un  jeune 
homme  qui  se  tenait  modestement  sur  le  seuil, 
et  auquel,  d'un  air  de  protection,  Lapierre  fai- 
sait signe  d'avancer. 

—  Allons  !  allons,  vite,  M.  Corneille. 

Et  ISellerose  indiquait  au  poète  la  place  qui 
lui  était  destinée  ,  comme  pour  lui  donner  à 
comprendre  qu'il  eût  à  l'occuper  le  moins  long- 
temps possible. 

Corneille  s'assit ,  pâle  et  sans  oser  d'abord  in- 
terroger du  regard  les  dispositions  de  ses  juges. 
Mais,  après  qu'il  eût  enfin  aperçu  chaque  audi- 
teur installé,  le  plus  commodément  possible, 
pour  se  distraire  de  la  lecture  ,  ou  pour  s'en- 
dormir, le  nuage,  qui  couvrait  son  front  pres- 
que honteux  ,  se  dissipa  ,  la  main  qui  déroulait 
lentement  et  comme  à  regret  un  manuscrit  le- 
marquablement  froissé,  l'ouvrit  tout  à  coup, 
sans  plus  trembler;  et  ce  ne  fut  pas  sans  une 
certaine  assurance  qu'il  prononça  :  «  Mirame , 
»  tragédie  en  cinq  actes.  » 

Pendant  les  premières  scènes  on  fit  bonne 
contenance,  et  c'est  à  peinesi  l'on  s'était  mou- 
ché, si  l'on  avait  toussé,  craché  et  bâillé  cinq  à 
six  fois  avant  l'acte  second,  selon  l'habitude  des 
comités  de  lecture  de  nos  jours. 

La  crainte  et  la  peur  commençaient  à  regagner 
Corneille;  mais  bientôt  les  chuchottemens 
s'essayèrent,  les  tabatières  s'ouvrirent,  Alison 
éternua,  madame  Beaupré  se  mit  à  rire,  lielle- 
rose  crayonna  le  profil  grotesque  de  Guillot- 
Gorju,  et  lurlupin,  qui,  malgré  le  voisinage  de 
Jodelet,  dont  le  pied  frappait  sensiblement  le 
jiarquet  avec  impatience,  avait  trouvé  le  som- 
meil du  juste,  Turlupin  ne  s'éveilla  qu'au  bruit 
de  la  séance  qni  se  levait,  et  de  la  sonnette  qui 
s'agitait,  pour  donner  l'ordre  d'introduire  le 
cardinal.  Déjà  même  averti  par  Lapierre  le 
ministre-poète  abordait  les  comédiens,  et  cher- 
chait à  lire  sur  leurs  physionomies  l'impression 
qu'avait  produite  sur  leur  esprit  la  lecture  de 
Corneille. 

—  Eh  bien!  messieurs,  dit-il,  après  un  mo- 
ment de  silence  et  d'hésitation,  serait-ce  moi 
qui  vous  empêche  de  prononcer  votre  arrêt  ? 

BELI.EnOSE. 

La  tragédie  que  nous  venons  d'entendre  est 
trop  supérieure  pour  que  nous  hésitions  à  pro- 
clamer notre  avis,  eu  face  de  tous. 

coitNr.ii.Li:  (à  par/). 
Que  dit-il? 

llELLEUOSi:. 

C'eslune  œuvre  riche  de  pensées  profondes..; 

coRîNEiLi.i:  [à  part). 
Je  tremble.... 

JODELET. 

Semée  de  vers  heureux  : 


MAD.4JfE  DUCHATEAU. 

Remplie  de  situations  touchantes. 

MADAME  BEALI'UÉ. 

Et  de  sentimens  passionnés. 

JODELET. 

L'action  est  conduite  avec  un  art.... 

TLRLLI'IN. 

Qui  lient  l'allention  constamment  éveillée. 

CORNEILLE  (a part). 
Ils  sont  fous,  je  suppose. 

RICHELIEU  (à  part,  avec  joie). 
Voilà  des  éloges  sans  flatterie. 

liELLEROSE. 

Il  est  fâcheux  que  le  sujet  ne  réponde  pas  à 
l'habileté  de  l'exécution. 

coRiNEiLLE  [à  part). 
A  la  bonne  heure. 

JODELET. 

En  y  réfléchissant,  M.  Corneille  reconnaîtra, 
comme  nous,  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  la  donnée 
principale.... 

MADAME    DUCIIATEAU. 

Et  malgré  le  charme  des  caractères.... 

MADAME  BEAUPRÉ. 

Malgré  le  mérite  du  style.... 

TLRLL'PIN. 

Et  l'an  infini  des  détails.... 

BELLEROSE. 

Le  vice  du  fond  l'emporte  sur  la  forme,  et, 
tout  en  appréciant  les  beautés  de  votre  ouvrage, 
monsieur  Corneille,  nous  sommes  contraints 
d'en  priver  notre  répertoire. 

RICHELIEU  [àpart). 

Refusé! 

CORNEILLE  {àpart). 

Je  respire.... 

Richelieu,  dont  la  figure  ,  d'abord  radieuse, 
s'était  ensuite  singulièrement  assombrie,  tira 
Bellerose  et  Turlupin  à  part. 

—  Permettez,  Messieurs...,  ne  vous  montrez- 
vous  lias  un  peu  sévères  '.'  Vos  motif»  de  refus 
sont-ils  bien  suffisans  P...  Il  m'avait  confié  son 
sujet,  et  je  n'y  vois  rien.... 

—  Rien,  c'est  le  mot. 

—  Eh!  quoi,  l'intérêt?.... 

—  Manque  essentiellement. 

—  L'action?.... 

—  iSe  marche  pas. 

—  Les  caractères  ?.... 

—  Sont  outrés.... 

—  Et  d'une  vertu  !....la  vertu  de  l'oiiium, 

—  Ah!  Mais....  lesyle  :'... 

—  Se  ressent  des  idées. 

—  Style  ronflant  ;  à  ce  qu'il  parait. 

—  A  ce  qu'il  parait  ?.... 

—  El  de  plus,  un  pitoyable  dénoiiment, 

—  Les  manants  !...— Pourquoi  donc,  (OUC  à 
l'heure,  disiez-vous.... 

—  Consolation  d'usage. 

—  Il  faut  être  poli. 

—  C'est  ce  qui  s'appelle  de  la  franchise. 

—  Dès  que  votre  Eminence  y  consentira,  no-us 
sommes  à  ses  ordres. 

—  Je  suis  aux  vôtres,  Messieurs. 

—  Monsieur  Corneille,  fit  Jodelet  avec  un  air 
aimable,  en  le  conduisant  vers  la  porte,  à  bien  tùt 
la  revanche. 

—  Et  celui  qui  venait  d'essuyer  un  de  ces 
échecs  si   douloureux  au  cœur  des  poètes,  se 


retiiM  du  champ  de  bataille,  heureux  du  moins 
de  ny  avoir  pas  trioraplu r. 

Mais,  à  peine  se  trou.'a-t-il  seul  dans  la  salle 
voisine,  que  la  douleur  et  l'indignation,  dont  il 
s'était  rendu  maître,  éclatèrent  Le  manuscrit  de 
Mirame  n'efit  plus  seulement  à  souffrir  de  la 
force  convulsive  d'une  main  qui  se  resserrait 
comme  unétau;  il  fut  jeté  par  terre  avec  vio- 
lence et  foulé  honteusement  aux  jiieds. 

—  Ah!  monseigneur...,  vous  ne  signez  pas  ce 
que  vous  écrivez,  et  vous  n'écrivez  pas  ce  que 
vous  signez!...  Vous  empiétez  sur  toutes  les  gloi- 
res.... Après  le  trône,  le  ihéâlrc!...  Après  le  roi, 
c'est  le  poète  <iu  il  vous  faut!...  N  importe;  je 
n'ai  p3s  du  moins  brisé  ma  plume  !...  A  vous  le 
lingot,  monseigneur...,  la  raine  me  reste...  et  je 
remi)lacerai  te  Cid,  que  vous  m'dvez  pris,  am- 
bitieux !...  ie  Q'rf  !...  qui  sait  ?...  présenté  par 
moi,  peut-èlre  aurait-il  eu  le  sort  de  Mirante.., 

En  ce  moment,  des  exclamaiions  admiratives 
retentirent  dans  la  salle  du  comité. 

—  Et  voilà,  continua  Coi  neiile  radouci,  en  se 
rapprochant  de  la  porte  pour  écouter;  voilà 
qu'on  applaudit  mes  vers,  grâce  à  celui  qui  les 
débite...,  ou  plutôt  malgré  lui!...  Moins  vile, 
monseigneur!...  moins  vite,  je  vous  en  conju- 
re!.... Oh!  le  barbare!...  On  le  refusera,  s'il 
continue  !...  et  cependant  ils  applaudissent  en- 
core... C'est  que  ce  passage  est  bien...,  très  bien 
même....;  jamais  je  ne  l'avais  senti  plus  vive- 
ment !... 

Tandis  que,  cédant  lui-même  à  la  puissance 
de  sa  poésie,  il  était  tout  oreille  et  tout  cœur, 
tantôt  à  l'enivrement  des  bravos,  lanlôt  à  lin- 
expiimablesmiplice  delà  lecture  inintelligente 
desa  création,  survint  une  femme  jeune  et  belle, 
témoin  inaperçu  d  un  si  noble  désespoir. 

—  Delamelderamel...  au  nom  du  ciel  !...— 
criait  l'inforuiné.  —  Vous  allez  vous  accuser, 
monsieur  le  duc!...  A  la  manière  dont  vous  li- 
sez ces  vers  on  devinera  qii  ils  ne  sont  pas  de 
vous!...  Mais  c'est  Chimène  qui  parle!...  Chi- 
mène  enti-e  Son  amour  et  son  devoir... 

•  Va,  je  ne  le  luis  point.  • 

Manquer  ce  irait  si  passionné!...  .Ne  pas  s'é- 
crier avec  un  éclat  de  tendresse  : 

«  Va,  je  ne  le  liais  point.  • 

Eh  '  bien,  moi,  je  te  hais,  cardinal  maudit  :  je 
te  hais  autant  que  je  souffre!...  Et  j'ai  cru  possi- 
ble un  pareil  éiliinge  !...  j'ai  pu  céder  à  vos  $é- 
diunions.à  vds  menaces!. ..Mais  ce  ne  serait  assez, 
monseigneur,  ni  de  tous  vos  trésors  pour  le 
mien,  ni  de  votre  Bastille,  pour  le  Ciil'.,..  Le 
fVrfcslà  moi!...  vous  me  le  rendrez!...  Oui, 
malgré  l'obscuritéde  mon  nom.  et  «pioique  nul 
au  monde  ne  sache  encore  lequel  de  nous  est 
l'auteur,  oh  !  je  le  jure  par  ces  bravos  qui  m'ap- 
partiennent, vous  me  rendrez  I*  Cid,  fat-ce  au 
prix  de  ma  liberté,  de  ma  vie  ! 

Et  Pierre  Coivcille  embra.^sa  les  genoux  du 
cardinal  de  Richelieu,  qui  cherchait  à  se  déro- 
ber à  la  poursuite  des  comédiens  enthousiasmés. 

—  Ma  pièce!  ma  pièce!  mon.seigneur  !... 

—  Relevez-vous!...  on  vient...  un  mot  de 
plus,  et  je  vous  fais  traîner  à  la  Bastille  ! 

Ici  ce  fui  un  prodigieux  concert  de  lou,ini;es. 

—  Admirable.  —Sublime.  — Quel  chef-d\tu- 
vre  !  — Jeu  suis  encore  tout  émue....  etc.,  elc' 


—  218  — 


—  Assez...  assez  !...  répétait  le  faux  poète  avec 
iiuiiiieluile. 

—  Inutile,  monseit;neiir,  d'ajouter  que  le  Cid 
est  reçu. 

—  iM.  Corneille  me  permellra-t-il  de  le  féli- 
citer ?...  dit  une  voix,  au  son  de  laciuelle  Tas- 
senihlée  entière  se  retourna  soudain  avec  sur- 
prise. 

Alarion  Delorme  faisait  eu  même  temps  une 
profonde  révérence. 

—  Que  faites-vous  ;' 

— Me  le  voyez-vous  pas  ')  je  coniplimenlerau- 
leur  du  Cid. 

—  Vous  vous  trompez  ;  c'est  à  monseiuneui' 
que  >us  complimens  doivent  s'adresser. 

—  Monseigneur  se  conlenlera  <le  mes  renier- 
cimens,  [lonr  avoir  daitjrif  prendre  sous  son  pa- 
Ironaije  Itenvie  d  un  pocit;,  pour  lequel  il  dou- 
tait un  peu  de  l  éjuilé  de  sesjujjes. 

Les  comédiens  fort  enil)arrassés  ne  savaient 
pas  trop  s'ils  avaient  à  piendre  la  chose  au  sé- 
rieux. (Corneille  lui-même  n'était  pas  bien  sur 
de  ce  qu'il  devait  penser.  Quant  à  Marion,  elle 
souluil  avec  intiépidité  le  regard  que  lui  lança 
Richelieu. 

—  Ma  comédie  n'est-elle  pas  meilleure  que  ma 
tragédie  ?  dit  enlin  le  cardinal  à  l'aréopage  con- 
fus. Oui,  messieurs...  Qutiquetois  trop  sévéïes 
pour  les  auteurs,  les  productions  du  ministre 
vous  trouvaient  induljjens  jusqu'à  la  faiblesse: 
;grâce  à  un  échange  de  manuscrits,  vous  venez 
U'étrejustesenversdeu.x  ouvrages  àla  fois. 

Puis  tendant  la  main  à  Corneille  ;  —  Je  vous 
pardonne  votre  m.iuvaise  opinion  sur  mui,  et  je 
vous  demande,  à  nioii  tour,  pardon  de  mes  me- 
nac«&..  Biais  non  pas,  s'il  vous  plail,  de  mes  pro- 
messe*—«ar  je  les  tiendrai. 

l'ierre  Corneille  ne  tarda  pas  en  effet  à  rece- 
voir le  brevet  d'une  pension  de  1,200  livres. 

Marion  Deloriue,  (pii  n'en  a  pas  consigné  l'a- 
veu dans  ses  mémoires,  était  la  seule  dont  on 
put  apprendre  si,  dans  celle  occasion,  elle  avait 
été  complice  ou  viclm^euse  de  Richelieu. 
HiPi'OLvri:  Kimbalt. 
(Le  tna/ide  dramatique.) 


LES  CAMARADES  DE  COLLÈGE. 


DansT't'lé  de  1837  ,  quatre  jeunes  gens  de 
vintl-huit  à  trente  ans  entouraient  une  table  du 
Café  de  l'aris,  et  tout  en  savourant  des  sorbets 
au  rhum  se  félicitaient  entre  eux  d'une  réunion 
que  leur  différente  position  dans  le  monde  ren- 
dait plus  rare  qu'ils  ne  l'auraient  voulu.  Il  était 
neuf  heures  à  peu  près;  le  temps  était  beau  et 
favorable  à  la  promenade  ;  c'était  jour  d'opéra  ; 
le  salon  où  ils  se  trouvaient  était  vide  ;  ils  pou- 
vaient donc  se  livrer  à  des  confidences  intimes,et 
ils  ne  se  les  épargnaient  pas. 

— Il  faut  avouer,  disait  l'un,  jM.  Ernest  de 
Montbrun,  qu'à  sa  moustache  noire  et  à  un 
peu  de  raideur  dans  la  tournure  on  reconnais- 
sait pour  un  militaire,  il  faut  avouer  que  c'est 
une  douce  chose  que  d'avoir  été  au  collège,  non 
que,  pour  ma  part,  je  fasse  grand  cas  de  lédu- 
cation  publique,  nique  j'apprécie  beaucouji  le 
fatras  grec  et  latin  dont  on  nous  a  bourrés,  mais 
pour  le»  caïuitiitde». 


—  Oui,  reprit  le  second,  Paul  Vitaud  ;  dont  la 
toilette  soignée,  le  jabot  collé  sur  une  chemise 
dont  les  plis  faisaient  deviner  les  habitudes 
bureaucraii(|ues,  oui,  pour  les  camarades  ;  nous 
voilà  (|ualie  que  le  collège  a  réunis  dès  I'cti- 
fance  et  qui,  dans  ce  monde  où  nous  eussions 
j)ent-élre  été  ennemis,  grâce  à  ce  hasard  heu- 
reux, nous  secourrons,  nous  protégerons  tou- 
jours les  uns  les  autres. 

De  cordiales  poignées  de  main  succédèrent  à 
ce  voeu  amical,  et  le  troisième,  M.  Gustave  d'AI- 
bois,  sous-préfet  en  permission  à  Paris,  prit  la 
parole. 

—  Sans  compter,  dit-il, que  nous  tous  ici  nous 
devons  notre  position  et  nos  espérances  de  for- 
tune à  venir  à  cette  camaraderie  sainte  qui  com- 
iiienee  avec  l'enfance  pour  ne  finir  cju'au  tom- 
beau ;  si  nous  ne  nous  étions  pas  tutoyés  avec 
des  altesses,  si  nous  ne  nous  étions  pas  colletés 
avec  des  nionseigneurs  ,  nous  serions  encoie 
surnuméraires,  et  toi,  Alontbrun,  tu  serais  siuis- 
lieutenant  dans  l'escadron  que  tu  commandes. 

—  Un  moment,  un  moment,  dit  Monlbrnn  ; 
nous  parlons  pour  nous  trois  et  nous  et  oublions 
Lussy,  qui  n'est  rien,  ni  dans  l'armée,  ni  dans 
l'administration,  ni  dans  la  magistrature,  et  à 
qui  cette  camaraderie  sainte  du  collège  n'a  pas 
servi. 

—  Qu'en  sais-tu  ?  répondit  de  Lussy. 

—  Je  parie,  dit  le  bureaucrate,  qu'il  a  dans  la 
poche  i|uelque  ordonnance  qui  le  nomme 
préfet  ou  conseiller  d'état  en  service  ordinaire. 

—  Nullement,  mon  ami,  reprit  de  Lussy;  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  je  dois  tout  mon 
bonheur  à  un  de  mes  camarades  de  collège,  (|Ui 
n'est  ni  un  monseigneur,  ni  une  altesse,  UKiis 
qui  est  un  voleur. 

—  Un  voleur  !  s'écrièrent-ils  tous. 

—  Ah  !  ça  point  d'épigramme,  s'il  te  niait,  de 
Lussy. 

—  Ce  n'est  point  une  épigrarame,  c'est  un 
fait. 

— Comment  !  nous  avons  un  de  nos  camarades 
de  collège  qui  est  un  voleur  ! 

—  Hélas!  oui,  dit  de  Lussy,  du  moins  qui  l'é- 
tait il  y  a  deux  ans,  et  ce  fut  fort  heureux  pour 
moi. 

—  Tu  vas  nous  conter  cela,  Lussy  ? 

—  Volontiers  ,  vous  souvenez-vous  de  Pierre 
Germond  ? 

—  Oui,  sans  doute,  un  petit,  trapu,  blond, 
(juc  Montbrun  rossait  toujours  et  dont  tu  faisais 
les  thèmes. 

—  Précisément  ;  ce  petit  trapu  est  devenu  un 
grand  beau  garçon  d'une  force  herculéenne  et 
d'une  figure  qui  a  tenu  tout  ce  qu'elle  promet- 
tait. 

— 11  était  fort  bien,  en  effet,  dit  Montbrun. 

—  Maintenant,  continua  Lussy, je  vais  vous 
parler  de  moi.  J'ai  perdu  ma  mère  étant  encore 
enfant;  et  lorsqu'au  sortir  du  collège  je  retour- 
nai à  Nantes  où  je  suis  né,  ce  ne  fut  que  pour 
recueillir  le  dernier  soupir  de  mon  père  qui  me 
laissa  sans  fortune  et  sans  amis,  excepté  |)Our- 
tant  un  riche  négociant,  M.  Féraud,  qui  assista 
avec  moi  à  la  mort  de  mon  |)ère  et  auquel  sa 
voix  expirante  me  recommanda.  M.  Féraud  me 
prit  chez  lui  et  m'installa  dans  ses  bureaux.  Là 
on  m'apprit  (|u'Horace  et  Virgile  n'étaient  bons 
à  rien,  comaierciakment  parlant,  et  on  me  con- 


seilla d'étudier  Barème;  moi  je  préférai  m'occu- 
per  de  mademoiselle  Amélie  Féraud,  jeune  et 
jolie  personne  qui  quittait  le  pensionnat  comme 
je  sortais  du  collège  et  à  laque  le  je  m'attachai 
avec  cette  ardeur  vive  et  JLivénile  qui  caractérise 
une  pi-emière  passion  ;  je  ne  lus  pas  long  temps 
sans  m'apercevoir  que  mon  amour  était  partagé. 
Dans  notre  ignorance,  nous  pensions,  Amélie 
et  moi,  ((ue  notre  position  était  la  jikis  simple 
possible,  et  que  son  père  sei-ait  trop  heureux  de 
nous  marier  puis(|Ue  nous  nous  aimions  et  que 
nous  étions  jeunes  et  beaux,  nous  disions  nous 
l'un  à  l'autre;  mais  nous  avions  affaire  à  un 
homme  positif  ;  dès  (|ue  M.  Féiaud  connut  mon 
amour,  il  me  fit  appeler,  et  avec  cet  air  froid 
qui  détruit  toute  illusion  et  décourage  jusqu'à 
la  passion  la  plus  vive,  il  médit  ; 

—  Vous  n'avez  rien,  monsieni-,  ()u'une  petite 
campagne  à  une  lieue  de  la  ville,  qu  entoui  eut  à 
peine  quel(|uesarpen$,  et  qui,  ne  donnant  pas 
une  ubole  de  revenu,  est  plutôt  une  charge 
qu'une  propriété;  vous  comprenez  ijue  vous 
uepouvezpas  aspirerau  premier  parti  deNantes; 
il  y  aurait  dailieurs  une  indélicatesse,  (pie  vous 
sentez  vous-même,  à  séduire  ma  fille  et  à  profi- 
ter de  m -s  bontés  pour  l'entraîner  à  un  mariage 
inconvenant.  Je  destine  Amélie  à  son  cousin, 
mon  neveu  Olivier,  qui  est  presque  aussi  riche 
qu'elle. 

A  Nantes,  messieurs,  comme  dans  les  autres 
bonnes  villes  de  France  en  général,  on  aci;eple 
lamour  au  théâtre  et  dans  les  romans,  mais 
dans  les  relations  sociales  on  a  tellement  l'habi- 
tude de  le  compter  pour  rien  qu'on  y  croit  peu  ; 
on  le  regarde  comme  une  passion  secondaire,  et 
si  un  jeune  homme  pauvre  comme  je  lélais  s'é- 
prend d'une  riche  héritière,  on  nie  l'amour  pour 
ne  voir  que  linlérét;  c'était  là  ce  que  me  disait 
M.  Féraud  avec  une  froideur  dédaigneuse  qui 
fit  taiie  un  moment  ma  passion, pour  laisser  par- 
ler mon  honneur  blessé, 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  le  seul  défaut  de  ma- 
demoiselle votre  fille  est  d'être  riche,  et  il  suffit 
pour  que  je  renonce  à  elle. 

INous  nous  ((uittàmes  après  ce  court  entretien, 
dont  le  seul  résiiltal  fut  d'avancer  le  mariage 
d'Amélie.  M.  Olivier  Féraud  ne  quittait  plus  la 
maison;  on  publia  les  bans,  on  acheta  le  trous- 
seau ;  tous  les  meubles  étaient  encombrés  de 
châles,  de  robes  de  soie,  de  voiles  de  dentelle  ; 
puis  vint  la  corbeille  de  noces,  prison  de  satin 
qui  renfermait  tous  les  bijouxdont  l'amour  pro- 
digue de  M.  Olivierdotail  sj  future  épouse.  Je 
vous  ai  dit  que  je  logeais  chez  M.  Féraud;  le 
soir  où  l'on  devait  signer  le  contrat  il  me  fut  im- 
possible d'être  le  commensal  de  cette  maison  ;  le 
père  d'Amélie  me  permit  d'aller  passer  la  nuit 
et  la  journée  du  lendemain  à  cette  petite  campa- 
nne  à  une  lieue  de  Nantes,  qui  ne  produit  pas 
une  obole  de  revenu.  Avant  de  partir,  j'entrai 
dans  un  café,  et  là,  assis  devant  une  table,  la 
tête  ap|iuyée  dans  mes  deux  mains,  je  fus  saisi 
d'une  tristesse  indéfinissable  en  songeant  à  mon 
amour  malheureux.  Tout  à  coup,  je  me  sens 
frappé  d'un  coup  léger  sur  l'épaule;  c'était 
Pierre  Germond,  grand,  bien  fait,  mis  avec  une 
élégani^e  parisienne;  le  sourire  était  sur  ses  lè- 
vres, et  il  avait  dans  le  regard  (jnelque  chose  de 
hardi  qui  tenait  le  milieu  entre  la  résolution  et 
l'effronterie. 


—  2ig  >- 


I  iiiMWiiiiiiiM ■iiiiiiBriTirTiirmriiiii  iiiiiiiinii — 


—  C'est  toi,  (le  Liissy,  me  dit-il  en  in'embras- 
sanl;  que  je  rends  grâce  à  ma  bonne  fortune 
f]ui  me  ftiil  rencontrer  ici  un  camarade  de  col- 
lège!... Eh  !  mon  Dieu,  comme  te  voilà  Iri.stc  et 
abattu  ;  lu  n'es  donc  pa.s  lieureux,  mon  ami  P 

Je  lui  coulai  mon  amour,  je  lui  dis  (in'au 
moment  même  on  signait  le  conirat  de  mariage 
de  celle  que  j'aimais  avec  un  rival  ;  je  lui  dis  son 
nom,  sa  richesse  et  celle  du  fiancé,  je  lui  dis 
aussi  dans  (pielle  retraite  j'allais  passer  la  nuit. 

—  T'aime-l-clle  ?  me  demanda-t-il. 

— Elle  m'aime  autant  qu'elle  hait  celui  qu'elle 
épouse. 

—  Que  ne  l'enlèves-tu  ? 

—  L'n  enlèvement!  un  rapt!  la  société  ne  me 
pardonnerait  pas  celle  violence. 

—  La  société,  reprit-il  avec  un  rire  amer, 
maltresse  dédaigneuse  éternelle,  (|ui  unit  àloute 
la  pruderie  d'une  novice  les  exigences  d'une 
courli^ane,  et  (|ui  vous  repousse  du  pied  si  on 
néglige  le  plus  léger  de  .'•es  prétendus  devoirs; 
mais  du  moins,  ajouta-l-il,  tu  peux  le  battre 
avec  ce  rival  ? 

—  Impossible  :  un  duel  n'aurait  pour  moi 
qu'une  issue  funeste  :  l'époux  futur  est  le  cou- 
sin d'Amélie,  le  neveu  de  M.  Féraud;  comment 
entrer  dans  une  famille,  couvert  du  sang  d'un 
de  ses  membres  ? 

— Demanière,  me  dit-  il,  que  tu  supporlesl'in- 
jure,  que  lu  cherches  à  liier  la  passion  dans  ton 
cœur  et  le  condamnes  au  supplice  d'assisler 
toute  la  vie  au  iionheur  de  ion  rival  ? 

—  Ah  !  lui  dis-je,  eu  répandant  quelques  lar- 
mes, je  crois  que  j'en  mourrai. 

Alors  il  me  serra  fortement  dans  ses  bras,  et 
se  parlant  à  lui-même,  il  se  mit  à  rappeler  notre 
amitié  de  collège,  l'habitude  que  j'avais  de  par- 
tager avec  lui  mon  papier,  mes  plumes  et  ma 
petite  bourse  d'écoliar;  je  lui  dictais  sesdevoirs, 
je  faisais  ses  Ihèmes,  je  protégeais  sa  faiblesse 
contre  la  vigueur  de  ses  camarades,  contre  la 
tienne,  Montbrun;  tontes  les  scènes  de  notre 
enfance  se  retraçaient  à  sa  mémoire;  puis  il  se 
leva  et  médit  : 

—  Non,  non,  cela  ne  sera  pas.  .\dieu. 

II  (juilta  lecafé  avec  une  rapidité  telle  qu'il 
me  parut  s'évanouir  comme  une  ombre.  Quand 
il  fut  parti,  un  homme,  qui  avait  été  autrefdis 
au  service  de  mon  père  et  que  je  savais  ètr*;  de- 
puis entré  dans  la  police,  m'aborda  humble- 
ment. 

—  Monsieur  de  Lussy,me  dit-il,  excusez  une 
indiscrétion  forcée  :  vous  connaissez  le  monsieur 
qui  sort  du  cale  à  l'inslautuième  :' 

—  Sans  doute. 

—  C'est  un  IM.  Le  Prince,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  Du  tout  ;  c'est  un  de  mes  camarades  decol- 
lége  qui  a  un  tout  antre  nom. 

,1e  sortis  pour  terminer  un  ciitrelicn  (jui  hi'e 
déplaisait,  et  je  pris  le  chemin  de  ma  campagne  ; 
tout  entier  à  ma  douleur,  je  ne  songeai  plus  à 
Ticrre  (Jermoiid.  Le  temps  élait  lourd,  de  gros 
nuages  noirs  ronl.dent  au  dessus  de  ma  tète,  et 
loin  annonciit  un  de  ces  orages  d'été  qui  .sont  si 
jirompiset  si  violens  en  lîreiagiie.  Quand  j'arri- 
vai la  pluie  counueneail  à  tomber;  réduit  à  me 
servir  moi-même,  j'alluinai  une  lampe  suspen- 
due à  I  àlre  de  l,i  eliemiiièe,  cl  je  fis  du  feu  ;  alors 
je  me  mis  Ji  faire  une  comii.irai.son  enlre  la  des- 
llnce  dcUermond clla  mienne;  il nemavail ricu 


dit  de  sa  fortune,  mais  il  paraissait  riche  et  heu- 
reux, tandis  que  moi  tout  m'abandonnail,  tout 
jusiju'à  un  amour  placé  de  façon  à  ce  qu'on 
l'aurait  nié  si  j'eusse  cherché  à  le  satisfaire.  Je 
tombai  dans  cet  élatapalhi(iiie  (|ui  suit  la  perte 
de  Ion  le  espérance,  el  je  n'en  sortis  que  pour  me 
livrer  à  des  pensées  de  suieid<';  je  caressai  de 
l'œil  un  pistolet  suspendu  à  la  muraille  de  mon 
pelitsalon,  visitai  la  capsule  dont  il  était  armé, 
el  pensai  à  aller  dans  quelque  ravin,  mêler  mon 
dernier  râle  au  raugi.^sement  de  lorage...  Tout 
à  coup  on  frappe  à  ma  porte  à  coups  redoublés  ; 
jeiiuitte  l'arme  que  je  tenais  dans  ma  main; 
j'ouvre  :  un  homme,  la  figure  barbouillée  de 
suie,  dépose  dans  mes  bras  Amélie  évanouie,  re- 
ferme ma  porte,  et  j'entendisle  roulement  d'une 
voilure  se  mêler  au  cla|)Otement  de  la  pluie  et 
au  bruit  du  lonnerre.  Cet;  il  Amélie!  j'avais 
Amélie  dans  mes  bras  !  Cette  jeune  fille  (|uej'ai- 
maissaus  espérance  un  moment  auparavant, elle 
élait  en  mon  pauvoir;  chez  moi,  seule,  ilansune 
campagne  isolée,  au  milieu  d  une  nuit  d'orage! 
Je  la  plaçai  dans  mon  unique  fauteuil,  devant 
mon  feu;  je  récliaulfai  ses  pieds  humides;  je 
présentai  â  la  flamme  de  mon  foyer  ses  mains 
glacées,  peu  à  peu  elle  revint  à  elle,  et  son  ef- 
froi ne  se  dissipa  que  lorsqu'elle  me  vit  à  ses  ge- 
noux. 

—  0  Amélie,  lui  dis-je,  par  quel  prodige  m'ê- 
les-vous  rendue  au  moment  où  je  croyais  vous 
perdre  pour  jamais? 

Elle  me  raconta  une  scène  de  désolation  (]ul 
venait  de  se  passer  chez  son  père  :  tandis  que 
M.  Féraud,  son  neveu,  deux  témoins  rèunisà  urt 
notaire  allaient  signer  son  conirat  de  mariage, 
et  (|ue  dans  le  salon  où  ils  étaient  tous  rassem- 
blés on  avait  mis  en  évidence  et  le  trousseau  de 
la  mariée  et  la  riche  corbeille  de  noces  donnée 
par  M.  Olivier,  cinq  hommes  armés  se  précipité 
renl  dans  le  salon,  et  dans  un  clin  d'iiil  M.  Fé- 
raud et  ses  amis  furent  liés  et  bâillonnés,  le 
trousseau  et  la  corbeille  de  noces  disparuient; 
el  le  |>lus  vigoureux  des  cinq  brigands  enlevé 
Amélie,  et  la  trans))orta  dans  une  voilure  qui 
allcndaitàla  porte  et  qui  partit  au  galop;  loul 
cela  se  [lassa  avec  une  rapiililé  telle,  qu'il  n'yeui 
jias  la  moiuiire  émotion  dans  la  rue  haliilèe  par 
M.  Féraud.  \mélie  se  trouva  dans  la  voilure  aé 
milieu  de  deux  voleurs. 

—  Mademoiselle,  lui  dit  son  ravisseur  ?\ec 
mw  galanlerie  qui  démenlaitsa  profession, nous 
allons  à  Paris;  mais  comme  je  ne  veux  pas  (jue 
vous  y  veniez  en  une  aussi  mauvaise  compagnie 
(jne  la  nôtre,  je  vous  déposerai  à  la  première  ha- 
bitation venue, vous  y  trouverez  sans  douledes 
personnes  qui  vous  ramèneront  chez  M.  votre 
père.  Cet  enlè\emeni  de  quelques  heures  n'a  eii 
l)Our  but  que  d'empêcher  vos  cris  ipii  auraient 
compromis  notre  opération  ;  je  n'ai  pas  voulu 
bâillonner  une  aussi  belle  bouche. 

Malgré  celle  assurance,  Amélie  SYvauouit.et, 
comme  je  vous  l'ai  dit,  un  ipiart  d'heure  après 
(Ile  était  dans  mes  liras.  J'admirai  ce  hasard  ;  je 
bénis  ces  voleurs  audacieux  (pii  me  reniellaieill 
une  proie,  la  seule  que  je  leur  eu.sse  enviée. 
Quchpic  désir  qu'en  eût  Amélie,  il  nous  Rit  im- 
possible de  revenir  h  ÎNanies,  l'orage  coiuinnait, 
la  pluie  élail  lonjixns  pins  violeiile;  il  fallul 
dcmevireroù  nous  étions  justpi'au  lever  du  joiu'. 
Quelle  uuil.poiir  un  amani!  Cependant  jt;  n'ou- 


bliai rien  de  ce  que  je  devais  à  moi-même,  à 
Amélie  el  à  M.  Féraud;  la  posilion  nouvelle  où 
je  me  trouvais  devant  avoir  une  issue  i|ue  je  pré- 
voyais déjà.  Le  lendemain,  la  pluie  avait  cessé, 
le  ciel  élail  devenu  bbii  el  serein,  loulesles  (leurs 
de  l'été  relevaient  leurs  lêies  humides,  el  ce  fut 
par  un  chemin  parfumé  <|ue  je  ramenai  Amélie 
à  Nantes.  Vous  savez  qu  en  province  rien  n  est 
indifférent  à  une  population  qui  se  connaît; 
toute  la  ville  s'étonna  donc  de  me  voir  dans  les 
rues  à  scpl  heuies  du  malin,  ayant  à  mon  bias 
mademoiselle  Féraud,  et  comme  on  igiioiaitson 
enlèvement  de  la  veille,  on  pensa  que  son  père 
avait  renoncé  à  la  mariei'à  M.  Olivier  pour  rae 
donner  sa  main.  Nous  trouvâmesM.  Féraud  dans 
une  agitation  extrême;  il  tremblait,  avec  raison, 
pour  sa  fille,  et  dans  la  crainie  d'ébi  uiier  une 
aventure  aussi  délicate,  il  n'osait  faire  une  per- 
(piisilion,  ni  se  confier  à  pei sonne.  Amélie  lui 
conta  naïvement  ce  qui  s'élait  passé,  el  il  me  dil 
alors  avec  une  loyauté  dont  je  lui  sais  gré  : 

—  Le  hasard  a  loul  fait,  monsieur  ;  mais  j'avais 
besoin  d'en  avoir  la  preuve;  le  vul  d'une  riche 
corbeille  de  mariage  me  la  donne;  je  vous  re- 
mercie de  m'avoir  ramené  ma  fille. 

Cependant  on  ne  put  pas  tenir  la  chose  se- 
erèle;  M.  Olivier  Féraud  s'adressa  à  la  police 
[lour  ravoir  ses  diamans,  et  bienlot  tout  .\aiiles 
apprit  ciii'nn  nommé  Le  Prince,  (jui  depuis  dix- 
huit  mois  mettait  la  gendarmerie  sur  les  dents, 
s'était  signalé  par  un  vol  plus  audacieux  encore 
que  tous  ceux  qu'on  lui  reprochait,  qu'il  avait 
enlevé  mademoiselle  Féraud  et  lavait  déposée 
mouranle  chez  moi  où  elle  avait  passé  la  nuit. 
Ces  fails  étaient  vrais  ;  ils  furent  naturcllpraent 
augmentés  et  commentés  avec  une  malignité 
lelle  qu'au  bout  de  huit  jours  toute  la  ville  de 
Mantes  était  persuadée  que  j'étais  l'amant  heu- 
reux de  mademois-lle  Amélie  Fé;aud;  on  regar- 
dait mesdéni'gations,  mes  sermcns  comme  des 
aeies  d'une  loyauté  forcée,  et  mes  meilleurs 
amis  me  disaient  avec  celle  grossièreté  caustique 
qu'on  rencontre  encore  quelquefois  en  pro- 
vince : 

—  Allons  donc,  tu  n'es  pas  si  bête. 

:M.  Olivier  Féraud  s'élait  inutilement  adressé 
à  la  police;  on  ne  trouva  jamais  ni  ses  diamans, 
ni  ses  voleurs;  la  bande  de  Le  Prince,  qu'on  ac- 
cusait sans  preuves,  disparut  totalement.  Jamais 
M.  Féraud  ne  put  déterminer  son  neveu  h  épou- 
SM-  Amélie.  M.  Olivier  savait  que  sa  cousine  m'ai- 
mail,  et  il  ne  me  faisait  pas  l'honneur  de  croire 
à  ma  délicatesse.  Après  celle  aventure,  il  ne  ftl- 
liit  plus  songer  à  marier  Amélie  à  Nantes,  elle- 
même  y  répugnait.  M.  Féraud  se  souvint  alor» 
qu'il  élail  le  meilleur  ami  de  mon  )>ère,  et  qu'il 
avait  reçu  ses  derniers  soupirs  ;  il  me  reconnut 
une  foule  de  bonnes  qualilés;  j'avais  des  t.ilens 
qui  m'assuraient  le  plus  brillant  avenir:  sa  fille 
m'aimait,  et  en  me  mariant  avec  elle,  il  nn]iiillait 
une  promesse  faite  au  lit  d'un  mouranl.  J'épou- 
sai donc  Amélie,  En  quillanl  I  autel,  un  inconnu 
me  remit  un  billet  dont  je  me  rappellerai  lou- 
j(Uirs  le  conlenu  : 

«  Sois  heureux,  mon  ami.  lu  n'auras  jamais 
"lonl  le  bonheur  ipieje  te  souhaite;  souviens-loi 
"  i|uelquefois  ipie  lu  me  dois  celle  (jue  lu  aimes  , 
"  et  pense  sans  ameriiime  à  Ion  ancien  camarade. 

"l'IERRK  Gl  RMO^n  dit   LK  PR|>T|;... 

—Ah!  mou  Dieu, s'écria  le sous-préfci  Çtw 


220  - 


tave  d'AUiois,  cï'tail  lui  !  de  façon  ([ue  s'il  venait 
exploiter  ma  soiis-|iiéfectuie,  j'aurais  la  dou- 
leur de  mettre  après  lui  la  gendarmerie  I' 

—  Tu  n'en  seras  pas  réduit  h^i,  répondit  de 
Lussy  ;  Germond,  après  avoir  déposé  chez  moi 
Amélie,  n'alla  pas  à  Paris  comme  il  l'avait  dit; 
il  prit  le  chemin  du  lièvre  et  s'emlianjua  pour 
les  Élals-Lnis;  il  a  (piillé  depuis  longtemps  son 
dangereux  métier  '•  la  vente  des  bijoux  de  M.  Oli- 
vier lui  a  permis  d'entrer  dans  le  commerce,  il 
a  fait  fortune.  Il  y  a  deux  mois  mon  cousin  Oli- 
vier est  rentré  dans  ses  fonds,  et  j'ai  appris  que 
celte  restitution  n'était  pas  la  seule. 

—  Vraiment,  il  est  devenu  honnête  homme! 
s'écria  le  bureaucrate  à  son  tour. 

—  Tant  mieux,  dit  Montbrun,  et  vivent  les 
camarades  de  collège,  les  altesses,  les  monsei- 
gneurs....  et  les  voleurs! 

—  Quand  ils  vous  marient  et  qu'ils  s'amendent, 
ajouta  de  Lussy. 

Marîl;  Aycard. 
{Courrier  français). 


A  PARIS  ET  EN  PROVINCE. 


La  question  des  costumes  est  une  de  celles  qui 
préoccupent  le  plus  l'attention  du  public. 

Ces  garde-robes  d'artistes  dont  on  parle  par- 
fois, et  qui  passent  pour  valoir  vingt  ou  trente 
mille  francs,  sont  des  hyperboles.  Peut-être  y 
a-t-il,  à  la  (Jomédie-Française,  à  Paris,  quel- 
ques vieux  artistes  (jui  ont  eu  la  manie  des  cos- 
tumes et  auxquels  tout  le  velours,  la  soie,  les 
broderies,  les  bijoux  qu'il  faut  pour  jouer  la 
comédie  classique  ont  coûté  fort  cher;  mais, 
nous  le  répétons  ,  la  valeur  de  tous  ces  riches 
oripeaux  est  singulièrement  exagérée.  (Quelques 
acteurs,  qui  ont  eu  une  grande  réputation,  por- 
tent à  la  scène  des  parures  de  prix,  qui  leur  ont 
été  données  par  des  spectateurs  illustres  ;  mais 
c'est  le  plus  petit  nombre,  par  la  double  raison 
que  les  talens  dignes  de  recevoir ,  et  les  grands 
seigneurs  assez  généreux  pour  donner,  sont  de- 
venus fort  rares  de  nos  jours.  D'ailleurs,  ce 
n'est  plus  de  mode,  et  quelques  bravos  qui  coû- 
tent peu  ,  quelques  applaudissemens  dont  le 
fonds  ne  s'épuise  pas,  sont  aujourd  hui  les  seuls 
témoignages  de  ces  munificences  princières ,  qui 
se  résumaient  autrefois  en  parures  précieuses  , 
en  diadèmes  de  diamans ,  en  tabatières  ,  en 
joyaux  superbes  ,  dont  la  valeur  morale  ,  atta- 
chée à  la  main  qui  donnait ,  s'augmentait  sur- 
tout de  la  valeur  matérielle,  laciuelle  doublait 
au  moins  la  satisfaction  de  l'artiste.  Aujour- 
d'hui on  a  tout  fait  pour  un  célèbre  artiste  lors- 
qu'on lui  a  envoyé  une  belle  couronne  de  lau- 
rier-sauce ! 

Une  des  garde-robes  les  plus  chères  du  théâ- 
tre c'est  celle  de  la  prima  donna.  Si  l'artiste  est 
une  femme  de  goût,  le  satin  ,  les  dentelles,  les 
blondes  brodées ,  lamées  d'or,  d'argent  ou  de 
perles,  lui  coûteront  chaque  année  une  partie 
notable  de  ses  appointemens,  surtout  si  elle  est 
attachée  à  une  ville  de  second  ordre  ,  dont  elle 
tient  tout  le  répertoire.  11  n'est  guère  admissi- 
ble que  le  premier  sujet  d'un  théâtre  se  réfugie 
dans  ce  velours  de  coton  dont  une  choriste  se 


fait  une  robe  5  queue  pour  trente  francs  au 
plus,  et  tout  ce  qu'il  porte  doit  être  riche  et 
beau.  11  y  a  des  costumes  qui  peuvent  durer 
longtemps,  mais  il  en  est  d'autres  (]u'il  est  in- 
dispensable de  renouveler  fréi|uemment;  sou- 
vent ce  sont  les  moindres,  souvent  aussi  ce  sont 
les  plus  coûteux. 

La  toilette  au  thé.'itre  est  une  chose  de  pre- 
mière importance;  pour  certains  emplois,  c'est 
presque  du  talent.  Le  Philippe,  par  exemple  , 
qui  a  le  plus  souvent  à  représenter  des  rôles  de  no- 
blesse et  de  convenance,  doit  être  toujours  ri- 
goureusement bien  costumé.  A  Paris,  on  com- 
prend si  bien  cette  grave  question  des  costumes, 
que  les  administrations  lyri(|ues  fournissent 
tout  à  leurs  artistes.  Le  dessinateur  invente  et 
compose,  à  l'aide  de  la  tradition  des  épo(|ue8, 
puis  le  magasinier  du  théâtre  exécute.  Aussi  la 
mise  en  scène  des  opéras,  à  Paris,  est-elle,  par 
te  point  surtout,  infiniment  supérieure  à  celle 
des  villes  de  province ,  où  les  artistes  doivent 
tout  acheter  de  leurs  propres  deniers.  Ici  la  robe 
à  queue  de  la  châtelaine  ,  qui  a  fait  son  temps 
(la  robe),  devient  jupon,  corsage  et  basquine  de 
villageoise.  Si  la  pièce  est  créée  à  Paris  avec 
deux  ou  trois  costumes  ,  et  qu'il  soit  possible 
d'en  esquiver  un,  on  n'a  garde  d'y  manijuer,  et 
c'est  tout  simple.  Aujourd'hui  le  théâtre  est 
considéré  comme  une  profession  lucrative,  dans 
l'exercice  de  laq  uelle  les  premiers  emplois  peu- 
vent ,  avec  de  l'ordre,  faire  leur  fortune  en  dix 
ans...  L'argent  économisé  est  le  premier  gagné, 
et  l'on  s'ingénie  à  faire  des  coutures  et  des  re- 
prises. C'est  l'art  devenu  métier...  Que  voulez- 
vous?  Le  siècle  est  à  l'argent,  et  heureux  celui 
i\m  peut  en  amasser! 

Ce  positif  qui  est  entré  dans  l'art,  l'art  drama- 
tique surtout,  depuis  quelques  années,  a  nui  au 
culte,  peut-être,  mais  il  a  engraissé  le  prêtre. 
Aussi,  maintenant  plus  jue  jamais,  est-il  dé- 
fendu à  l'homme  qui  tient  encore  à  ses  illusions 
de  franchir  la  rampe  d'un  théâtre  ou  la  porte 
d'une  actrice.  Celui  qui  s'est  imbu  des  idées  du 
beau  temps  ,  où  les  Caraargo,  les  Contât ,  les 
Clairon  ,  les  Arnoult,  étaient  célèbres, dépoétise- 
rait ses  impressions  en  voulant  suivre  l'actrice 
jusque  dans  son  intérieur.  Aujourd'hui  elle  tri- 
cotte  ou  elle  brode  ;  elle  fait  des  conlitures  de 
prunes,  et  elle  confit  des  concombres.  Elle  n'est 
artiste  que  le  soir,  et  même  seulement  lorsqu'elle 
est  en  scène...  nous  parlons  de  la  généralité. 
Cette  généralité  comprend  même  quelques 
grands  talens,  talens  qui  font  que  notre  époque 
n'a  rien  à  envier  au  dix-huitième  siècle,  où  les 
femmes  de  théâtre ,  mises  à  la  mode  par  les 
grands  seigneurs  étaient ,  malgré  cela ,  ou  à 
cause  de  cela,  des  artistes  célèbres. 

Les  danseuses  se  ruinent  en  souliers.  —  Les 
amoureux  se  ruinent  en  gants.  L'amoureux  qui 
joue  M.  Scribe,  M.  Bayard  et  tous  les  vaudevil- 
listes de  salon,  n'a  guère  pour  le  théâtre  que 
des  toilettes  de  ville,  des  habits,  des  redingotes  , 
des  vestes  de  chasse  et  des  pantalons  qui  font  des 
jambes  deux  tuyaux  de  poêle,  c'est  Papogée  de 
la  fashion!  On  le  conçoit  aisément,  puisque  c'est 
là  une  approximation  ((ue  tout  le  monde  est  ap- 
pelé à  faire,  ces  costumes-là  coûtent  fort  cher, 
et  il  est  indispensable  de  les  renouveler  souvent. 

Ici  pas  de  fraude,  de  subterfuge  ;  il  faut  que  ce 

qui  parait  soit.  Tout  ce  qu'on  a  pu  faire  quel- 


(piefois  pour  rendre  moins  dispendieuses  cer- 
taines toilettes ,  a  été  d'employer,  au  lieu  de 
drap  de  ville,  un  tissu  dont  l'effet  est  semblable 
à  celui  de  l'étolfe  de  prix,  qu'on  appelle  petit 
drap,  et  qui  coûte  inliniment  moins  que  le  pre- 
mier. 

Les  toilettes  modernes  sont  aussi  pour  les  da- 
mes ce  (ju'il  y  a  de  plus  dispendieux,  et  on  a 
peine  à  comprendre  comment  s'y  prennentquel- 
ques  artistes,  dont  les  mœurs  sont  connues  , 
pour  offrir  sans  cesse  fraîcheur  et  élégance  dans 
leur  mise  ,  en  raison  des  ressources  bornées 
qu'offre  un  emploi  secondaire.  On  parle  parfois 
de  vertu  à  propos  du  monde;  elle  est  là  ,  la 
vertu  !  elle  réside  dans  la  vie  d'une  pauvre  jeune  j 
lille  (jui  joue  les  amoureuses  tant  qu'elle  peut 
pour  200  fr.  par  mois,  qui  a  de  la  figure,  et  qui 
soutient  sa  vieille  mère,  dans  l'espoir  de  se  ma- 
rier honnêtement  un  jour.  Nous  en  connais- 
sons plus  d'un  exemple.  Ajoutons  que  la  vertu  de 
ces  femmes-là  se  double  des  occasions,  des  ten- 
tations dontonentoureleur  vie  pour  la  leurfaire 
parjurer. 

Le  baryton  est  tenu  à  une  belle  garde -robe.  A 
lui  les  Figaro  ,  les  Zampa,  les  Fra  Diavolo  ,  et 
tous  les  rôles  àe,  jolis  garçons,  qui  estiment  l'or 
ce  qu'il  vaut.  C'est  un  emploi  qui  fait  presque 
toujours  sensation  dans  les  petites  villes,  par 
son  velours,  son  salin  et  ses  galons. 

Avec  la  marche  que  prennent  aujourd'hui  les 
compositeurs,  la  nécessité  d'avoir  deux  premiers 
ténors  dans  toute  ville  un  peu  importante  sim- 
plifie la  garde-robe  de  chacun  d'eux,  garde- 
robe  ruineuse  lorsqu'elle  était  la  nécessité  d'un 
seul  emploi  double.  Le  grand  ténor  a  mainte- 
nant huit  à  dix  rôles,  et  dix  ou  douze  costumes 
tout  au  plus...  Parmi  ceux-là  il  ne  faut  guère 
compter  comme  di.'pendieux  ceux  de  la  Juive, 
de  la  Muette,  de  Guillaume  Tell  et  du  Philtre. 
Avec  trois  mille  francs  on  peut,  dans  cet  emploi, 
se  faire  aujourd'hui  la  plus  remarquable  garde- 
robe.  C'est  alors  le  cas  de  la  former  en  homme 
d'étude  et  de  goût.  Il  devient  opportun  de  nos 
jours  de  savoir  discerner  les  époques,  de  con- 
naître les  usages,  de  choisirles bonnes  traditions  ■ 
pour  les  appliquer  dans  tout  ce  qu'ils  ont  de  | 
compatible  avec  l'art  —  sans  oublier  qu'entre  la 
rigidité  historique  et  le  besoin  de  la  scène  il  doit 
toujours  rester  le  bon  goût.  Ainsi  Robert  le  Dia- 
ble prendra  franchement  les  jambards  et  les 
brassards  d'acier,  au  lieu  de  ce  filet  à  sardines 
que  Nourrit  avait  cru  devoir  approprier  à  ses 
proportions  physiques;  la  perruque  normande , 
carrée  sur  le  front  et  plate  sur  les  oreilles,  rem- 
placera ce  toupet  inadmissible  ,  que  le  grand 
artiste  avait  cm  devoir  placer  sur  son  front ,  à 
cause  du  manque  d'élévation  de  sa  taille  et  du 
peu  d'harmonie  qui  résultait  entre  son  masque, 
noble  mais  peu  développé,  et  une  perruque  dont 
la  coupe  servait  en  quehiue  façon  à  l'encadrer. 
Et  puis  on  sait  quel  parti  le  grand  tragédien  sa- 
vait tirer  de  certains  effets  de  pantomime,  au 
cinquième  acte ,  en  passant  avec  désespoir  la 
main  dans  ses  cheveux,  geste  que  Pusage  de  la 
perruque  ne  lui  eût  pas  permis.  Mais  tout  en 
appréciant  les  motife  relatifs  de  Nourrit,  nous 
prétendons  qu'à  Robert,  chevalier  normand ,  il 
faut  la  perruque  normande. 

De  même  à  Robert,  la  grande  épée  à  deux 
mains  pendue  à  la  ceinture.—  C'est  noble  et 


-   221    — 


beau,  et  rigoureusement  chronologique.  Qu'im- 
porte que  cette  épée  soit  encombrante  pour  le 
jeu  de  l'acteur  ?  Un  peu  d'étude,  et  il  s'y  fera  ; 
et  d'ailleurs  ne  s'en  débarrasse-t-il  pas  dès  le 
milieu  du  premier  acte  en  la  perdant  contre  les 
chevaliers  siciliens  ?  —  Point  de  broderies,  point 
de  colifichets  dor  et  d'argent  ;  —  une  ample 
dalmatique  de  laine ,  seule  étoffe  que  portassent 
alors  les  hommes  ;  une  lourde  frange  d'or,  et  la 
cotte  de  maille.  Au  second  acte ,  lorsqu'il  va 
combattre  dans  la  forêt  prochaine  le  démon 
évoqué  par  Bertram,  sous  les  traits  du  prince  de 
Grenade,  le  casque  en  tête  et  le  panache  au  ci- 
mier ; —  c'est  un  beau  profil  pour  traverser  la 
scène  !  —  D'ailleurs,  de  deux  choses  l'une  :  en- 
trer franchement  dans  une  époque,  dans  un  per- 
sonnage ,  —  ou  bien  rester  dans  les  caprices  de 
la  fantaisie.  —  La  conscience  de  l'artiste  est  là 
pour  faire  le  choix. —  Ainsi  nous  voudrions  en- 
core que  Mazaniello  eût  la  chair  brûlée  d'un  laz- 
zarone  italien,  et  non  la  chair  rose  d'une  pou- 
pée bourrée  de  son. 

Une  chose  que  tout  le  monde  ne  sait  pas,  c'est 
que  le  costume  que  porte  Gustave  dans  l'œuvre 
d'Auber  est  historique.  Le  roi ,  homme  de  goût 
et  d'art,  l'avait  composé  lui-même,  et  l'avait  im- 
posé à  toute  sa  maison  civile.  C'était  une  toilette 
fort  galante  ,  bien  qu'en  quelques  parties  elle 
rappelât  le  vêtement  traditionnel  de  Bartholo. 
C'est  d'après  un  portrait  original  de  Gustave  III, 
aujourd'hui  déposé  au  Louvre,  et  qui,  du  vivant 
de  ce  monarque,  ornaitson  cabinet  à  Stockholm, 
que  le  dessinateur  de  costumes  de  l'Opéra  a  cal- 
qué celui  de  Nourrit.  La  tradition  a  été  généra- 
lement adoptée  depuis  par  tous  les  ténors.  La 
disparate  évidente  qui  choque  le  regard  .en 
voyant  Gustave  vêtu  à  la  fois  en  polonais  et  en 
italien,  à  côté  d'Ankastrom  et  des  autres  géné- 
raux en  costume  presque  littéralement  moder- 
ne, n'étonnera  plus  personne. 

La  basse-taille  est  un  emploi  ruineux  pour  les 
costumes,  au  commencement  d'une  carrière,  car 
de  tout  l'opéra  c'est  celui  qui  exige  la  plus  vo- 
lumineuse garde-robe.  Le  second  ténor  n'a  pres- 
que à  revêtir  que  des  uniformes  [le Maçon,  lu 
Fiancée,  Marie,  la  Pie  Voleuse,  Fiorella,  les 
Deux  Kuitg,  Fra-Diavolo  ,  etc.,  etc.) ,  ou  des 
chevaliers  à  bottes  jaunes  (  la  Muette,  Zampa  , 
Mazaniello,  la  prison  d'Edimbourg  ,  Leices- 
ter,  etc.  )  Ici  les  combinaisons  de  costumes  sont 
faciles  à  opérer  :  —  Les  revers  de  tel  hal)it  sur 
tel  autre  ;  les  épaulettes  de  celui-ci  sur  celui-là  ; 
—  un  troisième  ouvert ,  un  (luatrième  fermé  ; 
ailleurs  le  petit  manteau  espagnol  sur  le  pour- 
point vénitien;  une  mutation  dchaut-de-chaus- 
ses  enfin  suffit  pour  différencier  toutuii  cosluaip. 
Le  second  ténor  use  par  contre  beaucoup  de 
pantalons  collans  et  pas  mal  de  faux  mollets. 

Un  comique,  amoureux  de  son  art,  considère 
comme  fort  importante  la  question  du  costume. 
Il  sait  que  la  faron  dont  il  s'habille  est  pour 
beaucoup  dans  les  succès  de  certains  rôles,  et 
il  doit  s'en  préoccuper  sérieusement.  II  doit  étu- 
dier les  tyjics  i|ui  nVleiit  dans  les  rues,  cl  imiter 
autant  que  possible  cet  inimitable  Veinei  ([u'on 
rencontre  |)arlois  dans  les  ipiarlicrs  populeux  , 
suivant  avec  obstination  un  vieux  rentier  en  bas 
chinés  et  en  parasol  à  bec  de  corliin,  qui  liunie 
le  soleil.  Les  ouvriers,  les  marchands  ambulans, 
le»  Tieillards,  les  portiers,  tout  offre  h  un  artiste 


observateur  quelque  chose  pour  l'analyse,  dont 
il  fait  profit  au  liiéàtre.  Ne  croyez  pas  que  ces 
habits  groles(pies  de  nuances  et  de  formes  sor- 
tent pour  lui  de  l'atelier  du  tailleur!  Culottes 
de  velours,  jaunissantes  aux  genoux  ,  gilets  de 
vieux  perse,  babils  à  quatre  poches,  défroque  de 
manant,  souquenilles  d'ouvrier,  tout  cela  a  été 
décroché  de  la  friperie,  autour  de  laquelle  le 
comique  rôde  sans  cesse... 

Nous  n'avons  rien  dit  des  perruques!  c'est 
pourtant  une  grave  question  que  celle-là!  (|uel 
type  (jue  le  perruquier  de  thé.'ltre  !  comme  la 
pommade  (nous  disons  la  pommade...)  dont  sont 
empreints  ses  vêtemcns,  y  a  bien  attaché  la  pou- 
dre de  toutes  les  perruques  dont  il  s'est  appro- 
ché !....Leperru(iuierrfe'/eî'/(/  sur  tout  le  monde, 
défiez-vous  en  !...  Ses  doigts,  ses  coudes,  ses  ge- 
noux, tout  laisse  empreinte  !  Il  a  connu  tel  ac- 
teur, il  a  fait  la  queue  à  tel  autre  ;  il  sait  toutes 
les  histoires  possibles  et  impossibles...  c'est  l'al- 
manach  vivant  de  chaque  théâtre,  feuillelez-le  ! 

Chaque  salle  de  spectacle  a  son  magasin  de 
perruques.  Celles  qui  servent  aux  choristes  ap- 
partiennent au  perruquier  ,  qui ,  moyennant 
marché  à  l'année,  en  recouvre  le  chef  des  figu- 
rantes, chaque  fois  que  cela  est  nécessaire.  Per- 
ruques de  paysans,  à  grands  cheveux  ronges, 
perruques  moyen-àge,  à  grands  cheveux  noirs , 
perruques  en  poudre,  perruques  Louis  XIV,  il 
a  tout  sous  sa /Mnrfte/iOrt.  Pour  qui  ne  l'a  pas 
vu  ,  le  magasin  du  jierruquier  est  chose  curieuse 
à  visiter.  —  Les  murs  sont  hérissés  de  clous,  où 
toutjcela  pend  échevelé  ,  poudré  ,  frisé,  papil- 
loté, chignonné  au  dernier  point.  On  dirait 
l'antre  de  cpielque  Barbebleue  poussé  à  la  der- 
nière équation. 

Les  artistes  mettent,  pour  la  plupart,  leurs  per- 
ru(iues  en  pensun  cliczle  vieux  Poudret.  Il  y  a 
un  coin  séparé  pour  chacun.  De  petits  sacs  con- 
tiennent les  pièces  précieuses;  c'est  pour  lui  un 
objet  d'amour-propre.  Par  contrat,  le  perruquier 
est  contraint  de  fournir  moustaches  et  favorisa 
tout  ce  ([ui  n'est  pas  artiste,  c'est  à  dire  aux  clio- 
risles  et  aux  figurans.  Tout  ce  postiche  se  fait 
à  l'aide  de  crêpé.  Le  crêpé  est  une  petite  mèche 
de  cheveux  ,  bouillie  d'abord  ,  |)uis  séchée  au 
four,  ce  qui  donne  à  chacpK'  lirin  ,  si  revêebe 
((u'il  ait  été  pour  cela,  au  teinjis  où  il  pendait  à 
ipielque  nuque,  un  tour,  une  torsion,  qui  en  font 
une  sorte  de  laine  de  nègre.  Un  peu  de  gomme 
arabiipie,  délayée  dans  de  l'esprit  de  vin,  appli- 
(|ue  le  cré|)é  à  la  eli.iir,  par  touffes,  ])ar  couches, 
par  bandes,  par  brin,  tel  (jue  l'exige  la  coupe  de 
la  liarbe  à  implanter.  V.i\  dix  minutes  le  pcrru- 
(|uier  ferait  un  sapeur  rébarbatif  de  la  jeune  pre- 
mière. 

Pouriparer  au  désagrément  (jne  présente  l'u- 
sage des  pcrru(iues  coiffées  en  poudre,  d'un  em- 
ploi si  l'ré(|ueut  au  théâtre,  dans  la  comédie  sur- 
tout, on  a  inventé  depuis  (jucl(|uc$  années  les 
perruques  de  poil  de  chèvre  et  de  crin  blanc, 
('elles-là  se  passeutde  poudre  et  restent, en  (|uel- 
(|uc  façon  ,  toujours  eiiitfées.  Celle  innovatiim 
est  le  désespoir  lies  vieux  |ierruquicrsdc  tlu'Atre, 
car  elle  blesse  leur  art  el  les  prive  d'un  de  leurs 
revenus.  Ils  médisent  des  perruipiiers  novateurs 
et  cdonniienl  i)()il  de  clièvre  el  crin.  C'est  la 
i;\U'rre  de  l'oiulnt  el  iV.Ucibiadv,  qui  a  été 
bien  ccrlaincmcul  calipiée  dans  quelque  cou- 


lisse de  théâtre,  où  les  scènes  de  ce  gai  vaude- 
ville se  présentent  tous  les  jours. 

Dans  une  pièce  à  poudre  (poudre  à  poudrer  !), 
et  lorsque  tous  les  choristes  sont  affublés  de 
perrui|uessorlint  de  l'établissement  du  conger- 
vnteiir,  on  les  fait  mettre  en  rang  ,  el  le  perru- 
quier, armé  de  sa  boite  à  [loudre  et  de  sa  houpe, 
va  de  l'un  à  l'antre,  el  les  asperge  comme  des 
beignets,  jusqu'à  ce  qu'un  nuage  épais  enveloppe 
tout  le  monde...  C'est  son  atmosphère  à  lui,  le 
brave  homme  !  (lersonne  n'y  peut  remuer  la 
lête  .«.ans  tousser  el  élernuer  de  la  plus  rude  fa- 
çon ;  —  mais  un  coup  de  brosse  sur  l'habit,  et 
tout  est  réparé.  Seulement ,  au  moindre  geste 
un  peu  trop  brusque  du  choriste,  il  se  dégage 
un  autre  nuage  :  car  la  poudre  n'est  pas  ména- 
gée en  pareille  circonstance.  Le  lendemain  on 
bat  chaque  perruciue,  comme  un  tapis  de  pied  , 
jusqu'à  nouvelle  occasion,  et  tout  est  dit. 

.S.  T. 
[France  muticate.) 


Incendie  dn  Dlorania. 


Le  Diorama  n'existe  plus.  Aujourd'hui  vers 
midi  et  demi ,  les  cris  au  feu  se  sont  fait  enten- 
dre sur  le  boulevart  Saint-Martin.  Le  vaste  éta- 
blissement de  M.  Daguerre  était  la  proie  des 
Haramesqui  sortaient  déjà  par  les  cinq  fenêlies 
donnant  sur  le  cliâteau  d'eau  ;  une  demi-heure 
après  l'édifice  s'écroulait  avec  fracas.  On  ne  con- 
naît pas  encore  la  cause  du  désastre;  t)uelque$ 
personnes  l'attribuent  au  dépla  cément  d'une 
des  lampes  employées  aux  effets  de  lumière  f  t 
qui  éclairaient  les  tableaux  exposés  au  public. 

Malgré  les  prompts  secours  donnés  par  les 
pompiers,  par  des  délachcraens  de  la  garde  mu- 
nicipale, de  Ir  garde  nationale,  de  la  troupe  de 
ligue  el  par  loiUes  les  personnes  qui  se  sont 
trouvées  sur  les  lieux,  les  progrès  du  feu  ont  été 
SI  rai)ides  dans  cet  édifice  tout  rempli  de  toiles 
el  de  charpentes  légères,  qu'il  a  élé  enlièrement 
détruit. 

Le  vent  dirigeait  les  (lanuues  vers  la  rue  du 
Faubourg-du-'reniple  el  la  petite  rue  des  Ma- 
rais. Deux  maisons  situées  de  ce  côté  et  doit 
lune  notamment,  élevée  de  six  étages,  était  sur- 
montée d  un  élégant  belvédère  ,  ont  pris  feu 
lieuilanl  les  premières  tentatives  de  secours,  qui 
porlaiciil  priuci|ialemenl  sur  le  principal  foyer 
du  désastre. 

Vers  deux  heures,  la  flamme  qu'on  apercerait 
seulement  par  endroits  dans  les  deux  maisons 
menacées,  est  sortie  du  toit  de  l'une  en  jetant  un 
grand  éclat,  el  unenourellc  fnméc  blanche  s'est 
mêlée  aux  iuunenses  tourbillons  grisâtres  qui 
s'élevaient  seuls  alois  des  ruines  du  Diorama. 

On  est  cependant  parvenu  à  maîtriser  le  feu  ; 
un  établisseracnl  lie  roulage  fort  important,  et 
situé  à  quelques  pieds  du  bâtiment  incendié,  a 
seul  éprouvé  des  dégâts;  un  hangard,  dépen- 
ilanl  de  cet  élablis-scmcnt.  s'est  écroulé.  C'est  le 
seul  désastre  qui  ail  m  lieu  hors  de  l'enceinte 
du  Diorama. 

L'appartement  de  M.  Daguerre,  rue  des  Ma- 
rais-tlu-Tcniplc.  a  été  presque  entièrement  dé- 
vasté. Cependant  on  a  pu  iransponcr  une  partie 
de  son  mobilier  à  l'abri  des  liammes. 


—  m 


ms LJ — — ^ggg-ggg 

Lfs  tal)leaiix  (nii  se  trouvaient  en  ce  moment 
en  exposition  t'iaienl  le  Sermon  ,  le  Temple  de 
Saloiiioii  et  Vtbuulement  delà  i-allee  de  Gol- 
daii.  Ils  sont  maintrnanl  |ici'il us ,  ainsi  qu'un 
nouveau  talilcau  ijui  \enail  d'être  terminé  et 
([u'on  était  sur  le  point  d'exposer. 

11  sérail  difficile  d'évaluer  le  dommage  ([n'é- 
prouve M.  Daguerre,  mais  tous  les  amis  des  arts 
déploreront  un  malheur  ipii  frappe  un  arilste, 
digne  dinlérét,  et  dont  le  nom  se  rattache  à  une 
des  plus  ingénieuses  découvertes  de  l'art  mo- 
derne. 

Personne  n'a  été  Iné.  Deux  personnes  seule- 
ment paraissent  avoir  été  blessées  :  un  caporal 
de  sapeurs-pompiers,  ipii  a  eu  une  jambe  frac- 
turée, et  un  employé  du  roulage. 

On  a  remarqué  sur  les  lieux  M.  Arago,  qui 
sans  doute  était  occupé  avec  M.  Uagnerre  d'ex- 
périences sur  sa  nouvelle  découverte  au  mo- 
ment de  l'événement.  M.  Dagiierre  venait,  dit- 
on,  de  terminer  un  nouveau  tableau  qu'il  allait 
exposer.  Heuri-usement  ,  on  croit  que  le  Dio- 
raniaélail  assuié;  mais  M.  Dagnerre  trouvera- 
t-il  dans  la  somme  (luil  aura  à  recevoir  un  dé- 
dommagement suffisant;  et  puis,  n'y  a-f-il  pas 
queli|ue  chose  de  triste  pour  «n  artiste  à  voir 
périr  ainsi  en  quelques  lienn  s  un  élaldisement 
péniblement  fondé,  et  ((ui  l'a  mis,  il  faut  bien  le 
dire,  sur  la  trace  des  belles  découvertes  qui  doi- 
vent illustrer  son  nom. 


(Deuxième  article.) 
Prise  de  Conslanliiie,  par  M.  Horace  Vernet.  —  Bataille 
de  Denaiii,  par  M.  Maux.  —  Baluille  de  Caslillon  , 
par  M.  Lnriviùre.  —  lintiée  des  l'"r,niiçais  à  Bim  tliaux, 
par  M.VIiicliDii. — Lf  corps  de  Pal  rode,  dispuli?  par  les 
Grecs  et  lis  Troyens,  par  M.  Wiirli.  —  Amende  bo- 
norible  d'Urbain  Graiidier,  par  M.  Jouy. —  Descente 
(•e  croix  et  Jésus  apaisant  nne  tempêle,  par  M.  Jolli- 
»el.  —  Gndefroy  de  Bnuillnn  ,  recelant  la  inision  de 
conduiie  ei  de  gouierncr  le  peuple  de  Dieu,  par 
M.  Madraso.  —  Psycbé  conduite  A  l'Olympe  par  Mer- 
cure épiuse  l'Amour,  par  Euneiie  Dcveria.  —  Mas- 
^acle  de  Nesie,  |iar  M.  Odier.  —L'Envie,  par  M. 
Brune.  —  Vision  de  Sl-Luc,  par  M.  Ziégler. 

A  tout  seigneur  tout  honneur  !  Commençons 
par  .M.  Horace  Vernet;  mais  auparavant  consta- 
tons une  chose  ;  il  ne  se  tire  pas  un  coup  de  fu- 
sil en  France  ou  en  Afrique,  voire  au  Mexique  et 
même  en  Belgique  .  sans  que  deux  hommes  ne 
s'cmpaientdu  fait  pour  le  reproduire,  l'un  en 
modelant,  laulre  en  peignant;  celui-  ci  au  bou- 
levard du  Temple,  celui-là  au  Louvre  :  Curtius 
et  Vernet. 

M.  Horace  Vernet  est,  sans  contredit,  un  des 
artistes  qui  a  le  mieux  mérité  do  la  génération 
nouvelle  ;  il  a  puissamment  contribué  à  faire  sor- 
tir la  peinture  de  lorniére  où  elle  végétait.Voilà 
ce  ciue  l'on  ne  se  rap|)elle  pas  assez,  maintenant 
que  les  esprits  forts  de  l'atelier  ont  toujours 
une  plaisanterie  à  décocher  contre  ce  maître. 

M.  Vernet  ,  après  avoir  fait  d'excellens  ta- 
bleau,se  transforme  aujourd'hui  en  improvisa- 
teur, il  abandonne  la  composition  ,  le  style  et  la 
science,  pour  se  livrer  à  toute  sa  verve  ,  à  tout 
son  esprit.  Kn  cela  M.  Vernet  ne  réiléchit  peut- 
être  pas  à  ce  qu'il  peut  gagner  ou  perdre  à  ce 
revirement.  Mais  ce  qu  il  n'a  pas  calculé ,  c'est 


que  le  succès  qui  s'attache  à  ses  productions  a 
fait  éclore  une  école  des  expéditifs.  Ceux  là  . 
comme  tous  les  élèves,  exagèrent  les  défauts  du 
maitre  ,  et  pour  un  tableau  suffisamment  bon 
que  nous  avons  sons  les  yeux,  l'école  nous  inonde 
d'ouvrages  insipides.  Et  vous  êtes,  M.  Vernet,  la 
cause  de  ce  débordement.  Allez,  et  voyez  dans 
la  grande  galerie,  comment  vos  adeptes  ont  tra- 
duit l'épisode  nocturne    de  la  prise  de  Saint- 
Jean  d'Ulloa.  Mais  ipie  cela   ne  vous  suffise  pas, 
ouvrez  le  livret  et  voyez  à  la  page  106,  la  note  in- 
tercalée dans  l'indication  de  deux  tableaux.  Que 
j  vous  semble  de  ceci  ?  n'est-ce  pas  nne  société  en 
I  participation  aux  termes  de  l'art.  48  du  code 
de  commerce  (I)?  Vous  êtes  dépassé,  M.  Vernet, 
mais  on  ne  s'arrêtera  pas  là,  soyez-en  silr  ,  par 
la  commandite  qui   court,  l'an  prochain  nous 
verrons  en  toutes  lettres  l'extrait  d'un  acte  de 
société  pour  l'exploitation  d'un  des  talens  à  la 
mode.  Les  Dubufe,  les  Giidin  ,  les  Victor  Adam, 
seront  cotés  à  la  Bourse,  ni  plus  ni  moins  (|ne 
l'asphalte  Sey.ssel  on  le  bitume  Polonceau.  L'an- 
née d'après  on  trouvera  un  signe  de  plus  sur  le 
livret,  pour  distinguer  les  peintres  en  comman- 
dite de  ceux  qui  travaillent   pour  leur  propr 
compte. 

QiiediredelaprisedeConslantine,  sinon  que 
c'est  le  plus  grand  de  l'exposition  el  ipi'il  oc- 
cupe à  lui  .seul  toute  la  partie  droite  du  grand 
salon  carré  P  On  n'y  trouve  ni  qualités  ni  défauts 
saillans;  IM.  Vernet,  sans  vaincre  la  difficnllé 
qui  résultait  de  la  monotonie  des  uniformes,  n'a 
pas  a.ssez  dissimulé  la  précipitation  du  travail  ; 
un  sujet  aussi  vaste  demandait  plus  de  temps. 
Le  désir  de  présenter  le  portrait  des  assaillans 
lui  a  fait  conmiettre  plusieurs  bévues.  C'est  ainsi 
qu'un  homme  monte  aisément  une  échelle  à  la 
main  sur  un  talus  où  les  autres  n'ont  pas  trop 
des  |)ieds  et  des  mains  pour  se  retenir.  Ln  oHi- 
cier  se  retourne  au  moment  où  le  pied  lui  man- 
que et  ne  parait  occupé  que  de  faire  face  au 
spectateur.  Le  duc  de  Nemours  est  un  joli  cav,-\- 
lier  sans  doute,  mais  il  seraitboiteiix  s  il  avait  la 
jambe  droite  aussi  longue  que  U.  Vernet  la  lui  a 
faile.  En  somme,  l'aspect  de  cet  immense  ta- 
bleau estspiriluel  d'exécution,  maisnégligédans 
plusieurs  i)arties.  INoiis  ne  pensons  pas  qu'il 
ajoute  grand  chose  à  la  gloire  de  M.  Vernet. 
Si  la  prise  de  Constantine  ap|)elle  l'indulgence 


Sur  le  devant  un  homme  revêtu  d'une  armur 
pesante  se  met  en  garde  à  la  première  position 
de  la  canne.  —  M.  Larivicrc  est  satisfait,  le  sujet 
est  rendu.  iNons  déclarons  qu'il  n'y  a  pas  là  pour 
nous  bataille  de  Caslillon  plutôt  que  de  l'onloise. 
On  remarque  de.  bonnes  parties  dans  le  ta- 
bleau de  M.  Vinchon  :  l'entrée  des  Français  à 
Bordeaux  ;  l'enfant  de  gauche  est  naïf  et  bien 
ajusté.  Mais  cette  peinture  facile  et  agréable 
contraste  singulièrement  avec  la  manière  défaire 
de  Al.  Wierlz  :  un  assemblage  monstrueux  de 
bras,  dejambes  et  de  torses,  qu'on  prendrait 
pour  l'étal  d'un  boucher,  figurerait-il  donc  le 
corps  de  Talroele,  disputé  par  les  Grecs  et  les 
Tioyens  ?  Des  chiens  ipii  s'arracheraient  un  os 
ne  s'y  prendraient  pas  dilféremmenl  :  ces  an- 
thropiqdiages  ont  l'air  de  prendre  leur  nourri- 
ture ;  c'est  sans  doute  \tQm  cela  que  M.  Wierlz 
a  fait  frire  le  ventre  de  Patrocle. 

—  Nous  croyons  être  bienveillant  envers  M. 
Jouy,  en  ne  ]>arlant  pas  de  son  tableau  d'Urbain 
(jranilier;  un  travail  de  cette  étendue  suppose 
une  telle  applicalion,  qu  il  serait  injuste  (le  dé- 
cour, ger  un  homme  dont  le  tort  est  de  n'avoir 
pas  réussi. 

—  M.  Jollivel  a  fait  preuve  de  talent  dans  sa 
Descente  de  Croix.  C<' sujet  a  di'jà  été  enlrei)ris 
si  souvent,  qu'il  était  difficile  de  se  faire  origi- 
nal. C'est  cependant  ce  ([u'a  su  f.:ire  le  peintre, 
(|uoi(]u'il  n'ait  pas  été  heureux  dans  le  choix  de 
ses  personnages.  En  effet,  ou  ne  trouve  chez  au- 
cun deux  l'empreinte  divine  (juon  voudrait  y 
voir.  iM.  Jollivel  s'est  surtout  fourvoyé  dans  la 
pose  el  la  forme  (pi'il  a  données  à  la  Madeleine. 
Malgré  ces  imiierfections  ,  le  tableau  est  dune 
bonne  couleur  et  paraît  consciencieusement  fait. 

En  face  de  cette  descente  de  croix  on  voit  Jé- 
sus apaisant  une  tempête.  Cette  cit  lion  nous 
met  a  labri  de  loule  accusation  de  négligence. 
AI)  ii/io  disce  omiics.  finaud  on  aura  vu  celte 
loile  on  i  omprendra  ((lie  nous  ne  parlions  pas 
de  tous  les  bons  dieux  bleus,  rouges  et  verts, 
dont  le  salon  est  diapré. 

—  M.  Madraso  se  fera  bien  rapidement  con-- 
naître  du  jublic  si!  lesle  dans  la  voie  qu'il  a 
prise.  Son  tableau  de  Godefroy  de  Bouillon  re- 
cevant la  mission  de  conduire  el  de  gouverner 
le  peuple  de  Dieu  nous  paraît  remarquable.  La 
composition  est  d'une  heureuse  simplicilt  ;  Go- 


en  considération  de  l'à-propos,  il  n'en  est  pas     defioy  à  genoux  lève  les  yeux  sur  deux  anges 
ainside.sautres  Italaillesqui  atillijenlla  vue  etmé- '  qui  lui  apparaissent.  Ce  sont  bien  là  des  habi- 


contentenl  l'esprit.  Ce  sont  toujours  les  mêmes 
chevaux  de  bois  et  les  mêmes  troubadours.  Ce- 
pendant il  est  des  exceptions  (|ue  nous  signale- 
rons avec  plaisir  quand  l'occasion  s'en  présen- 
tera. 

Ainsi,  la  bataille  de  Denain,  par  M.  Alauxse 
dislingue  jiar  la  sage  disposition  des  groupes  et 
l'éclat  de  la  couleur.  Toutefois,  le  maréchal  de 
Nillars  nous  paraît  avoir  les  jambes  trop  cour- 
tes ,  el  le  drapeau  (juil  guide  parait  être  de 
satin. 

Que  croyez-vous  que  M.  Larivière  ail  imaginé 
pour  représenter  la  bataille  de  Castillon  ?  — 
Fort  peu  de  chose,  en  vérité  ,  —  un  cheval  café 
au  lait  monté  par   un  vieillard  épileptique. — 

(1)  Le  livret  déclare  que  M.  Gudin  a  eu  pour  colla- 
boialeurs  dans  la  plupart  des  lahleaux  qu'il  a  exposés 
cette  année  :  M.VL  Morel  l'atio,  Couveley,  Micliel  Bou- 
quet el  De  Regny. 


tans  du  céleste  empire.  Un  charme  iulini  les  en- 
toure ;  mais  redevenons  positif,  pour  faire  ob- 
server que  certaines  parties  du  cor|)S  de  noire 
héros  sont  lourdes.  Le  premier  ange,  celui  qui 
lève  une  main  au  ciel  en  désignant  la  terre  de 
l'autre  a  les  bras  trop  grêles. 

—  Nous  avons  oublié  de  parler  du  plafond  de 
M.  Eugène  Devéria  :  Psyché  conduite  à  1  Olympe 
par  Mercure  épouse  l'Amour.  Ce  tableau  ressem- 
ble à  la  boutiipied'un  confiseur.  Nul  doute  qu'il 
n'ait  été  commandé  par  Marquis  ou  Berlhelltmol. 
Mercure  et  Psyché  ne  sont  pas  d'accord  ;  l'un 
monte  el  l'autre  descend.  Et  puis,  M.  Devéria  , 
il  faudra  changer  les  jambes  de  ce  Meicure  ;  ça 
n'est  pas  beau. 

—  Le  massacre  de  Nesle,  par  M.  Odier,  cap- 
tive rallention  de  prime  abord.  Charles-le-Té- 
méraire  ,  quoi(iu'un  peu  raide  est  bien  campé 
sur  son  cheval.  Mais  un  examen  plus  libre  fait 


1 


Î23  — 


(h'-couvrinles  défaiilsqui  avaient  <^chappé  :  ainsi 
la  cmiieur  Ibsone  et  fausse  des  femmes  (|iii  sont 
sur  le  premier  plan  ressort  d'autant  |ilus,quelle 
forme  un  rontraste  frappant  avec  la  peinture  de 
M.  l'.ruue.  La  viiiiieur  de  la  touche  et  le  roloris 
se  renconlreiilà  un  ^■(;h1  de'ijré  dans  le  portrait 
de  lEnvie.  Qiielipics  ombres  nous  ont  semiiié 
dures  particulièrement  vers  la  l<^te  de  la  partie 
su|iéiieure  du  corps.  Les  draperies  sont  admira- 
bles dïclat  et  de  inoelletix. 

—  Ziéfilcr,  qui  avait  exposé  l'an  dernier  Da- 
niel dans  l.i  fosse  aux  lions  ,  a  pris  .'i  partie  celte 
année  ,  Sl-Liic,  son  bœuf  et  sa  vision.  En  consé- 
quence il  a  reliréà  Daniel  sa  rol)ebiiine  à  ganse 
d'or  et  l'a  olferle  à  St-Luc  ,  qui  s'en  est  fait 
une  blouse  d'atelier.  C'est  dans  ce  costume  que 
nous  voyons  Si- Luc, se  tenir  sur  une  jambe  jiour 
peindre  une  vision  à  laquelle  il  tourne  le  dos. 

Quelcpies  Séraphins  paraissent  dans  le  ciel  au- 
t(Uir  de  la  Vierije,  que  voile  un  nuajje  transpa- 
rent. Un  bœuf  rumine  dans  un  coin  du  tableau. 
Ainsi  donc  celle  année  nous  avons  St-Luc  et  sa 
bêle  à  cornes.  L'an  prochain  ce  sera  probable- 
ment le  tour  de  Sl-Koch  et  de  son  chien.  Ainsi 
de  suite.  jiiS(|n  à  ce  que  M.  Zié(;ler  ail  passé  en 
revue  (oui  le  bétail  de  la  création  et  tous  les 
sainis  du  calendrier.  A.  Iîlin. 

Hi'uur  ^l■alnlUilnIf. 


THEATRE-ITALIEN. 

Reprise  des  Pluzze  di  Figaro. 

Il  est  inconleslabîe  qu'un  reloiir  s'opère  dans 
le  jjoût  i)u  public  vers  les  anciens  cliefs-d'œii- 
vre.  iMozart  ilevient  ;"i  la  mode  coinine  Racine,  cl 
cebi  xw  nous  éloniie  pas.  Ce  sont  des  mndes  qui 
revieiidioul  de  temps  à  autre.  Les  i'<ozZf  di  Fi- 
garo étaiei'l  une  n(  iive;iulé  pour  bien  dt^s  au- 
diteurs, car  on  ne  l'avjit  pas  remis  au  thcilre 
tlepiiis  la  MalibiMU. 

Cet  opéra  est  un  de  ces  œuvres  qui  ^nt  fail 
époque  dans  I  h  sloirc  de  la  musique.  'VIozirt 
le  iiicllail  au-di--sns  de  ses  autres  p  irliliitns  el 
il  avail  une  prcdileciinn  particulière  pour  !(■  su- 
jet qu'il  avait  vu  représenlcr  dans  un  voyafje  à 
l'aris.  La  première  lo  s  que  cet  opéra  fut  joué  à 
Vienne,  rcmpcieur  d'Autriche  ne  trouva  rien 
lie  mieux  à  dire  au  compositeur  que  celte  phrase 
ridicule  : 

—  Voilh  bien  des  notes,  M.  Mozart. 

Le  maestro,  ipii  avail  la  conscience  de  son  mé- 
rite ,  répondu  sans  hésiler  : 

—  Sire,  j'en  sais  le  compte;  il  n'y  en  a  ]>.!S  une 
de  trop. 

^on  seulement  en  effet,  il  n'y  a  pas  une  noie 
de  trop  dans  les  I\02:e  di  Fitjiiro;  maison  ne 
trouve  pas  un  morceau  ipii  ne  porte  ce  grand 
cachet  de  famille  de  tous  les  oiivragesdi  Mozarl. 
Cela  SI'  recoiin  lit  comme  la  main  de  Raphaid  ou 
de  iMichcl-AUjjC.  (Test  de  I  art  |>ur  ,  el  uiiiis 
avons  vu  avec  plaisir  le  parterre  senlir  avec 
une  vivacilé  presque  italienne  les  beaulés  du 
chef-d'œuvre.  Trois  morceaux  ont  obleiiu  les 
honneurs  du ///«,  el  si  l'eM'CUlion  ei'li  élé  plll.^ 
jiarf.iite,  il  n'y  avail  pas  de  raison  pour  qu'un  ne 
fil  pas  lépéler  toute  l.i  pièce.  (_)iiiiii|ue  nous 
soyons  ennemis  de  ces  rediles  ipii  inlerroinpeni 
les  représeni  liions  el  nniKcnt  à  l'elfel  général, 
nous  devons  faire  une  cxceplion  f  n  faveur  d'un 
ouvrage  auquel  les  oreilles  du  public  ne  sau- 
raient prendre  trop  de  gortl.  Parmi  les  mor- 
ceaux rcilcm.indés,  ilfaul  citer  le  duo  sufl'iiriti. 
Toiil  ce  que  la  doiiuée  de  lieauniarch.iis  peiil 
inspirer  de  IVanhes  pensées,  loul  ce  ipie  ces 
deux  jeunes  femmes  écrivant  au  comle  iiilidcb- 
el  jaloux,  pour  l'allirer  au  rende/vous  par  une 
fausse  espér.ince,  tiiul  ce  que  celle  silualion, 
dis-je,  oIVre  à  l'imagination  de   piquant  cl  de 


gracieHX,est  dans  la  mélodie  An  grand  maître; 
c'est  un  tableau  flamand  comme  Terbiirg  les  sa- 
vait f.iire,  et  comme  Holîin  inn  en  a  décrit  dans 
sa  vie  d'artisle.  Ce  duo  est  divin,  lien  faudrait 
dire  autant  du  quatuor  qui  précède  l'arrivée 
d'Antonio,  de  VWw  nuit  più  aiidriiï,  et  de  bien 
d'autres  morceaux,  mais  le  parterre ayanlchoisi 
le  duo  de  la  coiulcsse  et  de  Snzaime,  nous  res- 
peclonssa  préférence. 

tjiiant  à  l'exécution  des  Nozze  diFifjnro,  nous 
avouerons  qu'il  reste  beaucoup  à  désirer.  Ma- 
dame (jrisi,  qui  jouait  la  comlesse  en  Angleterre, 
a  pris,  on  ne  s  lii  pourquoi,  le  rôle  de  Suzanne 
ipii  lui  sied  moins.  Jamais  celle  belle  statue  ro- 
maine n'avait  paru  moins  animée  que  sous  les 
hibils  de  la  rusée  soiibielle.  Madame  Persiani  a 
chanté  purement  le  rôle  de  la  comtesse.  Excepté 
de  la  noblesse,  l'amburini  a  ce  qu'il  fautjiour 
jouer  le  comle,  el  Labbiche,  malgré  sa  grosseur, 
esl  encore  un  Eigaru  déliri»  ux,  lanl  il  sait  bien 
suppléer  à  ce  qu'il  a  de  trop,  à  force  de  talent, 
de  vigueur  et  lie  Mnesse.  Lablaehecst  un  de  ces 
artistes  extrêmement  rares,  qu'on  n  a  jamais  vus 
au-dessous  de  leurs  rôles  Pour  ce  qui  est  de 
Chéiubin,  madame  Alberta^zi  n'en  a  donné 
qu'une  faible  idée. 


\ 


THÉÂTRE  DU  PALAIS-ROVAL. 

Pdxcal    el  Clutmbord ,   comédie  en  2  actes, 
mêlée  de  chants,  de  MM.  Anicet  el  Brisebarre. 

Nous  sommes  en  1795,  elles  Français  sont  en 
Allemagne. 

Deux  j;renadiers,  Pascal  el  (liambord,  ont 
reçu  nu  billet  de  logement  pour  le  chùleau  de  la 
liaroune  VVilhelmine  de  Ranspach  'jeune  veuve 
iiiie  courtise  un  de  ses  neveux  qui  pourrait  éwe 
son  père. 

Le  soupirant,  qui  a  nom  Frédéric  deSpelberg, 
se  jios'  en  proteclenr  de  sa  tante  h  l'arrivée  des 
Français,  el  son  humeur  bellupieiise  gagnant 
jnsqn.à  Mina,  la  femme  de  chambre  delà  baron- 
ne, I  héroïque  camériste  se  plante  en  laclion  à 
Il  porte  du  ch.'i'e  m.  el  lire  un  coup  de  fusil  sur 
Pascal  el  Cli;im  Ord. 

Ceux-ci,  peu  lia  lés  d'un  pareil  accueil,  font 
mine  de  vouloir  fourrager  le  château  ;  m.iis,  à 
la  vue  de  la  baronne  Iremblanle  ,  ils  s'apaisent 
'1  redeviennent  foncièrement  Français. 

î/un  d'eux,  Pasial,  devient  même  amoureux 
de  la  baronne,  et,  |)oiirprouver  son  imonrd'une 
fiçon  d 'licate,  il  jelte  par  la  fenêtre  le  baron  de 
S.iilberg  qui  teiilail  des'introduire  dans  la  cham 
bre  de  si  lanle. 

Jeter  un  baron  par  la  fenê're  esl  une  assez 
mauvaise  plaisaiilerie;  el  lonlie  du  jour  qui  a 
élé  lu  la  vrille  à  l'armée,  prononce  la  fusillade 
contre  loul  soldai  qui  se  permellra  des  voies  de 
f.iit  à  l'emlroil  des  indigènes. 

Pascal  risque  donc  de  recevoir  sept  ou  liiiil 
lialles  dans  la  poiliine,  el  il  les  recevrait  aci-om- 
pagnées  de  plusieurs  aiilres  dans  sa  mauvaise 
êle,  si  rhambord,  ,'i  qui  il  a  sauvé  la  vie  au 
passage  du  Rhin,  ne  se  dévouait  en  prenant  la 
place  de  son  ami. 

Au  deuxième  acie,  nous  sommes  en  ISU.  Dix- 
neuf  aussi'  sont  écoulés  depuis  le  séjour  de  Pas- 
cal el  de  (hamboril  chez  la  baronne  \\ilhelmine. 
Diiis  l'eiilr' acle,  la  baronne  esl  morle  laissant 
nu  lils,  le  jeune  Uilhelmde  Ranspach,  lequel 
esl  sur  le  (loinl  d'é[)ou.scr  sa  cousine,  la  fille  du 
baron  Frédéric,  ('hambord  s'est  fait  fermier 
après  avoir  é|)0usé  Mina. 

Pascal  qui  ignore  loul  cela,  revient  îi  Rans- 
iiaeh  pour  revoir  Willielmiiie.  Son  ami  (Miam- 
liord  n'osant  pas  lui  apprendre  l.i  mort  de  la 
b  iriinue,  croit  faire  acle  de  charité  en  lui  disant 
que  cel  (■  ipi'il  vienl  chercher  esl  mariée. 

Fureur  de  Pascal  qui  Iraile  Wilhelminc  de 
p.irjiire. 

Le  jeune  Wilhelm  qui  a  tout  entendu,  adresse 
un  ilémenli  h  Pascal  et  lui  demande  raison  de 
rinsulle  f  aile  ,\  la  mémoire  de  sa  mère.  Celte 
provocalioii  apprend  .'t  Pascal  la  vérité  que 
Idiambord  lui.ivait  cachée.  Il  refuse  de  se  battre 
avec  lo  lils  de  celle  qu'il  a  tant  ainuH'. 


Sur  ces  entrefaites,  Mina  fait  remettre  h  Pas- 
cal une  lettre  écrite  par  Wilheliniue  mourante  • 
la  baronne  déclare  dans  celle  lettre  que  \Vil- 
helm  est  le  bis....  du  grenadier  Pascal. 

Le  notaire  arrive,  VVilhelra  se  jelle  dans  les 
bras  de  son  père,  et  le  baron  Frédéric  consent 
au  mariag'e  de  sa  hlle  et  de  V\  illielm,  en  appre- 
nant  que  legrenadier  Pascal  est  général  et  comle 
de  l'empire. 

Telle  esl  la  donnée,  tant  soil  peu  ccniiliquée, 
mais  toujours  mléressante  de  Pancal  cl  c/iu/n- 
hord.  Il  y  a  dans  celte  pièce,  qui  suri  Jn  j.enre 
ordinaire  du  Palai.s-Royal,  de  lagailé,  du  seiili- 
incnl,  et  une  rare  enlenle  de  la  scène. 

Achard,  chargé  du  rôle  de  Pascal,  sest  montré 
comme  toujours,  comédien  chaleureux  et  en- 
traînant. Le  beau  grenadier  a  enlevé  le  succès  à 
la  baionuetle. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance  juépare  pour  la 
lin  de  la  saison  des  Hlatuiceis  mii*ica/eii  où  se 
teronlenlendre  les  insirumenlisies  el  le.s'chan- 
leurs  les  |.lus  renommés.  Ce  sera  pour  l'an  une 
nouvelle  occasion  de  se  produue  avec  avaniapp 
etdire  que  ces  réunions  soiiliivi/wde  aunlaife 
c'est  p'  ophélLser  leur  vogue,  l'as  it/i  Iwii  i.-iri- 
sieiineconsmiirailà  montrer  pour  la  musigue 
pUisd  niililfeieiiee  qu'un  da/idi/  de  l.ondres  Ce 
genre  de  comert  ne  pouvait  s  accljmaler  mrà 
Venladour.  Il  fallait  ux  élégant,  s  loileiles  oui 
s  y  rendroni  le  foy-r  de  la  Renaissance  ce  pro- 
menoir sompliieux  el  vasle,  qui  deviendr  i  uen- 
danl  les  malineis  d'avril  un  véritable  Lonr 
champs /w/jartiY-««,  avec  la  pluie  de  moins  et 
la  musique  ,  la  danse,  la  comédie  de  plus  La 
première  de  ces  délicieuses  réunions  ,/ura  lieu 
dimanche  prochain,  10  mars,  et  le  iliéâire  de  la 
Renaissance  o.ivrira  ses  portes  aux  artistes  Ita- 
liens, qui  donneront  un  concert  en  mé  noire  de 
madame  Rossi,  au  bénélice  de  sa  fille  MM  1  a- 
blache.  Tambniini  ,  liubini,  h anolF,  mesdames 
Crisi,  Irnesla  tiiisi,  IVisiani,  Albeiiazzi.  Tous 
ont  voulu  concourir  à  cette  œuvre  de  bon  cama- 
rade doni  \  iarilol  a  eu  le  premier  la  généreuse 
Idée.  Daulres  arlisles,  non  moins  disiiui^u  s 
embellironl  encore  cette  matinée.  Mademoiselle 
fanny  Lssier,  dansunj.asau  deuxième  acte  de 
lEaii  merreillcisc  ,  qui  sera  chuiié  par  la 
charmaule  midame  Thillon  ,  qui  trouve  ainsi 
moyen  de  jelcraii  milieu  de  nos  sJ-rie  ses  occu- 
lialions  de  forum  un  reHet  précieux  de  l'art  el 
du  bon  .îoi'll. 


Rruuf  îir  rim]  ioiiis. 

r,  MARS. -La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu 
dimanche  ;î  el  lundi  \  mars  1839,  de  J,iri  déiio- 
sans,donl  ."j'O nouveaux. lasomme  deôSG  9N  fr 

Les  icmbonrsemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  803,000  fran.;s.  La  crise  tiuancicre 
conliniie. 

—  Une  décision  du  ministre  .les  finances  en 
date  du  2J  février,  admet,  au  droit  de  SU  fr  la 
pièce,  les  echarpes  de  cachemires  fabriquées  au 

uscau  dans  les  pays  hors  d'Europe,  par  ..s>imi- 
liiion  au.xchales  de  cachemire  de  peiiie  dimen- 
sion. 

Ou  a  reçu  ce  malin,  des  journaux  de  Deme- 
rari  de  frablic  date,  et  ceux  île  File  Mauice  du 
12  décembre  dernier.  Le  II  janvier,  on  a  res- 
senti ,1  Demerari,  dit  le  Giii/c/ia  Chroiticle 
une  violculcsecou.ssede  Iremblemenl  de  lerre' 
Un  a.  ru  un  moment  que  les  maisons  allaien'l 
êlrerenver.sées;  les  cloches  des  ég.ises  onl  été 
muses  en  branle  el  plusieurs  édifices  ont  été 
forteineni  ébranlés.  La  chaleur  élouffiinlc  gui 
régnait  faisait  craindre  un  prochain  relour  de 
ce  phénomène.  I  u  négociant  qui  .irrive  de  Di^ 
mcrari,  nous  assure  que  la  .secousse  s'e<t  fait 
violemment  ressentir,  près  de  la  Mirlin''que  à 
bord  du  navre  sur  lequel  il  éi.iii  pa,.is,  ^^f    ' 

—  M.  Elicune->arci.sse  de  Durforl,  pur  de 
France,  est  mort  hier,  à  Paris,  5  Page  de  85 
ans. 

— rarini  une  foule  d'objets  curieux  ijucM,  Da-, 


—  224  ^ 


badip  a  rapportés  de  ses  voyages  en  Abyssinie  et 
en  Ethiopie,  il  en  est  un  (pii  liKe  particulière- 
menl  ratlention  des  amaleurs  de  raretés,  c'est 
une  liible  maniisciite  enune  «les  lanj;iies d'Ethio- 
pie, et  cpii  est  reliée  de  manière  à  étonner  nos 
premiers  artistes  en  reliure. 

_  On  éerit  de  Voix  : 

«  Lin  exemple  assez  rare  de  fécondité  tardive 
s'est  présenté  dans  notre  petite  commune,  il  y  a 
peu  de  jours  :  une  femme,  ftijée  de  t-2  ans,  est 
accouchée  d'unlieau  garçon.  La  mère  et  l'enfant 
se  portent  bien.  » 

—  l  ne  jeune  et  jolie  dame  se  jirésenla  il  y  a 
cpiihiucs  puirs  h  l;i  porte  du  cimetière  du  l'ère- 
Lachaise,  suivie  d'un  domestique  qui  portait 
sous  sou  bras  une  boite  façonnée  eu  forme  de 
cercueil.  Le  concierge  avant  demandé  ce  <(uily 
avait  dans  cette  boite,  la'dame  lui  répondit,  les 
larmes  a\ix  yeux,  qu'elle  contenait  la  dépouille 
mortelle  d'un  être  qui  pendant  sa  vie  avait  eu 
toutes  ses  affections,  de  son  bien-aimé  Pyrame, 
grilîon  anglais,  mort  de  la  veille  et  dont  elle  dé- 
sirait déposer  la  dépouille  mortelle  dans  le 
caveau  destiné  à  la  sépulture  de  sa  famille. 

La  dame  de  G...  eut  beau  vanter  les  vertus  du 
défunt  et  les  précieuses  qualités  qui  justiliaient 
à  son  avis  la  sépulture  enterre  sainte,  le  con- 
cierge n'enlendaii  pas  raison.  Comme  la  maltres- 
se inconsolable  du  pauvre  griffon  insistait,  il 
fallut  avoir  recours  à  lintervcntion  du  conser- 
vateur du  cimetière  pour  la  déterminera  rempor- 
ter la  dépouille  mortelle  de  son  toutou. 

6.  —  On  écrit  de  Naples,  \  (i  février,  qu'un  in- 
cendie a  détruit  en  grande  partie  la  maison  des 
enfans  trouvés.  Le  feu  s'y  est  étendu  avec  une 
telle  rapidité  que  vingt-trois  des  malheurux  en- 
fans  n'ont  pu  être  sauvés  et  ont  péri  dans  les 
flammes.  Lue  des  nourrices  de  l'établissement, 
saisissant  sous  chaque  bras  un  des  entans  ,  s'est 
précipitée  avec  eux  par  une  cioisée  ;  mais  tous 
les  trois  étaient  morts  lorsqu'on  les  a  relevés  sur 
le  pavé.  Les  pompiers  se  sont  aussi  distingués 
par  leur  zèle;  mdheureusement  trois  d'entre 
eux  ont  aussi  perdu  la  vie.. 

EsPACNi:.  —On  a  reçu  à  Paris  un  supplément 
au  Phare  de  Bcnjonne  du  -28,  contenant  :  1°  un 
rapport  de  Alaroto  daté  d'Estella  le 2(1,  et  adressé 
à  don  Carlos  pour  lui  expliiiuer  sa  conduite; 
T  la  résolution  du  prétend, ml  adressée  à  iMa- 
roto,  etdatéedeVillafrancale2i;  3"  un  décret 
qui  nomme  .Monténégro  ministre  d'dat  et  de  la 
piierre  Ces  docuinens  officiels  ont  été  apportés 
àT.dosa  parles  deux  aides-de-camps  que  Ma- 
rolo  avait  envoyés  le  23  au  quartier-général  du 
prétendant. Par  la  résolution  de  don  Carlos  Maro- 
to  est  rentré  en  grâce  et  est  plus  puissant  que  ja- 
mais- le  prétendant,  trompé  ou  non  trompé,  lui 
a  fait'iine  réparation  puliliquede  sa  proclama- 
tion du  21  février,  en  faisant  imprimer  une  dé- 
claration par  lacpielle  il  avoue  humblement  son 
erreur  et  ses  torts.  _ 

—  L'n  acte  de  barbarie  atroce  s  est  passé  sa- 
medi dernier  ,  rue  Jean-Jacques-Rousseau.  Le 
nommé  Pichelou,  cordonnier,  rue  du  Jour,  21, 
venait  de  jeter  une  lettre  à  la  poste  ,  lorsqu  il 
aperçut  un  individu  (jui  maltraitait  un  enfant 
dune  manière  cruelle.  11  lit  linéiques  représen- 
tations qui  furent  mal  accueillies,  et iiui  ne  firent, 
au  contraire,  qu'attirer  sur  l'enfant  de  nouveaux 
coups.  Entraîné  par  son  bon  cœur  ,  Pichelou 
voulul  prendre  la  défense  du  plus  faible  et  il 
s'avança  contre  celui  qui  abusait  aussi  lâche- 
ment de  sa  force  pour  lutter  corps  à  corps  avec 
lui.  "Mais  le  misérable  auquel  il  avait  affaire  lui 
saisit  le  nez  avec  les  dents  au  moment  ou  ils  s  é- 
treignaient  Pun  l'autre,  et  ne  le  quitta  que 
lorsqu  il  le  lui  eut  arraché. 

7.  —  Esp.xoE.  Les  journaux  de  Madrid  des 
20  et  27  février  attribuent  les  exécutions  d'Es- 
tella à  une  conspiration  découverte  par  Maroto 
et  avant  pour  objet  de  détrôner  don  Carlos  et  de 
met'tre  à  la  tête  du  parti  carliste  Pex-infanl  don 
Sébastien. 

^^(ous  recevons  de  nouveaux  renseignemens 


sur  le  voyageur  français  dont  nous  avons  an- 
noncé ces  jours  derniers  l'arrivée  à  Rome.  M. 
d'Abadie  a  laissé  son  jeune  frère  en  Abyssinie,  et 
il  emmène  avec  lui  trois  jeunes  Ethiopiens  ap- 
partenant à  des  familles  notables  de  ces  con- 
trées. Ces  jeunes  gens,  que  M.  d'Abadie  a  pré- 
sentés au  pape  ,  viennent  faire  leur  éducation 
en  France;  ils  ont  déjà  consenti  à  embrasser, 
dit-on  ,  la  religion  catholique,  et  l'un  d'eux  a 
manifesté  l'intention  d'entrer  dans  les  ordres. 
A  Malle,  on  les  a  conduits  aulhéftlre,  qu'ils  pre- 
naient d'abord  pour  un  temple.  La  reine  douai- 
rière d'Angleterre  a  voulu  les  voir,  et  ils  lui  ont 
été  |)résentés.  Ces  Ethiopiens  sont  étonnés  de 
tout  ce  qu'ils  voientdepuis(iu'ilssoiU  en  Europe. 

—  Le  13  du  mois  de  mais  nous  aurons  une 
toute  petite  éclipse  de  soleil ,  qni  commencera  à 
trois  heures  vingt-deux  minutes,  et  finira  à  qua- 
tre heures  vingt-huit  minutes.  Tandis  que  pour 
nous,  l'échaitcrure  du  disciiie  solaire  occupera 
à  peine  le  septième  de  son  diamètre,  les  habitans 
de  rAmérii|ue  du  sud  et  de  l'Afrique  jouiront 
du  rare  spectacle  d'une  éclipse  totale.  Le  cône 
d'ombre  commencera  à  atteindre  notre  globe  un 
peu  au  .S.-O.  des  iles  St-Ambroise,  traversera  ce 
groupe,  entrera  en  Amérique  par  le  cùté  du 
Ciiili,  traversera  le  pays  de  la  Plata,  le  sud  du 
Brésil,  produira  une  nuit  complète  'a  Fernam- 
bouc  un  peu  avant  midi,  traversera  l'Océan  At- 
lantique, cou|iera  l'équateur  ,  pour  passer  au 
nord  vers  le  vingtième  degré  ouest,  entrera  en 
Afrique  par  la  (juinée  septentrionale  ,  et  ira 
aboutir  au  soleil  couchant  sur  les  bords  du  Nil, 
prés  des  ruines  de  Tlïèbes. 

—  Hier  matin  des  agens  de  police  ont  arrêté 
un  jeune  homme  qu'ils  ont  surpris  dégradant  les 
bas  reliefs  de  Notre-Dame.  Ils  1  ont  conduit  à  la 
Préfecture  de  police. 

—  Un  des  moulins  à  poudre  de  l'établisse- 
ment royal  d'Esipierdes  (Pas-deCalais  ,  a  fait 
explosion  le  27  février  au  matin  :  heureusement 
personne  n'a  péri. 

8.  M.\RTiMyii!:.— On  mande  de  Saint-Pierre, 
24 janvier.  «Notre  terreur  n'est  inis  encore  dis- 
sipée; depuis  le  funeste  événement  du  11  cou- 
rant, la  terre  a  encore  tremblé  (|u:itre  fois,  et 
ces  sinistres  secousses  ont  jeté  toute  la  popula- 
tion dans  la  pUiscruelleanxiélé.  Les  pertes  cau- 
sées par  le  premier  licmblemeni  peuvent  s'élever 
après  de  dix  millions.  Ue  toutes  parts  on  tra- 
vaille à  relever  les  usines  et  les  sucreries  pour 
sauver  la  récolte. 

—  Une  souscription  vient  d'être  ouverte  par 
le  commerce  du  Havre  en  faveur  des  victimes  de 
la  .Martinique. 

—  Le  tribunal  de  police  correctionnelle  (  6' 
chambre  )  a  prononcé  aujourd'hui  son  arrêt 
dans  l'affaire  des  .Messageries  françaises  contre 
les  Messageries  royales  et  les  .Messageries  géné- 
rales. 

Le  tribunal  a  reconnu  le  délit  de  coalition,  et 
faisant  apidication  de  l'art.  419  du  code  pénal, 
et  néanmoins  modérant  la  peine,  eu  égard  aux 
circonstances  atténuantes  qui  se  rencontrent 
dans  la  cause,  condamne  les  administrateurs  des 
Messageries  royales  et  générales  chacune  à  500  f. 
d'amende  et  tous  solidaireninit  aux  dépens  du 
procès. 

—  Dans  la  nuit  du  2  au  3  mars,  la  diligence  de 
Toulouse  à  Marseille  a  été  arrêtée  près  d'Arles  , 
pardes  voleurs  qui  ontdévalisé.tous  les  voyageurs. 

—  Par  décision  du  ministère  delà  marine,  en 
date  du  C  mars,  le  sieur  Ja<lot  (André),  second 
maitre  de  manœuvre  de  première  classe  de  la 
corvette  la  Crevlc,  depuis  longtemps  décoré,  et 
cité  honorablement  dans  l'ordre  du  jour  relatif 
à  l'affaire  de  la  Vera-Cruz,  a  été  nommé  maitre 
de  manœuvre  de  deuxième  classe.  C'est  ce  marin 
qui  a  fait  prisonnier  le  général  Arisla. 

—  Nous  croyons  être  bien  informés  en  annon- 
çant que  M.  Duponchel  est  alléîi  Najde.s  et  non  à 
.Milan.  Mais  pourquoi  est-il  .dié  à  Nai)les?  Voici 
le  bruit  qui  court  ;i  ce  sujet,  et  que  nousavons 
lieu  de  croire  bien  fondé.  M.  Duponchel  va  pro- 
poser à  Nourrit  de  rentrer  à  lOpéra ,  tout  en 


conservant  M.  Duprez,  et  à  plus  forte  raison 
M.  Mario  de  Candia.  (Nous  aurions  ainsi  trois 
premiers  ténors,  tous  trois  fort  iitiles,sinon  égale- 
ment célèbres. 

—  C'est  à  tort  que  l'on  a  répandu  le  bruit  de 
la  mort  de  mademoiselle  Jiiditli  Grisi.  Au  con- 
traire, les  dernières  nouvelles  que  sa  sœur  Ju- 
liette a  reçues  d'Italie  annoncent  une  améliora- 
tion dans  la  sanléde  cette  cantatrice. 

—  Mademoiselle  Amélie  Brière  ,  gracieuse  ac- 
trice de  Liège,  vient  d'épouser  le  baron  de  VVar- 
zée  d'Hermalle. 

—  Hier,jourde  la  mi-caréme,  malgré  un  vent 
froid  et  pii|uant  qui  soufflait  avec  violence,  la 
foule  se  i)ressaitsur  les  boulevarts.  Les  masques 
étaient  plus  nombreux  que  dans  la  journée  du 
mardi  gras. 


—  9.  Quelques  journaux  ont  annoncé,  il  y  a 
deux  jours,  que  les  ministres  avaient  donné 
leur  démission;  la  nouvelle  était  prématurée  : 
c'est  seulement  ce  matin,  qu'après  s'être  con- 
certés entre  eux  ils  ont  remis  leur  démission 
entre  les  mainsduroi.  La  nouvelle  sera  demain 
dans  le  Moniteur. 

—  On  annonce  comme  positive  la  prochaine 
dissolution  de  l'armée  d'oDservation  réunie  sur 
les  frontières  de  Belgique.  Elle  y  est,  en  effet, 
bien  inutile,  car  à  quoi  servent  des  témoins 
pour  un  duel  qui  ne  doit  pas  avoir  lieu. 

Les  députés  commencent  à  arriver  à  Paris; 
on  annonce  que  déjà  toutes  les  places  de  la 
gauche  sont  prises  sur  les  bancs  de  la  chambre. 

—  On  écrit  du  Havre,  le  6  mars  : 

«  M.  Papineau,  qui  a  joué  au  Canada  un  rôle 
si  |)érilleux,  assistait  hier  au  spectacle.  C'est  un 
homme  dans  la  vigueur  de  l'âge  etdont  les  traits 
ont  une  expression  énergique.  Les  regards  se 
portaient  avec  intérêt  sur  cette  tête  que  les 
Anglais  ont  mise  à  prix,  et  que,  si  près  de  nos 
côtes  hospitalières,  une  tempête  pouvait  leur 
livrer.  » 

—  Aujourd'hui ,  à  l'ouverture  de  l'audience 
de  la  G'  chambre  correctionnelle,  a  été  appelée 
la  plainte  de  M.  Emile  de  Giraidin,  déiuité  de 
Bourganenf,  contre  le  National,  V Europe,  et 
divers  autres  journaux.  M«  Léon  Duval,  avocat 
du  plaignant,  a  déclaré  que  son  client  se  désis- 
tait de  la  poursuite,  altendu  que  la  deuxième 
lettre,  en  réponse  à  Al.  Martin  (de  Strasbourg, 
a  été  insérée  dans  diverses  feuilles  publiciues. 

—  La  fonte  du  chapiteau  de  la  Colonne  de 
Juillet,  que  nous  avons  annoncée  il  y  a  i|uelque 
temps,  a  été  faite  à  la  fonderie  du  Roule.  Cette 
pièce.  Il  plus  importante  qui  ait  jamais  été  fondue 
d'un  seul  jet,  est  maintenant  chargée  sur  la 
voiture  qni  doit  la  transporter  à  la  place  de  la 
Bastille,  pour  être  montée.  Elle  partira  diman- 
che prochain  10  courant,  dix  heures  du  matin, 
descendra  les  faubourgs  du  Roule  et  St-Honoré, 
et  suivra  toute  la  ligne  des  boulevards.  Espérons 
qu'un  beau  temps  favorisera  ce  transport,  et 
permettra  à  la  foule  des  promeneurs  d'admirer 
Si  l'avance  ce  morceau,  qui  fait  le  plus  grand 
honneur  à  MM.  Soycr  et  Ingé. 

—  Les  circonstances  au  milieu  desquelles  s'est 
ouverte  l'exposition  du  Louvre,  a  faitdireàun 
plaisant  ;  «  Le  mois  de  mars  nous  donne  un 
nouvel  appartement  complet  ;  un  Salon  ,  une 
(;hambreetun  Cabinet  nouveaux.» 

Le  premier  volume  du  Dictionnaire  de  mi- 
siQUE  de  Lichtenshal,  traduit  et  complété  par 
l\lM.,Mondo  et  Esciidier  frères,  vient  de  paraître 
chez  Troupenas  et  au  bureau  de  la  France  mu- 
sicale, rue  de  la  Victoire.  Cette  grande  et  utile 
publication  mérite  un  article  spécial  que  nous 
renvoyons  au  numéro  prochain. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Irap.  et  Fond,  de  Félix  Locqiin  et  comp.,  rue 
Notre-Darae-des-Vicloires,  16. 


15  MARS  1839. 


tITTERtTUKE,  SCIENCES,  >E1DX-1RT>,  IKDOTniE, 
COIOAISSANCES  UTILES,  ESQUISSES  DE  MOEURS, 
MÉMOIRES  ET  TOTIGES. 


J««««^ 


PARMT  TOITS  tB8 


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Ail  peu  d'eiprit  que  le  bonhomme  avait', 
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demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n»  du  5  et 
une  lithographie  au  n»  du  20  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonce»,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 


SOMMAIRE. 

CHAPITRE     COMMUNIQUÉ    D'UNE     HISTOIRE     DE 

l'hospice  du  grand  Saint-Bernard  :  de  la 
NEIGE  AU  grand  Saint-Bernard,  par  M.  Rey. 
—  Aventures  d'Ali-Ben-Ardallah,  rené- 
gat espagnol,  par  M.  FÉLIX  MORNAND.— 
Esquisses  madécasses.  —  Une  vocation  , 
par  M.  E.  Lamuloniére.—  La  langue  musi- 
cale. —  Les  Arabes  a  Marseille.  —  Revue 
dramatique  :  Théâtre  Français  :£a  Course 
au  clocher;  Gymnase  :  Maria.  —  Revue  des 
modes.  —  Revue  de  cinq  jours. 


d'une 

HISTOIRE  DE  L'HOSPICE 

DU 

FAI  BSii.  (asv 

DE  LA  NEIGE  AU  GRAND  SAINT- BERNARD. 

En  dii'cembre  1830,  la  grande  quanlitc;  de 
neice  qui  t'iait  lomlïéc  avait  causé  d'i'normes 
avalanches  autour  du  Sainl-lîcrnard;  les  gran- 
des pcrriirs  ou  jalons  des  nioiilaGncs  avalent 
h(;  empoités  ou  enfouis  jus(|uà  leur  extrémité 
supérieure. 

Bien  que  le  col  du  Sainl-Bernard  ot\  est  situé 
l'hospice  soit  un  peu  au  dessous  du  point  où  les 
neiges  ne  fondent  plus,  il  arrive  souvent  qu'il  y 


en  est  tombé  une  si  grande  quantité  durant 
l'hiver ,  que  l'été  ne  suffit  pas  pour  l'en  débar- 
rasser. 11  a  été  un  temps  même  où  l'on  craignait 
que  cet  amas  ,  vainqueur  de  la  saison  chaude  , 
ne  devînt  glacier.  Mais  aujourd'hui  ces  appré- 
hensions ne  peuvent  plus  tomlier  dans  l'esprit 
de  personne,  d'abord  parce  que  la  localité  n'est 
pas  favorable  à  des  formîtions  de  celte  nature, 
ensuite  parce  qu'il  y  a  des  neiges  fondantes  au 
dessus  du  col  ou  plateau  du  Sainl-liernanl. 
Or,  depuis  les  belles  expériences  de  M.  Vciictz 
sur  l'énorme  glacier  du  Giélroz  qu'il  a  fondu 
tout  entier  en  l'arrosant  d'eau  provenant  des 
neiges  supérieures,  un  glacier  ne  peut  picsiiue 
plus  se  former  que  li  où  riiomme  consent  ipiil 
se  forme.  Si  l'amas  de  neige  ([ue  j'ai  vu  moi- 
même  passer  l'été  devant  la  principale  porte  de 
l'hospice,  y  persistait  seulement  deux  étés  de 
suite  ,  il  suffirait  de  faire  arriver  dessus  ([iiel- 
ques  ruisseaux  d'eau  de  neige  de  la  Chcnaleltc, 
pour  en  avoir  raison. 

La  neige  ,  quoique  très  froide  au  toucher, 
l'est  pourtant  moins  que  la  glace.  Si  on  y  plonge 
un  tliermomêlre  par  un  temps  doux ,  il  descen- 
dra ,  il  est  vrai ,  à  zéro  ;  mais  aussi  si  on  l'y  in- 
troduit dans  un  moment  de  gelée,  il  remontera 
à  zéro  et  y  restera.  Cela  explique  comment  des 
malheureux  qui  avaient  été  ensevelis  sous  des 
avalanches  n'étant  pas  gelés ,  n'y  ont  point  gelé , 
quoi<]ue  cela  eût  pu  leur  arriver  ^  la  longue 
faute  de  mouvement ,  et  ont  été  rappelés  à  la 
vie,  après  un  long  ensevelissement. 

L'observation  ,  cette  scnlinelle  attentive  pla- 
cée sur  le  sentier  de  la  vie  pour  en  soulager  les 
misères  ,  ou  pour  en  prolonger  le  terme  ,  l'oli- 
servation  a  trouvé  dans  la  difVérenre  de  tempé- 
rature de  la  neige  h  la  glace ,  ini  moyen  presiiue 
inl'aillilile  pour  la  gnérison  des  meudires  récem- 
ment gelés ,  et  (|ue  les  chanoines  du  Saint-lîer- 
nard  emi)loienl  souvent  avec  succès.  Lorsqu'ils 
rencontrent  un  voyageur  tpii  ne  peut  faire  usage 
de  ses  membres  ,  ils  conimeucent  par  s'assurer 
s'ils  ne  sont  encore  qu'engourdis.  Dans  ce  cas 


ils  les  frictionnent,  les  massent,  les  frappent  à 
petits  coups  pressés.  Si  décidément  ils  sont  ge- 
lés, ils  recommencent  les  frictions  ,  mais  alors 
c'est  avec  de  la  neige  ,  sur  place  et  avant  d'em- 
porter le  malade.  A  l'hospice  les  membres  ge- 
lés sont  trempés  dans  de  l'eau  de  neige  ju.iqu'à 
ce  qu'ils  soient  revenus  à  l'état  de  dégel ,  et  or- 
dinairement la  guérison  s'opère.  Dans  le  trai- 
tement de  cette  affection  il  faut  surtout  se  gar- 
der de  l'emploi  du  feu.  In  homme  (jui,  livré  à 
son  ignorance,  aurait  les  mains  ou  les  pieds 
gelés  et  qui  les  présenterait  au  feu ,  les  perdrait 
sans  retour.  Dans  le  passage  .subit  de  l'extrénie 
frctid  à  l'estréme  chauil  quand  la  circulation  in- 
térieure est  suspendue,  le  sang  dégelé  dilate  ou 
roinpl  ses  iai;.uix,  s'exlravase,  stagne  et  se  cor- 
rom|)t  :  les  solides  même,  ramollis  avant  d'être 
pénétrés  par  le  retour  régulier  de  l'action  vitale, 
se  trouvent  comme  séparés  de  cette  action. 
L'altération  que  le  mendire  gelé  en  ressent, 
compromet  son  organisation  et  l'entame  :  la 
gangrène  se  déclare,  et  après  deuxou  trois  jours 
des  plus  cruelles  souffrances  ,  il  faudrait  que  le 
malade  se  soumit  encore  aux  souffrances  non 
moins  cruelles  de  l'amputation. 

Ce  qui  est  arrivé  à  M.  le  comte  de  Tilly  pour 
avoir  rapjielé  îi  ses  pieds  gelés  au  >Iont-r>lanc 
une  chaleur  factice,  est  une  leçon  qui  ne  doit 
pas  être  perdue  pour  les  voyageurs.  Dès  son  dé- 
l>art  des  GrauiU  Mulets,  ses  bottes  de  cuir, 
parfait  conducteur  du  froid,  se  gelèrent  et  lui 
étreignirent  les  pieds .  qui  désormais  en  contact 
avec  la  glace  ,  ne  tardèrent  pas  h  se  geler  aussi, 
bien  (ju'il  ne  cessAt  de  remuer  les  doigts  pour  y 
entretenir  la  circulation.  Ucontinu.i  cependant 
son  ascension  dans  cet  état .  la  soulTrance,  dit-il,' 
n'étant  rien,  et  donnant  au  contraire  au  cii'ur 
et  h  r.\uie  une  vigueur  nouvelle.  De  retour  de 
la  cime  aux  Grands  Mulets  pour  y  ;,.  sser  ^a 
deuxième  nuit,  il  s'en\cloi)pa  les  pieds  dans 
une  peau  de  mouton.  Mais  la  chaleur  subite 
qu'il  en  éprouva ,  lui  caus.i  des  douleurs  hor- 
ril>lcs.    Dans    l'espace  d'une  demi-heure,  ses 


—  22G  — 


pirJs  cnflèrpnt  d'utie  manière  pro(iij;ieuse  ,  et 
«les  nmpoules  ^noniirs se foimèient  à  la  surface. 
11  re(;relia  de  ne  pas  sYlie  frictionné  avec  de  la 
neige;  mais  il  ntiaitphis  temps,  et  le  mal,  dont 
il  n'avait  pas  pr'vii  lagravilé,  était  fait.  An  bout 
de  (|uatre  jours  la  lîani'rène  survint, et  il  fallut 
tonte  riialiilelé  des  méiiecins  de  (ienfve  pour 
qu'il  ne  perdit  pas  au  moins  den\  ou  trois 
tloiijls  et  pour  le  guérir  radicalement. 

Un  des  elîets  de  la  neige,  et  (|ui  est  ])lus  immé- 
diat eticore  sur  nU  homme  falijfnéj  cVst  celui 
«rendormir  par  la  comliliiaisou  de  la  tnonolonie 
«lu  spectacle  avec  l'action  du  froid  sur  le  cer- 
veau. Malheur  donc  à  notre  voyageur  s'il  ctdc 
sur  la  neige  à  rini[)crieiix  sommeil  léthargique 
dont  il  se  sent  accalilé  :  il  ne  s'éveillera  jdns  (jue 
dans  l'éternité.  Le  froid  resserrera  en  lui  l'ex- 
trémité des  vaisseaux  sanguins,  la  circulation  se 
ralentira  insensildcnient,  lu  surfaci'  de  .son  corps 
commencera  à  moui  ir,  le  sailg  allluera  au  cer- 
veau qui  se  refroidit  moins  vite,  il  s'y  etigorgera, 
le  mouvement  extérieur  s'éteindra  ,  et  alors  s'a- 
chèvera la  destruction  totale  de  son  tUre  sans 
douleur,  sans  angoisses,  sans  agonie.  Etil^29, 
les  chanoines  trouvèrent  sur  le  chemin  un  hom- 
me debout,  appuyé  sur  son  bâton,  une  janihcle- 
vée  et  le  pied  posé  comme  dans  l'action  de  mon- 
ter. Il  s'était  endormi  dans  celle  position  ,  et 
avait  été  gelé  instantanément.  Il  i>ortailson  ha- 
vresac,  et  par  de.sstis  était  posé  celui  d'un  autre 
voyageurqui  était  plus  loin,  étendu  mortaussi, 
et  (]ui  était  son  oncle,  comme  le  prouvèrent  Ifes 
jiapiers  recueillis  sur  eux.  «Le  29  septembre  1830 
(ce  sont  les  religleuxqui  parlent), des  voyageUrs 
arrivés  à  l'hospice  par  une  affreuse  tourmente, 
nous  ayant  avertis  ijUc  la  grande  quantité  de 
neige,  la  fatigue  et  la  crainte  de  péi  ir  les  avaienl 
obligés  d'abandonner  un  homme  et  une  femme 
à  demi-lieue  de  l'hospice,  nous  partîmes  aussitôt 
])Our  leur  porter  des  secours.  Mais  ces  malheu- 
reux s'étatlt  égarés  ,  avaient  disparu  sous  la 
neige.  Nous  les  cherchâmes  juscpi'à  la  nuit  sans 
pouvoir  les  trouver,  et  tontes  nus  recherches  , 
depuis  lors,  furent  vaines.  Le  même  jour,  il 
est  mort  Un  autre  voyageurqui  a  été  sul'pris 
par  la  nuit,  la  lournieilte  et  la  neige.  L'ayant 
trouvé  trois  jours  aiu-ès,  nous  l'avons  transi)orté 
à  la  morgue.  » 

Le  sommeil  pouvait  être  et  est  en  elfel  pour 
beaucoup  dans  ces  trop  fréquens  malheurs.  Il 
est  irrésistible.  De  Saussure  cite  l'exemplf^  d'un 
guide  de  Chamouni,  homme  très  robuste  et  très 
habitué  aux  frimas.  11  lut  pris  sur  le  Mont-Blaiic 
d'un  besoin  de  dormir  qu  il  ne  pouvait  surmon- 
ter. 11  prétendait  que  ses  camarades  l'abandon- 
nassent pendant  qu'ils  continueraient  leur  as- 
cension :  mais  aucun  n'y  voidul  consentir  ;  ils 
aimèrent  mieux  renoncer  à  leur  entreprise,  et 
ils  redescendirent  tous  ensemble.  A  l'heure  de 
la  journée  et  au  point  de  la  montagne  où  cela  se 
pa.ssait,  il  eût  été  Iné  sur  la  neige  par  un  coup  de 
soleil  ;  plus  tard  c'ertl  été  pal'  le  froid.  «  Plus 
d'Une  fois,  dit  le  capitaine  Shcrwil  dans  l'inté- 
ressante relation  de  son  ftscension  au  Mont- 
Blanc,  nous  demandâmes  à  nos  guides  quehiues 
minutes  pour  nous  coucher  sur  la  neige  et  cé- 
der à  un  besoin  de  somu.eil  qu'il  faut  avoir 
éprouté  pour  s'en  faire  une  idée...  Nous  étions 
forcés  de  nous  arrêter  souvent  pour  respirer 
|ilu3  à  l'aise,  eU  peine  uousarrClious-nouSj  que 


— — ii^iiiUliaÉil— ^^Mi    iiriiii iiiiliMinMiii 

le  sommeil  venait  s'emparer  de  nous...  Après  la 
pénible  escalade  du  grand  P/a<ea?«,  je  deman- 
dai à  Courtet,  mon  guide  et  mon  conseil ,  si  je 
pouvais  dormir  sur  la  neige  seulement  quelques 
minutes  t  il  y  consentit,  (pioiiiu'à  regret,  et  à 
l'instant  même  je  m'endormis  profondément. 
An  bout  de  (]nel(pies  minutes  il  m'éveilla  ,  sans 
(|uoi  j'aurais  [iii  dormir  pour  toujours.  »  Les 
guides  ne  consentent  même  pas  ordinairement 
à  ce  que  les  voyageurs  (pii  couchent  au  campe- 
ment des  Grands-Mulets  ,  soit  en  montant  au 
Mont-lilanc,  soit  en  en  redescendant,  y  dorment 
la  nuit  entière.  Ils  les  éveillent  souvent  pour 
s'assurer  s'ils  ne  sont  pas  gelés  aux  genoux,  aux 
coudes,  aux  épaules ,  articulations  qui  d'ordi- 
naire gèlent  les  premières  pendant  le  Somtneil. 

Les  religieux  du  grand  Saint-lîernard  qui , 
avec  les  enseignemens  d'une  expérience  trans- 
mise de  siècle  en  Siècle,  ont  aussi  sous  les  yeux 
l'exemple  de  leurscliiensà  qui  jamais  il  n'arfive 
lie  doi'tliir  sur  la  neige,  quoique  nous  ayons  vu 
par  le  chien  de  M.  Atkins,  au  Mont-lilanc,  (|u"ils 
en  éprouvent  le  liesoin  autant  (jue  l'homme,  les 
religieux,  di.s-je,  sont  souvent  contraints  d'em- 
jiloyer  la  violence  envers  les  étrangers  enijour- 
dis  par  le  froid,  épuisés  par  la  fatigue,  anéantis 
par  le  sommeil,  et  qui  supplient  en  grâce  qu'on 
leur  permette  de  dormir  un  seul  instant  avant 
de  se  rendre  à  l'hospice.  11  faut  les  arl-acher 
malgré  eux  à  ce  sommeil  perfide  ([ue  personne 
n'a  peut-être  éprouvé  aussi  itnpérieusement  que 
mademoiselle  Dangeville  ,  au  Mont-Blanc  ,  et 
dont  certainement  personne  n'a  triomphé  avec 
plus  décourage  qu'elle  :  sommeil  qu'elle  nomme 
avec  autant  de  bonheur  que  d'esprit  ,  sommei! 
de  plomb,  cl  qui  conduirait  à  la  mort,  par  une 
voie  douce,  il  est  vrai,  mais  certaine,  limpru- 
dent  qui  s'y  laisserait  aller.  Hélas  !  qui  pourrait 
oublier,  et  comment  oublierais-je  moi-même  ce 
«pie  nous  avons  perdu  de  fils,  de  frères,  de  ne- 
veux, |)ar  ce  genre  de  moit,  durant  la  retraite  à 
jamais  funeste  de  Moscou  ! 

La  présence  constante  de  la  neige  exerce  sur 
la  constitution  de  l'atmosphère  une  influence 
qui  réagit  sur  l'organisation  humaine  de  plu- 
sieurs manières.  Eu  refroidissant  l'air  plus  qu'il 
ne  le  serait  si  elle  ne  couvrait  point  la  terre,  elle 
rend  plus  pénible  la  fréquentation  des  lieux 
qu'elle  envahit.  En  renvoyant  les  rayons  de  la 
lumière  dont  elle  est  frappée,  elle  exerce  sur  la 
peau  les  plus  singuliers  effets.  Elle  hâle  la  ligu- 
re, la  rougit,  la  tanne,  puis  enfin  la  couvre  de 
pétéchles  ou  luistules  d'eau  qui  ne  sont  pas  sans 
doulein-,  quoi(pi'elles  soient  faciles  à  guéiir.  Elle 
irrite  sensiblement  les  nerfs  opti(jues,  et  donne 
naissance  à  une  ophthalmied'autantplus  rebelle 
qUe  la  neige  était  plus  récente  et  le  temps  plus 
serein.  Enfin,  elle  rend  aveugles  quelques  per- 
sonnes en  peu  de  minutes,  les  unes  pour  un  cer- 
tain temps,  comme  il  arriva  aux  soldats  de 
CyrUs,  les  autres  pour  toujours.  Chacun  sait  que 
les  habitants  des  régions  polaires,  condamnés  à 
avoir  perpétuellement  les  yeux  fixés  sur  la 
neige,  ont  tous  la  vue  plus  ou  moins  faihie,  et 
que  beaucoup  sont  aveugles  dès  l'Age  de  vingt 
ans. 

Aussi,  le  voile  de  gaze  doit-il  toujours  faire 
partie  du  bagage  de  tout  voyasieur  dans  les 
hautes  régions;  il  peut  s'y  manifester  tout  à  coup 
des  événemens  où  il  rende  de  grands  services. 


Outre  les  avalanches  proprement  dites,  il  sur- 
vient «[iielquefois  inopinément  des  tourmentes 
qui  agitent  et  soulèvent  les  neiges  nouvellement 
tombées  dans  les  hautes  vallées  de  passage,  les 
transportent  en  masses  seml)lables  h  des  nuages 
immenses,  ohstrucnt  en  peu  d'iuslans  lesenfon- 
cements  et  les  gorges,  elfacent  la  trace  des  che- 
mins, et  en.sevelissent  même  les  longues  perches 
qui  indi(juent  la  vi3ie  S  suivre.  Le  voyageur  en- 
gagé dans  la  sphère  d'activité  de  ce  redoutable 
météore,  cotirt  des  dattgêi's  dont  nul  elFort  hu- 
main ne  le  tirera.  La  violence  avec  laquelle  les 
flocons  déneige  frappent  sa  tigiire  et  ses  yeux, 
|)eut  l'aveugler.  S'il  lutte  et  continue  d'avancer, 
il  s'épuise,  s't'gare  ou  tombe  «lans  un  précipice. 
Si  par  bonheur,  au  contraire,  il  se  trouve  sur 
une  place  un  peu  tenable,  il  n'a  rien  de  mieux  à 
faire  que  de  s'y  arrêter  jusqu'au  retour  du  cal- 
me de  l'air,  le  dos  tourné  contre  le  vent,  les 
yeux  fermés  et  la  figure  tît)uveite  d'un  voilé,  s'il 
a  eu  le  temps  d'en  tirel'  UH  de  son  baga;ie.  Mais 
il  faut  dire  aussi  que  quelquefois  les  précautions 
bien  prises  sont  déjouées  par  1  événement,  com- 
me on  va  en  juger. 

Le  col  du  Bonhomme  est  i>eut-être  le  passage 
de  toutes  les  Alpes  le  plus  exposé  aux  variations 
subites  de  l'atmosphère  ,  et  le  plus  dangereux 
pour  la  fréiiuence  et  l'impétuosité  des  orages. 
Le  beau  temps  par  lequel  on  y  monte  du  côté  de 
N.  l).  de  la  Gorge  n'est  point  un  garant  de  celui 
([u'on  trouvera  du  coté  du  col  des  Fouis.  Les 
malheurs  que  les  tt)Urmenles  ou  trompes  de 
neige  y  occasionnent  sont  de  toutes  les  semaines  et 
pres(iue  de  tous  les  jours.  Les  noms  même  de  Wa«, 
ou  i)lateau  des  Valets,  Plan  des  Dames  ,  etc., 
ont  une  origine  qui,  d'après  les  traditions  du 
jiays,  expliquées  parlM.  K.  Uochette,  se  rappor- 
tent à  la  tin  déplorable  que  des  voyageurs  ont 
trouvée  dans  ces  lieux  de  désolation.  Sans  reve- 
nirsur  les  traditions  (|ui,  après  tout,  peuvent  à  la 
longue  s'étie  altérées,  je  citerai  seulement,  pour 
en  finir,  et  parce  ipi'il  n'a  pas  eiuuie  été  pu- 
blié eu  France ,  un  événement  bien  triste  et 
malheureusement  îroj)  certain,  aiiivc  de  nos 
jours. 

Au  mois  de  septembre  1830,  deux  jeunes  An- 
glais de  dix-huit  à  vingt  ans,  MM.  Camiibell  et 
liranckly,  Voyageaienten  Suisse  sous  la  conduite 
de  leur  instituteur.  Arrivés  de  Genève  à  Cha- 
mouni, ils  y  prirent  un  guide  robuste,  prudent, 
et,  parla  vallée  de  Sainl-Gervais,  Ils  se  dirigè- 
rent vers  le  col  du  Bonhomme  avec  toute  l'ar- 
deur et  la  gailé  de  leur  Age.  Parvenus  à  une  au- 
berge voisine  ilu  Plan  des  Dames,  et  qui  est  la 
dernière  habitation  qu'on  trouve  en  allant  vers 
le  col,  ils  voulurent  y  prendre  leur  irepas.  Pour 
leur  malheur,  une  pension  de  jeunes  gens  qui 
venait  de  passer  avant  eux  ,  avait  em|iorté  tous 
lesalimc'.is  qu'on  trouve  d'ordinaire  dansées 
sortes  d'auberges.  Us  étaient  loin  de  se  douter  à 
([uel  point  cette  circonstance,  en  apparence  in- 
différente, leur  serait  fatale.  Pressés  par  la  faim, 
ils  repartirent  aussitôt  dans  l'espoir  d'atteindre 
la  pension  et  de  trouver  encore  à  vivre  dans  les 
restes  des  provisions  qu'elle  avait  envahies  ;  mais 
ils  ne  rencontrèrent  personne,  et  cette  course, 
rapidement  faite,  ne  servit  qu'à  ajouter  en  eux 
la  fatigue  à  la  faim.  Ce  n'est  pas  tout.  Pendant 
le  temps  qu'ils  auraient  mis  à  prendre  un  repas 
à  l'auberge ,  temps  qu'ils  employèrent  à  luar-r 


227  — 


cher,  ralmosplitTC,  calme  cl  pure  jusiju'alors, 
subit  un  changement  si  instantané,  que,  sans 
qu'aucune  prévision,  même  de  la  part  du  {juide, 
ait  été  possil)le  ,  ils  se  Irouvèrent  tous  quatre 
enveloppés  dans  la  plus  terrible  des  tourmentes 
de  celte  région  inhospitalière.  Un  vent  impé- 
tueux et  glacial  les  pénètre  ;  une  neige  violem- 
ment fouettée  les  aveugle  ;  une  trombe  irrésis- 
tible les  soulève;  c'est  l'image  de  la  fin  du 
monde.  L'un  des  jeunes  Anglais,  le  plus  affaibli 
par  la  fatigue  et  la  faim,  saisi  d'effroi  à  l'aspect 
de  ces  horreurs  inattendues,  s'arrête  tout  à  coup 
et  comme  pélrilié  ,  n'entend  plus  rien  ,  ne  re- 
garde plus  rien.  Le  guide  le  prend  dans  ses 
bras,  l'enveloppe  de  ses  propres  vélemens  ,  le 
jiresse  contre  sa  poitrine  qu'il  a  découverte  en 
déboutonnant  son  gilet  alin  de  lui  communi- 
quer un  peu  de  sa  chaleur,  lui  parle  affectueu- 
sement pour  lui  insi)irer  du  courage  et  pour  le 
consoler  :  paroles  inutiles,  soins  superflus,  il  ne 
Icnail  déjà  plus  qu'un  corps  inanimé.  L'autre, 
M.  liranckly ,  épouvanté  aussi  par  le  déchaîne- 
ment de  latourmenle,  était  tombé  sur  la  neige 
engourdi  par  le  froid.  Use  relevait  à  demi  par 
intervalle,  il  embrassait  les  genoux  du  guide 
comme  pour  le  remercier  des  soins  qu'il  d(uinait 
à  son  ami.  Mais  (juand  il  eut  vu  qu'il  l'avait  per- 
du pour  jamais,  lui-même  commença  à  défaillir, 
quoiqu'il  fût  de  son  côté  l'objet  de  toutes  les 
sollicitudes  du  précepteur;  il  cessa  peu  à  peu 
de  tourner  ses  regards  vers  le  froid  cadavre,  et 
laissa  enlin  retomber  sa  tête  sur  la  neige  pour  ne 
plus  la  relever. 

L'instituteur,  au  désespoir  de  survivre  k  ces 
épouvantables  scènes,  en  supporta  toutefois 
l'horreur  avec  courage.  Dès  que  la  tourmente 
est  apaisée,  et  sa  durée  ne  fut  pas  longue  ,  il 
charge  l'un  des  corps  gelés  sur  les  é|)aules  du 
guide,  tandis  que  lui-même  emjiorte  le  second 
ju.sipi'au  chalet  le  plus  prochain.  Là,  on  essaie 
tous  les  moyens  que  l'on  a  dans  de  tels  lieux 
pour  rapi.eler  les  asphyxiés  à  la  vie,  et  quand 
tout  espoir  est  évanoui,  le  malheureux  précep- 
teur (^ourt  à  Gcucvc  alin  d'y  chercher  deu.x  cer- 
cueils où  seront  déiiosés  les  tristes  restes  des 
jeunes  élèves  confiés  à  sa  garde,  et  que  ce  jour- 
là  même  leur  voilure  et  leur  courrier  attendaient 
pour  la  continuation  de  leur  voyage  d'agrément. 
Mais,  hélas  lavant  le  jour  marqué  pour  l'enter- 
rement des  élèves,  le  maitrea  a  u.ssi  cessé  de  vivre. 
Sa  coiisiiiiiiion  l'avait  préservé  au  col  du  15on- 
homme;  son  chagrin  le  tua  à  Genève.  l!n  troi- 
sième cercueil  fut  joint  aux  deux  premiers,  cl 
toute  l'immense  iio|)ul,ilion  .le  gah  voyageurs 
qui  était  rassemblée  alors  dans  cette  ville  de 
plaisir,  alla  visiter  ces  trois  cercueils  qui  étaient 
ran(;és  ruti  près  de  l'autre  dans  un  appartement 
de  ri.fttcl  de  l'Ecu.  Ou  n'a  pas  dit  à  combien  de 
ces  voyageurs  cette  leçon  terrible  i.rolila  ni 
oond,ieu,..n  Xiigleterre,  il  fallut  aussi  de  ècr- 
cucds  pour  les  mères  de  tous  ces  infortunés 
jeunes  gens. 

(  Annales  des  Voyages.) 


¥m^i  41 


AVEIVTIIBES 
RENÉGAT  ESPAGNOL. 


Au  commencement  d'octobre  dernier  Je  ren- 
conlrai  un  matin,  chez  un  de  mes  amis,  un 
Inmime  d'environ  cinquante  ans,  vêtu  à  l'orien- 
tale, dont  le  front,  sillonné  par  des  rides  pro- 
fondes, semblait  accuser  un  exercice  long  et 
l)énible  de  la  j)ensée,  ou  les  préoccupations 
d'une  vie  semée  depérilset  d'émolions  cruelles. 
Bien  que  les  lignes  assez  incorrectes  de  son  visa- 
ge ne  rappelassent  en  aucune  fa(jon  ni  le  type 
austère  de  la  tête  arabe,  ni  la  physionomie  plei- 
ne de  noblesse  et  de  gravité  du  Turc,  ni  la  beauté 
molle  et  quelque  peu  efféminée  du  Maure,  je 
jugeai  néanmoins,  à  considérer  la  lenteur  et  la 
mesure  de  ses  gestes  expressifs,  l'aisance  infinie 
avec  laquelle  il  portait  ses  vêtemens  et  la  non- 
chalance de  son  attitude,  qu'il  ne  pouvait  qu'ap- 
partenir à  l'une  de  ces  trois  races.  J'ai)pris  en 
effet  qu'il  se  nommait  Ali-Ben-Abdallah,  et  qu'il 
avait  récemment  quitté  Oran,  où  il  remplissait 
les  modestes  fonctions  de  portier-consigne,  pour 
venir  témoigner  à  Perpignan  dans  le  procès  du 
général  Brossard. 

—  Et  vous  avez  profité  de  cette  occasion,  lui 
dis-je,  pour  visiter  Paris  et  la  France,  que  sans 
doute  vous  ne  connaissiez  pas? 

—  Au  contraire,  monsieur,  me  dit-il,  la 
France  est  pour  moi  une  vieille  connaissance,  et 
vous  n'étiez  peut-être  pas  né  lorsque  j'y  vins 
pour  la  première  fois. 

-Quelle  circonstance  vous  avait  donc  amené 
de  si  bonne  heure  en  France  ?  sans  doute  un 
intérêt  commercial  ? 

—Oh  !  ce  n'est  pas  cela,  dit-il  en  souriant; 
c'est  bien  plutôt  une  de  ces  vicissitudes  (|ui  n'ont 
cessé  d'agiter  ma  vie  jusqu'à  ce  jour.  Tel  que 
vousme  voyez,  monsieur,  j'ai  eu  l'honneur  de 
servir  sous  votre  grand  empereur  :  Voyez  plutôt, 
ajouta-t-il  en  tirant  de  son  portefeuille  et  en 
me  tendant  un  papier  jaune  comme  un  parche- 
min, dont  les  plis  rongés  par  l'usure  dénotaient 
une  honorable  vétusté. 

C'était  un  certificat  en  bonne  forme  de  l'un 
des  chefs  de  corps  qui  commandaient  à  la  ba- 
taille de  Leipsick,  atlestanl  que  le  nommé 
Jacques  Pavie,maréchal-des-logis  au  IC  d'ar- 
tillerie ,  s'était  bravement  comporté  jiendant 
cette  action  mémorable,  et  avait,  eu  risquautsa 
viepoursjuvcr  celle  d'un  de  scsoBiciers,  mérité 
l'étoile  de  la  Légion-d'llonneur. 

—  Ce  Pavie,  ou  plutôt  Pavia,  car  je  suis  Espa- 
gnol de  naissance,  continua  Ali,  c'était  moi  qui 
vous  parle.  Cela  vous  étonne,  n'est  ce  pas  :'  Vous 
ne  vous  altendiez  guère  à  trouver  sous  ce  costu- 
me un  débris  de  la  grande  armée.  —  Nous  nous 
mimes  à  table  et  il  reprit  la  parole  : 

—  L'Espagne,  ma  partie,  dit  le  conteur,  est 
comme  vous  le  savez  sans  doute,  le  pays  des 
aventures  et  des  avcuturiers.  Il  parait  que,  sous 
ce  rai)i.()rt  ih\  moins,  je  ue  devais  pas  mentir  à 
mon  origine  :  vous  allez  en  juger.  Mou  enfance 
et  mou  extrême  jeunesse  s'écoulèrent  toutefois  \ 
assez  paisiblement.  Je  vécus  jusqu'.'i  dù-Uuil  ( 


ans  dans  ce  que  les  Italiens  appellent  le  far 
mente,  élatipiej'ai  toujours  considéré  comme 
le  plus  agréable  de  tous- 

Aussitôt  que  je  fus  en  ùge  de  [.orterles  armes; 
mon  père ,  obstiné  et  fanati(jue  ennemi  des 
Français,  me  mit  un  fusil  sur  l'épaule  et  m'em- 
mena rejoindre  mes  frèresainés  qui  déjà  faisaient 
partie  d'uue  bande  de  g'uériUas  organisée  contre 
l'armée  française.  Je  fis  comme  eux  et  combattis 
à  leurs  côtés,  non  que  j'éprouvasse  aucun  senti- 
ment de  haine  contre  vos  compatriotes,  mais 
uniquement  par  esi)rit  d  imitation  et  pour  tuer 
le  teras.  Au  reste,  ce  genre  de  distraction  ne 
fut  pas  longtemps  à  ma  portée,  car,  dès  l'un  des 
premiers  engagemens  auxquels  (e  pris  part,  les 
Espagnols  eurent  le  dessous  et  furent  mis  en 
fuite  ;  quant  à  moi,  atteint  d'une  balle  à  la  cuis- 
se, je  ne  pus  niéclia|qier  et  tombai  au  pouvoir 
des  vainqueurs.  Heureusement  la  destinée,  qui 
préludait  ainsi  envers  moi,  voulut  que  j'eusse 
affaire  en  cette  circonstance  à  des  soldats  hu- 
mains qui,  au  lieu  de  m'achever,  à  titre  de  re- 
présailles, comme  ils  en  avaient  bien  le  droit; 
prirent  pitié  de  ma  jeunesse  et  m'emmenèrent 
au  quartier-général  des  Français  où  ma  blessure 
fut  promptement  guérie.  De  là  je  fus  dirigé, 
avec  un  bon  nombre  d'Espagnols,  prisonniers 
comme  moi,  sur  l'intérieur  de  la  France,  que  je 
vis  alors  pour  la  première  fois,  un  peu  à  coatre- 
ca-ur,  je  ne  vous  le  cache  pas.  Peu  de  temps 
après  mon  arrivée  dans  ce  pays,  on  y  annonça 
la  fameuse  déroute  que  votre  Napoléon  venait 
d'essuyer  là-bas,  dans  le  .Nord,  pour  avoir  voulu 
faire  de  la  Russie  un  grand  département  fran- 
çais. Alors,  on  chercha  partout  des  hommes 
pour  remplacer  ceux  qui  étaient  morts  dans  la 
neige,  et  ce  fut  à  ce  moment  que  l'on  nous  pro- 
posa, à  nous  autres,  prisonniersespagnols,  d'en- 
trer au  service  de  l'empereur  des  Français  :  la 
plupart  refusèrent;  quant  à  moi,  j'acceptai.  Ja 
n'avais,  comme  je  vous  l'ai  dit,  aucun  ressenti- 
ment contre  la  France;  d'ailleurs  il  ne  s'agis- 
sait pas,  pour  le  moment,  de  combattre  l'Es- 
pagne, et  puis  le  sort  d'un  prisonnier  de  guerre 
est  si  jieu  agréable  que  je  n'hésitai  pas  à  Féchaa- 
ger  contre  celui  qui  m'était  offert. 

Me  voilà  donc  enrégimenté  dans  le  10»  d'arlil-j 
lerie  et  en  route  pour  1  Allemagne,  où  le  prince 
Eugène  avait  fort  à  faire,  avec  ses  vingiou  trente 
mille  hommes,  contre  la  cinquième  coalition.  Je 
pris  pan  sucee.ssivemeut  aux  batailles  de  Lutzen; 
de  liautzen,  de  llanau,  de  kulm  et  de  Wachauj 
Vous  savez  comment  l'empereur  IVapoKon  sut 
vaincre  partout  avec  uue  armée  de  conscrits 
dout  les  trois  quarts  n'avaient  pas  six  mois  de 
service.  Le  surlendemain  de  1  affaire  de  Wacliau 
eut  lieu  celle  de  Leipzick.  11  parait  que  je  me 
compoi  tai  assez  bien  dans  cette  journée  ;   car  le 
soir  même  de  la  bataille.  .M.  legénéral  Lagrance, 
aujourd'hui  pair  de  France,  qui.  par  parenthèse, 
serait  bien  étonné  de  trouver  uu  des  soldats  de 
sa  division  sous  cet  accoutrement,  me  proposa 
pour  la  décoration   de    la   Lé;ion-d'llonneur. 
J'étais  déjà  sous-tiHicier.  cl  vous  voyez  que  j'au- 
rais pu  faire  mou  chemin  loui  comme  un  autre: 
Malheurcusoment,  le  lendemain,  comme  nous 
battions  en  retraite,  ftuiic   de  munitions  et  de 
vivres,  je  fus  enveloppé  par  un  gros  de  l'ru$,<ifns 
qui  me  firent  île  nouveau  prisonnier.  Etdcdeux! 
Ou  me  couduisil  eu  Prusse,  où  je  fus  déicni*. 


—  228  - 


jtiscju"?!  l'abdication  île  Icmpercur.  Je  fus  alors 
réclamé  par  mon  ambassadeur,  ([ui  me  lit  diri- 
ger sur  Stralsund,  où  je  m'embarquai  pour 
ri"si)a;;ne.  31on  père,  ma  mère  et  mes  deux 
frères  étaient  morts.  Sans  parens,  i;ans  profession 
et  sans  ressources,  il  ne  me  resta  (ju'un  parti  à 
prendre,  celui  de  me  faire  soldat  comme  aupa- 
ravant. Je  m'enrôlai  donc  sous  les  drapeaux  du 
Toi  d'Espagne,  où  j'eus  soin  de  cacher  mes  ex- 
ploits de  Lutzen  et  de  Leipzick,  que  je  jugeai  de 
nature  à  me  compromettre  aux  yeux  de  mes 
chefs.  Je  réussis  en  effet  à  les  dissimuler  pendant 
un  certain  temps;  mais  le  malheur,  toujours 
echarné  contre  moi,  déjoua  un  beau  jour  toutes 
mes  précautions;  je  ne  sais  quel  maudit  hasard 
avant  fait  découvrir  que  pendant  ma  captivité, 
j'avais  pris  du  service  en  France,  peu  s'en  fallut 
que  le  fait  ne  fût  considéré  et  puni  comme  un 
crime  de  haute  trahison  ;  toutefois  on  se  borna 
à  m'expulser  du  corps  d'élite  auquel  j'avais  ap- 
partenu jusqu'à  ce  jour  et  à  ra'envoyerà  Ceuta, 
ville  que  les  Espagnols  possèdent  dans  le  Maro(', 
à  l'entrée  de  la  Méditerrannée,  et  dont  ils  ont 
coutume  de  confier  la  garde  au  rebut  de  leur 
armée.  Là,  m'atttendaient  de  nouveaux  contre- 
temps :  j'eus  le  malheur  de  devenir  amoureux  et 
celui  non  moins  grand  d'avoir  pour  rival  mon 
proprecolonel.il  était  vieux  et  laid;  j'étais 
jeune  et  assez  bien  tourné  :  aussi  ne  tardai-je 
pas  à  l'emporter  sur  lui.  Un  jour,  nous  nous 
trouvâmes  face  à  face  chez  notre  commune  in- 
fante qui  était  la  fille  d'un  marchand  espagnol 
de  Ceuta. — Sortez  !  me  dit  mon  colonel  furieux, 
et  rendez-vous  pour  quinze  jours  aux  arrêts! 
Toute  résistance  était  impossible  :  j'obéis  ;  mais, 
chacune  des  nuits  suivantes,  je  trouvai  moyen  de 
m'esquiver  pour  aller  rejoindre  Paquita. 

Ma  mauvaise  étoile  ayant  voulu  (jue  le  colonel 
fût  instruit  de  mes  escapades  nocturnes,  pour 
m'ôter  tout  moyen  de  les  recommencer,  il  m'en- 
Toya  dans  le  fort  de  Ceuta  (jue  gardait  une  com- 
pagnie de  son  régiment  et  dont  chaque  soir  le 
commandant  faisait  fermer  les  portes  à  double 
tour.  Jugez  de  ma  contrariété  !  La  suivcillame 
spéciale  dont  j'étais  l'oltjet  acheva  de  me  rendre 
ce  séjour  odieux.  Ma  tète  s'exalta  ;  je  pris  en 
haine  mon  métier,  mes  chefs,  mes  camarades 
eux-mêmes,  et,  dans  l'espèce  de  délire  au([uel 
j'étais  en  proie,  je  conçus  le  projet  lo  plus  exlra- 
Tagant,  celui  de  dire  un  adieu  élcrnel  à  rKsjia- 
gne  et  d'aller  chercher  fortune  dans  l'empire  de 
Maroc.  Une  fois  cette  résolution  jjrise,  je  ne  son- 
geai plus  qu'à  la  mettre  à  exécution  et  je  n'y 
réussis  que  trop  bien,  l'ar  une  soirée  nébuleuse 
de  printemps  (|ui  présageait  une  nuit  obscure, 
un  peu  avant  la  fermeture  îles  portes,  comme 
nous  étions  en  train  de  jouer  à  la  mora  ,  mes 
camarades  et  moi,  je  trouvai  un  prétexte  pour 
«juitter  le  corps  de  garde  où  j'eus  soin  de  laisser, 
afin  décarter  tout  soupçon,  la  plus  grande  par- 
tie démon  équipement  et  jus(iu'à  ma  coili'ure 
militaire.  Puis,  me  glissant  à  pas  de  loup  vers  In 
porte  du  fort,  au  moment  où  le  dernier  faction- 
naire venait  d'en  être  relevé,  je  la  franchis  d'un 
bond  et  m'él.ni(;:\i  dniis  la  campagne.  J'étais 
libre  enfin  !  J'écliap|)ais  au  despotisme  militaiie! 
Ma  i)oitrine  se  dilalii,co:ume  soulagée  d  un  poids 
éaormC;  je  me  croyais  déjà  au  bout  de  mes 
peines,  mais,  hélas  !  j'étais  bien  loin  de  compte. 
'  Me  voilà  donc  sur  le  territoire  de  Maroc  par 


une  nuit  noire,  sans  argent,  nu-téte  et  à  peine 
vêtu,  ne  sachant  où  aller,  et,  qui  pis  est,  ne  sa- 
chant pas  un  mot  d'arabe.  Cette  situation  n'avait 
rien  de  (latteur,  il  faut  en  convenir  ;  mais  résolu 
à  tout  plutôt  qu'à  revenir  sur  mes  pas,  je  m'a- 
vançai délibérément  à  travers  les  ronces  et  les 
broussailles,  sans  me  laisser  intimider  ni  par  la 
profonde  solitude  qui  régnait  autour  de  moi,  ni 
par  les  hurlemens  lugubres  des  chacals  qui  par 
intervalles  troublaient  le  silence  de  la  nuit.  Au 
point  du  jour,  j'aperçus  à  distance  un  vaste  édi- 
fice dans  leiiuel  je  reconnus  sans  peine  un  sérail 
ou  fort  marocain  assez  voisin  de  Ceuta.  Je  m'y 
rendis  aussitôt  et  me  présentai  au  commandant 
de  ce  sérail,  auquel  je  fis  comprendre,  non  sans 
peine,  que,  las  de  vivre  avec  les  chrétiens,  j'étais 
décidé  à  me  faire  musulman.  Ce  personnage  or- 
donna alors  à  deux  cavaliers  arabes  de  me  con- 
duire à  Tanger,  afin  que  je  pusse  revouvcler 
cette  déclaration  devant  un  consul  espagnol.  Mes 
deux  guides  parurent  très  mécontens  de  la  mis- 
sion dont  ils  étaient  chargés;  aussi,  à  peine 
étions-nous  à  quelques  lieues  du  fort  que,  met- 
tant pied  à  terre,  ils  me  firent  signe  de  les  de- 
vancer, tandis  qu'ils  feraient  paitre  leurs  che- 
vaux. Je  fis  ce  qu'ils  me  disaient  et  continuai  à 
marcher  sans  défiance;  mais  au  bout  d'une 
demi-heure  ne  les  voyant  pas  venir,  je  conçus 
quelques  soupçons  et  revins  en  arrière,  mais  je 
les  cherchai  inutilement  de  l'œil.  Force  me  fut 
alors  d'errer  à  l'aventure  comme  la  nuit  précé- 
dente. Le  lendemain  toutefoisj'arrivai  à  Alcazar, 
ville  assez  grande,  mais  en  ruines,  où  réside  un 
gouverneur  marocain.  Celui  que  j'y  trouvai  à 
cette  époque  (avril  1818)  entendait  un  peu  l'Es- 
pagnol. Je  lui  fis  part  de  l'intention  où  j'étais  de 
me  faire  musulman  et  lui  racontai  ma  récente 
mésaventure.  Il  me  promit  de  faire  punir  les 
deux  Arabes  qui  m'avaient  si  traîtreusement 
abandonné,  me  fit  servir  un  peu  de  couscous- 
sou,  car  je  mourais  de  faim,  et  le  lendemain 
matin,je  partis  pour  Tanger  sous  l'escorte  de 
deux  nouveaux  Arabes,  auxquels  le  gouverneur 
d' Alcazar  avait  déclaré  en  ma  présence  qu'il  leur 
ferait  donner  la  bastonnade  s'ils  s'avisaient  de 
me  quitter  en  route.  Intimidés  par  cette  menace, 
mes  deux  nouveaux  guides  n'eurent  garde  de 
désobéir  au  gouverneur,  et  pendant  tout  le  Ira- 
jet  d'Alcazar  à  Tanger,  je  n'eus  iju'à  me  louer 
d'eux,  au  moins  en  apparence  ;  mais  les  deux 
coquins,  instruits  de  ma  position  criticpie, 
s'étaient  promis  de  l'exploitera  leur  profit;  à 
cet  effet,  ils  avaient  conçu  un  plan  machiavélique 
dont  lexécution  eût  pu  me  devenir  funeste; 
mais  que  j'eus  le  bonheur  de  déjouer. 

Pendant  notre  marche,  mes  deux  guides  eu- 
rent entre  eux,  en  arabe,  un  colloque  très  ani- 
mé dont  je  ne  pus  saisir  le  sens  ;  je  compris  ce- 
pendant, à  leurs  regards  et  à  leurs  gestes,  qu'il 
s'agissait  de  moi  dans  leur  conversation.  Pour 
nous  rendre  à  Tanger,  nous  eûmes  à  traverser 
le  territoire  de  plusieurs  tribus.  Les  premiers 
indigènes  qui  nous  aperçurent  accoururent 
près  de  nous,  attirés  par  la  curiosité.  A  l'aspect 
de  mon  uniforme  espagnol,  quelques  uns  me 
demandèrent  aussitôt  eu  langue  fran(|ue  si  j  étais 
nnisuliuan  ou  chrétien  (/ho/v> /-e/  christiano). 
Je  leur  répondis  que  j'étais  moro  de  corazon 
(musulman  de  cœur',  ce  ipii  parut  singulière- 
ment contrarier  mes  guides,  car  l'un  d'eus  me 


prenant  à  part  me  conseilla  aussitôt  de  dire  que 
j'étais  chrUliaito,  tandisque  l'autre,  prenant  la 
parole  en  arabe,  s'efforçait  évidemment  de  con- 
tredire mon  assertion.  La  même  scène  s'étant 
reproduite  un  peu  plus  loin,  je  ne  sus  que 
penser  de  leur  insistance  à  vouloir  me  faire  dé- 
clarer que  j'étais  chrétien,  tandis  que  j'allais  à 
Tanger  pour  me  faire  musulman.  A  force  de  me 
creuser  la  tête  pour  tâcher  de  découvrir  le  but 
de  cette  manœuvre,  je  finis  par  deviner  l'énig- 
me. Lemotde  /.o/moj/7 (consul) qui  revenaitsans 
cesse  dans  leurs  discours,  contribua  d'ailleurs  à 
me  mettre  sur  la  voie,  et  je  compris  que  mes 
deux  larrons  projetaient  de  me  livrer  au  con- 
sul espagnol  de  Tanger,  afin  de  recevoir  la  ré- 
compense promise  à  tout  individu  (|ui  lui  ramè- 
ne un  déserteur  de  sa  nation.  Or,  dans  ce  cas, 
il  y  allait  tout  simplement  pour  moi  d'être  fusil- 
lé sans  miséricorde.  Je  n'avais  donc  qu'un  moyen 
d'échapper  à  la  sévérité  de  nos  lois  militaires, 
celui  de  me  placer  sous  la  prsteclion  du  gouver- 
nement marocain,  en  embrassant  la  religion  du 
prophète,  et  c'était  justement  la  ressource  (|uc 
mes  guides  cherchaient  à  m'enlever.  Enfin  nous 
arrivâmes  au  but  de  notre  route. 

Une  fois  que  nous  fûmes  tous  trois  en  pré- 
sence du  hacha  de  Tanger,  la  scène  changea  de 
face,  et,  lorsque  ce  dernier  m'eut  adressé  la 
question  sacramentelle:  Moro  vel  christiano? 
je  lui  répondis  à  haute  et  intelligible  voix  que 
j'étais  musulman  de  cœur  et  que  j'aspirais  de 
tous  mes  vœux  à  l'être  bientôt  de  fait.  Mes  deux 
guides  essayèrent  encore  de  me  faire  revenir  sur 
cette  déclaration  ,  en  me  soufflant  tout  bas  de 
continuer  à  dire  que  j'étais  chrétien  ;  mais  je  les 
terrifiai  en  dévoilant  au  hacha  le  calcul  que  leur 
avait  inspiré  une  basse  cupulité;  je  les  accusai 
avec  indignation  d'avoir  voulu  contrarier  la  vo- 
cation irrésistible  qui  me  portait  vers  la  reli- 
gion mahométane  et  cherché  à  précipiter  mon 
àme  dans  les  enfers  ,  en  m'exposant  à  mourir 
dans  mon  impureté  native,  le  tout  pour  satis- 
faire une  sordide  avarice.  A  ces  mots,  le  hacha , 
frémissant  du  danger  qu'avait  couru  l'islamisme 
de  perdre  en  moi  un  aussi  fervent  néophyte, 
éclata  en  reprochits  véhémens  contre  mes  infi- 
dèles guides;  puis  ,  ayant  appelé  ses  chaouches, 
il  leur  fit  administrer  à  chacun  devant  moi  cent 
coups  de  bâton  sur  la  plante  des  pifds.  Cela  fait, 
il  m'envoya  chez  le  consul,  à  qui  j'exprimai  en 
présence  de  deux  témoins,  l'intention  où  j'étais 
d'embrasser  la  religion  du  prophète,  et  je  le 
priai  de  m'en  donner  acte.  Au  sortir  du  consu- 
lat espagnol ,  je  me  rendis  auprès  du  kadi ,  que 
je  trouvai  entouré  de  ses  oulémas,  et  devant  le- 
(]uel  j'abjurai  solennellement  la  religion  chré- 
tienne. Après    avoir   dressé  procès- verbal  de 
cette  renonciation  ,  le  kadi  m'envoya  à  la  mos- 
quée, où  les  fidèles  se  trouvaient  réunis  pour  la 
prière  du  vendredi ,  et  où  je  devais  être  initié 
aux  dogmes  du  Koran.  Aussitôt  que  la  prière 
fut  terminée  ,  le   moufti ,  déjà  prévenu  par  le 
hacha,  vint  à  moi ,  procéda  à  l'interrogatoire 
usité  en  pareille  circonstance  ,  et  je  répondis 
affirmativement  à  tout  ce  qu'on  voulut.  Je  re- 
tournai ensuite  chez  le  hacha  que  je  priai  hum- 
blement de  vouloir  bien  me  faire  donner  des 
vétemens  plus  en  harmonie  avec  mon  nouvel 
état  et  quelque  subside,  en  argent  ou  en  vivres  , 
pour  m'empécher  de  mourir  de  faim.  Mais  ce 


229  — 


gouverneur,  dont  l'avarice  était  extrême  ,  me 
repoussa  durement  et,  comme  j'insistais,  il  me  ' 
lit  mettre  à  la  porte  de  son  palais  i>ar  ses  chaou- 
rhcs.  Je  m'en  allai ,  bien  découragé,  par  les  rues 
de  la  ville,  et  ne  savais  plus  à  quel  saint  me 
vouer ,  lorsqu'un  des  Maures  qui  avaient  as- 
sisté le  matin  à  ma  conversion  dans  la  grande 
mosciute ,  me  f^rappa  sur  l'épaule ,  et  m'invita  à 
venir  partager  son  modeste  repas.  J'acceptai  de 
grand  cœur  la  proposition  de  cet  homme  hospi- 
talier, qui ,  après  avoir  partagé  avec  moi  son  riz 
et  son  couscoussou ,  me  conseilla  de  me  rendre 
à  El-Raich,  petit  port  situé  à;une  demi-journée 
de  Tanger,  en  m'assurant  que  le  bâcha  de  cette 
ville,  homme  doux  et  compatissant,  ne  man- 
querait pas  de  me  faire  un  accueil  favorable.  Je 
le  remerciai  de  cet  avis,  et,  dès  le  lendemain 
matin,  je  me  mis  en  marche  pour  El-Raïch. 
Ainsi  que  me  l'avait  fait  pressentir  mon  ami 
le  Maure  de  Tanger ,  je  trouvai  un  véritable 
bienfaiteur  dans  le  pacha.  C'était  un  bon  vieil- 
lard qui ,  touché  de  ma  situation  ,  non  seule- 
ment me  lit  donner  les  vétemens  que  je  n'avais 
pu  obtenir  du  hacha  de  Tanger,  mais  m'assigna 
un  emploi  dans  l'intérieur  de  sa  maison.  11  avait 
conçu  le  projet  de  me  marier  avec  une  petite 
juive ,  récemment  convertie  à  la  leligion  maho- 
mélanc ,  et  ((u'il  avait  prise ,  ainsi  que  moi ,  sous 
sa  protection  spéciale.  Malheureusement  la 
peste  vint  à  éclater  sur  ces  entrefaites  dans  l'em- 
pire de  Maroc  ,  et  il  en  fut  une  des  premières 
viclinics.  Je  ne  tardai  pas  moi-même  à  être  at- 
teint de  ce  (léau  terrible  ;  aussitôt  la  peur  de 
contracter  mon  mal  gagna  tous  ceux  qui  m'en- 
touraient, et  chacun  me  fuit  comme  une  béte 
féroce.  Abandonné  de  tous ,  gisant  sur  une 
mauvaise  natte  de  paille ,  sans  alimens  et  sans 
secours,  je  crus  fermement  loucher  à  ma  der- 
nière heure;  mais,  malgré  tout,  je  guéris. 

Aussitôt  que  je  fus  rétabli ,  je  m'empressai  de 
quitter  El-Uaich.  La  faveur  dont  j'avais  joui 
auprès  du  défunt  bâcha  m'avait  suscité  de  nom- 
breux ennemis  dans  la  ville,  et  ne  pouvant  plus 
y  espérer  ni  protection  ni  bienveillance,  je  pris 
le  parti  de  retourner  à  Tanger  ,  où  je  comptais 
me  livrer,  faute  de  mieux,  à  que!(|ue  profession 
manuelle.  Je  trouvai  cette  ville  dans  une  grande 
agitation  :  un  courrier  arabe  venait  d'y  arriver, 
porteur  de  nouvelles  alarmantes,  et  il  s'y  prépa- 
rait une  expédition   destinée  à  aller  secourir 
l'empereur  de  ^laroc  bloqué  dans  sa  capitale 
par  un  grand  nombre  de  tribus  insurgées  con- 
tre lui.  lisjiérant  trouver  dans  celte  campagne 
l'occasion  de  me  signaler  par  quehiuc  aclion 
d'éclat  et  de  gagner  par  là  les  bonnes  grâces  de 
l'empereur,   je  m'olFris  spontanément  ;\  faire 
partie  de  l'armée  exjiédilionnaire.   Nous  <[uit- 
lùmes  Tanger  au  nombre  de  trois  mille,  com- 
mandés par  l'aga  du  district,  et  comptant  bien 
que  les  rebelles  fuiraient  à  notre  approche  ;  mais 
ces  derniers,  qui,  de  leur  cùlé,  avaient  reçu  des 
renforts,  nous  assaillirent  inopinément  à  quel  - 
que  dislance  de  Méquinez,  en  nombre  lellemciit 
supérieur  et  avec  tant  d'impétuosité  (juc  notre 
corps  d'armée  ne  tint  pas  dix  miinites.  C.liacuii 
s'enfuit  au  plus  vite  ;  la  plupart  de  ceux  qui 
torahèrent  au  pouvoir  de  l'ennemi  curent  la 
tète  tranchée ,    suivant  l'usage  de    la  nation 
arabe. 
Quuutii  iuoi ,  saisi  par  quatre  ou  cimi  rebelles, 


j'avais  déjà  fait  mon  acte  de  contrition  et  n'at- 
tendais plus  que  le  coup  fatal;  car  dt^àl'un 
d'eux  m'avait  courbé  la  tête  d'une  main,  de  l'au- 
tre atteignait  à  sa  ceinture  la  poignée  de  son 
yataghan,  lorsque,  me  dégageant  de  son  étreinte 
par  un  e(îortdésespéré,au  lieu  d'imiter  lastupide 
résignation  des  gensdu  pays,  qui,  une  fois  terras- 
sés, se  laissent  égorger  sans  résistance  au  nom  de 
la  fatalité  ,  je  protestai  énergiciuement  contre  la 
cruautédcs  vainqueurs.  «  Je  suis,  leur  dis-je,  un 
esclave  chrétien  que  l'on  a  contraint  à  marcher 
contre  vous.  Pourquoi  voulez-vous  me  tuer  ? 
suis-je  coupable  d'avoir  cédé  à  la  violence  ?  Ne 
suis-je  pas  comme  vous  la  victime  d'un  tyran 
que  vous  combattez  ?»  Soit  que  ce  mensonge  , 
permis,  je  crois,  en  pareille  circonstance  ,  eût 
produit  une  certaine  impression  sur  l'esprit  de 
mes  bourreaux,  soit  que  la  vue  d'un  homme  qui 
paraissait  tant  tenir  à  conserver  sa  tête  fût  pour 
eux  un  spectacle  nouveau  et  réjouissant  qui  les 
portât  à  m'épargner,  toujours  est-il  que  le  fatal 
yataghan  rentra  dans  sa  gaine,  et  qu'après  avoir 
échangé  quelques  paroles  entre  eux  ,  ils  com- 
mencèrent à  me  dépouiller  paisiblement  de  tout 
ce  que  je  portais,  sans  faire  mine  de  vouloir 
attenter  à  ma  vie.  Puis,  lorsque  je  fus  littérale- 
ment comme  un  ver  :  a  Chien  !  me  dirent-ils , 
sauve-toi  maintenant  au  plus  vite  ,  et  garde-toi 
de  retomber  entre  nos  mains  !  »  Comme  vous  le 
pensez,  je  n'eus  garde  de  me  faire  répéter  cet 
avertissement;  mais  d'autres  périls  m'atten- 
daient; car,  en  me  voyant  courir  à  toutes  jam- 
bes les  Arabes  auxquels  je  venais  d'échapper 
ainsi  comme  par  miracle,  se  ravisèrent  sans 
doute ,  ou  plutôt  voulurent  se  donner  le  diver.- 
tissement  de  me  tirer  comme  une  bête  fauve,  et 
plusieurs  balles  sifflèrent  à  mes  oreilles. 

Pour  comble  de  malheur,,  j'eus  à  essuyer  le 
feu  de  plusieurs  groupes  d'Arabes  disséminés 
sur  le  terrain  que  je  parcourais,  et  dont  aucun 
ne  se  refusa  la  satisfaction  de  me  prendre  pour 
cible.  Grâce  au  plus  merveilleux  hasard ,  joint 
à  la  précaution  salutaire  que  je  pris,  en  fuyant, 
de  ne  jamais  suivre  une  ligne  droite,  et  de  dé- 
crire, comme  les  reptiles,  une  spirale  continue , 
j'essuyai  ce  terrible  feu  de  file  sans  être  atteint 
par  une  seule  balle.  Enfin,  j'arrivai,  exténué, 
hors  d'haleine  ,  horriblement  meurtri  par  les 
pierres  et  les  ronces  du  chemin  ,  dans  un  lieu 
écarté,  où,  n'apercevant  plus  aucun  ennemi ,  je 
me  résignai  h  passer  la  nuit  sous  une  petite  ca- 
bane en  planche  ouverte  à  tous  les  vents  ,  qui 
probablement,  le  jour,  servait  d'asile  à  quelque 
pâtre ,  cl  où  je  fus  heureux  de  trouver  un  abri. 
Je  faillis  cependant  y  périr  de  froid,  exposé  que 
j'élais,  sans  le  moindre  vêlement,  à  l'atmosphère 
glaciale  et  humide  de  la  nuit.  Le  lendemain,  au 
point  du  jour,  je  sortis  de  ma  retraite  à  demi- 
mort  et  pouvant  à  peine  reposer  sur  la  terre  mes 
pieds  sanglans  et  tuméfiés  par  toutes  les  épines 
qui  y  élaicnt  entrées  la  veille.  Une  branche  d'ar- 
bre que  je  réussis  à  casser  malgré  mon  état  de 
faiblesse,  soutint  ma  marche  chancelante,  et  le 
lit  d'une  petite  rivière  ([uc  je  jugeai  avec  raison 
devoir  couler  vers  Méquinez  ,  me  guiila  jvcrs 
cette  dernière  ville,  où  je  lis  une  entrée  piteuse 
dans  le  costume  de  notre  premier  père. 

Je  m'attendais  à  soulever  par  mou  étrange  as- 
pect les  huées  de  toute  la  populace  ;  mais  il  n'en 
fut  rieu  ;  de  semb'ollcs  avçulures  suul  Iris  fré- 


quentes dans  les  pays  peuplés  d'Arabes.  Quel- 
ques vieilles  femmes  poussèrent  des  cris  per- 
çans  à  mon  approche  ,  mais  personne  autre  ne 
parut  s'en  émouvoir.  Une  âme  charitable  ,  pre- 
nant piiié  de  mon  dénuement ,  me  fit  présent 
d'un  lambeau  de  haik  que  je  métamorphosai  en 
une  sorte  de  jupon  court  ou  de  tunique  nouée 
au  dessus  des  hanches  qui  retombait  jusque  sur 
mes  genoux.  Ce  fut  ainsi  vêtu  à  la  légère  que  je 
me  présentai  à  l'empereur  de  Maroc  qui  me  dit  : 

Retire-toi,  et,  si  jamais  tu  oses  m'obséder  de 
tes  sollicitations,  tiens-toi  pour  averti  que  cette 
insolence  le  vaudra  cinquante  coups  de  bâton. 

A  peine  sa  majesté  eut-elle  prononcé  ces  bien- 
veillantes paroles  que  deux  chaouches  se  jetè- 
rent sur  moi  et  me  prenant  par  les  épaules,  me 
poussèrent  rudement  hors  de  la  salle  d'au- 
dience. 

—  Allons  ,  me  dis-je ,  en  sortant  du  palais ,  il 
parait  décidément  que  je  ne  ferai  pas  fortune  à 
Méquinez;  essayons  donc  d'une  autre  ville. 

El  comme  le  lendemain ,  Muley-Ismaël ,  fils 
de  l'empereur  parlait  pour  Fez  avec  une  nom- 
breuse escorte,  je  me  mêlai  à  son  cortège  et  le 
suivis  dans  celle  seconde  capitale  du  Maroc. 

Parvenu  au  terme  de  mon  voyage,  j'errais  tris- 
tement dans  les  rues  du  vieux  Fez,  ne  sachant 
trop  (jue  devenir,  lorsque  deux  hommes  d'assez 
mauvaise  raine,  ayantsans  doute  jugé,  à  ma  dé- 
marche incertaine  et  à  ma  physionomie  sou- 
cieuse, que  je  n'étais  pas  trop  sûr  d'un  gitepour 
la  nuit  qui  approchait,  et  que  mon  diner  était 
au  moins  aussi  problématique,  m'accostèrent 
sans  façon  et  me  demandèrent  si  je  voulais  en- 
trer à  leur  service. 

—  Volontiers,  lui  dis-je;  que  me  faudra-t-il 
faire? 

—  Tu  vas  le  saToir  ;  suis-nous  :  silence  et  dis- 
crétion. 

Heureux  d'avoir  trouvé  où  reposer  ma  tête,  je 
ne  me  fis  pas  répéter  deux  fois  cette  invitation. 
Après  avoir  parcouru  un  labyrinthe  de  rues 
étroites  et  désertes,  nous  nous  arrêtâmes  à  une 
extrémité  solitaire  de  la  ville,  auprès  d'un  amas 
énorme  de  ruines,  au  travers  desquelles  nous 
pénétrâmes,  non  sans  difficulté,  jusqu'à  lentrée 
d'une  chétive  masure  qu'elles  entouraient 
comme  d'un  rempart  inaccessible.  Mes  deux 
compagnons  frappèrent  trois  coups  à  la  porte 
de  celle  misérable  habitation,  dont  l'existence 
ne  pouvait  être  soupçonnée  du  dehors,  et  aus- 
sitôt nous  fûmes  introduits  par  un  vieux  nègre 
dans  une  grande  chambre  de  forme  oMonguc,  à 
peine  éclairée  par  une  seule  lucarne  grillée,  et 
dans  laquelle  je  vis  entassées  des  marchandises 
de  toute  nature  et  des  objets  de  toule  forme. 
Deux  Arabes,  accroupis  sur  des  nattes,  fumaient 
sdencieusement  leur  pipe,  tandis  qu'un  troi- 
sième, à  genoux  sur  le  plancher,  procédait  au 
dépouillement  d'un  ballot  rempli  d'étoffes  soyeu- 
ses, qu'il  examinait  successivement  avec  la  plus 
scrupuleuse  attention.  A  la  muraille  étaient  ap- 
l)endusdcsyalaghans,  des  pistolets  et  des  futiU 
de  tous  les  calibres;  on  cilt  dit  à  la  fois  d'un  en- 
trepôt et  d'un  arsenal. 

—  Ecoute,  me  dit  alors  un  de  ceux  qui  m'a- 
vaient amené  ilans  celte  étrange  demeure;  le 
prophète  a  ditau  riche  :  «.  Tu  donneras  au  pau- 
vre le  dixième  de  ton  revenu.  "  Mais,  hélas!  la 
pruplicle  a  pi-Oclié  dons  le  déden^  X\i  vuiâ  eu 


nous  lies  gens  pauvres  qui,  inili{jnés  de  l'éiioïsmc 
lies  riches,  se  sont  assoriés  pour  prélever  cux- 
in("'mes  la  illme  qui  leur  est  due.  Tu  parais  être 
comme  nous,  ajoula-l-ii,  en  insiiectant  mes 
iiaillons,  un  de  ceux  qui  ont  droit  h  la  dlmc  : 
reste  donc  avec  nous,  tu  seras  liicn  nourri,  bien 
v(*lu,  bien  logé,  et  tu  apprêteras  nos  repas,  pen- 
dant que  nous  travaillerons  au  dehors  h  rétablir 
l'égalité  des  fortunes.  Mais  retiens  bien  ceci  : 
Si  jamais  il  t'arrive  de  nous  trahir,  l'heure  du 
Ju{;ement  suprême  aura  sonné  pour  loi. 

I\le  voilà  donc  tombé,  comme  Gil  RIas  deSan- 
tillane,  dans  une  caverne  de  voleurs.  Le  ton 
qucl(|uc  peu  menaçant  dont  me  fut  faite  la  pro- 
position que  je  viens  de  dire  admettait  difficile- 
ment un  refus  :  aussi  me  rési[;nai-je  àTaecepter 
avec  cette  restriction  mentale  que  je  saisirais 
avec  empressement  l'occasion  de  fuir  un  pareil 
contact.  M'échapper  en  l'absence  des  voleurs 
eilt  été  un  parti  dangereux;  carence  cas,  ils 
m'eussent  soupçonné  de  délation,  et  j'aurais  eu 
tout  à  craindre  de  leur  vengeance.  Je  préférai 
donc  employer  la  ruse  pour  atteindre  mon  but. 
Acetelfet,  je  feignis  la  stupidité  et  m'acquittai 
si  mal  de  mes  nouvelles  fonctions  pour  lesquel- 
les je  n'avais  pas,  au  reste,  une  grande  aptitude, 
que  bientôt,  désespérant  de  ne  jamais  tirer  bon 
parti  de  moi,  les  voleurs  se  virent  contraints  de 
me  congédier,  en  me  réitérant  avec  d'horribles 
imprécations  la  menace  de  me  tuer,  si  je  m'avi- 
sais de  révéler  leur  retraite. 

Mais,  si  chez  les  voleurs  j'avais  trouvé  du  pain 
et  un  asile,  les  honnêtes  gens  ne  me  donnèrent 
ni  l'un  ni  l'autre.  Rédu  it  par  le  défaut  d'emploi 
et  de  ressources  à  demander  l'aumône,  j'im|)lo- 
rai  mainte  (ois  sans  sui.cès  la  charité  publique. 
Pour  comble  de  malheur,  je  fus  atteint  de  laliè- 
■vre  qui  désole  périodiquement  le  pays. 

Mais  ayant  raconté  mes  infortunes  au  (ils  de 
l'empereur,  dans  une  audience  (|ue  ce  prince 
m'accorda,  j'obtins  de  lui  l'emploi  de  jardinier 
du  palais  impérial  de  Fez.  Là  j'aurais  sans  doute 
vécu  paisible  jusqu'à  ce  jour,  si  je  ne  m'étais 
aperçu  que,  la  nuit,  des  voleurs  s'introduisaient 
dans  le  jartiin  conlié  à  ma  garde  jioury  dérober 
les  poudres  et  les  salpêtres  de  l'état  déposés 
sou«  un  vaste  hangar  attenant  au  palais  de  l'em- 
per,;ir.  Ayant  guetté  les  malfaiteurs,  je  recon- 
nus en  eu.\  ces  mêmes  nommes  entre  les  mains 
desquels  j'étais  tombé  peu  de  jours  au])aravant. 
ji/.i.,ç  I  p,n  iiis_j(;  alors,  si  je  les  dénonce,  ils  me 
iucruat  sûrement  ;  si  je  ne  les  dénonce  pas,  on 
m'accusera  de  voler  moi-même  les  jioudres  de 
l'élat,  et  l'agha  me  (éra  couper  la  tête.  Ali,  mon 
ami,  r.iir  de  ce  pays  ne  te  vaut  rien;  il  faut  en- 
core changer  de  résidence,  si  tu  ne  veux  pas 
t'exposera  une  mort  certaine. 

Comme  j'étais  dans  ces  dispositions,  je  lis 
rencontre  d'un  pauvre  maure  atteint  d'une 
ophlhalmie  aigué  qui  menaçait  de  lui  ravir  en- 
tièrement ia  vue,  calamité  qu'il  attribuait  pieu- 
sement à  ce  (ju'il  n'avait  pas  encore  accompli  le 
pèlerinage  de  la  Mecque,  comme  doit  le  faire 
tout  musulman.  —  Quilte  le  Maroc,  me  dit-il, et 
viens  avec  moi  jusqu'à  Oran,  où  je  compte  m'em- 
bar.pier  poiM- un  iiort  d  Arabie.  Le  bcy  Hassan, 
<jui  y  règne  aujourd'hui,  est  un  homme  libèial 
j)lcinde  sjmi'ailiie  jiour  les  Européens.  Il  l'ac- 
cueillera, suivant  ton  désir. 

racceptai  cette    proposition  :  un  de    mes 


compatriote  Juan  Ferez,  que  je  venais  de  re- 
trouver, voulut  faire  avec  moi  le  voyage'd'Oran 
et  se  joignit  à  nous,  et  nous  partîmes  com- 
plant  sur  l'Iiosiiilalité  que  prescrit  la  sainte 
loi  du  prophète. 

Par  malheur ,  il  régnait  une  telle  misère 
parmi  les  tribus  du  pays  ,  que  pendant  sept 
jours  consécutifs ,  nous  fûmes  réduits  à  vi- 
vre d'herbes  et  de  fruits  sauvages,  ne  pouvant 
obtenir  des  Arabes  aucune  nourriture.  Le  pau- 
vre pèlerin  ,  qm  était  vieux  et  valétudinaire, 
ne  put  résister  à  tant  de  privations.  Il  tomba 
pendant  une  de  nos  marches,  en  nous  déclarant 
avec  résignation  que  son  heure  était  venue  :  ef- 
fectivement, il  expira  devant  nos  yeux,  comme 
une  lampe  qui  s'éteint  faute  d'huile.  Quant  à 
nous,  nous  étions  sur  le  point  d'avoir  le  même 
sort,  lorsque  heureusement  nous  arrivâmes  à 
Tlemcen,  oià,  après  nous  être  rassasiés  à  sou- 
hait, nous  reçûmes  du  gouverneur  de  cette  ville 
tous  les  secours  dont  nous  avions  besoin  pour 
continuer  notre  roule  jusipi'à  Oran.  Là,  je  trou- 
vai un  terme  à  mes  longues  soulîrances. 

Bey  Hassan,  qui  venait  de  succéder  dans  le 
gouvernement  de  la  province  à  un  Turc  nommé 
Uou-Kabousch,  qui,  pour  s'être  révolté  contre 
le  pacha,  avait  été  écorché  vif,  nous  reçut  on  ne 
peut  mieux,  mon  camarade  et  moi.  Il  employa 
rérez  dans  sa  maison,  et  me  nomma  son  kaïd- 
ed-dinah  (kaïd  des  jardins).  J'avais  en  cette 
qualité,  le  logement,  la  nourriture  et  cinq  boud- 
jous  (neuf  francs)  d'appointemens  pour  moi. 
Jugez  de  mon  bonheur!  Je  me  vis,  dès  lors,  un 
homme  considérable  :  j'épousai  une  femme 
mauresque,  et  j'eus  soin  de  la  prendre  jeune, 
afin  de  pouvoir  la  plier  plus  facilement  à  mon 
genre  de  vie,  car  je  ne  me  souciais  pas  déjeu- 
ner pendant  le  ramazan,  et  de  boire  de  l'eau 
comme  le  font  les  vrais  sectateurs  du  prophète. 
Je  vécus  ainsi  heureux  et  tranquille  jusqu'en 
mil  huit  cent  trente. 

Vers  le  milieu  de  juin,  on  apprit  que  les  Fran- 
çais avaient  opéré  sans  obstacle  leur  descente  à 
Sidi-Ferruch  ;  vous  savez  que  le  dey  d'Alger 
avait  ordonné,  dans  sa  confiance  aveugle,  qu'on 
ne  s'opposât  point  a  leur  débarquement,  afin, 
avait-il  dit,  que  pas  un  seul  ne  pût  porter  en 
France  la  nouvelle  de  leur  défaite.  Le  7  juillet, 
je  vaquais  paisiblement  à  mes  occupations  habi- 
tuelles, lorsqu'un  chaouche  du  bey  Hassan  vint 
m'avertir  que  son  raaitre  désirait  me  parler.  Je 
suivis  cethomme  à  la  Kasbah,  où,  sur  le  champ, 
je  fus  introduit  en  présence  du  bey,  que  je  trou- 
vai plongé  dans  une  muette  consternation.  Au 
même  instant  et  avant  que  le  bey  m'eut  adressé 
une  parole  un  Arabe  entra  dans  la  salle  tout  ha- 
letant, tout  couvert  de  poussière,  pouvant  à 
peine  se  soutenir  sur  ses  jambes. 

—  Seigneur,  dit-il  au  bey,  j'ai  franchi  en  deux 
jours  les  vastes  plaines  ijui  séparent  Alger  de 
cette  ville.  Tu  vois  en  moi  un  desdéliris  ducor(is 
d'armée  que  tu  avais  envoyé  au  secours  du  dey 
Hussein.  Ton  agha  m'expédie  auprès  de  toi  pour 
t'annoncer  qu'après  avoir  vu  s'écrouler  le  Fort- 
l'Empercur,  son  dernier  boulevert,  la  ville  sainte 
a  été  forcée  d'ouvrir  ses  portes  aux  infidèles.  La 
désolation  règn('  i>armi  les  serviteurs  de  Dieu. 
.\llah  appesantit  surnoussa  main  de  fer! 

A  ces  mots,  le  bey  poussa  quelques  gémisse- 
,  mens  sourds  et  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  poi- 


trine.[H  demeura  ainsi  quelque  temps  immobile 
et  comme  anéanti.  Mais  bientôt  il  interrompit 
brusquement  le  cours  de  sa  rêverie. 

—  Ibrahim,  dit-il  à  un  de  ses  officiers  qu'il 
venait  d'appeler;  va  prévenir  les  kaïds  arabes 
réunis  dans  l'enceinte  d'Oran,  qu'ils  aient  à 
se  rendre  imniédiatement  ici.  Dis-leur  tpie  tel 
est  mon  ordre  formel  et  que  leur  maître  les  at- 
tend. 

L'officier  s'inclina  avec  respect  et  sortit  aussitôt. 
L'Arabe  et  moi,  nous  restâmes  tous  deux  seuls 
auprès  du  bey  Hassan.Je  me  perdais  en  conjectu- 
res pour  deviner  quel  était  son  projet.  Bientôt 
les  chefs  convoqués  arrivèrent  en  foule  au  pa- 
lais, et  lorsqu'ils  furent  tous  rassemblés  dans  la 
gi'ande  salle  d'audience,  Hassan  prenant  une 
physionomie  ouverte  et  souriante  leur  dit  d'un 
ton  de  voix  oîi  perçait  la  plus  vive  allégresse  : 

—  Braves  chefs,  intrépides  défenseurs  de  la 
foi  menacée,  je  vous  ai  tous  mandés  en  ce  lieu 
pour  vous  faire  part  de  la  joyeuse  nouvelle  que 
vient  de  m'apporterun  messager  de  l'agha.  Vous 
saurez  donc  que  Dieu,  après  avoir  éprouvé  le 
courage  et  l'énergie  de  ses  enfans,  a  enfin  assuré 
le  triomphe  delà  cause  la  plus  juste. 

Les  Français  ont  trouvé  sous  les  murs  d'Alger 
la  ruine  de  toutes  leurs  espérances.  Une  défaite 
honteuse  a  été  le  prix  de  leur  sacrilège  témérité. 
Comme  autrefois  les  Espagnols,  commandés  par 
l'empereur  Charles,  ceux  qui  ont  survécu  ont 
été  contraints  de  se  rembarquer  à  la  hâte  pour 
échapper  au  courroux  des  fidèles  croyans  ;  mais 
la  plupart  d'entre  eux  jonchent  à  l'heure  qu'il 
est  de  leurs  cadavres  mutilés  le  rivage  africain. 
Allezet  répandez  dans  les  tribus  du  beyiick  le 
bruit  de  cette  heureuse  victoire  :  que  d'unani- 
mes actions  de  grâces  soient  rendues  au  Très- 
Haut  !  Si  jamais  le  concours  de  votre  bras  était 
nécessaire  pour  repousser  les  ennemi*  de  Dieu, 
je  compte  sur  votre  empressement  à  vous  réunir 
de  nouveau  pour  la  défense  de  son  saint  nom  ! 

Aussitôt  un  cri  d'enthousiasme  s'éleva  du  sein 
de  l'assemblée,  et  les  chefs  arabes  sortirent  du 
palais  aux  acclamations  mille  fois  répétées  de  : 
Gloire  à  Dieu  !  et  de  :  Mort  aux  chréliens  !  Au 
bout  de  quelques  instans,  tous  avaient  quitté  la 
ville,  impatiens  d'annoncer  à  leurs  coreligion- 
naires la  fausse  nouvelle  qu'ils  venaient  d'ap- 
prendre, et  entraînant  avec  eux  les  gens  de  leurs 
tribus. 

—  Qu'on  ferme  les  portes  d'Oran,  dit  le  bey 
au  chef  de  la  milice,  après  s'être  assuré  qu'il 
n'en  restait  plus  un  seul  dans  la  place,  et  que 
jusqu'à  nouvel  ordre,  et  sous  aucun  prétexte, 
aucun  Arabe  ne  puisse  y  pénétrer. 

Ce  fut  ainsi  ([ue,  par  un  merveilleux  sang  froid 
et  une  admirable  présence  d'esprit,  le  bey  Has- 
san échappa  à  l'un  des  plus  grands  périls  dont 
jamais  homme  ait  été  menacé. 

Peu  de  temps  après,  trois  bàtimens  français 
mouillèrent  en  vue  d'Oran,  et  il  fut  impossible 
de  tenir  plus  longtemps  la  vérité  secrète.  La 
plus  grande  partie  de  la  population  musulmane, 
fanatisée  par  ses  prédicateurs,  abandonna  la 
ville,  etseréparulil  sur  les  autres  points  dubey- 
lick.  Ma  femme  et  toute  sa  famille  prirent  part  à 
cette  émigration.  Quant  à  moi,  bien  loin  dépar- 
tager leurs  haines  religieuses,  j'attendis  avec 
confiance  l'arrivée  des  Français.  Cependant  les 
Arabes,  furieux  d'avoir  été  trompés  par  le  bey 


—  231  — 


Hassan,  avaient  repris  les  armes  et  tenaient  la 
ville  étroitement  lilo(iiiée. 

Déjà,  la  famine  commençait  à  s'y  faire  sentir. 
Le  bey  Hassan  parlementa  avec  le  capitaine  de 
lîourmont  envoyé  auprès  de  lui  pour  traiter  de 
la  reddition  d'Oran,  mais  il  n'osait  lui  livrer  la 
place  de  peur  du  ressentiment  des  Turcs  i[ui 
formaient  sa  milice.  Dans  cet  état  de  choses,  ce 
fut  sur  moi  qu'il  jeta  les  yeux  pour  l'aider  à 
sortir  d'embarras.  Un  jour  que  les  Arabes  atta- 
quaient la  ville  avec  une  furie  et  un  acharne- 
ment qui   faisait   craindre    de  la  voir  bienlùl 
tomber  en  leur  pouvoir,  il  me  manda  à  la  Kas- 
bah  et  m'invita  à  aller  arborer  au  plus  vile  le 
drapeau  blanc  sur  le  fort  Sanla-Cruz.  Je  gravis 
aussitôt  le  pic  escarpé  sur  lequel  est  assis  ce 
fort,  semblable  à  un  nid  d'aigle;  et  là,  après 
avoir  déroulé  mon  turban  de  mousseline  blan- 
che, je  l'agitai  de  toutes  mes  forces  en  signe  de 
détresse.  Répondant  à  cet  appel,  les  capitaines 
des  bàtiraens  français  vinrent  immédiatement 
jeter  l'ancre  dans  le  port  même  d'Oran  ;  une 
portion  de  leurs  marins  mit  pied  à  terre  ets'em- 
paia,  sans  coup  férir,  du  fort  Mers-el-Kebir. 
Cette  démonstration  intimida  les  Arabes  qui  ti- 
rent un  mouvement  rétrograde.  Peu  de  jours 
après,  l'apparition  de  nouveaux  bâtimens  de 
guerre  français  acheva  de  les  disperser.  Malheu- 
reusement, un  ordre  supérieur  ne  tarda  pas  à 
raiipelcr  cette  petite  escadre  qui  dut  mettre  à  la 
vode,  au  moment  où  les  troupes  ((u'elle  portail 
se  disposaient  à  entrer  dans  la  ville. 

A  peine  les  Français  se  fvirenl-ils  éloignés  que 
les  Turcs  de  la  garnison  voulurent  me  mettre  à 
mort  pour  avoir  arboré  le  drapeau  blanc  sur  le 
fort  Santa-Cruz,  bien  que  je  n'eusse  été  dans 
cette  circonstance  que  l'instrumentdu  bey.  L'un 
d'eux,  qui  était  mon  ami,  me  prévint  heureuse- 
ment du  complot  tramé  contre  moi  ;  il  m'apprit 
que  le  soir  même  je  devais  être  assassiné  dans 
mon  domicile  par  deux  de  mes  compatriotes, 
eruiemis  jurés  des  Français.  Aussi  me  hàtai-je  de 
(juitter  Oran,  et  je  me  rendis  à  Tlcraecn. 

Vous  savez  que  l'empereur  de  Maroc,  à  la  vue 
de  l'anarchie    qui   désolait  alors   la   province 
d'Oi  an,  avait  conçu  le  projet  de  s'en  emparer  de 
vive  force,  et  (jne,  si  d'un  côté,  les  Arabes  assié- 
gaient  Oran,  de  l'autre,  une  armée  marocaine, 
sous   les   ordres  de  Muley-lsmaél ,  investissait 
Tlemcen.  J'eus  donc  à  essuyer  dans  cette  der- 
nière ville  tous  les  maux  et  tous  les  périls  d'un 
long  siège.  Mettant  alors  à  profit  le  peu  de  con- 
naissances straléiiiqucs  c[U(^  j'avais  été  h  même 
d'acquérir  autrefois  dans  les  armées  européennes, 
je  contribuai  puissamment  au  déblocus  de  la 
jilace,  dont  j'organisai  la  défense  avec  un  tel 
succès,  que,  furieux  de  voir  déjouer  tous  leurs 
|ilans  d'attaque,  les  Marocains  me    (ircnt  l'hon- 
neur de  mettre  ma  tête  h  prix  ■  une  somme  de 
dix  mille  boudjous  fut  offerte  par  Muley-lsmaél 
h  quiconque  lui  livrerait  mort  ou  vif  le  pauvre 
Ali-ben-Abd;dlali.   Heureusement    pour   moi  , 
j'étais  trop  nécessaire  au  salut  de  la  place  pour 
<iue  ses  défenseurs  osassent  me  sacrifier.  Toute- 
fois, cet  honneur   faillit  me  coûter  cher;  car, 
lorsqu'après  la  délivrance  de  Tlemccn,  je  traver- 
sai le  territoire   des  Douairs  pour  retourner  h 
Oran,  ces  braves  gens,  alléchés  par  l'appftt  des 
boudjous   marocains,  voulurent    récompenser 


(lance  en  me  vendant  à  Muley-Israaél  ;  et  telle 
eût  été  proiiablement  ma  destinée,  si  le  brave 
lieutenant  Ismaél,  celui-là  même  quia  accom- 
I)agné  en  France  le  général  Mustapha,  ne  m'eût 
]>ris  sous  sa  protection,  et  n'eût  énergiqueraent 
protesté  contre  la  lâcheté  et  l'infamie  d'une  telle 
action. 

Rentré  à  Oran,  j'y  ai  exercé  jusqu'à  ce  jour  les 
humbles  fonctions  d'interprète  ou  de  portier- 
consigne.  Je  suis  resté  pauvre  et  obscur,  comme 
je  l'étais  avant  l'occupation  française.  Peut-être 
nesuis-jep.is  encore  au  bout  des  mes  souffrances; 
peut-être  l'avenir  m'en  réserve-l-il  d'autres  que 
je  ne  puis  prévoir.  Mais  alors  j'appellerai,  comme  I 
toujours,  à  mon  aide  la  résignation,  celte  grande 
vertu  dont  le  malheur  m'a  enseigné  la  pratique, 
et  qui  est  tout  à  la  fois  la  consolation  de  l'attligé 
et  la  force  du  faible! 

Ici  le  conteur  se  tut.  Puisse  le  lecteur,  en  par- 
courant cette  longue  autobiographie,  n'avqjr  pas 
eu  à  s'armer  un  instant  de  celte  vertu  si  salu- 
taire ! 

FÉLIX   MORNANI). 

{Le  Commerce). 


mm'i^^^^  iaiiiD'i(^ûe0:gS;> 


Chez  les  habitansde  Madagascar,  comme  chez 
tous  les  peuples  à  demi  sauvages,  le  sentiment 
religie\ix  a  pris  toutes  les  formes  de  la  supers- 
tition. Us  sont  esclaves  de  ses  pratiques  les  pli^s 
grossières  et  les  plus  abrutissantes.  Us  croient 
sans  restriction  au  pouvoir  des  charmes  et  à  la 
divination,  La  confiance  dans  les  décisions  du 
devin  est  aussi  absolue  que  les  moyens  pour 
arriver  à  l'exercice  de  cette  puissanc  intellec- 
luelle  sont  compliqués  et  noijibreus  ,  donnant 
en  cela  libre  et  vaste  carrière  aux  desseins  Je 
l'initié  quijplie  à  sa  volonté  l'oracle  divin. 

Le  pouvoir  invisible  qu'on  implore  pour  ar- 
river à  la  divination  comme  l'entend  ce  peuple 
superstitieux  et  les  attributs  de  ses  agen^  ne 
peuvent  que  difficilement  être  définis.  On  peut 
cependant  regarder  ce  pouvoir  suprême  comme 
ayant  une  grande  lessemblance  avec  le  destin 
{ fatum)  des  anciens.  La  table  des  oracles 
étant  arrangée  absolument  comi]ie  un  jeu  d'é- 
checs ,  le  terme  de  siLidy  est  employé  pour 
désigner  l'espèce  de  résultat  obtenu  par  les  ex- 
périences de  l'initié  ,  résultat  qui  est  le  fruit  de 
combinaisons  variées,  opérées  sur  réihiquicr 
au  moyen  de  fèves  ,  de  graines  de  ris,  ou  autres 
objets  susceptibles  d'être  comptés  e(  divisés  à 
l'infini.  Les  décisions  de  cet  oracle,  que  les  na- 
turels vont  consulter  dans  toutes  les  circoii- 
slaTices  les  plus  importantes  de  leur  vie ,  sont 
pour  eux  des  ordres  inlransgressibles ,  car  ils 
ont  un  grand  res|)ect  pour  ce  qui  vient  des  an  - 
ciens  ,  el  une  confiance  aveugle  dans  les  tradi- 
tions superstilieuses  de  leurs  aïeux.  Quelque- 
fois ils  ont  des  discussions  dignes  de  la  niéu- 
physique  la  plus  relevée  sur  les  attributs  et  le 
pouvoir  surnaturel  dévolus  à  chacun  des  agens 
qu'ils  croient  chargés  de  gouverner  leur  vie. 

Lune  des  coutumes  les  plus  cruelles  et  les 
plus  en  vigueur  dans  ce  pays,  cesi  sans  contre- 
dit le  jugement  par  ordalie,  l'insliument  le  plus 


posture.  Ce  jugement  porte  le  nom  de  Tangena 
et  a  lien  en  faisant  avaler  au  coupable  ,  ou  soup- 
çonné tel,  un  fruit  empoisonné,  de  la  grosseur 
d'une  noix ,  (jui  pousse  en  grande  abondance 
daris  l'ile.  Pris  en  petite  quaniiié,  ce  fruit  a  les 
mêmes  effets  que  Fémétique.  C'est  de  celte  ma- 
nière qu'on  l'administre,  en  même  temps  que 
trois  petits  morceaux  de  peau  d'un  oiseau  tué 
exprès  pour  cette  opération  ,  de  la  grandeur 
d'une  petite  pièce  de  monnaie  ;  le  tout  mélangé 
avec  une  assez  grande  quantité  de  riz.  Si  le  pa- 
tient rejette  les  trois  petits  morceaux  de  peau  , 
il  est  innocent,  sinon  c'en  est  fait  de  lui ,  il  ex- 
pire bientôt  au  milieu  d'horribles  souffrances, 
comparables  à  celles  qu'éproijverait  un  homme 
brûlé  à  petit  feu. 

Ce  mode  de  jugement,  qui  a  des  conséquences 
terribles  pour  la  famille  de  la  victime  ,  si  elle 
est  reconnue  coupable,  n'est  pas  restreinte  à 
une  classe  particulière  de  crimes  réels  ou  ima- 
ginaires, et  il  n'y  a  pas  de  privilège  qui  puisse 
en  exempter  qui  que  ce  soit.  Quand  oa  sait  que 
les  accusateurs  aussi  bien  que  le  juge  profilent 
tous  deux  de  la  dépouille  du  mort,  on  com- 
prend à  combien  d'abus  ces  jugeraens  doivent 
donner  naissance.  Un  seul  individu  peut,  dans 
un  jour,  administrer  le  Taugenai  huit  per- 
sonnes ;  si  l'accusé  meurt,  l'officiant  reçoit  la 
vingtième  partie  de  toute  la  propriété  qui  n'a 
pas  été  léguée  avant  l'accusation.  Celui  [qui  ad- 
ministre le  poison  a  entre  les  mains  les  moyens , 
le  pouvoir  de  laisser  échapper  le  criminel  s'il  y 
trouve  des  avantages,  et  il  peut  aussi  sacrifier 
qui  il  lui  plait,  soit  en  augmentant  la  quantité 
de  poison ,  soit  en  le  faisant  prendre  d'une  cer- 
taine manière. 

Une  parait  pas  que  la  création  de  ce  tribu- 
nal terrible  ail  d'autres  causes  que  l'avidité.  On 
serait  tetjlé  de  croire  que  celui  qui  en  conçut 
l'idée  avait  formé  le  projet  de  dépeupler  le  pays, 
et  c'est  à  peine  si  l'on  conçoit  comment  ce  but 
n'a  pas  été  alleinl. 

La  dixième  partie  de  la  population  est  soumise 
à  la  Tangena  au  moins  une  fois  dans  le  cours 
de  la  vie  (il  y  en  a  qui  subissent  ces  épreuves 
deux  et  trois  fiLiis,  quelquefois  plus  ;  on  a  cal- 
culé que  sur  ce  dixième  il  y  a  au  moins  un  cin- 
quième qui  succombe.  De  cette  sorte  ,  un  cin 
(, 


mes  efforts  pour  le  maintien  de  leur  indépcii-    puissant  dans  les  mains  de  l'injujiice  et  Je  l'iijj-    H'ts  plaies  Je  noUe  mouJe  civilisi  «jUj  Mot  la» 


luantième  de  la  population  est  enlevée  par  ce 
redoutable  instrument  de  destruction.  Suppo- 
sons aussi  que  celle  [iraticiue  soit  en  usage  dans 
tonle  1  ile  et  nous  avons  grande  raison  decroire 
que  si  ce  n'est  tout  à  fait  la  même  méthode ,  du 
moins  il  existe  quelque  chose  d'analogue) ,  nous 
avons  par  résultat  au  moins  100,000  victimes 
par  génération  !  Plus  de  3,000  par  an,  et  la  plu- 
part dans  le  preniier  âge  de  la  vie  ! 

La  principale  raison  qui  f.ùt  que  la  dé- 
vaslalion  commise  par  ce  Héau  n'csi  pas  géné- 
rale ,  c'est  peul-êlre  la  foi  sincère  qu'ont  les 
Madecasses  dans  l'iiiftiillibilité  Je  l'ordalie.  Oa 
conçoit  ,  en  effet ,  que  si  d  un  côté  les  innocens 
demandent  souvent  à  subir  celle  épreuve  pour 
se  laver  des  crimes  qu'on  leur  impute  fausse- 
ni'MU  ,  d'un  antre  côte  les  accusateurs  doitenl 
aussi  avoir  continuellement  devant  les  yeux  la 
crainte  de  leiomber  un  jour  entre  les  mains  de 
la  divinité  vengeresse  pour  avoir  avanié  de* 
accusations  mensongères.  D'ailleurs,  il  y  ,idau- 


—  232  — 


connues  chez  res  peuples  ;  le  suicide,  que  chez 
nous  on  a  ijuelquefois  la  folie  de  regarder  com- 
me un  acte  de  courage,  est  pour  ces  peuples  un 
crime  irrémissible  aux  yeux  de  la  divinité.  Joi- 
gnez à  cela  un  tempérament  plus  sain  et  plus 
robuste,  par  conséquent  moins  de  maladies,  et 
Ton  arrivera  à  moins  s'étonner  ([ue  la  popula- 
tion ne  soit  pas  décimée  et  ne  marche  pas  vers 
un  décroisscment  rapide. 

Du  reste,  l'on  tomberait  dans  une  étrange  er- 
reur, si  l'on  concluait  de  ces  coutumes  barbares, 
coutumes  qui  d'ailleurs  ont  tenu  longtemps  nos 
pères  enchainés,  que  ces  peuples  sont  tout  h  fait 
dépourvus  d'intelligence.  L'n  examen  rapide  de 
leur  langue  nous  mettra  à  même  d'en  juger  avec 
assez  d'exactitude. 

La  langue  niadécasse  peut  [être  rangée  parmi 
les  idiomes  malais  ou  polynésiens  ;  cependant , 
le  peu  de  notions  grauunalicales  que  nous  en 
avons  nous  permet  de  remarquer  que  les  ter- 
minaisons des  verbes  sont  multipliées  ,  les  ac- 
ceptions beaucoup  plus  variées  et  étendues 
<iue  dans  le  malais.  Chose  singulière,  on  y  trouve 
un  grand  nombre  de  mots  arabes  ;  rien  qui  rap- 
pelle la  langue  de  la  Mozambique  ni  celle  d'au- 
cune contrée  voisine;  et  les  rares  dialectes  em- 
j)loyés  dans  quelques  parties  de  l'ile  [se  rap- 
portent tous  au  langage  général,  sans  offrir 
aucun  rapport,  aucun  mélange ,  avec  celui  des 
paysenvironnans.  La  langue  madécasse  est  forte, 
expressive,  se  prête  à  une  précision  philosophi- 
que dont  nos  langues  européennes  ne  seraient 
pas  toujours  susceptibles.  Sa  structure  est  sim- 
ple et  facile  et  en  permettant  toutefois  une  va- 
riété considérable  ou  même  une  certaine  élé- 
gance dans  la  combinaison  des  mots  et  des 
phrases.  Quoique  défectueuse  et  incomplète 
sous  le  rapport  des  termes  abstraits  ,  elle  est 
douée  d'une  si  admirable  flexibilité,  fondée  sur 
les  lois  et  les  principes  de  l'analogie,  qu'on 
éprouve  peu  de  difficulté  à  s'en  servir  pour  faire 
comprendre  à  l'intelligence  de  ces  peuples  les 
idées  mêmes  les  plus  nouvelles  et  les  plus  étran- 
gères à  leurs  mœurs  et  à  leurs  habitudes.  Que 
si ,  outre  cela ,  l'on  remarque  que  les  caractè- 
res romains  ,  dont  on  se  sert  en  Europe,  suffi- 
sent pour  reproduire  très  clairement  tous  les 
sons  de  la  langue  madécasse  ,  on  conclura  que 
les  missionnaires  ont  pu  sans  beaucoup  de 
peine  apprendre  à  ces  peuples  à  écrire  leur  lan- 
gue et  à  la  lire  lorsiprelle  était  représentée  par 
l'impression. 

11  existe  cependant  encore  peu  de  monumens 
de  la  littérature  madécasse.  C'est  la  tradition 
qui  a  conservé  et  transmis  d'ùge  en  Age  les  pen- 
sées philosophiques  qui  sont  semées  dans  le 
langage  de  ce  peuple,  et  qui  en  forment  la  jiartie 
la  plus  remarquable.  Quelques  fables  ont  été 
recueillies;  elles  ne  contiennent  que  des  allé- 
gories sans  intérêt,  et  la  décence  y  est  trop  sou- 
vent froissée,  pour  que  nous  nous  hasardions  à 
en  reproduire  (jnelques  passages.  Dans  leurs 
légendes,  rien  d'attachant,  rien  qui  saisisse; 
aucune  idée  religieuse  ou  philosophique.  Les 
chants  de  quelques  bardes  errans  offrent  seuls 
de  la  poésie  et  du  sentiment;  mais  c'est  princi- 
palement dans  les  jiroverbes  que  se  trouvent  le 
mieux  dépeints  à  la  fois  la  langue  et  le  caractère 
de  ces  peuples.  Dans  un  vase  d'eau  pure,  disent- 
Us,  jclcz  uac  cuilltrée  d'eau  corrompue,  et  tout 


est  perdu;  n'en  est-il  pas  de  même  dans  leurs 
coutumes?  L'homme  le  plus  irréprochable 
vient-il  à  faillir  une  fois,  même  légèrement, 
il  est  soumis  au  terrible  jugement  de  l'ordalie , 
et  la  pureté  de  toute  sa  vie  ne  peut  le  sauver 
d'un  trop  sévère  châtiment. 

Voici  un  autre  exemple  où  l'on  retrouve  décrits 
avec  une  énergie  remarquable  les  sentimens  de 
l'homme  poursuivi  par  le  malheur,  et  ne  sachant 
où  diriger  ses  pas  pour  s'isoler,  a  Si  j'avance , 
mon  père  est  mort;  si  je  recule  ,  ma  mère  est 
morte.  De  quelque  côté  que  je  me  tourne ,  je 
vois  le  malheur  prêt  à  tomber  sur  moi  ;  vers 
quelque  point  que  je  dirige  mes  pas,  je  suis  sûr 
d'aller  me  heurter  contre  l'adversité.  »  Encore 
un  dernier  exemple  de  leur  style  proverbial  et 
métaphorique.  —  «  Ne  sois  pas  assez  haut  pour 
»  craindre  d'être  frappé  du  tonnerre;  ne  sois 
»  pas  assez  bas  pour  craindre  d'être  confondu 
»  avec  la  terre.  Sois  modéré.  La  modération  est 
»  ce  qu'il  y  a  de  meilleur.  Les  œufs  du  kitsi- 
»  kitsikia  se  trouvent  sur  les  flancs  des  rocs 
«  inaccessibles;  les  œufs  du  Tararaka,  parmi  les 
»  brins  légers  de  l'horondrano  (espèce  d'herbe). 
»  Ce  dont  je  me  soucie  peu,  je  le  trouve  sous 
»  ma  main;  ce  que  je  désire  avec  ardeur,  je  ne 
»  puis  l'obtenir  qu'à  force  de  peines. La  modéra- 
))  tion  est  une  chose  difficile.  » 

Parmi  tous  les  chefs  qui  ont  .successivement 
gouverné  ce  pays  depuis  l'établissement  des  re- 
lations entre  les  Madécasses  et  les  Anglais,  il  en 
est  plusieurs  qui  méritent  d'arrêter  notre  atten- 
tion. Radama  est,  sans  contredit,  le  plus  remar- 
quable ;  sa  conduite  est  empreinte  d'un  carac- 
tère de  grandeur  qu'on  est  étonné  de  {trouver 
dans  un  peuple  encore  peu  avancé.  Mais  cepen- 
dant la  tradition  a  consacré  de  grandes  louanges 
à  l'un  de  ses  ancêtres,  Rabiby.  On  le  concevra 
sans  peine  quand  on  saura  que  ce  fut  lui  qui  le 
premier  reconnut  que  la  viande  du  bœuf  était 
un  aliment  confortable,  et  qui  introduisit  l'u- 
sage d'en  manger,  chose  tout  à  fait  étrange  avant 
lui.  Voici  à  quelle  occasion  et  comment  |il  lit 
cette  précieuse  découverte. 

Tandis  que  lui  et  son  peuple  étaient  occupés 
à  planter  du  riz,  un  naturel  tua  un  animal  ap- 
pelé jamoka  (  jeune  bœuf),  et  en  mangea.  Le 
plaisir  qu'il  avait  éprouvé  l'engagea  à  continuer 
et  à  renouveler  fréquemment  l'usage  de  cet  ali- 
ment. Par  suite  de  cette  nourriture  substan- 
tielle, il  devint  en  peu  de  temps  bien  plus  gras 
et  bien  plus  fort  que  ses  compatriotes.  On  le 
remarqua  ,  on  le  questionna  ;  le  chef  lui-même 
s'enquit  de  la  cause  de  cette  corpulence  incon- 
nue jusqu'alors  de  ces  pauvres  sauvages.  Après 
quelques  hésitations,  il  avoua  ce  qui  lui  était  ar- 
rivé. Rabiby,  en  liommesage,  voulut  l'éprouver 
par  lui-même.  Trouvant  cette  viande  du  bœuf 
aussi  bonne  qu'on  le  lui  avait  dit,  ce  chef,  loin 
de  cédera  des  sentimens  d'égoïsrae  et  de  jalou- 
sie, ne  voulut  pas  garder  ce  secret  pour  lui  seul  : 
il  fit  prendre  et  tuer  un  autre  bœuf  pour  en  ré- 
galer ses  compagnons  ;  chacun  prit  goût  à  celte 
nouvelle  espèce  d'alimens.  Deux  ou  trois  bœufs 
furent  pris,  et  différentes  méthodes  de  cuissons 
furent  employées  afin  de  reconnaître  quelle  était 
la  meilleure.  Rabiby  en  disliibii.i  un  morceau  à 
chacun,  et  ce  fut  l;i  l'origine  du  Juka  ou  présent 
envoyé  aux  fêtes  annuelles.  Le  chef  goûta  la 
chair  des  différentes  parties  du  corps  de  l'animal. 


commençant  à  la  tête  et  continuant  jusqu'à  la 
queue,  il  donna  la  préférence  au  filet.  Depuis 
ce  temps ,  ce  morceau  est  réservé  dans  chaque 
bœuf  que  l'on  tue,  et  envoyé  comme  tribut  au 
souverain.  Rabiby  fit  faire  des  parcs  où  furent 
réunis  et  gardés  des  troupeaux  de  bœufe,  et  un 
mois  après  la  découverte  gastronomique  qu'il 
avait  faite,  il  en  fit  tuer  un  grand  nombre  dont 
il  régala  tout  son  peuple.  Ce  fut  là  l'origine  de 
la  fête  qui  a  lieu  tous  les  ans  pendant  la  lune 
d'Alamahady. 

On  rapporte  que  quelque  temps  après,  ce  nou- 
vel épicurien  attaqua  un  sanglier  qui  se  défendit 
si  vaillamment,  que,  pour  le  prendre  et  le  tuer, 
il  fut  obligé  d'appeler  à  son  aide  cent  naturels. 
Habitué  déjà  à  manger  de  la  chair,  il  goûta  celle 
du  sanglier  et  en  fit  goûter  à  son  peuple.  Elle 
fut  trouvée  non  moins  bonne  que  celle  du  bœuf, 
et  depuis  ce  temps  et  pour  perpétuer  le  souve- 
nir de  cette  célèbre  victoire,  il  changea  son  nom 
de  Rabiby  en  celui  de  Ralambo  {lambo  signifie 
sanglier  en  langue  madécasse). 

Un  grand  nombre  de  nobles  du  pays  préten- 
dent descendre  de  Ralambo ,  car  ce  n'est  pas  un 
petit  honneur  d'avoir  un  homme  pareil  au  nom- 
bre de  ses  ancêtres.  L'orgueil  de  l'ancienneté  des 
races  est  aussi  fort  chez  les  Madécasses  que  chez 
les  peuples  les  plus  policés  de  l'Europe.  Le  vil- 
lage où  résidait  Ralambo  porte  encore  le  nom 
de  Ambohidrabiby,  village  de  Rabiby],  et  l'on 
voit  encore  presque  tous  les  parcs  qu'il  a  fait 
construire  pour  recevoir  les  troupeaux  de  bœufs. 
p  Rabiby  parait  avoir  été,  de  ses  prédécesseurs 
et  de  ses  contemporains,  celui  qui  prit  le  plus 
de  soin  du  bétail,  et  qui  s'occupa  le  plus  de  fer- 
tiliser et  d'améliorer  les  pâturages. 

Mais  laissons  de  côté  ces  conquêtes  matériel- 
les de  l'homme  sauvage,  et  revenant  à  des  épo- 
ques plus  rapprochées,  occupons-nous  des  pro- 
grès intellectuels  dans  lesquels  Radama  sut 
pousser  ses  sujets.  Le  père  de  Radama  était  un 
homme  d'un  caractère  élevé  et  d'une  grande 
énergie,  brave,  audacieux ,  entreprenant,  pru- 
dent et  réfléchi  tout  à  la  fois.  Protecteur  de  l'in- 
dustrie, il  introduisit  de  grandes  améliorations 
dans  l'architecture  de  son  peuple,  et  emprunta 
aux  Européens,  qui  fréquentaient  ses  côtes,  l'art 
de  travailler  le  fer  et  les  métaux.  Ses  sages  me- 
sures obtinrent  encore  un  résultat  plus  heureux 
pour  l'humanité,  en  faisant  perdre  à  ses  sujets 
l'usage  immodéré  des  liqueurs  fortes  ;  et  ce  que 
l'on  doit  le  plus  louer  en  lui,  c'est  qu'avec  un 
pouvoir  sans  limite,  il  n'en  abusa  jamais ,  et  le 
fit  constamment  tourner  au  profit  du  bonheur 
de  ses  peuples  et  des  progrès  de  la  civilisation. 
Radama,  son  second  fils,  lui  succéda.  Un  trait  de 
son  enfance  pourra  donner  une  idée  de  ce  qu'il 
devait  être  par  la  suite.  Son  père  avait  divorcé^ 
chose  facile  pour  un  prince  absolu,  surtout 
dans  un  pays  où  les  femmes  sont  tenues  dans  une 
sujétion  continuelle.  Quelques  jours  après  cet 
événement ,  Radama,  alors  âgé  de  six  ans ,  prit 
un  petit  poulet  et  l'attacha  près  du  lieu  où  se  te- 
nait son  père  ;  celui-ci  entendant  des  cris  plain- 
tifs de  l'animal,  en  demanda  la  cause  :  «  C'est  un 
pauvre  petit  poulet,  lui  dit  Radama,  qui  pleure 
après  sa  mère.  »  Le  jour  même  Radama  revoyait 
la  sienne  rappelée  par  son  père. 

Mais  les  progrès  de  civilisation  sont  lents  chez  ^' 
un  peuple  sauvage,  et  le  génie  de  Uadama 


l 


—  ^33  — 


pouvait  rapidement  secouer  les  entraves  de  la 
barbarie.  «Quand  je  le  visitai  en  1816,  rapporte 
un  des  agents  du  gouvernement  anglais  ,  Rada- 
ma  était  encore  entièrement  soumis  aux  mœurs 
et  aux  habitude»  de  son  pays.  Et,  quoique  d'un 
esprit  supérieur,  susceptible  de  grandir  encore 
par  la  culture,  quoique  animé  de  la  noble  ambi- 
tion de  s'élever  au  dessus  de  tous  ses  ancêtres , 
bien  que  son  génie  perçât  déjà  dans  ses  discours, 
il  n'était  encore  qu'un  véritable  Madécasse.  Ou- 
blieux des  sages  prescriptions  de  son  père,  il  en- 
courageait l'ivrognerie  par  son  exemple ,  la  su- 
perstition par  ses  actions.  L'ambition  était  la 
passion  dominante  de  son  ùme,  et,  quoique  cette 
passion  soit  loin  de  mériter  toujours  rapju'oba- 
lion  des  hommes  sages ,  il  faut  avouer  cepen- 
dant que ,  guidée  et  modérée  par  les  principes 
de  la  morale  chrétienne,  elle  pouvait  redevenir 
chez  Uadama  un  stimulant  puissant  pour  le 
pousser  à  l'avoriser  les  progrès  de  la  civilisation. 
Personne  plus  que  lui  n'était  capable  d'accom- 
plir cette  grande  œuvre,  et,  s'il  commit  de  gran- 
des fautes,  il  faut  avouer  aussi  que  l'excellence 
de  ses  qualités  pouvait  puissamment  contreba- 
lancer leurs  funestes  effets.  » 

Avant  de  connaître  les  agents  anglais,  Radama 
n'était  pas  ce  qu'il  devint  depuis  ,  l'Africain 
éclairé.  Par  la  fréquentation  des  Européens,  par 
les  relations  continuelles  qu'il  entretint  avec 
eux  ,  son  esprit  s'agrandit,  ses  vues  devinrent 
plus  larges.  Lors  de  leur  première  visite,  les  An- 
glais le  trouvèrent  accroupi  sur  une  natte,  de- 
vant la  porte  de  sa  maison,  enveloppé  dans  une 
panne,  ouvrage  de  ses  mains.  Quel  étrange  con- 
traste !  Dans  l'intérieur  de  sa  maison ,  pas  un 
siège,  pas  une  table,  et  cependant  il  mangeait 
dans  des  plats  d'argent  :  quoique  attaché  à  tou- 
tes les  pratiques  superstitieuses  de  son  peuple  , 
et  porté  principalement  h  se  délier  des  étrangers, 
il  apporta  dans  les  premières  transactions  com- 
mercialesqui  eurent  lieu  entre  lui  elles  Anglais, 
une  telle  loyauté,  une  telle  confiance,  que  les 
Anglais  eux-mêmes  s'en  étonnèrent.  Car  il  est 
rare  de  rencontrer  ces  qualités  parmi  les  peuples 
sauvages.  Les  semences  de  la  civilisation  ne  tom- 
bèrent donc  pas  sur  une  terre  ingrate,  et ,  en 
peu  de  temps,  ses  idées  prirent  un  développe- 
ment incroyable. 

En  1817  il  habitait  un  palais.  Dans  la  cour  de 
ce  palais,  où  Talla  visiter  M.  Haslie,  étaient  ran- 
gés sur  deux  lignes  de  nombreux  soldats.  Le  roi 
s'avançaversM.  Hastie,  lui  sourit  amicalement 
et  lui  serra  la  main  avec  cordialité.  Quand 
M.  Uastic  entra  dans  le  palais  iljétait  suivi  de  ({utl- 
ques  naturels  qui  lui  appartenaient.  Chacun  de 
ces  hommes  tenait  un  dollar  à  la  main  ,  et  une 
personne  placée  exprès  à  la  porte  recevait 
ces  pièces  de  monnaie  à  mesure  que  s'introdui- 
sait la  suite  de  M.  Mastic.  Dientdt  les  naturels  se 
mirent  u  danser ,  après  quoi  le  roi  ordonna  de 
faire  silence,  et  adressa  à  ses  soldats  une  allocu- 
tion, leur  commandant  de  montrer  toutes  sortes 
d'égards  aux  Anglais  cpii  venaient  les  .visiter. 
Dans  cette  occasion  Radama  portait  un  liabit 
écarlate  et  un  chapeau  militaire  qui  lui  avaient 
été  envoyés  de  l'ilc  Maurice,  un  pantalon  bleu 
et  des  buttes  vertes.  Après  cette  entrevue  publi- 
que fi  laquelle  il  avait  clicrclié  à  donner  une  es- 
pèce de  solennité,  il  suivit  M.  Hastie  à  la  maison 
qui  lui  ÉUil  dcsiiuC'C.L^illui  lit  tuulcslcs  dcmous- 


trations  de  la  plus  vive  amitié.  11  parla  avec  en- 
thousiasme du  gouverneur  de  lile  Maurice  qu'il 
appelait  son  père.  U  ne  pouvait  trop  remercier, 
disait-il,  les  Anglais  dans  la  personne  de  leur 
agent  pour  lui  avoir  appris  tant  de  bonnes  et 
belles  choses.  C'était  à  eux  qu'il  devait  tout  ce 
qu'il  était,  sans  eux  il  n'aurait  jamais  été  (ju'un 
pauvre  sauvage,  sans  esprit,  sans  lumière;  tandis 
qu'alors  il  voyait  commencer  pour  lui  presque 
une  nouvelle  vie,  son  tune  se  dilatait,  son  intel- 
ligence s'élevait ,  il  comprenait  enlin  ce  que  c'é- 
tait que  les  devoirs  d'un  chef  proposé  à  la  con- 
duite d'un  peuple.  M.  Haslie  crut  le  moment  fa- 
vorable pour  attirer  son  attention  sur  les  inté- 
rêts matériels  de  ce  peuple,il  se  plaignit  du  mau- 
vais état  des  roules  du  pays  et  des  souffrances 
que  cet  état  devait  causer  aux  habitans  ,  puis, 
saisissant  celte  occasion  de  lui  expliquer  claire- 
ment les  immenses  avantages  qu'il  pourrait  re- 
tirer de  rétablissement  de  voies  de  communi- 
cations ,  il  développa  aux  yeux  du  monarque 
africain  des  plans  vastes  et  étendus,  qui,  suivis 
avec  activité  devaient  apporter  dans  son  pays 
des  améliorations  incalculables.  —  Frappé  de 
ses  explications,  Radama  les  répéta  aussitùt  à  ses 
sujets  dont  la  maison  était  pleine,  et  toutes  fu- 
rent accueillies  avec  acclamation.  La  conversa- 
tion continua  sur  ce  pied,  Radama  répétant  tou- 
jours avec  force  commentaires  les  paroles  de 
l'envoyé  anglais  ;  aussi  peu  de  sujets  purent-ils 
être  traités  dans  cette  conférence. 

Parmi  les  présens  envoyés  à  Radama  par  le 
gouverneur  de  Maurice  se  trouvait  une  horloge. 
Grande  fut  d'abord  la  joie  de  Radama,  mais  bien- 
tôt l'horloge  se  dérangea  ,  et  le  roi  ne  pouvait 
dissimuler  son  violent  chagrin  ,  lorsque  la  son- 
nerie frappant  les  heures,  l'aiguille  des  minutes 
n'indiquait  que  les  demies.  Par  bonheur,  un 
jour  qu'il  était  absent,  M.  Hastie  découvrit  la 
cause  du  dérangement  de  la  pendule,  et  parvint 
à  y  remédier.  Quand  revint  le  roi ,  son  bon- 
heur fut  au  comble.  —  L'horloge  fui  aussitôt 
précieusement  placée  sur  un  bloc  de  pierre , 
puis  le  monarque  s'asseyant  par  terre  la  con- 
templa pendant  longtemps ,  et  ([uand  l'heure 
sonna ,  oublieux  de  sa  dignité  royale,  ^il  se  mit  à 
danser  et  à  sauter  tout  autour.  —  Une  mappe 
monde  lui  lit  aussi  le  plus  grand  plaisir,  et  sou- 
vent il  s'amusait  à  y  suivre  du  doigt,  puis  à  re- 
tracer la  forme  de  son  ile. 

Les  plus  précieux  des  présens  de  sir  Hastie 
étaient  quelques  chevaux  ,  animaux  extrême- 
ment rares  dans  l'ile  à  cette  époque  où  les  natu- 
rels les  faisaient  mourir  en  les  nourrissant  de 
riz.  Rien  ne  peut  rendre  la  joie  du  roi  lorsqu'il 
prit  la  première  leçon  d'équitation. 

11  devint  bientôt  un  cavalier  accompli.  Plus 
habile  en  cela  encore  qu'aucun  autre  de  ses  su- 
jets ,  (|ue  son  esprit  vaste  précédait  et  dirigeait 
toujours  dans  le  champ  de  la  civilisation. 

Du  reste  il  était  soutenu  dans  cette  auvre  di- 
gne de  son  grand  caractère  par  les  soins  et  les 
elïbrls  des  missionnaires.  Ce  fut  à  leurs  lumiè- 
res,qu'il  ilut  d'embrasser  sincèrement  la  véri- 
table voie  de  la  civilisation,  c'est-à-dire  la  ré- 
forme de  la  religion  barbare  de  sou  peuple,  l'a- 
bolition de  leurs  coutumes  sauvages.  Coinmcni 
en  furent-ils  recompensés  après  la  mon  de  Ra- 
mada  i'  Sa  fcimue  Ravauavola  lui  succéila ,  elle 
sc'Uibia  l'icudrc  à  tùcliu  de  rccdilicr  tout  ce  que 


Radama  avait  voulu  détruire, , de  détruire  tout 
ce  qu'il  avait  élevé.  Les  missionnaires  persécutés 
par  elle  furent  obligés,  malgré  leur  regret,  d'a- 
bandonner le  champ  où  ils  avaient  commencé 
à  semer  la  parole  de  Dieu.  Ils  eurent  cependant 
la  consolation  de  voir  un  grand  nombre  se 
convertir  à  leur  foi  et  embrasser  avec  sincérité 
la  religion  chrétienne.  Mais  que  disons-nous? 
cette  consolation  fut  bien  payée  par  la  douleur 
de  voir  ces  malheureux  devenir  bientôt  eux- 
mêmes  l'objet  des  persécutions  de  Ravanavola 
quelques-uns  même  perdirent  la  vie  dans  les 
supplices  que  leur  faisait  souffrir  cette  reine 
impie  et  cruelle.  L'n  édit  défendit  expressément 
à  ses  sujets  les  prati(iues  de  la  religion  chré- 
tienne. Dieu  veuille  que  son  aveuglement  obs- 
tiné ne  fasse  pas  retomber  ses  sujets  dans  l'a- 
brutissement dont  ils  commençaient  'jt  sortir  ! 
MoiiUy  Review. 
{Bévue  du  XI .V  titcU.) 


Waa  '^y'<0«4l'22<DSJ, 


I. 

La  comtesse  Eva  Venosa  cessa  de  chanter.  Au 
silence  religieux  qui  avait  régné  pendant  son 
grand  air,  succéda  un  long  murmure  d'admira- 
tion. Les  hommes  s'empressaient  autour  d'elle 
pour  lui  présenter  les  hommages  les  plus  flat- 
teurs; les  femmes  lui  souriaient  d'un  air  si 
gracieux  qu'il  trahissait  tout  leur  dépit.  Son 
triomphe  était  complet.  Pour  moi,  dans  le  coin 
obscur  où  je  m'étais  réfugié,  j'essuyai  deux 
larmes  qui  coulaient  silencieusement  le  long  de 
mes  joues,  et  je  rentrai  en  moi-même  pour  sa- 
vourer mes  délicieusesémotions.  Je  n'avaisjaraais 
entendu  chanter  avant  ce  soir-là;  car  c'était  la 
première  fois  que  j'entendais  la  comtesse. 

Cependant  Eva  traversait  le  salon,  la  main 
appuyée  sur  le  bras  d'un  jeune  homme  qui  sem- 
blait lier  de  sa  lâche  et  qui  fendait  avec  zèle  les 
groupes  d'admirateurs  placés  sur  son  passage. 
Affaissée  sous  le  poids  de  ses  émotions  récentes 
elle  semblait  insensible  à  tout  ce  qui  l'sntouraill 
Ses  yeux  étaient  baissés,  sa  démarche  inégale  : 
et  à  lous  les  hommages  qu'elle  recevait,  elle  ré- 
pondait instinctiu'nicnt  par  un  léger  salut. 
Arrivée  à  son  fauteuil,  elle  s'y  laissa  tomber  et 
le  jeune  lionnuc,  prenant  place  derrière  elle,  se 
mil  à  lui  parler  tout  bas.  Je  ressentis  intérieure- 
ment un  Mioiivement  d'humeur,  et  je  demandai 
à  mon  voisin  le  nom  de  ee  jeune  homme;  c'était 
le  baron  Wilhelm  de  Solgau,  d'une  ancienne 
famille  sa.\unne,  liancé  à  la  comtesse  qu'il  devait 
épouser  dans  queh|uesmois.  Mécontent,  malgré 
moi,  de  ec  i|ue  je  venais  d'apprendre,  je  me  le- 
vai et  je  m'approchai  de  la  cheminée.  Le  piano 
était  resté  vide.  Personne  n'avait  voulu  lutter 
avec  l'impression  produite  par  la  dernière  ran- 
tatrice.  On  était  d'ailleurs  fatigué  de  musique. 
La  soirée  tirait  vers  sa  lin. 

La  princesse  de  Montz  tit  renouveler  les  bou- 
gies; les  domestiques  circulèrent  avec  des  ra- 
fraichissemens.  l'nis  on  rapprocha  les  fauteuils, 
et  les  divers  groupes  échangèrent  des  conversa- 
tions animées.  Près  de  moi,  trois  jeunes  et 
blondes  Viennoises,  à  la  peau  rose  et  veloutée 
causaicul  avec  quelques  nobles  ofliciers  cl  seu- 


—  234  — 


blaienl  accueillir  avec  un  sou.i.e  appiobaleur 
les('lo.  es  iiassablement  satiri4i'»'SM>'t'  ''""  '1  ™'t 
accorihiit  à  la  comtesse.  Je  fus  .nielqiic  lemps  | 
sans  rien  comiirenaie  à  ses  reslri.-iions.  Knii.i  je 
devinai  que  larilente  conilCBseilahcnne  avait  le 
tort  lie  Miilii-  et  de  s'exprimer  trop  vivement  au 
pré  lies  haut.s  couvciinnfes.Ui  rani;  élevé  où  elle 
se  trouvait.  Celle  lUre et  froide  aristocratie  autri- 
chienne lui  reprochait  son  orijanisation  excep- 
tionnelle elart.stique,elsa  puissante  inlell.iienee 
de  la  passion  musicale,  comme  un  défaut  d  usage 
eide  réserve.  Ou  trouvait,  en  un  mot,  quelle 
sentait  trop  bien  et  plutôt  en  cantatrice  qu'en 
amateur  et  en  comtesse. 

Je  souffrais  de  voir  cette  nature  généreuse 
étouffée  dans  une  atmosphère  si  Glaciale,  et  je 
ieiai  involonlaircmenl  les  yeux  du  c6té  d'hva, 
comme  si  j'avaiscraint  .pièces  parolesqui  m  affl.- 
.eaient  ne  pussent  arriver  jusqu  a  elle  Lva  était 
seule  étendue  dans  son  fauteuil;  le  baron  de 
Solrau  avait  quitté  le  salon,  et  la  comtesse  re- 
l-ardait  notre  groupe  avec  une  véritable  hxite, 
comme  si  quchpie  instinct  secret  l'eilt  avertie 
ou  on  sy  pccupait  d'elle.  Je  ne  sais  si  mon  re- 
gard   en  tombant  sur  le   sien,  lui   traduisit  les 
pensées  qui  m  agitaient  ;  mais  je  crus  voir  (lu'elle 
V  répondait  par  un  triste  sourire;  puis,  elle  se 
leva  et  se  dirigea  vers  la  porte  du  salon.  J'avais 
Muitié  ma  place  pour  me  retirer  ;  nous  nous 
renconli&mes,etjelui  offris  le  bras  pour  l'ac- 
compagner à  sa  voilure.  Elle  l'accepta  sans  me 

répondre. 
Dans  l'escalier,  elle  s'arrêta,  me  regarda  en 

face  et  me  dit  : 

—  Vous  m'avez  comprise,  vous,  car  vous  êtes 
le  seul  que  mou  chant  ail  fait  pleurer,  comme  je 
pleurais  moi-même.  ,   •     ,•    • 

—  Quoi!  vous  l'avez  remarque,  lui  dis-jc 
vivement  ému;  et  cependant,  madame,  j'ai  ou- 
blié de  vous  féliciter. 

_  Vous  lavez  fait,  répondit-elle,  autrement 
et  mieux  que  c.  tte  foule  qui  m-enlourail  d'hom- 
mages, loin  en  se  raillant  en  secret  de  mon  en- 

Ihousiasme.  ...      ,,,  • 

—  Mais  dans  cette  foule,  repris-je,je  a  étais 
pas  le  seul  à  palpiter  des  mêmes  émotions  que 
jous.  Le  baron  de  Solgau.... 

Elle  m'iuterrompii.-VVilhelm!  non,  vous 
vous  trompez,  monsieur;  Wilhelm  m  aime,  il 
est  vrai,  et  il  m'admire  parce  qu'il  me  voit  a 
travers  son  amour;  mais  il  est  baron  allemand, 
9iouta-t-elle  avec  finesse,  c'est-k-dire  qu  d  y  a 
des  choses  qu'il  aime  mieux  que  moi  :  c  est  son 
rang,  sa  tenue  digne  et  calme,  son  respect  pour 
les  convenances. 

^ous  étions  au  bas  du  perron,  la  voiture  de  la 
comtesse  l'attendait;  je  laidai  à  y  monter,  et  je 
m'apprêtais  à  lui  faire  mes  adieux. 

—  Où  demeurez-vous,  me  dit-elle  ? 

—  Dans  Léopolstadt. 
-Je  vais  près  dul'rater;    montez,  je   vous 

reconduirai. 

Je  ne  me  le  lis  pas  réi.éter,  et  quelques  secon- 
des plus  tard  la  voilure  roulait  ave  rapidité. 

Mais  elle  roula  ainsi  pendant  un  quart  d  heure 
sans  que  le  bruit  monotone  des  roues  et  le 
sileiuv  des  rues  désertes  fussent  interrompus  par 
un  seul  mot  échangé  entre  nous.  La  comtesse 
s'était  enfoncée  dans  un  coin  de  la  voiture,  et 
elle  y  restait  muette  et  pensive  ;  je  ne  voulus  pas 


'a  distraire  de  ses  réflexions  ;  elle  oublia  de  me 
'aire  descendre,  et  ce  fut  à  son  hùtel  que  nous 
irrivAmes.  U,  je  repris  sa  main,  et  je  la  recon- 
luisis  jusqu'à  son  salon.  Le  jour  commençait  îi 
larailrc;  je  craignis  d'être  importun,  et  je   me 
retirai  en  lui  léiuoignant  ma  reconnaissance  pour 
ont  le  bonheur  que  je  lui  devais. 
J'avais  refermé  la  porte  et  j'étais  îi  peine  arri- 
é  an  bout  de  la  pièce  précédente  que  j'entendis 
in  torrent  d'harmonie  déborder  dans  le  bou- 
doir de  la  comtesse  ;  il  semblait  que  dix  mains 
..arcourussent  les  touches  d'un  instrument  cé- 
ieste  pour  en  tirer  ces  sons  purs  et  pleins,  aux- 
cpiels  se  mêlabientùtla  voix  d'Eva,  si  vibrante 
(l  si  suave.  Elle  chantait  un  air  de  bravoure, 
i  près  un  prélude  éclatant.  Jd  ne  pus  résister  à 
l'attraction  invincible  .pii  me  ramena  vers  le 
boudoir.  Je  rouvris  doucement  la  porte, cl  m'ap- 
prochant  sans  bruit,  je  m'assis  sur  un  divan  der- 
rière la  comtesse.  Elle  ne  m'aperçut  pas  et  con- 
liiuia  avec  une  énergie  incroyable  l'air  qu'elle 
;,vail  commencé  ,   puis  un    second  du  même 
caractère,  puis  un  troisième,  passant  de  l'un  à 
l'autre  avec  des  modulations  tières  et  savantes, 
ébranlant  l'instrument  sous  la  puissance  de  ses 
,,eliles  mains  si  blanches  et  si  frêles,  faisant  ré- 
sonner la  chambre  des  éclats  de  sa  voix,  comme 
le  ferait  une  orgue  de  cathédrale  placé  dans 
l'étroite  enceinte  d'un  salon. 

Elle  chanta  ainsi  une  grande  demi  heure  sans 
s'arrêter  et  sans  faiblir;  puis  elle  cessa  tout  d'un 
coup;  et  pendant  que  les  derniers  accords  se  | 
répétaient  par  une  longue  vibration  sur  les  boi- 
series sonores  du  boudoir,  Eva  restée  assise  de- 
vant son  instrument,  mais  brisée  et  sans  forces, 
pleurait  et  sanglottait  amèrement.  Je  me  trou- 
vais fort  embarrassé  de  ma  position  ;  je  craignais 
,,ue  la  comtesse  ne  fut  blessée  de  s'êire  livrée  de- 
vant un  étranger  îi  cet  accès  de  faiblesse,  à  celle 
sorte  de  crise  nerveuse,  et  je   commençai  îi  re- 
gretter d'être  revenu  sur  mes  pas.  Je  fis  un  mou- 
vement pour  me  retirer  sans  bruit;  mais  Eva 
m'aperçut.  Elle  tressaillit,  son  visage  s'anima, 
son  rei^ard  brilla  k  travers  ses  larmes  ;  elle  vint 
=,  moi  et  me  prit  la  main.  -  «  Ah!  vous  éliez  li, 
me  dit-elle;  on  m'aurait  bien  applaudie,  n'est- 
ce  pas?» 

Je  la  regardai  avec  surprise  ;  elle  s  en  aper- 
çut et  reiurant  en  elle-même  :  pardon,  ajouta- 
l-clle,  je  souffre,  je  suis  brisée  ;  je  vais  vous  ren- 
voyer- mais  revenez  me  voir,  vous  serez  le  bien 
reçu  Je  la  saluai  profondément  et  je  la  quittai. 
Toute  la  journée,  je  restai  enfermé  chez  moi, 
tantôt  cherchant  à  chasser  de  mon  cœur  l'image 
d'Eva  qui  me  poursuivait,  tantôt  la  faisant  poser 
.levant  mes  yeux,  avec  le  feu  divin  .lèses  regards, 
le  sourire  de  ses  lèvres  et  .'ardeur  réfléchie  de 
son  front.  Je  tâchais  de  ra'expliquer  cette  or- 
ganisation forte  et  mystérieuse;  et  je  craignais 
lie  comprendre  ce  que  signifiaient  ces  dernières 
paroles.  Le  soir,  je  sortis  et  j'allai  à  l'hôtel  de  la 
comtesse.  Elle  était  souffrante    et  ne  pouvait 
recevoir. 
Je  parlais  le  lendemain  pour  l'Italie. 

11. 


demi-heure,  je  rentrai  en  hile,  je  rajustai  ma 
cravate,  je  pris  un  habit  noir,  et  montant  en 
voiture,  je  me  fis  conduire  rue  Olivelo. 

Voici  ce  qui  avait  si  Iiiusquement  changé  mes 
déterminations.  Il  n'élail  alors  bruit  h  Naples, 
depuis  le  palais  royal  jusqu'à  la  place  del  iMer- 
calo,  que  d'un  fait  bizarre,  inoui,  qui  s'était 
d.'jb  renouvelé  deux  fois  et  daus  1  alleiue  duqu.l 
la  ville  entière  était  une  troisième  fois  en  runuur. 
C'était  l'unique  sujel  de  la  conversation  et  je  ne 
lardai  pas  h  eu  être  instruit.  Que  l'on  juge  de 
ma  surprise!  Le  soir  même,  la  comtesse  Venqsii 
faisait  sou  troisième  début  au  théâtre  Sali  Carlo. 


Trois  mois  après,  des  affaires  dont  je  m'occu- 
pais m'amenèrent  à  Naples.  J'y  arrivai  un  matin 
,■1  aiwès  quelque  repos  je  sortis  pour  faire  quel- 
lucï  visites  importantes.  Mais  au  bout  d'une 


La  comtesse,  fille  des  Néri,  de  Sicile,  veuve  du 
dernier  rejeton  d'une  exuelhnle  tamille    de  la 
Pouille,  alliée  à  la  meilleure  noblesse  du  royau- 
me et  cantatrice  à   San  Carlo!  C'était   à  n'y  lias 
croire.  Aussi  comnienl  peindre  les  persécutions 
qu'elle  avait  essuyées  depuis  .prà  son  retour  A<t 
Vienne  elle  avait  liaiilement  déclaré  sa  volonté  ';" 
C'était  devenu   pour   l'aristocratie   napolitaine, 
une  véritable  alïaire  diplomatique,  et  dans  celte 
lutte, 1  inébranlable  résolution  d'Eva  avait  triom- 
phé. Du  reste,  la  classe  moyenne  elle  peuple 
étaient  loin  d'être  indifférens  à  cette  petite  guerre. 
Les  imaginations  ardentes,  séduites  par  la  haine 
de  toute  opposition  anlaut  que  par  l'intérêt  et 
la  curiosité  qu'éveillait  la    comtesse,  s'éliicnl 
montées  à  un  haut  degré  .l'enthousiasme  pour 
elle.  On  discutait  sur  les  causes  probables  d'une 
résidulion  si  invincible  et  si   bizarre.   Les  uns 
soutenaient  .lue    la  comtesse    était  ruinée   et 
qu'elle  voulait  refaire  sa  forlune,ou  qu'elle  était 
amoureuse  liu  premier  ténor  Luoio.  Les  autres 
rappelaientqu'elle  abandonnait  le  priK  de  son 
engagement  aux  hospices;  quant  à  Lucio,  si  tUe 
était  amoureuse  de  lui,  elle  pouvait  le  rapprocher 

d'elle  sans  sortir  .le  son  rang.  Les  extmides  de 
ses  amies  ne  lui  manquaient  pas.  pans  cette  dis- 
position des  esprits,  il  est  supperliu  de  .lécrire 
Icnlliousiasme  frénétique  .ju'avait excité  la  ciin- 
lesse,  lors  de  son  premier  début.  Jamais  San 
Carlo  n'avait  vu  une  telle  foule  m  un  tel  iriom- 
phe.  Les  loges  elles-mêmes,  tant  par  justice  .pie 
par  esprit  lie  corps,  s'y  étaient  associées,  et  la 
Carlotta  Uiaiichi,d6nt  Eva  tenait  l'emploi,  s'était 
évanouie  de  dépit  au  foyer. 

En  apprenant  tout  cela,  je  m'expli.iual  les 
bizarreries  qui  m'avaient  frappé  dans  la  comtes- 
se, le  soir  du  concert  delà  princesse  de  Morilz, 
et'je  sentis  renaître  avec  une  extrême  vivacité 
l'intérêt  qu'Eva  m'avait  inspiré  et  dont  trois  mois 
de  distraction  avaient  presque  effacé  le  souve- 
nir. Ce  fut  sous  le  charme  de  celle  sensation 
rajeunie  que  je  merendis4ue  Olivelo.  Une  chose 
entr'aulres  me  tourmentait  plus  qu'il  n'eût  été 
raisonnable;  qu'était  devenu  le  baron  Wilhelm 
de  Solgau  ? 

Quand  j'entrai  dans  le  salon  d'Eva  ,  elle  répé- 
tait une  partie  de  son  rôle  avec  Lucio  ;  je  me 
gardai  de  l'interrompre  et  je  me  mis  à  faire  quel- 
ques observations  sur  la  société  au  milieu  de 
laquelle  je  me  trouvais.  Elle  représentait  fort 
bien  la  situation  mixte  qu'occupait  la  comtesse. 
Il  y  avait  là  de  grands  noms  de  l'aristocratie  na- 
politaine et  .le  grandes  célébrités  artisthiues. 
Peu  de  femmes  autres  que  des  artistes ,  mais 
beaucoup  de  jeunes  seigneurs,  les  uns  papillon- 
nant autour  des  cantatrice»  de  San  Carlo, les 


—  235  — 


^..tigmvntasmsa 


aiilres  prélant  leur  allcntion  nu  duo  de  Lucio 
et  dEva. 

Elle  m'entraîna  sur  un  divan  isolé  dans  l'em- 
brasure d'une  croisée,  et  là,  seuls  au  milieu  de 
cette  foule  ijui  bourdonnait  et  riait  à  l'entour  , 
nous  causâmes  loufjlemps.  Elle  m'ouvrit  son 
cœur  avec  une  confiance  qui  m'émut  profondé- 
ment. Elle  me  dit  les  tourmens  de  cette  natuie 
sans  cesse  comprimée  et  touj(Uirs  plus  forte  que 
ses  entraves;  sa  lutte, louijtemps  sourde  et  enfin 
déclarée  contre  son  rang  et  ses  préjugés  ;  elle 
me  peignit  en  traits  de  feu  les  joies  inetfableset 
les  (légofils  poignans  de  sa  nouvelle  profession. 
Elle  semblait  heureuse  de  pouvoir  enfin  décou- 
vrir ses  blessures  à  un  œil  ami  et  comi)atissant. 

Une  heure  d'épancliemens  intimes  i)assa  ainsi 
corameun  instant.  Eva  s'aperçut  la  ))remière  du 
temps  écoulé. 

—  Je  ne  puis  rester  avec  vous  davantage,  me 
dit-elle,  mais  venez  m'entendre  ce  soir  à  San 
Carlo,  et  n'oubliez  pas  ([ue  je  vous  attends  en- 
suite à  mon  médianoche,  après  le  spectacle.  Je 
vous  y  présenterai  sans  doute  à  M.  de  Solgau  , 
car  je  compte  sur  son  arrivée  d'un  instant  à 
l'autre. 

III. 

Le  soir,  je  me  trouvais  seul  ilans  une  petite 
loge  de  trois  places  que  j'avais  louée  tout  en- 
tière, fort  près  de  la  rampe.  Je  me  recueillis 
pourvoir  aux  prises  ces  deux  ;;raiKls  ariisles, 
liossini  et  la  comtesse  ;  car  elle  jouait  Ninetla 
dans  la  Gflrra.  Je  m'exaltai  si  bien  en  atten- 
dant l'ouverture  ([ue  le  premier  coup  d'archet 
me  fit  tressaillir  violemment,  et  une  sueur  froide 
couvrit  tous  mes  membres  à  l'entrée  d'Eva  sur 
la  scène;  elle  fut  ce  que  nous  avons  vu  la  Alali- 
bran  dans  ce  rôle,  l'uut'  de  ses  créations  les  plus 
sublimes.  Tour  à  tour  naïvement  coquette  et 
belle  de  pudeur  et  de  vertu,  fille  tendre,  amante 
passionnée  ,  mais  surtout  admirable  dans  sa 
douleur;  ce  fut  au  milieu  des  transports  d'en- 
thousiasme qu'échevcléo,  se  débattant  contreles 
preuves  accablantes,  et  prenant  le  ciel  à  témoin 
de  son  innocence,  elle  s'évanouit  enfin  dans  les 
bras  des  sbires  qui  l'cntrainèrenl  dans  la  prison. 

J'étais  encore  palpitant  sous  l'impression  de 
ce  final  quauil  la  porte  de  ma  loge  s'ouvrit.    Un 
étranger  s'avança  vers  moi,  il  portait  un  cos- 
tume de  voyage  auquel  il  n'avait  pris  le  temps 
de  rien  changer.  Monsieur,  me  dit-il  avec  un  ac- 
cent allemand  très  prononcé,  pardonnez-moi 
ma  demande  peut-Otre  indiscrète;  mais  j'ai  fait 
d'inutiles  efforts  pour  trouver  i  me  placer  dans 
la  salle,  et  j'allais  y  renoncer  avec  plus  de  re- 
grets que  vous  ne  pouvez  le  concevoir,  quand 
on  m'a  dit  que  vous  étiez  seul  dans  la  Ingeciue 
vous  avez  louée.  Après  un  long  voyage,  je  viens 
de  faire  cinc]  lieues  îi  franc  étricr  pour  ne  pas 
manquer  cette  soirée,  à  la(|uelle  j'attache  un  in- 
térêt bien  plus  puis.sant  que  la  simple  curiosité. 
Puis-je  espérer  que  vous  m";iccordercz  une  place 
auprès  de   vous?  Une  pareille  demande  faite 
d'une  semblable  manière  ne  pouvait  se  refuser; 
niais  je  l'accordai  d'aulaiil  plus  volontiers  que 
dès  l'abord  j'avais  rcioniiu  le  baron   de  Solgau. 
Un  nouveau  dranu'  allait  se  jouer  pour  moi  de 
ce  côié-ci  de  la  rampe.  Je  me  promettais  d'étu- 
dier Wilhelm  et  de  faire  profiter  la  comtesse  de 
mes  observations. 


En  dépit  du  fiegme  que  lui  allribuait  Eva,  il 
me  parut  fort  agité;  il  fit  quelques  tentatives 
pour  engager  la  conversation,  et  je  m'y  prêtai 
volontiers  ;  je  lui  retraçai  avec  feu  le  talent  et 
les  triomphes  de  la  comtesse, et  cet  enthousiasme, 
dans  une  bouche  qu'il  ne  ])ouvait  soupçonner 
de  |)artialilé,  sembla  l'émouvoir  vivement.  Il 
sortit  un  instant,  donna  un  ordre  en  allemand  h 
un  jeune  domestique  qui  était  dans  le  couloir, 
et  il  attendit  la  réponse  avec  une  inquiétude  vi- 
sible. Au  bout  de  dix  minutes,  le  domestique  re- 
parut et  je  com|)ris  sa  réponse  :  «  Je  n'ai  pu 
trouver  Franz,  M.  le  baron,  je  l'ai  cherché  par- 
tout inutilement,  je  suis  sûr  iiu'il  n'est  ]ias  dans 
la  salle.  » 

Cette  réponse  sembla  tranquilliser  Wilhelm. 
C'est  cela,  se  dit-il,  en  se  parlant  à  demi-voix,  il 
aura  préféré  attendre  mou  arrivée  et  de  nou- 
veaux ordres;  que  le  ciel  en  soit  loué  ! 

Cependant  l'introduction  du  second  acte 
commença.  De  ce  moment,  les  regards  de  Wil- 
helm s'attachèrent  avec  anxiété  sur  la  toile,  et 
un  frisson  l'agita  visiblement  ()uand  il  aperçut 
Eva,  pâle,  éplorée,  dans  son  cachot;  puis  quand 
il  entendit  ce  chant  de  douleur  si  suave  et  si 
poignant,  il  se  frappa  le  front  et  s'écria  ;  «  Mal- 
heureux! (|u'aurais-je  fait?  »  Tout  ce  monolo- 
gue m'inquiétait  malgré  moi;  car  je  ne  pouvais 
comprendre  ce  que  voulait  dire  Wilhelm,  mais 
je  devinais  qu'il  avait  médité  quelque  tentative 
contre  la  comtesse. 

Le  drame  allait  toujours,  et  l'émotion  du 
baron  croissait  avec  lui;  enfin,  quand  Mnetta, 
prête  à  marcher  ausupplice,jette,dans  une  der- 
nière prière  au  ciel,  ses  adieux  l\  la  vie,  et  le  cri 
de  sa  douleur,  Wilhelm,  exalté,  s'élança  à  moitié 
en  dehors  de  la  loge,  et  tendit  les  bras  h  la  com- 
tesse avec  un  cri  étouffé.  L'artiste  avait  vaincu 
le  noble  baron.  Eva  l'aperçut  et  fit  un  mouve- 
ment pres(iue  imperceptible;  mais  au  même 
instant  d'énergiques  sifflets  partirent  en  divers 
coins  de  la  salle  et  couvrirent  le  piano  de 
l'orchestre.  Je  sentis  au  cœur  nu  cou])  affreux, 
et  j'eus  à  peine  la  force  de  regarder  sur  la  scène. 
La  comtesse  était  évanouie;  on  l'emportait.  Ce- 
pendant, un  tumulte  effroyable  régnait  dans  la 
salle.  Des  applaudissemens  fiénéti(iues,  que  la 
comtesse  ne  iiouvail  |)lus  enlemlre,  protestaient 
contre  l'incoicevable  brutalité  de  cette  scène 
imjirévue;  on  s'agitait,  on  se  pressait  vers  les 
parties  d'où  s'étaient  élancés  les  sifflets  ,  et  là 
chacun  se  renvoyait  l'accusation  ou  la  repous- 
sait avec  chalevu'.  Pour  moi,  quand  je  revins  de 
ma  stupeur,  je  clierrhai  h  mes  eûtes  le  bai  on  que 
josoupçonnais  de  n'être  pas  étranger  ù  tout  ceci 

Il  avait  disparu le  sortis  de  la  loge  le  cœur 

serré  de  douloureux  prcssentimcns,  et  je  me  di- 
rigeai vers  le  foyer  des  acteurs.  J'y  appris  que 
la  comtesse,  à  peine  revenue  de  son  évanouisse- 
ment, s'était  fait  i>orier  dans  son  carrosse  et 
qu'elle  était  retournée  chez  elle.  J'y  courus. 

Quand  j'arrivai,  rh(>tel  élaitdaus  le  plus  grand 
désordre.  De  nombreuses  voitures  étaient  arrê- 
tées dans  la  cour,  et  d'autres  y  entraient  h  tout 
monu'nt.  déposant  sur  le  perron  tous  wu\  qui 
s'intéressaient  à  la  comtesse.  Les  salons  étaient 
remplis  de  ses  amis  et  des  nombixnix  étrangers, 
qui,  sans  la  conuailre,  vcnsieul  la  supplier  de  ne 
pas  s'affecter  de  ce  scandale  inouï.  Ou  s'interro- 
geait réciiiroqucmenl  sur  les  causes  de  cet  évé- 


nement étrange  ;  on  faisait  mille  conjectures  ;  on 
s'iiiilignait  tout  haut;  on  i)laignail  Eva;  c'était 
un  bruit,  une  cohue  croissant  de  minute  en  mi- 
nute. Cependant  un  vieux  domestique  de  con- 
fiance, sombre  et  morne,  placé  à  la  porte  de  la 
chambre  à  coucher  de  la  comtesse,  eu  gardait 
l'entrée;  à  toutes  les  instances, il  restait  inébran- 
lable; les  ordres  de  sa  maîtresse  étaient  précis; 
elle  voulait  être  seule.  On  pensait  à  se  retirer, 
quand  un  bruit  soudain  domina  les  conversa- 
tions et  fixa  l'attention  générale  vers  l'entrée  des 
salons.  C'était  un  jeune  homme,  le  front  tout 
couvert  de  sueur,  haletant,  mais  affreusement 
pfile,  les  vétemens  en  désordre  et  souillés  de 
poussière,  comme  a()rèsune  longue  course,  qui 
s'élançait  au  milieu  des  groupes  surpris,  et  heur- 
tant, coudoyant  tout  le  monde,  demandait  à 
grands  cris  Eva. Je  le  reconnus,  c'était  Wilhelm- 
le  malheureux  avait  parcouru  la  ville  entière, 
s'informant  mille  fois  de  la  demeure  de  la  com- 
tesse, mais  trop  tioublé  pour  entendre  les  ré- 
ponses, et  s'élançant  au  hasard  dans  le  dédale 
des  rues. 

Quand  il  se  présenta  devant  la  porte ,  l'in- 
flexible cameriere  l'arrêta. 

—  Tu  ne  me  reconnais  pas,  Cianni,  lui  dit 
Wilhelm. 

—  Pardonnez-moi ,  monsieur  le  baron  ;  mais 
la  signora  ne  vous  a  pas  excepté;  elle  veut  étie 
absolument  seule. 

—  Mais  na-t-elle  reçu  personne  depuis  iju'elle 
est  rentrée  ? 

—  Si,  signor,  dit  Cianni  d'un  air  impassible, 
pendant  qu'une  larme  roulait  dans  ses  yeux. Elle 
a  reçu  pendant  dix  minutes  son  confesseur. 

—  Grand  Dieu  !  s'écria  Wilhelm  épouvanté, 
tandis  qu'un  frisson  parcourait  toute  l'assem- 
blée. 

Sans  plus  attendre,  le  baron  se  jeta  de  toute  sa 
force  contre  la  jtorte  qui  céda  sous  son  poids,  et 
avant  que  (lianni  surpris  eût  pu  le  retenir,  il  se 
préri|iita  dans  la  chambre.  Au  cri  d'horreur 
(|u'il  poussa,  la  foule  entra  sur  ses  pas. 

On  vit  alors  la  comtesse,  pMe  et  déjà  glacée 
étendue  surson  lit  dans  son  costume  de  Ninetla 
qu'elle  n'avait  pas  quitté.  Ses  longs  cheveux 
tombaient  ainsi  que  sa  tête  langui.ssamment  pen- 
chée sur  la  batiste  de  l'oreiller;  quelques  taches 
violettes  éjiarses  sur  .ses  joues  et  le  cercle  noir 
de  ses  yeux  indii]uaient  assez  le  genre  de  mort 
violent  et  rapide  qu'avait  choisi  l'infortunée. 

A\illielm,  éperdu  de  douleur,  s'était  jeté  à  ge- 
noux près  du  lit,  et  il  serrait  les  mains  d'Eva, 
déjà  privées  de  leur  souplesse  et  froides  comme 
le  marbre.  Il  ne  resta  plus  au  malheureux  la 
moindre  lueur  d'espoir,  .\lors,  il  se  releva  fu- 
rieux ,  et  se  retournant  vers  nous  tous ,  tristes 
spectateurs  de  cette  scène  :  —  C'est  moi  .|ui  l'ai 
tuée!  je  suis  sou  assassin  :  elle  que  j'aimais  jdus 
que  ma  vie,  elle  si  noble  et  si  belle,  elle  dont  j'é- 
tais indigne  et  qui  m'aimait  cependant.  Fatal  or- 
gueil !  nom  de  mes  ancêtres  dont  j'étais  si  fier 
et  qui  mainteiiaul  s'éteindra  avec  moi ,  soyez 
maudits! 

A  ce  moment,  Gianni,  paie  et  abattu,  s'appro- 
cha du  baron,  et  lui  dit.  avec  le  ton  d'une  colère 
concentrée  mais  respectrieuse.  que  Franz  .  après 
l'n\oir  inutilement  cherché  dans  la  ville  .  était 
venu  à  l'IuMcl .  et  l'.ittendait  .'i  la  ]>orIc  du  .<aIon. 
Aussitôt  W  ilbelm  se  pricipiia  de  ce  côté ,  et  re- 


r?  236  — 


parut  un  instant  aprt's  Irainaul  un  honunc  der- 
rière lui.  Arrivé  dans  la  chamlire. — Tu  viens 
voir,  lui  (lit-il,  si  ta  lAcliu  est  bien  remplie,  re- 
Ijarile,  maliieuriux,  ce  que  nous  avons  fait;  ou 
plulùt  ce  que  j"ai  t'ait  tout  seul;  car  c'est  moi 
qui  avais  eu  celte  exécrable  idée ,  dont  lu  n"as 
été  (lue  l'inslrumenl.  A  moi  seul  les  remords  et 
le  désespoir  !  En  disant  ces  mots,  le  baron  de 
Solijau  disparut  du  salon. 

J'avais  compris  ce  drame  terrible,  mais  pour 
tous  les  assistans  c'était  une  énijjmecncore  inex- 
plicable. On  entoura  Franz  i|ui  restait  accablé 
sous  la  colère  de  son  maître  et  sous  les  remords 
de  son  crime  involontaire.  On  le  pressa  de  ques- 
tions, et  voici  ce  qu'on  put  apprendre  ou  con- 
clure de  son  récit.  Le  baron  avait  été  furieux  du 
parti  qu'avait  pris  la  comtesse;  cet  éclat  devait 
déshenorcr,  ù  ce  qu'il  disait ,  celle  qui  allait 
porter  son  nom.  Ne  voyant  là  qu'une  folie  pas- 
sagère, mais  trop  prononcée  cependant  pour  être 
guérie  par  ses  lettres  ou  ses  raisons,  il  avait  pensé 
à  la  [combattre  par  un  plus  violent  remède.  Ne 
pouvant  quitter  Dresde,  où  ses  devoirs  le  fixaient 
encore  pour  quelques  jours  auprès  du  prince,  il 
voulait  toutefois  empêcher  la  faute  de  la  com- 
tesse de  se  prolonger  et  de  laisser  ainsi  dans  les 
esprits  une  tache  indélébile.  Alors  il  chargea  son 
lidèle  l'ranz  de  partir  avant  lui  et  d'arriver  à 
Naples  dans  le  plus  jironipt  délai.  Là,  Franz  de- 
vait prendre  ses  mesures  pour  l'aire  donner  à  la 
noble  cantatrice  une  leçon  qui  la  dégoûterait  du 
métier  aventureux  qu'elle  avait  choisi.  Tout  était 
calculé  de  manière  à  ce  que  le  baron  arrivât  peu 
de  jours  après  cet  événement,  et  il  espérait  que 
son  amour  et  ses  consolations  i)arviendraient  à 
cicatriser  la  blessure  faite  par  une  main  amie, 
mais  qui  devait  rester  à  jamais  inconnue. 

Franz  partit  donc;  mais  après  son  départ, 
VVilhelni  auquel  son  orgueil  blessé  avait  fait 
trouver  ce  complot  tout  simple  et  tout  naturel, 
commença  à  concevoir  des  iiu|uiétudes.  11  se  re- 
présenta l'ame  noble  et  tière  d'Eva,  sa  passion 
pour  la  gloire,  et  il  songea  que  c'était  peut-être 
à  sa  vie  qu'il  allait  s'attaquer.  Ensuite  ce  même 
orgueil  qui  lui  avait  inspiré  ce  fatal  projet  souf- 
frit à  son  tour  de  la  pensée  que  la  noble  com- 
tesse Eva  Venosa,  la  future  baronne  de  Solgau, 
serait  humiliée  et  insultée  sans  défense  devant 
deux  nulle  spectateurs.  Le  tableau  que  la  passion 
seule  lui  avait  caché  jus(|u'alors ,  se  présenta  à 
lui  avec  des  couleurs  si  vives  qu'il  ne  jiul  résister 
à  son  iii((uiélude,  et  il  partit,  sans  attendre  de 
congé ,  vingt-quatre  heures  après  son  domes- 
tique. 

11  avait  dévoré  l'espace  et  fait  tous  ses  efforts 
pour  rejoindre  Franz  ,  d'abord  de  Dresde  à 
Vienne,  puis  de  Vienne  à  Venise,  à  Rome  et  à 
Naples.  Le  malheureux  domestique,  trop  fidèle 
aux  ordres  qu'il  avait  reçus,  semblait  gagner  en- 
core de  l'avance  sur  lebaron. Enfin VVilhelm  avait 
appris  à  Aversa  que  la  comtesse  faisait  son  troi- 
sième début  le  soir  même ,  et  il  avait  quitté  sa 
voiture  pour  prendre  au  galop  la  route  de 
Naples. 

Arrivé  à  l'hôtellerie  où  il  devait  rejoindre 
Franz,  il  ne  l'avait  plus  retrouvé,  et  s'était  dirigé 
vers  le  théftlre.  Cependant  Franz,  instruit  direc- 
tement de  l'arrivée  de  son  maitre,  le  cherchait 
de  son  côté,  et  un  de  ces  hasards  funestes  et 
iQe;ipiicalles  les  avait  seul  empOchés  tous  (leu:^ 


de  se  rejoindre.  Franz  alors  s'était  décidé  à  tout 
suspendre  jus(|u'à  nouvel  ordre  de  Wilhelm,  et 
il  avait  prévenu  ses  complices  de  n'agir  que  sur 
un  signal  convenu.  iMais  quand  il  avait  reconnu 
le  baron  s'élançant  hors  de  la  loge,  il  crut  ijuil 
donnait  lui-même  ce  signal,  et  il  s'était  empressé 
de  le  traiisincltre. 

C'était  donc  bien  VVilhelm  qui  était  le  meur- 
trier de  la  comtesse,  et  cette  vie  si  belle,  si  pure, 
si  animée,  s'était  éteinte  sur  un  simple  signe  d'un 
valet. 

Le  lendemain,  l'affiche  de  San  Carlo  portait 
une  bande  de  deuil,  avec  ces  mots  :  «  lielftche 
par  suite  de  la  mort  douloureuse  de  la  comtesse 
Eva  Venosa.  »  E.  Lamulonière. 

[Courriel-  français). 


Si,£u  iSi£i.^<StW^  mitQ^<^£i>.^^» 


Tout  le  monde  connaît  M.  Sudre;  tout  le 
monde  sait  qu'il  est  l'heureux  inventeur  de  cette 
langue  mélodique  dont  la  formation  lui  a  coûté 
dix-sept  années  d'étudesetde  méditations;  mais 
ce  que  tout  le  monde  ne  sait  pas,  c'est  que  M. 
Sudre  a  importé  en  Angleterre,  il  y  a  quelque 
trois  ans,  le  fruit  de  ses  longs  travaux.  Admis,  à 
IJrighlon,  dans  les  petits  a))part('mens  du  roi,  il 
frappa  d'étonnement  et  d'admiration  Guillau- 
me IV  et  la  reine  Adélaulc;  LL.  iMM.  l'honorè- 
rent de  questions  qui  lui  furent  adressées  dans 
onze  idiomes  par  un  des  plus  célèbres  linguistes 
de  noire  époque  :  transmise  par  le  violon  de 
IM.  Sudre  à  son  jeune  élève,  celui-ci  les  repro- 
duisit avec  une  exactitude  parfaite  aux  yeux 
éblouis  de  toute  la  cour  Les  grands  seigneurs 
pressaient  la  main  de  M.Sudre;lchacun  voulait.se 
dire  hautement  son  ami.  La  presse  retentit  de  ce 
concertde  louan;;es;  les  titres  de  savant,  de  génie 
supérieur,  de  bienfaiteurjdc  l'humanité,  furent 
prodigués  à  M.  Sudre. Peu  s'en  fallut  qu'on  ne  lui 
proiiosàt  de  l'enterrer  un  jour  à  venir  à  West- 
minster pour  le  nationaliser,  comme  on  y  a  na- 
tionalisé Haendel,  et  comme  on  a  voulu  natio- 
naliser, à  Alanchester,  la  sublime  el  infortunée 
Malibran.  Celait  une  femme  extraordinaire  !  di- 
saient les  enthousiastes  du  Lancastre,  donc  elle 
doit  être  anglaise.  Elle  est  morte  à  la  suite  d'une 
saignée  abondante  que  nous  avons  pratiquée  , 
disaient  les  alloi)athes  ,  donc  elle  nous  appar- 
tient. Il  n'a  pas  fallu  moins  qu'un  procès  et  une 
correspondance  diplomatique  pour  faire  resti- 
tuer ses  précieux  restes  à  son  i  nconsolable  époux. 

I\I.  Sudre  ne  paraltpas  avoir  été  soucieux  d'at- 
tendre l'ovation  obituaire  que  l'Angleterre  mon- 
tre en  perspective  aux  hommes  de  génie;  mais  il 
a  laissé,  en  partant,  des  disciples  de  sa  lexico- 
logie ,  qui.ont  mis  à  profit  les  leçons  du  maître, 
comme  on  le  verra  par  le  l'éeit  suivant. 

Il  y  a  quelque  temps  que  parut,  dans  le  Court- 
Journal,  en  tête  de  ses  annonces,  une  suite  de 
notes  armées  seulement  de  la  clef  de  sol ,  à  la- 
quelle presque  tous  les  lecteurs,  musiciens  et 
autres,  ne  comprirent  rien.  II  n'en  fut  pas  ainsi 
de  sir  Arthur  Daily,  qui,  après  les  avoir  lues,  se 
mit  à  méditer,  les  yeux  fixés  sur  l'annonce  énig- 
raatique  ;  puis,  tout-à-coup,  prenant  une  feuille 
de  papier  à  musi({ue,  il  écrivit  une  autre  suite 
de  notes  Içituçoup  plus  longue  que  celle  du 


journal,  qu'il  termina  jiar  une  blanche;  il  plia 
ensuite  le  i)ai)ier  en  forme  de  lettre,  le  mit  sous 
enveloppe  cachetée,  et  ordonna  à  un  domesti- 
que de  la  porter  à  la  dame  de  comptoir  du  café 
Verey,  Régent-slreet.  Après  le  départ  de  cette 
étrange  missive,  sir  Athur,  (jui  demeure  dans 
Piccadilly,  sortit  et  se  rendit  directement  chez 
sa  belle  cousine,  miss  Caroline  Rosamond,  dans 
lielgrave-sipiare.  Unique  héritière  d'une  im- 
mense fortune  que  lui  légua  une  riche  et  noble 
parente,  elle  était  aussi  maîtresse  absolue  de  sa 
personne.  Sir  Arlhur,sansiiarvenir  précisément 
à  se  faire  aimer  de  sa  cousine ,  avait  réussi  à  la 
faire  consentir  à  un  mariage  qui  devait  à  la  fois 
contenter  une  ambition  démesurée  de  briller 
dans  le  grand  monde,  et  un  désir  vaniteux  d'hu- 
milier des  rivaux  non  moins  orgueilleux. 

Caroline  était  au  piano  lorsque  sir  Arthur  en- 
tra. Elève  de  Moschelès,  le  talent  de  miss  Rosa- 
mond est  empreint  du  cachet  du  maître  :  c'est 
la  première  pianiste  des  concerts  de  la  haute  so- 
ciété. En  ce  moment  elle  exécutait  la  brillante 
fantaisie  que  la  jolie  romance  de  Masini,  le 
Page  inconstant ,  a  inspirée  à  Rénédict.  Livrée 
à  des  sensations  indicibles,  les  délices  de  cette 
composition  avaient  partagé  Caroline  en  deux 
êtres;  son  àme  écoutait  dans  le  ravissement,  en 
même  temps  que  sa  main  parcourait  le  clavier 
avec  une  ardeur  excessive,  et  elle  avait  frappé 
les  derniers  accords  de  la  polacca  qui  termine 
ce  morceau  qu'elle  ne  s'était  pas  encore  aperçue 
de  la  présence  de  sou  cousin.  —  Tenez,  Caroline, 
lui  dit  sir  Arthur  en  lui  présentant  le  journal , 
voici  un  avis  qui  vous  concerne  ,  puisque  vous 
savez  la  langue  musicale.  —  Miss  Rosamond  prit 
la  feuille,  parcourut  les  notes  et  y  trouva  ce  qui 
suit  :«  Un  gentleman  d'une  stature  moyenne, 
»  d'un  physique  ordinaire,  d'un  !\ge  raisonna- 
»  ble  et  d'une  fortune  sulïisante,  désire  s'unir  à 
M  une  femme  qui,  enthousiaste  comme  lui  de  la 
))  langue  musicale,  voudra  bien  s'en  servir  pour 
)i  lui  accorder  une  entrevue  qu'il  considérera 
M  comme  le  prélude  de  son  bonheur.  On  est  prié 
»  d'adresser  la  réponse  à  M.  Récarre,  caféVerey, 
))  Regent-street.  » 

—  Userait  assez  curieux,  ajouta  miss  Rosa- 
mond, de  savoir  si  on  répondra  à  cette  annonce 
mystérieuse.  —  On  y  a  déjà  répondu,  dit  sir  Ar- 
thur. —  Déjà  !  —  Sans  doute  ,  et  je  puis  vous 
nommer  la  personne.  — Qui  est-ce  donc?  — 
Vous-même.  —  iMoi  !  —  Eco  ulez,  Caroline  ;  un 
moyen  aussi  singulier  de  trouver  une  femme 
qui  veuille  l'épouser  ne  peut  être  emjjloyé  que 
par  un  fat  ou  un  fou.  —  Eh  bien  !  —  Eh  bien  , 
l'idée  m'est  venue  de  m'en  amuser.  —  Et  vous 
avez  compté  sur  moi  pour  le  succès  de  ce  badi- 
nage  ?  —  Je  me  suis  flatté  que  vous  consenti- 
riez... —  A  quoi,  s'il  vous  plaît?  —  Oh  !  rien  de 
plus  simple  :  à  monter  demain  votre  cheval  gris- 
pommelé,  et  à  faire  a  vec  moi  quelques  tours 
dans  llyde-Park.  —  Ensuite.  —  Ensuite  ,  nous 
irons  chez  Erard  faire  l'acquisition  de  ce  magni- 
fique piano  sur  lequel  Talberg  a  joué  devant  la 
reine  ses  fantaisies  de  Guillaume  Tell  et  de  la 
KoTvna.  Wiss  Rosamond  ne  répliqua  rien.  Le 
lendemain,  à  deux  heures,  vêtue  en  amazone,  le 
voile  baissé  sur  ses  beaux  yeux  d'ébène,  elle 
monta  son  coursier  favori,  et,  suivi]  de  sir  Arthur 
déguisé  en  jokey,  elle  se  rendit  au  Parc,  réflé- 
chissant sur  l'aventure  particulière  dans  laquelle 


—  237 


venaienl'de  l'engager  la  langue  de  M.  SuJre,  la 
bizarrerie  de  son  prétendu  et  sa  passion  pour  les 
pianos  d'Erard.  Caroline  ne  resta  pas  longtemps 
dans  cet  état,  car,  arrivée  devant  l'Achille  aux 
formes  monstrueuses  ,  sous  lesquelles  le  beau 
sexe  de  Londres  a  rêvé  le  duc  de  Wellington  , 
elle  vit  venir  au  devant  d'elle  un  superbe  anda- 
lou  portant  un  maigrelet  gentleman  qui,  la 
tête  et  les  pieds  en  avant,  sautait  en  mesure  sur 
sa  selle,  conformément  aux  lois  de  l'équitation 
dandystiquc.  11  passa  près  de  miss  Rosamond  , 
tourna  bride  subitement ,  et  fixant  son  lorgnon 
sous  le  sourcil  droit ,  il  vint  se  placer  à  côté 
d'elle.  Les  deux  chevaux  allaient  au  pas.  Le 
gentleman  paraissait  hésiter  ;  il  était  accompa- 
gné d'un  domestique  de  fort  bonne  tournure 
vers  lequel  il  se  retourna  plusieurs  fois  comme 
pour  le  consulter.  A  la  lin  il  adressa  la  parole  à 
la  dame  :  N'ai-je  pas  l'honneur,  dit-il, de  parler 
à  l'aimable  Blanche  de  Piccadilly  ?  —  C'est  moi- 
même,  répondit  Caroline;  et  vous  ,  Monsieur  , 
vous  êtes  sans  doute  le  Bécarre  de  Régent-street? 
—  Oui,  charmante  Blanche  ;  c'est  à  moi  qu'un 
ange  tutélaire  a  suggéré  l'heureuse  idée  d'user 
de  la  langue  musicale  pour  découvrir  l'objet  de 
toutes  mes  pensées,  celle  en  un  mot  dont  la  con- 
formité de  goûts  pouvait  m'assurer  un  bonheur 
éternel.  Caroline  sourit ,  et  le  gentleman  lui 
ayant  proposé  de  quitter  la  grande  allée  ,  une 
conversation,  qui  la  jeta  plus  d'une  fois  dans  un 
grand  embarras,  s'engagea.  Vainement  essayait- 
elle  de  changer  de  sujet,  son  interlocuteur  y  re- 
venait toujours.  Devenu  plus  pressant,  il  récla- 
mait une  promesse  de  mariage,  quand  mis  Ro- 
samond l'interrompant,  déclara  qu'elle  se  trou- 
vait sous  l'autorité  d'un  tuteur  qui  n'y  consen- 
tirait jamais  ;  et,  sans  vouloir  en  entendre 
davantage  ,  elle  lança  son  cheval  au  galop,  sor- 
tit du  l'arc,  et  retourna  chez  elle  assez  mécon- 
tente de  sa  condescendance  pour  les  idées  folles 
de  son  cousin.  Caroline  trouva  dans  son  appar- 
tement l'instrument  désiré  qu'elle  ne  s'attendait 
pas  à  posséder  si  lût  :  sa  vue  dissipa  le  nuage 
qui  s'était  élevé  dans  son  esprit,  et  quand  elle 
revit  Arthurelles'empressa  delui  tendre  la  main 
pour  le  remercier  de  l'agréable  surprise  qu'il 
lui  avait  ménagée. 

Deux  jours  se  passèrent,  et  miss  Rosamond  ne 
pensait  plus  à  la  langue  musicale  ni  h  la  rencon- 
tre de  llyde-l'ark.  Occupée  de  son  nouveau  pia- 
no, elle  jouait  et  le  contemplait  tour  à  tour.  Ses 
effets  merveilleux  venaient  de  la  ph)nger  dans 
une  longue  extase  ,  lorsque  tout  à  coup  la  porte 
s'ouvrit,  et  sir  Arthur  entra  avec  une  extrême 
vivacité,  une  lettre  h  la  main  et  la  figure  rayon- 
nante de  joie. —  Qu'y  a-t-il  donc  qui  vous  cause 
tant  de  bonheur  ,  demanda  Caroline  i'  —  Ah  ! 
mon  aimable  cousine,  exclama  sir  Daily,  le  ren- 
dez-vous de  Ilydc-l'ark,  la  promenade  roma- 
nesque, la  déclaration  fantastique  de  noire  i)c- 
tit  dandy,  ne  sont  rien  auprès  del'avcnture  pi- 
quante t|uc  nous  promet  une  pro|)osition  bien 
plus  sérieuse  de  sa  part.  Tenez,  mon  amie,  lisez 
cl  réjouissez-vous  avec  moi  du  [ilaisir  (pie  nous 
allons  avoir.—  Caroline  prit  la  bUrect  la  lut. 
C'était  uncépilro  aussi  lon(;ue  que  passionnée, 
dansla([uell<'  M.  liécarre  proposait  .^  son  aima- 
ble lUanciie  un  eulèvenicul  comme  l'unique 
moyen  de  se  passer  du  i-onsenlcmeiu  de  son  tu- 
teur, cl  de  parvenir  à  la  félicité.  "Demain,  au 


»  point  du  jour,  ajoutait-il  en  terminant,  je  sc- 
i>  rai  dans  une  chaise  de  poste  qui  s'arrêtera 
»  pour  vous  attendre  à  l'Arc  de  Constitution- 
»  Hill.  » 

Miss  Rosamond  resta  silencieuse  après  cette 
lecture  ;  elle  n'osait  regarder  sir  Arthur,  parce 
qu'elle  avait  deviné  son  projet,  et  elle  prévoyait 
que  sa  première  complaisance  allait  la  forcer 
de  se  prêtera  une  extravagance  encore  plus  forte 
de  son  cousin.  Arthur  voulut  parler  —  Caroline 
l'arrêta  :  «  Ne  m'obsédez  pas  davantage,  je  vous 
en  supplie.  »  Sir  Daily  insista  :  «  De  grâce  ,  ne 
méjugez  pas  sans  m'entendre,  et  ne  condamnez 
pas  un  projet  que  vous  ne  connaissez  point. 
Laissez-vous  enlever.  Vous  avez  un  tuteur  qui 
vous  suivra  de  près  ;  ce  tuteur  c'est  moi ,  et  j'ar- 
rive tout  à  point  à  Gretna-Green  pour  vous  arra- 
cher des  mains  de  voire  ravisseur,  et  le  rendre 
témoin  du  honneur  d'un  rival  ;  car  c'est  là,  dans 
ce  temple  des  amours  fortunés,  que  je  veux  en- 
fin devenir  votre  époux.  Vous  figurez-vous  la 
mine  allongée  et  stupéfaite  de  M.  Bécarre  à  ce 
dénoùment  inattendu  !»  Voyant  que  miss  Rosa- 
mond paraissait  inquiète  ,  il  ajouta  ,  pour  la 
tranquilliser  :  —  «  J'ai  tout  prévu  ;  je  me  tien- 
drai constamment  en  communication  avec  vous. 
A  cet  effet  j'aurai  avec  moi  M.  Harper,  cet  artiste 
célèbre  dont  l'immense  trompette  produit  tan- 
tôt des  sons  flûtes,  alors  que  passée  gracieuse- 
ment à  l'oreille  de  Clara  Novello,  elle  lui  accom- 
pagne le  Brightii  Seraphi ,  tantôt  des  sons  ai- 
gus qui  de  la  coupole  du  Colosseum  s'enten- 
draient sur  les  minarets  de  la  Tour  de  Londres, 
■l'aurai,  en  outre ,  le  premier  trorabonne  des 
gardes  de  la  reine,  et  de  plus  le  dictionnaire  de 
M.  Sudre,  que  je  vous  engage  vous-même  à  ne 
pas  oulilier.  »  Et  il  sortit  brusquement,  autant 
pour  éviter  de  contrariantes  observations  que 
pour  veiller  aux  apprêts  de  son  départ. 

Lejoursuivant,avantraurore,  la  belle  Caroline 
Rosamond,  accompagnée  d'une  seule  camérisle 
qui  lui  était  dévouée,  montait  dans  une  calèche 
de  voyage  allelée  de  quatre  chevaux,  stationnée 
dans  Piccadilly,  au  haut  de  Conslitution-llill. 
Le  gentleman  de  Hyde-Park  se  promenait  sur  le 
trottoir  en  l'attendant.  11  vint  au  devant  d'elle 
dès  ([u'il  l'aperçut  ,  et  lui  olîrit  la  main  i)our 
monter  en  voiture.  Elle  se  i»laça  au  fond,  .lyant 
à  son  côté  sa  fidèle  camérisle  ,  l'une  et  l'autre 
portant  le  voile  baissé.  Miss  Rosamonii  éprouva 
quelque  embarras  en  voyant  sur  le  devant,  en 
face  d'elle  ,  le  même  domestique  (|u"elle  avait 
remarqué  dans  le  Parc,  et  qu'elle  put  sous  son 
voile  examiner  avec  plus  d'attention.  Il  était  en- 
veloppé d'un  manteau  ;  ses  traits,  i  moitié  ca- 
chés, décelaient  néanmoins  une  figure  distin- 
guée, et  dans  toute  sa  personne  il  y  avait  quel- 
que chose  de  mystérieux  qui  occupait  Caroline, 
lorsqnclacalèrhepariit  avec  une  vitesse  extraor- 
dinaire, M.  Bécarre  s'étant  placé  sur  le  siège,  à 
côté  d'un  autre  laquais,  pour  observer  et  don- 
ner ses  ordres,  circonstances  fort  ordinairement 
dans  un  f'lo}ij>emeiit. 

lin  courrier  précédait  l'éipiipage  pour  faire 
|irèparcr  les  relais.  On  était  arrivé  >à  ll.unet,  et 
(les  chevaux  frais  venaient  d'être  attelés,  lors- 
(|uc  la  trompette  de  M.  Ilarpersc  fit  entendre. 

IEIIc  aimon(;ait  îi  miss  Rosamond  (pic  le  liaroiniet. 
son  tntcur,  était  sur  ses  traces,  l/honinic  au 
manlcau  sourit,  comme  s'il  eût  compris  le  sens 


des  notes  détachées  de  l'instrument,  ce  qui  sur- 
prit de  nouveau  Caroline.  Mais  le  repart  delà 
voiture  au  grand  galop  interrompit  ses  réflexions, 
et  elle  n'eut  que  le  temps  d'apercevoir  unechaise 
de  poste  arrivant  à  Barnet  d'une  course  non 
moins  rapide.  C'était  celle  désir  Arthur  Daily. 

Les  deux  équipages  conlinuèrent  à  se  suivre 
ainsi  à  peu  de  distance  l'un  de  l'autre,  le  ba- 
ronnet n'essayant  même  pas  de  dépasser  le  ravis- 
seur de  sa  cousine,  parce  que  ce  n'était  que  sur 
les  marches  même  de  l'autel  qu'il  voulait  lui  ar- 
racher sa  victime.  Jus(iue  là  le  drame  qu'il  avait 
mis  en  action  n'était  point  arrivé  au  dénoùment 
éclatant  que  son  infatuation  avait  conçu  le  fol 
espoir  de  lui  donner. 

A  Carlisie,  dernier  relai  entre  l'Angleterre  et 
l'Ecosse,  le  courrier  de  la  calèche  ,  resté  der- 
rière, offrit  au  postillon  de  tour  une  bank-nole 
de  vingt  livres  sterling  s'il  voulaitverserla  chaise 
de  posle  des  poursuivans.  Proposer  à  un  postil- 
lon de  verser  sur  la  route  de  Gretna-Green,  au- 
tant voudrait  lui  pro[ioser  de  se  pendre.  —  Le 
postillon  refusa  donc  net  de  verser.  —  Mais 
comme  la  possession  d'un  billet  de  vingt  livres 
n'est  pas  sans  attrait  pour  le  postillon  le  plus 
susceptible  ,  celui-ci  trouva  moyen  de  mettre 
d'accord  son  amour-propre  qui  lui  défendait  de 
verser  avec  la  compassion  qu'il  ressentit  tout  à 
coup  pour  de  malheureux  amans  poursuivis  et 
sur  le  point  d'être  atteints. 

A  cet  efl'et,  il  dévissa  adroitement,  et  sans  être 
aperçu,  l'écrou  d'une  des  roues  de  l'avant-train  , 
et  partit  comme  un  trait.  11  avait  à  peine  fait  un 
demi-mille  que  la  roue  s'échappant  de  l'essieu, 
la  voiture  s'inclina  et  fut  forcée  de  s'arrêter. 

A  la  vue  de  ce  contre-temiis,  sir  Arthur  s'é- 
lança sur  la  chaussée  suivi  du  trombonne  de  la 
garde  royale,  à  qui  il  dicta  dix  notes  dont  la  tra- 
duction était  :  Accident  survenu  ,  faites  arrêter. 
L'écho  transmit  les  sons  h  l'oreille  de  miss  Ro- 
samond, qui  répéta  soudain  et  avec  force,  en 
s'adressant  au  petit  gentleman  :  —Arrêtez,  mon- 
sieur, arrêtez.  Nulle  réponse  n'étant  faite  à  cet 
ordre,  elle  allait  le  répéter  plus  impérativement, 
lors(pie  l'homme  au  manteau,  prenant  pour  la 
première  foi»  la  parole,  lui  dit  du  Ion  le  plus 
respectueux:  Je  vous  demande  pardon,  madame, 
mais  c'est  moi  (|ui  suis  le  maître  ici.  —  \  ous  , 
monsieur,  exclama  miss  Rosamond  ;  et  qui  êtes- 
vons,  s'il  TOUS  pinit  ?  —Je  vais  vous  l'apprendre, 
madame,  car  je  vois  que  le  moment  où  je  dois  me 
faire  connaitreesl  arri\é. — H  (il  une  p.insc— Ca- 
roline resta  muette  de  surprise  et  d'anxiété. —  Il 
reprit  ;  Vous  voyez  devant  vous,  madame,  et  à 
vos  pieds,  lord  Charles  Makericy.  marquis  de 
Sommcrville.  —  Le  marquis  de  Sommerville  ! 
s'écria  mi.ss  Rosamond.  —  Lui-même,  madame  , 
.njouta-t-il  en  se  déjai;eant  de  son  manteau  et 
d'une  échaipe  en  cravate  qui  lui  cachait  la  moi- 
tié du  visage.—  Caroline  reconnut  le  jeune  lord; 
elle  l'avait  rencontré  plusieurs  foisdans  le  monde, 
et  il  n'avait  jamais  laissé  échapper  l'occasion  de 
lui  témoigner,  jiar  Icssoins  les  plus  empressés  et 
les  plus  (léiicnls.  combien  il  était  heureux  de  Li 
voir. —l'ne  simple  plaisaniorie,  dit  >l.  de  So- 
merville,  insérée  dans  le  Court-Joiinialcl  dans 
une  langue  ipn-  nous  avons  apprise  du  même 
mailrc,  est  devenue  pour  moi  l,i  chose  la  plus 
séricu.seet  d'où  dépend  maintenant  le  bonheur 
de  ma  vie.  Vous  connaissez,  madame,  mon  rang 


-  238 


et  ma  fortune;  je  vous  les  offre  en  partace,  non 
comme  une  i(''iiaralion  ,  mais  comme  l'accom- 
l>lisscnienl  de  mon  vau  le  plus  cher. 

Ces  il(  rnières  paroles ,  prononcées  avec  l'ac- 
cent du  cœur  et  avec  une  candeur  persuasive  , 
firent  une  imiiression  profonde  sur  l'esprit  de 
miss  Rosamond  et  la  jetèrent  dans  une  yrande 
per|ilcxité.  Son  imaijinalion  ne  pouvait  suffire  à 
toutes  les  idées  qui  s'y  pressaient,  et  la  vive  émo- 
tion ([u'elle  essayait  vainement  de  cacher  arrê- 
tait les  timides  elforls  qu'elle  tentait  pour  pro- 
noncer quehiues  mots  qui  venaient  expirer  sur 
ses  lèvres.  Cependant  le  temps  pressait  :  la  calè- 
che franeliissait  l'espace  avec  la  vélocité  de  l'é- 
clair, et  les  Kdcles  inleriirèles  du  baronnet,  la 
trompette  et  le  troud)onne  avaient  cessé  de  se 
faire  entendre.  Caroline,  enfin,  se  remit  de  son 
trouble  ;  sonreyard  put  rencontrer  celui  de  lord 
Makerley,  et  elle  dit  à  mi  voix  ;  Je  n'ai,  miiord, 
qu'une  seule  observation  à  vous  faire.  Vous  con- 
naissez la  promesse  qui  me  lie  envers  sir  Ar- 
thur Daily.  —  Il  l'a  rompue  lui-même  ,  ma- 
dame, interrompit  M.  de  Somerville,  en  vous 
engageant  à  jouer  un  rôle  qui  pouvait  compro- 
mettre votre  gloire,  et  en  vous  exposant  aux 
chances  d'un  enlèvement  auquel  il  ne  sesl  prêté 
que  potir  satisfaire  son  orgueil  et  sa  vanité.  Ca- 
roline allait  réi)liquer  ;  mais  la  voilure  s'arré- 
tant  subitement  à  la  porte  de  l'heureux  forgeron 
de  Gretna-Green,  la  présence  de  plusieurs  per- 
sonnes qui  s'empressèrent  d'ouvrir  la  portière 
ne  lui  permit  pas  d'en  dire  davantage.  Le  fortuné 
lord  était  déjà  descendu  ;  il  donna  la  main  à 
miss  Rosamond,  qui  jeta  un  dernier  regard  en 
arrière  et  entra,  l'eu  d'instans  s'écoulèrent  avant 
qu'elle  remontât  dans  la  même  calèche,  aecora^ 
pagnée  du  marquis  de  Somerville.  Ils  prirent 
la  roule  dlnverness ,  où  le  lord  possédait  un 
château. 

L'événement  fûcheux  arrivé  à  la  chaise  de 
poste  de  sir  Arthur  lui  avait  fait  perdre  un  temps 
précieux  employé  à  la  recherche  de  l'écron,  et  il 
n'arriva  (piune  demi-heure  après  le  départ  de 
son  devancier.  Son  premier  soin  fut  de  s'enqué- 
rir de  la  calèche  et  des  voyageurs  qu'elle  conte- 
nait. Pour  toute  réponse,  on  lui  remit  une  lettre 
a  son  adresse  qu'il  s'empressa  d'ouvrir.  11  y  lut 
non  sans  un  grand  étonnement,  ce  qui  suit  : 

a  Lord  Charles  Makerley,  mar(iuis  de  Somer- 
ville, a  l'honnein- de  vous  faire  part  de  son  ma- 
riage avec  miss  Caroline  Rosamond." 

Cette  lettre  en  contenait  une  autre ,  elle  était 
de  Caroline  elle-même.  Que  n'éprouva-l-il  pas 
en  lisantles  lignes  suivantes  qu'elle  avait  tracées 

à  la  Mie  : 

<c  Si,  au  lieu  d'être  lady  Arthur  Daily,  je  suis 
devenue  contre  mon  attente  lady  Charles  Maker- 
ley, marquise  de  Somerville,  je  compte  sur  la 
loyauté  de  votre  cœur  pour  ne  vous  en  prendre 
qu'à  vos  propres  f(dies.,le  me  repose  d'ailleurs 
du  soin  de  voire  consolation  sur  les  annonces 
du  Courl-Joitriial  et  sur  les  avantages  incon- 
testables de  la  langue  de  M.  Sudre,  pour  les 
mettre  à  profit.  » 

Damn  M.  Sudre  and  his  musical  language  ! 
s'écria  sir  Arlhiir,  1  save  pnid  now  too  mueh  for 
il.  —  t.Hie  le  diable  conronde  M.  Sudre  et  sa  lan- 
gue musicale  !  elle  me  coule  aujourd'hui  beau- 


coup trop  cher. 


Ch.  p. 

{France  musicale.) 


lies  ^.Vfktte»  à  ITIarseilIc. 


Cinq  jeunes  Arabes  viennent  d'arriver  à  Mar- 
seille dans  leur  costume  national.  Ils  appartien- 
nent aux  premières  familles  de  la  province  de 
Conslanline  qui  ont  voulu  que  leurs  enfans  visi- 
tassent la  France  et  tvinssent  s'y  instruire.  Cette 
résolution  est  grave  pour  des  Arabes  pour  qui 
tout  est  nouveau  :  la  mer,  nos  bateaux  à  vapeur, 
et  nos  voitures  on  ib  se  trouvent  si  mal,  ac- 
coulumés  (]n'ils  sont  à  passer  la  plus  grande 
[i.irtie  de  leur  vie  à  cheval. 

Ils  ont  à  peine  mis  le  pied  en  France  ,  et  déjà 
leur  admiration  est  à  son  comble.  A  Toulon  ,  ils 
ne  trouvaient  d'cNpression  pour  rendre  leur 
étonnement  que  dans  l'idéal  des  contes  de  fées 
et  (le  géans  dont  leurs  livres  nous  ont  donné  les 
premiers  modèles.  Le  MoHtebeUo,ct  mnguiliqne 
vaisseau  leur  a  laissé  l'impression  la  plus  i)ro- 
fonde,  avec  ses  li!0  canons  de  gros  calibre  en 
batterie,  quand  jus(iu'ici  les  Arabes  ont  à  peine 
employé  une  ou  deux  pièces  de  campagnes  dans 
leurs  expéditions  les  plus  célèbres!  Le  Monte- 
bello,  ce  palais  flottant  dont  les  apparlemens 
sont  plus  grands  ([ue  ceux  du  palais  du  bey  de 
Conslanline,  et  dont  la  seule  eonslrnclion  éga- 
lerail  la  valeur  de  cinquante  |)alais;  ces  maga- 
sins inunenses  du  port,  ces  chaudières  plus  spa- 
cieuses que  les  plus  vastes  lentes,  et  semblables 
à  des  maisons  de  fer,  ces  cales  pour  la  eonslrnc- 
lion (les  navires,  que  des  forces  surhumaines 
semblent  seules  avoir  élevés,  ces  bagnes  et  leur 
propreté,  la  comparaison  de  tout  cela  avec  les 
pauvres  efforts  de  leurs  peuplades  sans  industrie 
et  sans  art,  et  celte  roule  de  Toulon  à  Marseille, 
tonte  semée  d'haitilalions,  (juand  le  beau  sol  de 
l'Arabie  est  partout  déserl;  telles  sont  les  pre- 
mières impressions  de  ces  jeunes  voyageurs. 

Tontee  (pilexcile  ieplusleurétonnement  leur 
parait  créé  d'hier.  Ce  qu'ils  éprouvent  d'admi- 
ration pour  ce  (jn'ils  voient,  ne  le  cède  (pi'à  celle 
i|ue  leur  insj>ire  noire  civilisation  et  notre  phi- 
lanlroiiie.  Ainsi,  ces  trois  mille  foriats,  ce  peu- 
jile  eniierdont  le  travail  lomne  an  profit  de  la 
société  serait,  d'aines  leurs  notions  de  justice, 
trois  mille  têtes  i|ui  seraient  tombées.  Polis,  hos- 
l)ilaliers,  chez  eux  envers  leurs  amis,  et  les 
étrangers  qu'ils  re(.oivent,  les  politesses  dont  ils 
sont  chez  nous  l'objet  ne  les  élonnent  pas  ;  mais 
ils  ne  comprennent  pas  comment  ceux  de  nos 
ollicieis  qui  ont  élé  le  plus  mal  traités  par  les 
Arabes,  et  qui  sont  couverts  de  blessures,  sont 
juslement  ceux  qui  ont  le  plus  d'attention  et  le 
plus  (le  prévenances  pour  eux  ;  c'est  donc,  di- 
sent-ils, (jne  les  Fran(;ais  estiment  beaucoup 
(dus  la  gloire  que  leur  sang,  et  ([u'ils  nous  veu- 
lent remercier  de  celle  qu'ils  ont  acquise  an  prix 
de  blessures  reçues  dans  noire  pays. 

Coiinnc  ilsenlraicnt  pour  la  première  fois  an 
café  d'Europe  à  Marseille  où  on  les  conduisait 
sans  doute  pour  leur  faire  connaître  une  des 
plus  élégantes  ciéalions  du  goùl  moderne  en  ce 
genre,  les  assislans  (pli  les  entouraient  comme 
un  spectacle  nouveau  poin-  eux,  furent  témoins 
de  leur  étonnement,  quand  ne  se  croyant  (ju'au 
milieu  d'étrangers,  une  voix  s'éleva,  en  s'é 
n'v.ml:  Saud,  Saad  ,  en  même  temps  qu'un 
jeune  officier  s'élança  vers  le  plus  jeune  d'entre 
eux,  et  l'embrassa.  Saad  parait  avoir  environ  16 
ans,  il  était  il  y  a  18  mois  de  l'expédition  péril- 
leuse et  meurtrière  du  géuéral  ISéurier  ù  Stora, 


combattant  dans  nos  rangs  à  côté  de  son  père, 
le  Cdide-Ali,  chef  d'un  des  quatre  grands  dé- 
l)artemens  de  la  province  de  Conslanline,  dont 
la  bravoure,  proverbiale  chez  les  Arabes,  a  été 
souvent  pour  nous-mêmes  un  sujet  d'élonne- 
ment. 

Le  jeune  officier  ne  cessait  d'exi)rimer  son  af- 
fection à  son  ancien  et  jeune  compagnon  d'ar- 
mes, et  lui  rap|ielait  les  cireonslanees  de  plu- 
sieurs combats,  celui  surtout  où  son  père  en- 
voya à  son  secours  pour  le  dégager  lui  et  cin(i 
ou  six  Français,  entourés  d'ennemis  nombreux. 
Que  je  voudrais,  disait  l'officier  f:-ançais,  revoir 
iHi  de  ces  braves  qui  vinrent  nous  tirer  de  ce 
mauvais  pas!  Voici,  répondit  timidement  le 
jeune  Saad,  Lamzi,  l'ami  de  mon  père,  qui  m'ac- 
compagne à  Paris  ;  c'est  lui  qui  était  le  chef  de 
ceux  dont  vous  parlez.  —  Comment,  vous!  lui 
dit  l'ofïieier  français  en  présentant  la  main  avec 
la  vivacité  de  l'amitié  et  de  la  reconnaissance,  à 
celui  (|n'on  lui  montrait,  et  Lamzi,  dont  la  fi- 
gure, type  du  caractère  arabe,  est  digne  du  |)in- 
ceau  d'Horace  Vernet  et  de  Paul  Delaroche,  ten- 
dit aussi  la  main  et  dit  tranquillement:  Oui, 
c'est  moi, 

Tels  sont  les  premiers  pas  des  jeunes  habitans 
de  la  province  de  Conslanline  en  France.  Tout 
fait  espérer,  si  leur  voyage  se  continue  comme  il 
a  été  commencé,  (|u'ils  contribueront  puissam- 
ment un  jour  à  faire  lomlier  les  absurdes  préju- 
gés du  fanatisme  contre  nous,  c'est  ainsi  que  le 
système  heureux  du  lirave  maréchal  qui  a  entre- 
pris le  premi(rde  ne  combattre  l'ignorance  que 
par  le  savoir,  les  ténèbres  de  l'Afrique  par  les  lu- 
mières de  l'Europe,  et  de  triom|)her  enfin  des 
Arabes  par  la  paix,  sans  être  obligé  de  les  exter- 
miner, obtiendrait  par  la  contagion  de  l'exem- 
ple des  résultats  aux(iuels  doivent  applaudir  à  la 
fois  la  raison,  la  politique  et  l'humanité. 

Les  cinq  Arabes  amenés  en  France  sont:  Ah- 
med, figé  de  27  ans.  —  Saad,  de  17.  —  Saleh,  de 
2(j.  —  Larazi,  de  33,  —  Maley,  de  19. 


HfDUf  îiramatiinic. 


THEATRE-FRANÇAIS. 

Première  représentation  de  la  Course  au  Clo- 
cher, comédie  en  trois  actes  et  en  vers,  par 
M.  Arvers. 

Le  titre  de  cette  pièce  est  purement  symboli- 
qtie  :  il  n'y  a  d'autre  clocher  (]u'unejeune  et  jolie 
veuve,  d'autres  coureurs  que  trois  amoureux, 
(jui  s'en  viennent  culbuter  à  ses  pieds,  l'un  après 
l'autre,  parce  (lu'iin  (uuilrième  plus  nn1r,  |dus 
froid,  plus  retors,  a  l'ailresse  de  semer  sous  leurs 
pas  une  certaine  quantité  de  pièges  et  chausse- 
trapes. 

Madame  de  Chauny  a  résolu  de  ne  pas  se  re- 
marier :  toutes  les  veuves  i)rennent  le  même 
l)arli,  le  lendemain  de  leur  veuvage;  mais  M. de 
Villiers,  malgré  ses  cinquante  ans,  a  résolu  de 
la  faire  changer  de  résolution  à  son  bénéfice,  et 
Iiour  cela  (jne  faul-il  faire?  1°  la  débarrasser  de 
trois  grands  neveux,  qui  la  dévorent,  en  leur 
l>rocurant  de  bons  emplois; '2"  l'aider  à  recou- 
vrer une  créance  de  huit  cent  mille  francs 
([u'elleasurrétat;  3"lui  démontrer  éloquem- 
ment  et  logiquement  la  nécessité  d'un  second 
mariage.  Eh!  bien,  M.  de  Villiers  emploie  ses 
trois  rivaux  à  lever  ces  trois  difficultés,  etquand 
le  tour  est  fait,  il  arrive,  les  éeonduit,  et  re- 
cueille le  fruit  de  leursefForts.  tlù  avez-vous  vu, 
s'il  vous  plaît,  de  course  an  clocher  ainsi  réglée 
*  Cl  terminée  ':'  le  symbole  a  le  graïul  torl  de  ne 


239  — 


pas  rossemliler  le  moins  du  monde  à  la  n'alité. 

Mous  n'avons  pas  dit  commentM.de  Viliicrs 
.s'y  prenait  pour  mettre  ses  trois  rivaux  hors  de 
concours.  Le  premier,  M.  OUivier,  récemment 
sorli  de  l'Ecole  Polylcclinique  et  (|ui  s'est  lancé 
dans  les  affaires,  s'cmbaïque  ilans  une  vaste  en- 
treprise tout  exprès  pour  ouvrir  une  carrière 
aux  trois  neveuxde  l'ainiaMe  veuve;  le  second, 
M.  Frojié,  jeune  pro|)riclaire,  dont  l'oncle  est 
nommé  mèmlired'nn  nouveau  caliinet,  secharge 
il'olilenir  la  liquidation  de  la  créance;  le  ti'oi- 
sièmç,  M.  Gabriel,  (|ui  s'est  voué  au  barreau, 
triomphe  des  ré.<ista nées  de  madame  deCliauiiy. 
A  l'éîîard  de  M.  Frojjé,  le  jeune  jn-opriélaire,  ijui 
a  encore  plus  de  dettes  que  de  propriétés,  la  iiia- 
nreuvre  est  des  plus  faciles  :  ce  sont  les  r;ardes 
du  conmierce,  qui  l'enlèvent,  au  moment  où  il 
vient  déposer  les  huit  cent  mille  francs  entre  les 
mains  de  sa  prétendue.  (^)uant  aux  deux  autres, 
M.  de  Villiers  s'arranjje  pour  i|n'ils  se  ballrnt 
ensemble  :  le  militaire  est  blessé,  l'avocat  triom- 
phe, mais  M. de  Villiers  découvre  à  propos  t|u'il 
entretenait  Une  correspondance  avec  la  femme 
de  chambre  de  madame  deChauny.  Donc  l'heu- 
reux de  Villiers  reste  seul  debout  sur  le  terrain 
glissant,  o\1  ses  rivaux  ont  trébuché.  Mais  il 
nous  semble  que  dans  ses  idées  et  ses  habimdes 
d  ne  peut  s'en  tenir  là,  et  qu'il  doit  chercher 
(pielqu'un  (|ui  se  charge  de  consommer  pour 
lui  le  niari.ij;e. 

Franchement  cette  intrigue  est  puérile,  les 
troisjeinies  amoureux  sont  ridicules,  et  mada- 
me de  Chauny  ne  l'est  fjuèrc  moins  à  sou  :^jje 
d'aller  donner  sa  main  à  unliarbon,  qui  n'a  pour 
lui  qu'un  peu  d'amabilité  et  de  malice.  Le  style 
ijracieux  et  spirituel,  dont  rauleur  a  brodé  son 
téi;er  canevas,  en  rai;hète  un  peu  la  faiblesse; 
mais  sous  ce  rapport  même  on  attendait  davan- 
iHiîe  de  M.  Arvers,  auteur  de  quel(|ues  vaude- 
villes ag''''ables,  dans  lesquels  brillait  une  élin- 
eclle  de  poésie.  Samson  et  mademoiselle  Tlessy 
jouent  très  bien  les  rûlcs  du  barbon  et  de  la  jeune 
veuve,  Mé 


THËAtRE  DU  GYMNASE. 

Maria,  vaudeville  en  deux  actes,  par  MM.  P. 
foucher  et  Laurencin. 

Maria  est  une  créole  élevée  jadis  par  sa  maî- 
tresse comme  on  ne  l'est  dans  aucun  |)ensionnat 
de  la  métropole;  la  brave  dame  n'a  oublié 
qu'une  chose,  c'est  d'affranchir  la  jeune  esclave 
dont  elle  a  presque  fait  sa  tille.  Aussi  à  la  mon 
de  sa  bienfaitrice,  Maria,  (pii  a  puisé  dans  l'édu- 
cation des  principes  d'indépendance  etdeliber- 
té,  se  soustrait  parla  fuite  au  pouvoir  d'un 
maître  qu'elle  ne  veut  même  pas  connaître.  De- 
puis lors  la  jeune  (ilh;  qui  a  changé  son  nom 
d  esclave  contre  celui  de  Lucy,  et  donton  ijinore 
d'ailleurs  la  misérable  condition,  a  captivé  le 
cœur  d'Albert  de  Révcl  ;  le  mariage  s'en  est 
suivi.  Mais  dans  ce  monde  (jui  l'accueille  main- 
tenant avec  tant  défaveur,  L\icy  est  bientôt  pour- 
suivie par  les  assiduités  d'un  certain  Frédéric, 
riche  colon  ([ui  ne  pense  ni  plus  ni  mouis  (pi'à 
un  enlèvement,  laicy  se  sent  mal  ,'i  l'aise  auprès 
de  cet  homme  sans  iiu'elle puisse  s'en  explicpier 
la  cause.  Elle  ne  tarde  pas  à  l'apprendre.  î.a  ré- 
sistance obstinée  de  Lucy  h  des  sollicitations 
qui  l'oulraiient  pousse  bientôt  au  dernier  d(v;ré 
1  exaspération  de  Frédéric.  V.o.  ciu'il  réclanî.iit 
tout  .^  l'heure  à  ijenoux,  il  vient  maintenant  l'or- 
domneren  maitrc,  avec  toute  l'autorité  que  la 
loi  lui  donne  sur  Marin  son  esclave.  Prières,  sup- 
plications, rien  ne  l'atleudrira.  Une  seule  chose 
peut  arrêter  la  divul;;ation  de  ce  fatal  secret, 
çest  la  séparation  éternelle  et  volontaire  de 
Lucy  etd'Mbcrt.  Pour  l'honneur  de  son  mari, 
Lucy  consent  ;  maison  devine  (pu'  c'e  sacriiii'c 
va  luicoilter  la  vie.  Lutin,  au  moment  on  elle  va 
mettre  àexécuiionsa  funeslc  pinscc,  Fiédéiic, 
vaincu  par  tant  d'amour,  anéantit  le  litre  (lui 
constate  ses  <lroits  sur  Maria,  ^ul  ne  pimrra  dé- 
.sormais  contester  à  madame  de  aOvel  sa  .lualilé 
de  tenimc  liLrc, 


M.  et  madame  Volnys ,  ont  admirablement 
joué  ainsi  (jue  Paul.  Tous  les  trois  ont  été  rede- 
mandés à  la  chute  du  rideau.  La  pièce  de  MM.  F. 
Foucher  et  Laurencin,  imitée  d'une  nouvelle  de 
M.  F.  Souvestre,  qui  a  déjà  (onrni  le  sujet  de 
l'Opéra-Comique,  le  Plaiiteui;  est  un  succès 
d'argent  pour  le  Gymnase. 


Kciuic  îifô  illoîirs. 


La  saison  est  un  jieu  morte,  mais  encore  y  a- 
t-ll  quelque  choseà  dire  sur  les  toilettes  que  j'ai 
[Ml  rcniarcpier  dans  les  théâtres  et  les  concerts. 
Et  puis  le  ciel  eu  pur  depuis  quel(]ues  jours,  et 
les  gais  rayons  d'un  soleil  i(ui  annonce  déjà  le 
printemps,  nous  ménagent  chai]ue jour  qiieliines 
belles  et  bonnes  heures  de  promeiiade  (jue  cha- 
cun s'empresse  de  mettre  à  protit. 

Je  citerai  d'abord,  parmi  les  dernières  toilet- 
tes (pli  ont  le  plus  attiré  mon  attention,  des  ro- 
bes en  ilamas  bleu,  en  damas  blanc,  en  velours 
vert,  avec  arabesiiues  blanches,  guirlandes  de 
feuilles  de  chêne  en  argent  ou  fcuillaoe  en  or  ; 
une  robe  de  velours  cerise  ouverte  sur  le  devant 
et  laissant  voir  un  riche  jupon  de  drap  d'or;  des 
robes  de  crêpe  avec  bouillons  ;  une  robe  de  tulle 
sur  du  salin  avec  une  délicieuse  guirlande  de 
marguerites.  J'ai  remarqué  encore  beaucoup  de 
robes  en  velours  épingle  blanc  ,  garnies  de  Ma- 
Ihildes  entrecoupées  de  nœuds  de  ruban  blanc, 
ce  qui  produisait  un  fort  joli  effet.  Quant  aux 
robes  de  ville,  on  en  porte  beaucoup  en  reps 
glacé. 

Parmi  les  plus  délicieuses  coiffures  ce  (jue  j'ai 
remarqué  de  plus  ravissant  sortait  des  magasins 
d'Alexandrine,  rue  de  Richelieu,  112.  C'est  là 
(tue  l'élégance  constamment  unie  au  bon  goût, 
aé|»loieses  plus  gracieu.ses  merveilles. 

La  lingerie,  qui  varie  si  rarement  ses  modèles, 
parait  vouloir  cette  année  introduire  dans  .ses 
modes  quelques  changemens.  Je  ne  tarderai  pas 
à  vous  faire  connaître  les  modilicalions  «[u'au-  J 
ront  |iu  faire  subir  à  cette  spécialité  la  maison 
de  matlame  Payan. 

Le  manteau  commence  à  disparailfê.  Sans  les 
spectacles,  les  bals  et  les  soirées,  je  crois  vrai- 
ment (|u'il  .serait  tout  à  fait  pro.scril;  ce  sont  les  .' 
ehAles  ouatés  qui  sont  ses  heureux  successeurs,   j 

Le  règne  du  spencer,  qui  a  commencé  cet  hi- 
ver ,  vei'ra  ses  succès  se  prolonger  longtem|)s  en- 
core. On  dit  que  cette  mode  fera  fureur  au  prin- 
temps. Il  est  vrai  cpi'nn  spencer  en  velours  noir 
ou  vert  sur  une  jupe  de  couleur  claire,est  quel- 
que chose  de  fort  gracieux. 


Hcoitf  î)c  rini]  jours. 


10  MARS.  —  Tous  les  minisires  ont  remis, 
hier,  à  quatre  heures,  leur  démission  entre  les 
mains  du  Roi. 

—  Une  dispute  de  la  nature  la  plus  dcsagréalile 
n  eu  lieu  dans  une  des  principales  rues  de  I  is- 
bonne  entre  Morisinho  de  Silveira  ,  ancien  mi- 
nistre, et  un  lils  du  comte  Villa  Real.  Le  motif 
de  celte  (luerellc  rst,  dit-on  ,  relatif  au  procès 
engagé  entre  MM.  Sampavo.en  qualité  de  parent 
de  la  jeune  comtesse  de  Povoa  ,  et  le  duc  et  la 
dui-hesse  de  Palmclla.  On  assure  que  l'une  des 
deux  parties  s'est  adressée  directement  .'l  la 
reine. 

—  M.  Paiiiiieaii,  ex-président  de  la  chambre 
d'assendiléc  canadienne,  est  arrive  à  Paris. 

—  Ou  écrit  d'Alep,  le  -'9  janvier  :  n  La  peste  a 
éclaté  à  J.iHa  cl  à  Jérusalem.  Ou  prend  toutes 
les  prc(  aillions  nécessaires  pour  iiu'elle  ne  gagne 
pas  1  intérieur.  » 

—  M.  le  général  Lallemand ,  pair  de  France, 
est  mon  celle  uuii,  à  l'Agg  de  (ij  aus. 


—  L'Indicateur  général  des  Allemands  [Allge 
meinrr  anzeigerderDeutschen),  qui  se  publie 
à  Gotha,  rappoite  un  fait  qu'on  aurait  de  la  peine 
à  croire,  s  il  n'était  pas  raconté  par  un  témoin 
oculaire,  et  inséré  dans  une  feuille  semi-officielle. 
Cejournal  annonce  que  .  le  18  février  dernier, 
après  l'exécution  à  Gotha  d'un  individu  con- 
damné à  mort  pour  homicide  ,  quelques  jjer- 
sonnes  sujettes  à  l'épilepsie  montées,  avec  la 
penniggiun  des  uutoriléx ,  .sur  l'échafaud  ,  y 
ont  recueilli  dans  des  verres  le  sang  (lui  jaillis- 
sait du  supplicié,  et  Font  avalé  sur  le  champ. 

L'Indicateur  général  s'élève  avec  force  contre 
cet  horrible  scandale. 

—  Un  mariage  très  extraordinaire  vient  d'être 
célébré  à  l'église  de  Whalley,  entre  M.  Whalley, 
cordonnier  de  profession,  et  miss  J.  Dewhurst. 
Le  mari  a  six  pieds  de  haut,  et  sa  femme  trente 
pouces.  Ouoiqu'âgée  de  30  ans,  miss  Dewhurst 
ne  pesait  que  30  livres. 

—  Une  décision  de  .M.  le  préfet  de  police  ,  du 
9  courant,  vient  de  prononcer,  à  com|)ler  de  ce 
jour,  la  clôture  des  IkiIs  masipiés  dans  les  théâ- 
tres, les  salles  de  concerts,  et  dans  les  établisse- 
mens  où  le  public  est  admis  indistinctement  en 
payant. 

—  M.  Châtelain,  l'un  des  directeurs  du  Cour- 
rier françaù,  est  mort  aujourd'hui  à  la  suite 
d  une  longue  et  douloureuse  maladie. 

—  Il  a  été  imjirimé  à  Paris  ,  pendant  les  deux 
premiers  mois  de  Iîs39,  »,137  ouvrages,  tant  en 
lanjjues  mortes  que  vivantes.  ISU  esianiiies.  gra- 
vures et  lithographies,  et  lOo  ouvrages  de  mu- 
sique. 

—  Les  quarante  chanteurs  montagnards  des 
Pyrénées  viennent  d'arriver  à  Paris. 


1  î .  —  Les  embai  ras  de  la  situation  réapissent 
d'une  manière  funeste  sur  les  affaires  commer- 
ciales. .Seize  nouvelles  faillites  enregistrées  dan» 
les  Petitex  Affiches  de  ce  jour  alleslcnt  la  per- 
turbation qui  trappe  toutes  les  branches  de  l'in- 
dustrie. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che <0  et  lundi  1 1  mars  1839,  de  ;i,S-(G  déposans, 
aonl  oii  nouveaux,  la  somme  de  490,13'j  fr 

Les  remboursemens  demaudis  se  sont  élevés 
a  la  somme  de  7 jl, 000  fr. 

—  Fray  Domingo,  moine  de  l'ordre  des  Car- 
mes déchaussés,  et  aumônier  du  quartier  de  don 
Carlos,  est  arrivé  à  lîayonnc  le  !•  mars,  pour  se 
rendre,  dit-on, à  Itordeaux.  Il  est  du  nombre  des 
l>ersonnages  exilés  des  provinces  par  suite  du 
pacte  de  réconciliation  conclu  entre  le  préten- 
dant et  Maroto.  * 

—  On  écrit  de  Munich  (Bavière;,  à  la  date  du 
1  mars  :  «  Le  voile  mystérieux  qui  eonviMit  la 
naissance  et  I  origine  du  fameux  GaspanI  lLiu<!f  r 
vient  dètre  levé.  'Madame  la  comtesse  d'Mien- 
dorlt.  née  mi.ss  Graham.  qui .  dans  le  temps  a 
pulilie  a  liatisbonne  plu.sicurs  écrits  relaiife!» 
cet  infortuné  jeune  homme,  vicnl  de  découvrir 
«les  dociiiuens  authentiques,  qui  prouvent  caté- 
goriquement (pie  Gaspard  llauser  avait  pour  pa- 
ïens la  hlle  d  un  magnat  hongrois  inH  distinpué 
(•t  un  officier  supérieur  autrichien.  (Uii  tous  les 
deux  .sont  d(jà  décédés.  Madame  d'Alicndorlî 
travaille  en  ce  moment  à  une  brochure  où  elle 
tera  insérer  lextiiellemcni  les  pièces  d'où  résul- 
1.^111  (-es  fait.s,  Cl  .pii  paraîtra  sous  peu  de  jours 
elle/  le  libraire  Mcyns,  de  notre  ville.  » 

—  Hier,  dans  la  journée,  un  jeune  homme  et 
une  icune  personne,  aux  manièrts  di.siineuécs 
mis  avec  une  certaine  recherche,  se  présenièrent 
cliez  le  sieur  hongcot .  reslaiiraieur  à  La  Cha- 
pelb■-.^alnt-l»cnls.  cl  demandèrent  un  cabinet 
particulier  dans  lr.|uelilssc  firent  servir  uii  mo- 
deste repas. 

\ii  bout  dune  heure  et  demie  environ,  le  mal- 
lir  de  la  maison,  étonné  que  des  personnes  si 
.sobre.-!  iY.M,,.s.sent  ..i  longtemps  cnfrrmtVs .  alla 
hciuicr  à  la  porlc  cl  demanda,  selon  l'habiiudc, 


340  — 


«i  Ion  n'avait  pas  sonné;  mais  il  n'obtint  aucune 
réponse.  Il  frappa  de  nouveau;  même  silence 
Concevant  quelques  sinistres  soupçons,  il  mit 
la  clef  dans  la  serrure;  mais  la  porte  avait  été 
fermée  en  dedans.  Enfin  ,  il  appela  ses  garçons, 
et  ils  enfoncèrent  la  porte.  Aussitôt  un  snectacle 
affreux  s'offrit  à  leurs  yeux  :  ils  virent  Jeux  ca- 
davres étendusàcôté  l'un  de  l'autre,  baignes  dans 
une  marre  de  sang.  Le  commissaire  de  police 
fut  appelé,  et  «près  avoir  dressé  procès-verl.al  il 
fi  transporter  ces  deux  infortunés  Ma  Morgue 
où  ils  ont  été  reconnus  dan»  la  journée.  On  dit 
n  'ils  appartiennent  à  des  familles  honorables, 
et  qu'ils  ont  été  portés  a  cet  acte  de  désespoir 
par  des  peines  d'amour. 

—  C'est  aujourd'hui,  lundi,  qu'a  commencé 
au  Palais-de-.Iustice,  salle  Lamoignon,  le  tirage 
au  sort  de  la  clase  de  1838  pour  le  département 
de  la  Seine.  . 

_Ala  dernière  solennité  musicale  qui  a  eu 
lieu  dans  la  salle  équestre  h  Vienne,  on  a  exécuté 
es5fli>o/<.  de  Haydn.  On  n'a  jamais  r.en  en- 
tendu de  plus  grandiose  (lue  ce  concert.  L  or- 
che  te  était  ainsi  composa  :  deux  directeurs,  un 
accompagnateuraupiano,deuxprem.ersviolons, 
?rorchanteurs  de  *«/(.*,  deux  cent  soixante- 
huit  soprani,  cent  soixante-six  ail.,  cent  soixan- 
te dix  énors,  deux  cents  basses,  cinquante-neuf 
iremVi's  violons,  quarante  altos  quarante-un 
violoncelles  vingt-cinq  contrebasses,  treize 
flûtes  douze  hautbois,  douze  clarinettes,  douze 
bassons,  quatre  bassons  doubles,  un  ophycleide, 
douze  côrl,  huit  trompettes,  neuf  trombonnes, 
quatre  paires  de  tamiours,  six  tambours  ordi- 
naires ^eux  triangles  et  une  grande  caisse  ;  en- 
semble mille  cent  trente  individus.  L'exécution 
a  éTparfaite  ;  tous  les  morceaux  ont  été  rendus 
cla  rement, distinctement,  comme  s.  cette  masse 
«ùl  été  mue  par  un  seul  sentiment  et  une  même 
àme. 

12. -Le  commandant  Vaillant  vient  d'être 
nommé  r-ouverneur  de  Saint-Jean  dLoa,  dont 
.Ti?l7re"ndre  possession  sur  la  Corualwe,  cor- 
vette E'  en  armement  h  Lorient;  >1  comman- 
dera cette  corvette  sous  les  ordi-es  deM.  Baudm 
Jendant  tout  le  temps  qu'il  sera  gouverneur  de 

fa  forteresse. 

—  C'est  à  deux  années  de  détention  dans  une 
forteresse,  et  non  pas  à  vingt  coinme  on  1  avait 
dit  nu/ràrchevèque  de  l'osen  a  été  con.lamné  , 
e  tou  p  u  ait  indiquer  <iue  des  mesures  se  pren- 
nent pour  l'exécution  de  la  sentence,  qu,  porte 
"ussiTt  on,  le  retrait  de  l'emploi  du  condamné. 
-Depuis  quelque  temps,  des  individus  ont 
la  sinrubere  monomanie  Je  se  présenter  auxTui- 
IcrTs  et  de  vouloir  à  toute  force  parler  au  ro. 
On  en' compte  six  depuis  le  mois  dernier  qui  ont 
ftdt cette  tentative.  Hier  elle  jour  précédent, 
deSersonnes  ont  encore  été  arré^tées  pour  a 
même  cause,  et  conduites  chez  M.  Marut  de 
rombre  commissaire  de  police.  Tous  sont  des 
maîheurcux  privés  de  leur  raison,  auxquels  le 
"asarcl  a  Jonn^  la  même  idée,  bien  qu'' .«  f"ffcf 
nasdiii  ^""  fUrmrche  nar  des  motifs  dilté- 

?r  Ab  s  ,'dl  ceSx"qui  se?ont  présentés  depuis 
deux  iou  .  l'un  est  un  malheureux  qu.  vient  de 
subir  un  traitement  à  Bicêtre;  il.voufait  deman- 
der j'"sUce  au  roi  de  ce  qu'il  avait  été,  disa.t-,l, 

^t'îiutn'ttS'ricant  de  caisses?,  tambour 

E~fcrs^Uuepë;^-^i 
"htio.  rar'il  s'exprimait  avec  beaucoup  de 
Wili"é'  m'is  iltombabientôtdansdes  cl.va- 
galions  qui  firent  reconnaître  son  état  de  de- 
mencc. 

-  L'avocat  Kossuth.noble  hongrois,  qu'  aya't 
publié  sansauK.risalion  une  gazette  manusçriie, 
Té  é  condamné  à  l'esth  i.ar  le  tribunal  de  la 
Table  rovalc,  à  trois  années  d'incarcération.  11 
Siéjnacnu  depuis  deux  années  que  dure 


son  procès;  mais,  selon  le  jugement  du  tribunal, 
elles  ne  lui  seront  point  comptées  en  déduction 
de  sa  peine. 

—  Le  fils  du  duc  de  Rovigo  s'est  battu  en  duel 
dans  la  forêt  de  Saint-Germain,  et  a  reçu  un 
coup  d'épée  ([iii  lui  a  traversé  un  poumon.  On  a 
pu  le  ramener  à  Paris. 

—  On  écrit  de  Londres. 
«Le  prince  Napoléon-Louis  met  en  ce  moment 

la  dernière  main  ;i  un  ouvrage  qu'il  va  publier 
et  qui  fera,  dit-on,  sensation  dans  le  monde  po- 
litique. C'est  à  cette  grave  occupation  qu'il  con- 
sacre ses  loisirs  quand  il  ne  suit  pas  les  travaux 
parlementaires  des  deux  chambres.  » 

i  —  Il  existe  à  Pompadour  (Corrèze)  une  jeune 
fille  de  17  ans,  dont  la  taille  ne  s'élève  pai  au- 

'  delà  de  3  pieds  11  lignes.  Cette  jeune  personne 
qui  est  d'un  caractère  très  enjoué,  présente  tou- 
tes les  proportions  ordinaires. 


13.  —On  écrit  de  Stockholm,  le  22  février  : 
«  La  mort  vient  d'enlever  dans  cette  ville 
M  le  comte  Charles-Frédéric-Théodore  de  Lo- 
wenhielm,  le  plus  riche  propriétaire  des  mines 
de  Suède,  auquel  les  usines  de  fer  de  ce  pays  sont 
redevables  des  grandes  améliorations  qu  elles 
ont  reçues  dans  les  dernières  années.  M.  de  Lo- 
wenhielm  était  âgé  de  quatre-vingts  ans  ;  il  était 
père  de  M.  le  baron  de  Lowenhielra ,  ministre 
de  Suède  et  de  Norwège  h  Vienne,  et  oncle  pa- 
ternel de  M.  le  comte  de  Lowenhielm  qui  rem- 
plit les  mêmes  fonctions  à  Paris. 

—  Les  forces  mécaniques  font  chaque  jour 
des  progrès  en  Angleterre.  Ainsi ,  dans  la  seule 
industrie  des  cotons,  des  fuseaux  qu.  ne  tour- 
naient que  50  fois  dans  une  minute  ,  font  main- 
tenant 6  ,  7  et  quelquefois  8,000  révolul.ons  dans 
le  même  espace  de  temps.  A  Manchester,  il  y  a 
136  000  fuseaux  dont  le  mouvement  est  constam- 
ment entretenu  par  la  vapeur  et  qui  filent  1  inil- 
lion  200  milles  de  fil  de  colon  par  semaine. 
Quand  les  machines  travaillent ,  on  en  fabrique 
par  semaine  400  millions  de  milles,  ce  qui  sufh- 
î-ait  pour  faire  160  fois  le  tour  de  la  terre. 

Le  luxe  fait  des  progrès  effrayans  a  Londres. 
On  porte  maintenant  des  mouchoirs  brodes  en 
or  H  n'est  pas  rare  de  voirenire  les  mains  de 
nos  élégantes  des  mouchoirs  de  20  liv.slerl. 

(  500  fr.  )  ..      ,        ■ 

~  En  vertu  du  nouveau  bill  de  police,  les  cris 
des  rues  de  Londres  cesseront  entièrement,  et  le 
domestique  même  qui  appellerait  à  a  porte  d  un 
théâtre  un  cocher  de  voiture  de  place  paierait 
40  shillings  d'amende. 

—  Dans  l'une  de  ses  dernières  séances,  la  so- 
ciété d'agriculture  de  Calais  a  admis  parmi  ses 
membres  honoraires  madame  Lucien  Bonaparte, 
qui  appartient  à  Calais  par  des  liens  de  parente. 

—  On  lit  dans  la  Gazette  des  Tribunaux  : 
«  Sur  la  plainte  de  madame  F...,  Jes  agens,  por- 
teurs de  mandats,  ont  arrêté  hier,  à  1  hôtel  du 
Grand-Cerf,  à  Saint-Denis,  le  sieur  Léon  Ch... , 
négociant  de  la  cité  de  Londres  qui,  ayant  enle- 
vé mademoiselle  Amélie,  fille  de  madame  F..., 
et  âgée  de  21  ans,  avait  pris  la  fuite  avec  elle. 
C'est  au  moment  où  la  voiture  qui  les  emportait 
changeait  de  chevaux,  que  rarrestation  s  est 
opérée.  Le  sieur  Léon  Ch...  a  été  unmédiatement 
amené  à  la  préfecture,  tandis  que  la  jeune  de- 
moiselle était  reconduite  au  domicile  de  sa 
mère.  » 

—M.  Paul  Delaroche  est  très  occupé  aujour- 
d'hui à  l'Ecole  des  Beaux-Arts ,  à  peindre  la 
rrande  coupole  de  Pamphithéàtre  destinés  aux 
solennités  publiques  de  l'Académie,  au  fond  de 
la  grande  cour  de  marbre. 

—  Un  journal  annonçait  hier  que  M.  de  Cha- 
teaubriand, reconnu  de  quelques  jeunes  gens 
dans  la  rue,  avait  été  accueilli  par  des  acclaina-- 
lions  et  obligé  de  se  réfugier  dans  un  cabriolet 
de  place  pour  échapper  à  l'ovation.  L'auteur  du 
Gciiie  du  chrintianisme  sorlaMe  l^otre-Dame 
,  où  il  était  allé  entendre  une  conférence  del  abbe 


de  Ravignan.  Les  jeunes  gens  l'ont  suivi  et  ac- 
compagné jusqu'au  Pont-Royal. 

—  La  propriété  du  théâtre  des  Variétés  vient 
d'être  vendue  î»  MM.  Jouslin  de  Lassalle,  Opigez 
et  Leroy.  La  nouvelle  administration  a  pris,  ce 
matin,  possession  et  nous  annonce  déjà  pour  sa- 
medi, la  rentrée  de  Vernet  dans  FEcnvam  pu- 
blic. _^.^^.^ 

14.  —  Des  efforts  avaient  été  tentés  hier  pour 
réaliser  une  combinaison  dans  laquelle  les  deux 
nuances  des  centres  de  la  majorité  nouvelle 
auraient  été  représentées  dans  la  proportion 
de  leur  force  et  de  leur  importance.  Ces  ettorts 
âVBicnt  échoué. 

«  Ce  matin,  M.  Guizot  a  eu  une  seconde  entre- 
vue avec  S.  M.  .   ,  JJL 

..  A  trois  heures,  M.  Thiers  a  été  mandé  au 

»Plus  tard,  les  hommes  politiques  les  plus  in- 
fluens  des  diverses  fractions  de  l'opposition  cons- 
titutionnelle se  sont  réunis  et  ont  fait  de  nou- 
veaux efforts  pour  faire  réussir  la  combina.son 
qui  avait  échoué  hier,  et  dans  laquelle  se  trou- 
vaient compris  MM.  Guizot  et  Duchàtel.  On  aeu 
de  part  et  d'autre  le  regret  de  ne  pouvoir  y  par- 
venir. 


—  D'après  les  lettres  reçues  par  le  brick  de 
guerre  le  d'Assas.  arrivé  à  Brest  le  4  courant, 
venant  du  fleuve  de  la  Plata,  le  blocus  deBuénos- 
Ayres  continuait.  Par  suite  de  l'anéantissement 
du  commerce,  la  misère  était  au  comble.  Il  rê- 
rnait  un  grand  mécontentement  contre  le  prési- 
dent Rosas,  qui  ne  maintenait  son  autorité  que 
par  la  terreur.  Peu  de  jours  s'écoulaient  sans 
qu'il  fit  passer  par  les  armes  quelques  person- 
nes convaincues  ou  soupçonnées  d'avoir  conspi- 
ré contre  lui.  Aussi,  bon  nombre  dhabitan» 
fuyaient-ils  dans  les  campagnes  pour  se  sous- 
traire aux  vengeances  de  ce  dictateur. 

—Le  malheur  qui  vient  d'accabler  M.  Daguerre 
a  éveillé  dans  le  public  une  sympathie  générale, 
etc'cstdu  moins  pour  lui  une  consolation  dans 
son  infortune.  Cependant  on  ignore  l  immensité 
de  la  perle  qu'éprouve  M.  Daguerre,  car  le  bâ- 
timent seul  était  assuré,  et  sur  treize  tableaux 
du  Diorama  brûlés ,  il  n'y  avait  que  les  trois  ta- 
bleaux exposés  qui  fussent  assures.  Le  mobilier 
des  salles  et  celui  de  la  maison  de  M.  Daguerre 
ne  l'étaient  point.  Son  atelier  particulier  de 
peinture  et  son  cabinet  de  physique  sont  entit- 
rement  détruits. 

—  L'éclipsé  de  soleil  du  15  mars  courant  com- 
mencera à  3  heures  14  minutes  ,  temps  vrai,  et 
finira  à  4  heures  48  minutes.  La  plus  grande 
phase  qui  aura  lieu  vers  4  heures  sera  de  quatre 
doigts  ou  du  tiers  du  diamètre  du  soleil. 

—  Une  expérience  de  fabrication  de  papier  de 
maïs  a  été  faite  le  mois  dernier  à  la  papeterie  qui 
vient  de  s'élever  à  Guise.  M.  le  sous-préfet  y  as- 
sistait. La  matière  première,  mise  en  macération 
sous  ses  yeux,  s'est,  en  quelques  minutes,  pré- 
sentée sous  la  forme  d'une  large  et  interminable 
feuille  de  papier  sortant  à  travers  de  nombreux 
appareils  pour  s'enrouler  à  l'état  de  perfection 
sur  le  cylindre. 

—  La  moitié  environ  des  grandes  galeries  en 


peu  I 

avant  la  fin  de  ce  mois.  ,  ,,       , 

Ces  vastes  salles  sont  d'une  belle  ordonnance. 
L'architecte  s'est  servi  partout  à  l'intérieur  de 
l'arc  surbaissé.  .        , 

C'est  avant-hier,  12  mars,  qt»e  le  registre  des 
déclarations  desexposansadû  être  clos  à  1  HOtel- 
de-Ville.  On  croit  que  l'on  pourra  Mmmencer 
le  classement  des  produits  pour  le  «"avril. 

U^Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Imn.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Nptre-Dame-des-Victoires,  16. 


20  MARS  1839. 


C^ 


tITTÉKATVKE,  SCIENCES,  BEIUX-ÀRTS,  INDUSTRIE, 
COK:<tISSlNCES  UTILES,  ESQUISSES  DB  MOBDBS  , 
UÉMOIRES  ET  TOTIGES.I 


Dou}ïm(  3muf. 


ON  S  ABONNE  À  PARIS  ,  AU  BVBEID  DD  JOURNAL  , 

rueduHEI.DER,  15,  et  chez  tous  les  Libraires 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute   l'Allemagne ,  chez  M.  Alexandre , 
Directeurdes  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Roy&umes,  à  l'Utii- 
versai  Literary  Cabinet,  64,  St.  James'sStreeU 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  cl  20  de 
chaque  mois. 

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la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  Paris. 


NMG. 


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TnÉATRES  ET  MODES. 

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POUR  t'ÉlUANCER  ENSUS  PAR   AN  .      ...  6 


On  ne  tire  à  Tue  que  sur  les  personnes  qui  s'a  - 
bonnent  pour  un  an  ou  G  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 


Au  peu'd'eiprit  que  le  bonhomme  ataili, 
l  L'esprit  d'autrui\paT  complément  servait. 

',  llcompitait,  compilait,  compilait. 


Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n»  du  5  at 
une  lithographieau  n"  du  20  de  chaque  mois. 

l     Prix  des  annonces,  73  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

<èa}nu  îïcsi  Jaurnaur  français  (t  ftranijcrs. 


[SOMMAIRE. 

SÉJOUR  ET  VOYAGES  AU  MEXIQUE  :  REMARQUES 
SUR  LE  PAYS  ET  SUR  SES  PRODUCTIONS,  SUR 
LA  VIE  ET  LES  MOEURS  DE  SES   HABITANS.  — 

Les  six  corps  des  marchands  de  Paris,  par 
Horace  Raissok.— Déranger, A.  de  Vigny 
(extrait  du  Travail  intellectuel  en  France 
depuis  ISlà  jusfju'à  1837^,pa^  M.  Amédée 
DuguESNEL.—  Les  bords  du  canal,  esquisse 
de  mœurs,  par  Paul  de  Kock.  —  Mom- 
d'Adolpue  Nourrit.  —  Fashion.  —  Salon 
DE  1839 (3' article),  par  Alf.  D.— Mélanfics, 
faits  curieux  :  Un  rêve  réalise.  —  Revue 
dramatique  :  Renaissance  :  Mademoiselle 
de  Fuiila/èfjes  ;  Les  camarades  du  minisire. 
—  Revue  decinq  jours. 

Portrait  de  Déranger.  —  N»  54. 


SEJOUR  ET  VOYAGES  AU  1IE.\I()UE 


©i  0®âia  Dii/ï. 


KeniMi-fiiies  hw  1«  pays  et  sur  ses 
jirotlicctioaiM  ,  !^ur  la  vie  et  les 
iiiwiivci  «ica  liabitaus. 

On  sait  que  les  aborigènes  de  l'Amérique  qui 
étaient  m  possession  du  pays  lorscpie  les  Espa- 
finolsconquironl  le  M('\i,|iic,  se  dislinijucnt  des 
Europécnsct  des  Africains  par  leur  couleur,  leur 
chevelure  noire  et  raide,  et  l'absence  prcs.iuc 
entière  de  la  barlie.  Un  grand  nombre  de  ces  In- 
diens {Indiut)  demeure  aux  environs  de  Tlalpii- 
jabna  ,  mais  bien  peu  vivenl  dans  la  ville,  ^o^ls 
y  trouvAmcs  qucbiucs  Esiiagiiols  {Gachtqnnes  , 


mais  la  plupart  des  habitans  s'y  composaient  de 
descendans  d'Indiens  et  d'Espagnols  ou  métis 
{Meslizos)  qui  se  donnent  ordinairement  le  nom 
de  créoles  (C«o//o*),  par  lequel  on  désigne  com- 
munément les  blancs  nés  en  Amérique  de  parens 
espagnols.  Je  n'y  vis  pas  de  mulâtres  ou  descen- 
dans de  nègres  et  d'Européens,  mais  bien  quel- 
quesdescendans  de  nègreset  d'Indiens  {Zaw(6o«). 

La  couleur  des  métis  est  ordinairement  jaune. 
De  fréquens  mariages  ont  Heu  entre  les  métis  et 
les  Espagnols,  tandis  qu'ils  sont  maintenant  très 
rares  entre  les  métis  et  les  Indiens.  La  couleur 
des  enfans  qui  naissent  de  ces  unions  se  rajiiiro- 
ebe  de  plus  en  plus  de  la  blanche,  de  façon  qu'il 
est  souvent  très  difficile  de  déciders'ils  sont  mé- 
tis ou  créoles.  Quoique  sous  le  gouvernement 
républicain  tous  les  indigènes  mexicains  jouis- 
sent maintenant  des  mêmes  drolls  civils ,  quelles 
que  soient  leur  oïlgine  et  leur  couleur,  cepen- 
dant la  couleur  blanche  pure  y  est  préférée  à  la 
couleur  cuivrée  des  Indiens  ,  ou  à  la  noire  des 
nègres  et  ft  la  jaune  des  niulMres.  On  ne  peut  pas 
faire  de  plus  grand  plaisir  à  une  mère,  fùt-elle 
jaune  ou  brune,  quejde  vanter  la  blancheur  de 
ses  enfans.  Un  homme  veut-il  jiarler  avec  mé- 
pris de  ipiclqu'un,  il  l'appelle  nègre  ou  Indien, 
et  dit  :  que  quicre  este  negro  ou  esta  indio , 
que  veut  ce  nègre  ou  cet  Indien.  C'est  un  héri- 
tage resté  de  la  donunation  espagnole,  et  11  du- 
rera longtemps.  Les  noms  de  Gachupin  (Espa- 
gnol), eslraugero  [étranger),  Ingles  (Anglais), 
ne  sont  pas  moins  odieux  ;  le  dernier  est  donné 
par  la  basse  classe  du  peuple  à  tous  les  étrangers, 
sans  distinction. 

La  haine  contre  les  étrangers  a  été  inspirée 
aux  Indigènes  du  Mexùiue  i>ar  les  Espagnols  et 
par  le  clergé  catholique  ;  par  les  Espagnols  qui 
défendaient  l'entrée  du  pays  aux  étrangers  ;  et 
par  le  clergé  (pii  faisait  considérer  comme  nié- 
crcaiis  on  hcrcllc|ues  la  phipart  des  aulics  na- 
tions .  opinion  qui  par  lii'.iiorance  absolue  où 
l'on  y  clall  du  rcslc  du  monde  se  propagea  faci- 
lemciii  ,  ipioi.pic  le  ."Mexique ,  eu  déclarant  son 


indépendance,  ait  accordé  la  libre  entrée  de  ses 
états  à  loules  les  nations. 

Les  métis  de  la  seconde  et  Iroisièmc  généra- 
tion forment  en  général  une  belle  race "dbom- 
mes.  Leur  coulein ,  si  elle  nest  pas  complél..- 
ment  blanche,  nest  cependant  pas  non  plus  trop 
foncée,  et  se  rapproche  du  teint  brun  si  com- 
mun dans  l'Europe  méridionale.  Les  cheveux 
sont  ordinairement  noirs,  ainsi  que  les  yeux, 
ombragés  de  sourcils  bien  ar()ués  ;  le  rcg'irJ  , 
de  même  (]ue  toute  la  physionomie,  a  de  la  '\  iva- 
clié  et  de  lardeur.  Ces  métis  sont  de  taille 
moyenne,  bien  faits  et  robusles.  Les  mineurs 
appartiennent  le  phis  souvent  à  cette  classe  :  va 
rement  nu  Indien  est  employé  au  travail  Jes 
mines,  sinon  comme  journalier  ou  porteur  de 
fardeaux.  Dans  loules  les  mines  que  jai  visitées 
j'ai  vu  beaueoui)  d'hommes  vigoureux  et  bien 
bâtis,  jai  rencontré  peu  de  gens  conircfaits  dans 
le  MexIque.Ceque  je  disdeshommes  peut  s'appli- 
quer aux  femmes;  elles  ne  sont  pas  très  grandes, 
mais  ont  une  jolie  taille  ;  leur  regard  est  vif  et 
expressif ,  et  elles  usent  souvent  du  langage  des 
yeux. 

Tlalpujahua,  (pioique  situé  sur  la  pente  d'une 
montagne,  est  cependani  bAii  a.^sez  régulière- 
ment ;  les  rues  y  sont  passablement  droites  et 
larges  ,  et  se  coupent  à  angles  droits  ;  il  y  a  trois 
places  publiques:  la plazaMaijor.laPlaztula 
et  la  pta-a  de  San  Franci.ico.  Les  maisons  du 
Mexique  sont  en  général  construites  pour  un 
climat  chaud.  i|uoiipie  l'altitude  dans  plusieurs 
endroits  les  rendrait  plus  agréables  si  elles  ga- 
rantissaient tiavanlage  du  froid.  On  liàtit  fré- 
quemment en  pierre,  surtout  les  grands  édifices; 
les  maisons  moins  grandes,  notammtnt  celles  de 
la  campagne,  sont  en  briques  adultes  ,  qui  se 
font  avec  une  terre  argileuse  que  l'on  broie 
et  mêle  avec  du  fumier  de  cheval;  ensuite  on 
leur  donne  leur  foi  me  et  on  les  fait  sécher  au 
soleil  ;  le  mortier  employé  pour  kMir  se  fait  avec 
la  même  terre  hunueiée.  Comme  on  ne  fait  pas. 
^dc  caves,  les  foudalionssoni  en  général  peupro- 


242 


fondes.  On  aime  à  rencontrer  à  peu  de  profon- 
deur un  sol  ferme  ou  la  pierre  ;  s'il  n'en  est  pas 
ainsi  on  creuse  à  1  ou  2  pieds  de  profondeur,  et 
on  fixe  dans  le  sol  un  lit  de  petites  pierres  (|ue 
Ton  recouvre  d'une  couche  léyère  de  mortier, 
de  gros  sable  ou  de  gravier;  ou  pose  par  dessus 
les  fondations  composées  de  pierres  et  de  mor- 
tier ou  même  de  pierres  et  d'argile,  et  on  les 
élève  assez  pour  (pie  les  briques  qui  doivent  y 
«'Ire  placées  ne  souffrent  pas  de  lliumidité  de  la 
terre.  Si  l'on  crépit  bien  les  murs  des  deux  cô- 
tés pour  les  garantir  de  la  pluie,  on  peut  !)âtir 
dessus  une  habitation  sèche,  considérable  et 
commode. 

Les  maisons  des  Mexicains  riches  sont  plus 
grandes  et  construites  avec  plus  de  luxe;  elles 
occupent  un  carré  entièrement  fermé  ,  où  l'es- 
pace intérieur,  dans  leciuel  on  pénètre  par  la 
principale  entrée,  forme  une  cour  ou  un  jardin. 
Sur  un  ou  plusieurs  des  côtés  intérieurs  de  la 
maison  ,  règne  un  large  corridor  recouvert  par 
le  toit  i)rincipal,  et  percé  de  |)lusieurs  fenêtres 
et  jiortes  ilonnant  dans  les  appartemens.  Si  la 
mrison  n'a  que  le  rez-de-chaussée  ,  les  fenêtres 
sur  la  ruesont  peu  nombreuses,  petites,  ordinai- 
rement fermées,  la  lumière  pénètre  peu  abon- 
damment par  la  porte.  Cette  aversion  des  habi- 
tans  pour  des  fenêtres  donnant  sur  la  rue,  te- 
nait peut-être  dans  les  temps  passés  à  la  néces- 
sité d'être  en  garde  contrt  les  attaques  extérieu- 
res; elle  se  perpétue  par  la  force  de  l'habitude. 

La  maison  d'un  homme  riche  comprend  ordi- 
nairement un  assez  grand  salon,  nue  salle  à  man- 
ger, plusieurs  chambres  à  coucher,  une  cuisine, 
une  chambre  pour  les  domesli(|iies.  Si  la  maison 
est  à  un  étage,  il  est  rare  (jue  le  i)roiii  iélaire  ha- 
bite le  rez-de-cliaussée,  il  y  pl.ice  des  magasins, 
un  coniptoir,une  boutique,  la  sellerie,  les  chara- 
lircs  pour  ses  gens  ;  des  portes  particulières 
<lonnentsur  la  rue,  et  des  logemens  entièrement 
séparés  du  premier  étage  et  de  la  cour  sont  loués 
à  de  jiauvres  familles  d'ouvriers.  Lis  maisons 
situées  aux  ^loins  .les  ruesserventhabituellement 
de  bouticiues  ;  on  y  pratique  deux  grandes  por- 
tes donnant  sur  les  deux  rues,  et  l'on  place  les 
narchaiulisesde  façon  h  tenter  les  chalands.  Le 
))remier  étage  de  ces  maisons  a  également  peu 
de  fenêtres  sur  la  rue  ;  on  y  voit  de  grands  bal- 
cons avec  de  lourdes  portes  de  bois  non  vitrées. 
La  menuiserie  des  portes  et  des  fenêtres  est  pres- 
que toujours  grossièrement  faite  ;  il  en  est  de 
même  des  ferrures,  des  pentiires  et  des  serrures  ; 
souvent  une  clef  d'appartement  a  7  à  8  pouces 
de  longueur.  iNiles  portes  ni  les  fenêtres  ne  sont 
disposées  de  façon  à  pouvoir  être  décrochées. 

Les  plafonds  ne  sont  pas  garnis  de  lattes , 
même  dans  les  meilleures  maisons  :  l'œil  aper- 
çoit les  solives  à  demi  dégrossies  ,  rarement 
peintes  ,  et  plus  rarement  encore  recouvertes 
d'une  toile  de  couleur. 

A  Tlal[)ujahua  et  dans  plusieurs  autres  lieux 
on  revêt  le  plancher  des  petites  maisons  lïado- 
bes,  et  celui  des  grandes  de  briques  carrées  à 
demi  cuites.  Les  murs  des  chambres  sont  blan- 
chis, rarement  peints  en  diverses  couleurs  sui- 
vant l'ancienne  manière. 

Une  grande  image  de  la  Sainte-Vierge  ou  un 
grand  crucifix  garnissent  habituellement  lasalle; 
«les  images  Je  saints  et  des  lustres  fréquemment  I 


en  fer-blanc  complètent  les  ornemens ,  et  ne 
servent  qu'îi  faire  ressortir  davantage  la  nudité 
de  l'appartement.  On  n'y  voit  ni  glaces  ni  ri- 
deaux, les  murs  des  autres  chambres  sont  tout 
aussi  dégarnis;  à  un  bout  de  la  salle,  ordinaire- 
ment sous  le  crucifix  ou  l'image  de  la  Vierge,  le 
plancher  est  couvert,  dans  toute  la  largeur  de 
la  pièce,  d'un  lapis  à  la  vieille  mode,  large  de 
2  ou  3  aunes.  De  ce  côté  et  souvent  même  aux 
quatre  coins  de  la  salle,  il  y  a  des  encoignures 
peintes  de  diverses  couleurs  et  supportant  une 
figure  de  saint  en  cire,  quelques  girandoles,  des 
figurines  en  porcelaine  et  d'autres  choses  de  ce 
genre.  Un  canapé  de  paille  ou  de  bois  couvert 
de  coussins,  élev  '  toutau  plu«  de  II  ou  !5  pou- 
ces ,  se  jirolonge  sur  le  tapis  d'une  encoignure  à 
l'autre.  Deux  ou  trois  bancs  de  même  espèce 
garnissent  aussi  deux  ou  trois  des  parois,  mais 
la  quatrième  est  flanquée  de  chaises  posées  tout 
près  les  unes  des  autres.  Quand  il  vient  des  vi- 
sites on  ne  jirésente  pas  de  chaises  aux  étran- 
gers (jui  arrivent ,  mais  quelques  uns  de  ceux- 
ci  s'asseyent  à  côté  de  la  maîtresse  de  la  maison 
sur  l'un  des  canapés  placés  sur  le  lapis  ,  et  les 
autres  le  long  des  murs,  comme  ils  l'entendent. 
Outre  les  encoignures,  il  y  a  encore  dans  cette 
salle  une  grande  et  haute  table  couverte  d'un 
tapis  rouge  ou  bleu,  si  massive  et  si  mal  peinte 
qu'elle  rappelle  une  table  allemande  des  seizième 
et  dix-septième  siècles  :  assez  ordinairement  elle 
supi)orle  un  petit  réchaud   en  argent  à  l'usage 
des  fumeurs,  et  souvent  remplacé  par  un  petit 
plat  en  faïence  posé  sur  une  assiette  d'argent. 

Voilà  commeétait  encore,  en  1823,  la  demeure 
des  Mexicains  aisés,  à  l'exception  de  ceux  de  la 
iCapitale;  depuis  il  est  arrivé  beaucoup  d'étran- 
gers qui  leur  ont  fait  connaître  les  corainodilés, 
les  maurs  et  le  luxe  de  l'Europe.  La  liberté  du 
commerce  a  permis  au  marchand  de  vendre  les 
objelsde  son  commerce  àdes  prix  proportionné- 
ment  inférieurs  à  ceux  du  temps  du  monopole 
espagnol.  Des  ouvriers  européens  se  sont  établis 
à  MÎexieo  et  y  ont  fabriqué,  en  faisant  de  gros  bé- 
néfices ,  des  meubles  et  d'autres  choses  à  si  bon 
marché,  que  l'homme  qui  pouvait  acheter  le 
mobilier  décrit  plus  haut,  peut  maintenant  se 
procurer,  pour  le  même  prix,  des  meubles  d'un 
goiit  moderne,  et  que  le  Mexicain,  ami  du  luxe 
extérieur,  cherche  îi  troquer  les  choses  ancien- 
nes contre  de  nouvelles.  Les  voyageurs  ne  de- 
vront conséquemment  pas  s'étonner,  si,  dans  la 
cajjitale  et  même  dans  l'intérieur,  ils  ne  retrou- 
vent pas  l'original  de  la  description  que  je  viens 
de  donner.  Au  mois  de  juin  IS3.5,  je  vis  Mexico 
[lour  la  première  fois,  et  j'y  trouvai  dans  l'habil- 
lement, les  mœurs  et  les  coutumes,  beaucoup 
de  choses  essentiellement  différentes  de  celles 
auxquelles  j'étais  accoutumé  en  Europe.  Pen- 
dant mon  séjour  à  Tlalpujahua.  je  retournai  à 
peu  |)i'ès  deux  fois  ])ar  an  à  la  capitale,  et  chaque 
fois  j'observai  les  progrès  des  changemens  oi)é- 
rés  par  l'influence  des  étrangers;  ils  étaient  si 
rapides,  qu'en  1828  j'en  fus  grandement  surpris 
et  obligé  de  me  rappeler  que  c'était  la  même 
oïl  trois  ans  auparavant  tout  m'avait  paru  si  dif- 
f  rent. 

Ainsi,  dans  la  capitale,  de  même  que  dans  plu- 
sieurs autres  villes  du  Mexique,  les  classes  supé- 
rieures s'habillent  complètement  à  l'européenne; 
lundis  (lue  dans  les  petiles  villes,  et  surtout  dans 


les  campagnes ,  on  tient  encore  au  costume  na- 
tional. 

Les  hommes  y  portent  un  pourpoint   court, 
garni  de  franges  comme  ceux  des  Polonais  ou 
des  hussards  ,  une  veste  bigarrée  ou  ronge  ,  une 
cravate    en  soie  ,  nouée  négligemment  et  un 
grand  collet  chargé  de  broderies.  Les  caleçons, 
blancs  en  coton ,  larges  et  entièrement  ouverts 
par  le  bas,  descendent  jusqu'à  la  cheville.  On 
met  par  dessus  un  pantalon  de  drap  ou  de  toile 
de  coton,  bleu,  vert  ou  noir,  fendu  des  deux  cô- 
tés extérieurs  jnsipi'au  dessus  du  genou  et  orné 
de  tresses  d'argent  ou  d'or,  ou  de  broderies,  et 
le  long  delà  fente,  garni   de  boutons  de  métal 
très  rapprochés  les  unsdes  autres,  bordé  rie  peau 
par  le  bas  et  doublé  en  toile  de  coton  teinte  ; 
afin  (|u'on  puisse  la  voir,  on  renverse  les  deux 
points  de  la  large  ceinture  qui  alors  retombent 
sur  le  bas  de  la  taille.  Le  pantalon  ne  monte  or- 
dinairement que  jusiju'au  dessus  des  hanches  , 
en  sorte  qu'on  peut  voir  l'écharpe  {faja}  en  soie 
rouge,  frangée  d'or  ou  d'argent,  qui  sert  à  re- 
tenir le  caleçon,  etcette  écharpe  est  attachée  de 
façon  que  ses  deux  bouts  tombent  sur  le  dos  et 
sont  aperçus  au  dessous  du  pourpoint.  Le  cli- 
quelisdes  boutons  du  pantalon  annonce  de  loin 
l'arrivée  d'un  petit  maître  mexicain.  Autrefois 
le  pantalon  ne  dépassait  pas  le  genou,  était  taillé 
en  rond  à  son  extrémité  et  se  terminait  en  bas. 
par  deux  pointes;  alors  on  portait  fréipiemment 
des  bottines  doublées  de  rouge,  ouvertes  sur  les 
côtés,  maintenant  on  ne  fait  usage  que  de  botti- 
nes ordinaires.  On  attache  au  dessous  du  genou, 
sur  les  bottes  et  les  caleçons,  mais  sous  le  pan- 
talon, avec  un  ruban  d£  toile  de  coton,  une  peau 
de  daim  tannée  ,  afin  qu'en  allant  à  cheval  les 
jambes  soient  garanties  des  piqûres  d'épines. 
Cette  peau  est  de  couleur  brune  et  pressée  dans 
une  forme  <jui  lui  imprime  de  jolis  ornemens  en 
Meurs.  Cette  enveloppe  [botas)  est  habituelle- 
ment doublée  de  maroquin  rouge,  souvent  bro- 
dée richement  en  or  et  en  argent,  et  coûte  alors 
de  70  à  80  piastres.  Elle  est  extérieurement  mon- 
tée de  façon  qu'à  cet  endroit  elle  fait  quatre  fois 
le  lour  de  la  jambe  ';  le  cavalier  porte  ordinaire- 
ment un  coutelas  entfe  cette  io/rt  et  la  jarretière. 
La  tête  est  coiffée  d'un  chapeau  rouge-brun  à 
bords  très  larges,  et  dontla  forme  s'élèveà  peiné 
de  cin(i  à  six  pouces.  11  est  entouré  d'une  ganse 
d'or,  il  y  en  a  une  pareille  autotir  de  la  forme,  et 
le  bord,  vert  par  dessous,  aune  tresse  d'un  poure 
et  demi  à  deux  pouces  de  largeur.  Celte  mise  est 
rendue  encore  plus  étrange  par  un  manteau 
{maitfja  oufrazada);  c'est  un  morceau  de  drap 
long  de  quatre  à  cin(|  aunes,  de  couleur  bleue  , 
et  surtout  bleu  de  ciel,  rarement  verte  ou  noire, 
falu'iqué  dans  le  pays  ;  les  quatre  coins  sont  ar- 
rondis, la  maiiga  est  percée  au  milieu  d'un  trou 
pour  y  passer  la  tête,  de  façon  qu'elle  retombe 
(les  deux  côtés  du  corps  comme  une  chasuble. 
Elle  est  ordinairement  doublée  d'une   toile  de 
coton  bigarrée,  jaune  ou  rouge,  et  exlérieure- 
menlellea,au  milieu,  un  morceau  de  velours 
ou  d'une  étoffe  de  coton  noir  ou  vert  de  deux 
aunes  à  deux  aunes  et  demie  de  circonférence , 
et  elle  est  en  outre  garnie  d'une  bordure  feston- 
née de  la  même  matière.  Le  morceau  du  centre 
est  entouré  de  plusieurs  rangs  de  rubans  et  d'une 
frange  garnie  de  grains  de  verroterie  noirs.  Or- 
dinairement cette  garniture  de  rubans  et  celte 


—  243  — 


franiiesont  de  cette  couleur;  souvent  aussi  le  tout 
est  en  or.  l  ne  maufja  ornée  de  cette  mnnii^re , 
lechnneau  charijé  de  lourdes  tresses,  le  pantalon 
couvert  de  broderies  et  les  hotas  se  paient  jus- 
qu'à 300  piastres;  cependant  on  voit  souvent 
parés  de  cet  attirail  si  cher  des  gens  qui  y  ont 
sacrilié  toute  leur  fortune  ,  venue  peut-être 
d'une  chance  heureuse  du  jeu  ;  d'autres  aussi, 
qui  ne  vivent  quede  pi'nililes  travaux  et  en  s'im- 
posant  de  dures  privations,  comme  les  muletiers 
[ar7-ieros),  croient  avoir  trouve  \\n  bon  emploi 
de  leur  argent  par  un  luxe  semblable.  La  fra- 
zada  est  une  grande  couverture  en  laine  bario- 
lée, et  munie  également  au  centre  d'une  fente 
pour  y  passer  la  tête;  elle  est  presque  imper- 
méable et  on  la  porto  principalement  quand  on 
esta  cheval.  Les  meilleures  frazada  se  fabri- 
quent à  Quérétaro  eti  Saltillo;  celles  qui  se  font 
dans  ce  dernier  endroit  se  paient  de  40  à  50  pias- 
tres. Elles  sont  peu  élégantes  et  pe>i  riches,  et 
seulement  en  usage  parmi  la  classe  la  moins  ai- 
sée; celle-ci  porte,  au  lieu  du  pourpoint  de  drap, 
tme  espèce  de  blouse  courte  en  cuir  brun  ornée 
de  i)Outons  d'argent,  ou  en  toile  de  coton  bario- 
lée avec  une  bordure  blanche. 

Les  gens  le  moins  aisés  se  bornent  à  une  che- 
mise, un  caleçon,  une  culotte,  un  chapeau  et 
des  bottes  ou  des  sandales  ;  une  couverture  or- 
dinaire en  drap  ou  en  coton,  qui  leur  sert  de 
lit  pendant  la  nuit,  les  préserve  le  jour  du  froid 
ou  de  la  pluie.  La  chemise  n'est  pas  pour  ces 
gens  un  objet  indispensable  ,  fréquemment  on 
leur  voit  seulement  des  sandales,  des  caleçons, 
uii  chapeau  el  une /rflîrtrfa.  Le  Mexicain  pau- 
vre a  rarement  des  vétemens  de  rechange  ;  le 
sametli  avec  sa  femme  et  ses  enfans,  il  s'api)ro- 
che  d'une  source,  il  s'assied  à  terre  couvert  de  sa 
frazada  ,  et  sa  femme  lave  et  sèche  au  soleil  le 
reste  de  l'habillement  de  son  mari,  le  sien  et  ceux 
de  leurs  enfans. 

Les  femmes  du  peuple  porient  des  jupons  en 
drap  bleu  ou  rouge,  toile  de  colon,  imlienne, 
mousseline  ou  soie  noire,  avec  un  grand  falbala. 
Le  haut  lu  corps  est  couvert  d'unrel'ozo.  espèce 
de  mantille  en  étoffe  de  colon  bleue  ou  blanche, 
ou  de  soie  et  coton  ;  du  haut  du  front  il  remonte 
|>ar  dessus  la  tête  sur  le  dos,  de  façon  que  les 
deux  bouts  se  replient  inéi;alemeni  au  dessus 
des  épaules,  c'est  ^  dire  que  le  côté  (|ni  vient  à 
droite  est  plus  long  ,  et  (-clui  de  g'auclic  plus 
court  ;  alors  le  bout  de  la  droite  est  liasse  sur 
l'épaule  gauche  el  couvre  la  poitrine,  les  bras  et 
le  visage  dont  il  ne  laisse  apercevoir  que  les 
yeux.  Les  cheveux,  ordinairement  tressés  ,  sont 
cachés  sous  le  reliozo.  Un  collier  de  verr<ilerie 
pare  le  cou  ;  la  chaussure  consiste  en  souliers, 
ceuxeiisoicsonttrésrechercliés,el,si  les  moyens 
le  permettent  ,  on  achète  volontiers  des  bas  de 
soie. 

Dans  le  classe  la  plus  aisée  les  femmes  s'ha- 
billent h  la  française,  mais  h  la  maison  elles  por- 
tent toujours  le  robozo  ,  en  partie  pour  cacher 
leur  grand  négligé  ([u'clles  (initient  rarement 
lors(iu'elles  n'atlendeiit  pas  de  visites. 

On  s'alluble  aussi  du  rebozo  quand  on  va  le 
matin  à  l'église.  ],e  costume  paré  du  malin  est 
en  soie  noire,  et  alors  le  rebozo  est  remplacé 
par  une  manlille  également  noire.  (>uand  les  da- 
mes sortent  l'après-midi,  leur  mise  est  pliissoi- 
Onée  et  plus  brillante  ;  souvent  même  elles  ont  un 


costume  de  bal.  On  voit  rarement  des  chapeaux  , 
ils  sont  remplacés  par  un  peigne  haut  et  luisant 
posé  sur  les  cheveux  et  soutenant  un  grand  mou- 
choir en  soie  de  couleur  ou  en  madras  qui  cou- 
vre la  tête,  un  bout  tombe  sur  le  dos,  et  les  deux 
autres  sur  la  poitrine,  où  ils  peuvent  servir 
comme  la  mantille  pour  s'envelopper  et  cacher 
le  visage.  Desliijoiixélincelanset  de  légers  éven- 
tails doivent  compléter  une  semblable  parure. 
1  Comme  la  ])liipartdc\s  dames  fument,  une  petite 
chaine  d'or,  suspendue  au  cou  ou  à  la  ceinture , 
sujiporte  une  petite  pince  en  or  pour  saisir  le 
cigarre  :  la  jolie  boite  aux  cigarres  se  place  sous 
le  fichu.  Mais  toutes  ces  paiticularitésdc  costu- 
mes et  de  mœurs  disparaissent  journellement 
pour  faire  place  aux  coutumes  européennes  ; 
on  n'est  plus  frappé,  surtout  dans  les  grandes 
villes  et  sur  les  places  publiques,  comme  je  le 
fus  lors  dt  mon  arrivée  à  iMexico  en  1S25,  de  la 
différence  que  j'y  aperçus.  A  Tlalpujahua  ,  on 
n'observait  pas  alors  le  moindre  indice  d'un 
costume  étranger. 

La  manière  de  vivre  des  Mexicains  partage  le 
jour  en  une  infinité  de  subdivisions,  beaucoup 
de  temps  est  perdu;  cependant  le  marchand  , 
l'agriculteiu-  et  autres  gens  occupés  savent  tirer 
parti  de  celui  que  d'autres  consacrentà  l'oisiveté. 

En  général,  l'habitant  des  villes  du  Mexique  se 
lève  assez  tard  ;  il  est  un  peu  sensilile  à  l'air 
frais  du  matin  dans  les  lieux  élevés,  mais  il  n'est 
point  paresseux.  A  son  lever  il  prend  ordinaire- 
ment une  tasse  de  chocolat  avec  un  petit  mor- 
ceau de  pain,  et,  si  ce  n'est  déjà  fait,  fume  un 
ri|;arre.  Le  réchaud  qu'il  s'est  fait  apporter  pour 
rallumer  reste  toute  la  journée  sur  la  table.  En- 
suite ,  quanil  on  en  a  l'envie,  on  va  à  l'église 
pour  entendre  la  messe,  et  on  revient  vers  huit 
ou  neuf  heures  déjeilner  à  la  maison;  ce  repas 
consiste  en  un  peu  de  viande  rOtie  et  un  ragoût, 
ou  liien  des  auifs  et  des  haricots  noirs  ;  aussitôt 
après,  on  fume  de  nouveau  ;  quelques  heures 
sont  après  cela  consacrées  aux  occupations  dont 
on  cherche  à  se  débarrasser  avant  midi ,  et  celui 
(|ui  parvient  à  gagner  du  temps  mange,  vers  onze 
heures,  qiiehjues  fruits,  un  |ieu  de  iiàlisscrie,  un 
petit  morceau  de  pain, cl  boit  un  petit  verre  de 
liqueur  ou  de  vin  ,  tout  comme  en  Allemagne. 
Du  dine  entre  midi  et  une  heure;  voici  le  menu  : 
soupe  ou  caldo,  qui  est  ordinairement  un  sim- 
ple bouillon;  zopa  ,  mets  dans  la  composition 
duquel  il  entre  du  riz,  du  pain  grillé  ou  de  la 
pâle  bouillie  dans  l'eau  cl  que  Ion  recouvre  de 
sain-doux  ;  olla,  composé  de  boeuf  ou  de  mou- 
ton bouilli  avec  queliiues  plantes  potagères,  ou 
bien,o//(/  podrida,  c'est  à  dire  du  bœuf,  du 
mouton,  de  la  volaille,  du  porc  frais,  qu'on  fait 
bouillir  ensemble  dansnn  iiol,  en  y  ajoutant  des 
ognoiis  et  autres  végétaux  culinaires,  le  tout  as- 
saisonné d'une  sauce  faite  de  tomates,  d'ognons 
et  de  vinaigre  [salza  de  xilomata).  K  ce  mets 
succèdent  quel(|ues  viandes  accommodées  eu  ra- 
goût ou  rcMies  et  suivies  d'un  plat  de  haricots 
noirs  ij'rijolcs)  saupoudrés  de  fromage.  Enfin  le 
dincrsc  termine  par  des  confitures  ettnie  crème. 
Il  csl  rare  que  les  Mexicains  boivent  du  vin  ou 
du  poulque  (I)  après  ou  pendant  le  iliner.  On  ne 
sert  de  l'eau  i|uc  lorsipie  les  eouliliircs  sont  fi- 

(1)  Poisson  ftibriquée  avec  le  suc  du  oiuguey  (.vcbave 


nies  ;  manger  qiielipie  chose  après  avoir  bu  est 
regardé  comme  nuisible,  et  les  mots  j/a  tome 
agita  'j'ai  déjà  bu  de  l'eau)  expriment  le  refus. 
On  fait  usage  de  galettes  de  mais  lorlillax,  au 
lieu  (le  pain,  et  une  servante  est  occupée  pen- 
dant le  repas  à  en  préparer  pour  qu'on  puisse 
les  avoir  chaudes;  cependant  le  pain  blanc ,  qui 
est  en  général  fort  bon,  manque  rarement  à  ta- 
ble. 

«  Le  piment  (chile)  entre  dans  la  plupart  des 
assaisonnemens.  11  forme  la  sauce  de  beaucoup 
de  mets,  on  le  mange  même  lorsqu'il  est  encore 
vert.  Toutes  ces  sauces,  de  même  que  le  chile 
cru,  sont  très  après  et  échauffantes  ;  je  n'ai 
jamais  pu  m'y  habituer  et  j'ai  toujours  préféré 
les  alimens  où  il  n'avait  pas  été  employé. 

«La  chair  du  b(i;uf,  du  porc  et  du  mouton,  se 
mange  rôtie;  on  ne  tue  ])res(iue  jamais  de  veaux. 
Les  poules,  les  dindons,  les  pigeons,  les  cailles, 
les  canards  sauvages,  abondent  :  je  n'ai  vu  nulle 
part  des  oies  et  des  canards  privés;  un  chasseur 
ipeut,  dans  beaucoup  d'endroits,  se  procurer  des 
lièvres  et  du  gibier,  mais  quiconque  ne  sait  pas 
chasser  doit  s'en  passer,  car  le  gibier  ne  se  vend 
pas  au  marché. 

«  Un  ménage  un  peu  aisé  a  sa  provision  de 
confitures,  et  une  bonne  ménagère  emidoie 
toute  son  habileté  pour  préparer  un  bon  dulcé 
avec  toutes  sortes  de  fruits;  mais  leur  goût  s'y 
perd  par  la  surabondance  du  sucre.  Les  fruits 
secs  et  les  confitures  ftjrment  une  branche  de 
commerce  assez  considérable;  jeunes  et  vieux 
les  aiment  et  on  voit  assez  souvent  après  lediner 
de  gros  et  vigoureux  garçons  qui  courent  en 
acheter.  On  vend  ordinairement,  dans  des 
boites  de  bois,  des  coings  confits  et  des  bananes 
sèches. 

«Après  le  dineron  fume,  et  ensuite  on  dort 
jusqu'à  trois  ou  quatre  heures.  Pendant  ce  temps 
le  plus  grand  repos  règne  dans  la  plupart  des 
villes;  toutes  les  bouti(|ues  et  les  portes  des 
maisons  sont  fermées,  et  on  ne  sort  que  lorsqu'on 
y  est  forcé  par  une  alFaire  impoi  tanle.  Dans  les 
contrées  chaudes (ft'erra  ealiente  el  lemplada) 
il  peut  être  conlriiire  à  la  santé  de  parcourir  les 
rues  dans  le  temps  de  la  plus  grande  chaleur,  au 
momentoù  le  pavé  el  les  murs  blanchis  augi'ien- 
Icnt  beaucoup  son  ardeur;  mais  sur  lepla'.eau 
du  Mcxi(iue,  où  la  plupart  des  villes  sont  situées 
dans  le  pays  froid  [terra  fria],  ou  ne  peut  pas 
prétexter  les  grandes  chaleurs;  cependant  on  y 
fait  la  sieste  ;  quand  elle  est  finie  on  prend  une 
tasse  de  chocolat  cton  fume;  l'homme  d'affiircs 
va  à  sa  besogne,  l'homme  oisif  va  voir  le  beau 
monde;  il  moule  achevai  ou  eu  voiture  .v'il  y 
en  a  pour  aller  aux  promenades  publiques. 
L'heure  des  visites  arrive  à  six  ou  sept  heures  du 
soir  :  après  avoir  pris  à  la  maison  un  rafraîchis- 
sement quelconque,  ou  allume  un  nouveau 
cigarre,  on  se  réunit  en  cercles  de  famille  tertti- 
lia"  plus  ou  moins  nombreux;  on  fume,  ou 
cause,  on  chante,  on  jouede  la  guitare,  on  danse. 
Vers  ce  moment,  les  hoimiies  vont  asser  Tolon- 
tiersà  un  billard  public,  ou  chez  un  marchand 
de  vin,  où  ils  jouent  ci  s'cnlrelieiiucnt  d'év'iic- 
ineiis  polilit|ucs.  Les  maisons  des  marchands  de 
vin  ,;•(';»<?/('/•/(?' u'ofFrcnt  point  les  commodités 
ipie prt'.scntcnt celles  de  rvilemagne ;  on  y  hoit 
son  verre  ùc  vin  ou  d'eau-d(  »  ie  dehoul  devant 
le  comptoir,  à  moius  (|ue  le  maître  de  la  maison 


—  244  — 


n'engaiie  par  un  motif  particulier  le  chaland  à 
entrer  dans  sa  chambre  ;  dans  aucun  cas  celle  ci 
ne  peut  ritre  considérée  comme  une  salle  publi- 
que. On  ne  trouvait  autrefois  à  Mexico  que  des 
Tins  d'Espayne,  de  Xérès  et  de  Catalogne  commu- 
nément mêlés  de  beaucoup  d"eau-de-vie  ;  main- 
tenant on  y  boit  aussi  plusieurs  vins  de  France 
et  d'autres  pays.  Le  vin  de  Bordeaux  y  est  le  plus 
abondant,  et  il  s'y  vend  souvent  sur  la  côte  de 
quatre  à  cinq  piastres  les  douze  bouteilles;  mais 
transporté  sur  le  plateau  du  Mexique,  il  revient 
au  moins  au  double  de  ce  prix  et  souvent  une 
bouteille  prise  chez  un  marchand  de  vin  coûte 
une  piastre  et  un  quart  et  même  une  piastre  et 
demie.  Les  bons  vins  sont  à  meilleur  marché 
que  ceux  de  qualité  inférieure,  parce  que  les 
droits  de  douanes  et  les  frais  de  transport  sont 
les  mêmes  pour  les  deux  qualités. 

L'usage  de  fumer  est  général  au  Mexique  chez 
les  deux  sexes.  Si  on  rencontre  dans  la  rue  un 
ami  avec  lequel  on  cause  un  instant,  vite  il  vous 
offi'e  un  cigarre.  Entre-l-on  dans  une  maison 
pour  foire  une  visite,  aussitôt  on  vous  présente 
un  cigarre,  et  les  dames  ne  se  font  aucun  scru- 
pule de  tirer  leur  petite  boite  à  cigarres  et  de 
fumer  avec  vous.  Dans  une  tertulia  chacun  fume. 
On  a  soin  de  se  pourvoir  de  cigarres  pour  le 
théâtre  ou  pour  un  bal,  puisque  la  bienséance 
exige  qu'on  en  fasse  accepter  à  ses  amis  et  aux 
dames.  Si  on  traite  quelque  affaire  chez  une  per- 
sonne de  connaissance,  on  commence  par  allu- 
mer un  cigarre,  car  pendant  qu'on  fume  on  ré- 
fléchit mieux  ;  en  un  mot,  on  ne  peut  aller  nulle 
part,  on  ne  peut  rien  faire  sans  être  invité  de  fu- 
mer, on  manquerait  de  tact  en  refusant  le  ci- 
garre qui  est  offert;  même  si  l'on  ne  veut  pas 
fumer,  on  doit  l'accepter. 

Les  hommes  et  les  femmes  croiraient  perdre 
un  passe-temps,  une  jouissance,  un  avantage 
dans  la  société,  s'ils  devaient  renoncer  aux  ci- 
garres ;  si  elle  n'en  a  pas  un  à  la  bouche,  une 
vraie  Mexicaine  croit  se  priver  d'une  partie  de 
sa  parure  ;  c'est  du  milieu  d'un  tourbillon  de 
fumée  que  ses  lèvres  de  rose  soufflent  ses  pensées 
à  son  amant;  son  joli  bras  s'avance  de  dessous 
sa  mantille  pour  saisir  d'un  doigt  délicat  un 
cigarre  qu'elle  allume,  ou  bien  entortiller  le 
papier  afin  de  l'offrir  à  l'ami  de  son  cœur.  Com- 
ment remplirait-elle  le  temps  qu'elle  passe  main- 
tenant à  fumer  '.'  comment  sa  conlidenle  (son 
ancienne  nourrice)  croirait-elle  à  son  amitié  si 
elle  ne  pouvait  plus  lui  offrir  de  cigarre,  et  ne 
plus  fumer  de  compagnie  avec  elle?  Combien 
de  semblables  sacrifices  lui  sembleraient  diffici- 
les! Si  on  lui  disait  qu'il  est  inconvenant  pour 
une  femme  aimaliie  de  fumer,  elle  répondrait 
qu'elle  doit  aussi  bien  (junu  liomme  manger, 
boire  et  dormir,  et  que  fumer  est  une  chose  si 
innocente,  qu'elle  ne  saurait  être  raesséante.  Si 
l'on  prétendait  (jue  la  fumée  du  tabac  a  une 
mauvaise  odeur,  comme  elle  en  a  contracté  l'iia- 
biludc,  elle  ré|>liquerait  qu'il  n'en  est  rien.  Ce- 
pendant les  étrangers  ont  réussi,  à  Mexico,  à 
persuader  aux  daines  que  fumer  ne  leur  sied  pas; 
ce  n'est  que  rarement  qu'on  ai)erçoitaujourd'hui 
de  jeunes  fcuimes  avec  le  cigarre  îi  la  bouche 
dans  un  lieu  public;  au  théâtre  et  à  la  salle  de 
liai  cela  ne  se  voit  plus  du  tout,  et  la  chambre  à 
fumer  réservée  pour  les  dames  dans  la  dernière, 
est  devenue  inutile. 


Une  pipe  est  inconnue  au  Mexique;  cet  objet 
est  inutile,  chacun  ne  fumant  que  des  cigarres; 
il  y  en  a  de  deux  espèces,  les  cigarres  de  \mv 
tabac,  que  l'on  nomme  puros,  et  ceux  où  le 
tabac  est  entortillé  dans  du  papier,  cigarros; 
les  femmes  ne  font'que  très-rarement  usage  des 
puros,  c'est  presque  toujours",  des  cigaiTos 
qu'elles  préfèrent.  Comme  ces  derniers  n'ont  que 
la  moitié  delà  longueur  Ae&duros,  et  l'épaisseur 
d'un  tuyau  de  plume,  leur  emploi  passe  pour 
plus  décent  que  celui  des  puros. 

La  vente  du  tabac  est  un  monopole  du  gou- 
vernement, qui  en  tire  par  an  plus  de  sept  à 
huit  millions  de  pesos;  il  est  bon  de  remarquer 
à  ce  sujet  qu'une  somme  à  peu  près  égale  est 
dépensée  en  cigarres  qui  ne  sont  pas  vendus 
pour  le  compte  du  gouvernement,  et  par  consé- 
quent proviennent  de  fraude. 

La  musique  qu'on  entend  dans  une  tertulia, 
se  borne  au  chant  avec  accompagnement  de  gui- 
tare; rarement  cet  instrument  est  manié  avec 
perfection.  Les  danses  sont  espagnoles,  seule- 
ment la  valse  offre  de  la  ressemblance  avec  celle 
de  l'Allemagne  ;  on  la  danse  avec  un  mouvement 
très  lent,  et  en  valsant  les  danseurs  font  les 
figures  qui  leur  plaisent. 

Dans  les  petits  cercles  de  société  le  maître  et 
la  maltresse  de  la  maison  embrassent  à  leur  arri- 
vée les  hommes  et  les  femmes  de  leur  connais- 
sance intime,  et  en  usent  de  même  à  leur  départ. 
Une  embrassade  est  le  salut  habituel  des  gens 
qui  se  connaissent  et  ne  se  sont  pas  vus  depuis 
quelque  temps;  elle  est  considérée  comme  la 
marque  d'une  bienveillance  réciproque.  Les 
personnes  moins  liées  entre  elles  se  donnent  ré- 
ciproquement la  main;  quant  à  celles  que  l'on 
connaît  moins  ou  qui  sont  d'un  haut  rang,  on 
fait  simplement  un  salut  qu'on  accompagne  de 
paroles  respectueuses.  Le  maître  de  la  maison 
reconduit  les  visites  jusqu'à  l'escalier,  y  reçoit 
le  second  salut  et  s'arrête  jusqu'au  moment  où 
l'étranger  est  arrivé  en  bas,  alors  on  se  salue 
pour  la  troisième  fois,  le  maître  rentre  chez  lui 
et  on  se  couvre;  remettre  son  chapeau  aupara- 
vant serait  une  malhonnêteté. 

La  tertulia  cesse  entre  neuf  et  dix  heures; 
alors  on  rentre  chez  soi,  on  y  soupe  vers  10  ou 
11  heures  et  aussitôt  après  on  se  couche. 

Peu  de  temps  après  mon  arrivée  à  Mexico  je 
fus  invité,  avec  un  de  mes  amis,  à  dîner  chez  un 
homme  très  riche.  Quand  nous  entrâmes,  le 
maître  de  la  maison,  ses  associés  et  deux  de  ses 
amis  étaient  dans  une  grande  salle  à  fenêtres  fer- 
mées par  des  volets,  et  seulement  éclairée  par 
la  porte  restée  ouverte.  Les  murailles,  peintes 
de  diverses  couleurs  jusqu'à  la  hauteur  de 
quatre  ])ieds  du  plancher,  étaient  blanchies  au- 
dessus,  un  encadrement  étroit  régnait  autour 
delà  pièce  au-dessous  des  poutres  du  plafond 
noircies  par  le  temps;  une  grande  image  de  la 
Vierge  et  de  pesants  candélabres  en  argent  com- 
plétaient la  décoration  des  parois.  Du  reste  cet 
appartement  de  parade  était  meublé  à  peu  près 
comme  celui  que  j'ai  déjà  décrit  pour  les  salles 
de  ce  genre  ;  à  notre  arrivée  tout  le  monde  fu- 
mait, et  après  les  salutations  d'usage  on  nous 
offrit  des  cigarres. 

Comme  la  famille  était  très-nombreuse  le  cou- 
vert des  quatre  hôtes  et  du  maître  de  la  maison 
devait  être  mis  dans  celle  salle  ;  or  quand  on 


allait  commencer  à  couvrir  la  grande  table,  le 
maître  de  la  maison  pensa  qu'il  serait  incom- 
mode des'asseoirsurdes  chaises  hautes  et  qu'on 
ferait  mieux  d'approcher  du  canapé  adossé  à  la 
muraille  une  table  d'encoignure;  on  y  étendit 
une  nap))e  de  toile  de  coton  très-fine  et  délicate- 
ment ornée,  et  on  y  posa  sans  ordre  ni  symétrie 
une  lourde  charge  d'assiettes,  de  cuillers  et  de 
fourchettes  d'argent,  et  seulement  un  ou  deux 
couteaux,  des  verres  tous  de  formeet  de  dimen- 
sion différentes.  Une  miche  de  pain  blanc  fut 
coupée  en  morceaux  par  le  maître  de  la  maison, 
et  ce  fui  l'unique  destination  que  parut  avoir  le 
couteau,  car  à  l'exception  de  mon  ami  et  de  moi 
personne  n'y  toucha  plus  pendant  le  dîner. 

Une  grande  tasse  de  soupe  fut  apportée  à 
chaque  convive,  mais  avant  ([u'on  y  touchât  un 
domestique  dit  à  haute  voix  le  bénédicité,  que 
chacun  répéta  en  silence.  Comme  la  petite  table 
était  encombrée  d'assiettes,de  cuillers  et  de  four- 
chettes, il  n'y  eut  que  mon  ami  et  moi  qui  trou- 
vâmes à  y  placer  notre  assiette,  les  autres  con- 
vives prirent  la  leur  sur  leurs  genoux  et  paru- 
rent faits  à  cette  manière  de  manger.  Les  zopa, 
hoya ,  principios ,  guisados  ,  nsados ,  poste- 
res,  dulces,  et  autres  mets  de  tout  genre,  se 
succédèrent  rapidement  et  furent  apportés  dans 
les  plats  qui  avaient  servi  à  leur  cuisson;  je 
n'en  vis  pas  un  seul  en  argent  sur  la  table.  On 
changeait  d'assiettes  et  de  fourchettes  à  chaque 
mets.  Toutes  les  viandes  étaient  coupées  en  petits 
morceaux,  et  le  maître  de  la  maison  fut  dis- 
pensé de  découper.  Je  vis  dans  d'autres  occasions 
servir  des  volailles  entières  ;  et  alors  la  maîtress- 
dela  maisonsaisissait,  aussi  délicatement  qu'elle 
le  pouvait,  la  pièce  avec  ses  deux  mains,  et  en 
arrachait  les  cuisses  qu'elle  présentait  aux  con- 
vives, qui  les  dépeçaient  ensuite  sans  couteau 
en  se  servant  seulement  de  la  fourchette  et  d'un 
morceau  de  pain  ou  de  tortilla.  Pendant  le 
dîner  une  servante  apporta  sans  cesse  des  tor- 
tilla chaudes.  Il  ne  manquait  pas  non  plus  de 
vin  ni  de po nique;  cependant  les  Mexicains  en 
usèrent  rarement;  ils  burent  un  verre  d'eau 
après  avoir  mangé  un  peu  de  confitures,  et  le 
dîner  fut  ainsi  terminé  ;  alors  le  domestique 
récita  de  nouveau  à  haute  voix  une  prière,  posa 
un  réchaud  sur  la  table  et  sortit. 

La  religion  catholique  romaine  est  la  seule 
tolérée  au  Mexique  et  le  culte  public  d'une 
autre  confession  n'est  pas  permis  même  aux 
ambassadeurs  des  puissances  étrangères.  Quoi- 
que la  considération  dont  le  clergé  jouissait 
anciennement  ait  grandement  diminué,  néan- 
moins elle  est  encore  assez  grande,  et  le  Mexi- 
cain tient  fortement  aux  cérémonies  de  l'église 
catholique;  le  revenu  du  clergé  séculier  et  ré- 
gulier a  beaucoup  baissé  depuis  la  révolution, 
parce  que  les  donsgratuitsont  été  extrêmement 
négligés  depuis  cette  époque  ;  on  réfléchit 
donc  avant  de  prononcer  des  vœux,  car  la  ré- 
colte annuelle  du  monastère  n'offre  plus  la  ga- 
rantie nécessaire.  En  18-27  le  Mexique  comptait 
1.30  couvents,  dont  2:>  de  Dominicains,  68  de 
Franciscains,  22  d'Augustins,  16  de  Carmes  et 
19  de  frères  delà  Miséricorde,  renfermant  1,918 
religieux  ;  il  y  avait  en  outre  6  collèges  de  la 
propagation  de  la  foi,  dans  lesquels  étaient  307 
ecclésiastiques.  En  1802  le  nombre  des  religieux 
se  monUit  à  5,000. 


—  2/i5  — 


La  plupart  lies  curés  sont  inilii;ènes;  autre- 
fois le  haut  clergé  n'était  composé  que  d'Espa- 
gnols. Au  lieu  d'appointeinens  fixes  les  curés 
n'ont  que  ce  qu'on  leur  paie  pour  leurs  messes, 
les  baptêmes,  les  mariages,  les  enterremens.  Ce 
casuel  monte  à  une  somme  assez  forte,  de  ma- 
nière que  le  curé  d'une  paroisse  populeuse 
jouit  d'un  revenu  assez  considérable  ,  tandis 
qu'il  n'en  est  pas  de  même  pour  le  curé  d'une 
pauvre  paroisse  qui  souvent  n'a  que  le  strict 
nécessaire. 

Le  service  divin  se  célèbre  habituellement 
avec  beaucoup  de  pompe  et  il  est  accompagné 
fréquemment  de  la  sonnerie  des  cloches,  de 
coups  de  fusil  et  de  fusées,  dont  les  Mexicains 
sont  grands  amateurs.  Ils  ont  surtout  une  prédi- 
lection particulière  pour  les  feux  d'artifice  et  les 
fusées,  sans  lesquels  la  célébration  d'une  fête 
religieuse  semblerait  incomplète  ;  on  ne  vou- 
drait passe  priver  de  tirer  pendant  l'office  divin, 
en  plein  soleil,  un  feu  d'artifice  où  les  explo- 
sions font  beaucoup  d'effet,  accompagnées  du 
son  de  toutes  les  cloches.  Cette  sonnerie  n'est 
cependant  pas  belle,  et  n'a  aucune  ressemblance 
avec  celle  qui  est  en  usage  dans  plusieurs  parties 
de  l'Allemagne.  Avec  quel  sentiment  de  recon- 
naissance le  cœur  se  tourne  vers  le  créateur, 
quand  dans  descantonsheureux  et  bien  peuplés, 
par  une  belle  soirée  d'été,  le  son  des  tloches  qui 
s'étend  au  loin  vibre  à  l'oreille  du  voyageur,  ou 
que  le  tintement  sonore  de  maint  clocher  de 
\illage  appelle  les  fidèles  à  la  prière.  Jamais  le 
bruit  assourdissant  des  cloches  du  Mexique  n'a 
éveillé  de  pareils  senlimens  en  moi.  La  cloche 
n'y  est  pas  comme  chez  nous  balancée  par  le 
moyen  d'une  corde  ;  c'est  le  battant  qui  est  mis 
en  mouvement  par  une  corde  à  laquelle  il  est 
attaché  et  frappe  précipitamment  la  cloche  de 
coups  assourdissans  qui  fatiguent  l'oreille.  Les 
processions  sont  fréquentes  ;  elles  passent  par 
toutes  les  rues  et  on  y  porte  des  statues  de  la 
Vierge  et  des  saints,  au  milieu  des  chants  et  des 
prières.  Ces  processions  ont  lieu  surtout  dans  la 
semaine  sainte,  pendant  les  derniers  jours  de 
laquelle  la  passion  de  Notre  Seigneur  est  repré- 
sentée par  des  pénitens.  Le  Sauveur,  les  disciples, 
les  soldats  romains,  les  juges,  tous  les  person- 
nages dont  il  est  question  dans  la  passion,  vêtus 
de  costumes  réellement  burlesques,  figurent 
dans  cette  procession  et  y  contribuent  plutôt  au 
divertissement  qu'à  l'édification  du  peuple. 

A  un  jour  fixé  le  sauveur  ou  saint  patron  est 
porté  en  procession  d'une  chapelle  voisine  à  la 
paroisse ,  le  marguillier  (jui  en  a  été  prévenu 
d'avance,  a  fermé  la  porte  de  l'église  qui  n'est 
ouverte  qu'après  des  coups  réitérés  et  après 
qu'on  a  annoncé  à  haute  voix  que  le  sauveur, 
ou  le  patron  de  telle  ou  telle  église  est  venu  visi- 
ter la  paroisse  [veiiia  a  vigitar  la  paroquia). 
Pour  une  visite  semblable  il  y  a  des  droits  con- 
sidérables à  acquitter.  Levixitcur  reste  quelque 
temps  à  l'église,  et  lors(}u'i!  retourne  dans  sa 
chapelle,  on  paie  de  nouveau. 

Quoique  beaucoup  de  Mexicains  ne  soient 
pas  très  zélés  pour  l'exercice  de  leur  religion, 
passent  bien  souvent  très-longtemps  sans  aller  à 
l'église  et  parlent  librement  sur  le  compte  de 
leurs  prêtres ,  ils  n'en  sont  pas  moins  intolé- 
rants envers  les  chrétiens  d'une  communion 
différente.  En  général  tout  étranger  est  regardé 


comme  n'étant  pas  catholique.  Au  commence- 
ment de  mon  séjour  au  Mexique,  les  étrangers 
devaient  être  très  circonspects  en  parlant  de 
religion,  et  se  garder  d'avouer  qu'ils  ne  fussent 
pas  de  l'église  romaine.  Les  mots  ilejudeo,  he- 
reje,  i/iglcs,  eslrangero  (juif,  héréliiiue,  an- 
glais, étranger),  étaient  alors  prononcés  par  le 
peuple  comme  injures  synonymes,  et  pendant 
queje  demeurais  à  Tlalpujahua,  les  étrangers 
furent  attaqués  en  chaire  par  des  moines,  bien 
que  la  plupart  des  employés  qui  s'y  trouvaient 
depuis  1825  fussent  catholiques  et  allassent  ré- 
gulièrement à  l'église.  Mais  déjà  les  prêtres 
s'apercevaient  que  l'afFluence  des  étrangers  au 
Mexique  porterait  bientôt  une  atteinte  terrible 
à  leur  pouvoir  fondé  sur  l'aveugle  attachement 
du  peuple ,  ils  s'en  servaient  pour  l'exciter  à 
beaucoup  d'actions  peu  chrétiennes  ;  ils  cher- 
chèrent en  conséquence  à  entretenir  aussi  long- 
temps qu'ils  le  purent  la  haine  inspirée  par  les 
Espagnols  aux  Mexicains  contre  les  étrangers. 
On  ne  regardait  pas  alors  comme  pouvant  être 
aussi  prochain,  le  décret  rendu  l'an  passé  par  le 
congrès  général  pour  la  suppression  des  cou- 
vens  et  la  confiscation  de  leurs  biens.  La  voix 
du  peuple  parut  être  très-favorable  à  cette 
mesure;  ce  ne  fut  que  la  force  du  parti  du  cler- 
gé et  la  nécessité  où  se  trouva  le  président  Santa 
Ana  de  se  mettre  à  sa  tête  pour  parvenir  à  ses 
fins,  qui  put  s'opposer  à  l'exécution  de  ce 
décret. 

{Nouvelles  Annales  des  voyages.) 


DES 

narcliands    de    Paris. 

Nos  annales,  si  peu  connues,  si  abandonnées 
aujourd'hui,  sont  remplies  de  faits  précieux  qui 
attestent  les  triomphes  et  les  succès  de  l'associa- 
tion. Mais  parmi  celles  qui  ont  porté  à  un  si 
haut  degré  la  splendeur  de  la  capitale  ,  ses  ri- 
chesses et  sa  puissance,  il  faut  citer  en  première 
ligne  l'association  connue  vulgairement  sous  le 
nom  des  six  corps. 

Chacun  des  six  corps  de  marchands  était  gou- 
verné par  six  maîtres  et  gardes,  choisis  par  le 
corps  entre  ses  membres  les  plus  irréprochables 
et  les  idus  distingués.  Leur  administration  du- 
rait ordinairement  deux  années ,  et  ils  étaient 
chargés  de  faire  observer  les  statuts,  d'entrete- 
nir la  discipline  et  de  veiller  à  la  conservation 
des  privilèges.  Dans  les  cérémonies  publiques, 
et  dans  l'exercice  de  leurs  principales  fonctions, 
ils  avaient  le  droit  de  porter  la  robe  de  drap 
noir  à  collet  et  manches  pendantes,  parementées 
et  bordées  de  velours  et  de  couleurs  différentes 
pour  chaque  corps.  C'était  proprement  la  robe 
consulaire,  c'est-à-dire  celle  dont  usaient  les 
juges  et  consuls  séant  sur  leurs  sièges.  Conmic 
il  n'y  avait  aucun  corps  dans  la  bourgeoisie  plus 
apte  à  représenter  la  ville,  l'honneur  de  succé- 
der aux  échevins  dans  la  fonction  distinguée  de 
porter  le  dais  sur  la  tête  des  rois  et  des  reines 
aux  cérémonies  de  leurs  entrées  leur  aiiparle- 
nail.  Ils  avaient  aussi  un  autre  droit  précieux, 
c'était  lie  complimenter  les  lois  dans  les  événe- 
niens  considérables,  de  même  que  les  plus  célè- 


bres compagnies.  Les  registres  des  six  corps,  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  et  qui  vont  jusqu'à 
l'année  1723,  font  foi  qu'ils  ont  toujours  été 
maintenus  dans  cette  prérogative,  et  on  voit  dans 
cette  même  année  1723,  qu'ils  allèrent  présen- 
ter leurs  hommages  à  Louis  XV,  dans  le  palais 
des  Tuileries,  au  sujet  de  sa  majorité.  Les  six 
corps  firent  alors  frapper  une  médaille  avec 
cette  inscription  qui  tombe  dans  le  domaine  de 
l'histoire  : 

«  Les  six  corps  marchands  ont  complimenté 
le  roi  sur  sa  majorité,  estant  présentés  par  le 
duc  deCesvres,  gouverneur  de  Paris,  le  .XXlll  fé- 
vrier de  l'année  MDCCXXlll.  » 

On  doit  regarder  les  six  corps  de  marchands , 
dit  un  historien  de  la  ville  de  Paris,  comme  les 
canaux  par  où  passe  tout  le  commerce  de  la  ca- 
pitale. Ce  sont  eux  qui  y  entretiennent  l'abon- 
dance de  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  l'utilité, 
à  la  commodité  et  à  la  magnificence  des  citoyens. 
L'étendue  de  leur  commerce,  elle  nombre  infini 
de  gens  qu'ils  erai)loient  ou  qui  dépendent 
d'eux,  leur  attirent  continuellement  la  considéra- 
tion où  nous  les  voyons  parmi  le  peuple.  Après 
cela  il  n'est  pas  étonnant  que  tous  les  hon- 
neurs destinés  à  la  bonne  bourgeoisie  leur 
soient  comme  particulièrement  réservés.  Sans 
parler  des  places  de  marguilliers  et  de  commis- 
saires des  pauvres,  qu'ils  remplissent  dans  toutes 
les  paroisses  de  Paris ,  ils  sont  admis  à  celles 
d'administrateurs  des  hôpitaux,  conjointement 
avec  les  personnes  les  plus  qualifiées  dans  l'é- 
glise et  dans  la  magistrature.  Ils  administrent  la 
justice  consulaire,  et  ce  sont  eux  qui  disposent 
des  places  de  cette  juridiction.  L'échevinage 
semble  leur  être  propre  dès  son  origine  ;  et  c'est 
peut-être  par  cette  raison  que  le  chef  des  éche- 
vins conserve  encore  le  titre  de  prévôt  des  mar- 
chands. On  en  a  même  vu  quelques  uns  monter 
à  cette  première  charge  de  la  magistrature  mu- 
nicipale, dans  des  temps  où,  depuis  plus  d'un 
siècle,  elle  n'était  plus  donnée  qu'à  des  per- 
sonnes de  qualité.  «  Tel  fut  Claude  Marcel,  mar- 
chand des  corps  de  l'orfèvrerie,  demeurant  sur 
le  Pont-aux-Changeurs,  qui  fut  fait  prévôt  des 
marchands  en  1570,  après  avoir  successivement 
passé  par  les  degrés  dont  on  vient  de  parler.  » 

Les  six  corps  formaient  entre  eux  une  étroite 
confédération,  en  vertu  de  laquelle  ils  étaient 
unis  pour  le  bien  du  commerce  en  général,  et 
pour  la  conservation  perpétuelle  .  tant  des  pri- 
vilégesqui  leur  étaient  communs,  que  de  ceux  qui 
étaient  propres  à  chaque  corps  en  particulier. 
Cette  union  et  ses  etïets  étaient  exprimés  heu- 
reusement dans  la  devise  dont  ils  se  servaient. 
Elle  avait  pour  coriis  un  Hercule  assis,  qui  s'ef- 
force inutilement  de  rompre  six  baguettes  liées 
ensemble  et  formant  faisceau  ;  et  pour  arme, 
ces  mots  :  vincit  concordia  fratruin. 

Les  trente-six  gardes  s'assemblaient  toutes  les 
fois  (|ue  le  bien  des  aft-.iires  communes  le  de- 
mandait. Le  grand  garde  de  \.\  draperie  convo- 
quait les  assemblées  et  y  présidait,  comme  étant 
à  la  tête  du  premier  corps.  Les  résolutions  pas- 
-saient  à  la  pluralité  des  voix,  et  le  résultat  en 
était  mis  sur  le  registre  des  délibérations,  qui  se 
conservait  avec  les  autres  litres  communs  dans 
les  archives  du  bureau  des  six  corps.  Chacun  des 
corps  particuliers  a\  ait  sa  maison  commune  et 
sou  bureau,  où  U  tenait  scsassembli-es,  ses  déli» 


—  2/i6 


béralions,  et  où  se  classaienl  ses  litres  propres 
et  SCS  archives. 

Les  changeurs  habitaient  autrefois  le  grand 
pont  appelé,  à  cause  d'eux,  le  Ponl-aux-Chan- 
geuisou  Pont-au-Change.  En  1331,  quelques 
Italiens,  faux-monnaycuis  et  filous,  étant  venus 
s'étahlir  auprès  deux  sur  ce  pont,  le  prévôt  de 
Paris  chassa  de  ce  point  tous  les  marchands  de 
mélaus  précieux.  Vers  la  fin  du  siècle  suivant, 
et  après  la  suppression  de  la  jjragmatique 
(I4G1),  leur  corps  s'afFaiblit  extrêmement,  et  le 
Pont-au -Change  n'élait  plus  occupé  que  par 
des  chapeliers  et  des  faiseurs  de  ])0upées.  En- 
fin, les  malheureux  clianoeurs  se  irouvaienE 
si  déchus  en  15t4,  qu'ils  furent  obligés  de  ces- 
ser de  faire  partie  des  six.  corps ,  et  cédèrenÉ 
leur  anli(|ue  place  ans  bonnetiers.  Le  peu  dé 
changeurs  qui  surnagèrent  dans  ce  désastre,  se 
rattacha  an  corps  d>'S  orfèvres,  dont  ils  aug- 
mentèrent la  propension  à  la  splendeur  et  à  la 
magnificence.  >'ous  n'avons  donc  cité  les  chan- 
geurs que  pour  mémoire. 

Le  corps  des  drapiers  était  le  premier  des  si.K 
corps,  et  celle  association  se  maintint  toujours 
florissante  et  glorieuse.  En  1183,  IMiiiippe-Au- 
gusle  donna  aux  drapiers  vingt-quatre  maisons 
des  Juifs  qu'il  avait  bannis,  à  la  charge  décent 
livres  parisis  de  cens,  iiayables  tous  les  ans  à  la 
Saint-Jean  et  à  Noël.  Ces  maisons  faisaient  par- 
tie de  la  rue  de  la  Draperie,  cl  furent  réunies  aux 
Làtimens  de  la  maison  prioriale  de  Saint-Eloy, 
que  les  drapiers  achetèrent  pour  donner  plus  de 
profondeur  à  leur  logis.  En  1491  (en  ce  temps 
la  religion  participait  à  tous  les  actes  de  la  vie 
sociale^  le  corps  des  drapiers  installa  l'image 
de  Notre-Dame,  sa  patronne,  et  la  bannière  de 
la  confrérie,  dans  l'église  de  Sainte-Marie-Egyp- 
tienne,  où  elles  restèrent  jusqu'à  la  destruction 
de  cette  église,  en  1753.  Le  bureau  des  drapiers 
était  situé  rue  des  Déchargeurs,  dans  une  mai- 
son appelée  les  Cariieaiix.  C'était  un  vieux  b*- 
gis  qui  avait  appartenu  à  Jean  Lebrosse,  archi- 
diacre de  JosaS,ètque  les  drapiers  avaient  acheté 
en  l-j2"?.  La  draperie  avait  pour  armoiries,  sui- 
vant la  concession  de  Christophe  Sanguin,  pré- 
vôt des  marchands  et  des  cchevins,en  date  du  27 
iu-i  lf!îO,  un  navire  d'argent  à  bannière  de 
haiice  en  champ  d'azur,  un  œil  en  chef,  avec 
celte  légende  :  Vt  cœleras  dirigut. 

Les  épiciers,  apothicaires,  droguistes  (aux- 
quils  ;î  Iriit  adjoindre  les  sauciers  et  les  chande- 
liers jus(iu'au  milieu  du  sV  siècle)  formaient  le 
second  des  six  corps;  11  est  bon  de  remarquer 
en  passant  que  les  annales  civiques  ne  font  men- 
tion des  apothicaires  qu'à  dater  de  l'année  I4S4. 
Ces  derniers  eurciU  souvent  des  démêlés  fort 
vifs  avec  les  épiciers;  mais  une  transaction  in- 
tervenue en  103-1,  aplanit  pour  toujours  ces 
querelles,  naissant  de  rivalités  entre  les  épici(*rs 
elles  apothicaires. 

Le  corps  de  l'épicefie  avait  une  prérogative 
qui  lui  était  particulière.  Ses  gankjs  avaient  le 
droit  de  visiter  les  poids  elles  balancer,  dans  les 
maisons,  boutiques  et  magasins  de  tous  les  m;ir- 
chands  et  artisans  de  Paris,  qui  vendaient  leurs 
niJrchnndises  et  denrée  à  la  pisée;  même  chez 
les  maîtres  de  coches  et  carrosses  de  voitures,  à 
Pcx  cplion  cependant  des  marchands  des  auires 
élnq  corps,  chez  lesiiuels  s'arrêtait  leur  droit  de 
tisile.  Cette  prérogative  était  fondée  sur  ce  que 


de  temps  immémorial  les  marchands  épiciers  de 
Paris  avaient  eu  la  garde  de  Veslaloit  royal  des 
poids,  avec  obligation  cependant  de  les  faire  vé- 
rifier de  six  ans  en  six  ans  sur  les  matrices  ori- 
ginales qui  étaient  conservées  sous  quatre  clefs, 
en  la  Cour  des  monnaies  ;  et  que  l'on  croyait 
avoir  été  fabriquées  du  temps  de  Charlemagne. 

Les  armoiries  données  au  corps  des  épiciers 
eu  lG-29,  étaient  :  coupé  d'azur  et  d'or  ;  sur  l'a- 
zur, à  la  main  d'argent,  tenant  des  balances  d'or; 
et  sur  l'or,  deux  nefs  de  gueules  flottantes,  aux 
bannières  de  France,  accompagnées  de  deux 
étoiles  de  gueules  ,  avec  ces  mots  en  haut  : 
Lunce'<  et  pondéra  servant ,  qui  indiquaient 
le  dépôt  des  poids  et  mesures,  confié  à  l'honneur 
et  à  la  probité  du  corps. 

Depuis  l'an  1589,  la  confrérie  des  épiciers, 
droguistes,  apothicaires,  se  tenait  au  maître  hô- 
tel des  Grands-Augustins.  Leur  patron  était 
saint  iMcolas  (le  même  que  celui  des  drapiers), 
parce  que,  disent  les  statuts:  Les  marchandises 
des  confrères  viennent  presque  toutes  par 
mer,  et  par  le  moyen  des  pilotes  et  des  ma- 
riniers, dont  saint  Nicolas  est  le  patron. 

Le  troisième  corps  des  marchands  était  celui 
des  merciers  et  tapissiers.  Pour  donner  une  idée 
de  la  variété  et  de  l'importance  de  ce  corps  qui 
passait  avec  raison  poui  être  le  plus  riche,  nous 
allons  laisser  parler  un  des  vieux  historiens  de 
Paris  : 

«  Le  troisième  corps  des  marchands  est  si  gros 
qu'il  contient  deux  mille  quatre  ou  cincj  cents 
chefs  de  famille,  et  n'emiu'asse  pas  seulement 
plus  de  cinq  cents  sortes  de  vocations  différentes, 
mais  entreprend  encore  sur  celles  des  autres 
corps  de  marchands,  et  même  sur  quelques  uns 
des  artisans.  El  de  fait,  aussi  bien  que  les  dra- 
piers, ils  vendent  des  bas  et  des  chausses  de 
draps  et  de  laine,  avec  des  drogues  comme  lès 
épiciers  elles  apothicaires.  Chez  eux,  on  achète 
gants  fourrés,  manches  et  autres  fourrures,  qui 
est  le  fort  des  pelletiers,  et,  tout  de  même,  au 
préjudice  des  orfèvres  et  bonnetiers,  bonnets, 
bas,  camisoles,  caleçons  de  laine  et  de  soie  ,  et 
tous  ces  bijoux  et  galanterie  dont  l'orfèvrerie 
nous  ])are.  .'^joutez  à  cela  que,  dans  leur  bouti- 
(pie,  on  trouve  encore  des  gants,  de  la  jioudre, 
des  heures  cl  autres  gentillesses  qui  l'ont  le  né- 
goce des  libraires,  des  parfumeurs,  des  gantiers 
et  autres  artisans:  si  bien  que  l'on  ne  doit  pas 
s'étonner  que  ce  corps  soit  si  nombreux  et  plus 
riche,  tout  seul,  que  les  autres  cinq  corps  de 
marchands,  et  si  on  lève  autant  sur  lui  que  sur 
tous  les  autres  ensendile,  yuand  il  s'agit  de  faire 
des  levées  sur  les  six  corps.  » 

Or,  l'historien  n'est  pas  au-dessous  de  la  vé- 
rité d:ins  l'appi  éciation  des  richesses  des  mer- 
ciers. Nous  lisons  dans  les  Mémoires  du  règne 
de  Henri  11,  un  fait  qui  prouve  jusqu'à  l'évi- 
dence, la  somptuosité  ,  le  luxe  et  la  somp- 
tueuse ordonnance  des  marchands  merciers  de 
Paris. 

Vers  l'automne  de  1557,  Henri  H,  pour  pro- 
curer quelques  délassemens  à  la  reine  Catherine 
de  Médicis  et  à  Diane  de  Poitiers,  ordonna  aux 
fêtes  du  Lundi,  la  revue  générale-  des  gens  de 
pied  de  sa  bonne  ville  de  Paris.  Les  bourgeois 
(pii,  alors  comme  aujourd'hui,  avaient  une  pré- 
dilection toute  particulière  jiour  ces  innocens 
jeux  de  la  guerre,  obéirent  avec  une  joie,  une  1 


promptitude,  qui  tenaient  de  l'enthousiasme. 
Vingt-sept  mille  hommes  se  trouvèrent  rangés 
en  bataille  comme  par  encliantement  dans  toute 
la  longueur  de  la  plaine  Saint-Denis,  et  furent 
passés  en  revue  par  le  roi  et  sa  cour.  j\Iais  un 
corps  de  trois  raille  hommes  attira  surtout  les 
regirds  du  roi  par  sa  riche  tenue,  la  précision 
de  sa  marche  et  la  magnificence  de  ses  armes. 
<(  Quels  sont  ces  braves  bourgeois  ?  »  fit  Henri  au 
prévôt  des  marchands,  maître  Nicolle  de  Livre. 
«Sire,  repartit  le  prévôt,  ce  sont  les  merciers 
des  six  corps.  —  Voilà  une  belle  et  vaillante 
montre,  »  reprit  le  roi.  «  Prince  de  la  Roche- 
sui-Yon,  ajoula-l-il,  rangez-les-moi  en  bataille 
selon  les  us  et  coutumes  de  la  guerre,  et  faites - 
leurexécuter  des  marches  comme  à  mes  reîtres 
et  à  mes  Suisses  :  ils  feront  bien  ,  j'en  suis  as- 
suré, n 

La  prévision  du  roi  se  réalisa.  Les  merciers, 
gonfiés  d'orgueil  de  ce  compliment  royal,  se  sur- 
passèrent et  firent  le  moins  mal  qu'ils  purent. 
S'il  eût  existé  dans  ces  temps-là  des  journaux 
ministériels,  on  eût  imprimé  que  les  merciers 
avaient  exécuté  les  mouvemens  avec  l'aplomb 
des  plus  vieilles  troupes  :  mais  le  mensonge  n'é- 
lait pas  encore  une  des  branches  du  revenu  pu- 
blic; les  spectateurs  de  la  cour  et  de  la  ville  se 
tinrent  dans  les  bornesde  la  vérité,et  dirent  que 
les  merciers  n'avaient  pas  manœuvré  trop  mal 
pour  des  gens  loin  d'être  aguerris  au  métier  des 
camps.  Du  reste,  il  n'y  cul  qu'une  voix  sur  leur 
lionne  mine,  leur  magnificence  et  leur  bon  vou- 
loir. 

Ces  mêmes  merciers,  dix  années  plus  tard,  fai- 
saient un  acte  beaucoup  plus  patriotique,  et  di- 
gnes d'éloges  mieux  mérités. 

Charles  IX,  pressé  par  les  ennemis,  avait  be- 
soin de  prompts  secours  en  armes  et  en  argent; 
il  eut  recours  aux  merciers,  et  après  quelques 
minutes  de  délibération,  ces  généreux  citoyens 
versèrent  dans  les  coffres  de  l'état  700,000  écus, 
et,  en  deux  jours,  fournirent  assez  d'armes  pour 
équiper  lesrégimens  de  Brissao  et  de  Strozzi. 

Lesmerciers  se  vantaient,  avec  quelque  fonde- 
ment, d'avoir  presque  joué  un  rôle  politique;  ils 
pi  étendent,  dans  leurs  archirvcs,  avoir  possédé 
un  chef  suprême  qui  prenait  le  titre  de  roi 
des  merciers.  Ce  roi  avait  des  officiers,  des  lieu- 
lenans,  des  délégués  dans  toute  la  France,  et  on 
ne  pouvait  exercer  la  profession  de  mercier 
qu'en  vertu  de  ses  lettres  de  grâce.  Le  grand 
chancelier  de  France  lui  donnait  l'investiture 
de  sa  royauté,  et,  au  rapport  de  Fauchet,  on  lui 
permettait  de  lever  quelques  droits  sur  lesmer- 
ciers, en  raison  de  ce  qu'il  était  tenu  de  fournir 
une  certaine  quantité  de  cire  au  sacre  du  roi. 
Mais  ce  roi,  comme  ses  compagnons,  les  rois  de 
la  bazoche,  desribauds  et  de  la  tonnellerie, ayant 
abusé  du  pouvoir  qui  lui  était  confié,  fut  forcé 
d'abdiiiuer,  et  Henri  IV  acheva  de  briser  un  scep- 
tre qui  avait  perdu  par  son  indignité  même  sa 
force  morale. 

Au  surplus  il  faut  avouer  que  le  corps  des 
merciers  est,  pour  ainsi  dire,  lié  au  berceau  tie 
la  monarchie.  Charlemagne  avait  bâti,  sous  le 
nom  de  magasin  {tnhayazein,  mot  arabe  qui 
signifie  trésor),  une  espèce  de  bazar,  à  quelques 
jias  de  son  palais,  sur  les  bords  de  la  Seine,  où 
il  permettait  aux  merciers  de  venir  éLuJiliiJeurs 
marchandises,  du  dimanche 


-_  247  ^ 


l'Assomption;  elles  rois  de  la  troisième  race 
firent  bâtir,  tout  exprès  pour  eux,  une  galerie 
dans  leur  propre  pnl.iis,  qu'on  appela  galeriedes 
Merciers.  Enfin,  la  (;ranj;e-aux-.\lercie.is,  com- 
prise encore  de  nos  jours  dans  le  faubourg  St- 
Antoine,  est  l'ancien  emplacement  où  ces  mar- 
chands exi>osaient  leurs  marchandises,  quand  la 
cour,  sous  Charles  V,  sous  Charles  VI,  sous  Char- 
les Vlll,  Louis  XI  et  Louis  XII,  venaient  au  bois 
de  Vincennes  prendre  lesdivertissemens  cham- 
pêtres interdits  à  l'Ilotel  Saint-Paul  «t  au  châ- 
teau des  ïonrnelles. 

Le  patron  des  merciers  était  saint  Louis. 
Longtemps  ils  solennisèrent  sa  fête  aux  Quinze- 
Vin[;ts,maisleurchapelle  ayant  été  convertie  en 
infirmerie,  Charles  VI,  en  14(13,  leur  permit  de 
tenir  leur  confrérie  an  palais,  dans  la  vastesalle 
dite  de  Monseigneur  saint  Louis,  bâtie  au 
bout  des  grandes  galeries  de  ce  temps-lîi.  Mais 
en  1508  ils  furent  contraints  de  suspendre  leurs 
assemblées  dans  cette  chambre,  car  les  travaux 
du  parlement  en  souffraient.  Cet  empêchement, 
néanmoins,  ne  les  déposséda  pas  touià  fait,  car, 
si  le  jour  de  leur  fête  il  leur  arrivait  de  ne  pou- 
voir s'assembler  dans  la  salle  de  saint  Louis,  le 
parlement  leur  abandonnait  la  grande  salle  du 
palais  avec  les  bancs,  le  mobilier,  et  de  plus  sa 
cuisine  ipii  était  attenante. 

Vers  le  milieu  du  XVlll"  siècle,  la  confrérie 
était  établie  au  sépulcre  dans  la  chapelle  de  Sl- 
Voult-de-Lucques,  et  son  bureau  dans  la  rue 
Quincampoix,  en  une  maison  non  moins  belle  et 
non  moins  opulente  que  celle  qu'occupaient  les 
drapiers.  Les  merciers  avaient  pour  armoiries 
l'image  de  saint  Louis  en  champ  d'azur,  tenant 
imc  main  de  justice  semée  de  fleurs  de  lys  d'or, 
quoiqu'en  1C2G  le  prévôt  et  les  échevins  leur 
donnassentpourarmes  trois  nefs  d'argent  à  ban- 
nières de  France,  un  soleil  d'or  à  huit  raies  en 
chef  entre  deux  nefs.  Ces  armoiries  étaient  en 
champ  de  sinoi)le. 

Le  quatrième  corps  des  marchands  était  celui 
des  pelletiers,  le  moins  nombreux  et  le  plus  pau- 
vre. Il  prétendait  bien  avoir  été,  sous  les  rois  de 
la  première  race  et  au  commencement  de  ceux 
de  la  seconde,  le  premier  des  six  corps;  mais, 
comme  il  n'appuyait  cette  prétention  d'aucun 
document  positif,  il  est  permis  de  croire  (jne  le 
rang  q\i'il  occupait  était  véritablement  celui  (pic 
le  climat,  les  modes  et  les  usages  de  la  rraiicc 
lui  avaient  assigné.  Vainement  les  pelletiers  allé- 
guaient-ils que  la  prééminence  leur  avait  jadis 
été  accordée,  parce  qu'à  eux  seuls  était  réservé 
Ihonncur  de  faire  la  robe  du  roi,  mais  qu'avec 
l'envahissement  de  la  soie,  étant  devenus  pau- 
vres de  rielies  qu'ils  étaient,  il  leur  avait  fallu 
vendre  leur  puissance  et  leurs  prérogatives  aux 
ilrapiers  :  ils  n'apportaient  point  de  preuves  à 
l'appui  de  ces  assertions,  et  partant  ou  ne  pou- 
vait adopter  comme  des  documens  conslans  ces 
espèces  de  traditions  qui  se  perpétuaient  cepen- 
dant orgueilleusement  dans  le  corps. 

rhilippe-Augustc,  nous  l'avons  déjà  dit,  donna 
aux  pelletiers  di.x-huit  maisons  de  juifs,  dans  la 
rue  même  de  la  l'elleteried'anjourd'hui,  et  par- 
tagea ainsi  ses  faveurs  entre  les  pelletiers  et  les 
dia),iers.  Cette  générosité  royale  semble  n'avoir 
pas  porté  bonheur  aux  pelletiers  ;  car,  depuis 
riiilippe-Augusle  ,  leur  splendeur  ne  lit  que 
décroître.  Eu  lôSO,  ils  associaient  à  leur  corps 


la  communauté  des  fourreurs,  mais  ces  nouveaux 
associés,  dont  le  nom  leur  déplaisait,  n'appor- 
tèrent que  de  faibles  avantages  à  un  corps  déjà 
sur  le  iienchant  de  sa  ruine. 

Notre-Dame  et  saint  François  étaient,  depuis 
l'origine  de  l'association,  les  patrons  du  corps  ; 
ce  ne  fut  que  depuis  l'année  IjUO  qu'ils  adop- 
tèrent pour  patronat  le  Saint-Sacrement.  Les 
pelletiers  célébraient  cette  fête  dans  l'église  des 
fillettes  avec  une  grande  solennité. 

A  l'exemple  des  merciers,  les  pelletiers  n'a- 
vaient pas  voulu  changer  d'armoiries;  ils  con- 
servèrent toujours  leur  agneau  pascal  d'argent 
tenant  une  croix  d'or  au  champ  d'azur,  et  ter- 
miné d'une  couronne  ducale. 

Dans  les  ordonnances  des  métiers  de  Paris, 
dressées  en  1 390,  d'après  Boyiesve,  les  bonnetiers, 
(juiformaient  lecinquième  corpsdes  marchands, 
sont  appelés  aulmussiers,  bonnetiers,  mitai- 
niers  el  chapeliers  de  Paris. 

Ce  corps  était  florissant  et  possédait  des  biens 
assez  considérables  qu'il  avait  su  acquérir, 
maintenir  et  conserver  pendant  l'espace  de  plus 
de  six  cent  cinquante  ans. 

Le  bureau  du  corps  des  bonnetiers  était  dans 
la  rue  des  Ecrivains,  et  leur  confrérie  se  tenait 
dans  la  chapelle  de  saint  Fiacre,  qu'ils  avaient 
prispour  patron.»  De  toutes  ces  chapelles, dit  un 
annaliste,  c'est  la  mieux  placée  :  sur  la  frise  d'un 
lambris  qui  l'environne,  sont  taillés  des  bonnets 
de  différentes  manières.  Dans  les  vitres,  sont 
peints  çà  et  là  des  chardons  et  des  ciseaux  ou- 
verts; principalement  des  ciseaux  ouverts  avec 
quatre  chardons  au-dessus,  qui  sont  leurs  pre- 
mières armes,  et  qu'ils  ont  quittées  en  1629, 
pour  prendre  celles  que  le  prévôt  des  marchands 
et  les  échevins  leur  donnèrent. 

C'étaient  cinq  nefs  d'argent  aux  bannières  de 
France,  une  étoile  d'or  à  cinq  points  en  chef  :  ces 
armoiries  en  champ  de  gueule. 

La  plus  riche,  la  plus  brillante  et  la  plus 
éclairée  des  six  corporations  était  sans  contre- 
dit celle  des  orfèvres.  Les  orfèvres  tenaient  par 
leurs  études,  par  leurs  travaux,  à  l'art  antique, 
et  par  l'essence  même  de  leur  commerce,  aux 
usages,  aux  façons  et  aux  manières  de  la  cour  et 
de  la  haute  bourgeoisie.  Ceiiendant  ils  n'occu- 
paient que  le  dernier  rang  dans  l'agrégation 
de  six  corps.  Transcrivons  ([uelques  lignes  d'un 
auteur  du  xvii"  siècle  sur  les  orfèvres  : 

«  Qui  voudrait  croire  ces  sortes  de  marchands 
ici  ;  anciennement,  à  ce  qu'ils  disent,  ils  étaient 
et  voulaient  être  le  premier  des  six  corps,  dans 
le  temiis  qu'on  leur  confiait  la  garde  du  bulfet 
du  roi,  pendant  les  festins  royaux  qui  se  faisaient 
dans  la  grande  salle  du  Palais  après  les  entrées 
des  empereurs,  des  rois  et  des  reines.  El  cela, 
comme  le  jugeant  le  plus  honorable  alors,  el 
le  plus  conforme  à  leur  emploi,  atin  de  se  trou- 
ver proche  du  buffet  royal,  et  n'avoir  qu'un  pas 
à  faire  pour  s'y  rendre.  Celle  raison,  cependant, 
qui  est  la  plus  forte  de  celles  qu  ils  alléguèrent 
lorsqu'ils  se  pourvurent  au  Parlement  pour  le 
règlement  de  leur  marche  avec  les  bonnetiers, 
ne  les  empêcha  pas  de  perdre  leur  procàs.  « 

Aux  yeux  de  l'équité,  le  parlement  rendit 
sans  doute  un  arrêt  tort  respectable,  mais  aux 
yeux  de  linlelligcnce,  cet  arrêt  dut  être  cassé. 
Qui  pourrait,  en  effet,  soutenir  que  des  hommes 
qui  façonnent  avec  le  marteau,  le  poinçon,  la 


lime  et  le  ciseau  des  métaux  rebelles,  et  impri- 
ment sur  chacun  de  leurs  ouvrages  le  sceau  de 
leur  imagination  et  même  quelquefois  de  leur 
génie,  ne  doivent  pas  prendre  le  pas  sur  des 
commeiçans  dont  tout  le  mérite  se  borne  à  dé- 
biter le  produit  d'un  travail  mécanique  et  mer- 
cenaire? 

Les  orfèvres  avaient  pour  patron  saint  Eloi, 
dunt  le  nompopulaiie  est  en  France  accolé  à 
celui  de  son  royal  pénitent  Dagobert.  Saint  Eloi, 
qui  fut  à  la  fois  homme  politique,  artisle,savant, 
astronome,  agriculteur  et  mécanicien,  légua  de 
grands  exemples  de  vertu  à  ceux  qui  le  prirent 
plus  lard  pour  patron,  et,  il  faut  le  dire,  la  cor- 
poration des  orfèvres  ne  fut  en  aucun  temps 
indigne  du  glorieux  patronage  de  ce  grand 
homme. 

Le  bureau  et  la  chapelle  du  corps  des  orfèvres 
étaint  rue  des  Deux-Portes.  La  chapelle  était 
grande,  bien  bâtlCj  et  tenant  à  plusieurs  maisons 
qui  en  dépendaient,  et  (jue  les  orfèvres  'que  le 
lecteur  y  fasse  bien  attention;,  louaient  pour 
rien  aux  pauvres  de  leur  vacation. 

La  ville  leur  donna,  comme  aux  autres  corps, 
des  armes  en  1029.  Mais  les  orfèvres  conserTè- 
rent  toujours  leurs  anciennes  armoiries,  qui 
étaient  de  gueules  à  la  crois  danchée  d'or, 
écartelée  au  premier  et  au  quatrième  d'une 
couronne  d'or,  et  au  second  et  tiers  d'un  ciboire 
couvert  d'or,  au  chef  d'azur  semé  de  fleurs-de- 
lys  d'or  sans  nombre,  avec  cette  légende  :  In 
sacra  inque  coronas. 

H.  R. 
[Gazette  des  Tribunaux). 


DU  TRAVAIL  INTELLECTUEL 
EN  FRANCE 

Depuis    1815  jusqu'à     I  837  , 

PAR  AMEDEE  DUQUESNEL   (I). 


(M.  W.  Coquebert  vient  de  débuter,  comme 
éditeur,  par  un  de  ces  ouvrages  qui  indiquent, 
en  librairie,  les  tendances  les  plus  élevées. 
M.  \V.  Coquebert  ne  croit  pas  que  la  profession 
de  l'éditeur  doive,  à  notre  époque  surtout ,  se 
placer  au  niveau  des  industries  vulgaires.  U  y 
voit  au  contraire  un  moyen  de  concours  ulik 
dans  l'ordre  des  idées  civilisatrices.  L'ouvrage 
de  .M.  Amédée  Daqucsnel  porte  en  elîei  ce  ca- 
ractère philosophique.  Son  livre  Du  trarail  in- 
tellectuel en  France  n'est  pas  ,  du  reste ,  son 
coup  d'essai.  Ce  jeune  écrivain  a  déjà  donné,  i!  y 
a  qu('lques  années,  un  livre  de  haute  critique 
intitulé:  Histoire  des  lettres  arant  le  c/trit- 
tiaiiisnie. 

Le  nouvel  ouvrage  de  M.  Duquesnel  n'est  pas 
seulement  remarqudble  par  l'éclai  d'un  talent 
«lui  commence  à  acquérir  de  la  maturité,  ce  li- 
vre accuse  une  étude  approfondie  et  complète 
de  noire  époque.  .M.  Amédée  Duquesnel  a  ap- 
pré<'ié,  au  point  de  vue  philosophique,  le  mou- 
vement imprimé  aux  intelligences  par  notre 
grande  révolution  ,  et  qui  a  fait  nallre  pour  no- 
tre littérature  une  ère  toute  nouvelle  qui  date 


(1)  2  vol.  in-6*.  Prii  ;  15  fr.  Chei  W.  CcKjuebert 
rue  Jaoïl),  4tN 


~  2/i8  — 


de  1S15.  Il  a  examiné  la  marche  et  indique  la 
situation  actuelle  des  doctrines  sociales  ,  reli- 
gieuses, pliilosophitiucs  et  littéraires.  II  a  fait  un 
tableau  où  vient  se  résumer,  dans  de  justes  pro- 
portions, toute  la  physionomie  de  notre  époque, 

M.  A.  Duquesnel  a  divisé  son  livre  en  quatre 
parties  Lien  distinctes.  La  première  présente 
l'cNamen  des  théories  sociales  et  des  travaux  po- 
litiipics,  dep\iis  îFourier  et  St, -Simon  jusqu'à 
iM,  de  lionald,  depuis  M.  (iuizotet  M.  de  Cha- 
teaubriand jusqu'aux  pamphlets  de  Paul-Louis 
Courier.  A  ces  appréciations  se  joint  un  point 
de  vue  sur  la  restauration  et  la  révolution  de 
juillet ,  ainsi  que  la  galerie  de  nos  grands  ora- 
teurs jiolltiques. 

La  deuxième  partie  est  consacrée  à  l'examen 
des  travaux  religieux.  MM.  de  Chateaubriand. 
Lamennais,  Joseph  de  Maistre,  y  tiennent  la 
place  la  plus  importante,  et  ù  côté  d'eux  l'on  re- 
marque l'abbé  Gerbet,  IM.  de  Genoude,  M.  Ro- 
sclly  de  Lorgnes. 

Nous  retrouvons  la  plupart  des  mêmes  noms 
dans  la  partie  où  l'auteur  s'occupe  de  la  philo- 
sophie. Là,  apparaissent  aussi  Broussais,  Azais, 
M.  de  Donald,  M.  d'Eckstein,  M.  Ballanche, 
M.  Royer  Collard ,  M.  Cousin  ,  M.  Laromiguière, 
M.  Jouffroy,  M.  Damiron  ,  M.  deGérando,  etc. 

Enfin ,  dans  la  quatrième  partie  ,  l'auteur 
passe  en  revue  toute  notre  littérature  contem- 
poraine, nos  historiens,  nos  poètes,  nos  au- 
teurs dramatiques  ,  nos  romanciers  ,  nos  criti- 
ques, etc.  C'est  l'endroit ,  si  non  le  plus  élevé  et 
le  plus  brillant,  du  moins  le  plus  attrayant  de 
son  livre.  Là  se  succèdent  les  portraits  litté- 
raires de  MM.  Lacretelle,  Mignet,  Thiers,  Au- 
gustin Thierry,  IJarante,  Michelet ,  Casimir  De- 
lavigne  ,  Victor  Hugo  ,  Lamartine  ,  Scribe,  Bé- 
ranger,  Alfred  de  Vigny,  Alexandre  Dumas, 
Emile  et  Anlony  Deschamps,  Barthélémy  et 
Méry,  Alfred  de  Musset,  Barbier,  Balzac,  Eu- 
gène Sue ,  Frédéric  Soulié ,  Georges  Sand , 
Paul  de  Kock,  Villemain,  Sainte-Beuve,  Jules 
Janin,  Nisard,  Gustave  Planche,  etc.,  etc. ,  etc. 

On  se  fait,  par  cet  exposé  rapide  ,  une  idée 
des  études  qu'un  pareil  livre  a  exigées ,  et  du 
jugement  sur  qu'il  est  nécessaire  d'avoir  pour 
tout  classer  avec  harmonie.  C'est  là  le  mérite 
de  cet  ouvrage.  Quant  au  talent  de  forme,  au 
style  en  un  mot,  nous  allons  mettre  nos  lecteurs 
à  même  d'en  juger  par  un  extrait  où  M.  Du- 
quesnel a  esquissé  les  portraits  de  MM.  Alfred 
de  Vigny  et  de  Béranger). 

Alfred  «le  Vigny. 

Poursuivre  la  filiation  delà  poésie  en  France 
et  ne  pas  sortir  des  années  (jue  nous  devons  ex- 
plorer ,  nous  passerons  d'André  Chénier  à  M. 
Alfred  de  Vigny,  regrettant  toutefois  de  ne  pou- 
voir consacrer  quelques  pages  àMillevoye,  qui 
nous  semble  un  poète  doué  d'une  puissance  bien 
réelle. 

En  I8lt  ou  ISl.î,  deux  jeunes  gens  se  retrou- 
vèrent ilans  un  bal  après  un  assez  long  inter- 
valle; ces  deux  jeunes  hommes  avaient  été  dans 
lenfance  nourris  ensemble  de  poésie  et  de  litté- 
rature. Les  semences  avaient  fructifié  ,  et  tous 
deux  se  conmiuiiii|uèient  leurs  besoins  et  leurs 
idées  sur  la  régénération  de  cette  belle  chose 
qui  avait  tous  leurs  amours.  Ces  jeunes  initiés  à 
l'influence  régénératrice  <iui  devait  plus  tard  se 


manifester  avec  tant  d'éclat  dans  M.  Victor 
Hugo ,  étaient  MM.  de  Vigny  et  Emile  Deschamps. 
En  parlant  du  premier,  M.  Sainte  -Beuve  dit  : 

«  Des  morceaux  d'André  Chénier,  publiés  par 
IM.  de  Chateaubriand  dans  le  Génie  du  Cliris- 
tianist7i€ ,  et  par  Millevoye  à  la  suite  de  ses 
poésies,  donnaient  déjà  beaucoup  à  réfléchir  à 
cet  esprit  avide  de  l'antique  qui  cherchait  une 
forme,  et  que  le  faire  de  Delille  n'annonçait  pas. 
Myrlo ,  la  Jeune  Tarentine  et  la  Blanche 
ISéréc ,  faisaient  éclore  à  leur  souffle  cette  autre 
vierge  enfantine  ,  ta  Lesbienne  Simetha.  Une 
société  choisie  et  lettrée  se  rassembla  chez  M. 
Deschamps.  Ecoulons  l'auteur  des  dernières  ])a- 
roles  nous  la  peindre  au  complet  dans  une  de 
ses  pièces  les  plus  touchantes. 

C'était  là  le  bon  temps;  c'était  notie  âge  d'or, 
Où  pourse  faire  aimer  Piclialt  vivait  encore. 
Signe  du  paradis  qui  traverse  le  monde, 
Sans  s'abattre  un  moment  sur  cette  fange  immonde  ; 
Soumet,  Alfred,  Victor,  Parceval,  tous  enOn 
Qui  dans  ces  jours  heureux  vous  teniez  par  la  main , 
Rappelez-vous  comment  au  fauteuil  de  mon  pÈre 
Vous  veniez,  le  matin,  sur  les  pas  de  mon  frère. 
Du  feu  de  poésie  échauffer  ses  vieux  ans , 
Et  sous  les  fleurs  de  mai  cacher  ses  cheveux  blancs. 
Les  plus  jeunes  voulaient  Byron  et  Lamartine , 
Et  frémissaient  d'amour  à  leur  muse  divine  ; 
Les  autres,  avant  eux  amis  de  la  maison. 
Calmaient  celte  chaleur  par  leur  froide  raison , 
Et  savaient  chaque  jour  tirer  de  leur  mémoire 
Sur  Voltaire  et  LeKain  quelque  nouvelle  histoire. 

»  Pichalt,  MM.  Soumet,  Guiraud,  Jules  Le- 
fèvre,  faisaient  donc  partie  de  ce  premier  cé- 
nacle qui  a  devancé  Pautre  de  presque  dix  ans  , 
et  qui  s'est  prolongé  en  expirant  jusque  dans  la 
Mme  française.  M.  de  Vigny ,  alors  officier 
dans  la  garde,  tantôt  à  Courbevoie ,  tantôt  à 
Vincennes ,  mais  toujours  à  portée  de  Paris  et  le 
plus  souvent  à  la  ville ,  essayait  et  caressait  dans 
ce  cercle  ami  ses  prédilections  poétiques.  (Cn- 
tiques  et  Portraits.)  » 

Tout  poète  dérive  plus  ou  moins  de  ses  devan- 
ciers; M.  Sainte-Beuve  ne  peut,  dit-il,  saisir  la 
filiation  de  M.  de  Vigny.  Pour  nous,  nous  ne 
voyons  pas  en  quoi  M.  de  Vigny  ne  pourrait  pas 
se  rattacher  à  ses  prédécesseurs.  Sa  forme  ne 
nous  semble  pas  tellement  nouvelle  qu'elle  fasse 
oublier  celle  de  Millevoye  par  exemple;  et  les 
régions  poétiques  qu'il  parcourt  ne  nous  sem- 
blent pas  d'un  caractère  qui  soit  parfaitement 
personnel  à  lui.  Sous  ce  rapport  nous  trouvons 
encore  à  Millevoye  une  tout  autre  puissance  ; 
nous  croyons  même  M.  Emile  Deschamps  plus 
novateur  dans  l'allure  du  vers,  dans  sa  facture  , 
dans  l'admission  des  tours  naïfs  et  familiers  au 
milieu  du  langage  poétique. 

Nous  saisirons  cette  occasion  pour  redresser 
trois  injustices  commises  par  un  homme  qui  en 
commet  si  peu.  M.  Sainte-Beuve,  dans  ses  Por- 
traits littéraires,  s,ftmh\e.  beaucoup  trop  rejeter 
Millevoye  parmi  les  poètes  dignes  d'une  consi- 
dération médiocre  ;  en  un  autre  endroit  il  as- 
sure que  M.  de  Lamartine,  dans  ses  Harmonies 
poétiques  et  religieuses,  doit  faire  oublier  et 
remplacer  l'auteur  des  Harmonies  de  la  na- 
ture, l'onctueux  et  pittoresque  Bernardin ,  qui, 
en  tant  que  génie  d'une  nature  toute  propre  et 


toute  divine ,  ne  peut  être  remplacé  par  per- 
sonne. 11  nous  semble  même  bien  loin  d'être 
prouvé  que  Bernardin  soit  un  talent  d'une  por- 
tée inférieure  à  M.  de  Lamartine.  En  troisième 
lieu,  l'auteur  des  Consolations  semblerait  vou- 
loir élever  madame  deFlahaut  au  dessus  de  ma- 
dame Cottin,  qui,  selon  nous,  est  d'une  science 
de  passion  tout  autre  que  le  peintre  délicat  sans 
doute,  mais  bien  effleurant,  d'Adèle  de  Sénange. 
Pour  trouver  des  rivales  et  des  supériorités  à 
Madame  Cottin,  il  faut  aller  chercher  les  char- 
mantes miss  romancières  delà  Grande-Bretagne, 
l'auteur  de  Delphine  et  cette  autre  femme  qui, 
par  sa  mâle  éloquence,  s'est  placée  de  prime-saut 
parmi  les  royautés  de  notre  époque. 

Que  Ton  nous  pardonne  cette  digression,  qui 
est  pour  nous  comme  une  sorte  de  protestation 
consciencieuse  contre  les  opinions  littéraires 
d'un  homme  dont  nous  aimons  tant  et  la  per- 
sonne et  les  écrits. 

Loin  de  nous  aussi  la  pensée  de  vouloir  ra- 
baisser le  talent  de  M.  de  Vigny  comparative- 
ment à  celui  de  notre  Millevoye,  le  chantre  d'Jï- 
loa,  de  Dolorida  et  de  Moïse,  nous  sera  tou- 
jours l'un  des  esprits  les  jjIus  parfaitement  ex- 
quis dans  leur  élégance  et  leur  étincelante  fi- 
nesse ;  parfois  même,  comme  dans  Moïse,  il  s'é- 
lève à  une  éloquence  mâle  et  profonde,  quoi- 
qu'elle n'ait  pas  cette  abondance  qui  caractérise 
les  grands  poètes.  Dans  Moïse,  le  refrain  d'une 
expression  fort  belle  vient  magnifiquement  se  ' 
poser  à  la  fin  des  plaintes  que  le  prophète  puis- 
sant et  solitaire  élève  vers  Dieu.  Eloa  nous  offre 
un  exquis  portrait  de  femme  ,  et  nous  révèle 
dans  la  compassion  les  divins  secrets  de  ses  plus 
chères  faiblesses.  L'esprit  du  mal  voulant  séduire 
Eloa,  cet  ange  qui,  dans  Pingénieuse  fiction  du 
poète,  est  formé  d'une  larme  que  Jésus  répan- 
dit ,  alors  qu'il  apprit  la  mort  de  Lazare,  l'a- 
borde en  lui  disant  : 

Je  suis  celui  qu'on  aime  et  qu  'on  ne  connaît  pak 

Expression  délicate  de  cet  attrait  qu'éprouve  la 
femme  pour  le  mystère.  Celle-là  qui  connaît 
toute  Pâme  de  son  amant  est  bien  près  de  ne  plus 
l'aimer  d'amour.  Il  ne  faut  jamais  que  Phomme 
ou  la  femme  possèdent  tout  entier  l'objet  aimé. 
C'est  parce  qu'il  est  infini,  que  l'on  peut  aimer 
Dieu  d'un  inépuisable  amour. 

Nous  trouvons  dans  les  vers  'qui  suivent  une 
pudeur  et  une  vertu  charmantes  : 

Les  vierges  quelquefois  pour  connaître  sa  peine,  "^ 

Formaient  une  prière,  inentendue  et  vaine  , 

L'entouraient,  et  prenant  ces  soins  qui  font  souffrir, 

Demandaient  quels  trésors  il  lui  fallait  offrir. 

Et  de  quel  prix  serait  son  éternelle  vie , 

Si  le  bonheur  du  ciel  était  peu  son  envie. 

Et  pourquoi  son  regard  ne  cherchait  pasenGa 

Les  regards  d'un  archange  ou  ceux  d'un  séraphin. 

Eloa  répondait  une  seule  parole  : 

«  Aucun  d'eux  n'a  besoin  de  celle  qui  console 

11  On  dit  qu'ilen  est  un...»  Mais,  détournant  leurspas. 

Les  vierges  s'enfuyaient  et  ne  les  nommaient  pas. 

Au  moment  de  la  séduction,  Satan,  attendri 
par  la  pureté  d'Eloa,  est  prêt  à  céder;  mais  tout- 
à-coup  il  s'arrête  devant  son  orgueil,  il  rougit 
d'avoir  pu  douter  de  sa  puissance. 

Toutes  ces  observations  sont  très  fines  ;  mais 
nous  ne  voyons  pas  que  M.  de  Vigny  ait  rien  in- 


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nové  dans  le  vers  français.  Son  vers  est  bien  fac- 
turé, mais  pas  plus  habilement  que  se?  devan- 
ciers, Millevoye  et  André  Chénier.  Du  premier, 
il  n'a  pas  l'ampleur  mélodieuse  ;  du  second,  la 
suave  et  divine  mollesse  qui  n'exclut  pas  par  in- 
tervalle une  grande  énergie  d'éloquence. 

La  poésie  de  l'auteur  d'Eloa  est  d'une  élégance 
parfaite  sans  doute,  mais  trop  continue;  elle  en 
devient  monotone.  C'est  toujours  la  lyre  d'ivoire 
et  d'or,  mais  ce  n'est  pas  celle  qui  s'échappa  san- 
glante des  mjins  de  notre  immortel  André. 
Jamais  chez  lui  il  n'y  a  cette  affluence  de  poésie 
qui  n'est  donnée  qu'aux  forts  ;  c'est  trop  cons- 
tamment de  l'esprit;  il  apparaît  dans  ses  vers  les 
plus  remplis  de  sentiment;  delà  vient  que  sa 
poésie  n'est  jamais  illuminée  à  l'intérieur,  elle 
n'est  jamais  chaude  en  un  mot. M.  de  Vigny  nous 
semble  bien  plutôt  un  parfait  homme  du  monde 
qn'un  véritable  poète.  Très  spirituel,  il  a  beau- 
coup plus  de  goût  que  d'inspiration  ;  il  parle 
beaucoup  plus  qu'il  ne  chante,  et  tout  exquis, 
tout  poétique  que  puisse  être  le  langage,  si  l'on 
n'y  sent  pas  Viiisufflation  interne,  nous  n'y 
saurons  jamais  reconnaître  un  grand  poète.  Il 
nous  faut  le  nie/is  divinior,  une  voix  qui  reten- 
tisse plus  haut  et  plus  profondément  que  d'ordi- 
naire les  bouches  mortelles,  et  puis  encore  un 
caractère  propre  fortement  prononcé. 

Pressé  que  noussommes  par  la  multitude  des 
objets  qui  affluent  dans  ce  tableau,  où  le  détail 
nécessairement  doit  être  négligé  pour  saisir  le 
grand  trait,  nous  prions  nos  lecteurs  de  nous 
pardonner  si  nous  ne  nous  arrêtons  pas  plus  au 
long  sur  Eloa  ;  nous  aimerions  à  en  citer  encore 
plusieurs  pages,  où  nous  retrouverions  toujours 
cette  pénétration  qiii  est  d'un  poète  sans  doute, 
mais  qui  pourtant  décèle  moins  une  nature  de 
poète  que  celle  d'un  homme  d'un  esprit  infini. 
Au  moment  où  il  peint  la  passion,  comme  lors- 
qu'il se  retire  dans  les  régions  voilées  et  mélo- 
dieuses de  la  mélancolie,  le  sourire  de  la  finesse 
est  toujours  à  ses  lèvres,  et,  disons-le  anssi,  l'é- 
laboration du  langage  est  apparente  ;  son  vers 
est  trop  continuellement  empreint  du  caractère 
d'une  élégance  recherchée  ;  il  n'a  jamais  cette 
élégance  naïve  et  en  quelque  sorte  sauvage  que 
nous  trouvons  si  souvent  chez  M.  Hugo.  Son 
harmonie  est  trop  en  tous  lieux  la  même  ;  cela 
tient  au  manque  de  brisures  habiles,  d'où  lui 
vient  une  facture  un  peu  roide ,  le  facetum  y 
est,  mais  bien  rarement  le  molle. 

M.  de  Vigny  dit  trop  modestement  dans  sa 
préface  :  «  Le  seul  mérite  (ju'on  n'ait  jamais  dis- 
puté à  ces  compositions,  c'est  d'avoir  devancé 
enFrancetoulescellesdece  genre,  dans  lesquelles 
presque  toujours  une  pensée  philosophique  est 
mise  sous  une  forme  épicjue  ou  dramatique. 
Dans  cette  route  d'innovations,  l'auteur  se  met 
en  marche  bien  jeune,  mais  le  premier.  » 

M.  de  Vigny  a  bien  assez  de  mérite  incontesta- 
ble pour  qu'il  nous  permette  de  lui  contester 
précisément  celui-là.  En  remontant  de  quel- 
ques années,  nous  rappellerons  que  de  char- 
mantes compositions  de  ce  genre  se  trouvent 
dans  Parny,  Ixuel  et  Adéga,  par  exemple,  et 
d'autres  poèmes  épars  dans  scsttuvrcs  ;  et  chez 
Millevoye,  (|u'est-ccdonc  i\\\'Einmac\.È(jimird, 
le  beau  poème  de  Belzimce,el  ce  magnifi(iue 
récit  de  GofRn  ;  et  encore  Charlemugne  à 
Pavie,  où  nous  trouvons  les  féeries   peintes 


avec  des  grâces  si  nouvelles,  autour  du  divin  fa- 
bliau de  Berthe  la  filandière  ?  Encore  fois,  dans 
ces  lignes  ,  nous  ne  voulons  point  comparer  les 
mérites  si  dilférensde  M.  de  Vigny  et  de  Mille- 
voye, nous  désirons  seulement  mettre  sur  une 
voie  qui  conduise  à  la  réparation  d'une  injus- 
tice. Toutes  nos  sympathies  sont  à  l'auteur  d'£- 
loa,  de  Sle/lo  ,  de  Chatterton,  qui  a  tant  d'élo- 
quentes commisérations  pour  ces  souffrances  si 
dédaignées  par  les  âmes  de  bas  étage,  qui  mar- 
chent sur  l'homme  de  la  muse  comme  le  rustre 
sur  la  fleur  des  cam|)agnes;  nous  voulons  qu'il 
se  persuade  cela,  nous  yjtenons  singulièrement. 

Béranger. 

Malgré  l'enthousiasme  de  quelques-uns  des 
flatteurs  de  Déranger,  je  ne  le  mettrai  jamais  au 
rang  de  Lamartine  et  de  Victor  Hugo.  Béranger 
n'est  pas  une  mer;  c'est  un  fleuve  qui  coule 
entre  des  rives  régulières,  mais  dont  les  eaux 
sont  belles,  quoique  capricieuses  et  souillées  de 
limon  çà  et  là.  Béranger  est  le  premier  chanson- 
nier du  monde;  il  occupe  une  place  élevée 
parmi  les  faiseurs  d'odes  modernes.  C'est  lepoèle 
populaire  par  excellence  :  il  aurait  pu  se  passer 
de  la  presse  ;  ses  refrains  se  seraient  répandus 
de  bouche  en  bouche. 

Sous  le  rapport  de  la  forme ,  Béranger  est  un 
maitre  souvent  bien  habile  ;  sa  concision  surtout 
est  remarquable  ;  il  excelle  à  resserrer  sa  pensée 
dans  la  mesure  étroite  du  couplet;  ses  refrains 
ont  presque  toujours  une  grâce  charmante; 
seulement  quelquefois  il  devient  obscur  et 
presque  impénétrable.  Béranger  offrira  à  la  pos- 
térité les  difficultés  d'interprétations  que  nous 
rencontrons  dans  les  poésies  de  Perse. 

Béranger  ignorait  le  latin  et  le  grec ,  et  cepen- 
dant.dans  une  grande  partie  de  son  œuvre  il  est 
enfant  de  la  Grèce;  il  en  a  l'élégance  et  l'inspira- 
tion. 11  ne  pensait  pas  exprimer  une  vérité  de 
critique  lorsqu'il  écrivait  dans  son  Voyageima- 
ginaire  : 

En  vain  faut -il  qu'on  me  traduise  Homùrc  : 
Oui,  je  fus  Grec  ;  Pylhagorc  a  raison. 

Je  citerais  dix  chansons  que  lui  ont  dictées  les 
muses  grecques.  L'esprit  de  Béranger  a  dans  ses 
beaux  jours  une  délicatesse  infinie  ;  quelquefois 
aussi ,  surtout  dans  les  commencemens  de  sa 
carrière ,  il  est  commun,  et  même  un  peu  trivial. 
Il  s'est  souvent  abandonné  à  des  écarts  impar- 
donnables :  oubliant  la  dignité  du  poète  et  sa 
mission  sainte  ,  il  n'a  vu  que  les  loris  de  quel- 
ques hommes  aveugles,  et  a  jeté  son  sarcasme  sur 
lesichoses  religieuses;  c'est  toujours  un  crime 
littéraire  ;  nous  serons  tout  aussi  sévère  relati- 
vement à  l'orgie  sensuelle  de  (|uelques  unes  de 
ses  pièces  :  c'est  souiller  la  poésie. 

Dans  ses  bonnes  peintures  de  l'amour,  le  plai- 
sir est  presque  toujours  sa  muse;  mais  il  osl 
mêlé  de  tristesse  ;  il  a  des  vers  délicieux  sur  la 
jeunesse,  sur  le  souvenir,  sur  la  mélancolie  i|ui 
suit  l'àiic  mùr;  loul  cela  est  dit  avec  une  ravis- 
sante bonhomie,  avec  une  naïveté  spirituelle 
que  l'on  ne  saurait  trop  louer.  La  gaieté  de  Bé- 
ranger n'est  jamais  très  franche,  il  y  a  des  lar- 
mes sous  son  lire.  Il  n'a  pas  l'ébriélé  joyeuse  de 
Désaugicr  :  sa  nature  était  trop  élevée  pour  ne 
pas  souffrir  des  langueurs  de  l'àme  humaine,  au 
milieu  même  des  jouissances  bruyantes;  c'est  ce 
(|ui  fait  que  Béranger  est  aimé  des  hommes  les 


plus  sérieux,  malgré  tout  le  vagabondage  de  ses 
caprices. 

Il  s'est  élevé  en  politique  bien  au-dessus  des 
préjugés  étroits  des  partis,  à  l'époque  où  il  écri- 
vait ,  la  saittte  alliance  des  peuples  en  est  une 
preuve  :  ailleurs  il  les  a  épousés  et  s'est  fait  leur 
poète.  On  l'entourait ,  on  le  caressait,  il  vivait 
dans  l'intimité  de  quebjues  meneurs  libéraux 
d'alors,  et  à  tout  considérer,  ce  qui  nous  parait 
mesquin  aujourd'hui  avait  dans  ce  temps-là  son 
importance  et  son  audace  :  le  poète  y  compro- 
mit souvent  sa  liberté. 

Je  reproche  avec  d'autant  plus  de  sévérité  à 
Béranger  ses  écarts  en  religion,  qu'il  avait  le 
sentiment  de  l'infini.  Dans  plusieurs  chansons, 
il  trouve  en  parlant  de  Dieu  des  accents  pénétrés 
d'une  adoration  consciencieuse;  toutefois,  et 
ceci  est  un  immense  malheur  pour  le  poète,  il 
semble  que  le  Christ  n'ait  pas  parlé  à  ses  oreil- 
les. Béranger  sous  ce  rapport  est  en  arrière  de 
dix-huit  siècles;  quand  il  chante  Dieu  il  n'est 
qu'un  poêle  de  l'anliquité  ;  il  n'a  jamais  mouillé 
ses  lèvres  aux  grandes  sources  évangéliques  : 
parfois  seulement  une  idée  de  charité  apparaît 
dans  son  œuvre. 

Depuis  quelques  années  les  souffrances  du 
pauvre  semblent  le  préoccuper  singulièrement. 
Plusieurs  chansons  atteslenl  celte  tendance  si 
générale  depuis  les  prédications  saint-simon- 
niennes,  qui,  malgré  les  erreurs  singulières  des 
nouveaux  apôtres,  n'ont  été  qu'un  réveil  de  la 
charité  chrétienne.  Béranger  vit  aujourd'hui, 
ma-t-on  dil,  dans  une  solitude  sur  la  Loire  :  la 
solitude  est  la  mère  des  belles  et  saintes  pensées. 
Puisse  le  poète  pénétrer  de  plus  en  plus  dans  le 
secret  des  cieux. 


îtaa  2î<i>2i2>3  a>'»  -sù>:si&,%. 


ESQUISSE  DE   MOEURS. 


Nous  avons  Paris  l'ancien,  Paris  moderne, 
Paris  gothique;  nous  avons  aussi  des  quartiers 
de  Paris  qui  aspirent  à  la  renaissance,  dont  les 
maisons  denlelées,  les  murs  crénelés  et  les  fe- 
nêlres  en  ogives  ont  la  ]iréiention  de  rappeler 
l'époiiuc  de  François  P'.  Nous  avons  des  rues 
nouvelles  tirées  au  cordeau;  un  pavage  sur  le- 
quel on  tombe  sans  se  faire  du  mal;  des  dalles 
qui  se  cassent,  mais  (|ui  ne  s'usent  i)as;  des  trot- 
toirs sur  lesquels  monleni  souvent  les  roues  des 
voilures,  ce  qui  garantit  peu  les  pit  ions,  mais  ce 
qui  est  plus  commode  pour  les  cochers;  nous 
avons  du  gaz  (pii  fait  tort  aux  lanternes  ,  les- 
quelles n'avaient  jamais  fait  lort  à  la  lune; 
nous  avons  de  superbes  bouli.|ues,  de  vilaines 
enseignes;  des  cafés  mirobol.inds  resplendissans 
déglaces,  dedortires,  de  lumières,  (|ui  ne  font 
que  paraître  et  disparaître  comme  les  marion- 
nettes de  Séraphin  ;  nous  avons  des  boulangers 
fashionables  chez  lesquels  on  trouve  des  peiiis 
gâteaux,  de  la  erême,  du  vin,  des  liqueurs.de 
tout,  excepté  du  pain;  nous  n'avons  plus  de 
mendians,  mais  nous  avons  une  infinité  de  mar- 
chands de  curedents  ou  de  pauvres  femmes  qui 
chanient  en  portant  un  enfant  à  demi  >êlu  dans 
leurs  bras;  culin  nous  avons  dans  P.iris  une 


f 

oiile  lie  choses,  nous  sommes  liieii  liclios,  on  ne 
s'en  douterait  pas. 

Mais  ce  que  nous  n'avons  que  depuis  quelques 
aiiiu'es,  rc  <|iii  commenoe  seulement  à  prendie 
r,is[ii'et  d'une  pioraen;ulr,  dan  (luarlier  de  Pa- 
ris, ce  (juc  vous  ne  connaissez  peut-être  pas  si 
vous  lial>itez  le  noble  faubourj}  ou  la  bruyante 
Cilé,  ou  réléi;ante  Chaussée-d'Anlin,  ou  le  riche 
quartier  de  la  noiirse,  mais  ce  que  vous  connai- 
liez  |iroliablemenl  dans  une  vin;jtaine  d'anncf'cs 
si  vous  vivez  encore,  ce  sont  les  bords  du  canal, 
les  nouveaux  quais  qui  commencent  après  le  bas- 
sin de  la  Villeile  et  se  continuent  jusqu'aux  an- 
ciens fossés  de  la  Bastille. 

Les  bords  du  canal  ont  été  longtemps  déserts, 
tristes,  boueux,  dangereux  même.  11  y  a  bien  en- 
core quelques  parties  de  la  berye  sur  lesquelles 
je  ne  vous  conseillerais  pas  d'aller  vous  prome- 
ner seul  à  onze  heures  du  soir,  rien  ((u'avec  un 
parapluie;!  la  main;  mais  dans  beaucoup  d'au- 
tres, de  belles  maisons  ont  été  construites  qui 
semhlent  s'élever  liéres  et  superhcs  près  de  ces 
masures  de  maraîchers  qui  sont  encore  debout 
de  loin  en  loin. 

On  a  planté  des  peupliers  tout  le  long  du  ca- 
nal ;  les  peupliers,  qui  [>rétèrent  l'eau  aux  con- 
duits du  gaz,  sont  venus  là  beaucoup  mieux  que 
sur  les  buulevarls  intérieurs,  sur  lesquels  dans 
([uelques  années,  on  aura  peut-être  quelque 
peine  à  rencontrer  un  arbre,  toujours  grâce  aux 
tuyaux  qui  entourent  leurs  racines. 

Les  bords  du  canal  offrent  un  coup  d'œil  cu- 
rieux, piquant,  gai,  lorsqu'il  fait  du  soleil.  C'est 
la  campagne  de  l'aiis;  vous  y  voyez  les  immenses 
bateaux  de  charbon,  la  petite  barque  de  l'ama- 
teur, les  vigilantes  blanchisseuses  qui,  le  corps 
à  demi  penché  sur  l'eau,  travaillent  en  babillant, 
■en  se  inoiiuant  des  promeneurs,  et  en  se  mon- 
trant du  doigt  ce  bon  bourgeois  ijui  vient  faire 
Laigner  son  chien. 

Ici  c'est  une  bonne  ménagère  qui  va  faire  me- 
surer devant  elle  le  charbon  qu'elle  veut  ache- 
ter: là  bas,  c'est  une  pauvre  femme  qui,  à  ge- 
noux tout  près  du  bord  de  l'eau,  y  blanchit  sou- 
vent sans  savon  les  vétemens  de  sesenfans;  un 
peu  plus  loin,  c'est  un  monsieur  qui  se  i)romène 
de  long  en  large,  qui  va  et  revient  toujours  vers 
le  même  endroit,  <iui  s'arrête,  reganle  sa  mon- 
tre, fait  un  mouvement  d'impatience  et  se  pro- 
mène encore.  A  la  mise  élégante  de  ce  monsieur, 
vous  devinez  sur  le  champ  qu'il  n'est  pas  là  dans  ', 
son  quartier  :  c'est  un  être  exotique,  cela  se  re- 
connaît au  premier  coup  d'œd.  S'il  est  venu  sur 
le  bord  du  canal,  c'est  justement  dans  l'espoir 
de  n'v  rencontrer  personne  de  sa  connaissance, 
excepté  la  dame  qu'il  attend,  mais  avec  laquelle 
il  ne  voudrait  pas  être  vu.  Les  bords  du  canal 
sont  très  commodes  pour  les  rendez-vous  :  on  y 
voit  venir  son  monde  de  loin. 

Du  c6lé  du  faubourg  du  Temple,  les  bords  du 
«anal  sont  très  peuplés  et  presque  brillans;  il  y  a 
des  boutiques,  il  y  a  les  fameuses  Vendanges 
^e  Bourgogne  où  Von  vendange  toute  l'année. 
Il  y  a  un  relai  d'omnibus,  une  guérite  avec  une 
sentinfUe,  quelipies  marchandes  de  pain  d'épi- 
ces,  des  chiens  égarés  :  cela  a  un  faux  air  du 
Pont-iNeuf. 

Ln  peu  plus  loin  vous  apercevez  les  vastes  ma- 
gasins de  l'enlrepùt,  si  bien  placés  sur  les  bords 
du  canal,  et  qui  reçoivent  les  marchandises  dans 


—  250  — 


le  bâtiment  qui  les  apporte,  comme  à  .Venise  les 
douaniers  reçoivent  les  voyageurs  qui  sont  en- 
core dans  les  lagunes. 

Mais  que  se  passe-t-  illà-basi' Voilà  beaucouj) 
de  monde  rassemblé.  Est-ce  un  homme  qui  se 
noie?  est-ce  un  gamin  qui  se  baigne  malgré 
l'ordonnance?  est-ce  un  amateur  qui  pêciie? 
est-ce  un  chien  (jui  nage  ?  est-ce  quelipie  objet 
mystérieux  que  l'on  voit  flotter  sur  l'eau  et  sur 
lequel  on  fait  des  conjectures?  Eh!  non!  c'est 
tout  simplement  le  pont  qui  tourne  pour  laisser 
le  passage  à  un  gros  bateau.  Vous  allez  voir  en 
un  moment  la  foule  grossir  sur  chaque  bord,  et 
les  voitures  faire  queue. 

Ce  qu'il  faut  entendre,  ce  sont  les  conversa- 
lions  qui  se  forment  de  chaque  côté  de  l'eau  et 
souvent  entre  gens  qui  ne  se  connaisseni  i)as  ; 
mais  on  fait  très  vite  connaissance  sur  les  bords 
du  canal. 

«Ma  chère  dame,concevez-vous  mon  malheur!» 
dit  une  petite  vieille  femme  affublée  d'un  bon- 
net qui  a  la  forme  de  tout  ce  qu'on  veut;  le 
corps  enveloppé  dans  un  vieux  tartan  qui  res- 
semble parfaitement  à  de  la  toile  à  paillasse.  Ses 
pieds  sont  chaussés  de  vieilles  pantoulHes  four-' 
rées,  par  dessus  lesquelles  on  a  mis  de  gros  sou- 
liers, pardessus  lesquels  encore  on  a  attaché  des 
socques,  ce  qui  fait  qu'en  marchant  cette  dame 
fait  piesque  autant  de  bruit  qu'un  cheval.  Ajou- 
tez à  tout  cela  un  cabas  passé  sous  le  bras,  mais 
un  énorme  cabas  dans  lequel  il  y  a  un  pot-au- 
feu,  du  beurre,  trois  volumes  d'un  roman,  des 
merlans,  un  gros  paquet  de  giro/lées,  du  mou 
pour  un  chat,  deux  écheveaux  de  fil,  un  pain  à 
café,  des  ognons,  une  boutedle  de  cirage  et  une 
brosse  à  dents. 

La  personne  à  laquelle  elle  s'adresse  est  une 
grosse  maman  d'une  soixantaine  d'années  dont 
l'embonpoint  semble  défier  toutes  les  colonnes 
que  l'on  bâtit  maintenant  sur  les  boulevarls,  et 
dont  la  taille  a  exactement  la  forme  d'un  pale- 
tot. Il  y  a  dans  sa  mise  et  dans  sa  coiffute  cer- 
taines prétentions  qui  annoncent  encore  une  in- 
tention très  prononcée  de  faire  des  conquêtes 
(juand  nuine.  Sa  robe  un  peu  courte  laisse  voir 
deux  poteaux  recouverts  de  bas  de  laine  noire, 
puis  un  pied  qui  i)arait  horriblement  gêné  dans 
un  soulier  très  bien  ciré;  la  coiffure  se  compose 
d'un  bonnet  à  barbes  qui  flottent  au  gré  du  vent, 
et  sur  lequel  se  balancent  de  gros  nœuds  de  ru- 
bans qui  ont  dû  être  roses.  Le  tout  est  extrême- 
ment posé  en  arrière,  soit  avec  intention,  soit 
par  l'effeldu  grand  air,  et  laisse  voir  une  ligure 
rouge  bourgeonnée,  un  nez  plein  de  tabac,  et 
deux  énormes  touffes  de  cheveux  d'un  noir  aussi 
luisant  que  les  souliers,  et  dont  les  boucles  sont 
faites  pour  résister  à  la  pluie  et  au  vent. 

«  C'est  un  malheur  qui  est  fait  pour  moi  !  re- 
prend la  petite  vieille  qui  porte  le  cabas  en  s'a- 
dressanlà  la  grosse  maman  qui  vient  des'arrêtcr 
près  d'elle.  Enfin,  ce  malin  justement  j'étais  en 
relard  par  rapport  au  spectacle  d'hier,  qui  a  été 
si  conséquent  que  dans  lielleville  on  ne  se  rap- 
pelle pas  une  représentation  aus.'i  proloii- 
geantel 

—Madame  est  actrice  au  théâtre  de  Belleville  ? 
reprend  la  grosse  maman  en  regardant  avec  plus 
d'intérêt  la  personne  qui  lui  parle. 

—  Non,  pas  moi,  ma  belle,  mais  ma  fille,  une 
jolie  brune,  dont  les  débuts  ont  fait  tant  de  bruit 


qu'on  ne  parlait  ijue  de  ça  dans  toute  la  circon- 
férence de  h  hanlitue.  Vous  devez  l'avoir  vue, 
elle  a  débuté  dansle  Cidre,  c'est  elle  qui  faisait 
chimâiie...}t  suis  la  mère  de  Chimène  et  j'ose 
dire  qu'elle  me  fait  montrer  au  doigt;  on  me 
regarde  quand  je  passe  ni  plus  ni  moins  que  ma 
fille.  J'entends  chacun  ipii  suchot/e:  «  C'est  la 
mère  de  Chimène,  sa  propre  mère;»  On  est 
heureux  d'avoir  desenfans(|ui  font  Venorgueil- 
lisscment  de  notre  caduciîé.  Ma  fille  ira  de 
Belleville  aux  Français  ou  |)our  le  moins  chez 
Franconi,  d'autant  [dus  qu'elle  a  aussi  du  pen- 
chant pour  la  voltige  et  (pi'elle  va  très  bien  à 
àne.  Pour  vous  en  revenir,  nous  nous  sommes 
réveillées  tard  ce  matin,  et  c'est  positivement  le 
jour  du  pol-au-feU;  c'est  que  nous  sommes  ré- 
ijlées  comme  du  papier  de  musitiue;  deux  fois  la 
semaine  le  bœuf,  c'est  qu'il  faut  du  bouillon  à 
ma  lilie,  c'est  nécessaire  au  régime  de  son  esto- 
mac. Je  me  suis  habillée  à  la  hàle  pour  courir 
au  marché;  j'ai  prisaussi  des  merlans...  Chimène 
les  aime  beaucoup...  Je  dis  Chimène  par  la  force 
del'liabiludf...  Qu'eilea  élé  si  h\,;\\  claquée  dans 
ce  role-là,  que  tout  le  momie  est  venu  lui  faire 
des  complimens  après  le  Cidre,  il  n'y  a  que 
l'auteur  i]ue  je  n'ai  pas  vu,  et  qui  n'a  pas  eu 
seulement  la  politesse  de  lui  envoyer  unelellr' 
de  ft'licit(ition,s\  ie  trouvera  bien  |)eu  honnête 
de  sa  part.  J'cspêi  e  que  ma  fille  s'en  souviendra 
quand  il  fera  une  autre  pièce,  s'il  vient  lui  off'iir 
une  rôle. 

—  Avez-Vous  payé  cher  votre  |)oisson  ? 

—  ÎSe  m'en  iiarlez  pas,  c'est  à  en  pleurer!.... 
C'est  à  dire,  ma  chère  amie,  que  si  cela  continue 
il  ne  faudra  plus  manger...  Ah  ça,  il  ne  finira 
donc  pas  de  passer,  ce  bateau...  Que!  bâtiment! 
ça  doit  venir  de  lamer...  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc 
dessus? 

—  On  dit  que  c'est  du  marbré;. i 

—  Ah  !  laissez  donc,  le  marbre  ne  va  pas  sur 
l'eau  ;  c'est  trop  lourd,  il  enfoncerait.  On  ne  dit 
pas  des  choses  comme  ça  à  la  mère  d'un  artiste... 
Pour  en  revenir,  j'ai  couru  aux  provisions,  mal- 
heureusement j'ai  eu  ensuite  l'idée  d'entrer 
chez  mon  libraire  prendre  quelque  chose  pour 
lire  le  soir...  Je  ne  m'endormirais  point  si  je 
n'avais  pas  toujours  un  roman  à  côté  de  moi. 
Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  m'a  donné...  Connaissez- 
vous  ça? 

—  Victor  ou  l'enfant  de  la  forêt...  Non  ? 
Est-ce  nouveau  ? 

—  Il  ma  dit  que  ça  venait  de  paraître,  et  moi, 
du  moment  que  je  vois  sur  un  intitulé  un  en- 
fant et  une  forêt,  je  suis  satisfaite.  Je  me  dis  :  Il 
est  impossible  que  ça  ne  soit  pas  plein  d'intérêt 
et  d'émotions  ! 

—  11  n'avance  guère,  le  bateau  !... 

—  Pourquoi  aussi  a-t-on  fait  les  ponts  si 
étroits!  il  fallait  laisser  asser  de  place  pour  les 
passans  et  les  bàtimens. 

—  Ah  !  voilà  un  monsieur  qui  saute  sur  le  ba- 
teau pour  traverser  plus  vile;  c'est  bien  impru- 
dent! et  un  homme  d'âge  encore  !  Comment  va- 
t-il  remonter  là  bas?...  Ah!  il  y  est.  C'est  un 
homme  qui  a  le  pied  marin.  Pour  vous  en  reve- 
nir, ce  qui  m'inquiète  surtout,  c'est  que  j'ai 
laissé  mon  lait  sur  le  feu,  et  il  aura  bien  le  temps 
de  monter  et  de  s'enfuir... 

—  Est-ce  que  votre  fille  n'est  pas  là  pour  y 
veiller  ? 


251 


—  Ah  !  par  exemple  !  je  voiuliais  bien  voir  que 
riiiniùiif  se  tléranyeàl  )ioiir  des  drlails  de  mé- 
n.iije...  Il  faut  d'abord  (quelle  étudie  ses  rôles! 
C'est  bien  plus  son  esphère.  J'achèterai  du  lait 
ailleurs,  d'autant  plus  <pie  j'ai  l'intention  de  lui 
faire  |ioiir  tantôt  un  [iùlcau  en  capsule  de  pom- 
mes de  terre.  Cliimène  en  est  passionnée.  Ah  ! 
voilà  le  pont  qui  tourne,  c'est  bien  heureux  !  Eh 
bien,  qui  est-ce  qui  pousse  donc  comme  cela? 
est-ce  qu'ils  croient  qu'il  n'y  aura  plus  de  place 
dans  le  faubourg  du  Temple  ?  Tiens,  c'est  mon 
voisin,  monsieui-  Gromignon,  un  de  nos  habitués 
du  théfttie qui  apporte  des  oranges  à  Chimcne 
avec  des  vers...  dans  la  saison...  Où  donc  cpu- 
rez-vous  comme  ça,  voisin  i^  H  ne  m'éeoute  pas, 
il  faut  qu'il  soit  bien  pressé  !  11  a  peut-être  aussi 
du  lait  sur  le  feu.  Ah!  quand  je  jiasse  sur  ce 
]  ont  cpii  remue,  la  me  fait  toujouis  un  drôle 
d  (tifel  desenlir  la  terre  qui  danse  sous  moi  ;  eà 
me  donne  comme  des  <'e«</çf«*.  Je  ne  crois  pas 
queje  me  porterai  bien  dans  un  pays  à  tremble- 
ment de  terre;  étes-vous  comme  moi, ma  belle  ?>) 

La  grosse  maniaç  à  laquelle  celte  question  est 
adressée,  et  qui  marche  sur  le  pont  avec  autant 
d'aplomh  que  la  Citadine,  répond  en  souriant  : 

«  Je  ne  chancelé  jamais,  je  ne  suis  pas  tombée 
une  seule  fois  dans  ma  vie. 

— C'est  heureux  pour  elle  !  répond  un  ouvrier 
en  passant,  car  qui  est-ce  qui  se  chargerait  de  là 
relever  ?  « 

La  mère  de  Chimène  a  passé  le  pont,  ainsi  que 
la  grosse  dame;  celle-ci  tourne  à  droite,  tandis 
que  la  première  monte  le  faubourgeri  lui  criant': 

»  Vous  demeurez  rue  de  Ménilmonlant,  oi"i  il 
y  a  une  pension  pour  les  chiens  malades,  j'ai  ma 
cousine  qui  vient  d'y  mettre  son  lévrier;  venez 
donc  à  lielleville  quand  Chimène  jouera  !  » 

Laissons  ces  dames  regagner  leur  demeuré, 
laissons  une  foule  (.'employés  qui  habitent  Uel- 
ville  se  hùler  de  traverser  le  |)ont  pour  ne  pas 
être  trop  en  retard  l\  leur  administration.  Ce  tra- 
jet doit  éli'e  fatigant  pour  ceux  qui  logent  près 
du  parc  SanU-Faigeau  et  travaillent  au  trésor 
ou  au  ministèie  de  la  guerre;  mais  à  Lielleville 
on  est  logé  à  bon  marché  et  on  a  un  petit  jardin  ! 
c'estsurtout  hpclit  Jardin  qu'affectionnent  les 
employés  et  lespersonnes  qui  sont  obligées  pen- 
dant toute  la  journée  de  s'occuper  de  calculs  et 
d'écritures.  On  se  dit  :  Un  jardin  délasse;  on  s'y 
repose  des  fatigues  du  jour,  du  tracas  des  affiai- 
res,  on  y  respire  le  parfum  des  Meurs,  on  se 
roule  sur  le  gazon,  on  y  est  comme  à  la  campa- 
gne. Ce  sont  les  petits  jardins  ipii  l'ont  accourir  à 
Ik'lleville  et  à  batignolles  une  foule  de  gens  (jui 
sans  cela  demeureraient  encore  à  Paris. 

Et  en  effet,  c'est  une  chose  bien  agréable 
qu'un  jardin  pour  qnehju'un  qui  n'a  (pic  son 
après-diner  pour  se  reposer.  Vous  revenez  de 
votre  bureau  h  cinq  heures  et  demie,  c'est  le 
plus  tôt  (|u'il  soit  possible  si  vous  habitez  extra- 
nniros;  vous  arrivez  bien  fatigue  ;  vous  dinez, 
c'est  la  première  affaire,  et  après  votre  dîner, 
sans  vous  donner  letemiis  de  prendre  votre  café, 
vous  courez  à  votre  petit  jaidin  voir  connnenl 
se  jiorte  un  arbuste  que  vous  avez  planté  l'avant- 
veille.  Vous  tr(Mivcz  votr(!  plantation  malade  ; 
les  brjnches retombent,  les  feuilles  sont  flétriesj 
vous  pensez  (|uc  cela  nianciue  d'eau,  vous  vous 
h.'itcz  de  courir  h  votre  puits  si  vous  en  avez  un, 
à  votre  loiiiicau  si  vous  n'avez  pas  de  puits  ;  vous 


emplissez  vos  arrosoirs  et  vous  rendez  la  vie  et 
la  fraieheur  ft  votre  arbuste;  puis,  pendant  que 
vous  êtes  en  train,  vous  voyez  qu'il  faut  aussi  de 
l'eau  à  vos  dalhias,  à  vos  rosiers,  à  vos  fraisiers, 
à  votre  gazon.  Bref,  il  en  faut  partout.  Vous  ar- 
rosez avec  une  ardeur  digne  d'un  Cincinnatus. 
Quandvousaveziini  vous  prenez  votreseccateur. 
Tout  individu  <pii  a  nn  jardin,  tel  petit  qu'il  soit, 
doit  maintenant  avoir  un  seccateur.  Vous  passez 
vos  arbres  en  revue,  et  vous  coupez  les  branches 
mortes  ou  les  branches  nuisibles.  Avec  de  la 
bonne  volonté  vous  trouverez  toujours  quelque 
(hose  à  couper.  D'ailleurs  vous  avez  acheté  un 
j  seccateur,  c'est  pour  vous  en  servir.  Puis  vous 
I  amusez  !i  gratter  la  mousse  qui  s'attache  aux 
i  branches  de  vos  arbres  fruitiers,  puis  vous  vous 
aperce^ez  que  l'engrais  que  vous  avez  acheté 
pour  améliorer  votre  terrain  et  faire  pousser  vos 
jdanles  n'est  i)oint  convenablement  mêlé  à  la 
terre  ;  vous  allez  chercher  votre  bêche  et  vous 
vous  mettez  à  relourucr  le  sol  ;  vous  bêchez  et 
vous  ôlez  en  même  temps  les  pierres  que  vous 
rencontrez;  vous  les  mettez  en  tas,  et  quand  la 
sueur  coule  de  votre  front  (on  s'échauffe  très 
facilement  à  bêcher),  vous  allez  chercher  votre 
brouette  pour  enlever  vos  pierres  ;  si  vous  n'a- 
vez pas  de  brouette,  vous  prenez  celle  de  votre 
fils  ;  un  petit  jardin  peut  se  contenter  d'une  pe-^ 
tite  lironette,  seulement  vous  ferez  (jnatre  Voya- 
ges au  lieu  d'un.  A  peine  avez-vous  déposé  14 
brouette  que  vous  vous  mettez  à  genoux  poni* 
arracher  les  plantes  parasites  et  faire  la  chassé 
au  chiendent  qui  mange  vos  fleurs  et  vos  fruilsi 
au  bout  de  quelque  temps  vous  étés  tout  étonne 
de  ne  plus  distinguer  les  mauvaises  herbes  des 
bonnes;  c'est  que  la  nuit  est  venue  et  vous  fc 
snrrpis  jardinant  encore.  Volis  vous  relevez, 
vous  faites  une  grimace  horrible;  votre  femmfe 
vous  demande  ce  que  vous  avez  ((|uand  on  a  un 
petit  jardin  on  a  nécessairement  une  femme  et 
des  enfans).  Vous  réjiondez  à  votre  lémnie  (jue 
vous  avez  très  mal  aux  reins.  Elle  vous  gronde 
parce  que  vous  vous  fatiguez  trop  en  jardinant. 
Enfin  vous  abandonnez  le  râteau.  Votre  fenune 
vous  dit  avec  une  petite  voix  douce  (pres((ue 
toutes  les  femmes  ont  la  voix  douce  quand  leur 
mari  est  fatigué)  : 

«  Viens  donc  Iv.  reposer,  mon  ami,  viens  t'as- 
seoir  sous  b^  berceau,  tu  as  bien  assez  travaillé.» 
Vous  cédez  aux  instances  de  votre  épouse  et 
vous  allez  vous  asseoir  sous  le  berceau  ;  (jnel- 
quefois  à  la  vérité  la  vigne  ou  le  chèvrefeuille 
(luel'ona  planlée  tout  autour  s'obstine  îi  ne  point 
grimper  sur  le  treillage  pour  garnir  le  sommet 
de  ses  feuilles,  ce  «pii  fait  que  souvent  il  n'y  a 
pas  d'ombre  sous  votre  berceau;  mais  c'est  égal. 
Vous  allez  vous  y  réfugier  pendant  Icsjgraniies 
chaleurs,  et  tout  en  y  recevant  les  rayons  du  so- 
leil, vous  êtes  très  content  de  pouvoir  vous  dire  ; 
«Je  suis  sons  mon  berceau.  » 

Aux  amateurs  qui  ne  veulent  point  aller  cher- 
cher des  délassemens  aussi  loin,  je  dirai  qu'il  y 
a  beaucoup  de  petits  jardins  tout  le  long  du  ca- 
nal et  (pie  ecux-l->i  n'ont  ])as  b(\soiu  d'être  arro- 
sés souvent;  ce  que  l'on  peut  eraiVulrc,  au  con- 
traire, c'est  qu'ils  ne  le  soient  trop. 

Suivons  les  bords  de  l'eau  :  ce  quarllet  n'est 
point  habité  par  l'aristocratie  •  quelques  riches 
rentiers  (jui  veulent  jouir  de  la  vue  du  canal,  ont 
cependant  pris  des  logeiuens  dans  les  houvelfcs 


maisons  que  l'on  a  construites  ;  mais  en  général 
c'est  la  classe  ouvrière  qui  peuple  ces  nouveau^ 
(|uais;  aussi  les  promeneurs  y  viennent-ils  dans 
leur  costume  du  malin,  avec  leur  veste  de  tra- 
vail, leur  blouse  d'atelier;  les  gens  à  toilettes  y 
sont  remar(iués;  quand  ils  viennent  là,  il  est 
probable  ijuc  ce  n'est  pas  la  promenade  seule  qui 
lesyattii'e. 

Avec  la  nuit,  les  bords  du  canal  prennent  un 
aspect  calme,  silencieux,  qui  n'est  pas  sans 
charme  pour  les  personnes  qui  veulent  réfléchir 
ou  causer  sans  témoins.  Legaz  n'y  répand  |)oinl 
encore  sa  vive  lumière,  et  lorsque  la  lune  ne 
juge  pas  à  propos  de  se  montrer,  il  ne  faut  mar- 
cher qu'avec  précaution  sur  ces  bords,  qui  ne 
sont  point  encore  complètement  pavés  et  qui 
sont  rarement  garnis  de  trottoirs. 

Ue  ces  côtés,  le  soir,  vous  rencontrez  des 
ivrognes;  les  ivrognes  affectionnent  toujours  les 
bords  de  l'eau,  et  II  est  très  rare  qu'ils  se  lais- 
sent tomber  dedans.  Ils  marchent  en  vacillant 
non  pas  au  milieu  du  chemin,  ce  serait  trop 
raisonnable,  mais  tout  au  bord  du  canal.  Ils  ont 
un  dandinement  continuel,  on  croirait  voir  un 
danseur  de  corde  marcher  sans  balancier  :  vous 
tremblez  i)Our  eux,  mais  rappelez-vous  donc 
qu'il  y  a  un  dieu  pour  les  ivrognes,  pour  les 
amoureux  et  pour  les  enfans. 

L'heure  s'avance,  les  promeneurs  devien- 
nent rares.  Quel  est  ce  jeune  couple  qui  marche 
si  lentement,  s'arrêtant(pieh|uefois  tout  en  par- 
lant, ne  se  quittant  pas  le  bras,  se  regardant 
sans  cesse,  barbollant  quelquefois  dans  le  ruis- 
seau, parce  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  songe  à  re- 
garder à  ses  pieds. 

Le  jeune  homme  a  une  veste  de  drap,  un  pan- 
talon de  toile,  une  casquette  de  loutre  sur  la 
tête;  ce  doit  être  un  ouvrier.  La  femme  a  une 
robe  d'indienne,  un  tablier  à  raies  et  un  petit 
bonnet  bien  simple  et  (jui  ne  remi>êehe  pas  d'ê- 
tre jolie.  Ce  doit  être  une  grisetle. 

«Jenny,  ditle  jeune  homme  en  pressant  ten- 
drement le  bras  qui  est  sous  le  sien,  soyez  tran- 
quille, ne  vous  faites  point  de  chagrin,  votre 
frère  ne  partira  pas,  je  vous  dis  <|ue  vous  pouvez 
rassurer  votre  mère  :  son  fils,  son  Julien  qu'elle 
aime  tant  ne  sera  pasobligé  de  la  (juitter. 

—  Mais,  Pierre,  cela  ne  se  peut  pas;  mon  frère 
est  de  laconscrijition,  il  est  tombé  au  sort,  il 
faut  quil  soit  soldat;  comment  voulez -vous 
qu'il  soit  exempté  ?  nous  n'avons  pas  de  i|uoi 
lui  acheter  un  rempla(;ant;  j'ai  eu  beau  écono- 
miser, cela  rapportes!  peu,  la  broderie;  et  puis 
ma  mère  est  souvent  malade,  je  ne  veux  pas 
qu'elle  veille  tard,  qu'elle  se  fatigue  à  travailler, 
ma  pauvre  mère  qui  aime  tant  son  fils,  son  Ju- 
lien. Je  ne  parviendrai  jamais  à  la  consoler  d» 
sou  absence.  » 

En  disant  ces  mots,  la  jeune  fille  perle  sa  main 
sur  ses  yeux,  mais  le  jeune  ouvrier  s'écrie  : 

«  Encore  une  fbis.  Jenny,  ne  pleurez  pas,  vo- 
tre frère  restera  avec  vous,  près  de  votre  mère. 
C'est  moi  ((ui  le  remplacerai...  moi  (jui  ai  tiré  ,'i 
la  conscription  il  y  a  deux  ans,  et  (|ui  ne  suis  pas 
tombé  au  sort  ;  moi  (|ul  u'ai  plus  de  parons  qui 
me  reijretteront,  plus  de  mère  i  embrasser  tous 
les  soirs,  à  entourer  de  soins  tout  le  jour;  vous 
voyez  bien  (pie  je  puis  partir,  moi  !  ^ 

Les  deux  jeunes  gens  s'arrêlenl.  Jenny  serre 
la  main  de  l*îerre  elfaît  un  pas  pour  s'éloigner, 


—  252  — 


puis  revient  vers  lui,  en  murmurant  :  Adieu! 
Ellfsemlile  prête  à  accorder  un  baiser  à  celui 
qui  lui  tait  un  si  noble  sacrifice;  mais  le  jeune 
ouvrier  la  regarde  avec  tendresse  et  s'éloi(;ne 
sans  l'embrasser,  car  il  craindrait  d'avoir  Tair 
de  demander  le  prix  de  sa  belle  action. 

Avançons-nous  toujours;  un  peu  plus  loin, 
dans  une  partie  fort  sombre  de  ces  quais,  ne 
voyez-vous  pas  un  monsieur  misavec recherche, 
gants  jaunes,  canne  à  pomme  ciselée  et  qui  sem- 
ble entraîner  avec  lui,  plutôt  que  promener,  une 
jeune  femme  dont  la  toilette  coquette  et  la  tour- 
nure élégante  annoncent  une  habitante  du  quar- 
tier d'Antin. 

La  dame  parvient  à  dégager  son  bras  et  s'é-  ( 
crie  : 

«  Où  me  conduisez -vous,  Alfred?  c'est  fort 
triste, fort  vilain  par  ici...  quelle  singulière  pro- 
menade avez-vous  choisie  t"  Vous  avez  toujours 
des  idées  si  bizarres  !  Je  ne  veux  pas  aller  plus 
loin  ;  je  veux  retourner  au  boulevart,  où  nous 
avons  laissé  notre  voiture.  » 

Le  monsieur  retient  la  dame  par  le  bras  en 
lui  disant  d'une  voix  qu'il  tâche  de  rendre  so- 
lennelle : 

«  Restez,  Âraanda,  restez.  Ce  lieu  convient 
à  ce  que  j'ai  à  vous  dire,  au  projet  que  j'ai  formé. 

—  Je  vous  dis  que  j'ai  peur  ici. 

—  Ne  suis-je  pas  avec  vous  ? 

—  Raison  de  plus.  Depuis  quelque  temps,  je 
ne  sais  pas  ce  que  vous  avez  dans  la  tête,  mais 
TOUS  n'êtes  plus  aimable  du  tout. 

—  Amanda,  c'est  que  je  pense,  c'est  que  je 
réfléchis  ;  c'est  que  je  roule  dans  ma  tête  une 
idée  profonde. 

—  Est-ce  que  vous  he  pourriez  pas  aussi  bien 
me  la  communiquer  ailleurs,.,  au  spectacle,  par 
exemple  ?  J'irais  volontiers  voir  les  Pilules  du 
Diable  ce  soir. 

Amanda,  il  n'est  pas  question  de  pilules;  c'est 
mieux  que  cela  que  je  veux  "vous  proposer...  Ici, 
non  seulement  vous  connaîtrez  mon  projet, 
mais  encorenous  pouvons  l'exécuter  à  l'instant. 
Ecoutez-moi,  Amanda.  Depuis  un  an  que  je 
TOUS  connais  et  que  nous  nous  aimons,  nous 
avons  goûté  enseml)le  toutes  les  félicités  de  la 
Tie.  Vous  avez  de  la  fortune  et  j'en  ai  aussi,  ce 
qui  nous  a  permis  de  satisfaire  toutes  nos  fantai- 
sies, tous  nos  caprices  même  :  spectacles,  bais, 
concerls,promenades, soirées,  toilettes,  chevaux, 
dîners,  nous  avons  usé  de  tout  ;  maintenant  que 
nous  avons  épuisé  ce  que  l'existence  offre  de 
plus  séduisant  et  qu'il  ne  nous  reste  plus  rien  à 
connaître,  finissons  brusquement  avec  la  vie, 
quittons-la  de  façon  ii  faire  parler  de  nous  dans 
les  journaux  :  jetons-noius  tous  les  deux  dans 
le  canal  en  nous  tenant  étroitement  embrassés. 

—  Ah  !  quelle  horreur  ï  quelle  affreuse  idée  ! 
Eh  bien  !  il  est  joli  votre  projet  !  Et  c'est  pourme 
dire  cela  que  vous  m'avez  amenée  sur  les  bords 
du  canal  ?  Mais  c'est  indigne  ;  làchez-moi  le 
bras,  monsieur  Alfred,  làchez-moi  ou  je  crie  à 
la  garde! 

—  Eh  quoi,  Amanda  !  l'idée  de  mourir  avec 
moi  ne  vous  sourit  pas  ? 

—  Non,  monsieur,  cela  ne  me  sourit  pas  du 
tout.  Vous  devenez  fou  ou  stupide,  mon  cher 
ami  :  on  dira  «jue  vous  avez  été  un  imbécile  de 
TOUS  être  tué...  Si  c'çst  cela  qui  vous  fait  enTie, 


moi,  cela  ne  me  tente  pas.  Je  vous  défends  à  l'a- 
venir de  vous  présenter  chez  moi;  d'ailleurs 
j'aurai  soin  de  vous  consigner  au  concierge. 

—  Amanda,  de  grâce!...  écoutez-moi... 

—  Ne  m'approchez  pas,  ou  j'appelle  du  monde 
et  je  vous  fais  arrêter.  Adieu,  M.  Alfred;  les 
Werther  et  les  Antony,  c'est  très  bien  au  théâtre, 
mais  il  ne  faut  pas  que  cela  dépasse  la  rampe.  » 

En  achevant  ces  paroles  la  jeune  dame  a  pris 
sa  course  par  une  des  rues  qui  avoisinent  le 
boulevart,  ei  M.  Alfred  restejsur  les  bords  du 
canal,  tout  décontenancé  du  peu  de  succès  de  sa 
proposition.  11  se  promène  quelque  temps  d'un 
air  indécis.  Tout  à  coup  il  se  dirige  du  côté  de 
l'eau,  enjambe  par  dessus  les  chaînes,  s'approche 
du  bord,  se  penche...  Va-t-il  s'élancer  ?  Non.  II 
tira  son  mouchoir  de  sa  poche,  se  mouche,  puis 
reprend  sa  course  plus  vile  qu'il  n'est  venu  et 
regagne  les  boulevards  en  disant  : 

i<  J'attendrai  que  j'aie  trouvé  une  femme  qui 
veuille  me  tenir  compagnie.  » 

Laissons  aller  ce  fou,  cette  tête  romanesque 
qui  croit  avoir  épuisé  toutes  ses  jouissances  de 
la  vie  et  n'a  peut-être  jamais  secouru  un  mal- 
heureux, jamais  reçu  le  baiser  d'un  fils,  jamais 
senti  son  cœur  battre  pour  son  pays.  Ces  gens- 
là  se  tuent  pour  qu'on  dise  ensuite  le  récit  de 
leur  mort  dans  un  fait-Paris.  Quand  le  ridicule 
aura  fait  justice  de  cette  nouvelle  folie,  elle  sera 
moins  contagieuse. 

Mais  il  est  minuit  ;  les  bords  du  canal  sont  dé- 
serts; où  va  donc  cette  petite  fille  qui  court 
seule,  à  demi  vêtue,  tout  le  long  de  ce  quai? 
Elle  a  douze  ans  tout  au  plus;  sa  figure  pâle,  fine 
et  distinguée,  exprime  la  douleur,  le  désespoir 
même,  de  grosses  larmes  roulent  de  ses  yeux, 
des  mots  entrecoupés  s'échappent  de  sa  bouche  : 

«  Où  allez-vous,  mon  enfant?  ditun  monsieur 
qui  se  trouve  sur  le  chemin  de  la  petite  fille,  et 
qui  a  été  frappé  du  désordre  de  sa  mise,  de  ses 
traits.  Où  donc  courez-vous  seule,  si  tard? 

—  Je  ne  sais  pas,  monsieur. 

—  Comment,  vous  ne  savez  pas  où  vous  allez? 

—  Non  monsieur;  mais  je  m'en  vais,  car  je  ne 
peux  pas  rester,  je  ne  peux  pas  voir  battre  ma- 
man, ça  me  fait  trop  de  peine. 

—  Calmez-vous  ;  contez-moi  votre  chagrin. 

—  Ah  !  monsieur,  c'est  que  mon  père  est  ren- 
tré bien  tard,  alors  il  est  gris,  il  est  bien  méchant; 
il  bat  maman,  elle  pleure...  Oh!  je  m'en  vais, 
monsieur,  car  je  ne  puis  pas  voir  pleurer  ma- 
man! je  ne  reviendrai  plus  chez  nous,  je  ne  re- 
viendrai plus  jamais.  » 

Et  la  petite  voulait  encore  s'enfuir;  son  cœur 
se  révoltait  déjà  devant  une  injustice,  sa  jeune 
tête  s'enflammait  et  cette  imagination  de  douze 
ans  ne  pouvait  concevoir  que  l'on  restât  froid 
témoin  d'une  souffrance  que  l'on  ne  pouvait  adou- 
cir. Sera-t-elle  aussi  sensible  étant  femme,  celle 
qui  sentait  aussi  vivement  étant  enfant? 

Ce  n'est  pas  sans  peine  que  le  monsieur  fait 
comprendre  à  lajeune  fille  que  sa  fuite  augmen- 
tera les  chagrins  de  sa  mère  et  que  son  devoir  est 
de  rester  près  d'elle  pour  partager  sa  peine. 

L'enfant  est  rentré  ;  il  ne  passe  plus  sur  les 
bords  du  canal  que  des  amoureux,  des  voleurs 
ou  quelques  habitans  du  quartier  qui  sont  en 
retard  parce  qu'ils  sont  allés  à  un  théâtre  où  l'on 
jouait  quinze  actes  dans  la  soirée,  ce  qui  est  très 


imprudent  quand  on  demeure  de  l'autre  côté  de 
l'eau. 

Ch. Paul  DE  KOCK. 
{Le  Siècle.) 

nort  d* Adolphe  IVoarrlt. 

Nous  apprenons  aujourd'hui  la  mort  de 
Nourrit  !  Il  a,  comme  tant  d'autres  grands  artis- 
tes, succombé  à  un  accès  de  désespoir! 

Depuis  le  refus  par  la  censure  napolitaine  de 
laisser  représenter  Polyeucle  ,  composé  par 
Donizetti  pour  ses  débuts.  Nourrit  fut  en  proie 
à  la  plus  noire  mélancolie.  Sa  physionomie  tra- 
hissait les  chagrins  qui  dévoraient  son  ame.  Les 
exigences  de  Barbaja,  son  directeur,  humiliaient 
sa  fierté.  Ses  amis  cherchaient  à  distraire  ses 
ennuis  ;  il  les  y  conviait  lui-même.  Toutes  les 
fois,  leur  disait-il  peu  de  jours  avant  sa  mort, 
toutes  les  fois  que  je  vous  parlerai  de  théâtre, 
riez  de  moi,  moquez-vous  de  moi.  Mais  leurs 
eflbrts  restaient  sans  résultat.  Sa  femme  bien- 
aimée,  madame  Nourrit,  ce  modèle  de  toutes  les 
vertus,  son  aimable  et  intéressante  famille,  ne 
pouvaient  l'arracher  à  ses  sombres  pensées. 

Hier,  dit  la  lettre  qui  nous  a  été  communi- 
quée, Nourrit  avait  consenti  à  jouer  au  bénéfice 
d'un  de  ses  camarades,  Alvetti ,  le  rôle  de  Pol- 
lione  de  la  Norma.  Après  son  duo  avec  made- 
moiselle Granchi,  deux  coups  de  sifflets  se  firent 
entendre.  Les  applaudissements  les  plus  chauds 
partirent  aussitôt  de  toutes  les  parties  de  la 
salle ,  qui  se  leva  en  masse  pour  le  venger  de 
cette  indignité. 

Il  fut  redemandé ,  mais  le  coup  fatal  était 
porté,  les  misérables  l'avaient  tué.  11  rentra  chez 
lui.  Sa  femme  l'entoura  de  toute  son  affection. 
Il  l'éloigna  et  se  retira  dans  sa  chambre,  où  il  se 
promena  jusqu'à  trois  heures  du  matin.  Alors  il 
fit  son  testament,  écrivit  plusieurs  lettres,  entre 
autres  une  à  sa  femme  et  une  autre  à  Casimir 
Périer,  et  vers  sis  heures  il  sortit. 

Madame  Nourrit,  inquiète,  se  lève  aussitôt  ; 
elle  descend.  Spectacle  afi'reux!  le  cadavre  de 
son  mari  gisait,  horriblement  mutilé,  sur  les 
dalles  de  la  cour  de  l'hôtel  IJarbaja  ;  le  malheu- 
reux était  monté  et  s'était  précipité  du  qua- 
trième étage. 

L'état  de  madame  Nourrit  a  inspiré  un  mo- 
ment les  plus  vives  inquiétudes.  Elle  est  enceinte 
de  son  septième  enfant.  Heureusement  que  sa 
douleur  a  pu  s'épancher,  et  qu'après  vingt-qua- 
tre heures  d'un  désespoir  sombre  et  sec,  la  vue 
de  quelques  objets  portés  la  veille  par  son  mari 
sut  provoquer  ses  larmes. 

La  scène  de  la  représentation  de  Norma  n'a 
fait  que  hâter  l'accomplissement  d'un  projet 
que  ce  pauvre  Adolphe  nourrissait  depuis  plu- 
sieurs mois. 

Voici  quelques  vers  écrits  cinq  à  six  jours 
avant  le  8  mars,  qui  font  connaître  la  disposition 
habituelle  de  son  ame  : 

Si  tu  m'as  fait  à  ton  image, 
0  Dieu  !  l'arbitre  de  mon  sort, 

Donne-moi  le  courage 

Ou  donne-moi  la  mort. 
Mon  ame  en  proie  à  la  souflrance 

Est  près  de  succomber.     __ 


25»  — 


Dans  l'abîme  où 'meurt  l'espérance,' 
Oh  !  ne  me  laisse  pas  tomber  ! 

Ce  sont  les  derniers  vers  qu'il  a  faits ,  étant 
chez  M.  et  madame  Garcia  jeune.  On  lui  de- 
manda, voyant  qu'il  ne  disait  rien,  d'écrire  ou 
de  composer  quelque  chose,  là,  sur  le  champ,  et 
le  pauvre  infortuné  a  fait  ces  huit  vers,  où  son 
horrible  projet  est  empreint  ! 

On  l'enterre  ce  soir,  et  ce  n'a  pas  été  sans 

peine  encore,  dans  un  pays  comme  celui-ci,  un 
chanteur,  un  homme  de  théâtre,  et  qui  s'est 

rendu  coupable  d'un  suicide  ! Sa  pauvre 

femme  voulait  emporter  son  corps  en  France, 
mais  on  lui  a  dit  que  tout  ce  qu'elle  peut  avoir 
de  fortune  ne  suffirait  pour  payer  les  frais  de 
transport.  Elle  a  conservé  son  cœur. 

M.  Nourrit  avait  dit  plusieurs  fois  qu'il  mour- 
rait â  Naples  ;  pourquoi  faut-il  que  le  fait  se  soit 
réalisé  d'une  manière  si  malheureuse  et  si  tra- 
gique ! 

Il  parait  que  dans  ces  derniers  temps  Adolphe 
Nourrit  était  dominé  par  ce  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui une  idée  fixe.  Cette  idée  était  le  pres- 
sentiment de  sa  fin  prochaine ,  pressentiment 
qu'il  puisait  dans  la  crainte  de  voir  son  rare  et 
beau  talent  s'affaiblir  tous  les  jours.  Quelque 
brillant  accueil  qu'il  reçût  dans  les  concsrts  et 
dans  les  théâtres  ,  Nourrit  faisait  toujours  un 
triste  retour  sur  lui-même.  Lors  de  son  dernier 
voyage  à  Londres,  il  avoua  à  quelques  amis  qu'il 
s'était  promené  la  nuit,  pendant  trois  heures , 
sur  le  pont  de  Waterloo  ,  avec  la  pensée  de  se 
précipiter  dans  la  Tamise,  et  qu'il  avait  eu  la 
plus  grande  peine  à  éloigner  cette  affreuse  len- 
.;t4tion, 

La  mort  de  Nourrit  et  les  Circonstances  qui 
l'ont  accompagnée  seront  un  vif  sujet  de  regret 
pour  tous  les  amis  de  l'art  musical.  Ce  nom  rap- 
pellera toujours  une  des  plus  grandes  époques 
de  notre  Opéra.  Nul  artiste  n'a  eu  à  un  si  haut 
degré  que  Nourrit  la  passion  de  son  art  ;  il  a  été 
le  plus  chaleureux  interprète  de  tous  les  chefs- 
d'œuvre  qui  se  sont  succédé  pendant  quinze  ans 
sur  notre  première  scène  lyrique.  Quinze  années 
de  succès  éclatans  et  mérités  semblent  avoir 
épuisé  avant  l'heure  les  forces  de  son  àme. 

Mais  Nourrit  n'était  pas  seulement  un  grand 
artiste,  c'était  un  homme  distingué  dans  la  vie 
privée  ;  un  homme  excellent  pour  sa  famille  et 
pour  ses  amis  ;  et  l'on  ne  saurait  trop  déplorer 
la  susceptibilité,  l'espèce  de  fanatisme  d'artiste, 
qui  lui  ont  inspiré  une  telle  résolution. 

Nourrit  n'avait  pas  trente-sept  ans;  il  devait, 
dans  quinze  jours,  faire  un  voyage  en  France. 

L'Opéra  a  fait  relâche  lundi  ;  on  comprend  le 
sentiment  de  convenance  qui  a  déterminé  celte 
mesure,  dont  Duprez  a  été  le  premier  provoca- 
teur. Elle  honore  à  la  fois  l'artiste  qui  cnestl'ob- 
jet  et  l'administration  qui  témoigne  ainsi  de  ses 
regrets  pour  la  mémoire  de  l'infortuné  Adolphe 
Nourrit. 


tie!'..^iik.»iBH«C3 


Le  dernier  éclat  de  l'iiivcr,  ses  dernières  pom- 
pes, ses  derniers  plaisirs,  ont  été  célél)résh  l'am- 
bassade d'Angleterre,  et  bien  en  était  aux  An- 
glaises de  représenter  luxe ,  beauté  et  joie  bril- 
lante i  car  jamais  elles  ne  parurent  plus  belles  et 


plus  séduisantes  que  dans  ces  beaux  salons  si 
magnifiquement  décorés  pour  les  recevoir;  ces 
galeries  métamorphosées  en  un  parterre  fleuri, 
vrai  domaine  où  elles  semblaient  faites  pour  ré- 
gner. Les  raouts,  les  bals  donnés  h  l'ambassade 
d'Angleterre  ,  ont  été  les  seules  fêtes  de  cour 
que  nous  ayons  eues  cet  hiver.  Le  dernier  bal  a 
été  d'autant  plus  brillant ,  que  le  deuil  commen- 
çait à  s'effacer,  et  que  les  nuances  roses  et  bleues 
venaient  s'harmoniseradmirablementavecle  teint 
et  les  yeux  si  Iieaux  ,  si  séduisants  ,  si  veloutés , 
de  ces  séduisantes  insulaires,  dont  l'éclatante 
fraîcheur  écrase  impitoyablement  toutes  les  beau- 
tés de  l'Europe.  En  vérité ,  quand  on  voit  toutes 
ces  belles  ladies  avec  leur  peau  si  belle,  faite 
pour  éterniser  la  comparaison  des  lis  et  des  ro- 
ses, on  regrette  les  perles,  les  d-amants,  les 
fleurs,  qui  viennent  jeter  quelque  faux  éclat  sur 
cescharmantsvisases.  Onvoudraitqu'il  n'y  eût  ja- 
mais d'ornements  dans  ces  magnifiques  cheveux, 
jamais  de  bijoux  ni  de  dentelles  sur  ces  superbes 
épaules;  et  cependant  tout  cela  abondait  au  der- 
nier bal  de  lady  Grandville.  On  y  voyait  des  toi- 
lettes d'une  élégance  surprenante;  des  robes  en 
gaze  rose  étaient  ornées  d'un  falbala  de  dentelles 
relevées  en  feston  par  des  bouquets  de  diamants; 
des  tuniques  en  tulle  blanc,  garnies  de  dentelles 
d'or,  d'autres  en  crêpe  bleu  pâle  brodé  en  ar- 
gent; des  robes  en  satin  blanc  avec  triples  vo- 
lans  de  dentelle  d'argent  relevée  sur  un  côté  par 
des  roses  et  des  épis;  tout  cela  ,  enfin,  présen- 
tait un  luxe  oriental  qui  attestait  que  les  fempies 
anglaises  peuvent  compter  en  première  ligne 
pour  l'élégance  aussi  bien  que  pour  la  beauté. 
Nous  voudrions  citer  quelques  costumes  à  part , 
et  dans  ces  citations  nous  trouverions  souvent  le 
nom  de  Camille  comme  attestation  du  goût  qui 
distinguait  ces  toilettes;  car  c'était  dans  ses  ate- 
liers que  les  plus  belles  robes  avaient  été  com- 
posées. Palniyre  avait  aussi  révélé  dans  cette  fête 
les  productions  de  son  beau  talent,  et  la  grâce, 
la  distinction  ,  la  fraîcheur  qui  api>ertiennent  à 
madame  Landrin  venaient  aussi ,  au  bal  de  l'am- 
bassade,ajouter  un  fleuron  de  plus  à  cette  jeune  et 
belle réputation.Quant  aux coiffures,ellcsétaient 
pour  la  plupart  ornées  dediaman ts  qui  formaient 
desMancinis,  des  nœuds,  des  couronnes  à  la 
renaissance ,  et  surtout  des  épingles   dont   les 
têtes  se  formaient  en  pommes  de  pins ,  dessins 
gothiques  ou  grappes  de  diamants.— Tout  cela  , 
placé  d'une  manière  ravissante  dans  des  tresses 
et  des  boucles  de  cheveux  tombant  toujours  tout 
bas  sur  la  nuque.  Quant  aux  fleurs,  il  y  en  avait 
une  foule  de  ravissantes  par  leur  éclata  leur  ac- 
cord, la  composition  de  leur  couronne  ou  bou- 
quets, parmi  lesquels  onendistinguaitbeaucoup 
venant  des  magasins  de  madame  Laine.  —  Les 
coiffures parccs,  en  denlclics,  fleurs,  turban, 
bijoux,  mérite  de  rappeler  le  nom  d'Alexan- 
drlne,  rue  lîlchelieu.  n°  104,  qui  avait,  dans 
cette  circonstance,  donné  la  preuve  la  jilus  ir- 
récusable de  son  beau  talent.  Les  femmes  ([ul  ne 
dansaient  pas  avalent  pour  la  plupart,  des  tur- 
bans en  pointe  placés  très  en  arrière,  et  laissant 
ainsi ,  sur  le  devant,  de  la  place  â  une  coiffure 
de  diamants.  Ueauroup  de  ces  turbans  sortaient 
de  chez  Ikiuilranl.  D'autres  encore  étaient  façon- 
nés avec  une  éciiarpe  algérienne,  dont  les  deux 
bouts  retombaient  de  chaque  côté  des  épaules 
Ces  vives  nuances  entremêlées  à  l'or  avalent  un 
aspect  trèséléganlsurune  toilette  toute  blanche, 
(irand    nombre   de  coiffures  n'étaient  formées 
aussi  que  Uc  barbci  en  dcutcUcs  d'or  ou  d'ar- 


gent, tournées  autour  des  tresses  derrière  la 
tête ,  et  les  bouts  retombaient  sur  le  cou.  Enfin, 
nous  le  répétons,  Il  n'est  point  de  ces  belles  fêtes 
qui  ne  révèlent  le  goût  des  femmes  anglaises 
pour  la  parure.  En  Angleterre,  comme  partout, 
plus  les  femmes  sont  belles  et  plus  elles  aiment 
la  toilette ,  le  luxe,  les  nouveautés  les  mieux  in- 
ventées par  la  mode  et  le  bon  goût. 


fi(AL.O]V  DE   1S39. 


(Troisième  article.) 

MM.  Ary  Scheffer,  Dccamps,  Granet,  Steuben, [Picot, 
Couru 

Les  élections  nous  ayant  éloigné  de  Paris  au 
moment  où  le  Louvre  allait  recevoir  dans  ses 
galeries  une  foule  impatiente  de  connaître  l'ex- 
position nouvelle.  Nous  avons  dû  laisser  au 
jeune  et  spirituel  collaborateur  qui  s'est  caché 
sous  un  pseudonyme,  le  soin  de  satisfaire  la  pre- 
mière curiosité  de  nos  lecteurs.  Les  pages  les 
plus  importantes  ont  été  indiquées;  des  jalons 
ont  été  plantés  sur  notre  route,  il  ne  nous  reste 
plus  qu'à  la  suivre. 

Néanmoins  nous  croyons  convenable  d'adop- 
ter de  grandes  classifications,  lignes  nécessaires 
au  milieu  deeette  espèce  delabyrinthe,  que  l'on 
appelle  une  exposition.  Les  sujets d'^j>/oirepro- 
I)rement  dite,  ou  d'histoire  anecdotique,  de- 
vront passer  d'abord,  par  droit  de  préséance  ; 
car  ils  ont  été  traités  celte  année  avec  beaucoup 
plus  de  talent  que  la  peinture  religieuse. 

L'œuvre  de  M.  Ary  Scheffer  se  présente  la 
première  à  notre  examen.  Cinq  tableaux  en  for- 
ment les  parties  précieuses.  Par  une  heureuse 
innovation ,  nous  les  trouvons  réunis  au  Louvre 
comme  ils  l'ont  été  dans  la  volonté  et  les  médi- 
tations de  l'artiste  ;  chants  d'un  même  poème 
germanique,  chaîne  d'un  beau  tissu.  ArySchefler 
porte  toutes  ses  idées  ,  tous  ses  efforts  vers  le 
sens  tuoral  ou  intellectuel,  laissant  à  d'autres 
l'expression  simp]emenlpit/aresque.  Ce  besoin 
d'être  penseur  et  poète  le  tourmente  et  jette  de 
l'embarras,  de  la  contrainte,  dans  ses  composi- 
tions; il  réduit  la  nature  matérielle  à  tenir  le 
moins  de  place  possible  sur  sa  toile,  et  fait  pas- 
ser une  espèce  de  voile  sur  sa  couleur  qui  .sera- 
ide  trempée  de  brouillard.  Les  tableaux  d'Ary 
Scheffer  sont  des  pages  autant  écrites  que  pein- 
tes, des  ballades,  des  légendes,  qui  parlent  plus 
au  cœur  qu'aux  yeux;  et  lorsqu'on  revolt  les 
)>roductlons  de  l'habile  artiste,  toujours  on  sent 
qu'il  a  malgré  lui  gardé  en  lui-même  quelque 
chose  qu'il  ne  pouvait  réussir  à  exprimer.  On 
se  sent  porté  à  le  plaindre  autant  qu'à  l'applau- 
dir. 

Le  plus  important  de  ces  tableaux  e^t  celui  de 
Fdusl.  Quel  sujet  !  quelle  éloquence  de  situa- 
tions et  de  conir,istes!...  Voici  .Marguerite,  la 
pure  jeune  fille  à  l'Ame  blanche  devant  Dieu,  qui 
descend,  paisible  cl  recueillie,  les  degrés  de  l'é- 
glise. In  enfant,  un  jeune  homme  encore  sans 
passions,  un  vieillard  au  front  calme,  la  suivent 
etcomplètent  la  douce  impression  qu'on  éprouve 
àcontemplerl'ovalc  arrondi,  les  cheveux  soveux 
et  dorés,  les  yeu\  bleus  d'azur  de  Marjut  rite. 
Dans  l'autre  i>artle  du  tableau  appar.ii-senl 
Faust  cl  Méplustophélès.  ll\  a  sur  Ks  Ir.iiK  du 
docteur  rajeuni  une  fougue,  une  violence  de 


—  Q54  — 


passion  aiimirable;  cette  l)ouche  serrée  va  s'ou- 
vrir et  s'écrier  : 

«  Par  Dieu!  voilà  une  belle  enfant!  Je  n'ai 
»  jamais  rien  vu  de  si  charmant  ;  il  y  a  en  elle 
«  tant  (le  nioileslieet  de  décence...  —  Je  le  livre 
»  mon  ,'ime,  douce  langueur  d'amour  (|ui  le 
»  nourris  de  la  rosée  de  l'espérance.  » 

Le  démon,  un  peu  imité  de  Cornélius ,  est 
d'une  expression  d'ironie  parfaite;  son  teint  est 
bilieux,  .son  œil  vif  et  moqueur;  son  costume 
d'un  goût  hardi.  Méphislophélès  est  un  diable 
élégant  et  de  bonne  compagnie;  il  observe  d'un 
même  regard  la  pauvre  colombe  ([ui  s'achemine 
ignorante  vers  le  piège  et  l'ardent  chasseur  qui 
guetlesa  proie,  et  il  semble  aussi  murmurer  sous 
sa  moustache  rousse  ces  mots  que  lui  prête 
Gœlhe  : 

«  L'u  pareil  fou,  amoureux,  brûlerait  en  feux 
»  d'artifice  le  soleil  et  la  lune  avec  toutes  les 
»  étoiles,  pour  peu  que  sa  belle  s'en  amusât.  » 

Cette  composition  est  noble  et  grande;  elle 
reporte  l'esprit  à  la  sublime  tragédie  et  aux  lé- 
gendes poptdaires  de  l'.Ulemagne  qui  l'ont  ins- 
pirée. Il  est  impossible  d'exprimer  avec  un  sen- 
timent plus  vrai  l'innocence  et  la  séduction,  la 
foi  et  limpiété.  Mais  là  ne  se  borne  point  notre 
admiration:  Mignon  ,  cette  autre  création  de 
Goethe,  Mignon,  cette  adorable  Heur  de  l'ilalie 
transplantée  par  des  liohémiens  sous  le  froid 
soleil  des  régions  du  nord,  Mignon  rêve  au  ciel, 
aux  félicités  d'un  mondemeilleur.  Sa  pose  chaste 
et  inclinée  nous  rappelle  la  statue  de  Polymnie, 
ce  chef-d'œuvre  de  la  statuaire  antique  ;  mais 
Mignon  est  encore  plus  délicieuse,  plus  tou- 
chante dans  cet  autre  tableau  où  nous  la  voyons 
debout,  indiquer  du  doigt  avec  un  regret  déchi- 
rant les  hirondelles  qui  volent  libres  et  heureuses 
vers  sa  patrie  tant  regrettée.  Cette  figure  est 
toutunpoème.  — Ce  vieillard  qui  boit  ses  lar- 
mes dans  une  coupe  d'or,  vous  l'avez  nommé, 
c'est  le  Roi  de  Tludë,\e:  héros  d'une  célèbre 
ballade.  Privé  d'une  épouse  chérie  ,  il  presse  le 
vase  qu'il  reçut  d'elle  et  que  dans  les  festins  il 
élevait  devant  sa  royale  compagne.  Maintenant 
ce  n'est  plus  l'hydroiuel,  mais  l'hysope,  mais  les 
pleurs  ((ue  contiendra  la  coupe...  El  le  vieillard 
y  boit,  au  bruit  des  (lots  de  la  mer  qui  se  cho- 
quent au  fond  de  l'horizon!...  Le  souvenir 
d'Ebhérard  le  Larmoyeur  nuira  au  succès  de 
cette  figure  qui  rappelle  en  effet  et  dans  un  sujet 
moins  intelligible  le  tableau  que  nous  venons  de 
nommer.  —  Enfin  le  CliriU  nu  Mont  des  Oli- 
viers complète  cette  belle  série.  Ici  nous  recon- 
naissons un  travail  pénible  ,  une  retouche  qui  a 
fatigué  et  gfité  même  un  (iremier  et  meilleur  jet. 
Ce  Christ  accablé  par  le  pressentiment  de  sa 
longue  agonie,  épuisé  par  la  lutte  intérieure  de 
son  humanité  contre  la  divinité,  est  trop  réduit 
en  effet  à  l'expression  humaine  ;  il  ne  laisse  pas 
assez  deviner  son  origine  glorieuse.  Ses  deux 
mains  sont  tendues  avec  un  effroi,  une  crispation 
marqués;  sa  tête  manque  d'élévation.  Sans  doute 
Jésus  iiui  voit  d'avance  sa  croix  dressée  sur  la 
montagne  et  où  il  expiera  tous  les  crimes  de 
vingt  siècles,  peut  frémir  à  la  pensée  de  boire 
ce  calice  de  douleur,  mais  malg-ré  son  anéantis- 
sement, il  doit  être  encore  le  prophète  qui  souf- 
frit tant  sans  se  plaindre...  La  couleur  de  ce  ta- 
bleau n'est  pas  bonne  it  le  dessin  laisse  beau- 
coup à  désirer  5  mais  ses  défauts  sont  ample- 


ment rachetés  par  les  qualités  des  quatre  autres. 

De  M.  Ary  Scheffer  à  M.  Decaraps  il  y  a  toute 
ia  distance  d'im  monde.  Ce  dernier  aime,  avant 
tout,  lapeintiu'e  pour  elle-même,  pour  sa  beau- 
té ,  son  éclat;  insoucieux  d'ailleurs  du  sens  mo- 
ral de  son  sujet.  Toute  donnée  lui  est  bonne; 
car  sa  gamme  de  couleurs  est  toujours  riche  et 
brillante.  On  pouriait,  à  voir  la  magie  de  son 
pinceau,  l'harmonie  de  ses  plans,  la  légèreté  de 
ses  fonds,  le  fini  de  ses  étoffes ,  l'appeler  le  Hol- 
landais de  la  France.  Ces  qualités  ressortent  bien 
dans  les  dix  sujets  que  M.  Decamps  a  apportés  à 
l'exposition,  prodigue  cette  fois  des  trésors 
qu'il  nous  cachait  depuis  si  longtemps.  Son  ou- 
vrage principal  cst'le  Joseph  vendu  par  ses 
frères.  C'est  après  une  inspection  approfondie 
que  vous  découvrez  les  acteurs  de  la  scène  bibli- 
que; car  vos  yeux  sont  d'abord  éblouis  par  la 
lumière  resplemlissante  répandue  à  lorrens  sur 
|a  plaine  de  Dotham  dont  les  derniers  plans  se 
ponfondent  merveilleusement  avec  la  ligne  de 
l'horizon  et  dont  les  vastes  terrasses  sont  peintes 
avec  une  grande  vigueur,  une  parfaite  sûreté. 
Un  chameau,  accablé  sous  le  poids  de  la  chaleiu- 
du  jour  s'étend  sur  le  sable,  tandis  qu'un  esclave 
ismaélite  s'efforce  de  contenir  un  autre  de  ces 
animaux  dont  le  relief  est  admirable.  La  figure 
des  marchands  madianites  et  celle  des  fils  de  Ja- 
cob sont  de  très  petite  dimension  et  forment 
moins  le  sujet  que  l'accès  oire  du  taldeau. 

Un  autre  épisode  des  livres  saints,  Samson 
combattant  les  Philistins  avec  une  mâchoire 
fi'âne ,  a  permis  à  M.  Decamps  de  recommencer 
une  de  ces  mêlées  furieuses ,  de  ces  immenses 
(ucries  dont  il  nous  a  offert  un  modèle  dans  sa 
Bataille  des  Cimbies.  Il  y  a  ici  une  imitation 
trop  visible  de  Philippe  Wouwermans  et  des  ef- 
fets peu  naturels  d'ombres  très  noires,  obtenus 
au  bout  de  la  brosse.  On  peut,  à  bon  droit,  re- 
procher à  ce  maître  une  espèce  de  mépris  pour  le 
type  humain  qu'il  semble  se  plaire  à  représenter 
sons  des  traits  vulgaires  et  une  nature  misérable; 
souvent  son  crayon  après  avoir  dessiné  un  corps 
d'homme  aboutit  à  ime  tête  de  singe,  ce  qui  an- 
poncerait  au  besoin  un  i)enchant  vers  la  carica- 
(lu'e  peinte  ou  bien  une  indifférence  telle  pour 
le  choix  du  modèle,  qu'homme  ou  orang-outang 
lui  apparaissent  sur  la  même  échelle.  Si  nous 
pouvions  lui  pardonner  cette  bizarrerie,  ce  se- 
rait en  hxtwv  i\es  Experts,  ces  vieux  amateurs 
de  tableaux  gothiques  ipie  vous  voyez  examinant 
et  estimant  quebiue  toile  surannée.  11  en  est  un 
siulout ,  au  long  habit  gris,  (jue  M.  Decamps  a 
dû  bien  certainement  peindre  d'après  nature. 
Puisse  ce  charmant  croquis  venger  les  artistes 
des  prétendus  connaisseurs  qui  courent  les  ate- 
liers leur  lorgnon  à  la  main,  tranchent  sur  tout 
et  ne  sont,  en  réalité,  que  les  singes  des  amis  de 
l'art.  LeSupplicedes  e/'oe/ie/«(Tur(iuie  d'Asie) 
est  un  triste  sujet  et  nous  lui  préférons  ce  déli- 
cieux Café,  d'Asie  tnineure,  on  manque  sans 
doute  l'élégance  de  nos  cafés  moyen  âge  et  re- 
naissance, mais  où  les  heureux  musulmans  fu- 
ment avec  une  si  parfaite  insousiance  et  à  une 
ombre  si  vivifiante.  En  résumé,  M.  Decamps  est 
en  progrès;  on  ne  iicut  lui  reprocher  (jue  l'ex- 
cès de  sa  qualité  principale,  la  couleur  :  il  em- 
pi'ile  trop  fortement  et  man(juejpar  là  de  trans- 
parence. 

D'un  peintre  éclatant  et  vif  nous  passons,  sans 


transition,  à  celui  qui  entend  le  mieux  la  science 
deselfels  d'intérieur,  des  demi-teintes,  des  gran- 
des omiu'es,  M.  Granet  voué,  comme  chacun 
sait,  au  culte  de  la  pierre,  des  ruines,  des  som- 
bres arceaux  de  couvcns.  Ses  Funérailles  des 
victimes  du  '2S  Juillet  1X3.5  sont  (juehiue  chose 
de  fort  remarquable  pour  la  solidité  et  l'égalité 
des  tons  ;  toute  la  partie  supérieure,  la  voûte  de 
l'église  des  Invalides,  le  reflet  des  liistres  sur  les 
murailles  tendues  de  deuil,  nous  semblent  d'un 
mérite  incontestable.  Nous  ferons,  par  exemple, 
nos  réserves  pour  le  bas  de  la  composition  où 
figiu'enl,  dans  des  poses  raidesetcompasséesune 
grande  quantité  de  perscmnages  sans  vie.  M.  Gra- 
net est  surtout  un  peintre  monumental  :  il  nous 
le  prouve  dans  sa  Collation  des  péniiefis  hfi- 
ijues.  La  scène  y  est  bien  disposée,  le  jeu  de  la 
lumière  habilement  combiné  avec  le  refiet  des 
pierges  qui  éclairent  la  froide  dépouille  du  car- 
dinal mort  et  étendu  sur  son  lit  de  parade;,  mais 
|es  pénitens  attablés,  suivant  l'usage,  jlans  la 
chambre  mortuaire ,  sont  dessinés  sans  fi- 
nesse, il  règne  sur  leurs  traits  une  grossiè- 
reté, une  voracité  inconvenantes  et  qui  cho- 
quent le  goût.  Nous  ne  louerons  pas  davan- 
tage le  portrait  du  Frère  Canovayo  d'un  cou- 
inent en  Italie.  M.  Granet  a  donné  à  ce  moine 
bouffi  des  regards  d'ivrogne  qui  forment  un  sin- 
gulier contraste  avec  la  sévérité  de  sa  robe.  Ce 
p'est  pas  à  M.  Granet  qu'il  est  permis  de  sollici- 
ter, par  des  imaijes  facétieuses,  l'attention  et  les 
applauilissemens  d'une  masse  de  spectateurs 
stupides,  de  ceux  qui  courent  là  où  la  religion  et 
la  morale  sont  insultées  et  profanées. 

Nous  avons  une  preuve  frappante  du  danger 
fie  sacrifier  à  la  mode,  M.  Steuben,  talent  élevé 
pt  même  sérieux,  a  cru  devoir  faire  une  large 
poneession  à  cette  manie  du  joli,  du  gracieux,  qui 
affecte  aujourd'hui  tant  d'esprits;  il  a  créé 
une  Esmeralda  coi[uti\.e,  rosée,  aux  formes 
sveltes  d'une  Parisienne  et  qui  posée  avec 
un  certain  laisser-aller  sur  un  lit  misérable 
que  surmonte,  on  ne  sait  pourquoi,  un  magnifi- 
que rideau  de  damas,  attire  les  regards  et  reçoit 
des  louanges  pres(|Ue  générales.  Sans  doute  c'est 
une  peinture  fort  agréable ,  mais  elle  ne 
représente  pas  le  moins  du  monde  l'héroïne  de 
Victor  Hugo,  la  jeune  Bohémienne  qui  devrait 
avoir  le  teint  bruni  par  sa  vie  errante,  la  dan- 
seuse du  carrefour,  dont  les  membres  doivent 
avoir  plus  de  vigueur  et  de  souplesse.  En  outre, 
)a  tête  dEsmeralda  manque  d'expression;  et 
cependant  l'artiste  a  choisi  l'instant  où  l'amante 
de  Phœbus  a  été  enlevée  par  QUasiraodo,  et  vit, 
triste  récluse,  dans  une  chambretle  en  pierres 
des  tours  Notre-Dame.  Pourquoi  la  mélancolie 
ne  se  lit-elle  pas  surces  traits,  où  nous  ne  voyons 
que  de  l'indifférence  ? 

Si  l'on  demande  à  un  tableau  de  belles  parties 
détacliées.des  figures  habilement  posées,  des 
draperies  d'un  goût  heureux  et  d'une  légèreté 
remarquable,  V Episode  de  lapeste  de  Florence, 
par  M.  Picot,  est  là  pour  satisfaire  les  amateurs 
du  fini.  Combien  avons-nous  à  regretter  que 
l'amour  des  détails  ait  fait  perdre  de  vue  à 
M.  Picot  l'ensemble  de  son  œuvre!  Ainsi  l'at- 
tention se  porte  d'abord  sur  un  corps  déjeune 
fille,  étendue,  p.'ileet  Inanimée,  charmante  figure 
à  la  bouche  entr'ouverte  et  sur  laquelle  son 
àmcsemble  encore  voltiger.  Enlin  on  aperçoit 


—  255  — 


une  femme  à  la  douleur  énergique,  pauvre  mère 
t'plorée  qui  presse  son  autre  enfant  sur  son 
cœur,  et  implore  de  Dieu  le  salut  de  cette  inno- 
cente créature  ;  et  enfin  une  vieille  femme  en 
])rières  devant  la  IMadoneet  tout  à  fait  étrangère 
à  la  scène ,  se  dessine  sur  un  fond  lirunftlre. 
Voilà  donc  trois aclionsbien  distinctes;  et  pour- 
tant le  véritable  intérêt  nait  de  l'unité  ;  sinon ,  il 
faut  chercher  péniblement  le  sujet  et  la  partie 
jirincipale  du  tableau.  Nous  n'aurons  que  trop 
d'occasions  de  faire  remarquer  la  propension  de 
l'Ecole  actuelle  vers  une  disposition  complexe. 
Mais  ne  tardons  pas  davantage  à  féliciter 
M.  Court  d'être  rentré  dans  un  système  de 
grande  peinture  qu'il  avait  abandonné  pour  les 
succès  plus  faciles  et  moins  duraiiles  des  por- 
traits de  femmes.  Son  Beit-Aïssa  descendant 
du  rocher  de  Constantine  a  nn  caractère  de 
fermeté,  d'énergie  qui  nous  rappelle  les  pages 
orientales  de  Gros.  C'est  la  même  vérité  de  cos- 
iumes,  la  même  richesse  de  coloris ,  la  même  ac- 
centuation des  chairs.  Il  y  avait  de  l'audace  à 
Irailer  un  pareil  sujet,  à  jeter  dans  les  airs  tous 
ces  corps  suspendus  à  une  corde  et  écrasés  sous 
le  large  pied  du  farouche  Ren-Aïssa.  Ce  chef 
araiie  nous  apparaît  grand  comme  un  héros 
d'Homère  avec  son  burnous  que  le  vent  agite  et 
déploie.  Une  figure  de  femme  renversée  a  une 
analogie  inévitable  avec  celle  qu'on  connaît  si 
bien  dans  le  Déluge  ,  de  Girodel  ;  n'importe  , 
elle  est  fort  belle.  En  résumé,  ce  tableau  est  d'un 
;ispect  éclatant,  et  il  vaut  à  lui  seul  toutes  les 
):einturesà  la  toise  dont  Constantine  et  St-Jean 
(iTJlloa  nous  ont  affligés,  et  qui  sont  à  l'art  véri- 
table ce  qu'une  fusillade  de  Franconi  est  à  la  ba- 
taille d'Austerlitz. 

Alf.  D. 


somme  d'argent,  et  le  pria  de  le  faire  accompa- 
gner par  quelqu'un  à  travers  le  petit  bois(|ii'il 
faut  traverser  pour  arriver  à  Bergedorff.  I.e  bailli 
sourit,  et  dit  à  l'un  de  ses  ouvriers  de  l'accom- 
pagner ;  ce  que  cet  homme  fit. 

»  Le  lendemain  dimanche  ,  des  paysans  appor- 
tèrent au  bailli  un  cadavre  dont  la  gorge  était 
cou(iée,et  une  grande  serpe  qu'ils  avaient  trou- 
vée auprès  de  ce  corps.  Le  bailli,  à  son  grand 
étonnement,  reconnut  le  cadavre  pour  celui  de 
l'apprenti,  et  la  serpe  pour  celle  qu'il  avait  re- 
mise lavant-veilleà  l'ouvrier  (|ui  avait  accompa- 
gné le  jeune  homme,  pour  émonder  les  saules 
qui  se  trouvent  dans  la  cour  de  la  maison. 

»  Il  fit  appeler  cet  ouvrier,  qui,  à  la  vue  du 
cadavre,  avoua  qu'il  avait  assassiné  l'apprenti  , 
et  que  c'était  le  rêve  de  ce  jeune  homme  qui  lui 
avait  fait  concevoir  le  projet  de  commettre  ce 
crime. 

»  Cet  ouvrier  a  été  livré  à  ja  justice.  II  est  ôgé 
de  trente-cinq  ans  et  natif  du  village  de  Bill- 
waerder,  oii  il  a  passé  toute  sa  vie  et  a  toujours 
tenu  une  conduite  irréprochable.  » 


Les  Camarades  du  minisire  n'ajouteront 
pas  grand'chose  à  la  réputation  justement  'ac- 
quise df  M.  Vanderburch.  Cette  plaisanterie  ri- 
mée  est  un  à  propos  d'assez  bon  goût  comme  to- 
lérance ministérielle:  c'est  une  pièce,  en  tant 
qu'elle  est  jo\iée  au  pouvoir,  qui  n'y  a  guère  pris 
garde,  mais  qui  mérite  à  peine  ce  titre  devant  le 
public. 

Il  s'agit  de  l'ancienne  protégée  d'un  ministre 
qu'il  fait  passer  pour  sa  cousine,  et  qui  reçoit 
comme  telle  les  hommages  intéressés  des  cama- 
rade de  l'excellence.  L'imbroglio  n'est  pas  neuf- 
fnaisc'estun  prétexte  comme  un  autre  pour  une 
débauche  d'esprit.  Malheureusement  ce  vin-là 
pe  porte  pas  à  la  tête,  l'ercez-nous-en  d'un  an- 
>re,  M.  Vanderburch,  oft  nous  nous  plaindrons 
fie  votre  sobriété. 

Ces  deux  petits  ouvrages  ont  obtenu  du  succès- 
malsMa  Renaissance  a  besoin  pour  soutenir  cette 
large  existencequ'elles'est  faite  d'un  régime  plus 
substaneiel.  Vile  à  l'œijvre',  M.  Jqly,  et  frappons 
plus  fort  que  cela. 

S.  D.  L.  M. 


ilUUintjrô,  faits  cuvicur. 

—  On  nous  écrit  de  Hambourg  : 

«  Samedi  derniei-,  au  matin,  un  apprenti  ser- 
rurier chez  Claude  Soller,  demeurant  rue  de  la 
Digue  (Deichstresse),  raconta  à  celui-ci,  avec  une 
inipdélude  visible,  qu'il  avait  rêvé  la  nuit  qu'en 
allant  à  pied  à  Bergedoriï,  petite  ville  située  à 
deux  heures  de  chemin  de  Hambourg,  il  avait 
été  attaqué  par  un  brigand  qui  lui  avait  cou()é 
la  gorge.  Soller  tranquillise  le  jeune  homme,  en 
lui  faisant  comprendre  que  les  songes  ne  méri- 
tent aucune  créance.  «  Au  reste  ,  dit-il ,  pour 
)'  vous  prouver  que  je  n'y  ajoute  aucune  foi ,  je 
»  vais  vous  envoyer  tout  de  suiti'à  Itergcdorif 
»  avec  une  somme  d'environ  cent  ipiaraule  rix- 
»  dales  (500  fr.)  ,  (pie  je  dois  à  mon  beau  frère , 
»  qui  y  demeure.  »  L'apprenti  le  supplia  ,  les 
mains  jointes,  de  le  dispenser  de  ce  voyage.  Sol- 
ler ne  l'écoula  point;  il  lui  dit  qu'il  n'y  avait 
rien  ù  faire  pour  lui  dans  l'atelier  etciu'il  fallait 
profiter  du  moment  ;  il  lui  donna  l'argent,  et  le 
jeune  homme  se  mit  en  roule  vers  onze  heures. 

»  Arrivé  au  village  de  ISillwcarder,  silué  à  peu 
prèsà  mi-chemin  entre  Hambourg  etliergedorlf, 
le  souvenir  de  son  rêve  lui  revint  ;  il  tremblait, 
les  jambes  lui  manquaient,  et  il  hésitait  à  conti- 
nuer sa  coin'sc.  Cependant  il  aperçut  de  loin  le 
bailli  de  lîillwcarder  (|ui  causait  ilaus  un  de  ses 
champs  avec  plusieurs  de  ses  ouvriers,  (ioniuic 
il  le  connaissait  ,  il  se  icndit  auprès  de  lui  ,  lui 
conta  son  rûve,  lui  dit  qu'il  était  porteur  dune 


ïieme  înamatiiiuc. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Premières  représentations  de  Mademoiselle 
de  Fontangcs  ,  comédie  en  2  actes ,  mêlée  de 
chant;  paroles  de  MM.  Théaulon  et  Léotard, 
musique  de  M.  Pilati.  —  Les  Camarades  du 
ministre,  comédie  en  un  acte  et  en  vers,  de 
M.  Vanderburch. 

Nous  sommes  en  retard  de  comi)tes  avec  le 
théâtre  de  la  Renaissance  ;  mais  nos  dettes 
seront  bientôt  payées,  trop  facilement  peut- 
être,  et  nous  regrettons  que  ce  théâtre,  qui  a  tant 
d'éléments  de  prospérité,  fasse  une  part  si  légère 
à  la  eriticpie. 

De  l'activité,  M.  Anténor  Joly  !  Produisez 
beaucoup,  voilà  la  première  condition  de  votre 
existence  théâtrale  ;  vous  avez  tout  un  répertoire 
à  former  ,  et  le  public  (pii  veut  avant  tout  de  la 
variété  dans  ses  plaisirs,  s'inquiète  ]ieu  des  em- 
barras d'un  pauvre  directeur  qui  a  tout  à  faire 
à  la  fois. 

En  atiendant  des  œuvres  plus  sérieuses  qui 
nous  son!  promises  etcpii  doivent  mettre  en  émoi 
tout  le  monde  littéraire,  dont  l'intérêt  stimide  si 
puissamment  la  curiosité  publique,  nous  avons 
flliid)'wi)isclle  de  Fontangcs  cl  te<  Camarades 
du  ministre,  deux  comédies  agréables,  et  dont 
les  seuls  détaulssonl  de  n'être  point  en  rapport , 
ipiant  à  leurs  dimensions,  avec  celles  du  Ihéà- 
li'(^,  i|ui  comporte  des  pro[)ortions  beaucoup 
plus  vastes,  des  effets  scéniques,  et  non  des  pa- 
liillotages  de  mots,  des  gentillesses  d'esprit, 
coniuie  le  Vaudcvdle  ou  le  Gymnase. 

Mademoiselle  de  Fontanges  est  un  badinage 
en  deux  actes,  orné  de  nuisique;  ceci  n'a  ni  plus 
ni  moMis  d  imporlaïue  ipie  ces  jietits  meulilcs  à 
la  l'ompadour,  (|ui  sont  en  faveur  aujourd'hui 
et  ipii  seront  oubliés  demain,  sans  (|u'ils  soient 
pour  cela  plus  ou  moins  jolis  :  ils  ont  une  cou- 
leur et  cette  couleur  plait ,  voilà  tout.  —  Il  s'agit 
dans  cetie  [lièce  de  deux  quidim  que  mademoi- 
selle de  l'onlanges  fait  mettre  à  la  liasitille  pour  une 
cli.insou  ,  et  (jumelle  rend  à  la  liberté  à  condition 
ipic  l'un  d'eux  épousera  une  certainelpetitei'élicii' 
i|u'ila  séduite, 1  tiinel'autre  l'enrichiraau moyen 
(l'une  resliliilion  dont  lajiislice  n'est  jamais  «■on- 
lestée  an  Ihéàlre. — M.  Tllali  a  brode  surce  cane- 
vas iniernusii[ue  simple  et  de  bon  style,  ipii  inin- 
([ue  parfois  de  fennelé.  (('.implcur,  el  (pii  nous 
.semble  par  trop  superficielle;  mais  (|Ui  rachèle 
cesdél.uits  inlurcnlsangenre  de  1  ouvrage,  peut- 
être,  par  inu' lucidité  toujours  correcte  el  des  mé- 
lodies gracieuses.      .\-     '.  ■    •f 


Rfuuf  î>r  cinq  jours. 


15  MARS.  —  Par  ordonnances  imlividuelles  , 
en  date  du  7  de  ce  mois,  le  Roi  a  élevé  à  la  digni- 
té de  pairs  de  France, 

MM. 
Le  vice-amiral  de  Rosamel; 
Le  lieutenant-général  vicomte  Schramm: 
(-.ay-Lussac,  ancien  député,  membre  de(  A.ca4éT 

mie  des  sciences  ; 
De  La  Pinsonnière,  ancien  député; 
Le  due  de  Caumont-Laforce,  ancien  député; 
Le  baron  Dupont-Delporte,  préfet; 
Le  baron  Champlouis,  ancien  député,  conseiller 

d'état,  préfet; 
Maillard,  conseiller- déiat. 

—  Malgré  ses  instances  et  ses  démarches,  l'af- 
faire du  général  de  Rrossard  ne  sera  jugée  que 
dans  le  mois  .lejuin. 

— On  écrit  de  Leipsiek,  le  8  février,  que  les 
principaux  libraires  de  cette  ville,  de  Francfort- 
sur-le-Mein,  de  Slutlgardl,  de  Berlin  et  de 
Hanovre  oui  c()n(;u  le  projet  de  convoquer  les 
libraires  de  tous  les  pays  de  l'Europe  à  un  con- 
grès général  (|ui  aurait  pour  objet  d'aviser  aux 
moyens  d'arrêicr  définiti^ement  la  contrefaçon, 
et  (le  prendre  des  inesures  générales  dans  l'inté- 
rêt du  commerce  de  la  librairie.  Des  correspon- 
dances très  actives  ont  déjà  été  commencées  à  ce 
sujet. 

—  Le  piiils  artésien  (jue  le  conseil  municipal 
fait  percer  dans  la  jjrincipale  cour  de  l'abattoir 
(leGrenelle,élaitaujourd  hui  arrivéà  440  mètres 
de  profondeur,  ou  environ  l,.Tia  pieds. 

La  sonde  est  toujours  engagée  dans  cet  incom- 
mensurable banc  de  craie  argileuse  verdàtre, 
sur  lequel  Paris  est  assis.  L'eau  ne  veut  pas 
jaillir. 

^l.  Mulot,  (jui  s'est  chargé  de  cette  entreprise, 
doit  forcrjusqiià  1,.")IK»  pieds,  après  ()uoi  le  eon- 
.seil  municipal  avisera  si  l'on  descendra  encore 
plus  bas. 

—  Les  (piatre  jeunes  Arabes  venant  de  Codîî- 
taniiiie,  dont  nous  avons  déjà  anuouL-é  le  dé- 
b.irqueinent  en  France,  sont  arrivé*  h  Paris 
acconqiagnés  de  leur  cheick.  Le  plus  !>jé  a  â7 
ans,  et  le  plus  jeune  17. 

—  On  lit  dans  le  Journal  de  Rouen  : 

u  Notre  place  a  été  vivement  émue  par  la  triste 
iu)uvelle  de  la  sus|>cnsioude  paii  luens  d'une  des 
plus  fortcf  maisons  de  commission  dans  les 
hinics,  de  M.  1'...  R....  dont  le  passif  s'élèverail, 
dit-un,  à  près  d'uu  million,  u 

if..  —  La  Guyane  anglaise  vieni  d'éprouver  le 
trcmbtemeut  de  terre  qui  a  frappé  la  .Marti- 
nique. 

Le  1 1  janvier,  à  six  heures  ua  quart  du  maliu, 


—  256  — 


lin  violent  tremblement  de  terre  s'est  fait  sentir 
Deniiant  une  minute  et  demie  ;  les  secousses  ont 
tellement  ébranlé  les  maisons  que  1  on  craïunail 
de  les  voir  toutes  séerouler.  La  chaleur  étouf- 
fante  fait  craindre  un  prompt  retour  de  ce 

_'La  nouvelle  de  la  nomination  de  Santa- 
Anna  h  la  présidence  de  la  république  mexi- 
caine a  été  apportée  à  la  Nouvelle-Orléans,  le 
m  février  par  le  Paquebot  Bordelais  n.  3. 

-Rien  n'égale  laclivilé  que  M.  Vatout  met 
■Ipnuis  quelque  temps  dans  l'achèvement  des 
travaux  du  grand  patais  du  quai  d'Orsay.  En  ce 
moment,  on  fait  les  plafonds  des  grands  appar- 
tements du  premier,  vers  la  heine,  on  pose  de 
mapnifiques  balcons  devant  les  croisées  et  dans 
les  entre-ccdonnements  des  galeries  à  jour  de  la 
cour  principale  ;  on  dalle  les  cours,  on  termine 
les  firands  escaliers. 

__  L'état  brumeux  de  l'atmosphère  n  a  point 
nermis  au  public  parisien  d'observer  l'effet  de 
Féclipse  partielle  de  soleil  annoncée  pour  au- 
jourd'hui. Le  tiers  du  diamètre  de  l'astre  a  été 

^'^—  Le  gouvernement  vient  d'augmenter  nos 
forces  navales  dans  les  mers  des  AniiUes  où  la 
situation  de  nos  colonies  et  nos  diffiiends  avec 
le  Mexique  exigent  la  présence  d'une  escadre 
imsles  ordres  dun  officier-général  actif  et  vi- 
Hlant  Le  commandement  de  cette  station  vient 
â'étre  confié,  par  ordonnance  royale,  à  M.  e 
contre-amiral  Arnoux,  ancien  gouverneur  de  la 

^"m  îe^^co^ntre-amiral  Arnoux  arborera,  dit-on, 
son  pavillon  à  bord  de  la  frégate  VArmide  ,  et 
fera  voile  de  Brest  pour  les  Antilles  dans  les 
premiers  jours  du  mois  prochain. 

—  Le  prix  du  pain  est  ainsi  hxe,  pour  la  se- 
ronde  nuinzaine  de  mars  :  15  sous  1/2  les  quatre 
livres,  V"  qualité;  12  sous  1/2  les  quatre  livres, 

*  ^Yes'  Arabes  de  Constantine  ont  assisté 
avant-hier  au  concert  Musard.  Leurs  regards  se 
portaient  taniôt  sur  les  riches  peintures  du  pla- 
fond, et  tantôt  s'égaraient  dans  la  bri  lante  foule 
au'ils  dominaient  du  haut  de  leur  tribune.  Ils 
ne  voulaient  d'abord  ni  se  promener  m  engager 
des  conversations.  «  C'est,  disaient-ils,  un  mau- 
vais moyen  pour  entendre  et  pour  voir.  ..  Néan- 
moins ,  dans  un  entr'acte,  ils  ont  consenli  a 
se  mèlèr  au  public.  Arrivés  près  de  Musard,  ils 
se  sont  inclinés.  Ils  ont  aussi  sahié  quelques 
ieunes  dames  dont  la  beauté  les  avait  frappfe. 

_  M  Reboul,  le  poète  nimois,  est  parti  le  13 
de  Lyon  pour  Paris,  où  il  va  publier,  non  plus 
un  simple  recueil  de  pièces  détachées  mais  un 
poème  intitulé  :  Le  dertiur  Jour,  e  dont  le 
dernier  jour  du  monde  est  aussi  le  sujet. 

17  —L'extrait  suivant  de  l'instruction  de  l'a- 
miral Baudin,  en  date  du  10  décembre  1838,  est 
bon  à  faire  connaître.  ... 

«  Tous  les  corsairessous  pavillon  mexicain  qui 
ne  seraient  pas  pourvus  d'une  lettre  de  marque 
régulière,  et  qui  ne  justifieraient  pas  qu'ils  sont 
réellement  sortis  d'un  des  ports  (fe  la  républi- 
que avec  un  équipage  des  deux  tiers  au  moins 
de  Mexicains,  seront  considérés  comme  pirates, 
et  comme  tels  traités  selon  toute  la  rigueur  des 
lois  de  la  guerre  (c'est  à  dire  pendus  au  bout  des 

''^-"un" décret  rendu  par  l'empereur  Nicolas 
contient  ce  qui  suit:  «Attendu  que  la  loterie 
établie  en  Pologne  exerce  une  influence  fâ- 
cheuse sur  les  classes  pauvres  et  industrieuses 
du  pays,  notre  conseil  d'état  entendu,  nous  or- 
donnons ce  qui  suit  :  La  loterie  sera  supprimée 
dans  le  royaume  de  Pologne  à  dater  du  19  dé- 
cembre 1839  ;i"  janvier  1840).  « 

_  Len.mête  préalable  aux  trabell.ssemcns 
nue  va  recevoir  la  rue  Mouffetard,  vient  d  être 
close  sans  aucune  opposition  sérieuse.  Cette  rue 
Mouffetard  est  devenue  célèbre  par  p  us  d  un 
titre  C'est  dans  la  rue  Mouffetard  <|U  un  jour 
Louis-le-Gros  tomba  à  la  renverse  de  dessus  sa 
haquenée  par  la  faute  d'un  cochon  qui  alla  se 


jeter  dans  les  jambes  de  la  monture  royale.  A 
partir  de  ce  jour,  il  fut  expressément  défendu 
aux  Parisiens  de  laisser  errer  leurs  cochons  dans 
lesrues.En  1800  deux  femmes  de  cette  rue  se 
battirent  en  duel  et  succombèrent  toutes  deux, 
l'une  avec  onze  blessures,  l'autre  avec  qualre. 
Le  maréchal  Augereau  était  fils  d'un  humble 
fruitier  de  la  rue  Mouffetard. 

Lg  maire  de  la  Guillotière  et  ses  adjoints 

viennent  de  donner  leur  démission  de  leurs  fonc- 
tions. On  attribue  cette  détermination  aux  dis- 
sentimens  qui  auraient  éclaté  depuis  peu  entre 
l'administration  et  le  conseil  municipal  de  celte 
ville 

—  Ilya  huit  jours  "i  l'vre  fut  publié.  Quel- 
qu'un crut  se  reconnaître  dans  quelques  lignes 
injurieuses;  il  demanda  raison  de  l'insulte.  «  Je 
suis  prêt  à  voiisdonner  une  satisfaction  complè- 
te, répondit  l'auteur  de  l'ouvrage  ;  mais  j'exige 
formellement  que  vous  déclariez,  par  écrit, 
que  vous  pensez  que  tous  les  traits  de  la  figure 
que  j'ai  tracée  vous  sont  applicables.—  Qu'à 
cela  ne  tienne,  répliipia  l'offensé.  »  Il  prit  une 
plume  et  rédigea  la  déclaration  qu'on  lui  de- 
mandait. «Fort  bien,  reprit  son  adversaire  ; 
maintenant,  je  demande  à  tout  homme  d'hon- 
neur s'il  m'est  permis  de  me  commettre  avecune 
personne  qui  a  reconnu  sou  visage  dans  un  por- 
trait aussi  hideux  (lue  celui  que  j'ai  tracé  ?  »  Al- 
téré et  confus,  le  plaignant  se  retira. 

—  Nous  avons  remarqué  dans  un  ouvrage  qui 
a  paru  récemment  la  phrase  suivante  :  «  Le  jour 

fuyait,  et  la  nuit  se  faisait  négresse »Et  cette 

autre  :  «  Depuis  trois  mois,  je  cours  derrière  son 
cœur  sans  pouvoir  l'attraper.  » 


l'autre,  il  brise  une  chaîne.  Son  pied  repose  sur 
un  globe,  comme  le  Mercure  du  Bolognèse. 

—  Un  journal,  après  avoir  publié  la  triste 
nouvelle  de  la  mort  de  Nourrit,  dit:  A  cette 
nouvelle,  notre  correspondant  en  ajoute  une 
autre  fftcheuse  aussi,  quoique  à  un  moindre 
dgeré,  c'est  que  l'état  de  la  santé  de  Paganini  va 
toujours  en  empirant. 

—  Le  nouvel  opéra  de  M.  Auber,  le  Lac  des 
Fées,  dont  on  dit  d'avance  tant  de  bien  et  qui 
joindra  toutes  les  merveilles  de  chorégraphie  à 
celles  de  la  musique,  ne  sera  représenté  qu'après 
lisemaine  sainte,  dans  les  premiers  jours  d'avrd; 
lesrépétitionssont  momenlanément  suspendues. 

2141  !  Tel  est  le  chiffre  auquel  s'élève  le  nom- 
bre des  tableaux  exposés  cette  année;  MM.  In- 
gres, M.  Paul  Delaroche,  M.  Léon  Coignet  et 
M.  Camille  Roqueplan  n'ont  rien  produit  au 
grand  jour  du  salon. 


48. S.  M.  l'Empereur  d'Autriche  vient  de 

faire  donation  à  S.  A.  I.  le  grand-duc  héritier 
présomptif  de  la  couronne  de  Russie,  du  régi- 
ment de  hussards  qui,  jusriu'à  ce  jour,  avait 
porté  le  titre  de  (Jeramb. 

_  Le  tremblement  de  terre  (jui  a  causé  tant 
de  malheurs  à  la  Martinique  a  été  ressenti  dans 
(luelques  endroits.  Aux  Barbades  la  secousse  a 
été  forte:  c'est  depuis  1816  le  premier  accident 
de  cette  nature. 

—  On  nous  assure  que  le  nombre  des  députés 
déjà  présent  à  Paris  dépasse  300. 

—  M.  rarchevê(iue  de  Paris  par  mandement 
donné  le  15,  ordonne  qu'une  quête  générale  soit 
faite  dans  toutes  les  églises  de  son  diocèse ,  le  2-1 
de  ce  mois;  dimanche  des  Rameaux,  en  faveur 
des  plus  pauvres  familles  victimes  du  tremble- 
ment de  terre  de  la  Martinique. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 17  et  lundi  18  mars  1839,  de  3,080  déposans, 
dont  400  nouveaux,  la  somme  de  416,530  francs. 
Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à  la 
somme  de  735,000  francs. 

—  Dans  les  journées  de  14  et  15  mars,  le  tribu- 
nal de  commerce  a  prononcé  onze  nouvelles  dé- 
clarations de  faillites,  ce  qui  en  porte  le  nombre 
à  quarante-trois  pour  la  première  quinzaine  de 

mars.  .     ,.      .         «  i 

—  On  annonce  que  le  directeur  dun  grand 
établissementpublic  à  Marseille  a  suspendu  ses 
paiemens. 

—Le  caissier  d'une  maison  de  banque  de  Pans 
adisparu  ce  matin  laissanlundéficitdecinquante 

mille  francs.  On  est  à  sa  recherche. 

—  Les  eaux  de  la  Seine,  par  .suite  des  der- 
nières pluies,  ont  crû  cette  nuit  à  tel  point 
qu'elles  débordent  encore  une  fois  sur  les  ports. 

Les  ouvriers,  au  nombre  d'une  douzaine, 

sont  déjà  perchés  tout  à  l'entour  de  l'immense 
chapiteau  de  bronze,  transporté  du  Roule  au 
chantier  de  la  colonne  de  la  BasUlle  dimanche 
dernier.  Toutes  les  pièces  de  cette  colonne  sont 
actuellement  fondues  ,  mais  non  ajustées.  Le 
piédestal  seulement  et  le  socle  sont  déjà  posés. 
Ce  monument  sera  couronné  par  le  génie  de  la 
Liberté,  statue  enbronze  de  12  pieds  de  hauteur. 
D'une  main,  le  génie  porte  un  flambeau;  de 


19.  —  La  crise  ministérielle  en  est  toujours  au 
même  point.  Voici  le  seul  renseignement  donné 
ce  soir  par  le  Nouvelliste. 

M.  Humann  est  arrivé  à  Pans  ce  soir  à  six 

heures.  .  ,    , 

On  assure  que  les  ordonnances  sur  la  forma- 
tion du  nouveau  ministère  paraîtront  dans  le 
iWwuïewr  de  mercredi  ou  jeudi. 

Les  portefeuilles  seraient  ainsi  distribués  : 

M.  le  maréchal  Soult  aurait  la  présidence  du 
conseil  et  le  département  de  la  guerre , 

M.  Thiers  serait  appelé  aux  affaires  étran- 
gères, 

M.  Passyà  Pintérieur, 

M.  Dupin  à  la  justice  et  aux  cultes, 

M.  Humann anx  finances, 

M.  l'amiral  Duperré  à  la  marine , 

M.  Villemain  à  Pinstruction  publique, 

M.  Sauzet  aux  travaux  publics, 

M.  Dufaure  au  commerce. 

—  A  Logrono ,  le  3  mars ,  on  a  tiré  au  sort  les 
officiers  prisonniers  du  dépôt  de  Corogne  atten- 
dant l'échange.  Quatre  d'entre  eux  doivent  être 
fusillés  par  représailles  de  Pexécution  d'un 
semblable  nombre  de  prisonniers  par  les  re- 
belles. On  a  envoyé  un  commandant  carliste  , 
prisonnier  à  Estella,pour  tenter  tous  les  moyens 
possibles  ,  afin  d'éviter  à  l'avenir  de  semblables 
exécutions. 


—  La  régularité  du  service  des  postes  repo- 
sant essentiellement  sur  l'exacte  coïncidence  de 
l'arrivée  et  du  départ  des  courriers  qui  doivent 
accomplir  leurs  courses  dans  un  temps  déter- 
miné, M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  décidé,  le 
18  février  dernier,  que  toutes  les  communes  qui 
possèdent  des  horloges  et  qui  sont  sur  les  routes 
que  parcourent  les  courriers  de  Padministration 
des  postes  feront  la  dépense  annuelle  de  VAn- 
nuaire  des  longitudes ,  et  qu'elles  feront  ré- 
gler leurs  horloges,  sinon  chaque  jour,  au  moins 
plusieurs  fois  par  semaine,  d'après  le  temps 
moyen. 

—  L'instruction  judiciaire  se  continue  active- 
ment contre  les  individus  arrêtés  pour  avoir  pns 
pari  aux  désordres  qui  ont  eu  lieu  le  dimanche 
10  de  ce  mois,  à  la  suite  de  la  translation  du 
chapiteau  de  la  colonne  de  juillet.  Avant-hier, 
les  nommés  Cordesse  etLarue  ont  été  extraits  de 
la  Force  pour  assister  à  une  perquisition  qui  a 
eu  lieu  à  leurs  domiciles,  en  vertu  d'ordonnance 
de  M.  le  juge  d'instruction. 

—  On  vient  d'arrêter  à  Londres  ,  un  nommé 
Josephs  qui  faisait  le  commerce  du  plomb  en- 
levé aux  cercueils  de  divers  cimetières;  cet  hom- 
me replaçait  les  corps  en  des  cercueils  de  bois  , 
après  avoir  enlevé  et  fondu  les  enveloppes  de 
plomb.  On  n'est  pas  sur  la  trace  des  individus 
qui  ont  dû  l'aider  dans  ce  commerce  sacrilège. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Imp.  cl  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp. 
Notre-Damc-des-Victoires,  16. 


rue 


25  MARS  1839. 


^^^5^çSM>ÇABArrTOUSlU8, 


LITTERiTBRE,  SCIENCES,  BEiOX-ARTS,  IKDUSTRIE, 
COKMISSANCSS  UTILES,  ESQOISSKS  DE  MOEURS, 
UBUOIHES  ET  TOTAGES.] 


ON    s'iEONNE    *    PARIS,  AO    BOREAO    DD    JOURNAL, 

rueduHELDER,  15,  et  chez  tous  les  Libraires 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute   l'AIIeniasne  ,  chez  M.  Alexandre , 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royanmes,  à  l'Vni- 
versal  Lilerary  Cabinet,  64,  SU  James's  StreeU 

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Au  peu  d'etprit  que  le  botthomme  availi, 
l  L'eiprit  d'autrui\paT  complément  tervttit. 

,  Il  compilait,  compilait,  compilait- 


NM7. 

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TIONS    nouvelle»,    ÏIOCEArUIES  ,    TEIEDSAOX  , 
THEATRES  ET  MODES. 

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bonnent  pour  un  an  ou  0  mois,  et  en  font  la 
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Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5  «t 
une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  U  ligne. 


LE  VOLEU 

(èiX}dU  ÎTfô  Jountaur  français  et  ftraïuKrs. 


SOMMAIRE. 


Marianna  (fragment),  par  M.  Jules  Sandeau. 
—  Les  ILLUMINÉS  :  Le  comte  de  Cay- 
LUS;  Le  roi  de  Prusse  Frédéric-Guil- 
laume ET  LC  comédien  FlEURY.  —  Un  POR- 
TRAIT :  Anecdote  du  Salon  de  18S9,  par 
M.  Mercier-Lacombe.  —  Poésie  :  Cantique 

SUR  UN  RAYON  DU  SOLEIL,  par  ALPHONSE  DE 

Lamartine.  —  Salon  de  1839(1"  article),  par 
Alf.  D.  —  Mélanges,  faits  curieux  :  L'an- 
nonce.  —  Revue  dramatique  :  Vaudeville  : 
IJn  appartement  à  louer  :  Variétés  :  Jas- 
])iu  ou  le  père  de  Venfant  trouvé.  —  Con- 
CLRT.  —  Revue  de  cinq  jours. 


MAniAlTlTA  ' . 


(M.  Jules  Sandeau  avait  déjà  publié  un  déli- 
cieux roman  ,  intitulé  :  Mndaviv  de  Sommer- 
ville,  livre  érril  avec  charme,  plein  de  jK'iisées 
justes  sur  la  jeunesse  de  notre  temps ,  de  détails 
cxi(uis  ravis  au  cour  humain,  cl  composé  en 
vue  d'une  moralité  (|;ii  ne  manquait  certes  ni  de 
vérité  ni  de  profondeur.  M.  J.  Sandeau  nous 
donne  aujourd'hui  Dlariaiina.  Ce  livre  réalise 
et  au  del?!  loiitcs  les  espérances  données  jadis 
par  l'auteur:  pensée  morale,  style,  intérêt 
d'aelion  ,  tout  est  \h  réuni  an  plus  haut  degré. 
Nous  avouons,  du  reste,  ([ne  nous  sommes  ami 
de  M.  ,1.  Sandeau  aillant  ipie  de  ses  ouvrages; 
mais  nos  éloges  ne  doivent  pas  nous  faire  encou- 


(1)2  vol.  in-8.  Cliei  Werdel,  libraire,  rue  des  Ma- 
jai9>St<Germitiu,  1$, 


rir,  pour  cela ,  le  reproche  de  partialité  :  ici 
partialité  n'est  que  justice.  —  Marianna  est  la 
leiine  femme  d'un  maître  de  forges ,  habitant  le 
Berry,  femme  heureuse  d'un  bonheur  si  calme 
qu'elle  le  prend  en  dégoût  :  de  là  h  une  faute  il 
n'y  a  pas  loin  ;  et  en  effet ,  aux  eaux  oii  son 
mari  l'a  conduite,  elle  s'éprend  d'un  certain 
George  Hussy,  homme  jeune  encore  d'années, 
mais  déjîi  blasé  et  vieux  de  l'expérience  des 
passions;  plus  tard,  à  Paris,  la  défaite  de  Ma- 
rianna s'achève,  et  George,  qui  a  cru  l'aimer, 
qui  s'est  elForcée  del'aimer,  (ieorge  l'a  trompée, 
ou  pour  mieux  <lire  ,  il  s'est  trompé  lui- même. 
George  (piitte  Marianna,  malgré  les  prières, 
malgré  les  larmes  de  la  pauvre  ft^nme.  'Alors 
elle  fuit,  elle  se  réfugie  dans  une  solitude  au 
bord  de  la  mer;  un  ami  de  (jeorge,  Henri ,  un 
tout  jeune  homme,  iiresque  un  enfant,  qui  l'a- 
dore, qui  ne  vil  (pic  par  elle  et  pour  elle,  la 
suit  à  son  insu  dins  sa  retraite,  et  reniplaci; 
Bussy  dans  son  cœur.  Mais  bientôt  cet  amour 
au(iuel  elle  s'est  laissée  aller,  fatigue  Marianna  , 
qui  devient  imiilaeable  pour  Henri  comme 
George  a  été  implacable  i)our  elle,  et  elle  finit 
par  briser  sa  chaîne.  Après  cela,  que  faiie? 
Dominée  i)ar  un  sentiment  jibis  fort  qu'elle, 
obéissant  iicut-étre  au  bras  invisible  de  Dieu 
(|ui  la  pousse  et  la  eliMie  ,  elle  revient  au  ber- 
cail, la  malheureuse  brebis  égarée ,  h  la  mai- 
son conjugale  ,  au  pays  qui  la  vit  naître ,  l'exilée 
volontaire,  l'épouse  infidèle.  Et  c'est  là  ,  lors- 
(pi'elle  se  dit  ;  le  bonheur  était  ici:  c'est  là 
que  la  punition  l'attend  :  Henri  se  lue  presque 
smis  ses  yeux.  —  Voilà  Hlariauiia  ,  simple, 
louchant  récit  que  nous  iudicpions  à  ]Mine  ,  le 
idus  poii;nanl  tableau  de  douleurs  vraies  et  vi- 
vantes, le  plus  chaleureux  panégyrique  qui  se 
jniisse  faire  du  mariage  si  scandaleiisemenl ,  si 
iniipicmcnl  insulté  etinaudit  de  nos  jours.  Lisez 
le  livre  de  M.  J.  Sandeau;  vous  y  [pleurerez 
avec  les  personnages  du  drame,  car  vous  con- 
naissez ces  personnages  :  vous  y  compatirez  .à 
des  désespoirs  profonds,  car  ces  désespoirs  ne 
sont  pas  teints ,  vous  pouvez  nous  en  croire  : 
,  tout  cela  est  puissant  et  siucOrc,  il  n'y  a  pas  à  s  y 


tromper  :  trop  sincère,  dirons-nous,  non  pas 
pour  vous,  lecteurs,  mais  pour  l'auteur  peut- 
être.  —  Le  chapitre  qui  suit  est  le  premier  de 
Maria?uia.) 


\.i.  nuit  était  mauvaise.  Le  brouillard  ipii  , 
toul  le  jour,  avait  enveloppé  Paris  ,|  venait  de 
s'abattre  en  une  pluie  fine  et  pénétrante.  Les 
(|uais  étaient  dés<'rts,  la  ville  silencieuse;  et  les 
pavés,  lavés  par  l'eau  du  ciel,  brillaient  sous 
les  réverbères  triste;r.ent  balancés  par  le  Tenl. 
On  n'entendait  que  le  bruit  de  la  Seine  qui  bat- 
tait de  ses  flots  houleux  les  remparts  de  pierre 
qui  renfei'inenl ,  et ,  à  longs  inlervalles ,  le  fpas 
mesiii  é  des  palronlllcs  errantes  i|ni  s'appelaient 
et  se  séparaient  dans  l'ombre.  Il  faisait  une  de 
CCS  nuils  fatales  à  la  douleur  qui  vrille,  durant 
lesquelles  les  Ames  soulfranles  et  craintives 
pressentent  leur  destinée  dans  le  deuil  qui  les 
entoure  .  la  liseiU  dans  la  nuée  qui  passe ,  l'écou- 
tent  dans  le  vent  qui  gémit. 

Cette  nuit ,  si  sombre  à  l'extérieur,  était  plus 
lugubre  encore  dans  la  chambre  de  George 
Bussy.  Nonchalamment  étendu  dans  un  fauteuil 
à  dos  mobile  et  à  siège  élastique,  George  contem- 
plait avec  un  calme  apparent  les  cendres  du 
foyer  presque  éteint.  Debout,  dans  l'embrasure 
d'une  fenêtre,  une  femme,  à  demi  cachée  par  les 
rideaux  de  soie,  semblait  inicrroger  de  son  re- 
gard mélancolique  qiieli]ues  lumières  allardées, 
pâles  étoiles  qui  luisaient  encore  à  travers  les 
combles  de  la  ville  endormie,  .\ssis  devant  le 
piano ,  un  troisième  personnage  laissait  ses 
doigts  courir  sur  le  clavier  ;  celait  un  jeune 
homme  tjui  eomplail  vingt  années  à  peine,  mais 
dont  le  front,  déjà  rêveur,  révélait  une  de  ces 
à  mes  de  bonne  heure  prêtes  pour  la  souffrance. 
Tiuis  trois  étaient  silencieux  ;  mais  le  silence 
tpii  pesait  sur  eux.  comme  une  atmosphère  ora- 
geuse, disait  assez  que  la  lempèle  grondait  sour- 
deiuent  dans  ces  trois  cœurs. 

—  Ik'uiy.dit  cnfiu  Georges  Bussy,  tu  fais  de- 


—  258  — 


puis  une  lieure  un  bruit  insupportable;  et  lors 
môme  que  nous  aurions  des  nerfs  d'acier  ou  de 
platine,  ce  ne  serait  point  une  raison  pour  en 
abuser  de  la  sorte. 

A  ces  mots  prononcés  d'un  ton  à  la  fois  affec- 
tueux et  boudeur,  le  jeune  homme  étouffa  brus- 
iiueracnt  la  dernière  vibration  du  piano  sousses 
doi;;ts,  devenus  imnioliilcs.  Il  se  kva  sans  répon- 
dre; et  s'ap|)rorliant  de  la  fenêtre,  il  en  souleva 
le  double  rideau,  et  prit,  avec  une  pitié  muette, 
la  main  de  la  femme  qui  s'y  tenait  cachée.  Celte 
main  était  mouillée  de  pleurs.  Henry  la  porta  ^ 
ses  lèvres,  et  l'y  tint  longtemps  embrassée. 

—  Chère  et  pauvre  créature  !  dit-il  en  la  pres- 
sant doucement  sur  son  cœur. 

—  Bien  misérable!  répondit-elle  avec  un 
morne  désespoir  ;  Henry,  dites  bien  misérable  ! 
Voyez  comme  la  nuit  est  sombre  :  il  n'y  a  pas 
une  étoile  au  ciel. 

—  Espérez,  lui  dit  le  jeune  homme;  le  soleil 
chassera  les  nuages  ;  le  bonheur  essuiera  vos 
larmes. 

—  Ah!  poète!  fit-elle  en  secouant  tristement 
la  tête. 

Et  elle  éclata  en  sanglots. 

George  se  leva  avec  un  brusque  mouvement 
d'impatience.  Marianne  l'entendit.  Elle  passa 
précipitamment  son  mouchoir  sur  ses  yeux,  ra- 
justa sur  son  front  ses  cheveux  épars  ;  et,  se  dé- 
gageant des  plis  de  lampas  qui  renvc!op])aient, 
elle  marcha  vers  Bussy,  la  mort  dans  le  cuur, 
mais  le  sourire  sur  les  lèvres.  Elle  était  noble  et 
belle,  belle  surtout  de  la  beauté  que  luiavaiten- 
levéela  douleur. 

—  Pardonnez,  lui  dit-elle,  George,  jiardonnez- 
moi.  J'avais  promis  de  vous  cacher  mes  larmes  ; 
je  suis  liiehe  !  Parfois  mon  cœur  se  brise  et  toute 
force  m'abandonne.  Mais  voyez  je  souris  ;  voyez, 
je  suis  heureuse.  Je  ne  pleurerai  plus.  Voulez- 
vous  queje  chante  '.'  Je  n'ai  point  oublié  les  airs 
qui  vous  charmaient.  Dites  un  mot,  et  je  retrou- 
verai, |)our  vous  plaire,  ma  gaité  des  anciens 
jours.  O  beaux  jours!  Mais  tu  me  les  rendras; 
car  tu  es  bon,  George  ;  je  sais  que  tu  es  bon,  et 
tu  ne  veux  pas  queje  meure.  Ami,  regardez- 
moi,  c'est  votre  esclave  qui  vous  prie  :  ne  voyez- 
vous  i)as  ma  bouche  qui  vous  sourit  et  vous  ap- 
pelle'.' 

Et,  se  levant  sur  ses  petits  pieds,  elle  se  dressa 
vers  Bus.sy,  comme  une  gazelle  grimpant  aux 
ilancs  noirs  d'un  rocher  aride. 

Bussy  déposa  un  baiser  glacé  sur  le  front  de  la 
belle  supidiante  ;  et,  dénouant  froidement  les 
bras  tprelle  lui  avait  jetés  autour  du  cou  : 

—  Eh  !  non,  sans  doute,  je  ne  veux  pas  que 
vous  mouriez  !  D'ailleurs,  sachez  donc  bien, 
ma  chère,  qu'on  ne  meurt  pas  de  ces  choses-là. 

La  luallieurcuse  cacha  son  visage  dans  ses 
mains.  Puis,  tombant  aux  genoux  de  Bussy,  les 
cheveux  en  désordre,  les  yeux  en  pleurs,  la  poi- 
trine haletante  : 

— Monsieur,  monsieur,  vous  ne  m'aimez  plus! 
cria-t-ellc. 

—  George,  dit  Henry,  froid  de  colère,  en 
lui  serrant  lebras,  vous  êtes  un  méchant  homme! 

—  Mes  amis,  dit  Geoige  impassible,  lâchons 
de  ne  point  faire  de  mélodrame  :  le  meilleur 
n'en  vaut  rien.  Marianna,  relevez-vous.  Rassu- 
rez-vous, mon  enfant,  je  vous  aime.  Quant  à 
Joi,  lienry,  lu  u" es  bon  tout  au  plus  qu'à  faire  de 


mauvais  vers.  Attends,  pour  juger  les  hommes 
et  les  choses,  que  tu  aies  secoué  tes  langes.  Ta 
main  se  fatigue  inutilement  à  me  serrer  le  bras. 
Prends  un  siège,  et  sois  calme.  Spectateur  d'une 
des  scènes  les  plus  difficile  de  la  vie,  observe  et 
médite;  cela  ne  l'empêchera  pas  de  fa  ire  des  sot- 
tises, quand  l'heure  aura  sonné  pour  toi.  — 
Marianna  ,  poursuivit-il  avec  un  impitoyable 
sang-fi-oid,  je  vous  aime  tendrement.  Quel  que 
soit  l'avenir  que  le  sort  nous  réserve,  ma  pensée 
vous  suivra  partout,  et  ni  l'oiddi  ni  l'ingratitude 
ne  flétriront. les  souvenirs  dont  vous  avez  fleuri 
les  derniers  jours  de  ma  jeunesse. 

—  Vous  m'aimez!  dit  Marianna  avec  amertu- 
me. Ah!  monsieur,si  tel  est  votre  amour,  jepré- 
férerais  votre  haine. 

—  Veuillez  ne  point  m'interrompre,  car  voilà 
que  déjà  nous  ne  nous  entendons  plus.  Je  vous 
aime,  mais  je  n'ai  point  d'amour.  C'est  là,  mon 
enfant,  ce  qu'il  vous  faudrait  bien  comprendre. 
Lorsque  mon  bon  et  votre  mauvais  ange  nous  of- 
frirent l'un  à  l'autre  pour  la  première  fois,  je 
cédai,  en  sollicitanl  votre  tendresse,   à  un  hor- 
rible sentiment  d'égoisine.  Je  sortais  brisé  de 
l'âge  des  passions;  vous  y  entriez  à  pleines  voi- 
les. Piien  n'arrive  à  temps.  iNous  ne  naissons  point 
assortis.  11  n'est  pas  de  cœurs  jumeaux.  Les  jeu- 
nes et  belles  âmes  n'ont  que  des  sœurs  vieilles  et 
laides.  On  a  comparé  l'âme  solitaire  à  la  moitié 
d'un  fruit  (jui  cherche  son  autre  moitié  ;  ces 
deux  moitiés  ne  se  rencontrent  que  lorsque  l'une 
d'elles  est  gâtée.  Que  voulez -vous  ?  La  vie  est 
ainsi  faite  :  nous  passons  tous  par  les  mêmes 
I  preuves,  et  toujours  nous  nous  vengeons  sur 
ceux  qui  nous  aiment  de  ceux  que  nous  avons 
aimés.  Puissiez-vous  ne  jamais  comprendre  le 
sens  de  ces  tristes  paroles  !  Alais  vous  subirez  la 
commune  loi;  vous  vieillirez,  hélas!  et  voussen- 
tirez  alors  combien  les  turbulentes  ardeurs  d'un 
cœur  jeune  et  rempli  d'orages  sont  imi)orlunes 
au  cumr  fatigué  qui  n'asi)ire  plus   qu'au  repos. 
El  peut-être  alors  niepardonnerez-vous;  peut- 
être  essaierez-vous  un  retour  moins  sévère  sur 
ces  jours  abreuvés  de  vos  larmes  !  Comme  vous, 
j'ai  souffert;  comme   vous,  j'ai  maudit;  c'est 
qu'alors,  comme  vous  à  cette  heure,  je  ne  com- 
prenais rien  ;  j'ignorais  que  la  victime  put  faire 
envie  à  son  bourre  au  :  vous  m'avez  enseigné 
l'indulgence.  Le  ciel  m'est  témoin quejene  cher- 
che point  à  ra'absoudre  !  En  vous  attirant  vers 
moi,  je  fus  criminel,  je  le  crois.  Je  vous  trom- 
pai; disons  mieux,  je  me   trompai  moi-même. 
L'orgueil,  la  tristesse,  l'ennui;  mais  aussi  vos 
grâces,  voire  beauté,  puis  l'enivrant  espoir  de 
ressaisir  les  années  envolées  m'entraînèrent  à 
votre  perte,  et  je  sentis  un  instant  sous  mes  cen- 
dres remuer  le  feu  divin  de  la  jeunesse.  M'élais- 
je  donc  entièrement  abusé  ?  Vous  même  ne  sau- 
riez l'atlirmer  sans  être  ingrate  envers  le  passé. 
Oui,  Marianna,  je  vous  ai  bien  aimée.  Vous  avez 
ravivé  dans  mon  sein  des  ardeurs  près  de  s'étein- 
dre; vous  avez  rendu  à  mon  précoce  automne 
les  verts  rameaux  de  mon  printemps,  et  peut- 
ôtreavez-vous  gardé  souvenirde  quelques  beaux 
jours  éclos  sous  mon  pâle  soleil,  réchauffés  aux 
rayons  du  vôtre  1' Eh  bien!  vous  l'avouerai -je? 
vous  m'avez  lassé.  Vous  commenciez   la  vie,  et 
moi  je  l'achevais.  11  fallait  à  la  vôtre  les  secousses 
de  la  passion  ;  à  la  mienne,  les  molles  allures 
d'un  sentiment  heureux  et  calme.  Je  cherchais 


la  paix  ;  vous  appeliez  la  tourmente.  Aussi  que 
de  sombres  journées  pour  quelques  heures  se- 
reines! Les  soupçons,  les  transporls  jaloux,  les 
pleurs  et  les  sanglots,  les  reproches  amers,  vous 
ne  m'avez  rien  épargné,  et  vos  orageuses  ten- 
dresses eurent  bientôt  épuisé  les  forces  d'ime 
âms  à  peine  convalescente.  Ai-je  assez  lutté  ? 
Ai-je  assez  combattu  ?  Me  suis-je  consumé  en 
assez  longs  efforts  pour  vous  cacher  le  décou- 
ragement et  l'indigence  de  mon  cœur?  Vous, 
mon  enfant,vous  n'avez  rien  compris;  vous  n'avez 
demandé  que  les  trésors  qui  n'étaient  plus  en  moi; 
et, vous  indignant  denepasles  trouver, sans  pitié 
pourmoi,  sans  pitié i)Our  vous-même,  vous  avez 
rejetélesmodestes  félicitésque  jepouvais  encore 
vousoffrir.Vous  voyez  que  depuis  longtemps  nous 
faisons  tousdeux  un  métier  de  dupes.  Vous  ne  pou- 
vczricn  pourmon  bonlieur;jenepuisrien  pourle 
vôtre  :  la  tempête  ne  d(>rt  jamais  sous  notre  toil. 
Marianna,  il  faut  en  finir!  Je  suis  cruel,  je  le 
sais;  mais  il  est  des  plaies  qu'on  ne  guérit  (|u'en 
y  portant  le  fer  et  la  flamme;  Votre,  passion  me 
brise  et  me  tue;  ma  vie  a  d'autres  exigences.  Je 
vous  suis  sincèrement  attaché  ;  je  vous  estime  et 
je  vous  aime;  mais  la  froide  raison  ([ui  vous 
parle  dit  assez  que  l'amour  ne  vit  plus  en  moi. 

Pâle  et  le  front  baissé,  Marianna  écoutait  ces 
rudes  paroles;  et  George,  appuyé  contre  le  mar- 
bre de  la  cheminée,  les  bras  croisés,  grave  et  in- 
flexible, ressemblait  à  Minos  jugeant  une  ombre 
échappée  à  la  terre. 

—  George,  répondit  avec  douceur  la  créature 
désolée,  ce  n'est  pas  moi  qui  cherchai  votre 
amour  ;  mais  Dieu,  qui  m'entend,  et  vous-même 
vous  ne  l'ignorez  pas,  sait  que  je  ne  vous  accuse 
point.  Le  passé  fùt-il  réparable,  tel  que  vous  l'a- 
vez fait,  je  l'accepterais  encore,  et  ne  voudrais 
en  effacer  que  vos  mauvais  jours.  Si  pointant, 
comme  vous  le  dites,  je  fus  parfois  injuste  et 
méchante;  si  je  tourmentai  votre  repos,  s'il  est 
vrai  que  mes  exigences  aient  troublé  votre  vie, 
soyez  généreux,  oubliez.  Je  ne  serai  plus  désor- 
mais qu'une  esclave  soumise  et  résignée.  Aimez- 
moi  comme  vous  pourrez,  je  ramasserai  avec 
reconnaissance  les  miettes  de  votre  cœur.  Mais 
ne  me  repoussez  pas.  Voyez,  ce  n'est  plus  une 
amante  irrilée  qui  se  plaint;  c'est  une  femme 
repentante  ((ui  vous  implore, qui  baise  vosmains, 
qui  s'attache  à  vos  genoux,  et  qui  pour  prix  de 
tous  ses  dévouemens,  n'attend  rien  ipie  le  droit 
de  se  dévouer  encore. 

Et,  en  parlant  ainsi,  elle  s'élait  emparée  des 
mains  de  George,  et  elle  les  couvrait  de  baisers. 
George  ne  put  réprimer  un  mouvement  d'hu- 
meur et  de  colère.  11  avait  compté  sur  l'orgueil 
blessé  de  sa  maîtresse;  mais  Pamour  n'a  point 
d'orgueil  :  il  embrasse  les  pieds  qui  le  foulent. 

—  Voilà  bien  comme  vous  êtes  toutes  !  s'écria- 
t-il,  en  marchant  à  grands  pas  dans  la  chambre, 
comme  un  vieux  lion  dans  sa  cage.  Vous  êtes 
toutes  ainsi  !  répéta-t-il,  en  s'arrêtant  devant 
Marianna,  qui  baissa  humblement  la  tête.  Vous 
avez  fait  du  dévoûmcnt  une  véritable  maladie. 
Vousne  douiez  de  rien;  vous  ne  calculez  rien  : 
vous  allez  follement  au  devant  de  tous  les  sa- 
crifices, et,  si  nous  sommes  assez  stupidement 
égoïstes  pour  les  accepter,  vous.  V0J|7JÇB 
vous-mêmes  un  beau  jour  par  ..fe-hajne- 
le  mépris.  Pensez-vous  «[ue 
ces  choses-là  se  passent  ?  D'aij 


—  259  — 


point  consulté  vos  forces  :  songez  que  depuis  six 
mois  cliaipie  jour  éclaire  sous  noire  toit  une 
lutte  semblable,  et  tpie  vous  oubliez  chaque 
jour  vos  larmes,  vos  remords  et  vos  promesses 
de  la  veille.  —  Maiianna,  eroyez-moi,  poursui- 
vit-il d'un  ton  plus  alFeclueux  ;  croyez  ma  triste 
expérience.  Notre  amour  a  donné  toules  ses 
fleurs,  iranclions-le  dans  le  vif,  avant  qu'il  rap- 
porte des  fruits  trop  amers;  réservons  pour  nos 
vieux  ans  un  banc  de  mousse  où  nous  pourrons 
nous  retrouver  amis  et  éclianger  de  tendres  pa- 
roles ;  préparons  un  champ  sans  ivraie  à  la  Heur 
de  nos  souvenirs.  Il  en  est  temps  encore;  de- 
main peut-être  il  sera  trop  tard.  Déjà  je  suis  dur 
et  cruel.  Prenez  {;ar(le!  bienlcM  vous  haïrez; 
de  l'amour  à  la  haine  la  distance  est  facile  à 
franchir. 

—  Ainsi,  monsieur,  dit  Marianna,  vous  me 
proposez  une  séparation  ? 

—  Je  vous  propose  de  dénouer  nos  liens  : 
aimez-vous  mieux  attendre  qu'ils  se  brisent? 

—  Mais,  George,  vous  n'y  songez  jtas,  répon- 
<lit  Marianna  avec  une  ineffable  expression  de 
douleur  et  de  tendresse;  ou  peut-être,  sans  le 
vouloir,  vous  aurai-je  fait  du  mal,  et  c'est  pour 
me  punir(|ue  vous  me  parlez  delà  sorte.  Vous 
avez  vos  mauvais  jours,  ami;  vous  éles  irritable 
et  bren  cruel  parfois  pour  cette  femme  qui  vous 
aime  !  Comment  se  peu!-il  faire  que  vous  trai- 
tiez si  durement  une  femme  qu;  vous  aime  tant  ! 
Comment  se  fail-il  aussi  que  moi,  qui  donnerais 
ma  vie  avec  joie  pour  épai-gner  un  chagrin  à  la 
vôtre,  je  vous  offense,  vous  blesse  et  vous  irrite  '.' 
Dites,  tout  ceci  n'cst-il  pas  étrange  et  misérable  ? 
Mais  il  faut  me  i)ardonner  ainsi  que  je  vous  par- 
donne; car  vous  me  connaissez  comme  je  vous 
connais.  Oh  !  je  vous  connais  bien  !  Quoi  ([ue 
vous  puissiez  (lire,  vous  ètis  un  noble  cœin,  et 
vous  ne  voudriez  pas  abandonner  une  pauvre 
créature  ipii  a  tout  quitté  [)our  vous  suivre. 

—  (Jui  parle  de  vous  aliandonner  ?  répli(|ua 
Bu.ssy  en  haussant  les  épaules.  Voilh  déjà  (jue 
vous  tombez  dans  des  exagérations  (jui  n'ont 
l)as  le  sens  conmiun  !  Que  diable,  ma  chère,  on 
l>eut  cesser  crétre  amom-eiix  sans  devenir  une 
Léte  fauve  :  cela  se  voit  tous  les  jours.  Que  vous 
proposé-jeP  De  nous  affranchir  muluellemenl 
d'un  joug  qui  nous  écras(;;  de  dénouer  d  un 
commun  accord  des  liens  qui  nous  blessent-  de 
nous  délivrer  l'un  l'autre  d'une  chaîne  qui  nous 
mcuriril.  Je  m',  sache  pas  qu'il  y  ait  là-dedans 
rien  qui  ressemble  à  ini  a!)andon  i)rémédité. 
Nous  ne  sommes  point  dans  l'ile  de  Naxos  et  les 
lamentations  d'Ariane  seraient  ici  fort  déplacées. 
Libres  une  fois  ,  seron.s-nous  moins  amis I'  Non 
.sans  doute.  Serons-nous  plus  hein-eux  1'  Je  le 
crois.  Vous  comprendrez,  Marianna,  combien 
les  joies  paisibles  de  la  sainte  amitié  sont  iiré- 
férables  aux  bonheurs  tourmentés  de  l'amour  ; 
vous  verrez  ipi'il  nous  sera  doux ,  après  tant 
d'orages,  de  nous  reposer  enliu  dans  un  senti- 
ment calme  et  durable.  Qu'y  aura-l-il  de  chani;é 
dans  notre  alfeclion  ?  La  forme,  et  rien  déplus; 
toujours  le  fond  restera  le  même.  Enfant,  .pii  a 
pu  croire  que  je  voulais  la  délaisser!  A  votre 
tour,  vous  Oies  cruelle.  Ne  suis-je  pas  votre 
frère?  Vous  serez  ma  saur  bien-aimée.  Dites, 
ne  le  voulez-vous  pas? 

—  Ah  !  Marianna  !  Ah  !  pauvre  Marianna  !  Hi- 
cUc  en  croisant  ses  mains  avec  désesuoi>-. 


—  Tu  vois  ,  Henry  ,  dit  George  avec  un  pro- 
fond découragement,  c'est  tous  les  jours  la 
même  chose. 

—  Et  c'est  lui  (|ui  se  plaint!  s'écria  Marianna 
en  se  tordant  les  bras  ;  et  c'est  lui  qui  m'accuse , 
lorsi]ue  moi  je  pleure  et  je  supplie!  Ah!  sans 
doute,  vous  êtes  martyr!  C'est  moi,  n'est-ce 
lias,qui  soufflai  dans  votre  cœur  des  ardeurs 
crimineUes  ?  C'est  moi  ijui  vous  enseignai  l'ou- 
iili  desjdevoirs;  qui  vous  attirai  par  de  trom- 
peuses espérances  ;  qui ,  après  avoir  égaré  votre 
esprit  confiant  et  crédule  ,  vous  arrachai  au 
foyer  domesti([ue,  à  la  famille,  à  la  |)atrie;  moi , 
qui  vous  jurai  un  éternel  appui ,  une  llamme 
éternelle;  moi,  n'est-ce  pas,  qui  promis  de 
vous  rendre  en  amour  tous  les  biens  ((ue  vous 
al>di(piiez  follement  pour  me  suivre?  Enfin, 
monsieur,  c'est  moi ,  qui ,  après  avoir  brisé  tous 
vos  liens  ,  appelé  sur  votre  tête  la  haine  et  le 
mépris  du  monde  et  creusé  autour  de  vous  une 
éternelle  .soliinde,  vous  délaisse  lâchement  dans 
le  désert  où  je  vous  ai  jeté  ! 

—  Vous  maniez  l'ironie  avec  une  grâce  par- 
faite, répondit  (ieorge;  mais  vous  me  calom- 
niez ou  vous  me  vantez,  à  coup  sûr;  vous  ou- 
bliez que  parfois  la  docilité  de  la  victime  sim- 
plifie singulièrement  le  rôle   du  sacrificateur. 

Marianna  se  leva  ,'le  regard  en  feu,  les  lèvres 
pâles  et  tremblantes. 

—  11  faut  bien  se  dire,  poursuivit-il  noncha- 
lamment, qu'en  pareille  occurrence  les  hommes 
sont  beaucoup  moins  scélérats  qu'on  ne  l'ima- 
gine généralement.  On  présume  trop  de  nous- 
mêmes.  Si  les  complices  étaient  plus  rares  ,  nos 
victimes  seraient  moins  nombreuses. 

—  George,  dit  Henry  d'un  air  sombre  ,  vous 
outragez  la  plus  noble  et  la  plus  infortunée  de 
toutes  les  créatures. 

—  Mais  tu  es  donc  infâme!  s'écria  Marianna 
en  ai)puyant  une  main  ,sur  l'épaule  île  IJussy. 
Cœur  ingrat,  âme  vile  !  tu  me  fais  horreur,  et 
je  le  bais,  et  je  le  hanais  plus,  si  je  te  méprisais 
moins! 

—  Madame,  ré|iondif  liussyens'asseyant  tran- 
quillement, je  crois  qu'il  .serait  convenable  de 
nous  en  tenir  là.  11  est  fâcheux  (pfentre  gens  de 
(piel(|iie  .savoir-vivre,  ces  sortes  de  cho.ses  ne  se 
pa.s,sent  jioint  d'une  façon  plus  digne  et  plus 
décente.  C'est  moins  la  nianière  de  se  prendre 
que  celle  de  se  quitter  qui  dislingue  les  amours 
du  salon  de  ceux  de  l'anlichambre.  Au  reste 
madame,  je  sais  tout  le  liien  ([ue  vous  avez  voulu 
me  faire  et  tout  le  mal  que  je  vous  ai  fait.  Je 
sais... 

—  Tu  lu'sais  rien,  interrompit  impérieuse- 
ment Marianna.  Pour  toi,  j'ai  tout  renié  :  hon- 
neur, vertu,  considération,  toutes  les  gloires 
de  la  femme  :  voilà  ce  qiu'  tu  sais.  Mais  sài,s-iu, 
malheureux,  dans  combien  de  remords  et  de 
larnus  .s'est  roulé  ce  .wur  navré,  après  sa  chute? 
Sais-tu  les  ombres  vengeresses  qui  ont  assailli 
ma  solitude  ,  les  voix  accusatrices  que  m"a  fait 
entendre  le  veut  delà  nuit?T'ai-je  offert  de 
partager  avec  moi  la  colère  ilu  ciel  ?  Les  cris  de 
ma  conscience  ont-ils  troublé  Ion  repos?  T'ai-je 
laissé  descendre  dans  les  abiines  tourmentés  de 
mon  âme?  Dis  si  mon  regard  n'a  pas  toujours 
souri  à  t(Ui  réveil,  si  la  présence  n'a  pas  tiui jours 
égayé  mon  humble  loil,  s'il  l'est  j„mais  arrivé  de 
ne  pas  lire  la  bicu-vcnuc  sur  mou  visage  ?  l'uis- 


que   voilà  que  tu  m'outrages,  que  pensais-lu 
j  donc  ,  misérable  ?  Que  j'étais  une  de  ces  femmes 
qui  portent  légèrement  la  honte,  et  que  tu  pour- 
rais, à  ton  caprice,  dénouer  cet  amour  suivant 
la  loi  des  amours  vulgaires  ?  Tu  t'abusais  ,  mau- 
dit !  J'ai  trempé  mon  chevet  de  mes  pleurs  ■ 
quand  la  joie  te  souriait  sur  mes  lèvres,  un  ser- 
pent me  rongeait  le  .sein.  Ah  !  que  lu  les  as  bien 
vengés,  ceux  que  j'ai   follemenl  délaissés  pour 
toi,  colosse  d'ingratitude  !  Ah!  que  Dieu  l'avait 
bien  choisi  ])our  me  iierdre  et  pour  me  punir, 
inslrument  fatal  de  ma  destinée!  Our,  mon  Dieu' 
je  fus  criminelle,  mais  vous  savez  aussi  que  j'ai 
bienexi-ié  mes  fautes!MonDieu,j'ai  bien  souffert 
vous  le  savez.  Seigneur!  Les  anges  de  la  dou- 
leur ont  dû  porter  jusqu'à  vous  les  sanglots  de 
mon  repentir.  Vous  savez  tout  ce  (jne  cette  âme 
<lésolée  a  nourri  de  legrets  dévorans ,   et  de 
sombres  tristesses,  et  dépensées  amères!  Mais 
loi;  qu'en  savais-tu  ?  Dans  cet  enfer  où  lu  m'a- 
vais plongée,  as-tu  surpris  parfois  un  retour  de 
mon  cœur  vers  les  biens  que  tu  m'avais  ravis  ? 
Je  ne  t  en  ai  jamais  redemandéquun  seul,cruel  • 
c  <lait  ton  amour,  ton  amour  que  tu  m'avaisju- 
re  toujours  jeune,  brûlant,  éternel  !  Parle  ,  ne 
l'avais-je  pas  acheté  par  d'assez  rudes  sacrifices'' 
N'avais-jepas  à  ta  tendresse  des  droits  sacrés  et 
légitimes  ?  Toi,  réponds,  qu'astu  fait  pour  moi? 
Parjure,  tu  ne  m'as  point  aimée;  lâche  ,  tu  me 
repousses  :  infâme,  après  m'avoir  brisée,  lu  me 
jettes  l'injure  et  l'outrage  ?  George,  c'est  bien  , 
poursuis  ton  œuvre!  le  jour  de  la  justice  arri- 
vera ,  et  nos    comptes  seront   réglés   devant 
Dieu  et  devant  les  hommes. 

—  Je  crois,  répondit  Bussv.  que  Dieu  se 
mêle  rarement  de  ces  sortes  d'affaires  :  quant  aux 
hommes,  il  est  à  souhaiter  qu'ils  s'en  mêlent 
plus  rarement  encore.  Au  reste,  madame,  je  me 
soumets  d'avance  et  sans  murmurer  à  l'arrêt  de 
mesjuges,  et,  quelle  qu'en  soit  la  rigueur,  j'en 
apprécierai  lin.lulgenee.  Insen.sé  que  j'étais,  d'a- 
voir pueroir.un  instant  que  voire  bonheur  habi- 
tait en  moi,  et  que  la  fatalité  s'était  lassée  de  me 
l'oursuivre  !  Allez,  chargez  un  misérable  de  tout 
le  i)oids  <le  votre  colère  :  oubliez  .pie  jesoufrre, 
oubliez  mes  douleurs  pour  ne  vous  rappeler  que 
mes  crimes  ;  accablez-moi  de  votre  exécralicm  ; 
foulez-moi  aux  pieds  de  votre  mépris.  Peut-être 
cependant  méritai-je  quelque  pitié;  peut-être 
an.ssi  poiiviez-vous  me  laisser  le  soin  de  votre 
pro|)re  haine  ,  car  je  ne  saurais  vous  être  plus 
odieux  que  je  ne  le  suis  à  moi-mênije. 

—  O  mon  unique  amour!  ô  ma  vie!  ù  mon 
Dieu  !  s'écria  la  pauvre  égarée  en  tombant  aux 
pieds  de  son  bourreau  :  c'est  moi  qui  suis  une 
misérable  femme  .  c'est  moi  qu'il  fnut  haïr,  c'est 
loi  qu'il  faut  aimer  !  Tiens,  je  suis  à  les  genoux 
qu.  j'embrasse,  et  c'est  là  que  je  veux  mourir,  si 
lu  ne  m'appelles  sur  ton  cœur.  Tu  souffres,  mon 
George,  qu'as-tu  ?  Aurais-tu  des  chagrins  que 
je  ne  pui.sse  guérir  ?  Tu  .souffres,  et  moi  je  l'.ic- 
cusais!  Va,  sois  dur,  sois  impitoyable  ;  n'rs-lu 
l>as  bien  le  niaitre  et  ne  suis-je  pas  la  servante  ? 
Ilenry.je  neveux  pas  que  vous  le  conirariez; 
je  veux  que  vous  le  lai.ssiez  faire;  mais  loi,  laiitse^ 
moi  l'aimer,  et  lu  me  verras  heureuse  entre  les 
plus  heureuses,  cl  lani  damour  le  louchera 
peut-êli  !•.  \  oyons,  ne  boude  p.is.  souris  un  peu 
à  ion  esclave  :  ne  relire  jias  la  maiu  de  la  mien- 
no.  Permcls-moi  de  pleurer,  tu  vois  bien  que 


:_  260  — 


c'esUle  bonheur.  Tu  ne  me  dis  rien,  (Jeorge,  lu 
i:ie  rc|iousses.  Vous  m'en  voulez,  ami  '.'  Que  vous 
;ii  je  repi'oclié  ?  jYliis  fjlle.  Que  m'importe  le 
iiuindc  ;' \ous  savez  iiicu  ijue  pour  vous  j'aurais 
quille  le  ciel  avec  joie  ! 

—  Jlou  eufinl ,  soyez  donc  raisonnalile  ,  dit 
Georije  eu  la  relevant  d'assez  mauvaise  grûce. 
Quand  même  vous  eussiez  quitté  le  ciel,  les 
choses  d"iei-bas  n'en  auraient  jias  moins  eu  leur 
cours.  Le  temps  nous  entraine  avec  lui  et  nous 
modifie  à  noire  insu  :  ciiaiiue  ft|;e  a  ses  passions, 
ses  besoins,  ses  devoirs  ;  c'est  là  depuis  .six  mois 
ce  que  vous  ne  voulez  i)as  comprendre.  11  en  est 
de.  la  nature  morale  comme  de  la  nature  exté- 
rieure :  toutes  deux  ont  leurs  saisons  dont  au- 
cune puissance  ne  saurait  iiilervcrlir  l'ordre  ini- 
mnal)le  et  néces-aire.  Vous  aurez  beau  vous  ré- 
volter contre  la  main  qui  gouverne  le  monde  , 
vous  ne  ferez  jjas  (jue  l'hiver  se  couronne  de 
Heurs  ni  que  le  ciel  [jris  de  l'automne  s'embrase 
des  feu.\  du  cancer.  .le  vous  avais  juré  une  Ham- 
me  éternelle,  et  nous  devions  nous  aimer  tou- 
jours. Oui,  sans  doule,  toujours!  Mais,  croyez- 
moi,  de  tous  les  amans  qui  ont  commencé  par 
promettre  Téternilé  îi  leurs  transports  ,  bien 
heureu.\  ceux-là  (pii,  après  avoir  vu  deux  fois 
les  coteaux  jaunir  et  les  bois  s'effeuilh^',  oui  pu 
se  retrouver  assis  au  coin  du  même  foyer  !  Tou- 
jours! demandez  aux  vieillards,  vous  les  verrez 
sourire.  Dites  que  cette  vie  est  triste  :  triste,  en 
effet,  vous  répondrai-je.  Mais  c'est  la  vie,  qu'y 
pouvons-nous'.'  A  quoi  lion  s'irriter  contre  le 
flot  qui  iioiiii  emporie!^  Il  esl  plus  fort  que  nous, 
ctnous  allons  !  (lomnie  vou.s,  j'ai  rêvé  des  amours 
sans  lins  et  d'inépuisables  tendresses.  Comme 
moi,  vous  arriverez  un  joui-  à  sentir  que  les 
sources  de  la  passion  tarissent,  et  que  l'amour 
n'est  i)asriiisloiie  de l'existcnceloul  entière. Quoi 
que  vous  fassiez,  vous  n'échapiierez  poinl  aux 
mortelles  influences  ipie  nous  subi-sons  tous,  el 
peut-être  alors,  faisant  la  part  des  fiiiicslcs  cir- 
constances qui  nous  ont  perdus  tous  b  s  deux  , 
réduirez-vous  mes  crimes  à  de  pardonnables  er- 
reurs. Oui,  Maiianna  ,  oui  ,  écrions-nous  en- 
semble (|ue  l'amour  seul  est  ijrand,  que  l'anioui' 
seul  est  beau.  C'est  le  soleil  lie  la  jeunesse  elle 
rêve  des  nobles  ftmes.  i'oui-.juoi  nasse-l-i!,  hé- 
las! (piand  nous  resions '.'  l'ourquoi  nous  sur- 
vivons-nous à  nous- menues'.' Pou ripioi  nous  éle:i- 
dons-nous  tout  viv.ins  dans  le  cercueil  de  nos 
illusions;'  Ma  pauvre  <-uraMt  ,  que  voulez  vous  '.' 
Le  soleil  pMit,  les  arbiej  se  (ié;iouillenl,  la  nier 
«juilte  MS  bords  :  loul  fini,  Unit  ineur! ,  rit  ii 
n'est  durable.  Les  poèUs  ont  éci  il  là-dessus  une 
foule  de  belles  elios;-s. 

Lalempèle  .;;ronda  lon^-lenips  encore,  lanlol 
sourde,  tanlôtl'nrieiise.  I.onijlenips  encore  M  i- 
rianna  lutta  de  tout  son  amour  :  tanlot  humble 
el  résignée,  tantôt  éclatanl  en  reproches;  pas- 
sant tour  à  tour  de  la  priéie  à  rinvcctive,  tour  à 
tour  .KU[q)li:inle  el  lerriîde.  Mais  loul  fut  inutile  : 
viinemeiit  la  va;-,iie  caressa  le  roc  ou  le  batiit 
avec  fureur,  le  roi:  ne  bon^'ea  pas.  11  se  faisait  à 
longs  intervalles  d'affreux  silences  ,  durant  les- 
quels on  n'enleudaii  que  les  silïïemens  de  la 
brise,  la  pluie  qui  foueltait  les  vilres,  les  heu- 
res (|ui  sonnaient  Irislement  dans  l'ombre,  puis 
tont-à-cdi'.p  tin  saii;;lol  éloiiffé,  un  cri  de  déses- 
poir qui  partail  du  m-Iu  de  Mari.'.una  el  donnait 
le  sijjnal  d'une  lutte  nouvelle.  Ll  à  cha(|uu  nou- 


velle crise,  c'étaient  des  paroles  plus  aigres,  des 
récriminations  plus  amères  ,  d'incroybales  ou- 
blis de  diijnilé  d'une  part,  de  l'atilre  un  oubli 
plus  incroyable  encore  des  é'iards  dus  à  la  fai- 
blesse :  des  relours  sani;lans  sur  le  passé,  de  dé- 
plorables impiécalions  telles  que  la  haine  n'en 
inspira  jamais  de  semblables,  si  bien  que  le  jeune 
homme  (|ui  contemidait  celle  scène  de  désola - 
lion  sentait  une  froide  horreur  qui  lui  courait 
dans  les  os.  Plus  d'une  fois  il  avait  essayé  de 
mellreiin  frein  à  remporlement  delieorge,  mais 
toujours  sa  faible  voix  s'était  perdue  dans  les 
jjronderaens  de  la  tonrmenle.  Debout  ,  dans 
l'embrasure  d'une  fenéire,  les  traits  paies  et  dé- 
faits, une  main  enfoncée  dans  sa  poitrine  i|u'elle 
semblait  serrer  avec  rage,  il  contemiilait  les 
deux  acteurs  de  ce  drame  avec  une  indéfinissa- 
ble expression  de  douleur  et  de  volupté.  Par- 
fois un  funeste  éclair  de  joie  jiassail  sur  son 
front,  et  alors  on  aurait  pu  croire  qu'il  se  ic- 
paissail  avec  délices  des  tortures  de  Marianna. 
Parfois  aussi  nu  horrible  senti  ment  de  sou  Ifianee 
lui  contraclail  le  visage  ,  et  alors,  à  voir  son  ail 
ardent  allaehé  sur  Bussy,  on  eût  dit  une  jeune 
hyène  prèle  à  s'élancer  sur  sa  proie.  Ces  divers 
mouvemens  n'échappaient  point  à  Bussy  (pii  , 
après  les  avoir  remarqués  à  peine,  avait  fini  par 
les  observer  avec  une  altenlion  inquiète  et  par 
atlacher  sur  Henry  un  regard  perçant  et  scruta- 
teur. 

Pour  cet  enfant  ()ui  n'avait  encore  entrevu  la 
vie  qu'à  travers  les  songes  d'une  imagination  en- 
ehaiilée,  pour  celle  àme  viri;iiiale  ipii  avait  pen- 
|)lé  le  monde  île  ses  rêves  et  i-épandu  sur  toutes 
choses  les  mystérieux  parfums  de  sa  jeunesse  , 
pour  ce  cœur  pieux  et  croyant  qui  nes'élait  pro- 
mis sans  doule  que  des  affections  éternelles,  qui 
s'étailditquelesamoiiisco  iimencéessur  la  terre 
allaienl  se  continuer  au  ciel,  ce  dut  élre  en  elfet 
un  lamentable  spectacle  que  ce  dernier  combat 
d'une  passion  agonisante.  Spectacle,  toujours  et 
pour  tous,  digne  d'une  pitié  profonde  !  II 
semble  qu'entre  gens  d'esprit,  d'honneur  et  de 
belles  manières,  qui  ont  échangé  les  trésors  de 
leiii-  estime  et  de  leur  tendresse,  de  jiareilles 
ru]. turcs  doivenls'elfcclueravcc  une  exqiiiseélé- 
gaiiee.Mais  rarement  il  en  arrive  ainsi,  i'our  ijne 
ces  lirr.s  se  dénouent  au  lien  île  romi>re,  i)our 
les  dénouer,  comme  avait  fait  Bussy,  d'une  fa- 
çon digne  et  décente,  il  faut  nécessaireinenl  une 
nniluelli!  indiflérence.  Mais  par  celle  loi  fatale 
qui  veut  ijne  nous  nous  cramponnions  à  Ions  les 
biens  qui  nous  échaïqient,  loul  caur,  en  se  dé- 
Uichant  de  son  compagnon  de  chaîne,  ne  fail  que 
se  le  river  plus  étroitenienl  à  lui-même.  D'a- 
bord, la  lutte  est  sourde  el  silencieuse,  la  souf- 
france se  cache  et  se  tail  ;  longtem|)S  les  pensées 
amères  ,  comme  la  lie,  gardent  le  tond  du  vase. 
Mais  bientôt  l'orage  gronde  :  d'une  part  la  pa- 
tience se  lasse,  de  l'autre  la  passion  s'aigrit  ;  la 
lie  monte  el  bouillonne  à  la  surface.  Et  c'est 
alors  qu'où  )ierd  loule  réserve  et  tonte  retenue; 
c'esl  alors  qn'abdiiiuant  toute  iiudeiir  el  toute 
ili,;iiilé,  011  llétrii  le  passé,  on  insulte  au  présent, 
on  ruine  l'avenir  !  Les  paroles  acérées  secroi- 
scni,  les  mots  qui  tuent  volent  dans  l'air.  Est-ce 
deux  enneiuis  prêls  à  se  liécliirer  l'un  l'autre  i' 
Non  :  ces  lèvres  se  .simt  unies  dans  un  même 
b  li.^er,  ces  yeu\ dans  un  même  regard,  ces  ftines 
dans  une  niéiue  ivresse  :  ce  sont  dcu.x  amans  qui 


I  s'étaient  |uomis  de  vieillir  dans  un  même  amour. 

I  Oui.  toujours  et  jiour  tous,  spectacles  bien  di- 
gnes d'une  piiii'  jirofonde  ! 

Tout  était  redevenu  silencieux.  Assis  an  coin 
du  foyer,  Bussy  remuait  les  cendres  moins  froi- 
des que  son  ca-iir.  Henry  tenait  dans  ses  mains 
la  léle  de  Marianna.  L'inforiimée  ne  |dein-ait 
plus  :  elle  était  dans  cet  élat  où  la  douleur  af- 
faissée n'a  plus  conscience  d'elle-même.  Bien- 
tiU  le  jour  se  leva  sale  et  lerne,  et,  glissant  à  tra- 
vers les  rideaux,  lit  pâlir  la  lampe  qui  avait 
éclairé  celle  nuit  lamentalde.  La  ville  reprenait 
ses  mouvemens  accoiilumés;  les  magasins  s'ou- 
vraient, les  voilures  roulaient,  les  mille  cris  de 
i'ai-is  crililaient  déjà  l'airdu  iiiaiin.  Tout  ce  ré- 
veil de  la  eilé  rapjiela  péiiiblenienl  Mariannaà 
la  vie  el  la  frappa  d'une  morne  stupeur.  Notre 
ànv,  en  se  brisant,  croit  entraîner  la  ruine  du 
monde  el  s'indigne  dans  son  orgueil,  quand  elle 
voil  qu'elle  n'a  même  pas  troublé  une  mesure 
de  l'harmonie  universelle. 

—  Monsieur,  dit  Marianna  d'une  voix  altérée, 
mais  calme,  je  crois  qu'an  poinl  où  nous  en 
sommes  ,  il  serait  convenable  de  nous  restituer 
l'un  à  l'autre  les  lettres  échangées  en  des  temps 
moins  mauvais;  je  compte  sur  votre  délica- 
tesse. 

George  ouvrit  une  boite  de  cèdre  ,  y  prit  un 
paquet  sous  enveloppe,  scellé  d'un  triple  ca- 
chet, et  le  remit  silencieusement  à  Marianna. 

—  II  vous  eiH  été  bien  facile  de  les  garder! 
dit-elle  avec  un  sourire  plein  de  mélancolie. 

—  Ma  foi  !  répondit  (ïeorge  un  peu  confus  ,  je 
n'y  ai  pas  songé  :  mais  si  vous  voulez  me  les  ren- 
dre, je  les  conserverai  avec  loule  la  religion  du 
souvenir. 

;\larianna  sourit  plus  Irislement  encore  ;  puis 
elle  roiiqiit  le  triple  eaeliel.  L'envelojqie  ,  en 
s'ouvrant  ,  laissa  s'exhaler  le  parfum  des  jours 
heureux ,  cet  enivrant  parfum  que  les  amans 
connaissent  seuls.  Marianna  prit  une  des  lettres, 
roffrit  à  la  lampe  qui  brûlait  encore  ,  et  presque 
aussitôt  la  flamme,  franchissant  sa  prison  de 
verre  ,  emlirasa  li  letlrc  qui  l'avait  appelée.  La 
pauvre  délaissée  la  jeta  tout  en  feu  dans  le  foyer, 
puis  toutes  les  autres,  lentement,  une  ît  une, 
cherchant  ainsi  à  reculer  l'instant  de  la  sépara- 
tion éternelle;  pleine  de  doule  encore  et  d'es- 
poir ,  et  croyant  que  cha(]ue  niinnle  allait  lui 
ap|iorter  sa  grâce.  Elle  conlcmiila  longlempsles 
lignes  éllncelanles  qui  conraieiil  sur  le  papier 
noirci  ;  mais  voyant  enfin  ([ue  lieorge  était  inexo- 
rable, comprenant  que  tout  était  lini  jiour  elle, 
(Ile  s'enveloppa  de  son  chàle  ,  elle  parcourut  de 
son  regard  celle  chambre  où  elle  était  résolue  à 
ne  plus  rentrer  j.unais;  elle  envoya  à  chaque 
objet  un  bien  long,  un  bien  triste  adieu,  puisse 
tournant  vers  Henry  ; 

—  Mon  enfant,  accompagnez-moi,  lui  dil- 
elic. 

Sa  démarche  était  chancelante.  Près  de  fran- 
chir le  seuil,  elle  abandonna  brusquement  le 
bras  qui  la  soulen.iit,  et  revenant  encore  une 
fois  à  Bussy  : 

—  George,  lui  dit-elle  avec  dignité,  nous  ne 
pouvons  nous  quiller  ainsi;  séparons-nous 
mais  noblement.  Que  celle  heure  soit  l'heure 
suprême!  mais  Ldssez  lomber  sur  moi  un  mot 
de  consolation  ,  el  ce  cœur  que  vous  avez  brisé 
tressaillera  encore  d'allégresse.  S'il  est  vrai  que 


J 


2(;i  — 


11— nitjwjjjjaj^aj^Eta^ 


VOUS  iii.iyez  yiiiii'e  ,  s'il  est  vrai  que  j'aie  mis 
dans  voire  vie  (niel(iues  joies  dont  le  souvenir 
vous  soit  cher  ,  Georne  ,  au  nom  de  cet  amour 
(jueje  n'ai  pas  su  garder,  au  nom  de  ces  joies 
(|ui  sont  ma  nhiire  et  ma  richesse,  rep,ardez- 
moi  sans  colère,  et,  si  je  vous  ai  fait  du  mal, 
dites  (Hie  vous  me  pardonnez. 

Georjje  éMit  une  nature  brusque  ,  empor- 
tée ,  mais  ni  méchante  ni  cruelle.  11  ne  s'éfiit 
résigné  au  rôle  odieux  (|u'il  venait  de  jouer 
qu'après  avoir  épuisé  tous  les  remèdes  iiidul- 
gens.  La  nécessité  seule  l'avait  poussé  aux 
uioyensextréties.  Las  de  souli'rir,  souffrant  sur- 
tout des  torturas  de  sa  victime,  dominé  d'ail- 
leurs par  des  exi|!euce.s  i|iii  n'étaient  [dus  celles 
de  l'amour,  il  s'était  dit  que  mieux  vaut  en  finir 
d'un  seul  coup  (;ue  de  traîner  sur  les  cailloux, 
à  travers  les  ronces,  deux  existences  misérahles  : 
il  s'arma  d'où  l.'i'oce  courage,  et  la  pitié,  autant 
que  légoisrae,  le  lit  impiloyalile.  Et  piiis  ii  faut 
convenir  (jue  parfois  la  victime  aliuse  tellement 
de  la  palieuce  du  houiieau,  (ju'il  est  iiu- 
l)(),ssilile  à  l'iiuliliérence  la  plus  philosophi- 
que d'écliap;icr  .  eu  Iuliaul  contre  les  oliscs- 
sious  de  i'aniuur,  à  une  cirrtuine  irrita liililé  iier- 
veiise  qui  prend  tuules  l(;s  ailiii'cs  d'un  leuijié- 
rameul  hrulal.  Les  IVmiuts  elles-mènics  n'en 
sont  puiiil  exemples  :  seulement,  d  une  oi'gani- 
salioii  jdns  fa::i:i' et  plus  tendre  <iue  la  noire, 
elles  osent  rareuu  m  ncnis  exécuter  de  leurs 
Manches  mains  ;  sujiph'autla  rmlesse  par  la  per- 
lidie,  elles  nous  vei'seut  à  petiiw  doses  le  poison 
iiui  nuus  tue,  et  laissent  presi|ne  loujouis  à  no- 
tre snccesseui-  le  soin  de  nous  signilier  l'.irrél 
qui  nous  condamne  en  dernier  ressort.  Quoi 
qu'il  en  soit,  George  n'enlenditpas  sans  émotion 
les  dernières  paroles  de  Marianna  ;  tant  de  dou- 
leur et  dhunnlité  le  touchèrent.  II  pressa  de  ses 
mains  attendries  la  tète  de  l'infortunée  sur  sa 
poitrine  ;  son  c(Bur  de  gla(te  se  fontht  et  sa  pau- 
l)ière  aride  s'humecta. 

Ils  restèrent  long-temps  ainsi,  et,  témoin  de 
leurs  nniets  adieux,  dehout  sur  le  seuil  de  la 
jiorte,  Henry  les  contemplait  d'un  air  sombre, 
mêlé  dune  anxiété  jalouse  et  d'une  avide  cu- 
riosité. 

George,  aussitôt  qu'il  se  trouva  sctd,  fut  inon- 
dé par  le  sentiment  de  sa  liberté  reconquise.  11 
se  leva,  ouvrit  la  fenêtre  de  sa  chambre  et  respi- 
ra l'air  à  pleins  poumons.  Libre!  il  élail  libre! 
Il  sentit  avec  délices  la  bruine  line  et  glacée  que 
le  vint  lui  souillait  au  visage  ;  il  s'r'uivra  des 
brouillards  de  la  Seine  :  jamais  le  ciel  embaumé 
des  prairies  ne  lui  avait  sendjlé  plus  joyeux  ni 
plus  pur()u'en  cet  instant,  l'atmosphère  humide 
et  sombre  qui  pesait  sur  Paris  ou  l'envi  loppail 
comme  d'un  linceul.  Libre  !  libre  eiiliii  !  .Sa 
liberté  coûtait  bien  des  pleurs,  mais  sa  joie  de 
prisonnier  qui  voit  tomber  ses  chaînes  ne  fut 
altérée  par  aucuns  remords, et  l'imagedc  Marian- 
na ne  vint  point  eu  troubler  l'ivresse.  George 
était  une  de  ces  natures  de  fer  iiue  parfois  la 
jeunesse  dorcd'un  éclat  passager,  mais  aux(|uel- 
les  le  frottement  du  monde  ne  laisse  que  le  ruilc 
métal  avec  lequel  Dieu  les  a  façonnées.  L'expé- 
rience de  la  vie  avait  développé  chez  lui  une 
logi.jiie  froide  et  tranchante,  inaccessible  h  la 
passion.  Fataliste  en  amour,  il  siqjposait  ilans 
l'ordre  moral  une  série  de  faits  nécessaires, 
tout  aussi  inévitables  que  les  pliénoiuèucs  de  la 


nature  extérieure,  et  sa  conscience  n'admettait 
pas  qu'en  brisant  la  vie  d'une  femme,  ainsi  qu'il 
venait  de  faire,  un  homme  pi'it  être  plus  cou- 
palde  (|ue  l'orage  qui  luise  une  (leur.  Système 
merveilleux  pour  absoudre  l'égoïsme  et  l'ingra- 
litude  !  Mais  s'il  est  de  nobles  aines  chez  les- 
(|uelles  la  douleur,  au  lieu  de  les  tarir,  ravive 
toutes  les  nobles  sources,  il  en  est  d'autres 
aussi,  moins  pures  et  moins  divines,  que  la 
soulfrance  dessèche  et  qui  se  pélrilient  dans 
leurs  larmes.  Pareilles  à  la  menthe  et  à  la  ver- 
veine, plus  on  foule  aux  pieds  les  premières, 
plus  elles  e.xhalent  leurs  suaves  odeurs.  Les 
autres  ressemblent  à  ces  plantes  moins  g^-né- 
reiises  ipii  parfument  bien  la  main  qui  les  ca- 
resse, mais  (|ui,  écrasées  unv.  fois  ne  donnent 
|dus  (|ue  des  senteurs  amères. 

L'euivrenienl  de  Uussy  fut  court,  et  le  souve- 
nir d  Henry  se  glissa  bientôt    comme  un  ver 
rongeur  dans  sa  joie,   'fous  deux  étaient  nés 
sous   le  nièiiie  ciel,  dans  la  même  ville,  pr(^S(|ue 
sous  le  même  toit.   Leurs  fanulles  avaient  été 
unies  entre  elles  par  une   «le  ces  ailèctions  qui 
naissent  porte  à  porte  et  se  transmeltent  de  gé- 
nération en  génération  :  alrections   héréditaires 
([u'ou  nt'  rencontre  ;nière  ([u'en  pr()\inee,  où 
toutefois  elles  sont  jdus  rares   que   les  haines, 
les  iniiniiiés  et  les  divisions  de  lout  genre  qui 
juiiph ni  les  (jualre-vingt-six  déparlcmer.s  de 
(iuelles  et  (le  Gibelins,  de  Gapulets  et  de  Mon- 
taigus.  Leurs  mères  avaient  joué  dans  le  même 
berceau.  Amies  d'enfance,  elles  avaient    grandi, 
et  leur  amitié  avec  elles.    Toutes  deux  s'étaient 
mariées  à  la  même  époque,  avec   l'csiMiir  d'unir 
un  jour  le  lils  et  la  lllle  qui  devaient   naître  in- 
failliblement et   tout   exprès  pour  ce    double 
hymen.  Mais  les  mariages  projetés  de    si  loin 
ont  naturellement  peu  de  chances  d'aller  à  l'é- 
glise. L'une  d'elles  mourut  en  donnant  la  vie  à 
un  lils  ;  l'autre  adoi)ta  ce  lils  dans  sa  tendresse, 
et  George  put  croire  qu'il  n'avait  pas  perdu  sa 
mère.  Madame  Felquères  semblait  destinée  à  ne 
jamais  connaître  autrement  les  joies  delà  ma- 
ternité, lors(iu'elle  sentit  remuer  dans  ses  flancs 
le  fi  iiil  tardif  d'un  amour  qui  n'en  espérait  plus. 
Henry  vil  le  jour  :  deux  lustres  et  (dus   avaient 
pa.ssé  déjà    sur  le  front   du  jeune   liussy.  Par 
une   étrange  fatalité,  les  deux  mères  devaient 
mourir  de  la  même  mort.  ïMadame  Felquères  ne 
se  releva  |. oint  des  angoisses  de   l'enfantement. 
A|)rès  avoir  traîné  durant   quelques    mois  une 
doAiloureuse  existence,  elle  reconnut  que  sa  lin 
était  proche,  et  comme  George  était  à  son  chevet 
([u'il  baignait  de  ses  pleurs,  elle  lui  dit  de  douces 
paroles  d'adieu,  entremêlées  de  sages  avertisse- 
ineiis.  fout  sou  désespoir,  en  mourant,  était  d'a- 
bandonner son  fils  sans  autre  appui  que   son 
père.  C'est  que  la   malheureuse  le  connaissait 
trop  bien,  cet  appui;  c'est  que  durant  douze 
années  clic  avail  ployé  sans  murmurer  sous  ce 
joug  lie  fer,  et  qu'elle  s'en  allait  l'aine    toute 
i  meiirtiic. 

—  Mon  enfant,  disait-elle  à  George  ,  lu  as 
précédé  mon  lils  dans  la  vie ,  lu  le  précéderas 
dans  le  monde.  Tu  guideras  son  inexpérience, 
tu  aideras  ses  jeunes  i>as.  N'oublie  jamais  cpie 
ji'  te  lai  conlié  à  mon  lit  de  mort  ;  veille  sur  lui 
comme  j'ai  veillé  sur  loi:  iiarle-Ini  de  sa  mère. 
I  dis-lui  que  je  l'aurais  bien  ai  mé  et  ipie  je  n'ai 
'  rejjrelté  qtic  vous  deux  sur  la  terre.  Tu  proté- 


geras son  enfance,  lu  conseilleras  sa  jeunesse. 
Apprends  donc  la  vertu  pour  la  lui  enseigner  : 
choisis  les  bonnes  voies,  pour  les  lui  indiquer  ; 
conserve-toi  pur  et  honnête,  afin  que  tes  exem- 
l)Ies  lui  ouvrent  de  noblessenliers.  Songe  qu'un 
jour  tu  m'en  rendras  compte  devant  Dieu. 
Pauvre  ami,  la  douleur  m'égare,  et  tu  ne  peux 
comprendre  mes  paroles  :  mais  qu'elles  demeu- 
rent gravées  dans  ta  mémoire  et  tu  les  compren- 
dras plus  tard.  Tu  comprends  bien  déjà  que  tu 
dois  aimer  mon  fils,  n'est-ce  pas  ?  Soyez  frères 
ainsi  (|ue  vos  mères  étaient  sœurs.  Je  vais  revoir 
la  tienne,  je  lui  parlerai  de  toi  :  va,  ne  la  pleure 
pas,  elle  a  été  bien  heureuse,  elle  est  morte  en 
croyant  au  bonheur. 

Llle  s'éteignit.  Courbée  douze  ans  sous  la 
volonté  d  un  maître  sévère,  elle  avait  vu  toutes 
les  heures  de  sa  jeunesse  tomber  silencieuse- 
ment dans  le  passé,  sans  lais.ser  derrière  elles 
aucune  trace  lumineuse.  Elle  avait  vécu  dans  le 
travail,  dans  l'ombre  et  dans  le  silence.  Le  soleil 
n'avait  pas  lui  sur  sa  journée.  Ll  cependant 
jamais  ses  yeux  n'avaient  jileuré  ;  jamais  se.s 
lèvres  n'avaient  iniirmuré  :  elle  avait  toujours 
o.'ert  un  visage  serein  et  calme.  Elle  mourut  et 
le  monde  la  |)laignit  :  car  le  monde  la  croyait 
heureuse.  Que  de  douleurs  |)assenl  ainsi  parmi 
les  hommes  .<:ans  y  jeter  un  cri,  sansy  semer  une 
larme!  Que  de  souiVrances  emportent  leur  se- 
cret dans  la  tombe  !  Que  de  martyres  dont  le 
sang  ne  rougii  point  l'arène!  Que  de  poèmes 
s'achèvent  ignorés  sur  terre,  et  vont  se  chanter 
dans  le  ciel  ! 

George  vit  grandir  Henry,  et  l'entoura  de  soins 
pieux  el  louclians  ;  mais  bientôt  la  vie  les  sépa- 
r.i.  On  envoya  liussy  étudier  dans  un  collège  de 
la  capitale.  Chaque  automne  le  ramena  au  gile; 
mais  son  père  étant  mort  et  ses  études  achevées, 
libre  el  maître  de  sa  fortune,  qui  lui  i)ermettait 
une  mdile  oisiveté,  il  déserta  la  province  el  vint 
se  fixera  Paris.  Les  dernières  paroles  de  sa  mère 
adoplive  n'étaient  point  entièrement  effacées  de 
sonca'ur  ;  mais  l'amour,  ladissipalion,le  frotte- 
ment du  monde  .  les  mille  désordres  il'une 
jeunesse  désœuvrée  en  avaient  singulièrement 
use  le  souvenir.  George  ne  péchait  pas  par  un 
excès  de  sensibilité,  et  bien  qu'il  conserï.1l  pour 
Henry  des  pensées  toutes  fraternelles,  il  se  pré- 
occupait médiocrement  des  destinées  de  cet 
enfant  ,  qu'il  n'avait  pas  vu  de|iuis  longues 
années  et  i|n'il  n'es|)érait  pas  revoir.  D'ailleurs 
il  s'avouait  à  lui-même  qii  il  n'était  guère  en  élat 
d'accomplir  les  saints  devoirs  qu'il  avait  acceptés 
au  lit  d  une  mourante.  11  avait  appris  la  vertu  eo 
courant;  s'il  ne  s'était  pas  fourvoyé  dans  les 
voies  de  peiililion,  il  n'avait  tiéqucnté  qu'avec 
une  extrêmeréscrve  les  droiissentiers  delaustè- 
re  morale.  11  était  pauvre  de  bous  exemples,  et 
ses  mérites  ne  jetaient  pas  as,sez  d'éclat  pour 
qu'il  pilt  servir  de  phare  à  personne.  II  se  disait 
qu'Henry  était  condamné  par  son  père  à  creuser 
silcucicusemcnl  son  sillon  loin  des  séductions 
.le  Paris,  et  il  avait  vu  tant  de  belle  jeunesse 
de  nos  déparlemcns  venir  s'étioler  el  mourir 
dans  l'atmosphère  de  la  capitale,  qu'il  se  féli- 
citait, pour  cet  enfant,  del.i  condition  bornée 
qui  lui  promcttail  du  moins  le  repos  dans  lolis- 
ciuilé.  Hes  années  s'éuient  écoulées,  cl  George 
avait  fini  par  ne  plus  savoir  si  Henry  Felquères 
existait  encore,  lorsque  ,  par  une  uatinée  de 


—  262 


novembre,  comme  il  était  à  peine  éveillé,  il  vit 
entrer  dans  sa  chambre  un  jeune  homme  qui 
s'avança  vers  lui  d'un  air  bruscjue  et  timide  à  la 
fois,  cl  qui  lui  dit  d'une  voix  douce  : 

—  Je  suis  Henry  Felquères  :  ne  me  reconnais  ^ 
sez-vous  lias  ?  .; 

George  lui  ouvrit  ses  bras,  et  ils  s'embrassèrent 
avec  effusion. 

—  Comme  te  voilà  grand  et  beau  !  dit  Bussy, 
en  le  regardant  avec  attendrissement  ;  car  il  se 
sentait  remué  par  raille  touchans  souvenirs. 11 
l'avait  quitté  presque  enfant  et  il  le  retrouvait 
paré  de  tous  les  charmes  de  la  jeunesse.  Henry 
n'était  point  beau,  quoi  que  George  en  eût  dit  ; 
mais  il  y  avait  en  lui  une  telle  aristocratie  de 
gesles,  de  maintien  et  de  langage,  tant  de  grâces 
innées  et  tant  d  instinctive  élégance,  qu'il  eût  (■le 
difiicile  d'imaginer  que  c'était  là  un  collégien  li- 
béré, débarqué  à  Paris  jiour  la  première  fois.  Sa 
taille  était  souple  et  flexible  comme  la  taille 
d'une  femme;  ses  cheveux  blonds  cendrés  tom- 
baient négligemment  snrson  front  sans  en  voiler 
l'éclatante  pureté;  ses  yeux  étaient  bleus,  et  il 
s'en  échappait  le  regard  de  sa  mère,  ce  regard  si 
triste,  si  doux  et  si  limpide,  que  George  avait 
tant  lie  fois  rencontré,  comme  une  étoile  bien- 
veillante, au-dessus  de  son  beiccau  !  Quand 
même  Henry  ne  se  fi'it  pas  nommé,  Cussy  l'au- 
rait reconnu  infailliblement  à  son  regard  aussi 
hien  qu'à  sa  voix,  à  celte  voix  douce  et  cares- 
sante qu'il  tenait  aussi  de  sa  mère,  et  qui  ré- 
veilla dans  le  cœur  de  George  toutes  les  mélo- 
dies de  son  enfance.  11  le  lit  asseoir  près  de  lui , 
et  ils  causèrent  des  jours  passés;  puis  Henry 
raconta  les  espérances  qui  lavaient  conduit  à 
Paris.  Vouéau  barreau  par  la  volonté  paternelle, 
il  était  un  de  ces  raille  jeunes  gens  que  l'éduca- 
tion et  l'orgueil  des  pare ns  poussent  hors  de  la 
condition  où  ils  sont  nés.  11  arrivait  jiauvre, 
mais  riche  de  toutes  les  ardeurs,  de  toutes  les  il- 
lusions de  son  âge  George  ne  puts'empécher  de 
sourire  en  songeant  que  tout  cet  enthousiasme 
devait  aboutir  à  quelques  maigres  plaidoyers  de 
province  sur  une  haie  vive  ou  sur  un  mur  mi- 
toyen. Mais  lui,  Henry,  que  savait-il  de  l'avenir  ? 
Il  lui  semblait  qu'en  irois  ans  il  allait  conquérir 
le  monde. 

L  i.^ure  était  venue  pour  Bussy  de  mettre  à 
l'œuvre  les  sentimens  de  reconnaissance  qu'il 
avait  voués  à  la  mémoire  de  la  femme  sainte  (pii 
l'avrii  l'ievé,  de  s'acquitter  envers  le  lils  des 
Lienhiitsdelamère.  Il  accepta  d'abord  Henry 
comme  un  devoir  el  ne  tarda  pas  à  se  prendre 
pour  lui  d'une  tendresse  véritable  ;  mais  il  était 
trop  jeune  lui-même  i/our  (pie  celle  affection 
fût  assez  grave  et  assez  austère.  Hem  y  était  une 
nature  tendre  et  poétique  :  il  y  avait  en  lui 
beaucoup  des  séductions  de  la  femme,  quelque 
chose  de  frêle  el  de  gracieux  qui  invitait  la  pro- 
tection, et,  par-dessus  toutes  choses,  une  (leur 
de  jeunesse  qui  l'entourait  comme  d'une  atmo- 
sphère sympathique.  George  eutpotir  lui  tout 
l'orgueil,  toutes  les  puériles  vanités  de  l'amour. 
Au  lieu  de  le  laisser  épanouir  dans  l'ombre,  il 
l'exposa  aux  feuxdu  grand  jour. Oubliant  qu'Hen- 
ry n'était  plus  un  enfanl,  ipiil  n'était  pas  encore 
un  homme,  il  fil  de  lui  le  compagnon,  le  conii- 
dent,  le  témoin  de  sa  vie  toni  entière,  et  c'est 
ainsi  qu'à  dix-neuf  ans,  ce  jeune  homme  se  trou- 
va mC'lé  au  drame  dont  j'ai  conté  le  dénouement. 


vc;?*mrmKSBas^^mysmx3XïmiaT. 


L'étude  des  passions  observées  sur  le  vif  est 
funeste  aux  jeunes  cœurs  :  elle  les  emplit  d'agi- 
tations et  de  dévorantes  ardeurs  et  ne  leur  est 
prolitableen  enscignemens  d'aucun  genre  :  car 
la  présomptueuse  jeunesse  désigne  toujours  à 
ses  triom|ilies  la  place  où  ses  devanciers  ont  suc- 
combé. Henry  suivit  pas  à  pas  toutes  les  phases 
de  la  liaison  de  ses  deux  amis,  reflet  brillant  où 
sombre  de  leurs  bons  ou  de  leurs  mauvai-  jours. 
Mais  bientôt,  à  son  insu,  son  âme  se  troubla;  il 
perdit  l'égalité  de  son  caractère  et  la  limpidité 
de  son  regard  s'altéra.  Il  recherchait  la  solitude, 
fuyait  George  et  Marianna,  et  nourrissait  contre 
le  premier  je  ne  sais  quelle  irascible  humeur 
qu'il  ne  s'expliquait  pas  h  lui-même.  George  et 
Marianna  remarcjuèrenl  àpeineces  bizarreries; 
d'autres  soins  les  préoccupaient  :  déjà  leur 
chaîne  était  lourde  à  porter.  Henry  assiita  à  l'a- 
gonie de  cet  amour;  confident  du  désespoir  de 
Marianna,  il  fut  le  vase  où  tomba  goutte  à  goutte 
le  tro])  plein  des  douleurs  de  celte  infortunée. 
Sa  pitié  fut  noble  et  désintéressée  :  s'il  eùi  fallu 
son  sang  pour  ranimer  la  tendresse  de  George, 
il  eut  donné  sonsang,  etson  cœuret  sa  vie.  Mais 
quand  le  soir  il  quittait  celte  femme  après  l'a- 
voir vue,  belle  el  désolée,  sangloter  et  pleurer 
sur  ses  mains,  pourquoi  donc  allait-il,  la  nuit, 
sur  les  quais,  seul,  sentant  avec  unejoie  sauvage 
la  bise  et  la  pluie  qui  lui  fouettaient  le  visage,  el 
cherchant  à  dompter,  par  la  fatigue  du  corps, 
les  pensées  tumultueuses  qui  l'agitaient?  Pour- 
quoi d'autres  fois  mordail-il  son  lit  avec  rage, 
envianl  les  trésors  que  dédaignait  Bussy,  déplo- 
rant lanl  de  biens  perdus,  heureux  cl  misérable 
des  pleurs  qu'il  avait  vus  couler,  maudissant 
George  et  le  bénissant,  s'accusant  et  ignorant 
son  crime,  blasphémant  le  ciel  et  la  terre,  el,  à 
chaque  crise  nouvelle  de  cet  amour  expirant,  se 
déchirant  la  poitrine  avec  colère,  comme  pour 
en  arracher  un  horrible  sentiment  de  joie? 

Marianna,  qui  n'avait  jamais  vu  dans  Henry 
qu'un  enfant  tendre  et  gracieux,  étaient  bien 
loin  de  se  douter  que  les  orages  qui  la  brisaient 
troublaient  le  repos  de  ce  jeune  cœur.  Elle  pleu- 
rait dans  son  sein,  sans  songer,  l'imprudente, 
([u'il  suffit  qu'une  larme  tomlie  sur  un  lac  pur  et 
paisible  pour  en  rider  les  ondes  el  en  dépolir  la 
surface.  Quanta  Bussy,  il  n'avait  rien  compris  : 
il  iro\ivail  tout  simple  et  tout  naturel  (jullenry 
se  fil  le  courtisan  de  la  douleur  de  ilarianna,  et 
même  il  lui  savait  gré  de  la  solllcilude  qu'il 
availpour  elle.  Parfois  cependanlil avait  observé 
avec  une  vague  inquiétude  le  changement  qui 
séiaitoi)éré  dans  ce  jeune  homme,  mais  sans 
cherché  à  s'en  rendre  compte.  La  nuit  des  der- 
niers adieuxjéveilla  sessou|içons,  le  ramena  sur 
les  jours  écoulés  el  lui  expliqua  bien  des  choses 
qu'il  avail  laissé  passer  presque  inaperçues.  De- 
meuré seul,  la  réP.exion  fortifia  ses  doutes  et  les 
changea  presque  en  certitude. 

Sa  première  impression  fut  toute  d'égoisme. 
11  comiirit  que  l'affection  d'Henry  allait  lui 
échapper  et  il  fut  jaloux.  Il  avait  assez  vécu 
pour  savoir  qu'entre  deux  hommes,  et  des 
mieux  unis  et  des  plus  fortement  trempés,  dont 
l'un  aime  la  femme  que  l'autre  a  possédée,  il 
n'est  guère  d'amiiié  possible,  lin  sentiment  de 
[ludenr  instinctive  leur  impose  vis-à-vis  l'un  de 
l'autre  je  ne  sais  quelle  froide  contrainte;  et 
quand  bien  même  celle  crainte  ne  serait  pas 


assez  forte  pour  les  diviser,  la  femme,  qui  n'a 
jamais  rien  à  gagner  aux  confidences  du  passé, 
s'arrange  toujours  de  façon  à  ne  point  leur 
laisser  de  place.  George  professait  une  hante 
estime  pour  les  femmes  qui  respectent  l'amant 
qu'elles  n'ont  plus,  et  regrettait  seulement  que 
l'espèce  en  fût  aussi  raf  e. 

Puis  une  crainte  plus  sérieuse,  plus  grave  et 
moins  intéressée  préoccupa  Bussy.  11  savait  que 
nous  commençons  tons  par  le  rôle  du  martyr, 
que  nous  finissons  toujours  par  celui  du  sacrifi- 
cateur. H  frémit  eu  songeant  à  la  jeunesse 
d'Henry,  à  sa  faiblesse,  à  son  inexpérience,  el  il 
.entrevit  avec  effroi  Pabime  qu'il  avait  si  impru- 
demment creusé  sons  les  ]ias  de  l'enfant  qu'il 
aimai  I. 

Enfin,  il  se  trouva  que  George,  qui  n'aimait 
plus  Marianna,  sentit  remuer  en  lui  je  ne  sai-i 
quelle  velléité  de  jalousie  posthume ,  et  qu'il 
n'entrevit  jioint  sans  humeur  la  possibilité  d'une 
guérison  trop  prompte  aus  blessures  qu'il  avail 
faites.  Pénètre  qui  pourra  dans  cet  abtrae  de 
folies  qui  s'appelle  le  cœur  de  l'homme  ! 

Ce  fut  sous  riniïuence  de  ces  irois  sentimens, 
que  Bussy  se  décida  à  étudier  le  mal  et  à  sauver 
Henry,  s'il  y  avait  lieu  ,  avant  qu'il  fût  éclairé 
lui-même  sur  l'étal  de  son  i)ropre  cœur.  A  voir 
la  rudesse  de  George  en  amour,  peut-être  s'é- 
lonnera-l-on  de  le  trouver  si  tendre  en  amitié  ? 
Mais  remarquez  que  les  hommes  ne  reconnais- 
sent en  amour  ni  législation,  ni  morale  :  ils  ai- 
ment ou  n'aiment  plus,  tout  est  là.  L'amour  est 
un  terrain  libre  où  l'on  peut  lout  oser;  c'est  là 
comme  à  la  guerre  :  on  frappe,  on  blesse,  on 
tue;  partout  ailleurs  on  est  rempli  d'humanité, 
et  il  n'y  a  que  les  blessés  qui  se  plaignent.  Un 
homme  peut  donc  se  conduire  comme  le  der- 
nier des  misérables  avec  la  femme  qui  lui  a  tout 
sacrifié ,  el  conserver  néanmoins  toutes  les 
qualités  éminenles  qui  constituent  vis-à-vis  du 
monde  ce  qu'on  appelle  un  homme  charmant. 
Qu'on  brise  lâchement  une  destinée  tout  en- 
tière ,  ce  n'est  rien  :  c'est  une  femme  qui  se 
noie,  on  n'en  reste  pas  moins  bon  fils,  bon 
frère  ,  bon  ami  ;  on  n'en  a  pas  moins  de  bonté 
pour  ses  gens,  de  tendresse  pour  ses  chiens, 
el  d'affection  pour  ses  chevaux.  Le  monde  lui- 
même  qui  ne  pardonne  jamais  aux  bonheurs 
qu'il  ne  sanctionne  pas,  est  plein  d'indulgence 
pour  ces  aimables  bourreaux  qui  le  vengent. 
George  n'avait  ni  chiens  ni  chevaux  à  aimer, 
mais  il  pouvait  souffrira  l'endroit  de  Henry. 
Peut-être  aussi  semblera-t-il  étrange  qu'un  être 
si  vieux  déjà  et  si  endurci  ail  pu  s'éprendre  pour 
cet  enfanl  d'une  amitié  si  vive  et  si  fervente? 
Mais,  en  mettant  de  côté  les  sentimens  d'amour 
(jue  George  avait  eus  pour  la  mère  ,  cl  qui  de- 
vaient naturellement  rejaillir  sur  le  fils,  il  n'est 
point  rare  de  voir  ainsi  de  vieilles  âmes,  que  la 
vie  a  bronzées,  s'attacher  à  de  jeunes  cœurs  que 
n'a  point  encore  déflorés  l'expérience.  Il  arrive 
un  âge  où  les  hommes  se  connaissent  trop  bien 
les  uns  les  autres  pour  s'aimer  entre  eux.  Bassa- 
siésdesraetsipi'ils  se  servent  mutuellement ,  il 
leur  fout  de  la  chair  fraîche,  et  c'est  alors  qu'on 
les  voit  rechercher  la  jeunesse  ^  tant  ils  savent 
l)ien  (|u'elle seule  vaut  (juelque  chose  ! 

Fatigué  d'une  nuit  sans  sommeil,  George  se 
jeta  sur  son  lit,  et  ne  tarda  pas  à  s'endormir. 
Bientôt  les  rêves  s'abattirent  à  son  chevet,,  et 


—  263  — 


touchèrent  son  front  du  bout  de  leurs  ailes.  Ce 
furent  d'.diord  des  images  confusesqn'il  s'épuisa 
vainement  à  poursuivre  ;  des  ombres  bizarres 
qui  glissèrent  le  long  des  courtines  elllotlèrent 
autour  de  lui  sans  qu'il  put  en  saisir  les  formes 
fantastiques.  Mais  peu  à  peu  ees  folles  imagina- 
tions s'évanouirent,  de  nouvelles  images  lui  ap 
parurent,  et  il  reconnut  en  elles  les  fantômes 
desdernières  années  qu'il  avait  ensevelies  dans 
le  passé.  C'étaient  ses  souvenirs  les  plus  récens 
qui  s  éveillaient  pour  lui  donner  une  deuxième 
reprrsentalion  du  drame  ([uil  venait  de  dénouer. 
Il  poussa,  en  dormant,  un  souj)ir  résigné,  car  la 
pièce  était  trop  mauvaise  pour  qu'il  put,  après 
l'avoir  achevée,  se  féliciter  de  la  voir  et  de  l'en- 
tendre une  seconde  fois.        JrLES  Sandeau. 


le  comte  de  Caylus.  —  Xieroi  de  Prusse  Frédéric- 
Guiliaume  et  le  comédien  Fleury. 


A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  la  France  pré- 
sentait évidemment  les  symptômes  d'une  société 
qui  s'éteint  et  se  débat  dans  les  convulsions  de 
l'agonie.  Toutes  les  vieilles  croyances  avaient  été 
sapées  une  h  une  par  le  raisonnement  ou  le  sar- 
casme, et  en  religion,  en  science,  en  politique  , 
tout  était  nié.  Les  hautes  classes,  affranchies  des 
liens  moraux,  prévoyant  l'orage  près  de  fondre 
sur  elles,  se  livraient  avec  fureur  aux  jouissan- 
ces matérielles,  et  semblaient  avoir  adopté  pour 
devise  ce  mot  de  Louis  XV  :  «  Cela  durera  tou- 
jours autant  que  moi.  »  Une  sourde  agitation 
régnait  dans  la  ma.sse,  qui,  tiraillée  en  tous  sens 
par  une  foule  de  doctrines  (contradictoires,  tâ- 
tonnait dans  les  ténèbres  et  se  demandait  quel 
monde  allait  sortir  du  chaos. 

Au  milieu  des  ruines  du  passé,  chacun  tour- 
nait les  yeux  vers  l'avenir;  les  bases  de  l'édi- 
fice social  s'étaient  écroulées,  et  Ton  en  cherchait 
d'autns  avec  ardeur.  Tout  novateur  était  sftr 
d'un  succès  en  raison  directe  de  la  hardiesse  de 
SCS  opinions.  Les  uiopies  les  plus  bizarres ,  le 
charlatanisme  le  plus  elïronté,  les  théories  les 
moins  vraisemblables,  trouvaient  des  adeptes  , 
dcsparlisiins,  des  enlhousiasles.  De  la  lassitude 
des  vieilles  idées  naissait  une  avidité  sans  bornes 
pour  ce  qui  présentait  un  caractère  de  nou- 
veauté ;  l'excès  du  doute  entraînait  celui  de  la 
foi,  et  par  cela  même  qu'on  ne  croyait  à  rien, 
on  était  disposé  à  croire  à  tout.  La  vieille  société, 
près  de  mourir,  ou  ,  si  vous  voulez,  de  se  trans- 
former, était  comme  tombée  en  enfance....  elle 
allait  croire  aux  sorciers. 

Ce  fui  à  cette  épO(iuc,  si  fiivorable  aux  rêveurs 
de  toute  espèce,  que  parurent  les  illuminés  ,  et 
chose  singulière  ,  leur  chef  fut  un  mathémati- 
cien, Emmanuel  Swedenix.rg  ,  de  Stockholm  , 
lils  dun  évè(iue  luthérien  de  Skara,  en  Wcslro- 
gothic.  Ajirès  avoir  consacré  toute  sa  jeunesse 
a  l'étude  positive  de  la  géométrie  et  de  la  méca- 
nique, par  une  transition  subite  il  tomba  dans 
le  mysticisme  et  la  théosophic,  à  un  fige  où  dor- 
dinaire  on  renonce  aux  vagues  illusions  pour 
s'attacher  à  la  réalité.  Il  avait  ciii(|unnle-cinq  ans 
lors(|u'il  publia  son  traité  de  Cw/o  et  liiferno. 
1  y  annonce  qu'il  est  parvenu  à  dégager  son 


homme  inlerieur  de  tout  lien  corporel,  et  à  se 
mettre  en  rapport  direct  avec  le  monde  des  es- 
prits. Il  atteste,  avec  l'accent  de  la  conviction  , 
qu'il  s'est  entretenu  avec  les  anges  et  avec  des 
personnes  mortes  qu'il  avait  connues  ;  il  va  jus- 
qu'à rendie  un  compte  minutieux  de  conversa- 
tions qu'il  atfirme  avoir  eues  avec  Socrate,  Xé- 
noiihon,Lulher,Sixte-Quint,  iNewlon,  LouisXIV. 

Ces  évocations  n'étaient  d'ailleurs  qu'un  ac- 
cessoire du  système  lliéologique  de  Swedenborg, 
et  la  secte  qu'il  fonda  fut  simidement  une  so- 
ciété de  réformés  qui  adopta. les  opinions  du 
maitre  sur  Dieu,  les  anges,  les  peines  et  les  ré- 
compense-, éternelles,  la  liturgie,  les  prières,etc., 
et  ne  vit  dans  ses  entreliens  avec  les  ombres 
qu'une  preuve  de  la  divinité  de  sa  mission.  .Mais 
un  de  ses  disciples,  nommé  Elie  Ariste,  essaya  de 
formuler  les  procédés  par  lesquels  on  obtenait 
le  résultat  que  Swedenborg  prétendait  avoir  at- 
teint. Cet  Ariste  était  un  homme  du  peuple ,  né 
pauvre  et  obscur,  enrichi  par  l'industrie,  et  de- 
venu possesseur  d'une  fortune  colossale.  Swe- 
denborg fut  le  tiiéoricicn,  Arisie  le  praticien.  Ce- 
lui-ci imagina  diverses  cérémonies  d'initiation, 
et  entoura  lesadeptesdapparilions  fantastiques. 
Ils'élablitdonccn  t783,àStockholra,une  société 
d'illuminés  ,  dont  le  duc  de  Suderraanie  et  le 
prince  Charles  de  Hes,se  étaient  membres,  so- 
ciété qui  chercha  à  rattacher  le  magnétisme  au 
Swedenborg isme,  et  employa  l'un  com»ne  moyen 
d'arriver  à  l'autre. 

ViUuminisme  fit  de  grands  progrès  parmi 
les  francs-maçons,  dans  les  loges  de  Saint-Jean, 
d(!  Saint-André  ,  etc.;  dans  les  chapitres  des 
templiers  à  INaples,  à  Edimbourg,  à  Slockholm 
et  à  Paris.  Joseph  Balsamo  ,  de  Palerme,  connu 
sous  le  nom  de  comte  de  Cagliostro,  grand  para- 
celsiste,  alchimiste,  fabricant  d'èlixirs  etde  char- 
mes, vint  fonder  à  Paris  la  loge  Egijplieiiite,  et, 
dans  une  séance  fantasmagorique,  fit  voir  au 
cardinal  i)rincede  Hohan  lessjiectres  d'une  mul- 
titude d'illustres  personnages  de  ranti({uité. 

Le  comte  de  Saint-Germain  fut  encore  l'un 
des  jtroiiagateurs  des  idées  des  illuminés.  Celait 
un  avenlurier  amené  d'Allemagne  par  le  maré- 
chal de  Ilelle-lsie,  qui  le  présenta  h  Louis  XV  et 
ù  madame  de  Ponipadour.  Cet  homme,  qui  eut 
un  moment  de  vogue  et  mourut  dans  l'obscurité 
en  1791,  donnait  à  entendre  qu'il  était  ftgé  de 
plusieurs  siècles.  Ainsi,  rapportant  un  trait  de 
la  vie  de  Irançois  I''  :  «  Le  roi ,  disait-il,  venait 
d'être  transféré  au  château  de  Pizzighitone;je... 
c'est  à  dire  le  duc  de  Laval  l'accompagnait  dans 
sa  captivité.  Le  roi  se  tourna  vers  moi...  » 

Aussitôt  il  se  reprenait  vivement,  comme  un 
homme  ((ui  s'était  oublié  dans  la  chaleur  de  la 
coiiver-sation.  Puis  il  racontait  ses  entre- 
tiens avec  Henri  Mil,  Charles-Quint,  Bayard  , 
LéonX,  etc.;  et  non  seulement  on  le  croyait , 
mais  on  enchérissait  sur  ses  assertions,  et  on  alla 
jus<|u'à  publier  qu'il  avait  été  l'ami  intime  de 
Jésus-Christ. 

Ce  qu  il  y  a  d'étrange  ,  c'est  que  les  prosélytes 
des  illuminés  n'étaient  pas  tous  des  gens  crédu- 
les :  la  plupart  d'entre  eux,  au  contraire,  étaient 
des  esprits  forts,  des  hommes  d'une  intelligence 
supérieure.  Nous  avons  eu  occasion  de  nousen- 
trelciiir  souvent  à  ce  sujet  avec  des  Anglais  et 
des  étrangers  qui  avaientconuu  personnellement 
Caglioslioel  lo  comte  de  Saini-Gcimaiu,el  nous 


pouvons  citer  une  aventure  extraordinaire  qui 
prouve  jusqu'à  quel  point  l'imagination  peut 
s'égarer  sous  Pinfluence  des  rêveries  métaphysi- 
ques. 

Nous  avons  entendu  raconter  le  fait,  au  com- 
mencement de  la  révolution  française,  par  une 
dame  émigrée,  qui  le  tenait  de  la  comtesse  de 
Balbi  ,  maîtresse  en  titre  de  Monsieur,  depuis 
Louis  XVllI,  frère  de  Louis  XVI,  et  qui  devait 
l'influence  qu'elle  exerçait  sur  son  royal  amant 
sinon  aux  charmes  de  sa  figure,  du  moins  à  ceux 
de  sa  conversation.  Madame  de  Balbi  arrivait  de 
Paris,  où  il  n'était  question  que  des  rose-croix 
et  des  illuminés,  et  elle  cita  un  jour  un  exemple 
très  remarquable  des  effets  dangereux  de  Villu- 
min  isme  en  la  personne  du  comte  de  Calyus , 
qui  y  avait  perdu  non  seulement  la  raison,  mais 
la  vie. 

Le  comte  de  Caylus  était  connu  par  ses  talens 
distingués,  ses  travaux  littéraires,  ses  recher- 
ches archéologiques  et  les  gravures  publiées  d'a- 
près ses  dessins.  Cependant  cet  homme,  évidem- 
ment doué  d'une  grande  supériorité  d'intelli- 
gence ,  abusé  par  une  vaine-erreur,  se  persuada 
qu'il  possédait  le  pouvoir  d'évoquer  les  ombres. 

Madame  de  Balbi  dit  que  l'aventure  qui  lecon- 
cernait  lui  avait  été  rapportée  par  une  de  ses 
amies,  madame  de  Bonneuil,  dont  le  mari  était 
premier  valet  de  chambre  de  Monsieur.  Le  comte 
de  Caylus  vivait  dans  une  grande  intimité  avec 
M.  et  madame  de  Bonneuil,  et  il  parlait  souvent 
à  celte  dernière  des  merveilles  que  son  empire 
sur  certains  esprits  le  mettait  à  même  d'accom- 
plir ,  et  des  découvertes  extraordinaires  qu'il 
avait  faites  dans  ses  entrevues  avec  plusieurs 
personnages  illustres  qui  avaient  cessé  d'habiter 
la  terre.  En  même  temps,  le  comte  de  Caylus  at- 
tribuait aux  illuminés  une  immense  supériorité 
sur  tons  les  autres  êtres  humains. 

Ces  comnnmications,  si  fréquemment  réité- 
rées, et  par  un  homme  d'un  mérité  aussi  émi- 
nent,  produisirent  quelque  impression  sur  l'es- 
prit de  madame  d(-  Bonneuil.  A  force  d'écouter, 
elle  commença  à  réfléchir  que  le  comte  n'avait 
aucun  motif  pour  ciiercher  à  la  tromper;  puis 
elle  en  vint  îi  espérer  que,  puisqu'il  avait  réelle- 
ment acquis  l'ascendant  dont  il  se  vantiiit  sur 
certains  mauvais  esprits,  elle  pourrait  obtenir 
par  son  intcrméiliaire  un  bonheur  qu'elle  dési- 
rait depuis  long-temps,  celui  de  voir  et  d'entre- 
tenir une  amie  dont  elle  pleurait  la  perte.  Dans 
une  de  ses  entrevues  avec  le  comte,  clic  lui  tit 
part  de  ses  désirs,  et  le  pressa  d'employer  pour 
elle  son  autorité  sur  les  esprits. 

Le  comte  n'y  consentit  qu'avec  répugnance,  et 
î»  la  condition  seulement  qu'elle  lui  ferait  la  pro- 
messe solennelle  do  se  laisser  entièrement  gui- 
der par  lui,  de  ne  pas  bouger  du  lieu  où  il  la 
placerait,  d'observer  le  plus  profond  silence,  et 
de  ne  pas  émettre  le  moindre  son  durant  la  cé- 
rémonie. Madame  de  Bonneuil  s'craprts.-ia  d'y 
consentir,  et  attendit  avec  anxiété  le  moment  de 
l'entrevue  qu'elle  comptait  avoir  avec  son  amie. 

Peu  temps  après,  le  comte  fixa  un  jour,  et 
madame  de  lionneuil  ne  manqua  pas  au  rendez- 
vous.  Le  comte  la  reçut  à  la  porte  de  son  ,ippar- 
tement  avec  imcgraviiésoleunellc  qui  ne  lui  était 
point  familière,  et  revêtu  d'un  costume  entière- 
ment noir.  11  lui  rappela  ,\  voix  basse  et  presque 
iniutfUigiiilc  la  parole  quellcavait  Joauce  dtlr^ 


—'2^4  — 


îmniobile  et  muette,  et  lui  assura  que  la  vie  de 
tous  lieux  drpendaittlerobservalion  du  profond 
silence  (|u'il  lui  avait  enjoint.  M.id;imc  de  lion- 
nciiil  réitéra  sa  promesse,  et  dc'elara  iiu'elle  sui- 
vrait en  tout  les  instruetions  du  comte  deCaylus. 

Alors  celui-ci  lui  lit  traverser  deux  ou  trois 
pièces,  toutes  tendues  de  noir,  éclairées  par  un 
petit  nombre  de  lampes,  qui,  rares  et  mal  entre- 
tenues,semblalentplulAt  augmenter  ([uedissiper 
l'obscurité  sépulcrale  de  l'appartement.  La  der- 
nière salle  où  elle  entra  était  plus  sombre  et 
beaucoup  plus  lugubre  que  les  autres,  et  parais- 
sait disposée  de  manière  à  inspirer  unsentimenl 
d'iiorreur;  car,  à  la  faible  lueur  de  la  seule 
lampe  qui  y  bri'ilait,  madame  de  Bonneiiil  put 
apercevoir  sur  les  murailles  les  tristes  emblèmes 
de  la  mortalité,  des  cr.'ines  et  des  os  en  croix. 
Elle  frémit  et  sentit  diminuer  ses  forces;  mais 
la  présence  du  comte  la  ranima  ,  et,  au  bout  de 
quelques  minutes,  ellese  crut  capable  d'attendre 
le  dénouement,  sinon  avec  courage,  du  moins 
sans  laisser  voir  ses  alarmes.  D'ailleurs  le  comte 
n'exigeait  d'elle  rien  qui  put  répugner  à  sa.dé- 
licatesse,  et  il  lui  suffisait  d'être  passive  et  silen- 
cieuse. 

Après  l'avoir  conduite  à  la  place  qu'elle  devait 
occuper,  M.  de  Caylus  commença  la  cérémonie 
en  décrivant  un  cercle  autour  d'elle  au  moyen 
d'une  baguette;  puis  il  jeta  les  ingrédiens  dont 
se  composait  le  cbarrae  dans  un  vase  préparé  à 
cet  effet,  et  d'où  sortit  une  épaisse  fumée.  Il  mur- 
murait à  voix  basse  des  incantations,  et  finit  par 
pousser  d'un  ton  de  commandementlesclameurs 
les  plus  bruyantes,  et  les  accompagnant  des  ges- 
tes sauvages  et  des  horribles  contorsions  d'un 
possédé.  Le  courage  de  madame  de  Bonneuil  l'a- 
bandonna, et  au  moment  où  les  plus  affreuses 
vociférations  assaillirent  son  oreille,  éperdue  et 
hors  d'elle-même  ,  elle  y  répondit  par  un 
cri  involontaire  ,  et  se  précipita  hors  de  la 
salle  avant  que  le  comte  songeât  à  l'arrêter.  Elle 
traversa  en  courant  l'appartement,  se  jeta  dans 
sa  voiture  et  retourna  chez  elle,  sérieusement 
malade  des  effets  de  sa  terreur. 

Pendant  son  indisposition,  qui  dura  plusieurs 
jours,  elle  n'entendit  point  parler  du  comte  de 
Caylus.  Enfin,  assez  longtemjjs  après,  il  vint  la 
voir,  mais  si  changé  qu'elle  en  fut  douloureuse- 
ment frappée.  La  physionomie  du  comte  respi- 
rait l'abattement,  et  sa  conversation  était  des 
plus  mélancoliques. 

«  Hélas!  madame,  lui  dit-il,  vous  m'avez  si 
vivement  sollicité  que  j'ai  cédé  à  vos  instances, 
et  que  j'ai  consenll  à  exercer  pour  vous  ma 
puissance  évocatiicc,  comptant  sui'  la  parole 
que  vous  m'aviez  donnée  de  vous  conformer 
<omplètement  à  mes  Instructions.  La  confiance 
que  j'avais  en  vous  m'a  déterminé  à  faire  usage 
<les  charmes  les  plus  pulssans,et  à  appeler  à  mon 
aide  les  démons  les  |)lus  médians,  ceux  qu'on 
ue  dompte  que  par  une  inilexible  sévérité. 
Qu'est-il  arrivé?  Votre  cri  a  rompu  le  charme; 
les  démons  sont  maîtres  de  mol,  et  ma  vie  seule 
fxiiiera  l'outrage  fait  aux  puissances  Infernales. 

La  pauvre  niadamede  lionneuil,  désoléed'en- 
tendre  le  comte  parlcM-  ainsi,  essaya  de  le  rame- 
ner à  la  raison,  mais  en  vain. 

«11  faut  que  je  dise  adieu  au  monde,  reprit- 
il  en  partant;  nous  ne  nous  rcirouverons  plus 
Ue  ce  coté-ci  du  tombeau,  car  je  n'ai  que  peu  de 


temps  à  vivre,  elles  démons  que  vous  avez  insul- 
tés vont  bientôt  assouvir  sur  moi  leur  vengeance.» 

Soit  (juc  le  comte  de  Caylus  souffrit  îi  cette 
époque  d'une  maladie  qui  dût  h.Mer  le  terme  de 
ses  jours,  soit  que  l'erreur  dont  était  travaillé 
son  esprit  eût  réagi  sur  son  physique,  le  fait  est 
que,  quelques  semaines  après  celle  entrevue, 
madame  de  lionneuil  apprit  que  le  comte  de 
Caylus  était  mort  ! 

Ainsi  un  savant  célèbre  par  son  érudition  et 
ses  talens  s'était  persuadé  que  i'intelligenee  su- 
prême déléguait  à  un  être  humain  la  faculté  de 
ra))peler  les  morts  du  tombeau  et  d'agir  sur  les 
esprits  ;  mais  la  puissance  était  fascinée  comme 
le  génie,  et  les  rois  étaient,  comme  les  savans, 
dupes  du  charlatanisme  des  imposteurs.  La 
preuve  en  est  dans  cette  anecdote  que  nous  rap- 
portons d'après  Beaumarchais  : 

Il  existalten  Allemagne, depuisle quatorzième 
siècle,  une  société  appelée  la  coit/rérie  des 
Rose-Croix,  fondée  par  Christian  Rosencreuz, 
qui,  pendant  un  pèlerinage  à  Jérusalem,  ayant 
appris  des  docteurs  chaldéens  de  Damas  dilFé- 
rens  secrets  de  cabale  et  de  magie,  avait  groupé 
autour  de  lui  un  certain  nombre  d'initiés.  Fré- 
déric-Guillaume II,  roi  de  Prusse,  se  fit  rece- 
voir rose-croix,  et  devint  grand  maître  de  la  loge 
de  Berlin.  A  son  avènement  au  trône,  en  1786, 
il  nomma  ministre  de  Prusse  son  frère  rose-croix 
Blschoffswerder,  gentilhomme  saxon,  possesseur 
d'une  panacée  universelle  et  partisan  zélé  de 
Vilhiminisme.  Christophe  de  Woelner,  autre 
rose-croix, devint  conseiller  des  finances  et  sur- 
intendant des  bàtimens. 

Ce  qui  se  passa  peut  servir  à  nous  faire  com- 
prendre comment  les  prêtres  du  paganisme  di- 
rigeaient les  nations  par  les  oracles  et  la  divina- 
tion. On  fit  paraître  devant  le  roi  de  Prusse 
iMoïse,Jésus-Christ  et  Jules  César,el,  vaincus  par 
des  sortilèges,  ils  furent  contraints  de  répondre 
aux  questions  que  Frédéric-Guillaume  jugea  à 
propos  de  leur  adresser.  Les  rose-croix  se  ren- 
direntainsi  maîtres  de  la  conscience  du  roi,  et  le 
dirigèrent  à  leur  gré. 

Si  l'on  en  croit  le  récit  suivant,  l'influence 
des  idées  mystiques  sur  Frédéric-Guillaume 
n'aurait  pas  été  étrangère  à  l'issue  de  la  campa- 
gne de  France,  en  1792. 

La  ville  de  Verdun  avait  été  sommée  de  se 
rendre,  le  31  août,  par  le  duc  de  Brunswick- 
Luneburg,  commandant  des  forces  coalisées  de 
l'empereur  d'Autriche  et  du  roi  de  Prusse.  M.  de 
Beaurepaire ,  gouverneur  de  la  place,  tenta 
vainement  de  déterminer  les  habitans  h  se  dé- 
fendre, et,  se  voyant  abandonné  de  tous,  se  brûla 
la  cervelle  en  plein  conseil.  La  garnison  capitula 
immédiatement,  obtint  la  faculté  de  se  retirer 
dans  l'Intérieur  de  la  France,  et  les  portes  de 
Verdun  furent  ouvertes  au  roi  de  Prusse,  qui  y 
entra,  le  2  septembre  1792 ,  à  la  tête  de  son 
armée. 

L'occupation  de  Verdun  excita  la  joie  la  plus 
vive  parmi  les  royalistes  :  leurs  plus  douces  es- 
pérances semblaient  sur  le  jioint  de  se  réaliser, 
et  Ils  s'attendaient  à  voir  le  roi  de  Prusse,  triom- 
phant de  lous  les  obstacles,  entrer  à  Paris,  déli- 
vrer le  monarque  prisonnier,  le  réinstaller  sur 
le  trône  de  ses  ancêtres,  renverser  le  [.ouvoir  de 
l'assemblée  nationale  ,  et  rendre  à  la  France 
l'ordre  et  la  paix,  en  les  basant  sur  l'autorité 


monarchique.  Un  grand  bal  fut  offert  par  les 
habitans  de  Verdun  au  roi  de  Prusse  et  au  duc 
de  Brunswick,  et  toute  la  noblesse  de  Verdun, 
l'état-major  de  l'armée  prussienne  et  celui  des 
émigrés,  assistèrent  à  cette  brillante  soirée. 

Au  milieu  du  bal ,  Frédéri<;-Guillaume  s'en- 
tretenait avec  quelques  royalistes  des  espérances 
de  leur  parti  et  de  la  ruine  imminente  des  jaco- 
bins, lorsqu'un  personnage  vêtu  de  noir  s'ap- 
procha de  lui  et  lui  parla  à  voix  basse.  Frédéric 
tressaillit,  car  il  venait  d'entendre  le  mot  de 
passe  des  rose-croix.  Sur  un  signe  de  l'inconnu, 
il  le  suivit  sans  prononcer  une  seule  parole  ,  et , 
comme  dominé  par  une  puissance  supérieure, 
se  déroba  à  la  foule  qui  l'environnait. 

Tous  deux  descendirent  un  escalier  tortueux 
et  entrèrent  dans  une  petite  salle  voûtée,  ten- 
due de  draperies  noires  et  éclairée  par  des  flam- 
mes rouges  et  bleues  qui  brûlaient  sur  des  tré- 
pieds. 

Frédéric  se  précipita  dans  cette  salle  sur  les 
pas  de  son  guide;  mais  quand  il  y  entra  ,  ce 
guide  mystérieux  avait  disparu. 

Le  roi  craignit  d'être  la  victime  d'un  guel- 
apens.  Tout  habitué  qu'il  était  à  d'étranges  scè- 
nes ,  la  solitude  sinistre  de  ce  lieu  le  glaça ,  et  il 
allait  se  retirer,  quand  une  voix  lui  cria  :  «  Arrê- 
te !  ne  sors  pas  d'ici  sans  m'avoir  entendu  '» 

Il  se  retourna,  et  aperçut  non  sans  terreur,  à 
la  lueur  sombre  des  feux  colorés,  debout  et  im- 
mobile au  fond  de  la  salle,  Frédéric  le  Grand, 
son  oncle  !  C'était  bien  lui  ;  ses  traits,  sa  tour- 
nure, son  regard,  et  l'uniforme  qu'il  avait  porté 
durant  la  campagne  de  Silésie. 

«  Me  reconnais-tu  ?»  dit  le  fantôme. 

H  n'y  avait  pas  à  s'y  méprendre;  Frédéric- 
Guillaume  garda  le  silence.  Le  fantôme,  dont  la 
voix  semblait  légèrement  tremblante,  reprit  d'un 
ton  plus  ferme  : 

—  Quand  tu  ramenas  de  Bavière  à  Breslau  le 
corps  de  troupes  que  je  l'avais  confié,  je  le  ser- 
rai dans  mesbras,  je  te  dis  :  Tu  n'es  plus  mon 
neveu,  tu  es  mon  fils.  Es-tu  disposé  à  me  mon- 
trer une  obéissance  filiale  ? 

—  Parlez,  mon  oncle,  répondit  le  roi  de 
Prusse  en  s'incllnant  ;  puisqu'on  vous  permet 
de  quitter  le  séjour  des  morts,  je  dois  écouler 
vos  ordres  et  vos  conseils  comme  ceux  d'un  en- 
voyé du  ciel. 

—  Eh  bien  !  reprit  le  fantôme,  retourne  dans 
tes  états ,  fuis  le  territoire  français;  mets  un 
lerme  h  la  guerre  impie  que  lu  as  commencée. 

—  Quoi  donc  !  j'abandonnerais  le  roi  de 
France  ,  qui  attend  de  moi  sa  délivrance,  j'aban- 
donnerais mes  alliés  ! 

—  Tes  alliés,  s'écria  Frédéric  le  Grand  avec 
énergie  ;  oses-tu  appeler  ainsi  le  chef  de  cette 
maison  d'Autriche  que  j'ai  toujours  combattue; 
les  souverains  dont  la  puissance  seule  s'oppose  à 
la  suprématie  de  la  Prusse  en  Allemagne  ?  As-tu 
pu  faire  un  pacte...  contre  qui  ?  contre  les  Fran- 
çais, les  Français  que  j'ai  toujours  aimés,  dont 
je  parlais  la  langue  de  préférence  à  ma  langue 
maternelle,  dont  les  grands  écrivains  étaient  en 
correspondance  avec  moi,  dont  j'avais  adopté 
la  philosophie  ?  Tu  le  ligues  contre  ceux  qui 
peuvent  l'être  utiles  avec  ceux  qui  nuisent  à  ton 
agrandissement,  et  qui  n'attendent  qu'un  mo- 
ment favorable  pour  renverser  ton  trône  encore 
nouveau. 


—  3C5  — 


—  Ne  devais-je  pas  soutenir  les  doctrines 
monarchiques  attaquées  ?  demanda  le  roi  de 
Prusse. 

—  Penses-tu  que  ton  appui  les  relève,  dit  le 
fantôme,  et  te  crois-tu  la  force  de  ressusciter  un 
cadavre  ?  apprends-le,  mon  fils  ,  on  n'arrête 
point  le  cours  des  révolutions;  ceux  qui  se  pla- 
cent en  travers  du  torrent  finissentpar  être  em- 
portés. Les  révolutions  sont  comme  les  grands 
cataclysmes  qui  renouvellent  la  face  de  la  terre  ; 
elles  oni  leur  place  dans  l'ordre  universel  ;  et , 
d'ailleurs,  que  peux-tu  espérer  ?  Bientôt  tu  n'au- 
ras pas  même  l'avantage  du  nombre.  Kellerman 
est  à  Vitry  le  Français  avec  20  mille  hommes, 
70  mille  hommes  occupent  la  forêt  de  l'Argonne 
sous  les  ordres  de  Dumouriez;  Beurnonville 
forme  le  camp  de  Maulde  ;  le  général  Hurville 
protège  lleinis;  La  Uourdonnaye  rassemble  une 
armée  sur  la  frontière  de  Flandre  ;  les  enrôle- 
mens  volontaires  se  multiplient;  la  Convention 
va  succéder  à  une  assemblée  dont  le  défaut  d'é- 
nergie offrait  quelques  chances  aux  coalisés. 
Roi  de  Prusse,  je  viens  te  répéter  les  paroles  du 
spectre  qui  apparut  à  Charles  VI  :  Chevauche  en 
arrière,  tu  es  trahi!...» 

Après  avoir  prononcé  ces  mots  d'unevoix  for- 
midable, le  fantôme  de  Frédéric-le-Grand  dis- 
parut. Frédéric-Guillanme  éperdu  regagna  la 
salle  de  bal,  où  l'on  commençait  à  s'inquiéterde 
son  absence,  demanda  son  ministre  Bischoffs- 
werder,  et  eut  avec  lui  un  long  entretien. 

Indécis  et  troublé,  Frédéric-Guillaume  resta 
à  Verdun  jusqu'au  9  septembre,  sans  prendre  de 
résolution  ;  avant  la  lin  du  mois,  il  avait  conclu 
une  convention  avec  Dumouriez,  et  quitté  ^on 
quartier-général  de  Hans. 

Cependant  on  apprit  que  le  roi  de  Prusse,  au 
lieu  démarcher  sur  Paris,  comme  le  manifeste 
du  duc  de  Brunswick  en  annonçait  l'intention, 
avait  dirigé  son  armée  vers  la  frontière.  L'étonne- 
ment  qu'avait  causé  cette  nouvelle  inattendue 
n'était  pas  encore  apaisé,  lorsque  des  nouvelles 
positives  coniirmèrentle  bruit  de  la  retraite  des 
Prussiens.  Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  les 
royalistes,  qui  s'étaient  flattés  d'un  succès  cer- 
tain. Tous  furent  consternés,  et  principalement 
les  émigrés  enrôlés  sous  les  drapeaux  des  deux 
frères  du  roi.  Monsieur  et  le  comte  d'Artois,  et 
commandés  par  le  prince  de  Condé.  Issus  de 
familles  illustres,  propriétaires  d'immenses  do- 
maines, ils  avaient  pris  du  service  comme  sim- 
ples soldats,  ils  s'étaient  soumis  à  de  cruelles  pri- 
vations, pour  rétablir  dans  toute  leur  intégrité 
les  privilèges  de  la  monarchie,  et  il  leur  fallait 
renoncer  à  cet  espoir.  Ils  firent  mille  tentatives 
afin  d'engager  le  roi  de  Prusse  à  révoquer  ses 
ordres  funestes,  etn'ayant  pu  ébranler  sa  résolu- 
tion, ils  se  virent  réduits  à  la  triste  nécessité  de 
licencier  leur  petite  armée. 

On  se  livra  à  une  foule  de  conjectures,  sans 
découvrir  par  quelles  raisons  le  roi  de  Prusse 
abandonnait  une  cause  ([u'il  avait  épousée  avec 
une  ardeur  dont  on  se  jiromcttait  les  plus  heu- 
reux résultats.  Les  révolutionnaires  prétendi- 
rent que  la  mesure  adoptée  avait  été  provoquée 
par  une  lettre  de  Louis  \V1  au  roi  de  Prusse; 
mais  était-il  vraisemblable  ipie  le  maUieureux 
prince  eût  aidé  à  river  ses  fers  et  eût  arrêté  les 
progrès  d'une  armée  qui  accourait  le  délivrer  i' 
En  supposant  qu'il  eût  écrit  une  lettre  dans  ce 


Isens,  n'était-il  pas  évident  qu'elle  lui  avait  été 
dictée  par  ses  geôliers  et  qu'elle  n'exprimait 
point  ses  véritables  senlimens,  et  le  roi  de  Prusse 
devait-il  y  avoir  égard  ? 

Enfin  un  émigré  placé  en  sentinelle  dans  la 
cour  de  Ihôlel,  le  jour  du  bal  de  Verdun,  rap- 
porta confidentiellement  à  ses  camarades  d'é- 
tranges paroles  qu'il  avait  entendues,  et  déclara 
avoir  vu  passer  dans  la  cour  près  de  lui  un  homme 
qu'il  avilit  reconnu  pour  le  défunt  roi  de  Prusse. 
Le  bruit  se  répjndil  rapidement  que  Frédéric 
le-Grand  était  apparu  à  son  neveu,  et  lui  avait 
enjoint  de  rétrograder. 

Mais  nous  avons  su  par  l'abbé  Sabbatier(celui-ci 
le  tenait  del>eaumarchais)quellétaitlepersonnage 
qui  probablement  de  concert  avec  le  conseil  exé- 
cutif, avait  osé  abuser  de  la  crédulité  du  roi  de 
Prusse. 

L'abbé  Sabbatier,  conseiller  à  la  grand'cham- 
bre  du  parlement  de  Paris,  avait  joué  un  rôle 
important  dans  la  lutte  des  parlemens  et  du  roi. 
En  1787,  il  avait  donné  l'exemple  du  refus  d'en- 
registrer les  éditsbursaux,  et  une  lettre  de  ca- 
chet l'avait  envoyé  au  mont  Saint-Michel.  Mais, 
comme  tous  ceux  qui  avaient  commencé  la  révo- 
lution sans  en  prévoir  les  conséquences,  il  per- 
dit bientôt  le  peu  de  popularité  qu'il  devait  aux 
persécutions  de  la  cour,  et  se  vit  contraint  d'é- 
migrer. 

Beaumarchais  vint  en  Angleterre  vers  la  fin 
de  1792,  et  ce  qu'il  révéla  à  Sabbatier  parut  à 
celui-ci  jeter  un  grand  jour  sur  la  fatale  retraite 
qui  avait  anéanti  les  espérances  des  royalistes. 
Le  conseiller  en  fit  part  à  plusieurs  émigrés,  qui 
tous  demeurèrent  convaincus  de  la  réalité  des 
faits  avancés  par  Beaumarchais. 

Au  commencement  de  septembre  1792,  préci- 
sément pendant  que  les  Prussiens  occupaient 
Verdun,  Beaumarchais  alla  voir  le  comédien 
Fleury,  qu'il  connaissait  intimement.  Il  ne  trouva 
chez  Facteur  qu'une  nièce,  petite  fille  de  dix  à 
douze  ans,  qui  ouvrit  à  Beaumarchais  ;  et  quand 
il  lui  eut  demandé  si  son  oncle  était  chez  lui, 
elle  répondit  qu'il  était  à  la  campagne. 

—  Y  sera-t-il  demain?  demanda  Beaumar- 
chais, qui  désirait  vivement  le  voir. 

—  Oh!  non,  répondit  l'enfant;  mon  oncle  est 
absent  pour  huit  ou  dix  jours.  11  est  allé  à  Ver- 
dun. 

Beaumarchais  s'éloigna.  Il  est  allé  h  Verdun, 
pensa-t-il;  quel  motif  a  pu  le  conduire  dans 
cette  ville  i'  A  coup  silr,  ce  n'est  pas  l'exercice  de 
sa  profession  ;  on  a  d'autres  choses  à  y  faire  qu'à 
s'occuper  de  comédies.  Ce  fut  ainsi  que  raisonna 
Beaumarchais;  et  dès  l'époipie  fixée  pour  le  re- 
tour de  Fleury,  il  lui  Ht  une  autre  visite  avec 
plus  de  succès.  Comme  ils  étaient  intimes,  Fleury 
s'empressa  de  le  recevoir.  Les  Trusssiens  alors 
n'étaient  plus  h  Verdun. 

Beaumarchais  demanda  naturellement  à  son 
ami  pourquoi  il  avait  quitté  Paris  si  inopinément 
et  quelle  affaire  l'avait  appelé  à  Verdun.  Au 
graïul  étonneiuent  du  (iiiestionneur,  Fleury, 
d'ordinaire  très  communicalif,  éluda  toutes 
questions  relativesà  l'objet  de  son  voyage,  ijuil 
parut  vouloir  envelopper  d'un  mystère  inipéné- 
Ir.iblc.  Fins  Fleury  évitait  de  répondre,  plus 
Bcauiiiarcli.iisse  persuadait  ([ue  ce  voyage  de- 
vait se  rattacher  à  des  affaires  d'une  haute  im- 
porlancc,  et  il  essaya  par  tous  les  moyens  ima- 


ginables d'arracher  au  comédien  son  secret, mais 
inulilemenl. 

Lenquile  la  plus  minutieuse  ne  put  fournir 
à  Beaumarchais  les  moindres  renseignemenssur 
le  séjour  de  Fleury  à  Verdun.  Personne  ne  la- 
vait vu,  personne  n'en  avait  entendu  parler  :  son 
nom  n'avait  pas  même  été  pronoixé.  Mais,  dès 
qu'il  fut  informé  du  bruit  qui  s'accréditait,  Beau- 
marchais se  rappela  que  Fleury  avaitobtenu  sur 
le  Théâtre-Français,  le  plus  éclatantsucces  dans 
le  rôle  de  Frédéric  11.  Aon  content  de  se  grimer 
de  manière  à  ressembler  au  monarque  prussien 
il  s'était  procuré  un  vieil  habit  de  Frédéric,  son 
gilet,  ses  bottes,  son  chapeau  :  Fillusioa  était 
frappante.  L'auleur  demeura  convaincu  ([u'on 
avait  rais  à  contribution  les  talens  de  Fleury 
dans  un  but  poliiique,  celui  d'en  imposer  au 
roi  de  Prusse.  Egaré  par  les  rêveries  des  illumi- 
nés, Frédéric-Guillaume  pouvait  s'imaginer 
avoir  vu  dans  Thabile  comédien  son  oncle  lui- 
même,  pour  lequel  il  avait  toujours  éprouvé 
une  vénération  profonde,  et  en  avoir  reçu  l'or- 
dre qui  porta  le  couii  mortel  à  Louis  XVl  à  la 
reine,  à  sa  sœur  et  à  son  fils. 

Ln  esprit  moins  pénétrant  que  celui  de  Beau- 
marchais eût  tiré  de  ces  faits  les  mêmes  consé- 
quences. Si  le  roi  de  Prusse  fut  réellement  le 
jouet  dune  illusion,  nul  doute  qu'on  n'ait  agi 
sur  son  esprit  au  moyen  d  un  plan  fortement 
combiné;  et  n  est-il  pas  vraisemblable  que 
Fleury  eut  le  premier  rôle  danslestratagèmeau- 
quel  on  recourut,  et  qu'on  profita  de  ce  qu  il 
ressemblait  de  visage,  de  tournure  et  de  voix  au 
célèbre  Frédéric  11  ?  Ce  qui  rend  cette  opinion 
vraisemblable,  c'est  que  les  meneurs  de  l'épo- 
que, Danton,  alors  minisire  de  la  justice,  le  duc 
d'Orléans,  etc. ,  tous  francs-maçons,  n'étaient  pas 
étrangers  aux  opinions  de  Swedenborg. 

Enfin,  le  15  avril  1795,  Frédéric-Guillaume 
traita  avec  la  république  française.et  abandonna 
ses  provinces  de  la  rive  gauche  du  Rhin. 

Mouthly  Maguzitie. 
^Revue  Britaniiiijiu). 


uiT  rO?w-:ii.:r. 


.%neciEote  du    !>iaIoii  lio  1W39. 

Le  5  de  ce  mois,  un  de  nos  amis,  dont  nousne 
dirons  pas  le  nom,  se  rendit  au  Salon,  entre 
deux  et  trois  heures.  Il  l'avait  déj.1  parcouru  le 
jour  de  Fouvcrture,  et  y  av.nit  fait  quelquescon- 
nai.ssances  qu  il  lui  tardait  de  revoir,  car  il  en  est 
des  tableaux  comme  des  individus  ;  on  sclieavec 
certains,  on  les  aime,  on  les  visite  souvent,  et 
plus  on  les  voil,  plus  on  éprouve  de  plaisir  h  les 
voir.  Quand  on  va  vers  eux,  ils  vous  reçoivt-nt 
avec  un  air  de  connaissance,  et  semblent  vous  in- 
viter .'i  vous  approcher  pour  causer.  Après  avoir 
parcouru  le  grand  salon  et  la  galerie,  notre  ami 
revint  dans  le  salon  d'entrée  ;  c'est  en  ce  lieu 
surtoul  que  son  ctnir  l'appelait,  son  cœur  qu'il 
avait  laissé,  trois  jours  auparaxant,  dans  les  veux 
bruns  d  un  portrait  en  miniature.  C'était  une 
jeune  fille  vêtue  de  blanc;  elle  avait  des  yeux 
!  bruns,  îles  cheveux  blonds,  un  teint  rose  sur  lis, 
nnc  bouche  souriante  et  dans  la  physionomie, 


—  2fi6  -^ 


un  enjoiiemenl  tendre,  spii  itiicl,  naïf.Olara- 
vi>sante  ViQurt  !  0  le  beau  sujet  tle  rêves  enchan- 
teurs! 

Noire  ami  lui  tlillionjoin-,  et  elle  lui  n'iioudit- 
pai-  un  sourire.  Ils  ("laieut  déjà  liés  très  iutime- 
nienl.  Le  visiteur  s'accouda  devant  le  portrait, 
.s'arranijea  pour  y  rester  indéliniment,  et  ils  se 
mirent  à  se  rejjarder.  Alors  le  premier  lui  dit 
les  choses  les  plus  tendres,  (|ue  l'autre  reçutavec 
un  air  desatisfaclu)n  inalléralile.  Oli!  ijue  de 
bonheur  ravissait,  en  ce  moment,  l'ùme  de  no- 
tre ami  !  Son  ca'iir  remjdissait  sa  poitrine;  il  ne 
put  iKis  y  résister,  il  releva  ses  yeux  pleins  de 
larui<  s,  et  laissi  échapper  un  soupir.  Il  voulut 
se  tourner...  ()  surprise!  la  jemie  fille  était  là 
qui  le  regardait...  Ce  nï'lait  plus  le  portrait, 
mais  le  modèle.  Etonnée, attendrie,  n'osautcroiro 
à  l'admiration,  à  l'amour  qu'elle  inspirait, 
elle  semblaii  craindre  undésenchantemeni;mais 
elle  restait  dev.itu  lui,  jjiacieuse, charmante, em- 
bellie encore  par  sa  timidité.  Et  lui,  ce  qu  il 
éprouvait,  je  n'entreprendrai  pas  de  le  dire, 
qiiuiquejele  comprenne  parfaitement.  En  cet 
instant,  uue  dime  âgée  et  deux  jeunes  filles,  (jue 
notre  ;inii  prit  pour  la  mère  et  l^s  sœurs  de  sa 
belle  inconnue,  s'approchèrent  d'elle  et  l'entrai- 
nèrei!t  dars  le  grand  salon.  11  la  regarda  s'éloi- 
gner avec  un  sentiment  amer,  connme  un  homme 
qu'on  dépouille  de  ce  qu'il  a  de  plus  précieux,  et 
il  resta  à  sa  place,  le  Iront  triste,  les  yeux  éblouis. 
Il  aurait  voulu  la  suivre;  mais  où  en  venir  i' que 
lui  dire  i'  Ce^ieudant,  après  avoir  rélléchi  un 
moment,  et  sans  trop  se  rendre  compte  de  ses 
pi  nsées,  il  s'élança  sur  ses  pas.  Mais  la  foule 
était  compacte,  il  ne  pénétra  que  diflieilement 
dans  le  salon  carré,  et  déjà  illavail  perdue  de 
vue. 

Ce  fut  en  vain  qu'il  la  chercha  dans  toutes  les 
galeries.  Enlin,  harassé,heurlé,  moulu,  il  revint 
s'accouder  devant  le  portrait;  celte  vue  lui  ra- 
fraichil  le  sang. 

(,)ualre  heures  sonnèrent,  et  les  cris  des  gar- 
diens :  «On  ferme  les  portes!  »  lui  ap|)rirent 
que  le  temps  avait  marché.  Hélas  !  il  fallait  quit- 
ter ce  portrait  chéri,  perdre  cette  image  adorée, 
après  avoir  perdu  ce  qu'ellereprésenlait! Quelle 
dut  être  son  angoisse!  Mais  que  faire?  Le  dés- 
espoir l'inspira. 

On  sait  qu'au  dessous  des  tableaux  se  trou- 
vent, tout  autour  du  salon  et  des  galeries,  des 
toiles  vertes  (jui  tombent  jusqu'à  terre;  il  se 
baissa,  souleva  celle  espèce  de  tapisserie,  et  dis- 
parut derrière,  sans  que  personne  s'en  futaper- 
çu;  puis  il  attendit. 

La  foule  s'écoula,  les  portes  se  fermèrent  ;  alors 
il  sortit  de  sa  cachette. 

Il  avait  pris  une  détermination  désespérée;' il 
l'accomplit  hardiment. 

Le  cadre  ilu  portrait  était  lixé  sur  un  fond  de 
velours,  el.lenait  à  un  châssis  de  bois,  par  deux 
crochets  en  fer.  Arracher  ces  crochets  avec  les 
ongles  et  les  dents  {den/ibus  et  roslro)  fut  l'af- 
faire d'un  instant  pour  notre  amoureux  ami; 
puis  il  (Mileva  le  portrait,  le  cacha  dans  son  sein, 
sur  son  cœur,  et,  pour  ne  pas  faire  supjioser  un 
vol  ignoble,  il  lira  de  son  portefeuille  un  billet 
debanijue  de  mille  francs  qu'il  attacha  avec  une 
épingle  à  la  place  du  cadre.  Cela  fait,  il  prit  un 
air  délibéré,  appela  les  gardiens,  se  plaignit  de 
ce  qu'on  l'avait  enfermé,  et  disparut.  Il  ne  s'ar- 


rêta pas  un  instant  jusque  chez  lui,  entra  dans 
sa  chamb;  e,  et,  tirant  son  trésor,  il  recommença 
à  le  regarder. 

Je  ne  sais  trop  ce  que  serait  devenue  ccttr  aven- 
ture, si  elle  avait  suivi  son  cours  naturel  :  les 
journaux  auraient  trouvé  là  un  beau  sujet  à 
exploiter  :  la  disparition  d'un  portrait  remplacé 
par  un  billet  de  banipie,  le  cas  était  rare  ;  mais 
la  Trovidence  veillait  sur  notre  ai}ii. 

A  peine  élail-il  sorti  du  Musée,  (|ue  d'augus- 
tes personnages  y  entrèrent  par  l'extrémité  op- 
posée. Ils  s'avançaient  dans  la  grande  galerie, 
causant ,  regardant,  faisant  leurs  observations, 
comme  de  simples  particuliers.  Quand  ils  furent 
(levant  le  tableau  de  Schelfer,  un  d'eux  reçut  des 
félicitationsjsur  l'acquisition  qu'il  avait  faite  des 
deux  Miynon.  Arrivés  au  grand  salon,  les  toiles 
de  Vernet  les  fixèient  longtemps.  Ensuite  une 
jeune  femme,  à  la  physionomie  Une  et  gracieuse, 
près  de  laquelle  on  portait  un  enfant  aux  yeux 
bleus,  s'approcha  d'une  belle  jeune  fille  blonde, 
et  lui  dit  : 

—  Ma  sœur,  venez  que  je  vous  montre  le  joli 
portrait  dont  je  vous  ai  parlé. 

Et  elle  1  entraiiia  dans  le  salon  d'entrée. 

Mais,  ô  surprise!  le  joli  portrait  avait  dispaiii, 
et,  à  sa  place,  ilans  le  vide  du  velours,  se  trou- 
vait un  cliitfon  de  papier  sali. 

—  Que  signifie  cela?  dit  la  jeune  femme...  Un 
billet  (le  ban(iue  ! 

—  Venez,  venez,  accourez  tous  !  dit  la  jeune 
fille.  Ijn  mystère!  un  mystère! 

Tous  les  visiteurs  s'approchèrent,  et  chacun 
de  s'étonner;  mais  on  avait  beau  réfléchir,  cela 
paraissait  inexplicable. 

Ou  fait  venir  les  gardiens  :  «  Que  signifie, 
leur  demanda-t-on  la  disparition  de  ce  poi- 
trail. 

Ils  restaient  tous  interdits  et  ne  répondaient 
pas.  Enfin,  un  d'eux,  comme  se  parlant  à  lui- 
même,  dit  : 

—  Serait-ce  le  jeune  homme  à  qui  j'ai  ou- 
vert?... 

—  Un  jeune  homme?  J'ai  trouvé,  dit  la  jeune 
fennne,  histoire  d'amour,  un  amant  qui  a  voulu 
avoir  le  portrait  de  sa  belle,  et  qui  l'a  pris. 

—  Mais  le  billet?  observa  un  jeune  homme 
blond. 

— Eh  bien,  il  n'a  pas  voulu  passer  pour  un  vo- 
leur. 

—  C'est  cela,  dirent  tous  les  autres. 

—  Vous  avez  de  l'esprit  comme  quatre,  ma 
sœur,  reprit  le  même  jeune  homme. 

—  Oh  !  répliqua-t-elle,  j'ai  de  l'esprit  dans  le 
cœur. 

—  Pauvre  jeune  homme,  dit-on,  il  méritait 
de  recevoir  le  portrait  de  la  main  de  celle  qu'il 
aime. 

—  Ne  le  plaignez  pas,  il  possède  plus  de  la 
moitié  de  son  bonheur  :  il  a  l'illusion...  Cepen- 
dant cela  ne  suffit...  Mon  père,  permettez-moi 
de  m'occuper  de  ces  jeunes  gens. 

—  Je  vous  permets  tout,  ma  fille  bien-aimée. 
Puis-je  vous  refuser  quelque  chose,  à  vous  qui 
m'avez  tant  donné!  Je  m'en  rapporte  entière- 
ment à  vous. 

—  Cependant,  chère  amie,  dit  un  homme  de 
trente  ans,  si,  en  voulant  faire  le  bonheur  de 
l'un,  vous  alliez  faire  le  malheur  de  l'autre;  si  le 
jeune  homme  seul  aimait  ?.. . 


—  Est-ce  qu'on  n'aime  pas  toujours  quand  on 
esttant  aimée?  reprit  la  jeune  femme  avec  un 
charmant  sourire.  Allez,  je  connais  le  cœur  des 
femmes. 

Aucune  autre  objection  ne  s'étant  élevée,  elle 
détacha  du  velours  le  numéro  du  portrait,  et  re- 
prit, avec  sa  famille,  le  chemin  de  seS  apparle- 
mens  par  la  petite  galerie. 

A  peine  rentrée  chez  elle,  la  jeune  femme, 
que  son  idée  réjouissait,  s'occupa  de  prendredes 
renseignemens  sur  la  jeune  fille  au  portrait.  Le 
numéro  fit  connaître  le  peintre,  le  peintre  fit 
connaître  la  famille  :  son  nom  seul  la  recom- 
mandait. Riais  je  suis  obligé  de  taire  tous  les 
nimis. 

Madame  *■**,  veuve  d'un  haut  fonctionnaire, 
jouissait  d'une  fortune  considérable  et  de  l'es- 
limp  publi(|ue. 

Aussitôt  la  mère  et  la  fille  sont  mandées  au- 
près de  l'auguste  prolectrice  de  notie  ami.  In- 
troduites chez  elle,  ces  dames  atlcn,.enl  l'e'xpli- 
calion  de  l'honneur  qu'elles  reçoivent. 

—  Je  comprends  à  merveilb-,  se  dit  la  jeune 
temme  en  regardant  mademoiselle***,  l'enthou- 
siasme un  peu  tiopchalf iiicux  de  mon  protégé; 
le  portrait  n  avait  point  menti. 

Puis  elle  ajouta  tout  haut  : 

—J'espère  que  vous  ne  me  saurez  pas  mauvais 
gré  de  la  couise  que  je  vous  ai  fait  faire.  L'inté- 
rêt que  m'inspirent  toujours  des  seiitimcns  vrais 
est  ic  motif  qui  m'a  fait  agir.  Vous  n'êtespasune 
étrangère  pour  moi,  mademoiselle;  je  vous  con- 
naissais déjà...  Cela  vous  étonne.  Je  vous  mé- 
nage encore  d'autres  surprises;  mais  auparavant, 
je  vais  causer  un  moment  avec  madame  votre 
mère.  Nous  ne  pourrions  rien  sans  elle. 

A  ces  mois,  la  jeune  liliefui  emmenée  dans  la 
liicce  voisine  jiar  une  liame  d  honneur,  et  sa 
mèie  a|ipril  de  la  jeune  i'emme  la  découverte 
du  salon.  Grand  fut  son  étonnenient;  mais  elle 
ne  savait  rien  qui  pfll  expliquer  ce  mystère. 

—  Votre  fille  n'aime  personne?  Aucun  jeune 
homme  n'a  eu  pour  elle  des  attentions  particu- 
lières ? 

—  Personne,  que  je  sache,  et  ma  fille  ne  m'a 
jamais  rien  caché.  Cependant  elle  a  été  aujour- 
d'hui toute  différente  de  ce  qu'elle  est  ordinai- 
rement ;  la  galle  fait  le  fond  de  son  caractère,  et 
de|iuis  ce  matin,  i|ue  nous  sommes  allées  au  Sa- 
lon, je  l'ai  trouvée  soucieuse,  réfiéchie;  même, 
à  présent  que  j'y  pense,  chaque  fois  que  nous 
lui  avons  parlé  de  son  portrait ,  elle  est  devenue 
plus  rêveuse  ;  je  crois  avoir  vu  des  larmes  dans 
ses  yeux...  Quand  nous  avons  voulu  aller  le  voir 
en  sortant,  elle  nous  a  entraînées  par  la  galerie 
des  gravures. 

—  C'est  bien  extraordinaire  ,  reprit  la  jeune 
femme  ;  serait-ce  une  passion  improvisée  par 
un  regard  ?  II  s'en  est  vu  de  pareilles.  L'action  de 
cejeune  homme  me  louche  ;  il  faut  un  cœur  bien 
épris  pour  produire  une  telle  détermination... 

—  Ou  bien  fou  ,  madame  ? 

—  Il  y  a  toujours  un  peu  de  folie  dans  l'amour; 
mais  on  ne  s'en  aperçoit  que  quand  on  n'aime 
plus.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  que  je  viens  d'ap- 
prendre me  confirme  dans  mon  idée  ;  et,  si  vous 
voulez  bien  m'y  autoriser,  je  m'occuperai  du 
bonheur  de  ces  jeunes  gens...  toutefois ,  après 
avoir  consulté  votre  fille  ? 

—  Madame,  répondit  la  mère,  l'honneur  que 


—  267    - 


voiis(l)  nous  faites,  en  daignant  vous  intéresser 
à  noiii,  suftiiait  pour  me  faire  souscrire  à  toutes 
vos  volontés...  !\laiscc  jeune  homme,  quel  est-ili* 

—  Uli!  soyez  sans  in((uiéiud«;  ce  ne  sera  qu'a- 
liri'S  avoir  pris  toutes  les  informations  possibles 
sur  son  coiiiple,  que  je  vous  le  iiréM'uteiai.  Ce 
qu'il  a  fait  répond,  justpi'à  un  certain  point, 
t\c  son  eitur  et  de  sa  fortune. 

—  Eh  Iiicn,  madame,  disposez  entièrement  de 
nous. 

—  Vous  me  déléguez  tous  vos  dr(dls  de  mère? 

—  Je  suis  heureuse  que  vous  veuillez  bien  les 
accepter. 

La  jeune  femme  appela  sa  dame  d'honneur. 

—  Faites  vcDir  mademoiselle  ***,  dit-elle. 

La  jeune  lille,  en  rentrant,  se  dirigea  vers  sa 
mère. 

—  Ces  bfaux  yeux  bruns,  dit  son  auynsle  pro- 
tectrice ,  ont  tait  de  cruels  ravages  ilans  un 
pauvre  cœur...  à  leur  insu,  peut-être. 

La  bien-aimée  .le  notre  ami  pensa  au  jeune 
homme  du  portrait,  et  rougit.' 

—  lion,  reprit  la  jeune  feunnc,  je  vois  qu'ils 
ne  l'ignorent  pas  tout  à  fait.  Mou  enfant,  ajoutâ- 
t-elle eu  prenant  la  jolie  main  blanche  de  la 
jeune  fille,  montrez-moi  toute  conliance  :  à 
partir  de  ce  moment,  je  suis  votre  mère... 
OH  votre  sœur,  si  tous  l'aimez  mieux,  levais 
vous  faire  subir  un  petit  interrogatoire  :  Que 
s'esl-il  passé  au  Salon  aujourd'hui  i^ 

La  jeune  fille  rougit  plus  fort;  cependant  elle 
se  remit  et  répondit  avec  une  douce  timidité  : 

—  Mon  Dieu  ,  mailame  ,  rien  (jue  de  bien  siui- 
jile;  et  j'ai  eu  tort  peut-être  de  m'en  [jréoccu- 
per... 

En  disant  cela  elle  regardait  sa  mère. 

—  Quand  je  suis  entrée  au  Salon  ,  un  jeune 
homme  était  devant  mon  portrait;  il  plciuait  en 
le  re;;ardant...  Mais  il  ne  le  regardait  penl-èlic 
p.is  ;  i)eul-étre  il  songeait  à  tonle  autre  eiiose... 

—  Si  fait!  si  lait!  il  le  regardait. 

—  Croyez-vous,  madame  P  Oh  i  je  le  crois  bien 
aussi.  A  un  mouvement  involontaire  que  j'ai  fait, 
il  a  tourné  ses  yeux  vers  moi,  et  a  paru  si  étonné, 
si  heureux,  tant  de  sentimens  ont  parlé  l'i  la  fois 
dans  ses  regards,  que  cela  m'a  prise  au  cœur,  et 
je  ne  savais  où  j'étais.  Dans  ce  moment ,  mes 
sœurs  et  maman  se  sont  rapprochées  de  moi  et 
m'ont  entraînée  dans  le  grand  Salon  ;  je  les  ai 
suivies  sans  détourner  la  létc.  Voilà  tout. 

—  Etait-ce  la  première  fois  que  vous  voyiez 
ce  jeune  homme  ? 

—  Je  crois  que  je  l'avais  vu  une  autre  fois... 
au  bal  ;  mais  à  peine  avais-je  pensé  à  lui  depuis. 

—  Et  vous  aviez  sagement  fait  ;  car  tout  porte 
à  croire  (jue  ce  bel  enthousiaste  n'est  autre  chose 
qu'un  voleur... 

—  l!n  voleur  Poli!  c'est  impo.ssible! 

—  Les  plus  graves  soupçons  planent  sur  lui  ; 
il  paraît  prouvé  qu'il  a  enlevé  votre  portrait  du 
Salon. 

—  Il  a  pris  mon  portrait  ?... 

Quelipie  chose  de  doux  connue  le  bonlieur  se 
glissa  dans  le  rieur  de  la  jeune  lille,  et  ses  yeux 
révélèrent  ce  qui  se  passait  dans  son  cœur.  Elle 
ajouta  avec  un  air  adorable  : 

—  Oh  !  c'est  bien  mal  ! 

(1)  Kii  lappoiliinl  eut  eiitielioii,  nous  oiiulloiis  s  iciii- 
menl  des  foiiuules  ((ue  nos  pL'rsoiiiiam's  n'avaient  garde 
il'oublicr  ;  tnuis  on  tlcTinera  pourquoi. 


Son  auguste  amie  la  regardait  en  souriant. 
— 11  a  mis  à  la  place  un  billet  de  mille  francs 
que  voici. 

—  Voyez  le  voleur...  dit  la  jeune  lille  à  (jui 
tout  son  enjoiu'mcnt  était  revenu. 

—  Ainsi,  vous  ne  lui  en  voulez  pas  ? 

—  Oh  !  si  vraiment...  mou  portrait  ciiéri  ,  j'y 
tenais  tant  ! 

La  jeune  femme  l'attira  plus  près  d'elle  par  un 
mouvement  i>lein  de  grftce  et  d'affection  : 

—  Tenez,  mon  enfant,  lui  dit-elle,  ne  dissi- 
mulons point;  ce  jeune  homme  vous  aime,  et 
vous  ne  lui  eu  savez  pas  mauvais  gré  ? 

—  Eh  bien ,  c'est  vrai. 

—  Vous...  l'aimez? 

—  Oh  !  non ,  ce  serait  folie  ;  je  ne  l'ai  bien  vu 
qu'un  instant. 

—  Mais  vous  l'avez  bien  vu  ;  cet  instant  vaut 
un  siècle  ;  vous  l'aimez...  un  peu  ? 

—  Madame,  votre  bonté  me  touche  au  fond 
du  cœur  ;  je  ne  peux  avoir  de  secret  pour  vous. 
S'il  était  ce  (pi'd  m'a  paru..,  je  crois  que  je  l'a- 
dorerais. 

—  C'est  bien,  je  ne  voulais  pas  en  savoir  da- 
vantage. 

Et ,  comme  ces  dames  s'éloignaient ,  après 
avoir  i)ris  respectueusement  congé  de  la  jeune 
femme  : 

—  Souvenez-vous  toujours  bien,  vous,  ma- 
dame, que  vous  m'avez  délégué  votre  autorité 
maternelle;  et  vous,  ma  jeune  amie,  que  vous 
êtes  ma  sœur  cadette. 

—  Je  m'en  souviendrai  toujours  pour  vous 
aimer  et  vous  bénir,  dit  la  jeune  fille  avec  une 
grâce  admirable. 

La  protectrice  de  nos  jeunes  gens  avait  tout 
combiné  d'avance.  Elle  lit  appeler  le  secrétaire 
de  ses  coramandemens  et  le  chargea  d'annoncer 
dans  les  journaux  ipiun  portrait  en  miniature, 
portant  le  nujiiéro  ...,  avait  été  pris  au  Salon, 
dans  la  .journée,  et  (pie  des  poursuites  élaienl 
dirigées  contre  un  jeune  homme  gravement 
soupçonné  d'être  l'auteur  de  cette  sonstraclion. 

Le  lendemain,  toutes  les  feuilles  publiques 
contenaient  cette  nouvelle.  Notre  ami  la  lut,; 
mais  il  ne  bougea  pas. 

S.i  protectrice  s'assura  que  le  concierge  du 
Musée  n'avait  entendu  parler  de  rien. 

Nouvelle  annonce  pour  le  jour  suivant  ; 

n  Le  prévenu  était  arrêté,  les  soupçons  se  con- 
firmaient, et,  malgré  ses  dénégations,  les  ma- 
gistrats ne  conservaient  aucun  doute  sur  la  cul- 
pabilité. '> 

Du  reste,  pas  un  mot  du  billet. 

En  lisant  cette  seconde  nouvelle ,  notre  ami 
ne  put  contenir  son  indignation  : 

—  Voilà  donc,  s'écria-t-il,  la  justice  des 
hommes!  On  arrête  un  itauvrc  diable  ipii  ncsait 
seulement  pas  de  quoi  il  est  question;  on  l'en- 
ferme, et,  sur  des  soupçons  créés  par  le  cerveau 
inventif  de  ses  accusateurs,  on  l'abreuve lil'i- 
gnominie,  ou  le  fait  -passer  eu  jugement...  on  le 
condamne  pcul-êtie  ! 

Il  ne  put  résister  à  cette  idée,  et,  malgré  la 
ilouleur  qu'il  éprouva  en  pensant  à  se  séparer 
d'yn  objet  qui  avait ,  pour  ainsi  dire  ,  doublé  sa 
vie,  il  se  disjiosa  à  le  rendre.  11  se  mit ,  pour  la 
dernière  l'ois,  à  le  regarder  bien  tendrement, 
l'embrassa  encore  un  million  de  fois,  et  sortit 
j>our  le  rapporter  au  concierge  du  Alusée. 


Chemin  faisant,  il  songea  à  son  billet.  Ah! 
pensa-t-il,  (juelqiie  ouvrier  l'aura  trouvé  avant 
(ju'on  se  soit  a|)erçu  de  la  soustraction  du  por- 
trait ,  et  l'on  va  me  prendre  pour  un  voleur  re- 
pentant... Mais  cette  idée  ne  l'arrêta  [las. 

—  Voici,  dit-il  au  concierge,  le  portrait  qui 
a  été  pi  is  avant-hier  au  Musée.  La  personne  ar- 
rêtée pour  ce  fait  est  innocente;  c'est  moi  qui 
l'ai  enlevé...  pour  le  copier.  Je  vous  prie  de  le 
faire  rej)lacer  sans  liruit.  Prenez  cette  pièce  d'or 
pour  payer  l'ouvrier  (jue  vous  aurez  chargé  de 
ce  travail. 

—  Voudriez-vous  avoir  la  bonté  ,  monsieur 
dit  le  concierge,  de  me  donner  voire  nom  et  vo- 
tre adresse? 

—  A  quoi  bon,  puisque  je  vous  rends  le  por- 
trait? Au  reste,  je  ne  veux  pas  me  cacher.  Voici 
ma  carte. 

La  carte  et  le  portrait  furent,  à  l'instant  même 
portés  à  l'auguste  jeune  femme.  La  conduite  de 
notre  ami ,  dans  ceHe  dernière  circonstance , 
fut,  auprès  d'elle,  une  nouvelle  garantie  de  la 
noblesse  de  son  caractère.  Cependant  elle  ne 
s'en  tint  pas  là:  elle  devait  être  sévère;  elle 
agissait  pour  une  autre.  On  prit  des  informa- 
tions; elles  furent  toutes  en  faveur  de  notre 
ami.  11  possédait  les  (pialités  qui  font  l'honnête 
homme  et  le  bon  citoyen;  |son  intelligence  était 
supérieure;  son  cœur  excellent,  un  peu  trop 
enthousiaste  peut-être  :  c'était  le  seul  défaut 
qu'on  piit  lui  reprocher,  llavait,  du  reste,  une 
fortune  indépendante. 

Le  lendemain,  il  reçut,  par  une  ordonnance, 
un  paquet  cacheté  et  la  lettre  que  voici ,  dans  la- 
quelle se  trouvait  un  billet  de  mille  francs: 

«  Portez  ,  monsieur,  le  paquet  ci-joint  à  son 
adresse;  là,  vous  trouverez  une  personne  qui 
vous  dira  le  secret  qu'il  renferme. 

1)  Peut-être  obtien.lrez-vous  de  la  main  qui 
vous  est  chère  un  objet  qui  vous  deviendra  dou- 
blcmi  ni  prélieux... 

»  Quelqu'un  a  songé  à  votre  bonheur.  » 

Nous  ne  dirons  pas  le  nom  qui  se  trouvait  au 
bas  de  cette  lettre.  Notre  ami  osa  le  toucher  res- 
pectueusement de  ses  lèvres.  II  le  gardera  tou- 
jours comme  le  jdus  précieux  de  ses  souvenirs. 

Nous  ne  dirons  pas  non  plus  la  surprise,  la 
joie,  l'effervescence  de  bonheur  dont  ces  mots 
remplirent  son  àme  :  la  plume  ne  va  pas  jus- 
qu'où ])eut  aller  la  nature. 

Dès  que  l'heure  où  il  est  permis  de  se  présen- 
ter chez  une  femme  est  sonné  ,  notre  ami  s'é- 
lança vers  le  lieu  du  rendez-vous.  11  monta,  par 
un  magnifi(iue  escalier  de  pierre,  au  premier 
étage;  là  il  sonna  ,  le  cœur  haletant:  on  ouvrit, 
et,  quand  il  eut  dit  son  nom  ,  un  homme  d'un 
certain  âge  vint  au  devant  de  lui  et  le  reçut  avec 
une  extrême  bienveillance. 

Son  auguste  protectrice  ne  faisait  p.is  les  cho- 
ses à  demi:  ses  instructions  l'avaient  précédé 
dans  la  maison,  et  il  vit  liien  qu'il  lui  était  redc- 
valilo  de  la  réception  (ju'on  lui  faisait. 

—  Je  suis,  nuinsicnr  ,  lui  ilit  le  personnage 
qui  était  venu  à  sa  rencontre,  l'oncle  de  la  per- 
sonne pour  qui  vous  nous  faites  l'honneur  de 
venir  ici ,  et  je  représente  son  père  en  ce  mo- 
ment. 

—  Soyez  donc  assez  bon  ,  monsieur  ,  lui  ré- 
l)ondit  notre  ami ,  pour  excuser  ce  qu'il  y  a 
d'insolite  dans  ma  démarche.  Eu  la  faisant,  j'o- 


^r.s  — 


béis  à  une  invitation  qui  vient  de  haut,  et  il  n'a 
fallu  rien  moins  ([ue  rintcivenlion  d'un  aiigusle 
personnage  pour  nie  dili  rmincr  à  faire  re  que 
les  exigences  les  plus  impérieuses  de  mon  cœur 
auraient  été  impuissantes  à  me  faire  entrepren- 
dre. 

—  Celle  dont  vous  invoquez  Tautorité  tonte- 
puissante  ,  reprit  son  interlocuteur,  a  été  votre 
avocate  auprès  de  nous  ,  et  c'est  elle  qui  vous 
présente  ici  :  soyez  donc  le  bien-venu. 

Ce  dialogue  les  avait  conduits  à  la  portedu  sa- 
lon. 

Trois  dames  s'y  trouvaient  réunies  ■•  la  mère 
et  la  fille,  ei  la  dame  d'honneur  ([ue  nous  avons 
déjà  eu  l'occasion  de  voir  dans  les  apparlemens 
de  l'auguste  protectrice.  Elle  s'approcha  de  mon 
ami ,  le  nomma  à  ces  dames  et  le  leur  présenta 
de  la  part  de  sa  noble  maltresse. 

Elle  ,  comment  le  reçut-elle?...  Avec  le  plus 
délicieux  embarras  qui  ait  jamais  fait  baisser  de 
longs  cils  noirssur  des  yeux  humides  de  plaisir, 
avec  un  divin  sourire  qui  révéla  au  plus  heu- 
reux des  mortels  un  avenirde  délices.  Que  n'eùt- 
il  donné  pour  se  jeter  à  ses  genoux  ?  Mais  cela 
sent  la  comédie:  il  se  résigna  à  n'en  rien  faire. 
Le  mère  reçut  de  sa  main  le  paquet  et  le  re- 
mit h  sa  fille  ;  celle-ci  l'ouvrit  et  en  tira  un  por- 
trait... En  le  voyant  sortir,  les  deux  amans  se 
regardèrent,  et  je  crois  bien  que  leurs  yeux  se 
mouillèrent  de  larmes. 

La  jeune  fille  tenait  le  portrait  d'une  main  in- 
décise; elle  regarda  sa  mère  ,  celle-ci  lui,  fit  un 
signe,  et  elle  l'olîrit,  non  sans  trembler,  à  notre 
digne  ami  : 

—  Prenez  -le ,  lui  dit  -elle,  on  le  veut. 

—  Non ,  dit-  il ,  je  sais  qu'une  auguste  volonté 
me  protège;  mais  pardonnez;  c'est  de  vous,  de 
vous  seule  que  je  veux  le  tenir....  Laissez-moi 
me  priver  de  ce  bonheur  pour  en  doubler  la 
puissance;  restez  lihre;  et  d'ailleurs...  je  vous 

vois. 

Elle  le  regarda,  mais,  cette  fois,  d'un  air  tran- 
quille et  assuré. 

—  C'est  bien,  ce  que  vous  faites  là,  dit- elle. 
Et  elle  lui  tendit  la  main. 

Cette  fois,  il  mit  un  genou  en  terre,  et  baisa  la 
main  qu'on  lui  tendait. 

La  visite  se  prolongea  fort  avant  dans  la  soirée, 
et,  quand  notre  ami  dut  prendre  congé,  il  sem- 
bla à  chacun  qu'on  le  privait  d'un  bien  acquis. 

Alors  la  jeune  fille  i>rit ,  dans  un  petit  cache- 
mire bleu  ployé  sur  la  console,  un  objet  de  forme 
ovale,  l'offrit  au  visiteur,  el  lui  dit  : 

—  C'est  moi ,  moi  seule. 

C'était  le  portrait.  Notre  ami  était  au  ciel. 

11  en  est  là.  Tout  porte  à  croire  que  le  prin- 
temps ne  se  passera  pas  sans  que  le  bonheur  de 
deux  ccEurs  (jui  s'adorent  ail  reçu  sa  sanction 

devant  Dieu. 

Mercier-Lacombe. 

[Journal général  de  France,) 


IJacôic. 


A- 


î^ 


/^&'^^-.^^^,.j^ 


SUR  IN  RAYON  DU  SOLEIL  (1). 

Je  suis  seul  dans  la  prairie 
Assis  au  bord  du  ruisseau  ; 
Déjà  la  feuille  flétrie, 
Qu'un  Ilot  paresseux  charie. 
Jaunit  l'écume  de  l'eau. 

La  respiralion  douce 
Des  bois  au  milieu  du  jour 
Donne  une  lente  secousse 
A  la  vague  au  brin  de  mousse, 
Au  feuillage  d'alentour. 

Seul  et  la  cime  bercée , 
Un  jeune  et  haut  peuplier 
Dresse  sa  flèche  élancée 
Comme  une  haute  pensée 
Qui  s'isole  pour  prier! 

Par  instans  le  vent  qui  semble 
Couler  à  Hols  modulés 
Donne  à  la  feuille  qui  tremble 
Un  doux  frisson  ([ui  ressemble 
A  des  mots  articulés. 

L'azur  oii  sa  cime  nage 
A  balayé  son  miroir 
Sans  (pie  l'ombre  d'un  nuage 
Jette  au  ciel  une  autre  image 
Que  l'infini  qu'il  fait  voir. 
Ruisselant  de  feuille  en  feuille 
Un  rayon  réfiercuté 
Parmi  les  lys  (pie  j'effeuille, 
Filtre  ,  glisse,  et  se  recueille 
Dans  une  ile  de  clarté. 
Le  rayon  de  feu  scintille 
Sous  cette  arche  de  jasmin, 
Comme  une  lampe  (pii  brille 
Aux  doigts  d'une  jeune  fille 
Et  qui  tremble  dans  sa  main. 

Elle  éclaire  cette  voûte, 
Rejaillit  sur  chaque  fleur , 
La  branche  sur  l'eau  l'égoutte , 
L'aile  d'insecte  et  la  goutte 
EtfontHotter  la  lueur. 

A  ce  rayon  d'or  qui  perce 
Le  vert  grillage  du  bord , 
La  lumière  se  disperse 
En  étincelle ,  et  traverse 
Le  cristal  du  flot  qui  dort. 

Sous  la  nuit  qui  les  ombrage 
On  voit,  en  brillans  réseaux. 
Jouer  un  flottant  nuage 
De  mouches  au  bleu  corsage 
Qui  patinent  sur  les  eaux. 


«a^:' 


(1)  Ces  vers  sont  extraits  des  Recdeillemens  politi- 
ques, que  le  grand  poète  des  Méditations  et  des  lUii- 
MO!»iES  vient  de  publier  chez  Gosselin,  rne  St-Germain- 
des-Pré»,  ». 


Sur  le  bord  qui  se  découpe, 
De  rossignols  frais  éclos 
Un  nid  tapissé  d'éloupe 
Se  penche  comme  une  poupe 
Qui  voudrait  puiser  ses  flols. 

La  mère  habile  entrecroise 

Au  fil  (pli  les  réunit. 

Les  ronces  et  la  framboise. 

Et  tend ,  comme  un  toit  d'ardoise  , 

Ses  deux  ailes  sur  son  nid. 

Au  bruit  (pie  fait  mon  haleine, 
L'onde  ou  le  rameau  pliant , 
Je  vois  son  œil  qui  promène 
Sa  noire  prunelle  jileine 
De  sou  amour  suppliant  ! 

Puis^refermant ,  calme  et  douce , 
Sas  yeux  ,  sous  mes  yeux  amis , 
On  voit  à  chaque  secousse 
De  ses  petits  sur  leur  mousse 
Battre  les  cœurs  endormis. 

Ce  coin  de  soleil  condense 
L'inlini  de  volupté. 
0  charmante  providence  ! 
Quelle  douce  confidence. 
D'amour,  de  paix,  de  beauté! 

Dans  un  moment  de  tendresse. 
Seigneur,  on  dirait  qu'on  sent 
Ta  main  douce  qui  caresse 
Ce  vert  gazon  qui  redresse 
Son  poil  souple  et  frémissant! 

Tout  sur  terre  fait  silence 
Quand  tu  viens  la  visiter, 
L'ombre  ne  fuit  ni  n'avance, 
Mon  cœur  même  qui  s'élance 
Ne  s'entend  plus  palpiter! 

Ma  pauvre  àme  ensevelie 
Dans  cette  mortalité 
Ouvre  sa  mélancolie. 
Et  comme  un  bu  la  déplie 
Au  soleil  de  ta  bonté. 

S'enveloppanl  tout  entière 
Dans  les  plis  de  ta  splendeur, 
Comme  l'ombre  à  la  lumière 
Elle  ruisselle  en  prière, 
Elle  rayonne  en  ardeur  ! 

Oh  !  qui  douterait  encore 
D'une  bonté  dans  lescieux, 
Devant  un  brin  de  l'aurore , 
Qui  s'égare  et  fait  éclore 
Ces  ravissemens  des  yeux  ? 

Est-il  possible,  6  nature! 
Source  dont  Dieu  tient  la  clé, 
Où  boit  toute  créature. 
Lorsque  la  goutte  est  si  pure, 
Que  l'abîme  soit  troublé  ? 

Toi  qui  dans  la  perle  d'onde, 
Dans  deux  brins  d'herbe  plies. 


—  '2(;9  — 


Peux  enfermer  ton!  un  nionilc 
Wun  bonhem-  iiiii  suraliondc 
Ll  ilélionle  sur  les  picils , 

Avare  île  ces  ilélicps  , 
Qu'enlrevoit  ici  le  cœur, 
reu\-tu»lcs  divins  calices 
Nous  prodiguer  les  prémices' 
Et  répandre  la  liqueur? 

Dans  cet  infini  d'espace , 
Dans  cet  infini  du  temps, 
A  la  s|ilendeur  de  la  face  , 
O  mon  Dieu!  n'est-il  pas  place 
Pour  tous  les  cœurs  palpitans  ? 

Source  d'éternelle  vie. 
Foyer  d'élcrnel  amour, 
A  l'âme  h  peine  assouvie 
Faut-il  que  ciel  envie 
Son  étincelle  et  son  jour  ? 

Non  ,  ces  courts  moinrns  d'extase 
Dont  parfois  nous  débordons, 
Sont  un  peu  de  miel  du  vase , 
Ecume  qui  s'exlravase 
De  l'océan  de  tes  dons  ! 

Elles  y  nagent ,  j'espère  , 
Dans  les  secrets  de  tes  cieux , 
Ces  chères  âmes  !  6  \>krc  ! 
Dont  nous  gardons  sur  la  terre 
Le  regret  délicieux  ! 

Vous ,  pour  qui  mon  œil  se  voile 
Des  larmes  de  notre  adieu  , 
Sans  doute  dans  quelque  étoile 
Le  même  instant  vous  dévoile 
Quelque  autre  perle  de  Dieu  ! 

Vous  contemplez  assouvies 
Des  champs  de  sérénité , 
Ou  vons  écoutez  ravies 
iMurmurer  la  mer  des  vies 
Au  lit  de  rélcrnllé! 

Le  même  Di(U  qui  dépU)ie 
Poumons  un  coin  du  rideau 
Nous  enveloppe  et  nous  noie, 
Vous  dans  une  mer  de  joie  , 
!\loi  dans  une  ;;outle  d'eau  ! 

Pourtant  mon  àuie  est  si  pleine, 
O  iJieu  !  d'adoration  ! 
Que  mon  cœur  la  ticnl  ,'i  peine, 
El  i|u'ii  seul  man(|ucr  l'Iiileine 
A  sa  respiialioii  ! 

Par  ce  seul  rayon  de  Ihimme, 
Tu  m'attires  tant  vers  toi , 
{)in:  si  la  mort ,  de  mon  ftme 
Venait  délier  la  trame 
Rien  ne  changerait  en  moi  ! 

Sinon  i^i'un  eii  ilc  louange 
Plus  haut  et  jilus  solennel. 
En  voix  d\i  eoiu  int  de  l'ange  , 
Changerait  ma  voix  de  fange 
Et  deviendrait  éternel! 


Oh!  g'ioirc  à  toi  qui  ruisselle 
De  tes  soleils  à  la  (leur  ! 
Si  grand  dans  une  parcelle! 
Si  brûlant  dans  rétincelle! 
Si  plein  dans  un  pauvre  cœur! 

'Ali'Uonse  de  LAHAi;ri>E. 


(Onulrièmearlicle.) 
HISTOIRE. 


MM.  Delacroin,  Leullier,  Ribera,  Jouy,  Charles  Muller, 
Robert  Fleiiry.Sigiiol,  Dassy.Biard.Mauzaissc, Henry 
Schcller,  Wieilz. 

Il  est  donc  dit  qu'une  éternelle  polémique 
s'engagera  autour  du   nom  et  des  œuvres  de 
M.  Eugène  Delacroix'.'   Les  partisans  fanatiques 
de  ce  peintre  fougueux  apportent  une  telle  exi- 
gence dans  la  part  d'éloges  et  d'honneurs  qu'ils 
réclament  i)our  lui  ;  d'un  autre  c6té,  ses  enne- 
mis sont  si  aveugles  sur  les  bonnes  qualités  de 
soûlaient,  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  sont 
destinés  à  s'accorder  de  sitôt.  Et  cependant  une 
transaction  serait  bien  utile  h  l'école  romanti- 
que, car  celle-ci  comprendrait  alors  la  nécessité 
de  rechercher  davantage  le  dessin,  de  se  moins 
préoccu|)er  des  effets  brillans,  de  revenir  h  la  na- 
ture en  renonçant  à  son  «a/j/re/ de  convention. 
Ce  n'est  pis  assez  de  loucher  hardiment  une 
peinture,  de  rencontrer  parfois  de  bonnes  cho- 
ses, il  faut  ap])orler  de  la  patience  et  surtout  des 
|.rincipes  à  tonte  a-uvre  d'art.  Nous  qui  sommes 
ici  de  sang-froid,  voici  les  observalionsqiienous 
avons  recueillies   de  la   iiiajoiité  des  amateurs 
([u'attircnt  en  foule  les  deux  iodes  de  M.  Dela- 
croix : 

llumlet  au ci/He/ièi-cestle contraste  frappant 
de  bonnes  intentions  avortées,  d'une  couleur  ici 
haniioniense  et  riche,  là  criarde  et  forcée,  et 
d'un  ensemble  qui  plait  malgré  des  fautes  (pii 
choqueiil.  Lauteiir  a-t-il  pensé  à  imiter  Shaks- 
peare,  le  poète  inégal,  en  mêlant  l'idéal  delà  li- 
gure du  prince  Danois  à  la  grossu''reléde  formes 
du  fossoyeur'.' N'eut-il  pas  di1  voir  qu'il  n'était 
point  nécessaire  de  donner  à  cet  homme  une 
lêle  hideuse,  <lesbras  informes  et  une  jioilriiie 
d'e'corché  jiour  en  faire  le  représentant  du 
champ  de  la  mort  ?  Quoiiiu'il  en  soit,  celle  com- 
position séduit  par. «a mélancolie,  par  le  groupe 
excellent  d'Ilainlet  et  de  son  ami  Horatio.  l  ne 
liiuine  du  noi il  pèse  sur  le  ciel,  .sur  ce  terrain 
sans  ombrage  et  sans  fleurs,  et  qui  n'a  jamais  été 
arrosé  que  de  lai  mes. 

La  cléopàlre  ne  réunit  pas  deux  jugemens 
semblables.  Ou  y  cherehe  des  beautés  que  nous 
aussi  aimerions  ^ y  trouver.  Quel  grand  et  noble 
sujet!  Celte  reine  d'Egypte,  cette  femme  voliip- 
tueuse,  qui  a  épuisé  Unis  les  plaisirs,  et  drinandé 
l\  Vin  cil  II  II  II  des  jouissances  nouvelles,  la  voilà 
humiliée,  vaincue,  sans  trùue,  sans  espoir;  Oc- 
lave  arrive  avec  son  épéc  d'Actium.  La  lille  des 
l'iolémées  ira  régner  du  moins  sur  le  peuple  en- 
doi mi  des  Nécropoles  et  des  pyramides  :  elle  fait 
venir  un  paysan  qui  lui  apporte  l.i  inoil...  Ce 
visage    de  fenuue    doit  réunir  les   sensations 


les  plus  opposi'e.%  la  dignité,  la  crainte,  le  cou- 
rage, le  regret...  Et  voilà  ce  que  M.   Delacroix   a 
été  impuissant  à  traduire;  car  on  ne  trouve  pas 
tout  lie  suite  au  bout  de  son  pinceau  une  créa- 
tion qui  >oiiilrail  de  sérieuses  méditations,  une 
étude  approfondie  de  lliistoire.   Sa    Cliiojiùtre 
est  vulgaire,  sans  beauté,  hors  du  type  que  Tan- 
liqiiité  prête  à  cette  reine;   son  bras  est  lourd, 
mal  attaché;  sa  physionomie  n'annonce  point  la 
sombre  préoccupation  de  la  mort.  Quant  au 
paysan,  dont  les  éi)aule5  sont  couvertes  d'une 
peau  de  tigre  et  qui  ressemble  assez  à  un  satyre, 
nous  demanderons  s'il  a  rien  de  local  ?  Le  rau- 
sé  égyptien  n"étail-il  pas   là  pour   enseigner  au 
peintre  un  costume  et  une  couleur  plus  réels  •* 
Enfin,  à  la  manière  dont  cet  esclave  découvre  l'as- 
pic, n'est-il  pas  évident  qu  il  court  tout  le  pre- 
mier le  danger  d'êlre  mordu  par  le  reptile?  Ce 
sont  là  des  remarques  si  simples  que  .M.  Dela- 
croix eût  dû  nous   épargner  le   soin  de  les  lui 
adresser.  En  définitive,  nous  ne  lui  conseillons 
pas  de  traiter  davantage  les  sujets  antiques,  mais 
bien  de  s'en  tenir  au  moyen- âge  dont  les  chroni- 
ques laissent  un  i)lus  libre  essor  à  la  fougue  de 
son  pinceau.  L'antiquité  a  son  type  invariable 
dans  la  statuaire  grecque;  elle  veut  une  beauté 
de  formes,  une  simplicité  de  lignes  rigoureuse; 
le /au/ lui  était  inconnu,  tandis  que  le  beau 
était  à  ses  yeux,  la  seule  réalisation  de  la  vertu 
et  la  traduction  la  plus  fidèle   des  idées  religieu  - 
ses. 

Ces  siècles  reculés  ont  été  bien  mieuxeompris 
par  M.  Leullier  qui,  sans  exagération  de  dessin 
ni  de  couleur  a  su  reproduire  une  scène  terrible, 
une  lutte  à  mort  enlre    sept  cents  animaux  de 
toute  espèce  sur  le  sable  de  l'arène  du  Colysée, 
ce  sable  tant  de  fois  ensanglanté  et  toujours  al- 
téré. L'effroi  vous  saisit  à  la  vue  de  ces  monstres 
arrachés  aux  déserts  de  PAfrique   et  aux  som- 
mets neigeux  du  nord,  pour  servir  de  speclacle 
au  peiiple-rui.ilepar  l'ordrede  Domilien.  llsem- 
ble  que  l'on  entende  leurs  i  iigissemens  férsces 
et  lecraquemeulde  leurs  os;  1rs  tigres,  les  pan- 
thères comme  les  craintifs  antilopes,  jonchent  de 
leurs  cadavres   cette  enceinte  de  carnage;  un 
immense  éléphant   qui  domine  toute  la  scène 
ainsi  qu  une  tour  dépasse  les  maisonsd'uneville. 
êlreint  dans  le  pli  terrible  de  sa  trompe  un  lion 
qui  se  débat  convulsivement  :  tous  les  caractè- 
res des  diverses  hèles  sjul  rendus  avec  une  ad- 
mirable vérité,  et  ce  qui  rachète  I  horreur  de  cet 
(•nsenible,  c'est  l'aspect   d'une  chrélienne  qui, 
recueillie  et  calme,  attend  la  palme  du  marlyre; 
touchante  apparition,  vision  du  ciel  au  milieu 
d'un  rêve  pesant.  Selon  nous,  .M,  Leullier  a  con- 
quis par  ce   tableau  une  des  premières  places 
dans  notre  école.  Nous  ajouterons  tout  desiiite 
que  son  (./im',v/,  souvenir  trop  fra|>pant  du  5c- 
hastien  del  l'iombo,  est  en  dehors  de  la  nature 
de  son  talent. 

M.  Charles  Ribéra  s'est  montré  digne  de  por- 
ter ce  nom  célèbre.  Son  tableau  derfc/i  Rodrigo 
Caldcroii  coiidiiil  un  .«i//7>//r«  est  une  com- 
position très  louable,  très  intelligente  rlijui  n'a 
pas  encore  été  aussi  remarquée  qu'elle  mérite 
derêire.L'ex-fdvori  de  Philiiq)e  111,  tombé  du 
fille  des  honneurs  et  île  la  puissance  dans  la  dis- 
grâce et  la  persécution,  marche  au  supplice  avec 
Il  .séiéniié  de  l'inuoeciu  qui  connaît  le  véritable 
'  prix  des  biens  qu'il  quitte.  Des  moines  l'cicor- 


-    270 


tenl,  le  confesseur  du  roi  le  précède ,  la  foule  in- 
solcnle  et  curieuse  inonde  les  balcons  de  loule 
lavlacejlessl.ires  du  Sainl-Offiec  formeiU  le 
corlége  dont  rordonnance  est  simi-le  et  fort 
belle,  la  couleur  a  de  la  solidité,  du  relief;  e 
seul  défaut  que  nous  ayons  remarqué  est  la 
pente  excessive  du  lerraiu;  les  personnages  ont 
l'air  de  descendre  du  haut  des  toits. 

Nous  saisirons  ici  l'occasion  de  réparer  envers 
M.  Jouv  la  sévérilé  du  jugenienl  porté  contre 
son  irhain  Grandier.  A  notre  avis,  l  ordon- 
nance de  la  scène  mérite  des  éloges  par  la  dis- 
position aisée  des  vroupes  .pii,  malgré  le  grand 
nombre  des  assislans.s-rattael.cutbien  à  1  action 
principale.  Prises  à  i>a,  t,  cbaeune  des  ligures  of- 
fre de  remarquables  beautés,  les  télés  soit  de 
bourgeois,  soil  de  justiciers,  soit  de  soldats,  por- 
tent un  caractère  de  fanatisme,  de  compassion, 
de  sévérilé  ou  de  dédain  (pii  varie  incessamment. 
Les  costumes  très  exacts  ont  de  l'ampleur  et 
sont  largement  drapés.  Maintenant ,  pourquoi 
ce  vaste  tableau  n'a-t-il  pas  tout  le  succès  qu  en 
espérait  sans  doute  M.  Joi.y  ?  c'est  précisément 
parce  .pie  les  proportions  ne  s'accor<lent  pas 
■ivee  le  sujet.  Oue  l'on  consacre  trente  pieds  de 
'toile  à  un  événement  glorieux  et  national,  ce 
sera  bien  :  mais  retracer  ainsi  en  grand  la  per- 
sécution de  quelques  prêtres  ignorans  et  la 
nioriducuré  de  Londun,  c'est  commettre  un 
anacluonisme. 

Même  remarque  ponr  le  Jean-San.o-Terre  , 
de  M  «:ii-  Mnller,scéne.iuin'apasunegrandeva- 
leur  historique,  et  est  frappée  d(.  médiocrité  par 
l'exagéral.on  et  la  recherche  maladroite  des  el- 
fets  Cependant  voici  ,  du  même  artiste  ,  un 
Diogéne  qui  annonce  un  talent  vigoureux  el 
riche  de  bonnes  intentions.  Le  philosophe  cy- 
nique tient  sa  lanterne  h  la  main  comme  pou. 
trouver  un  homme.  Son  front  est  charge  de  ri- 
des sa  bouche  annonce  le  sarcasme  ,  une  esi.cce 
ae  désordre  moral  pèse  sur  cette  figure  froide- 
menl  railleuse  ;  ce  corps  est  noueux  ,  ma  atta- 
ché •  ce  sont  bien  les  membres  distendus  de 
l'homme  qui  vit  dans  le  cercle  étroit  d'un  ton- 

"'ïiiù  vient,  par  exemple,  que  M.  Ch.Muller  a 
représenté  saù.l  Jérôme  sous  les  traits  d  un 
anachorète  farouche,  sans  intelligence  et  charge 
a-ans  et  de  rides  .'On  ne  sait  plus  au,ourdhu. 

peindre  ces  sublimes  solitaires  dont  le  visage 
îaomtaitdefoiauseindessoulfrancesetd..s 
•nislérilés.  Le  Dominiquin  donnerait  à  cet  égard 
Te  nùle  leçon  à  nos  jeunes  artistes;  que  ceux- 
ci  étudient  son  admirable  saint  .krome;  Ils  li- 
ront sur  les  traits  extatiques  -lu  saint  toute  1  ar-  _ 
àeire -n  ame  que  consuma  le  feu  des  pas- 
sions Saint  Jérôme  s'est  armé  de  la  pierre  avec 
Lelle  il  va  se  frapper  la  poitrine  ;ua  ange  e 
souienldanssa  rude  pénitence,  tandis  que  le 
Sm  naecroupi  à  ses  pieds,  le  chaton,  eahn 
à  Te  d islraire.Au  milieu  même  de  son  exaltation 
relgieuse,  le  saint  se  rappelle  involontauemen 

[c   cbaur   de  jeunes  tilles  qu  autrefois  il  aimait 

à   ,  endre...  Lt  ceschamrs,  rendus  v-sibles  pour 

,i,apparaissentdans  les  plans  aériens  dUi- 

bleàn  ,  comme  un  souvenir  vivant  du  pa    é 
C'estalnsiquelemêmesujetpeut  restera    aa 

vub'aircou,  sous  la  main  d  un  mailrt,  stltvei 


iusdu  au  bu'.dime. 

^   Il  y  a  beaucoup  dintelligejicc  cl  de  savo;i- 


fairedansle  Bernard  Pal issy,  de  M.  Robert 
Fleury. —  Nous  avons  le  droit  d'avertir  M.  Si- 
gnol,  talent  consciencieux,  qu'il  a  faussé  sa  voie 
et  m.intpuMomiiIéUmenl  une  page  qui  eut  pu 
être  bien  éloipiente.  Ces  chevaliers,  diversement 
occupés,  ce  berger  étendu  à  terre,  ce  saint  Ber- 
nard que  personne  n'a  l'air  d'écouler,  ces  grou- 
pes clair-semés,  tout  cet  ensemble  nous  repro- 
duit-il la  Prédication  de  la  deuxième  croi- 
taide  '}  Non,  ces  fervens  auditeurs  qui  s'écriaient 
avec  tant  de  force  el  d'enthousiasme  ;  «  La  cioix  ! 
la  croix  !  »  n'ont  jamais  pu  avoir  cet  air  distrait, 
nidélourner  un  momentles  yeux  des  traits  véné- 
rables de  l'apôtre  du  douzième  siècle.  Ainsi  , 
malgré  tout  le  mérite  d'exécution  qui  règne  dans 
ce  tableau  ,  on  n'en  est  pas  satisfait,  on  n'en 
garde  point  d'impression. 

M.  Dassy  n'a  pas  mieux  traité  la  Hlort  de  saint 
Louis.  Et  pourtant  si  jamais  la  poésie  de  l'his- 
toire a  pris  un  noble  essor,  c'çst  dans  cet  événe- 
ment religieux.  Ce  roi  qui  expiie  sur  la  eenilre  , 
atteint  de  la  peste,  el  au  milieu  des  larmes  de 
loule  son  armée  ;  ce  Charles  d'Anjou  qui  est  ac- 
couru au  secours  des  Français  ,  el  trouve  en  ar- 
rivant le  cadavre  de  son  frère  et  seigneur,  .luel 
champ  d'inspiration  !  Dans  le  tableau  qui  nous 
occupe  ,  l'expression  manque  ;  l'ennui  plus  que 
la  tristesse  :iSSombril  toutes  les  ligures  ;  des  dé- 
tails soignés,  des  draperies  bien  faites  ne  rachè- 
tent pas  celte  imperfection  capitale. 

11  n'est  pas  encore  temps  tle  parler  des  carica- 
Uires  de  M.  Biard,  on  s'y  presse,  on  s'y  foule  , 
c'est  justice  ;  pnis(pi'elles  amusent.  Nous  avons 
à  examiner  les  œuvres  sérieuses  de  cet  artiste  ; 
son  Charles  VI  d'abord.  Deux  moines  de  l'or- 
dre des  Auguslins  exorcisent  rinfortiiné  munar- 
(pie  ;  Odette  de  Champdivers  ,  l'Antigonede  ce 
nouvel  OEdipe  ,  le  soulient  moir,s  par  sa  force 
que  par  son  amour;  cliarmanle  jeune  fille  dont 
le  visage  gracieux  exprime  tout  à  la  fois  sa  piiié 
pour   le  roi  el  la  terreur  que  lui  inspire  cette 
cérémonie  religieuse.  Slais  Charles  VI  ,  en  proie 
au  délire  ,  a  l'air  d'un  possédé  du  démon  ,  d'un 
épileplique,  ou  d'un  acteur  de  l'Ambigu  ;  ses 
cheveux  se   dressent  d'une  façon  bouffonne  ; 
(luant  aux  moines,  leur  geste  est  également  ou- 
tré et  théâtral.  Malheureusement  la  plupart  de 
nos  peintres  ont  trop  étudié  le  mélodrame  qui 
déteint  sur  leurs  œuvres.  L'autre  tableau  sérieux 
.le  iM.  Biard  nous  offre  un  Combat  de  pêcheurs 
contre  des  oursbluncs,  dans  les  mers  du  Nord  ; 
un  matelol  qui  frapiie  avec  son  harpon  l'un  de 
ses  nombreux  adversaires,  est  posé  el  rendu 
très  énergiquenienl  ;  le  mouvement  de  sa  easa- 
ipie  qui  s'est  elérangée  et  lui  couvre  la  moitié  du 
visage,  est  un  heureux  trait  d'observation.  Mais 
l'inévitable  manie  de  l'elTct  théâtral  revient  en- 
core ici  ;  nous  voyons  un  ours  enfoncer  sa  grilîe 
dans  la  cuisse  d'un  pécheur  qui  est  à  l'extrémité 
de  la  baripie  :  invraisemblance  des  plus  cho- 
quâmes et  moyennant  laquelle,  la  patte  de  l'ani- 
mal devrait  avoir  i)lus  de  six  pieds  de  long. 
Les  glaces  ont  beaucoup  de  transparence  et  eu 
même  temps  de  solidité,  el  les  teintes  rosées  du 
ciel  représentent  bien  l'horizon  de  ces  froides 
régions,  comme  l'ont  décrit  tous  les  voyageurs. 
Dans  quel  ordi-psd'idées  peut-on  classer  ÏAllé- 
gorieàt  M.Mauzaissel'Esl-cedel'histoireoudela 
fiction?  Nous  pencherions  vers  ce  dernier  avis, 
en  trouvant  réuni  dans  le  même  cadre  un  amal- 


game  de  iiersonnagcs  réels  el  de  divinités  païen- 
nes. Dans  le  coin  de  gauche,  une  Discorde  tonte 
nue,  et  les  yjiix  bandés,  gU  impuissante  et  fu- 
rieuse ;  plus  loin  une  l.iberié  agile  au  IhuiI  d'une 
pique   un   bonnet  phrygien  ;    puis  une  grosse 
femme  armée  ilii  casque  et  des  atiribiils  de  Mi- 
nerve s'incline  devant  Louis-Philippe  : 
Rare  et  biillanl  clTorl  d'une  imaçrinalive 
Qui  ne  le  cùile  en  rien  à  personne  qui  vive. 
Toute  notre  pénétration  échoue  en  présence  de 
cette  énigme  myihologiijuedonlle  moïse  Irou'.e 
peut-être  dans  la   révidulion  de  IS.iO.  Ce  (pii 
confirmerait,  d'ailleurs,  ce sou|ieon,  c'est  l'aulre 
partie  du  tableau  où  l'on  admire  des  pavés  en- 
tassés, des  dames  gisant  sur  une  barricade,  uiie 
espèce  de  hideux  ouvrier  blessé  au  front  el  com- 
battant contre   on  ne   sait  qui.   Nous  avons  élé 
bien  étonné  de  ne  pas  voir  sur  le  livret  (pie  celle 
fable  ou  cette  histoire  ,  si  l'on  veut,   avait  été 
commandée  pour  Versailles;  en  ce  cas,  M.  Riaii- 
zaisse  devrait  apiiliquer  à  des  sujets  plus  intel- 
ligibles l'emploi  d'un  latent  incontestable  el  in- 
contesté. 

M.  Henry  scheiîer,  chargé  de  représenler  la 
Visite  royale  au  c/idleaii  de  Chauipldtreiir, 
n'a  pas  dérogé  aux  traditions  de  la  peinture  ol'ri- 
cielle  ;  c'est  bien  froid,  bien  triste  ;  huit  muiis- 
Ins  rangés  autour  d'une  grande  table  et  ayant 
autant  l'air  de  comprendre  le  sujet  de  la  discus- 
sion que  le  juge  IJrid'Oison  comprend  t'alraire 
de  Figaro  et  de  Marceline. 

Il  y  avait  une  belle  peinture  dans  un  sujet  ijiie 
M.  Wiertz  a  laissé  ;i  l'état  d'esquisse  :  Madaa^c 
Lœlitia,  exposée  après  su  mort.  La  mère  de 
Napoléon  est  étendue  sur  un  lit  de  parade;  mal- 
gré ses  longues  années,  son  visage  a  gardé  l'em- 
pieinledn  type  correct  et  fier  de  celte  famille  un 
instant  souveraine.  En  présence  de  cette  image 
de  deuil ,  on  se  prend  à  évoquer  bien  des  sou- 
venirs assoupis,  et  non  éteints.  Mais  l'artiste  a 
eu  la  fâcheuse' idée  de  garnir  le  fond  de  sa  toile 
d'un  groupe  de  spectateurs  qui  gênent  le  regard 
en  détournant  l'attention.  11  n'a  pas  compris 
((ue  la  vue  de  ce  corps  était  à  elle  seule  un  spec- 
tacle frapi>ant  et  une  double  leçon  d'histoire  et 
de  philosophie  politique. 

Alf.  des  Essarts. 


iîlclancji*!?,  faitis  nirimï. 

l'annonce.— On  sait  que  les  Anglais  nous 
ont  dès  long-temps  surpassés  dans  cette  inté- 
ressante spécialité.  Voici  un  exemple  tout  ré- 
cent de  leur  supériorité.  C'est  un  homme  d'af- 
faires de  Londres  qui  fait  part  aupidilic  qu'il  a 
entre  les  mains  el  met  en  vente  une  action  de 
Drury-Lane    (nous  renonçons  à  reproduire  le 
luxe  typographique  d'une  pièce  dont  nous  ne 
donnons  ipic  tes  termes)  ■•  «  A  la  noblesse,  à  la 
»  fastiion  el  à  tous  les  amis  des  beaux-arts  cotlec- 
„livement!  M.  Georges  Redbreast  a  l'honneur 
).  d'annoncer  qu'il  est  chargé  de  la  vente  défini- 
„  live  d'une  action  de  50  liv.  de  l'élablissemenl 
,>  te  plus  somptueux,  le  plus  classique  et  le  plus 
>,  fréquenté  des  trois  royaumes,  connu  sous  le 
„  litre  de  Théâtre  Hoyal   de  Drury-Lane.  Cette 
»  action,  M.  Iledhrcasl  éprouve  un  idaisir  inoui 
„  à  constater  le  fait,  assure  à  son  heureux,  pro- 
>.  iniétairc le  droit  inaliénable  d'une  entrée  de 


—  271 


»  faveur,  privilège  ne  ilépeiidant  nullement  du 
w  capiice  il'uu  nouvel  entrepreneur,  mais  est 
»  acquis  à  l'actionnaire  d'une  manière  aussi  inal- 
»  léra!)le  que  la  propri/aé  du  Ihéfttre  m{în)e  h 
»  sa  grâce  le  duc  de  IJedforl!  M.  RedUreast.iiour 
»  justilier  la  réputation  de  proldté  dont  il  s'en- 
«  orgucillit,  et  (|iie!ui  reconnaissent  les  homiiies 
»  les  plus  (lislinijui's  de  In  Crande-lîretanne,  au 
»  nombre  descpieis  il  se  plail  à  eiter  feu  son 
M  altesse  royale  le  ducdVork,  rioil  indisjiensa- 
»  l)le  (le  prévenir  que  l'achat  de  la  susdite 
»  action  ne  donne  pas  au  ])orleur  le  litre  d'éicc- 
»  leur  au  collège  de  Westminster  !  Cette  circons- 
»  lance  toutefois  doit  procurera  l'acheteur, une 
»  satisfaction  t:iule  pailiculière,  car  elle  le  pré- 
»  serve  du  tumulte  laligant  des  discussions  poli- 
»  li(|nes,  et  lui  permet  de  s'alinndonner  tout 
»  entier  à  ces  impressions  suMimes  et  divertis- 
»  santés,  que  les  esprits  doués  de  sympathies  re- 
»  çoivent  des  ravissantes  beautés  de  Shakspeare  ' 
«  Le  théâtre  de  Drury-Lane  est  si  heureusement 
»  situé  que,  n'imjiorle  dans  quelle  partie  de  la 
»  raélropoie  l'actionnaire  ail  éludoaiicile,  il  lui 
»sera  i  m  possible  de  visiter  ce  sa  net  uaiie  du  génie, 
»  sans  voirse()assei'  suusses  yeux  d'intéressantes 
»  scènes  de  la  vie  aciiie.  Al.  Redbreast  est  inti- 
M  mement  ijcrsuadè  qu'il  y  aui'ait  une  inlînilé 
»  de  choses  à  dire  de  l'élégance  de  l'intérieur, 
M  de  la  beauté  classique  de  l'avant-scène,  de  la 
»  largeur  de  l'orchestre,  de  la  complaisance  des 
«  ouvreuses,  et,  en  passant,  de  la  commoiliiè  du 
»  foyer.  C'est  dans  ce  magnifique  édifice  ipie 
»  l'aciionnaiie  peut  élever  S'in  esprit,  cultiver  sa 
»  loyauté  brilarniii|ue,  en  contemplant  à  la  fois 
»  M.  Van  Amburgli  et  ses  lions,  elle  souiiic  de 
«Vicloria;  que  dans  des  dispositions  moins 
»  sévères,  il  peut  |)endant  les  entr'actes  coinpa- 
»  rer  l'éclat  (les  rayons  du  lustre  féerique  avec 
»  les  feux  brilla  lis  des  yi  M  \  des  dames  d'honneur!)' 


l'icuuc  ÎJramaîiiiar. 

THÉÂTRE  DU  VAUDEVILLE. 

in  Appartement  à  louer ,  vaudeville  en  un 
acte,  de  MM.  Desvergers  et  Adrien. 
Tout  individu  qui  ne  loge  pas  en  garni,  tout 
être  qui  ne  perche  pas,  tout  citoyen  régulier 
qui  a  un  chez  soi,  connaît  et,  par  conséquent,  a 
maudit  bien  des  fois  celte  coutume  bizarre  qui, 
dès  (pie  vous  avez  déclaré  à  votre  ]iropriél.<ire 
l'intention  de  (|uitler  sa  maison,  vous  met,  pour 
trois  mois,  à  la  merci  du  premier  flâneur  (pii 
sait  lire  un  écritcau.  Dès  que  votre  balcon  ou 
votre  porle-cochère  est  ainij;ée  de  cette  dénon- 
cialion,  ce  n'est  i>1ms  un  appartement  clos  et 
couvert  (jue  vous  habitez,  c'est  une  lanterne  sans 
vitres  :  vous  n'avez  plus  de  for  intérieur.  C'est 
en  vain  que  vous  payez  exactement  votre  terme, 
vos  contributions,  et  tous  les  accessoires  inventés 
pour  la  ruine  des  locataires,  ce  domicile,  ([ue 
la  charle  déclare  inviolable,  est  assiégé  h  tonte 
heure.  C'est  une  visite  domiciliaire  continue, 
qui  commence  avec  le  jour  et  n(^  litiit  (ju'avec 
lui.  Kien  n'est  respecté  par  l'inquisiteur  qui  se 
présente,  ni  l'heure  de  vos  repas,  ni  celle  de 
votre  travail,  ni  le  secret  de  vos  conversations 
intimes  ;  il  arrive  liriiS(]uemeul,  entre  sans  dire  : 
gare  !  vous  iioursuit  de  réduit  en  réduit,  fouille 
du  regard  cl  trop  souvent  de  la  main  vos  cabi- 
nets et  vos  armoires.  Les  dispositions  (|ue  vous 
avez  créées,  que  vous  aimez,  \oUc  aiucublemcut. 


vos  portraits  de  famille,  sont  amèrement  criti- 
qués. Le  papier  est-il  jauni  parla  fumée '.^  Le 
portier,  ce  même  portier  (|ui  se  nourrit  de  votre 
sou  pour  livre,  se  chauffe  de  l'énorme  biiche 
d'usajje.  Heur  de  votre  voie  de  bois,  et  de  tous 
les  menus  londins  (jui  disparaissent  tandis  que 
le  complaisant  scieiM-,  votre  homme  de  confiance,  | 
ferme  les  deux  yeux,  le  portier  sera  le  inemici- 
à  vous  injurier!  Les  locataires  sont  si  inalprn- 
pres  !  s'écriera  l'ingrat  (jui  vous  accablait  de 
prévenances  à  la  (in  du  dernier  terme.... 

Ce  sont  ces  désagrémens  généraux  et  beaucoup 
d'autres  particuliersà  un  M.  Deslauriers,  auteur 
dramatique  de  son  état,  que  M.  Desvergers  a 
entreiiris  de  jieindre  dans  un  vaudeville  assez 
gai  de  dialogue,  mais  un  peu  trop  long,  et  qui 
cepenlanl  a  réussi. 


tion,  on  enten  Ira  MM.  de  Beriot ,  Gallay  et 
llerz  fr:res,  mailenioiselb-  Pauline  Gaixia  ,  ma- 
dame Do'us,  MM.  Ivanolîet  Kub  ni.  Uiegraiule 
]);utie  du  programme  est  composée  de  morceaux 
«le  musi(|ne  classique. 


THÉÂTRE  DES  VARIETES. 
Jospin  ou  le  Père  de  l'enfant  trouvé, 
vaudeville  en  un  acte  de  M.  Sauvage. 
Francis,  jeune  hommecliarmant,  qui  a  le  mal- 
heur de  ne  pas  connaître  son  [lère,  est  sur  le 
point  de  contracter  un  mariage  d'inclination.  Ne 
pouvant  se  présenter  sans  nom  dans  une  hono- 
rable famille,  il  achète  un  père.  Jasjiin,  dentiste 
ambulant,  grand  mauvais  sujet,  grand  dépensier 
quand  il  a  de  l'argent  et  même  quand  il  n'en  a 
pas,  consent  à  devenir  ce  père,  ninyennanl  I  .rttm 
livies  de  rente  viagère,  non  compris  tout  l'ar- 
gent complanl  nécessiure  pour  payer  ses  dettes 
présentes  et  futures,  ses  extravagances  et  exi- 
giiicesde  toutes  sortes.  De  cette  situation  dé- 
ei  nie  iMie  foule  de  scènes  très  amusantes,  1res 
s;  igulières,  (|ui  compromettraient  gravement  le 
n.  M-iai;e  de  Francis. s'il  ne  retrouvait  au  moment 
I.  |)ius  critique  son  véritable  père,  M.  Roland, 
p: ,  sses,seur  de  vingt  mille  livres  de  rente.  — 
L  auteur  a  fait  jirciive  d'un  esprit  des  plus;;ais 
et  des  plus  pélillans  dansée  petit  acte  (jui  a  eoin- 
plèlement  réussi.  Serre  et  Rebard  ont  parfiite- 
menl  joué  le  faux  et  h;  vrai  père.  Le  public  a  ri 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  pièce. 

Le  théâtre  de  la  Renaissance  déploie  une 
grande  activité  :  en  moins  de  huit  jours  on  vient 
d'y  donner  hlademoùellede  Fonlanf/ex ,  pièee 
lyri(pie  en  deux  actes,  et  les  Camarades  du 
mini.drc,  comédie  eu  vers,  et  déjà  on  nous 
piomel  pour  lundi  prochain  deux  représenta- 
tions, }'tn(/l-tiix  ans  ,  comédie  en  deux  actes. 
et  I(^  Viuijt-qualreferrier,  traiiédieen  un  acte 
et  en  vers  pom-  Guyon  et  les  débuts  de  made- 
moiselle iMathilde;  puis  ,  iiour  la  lin  du  mois, 
VAlchbniste ,  en  cin(|  a('tes  et  eu  vers  de  M. 
Alexandr(^'  Dumas;  le  principal  réile  sei-a  rempli 
])ar  Frederick  Lemaitre.  Lin  opéra-féerie  est 
aussi  en  pleine  répaition  et  sera  représenté 
sous  peu.  i'Iusieius  engagemens  importans  vien- 
nent d'être  signés,  et  les  débuts  de  ces  nouveaux 
sujets  auront  lieu  dans  le  conranl  d'avril  pro- 
cliain  au  théâtre  de  la  Renaissance.  Ricneulin 
n'est  négligé  pour  asseoir  sur  des  bases  solides 
la  nouvelle  entreprise  littéraire  et  lui  assurer 
un  fructueux  avenir. 


La  France  musicale,  que  nous  aimons  .'i 
citer  poiu-  ses  travaux  en  musii|ucelen  liltéia- 
tine,  ddil  donner  jeudi  proeh.iin  un  premier 
concert  â  ses  abonn('s,  â  i  heures  de  l'après- 
midi ,  dans  la  magnili(|ue  salle  de  M.  lleiui 
llerz.  Dans  eetle  matinée  spécialement  eonsa- 
créc  uu.\  abouucs  de  celle  iuiporiauie  puMica- 


ïifDUf  î)f  liiiq  jours. 


20  MARS.  —  Une  lettre  de  Florence  annonce 
la  mort  de  la  princesse  Charlotte,  (ille  du  roi 
.loseph  Napoléon.  Elle  se  l'endail  de  Florence  à 
Gênes,  où  elle  espérait  rétablir  sa  santé,  lors- 
(|u'elle  a  succombé  à  Sarzanne  par  suite  d^ine 
hémorragie. 

—  L'entreprise  du  lunnel  dn  la  Tamise  conti- 
nue à  marcher  de  la  manière  lapliissalisfaisaule. 
Dejjuis  le  :'.0  déceudire  dernier  il  a  été  achevé 
.30  pieds  :  ce  (jui  a  donné  une  longueur  totale 
de  8Ô5  pieds.  L'ouvrage  déjiasse  maintenant  de 
13')  pieds  l'ancienne  vorte  et  de  05  pieds  la 
marque  des  basses-eaux. 

—  On  annonce  de  nouveau  poui-  le  1"'  mai  le 
baptême  du  comle  de  Paris.  On  ajoute  que  l'ar 
chevêque  de  Paris  a  enfin  consenti  à  pi-ésider 
cette  cérémonie  qui  aui-a  lieu  à  Notre-Dame. 

—  Une  lettre  de  Pétersbourg  du  2  mars  dit 
que  l'empereur  Nicolas  était  au  uombie  des  per- 
sonnes (|ui  ontsuivi  le  cortège  funèbre  du  comle 
Spéranski.  1  un  des  hommes  d'étal  les  plus  éclai- 
rés de  la  Russie.  L'empereur  marchait  immédia- 
tement après  le  cercuil  et  il  ne  s'est  retiré  qu'a- 
près 1  inhumation. 

—  On  nous  écrit  de  Dreux  (Eure-et-Loir),  & 
la  date  du  17  : 

«  La  malle-poste  de  Paris  à  Brest  a  été  arrêtée, 
pour  la  seconde  fois  depuis  peu  de  lemps.dansla 
nuit  du  jeudi  au  vendredi,  pir  plusieurs  hommes 
armés,  à  (pieh|ues  pas  de  la  place  où  un  juge- 
suppléant  de  Dreux  cl  son  j.endre  avaient  été 
attaqués  huit  jours  auparavant. 

»  (ietle  fuis  tes  v(deiMs  rmt  fait  feu,  et  la  lan- 
terne de  la  voilure  a  été  brisée  par  la  balle.  Ils 
ont  fouillé  le  cabricdel  du  coiiirier,  dans  lt'(|uel 
ils  nom  pu  trouver  qu'nnecinquanlaiued'écus. 

»  Ainsi,  eu  uiuinsJe  six  semaines,  liuisalla- 
ques  du  même  genre  ont  eu  lieu  entre  Dreux  et 
Nonancoiul,  à  vingt  lieues  de  la  capitale. 

—  La  nouvelle  de  la  mort  de  Nourrit,  a  répan- 
du dans  Paris  une  douleur  universelle.  Jamais 
artiste  ne  fut  plus  aimé  et  ne  mérita  mieux  de 
l'être.  Nous  avons  rapporté  les  versions  qui  ont 
circulé  sur  sa  moi  I  tragiiiue.  Un  point  impor- 
tant y  est  omis,  que  nous  (levons  nous  hâter  d'é- 
tablir :  ce  n'esl  pas  le  courage  qui  a  mantiué  à 
Nourrit,  c'est  la  santé.  La  maladie  cruelle  que 
lui  avaient  causée  penilant  les  premiers  temps 
de  sou  séjour  îiNaples  tant  de  chagrins  éprouvés 
joints  à  rinlluenee  d'un  climat  nouveau  et  au 
regret  de  la  patrie,  avaient  laissé  chez  lui  de 
funestes  traces.  L'autopsie  a  révélé  qu'un  «léve- 
loppemenl  extraordinaire  du  foie  menaçait  sa 
vif  et  contribuait  â  le  jeter  dans  celte  sombre 
mélancolie  (|ui  l'aecablail  depuis  ijucliiue  lemiis 
et  (pii  la  poussé  enliii  â  un  acte  désespéré. 

—  Une  belle  épée  de  chevalier  à  la  lame  flam- 
boyante était  en  adjudication  celle  après-midi, 
rue  des  .lei'inein-s,  avec  d'autres  armes  anciennes 
et  orientales.  Elle  porte  le  nom  d'Ambroise  Spi- 
uola,  général  eu  chef  des  armées  tlu  roi  Philip- 
pe 11,  d'Fspague  dans  la  Flandre  espagnole.  La 
poignée  est  d'une  jolie  forme;  la  lame  eu  acier 
ciselé  est  enrichie  de  (piantité  de  pclii  bas-reliefi:, 
sujets  lires  de  l'histoire  sainte,  d'un  fini  el  d  une 
exécution  remarquables.  Elle  a  été  vendue 
l,2(!l  fr. .'.  c. 

—  Milor.l  l.yncdoch.  pair  d'Angleterre,  âgé 
de  lOïans,  est  arrivé  à  Tours  le  14  mars,  el  en 
est  reparti  le  17. 

21.  — Le  gouvcrnemeni  anglais  ne  sciasse 
point  de  iléphncr  la  plus  excessive  rigueur  au 
CauaJa.  De  nouvelles  seuicaccs  de  moi  i  ont  été 


—  372  — 


nrononrées  cl  mises  à  exécution  e  ISfcvrier; 
Fesvirimcs  sont  les  nommés  ISar bonne,  Dcno- 
n^mie.  ^i.•ol«s,  Danois  cl  llimlcniang;  ce  dçr- 
n!c"  est  Français.  Ils  ont  ions  montré  la  plus 
stoïquc  fermeté.  „    .     .    i 

_  Madame  la  comtesse  de  Marbœuf  vient  de 
mourir  à  la  communauté  du  ^acré-Cd'iir  ort 
"île  s'était  retirée.  Madame  de  Marhauf  était 
veuve  de  lancien  {jouverncur  de  la  Corse. 

—  M  Castéra,  ancien  fonctionnaire  pulilic  et 
fondateur  d'inslilulions  philanlroplnqucs  en  l^^i- 
veur  dcsnaufraiiés,  vient  de  déposer  «"x  'leux 
chambres  une  lutilion  pour  demander  la  dé- 
porlàlion  des  Ibl-çals  libérés  hors  de  la  France 
continentale.  Ce  n-esl  point  une  prolongation  de 
neine  tiue  M.  Castéra  veut  qu  on  leur  inllifie  ;  H 
Ct  au  contraire  qu-h  l'expiration  de  leur  ban 
leur  sort  soit  amélioré,  et  qu'ils  soient  soustrais 
à  cette  affreuse  position  .]ui  les  attend  à  la  son  e 
du  bagne,  et  qui  est  aussi  funesteàla société  qu  à 
eun-mémes. 

_  L'ne  Icitre  de  Naples  du  11  mars  fait  con- 
naître (lue  les  b(mneurs  funèbres  ont  été  rendus 
avec  beaucoup  de  pompe  à  Nourrit.  Au  moment 
0  1  à  la  sortie  de  l'église,  on  allait  fermer  le  cer- 
ruèil,  les  cheveux  de  Filluslre  artiste  ont  elécou- 
pés  et  distribués  parmi  les  assistans.  1  était  nuit 
niand  ou  est  aiVivé  au  cimetière  Un  terrain 
avait  été  acheté  pour  y  déposer  les  restes  de 
Nourrit,  et  on  devait  y  ériger  un  monumen  , 
aux  frais  duquel  Français  et  Italiens  ont  voulu 
participer. 

—  On  lit  dans  un  journal  :  «Une  cérémonie 
intéressante  doit,  dit-on,  a^o''-..''^  "  ^'P™: 
chain  en  l'église  de  l'Assomption.  M.  Berryer 
père  doyen  de  l'ordre  des  avocats,  y  fera  celé- 
Lrer  une  mcjse  d'actions  de  grâce  pour  le  cin- 
quantième anniversaire  de  son  mariage.» 

—  Une  des  jeunes  personnes  qui  ont  derniè- 
rement remporté  des  prix  au  Conservatoire 
s'habillait  avant-hier  pour  aller  à  un  concer  . 
Le  feu  prit  à  sa  robe,  et  elle  a  péri  dans  la  nuit 

suivante. 

_  L'administration  de  l'Opéra  se  propose  de 
donner  un  concert  dont  le  produit  sera  consacre 
à  ti  msuorler  les  restes  de  Nourrit  en  France. 

Ul   de  liériot,  Dupiez,  Bubini,  Tambur.ni 
Lablache,  mesdames  Urisi  et  l'ersiani  se  feront 
entendre  dans  ce  concert. 

.Ile  roi  vient,  par  suite  des  instances  de 
M  Védel,  directeur  du  Théfttre-Français,  et  des 
nombres  du  comité  d'administration,  et  sur  a 
Snde  de  M.  le  comte  de  Bondy,  intcndant- 
iH'néral  de  la  liste  civile,  de  fane  remise  ^  a  Co- 
médie-Française de  la  somme  de32.i,000  fr.  par 
elle  due  pour  loyers  arriérés. 

En  outre,  sa  majesté,  en  consentant  au  renou- 
vellement du  bail  pour  neuf  années,  a  bien  vou- 
lu en  réduire  le  prix  à  .^0,000  fr.  par  an,  au  lieu 
de  G2,000  fr.,  taux  du  bail  précédent. 

5-1  —  Les  dég.Ms  occasionés  par  le  tremble- 
meni  de  terre  à  la  ville  de  Saint-Pierre  sont  pus 
imporlans  qu'on  ne  1  avait  cru  d  abord.  Lenle- 
•emenl  deslambris  el  tapisseries  a  fait  découvrir 
bien  des  lé/.ardes  dans  les  murs  ;  on  estime  a 
Uo  environ  le  nombre  des  maisons  îi  démolir  ; 
toi  tes  les  maisons  du  haut  .le  la  rue  ToraïUe  ne 
so  t  plus  habitées  ;  il  en  est  de  même  .lu  haut 
de  la Vue  Lucy  ;  la  rue  du  l-elit-\  ersailes  a  aussi 
beauco"ps.,uffèrt;ilny  a  pas  de  .loute  que 
ioute  la  ille  aurait  eu  le  sort  de  celle  du  Foi  l- 
Royal,  si  l'événement  avait. luré  7  à  8  secondes 

"^^fè  général  Bertrand,  qu'un  journal  de  Sainte- 
Lucie  a  préten.lu  être  écrasé  sous  es  décombres 
de  s 'mJison,  se  porte  très  bien  11  doit  taire  son 
retour  en  France,  en  juin  prochain. 

_  Soufflard,  l'un  des  assassins  de  la  femme 
Renault,  s'est  donné  la  mort.  Hier,  en  sortant 
de  Faudience  de  la  cour  d'assises  dans  laquelle 
il  venait  d'être  condamné  à  la  peine  capitale,  il 
fut  i.ris  tout  îi  coui-,  en  rentrant  h  la  Concierge- 
rie de  violentes  convulsions.  Le  médecin,  qui 


fut  aus8it(^t  appelé,  reconnut  que  Soufflard 
était  empoisonné.  11  avait  avalé  une  forte  dose 
d'arsenic.  On  lui  a  prodiqué  tous  les  soins  pos- 
sibles, mais  ils  ont  été  inutiles.  Ils  est  mort  ce 
matin,  vers  onze  heures  et  demie  ,  en  pronon- 
çant ces  paroles:  «Malheureux  Lesage!...  Ma 
mère!....  Les  accusés,  en  quittant  la  prison  pour 
être  ramenés  devant  la  cour  et  entendre  le  ver- 
dict du  jury,  avaient  été  visités  avec  la  plus 
grande  sévérité.  Il  est  évident  .pie  c'est  îi  l'au- 
.lience  même  .|u'on  est  parvenu  à  remettre  à 
Soufflard  le  poison  qui  lui  a  donné  la  mort. 

—  riednoir,  un  des  compromis  dans  Falîaire 
de  l'assassinat  de  la  femme  Renault  et  qui  était 
en  fuite,  a  été  arrêté  au  Havre  ;  il  est  arrivé  hier 
au  soir  à  la  préfecture  de  police. 

—  MM.  David  et  Armand  Dailly,  Mmes  Bro- 
card et  Hervcy.sociétairesde  la  Comédie-Fran- 
çaise, se  retirent  du  théâtre  après  Pâques,  leur 
pension  vient  d'être  liquidée. 

—  Mademoiselle  Fanny  Essler  a  fait  hier  une 
chute  qui  la  tiendra  éloignée  de  la  scène  dix  ou 
douze  jours  au  moins.  Les  renrésentations  aux- 
quelles notre  belle  danseuse  devait  prêter  le  con- 
cours de  son  gracieux  talent  se  trouvent  néces- 
sairement ajournées. 

—  Un  vol  effronté  a  été  commis  lundi  dernier 
en  plein  jour,  à  l'Institut,  sous  les  yeux  de  trois 
cents  personnes,  pendant  la  séance  de  l'Académie 
des  sciences.On  a  volé  à  l'un  des  savans  membres 
sa  redingote,  tout  près  de  M.  Arago  et  du  prési- 
dent, presque  au  centre  de  la  salle.  Ce  (lu'il  y  a 
ici,  de  plus  piquant,  c'est  que  le  volé  est  le 
frère  de  M.  le  préfet  de  police. 

—  La  foule  se  presse  toujours  aux  concerts  de 
la  rue  Vivienne.  Mercredi  les  Bédouins,  en  ma- 
gnifique costume,  étaient  venus  entendre  la  dé- 
licieuse harmonie  de  rorchesire  Musard,  et  leur 
présence  n'a  cessé  d'attirer  les  regards  curieux 
des  nombreux  spectateurs  qui  assistaient  k  cette 
belle  soirée  musicale. 


23.  —  On  lit  dans  la  Gazelle  de  Montréal  : 
«  Après  jugement,  Charlesllindenlang,  le  che- 
valier de   Lorimier  ,  François-Nicolas-Pierre- 
Remy  Narbonne  cl  Amable  Daiinais  (mt  été  exé- 
cutés le  15  février,  devant  la  nouvelle  prison  , 
pour  crime  .le  haute  trahison,  comme  princi- 
paux chefs  de  l'insurrection.  Ilindenlang  a  gravi 
le  premier  les  marches  del'échafaud.  11  a  adressé 
au  peuple  une  courte  allocution,  faisant  l'éloge 
de  la  cause  pour  laquelle  il  allait  mourir,  et  il  a 
crié  d'une  voix  forte  ;  Vive  la  liberté  !  Il  était 
brigadier-général  de  l'armée  canadienne,  dite 
révolutionnaire.  Nicolas  a  subi  ensuite  le  sup- 
plice, faisant  entendre  des  paroles  de  regret.  Les 
autres  condamnés  n'ont  pas  parlé  ;i  la  foule,  ils 
étaient  absorbés  par  l'attention  donnée  aux  der- 
nières pratiques  de  la  religion.  Narbonne  est  le 
seul  qui  ait  souHert  longtemps  ,  n'ayant  qu'un 
bras,  il  avait  été  mal  attaché  par  l'exécuteur.  De 
Lorimier,  Nicolas,  Narbonne  et  Daunais  ont  été 
inhuraésdans  le  cimetière  calholique.L'aHluence 
(lui  se  serrait  autour  de  l'instrument  du  supplice 
était  considérable.  » 

—  On  lit  dans  VAmi  de  la  religion  que  le 
pape,  pour  remercier  le  maréchal  Valée  du  bon 
accueil  qu'il  a  fait  à  M.  Févéque  d'Alger,,  va  lui 
envoyer  un  tableau  en  mosaïque. 

—  M.  le  comte  Calonne  vieiit  de  mourir  à 
l'âge  de  91  ans. 

—  Le  général  anglais  sir  Robert  Wilson,  qui  a 
joué  le  plus  grand  rôle  dans  l'évasion  de  Lava- 
letle,  est  arrivé  ces  jours  derniers  à  Toulouse. 

—  Le  froi.l  a  été  si  vif  h  Londres  cl  dans  les 
environs  ces  jours  derniers,  qu'un  des  watch- 
men  employés  à  l'entrée  du  chemin  .le  fer  dé 
Londres  et  de  Birmingham  est  mort  gelé  dans  sa 
guérite. 

—  Nous  apprenons  par  une  voie  officielle,  que 
l'ex-notaire  Arnaud  de  Fabre  a  dû  être  consigné 
hier  même  par  le  gouvernement  sarde  entre  les 


mains  de  l'autorité  fran(îaise  au  Pont  du  Var  , 
samedi  îi  huit  heures  du  matin  ,  il  est  arrivé  à 
Marseille  et  a  été  immédiatement  conduit  à  la 
prison  des  Présentines. 

—  En  même  temps  (pie  se  construisaient  les 
galeries  pour  l'exposition,  aux  Champs-Elysées, 
un  autre  édifice  remarquable  s'élevait  tout  au- 
près comme  par  enchantement  ;  c'est  une  im- 
mense rotontle  un  peu  plus  grande  que  la  Halle 
aux  blés,  destinée  à  former  une  salle  de  panora- 
mas. Cette  salle  ,  qui  a  12Ï  pieds  de  diamètre 
dans  l'œuvre,  va  recevoir  une  toile  peinte  de 
19,000  pieds  carrés  de  surface  à  laquelle  40  ar- 
tistes travaillent  en  ce  moment  sous  la  direction 
de  M.  Langlois. 

24.  —  Des  lettres  closes  ont  été  adressées  aux 
membres  des  deux  chambres,  dont  l'ouverture 
reste  fixée  au  26.  Ces  lettres  sont  datées  du  20 
courant,  et  signées  par  M.  de  Montalivet. 

—  Lundi  25  mars  à  2  heures,  MM.  les  députés 
se  réuniront  dans  la  salle  des  Conférences  en 
séance  préparatoire  pour  constituer  le  bureau 
provisoire  et  tirer  au  sort  la  grande  députatioa 
qui  doit  aller  avec  le  bureau  provisoire  au  de- 
vant du  roi,  le  jour  de  la  séance  royale. 

—Le  condamné  Micaud  a  fait  hier  de  nouvel- 
les révélations  qui  paraissent  devoir  mettre  la 
justice  sur  les  traces  île  plusieurs  crimes  dont 
les  auteursjusqu'ici  lui  avaient  échappé.  Lesage, 
sans  faire  aucun  aveu  sur  l'assassinat  de  la  dame 
Béuault,  a  fait  de  son  côté  quelques  révélations 
importantes. 

La  femme  Vollard  serait,  dit-on  aussi,  impli- 
quée, h  ce  qu'il  parait,  dans  une  affaire  où  elle 
aurait  joué  le  même  rôle  que  dans  l'horrible 
drame  de  la  rue  du  Temple. 

—  Seize  bateaux  à  vapeur  de  toute  grandeur, 
de  toutes  formes,  sont  en  ce  moment  amarrés 
aux  ports  de  la  Grève  et  d'Orsay,  où  ils  reçoivent 
des  réparations  et  des  embellissemcns  pour  la 
campagne  qui  va  ouvrir  très  prochainement. 

L'administration  municipale  vient  enfin  de 

se  décider  à  terminer  l'élargissement  de  la  rue 
Croix- des  Petits-Champs  dans  la  partie  qui 
touche  à  la  rue  Saint-Honoré.  C'était  un  «les 
travaux  d'amélioration  .pie  la  population  pari- 
sienne réclamait  depuis  longtem|)S  avec  le  plus 
d'instance.  On  sait  que  par  suite  du  grand  nom- 
bre d'équii>ages  cl  de  piétons  qui  se  [croisent 
sans  cesse  en  cet  endroit,  cette  partie  de  la  rue 
présente  l'aspect  d'un  des  cloaques  les  jilus 
boueux  de  la  capitale,  et  que  les  accidens  causés 
par  les  voitures  y  sont  très  fréquens. 

—  Un  déplorable  accident  est  arrivé  ,  samed 
matin,  au  théâtre  de  Drury-Lane.  Une  jeune 
dame  s'étant  imprudemment  approchée  des  ca- 
ges de  fer  où  M.  Van  Ambury  tient  enfermés  les 
animaux  féroces  qu'il  montre  le  soir  en  specta- 
cle, une  panthère  s'est  jetée  sur  elle  et  lui  a 
presque  enlevé  la  partie  supérieure  du  crâne. 
On  désespère  des  jours  de  cette  dame. 


—  H  y  a  dans  ce  moment  à  Marseille,  au  ser- 
vice de  M.  R... ,  négociant,  une  petite  négresse 
de  douze  ans ,  remar(|uable  par  sa  beauté  et  qui 
n'est  rien  moins  nue  la  fille  du  roi  de  Bambara. 
Elle  a  été  emmenée  par  un  capitaine  de  navire 
qui  l'a  achetée  sur  les  bords  du  Sénégal,  l'en- 
dant  .(uel.pie  temps  celtejeune  fille  a  été  fort  in- 
quiète de  son  sort;  elle  craignait  d'être  mangée; 
mais  les  soins  dont  elle  est  l'objet,  les  attentions 
qu'ont  pour  elle  les  demoiselles  R...  l'ont  com- 
idétement  rassurée,  et  elle  s'accomode  très  vo- 
lontiers aujourd'hui  aux  usages  de  Provente. 
On  lui  a  donné  le  nom  d'Ourika. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Lnc.\)Viy  et  comp., 
Notre-Dame-des-Victoires,  16. 


rui 


31  MARS  1839. 


tlTTERlTOKZ,  ICIESCES,  BEiDX-ÀST9,  INDDSTKIIi 
CON!llIS31NCES  UTILES,  ESQUISSES  DE  HSBUKJ  , 
MEMOIRES  ET  TOYAGES.j 


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N°18. 

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POUR  l'ÉTEAXCER  ES  SUS  par  AN  ....         6 

On  ne  tire  à  vue  ffue  sur  les  personnes  qui  s'n  - 
bonnent  pour  un  an  ou  C  mois,  et  en  font  1% 
demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5  gt 
une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

<ôa}ttU  îrf0  Journaur  français  et  ctranijcrs. 


SOMMAIRE. 


Souvenirs  de  l'Ouest  :  Jambe  d'argent,  par 
M.  Théodore  Muret.  —  Deux  fois  a  la 
Salpétrière,  parM.  S.  Henry  Berthoud.— 
Album  df  Waterloo.  —  Une  histoire  d'ui- 
VER,  par  M.  Auguste  Delacroix. —  Salon 
de  1339  :  (.5'  article),  par  M.  Alfred  des  £s- 
SARTS.  — Mélanges,  faits  curieux  :  Lettre  de 
nourrit  ;  Particularités  sur  la  vie  privée 
de  Goethe;  Une  femme  courageuse;  Auto- 
graphes de  Walter-Scott;  Mort  d'Asia.— 
Revue  des  tribunaux  :  Tirbunaux  étran- 
gers :  Le  possédé;  Un  fils  adoptif.—  Revue 
dramatique  :  Vaudeville  :  Le  père  Pascal; 
Ambigu-Comique  :  Corneille  et  Richelieu; 
TiégauU-le-Loup.  —  Revue  des  modes  : 
LoNGCHAMPS.  —  Revue  de  six  jours. 


imim>  DE  L'OUEST. 


(M.  Théodore  Muret,  auquel  deux  ou  trois 
romans  fort  rcmini|uablcs  ont  assigné  une  place 
distinguée  parmi  nosjcuncs  écrivains,  vient  de 
publier  un  charmant  pclit  volume  ,  résumé 
d'impression  et  des  souvenirs  qu'il  a|  recueil- 
lies sur  les  lieux,  dans  un  récent  voyage  à  tra- 
vers la  Bretagne  et  la  Vendée.  Les  Souvenirs  de 
K>uest{\),  tel  est  le  titre  (|ii'il  a  donné  h  son 
livre,  sont  un  recueil  île  notes,  de  liiographies, 
d'anecdotes  jusqu'ici  inconnues,  de  récits  mi- 
litaires et  héroïques.  Dans  ce  volume  où  il  n'y  a 


<1)  1  ToU  ln-12,  chci  AmbroiseDupom,  rue  Viriennc,  7, 


qu'à  choisir,  nous  avons  pris  au  hasard  le  cha- 
pitre suivant  où  se  raconte  la  vie  d'un  de  ces 
hommes  simples  et  svblimes  que  Napoléon  ap- 
pelait des  ^eaH«.) 

Entre  tous  les  soldats  de  fortune  qui  se  firent, 
dans  les  rangs  impériaux ,  un  si  beau  nom  et 
une  si  noble  dotation  avec  leurépée,  en  est-il 
un  seul  qui  soit  parti  d'aussi  bas  que  Jambe- 
d'Argent,  ce  chef  chouan  dont  l'histoire,  trop 
peu  connue,  mériterait  si  bien  de  devenir  popu- 
laire? Jambe-d'Argent,  arrivé  au  premier  rang 
parmi  ses  compagnons  d'armes,  Jambe-d'Argent 
qu'une  mort  trop  prompte  enleva  seule  aux  jibis 
brillantes  destinées,  n'était  pas  même,  à  son  en- 
trée dans  la  carrière,  l'égal  du  simple  valet  de 
charrue.  Jambe-d'Argent  avait  été  mendiant, 
mais  non  par  vice ,  non  par  fainéantise.  L'on 
verra  ,  par  une  courte  esquisse  de  sa  vie  ,  si  ce 
titre  de  mendiant  n'ajoute  pas  à  sa  gloire,  par 
le  contraste  d'un  tel  abaissement  avec  tant  de 
courage  et  de  vertu. 

Jean-LouisTreton,  dit  Jamhe-d'Argetit,  était 
né  vers  (770,  h  la  Closerie  des  Petils-Aulnais, 
sur  la  paroisse  d'Astillé ,  à  trois  lieues  de  Laval , 
dans  le  Bas-Maine.  Son  père,  pauvre  paysan , 
chargé  de  douze  enfans ,  était  hors  d'étal  de 
nourrir  une  si  nombreuse  famille.  Jean-Louis 
Treton  fut  élevé,  par  charité,  chez  des  parens  de 
sa  mère.  A  douze  ans,  on  l'employa  comme  ber- 
ger dans  une  métairie  :  mais  le  pauvre  enfant  se 
blessa  si  grièvement  îi  la  jambe ,  qu'il  lui  devint 
impossible  d'exercer  même  cette  profession,  car 
il  ne  pouvait  plus  suivre  les  bestiaux  dans  la 
campagne.  Il  revint  donc  dans  la  chaumière  pa- 
ternelle ;  mais  là  on  n'avait  pas  un  morceau  de 
pain  îi  lui  donner.  Sa  blessin-e  ,  mal  soignée  ne 
fit  que  s'envenimer.  Jean-Louis  Treton  .  impro- 
pre î>  tout  travail,  fut  donc  oblige  de  prciulro  le 
bissac  "et  le  bâton  de  mendiant,  et  d'aller  de 


porte  en  porte ,  dans  les  métairies ,  demander  le 
pain  de  la  charité.  Presque  toujours  il  était  bien 
accueilli;  car,  suivant  le  dicton  des  paysans 
manceaux,  Dieu  fait  payer  double  l'aumône 
que  Fon  refuse.  L'expression  de  souffrance 
empreinte  sur  les  traits  du  malheureiLX  infirme, 
intéressait  tout  le  monde;  puis  Treton  s'efforçait 
de  reconnaître  le  bon  accueil  qu'il  recevait,  en 
rendant  quelques  petits  services,  en  se  chargeant 
de  quelques  commissions,  toujours  remplies  avec 
autant  de  fidélité  que  d'intelligence.       .    .  ,,• 

Des  personnes  charitables ,  mesdames  de  Sou- 
vré  ,  qui  demeuraient  dans  c  canton ,  prirent, 
intérêt  au  jeune  mendiant.  Elles  voulurent  le  , 
voir,  lui  parler,  et  ses  réponses  les  frappèrent 
par  un  bon  sens  et  un  viiscernement  remarqua- 
bles. Elles  le  firent  entrer  à  l'hôpital  d'Angers  ; 
mais ,  au  bout  de  six  mois,  on  jugea  sa  plaie  in- 
curable, et  on  le  renvoya  de  nouveau  à  ses  pa- 
rens. 

Treton  n'avait  pas  encore  subi  ses  plus  rudes 
épreuves.  Dans  le  bourg  de  Cossé  ,  chaque  di- 
manche ,  après  la  messe,  un  marchand  d'orvié- 
tan venait  vendre  son  spécifique.  On  lui  amena 
le  pauvre  estropié.  Le  charlatan  s'engagea  à  le 
guérir  gratis,  à  condition  que ,  pour  prix,  de  ses 
soins,  lenfeut  paraîtrait  à  cùlé  de  lui  sur  ses 
tréteaux.  Les  progrès  de  la  guérison  du  malade  . 
devaient  servir  de  preuve  îi  la  puissante  vertu 
du  baume  merveilleux.  Il  fallut  accepter  cet 
arrangement  humiliant.  Mais,  au  bout  de  qucl- 
(]ues  mois  qui  n'appt'rlèreui  aucun  espoir  de 
guérison ,  [le  charlatan  partit,  abandonnant  son 
malade,  qui  dut  reprendre  son  l>àlon  et  sa  be- 
sace. 

Devenu  plus  Agé,  Treton  ,  à  qui  pesoil  l'exis- 
tence de  mendiant .  et  qui  cherchait  sans  cesse 
les  moyens  de  gagner  sa  vie.  voulut  se  faire  col- 
porleur,  cl  se  mil  .'i  vendre  quelques  menues 
merceries.  Mais  il  n'avait  p,!s  l'esprit  liu  com- 
nicrre,  et  il  donuail  toujours  s,)ns  lunclice  s,i 
m jrchaiidisc  aux  paysans  qui  l'avaieut  secouru 
.  dans  sa  misère.  Bienlol  Treton  abandonna  ce 


—  374  ^ 


petit  négoce  qui  ne  lui  profitait  pas,  et  il  cher- 
cha une  autre  profession.  Celle  de  batelier  lui 
parut  convenir  à  son  état  d'infirmité.  Agé  alors 
de  dix-neuf  ans ,  j^rand  et  robuste ,  quoique 
boiteux,  il  partit  pour  Angers,  afin  de  se  livrer 
à  ce  genre  d'occupation  qui  ne  devait  pas  fati- 
guer sa  jambe  malade.  Depuis  ce  moment,  en- 
viron quatre  ans  se  passèrent  sans  que  ses  pa- 
rens  entendissent  parler  de  lui. 

Voilà  donc  quelle  avait  été  jusqu'alors  la  vie 
de  Treton.  Berger,  mendiant ,  lidte  d'un  hôpital, 
associé  bien  involontaire  d'un  charlatan  ;  assu- 
rément, dans  ces  diverses  positions ,  dans  cette 
misère  et  cet  état  d'infirmité  qui  l'avaient  acca- 
blé dès  son  enfance ,  rien  n'était  propre  h  déve- 
lopper des  qualités  guerrières.  11  avait  falhi  une 
grande  énergie  morale,  une  forte  et  noble  na 
ture,  pour  que  l'Ame  de  Trelon  n'en  vint  pas  à 
s'étioler  et  h  s'abùtardir  sous  l'empire  d'une  telle 
existence.  Il  y  avait  loin  de  là  à  cette  vie  active, 
périlleuse,  du  faux- saunier,  rude  apprentis- 
sage de  la  guerre  de  partisan ,  où  Jean  Chouan 
s'était  d'avance  formé  pour  les  combats.  Eh 
bien  !  le  premier  cri  de  guerre  qui  retentit  aux 
oreilles  du  batelier  boiteux,  suffit  pour  le  révé- 
ler à  lui-même,  pour  l'enflammer  d'une  irrésis- 
tible ardeur.  Les  Vendéens,  dans  leur  expédi- 
tion d'Outre-Loire,  en  octobre  1793,  viennent 
à  traverser  le  pays.  Treton  va  les  joindre  à  Can- 
dé.  Il  se  présente  aux  chefs,  il  demande  un  fusil. 
On  lui  refuse  cette  arme,  la  jugeant  inutile  dans 
les  mains  d'un  boiteux.  Sans  se  décourager, 
Treton  suit  l'armée,  arrive  avec  elle  à  Chùteau- 
Gonthier,  où  une  affaire  s'engage,  Il  s'élance 
dans  les  rangs  des  républicains,  et  avant  la  fin 
du  combat  il  a  conquis  surl'ennemi  l'arme  refu- 
sée à  son  infirmité. 

Treton  fait  avec  les  Vendéens  toute  cette  fatale 
et  glorieuse  campagne.  Il  se  distingue  à  Gran- 
ville,  à  Pontorson;  il  prend  part  à  la  dernière 
et  héroïque  lutte  de  Savenay.  Enfin,  ce  n'est 
qu'après  la  dispersion  totale  de  l'armée  qu'il 
revient  dans  son  pays,  déterminé,  malgré  ce  ter- 
rible désastre,  à  combattre  encore  pour  la  reli- 
gion et  pour  le  roi. 

C'est  ici  que  commence  à  se  développer,  avec 
toute  sa  puissance,  le  caractère  de  cet  homme. 
Quand  les  campagnes  du  Maine  sont  terrifiées 
par  le  spectacle  de  la  catastrophe  des  Vendéens, 
un  jeune  hommeapparaltdans  les  raèmesmétai- 
riesoù  souvent  on  a  jeté  dans  sa  besace  le  tribut 
de  la  pitié.  Mais  maintenant  ce  jeune  homme  ne 
vient  plus  demander  l'aumône  :  il  vient  faire  un 
appel  à  tous  les  gens  de  cœur,  à  tous  les  amis  de 
la  religion  et  de  la  monarchie.  Il  ranime  par  ses 
exhortations  les  courages  al)attus  ;  il  promet  des 
succès  et  des  armes  ;  car  il  sait  comment  on 
gagne  un  fusil.  Bientôt,  vers  le  commencement 
de  1794,  il  rassemble  une  petite  troupe,  formée 
en  partie  d'hommes  qui,  comme  lui,  avaient 
servi  parmi  les  Vendéens,  en  partie  de  jeunes 
gens  tout  à  fait  inexpérimcnlés  au  métier  de  la 
guerre.  Dès  les  premières  affaires,  Treton,  par 
son  courage,  son  sang-froid,  la  fermeté  de  son 
coup  d'oeil,  son  éloquence  entraînante,  acquiert 
un  tel  ascendant  sur  ses  compagnons,  que  ces 
hommes  proclament  unanimement  pour  leur 
chef  celui  qu'ils  avaient  connu  comme  un  misé- 
rable mendiant.  Bientôt,  dans  tous  les  environs 
de  Laval,  on  cite  le  uom  de  Jamb6-d'4rgmt 


comme  celui  d'un  franc  soldat  et  d'un  vaillant 
capitaine.  (I) 

Le  nouveau  chef  royaliste  avait  au  plus  vingt- 
quatre  ans,  quand  il  fut  investi  du  commande- 
ment. Sa  figure  se  dessinait  mâle  et  expressive, 
sous  le  grand  plumet  blanc,  son  seul  insigne.  S'a 
voix  était  ferme  et  sonore,  son  corps  nerveux, 
malgré  son  infirmité  qu'il  oubliait  pour  courir 
au  combat,  mais  qui,  parfois  aussi,  se  faisait 
cruellement  sentir.  Voici  en  quels  termes  un  de 
ses  plus  braves  compagnons,  Planchenault,  dit 
Cœur-de-noi ,  racontait,  longtemps  après, 
comment  la  troupe  de  Jambe-d'Argent  s'était 
formée  :  «Dès  que  Jambe-d'Argent  fut  devenu 
»  notre  général,  il  rechercha  tous  ses  anciens 
«camarades,  nous  fit  grande  amitié,  et  nous 
»  retint  toujours  auprès  de  lui.  Il  se  confiait 
»  tout  à  fait  à  nous,  comme,  en  effet,  il  le  devait, 
»  car  nous  avions  été  jeunes  bergers  ensemble, 
»  et  nous  nous  étions  connus  enfans  au  catéchis- 
»  me.  C'est  ce  qui  ne  s'oublie  jamais  entre  gens 
«des  champs.  C'est  une  attache  pour  la  vie. 
»  D'ailleurs,  de  notre  part,  la  soumission  et  le 
»  respect  n'en  étaient  pas  moins  grands;  au  con- 
»  traire  même,  puisque  nousen  avions  une  sorte 
))  d'habitude  de  jeunesse.  Dès  le  temps  où  nous 
»  étions  petits  garçons,  jouant  à  la  boule  ensem- 
»  ble,  Jean  Trelon  avait  commencé  à  faire  le 
i>  maitre  avec  nous.  Quand  on  venait  à  se  dispu- 
»  ter,  il  élevait  aussitôt  sa  voix  déjà  plus  forte 
»  que  tous  nos  cris  :  Allo/is  !  ia  justice,  disail- 
»  i\,  j'entends  qu'on  fasse  la  justice;  et  nous 
»  finissions  parfaire  comme  il  l'entendait  ;  car  il 
«  sut  toujours  mener  les  gens  à  sa  guise,  comme 
»  toujours  aussi  il  sut  s'en  faire  aimer  ;  si  bien 
«  que  pas  un  de  ses  anciens  camarades  n'a  jamais 
»  osé  lui  désobéir,  et  que  nous  nous  serions  fait 
»  tuer  i)our  lui.  Quant  à  moi  ,  j'aurais  eu  dix 
M  morts  à  souffrir  l'une  après  l'autre,  que  je  les 
«  aurais  affrontées  de  bon  cœur  pour  Icsauver.» 

Je  ne  suivrai  pas  Jambe-d'Argent  dans  les 
nombreux  combats,  où  loin  de  se  borner  à  une 
guerre  de  haies  et  d'embuscades,  il  attaqua  sou- 
vent à  découvert  des  colonnes  répulilicaines  su- 
périeures du  double  et  du  triple  aux  forces 
royalistes.  Les  chouans,  surtout  dans  le  Maine 
et  la  partie  de  l'Anjou  limitrophe,  agissaient 
d'ordinaire  par  petites  troupes  plutôt  que  par 
grandes  masses.  Du  reste,  ils  affrontaient  l'enne- 
mi en  face  tout  aussi  bien  que  les  Vendéens, 
leurs  vaiilans  frères  d'armes.  Dans  une  de  ces 
art'aires,  engagée  contre  la  garnison  du  bourg  de 
Cossé,  les  républicains  avaient  mis  en  batterie 
deux  pièces  de  canon.  Le  bruit  de  l'artillerie, 
l'effet  de  la  mitraille  qui  laboure  le  sol,  effraient 
les  paysans  manceaux.  La  plupart  n'avaient 
jamais  rien  vu  de  j)areil.  Le  cri  de  samw  qui 
peutl  se  fait  entendre  dans  leurs  rangs.  «  En 
avant  les  braves!»  crie  Jambe-d'Argent.— 
«  Et  les  canons  !  la  mitraille  !  »  lui  répondent 
ses  soldais.  —  «  Le  canon  ne  fait  pas  reculer  les 
braves!»  dit  Jambe-d'Argent,  et  il  s'élança  seul 
au  milieu  de  la  grande  route,  que  sillonnechaque 

(d)  On  a  donné  plusieurs  explications  de  ce  surnom, 
La  plus  vraisemblable  est  celle  que  je  liens  de  Jalut, 
ancien  soldat  de  Jambe-d'Argent,  don  t  je  parlerai  plus 
loin.  D'après  ceUe  version,  le  surnom  de  Jambe-d'Ar- 
gent serait  venu  de  la  plaque  de  métal  que  Treton  por- 
tait sur  la  plaie  ^ui  exii>tait  tgujours  à  sa  jambe 
muladei 


décharge.  Jambe-d'Argent  n'est  pas  atteint. 
«Vous  levoyez!»s'écrie-t-il,  «la  mitraille  ne 
»  fait  que  balayer  la  poussière  !  En  avant,  les 
»  braves  !  en  avant  !  »  El  toute  la  troupe  suivit 
l'exemple  de  son  chef. 

La  droiture,  la  délicatesse  de sentimens,  l'hu- 
manité de  Jambe-d'Argent,égalaient  son  courage. 
Ce  n'était  pas  seulement  avec  ses  camarades, 
avec  les  familles  indigentes  de  ceux  qui  avaient 
succombé,  qu'il  était  bon,  sensible,  généreux 
selon  ses  moyens.  Plus  d'une  fois ,  malgré  les 
perfidies  et  les  cruautés  des  révolutionnaires,  il 
fit  preuve,  à  leur  égard,  d'une  noble  humanité. 
Un  jour,  entre  autres,  la  trahison  d'un  homme 
du  pays  avait  failli  devenir  fatale  à  la  troupe  de 
JamI)e-d'Argent.  Prévoyant  que  ses  soldats  vou- 
draient punir  cet  homme,  le  clief  royaliste  réso- 
lut de  le  sauver.  Mais,  cette  fois,  sa  bonne  vo- 
lonté fui  inutile.  Déjà  justice  avait  été  faite  au 
dénonciateur. 

Jambe-d'Argent,  qui  mettait  si  Iiien  en  prati- 
que l'humilité  évangélique  ,  en  s'entourant  des 
mêmes  hommes  qui  l'avaient  vu  misérable  , 
portait,  dans  toutes  ses  actions,  le  même  senti- 
ment religieux.  A  l'attaque  d'Astillé,  paroisse 
natale  de  Jambe-d'Argent,  les  bleus  s'étaient  re- 
tirés dans  l'église,  qu'ils  avaient  crénelée  et  bar- 
ricadée. Les  royalistes  ,  maîtres  du  reste  du 
bourg,  assiégeaient  en  vain  cette  espèce  de  cita- 
delle. Mousqueton,  un  des  hommes  delà  troupe, 
propose  alors  d'entasser  des  fagots  contre  ia 
porte  de  l'église  et  d'y  metlre  le  feu  :  lui-même 
se  chargea  de  communiquer  l'incendie  à  la  toi- 
ture. On  applaudit  à  cet  expédient,  qui  domp- 
tera infailliblement  la  résistance  de  l'ennemi. 
Jambe-d'Argent  seul  s'y  refuse.  On  insiste  : 
«  Non  ,  dit-il,  je  défends  de  rien  faire  de  pareil  : 
il  ne  sera  pas  dit  que  l'église  où  Jambe-d'Argent 
a  reçu  le  baptême,  ait  été  brûlée  par  des  gens 
qu'il  commandait.  »  Alors  les  principaux  chouans 
approuvèrent  hautement  le  motif  de  Jambe- 
d'Argent ,  et  l'on  se  relira  sans  forcer  l'ennemi 
dans  sa  retraite.  Des  militairess'étonneronl  peul= 
être  de  ce  scrupule  ;  mais  il  sera  compris  de 
toutes  les  personnes  qui  ont  étudié  le  caractère 
des  insurgés  royalistes,  et  il  prouvera  combien 
la  foi  était  sincère  chezceshommes  dévoués. 

JamIte-d'Argent  guerroyait  ainsi  depuis  ])rès 
de  deux  ans.  Il  avait  repoussé  tous  les  efforts  de 
plusieurs  généraux  républicains.  Ses  succès 
avaient  prouvé  en  lui ,  outre  un  courage  à  toute 
épreuve,  des  talens  innés  et  un  instinct  d'habile 
militaire,  qui ,  sur  un  plus  vaste  théâtre,  auraient 
pu  faire,  du  jeune  paysan  estropié  ,  un  général 
célèbre.  11  commandait  à  vingt-cinq  paroisses  et 
à  deux  mille  soldats  ;  MM.  deScepeaux,  de  Tur- 
pin,  de  Cliàtillon  ,  de  Dieusie,  les  plus  nobles 
chefs  royalistes,  lui  témoignaient  une  haute  es- 
time ,  et  avaient  obtenu  pour  lui  la  croix  de 
Saint-Louis,  quand  la  mort  vint  l'arrêter  dans  sa 
carrière,  à  peine  âgé  de  vingt-cinq  ans.  Le  27 
octobre  1795,  dans  un  engagement  non  loin  de 
la  métairie  du  Grand-Bordage,  paroisse  de  Que- 
laines,  son  quartier-général,  Jambe-d'Argent, 
en  s'élançant  à  la  tête  des  siens,  fut  mortelle- 
ment ft'appé  d'une  balle.  Ses  compagnons  le  por- 
tèrent près  d'un  monceau  de  chaume,  dont  ils 
le  couvrirent  pour  que  l'ennemi  ne  l'aperçût 
pas;  puis  ils  continuèrent  à  poursuivre  les  ré- 
puLlicaius.  Revenus  au  bout  d'une  demi-heure, 


—  275  — 


IK=^-,  i»JlJIIL.i:TT-r^:.^;;,^ 


ils  trouvèrent  leur  chef  expiré.  Conservant  son 
san(;-froiil  .jus(|u'au  ilernicr  instant,  il  avait  dé- 
taché les  liandatjes  de  sa  jambe  malade  prmr  ar- 
rêter le  sang  de  sa  blessure.  Jambe-d'Argent 
fut  enterré,  pondant  la  nuit ,  dans  le  cimetière 
de  Quelaines.  Vn  prêtre  était  là  et  s'unit  aux 
larmes  et  aux  prières  des  chouans  ,  près  de  la 
tombe  de  celui  qui  tant  de  fois  avait  imploré 
.ivec  eux  la  protection  du  ciel. 

Le  |ière  de  Jambe-d'Argent  ne  partageait  pas 
Tardent  royalisme  de  son  fils.  Quand  l'insurrec- 
tion eut  commencé,  ils'était  retiré  dans  le  bourg 
de  Cossé,  occupé  parles  républicains.  Là,  on  lui 
avait  donné  de  l'ouvrage,  mais  à  condition  qu'il 
travaillerait  le  dimanche,  et  le  père  Trelon  avait 
accepté  le  marché.  Jambe-d'Argeut  apprend  ce 
qui  se  passe:  il  envoie  chercher  son  père.  «  Mon 
père,  lui  dit-il ,  vous  m'aviez  fait  instruire  dans 
la  religion  cathoil(|ue,  et  vous  avez  violé  un  de 
ses  préceptes  en  travaillant  le  dimanche.  Venez 
avec  nous-  Vous  aurez  du  pain,  non  pas  celui 
des  chouans ,  vous  êtes  républicain,  et  vous  n'ê- 
tes pas  digne  de  le  manger;  mais  j'en  deman- 
derai aux  bons  |)a}sans  (|ui  m'en  ont  donné  au- 
trefois, et  ils  ne  me  refuseront  pas,  quand  je  me 
referai  mendiant  pour  mon  père.  » 

Le  père  Treton  mourut  quelques  jours  après, 
non  sans  avoir  reconnu,  il  faut  le  croire,  toute 
la  noblesse  d'âme  de  son  fils. 

Quelques  anciens  soldats  de  Jambe-d'Argent 
vivent  encore  dans  le  canton  où  il  commandait. 
L'un  d'eux  se  distingua  un  jour  par  un  trait  de 
bravoure,  joint  à  une  naïveté  qui  montre  com- 
bien la  vanterie,  le  désir  de  se  faire  valoir,  étaient 
étrangers  à  ces  hommes  si  désintéressés  dans 
leur  dévoùment.  A  l'attaiiue  du  bourg  fortifié 
d'Empoigné,  un  des  principaux  chouans.  Mous- 
tache, tombe  blessé  grièvement  au  pied  des  re- 
tranchemens  des  bleus.  L'n  jeune  soldat  de  la 
paroisse  de  Nuillé,  nommé  Lochin,  jusqu'alors 
peu  remarqué  |iarnii  ses  camarades,  court  vers 
le  blessé ,  le  charge  sur  ses  épaules  et  l'emporte , 
au  milieu  du  feu  que  l'ennemi  dirige  contre  lui. 
—  «  Je  te  dois  la  vie,  dit  Moustache,  et  je  ne 
l'oublierai  pas  :  j'en  conviens,  ce  n'était  pas  de 
toi  que  j'espérais  ce  service;  je  ne  te  savais  pas 
si  intrépide.  —  Oh  !  je  ne  suis  pas  du  tout  intré- 
pide, répondit  Lochin;  mais  ne  faut-il  pas  bien 
se  hasarder  pour  son  chef;'  Ça  ne  se  doit-il  pas 
de  chercher  à  le  sauver  à  tout  risque  i' Je  m'y 
suis  cru  obligé  en  conscience,  et  voilà  tout.  )> 

L'été  dernier,  je  suis  allé  à  Nuillé.  On  ma 
montré  un  pauvre  vieillard  infirme,  estropié. 
C'était  Lochin,  le  jeune  soldat  d'autrefois,  main- 
tenant réduit,  depuis  la  sup|ire.ssion  du  modi- 
que seiours  annuel  qu'il  recevait  sous  la  Iles- 
tauratiiin,  à  vivre  d'auinùnes. 

Il  fallait  que  cette  alîection  que  Jambe-d'Ar- 
gent avait  su  iiisi)irer  à  ses  compagnons  filt  bien 
vivace  et  bien  profonde,  piiisi|ue  tant  d'années 
écoulées  depuis  cette  épocjuc  ne  l'ont  pas  encore 
effacée.  Pendant  mon  séjour  à  Nuillé,  où  M. 
deScepaux  avait  bien  voulu  m'olfrir  unohospi- 
I  (alité  à  la  fois  si  aimable  et  si  iirécieuse  pour  le 
but  de  mon  voyage  ,  j'eus  Toceasion  de  voir  un 
sulre  soldat  de  Jambe-d'Argent ,  nommé  Jalut , 
dit  Utfleur,  de  son  ancien  nom  de  guerre.  C'é- 
tait un  liomme  encore  assez  vert ,  la  tête  hante, 
Ir  ton  bref  et  résolu.  11  me  parla  de  son  ancien 
rhcf  avec  enthousiasme.  Il  lue  conta,  avec  tous 


les  détails  que  j'ai  donnés  plus  haut,  l'affaire  où 
périt  Jambe-d'Argent,  et  à  laquelle,  lui  Jalut, 
se  trouvait.— «  Quand  il  fut  blessé,  ajouta  Jalut, 
il  nous  dit  encore  :  Mes  amis,  battez-vous  !  bat- 
tez-vous ! 

l'uis  tout  à  coup,  en  cet  endroit  de  son  récit, 
je  vis  le  vieux  paysan  s'essuyer  les  yeux  de  sa 
main  basanée  ;  sa  voix  ferme  et  nette  fléchit.  '<  Ah! 
le  pauvre  brave  homme  !  le  pauvre  brave  hom- 
me !  »  dit-il  en  s'interrompant.  Après  quarante- 
trois  ans  écoulés  ,  l'ancien  chouan  ne  jjouvait 
parler  de  Jambe-d'Argent  sans  que  son  coeur 
s'émût,  sans  que  ses  yeux  devinssent  humi- 
des, en  pensant  à  ce  chef  si  vaillant  et  tant 
aimé.  Un  pareil  souvenir  fait  un  égal  honneur 
à  l'homme  qui  rins|)ira  et  à  celui  qui  l'a  si  reli  • 
gieusement  conservé. 

Comme  on  ne  saurait  jamais  opposer  trop  de 
preuves  à  l'erreur  et  à  la  calomnie,  j'ajouterai  ici 
deux  laits  qui  montrent  à  quel  point  l'esprit  de 
vengeance  est  peu  dans  le  caractère  du  paysan 
royalisle  de  l'Ouest,  et  combien,  après  la  guerre 
finie,  il  est  prompt  à  oublier  le  mal,  même  en- 
vers des  gens  qui  ne  peuvent  invoquer  l'estime 
(|ue  l'on  éprouve  pour  un  adversaire  honorable. 
On  sait  que  les  agens  de  la  république  ,  déses- 
pérant de  soumettre  les  insurgés  par  la  force 
des  armes ,  avaient  eu  recours ,  entre  autres 
moyens  infâmes,  à  l'organisation  des  bandes  de 
faux  chouans.  C'étaient  des  misérables  qui , 
décorés  des  insignes  royalistes,  avaient  mission 
de  dresser,  à  l'aide  de  ce  déguisement,  des  em- 
bilches  aux  insurgés,  et  aussi  de  commettre  des 
brigandages  que  l'on  imputait  ensuite  aux 
chouans  véritables  .  tactique  qui  s'est  retrouvée 
à  une  époque  plus  récente.  L'organisateur  et  le 
commandant  des  faux  fhouati.i,  aux  environs 
de  Laval,  était  un  officier  républicain,  connu 
sous  le  nom  du  Grand  Atlemiuid.  Après  l'in- 
surrection, cet  homme,  (|ui  avait  fait  aux  roya- 
listes une  guerre  de  trahison  et  de  déloyauté, 
se  fixa  dans  le  pays  et  y  est  resté  jusqu'à  la  fin  de 
sa  vie ,  pouvant  parcourir  les  campagnes  sans  re- 
cevoir seulement  une  insulte. 

On  sait  aussi  que,  pendant  la  révolution,  les 
prisonniers  royalistes  conduits  d  une  ville  à  l'au- 
tre ,  étaient  souvent  égorgés  en  chemin  par  leur 
escorte  ,  sous  prétexte  d'une  attaque  imaginaire 
d'insurgés.  11  y  avait  alors  à  Laval  un  gendarme 
connu  pour  avoir  accompli  plus  d'une  fois  de 
pareilbs  exécutions.  Eh  bien!  ce  gendarme 
existe  encore,  m'a-t-on  dit;  il  habite  impuné- 
ment le  pays  qui  fut  le  théâtre  de  ces  affreuses 
tragédies,  et  bien  souvent  il  a  pu  rencontrer 
d'anciens  compagnons  de  Jean  Chouan  et  de 
Jambe-d'Argent. 

Théodore  Muuet. 


JDcuï  fois  l\  lu  tialpclricif. 

Tendant  tout  le  procès  de  Soufflard  et  de  ses 
complices,  les  bancs  de  la  cour  d'assises  ont  vu 
leurs  moindres  places  disputées  avec  empresse- 
ment par  les  femmes  les  plus  élégantes  et  les  (dus 
célèbres  de  Taris.  Il  faut  que  l'horreur  ail  un 
clKume  bien  puissant  pour  leurs  nerfs,  si  faciles 
néanmoins  à  irriter,  |>uisqu'artn  de  satisfaire  un 
goùl  dépravé,  elles  ne  redoutent  ni  d'avouer  ce 


goût,  ni  de  l'assouvir  hardiment,  à  la  face  de  tout 
Taris.  On  reculerait  avec  horreur  devant  une 
femme  ([ui  prendrait  lescapel  du  chirurgien  et 
demanderait,  par  l'anatomie,  à  un  cadavre  les 
secrets  de  l'organisation  humaine;  mais  en  re- 
vanche, on  trouve  tout  simple  qu'une  créature 
frêle,  blanche,  délicate,  blonde,  vienne  écouter 
de  sangfroid  les  plus  fangeux  détails  d'un  as- 
sassinat, regarde  en  face  les  coupables  et  sa- 
voure, une  à  une,  les  sensations  du  misérable, 
depuisles  angoisses  de  l'interrogatoire  jusqu'au 
désespoir  de  l'arrêt!...  Et  nulle  ne  reste  étran- 
gère à  cette  étrange  perversion  du  goût,  à  cet 
oubli  de  tout  sentiment  et  de  toute  convenance  ! 
A  la  cour  d'assises  la  femme  du  monde  se  presse 
à  côté  de  l'actrice,  et  les  scènes  dégoûtantes,  dont 
elles  ont  été  témoin  dans  l'après-midi,  ne  sau- 
raient empêcher  la  première  de  deviser,  le  soir, 
de  futilités  avec  le  plus  beau  sangfroid  possible; 
et  la  seconde  de  jeter,  du  haut  de  son  théâtre, 
au  public,  des  petits  mots  musqués,  maniérés  et 
dora  lises! 

Du  reste,  cette  curiosité  passionnée  pour 
l'horrible  a,  de  tout  temps,  été  commune  aux 
Tarisiennes  et  se  montre  avec  effronterie,  sur- 
tout après  quelque  secousse  politique.  C'est 
ainsi  qu'en  1799,  il  était  de  mode  d'aller  visiter 
les  hospices  des  fous  et  de  frémir  aux  divagations 
et  aux  violences  des  malheureux  enfermés  dans 
ces  tristes  asiles  de  la  plus  déplorable  infirmité 
humaine.  On  usa  et  Ton  abusa  à  un  tel  |)ûint  de 
ce  genre  de  passe-temps,  qu'il  fallut  que  des 
mesures  ministérielles,  très  sévères,  missent  un 
terme  à  un  si  cruel  divertissement  et  fermassent 
aux  femmes  les  maisons  d'aliénés. 

Vous  comprenez  (|u'une  telle  mesure  ne  ser- 
vit iju'à  rendre  plus  énergiiiue  l'avidité  des  cu- 
rieuses, et  qu'une  fois  cet  étrange  plaisir  inter- 
dit à  tout  le  monde,  chacune  voulut  le  goûter 
par  privilège.  Les  administrateurs  sévirent  ac- 
cablés de  demandes  qu'ils  ne  purent  pas  tou- 
jours refuser,  et  ce  fut  ainsi  qu'une  des  plus  jo- 
lies, des  plus  opulentes,  et  des  plus  recherchées 
actrices  de  la  Comédie-Française,  mademoiselle 
Vauhove,  parente,  je  crois,  de  Taclrice  de  ce 
nom  qui  devint  plus  tard  la  femme  de  Taima, 
pénétra  dans  la  Salpétrière,  asile  ouvert,  on  le 
sait,  aux  femmes  infirmes  ou  aliénées. 

11  était  impossible  de  voir  rien  de  plus  mi- 
gnon, rien  de  plus  charmant  que  mademoiselle 
Vanliove  dont  le  talent  consistait  beaucoup  plus 
dans  une  adorable  physionomie,  que  dans  la  su- 
périorité réelle  de  son  jeu.  .A  une  époque  où  les; 
femmes  se  disputaicntà  (|ui  donnerait  les  preuves 
les  plus  extravagantes  de  taste  et  de  prodigalité, 
on  la  citait,  entre  toutes,  jiour  la  richesse  de  ses 
équipages  et  le  luxe  effréné  de  sa  toilette.  Vétuc, 
suivant  la  mode  du  temps,  d'une  tunique  grec- 
que rattachée  sur  ses  épaules  par  des  boulons 
de  diamans  énormes,  les  bras  et  la  poitrine  nus 
comme  une  statue  antique,  elle  parcourait  ain»i 
les  cabanons  des  folles,  lorsque  tout  à  cou|iuuc 
de  ces  malheureuses  s'élança  sur  l'actrice,  lui 
saisit  le  bras  et  la  mordit  avec  une  violence  qui 
fit  jaillir  le  sang.  Lesgardieus.  accourus,  se  je- 
lèrent  sur  la  bète  féroce  et  parvinrent,  non  sans 
(leine,  à  Teulrainor  ,  tanilis  qu'elle  poussait  des 
hurlcm<nsalïreu\.  qu'illeléchaii  aMcnue-  pou-» 
vautablc  s,iiisfactioa  SCS  li»rcs  «nsaDjlaniet*  et 
qu'elle  hurlait  : 


—  270  — 


1 


—  Laissez-moi  boire,  j'ai  soif!... 
Heureusement,  la  blessure  de  raademo.se  e 
Vanhove  était  peu  G'-ave  ;  les  dents  de   la  folle 
n'avaient  que  létîèrement  entamé  la  peau.  Quel- 
ques jours  après,  la  jolie  actrice  reparut  sur  le 
théâtre  avec  d'autant  plus  de  succès  .pie  le  pu- 
blic avait  été  prévenu,  non  sans  intention,  dii 
péril  singulièrement  exagéré  au.iuel  le  hasard 
1  avait  exposée.  On  applaudit,  h  son  entrée,  pen- 
dant plus  d'un  quart  d'heure;  et.  la  pièce  ter- 
minée, on  la  rappela.  ,  •    i    i 
11  en  fallait  beaucoup  moins  pour  valo.r  ae  la 
célébrité  à  la  cannibale  de  la  Salpctrière,  et  bon 
gré  mal  gré,  le  ministre  de  l'intérieur  se  vit  for- 
cé de  donner  des  laisser-passer  pour  la  maison 
des  folles, à  plus  de  deux  cents  femmes-    es 
prandes  dames  de  cette  époque  sans  grandes  da-  ] 
mes.  Toutes  restaient  surprises  en  trouvant  dans 
celle  qui  avait    voulu  manger  mademo.sel  e 
Vanhove,  une  femme  de  trente-cinq  ans,  à  la 
taille  fine,  à  l'air  malin,  au  nez  retroussé  dont 
les  manières  gracieuses  et  souples  rappelaient 
les  plus  charmantes  allures  d'une  charmante  pe- 
tite chatte  !  Leur  étonnement  redoublait  b.en- 
m  encore  ;  car  le  cornac  de  la  créature  renfer- 
mée dans  un  cabanon  qui  figurait  assez  bien  une 
cagedebêteféi'oce,ne  raantiuait  jamais  .le  ra- 
conter que  cette  femme  avait  été  tour  à  tour  ai- 
mée du  comte  Strogonow,  du  baron  Clootz,  de 
Barnave,  de  Mirabeau,  de  Pétion,  de  Camille  ^ 
Desraoulins  et  de  Danton  lui-même  ! 

Puis  il  jetait  à  celle  fer.ime  un  morceau  de 
viande  crue,  qu'elle  saisissait  et  dévorait  avec 
d'abominables  transports  de  joie;  puis;  enhn,  il 
nommait  celte  femme,  et  chacun  reculait  en- 
core plus  effrayé  des  souvenirs  évoqués  par  son 
nom,  que  par  la  hideuse  voracité  de  la  folle,  car 
ce  nom  était  celui  de  Théroigne  de  Méncourl. 

Théroigne  de  Méricourt,  oui!...  Celle  qui, 
dans  les  journées  d'octobre,  conduisit  à  Ver- 
sailles les  femmes  delà  place  de  Grève  et  de  la 
Balle-au-lilé  !  celle  qui  prit  d'assaut  le  chMeau 
cl  entraîna  les  assassins  jusiiue  dans  la  chambre 
de  la  reine!  celle,  enfin,  qui  excita  la  populace 
à  faire  feu  sur  la  famille  royale  accourue  au  hal- 
con  de  la  cour  de  marbre!  Ensuite  elle  obligea 
1  cuis  XYI,  sa  femme  et  ses  cnfans   à  monter  en 
voilure;  elle  se  plaça  à  la  portière  et  ne  cessa  de 
vomir  les  plus  ignobles  insultes  contre  les  ium- 
sonniers,  et  de  leur  raconter  ses  prouesses  .le  a 
veille'  —  Quelles  prouesses,  mon  Dieu!  Llle 
avait  assassiné  Irois  gardes-.!u-corps!  Elle  avait 
z\àtnw,nme(ila  lorujue  ?mrfte  à  leur  couper 
la  léle'  Elle  avait  trempé  ses  bi-as  dans  leur  sang! 
Après  avoir  fait  de  telles  choses,  Théroigne 
ne  pouvait  en  rester  l'a.  Elle  ne  cessa  donc  point 
d'aller  pérorer  dans  les  clubs  les  plus  ardens,  et 
le  17  juillet  f;91,  on  la  vit  hurler  parmi  les  fé- 
dérés de  la  rue  St-Antoine.  cmtre  BaiUy  et  La- 
fayette  L'année  suivante,  elle  aida  à  pousser  ,  le 
20  juin,  les  roues  du  canon  que  la  populace 
amena  jus.iue  dans  la  chambre  de   Louis  XM, 
elle  se  vengea  de  Suleau;  Suleau,  rédacteur  des 
^lfrMf?e.v.4;«;/w.  et  qui  avait  osé  radier  Thé- 
roigne et  l',.ccusrr  d'être  laide  !  Elle  fit  arracher 
les  armes  de  l'infortuné  jeune  homme,  que  le 
hasard  avait  jeté  en  son  pouvoir,  elle  le  dé|)ouilla 
desesvétemens;etcorameune  louve  enragée, 
elle  se  rua  sur  sa  proie  pour  la  mettre  en  pièces, 
et  ?e  vautrer  dans  son  sang  !  Ln  sabre  à  la  main, 


elle  allait  le  frapper,  quand  Suleau,  alerte  et  J 


robuste,  saisit  corps  h  corps  la  mégère,  lutteavec 
elle  s'empare  de  l'arme  qu'elle  brandit,  et  met 
en  fuite  Théroigne,  aussi  lâche  que  féroce!  Il  al- 
lait s'échapper,  quand  survinrent  le  prési.lenlde 
la  section  et  un  de  sesîdignes  acolytes.  Us  se  pré- 
cipitèrent sur  Suleau  par  derrière  et  le  contin- 
rent. Alors  Théroigne  reprit  son  sabre.l'enfonca 
trois  ou  .lualre  fois  dans  la  poitrine  de  Suleau, 
scia  la  gorge  de  ce  malheureux,  lui  coupa  la 
tête,  la  hissa  au  bout  d'une  pique,  et  la  promena 
en  triomphe  dans  les  rues  de  Paris  ! 

Aux  assassinats  d'août  succédèrent  les  assassi- 
nats de  septembre...  Lesjours  .le  fêtes,  vous  le 
voyez,  se  suivaient  sans  relâche  pour  Théroigne 
de  Méricourt!  Elle  allait  d'une  prison  à  une  pri- 
son, d'un  massacre  à  un  massacre  !  à  l'Abbaye. 
auxCarmes!  A  la  Force!  Elle  baignait  ses  mains, 
elle  trempait  ses  jambes  dans  le  sang;  elle  se  jetait 
avec  frénésie  sur  les  cadavres  tièdes  encore  ;  elle 
les  mordait,  elle  les  déchirait  en  lambeaux,  et 
s'il  en  faut  croire  une  épouvantable  tradition, 
ce  fut  elle  (jui,  vêtue  en  homme,  proposa  à  ma- 
demoiselle de  Sombreuil  de  racheter  la  vie  de 
son  père,  en  buvant  un  verre  de  sang  ! 

A  dater  de  celle  époque,  la  raison  de  Théroi- 
rne  s'altéra,  et  un  événement  qui  se  passa  l'an- 
née suivante  acheva  de  la  ren.lre  folle.  Recon- 
nue au  Palais-Royal  par  quelques  parens  de  ses 
norabr.'uses  victimes,  elle  fut  entourée,  saisie  et 
fouettée  publiquement.  Le  lendemain,  on  ren- 
contra l'ogresse  ,  errant  dans  les  rues  de  Pans  et 
se  précipitant  sur  tous  ceux  qui  se  trouvaicntsur 
son  passage  pour  les  mor.lre  et  les  dévorer  Deux 
cnfans,  assure-t-on,  périrent  ainsi.  1     fallut    a 
renfermer  d'abord  dans  une  maison  de  santé  .le 
la  rue  St-Marceau,  puis  ensuite   la  transférer  h 
la  Salpétrière,  où  elle  ne  mourut  qu'en    1817, 
toujours  insatiable  de  chair,  de  sang  et  d  im- 
mondices. „  .  , 

Telle  est  l'histoire  de  Théroigne.  Maintenant, 
il  faut  que  je  vous  raconte  le  dénouement  .l'une 

autre  vie.  ., 

Il  y  a  dix-huit  mois,  tout  au  plus,  deux  méde- 
cins, hommes  de  science  et  de  cœur,  mus  par  un 
sentiment  de  charité,  montèrent  accompagnes 
J'un  commissaire  .le  police,  les  septou  huit  éta- 
pes d'une  maison  voisine  du  Palais-Royal,  elpe- 
nétrèrent,  avec  bien  de  la  i-eme  dans  une  misé- 
rable mansarde  habitée  par  une  vieille  femme. 
Là   ils  trouvèrent  au  lit  la  pauvre  créature  :  elle 
s'excusa  de  les  recevoir  si  mal,  non  sans  rougir 
d'être  surprise  ainsi,  dans  son  négligé  du  ma- 
lin; non,  sansgronder  bien  fort  contre  l'absence 
d'une  femme  de  chambre  imaginaire,  et  qui  né- 
Pligeait singulièrement  son  service!  Quand  les 
trois  visiteurs  l'engagèrent  avec  tous  les  égards 
possibles,  à  quitter  ce  misérable  bouge,  pour  ve- 
nir habiter  un  logement  plus  convenable,  elle 
résista,  elle  pleura,  elle  essaya  de  les  séduire  par 
mille  agaceries,  par  mille  gentillesses  horribles 
sur  ce  visage  suranné  :  elle  finit  par  obéir,  em- 
portant, p.nirtout  bagage,   un  pot  de  rouge  et 
une  vieille  paire  de  ganls  gras,  tels  qu'en  met- 
tent, la  n.iil,  certaines  femmes,  pour  conserver 
la  fraîcheur  de  leurs  mains. 

Le  fiacre  dans  lequel  elle  moula  la  conduisit  a 

la  Salpétrière,  où  elle  se  vit  placée  parmi  les 

aliénées  paisibles;  caria  folie  de  cette  femme 

\  n'avaitrien  de  dangereux.  Une  perversion  de  1  o- 


dorat,  lui  fait  supposer,  sans  cesse,  que  des  êtres 
invisibles,  ses  ennemis,  que  des  rivales  jalouses 
de  sa  beauté  brûlent  autour  d'elle  des  odeurs 
immondes,  et  s'acharnent  à  l'accabler  d'humi- 
liantes persécutions.  Du  reste,  elle  habite  une 
petite  cellule,  dans  un  parc,  chante,  déclame  des 
vers,  parle  de  sa  beauté  (lu'elle  croit  posséder 
toujours,  met  du  rouge,  fait  des  minauderies  et 
commande  aux  autres  folles  comme  £.i  elles 
étaient  ses  femmes  de  chambre. 

Enfin  elle  aime  à  montrer  ses  bras  décharnés 
et  à  faire  voir  sur  l'un  d'eux  la  cicatrice  .l'une 

morsure. 

—  Heureusement,  dit-elle,  que  les  dents  de 

celte  horrible    Théroigne   de  Méricourt  n'ont 

,,oint  défiguré  mon  bras  potelé,  et  n'y  ont  im-- 

primé  que  ces  légères  petites  marques  blanches! 

S.  Henrï  Berthoud. 


^a^^s^as  a>3  ';jy,û»sîsaau:*i><î>« 


Vous  est-il  arrivé,  en  ouvrant  un  de  ces  livres 
qui  appartiennent  aux  établissemens  publics  du 
genre  des  salons  de  lecture  et  des  cabinets  litté- 
raires, un  de  ces  livres  de  louage  .pii  passent  par 
toutes  les  mains  et  sous  tous  les  yeux  ;  vous  est- 
il  arrivé,  dis-je,  de  remarquer,  outre  les  taches 
de  tabac,  de  café,  de  chocolat  ou  de  graisse,  .pu 
déposent  des  habitudes  de  repas  et  de  la  pro- 
preté des  lecteurs  ,  les  notes,  réfiexions,  cr.li- 
(lUfs  ,  remarques,  observations  ,  qui  maculent 
aussi  ses  marges,  si  ce  livre  contient  .p.el.iue 
irtèe  discutable,  quelque  proposition  nouvelle 
qui  passionne  les  abonnés  et  les  partage,  pour 
ou  contre,  en  amis  et  ennemis?  La  polémi.iue 
commence  alors  à  la  première  page  pour  ne  finir 
qu'à  la  dernière.  Les  attaques  les  plus  bouffon- 
nes les  répliques  les  plus  saugrenues  ,  les  de- 
mandes et  les  réponses  les  plus  opposées,  les 
plus  vives,  les  plus  originales ,  se  croi>ent,  se 
succèdent,    s'entremêlent   du    commencement 
jusqu'à  la  fin  ,  avec  une  verve  intarissable ,  avec 
une  humeur  qui  est  rarement  académique,  avec 
unelrancbisequi  en  toujours  sans  peur,  avec 
un  goût  .lui  n'est  jamais  sans  rei.roche.  Tout  le 
livre  est  ainsi  criblé  de  commenlaires,  sous  les- 
quels le  sujet  s'oublie,  comme  le  corps  d'un 
Turc  se  perd  au  milieu  desvéteraensdontil  est 
surchargé. 

C'est  ainsi  que  j'oubliai  Waterloo,  ce  texle 
immense,  ce  sujet  homérique  ,  ce  poème  du 
monde  moderne,  devant  les  notes  de  tout  genre, 
pravesou  légères,  gaies  ou  tristes  ,  sensées  ou 
slupides,  que  je  trouvai  écrites  à  propos  de  ce 
Prandévéu'-meut;  c'est  ainsi  que  j'oubliai  Napo- 
léon Wellington  .  Bliichcr,  la  France,  l'Angle- 
terre et  l'Allemagne  ,  toute  l'Iliade  de  nos  jours, 
devant  un  album  que  j'ouvris  pendant  une  visne 
queje  fis  l'été  dernier  à  Waterloo. 

A  peine  arrivé,  j'étais  entré  à  la  fameuse  au- 

berpe  de  la  Belle-AUiance  ;  et  la  fille  de  service 

me  présenta  deux  volumes,  qui  po-''^-^"';"'- ** 
couverture  le  titre  pompeux  d'.i/^u».-/^«/^r- 

loo   -  Prenez ,  me  dit-elle  en  me  tendant  une 

pUime,  inscrivez  votre  nom,  et  ajoutez-y,  s. 

uslêvoulez,lapensée.p.edoit    a...  naître 

dans  votre  esprit  le  lieu  où  vous  êtes;  d  nea 


—  277  — 


coûte  que  dix  sous.—  C'est  pour  rien,  lui  répon- 
ilis  je,  convaincu  que  j'all.us  enfanter  une  île  ces 
phrases  à  grand  cPFet,  qui  font  la  réiiulation 
d'un  liomme,  et  je  saisis  la  plume. 

Malheureusement  ma  tête  ('■tait  trop  pleine  , 
aucune  idée  n'en  sortait;  peut-être  même  au- 
rais-je  rendu  la  plume  sans  plus  m'en  occuper, 
si  la  pensée  ne  me  fût  venue  de  compulser  et  de 
scruter  le  volume  pour  m'inspirer.  —  C'est  un 
excellent  moyen,  me  dis-je,  je  trouverai  assuré- 
ment de  bonnes  idées;  je  ne  puis  prendre  un 
plus  sage  parti ,  et  aussitôt  je  pris  l'album ,  que 
j'ouvris  avec  un  saint  respect. 

La  première  ligne  qui  frappa  mes  yeux  était 
celle-ci  :  «  Tainia  ,  mademoiselle  Mars.  »  J'au- 
rais voulu  quelque  chose  de  moins  laconique  , 
etje  passai  outre. 

«  Monsieur,  madame  et  miss  LaviniaRamsbol- 
tomontvisiléla  plaine  de  Waterloo  le  17  du  mois 
d'août  18ï0.  » 

«  D.  Qu'est-ce  que  les  Ramsbottom  ? 

R.  Demandez-le  à  John  Bull.  » 

Cette  demande  et  cette  réponse  écrites  au  des- 
sous des  noms  si  clairement  détaillés  de  la  fa- 
mille des  l'uimslioltom  ,  mais  plus  encore  la 
crainie  qu'un  membre  de  la  grande  famille  des 
John  liull  ne  répondit  à  l'interpellation  par 
quelques  réflexions  peu  obligeantes,  me  firent 
passer  ces  lignes  comme  la  première.  Je  tournai 
le  feuillet,  etje  portai  mes  regards  sur  les  lignes 
suivantes  : 

«  Cette  plaine,  célèbre  par  la  valeur  des  armes 
»  anglaises,  a  été  visitée  par  trois  voyageurs  an- 
»  glais;  ce  sont  trois  oisons,  direz-vous,  d'être 
n  venus  d'aussi  loin  pour  voir  le  théâtre  où  tant 
'»  d'amis  et  d'ennemi»  ,  mortellement  frappés  , 
»  gisent  aujourd'hui  confondus,  et  où  le  pauvre 
»  Napoléon  reçut  un  coup  fatal.  Nos  cœurs  an- 
M  glais  battent  de  plaisir;  et  cela  étant ,  nous 
»  nous  empressons  devons  dire  bonsoir  à  tous.» 

Un  commentateur  chagrin  avait  ajouté  la  note 
suivante  aux  lignes  que  je  venais  de  lire  : 

«  Que  de  stupidités,  hélas!  nous  fournit  ici 
la  plume  d'un  sot  Anglais  !  » 

Les  lignes  suivantes,  qui  se  trouvent  sur  le 
rerso  de  la  couverture  du  premier  volume,  res- 
pirent sans  doute  beaucoup  de  libéralisme  : 

«  Avromforl  et  l'ami  Castebois  ont  parcouru 
ce  livre,  et  tous  deux  ont  gémi  de  voir  les  pages 
.souillées  d'injures.  Pour  un  homme  de  cœur, 
il  n'est  pas  de  naticni.  » 

Mais  l'absurde  ne  tarde  pas  à  renaître.  Voici 
ce  qu'on  lit  à  côté  de  ces  lignes  : 

■<  M.  liurra,  de  Londres,  s'inscrit  sur  ce  livre  , 
dans  l'espoir  que  ses  amis  se  rappelleront  son 
nom  ;  la  plume  est  mauvaise.  » 

El  plus  loin  : 

«  Tom  Série,  acteur  anglais,  qui  joue  les  pre- 
miers rôles  sur  le  théâtre  de  liiuxelles,  a  visité 
ces  lieux  avec  Bob  Robert  ;  tous  deux  ont  été  as- 
sez bêles  pour  avoir  chaud,  et  pour  se  sentir 
fatigués.  » 

Les  mots  assez  bêtes  sont  soulignés,  et  un  cri- 
tique fait  celte  réflexion  :  Telle  est  la  nature 
de  Tom  Série  et  de  Bob  Robert;  puis  on  lit  plus 
lom  les  lignes  suivantes,  qui  s'appliquent  aux 
mêmes  :  «  Vilains  animaux,  lorsqu'on  fera  une 
ïousçription  pour  vous  tirer  tous  deux  de 
Bruxelles,  au  lieu  de  donner  quchpie  chose  , 
je  réclamerai  assurément  les  (jualre  francs  que 


j'ai  été  assez  bêle  de  payer  afin  de  vous  voir.  » 
L'inscription  suivante  : 

Moiilargi,  Ali  Ben, 
20'  année  de  l'IIcggire  1109  , 

donne  lieu  à  cette  annotation  digne  de  la  Palisse  : 

«  C'est  nu  Turc,  je  m'imagine.  « 

Puis  vient  ce  petit  morceau  de  prose  dicté  par 
ce  sentiment  militaire  que  les  Français  appel- 
lent e/;aM('j«;#//ie,  et  écrit  par  un  vieux  soldat  : 

«  Me  voici  revenu  aux  lieux  qui  ont  été  té- 
moins des  hauts  faits  des  héros  de  la  péninsule 
ibérique  ;  le  souvenir  qu'ils  rappellent  est  de  na- 
ture à  réjouirle  cœur  d'un  vieux  soldat.  La  be- 
sogne était  rude.  Le  18  juin,  nous  eûmes  une 
position  criti(iue.  Pauvre  Buchanan  !  mais  la 
fortune  de  la  guerre  l'a  voulu  ainsi.  Un  jour 
viendra  où,  moi  aussi,  je  quitterai  ce  monde; 
quoi  qu'il  arrive,  jamais  je  n'en  sortirai  d'une 
manière  plus  honorable  que  les  braves  gens  qui 
sont  tombés  sur  le  champ  de  bataille.  Oh  !  s'ils 
avaient  pu  voir  avec  quelle  intrépidité  toute  la 
ligne  fondit  sur  l'ennemi  dans  la  soirée.  Huzza  ! 

»  m  OFFICIER  QUI  A  VINGT  ANS  ANS  DE 
SERVICE.  » 

Le  correctif  de  ces  lignes  est  ;i  côté. 

«0  siècle  raisonneur  et  raisonnable'  cent 
mille  Français  sont  venus  ici  dans  le  but  d'égor- 
ger un  aussi  grand  nombre  de  leurs  semblables , 
et  de  sacrifier  eux-mêmes  pour  défendre  la  cause 
d'un  despote,  dont  la  main  de  fer  ne  leur  aurait 
jamais  accordé  les  avantages  d'un  gouvernement 
représentatif.  0  combien  est  sage  notre  généra- 
tion ! 

»  B.  Stelle.  » 

Plus  bas: 

«  Ici  fut  répandu  le  sang  du  jeune  et  du  brave; 
ici  tomba  l'espoir  d'un  père,  l'amant  d'une  jeune 
fille  et  le  mari  d'une  jeune  épouse  tendre  et 
fidèle.  Ici  la  mort  fut  triomphante  !  cette  terre 
fut  abreuvée  de  sang  humain,  et  la  scène  de  car- 
nage dont  ces  lieux  furent  le  théâtre  fut  l'œuvre 
de  l'ambition  d'un  seul  homme,  d'une  pauvre 
créature  humaine,  (jui  reçut  la  vie  et  l'intelli- 
gence de  la  même  manière  que  le  plus  humble 
des  soldats  qui  périrent  pour  lui.  O  hommes  !  ô 
hommes  !  » 

D'autres,  au  lieu  de  philosopher,  font  de  leur 
piété  pour  les  morts  une  matière  à  spéculation  , 
une  annonce  ,  une  enseigne,  une  carte  d'avis  , 
comme  ce  qui  suit  : 

«  Fitz  Patterleyest  venu  rendre  hommage  aux 
mânes  de  son  père,  mort  sur  le  champ  d'hon- 
neur, et  sellier -fournisseur  du  premier  régi- 
ment d«  ilragons.  Filz  Patterley  a  hérité  du  pa- 
triotisme et  du  métier  de  son  père  :  il  continue 
d'exercer  le  même  amour  et  le  même  état  pour 
sa  patrie,  à  Londres,  Leicester  square,  n°  {0.  » 

Au  dessous  cette  réflexion  d'un  Français  : 

«  Ceci  me  rapi>ellc  lépitaphe  suivante,  «[ue  je 
lus  un  jour  sur  une  tombeau  Père  Lachaise  : 

Ci-gtt  NN...,  marchand  mercier  de  la  rue  St- 
Dcnis,  n°....  — Sa  veuve,  désolée,  continue  le 
même  commerce,  et  espère  conserver  la_ faveur 
du  public.  » 

Plus  loin  on  lit  : 

<i  Irving  lirook  ,  de  Londres,|a  visité  pour  la 
troisième  fois  les  plaines  de  Waterloo  et  de  Plan- 
chenet,  le  i«  juillet  18i'6;  il  remercie  le  ciel  de 
ce  qu'il  a  délivré  le  monde,  par  la  valeur  de  ses 


compatriotes,  du  tyran  le  plus  cruel  qui  ait  ja- 
mais tenu  un  sceptre.  » 

Cette  tirade  est  suivie  de  cesépithètes:  «Chien 
d'Anglais!  brute!  bête!» 
Et  plus  bas  on  lit  ces  lignes  anglo-françaises  : 
«Goddem,  goddem,  pour  moi   bateau  à  va- 
peur, moi  [larlir  pour  Londres,  les  Français  ne 
ménager  pas  nous  ! 

»  BiFSTEK  de  Rosbif.  » 
Près  de  ces  lignes  se  trouve  cette  phrase  : 
«  Bénies  soient  les  âmes  des  braves  qui  sont 
morts  pour  sauver  leur  pays  ! 

»  L.N  HABITANT  DE  LONDRES.» 

Puis  ce  vivat  bachiijue  : 

«  Waterloo  ,  Belle  Alliance  !  nom  impérissa- 
ble !  Huzza  pour  la  vieille  Angleterre  et  l'armée 
anglaise,  vidons  une  rasade  pour  elle. 

»  (jEO  D.  Clarck,  de  Londres,  qui  a  visité 
cet  endroit  le  14  septembre  1825.  » 

M.  Goubau,  lithographe  bruxellois,  exprime 
les  sentimens  que  lui  inspire  son  voyage  à  Wa- 
terloo de  la  manière  suivante  : 

«Comme  la  pourriture  engendre  la  vie,  le 
malheur  le  bonheur,  de  même  le  champ  de  \\a- 
terloo,  qui  détruisit  tant  de  monde,  fait  vivre 
les  lithographes.  Je  me  réjouis  donc  du  mal- 
heur commun  qui  fait  mon  bonheur  particulier. 

»  GOIBAU.  » 

M.  Goubau  est  ainsi  semonce  pour  ce  petit 
morceau  d'égoïsme  : 

«  Brigand,  païen,  gredin,  égoïste  de  première 
force,  sans  doute  Flamand.  » 

Une  chose  remarquable,  c'est  que  les  femmes 
ont  les  premières  renoncé  à  l'esprit  exclusif  de 
|)atriotisme;  les  premières,  elles  ont  tenté  la  fu- 
sion \t\.  le  système  d'alliance  accompli  plus  lard 
par  M.  de  Talleyrand;  les  premières  ,  dépouil- 
lant les  antipathies  nationales,  elles  ont  rendu 
justice  aux  qualités  du  continent.  Filles  de  la 
Grèce,  elles  ont  trouvé,  à  Pinstar  d'Hélène,  que 
les  Paris  de  France  valaient  bien  le»  .Ménélas 
britanniques,  elles  ont  écrit  ce  qui  suit  : 

«  Je  rougis  de  la  haine  et  de  l'orgueil  des  -Vn- 
glais. 

»  J'aime  les  Français  de  tout  mon  cœur,  et 
j'espère  toujours  vivre  parmi  eux  ;  car  les  An- 
glais ionl  des  préjugés  et  des  bêtes. 

»  Une  Anglai.'c  nommée  GÉORGiNA,qui 
a  un  amant  officier  français,  li  sep- 
tembre 1836. 

»  Et  les  Français  sont  des  amours.  " 

«  Un  Anglais  peut  bâtir  battre  sans  doutée  ua 
Français  trois  à  une  fois,  »  s'écrie  plus  bas,  dans 
un  langage  burlesque,  un  loiidoner scaadsUià 
de  l'aveu. 

Mais  cette  explosion  n'arrête  point  la  sensibi- 
lité de  nos  belles  compatriotes.  D.ms  un  autre 
passage,  on  trouve  ces  deux  iuscriptions  . 

«  Mon  âme  n'éprouve  ici  aucun  sentiment  de 
plaisir  ni  de  peine  ;  mon  amoureux,  qui  e$t 
Français,  n'était  point  ici. 

M  Maria  Templeton.  » 

Puis  viennent  ces  deux  vers  : 

Je  verse  une  larme  de  regret 
Sur  le  sort  des  braves  Fraudait. 

Emily  Payne,  -Vnglaise  qui  aime 
les  , Français  de  toute  son  âme. 
12  octobre  ISiC.  Demeurant  à 
St-Omer  pour  le  moment. 


—  278  — 


«  Tuis-je  perdre  le  souvenir  île  celte  fatale 
bataille!  »  s'écrie  le  seigneur  ("aravillo  ! 

On  lit  ensuite  des  vers  espagnols  dont  voici  le 
sens  : 

«  Napoléon  a  reçu  en  ces  lieux  le  prix  de  son 
5)  invasion  perfide  contre  l'Espagne  ;  puissent 
5>  périr  de  la  même  manière  tous  ceux  qui  feront 
»  du  tort  a  mon  pays.  » 

Et  plus  loin  on  lit  ces  mots,  empreints  d'une 
pensée  de  justice  et  de  générosité,  d'une  pensée 
qui  fait  honneur  à  l'iiumme  ipii  l'a  conçue  , 
d'une  pensée  enfin  qui  devait  clore  l'album,  qui 
annonce  que  l'ère  des  haines  nationales  et  de  l'é- 
goïsme  des  peuples  est  passée,  et  que  le  temps 
approche  où  chaque  i)ays  aura  une  part  à  l'es- 
time comme  h  l'amilir  de  tous  les  autres  : 

«J'ai  parcouru  ce  livre,  et  j'y  ai  trouvé,  com- 
me partout,  un  esprit  de  parti  et  de  partialité 
qui  ne  devait  point  prendre  sa  i)lace  dans  des 
cœurs  bien  nés.  Honneur  au  courage  !  telle  est 
ma  devise.  Ce  courage  fùt-il  français,  allemand  , 
anglais  ou  de  toute  autre  nation,  honneur  à  tous 
les  braves  qui  ont  dit  :  «  La  garde  meurt,  mais 


ne  se  rend  pas!  «  Ils  ont  autant  de  droiis;  à  la     ment,  mais  souvent  dilïiciles  à  distinguer  l'une 
célél)rité  que  ceux  qui,  pendant  tout  un  jour,     de  l'autre  dans  les  caractères  qu'elles  affectent 


résistèrent  à  toute  une  armée.  Je  parle  du  brave 

42'  régiment  écossais. 

i>  Gi:o.  Craven,  de  Saxe.  » 

Je  m'arrêtai  là,  satisfait,  de  ce  (jue  J'avais  lu. 

3c  ne  pouvais  dire  rien  de  plus  raisonnable.  Je 

ne  voulus  pas  enregistrer  mon  nom .  ni  faire 

prose  ou  vers.  Je  donnai  dix  sous  à  la  fille  ,  prix 

exigé  pour  l'honneur  d'écrire  sur  l'album,  et  je 

partis. 

Naval  and  militari/  magazine. 

{Revue  britannique.) 


des  passions,  qui  naissent  dans  le  cerveau  avant 
de  se  faire  sentir  dans  le  cœur. 

—  Comment!  s'écria  Edouard,  ce  trouble  si 
vif  et  si  doux,  ce  frémissement  involontaire,  ces 
violentes  pal[iitations  îi  la  vue  de  l'objet  aimé, 
ces  regrets  de  l'absence,  ces  soupirs  et  ces  larmes 
brûlantes,  tout  cela  ne  vient  pas  du  cœur? 

—  Abus  de  mots,  mon  cher,  style  de  romance  ! 
Le  cœur,  je  vous  le  répète,  n'est  ici  que  léciio 
du  cerveau,  et,  n'en  déplaise  à  votre  *?«///«<?/<- 
talistne,  les  poètes  et  les  romanciers  emi)loie- 
raient  une  figure  tout  aussi  juste  en  disant  : 
mon  cerveau  gémit  que  tnoti  cœur  soupire. 

—  A  merveille,  monsieur  le  savant;  mais  je 
vous  préviens  qu'en  dépit  de  votre  malicieuse 
critique  et  de  vos  doctes  observations,  les  gens 
sensés  n'en  continueront  pas  moins  à  regarder 
l'amour  comme  un  sentiment  profond  ou  une 
impression  passagère,  selon  qu'il  habite  dans  le 
cœur  ou  dans  la  télé.  Je  connais  même,  pour 
ma  i)art,  certaine  histoire  qui  (lourrait  bien  vous 
guérir  de  votre  incrédulité,  en  vous  i)rouvant 
que  ces  deux  variétés  de  l'.unour  existent  réelle- 


"®SÎS  2223Œ<DÏS25ÎS  ÎE>»*S':2'^3ia. 


I. 

Un  de  mes  bons  amis,  Edouard  D....,  déjeu- 
nait hier  en  lêle-à-lèle  avec  le  docteur  Richaud. 
Le  docteur  Richaud,  garçon  fort  habile  d'ail- 
leurs, a  ses  idées  fixes  sur  l'amour,  comme  sur 
toiilos  choses.  Matérialiste  par  nature  et  par 
pi-ole^sion,  il  se  rit  impitoyablement  des  phéno- 
mènes psychologiques  les  plus  inléicssans.  Les 
passions,  selon  lui,  ne  sont  pas,  comme  le  disent 
I  :  ::;i)sophes,  des  maladies  de  l'âme;  ce  sont 
Uj  suuples  mouvcmens  du  sang ,  d'inévitables 
conséquences  de  l'organisation  physique.  Dans 
son  système,  l'amour  est  un  transport  au  cerveau, 
avec  accompagnement  de  fièvre,  et  qui  se  guérit 
parla  saignée  et  les  bains  de  pieds  :  car  le  ccr- 
.veau  représente,  pour  lui,  le  siège  du  sentiment 
aussi  bien  que  de  rintelligence. 

Ce  jour-là  Edouard  avait  essayé  vainement 
de  lui  faire  comprendre  qu'il  confondait  deux 
choses  fort  distinctes  :  l'amour  de  tète  et  l'amour 
de  ca'ur.  Celle  distinction  ne  fil  que  provoi[ner     pas    d'abord  s'apercevoir  d'un    sentiment  qui 

n'était  un  mystère  pour  personne,  el  auquel  le 


extérieurement.  Ceci,  mon  cher  docteur,  serait 
un  sujet  d'études  tout  aussi  intéressant  qu'une 
expérience  physiologique;  ce  serait,  si  vous 
voulez,  une  des  mille  ramifications  de  cette 
science  qu'on  pourrait  appeler  analomie  de  l'ame, 
science  aussi  ancienne  que  l'homme,  singulière- 
ment cultivée  et  exploitée  de  nos  jours,  et  pour- 
tant toujours  neuve  et  intéressante. 

—  Je  vous  écoute. 

—  Avez-vous  connue  madame  de....  ? 

—  Beaucoup,  de  réputation;  irais  je  ne  lui 
ai  jamais  parlé  el  ne  lai  aperçue  qu'une  fois, 
aux  Bouffes.  Elle  ma  paru  fort  belle,  à  la  vérité  ; 
mais,  vous  le  savez,  la  vue  n'agit  que  faiblement 
sur  moi,  tandis  que  les  impressions  qui  m'arri- 
venl  par  l'organe  de  l'ouie  me  remuent  profon- 
dément. J'ai  voulu  être  présenté  chez  madame 
de...,  mais  l'aristocratie  du  nom,  du  talent  ou 
de  la  fortune,  étant  le  seul  titre  d'admission,  je 
suis  resté,  jusqu'à  présent,  je  vous  l'avoue,  moi, 
pauvre  et  obscur  solliciteur,  confondu  dans  la 
foule  des  âmes  en  peine,  faule  d'un  patron  qui 
osât  ou  voulût  me  prendre  à  son  bord. 

—  Une  exception,  mon  cher  docteur,  fut 
faite  en  ma  faveur,  et  les  portes  du  lemple  s'ou- 
vrirent pour  moi  sur  la  recommandation  d'un 
adepte  de  mes  amis.  Regu  lui-même  depuis  peu 
parmi  les  élus,  son  culte  pour  la  divinité  du  lieu 
se  distinguait  par  uu  caractère  de  ferveur  et 
d'enthousiasme  tout  particulier.  Celte  admira- 
tion qui  se  traduisait  eu  expressions  passionnées 
en  l'absence  de  celle  (juien  était  l'objet,  se  chan- 
geait devant  elle,  comme  il  arrive  aux  passions 
véritables,  en  une  contemidalion  muette  et  res- 
pectueuse, bien  autrement  expressive  el  pré- 
cieuse aux  yeux  des  femmes.  Madame...  ne  parut 


de  sa  part  un  accès  de  rire  fort  imiiertinent. 

—  En  vérité,  mon  cher, —  lui  dit-il  quand  il 
fut  un  peu  plus  calme,  — vous  n'avez  pas  les 
premières  noiions  de  physiologie.  Sachez  (pie 
toutes  les  sensationsvicnnent  ducerveau,  et  (|ue 
lecœur  ne  joue  ici  qu'un  rôle  secondaire.  C'est 
par  une  erreur  grossière  que  cet  organe  est  re- 
gardé généralement  comme  le  siège  principal 


caractère  et  la  figure  de  mon  ami  pouvaient 
donner  quelque  valeur.  Edmond  de  Marenne 
se  faisait  remarquer  non  seulement  comme  un 
fort  beau  cavalier,  mais  aussi  comme  un  jeune 
homme  d'un  esprit  délicat  et  d'une  modestie 
charmante.  11  avait  compris  qu'un  regard  impu- 
dent, un  air  vainqueur  ou  blasé,  ne  sont  pas 


toujours  une  recommandation.  Les  don  Juan 
ne  conviennent  pas  à  toutes  les  femmes.  Au  lieu 
de  fonder  ses  espérances  de  succès  sur  une 
physionomie  heureuse,  sur  la  coupe  d'un  habit 
plus  ou  moins  excentrique ,  et  sur  ses  deux 
poneys  pur  sang,  Edmond  se  donnait  la  peine 
d'être  aimable  dans  le  monde,  el  il  y  réussissait 
parfaitement  sans  être  galant  (dans  l'acception 
radicale  de  ce  mol),  ses  manières  auprès  des 
femmes  étaient  pleines  de  celle  grâce  et  de  cette 
délicatesse  que  le  vrai  gentleman  sait  varier  et 
manier  à  l'infini,  d'après  les  conditions  de  lâge 
et  du  rang.  Quant  au  moral,  Edmond  formait 
encore  un  heureux  contraste  avec  les  raffinés 
(|u'il  fréquentait  ;  car  il  était  simple,  bon,  affec- 
tueux, et  dévoué  ;  le  portrait  n'est  pas  natté, 
comme  on  pourrait  le  croire;  et  je  dois  y  ajou- 
ter un  trait  qui  va  le  déparer  singulièrement. 
Edmond  était  d'une  susceptibilité  extrême.  Ce 
défaut,  qui  prend  souvent  sa  source  dans  im 
sentiment  honorable,  présente  de  graves  in- 
convéniens  :  il  exagère  tout,  et  peut  égarer  les 
meilleurs  naturels.  Il  réagit  essentiellement  sur 
le  cerveau,  fausse  l'esprit,  et  échauffe  l'imagina- 
tion au  détriment  de  la  raison. 

Tel  était  Edmond  de  Marenne,  au  début  de  sa 
passion  pour  madame  de...,  qui  devait  finir, 
malgré  son  apparente  insensibilité,  parle  distin- 
guer au  milieu  de  l'essaim  brillant  qui  papil- 
lonnait autour  d'elle.  La  victoire  cependant  fut 
longtemps  indécise  ;  mais  l'avantage  resta  ,  en 
définitive,  à  madame  de...,  qui  avait  évidem- 
ment i)lus  d'habileté.  Edmond,  malgré  la  frivo- 
lité habituelle  de  sa  vie  et  la  facilité  de  ses  succès, 
était  resté  essentiellement  impressionnable.  Je 
pris  d'dbord  pour  de  la  stratégie  la  tournure 
roflianesque  qu'il  donna  à  sa  nouvelle  passion  ; 
mais  en  y  regardant  de  plus  près,  je  ne  tardai 
pas  à  me  convaincre  que  la  chose  était  sérieuse. 
Alarmé  de  cette  découverte,  je  fis  tous  mes 
efforts  pour  le  détourner  d'une  entreprise  qui 
pouvait  devenir  fatale  à  son  repos  ;  mais,  après 
avoir  rempli  consciencieusement  mon  devoir  de 
confident,  n'ayant  pu  réussir  à  prévenir  une 
rencontre,  je  me  vis  à  regret  réduit  au  rôle 
(l'observateur.  Je  me  tins  donc  à  l'écart, 
bien  déterminé  toutefois  à  intervenir  à  la  moin- 
dre infraction  aux  lois  sévères  de  la  galanterie 
et  de  la  morale.  Au  premier  coup  d'œil,  je  me 
convainquis  que  l'ardeur  et  la  précipitation 
d'Edmond  devaient  échouer  devant  la  présence 
d'espriiet  l'incomparable  supériorité  de  mada- 
me de...  J'en  fis  l'observation  à  mon  imprudent 
ami  qui  me  repoussa  si  rudement,  que  je  sentis 
(ju'il  serait  inutile  d'insister  davantage,  et  je 
fermai  un  instant  les  yeux  pour  ne  pas  voir  ce 
qui  allait  arriver. 

La  tête  tourna  loul-à-coup  au  malheureux 
Edmond.  Un  luxe  hors  de  proportion  avec  son 
revenu  était  nécessaire  pour  atteindre  au  niveau 
de  madame  de...,  pour  l'éblouir,  au  besoin,  et 
pour  écraser  ses  rivaux.  Un  voyage  qu'elle  fit 
aux  eaux  de  Bsdcn,  où  elle  lui  donna  en  quel- 
que sorte  rendez-vous,  acheva  de  le  perdre.  Je 
ne  pus  l'accompagner,  et  je  dois  dire  qu'il  n'en 
parut  que  très  médiocrement  contrarié.  Sa 
confiance  en  moi  avait  sensiblement  diminué 
depuis  qu'une  liaison  plus  tendre  s'élaitmise  en 
tiers  dans  ses  affections.  Les  observations  que 
j'avais  cru  pouvoir  lui  adresser  à  ce  sujet  lui 


—  279  — 


avaient  paru  sans  doule  un  des  plus  vexatoires 
lirivilt'^ljesdc  l'amiliô,  et  il  résolut  de  s'affran- 
chir, au  moins,  de  celle  chaine.. 

Edmond  menait  aux  eaux  un  train  de  prince. 
A  ses  deux  cbevaux  il  en  ajouta  quatre  ;  il  eut, 
en  cas  de  besoin,  une  berline  de  voyage,  un 
coupé  et  un  landau  pour  accompagner  la  prin- 
cesse à  la  promenade.  Ses  autres  dépenses  étaient 
établies  dans  les  mêmes  proportions.  Ses  succès 
lui  semblaient  dans  un  rapport  direct  et  néces- 
saire avec  rélat  apparent  de  sa  fortune.  Il  triom- 
pha. Son  triomphe  tenait-il  réellement  à  la  posi- 
tion brillante  qu'il  s'était  faite  à  force  de  ruineu- 
ses dépenses  ?  Ces  extravagances  même  furent- 
elles  regardées  par  sa  maîtresse  comme  un  té- 
moignage d'un  amour  sans  bornes:'  ou  l'esprit, 
les  grâces  et  les  assiduités  d'Edmond  assurèrent- 
ils  seuls  son  bonheur  ?  c'est  ce  que  la  suite  nous 
expliquera. 

La  conquête  d'une  femme  ainsi  distinguée  et 
aussi  enviée  que  madame  de...  devait  faire  du 
bruit  dans  le  monde  futile,  et  qui,  sous  prétexte 
de  santé,  tient  annuellement  ses  joyeux  con- 
grès ft  Bagnères  ou  à  liaden.  La  nouvelle  en  vint 
jusqu'à  Paris  oil  l'histoire  commentée  et  enri- 
chie chaque  jour  de  nouveaux  détails  ,  occupa 
longtemps  les  loisirs  des  amis  des  deux  héros. 
Pour  faire  trêve  et  pour  plus  de  liberté,  mada- 
me de...  annonça  un  voyage  en  Italie,  où  Ed- 
mond ne  tarda  pas  à  la  suivre.  La  curiosité  man- 
quant alors  d'alimens ,  l'attention  se  porta  d'un 
autre  côté,  et  l'on  cessa  peu  à  peu  de  s'occuper 
du  couple  voyageur. 

Le  bonheur  rapproche  quelquefois  comme 
l'adversité  ;  il  rend  expansif  et  dispose  à  la  con- 
fiance. Edmond,  dans  ces  continuelles  alterna- 
tives de  joie  enivrante  et  de  petits  chagrins  dont 
se  compose  toute  véritable  passion  à  son  début, 
se  souvint  qu'il  avait  laissé  à  Paris  un  de  ces 
anciens  amis  à  qui,  sauf  l'inconvénient  des  con- 
seils à  subir,  on  aime  à  raconter  son  bonheur 
et  ses  peines.  U'ailleurs,  à  une  certaine  distance, 
cet  inconvénient  disparait  presque  totalement 
par  l'extrême  liberté  il'action  qu'il  nous  laisse. 
Edmond  m'écrivit  pour  s'informer,  disait-il,  de 
l'état  de  ma  santé,  mais,  dans  le  fait,  pour  me 
faire  part  de  son  bonheur.  11  en  parlait,  comme 
un  parvenu  de  sa  fortune,  avec  ces  demi-mots 
et  cette  fausse  modi  stie  qui  provo(iuent  les 
questions  et  ouvrent  un  vaste  champ  à  la  curio- 
sité. Sa  lettre  contenait  d'ailleurs  un  éloge  telle- 
ment exagéré  de  madame  de...,  qu'il  était,  à  lui 
seul,  laplus  flagrante  indiscrétion.  Je  me  donnai, 
dans  ma  réponse,  le  plaisir  de  mettre  en  défaut 
sa  coquetterie  d'amant  heureux,  en  affectant  de 
n'avoir  pas  compris  ses  demi-conlidences.  Et 
quanta  l'éloge  de  madame  de...,  tout  en  ren- 
dant justice  à  ce  qu'il  renfermait  de  vrai  et 
de  beau,  faisant  une  large  part  aux  préventions 
de  l'auteur,  j'attaquai  |)iêce  à  pièce,  mais  avec 
toutes  sortes  de  ménagtinens,  le  portrait  i|ui 
m'avait  paru  considérablement  flatté.  Placés  à 
un  point  de  vue  opposé,  nous  nous  étions  peut- 
être  écartés  tous  deux  également  de  la  vérité. 
Madame...  ne  méritait  ni  cet  éloge,  ni  cette  cri- 
tique. Assurément,  si  une  femme  pouvait  paraître 
parfaite,  c'était  celle-là.  Son  esprit  brillant  cl 
cultivé  la  faisait  rechercher  des  hommes  les 
plus  distingués,  tandis  que  les  grâces  de  sa  per- 
sonne la  rendaient    l'objet    d'honunages  non 


moins  flatteurs.  Séparée,  d'un  commun  accord,  i 
d'un  mari  qui  ne  possédait  point  son  affection, 
elle  n'avait  usé  de  sa  liberté  que  pour  réunir 
autour  d'elle  ce  que  son  goût  pour  les  arts  pou- 
vait lui  faire  désirer  de  plaisirs  délicats.  Ses 
salons  étaient  le  rendez-vous  de  tout  ce  que 
Paris  offrait  de  célébrités  en  tout  genre.  Dans 
cette  existence  de  luxe  et  d'inJépendance,  la 
malignité  publique  devait  trouver  une  pâture 
abondante  et  facile,  et,  comme  l'amour  en  fait 
habituellement  tous  les  frais,  on  ne  manqua  pas 
de  dire  que  cette  lière  beauté  avait  abdiqué  plu- 
sieurs fois,  au  profit  de  je  ne  sais  quels  favoris, 
une  partie  de  la  liberté  conquise  sur  le  joug 
conjugal.  On  rendait,  d'ailleurs,  parfaite  justice 
à  ses  aimables  qualités. 

II. 

Six  mois  à  peine  s'étaient  écoulés  depuis  le 
départ  d'Edmond  et  de  madame d..,. ,  et  déjà  ils 
n'existaient  plus  l'un  et  l'autre  pour  la  société 
dont  ils  occupaient  seuls  naguère  l'avide  curio- 
sité ,  que  dans  de  faibles  et  rares  souvenirs.  Ed- 
mond, cependant  m'écrivait  encore  de  loin  en 
loin.  Sa  dernière  lettre  était  datée  de  Vienne.  Il 
m'annonçait  son  prochain  retour  et  me  priait 
de  régler  avec  son  notaire  quelques  affaires  d'in- 
térêt. 11  s'agissait  de  la  vente  d'un  bien  situé  en 
Bretagne  et  estimé  cent  mille  francs. 

—  La  propriété  est  d'un  excellent  rapport,  me 
dit  le  notaire,  et  la  vente  en  sera  facile  ;  mais 
si  vous  m'en  croyez,  monsieur,  et  si  vous  êtes 
un  véritable  ami  de  M.  de  Marenne,  auquel  je 
suis  moi-même  sincèrement  dévoué  comme  an- 
cien notaire  de  sa  famille,  vous  le  détournerez 
de  ce  projet.  Cette  propriété  constitue  désor- 
mais toute  sa  fortune.  Les  autres  ont  été  ven- 
dues successivement  depuis  environ  deux  ans. 
Quoi  qu'il  arrive  ,  je  déclare  que  celle-ci  ne  se 
vendra  pas  par  mon  ministère.  Au  reste  ,  c'est 
sans  doute  à  ma  résistance  récente  à  des  ordres 
de  cette  nature  que  je  dois,  monsieur,  l'hon- 
neur de  votre  visite  e(  votre  officieuse  interven- 
tion. 

Je  pressai  la  main  de  ce  brave  homme  en  lui 
promettant  d'unir  mes  efforts  aux  siens  pour 
empêcher  la  ruine  de  notre  ami.  J'écrivis  a  Ed- 
mond en  conséquence.  Deux  mois  après,  à  mon 
grand  étonnemeiit,  il  m  apportait  lui-même  la 
réponse.  Elle  consistait  tout  simplement  dans 
laveu  de  son  amour  pour  madame  de...  ,  des 
fautes  qu'il  lui  avait  fait  commettre,  et  de  la  fù  ■ 
chcuse  situation  dans  laquelle  il  se  trouvait.... 
toutes  choses  qui  m'étaient  déjà  parfaitement 
connues.  Je  conclus  qu'Edmond  était  corrigé, 
et,  quoique  ce  lût  un  peu  tard,  je  l'en  félicitai 
en  l'embrassant  cordialement,  il  sourit  triste- 
ment, en  me  serrant  la  main. 

—  Je  suis  plus  malade  que  tu  ne  penses,  me 
dit-il;  le  mal  a  pénétré  trop  avant;  je  ne  puis, 
désormais,  ni  ne  veux  en  guérir. 

—  Se  pourrait-il  ;'  Tu  n  as  donc  point  renoncé 
à  cette  femme  i'  tu  ne  l'as  pas  quittée  ? 

—  Elle  est  ici. 

—  Et  que  prétends-tu  faire  ? 

—  La  revoir,  moucher  ami,  et  l'aimer  tous  les 
jours  davantage. 

Je  laissai  tomber  involontairement  la  main 
d'Edmond  et  nous  restâmes  tous  doux  quelque 
temps  plongijs  dans  un  morne  silence.  Mais  lu 


ne  sais  donc  pas,  repril-il  tout-à-coup ,  ce  qu'il 

y  a  de  saint  etd'irrésistibledans  un  pareil  amour? 
Tu  ne  sais  pas  ce  qu'est ,  dans  son  àme,  cette 
femme  que  tu  voudrait  me  voir  abandonner. 
Ecoute.  Tu  ne  peux  pas  me  refuser  quelque  ex- 
périence des  amours  vulgaires.  Eh  bien  !  reliens 
bien  ceci  :  Cette  femme  n'a  de  son  sexe  que  ses 
perfections  les  plus  adorables.  Crois-moi.  Mon 
amour  est  dégagé  de  tout  sentiment  personnel , 
et  s'il  est  exalté ,  c'est  qu'il  est  pur  et  noble 
comme  celle  qui  l'inspire.  Ce  que  j'aime  en  elle, 
ce  n'est  point  sa  haute  position  et  sa  brillante  re- 
nommée; ceque  j'admire,  même  au  dessus  de  la 
beauté  de  son  cor]>s,  c'est  la  beauté  angélique 
de  son  âme.  Sais-tu  que  depuis  le  jour  où  il  m'a 
été  permis  d'y  lire,  j'ai  rainement  cherché  à  y 
surprendre  une  mauvaise  pensée?  Le  monde, 
qui  ne  juge  que  les  choses  apparentes  ,  peut  la 
blâmer  sans  doute  ,  mais  je  suis  sûr  que  le  ciel 
n'a  pour  elle  que  des  bénédictions.  Et  moi  aussi 
j'ai  pensé  comme  le  monde,  je  n'ai  cherché  d'a- 
bord en  elle  que  les  charmes  de  son  corps  et  de 
son  esprit,  et  quand  il  m'a  été  donné  de  connaî- 
tre aussi  son  cœur,  je  me  suis  incliné  en  l'ado- 
rant... Tu  vois  bien  que  je  ne  puis  pas  guérir. 

Je  compris,  en  effet,  qu'Edmond  était  perdu 
si  je  l'abandonnais  à  lui-même,  et  je  songeai  au 
moyen  de  le  ramener  à  la  raison  par  une  autre 
voie. 

Le  lendemain,  j'allai  trouver  son  notaire.  11 
s'agit,  dis-je,  de  sauver  notre  ami  malgré  lui. 
Le  moyen  que  je  viens  vous  proposer  est  un 
secret  entre  vous  et  moi.  Il  est  violent,  mais  il 
peut  seul  prévenir  la  ruine  totale  d'un  homme 
estimable  ;  la  fin,  ici,  justifie  les  moyens.  Faites 
proposer,  par  une  personne  discrète,  à  l'inten- 
dant de  madame  de...  l'acquisition  du  dernier 
domaine  d  Edmond,  à  la  condition  que  le  nom 
du  vendeur  ne  sera  connu  qu'au  moment  même 
de  la  signature  de  l'acte.  Abaissez  l'estimation  de 
manière  à  assurer  la  vente.  Edmond  signera  le 
premier  avec  empressement  l'acte  que  vous  pré- 
senterez ensuite  à  madame  de...  —  Lenolaire 
me  regarda  avec  étonnement. 

—  Rassurez-vous,  lui  dis-je.  Le  bien  ne  sera 
pas  vendu  ;  je  réponds  de  tout,  et  je  m'engage  à 
remettre,  au  besoin,  secrètement  entre  vos 
mains  le  double  du  prix  de  la  vente. 

Le  bon  notaire  ne  comprenait  rien  à  mon  pro- 
jet. 11  se  laissa  néanmoins  persuader,  sur  la  foi 
de  ma  parole  et  de  mes  bonnes  intentions.  Tout 
se  fit  comme  je  l'avais  prescrit.  L'intf  ndant  sous- 
crivit facilement  à  une  proposition  avantageuse, 
Edmond ,  assuré  enfin  de  la  possession  d'une 
somme  dont  il  avait  le  plus  grand  besoin,  signa 
sans  hésiter,  et,  incontinent,  le  notaire  se  pré- 
senta muni  de  l'acte  de  vente  chez  madame  de... 

Deux  heures  après,  il  vint  chez  moi  où  je  l'at- 
tendais avec  laplus  grande  impatience.  Eh  bien! 
ra'écriai-je  en  le  voyant  entrer  tout  hors  de  lui. 

—  .\h  !  monsieur ,  je  ne  puis  en  croire  mes 
yeux,  ni  mes  oreilles,..  Tenez  ,  lisez  !  voilà  le 
double  de  l'acte. 

—  Elle  a  signé  !...  Edmond  est  sauvé. 

—  Mais  regardez  donc  le  prix  de  l.i  rente? 

—  Deux  cent  mille  francs?  qu'est-ce  que  cela 
signifie  ? 

—  M,i  foi,  monsieur,  c'est  ce  que  je    "il* 
vous  demander  ? 

—  A  l-clle  du  moin*  expliqué  ?.„• 


—  280  ^ 


—  Ouij  mais  j'avoue  que  je  n'y  ai  rien  com- 
pris. 

—  Mais  encore,  qu'a-l-elle  dit  ? 

—  Voici.  Elle  a  pris  le  papier  d'un  air  indif- 
férent, mais  au  moment  où  ses  yeux  ont  lu  le 
nom  de  M.  de  Marenne,  elle  s'est  troublée  subi- 
tement et  n'a  pu  retenir  une  exclamation  de  sur- 
prise ;  puis,  regardant  tour  à  tour  l'intendant  et 
moi,  qui  ne  comprenions  rien  î»  ce  changement, 
elle  ordonna  à  celui-ci  de  se  retirer.  Alors  elle 
seleva,  et,  aprèsm'avoir  considéré  (j'aelque  temps 
de  manière  à  me  faire  perdre  contenance,  elle  se 
mit  à  m'adresser  toutes  sortes  de  questions  sur 
M.  de  iMarenne  :  s'il  y  avait  long-temps  que  je 
le  connaissais,  quelle  était  la  situation  de  ses  af- 
faires, pourquoi  il  vendait  cette  propriété,  et 
comnient  son  intendant  en  avait  eu  connais- 
sance ?  ,,  ,  ., ,; , 

—  Je  répondis  tout  ce  que  je  savais  de  l'état 
de  la  fortune  démon  client,  ajoutant  que,  quant 
à  cette  vente,  M.  de  Marenne  ne  s'en  était  oc- 
cupé que  pour  apposer  sa  signature,  que  tout 
s'était  fait  par  l'intervention  d'un  de  ses  amis. 
Cette  explication  parut  la  calmer. 

—  ^lonsieur,  me  dit-elle,  après  avoir  réfléchi 
quelque  temps,  vous  avez  commis  une  erreur 
grave  au  préjudice  de  votre  client.  Je  ne  dois 
pas  en  profiter.  Je  connais  parfaitement  la  pro- 
priété ;  elle  vaut  deux  cent  mille  fr. ,  et  c'est  h 
ee  prix  que  je  l'achète.  Seulement,  monsieur  , 
vous  vous  arrangerez  comme  vous  l'entendrez 
pour  que  le  double  de  cet  acte  ne  soit  jamais  en- 
tre les  mains  de  M.  de  Marenne,  et  j'exige  votre 
parole  d'honneur  de  ne  pas  lui  faire  connaître 
le  nom  de  l'acquéreur.  Quant  à  l'ami  officieux 
dé  M.  de  Marenne  ,  veuillez  le  prier  de  passer 
chez  moi  le  plus  promptement  possible. 

Je  fis  à  la  noble  dame  le  serment  qu'elle  exi- 
geait. Alors  elle  rectilia  elle-même  le  prix  de  la 
vente  et  apposa  sa  signature.  Ensuite,  elle  fit  ve- 
•  nir  son  intendant,  et  lui  ordonna  de  verser  entre 
.  mes  mains  la  somme  indiquée  par  la  rectifica- 
tion. Demain,  sans  plus  larder,  elle  me  sera 
comptée,  et  j'aurai  le  plaisir  de  la  remettre  à 
M.  de  Marenne. 

Je  me  gardai  bien  d'expliquer  ce  mystère  à 
l'honnête  notaire,  et  je  me  butai  d'aller  faire 
agréer  mes  excuses  à  madame  de...,  qui,  sans 
avoir  l'air  de  comprendre  ce  qu'il  y  avait  d'offen- 
sant pour  elle  dans  l'épreuve  à  laquelle  je  l'a- 
vais soumise,  me  remercia  avec  effusion  de  l'oc- 
casion que  je  lui  avais  olîerte  d'être  ulile  à  un 
homme  estimable.  Pour  vous,  monsieur,  ajoutâ- 
t-elle, je  m'en  rapporte  à  votre  attachement 
éclairé  pour  taire  ce  qui  pourrait,  dans  cette  af- 
faire, blesser  la  fierté  de  votre  ami.  Muet  de 
honte  et  de  remords,  je  m'inclinai  avec  respect 
devant  cette  fenmic  que  j'avais  si  injustement 
soupionuée.  Madame  de....  m'apparut  dès  ce 
moment  sous  un  jour  nouveau,  et  je  commençai 
à  comprendre  qu'il  y  avait  dans  cette  nature  igno- 
rée quelque  chose  de  plus  noble  encore  et  de 
plus  élevé  ([ue  l'esprit  et  la  beaulé.  L'enthou- 
siasme d'Edmond  me  parut  beaucoup  plus  na- 
turel, et  je  cessai  de  le  combattre.  Un  irrésistible 
mouvement  de  sympathie  me  rapprocha  de  ma- 
dame de...;  nos  rapports  devinrent  plus  fré- 
qiiens  et  prirent  \m  caractère  prononcé  de  con- 
liance  et  d'estime  réciproques.  Cette  nouvelle 
position  me  permit  aussi  \le  l'observer  avec  plus 


d'avantage.  Je  savais  déjà  qu'elle  était  capable 
des  plus  nobles  élans  :  la  passion  allait  parfaite- 
ment ?i  son  organisation  et  à  son  imagination  ar- 
dente. 11  ne  me  restait  plus  (ju'à  vérifier  la  so- 
lidité de  ses  sentiraens  et  la  durée  de  ses  affec- 
tions, et  j'avoue  que  je  n'étais  pas  sans  inquié- 
tude ù  cet  égard. 

Edmond  ne  vit  dans  le  prix  inattendu  de  la 
vente  de  »a  propriété  qu'une  bonne  fortune  dont 
il  se  hftta  de  prolîter,  pour  cacher  à  tous  lesyeux 
les  symptômes  de  sa  ruine  prochaine.  Madame 
de... ,  qui  n'ignorait  pas  la  situation  de  ses  affai- 
res, lui  adressa-t-elle  alors  des  remontrances 
dont  il  ne  tint  aucun  compte,  ou  garda-t-elle  le 
silence  avec  lui  pour  ménager  sa  fierté,  tout  en 
se  promettant  de  venir  encoreà  son  secours  dans 
l'occasion  ,  sous  le  voile  de  l'anonyme  ?  Quoi 
qu'il  en  soit,  leur  liaison  se  resserra  de  plus  en 
j)lus  chaque  jour,  et  chaque  jour  aussi  les  rangs 
des  admirateurs  de  l'une  et  des  amis  de  l'autre 
s'éclaircirent  dans  la  même  proportion.  Bien- 
tôt il  se  fit  autour  d'eux  un  grand  vide  etunpro- 
fondsilence.  Edmond  s'en  réjouit;  madame  de... 
en  parut  d'abord  toute  surprise;  l'isolement  était 
une  chose  à  laquelle  elle  avait  besoin  de  s'habi- 
tuer, car  elle  n'avait  vécu  jusqu'alors,  pour 
ainsi  dire,  que  de  bruit  et  d'éclat.  Un  tel  chan- 
gement de  régime  répugnait  à  sa  nature  indé- 
pendante. C'était  une  noble  plante  qui  avait 
grandi  au  sommet  de  la  montagne,  au  milieu 
d'un  vaste  horizon;  l'air  et  l'espace  étaient  ses 
élémens.  Madame  de... ,  avait  fait  de  sa  vie  deux 
parts  inégales ,  l'une  et  la  plus  grande,  pour  le 
monde,  l'autre,  pour  la  solitude;  l'une  pour  l'ob- 
servation, l'autre  pour  le  recueillement. 

Quand  elle  se  vit  seule,  en  face  de  sa  passion , 
arrachée  tout  à  la  fois  au  monde  et  à  l'élude  , 
dans  cette  sorte  de  calme  plat  qui  succède  sou- 
vent aux  mouvemens  les  plus  violens ,  elle  se 
mit  à  regarder  autour  d'elle  comme  une  per- 
sonne qui  s'éveille.  Le  silence  qui  régnait  au  de- 
hors se  glissa  peu  à  peu  dans  son  cœur,  son  âme 
habituée  aux  vives  émotions  s'affaissa  sur  elle- 
même  dans  une  morne  torpeur.  Les  Ames  ont 
aussi  leur  hygiène  particulière,  le  mouvement  et 
l'agitation  sont  nécessaires  a  celles-ci,  comme  le 
repos  et  la  modération  h  celles-là  ;  un  brusque 
changement  peut  déterminer  chez  les  unes  et 
chez  les  autres,  de  graves accidens.  Sous  ce  rap- 
port, madame  de...  était  sérieusement  malade. 
Dès  qu'elle  crut  connaître  son  mal,  elle  en  cher- 
cha de  bonne  foi  le  remède  dans  l'activité  qu'elle 
avait  perdue.  Elle  essaya  de  rappeler  ses  émo- 
tions passées ,  de  réchauffer  son  àme  aux  rayons 
de  l'amour  qu'elle  avait  allumé  ;  mais  son  cœur 
restait  froid,  et  son  imagination  seule,  comme 
un  foyer  qui  s'éteind  ,  jetait  encore  quelques 
faibles  étincelles.  En  vain,  sa  sensibilité  exagé- 
rée se  prenait  à  tout ,  s'exerçait  sur  les  moin- 
dres choses  :  tout  semblait  échapper  à  sa  pour- 
suite et  se  dérober  à  ses  étreintes...  Et  cepen- 
dant Edmond ,  semblable  à  un  reproche  vivant, 
était  là  toujours  empressé,  beau,  plein  d'illu- 
sions et  d'amour.  Honteuse,  humiliée  à  sa  vue , 
autant  qu'elle  était  naguère  heureuse  et  fière  , 
madame  de...  sentait  quelquefois  le  désespoir 
entrer  dans  son  âme.  Et  la  reconnaissance,  à  dé- 
faut d'amour,  lui  faisait  un  devoir  de  dissimu- 
ler ses  tourmens  !...  C'était  un  horrible  supplice, 
celui  des  damnés  qui  aspirent  à  des  voluptés  im- 


possibles, celui  d'un  aigle  à  qui  l'on  a  laissé  la 
liberté  de  ses  ailes  en  l'attachant  à  la  terre.  L'es- 
pèce de  prostration  morale  qui  succédait  ordi- 
nairement à  ces  combats  intérieurs,  à  cette  fati- 
gante surexcitation,  était  le  seul  repos  accordé 
à  l'infortunée.  Alors  des  larmes  abondantes  ve- 
naient rafraîchir  un  instant  son  cœur  épuisé. 

Ces  bizarreries,  qu'Edmond  était  loin  d'expli- 
quer dans  leur  véritable  sens,  l'affligèrent  d'a- 
bord comme  les  excès  d'une  sensibilité  maladive 
irritée  par  un  sentiment  profond.  Cette  pensée 
augmentait  sa  tendresse,  et  tandis  que  l'amour 
de  madame  de...  s'en  allait  ainsi  en  fausses  dé- 
monstrations et  en  impuissans  efforts,  le  sien  $e 
fortifiait  chaque  jourpar  l'admiration. 

En  amour,  comme  en  toute  association ,  l'éga- 
lité est  une  chimère ,  l'un  dépense  plus  que  l'au- 
tre, et,  sous  ce  rapport,  chaque  liaison  aboutit 
nécessairement  à  une  duperie.  11  existe ,  dans 
l'ordre  moral ,  aussi  bien  que  dans  l'ordre  phy- 
sique, des  natures  parasites  ;  tant  pis  pour  celles 
que  le  hasard  a  placées  sous  leur  influence  ab- 
sorbantes. Ce  fait  démontré  par  l'expérience  de 
tous  les  temps ,  n'a  jamais  empêché  et  n'empê- 
chera jamais  les  amans  passés,  présens  et  à  venir, 
de  caresser,  comme  toutes  les  âmes  généreuses, 
leur  beau  rêve  d'égalité  fraternelle. 

Edmond ,  grâce  à  ce  complet  aveuglement , 
qui  est  tout  à  la  fois  la  marque  la  plus  certaine 
d'un  véritable  amour  et  le  plus  grand  bienfait 
delà  Providence  pour  les  amans,  aurait  pu  vivre 
encore  longtemps  ainsi  dans  cette  erreur  fortu- 
née. Le  hasard  en  décida  autrement.  Madame 
de...  habitait  depuis  quelque  temps  une  campa- 
gne sur  les  bords  de  la  Seine.  Un  jour,  appuyée 
sur  le  bras  d'Edmond,  elle  gravissait  un  coteau 
assez  élevé  dont  le  sommet  se  couronnait  d'un 
épais  massif  détaché  de  la  forêt  voisine.  Arrivés 
en  cet  endroit,  ils  s'assirent  tous  deux  pour  con- 
templer le  paysage  qui  se  déroulait  à  leurs  yeux. 
On  était  au  mois  de  septembre  ;  le  ciel ,  quoique 
parfaitement  pur,  n'étendait  plus  sa  vaste  cou- 
pole d'un  bleu  foncé  ;  son  azur  transparent  se 
mélangeait  d'une  faible  teinte  grisâtre,  et  le  so- 
leil ,  quoique  perpendiculaire ,  versait  autour 
de  lui  des  rayons  affaiblis.  L'air  était  doux  et 
léger,  et  la  campagne,  dépouillée  de  sa  luxueuse 
parure  d'été,  avait  plus  de  grâce  et  moins  de 
majesté.  Tout  dans  les  champs  ,  dans  les  prés  et 
dans  les  sentiers  tortueux,  était  joie  et  mouve- 
ment. Le  fleuve,  par  mille  capricieux  détours, 
déroulait  avec  coquetterie  son  ruban  argenté 
sur  le  tapis  vert  de  la  prairie,  au  pied  silencieux 
de  la  montagne  et  sur  le  bord  murmurant  de  la 
forêt.  De  temps  en  temps  du  fond  de  la  vallée  et 
du  bois  qui  la  domine  s'élevait,  apporté  par  la 
brise,  comme  un  bruit  confus  de  voix  caressan- 
tes, puis  les  voix  semblaient  s'éloigner,  le  bruit 
s'éteignait  par  degré  ,  et  tout  rentrait  dans  un 
silence  plein  d'une  ineffable  douceur.  Ces  con- 
certs mystérieux  ne  sont  pas  entendus  par  tou- 
tes les  âmes.  Cet  amour  immense  qui  s'exhale 
parfois  de  la  nature ,  qui  flotte  dans  les  airs 
comme  un  enivrant  parfum,  pénètre  par  tous  les 
sens  et  circule  dans  nos  veines;  ce  bonheur  in- 
time et  profond  qu'il  n'est  pas  donné  à  toutes 
les  organisations  de  sentir  également ,  Madame 
de...;,  organisation  ardente  et  délicate,  le  çpà*" 
tait  en  ce  moment  sans  réserve,  et  s'y  livra^avec 
transport. 

'1 


—  Q81   ^ 


Elle  se  sentait  régénérée,  heureuse  et  trem- 
blante d'une  tenJre  émotion  ;  elle  crut  que  le 
ciel  avait  pitié  délie  et  parlait  à  son  cœur  vivi- 
fié. Sa  tète  s'exalta,  comme  cela  lui  arrivait  sou- 
vent, elle  prit  les  élans  de  son  imagination  pour 
lesmouvemens  dcsoncœur.  Merci,  mon  Dieu  , 
murmura-t-elle,  comme  formulant  une  pensée 
secrète,  merci  ;  je  vis  maintenant,  je  suis  heu- 
reuse ,  parce  que  j'aime...  Oui,  je  l'aime,  Ed- 
mond. Ma  vie,  c'est  ton  souffle  ;  mon  bonheur, 
c'est  ton  sourire.  Ta  joie  m'enivre  et  ta  douleur 
me  tue...  Cette  vie,  ce  bonheur  que  je  te  dois  , 
dis,  les  veux-tu  en  expiation  de  toute  la  félicité 
que  je  n'ai  pu  te  donner  ;  pour  que  lu  me  par- 
tlonnes,  chère  âme,  de  l'avoir  aimé  d'un  amour 
mortel... 

Edmond,  ravi  en  extase  par  l'expression  de 
cette  passion  ardente  et  noble,  oubliait,  en  l'é- 
coutant ,  les  bizarreries  dont  il  gémissait  si  sou- 
vent. 

Quand  ils  furent  de  retour  dans  la  vallée,  le 
ciel  s'était  obscurci.  Une  soirée  triste  et  froide 
succéda  à  celte  brillante  journée. 

Le] lendemain  matin,  madame  de...  se  leva 
chagrine  et  souffrante.  L'ennui  et  l'abattement 
se  lisaient  sur  ses  traits  fatigués.  Que  s'étail-il 
passé  dans  son  âme  pendant  la  nuit  i'  Quelles  af- 
fligeantes réflexions  l'avaient  tenue  éveillée,  ou 
quelles  sombres  visions  avaient  troublé  son  som- 
meil ?  Elle  s'approcha  lentement  et  écarta  d'une 
main  languissante  le  rideau  de  sa  fenêtre...  La 
campagne  était  cachée  sous  un  épais  brouillard 
qui  laissait  échapper  une  pluie  fine  et  froide. 
Les  ruisseaux ,  devenus  torrens  ,  couraient 
bruyans  et  débordés  à  travers  la  prairie.  Le 
vent ,  qui  tourbillonnait  en  gémissant  à  travers 
les  arbres  du  parc,  faisait  craquer  tristement 
leurs  branches  dépouillées,  et  semait  les  allées 
solitaires  de  leurs  feuilles  humides.  C'était  une 
de  ces  matinées  d'automne  toutes  vêtues  de  deu  il, 
sinistresavant-coureurs  d'une  saison  encore  plus 
triste.  Le  cœur  de  madame  de...  se  serra  à  celle 
vue  ;  elle  se  hâta  de  laisser  tomber  le  rideau  ,  et 
s'assit  découragée  et  sans  force  devant  la  chemi- 
née où  fumait  un  feu  précoce  et  mal  allumé.  Ed- 
mond entra  en  ce  moment  et  s'informa  avec  in- 
quiétude de  sa  santé.  —  Voyez,  lui  dit-elle  en 
l'attirant  vers  la  fenêtre  et  lui  montrant  la  cam- 
pagne, voilà  mon  mal  ;  les  impressions  physi- 
ques me  dominent  -.je  souffre  du  malaise  de  la 
nature,  mon  âme  est  froide  comme  elle.  Je  vou- 
drais en  vain  y  rappeler  l'amour ,  ce  soleil  à  qui 
j'ai  dû  de  si  beaux  jours!  Mon  cœur,  je  le  sens  , 
enveloppé  d'un  ennui  profond  comme  d'une  at- 
mosphère brumeuse,  doit  revêtir  aussi  bientôt 
son  manteau  de  glace,  mais  il  ne  lui  sera  plus 
permis  de  s'en  dépouiller. 

Edmond  regardait  madame  de...  avec  un  air 
de  doute.  Elle  eut  pitié  de  lui.  Elle  lui  prit  les 
mains  avec  affection.  Soyons  raisonnables,  Ed- 
mond, poursuivil-elle  avec  bouté.  Ce  ciel  hier  si 
brillant,  et  si  triste  aujourd'hui,  cette  nature  si 
constante  seulement  dans  ses  changemens,  tout 
ne  nous  dit-il  pas  qu'il  n'y  a  rien  d'immuable 
ici-bas...  Le  cœur  de  l'homme  est  un  vaste  lac 
tour  â  tour  immobile  et  agité,  ouvert  â  tous  les 
vents....  Un  peu  plus  tard,  ^mon  ami,  demain 
peut-être  vous  m'auriez  demandé  compte  ,  en 
échange  de  l'amour  que  je  vous  avais  dérobé,  Ue 


celui  que  je  vous  dois...  et  que  je  ne  puis  plus 
vous  donner... 

Edmond  ,  |pâle,  égaré,  souriait  amèrement  , 
comme  s'il  se  lût  efforcé  de  ne  pas  croire  ce  qu'il 
entendait.  Il  essaya  d'articuler  quelques  mots, 
mais  ce  fut  en  vain,  et  il  se  relira  altéré  et  chan- 
celant. Madame  de...  brisée  elle-même  par  sa 
propre  douleur,  voulut  faire  quelques  pas  pour 
le  retenir,  mais  elle  retomba  vaincue  et  paraly- 
sée i)ar  sa  faililesse  même...  Quand  elle  eut  sur- 
monté celte  sorte  d'anéantissement,  et  qu'elle  se 
rappela  les  jiaroles  que  le  désespoir  lui  avait  ar- 
rachées ,  elle  s'élança  hors  de  lapparteraent  et 
tomba,  en  ouvrant  la  porte  ,  sur  un  groupe  de 
domestiques...  qui  déposèrent  h  ses  pieds  le  ca- 
davre sanglant  d'Edmond. 

—  Malédiction  sur  cette  femme!  dit  le  docteur 
en  cet  endroit. 

—  Silence  !  s'écria  Edouard  à  son  tour.  Ne 
vous  hâtez  pas  de  calomnier  ce  qui  mérite  voire 
pitié  et  peut-être  votre  estime.  Le  malheur  di- 
gnement supporté  est  un  baptême...  J'ai  vu, 
dans  ces  terribles  mo'mens,  cette  femme  naguère 
si  brillante  et  si  enviée,  je  l'ai  vue,  pauvre  insen- 
sée, jeter  à  un  mort  plus  qu'il  ne  lui  avait  donné, 
ce  qui  vaut  mieux  que  la  vie  pour  une  femme... 
sa,répulation et  son  honneur.. .Croyez-moi, doc- 
teur, j'ai  appris  alors  qu'on  ne  meurt  pas  de 
douleur.  | 

—  Et  combien  a  duré  ce  sublime  désespoir  ? 

—  Mon  cher  ami,  prenons  la  nature  humaine 
telle  qu'elle  est,  ne  lui  demandons  pas  ce  qui  lui 
a  été  dénié  par  la  sagesse  divine,  et  inclinons- 
nous  devant  la  Providence  qui  a  marqué,  dans 
sa  bonté,  un  baume  pour  toutes  les  plaies,  un 
terme  pour  toutes  les  douleurs. 

AuGL'STE  Delacroix. 
[Commerce.) 


»A1u01X  DB   193». 

(CUiquiôme  article.) 

HISTOIRE  (fin).  —  SUJETS  RELIGIEUX. 

MM.  Appert,  Meon,  Vaines,  Lépaulle,  Roulin  ,  Ris», 
Cbasfcriau,  Henry  del'Eslang,  Dubufc  fils,  Cliar- 
pentier,  mesdames  de  Hirain,  Doussault,  Motlcz, 
Gringer,  Norblin,  Hippoljrte  FIsndrin ,  Gigoui , 
A.  Hesse,  Vincent,  Goyet,  JollircI,  Auguste  Van- 
dcnberglie,  Leuliier,  Massnn,  Ziégler,  Leioir,  Bi- 
gand  ,  Boissard  ,  Cliarlet  ,  Mojnier,  Vauchelet, 
Cbampmartin ,  Dccaisne. 

11  s'opère  en  ce  moment  un  étrange  revire- 
ment d'idées;  l'antique  n'est  plus  l'objet  des 
fiers  dédains  de  l'école  moderne;  on  ose 
exposer  des  tableaux  inspirés  par  des  sujets  de 
l'histoire  romaine,  et  l'on  parait  comprendre 
que  toute  une  époque  d'art,  une  époque  créa- 
trice ne  saurait  être  anéantie  pane  que  la  mode 
s'est  déplacée  brust|uement.  Mais  comme  il  ar- 
rive toujours  après  des  études  interrompues, 
les  premiers  efforts  sont  faibles,  incertains,  sans 
portée,  les  bonnes  traditions  manquent  encore 
â  de  jeunes  talrns  qui  voudraient  prendre  une 
I  sage  direction  et  ne  savent  de  quel  point  partir. 
Ce  retour  ,^  l'anliiiue  avec  l'intelligence  de  ses 
lignes,  de  ses  phases,  serait  le  seul  moyen  de 
ramener  la  peinture  religieuse  à  celle  beauté  de 


formes,  à  celte  élévation  de  style,  quelb-  a  per- 
dues et  sans  lesquellt  s  on  ne  saurait  traduire  les 
livres  sainls.  Il  ue  faut  pas  s'y  tromper,  lorsque 
le  christianismeouvritses  ailes  sur  le  monde 
la  société  était  romaine,  elle  portait  des  robei 
drapées,  des  couronnes  de  fleurs,  des  manteaux 
de  pourpre,  des  anneaux  d'or;  la  forme  n'avait 
pas  dégénéré;  les  races  du  nord  n'avaient  pas 
apporté  leur  sang  glacé,  leurs  idée»  mystiuue»  à 
cet  empire  qui  en  devenant  chrétien  ne  fit  qu'é- 
purer ses  mœurs  sans  changer  de  costume  ni  de 
caractère.  Voilà  ce  (ju'il  faudrait  observer  c'est 
cette  tradition  qu'il  importerait  de  suivre  lors- 
qu'on prétend  peindre  les  sujets  religieux  des 
premiers  siècles. 

Trois  tableaux,  insuffisans  «ous  le  rapport  de 
la  facture,  mai*  dun  bon  esprit,  marquent  le 
retour  que  nous  venons  de  sign<iler.  C'est  le 
Néron  à  Baies  de  M.  Appert;  les  proicrits  de 
Tibère,  par  M.  Menn,  et  une  vente  d esclave* 
près  d'une  villeromaine,  par  M.  Vaines. 

Le  .Néron  qui  cliante  sa  propre  gloire  sur  la 
lyre,  ce  demi-dieu  quêtant  de  luxe  environne 
qui  a  pour  l'applaudir,  des  chevaliers,  des  sé- 
nateurs, des  courtisanes,  des  joueurs  de  fiule 
et  des  hifîlrions,  quel  sujet  ce  serait  pour  un 
beau  talentcorameceluide  l'auteurdu  Virgile... 
Que  de  contrastes  entre  ces  têtes  et  ces  costu- 
mes si  divers  !  —  Les  l'ruseriit  jelé%  par  l'ordre 
de  libère  sur  la  pointe  nue  d'un  rocher  et  at- 
tendant une  mort  inévitable  ,  ce  pouvait  être 
une  tragédie  lugubre  et  solennelle ,  une 
belle  protestation  «ontre  la  tyrannie  païenne. 
M.  Menn  n'a  guère  fait  que  de  Facadémie,  Ie$ 
poses  de  ses  condamnés  ont  une  forte  tendanc» 
à  être  belles  plutôt  que  justes,  mais  nous  nous 
plaisons  à  rendre  justice  à  la  hardiesse  de  ta  ten- 
tative. 

En  nous  mettant  à  ce  point  de  vue,  nous  pour- 
rons aisément  signaler  le  plus  ou  moins  d'es- 
prit religieux  et  de  bon  caractère  dont  sont  em- 
preint» Us  tableaux  inspirés  par  la  bible  ou  l'é- 
vangile Comme  il  est  des  sujets  sur  lesquels  on 
ne  manquejamais  de  «e  rencontrer,  nous  avoM 
cru  devoir  établir,  dans  cette  revue,  une  espèce 
d'ordre  chronologique  pour  éviter  Ja  séclicre««« 
d'une  nomenclature. 

Nous  voici  donc  aux  premiers  jour»  du  mon* 
de;  la  mor/ rf'./6*/ a  faitcoiinaltre  le  meurtre 
à  la  terre;  Adam  et  Eve  accourent  et  versent  de» 
larmes  sur  les  restes  sanglan»  de  leur  fils  bien 
aime.  Il  y  a  tant  d  (loqucncc  dans  celle  immense 
douleur,  que  la  médiocrité  elle-même  Irouve- 
rait  moyen  de  l'exprimer  :  mais  M.  Lépaulle 
n'a  pas  des  habitudes  assez  gravis  pour  lutter 
contre  cette  page  de  la  Genèse;  il  a  habillé  ce 
drame  avec  ses  couleurs  vires  et  roqueiie»  et 
nous  n'aurions  pas  besoin  d  aller  ailleurs  qu'à 
lOpéra  pour  trouver  le  modèle  peu  orihodoxe 
dont  il  a  fait  son  Eve. 

Moite  a  envoyé  Jephié  combattre  les  Amaléci- 
tcs;  le  salut  de  l'armée  dépend  de  u  prière 
élève-t-il  les  bras,  les  llibreux  «ont  vainqueur» 
si,  vaincu  par  la  Lissitude,  il  les  3bai».<;e,  le  peu- 
ple de  Dieu  succombe  sou»  Iclîorl  de  l'ennemi. 
M.  Koulin  a  choisi  le  moment  oi"i  A.iron  et  Ilur 
soutiennent  le»  mains  du  prophète.  Leur  action 
est  bien  d'accord  avec  l'énergique  expresiiion  de 
.Moise  <|ui  parait  plein  de  majesté. 

Vtnlèvemeut  dBlie,  emporté  au  ciel  dao 


—  282  — 


lin  char  de  feu,  est  un  des  plus  beaux,  épisodes 
«le  la  15il)lo;  d'où  vient  que  M.  Riss  en  a  fait  un 
speciacle  riiliciile ''  Elic  a  l'air  «le  rouler  du 
haut  de  la  nue,  et  Elysi-e  d'observer  les  astres. 

Voici  la  chaste  Suzanne  qui  va  entrer 
au  bain  ;  ses  beaux  yeux,  s'abaissent  avec  une 
modestie  naturelle;  sa  main  craintive  relient 
son  vêlement  qui  tombe  à  plis  pressés  sur  ses 
]iieds,  eoniiiie  pour  les  cacher;  à  demi  inelin<^e, 
1,1  jeune  femme  semble  bisilcr  et  se  demander  si 
elle  eiurera  ihins  celle  eau  vive  qui  l'appelle  de 
son  doux  murmure...  Au  fond^  à  travers  le  feuil- 
lage, on  distingue  le  regard  fauve  et  ardent  des 
vieiilarils  «ini  partagent,  avec  les  nuages  et  les 
oiseaux,  le  bonheur  de  eonleaq>ler  tant  de  char- 
nus. .M.  Cliasseriau  a  fort  bien  rendu  celle  dou- 
ble action;  malheureusement  sa  couleur  csi 
grise  etson  dessin  encore  indécis. 

La  suite  de  cet  épisode,  Suzanne  accusée 
pur  l<s  vieillards  est  un  bon  tableau  dont  nous 
féliciions  .M.  Henry  de  TEstang. 

Nous  arrivons;!  l'inépuisable  texte  des  plusad- 
mirables  chefs-d'œuvre  de  la  i>einlure,  le  Nou- 
veau-Teslament,minede  trésors  d'inspiration  et 
qui  donne  volontiers  tant  d'or  etdediainansàqui 
sait  y  chercher  avec  foi  et  persévérance.  Tout  y 
est  grand,  ou  naïf,  ou  sublime,  depuis  la  nuil  où 
•de  simples  bergers  se  réjouissaient  de  la  venue 
d'Emmanuel,  jusqu'à  cette  autre  nuitduGolgo- 
tha  où  la  croix  du  Juste  se  dressa  à  travers  les 
siècles.  Mais  coin'jien  de  peintres  ignorent  le 
sens  de  ce  livre  au(iuel  ils  reviennent  comme 
malgré  eux!  Demandei'ons-nons  à  M.  Uiibnfe 
fils,  pourquoi  son  Annuncialiuii  est  un  double 
portraild'unejcune  femme  coquette  et  d  un  ange 
manière  '?  linons  répondrait  qu'il  a  cru  mettre  du 
recueillement,  «lu  bonheur  sur  les  traits  de  la 
vierge  choisie  pour  être  la  mère  du  messie.  — 
La  sainte  Anne  de  Ai.  Charpenlier  est  jolie, 
'mais  tourne  encore  au  portrait,  et  d'ailleurs  les 
costumes  (lamands  conlrcdisenl  singulièrement 
le  lilre  du  tableau.  —  L'éducation  de  la  vier- 
^e,  par  madame  de  Hérain,  conviendrait  mieux 
à  un  boudoir  qu'à  une  chapelle  ;  rien  d'auslère, 
■d'insi>iré  sur  ces  visages  aux  contours  gracieux. 
—  Celle  béalilude,  ce  calme  céleste,  nous  les 
trouvons,  moins  l'élévation  de  style  cependant 
etl'originalilé,  dans  la  Vierge  aux  anges,  de 
M.  Charles  Doussaull.  C'est  une  imitalion 
presque  cahiuée  du  genre  byzantin  dont  nous 
n'avons  guère  de  traces  en  France.  On  s'étonne 
d'abord  en  se  trouvant  en  face  d'une  peinture  si 
paie,  si  peu  chargée  de  couleurs  et  d'ombres, 
qu'on  dirait  une  espèce  de  lavis.  L'ensemble  en 
est  doux  et  charmant;  Marie  tient  son  fils  avec 
une  candeur  toute  virginale  et  un  amour  res- 
pectueux ;  les  anges  qui  l'assistent  sont  pleins  de 
tendresse  et  d'ascétisme.  Peut-être  l'arlisie  eùt- 
ilthi  varier  les  expressions,  les  caractères  des 
télés  qui  tontes  trois  se  ressemblenlexaclcmenl  ; 
qu'il  se  nielle  en  garde  contre  la  préoccupation 
d'une  imitalion  servile  du  .XIV'  siècle. 

La  Fuite  en  Egypte  est  encore  un  épisode 
cher  aux  peintres;  il  y  a  tant  d'expression  trouvée 
d'avance  dans  l'aUenlive  sollicitude  de  Marie, 
.dans  le  calme  souriant  du  divin  enfant,  dans  la 
gravité  calme  de  Joseph!  Mais  il  est  aisé  égale- 
ment de  prendre  ce  sujet  dans  un  sens  faux, 
comme  M.  Mettez  qui  a  mis  des  torches  aux 
mains  de  ses  anges  conducteurs;  idée  puérile; 


car  les  anges  sont  la  lumière  eux-mêmes,  ce  que 
Raphaël  a  si  bien  indiqué  dans  une  des  stunze 
dUjVatican,  où  l'on  voit  un  messager  d'en-liaul 
illuminer  la  prison  de  St-Pierre  des  rayons  ar- 
dens  qui  jaillissent  de  son  beau  front. 

La  prédication  et  les  miracles,  voilà  la  se- 
conde partie  de  la  vie  du  Christ,  celle  aussi  qui 
doit  lonrnir  le  plus  d'inspirations.  MM.  Oran- 
ger et  ^orblin  sesout  rencontrés  dans  la  gué- 
rison  des  malades -,  l'un  el  l'autre  sont  «lemeu- 
rés  bien  au-dessous  de  leur  lâche.  Dans  le  ta- 
bleau de  M.  Granger,  les  personnages  paraissent 
juchés  sur  une  échelle  par  leur  position  singu- 
lière sur  le  plan  rapide  d'une  montagne;  et 
voyez,  qudle aberration!  Au  lieu  de  se  tourner 
vers  le  consolateur  de  qui  seulement  ils  altendenl 
la  santé,  la  vie,  ces  soulîraus  se  regardent  entre 
eux  ou  regardent  les  spectateurs.  Leur  pose  est 
académique  ;  ils  étendent  leurs  bras  pour  mon- 
trer des  nus.  Enfin  c'est  de  l'école  classique  dans 
son  Clilé  faible,  dans  ce  qu'on  appelle  du  yyo/(c//. 

Quant  à  M.  Norblin,  son  lilre  de  pensionnaire 
de  Kome  nous  oblige  à  déployer  un  peu  de  ri- 
gueur à  son  égard.  Lorsqu'on  va  en  Italie  avec 
des  palmes  dans  les  mains,  lorsqu'on  y  vil  cinq 
ans  au  sein  des  chefs-d'œuvre  de  toute  sorte,  on 
doit  s'élever  au  dessus  du  mèiliocre  et  rejno- 
duire  autre  chose  que  des  modèles  d'atelier. 
Qu'est-ce  que  ce  paralytique  à  la  tournure  si 
guindée,  qu'est-ce  tjue  ces  disciples  sans  vénéra- 
lion,  ce  christ  sans  grandeur?  Tout  cela  est 
commun  elméme  faux;  nous  ne  voudrionspour 
preuve  decelte  assertion  que  ce  beau  tapisiieuf 
el  brillanl  que  M.  Norblin  a  cru  devoir  placer 
sous  le  corps  et  les  haillons  de  son  mendiant. 

Un  autre  pensionnaire  de  la  Villa-Médicis, 
M.  Hippolyle  Flandrin  se  présente  avec  des  ti- 
ires  bien  autrement  sérieux  à  notre  examen.  Le 
Christ  et  les  petits  enfans  n'avaient  pas  encore 
été,  que  nous  sachions,  traités  sur  d'aussi  gran- 
des proportions;  c'est  un  sujet  tout  gracieux, 
qui  demande  surtout  de  la  finesse  de  pinceau  el 
ou  sentiment.  Or,  telles  ne  sont  pas  les  qualités 
«le  M.  l'Iandrin,  peintre  sévère  à  qui  il  faut  de 
grandes  lignes,  des  visages  immobiles,  de  l'aus- 
lérilé  de  formes.  Dans  sa  toile  de  quinze  pieds 
le  sujet  se  perd  en  s'élargissant  trop.  Ce  Christ  si 
mélancolique  parall-il  bien  attirer  à  lui  d'inno- 
centes ciéalures,  joyeuses  et  aimantes,  et  les 
élreindre  entre  ses  bras  paternels  ?  Non,  il  a 
plutôt  l'air  d'un  philosophe  occupé  à  démontrer 
un  point  aride  de  science.  On  a  vanté  un  groupe 
de  deux  femmes  agenouillées  sans  savoir  que 
leur  mouvement  et  leur  ajustement  sont  em- 
pruntés, Irait  pour  trait,  au  Giotlo.  La  couleur 
est  grise,  monotone,  glacée.  Le  célèbre  Corné- 
lius disait  de  ce  tableau  :  Que  ses  figures  en 
étaient  de  pierre.  Nous  craignons  fort  que  M. 
Flandrin  ne  se  jette  dans  cette  imitation  absolue 
de  M.  liigre  oil  il  cesserait  tout  à  fait  d'être  lui 
sans  acquérir  les  qualités  précieuses  de  son 
maître. 

La  Passion  va  se  dérouler,  à  nos  yeux,  dans 
huit  tableaux,  dont  le  tiers  à  peine  mérite  le  li- 
lre de  religieux.  Ce  Christ  au  jardin  des  Oli- 
viers, par  M.  Gigoux,  n'a  ni  douleur  ni  divinité; 
on  dirait  un  coupable  accablé  sous  le  poids  de 
ses  propres  fautes;  ce  n'est  pas  l'anéantissement 
du  Sauveur  qui  frémit  à  l'idée  de  boire  le  calice 
jusqu'à  la  lie,  le  calice  plein  du  fiel  vie  tous  les 


crimes  humains.  L'ange  a  une  tournure  gauche, 
le  seul  bras  qu'il  montre  est  mal  dessiné,  mal 
attaché  ;  les  «Iraperies  ont  une  raideur  de  man- 
ne«|uin;  nous  ne  savons  pourquoi  M.  Gigoux af- 
feclionnedela  sorte  ces  grands  plis  cassant,  ces 
lumières  sans  demi-teintes,  sans  transition,  fran- 
chement, nous  le  croyons  engagé  dans  un  sys- 
tème pernicieux  el  d'où  il  ne  saurait  revenir  trop 
t«)l.  — Ce  Christ  cuuroniié d'epinesesl  mieux; 
le  dessin  annonce  de  bonnes  éludes,  mais  M. 
Auguste  liesse  pourraii-il  justifier  la  singularité 
d'un  personnage  renversé  «jui  avec  son  jiied  s'a- 
muse à  frapper  les  jambes  duChristi^  MM.  Vin- 
cent elGoyet  ont  e\posé  chacun  un  Christ  en 
croix  ;  le  premier  nous  offre  une  Maileleineavee 
des  cheveux  bien  tressés,  une  vierge  qui  semble 
étrangère  à  celle  triste  scène  :  le  second  a  parfai- 
lement  compris  la  tristesse,  la  gran«leur  «lu  su- 
jet, et  s'est  bien  inspiré  de  Lesueur.  —  Ldi  Des- 
cente de  croix  a  fourni  deux  tableaux  remar- 
quables à  M.M.  Jollivet  et  Vandenberghe.  Vous 
reconnaîtrez  tout  de  suite  dans  l'ouvrage  de  M. 
Jollivet  la  manière  des  Vénitiens,  des  étof- 
fes empruntées  au  Titien,  un  ciel  vert,  quelque 
chose  derecheiché  qui  ôie  à  la  composition  sou 
caractère  de  gravité.  Ce  peintre  a  visé  aux  belles 
poses;  il  serait  difficile  aux  deux  honuues  cjui 
«Icscendeni  le  corps  du  Sauveur  de  se  tenir  en 
équilibre  sur  l'échelle  ou  de  supporter  leur 
précieux  fardeau.  M.  Vandenberghe  a  exprimé 
toute  la  morne  tristesse  qui  pesait  sur  la  nature 
en  présence  dn  cadavre  de  Jésus  :  une  épaisse 
nuée  cache  la  vue  «lu  ciel  et  «lescend  sur  le  sol  ; 
à  peine  aperçoil-on  la  croix  derrière  laquelle 
apparaît  un  soleil  rouge;  Marie,  Madeleine, 
saint  Jean,  contemplent  avec  des  larmes  muettes 
celui  qu'ils  ont  tant  aimé...  La  divinité  brille 
encore  tlans  les  membres  affaissés  auxquels  Far- 
liste  n"a  pas  cru  devoir  «tonner  la  maigreur,  le 
ton  de  souffrance  qu'on  leur  prête  ordinaire- 
ment. —  Le  Christ  au  tombeau  a  inspiré  assez 
de  chefs-d'œuvre  dans  l'école  italienne  pour 
que  M.  LeuUier  ait  pu  suivre  i|neli|ue  bon  mo- 
dèle; on  reconnaît  aisément  que  telle  a  été  son 
inlenlion;  mais  pourquoi  a-l-il  confondu  di- 
verses manières,  etaprèsavoir  apporté  de  la  no- 
blesse dans  son  christ,  a-t-il  emprunté  au  I5as- 
sano  un  St-Joseph  d'un  aspect  aussi  vulgaire  ? 
—  Inutile  de  ra|i|)eler  encore  ici  les  belles  pages 
qui  exislenl  sur  le  sujet  de  i Incrédulité  de  St- 
Thomas;  eh  bien  !  M.  Masson  a  trouvé  le  moyen 
de  rapetisser  l'expression  sévère  du  Christ  et  de 
le  présenter  comme  une  espèce  de  mendiant 
humblement  posé  devant  le  disciple  incrédule. 
Que  de  tableaux  qui  mentent  à  leur  titre!  Par- 
tout quel  défaut  de  réflexion,  de  savoir,  de  sen- 
timent !  Et  c'est  là  ce  qu'on  appelle  de  la  pein- 
ture religieuse?  ce  sont  des  tableaux  d'églises 
de  village... 

Maintenant  la  légende  appelle  notre  atten- 
tion ,  et  nous  allons  embrasser  d'un  regard 
rapide  les  productions  qu'elle  a  plus  ou  moins 
bien  inspirées. 

Au  maître  les  honneurs.  M.  Ziégler  s'est  exer- 
cé sur  la  tradition  qui  atlribue  à  St-Luc  le  por- 
trait authentique  de  la  sainte  Vierge.  Son  cvan- 
gcliste  parait  profondément  préoccupé  de  la 
crainte  de  laisser  échapper  l'auguste  image  «lui 
vient  de  briller  à  ses  yeux.  Du  moins,  est-ce  i 
pour  la  mieux  fixer  dans  son  souvenir  ([u'il  lui  j 


—  283 


louine  ledos,  ou  bien  devons-nous  penser  qu'il  i  les  véiilés  des  livres  saints?  Voilà  coramenl  le 
|:ivoil  p;ir  IVspril?  Sou  :iclivilé  à  peindre  ne  |  moyen-àyc  comprenait  ce  sujet.  l\lais  lorsque 
devient  plus  qu'un  acte  muléiiel  lout  à  (ail  dé 


pourvu  de  piéié  et  d'admiration.  Tel  nélaitpoinl 
le  Sl-Luc  de  Raphaël,  lorsque  jdonjjé  dans  une 
re.«;iectueuse  exiase  il  contemplait  avec  1  ivre-se 
de  sa  loi  lu  mi  le  de  Dieu   devenue    visilile  pour 
lui.  li'uuilé  nianqtie  dans  la  composition  de  M. 
Zi^'ylcr;  la  double  action  du  ciel  et  de  la  terre 
ne  se  lient  pas;  cet  homme  qui  brosse   la  iode 
sur  un  chevalet  si  bien  apprêté,  n'a  nullement 
aii^'aire  avec  la  vision  (|ui  resplendit  là  haut  dans 
un  inmhi-  doré.  La  conception  de  cet  ouvrage 
est  fausse;  quelques  parties  de   l'exécution  sont 
belles;  mais  M.  Ziéijler  nous  doit  jdus  que  du 
talent  demain.  —  L'idée,  l'esprit  religieux,  ont 
fécondé  ce  joli  tableau  de  Sainte-CecUe,  par 
M.Leloir;  la  bienheureuse  virtuose  lient  une 
main  posée  sur  le  clavu^r  sonore,   et  elle  écoule 
en  silence  le  concert  des  anges  ;  toute  son  atten- 
tion se  lit  dans  ses  Irails,  dans  ses  iloux  yeux  ; 
quehiue    chose    de    chaste    et   de    charmant 
se    répand    autour    de    celte     figure     drapée 
avec  tant  tle  grâce  et  de  simplicité,  les  anges, 
peints  avec  des  Ions  très  légers,  sont  bien  sus- 
pendus, bien  aériens...  — IM.  lîigand   maiijc  la 
brosse  avec  une  audace   impétueuse,   ce  qu'on 
reconnaît  à  la  lournuie  particulière  et  gigau- 
tes(iue<le  son  noinl  Geitnain.  —  11  y  a  un  cal- 
que frappant  du  Carrache  et   de   l'école   espa- 
gnole dans  le  saiiil  Jérôme   de  SI.    Boissard; 
nous    n'admettons  pas    conune  bonnes  choses 
d'art ,  ces  chairs  noires  avant  le  temps,  cette 
obscurité  volontaire,  ni  le  visage  pesant  et  ridé 
de  ce  solitaire  qui  parait  plus  accablé  par  lïige 
que  par  la  pénitence  et    la  méditation.  —  La 
mexge  de  Hl-Liivien  ,  due  à  iM.  Chailet.ne  man- 
que jias  d'intentions  heureuses;  il  y  a  de  l'ave- 
nir dans  le  ««('///  Xavier  i\e  M.  Moynier,  jeune 
élève  de  Coignel,  (pii  débute  au  Louvre.  —  Que 
dire  du  inarlyre  de  St-l)oniilieii   et  dp  i>(- 
/!(it/(itieii,  par   M.   Vairclielet,  sinon  qtie  c'est 
triste  et  froid  '.' 

Ce  sont  là  les  seuls  tableaux  religieux  (jui 
puissent  être  analysés,  tout  le  reste  est  d'une 
médiocrité  incroyable,  sous  le  double  ra])port 
de  la  pensée  et  de  la  forme.  Nous  avuns  réser- 
vé deux  ouvrages  de  MM.  Decaisne  et  Chainp- 
martin  pour  f.dre  bien  ressortir  la  dill'érencc 
qui  existe  entre  la  véritable  inspiration  et  la 
peinture  sans  caractère.  Tous  deux  se  sont  ren- 
contrés sur  le  même  sujet  :  la  Cliurilé.  M.  De- 
caisne a  mis  sur  le  front  de  cette  belle  Vertu  la 
flamme  de  la  sagesse,  la  lueur  vivitiante  qui 
brille  aux  yeux  sans  les  fatiguer.  La  noble  lille 
du  ciel,  attire  autour  d'elle  les  êtres  souffrans 
elles  guérit  autant  par  son  regard  que  par  ses 
soins.  L'enfance,  la  vieillesse,  ont  également  part 
à  son  amour;  ses  Irails  respirent  uuedonceaus- 
térité,el  l'on  voit  bien  en  elle  la  consolatrice  de 
toutes  les  douleurs. 

Au  contraire,  M.  Champmarlin  a  considéré  la 
r/(«r('/(''coinm('tine  espèce  de  Cybèle  aux  ma- 
melles fécondes,  nourrissant  d'un  lail  matériel 
une  foule  d'enfans  dont  1rs  formes  sont  épaisses 
et  les  têtes  iiisigniliantes.  l*our(|uoi  leur  sourit- 
elle  si  niaisement?  Ne  devrail-elle  pas  plutôt 
essuyer  les  larmes  de  petits  orphelins,  les  attirer 
affectueusement  à  ses  eûtes  et  leur  donner  sur- 
tout la  nourriture  de  l'àme  en  leur  cxplinuaut 


M.  Champmartin  vient  peindre  une  grosse  lia 
mande  et  nue  douzaine  d'enfans,  n'avons-nous 
pas  le  droit  daHirmer  qu'il  n'a  songé  à  prendre 
ee  titre  de  la  Cliarilé  qu'après  avoir  fait  son  ta- 
bleau ?... 

Al.FRKI)  DliS  ESSARTS. 


illi'lnntjrs,  fuitâ  nirii'ujr. 


bruil  qu'elle  ne  vaut,  ou  du  moins  qui  ne  rap- 
porte pas  tout  ce  qu'elle  coûte. 

>j  Quanil  vous  aurez  débuté  et  réussi,  savez- 
vous  l(!  service  qu'il  vous  faudra  faire  ?  Vous  au- 
rez à  jouer  cinq  ou  six  fois  jiar  semaine  'on  ré- 
pète le  malin,  et  soir  et  malin  quand  on  ne 
joiK-  paS;.  il  n'y  a  ni  rhume  ui  enroûment  qui 
tienne.  Tant  (jue  vous  n'avez  pas  la  fièvre,  vous 
n'obtenez  pas  de  dispense.  Voilà  pour  le  travail 
du  gosier.  Quant  à  la  mémoire,  on  ne  vous  lais.se 
guère  le  tem|)S  de  (lenser  à  autre  chose  qu'à 
vos  rôles,  car  il  faut  en  apprendre  un  nouveau 
tous  les  dix  ou  douze  jours,  jusqu'à  ce  que  vous 
ayez  tout  le  répertoire  ilaliendans  la  tète.  Pen- 
dant les  huit  mois  que  j'ai  passés  à  Naples, avant 
de  débuter,  j'av,;is  ajiprissix  rôles  du  répertoire 
de  Donizetti  ,  et  je  quitlerai  probablement  ee 
pays  sans  en  avoir  jouéunseul  !  —  Les  entrepri- 
ses vivent  au  jour  le  jour,  et  l'onignoredavanee 
ce  qu'on  doit  faire,  ici  surtout  où  les  rigueurs 
delà  censure  viennent  à  chai|ue  instant  arrêter 
les  projets  des  directeurs  et  des  auteurs. 

»  .\i-je  besoin  encore,  mon  ami,  de  vous 
dire  que,  malgré  tous  les  succès,  toutes  les  sa- 
tisfactions d'amour-propre  qu'on  peut  <dilenir, 
ilestdifficile  délrc  heureux  loin  dexonpat/x^ 
surtout  quand  on  a  eu  le  bonheur  denailreet 
de  vivre  en  France!...  Mais  j'ai  tort  sans  doute 
de  me  laisser  aller  à  ces  idées,  et  je  sens  que  je 
cours  grand  risque  de  devenir  injuste.  Ce  que  je 
dois  avant  tout,  c'est  de  n'être  pas  ingrat  envers 
un  pays  qui  m'a  accueilli  avec  hospitalité. 

»  Ne  croyez  pas  cependant  que  j'aie  chargé  le 
tableau  en  vous  peignant  le  sort  des  arlisles  qui 
embrassent  la  carrière  italienne.  Vous  avez  près 
devons  Dabadie  qui  pourra  vous  iliresi  je  me 
suis  trompé.  Rélléchissez  bien,  avant  de  pren- 
dre un  i)aiti  aussi  grave  que  celui  de  quiller  la 
France  pour  Fltalie!...  Adieu,  mon  cher  Kuzet. 
il  ne  me  reste  pas  assez  de  place  pour  vous  nom- 
mer tous  les  dmaïailes  à  qui  je  vous  prie  de  ser- 
rer la  main  de  ma  part,  .le  m'en  ren.e;s  à  vous  , 
alin  que  personne  nesoil  oublié. 
»  Votre  camarade ,        Adolphe  Nourrit.  » 

—  On  écrit  de  Weimar  :  «  Un  peintre  d-^iin- 
gué,  M.  de  keilhocltzer,  qui  était  étroitement 
lié  avec  Goethe  pend.uit  ses  :iouzc  drrnièrcs 
années,  vient  de  publier  les  particularités  sui- 
vantes de  la  vie  privée  dece  grand  écrivain,  par- 
ticularités (jui  jusqu'à  présent  étaient  restées 
inconnues  au  puldic  : 

»  La  chaleur  et  la  lumière,  dilM.  deKeilhoelt- 
zer,  étaient  ce  que  Goethe  aimait  par-<Iessus 
tout;  aussi,  plus  la  température  était  élevée, 
plus  il  était  gai  et  dispos.  Il  disait  souvent ,  en 
plaisantant,  que  celui  qui  saurait  se  faire  d'avan- 
ce une  idée  bien  nette  des  horreurs  de  l'hiver  se 
pendrait  à  coup  sur  dans  l'arrière-saison ,  pour 
ne  pas sy  exposer. 

»Goeihe  ne  voulait  jamais  permettre  qu'on 
ouvrit  les  croisées  de  son  cabinet  de  Iravad  et  de 
sa  chambre  à  coucher;  quelque  méphyiique 
qu  \  filt  l'air,  il  s'y  pl.iisait.  C'est  senbment  dans 
sou  absence,  et  au  risque  d'être  réprimandées, 
que  les  personnes  (|ui  l'entouraient  osaient  quel- 
quefois prendre  sur  elles,  ilaus  un  zèle  bien  en- 
tendu pour  sa  santé,  de  les  ouvrir  pour  renou- 
veler l'air  de  ces  deux  pièces. 

»  îiocihe  était  insensible  aux  odeurs  désa- 
gréables, à  la  seule  exception  de  celle  de  pommes 
pourries,  odeur  que,  par  un  singulier  contraste, 
Schiller  alfeolionudit  au  plus  haut  degré,  tiocthe 


L'intérêt  (|ui  s'attache  à  Nourrit  nous  en- 
gage à  donner  la  lettre  suivante,  qu'il  écrivit  à 
M.  Euzet,  du  théâtre  de  bordeaux.  Cette  lettre  , 
relative  à  ses  travaux  en  Italie  et  à  ses  débuts,  est 
curieuse  par  les  détails  donnés  sur  la  vie  et  les 
fatigues  des  acteurs  en  Italie.  Un  y  trouvera  aussi 
cette  empreinte  de  mélancolie  qui  a  caractérisé 
les  derniers  jours  du  malheureux  artiste. 

«  Mon  cher  ami ,  je  vous  remercie  cordiale- 
ment des  sentimens  alfttctiieux  que  vous  m'ex- 
primez dans  la  bonne  lettre  que  je  reçois  de 
vous.  C'est  une  grande  satisfaction  pour  moi 
d'ap.prcndre  que  mes  amis  de  France  ne  m'ont 
pas  oublié,  moi  je  pense  si  souvent  à  eux  tous. 

))Je  dois  être  lierd'avoii  réussi  en  Italie,  puis- 
(jue  les  artistes  français  veulent  bien  se  réjouir 
de  mes  succès.  C'est  i)0ur  nous  tous  une  alFaire 
de  nationalité,  de  patriotisme.  'Merci,  mes  cbers 
camarades  !  je  suis  toujours  le  vôtre;  et  si  j'ai 
emprunté  les  accens  sonores  de  la  langue  ita- 
lienne, c'est  avec  mes  a  Hures  françaises  que  je  me 
suis  présenté  sur  le  théâtre  Sl-Charles  ,  croyez- 
le  bien  ;  peut-être  sonl-cemcs  qualités  d'artiste 
français  qui  m'ont  valu  les  applaudissemens  du 
public  italien. 

»  Vous  savez  (|ue  ce  n'est  pas  sans  peine  que 
je  suis  arrivé  à  cet  heureux  dénonmepii.  C  est 
après  huit  grands  mois  de  tiavail  ,  c'est  après 
bien  des  ennuis,  bien  des  dilHcultés,  bien  des 
déboires  qu'il  m'a  été  permis  enfin  de  me  faire 
entendre  dans  un  rôle  convenable,  et  de  mener 
à  lionne  fin  l'entreprise  un  peu  folle  dans  la- 
quelle je  m'étais eiubai  que.  .l'appelle  mon  entre- 
prise folle,  car  maintenant  que  tout  est  passé  et 
(jne  tout  s'est  bien  passé,  je  me  mets  à  examiner 
ce  (pie  j'ai  lait ,  et  je  suis  elïrayé  île  mon  peu  de 
raison,  de  mon  p(  u  de  prudence.  J'allais  risquer 
en  une  soirée  le  fruit  de  seize  ans  de  travail,  et 
je  pouvais  voir  effacer,  danscettesoirée,  les  suc- 
cès de  toute  ma  carrière!  En  vérité,  dans  tout 
ceci,  j'ai  été  plus  heureux  ipie  sage,  et  je  suis 
amené  aujourd'hui  à  faire  toutes  ces  réflexions 
par  l'importance  du  conseil  que  vous  me  de- 
mandez. 

»  L'Italie,  mon  cher  ami,  est  plus  belle  de  loin 
que  de  près.  Les  théâtres  .sont  bien  déchus  de 
leur  ancienne  splendeur  !  L'art  musical ,  l'art 
du  chant,  n'y  sont  plus  dans  l'état  florissant  où 
ils  furent  un  jour,  cl  l'a\euir  ne  se  présente  pas 
très  brillant  pour  les  ehantenrs  italiens.  Le  ré- 
pertoire des  bons  mailres  e.^t  usé  partout,  et  l'on 
ne  voit  pas  .surgir  déjeunes  talens  qui  soient  de 
force  à  les  remplacer.  .MaiiUeuant,  si  de  ces  con- 
sidérations générales,  nous  descendons  aux  dé- 
tails, si  nous  comparons  le  sort  des  artistes  en 
Italie  avec  le  nôtre  eu  France ,  oh  !  mon  cher 
Euzet,  c'est  pour  le  coup  (|u'il  faut  du  courage 
et  une  grande  et  forte  volonté  pour  venir  ache- 
ter ici  uu  peu  de  réputation  qui  fait  plus  Ue     ^  i^'ui  un  jour  entré  d.ui5  le  cabiuel  de  âchiller, 


?S4  - 


et  ne  l'y  l'o"»'^int  p;i«,  r('soIiil  «le  l'aUrmliT.  ol 
s'assit  non  loin  du  bureau  du  poète  ;  mais  bien- 
tôt il  éprouva  un  élouidisseraent  (|ui  s'augmenta 
peu  à  peu,  et  qui  ne  le  «juilta  que  lorsqu  il  eut 
tjauné  la  rue.  La  servante  de  Schiller  se  mit  ù 
chercher  ce  qui  aurait  pu  produire  ce  fâcheux 
effet  sur  les  nerfs  de  Goethe,  et  elle  trouva  sur 
une  tablette  au-dessous  du  bureau,  une  vingtai- 
ne de  pommes  plus  ou  moins  pourries,  dont 
l'auteur  de  Jeanne  dArc  s'était  pourvu  afin 
de  parfumer  à  sa  manière  ce  qu'il  appelait  son 
atelier  [werkttiiiU) 

»  Goethe,  soit  qu'il  fût  chez  lui,  soit  qu'il  fût 
en  société,  s'empressait  toujours  de  moucher  lui 
même  les  chandelles  qui  se  trouvaient  dans 
son  voisinage,  parce  que  c'était  une  opération, 
disait-il,  que  personne  ne  faisait  à  son  gré.  On 
l'a  même  vu  quitter  brusquement  des  sociétés, 
parce  que  les  domestiques  n'avaient  pas  mouché 
comme  il  le  désirait  les  chandelles  placées  de- 
vant lui,  et  parce  qu'il  n'y  avait  pas  sur  les 
tables  de  mouchettes  avec  lesquelles  il  aurait 
pu  refaire  leur  ouvrage. 

»  Goethe  n'aimait  pas  qu'on  lui  demandât 
comment  il  se  portait  ;  et  lorsqu'une  telle  ques- 
tion lui  était  adressée  dans  un  moment  où  il  se 
trouvait  tant  soil  peu  indisposé,  il  s'en  lâchait, 
et  sans  j  répondre  il  amenait  tout  de  suite  la 
conversation  sur  un  autre  sujet.  11  aimait  la  vie, 
mais  il  aimait  encore  davantage  la  santé,  sans 
cependant  craindre  la  mort.  «  Les  seules  choses 
nue  je  redoute  maintenant,  disait-il  dans  la 
dernière  ann^e  de  sa  vie,  ce  sont  les  maladies  et 
une  mort  douloureuse.  Que  Dieu  m'accorde  une 
mort  douce,  et  cela  le  plus  idt  possible,  c'est 
tout  ce  que  je  désire  !  » 

L'ne  scène  des  plus  tragiques  s'est  passée  der- 
nièrement, près  de  Châlillon,  entre  BrouetChâ- 
teaudun.  Une  fermière  allant  vendre  du  blé  au 
marché  ,  fut  rencontrée  par  un  de  ses  voisins  , 
auquel  elle  donnait  souvent  du  pain  et  des  véle- 
roens  pour  le  secourir  dans  sa  misère.  Le  soir, 
elle  revenait  à  la  ferme  ;  elle  avait  vendu  son 
blé  ;  il  faisait  nuit.  Elle  rencontra  le  même  in- 
dividu, et  le  dialogue  s'établit  entre  eux  :  — 
Voui  voilà,  la  maîtresse  ?  vous  avez  vendu  votre 

1,1^  p Oui ,  répondit  la   fermière.  —  Vous  en 

aviez  beaucoup  ;  vous  avez  dû  recevoir  une  cen- 
taine d'écus?  —  Ln  peu  au-delà  ;  Je  rapporte 
307  fr.— Cette  sonimedoit  vous  peser;  donnez- 
moi  cet  argent.  —  Je  vous  remercie,  il  ne  m'em- 
barrasse point.  Ce  n'est  pas  nécessaire.  — 
Donnez-moi  votre  argent,  vous  dis-je,ou...  et 
en  même  temps  il  lit  luire  à  ses  yeu.\  un  long 
couteau  ;  elle  eut  peur  et  abandonna  son  argent. 

Le  cheminsedivisait  en  deux  branches,  l'hom- 
me prit  l'une ,  et  la  femme  l'autre,  qui  condui- 
sait chez  elle.  Tout  à  coup  le  misérable  revint 
«ur  ses  pas  et  lui  dit  :  «  Kétiexion  faite,  j'ai  voire 
argent,  vous  allez  me  dénoncer,  il  faut  que  je 
TOUS  tue.  »  La  fermière  ,  terrifiée  ,  proteste 
qu'elle  ne  dirait  rien,  qu'elle  lui  pardonnait  en 
considération  de  sa  pauvreté  ;  qu'elle  ne  souf- 
frirait pas  beaucoup  de  cette  perte.  —  Non ,  je 
vous  crains  ;  il  faut  que  je  vous  tue.  Là  tout  près 
est  une  niarnière  ;  choisissez ,  je  vais  vous  y  je- 
ter ou  bien  je  ferai  usage  de  ce  couteau.»  La  pau- 
Tre  femme  éperdue  se  décide  pour  la  marnière, 
dans  l'espoir  d'un  secours  inattendu.  Tous  deux, 
arrivent  sur  le  lieu. Le  bandit  la  force  à  se  désha- 
liUer,  de  crainle  que  ses  vêlemens  ne  la  fassent 


reconnaître.  Le  crime  allait  être  consommé.  Le 
scélérat,  plein  de  prévoyance  dans  la  prépara- 
lion  de  son  forfait,  veut  s'assurer  si  la  marnière 
est  assez  profonde  et  si  elle  contient  de  l'eau  ; 
il  ramasse  une  pierre  et  se  baisse  à  l'orifice  de  la 
marnière  pour  l'y  jeter. 

La  fermière  retrouve  toute  sa  présence  d'es- 
prit, et,  saisissant  ce  moment ,  elle  se  jette  avec 
désespoir  sur  son  assassin,  le  pousse  rudement 
dans  le  précipice, saisit  ses  vétemens, se  sauve  nue, 
et  de  toute  laviiesse  de  ses  jambes,  et  arrive  à 
demi  morte  chez  elle.  Le  maire  de  Cliàliilon, 
averti  de  suite  de  l'événement,  se  rendit  le  len- 
demain matin  de  bonne  heure  à  la  marnière.  On 
trouva  le  brigand  noyé;  l'unede  ses  mains  tenait 
le  sac  de  307  fr.,  l'autre  le  couteau. 

AuToGiuPHES  DE  Walter  Scott.  —M. Tho- 
mas Cardell,  qui  était  un  des  amis  d'enfance  de 
Walter  Scott,  et  qui  possédait  les  manuscrits  au- 
tographes des  œuvres  de  cet  illustre  écrivain  , 
vient  de  faire  présent  de  ces  manuscrits  à  la  bi- 
bliothèque d'Edimbourg ,  à  la  seule  exception 
decelui  du  poème  intitulé  the  Lady  of  the  Lake 
(la  Dame  du  Lac),  que  l'auteur  lui  avait  donné 
lui-même  comme  un  souvenir.  Ces  manuscrits, 
qui  sont  maintenant  placés  dans  la  grande  gale- 
rie semi-circulaire  de  cette  bibliothèque  ,  for- 
ment 166  volumes  grand  in-4°,  reliés  en  maro- 
quin rouge  ,  mais  non  rognés.  Ils  sont  tous  sur 
papier  à  lettres  très  fin.  L'écriture, ([ui  ne  couvre 
que  le  recto  de  chaque  feuillet, est  en  grands  ca- 
ractères, claire,  nette,  régulière,  mais  extrême- 
ment rapide.  Les  lignes  sont  très  serrées.  Il  n'y 
a  aucun  espaceen  blanc  ni  au  haut  ni  au  bas  des 
pages  ;  mais  il  y  a  deux  marges  latérales,  dont 
celle  de  droite  est  très  large,  et  celle  de  gauche 
étroite.  Les  ratures  sont  extrêmement  rares  dans 
les  ouvrages  en  prose,  à  peine  si  l'on  en  trouve, 
une  par  vingt  pages;  mais  il  y  en  a  au  moins 
deux  à  chaque  page  des  poésies.  En  voyant  les 
manuscrits  des  romans,  on  serait  tenié  de  croire 
que  Walter  Scott  les  a  composés  avec  la  même 
facilité  qu'on  pourrait  écrire  une  lettre  de  fa- 
mille sur  des  objets  indifîérens. 

Mort  d'Asia.  —  L'éléphant  mâle  du  Jardin- 
des-l'lantes ,  dont  quelques  journaux  avaient 
annoncé  la  maladie,  est  mort  hier.  Cet  animal  , 
qui  a  commencé  à  être  affecté,  il  y  a  environ  dix 
jours,  d'une  maladie  d'intestins,  a  été  soigné  par 
un  artiste  vétérinaire  qu'on  avait  appelé  tout 
exprès  de  l'école  d'Alfort.  Son  traitement  con- 
sistait en  eau  miellée,  qu'on  lui  administrait  par 
doses,  et  ces  doses  comportaient  la  valeur  de  dix 
seaux  environ  :  on  y  mêlait  quelquefois  du  sul- 
fate de  soufre.  Asia  avait  un  caractère  fort  in- 
docile, et  le  cornac  Géan,  aux  soins  duquel  il 
avait  été  confié  dès  l'âge  de  dix-huit  mois,  était 
la  seule  personne  qu'il  affectionnât  et  qui  eût 
quelque  influence  sur  lui.  Dans  les  derniers 
jours  de  sa  maladie,  Géan  parvenait  seul  à  obte- 
nir quelque  docilité  de  son  élève  lorsqu'il  s'a- 
gissait d'exécuter  les  prescriptions,  et  Géan  a 
été  obligé  de  se  tenir  jour  et  nuit  auprès  de  lui. 
On  avait  remarqué  qu'Asia  avait  pris  une  posi- 
tion qui  augmentait  ses  souffrances;  on  voulut, 
pour  le  soulager, le  faire  changer  déplace  ;  mais 
comme  déjà  ce  pauvre  animal  était  trop  affaissé 
parla  maladie  pour  pouvoir  agir,  on  fut  obligé 
de  le  soulever  à  l'aide  de  cabestans.  Vingt  hom- 
mes furent  employés  à  cette  manœuvre.  Asia  , 
comme  les  animaux  de  son  espèce,4tai  t  doué  d'une 


grande  intelligence ,  et  Géan  son  cornac,  qui  s'é- 
tait attaché  à  lui,  est  fort  touché  de  sa  mort. 
Voici  un  trait  qui  prouve  que  l'éléphant  n'était 
pas  ingrat  envers  son  gardien.  Géan,  il  y  a  deux 
ans,  fit  une  forte  maladie  qui  le  retint  au  lit  pen- 
dant six  semaines  ;  on  fut  obligé,  pendant  ce 
temps,  de  lui  donner  un  autre  serviteur.  Asia 
l'accueillit  sans  trop  de  difficultés;  mais  lorsque 
Géan  se  présenta,  l'éléphant  écarta  dédaigneu- 
sement l'intérimaire  d'un  coup  de  trompe  assez 
violent,  et  ses  démonstrations  amicales  prouvè- 
rent à  son  ancien  cornac  que  c'était  lui  seul 
qu'il  voulait  recoiHiaitre.  M.  de  Blainville,  pro- 
fesseur danatomie,  fait  en  ce  moment  la  dissec- 
tion du  corps  ,  et  M.  Werner,  peintre  attaché  au 
Muséum  ,  est  occupé  5  retracer  les  cas  patholo- 
giques que  présente  celte  opération. 


HfDUC  îifd  tvibumxux. 


TRIBUNAUX  ETRANGERS. 

LE   POSSÉDÉ. 

On  mande  de  Burgos  (Espagne),  20  janvier  : 
«Quoique  les  ardeurs  de  l'été,  quoique  les 
effets  du  Solano,  ce  vent  dévorant  de  l'Afrique, 
exercent  dans  la  vieille-Caslille  leur  funeste 
infinence  avec  bien  moins  de  violence  que  dans 
d'autres  parties  de  la  Péninsule,  cependant  ils  y 
font  quel(|uefois  aussi  des  victimes.  Le  26  juin 
dernier  avait  été  d'une  de  ces  températures  in- 
tolérables qui  abattent  les  plus  forts  et  les  plus 
énergiques.  Le  soleil  qui  se  couchait  entouré 
d'une  auréole  sanglante,  semblait  présager  pour 
le  lendemain  un  temps  plus  brûlant  encore.  On 
ne  respirait  qu'avec  peine,  et  le  vent  du  soir, 
au  lieu  de  rafraîchir  l'air,  n'apportait  que  des 
bouffées  d'une  vapeur  ardente  comme  celle  qui 
sort  d'une  fournaise. 

«  Malgré  l'inclémence  du  ciel,  Raphaël  Barrio 
s'était,  pendant  toute  la  journée,  livré  aux  tra- 
vaux les  plus  pénibles;  maintenant  accablé  de 
fatigue,  il  contemplait  attentivement  la  teinte 
pourprée  dont  l'horizon  était  coloré.  «  Bien  cer- 
tainement, disait-il  à  DaniasaEslevan,  sa  femme, 
assise  à  cûté  de  lui,  bien  certainement  les  flam- 
mes de  l'enfer,  dont  ce  matin  nous  parlait  le 
curé,  ne  sont  pas  d'une  autre  couleur.  Vois 
comme  cela  est  ardent.  Je  ne  veux  pas  aller 
brûler  avec  lesdémons.  Ufautque  je  me  réconci- 
lie avec  Izquierdo,  notre  voisin.  Ne  vois-tu  pas, 
ajoula-t-il,  les  diables  qui  se  balancent  au  mi- 
lieu de  ces  langues  flamboyantes  ?  —  Je  ne  vois, 
répondit  la  femme,  que  quelques  nuages  que  le 
vent  pousse  à  l'horizon.  —  Je  te  dis  que  ce  sont 
des  diables,  reprit  Barrio  avec  colère.  Us  sont 
bien  loin  encore;  mais  ils  vont  venir  pour  enle- 
ver les  mauvaises  consciences.  Us  sont  en  route  ; 
il  fiiut  que  je  me  réconcilie  avec  notre  voisin. 
—  Par  notre  sainte  Vierge  et  par  le  doux  nora- 
de  Jésus,  je  ne  vois  rien  de  tout  cela;  tuas  de 
meilleurs  yeux  que  moi  pour  l'apercevoir.  Au 
reste,  après  notre  repas,  tu  iras  trouver  le  curé; 
il  verra  peut-être  de  même  que  loi.»  Barrio, 
que  sa  femme  avait  pris  par  le  bras,  s'était  levé, 
avait  retourné  sa  fourche  et  s'en  retournait  chez 
lui  en  répétant  tantôt  à  haute  voix,  tantôlîtout 
bas  -.  <c  Je  vois  des  diables  !  je  vois  des  diables  !  » 
«  Le  curé  auquel  Barrio  alla  s'adresser  approu- 
va grandement  la  résolution  que  celui-ci  avait 
prise  de  se  réconcilier  avec  son  voisin.  Il  luipro 


—  2<S5  — 


mit  que  le  lendemain  il  s'occuperait  de  faire  sa 
paix  avec  Izquîerdo.  11  lui  conseilla  de  prier 
Dieu,  de  faire  pénitence,  et  l'engagea  à  aller  se 
coucher.  Le  laboureur  passa  la  nuit  dans  un 
état  continuel  d'agitation.  Son  anxiété  redoubla 
lorsqu'il  vit  au  matin  l'horizon  se  colorer.  >> 
Voici  les  diables,  s'écria-t-il,  ils  me  tiennent, 
ils  me  tuent.  »  Et  saisissant  un  manche  de  four- 
che de  plus  de  deux  pouces  de  diamètre,  il  s'é- 
lança dans  la  rue  en  répétant  :  «Les  démons  me 
tuent.»  Il  se  mil  à  frappera  la  porte  de  son  père 
et  à  l'appeler  à  grands  cris  :  il  avait  en  parlant 
les  yeux  hagards,  la  figure  contractée  et  la  bou- 
che écumante.  Sa  femme,  en  le  voyant  dans  cet 
état,  .s'était  attachée  à  lui  et  s'efforçait  de  le  ra- 
mener dans  sa  maison.  Il  lui  donna  d'abord  un 
coup  de  baion  sur  le  bras  pour  la  forcer  à  quit- 
ter prise  ;  ensuite  il  lui  asséna  sur  la  tête  un  se- 
cond coup  qui  la  jeta  à  terre  privée  de  senti- 
ment. Son  père  n'était  pas  chez  lui ,  et  sa  belle- 
mère  lui  ayant  répondu  ]u'il  était  déjà  allé 
battre  du  blé ,  Barrio  se  rendit  à  l'aire  de  son 
père.  «Mon  père!  lui  cria-t-il  en  l'abordant, 
mon  petit  père  !  venez  à  mon  secours  ;  Izquierdo 
veut  me  tuer. —  Où  est-il,  mon  fils?  lui  de- 
manda celui-ci ,  où  est-il  ?»  Pour  toute  réponse, 
Barrio  lui  asséna  sur  la  tète  un  coup  de  bâton 
qui  le  renversa  à  terre;  il  le  frappa  à  plusieurs 
reprises,  puis  se  prit  à  fuir,  puis  revint  sur  ses 
pas  jusqu'à  l'endroit  où  il  l'avait  laissé,  le  frappa 
de  nouveau  sur  la  tête  ,  et  regagna  le  village  en 
proférant  contre  celui  qu'il  venait  d'assassiner 
les  plus  grossières  injures.  Il  courut  après  tous 
ceux  qu'il  rencontra  sur  son  chemin  pour  les 
attaquer,  et  comme  il  ne  put  les  joindre,  sa  fu- 
reur se  tourna  pendant  quelques  instans  sur  un 
chien  (jui  le  suivait  en  jappant.  Il  parcourut 
ainsi  tout  le  village  de  Guintana  jusqu'à  ce(|u'il 
eût  trouvé  Thomas  lîarrio  son  frère.  11  le  ren- 
contra à  la  porte  de  sa  maison,  et,  sans  lui  adres- 
ser la  parole  ,  lui  donna  sur  la  tête  un  violent 
coup  de  bâton  ;  puis  ensuite  plusieurs  autres,  et 
sortit  du  village  eu  criant  :  «  J'ai  tué  mon  père 
et  mon  frère  !  » 

Au  bout  de  quelques  instans  il  revint  auprès 
de  Thomas,  ijui  était  j)resque  mort.  A  l'approche 
de  ce  furieux,  plusieurs  voisins  qnf  entouraient 
le  moribond,  et  le  curé,  qui  était  occupé  à  lui 
donner  les  secours  tie  la  religion,  prirent  la 
fuite.  Barrio  se  précipita  avec  une  nouvelle 
rage  sur  celui  qui  n'était  pour  ainsi  dire  plus 
qu'un  cadavre,  et  lui  appli(|ua  sur  la  lélc,  avec 
le  manche  de  sa  fourche,  des  rou))s  en  si  grand 
nombre  et  d'une  telle  violence,  que  tous  les  os 
du  crâne  étaient  brisés.  Ce  ne  fut  ([u'avec  bien 
de  la  peine  qu'on  parvint  à  s'emparer  de  l'assas- 
sin. On  le  lia  solidement,  et  c'est  en  cet  étal 
qu'on  l'a  conduit,  ou  plutôt  qu'on  l'a  porté  de- 
vant le  juge  de  première  instance  de  Aranda  de 
Duero. 

»  Les  faits  de  ce  i)rocès  ne  pouvaient  offrir 
d'obscurité.  Une  des  victimes  était  morte  et 
avait  été  frappée  devant  de  nombreux  témoins; 
quant  au  père  de  Barrio,  quanta  .sa  femme, 
malgré  toute  la  gravité  de  leurs  blessures,  on 
était  parvenu  à  les  guérir,  et  ils  venaient  l'un  et 
l'autre  donner  des  renseignemens  à  la  justice. 
L'instruction  fut  donc  faite  très  raiiidement  ,  et 
le  11  ain~it,  lejuge,  conforiuément  auxeonelu- 
sions  du  procureur  fiscal ,  condamna  laceiisé  à 
la  peine  du  garrot  vil,  à  être  traîné  de  la  pri- 
son jusqii'.iu  lieu  du  gibet  avec  cetécrileau  sin- 
la  poitrine  :  Traître  et  félon,  et  enfin  il  ordonna 


quesoncadavre  serait  jeté  à  l'eau,  llle  condamna 
encore  à  payer,  à  litre  d'indemnité,  à  Isabelle 
Madero  ,  restée  veuve  de  Thomas  Barrio  avec 
cinq  enfans,  une  somme  de  I  j,000  réaux,  indé- 
pendamment des  frais  de  justice  et  des  dépenses 
(ju'avait  nécessitées  le  traitement  des  blessés. 

»  L'audience  royale  de  Burgos  ayant  ensuite 
été  appelée  à  examiner  le  jugement  du  tribunal 
d'Aranda  de  Duero  ,  pensa  que  l'accusé  n'avait 
pas  sa  raison  lorsqu'il  avait  commis  son  crime. 
Trois  médecins  furent  donc  chargés  d'examiner 
l'état  de  Barrio  ,  et  d'un  avis  unanime  ils  décla- 
rèrenl[que  le  malade  était  atteint  d'une  manie 
religieuse;  en  un  mot,  qu'il  était  possédé  du 
démon.  En  conséquence  de  cette  déclaration, 
les  alcaldet  del  crimen ,  après  avoir  porté  à 
200  ducats  les  indemnités  allouées  à  la  veuve  de 
la  victime  ,  ont  ordonné  que  le  meurtrier  serait 
renfermé  ,  jus(|u'à  sa  guérison  ,  dans  une  loge 
d'une  maison  de  fous.  » 


UN   FILS  ADOPTIF. 

On  écrit  de  Bektchysaraj  (Crimée)  : 

Jussuf  Karty,  qui,  à  seize  ans,  était  entré  au 
service,  revint  après  quinze  ans  d'absence  à 
Bektchysaraj,  son  pays  natal.  Tous  les  membres 
de  sa  famille  étaient  morts  ou  dispersés,  et  il  ne 
retrouva  plus  qu'un  vieil  ami  de  son  père,  Ali- 
Miza,  qui  lui  donna  l'hospitalité  et  le  reçut 
comme  un  fils.  Ali-Miza  avait  une  fille  uni<{ue 
âgée  de  vingt-trois  ans.  Dans  la  maison  d'Ali  vi- 
vait aussi  un  jeune  enfant  de  quatre  à  cinq  ans 
environ,  et  que  surveillaient  avec  la  plusgrande 
sollicitude  Ali  et  sa  fille.  On  ignorait  le  sort  de 
cet  enfant;  il  avait  été  recueilli,  disait-on,  dans 
un  villagi» saccagé  par  la  (fucrre. 

Falhmé,  la  fille  d'Ali,  était  belle  et  riche;  aussi 
de  nombreux  prétendans  s'étaient-ils  présentés 
pour  obtenir  sa  main;  mais  elle  avait  obstiné- 
ment refusé  tous  les  i)artis  qui  lui  avaient  été 
offerts.  Jussuf,  à  son  tour,  ne  put  être  insensi- 
ble aux  charmes  de  Fathmé,  et  après  quelipies 
mois  de  séjour  dans  la  maison  d'Ali,  lorsqu'il 
crut  s'apercevoir  que  ses  assiduités  n'étaient  re- 
poussées ni  par  Fathmé  ni  par  son  père,  il  ha- 
sarda une  proposition  formelle.  Ali  la  reçut  avec 
quelque  embarras.  «  Ton  père  était  mon  frère 
d'armes,  lui  dit-il,  et  toi  je  te  regarde  comme 
mon  fils  bien  aimé...  Aussi  ce  serait  pour  moi 
une  joie  bien  vive  que  de  voir  s'accomplir  le 
projet  tlont  tu  me  parles  ;  mais  il  y  a  à  cela  une 
eoiulilion  et  pcLil-être  lu  la  refuseras.  » 

Jussuf  protesta  de  son  amour  et  de  son  obéis- 
sance. «  Ecoule  donc,  lui  dit  Ali  :  tu  as  vu  ce 
jeune  enfant  (pii  est  dans  ma  famille  comme  un 
fils  de  ma  cliair  ;  Ismael,  que  Dieu  m'a  envoyé 
pour  veiller  sur  lui  et  l'aider  dans  la  vie;  il  n'a 
que  moi  pour  soutien,  et  si  je  meurs  que  devien- 
dra-t-il  '.'  Veux-tu  l'adopter,  lui  donner  ton 
nom,  rapi)clerlon  fils,  ne  jamais  l'abandonner;' 
Si  ta  bouche  le  jure  et  si  ton  cœur  le  pense,  je  te 
donne  ma  fille.  » 

Jussuf  consentit  à  tout,  et  le  mariage  fut  con- 
clu. 

rendant  deux  ans  que  dura  cette  union,  Is- 
mael passa  eu  effet  pour  être  l'enfant  des  deux 
époux,  et  Jussuf  ne  larda  pas  à  ressentir  pour 
lui  la  vive  affeelion  «pie  lui  portaient  Ali  et  Falh- 
mé. Cependant  quelques  indiscrétions  et  quel- 
ques propos  qui  jusqu'ici  avaient  sourdement 
circulé  sur  la  naissance  d'Ismaèl  vinrent  frapper 
les  oreilles  de  Jussuf,  et  un  sentiment  d'borriblc 


jalousie  commença  à  germer  dans  son  cœur. 
Falhmé  s'en  aperçut,  et,  comme  il  lui  semblait 
que  les  caresses  qu'elle  prodiguait  à  Israaël  irri- 
taient profondément  son  mari,  elle  prenait  à  tâ- 
che d'éloigner  l'enfant  de  ses  yeux,  et  c'était  à  la 
dérobée  et  comme  une  coupable  qu'elle  osait 
lui  donner  quelques  témoignages  de  tendresse. 

Ces  précautions  n'échappèrent  pas  à  Jussuf, 
et  ce  fut  un  nouvel  aliment  donné  au  sentiment 
de  jalousie  et  de  défiance  qui  s'était  emparé  de 
lui  :  il  était  jaloux  d'un  passé  dont  pourtant  il 
n'avait  pas  à  demander  compte;  mais  surtout  il 
pensait  que  sa  confiance  avait  été  trahie;  il  ne 
pouvait  plus  supporter  sous  ses  yeux  et  chaque 
jour  le  témoignage  vivant  de  ce  qu'il  appelait  sa 
honte  et  son  déshonneur. 

Le  24  novembre  1838,  Jussuf  reçut  une  lettre 
de  Mehemet-Ghirai,  son  ami,  comme  lui  ancien 
lieutenant  dans  l'armée  irrégulière  :  il  lui  an- 
nonçait sa  prochaine  arrivée.  Jussuf  pour  lui 
ménager  une  honorable  réception,  ordonna  un 
splendide  festin  auquel  il  convia  les  principales 
familles  de  Bektchysaraj. 

Durant  le  repas,  Mehemet  qui  vit  Ismaël  près 
de  Fathmé,  demanda  à  son  ami  quel  était  cet  en- 
fant. —  C'est  mon  fils,  répondit  sèchement  Jus- 
suf. —  Ton  fils!  par  Allah!  le  prophète  n'eût 
pas  mieux  fait  -.  deux  ans  de  mariage  et  Toilà  un 
jeune  garçon  déjà  en  état  de  dompter  un  cheval. 
—  C'est  vrai,  reprit  Jussuf,  c'est  vrai;  c'est  que... 
c'est  que  l'aiglon  s'emplurae  vite,  plu»  vite  que 
le  corbeau. 

Mehemet  ne  remarqua  pas  que  Jussuf  pâlis- 
sait de  colère,  et  que  ses  lèvres  tremblaient  con- 
vulsivement. 

Après  le  repas,  les  convives,  suivant  l'usagedu 
pays,  sortirent  pour  se  livrer  à  l'exercice  du  pis- 
tolet. Ismaél  les  suivit  sans  être  aperçu  de  Jus- 
suf, et  lorsqu'après  avoir  échangé  quelque» 
coups,  les  convives  prenaient  un  moment  de  re- 
pos, le  jeune  enfant  saisissant  un  pistolet  ajusta 
le  but  et  l'effleura. 

«  Ressiul  Allah  soit  béni  !  s'écria  Mehemet;  le 
jeune  aiglon  a  dépassé  l'aigle.  » 

«  Malheureux  enfant,  dit  Jussuf,  en  agitant 
le  pistolet  dont  lui-même  venait  de  s'armer.  » 

Alors  quelques  nouvelles  plaisanteries  sur  la 
précocitéd'lsmaëlse  firent  entendre;  le»  convive» 
éeiiaufféspar  le  repas,  redoublèrent  leurs  sar- 
casmes en  voyant  l'irritation  de  Jussuf. 

«  Jussuf,  reprit  Mehemet,  dis-nous  le  jour  où 
Ion  fils  est  né. 

«  Lejoiir  où  il  est  né,  reprit  Juisuf  le  jour  où 
il  est  né,  je  n'en  sait  rien...  in?ii  le  jour  où  il  est 
mort,  je  lésais.  » 

El  déchargeant  son  arme  sur  Ismael.  qui  ac- 
courait vers  lui  en  souriant,  il  l  étendit  mort  à 
ses  pieds. 

Puis  jetant  loin  de  lui  le  pistolet:  «J'ai  tué, 
dil-il,  renf.iiil  qui  portait  mon  nom  ;  mai*  l'en- 
fant qui  n'était  ni  mon  sang  ni  ma  chair.  >• 

Cet  acte  de  froide  vengeance  avait  glacé  de 
terreur  tous  les  témoins  de  cette  horrible  scène. 
Rient(!H  Fathmé  et  son  père  arrivèrent;  lenr 
doideiir,  leurs  sanglots,  lai.<<îèrent  Jussuf  impas- 
sible. 

Le  soir  même  il  fut  conduit  dans  la  prison  de 
Bektchysaraj.  comme  accusé  d'assassinat  sur  la 
personne  de  son  fils. 

Cependant  Ali,  revenu  de  sa  première  dou- 
leur, ne  larda  pas  à  comprendre  qu'il  f.dliitdire 
iniite  la  vérité.  En  conséquence,  il  remit  au  ca- 
piuinc   Drylsof,     cbarc^   de    faire  l'enquête 


—  286  — 


{slezdlwo),  la  lettre  suivante  écrite  par  Fathmé 
a  JllSSuF; 

«Tunstiiémon  enfnnt!  mais  il  faut  que  je 
(lise  la  vt'iilé.  Oui,  je  suis  coupable  :  je  suis  la 
nii're  dlsniael...  mais  je  n'ai  jamais  aimé  son 
ptVe  ;  le  proplii-le  m'en  est  témoin.  El  toi,  je  l'ai 
aimé.  Jiissuf,  je  t'aime  comme  l'ame  de  ma  pen- 
sée, comme  le  soleil  de  ma  vie...  et  tu  as  déchiré 
mes  cutiaillis;  mais  je  suis  coupalile,  car  lu 
étals  malheureux,  je  pouvais  le  dimner  l'amlire 
de  la  rimsolatiori  cl  je  ne  l'ai  pas  t'ait.  La  vo- 
loiiié  de  Uieu  soit  faite!  Ecoule  donc  ma  Uisle 
histoue. 

»  l'our  la  dix-scpliéme  fois  j'avais  vuiesnei- 
fjes  fondre  sur  le  sommet  du  Tchalvrda,  lorsque 
mon  père  m'envoya  ii  Derlienl,  pour  aller  re- 
trouver sou  frère.  Durant  le  voja[;e,  je  prenais 
plaisir  à  paicourir  les  stepi'cs  sauvages,  à  con- 
lempler  Icius  forcis  de  chardons  loses,  h  admi- 
rer les  hautes  montagnes  du  Caucase.  JMais  ma 
vieille  luuie  ipii  m'acconipa^inait  me  défendait 
de  mellre  la  léte  hors  de  la  kiljilka  :  elle  ne  vou- 
lait mOme  pas  que  je  tournasse  les  yeux  du  côlé 
de  la  loile,  siUH  (luelle  entendait  le  sahol  des 
chcvau.\  frapper  la  terre  el  le  hruil  s'aiiprocher 
de  notre  kihilka. 

M  iNous  ariivànics  ainsi  à  Ijoujuakl.  Ou  nous 
avait  dit  ipie  la  roule  de  lioujnakl  à  Derhenl 
était  fort  danj;ereuse  el  (lUclle  était  infestée  par 
les  Tchelchense  (monlayuardscircassiens).  Aussi 
ma  taule  demanda-l-elle  au  gouverneur  de 
Uoujnaki  une  escorte  (pii  lui  fui  orcordée. 

»  Durant  le  trajet,  je  parvins  ù  tromper  la 
vigilance  de  ma  tante,  et  à  travers  les  fentes 
de  la  kiliitka  j'aperçus  l'officiir  qui  com- 
nianilait  l'escorle  :  je  ne  pus  voir  son  visa- 
ge; il  caracolait  autour  de  nous,  faisant  piaffer 
un  cheval  noir  el  fier  comme  l'aigle  qui  baigne 
sa  léte  dans  les  nuages.  Je  m'imaginais  qu'il  de- 
vait être  beau,  et  dan-  ma  pensée  il  élail  comme 
le  héros  d'un  de  ces  cunles  que  ma  nouri  ice 
m'avait  lanl  de  fois  répétés...  mais  Jussuf,  crois- 
le  bien,  je  ne  l'ai  jamais  aimé.  C'était  une  pen- 
sée de  ma  tcte  ;  ce  n'était  jias  un  stnliraent  de 
mon  cœur. 

»  Vers  le  soir  nous  entendîmes  un  grand  bruit, 
puis  des  coups  de  fLisil  retenlirenl.  Les  Tchel- 
chense nous  avaient  attaqués...  Alors  je  perdis 
connaissance...  et  (juand  je  revins  à  moi  j'étais 
dans  une  teule,seul,  au  milieu  de  la  nuit...  Un 
honnne  était  près  de  moi...  Que  se  passa-l-il 
hélas!...  sJuand  le  jour  parut,  cet  homme  n'était 
plus  là. 

«  Le  général  Palsowki,  qui  se  rendait  aussi  à 
Derbent,  se  joignit  à  notre  escorte,  el  nous  arri- 
vâmes enfin. 

«  Quelques  mois  après,  une  affreuse  réalité 
V  int  me  tout  révéler...  el  je  mis  au  iour  Ismael, 
l'cnfanl  que  tu  as  tué. 

»  Je  ne  voulais  |)liis  me  marier.  J'aimais  tant 
mon  Ismael.  iUon  père  l'aimait  aussi,  lui  si  bon; 
il  le  soignait  avec  moi.  Quand  lu  vinsà  Alouchta, 
Jnssuf,  je  ne  sais  quel  charme  s'est  emparé  de 
moi;  je  conmieneai  à  l'aimer  à  l'instant  où  je  te 
vis;  je  le  dis  à  mon  père,  et  noire  union  fui  ac- 
com[die.  J'ai  |)rié  mon  jièrc  de  dire  toute  la  vé- 
rité, il  me  l'a  défendu,  et  la  défense  d'un  i)ère 
est  l'ordre  divin.  Je  n'osais  caresser  Ismael  de- 
vant loi,  et  cependant  je  l'aimais  si  tendrement. 
Je  le  caressais  lorscjue  lu  étais  absent,  el  cela 
faisait  tant  de  bien  à  mon  cœur.  Le  destin  a 
voulu  que  celui  que  j'aime  m'ôlùl  ce  i|ue  j'ai- 
mais tant.  La  vobnlé    J'.iUlah  soil  faite!   Ju 


l'aime...,  je  pleure...,  mais  je  te  pardonne.... 
Pardonne-moi.  » 

Tous  les  faits  racontés  dans  celte  lettre  étaient 
exacts. 

Au  moment  où  l'escorte  de  Fathmé  avait  clé 
atla(|uée  par  les  Tchelchense,  le  bruit  de  la  fu- 
sillade était  parvenu  aux  avant-postes  d'une  bri- 
gade de  i;armée  du  Caucase,  campée  entre 
Boujna'ii  et  Derbent.  Un  officier  d'ordonnance, 
envoyé  innné(liatemenlavccein((uanle  cosacjues, 
arriva  au  moment  où,  le  chef  de  l'escorte  griè- 
vement lilessé  el  ses  hommes  en  déroule,  les 
brigands  aliaieiil  s'emparer  des  deux  femmes.  Il 
n'eut  pas  de  peineà  les  repousser,  elilfildiriger 
la  kibiiha  vers  le  camp.  La  nuit  était  déjà  avan- 
cée. Le  jeune  officier  fit  i)lacer  la  plus  âgée  des 
deux  femmes  dans  la  tente  d'un  de  ses  amis,  et 
la  pins  jeune,  Fathmé,  il  la  recueillit  dans  la 
sienne. 

On  sait  ce  (jui  se  passa  durant  celle  nuit.  Dès 
l'aube  du  joui',  une  alerte  fil  prendre  les  armes 
au  jeune  officier  ;  quand  il  revint,  Fathmé  était 
déjà  partie.  11  vouliilchercher  à  découvrirquelle 
pouvait  élre  la  malheureuse  jeune  fille  dont  il 
avait  si  iudignemeni  abusé...  iMais  le  surlende- 
main, sa  brigade  fut  dirigée  sur  TiMis,  et  plu-- il 
lard  il  vint  prendie  garnison  à  Saint-Péters- 
bourg. 

Ainsi  se  trouvaientconfirmés  tous  les  faits  ra- 
contés jiar  Fathmé  dans  la  lettre  remise  au  ca- 
pitaine Drylsof. 

Lorsque  celicleltrefut  communi(inéeà  Jussuf, 
un  mouvement  iiorrible  de  doulcurvinllesaisir: 
il  tomba  anéaiUi,  et  après  iilusicurs  heures  d'un 
calme  effrayant  el  (jui  semblailde  l'imbécilité,  il 
s  écria  en  se  tordant  les  mains  ;  «  Mon  fils!  mon 
fils!...  c'est  moi  cpii  ai  tué  mon  fils  !  » 

Jussuf  éiaii  l'officiel'  de  l'armée  du  Caucase 
qui  pendant  la  fatale  nuil  du  30  mai  1832,  diri- 
geait les  cincpiante  cosaques  (pii  vinrent  au  se- 
cours de  l'escorte  de  Fathmé. 

Ces  cruelles  révélations  ne  pouvaient  arrêter 
la  marche  de  la  justice,  elle  capitaine Ispravvnik 
Drylsof  présenta  autribunci  criminel  de  la  Cri- 
mée l'enquête  dans  laquelle  le  Juuriial  de  Ka 
Sun  puise  le  récit  que  nous  venons  de  traduire. 

Le  tribunal  a  reconnu  que  le  meurtre  avait 
été  prémédité,  mais  qu'il  ne  |iouvail  être  consi- 
déré comme  le  meurtre  d'un  fils  par  son  père,  et 
il  a  condamné  Jussuf  Karly  a  être  déporté  dans 
les  colonies  de  la  Sibérie. 


Hcuiic  îiiamatitluc, 

THEATRE  DU  VAUDEVILLE. 

Le  père  Pascal,  vaudeville  en  deux  actes  ,  de 
MM.  Varin  et  Laurencin. 

Mademoiselle  Octavie  est  folle ,  parce  qu'on  a 
tué  son  frère  ;  depuis  lors,  toutes  les  fois  qu'elle 
aperçoit  un  oiîicier,  elle  croit  voir  ce  frère  bien 
aimé.  Le  père  Pascal  est  un  vieux  servitesir  dé- 
voué que  l'on  a  chargé  de  veiller  sur  celle  inté- 
ppssanle  folie,  qui ,  du  reste ,  est  faite  pour  ame- 
ner de  singuliers  (juiproiiuos. 

Unoilicier,  M.  Alfred,  s'y  trompe  en  effet. 
Autorisé  en  apparence  par  les  prétendues  co- 
quetteries de  la  jeune  fille,  il  s'introduit  dans  le 
jardin  du  clii'iteau  où  est  enfermée  Octavie  el  se 
liisse  jusqu'au  balcon  de  sa  chambre  à  coucher. 
Or,  le  père  Pascal  a  une  fille  nommée  Prudence; 
celle  fille  a  un  amoureux  nommé  Florentin.  Le 
père  Pascal  croit  (jue  h  lorentin  est  l'olfieier  qui 
a  tenté  de  pénétrer  jusqu'à  mademoiselle  Oc- 
,  tavie  ;  il  le  met  à  la  porte  (Florentin)  et  passe  la 


nuit  sous  le  balcon,  pour  éviter  l'escalade.  Or, 
je  vous  l'ai  dit,  tandis  qu'il  veille  en  bas,  M.  Al- 
fred est  en  haut...  La  toili'  tombe. 

Au  second  acte  ,  mademoiselle  Octa\ie  a  re- 
couvré la  r.iison  :  cela  liinl  sans  doute  à  (jiiel- 
ques  l'apports  anal  uniques  entre  le  lialeon  el  la 
cervelle  des  jeuiios  peisonnes.  On  l'appelle 
madame  et  ou  lui  dema'.idp  <Miverlempni  des 
nouvelles  de  son  fils;  le  tout  par  provision  et 
jusqu'à  ce  que  le  père  l'ascal  ait  retrouvé  le  mari 
lie  mademoiselle  Octavie  Mademoiselle  Oclavic 
est  la  première  dupe  de  ces  précautions  de  son 
vieux  serviteur  :  elle  a  com,deîf  meiii  oublié 
tout  ce  dont  elle  ne  se  doit  pas  souvenir,  el  se 
croit  de  très  bonne  f.ii  la  femme  de  M.  ITorcnlin. 
Dans  celle  iilée,  elle  coinltat  de  toutes  ses  forces 
l'amour  que  lui  inspire  M.  Alfred,  qui  a  de 
bonnes  raisons  pour  se  croire  le  véritable  père 
de  l'enfant  de  mademoiselle  Octavie  :  M.  Alfred 
se  trouve  [louitant  installé  auprès  de  celle  der- 
nière ,  et  garde  le  silence  sur  sa  paternité.  Là 
dessus  arrive  FInrenlin  ,  à  qui  le  père  Pascal 
offre  immédiatement  !a  main  di'  mademoiselle 
Octavie,  cl  qui,  tout  étourdi  de  la  position, 
commence  néanmoins  par  F.'.ccepler.  De  loui 
cela,  en  fin  de  compte,  il  arrive  un  iloubic  ma- 
riage :  de  M.  Alfred  avec  mademoiselle  Octavie  , 
de  Florentin  avec  Prudence. 

Celle  pièce  n'est  pas  oi  iginale,  mais  elle  est 
bien  l'aile.  Quant  à  Arnal-P.iseal ,  nous  regret- 
Ions  vivement  qu'on  lait  ainsi  et  tout  à  coup 
jeté  en  dehors  de  ses  habitudes. 


THE.\TRE  DE  L'AMBIGU-COMIQUE. 
Corneille  et  Richelieu. —  Tié(j  ault-le-Loup. 

La  eoleric,  certes,  devrait  être  exclue  du  Tliéà- 
Ire-Français.  Malheureusement  ,  aujourd'hui  , 
elle  y  est  ancrée  jdus  que  partout  ailieiirs,  et  les 
hauts  et  jinissans  seigneurs  de  la  Comédie-Fran- 
çaise la  soutiennent  an  mépris  des  traités  passés 
avec  la  cominissiim  dramatique.  Voilà  pourijuoi 
Il  pièce  intitulée  Corneille  et  Richelieu  mi  lieu 
(I  être  représentée  au  Théâtre-Français  l'a  été  à 
r.Vinbign.  Une  lecture  fut  refusée  à  MM.  Boulé 
el  l'umbaul,  malgré  les  démarches  de  plusieurs 
sociétaires  qui  connaissaient  la  pièce. 

Sous  le  litre  de  Un  Comité  de  lecture  en 
ICof)  .  nouvelle  iiubliée  deriiièrenienl  dans  le 
Monde  drumiitique,  par  M.  Kirabaut  ,  el  que 
nous  nous  sommes  empressés  de  reproduire 
dans  notre  numéro  du  10  mars,  se  trouve  une 
partie  de  la  pièce  ;  c'est  à  ce  ilocuine ni  que  nous 
renvoyons  nos  lecteurs. 

Tier/ault-le-Loup  est  une  des  erreurs  trop 
muUii)liées  de  M.  Félicien  Mallefile.  L'histoire 
des  communes  ,  à  laquelle  sont  empruntés  les 
cinij  actes  de  sa  pièce,  est  sans  contredit  la  plus 
dramatique  de  notre  histoire  ,  mais  aussi  celle 
qui  se  prêle  le  moins  aux  exigences  de  notre 
scène.  Aussi ,  engagerai-je  ceux  de  nos  lec- 
teurs qui  voudraient  se  faire  une  idée  de 
cette  épo(|ue.  à  ne  \r.\s  la  prendre  dans  le  non 
sens  ds  iM.  Mallefile,  mais  bien  dans  le  livre  de 
M.  Mérimée,  intitulé  ;  la  Jacquerie,  où  ils  trou- 
veront plus  de  drame  et  plus  d'histoire. 

C.-R.  Desp. 


Eirwuc  îiee  illoïics. 


Qu'est-ce  que  la  mode,  cette  influence  souve- 
raine et  si  inexplicable  ?  c'est  une  magicienne, 
une  fasciualrice.  11  n'y  a  pas  de  ridicule  qu'elle 
ne  rende  le  favori  de  tous,  pas  de  chose  élégante 
el  belle  qu'elle  ne  fasse  souverainementridicule. 
Une  femme  qui  n'est  pas  vêtue  à  la  mode  est  horr 


287  — 


ril)lement  gênée  en  public.  Eût-elle  un  des  plus 
joli^chapeauxd'Alexan(^^ine,  rue  Richelieu,  lOJ, 
si  ce  chapeau  est  de  qiielciues  semaines  en  arrière, 
s'il  n'est  pas  en  crt»pe,  ou  en  paille  de  riz,  s'il  n'a 
pas  la  branche  de  Heurs  (pii  tombe  en  f;erbe 
sur  le  ci')lc,  ou  le  maral>out  transparent  qui 
volliîjç  vers  le  cou,  ou  les  rubans  (pii  font  ser- 
penlcr  en  couionne  les  dcnlelures  de  dentelles, 
s'il  n'a  ])as  ton  tes  ces  sjrftces  fraîches  et  nouvelles 
cr('-ées  pour  Lonf;champs  que  l'on  trouve  au- 
jourd'hui chez  Alexandriue.  il  ne  donnera  jias 
îi  celte  fenune  un  aspect  d'él<'i;ance  ;  elle  est 
anlique,  elle  est  ffénée.  Mais  une  iJume,  un 
rulian.  une  étoffe  qui  a  la  vogue,  viennent-ils  à 
son  aide,  elle  est  à  la  mode  ^  présent,  elle  est 
sauvée,  elle  marche  avec  assurance  ;  la  ba,';uelte 
maglifue  l'a  touchée;  c'est  une  autre  femme. 
Tout  en  elle  est  mi^tamoridiose  ;  elle  a  i)assé 
chez  Brousse,  rue  Richelieu,  82,  elle  s'est  choisi 
dansses  jolis  maijasins  un  de  ces  beaux  cache- 
miles  récemment  arrivés  des  Indes  ;  et  lorsque, 
après  avoir  fait  son  choix  dans  ce  clioix  de 
maf;nifii|ues  richesses,  clIes'arriHe  à  désirer  les 
élolfes  les  plus  fraîches  et  les  plus  nouvelles, 
c'est  encore  dans  ces  mêmes  magasins  quelle 
sait  trouver  ses  plus  di'licienses  robes  (|ue  le 
printemps  va  réclamer  dans  linéiques  jours.  La 
soie,  la  laine,  le  fil,  le  colon,  vonl  s'y  reproduire 
avec  une  perfection  lie  c((m|)osition,  une  variété 
de  nuance,  une  enlenlc  de  -ioût,  (|ui  surpassent 
les  désirs. —  Ponrie  malin,  elle  lrou>e  la  mous- 
seline <lelaine  avec  desdessins  quila  distinfjuenl 
de  toules  les  mousselines  connues.  Pour  visites, 
la  soie  d'été,  les  levanlines,  les  ijros  de  Tours 
fond  blanc  ou  écru,s(>més  de  clélicieux  dessins, 
(lui  donnent  la  fraîcheur  de  l'élé  à  ces  belles 
éinfFes,  dont  le  lissu  rappelle  la  richesse  de 
riuver,  et  ne  peuvent  se  placer  que  dans  le 
domaine  de  la  grande  élégance.  Le  foulard, 
plus  modeste,  se  montre  sous  mille  formes 
'hurmanles  pour  robes  de  promenade.  Le  voilà 
uni  ou  liroché  ,t  carreaux,  îi  lignes,  à  dessins 
chinés,  fleurdelisé;  cachemire;*  écossais  ou 
autres,  u'im|iorte  ;  en  voilà  di'  tous  les  dessins  el 
toujours  charmans,  el  lonjonrs  debon  goût.  A 
peine  vous  laissenl-ils  le  lenips  de  voir  et  d'ai- 
'upr  aulaul  (pi'elles  le  niéiilent  toutes  ces 
autres  soies  délicieuses  qu'on  appelle  Fontun- 
gc.i,  l'unijxidouv,  Diil)nri;ii,  etc.,  elc.  Ions 
noms  qui  se  sont  détachés  des  brocarts  de  l'hiver 
jiour  vcnirse  reposer  sur  la  simple  étolFe  de  l'élé. 
Nous  vous  signalerons  cependant  la  (îifu/ia, 
joli  mélange  noir  et  feu,  sorcellerie  ravissante, 
qui  inspire  véiilaldement  tous  les  caprices  avec 
une  séduction  irré>istilile. 

Viennent  après  les  Clémentines,  d'un  tout 
autre slyle,  étoile  de  soie  poinlillée  en  relief, 
ayant  divers  rellets,  (pii  reçoivent  tous  les  clfeis 
de  lumière  dans  leurs  moindres  ondulations.  La 
cletneiitine  est  destinée  aux  plus  charmantes 
toilettes  de  printemps;  les  robes  de  ces  diverses 
élolfes  (jue  nous  avons  déjà  vu  employer  dans 
les  atelieis  de  madame  Redon  et  Frerlet  nous 
ont  montré  tout  le  i)arti  charmant  qu'on  pouvait 
en  tirer,  soit  pour  redinj;otes  i]arnies  de  ruches 
découpées,  de  dentelles,  de  passemenleries,  soit 
pour  robes  avec  volans  disposées  de  mille  ma- 
nières, mais  toujours  répondant  parlaitemcnt 
cà  la  beauté  de  l'étolfe  el  au  bon  goùl  de  la 
couturière. 

Ainsi  donc,  avec  de  telles  étolfes,  de  telles  mo- 
distes, de  telles  couturières,  on  peut  conjurer 
toutes  les  catastrophes  du  temps,  tous  les  ridi- 
cules du  rneil  air,  puisqu'on  a  le  eharnu'  du 
novreaii,  et  qu'on  s'est  livrée  au  pouvoirsi  sub- 
til de  cette  enchanteresse (ivi'on  appelle  la  mode; 
lamode,  qui  b(uileverse  les  formes,  les  usages. 
les  costumes,  les  pensées,  ([uciqucfois  les  nneurs; 
la  mode  enlin,  qui  change  tout  cl  l'ail  lout  ce 
qu'elle  veut. 


RfDUf  î>f  sif  jnms. 


2.5  MARS.  —  L'ouverture  de  la  session  des 
Chambres  (pii  devait  avoir  lieu  le  2G  mars  est 
renvoyée  au  jeudi  4  avril  prochain. 

—  Les  armées  combinées  de  l'Autriche,  de  la 
Prusse  et  de  la  confédération  germanique  s'élè- 
vent à  I,  iOO.OOO  hommes  dont  l'Autriche  fournit 
700,000  hommes;  la  Prusse  400,000,  la  confédé- 
ration 300,000. 

—  Le  centre  de  l'Ile  de  la  Guadeloupe  s'est  en- 
foncé profondément  au  dessous  du  niveau  de  la 
mer,  et  cet  événement  attribué  au  tremhlement 
de  terre  qui  a  dévasté  la  Martinii|ue,  a  eu  pour 
résultat  de  détruire  de  riches  plantations. 
Plusieurs  édifices  considérables  se  sont  affaissés 
dans  les  crevasses  qui  se  sont  ouvertes  à  la  sur- 
face du  sol.  '  ■' 

—  M.  le  duc  de  Chevreuse,  pair  de  Fiance 
sous  la  Restauration,  vient  de  mourir  dans  .son 
château  de  Dampierre.  L'héritier  de  son  nom 
eslM,  Ip.hic  de  Luynes,  son  (ils,  membre  de 
I  .\cadéinie  des  inscriptions  et  belles-letlres  et 
membre  du  conseil  général  de  Seine-et-Oise. 

—  Tous  les  tamhoursde  bronze  dont  la  su- 
perposition doit  former  le  fût  de  la  colonne  de 
juillet,  sont  rassemblés  au  pied  de  la  base.  Les 
quatre  faces  du  piédestal  sont  en  place.  Celle  du 
couchant  représente  un  lion  colosse  de  bronze 
sculpléen  bas-relief  par  M.  lîayre  ;  on  sait  (iiie 
le  lion  est  le  signe  zodiacal  du  mois  de  juillet, 
auquel  se  rapportent  les  victoires  populaires  de 
S!)  et  de  1830.  On  vient  de  poser  en  dernier  lien 
les  (piatre  coqs  gaulois  de  bronze  en  ronde- 
bosse,  également  sculptés  parM.  Rayre  :  ils  tien- 
dront, aux  (|uatre  angles  du  piédestal  de  la  co- 
lonne de  juillet,  la  place  que  les  quatre  ailles 
impériales  occupent  au  piédestal  de  la  colomie 
de  la  place  Venilôme. 

—  Ce  matin  à  une  heure,  on  a  lancé  à  la 
;-eine   sur  le  (piai  de  la  Râpée,  en    amont  du 

I  oniii  .\usterlitz,  un  nouveau  bateau  à  va'ieur 
construit  en  fer  battu.  Sa  forme  est  légère  et 
gracieuse.  L'opération  a  parfaitement  réussi. 

—  Le  jardin  du  roi  vient  de  perdre  deux  de 
.ses  hôtes  les  plus  intércssans.  Le  joli  petit  sinee 
noir  appelé  eiiiopithcqne,  par  M.  (Jeoffi-oy- 
Saint-Hilaire,  et  dont  les  curieux  aimaient  à 
admirer  l'adresse  etl'agilelé,  et  l'éléphant  mile 

//.«(«,  mort  d'une  inHammation  d'intestins,  après 
une  maladie  de  dix  jours. 

—  Le  corps  de  léléidiant  Asia  a  été  livré  au\ 
prcpaiatetirsdu  muséum  du  Jardin  du  roi  Sa 
pesanleur  excède  .ÎOOO  kilog.  Cet  éléphant,  après 
avoir  été  empaillé,  est  destiné  à   figurer  <lans 

II  principale  galerie  du  cabinet  d'histoire 
naturelle. 

—  La  police  vient  d'arrêter  à  quelques  lieues 
de  \  en dùme  deux  forçats  lihérés  qui,  sous  le 
costume  de S(rurs  de  charité,  exploitaient  les 
bourses  des  gens  dévots.  Ils  (piétaient  pour  leur 
prélcndiie  communauté.  A  Sargé  ils  ont  commis 
ainsi  d'assez  n(mdirensesescro(pierics;  h  lieaii- 


chèiieils  scsoiil  |)réscnlés  chez  le  curé,  qui  les 
a  hébergés  pendant  trois  jours  ;  pour  mieux 
tromper  la  conliance  de  cet  ecclésiastique  ils 
ont  communié  fort  dévotement  à  leur  arrivée 
ainsi  qu'à  leur  départ.  A  Vendclnie  ilscmt  éga- 
Icmenl  evcrcc  leur  coupable  industrie-  be.iu- 
coiip  de  dévotes  ont  été  prises  au  piège-  on 
parle  même  d'une  somme  .le  300  fr.  cpii  "leur 
aurait  éié  confiée  pour  être  remise  à  une  com- 
nuinaute. 


20.— La  suspension  des  travaux  ou  du  moins  la 
grande  diminution  d'activité  (pii  est  survenue 
partout,  a  jeté  une  telle  .piantitc  d'ouvriers  sur 
le  pave,  sans  aucune  ressources,  qu'aujonrd'liui 
'  recrutement  de  la  place  Sainte 


.111  bureau  d' 


....  .■.II., ni  w<  leuriuemeui  de  la  place  Sainlc- 
Ocucvièvc ,  ainsi  qu'à  tous  les  bureaux  Je  rem-  1 


placement,  il  y  avait  queue  de  jeunes  ouvrier 

qui  allaient  s'engager  ou  se  vendre.  * 

—  La  cai.s.se  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 2-1  et  lundi  23  mars  1839,  la  somme  de 
4(JC,2.39  francs. 

Les  rembonrsemens  demandés  se  sont  élevés 
à  la  somme  de  "72,ô00  francs. 

—  On  nous  adiime  que  les  recettes  dePoctroi 
de  Paris,  ont  diminué  de  25,000  fr.  par  jour. 

—  Hier  a  eu  lieu  dans  toules  les  églises  de 
Paris,  la  quête  ordonnée  par  M.  l'archevêque  de 
Pans  en  faveur  des  viclimes  du  tremblemenl  de 
terre  île  la  Martinique.  L'appel  fait  ;.  la  charité 
pi!bli(|ue  a  été  entendu  ;  on  estime  à  cinquante 
mille  francs  le  produit  de  cette  quête. 

—  On  a  reçu  des  nouvelles  de  Rio-Janeiro. 
Le  brick  de  guerre  le  irizurd  a  capiuié  un  bà- 
limcnt  négrier  ayant  à  bord  233  esclaves.  Le 
mois  dernier,  le  nombre  des  esclaves  importés  à 
l'iio.  a  été  de4,(i'JS,  et  pendant  l'année  de  37,000  ' 
Ce  chiffre  est  moins  élevé  r(ue  l'an  dernier. 

—  L'architecte  des  grandes  galeries  (lue  l'on 
conslruit  aux  Champs-  Elysées  pour  l'exposition 
des  prodiiiis  des  arts  fait  placer  dans  les  penden- 
lifsau-dessiis  des  colonnes  les  éciissunsdeloulcs 
les  principales  villes  de  France,  avec  les  noms' 
de  ces  villes.  La  moitié  à  peu  près  de  ces  paie- 
ries sont  achevées.  La  principale  façade,  qui  a 
185  mètres   détendue,  |)résente  au'  milieu  un  - 

portique  .saillant,  neuf  gran.les  entrées  à  quadru- 
ples battansel  (|ualorze  croisées  à  frontons  La 
frise  est  décorée  avec  un  luxe  sans  pareil.  F:nfin 
des  statues  et  des  bas-reliefs  vonl  venir  encore 
rehausser  ces  richesses  de  décors.  IJès  les  pre-- 
micrsjoursdavril,  on  pourra  recevoir  les  pro- 
<liiils  destinés  à  l'exposiiion.  Le  15  avril,  lout 
sera  aihevé,  el  les  clefe  seront  remises  au  pou- 
verneraenl. 

—  lue  lellre  de  Péteisbourg  du  2  mars  dit 
que  lempereur  Nicolas  était  au  nombre  des 
personnes  (|ui  ont  suivi  le  collège  funèbre -du 
comte  Si)éranski,  l'un  des  hommes  détdtle» 
plus  éclairés  de  la  Russie.  L'empereur  marchait 
immédiatcmeni  ajuès  le  cercueil,  el  il  ne  s'est 
retiré  ipi'après  rinliumation. 

—M.  Colson.  graveurei  fon.leiir  de  ciraelères 
à  Clermont  Puy-dc-Dome  .  vient  de  prendre  un 
brevet  dinv.nlion  pour  une  composition  dont 
la  diireié  e-t  lelle  cpie  les  lettres,  frappées  à 
coups  de  marteau  .  font  leur  empreinle.  à  la 
manière  d'un  poinçon,  sur  une  planche  de  cui- 
vre. '.I.  Colson  annonce  que  les  caractères  fon- 
dus avec  celle  matière  peuvent  faire  un  bon 
.service  pendant  dix  ans,  et  qu'ils  ne  coulent  pas 
plus  cher  que  les  caractères  actuels.  Ce  sérail  là 
une  admirable  découverte. 

,  ~9"  ,="  \"-  "y  •■<  P<'"  *>e  temps,  dans  les  salles 
de  I  école  de  médecine  de  Nancy,  un  fait  qui  se 
présente  rarement  ■  une  fois  sur  2o,000  peut- 
êtrei,  c'est  une  transposition  des  organes  delà 
respiration,  de  la  circulation  et  de  la  digestion  ' 
Lu  d  autres  termes,  on  reconnut  chez  uiî  indi- 
vidu que  le  rneur  élaii  à  droite  et  que  loni  le 
système  circulaloire.jusqiie  dans  ses  détails  se 
coordonnait  avec  celte  disposition  ;  les  poumons'- 
ne  préseiitaienl  qu'un  lobe  à  droite  (au  lieu  de 
trois'  et  deux  à  gauche;  le  foie  était  à  gauche  la 
rate  à  droite,  l'entrée  tie  l'csiomac  .cardia)  à 
dr(nte.  .sa  sortie  jiylorc  ,  le  duodénum  el  le 
cariim  à  gauche.  Cet  état,  compatible,  du  reste 
.-ivec  une  parfaite  santé,  se  présentait  sur  "un 
homme  bien  constitué  ,  de  .'ÎS  ans  envirou  cl 
mort  de  phlhisie  luilmonaire.  ' 

27.  —  On  écrit  de  St  Jcan-de-Maurienne  Sa- 
voie', en  dale  <lu  20  de  ce  mois,  que  depiii.sle 
10  décembre  dernierjusquau  IS  mars  cinir.int 
le  nombre   des  sccoii.sses  de  IremblenuHl   de' 
terre  .pie  l'on  y  a  ressenties  a  été  de  viuin-diux 
.huit  SIX  ont  elc  assez  fi>rtes.  ' 

—  On  nous  écrit  dOran  que  Youssoiif  est  en- 
lièrement  ret.ibli  de  ses  blc.s,Mir.\s.  Il  vient  .1  Vire 
naliiralise  Fran.ais.  el  .se  livre  à  des  éiu.les  sé- 
rieuses sur  I  .tdmiuislraliou  civile  et  niilitaùe    ' 


—  288  — 


—  L'Echo  françait  de  Rio-Janeii'o  contient, 
à  la  date  du  10  janvier,  la  notice  suivante  : 

n  Si  l'on  en  croit  le  tt^moignage  de  quelques 
Toyageiirs  arrivé»  du  Paraguay  à  Buénos-Ayres, 
Je  docteur  Francin,  malgré  les  journaux,  qui 
ont  plusieurs  foi»  annoncé  sa  mort,  serait  en- 
core en  parfaite  santé.  » 

—  Hier  a  été  jugée,  devant  la  cour  d'assises  de 
la  Seine,  l'affaire  de  VAImanach  popu-taire. 
MM.  Degcorges  et  Porthmann  ont  été  acquittés. 
M.  Roquemaure,  déclaré  coupable  par  le  jury, 
a  été  condamné  par  la  cour  à  six  mois  de  prison 
et  1 ,0(Xt  fr  ancs  d'amende.  La  cour  a  ordonné,  en 
outre,  la  destruction  des  exemplaires  saisis. 

—  A  l'audience  du  tribunal  correctionnel  du 
Hâvredu  2;i  de  ce  mois.  M.  H.   Genels,  gérant  et 
imprimeur  du  Journal  de  Fécnmp,  a  été  con-  ^ 
damné  à  trois  mille  francs  d'amende  pour  n'a-  ' 
voir  pas  mis,  comme  imprimeur,  son  nom  au 
bas  du  journal! 

—  On  a  fait  aujourd'hui  l'essai  du  nouveau 
battant  adapté  au  bourdon  de  l'église  Notre- 
Dame.  L'essai  a  parfaitement  réussi.  Le  son  du 
bourdon  est  plus  grave,  et  la  vibration  plus  pro- 
longée. Le  nouveau  battant  pèse  90(1  kilogram- 
mes. 

—  On  annonce  que  M.  l'intendant  de  la  liste 
civile  vient  de  donner  des  ordres  pour  que  la 
cour  du  Louvre  soit  prochainement  repavée  et 
divisée  en  compartimens  dont  une  partie  serait 
gazonnée.  Les  travaux  doivent  commencer  aus- 
sitôt que  la  fermeture  du  Salon  aura  rendu  l'af- 
fluence  du  public  moins  considérable  en  cet  en- 
droit. Toutefois,  il  parait  que  ces  changemens 
ne  seront  que  provisoires.  Le  plan  définitif  d'em- 
bellissement de  la  cour  du  Louvre  n'est  pas  en- 
core adopté,  et,  quel  oui!  soit,  il  ne  sera  mis  à 
exécution  que  lorsque rédificeentier  sera  achevé 
et  rejoint  au  palais  des  Tuileries  par  la  galerie 
«eptentrionale. 

—  Voici,  d'après  un  journal  anglais,  comment 
»e  terminent  les  duels  au  Japon  : 

«  Quand  on  a  une  aftaire  d'honneur  on  va 
trouver  son  adversaire  un  couteau  ,'i  la  main.  Là, 
celui  (|ui  s'est  trouvé  offensé  s'enfonce  dans  les 
entr.iilles  le  couteau  qu'il  lient  à  la  main  et  le 
présente  à  son  adversaire  pour  qu'il  en  fesse  au- 
tant. On  ne  peut  pas  refuser  de  se  rendre  à  celte 
invitation,  autrement  on  est  déshonoré  pour 
toujours.  » 


58.  —  L'empereur  d'Autriche  a  autorisé  la 
construction  île  quatre  chemins  de  fer  qui  au- 
ront tous  leur  point  de  départ  h  Vienne. 

—  On  mande  de  Berlin  ,  17  mars  :  «  Le  mi- 
nistre des  affaire»  étrangères,  M.  de  Werther, 
s'est  cassé  le  bras  en  tombant  dans  la  rue.  » 

—  Rien  de  nouveau  k  Madrid.  INlalaga  est  dans 
une  situation  ini]uiétante.  L'autorité  y  est  sans 
force  et  sans  aupui. 

Don  Carlos  était  encore  le  21  à  Tolosa. 

—  Un  quartier  de  St-Péter»bourg  vient  d'être 
éclairé  au  gaz. 

—  En  Angleterre  les  chambres  sont  ajournées 
au  H  avril.  C'est  ce  jour-là  que  lord  Russel  fera 
sa  motion  contre  la  résolution  des  lords  relative 
à  l'Irlande. 

—  Le  chancelier  de  l'Echiquier  a  annoncé  à 
plusieurs  juifs  très  inHuens  qu'il  se  proposait, 

i)enil:int  la  session,  de  présenter  son  bill  pour 
'abolition    des  exclusions    civiles  prononcées 
contre  les  juifs. 

—  Le  gouvernement  |)apal  vient  de  défendre 
l'exportation  du  froment  pour  empêcher  la 
hausse  du  prix  du  pain. 

— Le  cardinal  Fesch  est  de  'nouveau  trèssouf- 
frant,  et  les  médecins  désespèrent  de  son  réta- 
blissement. On  attend  le  prince  de  Monlfort  de 
Florence.  Dans  le  cas  du  décès  du  cardinal , 
plusieurs  memlires  de  la  famille  Bonaparte  «e 
raeeembleront  à  Romcv 


—  D'après  les  dernières  lettres  d'Alger,  por- 
tant la  date  du  16  mars,  M.  de  Salles,  gendre  et 
aide-de-camp  du  maréchal  Valée,  aurait  com- 
plètement éciioué  dans  sa  mission  auprès  d'Abd- 
el-Kader.  L'émir  a  reçu  les  cadeaux  qu'on  lui 
offrait,  a  donné  en  échange  six  beaux  chevaux 
arabes  pour  le  roi  ;  mais  il  n'a  pas  voulu  s'enga- 
ger à  empêcher  les  tribus  de  nous  attaquer  et 
d'amener  une  conflagration  générales!  nous  ten- 
tions d'aller  à  Constantine  parleBiban  etHamza. 
En  conséquence ,  l'expédition  projetée  par  le 
maréchal  est  ajournée. 

—  On  écrit  de  Rome,  I  i  mars  :  «  Une  bande 
de  brigands,  forte  de  50  hommes,  a  été  arrêtée 
il  y  a  quelques  jours  dans  une  hôtellerie  située 
h  .'î  milles  d'ici  sur  la  route  de  Florence  (à  l'Os- 
teria  de  Fosso).  Cette  bande  se  composait  de 
l'hôte  et  de  ses  gens,  ainsi  que  des  détenus  du 
château  de  Nepi,  auxquels  le}geolier  ouvrait  les 
portes  les  nuits.  » 

—  Madame  la  comtesse  d'Orislis  de  Château- 
neuf,  fille  de  M.  le  vicomte  d'Arlincourt,  est 
morte  à  Nice  ,  le  20  mars  ,  en  revenant  d'un 
voyage  en  Italie.  Modèle  de  vertus  et  de  grâces, 
elle  était  à  peine  âgée  de  25  ans. 

—  La  Biographie  de  M.  Berryer,  publiée  par 
MM.  (îermain  Sarrut  et  B.  St-Edme,  vient  d'être 
saisie  chez  les  éditeurs  Krabbe  et  Pilhout. 


80.  —  Le  ministère  portugais  a  été  dissous  par 
suite  de  la  démission  de  plusieurs  de  ses  mem- 
bres. Il  ne  reste  plus  dans  le  cabinet  que  le  vi- 
comte de  Sa  Da  Bandeira  et  le  comte  de  Bonfin. 
On  parle  de  former  un  ministère  de  coalition, 
mais  il  est  à  craindre  que  cette  combinaisonjn'é- 
choue. 

— La  promenade  deLongcharaps,  qui  avaifété 
assez  peu  fréquentée  hier,  l'a  été  encore  moins 
aujourd'hui.  A  deux  heures,  au  moment  où  l'on 
se  préparait  à  sortir,  le  temps  s'est  obscurci 
d'une  manière  effrayante;  des  éclairs  ont  sil- 
lonné la  nue  et  bientôt  deux  coups  de  tonnerre 
ont  éclaté.  A  partir  de  ce  moment,  la  pluie  n'a 
pour  ainsi  dire  pas  ce.<;sé,  et  l'on  n'a  vu  à  la  pro- 
menade que  quelques  équipages  clairsemés. 

—  Voici  l'état  exact  de  toutes  les  faillites  qui 
ont  été  enregistrées  au  greffe  du  tribunal  de 
commerce  depuis  le  X"  janvier  jusqu'à  ce  jour  : 

Janvier 58  fail.,  passif  0,500,000 

Février 08      »      »      0,534,000 

20  pr.  jours  de  mai»      07      »       »      4,889,000 

Totaux.  .   .     195       »       »     47,863,000 
Une  de  ces  195  faillites  présente  plus  d'un 
million  de  passif;  six  ont  plus  de  500,000  fr.  de 
passif  chacune  ;  34  plus  de  100,000  fr.  ;  les  au- 
tres sont  inférieures  à  100,000  fr. 

—  Les  ventes  par  autorité  dejustice  se  pour- 
suivent en  ce  moment  à  l'hôtel  des  commissai- 
res-priseurs  et  depuis  quelques  semaines  déjà 
avec  une  ardeur  qui  prouve  combien  le  malaise 
est  grand  et  général  aujourd'hui  à  Paris. 

—  Le  gouvernement  prussien  vient  de  mettre 
en  accusation  encore  un  prélat  catholique  ro- 
main, l'évêque  de  Culm,  i>,irce  que  celui-ci,  à 
l'exemple  de  ses  deux  coufi  ères  déjà  arrêtées,  a 
publié  une  lettre  pastorale  où  il  enjoint  à  son 
clergé  lie  suivre  rigoureusement,  en  mariages 
mixtes,  toutes  les  règles  ijue  les  conciles  et  les 
souverains  pontifes  ont  établies  à  cet  égard. 

—  H  sera  bientôt  élevé,  à  Strasbourg,  une  sta- 
tue à  l'inventeur  de  l'imprimerie,  le  célèbreGut- 
tenberg.  Déjà  l'opération  du  moulage  est  termi- 
née, et,  sous  peu  de  jours,  on  procédera  à  la 
fonte. 

—  L'Académie  française  a  renouvelé  hier  son 
bureau.  M.  Etienne  a  été  nommé  directeur  de 
l'Académie,  et  M,  Jay,  chancelier,  pour  le  tri- 
mestre d'avril. 

—  L'auteur  de  la  Vestale  et  de  Fertiand- 
Cortez,  M.  Sponlini,  est  arrivé  à  Marseille  ven- 


dredi de  la  semaine  dernière  ;  il  en  est  reparti 
samedi  pour  Paris.  M.  Spontini  était  à  Naples 
au  moment  du  suicide  de  Nourrit;  il  est  à  re- 
gretter que  l'illustre  maestro  n'ait  pu  joindre 
Nourrit  qu'il  chercha  vainement  à  rencontrer; 
ses  encouragemens  et  ses  exhortations  auraient 
changé  peut  être  la  funeste  résolution  du  mal- 
heureux artiste. 


29.  —  Mexique. —  On  dit  que  par  un  revire- 
ment subit  d'opinion  dont  sa  carrière  offre  plus 
d'un  exemple,  Santa-Anna  s'est  prononcé  pour 
la  paix  aux  conditions  proposées  par  le  ministre 
anglais,  M.  Pakenham. 

—  Un  affreux  incendie  a  dévoré,  le  1 1  décem- 
bre dernier,  une  partie  de  la  ville  de  Port-Louis, 
dans  l'ile  Maurice.  Les  détails  nous  en  ont  été 
apportés  aujourd'hui  par /e  Crrnéèn,  journal 
de  cette  colonie,  dans  un  supplément  extraor- 
dinaire, publié  le  15  décembre. 

Le  feu,  qui  a  éclaté  dans  la  rue  St-Louis,  a 
consumé  plusieurs  maisons  de  cette  rue,  et  s'est 
étendu  de  là  dans  la  rue  de  St-Georges  et  dans 
celle  des  Carmes.  On  évalue  la  perte  totale  à 
500,000  piastres  ou  deux  millions  et  demi. 

—  Le  Moming-Poit  contient  la  nouvelle 
suivante: 

«  Une  triste  nouvelle  est  arrivée  en  ville.  Un 
combat  terrible  s'est  engagé  à  Gibraltar  entre 
les  46'  et  82'  régimens  en  garnison  dans  ce 
port.  Le  combat  a  été  régulier  ;  le  lieutenant- 
colonel  Campbell  du  46'  régiment  a  été  tué. 
Nous  attendons  d'autres  détails. 

—  On  lit  dans  le  Moniteur  belge  : 

«  Nous  apprenons  que  M.  le  procureur-géné- 
ral près  la  cour  d'appel  de  Bruxelles  vient  d'or- 
donner de  poursuivre  sans  délai,  conformément 
à  la  loi,  les  auteurs  de  blessures  faites  ou  de 
meurtres  commis  en  duel.» 

—  D'après  les  ordres  du  vice-roi  du  royaume 
lombard-vénitien,  le  monument  que  l'empereur 
d'Autriche  a  ordonné  d'élever  en  honneur  du 
Titien,  seraplacé  visa  vis  de  celui  de  Canova 
dans  l'église  de  Santa-Maria  Gloriosa  dei  Frari 
à  Venise,  où  reposent  les  cendres  de  ce  grand 
peintre. 

—  Les  tribunaux  et  les  facultés  sont  en  vacan- 
ces jusqu'au  3  avril,  à  l'occasion  de  la  semaine 
sainte. 

—  Le  conseil  municipal  de  la  ville  de  Paris , 
ayant  appris  la  formation  d'une  bibliothèque 
polonaise  ,  a  déclaré  vouloir  donner  un  local 
gratuit  pour  cet  établissement.  Ce  témoignage 
de  sympathie  pour  la  Pologne  est  d'autant  plus 
beau  qu'il  est  tout  à  fait  spontané.  La  biblio- 
thèque polonaise  compte  déjà  plus  de  2,000  vo- 
lumes. Elle  est  ouverte  tous  les  jours. 

—  Dans  l'année  1838,  le  dixième  prélevé  sur 
les  recettes  des  bals  et  spectacles  de  Paris,  a  fait 
entrer  765,000  fr.  dans  la  caisse  des  indigens. 

—  Suicide  a  l'occasion  du  perroquet  de 
l'abué  Sicard.  —  Le  vénérable  instituteur  des 
sourds  et  muets,  l'abbé  Sicard,  se  délassait  du 
soin  qu'il  jirenait  de  donner  un  langage  factice 
aux  malheureux  privés  des  organes  de.l'ouïe  et 
de  la  voix,  en  apprenant  un  perroquet  à  parler. 
Cet  oiseau,  après  la  mort  de  l'abbé  Sicart,  est 
devenu  la  propriété  d'une  dame  B...,  gouver- 
nante ;  elle  en  prenait  un  soin  extrême  et  atta- 
chait à  le  conserver  une  sorte  de  vénération  par 
respect  pour  la  mémoire  de  son  ancien  maître. 
La  gouvernante  et  l'oiseau  parvinrent  tous  deux 
à  une  longue  vieillesse.  Mais  ils  étaient  mortels, 
et  ce  fut  le  perroquetqui  succomba  le.  premier. 
Madame  B... ,  dont  les  facultés  se  trouvaient  dé- 
jà un  peu  affaiblies  par  l'âge,  ne  put  supporter 
sa  perte,  et  son  désespoir  alla  si  loin  qu'elle  ne 
voulut  pas  lui  survivre.  Hier,  cette  malheureuse 
dame  a  profité  d'un  moment  où  elle  était  seule 
pour  allumer  un  réchaud  de  charbon,  au  moyen 
duquel  elle  s'est  asphyxiée. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 

Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Dame-des-Vicloires,  16. 


5  AVRIL  1839. 


,ÇABAHP  TOrS 


IITTEUÂTDKE,  tCIINCES,  BE1UX-ÀRT9,  INDDSTRII, 

cON:<iissincES  dtiles,  esquisses  de  useuks, 

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on  s'abohnï  k  PARIS ,  An  boriao  dd  jodkaal  , 
ruedu  HELDER,  15,  et  chez  tous  les  Libraires 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute   l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre  > 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes,  i  J'I/ni- 
versalUlerary  Cabinet,  64,  St.  James's  StreeU 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20  d« 

chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
la  poste,  ou  eu  un  mandat  à  toucher  à  Paris. 


Au  peu  d'etprit  fuef/e  bonhomme  avatk, 
L'eiprit  d'aitlrui  par  complément  tervail, 

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TIONS  NODÏELLE»,  RIOCRAPUIES  ,  TRIBESACX  , 
THEAIflES  ET  MODES. 

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bonnent  pour  un  an  ou  C  mois,  et  en  font  U 
demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n»  du  5  et 
une  lithographieaun»du20de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  Ugnev 


LE  VOLEUR, 

(èajstU  îriTô  Jaurnaur  français  ft  étrangers. 


A  dater  du  15  eourant,  les  bu- 
reaiix  du  FofeMr  seront  transférés 
rue  du  llelder,  n.  14  bis. 

SOMMAIRE. 

Tremier  voyage  de  Mozart  a  Paris  ,  par 
M.  E.  FÈTis.  —  Faveur  et  mérite  ,  par 
M.  Pitre-Chevalier. — Les  consolateurs. 
—  Un  sujet  de  vaudeville,  par  Eugène 

GUI^OT. —  M.  DUMARAIS  ,    OU    LA  FORCE  DE 

l'habitude,  par  M.  de  Berruyer.  —  Revue 
dramatique  :  Académie  royale  de  Musique  : 
Le  Lac  des  Fées  ;  Renaissance  :  24  février  ; 
26  ans;  Variété  :  Phœbus ,  ou  rÈcrivain 
public.  —  Concerts  de  la  France  Musicale. 
—  Revue  de  cinq  jours. 


Gravure  de  mode.  — N°  82. 


DE 

MOZART  A  PARIS. 

Un  homme  jeune  encore,  accompagné  de  dcu\ 
cnfans,  frappait  un  malin  du  mois  de  novemlire 
17f>a  à  la  porte  dun  pcdl  hôtel,  rue  Saint-llo- 
noré,  demandant  h  présenter  à   M.  Grinim  une 
lettre  (|u'il  se  disait  chargé  de  remettre  en  main 
propre.  A  la  forme  inusité  de  ses  habits,  on  ju- 
geait (pi'il  était  étranger,  et  son  accent  fortement 
prononcé  le  faisait  rcronnailre  pour  Allemand. 
Après  quelques  minutes  passées  en  potn'parlcrs, 
il  fut  introduit.  M.  Grimm  était  étendu  dans  un 
fauteuil  auprès  d'une  large  cheminée  ,  devant 
laquelle  les  enfans  de  l'étranger  vinrent ,  sans 

y  Ctrc  inviiis,  se  placer  pour  chauffer  Icurj  i>c- 


tites  mains  engourdies.  Au  moment  où  on  ve- 
nait de  l'interrompre  ,  le  célèbre  critique  reli- 
sait la  tragédie  de  La  Harpe,  yvarwick  ,  jouée 
peu  de  jours  avant  avec  succès  sur  le  théâtre  de 
la  Comédie-Française,  et  préparait  le  compte- 
rendu  qu'il  destinait  à  ses  correspondans  11  prit 
des  mains  du  nouveau  venu  la  lettre  que  celui-ci 
lui  présentait,  et  se  mit  à  la  lire,  après  avoir 
essayé  d'en  connaître  l'origine  par  la  signature 
du  souscripteur.  Le  texte  de  cette  lettre  était 
allemand  ;  en  voici  la  traduction  : 

«Vous  souviendrez-vous,  moucher  M.  (jrimra, 
d'un  certain  Frédéric  Boeraer  qui  fut  votre  con- 
disciple à  l'université  de  Leipsig  ?  Le  temps  des 
études  laisse  dans  l'esprit  des  impressions  trop 
douces  pour  que  vous  ayez  pu  oublier  entière- 
ment celui  o\i  nous  avons  vécu  ensemble.  Les 
doctes  et  joyeuses  conférences  que  nous  tenions 
dans  votre  petite  chambre,  au  coin  du  jioèlc  , 
vis-à-vis  d'un  pot  de  bière;  nos  belles  prome- 
nades d'été  dans  la  campagne  ;  la  danse  du  di- 
manche avec  les  iietlles  bourgeoises  de  la  ville, 
au  jardin  sentimental,  «/(/er  deii  Li/iden;  les 
leçons  de  notre  savant  maître,  et  les  discussions 
pliilosophiques  soutenues  au  sortir  des  cours  , 
tout  cela  serait-il  pour  vous  moins  (pi'un  rêve  ? 
Je  ne  puis  le  croire,  et  c'est  ce  qui  m'engage  à 
vous  adresser  cette  lettre.  Je  suis  encore  resté  h 
Leipsig,  vous  le  savez,  après  votre  départ  pour 
la  France  ;  on  vous  a  bien  regretté,  on  a  pleuré, 
puis  on  s'est  consolé  parce  qu'il  y  a  un  terme  h 
tous  les  chagrins.  La  Hlle  de  votre  hôte  ,  le  bou- 
langer, s'est  mariée  dans  l'intervalle  ;  elle  avait 
déjîi  de  jolis  enfans  et  paraissait  heureuse  quand 
j'ai  quitté  Lcipsig.  Je  vous  dis  ceci  parce  ([lie 
vous  vous  intéressez  sans  doute  toujours  h  elle. 
»  SI  je  m'en  souviens  bien, 'vous  étiez  de  mau- 
vaise humeur  en  i>artant.  Ce  n'est  cependant  pas 
noire  faute  si  votre  tragédie  de  Basiiie  n'a  pas 
eu  de  succès,  nous  avons  fiiit  tout  ce  qui  dépen- 
dait de  nous  potir  ipi'elle  réussit,  et  je  crois  que 
les  éludlans  de  Leipsig  se  sont,  comme  toujours, 
montrés  bons  cajuai-adcs.  Nos  fortunes  u'oul  pas 


été  les  mêmes.  Devenu  le  précepteur  des  enfens 
du  comte  de  Schomberg,  vous  êtes  parti  pour 
Paris  :  là,  vous  vous  êtes  attaché  au  prince  de 
Sa\e-Golha,en  qualité  de  lecteur;  puis  vous  avez 
fait  la  connaissance  du  jeune  comte  de  Friese  , 
neveu  du  maréchal  de  Saxe,  qui  vous  a  pris  pour 
son  secrétaire  avec  des  appoinlemens  considéra- 
bles. De  plus,  on  assure  que  vous  écrivez  pour 
les  puissans  princes  des  cours  du  Nord  une  cor- 
respondance littéraire  ,  dont  les  copies,  chère- 
ment vendues,  vous  font  un  grand  revenu. Vous 
êtes  à  Paris  l'oracle  des  beaux  esprits.  La  for- 
tune ne  m'a  pas  aussi  bien  servi  :  je  suis  secré- 
taire du  prince-archevêque  de  Salzbourg;  ma 
place  ne  me  vaut  qu'un  revenu  très  mince,  mais 
elle  me  laisse  une  grande  liberté.  J'avoue  que 
cela  est  beaucoup  pour  moi ,  et  que  je  m'accom- 
moderais très  ditficllement  d'une  vie  aussi  agitée 
que  celle  à  laquelle  vous  êtes  habitués  dans  vos 
grandes  villes. 

»  Mais  voici  cju'll  a  été  assez  question  de  moi; 
j'arrive  au  but  de  ma  lettre.  Le  sous-directeur 
de  la  chapelle  de  notre  archevêque  a  deux  en- 
fans dont  les  grandes  dispositions  pour  la  mu- 
sique ont  frappé  quiconque  a  eu  occasion  de  les 
entendre  ;  vous  en  jugerez  mieux  que  personne, 
vous  qui  vous  êtes  toujours  occupé  de  cet  art  avec 
prédilection.  Le  directeur  de  la  chapelle  n'est 
pas  rétribué  généreusement  à  Salzbourg.  lesous- 
dlrecleur  l'est  moins  encore  et  peut  à  peine  vi- 
vre du  produitde  son  emploi  lorsqu'il  est  chargé 
do  l'enlrelien  d'une  famille.  C'est  dans  cette  si- 
tuation que  se  trouve  M.  Mozart,  par  qui  celle 
lettre  vous  sera  remise;  aussi  a-l-il  pris  la  ré- 
solution de  voyager  avec  ses  enfans  el  de  tirer 
parti  de  l'inlérêt  qu'ils  ne  manqueront  pas  d>i- 
clter  partout  où  Ils  Iront.  Accueillez-les  avec 
bienveillance,  pour  l'amour  de  moi,  qui  serai 
toujours,  si  vous  le  voulez  bien,  malgré  l'éloi- 
gnement  et  malgré  la  ditfére nce  de  nos  fortunes, 
votre  dévoué  camarade. 

»  F.  BOEMtR.  » 

—Vous  OlC5  M.  Mozart,  Uc  Salzl>ourc,  cl  voici 


290  ^ 


vos  enfans  '.'  demanda  Grimm  à  rétrangcr,  après 
avoir  pris  lecture  de  la  lettre  dont  on  vient  de 
donner  la  traduction. 

—  Oui,  monsieur. 

—  Et  vous  venez  îi  l'aris  pour  y  faire  entendre 
ces  jeunes  artistes?  J'ai  peur  que  vous  n'ayez 
pas  le  succès  que  vous  espérez  et  que  je  vous 
souhaite.  Les  Français,  qui  ont  la  prétention 
d'être  de  grands  connaisseurs  en  musique  ,  en 
juçentle  plussouvent  comme  feraient  des  sourds, 
llspréfèrentlescrisde  leurs  acteurs  au  chant  des 
bouffons  italiens, et  si  Ion  cherche,')  leur  plaire, 
il  faut  (jue  ce^soit  par  le  hruit  plutôt  que  par  la 
véritable  harmonie.  Us  ont  failli  lapider  M. Rous- 
seau pour  avoir  démontré  leur  mauvais  j;oùt. 
La  seule  chance  de  succès  que  vous  ayez  à  l'aris, 
c'est  de  pi(iuer  la  curiosité  publique  par  l'annonce 
des  dispositions  précoces  de  vos  enfans  ;  ce  moyen 
sera  peut-être  plus  puissantque  ne  le  seraitl'iu- 
fluenced'un  talent  achevé,  ^ous  en  essayerons. 
Les  personnes  de  la  cour  donnent  ici  le  ton  au 
reste  de  la  société;  leurs  décisions,  en  fait  de 
mode,  sont  adoptées  sans  examen  par  tout  ce 
qui  se  pique  de  se  conformer  au  ton  du  jour  ; 
il  faut  les  avoir  pour  soi.  Je  ferai  en  sorte  de 
bien  disposer  en  votre  faveur  celles  sur  qui  j'ai 
quelque  crédit ,  et  j'emploierai  mes  amis  dans 
le  même  but  :  peut-être  réussirons-nous.  l\e 


vecin  ù  sa  sœur  plus  âgée  que  lui  de  quatre  an- 
nées ;  l'intelligence  de  la  musique  fut  en  quel- 
que sorte  chez  lui  l'effet  d'une  révolution  :  tou- 
tes les  fois  qu'il  voyait  à  sa  portée  un  clavecin 
ouvert,  il  s'amusait  à  poser  ses  petites  mainssur 
le  clavier,  et  trouvait  des  accords  rarement  con- 
traires aux  lois  de  la  justesse.  L'harmonie  était 
une  langue  qu'il  bégayait  et  dont  il  retenait  cha- 
que jour  une  nouvellephrase.  Cette  langue  lui 
devint  bientôt  pins  familière  que  celle  des  mots; 
caril  sut  ce  que  c'était  qu'une  tierce, une  octave, 
avant  de  pouvoirdonner  leurs  noms  à  ces  inter- 
valles, rv'ous  ne  le  suivrons  pas  dans  ses  études  ; 
nous  dirons  seulement  qu'avant  l'ftge  de  cincj 
ans  il  improvi.sait  déjà  de  petites  pièces  de  mu- 
sique, (|ue  son  père  écrivait  sous  sa  dictée.  Ces 
compositions  n'étaient  sans  doute  pas  exemptes 
de  l'autes,  mais  on  n'y  trouvait  rien  qui  affectât 
désagréablement  l'oreille. 

Ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut,  le  revenu  de  sa 
place  ne  suffisant  pas  à  l'entretien  de  sa  famille  , 
Léo|)old  ,1Iozart  avait  pris  la  résolution  d'exjiloi- 
ter  les  facultés  lullives  du  jeune  VVoUrang  en  le 
faisant  entendre  dans  les  cours  de  l'Allemagne 
et  de  l'étranger.  Les  préparatifs  de  voyage  ter- 
minés, on  ferma  les  volets  de  la  maison,  et  la 
famille ,  composée  du  père,  de  la  mère  et  des 
deux  enfans,  se  mit  en  route  le  cœur  plein  d'es- 


'^ I-  /  — !■- -^- 

venez  me  voir  dans  quelques  jours,  et  ne  per-     peranccs.  Munich  fut  la  première  ville  qu'elle 


dez  pas  tout  espon-. 

M.  Mozart ,  le  sous-directeur  de  chapelle  au 
service  du  prince-archevéque  deSalzbourg,  était 
le  père  de  Wolfrang  Mozart.  L'un  des  enfans  qui 
venaient  de  se  chauffer  au  foyer  de  Grimm  de- 
vait être  un  jour  l'illustre  auteur  de  Don  Juan. 
Reportons-nous  maintenant  de  quelques  années 
en  arrière. 

Dans  la  jolie  ville  de  S.ilzbourg,  sur  les  bords 
de  la  Salza,  on  voit  une  maison  qui,  d'un  côté  , 
baigne  sa  base  dans  la  rivière,  et  devant  laquelle 
s'étend,  de  l'autre,  un  petit  jardin  qui  la  rend 
fraîche  et  riante.  Elle  semble  avoir  échappé,  jiar 
une  sorte  de  privilège  ,  aux  injures  d'un  cli- 
mat ordinairement  contraire  aux  monuraens,  et 
l'on  peut  dire  d'elle,  comme  d'une  femme  sur  le 
retour,  qu'elle  s'est  bien  conservée.  Le  soleil  a 
donné  h  la  pierre  une  teinte  dorée  qui  est  com- 
me la  fine  poussière  bleue  sur  les  beaux  fruits 
d'automne.  Cette  maison  n'a  qu'un  étage  ;  elle 
ouvre  jiar  une  porte  grillée  [en  bois  sur  une  rue 
silencieuse  dans  laquelle  il  passe  si  peu  de  mon- 
de ,  que  l'herbe  croit  entre  les  pavés.  C'est  dans 
cette  maison  qu'une  femme  privilégiée  entre  les 
femmes  a  mis  au  monde  le  27  janvier  1756,  Jean- 
Chrysostôme-Wolfrang-Théophile  >lozart  ;  c'est 
là  «lue  le  jeune  enfant  i)assa  ses  premières  an- 
nées ,  jouant  sur  la  pelouse  du  jardin  et  bercé 
par  la  voix  monotone  de  la  Salza.  Les  premiers 
chants  qui  happèrent  son  oreille  furent  ceux 
des  bateliers  dont  les  embarcations  descendaient 
et  remontaient  le  courant.  Quand  tout  petit  il 
pleurait  sur  le  genoux  de  sa  mère,  celle-ci  le 


visita,  et  l'accueil  qu'elle  reçut  de  l'électeui'  fut 
de  nature  à  l'encourager.  De  Munich  elle  se  ren- 
dit ù  Vienne,  où  les  deux  enfans  furent  admis  à 
se  faire  entendre  devant  l'empereur.  Après  avoir 
fait  dans  plusieurs  villes  Aes  séjours  Iruclneux, 
la  famille  Mozart  revint  à  Salzbourg,  et  Wol- 
frang, encouragé  par  ces  premiers  succès,  se  livra 
avec  plus  d'ardeur  que  jamais  à  son  goftt  pour 
l'étude  de  la  musique.  Enfin,  au  mois  de  juillet 
17g;$,  Wolfrang  Mozart,  étant  alors  figé  de  sept 
ans,  sa  famille  entreprit  un  voyage  hors  de  l'Alle- 
magne ;  elle  se  dirigea  vers  Paris  en  passant  par 
les  villes  d'Augsbourg  ,  Manheim  ,  Francfort , 
Coblentz  et  Bruxelles  ,  où  elle  s'arrêta  pour 
donner  des  concerts,  et  arriva  dans  les  premiers 
jours  de  novembre  au  lieu  de  sa  destination. 

Se  trouvant  à  l'aris  sans  protecteurs,  sans 
amis,  comprenant  à  peine  quelques  phrases  de 
la  langue  qu'il  entendait  parler  autour  de  lui,  et 
trouvant  j)lus  de  difficulté  encore  à  s'exi)rimer, 
Léopold  Mozart,  éprouva  un  moment  de  décou- 
ragement. Il  se  souvint  néanmoins  d'une  lettre 
de  recommandation  que  lui  avait  'donnée  son 
collègue,  le  secrétaire  de  l'archevêque,  pour  un 
compatriote  établi  à  Paris  depuis  plusieurs  an- 
nées. Son  premier  soin  fut  de  la  porter  dès  qu'il 
parvint  à  savoir  l'adresse  et  à  découvrir  la  de- 
meure de  M.  Grimm,  ce  qui  n'était  pas  facile  à 
un  habitant  de  Salsbourg  jeté  pour  la  première 
fois  dans  le  tumulte  d'une  grande  capitale.  On 
vient  de  voir  quel  fut  le  résultat  de  cette  pre- 
mière visite.  S'il  n'eut  pas  lieu  d'en  concevoir  de 
(;randes  espérances  sur  les  fruits  de  son  séjour  à 


prenait  dans  ses  bras,  ouvrait  la  fenêtre  et  lui  (  Paris,  l'artiste  put  se  féliciter  d'avoir  trouvé  un 


montrait  la  riche  vallée  au  milieu  de  laquelle  se 
déroulaient  les  belles  eaux  bleues  de  la  rivière. 
Ce  spectacle  imposait  à  l'enfant,  le  calmait,  et 
des  heures  entières  se  passaient  dans  cette  con- 
templation. 

Wolfrang  Mozart  avait  à  [leine  trois  ans  lors- 
qu'il eatenJitdonner  les  premières  leçons  de  cla- 


protecteur,  et,  dans  l'état  d'isolement  où  il  se 
trouvait, ce  point  était  important;  seulement,  il 
ne  comprenait  pas  comment  ceprotecteur,  qu'on 
lui  avait  annoncé  comme  étant  un  homme  de 
lettres,  se  trouvait  avoir  le  train  et  les  airs  d'une 
personne  riclie.  Au  lieu  de  la  jietite  chambre, 
propre  mais  simple,  de  son  ami,  Frédéric  Boe- 


mer,  qui,  lui  aussi,  était  homme  de  lettres  e 
secrétaire  d'une  éminence,  il  venait  de  voir  un 
salon  somptueusement  orné,  .dans  lequel  l'avait 
introduit  un  valet  en  livrée.  Si  c'est  ainsi  que 
sont  les  écrivains,  pensait-il,  comment  donc  se 
traitent  les  grands  seigneurs  ?  >>  11  ne  tarda  pas  h 
acquérir  la  certitude  que  tous  les  écrivains  n'é- 
taient pas  logés  aussi  bien  que  M.  Grimm,  le 
correspondant  des  jirinces. 

Tout,  dans  ce  qu'il  observait,  était  nouveau 
liour  le  sous-directeur  de  chapelle  du   prince- 
archevêque,  et  sa  famille,  qui  l'accompagnait 
dans  ses  promenades  au  milieu  des  rues  de  Pa- 
ris, partageait  son  élonneinent.  La    beauté  des 
édifices,  la  richesse  des  écpiipages,  l'élégance  des 
bouti(]ues,  alors  comme  anjouril  hni  renommées 
dans  le  monde  entier,  l'activité  qui  régnait  par- 
tout autour  d'eux  émerveillaient  ces  bons  bour- 
geois accoutumés  au  calme  des  petites  villes 
d'Allemagne;  seulement,  Wolfrang  Mozart  fai- 
sait remai-quer  de  temps  en   temps  à  sa  sœur 
combien  les  chanteurs  des  rues  avaient  la  voix 
fausse,  et  de  quels  mauvais  instrumens  ils  s'ac- 
compagnaient.   Une    circonstance    inattendue 
faillit  les  troubler  dans  le  cours  de  leurs  remar- 
ques dès  les  premières  excursions  qu'ils  firent 
dans  la  ville.  On  venait  d'inaugurer  depuis  peu 
de  temps,  sur  la  nouvelle  place  (jue  la  ville  de 
Paris  avait  fait   faire    en  l'honneur    de  S.  M, 
Louis  XV,  la  statue  équestre  de  ce  monarque 
exécutée  par  Ijouchardon.  Au  moment  où  ils  ar- 
rivèrent sur  cette  place  sitée  entre  le  cours  et  îc 
jardin  des  Tuileries,  ils  trouvèrent   une  grande 
foule  agitée  :  on  venait  de  découvrir  sur  le  pié- 
destal <Ju  monument  un  placard  avec  ces  mots  : 
Statua  statuœ.  Il  n'en  avait  pas  fallu  davan- 
tage pour  attirer  un   nombreux    concours  de 
badauds;  mais  la  police,  arrivée  sur  les  lieux, 
commença  à  faire  des  arrestations.  Peu  s'en  fal- 
lut que  Léopold  Mozart,  ijui  ne  savait  ce  dont  il 
s'agissait  et  qui  continnait  de  s'avancer,  ne  fut 
pris  pour  un  iierturbateur  et  appréhendécommc 
tel;  heureusement  ou  lui   vit  saisir  ses  enlans 
par  la  main  pour  les  garantir  des  chocs  de   la 
foule,  et  l'on  ne  put  voir  en  lui  qu'un  paisible 
bourgeois  dont  le  défaut  était  d'être  trop  cu- 
rieux. On  pense  bien  qu'il   ne  fit  aucune  diffi- 
culté de  se  rendre  à  l'injonction  qu'onlui  adressa 
de  se  retirer  :  la  famille  allemande  s'éloigna  en 
toute  lu'ite  sans  avoir  pu  deviner  la  cause  du  tu- 
multe, mais  en  se  promettant  bien  d'éviter  à  l'a- 
venir les  grands  rasserablemens  de   peuple.  Du 
reste,  une  consolation  l'attendait  à  l'hôtel  des 
Trois  Turcs  où  elle  était  descendue,  rue  Saint- 
Martin,  et  où  elle  fut  de  retour  vers  midi,  pour 
dîner  :  c'étaient  des  billets  d'entrée  au  théâtre 
de  l'Opéra  envoyés  par  M.  Grimm.  La  deuxième 
représentation  donnée  dans  la  nouvelle  salle  des 
Tuileries  promettant   d'attirer    une    afiluence 
considérable,  les  bons  habitans  de  Salzbourg  ne 
prirent  que  le  temps  nécessaire  pour  faire  une 
toilette  convenable,  dînèrent  à  moitié  etarrivè- 
rentaux  portes  du  théâtre  tout  jnsle  deux  heu- 
res avant  leur  ouverture.  Ut  "urent  toutle temps 
d'apprendre,  grâce  aux  récits  d'un  voisin  obli- 
geant, par  quels  événemens  l'Opéra  avait  été 
transporté  dans  la  salle  des  Tnileries.  Nous  pro- 
fiterons nous-mêmes  de  cette  circonstance  pour 
en  dire  quelques  mots. 
Lefeuprjtà  la  salle  dey^fôt>^rà.  Tè  "feWiil 


—  ?91   — 


17G3,  parla  négligence  des  ouvriers  qui  y  étaient 
employés;  un  fiVlieux  hasard  voulut  (jue  les 
gardiens  du  liiéùlre  fussent  absens,  en  sorte  que 
lessecours  ne  purent  élre  demandés  h  temps, 
l/incendie  gagna  les  bùlimcns  du  Palais-Royal, 
el  l'aile  de  la  j)remière  eour  ne  forma  bientôt 
plus  avec  la  salle  qu'un  immense  brasier.  Par 
bonheur  personne  ne  péril,  bien  qu'environ 
(leuK  mille  personnes  fussent  employées  à  élcin- 
drelefeu.  On  a  été  de  tout  temps  en  France 
disposé  à  rire  des  choses  les  moins  faites  en  ap- 
parence pour  e^iciter  la  galié,  il  n'y  eut  sorte  de 
plaisanteries  auxquelles  ce  fâcheux  événement 
ne  donna  naissance.  Comme  l'eau  avait  mani|ué 
dans  les  conimencemens,  on  dit  que  celait  tout 
simple,  car  personne  n'aurait  jiu  prévoir  que  le 
feu  prendrait  dans  une  glacière.  Lorsqu'il  fut 
question  de  choisir  un  emplacement  |)Our  la 
nouvelle  salle,  ou  parla  du  Carrousel,  du  Lou- 
vre, et  de  quelques  autres  endroits.  Un  spirituel 
abbé,  connu  pour  ses  seutimens  d'hostilité  à  l'é- 
gard de  la  musique  française,  dit  qu'il  fallait 
mettre  lOpéra  àla  barrière  de  Sèvres,  vis-à-vis 
le  spectacle  du  combat  de  taureaux,  «  parce  que 
les  grands  biuits  devaient  être  hors  de  la  ville.» 

Ces  (juolibets  et  les  dommages  que  l'incendie 
avait  causés  au  Palais-Roj  al  n'empêchèrent  point 
que  le  duc  d'Orléans  désirfit  de  conserver  l'O- 
péra dans  son  voisinage.  H  courut  à  Versailles 
demander  au  roi  (]ne  ce  S|iectacle  fût  recons- 
truit sur  le  même  emplacement,  offrant  de  pour- 
voir, parlons  les  moyens  qui  seraient  exigés,  à 
la  silreté  de  l'édifice,  et  promettant,  en  outre, 
une  subvention  annuelle  de  cent  mille  écuspour 
le  prix  de  ses  loges.  Louis  XV  y  consentit,  et  les 
travaux  pour  la  reconstruction  de  la  salle  brû- 
lée ne  tardèrent  pas  à  être  entrepris.  Les  comé- 
diens français  avaient  par  un  procédé  généreux, 
ofF(^rt  lie  céder  leur  IhéMre  gratis  trois  fois  par 
semaine  pour  les  représenlalions  de  l'opéia  ; 
mais  il  fiil  reconnu  ([ue  ce  local  ne  (convenait 
pas;  on  se  fi"it  mieux  ari'angé  de  celui  occupé 
par  la  Comédie-  Italienne,  si  les  conditions  aux- 
quelles il  était  offert  eussent  été  acceptables.  Une 
vaste  salle,  celle  de»  machines,  se  trouvait  dis- 
ponible aux  Tuileries  :  le  roi  voulut  bien  per- 
mettre ([u'elle  fût  appropriée  au  servi(M!  de  l'o- 
péra, et  payer  ce  qu'il  fallait  faire  de  dépenses 
pour  cela.  En  attendant,  le  personnel  chantant 
fut  autorisé  h  doniu'r  des  concerts  dans  la  salle 
des  concerts  spirilu(ds.  Le  premier  eut  lieu  le 
'.'!)  avril  et  attira  une  alllueuce  immense;  mes- 
denu)iselles  VrnouKI,  Lemière  et  Dubois  y  chan- 
tèrent, ainsi  ipie  lessieursCclin,  Larrivée  et  Ma- 
gnat. De  mauvais  plaisans  ilirent  que  ces  con- 
certs étaient  de  l'onguent  pour  la  brûlure.  Quoi 
(pi'il  en  soit,  la  f(Milc  roiitiruia  de  s'y  porter  pour 
applaudir  des  artistes  qu'elle  aimait  ;  on  remar- 
qua i|ue  l'oriheslre  était  [ilus  nombreux  et  qu'il 
exécutait  mieux  (juc  celui  de  rO()éra. 

Pendant  que  les  chanteurs  conservaient,  au 
moyen  des  concerts,  le  privilège  d'occuper  d'eux 
le  public,  la  troiii)e  dansante  était  condauuiée  à 
l'inaction.  Uiu' assez  plate  comédie  de  l'avart, 
faite  ;i  riionncurdc  la  nation  française  el  jouée 
pourcélélirer  la  paix  de  I7t)3,  lui  donna  l'occa- 
sion de  reprendre  pendant  quel(|ue  temps  son 
service.  Cette  pièce,  connue  sous  le  litre  de  l'Aii- 
gldi.tà  nordetiiix.  n'était  (|n'uue  suite  de  lieux 
communs  dans  l'esprit  madrigalcsiiue  du  temps, 


qui  avaient  pour  objet  l'éloge  de  Louis  XV  et 
(|u'un  critique  qualifia  très  spiiituellement  en 
disant  que  c'étaient  des  fav ardai) es.  Elle  fut 
reprise  lors  de  l'inauguration  de  la  statue  du 
roi,  avec  l'addition  de  ballets  composés  [loiir  la 
circonstance  par  Vestris,  et  dans  lesquels  figu- 
rèrent les  premiers  sujets.  Le  tort  de  ce  diver- 
tissement fut  qu'il  n'y  eut  moyen  d'y  lien  com- 
prendie  el  que  personne  n'en  aurait  deviné  le 
sujet,  si  l'on  n'avait  vu  paraître  la  statue  dans 
un  jeu  de  décoration.  L'exécution  fut,  au  reste, 
parfaite;  Vestris  figura  lui-même  sous  le  cos- 
tume d'Apollon  et  recueillit  beaucoup  d'applau- 
dissemens. 

Les  préparatife  de  la  salle  accordée  aux  Tui- 
leries jiour  servir  de  local  provisoire  à  l'Opéra 
n'avançaient  pas  aussi  rapidement  (pi'on  l'avait 
cru.  Grâce  aux  irrésolutions  de  l'entrepreneur, 
on  avait  été  forcé  d'anéantir  plusieurs  fois  ce 
ijui  avait  été  fait,  en  sorte  qu'il  s'en  fallut  de 
plusieurs  mois  qu'elle  ne  fût  prête  au  jourquon 
avait  compté.  Encore  loul  le  tem|)s  emjdoyé 
n'avait-il  servi  qu'à  la  rendre  à  i)eu  près  sem- 
blable à  l'ancienne,  dont  plusieurs  mauvaises 
dispositions  étaient  bien  connues.  Plusieurs 
grands  personnages  attachés  à  leurs  habitudes 
avaient  voidu  que  leurs  places  fussent  conser- 
vées dans  le  même  arrangement,  ce  qui  ne  con- 
tribuait pas  à  diminuer  les  embarras  de  l'archi- 
tecte ,  et  le  duc  d'Orléans  avait  retenu  pour  la 
somme  de  70,000  livres  trois  loges  dont  le  plan 
était  désigné.  Enfin  tout  étant  jirêt,  à  force  de 
soins  et  d'argent,  l'inauguration  de  la  salle  des 
Tuileries  eut  lieu  par  Castor  et  Polliix,  de  Ra- 
meau. 

La  foule  s'était  accrue  pendant  que  le  voisin 
de  Léopold  Mozart  lui  contait  toutes  ces  choses; 
elle  commençait  à  s'irriter  de  ce  qu'on  n'ouvrit 
pas  les  portes  du  théâtre,  quatre  heures  ayant 
sonné  à  la  grande  horloge  des  Tuileries,  cl,  dans 
son  impalieiice,  elle  s'agitaitau  [loinlde  pousser 
assez  vivement  contre  les  barrières  placées  pour 
la  contenir  ceux  qui  en  étaient  les  plus  rappro- 
chés. Nos  bons  Allemands  commençaient  à  se 
trouver  embarrassés  de  leur  situation,  lors- 
iju'heureusemenl  les  portes  fmeiit  ouvertes.  Ils 
entrèrent  les  premiers  et  furent  placés  au  para- 
dis, qui  était  avec  le  parterre  la  seule  place  dis- 
ponible, attendu  que  les  deux  rangs  de  loges 
étaient  occupés  par  des  personnes  de  condition. 
L'imai;ination  du  jeune  Mozart  était  viv<'ment 
frappée  partout  cct|u"il  y  avaitde  nouvcaupour 
lui  dans  un  pareil  speclacic.  Aucune  des  salles 
qu'il  avait  vues  jusqu'alors  n'avait  pu  lui  faire 
imaginer  des  proportions  aussi  grandioses  ;  dans 
aucune  il  n'avait  trouvé  un  si  grand  luxe  de  dé- 
coration, tant  de  belles  dauu'S  en  riches  toilettes. 
Il  n'eut  pas  de  peine  à  attendre  le  conunence- 
menl  de  la  pièce  ;  car  il  y  avait  pour  lui  matière 
à  observation  dans  le  mouvement  de  la  salle. 
Les  premiers  accords  de  l'ouverture  se  firent 
entendre. 

Wolfrang  Mozart,  cet  enfant  de  génie  qui  n'a- 
vait pas  appris  la  musiciue,  mais  lavait  devinée, 
jugeait  lie  cet  art  avec  uu  sentiment  plus  juste 
(|u'aucun  de  ceux  qui  l'entouraient  ;  et  il  n'avait 
que  huit  ans  !  L'erehestre  de  l'ttpéra,  si  vanté 
dans  ttuitc  l'EiuM.pe  sur  la  foi  de  la  bonne  répu- 
tation ipic  les  Français  lui  avaient  faite  eux- 
mêmes,  lui  parut  bien  iufcricur  à  ce  qu'on  le  ' 


lui  avait  annoncé.  .\u  nombre  près,  il  n'était 
comparable  à  aucun  de  ceux  que  le  jeune  ar- 
tiste se  souvenait  d'avoir  entendus  en  Allema- 
gne; peut-être  même  dut-il  se  mettre  en  garde 
contre  ce  qu'il  i)ouvait  y  avoir  de  trop  personnel 
dans  ses  préventions  pour  ne  pas  lui  préférer  le 
corps  de  musiciens  dirigé  par  son  père  dans  la 
chapelle  du  prince-archevêque  de  Salzbourg. 
L'orchestre  de  l'Opéra  jouait  fort,  sans  ensem- 
ide,sans  nuances  et  souvent  sans  justesse;  le 
batteur  de  mesure  marquait  im[)erturbable- 
ment  chaque  temps  à  l'aide  de  son  bâton,  sans 
s'inquiéter  des  fautes  de  l'exécution.  La  durée 
de  l'ouveilure  fut  un  long  supiiliee  pourUol- 
frang.  Enfin  la  toile  se  leva,  non  pas  dans  le  si- 
lence (pi'on  observe  aujourd  hui  à  ce  moment 
solennel,  mais  au  milieu  d'un  brouhaha  qui  em- 
pêcha long-temps  les  acteurs  de  se  faire  enten- 
dre. On  reprochait  tout  haut  à  l'architecte,  M. 
Soufflot,  les  fautes  de  construction  qui  fourmil- 
laientdansla  nouvelle  salle;  on  disait  que  ee 
n'était  pas  la  peine  de  dé|)enser  huit  mois  et  qua- 
tre cent  mille  livres  pour  la  faire  moins  bien 
que  ne  l'était  l'ancienne.  Le  parterre  était  trop 
élevé  pour  le  théâtre;  les  premières  loges  avan- 
çaient plus  qu'il  n'eût  fallu;  les  secondes,  au 
contraire,  paraissaient  avoir  été  sacrifiées  à  cel- 
les-ci ;  le  paradis  était  si  reculé  et  si  exhaussé 
((u'on  n'y  voyait  qu'avec  la  plus  grande  peine  ee 
qui  se  passait  sur  le  théâtre. 

Aucun  des  acteurs,  il  est  inutile  de  le  dire,  n'é- 
tait connu  de  la  famille  Mozart.  Par  bonheur, 
l'officieux  voisin  qui  l'avait  instruit  à  la  porte 
des  particularités  relatives  à  l'inccudie  et  à  la 
reconstruction  de  l'Opéra,  se  trouvait  placé  à 
cùté  d'elle,  et  lui  donnait  sur  chacun  des  artis- 
tes qui  entraient  en  scène  des  indications  com- 
plètes. «  Convenez,  dit-il,  que  celte  Sophie  Ar- 
nould  est  une  délicieuse  actrice,  et  que  jamais 
on  ne  figura  plus  agréablement  sur  un  théâtre. 
—  Celle  personne  est-elle  la  première  chanteuse 
de  l'Opéra,  demanda  ^^  olfrang,  après  avoir  en- 
tendu son  grand  air?  —Sans  doute,  reprit  Te 
complaisant  cicérone;  vous  le  voyez  par  les  ap- 
pliuidissemens  qu'on  lui  donne.  J'avoue  qu'elle 
joue  plus  (lu'elle  ne  chante,  et  que  sa  voix  n'a 
pas  assez  de  force  pour  le  lieu  ;  mais  elle  répjre 
cela  par  une  ame  prodigieuse  ,  par  une  ex- 
pression de  gestes  et  d'yeux  à  laquelle  je  vous 
défie  de  résister.  Nos  jeunes  seigneurs  l'ai- 
lU'  ni  aussi  parce  qu'elle  a  infiniment  d'esprit  et 
(|u'elle  égaie  leurs  soupers  par  îles  mots  très  pi- 
quans.  Si  dans  le  chant  elle  valait  Mlle  Aniier, 
grande  actrice  retirée  depuis  vingt  ans  de  l'O- 
péra, et  que  j'ai  enrore  entendue,  moi,  ce  serait 
une  personne  accomplie.  Elève  de  la  demol-elle 
Rochois.  mademoiselle  Aulicr  a  fait  peuilant 
vingt  ans  les  beaux  jours  du  premier  théâtre  du 
monde.  La  reine  lui  fit  pré-^enl,  à  son  mariage, 
d'une  lab.itièrc  d'or,  avec  le  portrait  de  Sa  Ma- 
jesté; M.  el  madame  de  Toulouse  la  graiifièrent 
de  iilusicurs  bijoux  depri\  et  de  vaisselle  d'ar- 
gent pour  les  ^oyagc•^  qu'elle  fil  ;»  Rambouillet, 
el  elle  eut  l'honneur  de  remplir  les  premiers 
riiles  dans  les  ballets  dansés  par  le  roi.  .Made- 
moiselle Arnould  n'a  pas  encore  obtenu  les  mê- 
mes faveurs,  mais  il  faut  avouer  que  la  cour  en 
esi  plus  avare  ;  à  cela  près,  rien  ne  m.inque  à  ses 
triomphes  ;  elle  est  l'idole  du  public,  et  son  rè- 
guc  promet  d'être  de  longue  dunJc  » 


-  292  — 


^^ 


—  Qu'est-ce  que  la  musique,  se  demandait  le 
jeune  artiste,  si  les  Français,  qui  applaudissent 
ce  que  j'entends,  s'y  connaissent  autant  qu'ils  le 
prétendent? 

«  Aimez-vous  mieux  mademoiselle  Chevalier, 
l'actrice  que  voici  en  scène,  continua  le  ni<?me 
personnage?  Son  genre  est,  comme  on  dit,  le 
grand,  les  fureurs,  etc.  ;  elle  y  excelle,  h  la  vé- 
rité, d'autant  que  son  volume  de  voix  la  seconde 
à  merveille.  Ce  n'est  pas  à  elle  qu'on  est  obligé 
de  dire  avec  Despréaux  : 

Il  faut  dans  la  douleur  que  vous  vous  abaissiez; 
Pour  m'arracber  des  pleurs,  il  Taut  que  vous  pleuriez. 

Je  vous  défie  de  rester  froid  lorsqu'elle  déclame 
quelque  grande  scène,  comme  i)ar  exemple 
l'acte  de  Dardanus,  intitulé  la  Magie.  Mais  elle 
n'a  pas  la  grâce  deSophieArnould,  etce(iu'on 
peutlui  reprocher  c'est  delà  dureté  dans  les  ac- 
cens.  Elle  a  néanmoins  ses  partisans.  L'un  de 
nos  poètes  les  plus  tendres  lui  a  dédié  ces  vers 
pour  être  mis  au  bas  de  son  portrait  : 

Cheialier,  quelles  sûres  armes 
Pour  meure  un  amant  sous  vos  lois  I 
Vous  séduisez  par  votre  voix 
Les  coeurs  échappés  à  vos  charmes. 

Lejeune  Mozart  était  loin  de  partager  l'enthou- 
siasme de  son  interlocuteur  pour  tout  ce  qu'il 
entendait.  Malgré  son  inexpérience,  mais  àlaide 
dusentiment  musical  délicat  dont  il  était  doué, 
il  s'apercevait  qu'avec  leurs  grandes  voix  les  ar- 
tistes de  l'Opéra  n'étaient  pas  de  grands  chan- 
teurs. Quant  h  la  lourde  psalmodie  de  Rameau, 
elle  lui  paraissait  bien  inférieure  aux  chants 
gracieux  des  maîtres  italiens  dont  les  ouvrages 
étaient  connus  en  Allemagne.  «  Pourquoi,  se 
disait-il,  les  musiciens  français  ne  se  forment-ils 
pas  sur  les  modèles  que  leur  offrent  Pergolèse, 
Jomelli,  Léo?»  11  ignorait,  le  pauvre  enfant,  à 
quels  débals  sérieux  avaient  donné  lieu  des 
questions  semblables  à  celle  qu'il  se  posait  si 
innocemment;  il  ne  savait  pas  comment  dans 
ces  débats  le  véritable  intérêt  de  l'art  avait  suc- 
combé sous  les  coups  d'un  prétendu  patrio- 
tisme. 

Cependant  la  représentation  se  poursuivait.  Si 
les  actrices  avaient  en  général,  sauf  mademoi- 
selle Arnould,  l'avantage  d'avoir  de  belles  voix, 
il  n'en  était  pas  de  même  des  hommes  :  les  sieurs 
Pillot  et  Gelin  était  plus  que  médiocres.  — «Que 
n'avons-nous  M.  Chassé  dans  ce  rôle,  s'écria  de 
nouveau  l'amateur  du  jiaradis,  charmé  de  faire 
voir  aux  nouveaux   délianiués  (ju'il  avait  suivi 
l'Opéra  dans  son  meilleur  temps!  on  n'entcnilit 
jamais  de  voix  plus  imposante  que  la  sienne  ;  on 
ne  vit  pas  de  plus  noble  démarche.   A  l'une  des 
premières  reiirésentations  de  Castor  et  Pullux, 
le  même  opéra  que  nous  entendons  aujourd'hui, 
il  conduisait  des  IroujKS  au  combat  et  marchait 
àleur  tête,  lorscju'au  détour  d'une  coulisse  il 
se  laissa  choir.  Sans  perdre  de  vue  son  jeu  de 
théâtre,   il  cria    sur-le-champ  aux    gens  des 
chœurs  qui  le  suivaient  avec  un  enthousiasme 
digne  d'un  combat   léel  ;  Passez-moi  sur  le 
corps,    et  marchez  toujours   à  Vennemi! 
Malheureusement  il  s'est  retiré  il  y  a  six  ans,  et 
n'a  pas  encore  été  remplacé.  » 

Ce  qui  plut  à  Wolfrang  Mozart   dans  cette 
représentation)  ce  fut  la  dau$ç.  U  ne  lui  par 


pas  que  dans  cette  partie  quelque  chose  fût  à 
reprendre;  tout  était  parfait.  Vestris  était  ab- 
sent, mais  la  célèbre  demoiselle  Lany  reparais- 
sait dans  un  pas  de  deux  avec  son  frère.  Cette 
actrice,  elle  aussi,  avait  eu  son  poète,  et  l'on 
jugeait  que  sa  danse  était  bien  caractérisée  par 
les  vers  suivans  : 

Les  amours  volent  sur  tes  traces 
Lany,  tu  joins  à  la  beauté 
Des  Nymphes  la  légèreté 
Et  les  altitudes  des  Grâces. 

Le  dernier  ballet,  qui  représentait  le  système 
de  Copernic  mis  en  action,  fut  exécuté  dans  la 
perfection.  Resterait  à  savoir  ce  que  venait  faire 
le  système  de  M.  Copernic  dans  l'opéra  de  Cas- 
tor et  Pollux,  mais  il  n'y  eut  à  ce  sujet  aucune 
réclamation  du  public  ;  nous  n'insisterons  pas 
sur  notre  observation. 

La  famille  allemande  sortit  charmée  de  la 
pompe  du  spectacle,  mais  généralement  peu 
satisfaite  delà  partie  musicale,  et  se  disant  que  ce 
n'était  pas  la  peine  de  venir  de  Vienne  à  Paris 
pour  entendre  pareil  opéra  ainsi  exécuté,  tn 
rentrant  h  l'hôtel  des  Trois-Turcs,  elle  trouva 
une  invitation  du  baron  d'Holbach  pour  la  soi- 
rée du  lendemain.  Sans  savoir  ce  que  c'était  que 
ce  personnage,  elle  ne  douta  pas  que  ce  ne  fût 
un  des  premiers  effets  de  la  protection  de 
M.  Grimm. 

E.  FÉTis. 
{France  Musicale). 


aA.'^swasi  as  îï2aB2i2îSî3, 


I. 


Vers  le  milieu  de  1781,  pendant  nos  guerres 
contre  la  Grande-Bretagne,  sous  Louis  XVI, 
quatre  mille  Anglais,  débarqués  à  Saint-Vincent 
par  l'amiral  Rodney,  vinrent  attaquer  sur  le  soir 
la  ville  importante  de  Kingslown.  Quoique  cette 
place  fût  la  clef  d'une  partie  de  l'Amérique,  nous 
n'avions  alors  pour  la  défendre  qu'une  garnison 
de  sej)t  cents  hommes.  11  fallait  donc  que  l'iié- 
roisme  de  nos  braves  suppléât  à  l'insuffisance 
du  nombre, etc'estce  qui  arriva  celte  fois  comme 
en  mille  autres  occasions.  U  y  eut  cependant,  ce 
jour  là,  dans  nos  rangs,  une  exception  à  la  rè- 
gle ,  et  l'étrange  faiblesse  d'un  officier  français 
eût  livré  Kingstown  h  l'ennemi ,  si  riutré|>ide 
à  propos  d'un  subalterne  n'eût  sauvé  en  même 
temps  notre  honneur  et  noire  cause. 

Le  capitaine  comte  Ferdinand  de  Navarretle, 
pour  ne  pas  l'appeler  par  son  nom ,  et  le  lieule- 
nant  Maurice  Des  Etars  ,  surnommé  par  ses  ca- 
marades le  Vrai-Soldat,  eurent  h  défendre 
contre  les  Anglais  le  point  le  i>lus  délicat  de  la 
place.  Après  deux  ou  trois  heures  d'attente 
sous  un  feu  mortel  aux  murailles,  ils  virent  la 
brèche  s'ouvrir  devant  eux  et  les  ennemis  mon- 
ter à  l'assaut.  Salué  avec  exaltation  par  la  vail- 
lante comi)agnie  ,  ce  moment  fut  pour  l'olHcier 
novice  le  signal  d'une  terreur  profonde.  Le  lieu- 
tenant seul  s'en  a|ier(ut  d'abord  ,  et  s'cm|>ara 
•lu  commandement  sans  quitter  des  yeux  son 
<^lief... 


La  pMeur  et  le  trouble  du  malheureux  aug- 
mentèrent ù  mesure  que  le  péril  approchait. 

—  Du  courage,  capitaine  !  dit  Des  Etars  d'une 
voix  basse  et  vibrante. 

Mais  quand  vint  l'instant  de  manier  l'arme 
blanche,  le  comte  de  Navarrette  trembla  si  fort 
que,  malgré  l'obscurité  croissante  ,  ses  adver- 
saires pouvaient  le  remarquer  aussi  bien  que  ses 
propres  soldats...  Si  ce  dernier  cas  arrivait,  tout 
était  perdu,  et  le  lieutenant  fut  décidé  à  préve- 
nir un  pareil  malhenr. 

—  Capitaine!  reprit-il  avec  force  en  serrant 
convulsivement  le  bras  de  son  supérieur,  si  vous 
reculez,  vous  êles  un  lâche,  et  le  jiremier  coup 
de  mon  épée  sera  pour  vous  ! 

Le  jeune  homme,  se  voyant  découvert,  sentit 
son  effroi  se  compliquer  de  honte,  et,  loin  de 
puiser  dans  ce  nouveau  sentiment  la  force  de 
surmonter  le  premier,  il  n'y  trouva  qu'un  sur- 
croit de  faiblesse  qui  lui  enleva  le  reste  de  son 
sang-froid.  Perdant  alors  complètement  la  tête, 
et  laissant  tomber  son  arme  à  terre,  il  fit  deux 
pas  rétrogrades  en  chancelant  comme  un  homme 
ivre,  et  s'appuya  au  bras  du  lieulenant,  qui  le 
soutenait  par  un  dernier  effort...  Des  Etars  vit 
qu'il  allait  s'évanouir  tout  à  fait,  et  que  le  nom 
français  était  déshonoré  !  U  vit  aussi  que  les  sol- 
dats ,  soupçonnant  la  vérité,  commençaient  à 
faiblir  à  leur  tour,  et  il  imagina,  pour  leur  don- 
ner le  change,  un  stratagème  aussi  sublime  que 
désespéré. 

Poussant  le  capitaine  éperdu  sur  la  brèche,  et 
l'y  laissant  tomber  sans  connaissance  ,  après 
l'avoir  frappé  lui-même  d'un  coup  d'estoc  de 
manière  à  faire  couler  son  sang  : 

— A  moi ,  camarades!  s'écria-t-il,  et  vengeons 
notre  brave  capitaine  ! 

Ces  mots  furent  un  éclair  et  un  aiguillon  pour 
les  soldats  les  plus  démoralisés.  Ceux  qui  avaient 
cru  à  la  pusillanimité  du  comte  furent  convain- 
cus qu'ils  s'étaient  trompés,  elle  voyant,  au 
contraire  ,  victime  de  son  courage  et  blessé  le 
premier  par  l'ennemi  ,  tous  s'élancèrent  avec 
une  noble  émulation  ,  à  la  voix  excitante  de 
leur  lieutenant.  Passant  devant  eux  sur  le  corps 
défaillant  de  leur  chef.  Des  Etars  acheva  de  les 
élcctriser  par  son  exemple.  11  se  multiplia  pour 
repousser  les  Anglais  ,  lit  des  prodiges  d'adresse 
et  d'inliépidilé  ,  reçut  vingt  balafres  à  la  tête  et 
il  la  poitrine  ,  et ,  vainqueur  enfin  sur  toutes  les 
positions,  fut  rapporté  en  triomphe  avec  le  comte 
de  Navarelte  par  la  moitié  de  leur  compagnie, 
tandis  <iue  les  ennemis  dispersés  retournaient 
s'enibar(|uer  en  désordre. 

La  garnison  entière  déclara  Maurice  le  sau- 
veur de  Kingstown,  et  les  rapjiorts  du  comman- 
dant lui  firent  partager  ce  lilre  glorieux  avec  le 
vaillant  capitaine  qu'il  avait  si  dignement  rem- 
placé. Tous  les  deux,  au  reste,  furent  promple- 
nient  guéris,  le  premier  grâce  ii  sa  force  morale 
et  à  l'énergie  de  sa  constitution,  le  second  grâce 
à  la  légèreté  de  sa  prétendue  blessure  et  aux  pe- 
tits soins  effectifs  dont  il  se  fit  entourer. 

jll. 

Dix  mois  après  cet  événement ,  qui  n'esl  que 
le  prologue  de  notre  récit,  une  famille  était  dans 
l'attente  au  fond  de  la  ville  de  Saumur  en  Tou- 
raine.  Cette  famille  se  composait  des  seuls  amis 
que  le  lieutenant  Des  Etars  eût  au  monde  :  deux 


293  — 


vieillards  déplus  de  soixante  ans,  qui  trem- 
blaient de  mourir  sans  le  revoir ,  et  leur  fille 
unique,  Elisabeth  Durieux,  fiancée  de()uis  l'en- 
fance à  rhonnêle  militaire.  Avec  son  titre  et  son 
épaulette,  rehaussés  d'une  belle  taille  et  d'une 
bonne  mine,  iMauricc  eût  pu  prétendre  hune 
fille  noble  ou  riche  ;  mais  n'admettant  chez  tout 
le  monde,  comme  chez  lui-même,  que  le  mérite, 
il  avait  su  le  distinguer  dans  une  pauvre  bour- 
geoise; Elisabeth  lui  avait  plu  parce  qu'elle  était 
sage  et  jolie,  et  il  l'eût  épousée  dès  q^u'il  s'était 
senti  aimé  d'elle  ,  sans  le  malheureux  empêche- 
ment qui  arrête  toute  chose  ici  bas.  Cadet  et 
orphelin  depuis  longtemps ,  dans  la  plus  sé»ère 
acception  des  mots,  Maurice  avait  pour  unique 
bien  son  nom,  comme  Elisabeth  sa  vertu.  Or, 
deux  pauvretés  mariées  ensemble  ne  sauraient 
enfanter  que  la  misère..,  le  prudent  officier  le 
savait  trop  bien  ,  et  il  aspirait  à  quelque  grade 
lucratif.  Incapable, dans  son  austère  fierté,  de 
rien  solliciter  de  la  faveur,  la  guerre  seule  pou- 
vait le  mener  à  son  but.  Celle  d'Améri(iue  lui  en 
avait  ouvert  la  voie,  et  il  était  parti  pour  l'Amé- 
rique. 

Ses  amis  l'attendirent  donc  sans  avoir  reçu  de 
ses  nouvelles;  un  bruit,  seulement,  venait  de 
se  répandre  que  plusieurs  régimens  avaient  été 
débarqués  au  Havre... 

—  Si  le  sien  en  était!  avaient  dit  les  braves 
gens.  Et  ils  vivaient  sur  cet  espoir  depuis  une 
semaine.  La  jeune  fille  rêvait  au  lieutenant  tou- 
tes les  nuits ,  et  les  vieillards  en  parlaient  tous 
les  jours. 

—  Pourvu  qu'il  revienne ,  hélas  !  soupirait 
quelquefois  madame  Durieux  en  cachant  une 
larme. 

— 11  reviendra,  ma  mère,  car  ma  joie  me  le 
dit,  se  hâtait  d'ajouter  la  confiante  Elisabeth. 

—  Mais  aura-t-il  monté  en  grade ,  au  moins  ? 
faisait  observer  le  père  de  famille ,  préoccupé  de 
l'avenir. 

Un  soir  qu'ils  parlaient  ainsi ,  on  frappa  à 
leur  porte,  et  celui  qu'appelaient  leurs  vœux  se 
trouva  soudain  dans  leurs.bras.  Qu'on  juge  du 
bonheur  de  chacun  et  des  félicitations  générales, 
surtout  lorsque  Maurice  raconta  ce  qui  lui  était 
arrivé  en  Amérique. 

—  Oui,  voilà  ce  que  j'ai  fait,  dit  naïvement  le 
modeste  militaire,  en  supprimant  toutefois  dans 
son  récit  la  vérité  sur  le  comte  de  Navarrelte  ; 
j'ai  sauvé  une  ville  et  une  garnison,  et  j'ai  bien 
mérité  de  la  patrie.  C'était  une  chance,  elle  m'est 
arrivée;  j'en  ai  profilé  de  mon  mieux,  et  je  peux 
me  vanter  d'avoir  épuisé  la  veine.  Aussi ,  notre 
bonheur  ne  se  fera  plus  attendre ,  mes  amis  ; 
avant  peu,  je  serai  capitaine  ou  major,  et  cheva- 
lier de  Saint-Louis,  avec  pension  jiar  dessus  le 
marché;  car,  outre  mes  sept  ans  de  service  dans 
le  môme  grade,  les  chefs  ont  porté  mes  litres  sur 
leurs  rapports  au  roi,  et  il  n'y  a  pash  dircipie 
je  puisse  essuyer  une  injustice.  —  D'ailleurs, 
morbleu!  poursuivit  le  brave  en  montrant  no- 
blement ses  vingt  blessures,  si  sa  majesté  avait  la 
distraction  d'oublier  le  mérite,  j'ai  lîi ,  sur  la 
tête  et  la  poitrine,  h  défaut  d'autres  protecteurs, 
des  recommandations  ineffaçables  qui  lui  ratrai- 
chiraient  la  mémoire.  Ainsi  donc  ,  au  bout  du 
congé,  la  noce,  et  dans  un  mois  nous  serons  ri- 
ches et  contens. 

Le  lieuteuuut,  pour  conclusion ,  serra  lu  jolie 


fiancée  sur  son  cœur;  les  bons  vieillards  le  lui 
rendirent  avec  usure,  tandis  qu'Elisabeth  rou- 
gissait de  joie  :  et  le  bonheur  fut  dès  lors  dans 
l'humble  maison,  sous  la  forme  de  l'espérance. 

Malheureusement  cette  espérance  tarda  à  se 
réaliser,  et  M.  Durieux  dut  bientôt  craindre 
qu'elle  ne  fiit  une  illusion.  H  trouva  un  jour 
Maurice,  un  journal  à  la  main,  le  parcourant 
avec  de  grands  yeux  et  poussant  des  exclama- 
lions  de  surprise.  Ce  journal  contenait  la  liste 
des  promotions  et  des  récompenses  distribuées 
récemment  à  l'armée  d'Amérique  :  le  nom  du 
lieutenant  Des  Etars  n'y  était  pas  même  mention- 
né ,  et  celui  de  Ferdinand  de  Navarrelte  y  figu- 
rait en  première  ligne! 

—  Diable!  ils  m'ont  oublié  !  dit  Maurice  avec 
l'indulgente  bonne  foi  d'un  homme  qui  juge  les 
autres  par  lui-même. 

Voyant  plus  loin  que  le  militaire,  le  vieillard 
sourit  amèrement,  mais  il  n'osa  pas  froisser  de 
ses  soupçons  la  confiance  du  jeune  homme. 

La  vérité  était  que  l'officier  de  cour,  posé  en 
héros ,  avait  enlevé  grades  et  décorations  à  la 
pointe  de  l'intrigue,  ne  laissant  pas  même,  par 
reconnaissance  ,  sa  place  de  capitaine  au  vrai 
soldat  méconnu ,  qui  avait  changé  sa  honte  en 
gloire. 

M.  Durieux  conseilla  indirectement  à  Maurice 
d'aller  à  Paris,  dans  la  crainte,  lui  dit-il ,  qu'on 
ne  s'habituât  à  l'oublier  ;  et  le  lieutenant  se  dé- 
cida à  regret  à  se  faire  solliciteur.  Toujours  sur 
d'ailleurs  de  son  affaire ,  il  rédigea  à  sa  façon 
une  pétition  laconique,  par  laquelle  il  réclamait 
le  moins  qu'on  pût  lui  donner  :  un  grade  et  une 
pension  raodeàte;  et  il  se  dirigea  vers  la  capitale 
sans  autre  bagage,  résolu  d'en  appeler  au  roi  lui- 
même  jusqu'à  ce  qu'il  eût  obtenu  justice.  Le  ha- 
sard voulut  que  son  régiment  fût  appelé  à  Paris 
sur  les  entrefaites;  de  sorte  qu'il  put  concilier 
son  projet  avec  son  devoir,  en  consacrant  à  l'exé- 
cution du  premier  tout  le  temps  que  lui  laissait 
l'accomplissement  du  second. 

III. 

C'était  à  Versailles,  deux  années  plus  tard. 
La  reine  Marie-Antoinette  était  à  une  fenêtre  de 
sa  chambre  à  coucher,  d'où  elle  s'amusait  à  re- 
connaitre  avec  sa  lorgnette  les  nombreux  solli- 
citeurs qui  se  promenaient  dans  le  parc.  Elle  se 
donnait  tous  les  matins  ce  petit  plaisir,  moitié 
par  curiosité  de  femme,  moitié  par  royale  bien- 
veillance. Parmi  la  quantité  de  figures  qui  l'in- 
triguaient plus  que  de  coutume ,  elle  en  remar- 
(]ua  une,  ce  jour-là,  qui  attira  spécialement  son 
attention.  C'était  une  de  ces  belles  têtes  de  mdi- 
taircs  (|ni  conservent  partout  l'altitude  de  la 
consigne,  et  qui  se  font  distinguer  surtout  par 
riionorable  fierté dusilence  au  milieu  des  somp- 
tueuses antichambres  assiégées  par  les  sollici- 
teurs. A  l'expression  de  la  plus  inébranlable  pa- 
tience, celle-là  joignait  l'empreinte  des  chagrins 
causés  par  une  attente  inutile.  L'homme  qui  la 
portait  pouvait  avoir  trente-deux  ans,  et  seai- 
blait  vieilli  avant  l'âge  ,  à  en  juger  par  la  cour- 
bine  prononcée  de  sa  haute  taille. 

Un  vague  souvenir  saisit  la  reine  à  l'aspect  de 
cette  figure.  Elle  .se  dit  (picUc  lavait  vue  sou- 
vent, cl  cela  depuis  un  temps  iinmtiuorial. 
Averti  par  un  pressentiment  que  ce  pouvait  être 
une  victime  do  louldi ,  elle  fit  venir  toutes  ses 


dames  d'honneur,  et  les  questionna  sur  l'horame 
qui  l'intéressait.  Nulle  ne  put  dire  son  nom  ni 
ses  projets,  mais  chacune  assura  l'avoir  vu  mille 
fois.  Marie-Antoinette  grava  les  traits  de  l'in- 
connu dans  sa  mémoire ,  et  résolut  de  l'interro- 
ger lui-même  à  la  première  occasion  qui  s'en 
présenterait. 

Pour  peu  que  les  rois  cherchent  à  faire  du 
bien ,  les  moyens  viennent  toujours  au  devant 
d'eux.  La  reine  rencontra  son  homme  dans  la 
galerie  des  Glaces,  en  la  traversant  pour  se  ren- 
dre à  la  messe.  Le  reconnaissant  aussitôt,  elle 
s'arrête  un  instant  à  le  considérer,  puis,  docile 
à  l'instinct  de  son  cœur,  elle  va  droit  à  lui  à  tra- 
vers la  foule...  Le  militaire  stupéfait  se  recule 
dans  une  embr.'isure  de  fenêtre,  et,  loin  de  sup- 
poser que  tant  d'honneur  soit  pour  lui ,  cherche 
à  droite  et  à  gauche  à  qui  peut  en  vouloir  la 
reine. 

—  C'est  à  vous  que  je  m'adresse ,  monsieur  , 
lui  dit  simplement  Marie-Antoinette. 

—  A  moi!  balbutie  le  brave  homme,  trem- 
blant pour  la  première  fois  de  sa  vie. 

—  Ayez  la  bonté  de  me  dire  qui  tous  êtes,  ré- 
pondit la  jeune  reine  avec  bienveillance. 

—  Maurice  Des  Etars,  majesté,  lieutenant  de 
grenadiers  depuis  neuf  ans. 

—  Vous  sollicitez  cjuelque  chose  sans  doute  ? 

—  Un  place  de  major  ou  de  lieutenant  du  roi, 
majesté. 

—  Quels  sont  vos  titres  à  cette  place  ? 

Ce  digne  officier  raconte  alors  son  histoire,  et 
son  simple  récit  fait  battre  le  cœur  de  la  reine. 

—  Mais,  monsieur,  s'écrie-t-elle,  vous  êtes  un 
héros,  et  je  me  souviens  que  vos  belles  action* 
avaient  retenti  jusqu'à  moi  lors  de  la  guerre 
d'.\mérique.  Comment  se  fait-il  que  vous  n'en 
ayez  pas  reçu  la  récompense,  et  depuis  combien 
de  temps  la  sollicitez -vous? 

—  Depuis  deux  ans  et  trois  mois ,  majesté ,  je 
suis  tous  les  deux  jours  sur  le  passage  du  roi. 
Vous  pouvez  vous  en  assurer  à  cette  feuille  de 
parquet,  sur  laquelle  je  me  place  régulière- 
ment à  chaque  audience;  voici  la  trois  cent 
quatre- vingl-(iuinzième  fois  qu'elle  me  porte, 
et  elle  a  fléchi  de  plusieurs  lignes  sous  le  poids 
de  mon  corps. 

Marie-Antoinette  rougit  à  ces  naïves  paroles, 
et  sentit  une  larme  d'attendrissement  arriver  à 
ses  paupières. 

—Deux  ans  d'attente!...  avec  de  pareils  titres! 
soupira-t-ellc  amèrement  en  considérant  l'offi- 
cier. Vous  avez  donc  de  bien  faibles  protecteurs, 
ajouta-l-elle  avec  un  accent  de  commisération. 

—  Je  n'ai  que  mon  mérite  ,  madame  ,  repartit 
fièrement  Des  Etars;  j'ai  toujours  cru  que  cela 
suffisait;  cl  d'ailleurs,  je  ne  connais  personne  à 
la  cour. 

—  Monsieur,  reprit  vivement  la  reine,  je  vous 
demande  la  permission  d'être  votre  protectrice  ; 
oubliez  une  injustice  fatale,  dont  sa  majesté  sera 
désolée  plus  que  personne,  et  veuillez,  pour  que 
j'en  hâte  la  réparation,  me  remellre  demain  votre 
requête  par  écrit. 

—  La  voici ,  repartit  Des  Etars.  qui  lira  un  pa- 
pier plié  de  son  uniforme,  c'est  le  cinqu.uuième 
exemplaire,  m.ijeslé,  et  je  vois  que  celui-là  sera 
enfin  lu  du  roi. 

— Avani  une  heure ,  je  vous  le  promets  !  trou- 
vcz-vous  ce  soir  au  souper  de  Louis  .\Y1. 


—  294  — 


IBWL'ir.'VCjâTlir"TroBU8EeSiiqBMt 


t  ;  JOï-îESBiUJtr'jtcsCfrai 


j\l;iuriee  fut  exact  an  rendez-vous,  oîi  il  reçut, 
avec  les  excuses  iniMiques  du  roi^  un  brevet  de 
major  et  la  croix  de  Sl-Louis. 

—  Enlin  !  soupira  l'Iiomme  de  mérite  en  ser- 
rant lun  et  l'autre  contre  sa  poitrine. 

Ht  oubliant  drjà  son  attente  de  deux  années  , 
deux  années  perdues  pour  son  existence ,  il  se 
relira  en  liénissaul  la  reine  et  en  balbutiant  le 
nomd'Elisabetli!... 

IV. 

Elisabeth,  en  effet!.-  Telle  éfait  la  pensée 
qui  avait  soutenu  le  brave  lieutenant.  Toujours 
fidèle  à  sa  jolie  liancée,et,  pressentant  ,  au 
milieu  de  ses  découragemens  les  plus  pi  ofonds  , 
l'heureux  hasard  qui  remplirait  enlin  ses  vœux  , 
il  n'avait  pas  cessé  de  correspondre  avec  la  bonne 
famille  de  Saumur,  et  M.  Durieux  lui  avait  en- 
voyé chaque  semaine  des  nouvelles  détaillées  de 
sa  clière  enfant. 

D'abord,  ces  nouvelles  avaient  été  affligeantes  : 
madame  Durieux  était  tombée  gravement  ma- 
lade... Une  indigence  mal  dissimulée  avait  rem- 
placé l'humble  aisance  de  la  maison,  et  la  pieuse 
fille  avait  eu  h  lutter  contre  les  angoisses  d'une 
détresse  quotidienne...  Enfin,  grâce  au  travail 
de  ses  mains  infatigables,  la  paix  était  revenue 
dans  la  himille  avec  l'espérance  et  la  santé... 
Une  position  même  plus  heureuse  avait  cou- 
ronné les  efforts  d'Elisabeth  ,  et  le  digne  lieute- 
nant manquait  seul  à  ses  amis,  lorsque  l'événe- 
ment favorable  qu'on  a  vu  lui  permit  d'aller 
combler  leur  joie. 

Il  résolut  de  leur  faire  une  surprise  de  sa 
bonii  •  nouvelle,  et  partit  pour  Saumur  sans  leur 
en  donner  avis. 

Avec  quelles  palpitations  de  cœur  il  s'appro- 
cha de  la  petite  maison;  le  lecteur  peut  l'ima- 
giner en  se  mettant  à  sa  place  ;  mais  ce  qu'on  se 
figurera  moins  facilement  sans  doute,  c'est 
l'horrible  frisson  qui  agita  le  malheureux  dans 
tout  son  être,  quand  il  vil  un  homme  en  man- 
teau recevoir  à  une  porte  dérobée  les  adieux 
d'Elisabeth... 

—  A  demain,  mon  amour,  disait  cet  homme  , 
je  serai  ici  à  neuf  heures  du  soir. 

—  L  i'ifcmain  ,  répondait  la  jeune  fille  d'une 
VOIX  tremblante  et  voilée. 

Le  convalescent  qui  se  sentirait  frappé  par  la 
rrni-t  p.;i  moment  même  de  rouvrir  son  àme  à  la 
Mc,!.ci ail  certes  moins  'a  plaindre  que  le  fut 
Maurice  en  entendant  ces  affreuses  paroles. 

11  trouva  néanmoins  la  force  de  poursuivre 
l'inconnu  qui  s'éloignait.  L'ayant  devancé  un 
moment,  afin  de  l'attendre  au  détour  d'une  rue  ; 
il  distingua  un  jeune  militaire  avec  des 
épanlettes  de  colonel,  et  fut  obligé  de  s'appuyer 
contre  le  min-  pour  ne  pas  défaillir  de  rage  et  de 
douleur,  en  reconnaissant  dans  cet  heureux  ri- 
val le  comte  Ferdinand  de  Navarretle  ! 

—  Toujours  devancé  par  cet  homme  !  dit 
IMaurice,  qui  pas-a  laraainsursoa  front  trempé 
d'une  sueur  froide.  '   i 

Tendant  qu'il  se  remettait  de  son  émotion,  le 
comte  disparut  sans  le  remarquer  ;  et  désesi)é- 
rant  de  le  rejoindre  |)0ur  l'instant,  Des  Etars  re- 
tourna près  d'Elisabeth, 

Une  demi-heure  après,  Maurice  savait  tout... 
Parvenu  de  grade  en  grade  jusqu'à  celui  de  colo- 
nel tandis  que  son  ancien  lieutenant  attendait 


le  prix  du  mérite  dans  les  antichambres,  Ferdi- 
nand de  Navarette  avait  été  envoyé  en  garnison 
,'i  Saumur  avec  une  partie  de  son  régiment.  Il  y 
avait  environ  huit  mois  de  cela  ,  et  celle  date 
coïncidait  avec  les  malheurs  arrivés  îi  la  famille 
Durii  nx.  La  première  pensée  de  l'odlcier,  sui- 
vant son  usage  et  celui  de  ses  semblables,  avait 
été  de  chercher  dans  la  ville  la  plus  jolie  fille  à 
courtiser.  Elisabeth  avait  eu  la  préférence  un 
jour  qu'elle  venait  de  prier  poursa  mère,  et  tou- 
tes les  batteries  galantes  du  jeune  comte  avaient 
été  dès  lors  braquées  sur  elle.  Quoiciue  aussi  in- 
trépide en  amour  qu'illétait  peu  en  guerre,  et 
bien  qu'habitué  auprès  des  femmes  aux  mêmes 
succès  (]u'il  obtenait  à  la  cour,  M.  de  Navarrette 
eilt  échoué  celte  fois  dans  son  projet,  si  ses  sé- 
duclioiis  seules  eussent  attaqué  Elisabeth.  Mais 
un  autre  ennemi  bien  plus  dangereux  devait  ré- 
duire le  cœur  de  la  pauvre  jeune  fille.  C'était 
non  pas  la  gène  momentanée  de  ses  parens  , 
comme  on  l'avait  écrit  à  Maurice,  mais  la  mi- 
sère croissante  et  incurable,  dont  elle  enfermait 
le  douloureux  secret  dans  son  àme.  Après  avoir 
lutté  huit  jours  entre  sa  propre  vertu  et  la  vie 
de  sa  mère  mourante,  la  malheureuse,  éperdue, 
avait  enfin  sacrifié  la  première  à  la  seconde  ,  et 
l'honorable  fiancée  de  Maurice  Des  Elars  était 
devenue  en  secret  la  maîtresse  du  comte  de  Na- 
varrette... 

Prévenu  pour  la  seconde  fois  par  la  faveur,  le 
mérite  était  encore  arrivé  trop  tard  !... 

Le  lieutenant  quitta  Elisabeth  sans  lui  laisser 
ni  reproches  ni  consolations;  mais  il  se  rendit, 
le  lendemain  matin  ,  à  un  café  où  il  savait  trou- 
ver le  colonel.  Là,  devant  cent  témoins,  il  lui 
jeta  à  la  face  le  récit  de  sa  lâcheté  à  Kingstown, 
elle  força  devenir  immédiatement  croiser  l'é- 
pée  avec  lui.  Au  bout  de  cinq  minutes  de  com- 
bat, M.  de  Navarrette  eut  cessé  de  vivre,  et  un 
quart  d'heure  plus  tard,  Elisabeth  reçut  la  lettre 

suivante  : 

«Mademoiselle,  je  croyais  mourir  aujourd'hui; 

c'est  le  misérable  qui  est  mort.  La  Providence 
m'éclaire  par  cet  événement,  et  je  vivrai  encore 
pour  vous  !...  Vous  ne  me  verrez  plus,  maisvous 
recevrez  tous  les  mois  les  deux  tiers  de  mes  a(i- 
pointemens;  acceptez  cette  offre  pour  soutenir 
votre  famille,  comme  pour  vous  garantir  d'une 
nouvelle  honte,  et  soyez  vertueuse  jusqu'à  la  fin 
pour  l'amour  de  l'honnête  homme  qui  vous  a  ai- 
mée. 
«  Adieu  jiour  toujours.  Maurice.  » 

Le  généreux  lieutenant  tint  parole  jusqu'à  l'é- 
po(Hic  des  guerres  d'Italie.  Compris  alors  enfin 
de  l'homme  qui  appréciait  tons  les  mérites,  il 
fut  fait  colonel  par  lïona  parte,  el  mourut,  dé- 
coré de  sa  main  ,  sur  le  champ  de  bataille. 

Elisabeth  apprit  sa  mort  en  recevant  sa  pensée 
suprême,  avec  le  legs  de  sa  petite  fortune,  joint 
au  dernier  trimestre  de  sa  solde. 

Pitre  Chevalier. 
(Commerce.) 


LES  a01TS0Li-.T3":JîlS. 


A  en  juger  par  le  grand  nombre  d'individus 
qui  rexercent,  et  par  le  plaisir  que  tous  ces  in- 
dividus, maîtres  ou  disciples,  paraissent  en  re- 


tirer, l'art  <r administrer  des  consolations 
nous  semblerait ,  en  vérité,  non  moins  facile 
qu'agréable;  et  pourtant  il  n'en  est  peul-êlre 
aucun  qui  exige  dans  la  pratique  autant  de  tact 
el  de  délicatesse  ,  ou  qui  soit  en  même  lemp-i 
aussi  pénible  pour  ceux  qui  l'exercent  avec 
conscience  el  sincérité.  Les  plus  graves  infor^ 
tunes  auxquelles  l'espèce  humaine  se  trouve 
exposée  étant  aussi  les  plus  ordinaires,  que  din; 
à  ceux  qu'elles  viennent  de  frapper  qu'ils  ne 
sachent  aussi  bien  que  nous,  et  qui  ne  leur  ait 
été  dit  cent  fois  ?  Que  d'habileté  ne  faut-il  pas 
pour  faire  produire  quelque  effet  à  ces  lieux 
communs  répétés  à  satiété  depuis  tant  d'années, 
el  surtout  pour  ne  pas  aggraver  les  douleurs  que 
l'on  essaie  de  soulager  ! 

Mais,  hâtons-nous  de  le  déclarer,  notre  inten- 
lion  n'est  pas  de  tracer  les  portraits  moraux  de 
ces  sincères  et  consciencieux  ministres  de  co-n- 
solation,  de  ces  vrais  médecins  de  l'anie,  qui 
vont  visiter  les  malheureux  dans  l'espoir  qu'ils 
pourront  adoucir,  sinon  dissiper  leurs  chagrins, 
et  qui  ne  se  montrent  pas  moins  empressés  de 
leur  tendre  une  main  secourable  que  de  gémir 
sur  leurs  maux.  Nous  ne  nous  occupons  ici  que 
de  cette  classe  si  nombreuse  de  consolateurs 
désignés  par  le  nom  général  de  Jcfs  comfor- 
ters,  toujours  à  la  piste  des  souffrances  de  tout 
genre,  poussés  par  le  même  sentiment  qui  ras- 
semble quelques  gens  du  peuple  autour  de 
l'échafaud  des  condamnés  à  mort,  qui,  sans 
aucune  sympathie,  sous  des  prétextes  menteurs, 
avec  une  curiosité  maligne,  sondent  une  douleur 
jusqu'au  fond,  et  qui,  s'ils  ne  découvrent  pas 
des  infortunes,  les  créent,  afin  de  se  procurer  la 
satisfaction  de  les  consoler. 

A  cette  classe  d'individus  appartient  Sam 
Scalpel.  Scalpel  possède,  dit-on,  le  cœur  le 
plus  tendre  que  la  nature  puisse  donner  aux 
hommes;  car,  ne  s'inquiétant  jamais  des  coups 
affreux  qu'en  recevra  nécessairement  sa  sensibi- 
lilé  trop  délicate,  partout  où  il  y  a,  partout  où 
il  doit  y  avoir  une  grande  douleur,  on  est  sur 
de  le  rencontrer.  Lui  demande-t-on  par  quel 
caprice  il  recherche  toujours  de  pareilles 
scènes,  souvent  même  lorsque  sa  présence  n'est 
ni  attendue  ni  désirée.  Scalpel  s'écrie  ;  «  Capri- 
ce\  recherche  !  sur  cette  terre  de  peines  et  de 
souffrances,  où  un  seul  mot  de  comforl  et  de 
consolation  fait  quelquefois  tant  de  bien,  il  faut 
sacrifier  les  lois  de  l'étiquette  et  ses  propres 
sentimens  à  ses  devoirs  d'homme  et  de  chrétien  » 
Cette  question,  un  de  ses  amis  la  lui  adressa 
un  jour  ipie  «  ses  devoirs  d'homme  et  de  chré- 
tien» le  forçaient  d'aller  offrir  quelques  paroles 
de  comfort  et  d'encouragement  au  major  Dat- 
call,  auquel  on  devait  faire  le  lendemain  l'am- 
putation de  la  jambe  droite.  Le  major  était  un 
homme  dune  bravoure  reconnue ,  qui  avait 
lilusiturs  fois  affronté  la  mort  sur  les  champs  de 
bataille,  et  qui,  de  même  que  Coriolan,  «avait 
des  blessures  à  montrer.» 

En  approchiinl  de  la  maison  du  major,  Scal- 
pel fut  épouvanté  de  voir  que  le  marteau  n'était 
pas  enveloppé  de  bandes  de  toile.  «  C'est  donc 
fini,  pensa-t-il,ilest  mort...  j'arrive  trop  tard;» 
et  sa  figure  trahit  son  désapoinlement. 

Il  frappa  toutefois  à  la  porte,  que  vint  lui 
ouvrir  le  domestique  du  major,  vieux  soldat 


—  295  — 


qui  avait  servi  soiis  ses  ordres  dans  la  Péninsule. 

—  Eli  bien!  dit  Scalpel  d'une  voix  dolente. 

—  Eh  bien  !  monsieur  ,  dit  le  domestique. 

—  Alors,  tout  est  lini  ?  demanda  Scalpel  sur 
lé  même  ton. 

—  Quoi  !  monsieur  ?  lui  demanda  à  son  tour 
le  domestique. 

Scalpel  ne  fit  pas  de  réponse,  mais,  donnante 
sa  ligure  une  expression  de  tristesse  effrayante, 
il  secoua  sa  léte  et  passa  lentement  l'un  de  ses 
doiijlssur  sa  cuisse. 

—  Oii  !  cela,  monsieur...  non,  riionsieur; 
demain  à  onze  heures,  dit  le  domestique  d'une 
voix  calme. 

Scalpel  alors  n'arrivait  pas  trop  tard  ;  un 
éclair  de  satisfaction  brilla  dans  ses  yeux  ;  mais 
ils  reprirent  aussitôt  leur  expression  lugubre 
quand  il  ajouta  :  «Je  suppose  qu'en  de  telles 
circonstances  je  ne  puis  voir  votre  maître.» 

—  Si  vous  éles  un  de  ses  amis  ou  si  vous  avez 
quelque  affaire  à  régler  avec  lui,  vous  pouvez  le 
voir  :  il  est  couché  sur  le  sofa  de  son  salon,  s'em- 
pressa de  répliquer  le  domestique. 

—  Porlez-lui  ma  carte,  dit  Scalpel  en  la  pré- 
sentant au  vieux  soldat. 

Le  major  lit  répondre  qu'il  ne  se  ra])pelait 
pas  le  nom,  mais  qu'il  était  prêt  à  recevoir 
M.  Scalpel. 

Au  moment  où  il  franchit  le  seuil  de  la  porte 
du  salon,  Scalpel  tira  de  sa  poche  un  mouchoir 
blanc  en  batiste  et  allongea  le  plus  qu'il  put 
son  visage.  Il  trouva  le  major  Datcall  étendu 
sur  un  sofa,  qui  soutenait  sa  jambe  condamnée, 
enveloppée  de  bandages.  Une  table  couverte  de 
livres  et  de  papiers  était  à  côté  du  sofa.  Le  ma- 
jor lisait,  et,  au  grand  étonnement  de  Scalpel, 
riait  aux  éclats.  Quand  ce  dernier  s'avança  vers 
lui,  il  posa  sur  la  table  le  livre  qu'il  tenait  Ji  la 
main  et  salua  d'un  signe  de  tète. 

—  Eh!  bon  Dien  !  s'écria-t-ll;  monsieur 
Scalpel,  je  vous  demande  un  millier  de  pardons 
si  je  ne  me  suis  pas  rappelé  immédiatement 
votre  nom;  je  me  souviens  Irés-bien  que  j'ai  eu 
le  plaisir  de  diner  avec  vous,  il  y  a  un  an  envi- 
ron, cheznotre  aniisirllum  Drum.  Asseyez-vous, 
je  vous  prie. 

A  ces  mots,  prononcés  avec  une  bonne  hu- 
nifiur  et  une  gaieté  peu  ordinaires,  le  visiteur, 
de  plus  en  plus  stupéfait  et  peut-être  désa- 
pointé,  poussa  un  profond  soupir  et  s'assit. 

—  Qu'est-ce  qui  -ne  procure  l'honneur  de 
votre  visite  ,  monsieur  Scalpel  ?  Venez-vous 
pour  me  parler  d'affaires  ? 

—  ^on,  major.  Je....  cl  Scalpel  secoua  trisle- 
tcnient  la  tOlc. 

—  Merci,  merci;  alors  je  vous  en  ai  encore 
plus  d'obligation  :  une  visite  amicale  est  toujours 
trés-agréable  à  un  pauvre  malade  qui  ne  i)eut 
sortir  de  sa  maison,  continua  le  major  sur  le 
même  ton. 

Le  mol  malade  était  un  exorde  suffisant: 
aussi  Scalpel  couvrit-il  une  partie  de  sa  ligure 
de  sou  nioiu;hoir  de  liatislc,  cl  se  préparait-il  à 
commencer  l'œuvre  de  consolation,  lorsque  le 
major  s'écria  : 

—  Avez-vous  jamais  lu  cet  ouvrage?  Bien 
certainement,  vous  l'ôvcz  lu  !  don  Quichoie  !  ha! 
bal  ha!  lia!  il  nu'  fait  rire  pour  la  centiémc 
fois!  ha!  ha!  ha  !  ha  !  C'est  un  livre,  monsieur, 
qui  chasse  iiiBu  loin  toutes  les  pensées  tris  les. 


Pensées  tristes,  se  dit  Scalpel ,  voilà  un 
nouvel  exorde  ;  aussi,  poussant  un  autre  soupir: 
—  Des pense'es  tristes,  répéla-t-il,  si  quelqu'un 
doit  en  avoir,  major,  c'est  bien  vous,  dans  cette 
liénible  situation. 

— Aussi,  monsieur  Scalpel ,  (jue  de  re- 
connaissance mérite  l'auteur  d'iui  livre  agréable 
(jui,  de  même  qu'un  enchantein*  lia!)ile,  sait 
nous  transporter  hors  de  la  sphère  de  notre 
existence  actuelle,  bannissant  non  seulement  les 
pénibles  souvenirs  du  passé,  mais  encore  nous 
rendant  plus  supportables  les  calamités  présen- 
tes et  nous  empêchant  de  songer  aux  peines  cl 
aux  chagrins  que  nous  réserve  l'avenir  ! 

L'occasion  était  trop  belle  pour  que  Scalpel 
la  laissât  échapper. 

—  Ah  !  major,  dit-il  avec  un  sixième  soupir, 
nous  devons  être  sincèrement  reconnaissans  de 
tout  ce  qui  tend  à  distraire  nos  pensées  de... 
N'est-ce  pas  à  onze  heures  du  malin,  si  je  ne 
me  trompe  ? 

Celte  question  inachevée  fut  accompagnée 
d'un  éloquent  mouvement  de  tête. 

—  Oui ,  répliqua  le  major.  A  propos,  y  a-t-il 
longtemps  que  vous  n'avez  vu  notre  ami,  sir 
llum  ? 

M.  Scalpel  était  trop  occupé  à  soupirer  et  à 
secouer  la  léle  pour  répondre,  et  le  major  con- 
tinua : 

—  Je  suis  étonné  de  ne  pas  le  voir,  car  il  sait, 
bien  certainement,  que  je  garde  la  chambre. 

—  Je  m'en  étonne  aussi ,  s'écria  Scalpel.  Ah! 
major,  de  semblables  circonstances  doivent  réu- 
nir tous  vos  amis  auprès  de  vous  ;  car  lorsqu'on 
rénéchil  î\  ce  qui  aura  lieu  demain  malin... 

—  Ce  ne  sera  pas  un  moment  fort  agréable  à 
passer,  dit  le  major;  mais  (  et  il  prononça  ces 
dernières  paroles  avec  xm  accent  qui  dénotait 
une  cerlaiiu:  impatience  et  en  changeant  de  po- 
sition sa  jambe  sur  le  Sofa),  mais  il  est  toujours 
temps  de  penser  à  de  telles  choses  quand  l'ins- 
tant est  venu. 

—  Agréable  !  s'écria  Scalpel ,  agréable  !  mon 
cher  major,  vous  imaginez-vous  que  je  suis  as- 
sez dépourvu  de  sensibilité  pour  supposer  que 
ceseraun  moment  agréalile'.' je  saisie  contraire, 
ce  sera  un  moment  horrible,  épouvantable. 
Lorsqu'on  m'a  dit  qu'on  devait  vous  couper  la 
jambe,  et  à  la  partie  la  plus  épaisse  de  la  cuisse, 
quoi(iue  peut-être  on  m'ait  trompé  sur  ce  point. 
Dieu  lit  dans  mon  cœur...  j'espère  qu'on  m'a 
trompé...  Lh!... 

Le  major  ne  répondit  pas,  mais ]il  serra  ses 
dents  les  unes  contre  les  autres,  et  tourna  rapi- 
dement quelques  feuillets  du  don  Quichoie, 
pétulant  (jue  Scalpel  continuait  ainsi  : 

—  Hélas!  c'était  donc  vrai  ?  J'en  suis  pénible- 
ment alliecté,  mon  cher  major;  car  à  peine  cus-je 
appris  celle  triste  nouvelle  que  je  cherchai  dans 
l'Lucyclopédie  Viwlidc. Imputation,  et  que  je  le 
lus  avec  la  plusgrandc  allenlion.  Ce  fut,  je  vous 
l'assure,  une  lecture  bien  pénible  pour  moi.  A 
chaque  ligne,  je  tressaillais  dliorreur  cl  d'effroi 
eu  pasî^ant  à  vous  ;  mais  je  l'achevai  cependant , 
celle  pénible  lecture,  dans  l'espérance  qu'elle 
me  fournirait  quelque  moyen  de  vous  consoler; 
Car  mes  devoirs  d'homme  et  de  chrétien  m'ont 
toujours  imposé  l'obligatiou  de  sacrilîer  mes 
propres  sentimcns,  même  à  la  plus  faible  chance 
de  consoler  un  umi.,lci ,  le  Job's  comfortcr  lira 


de  sa  poitrine  un  soupir  plus  profond  que  tous 
les  précédens,  et  secoua  tristement  la  tête.' 

Il  y  eut  un  silence  d'une  minute.  Le  major  prit 
deux  ou  trois  fois  sa  montre  qui  était  sur  la  ta- 
ble, et  la  regarda  de  manière  à  être  remarqué. 
Enfin  Scalpel  reprit  en  ces  termes  : 

—  Peut-être,  major,  avez-vous  lu  cet  article? 

—  Non,  monsieur  ,  non,  répliqua  le  major 
d'une  voix  brève;  j'apprendrai  à  connaître  ce 
dont  vous  me  parlez  sans  prendre  la  peine  de 
l'étudier  dans  des  livres  cl  sans  en  faire  le  sujet 
de  mes  conversations;  et  maintenant,  monsieur... 
monsieur...  excusez-moi  si  j'oublie  votre  nom, 
je  ne  vous  ai  vu  qu'une  seule  fois  avant  celle 
visite...:  oh'  M.  Scalpel...  c'est  voire  nom, 
n'est-ce  pas?...  Et  maintenant,  M.  Scalpel, 
avez-vous  encore  quelque  chose  à  me  dire  '.'  Ea 
achevant  ces  mots,  le  major  regarda  de  nouveau 
sa  montre. 

—  Non,  major,  rien,  répliqua  Scalpel.  Je  n'ai 
plus  iju'à  vous  exhorter  à  rassembler  toutes  vos 
forces  pour  ce  moment  terrible.  Ah  !  je  le  sais! 
vous  en  aurez  grand  besoin.  Hélas  !  puis-je  vous 
demander  le  nom  du  chirurgien  qui  doit  vous 
opérer? 

—  C'est  sir  Donald  Slash  ,  répondit  le  major, 
qui  passa  la  main  sur  ses  yeux. 

—  Slash  !  j'en  suis  bien  aise.  Il  passe  pour 
l'un  de  nos  plus  habiles  praticiens,  quoiqu'il  soit 
fort  dur  et  qu'il  coupe  une  jambe  avec  autant 
d'indifférence  qu'un  charpentier  coupe  un  mor- 
ceau de  bois.  Ces  gens  lànesenlenleln'éprouvent 
plus  rien.  Couper  une  jambe  ou  découper  un 
poulet  est  pour  eux  la  même  chose. 

Le  major  devint  pAle  et  agité.  11  avala  un  verre 
d'eau;  sa  main  tremblait. 

—  Je  crains  que  vous  ne  vous  trouviez  mal  à 
l'aise ,  dit  Scalpel  ;  puis-j.e  vous  être  utile  à 
quehiue  chose?  Si  je  le  puis,  je  considérerai 
comme  un  devoir,  dans  d'aussi  tristes  circons- 
tauces,  de... 

—  Faites-moi  le  plaisir  de  tirer  ce  cordon  de 
bonnette,  s'écria  le  major  en  l'interrompant. 

Scalpel  s'empressa  d  obéir;  et  aussitôt  le  do- 
mestique entra  dans  le  salon. 

—  Samson ,  dit  le  major ,  reconduisez  mon- 
sieur. Adieu,  M.  Scalpel. 

—  iAlainicnanl,  mon  cher  major,  ajouta  Scal- 
pel ,  vous  aurez  du  courage,  j'en  suis  convaincu; 
m.iis  je  vous  engage  fort  à  ne  point  penser  à  celle 
cruelle  opération  avant  que  l'heure  fatale  ca 
soit  arrivée.  Il  sera  temps  alors  d'y  penser, 
comme  vous  l'avez  dit.  J'espère  qu'elle  sera  ter- 
minée à  midi  ou  à  midi  et  demi.  Je  viendrai 
m'informer  du  résultat.  Dans  quelques  mois 
vous  vous  porterez  mieux  que  jamais,  pourvu 
que  sir  Donald  vous  fasse  un  bon  moinnon  ;  car 
j'ai  lu  avec  peine  ,  dans  l'article  de  VBncyclo- 

I  pe'die  que  les  chirurgiens  ne  réussissent  pas 
I  toujours.  El,  bien  qu'unejambe  de  bois  ne  rem- 
I  place  pas  une  jambe  coupée,  cependant  il  vaut 
I  encore  mieui  avoir  une  jambe  de  bois  que  de 
ne  pas  en  avoir  du  tout.  C'est  encore  une  conso- 
lation pour  vous.  Dieu  vous  bénisse,  mon  cher 
major.  Rassemblez  loulcs  vos  forces ,  elles  vous 
seront  nécessaires  demain. 

.M.  Scalpel  porta  son  mouchoir  de  ballsle  à 
sesyeux,  poussa  un  Ircnlièrac  soupir, secoua  une 
dcinièrc  fois  l,i  tête,  cl  sortit  du  salon.  Eu  Jcs^. 
ceudaull'cscilier,  il  disait  au  Jcmeslique  : 


=  296  — 


—  Ah  !  combien  sont  pénibles  les  visites  de  ce  . 
genre  !  Mais  c'est  pour  nous  un  devoir,  comme  I 
hommes  et  comme  chrétiens,  d'offrir  toutes  les 
consolations  possibles  aux  malades  et  aux  mal- 
heureux. 

—  Samson  ,  dit  le  major  à  son  domestique 
lorsqu'il  rentra  dans  le  salon  après  avoir  recon- 
duit M.  Scalpel,  que  je  ne  revoie  jamais  ce  con- 
solateur infernal  qui  sort  d'ici.  Je  suis  encore 
prêt  ù  recevoir  dijnement  sir  Donald  Slash  ; 
mais  une  seconde  dose  de  l'abominable  remède 
que  cet  homme  vient  de  m'adminislrer  me  fe- 
rait, sans  aucun  doute,  perdre  tout  mon  cou- 
rage. S'il  osait  revenir,  ayez  soin  de  le  renvoyer. 

Peler  Fester  appartient  à  la  même  catégorie 
de  Job's  comforiers.  Fester  ne  recherche  pas 
d'ordinaire  les  plus  grandes  infortunes  de  la 
vie  ;  il  limite  à  des  cas  de  petites  contrariétés  et 
de  légers  ennuis  l'exercice  de  sa  profession  ; 
aussi  est-il  plus  souvent  occupé  que  Scalpel.  Et 
cependant,  nous  devons  le  dire,  si  nombreuses 
que  soient  les  occasions  que  lui  offre  ce  mode 
toujours  rempli  de  misères  de  toute  espèce,  il 
arrive  quelquefois  que  cette  offre  n'est  pas  en 
proportion  avec  la  demande  d'un  aussi  habile 
comforter.  Que  Fester  est  ingénieux  alors  pour 
se  créer  des  occupations  nouvelles  !  Comme  sa 
vocation  apparaît  dans  tout  son  éclat  !  Son  es- 
prit trop  actif  a  horreur  du  repos  autant  que  la 
nature  du  vide.  Ne  rencontre-t-il  pas  de  mal- 
heureux b  consoler  ?  il  en  lait.  C'est  un  méde- 
cin qui  donne  des  maladies  à  ses  cliens,  seule- 
ment pour  se  procurer  la  satisfaction  de  leur 
être  utile,  de  les  guérir.  Un  de  ses  amis  est-il 
heureux  et  tranquille  ?  N'a-t-il  pas  l'esprit  de 
deviner  que  telle  ou  telle  circonstance  peut  lui 
causer  quelques  chagrins  ,  il  court  lui  rendre 
visite,  et,  après  avoir  passé  un  quart  d'heure 
avec  lui,  il  le  laisse  agité,  mécontent,  malheu- 
reux. 

Exemple.  Démosthène  Gabble,  écuyer,  venait 
d'être  inscrit  au  nombre  des  avocats  plaidans. 
Ses  causes  ne  lui  prenant  pas  tout  son  temps,  il 
résolut  de  se  présenter  comme  candidat  radical 
aux  électeurs  de  l'ancienne  et  respectable  ville 
de  Swineford,  dont  le  député,  M.  Pauperty 
Brawlwell,  venait  d'être  nommé  (aux  appointe- 
mens  de  2,000  liv.  par  an)  l'un  des  dix  commis- 
saires chargés  de  faire  placer  des  |bornes  en 
pierre,  de  mille  en  mille,  sur  les  diverses  routes 
de  Brighton  h  Londres.  11  y  a  quelques  mois  , 
Gabble  alla  donc  h  Swineford.  Deux  cents  des 
plus  honorables  électeurs  du  jiarti  radical  y  don- 
naient un  grand  banquet  à  leur  indépendant  et 
désinlércsséreprésentant,el  vers  la  fin  du  repas 
le  futur  candidat  prononça  un  speech  qui  de- 
vait merveilleusement  seconder  ses  projets  ulté- 
rieurs. Il  eut  du  moins  les  plus  fortes  raisons 
pour  se  bercer  de  cette  espérance.  La  réforme 
de  tous  les  abus  iiélait-elle  pas  le  moindre  des 
bienfaits  que  promettait  son  discours  ?  ne  termi- 
nait-il point  en  jurant  que,  s'il  méritait  jamais 
l'honneur  de  représenter  les  Swinefordiens  au 
parlement,  aucune  circonstance  ne  pourrait  lui 
faire  abandonner  ce  poste  glorieux,  à  moins 
toutefois  (pie  l'amour  de  la  patrie  et  les  intérêts 
publics  ne  le  forçassent ,  ainsi  que  son  illustre 
ami ,  d'accepter  la  place  de  commissaire  des 
bornes  de  pierre. 
^  Trois  ou  quatre  jours  îaprès  le  retour  de 


Gabble,  Fester  alla  lui  rendre  visite.  11  le  trouva 
jouant  de  la  flûte  et  parfaitement  satisfait  de  son 
sort. 

—  Ainsi,  lui  dit-il  en  s'asseyant  dans  son  ex- 
cellent fauteuil ,  ainsi  mon  cher  enfant ,  vous 
avez  fait,  l'autre  jour,  un  beau  discours  à  Swi- 
neford ? 

—  IJahj  répondit  Gabble  avec  une  indifférence 
affectée,  dont  Fester  n'était  pas  la  dupe. 

—  Allons,  allons,  convenez-en;  car,  vous  en 
êtes  persuadé,  votre  speech  a  été  remarquable, 
très  remarquable. 

—  Je  crois,  en  effet,  si  je  ne  me  trompe,  qu'il 
a  produit  un  certain  effet,  dit  Gabble,  et,  vanité 
à  part,  je  puis  avouer  que  c'est  le  meilleur  de 
tous  mes  discours.  Pour  vous  dire  la  vérité,  Fes- 
ter, je  l'avais  beaucoup  travaillé. 

—  El  ma  foi,  vous  avez  eu  raison  -.  occupez- 
vous  de  politique  ;  [car,  selon  toute  apparence  , 
vous  ne  réussirez  jamais  dans  votre  profession. 

—  Je  vous  demande  pardon,  mon  cher  ami , 
je  me  flatte... 

—  Ah  !  ne  tous  méprenez  pas  sur  le  sens  de 
mes  paroles ,  Gabble  ;  je  ne  dis  pas  :  Vous  ne 
ferez  rien  ,  absolument  rien  ;  je  dis  seulement 
que  vous  n'obtiendrez  pas  un  grand  et  véritable 
succès.  Non,  non.  Laissez  là  les  procès,  et  oc- 
cupez-vous de  politique.  Mais  ,  à  propos,  pour 
(jue  votre  speech  vous  devînt  re'eWe»i«///  utile, 
il  faudrait  qu'il  fût  reproduit  par  les  journaux 
de  Londres. 

—  Pourquoi?  s'écria  Gabble  ;  les  conserva- 
teurs ne  voudront  pas  le  reproduire,  je  les  ai 
trop  maltraités  ;  mais  les  feuilles  de  notre  opi- 
nion ,  sans  aucun  doute... 

—  Je  vous  arrête,  vous  êtes  dans  une  erreur 
complète  :  les  conservateurs,  et  les  conserva- 
teurs seuls,  le  produiront. 

Gabble  regarda  son  ami  d'un  air  étonné,  et  il 
y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Ainsi,  continua  Fester,  ce  discours  est  pour 
.vous  comme  une  épreuve  décisive  de  laquelle 

vous  devez  sortir  en  vainqueur  ou  vaincu  ;  c'est 
l'échantillon,  permettez-moi  ce  mot ,  le  plus 
complet  de  vos  qualités  oratoires... 

—  Où  voulez-vous  en  venir  ?  murmura  Gab- 
ble, qui  commençait  à  s'effrayer. 

—  Répondez  simplement  à  ma  question.  Avez- 
vous  eu  une  querelle  avec  l'éditeur  du  Swine- 
ford Radical  Dictator  ? 

— Je  ne  le  connaissais  même  pas. 
— Vous  n'êtes  donc  pas  resté  court  ?  demanda 
Fester. 

—  Resté  court  !  s'écria  Démosthène  ;  com- 
ment !  j'ai  parlé  pendant  deux  heures  entières 
sans  me  troubler,  sans  me  reposer  un  seul  ins- 
tant ! 

—  Vous  n'êtes  pas  resté  court  ?...  Le  miséra- 
ble !  !  ! 

—  Aurait-on  osé  le  dire  ?  demanda  Gabble  de 
plus  en  plus  alarmé. 

—  Allons  ,  allons,  que  cette  petite  contrariété 
ne  vous  rende  pas  malade,  mon  cher  ami,  ré- 
pondit Fester  de  sa  voix  la  plus  douce  ;  qui  s'in- 
quiète de  ce  ipi'imprime  un  journal  de  province 
aussi  obscur  que  le  Swineford  Radical  Dicta- 
tor? Personne  ne  le  lit  ;  quand  je  dis  personne, 
je  me  trompe.  Enfin  le  nombre  de  ses  lecteurs 
n'est  pas  1res  considérable  à  Londres.  Que  cela 
vous  console,  mon  cher  ami!  mais,  malheureu- 


sement pour  vous ,  cette  maudite  gazette  est 
répandue  dans  le  comté. 

—L'infâme  menteur!  criait  Gabble  avec  colère; 
moi,  rester  court...  depuis  le  premier  mot  de 
mon  discours  jusqu'au  dernier,  je... 

—Calmez-vous ,  mon  cher  ami ,  calmez-vous; 
ne  pensons  plus  à  cela.  Tenez,  pour  vous  dis- 
traire, jouez-moi  un  air  de  flûte. 

— Que  le  diable  emporte  ma  Mule  !  le  momen 
serait  bien  choisi,  en  effet!  car  enfin,  mon  cher 
Fester ,  vous  devez  comprendre  qu'un  semblable 
mensonge,  fait  par  un  journal  de  notre  parti, 

me  causera  un  préjudice  irréparable Resté 

court!  resté  court!  En  répétant  ces  derniers 
mots,  Gabble  se  promenait  à  grands  pas,  pâle  et 
le  front  couvert  d'une  sueur  froide. 

—  Ne  vous  tourmentez  pas  ainsi ,  mon  cher 
ami;  un  tel  journal  ne  saurait  vous  nuire.  Ce 
qu'il  y  a  de  fâcheux ,  je  l'avoue ,  c'est  que  la 
presse  conservatrice  de  Londres  peut  insérer 
ce  maudit  article  dans  ses  colonnes,  et  faire  con- 
naître à  toute  l'Angleterre  votre  accident. 

—  Accident!  que  la  peste  vous  étouffe!  que 
parlez-vous  d'accident,  quand  je  vous  ai  dit...? 

—  Je  le  sais,  je  le  sais,  vous  n'êtes  pas  resté 
court ,  vous  ne  pouviez  pas  rester  court  ;  mais  si 
le  Standard  de  ce  soir  l'annonce  i  ses  lecteurs , 
d'après  le  Sicineford  Radical  Dictator,  tout  le 
monde  le  croira.  Quant  à  moi ,  j'en  aurais  été 
témoin ,  que  je  soutiendrais  le  contraire.  Si  de- 
main le  Times  le  répète  d'après  le  Standard,  et 
i\V Herald  ti  le  Post  l'empruntent  AVi  Times, 
cela  sera  fâcheux  pour  vous.  Peut-être  les  abo- 
minables feuilles  du  dimanche  vous  jetteront- 
elles  aussi  la  pierre  !  mais  il  faut  espérer  que 
mon  amitié  m'exagère  le  danger  dont  vous  êtes 
menacé. 

—  Je  vais  aller  trouver  mon  ami  lord  Blun- 
derton,  s'écria  Gabble  exaspéré;  il  me  donnera 
quelque  bon  conseil. 

—  A  quoi  bon  vous  agiter  ainsi  ?  répliqua  Fes- 
ter. En  supposant  même  que  mes  craintes  se 
soient  réalisées,  votre  profession  d'avocat  ne 
vous  offre-t-elle  pas  toutes  les  ressources  que 
vous  pouvez  désirer  ?  Cela  doit  vous  consoler.  | 

—  Comment  ?  Mais  vous  me  souteniez ,  il  n'y  a 
qu'un  instant,  que  je  ne  réussirais  jamais  dans 
ma  profession. 

—  Comparativement,  comparativement,  mon 
cher  enfant.  D'ailleurs ,  que  feriez-vous,  si  vous 
échouiez  dans  la  politique  ?  Et  tenez,  entre  nous, 
la  politique  est  une  carrière  qui  ne  convient  pas 
â  un  jeune  homme  :  soyez  avocat ,  mon  cher  en- 
fant, soyez  avocat;  voilà  une  belle  profession. 
11  y  a  trop  de  concurrents,  me  direz-vous;  je  ne 
le  nierai  point;  car  un  altorney  de  mes  amis 
m'affirmait  dernièrement  qu'on  compte  en 
moyenne  quatre-vingt-dix-neuf  avocats  pour 
une  affaire.  Ne  vous  découragez  pas  cependant; 
on  a  vu  des  hommes  de  loi  s'élever  jusqu'au-^: 
plus  hautes  dignités  de  l'état.  Cela  doit  vous 
consoler. 

Ayant  ainsi cow*o/e' son  ami,  qui,  avant  son 
arrivée ,  jouait  tranquillement  de  la  (lùte  et  s'es- 
timait fort  heureux ,  Fester  lui  souhaita  meil- 
leure chance  pour  l'avenir  et  prit  congé  de  lui. 

Tom  Toogood  est  une  variété  de  l'espèce  Scal- 
pel et  Fester.  Tom  a  perdu  sa  femme ,  et  il  entre 
dans  sa  cinquante-quatrième  année.  Ses  revenus 
'  se  montent  à  2,000  guinéei  par  an,  et  comme  on 


-  297  — 


ne  lui  connaît  ni  enfents  ni  parenls,  comme  il  ne 
dépense  presque  rien  ,  on  suppose  qu'il  distri- 
bue beaucoup  d'aumônes.  De  tous  côtés,  on  en- 
tend dire  de  lui  :  «  Il  n'y  a  pas  un  homme  meil- 
leur sur  la  terre;  il  se  jetterait  dans  l'eau  ou 
dans  le  feu  pour  rendre  un  service;  le  bien  qu'il 
fait  est  inconnu.  »  Ce  que  je  puis  affirmer,  c'est 
qu'il  distribue  ses  aumônes  avec  une  si  habde 
prudence,  une  si  discrète  modestie,  que  jamais 
personne  n'a  pu  le  surprendre  en  Magrant  délit 
de  charité.  Mais  s'il  se  cache  pour /aire  le  bien, 
il  ne  se  cache  pas  pour  donner  des  avis  et  des 
consolations  à  tous  ceux  qui  en  ont  besoin. 

Tom  apprend  qu'un  de  ses  amis  vient  d'être 
ruiné  par  une  mauvaise  spéculation.  —  Vous  me 
comblez  de  tristesse,  s'écrie-t-il.  Le  malheureux! 
mon  cœur  saigne  pour  lui;  mais  aussi  c'est  sa 
faute  :  s'il  eiit  suivi  mes  conseils ,  cela  ne  lui  se- 
rait i)as  arrivé;  il  le  reconnaîtra  lui-même,  j'en 
suis  sur.  J'irai  le  voir  et  le  consoler. 

—  L'excellent  cœur!  disent  tous  ceux  qui  l'en- 
tendent. 

Un  autre  de  ses  amis  tombe  d'un  cabriolet  de 
place  et  se  casse  la  jambe.  —  Pauvre  infortuné  ! 
s'écrie  Tom,  je  le  plains  de  toute  mon  âme;  mais 
je  lui  avais  bien  dit  qu'il  lui  arriverait  quelque 
accident  s'il  continuait  à  se  servir  de  ces  sortes 
de  cabriolets.  J'irai  lui  rendre  visite,  quoiqu'en 
vérité  des  visites  de  ce  genre  me  causent  de  pé- 
nibles émotions. 

—  L'excellent  cœur  !  disent  encore  tous  ceux 
qui  l'entendent. 

Mais  suivons-le,  s'il  vous  plaît,  lecteur,  auprès 
de  quelques  malheureux  dont  la  position  ré- 
clame autre  chose  que  de  la  pitié  et  des  con- 
seils. 

La  veuve  Workman  avait  loué  de  Toogood 
une  petite  maison  située  à  Hammersmith,  dans 
laquelle  elle  gagnait  en  vendant  des  chiffons  de 
quoi  subvenir  à  ses  besoins  et  à  ceux  de  ses  cinq 
enfans.  Le  feu  prit  un  jour  à  la  maison,  et  dé- 
vora toutes  les  marchandises  qu'elle  renfermait, 
et  qui  n'étaient  pas  assurées.  A  peine  Toogood 
fut-il  instruit  de  ce  malheur,  qu'il  alla  voir  la 
pauvre  femme,  réfugiée  chez  un  voisin.  Quant 
à  lui,  il  avait  eu  la  précaution  d'assurer  sa  mai- 
son pour  une  somme  supérieure  peut-être  à  sa 
valeur  réelle,  et  il  ne  courait  aucune  chance  de 
perte. 

—  Voilà  un  bien  triste  événement,  mistress 
Workman. 

—  Affreux  !  affreux  !  s'écria-t-elle  en  fondant 
en  larmes  et  en  se  tordant  les  mains  de  déscs- 
l)oir.  Tout  est  perdu,  tout...  tout.  11  ne  me  reste 
plus  rien. 

—  Mais  aussi  <iuelle  imprudence  de  ne  pas 
assurer  vos  marchandises  !  Si  vous  aviez  suivi 
mes  conseils,  vous  ne  seriez  pas  aujourd'hui 
danscette  cruelle  situation. 

—  J'étais  assurée,  mais  j'ai  oublié  de  renouve- 
ler la  police. 

—  C'est  une  négligence  impardonnable,  ma 
bonne  mistressWorkman.Quc  de  fois  ne  vous  ai- 
je  pas  recommandé  de  songer  à  ce  renouvelle- 
ment! A  quelle  somme  se  montait  votre  assu- 
rance ? 

—  A  deux  cents  livres,  monsieur. 

—  Dieu  vous  bénisse!  Maintenant  vous  voyez 
les  conséquences  de  votre  négligence.  Si  vous 
aviez  renouvelé  votre  police,  vous  auriez  deux 


cents  livres  pour  vous  établir  de  nouveau.  Mais, 
voyons,  ne  peut-on  pas  vous  obliger?  Malgré  la 
pluie  et  le  mauvais  temps,  je  suis  venu  pour 
vous  |)arler. 

—  Ah  !  monsieur,  vous  êtes  un  ange  du  ciel  ! 
vous  êtes  trop  bon  pour  ce  monde,  dit  la  pauvre 
femme;  et  un  rayond'espéiance  éclairasestrails 
abutius  et  déligurés  par  la  souffrance. 

—  Dans  cette  terre  de  misères  nous  devons 
nous  obliger  muliicllcment  autant  que  nous  le 
pouvons.  Mais,  dites-moi, ma  bonnedame, quel- 
les sont  vos  intentions  ? 

—  Dieu  seul  sait  ce  que  je  ferai,  monsieur;  à 
moins  que  quehiue  ami  ne  m'assiste. 

—  Si  vous  aviez  renouvelé  votre  assurance, 
vous  n'auriez  pas  besoin  des  secours  d'un  ami, 
dit  Toogood  d'une  voix  de  plus  en  plus  douce  et 
compatissante...  Mais,  voyons,  ne  formez-vous 
aucun  projet  ? 

—  Aucun,  monsieur?  bien  au  contraire.  J'en 
ai  plusieurs  en  tète,  l'ar  exemple, avecla  somme 
de  20  livres  je  pourrais  acheter  un  petit  fonds 
de  commerce  dans  un  bazar. 

—  C'est  très  sagement  pensé,  mistress  Work- 
man... j'irai  aujourd'hui  même  prendre  des 
renseignemcns  sur  les  fonds  que  leurs  pro- 
priétaires désirent  céder  :  en  de  telles  circons- 
tances, on  ne  doit  reculer  devant  aucune  démar- 
che, ni  songer  à  sa  peine. 

—  Mais  je  ne  possède  i)as  les  20^|llvres,  mon- 
sieur, et...  la  pauvre  femme  hésitait. 

—  Eh  quoi!  n'avez-vous  quelque  ami  qui 
puisse  vous  prêter  cette  somme?  Une  veuve, 
mère  de  cinq  enfans,  ruinée  par  un  incendie,  ne 
mérite-t-elle  pas  plus  que  toute  autre  victime 
du  malheur,  un  secours  si  nécessaire  ? 

—  Hélas!  non,  monsieur;  je  n'ai  pas  un  seul 
ami  qui  ne  soit  aussi  pauvre  que  moi.  Mais  je 
pensais...  c'est  à  dire...  j'espérais...  monsieur... 
que...  comme  j'avais  été  votre  locataire  ])endant 
neuf  années...  et  que...  comme  vous  êtes  très 
riche...  monsieur  Toogood... 

—  Ah!  mistress  Workman,  dit  avec  tristesse 
l'excellent  homme  que  nos  lecteurs  connaissent 
déjà,  bien  certainement,  sijejiouvals  vous  être 
aussi  utile  que  je  le  désirerais,  je  m'empresserais, 
de  vous  compter  cette  somme  ;  mais  vous  ne  sa- 
vez pas  de  combien  de  demandes  je  me  vols  as- 
sailli chaque  jour,  que  d'argent  je  suis  obligé 
de  donner  de  tous  côtés.  Mais,  rétléchissez,  n'a- 
vez-vous aucun  ami  ? 

La  malheureuse  veuve  ne  répondit  que  par  un 
soupir. 

—  Maintenant  vous  voyez  ce  qui  arrive;  tan- 
dis que  si  vous  aviez  écouté  mes  avis  et  renou- 
velé votre  iiollce  !  Mais  50  livres  vous  sont-elles 
absolument  nécessaires? 

—  l'eut-êlre,  monsieur,  pourraije  acheter 
un  fonds  qui  ne  coûterait  que  15  ou  même  que 
10  livres. 

—  C'est  très  bien,  mistress  Workman.  Consi- 
dérez maintenant  l'affaire  comme  terminée  ;  car, 
sans  aucun  doute,  vous  trouverez  quelque  ami 
(jui  vous  prêtera  10  livres. 

— Jamais,  jamais!  s'écria  la  veuve  d'une  voix 
entrecoupée  de  sanglots. 

—  Ah!  misiress  Workman,  dit  Toogood  après 
un  moment  de  silence,  je  voudrais  ipie  ma  for- 
lune  me  permit  de  vous  faire  cette  avance  ;  je  ne 
vous  le  cache  pas,  mon  cœur  saigne  pour  vous. 


Mais,  réfléchissez  encore  une  fols...  ^e  connais- 
sez-vous personne  qui  soit  en  ('l.il  de  vous  prêter 
10  livres  ?  Donnez-moi  les  adresses  de  tous  vos 
amis,  j  Irai  les  voir.  Qu'il  neige,  qnll  pleuve  à 
torrens,  qu'il  grêle,  peu  m'Importe,  je  leur  par- 
lerai, je  les  poursuivrai  jusqu'au  bout  du  monde; 
je  remuerais,  s'il  le  fallait,  et  le  ciel  et  la  terre  ; 
soyez  sûre  que  je  les  persuaderai.  Ah  !  si  vous 
aviez  renouvelé  votre  assurance  !...  Mais  nerap- 
pelons  jias  ce  triste  souvenir  :  ce  qui  est  passé 
est  passé;  seulement,  lorsque  vous  serez  rétabli 
à  la  têle  de  vos  alfaires,  n'oubliez  pas  de  vous 
assurer;  vous  me  donnerez  l'argent,  et  je  ferai 
encore  cette  démarclie  pour  vous  ;  je  veillerai  à 
ce  que  la  police  soit  ])arfaltemenl  en  i  ègle.  Dieu 
vous  bénisse,  ma  chère  dame;  rassemblez  toutes 
vos  forces,  vous  en  avez  besoin.  Je  vous  le  ré- 
pète, dès  que  vous  trouverez  un  ami  qui  puisse 
vousprêter  10  livres,  avertissez-moi,  je  lui  par- 
lerai en  votre  faveur.  Ah  !  si  vous  aviez  renou- 
velé votre  police  !  En  achevant  ces  mots,  Too- 
good prit  congé  de  mistress  Workman;  et 
pendant  une  heure  entière  il  se  répéta  à  lui- 
même  :  Bien  certainement  mon  cœur  saigne 
pour  elle. 

Y  a-t-il  sur  cette  terre  un  homme  meilleur 
que  Toogood  ? 

Pourra-ton  jamais  connaître  tout  le  bien  qu'il 
fait? 

Taies  for  the  Grave  and  tlie  Gay. 
{Revue  Britannique.) 


\\l  SLJET  DE  V.\LDEiILLE. 


Il  y  avait  à  Paris,  vers  l'an  1760,  un  jeune 
homme  nommé  Léonard  Delilenne  que  la  natu- 
re s'était  iilu  à  douer  d'une  merveilleuse  orga- 
nisation musicale.  Ce  favori  d'Apollon  slvle  du 
temps)  chanlalt  à  miracle,  et  composait  en  ptr- 
fectlon  des  ariettes  et  des  rondeaux  qui  faisaient 
les  délices  du  beau  monde;  tous  les  inslrumens 
lui  étaient  familiers,  mais  II  excellait  surtout  .=> 
jouer  du  violon,  et  c'était  principalement  dans 
cette  spécialité  de  l'art  qu'il  avait  accjuis  une 
brillante  réputation. 

De  plus,  ce  qui  ne  gâte  jamais  rien,  Léonard 
Deltlenneétalt  un  fort  beau  garçon  de  vingt-cinq 
ans,  d'une  figure  régulière,  expressive,  spiri- 
tuelle et  d'une  tournure  charmante.  Ces  avan- 
tages, joints  à  son  talent,  lui  avaient  valu  de 
nombreuses  bonnes  fortunes,  non-seulement  à 
l'Opéra,  maiseneore  dans  le  plus  grand  monde. 
Les  femmes  de  cette  époque,  imbues  deprincipes 
philosophiques,  mettaient  volonlltrs  décote  le 
préjuge  du  rang  dans  les  affaires  de  cœur,  per- 
suadées tpie  la  beauté  est  le  seul  blason,  et  l'art 
de  plaire  la  seule  aristocratie  que  l'amour  puisse 
raisonnablement  reconnaître.  Léonard  avait 
puisé  dans  ses  galans  succès  une  certaine  fatuité 
qui  le  servit  en  mainte  circonstance,  mais  qui 
ne  pouvait  manquer  de  lui  attirer  à  la  tîn  quel- 
que mortilicalion. 

In  soir,  étant  chez  la  princesse  de  Guémenée, 
où  il  faisait  sa  partie  dans  un  concert.  Léon.ird 
remarqua,  au  milieu  de  l'assemblée  qui  l'écouiait 
une  jeune  femme  blonde  d'une  beauté  accomplie. 
11  dcmauda  qui  elle  était  :  on  lui  répondit  qu'elle 


—  298  - 


se  nommait  la  comtesse  de  Vulsliourg,  (lu'elle 
appartenait  à  la  cour  île  Berlin,  et  que  son  mari 
l'avait  laissée  veuve  h  vinyt  ans  avec  une  fortune 
consiilt'-ralile.  f/onanl  sentit  naître  en  lui  un 
pencli.ml  iléciilé  pour'la  belle  Prussienne,  et, 
haliilué  (|ii'il  élait  à  ne  pas  considérer  la  distance, 
il  se  mit  en  devoir  d'ajouter  un  nouveau  nom  à 
la  liste  de  ses  conquêtes.  La  comlesse  reçut 
froidement  ses  attaques  ;  cependant  Léonard  ne 
se  découragea  pas;  il  se  montra  fort  assidu  à 
suivre  madame  de  Vulzhourj;  et  à  lui  adresser  à 
la  déroliée  des  rejjards  siMiiilicalife  et  des  paroles 
qui  visaient  droit  au  cœur.  On  fit  scml)latil  de 
ne  pas  le  comprendre,  ou  idulùtoa  ne  le  comprit 
pas,  car  l'orgueil  de  la  comtesse  ne  pouvait  aisé- 
ment s'accommoder  à  celle  idée  qu'un  simple 
arlisle,  un  homme  sans  nom,  osai  l'aimer  et  lui 
avouer  sa  passion. 

Apres  jilusieurs  jours  de  démarches  vaines  et 
de  soins  iiitruclueux,  Léonard,  irrllé  d'un  ac- 
cueil inaccoutumé,  résolut  de  brusquer  l'aven- 
ture; il  écrivit  une  déclaration  très  nette  et 
très  cavalière  qu'il  [jlissa  dans  le  manchon  de  la 
comtesse  h  la  sortie  de  la  Comédie  italienne.  Le 
lendemain,  il  y  avait  représentation  extraordi- 
naire à  l'Opéra;  Léonard  se  plaça  en  face  de 
madame  de  YnlzUcury  ,  dans  l'alliUide  d'un 
homme  qui  attend  une  réponse  favorable.  Pen- 
dant un  enlr  acte,  comme  il  se  promenait  au 
foyer  avec  qiiehiues  uns  de  ses  amis,  un  yrand 
laquais  l'aboi'da  le  chapeau  sur  la  tête,  et  lui 
dit  à  haute  et  intelligible  voix  : 

—  Monsieur  Léonard,  madame  la  comtesse  de 
Vulzbouji;  m  a  charjjé  de  vous  dire  que  vous 
éles  un  insolent. 

Puis,  le  laquais  se  relira  majestueusement, 
laissant  Léonard  altéré  par  celle  terrible  apos- 
trophe. 

H  n  y  avait  plus  d'espoir  possible  après  une 
pareille  injure.  En  prenant  un  valet  pour  inter- 
prète de  sonoryueil  offensé,  la  comlesse  donnait 
la  mesure  d'une  colère  implacable  et  du  mépris 
le  i)lus  profond.  Courbé  sous  le  poids  de  cette 
insulte  dont  il  ne  pouvait  tirer  vengeance,  en 
bulle  au.\  sarcasmes  de  ses  amis  qui  avaient  élé 
témoins  de  celle  humiliante  déconvenue,  Léo- 
nard résolut  de  voyager  pour  distraire  son 
amour-propre  blessé  ,  et  peut-être  aussi  pour 
arrêter  dans  ses  progrès  une  passion  naissante, 
qui,  loin  d'être  abattue,  semblait  au  contraire 
vouloir  se  fortifier  à  l'épreuve  des  obstacles  et 
des  outrages. 

Par  un  hasard  heureux  ou  fatal,  mais  dont  il 
fut  secrètement  charmé,  Léonard,  qui  avait  pris 
le  chemin  de  l'ilalie  ,  rencontra  madame  de 
■Vulzbourg  à  Venise.  Elle  lui  apiiarut  un  soir  au 
bal,  chez  le  prince  Vanini ,  et  soit  pour  le  fuir, 
soit  pour  tout  autre  motif,  elle  quitta  Venise  le 
lendemain.  Léonard  élait  d'un  caractère  gai, 
léger  et  ouvert  à  toutes  les  impressions,  Icssen- 
timenls  les  plus  vifs  s'effaçaient  en  peu  de 
temps  et  laissaient  peu  de  traces  dans  son  ame  ; 
aucune  femme,  avant  la  comtesse,  ne  lui  avait 
inspiré  un  atlacheraenl  durable.  Cette  fois  pour- 
tant il  ne  pouvait  se  dissimuler  que  l'alleinle 
était  plus  sérieuse  qu'à  l'ordinaire  ;  cette  fois 
aussi  il  n'y  avait  rien  à  espérer;  mais  telles 
étaient  l'imprudente  mobilité  et  l'inconséquence 
de  son  esprit,  qu'aiirès  avoir  fui  le  péril,  il  le 
rechercha.  Dès  qu'il  se  fui  assuré  du  dépai't  de 


la  comtesse,  il  fit  ses  adieux  à  Venise  et  il  se 
rendit  à  Berlin. 

Le  grand  Frédéric  était  passionné  pour  la 
musique  comme  pour  la  poésie,  la  philosophie 
et  l'art  de  la  guerre  ;  seul  de  toutes  les  nobles 
passions,  l'amour  n'avait  pas  accès  dans  lame 
de  cet  ilbislre  moiiarciue.  Léonard  fut  Sf)lendi- 
demenl  reçu  i\  la  cour  de  Berlin  où  sa  célébriié 
l'avait  de\ancé.  Il  joua  du  violon  devant  le  roi 
qui  l'applaudit  de  ses  mains  victorieuses  et  lui 
donna  lis  petites  entrées  au  palais  de  Sans-Sou- 
ci. L'artiste  français  fit  l'ornement  et  le  charme 
dessoirées  royales;  la  j)lus  haute  noldesse  le 
rechercha  ;  il  n'y  eut  pas  de  fête  sans  lui.  Son 
talent  enleva  tous  les  suffrages;  sa  figure,  son 
esprit,  sa  grâce  et  sa  galanterie  produisirent 
quelque  sensation  parmi  le  beau  sexe  prussien. 
A  l'exemple  de  Paris  et  surtout  à  l'exemple  du 
roi,  la  cour  de  Prusse  atlichait  en  toutes  choses 
des  opinions  philosophiques,  et  toutes  les  gran- 
des dames  de  Berlin  n'étaient  pas  aussi  cruelle- 
ment lieres  ([ue  madame  de  Vulzbourg.  Léonard 
am'ait  retrouvé  sur  la  terre  étrangire  quelques 
souvenirs  (le  ses  anciens  succès,  s'il  n'avait  été 
préoccupé  par  son  amour  pour  la  comtesse.  Il 
la  rencontrait  dans  tous  les  cercles,  il  la  voyait 
presque  tous  les  soirs  ;  devant  elle  il  s'efforçait 
de  conserver  une  réserve  pleine  de  dignité; 
mais  l'éraolion  de  son  regard  et  de  sa  voix  tra- 
hissait quelquefois  le  secret  de  son  cœur. 
Quant  à  la  comlesse,  rien  n'indiquait  qu'elle 
eût  changé  de  sentimenl  à  l'égard  du  jeune  et 
beau  musicien. 

Cependant,  au  bout  de  deux  mois,  las  de  lut- 
ter avec  une  passion  sans  issue,  et  apprenant 
que  le  roi  pressait  la  comtesse  d'épouser  un  de 
ses  officiers,  Léonard  prit  le  sage  parti  de  re- 
tourner à  Paris.  D'ailleurs  ses  amis  ne  cessaient 
de  lui  écrire  pour  le  presser  de  revenir,  et  il 
avait  en  perspective  la  place  de  premier  violon  à 
l'Opéra  qui  allait  être  vacante  par  la  retraite  du 
titulaire.  Léonard  demanda  donc  au  roi  une 
audience  de  congé. 

—  Vous  voulez  partir,  lui  dit  Frédéric;  pour- 
quoi cela  i^  N'êles-vous  pas  bien  ici  l' 

—  Je  ne  perdrai  jamaisie  souvenir  des  bontés 
de  votre  majesié,  répondit  Léonard;  mais  mon 
pays,  ma  famille  et  mes  amis  me  réclament. 
Mieux  que  i)ersonne,  sire,  vous  le  savez,  pour 
un  artiste  comme  pour  un  héros,  rien  ne  peut 
remplacer  la  patrie. 

—  Cesont  là  de  belles  sentences  faites  pour 
les  tragédies  de  Voltaire,  mais  entre  nous,  on 
doit  raisonner  autrement.  J'espérais  que  vous 
me  resteriez;  j'aime  votre  talent,  et  j'aurais  de 
la  peine  à  vous  remplacer.  Voyons,  si  je  vous 
olfrais  une  place  et  une  pension  ? 

—  Je  ne  saurais  accepter  ces  offres  qui  m'ho- 
norent. 

—  Si  je  vous  j)riais  de  rester  ? 

—  J'aurais  le  regret  de  résister  à  des  instan- 
ces bien  glorieuses  pour  moi. 

—  Et  si  je  vous  retenais  de  force  ? 

—  Votre  majesté  est  trop  juste  pour  en  venir 
à  cette  extrémité. 

—  Ne  vous  y  fiez  pas  ;  je  parle  sérieusement  ! 
—Impossible,  sire;  je  n'ai  pasl'honneur  d'être 

votre  sujet,  et  s'il  y  a  des  juges  à  Berlin  pour  les 
meuniers  prussiens,  il  y  a  aussi  un  ambassadeur 
de  France  pour  les  arlistes  français. 


—  Vous  le  prenez  bien  haut,  monsieur  ! 

—  J'ai  peut-être  abusé,  sire,  de  Favantage  que 
me  donnait  une  menace  échappée  à  votie  bien- 
veillance. Je  demande  pardon  à  votre  majesté 
de  ce  que  j'ai  dit  ,  et  je  la  prie  d'agréer  mes 
humbles  excuses  et  mes  respectueux  adieux. 

—  Ainsi,  rien  ne  peut  changer  votre  détermi- 
nation ? 

—  Pas  même  l'admiration  que  je  professe 
pour  le  [ilus  grand  prince  de  notre  temps. 

—  Et  bien  !  nous  verrons  ! 

Léonard  se  relira  sans  trop  s'inquiéter  de  ces 
derniers  mots  que  le  roi  avait  prononcés  avec  le 
ton  de  la  colère.  Pourtant,  afin  d'éviter  tout 
embarras,  il  résolut  de  hâter  son  départ  qu'il 
fixa  au  lendemain.  Mais,  avant  de  partir,  il 
avait  d'antres  adieux  à  faire,  et  au  moment  de 
se  séparer  de  la  comtesse  qu'il  ne  devait  plus 
revoir,  il  se  sentit  le  courage  de  lui  écrire  une 
longue  lettre  dans  laquelle  il  versa  tout  ce  que 
son  cœur  renfermait  de  passion  vraie,  profonde 
et  désespérée. 

11  venait  d'envoyer  celle  lettre  à  l'IuMel  de 
Vulzbourg,  lorsijue  plusieursaitisles  allemands, 
qui  avaient  été  ses  compagnons  pendant  son 
séjoiirà  Berlin,  entrèrent  chez  lui  et  l'invitèrent 
à  unsou|ier  préparé  en  son  honneur.  Léonard, 
(pli  avait  plus  (jue  jamais  besoin  de  se  distraire 
et  de  dissii)er  l'amertume  qui  remplissait  son 
ame,  accepta  celte  invitation.  On  se  mit  joyeuse- 
ment à  table,  et  dès  les  premiers  toasts  qui 
furent  portés  aux  arts,  à  l'amitié,  au  dieu  de  la 
musique,  à  la  France  et  à  la  Prusse,  Léonard 
sentit  sa  tête  s'ap|)esantir  et  sa  raison  s'égarer  ; 
bientôt  son  ivresse  devint  complète,  et  le  lende- 
main, quand  il  s'éveilla,  il  se  trouva  face  à  face 
avec  un  caporal  prussien  qui  lui  présentait  un 
uniforme.  -^ê 

Une  main  traîtresse  avait  préparé  le  vin  versé 
dans  son  verre;  puis,  abusani  de  l'étal  où 
l'avait  plongé  celle  boisson  perliiie,  on  lui  avait 
fait  signer  un  engagement  dans  les  troupes  de 
Frédéric  II. 

—  iMaintenant,  lui  dit  le  caporal,  vous  appar- 
tenez au  roi  de  Prusse,  en  qualité  de  fifre  atta- 
ché à  la  musique  du  troisième  régiment  d'infan- 
terie. 

Léonard  comprit  qu'il  n'y  avait  pas  de  temps 
à  perdre  avec  un  prince  qui  employait  de  tels 
procédés;  abandonnant  son  bagage  et  ses  vio- 
lons, il  partit  sans  délai  et  à  franc  étrier.  On 
l'arrêta  à  deux  lieues  de  Berlin,  et  on  le  condui- 
sit devant  le  roi  qui  passait  ses  soldats  en  revue. 

—  Ah!  c'est  vous,  l'ami!  s'écria  Frédéric  en 
le  voyant  ;  j'en  suis  fâché,  mais  le  code  militaire 
ne  plaisante  pas;  vous  avez  déserté,  vous  serez 
fusillé. 

—  Fusillé!  déserteur!  moi,  artiste  français! 

—  Vous,  fifre  prussien.  La  loi  est  formelle; 
votre  engagement  volontaire  équivaut  à  des 
lettres  de  naturalisation.  On  va  vous  faire  votre 
procès  dans  toutes  les  règles  ;  allez  !  et  souve- 
nez-vous que  j'ai  pour  principe  invariable  de 
ne  jamais  accorder  de  grâce  à  un  déserteur. 

Rentré  au  palais  de  Sans-Souci,  le  roi,  acces- 
sible à  tous  ses  sujets,  reçut  la  visite  de  la  com- 
lesse de  Vulzbourg,  qui  venait  le  solliciter  au 
sujet  de  son  mariage. 

—  Sire,  dit  la  comtesse,  vous  avez  daigné  vous 
intéresser  à  moi,  et  en  me  demandant  de  mettre 


—  299  — 


lin  lermc  ^  mon   veuvage,  votre  majesté  m'a 
conseillé  de  choisi l' le  major  Arnold  de  Tilherg... 

—  Eh  bien  !  Tilberg  est  nn  brave  officier,  il 
n'a  que  trente  ans  et  il  peut  devenir  général. 
Qu'avfZ-vous  à  objecter  contre  lui  ? 

—  Votre  majesté  doit  aisément  comprendre 
qu'il  m'en  coûte  d'abdiquer  mon  titre  de  com- 
tesse. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  reprit  le  roi.  Aussi 
bien,  je  ne  veux  pas  que  le  nom  de  Vulzbourf; 
que  vous  jiortez  seule  aujourd'hui  soit  éteint 
par  voire  mort  ou  par  voire  second  mariajje. 

Frédéiic  s'approcha  de  sou  bureau,  prit  une 
plume,  écrivit  quelques  lignes,  et  remettant  un 
papier  à  la  comtesse,  il  ajouta  : 

—  Par  ce  décret  j'entends  et  j'ordonne  que 
voire  futur  époux  prenne  le  nom  et  le  titre  de 
comte  de  Vulsbourj;.  Ceci  lui  servira  d'investi- 
ture et  de  leltrcs-|)atentes  que  mon  chancelier 
enregistrera  immédiaiement  après  la  noce. 

—  Voilà  précisément,  sire,  ce  que  je  voulais 
vous  demander. 

—  Je  suis  ravi  d'avoir  deviné  vos  intentions,  et 
j'espère  que  vous  voudrez  bien  souscrire  aux 
miennes.  Du  reste,  je  ne  suis  pas  un  tyran,  et  je 
ne  prétends  pas  vous  imposer  Tilberg,  quoiijue 
ce  mariage  soit  vivement  désiré  par  le  major,  et 
par  son  oncle  le  baron  dePrénitz,  mon  premier 
chambellan. 

En  sortant  du  cabinet  du  roi  la  comtesse  se 
rendit  chez  le  baron  de  Prénitz. 

—  Monsieur,  dit-elle  au  baron,  je  viens  vous 
prier  d'obtenir  une  grùce  du  roi.  11  s'agit  d'un 
déserteur,  nommé  Léonard  ;  des  personnes  qui 
s'intéressent  à  lui  me  l'ont  vivement  recom- 
mandé. 

—  Vous  savez,  madame,  que  sa  majesté  est 
inexorable  sur  le  chapitre  de  la  désertion,  et 
malgré  tout  mon  désir  de  vous  être  agréable... 

—  Je  ne  <lemande  pas  que  l'on  révo(|ue  sa 
condamnation,  mais  seulement  qu'on  lui  accor- 
de un  sursis  et  la  permission  de  se  inaiicr  avanl 
de  subir  son  arrêt.  Ce  jeune  iiomine  aimait  une 
femme  que  je  connais,  et  il  voudrait  avant  de 
mourir  sanctilier  par  le  mariage  une  liaison 
criminelle.  C'est  15  un  vœu  louable,  auquel  on 
ne  peut  se  lefuser. 

—  Je  partage  votre  sentiment,  madame,  ré- 
pondit le  baron,  et  je  m'associe  h  votre  bonne 
action.  Soyez  sûre  d  avance  que  le  roi  donnera 
son  assentiment  à  la  requête  que  je  vais  lui  pré- 
senter sur-le-champ. 

Le  baron  revint  un  instant  après  avec  un  ordre 
du  roi  qui  autorisait  le  mariage  du  déserteur. 
La  comtesse  courut  à  la  prison,  et  Léonard  la 
vit  entrer  dans  son  cachot,  accompagnée  d'un 
chapelain  et  de  ilcux  témoins. 

—  Vous  ici!  madame,  s'écria-t-il!  Vous!... 

—  Ecoutez-moi,  lui  dit-elle  à  voix  bn.sse  ;  je 
viens  vous  sauver;  j'ai  lu  votre  lettre  d'hier,  je 
vous  aime,  je  vous  demande  (lardon  de  vous 
avoir  offensé  autrefois,  et  je  vous  offre  ma  main. 
Voulez-vous  m'épouser  ? 

—  Moi  !  voire  éjioux  !....  Est-ce  un  rêve,  ou 
bien  venez-vous  encore  vous  venger  par  une 
cruelle  raillerie!'... 

—  Puisipie  je  vous  dis  que  je  vous  aime!... 
Taiscz-vuns;  le  temps  presse;  laissez-vous 
faire.  iNe  voyez-vous  pas  le  prêtre  qni  nous  at- 
tend i'  Prenez  ma  main  et  venez  à  la  chapelle. 


Ce  soir  vous  serez  libre,  et  nous  nous  explique- 
rons chez  vous  à  l'hôtel  de  Vulzbourg. 

Au  moment  où  le  roi  allait  signer  l'arrêt  de 
:norl  du  déserteur  Léonard,  la  comtesse  parut 
devant  lui,  et  lui  dit  : 

—  Sire,  déchirez  cette  condamnation  ;  il  n'y  a 
plus  de  Léonard! 

—  Quoi  !  serait-il  échappé,  ou  bien  mort  ? 

—  Aon  sire;  mais  il  s'est  marié  avec  votre 
permission. 

—  Qu'im|)orte  !  l'arrêt  ne  doit  pas  moins  être 
exécuté. 

—  L'arrêt  condamne  Léonard,  et  celui  (|ui 
était  il  y  a  une  lieure  le  déserteur  Léonard  est 
devenumainlenant  le  comte  de  Vulzbourg,  car 
c'est  moi  qu'il  a  épousée.  Vous  ne  voudrez  pas, 
siic,  nu:  rendre  veuve  une  seconde  fois,  et  lairc 
payer  au  comte  de  Vulzbourg  lu  faute  du  lUre 
Léonard. 

—  Non  certes,  dit  gaiment  le  roi  !  D'ailleurs, 
le  voilà  mon  sujet,  et  malgré  son  nouveau  titre 
il  ne  refuseia  pas  sans  doute  de  jouer  du  violon 
devant  moi  quand  je  le  lui  demanderai.  C'est 
tout  ce  que  je  voulais. 

Eugène  Guinot. 
{Courrier  frariçais.) 


ou 


L'habitude  est  une  se>;ondenature  :  il  y  a  long- 
temps qu'on  l'a  dit  pour  la  première  fois.  C'est 
une  vérité  reconnue  de  tous  les  philosophes  an- 
ciens et  modernes.  Si  jiar  hasaril,  dans  la  cha- 
leur d'une  discussion  politiipie  ou  autre,  dans 
le  laisser-aller  d'une  causerie  avec  vos  amis,  il 
vous  est  arrivé  de  la  proclamer  cette  vérité, 
vous  avez  pu  vous  convaincre  par  vous-même 
de  la  facilité  avec  la(iuelle  on  se  |>réte  généra- 
lement à  l'adoi)ler  comme  un  axiome  incontes- 
table. 

Un  veut  que  l'opinion  soit  la  reine  du  monde. 
L'habitude  l'est  encore  bien  plus,  ma  foi!  Elle 
préside  à  toutes  les  actions  de  notre  vie ,  depuis 
les  plus  grandes  jiis(|u'nux  plus  peliles.Ellenous 
saisit  au  berceau  et  ne  nous  quitte  qu'à  la  tom- 
be. Elle  nous  accom|)agne  à  chaque  pas  pen- 
dant le  jour,  et  s'a.ssied  à  notre  chevet  pendant 
la  nuit.  Elle  nous  dit  à  quelle  heure  il  faut 
nous  lever,  à  quelle  heure  il  faut  nous  cou- 
clier.  Elle  ii\e  l'instant  et  la  durée  de  nos  repas, 
et  règle  la  mesure  de  noire  appétit.  Elle  nous 
habille  etnous  déshabille;  elle  nous  fait  sortir- 
elle  imus  fait  rentrer;  elle  nous  conduit  par 
telle  rue  plutôt  que  par  telle  autre;  aux  Tuile- 
ries, plulùt  qu'au  Luxend)ourg;  aux  boulcvaris 
plutôt  qu'aux  Chaiiqis-Elysées;  aux  Variétés 
plutôt  quau  Gymnase;  aux  Français,  plutôt 
(pi'à  la  Porle-St-Martin;  chex  les  frères  Pro- 
vençaux plutôt  qucfhez  Véfour;  chez  Uumann, 
plutôt  que  chez  liardc;  chez  Gibus,  plutôt  que 
chez  liaudoni.  Elle  nous  indiiiue 
nous  devons  li 
nous  abonner. 


de  la  Havane  à  la  bouche  des  gants  jaunes  de 
l'Opéra. 

Denys,  le  tyran  de  Syracuse,  se  fait  maître 
d'école  à  Corinthepar  habitude  du  commande- 
ment. 

L'habitude  de  vaincre  a  perdu  Napoléon.  Sans 
elle,  il  n'y  aurait  point  eu  de  campagne  de 
lîussie,  point  de  Waterloo,  point  de  rocher  de 
Ste-llélène. 

Je  connais  un  vieux  général  que  son  domes- 
tique éveille  tous  les  matins  en  battant  la  dia/ie 
au  pied  de  son  lit.  C'est  une  habitude  qui  date 
de  l'Ecole-Militaire. 

Un  perruquier  de  province,  nommé  tout  à 
coup  colonel,  en  1792,  conserva  longtemps  l'ha- 
bitude de  jeter  son  chapeau  derrière  la  porte 
quand  il  entrait  dans  un  salon,  comme  à  l'épo- 
que où  il  airivait  pour  accommoder  une  pra- 
tique. 

H  y  a  un  ancien  habitué  de  l'orchestre  du 
Vaudeville  qui  ne  manque  jamais  tous  les  soirs 
de  se  présenter  devant  les  ruines  de  la  rue  de 
Chartres.  Il  mourra  avanl  d'aller  tout  d'abord 
au  boulevart  l'-unne-Nouvelle. 

Ln  autre,  habiiué  des  Variétés,  que  sa  famille 
avait  emmené  passer  l'été  dernier  â  St-Germain 
revenait  chaque  soir  par  le  chemin  de  fer  occu- 
per sa  stalle  ,  et  retournait  à  SlGermain  après 
la  dernière  pièce,  (juil  savait  par  cœur.  Il  n'a 
pus  pu  se  décider  une  seule  fois  à  partir  avant  la 
chute  délinitive  du  rideau.  » 

Combien  de  fois,  après  un  déménagement, n"a- 
vons-nous  pas  été  pris  à  fi-apper  à  notie  an- 
cienne porte  et  à  nous  tromper  d'étage  ?  On  ne 
finirait  pas  si  l'on  entreprenait  de  citer  tout  ce 
qui  peut  venir  à  l'appui  de  cette  grande  vérité  : 
riiabilude  est  une  seconde  nature. 

L'histoire  que  j'ai  à  vous  raconter  est  tout  à 
f^it  digne,  ce  me  semble,  de  figurer  dans  la  gale- 
rie des  habitudes.  Vous  allez  en  juger. 

H  y  a  quelque  temps,  en  traversant  le  jardia 
du  Palais-Royal,  «jue  je  traverse  toujours  très 
vite,  par  parenihèse,  pour  éviter  de  recevoir  des 
coups  de  corde  dans  les  jambes,  ou  de  me  trou- 
ver mêlé  d:ms  une  partie  de  barres,  je  me  sentis 
frapper  familièrement  sur  l'épaule.  Je  me  re- 
tournai, etj'apcrçus  M.  Duraarais,  une  riedle 
connaissance  : 

—  Eh  !  c'est  TOUS,  M.  Dumarais... 

—  Moi-même. 

—  El  la  santé?... 

—  Mauvaise,  mon  ami,  ça  va  mal...  Je  suis 
tout  souffrant,  tout  triste. 

que 


—Effectivement,  je  vous  trouve  changé, 
vous  est-il  donc  arrivé?... 


—  Ah  !  bien  des  choses  ! 

M.  Dumarais  Ht  un  soupir  à  renverser  la  gale- 
rie Montpensier.  Je  l'engageai  à  s'asseoir  sur 
une  chaise  à  côté  de  moi,  et  h  me  mettre  au  cou- 
rant de  ses  tribulations,  ce  qu'il  tit  en  CCS  ter- 
mes, après  s'être  bourré  le  nez  de  trois  prises  de 
tabac  : 

Vous  savez,  moncherami,  que  je  ne  suis  pas 
d'hier  dans  le  journalisme,  puisque  dès  mon  ar- 
rivée à  Paris,  en  janvier  i:S7,  j'obtins,  par  la 


r.u(  nous  inuuiue  les  romans  que  protection  de  monseigneur  Tévêque  de  Chartres 
re.  les  journaux  auxquels  il  faut  I  dont  mou  frère  était  le  secrétaire  p.irliculier' 
G  est  elle  .(ui  conserve  la  poudre  d'êlrc  placé  .=»  la  Gazette  de  France  Je  passai 
sur  la  tcte  des  pans  de  hance.  attache  h  poète  |  ensuite  au  Vonit.mr.  puis  au  Journal  deFEm- 
dc  lempuc  à  sa  cruvateblauche,  et  met  le  cigare  ';„«.,  où  je  restai  plusieurs  années   pujsje  rc- 


300  — 


vins  à  la  Gazette,  que  je  quittai  pour  aller  au 
CoHi-rier  de  l' Europe... \\('\ni\  quand  ce  jour- 
nal mounit,  on  m'accueillit  dans  un  autre...  De 
jmiriial  en  journal,  enfin,  je  suis  arrivé  à  i'^ge 
que  j"ai,  soi.\ante-et-di.\  ans,  lantdt  bien,  lanlôl 
mal,  mais  enlin,  vivotant  et  m'arrangeant  de  fa- 
çon qu'au  bout  du  mois  toutes  mes  petites  dé- 
penses étaient  réglées  avec  les  appointemens 
qu'on  nie  donnait.  Je  n"ai  pas  fait  d'économies, 
c'est  vrai,  mais  aussi  je  ne  dois  pas  un  sou. 

M.  Dumarais  fit  ici  un  geste  énergitiueen  por- 
tant à  sa  bouche  le  pouce  de  sa  main  gauche.  Je 
répondis  par  un  signe  de  léte  ijui  voulait  dire  : 
«  Je  vous  fais  bien  mon  compliment.  » 

Il  continua  : 

—  C'est  qu'il  y  avait  autrefois  du  plaisir  à 
travailler  à  un  journal  !  Vous  ne  pouvez  pas 
vous  faire  une  idée  de  cela,  vous  autres.  C'é- 
taient des  égards,  de  bons  procédés  de  la  i)art 
des  rédacteurs  principaux.  On  était  sans  cesse 
en  relations  avec  des  écrivains  distingués,  des 
grands  seigneurs,  qui  avaient  decliarmanles  ma- 
nières et  toujours  ({uelque  chose  d'aimable  ou 
de  siiirituel  à  dire.  Sous  l'empire  même,  la  pro- 
fession de  journaliste  jouissait  d'une  certaine 
considération.  On  y  acquérait  l'estime  publique, 
et  plus  d'un  y  a  rencontré  la  gloire.  Aujourd'hui 
on  ne  pense  qu'à  l'argent.  Du  moment  où  l'an- 
nonce payante  s'est  emparée  de  la  quatrième 
page,  j'ai  prédit  tout  ce  qui  est  arrivé.  Un  jour- 
nal n'est  plus  qu'une  boutique,  où  l'on  débitede 
la  marchandise  à  tous  prix. 

—  Oh  !  oh  !  m'écriai-je,  vous  êtes  bien  sévère, 
M.  Dumarais!... 

—  Je  suis  vrai,  voilà  tout.  Il  aurait  fait  beau 
voir,  avant  la  révolution,  à  la  tète  d'un  journal, 
un  homme  (jui  n'aurait  pas  eu  une  certaine  va- 
leur littéraire.  Ah  !  comme  les  Champcenelz  et 
les  Rivarol  vous  l'auraient  bafoué!  Maintenant, 
au  contraire,  le  premier  épicier  enrichi  à  force 
de  vendre  de  la  cannelle  et  de  la  mélasse,  prend 
audacieusement  la  direction  d'une  feuille  poli- 
tique ;  un  pharmacien,  après  avoir  fait  fortune 
à  laide  de  quelque  pâte  ou  de  quelque  sirop,  se 
croit  capable  deconduire  un  recueil  littéraire... 
C'est  une  pitié,  ma  parole  d'honneur!...  Et 
quelle  arrogance  chez  tous  ces  messieurs-là!... 
Ça  vous  parle  avec  un  ton  !...  Vous  vous  croyez 
silr  de  votre  position ':'...  Psit!...  Vous  la  per- 
dez à  la  fin  du  mois,  et  l'on  ne  vous  laisse  pas 
même,  comme  à  un  la(iuais,  huit  jours  pour  en 
chercher  une  aulre... 

—  Ah!...  je  conçois  à  présent  votre  colère.... 
Vous  ne  travaillez  plus  à... 

—  Eh!  non...  ils  m'ont  congédié  de  la  ma- 
nière la  plus  indigne...  Je  pourrais  vous  en  ra- 
conter long  là-dessus...  C'esl  toujours  ce  diable 
d'argent...  cette  ridicule  manie  de  vouloir  faire 
des  économies...  Et  pourtant  ils  m'avaient  ré- 
duit à  soixante  francs...  Je  vous  demande  un 
peu  si  cela  valait  la  peine  !... 

—  Ce  n'était  pas  beaucoup,  assurément 

pour  un  homme  habitué  comme  vous  à  tous  les 
détails  d'un  journal... 

—  Comment!  mais  ils  ne  me  remplaceront 
pas...  quand  ils  prendraient  un  rédacteur  à  trois 
cents  francs  par  mois.  Il  faut  de  longues  années 
pour  faiii' un  bon  journaliste.  Moi,  je  me  suis 
surloui  appli<jué  à  une  spécialité,  celle  desfails 
divers,  et  je  peux  dire,  sans  me  vanter,  queper- 


sonne  ne  possède  à  un  plus  haut  degré  que  moi  le 
sentiment  de  la  nouvelle  et  l'art  de  classer  les  faits 
dans  l'ordre  le  plus  convenable.  Savez-vous  que 
cela  demande  du  tact  et  de  l'étude  !  On  croit  que 
cela  n'est  rien  parce  (ju'il  ne  s'agit  tiue  de  jouer 
des  ciseaux...  On  vous  dit  :  11  n'y  a  qu'à  cou- 
per!... Sans  doute,  mais  ne  coupe  pas  bien  ijui 
veut... 

M.  Dumarais  mit  la  main  dans  la  poche  de 
côté  de  sa  redingote  de  caslorine,  en  tira  une 
énorme  paire  de  ciseaux,  et  ajouta  avec  un  ac- 
cent de  douleur  plein  d'expression  : 

—  En  voilà  des  ciseaux  !...  Depuis  cinquante 
ans  ils  ne  m'ont  pas  quitté!...  Vous  pouvez  voir 
qu'ils  ne  sont  pas  restés  oisifs  entre  mes  mains. 
Ils  portent  partout  des  traces  de  leurs  longs  ser- 
vices. Ils  ont  taillé  comme  en  plein  drap  dans 
l'aris,  dans  les  départemens  et  dans  l'étranger. 
Pauvres  amis  !  et  je  me  séparerais  de  vous!.... 
Non, non, jamais!...  Vous  êtes  aussi  mes  armes 
d'honneur,  à  moi  !... 

Ce  beau  mouvement  oratoire  ayant  fixé  l'at- 
tention de  ([uebiues  promeneurs,  je  vis  le  mo- 
ment où  l'on  allailfaireun  cercleautourdenous. 
Commeje  ne  me  souciais  nullement  de  cela,  je 
saisis  M.  Dumarais  par  le  bras,  et  je  l'entraînai 
plusloin. 

—  De  façon,  luidis-je,  que  vous  ne  faites  rien 
à  présent  ?... 

—  Eh  !  mon  cher  ami,  que  voulez-vous  que  je 
fasse?  Quand  on  a  été  journaliste,  on  ne  peut 
plus  être  autre  chose.  C'est  un  état  qui  s'erai)are 
de  toute  l'existence  d'un  homme.  Un  auteur  de 
romans  peut  être  ministre,  un  faiseur  de  vau- 
devilles peut  devenir  préfet  ;  mais  un  journaliste 
ne  peut  faire  que  des  journaux.  Tenez...  depuis 
que  je  suis  libre,  je  ne  me  comprends  plus.  Le 
soir  j'ai  toutes  les  peines  du  monde  à  m'cndor- 
mir.  Au  moindre  bruit  que  j'entends,il  me  sem- 
ble qu'on  me  crie  :  Monsieur,  encore  une  co- 
lonne! Le  matin,  je  m'habille  à  la  hâte  et  j'ai 
descendu  mes  cinq  étages  avant  de  me  souvenir 
que  je  n'ai  plus  à  ni'occuper  du  dépouillement 
des  journaux,  pour  l'édition  de  province.  C'est 
un  bouleversement  complet  de  tous  les  instans 
de  ma  vie.  Quand  je  me  promène  vers  deux  ou 
trois  heures  de  l'après-midi,  mon  esprit  travail- 
le... à  cinq  heures,  monsangbouldans  mes  vei- 
nes... Je  sais  que  c'est  là  le  moment  du  coup  de 
feu,  comme  nous  ap|ielons  cela...,  je  les  vois 
tous  courbés  sur  le  tapis  vert,  écrivant,  cou- 
pant..., et  je  ne  suis  pas  avec  eux...,  je  ne  suis 
pas  avec  eux!... 

M.  Dumarais  essuya  deux  grosses  larmes.  Je 
me  sentais  moi-même  ému. 

—  Calmez-vous,  lui  dis-je  en  lui  prenant  la 
main,  c'est  le  cas  ou  jamais  de  faire  un  appel  à 
la  philosophie.  Je  vous  promets  de  ne  rien  né- 
gliger pour  vous  tirer  d'embarras.  Je  vais  aller 
voirceux  demes  amis  qui  ont  del'inHuence  dans 
les  journaux,  et  je  parviendrai  je  l'espère,  à  vous 
caser  quelque  part... 

—  Oh  !  que  je  vous  aurai  d'obligation  I 

—  Ne  parlons  pas  de  cela...  En  attendant,  oc- 
cupez-vous le  mieux  possible...  Tâchez  de  vous 
distraire  de  vos  idées  noires...  Allez  à  la  Bourse, 
au  Palais-de-Justice...,àla  Morgue...,  venez  ici 
lire  les  journaux... 

—  C'est  que  cela  coule  encore...  Je  suis  obligé 
d'y  regarder  de  près  dans  ce  moment-ci...  un 


sou  par  journal...  On  se  trouve  entraîné  malgré 
soi  à  faire  de  la  dépense!...  Croiriez- vous  qu'ils 
ont  poussé  l'infamie  jusqu'à  me  supprimer  mon 
é})reuve?... 

—  Eh!  bien,  venez  chercher  la  mienne  tous 
les  matins...  ;  elle  est  à  voire  disposition... 

—  Vraiment?...  Oh!  que  je  vous  remercie!... 
J'irai  la  chercher  dès  demain. 

—  Venez,  adieu  ! 

Je  pris  congé  de  M.  Dumarais. 

Le  lendemain,  il  était  à  peine  huit  heures  et 
je  dormais  d'un  profond  sommeil,  comme  us 
homme  qui  s'était  couché  fort  tard,  lorsque  la 
porte  de  ma  chambre  s'ouvrit  tout  à  coup.  Je 
me  réveillai  en  sursaut,  et  je  vis  à  côté  de  mon 
lit  M.  Dumarais  en  personne,  tenant  à  la  main 
mon  journal  tout  déployé. 

—  Comment  ?  encore  endormi  !  s'écria-l-il,  et 
votre  journal  est  arrivé  ? 

—  C'est  possible,  répondis-je  avec  un  bâille- 
ment, et  en  donnant  de  bon  cœur  l'importun  à 
tous  les  diables,  mais  je  ne  me  lève  jamais  avant 
dix  heures...,  d'ailleurs,  je  suis  malade  et  j'ai 
besoin  de  repos... 

—  Ah  !  ne  vous  dérangez  pas...  Dormez,  dor- 
mez..., je  vais  m'inslaller  là,  à  votre  bureau,  et 
si  je  remarque  quelque  chose  d'important,  je 
l'entourerai  d'un  trait  noir...  vous  savez?  cela 
vous  évitera  la  peine  de  courir  après... 

—  Faites  comme  vous  voudrez... 

Et  je  me  renfonçai  dans  mes  draps.  Je  fis  tous 
mes  efforts  pour  me  rendormir,  mais  inutile- 
ment !  M.  Dumarais  lisait  le  journal,  et  à  chaque 
minute,  je  l'entendais  murmurer  :«  Diable!... 
voilà  qui  est  grave!...  Ah!  ceci  est  un  fait  re- 
marquable?... » 

Et  je  distinguais  comme  un  bruit  de  ferrailles, 
d'épéesqui  se  croisent...  Je  crus  rêver...  Je  me 
retournai  brusquement,  et  quelle  fut  ma  sur- 
prise en  apercevant  M.  Dumarais,  les  ciseaux  à 
la  main,  et  tailladant  mon  journal  de  toutes  ses 
forces  : 

—  Arrêtez,  m'écriai-je  en  sortant  à  moitié  de 

monlit,  arrêtez,  .M.  Dumarais  ! que  faites- 

vouslà?... 

—  Comment? ce  que  je  fais  là?...  me  répon- 
dit M.  Dumarais  avec  la  plus  étonoanle  impassi- 
bilité, eh  !  parbleu,  vous  le  voyez  bien!... Je 
prépare  mes  faits  divers  pour  le  numéro  de 
demain!... 

—  Quels  faits  ?...  Quel  numéro?...  Est-ce  que 
vous  avez  perdu  la  tête  ?... 

—  Ah!  pardon!  pardon!...  C'est  vrai...  IVIoi 
qui  ne  pensais  plus...  Maudite  habitude,  va  !... 

Il  s'empressa  de  remettre  ses  ciseaux  dans  sa 
poche  et  se  confondit  en  excuses. 

—  Mon  Dieu!  que  je  suis  désolé,  me  dit-il, 
Vous  devez  bien  m'en  vouloir!...  Une  épreuve 
comme  celle-là!...  Papier,  caractères,  tout  était 
si  beau!...  C'est  que  voyez-vous,  c'est  plus  fort 
que  moi...  Ces  diables  de  ciseaux!... 

Que  voulez -vous  y  feire,  M.  Dumarais?... 

Au  total,  c'est  un  malheur  facile  à  réparer...  en 
envoyant  demander  à  l'administration  un  autre 
numéro  du  même  jour... 

—C'est  possible...  mais  je  n'en  suis  pas  moins 
contrarié...  Par  exemple,  je  vous  jure  bien  que 
c'est  la  dernière  fois  !.. .  Ainsi  donc,  vous  ne  m'en 
voulez  pas  ? 
'     —  Non,  c'est  convenu,  non... 


—  30f  ^ 


—  Et  je  pourrai  revenir  demain  ? 

—  Sans  doute...  mais  venez  plus  tard...  ou 
prenez  mon  journal  chez  le  concierge...  je  vous 
y  autorise...  rous  me  le  renverrez  vers  midi... 

—  Je  vous  le  rapporterai  moi-même...  Com- 
ment donc?...  Adieu,  mon  cher  ami;  mille  par- 
dons encore...  Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  en 
prie...  Parlez  à  vos  amis  pour  moi... 

J'assurai  à  M.  Duraarais  que  j'allais  m'occu- 
per  activement  de  son  affaire,  et  dès  que  je  fus 
habillé,  j'écrivis  quelques  lettresàson  intention, 
en  demandant  partout  une  prompte  réponse. 

Le  soir  xafme  je  fus  oliligé  de  partir  pour 
Evreux,  etjy  restai  six  jours.  A  mon  retour, 
mon  concierge  me  remit  mes  lettres.  Dans  le 
nombre  se  trouvaient  les  réponses  que  j'atten- 
dais, et  l'une  était  favorable  à  M.  Dumarais.  On 
me  disait  qu'il  n'avait  qu'à  se  présenter  au  Jour- 
nalde  Paris,  et  qu'on  lui  donnerait  du  travail. 
Je  demandai  mes  journaux.  Le  concierge  par- 
lit  d'un  éclat  de  rire  homérique  : 

—  Ah  !  bien,  dit-il,  ils  sont  gentils  vos  jour- 
naux, allez,  monsieur!...  Tenez,  en  voilà  un.... 
regardez  dans  quel  état  il  est...  C'est  ce  vieux 
monsieur  qui  a  des  bas  chinés  et  une  queue  qui 
lesarrange  comme  cela...  Il  n'y  a  pas  deux,  mor- 
ceaux qui  tiennent... 

Effectivement',  M.  Dumarais  avait,  comme  à 
l'ordinaire,  préparé  ses  faits  divers.  Je  compris 
qu'il  n'y  avait  pas  un  instant  à  perdre.  Je  me  hâ- 
tai de  courir  chez  mon  forcené  journaliste,  rue 
Thévenot,  18,  au  cinquième  au  dessus  de  l'en- 
tresol. Il  était  sorti.  Je  ne  trouvai  que  sa  femme 
deménagequi  médit  qu'il  avait  pris  le  chemin 
du  Palais-Royal.  Je  me  précipitai  dans  cette  di- 
rection. 

Au  moment  où  je  mettais  le  pied  dans  le  jar- 
din, du  c6té  de  la  Rotonde,  je  vis  un  grand  ras- 
semblement de  curieux  devant  le  pavillon  de 
droite  oii  on  lit  les  journaux.  Un  pressentiment 
me  fil  approcher.  Au  milieu   du  groupe,  un 
homme  se  débattait  entre  deux  sergens  de  ville, 
le  surveillant  du  jardin  le  tenait  au  collet  et  la 
dame  du  pavillon  gesticulait  en  montrant  à  la 
foule  plusieurs  journaux  découpés  sur  toutes  les 
colonnes,  à  grands  coups  do  ciseaux.  Et  le  pulilic 
de  crier  haro  sur  le  coupable,  suivant  sa  noble  et 
généreuse  coutume.  M.  Dumarais  (car  on  a  de- 
viné que  ce  ne  pouvait  être  un  autre  (pie  lui) 
s'épuisait  en  explications  (ju'on  n'écoulait  p,is. 
On  le  conduisit  au  corps  d(!  garde  où  je  le  sui- 
vis. Là  je  parvins  à  prouver,  non  sans  peine  et  en 
exhibant  mes  journaux  à  nioi-mèrae  qu'iieurcu- 
semcnt  j'avais  emportés  dans  ma  poclie,  (ju'iln'y 
availpas  eu,  de  la  jiart  d<'  M. Dumarais,  la  moin- 
dre intention  de  porter  atteinte  ;i  I  indusirie  de  la 
dame  du  pavillon,  el  (pi'il  n'avait  fait  (|uo  i('der 
à  la  force  de  l'habitude,  .le  laissai  enlie  les  mains 
de  l'officier  du  poste  la  valeur  desjovirnaux  mu- 
tilés et  je  ramenai  le  pauvre  M.  Dumarais  plus 
mort  que  vif.  Il  ne  fallut  pas  moins  que  la  bonne 
nouvelle  ([ue  je  lui  apportais  [Kiur    rendre  le 
calme  à  SCS  esprits.  Nous  allumes  ensemble   au 
Journalde  l'aris,  où  maintenant  il  taille  et  ro- 
gne tout  à  son  aise  jtour  préparer  svifait.idivers, 
sans  avoir  besoin  des  journaux  di'  ses  amisct  sans 
craindre  d'élro  emiioii;né  [lar  les  sergens  de  ville. 
V  a-t-il  beaucoup  d'exemples  de  la   force  de 
l'habitude  pareils  àcclui-là  ?    A.  dk  Iîuuuuver. 
(Europe  !aonarc/iii]\ie.) 


Hcmic  îiramûtitiuf. 


ACADEMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 

Première  représentation  du  I.ac  des  Fées ,  opéra 
en  cinq  actes ,  paroles  de  MM.  Scribe  et  Méles- 
ville,  musique  de  M.  Auber,  ballets  de  M.  Co- 
raly,  décorsde  MM.  Philastre  et  Cambon. 

Le  nouveau  poème  de  MM.  Scribe  et  Mélesville 
est  emprunté  aux  Contes  des  Fées  deMusa;us, 
dont  M.  Paul  de  Kock  a  donné  il  y  a  quebpies 
années  une  traduction.  Déjà  le  sujet  avait  élé 
(léHoré  au  théâtre  par  une  pièce  jouée  sous  le 
titre  de  la  Fille  de  l'Air,  et  qui  a  fait  courir, 
il  y  a  deux  ans,  tout  Paris  aux  Folies  Dramati- 
ques. Ce  conte  de  Musieus  n'est  peut-être  pas 
étranger  à  l'idée  qui  a  fourni  le  sujet  du  gracieux 
et  ravissant  ballet  de  la  Sylphide;  cette  divinité 
aérienne  des  montagnes  de  l'Ecosse  ressemble 
beaucoup  à  la  fée  Zéila  de  l'opéra  nouveau, 
et  le  paysan  James  a  beaucoup  d'analogie  avec 
l'étudiant  de  Cologne  Albert. 

Le  lac  des  Fées  est  situé  dans  ces  fameuses 
montagnes  du  Hartz  où  de  tout  temps  se  sont 
passées  des  choses  surnaturelles;  une  enceinte 
de  rochers  l'environne  et  forme  le  reliord  de  , 
cette  espèce  de  baignoire  réservée  aux  tilles  des 
anges  ,  qui  viennent  y  rafraîchir  leurs  célestes 
appas.  De  jeunes  étudians  partis  de  Cologne  se 
sont  égarés  dans  ces  lieux,  et  il  faut  que  ee 
soient  de  rudes  marcheurs ,  car  il  y  a  loin  de 
Cologne  aux  montagnes  du  Hartz.  L'un  d'eux 
se  réjouit  de  penser  que  sa  bonne  étoile  l'a  mis 
sur  la  voie  des  aventures  extraordinaires,  H 
reste  donc  quand  ses  compagnons  s'éloignent  cl 
bien  qu'une  fiancée  attende  impatiemment  son 
retour. 

Tout  à  coup  des  chants  aériens  annoncent 
l'approche  des  fées,  qu'Albert  avait  rêvées  au.ssi 
et  (|u'il  ne  connaît  pas  encore.  Albert  se  cache 
dans  le  creux  d'un  rocher,  et  voit  s'abaltre  jiar 
essaims  des  créatures  délicieuses,  qu'attire  la 
limpidité  du  lac.  La  gentille  Zéila  est  à  leur  tête  : 
elle  s'étonne  et  se  plaint  de  ce  que  les  mortels 
sont  assez  simples  pour  les  redouter,  elles,  qui 
ne  songent  ([u'à  les 'protéger  ,  (|u'à  veiller  sur 
eux.  Elle  recommande  à  ses  compagnes  d'avoir 
bien  soin  du  voile  léger  qui  les  couvre,  et  qu'el- 
les iléposent  nécessairement  pour  se  baigner. 
Ce  voile,  c'est  leur  talisman  : 

l'osé  sur  notre  front,  vers  la  voule  éternelle 
Il  nous  permet  de  remonter  soudain  ! 

Et  lorsque  nous  l'otons,  c'est  la  simple  mortelle, 
Qui  reparait  I.... 

Albert  ne  perd  pas  un  mot  <le  l'explicalion,  et  il 
dérobe  le  voile  de  Zéila.  Dans  ee  moment,  les 
conipngnoiis  d'Albert,  cpii  ont  retrouvé  leur 
chemin  avec  l'aide  d'un  jeune  pAlic,  reviennent 
le  chercher  et  l'enlrainent  de  force.  Toutes  les 
baigneuses  oui  repris  leur  voile,  excepté  Zéila, 
(pii  ehcrcbe  vainement  le  sien.  Le  ciel  s'obscur- 
cit, l'orage  gronde,  les  eaux  du  beau  lac  se  sou- 
lèvent :  Zéila  ne  peut  répondre  à  la  voix  de  ses 
su'urs(iiii  rappellent.  Sa  divinité  s'est  évanouie 
avec  son  voile,  el  elle  ilemeine  attachée  à  la  terre, 
et  en  est  réduite  à  se  couvrir  du  chapeau  de 
paille  et  à  s'envelopper  du  manteau  brun  que  le 
p.Mie  a  oubliés,  et  la  voilà  gravissant  les  durs 
rochers  de  ses  pieds  délicats,  s'avani^-ant  au  ha- 
sard dans  le  sentier  suivi  par  la  troupe  des  étu- 
dians. 

Du  lac  des  Fées  nous  allons  tout  droit  à  la  ri- 
che auberge,  tenue  par  dame  Marguerite,  qu'Al- 
bert doit  épouser,  el  à  lamielle  il  doit  i5  éciis 
d'or.  Il  n'.inrait  lenu  (lu'.'i  elle  d'avoir  pour  clu- 
valler  ini  sei;;neni'  cliMelaiu  du  voisinage.  Mais 
le  comte  Uodolplie  est  vieux  et  Albert  est  jeime  ; 
Marguerite  ne  balance  pas  entre  les  deux.  La  fée 
i  déchue,  la  pauvre  Zéila  s'en  vient  précisément 
ilemander  ini  giteetdu  travail  à  l'aubergiste;  ce- 
iui-cicoii5CUtàla  prendre  pour  servante,  moyen- 


nant qu'elle  la  servira  gratis.  Albert  et  Zéila  se 
retrouvent,  se  reconnaissent ,  c'est  à  dire  que 
l'étudiant  croit  reconnaître  Zéila,  et  la  supplie 
de  lui  avouer  ce  qu'elle  est,  déesse  ou  mortelle  : 
Zéila  lui  jure  qu'elle  n'est  qu'une  servante.  Al- 
bert n'en  est  (pie  plus  ardent  à  vouloir  l'épou- 
ser. Et  les  vingt-cinq  écus  d'or,  qu'il  doit  à 
Marguerite  '.'  Il  les  emprunte  à  un  juif,  auquel 
il  donne  pour  hypolhé(|ue  sa  personne  livrable 
dans  deux  mois,  s'il  ne  rembourse  la  somme. 
Qui  a  terme,  ne  doit  rien  :  Aliiert  est  libre  et 
fier  ;  il  brave  Marguerite,  et  emmène  Zéila,  en 
chantant  : 

Ah  I  la  bonne  aCTaire 

Que  j'ai  faite  là  ! 

Le  destin  prospère 

Me  sourit  déjà. 

Fi  de  la  richesse  ! 

Vivent  la  gaîlé  , 

Une  belle  maltresse, 

Ella  liberté. 

Deux  mois  se  sont  écoulés;  Albert  et  Zéila  vi- 
vent fraternellement  dans  une  petite  chambre, 
véritable  mansarde  d'artistes.  Albert  écrit,  Zéila 
brode  ;  leurs  travaux  communs  leur  ont  pro- 
curé une  honnête  existence  ,  el  même.\lberta 
trouve  moyen  d'économiser  les  vingt-cinq  écus 
d'or,  prix  de  sa  rançon  conjugale.  Tout  cela  est 
bel  et  bon  ;  mais  si  pendant  deux  mois  Albert  a 
imposé  silence  à  son  amour,  il  ne  peut  se  conte- 
nir plus  longtemps  : 

J'avaisjaré  de  ne  pas  dire 
Mes  soulîrances  de  chatpie  jour  : 
Mais,  malgré  moi,  ma  force  eipire  : 
Je  meurs  pour  toi,  je  meurs  d'amour, 

Zélia  fort  embarrassée  invoque  \d  protection 
de  ses  sœurs  immortelles.  Les  fées  l'entendent 
et  lui  répondent  :  de  là  une  explication  entre 
Zéila  et  Albert. Zéila  convientqu'elleestla  fée  en- 
trevue sur  lesbordsdu  lac,  la  fée  déshéritée  du 
ciel  par  la  perle  de  son  voile.  Elle  ne  sait  pas  que 
c'est  Albert  qui  le  lui  a  dérobé  ;  mais  Albert  est 
honnête  homme  ;  il  tire  le  voile  deson  pourpoint 
et  le  rend  à  Zéila,  sachant  bien  à  quoi  il  s'expose. 
Touchée  de  cette  preuve  de  conscience  et  d'a- 
mour, Zéila  s'empresse  de  rassurer  son  amant  : 

Ce  Toile,  qui  l'a  ditqu'on  voulût  s'en  servir? 

Tiens,  Albert,  reprends-le  :  pour  moi 
Le  ciel  est  ici  pris  de  toi. 

Au  milieu  des  transports  auxquels  se  livrent 
Zéila  el  Alliert.  surviennent  les  compagnons  de 
cedernier.  La  fête  des  rois  se  célèbre  sur  la  grande 
place  de  Cologne. 

Le  peuple  accourt  et  se  presse  ;  la  ci-devant 
auliergiste  se  présente  en  grands  atours,  donnant 
le  bras  au  comte  Rodolphe,  dont  elle  est  deve- 
nue la  maitre.<se.  Rodolphe,  qui  en  venta  l'élu- 
diaiit  |iour  lui  avoir  soutïlé  la  jolie  servante,  a 
raclielé  le  billet  souscrit  à  l'ordre  du  juif  ;  mais 
Albert  s'est  mis  en  mesure  d'y  f.iire  honneur  : 
il  se  vante  d'avoir  de  l'or  dans  sesporhes;  des 
truanilset  voleurs  l'enlenilent  :  malheur  à  lui  ! 
Lesg.'iteaux  circulent;  les  parts  se  distribuent  ; 
la  fève  échoit  à  Zéila,  (|ui  partage  avec  .Vlberl 
sa  royauté.  Tous  deux  vont  s'asseoir  sut  un 
tn'inc,  et  le  cortège  défile  devant  eux.  Ce  cor- 
té;;e,  ou  celte  marche  des  rois .  est  de  l'histoire 
ressuscitée  d'après  de  vieux  tableaux,  de  vieux 
manuscrits.  En  première  ligne  s'avancent  des 
soldats  couverts  de  cuirasses,  et  portant  pour 
arme  une  /laslc  ■  viennent  ensuite  les  corps  de 
métiers  précédésde  leurs  insignes  :  \ei  friiitirru, 
avec  Adam  et  Eve  mangeant  du  fruit  défi-ndu  ; 
les  hrodetirs.  avec  une  Vierge  et  des  objets  de 
broderie:  1rs  r/uiiisscticrs,  avec  des  (îgures 
nues  cl  des  chausses  («endues  auprès  d'elles  ; 
les  (ir;;i«r/Vr.<,  avec  un  heaume  posé  sur  un 
bouclier,  une  dague  et  un  écusson  armorié; 
les  ,«(//)'(7-*,  avec  tme  selle  de  bataille;  les  ;>i)M- 
.itniiiii'rs,  avec  la  roue  de  sainte  Catherine  et 
des  poissons;  les  iiuirOucrf,  avec  un  vaisseau. 


—  302  — 


Les  trois  rois  ranimes,  éliiici'lans  d'or,  coifFés  de 
tinlp.iiis,  suivent  1rs  corporations,  l'œil  li\é  sur 
la  liiniincuse étoile;  des  esclaves  noirs  tiennent 
la  liriiic  lie  leurs  chevaux  et  les  escortent.  Des 
(jrands  seijjneurs,  en  lialiils  de  brocard,  fourrés 
d'hermine,  des  SIradioles,  on  soUlals  étraiiiiers 
(lue  soudoyait  l'empereur  Maximilien,  succè- 
dent aux  rois  maijes,  et  puis  l'on  voit  apparaître 
une  foule  liizarre  ,  une  colme  f,tiilaslii|ne  et 
mylliolo,iiilue  :  des  fous,  moulés  sur  desliippo- 
grilfes,  sonnent  la  lroui|)ette  ;  Ikiccluis,  Ariane 
et  lei;ros  Silène  roulent  sur  un  cliar  iraîné  par 
dessityres,  des  faunes  et  des  liaccliantes. 

Mais  tandis  (|u'Alliert  trône  majestueusement 
à  C(Vé  de  sa  liien-aiméc.  les  voleurs  le  délivrent 
de  son  or;  el  le  pauvre  roi  ne  posséile  plus  une 
obole,  (piand  liodolph"  le  somme  de  payer  son 
liillel.  lîodolplie  le  menace  de  la  [irison,  et  le 
roi  se  trouve  mal.  Celte  défaillance  inattendue  le 
rend  victime  d'un  nouveau  larcin  :  croyant  de- 
voir employer  avec  un  étmliant  le  même  procédé 
(pi'avec  une  fenune  (pii  s'évanouit,  Marguerite 
entrouvre  le  pourpoint  d'Albert;  elle  y  dé- 
couvre le  voile  ipielle  lui  a  vu  souvent  entre 
les  m. lins  et  s'en  empare  :  ce  malheureux  Albert 
est  volé  comme  dans  un  bois,  lioilolphe  amèns 
<les  hommes  ilarm^'s,  l'étudiant,  revenu  à  lui, 
appelle  ses  camarades  ;  une  mêlée  s  en![ai;e,  et 
(lins  la  confusion  un  coup  d'épée  destinée  par 
Albert  fi  liodolphe  va  frapper  Zéila.  Le  sang  de 
Zéila  coule,  sa  vie  est  en  danjïer.  Pour  la  lui 
conserver,  Albert  pense  avec  raison  que  le  meil- 
leur remède,  c'est  de  lui  rendre  son  voile  : 

Je  n'ai  plus  qu'un  moyen  pour  préserver  ses  jours  : 

A  toi,  déesse,  une  vie  éliTiiclle  1 

Eu  lo  rendaut  ce  ïoile  précieui, 
Pour  jamais  je  le  peids,  mais  jeté  rends  les  cieux. 

^lais  le  voile,  Albert  ne  la  plus:  tout  lui  man- 
que à  la  fois,  sa  raison  comme  le  reste  :  Alliert 
et  Zéila  tombent  au  pouvoir  du  seigneur  chàte  - 
lain. 

Si  vous  croyez  que  Marjjuerite  est  heureuse 
de  tous  CI  s  revireinens,  vous  êtes  dans  l'erreur. 
Voyant  que  /éila  lui  ravit  la  faveur  du  mallre, 
elle  se  retourne  du  c6té  d'Albert,  et  veut  lui 
rendre  la  liberté  :  elle  ferait  mieux  d'abord  de 
lui  rendre  la  raison  ;  mais  ce  miracle  est  ré- 
servé à /eila,  dont  l'asiiect  soudain  dissipe  le 
nua;;e  qui  enveloppait  l'esprit  d'Albert.  Kodol- 
nhe'allait  faire  tomber  la  tête  de  ce  malheureux, 
lorsque  /éila  s'est  dévouée  :  pour  racheter  la 
vie  d'Alliert,  elle  consent  à  épouser  Kodolphe. 
Sacrifice  pour  sacrifice  :, Albert  consent  à  épou- 
ser Maripierile  pourvu  ijuc  Mirijucrile  restitue 
à /éila  ;•  talisman  ipii  peut  seul  l'enlever  au 
ehfitelain  et  à  la  terre.  En  elfet,  Marguerite  pose 
.sur  le  front  de  /éila  le  voile  blanc,  complément 
ordinaire  dune  toilette  de  mariée,  et  /éila  s'en- 
vole vers  les  cieux. 

Que  résulte-t-il  de  cet  arrangement?  Rodol- 
phe se  venge -t-il  de  Marguerite  et  d'Albert? 
Albert  tienl-il  ses  cngagemens  avec  Marguerite?  ' 
Ces  divers  points  restent  dans  le  vague  ;  tout  ce 
que  nous  savons  ,  c'est  ijii'au  cinquième  acte 
nous  sommes  dans  les  airs  ,  non  loin  du  palais 
des  fées;  /éila,  rentrée  au  bercail  depuis  trois 
jours  et  s'ennuyant  déjà  de  sa  divine  existence  , 
sommeille  en  pensant  ;i  Albeit;  éveillée,  elle  y 
Iiense  encore  plus  ,  et  le  re;;retle  si  vivement 
((uelleveul  le' revoir  à  tontfirix.  La  reine  des 
fées  lui  fiitdire  qu'en  récompense  de  son  exil 
elle  exaucera  le  premier  de  ses  souhaits.  Alors 
Zeila  s'agenouille  au  pied  du  triine  de  sa  reine, 
et  la  suiudie  de  lui  permettre  de  renoncer  à 
rimmorlalité. 

La  reine  ne  peut  s'empêcher  d'y  consentir, 
mais  sans  que  cela  tire  à  conséquence,  et  en  f  li- 
sant ses  n'-serves  pour  l'avenir.  «  Sur  un  geste 
«de  la  reine,  les  nuages  s'enlr'ouvent,  /éila  des- 
wcend  des  cieux.  On  la  voit  passer  rapidement 
»à  travers  les  nuages,  qui,  diversement  colorés 
«par  lesoleil,  changent  successivement  d'aspect; 
«enfin,  après  quelques  minutes  de  voyage,  on 
«voit  la  terre  apparaître,  il'abord  le  sommet  des 
«monlagueS;  puis  les  édifices,  ks  villes,  les  Heu- 


«ves,  les  prairies,  la  maison,  puis  la  chambre 
»qn  habitait  Albert  au  troisième  acte.  Albert, 
)>senl  dans  sa  chambre  el  livré  au  désespoir,  va 
«mettre  lin  à  ses  jouis...  ;  il  lève  les  yeux  et  voit 
«sur  un  nuage /éila  qui  descend  vers  lui  en  lui 
«tendant  les  bras.  Il  s'y  précipite  el  la  loile 
iitombe.  » 

C'est  |)ar  ce  spectacle  éblouissant,  par  ce  ma- 
giijne  couj)  de  thécttie,  que  se  termine  le  Lacdi-s 
Ff'cx.  Si  ce  n'est  pas  là  un  opéra  raisonnable,  c'est 
lin  opéra  fantastique,  et  l'un  vaut  bien  l'autre 
dans  le  pays  des  prestiges,  des  illusions.  Les  au- 
teurs ont  cherché  la  giàcc  et  le  charme  avant 
tout  :  nous  avons  entendu  des  gens  de  beaucoup 
d'esprit  leur  reprocher  d'avoir  choisi  en  (|uel- 
ipie  sorte  un  sujet  neutre,  à  distance  égale  du 
comiipie  franc  et  du  tragique  terrible.  Ce  re- 
liroche  est  fondé  jnsiju'à  un  cerlain  point;  il  est 
certain  (jne  la  grà?e  domine  dans  le  Lac  des 
Ffi'es  :  néanmoins  la  passion  n'y  est  pas  étran- 
gère et  le  rôle  d'Albert  en  est  empreint  d'un 
bout  à  l'autre.  Après  cela,  n'est-ce  pas  un  avan- 
tage ipie  de  varier  le  thème  sur  lequel  les  ha- 
bitués de  1  Opéra  vivaient  depuis  ([uelques  an- 
nées ?  Toujours  des  larmes!  toujours  des  dou- 
leurs! toujours  des  poèmes  finissant  par  la  dé- 
mence, le  bûcher,  le  massacre,  la  peste,  l'enfer! 
En  voilà  un  i(ni  sort  des  eaux  d'un  lac  pur  et 
tramiuille,  qui  passe  à  travers  les  joies  de  la 
terre  et  les  splendeurs  du  ciel  pour  se  conclure 
dans  les  félicités  d'un  amour  i)nr  et  doux!  La 
seule  rareté  du  fait  n  est-elle  pas  une  garantie  de 
«succès  ? 

Le  compositeur  à  qui  nous  devons  la  illneffe, 
le  Dieu  et  la  Buïadére  ,  le  Phillre,  Gustave  , 
a  écrit  la  nouvelle  partition  ,  (lue  nous  jugeons, 
à  la  première  vue,  tout  à  fait  digne  de  ses  aînées. 

L'ouverture  composée  dans  le  système  des  ré- 
sumés n'olfie  de  saillant  qu'un  théine  qui  re- 
vient dans  l'opéra  ,  noiamineut  au  cinquième 
acie,  pendant  la  descente  aérienne  de  /élia  ; 
mais  ce  théine  est  ravissant,  il  a  (pielque  chose 
d'amoureux,  de  vaporeux,  et  une  fois  qu'on  l'a 
retenu,  il  bonnlonne  sans  cesse  à  votre  oieille. 
L'introduction  est  vive  et  charmante  ,  comme 
toutes  les  introductions  d'Aiiber;  ce  morceau 
excepté  ,  le  premier  acte  nous  parait  inférieur 
aux  actes  snivans  :  la  cavatine  d'Albert,  l'air  de 
/éila,  le  chœur  des  fées,  Sur  cette  prairie  , 
vieas,  ma  sœur  che'rie,  oni  une  allure  pénible, 
embarrassée  ;  on  dirait  que  le  compositeur  les  a 
écrits  en  attendant  l'inspiration.  Dès  le  début  du 
second  acte  l'inspiration  se  manifeste;  l'air  de 
Marguerite,  la  romance  de  /éila  .  se  distinguent 
par  l'élégance  et  le  sentiment  :  l'air  de  Kodolphe 
avec  a(;compagnement  de  chœurs,  qui  crient 
Tai/aull  Taj/aull  a  beaucoup  de  franchise  et 
de  largeur.  Dans  le  duo  d'Albert  el  de /éila  : 
Est-ce  toi,  j'(7>o/(r/.s-;'<((i,  la  mélodie  est  aussi 
tendre,  aussi  rêveuse  ipie  la  situation  l'exige;  le 
final  est  excellent,  et  la  strelte  ;  Ah  !  la  bonne 
affaire  ,  pétille  de  verve  el  de  galté. 

[>e  troisième  acte  commence  par  un  second 
duo  touchant,  passionné  entre  Albert  et /éila  : 
les  éliidians,  venant  cliercher  leur  camarade  , 
chanlent  un  chfcnr  très  agréable.  La  fête  des 
rois,  les  bdlels  sont  traités  avec  toute  l'ingé- 
nieuse habileté  d'un  mailre  accoutumé  à  de  pa- 
reils travaux.  Au  (pialrième  acte,  l'inspiration 
s'agrandit  et  s'élève  :  la  scène  d'Albert,  ipii  a 
perdu  sa  raison,  et  répète  toujours  :  Cest  nioi\.. 
c'est  moi  qui  l'ai  ffrapjte'e,  la  cavatine  enchâs- 
sée dans  cette  scène  :  (Juandviendra  la  déesse 
au  bord  du  lac  s'asseoir,  sont  des  morceaux 
d'une  grande  valeur  ;  nous  goûtons  moins  les 
couplets  d'Albert  pendant  le  repas  du  châtelain, 
mais  le  qiialuiir,(pii  vientiminédiatement  après, 
est  peut-être  le  meilleur  morceau  de  tout  l'ou- 
vrage. Le  eimpiième  acte  dure  à  peine  quelques 
minnies  ;  nous  n'y  avons  reinanpié  ipie  le  ihê- 
me  délicieux  annoncé  dès  l'ouverture. 

Le  genre  fautastii|ue,  étant  celui  ipii  ouvre  la 
carrière  la  plus  vaste,  est  aussi  celui  qui  impose 
les  plus  rudes  obligations.  Ou  se  croit  tonjo\irs 
endroit  de  demander  ipielipie  chose  de  surhu- 
main à  l'artiste  qui  se  place  en  dehors  des  con- 


ditions ordip.aires.  Nous-même  ,  ijui  sentons 
mieux  que  [lersonne  le  ridicule  de  ces  exigences, 
nous  aurions  voulu  dans  les  chœurs  de  fées 
dans  les  chanis  de  /éila  (|uel(|ues  accens  plus 
célestes,  «piehpies  noies  plus  idéales ,  queb|ues 
canlilènes  plus  remplies  de  cette  suavité  origi- 
nale ilonl  le  divin  Ariel  donne  l'exemple  dans 
Shakspeare.  et  (pie  le  génie  éminemment  fantas- 
lliiue  (b'  Weber  est  parvenu  à  saisir  dans  son 
Freischnl:,  dans  son  Uberon. TeWe  ipielle  est, 
la  nouvelle  partition  d'Auber  nous  a  causé  un 
vrai  plaisir,  et  nous  a  laissé  avec  le  désir  de  l'en- 
tendre derechef,  la  cipiiviclion  intime  que  les 
beautés  en  eliaeaient  pleinement  les  défauts. 
Nous  verrons  I  effet  du  temps  sur  cette  convic- 
tion toute  favinable  à  l'ouvrage  et  à  l'artisle. 

Le  rôle  d'Albert  est  le  rôle  capital  :  Duprez 
le  chante  et  le  joue  avec  un  talent  admirable. 
Sa  voix,  au  premier  acte,  avait  eu  quelque  peine 
à  se  poser;  à  compter  du  second  acte,  elle  a  re  • 
conquis  sa  vigueur,  son  éclat,  sa  pureté.  Dans 
ce  nouveau  rôle  ,  Dupiez  s'esl  attaché  à  prouver 
que  lui  aussi  pouvait  aborder  la  vocalisation  lé- 
gère, que  lui  aussi  ])onvait  lancer  ([iielipies-uns 
de  ces  points  d'orgue  fleuris  el  brodés,  que  l'an- 
diloire  .iccueille  toujours  par  des  transports 
d'enthousiasme.  Au  quatrième  acte  ,  dans  les 
scènes  de  folie,  il  s'est  montré  bon  acteur  et  bon 
mime;  son  rappel  n'était  (piupe  justice.  Made- 
moiselle iNau  réalise  l'iiléd  d'une  sylphide  par 
la  délie  liesse  de  sestr.iils,  de  sa  taille,  parle 
timbre  argentin  de  sa  voix.  Le  rôle  de /éila  est 
sa  )iremière  création,  el  cette  création  luiassiire 
le  droit  d'en  faire  d'autres.  Levasseuret  madame 
Slolz  ont  parfaitement  i empli  les  rôles  de  Ro- 
dol|ihe,  le  vieux  chfitelain,  et  de  Marguerite,  la 
coi|ui'lte  aiiliergiste.  Dans  le  (|naluor  du  (pia- 
lrième acte,  leurs  belles  voix  concourent  ]>uis- 
sainiuenl  à  l'elfet  de  ce  chef  d'œ-nvre  musical. 

La  dani^e  occiiiie  un  rang  honorable  dans  le 
Lac  des  Fées  ;  on  reconnail  le  talent  de  M.  Co- 
raly  à  la  manière  dont  il  a  réglé  les  divers  pas. 
I.e  plus  joli  de  Ions  est  celui  que  dansent  mes- 
dames Xoblet,  Alexis-Dupont  et  Filz-.lames,  tou- 
tes trois  en  cosluni  !  allemind  du  moyen-âge, 
avec  loi|uet  d'or,  corset  dessinant  la  taille  et  ju- 
|io;is  blancs  bariolés  de  riib.ins  bleus  ou  verts. 
l'e  pass'engaîje  el  se  termine  d'une  façon  nou- 
velle :  \fs  trois  danseuses  y  ont  oblenu  beau- 
coup de  suicès.  Coiistoii  en  Bacchus,  mademoi- 
selle Maria  en  Ariane,  dansent  aussi  un  pas  de 
deux  bien  dessiné;  Carrez,  chargé  du  rôle  de 
Silène,  fera  bien  d'en  atténuer  jiliitôt  que  d'en 
exagérer  l'esprit.  Le  chorégraphe  fera  mieux 
encore  de  supprimer  entièreinenl  le  pas  oii  Si- 
lène chancelé  plutôt  qu'il  ne  danse. 

Enfin  les  décors  soutiennent  la  renommée  que 
se  sont  faite  MM.  l'hilastre  el  Cambon.  Rien  de 
plus  frais  que  le  lac,  rien  de  plus  curieux  que 
l'auberge,  la  place  de  Colo;;ne,  le  château  de 
Rodolphe;  rien  de  plus  aérien  que  l'olympe  des 
fées,  entourées  de  nuages,  inondées  de  lumière. 
Il  n'y  a  ipi'un  amour  passionné  comme  celui  de 
/éila  pour  Albert  qui  soit  capable  de  faire  dé- 
serter un  séjour  pareil  à  celui  qu'habitent  les 
fées,  du  moins  les  fées  de  l'Opéra. 

Ed.  m. 


THEATRE  DE  LA  REN.\1SSANCE. 

Le  ^A  février,  tragédie  en  vers  en  un  acte  de  M. 
Bernay.  —  2G  uns,  comédie  en  deux  actes  de 
M.  Dartois  el  Bournonville. 

La  Renaissance  nous  semble  un  peu  bien 
forte  sur  les  chiffres;  il  y  a  dans  ces  deux  piè- 
ces, à  peu  près  nouvelles,  une  coïncidence  de 
titres  qui  font  un  singulier  effet  sur  l'affiche  Est- 
ce  (pi'on  a  visé  à  l'originalité  ?—  C'est  une  assez 
bonne  chose  ipie  l'originalité,  mais  nous  la  vou- 
lons ailleurs  que  dans  les  annonces. 

Le  'ii  février  e^t  assurément  un  ouvrage  fort 
triste  de  formes  el  d'exécution.  Tout  y  est  mi- 
sérable, sombre  et  fatal;  pas  un  seul  moment 
pour  reposer  l'attention  larmoyante  du  spec- 
tateur. Là,  dans  ce  tout  petit  acte,  le  gé- 
nie allemand  qui  u  servi  de  muse  à   M.  Bernay, 


—  30»  — 


entasse  tout  ce  que  l'existenre  peut  oPFi'ir  d'as- 
pects sinistres;  c'est  une  lamentation  rimée. 
l^ous  avions  déjà  la  méditation  poéli()ue;  ceci 
est  un  pi'Oj;rès. 

Deux  infortunés  parvenus  au  dénuement  le 
]dus  affreux,  reçoivent  dans  la  ciiaumière  (pie  le 
lise  va  leur  enlever,  un  jeune  voya;;eur  cpfils 
assassinent  pour  le  dépouiller  :  c'est  leur  lils.  — 
L'idée  est  ingénieuse;  mais,  comme  il  faut  eu- 
rore  autre  chose  qu'une  idée  pour  faire  un  dra- 
me, les  trois  personnages  qui  le  eomi)osent  se 
livrent  enscml^'e  à  des  conversations  démesu- 
rées. A  proprement  parler  il  n'y  a  dans  celle 
pièce  qu'une  exposition  et  une  péripétie.  O 
n'est  point  la  faute  de  M.  Bernay,  qui  u'estqu'un 
traducteur;  c'est  celle  de  Warner,  l'alleiiiand, 
dont  l'œuvre  a  déjà  fourni  un  troisième  acte  au 
Jo«/eMr,  c'est  surtout  celle  de  M.  Anténor  Joly 
<|ui  est  resiionsalde  du  choix  qu'il  fait. 

Le  Iravaitde  M.  Hernay  se  ressent  un  peu  de 
l'aridité  du  sujet.  I>'allure  de  la  poésie  est  rude 
et  monotone  ;  son  mécanisme,  toutefois,  ne  man- 
que iioint  de  solidité  ni  même  de  correction.  — 
(iuyon  a  de  heaux  momens,  mais  il  est  iné|;al;  la 
déliutante,  mademoiselle  Payre  a  trouvé  d'heu- 
reuses inspirations,  et  Montdidiern'a  rien  trouvé 
du  tout. 

20  fl«.«  est  une  jolie  petite  comédie  de  mœurs 
qui  amuse  et  (|ui  plait.  Il  s'agit  d'une  demoiselle 
(le  20  ans  à  laquelle  son  f^ie  a  ravi  les  chances 
d'ini  étaldissement  et  ijui  les  retrouve  sous  le  ti- 
tre de  jeune  veuve.  La  donnée  est  agréahle; 
HIM.  Dartois  et  Dournonville  en  ont  tiré  bon 
parti  au  moyen  de  détails  heureux.  Il  y  a  li 
trois  personnages  épisodi(|ues  hien  étudiés  :  un 
industriel,  un  préfet  et  un  maire  (|ui  font  rire  et 
(|ui  concourent  à  l'effet  général  sans  nuire  à  la 
rapidité  de  l'action. 

Le  2'</e«rieret  26  rtw«  ajoutés  l'un  à  l'autre 
sont  au  succès  ce  que  la  fraction  'i/i  est  à  l'u- 
nité. Le  caissier  du  théâtre  trouvera-t-il  le  chif- 
fre satisfaisant? 

Stépuen  de  la  Madelaine. 


THEATRE  DES  VARIETES. 

P/iwàiis,  ecriiuihi  publie,  vaudeville  en  deux 
actes,  de  ^IM.  Rayard  et  Riéville.  — Vallu- 
vieiir  de  chalands,  vaudeville  eu  un  acte,  de 
I\l.  Varner. 

f/(a3?)/w  (prononcez  Pho-é-lms)  n'est  pas  au- 
lrechose(|ue  la  lilcre  coupable  de  lieauniar- 
chais,  arrangée  en  vaudeville;  Almaviva  y  de- 
vient ^1.  Coqutdet  (prononcez  comme  pour 
l'li(el)us).  W.  (Joipielet —  (i)rononcez  toujours! 
l'analyse  sera  plus  claire)  —  a  reçu  un  jour,  en- 
voyée il  ne  sait  d'où,  et  par  il  ne  sait  qui,  une 
petite  lille  dont  on  lui  cnnli(!  mystéricusemint 
l'éducation.  Il  s'en  cliar[;e  d'autant  plus  volon- 
tiers (|ue  celle  entant  lui  apporte  eu  même  temps 
une  jolie  fortune  à  jjérer.  Par  malheur,  lliou- 
nétc  iudustrielse  livre  àdesspécidatious  fft.heu- 
sesety  engage  en  i)artie  la  dot  de  Pauline.  Il  ne 
lui  reste  donc  ([u'uiic  ressomxe  pour  ai)ur<'r  les 
comptes  de  tutelle,  c'est  de  marier  sa  pupille  à 
son  lils.  Mais,  d'une  part,  Pauline  adore  Adol- 
phe, jeune  sergent-uiajor  de  la  garile  nationale, 
et  elle  déteste  Théodore,  le  lils  de  son  tuteur. 
D'autre  part,  l'épouse  de  M.  Coiruelel  a  d'excel- 
lentes raisons  |iour  s'opposer  à  I  union  que  son 
mari  projette.  \ dici  maintenant  ce  (|ui  rattache 
Phdlius  à  toute  cette  intrigue.  Adolphe  pense 
qu'une  lettre  anonyme  adressée?!  son  rival  peut 
empêcher  ce  dernier  d'épouser  Pauline.  C'est 
l'hu'lius  (pii  écrit  cette  lettre,  sous  sa  dictée.  La 
fenune  de  M.  Coijuelet  a  recours  au  même 
moyen,  et  c'est  aussi  PIutIius  (pi'elle  emploie 
poiir  écrire  h  Pauline.  Enlin  M.  Coquelet  a  des 
comptes  ;i  l'aii'c  copier,  et  c'est  encore  Phivtius 
qui  est  chargé  de  ce  travail. 

Celte  dernière  circonstance  l'amène  dans  le 
ménage  de  ses  voisins  au  moment  où  les  lils  île 
l'intrigiie  commrneeut  à  se  déhrouiller.  Son 
écriture  est  rccnuuue  :  il  lient  dans  ses  mains 
les  secrets  de  chacun.  Les  uns  le  paient  ou  le 
nieuaccul  pour  qu'il  se  taise;  les  autres  le  me- 


nacent ou  le  paient  pour  (|u'il  parle.  El  le  pau- 
vre hoMune,  continuellement  [dacé  entre  de 
l'argent  ou  des  coups  à  recevoir,  lutte  le  mieux 
i[u'il  sail.chcÈehantà  tirerde  sa  position  le  meil- 
leur parti  pîissiiiir. 

Le  dénoùment  de  cette  petite  comédie  est  as- 
sez ingénieux.  La  maternité  retombe,  grfice  à  un 
<piiproquo  de  M.  Coquelet,  —  prononcez  plus 
(lue  jamaiscommeje  vous  ai  dit, —  sur  made- 
moiselle Reriiard,  vieille  tante  irréi)rochable  et 
dévote,  ipii  en  reste  tachée  sans  s'en  douter. 
Cette  mademoiselle  Rernard  protège  Adolphe, 
el  comme  madame  Coipielet  a  trouvé  moyen  de 
rassurer  son  mari  sur  le  résultat  des  comptes  de 
tutelle,  celui-ci  s'empresse  de  se  conformer  aux 
intentions  manifestées  par  la  vierge  surannée 
iiu'il  croit  mère  de  Pauline. 

Vous  avez,  je  l'espère,  à  travers  cet  imbroglio, 
compris  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  darne  dont 
le  mari  s'ap|)elle  C.oquelet.  Cela  étant,  vous  son- 
gerez sans  doute  ijue  MM.  Bayard  et  Riéville 
eussent  pu  choisir  un  sujet  moins  scabreux, 
mais  ils  s'en  sont  tirés  avec  infiniment  d'adresse 
et  d'esprit. 

Dans  le  rôleprincipal, celui  de  Phncl)ns,Vernet 
a  été  charmant  de  gourmandise,  d'elfronterie, 
d'avidité,  de  niaiserie  etjile  prétentions,  tout  cela 
mêlé,  harmonie,  fondu  le  plus  habilement  du 
monde  en  un  type  original,  destiné  à  prendre 
place  à  c(Hé  de  tous  ces  types  créés  par  lui  ;  i'iii- 
ceitt,  Clwinme  qui  bat  ta  femme,  madnine 
Pochet  et  tant  d'autres.  Adrien  ,  Mlle  Flore 
et  Cazot  secondent  fort  bien  Vernel. 

Disons  tould'abord  que  la  pièce  de  M.  Varner 
n'a  point  réussi,  el  cela  peut-être  parc(!(jue  le  pu- 
blic n'a  pas  comprisetentin  parce  que...  el  parce 
que...  tout  ce  que  vous  voudrez...  allmeur  un 
chaland,  en  terme  d'argot,  veut  dire  pousser 
un  badaud  [\  une  empiète  à  laquelle  il  ne  son- 
geait pas  et  donl  il  n'a  ipie  faire.  Par  exemple  , 
un  homme  passe  à  côté  de  vous  tandis  (|ue  vous 
[)romenez  votre  paresse  autour  du  grand  bassin 
des  Tuileries,  et  comme  s'il  se  parlait  à  lui-mê- 
me, mais  de  façon  h  ce  que  vous  l'entendiez  : 

«  Parbleu  !  s'écrie-il,  c'est  une  bellcposilion... 
!>  Cent  mille  livres  de  trailemeul...  un  hôtel  ma- 
»  gnirupie...  et  pas  grand  chose  ;i  faire...  cela 
»  me  conviendrait  fort...  Si  je  démandais  au- 
)>  dicnce.  » 

Cet  homme  vous  allume,  vous  entraine,  cha- 
land nad',  vers  uu  ministère  vide,  i^e  Pécoutez 
pas. 

L'allumeur  a  pourtant  été  joué  par  un  jeune 
acteur  de  talent  et  d'avenir,  M.  Villars  ,  ipie 
nous  avions  remaniué  dans  le /'(///',  il  y  a  tiois 
mois. 

La  direction  de  ce  théâtre  change  de  mains; 
M.  Dumanoir  cède  sa  place  îi  IMM.  Jouslin-Dela- 
salle,  (Ipiges  et  Levav;  bonne  chance!  et  pour 
conuuencer ,  le  succès  de  Pliœbus ,  c'est  uue 
belle  inauguration. 


Concert  «le  In  Ffnêtcv  Jflitsieale. 


Il  me  semlilc  que  les  artistes  qui  ont  accordé 
leur  loyal  concours  .à  la  France  Vusicale 
sont  tous  des  artistes  du  premier  mérite.  11  me 
semble  (pi'un  concert  où  M.  de  lieriot  a  joué 
deux  duos  avec  M.  Osborne  el  uu  solo,  où 
MM.  Henri  el  ,lac(pies  llerz  ont  exéiMité  de  la 
musique  de  llummcl,  où  mademoiselle  Pauline 
liarcia,  MM  Ruliini,Lablaclie.  Ivanolï,  Céraldy, 
ont  chanté  de  la  musi(|ue  de  Haydn,  de  WcIk-c 
cl  de  Cimarosa,  est  un  concert  ijui  se  distingue 
de  beaucoup  d'autres. 

La  séaiu'c  a  commencé  par  le  premier  fraç- 
mcnl  de  l'd'uvre  ;ti>  île  llummel.  la  gr.inde  so- 
nate â  I  mains,  exécutée  par  MM.  Henri  el 
.lacipies  llcrz.  Celle  composition  est  une  des 
plus  licites  ipu'  l'on  pui.sse  compter  dans  le  ré- 
pertoire des  pianistes.  C'est  un  modèle  du  slvie 
ela.ssi(pie,  dans  la  bonne  acception  du  mol  ;  une 
mélodie  sinqile  cl  louchaulc,  luie  extrême 
richesse  de    modulations ,  des   idées  suivies  , 


homogènes,  qui  se  succèdent  et  s'encbainent  à 
l'aide  des  [)lus  ingénieux  développemens. 

L'fEuvre  classii|ue  de  Humel  a  été  jouée  par 
les  frères  Herz  avec  toute  l'intelligence  ipie 
demande  une  |)nreille  musiipie.  Pas  un  [loirit 
d'orgue,  ni  nue  lioriture,  ni  une  note  d'agré- 
ment, n'a  été  ajoutée  à  la  pensée  écrite "  du 
maître.  Je  ne  dirai  rien  du  mécanismed'exécu- 
ti  m  de  ces  deux  pianistes  qui  est  au-dessus  de 
tout  éloge. 

Lablache  ,  Rubini  et  mademoiselle  Garcia  , 
ont  chaulé  le  trio  de  Haydn,  qui  a  produit  une 
grande  impression. 

La  scène  du  Fret/ xc hit Iz  ne  trouvera  jamais 
d'interprète  plus  dramati(iue  (pie  madeinoi.selie 
Pauline  (jarcia.  Si  voix,  dune  étendue  immen- 
se, ipii  va  du  contralto  le  plus  grave  au  so[)rano 
suraigu,  toujours  |)Ieine,  sonore,  vibrante,  sans 
liésilalionet  sans  elforts.  son  émotion  vraie  et 
profonde,  sou  acccntlragiipic,  se  sont  manifestés 
avec  uu  éclat  iiu-omparable  dans  la  scène  du 
Frei/sc/niiz.  Mademoiselle  Pauline  darcia  est 
destinée  à  nous  rendre  la  grande  canlatrice  el 
1,1  ;[rande  tragédienne  dont  elle  porte  le  nom, 
ipii  lui  a  légué  sa  voix  et  sa  prodigieuse  organi- 
sation musicale,  .le  ne  serais  pas  mste  si  j'oubliais 
de  dire  ([ue  ce  morceau  a  élé  fort  bien  arcora- 
pagné  (lar  M.  Fessy,  le  plus  habile,  sans  contre- 
dit, de  nos  accompagnateurs. 

Le  duo  de  MM.  Osborne  el  de  Beriot  a  été 
accueilli  comme  un  délicieux  intermède.  Ce 
morceau  n'est  ni  une  œuvre  de  variations, ni  un 
caprice,  ni  une  fantaisie,  il  est  un  peu  de  tout 
cela;  il  est  bien  composé  et  de  bon  goùl  ;  le 
thème  principal  a  de  la  grâce  et  de  l'originalité. 
M.  Osborne  est  un  des  meilleurs  pianistes  de 
l'école  molerne;  il  a  un  jeu  plein  de  finesse, 
une  manière  admirablement  perléed  exécuter  le 
trait;  il  chante  sans  aifélerie  et  sans  prétention. 
Je  louerai  ilantant  plus  volontiers  M.  Osborne 
ipiil  est  un  artiste  aussi  consciencieu.v  que  mo- 
deste. 

One  dke  du  violon  de  Beriot  ?  Avouons  (|u'on 
ne  saurait  loucher  de  plus  près  à  la  perfection. 
De  Beriot  résume  le  beau  idt'-al  de  cet  instru- 
ment; il  y  a  dans  son  jeu  une  harmonie  com- 
plète, (pieb|iie  chose  d'achevé  (|ui  ne  laisse  rien 
soupçonner  au-drlâ.  L'élégance  de  la  pose  , 
l'agilité  du  coup  d'archet,  la  grâce  et  la  vigueur 
dans  le  chant  et  dans  les  traits.  l'excessiTe  jeu- 
nesse du  sou  s'y  trouvent  réunis. 

M.  Ivanolf  dont  la  belle  voix  produit  souvent 
|)liis  d'cll'el  dans  les  concerts  (ju'au  ihéàlre.  a 
chanté  avec  beaucoup  d'ùme  el  d'expression 
Pair  O  care  imagine,  de  la  Fhite  encliantée. 

La  séance  s'est  terminée  par  le  duo  du  Malri- 
monio  .<ef/retlo,  ce  modèle  de  la  musique 
boiilîe.  Cimarosa  avait  pour  inlerprèles  Lablacbe 
et  M.  Ceraldy,  i)ui  a  dignement  soutenu  la  com- 
paraison avec  son  redoutable  concurrent.  On 
sait  ipiel  admirable  musicien  est  Lablache  el 
tout  ce  qu'il  possède  de  verre  coinii|ue.  M.  lié- 
raldy  a  su  se  faireapplaudirâ  côté  de  Lablache. 
Il  a  chaulé  celle  musi(|ue  vive,  légère,  piquante, 
aussi  pleine  d'esprit  que  de  mélodie,  avec  beau- 
coup de  mordaul  et  de  précision.  La  variété 
est  le  cachet  des  grands  lalens.  et  M.  Ceraldy  a 
déployé  danscettemusi(|uc  boutïe  aillant  d'in- 
telligence (pi'il  sait  déployer  de  vigueur  et  d'é- 
nergie dans  les  mélancolii|ues  Liedcr.*  de 
Schuberi  el  dans  les  grandes  scènes  de  Gluck. 


Rcuuc  îir  riiii]  jciiirs. 


31  >IARS. —  Les  journaux  de  Aladrid  nous 
apprennent  ipie  legénéral  Conlova.  en  résiden- 
ce à  R.idajoz.  soriil  de  la  ville  le  19  de  ce  mois 
pour  faire  une  promenade  h  cheval;  bientôl  il 
franchit  la  frontière  cl  se  réfugia  en  Porliigal. 

»  Ou  assure  (]ue  Marolo  a  renvoyé  an  général 
Espartero  tous  les  prisonniers  cousiitiitionnels 
(pli  sr  Iroiiv.iienl  dans  les  dépôts.  On  ajoute 
(pi'iinc  guerre  terrible  est  sur  le  point  d'érlalrr 
entre  Cabrcrj  cl  .Marolo.  Us  scjcileni  récipro- 


—  304  — 


26 


9G 


quemenl  à  la   ttHe  lépilhète  de  tigre  de  l'Es- 
pagne. 

—  Y-nVisaniV Antiiiaire  tnililaire  qui  vient 
d'être  publié  sur  les  dociimens  du  ministre  de 
la  guerre,  avec  autorisation  du  roi ,  on  voit 
qu'au  r' janvier  18:S0  il  y  avait  Sl'O  généraux. 

Lieu.-gén.    .^lar. -de-camp. 
Au  eadre  d'activité.  .  97  128 

Eu  non  activité.  ...  31  43 

.\u  cadre  de  réserve.    6  15 

Totaux 134  180 

Parmi  les  225  du 
cadre  d'activité,  on  en 
trouve  des  débris  de 
l'empire 29  6 

Des  quinze  ans  de  la 
restauration 17 

Tromusdepuisla  révo- 
lution de  juillet 51 

—  La  crise  commerciale  se  fait  sentir  plus  que 
jamais  ;  aussi  le  tribunal  de  commerce  de  la 
Seine  est-il  encombré  d'affaires  nouvelles.  De- 
puis un  mois,  il  n'est  pas  de  semaine  où  l'on  ne 
place  au  rôle  2,000  causes  environ.  Mardi  der- 
nier, le  premier  appel,  de  dix  à  deux  heures,  a 
donné  532  affaires.  Le  nombre  des  faillites,  se 
trouve  augmenté  dans  la  même  proportion. 

>L  le  comte  de  Castellaneva  épouser  ma- 
demoiselle de  Talleyrand  Périgord,  fille  du  gé- 
néral de  ce  nom  ;  les  bans  sont  affichés  aux 
mairies  des  1''  et  10°  arrondissemens. 

Le  prix  du  pain  reste  fixé,  pour  la  première 

quinzaine  d'avril,  à  15  sous  et  demi  les  quatre 
livres,  la  première  qualité,  et  à  12  sous  et  demi, 
la  seconde  qualité. 

On  sait  que,  depuis  1830,  le  Conservatoire 

des  arts  et  métiers,  rue  Saint-Martin,  est  en 
restauration  ;  qu'une  commission  composée 
d'hommes  éminenls  dans  les  sciences  a  été  for- 
mée pour  surveiller  cette  restauration.  On  assure 
que  deux  nouvelles  galeries,  remplies  de  modè- 
les importans,  seront  ouvertes  au  public  après 
l'exposition  des  produits  des  arts  et  de  l'indus- 
rrie,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  juillet. 

—  La  maladie  de  Paganini  ne  fait,  dit-on, 
qu'empirer,  et  laisse  peu  d'espoir  de  conserver 
le  célèbre  virtuose. 


A"  efî  AVRIL.  —  Le  nouveau  ministère  est 
ainsi  composé  :  ,    „ . . 

JiislUe  el  cultes.  —  M.  Girod  de  1  Am. 

Intérieur,  (irec  le  commerce  et  les  travaux 
publics  par  intérim.  —  M.  de  (jasparin. 

Affaires  étratigères  —  M.  le  duc  de  Monte- 

Oiierre.  —  M.  le  général  Cubières. 
Marine.  —  M.  Tupinier. 
Finances.  — "SX.  Gautier. 
Jnstruclion publique.  —  M.  Parant. 

—  .M.  llartlie  est  nommé  premier  président  de 
la  Cour  des  comptes,  en  remplacement  de  M.  le 
comte  Siméon ,  démissionnaire. 

y\,  le  comte  de  >lontalivet  est  nommé  in- 

tentlant  général  de  la  liste  civile. 

M.  le  comte  de  Bondy  prendra  le  titre  d  inten- 
dant-général honoraire. 

—  M.  Edmond  lilanc  ,  secrétaire-général,  di- 
recteur du  personnel  au  ministère  de  l'intérieur, 
a  remis  ce  matin  sa  démission  entre  les  mains  de 
M.  de  Gasparin. 

— 11  a  été  décidé  ce  soir  que  le  roi  n'assisterait 
pas  jeudi  à  la  séance  d'ouverture  des  Chambres. 
M.  (iirod  de  l'Ain  donnera  seiilemenl  lecture 
d'une  ordonnance  proclamant  que  la  session  de 
1838  est  ouverte. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu ,  di- 
manche 31  mars  el  lundi  1"  avril  1839,  de  2,832 
déposants,  dont  511  nouveaux,  la  somme  de 
352,793  fr. 

Les  remboursements  demandés  se  sont  élevés 
à  la  somme  de  872,00  fr. 


—  Il  résulte  d'un  travail  statistique,  fait  par 
ordre  du  préfet  de  police,  nue  le  nombre  des 
hôtels  et  des  maisons  garnis  de  la  capitale,  qui 
était  de  3,147  au  1"  janvier  1833,  s'est  élevé  gra- 
duellement chaque  année  ,  et  qu'il  était  de  i,907 
au  1"  janvier  1839. 

Dans  le  même  espace  de  temps ,  la  population 
de  ces  établissements  a  subi  un  mouvement  en- 
core plus  accéléré,  puisque  le  chiffre  de  37,G19, 
indiquant ,  en  janvier  1833,  le  nombre  des  loca- 
taires des  maisons  garnies,  s'est  successivement 
accru  pour  atteindre  celui  de  62,143,  au  r'  jan- 
vier dernier. 

—  Un  vol  de  60,000  fr.  avait  été  commis,  le 
7  avril  1835,  au  préjudice  de  la  maison  Ardoin 
de  Paris  ,  sur  la  diligence  de  iManescau ,  dans  le 
trajet  de  Mont-de-Marsan  à  Pau.  Trois  personnes 
viennent  d'être  traduites  devant  la  cour  d'assises 
de  Pau  ii  raison  de  ce  vol ,  les  sieurs  Nougué  et 
Garos ,  employés  des  diligences ,  et  le  sieur  Her- 
rère,  boulanger,  gendre  du  sieur  Nougué.  Les 
deux  premiers ,  déclarés  coupables ,  ont  été  con- 
damnés à  cinq  ans  de  prison.  Herrère  a  été  ac- 
quitté. 

—  Un  assassinat  vient  de  répandre  la  terreur 
dans  la  plaine  de  la  Mitidja  (Alger).  Deux  ou- 
vriers ont  été  assaillis  à  la  ferme  de  Beni-Moussa 
par  une  bande  d'Hajoutes;  l'un  est  mort  sur-le- 
champ  ,  et  l'autre  a  été  apporté  à  l'hôpital  d'Al- 
ger ,  où  l'on  conserve  peu  d'espoir  de  le  sauver. 
Les  mêmes  bandits  s'étant  porlés  sur  une  des 
fermes  du  maréchal  Clauzel ,  située  à  Baba-Ali , 
y  ont  rencontré  une  telle  résistance,  qu'un  d'eux 
a  été  tué  et  deux  autres  pris. 

—  Le  pourvoi  formé  par  le  sieur  Chazal ,  con- 
damné à  vingt  ans  de  travaux  forcés,  pour  tenta- 
tive d'assassinatsnr  la  personne  de  madame  Flora 
Tristan ,  sa  femme,  a  été  rejeté. 

—  On  écrit  .le  Darmsladl ,  le  26  mars  : 
L'opéra  posthume  de  Mozart ,  Zaide ,  dont  les 

journaux  ont  tant  iiarlé  ,  et  dont  on  attendait  si 
impatiemment  la  publication,  vient  de  paraître 
en  partition  (rorchcslre  el  en  p  irtition  de  piano, 
chez  léilileur  de  musi(pie  Jeun  André  ,  à  Offen- 
bach  fur-le-Mein.  Dans  les  deux  partitions  se 
trouve  un  fac-  simile  de  l'écrilure  de  Mozart. 

—  On  écrit  de  Stuttgard ,  le  27  mars,  que  le 
roi  de  Wiiltenberg  vient  d'accorder  à  son  maitre 
de  chapelle,  M.  Joseph-Pierre  Lind|)ainther,  des 
lettres  de  noblesse  et  le  titre  de  baron,  comme 
une  marque  de  la  satisfaction  que  lui  ont  causée 
les  excellentes  compositions  de  ce  célèbre  artiste, 
et  notamment  son  dernier  opéra  Die  Oenueserin 
(la  (iénoise),  qui  a  obtenu  un  si  éclatant  succès 
d'abord  à  Vienne,  et  ensuite  à  Stuttgard,  à 
Dresde  et  à  Munich. 


La  population  totale  des  neuf  provinces  est  de 
4,247,561. 

—  Une  femme,  âgée  de  102  ans,  nommée  Ma- 
rie iMichel,  veuve  Larrousse  ,  est  morte  le  15 
mars  à  Coarraze.  Elle  avait,  jusqu'au  dernier 
moment,  conservé  l'usage  de  ses  facultés  intel- 
lectuelles ;  elle  a  laissé  26  arrière-petits-flls. 

Cette  même  commune  avait  déjà  fourni ,  à 
plusieurs  époques  ,  des  exemples  de  longévité 
semblables.  En  1817,  une  autre  femme  ,  Anna 
Ancras,  avait  poussé  sa  carrière  jusqu'à  l'âge  de 
104  ans  ;  et  en  1809  ,  il  en  mourut  une  autre  , 
nommé  Jeanne  Casting,  qui  avait  atteint  sa  cent 
dix-neuvième  année. 

—  On  mande  de  Saint-Pétersbourg  que,  dans 
la  nuit  du  17  au  18  mars,  on  a  éprouvé  un  froid 
de  18  degrés  en  cette  ville,  et  que  le  lendemain 
le  thermomètre  Réaumur  marquait  encore  12 
degrés  au  dessous  de  zéro. 

—  Le  mouvement  des  voyageurs  sur  le  chemin 
de  fer  de  St-Germain  donne  les  résultats  compa- 
ratifs suivans  pour  les  premiers  trimestres  de 
1838etdel8ï9. 

Dans  le  premier  trimestre  1838;  il  y  a  eu  160,542 
voyageurs;  et  dans  le  premier  trimestre  1839 
216,204. 

Accroissement  en  1839  :  55,662  voyageurs. 


3.  —  Les  aumônes  de  la  reine  d'Angleterre 
ont  été  distribuées  le  jeudi  saint  îi  des  jiauvres 
infirmes  des  deux  sexes  dans  la  chapelle  de  \Vi- 
thehall.  La  patène  d'or,  qui  depuis  les  règnes  de 
Guillaume  et  Marie  a  servi  pour  ces  i>ieuses  of- 
frandes ,  contenait  les  dons  de  la  reine.  Le  vieil- 
lard le  plus  âgé  était  l'ancien  gouverneur  de  la 
prison  de  Cod  Bateficbl  ;  il  a  quatre-vingt-dix- 
sept  ans.  La  femme  la  plus  âgée  a  quatre-  vingt- 
un  ans.  Chatpie  femme  a  reçu  1  liv.  15  sh.  (44  fr.) 
contenus  dans  une  bourse  Idanche.  Des  bourses 
rouges  contenaient  2  liv.  st.  10  sh.  (51  fr.);  elles 
étaient  destinées  pour  ceux  des  hommes  à  t|ui 
l'on  ne  donnait  pas  en  nature  les  secours  habi- 
tuels, bas  et  chapeaux. 

—Une  statistique  de  la  Belgique  porte  le  nom- 
bre des  prêtres  calholiquesà  6,981  pourles  pro- 
vinces d'Anvers,  du  Brabant,  du  llalnaut,  de  la 
Flandre-Orientale,  de  Liège,  du  Limbonrg  et  du 
Luxembourg.  La  Flandre-Occidentale  et  la  pro- 
vince de  Namur  ne  sont  pas  comprises  dans  ce 
relevé.  Anvers  a  703  prêtres,  le  Brabant  1,2.j8, 
le  Hainaut  1,076,  la  Flandre-Orientale  1,43S, 
Liège  829,  le  Limbourg  975  ,  el  le  Luxembourg 
702. 


4.  —  Un  journal  de  la  Bai-bade,  en  datedu  3 
février,  annonce  qu'un  navire,  arrivé  de  la  Mar- 
tinique le  dimanche  précédent,  a  apporté  la 
nouvelle  que  celte  lie  avait  éprouvé,  le  21  jnnvier 
une  nouvelle  secousse  très  violente  de  tremble- 
ment de  terre,  qui  avait  endommagé  un  grand 
nombre  de  maisons,  soit  à  Saint-Pierre,  soit  au 
Fort-Royal.  Mais  personne  n'avait  péri. 

—  La  Gazette  de  Démérari  (Indes  occiden- 
tales) contient  ce  qui  suit  : 

«Une violente  secousse  de  tremblement  de 
terre  a  eu  lieu  hier  matin  à  six  heures  à  Sainte- 
Lucie  ;  elle  était  accompagnée  d'un  bruit  sourd 
et  prolongé.  Les  murs  et  les  toits  des  maisons 
semblaient  au  moment  de  s'écrouler  et  d'écra- 
ser leurs  habilans.  La  secousse  a  duré  trente- 
cinq  secondes  ;  une  seconde  de  plus  la  ville  au- 
rait été  en  un  clin  d'œil  un  monceau  de  ruines. 
Grâce  au  ciel,  le  dommage  n'est  pas  aussi  con- 
sidéralile(]ue  nous  l'avons  pensé  dans  un  pre- 
mier moment.  » 

—  Dans  le  mois  de  mars,  la  somme  totale  des 
dépôts  faits  à  la  caisse  d'épargne  de  Paris  s'est 
élevée  à  deu.v  millions  deux  cent  deu.v  mille 
six  cent  quinze  francs  ;  celle  des  rembourse- 
mens  faits  par  la  même  caisse  à  trois  millions 
neuf  cent  trente-cinq  mille  cinq  cents  fr.; 
d'où  il  résulte  un  excédant  des  remboursemens 
sur  les  dépôts  de  u?)  million  sept  cent  trente- 
deux  mille  huit  cent  quatre-vingt-cinq  fr. 
en  un  seul  mois.  Rien  ne  saurait  ^mieux  peindre 
la  détresse  des  petits  ménages  parisiens. 

—  Les  grandes  galeries  pour  l'exposition  des 
produits  de  l'industrie,  aux  Champs-Elysées, 
étant  à  peu  près  terminées  à  l'intérieur,  les  pro- 
duits des  arts  et  de  l'industrie,  envoyés  par  les 
départemens,  arrivent  en  grand  nombre. 

D'immenses  magasins  ont  été  ménagés  sur  les 
derrières  des  galeries,  c'est  là  que  ces  objets  sont 
provisoirement  déposés  sous  la  surveillance 
d'une  garde  particulière. 

—  Samedi  dernier,  un  facteur  de  la  poste 
présenta  à  MM.  Peter  Lawson  et  fils,  marchands 
de  graines  et  de  semences,  dans  Hunier-Square, 
à  Edimbourg,  un  papier  à  leur  adresse  ,  venant 
de  Calcutta,  sur  l'enveloppe  duquel  était  écrit 
le  mot  :  Semences.  Ce  paquet  était  coté  1 14  liv.  st. 
(2,850  fr.)  de  port. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHKT. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Nolie-Dame-des-Vicloires,  16. 


Hntrtme  ^h'u* 

10  AVRIL  1839J 


,<^^^'^''^""^^ 


tITTBRiTURE,  SCIENCES,  BEIOX-IRTS,  IRDUSTMX, 
COX^IIISSANCES  UTILES,  ESQUISSES  DE  HOEDKS  , 
HÉMOIEES  ET  TOTJkCES. 


ON    s'iEONNE    A    PiBIS  ,  iU    BUREID    DD    JODKNiL  , 

rueduHELDER,  13,  et  chez  tous  les  Libraire» 
et  Directeurs  des  postes. 

Pour  toute  l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre, 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg. 

Et  pour  Londres  et  lesTrois-Roysumei,  à  l'Unî- 
versai  Lilerary  Cabinet,  64,  St.  James's  Street, 


Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20  de 

chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
la  poste,  ou  en  on  mandat  à  toucher  à  Paris. 


Au  peu  d'etprit  que'Je  bonhomme  amiti, 
L'eiprit  d'autTui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


N°  20. 

MtlKKiTnt,  KÏTD'.S,  OCTRiCES  INEDITS,  ?I>BI.ICi- 
TION»  NOOÏELLEB,  BIOCRÀPUIES  ,  TEIBD.^ICX  , 
THÉirr.E»  ET  MODES^ 

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bonnent  pour  un  an  ou  0  mois,  et  en  fout  la 
demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  »u  n"  du  5  et 
une  lithographieaun'du-20  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE 


OLEUR, 


ièa^ms  ^c&  Jountttur  français  ft  ctranijcrs. 


A  dater  dn  15  eonrant,  les  bu- 
reaux du  Toleur  seront  transférés 
rue  du  llelder ,  n.  14  bis. 


SOMMAIRE. 


Une  élection  de  députés  au  treizième 
SIÈCLE. —  La  comtesse  de  Salisbury  (frag- 
ment),par  Alexandre  Dumas. — LaMal'Aria, 
jiar  Roger  de  Beauvoir.  — Des  gants  ?  par 
M.  Augustin  Chevalier. —Diclionnaire  de 
Musique,  par  le  doc  leur  Lichtental,  traduit 
par  M.  MoNDO.  —  Salon  de  1839  (6'  article), 
par  M.  Alfred  Des  Essarts.— Revue  drama- 
tique :  Théâtre-Français  :  Mademoiselle 
de  Belle-Isle  ,  comt'die  en  5  actes ,  par 
Alexandre  Dumas. —  Revue  de  cinq  jours. 


mi  ELECTION  DE  DEPUTES 

AU  treizième  siècle  (I). 


....  Il  y  avait  une  heure  environ  que  les  deux 
voyageurs,  Iranquiliement  assis   au  pied  dun 


(1)  Cet  arliclccst  extrait  d'un  petit  volume  qu'a  publié 

récemment  à  Londri'S,  sous  celilre  :  Le  Marchand  et  te 

Moine,  fcrilcsel  fîclions  dit  moi/cn  âge,  sir  l'rjncis  l'al- 

gravc,  arcliiviste  de  l'Echiquier  d'AnuIclerre.   L'auleur 

suppose  que  le célôbrc  voyageur  vénitien,   Marco  Polo,  a 

rencontré  Rottcr    Hacon  dans  l'abbaye  d'Abington,  et 

qu'Us  se  rendent  ensemble  il  Londres.  C'est  pendant  ce 

voyage  qu'ils  sont  témoins  d  luie  élection  de  comté.  Le 

curieux  fragment  que  nous  enqn  unions  ;\  cet  ouvrage 

remarquable  a  pour  nous,    dans  ce  moment,    un  intérêt 

de  circonstance.  Nous   n'avons  pas  besoin  d'ajouter  que 

tous  les  faits  qu'il  renferme  sont  appuyés  sur  des  preuves 

incontestables. 


vieux  chêne,  sur  le  sommet  d'une  petite  colline, 
étaient  engagés  dans  une  conversation  philoso- 
phique qui  absorbait  toute  leur  attention,  lors- 
que Roger  Bacon  s'écria  d'un  ton  surpris  en 
interrompant  son  interlocuteur  : 

—  Par  ma  foi,  Marco  Polo,  il  est  temps  d'ou- 
blier pour  un  raomenl  les  progrès  futurs  de 
l'esprit  humain  et  de  nous  occuper  de  ce  qui  se 
passe  actuellement  sous  nos  yeux.  Levez  la  tête, 
et  regardez. 

Le  Vénitien  suivant  le  conseil  de  son  nouvel 
ami,  fut  étonné  de  voir  que  leur  solilude  s'était, 
pendant  leur  entrelien  et  sans  qu'il  l'eiU  remar- 
qué, peuplée  de  plus  de  deux  mille  individus. 

—  Pourquoi  donc,  demanda-t-il  avec  em- 
pressement, une  semblable  réunion  a-t-ellelieu 
airjourd  iiui  sur  cette  colline  ? 

—  Le  chêne  ^  l'ombre  duquel  nous  nous  repo- 
sions, répondit  le  moine,  est  le  fameux  chêne 
de  (irimhald,  sous  lequel  va  se  tenir  à  1  iusiant 
même  la  cour  du  comté,  le  plus  ancien  et  le 
plus  important  de  nos  tribunaux  nationaux. 
Tous  ces  individus  que  vous  voyez  rassemhlés 
ici  sont  les  «M!'/o/-.v,  c'est  à  dire  les  membres  ou 
juges  de  cette  cour.  Us  altcndenl  l'arrivée  du 
grand  shcrifft]ui  doit  la  présider. 

—  Ils  ne  portent  pas  tous  le  même  costume  ? 
^'appartienncnl-ils  donc  pas  tous  à  la  même 
classe  ? 

—  Les  paysans,  que  vous  distinguez  aisément 
h  leur  longue  robe  de  toile  blanche,  ornée  au- 
tour du  cou  de  broderies  assez  grossièrement 
faites  avec  du  fil  bleu,  sont,  comme  vous  le  voyez, 
divisés  en  petits  groupes,  composés  de  cinci  à  six 
membres  et  obéissant  K  un  cliiijtain.  (Itaciiu 
de  CCS  groupes  rcpréscnic  une  lownsip,  c'est 
à  dire  une  commune  rurale.  Quant  .\  ces  hom- 
mes plus  richement  vêtus,  qui  se  mêlent  mais 
ne  se  confondent  pas  avec  les  paysans,  et  qui 
forment  des  groupes  de  douze  individus,  ce 
sont  \cijurors,  nprésentans  des  huiidred  [l]. 


(\)  Par  sa  division  civile,  le  territoire  de  l'Angleterre 
est  partagé  eu  comtés,  ces  comtés  en  centuries  (liun- 


Leurs  éperons  d'or  et  leurs  cottes  d'armes  bla- 
sonnées  vous  font  suffisamment  reconnaître  les 
chevaliers  de  la  province,  qui,  vous  pouvez  le 
remarquer,  causent  familièrement  avec  les  com- 
mons  du  s/lire  (comté)  1  . 

—  J'aperçois  peu  de  tonsures  parmi  la  foule," 
dit  alors  Marco  Polo  ;  ai-je  le  droit  d'en  conclure 
que  celle  assemblée  a  été  autrefois  la  législature 
d'une  ancienne  réiiublique? 

—  Volreconclusion  n  est  pas  juste;  mais  ce- 
pendant vous  avez  raison,  Marco,  répondit  le 
moine  :  il  fut  un  temps  où  les  prédécesseurs  des 
suilort,  que  vous   voyez  rassemblés  ici,  por- 
taient le  nom  de  wilaii,  c'est  à  dire  des  sages 
dun  royaume  anglo-saxon.  A  cette  époque,  lé- 
vêtiiie  élail  l'un  des  c/ucfldiifi  d'un  peuple  ha- 
bitué à  croire    que  ses  inslitiilions   politiques 
avaient  pour  base  la  foi  religieuse.   IMais  Guil- 
laume-le-Conciuéranl   introduisit  dans    notre 
gouvernemeni  un  changemeul  fondamental.   Il 
défendit  qu'on  soccupAl  dans  les  cours  séculiè- 
res de  certaines  niaiières  (|ui.  d'après  la  juris- 
prudence nouvelle  de   Lanfranc,  appartenaient 
aux  tribunaux  ecclésiastiques.  Aussi  les  mera- 
bi  rs  du  clergé  assistent  rarement  à  ces  ;.ssera- 
blées,  à  moins  que,  comme  l'abbé  d'Osency.  et 
en  disant   ces   mots,  Koger  Bacon  montrait  du 
doigt  à  son  compagnon  labbé  qui  iroiiailsur 
un  jeune  cheval  parfaitement  bien   nourri,   ils 
n  aient  quelque  affaire  à  régler  dans  la  cour  du 
comté,  ou  se  trouvent  en  quelquesorte  représen- 
tées les  diverses  classes  de  la  communauté. 

l  ne  fanfare  de  trompettes  interrompit  la  con- 
versation des  dcu\  voyageurs,  cl  annonça  l'ap- 
proche du  grand  shéri.î.  Sir  Gilles  de  Argenleiti 
savançait,  en  effet,  précédé  dune  escorte  de 
dred),  ces  centuries  en  déeuries  ou  villes.  Comme  dix 
familles  de  francs  lcn,uiciers  formaient  une  v  ille  ou  dc- 
ii/ric-,  de  inéine  dix  deciiries com|>os;iicnt  une  centurie 
,bunJrcd\  Autrefois  tenait  dans  ciiaque  centurie  la 
cour  des  haiidrcdoM  de  laccnuiric  pour  le  jugement  des 
procès.  Ces  cours  ne  «onl  plus  en  «>3gx- au^mini'liul. 

(  1  )  Nous  rappelons  au  lecteur  que  le  mol  .<  hirc  est  urv 
ancieti  mol  qui  signifie  nne  division, 


—  30G  ^ 


grands  et  robustes  yeomen,  arriK'^s  de  javelines, 
et  revêtus  de  la  même  livrée  ou  du  même  uni- 
forme; une  suite  nomLr(;use  l'accompagnait; 
on  remanjuait  quatre  chevaliers,  qui,  bien  (|u'ils 
lui  cédassent  le  pas,  était  évidemment  iTun  ranj; 
é(;al  au  sien.  A  peine  lesliérill'  et  les;quatre  co- 
roners,  car  telle  était  la  (pialilé  des  cliev.diers 
ijui  raccompagnaient,  eurent-ils  franclii  l'es- 
pèce d'enceinte  réservée  à  la  cour,  qu'une  jeune 
fille,  se  précipitant  devant  eux,  s'écria  d'une 
voix  forte  et  énuic  :  Vous  shérilî,  vous  coro- 
uers,  vous  honnêtes  citoyens  du  comté,  par  la 
loi  etla  science  que  le  bon  roi  Alfred,  le  père  de 
l'Angleterre,  nous  accorda  et  nous  apprit,  j'ap- 
pelle ici  sir  Richard  de  Pojîeys... 

—  Mes  maîtres,  dit  le  shérilF  avec  un  accent 
qui  devait  ôler  à  ses  auditeurs  toute  envie  de  lui 
répondre  et  surtout  de  le  contredire,  nous  ne 
pouvons  pas  écouter  de  telles  niaiseries.  Jean 
Catchpole,  éloignez  celte  femme  et  imposez-lui 
silence;  car  nous  avons  à  nous  occuper  d'affai- 
res qui  concernent  toute  la  communauté.  Le 
porle-juye  de  la  chancellerie  vient  de  délivrer 
entre  mes  mains  certains  wrils  importans  de 
notre  souverain  seigneur  le  roi,  contenant  les 
ordres  suprêmes  de  sa  grâce. 

A  cette  époque,  tout  ce  que  lesouveràiu  dési- 
rait dire  ou  demander  à  ses  sujets  leur  était 
d  oïdiuaire  dit  ou  demandé,  si  ce  n'est  par  le 
chancelier  lui-même,  du  moins  par  ses  agens 
d'après  ses  ordres.  Mais  Xaporte-joye  portait  ra- 
rement de  joyeuses  nouvelles.  Quoique  les  gra- 
cieuses déclarations  royales  que  le  chancelier  se 
trouvait  chargé  de  rendre  publi(|ues  fussent  la 
plupart  du  temps  complètement  dilîérentes, 
quant  à  la  forme  et  (juant  au  lond,  elles  se  ter- 
minaient toutes  par  la  même  formule.  Que  le 
roi  s'exprimât  avec  colère  ou  avec  une  bienveil- 
lance louchante,  qu'il  annonçât  la  consolidation 
de  la  paix  ou  la  reprise  des  hostilités,  la  nais- 
sance ou  la  mort  d'un  membre  de  sa  famille, 
qu'il  apprit  à  la  nation  <iue  son  royal  fils  atta- 
cherait bientôt  son  premier  éperon  à  son  talon 
royal  ou  que  sa  royale  fille  ornerait  d'une  bague 
de  mariage  son  doigt  royal,  il  finissait  toujours 
par  demander  en  termes  exprès  ou  d'une  ma- 
nière implicite,  etsouvent  même  un  événement 
Leureux  se  payait  plus  cher  encore  qu'une  gran- 
de calamité. 

Le  cas  présent  ne  faisait  pas  exception  à  la  rè- 
gle générale.  Le  roi  Edouard,  saluant  ses  très 
amés  sujets,  déplorait  avec  les  expressions  les 
plus  eïagéiées  le»  maux  affreux  dont  l'invasion 
des  «  cruels  barbares  et  perfides  Ecossais  »  me- 
naçait le  royaume.  «  L'église  et  l'état,  disait-il, 
se  trouvent  dans  un  égal  danger,  et  comme  ce 
qui  concerne  la  conmiunaulé  entière  doit  être 
régléd'aprèsles  avis  de  tous  ses  membres,  nous 
avons  résolu  de  tenir  notre  parlement  à  VVest- 
ininster  huit  jours  après  la  Saint-llilaive.  » 

l'arlement!  L'elfet  de  ce  mot  était  magiiiue. 
Parlement!  Av.intmême  (|ue  la  seconde  syllabe 
eût  été  prononcée,  une  foule  innombrable  d'ai- 
des et  île  subsides  apparaissait  déjà  comme  une 
vision,  sous  des  formes  étrangères,  aux  yeux  de 
la  muliilude  effrayée.  Tandis  que  le  shérilFet  les 
autres  fonctionnaires  conservaient  une  gravité 
calme  mais  triste,  tous  les  assistans,  seigneurs 
ou  arrière-vassaux,  nobles  ou  paysans,  les  yeux 
levés  Ters  le  ciel;  songeaient  aux  Bioyens  qu'ils 


emploieraient  pour  résister  avec  succès  aux  ar- 
mées de  confectionneurs  de  rôles  et  de  collecteurs 
de  taxes  qui  ne  tarderaient  pas  à  venir  les  as- 
saillir. Par  un  mouvement  instinctif,  sir  (iilbert 
de  llasliiijjs  lelira  sa  bourse  de  son  pourpoint, 
et  en  noua  les  cordons  de  telle  soite  qu'il  devait 
être  impossi!>le  de  l'ouvrir  et  d'y  ]iuiser  sansem- 
ployer  le  célèbre  procédé  d'Alexandre.  Mais,  hé- 
las! l'expérience  le  lui  avait  cruellement  appris, 
les  émissaires  de  la  trésorerie  étaient  trop  habi- 
les à  dénouer  les  nceiids  les  plus  compli(|ués 
pour  <|ue  cette  précaution  pût  arracher  son  ar- 
gent à  une  ruine  désormais  certaine  et  irrévo- 
cable. 

Cependant  l'abbé  de  Oseney  s'enfuyait  loin  de 
l'assemblée  de  toute  la  vitesse  de  son  cheval,  et 
paraissait  ne  pas  entendre  les  avertissemens  qu'il 
recevait.  «  Mylord  abbé,  nous  avons  besoin  rie 
vous  !  )i  Mylord  trottait  toujours.  «  Mylord  abbé, 
nous  avons  besoin  de  vous!  »  criait  le  shérilF 
d'une  voix  de  tonnerre.  Mylord  faisait  la  sourde 
oreille,  et  lançait  même  son  cheval  au  galop, 
lorsqu'il  fût  arrêté  parle  porte-joye,  qui,  lui 
ùtant  respectueusement  son  bonnet  et  le  saluant 
jusqu'à  terre,  essaya  de  remettre  entre  ses  mains 
l'ubominahle  writ  ofsummons,  lec|uel  lui  or- 
donnait «  toutes  affaires  cessantes,  de  se  rendre 
en  personne  au  parlement  pour  con-eiller  le 
roi  sur  les  diverses  propositions  qui  lui  seraient 
soumises;  et  régleravec  lui  les  intérêts  de  l'élat.» 

L'abbé  de  Oseney  pouvait-il  légalement  ne  pas 
aller  occuper  au  parlement  la  place  que  lui  ré- 
servait la  constitution?  Cette  grave  question, 
longtemps  débattue,  n'est  pas  encore  résolue  au- 
jourd'hui. Tout  ce  que  nous  sommes  en  droit 
d'affirmer,  c'est  que,  depuis  un  très  grand  nom- 
bre d'années,  aucun  jirélat  porteur  d'un  pareil 
litre  n'était  venu  s'asseoir  parmi  ses  collèjiues. 
Le  dernier  abbé  avait  déjoué  avec  tant  d'habileté 
les  plans  les  plus  savamment  combinés  pour  le 
contraindre  à  s'acquitter  de  ses  devoirs  parle- 
mentaires, que  les  officiers  de  la  chambre  des 
lords  ne  voulaient  même  plus  essayer  d'exécu- 
ter à  Oseney  un  writ  ofsummons  (1). 

Un  jour,  un  homme  revêtu  du  costume  de  pé- 
nitent, la  figure  amaigrie  par  le  jeûne  et  b  s  re- 
mords, sétaii  présenté  à  la  porte  de  l'abbaye, ré- 
clamant à  genoux  un  moment  d'entretien  avec  le 
père  abbé.  Il  avait  traversé,  disait-il,  une  partie 
de  la  France  et  de  l'Angleterre  pour  venir  dé|)o- 
ser  dans  le  sein  d'un  si  illustre  prélat  le  secret  de 
ses  fautes,  et  lui  demander  quelques  paroles  de 
miséricorde  et  de  consolation.  Touché  par  les 
larmes  de  cet  infortuné,  le  père  abbé  consentit 
à  le  recevoir  et  à  l'écouter  ;  mais  à  peine,  laissés 
seuls  ensemble,  eurent-ils  commencé  les  piiô- 
res  d'usage  en  pareille  circonstance,  que  le  faux 
pécheur  se  releva  tout  à  coup,  tira  de  dessous  sa 
robe  un  rouleau  de  parchemin,  et  somma  son 
confesseur,  stupéfait  et  furieux,  de  se  rendre  au 
parlement  an  jour  etaulieu  désignés.  Cependant 

(t)  Quand  \e  writ  vf  stiinmons  leur  avait  été  remis 
dans  les  délais  fixés  par  la  loi,  privés  alorsd'une  excuse 
légitime,  les  meiiibreii  du  clergé  alléguuieiit  diverses  rai- 
sonsafiii  dese  dispenser  de  se  rendre  au  pailcment  ;  ils 
ét.iienl  retenus  dans  li-urs  comtés,  disaient-ils,  par  des 
niidadics,  par  t'emhoiipoinl,  la  poulie,  l'ajje,  desinlir- 
miles  corporelles,  des  all'uires  domestiques,  l'impossibi- 
lité de  monter  à  clievul  ou  de  supporter  les  fatigues  d'un 
voyage  eu  litiùie. 


l'abbé  ne  se  regarda  pas  comme  vaincu.  «Vous 
avez  trop  bien  joué  votre  rôle  de  pénitent,  dit-il 
h  l'envoyé  de  la  chancellerie,  pour  (|ue  je  ne 
m'empresse  pas  de  vous  fournir  un  moyen  de  le 
joiKT  encore  mieux,  s'il  est  iiossible;  avant  de 
vous  accorder  l'absolution  <[ue  vous  désirez,  j'ai 
le  droit  devons  imposer  une  pénitence  propor- 
tionnée à  vos  fautes  ;  cette  pénitence  ne  se  fera 
pasatlendre.  »  En  elFet,  un  quart-d'heure  après, 
le  malheureux  envoyé  de  la  chancellerie,  le 
writ  attaché  sur  la  poitrine,  les  mains  lices  der- 
rière le  dos,  recevait  une  volée  de  coups  de  bàlon 
parfaitement  bien  aiq)li(|ués,  et  sortait  de  l'abbaye 
tout  à  fait  digne  de  porter  désormais  le  costume 
dont  il  s'était  affublé. 

Une  autre  fois,  le  messager  fut  agréablement 
surpris  par  la  cordialité  inattendue  de  sa  récep- 
tion. Evénement  plus  que  singulier,  on  l'avait 
laissé  entrer  sans  opposer  aucune  résistance. 
L'abbé,  prenant  le  writ  avec  un  irès-profond 
respect,  le  remit  à  son  sénéchal,  en  l'avertissant 
d'en  avoir  le  plus  grand  soin.  On  conduisit  en- 
suite le  messager  dans  la  salle  à  manger,  et  on 
le  supplia  humblement  d'accepter  quelques  ra- 
fraichissemens  pour  se  remettre  des  fatigues  de 
la  route.  Refuser  une  aussi  aimable  invitation 
était  chose  impossible.  Aussitôt  un  énorme  jdat, 
caché  sous  un  couvercle,  fut  placé  sur  la  table 
devant  l'heureux  convive  ,  dont  la  curiosité  et 
la  gourmandise  se  trouvèrent  pendant  quehpies 
instans  sigiilièrement  excitées...  Enfin,  l'un  des 
moines  enleva  le  couvercle...  et  découvrit...  un 
mets  plus  nouveau  qu'appétissant...  le  writ  de 
parchemin  fricassé  dans  la  cire  du  grand  sceau. 
Au  même  moment.  Ions  les  moines  s'enfuirent, 
toutes  les  portes  se  fermèrent  à  clef,  les  voûtes 
de  la  salle  à  manger  retentirent  de  joyeux  éclats 
de  rire,  elle  pitancier  avertit  l'hôle  du  couvent 
qu'on  ne  lui  servirait  un  second  plat  que  lors- 
qu'il aurait  complètement  avalé  et  digéré  le 
premier.  La  menace  reçut  son  exécution. 
Après  deux  jours  de  solitude  et  d'abstinence, 
les  tourmens  de  la  faim  forcèrent  le  représen- 
tant de  la  chancellerie  de  s'en  retourner  avec 
son  writ  fricassé. 

Le porte-joi/c,  résolu  de  venger  tousses  pré- 
décesseurs et  de  faire  son  devoir,  en  arrêtant 
l'abbé  de  Oseney,  tenait  d'une  main  son  cheval 
par  la  bride,  tandis  que  de  l'aulre  il  s'efforçait 
de  glisser  le  writ  fatal  entre  ses  doigts. 

—  Doucement,  doucement,  maître  porte-joye, 
disait  l'abbé,  remettez  ce  parchemin  dans  votre 
poche.  Le  dernier  supérieur  de  notre  ordre, 
Richard  de  Droneburry,  dont  nous  regrettons 
encore  la  perte  et  dont  j'ai  été  nommé  le  succes- 
seur, bien  que  je  sois  indigne  de  le  remplacer,  a 
obtenu  de  si  beaux  privilèges  pour  notre  cou- 
vent que  nous  bénirons  toujours  sa  mémoire. 
Nous  avons  droit  chaijue  année  à  douze  daims 
bien  gras  du  parc  de  Woodstock,  et  à  mille 
fagots  de  bon  bois,  pour  nous  garantir  du  froid 
pendant  l'hiver.  Enfin  des  lettres-patentes, 
accordées  aux  sollicitations  de  ce  saint  homme, 
déclarent  que  le  révérend  abbé  de  Oseney  et 
tous  ses  successeurs  seront  délivrés  et  exeiuptés 
de  l'obligation  d'assister  aux  séances  du  parle- 
ment, et  ne  i>ourront  jamais  être  ni  tenus  ni 
contraints  de  donner  avis  ou  conseil  au  roi,  ses 
héritiers  ou  ses  successeurs,  pour  quelque  cause 
ou  sur  quelque  affaire  (jue  ce  soit.  Je  sais  cow-« 


—  307  — 


bien  mylord  chancelier  désire  remplir  les  sièges 
vacans  de  membres  tels  que  moi  ;  mais  avec 
ceslcttres-paleiilesje  le  défie.  Je  n'irai  pas  au 
parlement. 

—  Alors,  mylord ,  répondit  le  porlc-joye, 
vous  rendrez  compte  de  votre  conduite  devant 
le  chancelier,  lorsque  les  sceaux  seront  ouverts 
dans  VVestminsler-Ilall,  sur  la  table  de  marbre. 
Une  accusation  de  rébellion  vous  rendra  votre 
raison,  que  vous  paraissez  avoir  perdue... 

Celle  curieuse  discussion  se  serait  continuée 
longtemps  encore  si  le  grand  shérilî  ne  l'eût  in- 
terrompue en  ordonnant  à  son  clerc  de  lire  le 
writ  entier  i)ar  lequel  il  était  chargé  de  faire 
nommer  deux  chevaliers  par  le  comté,  deux 
citoyens  par  cha([uo  cité  et  deux  bourgeois  par 
chaque  bourg,  tous  hommes  prudens  et  sages, 
et  de  les  envoyer  en  présence  du  roi  dans  son 
parlement,  le  jour  et  au  lieu  désignés,  avec  de 
pleins  pouvoirs  d'approuver  les  résolutions  que 
prendrait  le  conseil  commun;  et  le  tout  à  ses 
risques  et  périls. 

La  lecture  du  writ  terminée,  il  se  fit  un  pro- 
fond silence.  Le  groupe  principal  des  suiiors 
s'éloigna  du  grand  shérilî,  comme  s'il  d'il  été 
un  centre  de  répulsion  ;  et,  après  une  conver- 
sation animée  avec  ses  collègues,  l'un  des  princi- 
paux yeomen,  un  geitHeman  fariner,  si  nous 
pouvons  nous  servir  de  cette  expression  moder- 
ne, s'avança  de  quelques  pas,  et  s'adressant  à  sir 
Gilles  : 

—  Voire  seigneurie  sait  bien  que  nous, 
pauvres  commoiis,  nous  ne  sommes  pas  forcés 
de  nous  occuper  d'élections.  La  plupart  des 
comtes  et  des  barons  du  «/lî'rc,  qui  devraient 
prendre  la  peine  de  choisir  eux-nKÎmes  des 
c/ievaliers,  étant  absens  pour  le  service  du  roi, 
nous  ne  pouvons,  et  nous  n'osons  pas  nommer 
les  représentans  du  comté.  Ces  graves  affaires 
ne  touchent  en  rien  de  jiauvres  gens  tels  que 
nous;  d'ailleurs  ,  comment  serions-nous  en 
état  de  connaître  ceux  qui  mériteraient  d'être 
élus? 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  signifie,  JohnStraf- 
ford,  dit  le  shérilf;  ])ensez-\ous  (|ue  sa  grince 
se  contente  de  semblables  excuses  ?  iuiïors  du 
s/lire,  vous  êtes  tenus  et  contraints  de  coopérer 
aux  choix  des  membres  du  comté,  aussi  bien 
(|uc  tons  les  barons  du  royaume.  Faites  votre 
devoir,  je  vous  l'ordonne  au  nom  du  roi. 

—  Prouvez  vos  allégations,  sir  shérilf,  répliqua 
John  SlralFord  ;  lisez  le  statut,  citez  la  loi,  pro- 
duisez les  registres  qui  démontrent  cpic  nos  de- 
voirs de  suitors  nous  obligent  h  prendic  part 
aux  élections  du  parlement  Apprenez  donc,' 
sir  shérilî,  que  je  me  i)résenle  dans  cette  cour 
du  <()nilé(oninie  Willoriicy  (fondé  de  pouvoirs) 
et  l'inlendant  de  sir  Kobcrt  de  Vere. 

—  En  vérité,  mailre  John^  s'empressa  de  ré- 
pondre le  shériff,  vous  ne  sauriez  m'annoncer 
une  plus  agréable  nouvelle.  Vous  souteniez,  il 
n'y  a  qu'un  inslani,  (pie  le  fardeau  îles  élections 
devait  rcloniJKr  sur  les  comtes  et  les  barons.  Or, 
vous  n'iiïuorez  point  que,  dans  toutes  les  affaires 
du  ressort  des  cours  de  comté,  les  attorneys 
possèdent,  d'après  un  usage  immémorial,  le 
droit  de  représenter  leur  maître,  et  de  jouir  de 
loulcs  leurs  prérogatives.  Lu  conséipienec,  si 
vous  ue  voidez  pas  vous  exposer  au  déplaisir 
du  roi,  si  vous  tenez  à  voire  vie,  procédez  à  10- 


lection,  ainsi  que  votre  devoir  vous  y  oblige  et 
que  cela  a  été  décidé_mainte  et  mainte  fois  dans 
le  Yorkshire  (I). 

L'atlorney  désir  Richard  "de" Vere  sentit  la 
force  de  l'argument  du  shériff,  et  murmurant 
tout  bas  quelques  mots  qui  pouvaient  ])asser 
pour  un  consentement,  il  réunit  autour  de  lui 
les  autres  intendans  présens  et  les  principaux 
suitors.  Après  s'être  jiendant  longtemps  consul- 
té avec  eux,  il  fit  un  signe  de  tête  à  un  chevalier 
bien  monté,  qui  se  trouvait  à  côté  de  sir  Gilles, 
et  (]ui  s'en  éloigna  peu  à  peu,  tantôt  avançant, 
tantôt  reculant,  comme  s'il  n'était  pas  le  mailre 
des  mouvemens  trop  brusques  de  son  cheval. 
Mais  dès  que  ce  chevalier  eut  dépassé  l'enceinte 
delà  cour,  John  Strafford  déclara  d'une  voii 
retentissante  que  les  suitors  choisissaient  sir  Ri- 
chard de  l'ogeys  pour  l'im  de  leurs  représentans. 

L'étrange  promenade  désir  Richard  de  Pogeys 
n'avait  pas  échappé  à  l'attention  du  shériff,  qui, 
devinant  sans  peine  la  vérité,  ordonna  à  ses 
baillifs  d'arrêter  le  corps  du  membre  (que  le 
lecteur  nous  pardonne  cette  expression  étrange, 
empruntée  aux  anciens  manuscrits).  —  Sir  Ri- 
chard, continua-t-il  d'un  ton  irrité,  vous  serez 
enfermé  dans  la  prison  du  comté,  jusqu'à  ce 
que  deux  cautions,  deux  francs-tenanciers , 
aient  répondu  pour  vous  que  vous  irez  fidèle- 
ment occuper  votre  place  parmi  les  commotis , 
le  premier  jour  de  la  session  ,  selon  les  lois  et 
les  coutumes  du  parlement  (2). 

Mais  tout  cela  fut  plus  tôt  dit  que  fait.  Sir 
Richard  avait  pris  les  devants,  et  s'enfuyait  au 
grand  galop,  plus  vite  encore  que  l'abbé  de 
Oseney.  Obéissant  aux  ordres  du  shériff,  les 
baillifs  se  mirent  à  la  poursuite  du  corps  du 
membre  qu'ils  étaient  eharijés  d'arrêter.  Cet'e 
chasse  oi/ (/cpw/e'parnt  amuser  singulièrement 
les  suitors  ;  en  effet,  outre  l'intérêt  qu'elle  leur 
offi'ait  en  elle-même,  pour  eux  elle  devait  né- 
cessairement avoir  un  dénouement  agréable.  Si 
le  fugitif  échappait,  leur  ennemi  commun,  le 
shériff,  serait  condamné  à  une  forte  amende  ;  si, 
au  contraire,  les  baillifs  parvenaient  h  saisir  leur 
proie,  un  individu  géiiérabment  détesté  il  cause 
de  sa  dureté  et  de  sa  tyrannie  domestique  se 
verrait  contraint  de  remplir  les  importunes  et 
désagréables  fonctions  de  représentant  du  pays. 
Cependant,  outre  cette  petite  satisfaction  qui 
ne  pouvaitéchapper  aux  suitors,  le  linsard  leur 
en  accorda  une  autre,  qu'ils  espéraient  sans 
doute,  mais  sur  laquelle  ils  ne  comptaient  pas. 

Animé  par  les  acclamations  de  la  foule,  le 
cheval  de  sir  Richard  galoppait  h  travers  champs, 

(1)  Pour  ftic  (îligililc,  il  fallait  piisséiltT  un  ccil.iiu 
revenu.  On  ne  rcganlail  pas  alors  la  fortnni' comme  mi 
signe  di'capacili':  ;  mais  on  ne  nomm.iil  ilepnlè^  que  de 
ricins  propriélaires,  afin  de  les  C((ntrain<l  re,  pnr  la 
inen;ieede  saisie  de  leurs  bien.s,  à  s'jcquilter  de  leurs 
devoirs  parlemenlaires. 

(2)  A  Tiipoqnc  où  sont  censés  se  passer  les  faits  r.jcon- 
liis  par  M.  l'algrave,  les  comtes  elles  barons  se  nuin- 
truieut  aussi  peu  disposiîs  ;'i  se  rendre  an  parlement  que 
les  mcnilires  du  clergé.  Quand  ils  ne  se  refnsaienl  pas 
fsrmclienient  d'aller  remplir  Unirs  devoirs  parlemen- 
taires, ou  ne  répondaient  pas  par  un  ivfiis  formel  au 
iiii'i(  if  smnnums,  ils  se  faisaient  accompagner  d'une 
suite  si  no  II bri use  d'bnmmes  armés,  que  souvent  le 
rii  inanifeslait  un  très  vif  désir  dVirc  privé  de  riiouneur 
do  Kur  visilo,  ou  leur  défendait  d'amener  des  gens  d'ar- 
mes a\cc  eux. 


quand  l'un  de  ses  pieds  de  devant  ayant  glissé 
sur  le  gazon,  il  s'aiiattit  tout-à-eoup,  et  roula 
avec  son  maître  jusqu'au  fond  d'un  fossé.  La 
cri  d'effroi  s'échappa  de  toutes  les  bouches. 
Heureusement  l'anxiété  ne  fut  pas  longue  : 
cheval  et  cavalier  se  relevèrent  sans  aucune 
blessure.  Blanche-Estoyle  secoua  deux  ou  trois 
fois  sa  crinière,  élernua  et  s'ap[>rêta  à  reprendre 
sa  course:  mais  avant  que  sir  Richard  eut  eu 
le  temps  de  rattacher  son  épée  et  de  se  remettre 
en  selle,  les  baillifs  essoullés  arrivèrent  auprès 
de  lui.  Dick-othe  Gyors  essaya  de  le  jeter  à 
terre,  tandis  que  John  Catchpole  le  saisissait 
par  le  collet  de  son  pourpoint.  Une  lutte  dé- 
sespérée s'engagea  alors  entre  le  deputémalgré 
lui  et  les  agens  de  la  force  publique.  Après 
avoir  duré  quelques  minutes  à  peine,  elle  se 
termina,  à  la  grande  joie  des  spectateurs,  par 
la  déroute  des  deux  fonctionnaires,  dont  l'uQ 
revint  en  boitant,  et  l'autre  avec  un  œil  singu- 
lièrement endommagé.  Resté  mailre  du  champ 
de  bataille,  sir  Richard  remonta  sur  son  cheval 
et  disparut  bientôt  à  tous  les  yeux. 

Voici  comment  le  shériff,  en  renvoyant  le 
writ  au  chancelier,  lui  rendit  compte  de  cette 
affaire.  Nous  traduisons  textuellement  la  répon- 
se originale  que  l'archivisle  de  la  Tour  a  eu 
l'extrême  obligeance  de  nous  prêter. 

«Sir  Richard  de  Pogeys,  chevalier,  bien  et 
dûment  élu  par  le  comté,  ayant  refusé  de  don- 
ner caution  pour  sa  présence  au  parlement,  au 
jour  et  au  lieu  désignés,  ayant  de  plus  cruelle- 
ment battu  mes  baillifs,  an  mépris  du  roi,  de 
sa  couronne  et  de  sa  dignité,  et  s'étant  caché 
dans  les  Chiltern  hundreds  (1),  terrain  libre, 
qui  n'appartient  pas  au  comté,  et  où,  par  con- 
séquent, je  ne  puis  entrer;  je  suis  incapable 
d'exécuter  le  writ,  au  moins  en  ce  qui  le  con- 
cerne. » 

Aussitôt  que  le  tumulte  occasionné  parcelle 
chasse  d'un  nouveau  genre  se  fut  apaisé,  sir 
Gilles  de  .\rgentein  commanda  aux  suitors  de 
procéder  à  l'éleclion  d'un  second  chevalier, 
ainsi  que  l'exigeait  le  writ.  Quelques-uns  des 
assistans  exprimèrent  d'abord  l'opinion  que  le 
shériff  avait  le  droit  d'annuler  l'élection  désir 
Richard,  et  de  faire  nommer  un  autre  député  à 
sa  place.  Puis  d'autres  shires-meii  prétenilirenl 
qu'il  était  fort  inutile  d'élire  jdiis  d'un  chevalier, 
puisque. quel  que  fût  leur  nombre. les  cheva'iers 
d'un  comté,  de  même  que  les  citoyen,*  repré- 
sentant la  ville  de  Londres,  n'avaient  qu'une 
voix  collective;  mais  personne  ne  paraissant 
connaître  d'une  manière  positive  les  usages 
parlementaires  sur  deux  points  si  import  ins, 
les  propositions  qui  venaient  d'être  finies  n'eu- 

(I)  Cei  ancien  domaine  servait  fréquemment  au 
tn  izièir.c  siiile,  d'asile  nu  de  sanctuaire  auï  chevaliers 
du  comiéquine  vonlaieni  pas  élre  ctinlraînis  de  se 
rendre  au  parlement;  car  il  formjil  une  juridiction  dis- 
tincte dans  laquelle  le  sbérilT  n'aTait  aucune  aulorjlé. 
Anjourd'liui  ce  droit  d'asile  existe  encore  ficlionn.int 
dans  les  occasions  suivanles.  En  Angicicrre,  il  n"e>l  pas 
permis  à  un  député  de  donner  sj  ditnission.  Quand  il 
veut  se  mirer,  il  se  f.iil  nommer,  par  le  roi,  gouver- 
neur du  domaine  des  chisicrn  //unjrfrf.s.  L'acceptation 
de  cette  place  l'oblifcail  à  une  réélection  i  laquelle  il 
ne  se  pré*enlo  pas.  .\ossitol  que  son  succcss<'uresl  élu, 
il  donne  s,i  démission  de  la  place,  qui  se  retrouve  i  la 
disposition  du  premier  député  qui  veut  rentrer  daoj  l| 
vie  privée. 


—  3^8 


rent  pas  de  suite,  et  sir  Gilles  de  Argentein  at- 
tendit quelques  instans  la  nomination  d'un 
second  chevalier,  avec  une  patience  et  une  tran- 
quillité qui  caust^rent  une  surprise  ijénérale. 
Tout-à-coup  un  faucon  que  l'un  des  hommes 
de  la  suite  du  grand  shérilî  tenait  sur  son  poinj; 
brisa  la  corde  à  laciuelle  il  était  attaché,  et  s'é- 
levant  jusqu'au  milieu  desnua^jes,  s'abattit  sur 
un  pigeon  dans  un  champ  voisin  de  la  cour. 
Pendant  que  cet  événement  attirail  l'attention 
de  la  foule  (Straffordsoulintloujoursque  le  fau- 
con avait  été  lAché  par  l'ordre  exprès  de  son 
maître),  le  shérilî,  échanj^eant  quelques  mots 
avec  les  chevaliers  qui  l'entouraient,  annonça 
aux  shiresmen  que  sir  Thomas  de  Turberville 
était  élu  par  le  comté,  comme  collègue  "de  sir 
Richard  de  Pogeys  au  parlement,  et  que  ,lohn- 
Att  Green  et  Richard  Att  VVood  lui  servaient  de 
cautions. 

Cette    déclaration  fit  éclater  une  explosion 
universelle  de  mécontentement  et  d'indignation 
parmi  les  s/iiresinen. Mais  les  cris  s'apaisèrenlet 
les  sifflets  se  lurent  lorsque  John  Strafford,  pre- 
nant de  nouveau  la  parole,  accusa  hautement  le 
shérilî  de  fraude  et   de  collusion.  «  Sir  Gilles, 
disait-il,  vous  vous  rendez  coupable  du  même 
délit  que  vous  avez  déjà  commis  aux  dernières 
élections,  quand    vous  nous  forçâtes  à  payer 
sept  livres  sterling  pour  les  honoraires  de  votre 
allié  et  cousin,  sir  Marmaduke  Vavasour,   ce 
qui  faisait  la  somme  énorme  de  4  shillings  et  g 
pence  par  jour,  c'est-à-dire  seize  sous  de  plus 
que  le  tarif  ordinaire.  Nous  n'avions  pas  élu  sir 
Marmaduke,  et  cependant  vous  lavez  de  votre 
propre   autorité    nommé  notre    représentant. 
Certainement,  vous  ne  l'ignorez  pas,  nous  au- 
rions trouvé  à  louer  îi  un  prix  bien  inférieur  un 
aussi  bon  et  même  un  meilleur  député,  qui  se 
fnt  chargé  avec  le  plus  grand  plaisir  de  faire  les 
affaires  du  comté  pour  cinq  livres,  le  parlement 
eût-il  siégé  un  mois  entier  et  toutes  les  dépenses 
du  voyage  comprises.  » 

A  ces  mots,  les  cris  et  les  sifflets  recommen- 
cèrent plus  violens  que  jamais  ;  des  parolrs  me- 
naçantes furent  échangées  de  part  et  d'autre, 
déjà  même  plusieurs  suitors  s'armaient  de 
pierres,  et  frappaient  la  terre  de  leurs  bâtons. 
Mais  la  bannière  de  sir  Gilles  de  Argenlein  ,  sur 
la(iuelle  étaient  peintes  ses  armoiiies,  les  trois 
coupes  d'argent,  se  dé|)loya  dans  l'air,  les  trom- 
pettes sonnèrent,  les  chevaux  se  mirent  en  mou- 
veir.ent,  les  yoemeii  et  les  chevaliers,  entourant 
le  shérilî,  se  frayèrent  un  chemin  à  travers  la 
foule  indignée,  et  le  meeting  fut  dissous. 
Trulhs  and  fictions  uj  (lie  middle  âges. 
^  (Renie  Britannique). 


LA  C0.11TESSE  DE  SALISBURY 


(I). 


(Tout  le  monde  sait  quel  fut  l'amour  du  roi 
Edouard  iioui-  la  belle  comtesse  de  Salisbury,  en 
l'honneur  de  la(pielle  ce  monarque  fonda  l'oi- 
drelde  la  Jarretière;  c'est  cet  amour  que  M. 
Alexandre  Dumas  nous  raconte  dans  son  nouvel 


(t)  Deux  volumes  iu-8",chez  Dumonl,  libraire-édi- 
t:ur,  au  PuliiisRoyal,  88. 


ouvrage;  mais  il  ne  se  borne  pas  à  redire  les 
malheurs  de  cette  passion  royale,  ce  à  quoi  il 
s'est  attaché  surtout,  c'est  à  faire  revivre  la  fi- 
gure du  roi  Edouard ,  c'est  à  nous  rendre  té- 
moins, pour  ainsi  dire,  des  événemens  de  ce  beau 
règne;  si  bien  que  dansées  deux  volumes  In  par- 
tie purement  historique  lient  le  plus  de  place. 
Ce  livre  est  donc  moins  un  roman  qu'une  his- 
toire. Maintenant  l'auteur  a  jeté  sur  ce  double 
thème  son  style  chaud  et  coloré,  ses  scènes 
dramatiques  et  passionnées,  et  il  n'a  point  failli 
à  son  talent  ordinaire  en  ce  genre  ,  nous 
n'aurons  pas  besoin  d'ajouter  que  la  Comtesse 
de  Salisbury  est  appelée  à  un  grand  succès.  — 
Au  moment  où  commence  l'extrait  que  l'on  va 
lire,  Edouard  d'Angleterre  donne  une  passe 
d'armes  à  Windsor;  Guillaume  de  Douglas, 
filleul  du  roi ,  et  Guillaume  de  Montaigu  ,  neveu 
du  comte  de  Salisbury,  viennent  d'entrer  en 
lice.  Montaigu  aime  la  comtesse  en  secret  et  lui 
a  servi  de  protecteur  en  mainte  circonstance). 

Les  deux  jeunes  gens  fondirent  l'un  sur  l'au- 
tre avec  une  telle  impétuosité,  qu'il  leur  fut  im- 
possible de  prendre  leurs  mesures  ;  aussi ,  quoi- 
que le  fer  des  deux  lances  eilt  touché  les  deux 
casques,  il  glissa  sur  l'acier,  en  faisant  jaillir  des 
étincelles;  de  sorte  que  les  deux  chevaliers, 
emportés  par  leur  course  ,  passèrent  outre,  sans 
s'être  fait  autre  dommage.  Cependant  tous  deux 
arrêlèrenl  leurs  chevaux  avec  toute  la  force  et 
l'adresse  d'écuyers consommés  ;  et,  les  ramenant 
chacun  à  leur  place  ,  ils  se  préparèrent  à  une 
nouvelle  course. 

Cette  fois  ,  Douglas  dirigea  le  fer  de  sa  lance 
vers  la  large  de  son  adversaire,  et  l'atteignit  en 
pleine  poitrine  avec  tant  de  violence  ,  qu'il  la 
brisa  en  trois  monceaux  ,  et  qu'ébranlé  du  choc, 
Guillaume  plia  jusque  sur  la  croupe  de  son  che- 
val. Quant  à  celui-ci,  il  avait  visé  si  jusle  au  ci- 
mier, qu'il  avait  enlevé  le  casijue  de  la  tête  de 
Douglas  ;  et  cela  si  rudement ,  que  le  sang  en 
sortit  à  l'Ecossais  par  le  nez  et  par  la  bouche.  Au 
premier  moment,  on  le  crut  blessé  gravement  ; 
mais  lui-même  fit  signe  que  ce  n'était  lien,  re- 
piit  un  autre  cas(|ue  des  mains  de  son  écuyer, 
demanda  une  lance  neuve,  et  retourna  prendre 
«lu  champ  pour  fournir  sa  troisième  carrière. 
Quanta  Guillaume,  il  s'était  redressé  comme  un 
arbitre  flexible  (pie  la  brise  courbe  en  passant; 
puis  ,  faisant  voiler  son  cheval ,  il  était  aussilôl 
allé  prendre  son  poste  ,  et  attendait  (jue  son  ad- 
versaire fill  prépara.  Douglas  ne  le  fit  pas  atten- 
dre :  les  juges  du  camp  donnèrent  pour  la  troi- 
sième fois  le  signal ,  et  les  deux  jeunes  gens  s'é- 
lancèrent l'un  sur  l'autre  avec  une  rage  que  n'a- 
vaient fait  qu'augmenter  les  courses  précédentes. 
Cette  fois,  ils  se  rencontrèrent  avec  une  telle 
violence,  que  le  cheval  de  Douglas  s'élant  cabré, 
et  la  sangle  du  cheval  de  Guillaume  s'étant  rom- 
pue, les  deux  champions  roulèrent  dans  la  pou- 
sière.  Aussitôt  Douglas  se  releva  sur  ses  pieds, 
et  Guillaume  sur  un  genou.  Mais  avant  que  l'E- 
cossais n'ei^t  franchi  la  moitié  de  la  distance  qui 
le  séparait  de  son  adversaire,  il  chancela,  et  l'on 
put  voir,  au  sang  qui  coulait  le  long  de  sa  cui- 
rasse, (|u'il  était  grièvement  blessé.  Les  juges  du 
camp  s'avancèrent  aussitôt  dans  la  lice,  et  croi- 


sèrent leurs  lances  entre  les  deux  jeunes  gens; 
Ce  fut  alors  seulemsnl  qu'ils  s'aperçurent  que 
Guillaume  aussi  devait  avoir  reçu  quelque  grave 
blessure;  car,  après  avoir  essayé  de  se  relever, 
il  était  retombé  sur  ses  deux  genoux  et  sur  une 
main.  En  effet,  les  deux  adversaires  s'étaient 
donné  coup  pour  coup  ;  la  lance  de  Guillaume 
avait  percé  la  large  de  Douglas,  et,  glissant  sur 
la  cuirasse,  avait  été  s'enfoncer  sous  lépaulière, 
tandis  que  celle  de  Douglas,  traversant  la  visière, 
avait  atteint  Guillaume  au  dessus  du  sourcil,  et 
s'était  brisée,  lui  clouant  son  casque  au  front. 

Les  juges  du  camp  comprirent  bientôt  la  gra- 
vité des  deux  blessures,  et,  sautant  à  bas  de  leurs 
chevaux,  ils  furent  les  premiers  à  porter  des  se- 
cours aux  blessés  ;  messire  Jean  de  Reaumont 
courut  à  Douglas,  et  Salisbury  à  Guillaume  ;  et, 
tandis  qu'on  emmenait  l'Ecossais  hors  delà  lice, 
il  essaya  d'arracher  le  tronçon  de  la  lance  qui 
était  resté  dans  la  plaie;  mais  Guillaume  lui  ar- 
rêta la  main. 

—  Non,  mon  oncle,  lui  dit-il ,  car  j'ai  peur 
qu'avec  le  fer  ne  s'en  aille  la  vie  ;  appelez  seule- 
ment un  prêtre,  car  je  voudrais  mourir  chré- 
tiennement. 

—  Ne  veux-tu  pas  un  chirurgien  d'abord  ?  s'é- 
cria Salisbury. 

—  Cn  prêtre,  mon  oncle  !  un  prêtre,  je  vous 
dis  ;  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre,  croyez-moi. 

—  Monseigneur,  cria  Salisbury  à  l'évêque  de 
Lincoln,  qui  était  assis  près  de  la  reine,  voulez- 
vous  venir,  il  y  a  danger  de  mort  ? 

La  comtesse  jeta  un  faible  cri,  plusieure 
femmes  s'évanouirent  ,  et  l'évêque,  descendant 
les  degrés,  vint  prendre  près  du  blessé  la  place 
de  Salisbury.  ■"' 

Alors,  au  milieu  de  la  lice,  retrouvant  des  for- 
ces pour  ce  dernier  acte  de  religion,  Guillaume 
de  Montaigu  à  genoux  et  les  mains  jointes,  se 
confessa  toutarmé:  puis  l'évêque  de  Lincoln  lui 
donna  l'absolution  en  face  de  toutes  ces  dames 
qui  priaient  pour  le  blessé  et  de  tous  ces  cheva- 
liers qui  demandaient  à  Dieu  la  grâce  de  faire 
une  aussi  sainte  et  aussi  belle  mort. 

L'absolution  donnée,  Salisbury  se  rapprocha 
de  son  neveu,  lequel,  étant  en  état  de  grâce  et 
ne  craignant  plus  de  mourir,  cessa  de  s'opposer 
à  ce  qu  on  tirât  de  sa  blessure  le  fer  qui  y  était 
resté;  alors  Salisbuiy  le  fit  coucher  sur  le  dos  , 
et,  lui  appuyant  le  pied  sur  la  poitrine,  il  parvint 
en  se  raidissant  à  lui  arracher  le  tronçon  de  la 
plaie  :  puis  aussitôt  débouclant  le  casque,  qu'on 
n'avait  |)as  pu  ouvrir  jusque-là,  cloué  qu'il  était, 
comme  nous  l'avons  dit,  au  front  du  blessé,  il 
parvint  à  lui  dégager  la  tête  de  son  enveloppe 
de  fer.  Guillaume  était  évanoui  :  ses  écuyers  ac- 
coururent à  son  aide,  et  le  comte  de  Salisbury, 
aidé  par  eux,  le  transporta  dans  sa  tente. 

Aussitôt  le  médecin  du  roi  arriva,  envoyé  par 
Edouard  lui-  même,  et  examina  le  blessé.  Salis- 
bury, qui  aimait  Guillaume  comme  son  enfant, 
attendait  avec  anxiété  la  fin  de  l'examen;  mais  il 
fut  loin  d'être  favorable  au  jeune  chevalier.  Le 
mire  se  fit  apjxirter  le  fer  de  la  lance  :  à  la  rouille 
sanglanic  qui  le  couvrait,  il  était  facile  de  voir 
qu'il  avait  pénétré  (le  la  longueur  de  deux  pou- 
ces; aussi  le  médecin  secoua-t-il  la  tête,  en 
homme  (|ui  n'espère  pas  grand'chose  de  bon.  En 
ce  moment,  des  valets  vinrent  de  la  part  du  roi, 
pour  transporter  Guillaume  de  iMontaigu  dans 


I 

1 


-^  309  — 


un  apparlemenldu  château  de  Windsor;  mais  le 
médecin  s'y  opposa,  le  malade  étant  trop  faible 
pour  supporter  le  transport. 

Salisbury  se  vil  forcé  de  quitter  Guillaume 
avant  qu'il  fût  revenu  à  lui,  car  sa  mission 
l'appelait  près  d'Edouard  :  c'était  le  même  soir 
qu  il  devait  partir  pour  aller  chercher  à  Mar- 
gaie  l'ensjaijcment  d'Olivier  de  Clisson,  et  lui 
porter  ,  ainsi  qu'au  sire  de  Harcourt ,  l'ordre 
royal  qui  les  remettait  en  liberté.  Salisbury  était 
un  de  ces  hommes  chez  qui  les  affections  privées 
ne  passaient  qu'aprèsles  devoirs  publics  ;  il  quit- 
ta donc  Guillaume  après  l'avoir  recommandé  au 
médecin  comme  s'd  eût  été  son  fils. 

Quant  à  la  comtesse,  elle  avait  demandé  au 
roi  la  perm  ission  de  ne  pas  assister  au  souper, 
et  le  roi  la  lui  avait  accordée  à  l'instant  même  ; 
car,  ainsi  que  tous,  il  avait  compris  la  douleur 
qu'elle  devait  ressentir  d'un  pareil  accident.  On 
savait  avec  quelle  fidélité  et  quel  respect  le  jeune 
homme  l'avait  gardée  pendant  la  captivité  du 
comte,  et  quoique  plusieurs  se  fussent  bien  dou- 
tés qu'il  y  avait  dans  la  conduite  de  son  jeune  ne- 
veu quelijue  chose  de  plus  tendre  qu'un  simple 
lien  de  parenté,  la  réputation  de  vertu  d'Ali.'i 
était  si  bien  établie,  qu'elle  n'avait  aucunement 
souffert  de  ce  dévouement.  Cependant,  quoi- 
qu'on eût  rendu  justice  à  la  comtesse  en  ne 
soupçonnant  p^s  la  pureté  de  ses  sentimens  pour 
son  châtelain,  elle  n'en  avait  pas  moins  pour  lui 
une  amitié  presque  fraternelle,  à  laquelle  il  faut 
ajouter  cette  pitié  tendre  qu'éprouve  presque 
toujours  une  femme,  si  vertueuse  qu'elle  soit , 
pour  l'homme  qui  l'aime  secrètement  et  sans  es- 
poir.,, 

Aussi,  lorsqu'elle  vit  entrer  Salisbury,  n'es- 
saya-t-elle  point  de  cacher  sa  douleur  aux  yeux 
de  son  mari,  persuadée  que  lui  moins  que  per- 
sonne lui  ferait  un  crime  de  ses  larmes.  En  ef- 
fet, Salisbury  avait  besoin  de  tout  son  courage 
pour  retenir  les  siennes;  il  venait  prendre  congé 
d'elle,  car,  malgré  les  instances  d'Edouard  pour 
le  retenir,  l'inflexible  messager  avait  résolu  d'ac- 
complir une  mission  dont  il  comprenait  toute 
l'importance.  11  partit  donc  le  soir  même ,  re- 
commandant Guillaume  aux  soins  de  la  com- 
tesse. 

Cette  séparation,  quelque  courte  qu'elle  dût 
être,  se  faisait  sous  de  si  tristes  auspices,  qu'elle 
fut  accompagnée  de  part  et  d'autre  d'une  dou- 
leur pressentimentalc  telle,  que,  si  Salisbury 
eût  été  un  homme  d'un  cœur  moins  dévoué  à 
son  roi  et  d'un  esprit  moins  ferme  à  ses  devoirs, 
il  eût  supplié  Edouard  de  choisir  ((uclque  autre 
pour  achèvera  sa  place  la  négociation  qu'il  avait  î 
commencée;  mais  le  comte,  au  moment  où  lui 
vint  celte  pensée,  la  repoussa  comme  il  eût  l'ait 
d'un  crime,  et,  puisant  une  nouvelle  force  dans 
la  honte  de  sa  faiblesse,  il  prit  congé  d'Alix,  la 
laissant  maîtresse  de  l'attendre  à  Londres,  ou  de 
retourner  au  château  de  Wark. 

Ce  qu'avait  prévu  le  médecin  était  arrivé: 

Guillaume  était  revenu  à  lui,  et  l'homme  de  la 
science,  (jui  avait  reçu  d'Edouard  l'ordre  de  soi- 
gner égak'iiuMil  les  blessés  ,  avait  profite  de  ce 
moment  (lour  se  reiulrc  iirès  do  Douglas,  dont  la 
situation,  quoique  grave,  était  sans  danger. 

Quant  à  Guillaume,  il  était  eu  proie  à  une  liè- 
vre ardente,  et,  malgré  sa  faiblesse,  il  avait  des 


suffisaient  à  peine  pour  le  maintenir  sur  son  lit 
Dans  ces  momens,  il  lui  semblait  voir  une  om- 
bre vers  la(iuelle  il  faisait  tous  ses  efforts  pour 
s'élancer,  et  que,  discret  jusque  dans  son  délire, 
il  appelait,  sans  la  nommer,  tantôt  par  des  cris, 
tanlôt  par  des  prières.  Ce  fut  dans  un  de  ces  mo- 
mens d'exaltation  que  la  comtesse  leva  tout  à 
coup  la  ta|)isserie  qui  pendait  devant  la  porte  de 
la  tente,  faisant  succéder  la  réalité  de  sa  pré- 
sence aux  rêves  fiévreux  qui  l'avaient  précédée. 
Par  un  mouvement  naturel ,  les  deux  hommes 
(|ui  retenaient  Guillaume  le  lâchèrent,  en  voyant 
contre  leur  attente  apparaître  cet  être  fantasti- 
que qu'il  appelait,  et  Guillaume  lui-même  , 
comme  si  sa  vision  eût  pris  un  corps,  au  lieu  de 
s'élancer  en  avant,  fit  sur  son  lit  un  mouvement 
en  arrière,  les  yeux  fixes,  la  poitrine  haletante, 
et  joignant  les  mains  dans  l'attitude  d'un  sup- 
pliant. La  comtesse  fit  un  signe,  et  ceux  qui 
gardaient  Guillaume  sortirent,  tout  en  se  tenant 
à  la  porte  de  la  tente,  afin  de  rentrer  au  premier 
ordre  qu'ils  en  recevaient. 

—  Est-ce  vous,  madame,  dit  Guillaume ,  ou 
bien  est-ce  un  ange  qui  a  pris  votre  forme  pour 
me  rendre  plus  doux  le  passage  de  cette  vie  à 
l'autre  ? 

—C'est  moi,  Guillaume,  répondit  la  comtesse  : 
votre  oncle  ne  pouvait  pas  venir ,  car  il  est  parti 
pour  le  service  du  roi  ;  je  n'ai  pas  voulu  vous 
laisser  ainsi  seul,  et  je  suis  venue,  moi. 


momeusdo  délire pcudant  IcsiiuclsdcuxLoiumcs  i  luercie  d'eue  venue. 


—  Oh!  oui,  oui,  c'est  bien  votre  vois,  dit 
Guillaume;  je  vous  voyais  quand  vous  étiez  ab- 
sente, mais  je  n'entendais  pas  vos  paroles  ;  vous 
avez,  en  entrant,  suspendu  le  délire  et  chassé  les 
fantômes  !  Est-ce  bien  vous  ?  je  mourrai  donc 
heureux. 

—  Non ,  vous  ne  mourrez  pas ,  Guillaume,  re- 
prit la  comtesse ,  tendant  au  blessé  une  main 
qu'il  saisit  avec  un  mélange  de  respect  et  d'a- 
mour impossible  à  exprimer.  Votre  état  n'est 
point  aussi  désespéré  que  vous  le  croyez. 

Guillaume  sourit  tristement. 

—  Ecoutez  ,  lui  dit-il ,  tout  est  bien  comme 
Dieu  le  fait,  et  mieux  vaut  mourir  que  de  vivre 
malheureux  :  n'essayez  donc  point  de  me  trom- 
per,  madame  ,  et  n'usons  point  ce  qui  me  reste 
de  force  à  me  reprendre  îi  des  espérances  inuti- 
les; ce  que  je  regrette  en  mourant,  madame, 
c'est  de  n'être  plus  là  pour  vous  garder. 

—  Me  garder ,  Guillaume ,  et  de  (jui  ?  grâce  à 
Dieu ,  nos  ennemis  ont  repassé  la  frontière. 

—  Oh!  madame,  interrompit  Guillaume,  vos 
ennemis  ne  sont  pas  ceux  c|ue  vous  craignez  le 
()lus  :  il  en  est  un  plus  terrible  pour  vous  que 
tous  ces  brûleurs  de  villes  écossais ,  que  tous  ces 
preneurs  de  châteaux  des  frontières  ;  celui-là, 
madame,  sans  que  vous  vous  en  doutiez ,  je  vous 
ai  déjà  garantie  deux  fois  de  lui,  peut-être.  Te- 
nez ,  écoutez-moi  ;  tout  à  l'heure  ,  j'avais  le  dé- 
lire, mais  le  délire  des  mourans  est  peut-être 
une  double  vue  !  eh  bien  ,  au  milieu  de  mon  dé- 
lire, je  vous  voyais  dans  les  bras  de  cet  Immmc  , 
j'entendais  vos  cris;  vous  appeliez  à  l'aide  et 
personne  ne  venait ,  car  j'étais  retenu  sur  mon 
lit  par  des  liens  de  fer;  j'aurais  donné  non  pas 
ma  vie,  puisque  je  vais  mourir,  mais  mon  amc  . 
entendez-vous,  mon  amc  pendant  toute  l'éier- 
nilé ,  pour  aller  à  votre  secours ,  et  je  ne  le  pou- 
vais pas  ;  j'ai  bien  souffert,  allez ,  cl  je  vous  re- 


—  C'était  de  la  folie ,  Guillaume ,  c'étaient  les 
rêves  de  la  fièvre ,  car ,  je  vous  devine,  vous  vou- 
lez parler  du  roi. 

—  Oui ,  »ui ,  c'est  de  lui  que  je  parle;  écou- 
lez-moi, madame  :  peut-  être  tout  à  l'heure  c'é- 
tait du  délire;  mais  maintenant  ce  n'en  est  plus  : 
vous  voyez  bien  ,  n'est-ce  pas,  qu'en  ce  moment 
j'ai  toute  ma  raison  !  Eh  bien ,  tenez ,  je  n'ai  qu'à 
fermer  les  yeux,  et  je  vous  revois  i:omme  je  vous 
voyais  tout  à  l'heure  ,  et  j'entends  vos  cris;  oh  1 
tenez,  c'est  à  m'en  rendre  fou. 

—  Guillaume,  Guillaume ,  s'écria  la  comtesse, 
effrayée  elle-même  de  l'accent  de  vérité  avec  le- 
quel lui  parlait  le  mourant ,  du  calme,  je  vous 
en  supplie. 

—  Oh  !  oui ,  oui ,  du  calme  pour  mourir  ;  je 
vous  en  supplie ,  rendez-moi  du  calme. 

—  Que  faut-il  faire  pour  cela,  répondit  .Uix 
avec  un  ton  de  profonde  pitié;  dites,  et  si  c'est 
en  mon  pouvoir ,  je  le  ferai. 

—  11  faut  partir,  s'écria  Guillaume,  les  yeux 
étincelans,  partir  à  l'instant  même,  vous  éloi- 
gner de  cet  homme.  Je  mourrai  bien  tout  seul 
maintenant  que  je  vous  ai  vue;  promettez-moi 
de  partir. 

—  Mais  où  voulez-vous  que  j'aille? 

—  Partout  où  il  ne  sera  pas.  Vous  ne  savez  pas 
combien  il  vous  aime;  vous  n'avez  pas  vu  cela, 
vous,  car,  pour  le  voir  ,  il  fallait  les  yeux  de  la 
jalousie;  cet  homme  vous  aime  à  commettre  un 

crime! 

—  Oh!  vous  m'épouvantez ,  Guillaume. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  je  sens  que  je  vais 
mourir  ,  mourir  avant  que  vous  soyez  con- 
vaincue que  cet  homme  est  capable  de  tout!  ju- 
rez-moi que  vous  partirez  demain ,  cette  nuit... 
jurez-moi. 

—  Je  vous  le  jure ,  Guillaume ,  dit  .\lix.  Mais 
vous  ne  mourrez  pas  ;  je  retourne  au  château  de 
Wark,  et,  lorsque  vous  serez  guéri,  vous  vien- 
drez m'y  rejoindre.  Guillaume,  quavez-vous? 

—  Seigneur,  Seigneur,  ayez  piUé  de  moi! 
murmura  Guillaume. 

—  Guillaume!  Guillaume!  s'écria  la  comtesse 
en  se  baissant  vers  lui.  Mon  Dieu!  mon  Dieu! 

—  \lix,  Alix,  balbutia  Guillaume,  adieu, je 
vous  aime.  Alors ,  rassemblant  toutes  ses  forces, 
il  jeta  ses  bras  autour  du  cou  de  la  comtesse  ,  et 
moitié  la  baissant  vers  lui ,  moitié  se  levant  vers 
elle,  il  toucha  de  ses  lèvres  les  lèvres  d'Alix,  et 
retomba  sur  son  oreiller, 

Elle  avait  reçu  à  la  fois  son  premier  baiser  et 
son  dernier  soupir. 

Le  Unulemain  matin  ,  la  comtesse ,  comme  elle 
lavait  promis  la  veille  à  Guillaume ,  alla  prendre 
congé  de  la  reine ,  qui  voulut  d  abord  la  retenir, 
mais  qui ,  admettant  bientôt  une  excuse  .lussi  lé- 
gitime que  celle  que  faisait  valoir  Alix  pour  quit- 
ter les  fêles,  n'insista  que  ce  qu'il  fallait  pour 
lui  prouver  le  regret  qu'elle  avait  de  se  séparer 
d'elle.  Quant  à  Edouard,  après  avoir  fait,  comme 
la  reine ,  quelques  inslaïues .  il  céda  comme  elle, 
cl  avec  ùuaird'inditïérence  qui  acheva  de  con- 
vaincre la  comtesse  que  ce  malheureux  jeune 
homme  dont  elle  regrettait  la  morl  s'était  alarmé 
mal  à  propos;  seulement,  comme  la  comlwse 
avait  à  iraverser  des  paxs  dans  lesquels,  d'un 
moment  à  l'aulre  ,  les  maraudeurs  des  trontières 
faisaient  irruption,  le  roi  exii;ea  qu'elle  accepUt 
une  cscorle,  el  lui  tit  promettre  de  ne  sarréler 


—  310  — 


(lUf  ilaiis  des  villes  closes  ou  des  châteaux  lor- 
tifiés. 

La  comlesse  se  mil  donc  en  roule,  cl,  le  pre- 
mier jour,  s'arrêta  à  llerlfort,  étant  partie  tard , 
et  n'ayant  pu  faire  que  dix  lieues  pendant  celte 
journée  :  elle  y  trouva  son  logement  préparé, 
car  un  courrier  marehait  en  avant,  comme  lors- 
que la  reine  était  en  voyage  :  c'était  une  dernière 
attention  d'Edouard,  et  la  comtesse  n'y  vit 
qu'une  courtoisie  exagérée,  mais  qui  s'expliquait 
cependant  par  la  vieille  amitié  que  le  roi  portail 
au  comte  de  Salisbury. 

Le  jour  suivant ,  elle  se  mit  en  route  et  vint 
coucher  à  Northampton,  où,  grâce  aux  mêmes 
précautions  royales,  elle  trouva  un  ap|)artemenl 
digne  d'elle  et  de  celui  qui  le  lui  offrait;  seule- 
ment, le  chef  de  l'escorte  vint  la  prévenir  que  la 
journée  du  lendemain  était  forte,  et  que  l'on 
devrait  partir  de  bonne  heure  si  l'on  voulait  ar- 
river jusqu'au  logement  que  le  roi  avait  faitpré- 
parer. 

En  effet,  ]a  comtesse  se  mit  en  route  avec 
l'aube  :  sur  le  midi.  1  escorte  s'arrêta  à  Leiccster, 
et  ne  se  remit  en  chemin  que  vers  les  trois  heu- 
res. Quoiqu'on  (lit  alors  aux  plus  longs  jours  de 
Tannée,  la  nuit  était  venue  sans  qu'on  d'il  aper- 
çu à  l'horizon  aucune  apparence  de  ville  ni  de 
château.  On  continua  de  marcher  deux  heures 
encore  à  peu  prés,  lorsque  enfin  on  vil  briller 
une  lumière  dans  les  ténèbres.  Quelques  minu- 
tes après,  la  lune,  en  se  levant,  découpa  en  vi- 
gueur les  tours  et  les  murailles  d'un  château  fort; 
à  mesure  qu'on  avançait,  la  comtesse  croyait  re- 
connaître ,  à  certains  signes  restés  dans  son  sou- 
venir ,  une  résidence  ipii  lui  était  connue  ;  enfin, 
en  arrivant  à  la  porte,  son  dernier  doute  dispa- 
rut. Elle  était  au  chMeau  de  Nottingham. 

La  comtesse  frissonna  malgré  elle,  car  on  se 
rappelle  que  ce  château  gardait  de  sanglans  sou- 
venirs. Alix  y  entra  donc  avec  une  terreur  qui 
s'accrut  encore  lorsqu'elle  vil  que  l'appartement 
qu'on  lui  avait  pié|>aré  était  la  chambre  même 
où  avait  été  arrêté  Mortimer  et  où  avait  été  tué 
Dugdale  :  aussi  n'eut-elle  point  le  courage  de 
toucher  au  souper,  se  contentant  de  tremper  ses 
lèvres  dans  une  coupe  de  vin  épicé.  Au  reste  il 
n'y  avait  pas  â  se  tromper  à  cette  chambre,  car 
»-lic  la  counaissait  bien:  c'était  la  même  où  ma- 
dame Philippe  lui  avait  raconté  toute  cette  tra- 
gique aventure,  le  soir  même  de  l'arrivée  de 
G.-'iilier  de  Mauny  et  du  comte  de  Salisbuiy. 

Si,  alors  iju'elle  était  près  de  la  reine,  entou- 
rée de  Si  s  femmes,  et  gardée  par  son  fidèle  châ- 
telain Guillaume  de  Montaigu,  elle  n'avait  pu 
se  soustraire  à  un  senlimenl  d'effroi,  quelle  ne 
devait  pas  être  sa  terreur,  aujourd'hui  qu'elle  se 
trouvait  seule  dans  ce  même  château,  au  milieu 
dhorames  presque  inconnus,  et  le  cœur  tout 
saignant  encore  de  la  mort  récente  de  celui  dont 
chaque  objet  dans  cette  chambre  lui  rappelait  le 
respect  ou  l'empressement!  Mais,  hélas!  iln'étail 
plus  là  pour  la  garder  ou  la  défendre  ,  le  pauvre 
enfantau  cœur  dévoué,  dont  toutes  les  craintes 
pour  elle  lui  revenait  à  resi)ril  à  celte  iieure. 
Aussi  élait-elle  restée  dans  le  fauteuil  où  elle 
s'était  assise.  Le  coude  appuyé  sur  la  table  où 
élail  posée  la  lampe,  n'osant  tourner  la  tête  der- 
rière elle,  de  iicur  lie  voir  quelque  objet  fantas- 
tiuue,  ijUoii|ue  cii  l.i("d'el  le  fut  un  souvenir  réel: 
'éultdelte  cataille  failc  dans  l'un  des  pilastres 


de  la  cheminée  par  l'épée  de  Mortimer.  La  vue 
de  celle  eniaille  amena  tout  naturellement  Alix 
à  se  remémorer  comment  Mortimer  avait  été  ar- 
rêté. Elle  se  souvint  d'un  souterrain  qui  commu- 
niquait aux  fosses  du  château;  d'un  panneau 
qui  i;lissail  dans  la  boiserie;  elle  se  rappelait 
bien  que  la  reine  lui  avait  dit  que  ce  souterrain 
était  muré,  et  que  ce  panneau  ne  s'ouvrait  plus; 
mais  n'importe,  il  lui  était  impossible  de  vaincre 
sa  terreur.  Ce  qui  la  redoublait  encore,  c'est 
qu'elle  attribuait  à  la  fatigue  de  la  journée  un 
engourdissement  insurmonlalde  ,  qu'elle  crut 
combattre  en  buvant  de  nouveau  (juelques  gor- 
gées de  vin  épicé  qu'elle  avait  déjà  goûté  en  arri- 
vant; mais  loin  que  ce  qu'elle  prenait  pour  un 
réactif  produisit  l'effet  qu'elle  en  attendait,  l'es- 
pèce d'engourdissement  qui  avait  commencé  de 
s'emparer  d'elle  n'en  devint  que  plus  intense. 
Alors,  elle  se  leva  et  voulut  marcher;  mais  elle 
fut  forcée  de  se  soutenir  au  fauteuil  :  tous  les 
objets  paraissaient  tourner  autour  d'elle  ,  elle 
sentait(iu'elle  élaiten  ce  moment  sous  l'influence 
d'un  |Kiuvoir  invincible,  et  qu'elle  ne  s'apparte- 
nait jdus;  elle  vivait  dans  un  monde  d'où  la  réa- 
lité avait  disi)aru.  La  lueur  tremblante  de  la 
lampe  animait  jusqu'aux  objets  immobiles,  les 
figures  sculp.tées  des  lambris  se  mouvaient  dans 
l'ombre  ;  il  lui  semblait  entendre  un  bruit  loin- 
tain, pareil  à  celui  d'une  piu'te  qui  grince,  mais 
tout  cela  comme  dans  un  rêve.  Enfin,  il  lui  vint 
dans  l'idée  que  ce  vin  qu'elle  avait  bu  pouirait 
bien  être  un  narcotique  dont  elle  éprouvait  les 
effets  ;  elle  voulut  appeler,  mais  la  voix  lui  man- 
qua. Alors,  elle  rassembla  toutes  ses  forces  pour 
aller  ouvrir  la  porte  ;  mais  à  peine  eut-elle  fait 
quelques  pas,  qu'une  réalité  terrible  succéda  à 
toutes  ces  visions.  Un  panneau  de  boiserie  gli.ssa, 
et  un  homme,  s'élançant  dans  la  chambre,  la  re- 
tint dans  Ses  bras  ail  moment  où  elle  allait  tom- 
ber évanouie 

....  Sûr  que  la  négociation  etitaméé  par  Salis- 
bury  réussirait  en  son  absence  comme  en  sa  pré- 
sence, Edouard  avait  donc  tourné  entièrement 
les  yeux  vers  la  Flandre  ;  aussi,  lorsque  le  comte, 
qui  était  de  retour  à  Londres  huit, jours  après  le 
départ  du  roi,  arriva  au  port  de  Sandwich,  où 
on  lui  avait  dit  (|u'il  rejoindrait  Edouard,  il  le 
trouva  parti  depuis  la  veille  ,  avec  le  comte  de 
Sufi'olU,  Jean  de  Beaumont,  le  comte  de  Lan- 
castre,  le  comte  de  Derby,  et  force  b;:rons  et  che- 
valiers, auxquels  il  avait  donné  rendez-vous  dans 
ce  port,  sans  leur  dire  â  quelle  intention  il  les 
rassemblait.  Salisbury  sélonna  d'abord  de  n'a- 
\oir  point  élé  désigné  pour  fa  re  i)artie  d'une 
exjiédilion  aussi  importante  ;  mais,  connaissant 
la  rapidité  des  résolutions  d'Edouard,  il  présuma 
que  le  projet  qu'il  accomplissait  avait  été  arrêté 
instantanément,  et  sur  ipielqne  nouvelle  inat- 
lendue  ;  en  eonséquenoe,  il  résolut  de  rejoindre 
la  comtesse  au  château  de  Wark,  et  d'y  attendre 
les  ordres  du  roi. 

Le  comte  quitta,  en  conséquence,  le  bord  de 
la  rner,  et  reprit  â  travers  les  terres  sa  route  à 
petites  journées;  car  il  élait  sans  suite  aucune 
et,  par  consé(|uent,  n'avait  qu'un  seul  cheval. 
Or,  comme  en  ces  temps  de  guerre  tout  cheva- 
lier avait  l'habitude  de  marcher  armé,  il  était 
assez  difficile  que  sa  monture,  si  vigoureuse 
((ii'elle  fût,  ayant  à  supjxjrter  le  poids  de  son 
cavalier  et  de  sa  cuirasse,  put  l'aire  plus  de  dix 


a  douze  lieues  par  étape.  Ce  ne  fut  donc  ((u'aii 
bout  de  six  jours  de  marche  que  le  comte  arriva 
au  haut  des  collines  qui  dominent  Boxhurgh, 
et  du  sommet  desquelles  il  aperçut  enfin  le 
château  de  Wark.  Tout  lui  parut  dans  le  même 
étatoi'i  ill'avait  laissé  :  et  cependant  il  éprouva 
un  mouvement  de  tristesse  inexplicable  à  cette 
vue,  et  ce  mouvement  fut  si  profond,  qu'au  lieu 
de  mettre  son  cheval  au  galop  pour  être  quelques 
instants  plus  tôt  près  de  son  Alix  bien  aimée,  il 
ralcniil  son  pas,  au  contraire,  et  ne  s'a])procha 
plus  qu'en  tremblant,  et  comme  un  homme  sur 
lequel  plane  un  malheur  qu'il  ignore,  mais 
qu'un  pressentiment  avertit  de  l'existence  de  co 
malheur.  Cependant  aucun  changement  visibla 
ne  justifiait  de  pareils  présages  :  la  bannière 
Hottait  sur  sa  tour,  les  sentinelles  se  prome- 
naient sur  les  remparts  de  ce  pas  lent  et  mono- 
tone qui  indique  que  tout  est  tranciuille  au  de- 
dans et  au  dehors.  Quelques  paysans  des  envi- 
rons, qui  venaient  d'apjioi  ter  les  vivres  du  len- 
demain, sortaient  parla  grande  porte,  ef  re- 
gagnaient leurs  villages.  Salisbury  eut  un  ins- 
tant l'idée  d'aller  à  eux  et  de  les  interroger; 
maissurquoi  ?  il  l'ignorait  lui-même.  11  surmon- 
ta donc  ce  moment  de  faiblesse,  et,  convaincu 
par  le  témoignage  de  ses  yeux  que  son  imagina- 
tion le  trom|)ait,  il  fit  prendre  une  allure  plus 
vive  â  son  cheval,  et  parvint  bientôt  au  bas  de  la 
colline  au  sommet  de  laquelle  était  situé  le  châ- 
teau. Arrivé  là,  il  vit  au  signal  delà  sentinelle 
qu'il  était  reconnu,  et  monta  rapidement  le  sen- 
tier qui  conduisait  à  la  plate  forme. 

Parvenu  devant  la  porte,  il  trouva  ses  officiers 
qui  l'attendaient  ;  mais  ce  n'était  pas  par  eux 
seulement  qu'il  comptait  être  reçu.  Alix  ordi- 
nairement était  la  première  à  venir  au  devantde 
lui,  et  il  ne  voyait  pas  Alix.  Cependant,  si  rapi- 
dement qu'il  eut  gravi  le  sentier,  on  avait  eu  le 
tem|is  de  la  prévenir.  IS'était-elle  point  au 
château  ?  mais  si  elle  n'y  était  i)as,  où  pouvait- 
elle  être  ?  Aussi  le  premier  mot  que  prononça 
le  comte  fut  le  nom  de  sa  femme.  Mais,  sans  lui 
répondre,  l'écuyer  qui  tenait  la  bride  de  son 
cheval  lui  montra  le  château.  Le  comte,  n'osant 
pas  le  (piestionner  davantage,  mit  pied  à  terre 
et  s'élança  dans  la  cour  :  là,  il  s'arrêta  un  ins- 
tant, car  ne  voyant  pas  la  comtesse  sur  le  per- 
ron, comme  il  s'altendait  à  l'y  trouver,  il  porta 
successivement  les  yeux  à  toutes  les  fenêtres, 
espérant  l'apercevoir  à  l'une  d'elles  ;  mais  toutes 
les  fenêtres  étaient  fermées  :  alors  il  courut  aux 
marches  aussi  vite  que  lui  permettait  le  poids 
de  son  armure,  et  se  dirigea  vers  l'appartement 
de  sa  femme.  Toutes  les  pièces  qu'il  devait  tra- 
verser pour  y  arriver  étaient  désertes  ;  enfin,  en 
ouvrant  une  dernière  porte,  il  vit  debout,  sur  le 
seuil  (le  sa  chambre,  la  comtesse  toute  vêtue  de 
noir,  et  si  pâle  qu'elle  semblait  près  de  trépasser. 

Le  comte  demeura  un  instant  tremblant  et 
muet  à  cet  aspect,  car  il  ne  pouvait  deviner  ce 
(|ui  était  arrivé;  enfin,  voyant  que  la  comtesse 
restait  immobilj,  ù  s'avança  vers  elle,  et  rom- 
pant le  silence  : 

—  Que  vous  est-il  arrivé,  madame,  lui  dit-il 
d'une  voix  tremblante,  et  de  qui  portez-vous  le 
deuil  ? 

—  Monseigneur,  répondit  la  comtesse  d'une 
voixsi  faible  qu'à  peine  Salisbury  put  renteiij 


—  311   — 


je  porte  le  deuil  de  votre  honneur,  qui  m'a  été 
lâchement  volé  au  ch.'iteau  de  Noltinfjham  par 
le  roi  Edouard  d'Angleterre. 

Alexandre  Dumas. 


a»^  ssa^a»  Aas24i.  (i). 


I. 

Le  divertissement  du  fresque  à  Venise  qui 
commence  d'ordinaire  à  la  seconde  fête  de  Tà- 
ques  et  se  continue  jusqu'au  jour  de  Saint-Jé- 
rùme,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  lin  du  mois  de  dé- 
cembre, avait  rassemblé  en  17/0  une  fort  belle 
compagnie  à  l'extrémité  du  grand  canal. 

Cette  année  ,  le  fresque  avait  double  raison 
d'être  fort  couru  :  premièrement ,  l'ambassa- 
deur de  l'erse  y  était  venu  en  cérémonie  et  avec 
toute  sa  maison;  secondement,  le  graveur  Alexan- 
dre-Longhi  avait  dessiné  tous  les  costumes  d'une 
pompe  menée  par  le  comte  Marco  Savelli  jus- 
qu'au palais  de  sa  future  épouse  Cornelia,  fille 
(lu  comte  l'amphili. 

L'ambassadeur  de  Perse,  qui  tenait  le  milieu 
du  canal,  le  céda  par  une  sorte  d'admiration 
courtoise  aux  sei)t  gondoles  du  comte  Marco 
Savelli  dès  qu'elless'y  montrèrent. ..Tous  les  gon- 
doliers portaient  la  livrée  du  comte,  l'un  des 
nobles  les  plus  opulens  de  terre  ferme  et  qui  ne 
laissait  sa  ville  de  Padoue  derrière  lui  que  parce 
que  la  famille  Pamphili  l'attendait  pour  son 
mariage  à  Venise. 

Le  nom  de  Marco  Savelli ,  sans  être  un  nom 
vénitien,  avait  pourtant  déjà  retenti,  et  beau- 
coup de  femmes  se  disputaient  l'honneur  de  se 
laire  remarquer  par  le  Padouan.  Sa  haute  répu- 
tation de  richesse  l'avait  mis  vite  en  bonne  odeur 
dans  une  autre  classe,  les  courtisanes;  à  deux 
voyages  différens  du  comte  dans  celte  ville  ,  au 
carnaval,  il  y  avait  fait  fine  chère  et  grosse  dé- 
pense. Le  buste  à  demi  sorti  hors  de  la  gondole, 
beaucoup  de  ces  filles  contemplaient  avidement 
le  comte  Savelli  ,  trop  occui>é  des  soins  de  sa 
pompe  conjugale  pour  leur  prêter  attention.  La 
figure  du  comte  vous  eût  frappé  dès  l'abord  par 
je  ne  sais  (|ucl  air  de  passion  hautaine  et  sinistre, 
vous  eussiez  cru  voir  de  ces  portraits  du  sévère 
Philippe  II,  qui  semblent  vous  terrifier  du  fond 
de  leur  cadre.  Uessourcils  fortement  arqués,  un 
regard  pénétrant  et  froid,  un  visage  pâle  et  une 
stature  de  géant, coiiTposaient  les  agrémens  phy- 
siques du  noble  comte  Savelli  ;  mais  il  possédait 
en  revanche  de  (|uoi  soutenir  pendant  huit  ans  à 
lui  seul  la  ban(]ue  del  Giro,  et  le  trésor  de  Venise 
se  fût  enrichi  des  bagues  (ju'il  y  eût  jetées. 

Orné  d'une  foule  de  rubans  qui  fiotiaient  en 
grandes  touffes  sur  son  épaulé  gauche,  sa  poi- 
gnée d'épée  et  ses  jarretières,  le  comte  Savelli, qui 
ralfolait  avant  tout  des  modes  françaises  ,  por- 
tait, comme  tout  honnête  praticien  abusé  par 
son  taillein-,un  superbe  habita  la  Louis \IV, mo- 
difié en  (juelques  détails  pour  lui  donner  un 
air  plus  conforme  à  la  mode  actuelle  de  France, 
une  badine  à  glands  de  corail  et  des  diamans  île 
la  plus  belle  eau  à  son  doigt.  La  petitesse  des 

(1)  Tout  le  monde  sait  que  l'air  des  Marais-Poiiliiiscst 
imprégné  de  uiiasiiies  |nsllloi)tiels  quifoiil  vieillir  avant 
l'âge  cl  souvent  doiiiieiu  la  imnt  ;  c'est  cet  air  que  Pou 
uoDime  «in'a  Mtivn  ou  maCnria, 


canaux  par  lesquels  il  avait  passé,  et  la  multi- 
tude de  gondoles  au  milieu  desquelles  il  s'était 
vu  obligé  de  se  faire  jour,  n'avaient  rien  gâté  de 
l'équipement  etde  la  bonne  mine  de  sa  troupe, 
quand  il  déboucha  vis-à-vis  l'église  de  Saint- 
Jérémie,  devant  le  palais  de  Cornelia. 

Au  nombre  des  spectateurs  qui  affluaient  sur 
le  quai,  pour  jouir  de  la  vue  de  celle  pompe,  la 
figure  du  jeune  peintre  Gonzaga  se  fit  jour  bien- 
tôt à  travers  mille  autres.  Gonzaga  arrivait  de 
Murano  où  lavaient  appelé  quelques  comman- 
des. 11  parut  stupéfait  de  ce  qu'il  vit  et  plus  en- 
core de  ce  qu'on  lui  raconta.  S'esquivant  tout 
d'un  coup  de  cette  foule  avec  un  grand  cri  ,  il 
s'élança  du  (juai  de  Hialle  à  travers  la  ville. 

Uneaussi  brusque  dispaiilion,  et  dans  un  mo- 
ment aussi  solennel,  ne  fut  soumise  heureuse- 
ment à  aucune  analyse  de  moraliste,  sans  quoi 
Gonzaga  ehl  été  jugé  sur  ce  seul  chef  d'accusa- 
tion le  plus  fou  ou  le  plus  amoureux  des  mortels. 
Ses  manchettes  contournées  et  mordues  en  mille 
endroits  auraient  i)U  faire  croire  qu'il  venait  d'a- 
voij  bataille  avec  quelque  molosse  enragé,  et 
cependant  le  triste  Gongaza  n'avait  livré  bataille 
(|u'à  lui-même.  Un  chagrin  cruel,  un  désespoir 
violent,  l'agitaient  sans  doute,  car  il  entra  dans 
une  ruelle  obscurede  la  place  Saint-Barthélémy 
où  se  trouvait  la  boutique  dun  pharmacien,  et 
lui  demanda  quelques  gouttes  de  la  fiole  deau 
roussâtre  qu'il  composait.  Le  pharmacien,  vieil- 
lard assez  timide  de  son  naturel,  ne  mancjua  pas 
de  se  rejeter  sur  les  ordonnances  de  police,  des- 
quelles il  appuya  son  refus  ;  dernièrement  en- 
core il  avait  vendu  un  flacon  A'acqua  tofa/ia  à 
un  Padouan,  un  élranger,le  comle  Marco  Savelli, 
alchimiste  fort  distingué,  puisqu'il  lavait  payé 
au  poids  de  l'or.  Le  lendemain  on  ne  sait  trop 
comment  la  courtisane  Bagata,  sortant  du  Cours, 
était  tombée  morte  en  montant  dans  la  gondole 
du  comle  Savelli.  La  police  vénitienne  avait  fait 
une  descente  chez  le  pharmacien.  Le  ciel  voulut 
par  bonheur  (ju'il  eilt  un  cousin  à  la  Quarantie 
criminelle,  ce  qui  lui  procura  labsolulion.  Mais 
depuis  ce  temps  il  ne  tenait  plus  en  boutiiiuc 
que  des  drogues  innocentes,  et  se  souciait  peu 
d'avoir  affaire  à  la  justice. 

—  Le  comte  Marco  Savelli  lui-même  se  servi- 
rait, monsieur,  d'un  peu  de  safran  du  Pérou 
pour  me  graisser  la  patte  en  cas  de  pareille  de- 
mande ,  que  j'aimerais  mieux  tourner  connue 
un  écureil  pour  le  reste  de  mes  jours  dans  la 
cage  de  la  Chebba...  On  ne  délivre  du  poison 
qu'au  médecin,  c'est  la  règle. 

—  El  c'est  la  règle'aussi  cpie  toute  àme  nohle 
doit  mourir!  murmura  douloureusement  Gon- 
zaga. 

Au  grand  étonnement  du  pharmacien ,  Gon- 
zaga saisit  ..lors  un  couteau  ijui  traînait  sur  celle 
table...  Il  allait  s'en  frap|icr  quand  le  maître  de 
l'olfice  l'arrêta. 

—  Que  failes-vous  là  ,  par  saint  Théodore, 
malheureux  jeune  l.omme?  Est-ce  une  raison 
parce  que  je  ne  vends  plus  île  poison,  grâce  à 
l'inquisitiou  el  aux  dénonces  .secrèles,  pour  que 
vous  atteuliez  à  vos  jours  par  le  fer?  Voyons, 
qu'avez-vous  i"  Je  gage  que  celle  nuil  vous  aurez 
joué  au  Bidollo... 

—  Je  ne  joue  jamais,  reprit  l'Espagnol  avec  un 
dédain  amer.  Je  suis  venu  chez  vous  pour  élU' 
dier  la  peinture;  la  simplicité  de  mon  coslume 


vous  dit  assez  que  je  ne  suis  point  un  seigneur. 

—  C'est  vrai,  vous  ne  portez  pas  la  poudre 
comme  le  comle  Savelli,  qui  me  donna  six  du- 
cats, et  vous  n'avez  pas  dépée. 

—  Jai  mieux  que  cela,  j'ai  le  sang  de  mes 
maîtres  dans  les  veines...  Velasquez  ne  souffrait 
pas  un  affront,  cet  indigne  comle... 

— Pourquoi  iitdiqne,  jeune  homme?  11  épouse, 
vient-onde  médire,  il  n'y  a  qu'une  heure,  la 
jeune  et  unique  fille  du  vieux  comte  Pamphili , 
la  belle  Cornelia  qui  sera  ce  soir  comtesse  Sa- 
velli et  aura  des  palais  où  elle  voudra...  La  Ba- 
gata, que  le  comle  affectionna  tout  un  carnaval, 
en  avait  un  superbe  proche  du  Rialle... 

—  Assez,  assez!  interrompit  Gonzaga  ,  dont 
l'indignaiion  se  traduisait  par  la  couleur  em- 
pourprée de  ses  joues,  assez  !  garde-loi ,  mau- 
dit, d'accoujjler  jamais  un  nom  de  courtisane  à 
ce  nom  de  Cornelia  !  Cornelia  devenir  lépouse 
de  Savelli,  jamais  ! 

—  C'est  cela,  vous  aimez,  je  le  vois,  la  belle 
Cornelia  !  Vous  n'êtes  pas  le  seul ,  monsieur  le 
peintre.  Quand  elle  passe  en  gondole  ce  ne  sont 
que  bouquets  noués  de  fils  d'argent,  musiques 
et  sonnets  ([ui  pleuvent  sur  elle  !  ..  Le  vieux 
Pamphili,  son  a'ieul,  en  est  bien  fier  !...  Tenez, 
nous  causons  tous  deux  en  bons  amis...  eh  bien  ! 
je  s;iis  à  n'en  pas  douter  par  son  médecin  que  le 
digne  vieillard  a  d'abord  hésité  jwur  conclure 
cet  hymen  ;  hier  encoie  il  élait  résolu  à  ne  pas 
agréer  la  demande  du  comte  Savelli,  mais  le  sé- 
nat lui  a  forcé  la  main,  et  la  signora  Cornelia... 

—  L'épouse  aujourd'hui,  n'est-ce  pas  ?  reprit 
le  peintre  en  grinçant  des  dents.  Honte  et  fu- 
reur !  Comment  la  sauver  ?...  Ah  !  Lue  plume  ! 

—  En  voici  une...  Ceci  est  moins  meurtrier... 
à  la  bonne  heure. 

—  Prenez  cet  anneau,  c'est  tout  ce  que  je  pos- 
sède en  ce  moment  sur  moi,  gardez-le  pour  prix 
du  service  que  vous  m'ullez  rendre.  Vous  me 
prêterez  pour  cette  nuit  votre  boutique  ;  Corne- 
lia, amenée  par  moi,  y  trouvera  asile  jusqu'aux 
premiers  rayonsdu  soleil  ;  une  banpie  nouscon- 
duira  ensuite  tousdeuxà  l'usine.  Je  lui  fais  part 
de  mon  projet  dans  cette  lettre  ((ue  j'écris  :  fel- 
tes-la  porter  j>ar  voire  garçon  jusqu'au  palais. 
J'attendrai  la  réponse  ici. 

—  Que  faites-vous,  jeune  homme?  vous  nous 
compromettez  el  je  ne  souffrirai  pas... 

—  Silence,  vieillard,  cria  1  Espagnol  en  le  me- 
naçant du  couteau  qu  il  saisit  sur  le  comptoir. 
Tu  as  raison,  je  suis  trop  détiile  pour  me  haltre 
avec  le  comle,  trop  noble  pour  l'empoisonner 
comme  il  a  sans  doute  en.poisi>nné  la  Bagata  , 
trop  Espagnol  pour  souffrir  lâchement  uo  lâ- 
che. Donc,  porte  celte  lellre,  ou  fais-la  porter  ; 
viens  en  aide  à  Cornelia  et  non  à  moi...  Ce  que 
tu  vas  faire  le  sera  compté  là-haut;  mais  si  lu 
résistes,  malheur  à  loi  ! 

Le  vieillard  eut  peur,  il  sonna  une  petite  clo- 
che tl'argent,  son  aide  de  ph.)rmacic  parut. 

—  Porte  celle  lellre  au  palais  Pamphili,  et  re- 
çois en  échange  ce  houlon  de  perle. 

Gonzala  le  détacha  d  une  main  tremblante  de 
son  poignet  dechemise. 

Le  messager  partit  ;  une  demi-heure  après,  la 
cameiièrc  de  Cornelia  remellait  secrètement  la 
leiire  à  sa  maitreiise,  qui  venait  de  sortir  pâle  et 
tremblante  de  la  chapelle  du  palais. 


-^  y[i  — 


La  ji'unt;  lille  lut  ces  mots  qui  terminaient  la 
lettre  liu  [leintre  : 

«  Hier  vous  receviez  mes  serraens  d'amour  , 
Cornelia,  aujourd'hui  vous  avez  pour  mari  un 
emiioisoiHicur  et  un  tyran...  Ju[;ez-vous  ,  avant 
<jue  l>ieu  vous  juije!  » 

Le  lrfsc|ue  allait  linir  en  ce  moment,  et  lagon- 
doit'  du  comte  s'amarrant  sous  le  noble  palais 
l'ampliili  sapprélaità  recevoir  Cornelia  pour  la 
conduire  ù  la  demeure  du  comte.  L'aïeul  de  la 
jeune  lille  s'en  fut  la  chercher  à  sa  chambre,  où 
il  la  lri)u>a  serrant  dans  son  sein  la  lettre  de 
(ionzaga.  La  symphonie  commençait  ii  la  porte 
deau  ;  Cornelia,  vCtue  d'une  robe  de  brocard 
d'argent  et  conduite  par  la  main  du  maître  or- 
dinaire de  ces  cérémonies,  qui  est  aussi  le  maî- 
tre à  danser,  apparaissait  déjà  comme  une  blan- 
che fée  aux  regards  du  comte  iMarco  Savelli  , 
(juandtout  d'un  coup  elle  jeta  son  bouquet  de 
lil  d'or  et  de  point  de  Venise  sur  le  parquet  de 
la  chambre,  fit  le  signe  de  la  croix,  et  s'appro- 
chant  de  la  balustrade,  s'élança  dans  le  canal... 

Un  cri  horrible  retentit...  Le  Hanc  de  la  jeune 
fille  avait  porté  sur  l'angle  de  la  gonilole  de  Sa- 
velli ;  le  sang  inondait  les  guirlandes  de  roses 
blanches.  On  la  releva,  et  on  la  porta  dans  sa 
chambre  ;  le  bas  de  sa  robe  mouillée  décrivait 
sur  ses  beaux  pieds  les  plis  d'une  statue  grec- 
que. La  vie  semblait  d'abord  l'avoir  quittée  ;  ce- 
pendant le  médecin  du  palais  assura  quelle 
échapperait  à  la  raort.j 

II. 

De  retour  chez  lui,  le  comte,  après  avoir  con- 
gédié ses  musiciens,  se  promena  seul  à  grands 
pas  dansses  apparteraens.  Il  ne  pouvait  s'expli- 
quer cet  acte  inouï,  imprévu;  il  résolut  de  man- 
der le  médecin  de  Cornelia. 

Interrogé  par  le  comte  sur  la  santé  de  la  jeune 
fille,  le  médecin  du  palais  Pamphili  assura  que 
dès  son  enfance  elle  avait  toujours  paru  fort 
impressionnable  et  délicate  ,  que  la  moindre 
conUariété  devenait  pour  elle  une  injure  ,  et 
qu'il  suffisait  de  quelques  fleurs  renfermées  le 
soir  dans  sa  chambre  pour  lui  porter  sur  les 
nerfs  si  cruellement ,  qu'il  ne  répondait  pas  des 
extrémités  auxquelles  ou  pouvait  la  voir  selivrer 
ensuite.  Levicux  Pamphili,  continua-t-il,  pourra 
certifier  à  son  excellence  que  sa  première  femme 
Léoiupra  Pamphili  mourut  folle.  <Jr  il  est  facile, 
en  observant  Cornelia,  de  trouver  dans  son  re- 
gard cette  incertitude  et  ce  vague  qui  font  crain- 
dre un  dérangement  futur  d'idées.  La  chute 
violente  que  la  jeune  fille  vient  de  faire  ne  peut 
que  confirmer  malheureusement  ces  symiilùmes, 

est  donc  indispensable  qu'elle  ne  reçoive  per- 
unne,  pas  niénie  son  mari. 

Pour  que  le  médecin  parlât  de  la  sorte  au 
comte  Savelli  avec  une  dignité  égyiitienne,  et  en 
aspirant  plusieurs  pincées  scieniifiiiuesde  tabac, 
1  fallait  qu'il  srtld'abord  que  Savelli  le  Padouan 
n'avait  guère  fait  qu'entrevoir  sa  belle  fiancée  à 
deux  reiirijesdilKreiiles. D'ailleurs  le  médecinjne 
fai.-ait  qu'un  demi-mensunge  :  la  folie  présu- 
mable  de  Cornelia  était  un  conte;  mais  le  ména- 
gement dont  il  fallait  entourer  la  jeune  femme 
était  une  vérité. 

La  beauté  de  Cornelia,  qui  avait  fait  bruit 
dans  Venise,  tenait  plulôl  en  elîet  à  un  singu- 
lier étaldeliiugiitur  habituelle,  à  l'éclat  d'une 


peau  mate  et  blanche  comme  la  cire,  qu'à  l'a- 
nimation brillante  du  teint  et  de  la  santé. 
Cornelia  dans  sa  plus  tendre  enfance  était  si  dé- 
bile qu'il  fallait  la  porter  en  chaise  à  travers  les 
apparlemens  et  les  galeries]  du  Palais.  Plus 
tard,  comme  toutes  les  genlitdonne ,  elle 
ne  vit  le  jour  et  public  qu'à  travers  le  grand 
voile  blanc  de  gaze  fine  et  lustrée  qui  lui 
descendait  par  derrière  jusqu'au  bas  de  sa 
jupe  dont  les  deux  coins  ornés  de  rubans  étaient 
soutenus  à  fleur  de  terre  par  des  cordons  atta- 
chés à  la  ceinture.  Jamais  le  soleil  ne  fana  ce 
teint  admirable  ,  soit  que  le  négrillon  étendit 
sur  sa  téie  le  parasol,  soit  que  ce  beau  voile  ma- 
jestueux des  filles  de  Venise  l'enfermât  dans  ses 
plis  comme  une  madone.  Sescheveuxd'unblond 
vénitien  tombaient  le  matin  sous  le  peigne  en 
ondoyant  jusqu'à  terre  ;  mais  c'était  tout  ce 
qu'elle  pouvait  faire  que  de  se  tenir  debout  à  la 
fenêtre  le  corps  à  demi  penché  sur  le  canal  où 
elle  se  mirait  pendant  cette  première  toilette. 
Sa  camerière  la  couchait  bien  vite  à  la  suite  de 
cet  exercice  fatigant,  ayant  soin  de  renouveler 
d'heure  en  heure  à  ses  cheveux  les  grappes  lé- 
gères de  Meurs  qui  les  parfumaient. 

Une  de  ces  fleurs  que  les  cheveux  de  Corne- 
lia avaient  touchée,  devint,  le  jour  de  l'Ascen- 
sion ,  la  cause  de  tous  ses  malheurs. 

Etendu  mollement  dans  une  gondole  dont  il 
avait  fait  enlever  la  caponière  pour  respirer  la 
fraîcheur  du  soir,  un  jeune  homme  passsait  ;  la 
Heur  que  jetait  la  caraérière  tomba  sur  son 
front.  Il  ne  pouvait  ignorer  qu'il  était  alors  de- 
vant|le  palais  Pamphili,  le  marbre  de  ces  balcons 
jaspé  de  grandes  veines  rayonnait  à  la  lune  dé- 
licieusement. Le  jeune  homme  serra  la  fleur 
dans  sa  poitrine  ;  le  lendemain  soir  il  revint  sous 
la  fenêtre  ;  mais  ce  n'était  plus  la  camerière  de 
Cornelia  qui  jetait  l'œillet  desséché  ,  c'était  la 
jeune  fille  elle-même  !  Cornelia  ,  une  apparition 
de  vierge  !  Vous  savez  aussi  bien  que  moi  tous 
les  manèges  d'amour  à  Venise  :  Gonzaga  ,  simple 
peintre,  et  Cornelia,  fille  d'un  provéditeur,  s'ai- 
mèrent. 

Le  marquis  Pamphili  ,  qui  raffolait  des  pein- 
tres et  des  tableaux  comme  tous  nos  marquis  ita- 
liens, reçut  le  jeune  homme.  Il  le  consultait  sur 
ses  moindres  acquisitions,  se  réjouissait  de  le 
voir  simple  et  rangé;  lui-même  le  prenait  sou- 
vent à  la  promenade  pour  l'amener  à  sa  chère 
Cornelia  ;  le  vieillard  sans  défiance  voyait  entre 
la  jeune  fille  et  le  peintre  une  distance  insurmon- 
table. 

Les  deux  enfans,  ce  mot  leur  convient ,  car 
Gonzaga  n'avait  que  vingt  ans  et  Cornelia  dix- 
huit,  vécurent  heureux  dans  toute  l'ignorance 
primitive  de  cet  amour.  Gonzaga  n'avait  pas 
d'autres  joies  que  celles  de  Cornelia  ;  il  ne  cou- 
rait ni  les  cafés  ni  les  masques,  il  était,  le  pauvre 
jeune  peintre!  en  adoration  naïve  et  sainte  de- 
vant cette  perle  de  Venise  enchâssée  si  délicate- 
ment ,  il  ne  l'approchait  qu'avec  amour  et  res- 
pect. 

Le  vieux  marquis  Pamphili,  ancien  conseiller 
du  doge,  se  voyait  souvent  à  regret  obligé  de  la 
quitter  pour  quelque  séance  importante  du 
Plein-Conseil ,  le  fconhomine  n'ayant  a;irès  la 
Seigneurie  d'autre  travail  et  d'autre  occupation 
sérieuse  que  sa  petite-fille.  Parée  comme  une 
hâsse,  Cornelia  ae  sortait  guère  du  palais.  Gon- 


zaga sut  mettre  à  profit  les  absences  de  Pamphili 
pour  l'y  entretenir  plus  secrètement. 

L'organisation  de  Gonzaga,  sa  nature  fébrile, 
chélive  offraient  trop  de  parité  avec  celle  de  la 
jeune  fille  pour  qu'il  ne  s'établit  pas  bientôt 
entre  eux  unesympathie  élégiaque,  un  commerce 
naïf  et  triste.  Jeunes  tous  deux,  tous  deux  fra- 
giles comme  ce  cristal  où  Venise  boit  lesdiamans 
du  vin  de  Chypre  ,  les  deux  enfans  se  refugiè- 
rentsous  l'aile  de  leur  amour;  ainsi  endormis  et 
serrés  l'un  contre  l'autre ,  ils  auraient  fait  envie 
aux  anges  mêmes.  Gonzaga  habitait  une  mau- 
vaise petite  chambre  dans  la  rue  Ponte  del  Pa- 
radiso  ,  il  peignait  d'abord  de  grandes  dames  et 
des  bourgeoises  ;  peu  à  peu  il  se  retira  de  leur 
compa,3nie,  si  convenable  qu'elle  fût,  et  ne  vou- 
lut peindre  qu'aux  églises.  A  Saint-Jérémie  ,  il 
y  a  une  madone  de  lui  avec  un  bouquet  de  gre- 
nades sur  l'oreille  et  un  voile  de  dentelles  d'ar- 
gent ;  c'est  le  portrait  de  Cornelia  ! 

Pendant  qu'ilss'abandonnaient  ainsi  tous  deux 
aux  plus  charmantes  espérances,  à  cette  pléni- 
tude de  délices  qui  inonde  les  âmes  jeunes  et 
tendres,  ils  étaient  loin  de  penser  aux  aquilons 
furieux  qui  devaient  souffler  bientôt  contre  cet 
amour,  et  les  courber  comme  l'aquilon  fait  des 
épis. 

Comme  il  n'arrive  que  trop  souvent  à  Venise  , 
la  jeune  fille  ne  fut  prévenue  de  son  hymen  que 
le  matin  même  de  la  cérémonie.  La  veille  encore, 
elle  causait  d'amour  avec  Gonzaga  à  ce  balcon  ; 
elle  bâtissait  avec  son  ami  un  palais  de  rêves  en- 
chantés, elle  se  voyait  loin  de  Venise,  leurs  deux 
cœurs  à  jamais  liés  à  la  même  chaîne  comme  deux 
plantes  joyeuses  qui  se  balancent  dans  un  même 
rayon  desoleil.  Tout  d'un  coup  Pamphili, escorté 
de  la  supérieure  des  dames  sacristines  de  la  Ce- 
lestia,  marraine  de  la  jeune  fille,  était  entré  à  sa 
toilette. 

—  Cornelia,  lui  avait-il  dit,  vous  épousez  le 
comte  Marco  Savelli.  C'est  un  noble  de  terre  fer- 
me ;  il  viendra  vous  prendre  aujourd'hui  dans 
sa  gondole. 

Anéantie,  sans  parole,  Cornelia  était  tombée 
dans  les  bras  de  sa  marraine.  Le  vieux  Pamphili 
avait  attribué  à  l'émotion  naturelle  d'une  fiancée 
ee  accablement  profond.  Nul  ne  pouvait  sauver 
Cornelia;  le  jeune  peintre,  parti  pour  Murano, 
ne  devait  revenir  que  fort  tard  dans  la  journée. 
Cornelia  rassembla  toutes  ses  forces  ;  elle  se  laissa 
habiller  par  sa  marraine  ;  le  fresque  allait  finir  et 
Gonzaga  n'avait  point  encore  paru  !  Revêtue  de 
ses  habits  de  fiancée,  elle  avait  donné  sa  main  à 
Savelli,  et  se  retirait  pour  conjurer  la  Madone 
des  Anges  à  son  prie-dieu  dans  sa  chambre 
quand  la  lettre  du  peintre  bouleversa  toutes  ses 
idées.  Cornelia,  brisée  par  tant  d'émotions  subi- 
tes, n'hésita  point,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  à  se  choi- 
sir pour  linceul  cette  eau  de  Venise  à  laquelle 
elle  avait  souri  tant  de  fois! 

m. 

Cet  événement  avait  cependant  couru  les  cafés; 
Gonzaga  en  avait  appris  les  moindres  détails 
tout  le  premier  à  l'aide  du  messager  qui  avait 
remis  le  billet  à  la  jeune  fille.  Le  désespoir  du 
pauvre  jeune  homme  futprofond.  Pendant  trois 
jours  et  trois  nuits  il  fit  le  guet  du  côté  delà 
porte  de  terre  sous  les  fenêtres  de  Cornelia,  in- 
terrogeant le  moindre  laquais,  wêlaul  à  ses  hvr 


—  343  — 


mes  des  prières  brûlantes  à  Dieu,  écoulant  avec 
avidité  chaque  Iiruit,  et  se  frappant  la  iioitrine 
comme  un  criminel.  Gonzaga  ne  pouvait  se  di.vsi- 
muler  que  c'était  pour  lui ,  pour  lui  seul,  que 
Cornelia  souiïrait  :  il  eût  donné  tout  au  monde 
pour  la  soutenir  dans  ce  rude  assaut;  mais  la 
consigne  du  palais  était  précise  :  nul  au  monde 
n'approchait  la  malade  que  son  docteur. 

Par  un  contraste  familier  à  toutes  les  grandes 
■villes ,  et  à  Venise  plus  particulièrement  qu'à 
toute  autre,  non  loin  de  ce  beau  palais  Pamphili 
où  souffrait  Cornelia  ,  une  autre  demeure  plus 
obscure  et  presque  enfouie  s'emplissait  à  cer- 
taines heures  d'un  son  joyeux  de  guitares  et  de 
musiques;  c'était  une  maison  de  plaisir  où  l'on 
donnait  à  manger,  une  sorte  de  tralloria  à  porte 
basse,  où  pendant  la  nuit  citadins  ,  artisans  et 
étrangers  venaient  s'ébattre  dans  la  compagnie 
la  plus  débauchée  de  Venise. 

Le  jeune  homme  crut  pourtant  entrevoir  la 
fin  de  ses  misères  dans  une  lettre  de  Cornelia 
que  sa  camérière  lui  remit  un  soir  qu'épuisé  de 
fatigue  et  d'insomnie,  il  s'était  laissé  endormir 
sous  les  fenêtres  de  la  nouvelle  comtesse Savelli. 
Ivre  de  joie,  Gonzaga  courut  à  son  logis  donnant 
près  du  Rialto;  sa  lampe  de  travail  allumée  par 
son  hdtesse  se  mourait  sur  sa  table  où  étaient 
épars  quelques  dessins  :  il  en  ranima  la  lueur 
et  parcourut  avec  avidité  ces  caractères  tracés 
par  la  main  d'une  femme  aimée.  Dans  cette  lettre, 
ainsi  que  dans  un  miroir,  se  reflétait  la  longue 
souffrance  de  Cornelia  ;  il  était  facile  de  voir 
qu'elle  était  loin  d'être  encore  rétablie  :  péni- 
blement écrits  et  alignés  ,  les  mots  semblaient 
avoir  coûté  à  Cornelia  des  efforts  réels  de  tra- 
vail. Cependant  la  comtesse  Savelli  terminait 
l'épltre  par  une  réclamation  impérieuse  de  ses 
lettres  et  de  son  portrait.  Elle  ajoutait  qu'elle  se 
voyait  obligée  de  lui  interdire  sa  maison,  et  que 
désormais  il  était  libre.  Gonzaga  ressentit  une 
violente  affliction  à  la  lecture  de  celle  lettre  ;  ses 
genoux  tremblaient,  il  lui  sembla  qu'il  avait  mal 
lu...  Reprenant  phrase  par  phrase  cette  fatale 
missive ,  il  ne  fut  i)as  longtemps  à  se  convaincre 
de  la  froideur  de  Cornelia ,  il  sortit  le  cœur 
serréet  en  marchant  à  grands  pas. 

La  nuit  enveloppait  alors  chaque  rue  et  cha- 
que canal;  mais  le  désespoir  de  Gonzaga  l'empê- 
chait de  prendre  garde  aux  rares  passans  (ju'il 
coudoyait;  il  marchait  paie,  agité,  en  proie  à  ces 
réflexions  au  fond  desquelles  fermente  une  ven- 
geance. Son  pied  le  ramena  bientôt  vers  le  palais 
de  Cornelia  ;  les  fenêtres  étaient  fermées;  le  pa- 
lais des  Pamphili  avait  l'air  d'un  noir  tombeau... 
Des  voix  tumultueuses  retentirent  bientôt  à  ses 
oreilles  et  rompirent  ce  silence  :  c'était  un  bour- 
donnement de  monde  encombrant  la  trattoria 
dont  je  vous  ai  parlé,  le  balcon   en  demeurait 
ouvert  inq)udemment ,  et  les  girandoles  ren- 
voyaient leur  flamme  jusciu'au  pavé.  Des  nègres 
vêtus  de  camisoles  hariolées  s'y  passaient  les  plats 
de  main  en  main  ;  les  épées  des  convives,  sus- 
pendues aux  clous  de  la  tapisserie  en  cuir  cor- 
douan,    et   deux  ou  trois  chaises  à  panaches 
blancs  attendant  leurs  maîtres  avec  des  poriturs 
en  dehors  de  la  maison,  prouvaient  assez  le  pou 
de  souci  (jue  les  convives  prenaient  de  leur  ré- 
putation en  si  mauvais  lieu.  Le  nom  de  Savelli 
ayant  retenti  soudain  sur  le  balcon,  une  invin- 
cible curiosiié  p«u$salepçiutie  à  enUcr  Uaus  ce 


gîte.  Il  demanda  un  masque  et  un  domino,  puis, 
résolu  de  voir  et  d'entendre,  il  pénétra  dans 
l'assemblée.  Sun  inlroduci'ion  n'excila  aucun 
murmure.  Entre  les  convives  (juelques-uns  gar- 
daient le  masque  ,  sans  doute  par  un  reste  de 
pudeu:-;  les  autres,  comme  les  femmes  réunies 
chaque  jour  à  ce  banquet,  avaient  le  front  dé- 
couvert. 

—  Bravo  !  Savelli ,  s  écrient-ils  au  milieu  de 
la  chaleur  du  souper,  tu  nous  reviens  enfin  après 
Ion  odyssée  amoureuse  !  Tes  bons  amisde  Venise 
te  croyaient  mort. 

—  Vous  allez  vite  en  besogne,  messieurs,  je 
suis  très-vivant;  seulement,  j'ai  des  idées  noi- 
res, et  je  ne  veux  voir  qu'en  rose.  Marquis  Fla- 
vion,  passe-moi  du  vin  d'Espagne. 

—  A  la  bonne  heure  ,  comte,  dit  l'une  des 
femmes,  je  le  retrouve,  et  tu  vas  satisfaire  à  cette 
obligation  que  lu  m'as  souscrite,  il  y  a  un  an. 
Lis  plutôt  :  mille  pistoles  à  la  chevalière  Konsi. 

—  Peste  soit  de  ma  signature!  Elle  n'est  pas 
valahle;  j'étais  garçon  alors,  aujourd'hui  je  suis 
marié. 

—  Marié!  oh  !  oui...  je  le  sais  mieux  que  per- 
sonne, poursuivit  la  chevalière  en  ricanant.  Tu 
est  complètement  marié.  Rien  n'y  manque. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  D'abord  ,  Savelli ,  il  est  inutile  de  me  re- 
garder avec  ces  yeux  de  chacal  effaré  qui  fe- 
raient peur  à  toute  autre  femme  qu'à  moi.  On 
sait,  mon  trèscher,  et  je  sais  mieux  que  d'autres 
la  façon  dont  vous  dépéchez  vos  maîtresses... 
L'exemple  de  la  Bagala,  ma  bonne  amie... 

—  Assez  ,  couleuvre  !  cesseras-tu  de  siffler  ? 
dit  le  comte  en  brisantson  verre  entre  ses  doigts. 
Il  se  rassit;  ses  lèvres  se  touchaient  convulsive- 
ment. 

—  Alors  paie-moi  ta  dette. 

—  Je  ne  te  dois  rien;  tu  es  devenue  laide  à 
faire  peur. 

—  Je  tiens  mieux  mes  engageraens,  Savelli  ;  je 
le  dois  une  revanche,  et  je  m'acquitte.  J'ignorais 
que  tu  fusses  encore  à  Venise,  .«ans  quoi  je  t'au- 
rais plutôt  remis  ce  billet...  Il  est  tombé  du  cor- 
sage de  Cornelia  le  jour  desa  chute;  noble  comte, 
prends  et  lis. 

Savelli  développa  ce  billet;  il  lut  ce  que  Gon- 
zaga avait  écrit;  mais  la  lettre  était  sans  signa- 
ture... Il  froissait  le  papier  avec  rage  dans  ^sa 
main  droite. 

— Qu'astu  donc  ?  continua  la  Ronsi ,  ce  n'est 
qu'un  billet  que  le  vent  a  jeté  au  fresque ,  il  y  a 
un  mois,  jusque  sur  mes  genoux  dans  ma  gon- 
dole. Reste  à  savoir  quel  est  ce  rival  heureux... 

—  Heureux  ou  non!  s'écria  Savelli  en  se  le- 
vant. Je  tuerai  Cornelia  ou  je  te  tuerai. 

—  Comme  tu  as  tué  la  Bagala,  nesl-ce  pas, 
Savelli  i'  tu  serais  bien  biche  ! 

—  Vile  courtisane,  tu  m'insulles!  Je  vais  voir 
si  tes  cheveux  sont  à  loi. 

Disant  ainsi,  le  comte  soulevait  par  les  che- 
veux la  misérable  créature.  Les  convives  hébétés 
le  regardaient  faire,  habitués  qu'ils  étaient  à  ne 
prendre  parti  pour  aucune  de  ces  syrènes. 

—  Comte  Savelli  !  vous  battez  une  femme,  in- 
terrompit brusquement  Gonzaga  en  menant  son 
masiiue  à  lias  ;  comte  Savelli ,  vous  feriez  mieux 
d'aller  voir  en  face  de  cette  maison  si  Cornelia 
existe  encore.  En  fait  de  courtisanes,  ah!  vous 


noble  comte;  c'eslbon  à  savoir,  je  m'en  souvien- 
drai. 

11  jeta  un  coup  d'œil  méprisant  à  Savelli  ;  et 
ramenant  brusquement  son  manteau  sur  lui,  il 
s  échappa  de  ce  lieu...  Personne  ne  songea  à  le 
poursuivre  ,  même  l'hôte.  Ce  nouveau  venu  les 
glaçait  de  crainte  :  c'était  peut-ê  re  un  ami  des 
Dix  ,  un  espion.  Savelli ,  outragé  de  rage,  arma 
lun  de  ses  pistolets  et  sortit.  Arrivé  au  détour 
du  palais  Pamphili  ,  il  vit  un  homme  qui  se 
préparait  à  pousser  en  sortant  lune  des  grilles. 

—  Qui  es-tu  '.'  lui  demanda  le  comte  avec  une 
voix  assourdie  par  le  vin  et  la  colère. 

—  Le  médecin  du  palais  ,  monseigneur,  vous 
le  savez. 

—  Alors  lu  vas  me  dire  quel  est  mon  rival.  Tu 
vas  mourir,  car  tu  m'as  trompé. 

—  Pitié  !  monseigneur,  murmura  le  médecin , 
ce  pistolet... 

—  l'arle ,  te  dis-je ,  c'est  le  seul,moyen  d'avoir 
ta  gràee. 

— Je  vous  ferai ,  monseigneur,  une  confession 
entière... 

Conduisant  le  médecin  sous  le  rayon  oblique 
d'une  petite  Madone  illuminée,  le  comte  l'écouta 
quebiues  secondes  avec  une  im[iatiente  avidité  ; 
il  le  regarda  bientôt  s'éloigner,  et  (irotitant  de  la 
grille  encore  ouverte  ,  il  franchit  les  degrés  du 
palais.  Cornelia  reposait ,  le  vieux  Pamphili 
priait  dans  un  livre  à  côté  d'elle. 

Le  retentissement  que  les  pas  du  comte  im- 
primèrent au  parquet  réveilla  bientôt  la  jeune 
comtesse. 

—  Pardon,  Cornelia,  lui  dit  le  comte,  d'un 
ton  plus  affectueux  que  de  coutume,  je  quitte  à 
l'instant  même  votre  médecin  qui  vous  trouve 
beaucoup  mieux.  Il  vousprescril  même  le  voyage 
comme  un  auxiliaire  à  ses  remèdes.  Le  change- 
ment de  climat  ne  peut  que  vous  être  salutaire. 
Des  affaires  importantes  m'appelant  à  Rome 
no\is  pourrons  d  abord  gagner  Padoue  ,  pour 
vous  remettre;  nous  accomplirons  ensuite  noire 
voyage.  Marquis  Pamphili ,  vous  m'ex'-userez  de 
vous,ravir  Cornelia,  je  vous  la.rendrai  belle,  heu- 
reuse ! 

—Après  demain!  songez-y,  comtesse,  et  faites 
vos  dispositions! 

11  s'éloigna ,  la  fille  des  Pamphili  ne  fit  aucune 
ob|ection  à  la  volonté  de  eel  homme.  Quelques 
lignes  de  Gonzaga  venaient  de  lui  apprendre 
qu'il  ipiittait  Venise  la  null  même. 

Le  surlendemain  ,  le  vieux  Pamphili  étendait 
les  mains  sur  la  blonde  lête  de  la  comtesse,  avec 
un  soupir.  C'était  la  dernière   branche  de  sa 
maison  que  le  vent  jaloux  lui  enlevait  ! 
IV. 

Deux  semaines  après  ceci,  Cornelia  at- 
teignait les  limites  île  Terraciue.  l/C  cirrosse 
ailelé  de  trois  chevaux  roulait  au  pas  dans  la 
plus  profonde  obscurité  par  le  labyrinthe  de 
rues  i|ue  présente  cette  ville,  quand  le  comte,  à 
cheval,  suivi  de  deux  pay^ans,  la  torche  au  poing, 
se  montra  bienlôtà  la  portière;  et.  secouant  la 
résine  de  son  llambeau.  promena  sur  la  cara- 
vane de  la  eomle.-ise  la  lueur  d'un  météore. 

Etendue  mollement  au  fond  du  carrosse,  Cor- 
nelia prêtait  l'oreille  aux  causeries  de  sa  camé- 
rière. donna  Carltea,   fille  vieille   et   b.ivarde. 


balicz  les  uuc»  «t  vous  empoisounw  les  «ulrcj,  j  qui  lut  rseonioil  Ic^  liijwircs  t;alam«  du  der- 


314  — 


nier  doge.  Le  mouvement  de  la  route  autant 
que  les  histoires  de  Caritea  l'avaient  assoupie; 
car  elle  oiiviilde  (ji'aiuls  yeux  en  aiieroevant 
Savelli  dont  la  noire  sillioiiette  se  détachait  sur 
le  lirouillard  |)roiluil  par  les  torches.  D'une  voix 
pleine  de  douceur,  il  ilemanda  ù  la  comtesse 
comment  elle  se  trouvait  :  Savelli  lui  présentait 
un  bouquet  entouré  de  feuilles  de  cédrats  et 
d'oranytrs. 

—  A  l'odeur  de  ce  houquet,  tornelia,  vous 
pourrez  ju^er  de  la  végélalion  de  ces  contrées... 
Voyez  !  le  beau  ndmosa  !  cette  Heur  que  vous 
aimez  !  La  villa  dont  les  porless'ouvriront  pour 
vous,  dans  une  heure,  n'est  pas  une  campagne, 
c'est  un  jardin.  Là,  vous  trouverez  rassemblés 
les  myrtes,  les  jasmins,  les  plantes  oiloi  itérantes; 
les  coteaux  sont  couverts  de  vignes  et  d'oliviers  ; 
le  colon,  l'indijjo,  mûrissent  dans  ces  belles 
plaines.  J'avais  à  cœur  de  faire  en  ce  lieu  l'ac- 
quisilion  d'un  domaine,  et,  ce  domaine,  quinze 
jours  m'ont  sudi  pour  le  renilre  di^jne  de  vous. 
iMes  architectes  se  sont  surpassés,  Cornelia  !  (Je 
qui  n'était  iju'un  caravansérail  de  marcliands 
dans  le  désert,  est  devenu  une  villa,  que  m'en- 
vieraient les  liorghèse  !  Quelques  mosaïques  res- 
tent encore  à  cuuenler,  les  [jens  du  pays  les 
achèveront.  Vous  serez  là  comme  une  lée  dans 
son  palais  ! 

Sur  un  geste  du  comte,  on  renouvela  les  che- 
vaux ;  ils  lurent  doublés  en  nombre,  et  ils  en- 
Irainèrent  bientôt  Cornelia  par  les  marais. 

La  lune  ylissait  alors  rapidement  entre  les 
nuages;  de  toutes  parts,  les  palmiers  et  les  plan- 
tes africaines  déposaient  en  laveur  du  luxe  de 
cette  nature,  sur  la()uelle  pesait  cependant  un 
ciel  de  plomb.  A  l'entrée  des  Marais-l'ontins, 
Cornelia  s'était  vue  d'abord  attirée  par  le  mur- 
mure d  une  liiu|,iile  lonlaine,  la  fontaine  léro- 
nia  ;  peu  à  peu  elle  resseiiiil  les  symptômes  d'un 
invincible  sommeil;  mais  le  comte,  qui  avait 
quitté  son  cheval  alin  de  prendre  place  à  côté 
d'elle  dans  le  carrosse,  lui  taisait  respirer  l'odeur 
du  bouquet  ;  sa  vigilance  ne  la  (|uillait  pas. 

Entre  l'crracine  et  iortrepouii  s  ékvail  l'é- 
ti'ange  villa,  bàiie  ou  plutôt  jetée  au  milieu  de 
ces  plaines  riantes  et  fertiles  sur  lesquelles  pas- 
saient alors  quelques  nuages  argentés;  elle  appa- 
rut bientôt  comme  un  blanc  fantôme  à  la  com- 
tesse. , 

Entré  dans  la  cour,  dont  le  majordome  de 
Savelli  ouvrit  la  grille,  le  comte  renvoya  ses 
paysans  et  les  gens  delà  comtesse;  il  les  paya 
grassement,  et  franchit  le  premier  les  degrés  de 
marbre  de  la  villa... 

Cet  isolement  résolu  fit  trembler  donaCaritea  : 
mais  la  comtesse  n'y  lit  pas  grande  attention.  Le 
majordome  conduisit  Cornelia  dans  la  salle  du 
souper  ;  les  plus  beaux  fruits  l'y  attendaient,  la 
table  était  servie  avec  somptuosité.  De  toutes 
parts  le  jaspe  et  le  marbre,  des  coupes  de  cristal 
de  roche  ,  des  verres  à  filigranes  de  Venise,  des 
timbales  ornées  de  jiorlrails  ;  tout  le  luxe  d'un 
comte  padouan  émigré  ou  exilé  de  sa  ville.  Les 
parfums  des  citroniers  entraient  par  les  balcons 
entrouverts  ;  les  plantes  balançaient  leurs  tiges 
5ur  le  gazon;  les  cascatelles  murniurjient  de 
douces eantilèncs.  De  longuesallées  de  palmiers, 
des  berceaux  Aagruini  répandant  une  odeur 
délicieuse,  recevaient  de  la  vapeur  bleue  de  la 
luue  ua  aspect  maguiliquc,  une  coloration  fan- 


tastique. Illuminées  par  les  mille  reflets  de  l'as- 
tre, les  vitres  du  palais  avaient  l'air  d'autant  de 
lucioles  volantes.  Les  lointains  fauves  et  dépouil- 
lés se  perdaient  alors  dans  un  vaporeux  brouil- 
lard ;  nul  bruit  ne  troublait  la  jilaine  ,  nulle 
autre  plainte  dans  cette  solitude  que  celle  du 
vent.  Le  comte  s'assit,  et  se  fit  un  devoir  de 
présenter  lui-même  à  Cornelia  les  plus  beaux 
fruits. 

—  Vous  plairez-vous  ici,  lui  dit-il?  Cornelia, 
rien  ne  vous  manque.  Voyez  ces  granits  d'Egypte 
qui  n'attendent  que  le  marteau,  ces  statues,  ces 
marbi(s,  que  j'ai  lait  éclore  comme  sous  la  ba- 
guette d'un  magicien.  L'intérieur  du  jialais  ré- 
pond à  ces  bassins  et  à  ces  terrasses.  Parlez. 
Kegrettoz-vous  encore  Venise?  Hélas!  Cornelia, 
moi  je  pais,  je  me  vois  forcé  de  ni'éloigner,  je 
serai  à  Home  demain.  Mais  je  m'empresserai  de 
revenir,  blonde  Cornelia  qui  m'aimez  !  En  at- 
tendant, ce  digne  majordome  fera  près  de  vous 
les  fonctions  d'intendant.  Voici  encore  un  nègre 
«jue  je  vous  laisse;  il  est  très-enlendu,  il  fait  la 
cuisine  comme  un  ange.  Son  plus  grand  mérite 
estil'étre  muet,  et  voilà  pourquoi  je  l'ai  choisi. 
Adieu,  comtesse,  votre  teint  va  se  relever  ici, 
votre  santé  va  renaître.  Vous  n'aurez  pas  à 
m'accHser  d'être  un  aiari  soupçonneux  et  incom- 
mode. 11  y  a  dans  votre  chambre  un  clavecin; 
son  toucher  vous  distraira.  Si  cette  villa  n'a  que 
des  mosaïques  au  lieu  de  peintures,  ne  m'en 
voulez  pas,  charmante  amie.  J'ai  fait  chercher, 
cesjours-(;i,  par  tout  Venise,  un  peintre  espa- 
gnol nommé  Gonzaga  pour  me  retracer  ici  quel- 
ques sujets,  le  pauvre  jeune  homme  est  mort... 

—  Mort  !  s'écria  la  comtesseen  se  levant  droite 
et  pâle. 

—  Mort,  à  ce  que  l'on  m'a  écrit.  Je  ne  vois 
pas  ce  que  cela  peut  vous  faire.  Ce  jeune  homme 
peignait,  dit-on,  la  figure  avec  assez  de  bonheur. 
Je  regrette  que  son  talent  m'ait  manqué. 

Savelli  ne  se  donna  pas  la  peine  de  continuer. 
Cornelia  venait  de  tomber  évanouie.  Dona  Cari- 
tea  la  soutint  ;  aidée  par  le  majordome  et  la 
camérière,  elle  remonta  une  demi-heure  après 
dans  sa  chambre.  Le  comte  n'avait  pas  perdu  un 
seul  de  ses  moiivemens,  il  partit  dans  la  nuit 
même  après  lui  avoir  baisé  la  main  comme  de 
coutume. 

Huit  jours  se  passèrent  dans  celte  singulière 
demeure,  huit  jours  pendant  lesquels  Cornelia 
ne  sortit  pas.  Accoudée  le  soir  au  balcon  de  la 
villa,  elle  se  contentait,  la  pauvre  femme,  de 
contempler  tl'un  œil  triste  cet  invariable  paysa- 
ge, d'aspirer  cet  air  qu'elle  ignorait  être  impré- 
gné de  mort.  La  nouvelle  de  la  mort  de  Gonza- 
ga  l'avait  replongée  dans  un  abime  de  tristesses  : 
elle  le  voyait  lâchement  assassiné,  le  comte  avait 
peut-être  découvert  le  secret  de  son  amour, 
laversionde  Cornelia  pour  Savelli  ne  se  trahis- 
sait-elle pas  par  ses  moindres  gestes  ?  Le  séjour 
de  ces  marais  infects  et  cependant  si  fertiles 
jeta  bientôt  la  comtesse  dans  une  somnolence 
morbide;  elle  en  ignorait  la  cause,  le  major- 
dome ayant  soin  qu'elle  ne  mît  jamais  le  pied 
dehors.  Etendue  sur  un  soiiha,  que  sa  camérière 
lui  roulait  vers  la  terrasse,  Cornelia  écoutait  un 
soir  la  chanson  d'une  femme  du  pays  qui  était 
venue  à  la  villa  du  comte  apporter  quelques 


provisions,  lorsqu'elle  se  prit  à  lui  demander 
quel  était  son  <'ige  ? 

La  fcmmeà  la(iiielle  la  comtesse  adressait  cette 
question  était  ridée  et  jaune  à  faire  frémir,  elle 
avuit  l'air  d'une  pazza  d'Italie  qui  a  longtemps 
demandé  l'aumône  par  les  chemins. 

—  Vingt  ans  !  répondit  cette  femme. 

— Vingt  ans! s'écria  douloureusement  la  com- 
tesse. 

—  Cela  n'est  pas  étonnant,  reprit  l'italienne 
de  Terracine ,  on  ne  passe  pas  trente  ans  dans 
notre  pays. 

Ce  mot  fut  un  éclair  pour  Cornelia.  Elle  se  le- 
va, saisit  le  bras  de  l'Italienne,  et  se  dirigea  vers 
la  grille. 

—  Que  faites-vous,  madame,  s'écria  le  major- 
dome. 11  y  a  un  bout  de  chemin  un  peu  fort 
d'ici  à  la  ville.  Les  chevaux  ne  l'achèvent  eux- 
mêmes  qu'en  trois  heures. 

—  Qu'importe  ?  je  marcherai,  tu  me  i>orteras, 
Caritea.  Mais  vois-tu,  je  Irerable,  j'ai  fioid  ici. 

—  Monsieur  le  comte  me  chasserait  si  je  lais- 
sais seulement  madame  errer  au-delà  du  parc. 
M.  le  comte  ne  peut  d'ailleurs  tarder,  il  revien- 
dra, nous  a-t-il  dit. 

—  Auriez-vous  reçu  des  lettrés? 

—  Aucune  encore  ,  madame. 

—  Batista,  vous  étiez  le  majordome  du  comte  ; 
laissez-moi  fuir,  vous  serez  l'intendant  du  mar- 
quis Pamphili,  je  vous  le  promets. 

—  Impossible,  madame  la  comtesse;  mais  je 
vous  le  répète,  son  excellence  a  dû  quitter  Rome 
hier... 

Huit  jours  nouveaux  se  pas.sèrent  ;  Savelli  ne 
venait  pas.  Le  désespoir  s'emiiara  de  Cornelia. 
Cne  nuit,  elle  se  dirigea  vers  la  grille  oîi  Battista 
veillait  d'habitude. 

—  Batista,  lui  dit-elTé,  si  vous  ne  me  procu- 
rez pas  des  chevaux,  je  me  briserai  le  front  con- 
tre cette  grille.  Quelqu'un  que  je  chérissais  est 
mort,  et  je  veux  aller  à  la  ville  prochaine  savoir 
de  ses  nouvelles ,  entendez-vous  ?  Oh  !  mon 
Dieu!  mon  [)ieu  !  reprit-elle  en  sanglottant,  et 
en  regardant  à  la  lune  la  figure  de  son  gardien, 
il  ne  m'entend  pas,  ce  n'est  plus  Battista,  c'est  le 
nègre,  le  muet...  ((n'est  devenu  Battista  ? 

—  Je  l'ai  fait  remplacer,  madame  la  comtesse, 
il  m'aurait  trahi,  répliqua  le  comte  qui  entrait. 

A  ses  bottes  poudreuses  ,  à  son  teint  hàlé  du 
soleil,  on  devinait  aisément  qu'il  venait  de  faire 
une  longue  route. 

—  Cornelia,  reprit-il,  vous  êtes  ici  dans  votre 
tombeau  ! 

La  comtesse  recula  ,  les  yeiix  de  Savelli  lan- 
çaient la  foudre.  Elle  tomba  à  ses  genoux, en 
criant  :  Grâce,  grâce,  monseigneur  ! 

—  Cornelia  ,  poursuivit  le  comte,  reconnais- 
sez-vous ce  billet?  Ce  billet  vous  fut  écrit  par 
votre  amant,  le  jour  de  mon  mariage  ;  ce  billet, 
une  fille  de  joie  me  l'a  jeté  à  la  face  dans  un  sou- 
per, il  m'a  fait  couvrir  de  la  risée  de  tous,  Cor- 
nelia ;  ce  billet  c'est  bien  le  peintre  Gonzaga  qui 
l'écrivit  ? 

—  GoTizaga  est  mort,  ne  me  l'avez-vous  pas 
dit  ?...  mais  comment  est-il  mort  ?  oh  !  Savelli , 
dites-le  ! 

—  Peu  t'importe,  femme  ?  Tu  vois  que  dans 
ce  billeton  me  traite  de  lyran  et  d'empoisonneur, 
dis  ai-je  bien  mérité  maintenant  ces  deux  nom.s? 

—  Empoisonneur  et  tyran  !  oh  !  cela  n'est  que 


trop  vrai  !  reprit-elle  en  san;;loltant  et  en  se 
couvrant  le  visage. 

—  Je  le  fais  horreur,  n'est-ce  pas  ?  Nous  au- 
tres noliles  (le  Venise  ,  voilà  iiourlant  comme 
nous  sommes  accoulumés  de  nous  v("nj;er. 

—  Tu  mens,  Savelli,  on  ne  tue  (jue  la  lemine, 
la  femme  qui  vous  trompe  ou  qui  voushail; 
mais  on  se  bat  avec  son  rival ,  on  ne  le  fait  pas 
assassiner. 

—  l,c  comte  Savelli  n'est  point  coui>alile  de 
cette  mort,  interrompit  brusquement  un  homme 
dont  les  traits  et  le  costume  n'annonçaient  que 
lro|i  la  mi-sère;  Savelli,  me  reconnais-tu!'  Je 
suis  le  peintre  Gonzaija  ! 

La  Comtesse  poussa  un  cri;  elle  tomba  sur  le 
sable  ,  (larilea  survenait,  elle  soutint  sa  mai- 
tresse.  Troi-  conladiiii  de  mauvaise  mine  accom- 
pagnaient le  peintre  (|ui  les  avait  échelonnés  à 
la  grille  de  la  villa.  Savelli  eut  peur,  il  se  lut. 

Gonzaga  reprit  en  se  plaçant  devant  la  com- 
tesse qu'il  protégeait  delà  lame  de  son  poignard  ! 

—  Tu  ne  nie  lucras  pas,  tu  aurais  dû  me  tuer 
déjà  deux  fois  ,  la  jiremière  quand  je  t'ai  empê- 
ché de  traîner  jiar  les  cheveux  une  prosttuée,  la 
seconde  quand,  sous  l'habit  d'un  pénilent,  habit 
que  je  n'ai  jias  eu  le  courage  de  porter  plus 
d'une  semaine,  je  t'ai  dit  à  l'adoue  que  lu  désho- 
norais le  temple  de  Dieu,  et  que  tu  devais  sortir. 

—  Misérable  !  hurla  le  comte. 

—  Rassure-tc,  Savelli,  je  viens  le  réclamer 
un  dé|)dl  sacré,  voilà  tout.  Tu  as  eu  tort  de  ren- 
voyer l!:illisla  ,  ce  malin  même  il  m'a  tout  ap- 
])ii,s.  Dieu  a  voulu  que  je  me  dirigeasse  vers 
Rome  d'oii  tu  reviens,  je  m'élais  mis  sous  l'es- 
corte de  ces  trois  conladini  de  Fico,  lorsque  ton 
majordome  ,  que  le  vin  de  Terracine  a  fait  par- 
ler, m'a  conté  ton  exécrable  dessein.  Tu  as  vou- 
lu, n'est-ce  pas,  (|ue  Cornelia  périt  victime  de 
cet  air  maudit,  de  ces  marais  oii  la  peste  et  la 
mort  veillent  ensemble  ?  Tu  as  voulu  (lue  la 
pauvre  femme  s'éteignît  au  milieu  de  ces  mias- 
mes mortels  comme  une  jeune  et  belle  (!eur  des- 
séchée aux  vapeurs  de  ce  déseit.  Mais  de  quel 
droit  as-tu  voulu  cela  ,  démon  ?  Comte  Savelli , 
celte  femme  n'est  plus  à  toi,  cette  femme  m'ap- 
partient, je  vais  l'emmener  à  demi  mourante 
dans  cette  litière  qui  est  à  toi  ;  si  tu  lèves  le  bras, 
tu  es  mort  ! 

En  prononçant  ces  paroles,  Gonzaga  avait  sai- 
sila  comtesse,  et  se  disposait  à  l'entrainer;  mais 
le  bras  pesa'nt  de  Cornelia  retomba  bien  vile  à 
teire  :  alfaissée  sur  ses  genoux  comme  la  Made- 
laine  de  Canova,  elle  râlait  son  dernier  sou|)ir... 

Penché  sur  elle,  et  respirant  son  haleine, 
Gonzaga  la  couvrait  de  ses  baisers  ,  ipiand  il  vit 
le  comte  s'élancer  sur  lui  d'un  bond  furieux  et 
le  fra|)|)erile  la  pointe  de  son  poignard.  La  lame 
effleura  le  sein,  mais  elle  glissa  sur  le  sayon  de 
chèvre  que  le  peiiHre  portait  ;  lescontadinl  cou- 
rurent à  Savelli  et  le  désarmèrent. 

—  Gonzaga  !  cria  la  comtesse  d'une  voix  mou- 
rante. 

Les  dents  de  Cornelia  claquaient  la  fièvre,  elle 
Succombait  à  ces  secousses  répétées.  Ils  pou- 
vaient à  peine  se  reconnailre,  Gonzaga  et  elle, 
tant  le  malheur  et  la  souffrance  les  avaient 
changés. 

—  Cornelia,  s'écria-t-il  désespéré,  en  voyant 
que  la  comiesse  succombait. 

i   11  se  suspemlit  une  dernière  fois  îi  ses  lèvres... 


Cornelia  lui  rendit  son  unie   dans  ce  suprême 
baiser. 

—  Et  maintenant, justice  soit  faite  sur  toi,  Sa- 
velli, et  devant  témoins,  murmura  le  peintre; 
approchez, vousautres,contadini  deFico,et  voyez 
comme  je  me  venge  ! 

Les  trois  conladini  poussèrent  un  cri  ,  Gon- 
zaga venait  d'implanter  son  poignard  au  cœur 
de  Savelli,  comme  la  llèche  au  coeur  du  chêne. 

Au  même  instant  le  majordome  lialtista,  suivi 
de  quelques  cavaliers  de  Terracine  que  leur  vê- 
tement faisait  assez  reconnaître  pour  des  bari- 
gels  et  des  huissiers  de  justice,  arrivait  en  toute 
bile.  Ils  trouvèrent  deux  corps,  celui  de  Savelli 
que  les  conladini  relevaient,  encore  tiède  ;  celui 
de  la  comtesse,  cadavre  livide  et  morne  que  le 
peintre  tenait  embrassé. 

—  Quelle  est  cette  femme  ?  demanda  le  ba- 
rigel. 

—  La  comtesse  Cornelia  Savelli,  répondit  le 
peinlre  en  s'avançant  de  lui-même.  Le  corale 
Savelli  l'a  fait  mourir  ici  par  la  maP  aria  ;  re- 
levez son  corps,  c'est  un  ange  de  plus  au  ciel  ! 

—  Et  le  meurtrier  du  comte  ? 

—  C'est  moi,  moi  Gonzaga,  poursuivit-il  fière- 
ment. J'ai  tué  cet  homme  parci;  qu'il  avait  em- 
poisonné, il  y  a  un  an,  au  cours  de  Venise,  ma 
mailresse,  lasignora  Bagata  ! 

Le  barigel  dressa  un  procès-verbal  textuel  de 
ces  paroles,  et  Gonzaga  fut  renfermé  par  son  or- 
dre à  la  tour  Portatote  di  Badino. 

La  mémoire  de  Cornelia  Savelli  fut  honorée  à 
Venise  de  funérailles  publiques;  celle  de  Savelli 
fut  en  aversion  à  Padoue.  Par  un  ordre  secretdu 
tribunal  vénitien,  un  huissier  des  Dix  alla  briser 
la  nuit  ses  écussons  sur  sa  porte  ;  comme  il  mou- 
rait sans  postérité,  le  sénat  se  conlraiijiiait  peu 
dans  sa  justice.  Le  minisire  d'Espagne  intercéda 
vainement  pour  Gonzaga  ;  il  ne  put  avoir  sa 
grâce.  Gonzaga  ne  demeura  pas  longtemps  dans 
celle  prison,  l'air  le  minait  sensiblement.  11  fut 
enterré  dans,  la  nef  de  la  principale  église  de 
Terracine... 

ROGEU  BE  BuAUVOlIt. 

(France  et  Europe.) 


îXiï^^  C2a^j;>k.5^^î:p^? 


Yorick',  comme  on  sait ,  a  écrit  un  délicieux 
chapilrcà  propos  de  gants.  Je  ne  suis  pas  Vorick. 
tant  s'en  faut;  mais  qu'importe  !  et  pour(|uoi  ne 
parlerais-je  pas  de  gants  après  ïorick  i* 

Je  venais  de  marcher  très  vite,  très  vite  et 
long-temps.  J'étais  fort  agité;  j'avais  chaud.  Je 
tournai  brusquement  le  boulon  <le  la  porte;  je 
ne  fis  qu'un  saut  de  la  rue  dans  le  magasin  ;  je 
m'approchai  du  comptoir  sans  saluer. 

—  Lue  paire  de  ganls?  dis-je. 

Elle  se  leva. 

0  Vorick  !  qu'elle  était  jolie  !  qu'elle  avait  de 
gr.'ices  !  que  de  coquetterie  dans  son  regard  ! 
que  de  finesse  sur  ses  lèvres  ! 

Vous  eussiez  fait  exprès,  Vorick,  d'essayer 
ses  ganls  de  travers  ,  afin  de  laisser  plus  à  loisir, 
et  à  votre  aise,  votre  main  dans  les  siennes.  Mais 
peut-être  n'cussicz-vous  pas  osé  lui  /<i/tT  la 
pouls. 


—  Dans  quel  prix  ?  demanda-t-elle. 

—  IjOii  marché,  répondis-je. 

—  Des  ganls  façon  de  Suède  ? 

—  Comme  il  vous  plaira ,  mademoiselle. 
Elle  sourit. 

—  Qnelle  nuance? 

—  Claire. 

—  Voilà  !  fit-elle  en  ouvrant  un  paquet  de 
ganls  <iui  se  trouvait  sur  le  comjdoir. 

—  Ce  ne  sont  point  des  ganls  de  rebut?  lui 
dis-je. 

—  Ah!  monsieur...  non,  je  tous  affirme... 
c'est  <|ue  mon  mari  vient  de  les  apporter  et  les  a 
posés  là  par  hasard.  Jugez  vous-même,choisissez. 

—  Votre  mari  ?  pardon,  madame! 
Elle  sourit  encore. 

—  Peut-on  essayer  ? 

—  Ce  n'est  guère  l'usage  dansée  prix...  Ce- 
pendant si  vous  le  souhaitez,  monsieur... 

J'avançai  ma  main  droite. 

—  Trop  large  !  murmura-t-elle  en  hochant  la 
tête;  beaucoup  trop  ! 

Elle  prit  une  autre  paire. 

—  Trop  long!  fis-je  gravement;  beaucoup 
trop  ! 

Elle  en  prit  une  autre. 

—  Et  ceux-ci  ? 

—  Je  crois  qu'ils  m'iront  bien,  répondis-je. 

—  Gantez  d'abord  les  quatre  doigts,  dit-elle  ; 
puis  vous  glisserez  le  pouce. 

—  Hom  !  je  suis  bien  maladroit  aujourd'hui  ! 
m'écriai  je;  ou  peul-être  que  ces  ganls  sont  trop 
justes. 

—  Je  ne  pense  pas,  monsieur.  Vous  avez  sans 
doute  la  main  un  peu  moite.  Donnez,  que  je 
vous  aide. 

Je  la  laissai  faire. 

Quel  cou  blanc  elle  avait  !  quelles  charraan 
tes  peliles  mèches  de  cheveux  noirs  rehaussaient 
le  velours  de  son  cou!  et  sa  main,  comme  elle 
était  douce! 

Je  l'examinai.  Je  l'examinai  tant  et  si  bien  ,  je 
mis  son  habileté  ,  sa  complaisance,  à  une  telle 
épreuve,  quelle  s'impalienla  à  la  fin  ,  redressa 
la  léte ,  baissa  les  yeux,  puis  posa  le  gant  sur  le 
comptoir  et  regagna  sa  place  d'un  air  froid. 

J'ai,  par  momens  un  ajilomb  très  remarquable. 
Je  m'assis  sans  façon  près  de  la  porte;  je  croisai 
les  jambes,  m'accoudai  sur  le  dossier  de  ma 
chaise,  et  dis  : 

—  Quel  vilain  temps  ! 

—  Oui,  répondit-elle  d'un  ton  bref. 

—  11  a  plu  loute  la  journée,  poursuiris-je. 

—  Toute  la  journée,  répéta-l-elle. 

—  Et  vous  êtes  sans  feu  ?  demandai-je. 

—  Sans  feu. 

Pas  d'autre  parole! 

—  Diable!  dis-je  en  moi-même,  il  parait  que 
je  l'ai  ft'ichée;  diable! 

Je  quittai  ma  posture  un  peu  trop  sans  gêne. 
Je  l'observai.  Elle  regardait  vaguement  lans  la 
rue.  Tout  à  coup  elle  rougit  :  était-ce  pour  moi 
qu'elle  rougissait  ?  Lisez. 

La  porle s'ouvrit.  In  jeune  de  vingt-cinq  an 
environ,  grand,  bien  fait,  élancé.  enir.i  prccipi 
iamment  dans  le  maga.sin.  Il  ne  referma  point  la 
porte;  de  manière  que,  resserré  entre  le  comj>- 
toir  et  le  ballant,  je  ne  pus  eu  être  aperçu,  quoi- 
que rien  ne  m'écliapp;U  à  travers  le  cb.'issis. 

—  Vite,  vite,  ma  chère  !...  s'tcria-t-il. 


310 


II lui  dil  son  nom  ;  Emma,  Fanny  ou  Joséphine, 
je  ne  m'en  souviens  pins. 

—  Une  paire  de  (janis  !  vile!  je  suis  pressé. 
Ah  !  voici  mon  iilf.iire,  <lil-il  en  prenaiii  ceux 
que  j'avais  cssajés.  Adieu!  je  suis  ()resaé...  à  ce 
soir  '  a|unla-l-ihruuevuix  |deiiie  d'inle. licence, 
Ijleine  de  caresse  ;  adieu  ! 

Il  sortit  comme  il  était  entré ,  comme  un 
éloui'di.  l'auvre  petite!  je  l'envisageai  :  elle  était 
i  mmoliile  et  rouije  !...  Ml  !  (|u'elle  était  roujje! 
Quant  à  moi,  je  craignais  maintenant  de  buujjcr, 
de  lui  parler. 

Continuons. 

La  porte  s'ouvrit  de  nouveau.  Cette  fois-ci,  ee 
fut  un  homme  court,  épais,  refrojjiie,  coiffé  dune 
casi|uetle  en  pain  île  sucre  et  à  visière  verUM|iii, 
d'un  pas  lourd  et  lent,  franchit  le  seuil  du  ma- 
gasin. 

—  Que  désire  monsieur  ?  dit-il  en  m'avisant 
et  ôtantsa  casquette. 

Je  m'étais  levé. 

—  Des  gants  de  Suède  ! 

—Précisément  en  voilà  un  paquet,  monsieur... 
Ah  !  ah  !  il  m'en  manque  une  paire 

—  Je  viens  de  l'acheter,  dis-je;  combien  vous 
dois-je,  monsieur  ? 

—  Vinut  sous. 

—  Voici  deux  francs. 

—  Rendez  à  monsieur,  dil  le  mari. 

—  Il  n'y  a  pas  de  monnaie,  répondit-elle. 

—  Eh  !  ne  vous  tourmentez  pas  ,  j'ai  ce  qu'il 
faut,  dis-je,  en  remettant,  par  un  mouvement 
simultané ,  les  deux  franc»  dans  mon  jjousset,  et 
jetant  une  pièce  de  vinfjt  sous  sur  le  comptoir. 

Puis  je  feignis  de  fouiller  dans  la  poche  de  ma 
redingote,  comme  pour  m'assurer  que  les  gants 
y  étaient  bien. 

—  Heu  !  jamais  de  monnaie  !  jamais  de  mon- 
naie! gromela  le  mari. 

Il  darda  sur  sa  femme  un  regard  d'indignation 
bouffonne,  et  passa  dans  l'arrière-boulique  en 
grognant. 

J'allais  sortir... 

—  Monsieur!  monsieur!  s'écria-t-elle  d'une 
Toix  tremblante  ,  voilée  par  l'orgueil ,  par  la 
honte,  et  me  tendant  ma  pièce  de  vingtsotis  avec 
tant  d'instance,  que  cet  argent  semblait  lui  brû- 
ler les  doigts. 

Je  me  rapprochai  d'elle.  Je  lui  saisis  la  main. 
J'osai  la  garder  entre  les  miennes.  La  pièce  tomba 
et  retentit  sur  le  comptoir.  Alors  elle  plongea 
les  yeux  avec  effroi  dans  l'arrière-boutique  ,  les 
ramena  sur  le  paquet  de  gants,  les  fixa  sur  moi 
d'un  air  ijui  signifiait  :  —  Prenez-en  duj  moins 
une  autre  paire. 

—  Votre  mari  est  si  exact ,  dis-je  tout  bas ,  si 
.bourru  ! 

—  Cependant,  murmura-t-elle;  cependant... 
Et  le  feu  lui  montait  jusque  dans  les  prunelles. 

—  Bon!  ne  suis-je  pas  de  moitié  dans  le  »e- 
'cret  ':■  répliquai-je;  et  cela  ,  sans  qu'il  y  ait  eu 
•de  ma  faute. 

Elle  resta  un  moment  pensive,  irrésolue,  mais 
sans  retirer  sa  main. 

—  Comment  vous  noramez-Tous,  monsieur  P 
demanda-i-elle. 

—  Et  vous  ?  dis-je  en  souriant. 

—  Vous  n'avez  pas  entendu  ? 

—  J'ai  oublié. 
.    rr-Ah! 


Elle  réfléchit  encore. 

—  Demeurez-vous  loin  d'ici,  monsieur  ? 

—  Aux  Champs-Elysées. 

—  C'est  bien  loin  !  vous  n'êtes  donc  venu  que 
par  oi'ciision  dans  ce  quartier  :' 

—  Oui. 

—  Et  dites  ,  soyez  frane  :  n'est-ce  pas  la  re- 
nommée de  notre  magasin  qui  m'a  valu  votre 
piatiquo  ? 

—  J  ignore  quel  est  ce  magasin. 

—  Vrai  ? 

—  Certainement. 

—  Eh  bien!  j'accepte  vos  vingt  sous,  monsieur, 
mais  îi  une  condition. 

—  Laquelle  '.' 

—  C'est  de  vous  en  aller  tout  de  suite,  de  ne 
faire  aucune  atleulion  à  l'enseigne,  et  de  ne  point 
revenir  de  six  mois,  dans  cette  rue. 

—  Soit  ! 

—  Vous  me  le  promettez? 

—  Je  vous  le  promets. 

Elle  poussa  d'une  main  les  vingt  sous  dans  le 
tiroir,  tandis  que  je  tenais  toujours  l'autre  dans 
les  deux  miennes.  Cette  main,  je  la  baisai  aussi 
paternellement  que  je  le  pus  ;  après  quoi,  l'ayant 
regardée  en  dessous,  je  lui  fis  un  salut  très  res- 
pectueux. 

Elle  m'accompagnajusqu'à  la  porte  etdemeura 
sur  le  seuil,  afin  de  s'assurer  ainsi  de  ma  discré- 
tion. 

Quand  je  fus  au  bout  de  la  rue  ,  je  me  retour- 
nai pour  voir  si  elle  y  était  encore.  Elle  n'y  était 
plus,  et...  ma  loi  !  non;  dussiez-vous  m'accu- 
ser  de  simplicité,  de  niaiserie  ,  je  ne  rebroussai 
pas  chemin,  je  ne  cherchai  pointa  me  rappeler 
son  adresse...  ni  ne  reviendrai,  de  six  mois, dans 
celte  rue.  Je  l'ai  promis. 

Mais  je  voudrais  bien  avoir  une  paire  de  gant» 
neufs  ! 

Augustin  Chevalier. 


Par  le  docteur  LICHTEISTIIAL  , 
TraduU  par  W.  illOIfUO  (I). 

(M.  Mondo  vient  de  publier  le  dictionnaire  de 
musiiiue  du  docteur  Lichtenlhal.  Cet  guvrage, 
traduit  pour  la  première  fois  en  français,  man- 
quait à  nos  biliothèques  musicales,  et  nous  de- 
vons des  remerciemens  à  MM.  Escudier,  direc- 
teurs de  la  France  silsicale,  d'avoir  secondé 
de  leurs  conseils,  de  leurs  concours  et  de  leur 
plume,  ce  travail  important.) 

L('S  ouvrages  purement  didactiques  sur  l'art 
musical  sont  rares.  Nous  avons  souvent  déploré 
la  pénurie  de  ces  ressources  élémentaires ,  et 
nous  nous  l'expliquons  difficilement,  car  toutes 
les  autres  brandies  du  grand  arbre  scientifique 
portent  des  fruits  sans  nombre,  dont  la  semence 
féconde  engendre,  transmet  et  augmente  les  tré- 
sors d'une  précieuse  érudition  dont  les  masses 
purement  praticiennes  font  leur  profit.  La  musi- 
(jue seule,  cette  puissance  artistique  si  popu- 
laire, et  dont  le  doux  empire  tend  à  répandre 

(1)  Cbez  E.  Troupenas,  éditeur  de  musique,  60,  rue 
VivieDiie  et  au  bureau  de  la  t'&incB  musicalk,  2Q,  rue 
(l«  lu  Victoire! 


ses  irrésistibles  séductions  dans  toutes  les  clas- 
ses de  la  société,  la  musiiiue  seule  vit  par  ses  ac- 
tes, c'est-à-dire  parscs  produits,  modifie  ses  for- 
mes el  accomplit  des  révolutions  fondamentales, 
sans  t|u'aucune  voix  s'élève  pour  faire  connaitre 
aux  peuples  et  à  la  postérité  les  motifs,  le  but  de 
ces  imporlantes  transformations. 

Qu'arrive-t-il  ?  que  résulte-t-il  de  ce  silence 
condamnable  des  docteurs  de  l'art  ?  C'est  que  la 
musique  (jugée  seulement  par  les  œuvres  des 
proilucteurs  dont  les  écoles  varient  selon  le 
progrès  des  lumières  en  général,  les  besoins  de 
l'époque  et  la  puissance  de  quelques  génies  pri- 
vilégiés) ,  la  musique  passe  pour  un  art  de  mode 
essentiellement  capricieux,  sans  idéalité  bien 
convenue,  sans  but  arrêté. 

Et  cependant  l'art  se  vulgarise,  il  se  glisse 
dans  les  existences  autrefois  sauvages  et  abrup- 
tes du  populaire  dont  il  purifie  les  habitudes, 
dont  il  adoucit  les  inœurs.  Semblable|aux  bien- 
faisants rayons  de  ce  bon  soleil  qui  luit  pou,r  le 
pauvre  comme  pour  le  riche, quoique  les  uns  et 
les  autres  n'eu  jouissent  pas  de  la  même  ma- 
nière, la  musique,  multipliant  ses  formes  à  l'in- 
fini, depuis  les  nobles  accords  des  motets  reli- 
gieux jusqu'aux  saltarelles  de  Musard,  prodigue 
sur  tous  les  points  d'intersection  de  l'ordre  so- 
cial des  trésors  dont  chaque  foule  dûment  caté- 
gorisée est  avide  et  reconnaissante. 

La  musique  est  une  puissance,  et  elle  n'a  d'au- 
tres interprètes  que  les  partitions;  elle  écrit  ses 
lois  sur  la  clef  de  sol  ou  de  fa,  en  notes  et  en 
croches;  mais  d'ouvrages  simplement  instruc- 
tifs et  explicatifs,  peu  ou  presque  point!  Les 
élèves  consciencieux  sont  réduits  à  étudier  l'art 
chez  les  anciens  qui  eu  comprenaient  mieux  que 
nous  l'essence  et  la  portée.  Quant  aux  gens  du 
monde,ces  juges  souverains  si  naïvement  injus- 
tes parce  que  leur  éducation  incomplète  ne  leur 
permet  pas  de  comprendre  le  fond  des  ques- 
tions qu'ils  sont  pourtant  appelés  à  résoudre, 
bien  peu  d'entre  eux  se  donnent  la  peine  d'étu- 
dier ;  car  les  études  sont  difficiles,  elles  exigent 
un  important  sacrifice  de  temps,  une  attention 
soutenue,  souvent  pénible  même,  impossible 
pour  la  plupart.  Et  cela  doit  être  ,  puisque  la 
science,  dans  son  état  actuel,  est  une,  indivisible 
dans  ses  détails,  et  que  la  superficie  ne  peut  pas 
être  détachée  de  sa  profondeur. 

Donc,  nous  sommes  convaincus  que  les  livres 
qui  tendront  à  répandre  des  lumières  partielles 
détachées  du  faisceau  qui,  mal  à  propos,  s'est 
conservé  compacte  et  par  cela  même  inaborda- 
ble, rendront  à  la  popularisation  de  l'art  un 
inappréciable  service. 

Et  c'est  pourquoi  le  dictionnaire  de  M. Lich- 
tenlhal, qui  nous  a  suggéré  toutes  ces  ré- 
flexions, nous  semble  un  ouvrage  utile,  précieux, 
et  dont  la  traduction  dans  notre  langue  est  un 
bienfait.  Ce  travail,  accompli  avec  une  rare  in- 
telligence par  M.  Mondo,  qui  a  scrupuleusement 
comblé  les  lacunes  ijuil  présentait  encore,  et 
qui  s'est  aidé  dans  son  entreprise  du  concours 
éclairé  de  MM.  Escudier,  les  jeunes  et  habiles 
directeurs  de  la  France  musicale,  mérite  les 
suffrages  et  les  encouragemens  de  tous  les  amis 
de  l'art. 

Ouvrage  à  la  fois  profond  et  facile,  le  diction- 
naire de  M.  Lichtenthal,  s'adresse  aux  artistes 
qui  pourront  y  puiseï;  4e»  Uélinilious  complètes 


—  317  - 


des  termes  dont  rintcrprflation  est  si  souvent 
contestée  ;  ils  y  trouveront  des  données  exactes 
sur  Ihistoire  de  l'art,  que  trop  de  praticiens 
ignorent,  et  sur  son  esthétique,  si  négligée  par 
la  plupart  d'entre  eux. 

Comme  résumé  clair  et  concis  de  toutes  les 
parties  de  la  science,  ce  livre  offrira  des  ressour- 
ces précieuses  aux  hommes  dépourvus  d'une 
érudition  spéciale  :  ils  le  liront  sans  imposer  îi 
leur  esprit  aucun  travail  pénible,  car  aucune  dé- 
monstration ne  dépasse  les  limites  dun  mot  iso- 
lé, et  partout  où  la  clarté  du  langage  est  jugée 
insuffisante  [par  l'auteur,  un  exemple  pratique 
forme  le  complément  du  texte. 

Laissons  parler  un  instant  M.  Lichtenthal  lui- 
même,  et  voyons  comment  il  définit  un  terme 
dont  le  sens  est  généralement  ignoré  et  presque 
redouté  par  la  foule  des  amateurs  :  le  contre- 
point. 

»  A  l'époque  où  la  musique  à  plusieurs  voix 
reçutjson  premier  perfectionnement,  on  marqua 
sur  les  lignes  des  points  au  lieu  de  notes.  Quand 
on  voulait  ajouter  à  une  mélodie  une  ou  plu- 
sieurs notes  on  ajoutait  aux  points  qui  existaient 
déjà  d'autres  points  l'un  sur  l'autre  ou  contre 
l'autre,  et  c'est  ce  qu'on  appelait  Contrappim- 
tare.  Cette  expression  a  été  conservée  comme 
une  expression  techni(iue,  de  sorte  qu'à  ])résent 
le  mot  contrepoint,  dans  le  sens  le  plus  étendu, 
désigne  tout  ce  qui  appartient  à  la  partie  harmo- 
nique de  la  composition  musicale.  » 

Veut-on  creuser  la  science  et  connaître  plus 
particulièrement  le  but  et  l'usage  du  contre- 
point, les  explications  détaillées  ne  feront  pas 
faute  à  la  curiosité  du  lecteur;  M.  Liclitinthal 
ajoute  à  sa  première  et  simple  définition  des  do- 
cumens  également  simples  et  qui  ne  peuvent 
manquer  d'être  compris  par  tout  le  monde  à  la 
première  lecture. 

»  Par  le  mot  contrepoint,  ju'is  dans  le  sens  le 
plus  restreint,  continue  le  rhéteur,  on  entend  la 
qualité  particulière  des  voix  unies  à  un  chant 
donné.  Si  ces  voix  sont  disposées  de  manière  à 
ce  qu'on  puisse  les  renverser,  c'est  à  dire  à  ce 
que  la  voix  supérieure  devienne  voix  fondamen- 
tale et  vice  versa,  alors  on  l'apiielle  contie- 
poinl  double,  dont  il  est  parlé  dans  un  article 
séparé.  On  lui  donnera,  au  contraire,  le  nom  de 
contrepoint  simple  si  le  renversement  ne  peut 
avoir  lieu  sans  choquer  les  règles  de  l'art.  I.c 
contrepoint  simple,  à  deux  ou  plusieurs  voix, 
ayant  des  notes  d'une  égale  valeur  placées  les 
unes  contre  les  autres,  s'appelle  contrepoint  égal. 
En  mettant  deux,  trois  ou  ((uatre  notes  contre 
une  note  delà  mélodie,  il  prendra  le  noni  de 
contrepoint  inégal  ou  figuré.  Kn  ajoutant  en- 
suite à  ce  chant  des  mélodies  composées  de  di- 
verses valeurs,  on  aura  le  contrepoint  mixte  et 
fleuri  dans  lequel  on  joint  ensemble  toutes  les 
autres  espèces  de  contrepoints.  » 

Nous  bornons  ici  nos  citations  et  nous  résu- 
merons le  jugement  que  nous  portons  sur  le 
Diflioiitiaire  musical,  en  déclarant  que  nous 
plaçons  ce  livre  à  la  léle  des  ouvrages  élémen- 
taires et  que  nous  le  considérons  eonmie  le  ru, le 
mecuin  des  artistes,  des  amateurs  et  de  mes- 
sieurs les  critiques,  surtout. 

.Sr^;l•n^.^  ni;  la  Madeleine. 


tiAL.O]\  nB  1839. 


GENRE. 

(Sixième  article.) 
MM.  Genod ,  feu  Franqnelin,  feu  Durupt,  E.  Glraiid, 
Grenier,  Debac,  Diival-le-Camus,  Jacqu;in(l,  Beau- 
me,  Lcgloiig-Parade,  Guet,  Pingrel,  Lafaye,  Roelin, 
Lepoillpvin,  Monvoisin,  Biard,  Wiclienbcrg,  Le- 
paulle,  mademniselle  Asselineau,  Badin,  Cottrau  , 
madame  Klise  Boulanger. 

La  spécialité  i\f)n\.  nous  allons  nous  occuper 
a  l'heureux  privilège  de  fixer  l'attention  de  la 
moitié  au  moins  du  public.  Tout  le  monde  en 
effet  ne  se  plaît  point  aux  batailles  de  vingt 
pieds,  aux  grandes  i)ages  historiques,  ni  aux 
toiles  démesurées  qui  retracent  pour  la  cent- 
millième  fois  les  miracles  de  l'Evangile.  Notre 
nation  ,  spirituelle  avant  tout ,  ne  man(piera  ja- 
mais de  courir  aux  œuvres  d'esprit  ;  elle  ap- 
plaudit lorsqu'elle  voit  l'artiste  saisir  avec  jus- 
tesse, et  rendre  avec  grâce  et  facilité  des  ridi- 
cules bien  connus,  des  anecdotes  amusantes, 
l'histoire  de  la  famille,  les  mœurs  populaires  ou 
des  épisodes  rustiques.  Peut-être  aussi  pousse-t- 
elle trop  loin  cegoilt  pour  le  vrai  et  met-elle  à 
son  insu  une  imitation  servilement  exacte  des 
détails  bien  au  dessus  de  la  naïveté  d'expression. 
C'est  là  recueil  évité  par  Metzu,  VanOstade, 
Gérard  Dow;  le  problème  que  Teniers  a  si  bien 
résolu  par  la  franchise  et  la  variété  de  ses  scènes. 
Nous  avons  bien  des  peintres  de  genre  oui  s'in- 
génient à  représenter  des  sujets  de  la  dernière 
trivialité,  certains  qu'on  remarquera  leurs  ou- 
vrages ;  ce  n'est  là  qu'une  spéculation  dont  nous 
détournerons  les  yeux.  D'ailleurs  nous  avons 
à  signaler  des  tableaux  d'un  mérite  réel.  Mais 
pour  faire  bien  sortir  tout  le  prix  que  nous  atta- 
chons au  sentiment,  même  dans  ce  qu'on  ap- 
pelle la  petite  peinture,  nous  placerons  d'abord 
le  lecteur  devant  l'école  de  Lvon  ,  qui  brille;de 
tout  son  faux  éclat  dans  la  Fête  du  bisaïeul , 
par  M.  Genod. 

Cetie  école  jouit,  il  y  a  un  certain  nombre 
d'aimées,  d'une  haute  léputation  ,  grâce  à  la  vé- 
rité des  détails  (jui  devenaient  des  trompe-FœH; 
comme  on  sortait  alors  des  froides  compositions 
et  de  la  couleur  jirise  et  monotone  des  élèves  on 
successeurs  de  David  ,  on  courut  avec  em|)iesse- 
inent  à  cette  espèce  de  renaissance  du  Hollan- 
dais; ce  fut  un  sujet  d'élonnemenl  ((ue  ces 
étoffes,  ces  meubles,  ces  accessoiies,  dérob  s  à 
la  nature  elle-même  et  jouant  si  bien  lilhision. 
C'était,  comme  on  disait  alors,  à  prendre  à  la 
main...  Quant  à  l'entente  de  la  com|)OSilion  ,  à 
l'expression  des  figures,  celle  école  ne  s'en 
douta  jamais.  D "puis,  il  se  forma  des  tidens  à  la 
lêle  (lcsi|uels  il  fuit  i)lacer  fropold  lioliert ,  Dc- 
camps,  Koipieplan  ,  ipii  siiienl  allier  l'élévation 
du  style  à  la  magie  de  la  couleur  ,  et  réduire  à 
leur  juste  valeur  les  oripeaux  des  l.vdiinais. 
<:eux-ci  ont  reparu  avec  leurs  menus  ipialilés  et 
leurs  mêmes  défauts  sans  avoir  rii'ii  perdu  ni 
rien  [îagné.  Voyez,  ilans  ce  tableau  du  Bisaïeul . 
combien  il  y  a  de  personnages  inutiles  ,  indilfé- 
rens  à  l'action  on  dont  l'exiircssion  est  fausse  et 
guindée,  l'as  une  lêle  n'est  juste,  pas  une  pose 
n'est  simple  et  naturelle.  Et  maintenant,  si  vous 
voulez  savoir  oïl  M.  (.enoil  place  son  mérite  , 
étudiez  ce  tricot  de  laine  que  \wne  le  vieux 
paysan,  vous  en  compterez  les  mailles;  ces  sou- 
liers, vous  en  compterez  1rs  points;  ces  panta- 
lons sont  réels  ,  mais  ces  mains,  ces  chairs  n'ont 
pas  de  vie.  Voilà  eu  ipielquis  mots  tout  le  .sys- 
lèine  de  cette  école  qui  s'appuie  sur  un  faux  na- 
turel. 

llàtons-nous  de  laisser  tomber  sur  la  mémoire 
de  l'ranipielin  l'expression  du  ret;ret.  C'était  là 
w\  talent  fort  agréable  ,  [dein  de  finesse  et  qui 
(•(innaissait  bien  sa  portée.  \.' Heureuse  mire . 
la  Madone,  les  /'ro/.v  ((i;^.'.',  sont  le  dernier  legs 
tpie  nous  devions  recueillir  de  ce  iieinlrc  facile 
(pli  a  été  trop  [Al  enlevé  aux  arts.  —  Nous 
avons  aussi  perdu  en  Durupt  un  des  soutiens  du 


p: 


f/enre;  la  délicatesse,  le  fini,  formaient  la  meil- 
leure partie  de  son  mérite,  et  ces  (jualités  se  re- 
trouvent dans  VBxtase  dont  voici  le  sujet  :  c'est 
l'hiver,  la  neige  couronne  les  toits  et  descend 
ar  lloeons  épais  sur  le  pavé.  Appuyé  contre  une 
lorne,  un  pauvre  enfant  de  la  .Savoie  contemple 
de  tous  ses  yeux  la  succulente  devanture  d'un 
restaurateur  à  la  mode  :  une  simple  vitre  li.Tiite 
infranchissable,  sépare  .son  appétit  de  tiîus  ces 
beaux  p.liés,  de  ces  fruits  dorés  qui  s'étalent 
sur  les  planchettes  de  maibre  blanc.  Le  regard 
du  ramoneur,  son  geste,  sont  dun  naturel  par- 
fait. '^ 

Le  Garde  fraiiçaise,  par  M.  Eugène  Giraud 
a  un  succès  prodigieux.  Et  comment  en  serait-ii 
autrement  ?  c'est  très  spirituel ,  très  comique- 
il  ne  faut  pas  surtout  grand  effort  dintellipence' 
pour  comprendre  l'air  de   triomphe  dus"oldat 
au  netit  tricorne ,  à  la  perruque  poudrée  à  Iha- 
bit  Idanc  ,  lorsqu'il  sort  des  blés  où  il  a  e'nirainé 
cette  jolie  petite  grisette  au  jupon  court.  —  M 
Grenier  a  plus  de  distinction  et  s'éloigne  mieux 
(le  ce  ton  de  lithographie.  Son  Enfant  trouvé 
mérite  d  être  cité  comme  un  bon  ouvrage  et  une 
page  intéressante.  On  aime  à  lire  la  surprise 
1  attendrissement  surlestrails  de  ces  villageois 
qui  viennent  d'apercevoir  un  bel  enfent  aban- 
donné sur  le  bord  du  chemin.  Les  linges  oui 

entourentcetlepetitecréaluresontd'uneVande 
finesse  et  indiquent  des  parens  rirhes,  sinon  hu- 
mains ;  mais  les  paysans  et  surtout  une  vieille 
femme  semblent  remercier  le  ciel  de  leur  avoir 
envoyé  ce  dép(it  précieux.  Nous  n'aimons  pas  le 
mouvement  inquiet  du  chien;  au  lieu  de  se  re- 
jeter en  arrière  ,  il  devrait  être  accouru  au- 
près de  l'enfant.  En  résumé,  M.  Grenier  n'avait 
pas  encore  fait  mieux 

La  mort  de  Molière  est  une  erreur  de  'M  Du- 
baci|.  —  Les  Petits  maraudeurs,   la  Swur  de 
chante,  les  Enfans Jouant  sur  la  plane  nous 
montrent  chez  M.  Dural-le-C  amus  cette  airaa- 
l>le  facilite  dont  il  a  donné  tant  de  preuve  — 
\rrêtons-nons   devant    la     Bénédiction    des 
traits,  par  M.  Jacquand.  Ici  nous  trouvons 
comme  dans  l'école  de  Lvon  dont  cet  artiste  à 
fait  parue,  une  imitation   fidèle  de  certains  ac- 
cessoires lels  que  des  pommes  et  des  raisins    et 
un  manrpie  d'expression  convenable   pour  'les 
figures.  Ainsi  le  prêtre  qui  bénit  les  productions 
(le  1  automne,  s.  mille  moins  appelé  pour  une 
cérémonie  rustique  et  innocenie  ,|ue  pour  un 
,  exorcsme;    son  air  est  trop  .sévère  ,  s-m  reste 
solennel  —  M.  lieaume  n'a  sans  doute  pas  visité 
1  Italie;   sinon  il  aurait  autiement  chauffé  son 
ciel  et  dessiné  son  ■Si.rte-{/uint,  enfant  préd'es- 
tiné.iiKjuel  il  a  donné  la  maigreur  exténuéed'un 
gamin  de  Paris.  —  Il  y  :,  „n  parfum  de  cand-ur 
s-urle  front  de  ces  deux  jeunes  filles  fai.sanl   la 
Lecture  au  bord  de  Fenu;  assises  l'une   près 
de  1  autre,  elles  soutiennent  ensemble   leur  li- 
vre, lelle  est  leur  pn'oecupation  ,    qu'elles  ne 
parai.sscnt  pas  s'apercevoir  qu'.  Iles  sont  enlou- 
rcesde  Meurs  et  démolisse,  et  qu'un  rui.sseau 
argenté  vient   mollement   cares,ser  leurs  p  eds 
nus.  Ce  tabbMu  est  dû  à  M.  Lesiang-Para  le  — 
'/;!  ''■'"''  ,''"■•*  ■'^'■»'nfs  dp  la  vie  helvéli(iue  que 
M.  tjiiel  a  cheiché  .ses  inspirations;  M.  (.uet  re- 
trace fort  bien  lescostumesdu  iMuton  de  lierne 
.ses  .Suis.se.sse»onl  une  ceriainen.ivvelé  avec  leurs 
coifiiires   de  deiilrlle  noire,   leurs  corsage*   à 
bretelles  ,  leursjiiponsàgros  plis,  mi-is elles />»- 
se)it  inq)  et  .sont  comme  immobiles  sur  la  toile 
Onreconnail  que  l'ariislea  moins  songé  h  faire 
un  tableau  que  (l(>s  éludes  d'apr.-s  nature.  Nous 
a(Iresserons  le  même  reproche.^  M.  Pin -ret    sa 
Chasse  au  furet  n'est  guère  qu'un  assè'mldaèe 
d"  portraits  ,  d  où  il  suit  que  pour  s.iisir  la  res- 
semblance, il  a  <Méde  l'.xprcssion  el  du  mou- 
vement aux  figures.    Du   reste,   celle  scène  est 
composée  avec    infiniment    d'esprit.  Tous  lès 
cha.sseurs  sont  vrais  d'altitude,  leur  attention  es't 
bien  rendue.  Le  groupe  du  curé.  c.  lui  du  maî- 
tre du  (hàteau  .sont  spirituels.  Voici  un  peu  plus 
loin     /,.   Varechal  l.obau  dans   lateiur  d, 
V.  n.inlan  jeune.  Les  détails  de  l'atelier  ont  de 
la  (messe,  uu  arrangement  d'un  amusant  ca- 


-  318  — 


prirc;  pour  \e  personnage  qui  pose,  nous  le  lais- 
sons à  lailmiiMllon  des  ijanles  nalion.iiix  fer- 
vens  ,  s"il  eu  reste.  —  Le  Dccountgi'mt'itt,  par 
IM.  Lafaye,  rentre  dans  la  peinture  d'expression  : 
h  l'aspeet  de  ce  Jcuue  iiomme  (luaccalili;  uue 
somlu-e  mélancolie,  on  croirait  i|uc  rarlisic  a 
voulu  <'i>ouser  la  cause  de  tous  nus  Cliallertçnis 
moderntset  peindre  une  satire  contre  la  sociéié. 
—  Que  de  îjailé,  ipicl  entrain  dans  les  |)elitcs 
compositions  de  M.  Iloeliu  lils.  La  Coiifenniuii , 
la  Moiislache ,  Tu  neiiIrcrtiH  pas  ,  sont  ilc 
cliarniaus  riens,  du  vaudeville  en  peinture.  Dim» 
le  dernier  de  ces  tableaux  ou  voit  une  jolie 
jeune  Mlle  (pii  jiousse  une  porte  de  toutes  ses 
forces  ;  mais  son  amant  qu'elle  veut  lasser  de- 
hors ,  a  passé  le  bras  par  une  es(K''ee  de  ilnt- 
lii're  et  il  lire  les  jupons  de  l'aiinible  joueuse. 
On  s'amuse  beaucoup  devant  cet  innocent  ba- 
dinage.  —  'M.  Lepoillevin  a  emprunté  \in  épi- 
sode intéressant  au  roman  de  Redgiiunlht  ; 
c'est  1.1  fuite  lie  Parsie  ipii ,  poursuivi  par  une 
marée  furieuse  ,  ne  doit  son  s.dut  qu'à  la  vitesse 
de  son  clieval.  Vivacité  de  mouvement ,  facilité 
(l'exécution,  voilà  ce  qu'on  remar(|ue  surtout 
dans  cet  ouvrage.  —  l.e  Gilbert,  île  M.  Monvol- 
sin  .  mérite  un  examen  plus  appiofondi. 

L'auteur  de  la  satire  du  dix-buitième  siècle 
est  sur  son  lit  d'afjonie  ;  l'inspiration  lui  a  rendu 
(les  forces;  un  crayon  et  du  |iapier  sont  dans  ses 
mains;  les  yeux  levés  au  ciel ,  il  reçoit  d'en  haut 
ces  vers  admirables  (|ui  scellèrent  son  (cuvre 
poétique  et  consacrèrent  le  souvenir  déplorable 
(le  sa  mort  : 

Au  banquet  de  la  vii;  infortuné  couïive. 

J'apparus  un  jour  cl  je  meurs... 
Je  meurs  cl  sur  la  lomlic  oii  leiilemcut  j'arrive  , 

Nul  ne  viendra  verser  des  plours. 

Elégie  vraie  et  touchante  et  (|ue  tant  de  fous 
ont  voulu  copier...  Le  peintre  a  mis  du  désordre 
sur  les  traits  de  (iilbert,  une  énergie  fiévreuse 
dans  son  geste  ,  tandis  (pi'au  picil  du  lit  une  re- 
ligieuse attache  un  regard  ému  et  sympathiipie 
sur  le  malade  dont  elle  ne  comprend  que  la  souf- 
france ,  mais  non  les  doideurs  morales.  Elle 
semble  si  paisible,  si  pure,  ne  pas  se  rendre 
compte  de  cette  agitation  de  l'àme.  il  y  a  un 
contraste  frappant  entre  le  moribond  et  la  vierge 
vouée  au  soin  des  maux  idiysiques.  C'est  une 
belle  idée  bien  rendue. 

Qui  pourrait  iiasser  sans  rire  devant  ce  con- 
cert de  famille,  et  sans  nommer  Biard,  le  fécond 
caricaturiste  ?  Rien  d'amusant  comme  ce  vieux 
chanteur  de  romances  qui  se  dre.'^se  sur  la  pointe 
des  pieds  et  arquiie  sa  main  sur  sa  poitrine  avec 
une  expression  de  troubadour,  tandis  qu'un  en- 
fant-pro<lige  l'accompagne  au  piano.—  La  Pusie 
restante  ;\  moins  de  naturel  :  cependant  les  li- 
gures sont  très  variées  et  très  réjouissantes  :  ici 
une  femme  ipii  a  reçu  une  letire  illicite,  et  la 
voit  interceptée  par  son  mari;  là  un  négociant 
qui  fait  une  laidi'  grimace  en  lisant  les  nouvel- 
les de  son  correspondant  ;  plus  loin  une  griselte 
(|ui  s'enivre  de  [iroteslalions  d'amour  de  quel- 
que étudiant  ;  tout  un  monde  en  miniature  avec 
ses  senlimens  divers. 

A  l'entrée  de  la  grande  galerie  remarquez  un 
excellent  tableau  composé  et  peint  avec  cet  es- 
)irit,  cette  sftrelési  particulière  aux  Hollandais 
qu'il  ra|)pelle  par  son  sujet.  C'est  la  Pêche  en 
hiver,  de  M.  VVickenbcrg.  Lu  vieux  marinier 
est  assis  sur  la  glace  dans  lacpielle  il  a  pratiqué 
un  trou  ;  armé  d'une  ligne,  il  attend  avec  une 
imiiassibililé  stoïi[ue  le  poisson  (pii  composera 
le  souper  de  sa  iietite  famille.  Debout  auprès  de 
lui  et  tremblant  de  froid,  son  fils  et  sa  fille  le  re- 
gardent assez  tristement.  Au  loin  s'étend  un 
miroir  de  glace  ,  rayé  cà  et  là  par  le  fer  des  [la- 
tineurs;  les  embaicalions  sont  emprisonnées 
dans  celle  eau  gelée  qui  est  d'une  admirable 
transparence. 

Combien  ce  sentiment  précieux  manque  à 
M.  Lé(>aulle  ipie  nous  retrouvons  encore  avec 
un  tableau  de  genre,  V.liiliqKdire.VoHS  y  voyez 
des  détails  facilement  rendus  ,  des  armes,  des 
ioyau.x,  des  bahuts  richement  peints  ;  mais  ijuc  i 


signifie  tout  cet  amas,  ce  garde-meuble?  C'est 
tout  nu  plus  bon  à  servir  (l'enseigne  à  un  mar- 
cliand  de  bric-à-brac.  —  Si  mademoiselle  A.sse- 
lineau  avait  ce  talent  de  llross(^  elle  ferait  d'cx- 
cclleus  ouvrages;  car  l'expression  est  très  re- 
maripiable  dans  sou  licole  chrétienne  à  Ver- 
sailles. Toutes  les  tètes  de  petites  filles  sont 
vraies  et  naïves  ,  mais  plaipiées  et  gauches.  — 
Cet  intérêt,  avec  un  médiocre  mérite  d'exécu- 
tion ,  brille  dans  le  Mcdfcin  de  canipaijiie  , 
par  M.  Uadin.  (Jne  famille  éplorée  entoure  le 
clievet  d'une  jeune  fille  nialad(!  et  interroge  avec 
anxiété  les  regards  du  docteur  qui  a|)parail 
comme  la  providenco  sons  ce  toit  rustique.  La 
manière  dont  le  père  se  cache  le  visage  est  un 
liait  d'inspiration  ;  la  douleur  est  parfaitement 
graduée  sur  les  li  ails  de  tous  les  assistans. 

L'an  dernier,  M.  Cotlrau  ,  peintre  S|)iriluel  , 
avait  représenté  l7//re/-;  celle  fois  c'est  l'/i/c, 
et  SCS  jolies  |ialiiieusessontdevenuesdcs  rameu- 
ses qui  manient  gracieusement  l'aviron  eu  fen- 
dant les  eaux  d'un  lac  ombr::gé  de  belle  et  fraî- 
che verdure.  Ses  elîelsde  lumière  sont  pleins  de 
charmes,  et  les  figures  de  ses  femmes  ont  une 
coquellerieunpcu  mondaine  pour  des  paysannes 
et(|ui  rappelle  pliiWl  les  travestissemens  d  un 
bal  masqué  ipie  la  simplicité  agreste  de  la  Suisse. 

Madame  LIise  iioiilanger  a  fait  sa  bataille; 
mais  dune  manière  très  jiacifique,  sans  la  moin- 
dre effusion  de  sang,  une  balaille  deufans  el 
qui  a  lien  sur  une  table,  entre  soldats  de  liois. 
Le  bon  Henri  IV,  enlouié  de  sa  famille,  cxpli- 
(]ue  ,111  dauphin  convalescent ,  les  détails  de  sa 
victoire  d'Ivry.  Celle  scène  est  charmante  :  que 
de  souvenirs  elle  olFre  à  l'esprit  ;  comme  on  re- 
cueille avec  idaisirsiir  le  visage  du  bon  roi  l'ex- 
pression de  sa  flanelle  gailé,  de  son  sentiment  si 
paternel!..  En  vérité  ,  celte  bataille-là  vaut 
mieux  (]ue  la  plupart  de  ces  grandes  mêlées  oii 
l'œil  ne  trouve  c|irun  désordre  sans  but  et  une 
agitation  sans  mouvement. 

Alf.  Des  Ess.vrts. 


îlfpiic  îU'amaUquc. 


THE.VTr.E-FRANÇALS. 

Première  représentation  de  .Mademoiselle  de 
ilelle-Ifle,  comédie  en  cinq  actes  el  en  prose 
par  !M.  Alexandre  Dumas. 

Le  Théâtre-Français  vient  d'obtenir  un  suc- 
cès éclatant  avec  un  ouvrage  dont  le  héros  et  le 
sujet  ne  sont  guères  neufs,  ce  qui  prouve  une 
fois  de  plus  qu'à  la  scène,  comme  au  palais,  la 
forme  décide  du  fond,  l'entraîne  à  la  victoire  ou 
à  la  mort.  Quoi  déplus  usé  que  Kichclicu,  non 
le  cardinal,  mais  le  maréchal  i' Quoi  de  plus  com- 
mun (|u'une  gageure  de  conquête  féminine,  cl 
([u'une  méprise  siirl'identiié  (le  1  objet  coni|uisl' 
iJi  !  bien,  railleur  de  Henri  III,  d'Antun//,  de 
Christine  el  dix  autres  |)ièces,  a  su  rajeunir  par 
l'audace  et  la  fraicheiir  des  situations,  du  dia- 
logue, ce  qu'il  y  avait  d'un  peu  arriéré  dans  les 
élémens  de  son  intrigue  :  il  a  f.iil  uue  comédie 
mêlée  de  drame,  et  une  comédie  très  vive,  très 
amusante,  très  comique,  bien  qu'un  ceriaiu  in- 
térêt ipave  et  doux  n'y  soit  pas  étranger.  Ma- 
ilemoiselle  de  r,elle-Ule  a  réussi,  comme  de- 
puislouglem[is  on  n'avait  vu  réussir  ni  lra;;édic, 
ni  comédie,  ni  drame,  depuis  mademoiselle  Ra- 
chel. 

L'action  se  passe  sous  le  minislère  du  duc  de 
liourlion,  tuteur  politique  du  jeune  roi  LouisXV. 
r.ichclieu  et  mad.ime  de  Prie,  la  favorite  du  tu- 
teur, ont  eu  ensemble  des  relations  très  intimes, 
et  sonl  convenus  ipie  lorsque  t'//e  ou  /(/,«' voii- 
(iraient  rompre  le  marché,  elle  remeltrait  à  lui, 
(Il  /(/nemetlrail  à  elle  la  inoilié  d'un  sequin 
d'or  (|u'ils  se  sont  partagé.  Dès  le  premier  acte, 
l'iiihelieu  donne  à  madame  de  Prie  un  souvenir 
eu  échange  duquel  madame  de  Prie  luiolïreune 
bourse.  Vous  doiitcz-vous  i\r  ce  (|ue  le  souvenir 
et  la  bourse  renferment  i'  les  deux  moitiés  duse- 
quin  d'or.  £sl-il  possible  de   se  signifier  un 


congé  mutuel  avec  plus  de  grâce  el  d'élégance  ? 

Lue  femme  nouvelle  a  tenté  raventureuse 
ambition  de  Richelieu.  Celle  femme,  c'est  made- 
moiselle de  Belle-lsie,  fille  d'un  vieux  général, 
accusé  de  concussion,  renfermé  à  la  lîastilb^ 
Gabrielle  (ainsi  se  nomme  la  jeune  personne)  a 
quitté  sa  Bretagne  natale  pour  solliciter  la  grâce 
lie  son  père,  et  de  ses  deux  frères,  compagnons 
de  l'infortune  paternelle,  (iabrielle  est  fiancée  à 
Raoul  d'Aiibigiiy,  jeune  officier  au  régiment  de 
Cliam|iagne.  Dans  un  accès  de  joyeuse  humeur, 
Kiclielieu  gage  mille  louis,  qu'avant  minuit  il 
obtiendra  un  rendez-vousde  la  première  femme 
ou  lille,  jeune  et  jidie.  (pie  le  hasard  enverra  xU; 
son  (-ôlé.  Madame  de  Prie  vient  à  passer.  «Celle- 
»  ci  ne  compte  pas,  dit  Kiclielieu  à  ses  amis,  je 
»  vous  volerais  votre  argent.  »  Gabrielb'  de 
Pielle-Isle  arrive  à  son  tour,  el  le  pari  s'engage 
dans  toutes  les  règles  :  «  J'en  suis  aussi,  dit 
»  iiaonl  d'Aubigny,  car  Gabrielle  est  ma  fiancée 
»  cl  je  dois  l'épouser  dans  trois  jours.  » 

Maintenant  à  quoi  bon  l'analyse'^  Madame  de 
Prie,  confidente  de  Richelieu,  s'arrange  pour  le 
Ironiper,  le  duper,  le  promener  de  piège  en 
pié;',e.  Richelieu  se  croit  en  bonne  fortune  au- 
près de  Gabrielle  ;  du  haut  d'une  fenêtre,  il  jelle 
à  ses  amis  le  bulletin  de  sa  victoire,  et  c'est  avec 
ciiadaiiie  de  Prie  qu'il  passe  la  nuit.  De  là  uue 
série  de  ijuiproipios,  donlrages  et  de  douleurs  : 
lie  là  un  duel  à  coups  de  dés  avec  d'Aubijjny, 
qui  perd  la  partie  dont  la  vie  esl  l'enjeu,  el  se 
croit  obligé  d'honneur  à  payer,  ou  pluliil  à  mou- 
rir. Finalemeni  tout  s'explique  et  s'arrange  :  Ga- 
brielle et  d'Aubigny  en  sont  quittes  pour  la 
peur,  Riehelieu  pour  une  blessure  d'amour- 
[iropre.  Mais  à  un  homme  tel  que  lui,  qu'im- 
porte un  léger  échec  ?  11  a  tant  et  laol  de  triom- 
phes pour  le  couvrir. 

-Nous  l'avons  dit.  cette  comédie  esl  brillante 
et  amusante,  l'esprit  y  est  semé  largement;  la 
verve  y  bouillonne  sans  cesse.  On  y  trouverait 
facibment  vingt  endroits  à  critiquer  ;  on  y  blâ- 
mer,lit  avec  justice  d'abord  la  facilité  de  Riche- 
lieu à  se  laisser  éblouir,  ensuite  sa  difficulté  à 
revenir  de  son  erreur;  on  y  reprendrait  avec 
raison  l'abus  de  la  licence,  que  la  peinture  mê- 
me d'une  époque  licencieuse  ne  saurailexcuser. 
Toutes  ces  observations  ne  feraient  rien  au  suc- 
cès de  l'ouvrage,  appuyé  sur  le  talent  de  made- 
moiselle Mars  et  de  Firmin.  C'est  mademoiselle 
Alars  qui  joue  mademoiselle  de  Relle-lsle  ;  ma- 
demoiselle Mante  s'est  ch;irgée  du  rôle  de  ma- 
dame de  Prie.  A  la  chute  du  rideau,  le  tonnerre 
d'applaudissemens  a  redoublé  d'énergie,  pour 
saluer  le  nom  de  M.  Alexandre  Dumas. 

M. 

EftJue  "ifc  cinq  jours. 

.5  AVRIL.  —  Hier,  à  une  heure,  les  minis- 
tres se  sonl  rendus  dans  les  deux  chambres 
pour  procéder  à  l'ouverture  de  la  session.  M.  le 
coinle  de  Gasparin ,  MM  Tupinier  et  Despans 
de  Cubières  représentaient  la  couronne  à  la 
Chambre  de<  dépulés;  IMM.  de  Montebello, 
Girod  (de  l'Ain)  el  Gautier,  à  la  Chambre  des 
pairs. 

—  Une  foule  considérable  a  stationné  devant 
la  Chambre  et  sur  le  pont  de  la  Concorde  ,  jus- 
que vers  quatre  heures.  Des  ])iquets  de  gardes 
municii'-aux  à  pied  et  à  cheval ,  de  lanciers  elde 
troupes  de  ligne,  étaient  distribués  au  milieu  de 
cette  foulequis'est  tranquillement  écoulée  après 
la  séance.  Le  soir  il  y  a  eu  quelques  rassemble- 
mens  à  la  j>orte  Saint-Denis. 

—  Les  sommes  versées  à  la  caisse  du  comité 
central  en  faveur  des  victimes  du  tremblement 
de  la  Martinique,  s'élevaient,  au  1"'  avril,  à 
(i2,9ir)  fr.  G5  c. 

La  famille  royale  estconsprise  sur  la  liste  pour 
27,;'.00  fr. 

Gne  somme  de  30,000  fr.,  en  numéraire ,  a  été 
immédialemenl  expédiée  à  la  iMartinique. 

—  Voici  le  compte  exact  des  fuililles  ijui  on( 


—  319  — 


élé  (hVtarées  à  Paris  pendant  le  premier  trimes- 
tre de  1839: 

Janvier 58 

Février 68 

Mars 79 

Total  .   .  .  yoô  laiililcs, 
j)rt'sentanl  pins  de  18  millions  de  passif,  iiitlé- 
jiendanimeiit  de    qnarante   de  ces  faillilts  qui 
n'ont  pas  de  bilan  ,  et  donl ,  par  consécpient,  les 
passifs  sont  inconnns. 

—  Le  comple-rendu  de  l'administration  des 
finances  pour  1838  nous  apprend  (|ilelc  lindjre 
des  journaux  a  présenté  en  I8:!7  nm^  anymenla- 
lion  de  4-2^,000  trancs  snr  I83();  il  a  produit 
2,787,000  tr.  an  lieu  de  2,3(J5,O00  IV. 

—  11  résulte  d'une  statisli(pic  des  aliénés  du 
déparleinentdela  Sarllie,  par  le  docteur  Démczy, 
<(ue  les  hommes  et  les  fennnes  perdent  la  raison 
à  desàijes  différents;  pour  les  lionnncs ,  la  folie 
survient  le  plus  fréijnennnent  de  25  à  30  ans  ,  et 
de  1.5  ans  à  30  pour  les  femmes.  Le  même  doc- 
teur a  rencontré  ,  sur  27  hommes  aliénés,  20 
célibataires  et  7  hommes  mariés;  et  à  l'égard 
des  femmes,  sur  18  aliénées,  il  se  trouvait  3 
veuves,  11  célibataires  et  4  femmes  mariées. 

—  On  lit  en  ce  moment  snr  un  écrileau  sus- 
pendu aux  croisées  du  célèbre  hôtel  de  Talley- 
land  ,  de  (-et  hôlel  qui  logea  l'empereur  Alexan- 
dre, qui  vit  la  fameuse  conférence  où  se  firent 
les  trailés  di-  1815,  de  cet  hrttel  où  se  iioiièrent 
tant  d'inlrijjues  ,  on  lit  ,  disons-nous,  l'inscrip- 
tion suivante  :  Bouliqueis  à  louer. 

tî.  —  Ce  soir  à  npiif  heures  et  demie  quelques 
l'assemblcmens  inolfensifs  ont  encore  en  lieu 
dans  l'extiémilé  des  rin-s  Saint-IMarlin  et  Saint- 
Denis,  ipii  louche  au  boulevard.  Des  délache- 
mens  de  l.i  troupe  de  lijjne  et  de  la  j;arde  nntni- 
cipale  ont  parcouru  les  rues  et  facilement  dissi- 
jié  les  groupes,  qui  ne  paraissaient  se  composer 
que  d'oisils.  11  faut  espéi-er  que  demain  il  n'y 
aura  aucun  signe  de  troubles  et  (|u'ancune  ten- 
tative ne  parviendra  à  Ironiiler  l'ordre  dont  la 
jJopuLition  pat  isienne  a  un  si  grand  besoin. 

—  Les  paysans  dans  le  comté  de  Sussex  pren- 
nent mainlenaut  des  rôties  .^  l'eau,  au  lieu  du 
thé  que  ces  malheureux  n'ont  plus  le  moyen 
d'acheter,  lisse  servent  aussi  de  blé  grille  au 
lieu  de  café.  Jamais  les  classes  ouvrières  n'ont 
plus  soulFerl. 

—  Dix-neuf  ouvriers  ont  (piitlé  dernièrement 
Manchester  pour  se  rendre  à  Aunens.  Depuis, 
quinze  autre  ouvriers  sont  partis  pour  la  même 
destination.  On  ne  saurait  se  faire  une  juste 
idée  des  développemcns  qu'ont  |uis  depuis 
qneli|ue  temps  ces  émigrations  île  la  classe 
ouvrière.  Un  grand  nombre  i\c  femmes  et  d'en- 
fans  employés  dans  les  diverses  faliri(iues  ])ar- 
tent  journellcinent  |>our  le  continent.  Ils  vont 
chercher  du  travail  dans  les  fabriques  de  coton. 

— Les  journaux  ontdit  hier,  d'après  la  Guzclld 
dAugsbourg,  de  la  fameuse  succession  d'un 
nommé  Bonnet,  qui  serait  mort  à  Alailagascar, 
laissant,  disait-on,  une  forlinie  évaluée  à  ■J4 
millions  d(^  <lucals  napolitains,  c'est  à  dire  à  KIO 
nnllious  de  francs.  Or,  il  est  bon  de  savoir  que 
l'ilc  de  Madagascar  tout  entière  ne  vaudrait  pas 
cette  somme.  Mais  il  y  a  mieux  :  c'est  (ju'il  n  y  a 
ui  héritage  ni  testament,  et  il  en  sera  de  la  suc- 
cession Bonnet  comme  de  la  succession  TIncry, 
que  les  prétendus  héritiers  se  disputent  avant 
de  s'être  assurés  de  son  existence. 

—  Home,  21  mars.  Le  cardinal  Fesch  est  très 
malade.  Quebpi'un  qui  sort  dans  ce  moment  de 
chez  lui  m'assure  qu'il  ne  se  lève  plus,  que  sa 
respiration  est  exirèmement  gênée  et  (|ue  la  tu- 
meur maligne  ((u'il  a  depuis  si  long-temps   à  la 

Îoitrine,  ne  lui  laisse  |ias  un  uniment  de   repos, 
lest  en  danger  en  nu  uiot.  Sou  neveu  Jérôme, 
ex-roi  de  Westphalie,  vient  d'arriver. 

^ —  Le  Droit  annonce  (|ue,  lors  de  la  visite 
récemment  faite  dans  plusn'urs  maisons  garnies 
ilu   ([uartier  des  Ecoles,   la   police;  a   arrêté  la 

Uwm  d'ua  riche  ^tu-unjjcr ,  qui,  aprOs  s'iilic 


prise  d'amour  pour  un  étudiant,  avait  abandonné 
pour  Iiir  le  domicile  conjugal  et  une  position 
élevée.  Elle  avait  été  signalée  aux  autorités  par 
son  mari,  (|ui  ignorait  ce  qu'elle  était  devenue. 

—  Le  roi  de  IS'aples  vient  d'ordonner  les  fouil- 
les de  l'amphilhé.Mre  de  l'nzzuoli.  Ainsi ,  dans 
un  rayon  de  «pielqnes  lieues,  Naples  possédera 
trois  ampinlhé.'itrcs  romains,  savoir,  ceux  de 
Campania,  l'ompeiaet  Puléolis. 

7.  —Quelques  rassemblemens  se  sont  encore 
formés  hier  soir  aux  environs  de  la  Porte-Saint- 
Martin.  Comme  ceux  de  la  veille,  ils  se  compo- 
saient en  grande  jiartie  d'hommes  vêtus  de  blou- 
ses. La  garde  municipale  a  dissipé  cesatroupe- 
mens.  C>uel<]ues-ims  des  inilividus  <|ui  les  com- 
posaient se  sont  jetés  dans  les  rues  voisines,  on 
ils  ont  brisé  (pieli|ues  vitres  de  croisées  et  cassé 
quelques  réverbères.  Ces  désordres  ont  été 
promplement  réprimés.  Plusieurs  perturbateurs 
ont  été  arrêtés,  et  la  tranquillité  a  été  rétablie. 

—  L'indispo.sitionde  M.  Guizot  est  |)liis  grave 
ipi'on  ne  l'avait  annoncé;  on  le  dit  atteint  d'une 
Huxion  de  poitrine. 

—  On  dit  «pie  l'administration  prépare  de 
nouvelles  améliorations  dans  le  transport  des 
lettres.  —  Il  y  aura  accélération  ,  et  augmenta- 
tion de  sécurité.  Des  boîtes  d'un  nouveau  mo- 
dèle et  qui  renfermeront  les  affranchies,  aiiaii - 
données  maintenant  à  la  discrétion  des  buralis- 
tes, seront  substituées  nwx  boites  acuiellcs.  Le 
nouvel  appareil  sera  jilusostensibleet  indi(iii.i;i 
plus  exaclenient  les  heures  des  différentes  le- 
vées ;  on  assure  même  que  le  public  aura  la  fa- 
culté d'allrauchir  pour  les  déparlemens  dans 
tous  les  \w\\\s  bureaux. 

—  <»n  lit  dans  le  Journal  de  Saitit-Etienite  : 
«  Les  négociations  commerciales  «le  notre  ville 

éprouvent  une  sorte  de  marasme  «pii  arrête,  qui 
|)aralyse  tout,  la  fabrique  deSt-Elienne  compte 
pour  plus  de  500,000  fe.de  marchandises  lais- 
séi'S  pour  compte,  à  Paris.  C'est  une  sorte  de  pa- 
nii|ue.  « 

—  On  nous  cite  des  marchands  de  Paris  dont 
la  vente  journalière  est  descendue  de  son  taux 
ordinaire  de  4  ou  500  fr.,  à  25  Ir.  à  peine. 

—  On  écrit  <le  Digne  : 

Ln  assassinatvientd'être  commis îlValensolles. 
Un  fermier  avait  perdu  un  grand  nombre  «!«■ 
brebis  par  suite  d'une  maladie  dont  .s«ni  trou- 
peau était  atteint.  11  s'imagina  qu'on  lui  avait 
jelé  un  sort, et  en  accusa  une  vieille  femme  (|in)n 
regarde  dans  le  pays  comme  une  sorcière.  Celle- 
ci  étant  venue  par  hasanl  à  passer  près  de  lui  , 
et  lui  ayant  demandé  s'il  avait  encore  «les  bre- 
bis, le  fermier,  transporlé  de  fureur,  saisit  un  ai- 
guillon «le  charrue  et  en  frajqia  si  rudement 
cette  femme  au  Iront,  que  la  malheureuse  tomba 
morte  sur  le  coup  ,  victime  d'un  préjugé  qui 
n'est  «pie  trof)  ré|iandn  dans  nos  campagnes. 

—  On  écrit  de  Munich  'Bavière)  : 

«  Le  ministre  de  l'intérieur  et  «lu  commerce 
vient  de  charger  M.  Herrmann,  professeurd'éco- 
uomie  politi«pie  à  l'Université  de  notre  ville,  «le 
se  rendre  à  l'aris  |iour  examiner,  dans  ses  grands 
détails,  rcxi)ositioii  d'industrie  qui  va  s'y  ouvrir, 
et  de  lui  en  faire  un  rapport  où  il  s'attacherait 
surtout  ?i  signaler  les  progrès  que  chaijue  art  et 
chaipic  métier  ont  faits  en  France  pendant  les 
dernières  anntVs.  On  assure  ipie  .S.  A.  U.  le 
princ.'  Luiipold,  fils  du  roi.ùgé  actuellement  des 
liix-huit  ans,  se  propose  d'accompagner  M.  Herr- 
mann dans  ce  voyage.  » 


8.— Hier  au  soir  de  nombreux  rassemblemens 

ont  encore  eu  lieu  entre  l«\s  pm-tes  St-Denis  et 
•St-Martin  ;  un  grand  nombre  de  fortes  |)atrouil- 
les  de  gar.le  nationde,  de  garde  municipale  et 
de  troupe  de  ligne  ont  été  ilirigées  sur  ce  point 
et  par  une  circulation  continuelle  ont  dissipé 
cesallroii|iemens. 

On  a  siirlont  admiré  «\-s  belles  compagnies  de 
«arde  nationale  qui.   par   leur  concours,    ont, 

aiusi  ijuu  la  ijardc  municipale  cl  la  \ïqu\k  Uc  li- 


gne, amené  en  peu  de  temps  le  rétablissement 
I  de  l'ordre  et  de  la  circulation. 
.       Un  gia.iid  nombre  darrestationsonl  été  faites, 
;  à  la  grande  satisfaction  des  habitans,  fort  agités 
;  de|)uis  deux  jours  par  le  renouvellement  de  ces 

s<:ène  de  désordre.   Lue  instruction  judiciaire 

est  commencée. 

—  On  écrit  lie  Mexico,  30  janvier,  à  une  mai- 
son du  Havre  :  «  .Santa- \nna,  nommé  présiilent 
pendant  l'absence  de  Biislamente,  n'a  pu  arri- 
ver jiisiiu'ici;  il  est  resté  à  Puebla,  malade  des 
suites  de  sa  blessure.  La  plupart  des  Français 
sont  encore  ici,  et  on  espère  qu'ils  oltiendront 
la  faveur  d'y  rester,  même  après  le  délai  fixé  par 
la  loi  d'expulsion.  » 

—  Le  Hlonilpur  contient  l'ordonnance  sui- 
vante, enilatedn  i  avril  : 

«  Les  défenses  portées  jiar  notre  ordonnance 
du  21  janvier  dernier,  en  ce  «pii  concerne  Icx- 
portation  des  grains  et  farines  par  bs  |)orts  de 
l'Océan,  sont  et  demeii,'enl  révoquées  pour  tous 
les  grains  autres  que  le  froment  et  la  farine.  » 

—  Les  travaux  à  l'Hôlel-de-Ville  sont  repris 
depuis  un  mois,  mais  le  nombre  des  ouvriers 
(|u'on  y  emploie  est  loin  d'être  aussi  considéra- 
ble qu'il  |)ourrait  être.  A  St-Germain-I  Auxer- 
rois,  an  contraire,  les  travaux  marchent  avec 
toute  l'activité  [lossible,  on  achève  eU  ce  moment 
le  pignon  et  le  portail  ;  jiresqne  tout  le  chœur, 
les  bas-colés  et  la  nef  sont  remis  à  neuf. 

— Le  goût  des  processions  n'est  pas  passé  en  Es- 
pagne, ttn  comptait  à  .Séville  plus  de  30.000 per- 
sonnes étrangères  à  la  ville  attirées  par  le  Uésir 
de  voir  les  fameuses  processions  de  la  semaine 
sainte.  Tous  les  balcons  étaient  loués;  certaines 
places  se  payaient  3  onces  d'or  (250  fr.y 

—  M.  Brod,  premier  hautbois  de  l'Académie 
royale  «le  Musique,  membre  de  la  musique  du 
roi  et  de  la  .société  des  concerts,  vient  de  suc- 
comber h  une  cruelle  malailie. 

—  Le  serpent  l'ythini-Boa,  qui  n'avait  pas 
mangé  def)uis  le  9  janvier  dernier,  vient  de  dé- 
vorer deux  lapins  «i ni  lui  ont  été  présentés  avant- 
hier.  Celle  opération,  dans  les  animaux  de  ce 
genre,  présente  (|iieli|ues  particularités  assez  re- 
marquables. Liir.sqiK;  les  lapins  destinés  à  servir 
de  pâture  à  celui-ci  ont  été  introduits  dans  sa 
cage,  il  a  enveloppé  leur  corps  dans  ses  an- 
neaux; puis,  après  les  avoir  étouffés,  il  lésa 
avalés,  cl  il  n'est  arrivé  à  ce  résultat  qu'av.  c  des 
elfons  extraordinaires  ;  il  a  fallu  que  sa  tête,  qui 
offre  à  |ieu  près  la  sixième  partie  du  corps  du 
lapin,  se  dilalùt  de  manière  à  lui  livrer  passage. 


9— Depuis  le  commencement  du  mois,  par 
ordre  du  directeur  des  monumens  publics,  le 
nombre  «les  ouvriers  a  élé  considérablement 
augmenté  sur  tous  les  ateliers  des  grands  Ira- 
vaux  entrepris  par  l'état. 

—  Une  correspondance  particulière  «le 
Bruxelles  assure  que  les  diliicultés soulevées  par 
l'admission  du  général  Skrzynecki  dans  1  armée 
belge,  sont  aplanies. 

—  La  cai.sse  d'épargnexle  Parisa  reçu,  diman- 
che 7  et  lundi  S  avril  1830.  de  3.tl9  déposans, 
donl  306  nouveaux,  la  somme  de  434.3()6  frams. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  .s.fO.OOO  francs. 

—  La  ipieslion  du  défrichement  des  fbrêls  pa- 
rait d'une  telle  im|)ortance  à  l'Académie  de  Di- 
jon, (|u'clle  la  remet  au  concours  pour  1839.  Luc 
med  lilb-  d'or  «le  300  fr.  sera  décernée  au  nitii- 
leur  mémoire  qui  lui  parviendra. 

—Le  jury  de  l'exposition  des  produits  delin- 
diistrie  lient  en  ce  moineul  ses  dernières  séan- 
ces. Malgré  son  désir  de  ne  pas  se  montrer  trop 
sévère  dnis  les  admissions,  il  estcerlains  poduils 
par  trop  excentriques  dont  il  ne  peut  .autoriser 
I  exposition.  Tantôt  c'est  un  luthier  qui  présente 
nu  violon  en  terre  cuite,  eu  sorte  qn  il  peut  ser- 
vir d  iiisirumenl  de  musique  ou  de  cruche  ;  tau- 
t<''t  c  est  l'inventeur  d'une  paire  «le  bottes  d,  /',  /i. 

Hvti;  prtis  des  ùaus  de  l'une  tous  trouvez  m, 


-  320  — 


!<- 


pistolet,  snns  le  talon  de  Taiilre  une  cachette 
pourvus  liillels  de  l>an(|ue;  puis  au  boutde  l'une 
et  de  l'aulie  liotic  sont  des  hoiles  auxi|uels  s'a- 
daptent despoiiinards,  armes  commodes,  comme 
on  voit,  pour  la  marche  et  pour  la  tléfense  ! 

Mal|;ré  ces  rejets,  qui  sont,  dit-on,  au  nomlire 
de  5(10,  les  fal)ricans  admis  (lour  Paris  déliassent 
toute  prévision,  l'.iris  ne  comptait  i|ue  liCJOex- 
uosans  en  IS:!1;  il  en  compte  aujourdliui  1,900. 
Le  département  île  la  Seine  lemiiorle  .'i  lui  seul 
en  nomLire  sur  la  France  entière;  car  il  parait 
que  le  nomlire  total  des  exposans  sera  de3,(i00 
à;i,700. 

—  M.  Poui;oulm  eslparti  hier  pouraller  pren- 
dre possession  du  siéjje  de  procureur-général 
au  pai(|uet  d'Amiens. 

—  Jeudi  soir,  madame  Grisi  est  arrivée  à  Lon- 
dres avec  sa  cousine  la  débutante.  Tamburini  , 
Ivanolf  et  Kubini  n'ont  pas  lardé  .'i arriver.  11  pa- 


rait (ju'au  moment  de  son  départ ,  madame  Julie 
Grisi  a  perdu  un  portefeuille  contenant  de 
l'arjîcnt  et  des  valeurs  pour  3,000  liv.  sterl. 
(75,000  fr.)  M.  de  Melcy,  ipii  portait  ces  valeurs, 
venait  de  remettre  h  sa  femme  le  portefeuille 
jirécieiix  en  lui  faisant  ses  adieux ,  lorsrpie  la 
portière  accourut  en  toute  h.'ite  dire  à  midame 
tiiisi  ipi'une  vieille  dame  de  sa  maison  désirait 
lui  dire  adieu.  Madame  Grisi  n'écoutant  que  son 
lion  cœur  court  embrasser  sa  vieille  voisine,  puis 
elle  remonte  en  voiture  :  on  part. 

A  quelipies  lieues  de  Paris,  elle  pense  à  son 
portefeuille, qu'elle  ne  trouve  plus, bien  que  M.  de 
Melcy  l'ait  en  sa  présence  déposé  dans  la  voiture. 
Le  domestique  court  à  Paris  et  revient  avec  M. 
de  Melcy  ;  on  n'avait  pas  pu  obtenir  de  rensei- 
gnemens  sur  le  portefeuille.  La  portière  préten- 
dait ne  lavoir  point  vu  ;  mais  madame  Grisi  sou- 
tient (|ue  cette  femme  connaissait  bien  le  porte- 


feuille ;  elle  était  présente  le  matin  lorsqu'elle  y 
avait  enfermé  ses  valeurs. 

Dans  notre  prochain  numéro  nous  rendrons 
com|He  de  VEncyclopddie  du  XIX'  siècle  ,  que 
nous  annonçons  aujourd'hui  ,  et  nous  ferons 
connaître  à  combien  de  titres  se  recommande 
cet  im|iorlant  ouvrage  qui  répond  à  un  besoin  si 
général.  Le  mérite  de  ses  dix  premiers  volumes 
et  le  nom  de  ses  principaux  collaboriteurs  sont 
des  garanties  suffisantes  pour  ceux  à  qui  une 
Encyclopédie  est  nécessaire,  et  nous  n'hésitons 
pas  à  appeler  l'intérêt  et  la  confiance  de  nos  lec- 
teurs sur  cette  belle  publication. 

Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 

Irap.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Darae-des-Victoires,  16. 


T-z>t->p''|-rr^^^^<'«^TT--vr»-:>T-âa5-^5->-:tTT-T-o»     5_Li^:£î'     S^5:ÎS2:''      PJ=tT-»r  otrg=tT-i-T,T^ 


REPERTOIRE    UNIVERSEL 

De?*  lici onces,  île*  EiCttre*  et 

Contenant  la  Biographie  des  Hommes  célèbres,  et  pins  de  2,000  gravures  dans  le  texte.  — 

—  Longperier,  anneaux,  type  [monétaire). — 
Parisel,  Alexandrie.  —  Péclet,  acoustique, 

AIMANT,  AÉROSTAT.  —  De  Pontécoulaut,  AS- 
TRONOMIE, ZODIAQUE,  UNIVERS.  —  Abbé  Rece- 
veur, ABEILARD,  AME,  VÉRITÉ,  VULGATE.  — Ré- 

camier,  abstinence,  affusion. —  Rienzi,ASiE. 

—  Roux,  UNITÉ.  —  Royer-Collard,  anthropo- 
phages. —  Thomas  et  Laurence,  vapeur  [ma- 
chines à).  — Tissot,  VIRGILE.  —  Valette,  actes 
[de  retal  civil). 

Garaiilie»;   niatérielleis. 

La  sou.scription  est  ouverte  à  dater  du  20 
mars.  Au  fur  et  à  mesure  de  leur  arrivée,  les 
demandes  sont  inscrites  sur  un  registre  spécial, 
avec  un  numéro  d'ordre  constatant  leur  priorité 
qui  fera  loi  pour  l'adjudication  successive  des 
3mO  actions.  Ce  registre  est  soumis  au  visa  du 
commissaire  n  jmmé  par  le  conseil  de  surveil- 
lance. 

Pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  la  garantie 
offerte  aux  actions  nouvelles,  on  a  dû  établir, 
d'après  les  calctds  les  plus  approximatifs,  la  si- 
tuation de  la  Société  après  la  publication  du 
dernier  volume. 


Les  .')9  volumes  de  V Encyclopédie  du  XIX' 
siècle  formeront  2(i  tomes  contenant  chacun  au 
moins  I,()00  colonnes  de  55  lignes.  Le  fonds  sup- 
plémentaire permettra  de  faire  paraître  deux 
volumes  en  deux  mois;  car  l'ouvrage,  se  pu- 
bliant par  les  extrémités,  met  en  a-uvre  deux 
imprimeries  pouvant  produire  chacune  un  vo- 
lume en  deux  mois.  Les  7  premiers  volumes  ont 
paru  avec  les  volumes  50,  49  et  48.  Le  8''  et  le 
47*  soni  souspresse  etparailrontsimultanément. 
Tout  le  monde  a  déjà  apprécié  les  avantages  de 
ce  mode  de  publication  et  les  garanties  qu'il 
offre  aux  souscripteurs. 

Les  51' et  52'"  volumes  contiendront  plus  de 
mille  pages,  et  paraîtront  en  même  temps  que 
les  deux  derniers  volumes  du  milieu.  Le  51" 
servira  de  complément  à  l'œuvre  pour  les  dé- 
couvertes nouvelles,  les  rectitications  et  les  omis- 
sioMS.'Le  52'  formera  une  taliie  méthodi(|ue  des 
matières  très  dévelopi'ée  indiquant  les  subdivi- 
sions et  la  marche  îles  sciences,  avec  l'ordre 
dans  lequel  il  faudra  étudier  celles  dont  on  vou- 
dra faire  un  cours  particulier. 

Sous  le  rapport  du  mérite  typographique 
comme  sous  celui  de  l'exécution  des  gravures 
intercalées  dans  le  texte,  VEncyclopédie  du 
XIX'  siècle  s'evt  mise  au  dessus  de  toute  comjia- 
raison  avec  les  luihlications  du  même  genre. 
Chacun  de  ses  volumes,  au  prix  de  7  fr.,  con- 
tient, outre  les  gravures,  la  matière  d'environ 
quatre  volumes  de  l  in-8°  ordinaire  à  7  fr.  50  c. 
L'on  y  remarque  un  certain  nombre  d'articles, 
formant  des  traités  complets  ilans  l'espèce,  dont 
quelipies  uns  auraient  une  valeur  presque  égale 

celle  du  volume.  On  pourra  en  juger  par  les 
citations  suivantes  : 

Andral,  anatomie.  —  Archambault ,  Accou- 
CHEME.NT.  —  Aiidoin,  abeilles.  —  Abbé  Blanc, 
ARiANiSME. — Général  Bartiin  ,  armée.  —  Bû- 
chez, ART.— Cham|)ollion,  amais,  auosis. — 
Chasles  (Philarèthe),  allemande  {littérature), 
VOLTAIRE.  — Davezac  ,  Afrique.—  Delafosse, 
ALRoi.iTiiES.  — Ferdinand  Denys,  voyages. — 
Dufrenoy,  volcan,  vésuve.  —  Diimont ,  zwin- 

GLE,  VAUDOIS.  —  DuUal,  VÉGÉTAL,  VÉGÉTATION. 

—  Baron  Diipin,  amirauté. —  Edwards,  Ai.i- 

ME.NS,    ANIMAL,    VIE.  —  Edwaids    (\l  ilUC),  VERS, 

zooi'iivtes.  —  Esquirol,  aliénation,  aliénés. 

—  Abbé  Flotte,  verbe.  —  Foiiquet,  ACTES. — 
Garnier  ,  actions.  —  Gaullhier  de  Clauliry  , 
AFFiNiTÉ,ANALYSE.— Isid.Geoffioy-Sl-llilaire, 
zoologie.  —  Granier  de  Cassagnac  ,  arrave  , 
AGE  [Moyen).  —  L.  Gozlan  ,  amuseuens  de 
l'esprit.  —  Baron  duiraud,  académie,  alco- 
RAN.  —  Général  dllaulpoiil  ,  armes.  —  Huerne 
de   Pommeuse  ,  agriculture. — Henneipiin  , 

ABSENCE,  ADULTÈRE,  ISLRE. —  J.  Janiu,  VER- 
SAILLES.—  J.  Langlais  ,  avocat.  — Larenau- 
dière.  AMÉRIQUE.—  Laurentie,  amoi  r,  athéis- 
me, université.  —  Ch.  Lenormand,  archéolo- 
gie. —  Lesson,  alouette.  —  Letronne,  xéno- 
PHON.  —  Liouville,  algèbre,  trigonométrie. 


1"  Les  clichés  et  les  gravures  représenteront 
un  capital  de 72,000  fr. 

2"  Les  exemplaires  en  magasin 
ou  en  dépôt,  calculés  sur  le  nom- 
bre de  tiOO  à  300 180,000 

3"  Les  créances  résultant  des  cré- 
dits que  le  fonds  supplémentaire 
|iermetliadefaire  pour  faciliier  les 
placemens  s'élèveront  au  moins  à      '50,000 

4°  Le  produit  de  la  vente  de  la 
propriété  de  l'ouvrage,  compor- 
tant la  publication  d'un  volume 
supplémentaire  tous  les  ([iiatie  ans, 
ne  s'aurait  s'évaluer  à  moins  de.  .     2(i0,000 


Total. 


502,(i00 


C'est  donc  sur  une  valeur  triple  de  celle  du 
fonds  sup|démentaire  cjue  les  actions  de  ce  fonds 
auront  hypothèque  privilégiée,  après  avoir  déjà 
reçu  un  exemplaire  de  304  fr. ,  ou  même  de 
410  fr. ,  car  les  nouveaux  actionnaires  auront  le 
droit  de  se  faire  adresser  un  exemplaire  vélin, 
en  s'engageant  à  sup|)orter  une  retenue  de  52  fr. 
sur  le  (iremier  remboursement  qui  devra  leur 
être  fait. 

!!iuiii^cri|ttion  aux  ac<ioii!^  nou- 
velle!^. 

Les  soumissions  d'action  s, devront  être  adres- 
sées au  directeur  dans  les  termes  suivans  :, 

Moi  soussigné  {/mms  et  qualités),  demeu- 
rant à  [adrctse)  ,  déclare  souscrire  pour 
cinq  cents  francs  à  une  action  du  fonds 
s}ipplémentaire  de  /'Encyclopédie  du  MX' 
siècle  ,  et  je  m.'engage  à  payer  cette  somme 
sur  mandat ,  à  l'ordre  du  Directeur,  lorsque 


tleii  Arim  9 

52  volumes  très  grand  in-8*  à  double  colonne. 

f  aurai  été  informée  par  lui  que  la  totalité 
des  trois  cents  nouvelles  actions  a  été  sous- 
crite, et  que  le  prix  de  la  mienne  est  exi- 
gible. 

Faculté  est  laissée  aux  souscripteurs  de  payer 
la  somme  en  deux  fois,  en  ajoutant  deux  2  fr. 
pour  frais  de  recouvrement  à  chaque  paiement. 
Le  second  ne  pourra  être  ajourné  au  delà  du 
mois  de  septembre. 

Toutes  les  soumissions  d'actions  adressées 
après  le  l'"  mai  devront  indiquer  si  l'on  désire 
être  inscrit  comme  simple  souscripteur  à  un 
exemplaire,  dans  le  cas  oii  il  n'y  aurait  plus  d'ac- 
tions disponibles. 

Souscription  aux.  volume*. 

PAPIER  FIN  :  7  fr.  —  VÉLIN  SUPERFIN  :  8  fr. 

Les  souscripteurs  qui  verseront  immédiate- 
ment le  prix  total  de  Pouvrage  recevront  tous 
les  volumes /"raweo. 

Après  la  20'  livraison,  le  prix  du  vol.  sera  de 
7  fr.  50  c.  et  8  fr.  .iO  c. 

L'Eiicyclopédia  du  -V/.r  siècle  n'aurait  pu 
conlier  sa  rédaction  et  sesgravuresaux  écrivains 
et  aux  artistes  les  plus  distingués,  si  l'on  n'a- 
vait établi  son  prix  à  sa  juste  valeur.  C'était  la 
première  garantie  .'i  offrir  pour  une  œuvre  de 
cette  importance.  Le  public  a  trop  souvent  ap- 
pris à  ses  dépens  ce  que  coulent,  en  définitive, 
les  livres  dits  «  bon  niai'che. 

Les  souscriptions  à  l'ouvrage  doivent  être 
ainsi  ';onçues  : 

iVoi,  sous,<i>gné  (noms),  demeurant  à 
(adresse),  déclare  souscrire  à  un  exemplaire 
de  /'Encyclopédie  du  XIX'  siècle,  à  francs 
It  volume,  et  m'engage  à  en  payer  le  prix 
sur  mandats  du  directeur,  recouvrés  ^ar 
quatre  volumes  à  lu  fois,  qui  devront  métré 
j>réatablement  parvenus  par  la  voie  ci  des- 
sous ind  quée. 

Lorsque  quatre  souscriptions  sont  réunies 
dans  la  même  localité  par  une  i)ersonne  qui  se 
charge  d'en  recouvrer  le  prix,  l'administration 
prend  à  son  compte  les  frais  de  port.  Elle  s'en- 
gage aussi  à  faire  parvenir  franco  les  dix  volu- 
mes publiés,  si  le  prix  lui  en  est  adressé  avant 
le  1"  mai.  Ces  volumes  et  les  suivans  seront 
égalementexpédiésaux  personnes  (|ui,  désirant 
ne  payer  que  dans  quelques  mois,  adresteraitnt 
un  bon  de  100  fr.  à  l'ordre  du  directeur. 

NOTA.  Les  souscripteurs  aux  actions  ou  aux 
volumes,  outre  leurs  noms  et  adresses,  très  li- 
siblement écrits,  devront,  s'ils  résident  à  la  cam- 
pagne, indiquer  leur  bureau  de  poste,  ainsi  que 
le  bureau  des  Messageries  le  plus  voisin,  a  moins 
qu  ils  ne  se  fassent  adresser  leurs  volumes  par 
le  roulage  ou  par  un  libraire. 

Les  lettres  et  envois  doivent  être  adressées 
franco,  à  M.  ANGE  DE  SAIINT-PRIEST,  direc- 
teur, rue  de  Seinc-St-Germain,  16. 


tlITÉRilURE,  SCIENCES,  BEÀUX-ARTS,  INDCSTRIK,             -— ^X^^  ^*^  "^c-^SjL 4       ^^^^Vj '1         Sl'l  JdCRNinX,  P.ÏTCE8,  OCTRiGES  IXE'dIIS  ,    .>CnttCX 

COKSilSSiSCES  OTILES  ,  ESQUISSES  DE    M0B0R3 ,             "^^^-^^f^^^^l    -'  "    ■  ^    -      '^É^^Pi^        V         "^    "     jKjTIit^îlr^    \  TIOXS    NOUVEllES  ,    BIOCRAPUIES  ,    lEIBOSAUt 

UÉMOIRES  ET  TOVIGES.                                                                       '^^^âl    Jt^M    ^    ^^«^^3'J^'^?    :'-■    ^>    '      W^"^'^  y*  "^  THEiTRES  ET  «ODES. 

oks'aeo.vne  A  PARIS,  40  BHREAnDnjonRNAL,  rue    -=^^^^^|^^\flWH\S>  IèJ^S^     ifc.  j/T"  •  ^\;; '/-'^,/^^fe^  PRIX  D  ABOWNEMEÎVT 

duHELDER,  (ibis.elchezlousIcsLibraires   ^^^^a'^!ÎTO;*''^^^^^^^A^     'f^r  ^-^      /i^^S^  POCR  PARIS  ET  LES  DEPARTEMENS 

Pour  toute    l'Allemagne ,  chez  M.  Alexandre,       '-     «                                                                                  ;^     y      B^^^^B'  pour  trois  mois 1-5 

Uirecteurdes  salons  littéraires,  à  Strasboure.         ^    i                                                    •'    -  ^i^'^Si,^^^^^  pour  l'étranger  e.\- sus  par  as  .    ...       6 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Roviiumes,  à  rt/ni-        V^^^  ^                  '..>        ^^e:^^''^^''^^^^^^^^^^  On  ne  tire  a  vue  que  sur  les  personnes  qu,  s  a 
versai Literary  Cabinet,  64,  St.  James'sStreeU             '  ■■'^^ê^S;,.-ï£ii!3iK^  -'           __=„iÔ^É^^^^^r  bonnent  pour  un  an  ou  I,  mois,  et  en  font  la 
"-'-iv^       =_-r^=^^j--j^;^MwfiL4.i5L-       "ïmo"'  demande  par  lettres  affranchies. 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20 de                                  a             j<        ■•        ■•    i     i                  -,  

chaque  mois.                                                                ^"   '^^^  "  '"""  ''""'  »«"*''»"«''  «^o"'.  Une  gravure  de  modes  est  jointe  «u  n'  du  5  et 

,         .    ^       ,       fe$pritdautrui  par  complément  servait.  une  lithographicaun"  du  20  de  chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par                                

la  poste,  ou  en  un  mandat  a  toucher  à  Paris.                                  Il  compilait,  compilait,  compilait.  Prix  des  annonces,  75  c.  U  lignes 

LE  VOLEUR, 

<^a}ttU  îTfs  Jauntam*  français  ft  ftnmijcre. 


A  dater  de  ce  jour ,  les  bureaux 
du  ToletiÈ'  sont  établis  rue  du  Uel- 
der,   H.  t4bîs. 


SOMMAIRE. 


L'IRLANDE  (fi'agmens),  par  Capotde  Feuillidk. 

—  Le  CHAPEAU  DE  VELOURS,  par  M.  Albert 

DE  CaLVLMONT.— DUESPINA   ET    ZADÉTULA  . 

—  Un  marlvge  a  la  mode,  par  M.  Pitre- 
'^iievalier.   —   Un    petit    souper    sous 

y  ouïs  XVI.  —  Mélanges,  faits  curieux  :  Sin- 
gulière fatalité.  —  Revue  dramatique  : 
Théâtre  de  la  Renaissance  :  V Alchimiste; 
Variétés  :  La  Canaille  ;  Palais-Royal  : 
Nanon  ,  Ninon  et  lilainteTurn.  —  ConcevL  — 
Revue  de  cinq  jours. 


L'ISIL^ITDS , 

Par  M.  DE  l'Kl'lLLllIE. 


(Justice  pour  Tlrlaiidd  !  telle  est  l'épigraphe 
du  livre  ([ue  vient  de  pul.licr  M.  de  Feuillide. 
Ces  trois  mots  sont  écrits  sur  la  prcmiiM'c  page, 
et  tout  aussitôt  sur  ce  texie  si  court  se  déroule 
la  plus  éloc|uent('  plaidoirie.  Nous  venons  de 
lire,  et  il  nous  est  impossil.lo  de  rendre  toutes 
les  sensalions  (lont  notre  ftnic  est  émue.  Ce  que 
nous  pouvons  faire,  c'est  d'ouvrir  le  livre  au  ha- 
sard, d'en  arr.iciier  (|uelipies  pages,  de  les  re- 
produire en  disant  :  Ici  nos  larmes  ont  coulé,  là 
notre  poing  s'est  crispé  et  rindli;nalion  a  cha.ssé 
la  douleur.  Tantôt  nous  avons  eu  froid  et  faim 
au  milieu  de  ces  ilotes  parqués  dans  les  imiucu- 


ses  domaines  des  Landlords,  devenus  Irlandais. 
A  la  voix  puissante  de  l'auteur,  nous  nous  som- 
mes redressés,  et  ramenant  nos  haillons  imur 
cacher  noire  poitrine  nue  ,  nous  nous  sommes 
écrié  :  c'est  justice  et  non  l'aumône  que  nous 
demandons  ;  et  réellement  il  a  fallujl'aspecl  ue  la 
misère  immense  de  tout  un  peuple  pour  inspirer 
l'idée  de  ce  livre,  il  a  fallu  ù  l'auteur  du  cou- 
rage pour  tout  dire,  du  génie  pour  tout  cm- 
hrasser.  Aussi  jamais  l'expression  ne  manque  h 
la  pensée.  Là  elle  gronde  comme  la  tempête  au 
dessus  de  la  tôle  de  l'oppresseur ,  là  elle  se  pré- 
cipite rapide,  scintillante,  écumeuse  avec  les 
chutes  du  .'^hamon;  puis  elle  devient  harmo- 
nieuse et  sonore  comme  la  hariie  des  bardes  de 
laverie  Erin.  Enfin  lorsqu'il  s'agit  de  trouver  un 
remède  à  tous  ces  maux  ,  la  raison  dicte  et  la 
phrase  se  dépouille  de  ses  ornemens  et  devient 
serrée,  rigoureu;ic  et  lo-ique.  Maintenant, écou- 
tez, voici  le  début  de  l'auteur  )  : 

«A  la  pointe  de  la  langue  de  terre  (jue  iioussent 
dans  le  canal  Saint-George  les  North-Wales,dont, 
depuis  Shrewsbury,  il  faut  gravir  les  superbes 
montagnes  ;  —  après  avoir  traversé  sur  un  pont 
suspendu,  ehef-d'ieuvre  de  hardiesse  et  d'élé- 
gance ,  le  bras  dénier  oti  se  mirent  les  rians  ter- 
ritoires d'Anglesea  et  de  liangor;  —  dans  le  petit 
port  d'Iloly-Head,  ont  peut  avoir  déjà  comme 
une  prescience  de  ce  qu'est  l'irlaudc. 

Entre  queh|ues  rares  navires  aux  lianes  érail- 
lés,  au  jtont enfumé,  à  la  mâture  noire  et  grasse, 
on  entend  rugir  l'énorme  cheminée  en  fer  du 
stcnm-packet  royal,  qui,  à  heure  lixe  ,  à  chaipie 
jour,  (pu'llc  quc'soil  la  mer,  s'élance  brevcment 
vers  la  baie  de  Dublin.  Ce  ne  sont  plus  ces  élé- 
gans  paquebots,  au  pont  ciré,  aux  galeries  à  co- 
lonnetles,  aux  Hancs  diaprés  de  vives  couleurs  , 
dont  l'acajou  encadre  les  sabords,  efiilés  connue 
des  yoles  ,  moulés  par  des  marins  en  pantalons 
blancs,  et  faisant  eoqucltenient  i;lissrr  sur  le 
miroir  uni  de  la  Manche,  de  Calais  à  Douvres, 
de  L>oulo;;ne  et  de  Ramsgate  à  Londres,  les  tOles 
de  rois,  de  syrènes  ou  de  duchesses  ciselées  à 


leur  poupe  et  à  leur  proue  dorées.  Le  navire 
d'Irlande  est  tout  noir  ;  noire  à  la  poupe  d'où 
sonnomde  baptême  se  détache  à  peine  en  let- 
tres blanches,  noir  à  ses  lianes  rebondis  que  ne 
sillonne  nulle  bande  de  couleur,  noir  à  la  proue 
où  la  harpe  d'Erin,  qu'embrasent  les  ailes  a  un 
ange,  est  si  lourdement  sculptée,  et ,  grâce  au 
blanc  mat  ijui  la  badigeonne,  se  coafoudsi  bien 
avec  la  transparence  de  l'air,  qu'à  cinquante  pas, 
on  |)eul  ,  sans  mauvais  vouloir,  la  prendre 
l)our  une  tchancrure  faite  [lar  un  coup  de  vent. 
Les  galeries...  mais  il  n'y  a  pas  de  galeries  ,  ce 
sont  des  planches  épaisses  solidement  jointes 
entre  elles  et  liées  au  ponl  par  des écroiis. Deux 
mâts,  dont  la  large  base  est  en  fer,  supportent 
une  voilure  sombre  et  épaisse,  auxiliaire  sou- 
vent déployé  pour  veniren  aide  aux  ailes  bruyan- 
tes avec  lesquelles  la  vapeur  fatigue  les  vagues, 
mais  qu'à  leur  tour  les  vagues  fatiguent  plus 
souvent.  Le  capitaine  est  vieux  et  courbé,  moins 
par  l'âge  que  par  les  tristes  préoccupaiions  que 
lui  donne  la  mer  d'Irlande  avec  laquelle  il  se 
bat  chaque  jour.  Les  matelots  ont  le  visage  brûlé, 
les  mains  calleuses;  leurs  chemises  sentent  le 
suif;  le  goudron  raidit  leurs  larges  pantalons, 
et  leurs  souliers  sont  ferrés  avec  des  clous  dont 
les  tètes  semblent  être  des  crampons  pour  cou- 
rir dans  les  échelles  de  la  mâture.  Quand  elle  se 
met  en  mouvement,  quand  elle  fait  monter  et 
descendre  les  arbres  de  fer  qui  agitent  les  bras 
gigantesques  au  bout  desquels  tournent  les 
roues  ,  la  machine  gronde  comme  un  tonnerre  ; 
le  navire,  la  mer,  les  hommes  sont  ébranlés  par 
une  si  effroyable  secousse,  qu'on  dirait  qu  un 
Archimède  nouveau  vient  de  trouver  un  levier 
cl  un  point  d'appui  pour  soulever  le  monde. 

Quelque  haut  que  le  cœur  soit  placé,  on  se 
surprend  bientôt  à  jeter  des  regards  éionnnés 
et  gr.nves  sur  cette  mer  d'Irlande  toujours  cour: 
roucée,  dont  les  flots,  à  leur  crèle  écumeuse  et 
roulée  en  panache,  bercent  incessamment  des 
ni.\  riadcs  d'oi.seaux  plongeurs  ,  mêlant  dans  l'o- 
rage leurs  cris  aigus  aux  cris  plaintifs  diS  mau- 
ves blanches  ,  qui  vieuuenl  secouer  leurs  ailes, 
daus  les  cordages  ;  —  mer  loujoms  bondissanle, 


—  322  — 


qui  veut,  pour  être  domptée,  et  la  volonté  de 
pareils  hommes,  et  la  force  intelli{;ente  de  seiu- 
I)l;il)ks  mailiines  ,  et  le  poids  énorme  d'une 
masse  de  bois  toute  chevillée  et  toute  chargée  de 
fer. 

Dans  ce  navire  ainsi  bMi ,  n'atteignant  le  port 
qu'à  yrand'peine  et  par  secousses  violenles,  ne 
devinez-vous  pas  déjà  h;  |)euple  i|ui  n'a  rien  à 
jeter  au  luxe  et  à  l'éléuance,  et  qui  lutte  depuis 
des  siècles  pour  arriver  seulement  à  gagner  la 
nourriture  et  le  vêlement  de  'eliaiiue  jour  P  Cette 
mer  ainsi  faite,  la  teneur  des  voyageurs  et  du 
négoce,  dont  elle  tend  sans  cesse  à  engloutir  les 
rêves  et  la  lortuiic,  ne  vous  dit-elle  pas  iju'clle 
doit  tenir  le  commerce,  et  Tludustrie  cpii  le  fé- 
conde, éloignés  dune  terre  (jue  ,  du  sud  au 
nord,  étreinl  une  si  menaçante  ceinture? 

Après  sis  heures  d'une  orageuse  traversée  , 
tout  haletant,  tout  coulure  aux  lianes  par  les 
coups  de  la  lame,  le  sleam-packel  entre  dans  la 
baie  ;  mais  vous  la  voyez  si  déserte  dans  le  de 
mi-cercle  de  son  fer  à  cheval,  cette  baie  pour- 
tant si  vaste  et  si  siire  ,  (jue  vous  vous  croiriez 
en  plein  Océan  allantiipie,  si  lasiject  des  crtles 
sur  votre  gauche,  si,  dans  le  fond,  en  face,  la 
jetée  de King's-Town  ,  et  si,  à  droite,  les  rao- 
Duinens  de  Didilin  se  dessinant  dans  la  brume  , 
ne  vous  prouvaient  que  vous  touchez  la  terre. 

.l'avais  encore  un  pied  dans  le  i)3(|uebot,  ipie, 
sur  les  larges  pierres  du  port,  limage  vivante  de 
l'Irlande  mapparut.  J'étais  étranger,  elle  vint 
à  moi.  C'était  une  femme  jeune  encore,  grande, 
forte,  belle  de  ses  grands  yeux  bleus  et  de  sa 
pâleur  raélancoli(|ue,  transparente  même  sous 
le  liAle  qui  la  brûlait.  Ses  pieds  étaient  nus  ,  ses 
jambes  étaient  nues  aussi.  Ses  longs  cheveux 
pendaient  en  désordre  sur  ses  épaules,  aux- 
(|Uf Iles,  jiar  quehiues  bouts  de  corde,  était  re- 
tenu un  niaïUeau  gris,  moins  destiné  à  les  voiler 
qu'à  couvrir  un  petit  enfant  (pie  cette  femme 
avait  au  sein.  Peut-être  même  ce  manteau,  si 
délabré  qu'il  fût,  était-il  l'unique  vêlement  de 
l'enfant  et  de  la  mère  ;  car,  à  travers  les  trous 
dont  il  était  criblé,  je  ne  vis  point  de  linge  ;  et 
sous  les  pans  qui  arrivaient  à  ])eineaux  genoux, 
se  montrait  le  nu  des  épaules  et  des  bras  (jui  le 
retenaient  croisé  sur  la  poitrine. 

—  The  jxituloes  are  rery  dear,  yoiir  ho- 
iiour  !  les  pommes  de  terre  sont  bien  chères  , 
votre  honneur  !  me  dit  cette  femme  les  yeux 
baissés ,  et  avec  une  tristesse  de  voix  que  je 
n'oublierai  jamais. 

—  Que  doit-ce  donc  être  du  pain  ,  6  mon 
Dieu  !  dis-je  à  part  moi...  Le  pauvre,  ici,  sait-il 
seulement  ce  que  c'est  que  le  pain  ?...  Et  mon 
cœur  se  serra  d'une  façon  étrange,  car  enfin 
qu'étais-je  destiné  à  voir  en  pleine  Irlande,  là  où 
il  n'y  a  ni  maisons  ,  ni  richesses  ,  ni  ports  de 
mer,  ni  étranijerspour  faire  l'aumône  ? 

A(p:el(pies  pas  plus  loin,  je  montai  dans  les 
voitures  du  raihcay,  qui,  longeant  la  baie,  va 
de  King's-Town  à  Dublin,  et,  en  moins  de  vingt 
minutes,  fait  parcourir  six  milles  anglais  (envi- 
ron trois  lieues  de  France).  Lu  gentilhomme  ir- 
landais s'assit  auprès  de  moi,  et,  avec  le  senti- 
ment bien  marcpié  d'une  bienveillance  à  la([uelle 
l'Angleterre  m'avait  peu  habitué,  il  raeparla,dans 
la  langue  de  Krance,  de  la  France  oii  il  avait  fait 
la  guerre,  en  1814,  et  dont  encore,  après  vingt 
années  ,  et  malgré  le  coup  de  feu  iju'ilyavait 
reçu,  il  aimait  à  nourrir  le  souvenir.  Les  paro- 
les lui  venaient  du  cœur  jtour  mettre  à  jour 
^ulce  «j  u'il  y  avait  ea  lui  de  resi>ect,  d'admira- 


tion et  de  bonnes  sympathies  pour  notre  beau 
pays.  De  combien  de  question  ,  durant  notre 
court  voyage,  il  me  pressa  sur  les  hommes  et 
les  choses  !  et  combien,  moi,  je  fus  heureux  de 
lui  montrer  la  France,  non  telle  que  je  l'ai  vue 
longlemi)S  à  travers  la  violence  aveugle  de  mes 
passions  ,  mais  telle  que  l'ont  faite  en  réalité  , 
danssa  |>oliti(iue,  dans  son  industrie,  dans  ses 
arts,  dans  sa  littérature  et  dans  ses  hommes, 
vingt  années  de  paix  et  de  luttes  pour  la  liberté; 
telle  (pi'alors  deux  mois  de  séjour  dans  le 
Royaume-llni  m'avaient  appris  à  l'aimer,  telle 
«pie  je  la  vois  enfin  ,  aujourd'hui  que  les  injus- 
tices îles  autres  m'ont  forcé  de  faire  un  retour 
sur  mes  propres  injustices. 

Ouand  je  lui  eus  parlé  de  la  France  ,jerinter- 
rogeai  sur  l'Irlande  ;  mais  il  me  répondit  triste- 
ment, humblement,  s'excusant  presque  de  n'a- 
voir, hélas!  que  de  lamentables  récils  à  me  faire 
pour  me  |iayer  le  plaisir  qu'il  avait  pris  aux 
miens.  Un  éclair  de  joie  traversa  son  œil  voilé, 
ijuand  je  lui  dis  (|u'il  n'y  avait  pas  en  France  un 
noble  cœur,  quelque  vent  religieux  ou  poliliipie 
(pii  souflliVl  sur  lui,  (pii  ne  fit  des  vœux  pour 
l'affranchissement  et  la  prospérité  de  1  Irlande; 
mais  sa  surprise  fut  grande  lors«|ue,  déconcer- 
tant sans  doute  toutes  ses  prévisions  sur  mon 
compte,  je  lui  dis  que  j'étais  tout  simplement 
un  pauvre  joinnalisle ,  (|iii,  lassé  de  luttes  et 
attendant  des  jours  medieurs,  s'en  venait,  poussé 
par  une  main  puissante  elamie,  visiter  le  Roy.iu- 
me-Uni  dans  ses  mœurs,  dans  son  luxe  et  dans 
sa  misère,  pour  s'apprendre  et  pour  apprendre 
aux  autres,  par  des  tableaux  pris  sur  nature, 
à  ne  pas  éternellement  souffleter  la  France,  sous 
les  yeux  et  au  profit  de  l'étranger. 

—  Que  Dieu  vous  conduise,  monsieur  !  me 
dit  alors  ce  gentilhomme  en  me  pressant  affec- 
tueusement la  main.  Puis  il  ajouta  avec  amer- 
tume ;  les  étrangers  nous  visitent  si  jieu!... 

Je  n'osai  lui  demander  pourquoi  ;  mais  je 
songeai  à  la  pauvre  femme  de  king's-Town,  et 
je  courbai  la  tête,  n'osant  encore  ni  blâmer  les 
étrangers,  ni  trouver  juste  l'amertume  du  re- 
proche qui  leur  arrivait. 

—  Aussi,  monsieur,  reprit-il,  comme  s'il  ne 
se  fût  point  aperçu  de  mon  trouble,  nous  ne  sau- 
rions rien  de  l'Europe,  et  l'Europe  ne  saurait 
rien  de  nous  ,  si,  dans  notre  jeunesse,  nous  n'ai- 
mions pas  à  voyager.  Peut-être,  parce  (|uc  nous 
sommes  pauvres,  nous  croit-on  corrompus  et 
dégradés  ?...  Oh  !  il  n'en  est  rien.  Quant  à  vous, 
moLisieur,  si  Dieu  vous  donne  le  courage  de  tout 
voir,  puisse-t-il  vous  donner  aussi  celui  de  tout 
dire  ! 

Ilélasîce  courage  qu'il  me  souhaitait,  il  me 
semblait  «|ue je  le  sentais  déjà  faibliren  moi  sous 
le  coup  de  ses  paroles,  et  je  trouvais  que  les  voi- 
lures du  »Yn7-w/y  auraient  \<\i  emporter  moins 
vite  les  voyageurs  loin  du  navire. 

—  L'Angleterre  ne  fait-elle  donc  rien  pour 
llrlandei'repris-je;  après  un  court  silence,  pour 
cacher  mes  émotions  diverses  et  pour  m'étourdir 
sur  je  ne  sais  quelle  lâche  pensée  d'un  prompt 
retour  à  Londres. 

En  ce  moment  nous  passions  devant  d'immen- 
ses ateliers  de  charronnage.  Pour  toute  réponse 
mon  gentilhonune  me  les  monira. 

—  Voilà,  dil-il ,  l'hôpital  des  machines. 

—  Comment!  des  machines!'  Et  celui  des 
hommes  i' 

—  Oh  !  celui-là  ,  il  est  dans  toute  l'Irlande. 
kJeukiuciU  il  n'a  ui  wvdecius  ui  ixiacdcsi  cl  il 


est  si  encombré  à  cette  heure  ,   que  j'ai  bien 
peur,  quoi  qu'il  se  fasse  désormais,  qu'on   ne 
trouve  assez  ni  des  uns,  ni  des  autres.  Et  à  quoi 
bon,  du  reste,  monsieur  ?  Ceci  est  encore   un 
perfectionnement  moral  et  polit  que  dont,  avec 
beaucoup  d'autres,  la  très  pauvre  Irlande  est 
reilevableà  la  très  riche  Angleterre.  Notre  mé- 
tropole s'est  moquée  de  nous,  monsieur,  quand 
elle  nous  a  imposé  des  machines.  Elle  en  a  en- 
voyé tout  juste  assez  pour  que  l'industrie  ait 
appris  à  se  passer  des  bras  des  hommes  ,  mais 
point  assez  pour  que  l'industrie  enrichisse  le 
l)ays.  Les  bras  étant  devenus  inutiles,  on  n'a 
(pie  faire,  vous  pensez  bien,  de  leur  élever  des 
édifices  ofi  on  les  répare.  Un  homme  hors  de  ser- 
vice,d'ailleurs, à  quoi  esl-  1  licn.j<-  vous  prie/iiion 
à  être  porté  en  terre  ?  Avec  les  tron(.'ons  rajustés 
décent  hommes,  vous  ne  feriez  pas  un  honune 
passable  ;  avec  deux  machines  détra(piées,  vous 
en  |)ouvez  faire  une  excelleine.  Il  est  doncjuste, 
en  économie  [)olili(pie  et  sociale,  que  tout  l'in- 
térêt, toute  la  pitié  se  porlent  sur  ces  chères 
m:ichines  ;  que  le  charron  et  le  serrurier  soient 
préférés  au  chirurgien  et  au  médecin,  l'œuvre 
humaine  à  l'œuvre  divine.  A  chaque  époque  sa 
pensée  et  son  œuvre,  monsieur  !  C'était  autre- 
fois la  religion  (pii  élevait  des  hôpitaux  aux  ma- 
ladies de  l'âme  et  de  la  chair;  aujourdhui  c'est 
l'inilustrie  qui  élève  les  siens  aux  cassures  du 
liois  et  du  fer  fondu.  Aussi,  arrive-t-il  (jue  les 
machines  fonctionnent,  tant  bien  que  nial,san; 
enrichir  même  deux  ou  trois  entrepreneurs;  et 
licndant  ce   temps  des  milliers  de  bras  restent 
croisés,  et  des  familles,  par   millions,  n'ont  pas 
de  pain. 

—  Oui,  et  pour  comble  de  malheur,  lui  dis-je 
en  répétant  le  premier  cri  que  j'avais  entendu 
sur  la  terre  d'Irlande,  thepalatoes  are  verij 
dear  yoiir  hunour\ 

Nous  entrions  à  Dublin.  Les  détails  et  les  ren- 
seignemens  que  le  gentilhomme  irlandais  me 
donna,  cpiand  nous  nous  séparâmes,  me  servi- 
rent à  éviter  une  partie  des  embarras  et  des 
exigences  dont  un  étranger  dans  le  pays  qu'il 
voit  pour  la  première  fois,  ne  peut  guère  man- 
(jner  d'être  la  victime.  En  Angleterre ,  où  l'on  re- 
garde l'or  de  l'étranger  comme  un  tribut  obligé, 
un  bon,  un  franc  Anglais,  en  pareille  circons- 
tance, m'avait,  pas  esprit  national,  aidé  à  être 
trompé.  Aussi  l'Anglais  fait-il  toujours  fortune 
d'une  façon  ou  d'autre  ;  né  pauvre  ,  l'Irlandais 
meurt  toujours  pauvre. 

Celte  double  rencontre  me  fit  longuement  ré- 
fléchir, car,  en  (pielques  minutes,  elle  m'avait 
offert  la  personnification  vivante  du  double  as- 
pect ipie  présente  l'Irlande  :  par  les  yeux  de 
l'âme  j'avais  vu  l'Irlande  qui  est  j)auvre,  l'Irlande 
qui  est  nue  ;  et  jiar  l'intelligence,  j'avais  été  en 
rapporte  avec  l'Irlande  inlelbgenle  et  sensible, 
souriant  à  l'étranger  ((ui  la  visite,  et  par  dessus 
tout  honorant  et  aimant  la  France. 

(  Déjà  vous  connaissez  l'Irlande.  C'est  une 
malheureuse  mère  dont  le  manteau  déchiré  ne 
peut  abriter  ses  enfans;  mais  ce  n'est  pas  le 
temps  qui  a  ravagé  le  sol  fertile  d'Erin  ,  ce  n'est 
pas  la  charrue  qui  a  tracé  tous  ces  sillons,  c'est 
lépée  brutale  des  hordes  salariées  de  l'Angle- 
terre, et  lépée  ne  fertilise  pas.  Après  vous  avoir 
initiés  du  premier  coup  aux  souffrances  qu'il  a 
vues,  l'auteur  s'arrête  devant  l'homme  dont  la 
voix  peut  les  faire  taire  un  iuslaut.  11  vous  dé- 


dit  la  lutte  (.TO'ConncU  contre  ses  rivaux,  cette 
lutte  que  couronne  un  éclatant  triomphe  dont 
vous  ne  perdez  aucun  détail,  et  (lui  semble  avoir 
trouvé  son  Homère.  Maintenant  ce  sont  les  an- 
nales de  la  belliqueuse  Irlande,  ce  sont  les 
chants  des  bardes  que  l'auteur  rajeunit  en  les 
traduisant.  Armé  du  Hambeau  de  la  vérité  ,  il 
démasque  l'hypocrite  Elisabeth,  il  vous  froisse 
le  cœur  en  répétant  malgré  ledégoilt  dont  il  est 
saisi,  les  sanglantes  paroles  de  Cromwell,  et 
quand  il  a  tout  dit ,  il  écarte  les  toulîes  d'herbe 
dont  le  sol  est  tapissé;  et  vous  montrant  des  rui- 
nes éparses,  il  vous  crie  :  Ce  sont  les  ossemens 
de  l'Irlande;  voyez  comme  elle  était  grande! 
Parfois  aussi  l'auteur  procède  par  contrastes;  il 
décrit  les  cottages  des  Landlords  ;  somptueuses 
demeures  ,  domaines  immenses  où  un  peuple 
entier  pourrait  vivre,  et  que  le  Landlord  n'ha- 
bite même  pas  ,  tant  il  craint  de  rendre  à  l'Ir- 
lande ce  qu'il  extrait  de  l'Irlande.  Ensuite  fati- 
gué de  s'occuper  de  ces  égoïstes  blasonnés,  et  le 
cœur  plein  de  larmes,  il  vient  les  épancher 
dans  les  cottages  du  pauvre  et  vous  force  à  pleu- 
rer avec  lui  )  : 

Dans  quelque  direction  que  vous  parcouriez 
l'Irlande,  au  nord  ou  au  midi,  îi  l'estou  à  l'ouest, 
dans  l'Ulster  ou  dans  le  Munster,  le  long  du  ca- 
nal Saint-George,  ou  sur  les  grèves  de  l'Atlanti- 
que; au  bord  des  grands  lacs  et  sur  la  lisière  des 
grands  bois,  aussi  bien  qu'aux  lianes  des  mon- 
tagnes; parmi  les  bruyères  et  les  rochers,  aussi 
bien  que  dans  les  ravins  et  les  tourbières;  dans 
les  solitudes,  comme  aux  avenues  des  grandes 
cités;  aux  portes  de  Dublin,  comme  à  celles  de 
Limerick,  de  Cork  et  de  Galwai  ;  sur  toute  la  sur- 
face de  l'Irlande,  enlin,  aux  lieux  que  les  land- 
lords  n'ont  point  parqué  entre  les  blanches  mu- 
railles de  leurs  domaines,  voici  ce(|ue  vous  trou- 
verez répandu  et  s'élevant  à  peine  à  six  pieds 
au-dessus  du  sol.  Ce  sont  des  murailles  faites, 
quelquefois,  avec  des  éclats  de  rocher,  mais  le 
plus  souvent  avec  des  quartiers  de  terre  super- 
posés, liés  entre  eux  par  les  racines  des  herbes 
qui  en  tapissent  la  surface,  séchées  aujourd'hui. 
11  n'y  a  là  pour  toiture  que  de  longues  bandes 
de  gazon,  posées  sur  des  branches  d'arbre  non 
elteuillées.  Une  porte  aux  ais  mal  joints,  un  trou 
pratiqué  à  l'endroit  où  la  muraille  forme  le 
point  de  partage  des  deux  versaiis  de  la  toiture, 
sont  les  deux  seuls  espaces  par  où  le  jour  et  l'air 
se  glissent  à  l'intérieur,  et  par  où  s'échappe  la 
fumée.  Approchez,  vous  n'avez  pas  l\  crairuire 
qu'il  eu  sorte  des  chiens  hargneux  ou  malades. 
Cette  masure  n'est  point  un  chenil;  et  vous  en 
remerciez  Dieu  !  car  vous  vous  dites  ipie  vous  ne 
voudriez  point  loger  là,  même  un  chien  galeux 
qui,  une  fois  dans  sa  vie,  aurait  levé  siu'  vous  un 
regard  caressant,  ou  vous  aurait  fait  i)rendre 
une  pièce  de  gibier;  car  vous  pensez  que  le 
Uoyaume-lini,  ([ui  a  des  lois  sévères  contre  les 
gens  qui  emploient  des  chiens  à  trainer  des 
charrettes,  ne  saurait  permettre  qu'on  assignât 
aux  chiens  un  logcnu'ut  aussi  misérable.  Non, 
ce  n'est  point  un  chenil;  car  les  laudlords,  pour 
leurs  meutes  aussi  bien  que  pour  leurs  chevaux, 
élèvent  avec  de  la  chaux,  du  sable  et  des  pierres, 
des  édiliccs  où  l'air,  le  jour  etl'cspace  abondent. 
Le  paildy  d'ailleurs  n'a  point  île  chiens;  d'abord 
parce  ([u'on  ne  lui  permet  pas  d'en  avoir;  en- 
suite parce  «lue ,  lorsipril  eu  a,  ou  les  lui  tue, 
aliu  qu'ils  n'çiïaroucUcul  pas  de  leurs  aboiciucns 


—  323  — 


ou  de  leur  pours\iite  le  gibier  (|ue,  dans  toute 
l'irlairde,  le  landlord  a  seul  le  droit  de  chasser, 
dût  l(,  paysan  en  être  dévoré,  lui  et  sa  récolte! 
enlin,  parce  (jue  tout  cela  n'existàt-il  pas,  le 
paddj  w  |ionrrait  pas  donner  à  son  chien  la 
nourriture  ([ue  le  jilus  pauvre  parmi  les  plus 
pauvi  es  en  Europe  peut  donner  au  sien.  Dans 
tout«  l'Irlande,  où  la  misère  a  engendré  tant 
d'in/irmilés,  tant  de  mendians,  je  n'ai  pas  même 
renr  ,ntré  le  chien  de  l'aveugle  !... 

C^  n'est  pas  non  plus  une  écurie,  ni  une  élable 
de  bêtes  à  cornes.  Voyez  :  l'écurie  est  i)aitout, 
le  long  de  la  route,  dans  les  fossés,  sous  les  ar- 
bres, dans  les  champs,  et  dans  le  creux  des  tour- 
bières épuisées.  C'est  bien  assez  pour  ce  pauvre 
cheval  (jui  deiuiis  longues  années  fuit  devant  l'é- 
(piarrisseur.  L'étable,  aussi,  la  voilà  !  ce  sonlces 
quatre  murailles  de  terre  sans  toiture,  et  au- 
dessus  desquelles  une  toute  petite  vache  irlan- 
daise, plus  petite  encore  que  nos  vaches  breion- 
tonnes,  allonge  son  mufHe  amaigri  et  son  regard 
étonné. 

—  Qu'est-ce  donc  ? —  Suivez-moi  ;  tâchez  d'a- 
vancer sans  laisser  votre  chaussure  au  fond  de 
ce  bourbier  infect,  de  ces  immondices  de  toute 
sorte  qui  entourent  ces  muisdeterre  comme  un 
fossé  d'antique  forteresse.  Ce  n'est  pas  tout  en- 
core. 11  nous  faut  déranger  un  des  quatre  ou 
cinq  personnages  qui,  couchés  ou  assis  sur  le 
seuil,  noiisempéchent  d'y  mettre  le  pied.  .Auquel 
nous  adresserons-nous  ? 

A  cette  femme  vieille  et  ridée,  à  moitié  nue, 
accroupie  au  soleil  sur  ses  talons,  dans  l'atti- 
tude du  crétinisme,  et  qui,  la  tête  appuyée  sur 
ses  deux  mains,  les  doigts  passés  dans  ses  lon- 
gues mèches  de  cheveux  gris,  nous  regarde  avec 
stupeur,  en  fumant  à  outrance  sa  tuiidi/ie,  une 
mécliaulo  |)ipe  de  terre,  à  côté  de  laquelle  le 
trfùle-gueule  d'un  vieux  caporal  serait  un  objet 
de  luxe  et  de  distinction 'r*  Mais  vous  craignez 
de  ne  pas  même  être  entendu.  Passons  à  un 
autre,  et  peut-être  aurons-nous  plus  de  succès 
en  poussant  du  pied  ou  de  notre  bâton  de 
voyage,  ces  couples  de  canards  et  d'oies  qui  ont 
replié  leur  tête  sous  leurs  ailes,  ou  ce  gros  et 
monstrueux  cochon,  étendu  sur  le  flanc  dans 
toute  sa  longueur,  la  hure  dans  la  fange,  avec 
ces  grognemeiis  et  cet  ignoble  et  impassible  lais- 
ser-aller qui  ont  fait  un  proverbe  de  son  nom 
et  de  son  état  de  somnolence  digeslive?  Mais, 
ni  ces  animaux  domestiques,  rri  le  cochon  sur- 
tout,—  apparition  si  inévitable  au  seuil  de 
toute  cabane  irlandaise,  (|u'il  en  peut  être  regar- 
dé commele  génie  familier,  —  ni  la  vieille  femme 
elle-iiu^me,  ne  sont  habitués  à  tant  de  déféren- 
ce. Uètcs  et  gens  vivent  dans  la  campagne  d'Ir- 
lande sur  urr  pied  parfait  d'égalité;  celles-ci  ne 
cèilcnt  point  la  plaie  à  celles-là,  pas  plus  au  seuil 
de  la  cabane  que  dans  l'intérieur,  et  vous  aurez 
renoncé  vous  ir.ême  à  tout  droit  de  préséance 
(|uaud  vous  aurez  vu  avec  quelle  intimité  tout  ce 
monde  boit,  mange,  dort,  jonc  ensemble  et 
|iêle  et  mêle.  11  y  aurait  doirc  mauvaise  grâce 
n'est-ce  pas  ;'  à  se  montrer  plus  exigeant  ijuc  les 
maîtres  de  céans.  11  ne  nous  reste  alors  d'autre 
ressource  i|ue  de  tourner,  comme  eux,  les  dif- 
ficultés, ou  de  passer  par  dessus.  11  est  juste  de 
dire  que,  si  de  votre  cùté,  vous  prenez  bien  vos 
mcsuies,  ces  singuliers  gardes  de  la  porte,  ne  se 
livreront  du  leur,  par  peur  ou  par  malice,  à  au- 
cune bi'usqiicrie  [lonr  vous  faire  trébucher. 

Du  courage  doue  !  une  enjambée  ,  et  nous 
voilà  dans  celle  misérable  bobilatiou ,  dout  la  i 


f  • 

destination  vous  est  encore  un  problème.  iMais 
priez  Dieu  qu'il  y  descende  avec  vous  :  vous  allez 
vous  trouver  enface  de  douleurs  et  de  misères, 
que  l'homme  tout  seul  serait  impuissant  à  conso- 
ler. Cette  habitation  qui  n'est  ni  un  chenil,  ni 
une  étabe  ,  c'est  un  collage  comme  l'habitation 
d'où  vous  venez  de  sortir,  si  élégante,  si  luxueuse, 
si  confortable  était  un  collage;  mais  l'une  était 
rcnir/e  de  landlord,  celle-ci  est  cottage  de 
paddy. 

Maintenant,  attendez  un  peu  que  vos  regards 
s'habituent  à  l'obscurité  qui  règne  là-dedans, 
grossie  |)ar  la  fumée  des  tourtes  qui  s'élève  d'un 
foyer  sans  conduit,  et  s'échappe  par  la  porte  et 
par  les  crevasses  du  toit,  comme  de  la  bouche  et 
lies  (issures  d'une  fournaise  voûtée.  Voyez  vous 
sur  le  sol,  posé  aiiprèsde  l'âtre,  ce  je  ne  sais  quoi 
d'immobile,  d'inanimé  qui  semble  jeté  là  comme 
un  amas  de  haillons,  dont  nulle  langue  humaine, 
nul  pinceau  d'artiste  ne  sauraient  arriver  à  ren- 
dre la  forme  et  la  couleur?  l'eu  à  peu  vous  re- 
connaîtrez que  ce  quelque  chose  sansnom  est  un 
être  vivant ,  la  moitié  séculaire  du  couple  sécu- 
laire dont  vous  avez  laissé  l'autre  moitié  accrou- 
pie au  soleil.  C'est  un  vieillard  dont  la  vie  a  été 
ce  que  fut  la  vie  de  son  père  et  de  son  aïeul,  ce 
qu'est  la  vie  de  ses  enfanU  ,  ce  que  sera  ,  si  Dieu 
n'y  met  ordre  ,  la  vie  de  ses  petits  enfans;  c'est 
l'anneau  vivant  qui,  à  la  chaîne  des  générations 
éteintes,  rattache  les  générations  nouvelles,  avec 
les  mêmes  conditions  ,  dans  le  présent  et  dans 
lavenir  que  dans  le  passé  ,  de  dégradation,  de 
nudité  et  de  faim. 

Bientôt,  — et  ceci  est  un  fait  général,  qui  se 
reiuoduit  incessamment  dans  tous  les  cottages 
irlandais,  un  fait  sur  lequel  peuvent,  à  perle  de 
raison  et  de  pitié  ,  s'exercer  les  calculs  des  éco- 
nomistes de  la  force  de  Malthus;  —  bientôt,  de 
celte  ombre  épaisse,  fourmilière  grouillante',  se 
détachent  en  saillie  de  petits  enfans  par  dixaine. 
Leur  âge  est  échelonné  entre  l'âge  du  berceau  et 
celui  de  douze  à  quatorze  ans,  ceux-là  dans  les 
bras  et  sur  les  genoux  de  ceux-ci.  A  cet  aspect 
si  inattendu,  après  avoir  mesuré  de  l'œil  l'espace 
étroit  dans  lequel  tout  cela  vit.  marche  et  dort , 
vous  n'avez  ni  assez  d'élonoement ,  ui  assez  de 
bienveillance  pour  ces  visages  si  rians  et  si  frais, 
pour  ces  petits  coi-ps  si  nus,et  poulanl  si  |.ropres 
et  si  blancs  ,  pour  ces  yeux  si  aimans,  pources 
bouches  si  vermeilles,  pour  ces  têtes  si  blondes 
et  si  bouclées  ;  —  neurs  bénies  durant  leurs  pre- 
mièr-es  années  .  qui  s'épanouissent  blanches  et 
roses ,  loin  de  toutes  les  sources  de  la  vie.cor.rme 
si  lorrtes  les  fécondantes  rosées  ,  tous  les  lièdes 
rayons,  toutes  les  brises  caressantes  du  ciel  des 
heureux  du  monde  descendaient ,  cepend.iDl, 
jour  et  nuit  sur  elles. 

Car,  c'est  ainsi.  L'ii-lande  est.  je  crois,  le  :invs 
où  les  enfans  sont  les  plus  ravissantes  petites 
créatures  du  monde  ,  jusqu'à  1  âge  de  trois  ou 
quatre  ans,  tant  ijuc  le  seiu  cl  les  tendres  soins 
d'une  mèie  suffiseul  à  donner  la  santé  et  la  uc. 
C'est  alors  quel'on  peut  dire  des  enfans  irlandais, 
ce (juc  je  ne  sais  quel  pape,  avec  luo  de  ces 
jeux  de  mois  si  communs  dans  la  basse  latinité, 
tlisail  de  petits  enfans  anglais  emmenés  captifiîà 
Uome  :  fioii  Aiigli,  sed  aiigeli,  ti  chriitumi 
essent.  (S'ils  étaient  chréliens,  ils  sera ienl  non 
des  Anglais,  mais  des  anges.)  Les  pauvres  petits 
enfans  irlanilais  sont  chrétiens,  ei  Dieu  les  ai>- 
pelle  à  lui  en  grand  nombre  pour  en  faire  des 
auges,  quand  arri\eleur  troisième  année,  c'est 
à  dire,  iï  l'âge  où  il  faul  Ut  mauder  pour  cui  aui 


—  324 


;iliinens  une  nounitiirc  ([ue  le  lail  lic  I:\  femme 
ne  suffit  jilus  îi  donner  :  tinnsilion  qui.  tlans  Vv- 
lal  noimal  des  familles  humaines,  exii;e  déjà 
tant  de  lenteurs  et  de  ména,';emens.  Mais  en  Ir- 
Jande.  hélas!  cette  transition  se  fait  sans  ijrépa- 
ration  aueuuc.  IMi  lait  de  la  mère,  Tcnfant  passe 
lirus()uemeiit  aux  aliniens  et  aux  vicissitudes 
dont  se  compose  la  nourriture  du  paddi/  d'Ir- 
lande. Le  sein  de  la  mère  était  une  sourie  tou- 
jours féconde,  toujours  (iréte  h  assouvir  la  faim. 
Mais  la  nourriture  de  l'enfant  sevré  dépend  de 
la  nourrUurc  de  la  famille,  et  elle  n'est  ni  tou- 
jours suffisante  ni  toujours  présente  (piand  la 
faim  pousse  ses  cris.  De  plus,  alors  même  (pielle 
est  suffisante  et  présente,  elle  est  toujours  d'une 
quantité  telle,  ipiil  faut  du  temps  pour  (iue  les 
substances  nutritives  .[u'elle  renferme  se  déga- 
gent en  suffisante  quantité,  et  passent  dans  le 
sang  et  dans  lis  chairs;  si  bien  ([ue,  dans  linler- 
valle,  le  sang  s'apauvrit,  les  chairs  déiiérissenl 
et  la  mort  arrive.  Aussi,  est-ce  pitié  de  voir  dans 
,,uel  état  de  lani;ueur  et  de  rachitisme  lesenfans 
qui  ont  résisté  aux  privations,  inexorable  suite 
de  leur  sevrage,  se  traiuent  jusqu'à  l'adolesceu- 
ce,  jusqu'à  ce  moment  de  crise  où  se  décule  la 
lutte  entre  les  principes  vitaux  et  mortifères, 
auxquels  Dieu  a  livré  les  premières  phases  de 
l'existence  humaine.  .\  cet  âge  encore  les  mois- 
sons de  la  mort  sont  abondantes  en  Irlande; 
c'est  la  seconde  coupe  réglée  sous  laquelle  tom- 
bent, en  grande  partie,  ceux  qui  ont  survécu 
à  la  première;  et,  de  la  seconde,  il  ne  réchai.pe 
(lue  ceux  dont  les  corps  façonnés  par  cette  dou- 
ble épreuve,  se  sont  fait  de  la  faim,  du  fro.d  et 
de  toutes  les  misères,  une  secon.le  nature,  qu  on 
pourrait  appeler  la  mUurc  irlandaise  <im 
tire  sa  beauté,  sa  force  et  sa  longévité  de  1  ab- 
sence même  des  besoins  qu'elle  est  parvenue  a 
dompter,  et  sans  la  satisfaction  desquels,  cepen- 
dant, il  n'y  a  guère  ailleurs  que  faiblesse,  laideur 
et  courte  vie. 

Quand,  avec  la  profonde  émotion  et  la  mélan- 
colique tendresse,  auxquelles  vous  êtes  tout  sur- 
pris et  loulcharmés  de  vous  abandonner,  vous 
aurez  caressé  la  nombreuse  petite  famille  qui 
vous  regarde  avec  un  mélange  ingénu  d'étonnc- 
ment  et  a;j  familiarité;  quand  vous  aurez  ainsi 
contemplé  l'enfance  à  l'étal  de  Heur  qui  s'épa- 
nouit, et  <lc  Heur  qui  s'étiole,  vous  verrez  bien- 
tôt arrive  :■  la  personnification  vivante  de  la  race 
irlandaise,  à  l'état  de  jeunesse  el  de  maluriié, 
victorieuse  des  rudes  étreintes  de  toutes  les  mi- 
sères qui  la  déciment.  ,    ,,     ^„    ,. 

Voici  d'abord  une  grande  et  bebo  fille  dune 
vingtaine  d'années.Qiiel  q*ie  soit  le  délabrement 
de  son  costume,  vous  cesserez  bientôt  de  vous 
en  préoccuper,  pour  ne  plus  admirer  que  I  élé- 
gance de  sa  taille,  la  blancheur  de  ses  épaules,  la 
forme  exquise  de  ses  pieds  nus  et  blancs,  la  dé- 
licatesse de  ses  mains  cl  de  ses  doigls  effilés,  le 
velouté  de  ses  grands  yeux  sur  lesquels  de  longs 
cils  s'abaissent  comme  un  voile,  l'élévation  de 
son  front,  dont  deux  sourcils  arques,  sunbole 
denlhuusiasme,  relèvent  la  pureté  de  lignes, 
coramesile  pinceau  d'un  artiste  les  eût  tracé,  et 
enfin  des  cheveux  lisses  et  luisans,  toujours  à 
l'air,  séparés  au  milieu  du  front,  cl  retombant 
sur  la  naissance  du  cou  et  des  épaules,  coupés 
en  rond  et  roulés  en  une  seule  boucle  circulai- 
re, comme  les  portaient  les  jeunes  clercs  du 

moyen  âge. 

Après  les  admirations  du  cœur  et  du  r(  gara 
i)U»  seul  allées  à  cette  jeune  lille,  il  vous  faudra 


encore  des  admirations  d'un  autre  ordre  pour  la 
femme  (|ui  l'a  suivie  de  quehiues  pas,  la  mère 
de  tous  les  enfans  qui  vous  ont  inspiré  de  si 
éraollientes  sensations.  La  beauté  deceltc  femme 
est  du  même  genre  que  la  beauté  delà  jeune 
fille  ;  mais  c'est  un  beauté  déjà  plus  sévère,  ])lus 
indii|uée,  plus  noble,  sur  laipielle  la  fécondité 
de  ré|ioiise,  les  douleurs  de  la  mère,  les  soucis 
de  la  ménagère,  ont,  plus  (|ue  l'âge,  incrusté  les 
traces  plombées  de  la  fatigue. 

Enfin,  voici  à  son  tour  le7;)acf(/ï/,  le  maître 
momentané  de  cette  cabane,  le  fils  de  ces  deux 
vieillards,  le  i)ère  de  tous  ces  petits  'enfans,  le 
mari  de  cette  belle  femme,  le  frère  de  ccltcjeune 
fille;  celui  à  (piivont  toutes  les  affections,  tonles 
les  espérances,  tous  les  vœux,  tous  les  besoins, 
et  (jui  en  retour,  helas!  la  tête  dans  les  mains,  la 
poitrine  courbée, la  voixstrangulée,leeœurgros, 
l'ail  éteint,  quand  tout  ce  qui  vii,  tout  ce  (|ui 
parle  là  dedans  s'approche,  et  lui  dit  :  Avons- 
nous  du  travail,  avons-nous  de  quoi  manger? 
répond  bien  souvent  ;  Nous  n'avons  pas  de  tra- 
vail, nous  n'avons  pas  de  quoi  manger.  Pour  ce 
([ui  est  du  vêtement,  il  n'en  es:  jamais  question, 
soit  pour  espérer  soit  pour  se  plaindre  :  le  vête- 
ment est  le  dernier  degré  d'un  luxe  auquel  le 
paddy  n'a  jamais  la  folie  de  prétendre. 

Du  reste,  après  avoir  embrassé  d'un  coup  d'icil 
le  vide  fait  dans  le  collage  irlandais,  vous  com- 
prendrez que  ce  langage  de  détresse  est  le  langage 
que  s'adressent,  le  plus  souvent,  le  soir,  quand 
ils  se  réunissent,  les  trois  seuls  pourvoyeurs  des 
besoins  qui  gémissent  dans  cette  étroite  encein- 
te. S'il  y  avait  là  du  travail,  du  repos,  des  ali- 
niens pour  tous,  vous  vous  demanderiez  avec 
quoi  se  fait  ce  travail,  sur  quoi  et  dans  quoi  se 
prennent  les  alimens  et  le  repos.  Vous  n'avez  vu 
nulle  part,  posés  dans  un  coin,  ou  appendus  au 
mur,  ni  les  meubles, nilesinstrumens  du  travail, 
ni  les  ustensiles  de  première  nécessité  que  l'on 
trouve  en  Europe,  dans  les  plus  pauvres  habita- 
tions. Danslc  cottage  irlandais ,  ils  ne  sont  même 
pas  à  l'état  de  délabrement,  ni  pots  cassés,  ni 
assiettes  ébréchées,  ni  tables  sur  pieds  inégaux, 
ni  chaises  au  fond  effondré,  ni  bois  de  lit  ver- 
moulu. —  sur  quoi  dorment  et  dans  quoi  man- 
gent lespatldîes  ?  est  toujours  la  question  à  la- 
quelle il  faut  revenir  ,  corroUaire  de  celle-ci.  Les 
puddiiS  dorment-ils  et  mangent- ils?  Tiiis,  si 
en  Irlande,  comme  partout,  la  i|uesiion  du  som- 
meil et  de  la  noiirriliire  doit  être  la  solution  de 
la  question  du  travail,  vous  vous  demandez  :  Les 
paddies  travaillent-ils  ? 

Qand  vous  reportez  les  regards  sur  bs  belles 
femmes  et  sur  lesfiUes;  quand  vousavez  de  nou- 
veau admiré  la  forme  et  la  blancheur  de  leurs 
mains,  vous  vous  dites  que  non-seulement  les 
femmes  irlandaises  ne  se  livrent  pas  à  des  travaux 
rudes  et  iiénibles,  mais  que  même  elles  ne  s'a- 
donnent pas  aux  ouvrages  de  l'aiguille ,  dont 
l'usage  laisse  aux  doigls  des  traces,  quelques  lé- 
gères qu'elles  soient.  Alors  vous  entrevoyez,  si- 
non la  seule  cause,  au  moins  une  des  causes  qui 
font  di;  haillon  le  coslume  national  de  l'Irlande. 
Si  [lour  achever  la  soUuion  de  voire  |)rol)lême  , 
vous  étudiez  ensuite  \e  piiddy  lui-même,  vous 
trouverez  que  cet  houune,  haut  de  près  de  six 
pieils,  qui  ne  peut  passer  sous  la  porte  de  son 
cottage  sans  se  courber,  dont  les  bras  semblent 
avoir  une  puissance  capable  de  soulever  les  plus 
lourds  fardeaux  et  de  creuser  à  la  plus  grande 
profondeur  le  sol  le  plus  dur,  a  cependant  ré- 
pandues dans  SCS  jarrets,  dans  ses  bras,  dans  " 


toute  sa  nature  physique,  on  ne  sait  quelle  mol- 
lesse, quelle  énervation  qui  aecusentdcs  habitu- 
des de  paresse,  et  qui,  en  un  aulie  pays  que 
l'Irlande,  pourraient  êlre  prises  pour  le  résultat 
de  la  satisfaction  de  tous  les  grossiers  appétits 
des  passions  de  la  chair.  Alors  vous  vous  répon  - 
dez  hardiment  :  Lespaddies  ne  travaillent  pas  ! 
et  vous  croyez  enfin  tenir  la  véritable  cause  de  la 
misère  de  l' Irlande. 

Cependant,  vous  ne  possédez  encore  qu'un 
fait:  ce  nonchaloir,  qui  vous  semble  être  une 
cause,  n'est  lui-même  qu'un  résultat.  11  vous 
faut  donc  creuser  encore  plus  avant,  si  vous  vou- 
lez dégager  l'inconnu  de  votre  synthèse  de  voya- 
geur et  de  philosophe.  Sans  doute  ,  vous  savez 
que  \epaddij  ne  travaille  [las  ;  mais  savez-vous 
pourquoi  il  ne  travaille  jias  ?et  pourquoi  celui 
(jui  travaille  n'a  ni  plus  de  bien-être,  ni  un  as- 
l>cct  moins  misérable  que  l'aulre  ?  Les  Anglais , 
(|iii  ont  leurs  raisons  pour  cela  ,  ont  toujours 
résolu  cette  (inestion  par  le  caractère  et  les 
mœurs  du  paddy.  J'ai  aussi  étudié  ce  caractère 
et  ces  mœurs.  Je  m'en  suis  allé  à  travers  l'Ir- 
lande sans  système  et  sans  parli  pris  ,  j'ai  re- 
cueilli les  disparates  les  plus  inexplicahles,  et 
j'avoue  n'avoir  pas  été  amené  à  la  conclusion 
que  tire  l'Angleterre. 

(Loin  de  professer  une  admiration  servile  pour 
O'Connell,  aprèsavoir  prouvé  qu'il  comprenait 
toute  la  noblesse,  toute  la  sainteté  de  la  mission 
du  grand  agitateur,  l'auteur  lui  donne  le  seul 
moyen  de  régénérer  l'Irlande  et  de  créer  une 
nation  irlandaise.  Laissons  le  parler  lui-même)  : 

O'Connell,  cependant,  jiourrait  encore  sau- 
ver son  i)ays  dans  le  présent  et  détourner  dans 
l'avenir  l'anathèine  promis  à  son  œuvre  inache- 
vée. Il  n'aurait  nul  besoin  pour  cela  de  renon- 
cer à  son  agitation  pacifique,  et  il  empêcherajt 
néanmoins  ce  qu'il  a  tant  à  cœur  d'empêchera 
une  prise  d'armes  ,  même  après  sa  mort.  11 
arriverait  à  faire  enfin  posséder  par  les  Irlan- 
dais les  droits  [lolitiques  après  lesquels  il  court; 
et  avec  la  réforme  politique  il  aurait  obtenu,  de 
|)lus,  celle  réforme  sociale,  qu'on  lui  reproche 
d'avoir  négligée. 

L'usur))alion  de  la  conquête  anglaise  en  Ir- 
lande ,  en  effet,  n'a  pas  seulement  porté  sur  les 
droits  politiques;  celle-ci  peut  avoir  été  et  être 
une  cause  de  perturbation,  mais  ce  n'est  pas  la 
seule.  Le  jour  où  O'Connell  aura  obtenu  la  ré- 
forme polili([ue,  l'Irlande  n'en  sera  pas  moins 
agitée  par  nu  germe  éternel  de  désordre  ;  car 
elle  sera  encore  sous  le  coup  de  l'usurpation  du 
droit  de  propriété,  qui  est  la  mère  de  l'usuriia- 
tioii  poliii(iue.  Sans  l'usuriiation  du  droit  de 
(uopiiélé,  en  effet,  l'usurpation  des  droits  poli- 
tiiiues  n'aurait  point  été  obtenue;  pour  faire 
cesser  la  seconde,  il  faut  donc  faire  cesser  la 
première.  Justice  complète  ne  sera  rendue  à 
l'Irlande,  c'est-à-dire  l'Irlande  ne  sera  i)acifiée, 
que  loi  siiue  ces  deux  usurpations  seront  vain- 
cues... Elles  doivent  et  peuvent  l'être  le  même 
jour. 

Contre  l'usurpation  des  droits  politiques,  jus- 
lice  pour  l'Irlande  veut  dire  iiiJfonME. 

Contre  l'usurpa  lion  du  dioit  de  jiropriété, 
justice  |)Our  l'Irlande  veut  dire  rustitltion. 

Mais  je  sais  tout  ce  que  le  radicalisme  de  ce 
mot  renferme  d'effrayant  pour  les  sociétés  chez 
lesquelles  le  respect  du  fait  accompli  est  une 
garantie  d'avenir. Soil!  rayon?*  le  mol  »•<?*/«<«  to«. 


—    ox.) 


rsnEggra^.ijtfhL.uagggsiacBUBttAijsvjjii^ibi-j.aiax^itBijssgg 


gj^iMiidiiLiaaaiufesr^^^aa 


Mais  il  en  est  un  autre  qui  a  cours  dans  l'exis- 
tence des  nations  aussi  bien  (juc  dans  la  vie  des 
hommes,  et  qui  fait  arriver,  non  pas,  il  est  vrai, 
îi  unejustice  aussi  complète  (d'ailleurs  il  est  un 
moment  où  unejustice  rigoureuse  peut  devenir 
de  l'injuslirc  :  sii/>iniumjiis,su)nma  injuria), 
mais  à  une  sorte  de  compromis,  de  composition 
légale,  j;rftce;i  la(iuelle  celui  qui  a  soutfert  de 
Tusurpalion  obtient  une  réparation,  sans  que 
vi(dcnccsoit  cependant  faite  à  celui  (|ui  en  a  tiré 
avantage,  et  sans  que  l'on  fasse  cesser  chez  le 
premier  une  cause  de  murmures  et  de  confla- 
gration que  l'on  ne  ferait  que  transporter  au 
second 

C'est  le  mot  indemmté  ! 

C'est  lui  que  la  France  proclama  après  avoir 
fait  une  fois  contre  une  partie  de  ses  enfans  et 
de  sa  propriété  terrienne  ,  ce  (|ue  l'Angleterre  a 
fait  durant  se|)t  eenis  ans,  et  trois  fois  en  un 
siècle,  contre  les  habitans  et  la  terre  d'Irlande. 
L'homme  d'élat  qui,  malgré  les  clameurs,  les 
haines  et  l'étroit  libéralisme  de  son  temps , 
poussa  la  Fi  ance  dans  cette  grande  voie  de  jus- 
tice nalionnle,  a  bien  mérité  de  son  pays  et  des 
partis  eux-méraes.  H  a  fait  disparaître  la  tache 
on'iiinelle  et  la  dépréciation  dont  toute  usurpa- 
tion Irappe  les  propriétés,  et,  avec  elle  ,  un  fer- 
ment éternel  de  flétrissures  et  de  haiues.  11  a 
donc  servi  son  pays  aux  points  de  vue  politique, 
humanitaire  et  social ,  hors  desquels  il  n'y  a  ni 
organisation  ni  durée  pour  les  empires.  11  a  em- 
pêché qu'on  ne  pût  dire  un  jour  d'une  portion 
du  peuple  français  acquéreur  des  biens  natio- 
naux, ce  que  j'ai  dit  dans  tout  mon  livre  contre 
les  Anglais,  colonistes  d'Irlande.  Il  a,  déplus, 
donné  un  grand  enseignement  pour  l'avenir  : 
la  confiscation  a  été  tuée  à  jamais  ])ar  Viiidem- 
nité,  et  les  nations  savent  à  cette  heure  que 
pour  les  pays  où  il  y  a  eu  perturbation  violente 
dans  les  droits  et  dans  les  fortunes,  le  retour  à 
la  justice  est  la  medleure  «les  polili(|ucs  et  le 
plus  infaillible  moyen  de  pacification. 

Indemnité  donc  pour  les  spoliés  de  l'Irlande, 
comme  il  y  a  eu  indemnité  pour  les  émigrés  de 
France  ! 

Ainsi,  justice  pour  l'Irlande  doit  renfermer 
désormais  le  double  cri  de  Réfurine  cl  i/uleni- 
inté\  O'Connelln'a  failentendre(piele  premier; 
qu'il  profère  le  second  !  Sinon,  O''jouneil  ne 
veut  pas  être  et  n'aura  pas  été  le  libérateur  de 
son  pays. 

L'avenir,  fatalement  marqué,  de  l'Irlande  est 
doncbi  en  celui-ci  :  Réforme  et  ittdenmilé  !  ou 
Révolution . 

A  O'Connell  et  à  l'Angleterre  de  choisir. 

(Enfin  il  termine  sonlivre  en  demandant  aussi 
à  l'Europe  savante  qu'elle  ré.serve  ;i  l'Irlande 
poéliqueuneplace  à  laquelle  elle  a  droit,  comme 
elle  adroitàunrang  honorable  parmi  lesnalions, 
à  côté  et  non  pas  sous  les  pieds  de  l'Angleterre. 
Telle  est  ce  livre  si  riche ,  si  complet,  livre  dont 
la  France  doit  étrefière,  et  dont  l'Irlande  un 
jour  régénérée  mettra  l'auteur  au  nombre  de  ses 
bardes  les  plus  aimés.  G. 


En  sortant  de  la  salle  ;\  manger,  le  comte  En- 
guerrand  de  Sorjjcs  fil  uii  signe  à  un  homme  de 
sa  livrée. 


—  R  aphnèl,  dit-ilà  demi-voix,  les  chevaux 
pour  (pialre  fjeures,  et  ne  t'avise  pas  de  dormir 
plus  tard. 

—  Quelle  infâme  trahison!  s'écria  le  marquis 
de  Marsonville,  qui  avait  surpris  cet  ordre  se- 
cret :  Messieurs,  je  vous  dénonce... 

—  Chut  !...  dit  Enguerrand  à  son  hôte,  avec  un 
sourire  un  peu  confuset  lui  serrant  le  bras  ami- 
calement; pas  un  mot  de  plus  si  vous  ne  voulez 
m'aliliger. 

—  Dieu  m'en  garde!  dit  le  marquis  vivement; 
mais  vous  m'affligez  vous-même,  Enguerrand  !... 
Allons  !  eontremandez  les  fâcheuses  paroles  que 
vous  venez  de  jeter  à  ce  drôle... 

—11  faut  ([ue  je  parte,  Elie..., je  l'ai  promis!.. 
— A  qui  ?...  demanda  le  marquis,  avec  uneas- 
sez  joyeuse  expression  de  curiosité. 

—  A  ma  femme. 

La  physionomie  du  marquis  exprima  une  sur- 
prise si  peu  jouée  et  si  profonde,  qu'elle  amena 
le  sourire  sur  les  lèvres  d'Enguerrand. 

—  Parbleu  !  dit  le  marquis,  montrant  ses  amis 
qui  allumaient  leurs  cigarres  et  parlaient  déjà 
d'aller  se  coucher  à  neufheuresdu  soir,  comme 
de  vrais  chasseurs  qu'ils  étaient,  je  vais  donner 
le  coup  d'œil  du  maître  au  campement  que  j'ai 
fait  préparer  pour  ces  braves  enfans,  et  si  vous 
voulez  mattendre  un  instant  dans  voire  cham- 
bre, qui  est  h  côté  de  la  mienne... 

—  Volontiers,  dit  Enguerrand,  et  je  tâcherai 
de  vous  faire  apprécier  mes  excuses.. 

—  Il  le  faudra  bien,  dit  le  marquis  presque 
tristement;  puis  il  ajouta  en  s'éloignanl,  et 
comme  pour  lui  seul  ! 

—  A  sa  femme  !...  Il  l'a  dit  !... 

Une  demi-heure  après  les  deux  amis  étaient 
assis,  aux  deux  coins  de  la  cheminée,  dans  d'ex- 
cellentes bergères,  à  la  mode  de  1700,  envelop- 
pés dans  leurs  robes  de  chambre,  les  pieds  dans 
des  pantoullles,  et  fumant  des  cigarres  qui  eus- 
sent fait  en\ieau  roi  de  toutes  les  Espagnes. 

—  Oui,  ma  femme,  répétait  pour  la  troisième 
fois  fort  tranquillement,  le  comte  de  Sorges  à 
l'incrédulité  questionneuse  du  marquis. 

—  l'ermeltez-moi  de  vous  dire,  Enguerrand, 
ajouta  ce  dernier,  élégant  jeune  homme,  tout  de 
ce  siècle  un  peu  athée  en  matière  de  loi  conju- 
gale, permettez-moi  de  vous  dire  que  vous  me 
feriez  presque  supposer  que... 

—  Eh  bien  !  que  ?... 

—  Ma  foi!...  que  vous  êtes  amoureux  de  vo- 
ile femme!...  le  mot  est  lâché,  je  ne  le  retiens 
plus. 

—  C'est  la  vérité!...  dit  Enguerrand  sans  s'é- 
mouvoir davantage;  pourriez-vous  me  dire, 
mon  cher  Elic,  quel  mal  il  y  a  ;i  cela  ?... 

—  Je  ne  connais  pas  madame  la  comtesse  de 
Sorges  ,  mon  cher  Enguerrand,  dit  le  marquis 
avec  une  suprême  politesse. 

—  Je  serai  heureux  de  vous  présenter  j>  elle, 
mon  ami... 

—  J'accepte,  Enguerrand,  et  pour  bientôt...; 
mais  il  me  semble,  très  cher,  qu'il  y  a  au  moins 
un  an  que  vous  êtes  son  mari... 

—  Deux  ans,  si  vous  voulez  bien. 

—  Deux  ans  !...  et  vous  êtes  encore  ?... 

—  Amoureux  de  ma  femme...,  répéta  Enguer- 
rand, oui.  mon  ami;  pourquoi  n'en  convieii- 
drais-je  pas  i' 

—  Le  diable  memporte  !  s'écria  le  marquis,  il 


I  vous  dit  cela  comme  une  chose  toute  naturel- 
I  le!....  Si  nous  étions  au  temps  des  fées,  je  croi- 
rais qu'il  y  a  sous  cette  merveille  quelque  talis- 
man... 

—  Il  y  en  a  peut-être  un...,  dit  M.  de  Sorges 
avec  une  certaine  expression  de  mystère. 

—  lion  !...  dit  le  marquis  aspirant  plus  rite  la 
vapeur  du  Maryland. 

—  Si  vous  n'aviez  pas  trop  envie  de  dormir. 
Elie,  je  vous  dirais  l'influence  que  peut  avoir  sur 
la  vie  d'un  homme  l'objet  en  apparence  le  plus 
indifférent,  la  plus  mince  bagatelle. 

—  Mais  encore  !'... 

—  Un  chapeau  de  velours,  par  exemple... 

—  Un  quoi?  dit  le  marqnis  qui  crut  rêver. 

—  Un  chapeau  de  velours. 

—  Oh  !  parbleu  non,  je  n'ai  i)as  envie  de  dor- 
mir! s'écria  le  manjuis;  Ihistoire  commence 
trop  bien...  Mais  quelle  diable  d'analogie?... 

—  Patience!...  dit  M.  de  Sorges.  Il  y  a  eu  deux 
ans  cet  hiver  que  j'accompagnais  un  matin  ma 
cousine,  la  baronne  de  Varignan,  chez  sa  mar- 
chande de  modes,  place  de  la  Bourse.  Pendant 
ces  mille  détails  de  rul)ans,  de  gaze  et  de  colifi- 
chels,  qui  sont  une  si  grande  affaire  pour  la  fem- 
me la  plus  raisonnable,  je  me  trouvai  un  peu 
dépaysé,  et  pensant  à  un  tout  autre  monde,  mes 
regards  erraient  à  l'aventure...  » 

—  Peste!  dit  le  marquis,  il  y  a  quelquefois 
dans  ces  lieux-là  de  fort  jolies  choses  à  voir. 

—  Mes  yeux  se  portèrent  enfin  par  hasard, 
poursuivit  Enguerrand,  sur  un  chapeau  placé 
dans  un  angle  du  magasin... 

—  Un  cha|)enu  de  velours!  dit  le  marquis, 
sur  une  tête  délicieuse,  une  brune,  des  regards 
de  feu,  véritable  type  d'Andalouse... 

—  Mais  non  !  dil  Enguerrand. 

—  Alors  quebpie  blonde  fille  d'Ossian,  aux 
yeux  bleus. ..Je  vois  ça  d'ici... 

—  Vousvoyez  mal,  mon  ami;  ce  chapeau  était 
tout  simplement  sur  un  crochet. 

—  Ah!...  dit  le  marquis  déroulé. 

—  Je  regardai  d'abord  ce  chapeau  avec  dis- 
traction, sans  bien  le  voir;  puis  sa  forme  me  pa- 
rut gracieuse,  jeune,  suave;  et  moi  aussi  je  le 
plaçai  ,  dans  mon  imagination,  sur  une  tête 
inéale,  ravi-sanle  de  grâce  et  de  beauté...  La 
pensée  est  si  promple  à  notre  âge  !...  Avec  ce 
chapeau,  je  fis  tout  un  roman.  Pendant  cet  in- 
tervalle, ma  cousine  m'adressa  la  parole,  et  r.t 
beaucoup  de  ce  que  je  ne  lui  répondis  pas...  Et 
ne  voilà-l-il  pas  <iue,  pour  couronner  ma  folie, 
je  finis  par  demander  à  la  marchande  de  modes 
pour  qui  était  ce  chapeau.  Elle  me  répondit, 
d'une  façon  toute  gracieuse,  qu'il  avait  été  coni- 
niandé  par  la  vicomtesse  de  r>orn.  Ce  nom  m'é- 
tait inconnu. 

—  Et  à  moi  aussi,  dil  le  marquis. 

—  Mais,  poursuivit  Enguerrand,  ma  cousine 
lit  une  réflexion  si  peu  obligeante  pour  la  beauté 
de  cette  dame,  à  propos  du  chapeau  qui  lui 
était  destiné,  que  j'en  conclus  qu'elle  devait 
être  rharmanle.  Et,  malgré  moi.  le  nom  de  la 
vicomtesse,  le  chapeau  que  j'avais  sous  lesyeux, 
et  la  figure  que  j'avais  rêvée  depuis  un  quart- 
d'heure  se  mêlèrent  dans  mon  imagination,  s'u- 
nirent à  devenir  inséparables,  à  me  troubler 
d'une  façon  ipii  me  paraissait  si  ridicule,  que  je 
lis  mes  crtx)rls  pour  penser  à  autre  chose.  J'y  au- 
rais probablement  réussi,  car  nous  allions  sor- 


—  320  — 


tir;  mais  pendant  que  la  baronne  de  Varignan 
donnait  (]iicl(Hic,s  dernières  insirnclions,  un 
coupé  s'arrûta  tout  à  coup  devant  la  porte.  Une 
dame  se  pencha  à  la  portière,  et  dit  (pielques 
mots  à  un  laquais  qui  entra  aussitôt  etdemanda  : 

—  Le  chapeau  de  madame  la  vicomtesse  de 
Born  ! 

—  Je  tressaillis  à  ce  nom,  et,  me  tournant  vi- 
Tcment,  j'aperçus  à  la  portière  de  ce  coupé... 
une  femme...  ou  plutôt  un  ange!...  que  vous 
dirai-je  ?...  mon  rêve  de  tout  h  l'heure  !...  dites 
que  l'étais  fou  dans  ce  inomcni  là  ;  soit.  Mais 
c'était  bien  ces  traits  suaves,  cette  blinchcur 
éblouissante,  ces  yeux  bleus  si  tendres,  ce  Ion;; 
regard  si  vague  <t  si  doux,  ces  beaux  cheveux 
blonds  qui  tombaient  en  gerbe...  cette  bouche 
si  fine  qui  ne  souriait  pas,  et  qui  semblait  n'être 
faite  que  pour  le  sourire...  et  je  restai  dans  ce 
magasin,  immobile,  treraldanl,  fasciné...  Le  cha- 
peau fut  emporté;  la  voilure  .s'ébranla  ;  la  vision 
disparut.  .Ma  cousine  me  touclia  le  bras,  pour 
m'avertir  qu'elle  sortait  ;  elle  n'avait  rien  vu,  elle. 
Et  elle  me  raillait  gaiment  sur  ma  distraction 
inaccoutumée. 

—  Eu  vérité,  mon  cousin,  me  disait-elle,  je  ne 
vous  ai  jamais  vu  ainsi.  Je  suis  tentée  de  croire 
que  vous  avez  une  passion. 

li^—  La  baronne  avait  raison;  j'étais  amou- 
reux... Elie..,  amoureux  fou  de  la  vicomtesse 
de  Born!... 

_  Ke  vous  Richez  pas,  très  cher,  dit  le  mar- 
quis, mais,  sur  mon  honneur,  fou  est  le  mot. 

—  Dès  ce  jour,  continua  Enguerrand,  mon 
esprit  n'eut  qu'une  occupation,  qu'un  but  ;  arri- 
ver jusqu'à  celte  femme  angélique,  ne  fût-ce  que 
pour  mourir  à  ses  pieds...  Oh!  c'est  que  je  l'ai- 
mais comme  on  n'aime  qu'une  fois...  Ma  vie 
avait  bien  été  jusqu'à  ce  jour  traversé  à  par  ([uel- 
ques  unes  de  ces  inclinations  passagères,  (jui 
semblent  distraire  nos  heures  de  loisir,  plulol 
qu'elles  ne  nous  occupent  sérieusement;  mais 
en  voyant  cette  léle  admirable,  tlie,  je  sentis  que 
c'était  là  mon  premier  amour.  A  vmgt-iieuf  ans, 
on  ne  se  trompe  pas  sur  une  appréciation  de  ce 
genre...  .Uiisi,  je  gardais  au  fond  de  mon  àmece 
souvenir  et  ce  nom.  Je  faisais  un  temple  à  cette 
idole  de  toutes  mes  pensées...  et  je  m'entourais 
d'iH.e  triple  cuirasse  de  silence  et  de  mystère, 
jiuur  cacher  à  tous  cet  amour.  Si  j'entendais 
prononcer  dans  le  monde  le  nom  de  la  vicom- 
tesse de  liom,  je  me  sentais  rougir,  comme  si 
tous  les  yeux  eussent  dû  deviner  mon  secret.  El 
jamais  je  n'osai  hasarder  une  interrogation,  ja- 
mais je  ne  fus  assez  maître  «le  moi-même  pour 
m'inlormcr  de  ce  (lue  je  désirais  le  plus  savoir. 
Toucher,  par  une  question,  à  la  vie  de  cet  ange, 
me  semblait  une  indigne  profanation. 

J'appris  iiar  hasard  son  adresse  ;  et  dès  ce 
jour,  j  évitai  de  passer  devant  les  portes  de  son 
hôtel.  El  cependant  je  la  cherchais  dans  le  mon- 
de, au  spectacle,  à  l'église...  C'est  que  là  elle  était 
au  milieu  de  l'air  ([ue  tout  le  monde  respire; 
tandis  que,  chez  elle,  il  y  avait  tout  un  enfer  en- 
tre elle  et  moi  :  un  mari  !  Pendant  plusieurs  se  • 
maines  mes  recherches  furent  vaines  ;  les  bals, 
les  concerts,  les  raouts  restèrent  vides  pour  moi  ; 
je  me  désespérais,  et  cependant  je  ne  me  lassais 
point.  Ln  soir,  enfin,  chez  la  comtesse  deChave- 
lines,  seul  à  l'écart,  derrière  une  table  de 
joueurs,  peudaul  que  le  bal  était  le  plus  animé, 


j'entendis  à  deux  pas  une  voix  que  je  n'avais  ja- 
mais entendue  ailleurs,  et  (pie  je  reconnus  ce- 
pendant je  vous  jure,  car  un  nuage  passa  sur 
mes  yeux  et  je  me  sentis  jiàlir...  C'était  bienc^Ue! 
Vous  direce  que  j'é,irouvai  quand  ce  long  re- 
gard doux  et  velouté  rencontra  le  mien?  un 
éclair  ineffable  de  magnétisme...  le  bout  des  ai- 
les d'un  angequi  etlleura  mes  yeux!...  Elle  me 
sembla  ju-esque  surprise,  me  parut  chercher  un 
souvenir.  L'homme  ijui  lui  parlait  élait  un  vieil- 
lard gros  et  jovial  sans  manières,  qui  n'avait  rien 
de  cette  dignité  que  l'âge  suffit  souvent  à  nous 
donner.  Je  demandai  le  nom  de  cet  homme  en 
tremblant  pour  elle;  je  ne  m'étais  pas  trompé; 
celait  bien  là  le  vicomte  de  Born  ! 

Et  alors  je  la  cherchai  hardiment,  je  marchai 
vers  elle  avec  assurance;  il  me  semblait  que  je 
venais  de  prendie  l'engagement  de  la  proléger, 
de  la  soutenir..,  INeriez  pas,  Elie!...  Je  vous  jure 
que  je  n'avais  jias  une  pensée  qu'une  vierge  n'eût 
pu  avouer. 

—  Et  quand  nous  fûmes  en  présence,  quand 
une  contredanse  nous  eut  réunis  pour  quelques 
instans,  je  ne  sais  où  je  trouvai  mes  paroles,  d'où 
me  vinrentla  confiance  et  la  persuasion,  mais 
avant  lu  fin  du  bal,  elle  m'avait  dit  : 

—  Je  vous  crois  !  et  comment  ne  vous  croirai- 
je  pas,  puisijue  tout  ce  que  vous  me  dites,  je  l'ai 
éprouvé  du  même  instant  que  vous,  du  jour  où 
le  hasard  nous  a  mis  en  face  l'un  de  l'autre  pour 
ne  plus  nous  oiildier!...  Seulement,  ajouta-t- 
elle  avec  un  sourire  inexprimable  de  douceur 
et  d'abandon,  j'ai  été  plus  curieuse  que  vous.  Je 
sais  qui  vous  êtes;  on  me  l'a  dit  un  jour  au  bois 
où  vous  ne  m'avez  pas  vue;  je  me  cachais  au  fond 
d'une  voiturc.On  m'a  dit  que  vous  étiez  le  plus 
loyal  des  hommes,  etvousvoyez  que  je  l'ai  cru!... 

—  Pauvre  vicomte  !...  dit  le  manpjis. 

—  Attendez  encore  un  peu  pour  le  plaindre, 
mon  ami,  dit  Enguerrand.  A  la  suite  de  cette 
rencontre,  je  revins  chez  moi,  ne  devant  revoir 
cette  femme  angélique  que  plusieursjours  après. 
C'était  trop  attendre  maintenant;  je  ne  pouvais 
plus  vivre  que  par  elle  et  pour  elle...  Je  lui 
écrivis.  Baphaél,  mon  valet  de  chambre,  qui 
m'est  attaché  depuis  bien  des  années ,  fut  char- 
gé du  soin  de  lui  remetlre  ma  lettre,  une  lettre 
hien  ardente,  folle,  ridicule,  sans  doute...  mais 
sincère  du  moins.  Quand  Haphaèl  rentra,  je 
1  interrogeai  avidement  ;  il  me  réj^ondil,  avec 
son  calme  d'Alsacien  que  vous  lui  connaissez,  et 
sans  se  presser,  qu'il  avait  vu  la  vicomtesse  de 
born...  qu'il  lui  avait  remis  ma  lettre  à  elle-raê- 
uie,  et  qu'elle  n'avait  rien  répondu,  son  mari 
étant  entré  chez  elle  presque  aussitôt.  J'aurais 
vainement  voulu  en  savoir  davantage  ;  Raphaël, 
ordinairement  observateur.et  psychologit,te,resta 
iroid  ce  jour-là  et  évidemment  de  mauvaise  hu- 
meur. Je  le  brusquai  et  je  le  renvoyai.  Il  sortit 
sans  sexcuser;  comme  s  il  avait  eu  lui-même 
quelque  reproche  à  me  faire. 

11  y  avait  une  demi-heure  que  j'étais  seul 
dans  ma  chambre,  réfléchissant  aux  suites  de 
cette  histoire  que  je  venais  de  commencer  ainsi 
sans  me  demander  le  chemin  ni  le  but.  Vingt  ré- 
solutions se  présentaient,  je  ne  m'arrêtais  à  au- 
<:iinc;  je  nie  contentais  de  répéter  :  où  vais- 
je;'...  El  puis  dans  ce  chaos  de  pensées  sages  ou 
déraisonnables,  iristes  ou  riantes,  m'apiiarais- 
saicnl  toujours  une  image  si  belle,  si  chère,  si 


aimée!...  alors  je  ne  disais  plus  ou  vais-je  ?  mais 
j'allais  les  yeux  fermés. 

Ra|)liaél  rentra  dans  cet  intervalle,  d'un  air 
assez  effaré. 

—  Qu'est-ce,  lui  dis-je  ? 

—  Monsieur...  une  personne...  et  il  hésitait 
en  parlant. 

—  Mais  parle  donc,  quelle  personne  ?... 

—  Hé  bien  !...  dit-il  en  se  penchant  vers  moi, 
avec  un  air  de  reproche,  le  mari  ! ... 

—  Le  vicomte  de  born  ?...  m'écriai-je  un  peu 
surpris. 

—  Oui  !  le  vicomte,  dit  Raphaël  en  hochant  la 
tête,  monsieur  aurait  bien  pu  nous  épargner 
cette  visite. 

—  Tais-toi!...  Fais-le  entrer!... 

Raphaël  fit  deux  pas  vers  la  porte,  puis  il  re- 
vint. 

—  Monsieur,  me  dit-il  humblement,  vous  en 
savez  plus  que  moi  dans  ces  sortes  d'alîaires,  et 
sur  toute  autre  chose  aussi,  mais  vous  ne  doutez 
pas  de  mon  attachement  non  plus  ?... 

—  Je  sais  que  tu  m'aimes,  Raphaël,  mais  je 
sais  aussi  que  tu  abuses  depuis  quelque  temps 
beaucoup  trop  des  privilèges  de  ton  attache- 
ment pour  ton  maître.  Après  ?... 

—  Eh  bien!  me  dit  alors  Raphaël  tout  ému, 
croyez-moi,  monsieur,  suivez  mon  avis  en  celle 
occasion  :  dites  au  vieux  que  ce  n'est  pas  sérieu- 
sement que  vous  avez  écrit  à  sa  femme...  parole 
d'honneur  il  le  croira!... 

Pour  le  coup  je  me  levai  en  colère  : 

—  Ah  ça!  es-tu  foui*  lui  dis-je  en  élevant  la 
voix,  fais  entrer  cel  homme,  ou  pardieulje  vais 
le  chercher  moi-même... 

Raphaël  levales  bras  au  ciel  et  introduisit  le 
vicomte. 

Je  vous  avoue  néanmoins  que  l'issue  de  cette 
scène  me  préoccupait  un  peu  ;  j'étais  mal  à  mon 
aise  et,  quoi  qu'on  en  dise,  je  n'avais  pas  le  rôle 
le  plus  gai.  Le  vicomte  de  Born  entra  d'un  saut 
dans  ma  chambre,  et  si  précipitamment,  que  je 
regardai  du  côté  où  était  suspendue  monépée... 

—  Ah!...  ouf  !...  permettez!,.,  diable  !que!ii; 
chaleur!...  dit-il,  en, se  jetant  dans  un  fauteuil 
que  je  ne  lui  avais  pas  offert  et  qu'il  remplit  de 
sa  rotondité. 

Je  m'inclinai  un  peu  surpris  de  cette  manière 
d'entamer  une  explication. 

—  Monsieur  le  comte,  médit  alors  M.  de 
Born ,  mon  âge  me  permet  de  vous  parler  assis. 

Il  dit  ces  mots  avec  une  sorte  de  noblesse  qui 
me  rendit  le  sentiment  de  notre  mutuelle  situa- 
lion. 

—  J'attends  vos  ordres ,  monsieur  le  vicomte , 
répondis-jc  debout  et  sans  le  regarder. 

—  Parbleu  ,  jeune  homme,  dit  alors  le  vieil- 
lard gaillardement,  je  n'ai  aucun  ordre  à  vous 
donner.  J'ai  seulement  une  question  à  vous  faire. 
Où  avez-voiis  déjeuné  ce  matin  ? 

— Monsieur  !...répondis-je,  croyant  avoir  mal 

entendu. 

—  J'ai  l'honneur  de  vous  demander  où  vous 
avez  déjeûné  ? 

—  Chez  moi,  monsieur,  mais  une  question 
pareille... 

—  Seul ,  demanda  le  vicomte. 

—  Seul!... 

—  Alors,  monsieur,  me  dit  le  vicomte  en  se 
levant,  c'est  de  sang-froid  que  vous  vous  êtes 


357  — 


moqué  de  ma  femme...  Vous  éles  impardonna- 
ble !... 
Je  restai  stupéfait  devant  cette  conclusion. 

—  Voilà  voire  lettre,  monsieur,  poursuivit 
M.  de  Born;  vous  dites  h  ma  femme,  entre  autres 
billevesées,  nue  ses  paroles  vous  ont  autorisé  à 
lui  tenir  le  langage  que  vous  lui  tenez...  Et  vous 
savez  bien,  monsieur  que  vous  n'avez  jamais 
échangé  une  phrase  avec  ma  femme  ? 

Je  regardais  la  lettre  et  le  vicomte  sans  mot 
dire,  et  je  ne  m'expliquais  les  singulières  paroles 
qu'il  m'adressait  que  par  une  fausse  confidence 
de  la  vicomtesse.  Je  vous  avoue  que  mon  rù\e 
commençait  h  me  paraître  lourd.  Je  n'ai  jamais 
été  de  ces  hommes  qui  mettent  leur  orgueil  et 
leur  joie  dans  la  honte  et  le  malheur  d'un  autre; 
la  bizarrerie  de  ma  première  rencontre  avec  la  vi- 
comtesse de  Born  avait  tout  fait  jusqu'ici.  Main- 
tenant je  me  sentaiscoupal>le,jeme  condamnais 
moi-même,  et,  sans  songer  que  je  devais  être  fort 
gauche  ,  je  restais  muet. 

—  Allons ,  .liions ,  me  dit  tout  à  coup  avec 
bonhomie  M.  de  Born  ,  vous  avouez  votre  esca- 
pade... j'en  étais  sur...  pure  espièglerie  d'écolier, 
tour  de  page...  J'en  ai  fait  bien  d'autres,  moi 
qui  vous  parle.,.  Mais  ,  voyez -vous  ,  c'est  que  la 
vicomtesse  avait  pris  la  chose  au  sérieux,  et  ma 
foi,  elle  se  fâchait  tout  rouge...  Reprenez  votre 
lettre,  mon  jeune  ami,  touchez-là  et  n'en  par- 
lons plus... 

Et  cela  dit,  le  vicomte  s'en  alla  comme  il  était 
venu. 

Ily  avait  le  soir  même  une  signature  de  con- 
trat de  mariage  chez  le  baron  de  Roselles  dont  la 
fille  épousait  noire  ami  Arthur  de  Raumonl.  J'y 
étais  invité  comme  témoin,  et  je  ne  pouvais  me 
dispenser  dès  lors  d'y  paraître.  11  m'en  coilla 
cruellement,  car  je  savais  que  les  Roselles  et  les 
de  Born  avaient  quelque  parenté.  En  y  réfléchis- 
sant, je  ne  i>ouvais  traduiie  la  conduite  de  ma- 
dame de  Born  que  par  une  coquetterie  insigne 
ou  au  moins  une  légèreté  bien  grande,  et  il  m'é- 
tait i)énible  de  me  retrouver  si  tùt  en  présence 
d'une  femme  que  j'avais  placée  si  haut  et  qui  ne 
devait  plus  être  pour  moi  «lu'une  idole  brisée, 
qu'un  beau  rêve  elîacé  Et  ceiiendant  le  premier 
regard  qui  rencontra  le  mien  en  entrant  dans  1<; 
salon  de  M.  de  Roselles  fut  celui  que  j'avais  dé- 
siré le  plus  éviter.  Madame  de  born  me  parut 
aussi  calme  que  la  veille,  aussi  bienveillante 
pour  moi,  sans  alfectalion  comme  sans  embar- 
ras. J'en  fus  indigné,  et  je  sentis  que  je  ne  lui 
pardonnerais  de  ma  vie.  L'amour-propre  vint 
pourtant  à  mon  aide,  et  après  îles  eltorts  surhu- 
mains et  des  tortures  de  martyr,  je  finis  par  at- 
teindre une  galté  si  bruyante  que  je  m'étourdis 
moi-même  et  je  dus  étonner  bien  des  gens. 

Enfin,  comme  on  passait  dans  une  pièce  voi- 
sine pour  e.\aniiner  le  magnifique  trousseau  de 
la  mariée,  j'entendis  une  voi.\  bien  connue  pro- 
férer ces  paroles,  dites  seulement  pour  mon 
oreille  : 

—  Pouniuoi  vous  faites  vous  si  gai,  mon  Dieu  ! 
Vous  me  faites  peur?... 

Je  me  retournai,  malgré  moi,  et,  en  vérité,  les 
traits  de  madame  de  Born  exprimaient  une 
an.\iété  si  vive  (|ue  je  sentis  mes  résolutions  fai- 
l)br.  Maisjesusuie  coulraindre,  et  je  répondis 
avec  légèreté  : 


I      —  Une  visite  que  j'ai  reçue  ce  matin  a  fait  de 
I  moi  le  plus  jovial  des  hommes!... 
j      La  vicomtesse  me  regarda  avec  une  surprise 
]  qui  me  parut  bien  jouée,  et  nous  fiimes  séparés 
I  par  la  foule  des  invités  pour  un  instant. 
I      Quelques  minutes  après,  le  hasard  nous  remit 
en  présence;  j'entrai,  pour  échai)per  à  la  cha- 
leur, dans  un  boudoir  où  il  y  avait  une  table  de 
jeu  abandonnée  :  la  vicomtesse,  que  la  même 
raison  y  avait  attirée,  était  assise  sur  un  divan, 
tournant  le  dos  à  la  porte,  et  dans  l'attitude  de 
la  méditation.  Au  bruit  que  je  fis  en  entrant, 
elle  se  retourna  et  me  sembla  émue  en  me  voyant. 
Je  fis  un  mouvement  pour  me  retirer,  après 
une  excuse  froide  et  brève  ;  mais  aussitôt  elle  se 
leva  et  me  dit  très  vite  : 

—  Vous  me  cachez  quelque  chose  ?...  Un  mal- 
heur peut-être!...  Vous  n'êtes  pas  le  même!.... 
C'est  peut-être  mal  ce  que  je  dis  là,  mais  je  ne 
sais  pas  feindre,  moi  !... 

—  Vous  ne  savez  pas  feindre?  répondis-je 
alors  avec  un  sourire  amer...  Uh!  madame!... 

Et  il  y  avait  dans  l'expression  de  ces  derniers 
mots  un  doute  si  profond,  si  blessant,  qu'elle  pft- 
lit,  etje  vis  rouler  sur  sa  joue  une  larme  qu'elle 
ne  songea  pas  d'abord  à  essuyer.  Il  faudrait  que 
vous  eussiez  aimé,  mon  cher  Elle,  pour  com- 
prendre toute  la  puissance  d'une  larme,  quand 
le  cœur  est  plein,  quand  ilsurabonde-de  la  pen- 
sée d'une  femme,  de  son  image,  de  son  amour... 
Cette  larme  était  née  à  peine  que  j'étais  aux  ge- 
noux de  madame  de  Born. 

—  Oh!  pardonnez-moi  !...  lui  disais-je,  par- 
donnez-moi!... Mais  aussi  pourquoi  me  faire 
jouer  un  rôle  pareil  devant  votre  mari  ? 

—  Mon  mari!...  s'écria-t-elle  avec  une  ex- 
pression toute  singulière;  mon  mari;  et  elle 
m'interrogeait  du  regard  avec  une  surprise  qui 
tenait  de  l'épouvante. 

—  Mais  certainement!...  répondis-je,  sans 
quitter  ma  position  suppliante,  et  j'allais  en  dire 
davantage,  lorsque  tout  à  coup  une  grosse  voix 
retentit  derrière  nous. 

—  Oh  !  oh  !  s'écria  l'interrupteur,  un  homme 
aux  pieds  de  ma  nièce  ?...  l'arbleu  !  mais  je  ne 
trompe  pas...  C'est  l'amoureux  de  ma  femme  !.,. 

El  me  relevant  aussitôt  avec  précipitiilion,  je 
rei:onnus  le  vicomte  de  Born. 

—  Monsieur,  me  dit-il  alors  jilus  gravement, 
j'espère  que  celte  Ibis  ce  n'est  plus  une  plaisan- 
terie et  que  vous  m'autorisez  à  prévenir  des  ce 
soir  madame  de  Born  ,  que  vous  viendrez  de- 
main lui  demander  la  main  de  sa  nièce,  ma- 
demoiselle Aurélie  de  Charmes. 

—  Monsieur,  lui  nponilis-je  avec  autant  de 
confusion  que  de  bonheur,  vous  prévene/  tous 
mes  vœux,  en  vous  assurant  la  reconnaissance 
de  ma  vie  entière. 

Mademoiselle  de  Charmes,  témoin  muet  de 
cette  scène,  ne  chercha  pas  à  dissimuler  sa  joie; 
lorsque  nous  sortîmes  ensemble  de  ce  bouUoir, 
oi'ij  étais  entré  si  malheureux,  elle  me  dit  seule- 
ment: 

—  Je  saurai  un  jour,  n'est-ce  pas,  le  mot  de 
cette  énigme  qui  me  fait  si  heureuse  ?... 

—  Le  mot  :'  répoiiilis-jc  en  riant  de  mes  sou- 
venirs :  —  Lu  cliapeau  de  velours  !... 

Et  M.  de  Sorges  se  tut  après  ces  dernières  pa- 
roles. 

—  Je  comprends  tout,  mais  un  peu  tard,  s'é- 


cria,  en  se  levant,  le  marquis;  la  vicomtesse étai^ 
vieilleet  laide...  sa  nièce  un  ange...  Tenez,  En- 
guerrand,  vous  m'avez  donné  envie  de  me  ma- 
rier... Allons  nous  coucher'... 

Albert  de  Calvimoxt. 
{L'Europe  motiarchifjue.) 


{Lt  Journal  de  Smyr/ie  donne  les  curieux 
renseignemens  que  l  on  va  lire  sur  les  effets 
d'électricité  extraordinaires  qui  se  sont  manifes- 
tés dans  le  rapprochement  de  deux  jeunes  filles. 
Les  journaux  français  avaient  déjà  parlé  de  ce 
phénomène,  mais  leurs  récits  étaient  un  peu 
vagues.  Ce  qui  suit  est  à  la  fois  plus  complet  et 
plus  positif.) 

Dhespina  et  Zabélula  sont,  la  première  âgée 
de  20  i  22  ans,  et  la  seconde  de  16.  Celle-ci 
n'habite  que  depuis  trois  mois  seulement  la 
ville  de  Smyrne,  et  n'a  eu  l'occasion,  par  consé- 
quent, de  connaître  et  de  cohabiter  avec  Dhes- 
pina que  depuis  ce  court  espace  de  temps. 
L'aînée  de  ces  demoiselles  est  d'une  constitution 
saine  et  vigoureuse;  la  plus  jeune,  quoique 
jouissant  aujourd'hui  d'une  bonne  santé,  a  eu 
néanmoins  à  souffrir,  pendant  un  temps  assez 
long,  d'une  affection  scrofuleuse. 

Aux  premiers  moments  de  leur  réunion,  ces 
jeunes  i)ersonnes  n'ont  pas  eu  à  s'aperceroir 
des  singuliers  phénomènes  que  leur  rapproche- 
ment ilélermine  aujourd'hui;  et  cela,  soit  à 
cause  d'un  défaut  d'intimité  qui  ne  leur  per- 
mettait pas  d'être  à  tout  instant  en  présence  et 
en  relations  très-familières,  soit  également  par 
rapport  à  certaines  conditions  organiques  ou 
atmosphériques  contraires  au  libre  et  facile  dé- 
velo|ipement  de  leur  électricité. 

iNéanmoins,  il  ne  s'est  pas  passé  longtemps 
avant  que  ces  diverses  circonstances  ne  se  trou- 
vassent réunies  et  que  l'apparition  de  phénomè- 
nes électriiiues  bien  puissants  et  tout  à  fait  im- 
coiupréhensiblcs  (lour  l'esprit  de  ces  jeunes 
filles  et  jioiir  leurs  alentours,  ne  vinssent  jeter 
l'épouvante  au  milieu  de  toute  la  famille.  Une 
nuit,  en  effet,  qu  elles  se  trouvaient  dans  un 
appartement  du  rez-de-chaussée,  à  une  heure 
déjà  avancée,  et  que  debout,  ou  assises,  elles 
étaient  Irès-rapproeliées  de  la  porte  d'entréf, 
elles  eu  entendirent  tout  a  coup  craquer  les  pa- 
rois, et  i)uis  cogner  même  sur  cette  porte.  Pen- 
sant, au  premier  instant,  qu'un  des  habitants  de 
la  maison  voulait  pénétrer  dans  l'apparteracat 
(lies  crièrent  d'entrer,  mais  personne  ne  parais- 
sait, et,  le  bruit  continuant  toujours,  elles  s'a- 
vancèrent rapidement  vers  cette  direction,  déjà 
épouvantées...  .>lais  quelle  ne  fut  pas  leur  frayeur 
lorsque,  collées  toutes  deux  contre  les  parois 
de  la  porte,  elles  entendirent  les  craquomens  et 
les  secousses  redoubler  de  vigueur  !  Elles  appe- 
lèrent au  secours .  le  reste  de  la  famille  survint, 
et  chacun  demeura  convaincu  de  lappariiion  de 
voleurs,  qui  s  étaient  hâtés  de  prendre  la  fuite  à 
la  première  alarme.  Ces  demoiselles  s'élant  sé- 
parées immédiatement  après  cette  alerte,  tout 
rentra  dans  l'ordre,  et  ce  n'a  été  que  queli]ucs 


—  328  — 


jours  apri's  qiriin  second  r.i|iprochenient  donna 
lieu  à  dis  incidens  à  peu  \n-ts  semblables.  Cette 
fois  les  babitans  de  la  maison  eurent  tout  le  loisir 
de  se  convaincre  qu'il  ne  s'agissait  ni  de  voleurs 
ni  d'escalade,  mais  bien  de  jdicnomènes  d'une 
tout  autre  nature. 

Cependant  l'tvénement  ne  fut  pas  ébruité. 
Dessoui)(;ons  sur  (juel(|ue  intervention  surna- 
turelle engagèrent  d'abord  à  tenir  le  fait  secret. 
Bientôt  après,  tout  in/îV  ayant  de  rechef  cessé, 
un  calme  nouveau  rentra  dans  la  maison  et 
flans  l'esprit  des  jeunes  personnes.  1/on  peut 
attribuer  cette  suspension  des  plu'noménes  élec- 
triques aux  pluies  (|ui  se  sont  récemment  succé- 
dé pendant  à  peu  près  deux  semaines,  l'humidité 
de  l'atmosphère  devenant,  comme  chacun  sait, 
un  obstacle  au  libre  jeu  de  l'électricité. 

Mais  depuis  une  quinzaine,  le  temps  s'étant 
remis  au  beau,  l'atmosphère  étant  parfaitement 
sèche  et  le  ciel  serein,  l'état  éleclri(iue  de  Dhes- 
pina  et  de  Zabétnla  se  reproduisit  avec  une  nou- 
velle vigueur.  Dès  lors,  l'événement  ayant  ac- 
quis de  la  publicité,  nous  avons  pu  nous-mêmes 
en  être  témoins. 

C'est  dans  la  soirée  du  7  que  nous  nous  sommes 
rendus  dans  la  maison  habitée  par  ces  deux 
jeunes  personnes,  en  compagnie  de  MM.  Joseph 
de  Cramer,  Frédéric  de  Cramer,  Jules  Tricon  et 
Ant.  Ewards,  ce  dernier  appartenant  à  la  rédac- 
tion de  ce  journal,  ainsi  qu'avec  MM.  les  doc- 
teurs Raffinesque,  J.  Edwads,  Masgana  et  Balla- 
dur. iNonsy  avons  trouvé  M.  le  docteur  Wood 
et  beaucoup  d'autres  personne  déjà  réunies. 
Nous  avons  déjà  dit  que  nous  arrivions  munis 
d'une  grande  dose  de  scepticisme,  nous  attendant 
à  avoir  quelque  supercherie  à  dévoiler,  ou  bien 
à  constater  ciuelqn'une  de  ces  erreurs  d'unagi- 
nation  (pii,  au  moyen  de  l'éloignement,  ont  l'air 
d'enfanter  des  prodiges.  Nous  ne  connaissions  en 
aucune  manière  les  gens  de  la  maison,  et  par 
conséquent  nous  étions  excusables  en  prenant 
nos  réserves.  iN'ous  croyons  pouvoir  affirmer, 
du  reste,  que  pas  un  seul  de  nos  amis  ne  se 
sentait  dans  des  dispositions  plus  bienveillantes 
que  les  nôtres. 

L'on  éprouva  d'abord  beaucoup  d'opposition 
de  la  jiari  des  deux  jeuues  personnes  qui 
n'étaient  guère  disposées  à  venir  ainsi  se  donner 
en  spectacle  devant  une  aussi  nombreuse  réu- 
nion. Mais  enfin  leur  répugnance  naturelle 
ayant  été  vaincue,  nous  nous  trouvâmes  à  même 
d'obser\er,  à  notre  grande  surprise,  les  phéno- 
mènes bien  extraordinaires  dont  nous  allons 
donner  le  fidèle  narré. 

11  était  huit  heures  trois  quarts  lorscjue  Dlies- 
pina  et  Zabétula  entrèrent  pour  ainsi  dire  en 
séance.  Lèvent  était  au  N.,  le  ciel  serein,  l'at- 
mosphère sèche.  Le  thermomètre  s'était  main- 
tenu pendant  toute  la  journée  au  5  et  S'  au  des- 
sus de  zéro  R.  et  la  pression  almospiiériqiie  avait 
été  constamment  île  :!S  pouces  5  lignes.  En  ren- 
trant vers  minuit  dans  notre  domicile,  nous 
avons  pu  constater  (|ue  le  baromètre  et  le  ther- 
momètre n'avaient  point  subi  de  variations. 

L'appartement  a.ssez  vaste  où  l'on  se  trouvait 
placé  est  au  rez-de-chaussée;  il  est  percé  de 
quatre  fenêtres ,  dont  deux  ouvrant  sur  la  rue  et 
les  deux  latérales  sur  la  cour  de  la  maison;  le  sol 
est  couvert  en  planches,  et  au  moment  dont  il 
s'agit,  il  était  garni  d'un  tapis  en  laine.  L'appar- 


tement contenait  un  lit  et  quelques  meubles 
clairsemés.  Dans  l'un  des  angles  du  fond ,  exac- 
tement entre  les  deux  rangées  de  fenêtres,  un 
sofa  était  placé  sur  la  ligne  de  direction  du  mur 
longeant  la  rue,  et  une  petite  table  sur  la  ligne 
de  direction  du  mur  longeant  la  cour.  Le  sofa 
était  formé  d'un  matelas  bourré  en  laine,  et  la 
petite  table  était  de  bois  blanc  commun,  peinte 
en  noir ,  recouverte  d'une  pièce  de  toile  cirée  et 
munie  d'un  tiroir  à  sa  partie  antérieure.  Cette 
table  appuyait  exactement  contre  l'une  des  fe- 
nêtres qui  s'élevait  au  dessus  d'elle  et  qui  se 
trouvait  garnie  à  sa  face  antérieure  ,  et  au  niveau 
du  mur ,  d'un  grand  nombre  de  vitres.  Le  pour- 
tour des  fenêtres  était  recouvert  en  bois  peint. 
Ainsi,  au  point  même  où  les  deux  jeunes  filles 
allaient  se  placer,  il  existait  une  réunion  de  corps 
susceptibles  de  conditions  électriques  de  nature 
diverse. 

Dliespina  et  Zabétula  vinrent  se  placer,  la 
première  sur  le  sofa  et  par  conséquent  au  haut 
bout  de  la  table,  la  seconde,  vis  à  vis  de  sa  com- 
pagne, à  un  pied  de  distance  et  vers  le  milieu  de 
celte  table.  L'une  et  l'autre  touchaient  la  table, 
soit  avec  leurs  mains  posées  sur  ce  meuble ,  soit 
avec  leurs  corps;  mais  ces  deux  femmes  ;/'«/«/>/(/ 
pas  entre  elles  en  contact  immédiat.  Les  jior- 
tesetles  fenêtres  de  l'appartement  étaient  her- 
métiquement fermées. 

Il  s'était  à  peine  écoulé  quelques  minutes 
qu'un  bruit  semblable  à  un  lé,5cr  craquement, 
ayant  lieu  le  long  des  parois  de  la  table,  se  fit 
aussitôt  sentir;  ce  bruit  pouvait  être  comparé  à 
celui  de  la  semelle  d'une  botte  criant  sur  le 
plancher,  mais  avec  certaines  variations  d'inten- 
sité, ce  bruit  n'était  pas  continu,  mais  entre- 
coupé. Tel  a  été  le  seul  phénomène  qui  a  d'abord 
apparu ,  et  qui  s'est  maintenu  de  la  sorte  pen- 
dant au  delà  d'un  quart  d'heure.  Au  bout  de  ce 
terme,  un  bruit  sec  et  fort,  partit  de  la  table, 
semblable  pour  l'intensité,  mais  non  pour  la 
nature  du  son ,  à  un  coup  de  poing  uni  aurait 
été  vigoureusement  porté  sur  ce  meuble.  Ce 
choc  ou  celte  détonation  rappelait  très  bien  le 
bruit  occasionné  par  la  décharge  d'une  faible 
bouteille  de  Leyde. 

Du  moment  où  ce  premier  bruit  eût  lieu ,  les 
deux  femmes  continuant  à  être  toujours  en  con- 
tact avec  la  table ,  les  craquements  et  les  déto- 
nations reparurent  par  intervalles,  tantôt  en  s'af- 
faiblissant  tantôt  en  acquérant  une  énergie  nou- 
velle. Après  (jnelque  temps  d'observation  et  de 
silence,  les  personnes  présentes  songèrent  à  em- 
jdoyer  quelques  faibles  expérimentations,  les 
seules  permises  par  le  moment  et  la  circon- 
stance. 

La  première  consista  dans  l'essai  suivant.  Nous 
avons  déjà  dit  que  la  table  en  question  i)ortait  à 
son  milieu  et  à  sa  partie  antérieure  un  tiroir. 
L'une  des  deux  demoiselles,  celle  qui  était  as- 
sise à  l'angle  du  sofa,  Dhespina,  fut  engagée  à 
tirera  elle  le  tiroir  jusqu'à  loucher  avec  le  bou- 
ton f(iui  était  en  bois)  une  portion  quelconque 
du  eor))s  de  sa  compagne,  mais  sans  se  nif-'ltre 
d'aurune  faron  en  contact  arec  elle.  Presque 


Ces  divers  phénomènes  ayant  été  suffisamment 
observés,  l'on  songea  à  isoler  la  table,  ce  qui  fut 
fait  au  moyen  de  l'interposition  de  fragments  de 
verre  entre  les  pieds  de  la  table  et  le  sol.  ûe  ce 
moment,  les  phénomènes  ci-dessus  indiqués  ces- 
sèrent complètement.  Les  isoloirs  retirés,  ces 
mêmes  phénomènes  reparurent. 

Les  craijuemens  et  les  détonations  se  succé- 
dèrent avec  énergie,  on  fit  communiquer  les 
deux  jeunes  filles 7>ar  contact  inmiédiat,  d'a- 
I  bord  genou  contre  genou  et  ensuite  main  dans  la 
main.  Tant  ((ue  cette  communication  fut  main- 
tenue, il  n'y  eut  pas  le  moindre  indice  sensible 
d'action  électrique.  Tout  bruit  avait  disparu. 

Les  deux  demoiselles  placées  de  nouveau  à 
distance  et  les  mains  posées  sur  la  table,  un 
nouveau  mode  de  communication  fut  établi  en- 
tre elles  par  le  moyen  de  deux  clés ,  dont  cha- 
cune d'elles  tenait  l'un  des  bouts ,  en  évitant 
toutefois  de  faire  porter  ces  clés  contre  les  pa- 
rois de  la  table.  Pendant  tout  le  temps  où  cette 
communication  eut  lieu,  on  eut  également  à  ob- 
server une  suspension  complète  de  tout  effet 
électrique  apparent. 

Serail-il  maintenant  possible  d'admettre  que 
du  moment  où  les  deux  jeunes  filles  ne  commu- 
quaientpas  entre  elles,  et  qu'elles  étaient  pla- 
cées à  distance,  ayant  pour  intermédiaire  la  ta- 
ble ,  elles  formaient  une  machine  électrique 
dont  le  plateau ,  représenté  par  cette  même  ta- 
ble, était  susceptible  de  se  charger  d'électricité 
et  de  donner  lieu  à  détonation  par  l'accumulatioa 
successive  du  fluide?  Et  que  dès  l'instant,  au 
contraire,  qu'un  contact  immédiat  ou  direct  était 
établi  entre  les  deux  personnes ,  celles-ci  for- 
maient dès  lors  une  espèce  de  pile  de  Yolla  (le 
cercle  nervo-musculaire)  à  courant  continu , 
et  par  conséquent  sans  effets  électriques  apjja- 
retis  aux  sens;  ou  bien  que  dans  ce  dernier  cas, 
les  deux  corps  étant  en  contact,  to«t  phénomè- 
ne cessaiten  vertu  de  la  loi  de  paralysation  des 
deux  fiuides? 

Ces  premiers  essais  accomplis,  on  remarqua 
que  la  flamme  des  deux  lampes  à  huile  qui  brû- 
laient sur  la  table  même  devait  puissamment 
affaiblir  l'intensité  des  phénomènes  électriques, 
soit  comme  lumière,  soit  aussi  comme  formant 
pointes.  On  demanda  donc  au  préalable,  aux 
jeunes  personnes ,  si  elles  avaient  essayé  de  gar- 
der la  même  position  au  milieu  de  l'obscurité, 
et  sur  leur  réponse  négative,  on  leur  prédit  un 
redoublement  dans  le  bruit  per(;u  ,  et  après  les 
avoir  rassurées  d'avance,  l'on  fil  enlever  les  lu- 
mières. A  peine  l'obscurité  fut-elle  complète,  que 
les  détonations  se  succédèrent  à  des  intervalles 
beaucoup  plus  courts  et  avec  un  degré  supé- 
rieur d  intensité.  Les  lumières  rapportées  de 
nouveau  et  posées  sur  la  table ,  les  effets  élec- 
triques s'alîaiblirenl  aussitôt  très  sensiblement. 
La  même  épreuve  fut  répétée  à  plusieurs  repri- 
ses, et  toujours  elle  a  été  contradictoirement 
suivie  des  mêmes  résultats. 


ces  jeunes  filles  répondirent  négativement.  L'une  d'elles 
secontenla  d'observer  qu'au  niomiatdes  délonatious, 
à  chaque  fois  que  cette  épreuve  fut  répétée,  des  ,  elle  éprouvjit  un   sentiment  de  frayeur.  Le  pouls  de 
détonatiom ont ctdohtemies  à  volonté  {l).         \  chacune  de  ces    demoiselles,  observé   par  le  docteur 

Edwards ,  n'offrit  aucune  variation  sensible;  leur  phy- 
sionomie ne  présenta  non  plus  aucune  espèce  d'altoa- 


(1)  Interrogées  à  diverses  reprises  si  elles  éprouvaient 
i  qviulciues  sensations  insolites ,  pendant  Vaclc  ckciriqiic. 


tion. 


-  3Ï9  — 


Un  des  phénomènes  les  plus  extraordinaires 
et  celui  qui  nous  a  le  i)liis  frappés  pendant  cette 
soirée  de  merveilles,  a  consisté  dans  le  mouve- 
ment de  re/JM/«fo/<,  parfaitement  sensilde,  qui 
était  communiqué  ;i  la  table  par  Zabélula,  la 
plus  jeune  des  deux  lilles.  En  faisant  clianjjer  de 
place  à  celle  qui  était  la  cause  de  ce  mouvement 
bien  étonnant,  le  phénomène  avait  toujours  lieu, 
mais  en  sens  inverse  aux  yeux  des  spectateurs  : 
c'est-à-dire  qu'en  prenant  pour  point  de  départ 
le  sofa,  l'on  voyait  la  table  tantôt  monter, 
tantôt  descendre,  suivant  la  position  que  Zabé- 
tula  occupait.  Ce  déplacement,  quoique  très- 
apparent,  n'était  pourtant  pas  doué  d'une 
(jrande  intensité;  mais  tel  (|u'ila  pu  être  observé, 
il  n'était  que  trop  sensible,  si  l'on  veut  bien  con- 
sidérer et  la  nature  de  l'objet  en  mouvement,  et 
le  plan  fort  peu  uni  et  lissé  sur  lequel  cet  objet 
Ijlissait. 

Nous  eussions  désiré  bien  certainement  pro- 
longer davantage  nos  essais  et  en  tenter  quelques 
autres,  notamment  le  changement  de  lieu  et 
surtout  le  changement  table,  et  surtout  isoler 
chacune  des  deux  lilies;  mais  au  milieu  des 
étonnans  phénomènes  que  nous  observions  pour 
la  première  fois,  le  temps  s'écoulait  si  rapide 
qu'il  nous  parut  indispensable  d'accorder  le 
repos  à  nos  jeunes  patientes  et  la  tranijuillité  au 
chef  du  logis.  Nous  quittâmes  donc  à  11  heures 
passées  le  lieu  de  la  séance. 

11  nous  a  été  néanmoins  assuré  que  d'autres 
personnes  ayant  été  dans  le  cas  d'observer  le 
lendemain  les  mêmes  phénomènes,  ils  les  ont 
vus  se  reproduire  à  peu  près  de  la  même  ma- 
nière avec  le  changementdappartement,  comme 
avec  le  changement  de  table  (1). 

Nous  ajouterons  que,  pendant  notre  séance  , 
la  table  ayant  été  successivement  déplacée  ,  dé- 
barrassée de  sa  couveiture  de  toile  cirée  et  de 
son  tiroir,  les  elîets  d'électricité  que  nous  venons 
de  mentionner  n'en  ont  pas  moins  continué  à  se 
reproduire.  Cependant  nulle  part  ils  n'ont  été 
plus  intenses  qu'au  voisinage  du  mur,  et  tandis 
que  la  table  était  immédiatement  placée  au  des- 
sous de  la  fenêtre  vitrée  ;  peut-être  parce  que 
celte  fenêtre,  garnie  de  nombreuses  vitres,  fai- 
sait jusqu'à  un  certain  point,  fonctions  de  corps 
isolant,  et  permettait  au  fluide  électri(iue  émané 
du  corps  des  jeunes  feniines  de  s'accumuler  da- 
vantage sur  la  table. 

Nous  devons  en  même  temps  faire  observer 
qu'au  moment  où,  pendant  l'obscurité,  les  phé- 
nomènes de  détonation  étaient  les  plus  intenses, 
on  essaya,  mais  inutilement ,  de  tirer  (pielques 
étincelles  du  corps  des  deux  jeunes  lilles.  Pour- 
tant ce  résultat  négatif  n'a  pas  lieu  d'étoiuier  ; 
l'on  sait  «jue  ce  n'est  que  par  exception  qu'ouest 
parvenu  à  tirer  une  faible  étincelle,  même  des 
])Oissons  à  batterie  électrii|ue. 

Les  phénomènes  que  nous  venons  de  relater 
sont  sans  doute  susceptibles  d'exciter  au  plus 
haut  degré  l'intérêt  scienlilii|ue  ,  quelle  que 
puisse  être  d'ailleursTexplicalionullérieurequc 
desexpériences  plus  décisivespcrmettront  de  leur 
donner.  Mais  l'intérêt  (jue  l'apparition  de  ces 


(1)  M.  le  docteur  Raccord,  niiideciii  <lo  la  marine 
française,  chargé  du  service  de  l'Iiùpilal  français  de 
ccUe  ville,  a  également  êtti,  deux  jours  plus  tard,  té- 
moin, à  peu  de  chose  près,  des  mO  ues  phéuemèues  que 
nous  avons  obserTés. 


phénomènes  aura  à  produire  sera  sans  doute 
infiniment  plus  puissant  du  moment  que  l'on 
parviendra  à  sasstirer  que  la  puissance  électri- 
que mise  enjeu  dans  cette  occurence  est  lepru- 
duit  d'ii/ie  uclion plujsiologiqneémaïKDit  de 
l'oryaiii-'imemêtne  de  ces  deux  jeunes  femmes 
et  (lu'elles  n'c'ii  puisent  pas  les  élémens  dans  le 
réservoir  commun,  au  moyen  de  prédisposi- 
tions électri(|iies  S])éciales  et  très-développées. 
Tel  est  le  problème  ;i  résoudre,  et  dont  \\  sera 
facile,  du  reste,  d'olFrir  la  prochaine  solution. 
Là  gît,  en  effet,  tout  iinlérét  de  la  question. 
Résolu  dans  ce  premier  sens,  le  problême 
offrira  un  exemple  de  production  spontanée 
d'électricilé  animale  Immuine,  dont  l'analogue 
n'a  pas  été  encore  consigné  dans  les  annales  de 
la  science,  du  moins  que  nous  sachions.  Mais  au 
moment  où  nous  traçons  ces  lignes,  la  question 
en  est  encoreà  appelcrcette  importante  solution. 


■«SJf  «î^2i2^<l;aB  &,  ^£u  £i2'î>2>13. 


—  11  parait,  M.  le  marquis,  que  le  vicomte  se 
marie  à.la  nouvelle  mode. 

—  Comment  l'entendez-vous,  M.  le  baron  ? 
Est-ce  que  notre  hôte  se  mésallierait  ? 

— Nullement,  Dieutnerci  !  Il  n'est  pas  encore, 
que  je  cache,  de  son  époque  à  un  tel  point  !  Je 
parle  de  la  forme  ,  et  non  du  fond  de  son  ma- 
riage. Il  enlève  sa  femme  ,  ce  soir,  au  sortir  du 
banquet  nuptial;  il  part  en  poste  pour  Venise 
ou  pour  Naples,  au  lieu  de  rester  heureux  dans 
son  château  ,  et  il  va  terminer  sa  noce  à  l'an- 
glaise dans  quelque  méchante  auberge  de  grande 
route. 

—  En  vérité,  M.  le  baron  ?  Voilà  qui  est  du 
siècle  des  progrès;  et  ce  n'est  i>as  de  notre 
temps  que  l'on  se  serait  marié  de  la  sorte!... 
Outre  que  nous  avions  l'habitude  de  ne  pas  cher- 
cher midi  à  quatorze  heures ,  le  toit  paternel 
était  sacré  alors  ;  nous  ne  séparions  pas  ainsi  no- 
tre existence  de  ceux  qui  nous  l'avaient  faite 
avec  la  leur  :  le  bonheur,  comme  l'infortune  , 
nous  faisait  serrer  les  rangs  de  la  famille. 

—  La  famille,  hélas!...  Vous  avez  mis  le  doigt 
sur  la  plaie.  La  famille  était  une  chose  autre- 
fois; elle  n'est  plus  qu'un  mot  aujouiilhui. 
L'indépendance  devient  de  l'égoïsmc  en  passant 
de  la  vie  sociale  à  la  vie  i)rivée;  et  voilà  com- 
ment l'homme,  qui  abuse  de  tout,  est  parvenu  h 
gâter  la  liberté  même! 

—  Le  fait  est  tpie  la  royauté  palernelle  setnble 
près  d'avoir  son  !)3,  et  que  les  couronnes  de  che- 
veux blancs  pertient  leur  preslige  comme  toutes 
les  autres.  Nos  enfans  prodigues  nous  savent  à 
peine  gré  de  l'existence  et  du  nom  qu'ils  ont 
reçus  de  nous.  Ils  n'attetulent  i|ue  l'ocoasion  de 
les  emporter  avec  la  plus  b<dle  partie  de  notre 
fortune  .  fl  de  nous  échapper  par  le  mariage, 
comme  les  banqueroutiers  par  la  frontière.  Nous 
n'avons  plus  le  doux  privilège  de  couvrir  les 
jeunes  ménages  de  nos  ailes.  La  chambre  luip- 
tiale  a  cessé  d'être  un  temple.  L'ange  dti  foyer 
est  remoiilé  au  ciel...;  et,  dès  tpie  nous  avons 
versé  la  dot  et  donné  notre  bénédiction  ,  on 
noits  laisse  dans  nos  vieux  châteaux  pour  s'en- 
voler vers  un  autre  hémisphère. 


—  Sous  peine  d'être  de  mauvais  genre  et  de  se 
marier  bourgeoisement. 

—  Mieux  vaudrait  encore,  ma  foi  !  se  marier 
le  plus  bourgeoisement  du  monile... 

—  Comme  ces  bons  (ermiers  du  vicomte,  par 
exemple,  que  voici  agenouillés  devant  l'autel  de 
la  Vierge. 

—  Ils  n'iront  pas  s'aimer  sur  les  grands  che- 
mins, ceux-là,  et  ils  n'en  seront  i\\it  plus  heu- 
reux ce  soir. 

Cette  conversation  philosophique  et  morale  , 
d'où  le  bon  sens  n'était  pas  exclu  par  quelques 
préjugés  mi.sanlhropiqiies,  avait  lieu,  cet  été, 
dans  une  champêtre  église  de  la  Uisse-Nor- 
mandie. 

Deux  mariages  se  faisaient  en  même  temps 
devant  le  grand  et  le  petit  autel  :  l'un,  de  ma- 
demoiselle de  Villeroy  avec  le  vicomte  de  Maril- 
lac:  l'autre,  d'un  fi  rmier  de  celui-ci  avec  une 
sœur  de  lait  de  celle-là.  Le  curé  procédait  au 
picmicr,  tandis  qu'un  vi.iiiie  faisait  le  second, 
et  le  couple  villageois  semblait  aussi  content  que 
les  nobles  époux  se  défendaient  de  le  paraître. 
Ce  n'était  pas  que  tous  les  quatre  n'eussent  le 
droit  de  se  réjouir  au  même  degré,  car  tous  les 
quatre  avaient  vingt  ans  et  étaient  amoureux  en 
conséquence;  mais  deux  puissances  bien  diffé- 
renles  présidaient  à  la  double  cérémonie:  la 
nature  chez  les  fermiers,  et  chez  les  seigneurs 
l'étiquette.  Villageois  au  cœur  simjde  et  à  l'es- 
prit naïf ,  (iiiillaume  épousait  la  jolie  Margue- 
rite a!in  d'être  heureux  tout  uniment.  Ferdinand 
au  contraire  ,  digne  représentant  de  la  fashion 
parisienne,  voulait  faire  de  son  mariage  un  ro- 
man mondain,  en  s'unissant  à  la  belle  Valentine- 
et  l'enlèvement  de  sa  femme,  comme  on  sait 
devait  être  le  premier  chapitre  de  ce  roman. 
Cette  mode  étrange ,  empruntée  par  la  haute 
société  de  France  à  celle  d'Angleterre,  avait  sé- 
duit, par  son  étrangeté  même,  l'ambiiieu.'se  ima- 
gination du  jeune  homme.  .Méprisant,  comme 
trop  vulgaires  ,  les  jouis.sances  d'un  intérieur 
tout  fait,  et,  immolant  a  un  rêve  poétique  ses 
alîections  d'enfance  et  de  jeunesse. 

-Enlever  sa  femme,  s'élall-il  dit,  cela  doit 
être  pi(|uant  et  original!  cela  doit  doubler  le 
plaisir  du  mariage,  et  lui  prêtant  lattrait  d'une 
bonne  fortune  !  Quel  bonheur  et  quel  triomphe 
en  effet ,  de  rompre  tout  il'un  cou|)  les  liens  de 
son  ancienne  vie  ,  et  de  s'abandonner  entière- 
ment aux  mille  chances  d'une  vie  nouvelle- de 
terminer  à  l'improviste,  par  une  aventure 
comme  on  en  imagine  à  dix-huit  ans,  les  détails 
froids  et  i>rosa>ques  d'urc  cérémonie  nuptiale  • 
de  s'arracher  à  une  foule  importune  pour  se 
trouver  .seul  avec  la  femme  qu'on  aime;  d'em- 
porter ce  trésor  loin  des  yeux ,  à  la  face  du  ciel 
et  des  étoiles,  au  galop  de  deux  chevaux  rapides 
dans  une  Toiture  où  l'on  n'a  que  sa  place  et 
d'aller  ainsi  tant  que  l'on  veut  allei  ,  jusqu'à 
Xaples  ou  jusqu'à  Florence,  jusqu'à  Rome  ou 
jusqu'à  Venise,  aussi  élranger  au  monde  que  si 
l'on  n'existait  pas,  aussi  librement  que  si  l'on 
était  .seul  sur  la  terre!  >'esl-ce  p.is  s'aifranchir 
de  toutes  les  entraves  pour  "Onquérir  toutes  les 
libertés  ?  N  esl-oe  pas  secouer  tous  les  ennuis  du 
monde  pour  se  livrer  à  toutes  les  joies  de  la 
nature:'  N  est-ce  pas  rajeunir  le  vieil  hyménée 
en  lui  donnant  les  ailes  du  jeune  amour  ?  N'est- 
ce  pas .  enfin  ,  réaliser  le  rêve  de  la  vie  entière  : 


—  330  — 


ce  bonheur  complet  à  deux ,  vrai  chef-d'œuvre  homme  et  une  femme ,  ils  l'oublient  facilement 
de  l'igoïsme  ?  El  puis ,  cela  est  du  meilleur  air  |  lorsqu'ils  sont  jeunes  et  amoureux,  lorsqu'ils  se 
de  disparaître  ainsi  avec  sa  femme!   Les  princes     Irouvcnl  seuls  enseiiilile  pour  la  première  fois 


;  dispa 

ne  se  marieul  pas  d'autre  façon  ,  et  les  journaux 
des  déparlemens  ,  les  journaux  de  l'ans,  peut- 
être,  ne  manqueront  pas  d'apprendre  au  monde, 
à  la  colonne  des  fuils  dit-ers  «  ipic  le  jeune  vi- 
comle  de  M...  et  la  Lielle  mademoiselle  de  V.... 
sont  partis  en  poste  pour  l'Italie,  après  la  célé- 
bration de  leur  mariage.  »  Quelle  uu|)ortance 
dans  ces  deux  lignes,  et  quel  succès  de  les  ob- 
tenir ! 

Ainsi  se  parlait  à  lui-même  le  vicomte  Ferdi- 
nand de  Marillac.  Dans  le  délire  de  sou  amour- 
propre  qu'il  coiilondait  avec  sou  amour,  il  ou- 
bliait absolument  tout  ce  qui  l'avait  préoccupé 
jusque-là,  et  son  vieux  père  en  cheveux  blancs, 
dont  sa  fortune  était  rouvraije;  et  sa  mère,  jus- 
tement chérie,  (pii  était  si  heureuse  de  son  bon- 
heur; et  toute  la  lamille  de  sa  liaucéo,ipii  la  lui 
donnait  avec  taiit  de  larmes  ;  et  le  beau  ihàtrau  à 
quatre  tourelles,  dont  on  lui  faisait  un  cadeau 
de  noce  ;  cl  la  vie  calme  et  opulente  que  chacun 
lui  avait  préparée;  et  ces  uiilh  douceurs  du 
chez  soi  que  doubleraient  oClles  de  la  lune  de 
luiel.  Au  milieu  de  toutes  ces  chose*,  laites 
pour  donner  de  l'envie  à  tant  d  autres,  l  ingrat 
n'avait  que  deux  pensées  et  voyait  seulemeul 
deux  objets  :  sa  calèche  de  voyage  qu  il  avait  fait 
apprêter  dès  le  malin,  et  sa  jeune  femme  loute 
parée  de  blanc,  ipiil  considérait  d  un  œil  avare. 
Aussi,  plus  sa  joie  était  entière,  plus  celle  des 
autres  était  incomplète.  On  se  lélicitail  d'autant 
moins,  qu'il  sapplaudissail  davantage,  et  la  pen- 
sée de  la  séparation  arrêtait  les  sourires  sur  les 
lèvres. 

L'union  de  Guillaume  et  de  Marguerite  dou- 
blait ces  regrets  par  le  contraste ,  et  peu  s  en 
fallait,  cejoUr-là,  que  le  château  ne  fut  jaloux 
de  la  ferme.  Ici,  en  effet,  toute  félicité  était 
commune  ,  et  toute  couliance  partagée.  Au  lieu 
de  relâcher  ses  liens,  la  famille  les  resserrait 
encore,  et  rien  n'était  changé  dans  la  maison, 
où  il  n'y  avait  qu'un  eufaiil  Je  plus. 

Mais  ce  fut  bien  autre  chose  ,  le  soir,  quand 
neuf  heures  sonnèrent  à  l'église,  quand,  après  la 
fête  de  la  noce ,  arriva  la  fêle  de  Tamour.  Il  se 
lit  alors  dans  la  chaumière  les  cérémonies  les 
plus  louchantes.  Ce  fuient  des  bénédictions 
daieux,  prodiguées  par  des  bras  Iremblaiis,  des 
séparations  sans  douleur  et  des  confidences  ma- 
ternelles ,  des  regards  disant  au  revoir,  tandis 
que  les  mains  disaieiil  adieu,  et  i)uis,les  tendres 
épillialames  chantés  pour  le  nouveau  ménage  , 
et  la  chaste  union  des  époux  sous  la  garde  sa- 
crée de  la  famille.  Dans  le  manoir,  au  contraire, 
tout  se  passa  comme  à  la  sourdine  el  avec  une 
tristesse  comprimée.  Le  mari  sembla  dérober  sa 
femme, au  lieu  delà  recevoir  de  ses  parens,  et  il 
l'enlraina  vers  sa  voiture  ,  singulière  chambre 
nuptiale  !  Là,  les  adieux  furent  réels  et  les  em- 
brassemens  trempés  de  larmes.  Il  y  eut  des  sou- 
pirs étoulfés  et  de  pénibles  murmures.  Puis  ce 
fut  un  dernier  cri  couvert  par  le  roulement  des 
roues ,  el  l'éiioux  partit  avec  l'épouse  ,  comme 
un  oiseleur  avec  sa  proie...  La  famille,  veuve  de 
ses  enfans  ,  renlra  alors  silencieuse  au  château, 
tandis  ipie  les  invites  de  la  ferme  se  reliraient  en 
chantant  le  bonheur  de  leurs  hôtes. 
Quelque  chagriu  que  viennent  d'éprouver  un 


de  leur  vie,  et  lorsque  les  lois  divines  el  humai- 
nes leur  ont  dit  :  Soyez  l'un  à  l'autre.  Oi,  Fer- 
dinand et  Valenline  étant  dans  ces  heureuses 
conditions,  les  tristes  impressions  du  départ  fu- 
rent proiu[itement  effacées  de  leur  àme  :  le  pre- 
mier baiser  sulHl,  du  reste,  pour  essuyer  toutes 
leurs  larmes,  et  leurs  familles,  comme  le  monde 
entier,  cessèrenldexisler  pour  eux...  MaiS;  tout 
vif  que  fut  ce  ravissement,  il  ne  put  être  de  lon- 
gue durée;  el,  i»  la  suite  des  peines  morales 
qu'ils  s'étaient  créées  gratuitement,  leur  désen- 
cliantemenl  commença  bientôt  dans  le  domaine 
de  la  réalité. 

•  Ils  s'aperçurent  d'abord  que  leur  bonheur 
était  limité  tout  aussi  étroitement  que  leur  ca- 
lèche, que  là  où  ils  avaient  rêvé  un  nid  délicieux, 
Il  n'y  avait  vérilableiiienl  qu'une  prison  incom- 
mode. Or,  l'amour  en  prison,  c'est  un  oiseau  en 
cage... 

A  défaut  de  voler  ,  du  moins  ,  l'oiseau  essaya 
de  chanter,  et  le  vicomte  entama  avac  langueur 
une  conversation  amoureuse.  Mais,  nouvel  in- 
convénicnlque  le  malheureux  n'avaitpasiirévu  ! 
Le  loulemeut  monotone  des  roues  couvrait  les 
plus  doux  sons  de  sa  voix,  elle  bruit  agaçant  des 
[lortières  étouffait  ses  plus  ardens  soupirs.  11 
fallut  renoncer  aux  tendresses  de  l'entrelien,  à 
moins  de  prendre  le  parti  de  se  les  crier  aux 
oreilles  ! 

Restait  le  faible  dédommagement  de  la  rêverie 
au  clair  de  lune...  Le  temps,  par  bonheur,  était 
magnifique,  el  c'était  une  de  ces  nuits  tièdes  et 
parfumées  qui  succèdent  aux  brillantes  journées 
du  mois  d'août.  Daissant  les  stores  de  la  voilure 
el  [irenant  la  main  de  sa  jeune  épouse,  le  vicomte 
se  mit  à  la  contempler ,  tandis  qu'elle-iuènie 
contemplait  le  ciel...  La  jeune  épouse  était  ad- 
mirable, et  le  ciel  était  de  toute  beauté.  Seule- 
ment, sur  la  blanche  figure  de  l'une  ,  ainsi  que 
sur  la  surface  azurée  de  l'autre,  se  répandait 
une  teinte  mélancoli(iue,  qui  s'assombrissait  de 
minute  en  minute.  Deux  nouveaux  ennemis  du 
bonheur  de  Ferdinand,  l'ennui  et  l'orage,  s'a- 
vançaient en  se  donnant  la  main.  L'ennui  se  fil 
sentir  le  premier,  mais  l'orage  ne  tarda  pas  à  le 
suivre,  el  le  premier  bâillement  des  heureux 
époux  fui  le  signal  d'une  pluie  battante.  Il  fallut 
relever  les  glaces  el  s'emprisonner  de  plus  belle. 
L'averse  dura  près  d'une  heure ,  et  ne  cessa  que 
pour  faire  place  à  la  grêle.  Les  éclairs  et  le  ton- 
nerre se  mirent  bientôt  de  la  partie;  et  au  mi- 
lieu de  celle  lutte  des  éléineos  déchaînés,  dans 
une  nuit  d'autant  plus  noire  (|ue  la  soirée  avait 
été  plus  éclatante,  par  une  roule  où  les  Hols  de 
poussière  s'étaient  transformés  en  flaques  de 
boue,  la  calèche  nuptiale  ressemblait  à  un  na- 
vire désemparé,  voguant  sans  boussole  el  sans 
étoiles  sur  une  mer  bouleversée  par  la  temiiête. 
La  grêle  et  la  pluie  frappaient  les  glaces  avec 
une  continuité  aussi  dangereuse  que  fatigante. 
Les  chevaux,  effrayés  par  les  éclairs,  obéissaient 
à  peine  au  fouet  du  cocher.  Les  cahots  se  mul- 
tipliaient au  point  de  faire  craquer  les  essieux, 
et  à  l'agitation  communi(|uée  par  l'orage  aux 
nerfs  délicats  de  mademoiselle  de  Villeroy  ve- 
nait se  joindre  un  trouble  et  une  frayeur  très 
concevables  dans  la  circonstance. 


—  Ah!  s'écria-l-elle  tout  h  coup,  en  se  reje- 
tant frissonnante  jusqu'au  fond  de  la  voilure... 

—  l'n  grêlon  monstrueux  venait  de  briser  un  ,■ 
gl.ice  dont  les  éclats  s'éparpillaient  au  milieu 
d'une  gerbe  de  pluie.  L'eau  poussée  par  le  vent 
fouetta  le  visage  de  Valenline,  pendant  que  les 
débris  Iranchans  du  verre  arrivaient  jusque  sur 
ses  genoux. 

— Malédiction!  dit  Ferdinand  d'un  ton  cruel- 
lement dramatique. 

Après  avoir  compris  que  sa  position  était  ab- 
surde, il  sentait  ,  l'infortuné!  qu'elle  devenait 
atroce,  el  il  commençait  à  maudire  les  mariages 
à  la  nouvelle  mode. 

S'élariçant  à  la  hSte  vers  le  store,  et  ])rofitant 
de  l'absence  de  la  glace  pour  s'adresser  au  co- 
cher : 

—  Où  sommes-nous  ?  demanda-l-il  avec  cette 
voix  du  passager  transi  qui  interroge  le  pilote 
dans  l'ouragan. 

Le  cocher  répondit  par  le  nom  d'une  liour- 
gadp  inconnue. 

—  A  quelle  distance  de  Lizieux  ?  reprit  le  vi- 
comte sur  le  même  Ion. 

—  A  trois  lieues  à  peu  près  ,  cria  l'aulomédon 
entre  deux  jiiremens. 

—  Trois  lieues  encore  !  dit  le  mari  d'un  air 
consterné;  el,  remellant  la  tête  à  la  portière  , 
après  un  moment  d'hésitation  pénible  : 

—  Vingt-cinq  louis  pour  loi,  dit-il  au  cocher, 
si  nous  sommes  à  Lizieux  dans  trois  cpiarls 
d  heure. 

[F5i.es  chevaux  partirent  à  l'insianl,  ventre  à 
terre,  tandis  que  le  vicomte  reprenait  sa  place 
auprès  de  la  jeune  fe^mme  morfondue. 

Marillac  était  impatient  d'arriver  à  Lizieux  , 
parce  que  là  seulement  il  trouverait,  avec  ses  ba- 
gages, le  terme  de  sa  détresse  et  de  son  embar- 
ras. Prévoyant,  d'ailleurs,  ([ue  V.denline  pour- 
rait avoir  besoin  de  repos  au  milieu  de  la  nuit, 
il  s'était  fait  assurer  d'avance  un  pii-d  ^  terre 
dans  celte  petite  ville.  —  Panne  gite  de  quel- 
i]ues  heures  s  était-il  dit ,  que  l'amour  embellira 
en  passant.  —  Mais,  abstraction  faite  de  l'amour, 
il  soupirait  maintenant  après  \e piiurre  //ite  , 
comme  après  une  dorado,  el,  à  ia  seule  idée  de 
l'esp.fceet  du  temps  qui  l'en  séparaient  encore  ^ 
il  frémissait  tour  à  tour  d'impatience  et  d'an- 
goisse, en  jetant  sur  son  épouse  et  sur  lui-même 
des  regards  de  pitié  muette  et  confuse.  Songeant 
surtout  à  se  (u-éserver  delà  chaleur,  mademoiselle 
de  Villeroy  était  partie  en  vêlemens  d'été,  et  son 
léger  peignoir  de  gros  de  Naples  écossais  était 
un  bouclier  bien  faible  contre  la  double  irrup- 
tion du  vent  el  de  la  pluie.  Elle  fut  donc  trem- 
pée el  glacée  en  moins  d'un  ipiarl  d'heure,  et 
ses  terreurs  nerveuses  se  compliquèrent  du  fris- 
son elde  la  fièvre. 

Tout  pouvait  cependant  se  réparer  encore,  si 
on  arrivait  à  Lizieux  en  temps  opportun.  Mais 
les  pauvres  époux  n'étaient  qu'au  commencement 
de  leurs  peines,  el  ils  devaient  pousser  jusqu'au 
bout  l'expérience  du  mariage  à  l'anglaise.  Us 
n'avaient  pas  dépassé  d'un  demi-mille  la  bour- 
gade indiquée  par  le  postillon,  que  la  rapidité 
des  chevaux  les  faisant  dévoyer  sur  un  point 
dangereux,  la  calèche  conjugale  versale  au  beau 
milieu  de  la  route...  Mari,  femme  et  cocher  ne 
poussèrent  qu'un  cri,  et,  après  un  désordre  im- 
possible à  décrire,  chacun  fui  très  étonné  de  se 


—  331   — 


retrouver  vivant.  En  retirant  Valentinede  la  voi- 
ture par  une  portière  brisée,  le  vicomte  s'aper- 
çut qu'il  avait  une  foulure  au  bras,  et  le  tendre 
coui>le  se  vit  en  l('lc  à  léte  sur  le  fjiand  chemin  , 
dans  un  élat  ([iie  nous  laissons  imaginer  au  lec- 
teur. 

Les  malheurs  extrêmes  ont  cela  d'avantageux, 
qu'on  n'a  guère  l'embarras  du  choix  sur  les 
moyens  d'en  sortir.  Une  seule  voie  de  salut  s'of- 
frait aux  époux  versés,  c'était  de  gagner  au  plus 
tôt  la  bourgade  voisine,  sous  la  conduite  du  co- 
cher iralencoiUreux.  Ils  n'eurent  jias  besoin  de 
délibérer  pour  prendre  ce  parti  ;  et,  à  travers 
les  Mois  de  boue  et  des  lorrens  d'eau  ,  au  bruit 
de  la  foudre  et  à  la  lueur  des  éclairs,  la  cara- 
vane en  souliers  fins  s'achemina,  en  iftloiinant , 
vers  le  bourg  de  l'ierseux.  Il  était  une  heure  du 
matin  lors<prilsy  arrivèrent,  et  b^  cocher  les  con- 
duisit tout  droit  h  l'auberge  de  la  poste,  unique 
refuge  qui  put  s'ouvrir  à  eux. 

— Enfin! dit Valentine  àla  vuede l'hôtellerie... 

—Enfin!  répéta  Ferdinand,  en  lui  serrant  le 
bras. 

Et,  consolés  à  l'aspect  de  la  misérable  taverne, 
comme  des  âmes  en  peine  à  l'entrée  du  paradis, 
tous  deux  oubliaient  déjà  leurs  communes  souf- 
frances, dans  l'espoir  d'une  heure  de  repos  et 
d'amour,  lorsque  l'hôlellier,  paraissant  sur  sa 
porte  en  bonnet  de  coton,  leur  déclara  qu'il  lui 
était  impossible  de  les  recevoir. 

—  Comment  !  impossible  ?  s'écria  le  vicomte 
étourdi  du  coup. 

—  J'ensuis  désolé  autant  que  vous-même; 
mais  c'est  comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  dire. 
Il  y  a  foire,  depuis  deux  jours,  à  Pierseux,  tt 
ma  maison  est  pleine,  des  combles  à  la  cave. 

—  Quoi  !  pas  une  chambre  pour  (luebpies 
heures? 

—Pas  un  cabinet  pour  une  seule  minute,  mon 
cher  monsieur! 

—  Pas  un  lit  à  pari,  dans  quelipie  coin  ? 

—  Pas  même  un  malelas  sur  le  plancher,  ma 
belle  dame;  carde  chaque  lit  j'en  ai  déjà  fait 
trois,  et  je  n'ai  ponr  me  coucher  moi-même 
qu'une  botte  de  |)aille. 

—  Ah!  mon  Dieu!  dit  la  jeune  femme  avec 
abattement. 

—  Miséricorde  !  s'écria  le  vicomte,  pensant  à 
son  beau  château  de  Marillac.  Que  ponvcz-vous 
faire  pour  nnus,  enfin  ?  reprit-il,  en  «'adressant 
à  l'aubergiste. 

—  Vons  sécher  à  la  cuisine,  répondit  celui-ci, 
et  olîrir  un  fauteuil  à  madame  jusqu'au  point  du 
jour. 

Il  fallut  se  contenter  de  ce  pis  aller,  tout  ef- 
froyable qu'il  fût,  et  accepter  pour  chambre 
nuptiale  une  cuisine  de  taverne.  Encore  cet  in- 
digne réduit  dut-il  être  partagé...  La  vicomtesse 
de  Marillac  passa  sa  nuit  de  noce  devant  un  feu 
de  sarment,  entre  une  servante  d'auberge  et  une 
gardeuse  de  moutons,  tandis  ((ue  .son  mari  bi- 
vouaquait sur  une  chaise  derrière  la  porte  qui 
le  sé|iarail... 

Après  avoir  pris  toutes  les  positions,  sans  ve- 
nir à  bout  de  s'endormir,  poursuivi  qu'il  était 
par  les  regrets  et  quelquefois  par  les  remords,  le 
vicomte  finit  i)ar  succonilier  à  la  fatigue  et  tom- 
ber dans  une  sorte  de  sunniolence.  Mais  ce  repos 
forcé  fut  un  nouveau  tourment  pour  lui,  car  il 
ui  apporta  uu  rêve  pire  que  la  veille  la  plus  pé- 


nible. Au  lieu  de  faire  l'éiiuipée  britannique 
qu'il  expiait  si  cruellement,  il  lui  sembla  qu'il 
était  dans  son  château  oîl  il  se  mariait  comme 
le  commun  des  mortels.  Ses  convives  discrets 
s'étaient  retirés  de  bonne  heure,  et  il  allendait 
sa  jeune  femme  dans  la  chambre  piéparre  pour 
tous  deux.  Tout  dans  celle  chambre  délicieuse 
respirait  le  mystère  et  l'amour,  et  les  molles 
tentures  de  soie,  soigneusement  croisées  sur  les 
fenêtres,  et  les  meubles  élégans  combinés  pour 
toutes  les  aises,  et  le  lit  magnifique  et  moelleux, 
voilé  de  draperies  comme  un  sanctuaire,  et  le 
couvre-pied  douille!,  brodé  par  des  mains  ma- 
ternelles, et  les  deux  oreillers  jumeaux  garnis  de 
dentelles  fines  et  blondes,  et  la  lampe  de  nuit,  à 
l'écart,  jetant  une  lueur  discrète...  Tout  cela 
mettait  au  cœur  de  Ferdinand  une  émotion  vive 
et  inconnue.  11  se  sentait  doucement  défaillir, 
en  attendant  sa  belle  épouse.  Mais  voici  que  la 
divinité  va  apparaître...  La  mère  de  Valentine 
l'amène  à  son  mari.  Déjà  les  souliers  de  salin  ont 
frémi  sur  le  parquet;  la  porte  de  la  chambre 
s'ouvre  sans  bruit,  et  les  bras  du  vicomte  s'ou- 
vrent en  même  temps... 

Ferdinand  en  était  là  de  sa  vision,  lorsqu'une 
voix  de  stentor  le  réveilla  en  sursaut  : 

—  Ohé!  M.  de  Marillac!  criaille  postillon  de 
l'auberge,  la  calèche  est  i)rêle  à  repartir,  et  on 
attend  vos  ordres  pour  alleler. 

Le  rêveur  se  leva  en  se  frottant  les  yeux,  à  ce 
rude  contact  de  la  réalité. 

—  Revenez  dans  cinq  minutes,  répondit-il  au 
cocher  pour  se  donner  le  temps  de  prendre  un 
parli... 

Et  il  alla  timidement  voir  à  la  cuisine  en  quel- 
les dispositions  se  trouvait  sa  lemme. 

—  Les  chevaux,  à  l'instant  même!  revint-il 
dire  presque  aussitôt. 

—  Toujours  pour  Lizieux,  M.  le  vicomte? 

—  Pour  le  château  de  Marillac,  au  contraire, 
où  il  faut  que  nous  soyons  de  retour  avant  deux 
heures. 

Le  postillon  s'empressa  d'obéir,  en  faisant  à 
part  lui  ses  réflexions  sur  la  brièveté  des  voya- 
ges en  Italie  et  les  caprices  des  époux  qui  se  ma- 
rient à  l'anglaise. 

Mais  la  résolution  du  vicomte,  loin  d'être  un 
caprice,  était  une  sage  mesure  nécessitée  parl'é- 
tat  de  Valentine.  La  fatigue  et  l'insomnie  de  sa 
/((///  nnplidle,  jointes  aux  secousses  et  aux 
émotions  de  la  veille,  lavaient  rendue  assez  sé- 
rieusemenl  souHranle  pour  quedu  repos  et  des 
soins  lui  fussent  indispensables. 

En  peu  d'instans  la  calèche  fut  attelée.  Fer- 
dinand la  fil  amener  jus(|u'à  la  porte  de  l'hôtel- 
lerie, afin  d'épargner  quelcpies  pas  à  la  faiblesse 
de  sa  femme...  Mais  à  peine  lui  avait- il  donné  la 
main  pour  l'aider  à  franchir  le  marche-pied, 
qu'un  nouvel  inconvénient  vint  l'arrêter  encore, 
dernière  goutte  du  calice  amerqu'ilcroyaitavoir 
épuisé  juscju'h  la  lie.  Cet  inconvénient  était  per- 
Stinnilié  en  un  gendarme,  ([ni  salua  militaire- 
nicnl  messieurs  les  voyageurs  en  réclamanll'ex- 
hibilion  de  leurs  papiers. 

—  Les  voici,  dit  avec  qucbiue  impatience  le 
vicomte,  qui  se  hàla  de  fouiller  dans  le  sac  de  la 
voilure  où  il  avait  mis  à  pari  son  passeport. 

Mallicureuscmcnt,  le  passeport  avait  ipiiilé  sa 
place  dans  la  culbute  delà  nuit,  cl  ou  boult^ 
versa  la  calèche  de  fond  eu  coiul)lc  sans  pouvoir 


remettre  la  main  dessus.  La  fureur  de  Marillac, 
pendant  celte  o|)ération,  éveilla  des  soupçons 
chez  leljon  gendarme. 

—  Je  suis  bien  fâché  pour  vous,  monsieur  et 
madame,  dit-il  solennellement,  mais  en  ce  mo- 
ment ma  consigne  est  plus  sévère  que  jamais  et 
je  suis  obligé  de  vous  prier  de  me  suivre  à  la 
mairie. 

—  Vous  nous  arrêtez  !  s'écria  le  vicomte,  en 
reculant  de  trois  ])as  devant  celle  nouvelle  pers- 
pective. 

—Je  n'arrêle  point,  monsieur,  répondit  l'hon- 
nête gendarme,  dont  le  geste  et  les  paroles  se 
trouvèrent  en  contradiction  Hagranlf  ;  je  vous 
prie  seulement  de  me  faire  1  honneur  de  me 
suivre,  répéla-t-il  avec  une  politesse  toute  mu- 
nicipale. 

Ferdinand  exposa  en  vain  sa  position  et  le 
fatal  accident  qui  l'avait  privé  de  ses  papiers.  La 
confusion  avec  laquelle  il  raconta  sa  déconvenue 
ne  fit  i|ue  donner  à  penser  davantage  à  l'esprit 
piotoiul  du  gendarme;  et,  avant  de  reprendre 
le  chemin  du  chàleau  de  Marillac,  il  fallut  se 
diriger  vers  la  mairie  de  Pierseux.  Là,  aux  graves 
chuchotteraens  des  autorités  de  lendroil,  fort 
sceptiques  en  matière  de  mariages  à  l'anglaise, 
le  vicomte  s'aperçut  qu  on  prenait  Valenline 
pour  un  dangereux  personnage,  récemment  dé- 
barqué au  Havre  et  se  remlant  en  Espagne.  Celte 
circonstance  aurait  pu  l'égayer  dans  toute  aulre 
situation;  mais  il  lui  fut  difficile  de  ne  pas  la 
prendre  au  sérieux,  en  voyant  le  maire  et  le 
juge  de  paix  se  préparer  à  fouiller  sa  femme  !... 

—  Fouiller  ma  femme  !  s  écria-t-il  hors  de 
lui-même,  et  semant  la  mesure  de  sa  patience 
comblée  par  celle  suprême  ironie  du  sort. 

11  allait  cependant,  malgré  sa  résistance,  su- 
bir celle  mystification,  digne  de  couronner  tou- 
tes les  autres,  si  le  hasard,  se  déclarant  enfin 
pour  lui,  n'avait  fait  retrouver  à  sa  femme,  sous 
un  coussin  de  la  calèche,  le  malencontreux  pas- 
seport dont  l'absence  causait  tant  de  maux 

Les  gendarmes  voulurent  bien  s'en  armer  contre 
lui,  en  lesommanl  de  continuer  ,sa  roule  vers 
les  Alpes,  au  lieu  de  regagner  le  village  de  Ma- 
rillac; mais  les  soupçons  étant  dissipés  sur|son 
compte,  il  vint  à  bout  d'apaiser  ce  dernier  scru- 
pule... 

Deux  heures  après  le  vicomte  et  la  vicomtesse 
de  Marillac  rentraient  au  château  de  leun pè- 
res,auss\  tristes  et  aussi  malades  l'un  (|ue  l'au- 
tre, mais  radicalement  guéris  de  leurs  illusions 
sur  les  mariages  à  la  nouvelle  mode. 

En  passant  près  de  la  ferme  du  manoir,  ils 
cnieiulirenl  des  cris  de  joie  sous  une  grange,  et 
Tirent  despaysansoccupés à  danser.  Cétail Guil- 
laume qui  célébrait  son  retour  de  noce,  et  se 
réjouissait  bruyamment  avec  ses  amis  du  bon- 
heur ipiil  devait  à  sa  jolie  femme. 

—  \  ivent  les  mariages  à  la  française  !  dirent 
les  nobles  époux,  à  ce  charmant  spectacle. 

El  ils  se  hâtèrent  d'imilcr  Guillaume  et  Mar- 
guerite, dès  qu'ils  furent  assez  rétablis  pour  se 
marier  à  l'ancienne  mode. 

riTKE-Cni  VVI.IER. 

(Le  Cotiunerce.) 


lii  iietit  i«oiiiier  suu.«  ï^oiais  XVI. 

Louis  \VI,  :i  peine  nrrivé  sur  1p  trrtne,  onlic- 
pritile  léloiiiicr  l;i  cour  et  ilo  mellic  tiii  aux 
désordres  qui  soiiilluieiil  le  palais  de  Versailles. 
Cfi  ri'i;iine  sévère  fui  très  mal  accueilli  par  les 
éli'vo  des  roués  de  la  réijence;  il  sélablit  même 
une  coterie  iiarnii  ces  jeunes  s(  it;neurs  |)our  ré- 
sister il  1  envaliissenient  des  nireuis  rc;iulièrcs 
i[(ii  pouvait  anéantir  les  saines  traditions.  A  la 
téie  de  cette  croisade  brillaient  lliéritier  du 
grand  Lauzun  de  ualaLile  mémoire,  le  marquis 
de  Louvois,  le  jeune  vicomte  de  Clioiseul,  le 
comte  de  Lauragiiais  et  le  prince  d'Iléiiin. 

Habitués  aux  plaisirs,  1  existence  de  \ersailles 
leur  parut  très  rude  h  supporter,  ils  saisirent  di- 
vers prétextes  pour  s'échapper  du  cliiiteau,  et  se 
rendirent  à  Paris.  Leur  première  visite  l'ut  pour 
la  Guiniard,  artiste  du  yraud  Opéra  (|ui,  à  peine 
instriiile  du  projet,  manda  ses  amies  Cléopliile, 
iMinettc,  C-^line  et  Uutlié;  il  fut  convenu  que  le 
soir  même  la  fête  aurait  lieu  ;  qu'elle  se  compo- 
serait d'un  souper  ex([uis,  d'un  petit  spectacle 
où  lesdames  piendraient  lie  costume  d'homme, 
elles  hommes  k  costume  féminin,  et  enliii  d'un 
bal  où  chacun  danserait  selon  les  ^inspirations 
l)uisées  dans  le  champajjne. 

.Nul  ne  nianiina  au  rendez-vous.  Arrivés  près 
de  la  maison  ,  les  jeunes  seigneurs  rencontrè- 
rent (luchpies  files  de  soldats  du  gué  allant  sans 
doute,  comme  le  lit  observer  l'un  d'eux,  relever 
des  postes  ou  veiller  à  l'ordre  autour  d'une 
église.  .Mais  celui-là  et  tous  les  autres  se.  Uora- 
paienl:  voici  pourquoi. 

Parmi  les  amies  de  la  Guiniard,  qui  toutes 
étaient  très  répandues,  il  y  en  eut  une,  c'était 
mademoiselle  Alinette,  qui  tU  connaître  le  pro- 
gramme et  le  personnel  de  l'orgie  |irojetée  à  un 
seigneur  qui  partait  au  même  instant  pour  Ver- 
sailles. Pour  faire  sa  cour,  celui-ci  n'eut  rien  de 
plus  pressé  (|ue  de  raconter  la  nouvelle  à  qui 
voulut  la  savoir.  Dix  minutes  après,  le  roi  n  i- 
gnorait  rien,  et  faisait  expédier  un  courrier  à 
M.  de  Maure  pas  pour  qu'il  se  rendit  de,  suite  à 
ses  ordres.  Le  ministre  vola,  et  les  dernières  pa- 
roles ([ue  lui  dit  Louis  XVI,  en  lui  donnant 
congé,  turent  celles-ci:  —  Rappelez-vous, 
monsieur,  que  je  ne  veux  pas  des  bacchanales. 

De  retour  à  Paris,  M.  de  Maurepas  lut  expé- 
ditif;  et  le  coup  de  main  était  eniièiement  pré- 
paré, lorsque  la  compagnie  réunie  chez  la  Gui- 
mard  se  ruait  follement  dans  une  salle  char- 
mante tout  illuminée  de  bougies  et  toute  par-  j 
fumée  «l'odeurs,  au  milieu  de  laquelle  s'élevait 
une  table  surchargée  de  mets  et  de  flacons.  Les 
plaisanteries  tirent  feu,  et  on  plaisantait  si  fort 
qu'il  éiait  presque  impossible  de  s'entendre. 
Aussi  fut-ce  avec  un  étonnement  sans  pareil, 
une  stupéfaction  surnaturelle  que  la  folle  com- 
pagnie avisa  tout  à  coup  la  présence  d'un  intrus 
en  uniforme  d'exempt  et  flanqué  de  deux  sol- 
dats du  guet.  Lue  exclamation  partie  au  même 
instant  de  toutes  les  bouches  accueillit  celte 
apparition;  alors  l'exempt,  sans  s'émouvoir, 
avança  d'un  pas,  et  dépliant  gravement  un  par- 
chemin qu'il  tenait  à  la  main,  lit  passer  sous 
tous  les  visages  un  ordre  formel  d'arrestation. 
Comme  la  mesure  s'appliquait  à  tous  les  convi- 


ves, par  un  mouvement  siioniané,  tous  se  jetè- 
rent par  les  issues  ([ui  ouvraient  dans  la  salle  ;i 
manger;  mais  :i  chaque  porte  ils  trouvèrent  un 
sulilat  du  guet,  l'ariue  au  poing  et  le  regard  sé- 
xère:  il  fallut  se  rendre  et  on  se  rendit.  — 
Maudite  plaisanterie,  s'écria  Lauzun!  —  Ex- 
cellent diner,  mais  digestion  perdue  ,  s'écria  le 
prince  d'Ilénin  !  —  On  mangera  et  on  digérera 
|)our  vous,  répondit  ilurenienl  i'cxenqit. 

—  Voilà  une  très  lionne  idée,  ré|iliqiia  le  mar- 
jinis  de  Louvois,  il  faut  que  chacun  ait  son  lour; 
et  si  ces  messieurs  le  permettent,  nos  valets 
vont  les  servir  à  notre  place,  ce  sera  une  excel  - 
lente  farce  de  carnaval  ;  ajirès,  nous  les  suivrons 
avec  [ilaisir. 

Les  soldais  accejitèrent  la  projiosilion,  et  le 
baïKjuet  l'ccommeni'a.  Mais  les  l'acons  oiiérèrent 
bientôt  si  bel  et  si  bien  que  les  convives  passè- 
rent sous  la  table  et  les  grands  seigneurs  dans  la 
rue.  Qiiebpie  lenqis  ajirès,  d'autres  gardes  ar- 
rivèrent pour  prêter  main-l'orlc  àjleurs  camara- 
des cpii  ne  revenaient  pas.  Mais  (juel  fut  leur 
étonnement  lorsiju'au  lieu  des  gentilshommes 
ils  rencontrèrent  leurs  amis  qu'il  fallut  non  jias 
conduire,  mais  ]!orler  en  jnison. 

iîU'lani(C6,  faits  cuiunir. 

SiNGULiÈnE  FATALiTic.  —  11  existe  encore 
quelques  vestiges  de  l'ancienne  muraille  qui  sé- 
parait autrefois  l'Ecosse  et  l'Angleterre  ;  elle 
était  si  solidement  construite,  que  sur  cette  terre 
de  superstition  on  sujqiosait  ([u'elle  avait  été  bâ- 
tie avec  le  secours  de  la  magie.  C'est  cependant 
cette  croyance  (|ui  a  opéré  sa  destruction,  car 
chaque  habitant ,  lorsqu'il  faisait  bàlir,  avait  le 
soin  trenlever  |)lusienrs  pierres  qu'il  mêlait  aux 
fondcmens  de  sa  maison,  afin  que  par  leur  in- 
fluence elle  acquit  [dus  de  durée.  Un  gentil- 
homme écossais,  nommé  sir  lilnndeis,  (lossé- 
dait  un  château  situé  à  |ieu  de  distance  de  cette 
ancienne  fionlière  ;  son  jardinier  en  creusant,  il 
y  a  quelques  jours  ,  rencontia  une  jiierre  sur  la 
quelle  se  trouvait  l'inscription  suivante,  en  ca- 
ractères anciens  :  «Je  suis  un  ilébrisde  la  grande 
muraille;  j'ai  été  déposé  là  ]iour  la  sûreté  des 
murs  du  château  et  du  jardin.  On  doit  me  laisser 
en  repos,  car  il  arriverait  malheur  à  celui  dont 
la  main  sacrilège  tenterait  de  me  déi)la(er.  » 
.Sir  llliinders,  averti,  n'attacha  pas  une  grande 
importance  au  sens  mystique  et  menaçant  de 
l'inscription  ;  comme  il  était  amateur  d'antiqui- 
té, il  ne  vil  15  qu'un  objet  curieux  pour  lui,  cl  il 
voulut  faire  extraire  la  pierre  pour  enrichir  sa 
collection. 

C'était  une  masse  énorme  qui  nécessita  un  cer- 
tain appareil;  on  parvint  à  la  soulèvera  une 
certaine  hauteur,  et  pendant  qu'elle  était  encore 
suspendue,  sir  Bluuders,  emporté  par  la  curio- 
sité, voulut  descendre  dans  le  trou  dont  elle 
Masquait  l'orifice.  Il  était  accomj)agné  de  ses 
deux  lils  ;  mais  au  moment  où  ils  étaient  en 
train  de  dégager  (juelques  décombres  qui  les 
empêchaient  d'avancer,  les  ouvriers  qui  rete- 
naient la  manivelle,  voulant  regardera  leur  tour, 
la  laissèrent  échapper,  et  la  pierre  retomba  de 
tout  son  poids  sur  ces  trois  infortunés  qu'elle 
écrasa  en  les  renfermant  dans  un  même  tombeau. 
Mais,  comme  s'il  y  avait  eu  réellement  dans  tout 
ceci   une   puissance  surnaturelle  indignée  de 


cette  profanation,  et  dont  la  colère  inferuac[ 
n'était  |)as  encore  satisfaite,  un  autre  événement 
devait  suivre  celui-ci.  L'aîné  <les  lils  de  M.  lilun- 
ders  était  nouvellement  marié; sa  jeune  épouse, 
enceinte  de  (|uelques  mois,  en  apprenant  le 
malheur  qui  venait  de  la  frapper,  accourut  sur- 
le-champ  et  ordonna  aux  ouvriers  de  relever  1 1 
pierre,  dans  l'espérance  que  les  malheureux 
q\relle  venait  d'ensevelir  ne  seraient  pas  tués. 
Elle  s'aperçut  en  effet  que  son  mari,  qui  était  le 
l)remier,  donnait  encore  (|uelqiirs  signes  dévie; 
dans  son  impatience,  elle  ne  voulut  pas  attendre 
(|ue  II  pierre  fût  entièrement  extraite,  et  elle  S". 
précipita  dans  le  trou  ;  mais  ,  jiar  une  fatalité 
cruelle,  les  liens  qui  entouraient  cette  masse 
homicide  se  rompirent,  et  la  pierre  ensevelil.de 
nouveau  une  quatrième  victime.  Tout  une  fa- 
mille périt  ainsi ,  et  servit  à  accomplir  une 
funeste  prédiction,  que  n'aurait  pas  manqué  de 
respecter  une  ame  surpersiitieuse.  Un  parent 
éloigné,  (jui  par  cet  événement  extraordinaire 
se  trouve  en  possession  de  Ihéritage  de  ces  in- 
fortunés, vient  de  faire  combler  le  trou,  sur 
lequel  il  va  l'aire  ériger  un  monument  qui  rap- 
pellera cette  triste  catastrophe. 

Ufouf  îiiamattiiuf. 

THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Première  représentation  de  r/(/c/i«m?«/e,  drame 
en  5  actes  et  en  vers,  par  iM.  Alex.  Dumas. 

C'est  bien  le  cas  de  dire,  en  variant  un  peu  le 
proverbe ,  que  les  pièces  se  suivent  et  ne  se  res- 
semblent pas.  Nous  avons  à  signaler  une  de  ces 
alternatives  de  bonne  et  de  mauvaise  fortune 
aux(iuellesles  dramatistcs  sont  grandemenlsu- 
jels, surtout  ceux  qui, à  l'exemple  de  M.Alexandre 
Dumas,  tiennent  à  la  qualité,  sans  doute,  mais 
beaucoup  plus  encore  à  la  quantité  de  leurs  pro- 
duits et  veulent  opérer  sur  plusieurs  scènes  et 
sur  plusieurs  publics  simultanémeul.  L'homme 
n'étant  double  ni  triple,  ne  se  divise  pas;  il  ne 
saurait,  cpioi  i]u'on  en  dise  ,  se  multiplier  assez 
richement  i)our  réussir  tout  d'un  temps  dans  di- 
vers genres,  ce  qui  supposerait  la  simultanéité 
de  préoccupations,  d  éludes  et  d'impressions 
diverses.  Mais  entre  MaïU'inoiseUc  de  Belle  Isie, 
que  nous  avons  applaudie  de  tout  cienr  il  y  a 
qucbiues  jours,  et  [  Alc/tiinisle ,i\\r  lequel  nous 
avons  aujourd'lini  à  exprimer  notre  opinion  ,  il 
y  a  mallieureusement  [dus  qu'une  dilférence  de 
genre,  il  y  a  toule  la  distance  d'une  œuvre 
bien  composée  et  eonsciencjeusement  remplie  à 
une  production  vide  et  négligée.  Et  nous  répétons 
que  c'est  un  malheur,  car  il  y  avait  aussi  un  sujet 
dans  YAlchimUle,  un  sujet  auquel  le  travail  de 
l'auteur  a  seul  fait  défaut. 

Malgré  le  titre  de  cet  ouvrage,  l'alchimie  n'y 
joue  ipinn  rôle  très  précaire  et  à  peine  indiqué. 
Pour  mieux  dire,  nous  n'y  voyons  de  véritable 
alchimiste  (jue  M.  Alexanilre  Dumas,  qui,  trop 
fidèle  encore  à  de  vieilles  habitudes  dont  la 
critique  aurait  dû  le  corriger,  a  fondu  et  mélangé 
dans  ses  cinq  actes  le  Fasio  de  Milman  ,  poète 
anglais  contemporain,  la  Reclterclie  de  l'ab- 
soln  ,  de  M.  de  Balzac,  et  autres  éléinens  divers 
que  nous  essaierons  de  dégager  dans  notre  ana- 
lyse. 

L'action  de  ce  drame,  ou  de  ce  mélodrame,  se 
passe  à  Florence,  dans  les  premières  années  de 
la  renaissance.  L'orfèvre  Fasio,  qui  depuis  long- 
temps poursuit  la  chimère  du  grand  œuvre,  oc- 
cupe un  magasin  où  l'on  voit  arriver  de  moment 
en  moment  le  flamme  des  cinq  ou  six  fourneaux 
allumés  dans  son  laboratoire.  Au  premier  acte, 
il  a  une  explication  avec  sa  femme,  qui  se  plaint 
non  pas  seulement  de  la  diminution  jirogressive 
de  leur  petite  fortune ,  qu'elle  voit  tous  les  jours 


—  iiy.i  — 


SUC^BffSflBSa 


se  dissiper  enfumée;  non  pas  encore  Je  l'ex- 
»i-;iva{;.in  te  profusion  de  leurs  derniers  ducats,  au 
prix  desquels  Fasio  vient  de  payer  à  l'avare  pro- 
priétaire de  la  maison  le  dioitd'y  prolonger  pen- 
dant trois  jours  ses  opérations  <lan;jerei>ses  ;  ce 
qui  trouille  Francpsca,  ce  (pii  raijji-ii,  c'est  la  ja- 
lousie, car  Fasio,  en  sa  double  (|ualilé  d'akhi- 
niiste  et  de  fort  bel  homme,  est  recherché  de 
toutes  les  femmes  de  Florence.  Il  en  est  une  en- 
tre autres,  la  courtisane  Magdalena,  qui  llionore 
d'une  attention  très  marquée.  A  tous  ces  repro- 
ches Fasio  répond  (|ue  lui  aussi  aurait  droit 
d'être  jaloux,  puisipie  le  podestat  de  Florence  a 
daisfué  jeter  les  yeux  sur  sa  chère  FranCPSca. 

Au  plus  fort  de  celte  altercalion  conjugale,  on 
entend  une  détonation  terrible;  c'est  un  des 
appareils  de  l'alchimiste  <|ui  vient  de  sauter  et 
de  mettre  en  feu  tout  le  laboraloiie. 

l/elîet  de  l'explosion  a  élé  si  violent  qu'un 
mur  s'est  entr'ouverl  et  a  donné  passage  à  Fasio 
<lansun  caveau  secret  on  l'avare  (jrimaldi  entasse 
ses  richesses.  Pour  un  alchimiste  i|ui  doit  désor- 
mais désespérer  de  faire  de  l'or,  voil.'i  celles  une 
occasion  bien  séduisante!  Cependant  il  s'abstient 
et  se  cache  en  voyant  entrer ,  l'un  après  l'autre  , 
Grimaldi  et  son  neveu  ,  entre  les(|uels  se  passe 
une  scène  très  intéressanlc  et  vraiment  dramati- 
que. 1/élio,  c'est  le  nom  de  ce  neveu  ,  est  un  jeune 
débauché,  menacé  dans  sa  liberté  et  dans  son 
honneur  pour  cinq  cents  ducats  ([u'il  vient  de- 
mander au  vieil  usurier  à  litre  de  |irél.  Sur  un 
premier,  un  second  et  un  troisième  refus  ,  il  se 
meta  raconter  l'hisloiie  ciicoiistiinciée  d'un 
oncle,  d'un  tuteur  inlidèle  qui  a  Ifichement  dé- 
pouillé son  pupille.  Nous  reproduisons  cette 
scène  dans  son  entier. 

La  scène  est  en  Espagne.  Une  fiiiiiille  honnête 
Demeurait  àSéviUe;  elle  se  composait 
D'une  mfrre  et  d'un  fils  en  bas  ûge  ;  on  disait 
Qu'un  homme  était  encorde  la  même  raniille  , 
Demeurant  outre-mer,  seul,  et  sans  fils  ni  fille  ; 
Que  pour  tout  Dieu,  jamais ,  n'ayant  comnu  que  l'or. 
Par  le  prêt  et  l'usure  engraissait  un  Irisor  ! 
Or,  il  advint  un  jour  que  des  fiùvres  mortelles 
Passèrent  sur  l'Espagne  en  secouant  leurs  ailes  I... 
La  mère,  qu'on  cituit  comme  sainte  en  tout  lieu , 
A  l'Age  de  vingt  ans  fut  rappelée  ù  Dieu  , 
Et  laissa  pour  descendre  en  un  sépulcre  avide 
Son  enfant  au  berceau  près  de  sa  couche  vide. 
Hélas  I  le  pauvre  enfant,  si  petit  qu'il  était, 
Avait  déjà  compris  que  sa  mère  emportait 
Lebonheur  avec  elle,  et  dans  sa  peine  amère. 
Sans  cesse  en  bégayant  rcdemanduit  sa  mère. 
Sa  mèrel  qu'à  celte  heure  il  se  rappelle  cncor 
Comme  un  ange  entrevu  dans  un  nuage  d'or! 
11  suivait  donc  déjà  la  douloureuse  voie 
Lorsqu'un  jour  s'abattant  cujunie  un  oiseau  de  proie, 
L'oucle  arriva  soudain  et  sans  être  attendu. 
Verres,  meubles,  maisons,  tout  fut  bicntùt  vendu. 
Et  le  vautour  reprit  sa  course  vers  son  aire , 
Emportant  la  fortuneet  l'enfant  dans  sa  serre  1 
Cependant  de  retour,  l'avare  ne  dit  pas 
Qu'il  avait  ù  l'enfant  deux  cents  mille  ducats. 
Si  bien  quecelui-ci  grandit  et  devint  boniuie 
Sans  qu'il  lui  fut  jamais  parlé  de  celte  somme. 
Mais  comme  l'on  savait  qu'il  devait  quelque  jour, 
A  la  mort  de  son  oncle  être  riche  à  son  tour. 
L'argent  ne  manqua  point  d'abord  ù  ses  caprices  , 
Si  bien  que  ses  défauts  bienlot  se  firent  vices, 
Car  aucun  n'élait  l;^  (|ul  le  prit  par  la  nu\ln 
Pour  remettre  ses  pas  dans  un  nieilkur  clii-min  ! 
Enfin  le  sort  voulul,  soit  propice  ou  ciintraire, 
Que  se  tarit  un  jour  cette  veine  usuraire. 
De  toi  te  qu'au  milieu  de  son  luxe  indigent , 
Le  neveu  tout  à  coup  se  trouva  sans  argent. 
Ce  fut  versée  temps-là  qu'il  apprit  de  Sévillc 
Que  sa  naissance  était  loin  d'être  pauvre  «t  \  ile. 
Et  que  ses  premiers  jcuirs  aux  splomlides  rayons 
Etaient  des  souvenirs  et  non  des  \isionsI 
Alors  il  résolut  de  tenter  l'aventure. 
Il  savait  que  son  oncle  en  une  cave  obscure 
Eulassait  tout  cet  or  qu'il  tirait  à  lit  fois 


Du  peuple,  dej  marchands,  des  nobles  et  des  rois  ; 
Caril  prêtait  sur  tout,  élfudanl  son  Systems 
Du  fer  de  la  charrue  à  l'or  du  diadème  ! 
Donc  II  ne  perdit  plus  ce  clieroncle  i\m  yeux, 
Et  bientèt  il  le  vil  marchant  silencieux. 
Ecoulant  sises  pas  n'éveillaient  pas  daiu  l'ombre 
Un  discret  écho,  sons  une  voûte  sombre 
Disparaître,  ferniaiilau  bout  d'un  corridor 
Une  porle  de  fer,  celle  de  son  Irésnr  I 
Trois  jours  fit  le  neveu  sa  garde  accoutumée, 
Et  trois  jr)uis  il  trouva  la  porte  refermée. 
Lorsqu'il  voulut  l'ouvrir  pour  descendre  après  lui 
Bref,  il  rlèse^pêrait  presque,  lorsqu'aujourd'bui. 
Soit  oubli,  soit  terreur,  quelle  que  soit  la  cause, 
Enfin  !  il  a  trouvé  cette  porte  mal  close  I 

GRIMALDI. 
Imprudent  (jue  je  suis  I 

LÉLIO. 

Nous  touchons  à  la  fio  , 
Vu  peu  de  patience. 

FASIO  (caché). 
Ah  !  je  comprends  enfin. 
LÉLIO. 
Il  ferma  celte  poite,  et  dans  la  nuit  profonde 
Descendit  lenlement  en  cherchant  la  seconde, 
La  trouva.  Puis  songeant  qu'en  ces  occasions 
On  ne  prenaitjainais  trop  de  précautions. 
Il  fit  de  celle-là  ciminie  de  la  première. 
Là,  celui  qu'il  cherchait,  à  la  pâle  lumière 
D'une  lanterne  sourde,  à  même  d'un  trésor 
Jusqu'au  coude  trempait  ses  bras  maigris  dansl'or. 
Ils  étaient  seuls  ;  aucun  n'était  là  pour  enti'udre  , 
Et  sans  rien  demander  leplusfort  pouvait  piendre. 
Eh  bien!  cet  homme  allier  comme  un  roseau  plia. 
Ainsi  qu'un  faible  enfaul,  il  pria,  supplia. 
Cherchant  danscecadavie  une  fibre  sensible  ; 
Mais  ce  fut  vaineineni,  l'oncle  fut  inflexible. 
Alors,  se  relevant  comme  un  serpent  roulé 
Qnel'on  a  trop  longtemps  d'un  pied  d'airain  foulé. 
Le  jeune  homme  ùsontour,  d'une  mortelle  étreinte. 
Dit,  serrant  le  vieillard  pale  el  muet  de  crainte  : 
Mon  oncle,  à  mon  honneur  vous  avez  fait  défaut  ! 
Ce  n'est  plus  mainleiKinlmille  ducats  qu'il  me  faut 
Pour  pndonger  d'un  jour  ma  splendeur  éphémère. 
C'est  l'héritage  entier  que  nie  laissa  ma  mère  ! 

GRIMALDI. 
Ta  mère  n'avait  lien. 

LÉLIO. 

Mon  ourle,  sans  remords, 
Songcz-y,  vous  mentez  à  la  face  des  morts, 

GRIMALDI. 
Par  quel  serment,  quel  saint,  quel  dieu  le  jurerai-je? 

LÉLIO. 
Mensonge,je  te  dis,  mensongeet  sacrilège  1 
Vieillard,  rends-moi  cet  (tr  auquel  lu  sais  mes  droits. 

GRIMALDI. 
Jamais  !  jamais  ! 

LÉLIO. 
Vieillard  I 
GRIMALDI. 

Plutôt  raourlrcent  fois  I 
LÉLIO. 
!Mon  Dieu!  reteaei-nous  sur  le  bord  de  l'abimc  I , 
Mon  bien  I 

GRIMALDI. 
Jamiii  !  jamais  ! 
LÉLIO. 

Ah  1  je  feiai  le  crime  I 
Une  dernièrefois,  mon  bien,  ou  ce  poignard... 

GRIMALDL 
A  l'aide  :...  Ah  1...  j'y  couvens  !... 

LÉLIO  (le  frappant;. 

Maintcoaut  c'eU  trop  tard  I 


Alors  apparaît  Fasio,  qui  n'a  pas  de  peine  à 
justifier  sa  présence  :  il  ne  venait  pas  plus  voler 
l'avare  i|ue  l.élio  ne  venait  le  tuer.  Celui-ci 
ayant  repris  sou  bien,  persuade  à  Fasio  d'em- 
porter le  reste  du  trésor ,  et  tous  les  deux  se 
jurent  un  secret  mutuel  sur  la  part  qu'ils  ont 
prise  à  celle  horrilile  aventure. 

iNous  l'avons  ilit  ,  la  scène  du  meurtre  est  sai- 
sissante el  très  haliilement  exécutée;  tout  cet 
acte  est  beau  ,  mais  ecst  le  seul  oii,  le  style  ex- 
cepté, on  reconnaisse  le  talent  de  M.  Dumas.  Le 
reste  de  la  pièce  se  compose  de  trois  tableaux 
absoluiiieiil  vides  de  situations  et  sans  autre  in- 
térêt ijiie  l'action  trop  lente  et  trop  prévue  de  la 
jalousie  de  Fraiicesca. 

Parmi  les  nomlireux  personnage  réunis  dans 
une  fête  splendiile  que  donne  Fasio  pour  se  faire 
honneur  de  sa  fortune,  elle  seule  sait  bien  (jifil 
n'a  pas  trouvé  la  pierre  idiilosophale,  et  jiersua- 
déc  qu'en  ruinant  son  mai  i  elle  l'enlèvera  au.i 
séductions  de  ses  ilvales,  elle  le  dénonce  au  jio- 
destalconimedélenleur  d'un  trésor  trouvé,  igno- 
rant du  reste  dans  quelles  circonstances. 

Une  fois  lajiisiice  mise  sur  celle  voie,  elle  dé- 
couvre facilement  le  cadavre  de  Grimaldi;  Fasio 
arrêté  est  immédiatement  condamné  à  mort  , 
suivant  les  formes  expédilives  des  tribunaux  (io- 
renlins.  Vainement  alors  Fr.incesca  implore  s-i 
ijrace  :  le  podestat  y  met  la  condition  infâme  que 
le  jii|;e  impose  à  Marion  de  Lorine  sollicitant 
pour  Didier.  H  ne  reste  plusauxdeux  époux  qu'à 
se  bénir  ,  toujours  comme  dans  le  drame  de 
M.  Hugo.  Heureusement  au  pied  de  l'é.haftiud  , 
Lélio,  le  véritable  meurtrier  de  (irimaldi,  se  dé- 
couvre ,  et  Fasio  ,  lilire  ,  rentrant  inopinément 
dans  son  rôle  d'alchimiste  ,  publie  à  haute  voix 
i|u  il  n'avait  jamais  clierchéde  l'or,  maisbien  lire 
femme  parfaite,  et  (jne  la  sienne  vient  de  surlir 
toute  épurée  du  rreuset  ileses  adversités.  Celte 
façon  de  prendre  syinboiiquemenl  sa  profession 
a  |)aiu  linéique  peu  facétieuse. 

Celte  pièce  n'a  pas  réussi  sans  de  vives  el  justes 
proleslalinns.  Cependant  le  jeu  énergique  et  in- 
telligent de  Frédéric  Leinaitre  a  élé.  comme  de 
coutume  ,  fiéquemmeiitap|)laudi.  Mondidier  a 
comenablement  rendu  le  r61e  de  Lélio. 

\.\4lr/iitnistc  n'est  pas  précisément  une  chute 
]inur  M.  Diinias.  C'est  asst  z  dire  ijuece  ne  peut 
ttie  un  succès  d'argent  pour  le  théâtre. 


THEATRE  DES  VARIETES. 

La    Canaille  ,   comédie-vaudeville  en   trois 
actes,  par  M.M.  Dumersan  el  Dumanojr. 

Que  la  vérilé  habite  le  fond  d'un  pulls  .  on  le 
conçoit;  le  domicile  n'a  rien  d'incompatible 
avec  son  caractère  el  ses  mœurs.  Mais  que  In 
vei  tu  soit  reléguée  dans  les  égonts  de  Paris,  cela 
n  a  rien  d'agréable,  ni  surtout  de  fort  encoura- 
geant. Soyez  donc  vertueux  pour  vous  enfoncer 
dans  ces  l'.inaux  souteri  ains,  oi'i  viennent  abou- 
tir les  immondices  de  toute  une  grande  ville, 
pour  barbotler  dans  les  lorrens  d'une  eau  fi  tide, 
el  courir  i  chaque  instant  le  danger  d'une  as- 
phyxie bourbeuse,  comme  le  père  Picpus,  le  hé- 
ros de  la  vaitaitle.  Autour  de  cet  homme,  dont 
le  moral  (lairc  comme  baume,  mais  dont  le  phy- 
sique tue  les  mouches  au  vol,  nous  voyons  une 
luiile  il'autres  individus  (]ui  ne  sont  guère  plus 
inodores,  les  uns  balaient  les  rues,  et,  comme 
ilit  le  père  Picpus,  nvttoitnt  Uurpalrif.  les 
autres  ramassent  deschiffons,  ratissent  les  ruis- 
seaux, coiuluisent  deslondien  aux,  ou  se  livrent 
.'i  une  inliniié  de  petits  commerces  complète- 
ment étrangers  à  celui  de  parfiimeur. 

En  regard  de  celte  canaille  pauvre  mais  hon- 
nête, les  auteurs  ont  placé  deux  spécubtcurs 
(lu  genre  des  Robert  Micaire  et  des  Bertrand, 
deux  honorables  associés  ilirisés  par  quelques 
petiles  discussions  d'intérêt,  et  qui  ne  cherchent 
|iend.int  toute  l.i  pièce  qu'.i  se /7(ii<fr  l'un  l'autre. 
Au  premier  acte,  l'un  d'eux,  sous  le  nom  du 
liaroudet'hambory,  tient  maison  ouverte,  donne 
des  dîners,  îles  b.ils,  des  concerts,  .'i  l'unique  tin 
de  dépouiller  un  jeutrei'rwinclal  d'une  sui>frL>e 


—  334  — 


?W  "n"i-e:i    simule  un.'  inv.s>on  .Vatiens  .le 
00  i"     .nla.TMsenl.lr  tenir  .les  jeux  clam  e  - 
fin     ..  '     se  sauve  avee  les   .|iPns,  sans  o„l,l,  ■ 
è  V.illels  .le  l.Muiue.  Au  secou.l  acte,  il  Mille  \r 

S^'     !:iunélé,îa..t.iU.-7;   '-'* 'M' 'tun 
'rneouK-e  .lans  un  élroU  pass,„;e  av_ec   .u   Unm^ 
niiil.ereau  ;  il  «ensuit  uu«  .|uei-elle,  '   'ctscai 
n        het  coui.s  de  poin,.,,  .lai.s  laqiifl  e  le  por- 
.       ilItM'Ii'se  .le  la  poche  .le  Cliaml.ery,  et  va 
Siffle,  niiu.  .le  .i-ois  jeunes  ^^^^^^ 

fiisiiU  partie  .lu  batailon  sacre  le  la  l">ale< 
na  I  è  0  chu  de  ses  ,.,ra,ule.irs,  Chaml.éry  se  lut 
"  m.hran.hrrs,.us  uu  pr/'lexte  m'.s..-a  ■  l  o-- 
n  c  .!.•  li^-l.arie  luiserlàtrauder  lucli.  e Iji 
ntn  h.ue  lurtiveuienl  de  leui-de-vie.  l'olnel 
"e  ,  .- a  pinceaux,  et  brosse  des  ensenine  . 
î)a  se     alheur.l.s,lenx:.ss.Kiésserapprochen, 

è  o  e  èuille  réparait  à  leurs  ye.u,  el  ds  s  en- 
tend èùlur  le  s..uslraire  .le  leu.iroit  o».    I  ont 

é  osVli  erlueux  leunes  ijcus,  après  en  av.,  r 
S  cin,,  cents  Irancs  chacun,  a  ture  de  e- 
oon  pense  honnête.  La  tentative  ^e  vo'  ':s  f  r 
S  ell.'sdeux  voleurs  sont  conduits  ou   .1 

?1  uH  Dieu  etaiu  .;endarmes.  Le  provincial  re- 

d'être  un  déleriniiit-7>«f/in'-«- 

■lonl  le  iu.'rile  .le  la  Camulle  consiste  dans  le 
Id  leai  populaire  .lu  second  acte.dans  la  repro^ 
ic  ion  fille  de  ce  .lui  tous  les  ,ours  trappe 
nos  ve  X  e  nos  oreilles  d:,ns  les  rues  de  'ans. 
?r,.ra  de  e  sale  physionomie  .lu  père  l'icpiis 
sydie  se.lè  toutesahuiteur    Le  premier   e    le 

r^oi  ieine  acte  ne  sont  .,.ru..  ^'««''^'''f^,^";/ 
lesexhalaisonM--.v;;>inen,s.,uvenUe        ,^^^ 

Odry  scslempare  .lu  ptie  1  i.puseï 

il.-  à  .le  telles  .on.pRMesi.iuand  lisent  .le 

prise  sur  le  fait,  mais  quelle  nature! 


certain  coups  .Vestrama.îon  administré  dans  le 
sternoii  à  un  ijrand  hatt.ur  de  plastron. 

Le  taheUion  remporte  son  carton,  lesassislans 
dêcami>eiit  comme  .les  montons,  et  Nanon, com- 
me de  raison,  tombe  en  subite  pâmoison. 

iNoiis  sommes  à  l'acte  second,  et  par  consê- 
iliieiit  chez  l\in.)n,  au  beau  milieu  de  son  salon. 
Or  le  neveu  de  Maintenon  (le  sons-olficieren 
.luest'ion,  Lavaleur  le  porte-moiis.iueion  enlin 
le  trompeur  de  Nanon)  ne  venant  plus  a  la  mai- 
son iHiiir  sécher  ses  larmes.  Ninon  a  pris  un 
maninisou  baron.ini.le  Chamillya  le  nom,  ce 
,jui  est  un  acte  de  raison,  et  surtout  de  précau- 
tion. 

Mais  voilà  que  mes  .leux  lurons  se  trouveiit 
chez  la  Ninon  nez  à  nez  comme  deux  lions.  Un 
il/"aine  vite  1  esiiadron  dans  lejar.lin,  sur  le  iyi- 
zoii.et  Chamilly  reçoit  d'aplomb,  un  coup  dc- 
tleuret  sans  boulon  ipii  lui  lait  un. joli  selon. 

Louvoisqiii  n'entend  pas  raison,  jure  de  four- 
rer en  prison  le  ferraUleur  .le  bonne  maison 
qui  a  sai;;né  comme  un  oison  son  neveu  de  pré- 
dilection. 

.\u  troisième  acte  Nanon,  conduite  par  la  Ni- 
non, vient  imiilorer  la  protection  de  madame  de 
Maintenon  pour  sauver  de  la  prison  Lavaleur  te 
brellaillon. 

Kestée  seule,  voilà  INanon  qui  prend,  et  cela 
tout  .le  bon,  le  roi  pour  la  Maintenon. 

Le  roi  prié  parce  tendron,  (lui  pleure  comme 
un  marmiton  épluchant  une  botte  d'ognons,  ac- 
c.r.le  un  généreux  oar.lon,  cl  la  vertueuse  Na- 
non sans  plus  .le  tiel  qu'un  hanneton,  accour 
sauver  du  cabanon  le  neveu  de  la  Mainten.m  et 
l'amonreux  .le  la  Ninon,  ipioi.iue  le  mauvais 
..arcon  l'ait  trompée  comme  un  polisson  ;  après 
.iiioi  se  faisant  raison,  elle  épouse  son  i;risou. 

Cetlepièi-eabeauccmp  debon,  et  rapportera 
maint  ducaton  à  Théaulon  et  Lessuillon. 

Dormenil-Loiivois  est  noble  et  rond;r)erval 
avec  I  excellnil  ton,  le  tact  parfait,  le  goût  pro- 
fond .lo'or.lui  aceonle  avec  raison,  a  fait  applau- 
dir à  foison  dAubiijné,  l'amant  de  Ninon,  le  ne- 
veu .le  la  Maintenon,  et  le  perlide  de  Nanon. 

Somme  toute,  allez  voir  ,V«//o/f,  et  puis  vous 
nous  en  direz  long  sur  Ninon  et  la  Maintenon. 


ï\couf  ïir  liiui  îours. 


THÉÂTRE  DU  PALA1S-R0Y.\L. 

mnm,  mon  et  Maintenon,  comédie  mêlée 

de  chansons,' de  MM.  Théaulon  et  LesguiUon. 

l  PS  trois  héromesde  cette  piè.:e  en  on  ont  nom 
Nanon  Con  et  Maintenon.  Ainsi  l'ont  voulu 
MM  Théaulon  et  Lesguillon. 

Nanon  ti.-nt  un  bouchon  où  viennent  com  es 
.1    Pms",  huils  talons,   pour  faire   voler  .les 

ce. lui  dKertit  fort  Nanon  qui  ne  dit  m  oui  m 

""ni-  Nanon  est  aimé  à  l'adoration  par  un  suisse 
de  onne  m  dson,  l-arlanl  français  comme  m. 
ti  m  mais  passionné  .omme  un  pigeoe,et  ido- 
?Mréëcomme  de  raison  par  un  jeune  et  beau 
farifaron  amant  en  tiue  de  Ninon  et  propre  ne- 

"■"atn'enlrrsés  deux  passions,  envoie  pro- 
.\anon,  e.mi^  déciile  pour  l'amoureux 

'■"m  us  comme  la  vertueuse  Nanon  s'obstine  h  ré- 

,M,nle    Cl  aux  saugrenues  propositions  cle 

C     .prévint  lnr..n  eî'veut  ./""""""'"'l''.'.^^, 

mi.  eV.it  i.as  le  cmple  .lu  liston,  notre  fi  ipon 

'a  ri-^èd"  labellion.  tire  ses  grègues  comme 

uu  toron,  fciuuaul  de  cruiadfe  la  vxmn,  pour 


Grand  concert  vocal  et  instrumental  donné 
par  M.  Léon  IIOMSORÉ,  le  mardi,  1(3  arrïl 
is:i9,  à  8  heures  précises  du  soir,  dans  la 
n  u  u  l'elU'  sa  lledecon  certs  de  M  .Heu  ri  Herz , 
38,  rue  de  la  Victoire  {C/iaussée-d'Antin.) 


Première  partie  ;  1°  Sextuor  exécuté  par 
MM  "*  et  M.  llonnoré.  (Moschelès).  —  2°  Air 
chanté  par  M.  Alizar.l.  ("*).  - J  Rno  de  VEaii 
merveilleuse,  chanté  par  MM.  Boulanger  et 
Lan/a.  ((irisar).  — -4'  Gran.le  fantaisie  pour  vio- 
h,„,  exécutée  par  M.  Art.->t.  (ArlÔt).  -  a  Qua- 
tuor .le  la  Uuia,  chanté  par  niademoise  le 
Drouart  et  MM.  lioulanger,  Lanza,  Malley.  (Do- 
nizetti).  —  6"  Romances  chantt^es  par  M.  liou- 
langer. (Boulanger).-Deiixième  partie  :  1  brand 
,1,10  à  deux  pianos,  exécuté  par  mademoiselle 
Ib.iiorineLambertetM.  Honore.(Kalkebrenncr  ) 

—  ')'  \ir  de  Robin  des  Bols,  chanté  par  Mlle 
Dniiiarl.  fVVeber).— 3°  Uuo  pour  harpe  et  violon- 
celle sur  .les  motifs  .le  Cuillaunie  Tell,e%tnné 
i>arMM.(.odefioi.letr.oissaux.(.I.Go.letroi.l).  — 
îi"  Air  chanté  par  M.  Alizard.  (*").- S" Souve- 
nir .le  lielluii,  caprice  et  andante,  par  M.  Ar- 
l'U  (Artùt).  -  \,e.  Journal  clic:  la  partie}  e,  le 
père  7-ri/(7Me/o»-<,  chansonnettes  chaulées  par 
M  (  haudesaigues.  (Ue  lieauplan).  —  f'rix  .lu 
biilet  :  Stalles  numérotées:  10  fr.  ;  Pourtour 
el  par.iuel  ;  H  fr.  —  On  trouvera  des  billets  chez 
M  licrnar.l-  Latte,  marchand  tle  miisi((ue,  au 
coin  du  passage  de  l'Opéia ;  chez  M.  Uenn  llerz, 
rue  de  la  Victoire  38. 


10  AVRIL.  —  Lesnouvellesqiie  nous  recevons 
de  l'Algérie  et  celles  qui  parviennent  aux  autres 
ioiirnaiix  font  présager  une  prochaine  re|irise 
d'hostilités  entre  Ali.l-el-Ka.ler  et  la  France.  Le 
Commerce  annon.:e  ce  matin  que  M.  de  Salles, 
ne  pouvant  obtenir  de  l'émir  que  des  réponses 
évasives,  lui  déclara  .pie,  sans  tenir  compte  de 
son  refiiset  .le  sa  mauvaise  volonté,  le  maréchal 
ferait  l'expédition  paciti.pie  de  Hamza.  Hé  bien, 
fais-la  situl'oses\  répliqua  vivement  Abd-el- 
Kader. 

—  Les  arrestations  faites  dans  les  soirées  de 
vendreili,  de  samedi  et  de  .Irmanche  derniers 
sont  fort  nombreuses,  car  elles  s'élèvent  au  chif- 
fre énorme  de  350.  Sur  ce  nombre,  I-SO  ont  été 
mis  presque  immédiatement  en  liberté.  Presque 
tout  sont  des  ouvriers  que  la  curiosité,  plus 
encore  que  tout  autre  motif,  parait  avoir  con- 
duits dans  la  foule  au  milieu  de  laquelle  ils  ont 
été  arrêtés  par  la  force  publique.  Parmi  les  indi- 
vidus non  encore  relaxés  et  qui  vont  être  l'objet 
d  une  instruction  judiciaire, se  trouvent,  assure- 
t-on,  plusieurs  repris  de  justice,  dont  la  présen- 
ce parmi  les  groupes  n'avait,  selon  toute  ap.ia- 
rence,  aucun  but  politique. 

—  La  recrudescence  du  froid  augmente  les 
incendies.  D'aiirês  les  relevésiaits  à  l'état-major 
des  sapeurs-pompiers,  il  y  a  eu,  dans  la  journée 
d'hier  seulement,  quarante  feux  de  cheminée; 
dans  le  mois  dernier,  on  en  a  compté  deux 
cent-i|uatre-vingt-six,  et  cinquante-deux  incen- 
dies de  cave  ou  d'appartement. 

—  Malgré  son  désir  de  ne  pas  se  nionlrer  trop 
sévère  dans  les  admissions,   il  est  certains  pro- 
duits par  trop  exi;eiitriques  dont  le  jury  ne  peut 
autoriser  l'exposition.  Tantôt  c'est  un  luthier  qui 
présente  un  violon  en  terre  cuite,  en  sorte  qu'il 
peut  servir   d'instrument  de   musique    ou  de 
cruihe  ,  tantôt  c'est  l'inventeur  d'une  paire  de 
boites   défensives  ;    près    des    lirans  de  l'une 
vous  trouvez  un  pistolet,  sous  le  talon  de  l'autre 
botte  sont  des  boites  auxquelles  s'adoptent  des 
poignards  ,  armes  commodes,  comme  on  voit, 
pour  la  marche  et  pour  la  défense!  Malgré  ces 
rejets,  qui  sont,  dit-on,  au  nombre  de  500,  les 
fabricans  admis  pour  Paris  dépassent  toute  pré- 
vision. Paris  ne  comptait  que  1390  exposans  en 
I83i;  il  en  compte  aujourd'hui  1900.  Le  dépar- 
tement de  laSeine  l'emporte  à  lui  seul  en  nombre 
sur  la  France  entière  ;  car  il  parait  que  le  nom- 
bre total  .les  exposans  sera  de  3,000,  à  3,7u0. 

—  Mercredi,  à  six  heures  el  demie,  une  légère 
secousse  de  tremblement  de  terre  s'est  fait  sen- 
tir à  Grenoble.  L'oscillat  on,  .pii  n'a  duré  .[ue 
deux  secondes,  a  eu  lieu  de  l'est  h  l'ouesl.  Elle  a 
été  surtout  sensible  à  lest  de  la  ville;  dans  le 
faubourg  Très-Cloitres,  les  habilans  sont  sortis 
.les  maisons,  elîrayés  de  ce  mouvement,  qui  a 
éié  assez  fort  pour  faire  chanceler  les  meubles 
des  appartemens. 

—  L'administration  du  Jardin-des-Plantesne 
possède  que  depuis  (lualre  mois  la  collection  de 
reptiles  vivans  qu'on  y  voit   aujourd'hui.  Elle 
les  a  achetés  au  sieur  Vallet,  qui  tes  faisait  voir 
dans  une  baraque  aux  Champs-Elysées  et  sur 
les  foires,  et  elle  lui  a  laissé  la  conservation  de 
ces  animaux,  qu'il  soigne  avec  une  sollicitude 
etnne  inlelligence  rares.  Le   sieur  Vallet  e  êve 
.Icpnis  ijninze  ans  deux  caïmans  .]ui  sont  .lans 
le  meilleur  étal   de  santé   possible.   On   n'élait 
pas  encore  arrivé,  sous  notre    température  va- 
riable, à  prolonger  si  loin  l'existence  de  ces  ani- 
maux. La  ménagerie  des  reptiles  est  établie  dans 
le  local  on  se  trouvaient   aulrefois  les  singes; 
e'est  là  que  se  trouve  provisoirement  placée  la 
tortue  monstre  dont  nous  avons  parlé  ;   on  va 
creuser  un  bassin  convenable  pour  la  recevoir; 
il  sera  rempli  d'eau  de  mer  qu'on  renouvellera 
tous  les  huit  jours. 


—  335  — 


tmsm 


—  l'aiianini  se  nifiirl.  On  .if^spspère  de  pou- 
viiir  prolonger  les  jours  de  cet  t'iiiineiU   artiste, 
((iii  depuis  lon(;lfni|)s  siiidilail  vivre  par  enclian- 
iiient.  On  |iiéletid  (Hi<'l*;iî;;iniiii  l;]is.ser:]  dix  mil- 
lions de  ftirlnnc  qui,  d'^ipiis  ses  dernières  vo- 
lontés, ne  sorlironl  p.is  du  monde  music.d.   On 
jKUJe  de  sept  à  liuit  cents  léjiidairesinslitnés  pas 
lui  tant  en  Frau'e  qu'en  Italie.  Nous  souhaitons 
que  ee  tesNinient,    destiné  à  produire  une   si 
Sirande    sensation,   soit   ouvert  le  jlus    tard 
possible. 

11.  —  W.  fiareias  a  dépos»' iiier  sur  le  Itureni 
de  h\  chandire  des  députés  une  pétition  de 
KM.  les  déléi;ués  des  porteurs  de  rent^'S  espa- 
fjnoles,  qui  réelamenl  d(MKMnean  l'appui  de  la 
eliamliie  auprès  du  uiiiiislère  pour  qu'il  inter- 
vienne en  faveur  de  leurs  commettans  auprès  du 
jjouvernenient  de  Madrid. 

—  On  dore  en  ce  moment  la  superbe  grille 
(|ui  entoure  le  soubassement  de  l'obélisque,  au 
milieu  de  la  plaee  de  'a  Concorde.  On  achève  le 
dallage  du  terre-plain;  mais  les  travaux  aux 
deux  grandes  fontaines  sont  suspendus. 

—  Le  mariage  de  mademoiselle  de  Dino  avec 
!M.  le  comte  Henri  lid  Castellan  a  été  célébré 
aujourd'hui  avec  une  grande  poni()e  à  Siinl- 
Tliomas-d'A(j  uin,  en  présence  d  un  nombreux 
(t  brillant  concours  de  païens  el  d'amis.  M  l'ar- 
cheiéqiie  de  Paris  a  officié  ponlilicaleuienl.  M.  et 
madame  de  Castellan  sont  partis  le  même  jour 
pour  la  terre  de  Heuille. 

—  Ce  qui  relarde  l'achèvement  du  château- 
('"eau  coiislriiil  sur  la  place  île  l'aMcien  Ojiéra, 
lion  lies  travaux  sendilaieiit  paraître  a  baniîonnés, 
c'est  la  fonte,  ipii  s'exécute  en  ce  moment,  de 
quatre  statues  aliegoricpies  de  (piatre  livières 
(le  France,  savoir-  :  la  .Seine,  la  I.oire,  la  Meuse 
et  la  Moselle,  qui  doivent  décorer  ce  monu- 
meut. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che 7  et  lundi  8  avril,  de  341",»  déposans,  dont 
.■596  nouveaux,  la  somme  de  43  i,,SG7  fr.  Les  rem- 
lioursemens  demandés  se  sont  élevés'^a  la  somme 
de  830,0U0  fr. 

—  11  a  été  consommé  dans  Paris  pendant  le 
mois  de  marsdernier,fi,lâO  bœufs,  1,334  vaches, 
y, 2G9  veaux  et  34,7.54  moutons.  Le  coinmeree  a 
icçu  4G(»,à7y  kil.  de  suifs  fondus. 

il  avait  été  consommé  en  mars  I838:6,5.'i4 
bœufs,  1,544  vaches,  7,033 veaux  et  35,238  mou- 
tons. Le  commerce  avait  reçu  566,773  kil.  de 
suifs  fondus. 

On  a  donc  consommé  en  mars  1838  :  434 
Lœulis;  210  vaches  ,  764  veaux  et  484  moulons 
de  jdus  qu'en  mars  1839,  elle  commerce  avait 
reçu,  également  en  plus,  107,494  kil.  de  suifs 
fondus. 

Il  a  été  consommé  dans  le  premier  trimestre 
de  1839:  18,138  bœufs;  4,161  vaches;  17, -267 
veauxet  102,1-23  moutons.  Le  commerce  a  reçu 
Îi67,618  kil  de  suifs  fondus. 

11  avait  été  con.sommé  dans  le  premier  trimes- 
tre de  1838:19,046  bœufs;  5,366  vaches; 
18,846  veaux  et  108,760  moutons.  Le  commerce 
avait  reçu  292,193  kil.  de  suifs  fondus. 

La  consonimalion  du  premier  trimcslre  de 
1839  a  donc  été  inférieure  à  celle  du  |U'emier 
trimestre  de  1838,  de  908  hreuts  ;  1,206  vaches  ; 
1,375  veaux  el  6,637  nioutoiis.  Le  commerce  a 
reçu  en  moins,  dans  le  trimcslre  qui  vient  de 
hiiir,  «53, -276  kil.  de  suifs  fondus. 

On  peut  estimer  à  dix-huit  cent  mille  livres 
devianilela  diiniiiiilion  ipii  vient  d'.ivoir  lieu 
dans  le  premier  trimestre  de  cette  année  ;  c'est, 
en  moyenne,  deux  livres  de  diminution  dans  la 
consommation  de  chaque  hahitanl  de  Paris. 

—  Tne  malheureuse  idiote  de  l'arrondisse- 
ment de  la  Chriire, célibataire,  vient  d'accoucher 
d|un  enfant  dont  la  bouche  ressemble  il  celle 
d  un  brochet  elconlienl  trois  langues,  dont  une 
petite  et  deux  grandes. 

—  La  fabrication  des  aiguilles,  en  France,  ne 


date  que  de  1820.  Depuis  elle  a  obtenu  de  grands 
progrès  et  de  grands  développemens.  En    1837,  i 
non  s  en  avons  encore  tiré  de  l'étranger  pour 

1,462.000  fr. 

—  Les  statues  de  Talma  et  de  Lekain,  placées 
dans  le  vestibule  du  Théâtre-1- lançais,  près  de 
celle  de  Voltaire,  sont  maintenant  découvertes. 
La  statue  de  Talma  est  de  David,  el  celle  de 
Lekain  de  Dantan. 


12.  —  Le  gouvernement  a  reçu  la  dépêche  té- 
légraphique suivante  : 

«  Lu  traité  de  paix  a  été  signé  à  la  Vera-Cruz, 
le  U  mars,  entre  l'amiral  liaudin  et  les  plénipo- 
tentiaires mexicains  Gorosteza  et  Victoria.  » 

—  Madrid,  la  crise  ministérielle  n'est  pas  ter- 
minée. 

Cabrera  est  aux  portes  de  Valence. 
L'état  de  siège  de  Séville  est  levé. 

—  L'instruction  préparatoire  relative  aux 
troubles  des  jours  derniers  est  terminée,  la 
presipie  totalité  des  individus  arrêtée  dans  les 
rassemblemens  ont  été  mis  en  liberté.  Douze 
seuleinenl  sont  renvoyés  en  état  de  mise  en  pré- 
vention. Plusieurs  ont  été  pris  en  flagrant  délit 
au  moment  où,  en  poussant  des  cris  séditieux, 
ilsarr;  cliaienl  les  arbres  des  bonlevarts  et  les 
pieux  leur  servant  de  tuteurs,  pour  s'en  faire 
des  armes  offensives  ;  d'autres  brisaient  des  ré- 
verbères on  lançaient  des  projectiles  sur  i  i  force 
armée  au  moment  où  ils  ont  été  saisi.s  ,  et  un 
d'eux   enlin   était  porteur  d'un  sabre-bri((iiel, 

1  sans  fourreau,  qu'il  tenait  caché  sous  sa  bloii>e, 
et  (|u'il  avait,  a-l-il  dit  d;ins  le  |)reniier  inler- 
rogaloire  que  lui  a  fait  subir  M.  le  commissaire 
de  police  Collin,  pris  chez  son  logeur.  Linslnic- 
tion,  conliée  à  M.  Zangiacomi,sera,assure-t-on, 
condiiile  avec  célérité. 

—  Un  projet  de  mariage  (pii  a  qiiebiue  tem|is 
occupé  les  salons  de  Paris  loiiclie  à  sa  conclu- 
sion. La  jeune  comtesse  (le  Povoa  vient  d'at- 
teindre s;i  doiiziènie  année,  et  rien  ne  s'oppose 
plus  à  son  union  avec  le  niar(|uis  de  l'ayal.  Mis 
du  diicde  Pabiiclla,  qui  venait  ainsi  entierdans 
sa  famille  la  foiliine  colossale  de  la  jeune  com- 
tesse dont  il  était  le  tuteur.  On  dit  que  celte 
fortune  se  compose,  outre  des  bien~-fiiiids  im- 
menses, de  25  millions  de  francs  places  dans  les 
fonds  étrangers,  et  d'immenses  capitaux  en 
Portugal. 

—  L'épidémie  typhoïde,  apportée  au  couvent 
de  Sainl-liernard  et  dans  la  vallée  d'LnIremont 
par  desmendians  venusde  la  vallée  d'.Voste,  a 
eompîètenient  cessé. 

—  Nous  lisons  dans  les  journaux  de  Liège, 
du  8  : 

tt  Nous  apprenons  à  l'instant  que  le  feu  grison 
a  éclaté  ce  matin  dans  la  houillère  de  Horlog, 
située  à  lillenr  el  appartenant  à  M.  liraeonnier. 
On  varie  sur  le  nombre  des  ouvrieis  (|uise  trou- 
vaient dans  la  bure  au  moment  de  l'explosion; 
on  dit  (|u'il  y  en  availau  moins  100.  On  a  déjà 
reliié  plusieurs  cadavres  des  victimes  decel  af- 
freux malheur.  ' 

—  I>e  célèbre  auteur  de  la  Vestale  cl  de  Fer- 
tia/i(l  Cu)-tc:  \{\  \mUiiev ,  dit-on,  un  ouvrage 
()iii  doit  avoir  une  assez  grande  iniluence  sur 
l'avenir  de  la  musiiiue  religieuse  en  Kurope.  Le 
manuscrit  est  entie  les  mains  du  pape.  Il  verra 
le  jour  en  trois  langues  à  la  fois,  en  français,  en 
allemand  et  en  italien.  Sponlini  a  écrit  tout 
récemment  cet  ouvrage  pendanl  son  séjour  à 
Kome. 

—  I\!ademoiselle  Taglioni  est  arrivée  .'i 
Vienne.  Les  répétitions  des  ballels  se  font  sans 
relilche.  Les  prix  seront  portés  .m  double  el  au 
triple  pour  les  dix  soirées  dans  lesquelles  ma- 
demoiselle l'aglioui  dansera. 


13. —  On  écrit  de  Liège  : 
"  On  conlinue  il  travailler  avec  un    zèle  sou- 
tenu ù  la  recherche  des  malheureuses  victimes 


de  l'explosion  qui  a  eu  lieu  à  la  houillère 
Horlog. 

»  Le  feu  a  parcouru  tous  les  travaux.  Les  ga- 
leries ont  considérablement  souffert,  el  deux 
mois  ne  sulfirunt  jias  pour  les  remettre  en 
état. 

»  Hier,  à  six  heures  du  soir,  on  était  parvenu 
l\  retirer  43  cadavres  ;  6  autres  ont  dii  être  en- 
levés de  la  mine  cette  nuit,  ce  qui  porte  le  nom- 
bre des  morts  à  49;  onze  mineurs  ont  été  sauvés; 
lin  ou  deux  n'ont  pu  encore  être  retrouvés,  et 
l'on  peuse  qu'ils  ne  pourront  l'être  avant  15 
jours.  » 

—  Hier  ,  à  quatre  heures  de  l'aprèfï-mi  li, 
M.  le  marquis  de  Sémonville,  pair  de  Fr;nce,  a 
été  frappé  d'une  atlaqne  d'apoplexie  en  mjn- 
tani  l'escalier  d'une  maison  rue  de  Lille.  Il  est 
tombé  à  la  renverse,  et  s'est  fracassé  la  têle. 
Malgré  les  soins  les  plus  empressés,  il  n'a  sur- 
vécu à  sa  chute  que  (|uelques  minutes. 

—  On  écrit  de  roiiiotise: 

Hier  matin,  le  feus'est  déclaré  à  la  sucrerie 
de  Madron,  village  de  Montaiidran.  L'incendie 
a  fait  de  tels  progrès,  qu'en  un  instant  tous  les 
b.llimens  oui  i!té  consumés.  On  évalue  le  dora- 
mage  à  150,000  fr. 

—  On  lit  dans  les  journaux  de  Bordeaux,  du 
10  avril: 

«  Ln  froid  très  vif  a  succédé  chez  nous  à  des 
pluies  contiiinedes.  Le  thermomètre  marquait 
pendant  la  nuit  de  lundi  à  mardi  un  degré  au 
dessous  de  zéro,  et  une  légère  couche  de  glace 
couvrait  les  ruisseaux  exposés  an  nord.  On  as- 
sure que  celte  gelée  lardive  s'est  fait  sentir  dans 
les  palus;  heiireusenienl  (|ue  la  vigne  est  à 
peine  en  boulons,  el  ipie  ce  froid  nepeutjus- 
(|u'à  présenl  lui  porter  un  préjudice  nota- 
ble. » 

—La  FacullédedroitdeRennesconlinueàuser 
à  l'égird  des  élèves  d'une  juste  sévérité  qui  ne 
peut  manquer  de  juoiluire  d'Iienreiix  résultats. 
Par  délibcrition  du  -.M  mus,  dix  étudians  ont 
été  condamnés  ,"i  perdre  une  inscription  à  cause 
de  leur  peu  d'assidiiilé  au>.  cours.  La  Faculté  a 
inimédiatemenl  inlormé  de  cette  mesure  les  fa- 
milles de  ces  jeunes  gens. 

—  On  écrit  de  Mu;iich,  3  avril  : 

«  La  parure  que  le  due  de  Luchlenberg  a 
eommaiidce  pour  son  auguste  liancéeà  un  joail- 
lier de  cette  ville,  vient  d'être  achevée.  C'est  un 
ibailème  ie|)résenianl  une  guirlande  de  ro.ses 
dont  les  feuilles  sont  en  brillans  el  les  boulons 
en  perles  d'une  rare  beauté.  On  peut  démonler 
loule  la  guirlande.  Les  pendeloques  sont  égale- 
ment en  brillans  avec  des  |ierles  eu  forme  de 
poires.  Le  collier  consiste  en  plusieurs  rangées 
de  perles  attachées  ù  une  agralîe  en  brillans.  » 


14.  —La  chambre  des  députés,  dans  .sa  séance 
d'hier,  a  annulé,  à  la  majoritéde  i09  voix  contre 
184,  léleclion  de  M.  Emile  de  Cirardin.  parce 
qu'il  nejustiliail  pas  sutiisammenl  de  la  qualité 
de  Fiançais,  bien  qu'il  siégeai  dans  la  chambre 
depuis  cinq  années,  qu'il  eùtdcj'i  subi  l'épreuve 
de  trois  véritications  de  pouvoirs,  et  que  le 
deuxième  bureau  eut  proposé  son  admission  à 
la  majorité  de  i5  voi\  contre  15. 

Contrairement  à  I  usage  ,  qui  en  m.itière  de 
vérilicilioii  de  pouvoirs  est  de  ne  demander  le 
scrutin**;ecret  qu'ai>rès  une  épreuve  déclarée 
douteuse,  vingt  membres  de  l'extrême  gauche 
et  de  la  gauche,  l'ont  réclamé  aux  ternies  de 
l'article  34  du  réijiemenl.  La  chambre  n'avait 
aucun  moyen  de  s'y  opposer.  H  n'y  avait  pas  de 
|>récéilens  duu  pareil  f.iii  qui  se  qùalilie  de  lui- 
niênie. 

—D'après  les  dernières  volontés  fiirmellrment 
exprimées  par  M.  le  marquis  de  Sémonville.  ses 
obsèques  doivent  avoir  lieu  sans  aucune  céré- 
monie, l  ne  me.sse  basse  scr.i  célébrée  demain 
ilimanche.  1^  neuf  heures  précises  du  maiiu  .  en 
ré,;lise  de. Si-  l'Iiomas-ù'A  ,uin.  sa  paroi,<se. 

ImméJialcmcnl  après  la  messe,  la  Ji-j'oulUç 


336 


mortelle  «le  M.  de  Sémonville  sera  transférée  à 
lîouval  (Seine-el-Oise),  où  elle  doit  être  inliii- 
raée. 

—  11  y  a  en  ce  moment,  rue  Notre-Dame -des- 
Vicloires,  n.  18,  un  ai)|i.ir:eraenl  au  premier, 
sur  la  rour,  qui  (iréseiiit  uu  aspect  assez  étran- 
ge, rlusieurs  des  priuiipaies  pièces  oui  leurs 
croisées  licrméticpiimenHermécs  et  sont  entiére- 
nicut  teudues  iruuc  riclie  étotîe  de  laine  blan- 
che :  de  grandes  croix  rounes  seulement  se  des- 
sinent sur  ces  tentures  Idanrlies.  Deu\  troues 
tléciirés  aux  nn'uu's  couleurs  sont  au  fond  de  ce^ 
deux  pièces;  des  cauilélid)res  sont  disposés 
pour  l'éclairage.  Tous  les  planchers  sont  cou- 
verts de  riches  taiiis.  Enlin  ça  ellà  sont  déposés 
des  espèi;es  d'haluts  sacerdotaux,  des  colliers  , 
des  éperons  d'or  ,  des  épees.  ^ 

C'est  dans  cet  immense  loral,  ainsi  décore  , 
que  tous  ces  jours  derniers  le  grand  maître  et  les 
grands  oHiciers  du  Temple  ont  fait  la  réception 
des  nouveaux  chevaliers. 

Depuis  l'an  1314  que  le  dernier  grand  mailre, 
Jacques  Molai ,  lut  hrillé  vif,  par  arrèl  du  parle- 
ment, sur  la  pointe  de  l'ile  de  la  Cité,  ou  se 
trouve  eu  ce  moment  la  statue  d'Henri  IV  ,  cet 
ordre  militaire  et  religieux  avait  été  jeté  dans 
l'ouhli.condamné  qu'ifélail  par  plusieurs  arrêts, 
des  ordonnances  royales  et  des  hred  des  papes. 

En  1830,  il  lit  sa  réaiq>aiilion. 

—  On  a  appelé  hier  à  l'audience  de  la  pre- 
mière chambre  une  alfaire  où  des  noms  diver- 
sement célèbres  se  trouvent  en  présence.  Le 
sieur  Vidocq,  l'aniien  chef  de  la  brigade  de  sû- 
reté, demande  à  M.  le  prince  Charles  de  Kohan 
et  à  in.idame  la  jirincesse  Char!otte  de  Rohau- 
Rochefort .  le  moulant  dune  obligation  de  six 
mille  francs  souscrite  par  ses  derniers  à  son 
profit.  La  cause  a  été  remise  à  huitaine. 

—  Le  conseil  municipal  de  Paris,  sur  la  pro- 
position de  M.  le  préfet  de  la  Seine,  vient  d'ar- 
rêter une  nouvelle  organisation  du  service  de  la 
vérification  des  décès  dans  la  capitale. 

Cette  organisation  répond  à  un  besoin  vive- 
ment senti  ilepuis  longtemps.  La  société  en  gé- 
néral ,  et  les  familles  en  i)articiilier,  y  trouve- 
ront enfin  les  [jaranlies  qn  ont  rendues  si  néces- 
saires plusieurs  déplorables  exemples  d'ericurs 
réellement  commises  ou  sup[)Osées  dans  la  cons- 
tatation des  déc-ès. 

—  La  consommaiion  des  tabacs  a  continué  en 
1837  son  mouvement  progressif,  déjà  signalé 
dans  les  années  précédentes.  Suivantles  comptes 
qui  viennent  dVtre  puldiés,  le  Trésor  ])ulilic  a 
recueilli  en  1»37  nu  bénéfice  réel  de  ô9  millions, 
c'est  à  dire  3,4(10,008  francs  de  i)lus  qn  en  1830. 

Le  bénéfice  des  débitans  de  tabacs  sur  les  con- 
sommateurs s'élève  à  11  millions  8il9, 773  f.  39  c. 
Le  nombre  desdébitans étant  de  â,".. 852,  le  taux 
moyen  du  bénéfice,  pour  chaque  débitant,  est  de 
456  fr.  82  C, 


ENCICLOPÉDIE  DU  \ir  SIECLE. 

Depuis  h  fin  du  dernier  siècle  les  encyclopé- 
dies se  sont  inulti|)liées  sous  toutes  les  formes; 
en  France,  en  .\ngleterrc,  rn  Allemagne,  par- 
tout les  hommes  d'intelligence  et  de  savoir  se 
sont  portés  vers  ce  genre  île  publication. 

C'est  qu'à  part  leur  valeur  comme  œiivTe  d'es- 
thétique et  de  philosophie,  les  encyclopédies 
ont  une  utilité  pralii|ue  incontestable.  Elles 
réunissent,  dansuncadie  commode  et  accessi- 
ble à  tons,  les  notions  les  plus  essentielles  sur 
l'ensemble  des  connaissances  humaines;  elles 
propagent  et  mettent  à  Jour  une  foule  de  faits 
et  d'idées  applicables  aux  diverses  circonstances 
de  la  vie.  ,\ux  gens  du  monde,  elles  peuvent  te- 
nir lieu  de  plusieurs  milliers  d'ouvrages  de 
.science,  d'art,  de  lingiiisiique,  d'histoire  et  de 
littérature,  dont  elles  ulîrent  le  résumé;  pour 
les  savans,  elles  rem|)lacent  les  livres  qui  ne 
concernent  pas  la  spécialité  de  leurs  études;  au 
Commerce  et  à  rinUustrie,  elles  offrent  de  pré- 


cieux enseijïnemens,  et  leur  succès  s'accroît  avec 
le  besoin,  chaque  jour  plus  général,  de  ne  pas 
rester  étranger  aux  progrès  des  idées  et  aux  dé- 
couvertes nouvelles,  ipii  se  lient  par  tant  de 
poinis  aux  inlérèts  de  la  société  et  des  individus. 
Toutefois,  et  il  faut  le  proclamer  comme  un 
fait  malheureusement  trop  reconnu,  il  n'est  pas 
d'encyclopédie  jusqu'à  ce  jour  qui  ne  soit  restée 
incomplète  dans  sa  nomenclature,  troutiuéedans 
ses  articles,  .lésordonnée  dans  son  ensemble,  et 
en  arrière  des  vœux  du  public  comme  de  l'état 
de  la  science. 

Les  bons  esprits  attendaient  donc  encore  une 
encyclopédie  véritable,  un  réjiertoire  complet 
des  connaissances  humaines  rattachées  à  des 
principes  fixes  par  le  développement  des  hautes 
vérités  moralessanslesquelles  les  sociétés  ne  sau- 
raient durer. 

Ces  considérations,  qui  puisent  une  force  nou- 
velle dans  les  tristes  résultats  enfantée  par  l'œu- 
vre des  premiers  encyclopédistes,  ont  fait  naître 
V Encyclopédie  du  XIX'  siècle,  œuvre  de  réédi- 
fication fondéesous  le  patronage  le  jdus  hono- 
rable, avec  la  collaborâlTon  des  hommes  les  plus 
renommés  dans  les  diverses  Inanches  du  savoir. 
Déjà  ces  collaborateurs  ont  prouvé  que  leur 
concours  n'était  point  une  fiction  de  prospectus. 
Déjà  aussi,  dans  les  questions  de  science,  de 
dogme  et  d'ordre  social,  la  corrélation  des  idées 
et  l'unité  des  doctrines,  en  témoignant  de  l'exa- 
men consciencieux  et  de  la  saine  direction  mo- 
rale qui  président  à  la  marche  de  l'ouvrage,  ont 
prouvé  que  ses  fondateurs  ne  s'étaient  pas  en- 
gagés témérairement  en  annonçant  (jne  i'Eiicy- 
c/upédie  du  XJX'  siècle,  illustrée  par  2,t)00 
gravures,  serait  un  véritable  monument  élevé 
]>ar  les  hautes  intelligences  de  notre  époque  aux 
progrès  de  l'esprit  humain. 

h'Enci/clopedie  du  XIX'  siècle  est  donc  au- 
jourd'hui un  ouvrage  jugé,  et,  d'après  les  mani- 
festations ipii  ont  accueilli  les  dix  vohi  mis  publiés 
avant  1839,  il  n'est  plus  permis  de  douter  qu'elle 
ne  réunisse  en  Franc  e  et  à  l'étranger  un  nombre 
très  considérable  de  souscripteurs,  dès  que  le 
public  aura  acqnisla  parfaite  certitude  quel'œu- 
vre  doit  arriver  rapid-ment  à  sa  fin. 

Pénétrés  de  celte  vérité,  et  voulant  assurera 
la  publication  des  voluracts  la  rapidité  et  la  ré- 
gularité i|ui  seuls  peuvent  garantir  le  succès,  les 
actionnaires  de  X'Eitcijclupédie  du  XIX''  siècle, 
dans  leur  dernière  assemblée  général,  ont  dé- 
cidé qu'un  fonds  supiilémentaire  serait  créé  afin 
(lue  1  ouvrage  pût  élre  terminé  en  1842. 

En  cdciilant  d'aju'ès  les  chances  les  moins  fa- 
vorables, d'après  l'expérience  ac(|uise  et  les  ré-  '( 
sultais  obtenus,  il  a  été  démontré  (|u'un  fonds 
de  150,001)  francs  suffirait,  et  au-delà,  pour  ga- 
rantir la  piildication  des  .53  volumes.  Or,  dans 
l'hypothèse  toute  naturelle  (junne  partie  seule- 
ment de  ce  fonds  sera  nécessaire,  les  300  actions 
qui  le  représentent  ont  été  divisées  en  trois  sé- 
ries. Et  si,  comme  on  doit  le  présumer,  \ Ency- 
clopédie du  XIV  siècle  réunit,  en  1839,  .iOO 
nouvelles  souscriptions  à  celles  déjà  recueillies 
depuis  deux  ans,  les  actions  de  la  seconde  et  de 
la  troisième  série  ne  seront  pas  appelées,  et  cel- 
les de  la  première  pourront  élre  proraptement 
remboursées. 

Pour  que  cette  disposition  inspirât  une  en- 
tière confiance  et  qu'elle  offrit  une  complète  sé- 
curité aux  personnes  disposées  à  s'y  associer,  il 
a  été  décidé  qu'on  ne  commencerait  le  recouvre- 
ment de  la  jiremière  série  (ju'après  que  les  300 
actions  du  nouveau  fonds  auraient  élé  souscri- 
tes en  totalité.  Celle  disposition,  en  faisant  dis- 
paraître toute  espèce  d'incertitude  sur  l'avenir 
de  la  publication,  assure  ainsi  la  prompte  réali- 
sa'ion  du  fonds  supplémentaire.  Déjà  même, 
d'après  les  demandes  formées  avant  toute  pu- 
blicité, les  nouvelles  actions  semblent  destinées 
à  jouir  de  plus  de  faveur  que  celles  delà  fonda- 
lion. 

Cependant  une  grande  différence  existe  au 
profit  de  ces  dernières.  A  elles  seules,  dans  l'a- 
venir, tous  les  dioils  de  fondateurs,  toutes  les 
chances  favorables,  tous  les  bénéfices,  comme 


aussi  à  elles  seules,  dans  le  passé,  toutes  les 
éventualités  et  toutes  les  chances  mauvaises. 

Les  aclionnaircs  nouveaux  seront  devéritables 
préteurs  privilégiés,  n'ayant  ni  hasard  à  courir 
ni  jierte  à  redouter  ;  car  la  Société  s'engage  à  le; 
rembourser  intégralement,  et  leur  affecte  en  ga- 
rantie toutes  ses  valeurs,  toutes  ses  créances, 
tout  son  matériel.  A  litre  d'intérêts  ou  de  prime 
elle  alloue  à  chaque  action  un  exemplaire  de 
FEncyclopédie,  du  prix  de  3G4  francs,  dont  vingt 
volumes,  représentant  140  francs,  seront  livrés 
dans  le  courant  de  la  première  année. 

Ainsi,  pour  posséder  V Encyclopédie  du XIX° 
siècle,  il  suffira  de  verser,  pour  moins  d'un  an 
peut-être,  une  somme  de  500  francs,  représentée 
par  un  gage  qui,  loin  de  pouvoir  se  déprécier, 
acquerra  chaque  jour  plus  de  valeur.  Cette  con- 
sidération, et  le  besoin  si  universel  d'une  bonne 
Encyclopédie,  ne  permettent  pas  de  douter  delà 
prompte  souscription  des  300  actions  nouvelles, 
et  de  l'empressement  du  public  à  se  prononcer 
en  faveur  d'une  œuvre  dans  laiiuelle  toutes  les 
garanties  morales  et  matérielles  se  trouvent 
réunies. 

Oulre  l'avantage  précieux  de  posséder  l'unité 
de  doctrines  et  l'ensemble  ^e  vues  qui  ont  man- 
qué si  essentiellement  jusqu'ici  aux  œuvres  en- 
cyclopédiques, l'Encyclopédie  du  XI X"  siècle 
offre  une  grande  économie  d'argent  à  ceux  qui 
auraient  besoin  d'acheter  beaucoup  de  livres, 
et  une  crande  économie  de  temps  à  ceux  ((ui  ont 
peu  de  loisirs  pour  lire  et  étudier.  Devant  te- 
nir lieu  de  tous  les  ouvrages  de  sciences  et  d'art, 
de  linguistique  et  d  histoire,  publiés  jusqu'en 
1842,  elle  sera  le  temps  d'arrêt  d'où  Pon  pourra, 
regardant  en  arrière,  envisager  la  marche  suivie 
par  l'esprit  humain  jusqu'à  nos  jours,  et  le  point 
de  départ  pour  constater  ses  progrès  dans  les 
temps  à  venir.  Ces  progrès,  V Encyclopédie  les 
constatera  elle-même  en  publiant  tous  les  qua- 
tre ans  un  volume  supplémentaire . 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  insérer  dans 
notre  recueil  ravertissement  publié  en  tête  du 
premier  volume  de  Y  Encyclopédie,  travail  fort 
remarquable  qui  nous  a  paru  donner  une  par- 
faite idée  de  cette  importante  publication  sur 
lai|uelle  nous  avons  déjà  appelé  Pinlérêt  et  la 
confiance  de  nos  lecteurs. 


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SOMMAIRE. 

Le  Médecin  du  Pecq  (fragment),  par  LÉo\ 
GozLAN.  —  L'enfant  de  fabrique  (extrait 
des  Anglais  peints  par  eux-tnêmes  ).  — 
MÉMOIRES  DU  comte  Rostoptchine,  écrits 
en  dix  minutes.  —  Le  Portrait,  par  Eugène 
GuiNOT.— L'arcade  cent-trente  du  Palais- 
Royal,  par  S.  Henri  Berthoud.  —  Salon  de 
1839  (7"  artiele),  par  M.  Alfred  Des  Ess arts. 
—  Revue  dramatique  :  OnÉUA-COMiQUE  :  Les 
Treize;  Gaité  :  Le  Cordon  bleu;  Le  Sijlphe 
d'Or.  —  Revue  de  cinq  jours. 


N"  55.  —  Portrait  de  M.  ISerton,  membre  de 
l'institut  (Beaux-Arts). 

L'article  Biographique  sera  joint  au  prochain  nnméro. 


LE  MÉDECIN  DU  PECO  (". 

(  Après  nous  avoir  donné  le  I\'otaire  de  C/ian- 
Ulhj ,  prcmi('>re  parlie  des  Influences,  M.  Lcon 
Gozian  vient  d'en  i)ul)lif  r  l,i  suite  dans  le  Méde- 
cin du  /'('('v,  ouvrage  remarquable  par  le  style, 
et  consolant  par  la  pensée.  C'est  une  de  ces  œu- 
vres (juc  nous  aimons  ft  recommander  h  nos  lec- 
teurs, car  ils  y  trouveront  à  la  fois  un  amuse- 
ment, une  étude  admirable  de  caractère,  et 
une  leçon.  —  Le  fragment  (|ui  suit  est  le  pre- 
mier chapitre  du  premier  volume  du  roman  de 
M.  Léon  Gozian). 

C)  3  vol,  iu-s-,  chiï  Wtrilel,  rue  des  Marais-St-Gcr- 
maiii,  18. 


La  cloche  de  la  maison  sonna  le  diner.  A  peine 
les  vibrations  s'étaient-elles  éteintes  dans  leur 
prolongement  que  les  habitués  i)arurent  proces- 
sionnellcment  au  salon  ,  et  prirent  place  autour 
de  la  table.  En  un  insantle  long  parallélogramme 
se  trouva  encadré  par  des  ligures  où  se  lisait ,  à 
côté  du  désir  à  peu  près  universel  d'accomplir 
l'acte  de  bien  dîner,  l'empreinte  heureuse  ou 
triste  des  événemens  de  la  journée.  Le  silence  de 
l'attenle  et  la  teinte  dorée  d'une  après-midi 
d'automne  fondaient  harmonieusement  les  ex- 
pressions diverses  de  cette  galerie,  comijosée  de 
beaucoup  de  personnes  âgées  et  de  quelques  au- 
tres dont  la  jeunesse  était  décolorée  parles  lan- 
gueurs de  la  convalescence.  Grave  par  position, 
exjiansive  par  caractère,  la  inailressc  de  la  mai- 
son seuiblait  réunir  en  elle  l'espril  des  diverses 
calégories  de  pensionnaires  qu'elle  dominait  de 
son  siège  plus  élevé  et  du  bout  de  son  sceptre. 
Son  sceptre  était  une  cuillère  d'argent  d'un 
manche  splendide  que  terminait  inie  maincii.n'- 
nuc  de  nonne  ,  mais  ciselée  dans  un  cmlmn- 
point  charmanl.  S'il  maniitiail  qnel(|ues  lignes 
à  sa  taille  pour  représenter  la  royauté  domesti- 
que dans  toute  la  majesté  convenable  ,  elle  ra- 
chetait ce  léger  défaut  de  dignité  [lar  beaucoup 
de  grâce  dans  ses  prtqiorlions.  Celle  grAce,  il  est 
vrai,  n'était  pas  celle  de  la  statuaire,  celle  du 
contour  perdu  et  sinueux  ,  mais  plulùt  la  grâce 
du  monde,  pleine  de  rondeur,  mettant  le  désir 
sous  la  main  encore  plus  que  dans  l'œil.  Son 
front,  SCS  joues  bnuies  et  reposées,  son  cou,  ses 
épaules,  élaient  une  onilule\ise  reneoulre  de 
traits  sphériques  admirablement  fondus  l'un 
dans  l'autre,  t^juelques  anciens  artistes  ont  vu  le 
comble  du  burin  dans  la  reproduction  de  ce 
travail  concentriciue,  dont  la  nature  olfre  quel- 
quefois le  modèle.  La  mollesse  est  bien  près  de 
ces  sortes  de  beautés  si  la  puissance  du  regard 
ne  les  relève  pas  :  madame  Dalzoune  ne  soute- 
nait pas  cette  paresse  de  fornu'S  par  ini  rayon 
de  feu,  maisscs yeux  bleu  diuner,sous  des  sour- 
,  cils  noirs,  pr^laicnl  à  sa  physionomie  un  jeu  .sii- 


sissant,  attractif,  remarquable  dans  son  étran- 
geté.  Si  son  menton  un  peu  abbatial  accusait  ua 
âge  plus  avancé  que  son  âge  réel,  le  rayon  Indé- 
finissable de  son  regard,  en  honteux  désaccord 
avec  son  teint  morne  ,  la  rajeunissait  alors  com- 
me il  la  rajeunissait  toujours  :  à  vingt-sepl  ans, 
son  âge  à  l'époque  oîi  ces  lignes  sont  écrites,  elle 
ne  paraissait  guère  avoir  que  vingt  ans,  grâce  à 
la  coniradiclion  établie  sur  son  visage.  Comme 
toutes  les  femmes  de  moyenne  grandeur,  elle 
était  mieux  dans  la  position  assise  ,  el  même  un 
peu  renversée,  que  dans  toute  autre  attitude. 
Au  fond  d'uu  fauteuil,  quand  ses  mains  blanches 
et  oisives  s'apiniyaient  à  ses  genoux  et  lorsque 
sa  tèle  se  délacliail  du  fond  dune  étoffe  cha- 
marrée, elle  apparaissait  dans  son  jour  le  plus 
favorable  :  elle  plaisait  ainsi,  elle  était  belle;  le 
repos  était  sa  plus  haute  coquetterie. 

jMadame  Dalzonne  découronna  le  potage  de 
son  couvercle,  et  la  vapeur  nourrissante  monta 
en  bouffées  nuageuses  vers  les  anges  du  plafond, 
qui  semblèrent  travailler  de  leurs  joues  rebon- 
dies â  la  dissiper. 

—  Le  bouilli  sera  excellent  !  je  le  gagerais  sur 
ma  tête. 

—  .Al.Cabassol  ,  un  bouilli,  quel  qu'il  soit, 
n'est  jamais  excellent.  Vous  sauriez  cela  comme 
moi  si  comme  mol  vous  aviez  lu  avec  fruit  Bril- 
lât-Savarin qui  fut  mon  ami,  ce  dont  je  m'ho- 
nore 

—  El  moi  je  répondrai  à  >1.  de  Kotirneuf  que 
lorsque  j'étais  dans  Ici  fournitures,  h  l'armée  de 
Sambre-et-Mciise. . . 

—  Madame  de  Pingray,  interrompit  madame 
Dalzonne,  veuillez  faire  passer  cette  assiette 
de  potage  â  votre  voisin  M.  Abel. 

—  Après  vous,  madame  Pingray  :  je  l'aurai 
moins  chaud  ,  gardez  ,  je  vous  prie. 

—  \  ous  l'auriez  trop  froid  :  laissez,  je  le  veux," 
La  volonté  de  madame  Plugr.iy   n'admettait 

pas  de  discussion. 

—  (Juand  j'étais  à  l'armée    de   Samlire-tW 


338 


Meuse,  reprit  M.  Cabassol,  le  major  nous  invi- 
tait parfois  à  diner  à  sa  table... 

—  :\lesJames.  s'écria  M.  île  Fourncuf  en  se 
frottant  les  mains,  je  vous  préviens  que  M.  Ca- 
bassol se  dispose  à  parler  politique  :  prenez-y 

garde. 

— M.  deFourneufaimc  toujours  à  plaisanter: 
il  n'y  a  pas  le  plus  petit  mot  de  politique 
dans  mon  histoire  ;  vous  allez  en  juger.  Ce  ma- 
jor... 

—  Mademoiselle  de  Hcaupréau  ,  interrompit 
de  nouveau  madame  Dalzounc,  aui-ait-elle  passé 
une  mauvaise  nuit?  j'en  ai  peur  :  elle  a  mis  son 
bandeau  Idanc  bien  près  des  yeux. 

— >ladanie  Ualzonne  est  vraiment  trop  bonne; 
je  la  remercie  de  son  attenlioii,  mais  non;  je 
suis  comme  de  coutume  ;  ma  nuit  n'a  p  s  été 
trop  orageuse. 

—  Je  parierais  que  si,  moi  ;  avouez-le  :  vous 
avez  fait  un  rêve  fûcheus.  Est-ce  vrai  ? 

—  In  rêve  abominalile  !...  Ne  m'en  parlez  pas  ! 

—  Ce  major,  recommença  !M.  Cabassol  entre 
deux  cuillerées  de  potage,  était  un  bel  homme  , 
un  homme  superbe,  parfaitement  consliuié  :  six 
pouces  ,  l'œil  beau  ,  un  regard  de  lion,  l'appé  - 
tit  fin  surtout. 

—  Et  comment  le  nommiez-vons  cet  excellent 
major  ■'  s'informa  en  soupirant  mademoiselle  de 
Ueaupréau. 

—  Caron.  11  est  mort  depuis  dix  ans. 

—  Voilà  que  mon  rêve  s'explique  à  merveille! 
—Comment  cela, mademoiselle  de  Beaupréau? 

que  voulez-vous  dire  par  mon  rêve  s'exjili- 

que? 

—  C'est  cela  !  intervint  le  baron  de  Fourncuf 
d'union  de  conviction  blessée  :  le  colonel  Caron, 
lafameuse  conspiration  de  Belfort!...  M.  Cabas- 
sol,vous  n'imposez  pas  un  frein  assez  rigoureux 
à  vos  opinion*  :  votre  polili(iue  se  mêle  à  tout  : 
elle  est  envahissante...  Tout  le  monde  ne  pense 
pas  comme  »ous. 

—  M.  de  Fourncuf,  ce  Caron-Ià  n'est  pas  le 
Caron  dont  vous  parlez  ,  répondit  sèchement 
M.  Cabassol. 

—  C'fst  vous,  s'il  vous  plait ,  qui  en  parlez. 

—  Vous  nous  régalerez  de  ce  rêve,  mademoi- 
selle de  Beaupréau. 

—  Volontiers,  madame  ^lusiiuette  :  on  se  sou- 
lage en  les  racontant. 

—  Y  a-t-il  un  peu  d'amour,  au  moins  ? 

—  Beaucoup  d'amour,  mais  accompagné  de 
choses  si  terribles  que  c'est  cruellement  racheté, 

allez! 

—  Ce  Caron,  pour  ne  pas  perdre  le  fil  de  mon 
histoire,  reprend  M.  Cabassol,  m'invite  à  diner, 
comme  j'ai  eu  l'iionncur  de  vous  le  dire. 

_  11  vous  soumet  ensuite  avec  mystère  son 
plan  de  conspiration. 

—  Il  me  soumet  sans  mystère  son  diner,  voilà 
lout...  Ne  me  faites  pas  dire,  M.  de  Fourneuf , 
ce  qui  n'est  pas. 

—  iNe  pâlissez  pas  ainsi  M.  Lejeunc.  Vous  n'a- 
vez en  vérité  aucune  espèce  de  courage  civil , 
même  en  conversation. 

Vous  savez,  M.  Champeaux,  répond  avec 

une  politesse  tremblante  M.  Lejeune,  autre  pen- 
sionnaire, que  j'estime  sincèrement  tous  les  par- 
tis quand  ils  ne  tendent  pas  au  renversement  de 
l'ordre. 


pliqna  Ciiampeaux  avec  une  telle  véhémence  que 
la  fourchette  fléchit  dans  les  doigts  de  M.  Le- 
jeune. 

—  Je  ne  dis  pas,  M.  Champeaux.. .  Vous  avez 
sans  doute  raison. 

—  Je  voyais  dans  mon  rêve ,  continua  made- 
moiselle de  Beaupréau ,  beaucoup  de  voiles 
blancs  épars  et  flottant  sur  la  tête  d'un  capitaine 
de  la  grande  armée;  une  source  d'eau  vive  mur- 
murait à  ses  pieds. 

—  Les  voiles  blancs  c'est  sinistre,  affirme  ma- 
dame Musquetle  tout  en  versant  à  boire  à  son 
voisin  de  gauche,  Al.  Lejeune,  dont  la  conte- 
nance malheureuse  paraît  Faffliger  beaucoup. 

—  On  sert  le  premier  service  ,  dit  M.  Cabas- 
sol :  du  saumon,  des  côtelettes  à  la  jardinière, 
un  pâté  aux  champignons. 

—  Fameux!  s'écrie  M.  Bourdon,  bien  qu'un 
peu  lourd. 

—Il  n'y  a  rien  de  lourd  :  il  n'y  a  que  de  mau- 
vais estomacs,  répliijue  le  baron  de  Fourneuf. 
Vous  qui  êtes  médecin,  vous  ne  devez  pas  l'igno- 
rer. D'ailleurs  les  indigestions  de  bonnes  choses 
ne  sont  jamais  dangereuses. 

—  Je  di-tingue,M.  de  Fourneuf. 

—  J'affirme,  moi,  M.  Hourdon. 

—  Jedistingue,  vous  dis -je,  monsieur  le  ba- 
ron. Pendant  ma  résidence  à  Turin  je  fus  invité 
à  déjeuner  chez  le  comte  Altamare. 

Le  comte  était  vieux  ,  sa  femme  était  très 
l)elle  :  le  ménage  passait  i)ourtant  pour  être 
fort  uni.  Entre  autres  mets  nous  mangeâmes  des 
champignons  délicieux  arrangés  de  toutes  sor- 
tes de  manières.  Tout  alla  bien  jusqu'au  dessert; 
mais  ,  comme  les  domesli(jues  apportaient  les 
fruits  ,  la  comtesse  Altamare  s'écrie  :  Docteur 
Hourdon,  je  me  sens  mal,  j'étoulfe,  je  vais  mou- 


rir! je  me  meurs  !...  Exaspération  dumari,  trou- 
ble des  domestiques...  Je  saute  sur  un  couteau 
et  je  coupe  le  lacet  :  la  comtesse  Altamare  avait 
des  épaules  de  vierge  ,  mon  cher  baron,  et  de 
vierge  génoise  ;  je  vous  les  recommande...  Je 
coupe  encore  du  lacet  :  nouvelle  extase;  j'étais 
dans  le  millième  ciel...  Je  coupe  encore... 

—  M.  Hourdon,  vous  nous  traitez  avec  trop 
d'avantage  :  vous  oubliez  qu'ici  nous  ne  som- 
mes pas  tous  de  votre  sexe. 

—  Je  vous  remercie  de  l'observation,  madame 
Dalzonne  ;  mais  je  tiens  à  convaincre  M.  de 
Fourneuf  que  les  indigestions  sont  quelquefois 
dangereuses...  Bref,  je  coupe  une  quatrième 
fois  du  lacet,  et  je  vois  un  portrait  ;  oui,  mes- 
dames, un  portrait  d'homme  :  ce  n'était  pas  ce- 
lui du  mari.  Six  mois  après  la  comtesse  Alla- 
mare  s'éteignit  de  langueur  en  Sicile.  Sans  ce 
déjeuner,  sans  l'indigestion  dechamjiignons  qui 
s'ensuivit,  jamais  le  comte  Altamare  n'aurait 
empoisonné  sa  femme. 

—  Le  comte  est  sans  doute  mort  aussi  puisque 
vous  en  [tariez  si  peu  à  couvert  ? 

—  Non,  madame  Musquette,  il  n'est  pas  mort: 
il  est  h  Paris,  attaclié  je  crois,  à  quelque  légation 
étrangère...  Mille  fois  pardon,  M.  Cabassol,  de 
vous  avoir  interrompu,  mais  mon  épisode  se  rat- 
tachait Il  votre  histoire...  Si  vous  étiez  assez  bon 
pour  la  continuer... 

1\1.  Cabassol  reprit  : 

—  Le  major  Caron  nous  distribua  à  chacun 
une  copieuse  part  de  ces  mets  délicieux  que  j'ai 


—  Voire  ordre  c'est  le  désordre  organisé  !  ré-  1.  énumérés...  I3ref,  à  h  fin  du  troisième  service. 


—  Je  devine  :  il  vous  fait  part  de  son  funeste 
projet,  n'esl-ee  pas  l' Vous,  peut-être,  M.  Cabas- 
sol, vous  étiez  chargé  de  tirer  sur  la  troupe  ? 

—  Mais  laissez -moi  aciiever,  M.  de  Fourneuf, 

—  Vous  nous  disiez,  je  crois,  demande  ma- 
dame Musquette  ,  que  ce  capitaine  avait  une 
source  d'eau  à  ses  pieds  :  en  buvait-il?  Ma  ques- 
tion est  plus  grave  que  vous  ne  pensez. 

—  Oui,  il  buvait  beaucoup  d'eau,  répond  ma- 
demoiselle de  Beaupréau. 

—Ah!  le  major  Caron  buvait  beaucoup  d'eau! 
s'écrie  M.  de  Fourneuf.  Le  cas  est  assez  rare 
chez  un  militaire. 

—  Qui  a  prétendu  cela  ?  demanda  M.  Cabas- 
sol. 

—  C'est  mademoiselle  de  Beaupréau,  qui  l'a 
beaucoup  connu. 

—  C'est  faux,  je  le  soutiens  :  le  major  buvait 
sec  et  du  bon.  Nous  en  savions  quelque  chose  à 
l'armée  de  Sambre-et-Meuse  ! 

—  Cependant  dans  l'intérêt  de  la  vérité ,  con- 
ciliez, M.  Cabassol,  votre  opinion  avec  celle  non 
moins  responsable  de  mademoiselle  de  Beau- 
préau. 

—  C'est  un  rêve,  ce  dont  il  est  question. 

—  Comment  un  rêve  !  J'ai  connu,  moi  Cabas- 
sol, le  major  dont  je  parle.  Où  avez -vous  pris  , 
mademoiselle  de  Beaupréau,  que  le  major  bu- 
vait de  l'eau? 

—  Continuez,  M.  Cabassol,  reprend  le  baron 
de  Fourneuf,  sachant  qu'il  était  plus  difficile 
que  jamais  à  Cabassol  de  sortir  de  ce  labyrinthe. 

—  Détestable  mangeur  s'il  buvait  de  l'eau  ! 
ajouta  le  docteur  Hourdon  pour  compléter  le 
désordre  des  idées. 

—Voyons,  intervint  doucement  madame  Dal- 
zonne, pacificatrice  ordinaire  des  débats  qui  s'é- 
levaient chaque  jour  à  sa  table  :  le  major  de 
M.  Cabassol  est,  je  présume,  un  être  réel  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  le  capitaine  vu  en  rêve  par 
mademoiselle  de  Beaupréau.  Les  propos  se  sont 
croisés  :  en  les  séparant,  chaque  objet  de  la  dis- 
cussion devient  distinct.  Comprenez-vous  mieux 
maintenant  ? 

—  Ah  !  c'est  différent,  madame  Dalzonne  :  si 
c'est  ainsi ,  tout  est  clair,  et  clair,  grftce  à  vous 
qui  parlez  d'or. 

—Je  suis  charmée  de  l'assentiment  de  M.  de 
Fourneuf,  à  qui,  en  reconnaissance,  j'offrirai  de 
ce  bœuf  rôti,  excellemment  cuit. 

—  Vous  n'y  toucherez  pas,  dit  madame  Pin- 
gray  en  posant  en  croix  la  fourchette  et  le  cou- 
teau sur  l'assiette  du  jeune  homme  qui  était  à 
son  côté  ;  entendez-vous,  M.  Abel?  vous  atten- 
drez les  épinards. 

—  Je  vous  remercie  de  vos  bons  soins,  répon- 
dit Abel,  à  peine  distrait  de  loin  en  loin  de  sa 
concentration  sérieuse  par  le  feu  croisé  des  proi 
pos  auxquels  il  était  exposé. 

Comme  enfermée  dans  un  cloître  ténébreux  , 
sa  pensée  ne  prenait  de  jour  que  par  ses  yeux  ; 
et  cette  pensée  était  sauvage;  le  regard  d  Abel 
était  long  et  effrayé;  le  remords  ou  une  épou- 
vantable terreur  l'avait  ainsi  lancé  une  première 
fois  hors  de  sa  tète  ;  il  n'avait  plus  pu  y  rentrer 
tout  entier.  Ses  cheveux  noirs,  mais  aussi  fad.les 
que  s'ils  eussent  été  blonds  ,  étaient  rejetes  en 
mrière  et  montraient  à  découvert  son  front , 
bleuâtre  à  force  d'être  blanc  ;  la  souffrance  l'a- 

,  vait  poli  sans  pouvoir  le  plisser  ;  l'ivoire  avait 


339  — 


résisté  au  mordant.  L'immobilité  de  ses  traits , 
la  pression  de  ses  lèvres,  le  gondement  de  ses 
narines,  indiquaient  un  orage  intérieur  toujours 
près  dY'clalcr,  toujours  réjjrimé  par  une  volonté 
haletante,  forte,  mais  oceupée  de  sa  force,  dou- 
tant d'elle-même  tout  en  s'exerçantsansrelftche. 
Quand  la  lutte  cessait,  l'abattement  tomliailjsur 
ce  corps  en  guerre  avec  le  corps  ;  une  sueur  gla- 
cée découlait  de  la  pointe  de  chaque  cheveu  et 
suivait  la  pente  des  joues;  des  pleurs  s'y  mê- 
laient, et  de  la  poitrine  moins  oppressée  d'Abel 
sortaient  des  soupirs  qui  étaient  comme  la  res- 
piration d'une  vie  nouvelle.  Depuis  qu'il  était  à 
table  il  avait  passé  jiarune  de  ces  crises  affreuses; 
mais  deux  secours  puissans  l'avaient  contenu 
dans  ce  centre  d'agitation  :  le  regard  de  madame 
Dalzonne  et  la  main  de  madame  Pingray. 

—  Ainsi,  reprit  le  baron  de  Fourneuf,  le  ma- 
jor en  fut  pour  ses  frais  de  saumon,  de  lièvres 
et  de  champignons  :  vous  n'entrâtes  pas,  et  je 
vous  en  apjdaudis,  dans  la  fameuse  conspira- 
tion de  Béfort. 

—  La  moquerie  doit  cesser  ou  je  quitte  la  ta- 
ble, dit  Cabassol  en  s'en  rapprochant  et  en  ten- 
dant son  assiette  au  bœuf  rôti. 

—  Comme  les  conspirations  vous  blêmissent, 
monsieur  Lejeune!  souffla  dans  l'oreille  de  ce 
dernier  le  républicain  Champcaux.  Un  simple 
propos  vous  révolutionne  ainsi  !...  Eh!  si  vous 
étiez  surpris,  comme  je  l'ai  été,  faisant  des  car- 
touches avec  les  étudians,  fondant  du  plomb 
dans  des  moules  à  balles,  écrivant  des  conspira- 
tions. 

—  Cela  m'arriverait  dilFicilement,  dit  M.  Le- 
jeune, à  qui  madame  Mus(iuctte  et  mademoiselle 
de  Beaupréau  envoyaient  des  regards  qui  sem- 
blaient dire  :  Courage,  monsieur  Lejeune;  nous 
vous  soutenons  de  toute  notre  affection  person- 
nelle :  ne  redoutez  pas  les  partis,  dont  les  orga- 
nes tonnent  à  vos  oreilles. 

Elles  avaient  l'air  de  deux  journaux  pacifica- 
teurs cherchant  à  neutraliser  dans  l'esprit  pu- 
blic les  écarts  d'une  feuille  incendiaire. 

Champeaux  était  iieut-ôlre  encore  plus  re- 
doutable pour  IM.  Lejeune  que  la  conversation 
du  baron  de  l'ourneuf  et  de  Cabassol  :  il  avait  le 
sourcil  épais,  la  figure  boisée  d'une  barbe  aussi 
noire  (jue  ses  sourcils,  des  moustaches  gommées, 
le  teint  pftle,  et  [lorsonne  n'ignorait  ((ue  sa  pré- 
sence résultait  d'une  condamnation  polili([ue 
adoucie  eu  une  réclusion  dans  la  maison  de  san- 
té de  madame  Dalzonne.  Près  de  lui  M.  Lejeune 
était  fort  mal  à  l'aise. 

—  Puisi|ue  cela  vous  ffiche  tant,  revint  le  ba- 
ron de  Fourneuf  en  s'adressant  d'un  ton  pres- 
que amical  à  Cabassol,  n'en  parlons  plus.  Les 
opinions  sincères  sont  des  croyances  :  je  les 
respecte  toutes. 

—  Inf.'ime  carliste?  murmura  entre  ses  dents 
le  républicain  Champeaux. 

Lejeune  aurait  donné  tout  au  monde  pour 
que  le  dîner  frtt  fini. 

—  Cependant,  dit  le  doclenr  Hourdon,  je  tiens  I 
maintenant  à  savoir  l'événement  (pii  survint  ■'i  ce 
mémorable    dîner    du    major    de   Sambre-et- 
Meuse.  Ne  fiU-ce  que  connue  médecin,  la  curio- 
sité m'est  permise. 

—  Et  un  peu  comme  gastronome,  voyons. 

—  Oui,  madame  Dalzonne,  oui,  cliarmantc 
hOtfssC;  un  pçu  comiuç  gwtroHomc.  tu  Olcsr 


vous  fâchée  ?  Chez  vous  on  apprend  à  si  bien 
vivre  qu'on  désire  toujours  s'enquérir  du  talent 
des  autres  à  traiter  les  gens. 

—  JMailame  l'ingray ,  dit  madame  Dazonne  , 
qui  était  toute  à  tous,  vous  n'avez  pas  assez  de 
générosité  pour  votre  malade  :  cette  aile  de  vo- 
laille ne  saurait  lui  faire  du  mal.  11  n'ose  pas 
vous  la  demander. 

—  Mais  rien  autre  après,  ré|)liqna  madame 
Pingray  en  plaçant  l'aile  de  volaille  dansl'assietle 
d'Abel. 

—  Rien  autre,  ma  voisine. 

—  Voire  lève  s'interprèle  sans  peine  :  vous 
savez  comme  moi,  dit  madame  Musipielte  à  ma- 
demoiselle de  Deau préau,  qu3  le  capitaine  cou- 
vert de  voiles  signifie  un  mariage  d'amour  man- 
qué par  accident  de  mort  ;  la  source  d'eau  pure 
indique  retour  de  meilleure  fortune. 

—  Dieu  vous  entende!  répondit  discrètement 
mademoiselle  de  Beaupréau  à  madame  Jlus- 
queltetout  en  jetant  un  œil  timide,  chaste  et 
curieux  sur  M.  Lejeune,  qui  en  ce  moment  n'a- 
vait pas  plus  l'oreille  à  la  conversation  des  fem- 
mes qu'à  celle  des  hommes. 

— Pnis(iue  vous  souhaitez,  monsieur  Hourdon, 
savoir  la  lin  de  celte  histoire,  re])rit  Cabassol. 
intérieurement  co  urroucé  contre  de  i'oui neuf, 
la  voici.  C'était  en  1795... 

—  Tout  juste  l'année  où  je  tombai  malade  de 
ma  gastrite,  coupa  à  son  tour  i\l.  Lejeune,  se 
mêlant  à  la  conversalion  pour  la  rendre  le 
plus  possible  médicale  et  le  moins  jiossible  po- 
lili(jue. 

—  Très  bien,  ajouta  le  vieux  docteur  Hour- 
don, en  regardant  à  la  fois  Cabassol  et  Lejeune. 

—  Le  diner  s'achève  ;  on  goûte  au  dessert,  on 
passe  au  café,  la  liqueur  est  versée... 

—  J'avais  toujours  cru  que  votre  maladieavait 
été  causée  i)ar  une  chute  de  cheval,  dit  avec  beau 
coup  d'intérêt  madame  Musiiuctte. 

—  Et  moi  par  un  bain  pris  trop  froid,  ajouta 
mademoiselle  de  Beaupréau. 

—  Quand  la  liijueur  csl  servie  voilà  qu'un 
sous-lieutenant  vient  dire  deux  mots  ù  l'oreille 
du  major  de  notre  armée  de  Sambre-et-51euse, 
celui  chez  lequel  nous  avions  dîné... 

—  Les  docti  urs  du  Montpellier  ont  prétendu 
que  c'était  une  gastrite,  poursuit  Lejeune,  ceux 
de  Paris  un  refroidissement  subit,  et  ceux  de 
Toulouse  que  mon  alîection  était  le  résultat 
d'une  vieille  chute  de  cheval. 

—  Et  cependant  il  vous  importait  de  savoir 
quelle  était  l'origine  de  votre  mal. 

—  Si  cela  mimporlait,  madame  Ulusquet- 
tc  !...  £h  !  cela  m'importe  encore  autant  que  ja- 
mais ! 

—  Quand  le  sous-licutenant  eut  parlé  au  ma- 
jor, celui-ci  se  mit  à  rire  comme  un  fou... 

Ici  madame  Dalzonne  agita  la  sonnette  d'ar- 
gcnl  placée  près  d'elle,  et  un  domeslicjue  parut 
aussitôt.  La  narration  de  M.  Cabassol  fut  coupée 
pour  la  vingtième  fois. 

—  A-t-on  apporté  cela  ?  demanda  intention- 
nellement madame  Dalzonne  au  domestique. 

—  l'as  encore,  madame. 

—  Je  l'avais  pourtant  commandé  pour  quatre 
heures  :  il  en  est  cinq  moins  un  quart;  je  ne 
comprends  pas  ce  retard.  (Ju.ui.l  la  petite  per- 
sonne viendra  vous  lui  dirtidc  monter  :  je  veux 
lui  parler.    .^  ^.^ 


^—  Le  major,  poursuivit  M.  Cabassol,  conti- 
nua à  rire  aux  éclats  pendant  plusieurs  minu- 
tes.... 

— Qn'altendez-vous  donc  de  si  pressant?  s'in- 
forma en  avançant  sa  ligure  de  renard  le  baron 
de  Fourneuf.. .J'oserais  presque  le  deviner,  ajou- 
ta-t-il  en  penchant  la  tête,  en  pas-i^ant  les  doigts 
sur  ses  lèvres,  et  en  humant  lair  comme  s'il  eut 
été  parfumé  de  l'odeur  d'un  plat  savoureux... 
Ke peut-on  le  savoir  ? 

—  Vous  êtes  trop  curieux,  M.  de  Fourneuf. 
— Si  vous  parlez  toujours,  fit  observer  le  vieux 

docteur  llounion,  nous  n'apprendrons  jamais  la 
fin  de  l'histoire  de  M.  Cabassol. 

—  Est-ce  qu'elle  n'est  jjas  finie  ? 

—  Elle  va  l'être,  monsieur  le  Iiaron.  D'ailleurs 
que  vous  importe,  puisijue  ce  n'est  pas  certes 
pour  vous  qu'elle  a  été  commencée? 

—  Je  ne  parle  pas  à  .M.  Cabassol.  répliqua  de 
Fourneuf  -.  j'annonce  une  surprise  gaslronomi- 
({ue  à  M.  Uourdonde  la  part  de  notre  charmante 
hôtesse. 

—  Qu'est-ce  donc  ?  s'informa  le  docteur,  que 
la  bonne  nouvelle  d'une  friandise  arrachait  tout 
entier  à  Cabassol,  furieux  eu  lui-même  de  cette 
diversion. 

—  Devinez,  faites  comme  moi.  Les  supposi- 
tions ne  sont  pas  défendues. 

—  C'est  ]ieut-étre  une  tarte  aux  confitures, 
dit  mademoiselle  de  Beaupréau  :  mon  rêve  de 
l'autre  jour  serait  encore  expliqué. 

—  Lue  tarte  aux  confitures!  répéta  Hour- 
don en  promenant  la  lame  de  son  couteau  sur 
sou  paiu  :  c'est  assez  de  mon  goiit.  Madame  Dal- 
zonne est  bien  capable  dune  si  délirante  galan- 
terie. 

—  Vous  n'y  êtes  pas,  messieurs;  vous  n'y  êtes 
pas. 

Cabassol  enrageait. 

—  Enfin,  dit-  il  avec  la  certitude  désespérante 
d'un  homme  qui  va  parler  sans  être  écoulé,  en- 
fin le  major  de  Sambre-et-.Meuse... 

—  Qu'est-ce  qu'il  fit  donc  ce  bienheureux  ma- 
jor, s'écria  le  républicain  Champeaux,  ce  ma- 
jor dont  vous  nous  fendez  le  crâne  depuis  le  po- 
tage ? 

— Vous  ne  les  aurez  pas  puisqu'il  en  est  ainsi, 
répondit  Cabassol  outré  au  dernier  point;  je  ne 
suis  pas  assez  fort,  je  l'avoue,  pour  lutter  4'iDté- 
rét  avec  un  fvomage  à  la  crérae. 

—  C'est  donc  un  fromage  à  la  crème  que  nous 
allons  manger  ? 

—  Oui,  monsieur  de  Fourneuf. 

—  Prévenante,  gracieuse  madame  Dalzonne! 
si  je  n'étais  pas  si  loin  de  TOUS  je  vous  embras- 
serais! 

—  Et  si  tu  n'étais  bossu,  murmura  Caliassolde 
manière  h  n'être  entendu  que  de  son  voisin  l'hy- 
pocondriaque Lejeune. 

—  Ils  vont  s'égorîjer,  c'est  sur,  pensa  ce  der- 
nier en  songeant  avec  effroi  â  la  réponse  qu'allait 
lancer  peul-êire  à  la  têle  de  Cabassol  l'infernal 
baron  île  Fourneuf. 

Mais  de  Fourneuf  eut  l'air  de  n'avoir  pas  en- 
tendu. 

Dans  celle  altitude  d'indignation  silencieuse; 
il  était  ai.sé  de  découvrir  sur  le  visage  p.Menx  de 
Cabassol  l'empreinte  des  p.issions  particulières, 
cl  plus  raa.ssives  que  nombreuses,  ipii  avaient 
exerce  sur  sa  Tic  un  empire  absolu  :  le  comni.inr 


—  3A0  — 


dément  et  la  soumission  y  régnaient  en  égale  me- 
sure sans  laisser  de  place  à  d'autres  nuances  de 
sentiment.  Sous  sa  clievclurc,  jilus  rude  qu'é- 
paisse, s'arrondissait  le  crAne  du  militaire;  de 
son  front  jusqu'au  dessous  de  ses  sourcils  se 
trouvait  la  confirmation  de  la  nature  énergique 
qui  fait  le  soldat  ;  un  front  sans  rides  et  renllé 
par  les  muscles  ;  mais,  des  sourcils  au  menton,  le 
caractère  de  l'homme  de  guerre  disparaissait  et 
celui  de  l'homme  d'affaires  en  prenait  la  place. 
Ses  yeu.K  avaient  plus  de  finesse  que  d'esprit, 
plus  de  lucidité  que  de  résolution  ;  son  gros  nez, 
affaissé  à  la  racine,  évaséàremlioucliure,  annon- 
çait la  vieille  habitude  de  prendre  du  tabac  à 
profusion,  défaut  peu  commun  aux  militaires  et 
inséparable  des  gens  qui  ont  besoin  à  cha(|ue 
instant  de  nourrir  d'en  gralsleur  ceryeau  pour 
lui  faire  porter  beaucoup  d'idées  productives. 
Cependant  le  nez  de  Cabassol  n'était  ni  celui  du 
savant  ni  celui  du  procureur  :  son  nez,  comme 
ses  lèvres  gloutonnes,  appartenait  à  l'homme 
d'action  et  de  goinfreries.  En  un  mot  le  fournis- 
seur aux  armées,  militaire  par  le  costume  et 
une  certaine  contrainte  disciplinaire,  avocat  par 
la  plume,  avait  modelé  son  lyjie  mixte  sur  la 
physionomie  de  Cabassol,  assez  large  du  reste 
pour  en  contenir  d'autres  indices.  Mais  vaine- 
ment en  cherchait-on  d'autres  ;  ses  grosses  joues 
de  dogue,  mal  gazonnées  par  de  rares  favoris, 
faisaient  ressembler  son  visage  à  certains  royau- 
mes beaucoup  trop  grands  pour  leur  population; 
elles  allaient  se  rattacher  à  un  menton  sans 
énergie.  Même  remarque  à  faire  entre  la  fierté 
de  son  cou  et  l'humilité  do  ses  épaules  qu'entre 
la  première  et  la  seconde  moitié  de  son  visage  : 
du  menton  aux  épaules  Cabassol  était  militaire  ; 
on  sentait  que  cette  lacune  avait  dû  être  cachée 
par  le  hausse-col  et  la  cravate  busquée;  mais  les 
épaules  démentaient  cette  attitude  digne  et  éle- 
vée :  elles  se  courbaient  pour  attester  la  soumis- 
sion de  toute  fonction  civile  à  la  hiérarchie  mi- 
litaire. Insolent  jusqu'au  général  inclusivement, 
le  fournisseur  Cabassol  s'affaissait  à  partir  du 
général,  et  exclusivement.  Quant  au  reste  de 
son  corps,  tout  à  fait  en  dehors  des  influences  de 
la  pensée,  il  accusait  au  plus  haut  degié  la  suc- 
culente vie  des  fournisseurs  généraux  sous  l'Em- 
pire et  dans  les  loisirs  de  garnison  :  son  buste 
de  mandarin  était  j)orté  par  des  jambes  maigres 
et  goutteuses,  ce  qui  lui  donnait,  vu  sa  taille 
assez  haute,  l'air  d'un  oiseau  de  quelque  grosse 
espèce  frappé  d'hydropisie.  11  faut  croire  qu'il 
expiait  par  cette  défectueuse  conformation  ses 
extravagantes  folies  de  beau  mangeur  et  d'àpre 
dépensier.  Mademoiselle  de  lieaupréau  et  ma- 
dame Musquette  prétendaient  que  son  estomac 
avait  ruiné  sa  fortune  et  que  sa  fortune  avait 
ruiné  son  estomac.  Aux  ycu.^  de  ces  dames  il  n'a- 
vait plus  pour  vivre  qu'une  faible  pension  t|ue 
lui  faisait  son  neveu  ;  et  cela  expliquait  la  i)ré- 
férence  qu'elles  donnaient  à  M.  Lejeunesur  Ca- 
Lassol  dans  leurs  raomerics  galantes,  cocpiette- 
riessi  transparentes  qu'on  voyait  parfaitement 
nager  au  fond  le  crocodile  du  mariage. 

—  Oui,  messieurs,  reprit  madame  Dalzonne, 
c'estun  fromageà  lacème.  Je  l'avais  commandé 
pour  (piatre  lieurcs  parce  ([ue  j'ai  voulu  vous 
faire  diner  de  meilleure  heure  aujourd'hui  j'mais 
celte  négligente  lîergeronnetle-cinq-heures  m'a 
0!}ljli<-'C-  i^la  lilleule,vous serez  grondécbicnforl! 


Depuis  que  Cabassol  en  colère  avait  promis  de 
ne  pas  donner  la  fin  de  l'histoire  du  major  de 
l'armée  deSambre-et->leuse,  la  curiosité  s'était 
accrue  considérablement  du  c("ilé  des  dames,  qui 
insistèrent  par  la  voix  de  madame  Dalzonne,  la 
conciliatrice  éloquente,  pour  (]ue  M.  Cabassol 
filt  relevé  de  son  vœu  de  silence. 

—  Monsieur  Cabassol  est  trop  galant,  dit-elle, 
pour  ne  pas  obliger  ces  dames  et  moi,  qui  le 
prions  instamment  d'achever. 

De  Fourneuf  se  renferma  dans  son  sourire  ma- 
lin, et  il  s'appuya  ensuite  sur  sa  bosse,  content 
d'avoir  gagné  son  procès  contre  Cabassol  jus- 
qu'au dernier  degré  de  juridiction. 

Le  malheur  d'être  bossu  n'était  i)as  le  seul 
dont  le  baron  de  Fourneuf  fftt  frappé;  il  en 
comptait  deux  autres  qui  ne  sont  pas  communs 
à  ceux  de  son  espèce  dégradée  :  il  avait  le  tort 
d'être  aussi  grand  qu'un  bel  homme  et  d'avoir 
une  imposante  figure.  Cette  ricanerie  de  la  na- 
ture était  vraiment  affligeante  :  deux  avantages 
et  une  difformité,  c'était  trop  et  trop  peu;  car 
en  fractionnant  le  baron,  en  soumettant  son 
corps  à  une  analyse  malheureusement  hypothé- 
tique, on  découvrait  en  lui  de  quoi  constituer 
deux  corps  irréprochables;  de  même  qu'en  iso- 
lant sa  bosse  on  avait  par  abstraction  l'élément 
premier  d'un  bossu  parfait.  La  réunion  de  ces 
types  antipathiques  composait  un  tout  odieux, 
en  révolte  permanente]iour  le  regard  :  comment 
admettre  l'Apollon  avec  une  bosse  de  bison  i' 
comment  tolérer  sans  répugnance  la  vue  d'un 
dromadaire  ayant  pour  tête  celle  d'Adonis?  La 
laideur  a  sa  régularité,  sa  symétrie  intelligente  ; 
on  la  comprend,  si  on  ne  l'aime  pas.  Esope  ne 
repousse  personne  :  sa  grosse  tète  allumée  de 
deux  beaux  yeux  noirs,  ses  épaules  charnues, 
oreillers  de  sa  grosse  tête,  ses  jambes  trapues, 
ses  bras  d'enfant  entrent  dans  les  nécessités  d'une 
nature  chétive  de  corps,  puissante  de  pensée  ; 
l'antithèse  est  vigoureuse,  bien  établie;  mais 
qu'est-ce  que  la  figure  d'Alcibiade  sur  le  corps 
d'Esope  ?  C'est  absolument  le  spectacle  de  deux 
ailes  d'aigle  attachées  aux  reins  velus  d'un  ours. 
De  Fourneuf  était  tout  cela  :  Apollon  avec  une 
bosse  de  bison,  un  dromadaire  chargé  de  la  tête 
d'Adonis,  un  ours  avec  des  ailes,  Alcibiade  plus 
Esope. 

Ainsi  il  faut  croire  que,  sans  quelques  négli- 
gences fatales  survenues  en  nourrice,  de  Four- 
neuf eût  été  un  homme  remarcjuable  :  il  n'était 
resté  (ju'un  bossu  affreux  parce  qu'en  se  défor- 
mant il  avait  conservé  un  beau  visage.  Soit  que 
sou  esjirit  fût  naturellement  mordant,  soit  que 
l'espèce  humaine  lui  fût  en  aversion  parce  qu'il 
s'y  trouvait  inférieur,  déplacé,  vaincu,  il  n'avait 
montré  jus([u'à  cette  époque  de  sa  vie  aucun 
penchant  affectueux;  sa  bosse  était  un  inépui- 
sable carquois  de  flèches  ironiques.  On  ne  lui 
connaissait  aucun  ami  ;  il  ne  parlait  jamais  de 
ses  parens;  rien  ne  le  touchait,  ni  un  livre  bien 
fait  ni  un  beau  tableau.  Comme  il  n'aimait  que 
lui,  il  avait  un  soin  religieux  de  sa  personne 
jusqu'au  fanatisme  :  rien  déplus  rose  que  ses 
ongles,  dei)lus  blanc  (jue  son  linge,  de  plus  lisse 
que  ses  cheveux  ;  son  corps  était  l'autel  de  son 
culte.  A  voir  la  blancheur  plisséc  de  ses  chemi- 
ses, de  ses  jabots,  de  sa  cravate  ,  on  aurait  pensé 
(ju'il  ne  parait  ainsi  sa  poitrine  que  |)0ur  se  faire 
illusion  sur  son  dos.  Son  caractère  devant  s'ex- 


])liquer  nalurellemcnl  par  ses  actions,  le»  évé- 
nemens  qui  vont  suivre  le  peindront  mieux  que 
nous  ne  le  tenterions  ici  j)ar  une  anticipation 
fastidieuse. 

—  Puisque  vous  l'exigez  ,  mesdames ,  je  vous 
dirai  donc ,  renouvela  Cabassol ,  que  le  major 
de  Sambre-et-Meuse,  après  avoir  écouté  le  sous- 
lieulenant,  se  tourna  vers  nous  tous  et  nous  dit: 
Messieurs  ,  on  vient  m'annoncer  qu'à  diner  on  a 
oublié  de  nous  servir... 

M.  Cabassol  allait  prononcer  le  dernier  mot 
de  sa  dernière  phrase  quand  la  porte  du  salon 
s'ouvrit  |iour  laisser  passer  une  jeune  (ille  dont 
l'arrivée  fut  saluée  i)ar  une  acclamation  géné- 
rale :  c'était  la  jeune  laitière  Bergeronnette- 
cinq -heures  qui  apportait,  tout  essoufflée  ,  le 
fromage  à  la  crème. 

Soit  que  la  vitesse  de  sa  marche  à  travers  la 
forêt  de  Saint-Germain  eût  agité  ses  traits  ,  soit 
que  la  crainte  d'être  grondée  par  madame  Dal- 
zonne lui  eût  fait  monter  au  visage  ses  couleurs 
les  plus  vives,  elle  était  quand  elle  parut  d'une 
fraîcheur  idéale  ;  les  fruits  cueillis  le  matin 
avec  la  rosée,  quand  le  ciel  est  encore  d'un  violet 
tendre,  ne  sont  ni  si  doux  à  l'œil  ni  si  séduisans. 
Elle  n'osait  ni  pleurer,  de  peur  de  convenir  de 
sa  (aute,  ni  sourire,  de  peur  de  trop  la  déguiser; 
ses  lèvres  étaient  presque  souriantes  et  ses  yeux 
presque  humides  ;  on  voyait  briller  une  larme 
et  ses  dents.  Elle  avait  couru  :  son  haleine  était 
courte,  son  sein  battait  fort  sous  son  corset  de 
draj)  noir;  brillans  de  sueur,  ses  cheveux 
étaient  attachés  à  ses  tempes;  une  mèche  folle 
descendait  même  au  milieu  de  sa  joue.  Comme 
elle  s'était  approchée  de  madame  Dalzonne  en 
lui  tendant  la  cage  d'osier  oùétail|le  fromageà  la 
crème,  elle  dominait,  quoique  petite  encore,  de 
sa  charmante  et  ronde  tête,  prise  dans  un  bon- 
net de  velours  vert ,  la  brune  et  forte  tête  de 
l'hôtesse.  Madame  Dalzonne  n'avait  plus  le 
courage  de  la  gronder  en  la  voyant  si  pénétrée 
de  sa  faute  :  le  faible  mouvement  qu'elle  fit  de 
la  main  pour  toucher ,  moitié  sévère ,  moitié 
riante,  la  joue  de  l'enfant ,  commença  comme 
une  menace  et  finit  comme  une  caresse.  Berge- 
ronnette prit  cette  belle  main  et  la  baisa  :  son 
pardon  fut  signé  ;  tout  le  monde  le  ratifia  ,  ex- 
cepté de  Fourneuf.  S'il  consentait  à  ne  pas  se 
prononcer  trop  aigrement  sur  ce  relard ,  c'est 
parce  que  la  jirésence  de  Bergeronnetle-cinq- 
heures  avait  été  une  vingtième  ou  une  trentième 
barre  de  fer  jetée  à  travers  la  narration  de  Ca- 
bassol ;  ce  bienfait  exigeait  un  généreux  silence. 
D'ailleurs  sa  pénétration  de  basilic  se  dirigea 
tout  à  coup  vers  un  sujet  de  réflexions  qui  ne 
fut  pas  senti  au  premier  abord  par  les  autres 
convives  :  que  signifiait  cet  ordre  donné  pres- 
(jue  à  demi-voix  par  madame  Dalzonne  à  Berge- 
ronuette-cinq-heures  ?  Demain  lundi ,  lui  avait- 
elle  dit,  à  cinq  heures,  ton  heure  d'habilude,  lu 
apporteras  ,  outre  la  quantité  ordinaire  de  lait 
que  nous  prenons  ,  irois  mesures  de  crème  sans 
mélange ,  et  tu  continueras  ainsi  tous  les  jours. 
Pour  le  baron  de  Fourneuf  il  y  avait  dans  ces 
(juchiues  paroles  tout  un  roman  et  sa  préface; 
et  l'on  va  voir  qu'il  ne  se  trompait  pas  beaucoup 
dans  ces  déductions  si  hasardées  en  ai)parence. 
Oui ,  marraine,  avait  répondu,  toute  joyeuse  de 
son  pardon,  la  charmante  Bergeronnette-cinq- 
heurcs,  ainsi  nommée  de  son  surnom  parce  que 


3/i1   — 


depuis  quatre  ans  elle  était  chaque  jour,  hiver 
ou  été,  dès  cinq  heures  du  matin,  avec  sa  boite 
au  lait ,  à  la  grille  de  la  maison  de  santé  de  ma- 
dame Dalzonne. 

Tandis  que  celte  scène,  dont  Caliassol arait 
dédaigné  de  paraître  alfligé,  se  terminait  sous  le 
reganl  interprétateur  du  baron  de  Fourneuf, 
madame  Dalzonne  saupoudrait  légèrement  de 
sucrele  magnifique  fromage  à  la  crème ,  délayé 
par  elle  avec  une  grâce  toute  particulière  dans 
une  jatle  de  porcelaine. 

—  As-tu  bien  entendu,  Bergeronnette?  ré- 
péta-t-elle  à  la  laitière  quand  celle-ci  eut  repris 
sa  cage  d'osier  pour  partir  :  demain  ,  cinq  heu- 
res, trois  mesures  de  plus  ;  et  de  même  tous  les 
jours  suivans  jusqu'à  nouvel  ordre. 

— 11  est  délicieux  !  proclama  madame  Pin- 
gray,  bonne  femme  qui  était  gourmande  autant 
qu'elle  était  bonne.  Nous  n'avons  certes  rien 
perdu  pour  attendre  :  on  en  mangerait  toujours, 
on  en  mangerait  en  dormant.  N'est-ce  pas,  ma- 
dame Miisquetle? 

—  Cela  doit  être  :  il  est  apporté  par  madame 
Dalzonne  ,  répondit  madame  Musiiuette  ,  flat- 
teuse comme  le  sont  d'ordinaire  toutes  les  da- 
mes pensionnaires. 
:  —  Encore  un  de  mes  rêves  qui  s'explique  ! 

—  Vous  avez  donc,  mademoiselle  de  Beau- 
préau  ,  des  rêves  pour  tout  et  sur  tout  ?  mur- 
mura Cabassol,  la  bouche  pleine  de  dépit  et  de 
fromage. 

—  M'en  voudriez-vous  pour  cela?  répondit 
mademoiselle  de  Beaupréau  en  roulant  au  pla- 
fond des  yeux  de  colombe  :  ne  suis-je  pas  la 
plus  punie  d'avoir  constamment  un  sommeil  si 
agité  ?  Vous  ne  me  rendez  jamais  justice,  1\I.  Ca- 
bassol ,  jamais!  moi  qui  ai  écouté  votre  intéres- 
sante histoire  du  major  avec  tant  d'attention  de- 
puis le  commencement  jusqu'à  la  fin  ! 

—  Mademoiselle  de  Beaupréau  ,  lépartit  de 
Fourneuf,  votre  éloge  est  on  ne  peut  pas  plus 
blessant  pour  M.  Cabassol  ;  pourquoi  dites- 
vous  que  son  histoire  est  finie  ?  Vous  n'auriez 
pas  commis  cetlejnconvenance  si,  comme  moi, 
vous  l'aviez  suivie  sans  distraction. 

La  pitié  de  Fourneuf,  qui  avait  [commis  la 
même  erreur  (|ue  mademoiselle  de  Beaupréau  , 
équivalait  à  un  coup  de  poignard  :  Cabassol  le 
reçut  en  pleine  poitrine;  il  ne  s'en  plaignit  que 
par  un  gémissement  sourd,  dont  M.  Lejeunc  fut 
épouvanté;  son  fromage  tourna  dans  sou  assiette. 

—  Nous  voyageons  continuellement  à  travers 
un  pays  de  suri)rises  dans  cette  maison  ;  c'est  un 
petit  paradis  terrestre  :  avant-hier  c'étaient  des 
pommes  à  la  Condé,  hier  des  croquettes  de  riz  ; 
aujourd'hui  c'est  un  fromage  à  la  crémo  ;  de- 
main (|u'aurons-nous  ? 

—  De  la  reconnaissance  pour  la  belle  hôtesse 
qui  nous^  vaut  tant  d'agrément,  répliqua  à 
madame  Musquette  matlame  l'ingray  au  cœur 
de  Trajan,  à  l'estomac  de  l.ucullns. 

—  Kt  nous  aurons  ,  outre  la  reconnaissance , 
poursuivit  de  Fourneuf,  «luclquc  nouvelle 
friandise ,  c'est  mon  avis ,  c'est  mon  espoir. 
Peul-êire  ,  charmante  mademoiselle  de  Beau- 
préau, aurons-nous  un  ))lal  poétique,  pittorcs- 
qucet  toniipie  comme  vous  les  aimez,  une  crème 
au  chocolat  :  ou  a  coinmaniié  à  Bergeronnette - 
cin(|-heures  trois  nu'surcs  de  crOmc  sujettes 
à  bien  de  douces  interprétations. 


—  Voilà  comme  vous  êtes  toujours  !  dit  en 
souriant  madame  Dalzonne  ;  avec  vous  on  ne 
peut  garder  un  secret. 

—  Il  y  a  donc  un  secret  ?  dit  en  élevant  ses 
petits  bras  nerveux  au  dessus  de  sa  bosse  le  ba- 
ron de  Fourneuf  :  j'en  étais  sur  !  Un  secret,  ma- 
dame Mus([uette  !  un  secret,  mademoiselle  de 
Beaupréau!  mon  vieil  ami  monsieur  Cabassol, 
un  secret!  Que  ceci  vous  réconcilie  avec  moi. 
Mais  n'y  en  a-t-il  qu'un  ?  ajouta  de  Fourneuf , 
qui  ne  voulut  plus  même  que  le  premier  fftt  mis 
en  discussion. 

—  Au  fond  ce  n'est  pas  un  secret,  reprit  ma- 
dame Dalzonne  ;  je  puis  vous  le  confier  à  pré- 
sent :  j'attends  à  six  heures  et  demie,  ce  soir, 
une  nouvelle  pensionnaire. 

—  Une  nouvelle  pensionnaire  !  s'écrièrent  en 
chœur  tous  les  convives. 

—  Est-elle  jeune? 

—  Très  jeune,  madame  Musquette.' 

—  Jolie  ? 

—  Fort  jolie,  mademoiselle  de  Beaupréau. 
Ces  deux  dames  regardèrent  M.  Lejeune  d'un 

air  qui  fit  sourire  Fourneuf  de  pitié. 

—  Mariée  ? 

—  Non,  M.  Champeaux. 

—  Riche? 

—  Je  le  présume,  !M.  Lejeune. 

—  El  dangereusement  malade  ? 

—  C'est  là ,  ,M.  Ilourdon,  ce  que  vous  aurez  à 
décider  avec  votre  confrère  M.  Calveyrac,  qui 
est  allé  la  chercher  à  Paris  ,  où  elle  a  dû  arriver 
hier  deToulon. 

—  El  l'on  n'en  sait  pas  davantage  ,  demanda 
mademoiselle  de  Beaupréau  ,  sur  le  compte  de 
cette  jeune  personne  qui  court  les  grands  che- 
mins ,  qui  vient  ainsi  sans  être  annoncée  ,  qui 
tombe  comme  bombe  au  milieu  de  nous  ?  Nous 
sommes  persuadés  que  madame  Dalzonne  ne 
reçoit  pas  à  la  légère  des  pensionnaires  chez 
elle  ;  mais  je  gagerais  pourtant  que  cette  Angé- 
lique, égarée  peut-être  à  la  suite  de  quelque 
beau  Médor,  n'arrive  pas  sans  être  enveloppée 
d'une  vapeur  mystérieuse,  dont  il  serait  par  trop 
indiscret  à  nous  de  percer  la  tendre  obscurité. 

—  Eh  bien  !  je  suis  entièrement  de  votre  opi- 
nion, mademoiselle  de  Beaupréau,  etjtfm'en 
félicite.    ^^ 

—  N'est-ce  pas,  M.  de  Fourneuf? 

—  Vous  êtes  d'une  perspicacité  étonnante , 
vous  dis-je ,  mademoiselle  :  mais  sans  doute  il  y 
a  du  nuageux  autour  de  cette  jeune  étrangère , 
dont  la  maladie  même  est  un  mystère  puisque 
madame  Dalzonne,  si  franche  avec  nous,  n'a  pas 
su  la  préciser.  En  bonne  conscience,  arrive-t-on 
du  fond  du  midi  de  la  France  pour  le  plaisir  de 
se  dollrer  dans  une  maison  de  santé  peuplée  de 
fous  et  de  vieilles  gens  ?  Vous  avez  mille  fois  rai- 
son, mademoiselle  de  Beaupréau. 

C'est  tout  au  plus  si  le  suffrage  du  baron  de 
Fourneuf  avait  culièrement  Halte  mademoiselle 
de  Beaupréau ,  qui  aurait  désiré  avoir  lui  peu 
moins  raison  de  n'être  pas  mise  au  rang  des  vieil- 
les gens.  Mais,  outre  que  le  baron  était  rarement 
de  l'avis  desaulres,  il  ne  descendait  jamais  à  une 
concession  sans  blesser,  ^lademoiselle  de  Beau- 
préau eut  cependant  l'héroïsme  de  recevoir  le 
coup  en  silence  ;  elle  continua  à  broder  sa  fine 
médisance. 
\     —  Qu'en   pense,  deraanda-t-cUc ,  madame 


Musquette  ,  elle  qui  a  la  prévision  si  nette  ? 
—  Je  pense ,  répondit  madame  Musquette  , 
qu'une  aventurière  ne  se  conduirait  pas  d'une 
façon  plus  dégagée  :  traverser  toute  seule  la 
France;  rester  huit  jours  en  diligence  côte  à 
côte  avec  des  hommes  inconnus,  avec  des  jeunes 
gens  ;  croiser  sesjambes,  des  nuits  entières,  avec 
des  commis  voyageurs  familiers  jusqu'à  l'imper- 
tinence, c'est,  on  l'avouera  sans  être  bégueule, 
singulièrement  inusité ,  surtout  quand  on  est 
encore  d'un  âge  à  avoir  une  mère  pour  vous 
surveiller.  En  vérité  moi ,  qui  ne  suis  plus  aussi 
jeune  et  qui  n'ai  jamais  été  aussi  jolie  que  cette 
demoiselle,  je  n'aurais  pas  compromis  gratuite- 
ment comme  elle  ma  réputation.  C'est  si  fragile 
la  réputation  d'une  jolie  femme! 

—  Parce  que  c'est  si  précieux!  ajouta  made- 
moiselle de  Beaupréau  en  disputant  de  toutes 
ses  forces  à  madame  Musquette  l'attention  de 
M.Lejeune,beaucoup  plus  tranquille  et  plus  ca- 
pable d'écouter  depuis  que  le  redoutable  Cham- 
peaux ne  l'aveuglait  plus  de  ses  raisonnemens 
politiques  à  brùle-pourpoint ,  et  que  Cabassol 
avait  renoncé  à  achever  dans  ce  monde  son  his- 
toire du  major  de  Sambre-el- .Meuse. 

—  Donc  votre  avis  à  tous  ,  c'est  convenu,  sur- 
vint de  Fourneuf,  est  que  cette  jeune,  belle  et 
intéressante    voyageuse    est    une    aventurière 
comme  il  yen  a  t?nt.  Eh  bien!  va  pour  une 
aventurière  !  le  mal  n'est  pas  grand  :  nous  nous 
en  accommoderons  puisqu'elle  a  tant  de  jeu- 
nesse et  de  beauté  en  partage.  A  tout  prendre, 
qui  oserait  en  être  ftché  ici  ?  Ce  n'est  pas  vous , 
patriarche  Hourdon,  dont  la  jeunesse  fut  si  ora- 
geuse en  amour  que  vous  avez  laissé  vos  dents 
en  Amérique ,  vos  cheveux  au  fond  de  l'Inde 
dans  la  main  des  baïadères,  et  votre  cœur  par- 
tout. Ce  n'est  pas  vous,    M.  Lejeune,  faux  er- 
mite dont   la  tendresse,  bientôt  sexagénaire, 
fleurit  dans  la  neige  comme  les  pervenches  et  le 
rhododendron    des  .\lpes,  et  qui  échangeriez 
volontiers,  chacun  en  est  convenu,  votre  im- 
mense fortune,  vos  gras  pâturages  de  la  Beauce, 
vos  vignobles  du  Dauphiné  et  vos  dix-sept  mou- 
lins de  la  Belgique  pour  avoir  encore  ces  légers 
cheveux  blonds  dont  vous  me  parliez  un  jour 
eu  confidence  et  cette  fine  jambe  qui  a  fait  passer 
de  si  terribles  nuits  aux  maris  de  Bordeaux,  rue 
du  Chapeau-Rouge... 

—  Chut!  chut!  murmura  M.  Lejeune,  dont 
les  petites  saillies  osseuses  se  rougirent  comme 
deux  pommes  d'api  ;  laissons  le  passé.  Mes- 
dames, monsieur  de  Fourneuf  exagère  mes  mé- 
rites; je  ne  fus  jamais  si  important. 

Taudis  que  de  Fourneuf  vidait  un  verre  de 
vieux  Beaune,madame  Musquette  et  m.ulemoi- 
selle  de  Beaupréau  répondaient  à  la  prise  à  par- 
tie de  M.  Lejeune  par  un  sourire  flatteur  d'incré- 
dulité et  par  un  froncement  de  lèvres  qui  signi- 
fiait :  Petit  ingrat!  vous  mériteriez  bien,  si  cela 
était,  d'être  puni  pour  tant  de  folies. 

—  Et  ce  n'est  pas  non  plus  monsieur  Cabas- 
sol, poursuivit  de  Fourneuf.  qui  aura  jamais 
peur  d'une  charmanie  pensionnaire  qui  lui  dira 
souvent  dune  voix  douce  et  amicale  ;  Papa  Ca- 
bassol ,  cher  grand-papa  Cabassol,  offrez-moi 
donc  votre  bras  pour  monter  à  mou  apparte- 
ment... mon  vieil  ami  monsieur  Cab.issol,  allons 
faire  un  tour  de  promenade  sur  la  terrasse  de 
1  Saint-Germain;  venez  .  votre  mine  vénérable 


—  342  — 


m.-iiniienclra  dans  le  respect  ces  jeunes  gens 
(loi)tje  suis  assaillie. 

—  Monsieur,  je  ne  suis  pas  vénérable,  riposta 
Caliassol...  Et,  en  toutcas,  il  vaut  mieux  être 
grand-papa  que  diirorme,  ajoula-l-il  d'une  voix 
enrouée  par  la  Cdlère. 

Jusqu'ici  madame  Dalzonne n'avait  |ias  déran- 
gé d'une  ligne  la  (liscussionétal)lie  sur  le  compte 
delà  pensionnaire  attendue;  elle  avait  laissé 
courir  les  propos  en  loule  indépendance,  res- 
pectant par  position  et  par  tlcxibililé  do  carne- 
tère  les  plus  étranges  opinions  de  ses  li(lirSi 
Habituée  îi  vivre  dans  la  compagnie  des  fous, 
des  vieilles  gens,  dont  la  médisance  est  le  der- 
nier esprit  et  le  seul  bonheur,  et  des  convales- 
cents, être  inquiets,  jaloux  de  tout,  delà  beanlé, 
de  la  jeunesse  et  de  la  force  (ju  ils  n'ont  plus, 
elle  supportait  sans  impatience  les  [dus  outra- 
gf  uses  aberrations.  Cepcndanl  elle  ne  crut  j)as 
devoir  cette  fois  encourager  par  son  silence  les 
présomptions  soulevées  avec  tant  d'unanimité  et 
dirigées  avec  tant  d'accord  contre  la  répnlalion 
de  sa  pensionnaire  :  elle  ne  voulait  pas  que  ceux 
avec  qui  cette  jeune  iiersonne  allait  se  trouver 
se  fussent  trop  compromis  i\  son  égard,  et  ren- 
dissent leur  position  et  la  sienne  tout  à  fait  lios- 
liles  et  îi  j;imais  irréconciliables  ;  la  paix  future 
de  la  maison  exigeait  une  prompte  intervention. 

—  Je  suis  fàcbée,  dit  madame  Dalzonne  en 
souriant,  de  donner  un  démenti  éclatant  ù  vos 
prévisions;  mais  plus  tard  vous  m'en  voudriez 
beaucoup  .si  je  ne  me  hâtais  de  vous  présenter 
dès  à  présent  sous  des  couleurs  plus  favorables, 
plus  vraies  surlout,  la  personne  que  vous  serez 
sans  doute  forcés  d'estimer  dans  quelques  jours 
si  les  renseignemens  que  j'ai  reçus  ne  sont  pas 
inexacts. 

L'attention  la  plus  grande  accueillit  ces  pre- 
miers mots  de  madame  Dalzonne.  De  Fourneuf 
seul  eut  l'air  de  ne  pas  se  soucier  beaucoup  de 
la  réhabilitation  delà  pensionnaire.  Le  quart 
d'heure  avait  eu  8a  malice:  que  lui  importait  le 
reste  ? 

—  Si  ces  renseignemens  sont  exacts,  et  j'ai 
lieu  de  le  croire,  reprit  madame  Dalzonne, 
notre  nouvelle  jiensionnaire  n'est  pas  aussi  dé- 
tachée de  tous  liens  de  famille  que  vous  l'avez 
imaginé  :  cUea  des  cousins  en  Amérique. 

—  Et  un  oncle  aussi,  dit  tout  bas  de  Four- 
neuf. 

—  Elle  m'est  recommandée  par  un  riche  né- 
gociant de  Lyon,  chez  le(iucl  elle  est  restée  pen- 
dant qiieiquesjours.  Je  puis  aussi  rassurer  ces  J 
dames  sur  les  dangers  qu'elle  n'a_pas  courus  ert 
route  :  sa  chaise  de  poste  l'a  conduiie  de  Toulon  ' 
à  Paris;  sa  demoiselle  de  compagnie  était  avec  | 
elle,  une  jeune  Italienne  qu'elle  rami^ne  (le  Flo-  j 
renc:e.  Hovenue  d'Italie  exprès  pour  réHiibJir  sa  • 
santé,  qui  a  besoin  de  l'air  moins  ardent  de  la 
ïrance,  son  intention  n'est  nullement  de  se  ré-  ' 
pandre  dans  le  monde.  Voil^  pour  le  passé  et  le 
présent  :  (pianl  à  l'avenir,  je  craindrais  beaticoup 
pour  ceux  (|ui  se  prodigueraient  on  frais  de 
coquetterie  auprès  d'elle;  car  elle  n,  m'assure-  ' 
l-on,  uncspritdistingué,  une  conversation  char- 
mante et  des  talents   très-remarquables  :  elle 
jieint,  elle  chante  avec  une  sujiériorilé  d'arlisle. 
.Mademoiselle  de  Toiiralbe  n'est  pas,  comme  vous 
le  voyez,  une  aventurière. 

—  Touralbe  !  murtnura  deFourneuf:  c'est  un 


nom  singulier!  il  a  une  odeur  de  roman  ou  de 
romance...  Tour  du  nord,  tour  du  mystère, 
tour  maudite...  Tour  albe,  tour  blanche,  alba 
/Mnv'.?...  Drole  de  nom  ! 

—  Madenioiseile  de  Touralbe,  reprit  madame 
Dalzonne,  sera  ici  dans  une  heure  au  plus  tard  ; 
je  vous  connais  troji,  mesdames,  pour  douter 
un  instant  de  l'excellent  accueil  que  vous  lui 
ferez.  Ma  maison  est  la  vôtre,  vous  le  savez  ;  la 
bonté  (pii  y  règne  est  votre  ouvrage  autant  que 
le  mien;  nous  sommes  toutes  un  peu  sœurs  par 
la  pitié. 

Madame  Pingray  prit  la  main  de  madame  Dal- 
zonne cl  la  serra  sous  la  nappe  ;  Abel  eut  un 
épanouissement  de  bonheur  sur  le  visage. 

Repentantes  d'avoir  donné  un  trop  libre  cours 
.^  leur  langue,  mademoiselle  de  lieaupréau  et 
uiadanu'  Musquette  baissèrent  1rs  yeux  eu  rou 
lant    silencieusement  leurs  serviettes   comme 
deux  petites  élèves  grondées. 

—  Bien!  bien!  continuait  à  demi  voix  de 
Fourneuf:  de  la  sensibilité  au  dessert  au  lieu  de 
liirscli,  c'est  cela  !...  11  est  joli  le  couvent;  des 
fous  au  troisième  étage,  des  malades  au  second, 
et  des  convalescens  au  plain-pied...  et  des 
nonnes  de  quarante-cinq  ans!...  A  votre  santé, 
M.  Cabassol. 

Calia.ssol  ne  daigna  pas  même  se  retourner 
vers  de  Fourneuf.  H  fut  au.ssilôt  levé  i(Ue  la 
maîtresse  de  la  maison,  et  il  avait  gagné  la  porte 
avant  d'entendre  l'invitation  qui  fut  faite 
par  madame  Dalzonne  à  tous  les  ]iensionnaircs  : 
elle  pria  ces  dames  et  ces  messieurs  de  venir 
prendre  un  thé  dans  la  soirée  et  tcnircom])agnie 
à  mademoiselle  deTouralbe.  Quand  ils  se  furent 
retirés,  madame  Dalzonne  prit  le  bras  d'Abel  et 
elle  lui  dit  tout  bas: 

—  Aujourdhui,  mon  ami,  je  ne  suis  pas  con- 
tente de  vous. 

Ensuite  ils  allèrent  ensemble  attendre  à  la 
grille  de  la  terrasse  du  chûleau  le  passage  de  la 
chaise  de  poste  qui  amenait  à  Saint-Germain  le 
docteur  Calveyrac  et  mademoiselle  de  Touralbe. 


a»ssî5îii.ïî!ï  a>s  m^iBWL2^'s:s>{i)o 


—[Ouvrez  la  bouche ,  ma  petite  fllie.  Ah  î  oui  ! 
très  bien!  elles  y  sont;  elles  y  soa!;  les  voici 
toutes  <|uatrc. 

— IJon  Dieu  !  ttiais  elle  est  bien  petite,  remar- 
quablement petite  ! 

—  C'est  vrai ,  monsieur;  mais  vous  le  voyez  , 
voici  le  signe  irrécusable!  Comme  je  vous  l'ai 
dit,  elles  y  sont  toutrs  quatre. 

—  Je  m'en  aperçois ,  et  cependant  elle  est... 
bien  petite! 

Les  phrases -ci-dfiisns  font  partie  d'un  dialo- 
gue entre  le  chiiiirgien  reriliicaîeur  et  l'inspec- 
teur d'une  manufaciurc  de  coton  ,  établissement 
dans  leiiuel  se  présente  comme  aspirante  ou- 
vrière une  petite  (illc  chéiive  et  blèmc,  qui  sem- 

(1)  Col  iirlidc  estciiiptimlé  ii  luie  cuiieu.scct  iniéres- 
saiitc  piibiicalioi),  due  aax  soins  de  M.  Ciiiiiier,  et  qui 
nous  initie  iiiliniftncnt  aux  mœurs  anglaises.  LesA.n- 
«i.Ais  l'Ei.VTS  i>Aii  Ei:x-5rf;MEs,  Ici  est  le  titre  de  celle  pu- 
1)1  icalion,  forment  une  galerie  de  portraits  et  de  Carac- 
icMcs  (|ui  euibrasse  toutes  les  classes  do  la,  sociili  bii-  J 
taiinique. 


ble  ,'igée  d'environ  sept  ans.  Nous  sommes  cer- 
tains qu'elle  n'a  pas  un  jour  de  plus;  et  pour- 
tant, après  qu'elle  a  soumis  sa  bouche  à  la  sa- 
vante inspection  de  l'iiommecompétent,  M.  Ena- 
mel,  on  lui  reconnaît  l'âge  voulu  par  la  loi,  neuf 
ans  accomplis;  et  en  conséquence,  en  vertu  de 
l'acte  du  parlement,  elle  est  admissible  à  titre 
d'ouvrière  dans  la  manufacture  de  BrowZ  et  Jo- 
nes, qui,  à  l'instar  des  autres  fabricans,  ont  fait 
des  dents  l'indice  de  l'âge,  indice  que  les  gens 
du  métier  regardent  comme  presque  infaillible. 

—  Eh  bien!  si  vous  en  êtes  sur...  ajoute  Fins- 
pectcnr. 

—  Si  j'en  suis  sur!  Regardez,  monsieur;  ou- 
vrez la  bouche,  petite. 

Et  l'enfant,  jetant  des  regards  de  détresse  sur 
l'aulorité  certibcatriee ,  ouvre  encore  la  bouche; 
et  M.  Enamel,  montrant  à  l'inspecleur  les  dents 
et  les  gencives,  poursuit  du  ton  d'un  professeur, 
pendant  que  la  douleur  produite  par  la  disteii- 
sion  prolongée  des  mâchoires  fait  rouler  des 
pleurs  le  long  des  joues  de  la  petite  lille  : 

—  Regardez,  monsieur!  Comme  je  l'ai  déjà 
fait  observer,  le  développement  de  la  neuvième 
année  est  complet.  C'est  dans  la  neuvième  année 
que  les  quatre  incisives  de  chaque  rangée,  qui 
doivent  rester,  remplacent  les  dents  de  lait;  et 
la  conformité  des  diagnostics  fournis  par  les  di- 
mensions (ne  vous  dcmenez  pas  ainsi ,  petite) , 
par  les  dimensions  des  os  maxillaires,  prouve 
que  la  croissance  n'a  éprouvé  aucun  retard, 
qu'aucune  difformité... 

—  C'est  très  vrai,  M.  Enamel  ;  tout  est  en  or- 
dre sans  doute. 

—  On  peut  toujours  se  fier  aux  incisives  ,  et 
les  voici,  monsieur  ! 

Et,  d'un  air  d'aisance  et  de  triomphe,  M.  Ena- 
mel montra  les  petites  chevilles  d'ivoire  qui  dé- 
coraient la  bouche  de  l'enfant. 

—  Maintenant, s'écria-t-il  ensuite,  passons  à 
une  autre. 

Laissons  cependant  le  chirurgien  certiflcateuP 
poursuivre  son  enquête  dentaire,  et  occupons- 
nous  immédiatement  de  la  petite  fille  ,  qui,  d'a- 
près le  témoignage  de  ses  dents,  ayant  accompli 
sa  neuvième  année,  court  avec  joie  conter  à  ses 
parens  sa  bonne  fortune.  Elle  est  reçue,  elle  au- 
ra des  gages!  elle  a  des  dents  incisives! 

Oui ,  notre  petite  fille  de  fabrique  est  âgée  de 
neuf  ans;  ce  n'est  plusun  enfant,  c'est  un  dimi- 
nutif de  femme.  Elle  a  passé  ses  jeunes  ans  en 
proie  à  la  pénurie  et  au  besoin.  Dès  l'ftge  le  plus 
tendre,  abandonnée  sans  soins,  laissée  seule  des 
jouis  entiers  ,  elle  n'a  point  senti  les  douceurs 
de  l'amour  d'une  mère ,  éloignée  d'elle  par  la 
misère,  cette  furie  qui,  veillant  au  foyer  du  pau- 
vre, glace,  dessèche,  endurcit  le  cœur  humain. 
Ne  faut-il  pas  que  la  mère  aille  travailler  au  de- 
hors pour  nourrir  sa  fille  qui  reste  h  la  maison.^ 
Dieu  sait  comment  celle-ci  apprends  marcher? 
Peu  de  temps  après,  un  autre  enfant  occupe  le 
petit  nombre  d'heures  on  plutôt  de  demi-heu- 
res que  la  mère  dérobe  au  travail  ;  puis  vient 
un  autre  être  sans  appui  et  sans  pain  ,  puis  itn 
quatrième;  et  notre  petite  fille  de  fabrique  se 
trouve  à  six  ans  iransforiiiée  en  nourrice,  et 
berce  entre  ses  maigres  bras  son  frère  à  demi 
nu.  Elle  n'a  pas  la  force  dejfi-+*«^r,  mais  elle 
va  trébuchant  et  chamwiit  avec  TÏH^  tanlôt 
elle  s'assied  au  coin  (^portes,  tfKttôt^e  en- 


—  343 


tre  dans  les  alh'es  et  les  ruelles,  où  son  esprit  rc-  • 
çoit  le  germe  lie  ses  dispositions  futures.  C'est  un 
heureux  hasard  si  clic  y  trouve  de  bons  exem- 
ples, et  pourtant,  dans  le  cas  contraire,  les  iion- 
nétes  gens  s'étonneront  un  jour  de  sa  déprava- 
tion. 

Et  c'est  ainsi  que  l'enfant  passe  ses  neuf  pre- 
mières années.  Quelle  enfance!  Flétrie,  déchar- 
née, usée  par  les  soucis,  car  ils  l'assiègent  déjà; 
le  visage  rendu  p;Me  et  triste  par  le  spectacle  de 
la  misère  qui  l'entoure,  elle  semble  n'avoir  ja- 
mais été  plus  jeune;  à  peine  si  les  années  peu- 
vent lui  donner  l'air  plus  Agé,  tant  sa  tîgure  en- 
fantine est  empreinte  d'un  cachet  de  triste  ma- 
turité. Les  plus  doux  penclians  du  cœur,  la  paix 
et  l'enjouement,  qui  naissent  et  se  développent 
au  sein  de  l'aisance,  les  a-  t-elle  jamais  connus? 
Pour  elle,  la  vie  a  été  sans  joie,  sans  plaisirs, 
sans  ressources,  sans  pain.  Sa  demeure  a  été 
celle  du  dénùment  ;  au  coin  de  son  foyer , 
l'homme,  le  maître  de  la  création,  a  été  l'esclave 
des  besoins  les  plus  vils,  et  il  n'a  pas  toujours 
souffert  son  mal  en  silence.  Que  de  fois  la  bru- 
talité d'un  époux,  l'indifférence  d'un  père  est 
l'affreux  ouvrage  Je  la  misère-seule  !  que  de  fois 
la  manière  violente  et  cruelle  dont  les  pauvres 
se  traitent  entre  eux  n'est  que  l'explosion  sau- 
vage d'une  intolérable  torture  !  et  notre  petite 
fille  de  fabrique  a  vu  cela,  et  l'ombre  du  mal  est 
retombée  sur  sa  face. 

Accompagnons  l'enfant  à  la  manufacture. 
Quelle  inclémente  saison  !  comme  le  vent  hurle! 
avec  quelle  force  la  froide  pluie  bat  les  carreaux! 
La  terre  est  endurcie  par  la  gelée  ,  la  bise  fend 
l'air,  la  neige  couvre  le  sol.  Il  est  cinq  heures  du 
matin  ;  l'enfant  est  debout,  et,  à  peine  couverte 
par  ses  tristes  haillons,  elle  descend  en  grelot- 
tant dans  la  rue.  Pauvre  petite  !  elle  a  le  sang 
glacéjus<(u'aux  ongles!  Ses  souliers,  qu'on  a  rac- 
commodés beaucoup  plus  qu'ils  ne  pouvaient 
l'être,  bâillent  en  une  demi-douzaine  d'endroits; 
668  pieds  sont  meurtris  par  les  engelures  ,  et 
elle  s'avance  péniblement.  Son  père,  ouvrier  de 
la  même  manufacture,  la  prend  sur  son  dos  ,  et 
continue  sa  route  en  grommelant  pour  s'éviter 
de  jurer.  La  petite  tille  a  neuf  ans,  et,  demi- 
nue,  par  une  affreuse  matinée  de  janvier,  dans 
le  froid  et  l'obscurité,  on  l'emporte  travailler  ! 
Maintenant  la  petite  fille  est  dans  la  manufac- 
ture. Dès  ce  moment,  son  enfance  cesse  coin|)lé- 
tement  ;  c'est  une  femme  faite,  soumise  à  tontes 
les  peines  de  l'ùge  mûr.  Neuf  heures  par  jour 
sont  consacrées  au  travail  ;  le  reste  des  vingt- 
quatre  heures  est  employé...  à  quoi  ?  Aux  amu- 
semens  de  la  jeunesse,  aux  heureuses  et  inno- 
centes récréations  des  enfans,  pour  lesi(ucllcs  la 
conscience  seule  de  leur  existence  est  quelque- 
fois une  source  de  vifs  plaisirs?  Une  heure  et 
demie  est  accordée  au  déjeuner  et  au  dincr,  et 
si  nous  rappelons  le  i>rix  élevé  du  pain ,  et  le  sa- 
laire que  gagne  l'enfant  de  fubri<(ue,  cl  qui  va 
parfois  jus(iu'.N  -1  srliillings  (!  pences  par  semai- 
ne, nous  trouverons  qu'une  heure  et  demie 
pour  deux  repas  est  certainement  sulUsantc;  il 
famlrait  moitié  moins  de  temps  pour  les  achever 
tous  deux. 

11  reste  encore  plusieurs  heures  :  qu'en  fora- 
l-on?  Uonnera-l-on  à  l'enfant  les  plus  sinqdes 
élémens  de  l'instruction  primaire  ?  Après  neuf 
licurcs  de  travail  isans  iclkhc,  dans  unç  manu- 


facture de  coton,  que  rintelligence  a  d'élasticité  ! 
qu'elle  a  d'aptitude  à  étudier  !  qu'elle  a  de  force 
pour  feuilleter  un  livre!  qu'elle  est  propre  à  re- 
cevoir des  impressions  qui  élèveraient  l'homnie 
d'un  degré  au  dessus  de  l'animal  destiné  à  la 
boucherie  !  L'enfant  de  fabrique  revient  chez 
elle,  et  ([ue  peut-elle  faire  autre  chose  que  dor- 
mir, que  chercher  à  oublier  le  fracas  des  ma- 
chines, l'enfer  de  sons  au  milieu  duquel  elle  a 
souffert  toute  la  journée  ?  Qui  lui  refuserait  les 
douceurs  du  sommeil ,  puisque  le  sommeil  peut 
lui  apporter  parfoisdes  songes  de  calme,  des  vi- 
sions de  bonheur?  Que  lui  importe  de  lire  et 
d'écrire  ?  Laissons-la  savourer  l'oubli. 

Cependant,  il  nous  faut  encore  retourner  à  la 
manufacture.  La  petite  (ille  est  entrée  dans  le 
local  ;  elle  augmente  la  foule  des  jeunes  enfans 
déjà  à  l'œuvre.  On  nous  dira  que  tous  les  hom- 
mes sont  condamnés  au  travail ,  et  qu'il  est  plus 
qu'inutile  d'essayer  d'éveiller  les  sympathies 
pour  ceux  qui  souffrent.  Soit  ;  mais,  si  jamais 
les  anges  pleurent,  ce  doit  être  lorsqu'en  con- 
templant la  perversité,  la  fourberie, la  bassesse, 
l'hypocrisie  et  la  tyrannie  qui  régnent  sur  la 
terre,  ils  jettent  leurs  regards  sur  les  petits  ou- 
vriers des  manufactures,  enfans  sans  enfance, 
pauvres  Adams  en  bas  âge,  gagnant  à  la  sueur  de 
leur  front  un  pain  grevé  par  la  loi  des  céréales. 
La  petite  fille  est  dans  la  manufacture  ,  on 
lui  donne  une  tâche  :  quel  emploi  !  Elle,  l'en- 
fant, est  unie,  est  fiancée  au  gigantesque  mo- 
teur, à  la  machine  ,  être  énorme  et  qui  semble 
chose  vivante  ,  rappelant  à  limaginalion  la  puis- 
sance et  la  grandeur  des  animaux  antédiluviens, 
et  qui,  comme  poussée  parun  instinct  de  vitalité, 
agit  avec  une  persévérance  infaillible,  monstre 
de  fer  dont  la  vapeur  est  le  pouls. 

C'est  le  destin  qui  force  l'homme  à  travailler 
tandisquelesnuichines  travaillent.  C'estétrange, 
n'est-ce  pas,  bonnes  gens  élevées  au  dessus  de 
la  condition  des  victimes  de  l'atelier,  vous  qui 
prenez  plaisir  à  voiries  fronts  sereins,  les  lèvres 
fraîches  et  les  yeux  rians  de  vos  enfans  !  Aux 
mouvemens  du  fer,  mouvemens  d'une  précision 
mathématicpie,  répondent  ceux  des  os  et  des 
muscles  d'enfans  à  demi  décharnés  !  Des  mem- 
bres faibles  et  fragiles  sont  auprès  des  valvules 
de  métal  ;  le  piston  bat  cùte  à  côte  avec  le  cœur 
humain. 

L'assourdissante  monotonie  de  la  machine,  la 
chaleur  élonffantc  qui  s'élève  parfois  à  08"^  F a- 
renheit,  le  bruit  incessant,  la  nécessité  d'une 
application  constante  de  la  part  des  ouvriers  , 
rendent  le  lieu  et  le  métier  intolérables.  En  ré- 
fléchissant sur  la  véritable  injustice  sociale  qui 
condamne  les  enfans  ù  la  machine,  cl  en  regar- 
dant une  étoffe  de  coton,  nous  répétions  ces  vers 
d'une  ode  de  Gray  : 

Regantez  cel  alTreux  tissu  , 

Il  est  fait  d'entrailles  liumaines< 

Les  enfans  de  fabrique  n'on-tils  aucune  espèce 
de  récréation?  Ne  leur  procure-t-on  aucun 
moyen  de  charmer  l'ennui  de  leurs  occupations? 
^'cst-il  point  de  fanx-fuyaut  ipii  leur  permette 
de  s'abuser  un  moment  sur  le  niallieur  île  leur 
position  ?  l\ien  ne  leur  fait-il  entrevoir  la  moin- 
dre jouissance  ?  Si  le  lecteur  s'est  posé  cette 
question,  noussonunes  h  même  dclui  réitondrc  ; 
PuQt>  quelques  inuuufaclurcs ,  les  cnfaiis  ^  l'ou- 


vrage ont  la  permission  de  chanter  ;  ils  peuvent 
unir  leur  voix  pour  rendre  grâces.  Quand  nous 
employons  ce  mot  rendre  grâces,  nous  voulons 
dire  que  les  chansons  profanes  sont  rigoureuse- 
ment interdites,  et  que  les  enfans  sont  tenus  de 
se  borner  à  exécuter  des  hymnes  ;  et,  comme 
s'ils  voulaient  étouffer  le  bruit  de  la  machine 
tyrannique,  ils  les  chantent  avec  une  piété  réso- 
lue, que  certaines  gens  trouveraient  excessive- 
ment gracieuse,  lesdiles  bonnes  gens  ne  décou- 
vrant dans  les  paroles  prononcées  aucun  repro- 
che, aucune  satire  préméditée. 

Cependant  il  y  a  des  hommes  qui,  lorsque  les 
enfans,  de  neuf  ans,  condamnés  à  travailler  neuf 
heures  par  jour,  moyennant  trois  shillings  par 
semaine,  entonnent  Ihymnesuivant,  peuvent  se 
sentir  une  velléité  irrésistible  d'établir  un  con- 
traste entre  la  condition  des  chanteurs  et  les 
vers  qu'ils  débitent. 

Auprès  des  bords  de  ton  eau  qui  murmure  » 

0  Siloé  !  le  lys  dans  la  verdure 

De  son  mlice  étale  la  blancheur  ; 

Sur  le  penchant  de  la  riche  colline 

Croit  deLharon  la  rose  purpurine. 

Dont  la  rosée  augmente  la  fraîcheur. 

En  contemplant  les  figures  ruisselantes  des 
enfans  exposés  à  une  température  de  quatre- 
vingt-dix-huit  degrés,  qui  ne  verrait  un  dou- 
loureux reproche  dans  cette  aspiration  presque 
involontaire  au  ruisseau  de  Siloé  !  Il  est  impos- 
sible qu'un  homme,  frtt-ce  un  homme  riche  , 
très  riche,  n'éprouve  pas  un  soudain  serrement 
de  cœur,  si,  en  entrant  dans  sa  manufacture,  il 
entend  les  enfans  s'écrier  d'une  voix  perçante  : 

Dieu  vengeur,  lève-toi  !  Juge  de  l'univers , 
Confonds  tes  ennemis ,  terrasse  les  pervers. 
Ou  supposons  que  la  journée  de  travail  soit 
près  de  finir,  et  que  les  enfans,  avant  de  quitter 
la  manufacture,  se  réjouissent  en  chantant  : 
Combien  elle  a  d'attraits  I  qu'elle  est  brillante  et  l)eUe 
La  célèbre  cité  qui  durera  sans  Gn  I 
Car  elle  a  pour  flambeaux  de  lumière  étemelle 
La  gloire  du  Très-Haut  et  de  l'.4gncau  divin. 

Car  les  perles  et  l'or  parent  ses  avenues  ; 
Elle  eut  pour  ouvriers  les  anges  du  Seigneur, 
Et  ses  murs  sont  formés  de  pierres  inconnues 
Dont  les  regards  humains  ignorent  la  splendeur. 

Quilles  espérances,  quels  désirs  !  Voilà  des 
mots  qui,  tombant  avec  permission  de  l'autorilé 
supérieure,  des  lèvres  pâles  d'enfans  mal  vêtus  , 
mal  nourris,  excédés  d'ouvrage,  doivent  consu- 
mer comme  du  feu  le  cœur  de  l'avarice!  VoiUi 
pour  l'égoisine  mondain  le  plus  subtil,  le  plus 
terrible  des  poisons,  que  les  jeunes  chanteurs 
tirent  involontairement  du  jardin  de  Salomon  ! 
On  leur  pcrmcl  de  fredonner  les  préceptes  de  la 
Rible,  cl  pour  le  palais  de  l'homme  du  monde , 
les  pommes  d'or  se  changent  en  cendres  bril- 
l.inios.  Combien  le  diable  doit  rire  de  l'inseusi- 
bilité,  de  la  sottise  et  de  Ihyporrisic  de  ceux 
(jui  encouragent  ces  chants  d'hymnes  et  de 
psaumes,  cette  raillerie  de  la  misère,  cette  amère 
critique  du  dém'iracnl  d'ici-bas  et  de  l'iniquité 
d'ici-bas.  Oui  .  il  n'y  a  p.is  un  mot  de  la  lîible 
qui  ne  soit  un  trait  lancé  contre  le  civurde 
pierre  de  l'injustice  humaine,  pas  un  mot  qui 
ne  soit  une  llècbe  carnic  de  pluoici  ituuor- 
telles. 


—  344 


Ccpciuhint,  pour  poursuivre  notre  enquête 
sur  la  destinée  de  notre  lille  de  faLiritiue,  ijui  a 
cessé  d'être  un  enfant,  un  petit  nomltre  d'années 
a  passé  sur  sa  tête,  et  à  seize  ans  au  plus  elle  est 
probablement  épouse;  son  mari  peut  avoir  un 
an  plus  qu'elle.  Alors  tous  deux  commencent  la 
misérable  histoire  de  leurs  parens;  c'est  la  mê- 
me race  liAve  etrabougrie,  la  même  offrande  de 
chair  et  d'enfans  à  la  machine  de  Molock;  ce  sont 
les  mêmes  privations,  les  mêmes  ennuis,  le  mê- 
me désespoir,  et  puis  la  même  union  prématu- 
rée, la  même  progéniture  pMe  et  débile. 

!N'y  a-t-il  aucun  remède  à  cet  état  de  choses? 
tes  triomphes  de  l'homme  d'intelligence,  qui 
soumet  et  dirige  les  élémens,  sont-ils  à  l'avantage 
d'un  petit  nombre  seulement,  et  au  détriment 
des  masses?  la  vapeur  n'est-elle  qu'un  géant 
sans  frein,  fait  pour  broyer  et  mutiler  les  os 
des  malheureux  ;  ou  bien  est-elle  un  agent  bien- 
faisant, ipii  pourvoit  aux  besoins  de  la  grande 
famille  humaine,  en  améliore  la  condition,  et 
lui  donne  des  loisirs  dont  elle  peut  profiter  pour 
se  perfectionner  et  chercher  à  savoir  le  but  et  la 
fin  de  son  existence?  A  cette  question,  bonne 
pour  un  collège  d'utopie,  nous  croyons  entendre 
le  dire  meilleur  des  gens  du  monde;  nous  voyons 
le  mépris  plisser  leurs  lèvres  à  cette  sotte  de- 
mande, digne  d'un  habitant  de  Bediam! 

En  sera-t-il  toujours  ainsi  ?  disions-nous  en 
visitant  diverses  fabriques  de  la  sombre  ville  de 
Manchester,  et  en  voyant  cette  race  misérable  et 
chétive  d'hommes  et  de  femmes,  d'enfans  plus 
misérables  encore,  las  et  le  cœur  malade,  quit- 
tant l'atelier  pour  leurs  sales  demeures. 

En  sera-t-il  toujours  ainsi,  ou  la  génération 
présente  est-elle  destinée  à  voir  la  fin  de  cette 
crise  et  l'aurore  d'un  jour  plus  brillant  qui  va 
naître  pour  le  pauvre?  La  race  présente  est- 
elle  seule  condamnée  à  rester  dans  le  dégoût, 
ayant  la  faim  pour  compagne  devojage,  et  la 
terre  promise  doit-elle  être  l'héritage  de  la  gé- 
nération à  venir?  Les  neveux  des  hommesd'au- 
jourd'hui  savoureront-ils  Thuileetle  miel, quand 
les  sauterelles  ont  été  la  plaie  de  notre  époque  ? 
En  sera-t-il  toujours  ainsi  ?  nous  demandions- 
nous. 

Comme  nous  étions  assis  au  coin  du  feu  de 
l'auberge,  la  tête  penchée  sur  la  poitrine,  les 
yeux  demi-fermés,  dans  un  état  de  somnolence, 
un  grand  événement  eut  lieu  tout  à  coup  :  tout 
le  travail  humain  fut  accompli  par  la  vapeur.  Il 
n'y  eut  plus  d'occupation  pour  les  bras  des  pro- 
létaires, et  les  machines  étaient  la  propriété  sa- 
crée d'un  petit  nombre,  qui,  possédant  ainsi  les 
sources  de  toute  jouissance,  étaient  les  maitres 
du  monde.  Manchester  était  comme  une  ville 
frappée  de  la  peste.  Ses  habitans  ressemblaient 
à  des  bêtes  fauves;  l'herbe  croissait  sur  le  seuil 
des  fabriques,  et  le  hibou  remplissait  de  ses  cris 
la  place  du  marché.  La  désolation  régnait  en 
tous  lieux,  et  cependant    elle  n'annonçait  aux 
hommes  (pie  la  plus  noble  victoire  remportée 
par  l'intelligence  ;    la  plus  grande  découverte 
dont  pût  se  glorifier  l'esprit  humain  venait  d'ê- 
tre achevée  sur  la  terre.  On  le  disait,  et  les  hom- 
mes jetaient  autour  deux  des  regards  mornes, 
et  riaient  du  rire  de  l'idiotisme.  Ils  montraient 
les  joues  décharnées  de  leurs  enfans,  les  visages 
hagards  de  leurs  femmes,  et  le  nourrisson  sus- 
pendu il  la  mamelle  desséchée  de  sa  mère. 


Et  pourtant  il  y  avait  des  gens  qui  ensei- 
gnaient aux  hommes  d'être  patients,  qui  leur 
prêchaient  une  régénération,  qui  proclamaient 
l'avènement  d'un  être  qui,  quoi(iue  hideux  en 
apparence  et  cruel  dans  ses  actes,  serait  le  cham- 
pion des  droits  de  l'homme,  le  dispensateur 
bienfaisant  des  fruits  de  la  terre,  de  tous  les 
biens  accordés  par  la  providence  à  ses  créatures. 
Mais,  malgré  ces  promesses,  les  hommes  mau- 
dissaient cet  être  comme  un  monstre,  un  dé- 
mon, un  mauvais  génie,  qui  riait  de  la  faim  des 
pauvres  et  s'endormait  au  bruit  de  leurs  gémis- 
semens.  Il  avait  privé  des  milliers  de  malheu- 
reux de  leur  pain  pour  gorger  quelques  privi- 
légiés. C'était  sous  ces  couleurs  que  se  le  repré- 
sentaient les  hommes  dont  le  feu  dévorant  de  la 
famine  desséchait  les  cœurs. 

Enlin,  se  dépouillant  de  son  aspect  terrible, 
cette  puissance  si  chargée  de  malédictions  se  ré- 
véla sous  sa  véritable  forme.  Que  de  grùce  il  y 
avait  dans  son  aspect!  Quelles  paroles  douces  et 
musicales  coulaient  de  -«es  lèvres  !  C'était  la 
science;  elle  parla,  et  les  sauvages  cœurs  des 
mortels  s'adoucirent;  leurs  yeuxse  dessillèrent, 
une  nouvelle  vie  ranima  leurs  veines  ;  leurs  alar- 
mes se  dissipèrent;  et  en  entendant  la  science, 
les  masses  s'agenouillèrent  avec  amour  et  sou- 
mission. 

«  Le  mal  qui  a  été  fait,  les  souffrances  infli- 
gées à  l'humanité,  étaient  la  conséquence  inévi- 
table, nécessaire,  de  l'état  où  je  me  trouvais.  Les 
hommes  se  sont  sacrifiés  à  mon  enfance  ;  il  est 
juste  que,  dans  la  maturité  de  ma  force,  la  fa- 
mille humaine  recueille  les  fruits  de  ma  bonté. 
Je  semblais  agir  pour  le  bonheur  d'un  petit  nom- 
bre et  le  désespoir  de,  la  foule,  et  pendant  un 
temps,  par  une  invincible  fatalité,  le  petit  nom- 
bre fut  dans  l'abondance,  et  la  multitude  eut 
faim.  Maintenant,  la  science,  dans  toute  la  pléni- 
tude de  son  pouvoir,  accomplit  presque  tout 
travail,  la  science  a  cessé  de  recevoir  la  loi  de 
quelques  accapareurs;  elle  s'emploie  pour  le 
genre  humain.  Ainsi  le  dénuement,  les  peines, 
l'injustice  qu'ils  fomentaient,  vont  disparaître 
de  la  terre  ;  et  les  lumières,  et  des  pensées  d'or- 
dre et  de  paix,  fruits  d'innocens  loisirs,  vont 
donner  à  l'image  de  Dieu  de  la  noblesse  et  de  la 
douceur. 

Des  pas  pesans  me  réveillèrent  et  détruisirent 
cette  vision  ;  c'étaient  ceux  d'un  commis  voyageur 
qui  allait  sonner  pour  demander  ce  (ju'il  lui  fal- 
lait, un  sixième  verre  de  grog. 

«  Monsieur,  me  dit-il,  je  vois  par  le  journal 
qu'on  va  s'occuper  encore  des  enfans  de  fabri- 
que. Quant  à  moi,  je  persiste  à  croire  que  les 
choses  sont  bien  comme  elles  sont.  » 

Et  le  voyageur  de  commerce  développa  la 
belle  philosophie  du  gousset,  la  profession  de 
foi  des  honnêtes  gens  qui  n'ont  jamais  assassiné, 
ni  laissé  prolester  un  billet. 

Mais  les  choses  ne  peuvent  être  ainsi  ;  il  est  im- 
possible à  la  science  de  changer  le  quartier  de 
Sewen  Kial  en  jardin  des  Ilespérides,  ou  faire 
couler  dans  lloiywoll-street  le  lait  et  le  miel; 
mais  le  temps  ajiproche  oh,  grftce  à  sa  sagesse  et 
à  sa  bonté,  les  maux  tjui,  dans  ce  moment,  ron- 
gent comme  des  ulcères  le  corps  so'.ial,  seront 
mis  a\i  nombre  des  cruautés  du  temps  passé.  En- 
core une  génération,  et  ceux  qui  insistent  sur 
la  nécessité  de  maintenir  la  condition  actuelle 


des  jeunes  enfans  de  fabrique  prendront  place 
à  côté  des  admirateurs  de  la  torture^  des  défen- 
seurs de  la  valeur  sociale  de  la  question  ordi- 
naire et  extraordinaire. 


ÉCRITS  EN  DIX  MINUTES. 

Son  mot  sur    Pouché  ,  Talleyrand    et  Potier.  — 

Anecdote  de  la  pelisse* 

Une  dame  dit  un  jour  au  comte  Rosloplchine 
qu'il  devrait  écrire  ses  Mémoires.  Le  lendemain, 
lecomte  lui  apportaun  petit  rouleau  :  «  Qu'avez- 
vous  là  ?  »  lui  demanda  cette  dame.  —  «  Je  me 
suisconforméàvos  ordres,  répondit-il  ;  j'ai  ré- 
digé mes  Mémoires;  les  voici.  »  —  La  dame  ne 
fut  pas  peu  surprise  de  la  promptitude  de  cette 
rédaction,  et  ne  s'attendait  nullement  à  la  lec- 
ture du  morceau  suivant,  dont  la  tournure  spi- 
rituellle  et  piquante  nous  parait  rappeler  la  tou- 
che de  Voltaire  (1). 

Mes  Mémoires,  ou  moi  au  naturel,  écrits  en 
dix  minutes. 

TABLE  DES  CHAPITRES. 
I.  Ma  naissance.  —  ii.  Mon  éducalioD,  —  in.  Mes  souf- 
frances. —  IV.  Privations.  —  v.  Epoques  mémora- 
bles.—vi.  Portrait  au  moral.— th.  Résolution  impor- 
tante. —  VIII.  Ce  que  je  fus  et  ce  que  j'aurais  pu  être. 
—IX.  Principes  respectables. — ï.  Mes  goûts.- xi.  Mes 
aversions. —XII.  Analyse  de  ma  vie.—  xiii.  Récom- 
penses du  ciel.  —  xiv.  Mon  épilaphe.  —  iv.  Epltre 
dédicatoire. 

CHAPITRE  I. — Manaissance. 
En  1765,1e  12  mars,  je  sortis  des  ténèbres 
pour  être  au  grand  jour.  On  me  mesura,  on  me 
pesa,  on  me  baptisa.  Je  naquis  sans  savoir  pour- 
quoi, et  mes  parens  remercièrent  le  ciel  sans  sa- 
voir de  qnoi. 

CHAPITRE  II.  —  Mon  éducation. 
On  m'apprit  toutes  sortes  de  choses,  et  toute 
espèce  de  langues.  A  force  d'être  impudent  et 
charlatan,  je  passai  quelquefois  pour  un  savant. 
Ma  tête  est  devenue  une  bibliothèque  dépareil- 
lée, dont  j'ai  gardé  la  clef. 

CHAPITRE  m. —Mes  souffrances. 
Je  fus  tourmenté  par  les  maîtres,  par  les  tail- 
leurs qui  me  faisaient  les  habits  étroits,  par  les 
femmes,   par  l'ambition,  par  l'amour-propre, 
par  le»  regrets  inutiles,  par  les  souverains  et  les 

souvenirs. 

CHAPITRE  IV.  —  Privations. 

J'ai  été  privé  de  trois  grandes  jouissances  de 
l'espèce  humaine,  du  vol,  de  la  gourmandise,  et 

de  l'orgueil. 

CHAPITRE  V.  —  Epoques  mémorables. 
A  30  ans  j'ai  renoncé  à  la  danse,  à  40  ans  à 
plaire  au  beau  sexe,  à  50  ans  à  l'opinion  publi- 
que, à  00  ans  îi  penser,  et  je  suis  devenu  un  vra 
sage,  ou  égoïste,  ce  ([ui  est  synonyme. 
CHAPITRE  VI.  —  Portrait  au  moral. 
Je  fus  entêté  comme  une  mule,  capricieux 


(1)  Nous  devons  la  communication  de  ces  mémoires  à 
un  spirituel  et  savant  bibliophile,  qui  y  a  joint  quelques 
mots  sur  leur  auteur. 


—  3/i5 


comme  une  coquette,  gai  comme  un  enfant,  pa- 
resseux comme  une  marmotte,  actif  comme  Bo- 
naparte, et  le  tout  à  volonté. 

CHAPITRE  VII.  —  Résolution  importante. 

N'ayant  jamais  pu  me  rendre  maître  ile  ma 
physionomie,  je  Iftchai  la  bride  à  ma  langue  et  je 
contractai  la  mauvaise  habitude  de  penser  tout 
haut.  Cela  me  procura  quelques  jouissances,  et 
beaucoup  d'ennemis. 

CHAPITRE  VIII. —  Ce  que  je  fus  et  ce  que  j'au- 
rais pu  être. 

J"ai  été  très  sensible  à  l'amitié,  à  la  confiance, 
et  si  je  fusse  né  pendant  Tâge  d'or,  j'aurais  été 
peut-être  un  bon  homme  tout  à  fait. 

CHAPITRE  IX.  —  Principes  respectables. 

Je  n"ai  jamais  été  impliqué  dans  aucun  ma- 
riage, ni  aucun  commérage.  Je  n'ai  jamais  re- 
commandé ni  cuisinier,  ni  médecin  ;  par  consé- 
quent je  n'ai  attenté  à  la  vie  de  personne. 
CHAPITRE  X.  — Mes  goûts. 

J'ai  aimé  les  petites  sociétés,  une  promenade 
dans  les  bois.  J'avais  une  vénération  involon- 
taire pour  le  soleil,  et  son  coucher  m'attristait 
souvent.  En  couleur,  c'était  le  bien,  en  manger 
le  bœuf  au  raiford,  en  boisson  l'eau  fraîche,  en 
spectacle  la  comédie  et  la  farce,  en  hommes  et 
en  femmes  les  physionomies  ouvertes  et  expres- 
sives. Les  bossus  des  deux  sexes  avaient  pour 
moi  un  charme  que  je  n'ai  jamais  pu  définir. 
CHAPITRE  XI.  —  Mes  aversions. 

J'avais  de  l'éloignement  pour  les  sots  et  pour 
les  faquins,  pour  les  femmes  intrigantes  qui 
jouent  la  vertu,  un  dégofit  pour  l'affectation;  de 
la  pitié  pour  les  hommes  teints  et  les  femmes 
fardées,  de  l'aversion  pour  les  rats,  les  liqueurs, 
la  métaphysique  et  la  rhubarbe,  de  l'effroi  pour 
la  justice  elles  bétes  enragées. 

CHAPITRE  XII.  —  Analyse  de  ma  vie. 

J'attends  la  mort  sans  crainte,  comme  sans 
impatience.  Ma  vie  a  été  un  mauvais  mélodra- 
me à  grand  spectacle,  oîi  j'ai  joué  les  héros,  les 
tyrans,  les  amoureux,  les  pères  nobles,  mais  ja- 
mais les  valets. 

CHAPITRE  XIII.  —  Récompenses  du  ciel. 

Mon  grand  bonheur  est  d'être  indépendant 
des  trois  individus  qui  régissent  l'Europe.  Com- 
me je  suis  assez  riche,  le  dos  tourné  aux  affaires, 
et  assez  indifférent  à  la  musique,  je  n'ai  par  con- 
séquent rien  à  démêler  avec  Rotschild,  Metter- 
nich  et  Rossini. 

CHAPITRE  XIV.  —  Mon  épitaphe. 

ICI  ON  A  POSÉ 

POUR  SE  REPOSER, 

AVEC  UNE  AME  BLASÉE, 

UN  COEUR  ÉPUISÉ 

ET  UN  CORPS  USÉ, 

UN  TIEUX  DIABLE  TRÉPASSÉ, 

MESDAMES  ET  MESSIEURS  ,  PASSEZ  !  ; 

ÉPITRE  DÉDICATOIRE  AU  PUBLIC. 

Chien  de  public!  Organe  discordant  des  pas- 
sions, toi  qui  élèves  au  ciel,  et  qui  plonges  dans 
la  boue,  qui  prônes  et  calomnies  sans  savoir 
pourquoi;  image  du  tocsin,  écho  de  loi-mèine, 
tyran  absurde,  échappé  des  petites  maisons,  ex- 
trait des  venins  les  \iliis  subtils,  et  des  aromates 
les  plus  suaves;  représentant  du  diable  auprès 
de  l'espèce  humaine;  furie  mas(iuée  en  charité 
chrétienne!  Public  !  que  j'ai  craint  dans  ma  jeu- 


nesse, respecté  dans  r:"ige  inùr,  et  méprisé  dan» 
ma  vieillesse,  c'est  à  toi  que  je  dédie  mes  Mé- 
moires. Gentil  public!  Enfin  je  suis  hors  de  ton 
atteinte,  car  je  suis  mort,  et  par  conséipient 
sourd,  aveugle  et  muet,  l'uisses-tu  jouir  de  ces 
avantages  pour  ton  repos,  et  celui  du  genre  hu- 
main! 

On  lit  dans  la  Biographie  universelle  et  par- 
tatire  des  contemporains  {tom.  4,  page  11G8), 
que  ('  lorsque  le  comte  Rosloptchine  vint  à  l'a- 
»ris,  on  ne  fut  pas  peu  surpris  de  voir  un  hom- 
»me  spirituel  et  aimable  dans  celui  qu'on  avait 
"regardé  jusque-là  comme  un  Tarlare [éroce.n 
—  Cette  brutale  épilhète  ne  convenait  pas  da- 
vantage à  un  homme  comme  le  comte  Rostopt- 
chine  que  celle  d'</(ce«(/<ajre,  dont  l'a  gratifié 
madame  d'Abrantès  dans  ses  Mémoires.  —  On 
lui  attribue,  continue  la  Biographie,  une  foule 
de  mots ^viV/MA//*  dont  nous  ne  citerons  que  le 
suivant  ;  «  Je  suis  venu  en  France,  disait-il, 
»pour  juger  par  moi-même  du  mérite  réel  de 
«trois  hommes  célèbres,  le  duc  d'Otrante,  le  ( 
»prince  de  Talleyrand,  et  Potier ,  il  n'y  a  que  ce 
udernier  qui  me  semble  au  niveau  de  sa  réputa- 
»tion.»  Voici  encore  une  anecdote  très  piijuante, 
qui  a  été  négligée  par  toutes  les  biographies,  et 
que  l'on  trouve  dans  le  jU«rcMre  de  France  du 
21  messidor  an  X  (10  juillet  1803),  tom  9,  in-8", 
page  144  :  Un  jour  que  l'empereur  Paul  1"  était 
au  milieu  d'un  cercle  nombreux  où  se  trou- 
vaient plusieurs  princes  russes  avec  le  comte 
Rosloptchine,  sou  ministre  favori  :  «  Dites-moi, 
demanda-t-il  brusquement  à  celui'Ci,  pourcjuoi 
n'étes-vous  pas  prince?  —  Après  un  moment 
d'hésitation  sur  cette  singulière  demande,  le 
comte  Rostoptchine  répondit  :  «  Votre  majesté 
impériale  me  permettra-t-elle  de  lui  en  dire  la 
véritable  raison  ?  —  Sans  doute.  —  C'est  que 
celui  de  mes  aieux  qui  vint  deTartarie  s'établir 
en  Russie  y  arriva  en  hiver.  —  Eh  !  que  pouvait 
faire  la  saison  au  titre  ([uon  lui  donna  ?  —  C'est 
que  lorsqu'un  seigneur  tartare  paraissait  pour  la 
première  fois  à  la  cour,  le  souverain  lui  donnait 
le  choix  entre  une  pelisse  et  le  titre  de  prince. 
Mon  aïeul  arriva  dans  un  hiver  rigoureux,  et 
eut  le  bon  esprit  de  préférer  la  pelisse.  Paul 
rit  beaucoup  de  cette  réponse;  puis  s'adressant 
aux  princes  présens  :  «Allons,  messieurs,  leur 
dit-il,  félicitez-vous  que  vos  aïeux  ne  soient  pas 
arrivés  en  hiver.  » 

{Le  Temps.) 


tM  WQWËmMT. 


Avant  l'ftge  de  trente  ans,  Adrien  de  Blancay 
avait  mérité  et  acipiis  l'honorable  titre  d'o;7'<7i'- 
nat.  Libre  et  riche  de  bonne  heure,  il  avait  ar- 
rangé sa  vie  .'i  sa  manière,  et  il  ne  faisait  rien  com- 
me un  autre.  Il  faut  dire  aussi  (ju'en  toutes  choses 
Adrien  possédaitcetle  supériorité  de  convention 
devant  laquelle  le  monde  s'incline.  11  était  ins- 
truit, spirituel,  aimable,  généreux  ;  on  se  plai- 
sait à  reconnaitro  en  lui  toutes  ces  (lualilés, 
tant  il  nictlaitilc  bonne  grâce  à  les  montrer.  Son 
principal  défaut  était  une  étourderie  charmante 
qui  dominait  et  dirigeait  presque  toujours  sa 
conduite.  Blauçay  n'obéissait  jamais  à  la  ré- 


flexion; en  toutes  circonstances,  le  pieniier 
mouvement  l'emportait,  et  ilse  laissait  entraîner 
par  une  certaine  impétuosité  d'action  qui  le 
servait  ordinairement  fort  bien. 

Il  n'est  pas  de  bonheur  dont  on  ne  finisse 
par  se  fatiguer.  Après  avoir  épuisé  toutes  les 
délices  de  la  vie  de  garçon,  Blançay  se  sentit 
mùr  pour  le  mariage  ,  et  il  chercha  un  parli 
convenable.  C'était  la  première  fois  qu'il  tempo- 
risait; aussi  ne  réussit-il  pas  dans  son  entre- 
prise. 11  eut  beau  courir  le  monde  pendant 
tout  un  hiver,  et  ne  manquer  ni  un  bal  ni  un 
raout,  rien  de  ce  qu'il  rencontra  n'eut  le  don 
de  lui  plaire;  et  cependant  il  passa  en  revue 
soixante  demoiselles  et  dix-huit  veuves,  toutes 
très  disposées  à  acce[)ter  le  nom  et  les  cinquante 
mille  livres  de  rente  d'un  des  cavaliers  les 
mieux  faits  et  les  plus  aimables  de  Paris. 

Madame  de  Damrémy  ,  tante  d'Adrien  lui 
reprochait  souvent  sa  lenteur  à  se  décider  et 
les  mauvaises  chicanes  qu'il  faisait  à  d'excellens 
partis. 

—  Que  voulez-vous?  répondait  Blançay 
toutes  ces  beautés  qui  se  tiennent  sous  les  ar- 
mes me  paraissent  maussades.  J'ai  toujours  dé- 
testé les  longs  arrangemens  et  les  profonde» 
préméditations.  Pour_  un  mariage,  comme  en 
toute  autre  affaire,  j'aimerais  l'imprévu  une 
rencontre  fortuite,  une  sympathie  improvisée. 
De  cette  façon,  je  pourrais  me  montrer  accom- 
modant; mais  si  je  fais  tant  que  de  réliéchir  et 
de  chercher,  je  veux  trouver  une  femme  ac- 
complie. 

—  C'est-à-dire  que  tu  .veux  vivre  et  mourir 
garçon. 

—  Non  vraiment;  je  vous  jure  que  je  suis  de 
bonne  foi  dans  mes  projets  de  mariage. 

.   —  Alors,  pourquoi  demander  l'impossible  ? 
.,— Estil    donc  impossible   de    trouver    une 
■femme  jeune,  bien  née,  riche,  jolie,  bonne  et 
spirituelle  ? 

—  C'est  du  moins  très  difficile,  et  tu  mettras 
peut-être  dix  ans  à  trouver  celle  merveille,  qui 
pourrait  bien,  dans  dix  ans,  ne  pas  vouloir  de 
toi. 

~  Alors,  je  ne  cherche  plus,  et  je  confie  au 
hasard  ma  ilestinée  conjugale. 

—  Autre  folie  !  Les  idées  romanesques  ,  mon 
cher  neveu,  ne  valent  rien  en  pareille  occasion. 
Crois-moi,  on  ne  saurait  employer  trop  de  pru- 
dence et  de  précaution  à  se  bien  marier.  Veux- 
tu  me  charger  de  ton  bonheur  ?  Je  te  promets 
de  te  présenter  avanl  peu  ce  que  tu  ne  pourrais 
pas  trouver  tout  seul  :  une  femme,  sinon  accom- 
plie, du  moins  qui  approche  beaucoup  de  la  per- 
fection que  tu  désires.  1.  été  dernier,  en  allant 
aux  eaux,  je  me  suis  arrêtée  et  jai  passé  trois 
semaines  chez  une  de  mes  anciennes  amies, 
madame  Oormienncs,  veuve  d'un  lieutenant- 
général,  et  mère  d'une  fille  unique.  Puisque 
Paris  n'offre  rirn  qui  soit  digne  de  toi,  il  faut 
bien  l'adresser  à  la  province.  Julie  Dormiennes 
réunit  tous  les  avanl.iges  que  peut  souhaiter  un 
mari.  J'entretiens  une  correspondance  avec -a 
mère.et  je  vais,  si  tu  le  permets,  entamer  une 
négociation  dont  le  succès  me  parait  certain. 

Adrien  donna  son  consentemenl,  et  madame 
deUararémysehMade  prendre  la  plume  pour 
rédiger  son  premier  protocole. 

Quelques  jours  après  celte  conversalion  entre 


—■^340  — 


la  tante  et  le  neveu,  Blanray,  traversant  la  place 
ilu  Carrousrl,  songea  qu'il  n'avait  pas  encore 
visité  l'exposition  ilu  Louvre,  ouverte  depuis  six 
semaines.  (Ceci  se  passait   au  milieu    du  mois 
d'avril  1838.)  Une  néslir.ence  si  coupable  ne 
pouvait  être  trop  tôt  réparte  ;  Adrien  entra  au 
Musée  qu'il  parcourut  eu  amateur  insouriant  et 
dédaigneux.  Il  avait    sur  l'art  moderne    des 
opinions  particulières  qu'il  formulait  rarement 
et  toujours  avec  une  retenue  bienveillante  et 
polie.  Au  bout  d'une  bcurc,  l'examen  le  fatigua  ; 
l'éclat  des  vives  et  fraîches  couleurs  qui  relui- 
sent dans  ce  chaos  ijue  l'on  nomme  l'exposition, 
lui  donna  la  migraine,  et  il  se  retirait  plus  vite 
qu'il  n'était    venu,    lorsqucn   détournant  les 
yeux  dune  bataille  immense  qui  occupait  trente 
pieds  de  muraille,  il  laissa  tomber  son   regard 
sur  un  petit  tableau  modestement  placé  dans  un 
coin....  Adrien  s'arrêta  malgré  lui,  saisi  de  sur- 
prise et  d'admiration  :  —  C'était  un  portrait  de 
femme  ;  une  figure  ravissante,  de  grands  yeux 
bleus,  des  cheveux  noirs,  des  traits  délicats  et 
charmans,  un  sourire  plein  de  grftce.  Le  por- 
trait devait  être  fidèle,   car  il  était  impossible 
d'imaginer  une  aussi  touchante  beauté. 

—  Voilà  bien,  se  dit  Adrien,  voilfi  la  femme 
que  le  hasard  me  destinait!  \  cet  air  ingénu,  h 
ce  frais  visage  de  seize  ans,  à  cette  simple  pa- 
rure, je  ne  puis  douter  que  ce  ne  soit  une  jeune 
fiUefen  ferai  ma  femme '...l'ourquoi  pas?  fût  elle 
pauvre  et  d'une  obscure  condition,  peu  m'im- 
porte! Mais  les  riches  accessoires  du  tableau  me 
prouvent  le  contraire....  Pourvu  que  ce  nesoit 
pas  un  parti  au-dessus  de  moi!... 

Il  se  li^ta  d'ouvrir  le  livret  pour  avoir  une 
indication;  le  livret  disait  simplement  : 
«Quatre  portraits  .sous  le  môme  numéro.  » 
—  Pas  même  d'initiales!  mais,  je  saurai  bien 
percer  le  fragile  mystère  dont  s'enveloppe  cet 
adorable  portrait!  et  ce  sera  ma  seule  affaire 
iusqu'à  ce  iiuc  j'aie  réussi. 

Cela  dit,  Adrien,  s'arrachantà  une  délicieuse 
coniemidalion,  se  disposait  à  sortir  du  Louvre, 
lorsqu'il  rencontrasur  l'escalier  son  ami  Charles 

de  Lancy.  .... 

—  Tu  es  le  bien  venu,  lui  dit-il,  et  je  rentre 
aven  toi  au  salon.  J'ai  besoin  d'un  renseigne- 
ment. Toi  qui  connais  tout  Paris,  tu  me  diras  le 
nom  d'une  jeune  personne  charmante  dont  le 
portrait  se  trouve  dans  la  grande  galerie  ,  à 
droite,  au  bout  de  la  première  travée. 

—Je  parie  que  c'est  madame  de  L...,  Tine 
jeune  Uiisse,  belle  comme  un  ange,  et  blonde 
comme 

—Non,  elle  aies  cheveux  noirs. 

_  Alors,  ce  iiourrait  bien  être  mademoiselle 

deC... 

_  Tiens,  voilà  le  portrait,  regarde... 

—  Elle  est  divine!...  Mais  je  ne  la  connais  pas. 

—Je  n'ai  pas  de  secrets  pour  toi,  Charles  ;  ap- 
prends que  ce  portrait  m'a  inspiré  une  passion 
subite,  et  ma  passion  est  si  vraie  et  si  forte 
qu'elle  va  droit  au  mariage,  .\ide-moi  donc 
dans  les  recherches  (pie  je  vais  faire. 

—  lUcn  de  plus  simide.  Le  livret  suffît. 

—  Le  livret  est  d'une  discrétion  parfaitement 

sotte. 

—  Tu  es  donc  bien  réellement    amoureux, 

puis([ue  tu  es  si  aveugle.  Le  livret  ne  donnc-t-il 
pas  le  nom  et  l'adresse  du  peintre  ? 


—  Sans  doute  ;  c'est  M.  N.,  rue  d'Alger. 

—  Eh  bien  M.  N.  t'apprendra  tout  ce  que  tu 
veux  savoir. 

—  Tu  as  raison,  je  cours  chez  lui. 
Adrien  se  rendit  en  toute  hâte  chez  le  peintre. 

On  lui  dit  que  M.  N.  était  parti  depuis  trois 
semaines  jiour  l'Italie. 

Le  lendemain  Adrien  retourna  au  salon  et 
passa  deux  heures  devant  le  portrait  ;  le  surlen- 
demain était  un  lundi,  jour  ou  le  Musée  est 
fermé  ;  Adrien  demanda  des  chevaux  de  poste, 
et  partit  en  écrivant  à  Charles  de  Lancy  ce  peu  de 
mots  '■ 

«  Adieu,  je  vais  la  chercher.  « 

Et  à  madame  de  Damréray  : 

«Ma  chère  tante,  je  suis  amoureux;  c'est 
vous  dire  (lu'il  ne  faut  plus  vous  occuper  de  me 
marier,  et  que  ce  soin  me  regarde  seul.  Avant 
peu  j'espère  vous  présenter  une  nièce  dont  vous 
serez  contente.  Une  affaire  pressante  m'oblige  à 
partir  sur-le-champ  sans  me  laisser  le  temps  de 
prendre  congé  de  vous.  Dans  un  mois  je  serai 
de  retour,  et  je  viendrai  vous  demander  pardon 
de  toutes  mes  fautes,  que  vous  excuserez  en 
faveur  du  motif  qui  mêles  fait  commettre.» 

Voilà  donc  Adiien  lancé  à  la  recherche  de 
M.  N...  en  Italie.  On  n'avait  pas  su  lui  dire  dans 
quelle  ville  s'était  rendu  le  peintre,  et  à  tout 
hasard  il  commença  par  aller  à  Rome.  11  y  a  un 
dieu  pour  les  amoureux;  c'était  précisément  à 
Rome  que  se  trouvait  M.  N... 

Trois  jours  après  son  arrivée  dans  la  capitale 
du  monde  chrétien,  Blançay,  qui  n'avait  pas 
perdu  de  temps,  s'était  mis  sur  la  trace  de  l'ar- 
tiste, et  le  rencontrait,  copiant  une  madone 
dans  l'église  Saint-Jean-de-Latran. 

—  Monsieur,  dit  Adrien  au  peintre,  je  viens 
de  Paris  toutexprès  pour  vous  demander  le  nom 
d'une  personne  dont  vous  avez  exposé  le  por- 
ti  ait  au  salon.  Vous  n'hésiterez  pas  à  me  donner 
tous  les  renseignemens  convenables,  lorsque 
vous  saurez  quelles  sont  mes  vues  et  mes  inten- 
tions. Je  me  nomme  le  comte  de  Blancay,  je 
suis  libre  et  riche  ,  j'aime  la  personne  dont 
vous  avez  fait  le  portrait,  et  je  veux  l'épouser. 

—  Je  serai  Matlé,  répondit  le  peintre,  de  vous 
servir  dans  une  passion  aussi  honnête;  mais  j'ai 
exposé  plusieurs  portraits;  pourriez-vous  m'in- 
diquer  celui  dont  vous  parler  ? 

—  Une  jeune  personne  charmante,  en  robe 

blanche... 

-J'ai  au  musée  trois  personnes  charmantes, 
toutes  trois  en  robes  blanches....  Si  vous  me 
disiez  011  est  placé  le  tableau,  cela  sutRrait  pour 
éviter  tout  quiproquo. 

—  Le  portrait  en  question  se  trouve  au  bout 
de  la  première  travée  de  la  grande  galerie,  à 
droite,  tout  à  fait    dans   le    coin,  contre    la 

colonne. 

—  Ah  !  mon  dieu  !  s'écria  M.  N.  en  pâlissant. 


donc  ,  monsieur  ?    reprit 


—  Qu'avez-vous 
vivement  A<lricn. 

—  Première  travée!  dans  le  coin  !....  El  vous 
dites  que  vous  Pal  niez  et  que  vous  voulez  l'é- 
pouser';'.... 

—  Oui,  monsieur,  et  ma  passion  est  de  force  à 
mépriser  tous  les  préjugés  et  à  briser  tous  les 
obstacles;  ainsi  répondez-moi  sans  crainte. 

—  Mais,  monsieur,  comment  vous  dire... 

—  Dites ,  je  vous  écoute. 


—  Cette  jeune  personne  que  vous  aimez,  que 
vous  voulez  épouser... 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  monsieur,  c'est  ma  femme  ! 
Frappé  détonnement  et  de  douleur,   Adrien 

demeura  muet  pendant  (jnehiues  instans;  puis, 
faisant  un  elîort  sur  lui-même,  il  reprit  d'une 
voix  tremblante  d'émotion: 

—  Votre  femme!... 

—  Oui  monsieur;  je  l'ai  épousée  il  y  a  six  ans. 
Elle  est  en  effet  d'une  beauté  peu  commune  et 
vous  n'êtes  pas  le  premier  qui  éprouve  pour 
elle  une  passion  fatale...  C'est  un  malheur!... 

—  Oh  !  oui  ;  un  malheur  bien  grand! 
Le  peintre  plia  son  bagage  et  sortitde  l'église; 

Adrien  le  suivit,  et  ils  se  séparèrent   sous  le 

portail. 

—  Que  faire  maintenant?  Retourner  à  Paris  i 

L'oublier  !....Oui,  mais  auparavant, il  faut  que  je 
voie  ;  car  je  ne  puis  croire  encore  à  toute  Péten- 
la  due  de  ma  misère.  Son  mari!  lui  !...  Lorsque 
je  l'aurai  vue,  pourrai-je  vaincre  ma  passion  ?... 

De  cruels  combats  déchiraient  l'âme  d'Adrien  ; 
après  vingt-quatre  heures  de  souffrances,  il  ne 
put  résister  au  démon  qui  Pentrainait,  et  il  se 
rendit  à  la  demeure  du  peintre  N... 

On  lui  répondit  à  Rome  comme  à  Paris  : 

—  Il  est  parti. 

N....  était  jaloux,  il  avait  eu  peur  de  la  pas- 
sion d'Adrien,  et  en  mari  prudent  il  avait   fui 

l'ennemi. 

Dès  lors  la  guerre  était  engagée  ;  Adrien  irri- 
té s'écria:  «Je  les  poursuivrai  :  advienne  que 

pourra  !» 

Mais  le  peintre  n'avait  pas  dit  où  il  allait,  et 
Blançay  fut  obligé  de  le  poursuivre  au  hasard, 
comptant  sur  son  étoile.  Le  hasard  qui  l'avait  si 
bien  servi  au  commencement  de  la  campagne, 
le  guida  cette  fois  avec  moins  de  précision  et 
de  bonheur.  Adrien  alla  vainement  à  Naples,  à 
Florence, à Pise,  à  Livourne,  h  Milan;  quatre 
mois  d'excursions  infructueuses  ne  lassèrent  pas 
sa  patience;  enfin,  à  Venise  il   trouva  ce  qu'il 
cherchait.  Un  malin  il  entra  inopinément  chez 
N....  qui,  en  l'apercevant,  jeta  un  cri  de  surprise 
et  d'effroi.  Le  peintre  déjeunait  avec  sa   femme 
lorsque  Adrien  lui  apparut. 

—  Retirez-vous,  Eudoxie,  dit  le  mari  jaloux. 

—  Non,  madame,  restez,  s'écria  Blançay,  je 
suis  trop  heureux  de  vous  voir  ! 

_  Comment,  reprit  le  peintre,  vous  osez,   en 

ma  présence?.... 

—  En  vérité  c'était  bien  la  peine  de  me  faire 
courir  si  long-temps!  Madame  N...  est  d'une 
beauté  parfaite,  mais  elle  ne  ressemble  pas  le 
moins  du  monde  au  portrait  dont  je  vous  ai 

parlé. 

—  Quoit  ce  n'est  pas  elle? 

—  Non,  fort  heureusement  ! 

—  Cependant,  la  première  travée,  à  droite.... 
Mais,  j'y  pense!  A  la  fin  de  mars  on  remanie  les 
tableaux,  on  les  change  de  place,  et  on  aura 
peut-être  mis  après  mon  départ  un  autre  de  mes 
portraits  dans  le  coin   où  était  celui  de    ma 

femme...  ,       ,  ,_,, 

—  Sans  doute  !  Voilà  la  cause  de  votre  erreur! 
Maintenant,  du  moins,  nous  allons  nous  expli- 
quer complètement,  et  nous  ne  pourrons  plus 
nous  tromper. 

—  Voyons  ;  j'ai  fait  en  robe  blanche  le  portrait 


—  347  — 


(le  mademoiselle  Mociesle,  des  chœurs  de  l'Opé- 
ra;  puis  le  portrait  de   madame   H ,   mais 

celle-là  est  en  robe  de  velours  vert;    d'ailleurs 
elle  a  cinquante  ans. 

—  Alors,  c'est  voire  quatrième  portrait: 
seize  ans,  des  yeux  bleus,  des  cheveux  noirs. 

—  Fort  bien  !  J'y  suis  !  Une  délicieuse  ligure  ; 
mais  je  ne  sais  pas  son  nom. 

—  Allons  donc!  c'est  une  plaisanterie  ! 

—  Rien  de  plus  sérieux.  Je  n'ai  pas  fait  ce 
portrait  d'après  nature.  C'est  une  copie.  On  m'a 
apporté  le  modèle  peint  par  un  artiste  de  pro- 
vince. 

—  Mais  vous  me  direz  qui  est-ce  qui  vous  a 
chargé  de  celle  copie  ! 

'—  Un  homme  d'alïiures,  nommé  Vauxbreuil, 
qui  a  fait  faillite,  et  qui  est  parti  pour  la  Bel- 
gique sans  me  payer  ce  portrait  et  sans  me  faire 
savoir  à  qui  je  devais  le  remettre.  Si  bien  que 
le  portrait  me  reste,  etque  je  puis  vous  le  céder, 
si  cela  vous  est  agréable. 

—  C'est  convenu.  Combien  en  voulez-vous  ? 

—  Nous  étions  d'accord  à  mille  francs  avec 
Vauxbreuil.  Mon  confrère  A....  que  j'ai  chargé 
de  retirer  mes  tableaux  du  Salon,  vous  remet- 
tra le  porli'ait  ;  je  vais  lui  écrireà  ce  sujet. 

—  Adieu  donc,  mon  cher  N...,je  pars  ce  soir 
pour  Paris;  et  s'il  le  faut,  j'irai  delà  chercher 
Vauxbreuil  à  Bruxelles. 

Blançay,  aussitôt  (|u'il  fut  arrivé  à  Paris,  n'eut 
rien  de  plus  pressé  (|uc  d'entrer  en  possession 
du  portrait  de  sa  belle  inconnue.  Le  peintre  A... 
lui  dit  : 

—  Je  viens  de  recevoir  la  lettre  dcN....,  mais 
je  ne  puis  que  vous  rendre  vos  mille  francs;  je 
n'ai  plus  le  portrait. 

—  Oui!  monsieur,  l'aurlez-vous  vendu?...  A 
qui  !' 

— Je  l'ai  remis  à  la  personne  qui  l'avait  com- 
mandé. 

—  A M.  Vauxbreuil? 

—  Non.  M.  Vauxbreuil  n'était  qu'un  inter- 
médiaire. Ce  portrait  appartient  à  madame 
Dormiennes,  car  c'est  le  portrait  de  sa  tille. 

Adrien  quitta  précipitamment  le  peintre  et 
courut  chez  madame  de  Damrémy. 

La  bonne  tante  eut  bien  de  la  peine  à  com- 
prendre son  neveu  qui  voulait  tout  lui  dire  en 
peu  de  mois;  |)uis,  (|uand  elle  l'eut  compris, 
elle  s'efforça  île  le  consoler. 

—  Tu  le  vois,  mon  ami,  lui  dit-elle,  on  va 
chercher  q\ielquefois  bien  loin  ce  que  l'on  a 
sous  la  main.  Tu  t'es  échappé  parla  finétre|)our 
courir  après  l'ombre  du  bonheur  ijui  frappait  à 
ïa  porte  ! 

—  Ce  n'est  pas  le  moment  de  me  faire  de  la 
morale,  ma  chère  tante;  conduisez- moi  chex 
ïnadame  Dormiennes. 

—  Malheureux  !  tu  ne  sais  donc  pas  P..., 

—  Je  ne  sais  rien,  sinon  que  j'adore  Julie,que 
Je  veux  la  voir  et  l'épouser. 

— 11  n'est  plus  tein|)s. 

—  Quoi!.,.,  mariée!.,.. 

—  Non,  mais  c'est  tout  comme;  ondoitsicner 
ce  soir  leconlrat  de  luariajje. 

—  Oiil  iwn,  c'csl  impossible!  vous  voulez  vous 
jouer  de  moi  I   me  piniir  de  ma  folie... 

—  Hélas  !  mon  ami,  ce  ipic  jo  le  ilis  n'est  que 
trop  réel.  Madame  Dormiennes,  sur  la  foi  de 
mes  propositions,  avait  quitté  «a  pi-ovincc  m 


annonçant  que  sa  lille  allait  se  marier  à  Paiis. 
Ce  mariage  rompu  sans  motif  pouvait  compro- 
mettre la  jeune  personne,  et  blessait  l'aniour- 
propre  de  la  mère  ;  il  faillail  donc  se  hâter  de 
marier  Julie,  et  les  partis  n'ont  pas  manqué. 
M.  de  Varinges  s'est  présenté  le  premier.... 

—  Varinges!  un  sot!... 

—  Un  mari,  mon  neveu. 

—  J'aurai  une  explication  avec  lui  et,  s'il  faut, 
je  le  tuerai. 

—  Vous  laisserez  vivre  Varinges,  mon  ami, 
car  ce  n'est  pas  lui  qui  épouse  ;  un  rival  l'asup* 
planté,  un  duel  s'en  est  suivi  et  Varinges  a  été 
blessé. 

—  Mais  enfin  ce  rival  heureux,  quel  est-il  ? 

—  M .  de  Lancy. 

—  Ernest  ? 

—  Oui,  Ernest  de  Lancy,  votre  ami  intime. 

—  Quelle  abominable  trahison!...  Il  connais- 
sait ma  passion  et  le  but  de  mon  voyage.  C'est 
une  infamie  doiii  j'aurai  raison  ! 

Le  valet  de  chambre  d'Ernest  apprit  à  Blançay 
que  son  maître  était  absent,  mais  qu'il  devait 
revenir  le  soir  même  de  Nantes,  où  il  s'était  ren- 
du pour  des  affaire  relatives  à  son  prochain 
mariage. 

Adrien  fit  senlinelle  pendant  trois  heures. 
Lancy  arriva  et,  en  descendant  de  voilure,  se 
trouva  face  à  face  avec  son  ancien  ami. 

—  Je  t'attendais,  lui  dit  Adrien  d'une  voix 
terrible. 

—  El  moi  donc!  s'écria  Lancy  en  riant.  Mais 
où  étais-tu  ei  quel  voyageas-tu  fait  sans  donner 
de  tes  nouvelles  ! 

—  Vous  en  aurez  loul-ii-rheure,  traître  ! 

—  C'est  comme  cela  que  tu  me  reçois  et  que 
tu  me  remercies  ?  Eh  bien  !  tu  es  un  aimable 
garçon  ! 

—  Trêve  de  railleries  !  Il  faut  que  l'un  de 
nous  deux  ait  la  vie  de  l'autre. 

—  De  mieux  en  mieux  !  Voilà  le  caractère  que 
tu  rapportes  de  tes  voyages  P....  Tuaurais  mieux 
fait  de  rester  à  Paris. 

—  Ernest!  crois-tu  que  ma  colère  ait  besoin 
d'être  irritée  ? 

—  Non;  au  contraire,  je  vais  la  calmer  d'a- 
bord, et  puis  je  te  reprocherai  d'avoir  méconnu 
ton  meilleur  ami. 

—  Que  veux-tu  dire  P 

—  Quelques  jours  après  ton  départ  furtif, 
j'ai  rencontré  au  bal  l'ange  du  portrait,  Julie 
Dormiennes.  J'aurais  voulu  courir  sur  tes  trac«s 
pour  te  ramener,  mais  où  étais-tu?  Et  pendant 
que  lu  errais  à  l'aventure,  Julie  allail  l'échapper 
sans  retour.  Varinges  l'avait  demandée  en  ma- 
riage. Je  me  suis  adressé  vainement  à  la  loyaulé 
de  ce  fat;  il  a  persisté  dans  son  projet;  le  parti 
était  bon  pour  lui,  et  il  ne  voidnit  pas  y  renon- 
cer. Qu'ai-je  fait  alors?  Avant  (|ue  rien  fût  con- 
venu avec  >  aringes,  je  me  suis  présenté  i>  mada- 
me Dormiennes,  et  je  n'ai  pas  eu  de  peine  à 
prendre  l'avantage  sur  ce  concurrent.  51odeslic 
à  part,  je  vaux  mieux  que  Varinges;  je  suis  plus 
jeune,  plus  aimableel  plus  riche  que  lui.  Oum'ii 
accepté,  cl  le  f.il  éconiluil  a  eu  un  coup  d'épéc 
pardessus  le  marché.  Moi,  jo  voulais  loul  .sim- 
plement te  garder  celle  que  lu  aiuics  ;  cl  j'ai  fait 
traîner  le  mariage  en  longueur,  eu  nyanl  aoin  de 
plaire  le  moins  possible,  et  de  ce  cOléj'tù  réussi  ; 

'  mais  le  plus  diflicilc  étsil  de  faire  nalUfe  Ues  dé- 


lais,  et  vraiment  je  me  serais  irouvé  dans  un 
grand  embarras  si  lu  n'étais  arrivé,  car  on  de- 
vait signer  le  contrat  ce  soir.  Mais  enfin  te  voilà 
et  je  te  cède  la  place.  Suis-je  donc  un  traître  ? 

—  Tu  es  le  plus  généreux  des  hommes  ! 

—  Maintenant,  viens  avec  moi  chez  madame 
Dormiennes;  tu  feras  à  Julie  le  récit  île  ton 
voyage,  et  tout  s'arrangera  aisément  :  Ion  amour 
touchera  son  cœur. 

EUGÈXE  Gli.xot. 
{Courrier  français.) 


Carcabe  crut  trmte  î>u  palais-iloual. 


lue  des  pins  anciennes  et  des  plus  populaires 
arcades  du  Palais-Koyal  est,  sans  contredit,  la 
boutique  (1)  qui  porte  le  n.  130. 

Un  malin  que,  de  très  bonne  heure,  le  père 
Molin,  marchand  tailleur,  dirigeait  ses  deux 
commis  occupés  à  étaler,  sur  le  devant  de  la 
boutique,  des  haijils  d'eufans  ,— spécialité 
dans  laquelle  l'arcade  du  n.  130  avait  alors, 
j  comme  à  ])résent,  la  ré|iutation  d'exceller,— 
le  père  IMolin  se  senlil  rudement  frapper  sur  l'é- 
paule droite.  Peu  satisfait  de  celle  énergique 
marque  de  familiarité,  il  se  retourna,  l'air  gro- 
gnon et  la  bouche  hargneuse...  mais  il  resta 
stupéfait  et  presque  consterné;  ses  lèvres,  en- 
Ir'ouvertes  pour  gronder,  se  fermèrent  par  un 
mouvement  convulsif,  et  sa  main  se  porta  ma- 
chinalement vers  sa  tête,  comme  si  elle  eût 
cherché,  pour  saluer,  un  chapeau  qui  ne  s'y 
trouvait  pas...  C'est  qu'il  y  avail  là,  devant  le 
père  Molin,  un  inconnu  de  haute  taille  dont  un 
chapeau  galonné  d'or  et  chargé  de  plumes,  un 
chapeau  de  général,  couronnait  la  tête.  Appuyé 
sur  son  sabre,  l'œil  vif,  la  moustache  relevée, 
l'étranger  laissailvoir,  à  travers  les  plis  du  larj^e 
manteau  qui  l'enveloppait,  les  broderies  d'or  de 
son  habit;  enfin  le  grand-cordon  de  la  Légion- 
d'Honneur  retombait  sur  sa  poitrine. 

Pendant  quelques  secondes,  ils  restèrent  ainsi 
en  présence,  muets  et  immobiles. 

—  Eh  bien  !  père  Molin,  comment  cela  va-t-il  ? 
demanda  enfin  le  militaire,  quand  il  se  fut 
assez  amusé  de  la  surprise  du  tailleur. 

—  Pas  mal,  monseigneur,  répli(|ua  le  petit 
homme,  saus  trop  savoir  ce  qu'il  disait  et  regar- 
dant avec  stupéfaction  la  main  amie  que  lui 
tendait  le  général. 

—  Ah  ça,  tu  as  donc  fait  fortune,  que  lu  fais 
le  fier  avec  tes  anciens  amis?  Voilà  un  quart 
d'heure  que  je  te  tends  la  main  et  que  lu  ne  me 
la  serres  pas,  sacrebleii  ! 

—Pardon,  mon  général,  mais  je  n'ai  pas  l'hon- 
neur.... 

— Elnpioi  !  dix  ans  t'empêchent  de  reconnaître 
ton  meilleur  ami,  ton  compagnon  de  cabaret, 
celui  que  tu  as  régalé  tant  de  fois  d'un  verre  de 
vin  et  d'une  ciMcIctle....  le  joyeux  garde-fran- 
çaise François-Joseph  Le firbvre  ?  Aliène,  mon 
vieux,  à  bas  la  surprise!  viens  m'cmbrawcr. 
Pour  être  duc  de  Dantjrick  et  maréchal  de 
France,  on  n'en  est  pas  plus  firr,  va  !....  Je  m'in- 

(1)  Colle  boullquc  serril  d,ui$  l'origine  tic  1  iw  rut 
diluions  sa\,'ins  qui  oicitîireut  peudaul  qutlq  IC9  BOiB 

la  curioiii^i  de  loul  Pari«t 


-  3/iR  — 


vite  à  déjeftner  chez  toi.  Envoie  chercher  du 
vin  ^  quinze,  deux  ciMelettes;  prends-en  même 
<lii;ili'e,  eela  ne  lera  pasde  mal,  et  vive  la  joie! 
ÎSoiis  boirons  aux  leni|is  de  noire  jeunesse,  et  tu 
viendras  diner  demain  ciicz  moi,  à  mon  palais, 
avec  ma  femme,  madame  la  duchesse,  qui  n'en 
est  pas  plus  fière  ni  moins  lionne,  et  ([ui  se  sou- 
Tient  très  bien  qu'elle  a  porté  le  bidon  de  vivan- 
dière sur  ses  épaules. 

Je  votis  laisse  juj;er  de  la  joie  etdel'émotion 
du  père  Molin.  Il  riait,  il  jileurait,  il  embras- 
sait le  maréchal,  il  lui  serrait  les  mains,  il  criait 
à  ses  ijarçons  :  C'est  mon  ami  François  !  et  leur 
donnait  cent  ordres  contradictoires  pour  le 
déjeuner. 

Le  duc  de  Danizick,  presque  aussi  ému,  se 
tenait  appuyé  contre  le  pilastre  de  l'aicade, 
quand,  ^  son  tour,  il  se  sentit  frappé  sur  l'é- 
paule. Il  se  retourna...  Sa  surprise  et  son  émo- 
tion égalèrent  au  moins  la  surprise  et  l'émotion 
dont  le  jière  Molin  avait  naguère  donné  de  si 
étranges  preuves.  11  rougit,  ôta  respectueuse- 
ment son  chapeau,  et  balbutia  quelques  paroles 
qu'un  geste  du  nouveau  venu  interrompit  aussi- 
tôt. 

—  Maréchal,  dit-il,  j'ai  oublié  ou  bien  l'on 
m"a  volé  ma  bourse.  Je  suis  entré  dans  un  café 
pour  déjeuner,  et  quand  il  m'a  fallu  payer,  je 
me  suis  trouvé  sans  argent.  Je  ne  sais  comment 
je  serais  sorti  de  cet  embarras,  si  je  ne  vous 
eusse  aperçu  de  loin,  l'ayez  ma  dépense  ù  ce 
garçon  (jui  m'accompagne,  et  donnez-lui  un 
napoléon  po\ir  boire. 

Celui  qui  parlait  ainsi  au  général  était  un 
homme  de  taille  moyenne,  et  dont  la  redingote 
bleue  et  le  chapeau  rond,  par  leur  forme  surannée 
et  leur  état  de  maturité,  semblaient  justifier 
plutôt  la  pénurie  «l'argent  (|ue  l'acte  de  muni- 
licence  dont  il  gratifiait  le  garçon  de  café. 
Quand  l'homme  au  tablier  fut  payé,  le  nouveau 
venu  passa  son  bras  sous  le  bras  du  maréchal  et 
l'emmena  sans  façon. 

Consterné  de  voir  son  illustre  convive  s'éloi- 
gner, le  père  Molin  courut  aussitôt  près  du 
maréchal. 

—  Et  notre  déjei'iner,  demanda-t-il,  et  notre 
déjeuner,  François  ? 

Le  duc  de  Dantzick,  par  un  geste  mystérieux, 
lui  enjoignit  le  silence,  et  suivit  l'inconnu  avec 
le(|uel  il  disparut  bientôt  derrière  les  arcades. 

Tandis  que  le  tailleur  rentrait  dans  sa  bouti- 
que, non  sans  faire  rejaillir  sur  ses  commis 
quebpie  chose  de  la  mauvaise  humeur  (|ui  l'agi- 
tait, le  maréchal  et  son  compagnon  quittaient 
le  l'alais-Boyal  et  montaient  dans  un  fiacre. 

—  Tu  t'es  trouvé  là  bien  à  propos!  sans  toi, 
j'allais  probablement  être  conduit  au  corps  de 
garde,  pour  avoir  escroqué  un  déjeuner. 

—  .Si  jamais  l'on  vous  avait  fait  une  pareille 
injure!... 

—  Je  dois,  tout  comme  un  autre,  payer  m»n 
déjeuner,  et  je  n'avais  pas  même  un  franc  dans 
ma  poche.  Ce  qu'il  y  a  de  jdus  comi(iue,  c'est 
que  le  papier  que  je  chiffonne  là  dans  ma  main 
est  un  mandat  de  cent  mille  écus  sur  le  trésor... 
Mais  tu  conviendras  que  je  ne  pouvais  guère  le 
changer  pour  payer  quatre  francs  cinquante 
centimes  ! 

(  r^Un  mandat  de  trois  cent  mille  fjancs  ? 


—  Oui,  c'est  un  cadeau  que;  je' porte  à  un 
savant  de  mes  amis. 

—  A  un  savant  ?  s'écria  Lefehvrc,  à  un  savant 
trois  cent  mille  francs!  Et  que  fera-t-il  de  pareille 
somme?  11  y  a  là  de  quoi  rendre  heureux,  )>our 
toute  leur  vie,  trois  cents  pauvres  vieux  soldats. 

Celui  à  (jui  s'adressaient  ces  reproches  se  mit 
à  rire. 

—  Tu  n'aimes  donc  pas  les  savans,  mon  brave 
LefebvreP 

— Ma  foi,  non  !  je  fais  peu  de  cas  de  ces  liseurs 
de  vieux  livres,  «|ui  ne  sont  bons  à  rien  ell  que 
l'on  paie  plus  cher  qu'un  maréchal  de  France... 

— Qui  est  bon  à  quelque  chose,  n'est-ce  pas  ? 
ne  fitt-ce  qu'à  payer  mon  déjeuner,  interrom- 
pit celui  qui  tenait  le  bras  du  maréchal,  en  pin- 
çant l'oreille  du  brave  soldat.  Ne  sois  pas  injus- 
te, mon  ami  ;  ces  trois  cent  mille  francs  sont 
destinés  à  Berthollet. 

—  Berthollet  !  répliqua  le  maréchal.  Berthol- 
let? Je  ne  connais  pas! 

—  Pardieu,  la  plaisanterie  me  parait  un  peu 
forte  !  Tu  n'as  jamais  entendu  parler  de  Ber- 
thollet. 

— Je  sais  le  nom  de  tous  ceux  qui  servent 
sous  mes  ordres,  depuis  mes  aides-de-camp 
jusqu'à  la  moindre  vivandière.  Le  reste  ne  me 
regarde  pas. 

—  Allons,  ne  te  fâche  point.  Tu  vas  faire  la 
connaissance  de  Berthollet. 

—  Bien  obligé,  j'aurais  autant  aimé  aller  dé- 
jeuner avec  mon  ami  Molin  le  tailleur. 

—  Ah  !  je  m'explique  maintenant  ta  mauvaise 
humeur  contre  les  savans,  puisqu'il  s'agit  d'un 
déjei'iner  maïuiué.  Eli  bien!  gourmand,  tu  feras 
pénitence  jusqu'au  bout!  Au  lieu  de  l'odeur  des 
côtelettes  de  ton  tailleur,  tu  respireras  les  par- 
fums moins  alléchansduchlore  et  du  gaz  hydro- 
gène.—  Allons,  en  avant,  pas  accéléré,  marche  ! 
Je  veux  te  faire  connaître  Berthollet.  Berthollet 
est  un  brave,  d'ailleurs,  il  était  de  l'expédition 
d'Egypte,  et  aucun  danger  n'a  pu  jamais  le  faire 
renoncer  à  ses  recherches  scientifiques.  Un  jour 
qu'il  remontait  le  Nil  sur  une  barque  où  les  ma- 
melucks  lui  envoyaient  force  balles,  ses  compa- 
gnons le  virent  remplir  de  pierres  les  poches  de 
sa  redingote.  —  Que  prétendez-vous  faire  ?  lui 
demandèrent-ils.  —  Couler  à  fond  plus  vile, 
dit-il,  et  ne  pas  donner  à  ces  gredins  la  joie  de 
faire  un  Français  prisonnier. 

—  Hum!  réj)liqua  le  maréchal,  voilà  qui  est 
bien. 

Le  duc  de  Dantzick  et  son  compagnon  étaient 
arrivés  à  Arcueil,  et  entraient,  sans  se  faire  an- 
noncer, dans  l'atelier  du  chimiste.  On  peut  juger 
de  la  surprise  de  ce  dernier,  quand  il  vit  Napo- 
léon lui  rendre  ainsi  visite. 

—  Pour(|uoi  ne  vous  voit-on  plus  aux  Tuile  r 
ries,  monsieur  ? 

—  Sire,  dit-il,  il  m'a  fallu  faire  construire  un 
immense  laboratoire  dont  les  devis  ont  dépassé 
mes  prévisions;  j'ai  dû  réduire  la  dépense 
de  ma  maison,  et  même  supprimer  mes  che- 
vaux et  ma  voiture;  par  conséquent  je  ne  puis 
aller  à  la  cour. 

—  La  belle  raison  !  ne  savez-vous  pas  que 
j'ai  toujours  cent  mille  écus  au  service  de  mes 
amis,  interrompit  Napoléon  en  jetant  sur  une 
table  le  mandat  qu'il  avait  montré  tout  à  l'heure 
au  maréchal. 


Ne  m'avez-vous  point  rendu  assez  de  services 
pour  que  je  vous  donne  les  moyens  de  venir 
me  voiraux  Tuileries.  La  chimie  vousdoit  d'im- 
menses progrès  ;  vous  avez  enseigné  aux  indus- 
triels à  blanchir  les  toiles  par  le  chlore  ;  et  pour 
prix  de  tout  cela,  vous  n'êtes  encore  que  mem- 
bre de  l'Académie  des  sciences  et  sénateur  de 
Montpellier.  — Je  vous  nomme  directeur  de  ma 
fabrique  des  Gobelins  ;  cette  place  se  trouve 
vacante  depuis  hier,  et  personne  ne  mérite  plus 
que  vous  de  la  remplir.  Maintenant  il  faut  vous 
occuper  d'arriver  à  une  découverte  à  laquelle 
j'attache  la  plus  grande  importance.  Il  s'agirait 
d'empêcher  l'eau  (ju'emportent  les  marins  dans 
leurs  expéditions  lointaines,  de  se  corrompre  et 
de  devenir  une  sorte  de  poison  pour  ces  braves 
gens. 

Berthollet  réfléchit  quelques  minutes. 

—  Sire,  dit-il,  diverses  expériences  m'ont  ap- 
pris la  tendance  de  l'hydrogène  à  se  corhbiner 
avec  le  charbon,  et  la  tendance  avec  laquelle  ce 
dernier  corps  relient  l'hydrogène.  Par  suite  de  ce 
phénomène,  l'eau  qui  se  trouverait  en  contact 
avec  du  charbon  ne  serait  j)oint  altérée...  Pour 
conserver  de  l'eau  douce  durant  les  voyages  de 
long  cours,  il  suffit  donc  de  faire  brûler  l'inté- 
rieur des  tonneaux  destinés  à  la  contenir.  Je  ré- 
ponds de  l'infaillibilité  de  ce  moyen . 

—  Maréchal,  mon  argent  est-il  bien  employé  ? 
demanda  l'empereur  au  duc  de  Danizick.  Voilà 
un  quart  d'heure  de  conversation  qui  sauvera  la 
vie  à  plus  de  cent  mille  marins. 

Le  soldat  tendit  la  main  au  savant. 

— Monsieur,  lui  dit-il,  vous  méritez  l'amitié 
de  tout  cœur  véritablement  français.  Permettez- 
moi  de  vous  offrir  la  mienne  et  de  vous  deman- 
der la  vôtre. 

— Vous  êtes  dignes  l'un  de  l'autre ,  ajouta 
l'empereur.  Tous  les  deuxenfans  de  vos  œuvres; 
vous,  Lefebvre,  pauvre  soldat  alsacien  ;  vous, 
Berthollet,  pauvre  enfant  genevois,  c'est  à  force 
de  mérite  personnel,  de  courage  et  de  persévé- 
rance que  vous  êtes  arrivés  à  la  gloire;  que  vous 
vous  êtes  rendus  dignes  de  la  reconnaissance 
du  pays  ;  que  vous  vous  êtes  gagné  mon  amitié. 

Puisse  tournant  vers  Berlliollet  : 

Venez  me  voir  souvent  aux  Tuileries.  Vous 
savez  combien  j'aime  à  recevoir  vos  visites  et  à 
causer  avec  vous. 

Napoléon  reprit  le  bras  du  maréchal,  monta 
dans  le  premier  fiacre  iju'ils  rencontrèrent,  et 
ramena  son  compagnon  au  Palais-Boyal,  devant 
la  boutique  du  père  Molin. 

—  Monsieur,  dit-il  au  tailleur,  voici  votre 
convive  que  je  vous  rends.  Donnez-lui  vite  à  dé- 
jeuner, car  il  se  meurt  de  faim. 

—  Si  monsieur  voulait  partager  ce  déjeuner 
avec  François...  avec  monsieur  le  maréchal, 
veux-je  dire,  proposa  le  tailleur. 

—  Merci,  j'ai  quelques  affaires  qui  m'obligent 
à  retourner  de  suite  chez  moi. 

—  Nous  aurons  un  chapon  truffé  et  du  vin... 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  exquis,  continua  Molin 
en  insistant. 

—  Bien  obligé!  Veuillezseulement  faire  avan- 
cer un  peu  le  fiacre  que  nous  avons  laissé  dans 
la  rue  voisine  à  deux  pas  d'ici. 

La   voiture  arriva  bientôt  :  le   maréchal 

conduisit  l'empereur  jusqu'au  vénérable  sapin 


—  349  — 


doublé  de  velours  d'Utrecht  jaune  et  vint  rejoin- 
dre le  père  Molln. 

—  Quel  est  donc  ce  monsieur  en  redingote  râ- 
pée ?  demanda  le  marchand  d'iiabits.  Vous  de- 
vriez bien  l'engager  à  se  faire  faire  chez  moi  une 
redingote  neuve. 

—  Tu  n'es  pas  dégoûté,  Molin  ;  car  tu  pour- 
rais te  vanter  d'avoir  en  lui  la  plus  célèbre 
pratique  du  monde.  Mais  n'allons-nous  pas 
enfin  déjeuner  ? 

—Si  fait;  voici  que  l'on  met  la  table....  Quel 
est  donc  ce  monsieur. 

—  C'est  l'empereur  ! 

'    A  ce  nom,  le  père  Mollin  faillit  tomber  de 
son  haut. 

—  L'empereur  !  s'écria-t-il,  l'empereur  Na- 
poléon !... 

Puis,  revenu  un  peu  de  sa  surprise,  il  dit  : 
"En  tout  cas,  il  peut  se  vanter  d'avoir  un  bien 
mauvais  tailleur.  Sacristie,  si  j'avais  l'honneur 
de  l'habiller,  je  m'en  tirerais  d'une  autre  façon, 
reprit-il  avec  un  noble  orgueii. 

S.  Henri  Berthoid. 
{Presse). 

fiAL.O]V  DB   1939. 

(Septième  article.  ) 
GENRE. 

MM.  J.  Boilly,  Horace  Vernet,  Clément  Boulanger, 
Adolphe  Leieur,  Armand  Leieux,  madame  Adèle  Fer- 
rand,  mademoiselle  Clotilde  Gérard,  De  Rudder, 
Trimolet ,  Dauvergne  ,  Gros-Claude,  Chasselat-Saiiit- 
Ange,  Sabatier,  Charles  Année,  Bafcop  ,  BarUer, 
Wierlï,  Henry  Scbeffer,  le  marquis  de  Valdahon,  l'er- 
dinand  Storelli,  Saint-Evre,  Octave  Roland,  madame 
Anne  Rimbaul.F.  Peyson,  Bellangé,  Louis  Boulanger, 
Gué  1  mademoiselle  Sophie  Hubert,  Jacob ,  Meon , 
Pigal. 

Nous  sommes  loin  encore  d'avoir  passé  en  re- 
vue toutes  les  richesses  que  nous  offre  le  genre , 
ce  vaudeville  de  la  peinture,  cette  aimable  et 
gracieuse  image  des  mœurs  intimes,  des  petits 
accidens  de  la  vie.  Nulle  école  ne  possède  comme 
la  nôtre  l'art  précieux  de  faire  valoir  d'humbles 
détails,  de  poétiser  les  sujets  les  plus  vulgaires. 
Mais  avant  d'aborder  toutes  ces  petites  scènes 
destinées  îi  nous  délasser  de  la  contemplation 
d'une  peinture  plus  sérieuse  ,  nous  nous  arrête- 
rons devant  un  tableau  d'un  style  fort  élevé  et 
qui  se  rattache  à  ce  qu'on  appelle  l'histoire  anec- 
dotiiiue  :  le  Dante  à  l'c'rone  ,  composition  bien 
entendue.  Le  célèbre  auteur  de  la  Divine  l>,>nié- 
die  passe  rêveur  et  grave  par  les  rues  de  la  ville  ; 
les  habitans ,  persuadés  ([u'AlIghieri  est  récem- 
ment sorti  de  l'Enfer  où  ee|icndant  il  n'était  allé 
qu'en  esprit,  le  contemplent  avec  un  supersti- 
tieux elfroi ,  chacun  suivant  son  sexe  et  son  ftge. 
Ainsi  un  jeune  garçon  s'approche  du  poète  en 
marchant  sur  la  pointe  des  pieds  cl  le  rcijarde 
de  très  près  ;  la  curiosité  a  vaincu  en  lui  la  ter- 
reur; un  gentillioinnK'  ipii  porte  son  faucon  sur 
le  poing  montre  avec  mépris  à  un  gros  bour- 
geois le  sombre  visiteur  des  régions  infernales; 
enlin  une  mère  ,  assise  sur  le  devant  de  sa  porte, 
presse  entre  ses  bras  son  bel  entant  counne  poiu' 
le  soustraire  à  la  fuiU'Ste  inllneiuede  VOcc/ilatii 
ou  mauvais  œil.  Toutes  les  parties  de  ce  tableau 


sont  ajustées  avec  beaucoup  d'intelligence,  et 
ces  divers  épisodes  ont  de  l'unité.  La  couleur  , 
le  dessin,  prouvent  le  talent  de  M.  J.  Boilly. 

Si  nous  avons  avons  mis  quelque  restriction 
à  louer  le  triple  paravent  militaire  qui  s'appelle 
la  Prise  deCotislanline  et  que  de  bonnes  ((ua- 
lités  n'empêchent  pas  d'être  d'un  ton  gris  et 
froid  ;  si  nous  avons  peu  goûté  cette  peinture 
ofHciellequi  omet  comme  à  dessein  l'épisode  du 
siège  le  jilus  mémorable ,  c'est  à  dire  la  mort  du 
général  en  chef,  tué  ainsi  que  Turenne  dans  une 
reconnaissance  ;  en  revanche,  nous  rendrons  jus- 
lice  aux  ]>etitcs  toiles  que  M.  HoraceVernel  nous 
a  offertes.  Déjà  les  Jazet,  ces  intelligens  traduc- 
teurs, avaient  reproduit  et  popularisé  la  Chasse 
au.r  Lions  et  Agar  chassée  par  Abruhaiii.  Le 
modèle  ai  rive  après  la  copie ,  et  justifie  sa  répu- 
tation. Agar  surtout  nous  semble  une  œuvre  très 
remarquable  ;  voyez  comme  le  geste  du  ])atriar- 
che  a  d'autorité  en  montrant  à  la  jeune  femme 
le  chemin  mortel  du  désert.  Et  aussi  quelle  rési- 
gnation orientale  règne  sur  le  front  pâli  de  la 
mère  d'ismaël.  Les  voyages  de  M.  Horace  Vernet 
lui  ont  permis  d'étudier  de  près  des  populations 
qui  ont  gardé  l'empreinte  des  premiers  Ages;  ce 
n'est  pas  dans  notre  Europe  et  au  sein  de  notre 
race  du  nord  que  l'artiste  pourrait  reproduire 
les  types  majestueux  consacrés  par  la  Bible. 
Quant  à  la  Chasse  aux  Lions ,  c'est  une  fort 
jolie  composition,  un  peu  coquette  et  (|ui  ne 
rappelle  nullement  les  tableaux  analogues  de 
Rubens.  Ce  teri  ible  combat  se  passe  avec  les  for- 
mes les  plus  polies;  les  chasseurs  mettent  infini- 
ment de  grùce  à  frapper  leur  terrible  ennemi 
qui  ne  peut  manquer  d'être  touché  de  tant  de 
bons  procédés. 

Voici  un  peintre  que  domine  exclusivement 
legoûtdes  choses  brillantes, riches, gaies  et  heu- 
reuses; à  iM.  Clément  Boulanger  les  étoffes  soyeu- 
ses ,  les  velours  épais  ,  les  colliers  de  perles,  les 
ville  ombreuses,  les  palais  de  patriciens,  les  jar- 
dins enchantés  et  tout  pleins  de  terrasses,  de 
bassins  et  de  statues.  Semblable  îi  Auguste,  il 
nous  prend  nos  maisons  de  briques  et  nous  les 
rend  d'or.  Après  avoir,  l'an  dernier,  entassé  tou- 
tes cesmagnilicencesdansson  Enfant  prodigue, 
il  s'est  plu,  cette  fois,  à  reproduire  les  charmes 
et  les  joies  du  jeune  âge.  La  Fontaine  de  Jou- 
vence, c'est  bien  là  le  rendez-vous  de  tout  ce 
(|ni  aime  la  beauté  et  les  plaisirs  qu'elle  doinie. 
Sur  un  des  derniers  plans  du  tableau  s'élève  une 
gracieuse  coupe  de  marbre  d'où  reionibc  avec 
mille  capricieuses  ondulations  une  eau  lim|iiile 
qui,  devenue  ruisseau,  court  à  travers  le  tapis 
émaillé  d'un  parc  portanlpartout  surson  passage 
les  lys  et  les  roses  de  vingt  ans.  Déjà  quelques 
femmes  ont  repris  dans  ce  bain  régénérateur 
leur  fraîcheur  et  leurs  formes  d'autrefois  ;  elles 
se  plaisent  à  se  mirer  dans  cette  eauipii  repro- 
duit la  beauté  qu'elle  leur  a  rendue  ;  plus  loin  , 
d'autres  femmes  rajeunies  attirent  des  vieillartls 
vers  la  fontaine,  ceux-ci  paraissent  très  enclins  à 
se  laisser  tenter.  Un  petit  Cupidon  assiste  à  cette 
srène  ,  les  mains  croisées  tièrement  derrière  le 
dos  ;  on  voit  qu'il  est  dans  son  royaume.  Deux 
amans  qui  se  retrouvent  et  s'unissent  dans  un 
long  embrassement,  d'autres  couples  bienheu- 
reux cpii  se  |>erdiut  dans  l'épaisseur  des  massifs 
d'arbres,  vodà  de  jolis  épisodes  et  (pii  prouvent 
chez  M.  Clément  Boulanger  une  pensée  ingé- 


nieuse et  féconde.  Quant  à  l'exécution,  elle  est 
un  peu  lâche,  le  dessin  manque  de  précision,  et 
l'ensemble  de  fini. 

Ln  modelé  des  plus  vigoureux,  une  habile  ré- 
partition de  lumière  distinguent  les  scènes  de 
Basse-Bretagne,  par  MM.  Adolphe  et  Armand 
Leieux.  —  Nous  trouvons  une  expression  dis- 
tinguée dans  le  Villon,  de  madame  Adèle  Fer- 
rand  ;  seulement  il  nous  semble  que  la  présence 
du  médecin  au  chevet  du  sublime  moribond  est 
de  trop  ,  parce  qu'elle  distrait  l'attention  qui 
doit  se  porter  exclusivement  .«ur  le  jioète  et  ses 
filles.  —  Combien  est  charmante  cette  jjetite  toile 
qui  nous  retrace  VEnfance  de  sainte  Thérèse 
d'Avila...  Un  parfum  de  douce  chasteté  s'exhale 
de  cette  jeune  fille  aux  vétemens  blancs  si  bien 
drai)és,  que  nous  voyons  occupée  à  lire  les  li- 
vres sacrés.  Mademoiselle  Clotilde  Cérard  est 
bien  certainement  d'une  bonne  école;  nous 
croyons  qu'elle  devrait  désormais  se  livrer  à  des 
compositions  plus  étendues.  —  Le  talent  de 
M.  de  Rudder  brille  surtout  par  l'énergie  ,  qua- 
lité dont  cet  artiste  a  fait  abus  dans  son  Uamlet  ■ 
car,  pour  tuer  Polonius  derrière  une  tapisserie 
en  s'éeriant  :  Un  rat  !...  Je  gage  qu'ilest  mort  !... 
le  jprinee  Danois  n'a  pas  besoin  de  gesticuler 
comme  un  lu-emier  rôle  de  l'Ambigu-Coraique. 
Quelle  plaie  dans  les  arts,  que  l'invasion  du 
mélodrame  !  Nous  préférons  à  ce  tableau  celui 
lies  Lansquenets.  A  merveille  ;  ces  soldats  qui 
ont  joué  aux  cartes  après  boire  sont  bien  animés 
par  la  colère  ;  l'un  d'entre  eux  se  croit  dupé,  il 
s'élancesurses  armes;  le  sang  va  couler,  la  iiartie 
sera  complète.  Cette  action  se  dessine  avec  tous 
ses  détails,  sans  effort,  sans  exagération.  —  Lne 
Maison  de  secours ,  par  .M.  Trimolet,  rentre 
dans  le  cercle  de  l'Ecole  de  Lyon;  mais  ici  il  y  a 
progrès  .-ous  le  rapport  de  l'expression  ;  une  tête 
d'aveugle  et  une  vieille  femme  sont  deux  figures 
très  remarquables  ,  tandis  qu'un  groupe  où  l'on 
voit  une  sœur  de  charité  et  des  petites  filles  est 
de  la  dernière  faiblesse.  Evidemment  M.  Trimo- 
let tâtonne  encore,  et  le  hasard  seul  lui  fait  trou- 
ver bien  ;  car,  dans  son  intérêt,  nous  ne  voulons 
pas  croire  qu'il  soit  maître  de  son  talent. 

La  peinture  de  genre  n'atteint ,  selou  nous; 
son  but  véritable, que  lorsqu'elle  joint  une  leçon 
à  un  épisode  de  mœurs  familières,  .\insi  la  Mort 
d'un  Comédien  ,  par  M.  Dauvergne,  vaut  bien 
des  pages  philosophiques.  Au  fond  d'un  galetas, 
près  d'une  fenêtre  vers  laquelle  il  s'est  traîné 
sans  doute  iiour  aspirer  un  peu  d'air,  glt  un 
pauvre  tliable  ,  seul,  abandonné  sans  parens , 
sans  amis  :  il  asuccorabé  à  la  faim  peut-être,  et 
pas  une  main  ne  s'est  étendue  jiour  le  secourir... 
La  nudité  des  murailles  atteste  sa  misère  ;  peut- 
être  cette  existence  consumée  à  la  lurur  de  la 
rampe  a-t-elle  débuté  par  des  succès  et  de  la 
gloire;  puis  la  vieillesse  et  les  riiles  sont  venues 
rejeter  le  comédien  sur  les  planches  des  der- 
niers théâtres  de  petite  ville  :  il  n'est  plus  resté 
à  l'artiste  nomade  ((ue  le  manteau  de  taux  ve- 
lours rouge  (]ne  vous  voyez  accroché  à  un  clou, 
dernier  Tcstige  de  jours  meilleurs,  dernier  dé- 
bris d'illusions  en  présence  de  la  plus  triste 
réalité. 

M.  Gros-Claude  a  exposé  une  jolie  scène  vil- 
lageoise ,  la  Tireuse  de  rortes  ■  —  M.  Ch^sse- 
lal-S.iint-An.;c,  un  épisode  fait  pour  émouvoir, 
c'est  lE/ilern ment  d'un  père  de  famille.  Lu 


350 


douleur  fuipi-pinte  sur  loules  les  figures   est    couleur  locale;  ses  meuMes,ses  étofFes,  [sont     VEnfaNt  prodione  -ïc  \>h-el\  quiVo 
«ruiie  vérité  fort  élo(|iicntc.  —  M.  Saluilier  se     Meu  élu.iiés.  —  La  Parde  de  boules  prouve     son  fils  repentant,  est  plein  de  véri 


recommande  par  ses  Lareiises  (|ui  sont  bien  ;  chez  M.  Octave  Roland  du  naturel  plus  que  de 


groupées  et  ses  Pêcheurs  du  Gros,  physiono- 
mies rudes  et  franeheinent  aceenliu'es. — La  Par- 
tie de  (aiicx  est  une  peinlu'-e  fine  et  (jui  an- 
nonce chez  >!.  (^h.  Année  une  éluile  approfon- 
ilie  licTcrliurij.  Les  personnages  occupés  à  jouer, 
les  meubles  du  style  de  Louis  Xlll,  les  rideaux, 
sont  exécutés  avec  une  délicatesse  charmante.  — 
Les  mœurs  du  vilhiije  brillent  de  toute  leur  naï- 
veté nu  peu  surannée  dans  la  Mire  apciiçile,\)av 
m.  Ual'cop,  Lixc,  vous  ne  fikz  pas,  etc.  ,  re- 
frain bien  connu  et  bien  usé  depuis  la  Fille  mal 
gardée.  —  Des  Braconniers  surpris  par  des 
gardes-  chasse  révèlent  de  leneryie  et  du  mou- 
vementchez  M.  liarker;  les  hommes,  les  chiens, 
se  portent  siniultanéinentvers  l'entrée  qu'assaille 
l'ennetni  conunun  ;  toutes  les  tètes  ont  de  l'ex- 
pression ;  le  {jibier  mort  qui  servira  bientôt  de 
pièce  de  conviction  contre  les  braconniers  est 
peint  avec  beaucoup   de  fidélité.  — Ici  encore 
nous  retrouvons  l'cxaijéralion  de  iM.  VVierIz,  l'i- 
mitateur outré  de  Rubens,  copiste  des  défauts 
du  maître  llamand  et  ne  soupçonnant  pas  le 
sens  des  beautés  de  son  modèle.  Les  Souhails 
sont  une  preuve  de  ce  que  nous  avançons;  ce 
sujet,  tiré  de  Perrault,  demandai'.une  simplicité 
siiiriluelle;  le  lirtcheron,  sa  femme  et  la  fée  dont 
les  dons  sont  été  si  mal  emidoyé.>.ne  doivent  pas 
paraître  jouer  une  scène  trai;i<|ue  dans  la  chau- 
mière enfumée.  —  Au  contraire  ,  quel  naturel 
précieux,  quel  fonds  inépuisable  de  sensibilité 
chez  M.  Henry  Scheffer!...ll  ne  nous  a  pas  indi- 
qué le  sujet  de  ce  charmant  tableau  d'intérieur 
où  rèyne  un  indicible  sentiment  de  mélancolie. 
Qui   sont-ils  ces  deux  jeunes  gens  en  habits  de 
deuil  ?  Pleurent-ils  une  mère,  une  sœur.^  Et  ce 
vieillard  au  visage  vénérable  et  qui  ra|)pelle  ces 
honnêtes  figures  de  protestans  que  M.  Henry 
Siheffer  retrace  si  bien,  pourquoi  presse  t-il  ce 
petit  enfant  contre  son  cœur  et  lui  fait-il  un 
iierceau  ,  un  abri  de  ses  bras  ?  Nous  le  répétons, 
cette  composition  est  remplie  d'un  doux  mys- 
tère et  elle  plait  à  la  pensée  qu'elle  invite  à  la 
méditation. 

AI.  le  marquis  de  Valdahon  s'est  rapproché  de 
Pigal  dans  son  tableau  de  la  Question  embar- 
rassante. C'est  inie  jeune  paysanne  à  qui  sa 
mère  surprend  une  belle  chaîne  d'or  avec  une 
montre.  Cela  sent  furieusement  les  amoureux  ; 
aussi  le  père  presse-t-il  certain  bcMon  qui  va 
faire  parler  la  vérité.  Les  expressions  sont  fran- 
ches et  l'ensemble  amusant.  —  Les  mœurs  na- 
politaines ont  inspiré  à  M.  Ferdinand  Storelli 
deux  compositions  agréables  ,  mais  où  manque 
1  imagination;  tout  s'y  réduit  ù  des  figures  exac- 
tes, mais  assez  insignifiantes. 

Un  sujet  délicieux  est  celui  qu'a  traité  M.  St- 
Evre,  Marie  de  Braba/itct  Adenez  le  rui.  L'é- 
pouse de  Philippe-le-llardi  cultivait  les  lettres 
avec  une  grande  supériorité  pour  son  épo(]ue. 
Ce  fut  à  ses  conseils  que  le  poète  Adcnez  dut  les 
données  sur  lesquelles  il  composa  le  roman  de 
Cleomadcs.  On  voit  la  reine  occu|iée  àremettre 
à  son  trouvère  favori  des  parchemins  qu'il  reçoit 
CD  s'indinantavec  respect.  Peut-être  Adenez  a- 
t-il  l'air  trop  grave  ,  puisqu'il  ne  s'agit  là  que 
des  secrets  et  enseignemens  de  la  gaie  science. 


l'habileté  pratique.  —  Madame  Anne  Rimbaut 
a  traité  le  sujet  de  la  Rose  rouge;  le  prêtre  qui 
unit  Marceau  et  l'.lanche  de  Reaulicu  a  moins 
l'air  de  les'unir  (jue  de  les  exorciser.  —C'était 
une  belle  page  à  faire  que  les  Derniers  inslans 
de  tabbéde  PEpre  ;  lorsqu'on  songe  que  l'au- 
teur de  ce;iablcau  ,  M.  Peyson ,  est  sourd-muet 
on  s'associe  volontiers  au  .sentiment  qui  a  dicté 
son  œuvre,  tout  en  rcgretiant  qu'elle  ne  soit  pas 
d'un  style  [dus  élevé. —Vive  M.  Rellangé  pour 
ses  croipiis  militaires  qui  manquent  jamais  de 
nous  émouvoir...  car  ce  sont  des  reflets  d'un 
temps  à  jamais  écoulé,  d'une  gloire  qui  ne  brille 
plus  que  par  le  souvenir.  Son  pinceau  facile  a 


on  prescn  te 
té  dans  sa 

double  cxjjression  de  sévérité  et  de  tendresse.— - 
Le  Roi  des  Rois  est  la  plus  boulîonne  personni- 
fication du  buveur,  du  franc  luron  ,  tel  qu'il  y 
en  avait  lors(iue  le  Caveau  existait  et  que  l'on 
chantait  encore  en  France.  —  Le  Charlatan, 
ce  Fontanarosc  parisien  n'est  pas  moinsamusant. 
Enfin  le  Miroir  magique  est  une  bonne  leçon 
à  l'adresse  de  la  coquetterie  ;  une  jeune  fille 
consulte  la  surface  polie  qui  doit  lui  montrer 
son  avenir,  c'est  à  dire  quelque  beau  mari  :  loin 
de  là,  ce  qu'elle  aperçoit  c'est  sa  propre  image, 
défigurée  ,  mais  vieille  et  hideuse  ;  ses  yeux  de 
seize  ans  se  voient,  par  anticipation,  h  soixante; 
des  rides,  des  cheveux  blancs,  une  triste  cadu- 
cité, voilà  le  spectacle  que  lui  donne  un  mali- 


rclraré  l'anecdote  si  connue  ,  le  mot  si  célèbre  '  cieux    démon  ;  en    celte  circonstance  ,  Satan 


de  Honneur  au  courage  mal/icureu.r  :... 
L'empereur  passe  au  grand  galop  là-bas,  au 
fond  de  l'horizon...  Sur  le  devant,  un  grenadier 
blessé  et  soutenu  par  une  brave  vivandière  sur 
un  maigre  cheval  que  mène  un  conscrit,  chemi- 
ne, défaillant  ;  cependant  malgré  sa  soulfranee 
il  a  entendu  le  cri  électrique  de  Vive  l'Empe- 
reur! et  il  porte  respectueusement  la  main  à 
son  front  qu'entoure  un  linge  ensanglanté.  Cette 
esquisse  a  un  vrai  cachet  militaire;  on  a  de  la 
peine  à  en  détacher  les  yeux.  —  On  ne  remar- 
quera iieut-étre  pas  un  petit  tableau  de  M. 
Louis  Boulanger,  car  c'est  une  peinture  sévère- 
pourtant  la /l76Te  et  la  Fille  mérite  de  grands 
éloges. 

Voici  une  scène  touchante  ,  due'à  M.  Gué; 
une  Pauvre  Femmt  est  tombée  de  lassitude  au 
pied  d'une  croix  île  pimc,  au  bord  de  la  route. 
L'ombre  descend  sur  la  campagne ,  les  champs 
vont  être  déserts  et  silencieux...  Et  cette  infor- 
tunée est  seule,  accablée,  et  elle  a  faim  !  Tant  de 
vérité  émeut.  —  La  Desdcmone,  de  mademoi- 
selle Sophie  Hubert,  prouve  un  sentiment  élevé; 
le  désespoir  et  la  terreur  régnent  bien  sur  le 
front  de  l'amante  du  More  de  Venise.  — Un  trait 
de  la  vie  ù' Albert  Durer  nous  a  valu  un  bon  ta- 
bleau de  M.  Jacob,  peintre  allemand.  On  sait 
que  le  talent  du  célèbre  Durer  consistait  prin- 
cipalement dans  l'observation  :  mais  ce  grand  ar- 
tiste avait,  pour  son  malheur,  une  femme  dure 
et  acariâtre  qui  le  gourmandait  impitoyablement 
dès  qu'il  contemiilait  le  ciel  ou  arrêtait  ses  re- 
gards sur  les  épisoiies  sans  cesse  rcnaissans  de 
la  rue.  Un  jour  il  considérait  des  enfans  qui  se 
disputaient  un  nid  d'oiseau  ;  sa  femme  vient  lui 
crier  avec  aigreur  :  Travaille  donc  ,  paresseux  , 
au  lieu  de  perdre  les  plus  belles  heures  du  jour! 
—  Eh  !  ne  vois -tu  pas,  lui  répond-il,  que  je  tra- 
vaille... —  Les  Pifferuri  ,  par  M.  Mann,  étude 
des  Transtévérins,  olîrent  de  bonnes  parties  , 
bien  que  deux  têtes  sur  quatre  soient  très  insi- 
gnifiantes. 

Nous  avons  réservé  pour  la  fin  les  tableaux  de 
ÎM.  Pigal,  iiarce  que  nul  iieinire  de  ^e/(re  ne 
comiirend  mieux,  selon  nous,  la  portée  morale 
desi)etites  compositions  familières,  qu'il  étu- 
die au  sein  même  du  peuple.  C'est  une  philoso- 
phie en  déshabillé  ,  sans  prétention,  sans  sévé- 
rité et  qui  donne  ses  leçons  en  riant.  Aussi  fait- 
elle  rire  ceux  même  dont  elle  reproduit  les  ridi- 
cules ou  les  faiblesses.  M.  Pigal  a  retracé,  dans 


nous  semble  un  excellent  moraliste  ;  qu'en  dites- 
vous  ?  Alf,  Des  Essauts. 

Hcmic  îJramatinuc 


THEATRE  ROYAL  DE  L'OPERA-COMIQUE. 
Première  représentation    des    Treize,   opéra- 
boulîon  en  trois  actes,  paroles  de  MM.  Scribe 
et  Duport,  musiipie  de  M.  Ilalévy. 

C'est  une  fort  triste  chose  (pi'une  bouffonne- 
rie (|ui  n'est  point  gaie;  nous  en  avons  tait  la  ré- 
flexion pendant  tout  le  j)remitr  acte  de  cet0|)éra 
quasi-comique  de  51M.  Scribe  et  Duport,  dont 
les  fines  plaisanteries  ont  si  souvent  provoqué  le 
rire,  et  qui  nous  paraissant  cette  fois  resseu.bler 
fort  à  ces  conteurs  imprudens  qui  vous  [irévien- 
nenl  que  vous  allez  bien  vous  aiuuscr  et  qui  ne 
vous  amusent  guère.  Heureusement  les  deux  ou 
trois  situations  réellement  comiques  du  second 
acte  sont  venus  nous  dérider,  et  elles  ont  de- 
mandé grâce  pourles  langueurs  du  dénoùment. 
Nous  avons  plus  d'un  reproche  à  faire  aux  au- 
teurs; nous  ne  les  formulerons  pas  tous  pour 
divers  motifs  qui  tiennent  à  notre  réserve  halii- 
tuelle  en  matière  de  criticpie  ;  mais  nous  signa- 
lerons parmi  les  défauts  capitaux  del'ouvragesa 
teneur  graveleuse  et  l'erreur  singulière  de  deux 
séducteurs  de  professsion  dont  tous  les  efforts 
tendent  simplement  à  obtenir  quel([ues  momens 
d'un  tête  à  tête  scabreux  avec  une  grisette  qui 
aime  ailleurs.  L'analyse  delà  pièce  développera 
suffisamment  notre  idée. 

On  supi)ose  que  dans  la  bonne  ville  de  Naples 
il  existe  une  association  en  commandite  de  treize 
roués  du  haut  style  (|ui  exploitent  la  séduction 
sur  une  vaste  échelle  et  rendent  toute  concur- 
rence impossible.  Le  litre  de  la  pièce  paraîtrait 
indiquer  (|uc  vous  allez  voir  l'honorable  com- 
liagnie  dans  l'exercice  de  ses  travaux; le  libretto 
ne  va  pas  si  loin,  Dieu  merci,  et,  des  treize  Lo- 
velace  qu'il  vous  promet,  il  ne  vous  en  livre  que 
deux.  L'échantillon  suffisait  il  est  vrai  pour  ju- 
ger des  autres. 

La  jeune  et  jolie  couturière  Isella  connue  à 
Naples,  comme  elle  le  dit  elle-même,  pour  la 
solidité  de  ses  principes  et  de  ses  points-arrière, 
a  entrepris  un  petit  voyage  et  se  détourne  de  sa 
route  afi;i  de  s'arrêter  dans  une  auberge  qui  ap- 
partient à  son  amoureux.  L'un  des  treize  est  sur 
sa  piste  :  c'est  le  feld  maréchal  marquis  Odoar, 
qui  est  chargé  d  aller  recevoir  la  nouvelle  reine 
de  Naples  sur  la  frontière  et  qui  se  détourne 
aussi  deson  chemin  pourrencontrerla gracieuse 
ouvrière  dont  il  est  épris.  Elle  arrive  en  effet  et 
descend  dans  l'hôtellerie  avec  son  voiturin  ([ui 
[  n'est  autre  (|ue  le  comte  de  Fifcram"sca,  mera- 
!  bre  important  de  l'illustre  société.  Odoar  qui  l'a 
',  reconnu  sous  son  déguisement  en  instruit  l'hô- 
tellier;  celui-ci  surprend  (pichpies  mots  entre  le 
voiturin  et  sa  maîtresse  qui  lui  semblent  jirou- 


Du  reste,  iM.  Sainl-ivrc  a  gbsçrvO  avec  talent  la  j  nos  mœurs,  avec  noire  costume ,  la  paraliole  de    ver  une  connivence  coupable  el  il  se  décide  % 


351 


nepoint  la  voir. — Champ  libre  entre  les  deux 
associés.  Laliceest  ouverte  et  la  lutteeommence. 
Le  feld-maréchal  fiiit  arrêter  le  voilurin  |>our 
défaut  de  patente;  le  comte  fait  défjiierpir  àson 
tour  le  maripiis  en  lui  donnant  unr  conlrefuçon 
du  signal  qui  indiiiue  l'arrivée  de  la  reine.  Les 
deux  chamiiions  ne  sont  pas  hommes  à  se  dé- 
sarçonner pour  si  peu  de  chose  ;  ie  marquis  per- 
suade à  la  jeune  lille  qu'il. est  chargé  parsa  tante 
d'aller  cherchera  Naples  une  certaine  coutu- 
rière nommée  Isella  pour  venir  travadier  dans 
le  châleau  de  la  respectable  douairière,  au  léger 
prix  de  mille  piastres  par  mois  dont  trois  cents 
payables  d'avance.  Déconfiture  du  voiturin  qui 
est  remercié,  payé  et  renvoyé.  Le  voiturin  ;i  son 
tour  jelte  son  déguisement,  et  comme  il  saiti[ue 
la  jolie  modiste  est  orpheline  dès  l'enfance  et 
qu'elle  n'a  jamais  connu  de  famille,  il  se  pré- 
sente à  elle  comme  son  frère.  Isella  ravie  d  élre 
comtesse  renonce,  comme  on  le  pense  bien,  aux 
engagemens  qu'elle  a  contractés  en  qualité  de 
simple  ouvrière.  On  croitla  partie  perdue  pour 
le  marquis.  Du  tout!  il  donne  les  mains  à  la  four- 
berie de  son  rival  ;  mais  il  lui  rappelle  une  pré- 
tendue alliance,  contractée  dès  l'enfance  entre 
cette  soeur  qui  n'a  jamais  existé  et  lui  ;  l'acte  de 
mariage  parfaitement  en  règle  est  dans  les  archi- 
ves Je  la  famille  à  côté  de  l'extrait  de  naissance 
de  la  jeune  tille.  Le  marquis,  en  conséquence  de 
ses  droits  et  prérogatives  se  dispose  à  emmener 
sa  femme  ;  lesoi  disant  frère  déclare  qu'il  n'aban- 
donnera point  sa  sœur,  et  la  nouvelle  marquise 
pressée  de  choisir  entre  les  deux  trompeurs  se 
décide  à  passer  la  nuit  dans  rhôlellerie. 

Genajo  l'aubergiste  qui  donne  comme  sa  mai- 
tresse  dans  ce  double  paneau,  mais  qui  a  pu  se 
convaincre  cependant  (|ue  la  jeurte  lille  l'aime 
toujours,  prend  la  louable  précaution  de  l'enfer- 
mer dans  la  chambreoùelles'est  retirée.  Chacun 
de  ses  rivaux,  enfermé  comme  elle,  trouve 
moyen  de  s'évaderet  veut  se  faireouvrir  la  porte 
de  l'ouvrière.  Genajo  s'excuse  de  ne  pas  donner 
la  clef  au  marcjuis  sous  prétexte  qu'il  l'a  déjà  re- 
mise au  comte,  et  il  reçoit  d'eux  la  mutuelle 
confidence  de  leur  trahison  :  le  mari  déclare 
que  sa  femme  n'a  point  de  frère,  et  le  faux  frère 
soutient  (|ue  sa  sœur  n'a  jamais  été  mariée.  Ge- 
najo (|ui  les  croit  tous  deux  va  transmettre  ces 
précieux  documens  à  lamodisleetledénoumeut 
se  fait  au  premier  étage,  tandis  que  les  deux  du- 
j)es  s'expliquent  plus  bas  en  recevant  les  félicita- 
tions ironiques  de  leurs  onze  associés. 

On  voit  que  la  donnée,  pour  être  passable- 
ment audacieuse  au  théâtre,  n'en  est  pas  plus 
nouvelle  pour  cela.  C'est  une  imitation  tU- Jo- 
conde,  h  cela  presque  la  passion  matérielle  est 
traitée  sans  façon  au  lieu  et  place  ilu  sen- 
timent. L'intrigue  il  faut  bien  le  dire,  est 
passablement  leste,  et  l'exécution  gaze  peu  son 
allure  par  trop  grivoise.  Maislc  public  a  ri, nous 
sommes  désarmés. 

M.  llalévy  était-il  bien  le  compositeur  qu'il 
fallait  pour  habiller  en  musique  le  badin  ige  ex 
ccssivement  léger  de  JMM.  Scribe  et  l)u|)ort? 
nous  avons  quehiues  raisons  d'en  dou  1er.  Lcslyle 
adopté  par  M.  Halévy,  et  qui  est  le  résullat 'de 
ses  profondes  étudesautant  (|ue  de  la  tendance 
générale  de  ses  idées,  le  porte  vers  les  choses  sé- 
rieuses. Il  faut  à  son  talent  des  proportions  lar- 
ges, élevées;  ses  combinaisons  veulent  de  l'es- 
pace, elles  exigent  une  exécution  nerveuse  et 
puis.sanle  ;  il  est  mal  à  l'aise  dans  un  librellod'o- 
péracomi(]ue. 

Lai>arliiiou  des  Treize  n'en  est  pas  moins 
ime  charmante  chose  considérée  sous  le  rajiport 
de  l'art.  Mais  elle  est  beaucoup  au-dessus  de  ce 
qu'elle  devrait  èlre,  et,  ipion  ne  s'y  trompe  pas, 
ceci  est  un  défaut.  Les  masses  sont  dessinées 
avec  une  corrcclion  irré|>rochable,  les  détails 
sont  traités  avec  une  prodigieuse  adresse.  Mais 
partout  la  scieiu-e  se  révèle  avec  une  puissance 
«pii  écrase  le  poème,  et  comme  les  mélodies  du 
mailrc  sont  loin  de  surnager  à  la  superlicie  de 
son  travail,  il  eu  résulte  que  l'altenlion  des  ha- 
bitués de  l'Opéra-Comiquc,  enlièrcment  i\('- 
paysée,  s'cum'eaaiislclubyriulhc  des  aa-çssoi-; 


res  toujours  si  im|)ortans  chez  IM.  Halévy,  et  que 
la  plupart  du  temps,  elle  laisse  passer  inaperçus 
des  trésors  (|u'un  œ-il  exercé  peut  à  peine  appré- 
cier à  le  première  vue. 

Comme  lesdilférens  morceaux  dont  se  com- 
pose cette  remarquable  partition  sont  émi- 
nemment dignes  d'une  analyse  approfondie  et 
consciencieuse,  nous  reviendrons  plus  tard  sur 
ce  travail  et  nous  iniquerons  en  attendant,  par- 
mi les  fragmens  les  jilus  saillans  de  l'ouvrage, 
l'inlrodui-lion  tout  entière,  le  final  du  ])remier 
acte,  le  délicieux  (juatuor  en  imitations  qui  ter- 
mine le  second  acte,  l'air  chanté  par  madame 
Leplus  au  commencement  du  troisième  avec  un 
incroyable  accompagnement  de  danse  el  de  valse, 
ei  les  couplets  de  Chollet. 

La  pièce  a  été  exécutée  avec  ensemble;  Chollet, 
Roy  et  Jansenne  méritent  des  éloges  sans  restric- 
tions. Madame  Jenny-Colon-Leplus  est  char- 
mante sous  le  costume  d'une  modiste  Napoli- 
taine, elle  a  joué  et  chanté  de  verve. 

Nous  pensons  que  le  succès  des  Treize  sera 
productif  pour  ce  théâtre. 

StEPHEN  de  la  M.iDEL.'VINE. 


Dans  quel(]ues  jo\irs,  la  Hh'du.ieya  déplorer 
ses  voiles  ■'i  l'Ambigu,  et  nous  initier  aux  nou- 
veaux chefs  d'iruvre  de  >ni.  l'hilaslre  et  Cani- 
boii,  les  habiles  peintres  du  [.nr  des  Feex.  Ces 
artistes  n('|)euvent  que  laisser  bien  loin  derrière 
eux  MM.  Devoir  cl  l'ourehel,  auteurs  des  décors 
du  .Si/lj>/ii\  On  nailc  In-aucoup  de  la  reproduc- 
tion liilèle  du  lablea\i  de  l!iar<l  :  /<■  Biipti'me  du 
lYopii/iie  et  ib'  lœ'uvre  sublime  de  Géricaull. 

Nous  profilons  de  l'occasion  qui  nous  amène 
.'l  parler  de  l'Ambigu,  pour  annoncer  l'arrivée  à 
la  dirccli(Hi  de  notre  ami  Chabot  de  l'uuiin, 
jeune  auteur  dont  nous  avons  eu  souvent  ,^  en- 
re;;islrer  les  succès  sur  divers  ihéAIrcs.  MM. 
Cormoii  .  Dutcrlre  et  Chabot  nous  paraissent 
devoir  débulcr  par  une  magnifique  réussite.  La 
iVcdus<!  sera  pour  l'Ambigu  une  mine  d'or. 
,_^  C.-l\..Di.trS 


THE.ATRE  DE  LA  GAITE. 

Le  Cordon  bleu.  —  Le  Sylphe  d'or,  drame  fan- 
tastique en  trois  actes ,  précédé  d'un  prologue, 
de  MM.  Meyer  et  Montigny. 

Le  Cordon  bleu  est  un  vaudeville  aux  allures 
égrillardes,  dû  à  la  plumespirituelle  de  M.  Sau- 
vage. Un  provincial  au  cœur  naifetpur  courtise 
une  cuisinière;  celle-ci  se  fait  passer  pour  com- 
tesseet  le  novice,  après  avoir  été  bafoué  et  battu, 
se  déclare  satisfait.  Mademoiselle  Léonline  sem- 
ble née  pour  jouer  les  cuisinières,  et  Margot, 
mais  voilà  tout... 

Arrivons  au  Sylphe  d'or,  à  cette  pièce  mirifi- 
que qui  devait  écraser  le  succès  des  Pilules  du 
diable  et  qui  n'a  rien  écrasé,  au  contraire. 

Celte  pièce  féerie  ou  fantastique,  peu  importo 
le  nom  ,  repose  sur  ces  pensées  très  morales  : 
l'or  lie  su  I fil  point  au  bonheur;  plus  on  pos- 
sède ,  plus  on  désire.  11  y  avait  certes  un  succès 
dans  une  pareille  donnée  traitée  avec  art,  mais 
MM.  Montigny  et  Aleyer  ont  préféré  faire  estro- 
pier à  leurs  acteurs  la  musique  d' Vuber,  de 
Kossini ,  d'Adam  ,  d'Halévy  ,  etc. ,  au  grand 
CHUui  des  spectateurs. 

Le  machiniste  dont  le  nom  m'échappe  ne  nous 
a  pas  paru  très  fort;  peut-être  aux  représen- 
tations suivantes  se  sera-t-il  distingué  ? 

Quant  aux  décorations,  deux  seules  sont  réel- 
lement remarcptables  et  les  autres  sont  plus 
qu'ordinaires. 

Disons  en  terminant  que  la  pièce  est  très  mai 
jouée  par  toute  la  troupe,  à  l'exception  de  linil 
ou  dix  lapins  qui  dansent  la  /i'i'fi/A'vt'e  en  pré- 
sence d'un  chasseur.  Somme  toute,  ça  n'esl 
pas  chouette,  pour  me  servir  d'une  expres- 
sion échappée  à  un  titi  lors  de  la  nomination 
des  auteurs  ,  machinistes,  décorateurs,  cboré» 
graphes,  compositeurs,  etc. 


HfDue  î)c  cinq  jours. 


13;AVRIL.  —  Une  lettre  de  Rayonne  nous  an- 
nonce que  Cabrera  s'est  emparé  de  Saragosse 
le  6  Uu  courant.  Ce  général  laissante  Segurat  le 
brigadier  LIangostera,  pour  tenir  tète  aux  chefs 
Van  Halen  et  Ayerbe  réunis,  se  serait  jiorlé  par 
une  marche  forcée  à  la  tèle  de  onze  bataillons  , 
sur  la  capitale  de  l'Aragon.  Cette  ville  laissée 
sans  défense,  aurait  capitulé  sans  coup  férir. 

—  On  écrit  de  Vera-Cruz  :  «■  Santa- Anna,  par 
un  de  ces  reviremens  qui,  dii-on,  ne  sont  pas 
sans  précédens  dans  sa  carrière  politique,  s'est 
soudainement  déclaré  pour  la  paix,  et  dii  que 
le  gouvernement  doit  accepter  le  plan  proposé 
par  M.  Pakenham.  Quant  à  lui,  d  l'approuve  en- 
tièrement. Ce  général  vient  de  partir  pour 
Mexico.  >) 

—  On  écrit  de  Stockholm,  que  la  fille  du  célè- 
bre Linnée,  qui  est  morte  à  Lpsal  le  21  de  ce 
mois,  à  rù;;e  de  quatre-vingt-dix  ans  passés,  a 
légué  sa  fortune  à  deux  arrière-pelits-nevcux 
de  l'illustre  naturaliste. 

—  On  écrit  de  Bruxelles,  12  avril  :  «  La  plus 
forte  machine  à  vapeur  qui  ait  été  introduite  en 
Belgique  vient  d'être  débarquée  à  la  place  de  la 
Grue ,  au  Canal  ;  elle  sort  de  la  fonderie  de 
M.  Harvey  et  comp.,  de  Haylie,  duché  de  Corn- 
wall  (Angleterre).  Cette  machine  à  cylindre  est 
de  la  force  de  GoO  chevaux;  les  deux  principales 
pièces  sont  faites  d'une  seule  masse  et  pèsent 
.'i2'(J00  livres  » 

—  Un  vol  d'une  audace  peu  commune,  a  été 
commis  hier  en  plein  jounlans  l'église  deSaint- 
Ambroise,  quartier  l'opincourt.  Il  était  près  de 
midi,  et  un  grand  nombre  de  fidèles  attendaient 
la  célébration  de  l'oflice  divin.  Tout  à  coup  un 
homme,  que  les  assistans  croyaient  appartenir  à 
la  fabrique,  s'approche  de  l'autel ,  et  s'aidant 
d'un  marche-pied  qu'il  avait  été  prendre  à 'luel- 
ques  pas  de  là,  il  s'empare  du  christ  qui  surmon- 
tait le  tabernacle,  etse  diriged'un  pas  tranquille 
vers  la  s  icristie.  Mais  au  lieu  d'y  entrer,  il  sort 
par  une  petite  porte  qui  s'y  trouve  attenante  et 
prend  la  fuite.  Le  bedeau  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir de  la  soustraction  ;  mais  fort  heureuse- 
ment le  christ  enlevé  n'était  pas  celui  qui  fi- 
gure or  linairement  à  cette  place,  et  qui  est  d'aï-- 
gent  massif.  Il  était  en  plaqué.  ^ 

—  lia  été  déclaré,  dans  les  dix  premiers  jours 
d'avril,  au  greffe  du  tribunal  de  commerce  delà 
Seine 35  faillites. 

Dans  les  trois  premiers  mois  de 
1839 205 

Total.  210 
Dans  toute  l'année  1838,  il  n'en  avait  été  dé- 
claré que  iiO.  Ou  peut  voir,  comparativement, 
quelle  a  été  la  force  de  la  crise  qui  travaille  en- 
core le  commerce  de  la  capitale;  mais  ce  n'est  pas 
toul  :  les  divers  passifs  de  ces  240  faillites  éga- 
lent à  peu  l>rès  ceux  des  -120  de   IS3S. 

—  La  première  chambre  du  tribunal  civil  est 
saisie  d'un  procès  i|ui  s'agite  entre  M.  l'arche- 
vi''(|ue  de  Paris  et  les  hérilicrs  d  une  dame  .Naii- 
din.  (|ui,  par  son  testament  a  légué  aux  frères 
du  Calvaire  quarante  actions  de  la  Banipie  de 
France,  représentant  une  valeur  de  lUO.UOO  fr. 
environ.  Cette  cause  a  été  indiquée  à  samedi 
prochain  pour  éti'C  plaidéc. 


Ifi. — Le  b.Mimenl  que  l'amiral  Raudin  a  du 
expé.lier  en  France  après  la  signature  de  traité 
de  la  Vera-Criir  >'si  aiiendu  à  lirest  d'un  moment 
à  l'autre;  mais  il  par  lil  certain  que  le  gouver- 
nement français  a  déjà  reçu  le  texte  du  traité 
par  la  voie  de  Londres. 

—  L'ouverture  de  l'exposition  dcsproduils  de 
l'indusirie  fiera,  dit-on.  partie  du  programme  de 
1,1  fête  du  roi.  l^  garde  nationale.  assuri»-l-on, 
sera  convoquée  el  formera  la  haie  depuis  les 
■ruilerir<pi«qu'à  l'arc  lie  triomphe  de  1  Lloilo, 
et  sera  passée  en  n~vue  par  le  roi. 

Du  reste,  le  proiîrammeannoncer.iii,  conmie 
il'usaiic,  Jcs  fciu  d\iriûicc ,  Ucs  miis  J«  coca juq 


352  — 


et  des    spectacles  gratis  dans  les    carrés  de»  , 
Champ-tlysées.  ,. 

_  La  caisse  dïHiarune  do  Pansa  reçu,diman-  J 
che  U  ellundi  15  avril  is:v.),  de  4,190  déposants  | 
dont  55,s  nouveaux,  la  somme  (le  560,016  fr.       j 

Ixs  lemlioursemens  demandes  se  sont  élevés 
a  la  somme  de  338,000  francs.  1 

—  Les  nouvelles  ijue  nous  recevons  des  dépar- 
temens  nous  apprennent  que  la  souscription  en 
faveur  des  victimes  du  tremblement  de  terre  de 
la  Martinique  oUlient  partout  un  grand  succès. 
A  Tours,  le  produit  d'une  seule  quête  faite  jeudi 
dernier  dans  la  cathédrale  a  été    de  plus   de 

2,'*00fr.  .   ,     T>  N  l'^    „ 

_  Le  1"  (le  ce  mois  est  mort  a  Home,  a  I  âge 
de  nualre-vini;l-cinqans,D.  KoGuet,  de  l'Aca- 
démie de  SaiiU-Luc,  membre  cori  espondant  de 
l'Institut  lie  France  et  membre  de  1  Académie 
des  beaux-arls  de  Florence  M.  Boguet  était  un 
peintre  de  paysages  très  dislingue  :  il  était  né 
en  France,  à  Chantilly.  11  était  allé  à  Rome  dans 
l'intention  d'y  passer  quinze  jours,  il  y  est  resté 

cinquante  ans.  ,         ,   „,c  ■ 

—  On  estime  que  la  population  nègre  del  AHi- 
nue  s'élève  à  près  de  cent  raillions;  en  Amérique 
la  race  nègre  est  évaluée  à  huit  raillions  et  en 
Europe  à  vingt  millions.  ,    ,      u      k 

—  M  Wright,  ancien  concierge  de  la  chamDre 
des  communes,  a  laissé  à  sa  famille,  en  mourant 
de  150  à  200,000  liv.  st.  Il  a  légué  sa  fortune  à 
sa  troisième  femme,  à  ses  amis  et  aiix  enfans  de 
sa  fille  unique,  en  mettant  à  celte  disposition  la 
condition  formelle  qu'aucun  de  ces  enfans  ii  au- 
rait voiture  On  a  retrouvé  dans  un  coin  dune 
des  chambres  du  défunt  une  vieille  boile  ren- 
fermant des  billeis  de  banque  pour  2,000  1.  st. 

—  On  écrit  de  Marseille  : 

,.  La  veuve  et  les  enfans  de  Finfortuné  Nourrit 
seront  rendus  h  Marseille  le  20  courant.  L  exhu- 
mation nécessitait  diverses  formalités,  le  cer- 
cueil n'arrivera  pas  avant  le  commencement  de 
mai.  Ln  ami  de  la  famille,  compatriote  de  Nour- 
rit, M.  Boisselot,  est  chargé  des  tristes  détails 
de 'la  réception  du  corps.  . 

—  Un  accident  bien  extraordinaire  est  an  ivé 
la  semaine  dernière  au  théâtre  de  Versailles 
pendant  la  représentation  du  Sotineur  de 
Sainl-Paul.  L'acteur  chargé  du  principal  rôle 
se  trouvant  en  scène  avec  une  jeune  actrice  ilont 
la  coiffure  élail  ornée  d'une  longue  épingle  à 
malienne,  enleva  par  mégarde,  en  gesticulant, 
cette  épingle.qui,  lancée  comme  une  flèche,  alla 
frappe'r  dans  l'œil  du  souffleur.  Ce  malheureux 
poussa  un  cri  perçant  et  tomba  sans  connaissan- 
ce On  s'empressa  de  lui  porter  secours,  et  1  on 
reconnut  que  l'épingle  n'avait  heureusement 
attaqué  que  le  blanc  de  l'œd  dans  angle  intei  - 
ne.  on  espère  que  cet  accident  n'aura  pas  de 
suites  fâcheuses. 


—  On  mande  de  Poitiers  au  Journal  d'Indre- 
et-Loire  ■  «  Un  grave  accident  vient  d'avoir  lieu 
sur  la  route  de  Paris  à  Bordeaux  ;  une  diligence 
a  versé  au  dessus  de  Croutelles,  près  de  Poi- 
tiers, le  10  de  ce  moi  ;  le  choc  a  été  si  violent, 
que, sur  17  voyageurs,  huit  ont  été  blessés  assez 
rriè'vemenl,  plusieurs  d'entre  eux  ontélé  trans- 
portés à  Poitiers,  dans  l'état  le  plus  déplorable; 
le  postillon  a  eu  le  bras  cassé  en  plusieurs  en- 
droits. On  attribue  cet  accident  à  la  rupture  de 
la  cheville  ouvrière.  Procès-verbal  a  été  imraé- 
diatenv  nt  dressé.  »  ,,    ,    .      , 

—  On  dit  qu'un  libraire  vient  d'acheter  à 
M  Thiers,  moyennant  20,000  fr.  le  complément 
de  .son  Histoire  de  la  Retwiufion  fraii(,aue 
jusqiiàr empire  et  lare.ilauralion.CeUv.  con- 
tinuation devrait  être  livrée  dans  deux  ans. 

—  Le  prix  du  pain  est  ainsi  fixé,  pour  la 
deuxième  quinzaine  d'avril  :  15  sous  les  quatre 
livres,  première  qualité  ;  12  sous  les  quatre  li- 
vres, deuxième  qualité. 

—  On  voit  en  ce  moment  dans  le  grand  chan- 
tier de  la  place  de  la  Bastille  une  statue  colos- 
sale en  bronze,  destinée  â  surmonter  la  colonne 
de  Juillet.  Cette  statue  est  censée  représenter  le 
génie  de  la  liberté.  ,  ,    „  j  . 

—  On  écrit  de  Pont-Audemer  à  la  Revue  du 
Havre  ;  »  Un  vieillard,  qui  avait  fait,  dit-on  , 
un  testament  à  sa  nièce  et  qui  craignait  que  la 
surveillance  de  sa  femme  n'occasionnât  quelque 
préjudice  h  sa  légataire,  s'est  avisé  d'un  moyen 
héroïque  pour  assurer  l'exécution  entière  de  ses 
dernières  dispositions  :  il  a  tué  sa  femme,  puis 
il  s'est  lui-même  noyé  dans  un  puits.  » 

—Une  ordonnance  royale  du  27  mars,  publiée 
parle  Bulletin  des  Lois,  règle  le  périmètre  de 
la  rare  d'arrivée  dans  Paris  du  chemin  de  fer  île 
Paris  à  St-Germain  ;  il  ne  s'étendra  pas  au  de  la 
de  la  rue  Saint-Lazare. 

—  L'interne  qui  a  soigné  Soufflard,M.  James, 
vient  desoumetlre  la  tête  de  ce  cnminelaux  ap- 
plications phrénologiques.  Voici  es  ■'«^■s"  »'« 
fournis  par  l'inspection  du  crâne  :  les  Pt'otnbt- 
rances  les  plus  apparentes  étaient  celles  de  a 
l.îënveiUance,  de  l'estime  de  soi,  de  esprit  de 
saillie  et  de  l'amour  de  la  propriété.  Quant  a  la 
boe  du  meurtre  ,  elle  existait  à  peine  chez 
Soulflard.  La  phrénologie  ne  s'estjpas  rangée  au 
nombre  des  sciences  exactes. 


17  —  Auiourd'hui,»  la  chambre  a  procédé  à 
l'élection  de  son  président.  Le  dépouillement 
desvô"es  .s'est  fait  au  milieu  de  'agitation  la 
lus  vive.  M.  llippolyte  Passy  a  été  nommé  au 
ftêniicr  tour  de  'scrutin.  Il  a  obtenu  223  voix  et 
M.  0.  Barrot  193.   Plusieurs  voix  ont  été  per- 

*^"i^  On  écrit  deConslantine  qu'il  y  a  quelque 
lemns  les  Aractas  ayant  commis  quelques  dé- 
pX'ions  parmi  des  tribus  alliées,  1200  hommes 
furent  envoyés  contre  eux.  (.eux-ci,  surpris  à 
F  nu  roviste,  se  laissèrent  enlever  un  nombre 
,roi.  'ieux  de  chameaux,  des  mulets  p  us  de 
Inoo  moutons,  des  bœufs,  des  femmes  et  des  en- 

^"!1'  1  a  cour  d'assises  de  la  Meuse  vient  de  con- 
damner à  deux  mois  de  prison,  un  jeune  homme 
qui  en  avait  blessé  un  autre  en  ".'t";l-,^"V^: 
moin  a  été  condamné  à  quatre  mois  de  la  même^ 

**^!!î.%n  a  remarcpié  que  le  chiffre  des  yerse- 
mens  faits  hier  et  avant-hier  à  la  caisse  d  épar- 
rnc  d'épargne  de  P.uis  a  excédé  le  chiffre  des 
remboursemens.  Nous  nous  empressons  de  si- 
rnaler  comme  un  heureux  symi.tôme  ce  fait  qui 
ne  s'était  pas  produit  depuis  le  i  février. 


18  —  Les  nominations  pour  la  vice-presi- 
dence  se  sont  faites  aujourd'hui  à  la  chambre 
aans  le  même  esprit  qu'hier.  Les  candidats  qui 
ou?  obtenu  la  majorilé  sont  les  représentan 
.les  opinions  conslitulionnelles  et  modérées  .  et 
sont  MM.  Calmon,  Cunin-Gndaine  et  Tes  e. 

_  On  lit  dans  une  lettre  de  Bone,  sous  laldale 

'^Ve 'dernier  courrier  de  Constantine  nous  a 
apporté  des  nouvelles  satisfaisaiites  de  cette 
V  lie,  où  la  misère  était  si  grande  il  y  a  quelque 
em,  s.  La  roule  de  Slora  à  celle  capitale  était 
praticable,  les  provisions  y  arrivent  facilement, 
et  l'on  expédie  de  Stora  de  nombreux  convois. 
La  population  maure  seule  souffre  encore,  mais 
la  garnison  française  ne  manque  de  nen 

ion  parle  chaque  jour  des  embarras  des  rues 
de  Paris,  et  du  malheureux  sort  des  piétons. 
Tout  cela  n'a  rien  qui  doive  surprendre,  si  I  on 
sonre  .m'en  1815  on  ne  comptait  qu'environ 
15  000  voitures  circulant  dans  Pans,  et  .lue  ce 
nombre  est  plusque  quadruple  car  il  y  en  avait 
01,000  en  18:!8;  savoir;  Cabriolets ,  fiacres  ,  di- 
lirences,  omnibus,  20,000;  baquets,  tombe- 
reaux, charrettes  33,000  ;  voitures  de  remises  et 
bourgeoises  6,000.  .        ,       ■      ,      i  - 

—  La  cour  royale  (première  chambre  )  a  dé- 
cidé aujourd'hui,  par  confirmation  d'un  juge- 
ment du  tribunal  de  commerce,  que  es  trai- 
tés relatils  à  la  publication  d'un  journal  consti- 
tuaient un  acte  de  commerce,  et  que  le  proprié- 
taire du  journal ,  aussi  bien  que  le  gérant,  était 
justiciable  des  tribunaux  de  commerce,  et  con- 
traignablc  par  corps  ,  à  raison  des  fournitures 
faites  au  journal.  ^ 

—  C'est  la  ville  de  VVcinheim ,  située  dans  le 


grand-duché  de  Bade ,  sur  la  roule  des  monta  - 
gnes  (îiergsstrass),  qui  conduit  de  Bade  à  Hei- 
delberg ,  que  les  libraires  allemands  ont  choisie 
pour  y  tenir  le  congrès  où  ils  se  proposent  de 
se  concerter  sur  les  mesures  générales  à  pren- 
dre pour  faire  cesser,  une  fois  pour  toutes ,  la 
honteuse  industrie  de  la  contrefaçon.  Il  est  pro- 
bable (lue  le  congrès  sera  ouvert  vers  la  fin  de 
mai ,  ou  dans  le  commencement  de  juin  au  plus 
lard. 

—  L'ancienne  cathédrale  de  Boulogne  va  être 
réédifiée.  La  première  pierre  en  a  été  posée 
lundi  avec  une  grande  cérémonie. 

1 0.— On  écrit  de  Leipzig,  8  avril  :  «  L'ouverture 
solennelle  du  chemin  de  fer  de  Leipzig  à  Dres- 
de, le  premier  grand  chemin  du  continent,  a  eu 
lieu  aujourd'hui.  La  famille  royale  de  Saxe  et 
tous  les  ministressetrouvaientdanslespremières 
voitures.  La  distance  de  31  lieues  a  été  parcou- 
rue en  4  heures  et  48  minutes,  à  cause  des  nom- 
breuses stations  pour  recevoir  les  autorités  de 
villes  situées  sur  la  route  qu'on  avait  invitées  à 
celle  solennité.  » 

—  Le  pape  a  accordé  aux  Israélites  résidant  à 
Rome  la  permission  d'exercer  les  professions  de 
menuisier,  de  cordonnier  et  de  tisserand.  11  leur 
a  même  concédé  un  local  en  dehors  du  g/ietto, 
où  les  apprentis  juifs  trouvent  des  maîtres  à 
leur  disposition,  ainsi  que  tous  les  outils  néces- 
saires aux  différens  métiers.  Non  contente  de 
commencer  ainsi  la  régénération  sociale  des  Isra- 
élites ,  Sa  Sainteté  a  envoyé  h  la  communauté 
une  somme  considérable  pour  être  distribuée 
aux  pauvres. 

—  L'archiduchesse  Marie-Louise  est  arrivée  le 
5  à  Gênes,  venant  de  la  cour  de  Florence,  où  elle 
est  allée  voir  son  frère,  le  grand-duc. 

,  [VIfirQpillp  ', 

«Un  événement  inattendu  a  jeté  la  consterna- 
tion sur  notre  place  :  une  de  nos  premières 
maisons  de  banque,  celle  de  MM.  Laurent  et 
compagnie,  a  suspendu  ses  paieraens.  On  évalue 
le  passif  à  deux  millions.» 

—  On  a  commencé  hier  les  travaux  pour  les 
préparatifs  de  la  Saint-Philippe,  aux  Champs- 
Elysées,  carré  deMarigny,  et  à  la  barrière  du 

Trône. 

Nous  apprenons  avec  satisfaction  que  le 

nom  de  Martignac  doit  être  donné  à  la  rue  que 
l'on  vient  d'ouvrir  sur  les  terrains  voisins  de  la 
rue  Belle-Chasse,  à  Paris. 

—  On  dit  que,  le  célèbre  astronome  Herschell 
doit  se  trouver  à  Nantes  dans  les  premiers  jours 
de  mai. 

—Au  mois  de  juin  I838le  public  a  été  informé 
par  un  avis  affiché  dans  Paris  et  inséré  dans  les 
journaux,  que  \e.s pièces  de  cinq  et  dix  centi- 
mes en  cuivre,  de  la  principauté  de  Monaco,  ne 
peuvent  avoir  un  cours  légal  et  forcé,  et  qu'el- 
les ne  seraient  admises  dans  aucune  caisse  pu- 
blique. Cependant  de  nouvelles  émissions  de  ces 
monnaies  viennent  d'être  récemment  signalées. 
Le  public  ne  sauraient  se  tenir   trop  en  garde 
contre  ces  émissions,  qui  sont  depuis  près  d'un 
an  l'objet  d'une  coupable  spéculation.  Ces  mon- 
naies, n'ayant  point  cours  en  France,  n'ont  que 
la  valeur  du  cuivre  qu'elles  contiennent,  c  est-à- 
dire,  de  la  moitié  environ  de  leur  valeur  nomi- 
nale. J  , 

—  Les  journaux  américains,  en  donnant  des 
nouvellesde  Canton  du  17  novembre,  annoncent 
que  la  frégate  française  YArtétnise  ,  de  52  ca- 
nons, commandée  par  M.  Laplace,  se  trouvait 
dansée  dernier  port.  Les  officiers  de  ce  bâtiment 
avaient  été  accueillis  d'une  manière  fort  distin- 
puée  et  tout  à  fait  exceptionnelle  par  le  gouver- 
nement chinois,  qui  avaienlété  jusqii  a  leurper- 

visiter  la  ville  au-delà  des  limites  im- 


meltre  devi_ 

posées  aux  Européens. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTBET. 


I  Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notrc-Dame-des-Victoires,  16. 


25  AVRIL  1839. 


^^^^  PARAIT  TOITS  n^^ 


IIITÉRATURE,  SCIESCES,  IBltlX-ÀKTS,  IHDUSTKIE,  ^ 

C0KMISSANCB3   DTILKS,  ESQUISSES  DE    MOEORS  ,  ''" 

HÉHOIRES  El  TOTAGES. 


ONS  ÀEONXE   A    PARIS,  ADBDREiDDD  JOORKAL,  rue       -     —g. 

duHELDER,  I J  bis,  et  chez  tous  les  Litraires    '^^ 
et  Directeurs  des  postes.  ^^Ç¥- 

•  '-  M9^ 

Pour  toute   l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre ,      , 
Directeur  des  salons  littéraires,  à  Strasbourg.         #ï 

Et  pour  Londres  et  lesTrois-Rcyaumes,  à  l'Uni. 
teraalLiterary  Cabinet,  64,  SU  James's  StreeU 

Les  abonnemens  ne  datent  que  des  5  et  20  de 
chaque  mois. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par 
la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  Paru. 


N°  23. 

JuCRSACT,  RITCES,  OCTRAGES  IX^DITS  ,  fXni.lCK 
TIONS  XOCVELLK,  BIOGRAPHIES,  TRIBOXAOS 
THEATRES  ET  IIODES. 


PRrX  D  ABONNEIUENT 

POUR  PARIS  ET  LES  DÉPARTEMENS 

POIR  D>'  AS 48  f7, 

POUR  SIX  MOIS 95 

POUR  TROIS  MOIS.   .     •     .' l.'i 

POUR  l'Étranger  ES  SCS  PAR  A.*)  .    ...      6 


On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui  s'a  -. 
bonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en  font  la 
demande  par  lettres  affranchies. 


Au  peu  d'etpril  gue[le  bonhomme  avaiti, 
L'eiprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


Une  gravure  de  modes  est  jointe  lu  n°  du  5  et 
une  lithographieau  n°  du  30  de  chaque  mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

<ièa}m(  te  Jauniitur  français  ft  ftrancjcrô. 


SOMMAIRE. 

Les  chemins  de  fer  au  point  de  vue  gastro- 
nomique.—Un  sinistre  Ai:  DÉSERT,  frafi- 
ment  dUn    Voyage  en  Nubie,  par  Edmond 

CojlIiES.  — Le     PARRAIN     DE      HASARD,     par 

M.  A.  G.  — Recherches  msTORiQUES  sur 

L  EPOQUE  DE  LA  FONDATION  DU  BEFFROI  ET 

L'origine  du  dragon  de  Gand.  —  Poésie  : 
L'HIRONDELLE,  par  Mademoiselle  Marik- 
OlvmpeCarpentier,  couturière.—  Biogia- 
pliie  :  Henri-Mon  tan  Berton,  membre  de 
rinslitut,  par  M.  Henri  Blanchard.  — Sen- 
TE.>cE  DE  Jésus-Crist.  —  Les  canons  de 
Saint-Jean  d'Ulloa.— La  chasse  a  l'aigle. 
—  La  civilisation  par  le  paletot.  —  Revue 
(les  tribunaux  :  L'accusé  muet  (conseil  de 
guerre);  Un  bonhcmrgeois;  V  Arabe  meur- 
trier de  sa  femme.  —Revue  dramnti((ue: 
Vaudeville  :  Marie  Rétnond;  Paeais- 
Roval  :  Simjitette  la  chevrière  ;  Porte 
Saint-Martin  :  LéoBurckart  ou  une  cons- 
piration d'étudians.  —  Remc  des  modes.- 
Rcvue  de  cinq  jours. 


LES  CIIEIII^'S  DE  FER 

ÊIIÎ]?®MT  El  ¥®1  (SâSra®M®ffi2@Wl= 

Silos  chemins  de  fer  sonl  appelés  îi  exercer 
une  itiHuencc  immense  sur  la  politique,  s'ils 
sont  destinés  à  accélérer  U  marche  delà  civilisa- 
tion, ils  ne  doivent  pasai;ii-  d'unemaniOrcmoins 
efficace  sur  la  gastronomie.  l>  rapi.rochemcnt 
fera  sourire  plus  d'un  homme  grave,  decesliom- 
mes  incomplels  qui  n'ont  pas  reçu  de  la  naltu-e 
«ne  hnesse  d'organe  suffisante  pour  apprécier 
un  mets  savoureux,  de  ces  demi-savans  qui,  avec 
toute  leur  science,  n'envisagent  |.as  la  gourman^ 
dise  sous  le  poml  de  vue  de  l'économie  politique 
sous  le  rapport  des  services  considérables  .lu'ellc 
>'ciul  à  tout  le  système  aijricole,  induslr  cl  et 


commercial.  C'est  la  gastronomie  qui,  suivant 
l'expression  de  Brillai-Savarin,  inspecte  les 
hommes  et  les  choses,  pour  transporter  d'un 
pays  à  l'autre  tout  ce  qui  mérite  d'être  connu; 
elle  est  le  lien  commun  qui  unit  les  villes  aux 
campagnes,  les  peuples  aux  peuples,  par  lé- 
change  réciproque  des  objets  qui  servent  à  leur 
alimentation,  en  remplissant  nos  boutiques  de 
comeslibles  de  toute  espèce,  de  toute  saison,  de 
tout  climai  ;  elle  a  fait  de  Taris  comme  un  abrégé 
du  monde  oîi  chaque  partie  comparait  par  ses 
plus  agréables  productions. 

Lne  chose  qui  n'a  pas  été  assez  remarquée  par 
les  historiens  et  par  les  économistes,  c'est  que 
la  gastronomie  a  réellement  opéré  la  plus  grande 
révolution  commerciale  des  lemjis  moilerne>; 
c'est  elle  ([ui  a  établi  des  relations  durables  en- 
tre les  deux  mondes;  c'est  elle  qui  fait  voyager 
d'un  pôle  à  l'autre  les  sucres,  les  cafés,  les  épi- 
ceries, les  vins,  les  salaisons,  jusqu'aux  œufs  et 
aux  petits  pois.  Sans  la  gastronomie,  le  sucre 
serait  encore  à  l'état  de  drogue,  et  la  découverte 
de  rAméricpie  lïit  resiée  sans  résultat.  Aos  colo- 
nies n'existent  iiuepar  les  progrès  effectués  dans 
la  délicatesse  de  notre goilt.  Ainsi  donc,  prenons 
beaucoup  de  café,  prenons-le  très  fort  et  très 
sucré,  aHn  de  conserver  à  la  Fiance  un  rangho- 
noralde  parmi  les  nations  qui  se  dispulentrem- 
pire  de  l'Océan. 

La  puissance  delà  gastronomie  doit  faire  pour 
les  chemins  de  fer  ce  qu'elle  a  fait  i)our  le  com- 
merce extérieur  et  pour  la  navigation.  Le  com- 
merce maritime  ne  transporte  (jne  des  jiroduits 
susceptibles  de  conservation  ;  les  chemins  de  fer 
transporteront  les  produits  <)ui  demandent  à 
être  mangés  dans  toute  leur  fraîcheur,  cprils  ap- 
partiennent d'ailleurs  au  règne  animal  ou  au 
règne  végétal;  le  commerce  maritime  ne  nous 
donne  guère  que  les  denrées  coloniales,  sortes 
d'accessoires  qui  servent  surtout  r>  l'assaisonne- 
ment ou  à  lédulcoralion  des  mets,  et  qui  ne 
peuvent  composer  par  eux-mêmes  iiue  dos  repas 
très  légers  ;  les  chemins  de  fer  nous  donneront 


les  alimens  plus  substantiels,  qui  doivent  servir 
à  flatter  notre  goiU  en  nous  nourrissant,  la  vo- 
laille nouvellement  tuée,  le  poisson  nouvelle- 
ment i)éché,  le  légume  ou  le  fruit  nouvellement 
cueilli.  Il  faut  nous  contenter  aujourd'hui  du 
poisson  qui  arrive  plusieurs  jours  aprèsla  pèche, 
du  lait  qui  se  fabri((ue  dans  les  envirors  de  Pa- 
ris, des  fruits  qui  naissent  sous  notre  troid  cli- 
mat du  .Nord  ;  tout  cela  va  changer;  si  la  vitesse 
réalisée  sur  les  chemins  de  fer  est  six  Fois  plus 
grande  que  la  vitesse  employée  aujourd'hui  dans 
le  transport  de  ces  comestibles,  nous  pourrons 
les  faire  venir  six  fdis  plus  tôt  et  les  recevoir 
dune  dislaiicesix  fois  plus  grande  que  celle  du 
lieu  qui  nous  les  envoie  actuellement;  ;i  ce 
compte,  Paris,  placé  au  centre  des  chemins  de 
fer,  peut  s'approvisionner  sur  uu  espace  de  pays 
trente-six  fois  plus  étendu;  il  n'y  a  plus  une 
seule  production  qui  puisse  lui  éciiap|.er.  Ainsi 
les  chemins  de  fer  rendront  les  plus  grandsser- 
vices  à  la  gastronomie,  comme  aussi  la  gastrono- 
mie rendra  les  plus  grands  services  aux  chemins 
de  fer. 

Sortons  maintenant  des  généralités  pour  arri- 
ver à  des  applications  plus  positives,  à  des  faits 
plus  faciles  ,'»  saisir. 

Il  est  logique  de  commencer  notre  revue gas- 
tronomiipie  i)ar  les  huîtres,  qui  sonl  une  in- 
troduction nécessaire  à  tout  repas  confv>rtablc. 
Voyez  quels  progrès  le  transport  des  iuiitres  a 
faits  deimis  trente  ans.  On  apportait  autrefois  à 
Paris  la  iduparl  des  huîtres  en  bateaux;  aussi 
net  licnt-ellesjamaisfraiches;  elles  se  trouvaient 
même  quelquefois  dans  un  tel  état  d  -Itération 
qu'on  était  obligé  d'en  jeter  des  chargemens 
complets.  Aujourd'hui,  bien  que  vous  enten- 
diez encore  retentir  dans  les  rues  le  cri  ;  .-1  lu. 
harquc\  à  la  barquel  si  aigrement  terminé  eu 
fausset,  ce  moyen  de  transport  est  complètement 
abandoiuié.  Ou  a  tenté  rv'ccjumenl  de  le  faire  re- 
vivre, mais  perfectionné,  en  créant  des  par.-s 
notiaus  qui  sont  remorqués  par  des  bateaux  à 
vapeur;  nous  ignorons  si  ce  moyen  réussira; 


~  354  - 


mais,  Jans  l'état  actuel  dos  choses,  les  liuilrcs 
nous  arrivent  par  iIcs  voitures  si)éciales,  qui 
marclient  plus  ou  moins  vite,  et  qui  font  annuel- 
lement l,OiiO  voyages  sur  Paris.  Maintenant,  que 
Icsclierains  de  fer  nous  mettent  en  relation  ]dus 
ou  moins  directe  avec  les  parcs  de  CourseuUcs, 
de  Dieppe  et  de  Tréport,  et  nous  pourrons  obte- 
nir les  liuitres  dans  toute  leur  fraîcheur,  à  leur 
sortie  des  eaux,  et  lorsqu'elles  viennent  de  ter- 
miner leur  ediicalioii. 

Pour  apprécier  limportance  progressive  de 
la  consommation  des  huîtres  à  Paris,  il  faut  sa- 
voir que  cette  consommation  a  augmenté  d'un 
tiers  depuis  dix  années  seulement;  Paris  ab- 
sorbe aujourd'hui  prés  de  G  millions  de  douzai- 
nes d'huitres  par  an, ce  qui  représenterait  7dou- 
zaines  par  indivi(hi;  malhein'eusemcnt  celte 
moyenne  n'a  jias  grande  valeur,  car  les  classes 
inférieures  n'en  consomment  guère,  bien  que 
cependant  la  claie  de  paille,  enseigne  classique 
de  l'écailière,  ligureà  la  porte  de  lieancoup  de 
marchands  de  vin.  Les  huîtres  que  nous  payons 
10  et  12  sons  la  douzainene  se  paient  (lUc.) sous 
en  moyenne  dans  la  vente  en  gros  ;  ainsi  le  bé- 
néfice de  l'écailière  et  des  autres  intermédiaires 
double  le  prix  d'achat  primitif.  Quand  les  che- 
mins seront  construits,  nous  ne  gagnerons  pas 
seulement  sur  la  rapidité  et  lejirix  du  transport, 
nous  aurons  encore  des  arrivages  plus  réguliers, 
des  marchés  mieux  approvisionnés,  des  dépôts 
mieux  répartis,  et  la  consommation  des  huîtres 
prendra  une  impulsion  nouvellesous  l'influence 
de  ces  grandes  améliorations.  Je  ne  vous  ai  parlé 
que  des  huîtres  communes  ([ui  conviennent  aux 
Louches  vulgaires;  mais  ce  sont  les  huîtres  de 
Marennes,  les  huîtres  d'Ostende,  les  huîtres  ver- 
tes anglaises  qu'il  faut  aux  gourmets  raffinés; 
celles-là  viennent  de  plus  loin  ;  elles  doivent  par 
conséquent  gagner  plus  encore  à  la  construc- 
tion des  chemins  de  fer. 

La  plupart  des  réllexions  que  nous  venons  de 
présenter  sur  les  huîtres  peuvent  s'appliquer  à 
la  marée  en  général.  Le  poisson  de  mer  frais  ne 
.se  transporte  guère  en  (|uanlité  appréciable 
qu'à  25  ou  30  lieues  des  côtes.  Il  n'y  a  d'excep- 
tion que  pour  la  ville  privilégiée,  pour  l'aris. 
C'est  qu'en  effet  le  commerce  de  la  marée, 
comme  celui  des  huîtres,  a  aujourd'hui  un  rou- 
lage spécial  tout  organisé.  Qui  n'a  vu  ces  grandes 
charrettes  de  mareyeurs,  qui  traversent  nos 
rues  au  trot,  toutes  couvertes  de  paille,  et  exha-  • 
lant  ((uelquefois  une  odeur  qui  fait  douter  de  la 
qualité  du  poisson  i'  Les  mareyeurs,  dont  l'in- 
dustrie s'est  beaucoup  perfectionnée  dans  ces 
derniers  temps ,  doivent  cependant  céder  la 
]du|iart  de  leurs  Iransjiorts  aux  wagons  des  pre- 
miers chemins  de  fer  (|ui  seront  construits  ;  en 
elfct,  les  deux  tiers  de  l'approvisionnement  de 
Paris  en  marée  viennent  de  Boulogne,  lîercket 
Dunkerque,  l'autre  tiers  des  côtes  de  la  Norman- 
die au  nord  de  l'emliouchure  delà  Seine;  la 
plui)art  des  saumons  sont  expédiés  de  lîotlcr- 
dam  |iar  la  voie  d'Anvers.  Ainsi,  les  premiers 
chemins  de  fer,  réclamés  par  les  grands  intérêts 
delà  politique  et  de  la  civilisation,  sont  égale- 
ment ceux  qui  sont  le  plus  vivement  appuyés 
par  les  nombreux  amateurs  de  poissons  que  la 
capitale  renferme  dans  son  siin.  En  même  temi)S 
<[ue  nous  resserrons  lallianee  de  la  France  avec 
la  Belgique  cl  l'Angleterre,  nous  obtiendrons  le 


moyen  d'avoir  du  poisson  frais  et  à  bon  marché. 

Les  classes  moyennes  et  inférieures  ont  une 
part  plus  large  qu'on  ne  pense  dans  la  consom- 
mation du  poisson.  Paris  absorbe  anuellenient 
U  millions  dekilogr.  de  poisson  (|ui  se  vendent  à 
la  halle  près  de  5  millions  de  francs  ou  en 
moyenne  8  sous  la  livre  ;  il  est  probable  que  le 
commerce  de  détail  en  élève  le  prix  à  12  sous; 
ce  prix  serait  à  peu  près  égal  à  celui  de  la 
viande  de  médiocre  qualité.  Bien  que  la  puis- 
sance alimentaire  d'une  livre  de  poisson  ne 
puisse  être  comparée  à  celle  d'une  livre  de 
viande,  on  voit  que  les  petites  fortunes  peuvent 
se  permettre  de  temps  à  autre  un  plat  de  marée 
pour  varier. le  régime  liabilneL  En  elTet  la  con- 
sommation annuelle  du  poisson  à  Paris  est  moyen- 
nement de  t5  livres  par  individu.  D'ailleurs, 
p.our  faire  apprécier  la  (lart  relative  des  classes 
moyennes  et  inférieures  dans  cette  consomma- 
tion, il  nous  suffît  de  dire  (jue  les  deux  tiers  du 
poisson  vendu  à  Paris  se  composent  de  poisson 
de  passage,  harengs  et  maquereaux,  de  raies,  de 
merlans  etde  poissons  connuuns. 

Si  les  classes  les  plus  nombreuses  de  la  capi- 
tale doivent  surtout  profiter  de  l'amélioration 
immense  que  les  chmins  de  fer  apporteront 
dans  le  commerce  de  la  marée,  les  gourmets 
doivent  aussi  en  atltndre  de  grandes jouissan-jes, 
des  jouissances  mCme  qui  leur  avaient  été  inter- 
dites jusqu'à  présent.  Ainsi,  la  sardine,  si  déli- 
cate et  cependant  si  abondante  sur  les  côtes  de 
la  Bretagne,  ne  peut  aujourd'hui  arriver  fraîche 
à  Paris;  ainsi,  nous  sommes  privés  actuellement 
des  poissons  délicieux  qui  peuplent  les  côtes  de 
la  Méditerranée,  du  thon,  qui  ne  nous  arrive 
que  conservé  dans  l'huile  ;  de  l'anchois,  que 
nous  ne  connaissons  encore  que  salé  et  saumu- 
ré; eh  bien  !  les  chemins  de  fer  de  l'Ouest  et  du 
Midi  construits,  la  sardine  de  la  Bretagne,  le 
thon  et  l'anchois  de  la  ^Méditerranée,  nos  gour- 
mets auront  cela  tout  frais  et  tout  parfumé  de 
l'odeur  de  la  mer. 

Supposez  que  je  vous  ai  servi  le  poisson  en 
entrée;  je  vais  vous  parler  maintenant  de  la 
volaille  et  du  gibier  qui  forment  d'excellens 
rôtis.  La  volaille  est  un  aliment  léger  et  nour- 
rissant qui  convient  à  tout  le  monde,  au  conva- 
lescent comme  à  l'homme  qui  jouit  d'une  bonne 
santé  ;  trois  pays  de  l'ancienne  France  se  dispu- 
tent l'honneur  de  fournir  les  meilleures  volail- 
les, le  pays  de  Caux,  le  .Mans  et  la  Bresse;  ils 
envoient  déjà  leurs  plus  beaux  produits  à  la 
capitale;  mais  l'éducation  des  gallinacées  fera 
de  nouveaux  progrès  quand  les  chemins  de  fer 
permettront  aux  éleveurs  d'accroître  leurs  dé- 
bouchés. Le  gd)icr  est  plus  recherché  que  la 
volaille  ;  il  fournit  la  plupart  des  mets  de  haute 
faveur  qui  constituent  la  cuisine  transcendante  ; 
mallieureusementlesterrainsvagueset  les  forêts 
où  se  trouve  le  gibier  le  plus  estimé,  sont  assez 
éloignés  de  Paris;  aussi  les  chemins  de  fer  ren- 
dront-ils i)lus  de  service  sous  le  rapport  du 
gibier  que  sous  celui  de  la  volaille.  On  estime  la 
consommation  annuelle  de  Paris  en  volaille  et 
gibier  à  une  valeur  de  plus  de  8  millions.  F^a 
plus  grande  partie  est  en  poulets,  en  dindons  et 
en  pigeons,  l'n  relevé  olïieicl  nous  apprend 
(ju'il  ne  se  vend  à  Paris  que  l.'il  mille  perdrix, 
177  mille  lapins  et  29  mille  lièvres  ;  on  voit  (juc 
le  gibier  cslrcslé  une  nourriture  aristocratique; 


c'est    aux  chemins  de  fer  à    le    populariser. 

Les  produits  agricoles  et  horticultes  doivent 
avoir  leur  tour  ;  le  règne  animal  ne  doit  pas 
exclure  le  règne  végétal;  l'homme  est  omnivore 
et  à  ce  titre  il  a  la  part  la  plus  grande  dans  les 
jouissances  que  l'organe  du  goût  est  susceptible 
de  procurer.  Les  produits  animalisés,  tels  que 
les  œufs,  le  lait,  le  beurre,  le  fromage  ;  les  pro- 
duits du  jardinage,  tels  que  les  légumes  de  tout 
genre,  jouent  un  rôle  important  dans  le  régime 
alimentaire  des  habitans  de  Paris.  La  capitale 
consomme  annuellement  7-5  millions  d'œufs,  36 
millions  de  litres  de  lait,  23  millions  de  livres 
de  beurre.  C'est  une  consommation  énorme.  La 
consommation  moyenne  du  beurre  de  l'habitant 
de  Pari?  est  presqu'égale  à  celle  d'un  habitant 
de  Londres,  et  cependant,  on  sait  combien  il  en 
faut  pour  couvrir  les  nombreuses  tartines  que 
mange  tout  Anglais  en  buvant  le  thé.  Mais  ne 
pourrions-nous  avoir  du  lait  plus  pur,  plus 
crémeux  que  celui  qui  nous  est  fourni  par  les 
vaches  maigres  des  environs  de  Paris  ?Ne  pour- 
rions-nous faii-e  venir  le  beurre  plus  rapidement 
de  la  Manche  ei  du  Calvados?  Ne  pourrions- 
nous  avoir  des  légumes  [ilus  savoureux  que  ceux 
qui  sontobtenus  parles  maraîchers  à  grand  ren- 
fort de  fumiers?  La  réponse  à  toutes  ces  ques- 
tions est  encore  dans  l'éiablissement  des  chemins 
de  fer;  c'est  par  les  relations  qu'ils  établiront 
entre  Paris  et  les  campagnes  plus  ou  moins 
éloignées,  que  nous  pourrons  attirer  ces  objets 
d'une  consommation  immédiate  et  répétée  qu'on 
ne  peut  produire  actuellement  qu'à  proximité 
des  lieux  de  consommation. 

On  nous  fera  sans  doute  une  objection  ;  on 
nous  dira  que  tous  ces  petits  laitiers,  cultivateurs 
et  jardiniers,  n'iront  pas  faire  vingt,  trente  ou 
quarante  lieues  pour  vendre  leurs  produits.  On 
ajoutera  que  la  vitesse  obligée  dn  parcours  ne 
permet  pas  atix  convois  de  chemins  de  fer  de 
s'arrêter  de  cinq  en  cinq  minutes  pour  charger 
une  expédition  de  détail  ;  l'objection  serait  va- 
lable s'il  fallait,  en  effet,  qu'ils  allassent  tous  sé- 
parément au  marché.;  mais  il  n'en  sera  pas  ainsi 
et  nous  trouvons  une  réponse  entièrement  satis- 
faisante dans  un  ouvrage  publié  récemment  (I). 
Les  riverains,  les  habitans  des  pays  voisins,  se- 
ront amenés  à  réunir  les  denrées  dans  un  même 
lieu  ;  et  lait,  beurre,  fromage,  légumes,  etc., 
ainsi  réunis,  seront  expédiés  à  des  commission- 
naires ou  crieurs  publics,  pour  être  vendus  au 
profit  des  expéditeurs  qui  se  partageront  ensuite 
le  produit  de  la  vente  suivant  Fimportance  et  la 
qualité  des  denrées  qu'ils  auront  fournies.  Déjà 
le  poisson  de  mer,  le  Iteurre,  etc.,  ne  sont  pas 
vendus  autrement  dans  la  plupart  des  villes  de 
France.  Dans  le  Jura  et  dans  le  Doubs,  en  Suisse 
et  en  Hollande,  le  laitage,  le  fromage,  sont 
exploités  également  en  commun.  Les  laiteries, 
morcelées  et  isolées  des  environs  de  Pontoise 
confondent  et  expédient  à  Paris,  pour  être  ven- 
dus en  commun,  3,000  litres  de  lait  chaque 
jour.  Si  les  chemins  de  fer  amènent  réellement 
ces  associations  pour  la  vente  en  commun,  le 
consommatenr  parisien  n'y  gagnera  pas  seule- 
ment des  comestibles  à  meilleur  marché  ,  il 
ol)liendra  en  outre  une  sorte  de  garantie  contre 
les  falsifications  que  les  coassociés  seront  inté- 

(1)  Des  Intérêts  du  Commerce,  pat  C,  Pccueur, 


—  '355  — 


ressés  à  surveiller  sévèrement.  Car  tous  ne 
savez  pas,  malheureux  Parisiens,  tout  ce  que 
les  marchands  nirleiU  à  votre  lait;  s'ils  n'y  met- 
taient que  lie  l'eau  !  mais  ils  font  bien  d'autres 
mélanges,  et  peut-être  n'oseriez  vous  jjIus  pren- 
dre votre  café  le  matin,  si  je  vous  disais  que  cette 
mousse  crémeuse,  que  vous  admirez  au  bord  de 
vos  bottes,  n'est  souvent  obtenue  (ju'avec  delà 
cervelle  de  mouton  mélangée  et  Itattue  avec  le 
lait. 

Parlerai-jc  maintenant  des  fruits  ?  Pourquoi 
pas?  ce  sera  le  dessert.  Certes,  nous  en  avons 
d'excellens  dans  nos  environs.  S'il  n'existe 
pas  encore  de  chemin  de  fer  d'ici  à  Fontaine- 
bleau, vous  avez  du  moins  pu  vous  y  rendre 
par  le  bateau  à  vapeur,  et  vous  y  aurez  vu  ce 
terrain  si  vanté  de  Thomery,  qui  se  compose  de 
400  arpens  d'arides  carrières ,  connues  ,  du 
temps  d'Henri  IV,  sous  le  nom  des  Effondres, 
et  au((uel  la  culture  du  chasselas  procure  au- 
jourd'hui un  revenu  annuel  d'un  million.  Sans 
aller  jusqu'à  Fontainebleau,  vous  trouverez,  à 
la  porte  même  de  Paris,  le  village  de  Montreuil, 
jadis  misérable  et  inconnu,  aujourd'hui  peuplé 
de4  à  .5,000habitans  occuiiés  tous  il  la  culture 
du  pêcher,  dont,  pendant  trois  mois,  ils  versent 
sur  nos  tables  les  fruits  brillans  et  savoureux. 
Cependant,  quelijue  délicicuxque  soit  le  chasse- 
las de  Fontainebleau  ,  nous  n'en  désirons  pas 
moins  goûter  les  raisins  de  la  Province  :  si  ve- 
loutées et  si  bonnes  que  soient  les  iiêches  de 
Montreuil,  nous  n'en  souhaitons  pas  moins  pou- 
voir servir  sur  nos  tables  les  abricots  célèbres 
de  l'Auvergne  ;  et  ces  figues  marseillaises  d'une 
chair  si  délicate,  d'un  goût  si  sucré,  ne  nous 
serait-il  jias  agréable  de  les  manger  toutes  fraî- 
ches, tandis  (pi'aujourd'hui  nous  les  obtenons 
sèches  et  sans  parfum?  Eh  bien!  les  chemins 
de  fer  vous  donneront  tous  cesproduits  exquis, 
et  vous  pourrez  avoir  un  dernier  service  où  les 
fruits  de  tous  les  climats  seront  réunis,  captivant 
tous  les  sens  à  la  fois  par  la  variété  de  leurs  for- 
mes, par  la  richesse  de  leurs  couleurs,  par  la 
suavité  de  leur  odeur  et  de  leur  goi'il. 

Ainsi  les  chemins  de  fer  sont  appelés  à  agran- 
dir le  domaine  de  la  gastronomie.  Le  gourmet 
parisien  étendra  au  loin  ses  conciuétes  ;  son 
pouvoir  dégustateur  se  perfectionnera  encore  et 
il  obtiendra  des  jouissances  dont  il  scndilait  de- 
voir élre  privé  à  jamais.  S'il  est  vrai,  comme  l'a 
dit  Brillât-Savarin,  que  la  destinée  des  nations 
dépende  de  la  manière  dont  elles  se  nourrissent 
quelle  doit  élre  la  destinée  de  Paris,  placé  au 
centre  d'un  réseau  de  chemins  de  fer  (|ui  per- 
mettra à  ses  habitans  de  réunir  h  la  fois,  dans 
un  même  repas,  les  primeurs  de  la  Normandie, 
de  l'Auvergne  et  de  la  Provence  ?  Mais,  si  Paris 
voit  s'élargir  lecercle  de  son  alimentation,  com- 
bien les  provinces  devront  en  tirer  jirolit  ?  La 
culture  i[ui  produit,  le  commerce  qui  échange, 
l'industrie  (|ui  préiiare  tous  ces  élémens  de 
notre  sensualité,  recevront  une  impulsion  nou- 
velle, un  nouveau  développi^menl.  La  gaslrono- 
mic,  servie  par  les  chemins  de  fer,  enrichira  j 
cette  foule  de  pêcheuis,  chasseurs,  fermiers, 
liorticul  leurs, (|ui  remplissent  journellement  nos 
otliccs  du  résultat  de  leurs  découvertes  et  de 
leurs  travaux.  C'est  un  bien-être  universel  au- 
quel tout  le  monde  doit  participer. 

{Coinmerce), 


m  SINISTRE  Ml  ISERI. 

FRAGMENT  D'UN  VOYAGE  EN  NUBIE. 

Commp  l'Océan,  le  désert  a  ses  tempêtes  et 
ses  naufi'ages,  il  a  ses  sirtes  et  ses  tourbillons,  et 
l'on  peut  cire  sid)mcrgé  par  les  sables  comme 
par  les  dots.  Si,  selon  la  belle  expression  d'Ho- 
race, l'homme  qui  le  premier  osa  se  confiera  la 
mer  avait  un  triple  airain  autour  de  sa  poitrine, 
ceux  qui  ne  craignent  jias  de  s'avcnlurer  il  tra- 
vers des  solitudes  immenses  où  nulle  route 
n'est  tracée  ont  aussi  besoin  d'avoir  une  volonté 
forte  et  une  ùme  bien  trempée.  Il  faut  plus  d'au- 
dace, plus  de  hardiesse  au  navigateur;  il  faut  ù 
l'homme  du  désert  un  courage  plus  calme  et 
plus  persévérant.  Le  premier  a  plus  d'ardeur  et 
de  fougue,  et  il  imprime  sa  vie  au  vaisseau  qu'il 
dirige;  le  second  idcntilie  la  sienne  à  celle  du 
dromadaire,  si  justement  délini  le  navire  du  dé- 
sert, et  il  déploie  une  énergie  à  toute  épreuve  et 
toujours  soutenue. 

En  enlrant  dans  le  désert,  on  éprouve  un  sai- 
sissement indéfinissable.  Lorsque  les  lieux  habi- 
tés par  les  hommes  se  sont  elîacés  dans  le  loin- 
tain, et  que  le  rideau  est  tiré  sur  toutes  choses 
vivantes,  alors  qu'on  n'aperçoit  plus  de  tous  cô- 
tés (ju'une  plaine  sans  tin,  aride  et  brûlée;  alors, 
dis-je,  le  cœur  se  contracte,  et  l'on  promène  au- 
tour de  soi  un   regard  lent,  mélancolique  et 
plein  d'une  inquiétude  étrange,  parce  qu'autour 
de  soi  tout  est  empreint  d'un  caractère  de  ma- 
jesté sévère  et  redoutable.  Un  soleiljsans  nuages 
règne  seul  au  lïrmament,  et  parcourant  en  si- 
lence le  désert  de  l'immensité,  vous  inonde  de 
ses  Ilots  lumineux  :  ses  rayons,  ])lus  ardens,  s'a- 
battent avec  furie  sur  ces  solitudes  muettes,   et 
s'émoussenten  s'irritantdeleur  imi>uissance  à 
vivifier  ces  sables  éternels.  Dans  ces  lieux  aban- 
donnés, tout  est  morne,  mais  imposant  comme 
la  mort  :  à  son  insu,  le  voyageur,  quel  que  soit 
son  Age,  devient  pensif  et  même  soucieux;  sa  dé- 
marche est  grave  et  solennelle;   sa  respiration 
brève  et  étouffée,  et  il  refoule  en  lui  ses  pensées 
qui  l'assiègent  et  voudraient  déborder.  11  écoute, 
et  pour  un  instant  il  voudrait  voir  s'anéanlir 
toutes  ses  facultés  et  ne  conserver  que  le  sensde 
l'ouie  pour  mieux  écouter,  car  du  sein  de  ce  si- 
lence universel  s'élève  une  mélodie  inconnue, 
mais  sublime,  qui  le  trouble  et  l'exalte.  Cette 
musiipie  de  l'Ame  que  chacun  porte  en  soi,    et 
qu'on  n'entend    point   dans    le  tourbillon  du 
monde,  élouH'ée  ([u'cllc  est  par  le  brou/ta/ia 
des  hommes  et  des  choses,  se  révèle  harmonieuse 
cl  pure  dans  ces  solitudes  sauvages,  et  vous  eni- 
vre de  ses  mystérieuxfaccords.  Oh  !  alors  le  voya- 
{[cnr  se  sent  agrandi  ;  son  teil  reluit,  et  il  relève 
fièrement  sa  télc,  qu'il  portail  d'abord  lourde  et 
bai-ssée  :  il  est  roi  du  désert  I  Cet  espace  sans  li- 
miies  i|ui  se  déroule  de  toutes  paris,  ce  vent  qui 
souille,  ce  soleil  ardent,  le  ciel  si  bleu,  celte  na- 
ture rude  cl  inféconde,  tout  cela  est  îi  lui,  à  lui 
seul  ;  iicr.sonne  pour  le  lui  disputer.  Il  peuple 
son  royaume  d  esprits  invisibles,  et  son  imagina- 
lion,  cnriilùe  de  toute  l'inferlilitc  du  désert,  fait 
surgir  devant  lui  une  création  tout  entière  sou- 
mise .^  si  domination.  Qu'il  est   heureux   dans 
ces  momcns  de  délire  !  il  croit  voir  s'animer  ces  ! 


plaines  solitaires;  lisent  frémir  sous  ses  pas  la 
toire  qu'il  foule,  et  il  entend  mugir  la  vois  du 
désert  qui  s'éveille.  Et  il  grandit,  il  grandit  en- 
core :  dégagé  de  toute  préoccupation  frivole, 
son  âme  enthousiaste  s'élève  vers  le  Tout-Puis- 
sant qu'elle  interroge,  et  il  attend  dans  un  re- 
cueillement f  ieux  la  réponse  divine.  II  écoute; 
déjà  il  croit  saisir  quelques  sons  inarticnlés  que 
l'oreille  humaine  ne  pourrait  comprendre;  ses 
genoux  fléchissent;  son  attention  redouble, 
mais  il  n'entend  plus  rien,  et  déçu  dans  son  or- 
gueilleuse espérance,  il  s'arrête  haletant,  acca- 
blé. 

Souvent  le  mirage,  la  plus  étonnante,  la  plus 
merveilleuse,  la  pi  us  réelle  de  toutes  les  illusions, 
vient  encore  ajouter  à  son  exaltation  fiévreuse; 
au  milieu  des  sables  calcinés,  il  voit  tout  à  coup 
apparaître  de  gracieux  bos(|uets  à  l'ombrage  dé- 
siré, de  vastes  cités,  des  plaines  verdoyantes  et 
des  lacs  à  l'onde  pure  et  éblouissante  dont  la 
vue  seule  désaltère;  tous  ces  objets  sont  là  de- 
vant lui  ;  ses  yeux  ne  le  trompent  point,  ce  n'est 
point  une  erreur,  une  fantasmagorie,  et  quicon- 
que regarderait  comme  lui  les  verraità  la  même 
place.  A  ces  apparitions  séduisantes,  les  cha- 
meaux eux-mêmes  cheminent  avec  moins  d'in- 
dolence, et  leurs  fardeaux,  qui  les  alfaissaient, 
commencent  à  leur  sembler  légers.  Le  but  est  là 
devant  eux,  et  s'il  parait  s'éloigner  à  mesure 
qu'ils  avancent,  c'est  qu'un  effet  d'optique  le 
leur  avait  montré  trop  rapjuoché,  mais  ils  vont 
l'alteindre;  ils  arrivent.  Le  voyageur  haletant, 
mais  rassuré,  jette  un  dernier  regard  sur  le  dé- 
sert qu'il  laisse  derrière  lui,  et  se  réjouit  dans 
son  cœur,  car  il  touche  enfin  au  terme  de  ses 
fatigues  :  il  va  reposer  sa  tête  sur  un  gazon  fleuri 
à  l'ombre  d'un  vert  feuillage;  il  rafraichira  son 
corps  dans  les  eaux  limpides  d'une  source  inta- 
rissable; il  va  revoir  les  hommes,  qu'il  aime  de- 
puis qu'il  les  a  quittés,  et  il  rentrera  avec  joie 
dansle  sein  des  villes,  qu'il  avait  abandonnées 
par  dégoût.  Mais  les  cités,  les  lacs,  les  prairies  e\ 
les  bois  s'éloignent,  s'éloignent  encore,  s'éloi- 
gnent toujours  et  ,s'e(fticeni  brusquement  comme 
un  songe  au  réveil. 

Cepenilant  tout  n'est  pas  mirage  et  prcslige 
dans  le  désert.  Si,  comme  l'Océan,  le  désert  eit 
semé  de  dangers  et  d'écueils,  comme  l'Océan  '5 
ofTre  des  beautés  nisoliten  qui  étonnent  sur- 
tout l'homme  des  villes,  l'homme  civilisé.  Lors- 
que, dans  ce  royaume  de  sable  abandonné  aux 
animaux  féroces,  on  voit  s'élever  fralcheet  riante 
une  de  ces  iles  de  verdure  qui  changent  tout  à 
coup  la  physionomie  du  désert,  le  cœur  se  dilate 
et  l'on  se  réjouit  comme  en  un  jour  de  fête.  Ces 
solitudes  sombres  et  sauvages  se  dérident  et  sY-' 
panouissent  :  aux  yeux  du  voyageur,  la  nature 
entière  se  revêt  d'une  leinle  plus  douce  el  plus 
alir.iyanie;  le  soleil  est  moins  ardent,  h  brise 
souine  plus  légère;  une  oasis  dans  le  déicrt, 
c'est  un  (lambeau  dans  une  nuit  pro.'onde,  c'est 
le  sourire  qui  éclaire  un   front  sévère  et  cour- 
roucé. El  puis  le  soir,  à  Iheure  du  crépuscule 
on  voit  taniot  pas^^er,  alertes  et  effarées,  quel- 
ques gazelles  regardant  souvent  derrière  cUes 
commcsi  elles  élaienl  poursuivies,  tantôt  c'est 
une  girafe  égarée  dont  les  ch.isscurs  ont  perdu 
les  traces,  d'autres  fois  ondisiingue  dansleloin- 
lani  de  gigantesques  autruches,  courant  le  cou 
tendu  Cl  leurs  grandes  ailes  dépIo>  écs  comme 


356  = 


les  voiles  d'un  navire  ;  puis,  encore,  quand  les 
ténèbres  ont  enveloppé  le  désert,  et  qu'on  re- 
pose autour  d'un  foyer  brillant,  on  entend  aux 
alentours  les  rugissemcns  des  lionnes  et  le  miau- 
lement des  tigresses  veillant  sur  leurs  petits. 
Alors  on  est  saisi  d'une  sorte  de  terreur  incon- 
nue ;  on  écoute  en  proie  à  des  émotions  extraor- 
dinaires, ignorées  de  quiconque  n'a  pas  vécu  au 
désert  ;  on  regarde  et  on  ne  voit  personne  autour 
de  soi,  on  tressaille,  le  cœur  bat  plus  vite,  et 
malgré  les  périls  imminens  auxquels  on  se  trouve 
exposé,  on  est  lier  et  l'on  se  réjouit  en  se  regar- 
dant seul  dans  ce  monde  inoccupé. 

Tel  est  le  désert;  telles  sont  les  sensations  du 
voyageur  qui  le  traverse. 

J'avais  quitté  la  presqu'île  du  Scnnâr  avec 
trois  marchands  d'esclaves,  et  m'embarquant 
avec  eux  sur  le  Nil,  nous  étions  arrivés  ensemble 
à  Berber,  capitale  de  la  Haute-Nubie.  Cette  ville, 
bâtie  sur  la  rive  droite  du  Meuve,  occupe  un 
espace  de  terrain  assez  considérable  :  elle  est 
sans  remparts;  ses  maisons,  mal  groupées,  ont 
presque  toutes  un  aspect  misérable.  A  les  voir 
ainsi  délabrées  et  poudreuses,  on  les  croirait 
jnhaliitées;  les  alentours  sont  inanimés  et  ari- 
des, et  dans  ces  lieux,  le  Nil  a  peine  à  féconder 
ses  rives.  On  découvre  çà  et  là  quelques  arbres 
chétifs  et  sans  sève;  l'herbe  est  jaune,  les  sables 
ont  tout  envahi.  Malgré  son  importance,  Ber- 
ter  est  triste,  sans  attrait  ;  c'est  une  ville  dans  le 
désert. 

En  débarquant,  Abd-el-Saïd,  Hajji-Moham- 
med  et  Abou-Sélim  (  ainsi  se  nommaient  les 
trois  jellabs)  (1),  qui  avaient  des  maisons  dans 
les  principales  villes  où  ils  stationnaient  habi- 
tuellement, réunirent  leurs  esclaves  et  se  rendi- 
rent chez  eux  séparément.  Dès  que  le  gouver- 
neur eut  appris  mon  arrivée,  il  me  fit  donner 
une  habitation  commode,  que  j'occupai  tout  le 
temps  de  mon  séjour  à  Berber.  J'allais  voir  sou- 
Tent  les  jellabs  avec  qui  je  m'étais  lié  durant  la 
route;  j'aimais  à  les  interroger  sur  leur  com- 
merce; ils  répondaient  avec  complaisance  h  tou- 
tesmes  questions,maisils  ne  pouvaientcompren- 
dr  ■^l'intérêt  que  je  manifestais  pour  leurs  cs- 
«  Tes,  qu'ils  appelaient  leur  marchandise.  Ces 
trois  hommes,  qui  étaient  partis  ensemble  de  la 
ïille  de  Sennar,  allaient  maintenant  se  séparer 
et  suivre  des  routes  diverses.  Abd-el-Said  de- 
vait, sans  s'éloigner  du  Nil,  se  diriger  vers  Don- 
jjola,  qui  servait  de  résidence  aux  princes  du 
Soudan  avant  c]ue  la  Nubie  et  les  contrées  voisi- 
aif  s  eussent  subi  le  joug  du  pacha  d'Egypte  :  de- 
puis la  conciuéte  de  ces  pays  jiar  le  vice-roi,  la 
capitale  de  celte  province  se  trouvait  abandon- 
née, et  une  ville  de  fraîche  date,  connue  sous  le 
nom  de  Dongola-el-Ordi,  ou  le  camp  de  Don- 
gola,  commençdit  à  s'élever  à  (juelque  distance 
de  l'ancienne,  et  était  déjà  le  rendez-vous  de 
nombreux  commcrçans.  Ajji-Mohamraed  se  dis- 
jiosait  à  amener  ses  esclaves  en  Arabie,  à  travers 
le  vaste  désert  (jui  s'étendant  du  Nord  au  Sud, 
depuis  Souezjiis.^n'en  Abyssinie,  sépare  le  Nil 
de  la  mer  Rouge.  Il  devarts'embanpier  à  Saoua- 
kim,  qui  s'élève  sur  la  côte  occidentale  du  golfe 
Arabique,  entre  Cosseiret  Massaouah,  faire  voile 
vers  Djedda,  et  se  rendre  ensuite  à  la  Mecque  cl 

(1)  Nom  sous  Icqnel  Ics.Aralics  disUnguent  le?  lUiii-- 
c'fBiids  d'esclaves. 


à  Médine  pour  vendre  son  troiipeiiu,  et  accom- 
plir en  même  temps  le  pèlerinage  que  le  sublime 
prophète  prescrit  aux  lidèles  croyans.  Abou- 
Sélim  partait  pour  l'Egypte  ;  il  avait  à  parcou- 
rir le  désert  de  krousco,  si  souvent  fatal  aux  ca- 
ravanes. Arrivé  à  Dir,  la  plus  jolie  ville  delà 
Basse-Nubie,  aussi  remarquable  par  la  fraîcheur 
délicieuse  de  ses  jardins  que  pa:-  ses  antiques 
monolithes,  il  devait  s'embarquer  sur  le  Nil,  et 
changeant  de  cange  [i]  à  Assouan,  au-dessous 
de  la  première  cataracte,  descendre  paisiblement 
jusqu'au  Caire,  qui  était  le  but  de  son  voyage. 

Ces  marchands,  qui  m'avaient  paru  vivre  en 
bonne  harmonie,  et  que  j'avais  crus  d'abord  liés 
d'intérêt,  se  déchiraient  mutuellement  depuis  ' 
leur  arrivée  à  Berber.  La  concurrence  les  avait 
rendus  ennemis;  ils  étaient  jaloux  l'un  de  l'au- 
tre, et  leur  haine  réciproque  qu'ils  dissimu- 
laient si  bien,  était  vieille  et  profonde  ;  ils  ne  né- 
gligeaient aucune  occasion  de  se  nuire;  d'après 
Abd-el-Saïd,  les  plus  belles  esclaves  d'Abou- 
Sélim  et  d'Hajji-Mohammed  avaient  toutes  des 
défauts  cachés,  mais  capitaux  ;  selon  Abou-Sé- 
lim et  Hajji-Mohammed,  Abd-el-Said  n'avait  ja- 
mais vendu  une  vierge.  Le  caractère  de  ces  hom- 
mes si  différens  dans  leurs  relations  avec  les  per- 
sonnes étrangères,  était  le  même  avec  leurs  es- 
claves, qu'ils  traitaient  toujours  avec  une  bruta- 
lité révoltante,  avec  un  dédain  inouï.  Hajji-Mo- 
hammed, si  complaisant  et  même  si  servile  avec 
tous  ceux  qu'il  considéi'ait  comme  ses  supé- 
rieurs, et  Abd-el-Saïd,  si  rusé,  si  fourbe  avec 
tout  le  monde,  n'étaient  ni  plus  humains,  ni 
plus  compatissans  envers  les  malheureuses  créa- 
turcs  dont  les  destinées  étaient  entre  leurs  mains, 
que  le  farouche  Abou-Sélim  lui-même,  toujours 
impatient,  toujours  emporté,  toujours  si  l)rus- 
que  dans  ses  paroles. 

Ils  vendirent  plusieurs  jeunes  lilles  condam- 
nées à  aller  vieillir  dans  les  harems  des  princi- 
paux personnages  de  Berber,  et  aussitôt  après 
ils  s'occupèrent  de  leurs  préparatifs  de  départ, 
qui  dilîérèrent  selon  la  nature  des  lieux  que 
ciiacun  d'eux  avait  à  parcourir.  Abd-el-Saïd, 
qui  se  rendait  à  Dongola  en  suivant  le  cours  du 
grand  fleuve,  et  qui  devait  en  outre  rencontrer 
sur  son  chemin  des  villages  hospitaliers  où  il  lui 
serait  facile  de  remplacer  ses  provisions  épui- 
sées, partit  avec  un  léger  Jjagage.  La  route  qui, 
par  le  désert  des  Bichari,  conduisait  à  la  mer 
Rouge  était  plus  longue  et  plus  fatigante;  les 
sources  d'eau  n'apparaissaient  que  de  loin  en 
loin  dans  cette  pénible  traversée,  et  Hajji-Mo- 
hammed, pour  effectuer  son  voyage,  sinon  avec 
agrément,  du  moins  sans  danger,  fut  obligé  de 
traîner  après  lui  un  attirail  lieaucoup  plus  con- 
sidérable que  celui  d'Abd-el-Saïd.  Abou-Sélim 
avait  eu  besoin  de  toute  son  activité  i)our  voir 
ses  préparatifs  aussitôt  terminés  que  ceux  de 
ses  coneurrens.  Le  trajet  de  Berber  à  Dir,  à  tra- 
vers les  plaines  sablonneuses  de  Krousco,  était 
dangereux  ;  les  voyageurs  les  ])lus  intrépides  ne 
s'aventuraientqu'avec  craintedans  celte  solitude 
stérile  empreinte  de  désolation,  et  le  jellab  n'a- 
vait rien  négligé  pour  se  préserver  des  malheurs 
dont  on  est  menacé  dans  ce  désert  entièrement 
privé  d'ombre,  de  sources  vives,  et  que  nulle 

(1)  Noqi  qu'on  donne  aux  barque^  qui  sillonuentle 
;  Nil, 


oasis  ne  déride.  H  avait  entassé  chez  lui  d'énor- 
mes provisions  de  beurre,  de  lentilles  et  de  bis- 
cuils;  depuis  plusieursjours,  sesesclaves étaient 
occupés  à  broyer  entre  deux  pierres  le  grain 
d«nt  ils  devaient  se  nourrir  en  voyage,  et  il  avait 
acheté  dans  la  ville  la  plupart  des  outres  qu'il 
avait  jugées  propres  à  bien  conserver  l'eau.  Au 
jour  lixé  pour  le  départ,  les  trois  marchands  se 
réunirent  pour  venir  me  dire  adieu  ;  ets'étantsé- 
jiarés  peu  de  temps  après,  ils  sortirent  de  Ber- 
ber, précédés  de  leui-s  chameaux,  et  s'éloignè- 
rent lentement.  Je  fis  des  vœux  pour  leurs  es- 
claves, dont  l'inexplicable  insouciance  m'avait 
souvent  étonné,  et  après  avoir  accompagné 
Abou-Sélim  jusqu'à  l'entrée  du  grand  désert,  je 
revins  chez  moi  plein  de  irislcs  pensées. 

Plus  de  huit  jours  s'élaient  écoulés  de- 

l)uis  le  départdes  jellabs,  et  je  me  disposais  moi- 
même  à  poursuivre  ma  route  vers  l'Arabie,  lors- 
((u'un  matin  mon  domestique  Hassan,  en  reve- 
nant du  marché,  m'np])rit  qu'Abou-Sélim  avait 
reparu  seul  à  Berber.  Vivement  frappé  de  cette 
nouvelle,  qui  néanmoins  m'était  annoncée  avec 
une  nonchalance  tout  orientale,  je  m'empres- 
sai d'interroger  Hassan  pour  a])prendre  le  mo- 
tif dece  retour  inattentiu.  Oh!  nie  dit-il  avec 
l'impassibilité  désespérante  <ruii  vrai  fataliste  j 
je  crois  que  le  jellab  n'a  pas  été  très  heureux 
dans  la  traversée;  on  disait,  si  j'ai  bien  entendu, 
qu'il  a  manqué  d'eau  dans  le  désert,  et  que  pour 
ne  pas  mourir  de  soif  il  a  été  obligé  de  revenir 
sur  ses  pas  de  toute  la  vitesse  de  son  bon  droma- 
daire. 

—  Et  ses  esclaves?  m'écriai-je  avec   terreur. 

—  Ils  sont  libres  maintenant ,  car  sans  doute 
ils  sont  morts,  me  répondit-il  avec  calme  ;  c'est 
une  perte  pour  Abou-Sélim. 

—  Les  malheureux  !  et  il  n'en  est  pas  arrivé 
un  seul  avec  leur  maître  ?  Sais-tu  bien  que  c'est 
horrible  ! 

—  Pas  un  seul.  Mais  les  routes  ne  leur  ont 
pas  été  fermées,  et  s'ils  ne  sont  pas  de  retour, 
croyez  bien  que  ce  n'est  pas  la  faute  du  jellab. 
Le  sort  de  ces  esclaves  parait  vous  attrister,  mon 
maitre;  mais  l'inquiétude  d'Abou-Sélim  ,  qui 
voit  une  partie  de  sa  fortune  gravement  compro- 
mise ,  est  sans  aucun  doute  plus  grande  que  la 
vôtre. 

— Tu  ne  songes  qu'aux  intérêts  du  marchand, 
lui  dis-jeavec  indignation  et  dégoût,  et  l'affreuse 
destinée  des  esclaves  ne  t'occupe  guère,  Hassan. 

Mais  Hassan  ne  répondit  pas  ;  ma  colère,  dont 
il  ne  soupçonnait  pas  la  raison ,  l'avait  inti- 
midé. Ouoi(iue  bon  et  dévoué  ,  ce  domestique  , 
comme  les  jellabs,  ne  comprenait  pas  qu'on  put 
s'intéresser  à  des  esclaves. 

Voyant  qu'il  me  serait  difficile  d'obtenir  de 
lui  de  plus  amples  détails,  je  me  dirigeai  sur-le- 
cliamp  vers  la  demeure  d'Abou-Sélim.  En  en- 
trant chez  lui,  je  le  trouvai  étendu  sur  un  lit 
de  repos.  11  était  entouré  de  quelques  amis,  et 
un  médecin  du  pays  était  assis  près  de  son  che- 
vet. Tout  le  monde  observait  un  silence  sévère  , 
et  l'on  écoutait  avec  une  sorte  d'anxiété  les 
phrases  incohérentes  que  murmurait  le  jellab. 
Le  docteur  empirique  se  disposait  à  appliquer 
les  ventouses  au  malade  dont  le  délire  faisait 
peur.  La  consternation  était  généi-ale  parmi  les 
assistans;  Abou-Sélim  ne  reconnaissait  aucune 
des  personnes  qui  l'environnaient,  il  se  trouvait 


—  357  — 


dans  un  état  désespérant.  Dans  l'exaltation  de 
sa  fièvre,  il  poussait  des  cris  horribles,  l'expres- 
sion de  sa  physionomie  étuit  farouche;  il  blas- 
phémait son  Dieu  et  son  prophète  ,  et  faisait 
frémir  tous  ceux  (jui  l'entendaient.  Lorsque 
l'épuisement  succédait  au  délire,  l'elîroi  se  pei- 
gnait sur  son  visaye,  son  regard  exprimait  une 
douleur  profonde,  mortelle;  il  frissonnait  dans 
tout  son  corps  ,  comme  s'il  avait  eu  froid  ,  et 
réunissant  toutes  ses  forces  ,  il  soulevait  sa  tête 
appesantie  et  demandait  de  l'air  et  de  l'eau 
d'une  voix  rauque  et  éteinte;  alors  il  retombait 
comme  anéanti;  ses  traits,  empreints  d'une  teinte 
livide,  semblaient  prêts  à  se  décomposer,  et  son 
râle  seul  annonçait  qu'il  vivait  encore. 

Cependant  les  soins  qu'on  ne  cessait  de  lui 
prodiguer  ne  furent  pas  infructueux  :  les  crises 
devenaient  plus  rares  et  moins  violentes,  et  le 
malade  parvint  enfin  à  s'endormir.  Son  som- 
meil plein  de  rêves  et  d'agitation  ne  fut  pas  de 
longue  durée:  mais  lorsqu'il  s'éveilla  il  était 
plus  calme  ,  et  promenant  autour  de  lui  un  re- 
gard plein  de  langueur,  il  reconnut  ses  amis,  et 
malgré  sa  faiblesse  parut  éprouver  un  sentiment 
de  joie.  Ceux-ci,  trop  impatiens  de  connaître 
les  détails  du  malheureux  événement  qui  l'avait 
ramené  mourant  dans  leur  ville  ,  l'accablèrent 
de  questions.  Le  jellab,  plus  complaisant  que  de 
coutume  ,  consentit ,  quoique  alîaissé  sous  le 
poids  de  la  souffrance,  à  satisfaire  leur  inop- 
portune curiosité  ,  et  il  commença  aussitôt  le 
récit  de  sa  funeste  aventure. 

«  Il  n'y  a  d'autre  dieu  que  Dieu,  soupira-t-il 
lentement,  tout  vient  de  lui ,  cl  je  dois  me  sou- 
mettre avec  résignation  à  sa  volonté  toute-puis- 
sante. Mon  malheur  était  écrit  dans  le  livre 
éternel ,  il  était  donc  inévitable,  car  il  faut  ([ue 
les  destinées  s'accomplissent.  Est-il  encore  écrit 
que  je  touche  à  ma  dernière  heure?  je  l'ignore  , 
mais  quoi  qu'il  en  soit,  je  subirai  sans  murmure 
toute  la  rigueur  de  mon  sort.  » 

11  s'arrêta  à  ces  mots  comme  pour  reprendre 
haleine,  et  poursuivit  ainsi  : 

«  Vous  le  savez  tous,  mes  amis,  puisque  vous 
avez  assisté  à  mon  départ;  lorsque  j'ai  quitté 
Berber  avec  mes  esclaves,  mes  chameaux  vigou- 
reux emportaient  de  bonnes  provisions,  mes 
outres  étaient  bien  pleines  et  bien  fermées,  et  je 
pouvais  avec  confiance  entreprendre  un  voyage 
que  j'avais  toujours  accompli  avec  succès.  Mais 
que  peut  la  prévoyance  de  l'homme  contre  les 
arrêts  immuables  du  Destin  ?... 

»  Quoi(|ue  la  chaleur  ffit  accablante,  les  pre- 
miers jours  s'écoulèrent  paisiblement.  Nous 
étions  tous  endurcis  aux  fatigues  ,  nous  avions 
longtemps  erré  sous  le  soleil  du  désert,  et  nous 
Gravions  avec  courage  sa  redoutable  fureur. 
Toutefois  nous  cheminions  lentement  et  en  si- 
lence, pour  ménager  nos  forces  et  ne  pas  irriter 
notre  soif.  Tous  les  matins  h  l'aurore  nous  nous 
mettions  en  marche  ,  et  avant  l'heure  de  midi 
nous  nous  arrêtions  pour  jouir  d'un  repos  de- 
venu nécessaire.  Lorsiiuc  le  soleil  se  pcncliait 
vers  l'horizon,  et  que  ses  rayons  nous  frappaient 
moins  ardens,  nous  poursuivions  notre  route, 
et  les  ténèbres  nous  surprenaient  toujours  en 
voyage. 

)'  C'était  le  sixième  jour  de  notre  marche  :  la 
nuit  qui  le  précéda  avait  été  lourde  ,  et  nous 
nous  levâmes  oppressés  ;  notre  ardeur,  cons- 


tamment soutenue  jusqu'alors,  commençait  à  se 
ralentir;  nous    respirions    avec  peine,    nous 
avions  besoin  d'air,  car  nous  nous  sentions  suf- 
foqués. Mais  un  nuage  rougeâtre  ,  qui  bordait 
l'horizon  comme  une  muraille  de  feu,  intercep- 
tait la  brise  rafraîchissante   du   matin,  et  un 
calme  fatal  régnait  autour  de  nous.  Nous  che- 
minions dans    une  fournaise   ardente  et  sans 
issue  ;  le  soleil ,  qui  semblait  s'être  rapproché 
de  nous,    dardait  impitoyablement  ses  rayons 
perpendiculaires  sur  nos  têtes  embrasées;  les 
sables  resplendissaient,  et  l'on  eût  dit  qu'ils 
allaient  s'enflammer.  Je  pliais  sous  le  poids  de 
l'atmosphère  ;  notre  transpiration  ,  naguère  si 
abondante,  s'était  arrêtée;   nos  peaux  se  ger- 
çaient, et  nous  marchions  toujours  dans  l'espoir 
de  soi'tir  bientôt  de  cet  enfer.  Oh  !  pourquoi  ce 
calme  qui  nous  consternait  tous  n'a-t-ilpas  duré 
plus  longtemps  !  Lorsque  excédé  de  lassitude  , 
mes  genoux  fléchissaient  et  que  je  me  croyais 
sur  le  point  de  succomber,  le  nuage  rouge,  jus- 
qu'alors immobile ,   s'avança  comme  s'il  allait 
fondre  sur  nous;  les  sables  furent  soulevés  jus- 
que dans  leur  profondeur;  le  soleil  pâlit  sans 
rien  perdre  de  sa  rage  ,  et  le  vent  souffla  avec 
furie.  Je  crus  alors  que  je  venais  d'être  englouti 
dans  un  lac  de  flamme.  Mon  gosier  s'était  des- 
séché, mes  cheveux  se  dressaient  sur  ma  tête,  et 
mes  yeux  sortaient  de  leur  orbite.  Non,  les  dam- 
nés ne  souffrent  pas  des  douleurs  plus  atroces  ; 
j'aurais  voulu  mourir  dans  ce  moment!  Le  dé- 
sert ,  si  monotone  dans  son  léthargique  engour- 
dissement, venait  d'être  éveillé  en  sursaut  par 
les  mugissemens  sauvages  du  sémoun,  ce  terri- 
ble messager  de  mort;  et  la  nature  entière  s'a- 
gitait dans  un  désordre  effrayant  !  Dès  les  pre- 
mières atteintes  de  ce  vent  empoisonné,  je  m'en- 
veloppai dans  mon  burnous  et  me  précipitai  la 
face  contre  terre  après  avoir  ordonné  à  mes  es- 
claves de  se  couvrir  le  visage  et  d'imiter  mon 
exemple.  Les  chameaux  qu'on  avait  eu  le  soin 
d'arrêter  ,  s'étaient  couchés  les  uns  contre  les 
autres,  et  baissaient  tristement  la  tête.  Le  vent 
continuait  h  souffler  avec  force  ;  flottant  entre 
la  vie  et  la  mort,  en  proie  à  l'inexprimable  tour- 
ment d'une  soif  qui  nous  semblait  inextingui- 
ble, pendant  plus  d'une  demi-heure  nous  atten- 
dîmes dans  cette  position  cruelle  le  retour  tar- 
dif du  beau  temps.  Craignant  d'être  suffoqué 
ou  même  brûlé  par  une  bouffée  de  sémoun,  nul 
de  nous  n'osait  relever  la  tête  pour  observer  les 
terribles  effets  de  ce  vent  dévastateur.  Quand  je 
cius  qu'il  allait  s'apaiser  je  me  débarrassai  de 
mon  manteau,  et  je  jetai  à  la  dérobée  un  regard 
autour  de  moi.  Tout  portait  encore  l'empreinte 
d'un  bouleversement  général;    néanmoins,  le 
firmament  si  terne  et  si  livide  quelques  instans 
auparavant ,    commençait   â  s'éclaircir ,  et  le 
calme  ne  tarda  pas  â  se  rétablir.  Je  courus  aver- 
tir mes  esclaves  ([ue  le  danger  était  passé  ;  ([uel- 
ques-uns  d'entre  eux,  les  plus  faibles  ,  avaient 
péri  ;  mais  ce  n'étaient  pas  ceux-là  qui  étaient  les 
plus  malheureux. 

>>  Le  ciel  avait  repris  sa  limpidité,  et  les  sables 
soulevés  comme  les  vagues  d'une  mer  houleuse 
.s'affaissaient  sur  eux-mêmes  ;  la  tempête  avait 
cessé,  et  le  désert  rentrait  dans  sa  vie  ordinaire, 
dans  cette  vie  si  semblable  â  la  mort.  Les  cha- 
meaux s'étaient  relevés  et  grognaient  en  signe 
de  joie  ;  uous  avions  secou6  la  poussiOrc  dont 


nous  étions  couverts ,  et  déjà  nous  respirions 
plus  à  l'aise;  mais  nous  étions  impatiens  d'é- 
tancher  notre  soif  toujours  ardente,  et  j'eus  be- 
soin d'interposer  toute  mon  autorité  pour  em- 
pêcher les  esclaves  de  se  précipiter  sur  les  ou- 
tres suspendues  aux  flancs  des  chameaux. 

»  Après  avoir  obtenu  à  grande  peine  un  peu 
d'ordre  etde  tranquillité  en  promettant  à  ces  mal- 
heureux une  ration  d'eau  plus  forte  que  de  cou- 
tume, je  me  disposai  aussitôt  à  en  faire  une  dis- 
tribution générale,  et  je  m'empressai  de  délier 
les  guirbês  (les  outres,  dans  lesquelles  nous 
avions  déjà  puisé  ;   elles  étaient  vides  et  dessé- 
chées :  saisi  d'effroi ,  je  courus  à  celles  que  j'a- 
vais laissées  pleines  et  intactes,  et,  comme  les 
autres,  je  les  trouvai  vides  et  desséchées.  Au 
milieu  d'un  désert  immense  où  nous  venions 
d'être  brûlés  parle  sémoun,nous  étions  sans  eau  : 
par  la  vie  du  Prophète,  c'était  trop  affreux  !  L'n 
sombre  désespoir  s'empara  de  mon  ame,  je  crus 
que  j'allais  devenir  fou.   Les  esclaves  mourant 
de  soif  me  regardaient  d'un  œil  égaré  et  implo- 
raient ma  pitié.  En  présence  de  cette  infortune 
irréparable,  mon  courage  et  ma  constance  si  sou- 
vent  éprouvés  m'avaient   entièrement   aban- 
donné. Je  déchirai  mon  turban,  j'arrachai  ma 
barbe  et  me  mis  à  rugir  comme  un  lion  harcelé 
et  furieux.  J'avais  soif,  et  je  demandais  de  l'eau 
à  tout  le  monde  avec  des  cris  de  rage  ;  si  dans 
ce  moment  je  m'étais  trouvé  sur  les  bords  d'un 
fleuve,  je  crois  que  je  l'aurais  tari  sans  étancher 
cette  soif  impitoyable  qui  m'étreignaità  la  gorge 
et  corrodait  ma  poitrine  :  j'avais  soif,  et  mes 
soupirs  s'échappaient  de  mon  sein  comme  des 
laves  et  brûlaient  mes  lèvres  arides  et  contrac- 
tées; j'avais  soif,  et  à  mes  pieds  je  voyais  du 
sable  et  sur  ma  tête  un  soleil  de  feu  :  les  escla- 
ves, qui  ne  connaissaient  pas  encore  toute  l'é- 
tendue de  notre  malheur,  m'observaient  avec 
un  étonnement  mêlé  de  terreur,  et,  dans  leur 
juste  impatience  ,   m'accusaient  de  les  laisser 
souffrir  trop  longtemps  ;   mon  désespoir,  qui 
éclatait  d'une  manière  si  visible,  les  avait  néan- 
moins effi-ayés,  et,  malgré  leur  souffrance,  ils 

osaient  à  peine  murmurer ^ 

»Lne  faible  lueur  d'espérance  venait  de  m'ap- 
paraitre  :  je  m'élançai  soudain  vers  mon  droma- 
daire ,  et  j'enlevai  vivement  une  couverture 
de  laine  qui  recouvrait  la  selle  et  protégeait  de 
son  épaisseur  la  plus  petite  de  nos  outres  que 
j'avais  d'abord  oubliée  :  Dieu  est  grand  et  mi- 
séricordieux !  Je  la  trouvai  humide  et  gonflée; 
je  l'ouvris  aussitôt;  elle  n'avait  pas  perdu  une 
goutte  d'eau  :  je  l'approchai  avidement  de  mes 
lèvres  brûlées,  et  j'eus  besoin  de  tout  ce  qui  me 
resliùt  de  force  et  de  prudence  pour  ne  pas  la 
vider  d'un  seul  trait. 

«  Je  pouvais  me  sauver,  mais  je  n'avais  pas  de 
temps  à  perdre  :  je  renfermai  soigneusement 
ma  précieuse  guirbé,  je  montai  sur  mon  excel- 
lent dromadaire,  ct,s;uis  regarder  derrière  moi 
je  dirigeai  vers  ces  lieux  sa  course  rapide,  aban- 
donnant les  esclaves  à  leur  malheureuse  desti- 
née. 

«  ,\prèstroisjours  de  marche  forcée  ;  je  décou- 
vris Berber;  dès  le  second,  j'avais  épuisé  mon 
eau,  et  j'arrivai  brisé  de  fatigue  et  de  nouveau 
tourmenté  par  une  soif  acre  et  corrosive.  Je 
n'eus  pas  la  lorce  de  descendre  seul  de  mon 
dromadaire;  on  m'emporta  iiiourauisur  ce  lit 


—  358  — 


L"JihilU(tf^mgM'g3KBIB*fflyîyWt 


où  VOUS  me  voyez  encore,  et  que  snns  doute  je 
ne  quitterai  plus  que  jiour  être  liéposé  dans  la  [ 
lonilie »  ; 

On  voyait,  depuis  quelques  inslans,  que  le  ) 
jellal»  avait  hàle  de  tenniiiei- son  récit  ;  sa  voix! 
allait  s'éteignant,  et  il  prononra  ces  derniers  1 
mots  avec  une  peine  extrême,  ^ous  l'avions 
écouté  sans  l'interrompre,  et,  lorsqu'il  eut  cessé 
de  parler,  les  iTiusulmaus,  ])eu  émus,  ne  surent 
que  répéter  ces  paroles  :  Tout  vient  de  Dieu, 
ipie  faire  contre  lui  ;'  Pour  moi,  j'avais  été  dou- 
lourctisement  impressionné;  mon  imagination 
m'avait  transporté  dans  le  désert,  et  j'assistais 
au  dénouement  lugubre  de  ce  drame  épouvan- 
table "•  je  voyais  les  esclaves  se  débaUant  vaine- 
ment contre  une  mort  certaine,  j'entendais  leurs 
cris  déchirants  el  leur  ràle  d'ajjonie  :  je  me 
sentais  saisi  d'une  juste  horreur,  et  je  maudis- 
sais dans  mon  ame  ces  hommes  criminels  «lui  ne 
craignaient  pas  de  trafiquer  de  leurs  frères  pour 
contenter  leur  insatiable  cupidité. 

Je  rentrai  chez  moi  le  eceur  navré.  Le  lende- 
main, je  revins  chez  le  jellah  ;  durant  la  nuit, 
il  avait  encore  eu  plusieurs  accès  de  délire,  et 
je  trouvai  près  de  lui  sa  famille  justement  alar- 
mée. Quoique  bien  faible  et  bien  opi)ressé, 
Abou-Sélim  nie  reconnut  aussitôt  et  me  tendit  la 
main;  il  avait  déjà  oublié  que  je  l'avais  vu  la 
veille.  U  me  lit  asseoir  près  de  lui  et  ordonna 
h  l'un  de  ses  enfants  de  me  servir  le  café  et  le 
chibouc.  Ses  ordres  venaient  à  peine  d'être 
exécutés, lorsque  nousvimes  paraître  surleseuil 
de  la  porte  un  homme ii  la  stature  élancée  el  aux 
formes  athlétiques;  son  visage,  d'un  beau  noir 
luisant,  était  entaché  de  sanu,  et  l'expression  de 
son  regard  était  sauvage  et  égarée.  Il  jiortait  en 
bandouillèrcunegrandeoutrequi  paraissaitvide 
il  avait  un  poignard  îi  la  ceinture  et  un  bftlon  h 
la  main.  .\  cette  apparition  subite  et  inattendu, 
le  jellab,  malgré  son  accablement,  avait  poussé 
un  cri  terribleel  s'était  évanoui.  J'examinai  avec 
atteiilioa  ce  nègre  à  la  mine  effrayante,  et  quel 
ne  fut  pas  mon  étonnement  lorsque  je  reconnus 
en  lui  Abii-Allah,  le  plu5  vi-ourcux  d'entre  les 
esclaves  d'Abou-Sélim;  Abd-Allah  qui,  durant 
le  trajet  du  Sennàr  à  Berber,  m'ayant  voué  un 
aUachemenlà  toute  épreuve,  me  servait  avecun 
Ztfle  et  une  fidélité  dignes  d'un  meillcul-  sort.  La 
mort  était  emi>reinte  sur  tous  ses  traits;  et  ce- 
pendant il  se  tenait  debout,  immobile  etr-espsc- 
tueux.  Le  jellab  commençait  h  reprendre  ses 
sens-  je  pris  sur  moi  de  faire  asseoir  rcscliive 
qui,  appuyé  sur  son  b^ton,  attendait  en  'Silence 
qu'on  d.iignât  lui  parler.  Par  quel  miracle  se 
trouvait-il  au  milieu  de  nous?  quelques-uns  di- 
ses compagnons  d'infortune  s"ét;:ient-ils  sauvés 
avec  lui  ?  C'est  Ict  ce  que  nous  étions  toiiK  im- 
|»atîens  de  savoir,  et  Alid-Aliahj  iiiterwc*,  ne 
tarda  pas  à  nous  satisfaire;       :    i....,^  (: 

«Puisque  mon  maître  est'iiarmi  touSj  nous 
(lit-il,  vous  devez  connaître  l'événement  funeste 
qui  a  coflté  la  vie  à  mes  frèi^esque. j'irai  bientôt 
rejoindTC  moi-même.  Lor3C|ue  et  vent  redouta- 
ble commença  à  souffler,  je  compris  bien  qu'il 
fallait  mourir.  Le  grand  esprit  du  désert  .s'était 
déclaré  contre  nous,  quelles  forces  pouvions- 
nous  opposer  h  sa  puissance  infernale?  J'en- 
tendais comme  un  frôlement  d'ailes  au-dessus  j 
de  celle  solitude,  cadavre  immense  qu'une  ame 
ténébreuse  Tenait  d'animer  el  d'irriter  contre 


nous.  J'avais  plongé  ma  tète  dans  le  sable,  et 
quoique  suffoqué,  je  n'osais  pas  même  me  relever 
pour  respirer,  dans  la  crainte  de  me  trouver 
face  à  faceavetle  démon  qui  avait  juré  notre 
l)erte.  Quand  le  vent  se  calma,  la  plupart  de  mes 
compagnons  el  mon  maître  lui-même  se  bercè- 
rent de  folles  espérances  ;  mais  l'esprit  ennemi 
avait  bu  notre  eau  avant  de  s'envoler,  et  il  nous 
condamnait  ainsi  à  périr  du  supi'lice  des  réprou- 
vés. Je  vis  le  désespoir  d'Abuu-Sélim,  el  il  ne 
m'élonna  pas  :  j'en  avais  deviné  la  cause.  Pour 
moi,  j'étais  calme  et  résigné,  et  pour  humilier 
le  démon  du  désert,  quise  réjom'ssait  sans  doute 
de  la  faiiilesse  de  notre  maître,  je  me  préparai  à 
mourir  avec  courage. 

«  Le  jour  commencé  si  trisienient  était  ra- 
dieux, et  iwr  sa  pureté  et  son  éclat  le  ciel  sem- 
blait insulter  a  notre  détresse.  Je  ne  compris 
paslebrusque  départ  d'.'ibou-Sélim  ;  redoutait- 
il  notre  vengeance  ?  espérait-il  en  fuyant  se 
sauver  encore  ?  Je  ne  sais  quel  motif  a  pu  le  dé- 
terminer à  nous  .abandonner  avec  tant  de  pré- 
cipitation sans  nous  adresser  une  seule  parole, 
sans  daigner  même  nous  dire  adieu.  Nous  le  sui- 
vîmes long-temps  du  regard,  et  à  peine  avait-il 
dispinu  dans  le  lointain  (jne  mes  compagnons, 
altérés,  se  jetèrent  avidement  sur  les  outres 
qu'ils  trouvèrent  desséchées.  J'aurais  voulu  les 
consoler;  mais  que  pouvais-je  leur  dire?  la 
mort  était  inévitable.  Ma  résignation  était  au- 
dessus  de  leurs  forces,  et  ils  s'abandonnèrent, 
sans  retenue,  à  toute  la  violence  de  leur  dou- 
leur; ils  se  lamentaient,  ils  pleuraient,  ils  mu- 
gissaient; j'avais  oublié  mes  propres  souffrances, 
etje  pleurais  sur  eux.  Oh!  c'était  piiié  devoir 
ces  malheureux  se  crisper  et  se  tordre  dans  des 
ângoi.sses  inexprimabli'S  et  mourir  en  blasphé- 
mant ;  c'était  pitié  de  voir  ces  pauvres  mères 
n'attendant  pour  s'éteindre  que  le  dernier  soupir 
de  leui'S  ènfans  siispendns  à  leurs  mamelles  ta- 
ries !  Et  tnoi,  ne  pouvant  rien  poitr  adoucir 
l'implacdlile  rigiifeui-  dé  leur  supplice,  je  pleu- 
rais arnèremeilt.  Kl  c'était  aussi  pitié  de  me  voir 
seul,  debout,  survivant  à  mes  frères  el  contraint 
d'assister  à  cClte  scène  d'horreur  el  de  déses- 
poir. Je  n'étais  plus  entouré  que  de  cadavres; 
qut'biues  Gallas  et  plusieurs  riègi^és  du  Dar-lour 
pins  i-obusics  que  leurs  compagnons,  se  débat- 
taient encore  dans  une  efrrayanlè  agonie.  Et 
moi,  debout  et  immobile,  |b 'pleurais  toujours; 
je  ne  sais  tjilelle  foi-ce  s<irlJiim<dne  me  soutenait 
ainsi  !  Déjà  les  ■tîrirtdhi'fe'plànaient  au-dessus  de 
il ôs  tétés  ; 'j'etitètlflais  ati  loin  les  hUrlemens  de 
l'hyCrlfe  :l  liiii  rfOils  allions  bientôt  servir  de 
jlftïifl't;  et  pdur  rendre  rtioins  pénible  îi  mes 
frères  ffrcdlrfihîs  les  deriiiers  inslans  de  leur  vie, 
j'iii(('li'dih|lis  hies  siiHglots  et  leur  chantai  le 
ëhafit  de  mcihi  dh  paysfiatdl  que  j'avais  appris 
siir  latoWlIé  de  ifion  jiBl-li; 

cn.À.N'rDEMORt. 

«  Ils  mentent  ceux  (|ui  disent  que  la  mort  est 
une  chose  horrible!  Avez-vons  entendu  des 
soupirs  s'exhaler  du  sein  dés  tombeaux,  el  votre 
repos  a-t-i!  jamais  été  troublé  par  les  ombres 
plaintiTès  rie  vos  pères  ?  la  joie  est  avec  eux  et 
les  regrets  sont  pour  nous. 

)>I)ans  le  séjour  des  esprits,  ils  se  reposent 
de  leurs  fatigues;  la  faim  et  la  soi!'  leur  sont  in- 
connues; eiilés  sur  une  terre  iotjrale  el  maudite, 


bienheureux  le  moment  qui  nous  réunira  à 
nos  pères,  car  la  joie  est  avec  eux  et  les  regrets 
sont  pour  nous. 

5-0  vous  que  l'approche  du  trépas  épouvante, 
rassurez-vous  !  Elle  est  en  proie  h  de  cruelles 
angoisses,  la  mère  en  mal  d'enfant  -.  elle  pleure, 
elle  voudrait  mourir,  et  bientôt  à  ses  vives  dou- 
leurs ont  succédé  des  transports  d'allégresse  ;  le 
nouveau  né  a  jeté  son  premier  cri  ! 

»  Ainsi  de  la  mort  :  elle  apjiarait  hideuse,  re- 
poussante; h  son  aspect  lugubre  ou  a  peur,  on 
voudrait  luir,  et  à  peine  a-t-on  franchi  le  seuil 
de  cette  vie  terrestre  (ju'on  s'élance  avec  ardeur 
dans  la  route  nouvelle,  car  on  n'emporte  que 
les  joies  et  on  ne  laisse  que  les  regrets. 

»iVIon  chant  avait  ramené  le  calme  sur  le 
visage  de  mes  malheureux  compagnons,  et  un 
dernier  sourire  était  venu  errer  sur  leurs  lèvres 
flétries  et  décolorées.... 

■n  La  mortn'avait  plus  qu'une  victime  humaine 
îi  frapper.  Seul  je  respirais  encore  et  j'avais 
conservé,  sinon  mes  forces,  du  moins  mon  éner- 
gie. 11  me  vint  tout-à-coup  une  pensée  affreuse  ; 
je  crus  que  je  pouvais  me  sauver,  et  à  tout  prix 
je  le  voulus.  Je  dégainai  aussitôt  mon  poignard, 
etje  le  plongeai  dans  le  flanc  de  l'un  de  nos  cha- 
meaux qui  roula  à  mes  pieds  ;  et  collant  ma 
bouche  sur  la  blessure  que  je  venais  d'ouvrir, 
j'étanchai  ma  soif  dans  le  sang  de  l'animal.  Je 
remplis  la  plus  grande  de  nos  outres  à  celte 
source  féconde,  et  sans  hésiter  je  me  mis  en 
marche;  une  vie  nouvelle  circulait  dans  tout 
mon  corps,  et  j'avais  retrouvé  ma  vigueur  pre- 
mière. Je  suivais  avec  ardeur  les  traces  du  dro- 
madaire de  mon  maître,  imprimées  dans  le 
sable;  j'avais  pris  les  précautions  nécessaires 
pour  empêcher  le  sang  de  se  coaguler,  et  quand 
la  soif  se  faisait  trop  cruellement  ressentir,  je 
la  calmais  avec  ce  breuvage  impur.  Pourtant  les 
derniers  jours  j'éprouvais  un  profond  dégofit 
clia^ue  fois  que  j'étais  obligé  de  porter  à  mes 
lèvres  mon  outre  ensanglantée,  j'avais  horreur 
de  moi-même,  et  je  commençais  à  envier  le  sort 
de  mes  compagnons  lorsque  je  suis  arrivé  à 
Cerber. 

»  Bientôt,  poursuivit  Abd-Allah  violemment 
agité,  le  voyageur  traversant  les  plaines  solitai- 
res de  Krousco  rencontrera  les  ossemehs  épars 
de  mes  frères,  et  se  demandera  sans  doute 
quelle  horrible  catastrophe  a  pu  les  arrêter  dans 
ces  lieux.  Si  lesémoun  ne  vient  paslui  répondre 
il  passera  formant  des  conjectures  diverses,  et 
assailli  par  de  funèbres  pensées.  » 

A  ces  paroles  sourdement  articulées,  l'esclave 
tomba  la  face  contre  terre,  rejeta  par  la  bou- 
che, les  narines  et  les  yeux  le  sang  qu'il  avait 
bu,  et  moiu'ut  dans  des  convulsions  affreuses.;.. 

Le  surlendemain  j'avais  quitté  la  ville..... 
Long-tpmps  après,  en  me  promenan!  dans  un 
bazar  du  Grand-Caire,  je  rencontrai  Abou-Sélim 
plein  de  santé  ;  il  avait  recouvré  ses  forces  après 
une  maladie  de  trois  mois,  et  parlant  de  lîerber 
avec  une  nouvelle  troupe  d'esclaves ,  il  était 
cette  fois  arrivé  en  Egypte. 

Edmond  Cohiîes. 

[Revue  'du  XfX'  siècle). 


—  359  — 


Par  une  de  ces  belles  matinées  de  printemps 
oft  le  corps  se  sent  plus  fort ,  l'ùmc  plus  calme , 
l'imagination  plus  libre,  où  l'oiseau  ciiante,  où 
le  poète  rôve  ,  où  le  cœur  s'ouvre  aisément  îi 
toutes  les  bonnes,  h  toutes  les  généreuses  im- 
pressions, deux  hommes  se  promenaient  en 
causant  dans  le  parc  de  St-Cloud ,  circulant  in- 
différemment autour  des  carrés  de,  gazon  dans 
les  grandes  allées  sablées  et  les  petits  sentiers 
raboteux.  Quoi(iue  tous  les  deux  fussent  re- 
marquables par  leur  tournure  ,  le  plus  âgé  des 
promeneurs  devait  particulièrement  fixer  l'at- 
tenlion.  C'était  un  homme  de  moyenne  taille, 
assez  maigre ,  un  peu  voûté ,  aux  cheveux  gri- 
sonnans  ,  au  regard  fatigué,  à  la  physionomie 
empreinte  de  cette  expression  de  douce  mais 
profonde  mélancolie,  habituelles  aux  gens  ijui 
ont  beaucoup  vécu  et  beaucoup  souffert.  Il 
s'appuyait  tantôt  sur  une  canne  à  pomme  d'or 
tantôt  sur  le  bras  de  son  compagnon.  11  ne  por- 
taitpas  de  signcdistinctif  desa  position; aucune 
décoration  ne  brillait  sur  son  habit  noir,  mais  à 
son  air,  à  sa  démarche,  à  son  langage,  à  certain 
je  ne  sais  quoi  qui  distingue  partout  Ihomnie 
de  bonne  compagnie,  il  était  impossible  de  mé- 
connaître un  personnage  de  la  première  distinc- 
tion. Tout  en  catisant  il  était  arrivé  à  la  grille  du 
parc  qui  fait  face  à  la  lanterne  de  Diogène  où 
l'attendait  une  voilure  fort  simple  et  un  cocher 
sans  livrée,  et  il  commençait  à  gravir  la  montée 
rude  et  presque  perpendiculaire  qui  joint  par 
une  avenue  dune  demi-lieue  le  parc  de  St-Cloud 
au  village  de  Ville-d'Avray,  lorsqu'un  paysan  en 
blouse,  à  moustaches  grises,  coiffé  d'une  cas- 
quette et  l'air  tout  bouleversé  passe  rapidement 
auprès  de  lui.  L'inconnu  n'eut  besoin  que  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  cet  honmie  pour  se 
convaincre  qu'il  était  en  proie  à  une  vive  con- 
trariété. 11  le  rejoignit  et  du  ton  le  plus  poli  lui 
demanda  s'il  pouvait  sans  indiscrétion  sinfor- 
nter  du  sujet  de  son  agilalion. 

Le  paysan  moins  surpris  de  la  question  que 
prévenu  par  l'air  bienveillant  de  celui  qui  la  lui 
adressait,  porta  la  main  à  sa  casquette  et  répon- 
dit sans  hésiter. 

—  Ilélas,  monsieur,  si  je  me  désole  ce  n'est 
pas  sans  raison.  1  igurez-vous  que  ma  femme 
est  accouchée  avant-hier  dun  marmot  joli 
comme  les  amours,  mais  si  frêle  et  si  chétif  Jpie 
nous  tremblons  qu'il  ne  passe  ù  tout  inslani 
Le  baptême  devait  avoir  lieu  ce  malin  et  j'étais 
allé  chercher  à  Sl-Cloud  François,  le  compère 
et  le  hancé  de  ma  nièce ,  lorsque  je  viens  d'ap- 
prendre que  le  pauvre  garçon  qui  lait  partie  de 
la  classe  des  conseiits  de  l'année  deriiièie  a 
reçu  l'ordre  de  i)artir  sur  le  champ  pour  Paris 
et  qui!  s'est  mis  enroule  ce  malin  sans  avoir 
même  eu  le  temps  de  donner  une  poignée  de 
main  à  son  ancien. 

—  C'est  une  circonstance  très  fâcheuse  assu- 
rément, repartit  l'inconnu,  mais  qui  ne  doit 
pourtant  pas  le  désespérer...  car  enfin  il  n'y  a 
pas  .lu'un  com,.ère  à  St-Cloud...  et  parmi  tes 
anus.,  tes  connaissances...  lont  le  monde  doil 
eirc  disposé  à  te  rendre  un  pareil  service... 

..--C'esl  ce  qui  vous  irojBpç,  monsieur,..  J'ai 


très  peu  d'amis  dans  le  village,  parce  que  je  suis 
un  grognard  comme  ils  m'appellent ,  et  que  je 
dis  à  qui  veut  l'entendre  que  je  regrette  fau- 
ire...  Un  vieux  soldat  doit  ôtrc  fidèle  à  la  mé- 
moire de  son  général  comme  à  son  drapeau... 
c'est  ma  morale  à  moi...  et  je  crois  (jue  c'esl  la 
bonne...  iresl-il  pas  vrai,  monsieur? 

—  Sans  doule...  Eh  bien  ,  voyons...  Tiens,  si 
monsieur,  si  moi,  par  exemple,  nous  nous  met- 
tions sur  les  rangs...  Je  suis  le  premier  venu,  il 
est  vrai;  mais  un  honnête  homme...  assez  con- 
nu,., et  très  bon  chrétien...  qu'en  dis-lu  ? 

—  Je  dis  que  vous  voulez  vous  moquer  de 
moi  !  répondit  le  paysan  en  levant  son  regard 
moitié  surpris,  moitié  colère,  sur  celui  qui  ve- 
nait de  lui  faire  cette  singulière  proposition. 

—  Non  pas  en  vérité...  c'est  1res  sérieusement 
que  je  le  demande  l'honneur  de  remplacer 
François... 

L'ancien  soldat  hésita  encore,  regarda  fixe- 
ment l'inconnu,  puis  lui  tendant  la  main  : 

—  Morbleu  ,  avec  une  pareille  figure  ,  on  ne 
peut  pas  vouloir  se  moquer  des  gens...  j'ac- 
cepte. 

Ils  arrivaient  en  ce  moment  à  la  ]iorte  de 
Ville-d'Avray  ;  la  maison  de  Pierre  était  une  des 
premières  dans  le  village.  Avant  d'entrer,  l'é- 
tranger se  tourna  vers  le  paysan  et  lui  dit  en 
souriant  : 

—  A  propos,  la  commère  est-elle  jolie  ? 

—  A  croquer.,  vous  allez  voir  ! 

Ils  entrèrent.  Rose  était  assise  auprès  du  lit 
de  sa  tante.  Toutes  deux  semblaient  attendre  le 
retour  de  Pierre  avec  la  plus  vive  impatience. 
Ce  dernier  s'approcha  d'elles  et  en  quelques 
mots  les  mit  au  fait  de  ce  qui  venait  de  lui  ar- 
river. Rose ,  qui  s'était  prise  à  sangloller  en  ap- 
prenant le  départ  de  son  liancé,  devint  ronge 
comme  une  cerise  en  api)renant  la  proposition 
de  Fétranger.  Elle  essuya  ses  yeux  avec  le  revers 
de  son  petit  tablier  de  soie  et  fit  une  belle  révé- 
rence au  vieillard  qui  y  répondit  par  un  com- 
pliment sur  la  beauté  de  celle  jeune  fille  ravis- 
sante de  grâce ,  de  fraîcheur,  et  aussi  rose  que 
son  nom.  L'accouchée  ayant  de  son  côté  accepté 
avec  reconnaissance  le  nouveau  parrain  que  le 
hasard  olîrail  à  son  enfant,  on  se  mit  en  marche 
pour  la  petite  église.  La  cérémonie  religieuse 
terminée,  on  passa  dans  la  sacristie  pour  y  ac- 
complir des  formalités  d'usage.  C  était  un  mo- 
ment impatiemment  attendu  par  le  vieux  soldat, 
par  Rose,  par  tous  les  assistans,  qui  les  uns  par 
intérêt,  les  autres  jiar  curiosité,  brûlaient  de 
connaître  le  nom  et  la  profession  du  parrain  de 
l'enfant;  mais  quelle  ne  fut  pas  la  stupéfaction 
générale,  loisque  le  vieux  curé ,  après  avoir  ins 
crit  sur  les  registres  de  la  paroisse  les  noms 
de  Fenfant  et  des  père  cl  mère,  vint  à  demander 
celui  de  Félianger,  d'cnicndre  ce  dernier  ré- 
pondre avec  quelque  iiési  talion  : 

—  .Mettez...  mettez  iMonsieur... 

—  ^lonsieur  qui!*... 

—  Monsieur  tout  court. 

Le  curé  fixa  son  interlocuteur  de  Fair  d'un 
homme  envers  lequel  on  vient  de  se  permettre 
une  mauvaise  plaisanterie,  tandis  que  le  gro- 
gnard fionçail  le  sourcil  et  que  Rose,  toute  hon- 
teuse ,  ne  savait  plu'i  qu'elle  conlenanoe  iciiir. 

—  Je  \ousfi'rai  observer  que  le  lieu  est  mal 
choisi  puur  une  plaisautcri«..> 


—  Et  moi,  M.  le  eucé,  que  je  ne  plaisante 
nullement... 

—  -Mais  enfin.  Monsieur  n'est  point  un  nom. 

—  Eh  bien,  reprit  l'inconnu  en  souriant, 
mettez,  si  vous  aimez  mieux,  Monsieur,  frère 
du  roi  ! 

11  y  eut  un  cri  général.  Tout  le  monde  se  leva. 
Le  bon  curé,  tout  confus,  laissa  échapper  la 
plume  de  ses  mains,  tandis  que  Pierre,  abjurant 
en  ce  moment  toutes  ses  antipathies  bourbon- 
niennes,3tombait  aux  genoux  du  prince  en  s'é- 
criant  : 

—  Pardon ,  monseigneur! 

Mais  Monsieur  le  releva  avec  bonté ,  et  ten- 
dant la  mainà  sa  jolie  commère  : 

—  Franchement ,  mademoiselle  ,  est-ce  que 
vous  n'aimez  pas  autant  ce  compère-là  que 
l'autre? 

La  voilure  du  prince  ,  qui  Favait  suivi  à  dis- 
tance depuis  St-Cloud,  l'attendait  à  quelques  pas 
de  l'église.  Monsieur  y  fil  monter  la  jeune  fille 
toute  fière  et  le  grognard  tout  décontenancé. 
Arrivé  à  la  maisonnette  de  ces  braves  gens  il 
offrit  lui-même  la  main  à  Rose  pour  l'aider  à  y 
descendre  ;  puis  ayant  chargé  le  duc  de'^  de 
laisser  des  marques  de  sa  munificenee  à  la  pe- 
tite église,  il  partit  pour  St-Cloud,  tandis  que 
tous  les  habitans  de  Yille-d'.Avray,  accourus  à 
la  hâte  pour  voir  le  prince  et  vivement  émus  de 
cette  scène  touchante,  accompagnaient  le  galop 
des  chevaux  des  cris  réitérés  de  vive  Monsieur! 

Le  soir  du  même  jour  la  petite  famille  encore 
tout  entière  sous  l'impression  de  Févénement 
heureux  qui  venait  de  lui  arriver,  se  trouvait 
réunie  autour  du  lit  de  Faccouchée.  Le  sujet 
de  la  conversation ,  vous  le  devinez  sans  peine. 
On  ne  tarissait  pas  sur  les  louanges  de  ce  prince 
si  bon,  si  simple,  si  bienveillant,  qui  venait  de 
lessuscitcr  pour  ces  pauvres  gens  un  trait  du 
Béarnais  son  aïeul.  Tout  à  coup  on  frappe  à  la 
porte.  Rose  court  ouvrir.  Un  jeune  homme  cou- 
vert de  poussière  entre  vivement,  et  jetant  sa 
canne  d'un  côlé,  son  petit  paquet  de  l'autre,  se 
précipite  au  cou  de  Faccouchée,  puis  de  Pierre, 
puis  de  Rose. 

La  première  émotion  calmée  on  Finlerroge, 
on  lui  demande  Fcsplication  de  son  départ  si 
brusque,  de  son  retour  si  inespéré. 

—  Franchement ,  je  n'en  sais  rien,  répond  le 
conscrit...  Je  pars  ce  malin  le  désespoir  dans  le 
caur.  Arriu'  à  Paris,  on  me  conduit  à  la  divi- 
sion. J'étais  là  depuis  une  bonne  heuie  lors- 
(prun  beau  monsieur  chamarré  de  croix  et  por- 
tant un  grand  cordon  rouge  sous  son  habit,  en- 
tra dans  la  salle  où  je  me  trouvais  el  dit  quel- 
ques mois  à  l'oreille  du  général  en  me  regar- 
dant. »  C'est  bien,  M.  le  duc  '',  répond  celui-ci. 
Mors  celui  .[U'on  appelait  le  duc,  s'approcha  de 
moi ,  inc  frappa  sur  l'épaule  el  me  dit  :  Tu 
peux  Feu  retourner.  Tu  pousseras  jusqu'à  Ville- 
d'Avray,  tu  remellras  celte  boite  à  mademoi- 
selle Rose  ,  et  lu  lui  diras  i\\ie  cc$l  do  la  part 
deson  compère  de  ce  malin.  Rose...  cette  l>olle.,. 
ce  compère  ..  j'étais  stupéfait...  mais  trop  con- 
tent de  celle  explication  pour  songer  .N  en  de- 
mander une  aulrc,  jai  comme  on  dil  pris  mes 
jambes  à  mon  cou  el  je  suis  arrivé  au  pas  de 
course  ! 

Vous  semez  bien  qu'après  le  récit  du  conscrit 
on  neul  rien  Je  plus  pressé  que  douvrir  la  iBfM 


360  — 


térieuse  lioilc.  Au  dessous  des  boulions  oMigés, 
on  (rouv;i  l'acte  de  lilirralion  du  service  de 
François  et  un  brevet  de  pension  de  1500  francs 
au  nom  du  nouveau  né ,  payable  h  ses  pareils 
jusqu'à  sa  majorité,  et  réversible  sur  leurs  têtes 
en  cas  de  mort  du  titulaire. 

Mais  le  petit  Charles  n'est  pas  mort.  Protégé 
ius(|ii'au  dernier  nioincni  par  son  noble  parrain, 
il  a  (d)trnu  une  bourse  au  collège  Henry  IV,  où 
il  a  fait  ses  études,  et  son  nom  a  retenti  plusieurs 
fois  avec  honneur  au  concours  de  TUniveisité. 
Quant  au  grognard  et  à  sa  femme,  ils  ont  acheté 
à  Ville-d'Avray  un  petit  fond  de  restaurant 
qu'ils  exploitent  concurremment  avec  François, 
devenu  l'époux  de  Rose.  11  y  a  deux  ans,  à  la 
suite  d'une  partie  de  campagne  avec  (juelques 
amis,  j'entrai  par  hasard  dans  l'établissement  de 
ces  braves  gens.  Ayant  parlé  devant  Rose  de  la 
mort  récente  de  Chades  X  ,  je  m'aperçus  que  ce 
nom  produisit  sur  elle  une  vive  impression,  .le 
lui  en  demandai  la  cause  ,  et  elle  nous  raconta 
sans  se  faire  prier  et  avec  une  sensibilité  que  je 
n'ai  malheureusement  pas  su  reproduire  ,  ce 
trait  de  la  vie  d'un  prince  qui  après  avoir  ex- 
pié par  les  vertus  de  son  ftge  mur  les  fautes  de 
sa  jeunesse,  est  allé  mourir  sur  la  terre  d'exil , 
les  yeux  tournés  vers  cette  France  qu'il  avait  tant 
aimée  ,  et  que  son  cercueil  même  ne  devait  pas 
revoir. 

A.  G. 


RECHERCBES  UISTORIOUES 

Sur  l'épofiiie  de  la  fondation  du 
lieflroi  et  l'origine  du  dragon  de 
CSand. 


Les  changemens  notables  que  la  tour  du  Bef- 
froi de  Gand  est  sur  le  point  de  subir,  nous  ont 
engagés  à  nous  livrer  à  quelques  recherches 
historiques  sur  l'époque  de  la  construction  de 
cette  tour  et  l'origine  du  Dragon  qui  en  orne  le 
sommet  et  lui  sert  en  quelque  sorte  de  couron- 
nement. Nous  laissons  à  la  sagacité  du  lecteur  le 
soin  de  drhrouiller  ce  chaos  d'assertions  contra- 
dictoires ilétruites  les  unes  par  les  autres,  et 
nous  désirons  que  sa  perspicacité  se  fasse  jour  à 
travers  ce  dédale  obscur  qui  environne  encore 
sur  ce  point  notre  histoire. 

M.  le  chanoine  de  liast  dit,  dans  son  Recueil 
d'Anliqiiilés,  ijuc  le  ISelîroi  fut  fondé  en  1183, 
et  il  étaie  cette  opinion  sur  un  plan  original  de 
la  tour,  déposé  dans  les  archives  de  la  ville  et 
qui  porte  l'inscription  suivante  :  Uberceerp  van 
den  lîcelfroelc.  Sigerus  Caslelanus  Ga/idœ 
me  fu/idaril  (ituiu  MClWXm  111  lidl.  maii. 
—  Plan  du  lieffroi.  fondé  en  1183,  le  .i  des 
calendes  de  mai,  par  Siger,  châtelain  de 
Gand. 

«  Le  droit  d'avoir  un  Beffroi,  dit  cet  auteur 
»  était  un  droit  descommunes.  En  elfet,  léla- 
»  blissemitnl  du  lleîlroi  de  (.and  remonte  à  ])eu 
5)  prés  à  répt)([ue  de  liMslitiilion  de  la  commune 
5>  de  cette  ville;  (,and  fut  érigée  en  commune 
5>  sous  Philippe  d'Alsace  en  1178,  et  le  Beffroi 
»  fut  foncé  en  1183.  » 

Gramavc  lixe  la  date  du  commencement  de 
atte  tour  en  1313,  bandcrus,  dans  sa  Flandria 


illustrata,  dit  :  «  La  construction  de  cet  édifice 
(le  Beffroi),  que  l'on  avait  commencée  trois  siè- 
cles auparavant,  fut  reprise  par  Gisbert  Rein- 
vich  et  Baudouin  Borluut  au  mois  de  mai  lai.''), 
et  terminée  en  1380.  —  D'autres  rapportent  que 
ce  monument  fut  commencé  en  1171  par  Siger 
Vilain,  châtelain  de  Gand.  » 

Vaernewyck  [Chronyke  der  Nederlandsche 
Oudheijd)  dit  en  propres  termes  :  «Quant  au 
Beffroi  et  à  l'église  et  la  tour  de  Saint-Nicolas, 
je  n'ai  jamais  pu  découvrir  dans  quel  temps  et 
par  qui  ils  furent  fondés.  On  trouve  seulement 
que  le  Beffroi  fut  construit  antérieurement  à 
l'année  1300,  à  l'époque  où  la  ville  fut  adminis- 
trée par  les  39  magistrats.  »  —  Le  même  chro- 
niqueur dit  plus  loin  que  l'ancien  faîte  ou  cou- 
ronnement [de  Onde  Kap]  du  Beffroi  fut  cons- 
truit en  1380. 

Meycr  assure  que  le  Beffroi  fut  construit  sous 
l'administration  du  collège  des  39,  institué  en 
1 228,  et  le  chevalier  Dieriex,  dans  ses  Mémoires 
sur  la  ville  de  Gand,  partage  cette  opinon  et 
réfute  avec  un  sarcasme  amer  les  assertions  de 
M.  de  Bast  qui  en  recule  l'époque  jusqu'en  1 183. 

Il  faut  en  convenir  cependant,  l'époque  assi- 
gnée par  j\l.  de  Bast  est  la  plus  probable  et  celle 
qui  est  le  plus  communément  adoptée  de  nos 
jours.  Son  opinion  est  appuyée  par  une  pièce 
probante  dont  M.  Uieriex  n'a  pas  même  songé  à 
révoquer  en  doute  l'authenticité,  et  par  le  té- 
moignage  de  quelques  historiens  qui,  à  la  vérité, 
fixent  l'époque  du  commencement  du  Beffroi  à 
l'année  1171,  mais  qui,  comme  on  a  pu  le  voir 
par  l'extrait  de  la  Flandria  illustrata,  font  re- 
marquer que  Sigtr  Vilain,  châtelain  de  Gand, 
en  fut  le  fondateur,  et  le  document  invoqué  par 
M.  de  Bast  porte  en  effet  le  nom  et  le  titre  de  ce 
seigneur. 

Voici  maintenant  ce  que  l'on  trouve  dans  les 
mêmes  historiens,  relativement  à  l'origine  du 
Dragon. 

Une  tradition  populaire  rapporte  que  cet  ani- 
mal fantastique  ornait  l'église  de  Ste-Sophie  ou 
de  St-George,  ou  bien  encore,  si  l'on  en  croit 
IM.  Voisin,  une  mosquée  à  Constantinople;  qu'a- 
près la  jirise  de  cette  ville  sur  les  Grecs,  par  les 
Croisés,  le  U'  avril  1203,  il  échut  en  partage  à 
Baudouin  Vlll,  dit  de  Constantinople,  comte  de 
Flandre,  qui  l'envoya  à  Bruges,  et  que  plus  tard 
il  se  trouva  parmi  le  butin  que  les  Gantois  firent 
à  Bruges,  sous  le  commandement  de  Philippe 
van  Artevelde,  en  1382. 

Suivant  une  autre  version,  le  Dragon  aurait 
été  donné  aux  habitans  de  Biervliet ,  en  récom- 
pense delà  bravoure  qu'ils  avaient  déployée  à 
l'assaut  de  Constantinople,  et  les  Gantois  l'au- 
raient conquis  sur  eux  dans  nos  guerres  civiles 
du  \i'  siècle. 

Sanderus,  Vaernewick,  et  d'après  eux  M.  de 
Bast,  rapportent  ces  détails;  le  premier  de  ces 
écrivains  y  ajoute  que  le  Dragon  fut  placé  pour 
la  première  fois  au  sommet  du  Beffroi,  en  1445. 

Ni  Meyer  ni  d'Oudegherst  ne  parlent  de  ces 
circonstances,  et  le  chevalier  Dieriex  les  consi- 
dère comme  fabuleuses,  en  soutenant  que  le 
Dragon  pivotaitsur  la  tour  du  Beffroi  bien  avant 
l'époque  indiquée  par  Sanderus,  et  il  loiule  cette 
assertion  sur  un  manuscrit  déposé  aux  archives 
du  ci-devant  département  de  l'Escaut  (actuelle- 
ment les  archives  provinciales)  qui  porte  que  le 


Dragon  fut  descendu  de  la  tour  et  doré  en  1445. 

La  découverte  de  ce  manuscrit  est  venue  fort 
à  point  pour  faire  disparaître  l'espace  de  63  ans 
qui  séjiare  la  conquête  de  ce  trophée  par  les 
Gantois,  en  1382,  de  son  premier  placement  sur 
le  sommet  du  Beffroi ,  en  1445  ?  laps  de  temps 
dont  aucun  historien  ou  chroniqueur  avant 
M.  Diereix  ne  justifie  et  pendant  lequel  le  Dra- 
gon ne  laisse  aucune  trace  d'existence  parmi 
nous ,  et  se  perd  en  quelque  sorte  dans  nos  an- 
nales. 

Si  le  Dragon  est  réellement  une  conquête  des 
Flamands  dans  la  capitale  de  l'Orient,  il  faut 
convenir  que  nos  ancêtres  eurent  la  main  mal- 
heureuse dans  le  choix  de  leurs  trophées ,  et 
que  les  Vénitiens,  qui  assistèrent  également  à  la 
prise  de  Constantinople,  firent  preuve  de  plus 
de  connaissances  artistiques  en  s'emparant  des 
chevaux  corinthiens  qui  en  décorent  la  place 
St-Marc,  à  Venise,  et  qui  font  l'admiration  du 
monde  savant. 

Le  chevalier  DIeriez,  qui  s'est  livré  à  de  nom- 
breuses recherches  sur  tous  les  points  de  notre 
histoire,  après  avoir  révoqué  en  doute  Porigine 
qu'on  assigne  au  Dragon,  émet  une  opinion  plus 
vraisemblable  et  qui  se  concilie  mieux  avec  la 
saine  raison,  en  disant  que,  «dans  le  sens  allé- 
gorique, l'animal  fabuleux  dont  les  Gantois  or- 
nèrent leur  tour^était  censé  veiller  au  salut  et  à 
la  conservation  de  leur  commune.  » 

Peut-être  en  explorant  soigneusement  ce  cu- 
rieux monument  parviendra-t-on  à  y  découvrir 
quelques  traces  qui  attestent  son  origine  ;  car  il 
est  peu  probable  que  cet  ouvrage  bizarre  et  gros- 
sier provienne  de  l'Orient  qui  fut  le  berceau  des 
arts.  Son  informité  témoigne  de  l'état  d'enfance 
dans  laciuel  les  arts  se  trouvaient  plongés  non 
seulement  en  Belgique,  mais  dans  l'Europe  en- 
tière, au  moyen-âge.  N'oublions  pas  de  dire  que 
M.  de  Bast  prétend  «  que  le  Dragon  de  bronze 
que  l'on  voit  au  haut  du  Beffroi,  y  a  remplacé  un 
aigle  dont  les  premiers  fondateurs  avaient  orné 
cette  tour.»  Nousn'avons  pu  découvrir  la  source 
à  laquelle  M.  de  Bast  a  puisé  ce  renseignement, 
que  nous  n'avons  du  reste  aucun  motif  de  dé- 
mentir. 

Le  Dragon  fut  descendu  en  1543  et  en  1689  , 
d'après  la  Gazette  van  Gewrf.Ce  journal  publie 
un  contrat  d'adjudication  conclu  le  23  septem- 
bre de  cette  dernière  année,  entre  le  magistrat 
de  Gand  et  Jean  Martens,  maître  menuisier,  pour 
la  descente  et  la  réintégration  du  Dragon,  et  cet 
acte  porte  que  les  travaux  devaient  être  effectués 
moyennant  la  somme  de  14livresel  16escalins 
de  gros  (fr.  137-82). 

Le  Dragon  fut  de  nouveau  descendu  en  1771 
et  on  trouva  dans  une  boite  de  cuivre,  placée 
sous  l'une  des  griffes  de  cet  animal,  plusieurs 
pièces  de  monnaie  ,  savoir  :  trois  d'argent  aux 
armes  de  Charles-Quint,  uneavecla  têtede  Tra- 
jan  ;  «  courtoisie  adroite,  dit  M.  Dieriex,  par  la- 
(|uelle  les  Gantois  avaient  voulu  exprimer  qu'ils 
considéraient  leur  monarque  comme  le  modèle 
des  bons  princes;  »  et  on  avait  ajouté  quelques 
monnaies  dont  le  type  et  la  légende  se  trouvaient 
effacés.  La  même  boite  contenait  aussi  un  par- 
chemin sur  lequel  on  lisait  une  inscription  la- 
tine dont  voici  la  traduction  :«  Le  sieur  Gilles 
de  Baenst,  premier  échevin  de  la  ville  de  Gand  , 
consacra  ces  monnaies  à  l'immortel  Charles- 


^  3C1   — 


Quint,  empereur  des  Romains,  roi  de  Germanie 
et  d'Espagne  ,  comte  de  Flandre  ,  son  prince 
très  clément,  l'an  1543,  le  dernier  de  mars  avant 
Pâques.  » 

Si  le  contrat  de  1C89,  que  la  Gazette  van 
Gend  vient  de  publier  et  dont  on  ne  connaissait 
pas  l'existence,  est  authentique,  il  est  singulier 
que  les  monnaies  et  l'inscription  trouvées  en 
1771  dans  la  partie  inférieure  du  Dragon  se  rap- 
portent exclusivement  au  régne  de  Charles- 
Quint,  et  que  l'on  n'ait  découvert  dans  cette 
boite  aucune  trace  relative  à  la  descente  de  1 G89. 

Le  temps  a  mis  ce  vénérable  objet  d'anti(juité 
dans  un  état  de  délabrement  complet,  et  les  ré- 
parations qu'il  a  subies  à  diverses  époques  ont 
fait  disparaître  la  plus  grande  partie  du  métal 
dont  il  se  trouvait  primitivement  composé. Quel- 
ques écrivains  lui  donnent  la  dimension  d'un 
bœuf  et  son  poids  est  évalué  à  plusieurs  centai- 
nes de  kilogrammes.  11  est  essentiel  de  prendre 
des  mesures  pour  empêcher  qu'il  ne  subisse  de 
plus  fortes  dégradations  pendant  le  temps  qu'il 
sera  exposé  à  la  curiosité  publique,  et  que  des 
fonds  soient  alloués  pour  le  faire  restaurer  con- 
venablement, sans  lui  faire  perdre  ses  propor- 
tions et  sa  forme  actuelles. 

{Messager  de  Gand.) 


^otm. 


Fraîche  hirondelle, 

Toujours  fidèle 
Au  ciel  azuré  des  beaux  jours, 

De  ma  patrie , 

Douce  et  fleurie , 
Tu  viens  réveiller  les  amours. 

Dans  ta  charabrette , 

Jeune  coquette, 
Fais-toi  belle  chaque  matin  ; 

Puis  à  la  brise , 

Pour  elle  éprise , 
Livre  ta  robe  de  satin. 

Ah!  sur  ton  aile, 

Douce  hirondelle, 
Auprès  du  ciel  emporte-moi. 

Loin  de  la  terre , 

Patrie  amère, 
Je  voudrais  voler  avec  toi. 

Si  la  tempête 

Vient  sur  ta  lOte, 
Si  ton  cœur  palpite  d'effroi , 

Pauvre  petite , 

Je  t'olîrc  ungite, 
Viens  l'abriter  auprès  de  moi. 

Et  quand  l'orage 

De  ton  corsage 
Aura  souillé  les  blancs  contours , 

Viens  dans  ta  peine  , 

Sous  mon  haleine, 
Je  le  rCchauifcrai  toujours. 


Dis-moi ,  volage. 

Dans  ton  voyage , 
Celui  que  j'aime  l'as-tu  vu  ? 

Oh  !  dis  s'il  pleure 

Lorsque  vient  l'heure 
Oi\  son  navire  a  disparu? 

De  sa  pensée , 

Presque  effacée , 
Pour  moi  n'a-t-il  plus  un  soupir? 

Ou  dans  son  îinie. 

En  traits  de  flamme, 
Esl-il  gravé  mon  souvenir  ? 

Oh!  je  t'en  prie, 

Petite  amie , 
Prête  tes  ailes  un  moment , 

Pour  que  je  nage[, 

Sur  un  nuage  , 
Jusqu'oïl  respire  mon  amant.. 

Pour  ce  service 

Sois-moi  propice 
Et  tu  recevras  de  ma  main, 

Je  te  le  jure , 

Grasse  pAture , 
Lorsque  les  petits  auront  faim. 

Et  quand,  soumise. 

Fuira  la  brise , 
Viens  ,  je  t'offrirai  du  secours , 

El  par  le  monde. 

En  vagabonde  , 
Tu  n'iras  plus  courant  toujours. 

Sur  ma  fenêtre , 

Et  sur  le  hêtre 
Où  mon  vieux  père  vient  dormir. 

De  la  froidure 

Bravant  l'injure  ; 
Tu  pourras  rester  et  mourir. 

Mais  lu  t'envoles 

Et  mes  paroles 
Meurent  au  souffle  du  zéphir, 

Telle  qu'un  rêve 

Que  l'ame  achève, 
Tu  fuis  quand  je  crois  te  saisir. 

Oh!  sur  ta  route, 

Que  je  redoute 
Pour  toi  la  fureur  des  autans  ! 

Vers  moi,  petite, 

Ah!  reviens  vite, 
Car  il  s'enfuit  le  doux  printemps  ! 

Mais,  dans  l'espace. 

Ton  vol  s'efface , 
El  sur  toi  mon  œil  arrêté  , 

Dans  le  ciel  sombre  , 

INc  voit  qu'une  ombre 
Qui  monte  et  plane  en  liberté. 

Marie-Olympe  Cari'kxtier  , 
CouturiCrc  il  La  Fl^hi-. 

[France.) 


ESQUISSE  BIOGRAPHIQUE. 

Membre  de  l'Iustitut. 


Henri-Montan  Berton ,  né  à  Paris  en  1766, 
est  fils  d'un  musicien  distingué  qui  fut  directeur 
de  l'Opéra.  A  l'ftge  de  douze  ans  il  perdit  son 
père  ,  qui  aurait  si  bien  pu  le  guider  dans  l'art 
musical,  objet  île  toute  sa  pensée.  L'adminis- 
tration de  l'Opéra  lui  rit  une  petite  pension,  et 
il  entra  comme  surnuméraire  dans  l'orcheslrc 
de  l'Académie  royale  de  Musique.  A  quatorze 
ans  il  jouait  le  solo  de  violon  dans  le  ballet  île 
Mirza,el  les  louanges  ne  manquaient  pas  à  ce 
précoce  talent  ;  mais  il  brûlait  de  mériter  ces 
suffrages  par  quelque  ouvrage  dramatique.  A 
celte  époque  les  mystères  delà  composition  mu- 
sicale étaient  presque  chose  sacrée  en  France, 
et  le  petit  nombre  d'initiés  dans  cette  langue  hié- 
roglyphique, semblables  aux  prêtres  égyptiens  ou 
aux  druides  ,  se  serait  bien  gardé  de  populari- 
ser la  science  qu'il  considérait  comme  sa  pro- 
priété ,  laissant  déraisonner  sur  cette  matière 
les  hommes  de  lettres  de  l'époque,  comme  nous 
laissons  divaguer  sur  le  même  sujet  les  littéra- 
teurs de  nos  jours. 

Le  jeune  Berton  avide  de  savoir,  impatient  de 
produire,  soumettait  ses  essais  de  composition 
à  Granier  et  à  Bey,  l'un  sous-direcleur  et  l'au- 
tre chef  d'orchestre  de  l'Opéra  ,  qui  tous  deux 
le  décourageaient,  lui  prédisaient  qu'il  ne  ferait 
jamais  rien  de  bon;  qu'il  valait  beaucoup  mieux 
pour  lui  renoncer  à  la  musique  et  surtout  à  la 
composition.  Et  le  jeune  artiste  rentraitchez  lui 
et  il  pleurait;  mais  il  se  remettait  à  travailler 
avec  j)lusdc  persévérance  que  jamais,  car  il  sen- 
tait bouillonner  dans  son  cerveau  cette  pensée  qui 
poursuit,  tourmente,  obsède  l'homme  de fénie 
et  le  force  à  croire  en  lui.  Oh  !  combien  11  y  a  de 
mystères  douloureux,  d'inquiétudes  poignantes 
dans  r.'ime  d'un  jeune  artiste  qui  s'élance  en 
Idée  dans  \\\\  eiiir  !  Que  de  luttes  cruelles  à  sou- 
tenir avant  il'arriverà  une  célébrité  que  vos  con- 
temporains vous  dénient  presque  toujours  ! 

En  1784,  une  célèbre  actrice  de  l'Opéra  de- 
vina les  grandes  facultés  musicales  de  notre 
compositeur,  après  avoir  étudié  celles  de  son 
cœur,  reconnu  son  amabilité  personnelle  et 
elle  en  parla  à  Sacchliii.  Ce  célèbre  musicien  ac- 
cueillit avec  bienveillance  le  jeune  protégé  de  la 
canlatrice  lyrique  et  tragique.  Sacchinl.  comme 
tous  les  hommes  d'un  grand  mérite,  était  Indul- 
gent ;  il  examina  avec  soin  la  partition  de  l'.i- 
ina/i/  Il  Veprcuve  ,  opéra  en  deux  actes  de  Fil- 
lette-Loraux,  dont  la  plupart  »Ies  morceaux  de 
musiiiue  étaient  calqués  sur  ceux  île  la  Frais- 
caldiiii  .  opéra  qui  jouissait  alors  de  l,i  plus 
grande  vogue  et  que  le  jeune  lierton  prit  pour 
modèle.  L'auteur  de  Dardaniix  elii'(V\dipe  à 
colomit'  sourit  de  celte  m.irche  Inévitable  de 
jeune  homme;  et,  loin  de  le  décourager  ainsi 
que  l'avait  fait  Granier  et  Rey,  Il  prédit  .'i  son 
petit  /ton  iimi ,  ainsi  qu'il  l'appelait,  une  place 
brillante  d.uis  l'avenir.  Son  jeune  disciple  avait 
déj^  donné,  au  reste,  le  Premier  yorigateur  , 
Opéra  en  un  acle ,  paroles  de  GuillarJ,  auteur 


3G2  — 


du  poùme  A'OEdipe  à  colonne  cl  les  l'iomesses 

e  mariage ,  ouvr;if;e  en  deux  actes,  en  sociélé 
avec  Uesloitjes,  auleur  de  la  femme  jalouse. 

licrlou  avait  iicitlu  sou  illustre  ijuide,  cl  niai- 
chait  dt'j^  dans  sa  force  ctdaus  sa  lllicrlc,  n'ayant 
plus  à  lutter  tjue  contre  d'iionorahles  rivaux 
tous  français  comme  lui.  Les  protections  et  les 
faveurs  de  cour  n'claicnl  plus  un  moyen  de  par- 
venir à  laccItLirilé.  L"ex[)Osilion  du  jjianddiame 
de  la  révolution  se  déroulait  aux  yeux  de  ILu- 
rope,  et  chaque  Français  figurait  comme  acteur 
dans  cet  intéressant  prologue.  La  musique  qui 
chez  les  anciens  était  emjiloyée  comme  moyen 
rcli;;ie\ix  el  i;ouvcrnemenlal ,  ne  pouvait  man- 
quer d'agrandirsou  domaine  dans  notreémanci- 
palion  nationale  :  elle  exaltait  les  grandes  ac- 
tions, faisait  naître  riiéroisme,  ou  frappait  de 
ridicule  le  fanatisme  et  l'hypocrisie.  Notre  com- 
positeur donna  alors  les  Birjiieitrs  (lucluître, 
dont  le  liltrctto  était  de  Fievée,  auteur  du  joli 
roman  de  la  Dot  île  Suzctte.  Le  chœur  de  reli- 
f  ieuses  :  Ah  !  quel  scandale  abominable,  quel 
déshonneur  pour  le  couvent  \  employé  sur 
tous  nos  théâtres  secondaires,  se  grava  bientôt 
dans  toutes  les  mémoires  et  devint  très  popu- 
laire. 

Le  nouveau  d'Assas  ,  J'iala  el  un  Tijrthec 
de  Legouvé,  nous  montrentlierton  suivant  avec 
enthousiasme  le  mouvement  national.  Cepen- 
dant faisant  partie  du  bataillon  dit  des  Filles-St- 
Thomas,  il  fut  proscrit  après  le  10  août  et  obligé 
de  fuir. 

Caché  à  Sevran,  dans  la  forêt  de  Bondy,  chez 
madame  Dufrcnoy,  sa  belle-mère,  il  fit  avec  elle 
un  Charles  II  qui  n'a  jamais  été  représenté. 

Il  parait  ([u'en  ce  lem[is  les  hommes  du  peu- 
ple aimaient  aussi  les  arts  et  i)rotégcaient  les  ar- 
tistes- car  un  nommé  Chrétien  ,  garçon  de  café 
et  membre  du  tribunal  révolutionnaire,  litoii- 
tenir  un  certificat  de  civisme  à  l'auteur  de  Tyr- 
thée,  elsa  proscription  cessa. 

Absorbé  par  son  art,  et  ne  pouvant  ni  ne  vou- 
lant être  un  homme  politi(|ue  ,  l'élève  de  Sac- 
chini  rêvait  un  ouvrage  ijui  jnit  le  conduire  à  la 
postérité  ,  comme  Ja  partition  d'OEdipey  avait 
déjà  placé  son  maître.  L'occasion  s'offrit,  et  il  ne 
la  laissa  point  écliapper. 

Déjaure  avait  donné  à  Grétry  son  opéra  de 
Monlano  et  Stéphanie  pour  qu'il  en  lit  la  mu- 
sique. Soit  que  ce  sujet  tiré  de  ÏArioste  fût  mal 
traité  el  n"insi)irat  point  Grétry,  soit  qu'il  voulût 
être  agréable  à  un  jeune  confrère,  il  engagea 
l'auteur  de  cet  ouvrage  à  le  conlier  à  lierlon. 
Mais  lloffman  ayant  jiuisé  à  la  même  source  (jne 
Déjaure,  son  opéra  iWiriodunI,  le  remit  à  Mé- 
linl  pour  en  composer  la  musi(iuc.  Méhul  n'était 
pas  un  jouteur  facile  à  vaincre  :  c'est  peut-être 
ce  qu'avait  pensé  Grétry,  fin  liégeois,  qui  savait 
si  bien  conserver  sa  grande  réputation  au  mi- 
lieu de  celle  nouvelle  école,  dont  les  essais  abrup- 
tes énergiiiueset  puissans  d'harmonie,  contras- 
taient avec  son  orchestre  quelque  peu  mesquin, 
et  sa  déclamation  mélodique,  ingénieuse,  fine  , 
mais  pas  éminemment  musicale. 

La  lutte  eut  lieu  entre  Monlano  ci  Ariodant. 
Les  deux  adversaires  étaient  vigoureux,  adroits 
et  brillans  de  jeunesse;  ils  avaient  pour  lémoin 
l'élite  de  la  bonne société,au  terapsdu  Directoire, 
qui  se  poria  n\  foule  au  Ihéftlre.  La  belle  niadnme 
ÛeDgucrlol,  qui  voulait  beaucoup  dcliienù Mé- 


hul, tenait  pour  son  Ariodant ,  el  le  protégeait 
de  toute  sa  puissance  de  jolie  femme,  riche  et 
entourée  d'adorateurs. 

malgré  la  faiblesse  du  poème,  au  troisième 
aclc  ,  Monlano  triompha  lï Ariodant ,  dont  il 
n'est  resté  que  la  délicieuse  romance  :  Femme 
sensible  ,  entends-lii  le  ramage... 

Montana  est  l'ouvrage  le  plus  scénique ,  le 
plus  passionné  ,  le  plus  dramatique  qui  ail  été 
donné  à  I  Opéra-Comiijue.  Lh  bien  !  cette  œuvre 
musicale  si  complète  est  à  peine  connue  de  la 
génération  actuelle. 

Si  le  bel  air  de  Stéphanie,  qui  commence  la 
pièce,  n'avait  point  été  chanté  depuis  plus  de 
trente  ans  dans  tous  les  concerts  et,  de  nos  jours, 
par  madame  Damoreau-Cinli,  nous  le  citerions 
comme  un  modèle  de  grâce,  d'amour  et  de  suave 
mélodie. 

tjuelle  poésie  sombre,  mystérieuse  et  terrible 
dans  cette  scène  du  balcon  au  final  du  premier  ! 
Comme  les  violoncelles  peignent  bien  les  élans 
de  la  jalousie  et  de  rage  que  iMontano  peut  à 
peine  contenir!  Quel  chant  noble  el  religieux 
dans  la  cérémonie  du  mariage  !  Quel  est  l'écri- 
vain musical  qui  se  soit  élevé  plus  haut  que  dans 
ce  magnifique  final  du  second  acte?  Après  le 
non,  si  dramatiquement  prononcé  par  Montano, 
le  compositeur  s'arrêta  cl  chercha  pendant  plus 
de  quinze  jours  la  phrase  musicale  sur  ces  pa- 
roles : 

Léonati ,  tous  nos  nœuds  sont  rompus  : 
A  votre  fille  je  renonce, 
Beprenez-la ,  je  n'en  veux  plus  I 

Comme  toutes  les  passions  sont  là  palpitantes  ! 
comme  la  colère  est  graduée  !  comme  les  mena- 
ces se  croisent,  s'enchevêtrent  harmoniquement! 
Quel  ordre  dans  ce  beau  désordre  !  El  lorsque 
la  malédiction  paternelle  est  jetée  à  Stéphanie  , 
quel  éclair  de  génie  que  ce  Irait  chromatique  de 
llûte,  qui  peinl  avec  tant  de  vérité  el  si  simple- 
ment les  angoisses  ,  le  déchirement  du  cœur  de 
la  pauvre  fille  ! 

L'unité  de  la  pensée,  sans  laquelle  toute  œu- 
vre est  défectueuse  dans  les  arts,  a  présidé  à  la 
composition  de  ce  bel  ouvrage  ;  car  le  trait  des 
violoncelles  dont  j'ai  parlé  plus  haut  revient  au 
troisième  acte  de  la  manière  la  plus  logique  el  la 
plus  heureuse  sur  ce  chœur  des  amis  de  Mon- 
tano ■• 

Rappelle-toi  celle  nuit  si  cruelle  , 
Rappelle-toi  sa  Iraliison. 

Celle  unité  de  la  pensée  est  ce  qui  préoccupe 
le  moins  les  compositeurs  de  nos  jours.  Une 
sorte  de  recherche  s'empare  de  notre  style  mu- 
sical ;  on  vise,  dans  la  moindre  production,  aux 
effets  prétentieux  d'une  harmonie  tourmentée, 
ou,  dans  le  plus  grand  ouvrage  dramatique  ou 
songe  d'abord  à  trouver  de  petits  chants  qui 
puissent  passer  de  chez  l'éditeur  sur  les  pianos 
de  nos  salons,  et  qui,  Iransl'ormés  ensuite  en 
eonlrcdanses,  aillent  charmer  les  dilettanti  de 
nos  concerts  en  plein  vent.  La  contredanse  est  à 
l'art  musical  ce  (lu'cst  le  vaudeville  à  la  lilléra- 
lure  ;  elle  étricjue,  mesquine  les  plus  belles  ins- 
pirations musicales  ;  lorsque  nous  n'avons  plus 
d'école  nationale  ,  lorsque  nos  compositeurs 
français  s'éteignent,  on  dit  que  le  goût  de  la  mu- 
sique fait  lie  japidcs  piDgrCs  eu  France  ;  oui , 


sans  doute,  si  Fou  ne  voit  l'arl  musical  que  dan 
la  contredanse  et  la  romance. 

Ce  fut  quelques  mois  avant  d'avoir  lerraini  sa 
fixv\.\\.wnAc  Montano  et  Stéphanie  que  notre 
comi)osileur  fut  obligé  de  vendre  son  [liano  pour 
pouvoir  mettre  le  pot-au-feu^  comme  il  le  dit 
galment  lui-même  ;  mais  qu'est-ce  que  ce  petit 
inconvénient  qu'éprouvèrent  les  personnes  les 
plus  riches  lors  de  notre  première  révolution? 
Ce  n'est  point  là  que  sont  les  lourmens  d'un 
grand  artiste.  C'est  l'ignorance  ou  la  prévention 
n-éconnaissant,  repoussant  ses  plus  belles  inspi- 
rations qui  le  froissent,  le  navrent, le  découra- 
gent. 

Des  librelti  à  trouver  el  à  mettre  en  musique, 
voilà  toute  h  question  d'c  venir  pour  un  comjio- 
siteur,  el  plusd'un  rare  génie  musical  s'est  con- 
sumé, s'est  éteint,  à  désirer,  à  chercher  ce  qu'on 
est  convenu  d'appeler  un  poème.  Les  plus  beaux 
ouvrages  de  iierlon  ont  été  refusés^  tels  que 
le  Délire,  Aline,  etc. 

Voyant  qu'on  ne  trouvait  pas  assez  d'esprit  à 
ses  poètes  ,  Berlon ,  qui  en  avait  bien  autant 
(ju'eux,  se  mit  à  brocher  un  plan,  et  à  écrire 
currente  calamo ,  les  scènes  d'un  opéra.  11 
re  Jiit  le  tout  à  IloU'mann,  en  le  priant  d  en  faire 
un  ouvrage  dramatique  digne  d'être  lu  aux  so- 
ciétaires du  Théàlre-Feydeau.  Au  bout  de  quel- 
ques jours  ,  Hoffmann  écrit  à  son  compositeur  : 
«  Mon  ami ,  vous  avez  aujourd'hui  lecture  de 
»  votre  opéra  auquel  je  n'ai  point  touché  le 
«moins  du  monde,  attendu  qu'il  est  fort  bien 
»  comme  il  est.  »  En  effet,  le  compositeur-poète, 
heureux  imitateur  de  J.-J.  Rousseau,  vint  lire 
son  ouvrage  qui  fui  reçu  à  l'unanimité,  elPonce 
de  Léon  lut  joué  à  l'Opéra-Comique.  C'est  ainsi 
quiljoignil  la  réputalion  d'écrivain  facile  à  celle 
de  couiposileur  habile  qu'il  s'était  déjà  juste- 
ment acquise. 

Le  Délire]...  qui  de  nous  ne  se  rappelle  avec 
une  sorte  de  frisson  l'effet  de  cet  ouvrage,  d'une 
mélancolie  si  profonde  ,  si  délirante,  et  Gavau- 
dan  ,  dans  le  rôle  de  Murville  ?  Celle  partition 
est  en  musique  dramatique  ce  que  sont  en  litté- 
rature Jlené,  IFerlher  ou  Alala.  Ce  sont  de  ces 
ouvrages  qui  laissent  une  trace  profonde  dans 
le  cœur,  un  regret ,  un  malaise  mêlé  du  désir 
de  les  entendre,  de  s'en  pénétrer  de  nouveau. 

iierlon  avait  composé  son  opéra,  lorsqu'il  prit 
à  Gavaudan  l'idée  d'aller  à  Charenton  s'inspirer 
de  son  rôle  sur  la  najure.  Le  compositeur  ac- 
compagna le  comédien  observateur,  et,  d'après 
le  triste  spectacle  qui  frappa  leurs  regards,  Ber- 
lon fil  quelques  additions  au  rôle  de  Murville. 
11  se  trouvait  précisément  au  nombre  des  pen- 
sionnaires que  renfermait  la  maison  un  mailre 
de  chapelle  qui  avait  été  atteint  d'une  aliéna- 
lion  mentale;  il  racontait  à  chaque  étranger  la 
perte  qu'il  avait  faite  ;  et  ce  récit ,  toujours 
suivi  d'un  accès  de  fureur,  se  terminait  par  un 
évanouissement  [)récédé  de  ces  mots  qu'il  disait 
d'une  manière  déchirante  :  Perdue!  perdue! 
perdue! 

C'est  inspiré  de  ce  délire,  et  pour  ainsi  dire 
sous  la  dictée  de  ce  pauvre  musicien  en  proie 
aux  plus  cruelles  hallucinations,  que  le  compo- 
siteur écrivit  cet  air  d'une  joie  si  triste,  et  qui 
finit  d'une  manière  si  dramatique  : 
Jouer  toujours , 
CliaDger  d'iuuour 


363  — 


Voilà  le  bii'n  su|irùme  : 
Amis  jojeu-, 
Les  ris,  les  jeux 
Rendi'iil  heureux  ; 
Vous  le  voyez....  tous  Je  voyez...  par  moi-même. 

C'est  pnr  de  telles  inspirations,  par  cettepein- 
luie  puisée  au  fond  du  cœur  humain,  que  uos 
coiuposileurs,  en  s'insj  irant  de  la  mélodie  ila- 
lirnne  et  se  consacrant  aux  spéculations  harmo- 
niques de  rAlleni.njne  ,  peuvent  faire  de  notre 
musique  nalionale  la  première  école  de  l'Europe. 

Àli/ie su'wil  (ie  près  le  Délire,  mais  messieurs 
les  comédiens  trouvant  ce  poème  ahsurde  ne 
voulaient  |)as  le  jouer.  Cependant  Elleviou  et 
Martin  élaient  en  coU(;é;  un  été  brûlant  pesait 
sur  les  Ihéùtres  elles  ruinait.  La  chaleur  était 
telle  que  les  dames  permettaient  à  leurs  cava- 
liers de  mettre  habits  bas  dans  les  lofjesau  spec- 
tacle. 

Messieurs  les  sociétaires  <Iu  théâtre  impérial 
de  rO|iéra-Comique  voulurent  bien  se  hasarder 
dans  l'état  de  disette  d'ouvrages  où  ils  se  trou- 
vaient à  monter  Aline,  reine  de  Golconde.  Un 
dédit  fut  stipulé  entre  eux  ellccomjiositeur,  qui 
dut  fournir  sa  musique  en  douze  jours,  l'ou- 
vraye  devait  être  é£alement  monlé  en  douze 
ce  ((ui  eut  lieu  exaclement,  car  les  copistes  ar- 
rachaient les  morceaux  au  compositeur.  Enfin 
cet  opéra  qui  n'avait  coûté  que  mille  écus  ù  met- 
tre en  scène  et  qu'on  jouait  presque  malgré  soi, 
obtint  un  succès  éclatant ,  non  seulement  îi  l'a- 
1  is,  mais  dans  toute  la  France.  La  plupart  des 
morceaux  de  ce  charmant  ouvrage  devinrent  po- 
l)ulaires. 

L'anfeiif  dé  ISontano  se  d'élasàait  'èe  travaux 
plus  sérieux  en  composant  des  canons  (ileins  de 
gailé,  de  verve  et  de  mélodie  (|ui  élaient  chantés 
dans  tous  les  salons  de  la  capitale,  et  répétés  par 
les  musiciens  de  nos  réginicns,  qui  les  redisaient 
sur  leur  route  en  allant. s'emparer  de  Vienne, de 
Madrid  ou  de  Berlin. 

Directeur  de  l'Opéra-Italien  en  1800,  lîerton 
céda  cet  emploi  à  Spontini,  et  fut  nommé  chef 
de  chanta  l'Opéra  sous  la  direction  de  Picard. 

Notre  grande  révolution  qui  avait  jeté  des  épi- 
soties  assez  dramatiques  au  commencement  de 
la  carrière  de  notre  compositeur  national,  vint 
lui  ap|)(irter  de  nouvelles  (léripélics  de  l.Sl,'>à 
I8l(i.  Auteur  AcV  Oriflamme  ,  en  société  avec 
Méliul,  Kreutzer  et  l'aér;  et  nonnné  à  l'iiistilut 
en  181i,  il  expia  son  admiration  et  son  dévoù- 
ment  pour  l'empereur.  L'année  suivante,  d'un 
trait  déplume,  il  fut  rayé  de  l'Institut,  de  l'O- 
péra ,  de  la  surintendance,  de  la  chapelle  du 
roi,  du  Conservatoire.  t:epeiidanlà  la  mort  de 
Melinl  il  rentra  au  Conservatoire  pour  y  rempla 
cer  CCI  illustre  compositeur,  et  les  passions  po- 
lîliiiues  s'étant  apaisées  de|iuis,  il  a  repris  h  ]peu 
près  tous  ses  emplois  ;  mais  comme  la  mission 
du  génie  ne  saurait  être  remplie  sur  cette  terre 
sans  qu'il  ait  à  lutter  contre  l'injustice  ou  la 
souffrance,  à  peine  le  gTand  arliste  relevait-il 
son  front  courbé  par  le  veut  de  la  politi(iuc  <|uc 
le  souffle  empoisonné  du  cliolfra  lui  ravit  son 
éls  et  sa  fdle,  sa  Stéphanie  qu'il  idoUMrail,  dont 
il  aurait  racheté  la  vie  s'il  avait  pu  de  la  sienne 
cl  de  toute  sa  célébrilé. 

Cette  j\islc  célébrité  s'appuie,  outre  les  ou- 
vrages ((ue  nous  avons  déjà  eilés  ou  analysés,  de 
la  liste  nombreuse  qui  suit  : 


Cora  et  Alonzo,  trois  actes  (à  l'Opéra);  les 
Brouilleries,  irois  actes;  les  Deux  Sous-Lieute- 
naus,  un  acte;  leSoujier  de  Famille,  deux  actes  ; 
l'Anneau  bizarre,  un  acte;  le  Concert  interrom- 
pu, un  acte;  le  Crand  Deuil,  un  acte;  la  Ro- 
mance, un  acte;  îe  Vaisseau  amiral,  un  acte; 
Délia  et  Verdikan,  un  acte  ,  le  Chevalier  de  Sé- 
nange,  trois  actes;  Françoise  de  Foix,  un  acte; 
le  Dénoûment  inattendu  ,  un  acte;  la  Fêle  de 
Meudon,  unacle;  iNinon  chez  madame  de  Sé- 
vigné,  un  acte;  Valenlin,  trois  actes  (îi  l'Opéra- 
Comi(iue)  ;  Roger,  roi  de  Sicile  ,  trois  actes  (  à 
l'Opéra)  ;  Féodor,  un  acte  ;  les  Maris  garçons,  un 
acte;  le  Charme  de  la  voix,  un  acte  (à  l'Opéra - 
Comique)  ;  Virginie  ou  les  Décemvii  s,  trois  actes 
(à  l'Opéra);  la  Mère  et  la  Fille,  trois  actes;  les 
Créoles,  trois  acte;  les  Petits  Ajqiartemens,  un 
acte  ;  les  Deux  Mousquetaires,  un  acte  (àl'Opé- 
ra-Comique.) 

11  a  de  plus  donné  en  société  avec  divers  com- 
positeurs ;  Rélizaire,  trois  actes  ;  Echo  et  Ps'ar- 
cisse  ,  deux  actes;  la  Victime  des  .Vrls,  un  acte  ; 
le  Congrès  des  Rois  ,  trois  actes  ;  les  Dieux  ri- 
vaux, trois  actes;  l'Heureux  Retour,  ballet,  deux 
actes;  la  Naissance  du  fils  de  Mars,  trois  actes  ; 
le  Laboureur  chinois,  un  acte  ;  RIanche  de  Pro- 
vence, trois  actes  ;  l'haramond,  Irois  actes;  la 
Marquise  de  lîrinvilliers,  trois  actes;  l'Enlève- 
ment des  Sabines  et  l'Enfant  prodigne  ,  deux 
ballets  en  trois  actes,  dont  il  a  seul  composé  la 
musique. 

Telles  sont  les  produits  si  varii's  de  ce  compo- 
siteur lin,  spirituel,  énergique,  savant  et  popu  - 
laire  tout  à  la  fois,  qui  a  fondé  avec  d'autres 
Français  notre  école  nalionale,  et  l'un  de  ceux 
qui  l'honorent  le  plus. 

Henri  Blancuakd. 


Scnfence  ilc  tlé.'^iis-Cisrist. 

Le  hasard  a  mis  dans  nos  mains  le  document 
judiciaire  le  plus  imposant  qui  ail  été  enregis- 
tré dans  les  annales  Immaines,  c'est  à  dire  la 
condamnation  à  mort  de  Jésus-Christ.  Nous 
transcrivons  ce  document  tel  qu'il  nous  a  été 
remis. 
Sentence  rendue  par  Ponce  Pilate,  gouver- 

iieur-règent  delà  liasse- Galilée,  portant 

que  Je'aus  de  ISnzareth  subira  le  supplice 

de  la  croi.r. 

L'an  dix-sept  de  l'empire  de  Tibère  César,  et 
le  vingt-cinquième  jour  du  mois  de  mars,  en  la 
cité  sainte  de  .Jérusalem,  Anne  et  Caïphc  étant 
prèlres  elsacriticateurs  du  peuple  de  Dieu; 

Pouce  Pilate,  gouverneur  de  la  Rasse-Galilée, 
assis  sur  le  siège  présidial  du  prétoire; 

Condamne  Jésus  de  Nazareth  à  mourir  sur 
une  croix  entre  deux  larrons,  les  grands  et  no- 
toires témoignages  du  peuple  disant  ; 

I.  Jésus  est  séducteur. 

■2.  il  est  séditieux. 

3.  Il  est  ennemi  de  la  loi. 

'i.  11  se  dit  faussement  lils  de  Dieu. 

j.  lise  dit  fan.ssemeiU  roi  d'Israël. 

G.  Il  (Si  entré  dans  le  tenqile  suivi  d'une  mul- 
!  titude  porlaut  des  palmes  â  la  main. 
j      Ordonne  au  premier  centurion  Quirilus  Cor- 
nélius de  le  conduire  au  lieu  du  supplice. 


Défend  à  toutes  personnes  pauvres  ou  riche 
d'empêcher  la  moit  de  Jésus. 

Les  témoins  qui  ont  signé  la  sentence  de  Jésus 
sont  : 

1.  Daniel  Robnni,  pharisien. 

2.  Joannas  /orobalel. 

3.  Raphaël  Robani. 

4.  Capet,  homme  publie. 

Jésus  sortira  de  la>ille  de  Jérusalem  par  la 
porte  Struénée. 

Cette  sentence  est  gravée  sur  une  lame  d'ai- 
rain ;  sur  le  côté  sont  écrits  ces  mots  :  «  Pareille 
lame  est  envoyée  à  chaque  tribu,  u 

Elle  a  été  trouvée  dans  un  vase  antique  de 
marbre  blanc,  en  faisant  des  fouilles  en  la  ville 
d'Aijuila,  au  royaume  de  Naples,  en  1280,  eta 
été  découverte  par  les  commissaires  des  arts  à  la 
suite  des  armées  françaises.  Lors  de  l'expédition 
de  Naples,  elle  était  dans  la  sacristie  des  Char- 
treux, près  Naples,  renlermée  dans  une  boite 
de  bois  d  ébène.  Le  vase  est  dans  la  chapelle  de 
Caserle.  , 

La  traduction  qu'on  vient  de  lire  a  été  faite 
par  les  membres  de  la  commission  des  arts.  L'o- 
riginal est  en  hébrcw. 

Les  Chartreux,  par  leurs  prières,  obtinrent 
que  cette  lame  ne  leur  fut  pas  enlevée  :  on  leur 
tint  compte  ainsi  des  grands  sacrifices  qu'ils 
avaient  faits  pour  l'armée. 

M.  Denon  avait  fait  faire  une  lame  du  même 
modèle,  sur  laijuelle  il  avait  fait  graver  cette 
sentence.  A  la  vente  de  son  cabinet,  elle  a  été 
achetée  par  lord  Howard,  moyennant  2,890  fr. 


lies  canons  «Je  Sainc-Jrnn  tl'CIIoa. 

Le  transport  de  l'état  Adèle,  parti  de  Brest  le  9 
avril ,  est  arrivé  avant-hier  au  Havre.  Ce  bâti- 
ment tran>porlc  les  bouches  à  feu  prises  sur  les 
Mexicains  ,  au  fort  de  Saint-Jean  d'L  lloa,  et  ap- 
portées en  France  par  la  corvi  lie  la  Créole. 

Quatre  de  ces  iiièccs  d'artillerie  sont  des  ca- 
nons longs  ,  en  bronze  ,  du  poids  de  .3.0S0  à 
3,300  livres ,  et  du  calibre  de  douze.  Elles  ont 
été  fondues  à  Douai  dans  les  années  1G8S.  1733 
1739  et  I7il.  Les  boulons  de  culasse  représen- 
tent un  coq  gaulois  jus<|u  à  1.1  poitrine,  les  ailes 
de  ces  sigiu'S  allégoriipics  forment  le  eul  de 
lampe  de  la  pièce  :  sur  les  renforts,  en  dessus  et 
en  avaiU  de  la  lumière,  se  trouvent  placées  en 
relief  les  armes  de  France  fleurdelysées  et  sur- 
montées d'une  couronne  ;  à  la  limite  des  renforts 
est  un  soleil  en  relief  et  une  légende  en  bosse 
avec  les  mots  de  la  fastueuse  devise  deLonis.XIV: 
yec  jiliiribiis  impar.  Les  anses  représentent 
deux  danpliins. 

Ou  voit  sur  les  volées,  au-dessus  des  armoi- 
ries en  relief,  surmonlées  d'une  couronne  fieur- 
delysée,  et  plus  en  avant,  trois  légendes  on  relief 
sm-  lesquelles  sont  burinés  les  noms  de  Lui  is- 
ciiAni.i.s  i>E  noiT.iïON,  i.OMTi;  i>'i:i- ,  nie  p'ai- 
M.vLF..  Ces  dernières  légendes  sont  remplacées 
snr  une  des  quatre  bouches  .'i  feu  par  deux  lé- 
gendes également  en  relief  avec  les  mots  marc'- 
chal  Dcshumii-rcx.  (  hieune  de  ces  quatre  piè- 
ces olt'i-e  .  ,M,\  lin  des  volées,  deux  légendes  et 
les  trois  mois  en  s.iillie  ultinia  ratio  rtffitm  ■ 
en  avant  de  ces  mots  et  un  peu  au-dessus  d'eux, 
on  lit  une  auli-o  légende  qui  porte  le  nom  de  ch.v 
cuu  des  canons  :  le  Solide,  le  Tanrtau,  VAmytu 


—  304  — 


tor,  le  Mercenaire.  On  sait  qu'anciennement  on 
avait  lluibiluile,  dans  nos  foniieiies  et  dans  nos 
arsenaux ,  de  donner  son  nom  propre  à  chaque 
pièce  d'artillerie  fondue  en  bronze. 

Les  deux  dernières  bouches  à  feu  sont  du  ca- 
lilire  de  8  et  de  16;  elles  ont  été  fondues,  celle 
de  8  à  Mexico  ,  eu  1798,  et  celle  de  16  à  Séville  , 
en  1763.  La  pièce  mexicaine  de  8  est  sans  nom  et 
n'a  que  des  moulures  ortliuaires  ;  son  poids  est 
de  165  livres.  La  pièce  de  16 pèse  de  4-lU  à-lôOliv. 
Le  bouton  de  culasse  représente  un  ylobe  orné 
de  feuillages  près  du  collet.  Sur  le  cul-de-lami>e, 
on  distinfjue  une  légende  burinée,  sur  lai|uelle 
sont  formés  en  relief  les  mots  Sulanu  /ecil  .Se- 
rillii  aii/io  1763.  Sur  le  renfort,  il  y  a  un  écus- 
son  tiijurant  en  saillie  les  ai  mes  d'Espagne ,  sur- 
montées d'une  couronne.  Les  anses  représentent 
deux  dauphins;  sur  la  volée,  en  dessous,  on  lit 
deux  inscriptions  en  relief,  dont  la  première  of- 
fre les  mots /^(//wii'wa  régis,  fl  la  seconde,  le 
nom  de  guerre  de  la  pièce  :  et  Tigre. 

Les  six  bouches  à  feu  apportées  au  Havre  par 
l'Adèle,  vont  être  tratisportées  du  Havre  à  Paris, 
abord  d'un  des  bateaux  en  fer  de  IM.  Ijcrthier.  Le 
bateau  "a  vapeur  qui  stationne  à  clia(|ue  voyage 
au  quai  d'Orsay  devra,  à  sou  arrivée  à  l'aris,  s'a- 
marrer le  plus  près  possible  de  l'hôtel  desdnva- 
lides,  où  ces  pièces  d'artillerie  seront,  dit-on  , 
reçues  et  conservées. 


L,a  Cbasse  à  l'Aig^lc. 


La  chasse  des  nids  d'aigle  et  de  vautours  cons- 
titue une  véritable  industrie  parmi  les  paysans 
nécessiteux  de  la  Sardaigne  et  même  de  l'ile  de 
Corse.  Le  Jour//*//  des  Changeurs  rapporte  le 
fait  suivant  qui  s'est  passé  dans  les  environs  de 
San-Giovanni  de  Domus-Novas,près  d'Eglesias, 
en  Sardaigne. 

«  Troisjeunes  paysans,  trois  frères,  avisèrent, 
dans  le  fond  d'un  précipice,  un  vaste  nid  qui 
leur  parut  un  riche  butin  à  conquérir  ;  mais  la 
coupe  verticale  de  la  roche  ne  permettait  pas 
d'y  parvenir  par  aucun  autre  moyen  que  celui 
d'une  conle  jetée  dans  cette  espèce  de  puits,  à 
la  façon  de  cesécliafauds  balans  à  gros  nœuds 
dont  on  se  sert  à  l'aris  pour  badigeonner  les 
maisons. 

»  Cette  corde,  passée  autour  du  tronc  d'un 
jeune  arbre,  devait  fonctionner  comme  une 
poulie,  hisser  ou  abaisser  ce  moderne  argonau- 
te dans  sa  j)érilleuse  expédition.  Le  danger 
n'était  pas  seulement  dans  la  possibilité  d'une 
chute  de  plus  de  150  pieds,  mais  dans  l'agres- 
sion des  innombrables  oiseaux  de  proie  que  ren- 
fermaient ces  sombres  et  inaccessibles  lieux  ; 
aussi  celui  parmi  les  trois  frères  ((ue  le  sort  avait 
désigné  po\ir  cette  enlr<'prise,  crut-il  devoir 
s'armer  d'un  sabre  pour  se  protéger  contre  les 
ennemis  qu'il  allait  affronter.  Le  rOle  de  ses 
autres  frères  restés  en  haut  du  précipice  consis- 
tait à  tenir  une  extrémité  de  la  corde  et  5  la 
faire  mouvoir.  Le  plus  âgé  de  ces  jeunes  hommes 
n'avait  pas  26  ans,  et  le  hardi  chasseur,  lui,  au 
plus  i-i  :  grand,  musculeux,  force  herculéenne, 
teint  brun,  yeux  noirs,  cheveux  de  jais,  c'était 
un  vrai  type  des  belles  races  montagnardes  des 
contrées  méridionales.  Le  voyez-vous  armé  de 
son  sabre,  soi^ueusement  affilé  par  parenthèse, 


et  gravitant  dans  le  précipice  ?  La  corde  file, 
file,  descend,  descend  toujours;  le  voilà  à  por- 
tée de  l'interstice  qui  récèle  le  nid  objet  de  son 
ambition  et  il  s'en  empare.  Ce  nid  contenait 
i|uatre  aiglons  à  plumage  Isabelle  clair;  c'était 
presque  un  trésor  pour  ces  pauvres  paysans  ; 
mais  le  jilus  difficile  n'est  pas  fait,  il  faut  remon- 
ter. H  a  crié  à  ses  frères  de  le  hisser.  Sa  voix 
retentit  dans  les  cavités  sonores  de  l'abime,  et 
la  corde  se  meut  maintenant  dans  un  mouve- 
ment ascensionnel.  Tout  à  coup  il  se  voit  assailli 
par  deux  aigles  furieux  :  c'est  la  mère,  c'est  le 
|)ère  de  ces  petils  ([u'il  em|iorte  sous  son  bras. 
L'attaque  est  vive;  d'autres  oiseaux  de  proie 
semblent  faire  cause  commune  avec  ceux-ci.  Ce 
sont  des  cris,  des  coassemens  épouvantables 
dansle  i)récipice.  La  nuée  qui  l'entoure  se  fait 
de  plus  en  plus  épaisse,  et  le  sabre  dont  il  se  sert 
avec  une  excessive  dextérité  ne  suffit  pointa  le 
protéger;  l'arme  tourne  et  retourne  autour  de 
la  tète,  car  il  doit  se  couvrir  de  tous  côtés.  Sou- 
dain la  corde  a  été  ébranlée  par  un  choc  impré- 
vu; le  jeune  homme  lève  les  yeux  et  reconnaît 
que  dans  ses  évolutions  multipliées  le  tranchant 
de  son  sabre  s'est  heurté  contre  la  corde,  et  que, 
sous  le  choc,  elle  a  été  coupée  aux  trois  (juarts. 
lia  mesuré  l'immensité  de  son  danger, une  hor- 
rible émotion  a  parcouru  tout  son  corps,  et  c'est 
miracle  qu'il  ait  trouvé  en  lui  assez  de  force 
pour  ne  pas  lîieher  prise  et  rouler  dans  l'abime. 
Cependant  la  corde  monte  toujours,  et  lui,  im- 
mobile,silencieux,  il  attend  dans  une  indescrip- 
tible anxiété  que  la  Providence  ait  décidé  de  son 
sort.  Le  voilà  enfin,  il  a  touché  le  bord,  lui  et 
son  nid  d'aigles  qu'il  n'a  pas  abandonné.  Un  cri 
de  joie  est  poussé  par  ses  frères  ;  mais  ceux-ci 
en  le  regardant  ont  de  la  peine  i.  le  reconnaître, 
ses  cheveux  étaient  devenus  tout  à  fait  blancs.» 


lia  civllisati<»ii  giar  le  Paletot. 


Qui  n'a  pas  porté  de  paletot,  ou  du  moins  qui 
n'en  a  pas  parlé  ?  Ceux  qui  n'en  ont  point  porté 
en  ont  parlé,  et  ceux  (|ui  n'en  ont  point  i)ailé  en 
ont  porté.  11  y  en  a  même  (jui  ont  fait  l'un  et 
l'autre. 

Or,  parmi  tous  ces  gens-là,  personne  qui  se 
soit  avisé  de  dire  ce  que  nous  voulons  dire.  Ils 
ont  parfaitement  agi.  Ce  petit  article  leur  doit 
son  existence. 

Sans  doute  on  a  bien  décrit  la  structure  de 
cette  carapace  humaine  appelée  paletot.  On  a 
jeté  de  l'encens  par  les  coudes  de  ce  tuyau  de 
drap.  Tout  le  monde  a  voulu  se  loger  danscette 
guérite  portative.  Les  archéologues  du  vestiaire 
ont  cherché  son  origine  à  travers  les  brouillards 
<le  l'Océan  ,  et  les  gens  d'esprit  ont  obtenu  par 
la  saillie  le  même  résultat  que  les  érudits  par  la 
science.  Le  paletot,  ont-ils  conclu  ,  est  une  im- 
portation maritime.  Un  vêtement  si  chaud  ne 
pouvait  nous  arriver  que  du  monde  dont  le  roi 
s'intitule  M.  Sue. 

Et  dans  cette  population  d'humanitaires,  de 
philanthropes  et  de  socialistes,  pas  un  qui  ait 
mis  le  doigt  sur  la  grande ,  sur  la  véritable  mis- 
sion du  paletot  ;  pas  un  (jui  ait  su  nous  répéter 
lemotque  le  tailleur  universel  a  dit  au  paletot  en 
le  lançant  sui  les  épaules  dugenre humain.Voici 


ces  mémorables  paroles  :  Tu  es  drap,  et  sur  ce 
drap  je  coudrai  ma  civilisation  ,  et  les  dents  de 
la  barbarie  ne  prévaudront  pas  contre  elle. 

Et  en  réalité  vous  n'avez  jamais  imaginé  les 
grands  bienfaits  rendus  par  le  paletot  à  l'huma- 
nité ambulante.  Je  vais  les  énumérer  tout  à 
l'heure. 

Jadis  on  avait  la  sottise  de  loger  nos  poches 
capitales  aux  antipodes  de  la  tête,  de  telle  sorte 
qu'il  aurait  fallu  avoir  la  double  vue  de  made- 
moiselle Pigeaire,  ou  la  double  face  de  Janus  , 
pour  surveiller  ces  réceptacles  habituels  de 
tout  ce  iHide  meciim  du  mobilier  bourgeois. 
Comme  cette  inspection  n'est  pas  dans  nos 
mœurs,  il  en  arrivait  que  ces  poches  postérieu- 
res abusaient  de  la  permission  pour  demeurer 
béantes  et  offrir,  qui  une  tabatière,  qui  un  fou- 
lard, à  la  première  main  errante  et  sans  asile.  Le 
lilou  était  gratifié  de  lorgnons  à  volonté  et  de 
pottefeuilles  à  discrétion;  il  n'avait  même  pas 
besoin  de  se  baisser  pour  en  prendre. 

Aujourd'hui  que  le  paletot  a  retourné  la  géo- 
graphie de  l'habit,  les  poches  ont  changé  de  do- 
micile. Nous  les  tenons  à  portée  sous  les  yeux  et 
sous  la  main.  Et  les  pauvres  voleurs  qu'ont-ils  à 
faire?  rien  du  tout, et  comme  nous,ils  ont  leurs 
mains  dans  leurs  poches. 

Dites  donc  maintenant  que  le  paletot  n'est 
pas  cousu  de  moralité.  [V Entracte.) 


Ilfouc  îifs  tiibunaur. 

1"  CONSEIL  DE  GUERRE  DE   PARIS. 
Accusation  capitale,  coiidamnatioii  à  mort. 

Mariton,  fusilier  au  33*  régiment  de  ligne, 
est  amené  devant  le  1"^  conseil  de  guerre  sous 
l'accusation  capitale  de  voies  de  fait  envers  son 
supérieur. 

Le  5  mars  dernier,  Mariton  rentrait  au  quar- 
tier dans  un  état  d'ivresse  complète,  quoique  ce 
jour-là  il  fôt  commandé  pour  un  service.  Le  ca- 
poral et  le  sergent  de  semaine  lui  intimèrent  l'or- 
dre d'aller  se  coucher.  Les  moyens  persuasifs  ne 
purent  rien  sur  lui  ;  loin  de  là,  il  repoussa  ses 
supérieursà  coups  de  pied.  La  garde  intervint 
pour  le  faire  obéir,  mais  Mariton  ,  se  servant 
encore  de  ses  pieds  et  de  ses  mains,  lutta  contre 
les  hommes  de  garde,  et  ce  ne  fut  que  porté 
qu'il  entra  dans  la  prison.  Ces  faits  ont  motivé 
l'instruction  judiciaire  dirigée  contre  lui. 

A  l'audience  ,  le  greffier  donne  lecture  des 
pièces  de  la  procédure  ,  et  lorsqu'il  arrive  à 
l'interrogatoire  de  Mariton,  le  conseil  apprend 
qu'à  chaque  question  qui  lui  a  été  adressée  par 
M.  le comri.andantTunot  de  Lanoye,  rapporteur, 
l'accusé  a  refusé  de  répondre  et  a  gardé  le  silen- 
ce le  plus  absolu,  après  avoir  pris  l'attitude  mili- 
taire du  soldat  sans  armes. 

M.  le  président  ordonne  d'amener  l'accusé. 
Aussitôt  un  gendarme  le  fait  entrer  dans  la  salle 
d'audience.  iMariton  va  directement  se  placer 
devant  le  conseil  ;  il  pose  ses  talons  sur  la  même 
ligne,  les  deux  bras  pendans  contre  le  pantalon 
et  reste  lesyeux  fixés  sur  M.  le  président. 

M.  le  président  à  l'accusé.  —  Quels  sont  vos 
nom,  prénoms  et  à  quel  régiment  appartenez- 
vous  ? 

Mariton  reste  immobile  et  ne  dit  mot. 

M.  le  président.— Répondez.  Ne  vous  obsti- 


—  S65  — 


cez  point  ;  c'est  contre  vos  intérêts.  II  fautbien 
que  vous  vous  défendiez. 

Même  immobilité,  même  silence  de  la  part  de 
l'accusé. 

M.  le  présidentl'exhortede  nouveau  à  s'expli- 
quer, et  lui  adresse  toutes  les  questions  qui 
peuvent  avoir  traitaux  faits  qui  lui  sontim|)utés. 
Mais  ferme  comme  une  statue  de  marbre,  Mari- 
lon  ne  bouge  ni  son  corps  ni  sa  tête,  et  reste  les 
yeux  fixés  sur  M.  le  président. 

M.  le  président.  —Asseyez-vous,  on  va  en- 
tendre les  témoins. 

Mariton  ne  bouge  pas. 

M.  le  président.— Gendarme,  faites  asseoir 
l'accusé. 

Un  gendarme  s'approche  de  Mariton,'  le  tou- 
che sur  l'épaule,  et  l'invite  à  s'asseoir.  Aussitôt, 
semblable  à  une  mécanique  dont  on  vient  de 
loucher  le  ressort,  Mariton  se  laisse  aller  d'a- 
plomb sur  le  banc,  pose  ses  mains  sur  ses  ge- 
noux, et  parait  ne  prendre  que  fort  peu  d'inté- 
rêt aux  dépositions  des  divers  témoins. 

M.  Tugnot  de  Lanoye  fait  le  rapport  et  con- 
clut à  la  culpabilité. 

Le  défenseur  de  Mariton,  après  avoir  dit  au 
conseil  que  son  client  est  resté  à  son  égard  dans 
le  plus  profond  mutisme,  fait  d'inutiles  efforts 
pour  combattre  l'accusation. 

M.  le  président,  à  l'accusé.  —  La  loi  nous  fait 
un  devoir  de  vous  demander  encore  si  vous  avez 
quelque  chose  à  dire  pourvotre  défense.  Je  vous 
invite  à  éclairer  la  justice,  qui  va  prononcer  sa 
sentence  sur  une  accusation  qui  entraîne  la 
peine  la  plus  grave. 

Mariton  reste  immobile  et  silencieux. 

M.  le  président.  — Qu'on  reconduise  l'accusé 
en  prison. 

Aussitôt  Mariton  se  lève,  suit  le  gendarme,  et 
s'achemine  en  souriant  vers  la  prison.  Le  conseil 
se  retire,  et,  après  un  quart  d'heure,  rend  un 
jugement  qui  déclare  Mariton  coupable  sur  ton  tes 
les  questions,  et  le  condamne  à  la  peine  de 
mort. 

Le  pourvoi  en  révision  devant  être  formé  dans 
les  vingt-quatre  heures,  et  l'avocat  de  Mariton 
craignant  que  celui-ci  ne  persislM  obslinémeni 
dans  son  silence,  a  pris  sur  lui  de  former  sur- 
le-champ,  en  vertu  de  l'article  H  de  la  loi  du 
18  vendémiaire  an  VUl,  un  pourvoi  en  révision 

rOLlCE  CORRECTIONNELLE. 

UN  BON  IlOlillCKOIS. 

Je  me  promenais  tran(|uillement,  dit  le  plai- 
gnant, ne  pensant  h  rien, comme  c'est  mon  ha- 
bitude quand  je  me  promène  ,  lorsqu'un  jeune 
individu,  celui  ijui  est  l;i,  lepremiersurle  banc, 
s'arrête  en  face  de  moi  et  s'écrie  d'un  air  loul 
joyeux  :  «  Eh  !  je  ne  me  trouqie  pas,  c'est  ce  bon 
M.  tîroslichard  !  Et  depuis  (piand  donc  à  l'ans  , 
vieux  farceur  1'  —  Monsieur,  lui  dis-jc  très  sur- 
pris, c'est  (|u'au  contraire  vous  vous  trompez 
énormément;  je  ne  suis  pas  M.  Groslicliard  et 
n'ai  nullement  l'envie  de  l'être.»  Vous  croyez 
peut-être  cpie  ce  monsieur  va  me  laisser  tran- 
(piille  i'  l'oint.  11  s'obstine  de  nouveau  et  avec 
acharnement  h  nu'  b.ipliscr  di'  Groslicliard.  .l'ni 
beau  lui  rc()élcr  que  je  n'ai  point  un  nom  si  ri- 
dicule et(iue  je  iirnppellc  Goriounel,  icnlicrdc 
l'état ,  demeurant  rue  ilertiii-l'oiréc,  il  n  en  (icr- 
siste  |ias  moins  dans  son  idée,  que  je  ne  com- 
prenais pas  alors  et  q\ie  j'ai  trop  bien  comprise 
depuis  ;  il  se  jette  .^  mon  cou,  et  m'embrasse  , 


mais  sérieusement,  là, sur  lesdeux  joues. ..com- 
me ferait  un  fils  qui  n'aurait  pas  vu  son  père  de- 
puis jihis  ou  moins  d'années.  Je  parvins  à  me 
débarrasser  de  ses  effusions  ;  mais  je  n'en  étais 
pas  encore  quitte.  —  Allons,  me  dit-il,  je  vois 
bien  que  vous  n'êtes  pas  mon  ancien  professeur 
Groslichard.  —  Allons  donc!  je  savais  bien  que 
vous  en  conviendriez,  puisque  jesuisGorjonnet. 
—C'est  égal,  ajoute-t-il,  vous  ressemiilezsi  bien 
à  ce  respectable  (Jroslichard,  qui  a  élevé  ma  ti- 
mide enfance  ,  ()u'il  faut  que  je  vous  embrasse 
encore  à  son  inlenlion.  Et  le  voilà  qui  me  res- 
serre dans  ses  bras  de  renouveau.  A  ce  mo- 
ment ,  un  autre  jeune  homme,  qui  était  avec  l\ii, 
et  que  je  n'avais  pas  encore  aperçu,  lui  dit: 
«  Mais  finis  donc,  Auguste,  tu  vois  bien  que  lu 
ennuies  ce  monsieur.  «  Je  trouvai  le  mot  fort 
sensé,  je  dois  le  <lire  au  tribunal  ;  et  comme  M. 
Auguste  ne  me  lâchait  toujours  pas  ,  son  ami  se 
meta  le  tirer,  et  moi  avec,  ce  qui  me  lit  perdre  le- 
quilibre  et  niani|na  de  me  précipiter  sur  le  iiavé. 
Enfin,  j'en  fus  quitte,  et  je  m'en  allais  en  rajus- 
tant mon  col  et  ma  cravate,  quand  un  autre  in- 
dividu s'en  vient  me  frapper  sur  l'épaule  en 
m'interpellant. 

«  Je  crus  que  c'était  encore  quelqu'un  qui  al- 
lait me  prendre  pour  ce  M.  Groslichard  ;  et,  em- 
porté parla  colère,  j'allai  jusqu'à  dire  à  ce  nou- 
vel importun  :  «  Monsieur,  je  vous  prie  en  grâce 
de  vouloir  bien  me  laisser  tranquille  !»  Je  ne 
tardai  pas  à  me  repentir  de  ma  vivacité  ,  quand 
ce  monsieur  m'eut  dit  :  «  On  vient  de  vous  voler 
votre  montre.  —  Ah  !  mon  Dieu  !  m'écriai-je.— 
Soyez  tranquille,  ajouta  cet  honnête  homme; 
mon  camarade  a  suivi  vos  voleurs,  et  votre  mon- 
tre est  déjà  entre  ses  mains.  »  En  effet,  les  deux 
brigands  étaient  arrêtés,  et  ma  montre  me  fui 
rendue...  La  voilà!...  une  montre  de  famille... 
qui  ne  bouge  jamais...  Une  heure  vingt-deux 
minutes...  (Regardant  l'horloge  qui  est  au-des- 
sus du  banc  des  prévenus,  et  à  demi-voix)  :  «  Je 
crois  que  vous  retardez  un  peu.  » 

M.  le  président.  —  Voilà  tout  ce  que  vous  avez 
à  dire  ? 

Le  plaignant.  —  Oh  !  mon  Dieu,  oui,  mon- 
sieur ;  une  fois  que  j'eus  ma  montre,  je  ra"en|al- 
lai,  eu  rendant  grâce  à  Dieu  de  vivre  dans  un 
pays  tranquille  et  civilisé  où  l'on  trouve  dans 
chaiiue  rue  des  agens  de  police. 

Devant  des  failssi  clairement  établis,  Auguste 
Deiiizet  et  Antoine  Perrodin  nom  ])as  la  res- 
source d'une  dénéiiation.  Aussi  conviennent-ils 
du  fait  qui  leur  est, imputé,  et  cela  avec  un  ej- 
iiisme  révoltant. 

»  Quand  on  n'a  pas  d'autre  élat  ([ue  celui  de 
voleur,  dit  Auguste,  il  faut  bien  l'exercer  tant 
qu'on  peut.  Nous  avons  été  7-<aM«ic'«c' le  fois-ci; 
nous.serons  peut-être  plus  heureux, nneautre  fois 
C'est  embêtant  tout  d'même  (pie  la  rousse  [\a 
police;  se  soit  trouvée  là.  11  était  joliment  fait,  le 
gonze  , l'imbécile).  » 

Devant  une  telle  profession  de  foi,  le  tribu- 
nal devait  se  montrer  sévère  ;  aussi  les  deux 
prévenus,  qui  déjà  avaient  eu  quelques  démê- 
lés a>  ce  la  justice,  .sont  condamnés  a  trois  ans 
de  prison  et  cinq  ans  de  surveillance. 

(Oaz.  desTrib.) 

TRIlU'NArX  D'ArRIQIE. 

Il  y  a  quelque  temps,  un  Arabe,  Mouhamed- 

Rcn-Mouça,  fut  arrêté  au  moment  où  il  venait 

de  décharger  un  coup  de  yatagan  sur  la  lête  de 

sa  leuunc  llalima,  jeune  cl  d'une  beauté  rcmar-  ' 


quable.  Mouhamed-Ben-Mouza  avait  été  mis  à 
la  disposition  de  la  justice  d'Alger  ,  et  le  .Séma- 
phore raconte  ainsi  les  circonstances  qui  ont  ac- 
compagné le  jugement  qui  vient  de  statuer  sur 
son  sort  : 

«  Le  19  mars,  la  tribu  de  Kara-Mustapha  vit 
caracoler  dans  la  plaine  une  nombreuse  troope 
de  cavaliers  formant  l'escorte  du  capitaine  Dal- 
louville,  directeur  des  affaires  arabes  ,  qui  était 
venu  inspecter  les  diverses  tri!)ns  de  la  Milidja  ; 
le  caïd  El-Arby  etlecadi  de  la  Krachena  l'accora- 
j)agnaient,  suivi  dune  foule  d'Arabes  à  cheval. 
Mouhamed-Ben-Mouça  avait  été  amené  d'Alger 
par  des  gendarmes  maures.  Dès  que  le  eadi  de 
la  Krachena  eut  mis  pied  à  terre,  il  voulut,  avant 
de  prononcer  le  jugement,  examiner  la  blessure 
de  la  femme  ;  après  l'avoir  visitée,  il  dit  :  Ce 
n'est  rien,  la  femme  est  guérie. 

«  Les  scènes  suivantes  eurent  un  grand  carac- 
tère d'intérêt  jionr  les  Européens.  Le  coupable 
malgré  la  surveillance  des  gendarmes,  se  glissa 
rapidement  dans  le  gourby  où  Halima  était  as- 
sise au  fond,  les  jambes  croisées,  la  tête  envelop- 
pée de  l'appareil  que  le  chirurgien  lui  avait  posé; 
elle  avait  sa  charmante  tête  appuyée  sur  la  main 
droite. 

»  ^lonhamed  vint  se  placer  en  face  d'elle,  et 
sans  parler,  dans  une  attitude  morne  et  impassi- 
iile,  il  attacha  un  long  regard  sur  sa  jeune  épou- 
se; l'expression  qui  brillait  dans  ses  yeux  avait 
un  caractère  dont  il  est  impossible  de  se  faire 
une  idée  ;  des  sensations  énergiques  contrac- 
taient toute  sa  face,  et  comme  la  colère  semblait 
y  lutter  contre  le  repentir,  on  ne  pouvait  savoir 
lequel  de  ces  deux  sentimens  l'emportait  sur 
l'autre.  Ce  jeu  muet  de  lihysionomie  avait  une 
grandeur  sauvage  inexprimable  ;  les  deux  per- 
sonnages du  drame  s'inquiétaient  fort  peu  de 
l'assistance  nombreuse  qui  remplissait  le  gour- 
by; Halima  avait  (juittésa  mélancolique  et  souf- 
frante attitude  et  ses  beaux  yeux  noirs  grande- 
ment ouverts  dardaient  une  Damme  de  colère  et 
de  mépris  à  l'époux  immobile  ;  le  sentiment  de 
la  pudeur  si  vif  chez  les  Arabes,  qui  entouraient 
sa  couche,  avaient  disparu  pour  elle;  Halima 
ne  voyait  qu'un  homme,  son  assassin  ,  celui  qui 
avait  trompé  les  joies  de  son  ca'ur. 

"Lecadi  interrompit  le  silence  profond  qui 
planait  sur  cette  scène  imposante,  et  dit  d'une 
voix  calme  et  pleine  de  dignité  : 

»  — Mouhamed-lien-Mouça,  tu  as  commis  un 
crime,  en  laissant  sur  ta  femme  les  marques 
brûlantes  de  ton  yatagan. 

»  Et  il  étendit  la  main  vers  la  tête  d'Halima. 

»  Les  paroles  du  cadi  tirèrent  llalima  delà 
contemplation  où  elle  était  plongée,  elle  détour- 
na la  tête  d'une  façon  méprisante  et  regardant 
Mouhaïued  panlcssus  l'épaule  : 

»  —  O  homme!  dit-elle,  va-t-en  ,  tu  ne  me 
reverras  jamais. 

«Tout  son  corps  tremblait  d'indignation  et 
elle  reprit  la  pensive  alliiudc  qu'elle  avait  avant 
l'apparition  de  l'époux.  Alors  M.  le  capitaine 
Dallou\illc  nous  invita  tous  à  nous  porter  en 
avant  île  la  tribu  pour  assister  au  juj^emenl. 

'■  On  étendit  un  bournous  à  terre, le  cadi  s'as- 
sit dessus,  ainsi  que  le  caïd  El-Arby.  On  lit  en- 
suite la  lecture  en  français  et  en  arabe  du  i>ro- 
cès-vcrbal  dressé  à  celle  occasion;  quand  elle 
fut  terminée,  le  cadi  demanda  à  l'accusé  s'il  con- 
nais.sail  les  faits  qu'il  venait  d'entendre.  .Monh.i- 
mcd  répondit  : 

»  —  0  rcprcseniant  du  poète  !  ou  m'accuse 


—  3G(;  — 


faussement;  la  parole  (lu  calomnialciii-  est  en- 
iri'e  ,  aiijue,  dans  mon  ^me  ,  comme  laiiointe 
fifiléi"  d'un  juii^uard;  je  suis  innorent,  Allah  en 
fst  témoin  ;  faites  de  moi  re  que  vous  voudrez. 

»  Mouliaine.l  s'accroupit  eilinl  ses  mains  ten- 
dues vers  ses  juijes,  tandis  qu'il  re;;iirdait  le  ciel. 
Les  témoins  furent  entendus,  la  déposition  de 
la  mère  d'ilalima  fut  rejetée,  à  la  demande  du 
coupable,  îi  cause  delà  parenté. 

»  Le  cadi  posa  ensuite  la  tête  sur  ses  mains  et 
réfléchit  ;  luiis  il  prononça  le  jugement  suivant  : 

»  Nous  nous  sommes  transportés  à  la  Irilm  de 
Kara-Mustapha,  relativement  à  raffaire  deMou- 
haïued-lien-Mouça  avec  sa  femme  llalima  Brut- 
Omar,  hlessée  par  lui.  Nous  avons  examiné  la 
Messure,  et  nous  avons  reconnu  iju'elle  a  été 
produite  par  un  jataijan. 

»  l.aléiiislalion  el  Moukrallefi  dit  ;  toutes  les 
fois  qu'il  y  a  marque  ou  trace  d'un  coup,  le  di- 
vorce doit  être  prononcé.  En  conséquence,  nous 
avons  demandé  à  Ilalinia  si  elle  consentait  à  ce 
(|ue  cela  fi"it,  et  sur  sa  réponse  affirmative  ,  nous 
avons  prononcé  le  divorce  d'une  manière  claire 
et  irrévocable.  De  plus,  nous  condamnons  Mou- 
hamed  à  recevoir,  d'après  l'aveu  de  la  loi,  80 
coups  de  \Mon,  à  payer  une  amende  de  50  fr. 
].our  prix  de  la  blessure,  et  'a  restituer  la  dot , 
qui  s'élève  à  50  fr.  2G  c.  La  bastonnade  sera  don- 
née en  notre  présence.  En  outre,  il  subira  un 
emprisonnement  de  sept  jours,  atin  que,  désor- 
mais ,  il  apprenne  ii  vivre.  Halima  pourra  se 
rendre  partout  où  elle  voudra. 

»  Fait  en  présence  des  témoins  sains  d'esprit 

et  à  propres  à  déposer  devant  la  justice,  à  la  date 

du  troisième  jour  du   mois  de   !\louharem  de 

Lannée  1255. 

»  Ce  juyemcnt  fut  immédiatement   traduit  en 

français,  et  l'on  en  donna  lecture  dans  les  deux 
langues.  A  l'instant  même  la  bastonnade  fut  ap- 
j)li(iuée  sur  la  plante  des  pieds  de  Mouhamed  ; 
qui  endura  le  supplice  avec  l'impassibilité  ordi-  1 
naire  aux  Arabes  ;  après  l'exécution  ,  on  l'a  ra-  . 
mené  à  Alger  où  il  subit  son  emprisonnement. 

»  Cet  exemple  est  venu  de   nouveau  prouver 
à  la  population  arabe  que  les  Français  ne  lais- 
sent impuni  aucun  de  ces  crimes  qui,  sous  la  I 
domination  des  Turcs  ,  étaient  étoulïés  i)ar  l'ar- 
.•■eniou  par  le  crédit  des  coupables.  Aussi  les. 
Arabes  de  Kara-Mustapha  ont-ils,  en  se  retirant,  ; 
f.nt  retentir  l'an-  autour  de  nous  de  ces  cris  :  î 
Alld/i  i/eiisor  el  Fra?tcis  l  Que  Dieu  rende  les! 
Français  victorieux  !  » 


d'elle;  ses  amies  les  plus  chères  l'évitent;  son 
fière  lui  -même,  dont  elle  était  la  gloire  et  l'a- 
mour, son  frère  tpii  s'est  battu  pour  elle,  luit  et 
s'éloigne.  Un  honnête  homme  la  recueille  sur 
son  sein;  et  lui  i|u'une  trahison  a  aussi  alîligé, 
il  lui  offre  son  nom  et  sa  main.  Elle  refuse  el  va 
vivie  dans  un  couvent. 

lin  peu  plus  de  clarté  dans  l'exposition  des 
faits,  et  un  peu  plus  de  ra|)idilé  de  scènes  se- 
raient à  désirer  ;  mais  on  est  aux  prises  avec  les 
seulimens  |uol'onils,  sans  être  outrés;  une  élé- 
gance de  l)on  gcùt  tempère  ce  que  les  émotions 
peuvent  avoir  de  trop  douloureux  ;  lecirur  ré- 
fléchit pendant  (|ue  l'esprit  contemple  ;  c'est  un 
succès  ipii  est  conquis  par  de  nobles  ettouchans 
moyens. 

Mademoiselle  Fargueil  est  revenue  des  dépar- 
temeas  avec  les  plus  fâcheuses  habitudes.  Au 
lieu  de  bien  comprenJre  le  caractère  pénétrant 
de  son  rôle  et  ce  (ju'il  a  de  doux,  même  dans  les 
l)!us  vives  impressions,  elle  se  livre  à  une  exa- 
gération ridicule;  elle  parodiele  drame,  comme 
si  elle  était  encore  devant  son  cher  public  des 
petites  villes,  aux  petites  couronnes,  aux  petits 
vers  et  aux  petits  articles. 

Hippolyte  a  été  comédien  habile  et  élevé;;  il  a 
dit  sans  sécheresse  un  rôle  grave,  et  sans  mol- 
lesse un  r61e  plein  de  sensibilité. 


HcDuc  îiramûtiiiuc. 


I 


THEATRE  DU  VAUDEVILLE. 

Marie  Rt'mond,  comédie-vaudevillc,'en  trois  , 

par  MM.  Lockroy  et  Anicet-Bourgeois. 

Marie  Rénumd ,  est  une  de  ces  œuvres  dont 
l'analyse  ne  peut  (jne  difiicilemeul  donner  une 
idée  exacte.  11  y  a  en  elle  des  nuances  impercep- 
tibles ailleurs  qu'à  la  scène,  des  délicatesses  in- 
saisissables et  une  sensibilité  <|uil  est  nialaisé 
de  ne  pas  effleurer  en  y  jiortanl  la  main.  Nous 
nous  bornerons  donc  ii  indiquer  le  sujet  de  celte 
pièce  et  nous  serions  heureux  (|U0  nos  lecteurs 
voulussent  bien  compléter  leurs  notions  en  al- 
lant eux-mêmes  voir  ce  que  nous  ne  pouvons 
leur  dire.  . 

Une  jeune  lillc  a  été  indignement  séduite  ; 
l'expiation  commence  pour  elle  tout  Je  suite 
;  près  la  faute  ;  elle  est  abandonnée  par  celui  au- 
(juel  elle  s'est  livrée  ;  tout  le  monde  se  relire 


THEATRE  DU  PALAIS-ROYAL. 

Siinj)ktle  la  chevrii-re,  vaudeville  en  un  acte  , 
par  MM.  Xavier  cl  Cogniard. 

Un  jeune  déserteur  a  élé  obligé,  pour  se  sous- 
traire aux  recherches  de  la  gendarmerie,  de  se 
cacher  ilans  les  antres  des  rochers.  Simplette  , 
jeune  chevrièrc,  s'est  prise  de  pitié  et  d'amour 
pour  lui  ;  elle  est  devenue  pour  .lulien  une  se- 
conde providence  ;  c'est  elle  qui  le  préserve  des 
embûches  et  (jui  le  nourrit.  Mais  elle  est  obligée 
de  dérober  par-ci  par  là  du  pain,  du  lard  ,  des 
œufs,  et  même  des  vêlcraens,  sans  lesquels  d 
mourrait  de  faim  cl  <le  froiil. 

Jean  Grivet,  garçon  de  ferme.,  et  Ravageon  , 
brigadier  degendarmerieaimentSimplelle.  Jean 
Grivet  veut  régaler  la  gentille  chevrièrc,  el  lui 
apporte  un  jambonneau  ,  un  fromage,  un  broc 
de  pii|uctte.  Il  s'absente  un  moment,  et  toutce  - 
la  a  disparu  au  prolit  de  Julien.  «Voilà  une  gaib 
iarde  de  bon  ajqiéiit,  dit  Grivet.  »  Dientôt  une 
alerte  est  donnée;  Simplette  est  signalée  comme 
voleuse,  et  en  même  temps  Julien  est  arrêté. 
Mais  tout  s'explicjue  heureusement  ;  l'humanité 
de  Simplette  lui  sert  d'excuse;  Julien  n'est  pas 
déserteur,  car  son  congé  était  signé  avant  qu'il 
désertât,  et  il  épouse  sa  bienfaitrice.  Ce  petit 
acte  ,  très  amusant,  a  complètement  réussi.  Al- 
cide-Tousez,  dans  le  rôle  de  Grivet,  et  made- 
moiselle Pernon,dans  celui  deSimpletle,  ont  eu 
leur  bonne  part  dans  les  applaudisseraens. 

THEATRE  DE  LA  PORTE  SAINT-MARTIN. 

léo  Barckart  ou  V/te   Conspiration  d'élu- 

dians      drame  en  eini(    actes,    précédé  du 

Bourgeois    de    Francfort,  prologue,    par 

M.  Gérard. 

M.  Gérard  a  entrepris  de  démontrer  cette 
vérité  politique  : 

C'est  (lu'il  est  impossible  de  gouverner  une 
nation  un  pays,  d'après  les  règles  de  cette  pro- 
bité étroite  cl  rigoureuse  qui  doit  régir  toutes 
nos  actions  dans  la  vie  civile;  en  d  autres  ter- 
mes qu'un  ministre  ne  peut  pas  être  honnête 
homme  suivant  l'acception  donnée  à  cette  ex- 
pression par  un  simple  citoyen. 

C'est  une  vérité  7)eM  consolante;  mais  cest 
une  vérité  vraie! 

LéoBurckart,  ancien  professeur  dans  «ne  uni- 
versité d'Allemaîîne,  s'est  retiré  à  Francfort;  il 
•1  vu  le  monde ,  il  en  a  élé  bientôt  dégoûte  ; 
il  a  partagé  l'enthousiasme  de  ses  jeunes  condis- 
eiides  pour  une  grande  amélioration  sociale,i>uis 
il  Fa  bientôt  jugée  imi>ossible.  Maintenant, 
époui.  d'une  jeiinc  femme,  heureu.x  dans  son 


ménage,  il  vit  en  bon  bourgeois  à  Francfort; 
cepeiùlanl  il  occupe  ses  loisirs  à  rédiger  ([uel  - 
qucs  articles  dans  un  journal  libéral.  Là,  il  dé- 
veloppe une  théorie  qu'il  croit  applicable  au 
gouvernement,  savoir,  ipie  la  franchise,  la  droi- 
ture et  la  probité  sévères,  exactes,  sont  lesmeil - 
leurs  procédés  en  politique  comme  en  affaires 
civiles. 

Ces  articles  ont  paru  une  critique  trop  amère 
des  actes  du  gouvernement  ;  le  journal  est  saisi, 
condamné  à  une  forte  amende  ;  les  rédacteurs 
sont  exilés  :  Burckart,  cause  de  ce  désastre, 
s'engage  à  payer  l'amende  de  ses  derniers,  se 
dévoue  à  l'exil  et  recueille  un  des  rédacteurs, 
privé  de  ressources  |)arcet  événement.  Ces  réso- 
lutions prises  ,  le  professeur  va  les  exécuter 
quand  un  événement  change  tout  à  coup  la  face 
des  choses  :  le  priucerégnant  meurt  ;  son  succes- 
seur vient  trouver  Burckart  :  «Vous  avez  posé 
des  princiiies  ([ue  vous  croyez  bons,  sans  doute , 
monsieur;  l'application  île  ces  principes  est 
réclamée  i)ar  le  peuple  ;  c'est  vous  que  je  charge 
de  les  mettre  en  pratique.»  Burckart  recule 
d'abord  devant  le  fardeau  qui  va  lui  être  imposé. 
Mais  refuser  serait  lâcheté,  sa  conviction  lui 
fait  un  devoir  de  consacrer  au  bonheur  de  son 
pays  ce  (pi'il  sent  en  lui  de  forces  et  de  lumiè- 
res ..  Il  accepte. 

Le  bourgeois  de  Francfort  est  devenu  premier 
ministre. 

Les  étudians  allemands  ont  organisé    celte 
association  formidaI)le   connue  sous  le  nom  de 
Tugeiid  r.u'nd-s'kv'v^tani  tn  tribunal   secrrl, 
ils  ilévonenl  à  la  mort  tous  les  hommes  qu'ils 
jurent  opposés  à  ce  qu'ils  appellent  l'affranchis— 
semcnl  de  l'Allemagne.  Léo  Burckart,  qui  a  re- 
présenté son  prince  au  congrès  de  Carisbad,  est 
bientôt  désigné  à  leurs  poignards  comme  ayant 
sacriiié  les  intérêts  du  peuple  à  ceux  ,du  prince, 
tandis  qu'il  se  voit  menacé  de  disgrâce  à  la  cour 
pour  avoir  stipulé  une  alliance  aVanlageuse  qui 
chasse  une  favorite.  Partout  Burckart  n'a  suivi 
que  les  inspirations  de  sa  loyauté,  et'il  a  blessé 
toutle  monde. Désabusé  de  ses  utopies,  Curckarl 
donne  sa  démission  et  rentre  dans  la  vie  bour- 
geoise qui  donne  seule  le  bonheur. 

Ce  drame  sévère  par  la  pensée  qui  Fa  inspiré, 
nraveet  sérieux  par  le  but  où  il  vise,  est  ani- 
mé par  les  tableaux  vrais  et  curieux  de  la  vie 
des  étudians  allemands;  c'est  là  que  l'on  entend 
ces  fameux  chœurs  de  Weber,  composée,  eu 
l!jl3,  sur  les  odes  de  Kœrner  -.La  Lyre  el 
VEpée.  Une  scène  d'initiation  à  la  Tiigend- 
Buud,  la  conspiration  des  étudians  contre  le 
prince,  conspiration  à  laquelle  Léo  Burckart 
masifiié  prend  part  pour  détourner  contre  lui 
même  le  poignard  qui  menace  son  souverain, 
sont  des  épisodes  du  plus  grand  intérêt. 

Ce  dont  surtout  on  doit  savoir  gré  à  l'auteur 
de  Léo  Burckart,  c'est  la  raison  feroie  el  cons- 
tante qui  a  présidé  à  la  conception,  au  dévelop- 
pement, à  l'exécution  de  son  œuvre.  Pouvant 
facilement,  à  l'aide  de  déclamations  furibondes, 
flatter  des  idées  mauvaises,  ado|)lécs  sans  exa- 
men, il  a  renoncé  à  ces  applaudisseinens  vul- 
gaires pour  exprimer  des  vérités  utiles,  mais 
sévères  ;  en  un  mot,  il  n'a  rien  demandé    aux 

passions!  ,     ,  ,         •• 

Ses  conspirateurs  ne  sont  pas  des  héros  ;  il  ne 
les  couronne  pas  de  chêne  et  de  lauriers  :  ils 
sont  ce  que  sont  toujours  ces  malheureux  jeu- 
nes cens  ;  des  fous,  des  niais,  des  intrigans  et 
des  ambitieux  :  les  deux  ]uemières  catégories 
exploitées  par  les  deux  autres. 

La  gravité  du  sujet,  la  longueur  des  dévelop- 
pemeîîs  ont  jeté  un  peu  de  froideur  sur  la  pre- 
mière représentation.  Queli|ues  coupures  ont 
dû  facilement  rendre  la  marche  de  ce  drame 
plus  vive,  et  ce  doit  être  aujourd'hui  un  des 
onvrai'csles  plus  remarquables  de  ces  derniers 
temiis.'  Le  style  est  sobre,  net,  exempt  d  emphase; 
souvent  la  pensée  y  revêt  une  forme  âpre  et 
acerbe  qui  la  rend  plus  incisive,  et  cela  convient 
dans  un  sujet  politiiiue  où  Fépigramme  se 
trouve  fréquemment  à  côté  de  la  sentmce. 
tes  acteurs  ont  bien  joué.  Melingue,  Raucourt 


—  367  — 


et  mademoiselle  Théodorine  surtout,  se  distin- 
î;iicntiiar  une  excellente  eiilcnte  de  la  scène  et 
île  la  situation.  Le  succès  a  été  brillant  et  laisse- 
ra reposer  un  peu  les  cottes  de  mailles,  les 
armures  et  les  dayucs  de  Tolède. 


Hfuuf  î>c6  iiloîirs. 


Je  ne  sais  si  Thiver  prend  enfin  son  parti  et 
s'avoue  décidément  vaincu,  mais  cette  semaine  , 
un  soleil  doux  et  pur  a  é[;ayé  de  ses  liieni'aisans 
rayons  nos  promenades puliliqucs,  elles  lourdes 
étoffes  ont  commencé  à  disiiarailre  et  à  céder  la 
place  aux  tissus  gracieux  et  léjjers  (juc  Gagelin 
fait  venir  chaque  jour  de  toutes  les  |;arlies  du 
monde.  En  atlemlànt  les  mousselines  claires,  les 
orijandiset  \vs  yazcSjdont  le  règne  va  bientôt 
commencer,  on  voit  partout  des  soies  et  mous- 
selines à  dessins  exlrémement  variés,  à  rayures 
fleuries  ou  palmées  ,  h  carreaux  de  moyenne 
iirandeur  ;  le  chiné  se  porte  louJGurs  fort  bien  , 
mais  il  est  nuancé  de  dessins  Iranchans  ;  le  noir 
t'ait  fureur. 

On  revient  aux  ceintures  en  j;ros  grains  bou- 
clées sur  le  devant  on  arrêtées  par  deux  boutons 
dor,  el  Je  crois  que  l'on  a  raison.  La  coquetterie 
féminine  trouvera  dans  la  commodité  une  com- 
pensation à  ce  qu'elle  pourra  perdre  ùu  cùlé  de 
la  grâce. 

Le  matin  et  le  soir,  on  est  bien  obligé  de  se 
souvenir  que  nous  ne  sommes encoie  qu'au  mois 
d'avril,  et  que  les  jialctots  de  satin  et  les  cache- 
mires garnis  de  fouTrures  ne  sont  pas  encore 
Iro.nés  trop  lourds. 

A  la  i)remière  repré-entalion  de  [Alchimiste, 
la  salle  Ventadour  olîraitun  brillant  résumé  des 
modes  adoptées  )iour  la  saison  nouvelle  ;  nous 
y  avons  remarqué  beaucoup  de  robes  à  corsages 
ajustés  et  découpés  en  cœur,  manelies  derai-lar-  j 
ges  assorties  au  corsage,  poignets  enhatist('  bro-  ' 
liée,  ceinture  droite.  Une  pèlerine  à  jioin'e  par 
devant  et  ronde  par  derrière  est  figurée  sur  ce 
corsage  au  moyen  d'une  ruche  formée  d'une 
chicorée. 

Les  corsajjes  longs,  à  draperies,  jdus  décolle- 
tés du  devant  que  des  épaules,  dominaient.  Les 
manches  étaient  faites  avec  deux,  trois  ou  même 
j|uatre  biais  ,  plus  grands  successivement ,  de 
sorte  que  le  dernier  semble  envelopper  toute  la 
manche.  Cette  façon  se  répète  au  bas. 

On  ne  porte  plus  qu'un  seul  volant  plissé  et 
non  pas  froncé. 

Quant  aux  chapeauXj  je  n'aurai  que  l'embar- 
ras du  choix.  Les  magasins  d'Alexandrine  étaient 
représentés  par  les  plus  ravissantes  créations. — 
Capotes  de  crêpe  bordées  d'un  demi-voile  d'An- 
gleterre ;  —  pailles  de  riz  avec  un  voile  de  tulle 
maintenu  par  un  boui(uet  ou  une  guirlande  de 
roses;  —  capotes  d'étoffe  ou  de  crêpe  sur  les- 
quelles on  jette  une  écharpe  de  dentelle;  retom- 
bant libre  et  (lottante  ;  puis  enfin,  pour  termi- 
ner la  uomcnilature  ,  le  i)ou  de  soie  de  diverses 
nuances,  le  gros  de  Naples,  la  jiaille  de  riz  et  les 
pailles  d'Italie.  Je  eitei'ai  particulièrement  un 
ilélicieux  petit  chapeau  en  crêpe  rose  ,  orné 
d'une  écharpe  également  en  crêpe  rose  brodée 
et  garnie  de  dentelles  qui  formait  le  demi-voile 
sur  les  (;rttés  de  la  i>,isse,  au-dessous  de  laiiuelle 
(les  liserés  roses  dessinaient  un  gracieux  enca- 
drement. 

Les  chapeaux  cl  les  capotes  sont  h  passe  cir- 
culaire :  les  voiles  sont  lîxés  etéchancrés  du  mi- 
lieu. 

Les  ehapeaux  en  paille  cousue  sont  de  moyen- 
ne iîrandeiir,  lon;;sdcs  joues,  avec  passe  évasée. 

Quant  aux  ornemcns,  ce  sont  toujours  des  ru- 
bans, ou  des  plumes  ,  ou  des  lieurs  ,  Meurs  de 
Chagot,  c'est  tout  dire.  Quoi  de  i>lus  frais,  de 
plus  gracieux  i|ue  ses  b(Mii|uels  et  gerbes  (le  ro- 
ses, ses  (villets,  ses  li  las  et  ses  campanules,  ses 
lauriers  et  ses  grenadines,  ses  jacinthes,  ses  vio- 
lettes et  ses  jasmins,  etc.  ;  car  Chagot  est  fécond 
comme  le  printeuiiis,  comme  la  nature,  Cl  se$ 
uiagasius  soiil  un  véritable  i>ailcnc. 


Sur  les  pailles  cousues, on  voit  beaucoup  de  ru 
bans  ponceau  à  raies  aussi  vives  que  variées  , 
ainsi  que  des  rubans  écossais,  solitaire  glacé  de 
vert,  de  bleu,  etc. 

Les  chapeaux  jiaillede  riz  vont  parfaitement 
bien  avec  les  rubans  l'orapadonr,  à  niosanjue,  à 
fruits,  à  guirlandes.  Le  ruban  queue  de  paon, 
dit  ruban  Argiix  ,  obtient  aussi  beancouiide  fa- 
veiu- ;  les  rubans  blancs  et  brochés  de  nuances 
imitant  les  plumes  sont  très  recherchés  pour  les 
pailles  de  riz.  [Le  Follet}. 


RfDiic  î)f  cinq  jours. 


20  AVRIL.  —  Le  département  du  Finistère  va 
élever  un  monument  ;i  Lalour-d'Auvergne  ;  ce 
monument  sera  placé  à  Carhaix,  lien  île  sa  nais- 
sance. La  statue  du  premier  grenadier  de  France 
aura  onze  [)ieds,  et  son  piédestal,  sur  lei|iiel  se- 
ront quatre  bas-reliefs,  aura  la  même  huUeur. 
Les  dépenses  de  ce  monument  pourront  bien 
s'élever  à  l.iO.OOO  fr. 

—  La  Gazette  de  Delhi  du  23  février  annonce 
la  mort  du  général  Allard.  Cet  homme,  dont  la 
destinée  tient  presque  du  roman,  aurait  sue- 
combéà  une  affection  de  foie.  Ce  serait  une  perte 
irréparable  pour  le  royaume. 

—  Le  condamné  à  mort  Gilbert,  dont  nous 
avons  annoncé  l'évasion  de  IJicétre,  a  été  arrêté 
ce  matin  à  Paris.  11  iléjeùnait,  lorsepie  les  agens 
sont  entrés  dans  la  chambre  où  il  se  tenait 
caché.  Après  avoir  renversé  la  table  qui  était 
placée  devant  lui,  voyant  que  toute  risistance 
était  inutile,  il  s  est  laissé  attacher  les  mains  et  a 
suivi  tran(|uillement  les  agens.  On  l'a  conduit  au 
dépôt  de  la  piéfecture de  police,  où  il  est  sur- 
veillé avec  beaucoup  de  soin.  Rien  dans  les  dis- 
cours (le  Gilbert  ne  signale  un  état  actuel  d'alié- 
nation mentale.  Il  a  raconlé  avec  beaucoup  de 
délaiisson  év.ision,  l'emploide  son  temps  depuis 
ce  moment.  Il  parait  qu'il  a  passé  deux  jours 
dans  les  bois  de  Meudon,  après  ijuoi  il  s'est  pro- 
curé de  nouveaux  vêtemens,  à  l'aide  desquels  il 
a  pu  entrer  dans  Paris. 

—  D'énormes  poutres  de  fonte,  représentant 
des  proues,  des  poupes  de  vaisseaux,  avec  des 
soubassemens  d'un  seul  morceau,  arrivent  en 
ce  moment  place  de  la  Concorde.  Ce  sont  au- 
tant de  parties  des  groujjcs  (jui  vont  être  placés 
au  milieu  des  deux  grandes  fontaines  (jui  sont 
auprès  de  r<)bélis(jue  du  Luxor. 

On  veut  que  cette  place  soit  entièrement  ter- 
minée pour  le  premier  mai  prochain. 

— Ungentleman  récemment  arrivé  de  la  (Géor- 
gie a  apjiorté  à  Londres  une  g'raine  de  trèfle  co- 
lossal delà  Rarbaric,  (pi'il  va  soumettre  à  l'exa- 
men d'un  botauicicn  célèbre.  Suivant  h;  rapport 
des  voyageurs  qui  ont  visité  ce  pays  dont  le  cli- 
mat est  le  menu;  que  celui  de  la  Grande-lireta- 
gue,  l'herbe  cl  b  s  vé'gét.iux  s'y  distinguent  |>ar 
une  croissance  extraordinaire. La  graine  de  trède 
importée  atteint  la  hauteur  de  IJ  i'i  15  pieds,  et 
peut  être  coupée  chaciue  mois.  A  cela  il  faut 
ajouter  que  la  lige  |U'oduit  ua  chauvrc  dont  la 
qualité  est  excellente. 

—  Lu  relevé  fait  aux  Ltals-l'nis  de  tous  les 
désastres  survenus,  par  suite  d'explosions  de 
chaudièi'es  de  bateaux  à  vapeur,  dans  lecouraiU 
de  l'année  iSoS,  |>orte  h  t,OSO  le  nombre  des 
personnes  qui  ont  perdu  la  vie  par  suite  de  ces 
accidens. 

— JM.  Alexandre  Valtemarc  vient  d'adresser 
aux  chambres  une  nouvelle  pétition,  pour  solli- 
citer l'élablissemeut  d'un  système  général  d'é- 
change de  doubles  de  livres  cl  d'objets  d'art, 
existant  dans  les  collections,  les  nuisées,  les 
bibliolhèi]nes  du  royaume,  avec  les  élablissse- 
niens  du  nuhue  ;;eure  qui  existent  dans  les  di- 
vers états  de  l'Lurope. 

—  Ou  écrit  de  Sainl-rélershourg  <|uc  Tlial- 
berg  y  fait  fureur,  et  qu'aucun  arlislo  dcjniis 


madame  Catalani  n'a  obtenu  un  pareil  succès. 
Il  a  déjà  donné  trois  concerts,  qui  ont  produit 
plus  de  20,UO0  fr.  chacun. 

—  Le  préfet  de  police,  vient  de  prendre  un 
arrêté  portant  qu  il  sera  procédé  à  une  visite 
générale  d(;s  voilures  de  place,  fiacres,  coupés, 
cabriolets  et  voitures  de  i'extérieur,  dites  eou- 

C0U.1. 


21.  —  C'est  le  18  avril  iju'a  été  célébré  dans 
l'église  de  Saint-Georges,  à  Londres,  le  mariage 
du  marquis  de  Douro,  fils  aine  du  duc  de  Wel- 
lington, avec  lady  Elisabeth  Hay,  fille  du  mar- 
quis et  de  la  marquise  de  Tweeddale.  Tout  ce 
(jne  la  capitale  renferme  de  gens  de  haut  ton  se 
juessait  dans  r('gliseet  dans  les  tnbunes;  une 
foule  Immense  (le  curieux  se  pressait  dans  la 
rue  St-Georges.  A  son  arrivée  à  l'église,  la  jeune 
mariée  a  été  applaudie  jiar  la  foule  assemblée  sur 
sor.  passage,  et  chacun  se  pressait  pour  la  voir. 
La  cérémonie  religieuse  a  été  célébrée  par  le  ré- 
vérend docteur  Wellesley,  doyen  de  Durhara, 
oncle  du  marié.  Au  i-etour  de  l'église,  >in  splen- 
dide  déjeunera  été  offert  h  la  noble  compagnie 
chez  le  marquis  de  Tweeddale  ,  dans  lielgrave- 
Square.  Les  convives  étaient  au  nombre  (le  130. 
Le  maïqnis  et  la  marquise  de  Douro  ont  quille 
Londres  dans  l'après-midi  pour  se  rendre  à 
Strathsieldsaye,  où  ils  se  proposent  de  passer  la 
lune  de  miel.  Le  noide  marquis  de  Douro  a  S2 
ans  et  sa  jeune  épouse  1 9. 

La  corbeille  de  mariage  est  la  plus  magnifique 
et  la  plus  grande  que  l'on  ait  vue  depuis  long- 
temps :  elle  pèse  403  livres  et  est  décorée  des 
armoiries  des  deux  nobles  familles  Wellesley  et 
Hay.  Des  cadeaux  sui)erbes  ont  été  envoyés  aux 
parens  éloignés. 

—  Les  administrations  générales  des  postes  et 
des  contributions  indirectes  viennent  de  déculer 
que  les  boiles  aux  letties  seraient  désormais 
|ilacées  chez  les  receveurs  buralistes  ou  dél  iians 
de  tabacs,  dans  toutes.les  communes  rurales  oii 
il  existe  des  titulaires  de  ces  emplois,  ayant  leur 
domicile  à  peu  près  au  centre  de  la  localité. 

—  Un  accident  affreux  est  arrivé,  il  y  a  quel- 
ques jours,  à  la  côte  de  La  Rouille.  L'êntrepre- 
preneur  était  occupé  à  faire  sauter  une  mine; 
el,  comme  cela  se  pratique,  il  avait  mis  de  la 
poudre  dans  une  cave;  puis,  au  moven  d"ua 
morceau  de  fer  qu'il  chassait  avec  force  ,  il  in- 
troduisait de  la  terre  pour  fermer  Touverlure 
delà  cave  :  mais  dans  la  lerre  il  se  trouva  un 
(■adlou  auquel  ].•  contact  du  fer  fit  produire  une 
étincelle,  et  la  poudre  prit  feu.  Aussitôt  une  dé- 
tonation terrible  se  fait  cnteuilrc.  Douze  ou 
(juinze  personnes  qui  étaient  présentes  et  qui 
étaient  là  en  amateurs  sont  renversées  avec  vio- 
lence; une  d'elles  est  horriblement  mutilée; 
deux  autres  onl  la  figure  abimée  et  sont  mena- 
cées de  perdre  la  vue  ;  (juelqiies  autres  encore 
sont  blessées  ,  mais  moins  gravement.  Le  mal- 
heureux entrepreneur  aïeules  mains  à  moitié 
enlevées. 

—  Le  jn-ogrès  s'empare  de  tout.  On  avait  vu 
jusqu'alors  des  àncs  traînant  des  charroiles. 
Maintenant,  vous  pourrez  voir,  si  vous  vous  le- 
vez de  bonne  heure,  des  ânes  traînés  en  char- 
rette. C'est  une  |ielitc  écurie  ambulante  niiuitée 
sur  quatre  roues.  ;i  laquelle  sont  pratiquées  des 
portières  par  où  'MM.  lesi|uadriiprdess.imusent 
à  regarder  les  passans  (pièce  spectacle  faii  rire, 
ce  (|uidu  reste  ne  parait  pas  les  divertir  beau- 
coup. Ce  sont  ks  femelles»  seules  qui  onl  le  pri- 
viléj}<"  de  f.iire  ces  promenades  en  voilure,  et 
voici  le  mol  de  celle  singulière  innovation  :  La 
Faculté,  comme  on  sait,  prescrit  le  lait  d'inesse 
aux  poitrinaires.  Plusieurs  spéculateurs  de  la 
banlieue  envoient  doue  chaque  jour  à  P.iris  un 
troupeau  de  ces  animaux  (lu'on  traita  domicile. 
■Mais  on  avait  remarqué  souvent  (|ue  la  m.irche 
influait  sur  la  (|ualilédu  lait,  et  ipi'il  ét.iil  sou- 
vent nuisible  lorsqueranimal  élainropéch:  uffi-. 
lu  (les  spéculalcui-s  a  donc  eu  l'  dée  de  i-<  nser- 
vcr  au  breuvage  bicufais.ini  ses  propriétés  hy- 


368  — 


giéniijues  en  évitant  toute  fatigue  à  ses  ônesscs  , 
et  c'est  [lour  cela  >iuil  les  promène  en  équi- 
page. 

—  M.L.  M.,  sénateur  licloe,  poursuivi  pour 
dettes,  a  soutenu  un  siéj;e  dans  sa  maison  con- 
tre ses  créanciers.  Les  journaux  s'élèvent  vive- 
ment contre  une  pareille  résistance.  «  lin  légis- 
lateur ,  (lisent-ils ,  doit  l'exemple  du  respect 
pour  les  lois.  « 


rivière  dans  le  Mont-Vernon,  comté  de  Hills- 
bourg  (Amérique  du  Nord),  qui  se  jette  dans 
le  Soui;lieglian  ,  et  que  les  Indiens  appellent 
Guoho(|uinopassakessannagenos. 


23.  Une  dé()éche  télégraphii|ue  de  Londres, 
en  date  du  â(t,  à  quatre  heures  du  matin,  an- 
noiiie  ([ue  l'amendement  désir  Rol»ert  Peel  îi  la 
moliuii  (le  lord  Kiissell  sni'  l'Irlande  a  été  rejeté, 
dans  la  chambre  des  communes,  à  la  majorité 
de  2-J  voi.\,  par  318  votans  contre  29r>. 

—  La  reine  vient  d'ordonner  qu'il  soit  payé 
50  (lour  llio  sur  sa  cassette  particulière  aux 
créanciers  du  feu  duc  de  Kent,  son  père.  Les 
dettes  sont  considérables  ;  la  mesure  adoptée 
par  la  reine  est  un  acte  spontané  ([ui  lui  fait  le 
plus  grand  honneur.  Nous  sommes  certains  que 
les  créanciers  seront  payés  par  des  sommes  ti- 
rées (le  la  cassette  particulière  la  reine. 

—  Nous  avons  reçu  des  nouvelles  de  la  Ja- 
maiciue  en  dale  du  '.i  mars.  Les  Nègres  se  mon- 
trent toujours  iniraitaliles.  Ils  refusent  de  tra- 
vailler. Les  produits  de  l'élablissementde  VVood- 
stocksont  réduits  de  moitié.  Les  différends  qui 
se  sont  élevés  entre  les  planteurs  et  le  gouver- 
neur sont  encore  loin  d'être  aplanis. 

—  On  écrit  de  Leipsick,  que  le  chemin  de  fer 
à  peine  ouvertest  déjà  exploité  parle  commerce 
et  l'industrie;  qu'en  outre,  300  fabricans  de 
draps  de  la  Lusace  sont  arrivés  à  la  fois  avec 
1300  quintaux  de  marchandises  à  Leipsick,  et 
que  cette  ville  sera  sans  doute  ,  dans  quelques 
années,  la  première  i)lace  commerciale  de  toute 
l'Allemagne,  et  avec  lai|uelle  aucune  autre,  ni 
Hambourg  ni  Francfort  ne  pourra  rivaliser. 

—  On  écrit  de  Rome,  le  '.)  avril  -.  «  Lady  Mary- 
Alalhea-Talbot,  lille  du  comte  de  Shrewsbury, 
vient  (l'épouser,  dans  notie  ville,  le  prince  Char- 
les-Antoine-Théodore de  Uoria-I'amlili;  elle  est 
âgée  de  vingt-quatre  ans. 

C'est  la  troisième  anglaise  qui, depuis  le  com- 
mencement de  l'année,  se  marie  avec  un  prince 
romain.  Les  deux  autres  sont  lady  Guendaline 
Taihot,  sœur  cadette  de  lady  Mary,  et  lady  Caro- 
line Shirley;  la  première  a  épousé  le  prince  Sul- 
mona,  lils  du  prince  de  borghtse,  elle  second, 
le  duc  Storza-Cesarini. 

—  On  écrit  de  Vienne  que  le  maréchal  Mar- 
mont  se  disposait  à  revenir  sous  peu  en  France. 
Ses  rapports  avec  le  gouvernement  français  ont 
pris,  est-il  dit,  un  caractère  très  satisfaisant,  et 
Ton  a  remarqué  que  M.  Damrémont,  fils  du  gé- 
néral mort  en  Afrique,  est  descendu  chez  lui. 

—  Un  jeune  enfant  de  Grenoble,  admirateur 
enthousiaste  de  M.  Victor  Hugo,  lui  avaitadressé 
une  lettre  de  remercimens  pour  l'envoi  d'un 
exemplaire  des  luix  ùitcrieures.  Cette  pre- 
mièie  missive  étant  restée  sans  réponse,  notre 
écolier  en  écrivit  une  seconde,  et  cette  fois  avec 
plus  de  bonheur,  car  il  rei^ut  au  bout  de  quel- 
ques jours  la  réponse  que  voici  :  «  Je  vous  dois 
depuis  bien  longtemps  une  réjionse,  mon  cher 
petit  enfant  ;  mais,  voyez-vous,  j'ai  les  yeux  bien 
malades,  il  faut  m'excuser.  Les  médecins  me 
défendent  d'écrire;  j'obéis  aux  médecins  comme 
vous  obéissez  h  votre  mère.  La  vie  se  passe  à 
obéir;  n'ouhliez  pas  cela.  Mais  vous  qui  êlespe- 
til,  vous  êtes  plus  heureux  que  moi.  A  votre 
âge,  r(diéissance  est  toujours  douce;  au  mien, 
elle  est  dure  queUjuefois;  vous  le  voyez,  puis- 
qu'on m'a  empêché  de  vous  écrire.  Adieu,  mon 
petit  ami,  devenez  grand  et  restez  sage.  ViCTOii 
Hcco.  l'aris,  4  mars  1839. 

—  Le  cours  de  la  Seine  va  être  amélioré  dans 
toute  la  traversée  du  département. 

—  Cimi  grandes  fontaines  vont  être  contrui- 
tes  dans  les  Chanips-tlysées. 

—  Un  nom  di/ficileà  lire.— 11  y  a  une  petite 


l 


23.  —  La  loi  nouvelle  sur  les  brevets  d'inven- 
tion est  une  des  premières  qui  sera  portée  aux 
chambres. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  ,  di- 
manche 21  et  lundi  2>  avril  1839  ,  de  4,277  dé- 
posans,  dont  648  nouveaux,  la  somme  de  623,407 
francs.  Les  remboursemens  demandés  se  sont 
élevé  à  la  somme  de  549,000  fr. 

—  On  se  rappelle  que  ,  conformément  aux 
dernières  volontés  de  madame  la  duchesse  de 
Richelieu,  un  monument  funèbre  doit  être  érigé 
dans  l'église  de  la  Sorbonne ,  à  la  mémoire  de 
son  mari ,  dont  les  restes  y  ont  été  déposés. 
Nous  apprenons  que  ce  projet  est  sur  le  point 
de  recevoir  son  exécution.  Le  statuaire  M.  Ra- 
mey.  auquel  a  été  confiée  l'exécution  du  groupe 
de  sculpture,  a  presque  achevé  son  teuvre.  Il  ne 
s'agit  plus  que  de  déterminer  la  place  qu'on 
pourra  définitivement  assigner  à  la  tombe  et  au 
monument  de  !M.  le  duc  de  Richelieu. 

—  Le  Mémorial  bordelais  raconte  qu'un  vol 
considérable  a  été  commis  à  Bordeaux  ,  chez 
M.  IManzanarez.  La  somme  enlevée  s'élève  à 
121,0110  (r.,  parmi  lesquels  se  trouvent  30,000  f. 
d'actions  (le  la  banque.  JLc  vol  a  été  commis  , 
soit  par  une  nièce,  soit  par  une  fille  de  contïance 
élevée  dans  la  maison  (Je  IM.  Manzanarez.  Cette 
jeune  personne  a  dix-sept  ans  et  parait  avoir  cé- 
dé aux  séductions  d'un  jeune  homme  de  vingt- 
un  ans,  Esjiagnol  comme  elle  ;  ce  serait,  dit-on, 
à  ses  conseils  i|u'elle  aurait  obéi  en  fuyant  avec 
lui  et  en  emportant  toutes  les  valeurs  qu'on  avait 
eu  l'imprudence  de  lui  laisser  sous  les  yeux. 

—  On  lit  dans  le  Constitutionnel  de  Glas- 
cow  :  «  Le  eomte  d'Eglinglon  se  propose  de 
donnerau  moisde  septembre  procluiinnu  grand 
tournoi  dans  son  château.  On  fait  déjà  des  pré- 
paratifs à  cet  effet.  On  croit|(|ue  l'aristocralie 
la  plus  brillan  e  de  l'Euione  assistera  à  ce  ma- 
gnifique spectacle  destiné  à  faire  revivre  l'an- 
cienne chevalerie.  » 

—  Les  dépouilles  mortelles  de  Nourrit  sont 
arrivées  mercredi  à  Marseille  sur  le  paquebot  le 
Sully.  \enûreiii  soir,  le  débar(iuement  n'avait 
pu  encore  avoir  lieu.  Le  cercueil  sera  déposé 
dans  l'église  Notre-Dame-du-Mont,  où  il  restera 
jusqu'à  l'arrivée  de  madame  Nourrit,  qui  est  at- 
tendu à  Marseille  pour  le  21. 

—  Un  trait  d'incroyable  étourderie,  qui  a  eu 
des  suites  bien  funestes,  vient  de  se  passer  à  To- 
bel  (Suisse).  Un  jeune  homme,  échauffé  par  le 
vin,  paria  de  broyer  son  verre  avec  les  dents  et 
de  l'avaler  après  l'avoir  ainsi  pulvérisé.  Six  jours 
après,  il  mourait  dans  d'atroces  douleurs  et  de 
terribles  convulsions. 

—  Le  théâtre  de  la  Renaissance  donnera  sa- 
medi prochain,  27  avril,  au  bénéfice  de  M.  Fré- 
déric Lemaitre,  une  représentation  des  plus  cu- 
rieuses ;  le  bénéficiaire  jouera,  avec  la  Comé- 
die Française,  VOt/ietlo,  de  Dncis  ;  madame 
Anna  ïhiîlon  et  les  artistes  du  chant  exécuteront 
le  Barbier  de  Séville,  de  ilossini,  Brunet  y  re- 
paraîtra dans  un  de  ses  meilleurs  r(^les  ;  et  en- 
fin les  acteurs  des  Variétés  donneront  le  The'  de 
madame  Pocliet,  grande  soirée  dans  laquelle 
paraîtront  toutes  les  célébrités  artistiques  des 
théâtres  de  Paris. 

—  La  Canaille  fait  fortune  au  boulevard 
Montmartre.  Odry  dans  cette  pièce  et  Vernet 
dans  P/iœbus,  remplissent  chaque  soir  la  salle 
des  Variétés. 

24.  — On  nous  écrit  de  Saint-Pétersbourg  le 
9  avril  : 

((  Tout  chez  nous  respire  la  guerre.  On  assure 
que  l'empereur  se  rendra ,  avant  le  mariage  du 
duc  deLeuchtenberg,  à  Kiew  pour  passer  en 
revue  l'armée  du   Midi,  et  en    rcmellre  lui- 


même  le  commandement  en  chef  au  feld  maré- 
chal Paskewitsch. 

—  Les  suicides  deviennent  très  fréquens  dans 
l'armée;  les  journaux  des  départemens  nous 
annoncent  aujourd'hui  le  suici(ie  de  deux  sous- 
officiers  :  un  à  Lyon,  celui  d'un  jeune  lieutenant 
d'artillerie,  par  désespoir  d'amour;  l'autre  à 
Béfort,  celui  d'un  officier  de  22  ans  ,  qui  a  été 
trouvé  pendu  dans  sa  chambre,  etqui,  craignant 
de  ne  pas  réussir  dans  son  trsste  projet  par  ce 
moyen,  s'était  donné  plusieurs  coups  de  poignard 
au  cœur.  On  attribuait  sa  résolution  funeste  à 
des  plaintes  qui  auraient  été  portées  contre  lui 
à  ses  chefs. 

—  On  signe  actuellement  une  pétition  pour 
l'abolition  du  péage  des  ponts  de  Paris.  Cette 
pétition  est  le  résultat  de  la  proposition  faite  au 
conseil  municipal  de  la  Seine  par  M.  Lanquetin, 
un  des  conseillers  du  9"  arrondissement. 

—  Le  prince  Paul  Esterhazy  a  gagné  lui-même 
dans  le  dernier  tirage  de  l'amortissement  de 
l'emprunt  contracté  par  lui,  le  gros  lot  de 
120,000  florins  comptant.  Le  prince  a  employé 
cette  somme  à  créer  un  fonds  de  pensions  pour 
les  veuves  et  orphelins  des  employés  sur  ses 
vastes  domaines  en  Hongrie. 

—  Sous  le  nom  de  Phare  du  Palais-Royal, 
il  vient  de  s'établir,  dans  le  jardin,  sous  un  des 
petits  pavillons  qui  sont  aux  angles  des  boulin- 
grins, devant  le  éafé  Valois,  un  bureau  destiné 
à  recevoir,  moyennant  15  centimes,  l'enregistre- 
ment des  actes  de  présence  de  toutes  les  per- 
sonnes qui  se  sont  trouvées  aux  rendez-vous 
donnés,  afin  d'indiquer  aux  .  retardataires  le 
lieu  où  l'on  pourra  retrouver  les  premiers  arri- 
vans.  C'est  là  un  établissement  digne  de  notre 
siècle  affairé. 

—  M.  Cabet  est  arrivé  aujourd'hui  à  Paris, 
après  avoir  prescrit,  par  cinq  années  d'exil,  la 
peine  de  deux  ans  de  prison  à  laquelle  il  avait 
été  condamné  pour  délit  de  presse. 

—  M.  le  ministre  de  l"ntérieur  vient  d'accor- 
der au  musée  de  Lyon  le  groupe  de  la  famille 
de  Cavn,  qui  fait  partie  de  Fesposition  de  1839, 
au  musée  royal. 

—  Un  fumeur  anglais  vient  d'être  condamné 
dans  Bail-Court ,  au  paiement  de  40  liv.  st.  8 
schillings  6  deniers  pour  consommation  de  ci- 
gares. H  a  été  prouvé  que  le  fumeur  Burdett  en 
consommait  pour  8  schillings  (10  fr.)  de  cigares 
dans  un  jour. 


Le  Rédacteur  en  chef,  BERTHET. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Dame-des-Victoires,  16. 


Annonces. 


PAIX 

ET 

MÉMOIRE  EN  DEFENSE 

De  la  Mation  espagnole 

[adbessé 
A  s.  M.  LE  ROI  DES  FRANÇAIS 
Et  aux  Chambres  françaises. 

paris;, 

BOnAIRE  ,  L1BR.\IRE  -  ÉDITEUR  , 
Boulevart  des  Ilalicns,  18. 
Cet  ouvrage  se  distingue,  par  une  juste  ap- 
préciation des  événemens  dont  l'Espagne  est  au- 
jourd'hui le  théâtre  ,  et  révèle  dans  son  auteur 
une  connaissance  approfondie  du  pays  qu'il  a 
habité  pendant  5  ans. 


30  AVRIL  1839. 


^gj^VABATT  TOPS  tftg, 


lITTERiTURE,  SCIENCES,  BBÀOX-AIITS,  INDUSTRIE,  'î^? 

CO\!<ÂlSSANCES   UTILES,  ESQUISSES  DE    MOEURS,  '^    ^ 

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demande  par  lettres  affranchies. 


Au  peu  d'eipril  que\le  bonhomme  avoili, 
L'eiprit  d'aulrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  cotnpilait» 


Une  gravure  de  modes  est  jointe  »u  n°  du  5  et 
une  lithographieau  n'duSOde  thaquemois. 


Prix  des  annonces,  75  c.  la  lij«e« 


LE  VOLEUR, 


MM.  tes  co-propriélaircs  du  Voleur  sont 
informits  que  le  dividende  des  trois  premiers 
mois  de  l'année  1839,  a  été  fixé  à  la  somme 
de  6,5G1  /■)•.;  ee dividende  sera  payé  àbureau 
ouvert,  rue  du  Helder,  n.  1 1  bis. 


SOMMAIRE. 

Prisons  de  l'Autriche  ;  Une  visite  au  Simel- 
lii-.nc,  par  M.  C.  VVkst.— Lltti-.e  de  M.  de 
Sk(;lu-I)ui'Evron  :  Fatjié-Eefeindi.  —  Don- 

ISEU  SA  VIE   POLI!    SA    DAME,    par    M.    PlTUE- 

CiiEVAi.ii.n.— L'Éi'iciEU  (cxir.  dfsFrajiçaù), 
jjiir  DE  Ualzac—  Lord  SArsDPATEu.  —  U.ne 

DAME  DE  CHARITÉ.  -  LeS  NÈGRES    BONIS. — 

Suicide  de  Lesage.  —Salon  de  1S39  (8"  ci 
(Icinier  article),  par  Alfred  Des  Essadts. 
Mélanges,  faits  curieux.— Revue  dramatiriue  : 
Gymnase  : /.e  Dépositaire;  Folies  Duaha- 
TiQUES  :  la  berrjcre  d'Ivri/—l\e\uc  de  cin.i 
jours. 


Vue  vàsiUc  acs  SpielberK. 

A  cùlé  lie  la  \  ille  tlo  Uriinn,  capitale  de  la  Mo- 
ravie^, à  iiualre  lieues  eiiviion  du  champ  de  lia- 
laille  d'Auslcilil/  ,  s'élèvç,  en  l'orme  de  pyra- 
nmlc,  une  moiitaguc  cliauve  et  stérile,  d'asi>eet 
désolant  :  c'est  le  Spiellicrg.  La  forteresse  qui 
en  couronne  la  cime  servait  autrefois  de  rési- 
dence aux  comtes  de  ;Moiavie.  Depuis  la  réunion 
à  l'emiiire  d'Aulriclie,  et  principalement  sous  le 
rt'ijne  de  Mai  ie-Tliérèse,  on  y  enferma  les  pri- 
sonniers d'état.  En  tS(l.->,  les  troupes  lrançais(\s  , 
qui  marchaient  sur  Austerlilz,  sVmiiarérent  du 
Spielheriictcn  (aeat  sauter  les  l'oriilicalions.  A 
J'iirlir  de  cette  éiioque,  le  Spiellicr^  a  cessé  de 


compter  comme  place  de  (juerre,  et  sert  exclu- 
sivement, lion  pas  de  prison  d'état,  mais  de  pri- 
son du  troisième  deyré,  c'est  à  dire  de  lieu  de 
détention  pour  tous  les  condamnés  à  plus  de 
tlix  ans  de  prison  dure  [schwcereii' hcrher)  (1). 
Les  b.'itimens  de  la  prison  représentent  un 
grand  parallélogramme.  A  lest  et  au  sud,  vers 
la  ville  de  liriinn,  il  y  a  une  espèce  de  rempart 
d'une  élévation  assez  considérable  ;  au  nord  et 
à  l'ouest,  une  enceinte  demi-circulaire  de  palis- 
sade vicui  en  aide  à  riiusullisance  des  (oriifica- 
tions. 

Il  n'est  pas  facile  de  pénétrer  dans  ce  lieu  de 
misères;  la  loi  aulriciiieiuic  défend  en  {jénéral 
touu^  eommunicalioii  orale  ou  par  lettre  avec 
les  prisonniers  ;  les  réiilemensdisciplinaircs  sont 
d'une  sévérité  miiiulreuse,  et  les  a,"ens  siibalter- 
nessy  eonforiiientavcc  unec-r.unlive  exaclilude; 
Il  n'a  fallu  rien  moins  (|u'iin  rescript  émané  de 
la  sniiréiue  chancellerie   auli<(ue,  coutresijjiié 
par  le  ministre  de  liniérieur  et  visé  par  le  gou- 
verneur de  la  Moravie,  pour  nous  ouvrir  les 
porjesdu  Spielherg.  (jnan.lon  coiilcinplo,  à  huit 
cenis  iiicds  de  liauleiir.  ce  funèbre  et  silencieux 
liAtimenl  oi"i  la  .luuh  lu-  paiiente  et  Us  cris  du 
désespoir  se  confondent  dans  un  même  oubli , 
on  se  seul    froid    au    cœur ,   comme  si   Ion 
entrait  dans  un  tombeau.   Là  atissi   on  pour- 
rait  écrire  sur  la  porte  Id'cntrée  :  Vol  clie  en- 
trait', liisciute  ogiii  xperii/izu  !  Paroles  fata- 
les ,  que  le  Code  pénal  autrichien  a  traduites 
avec  une  épouvantable  fidélité  :  a  Le  condamné 
à  la  prison  très  dure  (schweeren  kerker) ,  dit 
l'article  l  i  de  ce  Code,  est  renfermé  dans  une 
prison  séparée  de  loiilc  coiumunication  ,   dans 
laquelle  il  nenirc  que  la  ijiituititt' d'air  et  qui 
ne  contient  (jue  l'espace  iicccssaircli  la  conser- 
vation de  la  vie.  Il  a  constamment  des  fcrs  pe- 
sans  aux  mains  et  aux  pieds,  avec  un  cercle  de 

(l)  Cis  prisons,  dites  <lu  troisième  di'gri\  conr<pon- 
dont  ù  nos  liagiies  ;  il  y  en  a  trois  eu  Autriche  :  lo  Spiel- 
borg,  in  Moravie  ;  la  forterosic  de  RiUTslcio,  eu  'l'yrol , 
et  Gr«UistM,  eu  lllyiic, 


fer  autour  du  corps;  il  reste  continuellement  at- 
taché au  mur  par  une  chaîne,  excepté  pendant 
le  temps  du  travail.  Sa  nourriture  consiste  en 
pain,  en  eau  ;  !ous  les  deu:^  jours  il  recevra  des 
aiimens  chauds,  mais  jamais  de  viande;  il  cou- 
chera sur  une  planche  nue;  il  ne  pourra  rece- 
voir aucune  visite  ni  converser  avec  personne.  » 
S'il  est  vrai  de  dire  que  cette  peine  atroce  ait 
été  abolie  par  une  ordonnance  impéri..le  du 
mois  d'avril  I8S3,  et  qu'elle  ue  soi;  plus  appli- 
quée qu'exeeplionnelknient  et  comme  mesure 
de  correction  disciplinaire,  l'iii  licle  13,  qiii  dif- 
fère peu  de  l'arlicle  14,  subsiste  dans  ioiile  sa 
riiiueur.  «Le  condamné  à  la  prison  dure  (.sihwce- 
ren  kerKer)  a  les  fers  aux  pieds;  il  est  nouiri 
jotniielleraent  avec  des  aiimens  .chauds  ,  la 
viande  exclue;  il  couche  sur  une  planche  nue 
et  ne  peut  conminni(p;er  qu"avec  les  ;>er.«ounes 
qui  ont  des  relations  immédiates  avec  lui  pour 
sa  ijarde.  » 

Quinze  années  >ans  commiiniiiuer  avec  un 
ami,  sans  un  mot  qui  vous  ré>èle  l'existcDce 
d'un  parent  !  quinze  années  dune  exi^ience  telle 
(jue  l'a  laile  l'article  13  du  Code  pénal  !  ah  !  l'on 
comprend  le  regard  d  adieu  que  Silvio  Pellico 
jetait  au  monde  et  à  la  riante  vallée  de  Hriinn 
avant  de  franchir  le  fatal  guichet  du  Spielberg  ! 
J'ai  visité  bien  des  prisoiis  en  Belgique  et  en 
Allemagne  ;  j'en  ai  vu  de  sombres,  detroites, 
de  malpropres,  d'insalubres ,  mais  nulle  ne  m'a 
laissé  une  impression  de  tristesse  et  de  désola- 
lion  coii  me  Spielberi;.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait 
rien  à  y  critiquer  sous  le  rapport  matériel  :  les 
ser\ices  de  logement  et  de  subsistance  sont  ré- 
glés avec  le  idus  graml  ordre  ;  les  dortoirs,  si- 
tués au  rez-de-chaussée  et  habités  par  huit  ou 
dix  condamnés,  sont  bien  construits,  suffisam- 
ment espacés,  bien  pourvus dairotde  lumière, 
chauffés  en  hiver,  li.v  oiJonnauce  de  l'enipe- 
reur  nunliiiini  io  terrible  aiticle  13  a  fait  accor- 
der des  paillasses  aus  condjinués,  rt  elles  ne 
leur  sont  retirées  que  par  mesure  de  correction. 
Les  ateliers  Je  travail  sont  vastes ,  parfaite- 


I.iy     lllWL>i4-J  Lil|IMU.WW^ 


ninit  disposes  ,  el  chauirés  ?i  une  Icmptrature 
t'oiivcn:ililc'.  Le  réuiiiic  «les  lr;\v:ui\  est  sévère, 
mais  non  pas  intoiéialilc,  et,  à  en  jiii;er  par  l'as- 
jiect exlérieiir  lie  la  i>opiilalion  ,  la  naliue  de 
CCS  travaux  ncst  nullement  prêjudicialile  à  lu 
sn  nté. 

Le  lever  est  11x6  à  (pialre  heures  el  demie  en 
été,  à  cinq  heures  ou  cini|  heures  el  demie  en 
hiver.  Ajucs  la  luière.Ies  condamnes  serendenl 
dans  leurs  ateliers,  ofi  ils  restent  jus'pi'à  midi , 
sans  autre  inlerniiiiion  iiue  celle  néccssiice  par 
le  déjeuner. 

rendant  lout  le  lrm|is  du  travail  dans  les  ate- 
liers, le  silence  le  plus  .ilisoln  doit  être  oliservé. 
Les  travaux  auxquels  on  ai)|iliipic  les  condam- 
nés sont  le  lilage  et  le  lissaiie  du  chanvre  et  de 
la  laine.  Les  élolTes  emiiloyées  dans  la  maison, 
ainsi  ([uc  plusieurs  fournitures  i>our  les  hôpi- 
taux et  les  troupes,  sont  confeelionnées  et  ou- 
vrées ]iar  les  détenus.  On  assigne  à  chacun  sa 
tâche,  d'après  une  évaluation  iirésumée  de  son 
habileté  ou  de  ses  forces  ;  le  travail  qu'il  fournit 
en  sus  lui  est  rélrilmé  d'après  >in  tarif;  mais  il 
est  peu  de  détenus  qui  parviennent  à  profiter  de 
cette  ilis|)osilion. 

Aiuès  le  diner,  les  condamnés  se  promènent 
pendant  «ne  heure  dans  la  cour,  sous  la  sur- 
veillance de  gardes  armés  de  fusils  chargés  ,  ils 
peuvent  converser  entre  eux,  mais  à  voix  basse 
seulement.  A  une  heure,  ils  retournent  au  tra- 
Tail  jusi|u'îi  sept  heures. 

Au  Spielberg,  la  nourriture  est  plus  abon- 
dante que  dans  les  autres  prisons  de  l'Autriche, 
soit  qu'on  ait  cru  devoir  accorder  celte  faveur  à 
cause  de  la  rudesse  du  climat,  soit  <|u'unc  plus 
grande  sévérité  du  régime  disciplinaire  ait  ré- 
clamé une  compensation,  tne  livre  trois  cpiarls 
d'un  fort  bon  pain,  pour  la  journée;  ùmidi,  un 
tiers  de  litre  environ  de  foupe,  et  une  égale 
quantité  de  légumes  ,  graissés  au  beurre  ou  au 
gras  de  veau  ;  telle  est  la  ration  alimentaire  de 
chaipic  détenu.  La  jiopulalion  jiaraU  générale- 
ment robusle  et  bien  porlanle  ;  les  décès  y  sont 
peu  fréquens.  On  a  calculé  que  la  moyenne  des 
décès,  sur  une  population  de  315  individus,  est 
(le  1  sur  2  i,  tandis  que,  dans  d'autres  prisons,  la 
proiiorlion  est  de  1  sur  14  et  même  de  1  sur  ô. 

11  ne  serait  donc  pas  exact  de  penser  que  le 
régime  duSpielberg,  tel  que  l'ont  laissé  les  ré- 
centes modifications  ducs  à  l'empereur,  soit  plus 
rigoureux  que  dans  les  autres  prisons.  Le  con- 
damné est  i)lus  sainement  logé  et  aussi  bien 
nourri  qu'en  aucime  autre  prison  d'Europe. 

Mais  on  peut  dire  que  le  but  de  la  loi  pénale 
autrichienne  est  moins  de  punir  et  d'eH'raycr, 
que  de  dompter  le  condamné,  de  le  briser  à  la 
règle,  d'asservir  sa  pensée,  de  courber  sa  vo- 
lonté ,  en  telle  sorte  qu'elle  ne  puisse  re|)rendre 
son  élan,  r|u'elle  conserve  à  jamais  le  pli  d'une 
docilité  imposée  par  trente  livres  de  fers  et  le 
tftlon  d'un  guichetier.  On  reconnaît  dans  une 
pareille  mesure  l'abus  d'un  principe  peut-être 
vrai  au  fond,  mais  très  certainementpoiissé  jus- 
qu'à une  rigueur  exagérée. 

11  est  très  vrai  ([u'il  n'y  a  au  Spielberg  que  de 
grands  criminels  ou  des  malfaiteurs  incorrigi- 
Lles  donl  les  nombreuses  récidives  attestent  la 
perversité.  Mais  puisque  la  loi  ne  les  a  point  re- 
tranchés sans  appel  de  la  société  et  qu'ils  doi 


désespérer,  et  d'unir  l'action  d'nnc  inlluence 
moralisante  à  l'action  disciplinaire  (pii  pèse  sur 
eux  d'une  manière  si  inllexiblc.  Or,  c'est  à  quoi 
le  législateur  n'a  point  assez  songé.  Les  senti- 
nelles qui  veillcnl  jour  et  nuil,  le  sabre  au  poing, 
dans  les  corridors  ;  les  guichetiers  qui,  cha«ine 
soirel  chaque  matin,  visileut  les  fers  des  con- 
damnés, les  baireaux  de  leurs  feiiêlres,  les  p.o- 
ehcs  de  leurs  vélemcns,  peuvent  bien  empêcher 
une  évasion  ;  mais  ils  ne  calment  point  le  déses- 
poir qui  veille,  ils  ne  préviennent  pas  le  crime 
(|ui  médile,  le  vice;  qui  se  i)ropage.  El  alors  il 
laul  que  la  loi  guelle  tous  les  symiilômes  de  ré- 
volte secrète, ou  d'irritation  trop  peu  déguisée, 
qu'elle  fra|ii)e  sur  les  effets  du  mal,  ne  |iouvanl 
ou  ne  sachant  en  guérir  les  causes.  Aussi  les  in- 
fractions disciplinaires  les  plussévèrement  ré- 
primées sont  celles  qui  dénotent  un  esprit  de 
résistance  ou  d'insidiordinatioD.  Aux  insoumis  , 
aux  récalcilrans  ,  les  coups  de  b.'ilon,  la  mise 
au  pain  et  à  Icau,  le  cachot  sombre,  la  mise  aux 
fers.  Mettre  aux  fers,  en  langage  du  Spielberg, 
cela  veut  dire  qu'on  attache  la  main  droite  au 
pied  gauche,  au  moyen  d'un  double  anneau,  et 
(|ne  le  palienl  csl  forcé  de  se  tenir  courbé  sur 
lui-même  dans  la  situation  la  plus  douloureuse; 
cela  veut  dire  encore  qu'on  lui  attache  aux  deu.x 
mains  une  barre  de  fer  de  deux  pieds  de  long  et 
du  poi<ls  de  ((uatre  livres,  (|u'on  lui  passe  au- 
tour du  corps  une  ceinture  de  fer,  serrée  au- 
dessous  des  aisselles  et  retenue  à  celle  hauteur 
par  umi  chaîne,  (|ui  va  se  rattacher  à  un  anneau 
scellé  dans  le  mur  ;  de  sorte  que  le  condamné  , 
enchainé  comme  une  béte  fauve,  peut  à  peine  se 
mouvoir  autour  de  la  planche  qui  lui  sert  de 
coucher. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  peut  arriver  «jue  le  con- 
damné murmure,  (|ue  le  désespoir  lui  arrache 
des  plaintes  ou  des  imprécations  ;  eh  bien  !  ces 
plaintes  seront  considérées  comme  la  plus  dan- 
gereuse de  toutes  les  rébellions,  et  il  se  trouve- 
ra dans  l'arsenal  de  la  prison  un  instrument 
combiné  avec  une  cruauté  savante  et  qui  saura 
bien  obtenir  silence. 

Le  bùillon,  (ju'on  appelle  Xa poire,  consiste  en 
un  cercle  de  fer  de  la'grandeur  de  la  tète,  et 
au(|uel  s'adapte  un  boulon  creux  percé  de  petits 
Irons.  Ce  boulon,  remjilit  de  poivre,  est  intro- 
duit de  force  dans  la  bou<:he  du  patient,  el  le 
cercle  de  fer  est  fixé  derrière  sa  tête  de  manière 
à  n'en  pouvoir  être  arraché.  Si  le  malheureux 
se  luit,  son  chMiment  consiste  dans  la  gêne  af- 
freuse apportée  à  sa  respiration  ;  s'il  crie  ou  s'il 
se  début,  il  aspirera  à  l'instant  une  poussière 
dévorante  qui  lui  fera  souffrir,  en  létoulTant, 
le  sup|)lice  le  plus  atroce! 

En  visitant  tous  ces  appareils  de  torture, 
j'aurais  voulu  pouvoir  rester  convaincu  (jue 
c'était  là  (pielques  Ivesliges  des  barbaries  d'une 
autre  éiioipie.  Mais  il  résulte  des  explications 
qui  mont  été  données,  qu'aujourd'hui  encore 
ces  moyens  odieux  sont  employés  contre  les 
détenus  les  plus  relielles. 

Peu  avant  ma  visite  au  Spielberg,  un  con- 
damné avait  subi  la  peine  de  ôO  coups  de  bâton 
et  2  mois  de  cachot  sombre,  pour  tentative  d'é- 
vasion, car  le  désir  el  l'espoir  de  la  liberté  ne 
meurent  jamais  com|)lèlement  au  cœur  de 
l'homme.  Même  sur  le  rocher  désert  du  Spiel- 


vcntyïcalrerunjourjjlHriiiUage  aen'enpa5j,k'rij,  Jautix  une  cnceiutç  de  remparts,  de 


fossés,  de  palissades,  à  portée  de  la  baïonnette 
onde  la  balle  de  quatre  sentinelles,  un  malheu- 
reux chargé  déchaînes  avait  osé  reversa  déli- 
vrance, el  il  avait  fini  par  corrompre  un  gui- 
chetier. Même  au  Spielberg,  la  vénalité  se  fraie 
un  accès  et  la  corruption  invente  des  ressources. 
Ces  pauvres  condamnés  (|ui  depuis  cincj  heures 
du  malin  jusqu'à  sept  lieuresdu  soir  travaillent 
pour  l'Etat,  trouvent  encore  quch|ues  heures, 
le  dimanche,  et  quelques  minutes  pendant 
leur  récréation  quotidienne,  pour  se  créer  un 
pécule.  La  fièvre  de  la  liberté  ou  le  <lésir  de  pos- 
séder trente  francs,  après  vingtannées  de  prison 
dure,  a  improvisé  des  sculpleursd'une  merveil- 
leuse habileté,  des  hommes  qui  seraient  artistes 
s'ils  n'étaient  pas  galériens.  Avec  de  mauvais 
couleaux  privés  de  pointe  et  de  tranchant  ,  que 
la  défiance  administrative  veut  bien  leur  concé- 
der, avec  les  os  (|ui  ont  servi  à  graisser  leurs  ali- 
mens,  ils  improvisent  de  jietils  chefs-d'œuvre, 
el  ils  auront  droit  au  tiers  de  l'aumône  que  le 
rare  visiteur  du  Spielberg  laisserj  tomber  de- 
vant CCS  mouumcns  d'une  incroyable  patience 
et  d'une  adresse  presque  miraculeuse.  User  les 
vingt-quatre  dimanches  d'une  moitié  d'année  à 
gagner  trente  sous!...  Même  au  Spielberg  on 
conserve  donc  le  désir,  d'une  condition  meil- 
leure, l'espoir  de  la  liberté  !  11  y  a  plus;  «[uel- 
qnes-uns  y  gardent  les  goûts  les  plus  futiles 
d'un  monde  donl  ils  sont  séparés  peut-être  sans 
retour.  J'ai  vu  un  condamné  fairedc  la  coiiuette- 
rieavec  les  pauvresvêtcmensqnin'ontpaschangé 
depuis  Silvio  Pellico;  il  portait  le  grand  chapeau 
blanc  à  bords  arrondis,  la  veste  et  le  pantalon 
mi-partie  gris-noir,  mi-partie  brun-eapucin, 
et  sept  livres  de  fer  aux  pieds  ;  mais,  aux  gros- 
siers brodequins  de  l'administration,  il  avait 
substitué  des  bottes  élégantes,  et  un  dessous  de 
pied  soigneusement  attaché  faisait  tendre  le  pan- 
talon bigarré  du  fori-at  ! 

Je  me  fis  raconter  l'histoire  de  cet  infortuné, 
((uesahaule  taille,  sa  tournure  pleine  d'aisance 
et  de  distinction,  faisaient  remarquer  au  milieu 
(le  ses  grossiers  compagnons.  Officier  dans  l'ar- 
mée polonaise  pendant  la  dernière  guerre,  il 
avait  servi,  comme  aide-de-eamp,  sous  les 
ordres  du  général  Z...  Après  les  désastres  de 
Varsovie,  le  général  se  relira  dans  une  terre 
qu'il  possédait  en  Hongrie  et  proposa  à  son  aide- 
de-camp  de  le  suivre.  Celui-ci  accepta  avec  re- 
connaissance ;  mais  bientôt  les  motifs  de  cette 
hospitalité  si  empressée  se  révélèrent  sous  un 
jour  funeste.  L'aide-de-camp  était  marié  ;  sa 
femme,  jeune,  jolie  et  passionnément  aimée, 
avait  depuis  long-temps  fixé  l'attention  du  géné- 
ral ■•  une  circonstance,  peut-être  indifférente  en 
elle-même,  fit  entrer  le  soupçon  dans  l'àme  du 
malheureux  officier,  qui,  passant  delà  confiance 
la  jilus  absolue  à  une  jalousie  forcenée,  tua  sa 
femme  d'un  coup  de  pistolet  dans  le  salon  même 
du  général.  Un  long  procès  criminel  s'instruisit 
sur  cette  tragi()ue  aventure,  mais  les  débals  ne 
purent  rien  éclairer  ;  toutefois  une  femme  avait 
été  assassinée  en  plein  jour,  et  son  meurtrier, 
l'aide-de-carap  J...  fut  condamné  à  iiuinze 
années  de  prison  dure  au  Spielberg. 

Evidemment,  on  traitait  cet  infortuné  avec 
certains  égards  ;  mais  telle  est  la  soumission  en 
quelque  sorte  niécanii|ue  des  agens  à  la  lettre 
de  leurs  jnslruclions,  qu'Us  preuuent  sur  eux 


—  371   — 


de  tolérer  la  substitution  de  bottes  cirées  aux 
brodequins  de  la  prison,  attendu  que  le  règle- 
ment accorde  une  chaussure  de  cuir  aux  con- 
damnés, tandis  que  ces  mêmes  agens  n'oseraient, 
sous  aucun  prétexte,  permettre  à  un  détenu 
l'usage  d'un  mouclioir  ! 

En  visitant  les  registres  d'écrou  du  [Spielberg, 
j'ai  remarqué  que  les  condamnations  les  plus 
fréquentes  sont  prononcées  pour  crime  de  bri- 
gandage et  falsification  du  papier-monnaie. 
Ainsi  l'absence  de  toute  civilisation  et  une  civi- 
lisation très  industrieuse  conduisent  h  la  même 
fin  :  d'une  part,  le  bandit  italien,  le  brigand 
schlavaque  ou  monténégrin,  qui  demandent  à  la 
rapine  leur  pain  quotidien;  de  l'autre,  le  comp- 
table (jui  emprunte  à  la  fausse  bank-noteune 
ressource  périlleuse.  On  voit  facilement  que  ce 
ne  sont  point  lèt  des  délinquans  de  bas  étage. 
Les  uns  montrent  par  leur  air  audacieux  et  fé- 
roce qu'ils  sont  habitués  à  guerroyer  contre  la 
société  ;  les  autres,  de  pliysionomie  intelligente 
et  rusée, semblent  dire  que  leur  jeu  a  manqué 
de  bonheur,  mais  non  d'habileté. 

Les  condamnés  politiques  ne  sont  point  con- 
fondus avec  eux. 

C.  West. 
Le  Droit), 


DE 

(  M.  de  Ségur-Dupeyron,  chargé  par  le  gou- 
vernement d'une  mission  scientifique  en  Egypte, 
vient  d'écrire  la  lettre  sui  vante  à  M.  le  docteur 
Pariset.  Cette  lettre  nous  a  paru  curieuse  parce 
qu'elle  révèle  trois  innovations  bien  remarqua- 
bles en  Orient  :  le  progrès  toujours  croissant  de 
la  médecine;  l'apiilication  delà  race  noire  aux 
travaux  intellectuels;  enfin  le  premier  exemple 
d'une  femme,  et  d'une  femme  esclave,  ennoblie 
en  quelque  sorte  par  la  science,  et  honorée  par 
la  famille  du  souverain  ]iour  un  genre  de  savoir 
qui  se  rencontre  pour  la  première  fois  chez  une 
jeune  fille  de  ces  contrées  si  longtemps  barbares.) 

FATHÉ-EIFENDI. 

.Jusqu'à  ce  jour  le  titre  d'Effendi  n'avait  été 
jiorté  (|ue  par  des  hommes  (vous  savez  qu'il  si- 
gnifie lettre)  ,  et  il  a  fallu  toute  une  révolution 
pour  qu'une  femme  y  soit  parvenue.  Voici  le 
fait  : 

Un  matin,  le  kamsin  soufflait,  un  nuage  de 
poussière  couvrait  le  Caire,  et,  bien  que  nous 
ne  fussions  encore  (|u'au  3  février,  le  thermo- 
mètre marquait  il  degrés  l/2Réaumur.  Ce  n'é- 
tait pas  un  jour  à  courses  lointaines ,  et  je  me 
décidai  en  consé(iucncc  à  consacrer  cette  mati- 
née à  la  visite  des  divers  élablisscinens  cliarita- 
blcs  et  scientifiques  ;  visite  dans  laquelle  l'ex- 
cellciit  Clot-licy  voulut  bien  me  diriger,  accom- 
pagnée (|u'il  était  par  M.  Bocti ,  consul  de  Rus- 
sie et  ancien  interprète  de  klébcr. 

Nous  allAmcs  d'abord  à  l'hôpilal  civil  de  l'Es- 
beckié.  ,1c  ne  vous  parlerai  pas  de  l'iicureuse 
distribution  des  salles,  de  la  propreté  <pii  y  rè- 
(juc  ;  je  luc  boniurai  à  vous  dire  que  les  mcdccius 


des  femmes  y  sont  des  femmes,  et  qu'à  la  léle 
d'une i)arlie  du  service  métiical  se  trouve  Fatmé, 
dont  j'ai  à  vous  raconter  l'histoire,  ainsi  que 
celledeses  jeunes  collègues,  médecins  en  jupons. 
C'est  encore  là  un  service  que  Clôt  a  rendu  à 
l'Egypte.  Clôt,  si  vous  le  voulez,  n'a  pas  formé 
lui-mérae,  n'a  pas  instruit  la  jeune  Fatmé  et  ses 
compagnes;  mais  l'idée  d'instruire  les  Africaines 
est  une  idée  qu'il  a  su  faire  mettre  à  exécution, 
et  cela  a  demandé  l'emploi  de  toute  la  force  de 
volonté  dont  il  est  doué. 

Nous  entrâmes  d'abord  dans  une  grande  salle 
où  se  trouvaient  assises  sur  trois  rangs  et  devant 
trois  tables  une  quinzaine  de  jeunes  filles  de 
couleurs  différentes  ,  mais  ayant  toutes  reçu  le 
jour  en  Afrique. 

C'étaient  là  les  docteurs  qui  visitaient  à  son 
chevet  la  pauvre  femme  malade,  et  auxquels 
son  époux  consent  à  la  livrer  ;  c'étaient  là  les 
docteurs  qui,  par  privilège  de  sexe,  obtiennent 
des  confidences  que  des  hommes  n'obtiendraient 
pas,  et  qui  peuvent  dès  lors  traiter  nombre  de 
maladies  avec  de  plus  grandes  chances  de  succès. 
Je  compris  qu'avoir  fait  des  hommes  médecins 
dans  ce  pays,  c'était  un  point  immense,  mais  que 
ce  n'était  tout  au  plus  que  la  moitié  de  ce  qui 
était  nécessaire.  Bientôt,  il  faut  l'espérer  ,  le 
bien  sera  complet,  et  chaque  sexe'  pourra  re- 
courir aux  gens  de  l'art  sans  s'écarter  des  usages 
consacrés,  c'est-à-dire  que  l'art  se  trouvera  à  la 
disposition  de  chacun. 

Je  viens  de  dire  qu'il  avait  fallu  Jde  la  part  de 
Clot-lSey  une  grande  persévérance  pour  obte- 
nir la  création  de  l'Ecole  de  médecine  de  l'Es- 
beckié,  et  cela  ne  surprendra  pas  ceux  qui, 
comme  vous,  savent  ce  que  la  loi  religieuse  avait 
présenté  d'obstacles  à  la  création  d'une  Ecole 
de  médecine  pour  les  hommes.  Cependant  le 
vice-roi,  ayant  compris  l'importance  d'une 
pareille  institution,  autorisa  l'achat  de  plusieurs 
esclaves,  destinées  à  venir  occuper  les  bancs  de 
cette  nouvelle  Faculté  ;  car  il  ne  fallait  pas  son- 
ger de  prime-abord  aux  femmes  du  pays. 

On  acheta  donc  dix  négresses  et  dix  Abyssi- 
niennes, parmi  lesquelles  se  trouva  Fatmé. 

Fatmé  est  née  dans  une  iirovince  d'.Vbyssinic 
appelée  Leban.  Elle  fut  prise  dans  une  guerre,  à 
l'âge  de  seiil  ans.  Elle  passa  trois  ans  à  voyager, 
vendue  et  revendue  plusieurs  fois  sur  la  route; 
ses  petits  pieds  ,  ses  pieds  d'cnfanl  parcoururent 
presque  tout  le  chemin  de  son  pays  au  Claire.  A 
chaiiuc  étape,  oii  l'attendaient  un  peu  de  doura 
et  de  l'eau  (juclque fois  croupie,  elle  avait  acquis 
une  valeur  plus  grande  pour  son  maitre  ;  car 
le  prix  des  esclaves  augmente  graduellement  à 
mesure  qu'ils  sont  plus  près  de  la  ville  des  Ca- 
lifes, et  cela  explique  les  fatigues  et  les  chances 
de  mort  «pic  présente  Iç  voyage.  Enfin  son  des- 
tin l'amena  au  bazar  du  Caire,  dans  une  de  ces 
chambres  salles  et  obscures  où  Ton  expose  les 
femmes  de  son  pays,  après  les  avoir  préalable- 
ment habillées  avec  tout  ce  que  la  frijierie  a  pu 
fournir  de  plus  somptueux.  Elle  s'attendait  là, 
pauvre  jouet  du  sort ,  à  subir  un  nouveau 
maitre.  Sera-t-il  doux  et  indulgent  ?  se  deraan- 
dail-clle,  ou  bienscra-t-il  exigeant  et  sévère  ?  A 
(jucls  travaux  me  rcscrvcra-l-on  :'  Et,  si  je  ne 
suis  pas  vendue  ici,  où  irai-jc  ;'  rcut-èlrc  à 
.Smyriu',  peut-être  à  Stamboul,  où  l'on  dit  qu'il 
^  fait  plus  lioiJ  qu'ici,  qu'ici  oùj  sau»  les  liabils 


dont  je  suis  couverte,  je  grelotterais.  Puis,  si  je 
vais  à  Stamboul,  il  me  faudra  passer  la  mer,  que 
je  n'ai  jamais  vue,  et  où  tant  d'hommes  ont  pé- 
ri !  Allah-Kérim  !  (à  la  grâce  de  Dieu  !) 

Lu  homme  arriva  ;  il  promena  ses  regards  sur 
Fatmé  et  sur  ses  compagnes  de  foire  ;  il  les  fît 
lever,  il  les  fit  marcher,  il  regarda  leurs  dents, 
leurs  yeux,  leurs  mains;  il  parla  pour  voir  si 
elles  entendaient  ;  quand  cela  fut  fait,  cet 
homme  se  retira  et  le  marchand  d'esclaves  le 
suivit.  Les  jeunes  fdlesse  regardèrent.  Qu'allait- 
il  advenir?  Ce  fut  un  moment  de  grande  anxiété. 
Enfin  le  marchand  rentra,  le  sourire  était  sur 
ses  lèvres  :  tout  se  trouvait  conclu. 

Le  nouveau  maitre  de  Fatmé  et  de  ses  compa- 
gnes était  le  vice-roi  d'Egypte,  leurs  travaux 
devaient  être  l'étude. 

Ces  jeunes  filles  achetées  au  bazar  sont  mises 
à  l'œuvresans  vocation,  sans  la  moindre  idée 
de  ce  qu'on  espérait  d'elles,  sans  même  savoir  si 
elles  n'auraient  pas  de  répugnance  pour  la  pro- 
fession à  laquelle  on  les  destinait.  Il  fallut  d'a- 
boril  leur  apprendre  l'arabe  vulgaire,  qu'elles 
ne  savaient  pas  ;  il  fallut  leur  apprendre  à  lire 
et  à  écrire;  il  fallut  ensuite  leur  apprendre 
la  langue  savante,  l'arabe  littéral,  afin  qu'elles 
fussent  en  état  de  lire  les  remarquables  traduc- 
tions de  nos  principaux  traités  de  médecine, 
traductions  faites  à  Abouzabel.  Fatmé  se  distin- 
gua parmi  toutes  ses  compagnes  dans  ces  études 
préliminaires,  et,  quand  on  en  vint  aux  études 
médicales,  elle  .soutint  sa  prééminence. 

Des  dix  Abyssiniennes,  il  n'y  en  a  plus  que 
cinq  ;  les  autres  sont  mortes  phtiiisiques  et  deux 
de  celles  qui  restent  s'en  vont  mourant.  Plusieurs 
négresses  ont  également  succombé  à  ce  mal  ; 
ainsi  le  climat  d'Egypte,  si  favorable  aux  poitri- 
naires d'Europe  ;  ce  climat,  où  la  phlhisieeslà 
peine  connue  chez  les  naturels,  attaque  les  pou- 
mons des  Abyssiniennes,  et  les  tue,  dans  l'ef- 
froyable proportion  de  sept  sur  dix,  en  moins 
de  huit  aus;  car,  les  deux  jeunes  malades  iront 
bientôt  rejoindre  leurs  compagnes. 

Jusqu'à  présent.  Dieu  a  permis  que  Fatmé  ré- 
sistât à  ce  triste  mal  ;  elle  est  gaie,  forte,  biea 
constituée.  Dieu  ne  veut  pas  quelle  meure;  il 
lui  a  donné  une  haute  intelligence,  une  mémoire 
imperturbable  ;  il  la  conduite  à  travers  raille 
dangers,  mille  fatigues,  depuis  le  centre  de 
l'Afrique,  où  elleeùt  vécu  inutile,jusqu'au  fond 
du  bazar  du  Caire,  où  elle  devait  être  achetée 
pour  le  compte  de  l'humanité  souffrante. 

Fatmé  est  bonne  et  emprcs.sée  auprès  de  ses 
compagnes,  qu'elle  domine  plus  encore  par  \a. 
douceur  et  l'égalité  de  son  caractère  cjuc  par  la 
sui)érioriic  de  son  savoir.  Elle  est  pleine  de 
soins  et  elle  prodigue  particulièrement  dei  té- 
moignages incessants  d'intérêt  à  ses  deux  pau- 
vres condisciples  qu'elle  voit  s'éteindre  graduel- 
lement. L'une  de  ces  dernières,  appelée  kcize- 
rcuii,  se  plaignait  avec  tristesse.  Je  lui  fis  dire 
par  Falmé,  qui  ne  parle  pas  encore  le  françjjs, 
mais  qui  le  comprend  :  —Le  travail  vous  fatigue 
peut  être,  il  faudrait  vous  reposer  pendant 
quelque  temps.—  Plutôt  mourir  que  de  no  p.is 
éludier,  répondit  la  jeune  fille:  il  faut  que  je 
doicunc  .savante  comme  Fatmé.  —  >l.  l'iocii 
nous  traduisit  celte  réponse,  ce  qui  rendit  Falmu 
tout  interdite. 

^ous  iulcnojjeàjues,  ca  français,  les  princi'^ 


372 


pales  irciilrc  Its  élevés;  ou  leur  transmit  nos 
questions  en  arabe  et  l'on  nous  traduisit  leurs 
réponses.  IM.  15ocli,  toujours  présent  îi  cet  exa- 
men, lui  ([Ui  sait  si  liien  l'arabe  et  qu'il  est  im- 
possible (le  tromper,  restait  dans  lexlase,  {:ar 
c'était  pour  la  première  fois  qu'il  visitait  l'hôpi- 
tal del'Esbeckié. 

Fatmé  nous  parla  d'abord  pliysioloi;ie,  puis 
physique  et  chimie,  et  c'était  chose  singulière 
que  d'entendre,  au  milieu  de  tous  ces  mots  ara- 
bes sortant  de  la  boueiie  d'une  femme,  jironon- 
cer  les  mots  acide  carbonique,  oxùjène, 
hydrogène,  azote,  etc.,  (|u'on  n'a  pas,  pour 
bonne  raison,  cherché  à  traduire  dans  la  langue 
de  l'Arabie.  Elle  nous  dit  de  quoi  se  compose 
l'air,  quel  est  le  rôle  (jue  l'oxigène  remplit  phy- 
siologiquement  ;  elle  nous  dit  de  (pioi  se  com- 
pose le  sang,  elle  nous  expliqua  l'ulililé  de  l'a- 
cide carbonique  dans  la  nature,  etc. 

Ce  n'était  pas,  du  reste,  la  première  fois  que 
ces  jeunes  lillcs  nionlraienl  leur  savoir  à  des 
personnes  étrangères  à  l'école.  On  avait  engagé 
précédemment  les  plus  instruits  i)armi  les 
Vtemas  à  venir  juger  de  la  science  quelles 
avaient  acquise.  Quand  ils  eurent  vu,  ils  restè- 
rent en  extase.  L'un  d'eux  s'écria  dans  sou  admi- 
ration :  «  Nos  enfans  auraient  mis  à  la  mosquée 
d'El-Azar  deux  fois  plus  de  temps  qu'elles  n'en 
ont  mis  pour  apprendre  ce  qu'elles  savent.»  L"n 
autre,  passant  sa  main  sur  sa  barl>e,  disait  avec 
gravité  :  «  Ceci  est  le  dessus  du  dessus.  » 

Des  examens  littéraires,  les  ulémas  deman- 
dèrent qu'on  en  vint  aux  examens  scientifiques 
auxquels,  entre  nous,  ils  ne  comprenaient  pas 
grandchose ;  on  les  salislit  cependant.  Un  livre 
de  médecine  fut  ouvert  au  hasard,  et  l'on  tomba 
sur  la  description  de  certains  organes.  Clôt,  si 
scrupuleux  observateurdes  convenances  musul- 
manes, voulut  d'abord  s'opposer  à  ce  que  l'exa- 
men poi  tât  sur  ce  point  ;  mais  le  chef  des  ulé- 
mas répondit  à  son  observation  :  «S'il  n'y  avait 
pas  utilité,  il  faudrait  sans  doute  s'abslenir; 
mais  tout  ce  qui  est  utile  peut  se  lire  et  être 
étudié.  »  Voilà  du  progrès,  je  crois,  mon  cher 
docteur.  Et  vous  qui  portez  tant  d'intérêt  à 
l'Egypte,  vous  ne  manquerez  pas  de  vous  réjouir 
d'un  pareil  esprit  de  tolérance  :  car  il  doit  avoir 
des  résultats  immenscspour  ce  paysque  j'admire 
avec  vous. 

La  réputation  de  Fatmé  s'est  répandue,  comme 
Lien  vous  pensez,  et  (|uel()ues  jours  avant  notre 
arrivée  au  Caire,  la  lille  du  vice -roi  exprima  le 
désir  de  voir  la  jeune  Abyssienne,  pour  obtenir 
d'elle  des  explications  sur  l'analomie.  Fatmé  se 
présenta  au  harem  escortée  de  pièces  analomi- 
ques  en  cire.  Elle  iilut  tellement  à  la  princesse, 
que  celle-ci  lui  fit  présent  d'un  niagnifi(iue 
nœud  en  diamanspour  attachera  son  tarbouch, 
*t  «lu'elle  la  salua  du  titre  d'elfcndi,  titre  qui  lui 
restera. 

Lorsque  je  demandai  à  voir  ses  pierreries, 
Fatmé,  dont  la  modestie  paraissait  souffrir  déjà 
des  exclamations  ((ue  nous  arrachait  l'étonne- 
ment  produit  par  son  savoir,  fit  une  petite  moue 
et  se  refusait  presque  à  nous  les  montrer  ;  mais 
une  jeune  négresse  de  ses  compagnes  releva  avec 
une  certaine  vivacité  le  voile  de  mousseline  (lui 
couvrait  le  tarboucli,  et  nous  vîmes  un  magni- 
fique mach-allah  aussi  large  que  la  main,  que 
pas  une  élève  ne  regardait  avec  envie  et  que 


iji^Mt^lV^'i^i-Jfftt''V^'^~'*^'''M^'^'^'^f-^''^^^'^'^^i'TKUimMiiBS'SI^S^;;Shi9i!iaiJA 


toutes  paraissaient  montrer  avec  orgueil.  «  C'est 
notre  mère  que  Fatmé,»  disaient  les  Abyssinic  n- 
nes,  les  fellahs  et  les  négresses  ;  car,  plus  lard, 
on  est  parvenu  à  ramasser  sur  le  pavé  du  Caire, 
;i  l'époque  où  l'on  forma  le  dépôt  de  mendicité, 
de  jeunes  filles  du  pays  perdues  de  mœurs  par 
la  misère,  et  on  en  a  fait  des  élèves  de  l'école. 

Je  voulus  savoir  comment  les  trois  races 
étaient  classées  sous  le  rapport  de  l'intelligence, 
ctronmeditquelesAbyssinicnnesrcmportaient 
sur  les  fellahs,  elles  fellahs  sur  les  négresses. 
Cellesupériorité  de  la  race  abyssinienne,  riice  au 
visage  si  doux,  si  mélancolique,  ne  pourrait-elle 
pas  servir  d'appui  à  l'opinion  qui  lait  descendre 
les  anciens  Egyptiens  de  l'Ethiopie  ;  mais  l'infé- 
riorité de  la  race  nègre,  que  prouverait -elle  ? 
Sinon  que  créerdcs  républiques  nègres  en  Amé- 
rique, ce  n'est  peutèlre  jias  créer  des  nationalités 
durables  et  pouvant  jouir  des  l>ienCaits  de  l'in- 
dépendance comme  d'autres  hoiiimes  plus  heu- 
reusement organisés. 

L'éialdissement  d'un  service  médical  féminin 
à  l'hôpital  de  l'Esbeckié  fait  ([ue  les  niéiiecins  y 
sont  tout  à  la  fois  médecins  et  sœurs  de  charité. 
Quant  aux  résultats;  de  ce  service,  j'ai  déjà  dit 
que  les  femmes  pauvres  ne  faisaient  nulle  diiii- 
culté  d'aller  demander  les  secours  de  l'art,  de- 
puis qu'elles  sont  soignées  par  des  personnes  de 
leur  sexe;  mais  ce  sont  surtout  les  femmes 
grosses  (|u'on  voit  arriver  à  l'hôpital  dont  il  est 
question  ;  c'est  autant  d'arraché  à  l'ignorance  cl 
à  la  maladresse  des  matrones.  Les  jeunes  accou- 
cheuses y  font  le  service  à  tour  de  rôle,  et  clia- 
cune  d'elle  nous  présentait  le  nouveau  né  qu'elle 
avait  aidé  à  venir  au  monde  ;  elles  voulaient  que 
nous  admirassions leurgentillesse,  leurbonétat 
de  santé;  puis  elles  ajoutaient  :  «Celui-ci  est  le 
mien  ;  n'est-ce  pas  qu'il  est  mieux  que  celui-là  ? 

Le  second  résultat  consiste  en  ce  qu'autrefois, 
comme  c'étaient  des  hommes  qui  vaccinaient, 
personne  ne  se  pressait  de  porter  son  enfant  au 
vaccinaleur,  parce  qu'on  pensait  que  le  pacha 
employait  ce  moyen  pour  faire  marquer  les  en- 
fans,  afin  qu'ils  ne  pussent  pas  échapper  à  la 
conscription,  tandis  que,  depuis  l'époque  où  les 
femmes  s'en  sont  chargées,  cette  crainte  a  telle- 
menl  diminué  ,  qu'en  huit  mois  elles  ont  fait 
trois  mille  vaccinations,  ce  qui  représente  en- 
viron douze  vaccinations  par  jour.  J'en  ai  vu  les 
étals  dressés  par  elles,  et  aussi  propremenljlàils 
«[ue  de  lieaux  manuscrits. 

J'ai  dit  a  Fatmé,  en  la  quitlanl  ;  l'aimé,  vous 
êtes  aussi  jolie  qu'instruite.  —  Qu'inii>orle  que 
je  sois  jolie ,  m'a-t-elle  répondu  ,  pourvu  que  je 
sois  savante  !  J'ai  épousé  le  savoir.—  J'ai  ajouté  ; 
Fatmé,  vous  faites  honneur  à  l'Afrique.  —  Je  le 
voudrais,  m'a-t-clle  dit;  mais  je  travaille,  et  un 
jour  je  saurai  quelque  choscinch-Allahl  (s'il 
idaità  Dieu!) 

De  SÉGUR-DUPEVIiON. 


DONNER  SA  W  FOUR  SA  DAME. 

Dur  su  rida  par  su  dama  :  le!  est  le  litre 

d'un  drame  espagnol,  joué  pour  la  première  fois 

>  en  t(;L'7,etiiuise  trouve  encore  dans  un  recueil 

I  anonyme,  iiulilié  à  I^ladrid  vers  la  même  époque. 
Lu  composition  et  la  rcprésculation  de  celle 


pièce  furent  entourées  de  circonstances  qui  va- 
lent la  peine  d'être  racontées,  et  (jui  pourront 
former  un  assez  curieux  chapitre  à  joindre  à 
l'histoire  des  collaborations  littéraires. 

C'était  au  eommencemenl  du  mois  de  févriei- 
de  l'année  tlésignée  ci-dessus.  Deux  hommes, 
étaient  enfermés  ensemble  dans  un  cabinet  du, 
palais  de  Madrid.  L'mi  de  ces  hommes  pouvait 
avoir  trente  ans,  et  portait  un  costume  entière- 
ment brodé  d'or;  l'autre  avait  vingt-cinq  ans 
tout  au  plus,  et  sa  taille  élégante  se  dessinait, 
sous  un  iniiforme  de  lieutenant  d  artdierie.  Le. 
premier,  sa  figure  sondire  et  fière  api)uyée  sur 
une  main,  jouait  norsclMlamment  de  l'autre 
avec  le  gland  de  perles  attaché  à  sa  ceinture  ;  le 
second,  fixant  ses  petits  yeux  vifs  sur  un  manus- 
crit déroulé,  en  lisait  chaleureusement  le  i:on- 
Icnu  à  son  imposant  auditeur.^ Ce  mnn\iscrit 
était  une  pièce  de  théâtre,  et  le  lecteur  an  ivait 
aux  dernières  scènes. 

—  bien  '  très  bien  !  c'est  cela  !..-  disait  sou- 
vent ie  jiersonuage  à  l'habil  de  dia])  d'or,  eu 
laissant  glisser  un  sourire  sur  ses  lèvres  sévères. 

El  le  jeune  homme,  exalté  par  ces  éloges  laco- 
niques ,  comme  un  ardent  coursier  par  les  ca- 
resses de  son  maître,  redoublait  d'enthousiasme 
dans  sa  déclamation,  et  improvisait  parfois  un 
mot  touchant  ou  sublime. 

Quand  il  fut  arrivé  au  dénouement,  il  demanda 
la  permission  de  s'interrompre,  et  exprima  res- 
pectueusement ses  incertitudes  entre  deux  ma- 
nières de  terminer  la  pièce,  il  s'agissait  d'un 
amant  passionné  (|u'une  femme  met  successive- 
ment à  plusieurs  épreuves.  Il  y  allait  de  la  vie  , 
dans  la  dernière,  et  la  question  était  de  savoir 
si  elle  serait  poussée  jusqu'au  bout.  Le  lecteur 
penchait  pour  ce  dernier  parti;  mais  Fauditeur 
fui  d'un  avis  contraire. 

—  Jamais  une  femme  n'a  voulu  la  mort  d'un 
homme  ,  dit-il  d'un  ton  sceptique  et  suffisant. 
Le  héros  me  semble  donc  assez  éprouvé  ainsi, 
et  l'héroïne  doit  céder  enfin  à  ses  instances. 
Poussé  plus  loin,  d'ailleurs,  reprit-il  froide- 
ment, le  dévouement  de  l'amoureux  deviendrait 
invraisemblable. 

La  première  objection  avait  impressionné  le 
militaire  ;  la  seconde  révolta  sa  générosité,  et  lui 
donna  le  courage  de  la  contradiction,  il  soutint 
avec  lant  de  feu  et  d'esprit  la  possibilité  de  sa- 
crifier son  existence  pour  prouver  son  amour, 
que  son  adversaire  ne  puts'empêcher  de  s'écrier, 
en  le  regardant  avec  admiration  : 

—Va  pour  la  dernière  épreuve,  jeune  homme  j 
celte  conviction  vous  inspirera  une  belle  scène 
de  plus  ! 

—  Et  la  pièce  s'appellera  :  Donner  sa  rie 
pour  sa  daincl  ajouta  l'officier  "d'un  air  cheva- 
leresque. 

En  même  temps  il  reprit  sa  lecture  où  il  l'a- 
vait laissée,  et  récita  la  dernière  scène  telle  qu'il 
la  coneevail... 

—  A  merveille  !  à  merveille  !  dit  l'auditeur 
charmé  par  celte  improvisation.  —  Je  suis  fort 
content  de  vous  ,  jeune  homme!  poursuivil-il 
en  s'emparant  du  manuscrit ,  et  je  vous  promets 
que  cette  pièce  sera  jouée  avant  un  mois  sur  le 
théâtre  particulier  du  palais  de  Madrid... 

r.ouge  de  joie  et  d'orgueil  h  celle  nouvelle,  le 
militaire  se  leva  pour  se  confondre  en  actions 


^Ù 


~  373  — 


de  grâces;  mais  le  grave  personnage,  l'interrom- 
pant d'un  geste  Impérieux  : 

—  Je  mets  seulement  une  condil  ion  indispen- 
sable à  celle  faveur,  reprit-il  à  demi -voix,  c'est 
que  pei'sonne  ;iu  liionde  ,  personne,  entendez- 
vous  bien  ?  ne  saura  que  ce  drame  est  votre  ou- 
jrage!... 
W  Aussi  confus,  li  cesmots,  qu'ilavait  été  joyeux, 
le  jeune  homme  balbutia  quelques  réclama- 
tions,  qu'un  regard  fit  cesser  aussitôt;  puis, 
ayant  juré  de  se  soumettre  à  la  volonté  de  son 
jirotecteur,  il  se  retira  sans  ententire  la  pro- 
messe qui  lui  fut  faite  d'une  importante  gratifi- 
cation sur  la  caisse  du  roi... 

Or,  il  est  temps  d'a|)prendre  aux  lecteurs  que 
ce  jeune  homme  était  don  Pedro  Calderon  de  la 
Barca  ,  alors  simple  lieutenant  d'artillerie , 
comme  on  sait ,  et  futur  auteur  des  cent  vingt 
chefs-d'œuvre  dramatiques  dont  la  pièce  en 
question  n'était  que  le  prélude.  Quant  à  sa  joie 
de  voir  cette  pièce  reçue  pour  le  théâtre  du 
palais,  et  îi  sa  soumission  forcée  aux  conditions 
étranges  de  cetle  faveur,  on  comprendra  parfai- 
tement l'une  et  l'autre,  en  lisant  le  nom  du  per- 
sonnage auquel  il  avait  soumis  son  drame.  Ce 
personnage  était  Philippe  IV,  roi  de  toutes  les 
Espagnes  ,  et  de  plus  auteur  dram:itique  par  le 
procédé  qu'on  vient  de  voir  ,  h  h  façon  de  son 
illustre  cenempornin,  le  cardinal  de  Richelieu. 

Quand  nous  comparons  Philippe  IV  à  Riche- 
lieu, le  rapprochement  reste  à  l'avantage  de  ce 
dernier  ;  car  le  collaborateur  de  Roirou  et  de 
Corneille  se  contentait,  du  moins,  de  leur  don- 
ner ses  pièces  à  refondre,  tandis  que  le  protec- 
teur de  Calderon  faisait  composer  entièrement 
les  siennes  ,  a|irès  en  avoir  tout  au  plus  indiijué 
le  sujet  à  ses  dramaturges  ordinaires.  Le  célèbre 
don  Lope  de  Vega  avait  longtemps  rendu  ce 
service  au  monarque;  mais  il  avait  jugé  ^  pro- 
pos de  se  faire  remplacer  dans  ses  fonctions.... 
Connaissantle  jeune  Calderon,  qui  lui  avait  con- 
fié des  projets  de  drames,  il  l'avait  présenté  à 
Philippe  IV  comme  un  génie  du  plus  grand  ave- 
nir... et  c'est  ainsi  que  l'officier  d"artillerie,  en- 
couragé par  d'augustes  conseils,  était  arrivé, 
sans  s'en  douter,  h  faire  une  pièce...  pour  le  roi 
d'Espagne. 

Cette  découverte  l'affligea  d'abord  d'autant 
plus,  qu'un  doux  projet  se  rattachait  à  sa  pre- 
mière œuvre.  Epris  d'une  grande  passion  pour 
une  des  plus  belles  femmes  de  la  cour,  la  com- 
tesse Antonia  d'Avalos,  il  s'était  promis  d'avouer 
cette  passion  à  sa  dame,  le  jour  où  elle  aurait  vu 
par  sa  pièce  comment  il  comprenait  l'amour?... 
Tout  ce  qu'il  possédait  de  cœur  et  d'âme,  il  l'a- 
vait donc  jeté,  â  cet  effet,  dans  cette  pièce.  La 
suldimilédu  dénoùment  et  la  couleur  cbovale- 
res(iue  du  litre  n'avaient  point  d'autre  origine 
ni  d'autre  but...  Kt  tout  cela  était  perdu  main- 
tenant pour  Calderon!  tout  cela  allait  luoliler 
au  roi ,  qui  croyait  le  payer  dune  gratification  ! 
Le  premier  mouvement  du  jeune  homme  fut  de 
se  révolter  contre  une  itarcille  tyrannie;  mais 
Lope  de  Vega  lui  fit  sentir  qu'il  se  perdrait,  et , 
dans  l'intérêt  même  de  son  amour,  il  se  résigna  i 
au  silence.  i 

La  pièce  fut  montée  immédiatement,  ainsi  | 
que  l'avait  promis  Philippe  IV.  Les  répétitions  ; 
furent  dirigées  par  don  Lope  et  suivies  attenli-  . 
vemcnt  par  le  monarq\ic.  L'auteur,  assurait-on, 


voulait  rester  inconnu  ;  mais  des  courtisans  offi- 
cieux murmuraient  déjà  son  auguste  nom.  Car  tel 
était  l'usage  du  roi  d'Espagne,  sournois  et  dissi- 
mulé jusque  dans  le  plagiat;  il  ne  disait  jamais 
qu'une  jiièce  était  de  lui,  mais  il  s'amusait  à  le 
laisser  dire.  Cette  fois-ci  cependant,  soit  pudeur 
de  sa  part ,  soit  soupçon  delà  part  des  autres  , 
lesprétendues  indiscrétions  s'échangèrent  â  voix 
plus  basse,  et  le  jour  de  la  représentation  arriva 
sans  que  l'auteur  fût  soupçonné  du  plus  grand 
nombre. 

Don  Pedro  Calderon  reçut ,  le  matin ,  comme 
renfort  de  courage,  le  titre  d'une  pension   an- 
nuelle sur  le  trésor  de  Sa  Majesté,  et  il  eut  l'hon- 
neur d'Otre  placé,  le  soir,  derrière  l'estrade  ré- 
servée au  roi.  Etait-ce  gratitude  ou  méfiance  de 
celui-ci?  Le  jeune  officier  n'y  réfléchit  point, 
préoccupé  qu'il  était  d'autre  part.  En  efîet,  par 
une  circonstance  qui  faisait  à  la  fois  sa  joie  et 
son  supplice,  il  avait  sous  les  yeux  ,  de  façon  â 
suivre  toutes  ses  impressions,  la  comtesse  An- 
tonia d'Avalos,  assise  à  peu  de  distance  de  Phi- 
li|>pe  IV.  On  juge  que  son  regard  ne  la  quitta 
point  pendant  toute  la  représentation.  U  vit  sa 
belle  physionomie  refléter  l'un  après  l'autre  les 
sentimens  dont  il  avait  animé  son  ouvrage.  Il 
remarqua  son  admiration  pour  les  meilleures 
scènes,   et  surtout  pour  celles  qui  exprimaient 
la  passion.  Plus  d'une  fois  enfin   il  l'aperçut 
prête  à  applaudir,  si  la  modestie  eût  ])ermis  au 
roi  d'en  donner  le  signal.  On  arriva  ainsi  jus- 
qu'au dénouement,  et  ce  fut  alors  que  le  poète 
redoubla  d'attention.  11  vit  la  comtesse  s'atten- 
drir à  la  dernière  épreuve  de  l'amour;  il  sentit 
même  trembler  à  ses  paupières  des  larmes  qu'il 
ertt  voulu  payer  de  son  sang;  puis  ,  devant  le 
dévoOment  suprême  du  héros  ,  ces  larmes  tom- 
bèrent sur  une  poitrine  palpitant;  et  Philippe 
ayant  levé  l'étiquette  sous  prétexte  d'encoura- 
ger un  acteur,  deux  belles  mains  se  joignirent 
avec  transport  â  toutes  celles   qui  applaudis- 
saient dans  la  salle...  Calderon  alors  savoura  ce 
bonheur ,   sans  songer  qu'il  lui  était  défendu 
d'en  jouir,  et  ne  revint  de  l'extase  profonde  où 
le  plongeait  la  vue  d'Antonia,  qu'au  moment 
où  l'acteur   principal  s'avança    pour  nommer 
l'auteur  du  drame...  Toute  sa  joie,  en  ce  mo- 
ment, se  convertit  en  douleur  poignante,  et  ce 
fut  avec  ses  fiémissemens  de  honte  et  de  ra^e 
qu'il  écouta  la  formule  consacrée. 

et  Ainsi  finit,  dit  l'acteur  en  saluant,  Donner 
sa  vie  poitr.ia  dame.  —  L'auteur,  ajoula-t-il 
après  un  silence  ,  est  u/i  écrirai»  de  cette 
capitale  J).  Veuillez  excuser  les  fautes  qu'il  a 
eu  le  malheur  de  commettre.  « 

Un  écrivain  de  cette  capitale  !  tel  était  le  voile 
sousleipiel  se  cachait  le  roi.  .Si  du  moins,  pen- 
dant i|u'une  partie  de  la  cour  le  voyait  déjà  au 
travers  de  ce  voile ,  Calderon  eût  pu  se  montrer 
â  un  seul  regard  entre  tous  les  regards!... 

.Si,â  l'éclair  électrique  de  ses  yeux,  â  l'au- 
réole inspirée  de  son  front,  au  bouleversement 
de  toutcsa  i>ersonne,  Antonia  eût  pu  reconnaî- 
tre en  lui  l'auteur  des  éiuolions  quelle  venait 
d'éprouver!...  Mais  comment  le  distinguerait- 
elle,  hélas!  atome  perdu  dans  la  foule,  pauvre 
étoile  éclipsée  par  le  soleil  royal  ?...  Se  délour- 

(1)  Ainsi  sont  «ky gués,  dans  le  recueil  imprimé  à 
Madrid,  toutes  les  pic-ces  qie  le  peuple  cspaguol  attri- 
bue  encore  il  Philippe  IV, 


nerait-elle  seulement  vers  lui ,  par  hasard ,  et 
l'apercevrait-elle,  tremblant,  derrière  sa  chaise? 
Le  ciel  accorda  à  Calderon  l'humble  dédom- 
magement qu'il  implorait.  Plus  d'une  fois  déjà  , 
par  cette  propriété  qu'ont  les  femmes  de  devi- 
ner la  présence  de  qui  les  aime,  et  par  cette  au- 
tre propriété  non  moins  exquise,  de  tout  voir 
alentour  sans  rien  regarder,  plus  d'une  fois,  di- 
sons-nous, durant  la  représentation,  la  comtesse 
d'Avalos  avait  remarqué  le  jeune  officier  d'ar- 
tillerie. Toute  son  attention,  dès  lors,  elle  l'avait 
appréciée  plus  ou  moins  justement;  toutes  ses 
impressions  diverses,  elle  en  avait  curieusement 
cherché  la  cause...  Elle  soupçonnait  d'ailleurs 
les  usages  littéraires  du  roi ,  et  conna  issait  don 
Pedro  Calderon  pour  un  homme  de  talent.  Eut- 
elle  donc  un  pressentiment  de  la  vérité?  ou 
voulut-elle  simplement  rendre  au  militaire  exa- 
men pour  examen  ?  Le  fait  est  qu'elle  se  re- 
tourna vers  lui ,  lorsqu'elle  se  leva  de  sa  place  , 
et  dit  d'une  voix  claire  et  expressive ,  en  fixant 
ses  yeux  sur  les  siens  : 

—  Cette  pièce  honore  le  cœur  et  l'esprit  de 
celui  qui  l'a  faite,  et  je  donnerais  beaucoup 
pour  connaître  r écrivain  de  cette  capitale^ 

Calderon  entendit  dans  son  âme:  J'aimerais 
cet  auteur,  et  repartit  instinctivement  par  un 
regard  plein  de  reconnais-sance.  Mais  un  péni- 
ble incident,  qui  le  rejeta  tout  à  coup  dans  son 
rôle,  ne  lui  permit  pas  de  s'assurer  si  sa  réponse 
avait  été  comprise.  Frappé  comme  lui  des  paro- 
les de  la  comtesse,  le  roi  s'était  vivement  rap- 
proché d'elle;  et,  dans  la  conversation  à  demi- 
voix  qui  s'établit  entre  eux  ,  sur  son  ouvrage,  le 
malheureux  vit  recueillir  implicitement  par  un 
autre  le  doux  et  précieux  hommage  qui  n'était 
dû  qu'à  lui... 

—  Oh  !  c'en  est  trop  !  pensa-t-il  à^ec  colère , 
en  portant  la  main  sur  la  garde  de  son  épée 
comme  pour  en  appeler  à  cette  arme  vengeresse; 
on  peut  sacrifier  à  son  roi  son  nom  et  sa  gloire; 
mais  son  amour,  c'est  impossible  !... 

Et  lorsqu'elle  passa  devant  lui, conduite  par 
Philippe  IV,  Antonia  trouva  encore  son  regard 
profond  arrêté  sur  elle. 

A  partir  de  ce  moment,  la   comtesse  se  vit, 
entre  le  poète  elle  roi,  dans  une  situation  assez 
bizarre.  Tous  deux  la  courti.saient    en  même 
temps,  celui-ci  en  face,  celui-là   avec  mystère; 
et,  amoureux  d'elle  pour  la  même  raison,  l'un 
et  l'autre  cherchaient  à  lui  plaire  au  même  titre. 
Tandis  que  Philippe  osait  s'autoriser  d'un  éloge 
flatteur,  Calderon  semblait  revendiquer  tacite- 
ment ce  même  éloge  ;  et  dès  qu'il  s'agissait  de 
s'expliquer  clairement,  c'était  à  qui    tergiverse- 
rait au  plus  vile.  Libre  par  position  et  galante 
par  caractère,  Antonia  s'amusa  d'abord  de  cet 
imbroglio  tout  espagnol  ;    mais  ayant   bientôt 
deviné  des  remords  sous  les  réticences  du  mo- 
narque, pendant  qu'elle    ne  voyait  que  de  la 
crainte  dans  celles  du  militaire,  elle  sentit  son 
intérêt  se  déclarer  pour  le  second,  et  sa  mé- 
fiance s'accroître  à  l'égard  du  premier.  Elle  ré- 
solut alors  de  faire  parler  Calderon  à  tout  prix, 
et  elle  l'assiégea,  à  cet  effet,  des  ruses  les  plus 
séduisantes.  Dans  les  dispositions  secrètes  où 
était  le  jeune  lionime,  on  conçoit  tout  cequ'il  lui 
fallut  de  fidélité  à  sd  parole  pour  résister  à  une 
obsession  si  douce.  11  y  résista  cependant   près 
dune  semaine,  au  grand  dépit  de  l'impatient 


—  37/. 


cofBtesse,  et  il  ne  fallut  rien  moins  qu'une  cir- 
constance romanesque  pour  dénouer  celle  petite 
inlri;;ue  amoureuse  et  (Irainaticiue. 

Philippe  IV  donnait  une  chasse  ilans  les  envi- 
rons de  Madrid,  et  la  comtesse  d'Avalos  et  don 
Pedro  Caldcron  en  faisaient  partie  avec  la  plu- 
part des  seigneurs  de  la  cour.  Après  avoir  long- 
temps suivi  Antonia  des  yeux  ;i  travers  les  grou- 
pes de  cavaliers,  le  roi  était  parvenu  ^  la  joindre 
seule  et  îi  la  séparer  du  cortège.  11  ]irofilait  de 
l'occasion  pour  se  faire  valoir,  et  entremêlait 
ses  jalanteiics  de  longues  tirades  jioétiqucs, 
lorsqu'un  fâcheux  et  terrible  incident  vint  le 
distraire  de  cet  agréable  entretien.  Un  sanglier, 
traqué  par  les  chasseurs,  arriva  droit  à  lui  et  iï 
la  comtesse.  Al'aspect  subit  de  cet  animal,  qui 
s'avançait  furieux  et  le  jioil  hérissé,  les  deux 
chevuix  se  prirent  d'abord  de  frayeur,  et  celui 
d'Anionia  la  jeta  par  terre.  Le  premier  mouve- 
ment du  roi  fut  de  voler  à  son  secours;  mais 
voyant  le  sanglier  s'élancer  sur  elle  au  même 
instant,  il  ne  put  sempécher  de  reculer  de  sur- 
prise et  de  terreur.  Pour  un  homme  (jui  réci- 
tait de  beaux  vers  sur  le  dévouement,  celait  là 
sans  doute  une  flagrante  inconséquence...  Mais 
rhilijipe  IV  était  plus  poliiique  (ju  intrépide,  el 
il  aima  mieux  payer  d'adresse  que  de  générosité. 
Sonnant  vivement  du  cor  pour  appeler  au  se- 
cours, et  couchant  en  joue  la  bêie  menaçante,  il 
lui  mit  dans  le  corps  la  balle  de  son  fus^il  de 
chasse,  et  crut  que  ce  coup  habile  allait  sauver 
la  comtesse.  11  se  trompait,  malheureusement, 
dans  ce  calcul,  et  l'animal  blessé  ne  fit  que  re- 
doubler de  rage;  de  sorte  que  la  jeune  femme, 
déjà  renversée  par  lui,  aurait  succombé  infailli- 
blement sous  ses  horribles  défenses,  si  un  sau- 
veur inattendu  et  plus  brave  que  le  roi  ne  ffit 
accouru  sur  le  lieu  de  la  scène  et  n'eût  terminé 
le  combat.  Ce  sauveur  fut  un  jeune  homme 
qu'on  n'eut  pas  le  temps  de  reconnaître,  tant  il 
déboucha  rapidement  d'une  allée  transversale... 
lise  précijiita,  l'épée  à  la  main,  sur  le  sanglier, 
au  moment  même  on  il  allait  écharper  sa  victi- 
me, affronta  le  coup  que  celle-ci  allait  recevoir, 
et  plongea  sa  lame  dans  le  ventre  de  l'animal... 
Tous  deux  tombèrent  alors  en  même  temps,  l'un 
blesse  et  l'autre  mort...  Et  la  comtesse,  en  reve- 
nant à  la  vie,  reconnut  Calderon  dans  son  libé- 
rateur... 

Depuis  que  le  roi  avait  pris  à  part  Antonia,  le 
jaloux  officier  les  avait  poursuivis  de  sa  surveil- 
lance. C'était  ainsi  qu'il  s'était  trouvé  à  portée 
d'accourir  au  secours  de  la  jeune  femme',  et  il 
s'y  était  élancé  en  remerciant  le  ciel  de  la  belle 
occasion  qui  lui  était  offerte.  Ce  généreux  exploit 
pouvait  lui  valoir  la  mort  et  lui  cofita  bien  quel- 
que peu  de  son  sang  ;  mais  Antonia  était  saiiie 
el  sauve;  que  lui  importait  le  reste  ?... 

Quand  la  chasse,  troublée  j)ar  cet  îricidciit, 
eut  icpris  son  cours,  ce  fut  au  tour  de  Calderon 
d'entretenir  en  particulier  la  comtesse  d'Avalos. 

—  Seigneur  don  Pedro,  lui  demanita-t-elle 
tout  émue,  à  quel  titre  ai-je  jiu  mériter  tant  de 
dévouement  de  votre  part  '.' 

—  C'est  ainsi  que  j'aime,  Antofcia,  répondit  le 
pOèle  d'une  voix  inspirée... 

—  Dar  su  vida  por  su  dama?  reprit  la 
jeune  femme....  .le  vois  que  vous  joignez  l'exem- 
ple au  précepte,  et  je  connais  maintenant  Yécri- 
vain  de\cette  capitale  ! 


—  Chut!  fit  Calderon,  en  rougissant  et  en 
regardant  si  le  roi  n'était  point  là. 

—  Soyez  tranquille,  dit  laî  comtesse,  votre 
secret  sera  bien  gardé  ! 

Et  elle  mit  doucement  une  main  sur  son 
cœur,  tandis  (ju'clle  donnait  l'aulre  à  baiser  au 
poète... 

Ce  fut  ainsi  que  Calderon  débuta  dans  la  car- 
rière dramatique,  et  que  l'amout,  à  défaut  de  la 
gloire,  lui  paya  ses  premiers  droits  d'auteur. 

PlTIlE-CniiVALIEl;. 


o 

(Nous  avons  dernièrement  reproduit, d'après 
une  piquante  galerie  de  portraits,  les  Atiglais 
peints  par  eux-mêmes ,  la  physionomie  douce 
et  attristante  de  l  Enfant  de  fabrique;  c'esl'à 
une  publication  (jui  forme  le  pendant  de  la  jire- 
mière ,  et  due  au  même  éditeur,  M.  Curmer, 
que  nous  empruntons  l'article  qu'on  va  lire. 
Les  Français  sont  peints  ici  par  nos  crayons  les 
plusspirituels,  parnos  plumes  les  plus  habiles; 
il  appartenait  à  M,  de  Balzac  d'ouvrir  la  mar- 
che, et  à  l'épicier  d'être  croque  \e  premier,  lui 
en  effet  le  plus  connu ,  le  plus  universel  des 
types  si  variés  de  la  grande  famille  ft-ancaise.  ) 

D'autres,  des  ingrats  passent  insouciamnient 
devant  la  sacro-sainte  Iioutique  d'un  épicier. 
Dieu  vous  en  garde  !  Quelque  rebutant,  crasseux, 
mal  en  casquette  que  soit  le  garçon,  quelque 
frais  et  réjoui  que  soit  le  maître,  je  les  regarde 
avec  sollicitude  et  leur  parle  avec  la  déférence 
qu'a  pour  eux  le  Constitutionnel.  Je  laisse  al- 
ler un  mort,  un  évêque,  un  roi,  sans  y  faire  at- 
tention, mais  je  ne  vois  jamais  avec  indifférence 
un  épicier.  A  mes  yeux,  l'épicier,  dont  l'omni- 
I)otcnce  ne  date  que  d'un  siècle,  est  une  des  plus 
belles  expressions  de  la  société  moderne.  IN'est- 
il  donc  pas  un  être  aussi  subliirc  de  résignation 
que  remarquable  par  son  utilité,  une  source 
constante  de  douceur,  de  lumière,  de  denrées 
bienfaisantes  ?  Enfin  n'est-il  plus  le  ministre  de 
l'Afrique,  le  chargé  d'affaires  des  Indes  et  de 
l'Amérique  ?  CcrteS;  l'épicier  est  tout  cela  ;  mais, 
ce  qui  nul  le  GftmLle  à  ses  perfections,  il  est 
tout  cela  sans  s'en  douter.  L'obélisque  sait-il 
qu'il  est  un  monument  ? 

Ilicancurs  infâmes,  chez  quel  épicierêtes-vous 
entrés  qui  ne  vous  ait  gracieusement  souri,  sa 
casqueue  à  la  main,  tandis  que  vous  gardiez  vo- 
tre chapeau  sur  la  tête  ?  Le  bouclier  est  rude,  le 
boulanger  est  pâle  et  gro^-uon  ;  mais  l'épicier, 
toujours  prêt  à  obliger,  montre  dans  tous  les 
quartiers  de  Paris  nn  Visage  aimable.  Ainsi,  à 
i|uelque  classe  qu'appailiennc  le  piéton  dans 
l'embarras,  ne  .s'adresse-t-il  ni  à  la  science  rébar- 
bative de  riiorlogcr,  ni  au  comptoir  bastionné 
de  viandes  saignantes oCi  trône  la  fraîche  bou- 
chère, ni  à  la  grille  défiante  du  boulanger;  en- 
tre toules  les  boutiques  ouvertes,  il  attend,  il 
choisit  celle  de  l'épicier  jiour  changer  une  pièce 
de  cent  sous  ou  pour  demander  son  chemin  ;  il 
est  sur  que  cel  homme,  le  plus  chréxieïi  de  tous 


les  commerçans,  est  à  tous,  bien  que  le  plus  oc- 
cuiié  ;  car  le  temps  qu'il  donne  aux  passans,  il  se 
le  vole  à  lui-même.  Mais  ijuoique  vous  entriez 
pour  le  déranger,  pour  le  mettre  à  contribution, 
il  est  certain  qu'il  vous  saluera;  il  vous  marquera 
même  de  Pintérêt,  si  l'entretien  dépasse  une 
simple  interrogation  et  tourne  à  la  confidence. 
Vous  trouveriez  plus  facilement  une  femme  mal 
faite  qu'un  épicier  sans  politesse.  Pictenez  cet 
axiome,  répétez-le  pour  contrebalancer  d'étran- 
ges calomnies. 

Du  haut  de  leur  fausse  grandeur,  de  leur  im- 
placable intelligence  ou  de  leurs  barbes  arliste- 
mcnt  taillées,  (luelquesgens  ont  osé  dire  :  Raca\ 
à  l'épicier.  Ils  ont  fait  de  son  nom  un  mot,  une 
opinion,  une  chose,  un  système,  une  figure  eu- 
ropéenne et  encyclopédique  comme  sa  boutique. 
On  crie  :  Vous  êtes  des  épiciers!  pour  dire  une 
infinité  d'injures.  11  est  temps  d'en  finir  avec  ces 
Dioclétiens  de  l'épicerie.  Que  blâme-t-on  chez 
l'épicier?  Est-ce  son  pantalon  plus  ou  moins 
brun-rouge,  verdâtre  ou  chocolat  ?  ses  bas  bleus 
dans  des  chaussons,  sa  casquette  de  fausse  lou- 
tre garnie  d'un  galon  d'argent  verdi  ou  d'or 
noirci,  son  tablier  à  pointe  triangulaire  arrivant 
au  diaphragme  ?  Mais  pouvez-vous  punir  en  lui, 
vile  société  sans  aristocratie  et  qui  travaillez 
comme  des  fourmis,  l'estimable  symbole  du  tra- 
vail? Serait-ce  qu'un  épicier  est  censé  ne  pas 
penser  le  moins  du  monde,  ignorer  les  arts,  la 
littérature  et  la  politique?  Et  qui  donc  a  en- 
gouffré les  éditions  de  Voltaire  et  de  Rousseau  ? 
qui  donc  achète  Souvetiirs  et  Regrets  de  Du- 
bufe  ?  qui  a  usé  la  planche  du  Soldat  laboureur, 
à\i  Convoi  du  pauvre,  celle  de  Y  Attaque  de 
la  barrière  de  Clichy  ?  qu\  pleure  aux  mélo- 
drames ?  qui  prend  au  sérieux  la  Légion-d'Hon- 
ncur  ?  qui  devient  actionnaire  des  entreprises 
impossibles  ?  qui  voyez-vous  aux  premières  ga- 
leries de  l'Opéra-Comique  quand  on  joue  Adol- 
phe et  Clara  ou  les  Rendez-vous  bourgeois  '.' 
qui  hésite  à  se  moucher  au  Théâtre-Français 
quand  on  chante  Chatterton?  qui  lit  Paul  de 
Kock?  qui  court  voir  et  admirer  le  musée  de 
Versailles  ?  qui  a  fait  le  succès  du  Postillon  de 
Longjumeau?  i[ix\  achète  les  pendules  à  ma- 
melucks  pleurant  leur  coursier  ?qui  nomme  les 
plus  dangereux  députés  de  l'opposition,  et  qui 
apimie  les  mesurss  énergiques  du  pouvoir  con- 
tre les  perturbateurs?  L'épicier,  l'épicier,  tou- 
jours Pépicier!  Vous  le  trouvez  l'arme  au  bras 
sur  le  seuil  de  toutes  les  nécessités,  même  les 
jdus  contraires,  comme  il  est  sur  le  pas  de  sa 
porte,  ne  comprenant  pas  toujours  ce  qui  se 
passe,  mais  appuyant  tout  par  son  silence,  par 
son  travail,  par  son  immobilité,  par  son  argent  ! 
Si  nous  ne  sommes  pas  devenus  sauvages,  espa- 
gnols ou  saint-simoniens,  rendez-en  grâces  à  la 
grande  armée  des  épiciers.  Elle  a  tout  maintenu. 
Peut-être  maintiendra-t-elle  l'un  comme  l'au- 
lre, la  république  comme  l'empire,  la  légitimité 
comme  la  nouvelle  dynastie;  mais  certes  elle 
maintiendra  !  Maintenir  est  sa  devise.  Si  elle  ne 
maintenait  pas  \\n  ordre  social  ([uelconque,  ;i 
qui  vendrait-elle  ?  L'épicier  est  la  chose  jugée 
qui  s'avance  ou  se  relire,  parle  ou  se  tait  aux 
jours  des  grandes  crises.  Ne  l'admirez-vous  pas 
dans  sa  foi  pour  les  niaiseries  consacrées  ?  Em- 
pêchez-le de  se  porter  en  foule  au  tableau  de  Ja- 
ne Gray,de  dolcr  les  enfans  du  général  Foy,  de 


—  S75  — 


souscrire'pour  le  Champ-d" Asile,  île  se  ruer  sur 
l'asphalte,  Je  demander  la  iraiislalioii  des  cen- 
dres de  N'apoléon,  d'habiller  son  enfant  en  lan- 
cier polonais,  ou  en  artilleur  de  la  garde  natio- 
nale, selon  la  circonstance.  Tu  l'essaierais  en 
Tain,  fanfaron  Journalisme,  toi  (jui,  le  premier, 
inclines  plume  et  presse  à  son  aspect,  lui  souris, 
et  lui  tends  incessamment  la  chatière  de  ton 
abonnement. 

Mais  a-t-oii  bien  examiné  l'importance  de  ce 
viscère  indispensable  à  la  vie  sociale,  et  que  les 
anciens  eussent  déifié  pcut-élrc  ?  Spéculateur , 
vous  bâtissiez  un  quartier,  ou  même  un  village; 
vous  avez  construit  plus  ou  moins  de  maisons  , 
vous  avez  été  assez  osé  pour  élever  une  église  ; 
vous  trouvez  des  espèces  d'habilans  ,  vous  ra- 
massez un  pédagogue,  vous  espérez  des  enfans  ; 
vous  avez,  fabriqué  quelque  chose  qui  a  l'air 
d'une  civilisation  ,  comme  on  fait  une  tourte  : 
il  y  a  des  champignons,  des  pattes  de  poulets,'des 
écrcvisses  et  des  boulettes;  un  presbytère  ,  des 
adjoints,  un  garde-champêtre  et  des  administrés  : 
Tienne  tiendra,  tout  va  se  dissoudre,  tant  que 
vous  n'aurez  pas  lié  ce  microscome  par  le  plus 
fort  des  liens  sociaux,  par  un  épicier.  Si. vous 
tardiez  ;i  planter  au  coin  de  la  rue  principale  un 
épicier,  comme  vous  avez  planté  une  croix  au 
dessus  du  clocher,  tout  déserterait.  Le  pain,  la 
\îande,  les  tailleurs,  les  prêtres,  les  souliers,  le 
gouvernement,  la  solive,  tout  vient  par  la  poste, 
])ar  le  roidage  ou  le  coche  ;  mais  l'épicier  doit 
rester  là,  rester  là,  se  lever  le  i)remier,  se  coucher 
le  dernier,  ouvrir  sa  bouti((ue  àftoute  heure  aux 
chalands,  aux  cancans ,  aux  marchands.  Sans 
lui,  aucun  de  ces  excès  qui  distinguent  la  so- 
ciété moderne  des  sociétés  anciennes  auxquelles 
l'eau-de-vie,  le  tabac,  le  thé,  lesucre,  étaient  in- 
connus. De  sabouti(iue  procède  une  triple  pro- 
duction pour  chaque  besoin  :  thé,  café,  choco- 
lat, la  conclusion  de  tous  les  déjeuners  réels  ;  la 
chandelle,  l'huile  et  la  bougie,  source  de  toutes 
lumières;  le  sel,  le  poivre  et  la  muscade,  qui 
composent  la  rhétorique  de  la  cuisine  ;  le  riz,  le 
haricot  et  le  macaroni,  nécessaires  à  toute  ali- 
mentation raisonnée  ;  le  sucre,  les  sirops  et  la 
confiture,  sans  quoi  la  vie  serait  bien  amère;  les 
fromages,  les  pruneaux  et  les  mendians,  qui , 
selon  r.rillat-Savarin ,  donnent  au  dessert  sa 
jdiysionomie.  Mais  ne  serait-ce  pas  du  peindre 
tous  nos  besoins  i|ue  détailler  les  unités  à  trois 
angles  qu'embrasse  Tépiccrie  !'  L'épicier  lui- 
même  forme  une  trilogie  :  il  est  électeur,  garde 
national  et  juré.  Je  ne  sais  si  les  moqueurs  ont 
une  pierre  sons  la  mamelle  gauche  ;  mais  il  ; 
m'est  impossible  de  railler  cet  liommc  <|uan(l,  à 
l'aspect  des  billes  d'agate  contenues  dans  ses 
jattes  de  bois,  je  me  rappelle  le  rôle  qu'il  jouait 
dans  mon  enfance.  Ah  !  (|uellé  place  il  occupe 
dans  le  cœur  des  marmots  auxquels  il  vend  le 
papier  des  cocollcs,  la  corde  des  cerfs-volans, 
les  soleils  et  les  dragées  !  Cet  homme,  (jui  tient 
dans  sa  montre  des  cierges  pour  notre  enterre- 
ment et  dans  son  uil  une  larme  pour  notre  mé- 
moire, cdloic  incess  imiuenl  notre  existence  :  il 
vend  la  plume  cl  l'encre  au  iioète,  les  couleurs 
au  peintre,  la  colle  à  tous,  l'n  joueur  a  tout  per- 
du, veut  se  tuer  :  l'épicier  lui  vendra  les  balles, 
la  poudre  ou  l'arsenic  ;  le  vicieux  personnage 
espère  tout  regagner  :  l'épicier  lui  vendra  des 
cartes.  Votre  maîtresse  vient,  vous  ne  lui  offri- 


rez pas  à  déjeuner  sans  l'intervention  de  l'épicier; 
elle  ne  fera  pas  une  tache  à  sa  robe  qu'il  ne  re- 
paraisse avec  l'empois,  le  savon,  la  potasse.  Si, 
dans  iiiie  nuit  douloureuse,  vous  appelez  la  lu- 
mière à  grands  cris,Tépicier  vous  tend  le  rouleau 
rouge  du  miraculeux,  de  l'illustre  Furaade,  que 
ne  détrônent  ni  les  briquets  allemands,  ni  les 
luxueuses  machines  à  soupape.  Vous  n'allez  point 
au  bal  sans  son  vernis.  Enfin,  il  vend  l'hostie 
au  prêtre,  le  ceitl-sepl-ans  au  soldat ,  le  mas- 
que au  carnaval,  l'eau  de  Cologne  à  la  plus  belle 
moitié  du  genre  humain.  Invalide,  il  te  vendra 
le  tabac  éternel  que  tu  fais  passer  de  ta  tabatière 
à  ton  nez ,  de  ton  nez  à  ton  mouchoir,  de  ton 
mouchoir  à  ta  tabatière  :  le  nez,  le  tabac  et  le 
mouchoir  d'un  ^invalide  ne  sont  ils  pas  une  ima- 
ge de  l'infini  aussi  bien  que  le  serpent  qui  se 
mord  la  queue  ?  11  vend  des  drogues  qui  don- 
nent la  mort,  et  des  substances  qui  donnent  la 
vie;  il  s'est  vendu  lui-même  auj  public  comme 
une  âme  à  Satan.  11  est  l'alpha  et  l'oméga  de  no- 
Ire  état  social.  Vous  ne  pouvez  faire  un  pas  ou 
une  lieue,  un  crime  ou  une  bonne  action,  une 
œuvre  d'art  ou  de  débauche,  une  maîtresse  ou 
un  ami,  sans  recourir  à  la  toute  puissance  de 
l'épicier.  Cet  homme  est  la  civilisation  en  bou- 
tique, la  société  en  cornet,  la  nécessité  armée  de 
pied  en  cap,  l'encyclopédie  en  action,  la  vie  dis- 
tribuée en  tiroirs,  en  bouteilles,  en  sachets.  Nous 
avons  entendu  préférer  la  protection  d'un  épi- 
cier à  celle  d'un  roi  :  celle  du  roi  vous  tue ,  celle 
de  l'épicier  fait  vivre.  Soyez  abandonné  de  tout, 
même  du  diable  ou  de  votre  mère, s'il  vous  reste 
un  épicier  pour  ami,  vous  vivrez  chez  lui,  com- 
me le  rat  dans  son  fromage.  Nous  tenons  tout, 
vous  disent  les  épiciers  avec  un  juste]  orgueil. 
Ajoutez  :  Nous  tenons  à  tout. 

Direz-vous  que  l'épicier  ne  peut  rien  créer  ? 
QuiNyuKT  était  un  épicier;  après  son  invention, 
il  est  devenu  un  mot  de  la  langue,  il  a  engendré 
l'industrie  du  lampiste. 

Ah  !  si  l'épicerie  ne  voulait  fournir  ni  pairs  de 
France  ni  députés,  si  elle  refusait  des  lampions 
à  nos  réjouissances,  si  elle  cessait  de  piloter 
les  piétons  égarés,  de  donner  de  la  monnaie  aux 
passans,  et  un  verre  de  vin  à  la  femme  qui  se 
trouve  mal  au  coin  de  la  borne,  sans  vérifier  son 
état;  si  le  quinquet  de  l'épicier  ne  protestait 
plés  contre  le  gaz  son  ennemi,  qui  s'éteint  à  onze 
heures;  s'il  se  désabonnait  au  CoiiKliliitionnel, 
s'il  devenait  progressif,  s'il  déblatérait  contre  le 
prix  ;\lonthyon,s'il  refusait  d'être  capitaine  desa 
coinpagnie,  s'il  dédaignait  la  croix  de  la.Légion- 
d'Ilonneur,  s'il  s'avisait  de  lire  les  livres  qu'il 
vend  eu  feuilles  dépareillées,  s'il  allait  entendre 
les  symphonies  de  llerlioz  au  Conservatoire,  s'il 
admirait  CJéricault  en  tems  utile,  s'il  feuilletait 
Cousin,  s'il  comprenait  llallanche  ,  ce  serait  un 
être  dépravé  qui  mériterait  d'être  la  poupée 
éternellement  abattue  ,  éternellement  relevée, 
éternellement  ajustée  par  la  saillie  de  l'artiste 
affamé,  de  l'ingrat  écrivain,  du  St-Sinionien  au 
désespoir.  iMais  examinez-le,  ô  mes  concitoyens! 
Que  voyez-vous  en  lui .'  Ln  homme,  générale- 
ment court ,  joulllu.  à  ventre  bombé,  bon  père, 
bon  époux ,  bon  maître.  A  ce  mot,  arrêtons- 
nous. 

l.a  femme  de  l'épicier  en  a  partagé  le  sort 
jusque  dans  l'enfer  de  la  moquerie  française.  Et 
pourquoi  l'u-l-on  innnolée  en  la  rendant  aia$i 


doublement  victime?  Elle  a  voulu,  dit-on,  aller 
à  la  cour.  Quelle  femme  assise  dans  un  comp- 
toir n'éprouve  le  besoin  d'en  sortir,  et  oii  la 
vertu  ira-t-elle,si  cenestauxenvironsdu  trône? 
car  elle  est  vertueuse  :  rarement  l'infidélité  plane 
sur  latêie  de  l'épicier,  non  que  sa  femme  man- 
que aux  grâces  de  son  sexe,  mais  elle  manque 
d'occasions.  La  femme  d'un  épicier,  l'exemple 
l'a  prouvé,  ne  peut  dénouer  sa  passion  que  par 
le  erinie,  tant  elle  est  bien  gardée.  Lexiguitédu 
local,  l'envahissement  de  la  marchandise,  qui 
monte  de  marche  en  marche  et  pose  ses  chan- 
delles, ses  pains  de  sucre  jusque  sur  le  seuil  de 
la  chambre  conjugale,  sont  les  gardiens  de  sa 
vertu,  toujours  exposée  aux  regards  publics. 

Dans  ces  ménages  que  vous  voyez  mangeant 
et  buvant  enfermés  sous  la  verrière  de  ce  grand 
bocal,  autrement  nommé  par  eux  aixière-bou- 
tique,  revivent  et  fleurissent  les  coutumes  sa- 
cramentales  qui  mettent  l'hymen  en  honneur. 
Jamais  un  épicier  en  quelque  quartier  que  vous 
en  fassiez  l'épreuve,  ne  dira  ce  mol  leste  :  ma 
femme;  il  dira,  mon  époute.  Ma  femme  em- 
porte des  idées  saugrenues,  étranges,  subalter- 
nes, et  change  une  divine  créature  en  une  chose. 
Les  sauvages  ont  des  femmes;  les  êtres  civilisés 
ont  des  e)joM*e«,  jeunes  filles  venues  entre  onze 
heures  et  midi  à  la  mairie,  accompagnées  d'une 
infinité  de  parens  et  de  connaissances,  parées 
d'une  couronne  de  fleurs  d'oranger  toujours 
déposée  sous  la  pendule,  en  sorte  que  le  marne- 
luck  ne  i)leure  pas  exclusivement  sur  le  cheval. 
Aussi,  toujours  fier  de  sa  victoire,  l'épicier  con- 
duisant sa  femme  par  la  ville  a-t-il  je  ne  sais  quoi 
de  fastueux  qui  le  signale  ou  caricaturise.  11  sent 
si  bien  le  bonheur  de  quitter  sa  boutique,  soa 
épouse  fait  si  rarement  des  toilettes,  ses  robes 
sont  si  boulfantes,  qu'un  épicier  orné  de  son 
épouse  tient  i>lus  de  place  sur  la  voie  publique 
ijuc  tout  autre  couple.  Débarrassé  de  sa  casquette 
de  loutre  et  de  son  gilet  rond,  il  ressemblerait 
assez  à  tout  autre  citoyen,  n'étaient  ces  mots,  ma 
bonite  amie,  qu'il  emploie  fréquemment  en 
expliquant  les  changcmensde  Paris  à  son  épouse, 
qui  confinée  dans  son  couqiloir  ignore  les  nou- 
veautés. Si  parfois,  le  dimanche,  il  se  hasarde  à 
faire  une  promenade  champêtre,  il  s'assied  à 
l'endroit  le  jilus  poudreux  des  bois  de  Romain- 
ville,  de  Vinccuncs  ou  d'Auleuil,  et  s'extasie  sur 
la  pureté  de  l'air.  Lh,  comme  partout,  vous  le 
reconnaîtrez,  sous  tous  ses  déguisemens,  à  sa 
phraséologie,  à  ses  opinions.  Vous  allez  par  une 
voiture  publique  à  Meaux,  Melun.  Orléans,  vous 
trouvez  en  face  de  vous  un  homme  bien  couvert 
qui  jette  sur  vous  un  regard  défiant;  vous  vous 
épuisez  eu  conjectures  sur  ce  particulier  d'abord 
taciturne.  Est-ce  un  avoué  ?  est-ce  un  nouveau 
pair  de  France  ?  est-ce  un  bureaucrate  ':*  Une 
femme  souffrante  dit  ipicUe  n'est  pas  encore 
remise  du  choléra.  La  conversation  s'engage. 
L'inconnu  prend  la  parole. 

Môxieu...  Tout  est  dit,  l'épicier  se  déclare* 

ln  épicier  ne  prononce  ni  uiontieur,  ce  qui 
est  aftt'cté  ;  ni  nifieu,  ce  qui  semble  infiniment 
méprisant;  il  a  trouvé  son  triomphant  motieu 
qui  est  entre  ie  respect  et  la  protection,  exprime 
sa  consulcralion  cl  donne  à  sa  parole  une  saveur 
merveilleuse.  —  Môsieu,  vous  dira-t-il,  pendant 
le  choléra,  les  trois  plus  grands  mt-decins,  Du- 
piiylren,  Broussii»  et  môsieu  Majendie,  ont 


c  •  376  .:== 


li-nili'  leurs  malades  jiai-  dfs  remèdes  dilWrens  ; 
tous  sont  morts  ou  à  peu  près.  Ils  n'ont  pas  su 
ce  i]u"est  le  choléra  ;  mais  le  choléra,  c'est  une 
maladie  dont  on  meurt.  Ceux  que  j'ai  vus  se 
portaient  déjh  mal.  Ce  moment-là,  môsieu,  a  fait 
Lien  du  mal  au  commerce. 

Vous  le  sondez  alors  sur  la  politii|ue.  Sa  poli- 
tique se  réduit  à  ceci  :  «MOsieu,  il  parait  (pie 
îes  ministres  ne  savent  ce  qu'ils  font  !  On  a  hcau 
les  changer,  c'est  toujours  la  même  chose.  H  n'y 
avait  que  sous  l'empcrour  où  ils  allaient  bien. 
Mais  aussi,  quel  homme!  En  le  perdant,  la 
France  a  bien  perdu.  Et  dire  qu'on  ne  l'a  pas 
■seiitenu  !» 

Si  le  voyage  était  court,  si  l'épicier  ne  parlait 
]TTis,  MS  rare,  vous  le  reconnaîtriez  à  sa  manière 
■de  se  moucher.  11  met  un  coin  de  son  mouchoir 
entre  ses  lèvres,  le  relève  au  centre  par  un  mon- 
ument de  balançoire,  s"empoi;ïne  magistrale- 
meut  le  nez  etsonne  une  fanfare  àrendre  jaloux 
un  cornet  h  piston. 

Quelques-uns  de  ces  gens  qui  ont  la  manie 
•de  tout  creuser  signalent  un  grand  inconvénient 
à  l'épicier  ;  il  se  retire,  disent-ils.  Une  fois  retiré 
personne  ne  lui  voit  aucune  utilité.  Que  fait-il  ? 
<|Tie  devient-il?  il  est  sans  intérêt,  sans  phy- 
sionomie. Les  défenseurs  de  cette  classe  de  ci- 
toyens estimables  ont  répondu  que  générale- 
ment le  fils  <le  l'épiricr  devient  notaire  ou 
avoué,  jamais  ni  peintre  ni  journaliste,  ce  qui 
Tautorise  à  dire  avec  orgueil  :  J'ai  payé  ma  dette 
ati  pays. 

Je  ne  fais  qu'un  reproche  à  l'épicier  :  il  se 
trouve  en  trop  grande  quantité.  Certes,  il  en 
conviendra  lui-même,  il  est  commun.  Quel- 
ques moralistes  ,  qui  l'ont  observé  sous  la  lati- 
tude'de  Paris,  prétendent  que  les  ipialités  (|ui 
le  distinguent  se  tournent  en  vices  dès  (ju'il  de- 
vient propriétaire.  11  contracte  alors,  dit-on  , 
•une  légère  teinte  de  férocité,  cultive  le  com- 
mandement, l'assignation,  la  mise  en  demeure  , 
et  perd  de  son  agrément.  Je  ne  contredirai  pas 
ces  accusations,  fondées  peut-être  sur  le  temps 
critique  de  l'épicier.  Mais  consultez  les  diverses 
espèces  d'hommes,  étudiez  leurs  bizarreries  ,  et 
demandez-vous  ce  qu'il  y  a  de  com|)let  dans 
cette  vallée  de  misères.  De  Balzac. 


Une  aventure  digne  du  temps  où  l'on  riait  en- 
core, et  renouvelée  avec  à  propos  d'un  célèbre 
original  de  ce  temps-là,  est  arrivée,  il  y  a  quel- 
ques mois,  à  Londres,  à  trois  jiersonnages  dont 
nous  cacherons  les  noms,  et  no\is  a  été  racontée 
l'autre  jour,  à  propos  de  mystifications  du  1^' 
avril. 

Sir  Francis  Wensley  et  la  signora  Carlolla  dé- 
jeunaient ensemble  dans  le  boudoir  d'un  joli  \\6- 
tel  de  St-James-Slreet.  Cet  hôtel  était  la  de- 
meure delà  signora  Cnrlotta,  première  danseuse 
du  King's-Theatre  ,  et  le  loyer  en  cour.iit  au 
compte  de  sir  Francis  Wensley,  l'un  des  riches 
et  joyeux  princes  de  la  Fashion  britannique.  Sir 
Francis  revoyait  Carlol ta  après  une  absence  de 
quinze  jours,  et  leur  C(mversalion  empruntait 
;i  celle  circonstance  la  plus  familière  vivacité. 
Après  avoir  causé  un  yni  de  tout ,  jus(|u'au 
Champagne,  ils  étaient  arrivés  alors  à  se  parler 


d'eux-mêmes,  et  ils  oubliaient  profondément 
les  soucis  de  l'existence,  lorsqu'une  femme  de 
chambre  ouvrit  avec  précaution  la  porte  du 
boudoir. 

—  Qu'y  a-t-il  ?  demanda  la  danseuse  d'un  ton 
d'impératrice. 

—  Rien,  signora,  répondit  timidement  la  ca- 
mérisle  ;  je  voulais  seidement  demander  à  Votre 
Grâce  si  nous  recevrons  ce  matin  lord  Sandpater!' 

Ce  nom,  qui  ne  fit  que  surprendre  sir  Fr?ncis, 
produisitsurCarlottardfetd'un  coupde  massue. 

—  Lord  Sandpaler!  dit-elle  en  laissant  tom- 
ber ses  deux  bras;  voici  son  heure,  en  elîet,  et 
il  ne  manquera  pas  de  venir  bientôt...  Je  serai 
sortie.  Margaret,  je  serai  malade,  je  serai  morte, 
tout  ce  que  vous  voudrez...  Vous  avez  compris? 

—  Farfailement,  signora  ;  je  ferai  mes  elîorts 
en  conséquence... 

Et  la  femme  de  chambre  disparut,  non  sans 
refermer  soigneusement  la  porte. 

—  Eh  bien  !  dit  Carlotta  à  sir  Francis,  qui  la 
regardait  en  souriant  sans  lui  adresser  la  parole. 
—  Eh  bien  !  répéta-t-elle  avec  vivacité,  vous  ne 
me  demandez  pas  ce  que  c'est  que  lord  Sandpa- 
ler ? 

—  Que  m'importent  tous  les  lords  de  la  Gran- 
de-Bretagne, répondit-il  du  plus  grand  sang- 
froid  ;  je  sais  que  tu  m'aimes  par  excellence,  et 
je  ne  suis  pas  jaloux  de  ma  nature. 

—  C'est  pourtant  le  cas  de  l'être,  ma  foi,  re- 
prit l'actrice  piquée  de  tant  d'assurance. 

—  iiah  !  fit  le  dandy  étonné. 

—  El  vous  sortirez  sans  doute  de  cette  magni- 
fique insouciance,  [loursuivit  Carlotta,  quand 
vous  saurez  que  lord  Sandpater  est  loin  de  m'ê- 
tre  indifférent. 

Elle  mit  une  intention  si  malicieuse  dans  ces 
paroles  qu'elle  finit  par  donner  Féveil  à  sir 
Francis. 

—  Plaisantez-vous,  dit-il  en  se  redressant: 
vous  ne  connaissiez  rien  de  cet  homme  avant 
mon  départ... 

—  Pas  même  son  nom,  c'est  vrai,  soupira  la 
danseuse;  mais  j'ai  appris,  pendant  votre  ab- 
sence, à  connaître  sa  personne  !  ] 

—  Sa  personne  ?  répéta  Wensley  qui  se  leva 
toutd'unc  pièce... 

—  Hélas  oui  !  dillanguissamment  Carlotta.' 

—  Ah  ça!  tu  veux  me  faire  peur?  s'écria  le 
jeune  homme  dérouté,  en  considérant  l'actrice 
des  jiieds  à  la  tête... 

Carlotta  poussa  un  énorme  éclat  de  rire  et  se 
précipita  au  cou  de  Wensley. 

—  Quel  est  ce  lord  Sandpater,  mon  amie  ?  de- 
manda alors  celui-ci  d'un  ton  sérieux. 

—  Enfin,  dit  la  coquette  en  se  rasseyant,  voilà 
la  question  que  j'attendais  de  vous,  Francis;  et 
puisque  vous  voici  jaloux  comme  tout  galant 
homme  doit  l'être,  je  vais  vous  répondre  catégo- 
ri(|uement  touchant  l'objet  de  celte  jalousie... 

Reprenant  alors  un  airde  gravité  imposante  , 
et  étendant  les  deux  bras  par  un  geste  expres- 
sif : 

—  Figurez-vous  d'abord  ,  commença-t-elle  , 
un  personnage  gros  six  fois  comme  nous  deux... 

—  A  la  bonne  heure!  interrompit  Wensley, 
(|ui  respira  et  se  rassit  à  son  tour  ;  c  r/inue,  lu- 
tin, ajouta-t-il  en  dégustant  un  petit  verre  de 
vieux  Chypre. 

—  Gros  si.x  fois  comme  nous  deux,  reprit  l'ac- 


trice ,  avec  une  taille  analogue  au  volume... 

—  Un  Anglais  proportionné  ,  enfin,  observa 
peu  nationalement  sir  Francis. 

—  Joignez  à  cette  enveloppe  corporelle,  pour- 
suivit Carlotta,  l'esprit  le  plus  mystérieux  et  le 
plus  insaisissable  ,  tant  il  se  produit  briève- 
ment et  rarement!  imaginez,  d'ailleurs  ,  une 
cinquantaine  d'années  à  peu  |)rès  ,  avec  deux 
fois  autant  de  mille  livre»  sterling  de  rente,  et 
vous  aurez  une  première  idée  du  puissant  rival 
qui  cherche  à  vous  supplanter  dans  mon  cœur 
depuis  quinze  jours.  Il  a  débuté  par  vous  rem- 
placer dans  ma  loge  ,  le  lendemain  même  de 
votre  départ.  J'achevais  de  me  faire  habiller  , 
suivant  l'usage,  devant  une  douzaine  de  nos  fi- 
dèles, et  j'écoutais  un  secrétaire  de  l'ambassade 
de  France,  qui  m'expliquait  les  dernières  modes 
de  Paris,  quand  j'aperçus  tout  à  coup,  par  des- 
sus mon  épaule,  le  colosse  dont  je  viens  de  vous 
donner  les  dimensions. 

D'abord,  son  aspect  me  fit  peur,  je  l'avoue,  et 
je  ne  pus  m'empêcher  de  trembler  en  lui  ren- 
dant son  salut;  mais  lord  Spencer,  qui  me  le 
présentait,  m'ayant  fait  remarquer  son  air  inof- 
fensif, je  me  hasardai  à  me  retourner  vers  lui 
pour  lui  adresser  le  sourire  de  tout  le  monde,  et 
ce  fut  alors  que  je  le  vis  installé  à  votre  place  , 
immobile  et  lesyeux  fixés  sur  moi.  Pendant  une 
demi-heure,  il  ne  quitta  pas  cette  position,  et  je 
l'y  retrouvai  toutes  les  fois  que  je  revins  dans  ma 
loge.  Le  lendemain  elle  surlendemain,  ce  fut  la 
même  chose,  et  le  troisième  jour,  lord  Sandpater 
était  ici. 

—  Toujours  muet  et  te  regardant  ? 

—  Toujours,  médisant  seulement  que  j'étais 
belle,  une  ou  deux  fois  par  heure. 

—  Un  jour  enfin,  il  parla  plus  longuement  ? 

—  Le  huitième  jour... 

—  H  l'offrit  sa  fortune  et  son  nom,  et  te  de- 
manda ta  main? 

—  Précisément.  Qui  vous  a  dit  cela  ? 

—  Je  le  devine;  sans  savoir  le  nom  de  lord 
Sandpater,  je  le  connaissais  de  réputation.  C'est 
un  des  dormeurs  splénéiîques  de  la  chambre 
haute,  qui  se  réveillent  régulièrement  pour  le 
scrutin;  esprit  jjrofond,  au  reste,  à  ce  qu'on  as- 
sure, et  protecteur-né  des  talens  et  des  arts.  La 
manie  publi(|ue  de  ce  personnage  est  de  passer 
sa  vie  silencieuse  près  des  célébrités  de  Fépo- 
que,  d'avoir  sa  place  et  son  entrée  chez  elles  pour 
les  voir  et  y  être  vu.  Sa  manie  secrète  est  d'é- 
pouser une  actrice,  afin  de  se  guérir  du  spleen, 
et  tu  es  la  dixième  au  moins  de  celles  (ju'il  a  de- 
mandées en  mariage.  Toutcela  eslfortinnocent, 
au  fond,  comme  lu  as  dû  le  voir,  et  nous  pou- 
vons sans  conséquence  nous  amuser  du  digne 
lord. 

—  Nous  amuser  de  cet  homme,  bon  Dieu  !  s'é- 
cria la  danseuse  enjoignant  les  mains.  Voilà  qui 
me  rappelle  que  j'ai  à  vous  en  parler  sérieuse- 
ment, Francis,  et  à  réclamer  de  vous  contre  lui 
défense  et  protection... 

—  Défense  et  |)roteclion  !...  Est-ce  qu'il  man- 
(pie  de  politesse  ou  de  réserve  ? 

—  Au  contraire;  mais  il  a  un  autre  moyen  de 
faire  mon  désespoir  et  mon  malheur...  de  me 
consumer  à  petit  feu,  et  de  m'assassiner  à  coups 
d'épingles... 

—  Comment  donc  cela,  juste  ciel  ? 

\     —  En  me  procurant  tout  simplement  chaque 


377  -- 


.jgf-'-f,''im-gsaiE>RBSSSKiSrSV:Trr:^JL-B3ff!X^SF^^ 


I 


jour  sa  présence  hyperboliqiifitnent  accablante. 

—  De  sorte  que  c'est  à  force  de  t'enmiycr  <iu'il 
te  tue  ? 

—  Qu'il  me  tue...  vous  avez  dit  le  mot  !  car  il 
est  mortel  au  jiremier  clicf...  Et  vous  n'en  dou- 
teriez pas  si  vous  le  possédiez  comme  moi  deux 
ou  trois  heures  sur  vinfjt-quatre...  Vous  savez 
en  eiïet,  mon  ami,  que  je  ne  suis  ni  plus  nerveuse 
ni  plus  impressionnable  qu'une  autre  ;  eh  bien! 
soit  ((ue  cette  disposition  aitaugmenlé  chez  moi 
depuis  i|ue  je  reçois  les  hommaffcs  de  lord  Sand- 
pater,  soit  qu'il  y  ait  en  cet  homme  (pielque 
chose  de  soporifique,  de  magnétique  ou  de  ca- 
taleptique, je  puis  vous  assurer  que  de  l'avoir 
ici  devant  moi,  tous  les  matins,  lîi  derrière  moi, 
tous  les  soirs,  dans  ma  loge,  immobile  comme 
une  statue  et  silencieux  comme  une  peinture, 
avec  ses  grosses  mains  sur  sa  canne  à  pomme  de 
diamant,  et  ses  yeux  endormis  braqués  perjié- 
tuellement  sur  moi,  cela  me  plonge  dans  des 
torpeurs  et  des  engourdissemens  invincibles, 
qui  finiraient  tiH  ou  tard  par  des  convulsions  ou 
des  léthargies...  Enfin,  bien  loin  de  se  guérir  du 
spleen  avec  moi,  comme  il  l'espère,  lord  Sand- 
pater  me  le  communiquerait  infailliblement. 

—  Diable  !  mais  voilà  qui  est  grave,  dit  VYens- 
ley,  frappé  de  l'air  de  conviction  de  Carlotta  ;  il 
faut  alors  ne  plus  revoir  lord  Sandpater,  et  lui 
fermer  ta  porte  aujourd'hui  même. 

—  C'estjustement  la  recommandation  que  je 
viens  de  faire  à  ma  femme  de  chambre  ;  mais  je 
ne  sais  pas  trop  si  elle  pourra  en,  venir  h  bout; 
car  l'entreprise  n'est  pas  aussi  facile  que  vous 
croyez. 

—  D'après  l'image  que  tu  m'en  as  tracée  ce- 
pendant, lord  Sandpater  n'est  pas  tellement 
subtil  qu'il  puisse  se  glisser  par  le  trou  de  la  ser- 
rure. 

— 11  a  d'autres  expédiens  tout  aussi  sûrs,  con- 
tre lesquels  j'ai  déjà  échoué  dix  fois.  Tantôt  il 
s'introduit  frauduleusemenl,  au  moment  où  la 
porle  s'ouvre  i)our  un  autre;  tantôt  il  arrive 
jusqu'à  moi  comme  un  boulet,  franchissant  ou 
renversant  tous  les  obstacles.  Une  autre  fois,  il 
se  change  en  pluie  d"or,  et  je  n'ai  plus  de  gardiens 
contre  ce  nouveau  Jupiter...  Tenez,  en  voici  la 
preuve,  poursuivit-elle  vivement  en  entendant 
la  sonnette  de  l'hiHel  annoncer  une  visite;  c'est 
lui,  j'en  suis  silre  !  11  a  déjà  forcé  la  consigne  de 
mes  valets,  et  qui  sait  si  mes  femmes  sauront 
mieux  me  défendre  ? 

—  l'ardieu  I  dit  sir  Francis  en  se  levant,  voilà 
qui  est  un  peu  trop  fort,  et  si  tu  veux  me  per- 
mettre d'aller  moi-même... 

—  Y  songez-vous  ?  interrompit  l'actrice.  Agir 
ainsi  avec  un  lord  de  la  (Grande-Bretagne!  Nous 
avons  une  ressource  jiliis  ronvenable,  si  lord 
Sandpater  arrive  jusiju'ici.  Dcnunirez-y  seul, 
tandis  que  je  serai  dans  le  salon  voisin.  11  ne 
restera  jias  en  tète  à  télé  avec  vous,  et  je  revien- 
drai dès  qu'il  aiM'a  ipiitté  la  jdace... 

Avec  tout  autre  visiteur,  ce  stratagème  eût 
réussi  ;  mais  Carlotta  coiniilait  sans  sou  bote,  et 
courut  au-devant  de  lui  en  croyant  l'éviter,  La 
première  chose  en  effet,  qu'elle  aperçut  dans  le 
salon  où  elle  se  réfugiait  contre  lord  Sandpater, 
<('  fut  lord  Saudpalcr  lui-mOiuc,  IraïKiuilicnuiit 
installé  dans  un  fauteuil.  Comme  on  lui  avait 
annoncé  que  l'actrice  était  sortie,  il  avait  ré- 
pondu qu'il  attendrait  son  retour,  et  la  femme 


de  chambre  l'avait  introduit  dans  le  salon,  ne 
pouvant  pas  prévoir  que  sa  maîtresse  irait 
l'y  chercher.  Le  cri  de  surprise  qui  échappa  à 
celle-ci  avertit  sir  Francis  de  la  mésaventure;  il 
entra  dans  une  fureur  facile  à  concevoir,  et  en- 
voya au  diable  tons  leslords  des  trois  royaumes; 
puis,  ajnrs  avoir  attendu  vainement  pendant 
une  demi-heure  la  lin  du  tête  à  tête  qui  se  pro- 
longeait à  ses  dépens,  trouvant  enfin  la  mystifi- 
cation trop  forte,  et  curieux  d'ailleurs  de  voir 
son  rival  en  face,  il  jirit  le  parti  d  interveuirdans 
la  séance,  et  parut  tout  à  coup  au  salon,  en  vi- 
siteur sans  cérémonie.  Digne  original  du  por- 
trait esquissé  par  l'actrice,  lord  Sandpater  ne 
s'émut  nullement  de  l'arrivée  d'un  tiers,  et  ce 
ne  fut  qu'au  bout  d'une  grande  heure  de  con- 
versation monosyllabii(ue,  ipi'il  laissa  Wensley 
parfaitement  convaincu  de  la  légitimité  des 
craintes  de  la  danseuse. 

—  Ouf!  dit  le  jeune  homme  en  se  carrant  sur 
sa  chaise,  lorsque  le  gros  personnage  eut  tourné 
les  talons...  Sois  tramjuille,  Carlotta,  ajoula-t-il 
solennellement,  tu  seras  délivrée  de  te  j)clrifi- 
cafem;  oiiie  serai  pétrifié  moi-même. 

Mais  sir  Francis  ne  savait  lias  ce  qu'il  entre- 
prenait et  ignorait  l'opiniâtreté  impassible  de 
son  rival.  Armé  de  ses  intentions  légitimes,  ce- 
lui-ci ne  céda  jkis  d'une  semelle,  et  tout  ce(ju'on 
put  faire  jiour  l'éloigner  vint  échouer  comme 
sur  un  écueil.  Vainement  Wensley  se  mit  en 
travers  de  lui  et  au  théâtre  et  à  la  ville,  vaine- 
ment il  le  fit  mystifier  de  cent  manières,  dans 
les  antichambres  et  dans  les  coulisses;  vaine- 
ment enlin  il  l'excita  contre  lui-même,  eu  le 
sommant  de  renoncer  à  ejwiiger  sa  mailresse 
et  en  le  provoquant  ouvertement  en  duel...  rien 
ue  put  décourager  l'illustre  et  l'intrépide  pré- 
tendant à  la  main  de  Carlotta,  ni  épargner  à 
celle-ci  un  quart  d'heure  d'ennui  quotidien.  Ce 
fut  alors  qu'un  beau  soir  du  mois  tle  février,  au 
milieu  d'Un  rauut  fashionable  au  Jo/.ci/'s-Cli/b 
sir  Francis  cherchant  avec  ses  amis  des  inspira- 
tions dans  le  rhum  enflammé  d'un  punch  à  l'a- 
méricaine, y  puisa  l'expédient  extrême  qu'on  va 
voir,  et  qu'il  mita  exécution  dès  le  lendemain. 

Etant,  pour  llioniieur  du  titre,  docteur  en 
médecine,  il  connaissait  eu  cette  qualité  les 
meilleurs  [iraticiens  de  Londres.  Il  convoqua 
par  lettres  les  quatre  principaux,  y  compris  le 
médecin  ordinaire  de  la  reine,  à  l'ellel  de  leseii- 
lendrc  en  consultation  sur  un  cas  important  et 
jiressé.  Les  quatre  docteurs  furent  exacts  au 
rendez-vous,  et  VV  ensley  les  reçut  avec  une  gra- 
vité analogue  à  la  leur.  Une  table  était  dressée 
au  milieu  du  salou,  chargée  de  tout  ce  qu'il  faut 
pour  écrire,  et  il  ne  manquait  h  la  cérémonie 
que  le  malade  dont  les  médecins  réclamèrent 
il'aliord  la  présence. 

—  Mon  malade  n'est  point  ici,  messieurs,  se 
hâta  de  répondre  sir  Francis.  J'ai  pensé  (pi'il 
vousserait  inutile  de  le  voir,  la  question  que  j'ai 
à  vous  soumettre  étant  toute  générale  ;  voici  h  $ 
trois  points  de  cette  (pu'Stion,  messieurs,  sur 
lesquels  je  vous  prie  de  répondre  successive- 
ment :  Ile  spleen  est-il  une  maladie  réelle? 
2"  peut-on  eu  mourir  :'  3"  est-il  coniagieiix  :' 

Les  quatre  médecins  s'assirent  autour  de  la 
table  pour  délibérer,  taiulis  ([ue  Wensley  se 
chargeait  de  tenir  la  plume  et  de  rédiger  la  .ou- 
sultatiou.  Après  une  discussion  animée  qui  dura 


deux  heures,la  majorité répondii|oM?sur|lfs  trois 
points,  non  si;ns  motiver  cette  affirmation  sur 
de  nombreux  considérans.  La  question  de  con- 
tagion surtout  qui  paraissait  tenir  au  cœur  de  sir 
Francis,  fut  établie  catégoriquement,  et  résolue 
de  façon  à  ne  laisser  aucun  doute.  La  consulta- 
tion écrite  el  diiment  relue,  les  quatre  docteurs 
y  apposèrent  leur  signature,  et  leur  confrère  sa- 
tisfait les  renvoya  chez  eux,  où  chacun  trouva 
sur  son  secrétaire  cinquante  livres  sterling. 

Deux  heures  environ  après  cette  scène,  que 
Molière  n'eût  pas  perdue  il  y  a  un  siècle  et  de- 
mi, au  moraeul  ou  lord  Sandpater  sonnait  à  la 
porte  de  l'hôtel  de  Carlotta,  un  oIScier  de  jus- 
tice en  grande  tenue  lui  en  interdit  gravemeal 
l'entrée.  L'imperturbable  lord  crut  à  une  ine- 
jirise,  et  voulait  passer  outre  suivant  son  usage, 
lorsque  l'oiiicicr  lui  réitéra  son  ordre,  en  met- 
tant sous  ses  yeux  une  longue  pancarte.  Le  si- 
lencieux personnage  la  prit  sans  ouvrir  la  bou- 
che, cl  la  parcourut  d  un  regard  lent  el  réiiéchi. 
C  élailla  consullalion  des  quatre  docieurs  sui- 
vie tl'un  acte  judiciaire  eu  bouiie  forme.  «  At- 
tendu, disait  cet  acte  d'un  nouveau  genre,  que 
lord  Sandpater  est  publiquement  reconnu  pour 
avoir  le  spleen  ;  attenuu  que  jiar  ses  ob>esjions 
journalières  auprès  de  la  signora  Carlotta,  il 
|ieul,  d'après  la  consultation  ci-jointe,  compro- 
mettre la  santé  et  la  vie  de  ceiu  charmante  per- 
sonne, en  lui  communiquant,  à  force  d'ennui 
le  mal  contagieux  qui  le  consume,  il  est  enjoint 
audit  lorilSand(iater  de  s'abstenir  de  toute  visiie 
à  ladite  signora  Carlotta,  et  cela  au  nom  des 
amateurs  lashionablcs  du  King's-Théàtre  dési- 
reux (le  conserver  la  première  danseuse  d'.\n- 
glt  terre,  ainsi  que  de  la  part  du  médecin  ordi* 
nairede  latllte  danseuse,  intéressé  particulière- 
ment à  sa  conservation.  »  Le  tout  légalisé  en  con- 
séquence, et  signé  sir  Francis  Wensley. 

Après  avoir  mesuré  dans  toute  son  étendue 
cette  snprème  mystification,  lord  Sandpater  se 
recueillit  une  minute,  toujours  sans  desserrer 
les  dcnis,  jiuis  prenant  un  parti  immédiat  et  tra- 
çant deux  lignes  au  crayon  sur  une  feuille  de 
son  carnet,  il  pria  Foliicier  de  les  porter  à  sir 
Francis,  et  retourna  paisiblement  chez  lui. 

Le  message  de  lord  Sandpater  rappelait  sim- 
plement a  Wensley  le  cartel  que  celui-ci  lui 
avait  proposé  huit  jours  pins  !ôt,  et  lui  assignait 
un  rcmlcz-vous  hors  île  la  ville,  où  il  serait 
attendu  avec  deux  témoins  et  des  armes.  Sir 
Francis  se  rendit  immédiatemenl  à  cet  appel 
accompagné  des  deux  premiers  amis  qu'il  ren- 
contra; mais  il  ne  se  vit  pas  ]ilul(>t  en  face  de 
son  adversaire,  le  pistolet  à  la  main,  qu'an  lieu 
de  tirer  le  premier  sur  lui,  comme  lesort  venait 
de  le  lui  permettre,  il  déchargea  son  arme  sur 
un  arbuste  voisin,  el  déclara  renoncer  au  com- 
bat... 

—Que  signifie  ceci  P  dit  lord  Sandpater  ou- 
vrant alors  la  bouche  pour  la  première  fois. 

—  Cela  signifie,  milord,  répondit  Wensicv 
que  je  ne  puis  prendre  sur  moi  de  vous  as$.i$$i- 
lur....  En  effet,  messieurs  .  dit-il  aux  ténuiins, 
veuillez  nous  examiner  séricnscmeiit  tous  les 
deux,  et  juge?  si  ceci  peut  s'appeler  un  duel  : 
milord  oiVre  à  ma  balle  une  surface  de  six  pieds 
de  long  sur  trois  de  large.  t;mdis  que  je  lui  en 
présente  .'i  peine  les  deux  tiers,  sans  com|>ter  la 
supériorité  de  mou  œil  sur  le  sein.  Je  propose- 


378  — 


rai  Jonc  à  mon  rival  Je  remettre  la  partie  jus- 
qu'au jour  où  mes  dévclop[)cmcns  physiques 
auront  éiialisé  les  chances  entre  nous  ;  je  m'en- 
};:ii;e  à  taire  mon  possible  pour  hâter  ce  moment, 
(juc  railord  peut  rapprocher,  Je  son  cùlc,  en 
lùchanlilemaiijrirun  peu.Je  suis,  au  reste,  à 
la  disposition  de  son  pistolet,  dans  le  cas  où  ma 
proposition  ne  lui  animait  point,  et  il  est  par- 
faitement liliie  de  tirer  sur  moi,  si  je  ne  semble 
pas  trop  iin|iercepliiile  à  Sa  Orùee. 

En  parlant  ainsi,  sir  Francis  jeta  son  arme,  et 
s'eUflca  comme  pour  essuyer  le  fàu  de  son  rival  ; 
mais  ses  témoins  s  étant  uns  à  rire  de  bon  cœur, 
et  leurs  adversaires  n'ayant  pu  s'empêcher  d'en 
faire  autant.  I.ord  Sandpaler  se  trouva  seul  à 
garder  son  sérieux,  en  sorte  que  le  combat  de- 
vint tout  î>  fait  impossible. 

Celte  circonstance  développa  le  spleen  du 
digne  lord,  et  il  partit  la  semaine  suivante,  pour 
iNaples,  où  il  a  passé  tout  le  mois  de  mars. 

Ce  sont  ses  propositions  de  mariages,  di-on, 
qui  ont  empêché  le  directeur  de  notre  Grand- 
Opéra  d-enlevcr  au  théMre  de  San-Carlo  sa  plus 

iolic  danseuse. 

'  Titre -CnE\  AMER. 

{Comtnerce). 


^33  a:>ii.s23  a>s  <B2Sii.m-2sè, 

Depuis  prés  de  trois  ans,  un  nombre  consi- 
dér  iblc  de  vols  se  commettaient  au  préjudice 
des  personnes  âgées  qui  fréquentent  assidûment 
lcsé.disesdela  capitale;  plus  de  cent  plamles 
et  déclarations  pai  venues  à  la  police  attestaient 
que  bien  que  les  adroits  moyens  h  l'aide  des- 
quels ces  vols  étaient  commis  différassent,  leur 
auteur  étant  une.méme  femme,  que  tous  les  si- 
gnalemens  s'accordaient,  soit  qu'elle  fût  r  '^tue 
du  costume  de  dame  de  charité,  de  la  bure  i  de 
la  coiffe  de  religieuse,  du  bavolct  de  servante, 
ou  du  cachemire  et  de  la  toge  de  comtesse  ,  à 
dési"ner  comme  ùgée  de  trente-cinq  à  qua- 
rante ans,  grande,  svelte,  brune  comme  une 
espagnole,  s'expriment  avec  une  rare  facdite. 

To"utes  les  recherches  avaient  été  inutiles  pour 
saisir  cette  espèce  de  Protée  du  vol,  l'on  déses- 
l>érait  presque  d'y  parvenir,  lorsqu'il  y  a  quel- 
que temps,  par  suite  de  mesures  prises  de  lon- 
gue main,  on  parvint  à  l'arrêter  en  flagrant  dé- 
lit au  moment  où  ,  après  s'être  introduite  en 
qualité  de  dame  de  charité  près  d'un  vieillard 
dont  elle  avait  étudié  les  habitudes,  elle  lui  en- 
levait une  assez  forte  somme  sous  prétexte  de  la 
distribuer  en  œuvres  pies  et  en  secours  à  de  pau- 
vres communautés  religieuses. 

Confrontée  avec  plusieurs  des  personnes  qui 
avaient  été  volées,  la  femme  arrêtée  ainsi  fut 
immédiatement  reconnue  par  elles,  et  la  police, 
certaine  de  n'être  pas  induite  en  erreur,  lui  ap- 
pliipia  soixante  à  (|uatre-vingts  vols  considéra- 
bles, malgré  son  assurance  et  ses  énergiques  dé- 
négations. 

Quelle  était  cette  femme,  et  où  avait-elle  re- 
celé le  fruit  de  ses  vols?  Telle  fut  la  première 
chose  que  l'on  ilut  chercher  à  éclaircir.  Inter- 
pellée au  moment  de  son  arrestation  de  dire 
ijuels  étaient  ses  noms  et  sa  demeure  ,  elle  ré- 


pondit "qu'elle  se  nommait  Catherine  Weybas 
et/]u'ellc  arrivait  le  jour  même  d'Alencon.   De- 
puis elle  persista  dans  ce  diie,  bien  que  la  faus- 
seté en  fût  constatée. 

Voici  (|uel  était  ordinairement  le  moyen  que 
cette  femme  employait  pour  commettre  ses  vols  ; 
.Après  avoir  attentivement  observé  les  habitudes 
de  celui  ou  de  celle  sur  qui  elle  avait  dirigé  ses 
projets,  cl  s'être  enquis  de  ses  ressources  ou  de 
sa  fortune  ,  elle  se  présentait  dans  la  maison  , 
sous  quelque  charitable  et  pieux  prétexte.  Tan- 
tôt elle  apportait  son  aumône  ,  sachant  que  la 
personne  à  qui  elle  s'adressait,  soulageait  elle- 
même  des  pauvres  honteux.  Nouvellement  éta- 
blie ,  disait-elle  ,  dans  la  paroisse,  elle  craignait 
de  ne  pas  placer  avec  assez  de  discernement  ses 
bienfaits,  et  priait  celui  à  qui  elle  s'adressait, 
d'être  l'intermédiaire  entre  sa  charité  et  le  mal- 
heur. Dans  ces  occasions,  elle  laissait  à  sa  dupe 
((uehjues  louis  d'aumône,  et,  dès  cette  première 
fois,  ou  dans  une  autre  visite,  elle  la  dévalisait 
de  son  argenterie,  de  ses  bijoux  ou  de  son  ar- 
gent. D'autres  fois  elle  quêtait  pour  les  séminai- 
res, ou  venait,  dame  patronesse,  implorer  la 
pitié  en  faveur  des  pauvres  ouvriers  sans  travail. 
Nous  ne  pourrions  enlin  dire  toutes  ses  ruses  , 
attentive  (|uelle  était  à  exploiter  toutes  les  cré- 
dulités ,  toutes  les  circonstances  ,  au  point  de 
faire  dans  le  même  jour  une  quête  pour  les  co- 
lons de  la  ]\Iartinique  et  l'installation  de  M.  l'é- 
voque Dupuch  à  Alger. 

Sous  le  nom  de  Catheiine  Weybas,  qu'elle  se 
donnait,  cette  femme  avaitjété  écrouée  à  Saint- 
Lazare  ;  l'intérêt  que  l'on  avait  à  découvrir  son 
domicile  la  rendit  l'objet  d'une  surveillance 
particulière,  et  bientôt  on  api)rit  (ju'elle  recevait 
du  secours  par  l'entremise  d'un  homme  qui  pa- 
raissait être  un  envoyé.  Cet  individu,  vêtu  d'une 
blouse  ,  un  fouet  ik  la  main,  et  dans  l'accoutre- 
ment d'un  cocher,  venait  une  fois  par  semaine 
au  guichet  de  la  prison  déposer  une  petite 
somme  pour  la  femme  Weybas  ;  puis  il  s'éloi- 
gnait rapidement  dans  un  petit  char-à-bancs 
que,  durant  le  temps  de  sa  démarche  au  gui- 
chet de  Saint-Laurent,  il  laissait  abandonné  îi 
la  garde  d'un  enfant  dans  un  terrain  attenant  à 
l'église  et  au  marché  Saint-Laurent. 

En  même  temps,  quelques  renseignemens 
curieux  étaient  recueillis  sur  la  femme  qui 
avait  été  arrêtée.  On  apprenait  quelle  avait  vécu 
d'une  manière  splendide  à  Ivry  près  Paris.  Lo- 
cataire d'une  charmante  maison  fapparlenant  à 
un  sieur  Amyot,  rue  Neuve-Saint-Francbourg, 
sous  le  nom  de  madame  Louis,  et  vivant  en 
communauté  avec  un  homme:  qui  prenait  la 
qualité  de  fabricant  luthier,  elle  avait  un  nom- 
breux domesti<iue  ,  plusieurs  chevaux,  une  ca- 
lèche, un  char- à-bancs  et  tout  l'entourage  du 
luxe;  ses  dépenses  considérables,  car  elle  rece- 
vait presque  chaque  jour,  lui  donnaient  une 
sorte  de  considération  dans  le  pays;  mais  tout 
récemment ,  celui  qui  passait  pour  son  mari 
avait  brusquement  disparu  ,  après  avoir  toute- 
fois jiayé  le  prix  du  loyer  et  enlevé  le  mobilier, 
les  chevaux  et  les  équipages,  et  en  annonçant 
(lu'iin  malheur  cruel  venait  de  le  frapper,  et 
que  sa  femme  avait  été  arrêtée  pour  avoir  fait 
la  contrebande  des  mousselines  anglaises.  Ce 
sieur  Louis  demanda  à  la  mairie  un  passeport 
quil  lit  viser  pour  Bordeaux,  et  quitta  Ivry  en 


emmenant  trois  enfans  qu'il  avait  de  sa    pré- 
tendue femme. 

Avant-hier  matin  ,  il  était  arrêté  "a  côté  de 
Saint-Lazare  ,  ainsi  que  deux  autres  individus  , 
l'un  nommé  Coberville,  qui  se  présentait  au 
guichet  pour  faire  passer  de  l'argent  à  Cathe- 
rine Weybas;  et  le  second,  nommé  Pierre  Ma- 
rie, qui ,  déguisé  en  domestique,  faisait  le  guet 
pour  donner  l'éveil  en  cas  de  danger.  Quant  au 
sieur  Louis,  dont  le  véritalde  nom  est  Hébert , 
vêtu  en  cocher,  il  attendait  en  gardant  le  eh.ir- 
à-bancs  ,  ijuc  ses  acolytes  vinssent  le  rejoindre. 
Tous  trois  furent  immédiatement  conduits  au 
dépôt  de  la  préfecture. 

Louis  Hébert,  au  moment  de  son  arrestation  , 
portait  sur  lui  une  montre  d'or,  avec  ses  deux 
chaînes  et  quantité  de  breloques  ;  il  avait  au- 
tour du  corps  une  ceinture  contenant  une 
somme  en  pièces  d'or  et  quadruples  d'Espagne; 
les  papiers  saisis  dans  son  portefeuille  établis- 
saient ses  relations  avec  la  femme  désignée  sous 
le  nom  de  Catherine  Weybas,  qui  est  en  réalité 
une  femme  Veinbach,  âgée  de  trente-six  ans, 
née  à  Saint-Domingue.  Interrogé  sur  son  do- 
micile, Louis  Hébert  déclara  être  logé  dans  un 
garni. 

Mais  on  s'était  procuré  des  renseignemens  à 
cet  égard,  et  l'on  a])prit  qu'en  (piittant  Ivry, 
Hébert  s'était  réfugié  à  Neuilly,  route  de  Saint- 
Déni;;,  5.  M.  Gilles,  commissaire  de  police  aux 
délégations  chargé  de  s'y  transporter,  saisit  dans 
une  perquisition  minutieuse  des  montres,  des 
tabatières,  des  bijoux  ,  des  livres  d'église  ,  des 
pistolets  de  poche  et  de  combat,  nombre  d'ob- 
jets appartenant  à  Louis  Hébert,  et  tout  r.itliraîl 
des  divers  costumes  <le  la  femme  Vrinbach  ;  des 
robes,  un  manteau  de  satin  noir,  des  châles  ca- 
chemire et  autres,  des  voiles  de  religieuse,  des 
bonnets  de  sœur,  etc.  ;  la  calèche  était  remisée 
dans  un  terrain  attenant  à  la  maison;  un  seul 
cheval  se  trouvait  dans  l'écurie  ;  ils  furent 
laissés  à  la  garde  du  propriétaire.  Quant  au 
char-à-bancs  saisi  au  montent  de  l'arrestation 
d'Hébert,  il  avait  été  déjà  mis  en  fourrière. 


liCS  Wcgres  Itoiil<«. 


On  écrit  de  Cayenne,  25janvier  ; 

»  Depuis  la  tragique  affaire  de  l'Oyapock,  en 
avril  1837,  nous  n'avions  plus  entendu  parler 
des  lionis,  et  on  pensait  que  cette  tril)u  de  noirs 
crrans  avait  regagné  les  bords  du  Waroni,  et 
s'était  remise  sous  la  dépendance  des  nègres 
d'Auka  (anciens  marrons  de  Surinam  ).  Une 
excursion  iraiirudcmment  faite  par  un  jeune 
naturaliste  de  ce  pays  (M.  Ch.  C.)  au-delà  des 
limites  du  poste  de  Castesoca, vient  de  signaler  la 
réapparition  de  cette  bande  dans  le  voisinage  de 
nos  établissemens,  ctde  prouver  en  même  temps 
que,  grâce  sans  doute  aux  otages  qu'ils  ont  été 
obligés  de  laisser  chez  les  nègres  d'Auka  comme 
gage  de  leur  lionne  conduite,  il  n'y  a  rien  à  re- 
douter de  leur  part,  ni  des  brigands,  ni  même 
des  représailles. 

))  Ce  jeune  homme  était  parti  de  Cayenne  le 
2.5  décembre ,  dans  Fintention  de  remonter 
l'Oyapock  jusque  ehez  les  Indiens  Oyampis 
pour  compléter  une  collection  d'insectes. Il  évita 
le  poste  de  Castesoca,  où  le  passage  est  inter- 


—  379 


t4tU"=i»!gH;l*^^i-:;i^iïL-J?i'W«'-^'»''»'--^-'''l^vliM.UMlW'"'!^W 


ccplé  pnr  mesure  de  priuknce,  depuis  l'afFairc  de 
1837;  et  il  fit  roule  par  les  liois.  11  ("tait  bien  ar- 
mé et  escorté  ilc  dix  Indiens  cGalcmenl  bien  ar- 
més. Le  5  janvier,  à  20  lieues  environ  du  posle, 
tandis  i[ue  ('cs  Indiens  étaient  à  la  ehassedans  les 
bois,  et  ((ne,  resté  seul  avec  le  dixième  Indien 
INoël  ([ui  se  trouvait  malade,  il  écrivait  une 
lettre  dans  le  earliet  d'un  Indien  Oyampi,  il 
entendit  un  cri  d'effi'oi,  et  Noël  lui  annonça 
(inil  venait  d'apercevoir  les  Bonis.  Convaincu 
qu'il  était  touibé  dans  les  mains  des  plus  cruels 
ennemisfiilcs  blancs,  Ch.  C.  s'enfuit  et  se  cacba 
dans  un  tronc  d'arbre,  oii  il  passa  2.5  heures, 
épuisé  de  latiyue  et  d"an{joisses, 

>iEn  entrant  dans  le  carbet,  les  ISonis  qui 
étaient  au  nombre  de  12,  reconnurent  par  les 
objets  i|uis'y  trouvaient  la  présence  d'un  blanc. 
Ils  le  demandèrent  alors  avec  instance  et  même 
avec  menaces  à  l'Indien  Noël  ;  mais  celui-ci 
refusa  avec  constance  de  leur  découvrir,  et  il 
avait  même  eu  la  i)résence  d'esprit  de  mettre 
d'abord  deu.t  fusils  et  une  provision  de  poudre 
bois  de  leur  portée.  Le  reste  était  à  leur  dispo- 
sition, il  n'y  touchèrent  pas.  Dans  la  soirée,  les 
Indiens  chasseurs  revinrent  au  carbet  avec  leurs 
armes.  Les  lionis  ne  lémoiynant  aucunes  dispo- 
sitions hostiles,  Noël  appela  Ch.  C...  à  grands 
cris,  et  celui-ci  se  décida  enfin  à  se  montrer,  en 
s'armant  de  ses  deux  fusils.  Sur  12  Bonis,  5  seu- 
lement avaient  des  fusils.  Deux  Indiens  »-ocoM^e/(- 
iics  les  accompagnaient. 

»Ces  14  individus  élaient  venus  dans  quatre 
embircations  faites  en  bois  d'acajou  et  remar- 
(jnables  par  leur  construclion.  Ils  se  servent  de 
pagayes  semblables  à  celles  qui  sont  en  usage  en 
Afri(iue.  Comme  les  Africains,  les  Bonis  se  ta- 
touent et  se  couvrent  de  colliers  et  de  bracelets 
en  fer  et  en  cuivre,  en  pièces  de  monnaie  brési- 
liennes et  portufjaises.  Leur  chef  surtout  en 
portait  de  fort  sinijulières. 

»Ch.  C  ..  leur  ayant  dit  que  son  inlenlion  était 
de  remonter  l'Oyapoek,  ils  s'y. opposèrent  vive- 
ment, redoutant  sans  doute  d'être  cernés  à  l'em- 
bouchure du  Caniopy,  par  lui  et  ses  Indiens  ar- 
més, et  plus  bas  par  les  militaires  du  posle. 
Sauf  ce  dissentiment  marijué,  il  n'a  pas  eu  à  se 
plaindre  de  ces  hommes  ordinairement  si  cruels 
et  si  vindicatifs.  Il  a  été  obligé  de  leur  refuser 
ce  qu'ils  demandaient  en  poudre  et  eu  armes,  il 
communi(|uait  avec  eux  par  le  truchement  des 
Indiens  (|ui  parlaient  avec  eux  le  Galibi,  ou  jiar 
l'un  deux  même  ([ui  [)rovieul  originairement  de 
l'atelier  colonial  tie  Caycnne  etqui  parle  ncgrc. 
Ce  dernier  a  dit  qu'il  se  trouvait  assez  bien  chez 
les  Bonis.  Bref,  ilssoiitdevenusamis.  Pourcélé- 
brcr  cette  réconciliation,  ils  se  sont  saignés  au 
pied,  ont  pratiijué  sur  C...  et  sur  ses  Indiensun<; 
saignée  scndilable,  et  ont  mélangé  tout  ce  sang 
dans  un  vase  d'eau  sur  lequel  ils  ont  dit  de 
longues  et  inintelligibles  prières,  dans  lesquelles 
le  nom  de  .lésus-Christ  se  mêlait  de  tem|)S  en 
ten)ps.  On  lui  a  fait  ensuite  tremper  ses  lèvres 
dans  cette  eau;   chacun  en  a  fait  autant. 

»  Après  celte  bizarre  cérémonie,  C...  leur  a 
donné  du  labac,  des  couteaux,  des  miroirs, 
linéiques  verroteries  et  des  vêtemens  qu'ils  pa- 
raissaient surtout  convoiter.  Us  ont  donné  eu 
échange  (pielijues  mauvais  colliers  en  diverses 
graines,  et  un  pelit  jiagara  (panier  en  paille 
tressée).  Après  tout  cela,  C...  h'ur  a  offert  m\ 
déjeuner  pendant  lei|iiel  ils  ont  montré  une  tem- 
pérance d'autant  plus  rcmaniuable,  que  le  Uiliu 


et  le  vin  étaient  à  leur  discrétion.  Alexis,  chef 
des  Indiens,  a  été  pris  à  témoin  par  eux  de  leur 
serment  de  garder  la  paix,  dont  le  jiavillon, 
envoyé  au  gouverneur,  était  le  gage.  Enlin  le 
Oils  se  i|uiltèrent,  et  C...  descendit  jusqu'au 
l>osledeCastesoca,pour  prévenir  l'officier  qui 
le  commande;  car  ils  ont  exi)rimé  le  désir  de 
s'y  ])réscnler  sans  armes.  Le  chef  des  Bonis  a 
mémo  dit  qu'il  voulait  venir  à  Cayenne  avec 
Alexis  pour  parler  au  gouverneur. 

"On  assure  que  notre  gouverneur,  averti  de 
tous  CCS  faits,  a  chargé  le  commandant  du  quar- 
tier d'Oyapock  d'aller  au-devant  des  Bonis,  de 
leur  porter  des  paroles  de  paix,  mais  de  leur'dire 
que  les  relations  debon  voisinage  entre  Caycnne 
et  Surinam  ne  permettent  pas  à  l'autorité  fran- 
çaise de  leur  donner  accès  sur  notre  territoire 
autrement  que  par  permission  individuelle,  e't 
qu'enfin  ils  ne  peuvent  élre  admis,  comme  ils  le 
désirent,  à  s'établir  sur  le  Caniopi.  » 

^olcido  «f©  l^4>Kagr<^. 

Lesagel'un  des  assassins  delà  rue  du  Temple, 
vient,  commme  son  complice  Soulllard,  de  se 
donner  la  mort  :  hier,  ^  sept  heures  du  soir,  il  a 
été  trouvé  pendu  aux  barreaux  de  la  fenêtre  de 
son  cabanon. 

Voici,  sur  ce  dénomment  inattendu  d'un  dra- 
me dont  chaque  phase  semble  avoir  élé  fatale- 
ment marquée  de  quelque  circonstance  tragi- 
(|ue,  les  détails  certains  que  nous  avons  pu  nous 
procurer  : 

Immédiatement  après  sa  condamnation,  Le- 
sage  avait  été  transféré  à  la  j.rison  de  la'uo- 
quette,  et  là,  revêtu  de  la  camisole  de  force,  il 
avait  élé  confiné  dans  une  cellule  du  second 
étage,  sous  la  surveillance  de  deux  gardiens  et 
d'un  factionnaire,  relevé  de  deux  heures  en 
deux  heures,  et  à  qui  les  instructions  les  plus 
précises  étaient  données  de  ne  le  pas  perdre  de 
vue  un  seul  instant. 

Voici  quelle  était  la  disposition  de  ce  caba- 
non :  placé  Ji  Icxlrémilé  du  corridor,  et  formant 
angle  sur  un  pallier  qui  aboutit  à  l'escalier  de 
service,  son  étendue  est  de  huit  pieds  environ, 
sur  cinq  de  large.  Une  cloison  coupée  à  la  hau- 
teur de  trois  pieds  par  une  fenêtre  garnie  àv 
barreaux,  le  sépare  d'un  cabinet  voisin  où  de- 
vait se  tenir,  jour  et  nuil,  un  des  gardiens,  qui, 
de  là,  ne  pouvait  perdre  aucun  des  niouvemens 
du  condamné.  La  fenêtre  ouverlo  sur  la  cour 
était  garnie  de  barreaux  de  fer  et  de  pcrsiennes 
h  voliges,  disposées  dans  la  direction  de  bas  (  n 
haut;  en  face  de  la  fenêtre,  au  mur  intérieur 
longeant  le  corridor,  et  dans  le(|ucl  s'emboîte  la 
l)orte,  un  large  vasistas,  garni  aussi  de  barreaux 
de  1er,  est  percé  à  trois  pieds  du  sol  ;  c'est  de- 
vant ce  vasistas  que  devait  se  tenir  continuelle- 
ment le  factionnaire,  sans  autre  consigne  que 
celle  de  veiller  sur  le  prisonnier;  un  gardien 
enfin,  était  placé  à  la  j.ortc  ù  la(|uellc  est  adapté 
un  guichet  prali(iué  pour  donner  vue  dans  l'in- 
térieur. Un  lit  enfer,  garni  de  deux  in.ilclas, 
une  table,  un  pot  à  eau,  un  tabouret,  formcnî 
ramcuMementdccellecellnle, claire,  bien  aérée 
etprésrnlanl  cependant  toutes  les  garanties  dé 
sùrelé  ilésirables. 

l.esage  qui,  aux  débats,  avait  nionlré  peu  de 
fermeté,  et  dont  l.n  contenance  avait  même  ré- 
véla une  sorte  de  ftdblessc,  changea  tout  à  fiiit 
tk  luanKres  après  sa  condamnation  ;  il  protesta 


toujours,  (|uoique  faiidcmc  fail>lcnienl,  de  son 
innocence;  mais  il  sembla  su|)portfr  son  sort 
avec  résignation,  et  ne  témoigna  guère  d'autre 
inquiétude  que  celles  de  manquer  des  petites 
sommes  nécessaires  pour  se  procurer  du  tabac 
et  un  supplément  de  vin. 

riusieiirs  personnes  le  visitèrent  dans  son  ca- 
banon :  des  membres  du  comité  des  prisons,  des 
magistrats,  son  défenseur,  des  autorités  du  dé- 
parlement de  la  Seine,  l'abbé  Montés,  lous  ten- 
tèrent, mais  inutilement,  d'obtenir  de  lui  l'aven 
complet  de  son  crime,  a  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai 
fait  le  coup,répondait  Lesage;  je  ne  dis  pas  que 
ce  ne  soit  pas  Soufîlard,  car  c'était  un  sournois... 
Cependant,  le  dernier  jour  des  débals,  je  lui  dis 
en  descendant  l'escalier,  au  moment  de  la  déli- 
bération du  jury  :  Ah  ça,  si  c'est  loi,  lu  ne  vou- 
drais i)as  qu'un  ami  eût  le  cou  coupé  ."i  ta  place? 
dis-le,  si  c'est  toi,  dis-le.  H  me  répondit  :  Ce 
n'est  pas  moi,  vrai  comme  tu  t'aiipelles   Lesa.-'c 

et  que  nous  avons  été  ensemble  au  bacne. 

Mais  cependant,  lui  dit-on  alors,  Sotiltlard  s'est 
suicidé,  et,  se  donner  la  mort  dans  sa  position 
c'est  presque  se  reconnaître  coui)al)le.  —  Je  le 
sais  bien,  et  c'est  ce  (|ui  me  fâche,  répliqua  Le- 
sage ;  la  cour  de  cassation  va  être  frappée  comme 
le  juiblic  de  cette  idée-là,  et  ce  sera  moi  qui 
paierai  pour  lui...  mais  ra  ne  m'empêchera  pas 
d"^  mo/(/<7' courageusement.  » 

Du  reste  ,  hors  lassas'inat  de  la  femme  Re- 
naud, Lesage  avouait  tous  les  foits  coupables  de 
sa  vie.  Ainsi,  il  racontait  qu'au  bagne  il  avait 
volé  l'aumonier,  et  qu'il  était  parvenu  à  faire 
sortir  en  ville  et  à  faire  Tendre  à  des  receleurs 
tous  les  ornrmens  d'église.  Parvenu  à  s'évader 
de  Toulon,  il  avait,  à  ce  qu'il  parailrail,  commis 
un  assassinat  dans  le  Irajet,  aux  environs  d'Ara- 
Ion;  il  en  convenait,  et  ne  taisait  quelques  cir- 
constances de  ce  crimeque  pour  ne  pas  Cfmipro- 
mettre  ses  complices  :  n  C'était  un  bon  coup 
iVescarpe,  disait-il ,  et,  l'affaire  terminée,  je  me 
jetai  vivement  dans  la  première  voiture  pour 
acco-  ira  Paris  avec  Pargenic  rie,  les  bijoux  , 
l'or  et  les  effcti;.»  Il  donnait  de  même  des  dé- 
tails sur  les  vols  commis  par  lui  à  Paris  ;  il  disait 
la  part  qu'il  en  avait  retirée,  els'animanl  au  ré- 
cit de  ses  méfails,  laissait  briller  dans  ses  yeux 
une  joie  bizarre,  en  supputant  les  sommes  qu'il 
avait  volées  pour  les  dissiper  en  crapuleux  ex- 
cès de  débauche. 

Toutefois  il  paraissait  redouter  la  mort,  et 
d'après  la  croyance  Généralement réi.andiic  d'ans 
le  peniile,  qu'en  matière  de  pourvois  contre  les 
condamnations,  le  délai  des  formalités  de  ca!!S;i- 
tion  est  régulièrement  de  quarante  jours,  il 
comptait  combien  il  lui  restait  encore  de  temps 
à  exister.  C'est  aujourd'hui  le  trente-deuxième 
jour,  disait-il  samedi  dernier ,  je  n'en  ai  plus 
«pie  huit,  et  si  personne  ne  me  donne  d'argent 
je  niani]uerai  de  tabac.  Ce  n'est  pas  trop  dépen- 
ser, cependant,  pour  un  homme  «pii  n'a  que  huit 
jours  à  vivre,  que  cin(i  sous  de  tabac  à  fumer  par 
jour  et  dix  sous  de  vin.  11  témoignait  aussi  beau- 
coup de  sollicitude  pour  sa  sœur,  l.i  femme 
\olard,  dont  la  condamnation  l'avait  Tivcment 
afl'i'clé. 

Hier,  dans  la  matinée,  il  pria  le  dircclcnr  de 
la  prison  de  la  Roquette  de  faire  parvenir  à  sa 
sneur  une  petite  somme  de  S  fr.  .|u'il  avait  à  lui. 
Il  passa  ensuite  sa  journée  comme  à  l'ordinaire . 
fumant  sans  discontinuer  et  l.Vhanl  le  plus 
souvent  po.ssible  d'édianger  quelques  paroles 
avec  le  factionnaire  elles  jnrdicns.  j 


—  380  — 


Les  détenus  onlinaires  de  la  prison  de  la  Ro- 
quette sont  oecupés  d;ms  des  ateliers  à  divers 
trnvaiK,  et  des  ouvriers  lilires  passent  une  par 
lie  du  j<)ur  dans  les  bùliineiis,  soit  ]iour  le  ser- 
vice même  de  la  maison,  soit  pour  iiiiiirimcrune 
direction  lu'eessaire  à  cerlaiiis  ouvrajics.  A  six 
heures  et  demie,  la  cloclie  sonne,  et  tous  les  ou- 
vriers élraiiijers  doivent  se  retirer.  A  ce  moinenl, 
on  le  conçoit ,  un  mouvement  inaccoutumé  a 
lieu,  et  les  [jardiens,  occiij)és  à  ouvrir  et  refer- 
mer les  jjuicliets,  ainsi  qu'a  eNaiiiiner  et  visiter 
ceux  qui  sortent,  doivent  se  relâcher  momenla- 
nément  de  leur  surveillance.  Lesaye,  qui  avait 
attentivement  observé  cette  circonstance,  et  à 
qui  sa  loiii.ue  haliiludedcs  prisons  en  avait  ren- 
du familiers  tous  les  détails  du  service,  a  dii, 
selon  toute  apiiarence,  choisir  ce|inomcnl  pour 
mettre  à  exécution  le  projet  de  suicide  qn  il  avait 
formé. 

Sept  heui'esvenaienl  de  sonner,  et  les  ouvriers 
étaient  sortis  ,  lorscpruu  des  emjiloycs  supé- 
rieurs de  la  prison  monta  au  corridor  de  Le- 
saijc  pour  voir,  ainsi  ipion  en  avait  l'iiabitiide, 
une  fois  toutes  les  heures  au  moins,  comment  il 
était.  Asa  >;rande  surprise,  il  trouva' le  faction- 
naire (jui  devait  être  devant  le  yuichel  du  pri- 
sonnier fUsis  sur  l'appui  d'une  lenétre  (jui  se 
trouve  ù  plus  de  dix  pas  du  cabanon.  Il  adressa 
des  reproches  an  factionnaire;  eUc.i  reproches 
étaient  d'autant  [dus  mérités,  ipie  cha(|uejour, 
à  la  montée  de  la  (jarde,  le  directeur  averlissait 
les  hommes  qui  devaient  être  delaetiou,  que  Le- 
saijC,  condamné  à  mort,  était  un  prisonnier  très 
dangereux  qu'il  ne  fallait  pas  perdre  un  moment 
de  vue,  et  que,  s  il  arrivait  quelque  mallieur,  ce- 
lui ipii  aurait  été  commis  à  sa  garde  encourrait 
une  sévère  [lunilion. 

Le  factionnaire  alla  h  son  poste  et  l'employé 
ouvrit  la  porte  du  cihanon.  A  la  fenêtre  en  face 
de  lui ,  il  vit,  en  entrant,  le  eor|)s  de  Lesage  , 
pendu  par  le  cou  à  la  traverse  la  ])lus  élevée  de 
la  persienne.  Le  condamné  était  parvenu  à  se 
déiiarrasser  des  entraves  de  la  camijide,  et,  à 
l'aine  d'un  foulard  à  l'un  des  i)uuls  diKjnel  il 
avait  formé  un  lui'ud  coulant,  il  s'était  donné 
la  mort  par  strangulation. 

Déjà  le  visage  elles  mains  étaient  glacés,  l'em- 
ployé, cependaut,  s'était  empressé  de  couper  le 
foulard  et  d'étendre  le  corps  sur  le  lit  :  eu  l'aD- 
senccdcs  médecins  de  la  maison,  on  courut  en 
haie  (iurclier  le  jiharmaeien  de  la  prison  des 
jeunes  détenus,  qui  est  voisine.  Une  large  sai- 
gnée fut  |)r,!li(iuée,  mais  inutilement,  l'asphyxie 
était  compléle  ,  et  le  médecin  du  (piarlier,  ap- 
pelé en  même  temps,  ne  put  que  conslatei- le 
décès. 

Comment  Lesage  avait-il  jm  se  donner  la  mort, 
objet  qu'il  était  d'une  surveillance  si  spéciale  P 
C'est  ce  que  l'on  s  occupa  aussitôt  de  constater. 
Sa  conduite,  dei>uis  sa  condanmalion  ,  son  at- 
titude ,  sa  gaité  sni-tont,  avaient  dû  éloigner  la 
pensée  (ju'il  médilàt  de  h.'iter  sa  fin  par  un  sui- 
cide; mais  cependant  on  n'avait  pas  dû  se  relâ- 
cher des  précautions  prises  à  son  égard.  Ainsi,  il 
avait  constamment  été  revêtu  de  la  camisole  ; 
mais  il  paraîtrait  ([u'Iiier  elle  n'aurait  pas  été 
asssez  fortement  attachée. 

Lesgariliens  ,  sans  doute,  ont  mis  delà  négli- 
gence dans  leur  service,  et  le  factionnaire  a  en- 
tièrement manqué  au  sien  ;  mais  il  n'en  est  j)as 
moins  surprenant  (pie  le  condamné  ait  pu  si 
proraptement  se  donner  la  mort.  Pour  s'accro- 
cher au  barreau  de  la  persienne,  il  était  monté 


un  ridicule  de  moins  et  bien  des  portraits  de 
jilus.  Nous  irons  donc  tout  de  suite  aux  ouvra- 
du  foulard;  mais  la  secousse  n'avait  pu  élrebien  j  j;es  de  ce  genre  qui  ne  s'écartent  jias  trop  des 
forte ,  et  d'ordinaire  la  suspension  parle  même  !  r-r.<T,\uw,r,^  ,r„,>r,...,i,i„   ,..   .r,.„/.„...:„„  — i... 


sur  son  tabouret,  qu'il  avait  ensuite  repoussé  du 
pied  après  s'être  passé  le  nœud  coniant  formé 


moyen  ne  détermine  qu'une  asphyxie  lente  et 
douloureuse. 

Il  reste  une  chiise  grave  à  écbiircif:  c'est  de 
savoir  conment  Lesage  qui,  îi  son  arrivée  dans 
la  prison  avait  été  soumis  à  la  visite  la  plus  mi- 
nuiieuse,  a  pu  se  procurer  ce  foulard  à  l'aide 
duquel  II  a  mis  îin  àses  jours.  Une  en(juél(!  com- 
mencée déjà  ,  é("laircira  sans  doute  ce  fait  (|iii  , 
ra|q)roché  de  renipoisonucment  iU)  Sunfllurtl  et 
du  récent  suicide  du  voleur  de  la  rue  de  la  l'aix, 
semblerait  indiquer  au  moins  beaucoup  d'incu- 
rie lie  la  part  ûes  employés  des  prisons. 

Lesage  avaitété  condamné  à  mort  le  19  mars  ; 
c'était  hier  ,  25  avril,  le  treiUe-huiiième  jour 
depuis  sa  condamnation  :  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  il  n'avait  fondé  aucun  esjioir  sur  le  succès 
de  son  pourvoi  en  cassation,  et  jl  jirésninaitque 
son  exécution  devait  avoir  lii.u  aujourd'hui 
même.  L'assassin  s'est  fait  à  lui  même  justice  , 
et  ce  suicide,  en  même  temps  (ju'il  est,  de  la 
])art  d'un  tel  homme,  une  cncrf,i(|ue  juslilica- 
tion  du  verdict  qui  l'a  frappé,  viini  prouver  ,  à 
rencontre  de  certaines  ihéoiic- générales  ,  ce 
ijuesont ,  |iour  les  coupables  les  j  lus  cndiu-cis, 
les  angoisses  de  l'éehafaud. 

(  Gazette  de:  T>  iln<nau.v.  ) 


(lluiliùme  et  dernier  arliclc.  ) 
POr.TRAITS.  -  PAYSAGE.  —SCULPTURE. 

PoKTUAiTS.— MM.  VViiilerliallcr,  Henri  ScboCTer,  Amaury 
Duval,  S.  Cornu,  Boulanger,  A.  Hcsse,  Gosse,  Cres- 
cy-le-Princp,  Decaisnc,  Court,  Dubufe,  Cliampinaj  tir, 
Charpentier,  A.  IX-  Cliatillon,  LépaUlle,  Louis  Marli- 
net,  Marïocclii,  l'.oulliet,  Elcx,  Mademoiselle  Amie, 
Mademoiselle  Coraly  de  Fourniond  ,  Leiendecker  , 
Long,  Coutel,   Leygue  ,   Haverat,  Hause. 

Paysage.  —  MM.  Jean-VIcloi- Berlin  ,  Bidault,  Aligny, 
Edouard  Berlin,  l^aul  Flandiin,  Marilliat,  A.  (Jiroux, 
Corot,  Labouèie,  Holstcin,  Calanie,  Xhuilliei,  Gui- 
din,  Morct-Sartrouville,  Aciienbacli,  Tliènot,  Barllio- 
lomevv. 

Sculpture.  — MM.  David,  Pradior,  Bosio,  Danlan  aine, 
Dantan  jeune,  Bra,  Jean  Debay,  Duseigneur,  Etcx  , 
Faillol,  Carie  EIscliœct,  Desprcz,  Suc ,  Scliey,  Au- 
guste Dumont ,  Acb.  Valois,  Louis  Bocbel,  Piamng, 
l'ctilot  ,  AmèJée  Mèuard  ,  l)oiiiini(|ne  MoJcImcht , 
Auvray,  Bion,  Auguste  de  Cliatillon  ,  Joseph  Geefs, 
Maiiidron,  Jaley,  Duret,  JoulTroy. 

Si  nous  voulions  articuler  toutes  les  plaintes 
dont  le  Portrait  arme  la  sévérité  de  la  critique 
nous  aurions  trop  h  faire;  ce  serait  aussi  pour 
nos  lecteurs  un  triste  plaisir  que  de  repasser 
avec  nous  en  revue  cette  double  file  de  person- 
nages hétéroclites  appendus  aux  murs  des  Gale- 
ries. Ce  sont  toujours  les  mêmes  jeunes  filles 
clouées  à  leur  piano,  les  mêmes  portières  avec 
leur  serin  et  leur  chat,  les  mêmes  bourgeois 
avec  leur  sourire  stéréotypé,  les  mêmes  mar- 
chands endimanchés,  les  mêmes  gardes  natio- 
naux dont  l'uniforme  a  tant  de  fois  frappé  vos 


conilitions  d'ensemble  et  d'exécution  par  les- 
(jnelles  un  jiortrait  est  classé  dans  la  haute  pein- 
ture. 

L'héritage  de  j'\1.  Dubufe  a  échu,  cette  année  , 
îi  M.  Winterhalter  qui  semble  s'efforcer  de  dé- 
molir une  ré[iutation,  une  vogue  acquise  si  ra- 
pidement par  ses  premiers  tableaux.  Une  com- 
mande généraledu  CliMeau  a  fait  de  iVI.  VVin- 
lerhaller  un  peintre  officiel;  le  roi,  la  princesse 
Hélène,  la  princesse  Clémentine,  le  duc  de  Ne- 
mours, ont  tour  h  tour  posé  devant  ce  nouvel 
A|H'lies  qui  a  acquis  le  privilège  de  retracer  ;i 
lui  tout  seul  les  eliigies  premières  ;  mais  ce  sont 
surtout  les  rideaux  et  les  tapis  des  Tuileries  qui 
ont  inspiré  son  pinceau  ;  les  portraits  ne  servent 
que  de  prétexte  aux  accessoires,  et  Louis-Phi- 
lippe parait  moins  fait  pour  lui-même  (jne  pour 
ses  belles  Iioltes  vernies. 

Une  peinture  sérieuse  et  forte,  c'est  celle  de 
M.  Henry  Schelîer  qui  a  racheté  par  son  portrait 
de  M.  Latïîtte  son  malencontreux  souvenir  de  la 
visite  royale  à  Champlàtreux,  ses  huit  manne- 
quins rangés  autour  d'un  tapis  vert. 

11  y  a  chez  M.  Amaury-Duval  une  grave  préoc- 
ciipaiion  d'un  style  élevé,  (m amour  de  la  forme 
simple  et  distinguée  qui  brillent  dans  son  por- 
trait de  jeunelille.  11  est  à  regretter  seulement 
(jue  le  dessinateur  ne  sente  ))as  le  besoin  de  de- 
venir un  peu  coloriste;  sa  ligure  a  l'air  d'être 
collée  contre  le  mur.  comme  une  image  de  jia- 
pier.  —  M.  Sébastien  Cornu  modèle  avec  vigueur; 
ce  dont  fait  foi  le  portrait  de  madame  Aguado. 
—  Mais  la  palme  est  à  M.  Louis  Boulanger,  l'au- 
teur du  portrait  de  madame  Victor  Hugo. 
Cette  femme  est  belle  et  calme  dans  son  heu- 
reuse i)eauté,  car  elle  est  mère  et  elle  est  la 
compagne  d'un  poète  célèbre  :  toute  celte  ex- 
pression de  paisible  fierté  se  lit  dans  le  jais  de 
SCS  yeux  ,  dans  la  ligne  arquée  de  sa  bouche. 
L'ajustement  est  noble  et  rajjpelle  les  maîtres  ; 
pas  d'ornement  prétentieux,  pas  de  couleur 
criarde,  et  surtout  pas  de  lapis  de  Turquie. — 
M.  Alexandre  Hes'se  n'en  est  plus  ,  hélas  !  aux 
Funérailles  de  Titien.  —  M.  Gosse  ne  nous  a 
oiFert  qu'un  iiortrait;  nous  l'attendons  à  l'an 
prochain.  —  L'haliile  auteur  de  mademuisellc 
de  la  ]  allière,  K.  de  Crespy-le-1'riuce  a  [leini 
avec  son  talent  plein  de  délicatesse  et  d'observa- 
tion le  comte  d'Astorg,  pair  de  France.  Ici  donc 
la  pairie  a  l'avantage  sur  la  chambre  des  dispu- 
tés,car  M.  de  Lamartine  n'a  été  reinésenté  d'une 
manière  convenable  ni  comme  orateur  ni  même 
comme  jioète  (son  titre  le  moins  cher  aujour- 
d'hui); mais  il  se  montre  à  nous  en  bon  gentil- 
homme compagnard,  porteur  d'un  gilet  jaune  , 
d'une  redingote  verte  et  accompagné  d'un  ou 
deux  chiens.  Pour  êtrepeintde  la  sorte, ce  n'est 
point  la  peine  d'avoir  fait  les  , y editatioiis;  il 
suffirait  d'avoir  planté  ses  choux .  —  Mieux  ins- 
piré que  M.  Decaisne,  iM.  Court  a  exposé  un  fort 
beau  portraitdu  maréchal  Valée.  C'est  une  pein- 
ture très  large  et  très  ferme  qui  rachète  à  nos 
yeux  les  jeunes  filles  si  coquettes,  si  jiarées , 
dont  M.  Court  aime  tant  à  reproduire  les  chairs 
fraîches  ,  les  doigts  effilés,  les  dents  «le  perle  et 


regards,  les  mêmes  yeux  louches,  les  mêmes  1  le  sourire  printanier. 

fronts  écrasés,  les  mêmes  tailles  difformes,  pas  '      Où  est  donc  M.  Dubufe?  se  sont  écriées  tout 


—  381    - 


<sm> 


irabord  les  Lelles  dames.  IM.  Dulnife  ne  compte 
|ias  à  cette  exposition,  car  il  n'a  que  des  portraits 
dliomrae.  11  a  voulu  se  venger  de  la  criti(|ue  : 
vous  verrez  ([n'en  18-10  on  tomliera  à  ses  pieds 
pour  le  supplier  de  reprendre  le  sceptre  de  la 
mode.  —  Puisse  M.  Chanipmartin  se  décider  en- 
fin à  ne  plus  cire/"  ses  cheveux  qui  sont  un  vrai 
miroir;  celte  manie  de  touche  i;raisseuse  se  ré- 
pand sur  toutes  les  parties  lumineuses  de  ses 
taldean\,  c'est  un  jiarli  jiris.  —  ISous  ne  savons 
qui  il  faut  plus  féliciter,  on  ^1.  Charpentier  d'a- 
voir fait  un  si  bon  [lorlrait  de  Georyes  Sand  ,  ou 
Georges  Sand  d'être  d'une  nature  aussi  rohusle, 
aussi  masculine,  aussi  matérielle  enfin.  A  lire 
l'auteurdeirf/ft, on  pouirait  craindre  que  celte 
ftme  ardente  ne  consume  le  corps,  ainsi  que  la 
llanmie  de  la  lampe  consume  l'huile  pendant 
une  longue  nuit  d'hiver  ;  mais  qu'on  se  rassure, 
la  pensée  n'a  pas  maigri  du  tout  Georges  Sand. 
— Le  formidable  critiipie  de  la  Presse,  M.  Théo- 
phile Gautier  nous  apparaît  avec  le  sarcasme  du 
feuillet<in  sur  la  bouche  et  dans  la  parfaite  posi- 
tion d'un  danseur  de  chez  Musard  ;  ce  portrait 
fort  bien  peint,  <l-u  resle,  est  de  M.  A.  de  Chatil- 
lon.  —  Une  douzaine  d'Hidalgos  et  de  Senoras 
ont  posé  pour  M.  Lépaulle  ,  iieintre  privilégié 
de  l'Espagne  émigrée;  il  a  cru  devoir  leur  don- 
ner la  mantille  histori(iue,  les  couleurs  les  plus 
voyantes,  les  yeux  les  plus  ardens;  c'est  aussi 
vrai  que  les  Andalouses  de  romances. 

Il  nous  faudrait  faire  le  lourdes  théâtres,  si 
nous  voulions  nommer  tous  les  acleurs  qui  ont 
|)ris  idace  au  Louvre  ;  mais  vus  sans  leur  rouge, 
leur  blanc,  leur  perruiiue,  ces  messieurs,  soit 
Duprez,  soit  Bouffé,  soit  Tamburini,  ne  tran- 
chent nullement  du  milieu  des  bons  hoiu"- 
geois  qui  les  entourent  et  leur  forment  un 
public  des  plus  nombreux.  —  Mademoiselle 
Amie  a  bien  rendu  les  grâces  étudiées  de  |ma- 
demoiselle  Plessy,  et  mademoiselle  de  Fourmond 
nous  a  exprimé  en  M.  Mario  l'idéal  du  ténor  fas- 
liionable  jierdu  dans  un  nuage^de  mousseline,  de 
foulards  et  de  cachemiie. —  ^'ous  ferons  remar- 
quer en  passant  un  bon  portrait  d'homme  par 
M.  Lciendecker',qui s'inspire  de  l'Ecoleitalieniie. 
Quant  h  celui  de  M.  lierryer,  par  M.  Etes,  il 
manque  de  noblesse  et  de  caractère.  Le  grand 
orateur  n'est  pas  ici  l'iiomme  inspiré  (jui  va  faire 
jaillir  les  foudres  de  son  éloquence. 

11  nous  reste  à  ac(]uitler  un  arriéré  avec  quel- 
ques jeunes  artistes  l'Ieinsde  cœur  etdetahiil , 
et  ([ui  ne  doivent  point  scnilîrir  d'nu  oubli  invo- 
lontaire; c'est  d'abord  M.  Long,  auteur  d  un 
VgoUn  remar(|uable  par  une  forte  inspiration 
et  une  grande  sûreté  de  louche.  La  ligure  prin- 
cipale estd'une  beauté  lerrible  et  toulà  faitdau- 
tescjne  ;  les  fils  expirans  sont  groupés  avec  un 
artipii  dissimule  la  monolonie  d'un  tel  eniassc- 
menl  de  victimes.  —  LeJcxus  sur  la  croix  An 
M.  Coutel  se  distingue  i)ar  des  qualités  très  re- 
commandables  ;  la  manière  d'Ingres  perce  dans 
ce  tableau.  Mous  ferons  même  remarque  pour 
les  toiles  religieuses  de  MM.  I.eygue,  liaverat  cl 
Hauser. 

—  Ltmainlenant  preunus  iiolic  élan  cl  i>ar- 
courons  «l'un  pied  iiilaligableel  ('un  regard  sur 
ces  nond)reux  7)(i//.v(i_(/(',v  qui  élalenl  de  toutes 
paris  leurs  vertes  loréls,  leurs  blés  jaunis,  leurs 
cau.x  limpides, leurs  plaiues  sans  lin,  leurs  mou- 


tagncs  et  liui  s  fabriques.  Le  temps  nous  man- 
que ;  il  nous  faut  donc  abréger  notre  voyage  et 
ne  nous  arrêter  qu'aux  sites  ])rincipaux. 

El  d'abord  selon  le  i)réceple  Major  e  lonrjin- 
quo  revereulia  ,  accordons  la  première  place  à 
M.  .lean-Viclor  licrtin,  l'unedesgloiresdu  passé, 
le  respeclable  soutien  parmi  nous  du  paysage 
d'il  y  a  trente  ans.  Qu'importe  à  M.  ISerlin  si  les 
formes  ont  chaugé  ,  s'il  s'est  fait  des  améliora- 
lions,  si  l'on  eu  est  revenu  au  style  sévère  et  sim- 
|,lcdu  Poussin,  il  n'en  a  pas  moins  conliuué  à 
peindre  de  la  niOnie  manière,  à  étudier  la  nalure 
au  même  [loiut  de  vue  étroit  cl  systéinali(|ue. 
Cependuit  il  ik;  manque  pas  de  noblesse  ni 
(l'un  certain  choix  de  lignes.  C'est  ce  ({u'on  ne 
saurait  demander  à  M.  iJidanlt,  son  conlcmpo- 
rain.  M.  IJidault,  autre  (jloire  d'académie  ,  fail 
les  arbres,  des  terrains,  des  nuages  absolument 
fantasticpies,  puis  il  abuse  d'une  foule  de  pelils 
moyens  jiour  ne  produire  que  de  très  maigres 
tirets.  Que  ces  messieurs  éludient  la  manière 
forte  et  grandiose  de  M.  Aligny,  l'auteur  d'une 
•idmirable  Vue  de  lacompagne  de  Home;  qu'ils 
ipprennenl  aussi  de  M.  Edouard  licrlin  à  ehoi  - 
sir  dans  la  nalure  ses  beautés  les  plus  élevées  et 
les  plus  harmonieuses.  M.  Paul  Flaiidrin  leur 
■enseignera  encore  à  se  modeler  sur  les  souve- 
iiirs  du  Poussin. 

Nous  devons  exprimer  un  regret  en  faveur  de 
41.  Marilhat  :  Quelle  erreur  que  ses  Jardins 
l'Armidcl  —  ?d.  A.  Giroux  a  jeté  une  incroya- 
ide  masse  de  lumière  dans  son  tableau  àtsliurds 
delà  Seine  ;  comme  peinture,  c'est  très  remar- 
(uablcj  mais  ce  paysage  manque  d'élévation.  — • 
1-e  nom  de  M.  Corot  vient  nous  rappeler  l'un  de 
«os  pajsagistes  les  plus  sérieux  ,  les  plus  i)en- 
icnrs  :  Un  site  d'Italie  cl  le  Soir,  par  cet  artiste, 
lonl  deux  pages  puissantes  et  faites  pouriiarler 
tu  cœur  aussi  bien  qu'aux  yeux.  —  Les  iU(i7-uis 
uonliiis,  de  iM.  Labouère,  le  Lac  de  ISemi,  jiar 
M.  Holslein,sont  d'une  vérité  qui  a  frajqié  tons 
les  voyageurs,  parce  qu'il  y  a  là  plus  ((ue  les  dé- 
lails  de  localité,  c'est  à  dire  le  sentiment  du  pays. 
—  V:\\  début  brillant,  c'esl  celui  de  M.  Calanic  , 
de  Genève.  La  France  a  donné  aux  cruvres  de  ce 
jeune  peintre  une  noble  hospitalité.  —  M.  Thuil- 
lier  continue  h  travailler   avec   celle  habileté 
qu'on  lui  connaît.  ÎVous  lui  conseillons  de  l'al- 
laeber  davantage  h  la  perspective.  — Que  M.  Gu- 
diii  ne  croie  [las  nécessaire  d'imilei  l'écume  des 
(lots  par  un  pouce  de  blanc  et  il  sera  un  peu 
mieux  dans  la  voie  de  la  bonne  peinture  de  ma- 
rine. L'épaisseur  de  la  couleurnc  failnullciucnl 
sa  solidité.  —  Vue  Vue  de  la  plaine  de  llen/rti 
en  yorwège,  par  M.  Aehenbach  est  admirable. 
Que  de  détails,  et  cependant  quel  effet  d'ensem- 
ble !  — Un  Site  d'Aurergtie,  par  M.  Moret-Sar- 
tronvillc  nous  parait  digne  d'éloges  ;  car  on  y 
trouve  l'aspect  d'une  belle  nalure  joint  aux  Ira- 
dilions  des  anciennes  écoles.  —  IS'oiddions  |ia» 
les  éludes  d'arbres,  par  M.  Thénol.  ([ui ,  bien 
connu  pour  ses  travaux  d'enseignement,  s'est  dé- 
cidé à  passer  à  la  pratique  el  à  expo.ser.  iNous 
terminerons  celte  rapide  revue  en  recomman- 
dant parmi  de  fort  habiles  peintres  de  fleurs  . 
M.  lKirilu>loine\v,  peintre  de  la  reine  d'Angle- 
terre ,  et  qui  a   muntré  un  goill  parfait,  une 
graiule  finesse  de  touche  dans  son  tableau  de 
Ua/ilias. 


.sciLi'TLr.i;. 


{  La  Statuaire,  cette  noble  partie  de  l'Art,  qui 
j  sait  '.'  la  plus  bille  peut-être,  et  (jui,  à  défaul  de 
couleur,  demande  tant  de  pureté  ,  de  dignilé 
I  simi)le  dans  la  fiu-me,  se  trouve  chaque  année 
reléguée  tristement  dans  les  caves  humides  du 
Louvre.  On  grelotte  pour  toutes  ces  nudilés.on 
voudrait  pouvoir  jeter  son  manteau  sur  ces 
épaules  de  Myraphcs  frémissantes  au  contact 
d'un  air  froid;  on  a  de  la  peine  ,'i  comprendre 
comment  ces  charmâmes  ligures  ont  i|uitlé  le 
ciel  chrétien  ou  les  mytholoî;i(]ues  verdures  de 
Tempe,  jiour  se  ranger  en  ligne  dans  ce  réduit 
obscur  et  sépulcral.  Kien  ne  convient  ilonc 
moins  à  la  Sculi)lure  (jue  la  place  donl  on  dai- 
gne la  gratifier.  Oh  !  par  une  chaude  journée 
d  été  je  concevrais  ce  noble  peuple  de  slaliics 
langé  le  long  d'une  allée  touffue  :  quelques 
éclaircies  livreraient  i)assage  aux  rayons  ainor- 
tis  du  soleil  ;  les  marbres  se  doreraient  d'une 
teinte  radieuse  et  sembleraient  respirer  la  brise 
et  les  parfums  des  lleui-s  ;  les  murmures  de  l'air 
paraihaient  aussi  s'cxhaler  de  leurs  bouches 
pour  compléter  ce  concert  d'harmonie  et  de 
beauté. 

Ceci  est  un  rêve,  un  révede  la  Grèce  aniique.ia 
patrie  des  statues,  l'heureuse  contrée  favorisée 
par  un  ciel  qui  découpe  et  colore  tous  les  objets. 
Revenons  à  la  réalité,  c'est  à  dire  aux  caveaux 
du  Louvre  où  tant  d'ouvrages  remarquables  ap- 
pellent nos  réflexions.  —  La  foule,  dans  scn  ins- 
tinct d'actualité,  s'est  |)ortée  de  préférence  (crs 
les  ouvrages  de  M.  David,  parce  qu'elle  y  voit  la 
traduction  dune  pensée  politique.  Il  ne  nous 
appartient  pas  de  rechercher  en  ce  moment  si 
l'art  ne  répugne  pas  à  servir  de  .symbole  à  cer- 
taines idées  d'opposition  ;  mais  voici  un  exem- 
|de  du  danirer  de  faire  i\c  la  politi(iue,  avec  un 
ciseau  :  ayant  à  repiésenter  le  jeune  Barra,  .pi  i 
fut  tué  dans  les  premières  guerres  de  la  Ven.iée 
l'artiste  s'est  cru  obligé  d'établir  une  différence 
entre  ce  tambour  républicain  et  tout  aulrelam- 
bonr  royaliste  ;  il  lui  a  donc  |dacé  sur  le  e<eur 
une  cocarde  tricolore,  une  vraie  cocarde  <]ue  le 
mourant  presse  doses  mains  défaillantes.  Cet 
eud)lème  colorié  se  détache  singulièrement  sur 
le  fond  blanc  mat  du  corps  de  l'enfant.  Au  resle, 
l'exécution  a  triompliéde  diflicullés  trè.s  sérieu- 
ses. Le  busle  de  ".î.  Arago  et  celui  de  l'abbé  Gré- 
goire manciuent  de  grandeur  réille  à  force  d'ê- 
tre grands.  Celui  de  mademoiselle  Mars  n'a  pas 
assez  de  vériié  ;  composé,  en  effet,  sur  de  vagues 
données  et  d'après  des  souvenirs  plus  ou  moins 
fidèles,  il  nous  reproduit  sans  l'animation,  sans 
le  charme  de  la  i)hysionomie.  l'actrice  d'il  v  a 
trente  ans.  On  reconnaît  aisément  que  M.  DaviJ 
sest  attachée  ne  point  copier  les  traits  qu'il  avait 
sous  les  yeux. 

Le  comte  de  nanu'émont  revit  dans  sa  statue  en 
marbre,  par  M.  Pr::.iicr.  La  pose  est  ualurclle, 
le  gestcsimpicct  noble;  et  puis  les  plisdu  bur- 
nmis  ont  de  la  légèreté  :  ce  vclenicnt,  semblable 
îi  uu  vaste  linceul  qui  devait  renvclopppr  tout 
entier,  caractérise  bien  la  circonstance  dans  la- 
ijnelle  a  péri  ce  brave  général.  Une  antre  statue 
iléjà  remarquée  à  Versailles,  honore  également 
le  lalent  de  "d.  Iradicr  :  c'est  celle  du  comte  .ic 
lieaujolais  à  qui  la  piété  fraternelle  a  élevé  un 
nionii.î.enl.  Ce  jeune  prince  dont  Its  beaux  traits 
respireul  la  mort,  est  étendu  sur  le  sol  cl  s"a|>-: 


—  382 


piiir  sur  lin  liras;  soncosliimo  du  temps  de  la 
r,:.l)iiMiiiiie  a  de  lajïifice  et  s'ai.[ivoiiric  pavfaile- 
mnitàlaposede  la  statue. 

Il  faut  (liidier  le  liusle  de  Marif-Ainélie,  par 
I\l.  llosio,  pouiJMijcr  de  la  supéiioiité  .l'un  ta- 
lent arcouipli.  Ixscoiilours  en  sont  d'un  dessin 
admiral.le.  —  Les  frcies  Dantan  ont  toiijoiiis 
cette  atii-éable  facilité  qui  les  a  mis  à  la  mode, 
mais  si  Ton  allait  an  fond  de  leurs  compositions 
,111  pounail  demander  à  M.  Dantan  aine  pour- 
quoi son  liiiie  lUiphai'l,  destiné  à  la  IMade- 
kine,  otfreramal;;ani(;  de  plusieurs  é|  oques,  île 
l'antique  el  de  la  lenaissmce,  et  est  vêtue  moi- 
tié h  laiïiecque,  moitié  à  la  Morentine.  Lebusic 
de  mademoiselle  Raehel  a  un  caractère  plus 
vrai;  le  type  africain  de  cette  li;;ure  expressive 
est  bien  renilii.  M.  Dantan  jeune  aun  lieau  buste 
de  mademoiselle  fanny  EUsler,  celle  réveuseen- 
fant  de  l'Allemagne  qui  pouvait  être  poète  et 
s'est  faite  danseuse  on  ne  sait  pourquoi. 

La  Saillie  -  Amélie  de  M.  Bra  ,  parait  d'a- 
bord d'un  ensemble  satisfaisant,  mais  on  s'aper- 
çoit bientôt  de  l'absence  du  sentiment  religieux. 
(Juelque  chose  de  trop  massif  sans  donner  à  In 
liGure  plus  de  majesté  lui  Ole  de  son  élévation. 
La  sainte  lient  préientieusement  son  livrecomuie 
une  femme  du  monde  tiendrait  un  album  ;  l'a- 
justement de  la  jambe  avancée  est  beaucoup 
troi)  dans  le  sensd'iine  bacchante.  Le  maréch<d 
Mortier,  du  même  sculpteur,  est  immense  ;  voilà 
tout  ce  (lu'on  en  peut  dire. 

iNous  voici  devant  les  statues  plus  ou  moins 
historiques  dont  le  musée  de  Versailles  a  été  le 
prétexte.  Il  y  a  lien  de  reurelter  l'insluniliance 
de  pareils  ouvrages  qui  pour  la  plupart  mentent 
ù  leur  litre.  Le  Charles  Muriel  de  M.  Joseph 
Debay  ressemble  volontiers  à  un  comparse  de 
l'Opéra;  le  Charles  VIll  a  un  torse  très  large 
et  très  robuste,  monté  par  un  contraste  bizarre 
sur  des  jambes  très  grêles,  si  un  pareil  défaut  a 
réellement  existé  chez  ce  roi,  M.Jean  Debay  eût 
dû  le  rendre  moins  sensible.  —  Notre  estime 
pour  le  talent  de  M.  Duseigneurà  qui  nous  de- 
vons un  AY-jU/c/ie/  presque  entièrement  beau, 
ne  doit  pas  nous  empêcher  de  déclarer  que  son 
Duguberl  est  une  imitation  trop  évidente  de  la 
statuaire  des  xiV  el  xv' siècles.  —  Le  Cuïit  de 
M.  Elex.  nous  est  revenu  bien  amélioré,  mais 
portant  encore  cette  empreinte  de  grandeursau- 
vage  et  terrible  qui  a  rendu  ce  morceau  célèbre. 
Le  premier  assassin  a  longtemps  erré  avec  sa  fa- 
mille, sous  le  poids  de  la  malédiction  céleste; 
épuisés,  ces  malheureux,  sont  tombés  surlc  sol 
qui  leur  refuse  un  abri.  Le  remords,  le  sombre 
désespoir,  ont  creusé  de  plis  profonds  le  fiontde 
Cain.  Le  groupe  des  enfans  et  de  leur  mère  est 
accentué  avec  une  éloipiente  énergie  de  douleur. 
Il  y  a  un  contraste  frapiiant  entre  l'expression 
terrible  des  traits  du  fratricide  qui  n'espère  plus 
rien  de  Dieu,  ni  pardon  ni  trêve,  el  les  souffran- 
ces résignées  de  ces  charmantes  petites  créatu- 
res qui  ne  semblent  être  venues  dans  la  vie  que 
pour  connaître  la  mort.  Comme  pensée,  ce  grou- 
pe ne  laisse  rien  à  désirer;  comme  exécution  il 
se  rapproche  trop  de  la  jieinlure  dont  le  sys- 
tème dilfere  tant  de  celui  de  la  statuaire  :  ainsi 
la  couleur  ferait  distinguer  tous  ces  bras,  toutes 
cesjambes(|ui  s'enchevêli'cnl  et  forment  dans 
l'œuvre  de  .M.  ttex  une  véritable  confusion.  — 
rSous  allons  retrouver  l'iicrilaue  Uc  ce  Uc  sculi)-. 


turc  fantasli(iiie,  désordonnée  qui  avait  naguère 
encore  tant  de  succès  ;  Le  Signal  du  sabbat, 
grou[)e  en  plaire,  est  vraiment  une  composition 
fausse  et  mal  régl'îe.  M.  Fayolle  nous  ex|di(pie- 
ra-t-il  ce  sorcier  à  cheval  sur  une  espèce  d'Hip- 
pogriffe el  tournant  le  dos  à  sa  monture  P  est-ce 
que  l'on  va  au  sabbat  à  la  manière  des  écrevis- 
scs  ? — M.  Carie  Eîschœcl  n'a  pu  envoyer  que 
des  bustes  fort  beaux  du  reste,  parmi  lesquels 
nous  signalerons  celui  de  feuGomis,composileur 
espagnol.  —  Le  prince  des  diplomates,  M.  de 
Talleyrand  a  eu  en  M.  Dcsprez  un  interprète  fi- 
dèle de  celle  idiysionomie  si  constamment  sjii- 
riluelle  el  dont  la  mort  seule  pouvait  altérer 
l'expression.  —  M.  Suc  à  un  St-Paul  auquel 
manque  trop  le  sentiment  de  force  qui  animait 
le  courageux  aiiôlre. — 11  y  a  beaucoup  de  mérile 
dans  VUiikas,  de  iM.  Shcy.  Ce  mohican  surnom- 
mé le  Cerf-Agile,  ce  (ju'on  reconnaît  aisément  à 
ses  jambes  fines  et  nerveuses,  poursuivi  par  ses 
ennemis,  s'est  réfugié  auprès  du  poteau  sacré 
qui  le  rend  inviolable  et  il  attend  le  moment  fa- 
vorable pour  jirendre  la  fiiile;  cette  sécurité  pa- 
tiente est  bien  em[)reinte  sur  son  visage  indien. 
.  —  Nous  ne  nous  rappelons  pas  avoir  vu  dans 
l'école  française  une  Vierge  à  renfanl  en  une 
aussi  bonne  voie  que  celle  de  M.  Auguste  Du- 
mont;  la  tête  de  la  Vierge  n'a  pas  cette  vulgarité 
qu'on  lui  prêle  trop  souvent,  c'est  à  la  fois  une 
femme  et  la  mère  d'un  Dieu.  L'ajustement  est 
aussi  plein  d'ampleur  et  de  noblesse. 

Le  Charles  V  de  M.  Valois  ne  nous  rappelle 
pas,  avec  son  mouvement  de  violence  exagéré, 
ce  roi  prudent  qui  du  fond  de  son  palais  taillait 
plus  de  Ijcsogne  aux  Anglais  que  ses  prédéces- 
seuissurle  champde  bataille. — M.Louis  Rochcl, 
jeune  élève  de  David,  est  entré  avec  éclat  dans 
la  lice  sous  les  auspices  du  Dante.  —  L'ancienne 
école  mylhologiiiue  se  montre  de  nouveau  dans 
\c  Céphale  et  Procris  de  M.  Ramus.  Céphale 
qui  vient  de  lilcssersa  maîtresse  semble  s'aper- 
cevoir à  peine  qu'elle  souffre;  il  la  regarde  et 
ne  la  soutient  pas  ;  pourquoi  ?  parce  qu'il  fallait 
qu'il  eût  une  belle  pose,  fi"il-ce  aux  dépens  de  la 
vérité. 

Le  buste  de  Chai  les  Percier,  pour  l'Institut, 
est  un  ouvrage  d'un  haut  style  et  (jui  honore  le 
talent  deiM.  l'etilot.  —  En  cherchant  dans  les 
Orientales  son  sujet  de  Sara  la  baigneuse,  M. 
Araédé  Ménard  s'est  moins  préoccupé  de  la  na- 
ture juive  et  poétique  qu'il  devait  retracer  (jue 
des  types  coquettement  gracieux  dont  Rouchcra 
enrichi  tant  de  plafonds  dorés.  Nous  rangerons 
tlonc  celte  Sara  au  nombre  des  bergères  de  tru- 
meau, et  si  elle  nous  permet  de  lui  ôler  le  nom 
ipi'elle  porte  et  de  l'appeler  tout  simplement 
Lise  ou  Phyllis,  nous  lui  dirons  avec  toute  la  ga- 
lanterie possilile  qu'elle  est  adorable.  —  Le 
Joueard'Onchets  \>dir^l.lHû)ois,  est  une  imi- 
tation de  VEnfant  a  la  tortue  :  les  choses  de 
mérite  ont  par  malheur  une  singulière  vertu 
généralrice.  —  Le  Christ  en  croix  de  M.  Rlol- 
chnect,  ade  bonnes  [larties;  c'est  un  reflet  du 
style  de  Jean  «ioiijon.  —  Que  fait  donc  le  Jehan 
Froissard  de  M.  Auvray  ?  Est-ce  un  historien  ou 
un  astrologue  i*  On  pencherait  pour  celle  der- 
nière opinion  en  voyant  ce  personnage  consul- 
ter le  ciel  d'un  regard  si  atlenlif.  —  M.  Rion  est 
un  de  ces  jeunes  artistes  ([ui  vivent  retirés  dans 
leur  pensée,  coulians  dans  leur  eeuvie,  malûré 


les  persécutions  du  jury,  11  a  persévéré  coura- 
geusement et  nous  offre  des  morceaux  moins  ca- 
pitaux que  son  bénitier  de  St-Eustache,  mais 
d'un  caractère  aussi  élevé.  —  11  y  a  chez  M.  A. 
de  Chatillou  abus  du  symbolisme  ;  son  Hcnitier 
est  mal  conçu  ;  queile  est  l'action  de  son  ange  1' 
descend-il  sur  la  terre  ou  va-t-il  remouler  au 
ciel  ?  onne  sait. — Lorsi|u'on  a  comme  M.  Joseph 
Geefs  parachevé  une  machine  aussi  immense 
(jue  son  St-Michel  terrassant  le  Démon ,  il  est 
pénible  de  s'entendre  dire  qu'on  s'est  complè- 
tement trompé.  Telle  est  iioiirtant  la  vérité.  — 
La  Jt//(.'rf«  de  M.  Maindroii  ressemble  fort  peu 
à  une  druidesse,  à  ces  fortes  cl  terribles  prophé- 
tesses  d'un  dieu  inexorable.  La  jeune  femme  est 
coiffé  par  sa  couronne  trop  avancée  sur  le  front 
comme  une  paysanne  par  son  grand  chapeau  de 
jiaille;  elle  vient  peut-être  de  couper  les  blés, 
mais  jamais  la  faucille  n'a  touché  le  gui  mysté- 
rieux des  forêts  sacrées.  —  11  était  permis  à  M. 
Jules  Laurent  de  rechercher  avant  tout  la  grâce, 
car  il  nous  a  montré  nne  Jeune  fillejonait't  avec 
un  chevreau,  &\\\e\  aimable  déjà  traité  vingt  fois 
et  toujours  avec  succès.  —  Il  y  a  delà  vérité  his- 
torique, une  étude  sérieuse  dans  le  Loius  XI  de 
M.Jaley;  mais  si  l'on  veut  trouver  quelque  chose 
qui  constitue  un  excellent  ouvrage,  il  faut  s'ar- 
rêter devant  le  Vendangeur  de  M. Duret, statue 
pleinede  vie, d'expression  fine  el  spirituelle.  Cet 
improvisateurnapolitainporledansses  yeux, sur 
ses  lèvres  entr'ouvertes  ,  la  gaîté  poétique  d'un 
peuple  qui  ne  connaît  pas  la  brutale  ivresse  des 
hommes  du  Nord,  mais  chez  qui  la  pensée  se  re- 
vêt tout  naturellement  de  la  magie  d'un  idiome 
musical.  Sans  doute  on  pourra  faire  observer 
que  M.  Duret  n'a  exposé  qu'une  suite  du  dan- 
seur napolitain ,  mais  lorsqu'on  s'imite  soi- 
même  et  qu'on  peut  réussir  deux  fois,  pourquoi 
ne  suivrait-on  pas  une  idée  qu'on  aime?  Les 
vierges  de  Raphaël  ne  sont  guère  que  la  répéti- 
tion de  la  même  forme  avec  (juel((ues  légers 
eliangcmcnsdejioscs  et  d'accessoires  et  iiourtant 
on  n'a  jamais  songé  à  accuser  de  stérilité  ce  roi 
des  peintres. 

Nous  veulions  finir  par  cette  délicieuse  statue 
de  M.  Jouffroy  :  Vue  jeune  fille  confiant  son. 
jtremier  secret  à  Vénus.  C'est  là  un  morceau 
d'une  pureté  de  stylebien  rare  et  d'un  sentiment 
délicieux.  Cette  enfant  de  l'antique  Hellade  a 
dans  ses  contours  délicats  une  charmante  virgi- 
nité; son  innocente  préoccupation  est  indiquée 
avec  infiniment  de  grùce.  On  pourrait  croire 
que  ce  marbre  était  encore  enfoui  hier  au  fond 
du  sol  de  la  Grèce  ou  de  l'Italie,  et  (jue  la  belle 
jeune  fil  le  compte  deux  mille  ans. 

Alfred  Des  Essarts. 


illflantjcô,  faits  furintï. 


NOYER  SON  MEILLEUR  AMI.  —  Une  scènc  fort 
touchante  et  qui  mérite  d'être  rapportée  comme 
observation  de  mœurs,  s'est  passée  hier  au  soir 
sur  le  Pont-Neuf.  M.  M...,  médecin  du  faubourg 
Saint-tiermain,  retournait  chez  lui  lorsqu'il 
aperçut  un  vieillard,  dont  l'extérieur  annonçait 
un  simple  ouvrier,  et  qui,  accoudé  tout  pensif 
sur  le  parapet,  regardait  la  rivière  d'un  air  som- 
bre, rd.  M...  pensa  que  cet  homme  méditait  quel- 
que projet  sinistre.  Tour  Je  délouraer  de  ses 


fl 


—  383 


cranssEss^K 


•ristes  rt'flexiotis  et  connailrc  la  cause  de  sa 
douleur,  il  lui  .ulrcssn  la  i);ii-olr.  «Ilélas,  mon- 
sieur, dit  le  vioillni'd  ,  vous  éles  liien  lion  de 
vous  inléresscr  à  moi,  mais  ce  (\n\  m'affliite  ne 
iiK'rile  pas  (le  fixer  voire  aUcntion. —  Qu'avez 
vonsenliii''  eontinue  le  mi'deein.  —  Monsieur, 
je  viens  de  jeter  b  rea\i  mon  meilleur  ami!  — 
Que  dites-vous,  r(5iili(]uaIM.  IW...,  qui  par  un 
sentiment  involontaire  se  reeula  avee  effroi.  Oh  ! 
rassurez-vous,  monsieur,  poursuivit  tran(|uille- 
menl  le  lion  homme  :  e>st  seuleiiirnt  un  jiauvrc 
caniche  que  je  viens  de  jeter  ;>  la  rivière;  il  ('■lait 
devenu  liien  vieux,  il  est  vrai,  et  c'est  pour  avoir 
la  paix  dans  mon  n.énage  (juej'ai  commis  cette 
mauvaise  action.  J'en  ai  tant  de  chaijrin  que 
j'aurais  Uni,  je  crois,  par  le  .•suivre  dans  la  Seine 
si  vous  n'étiez  pas  venu.  »  Comme  le  vieillard 
achevait  ces  mots,  un  chien  tout  trempa'  d'eau, 
et  traînant  après  lui  une  corde,  vint  sauter  après 
lui  et  manifestait  la  joie  de  revoir  .son  maître. 
«C'est  mon  caniche,  sï'cria  le  pauvre  homme  ; 
par  quel  pro(li|;e  est-il  sauvé?  —  Parce  que 
vous  avez  eu  la  main  mal  assurée  pour  attacher 
la  i)ierre  (pii  devait  le  retenir  au  fond  de  l'eau  , 
répondit  M.  M..  .  Puisque  le  voiih  sauvé  conti- 
luia-t-il;  si.  vous  voulez  je  le  garderai,  moi,  et 
je  vous  promets  d'en  avoir  soin.  »  Le  maître  du 
chien  n'agréa  |ias  cette  proposition  »  Ma  femme 
dira  tout  ce  (pi'elle  voudra,  dit- il  ;  maintenant, 
il  ne  me  quittera  plus;  et  si  on  me  fait  trop  la 
{iucrre,  eh!  liien,  nous  nous  en  irons  tous  les 
deux,  et  nous  serons  tranquilles.  " 

—  La  Gazelle  de  Coire  (Suisse)  rapporte  un 
trait  de  férocité  révoltant  dont  ce  canton  vient 
d'être  le  théâtre  :  Il  y  a  (|ueh|ues  semainesque 
les  autorités  locales  d'un  villa(;e  voulant  ren- 
voyer dans  sa  commune  une  pauvre  femme  avec 
ses  trois  petits  eufans,  firent  prix  avec  un  voi- 
turier  pour  le  transport.  Il  fallait  traverser  le 
mont  Julier.  Arrivé  au  haut  de  cette  sommité  , 
alers  couverte  de  neif;es,  le  conducteur  voulut 
obtenir  de  la  femm.e  qu'il  conduisait  un  supplé- 
ment du  prix  convenu.  Celle-ci  ne  possédant 
alisolument  rien,  lui  exjiosa  sa  misère,  qui  était 
telle  qu'elle  n'avait  pas  le  moindre  alinumt  à  of- 
frir à  ses  pauvres  eufans.  Mais  le  misérable,  dé- 
çu dans  SCS  espérances  de  gain  et  sourd  aux 
cris  de  ces  malheureux,  les  fît  descendre  de  son 
char,  i(u'il  retourna,  et  les  laissa  au  milieu  de  la 
neige  et  par  un  froid  glacial  exposés  à  une  mort 
certaine.  Ce  fut  eu  vain  que  la  mère  infortunée 
essaya  de  faire  marcher  ses  eufans.  Le  plus  jeune 
ne  tarda  jias  à  succomber.  Elle  eut  la  force  de 
Icnsevclir  dans  la  neige,  cl  après  l'avoir  laissé 
dans  ce  lit  glacial  elle  essaya  de  gagner  quelque 
lieu  habité. 

Mais  ses  forces  la  trahirent  bientôt,  la  nuit 
vint  et  le  lendemain  matin  elle  fut  trouvée 
morte,  ît  (leu  de  distance  d'une  habitation  qu'elle 
n'avait  pu  joindre,  ayant  à  ses  «Mes  ses  deux  au- 
tres cnlans  inanimés  et  ijui  par.iissaient  avoir 
cruellement  souffert  avanLdc  mourir. 

Le  meurtrier  a  été  arrêté  dès  qu'on  a  eu  con- 
naissance de  ce  triste  événement,  et  sou  procès 
s'iuslruilcu  ce  moment. 


Kftjuc  iramatitjuf. 

GYMNASE  DRAMATIQUE. 

Le  Dépositaire,  comédie-vaiidevdle    en  deux 
actes,  par  M.  Paul  Diiport. 

L'analyse  de  cctie  ]iièce  est  des  jiliis  simples  et 
des  plus  faciles  (pi'on  puisse  imaginer.  Un  hon- 
nête négociant  reçoit  d'un  de  ses  amis  un  deiiôl 
de  deux  cent  mille  francs;  cet  ami  meurt  siu' 
le  champ  de  bataille,  et  pendant  longues  années 
Ihonnéle  M.  Fcrté  n'entcndparler  ni  d'héritier, 
ni  de  réclamation  de  dé]i6t.  Sa  sévère  probité 
s'en  inquiète  continuellement,  et  il  a  pris  les 
plus  grandes  précautions  pour  conserver  le  pré- 
cieux |iortel'euillc.  Sa  fille  Claire,  son  idole,  est 
sur  le  l'oint  d'épouser  celui  cju'elle  aime,  lois- 
qu'arrive  un  M.  CaUssade,  héritier  en  ligne  di- 
recte ou  indirecte  de  Ihomme  aux  deux  cent 
mille  francs.  Le  brave  M.  Ferté  court  avec  cm- 
l>ressement  à  son  armoire  secrète,  et  la  trouvant 
vide,  il  tombe  à  la  renverse.  Au  désespoir,  et  ne 
jiouvant  comprendre  comment  le  dépôt  a  dis- 
paiu,  le  malheureux  négociant  n'a  plus  qu'un 
parti  à  prendre,  c'est  de  se  dépouiller  île  tout  ce 
qu'il  possède,  et  de  renoncer,  ce  qui  lui  crève  le 
cœur,  h  marier  sa  fille.  La  pauvre  enfant  se  ré- 
sout ;i  ce  cruel  sacrifice,  et  pour  gagner  du  temps 
elle  s'imagine  de  faire  la  coquette  avec  M.  Caus- 
sade,  ce  ([ui  amène  une  provocation  en  duel  de 
la  part  de  M.  Armand;  mais  iM.  Caussade  n'en- 
tend se  battre  ([u'après  avoir  reçu  son  argent. 
Armand  et  Claire  perdent  tonte  es[iérance.  La 
porte  s'ouvre  et  Ferté  parait,  Ferté  endormi  et 
somnambule.  11  parle, sa  fille  écoute,  et  dans  son 
accès  desomnamliulisme  il  raconte  qu'il  a  caché 
les  deux  cent  mille  francs  dans  son  jardin.  Claire 
s'élance,  et  laisse  son  père,  réveillé,  aux  prises 
avec  Caussade  qui  ne  donne  plus  iinecin([  mi- 
nutes pour  satisfaire  à  sa  réclamation.  Le  mal- 
heureux Ferté  saisit  des  pistolets  et  va  se  brûler 
la  cervelle,  quand  sa  fille  accourt  avec  le  porte- 
feuille qu'elle  vient  de  retrouver  d'après  les  in- 
dications données  par  son  père  pendant  son  som- 
meil. Pas  n'est  besoin  de  dire  (jue  tout  le  monde 
est  content,  que  Caussade  emporte  son  trésor,  et 
que  Claire  et  Armand  se  marient. 

Bouffé,  somnambule,  a  été  ce  qu'il  est  dans 
tous  ses  rôles  et  dans  toutes  les  situations, pathé- 
tique et  vrai  ;  ses  inquiétudes,  ses  terreurs,  sa 
tendresse  iiour  sa  tille,  ses  larmes  même,  ne 
sont  pas  feintes;  ce  n'est  point  un  comédien 
qu'on  a  sous  les  yeux.  Paul,  Miima,  et  surtout 
mademoiselle  Sauvagel'ont  secondé  h  ir.crveille. 
Ce  vaudeville  attendrissant  a  eu  le  plus  grand 
succès.  L'auteur,  M.  Paul  Duport,  et  les  acteurs, 
ont  recueilli  une  large  part  d'applauilisse- 
raens. 

THEATRE  DES  FOLIES-DRAMATIQUES. 

La  liciyère  d'Ivri/,  pièce  en  cinq  actes,  par 
MM.  (iabriel  et  Michel  Delaporte. 

L'assassinat  de  la  bergère  d'Ivry  est  un  fait 
troi)  récent  et  par  conséi|uent  troji  connu  pour 
que  je  me  permette  d'cutrer  dans  ses  nombreux 
détails. 

JIM.  Gabriel  et  Michel  Delaporte  ont  déroulé 
en  cinq  actes  les  circonstaiives  allt'nuaiitex 
et  uggraraiiles  de  ce  procès  criminel.  Puis, 
jiour  égayer  le  triste  speclacle  de  la  jalousie  d'un 
amant,  ils  ont  succcssivcmenlconduilleursspcc- 
tateursde  l'Opéraiîi  la  fètc  du  village,  h  la  joute, 
.'i  la  distribution  des  prix,  au  feu  d'ariilicc,  etc.. 
Pourquoi'.'...  c'est  ce  que  je  me  garderai  bien 
de  vous  raconter  voulant  vous  lai.sser  le  plaisir 
de  la  surprise.  Qu'il  vous  sullise  donc  de  savoir 
(jne  la  mise  eu  scène  de  cet  ouvrage  est  très  soi- 
gnée, <iu'il  y  a  de  fort  belles  décorations  dues  au 
pinceau  de  MM.  Devoir  et  Pourchcl,  et  que  la 
pièce  est  jouée  avec  enseiulilc  par  les  coiileilitiis 
ordinaires  de  la  troupe,  a/ic/iifiict  aiir  car- 
pe qui  fiil  plusieurs  saufs,  ^os  éloges  h  ces  da- 
mes du  corps  de  ballet  sans  en  cxcei>ter  la  jeune 
enfant  charge  du  rôle  do  l'Amour. 

Cu.  DtSi'. 


RfDUt;  lit  cinq  iourg. 

25  AVRIL.  — Runjcet-Sing  vient  de  témoigner 
au  gouverneur  général  de  l'Inde  son  douteux 
attachement  d'une  façon  singulière.  Un  sait  que 
le  puissant  souverain  de  Lahore  a  attaché  à  sa 
personne  une  garde  telle  que  n'en  a  aucun  sou- 
verain du  monde.  Elle  se  compose  d'un  corps 
d'amazones  qui,  armées  d'arcs  et  de  flèches,  mon- 
tent la  garde  aux  portes  du  palais  et  suivent  sa 
majesté  partout  où  elle  va.  Celte  belle  garde 
ayant  été  le  sujet  des  éloges  et  des  eomplimeris 
de  tous  les  visilans  européens  qui  se  sont  rendus 
à  Lahore,  Runjeet-Sing  n'a  [las  cru  pouvoir 
mieux  faire  que  d'offrir  en  présent  à  lord  Auck- 
land (pielques-unes  de  ces  belles  amazones.  11  a 
en  conséiiuence,  d'après  les  dernières  nouvelles 
reçues  de  l'Inde,  fait  présenter  au  gouverneur 
général  vingt  Circassiennes  de  la  plus  grande 
beauté.  Nous  apprenonsqueloni  Auckland  a  été 
émerveillé  de  la  magnificence  et  surtout  de  la 
nature  délicate  de  ce  cadeau.  Une  requête  était 
jointe,  toutefois,  àcesuperbe  présent, c'était  que 
S.  E.  enverrait  à  son  puissant  allié  un  médecin 
aussi  habile  dans  l'art  de  guérir  que  bs  belles 
Circassiennes  le  sont  dans  celui  de  donner  la 
mort. 

—  Le  prince  des  bohémiens,  Smith,  igé  de 
soixante-seize  ans,  a  été  enterré  à  Essendiue, 
dans  le  lUilll.md.  Ont  bohémiens  assistaient  à 
cette  cérémonie,  llsavaient  annoncé  aux  paysans 
assemblés  i(ue  le  rils  du  prince  devait  arriver  de 
loin  pour  être  présenta  rinhumation.  llsavaient 
promis  éi;aleinent  de  riches  présents  il  tous  les 
marchands  qui  avaient  livré  le,>.  objets  de  deuil. 
Le  fi/s  du  prince  n'est  pas  venu  sur  la  tombe  de 
son  père,  et  le  lendemain  matin,  avant  le  jour, 
tous  les  bohémiens  avaient  disparu. 

—  Dernièrement,  l'affreux  speclacle  de  la 
flagellation  infligée  à  un  soldat,  â  Wolwich,  a 
provoqué  des  actes  de  folie  et  de  démence  de  la 
part  d'un  jeune  conscrit.  Témoin  du  supplice 
appliqué  à  son  camarade,  ce  jeune  homme  s'est 
élancé  des  rangs,  criant  avee  force  :  <i  Voulez-vous 
donc  le  tuer  !»0n  s'est  emparé,  après  une  lutte 
acharnée,  de  sa  personne,  et  il  a  été  enlrainéà 
l'hôpital,  où  le  médecin  a  prescrit  de  lui  raser  la 
tête  et  de  prendre  toutes  les  précaulions  usitées 
en  cas  d  aliénation  mentale.  «Il  serait  temps, 
disent  les  feuilles  anglaises,  de  faire  cesser  des 
tortures  qui  ilcshonorent  l'humanité  et  peuvent 
être  suivies  de  douloureuses  conséquences,  d 

—  Le  vol  commis  au  |)réjudice  de  M.  Mança- 
narez  à  Bordeaux,  continue  d'occuper  les  jour- 
naux de  celle  ville.  Il  parait  que  sur  le  refus  de 
sou  oncle  de  consentir  à  son  mariage  avec  un 
ieune  commis,  la  nièce  de  .M.  Mançanareza  pris 
la  fuite  avec  sou  amant,  cmiiorlaut  uon  pas  l'OO 
mille  fr.  comme  on  l'avait  dit,  mais  un  porte- 
feuille assez  bien  garni,  puisqu  outre  li'iiuiior- 
tantes  valeurs  ii  la  négociation  desquelles  il  a  été 
mis  opposition,  il  contenait  pour  ('lO.OOO  fr.  Je 
billets  de  banque.  La  police  mise  il  la  poursuite 
des  deux  amans  n'avait  pas  encore  pu  retrouver 
leur  trace  il  y  a  trois  jours. 

—  !M.  Rothschild  a,  dit-on,  fait  preuve  d'une 
magnifique  bienveillance  ii  légaril  de  made- 
moiselle Kachcl  :  il  a  envoyé  prcuilre  3!)  stalles 
lionr  la  représentation  <|ui  sera  donnée  mardi  ii 
i'Odéon  au  béiiétice  de  la  jeune  tr.igédicniie,  et 
30  billets  de  .MtO  fr.  auraient  été  versés  pour  le 
prix  des  30  slaUcs. 

20.  —  M.  le  ministre  de  l'intérieurl  vient  de 
donner  l'ordre  de  remanier  dans  le  formai  in-t^* 
et  de  tirer  .ni  nombre  de  dix  milb'  exemplaires 
le  texte  liticral  et  complet  des  séances  de  la 
chambre  des  députés  du  '2i  et  du  2:t  de  ce  inoi.s  , 
teltpi'il  a  i>arii  dans  le  Moiiitear  dn  ii  cl  du 
i  t.  (.a  plus  grande  aciivilé  possible  sera  aiqior- 
lée  il  celle  publication. 

—  Le  nomlTC  toujours  croissant  des  produ(>r 


—  384  — 


lions  sricniiliqiies  et  littéraires  est  vraiment  , 
extraordinaire,  ^olls  reinaniuons  dans  la  iler- 
niire  livraison  de  la  Hnu.ior.uAl'iilK  iisiVEU- 
si-i  I  r  iine  l'cnd^nl  le  premier  Irinirslre  1^30, 
ont  élé'l.nhliés  en  Lnrope  et  en  Aniéruine  plus 
,1e  1  100  ouvrages ,  dont  400  français,  :iOO  ita- 
liens l7->ani;lais,  1 IS  alleman>ls,  iS  esi.a|;nols, 
et  150  dans  dilKrent.s  autres  langues  modernes 
cl  anciennes,  i)arini  lesqnels  on  en  compte 40 
en  lanijnc  latine. 

—  Le  (7.  au  retour  de  Clerniont  (lU^raull)  , 
une  voilure,  conduite  par  le  sieur  Victor  Donar- 
chc  et  dans  '.a.inellc  élaient  six  personnes,  a  ele 
■inOiée  sur  le  territoire  d.'  ['Miliian  (arrondi.sse- 
nienldel.o.love),  par  deux  individus  masiiues 
el  armés  ,  Vnn  d'un  fusil  doiilde  et  de  deux  pis- 
tolets l'antre  an<si  d'un  liisil  double  et  d  nue 
carai.iiie.  lue  somnu'  de  onze  cents  francs  a  clé 
volée  au  sicnr  Antoine  Jalvy,  marchand  de  fa- 
rine de  l'ézenas.  Les  auteurs  de  ce  crime  sont 
jusipi "^  présent  inconnus. 

—  On  écrit  d'Aix  :  «  Les  matinées  du  8  et  du 
9  avril  ont  été  funestes  aux  arbres  fruitiers  ;  le 
froid  était  .si  fort ,  que  les  ruisseau.x  de  noi  rues 
se  sont  liclés.  » 

_  M  Le  baron  liamelin.  conlre-amiial,  di- 
rcelcur'iiénéral  du  dépôt  des  caries  et  plans  de 
la  marine,  est  mort  hier,  en  son  domicile  ,  rue 
derijniversité,55,  à  làtse  de  soixanle-dix  ans. 

—  La  troisième  liste  des  souscriptions  réali- 
sées en  faveur  desviclimes  «lu  tremblement  <e 
terre  de  la  ÎMarliniiine,  présente  un  total  de 
Q  '3  *)  9  A  f  r    â  5  c . 

"  Le  total  yénéral  au  15  avril  inclus,  était  de 
117,599  fr.  55  cent. 

—Les  feuilles  anglaises  annoncent  que  lacom- 
mission  du  monument  de  VValter  Scott  se  voit 
foirée  de  faire  un  nouvel  appel  de  fonds, les  re- 
cettes ne  suffisant  pas  pour  couvrir  la  dépense. 

—  Cinquante-neuf  faillites  ont  encore  été  en- 
re!^islréesau;irefFedu  tribunal  consulane  de  la 
Semé  dans  la  première  quinzaine  d'avril.  Ces 
faillites  présentent  une  masse  passive  depiusde 
quatre  millions  de  francs. 

_  11  y  a  eu  hier  assemblée  d'artistes  pour  ré- 
dieer  le  programme  t\v.  la  cérémonie  des  funé- 
raiius  <ie  i\o;irrit.  On  parait  disposé  à  y  dé- 
ployer une  grande  pompe  musicale. 

«7. Les  trav.iux  du  palais  de  France  à  Cons- 

tanlinoplcsonl  poussés  avec  la  plusyrajide  ac- 
livilé.  On  a  commencé  à  creuser  les  fondations, 
et  le  1"  mai,  jour  île  la  fête  du  roi  des  Irançais, 
son  excellence  l'amiral  Koussiu  (loaera  la  pre- 
micre  pii'rre.  On  esi>ère  que  deux  années  suffi- 
ront pour  la  construction  du  palais. 

—  On  écrit  de  Vienne,  le  10  avril,  que  l'empe- 
reur a  élevé  à  la  dignité  de  comte  de  l'empire 
M.  le  baron  de  Sina,  bjfcqnier  de  celte  ville,  qui 
a  si  bien  mérité  de  l'industrie  nationale  par  les 
l'rands  élablissemens  manufacturiers  qu'il  a 
formés,  el  par  les  trois  lignes  de  chemin  de  fer 
qu'il  fait  construire  eu  ce  moment  pour  son 
compte. 

—  La  Gazelle  dAiigshuurg  donue  les  détails 
suivans  sur  l'attatiue  dirigée  contre  don  Miguel 
par  des  bandit»  italiens  : 

«  Deiniis  hier  (ie  12  avril),  toute  la  ville  s'eii- 
tretieiil  de  don  iMiguel  qui,  se  trouvant  à  la 
chasse  dans  le  voisinage  de  iNeltuno,  a  été  assailli 
et  pillé  iKir  six  individus  déguisés.  Sa  suite,  le 
cocher  de  sa  voiture  et  un  dome;,ti  |ue  fuient 
saisis  dellroi  à  l'ap|)roche  des  brigands;  mais  le 
prince  se  défendit  courageusement  .jusqu'au 
moment  où,  écrasé  iiar  le  nombre,  il  tomba, 
ajirès  avoir  rei;u  une  blessure  an  cou.  Les  bri- 
gands auront  été  étonnés  de  ne  trouver  dans  la 
bourse  d'un  roi  i\uc  (pieh|ucs  éciis  el  une 
Rioulre en  argent  dans  son  gousset,  et  sur  son 
donicbtiquc  (le  l'or  et  des  montres  en  or.  Lesbri- 
jjands  se  sont  enii>aiés  de  l'excellent  lusil  de 


chasse  de  don  Miguel.  La  police  est  sur  les  traces 
de  ces  criminels.  » 

—  Les  nouvelles  de  Coritz  annoncent  que  M. 
le  duc  de  bordeaux  partira  le  mois  prochain 
Iiour  la  Croatie  et  la  Styrie.  L'objet  de  son  voya- 
ge est  de  visiter  les  colonies  militaires  qui  se 
'trouvent  dans  CCS  deux  jiays. 

On  annonce  aussi  l'arrivée  à  (Joritz  de  M.  le 
comte  iJiiparc  de  Locmaria,  l'un  des  rédacteurs 
de  la  Quulidiciiiic. 

Madame  la  duchesse  de  Uerry  est  toujours  h 
^ajdcs,  où  se  iroiiveni  maintenant  un  ;;rand 
nombre  de  royalistes  français.  Elle  ne  partira 
pour  la  Sicile  que  le  4  du  mois  prochain. 

—  La  rue  du  Monceau  St-Gervais  s'a|ipellera 
désormais  ruel'rancois  (liiron,  ancien  prévôt  des 
marchands,  sous  lienri  IV,  en  1G05.  Ce  fut  par 
ses  soins  el  pendant  son  administralion  ([ue  se 
termina,  cette  même  année,  la  construction  de 
l'Ilètel-de-Ville  dont  la  première  pierre  avait 
été  posé  52  ans  auparavant. 


28.  — FiiTE  DU  uoi.  --  Programme.— y^;  \" 
mai,  à  midi,  le  corps  municiiial  de  la  ville  de 
Paris,  ayant  à  sa  tète  le  préfet  du  département 
de  la  Seine  ci  le  iuéfct  de  police,  se  rendra  en 
cortège  au  palais  des  Tuileries,  où  il  aura  l'hoU'  j 
ncur  d'élre  admis  à  présenter  ses  hommages  au  v 

l'oi-  ,         . 

DiSTniiirTi(i>s  .4'JX  iNiiioniNS.  —  Le  même 
jour,  il  sera  fait  dans  les  douze  arrondissemens 
municipaux  de  la  ville  de  l'aris,  par  les  soins  de 
MM.  les  maires  et  MM.  les  membres  des  bureaux 
de  charilé,  une  distribution  de  secours  en  na- 
ture aux  ménages  pauvres  ;  cette  distribnlion 
s'opérera  sur  des  bons  qui  auront  été  d'avance 
délivrés  par  MM.  les  maires. 

r>KjOL:issA:Nci;s  puiiLiyuKs.  —  Depuis  deux 
heures  jnsiiu'à  la  nuit,  il  y  aura  des  jeux  et  di- 
vcrtissemens  publics  sur  les  divers  points  ei- 
après  désignés,  savoir  : 

Champs-Elysées,  carré  Marigny.  —  Un  grand 
Ihéùtre  sur  leipiel  seront  représentées  des  i)an- 
tomimes  militaires  à  grand  spectacle;  deux  or- 
chestres de  danse  ;  un  grand  ni.'it  de  cocagne  , 
farnidecimi  [irix,  sera  établi  au  Ïioud-Point. 

Esidana<ie  (le.-.  Invalides.  —  Lu  grand  tliéùlre 
depanlomiincs  militaires  ;  deux  onhfslres  de 
danse;  un  grand  mât  de  cocaGne  garni  de  emq 
prix. 

Jardin  des  Tuileries.  —  A  sept  heures  un 
iinart,  concert  devant  le   pavillon  de  l'Horloge. 

Barrière  du  Trône.  —  Un  thétilre  de  panto- 
mimes, quatre  orchestres  de  danse,  un  grami 
niàtde  cocagni'  garni  deciiiq  prix. 

Feux  d'arliliee.  —Vers  huit  heures  et  demie 
du  soir,  il  sera  lire  simultanément  deux  feux 
d'artifice  :  le  premier  sur  la  berge  du  port  d'Or- 
say, leseconii  à  la  barrière  du  Trône. 

Illuminations.—  Les  Champs-Elysées,  la  place 
delà  barrière  du  Trône  et  le  jardin  des  Tuile- 
ries seront  illuminés  dans  la  soirée,  ainsi  que 
tous  les  éiiilices  publics  de  la  ville  de  Paris. 

—  On  poursuit ,  comme  on  sait,  avec  la  plus 
grande  activité,  l'achèvement  du  palais  du  (|iiai 
d'Orsay,  pour  y  loger  la  cciir  des  comptes  et  le 
eonscil-d'état. 

Lesouvriersviennent  de  démolir  deux  grands 
escaliers  d'honneur  qui  étaient  tellement  ornés, 
tellement  riches  qu'on  en  évaluait  la  construc- 
tion à  plus  de  100,000  fr.  Voilà  ce  qu'il  en  ré- 
sulte quand  on  fait  bùlir  des  édifices  sans  desti- 
nation précise. 

Aujourd  liiii  ,  les  ouvriers  construisent  les 
grands  plafonds  à  caissons  des  principaux  appai;- 
a-mens  au  rez-di^chaussée,  éclairés  sur  le  quai. 

—  La  compagnie  du  chemin  de  fer  de  Saint- 
Germain  vient  d'introduire  une  amélioration 
importante  dans  son  service.  A  dater  du  I'"  mai 
les  wagons  non  garnis  seront  supprimés  ei  le 
prix  des  wagons  garnis  sera  réduit  de  1  fr.  20  c. 
à  un  franc.  De  nouvelles  ddigences  ayantcliaciinc 
deux  coupés  ont  été   construites  ;  les  quatre 


places  de  chaque  coujié  ne    seront  louées  qu 
jiar  coupons,  qui  ne  pourront  être  divisés. 

— M.  Alphonse  Noèl,  notaire,  place  du  Louvre, 
n"22,  cité  par  les  syndics  de  sa  compagnie,  de- 
vant la  chambre  de  discipline,  h  raison  d'enga 
gemens  par  lui  contractés,  a  quitté  son  domi- 
cile. 

Les  syndics  ont  immédiatement  pris,  dans 
l'intérêt  des  tiers,  des  mesures  conservatoires  ; 
les  scellés  ont  été  apposés  aujourd'hui. 

29.  —  Le  nouveau  cabinet,  serait,  suivant  les 
derniers  renseignemens.composéainsi  qu'il  suit: 

iM.  Dupin,  président  du  conseil  et  garde  des 
sceaux; 

M.  Thiers,  ministre  des  affaires  étrangères; 

M.  Dufaure,  ministre  de  l'intérieur; 

M.  Passy,  ministre  des  finances  ; 
il  M.  Maison,  ministre  de  la  guerre  ; 

M.  Pelet  (de  la  Lozèrej ,  ministre  de  l'instruc- 
tion publique; 

M.  Duperré,  ministre  de  la  marine  ; 

M.  Sauzet ,  ministre  du  commerce  et  des  tra- 
vaux publics; 

M.  Vivien  ,  sous-secrétaire  d'état  au  minis- 
tère de  l'intérieur. 

—  D'après  plusieurs  articles  de  journaux  de 
médecine  et  d'après  un  article  médical  inséré 
dans  le  Messager,  et  dû  à  M .  Fuster,  l'un  de  noj 
praticiens  les'iilus  distingués,  la  grippe  et  les 
alîeclions  catarrhalcs,  soit  des  yeux  ,  soit  de  1 1 
gorge ,  soit  des  voies  aériennes,  paraissent  être 
les  affections  dominantes  de  la  saison.  On  con- 
seille de  ne  point  sehfiter  de  quitter  les  habita 
d'hiver  et  de  se  mettre  le  plus  possible  à  l'abri 
des  vicissitudes  de  l'atmosphère. 

—  Décidément,  l'ignoble  voirie  de  Montfau- 
con  ne  sera  pas  transférée  ailleurs  de  longtemps 
encore  ;  ce  ijui  le  prouve,  c'est  que  des  travaux 
qu'on  évalue  à  83,000  fr.  seront  mis  en  adjudi- 
cation à  l'Hôtel-de-Ville ,  pour  améliorer  les 
bassins  de  cet  horrible  loyer  d'infection. 

—  Le  prix  du  pain,  à  Paris  ,  restera  fixé  à  15 
siMis  les  4  livres  pour  la  première  quinzaine  d- 
mai. 

—  On  mande  de  Naples ,  11  avril,  qu'à  de 
belles  et  chaudes  journées  de  printemps  avait 
succédé  un  froid  sévère,  et  que  depuis  deux 
jours  le  Vésuve  était  en  grande  partie  couvert  de 
neige. 

—  Un  événement  singuli'ir  a  eu  li.  uhier  dans 
Oxford-street;  le  soleil  a  fait  fondre  le  bitume 
employé  au  jiavage  avec  nue  telle  rapidité  qu'il 
coulait  en  ruisseau  le  long  de  la  rue. 

—  Jeudi  17,  deux  aigles  pêcheurs  ont  été 
aperçus  sur  Pétang  de  Vadencourt  (Aisne).  Le 
l'un  a  été  tué  et  l'autre  pris  au  piège.  Ce  der- 
nier, apporté  vivant  à  Saint-Quentin  ,  chez  M, 
Félix  Dufour,  (jui  le  destinait  au  Jardin-des- 
Planles  de  Paris,  avait  été  fortement  attaché  : 
mais,  après  quelques  heures  de  captivité  ,  le 
prisonnier  parvint  à  s'échapper,  emportant  avec 
lui  une  partie  de  sa  chaîne  brisée. 

—  Le  ballon  Great- Nassau,  qui  a  fait  mardi 
dernier  à  trois  heures  de  l'après-midi  une  ascen- 
sion à  Cliellanham,  est  descendu  à  sept  heures 
un  quart  surla  crique  île  Haiziey,  près  de  liart- 
ley-Row.  M.  Green  et  ses  comiiagnons  de  voyage 
sont  revenus  aux  jardins  du  \Vauxhall  avec  leur 
ballon,  par  le  chemin  de  fer  de  Londres  à  Sou- 
Ihaïuiiton ,  en  une  heure  et  demie.  La  dislance  à 
franchir  étailde  ISS  milles  et  demi. On  voyage  en 
ballon  à  raison  de  22  milles  à  l'heure,  et  par  le 
chemin  de  fer  à  raison  de  52  milles  et  demi. 

—  Deux  animaux  fort  rares  ont  été  débarqués 
ces  jours-ci  à  Londres;  ce  sont  deux  daims 
mule  et  femelle  d'une  entière  blancheur.  Letir 
conformation  est  très  belle.  Ils  ont  été  p.ris  dans 
iCj  Indes.   Le  jardin  zoologique  deSurrcyuoit 

enrichir  de  ce  coupie  vraiment  c^rieiix.   


Le  Rédacteur  en  chef,  BEKTUET. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locqihn  et  comp. 
INotre-Dame-dcs-Victoires,  16. 


i-ue 


5  MAI  1839.  c^.^^*^^^     .|v       ^  ''^  "n^^T        _  _ 

tlTTÉRiTDRE,  SCIENCES,  «BÂDX-iRTJ,  INDOSTRIS,  <?^^^-^^  ^^a^^^^iSV^    X^S^ti,   ,,,,  iHl  JnHESÀtrX,  R«TrrS,  OCTRtOES   IS^DITS  ,    i'CBlICA 

COKN4ISSANC13  OTILEK.ESQOISSESDE    MOEURS,  "^^.-SjP^^Èaiit  ^"~'^   Jl  ^^ÈSSrMl--.^W^^^^^^miiI^jBC^=^  TIOîCS   KOUVELLIB  ,    BIOGRAPHIES,    TRIBn.MOX 

ons'abosne  t  PARIS,  10  BDREinDD  JOURNAL,  rue     ""  ^^^^^  ^^■l\--   ÎMl^^^^^>^ïS^^!vilil/M!(<£?^iîli^^^â  PRIX  D  ABOfliyEMENT 

duHELDER,tibis,etcheztouslesLibraires   ""^^^ai  '"%  JjL"''  '^^^^^\i^  !sm'"^/i'ÊÊ^^^        POUR  PARIS  ET  LES  DEPARTEMENS 

Pour  toute   l'Allemagne  ,  chez  M.  Alexandre ,  '--^^^^^S^^^^i^ j^^K.  ^^^^^^-^WM^^      pokr  ti-.oismois 13 

Uirecteurdessalonslittéraires.àStrasbourg.  '^^Br4M'^l--~^*^^^^î'*%^    \^^^>i^^^m^^S^^  fodr  l'éirasger  e>scs  par  an  .    ...      8 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Rovaumes,  à  l'Uni.  "^^^^^^^  2^        "'      fe^^^^^^^^^^^P^  On  ne  tire  a  Tue  que  sur  le»  personnes  qui  s'a - 

trmui ti(eraryCa6ine<,  64, Su  James'istreeU  "^^^^'■^Sâj^i»^''—^.,,^.;,^^^^^^^^^^  bonnent  pour  unan  ou  6  mois,  «enfonlla 

Lesabonnemensnedatent  quedesSetaOde  Au  reu  d'ttprit  quelle  l«nhcmme  at,aih,  „  „       .     "i         ~". <,^..  t.» 

chaque  mois.  /-  /-      v     i  >  Une  gravure  de  modes  est  jointe  »u  n"  du  5  et 

,        .    ^       ,      Lcpritd'autTui  par  complément, ervail.  une  lithographieaun<>du20de  thaquemoU. 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  par  

U  poste,  ou  en  un  mandat  a  toucher  à  Paris.  «  compilait,  compilait,  compilait .  PH^  des  annonces,  75  c.  U  ligne, 

LE  VOLEUR, 

^a}îitî  ÎTfs  Journaur  françaiô  et  rtniniurô. 


SOMMAIRE. 


A  NOS  ABONNÉS— Statistique  financière  de 
l'empire  russe.  —  Nouvelles  sur  les  cours 
de  France,  an  vu  :  la  dot  d'une  cuanoi- 
NESSE  sous  LE  DIRECTOIRE,  par  le  baron  de 
Cresi'Y-le-Prince.—  Souvenirs  intimes  du 
lemps  de  l'empire  ;  le  Divorce,  par  Emile 
Marco  de  Saint-Hilaire.  —  Juce  et  rour- 

REAU.  — La  PRÉVENTION,  par  M  ARIE-EvCARE. 

—  Exposition  des  produits  de  l'industrie  de 
1839.  —  Courses  du  Champs-de-Mars. — 
Revue  de  cinq  jours. 


A  ITOS  ABOITITSS. 


Depuis  tantôt  douze  ans  que  nous  existons  en 
dépit  de  toutes  les  concurrences,  de  toutes  les 
associations,el  de  toutes  les  rumeurs,  nos  lecteurs 
qui  nous  sont  restés  tidèles  ont  pu  se  convaincre 
par  cux-mCmes  de  notre  persistance  obstinée  et 
convaincue,  à  remplir  le  cadre  que  nous  nous 
étions  tracé.  Nous  voulions  en  effet  par  un  soin 
minutieux,  et  par  une  recherche  qui  n'était  pas 
sans  travail,  présenter  chaque  année  un  résumé 
complet  des  travaux  intellectuels  de  la  France, 
.^olre  plan  était  de  réunir  dans  une  suite  d'é- 
chantillons bien  choisis,  le  spécimen  de  l'esprit 
de  chaque  année,  alin  que  dans  cette  ardente 
improvisation  de  chaque  jour,  parmi  cf  s  jour- 
naux qui  dévorent  les  hommes  et  les  choses 
quand  ils  ne  dévorent  jias  les  rois  et  les  peuples, 
»ly  eût  au  moins  quelque  chose  qui  survécût  à 
ce  naufrage  com|.lel  de  tant  d'idées  généreuses, 
de  tant  de  pages  bien  écrites  et  bien  pensérs. 
D'abord  notre  tentative  a  été  bien  reçue  et  di- 
fincment  accueillie  ;  les  écrivains  d'il  y  a  douze 
flus,  ne  craienaient  pas  plus  qu'aujourd'hui  ce 


légitime  honneur  d'une  production  morcelée 
qui  ne  leur  ôtait  rien  de  leur  fortune  tout  en 
leur  donnant  un  peu  plusde  gloire  etde  renom- 
mée. Ils  savaient  très  bien  dans  leur  justice  qu'il 
ne  fallait  pas  en  vouloir  le  moins  du  monde  à 
l'antiquaire  qui  ramassait  des  débris,  au  fai- 
seurs de  collections  qui  travaillait  dans  les 
ruines,  au  poète  qui  trouvait  des  perles  dans  le 
fumier  d'Ennius,  aujournal  (lui  rencontrait  de 
iiellespages  dans  des  feuilles  mortes  depuisvingt 
jours.  Où  était  le  mal  en  elîet  que  ces  feuillets, 
lejouet  des  vents,  fussent  retirés  de  l'abime,  où 
était  le  mal  que  ces  pages  oubliées  déjà,  fussent 
remises  en  lumière,  et  comptez  donc  combien 
nous  en  avons  sauvé  qui,  sans  nous, tout  excellen- 
tes qu'elles  sont,  n'auraient  jamais  eu  l'honneur 
d'une  seconde  édition!  Aussi  quand  nous  eûmes 
commencé  celte  tàclie,  vimes-nous  accourir 
tous  ces  jeunes  écrivains  avides  ,de  renommée 
plus  que  d'argent,  et  de  gloire,  plus  que  de  tout 
le  reste.  A  peine  avaient-ils  produit  une  page 
qu'ils  s'écriaient  les  mains  jointes  ;  Volez-nous 
donc  cette  page  qui  va  mourir  et  que  le  temps 
emporte  «n  ne  sait  où. 

Depuis  ce  temps,  notre  succès  a  rencontré 
quelques  jalousies  mal  cachées;  on  s'est  écrié 
que  nous  n'avions  pas  le  droit  de  ramasser  dans 
l'oubli  de  chaque  jour  ces  fragmens  épais;  alors 
sans  disputer,  et  bien  certains  que  jamais  les 
matériaux  ne  manqueraient  à  notre  œuvre, 
nous  nous  sommes  retournés  vers  nos  oblii;és 
d'autrefois,  et  nous  leur  avons  demandé  ;  Vou- 
lez-vous ou  non  mourir  tout  entiers?  voulez- 
vous  renoncer  à  cette  publicilé  (|Uo  nous  >ous 
donnons?  (Jue  ceux  qui  ne  veulent  plus  être  ainsi 
exhumés  des  catacombes  de  chaque  jour  nous  le  I 
disent  en  toute  sincérité ,  cl  sans  rccicl  nous  re- 


nonçons à  ramasser  ces  plumes  légères  tombées 
de  leur  esprit.  Ainsi  avons-nous  parlé  en  toute 
loyauté  ;  mais  voyez  la  bizarrerie  humaine ,  de 
tonte  cette  émeute  contre  nous  qu'est-il  arrivé? 
Parmi  ces  écrivains  ([u'on  disait  blessés  si  fort, 
il  y  en  eut  quelques-uns,  et  des  plus  populaires, 
qui  nous  eut  répondu  à  l'instant  :  Restez  les 
maîtres  de  nos  œuvres,  prenez  ce  que  bon  vous 
semblera,  et  grantl  bien  vous  fasse  !  A  ceux-là 
nous  avons  dit  grand  merci!  les  autres,  non 
moins  généreux,  mais  moins  désintéressés,  nous 
ont  répondu  :  Prenez  ce  (|ue  vous  voudrez,  mais 
seulement  acceptez  le  petit  tarif  que  voici,  et 
grand  bien  nous  fasse  !  Alors  nous  autres,  nous 
avons  accepté  le  petit  tarif,  et  voilà  comment 
nous  n'avons  rien  perdu;  au  contraire,  notre 
œuvre  s'est  consolidée  :  ce  qui  n'était  jadis 
qu'une  tolérance  est  devenu  un  droit. 

Maintenant  que  nous  avons  traversé  encore 
celte  crise  et  que  non^sommes  prémunis  plus 
que  jamais  contre  toute  espèce  d'envahisse- 
ment, nous  ne  sommes  pas  tâchés  démontrer 
quelque  peu  que  si  l'envie  nous  en  prenait  nous 
pourrions  h  notre  tour  laisser  le  fonds  commun 
et  vivre  largement  sur  notre  propre  fonds.  Ce 
titre  h'  Voleur,  qu'on  nous  a  tant  reproché  ,  et 
qui  n'était  cependant  qu'une  preuve  de  notre 
bonne  foi  et  de  notre  modestie,  ne  nous  a  pas 
empêchés  souvent  de  donner  a  nos  lecteurs  des 
pages  originales  que  nos  confrères  nous  em- 
pruntaient à  leur  tour,  mais  sans  dire  à  quelles 
sources  ils  les  avaient  prises;  nous  avions  beau 
nous  appeler  le  I Wei/r, nous  n'étions  pas  ftchés 
cepciiilaiit  d'èlre  qiiel<|uel"ois  volés  à  notre  tour. 
El  d'ailleurs,  quand  par  grand  hasard  l'esprit 
venait  à  manquer  à  ce  qu'on  appelle  nos  vic- 
times ,  quaud  nulle  part ,  ni  à  Paris ,  ni  en  i>ro- 


386  — 


Tince,  ni  .^  l'étranger,  nous  ne  rencontrions 
assez  de  talent  et  de  style  iioiir  remjjlir  ces  pages 
d'élite  dont  se  compose  notre  collection;  eh! 
Lien,  dansées  jours  de  disette,  nous  faisions 
notre  esprit  ttons-mémes;  cela  valait  mieux  (pie 
<le  prendre  des  pa;;es  qui  ne  méritaient  jias  lailt 
d'iionneiir,et  dccts  tristes  lacunes  dans  l'esprit 
français  où  nous  n'avions  riert  ?i  glaner,  nous 
nous  consolions  en  itous  disant  -.  le  Voleur  cSt 
comme  le  roi  :  là  où  il  n'y  a  rieii)  leroijnird 
ses  droits. 

Cette  fois  donc,  par  un  nouvel  effort  cpii,  nous 
l'espérons,  nous  sera  compté,  n6ns  voulons  bien 
prouver  à  chacun  et  à  tous,(|\ie  si  nous  ne  nous 
élevons  pas  à  toute  la  hauteiir  du  journal  ori- 
ginal, ce  ne  sont  i>as  ks  élémens  qui  nous  man- 
quent, car  i)arrai  les  jeunes  plumes  si  vives  et 
si  intelligentes  que  le  public  aime  le  plus,  nous 
Tenons  d'en  appeler  une  à  notre  aide  (jui  a  fait 
ses  preuves,  et  qui  récemment  encore  a  produit, 
en  ce  jouant,  un  des  plus  beaux,  livres  de  ce 
temps.  A  dater  de  ce  jour,  M.  Jules  Sandeau,  qui 
à  toutes  les  qualités  poéliciues  du  romancier  , 
réunit  toutes  les  qualités  pratiques  du  critique, 
a  bien  voulu  se  charger  de  la  direction  littéraire 
de  ce  journal.  Dans  le  point  de  vue  où  nous 
nous  sommes  placés,  et  dégagés  que  nous  som- 
mes, Dieu  merci,  de  toutes  les  haines,  de  tou- 
tes les  jalousies,  de  toutes  les  passions  furibon- 
des ,  de  toutes  les  animosités  personnelles,  qui 
font  de  la  littérature  de  ce  teraps-ci  un  vérita- 
ble coupe  gorge  ;  nous  ne  pouvions  choi.>irun 
homme  plus  intelligent  de  toutes  choses,  plus 
disposé  à  l'indulgence. 

L'auteur  de  Mme  de  Sommerville  de  Mn- 
riaiia  et  de  tant  de  belles  pages  remplies  des 
])lus  nobles  sentimens,  l'éloquent  défenseur  des 
saintes  lois  de  la  famille,  est  un  de  ces  fares  es- 
prits qui  ait  évité  avec  un  rare  bonheur  tous  les 
écueils  du  monde  littéraire.  Son  seccet  a  été 
bien  simple,  il  n'a  appartenu  à  aucune  coterie, 
iln'a  juré  par  auc\m  maître,  il  n'a  adopté  au- 
cune méthode  exclusive,  il  aurait  eu  honte  de 
briser  les  vieux  autels  pour  y  installer  les  dieux 
nouveaux,  comme  aussi  il  n'aurait  consenti  à 
aucun  prix  à  écraser  les  nouveaux  venus  sous 
les  poids  des  gloires  consacrées.  Ainsi  celte 
haute  probité  littéraire  nous  est  désormais  un 
sur  garant  que  celte  fois  encore  la  balance  sera 
tenue  égale  entre  toutes  les  opinions  diverses 
qui  se  partagent  le  champ  <lcs  idées.  L'arrivée  de 
M.  Jules  Sandeau  dans  un  journal  comme  le 
nôtre  sera  pour  nos  lecteurs  aussi  bien  que  pour 
nous  un  gage  assuré  de  tact,  de  goût,  de  jus- 
tice et  d'avenir.  J. 


STAÎISÎI9UE  FÎMNCIÉEË 


niî 


TEMPiRE  RUSSE. 


La  Russie,  pendant  ses  guerres  avec  les  Perses, 
les  Turcs  et  les  Polonais,  ne  [louvait  pas  faire 
face  <à  ses  déiienses  au  moyen  de  ses  revenus. 
Elle  dut  avoir  recours  à  des  emprunts  et  à  lé- 
mission  de  papier-monnaie.  Cette  mesure  avait 
déjà  été  adoptée  |)ar  Catherine  II  et  les  empe- 
reurs Paul  et  Alexandre,  dansdes  momens  diffi- 
ciles. Le  rouble  de  papier-monnaie  (léchit,  à 
2.Î  0/0,  c'est-  à-dire  un  qtiart  de  sa  valeur  nomi- 
nale. 

,  Les  recettes  de  1S31  et  1S33  sont  rapportées 
lie  la  manière  suivante  : 

\°  Rei-cniis  de  l'clal  :  A.  La  capitation  (Hof- 
geld)  23,I2.5,<!00  ihalers;  B.  La  contribution  sur 
les  capitaux,  .5,310,000  thalers;  C.  les  droits 
d'entrée,  26,13G,000  thalers. 

•i'  Revenus  de  la  couronne  :  A.  Contribu- 
tions foncières  des  biens  de  la  couronne  , 
0,937,500  thalers  ;  IJ.  le  monopole  de  Peau-de- 
vie,  35,733,333  ilialers  ;  C.  différons  autres  re- 
venus ,  2,559,(75  thalers;  D.  les  postes, 
1, 341,607  thalers;  E.  les  bois  et  les  pèches  de 
la  couronne,  1,002,083  thalers  ;  F.  les  fabriques, 
idem, 1,079, 107  thalers;  (i.  les  mines,  4, ô2.'), 000 
thalers;  11.  d'autres  recettes,  1,0*9,170  thalers, 

ô"  Recettes  dans  le  royaume  de  Pologne, 
dont  les  finances  sont  a  part  :  13,003, 170  thalers. 
—  Total,  102,202,508  thalers. 

L'empereur  jouit,  en  outre,  pour  sa  caisse 
privée,  de  dilFérens  revenus  (jui  peuvent  être 
portés  de  1,000,0000  à  1,000,00  thalers.  11  existe 
au  |)rolit  des  princes  apanages,  unecaisse  parti- 
culière qui  tire  ses  fonds  des  domaines  de  la 
liste  civile,  llss'élèvent  à  unesomme  de  1,387,500 
thalers  environ. 

Les  dépenses  sont  ainsi  partagées  :  1°  La  mai- 
son de  l'empereur,  5,000,000  th.  2"  le  ministère 
de  l'extérieur,  2,000,000;  3°  le  ministère  de 
l'intérieur,  33,000,000  ;  4"le  ministère  des  cultes 
et  de  l'instruction  (jublique,  5,000,000;  5  "l'ar- 
mée de  terre,  40,0u0,000  ;  C°  la  marine, 
13,000,001);  7°  l'administration  des  liuances  et 
intérêts  de  la  dette  publique,  20,000,000; 
8"  autres  dépenses,  3,000,000  ;  9-  l'administra- 
tion de  la  Pologne  ,  12,090,508.  —  Total  , 
122,090,718  thalers. 

Les  recettes  et  les  dépenses  sont  peu  considé- 
rables comparativement  à  la  population.  Cela 
s'explique  par  les  médiocres  appointeraens  que 
touchent  les  fonctionnaires,  par  l'abondance  des 
vivres  qui  se  vendent  à  très  bas  prix,  et  jiar  les 
services  des  paysans,  (|ui  ne  figurent  pas  dans 
lebudget.  Ainsi,  1 70,000  voituriers(7/e;rt/.se/i!7i-*) 
fournissent  les  chevaux  de  la  poste  au  lieu  de 
payer  des  conlributious  pour  les  terres  de  la 
couronne. 

D'après  les  rapports  officiels  du  ministre  des 
finances,  la  dette  de  l'état  s'élevait,  le  1'''  janvier 
1834,  à  400,472,055  thalers  de  Prusse. 

La  dette  publique  de  la  Prusse  s'élève  au  tiers 

de  cette  somme;  mais  celle  de  l'Autriche  la  sur- 

-  pase  de  plus  Ue  lOO  millions  ;  celle  de  Ja  France 


est  presque  trois  fois  aussi  forte,  et  celle  de 
l'Angleterre  plus  de  dix  fois. 

A"  Richesse  nation  aie.— VagVKuMnrGesllo'm 
d'atteindre  au  degré  de  perfection  des  autres 
pays  de  l'Europe.  La  cause  est  le  peu  de  propor- 
tion qui  existe  entre  la  jiopulation  et  l'immense 
étendue  des  états  russes.  Dans  la  Russie  europé- 
enne, on  comiite  009  habitans  sur  un  mille  carré; 
dans  la  îiussie  asiatique,  seulement  3S,  et  dans 
ses  possessions  en  AniériqUe,  pas  plus  de  2  ou  3. 

L'étendue  de  la  Russie  européenne  est  de 
1,752  millions  d'acres  de  Prusse,  ainsi  divisée: 
C7G  millions  acres  de  forêts  :  245  millions  acres 
de  prairies;  240,5  millions  acres  de  terres  cul- 
tivées; 171  millions  acres  de  terres  incultes. 
C'est  à  peine  si  la  septième  partie  des  terres  est 
cultivée;  la  moitié  ne  produit  rien.  11  reste  évi- 
dent qu'il  serait  difficile  à  un  ennemi  de  se  sou- 
tenir dans  un  pays  aussi  inculte  que  la  Russie. 

Le  produit  des  bléss'éleva  en  1 802  à  494,900,000 
boisseaux  de  Berlin;  de  1810  à  1820,  à 
1,050,000,000.  11  en  résulte  que  dans  l'espace  de 
vingt  ans  environ,  la  quantité  des  blés  a  doublé  ; 
mais,  en  proportion  de  laeeroissement  de  la 
population,  elle  n'a  augmenté  que  de  moitié  : 
en  1802,  on  comptait  dix  boisseaux  par  tête;  en 
1820,  (juinze. 

En  1802,  l'exportation  de  grains  montait  à  G 
millions  de  boisseaux;  de  1816  à  1820  (terme 
moyen),  S  millions  ;  en  1830,  14  millions;  en 
1833,  13  millions.  La  valeur  des  blés  exportés 
s'éleva,  en  1831,  à  20  millions  de  thalers;  en 
1832,  à  15  millions. 

Après  le  blé,  la  culture  du  chanvre  et  du  lin 
est  de  la  plus  haute  importance.  Leur  produit 
non  seulement  suffit  aux  besoins  de  l'intérieur, 
mais  encore  on  en  exporte  pour  24  millions  de 
thalers  par  an. 

On  cultive  la  vigne  dans  la  Crimée,  en  Bessa- 
rabie et  dans  les  provinces  du  Sud.  Le  produit 
en  est  estimé,  à  5,000,000  mesures  de  Berlin.  Le 
tabac  donne  105,000  (juintaux  par  an.  Quant 
aux  pommes  de  terre,  on  ne  s'en  occupe  que 
depuis  peu  d'années.  Les  cotes  de  la  mer  JNoire 
fournissent  du  mais  et  du  millet. 

B.  Dans  les  provinces  du  sud-est,  habitées 
par  les  tribus  nomades,  on  s'occupe  d'élever  et 
nourrir  des  bestiaux,  principale  fortune  du 
pays.  Les  habitans  du  Caucase,  qui  mangent  le 
cheval,  élèventcetanimal  comme  dans  l'Ukraine, 
en  Lilhuanie  et  en  Pologne.  Dans  l'Ukraine  et  en 
Podolie,  on  entretient  le  gros  bétail.  L'entretien 
des  brebis  s'étend  à  toutes  les  provinces,  et  on 
|)orte  le  nombre  des  moutons  à  soixante  millions. 
Parmi  les  tribus  de  la  Sibérie,  le  renne  remplace 
le  cheval  et  les  bêtes  à  corne.  On  trouve  le  cha- 
meau dans  le  sud,  des  chèvres  chez  les  nomades, 
des  unes  en  fauride  et  en  Pologne. 

On  exjiortedes  soies  de  cochon,  des  peaux, 
du  suif  pour  la  valeur  de  10  à  15  millions  de 
thalers  par  an. 

C.  L'abondance  des  bois  est  très  considérable, 
plus  d'un  tiers  du  pays  étant  couvert  de  forêts. 
La  couronne  seule  en  possède  environ  500  mil- 
lions d'arpens.  L'exportation  des  bois  de  cons- 
truction  est  estimée  de  2  à  3  millions  de  thalers 
de  valeur. 

D.  On  exporte  des  peaux  russes  pour  une 
somme  de  deux  millions  par  an. 

E.  Le  produit  de  Ja  pCchc  est  considérable; 


—  387  — 


mais  il  ne  scrl  presque  que  pour  la  ronsomma- 
lion  imérieuie.  Il  est  exporté  5,250,000  livrcsde 
caviar,  et  175,000  livres  d'huile  île  baleine.  Le 
montant  de  cette  exportation  s'élève  à  1,200,000 
llialers  par  an. 

Les  produits  des  mines  augmentent  d'une 
manière  prodigieusedepuis  (jnelqucs  années. 
11  a  été  produit  de  l'or  ;  en  1822,  74  punds;  en 
1825,  237  punds  ;  en  1829,  288  ;  en  1830,  355  ; 
en  1832,  304;  en  1833,  S'il.  Le  produit  annuel 
s'élève  à  350  punds,  ou  12,250  livres,  ce  ([ui 
équivaut  à  cinq  millions  de  tlialers.  Sur  celte 
quantité,  la  couronne  relire  3/7  et  des  particu- 
liers J/7. 

Le  Brésil  seul  possède  de  plus  grandes  richesses 
en  or.  Le  produit  du  platine  est  ordinairement 
de  100  punds,  ou  de  3,850  livres  par  an  ;  et  for- 
me une  valeur  de  400,000  tlialers. 

On  produit  de  l'argent  dans  la  quantité  de 
1,200,000  thalers. 

La  quantité  de  cuivre  est  de  2C0  à  270,000 
punds,  ou  85,000 (juint.  par  an,  ce  qui  rapporte 
une  somme  de  2  millions  et  demi  ;  les  mines 
apiiartiennent  presque  exclusivement  à  la 
couronne.  Onexporte  à  l'étranger  pour  1  million 
de  Ihalers.  Le  produit  des  fers  surpasse  lous  les 
autres;  il  s'élève  à  3  millions  de  quintaux  et 
présente  la  valeur  de  12  millions  de  tlialers. 
L'cx[)ortation  annuelle  est  évaluée  à  3  millions. 

On  trouve  aussi  des  diamans  dans  l'Ural  ; 
Alexandre  de  Humholdt,  lors  de  son  voyage  en 
1829,y  a  fait  celle  importante  découverte. 

G.  Le  produit  du  sel  est  de  30  millions  punds, 
ou  de  10  millions  et  demi  de  quintaux  jiar  an. 
Cette  (|uantité  suffirait  pour  laconsommation  de 
tout  l'empire,  si  les  frais  de  transport  n'étaient 
pas  si  considérables.  Les  salines  étant  situées 
dans  des  provinces  très  éloignées,  on  introduit 
pour  un  million  et  demi  de  sel.  Le  produit  lotal 
des  mines  et  des  sels  est  estimé  à  4  2,000,000 
llialers  par  an,  et  le  nombre  des  ouvriers;! 
375,000  individus. 


NOUVELLES  SUR  LES  COURS  DE  FRAKŒ. 

(AN  VII.) 

LA    DOT    D'UNE    CHANOIIMESSE 
SOUS  LE  DinECTOIRE. 

Quand,  prenant  pilié  de  nos  maux,  le  ciel  en- 
voya son  prédestiné,  nouveau  Messie  ,  revenu 
d'Orient,  il  nous  apparut,  s'appuyant  d'une 
main  sur  cette  longue  épéc  encore  tout  éinécliée 
par  le  cimeterre  de  l'inlidèle  ;  et  de  l'autre,  sur 
celte  croix  dont  la  vue  releva  les  autels  de  nos 
temples,  c'est  alors  il  dilaux  mauvais  rois  que  la 
république  s'était 'donnés  après  qu'elle  cul  fait 
périr  le  meilleur  des  l'rinces  : 

«  Qu'avez-vous  fnil  de  celte  Irance  (]ue  j'ai 
»  quil  lée  si  brillante  ?  ,1c  vous  ai  laissé  la  paix, 
»je  retrouve  la  guerre;  je  vous  ai  laissé  des 
»  victoires,  Je  retrouve  des  revers;  je  vous  ai 
«  laissé  les  trésors  de  l'Italie,  j'ai  rétabli  la  jus- 
»  lice,  et  je  retrouve  partout  la  misère  et  des 
>)  lois  spoliatrices  (i),  « 


(1)  Allocution  Uu  gOuCral  liuuapanv  au  Directoire,  , 


Croira-t-on  que  deux  millions  suffirent  pour 
renverser  le  gouvernement  directorial;'  Ce  furent 
les  Iraitans  ((u'il  avait  enriciiis  qui  les  prêtèrent. 
Excepté  Carnol,  dont  l'intégrité  et  la  fermeté 
étaient  passées  en  jiroverbe,  /«  ryi'Barr-av  domi- 
nait les  autres  roitelets;  ses  moindres  volontés 
avaient  force  de  lois;  il  avait  l'art  de  se  faire 
craindre  et  celui  de  se  faire  aimer  ;  une  résolu- 
tion de  fer,  une  grande  activité  d'esprit,  du 
courage,  lui  tenaient  lieudes  (|ualitésqu'iln'avail 
pas.  .Jamais  Prince  n'eut  plus  de  faste,  jamais 
Tyran  ne  fut  plus  absolu  ;  aides- de-camp  biil- 
lans  et  sans  nombre,  valets  poudrés  à  blanc, 
meutes,  chevaux,  hôtels,  argent,  châteaux, 
table  ouverte,  il  se  faisait  tout  donner;  le  peu- 
ple, scandalisé,  se  disait,  lonl  hébété  :  Comment, 
l'oilà  noire  ouvrage  PiMais  l'indignation  devint 
générale  quand  on  commit  la  profanation  sui- 
vante dans  la  chapelle  de  Marie  de  Médicis  : 
IJarras  y  fait  (lageller  le  journaliste  l'oncelin, 
pour  s'être  seulement  égayé  sur  ses  intrigues 
amoureuses.  Les  feuilles  publi()ues,  les  collo- 
ques des  rues,  les  conversations  des  salons,  re- 
tentissaient de  cet  acte  de  barbarie  ;  cela  n'em- 
liéclia  pas  que,  le  lendemain  de  cejourde  haute 
justice,  il  y  eut  un  thé  chez  l'anl;  c'est  ainsi  que 
ses  favorites  rappelaient. 

Une  d'elles,  cl  la  plus  séduisante  de  toutes, 
aimait  à  se  promener  à  la  nuit  tombante  dans  le 
jardin  du  i>uxembourg;  elle  était  accompagnée 
de  M.  de  liagneus;  ils  s'entretenaient  à  l'écart  sur 
les  fâcheux  effets  que  produisait  la  brutalité  du 
nouveau  sire,  quand  ils  entendent  non  loin  du 
banc  où  ilsétaicnlassisla  conversation  suivante  ; 

—  .le  ne  suis  que  la  femme  d'un  pauvre  apo- 
thicaire, mais  j'aimerais  mieux  cent  fois  mourir 
de  faim  que  de  préparermoi-même  les  moindres 
drogues  qui  puissent  soulager  les  misérables 
([ui  reposent  dans  ce  palais,  et  je  ne  comprends 
pas,  ma  chère,  comment  vous  pouvez  essayer 
des  gants  à  des  mains  teintes  de  sang,  ou  compo- 
ser des  parfums  pour  des  cheveux  qui  suent  le 
crime. 

—  Que  Toulez-vous,  ma  voisine,  on  n'y  re- 
garde pas  de  si  jirès  dans  le  coraïuerce  -.il  vaut 
mieux  vendre  au  vice  (|ui  paie  qu'à  la  vertu  qui 
ne  paie  pas  ;  et  si  j'avais  beaucoup  de  pratiques 
comme  ces  jeunes  tilles  d'émigrés  qui  viennenl 
prendre  des  leçons  chez  mademoiselle  Eugénie, 
il  faudrait  fermer  bouti(|iie  ;  en  vérité,  je  ne 
sais  pascommeni  elle  peut  vivre  avec  de  pareilles 
écolières. 

—  Heureusement,  il  en  est  d'autres  qui  la  dô- 
dommagentun  peu  des  mauvaises  à  qui  elle 
n'enseigne  ([ue  par  charité;  itiais  il  est  dur,  ce 
pendant,  d'en  ètio  réduite  là  (piandona  un  oncle 
(pii  (lisposedes  trésors  do  la  république.  Il  ne 
veut  pas  reconnaître  sa  nièce  parce  qifelle  n'a 
pas  été  légitimée,  au  lit  de  mort,  par  son  père, 
le  chevalier  de  Barras.  Mon  cousin,  clerc  chez 
M.  Hua,  m'a  raconté  cette  histoire.  La  pauvre 
Eugénie  a  été  recommandée  â  ce  digne  homme 
par  une  parente  qui  a  déposé  â  l'élude  une  mo- 
dique somme,  à  peine  sullisanle  pour  ses  be- 
soins ;  mais  Eugénie  a  un  noble  orgueil,  elle 
ne  veut  rien  accepter  de  personne  tant  qu'elle 
peut  travailler  et  prier;  car  voilà  toute  .sa  vie,  à 
celte  chère  enfant;  ce  ne  sera  jamais  moi  qui 
la  tracasserai  pour  le  loyer  de  la  petite  chambie 
que  je  lui  sous-loiic. 


Les  commères  qui  causaient  ensemble  étaient 
la  femme  de  l'ancien  apothicaire  du  Luxem- 
bourg et  la  parfumeuse  du  Directoire.  La  dame 
qui  les  écoutait  était  madame  Tallien;  toute 
jeune,  elle  avait  été  aussi  presque  abandonnée 
jiar  ses  parents,  ce  ijui  l'intéressa  encore  plus  à 
la  |)auvre  Eugénie  :  elle  suit  les  deux  voisines, 
et  ajirès  s'être  assurée  de  sa  demeure,  elle  met 
facilement  M.  de  Bagneux  dans  ses  intérêts.  Elle 
se  rend  le  lendemain  matin  chez  le  notaire,  et 
lui  dit  : 

—  Je  veux  rendre  l'existence  à  mademoi.'elle 
Eugénie,  la  rétablir  dans  son  nom,ses  droits,  sa 
fortune  ;  vous  qui  passez  pour  un  homme  de 
bien  et  qui  vous  intéressez  à  elle,  vous  me  se- 
conderez, n'est-ce  pas  ?  M.  de  Bagneux  nous 
aidera  aussi,  il  peut  beaucoup  sur  l'esprit  du 
Directeur,  ils  habitent  le  même  aiqiarlement  • 
rien  n'a  jamais  pu  refroidir  leur  am'itié,  quoique 
leurs  goiils,  leurs  caractères  et  leurs  opinions 
soient  diamétralement  opposés.  Le  trait  .suivant 
vous  le  fera  connaître  et  vous  donnera  confiance 
en  lui  :  quand  des  fournisseurs  se  présentent 
arec  des  offres,  pour  obtenir  .sa  protection 
auprès  de  son  puissant  ami,  voilà  comme  il 
reçoit  : 

—  Donnez-Tous  la  peine  de  tous  asseoir , 
Messieurs,  leur  dit-il  d'une  voix  douce,  afin  que 
vous  soyez  plus  à  votre  aise  potir  m'ente .idre 
vous  adresser  ces  paroles  :  «  Vdili  êtes  de» 
gueux,  des  fripons,  des  misérables,  des  hom- 
mes à  pendre,  et  sans  te  respect  que  j  ai  pour 
un  lieu  que  les  rois  ont  liahité,  je  rous  casse- 
rais ma  canne  sur  le  dos.  »  Puis  il  prend  son 
solitaire,  sa  montre  et  sa  bourse  qui  sont  sur  sa 
cheminée ,  il  quitte  l'appartement ,  et  donne 
l'ordre  à  son  valet  de  chambre  d'en  ouvri-  les 
fenêtres  pour  chasser  ce  qu'il  appelle  le  mou- 
rais air. 

—  Je  m'entendrai  à  ravir  .ircc  un  tel  homme, 
dit  le  notaire.  Son  originalité  me  plaît  fort,  il  me 
parait  digne  de  concourir  à  la  bonne  opuvr<  que 
vous  méditez.  Ce  que  le  hasard  tous  a  appris  sur 
le  compte  de  mademoiselle  Eugénie  est  .xiict. 
Elle  n'est  connue  que  sous  ce  nom.  Je  vou-  in- 
vite, .Madame,  à  vous  présenter  à  Pimprovisle 
chez  elle,  vous  la  jugerez  par  vous-même.  Tout 
ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'elle  vaut  mieux  que 
les  éloges  que  jeu  pourrais  faire.  La  passion 
du  jeu  a  conduit  son  malheureux  jtère  à  se 
tuer. 

Mailame  Tallien  se  rend  chez  Eugénie:  elle 
la  trouve  traduisant  un  chant  de  la  Jérusalem 
délivrée;  un  soin  exquis  se  faisait  remarquersur 
SI  per.>;onne  .  ainsi  qu'un  rangement  plein  de 
goiU  dans  l'humble  mansarde  :  une  staluelte  de 
la  Vierge  et  quelques  fleurs  dans  des  Tases  du 
Japon  étaient  les  seuls  ornemens  de  la  ch,  mi- 
née; une  miniature  charmante  de  sa  mère  était 
accrochée  à  une  glace,  et  avait  pour  pcr.Jant 
celle  du  chevalier  de  Barras.  On  apcrcev.iii  une 
huit  ition  de  Jésus-Christ  ouverte  sur  un  (pié- 
ridon. 

Madame  Tallien  annonce  à  Euflénie  le  but  de 
sa  visite.  Elle  ne  pou\ail  se  lasser  de  la  regarder, 
tant  elle  lui  paraissait  intéressante;  la  jeune  fille 
lui  dit  avec  un  charme  ravissant  : 

..  Je  suis  sensible  à  votre  bienveillance.  M.i- 

»  dame,  je  vois  que  ce  nest  pas  en  vain  .,u"on 

j  ..  TOUS  nomme  yolre  Dame  de  bon  tecottrt.  La 


—  388  — 


«  Iielle  main  qui  suspendit  si  souvent  le  fatal 
).  rouleau  doit  se  tendre  aussi  à  l'orpiieline; 
11  pciiiiettez-moi  de  la  baiser,  celte  main,  avant 
)i  (juc  je  réponde  à  vos  (|ueslions.  » 

—  .Mademoiselle,  je  désire  seulement  savoir  si 
vous  n'auriez  pas  de  répugnance  h  cunn;iitre 
voire  oncle  Bai  ras? 

—  Kon,  Madame,  quoiciu'on  lui  ait  trouvé  un 
caillou  au  lieu  d'un  cdiir  (|uand  on  lui  a  parlé 
de  moi  :  il  ne  m'a  jamais  voulu  voir.  Que  Dieu 
lui  lasse  paix  pendant  et  après  cette  vie;  je  pré- 
fère mon  humble  réduit  au  palais  ijuil  habite, 
et  je  prie  pour  qu'il  y  dorme  d'un  sommeil  aussi 
tranquille  que  le  mien. 

Charmante  enfant!  répond  madame  Tal- 

lien,  vous  êtes  née  pour  faire  le  bonheur  d'un 
honnête  homme  et  le  ciiarme  de  la  société. 

Ah!  si  vous  vous  intéressez  h  mon  sort,  Ma- 
dame, laissez-moi  dans  mon  obscurité.  Je  renonce 
à  jamais  à  un  établissement,le  seul  être  que  j'au- 
rais aimé  n'est  plus  :  il  est  loiiibé  à  Quiberon.... 
et  c'est  dans  la  retraite,  à  rétranîjer,  «lue  je  veux 
mourir,  dès  que  j'aurai  amassé  ma  dot  de  reli- 
gieuse. Croyez  que,  malgré  mes  dix-neuf  ans, 
mes  idées  sont  très  arrêtées. 

Madame  Tallien  ,  femme  de  plaisir,  autant 
qu'elle  était  humaine  et  charitable  ,  avait  peine 
à  croire  à  une  telle  résolution;  mais  l'accent 
persuasif  d'Eugénie  la  convainquit  assez  pour 
qu'elle  lui  proposât  de  la  faire  entrer  dans  un 
chapitre  de  chanoinesses  d'Allemagne,  avec  l'ap- 
pui du  baron  de  ■**,  agent  secret  de  Bavière,  son 
ami.  Cette  proposition  fut  accueillie  d'aliord 
avec  transport  par  Eugénie;  mais  aussitôt  aiu-ès 
elle  lui  dit  avec  une  vois,  mêlée  de  larmes  ;  — 
Mais  il  me  manque  un  nom  ! 

_  Vous  aurez  celui  que  vous  devez  porter, 
c'est  Thérésia  de  Cabarus  (1)  qui  vous  le  fait  es- 
pérer, et  c'est  madame  Tallien(â),qui  peut  tout, 
qui  vous  en  donne  l'assurance.  Je  vous  présen- 
terai à  plusieurs  personnes  que  je  mettrai  dans 
vos  intérêts;  tenez-vous  prête  le  jour  que  je 
vous  indiciuerai;  je  vous  enverrai  ma  voilure; 
une  femme  de  chambre  de  conliauce  vous  ac- 
compagnera. 

Madame  Tallien,  émerveillée  d'Eugénie,  était 
tout  occupée  d'elle,  quand  Barras  la  fait  prier 
de  venir  faire  les  honneurs  d'un  grand  dincr 
qu'il  devait  donnera  Murât  eu  reconnaissance 
du  million  en  or  qu'il  lui  apportait  de  la  part 
du  .'énéral  Bonaparte.  Elle  lui  répond  ; 

1  Impossible,  mon  ami,  d'aller  faire  lai- 
riable  pendant  tout  un  diner  à  vos  ennuyeuses 
femmes  de  fournisseurs,  et  à  vos  longues  mous- 
taches nouvellement  arrivées  d'Ilalie,  qui  enraie- 
raient la  plus  jolie  créature  du  monde  que  le 
ciel  vient  de  m'envoyer;  il  faut  ((ue  je  m'en  oc- 
cupe et  que  je  la  surveille,  car  si  malheureuse- 
ment vous  laviez  vue  une  ^culc  fois,  vous  êtes 
homme  à  me  la  faire  enlever,  bien  que  cette 
charmante  enfant  soit  ma  nièce;  mais  jr  veux  la 
marier  avant  de  vous  la  taire  connailie  ;  son 
,,1  étendu  est  tout  trouvé  :  qu'il  vous  suffise  de 
s  .voir  .piil  ne  peut  avoir  de  rivaux,  tant  il  est 
au-dessus  des  autres  hommes,  devinez  celui-là  : 
si  vous  pouvez  ;  ce  n'est  pas  facile  i>ar  le;temps 
^ui  court^  Votre  amie,  TuKiŒSiA. 

(11  PJom  de  familli'  de  raadami;  Tallien.   Son  pire 
vail  é(é  premier  miuislre  tl  favori  du  roi   il'Espugne. 
"  (j)  Morte  princesse  de  Cliimu). 


Barras, M'une  imagination  très  mobile  et  très 
inflammable  ,  était  intrigué  par  ce  billet  :  il  se 
<lispose  .'i  recevoir  Mural  en  garçon,  mais  avec 
loiites  les  cérémonies  qui  élaienl  du  goût  de 
tous  deux;  on  se  rend  à  (Jrosbois.  Les  plus 
jolies  femmes  de  l'Opéra  sont  invitées.  Ces 
déesses  et  ces  reines  qui  n'avaient  ni  nuages  ni 
voitures  ]>our  s'y  rendre,  trouvent  à  leurs  jjortes 
les  carrosses  du  directoire;  elles  se  font  accom- 
pagner du  chélif  La  Béveillière-Lépeaiix  (ju'elies 
appelaient  Saint-Père,  par  aliu.sion  à  la  secte 
des  théophilanthropes.  Le  poète  Lebrun,  le  doc- 
teur Forlens  qui  lui  avait  rendu  la  vue,  et  l'avait 
fait  recouvrer  h  une  femme  que  Barras  ado- 
rait; Garât,  le  ehanleur,  et  laimahle  Deuon 
élaienl  les  autres  chevaliers  (I).  IMurat  et  .liinot 
étaient  les  rois  de  cette  orgie  qui  commença  par 
une  chasse  où  ces  dames  voulurent  absolument 
monter  en  croupe  avec  les  chasseurs.  De  retour 
au  cliMeau  ,  il  y  eut  un  diner  magnilique.  Le 
champaj;ne  était  à  sa  troisième  promenade  au- 
tour de  la  table,  il  éclaircissait  les  yeux  de  ces 
daines, 'qui  brillaient  i)resque  autant  que  les 
diainans  que  Barras  avait  à  chaque  main.  Les 
autres  convives  portaient  aussi  des  camées  de 
prix,  le  (oui  fut  mis  en  loterie  au  profit  de  ces 
dames. 

Le  lendemain  au  déjeuner,  les  rires  étaient  à 
leur  comble ,  quand  Barras  reçoit  de  son  secré- 
taire intime  la  lettre  suivante  : 
«  Citoyen  directeur, 

»  Il  y  a  de  la  fermentation  depuis  votre  départ. 
)'  On  a  eu  l'insolence  de  suspendre  cette  nuit, 
1)  sur  la  i)orte  du  directoire,  un  rébus  avec  son 
11  explication.  C'est  une  lancette,  une  laitue  et 
11  un  rut  (l'an  vu  les  tuera);  arrivez  de  suite  ou 
11  donnez  vos  ordres. 

11  Salut  etifraternité,  Botot.» 

Barras  arrive  furieux,  et  après  avoir  eu  une 
cxjdication  avec  Carnot,  qui  ne  voulait  pas  de 
mesures  illégales,  il  lui  dit  avec  colère  :  —  Vous 
entravez  tout,  vous  ne  cessez  de  faire  le  Romain  : 
rien  n'est  possible  avec  vous;  vous  êtes  respon- 
sable des  malheurs  qui  peuvent  arriver.  //  n'y  a 
pas  un  ])0U  de  votre  tête  qui  n'ait  le  droit  de 
vous  cracher  au  visage  (2). 

—  Vous  êtes  un  insensé,  vous  me  faites  pitié, 
lui  dit  Carnot  en  quittant  la  place. 

Barras  éprouvait  souvent  un  grand  dégoût  des 
alfaires  et|du  pouvoir,  et  voulait  se  retirer  du 
inonde  en  faisant  le  bonheur  et  la  forlune  d'une 
femme  qu'il  pût  aimer;  sa  dernière  orgie  lui 
répugnait,  et  c'est  dans  cette  disposition  qu'il 
écrivit  le  billet  suivant  à  madame  Tallien  (3)  : 

)i  Je  serais  heureux  de  tenir  à  vous  i«ar  un 
11  lien  de  famille,  ma  belle  amie;  je  vous  de- 
11  mande  très  sérieusement  la  main  de  votre 
11  nièce.  Si  mes  quarante  ans  ne  l'elfraienl  pas, 
11  je  tâcherai  de  dépasser  en  générosité  et  en 
11  amour  cet  époux  fantasti(|ue  (jue  vous  lui  ré- 
11  servez.  Donnez-moi  la  préférence  sur  lui  et 
11  profitons  de  ee  que  Tallien  est  absent  pour 


(1)  Celle  partie  a  été  racontée  plusieurs  fois  par 
MM.  Denon  et  l'orlens  dans  le  salon  de  madame  Le- 
liiun ;  elle  a  regrctlé  de  n'en  avoir  pa»  parlé  dan»  ses 
Sunvenii'^, 

(2)  Biai/raphif  (le  Michaud. 

(3)  Il  faisait  partie  des  autographes  appartenante  la 
l)aroune  de  Girard,  à  qui  madame  de  Caraman  (jadis 
madame  Tallien)  l'avait  donné. 


»  commencer  à  traiter  cette  affaire;  je  vous  de 
»  mande  pour  demain  y<o/iK/«  (1),  une  tasse  de 
»  thé;  vous  réunirez  nos  meilleurs  amis  afin  de 
»  faire  diversion  à  celle  i)ieniière  entrevue. 

))  Votre  dévoué  ,  Paul.» 

Tout  était  disjiosé  jiour  que  l'enlrevue  pro- 
duisit son  e.'fel.  Eugénie  s'abandonna  avec  con- 
fiance quand  sa  bienfaitrice  lui  dit  de  passer 
seulement  pendant  (juebiues  heures  pour  sa 
nièce  sous  le  nom  de  Francisca  ,  elle  s'ac(|uitta 
fort  bien  de  son  rôle;  sa  loilelle  déjeune  fille  la 
rendait  encore  plus  remarquable  au  milieu  de  ; 
ces  femmes  ébV.antes,  qui  étaient  mesdames  ' 
Hingueilot,  de  Courvoisin,  de  Chàteaurenaud, 
Bonaparte  et  de  Croiseuil.  Elles  eussent  été  dans 
tous  les  temps  des  modèles  d'esprit,  de  grâce, 
de  talent  et  de  belles  manièies;  mais  toutes 
réunies  n'avaient  pas  le  charme  d'Eugénie;  ses 
cheveux  îi  l'enfant,  ornés  d'une  couronne  de 
roses,  sa  tunique  de  vierge, nouée  à  la  grec(|ue, 
en  faisaient  une  de  ces  jolies  vestales  (pi'on  voit 
sur  les  bas-reliefs  antiques.  Ces  dames  la  com- 
blèrent de  caressesetla  mirent  si  bien  à  son  aise, 
qu'elle  ne  perdit  rien  de  ses  avantages. 

Madame  Tallien  ne  voulut  pas  f.iire  annoncer, 
afin  qu'Eugénie  ne  fùtpas  troublés  en  entendant 
le  nom  defiarras.  Pour  occuper  son  monde,  elle 
avait  fait  placer  dans  une  pièce  de  son  apparte- 
ment le  magnifique  tableau  de  la  Femme  liy- 
dropique ,  que  le  jeune  adjudant-général  Clau- 
sel  (2)  venait  de  donner  en  toute  propriété  au 
Musée  national ,  et  que  Barras  avait  gardé  quel- 
ques jours  au  Luxembourg  avant  que  de  l'en- 
voyer au  Louvre.  Les  intimesen  hommes  étaient, 
ce  jour-là  :  Lavalette ,  aide-camp  du  général 
Bonaparte,  alors  en  mission;  Murât,  que  ces 
daines  apiielaicnt  leur  Achille,  à  cause  de  sa 
brillante  valeur,  le  poète  Legouvé  et  le  vertueux 
Maeé  de  Bagneux,  cette  providence  des  émigrés. 
Il  ne  passait  pas  un  jour  sans  en  faire  rayer  un 
de  la  liste  et  sans  lui  faire  rendre  bois  ou  châ- 
teau. 

Barras  arriva  un  peu  tard;  Eugénie  fut  la 
première  personne  qu'il  vit  en  entrant.  On  sait 
ce  que  c'est  qu'un  premier  regard  de  part  et 
d'autre.  Barras  aussi  fut  trouvé  très  bien  par 
elle;  il  n'avait  pas  l'air  d'avoir  plus  de  trente 
ans ,  sa  mise  était  des  plus  soignées,  il  parfumait 
le  salon  de  sa  chevelure. 

Après  avoir  fait  sa  tournée  de  sultan  et  son 
complimenl  à  madame  Tallien  sur  sa  charmante 
nièce ,  il  en  demande  !e  nom. 

—  l'raueisca  de  Cabarus,  dit-elle;  ne  l'embar- 
rassez pas  trop,  je  vous  prie,  en  la  regardant  si 
fixement. 

11  s'approche  d'elle,  et  la  conversation  s'en- 
gage : 

—  Votre  joli  accent  me  rappelle  la  Provence, 
Mademoiselle  ? 

—  Cela  se  peut.  Monsieur,  c'est  une  gouver- 
nante de  ce  pays  qui  m'a  enseigné  le  français; 
mais  elle  a  élé  si  souvent  injuste  à  mon  égard, 

(1)  Neuvième  jour  de  la  décade  qui  avait  remplacé  la 
semaine  sous  la  république. 

(2)  Maintenant  roaréclial  de  France.  Le  roi  de  Sar- 
daigne  lui  en  lit  le  cadeau  en  mémoire  des  procédés  et 
des  hautes  convenances  que  ce  jeune  oflicier  sut  meUrc 
à  remplir  la  mission  la  plus  délicate  dont  on  puisse 
être  chargé  auprès  d'une  tête  couronuée  (de  protéger 
sa  fuite). 


—  389  — 


que  j'ai  pris  en  haine  les  personnes  de  celte  pro- 
vince. 

—  Il  ne  faiil  pas  de  j-révenlion;  j'en  connais 
(|iii,  s'ils  vous  voyaient,  seraient  à  vos  pieiis  et 
feraient  iks  vœux  pour  votre  bonlicur. 

—  Est-ce  que  vous  croyez  au  bonheur,  ici  has, 
Monsieur? 

—  l'as  autant  qu'au  plaisir,  Mademoiselle; 
mais  il  pourrait  exister  avec  une  femme  comme 
vous.  A  peine  entrez-vous  dans  le  monde  ,  qu'il 
sendde  vous  désenchanter ,  malgré  les  avantages 
que  vous  avez  pour  y  être  heureuse. 

—  Quoi(|ue  jeune,  c'est  déjà  le  connaître. 
Monsieur,  que  d'en  être  dégoûté.  J'ai  vécu  cent 
ans,  depuis  quelques  années,  par  tout  ce  «lue 
j'ai  entendu  dire ,  et  par  tout  ce  que  mon  pays  a 
souffert. 

— Oh!  oui  la  pauvre  Espagne  a  bien  souffert... 
La  conversation  en  était  là  lorsqu'on  annoii(;a  à 
dessein  M.  Hua;  il  portait  le  petit  collet  de  no- 
taire et  avait  un  rouleau  de  papier  sous  le  bras. 

—  S'agit-il,  dit  liarras  très  intrigué,  d'un 
contrat  ou  d'une  dot,  que  M.  le  notaire  arrive 
en  grande  tenue  et  avec  arme  et  bagage? 

—  Précisément,  répondit  madame  Tailien. 
Puis,  Tentrainant  au  fond  d'un  boudoir  :  —  .le 
devine  à  voti'e  émotion  l'effet  ijue  produit  sur 
vous  Fra/icisca  de  Cabarus.  Je  pense  que  si 
vous  la  trouvez  assez  bien  pour  en  faire  votre 
femme,  vous  ne  pourriez  renier  une  nièce  qui 
lui  ressemblerait.  C'est  donc  mademoiselle  Eu- 

énie,  fille  de  votre  malheureux  frèie,  que  je 
vais  vous  présenter  ;  elle  est  un  modèle  de  vertu 
et  d'esprit;  l'époux  (ju'elle  vent  servir,  c'est 
Dieu.  Nous  nous  sommes  réunis  ici  pour  lui 
faire  sa  dot  de  chanoinesse  de  Bavière.  Le  baron 
la  prend  sous  son  patronage  ;  mais  avec  votre 
puissance,  vous  achèverez  l'œuvre.  Voil?i  la 
bonne  action  que  je  vous  ai  fait  annoncer  i)ar  le 
billet  mystérieux. 

Barras  ne  pouvait  revenir  de  cette  petite  in- 
trigue si  bien  conduite,  il  retrouve  les  sentimcns 
de  la  nature  ;  et ,  rentrant  dans  le  salon  ,  il  dii  à 
haute  voix  ;  —  Je  reconnais  mademoiselle  Eu- 
génie pour  ma  nièce  et  lui  permets  de  porter 
dorénavant  mon  nom  ;  prenez  acte  de  cette  dé- 
claration, M.  Hua, et  faites-la  signera  nos  amis. 
Aussitôt  après,  il  détache  de  son  jabot  un  su- 
I)erbe  diamant  qui  avait  appartenu  à  Callierinc 
de  IMédicis,  et  le  dépose  dans  une  coupe  en  di- 
sant :  Voilà  pour  la  dot.  Chacune  de  ces  dames 
y  porte  aussi  un  ornement  de  sa  parure.  Ma- 
dame de  Courvoisin,  un  beau  camée  anticjue 
représentant  l'enlèvement  d'Hélène  ;  madame 
Bonaparte,  un  collier  (pi'avait  porté  Lucrèce 
Borgia  ;  madame  llinguerlot,  une  pierre  gravée, 
représentant  l'Amour  et  l'.syché;  madame  Tai- 
lien, une  montre  entourée  de  perles  avec  le 
chiffre  du  régent  endiamans;  madame  de  Chà- 
leaurenaud,  un  très  beau  flacon  émaillé  avec  le 
portrait  de  madame  de  Pompadour,  que 
Louis  XV  avait  fait  faire  et  qu'il  ne  (piiltait  pas. 

Eugénie,  un  peu  revenue  de  son  étonnement, 
embrasse  son  oncle  avec  effusion.  Il  lui  exprima 
le  regret  qu'il  avait  de  la  voir  ((uilter  la  I  ranre, 
•[Uand  il  entend  le  baron  de  "**  dire  à  mi-v<ii\  à 
madame  Tailien  :  .l/(/i,v  celle  charmanle  pcr- 
ianne  est-elle  d\isse:  bonne  maison  pour 
entrer  dans  un  de  nos  chapitres  d'Allema- 


gne? \\  entre  en  fureur  et  apostrophant  ainsi 
l'étranger  : 

—  De  quelle  maison  étes-vous  donc ,  vous- 
même,  monsieur,  pour  ne  pas  connaître  la 
mienne  '.'  Apprenez  qu'elle  est  une  des  plus  an- 
ciennes de  France.  Nos  archives  sont  rem[)lies 
de  inarqucs  d'honneur  accordées  par  nos  rois. 
Il  n'est  |)as  un  gentilhomme  et  un  ])àtre  de  la 
Provence  qui  ne  disent  que  lex  Barras  .sont 
aussi  anciens  que  ses  rochers,  il  n'y  a  qu'un 
parvenu  qui  ne  sache  pas  cela. 

Le  baron  lui  répond  avec  ironie  qu'il  n'est 
plus  de  gentilshommes  en  France  depuis  'J3  ;  et 
que  ceux  qui  veulent  être  à  la  fois  et  bonnet  et 
talons  rouges  sont  souverainement  ridicules... 
L'Allemand  se  retira  et  laissa  Barras  comme  in- 
terdit par  cette  réponse.  Constant,  son  valet  de 
chambre,  entre  au  même  moment  pour  le  pré- 
venirqu'unmessagerd'état  l'attendait  auLuxem- 
bourg ,  et  il  partit. 

—  Mademoiselle  de  Barras  n'en  sera  pas  moins 
chanoinesse,  dit  M.  de  Bagneux  ;  mais  d'après  la 
réflexion  pleine  de  goût  qu'elle  vient  de  faire  : 
t|ue  tous  ces  bijoux  sont  peut-être  d'une  origine 
un  peu  profane  pour  composer  une  dot  sacrée , 
je  lui  répondrai  que  je  possède  encore  dix  louis 
qui  me  viennent  de  la  personne  du  monde  la 
])lus  vertueuse  :  c'est  le  reste  d'une  somme  assez 
considérable  qu'elle  m'a  envoyée  pour  soulager 
de  nobles  misères;  je  mêle  cet  argent  aux 
dons  que  voici ,  et  je  pense  que  mademoiselle 
de  Barras  les  trouvera  assez  puritics,  quand  elle 
saura  que  cet  or  est  le  denier  de  l'orpheline  du 
Temple... 

—  Que  le  ciel  nous  la  ramène  un  jour ,  s'cérie 
avec  ame  cette  intéressante  fille. 

Elle  mourut  quelques  mois  après  d'une|alfec- 
tion  de  poitrine  et  dans  les  sentiraens  de  piété 
les  plus  édifians,  disait  encore  tout  ému  l'abbé 
Cirardin,  qui  racontait  devant  moi  cette  anec- 
dote chez  la  comtesse  de  Viry,  ancienne  dame 
d'honneur  de  la  reine  Hortense. 

Baron  de  Crksi'v-le-Princi;. 
France  et  Europe. 


SOUVENlRSliNTlMESDUTEMPS  DE  L'EMPIRE 


Napoléon  était  convaincu  .qu'un  héritier  de 
son  sang  était  nécessaire  à  l'avenir  de  la  France, 
et  l'impératrice  Joséphine  n'ayant  pu  lui  donner 
cri  enfant  ([u'il  désirait  si  vivement,  l'empereur 
dut  songer  au  divorce;  mais  ce  ne  fut  qu'avec 
les  plus  grands  ménagemens  qu'il  tacha  de  dé- 
I  cider  sa  femme  à  ce  douloureux  sacrifice;  il  en 
appela  à  la  raison  de  Joséphine,  qui  se  soumit 
avec  courage.  Quoiqu'une  telle  séj)aration  bri- 
sât son  cœur ,  elle  sut  trouver  imc  sorte  de  con- 
solation dans  l'idée  (pie  son  dévoùment  consoli- 
dait la  puissance  de  l'homme  qu'elle  chérissait 
plus  (pic  tout  au  monde.  Elle  lit  plus  encore  : 
lorsiiuc  i)lus  tard  elle  apprit  la  naissance  du 
roi  de  Uonu',  elle  oublia  toutes  ses  souffrances 
p<iur  ne  songer  qu'au  bonheur  de  ^apoléon. 
Mais  aussi,  il  faut  dire  ([ue  de  son  eôié,  l'cm'pe- 
rcur  conserva  pour  elle  la  plus  tendre  amitié,  et 
qu'il  la  combla  d'égards  et  de  bienfaits. 


11  n'y  a  a>!cun  doute  sur  ce  fait,  qu'avant  1809 
Napoléon  s'était  déjà  déterminé  à  rompre  un 
mariage  contracté  pourtant  par  des  motifs  d'af- 
fectif ,-  et  de  reconnaissance.  Plus  d'une  fois  il 
avail  pensé  à  faire  cette  communication  à  sa 
femme  sans  jamais  oser  lui  en  jiarler.  Il  crai- 
gnait pour  elle,  et  peut-être  pour  lui,  le  déses- 
poir de  Joséphine,  dont  les  larmes  trouvaient 
toujours  le  chemin  de  son  cœur.  Ce  fut  Fouché 
qui,  le  premier,  eut  la  hardiesse  de  toucher  ou- 
vertement cette  eordedélicate.Depuislongtemps 
il  avait  été  assez  clairvoyant  pour  deviner  celui 
de  tous  ses  projets  que  l'empereur  cachait  peut- 
être  avecle  plus  de  soin  :  jugeant  que  le  moment 
était  venu,  il  profila  de  l'absence  de  Napoléon, 
qui  était  alors  à  Schœ-nbrunn,  pour  aller,  sans 
mission  officielle,  conseiller  h  l'impératrice  de 
dissoudre  son  mariage.  Cette  habile  démarche  ne 
causa  pas  moins  de  chagrin  à  Joséphine  que  de 
colère  à  l'empereur;  et  s'il  ne  retira  pas  sur  le 
champ  à  Fouché  son  portefeuille,  qu'il  devait  du 
reste  lui  redemander  un  peu  plus  tard,  ce  ne  fut 
pas,  comme  on  l'a  prétendu,  à  la  sollicitation  de 
sa  femme,  mais  bien  parce  que  lui-même  avait 
secrètement  résolu  d'accomplir  ce  grand  acte 
liolilique. 

La  veille  du  jour  où  Fouché  fit  cetteouverture 
à  Joséphine,  celle-ci  avaitécrit  à  sa  fille  Hortense, 
qui  était  alors  à  Paris  avec  l'ainé  de  ses  enfans, 
de  venir  la  voir  à  St-Cloud.  En  y  arrivant  la 
reine  de  Hollande  rencontra  dans  la  cour  dupa- 
lais  la  iirophétesse  Lenormand,  dont  sa  mère 
jiayail  les  avis  mystérieux  un  prix  exorbitant. 
L'impératrice  passait  quelquefois  des  journées 
entières  à  se  faire  tirer  les  cartes  et  à  chercher  à 
deviner  l'avenir  dans  un  marc  de  café  ou  dans 
des  blancs  d'œufs.  Il  parait  que  les  prédictions 
avaient  été  sinistres  ce  jour-là,  car  Joséphine 
était  profondément  triste.  .\.près  une  heure  d'en- 
tretien la  reine  se  disposait  à  retourner  à  Paris, 
lorsque  sa  mère  lui  dit  d'un  ton  de  reproche  : 

«  Tu  pars  déjà,  Hortense  ? 

—Ma  chère  maman,  la  santé  de  mon  fîlsm'io- 
quiète;  je  reviendrai  demain. 

—Tous  mes  amis  s'éloignent  de  moi,  reprit-elle 
cvec  mélancolie,  mes  enfans  eux-mêmes  m'a- 
bandonnent au  moment  où  ma  mort  semble  pro- 
chaine... 

—  .\h!  quelle  idée!....  chassez-la,  elle  vous 
ferait  mal.  Est-ce  que  par  hasard  votre  sorcière 

vousaurait  fait  une  semblable   prédiction? 

Elle  reposerait, comme  toutes  les  autre.»,  surdei 
mensonges  ou  des  niaiseries. 

—  Je  sais  ce  que  je  dis,  ma  chère  enfant,  ua 
grand  malheur  me  menace;  mes  jours  sont 
comptés  ;  ma  vie  doit  finir  avec  la  prospérité  de 
la  France. 

—  Alors,  vous  me  tranquillisez,  car  vous  vi- 
vrez encore  longtemps.  » 

La  reine  embrassa  tendrement  sa  mère,  et  prit 
congé. 

Luc  chose  digne  de  remarque,  c'est  que  les 
pressenlimens  de  Joséphine  l'ont  rarement 
trompée.  Le  lendemain,  cn.irrivani  à  .st-Cloud, 
la  reine  la  trouva  on  ne  peut  plus  sourtrante  et 
le  visage  abattu.  Il  était  f.icile  de  voir  qu'elle 
avait  beaucoup  pleuré. 

..  .\h!  lu  arrives  bien  à  pnopos.  lui  dit-elle 
tout  d'abord  en  se  précipiiani  dans  ses  bras.  Si 
lu  savais! Fouché  sort  d'ici;  derine  ce  qu'il 


390  — 


«H 


■  (Jue  s"csl-il  donc  passé,  ma  chère  mère 
Vous  m'effiMyez  ! 

— il  m':i  Jil  ((u'il  me  fullait  donner  à  la  France 
et  à  1  onaparle  un  p,ranil  témoitjiiage  de  dévoù- 
liicn  ;  que  rtiiipcieiir  devait,  après  lui,  laisser 
des  (  iifans  qui  pussent  lui  surcéder,  et  que  l'on 
ôter:  it  ainsi  à  l'ancienne  famille  royale  ([ui, 
romme  tu  sais,  est  en  Anylelerre,  tout  espoir  de 
reloiîL'. 

—  Mais  enfin  où  en  voulait-il  venir  ''  demanda 
la  reine  avec  une  impatience  i]irclle  ne  pouvait 
malt.  iser. 

—  tli  bien  !  il  a  ajout(5  que  j'étais  le  seul  obs- 
tacle, mais  qu'il  ne  tenait  iju'à  moi  de  me  mon- 
trer )lus  Grande  que  Tenipereur  n'était  yrand 
Ini-i  léme,  en  m'imposant  un  yénéreux  sacrifi- 
ce... Knfin  il  m'a  parlé  de  divorce... 

—  L'empereur  ne  consommera  jamais  unepa- 
l'eille séparation;  je  connais  trop  son  allache- 
men[  pour  vous  et  pour  nous,  qui  sommes  ses 
cnfans  adoptifs. 

—  Tu  te  trompes.  Hortense  ;  mais  laisse-moi 
achever.  Fouché  m'a  donc  dit  que  l'histoire  me 
tiendrait  compte  de  cedévoùment  qui  passerait  à 
la  postérité,  et  que  ma  place  serait  désormais 
marquée  au  dessus  des  femmes  les  plus  illustres 
qui  aient  occupé  les  troncs  du  monde  !... 

—  Je  le  reconnais  bien  là  avec  ses  grandes 
phrases!  Que  lui  avez-vous  répondu  ? 

—  J'étais  si  déconcertée  par  ses  discours,  que 
d'abord  je  n'ai  pu  trouver  une  parole.  Cependant 
je  lui  ai  dit  que  je  réfléchirais  à  cela,  et  que  dans 
quelques  jours  je  lui  donnerais  ma  réponse. 
Mais  ill'atlendra  longtemps...  Voyons,  conseille- 
moi  donc,  ma  chère  enfant  ;  car  il  n'y  a  que  toi, 
toi  S(  ule,  à  qui  je  puisse  confier  mes  chagrins  : 
qu'en  penses-tu? 

—  Hélas!  ma  chère  maman,  il  faut  qu'il  y  ait 
quelque  chose  de  bien  affreux  dans  tout  ceci. 

—  Crois-tu  que  Fouché  ait  été  envoyé  par  Bo- 
naparte et  que  mon  sort  soit  déjà  décidé  ? 

—  D'après  ce  que  vous  me  dites,  je  le  crains  ; 
cependant... 

—  Et  moi,  j'en  ai  la  certitude,  interrompit  Jo- 
Si^phine;  descendre  d'un  trône  est  peu  de  ('hose 
pour  moi  ;  qui  sait  miens  que  toi  combien  j'ai 
répandu  de  larmes  pour  y  être  montée?  Mais 
perdre  du  même  coup  celui  à  qui  j'ai  consacré 
mes  plus  chères  affections....  Tiens  Hortense,  ce 
sacrifice  est  au-dessus  de  mes  forces.  Je  sens  là 
que  j'en  mourrai.  » 

En  disant  ces  mots,  Joséphine  avait  posé  la 
main  sur  son  cœur  et  était  devenue  aifreuse- 
men:  pâle.  La  reine  pensa  avec  sa  mère  que 
Fouché  était  d'accord  avec  l'empereur  (ff  n"'cn 
Ctait  rien  cejjendant),  parce  qu'il  ne  fàîl'àlt  pas 
beaucoup  réfléchir  pour  êtfé  çôi^vaincw  qije, 
Soît  que  cette  étrange  pro'posîlioneùtélé  fuite  par 
son  ordre,  soit  que  le  ministre  de  la  police  vou- 
lût 1"  premier,  avoir  la  gloire  d'ffpérer  une  telle 
comiiinaison,  celle  intrigue  présentait  liop  d'a- 
vantages aux  membres  de  la  famille  de  l'enipe- 
renr.  leurs  ennemis  communs,  pour  être  aban- 
donnée. Tô!  ou  tard  il  fallait ((ue ce  grand  sacri- 
fice h'it  exigé  etconsonmié. 

ft  Ma  chère  maman,  reprit  la  reine,  le  seul 
conS"il  que  je  i)uisse  vous  donner  à  présent,  ' 
C'est  de  ne  parler  de  cette  confidence  à  qui  que 


a  osé  me  dire?....  Cet  homme  est  un  monstre,     vous  verrez  ce  qu'il  vous  dira.  Quand  espérez- 
vous  son  retour  ? 

—  .Via  fin  du  mois.  1!  m'a  donné  rendez-vous 
à  Fontainebleau.  Il  faudra  bien  qu'il  me  parle 
de  ce  projet,  et  certainement  je  me  garderai  bien 
de  lui  en  ouvrir  la  bouclie  la  première.  » 

Ce  conseil  de  la  reine  de  Hollande  convenait  à 
Joséphine  :  elle  le  suivit;  mais  la  catastrophe  ne 
devait  pas  se  faire  attendre  longtemps. 

Napoléon  avait  effectivement  écrit  de  Schœn- 
brunn  à  l'impératrice  qu'il  se  rendrait  de  Mu- 
nich .à  rontainebleau.  De  son  côté  M.  de  Lucey, 
premier  préfet  du  palais,  avait,  reçu  du  grand- 
maréchal  une  lettre  qui  le  prévenait  que  l'em- 
pereur voulait  que  la  maison  impériale  se  trou- 
vât réunie  à  Fontainebleau  le  iS  octobre  au  plus 
tard,  parcequ'il  comptait  y  arriver  le  29  ouïe 
30.  Mais  Napoléon,  selon  son  habitude,  voyagea 
avec  une  telle  rapidité  qu'il  arriva  quatre  jouis 
auparavant,  c'est  à  dire  le  2G,  à  une  heure  de 
l'après-midi.  A  l'exception  de  Duroc,  avec  qui  il 
avaitvoyagé,  du  courrier  qui  allait  toujours  en 
avant  et  du  concierge  du  cliàleau,  il  ne  trouva 
même  pas  en  descendant  de  voiture  un  valet  de 
pie<l  pour  le  ^recevoir. 

Cet  isolement  lui  causa  beaucoup  d'humeur, 
à  en  juger  par  la  manière  dont  il  se  mil  à  siffler, 
qui  ne  icssemblait  nullement  celle  fois  à  celle 
qui  lui  élait  habituelle.  Cependant  il  n'adressa 
aucun  reproche  au  grand  maréchal,  et  il  se  con- 
tenta d'envoyer  sur  le  champ  à  Saint-Cloud  le 
courrierqui  avaitprécédé  savoiture  |)Ourannon- 
cer  à  l'impératrice  son  arrivée  à  Fontainebleau. 
Puis  il  visita  les  nouveaux  appartemens  du  châ- 
teau. On  avait  restauré  par  son  ordre  le  bâtiment 
situé  dans  la  cour  du  Cheval-lîlane,  où  était  pré- 
cédemment l'école  militaire  qui  venait  d'être  ins- 
tallée à  Saint-Cyr.  Celle  aile  du  palais  avait  été 
agrandie,  décorée  et  meublée  pour  servir  d'ap- 
parteraens  d'honneur,  et  dans  le  seul  but,  avait- 
il  dit,  d'occuper  les  manufactures  de  Lyon  et  de 
donner  de  l'ouvrage  aux  ouvrieis  de  Taris.  11 
est  certain  que  l'enqiereur  avait  tiré  ce  palais  de 
l'état  de  ruine  dans  lequel  on  l'avait  laissé  de- 
puis le  commencement  de  la  révolution,  et  qu'il 
se  trouvait  alors  comme  par  enchantement,  ré- 
tabli avec  une  magnificence  égale  à  celle  des 
beaux  jours  de  Louis  W. 

.Surles  cinq  heures  ilu  soir,  quelques  officiers 
civils  de  la  maison  impériale  ariivèrcnt  à  Fon- 
tainebleau. Dès  que;  Napoléon  aperçut  leur  voi- 
ture, il  descendit,  a'Ua  au  devant  d'eux  et  tandis 
qu'un  valet  de  pied  ouvrait  la  portière  : 

"  Et  l'impératrice  ?  demamla-l-il  brusque- 
l'nènlà  cetix  (jui  étaient  encore  dans  la  voiture. 

—  Sire,  répondit  à  tout  hasard  un  officier  de 
boiiche,  nous  avons  l'honneur  de  précéder  S.  M. 
rimp'éralricededi.'i  minutes;  peut-être  môme 
sera-t-clle  iei  auparavant. 

—  C'est  fort  heureux  !  >  reprit  l'empereia-,  en 
rentrant  dans  l'iniéiieur  du  palais;  et  tout  en 
marchant,  il  ne  cessa  de  marmotter  entre  ses 
dents  des  paroles  que  personne  n'eût  pu  com- 
prendre. 

Enfin  Joséphine  arriva.  Il  était  plus  de  six 
hcyres.  Celait  [>cut-être  la  premièi-e  fois  de  la 
vie  qu'elle  man(iuait  à  ces  espèces  de  rendez- 
vous,  qu'elle  considéTait  moins  comme  des  or- 
dres que  comme  un  devoir  qu'il  lui  était  doux  de 


ce  soit  et  d'attendre  l'empereur  avec  confiance,    remplir.  Celle  fois  INapoléon  l'avait  précédée  de 


plusieurs  heures,  et  contre  son  ordinaire  il  n'alla 
pas  au  devant  d'elle  dans  le  vestibule.  Il  était  as- 
sis dans  la  petite  bibliothèque  au  moment  où 
l'impératrice  entra  après  l'avoir  cherché  elle- 
même  dans  les  appartemens. 

«  Ah  !  ah  !  lui  dit-il  d'un  ton  froid,  vous  voilà 
donc  enfin,  madame  ?...  Il  est  bien  temps  :  j'al- 
lais partir  pour  Saint-Cloud. 

Joséphine,  déjà  peinée  de  ce  relard  involon- 
taire, fut  cruellement  affligé  de  cet  accueil  gla- 
cial après  une  aussi  longue  séparation  ;  elle  resta 
stupéfaite,  cependant  elle  chercha  à  s'excuser. 

«  Mais,  lîonaparte,  lui  répondit-elle  d'un  ton 
charmantde  reproche,  c'est  ta  faute...  Tu  nous 
fais  dire  que  tu  ne  seras  ici  que  dans  trois  ou 
quatre  jours,  et  tu  arrives  aujoui-d'hui  comme 
si  tu  tombais  des  nues.  Comment  es-tu  donc 
venu  ? 

—  C'est  toujours  moi  qui  ai  tort,  s'écria  Na- 
poléon en  marchant  avec  agitation.  C'est  encore 
par  ma  faute  que  ceci  est  arrivé,  ajouta-t-il  avec 
un  sourire  amer...  Madame,  je  suisvenn  comme 
à  mon  ordinaire,  dansma voiture.  Nevousavais- 
je  pas  prévenue  depuis  plus  de  quinze  jours. 
Avec  vous  c'est  toujours  à  recommencer.  » 

Ces  reproches  auxquels  l'impératrice  n'était 
point  accoutumée,  moins  ])eut-étre  que  la  cir- 
constance dans  laquelle  ils  lui  étaient  adressées, 
lui  firent  venir^  les  larmes  aux  yeux.  L'empe- 
reur, continuant  sur  le  même  ton,  et  ne  ména- 
geant pas  assez  une  sensibilité  qu'il  n'avait  que 
rarement  mise  à  l'épreuve,  blessa  Joséphine  au 
cceur.  Irritée  à  son  tour  de  ce  qu'elle  appelait 
avec  raison,  une  injustice,  elle  laissa  échapper 
quelques  paroles  piquantes;  l'empereur  lui  ré- 
pondit avec  plus  de  vivacité  encore,  et  pour  la 
première  fois,  le  mol  séparation  fut  prononcé 
par  lui.  Ce  fut  alors  que  la  malheureuse  José- 
l)hine,  prête  à  se  trouver  mal  et  joignant  les 
mains  ,  ne  fit  entendre  que  ces  mois  entrecou- 
pés par  des  sanglots  : 

«Il  est  donc  vrai?...  Oh!  non;  non,  mon 
ami!...  Bonaparte;  je  t'en  supplie,  écoute-moi  ? 
grand  Dieu!  c'est  impossible!... 

Elle  tomba  sur  ses  genoux  et  elle  fendit  des 
mains  suppliantes  vers  Napoléon,  qui  s'aperçut 
enfin  qu'il  était  allé  trop  loin.  Honteux  de  s'être 
laissé  entraîner  par  un  tel  mouvement  de  colè- 
re, il  se  rapprocha  de  sa  femme,  la  releva,  et 
prenant  ses  mains  dans  les  siennes,  il  lui  dit 
avec  un  abandon  mêlé  de  tendresse  : 

a  Eh  bien  !  non  ;  cela  ne  sera  pas  ;  panlonne- 
moi,  jamais  je  ne  le  quitterai  ;  viens... 

Et  il  l'attira  doucement  à  lui  pour  l'embras- 
ser, lîn  sourire  se  montra  sur  les  lèvres  de  José- 
phine qui  ne  répondit  pas,  mais  qui  n'opposa 
aucune  résistance  aux  douces  étreintes  de  son 
mari. 

«  Allons,  c'est  vrai  !  reprit-il;  je  suis  de  mau- 
vaise humeur  aujourd'hui  :  qu'il  n'en  soit  plus 
question;  mais  une  autre  fois  presse-loi  davan- 
tage. » 

Joséphine  séchases  larmes,  promit  tout  cequc 
l'empereur  voulut  et  le  quitta  iiouraller changer 
de  toilette  avant  lediner. 

«  Mes  iircsscntiraens  ne  m'avaient  point  trom- 
pée, se  dil-clle;  Fouché  ayait+aison.  » 

Le  lendemain,  comni€etl'e  CTÙsîS^^fainilière- 
ment  avec  une  de  yTfemraes,  ilj[>rè^quelques 
discours  insignifiai^Jeilc  Ipitiît  :  ^      . 

à.  km^^  . 


—  391  — 


«  J'ai  ronfinnce  dans  l'attachemenl  dont  vous  j 
m"avcz  donné  lanl  de  preuves,  el  c'est  pour  cela 
(juc  >'ons  allez  répondre,  je  l'espère,  avec  fran- 
rtiise  h  la  f|uestion  que  je  vais  vous  adresser.  » 

Cette  dame  assura  l'impératrice  de  son  em- 
pressement à  satisfaire  à  ses  questions.  Sa  fran- 
ciiise  devait  cire  d'autant  plus  facile  ([ue  per- 
sonne ne  lui  avait  fait  aucune  confidence  qui 
}>ût  lenijager  au  silence. 

(c  Eh  bien!  reprit  Joséphine,  pourquoi  la  com- 
munication particulière  de  mon  appartement  à 
relui  de  l'empereur  a-t-elle  été  fermée  ? 

Madame,  je  ri;;nore,  fit  cette  dame  avec 

un  étonneraent  qui  n'avait  rien  que  de  naturel.; 
c'est  votre  majesté  qui  me  l'apprend. 

Il  y  .1  une  raison  :  cherchez  bien. 

Madame,  il  est  î\  ma  connaissance,  comme 

à  celle  de  toutes  les  femmes  qui  ont  le  bonheur 
de  servir  voire  majesté,  que  de  grandes  répara- 
tions étaientcommencées  dans  le  chfiteau,  même 
avant  le  départ  de  S.  M.  l'empereur  pour  l'Al- 
lemagne. Les  architectes,  ne  prévoyant  pas  que 
Ll..  MM.  viendrait  sitôt  résider  à  Fontainebleau, 
n'auront  pas  eu  le  temps  de  remettre  toutes 
choses  en  état. 

Joséphine  fit  un  petit  mouvement  de  tête  en 
signe  d'incrédulité. 

—  Votre  majesté  peut  voir  par  l'ameublement 
de  son  appartement  que  ces  réparations  ne  sont 
pas  terminées,  reprit  cette  dame. 

—  Ma  chère  amie,  il  y  a  là-dessous  quelque 
mystère  que  je  crains  d'approfondir,  mais  que 
je  ne  devine  que  trop  maintenant  ;  ne  faites  part 
de  mes  réflexions  à  personne.  » 

Et  cette  conversation  s'arrêta  là. 

Le  roi  de  Saxe  arriva  à  Paris  avec  le  prince 
Eugène,  que  Napoléon  fil  venir  d'ilalie,  sans 
doute  pour  consoler  sa  mère  lorsque  le  moment 
fatal  serait  arrivé...  LL.  MM.  quittèrent  Fontai- 
nebleau le  II  novembre  pour  retourner  an,\ 
Tuileries.  I,es  jours  suivans,  tous  les  princes  de 
la  confédération  rhénane  arrivèrent  successive- 
ment dans  la  capitale;  le  roi  et  la  reine  de  bavière, 
le  roi  de  Wurtemberg,  etc.,  etc.,  en  un  mot  tout 
ce  qui  portait  la  couronne  fermée.  Les  uns  fu- 
rent logés  à  l'Elysée-Iîourbon  ;  les  autres  dans 
des  hôtels  particuliers  que  Napoléon  loua  exjirès 
i)Our  eux.  Tons  les  jours  ces  princes  éiaient  ma- 
gnifi(iuement  traités  au  château  des  Tuileries, 
sur  les  mursdu(|uel  on  placarda  pendant  la  nuit 
une  petite  affiche  avec  ce  peu  de  mots  :  c<  Dépôt 
de  la  grande  faliriquede«îVÉ'*.  Ce  mauvais  ca- 
lembourg  fil  rire  tout  le  monde,  excepté  l'empe- 
reur. Son  premier  soin  en  arrivant  à  Paris  avait 
été  de  soumctlre  à  l'olVicialité  de  Paris  le  désir 
que  son  mariage  avec  Joséphine  fût  déclaré  nul. 
Cette  délicate  négociation  se  traita  dans  le  mys- 
tère de  la  chancelleri(^  Napoléon  mit  une  seule 
jiersonne  danslaconlidence  decette  nOgocialion, 
le  grand-maréchal  Uuroc,  qui  élait  iliscrct  com- 
me la  tombe,  et  qui  certes  n'en  ilit  rien  à  per- 
sonne. Cependant  to\ite  la  cour  eu  fut  bientôt 
instruite  :  il  eu  est  de  certains  ivénemens  connue 
de  certaines  alVections,  (jui  ne  peuvent  demeu- 
rer longtemps  cachées. 

Quoiijue  les  souverains  étrangers  vinssent 
rompre  tous  les  soirs  la  monolonie  qui  réijuail 
àlacour,  l'inniii  de  ^al)oléon  avait  augmenté 
en  proporlidu  de  l'inquiète  jiréoeeupation  do 
Joséphine.  Voulant,  îi  quelque  pri.'i  que  ce  fût, 


procurer  à  celle-ci  de  la  distraction  et  |)eut- 
étrc  aussi  en  profiter  lui-même,  l'empereur  fit 
prévenir  le  prince  de  ÎSenfchâlel  qu'il  irait  avec 
l'impéiatrice,  un  jour  de  la  semaine  qu'il  lui 
désignait,  chasser  et  couchera  Grosbois. 

«  M.  le  grand-veneur,  lui  dit-il  avec  gaité,  je 
veux  que  vous  nous  donniez,  après  la  chasse,  les 
violons  et  la  comédie,  comme  on  agissait  autre- 
fois... dans  le  bon  temps,  «  ajouta-t-il  avec  un 
sourire  sardonique. 

Ik'rlhier  fit  sur  le  champ  toutes  ses  disposi- 
tions pour  ofirir  à  ses  augustes  hôtes  nue  fêle 
digne  d'eux.  Pour  qu'elle  fiit  complète,  il  ima- 
gina de  faire  venir  cliez  lui  la  troupe  des  Varie- 
les.  Le  choix  du  spectacle  fut  laissé  à  Brunet, 
qui  manifesta  l'intention  de  jouer  la  pièce  de 
son  réjjertoire  la  plus  en  vogue,  intitulée  Co- 
de/. Itoussel  tnaUre  de  déclamation.  ïlerlhicr 
n'ayant  jamais  vu  Cadet  Roussel,  ne  trouva  pas 
d'inconvénient  à  ce  qu'un  vaudeville  qu'on  di- 
sait très  gai,  fut  représenté  de  préférence  à  un 
autre  (|ui  pouvait  être  fort  ennuyeux.  Il  accejita 
donc  la  pièce  sans  examen  préalable.  L'empe- 
re\ir  avait  dressé  lui-môme  la  liste  des  personnes 
de  la  cour  qu'il  voulait  avoir  à  cette  fête  :  et, 
malgré  un  froid  des  plus  rigoureux,  pas  une  des 
femmes  qui  avaient  été  invitées  ne  manqua  de 
s'y  trouver. 

La  chasse  fut  triste.  Tout  le  monde  avait  re- 
mar(pié  l'accalilcment  de  l'impératrice  dès  son 
arrivée;  mais  lorsqu'il  fallut  se  parer  pour  le 
diner  et  pour  le  bal  qui  devait  succéder  au  spec- 
tacle, sa  douleur  se  montra  avec  touteson  amer- 
tume, de  sorte  (jne  les  illustres  convives  ne  fu- 
rent pas  plus  gais  pendant  le  repas,  qu'il  ne  l'a- 
vaient été  durant  la  chasse.  Napoléon,  à  qui 
rien  n'échappait,  s'était  aperçu  un  des  premiers 
de  la  contrainte  ([ui  régnait  autour  de  lui;  pour 
y  mettre  un  terme,  il  crut  bien  faire  de  dire, 
avant  de  sortir  de  table  pour  passer  dans  la  salle 
de  spectacle  : 

«  Ah  ça'  j'entends  qu'on  s'amuse  et  qu'on  rie 
jdus  qu'on  ne  l'a  fait  jusiju'à  jirésent.  Je  ne  veux 
ni  gêne  ni  éti(iuette  :  nous  ne  sommes  pas  ici 
aux  Tuileries!  » 

On  sait  ce  (jue  produisent  ordinairement  Ue 
pareils  ordres  de  la  part  d'un  souverain,  ils 
achèvent  de  paralyser  tout  à  fait  ceux  qui  ne  le 
sont  encore  qu'à  nioitié^^lais  qu'on  juge  de  la 
stujiéfaction  des  speclaléurs  lorsqu'ils  enlendi- 
rcul,  dès  le  commencement  de  la  pièce,  Cadel 
Roussel  se  plaindre  amèrement  de  ce  que  sa 
femme  ne  lui  avait  pas  donné  d'héritiers! 

«  11  est  douloureux  pour  un  homme  tel  que 
»  moi,  disait  IJrunel,  de  n'avoir  personne  Ji  qui 
»  transmetlreriiérilagedemagloireîDécidénuiil 
»  je  vais  divorcer  avec  iiuuhunc  Cadet  Roussel, 
)'  pour  épouser  une  fcmiuc  dont  j'aurai  des  cn- 
»  fans.  » 

La  plupart  des  autres  scènes  roulaient  sur 
cette  idée,  elle  mot  dirorccy  élait  répété  vingt 
fois.  Cherchera  peindre  l'embarras  de  tout  le 
monde,  serait  chose  impossible  :  celui  de  lier- 
ihicr  surtout  était  inunaginable.  Joséphine  ne 
se  contenait  qu'avec  peine,  à  tout  moment  elle 
élail  sur  le  point  de  se  trouver  mal.  (Juant  à 
l'enipcreur,  il  n'avait  l'air  que  de  s'ocou]ier  de 
la  pièce  et  essayait  de  rire, mais  ccn'élait  quedu 
|i(>\ii  des  lè\  res  elen  grimaçant.  Personne  n'osait 
le  regarder,  de  peur  de  parailrc  faire  une  appli- 


cation; on  s'attendait  à  chaque  instant  à  une 
explosion.  11  n'enfui  rien,  grâce  à  Berlhier  qui, 
placé  derrière  l'empereur,  usait  largement  du 
droit  octroyé  par  Napoléon,  en  faisant  entendre, 
pas  intervalles,  un  bruyant  éclat  de  rire  qui  con- 
trastait bizarrement  avec  sa  physionomie  cons- 
ternée, car,  s'il  en  avait  eu  le  choix,  il  eût  mieux 
aimé  être  à  cent  pieds  sous  terre. 

La  représentation  terminée,  Napoléon  se  leva 
arec  vivacité,  et,  prenant  le  bras  du  grand-ma- 
réchal, il  lui  dit  avec  un  accent  animé  quoiqu'â 
demi-voix  : 

«  Duroc,je  vois  que  vous  avez  bien  gardé  le 
secret  de  mon  divorce,  car  s'il  eût  été  connu, 
personne  n'eût  été  assez  hardi  pour  se  permet- 
tre avec  moi  une  pareille  impertinence.  » 

Le  bruit  du  divorce  acquérait  de  jour  en  jour 
plus  de  consistance  :  on  n'en  parlait,  à  vrai  dire, 
qu'à  voixbasse,  mais  enfin  on  en  parlait  partout. 
Il  y  avait  tant  d'intéréls  privés  qui  se  ratta- 
chaient à  ce  grand  événement  que  les  indiscré- 
tions et  les  confidences  allèrent  bon  train,  .\ussi 
Napoléon,  qui  n'ignorait  aucune  de  ces  particu- 
larités, voulut  ce  qu'il  appelait  en  fi/iir. 

Ln  malin ,  c'était  le  30  novembre,  il  fait  man- 
der dans  son  cabinet  la  reine  de  Hollande  et  son 
frère  Eugène  ;  il  leur  avoue  avec  tristesse  la 
cruelle  nécessité  à  laquelle  il  est  réduit  de  se  sé- 
parer de  leur  mère  et  de  sacrifier  ainsi  les  plus 
chères  affections  de  son  cœur  aux  intérêts  de 
son  peuple.  11  les  conjure  de  rester  toujours 
unis  ,  et  il  les  assure  que  le  nouveau  mariage 
qu'il /(owJTa  contracter  ne  changera  rien  aux 
senlimens  qu'il  a  toujours  eus  pour  eux.  Puis  , 
sans  vouloir  entendre  les  respectueuses  objec- 
tions que  les  enfans  de  Joséphine  essaient  de  lui 
opposer,  il  les  congédie  d'une  manière  toute 
paternelle;  mais  dans  l'après-midi,  il  fait  appe- 
ler la  reine  de  Hollande  toute  seule. 

«  Hortense,  lui  dit-il,  la  nation  a  tant  faic 
pour  moi  et  pour  vous  autres  que  je  crois  lui 
devoir  le  sacrifice  qu'elle  m'impose.  Son  repos 
et  son  bonlieur  veulent  que  je  choisisse  une 
nouvelle  compagne.  Depuis  deux  mois  surtout , 
votre  mère  vit  dans  les  tourmens  de  l'inquié-. 
tude;  tout  sera  terminé  bientôt.  C'est  tous, 
Hortense ,  qui  avez  su  le  mieux  mériter  sa  con- 
fiance, elle  vous  aime  de  la  plus  profonde  ami- 
tié ;  voulez-vous  la  préparera  sa  nouvelle  des- 
tinée?... vous  me  soulagerez  le  cœur  d'un  grand 
poids. 

—  Sire ,  répondit  Hortense  les  larmes  aux 
yeux,  c'est  parce  que  ma  malheureuse  mère  m'a 
accordé  toute  cette  confiance,  c'est  parce  que  je 
sais  qu'après  votre  majesté  et  le  sentiment  do 
ses  devoirs,  mou  frère  et  moi  nous  sommes  ca 
(pi'elle  chérit  le  plus  au  monde  ,  qu'il  ne  m'est 
pas  possible  de  me  charger  de  cette  missioD« 
IVrraellez-moi  au  contraire  doser  dire  à  V.  .M» 
ipi'il  est  plus  convenable  de  donner  un  tel  or-, 
drc  à  quelqu'un  qui  soit  dans  une  position 
moins  délicaie  que  la  mienne  pour  annoncer  à 
l'impéralrice  un  semblable  malheur. 

—  Vous  rae  refusez  donc,  Hortense? 

—  Sire  ,  je  ne  consentirai  jamais  à  plonger  le 
poignard  dans  le  ca'ur  de  ma  mère... 

—  Mon  Dieu!  il  ue  s'agit  point  ici  de  poi- 
gnard! répliqua  Napoléon  en  faisant  un  petit 
muuveiuenl  d'cpaule.  Les  fcmoiei  lucltent  Uo 
l'csagération  dans  loul.,. 


—  392  — 


—  Sire  ,  permettez-moi  de  retourner  aupri'S 
(le  ma  mère,  interrompit  la  reine  en  faisant  une 
révérence  pleine  Je  dignité. 

—  C'est  juste;  allez,  allez,  répondit  Napo- 
léon sans  paraître  s'offenser  d'un  refus  si  nette- 
ment exprimé;  c'est  le  devoir  d'une  bonne  et 
honorable  fille  comme  vous  l'avez  toujours  été; 
et,  puis((u"il  en  est  ainsi,  ajoula-t-il  avec  un 
j;ros  soupir  et  comme  un  homme  (|ui  vient  de 
j)rendre  une  détermination,  ce  sera  moi  qui  me 
chargerai  de  ce  soin...  Le  plus  tôt  sera  le  mieux  : 
il  est  de  ces  choses  qu'il  faut}  savoir  faire  soi- 
même.  Adieu,  llortense.  » 

Le  même  jour  LL.  MM.  se  mirent  à  table, 
comme  de  coutume ,  à  sept  heures  du  soir  ;  Jo- 
sépliine  avait  pleuré  pendant  toute  la  matinée 
et,  pour  cacher  autant  que  possible  les  traces  de 
sa  ilouleur,  elle  s'était  coiffée  d'un  chapeau  de 
crêpe  blanc  noué  sous  le  menton  et  dontîla 
passe  empêchait  de  voir  une  partie  de  son  vi- 
sage. Ceux  (jui  purent  [la  regarder  de  face  re- 
marquèrent qu'elle  avait  encore  les  yeux  rouges 
et  les  pommettes  des  joues  fortement  colorées. 
Pendant  le  peu  de  temps  que  dura  le  diner  (dix 
minutes  environ)  Napoléon  tint  constamment 
les  yeux  baissés  sur  son  assiette  ;  s'il  les  levait 
par  raomens,  ce  n'était  que  pour  jeter  à  sa 
femme  un  regard  furtif,  dans  lequel  se  pei- 
gnaient les  sentimcns  [lénibles  qui  l'agitaient. 
Les  officiers  de  sa  maison,',  immobiles  comme 
des  termes,  observaient  avec  une  inquiète  cu- 
riosité cette  scène  muette.  Le  silence  le  plus  pro- 
fond régna  pendant  ce  repas,  qui  n'avait  été 
servi  que  pour  la  forme,  car^ni  Joséphine  ni 
Napoléon  ne  touchèrent  à  rien.  On  n'entendait 
que  le  bruit  des  assiettes  qu'on  changeait,  et  des 
mets  qu'on  apportait  et  qu'on  remportait  aussi- 
tôt. Cette  espèce  de  remue-ménage  n'était  tris- 
tement variée  que  par  le  chuchottement  des 
officiers  de  bouche  qui  allaient  et  venaient  selon 
leur  office  ,  et  par  le  tintement  continuel  que 
jiroduisait  l'eaipereur  en  frappant  en  cadence 
sur  la  table  avec  son  couteau,  qu'il  tenait  légè- 
rement entre  les  deux  doigts.  Enfin  il  rompit  le 
silence  ,  mais  ce  ne  fut  que  pour  demander 
comme  à  la  cantonnade  et  sans  s'adresser  direc- 
tement à  personne  :  «  Que!  temps  fait-il  ?  » 

Au  même  instant  il  se  leva  de  talde ,  sans  at- 
tendre de  réponse,  comme  on  doit  bien  le  pen- 
ser, et  il  jela  sa  serviette  loin  de  lui  avec  un 
mouvement  de  contrariété.  Joséphine  le  suivit 
lentement  dans  le  petit  xalo/i  rerl;  c'était  là 
qu'il  avait  coutume  de  prendre  le  café.  D'ordi- 
naire, un  page  présentait  à  l'impératrice  le  café 
sur  un  plateau  de  vermeil,  pour  qu'elle  versât 
elle-même  la  liqueur  dans  la  tasse  (ju'elle  offrait 
à  l'empereur.  Alais  cette  fois  Napoléon  s'avança 
vers  le  page,  se  servit  lui-môme,  et,  sans  atten- 
dre que  le  sucre  fût  fondu  ,  il  avala  la  liqueur 
d'un  seul  trait.  Comme  on  lui  apportait  le  café 
toujours  excessirement  chaud,  Napoléon  fit  une 
petite  grimace  en  regardant  fixement  sa  femme , 
qui  était  restée  debout  devant  lui;  i>uis,  ayant 
posé  la  tasse  vide  sur  le  plateau  ,  que  le  page 
tenait  toujours  :  «  Tenez!  «  lui  dit-il  en  passant 
son  mouchoir  sur  ses  lèvres  et  en  faisant  de 
l'autre  main  un  signe  pour  indi(|uer  à  ceux  qui 
étaient  présens  i[u'il  n'avait  plus  besoin  de  rien. 
Tout  le  monde  sortit  préoccupé  de  tristes  pen- 
sées et  l'esprit  inquiet  de  l'issue  de  la  scène  qui 


se  préparait.  On  demeura  dans  le  salon  où 
LL.  iMM.  avaient  dîné,  en  regardant  machinale- 
ment les  valets  de  pied  et  les  garçons  du  château 
enlever  les^objets  (jui  étaient  encore  sur  la  ta- 
ble. 

Tout  à  coup|des  plaintes  et  des  éclats  de  voix 
])artent  de  la  pièce  oii  étaient  l'empereur  et  l'im- 
pératrice. Joséphine  s'écria  avec  un  accent  dé- 
chirant : 

«  Non,  mon  ami,  tu  ne  le  feras  pas!...  Tu  ne 
veux  pas  me  faire  mourir!...  Bonaparte,  je  t'en 
conjure...  » 

l'uis  on  entend  des  gémissemens  et  le  bruit 
que  fait  un  meuble  lorsqu'il, est  heurté  violem- 
ment. 

L'huissier  de  la  chambre  pensant  que  l'impé- 
ratrice se  trouve  mal  (ce  qui  était  arrivé  souvent 
depuis  quelques  jours  ) ,  se  précipite  vers  la 
porte  pour  l'ouvrir.  Un  chambellan  l'arrête. 

«  Attendez  donc,  lui  dit-il  doucement ,  ce 
n'est  pas  convenable.  » 

11  lui  fait,observer  en  même  temps  que  l'em- 
pereur appellera  s'il  le  juge  nécessaire. 

Au  moment  où  l'huissier  s'éloigne  de  la  porte, 
Napoléon  l'ouvre  lui-même  avec  vivacité;  et, 
parmi  ceux  que  son  regard  embrasse,  apercevant 
M.  de  Beausset,  il  lui  dit  d'un  ton  bref  : 

a  Venez  Beausset ,  et  fermez  la  porte  sur 
vous.  » 

A  peine  le  préfet  du  palaisjest-il  entré,  qu'il 
voit  l'impératrice  étendue  sur  le  tapis  près  de  la 
cheminée,  en  proie^à  des  convulsions  terribles, 
se  tordant  les  bras  et  poussant  des  cris  doulou- 
reux : 

«  Je  n'y  survivrai  pas!...  disait-elle  en  se  frap- 
pant la  tête  contre  le  pied/l'un  fauteuil.  Il  faut 
que  je  meure!...'" 

Napoléon  s'agenouilla  près  de  sa  femme , 
qu'il  entoura  de  ses  bras,  il  tâcha  de  la  calmer 
en  lui  prodiguant  les  paroles  les  plus  tendres  : 

«  Joséphine,  lui  dit-il  en  l'attirant  à  lui,  ma 
chère  amie,  c'est  moi...  écoute-moi  donc,  sois 
raisonnable  :  tu  sais  que  je  t'aimerai  toujours. 
M.  Beausset,  êtes-vous  assez  fort  pour  emporter 
l'impératrice  ?...  demanda-t-il  à  demi-voix  au 
préfet  du  palais,  que  ce  spectacle  avait  ému  au 
dernier  point  ;  mais,  retenu  par  le  respect,  il  ne 
disait  rien  et  n'osait  approcher.  C'est  une  attaque 
de  nerfs  qu'elle  vfent  d'avoir,  ajoute  Napoléon 
en  faisant  d'inutiles  efforts  pour  relever  sa 
femme;  il  faut  la  porter  chez  elle  ,  par  le  petit 
escalier;  là,  nous  appellerons  ses  femmes  et 
nous  lui  ferons  donner  les  soins  ;qu'exige  son 
état...  Allons  donc,  Beausset,  ne  craignez  rien 
et  aidez-moi.  Ne  voyez-vous  pas  que  la  pauvre 
femme  se  meurt  ?...  » 

M.  de  Beausset  s'approche  enfin,  soulève  l'im- 
pératrice par  la  taille,  et,  avec  l'aide  de  l'empe- 
reur, l'enlève  dans  ses  bras.  11  se  dirige  vers  la 
porte  du  salon  qui  conduit  par  un  couloir  obs- 
cur et  un  petit  escalier  au  cabinet  de  toilette  de 
Joséphine. 

Napoléon  s'est  emparé  d'un  flambeau  : 

«  Attendez  que  je  vous  éclaire,  dit-il  d'une 
voix  haletante;  je  vais  passer  devant.  » 

Parvenu  à  l'escalier,  M.  de  Beausset  lui  fait 
observer  que  le  passage  est  trop  étroit  pour  qu'il 
jiuisse  le  descendre  seul  sans  danger. 

«  Sire,  ajoute-t-il,  je  risque  de  tomber  sur 
votre  majesté  avec  l'impératrice.  » 


—  Diable!  prenez  garde...  un  moment,  ne 
vous  lassez  pas.  »  Et,  posant  le  flambeau  sur  la 
première  marche  de  l'escalier  ,  Napoléon  re- 
toui-ne  sur  ses  pas,  va  chercher  le  gardien  du 
portefeuille,  qui  nuit  et  jour  reste  assis  à  celle 
des  portes  de  son  cabinet  qui  donne  sur  le  pa- 
lier, saisit  le  bras  de  cet  homme,  l'entraîne  dans 
le  couloir,  lui  met  le  flambeau  dans  la  main  et  le 
fait  passer  devant  lui  en  disant  : 

«  Descendez  doucement  et  éclairez-nous.  » 

Tandis  que  ce  serviteur  obéit  machinalement 
sans  paraître  même  s'occuper  du  douloureux 
spectacle  qui  frappe  ses  yeux.  Napoléon  prend 
les  pieds  de  Joséphine  et  tous  trois  commencent 
à  descendre  avec  précaution.  L'empereur  est  au 
milieu  ;  M.  de  Beausset  tient  toujours  dans  ses 
bras  l'impératrice  évanouie  ;  elle  a  le  dos  ap- 
puyé sur  sa  poitrine  et  la  tête  penchée  sur  son 
épaule  droite.  Arrivé  au  tournant  de  l'escalier, 
l'épée  dont  le  préfet  n'avait  pas  songé  à  se  dé- 
barrasser, vient  à  se  croiser  entre  ses  jambes  et 
le  fait  trébucher.  Pour  éviter  une  chute  qui  ne 
peut  qu'être  funeste  pour  tous,  M.  de  Beausset 
est  contraint  de  s'arrêter  et  de  s'appuyer  contre 
le  mur  ;  il  rassemble  ses  forces  et  étreint  davan- 
tage le  précieux  fardeau  qu'il  porte  dans  la 
crainte  de  le  laisser  échapper.  Mais  il  est  présu- 
raable  jque  Joséphine  ^n'avait  pas  entièrement 
perdu  l'usage  de  ses  sens,  car  dès  qu'elle  sentit 
la  pression  de  M.  de  Beausset,  sans  faire  aucun 
mouvement,  elle  lui  dit  très  bas,  en  lui  pinçant 
légèrement  le  bras  : 

«  Vous  me  serrez  trop  fort.  » 

Aces  mots,  celui-ci  fait  un  mouvement  brus- 
que qui  force  l'empereur  à  descendre  deux 
marches  plus  vite  qu'il  ne  le  veut  : 

«  Doucement  donc,  Beausset,  lui  dit-il  à  de- 
mi-voix, vous  avez  failli  nous  faire  tomber  les 
uns  sur  les  autres.  » 

Enfin  ils  arrivent  sans  encombre  jusqu'à  la 
chambre  à  coucher  de  Joséphine  et  ils  la  dépo- 
sent doucement  sur  la  petite  ottomane  placée  à 
droite  de  la  croisée,  puis  Napoléon  s'élance  au 
cordon  de  la  sonnette  qui  correspond  chez  la 
première  femme  de  l'impératrice  :  celle-ci  ac- 
court aussitôt. 

«  Madame ,  lui  dit-il  avec  vivacité ,  du  vi- 
naigre ,  des  sels ,  appelez  vos  compagnes  et 
délacez  l'impératrice  ,  qui  vient  de  se  trouver 
mal.  » 

En  voyant  jl'é ta t  de  sa  maîtresse  ,  le  premier 
soin  de  cette  dame  est  d'agiter  toutes  les  son- 
nettes de  l'appartement.  Quelques  secondes 
après,  cette  pièce  se  trouve  encombrée  de  fem- 
mes qui  vont  et  viennent,  coupent  lacets  et  cor- 
dons pour  déshabiller  l'impératrice  au  plus  vite. 
M.  de  Beausset ,  rassuré  sur  son  état ,  avait 
passé  dans  le  petit  salon  qui  précède  la  chambre 
à  coucher.  Napoléon  ne  tarda  pas  à  venir  l'y 
trouver. 

.u.  Depuis  le  commencement  de  cette  scène,  qui 
n'avait  duré  que  l'espace  de  quelques  minutes, 
M.. de  Beausset  ne  s'était  occupé  que  dePimpé- 
ratrice,  dont  la  situation  l'avait  d'abord  effrayé. 
11  n'avait  fait  aucune  attention  à  l'empereur, 
dont  l'agitation  et  l'inquiétude  lui  parurent  alors 
extrêmes.  Napoléon  lui  apprit  la  cause  de  ce  qui 
venait  d'arriver. 

«  L'intérêt  de  la  France  a  fait  violence  à  mon 
cœur,  lui  dit-il,  le  divorce  est  devenu  néces- 


—  393 


saire...  C'est  un  devoir  de  rigueur  pour  moi... 
Je  suis  d'autaut  plus  elfrayé  de  l'état  de  José- 
phine que  depuis  quelques  jours  elle  ne  devait 
rien  ignorer.  Eugène  et  sa  sœur  ont  dû  lui  tout 
dire  ce  matin.  Elle  est  bien  à  plaindre,  la  pauvre 
femme!...  Cependant  je  croyais  qu'elle  aurait 
plus  de  caractère,  plus  de  force  d'ùine...  J'avoue 
que  je  ne  m'attendais  pas  aux  éclats  d'une  sem- 
blable douleur. 

L'émotion  que  l'empereur  éprouvait  eu  par- 
lant ainsi,  tout  en  se  promenant  à  grands  pas,  le 
forçait  à  mettre  entre  chacune  de  ses  phrases  un 
assez  long  intervalle.  Les  mots  s'étaient  échappés 
avec  peine  de  sa  poitrine  haletante,  sa  voix  trem- 
blait, des  larmes  lui  roulaient  dans  les  yeux;  il 
fallait  qu'il  fiU  ce  qu'il  appelait  hors  de  lui, 
pour  donner  à  un  officier  de  sa  maison,  si  loin 
placé  de  son  intimité,  une  telle  marque  de  con- 
fiance. Lorsqu'il  se  fut  un  peu  calmé,  il  envoya 
chercher  Corvisart,  la  reine  Hortense,  Eugène 
et  Cambacérès  ;  mais,  avant  de  retourner  dans 
ses  appartemens  ,  il  voulut  s'assurer  par  lui- 
même  de  l'état  de  Joséphine;  il  la  trouva  beau- 
coup plus  calme  et  presque  résignée.  Après 
l'avoir  embrassée  tendrement ,  il  remonta  dans 
son  cabinet,  suivi  de  M.  de  Beausset,  auquel  il 
avait  fait  signe  de  l'accompagner.  Arrivé  à 
l'endroit  du  petit  escalier  où  il  avait  trébuché 
quehjues  momens  auparavant,  il  s'arrêta  : 

«  En  vérité,  dit-il  en  remarquant  l'exiguilé  de 
ce  passage,  c'est  un  miracle  d'avoir  pu  faire  pas- 
ser par  là  une  femme  entièrement  privée  de  ses 
sens,  une  véritable  morte  !  » 

Cette  réllexion  fit  faire  à  M.  de  Beausset  un  lé- 
ger sourire  qui,  malgré  lui,  vint  contracter  ses 
lèvres,  et  que  le  respect  réprima  aussitôt.  Ar- 
rivé dans  le,  cabinet  de  l'empereur,  il  ramassa 
son  chapeau ,  qu'il  avait  jeté  sur  le  tapis,  afin 
d'avoir  les  mouvemensplus  libres  lorsqu'il  avait 
dft  prendre  Joséphine  dans  ses  bras. 

«  l'arbleu  !  vous  auriez  bien  dû  vous  débar- 
rasser en  même  temps  de  votre  épée,  lui  dit  Na- 
poléon. Il  est  vrai  que  dans  de  pareilles  crises  on 
ne  saurait  pensera  tout!...  0  mon  Dieu!  j'en 
serai  malade.  » 

Et  comme  )€  préfet  du  palais  se  disposait  à 
sortir  du  cabinet  : 

«  Un  moment ,  Beausset ,  reprit  Napoléon  , 
TOUS  savez  combien  on  est  bavard  et  curieux 
ici;  pour  éviter  toute  espèce  de  commentaires, 
vous  direz  devant  ces  messieurs  les  pages  et  les 
huissiers  que  l'impératrice  a  eu  une  légère  atta- 
que de  nerfs,  causée  par  une  mauvaùe  diges- 
tion.... ^\\^ïaàn\^t  toujours  trop  vite,  ajouta- 
t-il  à  part  lui.  l'uis  faisant  de  la  main  un  signe 
plein  de  bienveillance  :  M.  de  Beausset,  dit-il 
en  terniinanl,  que  tout  ceci  reste  entre  nous,  je 
vous  en  prie.  » 

Il  y  avait  à  peine  une  demi-heure  que  Napo- 
léon était  dans  son  cabinet,  livré  h  ses  réflexions, 
et  encore  tout  impressionné  de  la  scène  qui  ve- 
nait de  se  i)asser,  lorsqu'il  entendit  gratter  légè- 
rement à  la  porte  : 

«  Entrez  !  »  fit- il  sans  même  lever  les  yeux. 

Sur  l'invitation  de  l'empereur,  Eugène  entra 
pâle  et  la  douleur  peinte  sur  le  visage.  Il  venait 
d'apprendre  de  la  bouche  de  sa  mère  tout  ce 
qui  s'était  passé  dans  la  soirée.  Cette  confidence 
l'avait  accablé,  et,  comme  s'il  n'eût  pu  ajouter 
foi  à  cette  terrible  révélation,  il  était  venu  trou- 


ver l'empereur,  pour  qu'il  la  lui  confirmât  de 
sa  bouche. 

En  le  voyant  entrer  Napoléon  luiitendit  la 
main,  et  sans  bouger  de  son  fauteuil,  il  se  con- 
tenta lie  répondre  par  un  signe  de  tête  affirma- 
tif  aux  questions  (jue  lui  adressa  respectueuse- 
ment son  fils  ailoplif. 

«Alors,  sire,  dit  Eugène  en  baissant  les  yeux, 
permettez  que  dès  i;e  moment  je  quitte  votre 
majesté. 

—  Comment  cela,  Eugène?  demanda  Napoléon 
en  se  levant  tout-à-coup. 

— Oui,  sire,  le  fils  d'une  femme  qui  n'est  plus 
impératrice  ne  peut  rester  plus  longtemps  vice- 
roi.  Il  est  de  son  devoir  de  suivre  sa  mère  dans 
la  retraite  que  vous  lui  choisirez... 

—  Ah!  Eugène!...  est-ce  bien  toi  qui  menaces 
de  me  iiuitlert*  répliqua  Napoléon  avec  un 
accent  attendri.  Ne  sais-tu  pas  combien  sont 
impérieuses  les  raisons  qui  m'ont  forcé  de  pren- 
dre un  tel  parti  'i*...  Ta  mère  ne  te  les  a  donc  pas 
expliquées?...  Et  si  je  l'obtiens  ce  fils,  objet  de 
mes  plus  chers  désirs,  qui  me  remplacera  auprès 
de  lui  lorsque  je  serai  absent  ?...  qui  lui  servira 
de  père  ?...  qui  l'élèvera  l'en  un  mot,  qui  en  fera 
un  homme?...  Ah!  Eugène!...  je  ,le  l'avoue, 
j'avais  compté  sur  loi,  car  enfin,  ne  l'ai-je  pas 
servi  de  père,  moi,  à  loi  et  à  la  sœur  !...  » 

Ici  Napoléon  ne  put  en  dire  davantage;  les 
larmes  qui  vinrent  à  jaillir  de  ses  yeux  étouffè- 
rent sa  voix.  Le  prince,  ne  pouvant  lui-même 
maîtriser  son  émotion,  se  précipita  sur  la  main 
(jue  l'empereur  lui  abandonnait,  et  la  pressa 
plusieurs  fois  sur  ses  lèvres  avec  la  plus  vive 
effusion.  Mais  Napoléon  l'attira  doucement  à 
lui  et  l'embrassa  avec  la  plus  grande  tendresse. 

«Oui...  répèle-moi  que, tu  ne  me  quitteras 
pas,  murmura-t-il  d'une  voix  inintelligible. 

—  Jamais,  sire,  jamais  !...» 

El  l'empereur,  ayant  détourné  la  lête  pour 
cacher  ses  pleurs,  fil  à  Eugène  un  signe  de  la 
main  pour  lui  faire  comprendre  qu'il  avait  be- 
soin d'être  seul. 

A  dater  du  jour  où  sa  nouvelle  destinée  lui 
avait  été  révélée  par  l'empereur,  Joséphine 
n'était  presque  pas  sortie  de  ses  appartemenset 
n'avait  paru  que  très  rarement  au  cercle  des 
Tuileries  ;  Madame-mère  avait  fait  les  honneurs 
de  la  cour.  Cependant  Napoléon  voulut  ijuc 
l'impératrice  assistât  au  {Te  Deurn  chanté  à 
Notre-Dame  deux  jours  après  Je  2  décembre), 
pour  les  anniversaires  du  couronnement,  de 
la  bataille  d'Austerlitz  et  en  commémoration  de 
la  signature  du  traité  de  paix  de  Vienne,  dont 
les  conséquences  étaient  devenues  si  tristes  pour 
elle. 

Joséphine  y  parut  dans  une  tribune,  entourée 
de  toutes  les  princesses  de  la  famille  impériale, 
et  Napoléon  se  rendit  seul,  en  grande  cérémonie, 
à  la  métropole.  Le  lendemain,  l'impéralrice  fut 
encore  obligée  d'assister  .^  la  fête  que  donna  la 
ville  de  l'aris  à  cette  occasion. 

L'cmpereuravait  demandé  que  cette  fête  cora-  ( 
mençAl  de  bonne  heure,  parce  qu'("/    roulait 
roirtoul  le  monde,  et  surtout  le  moins  de  robes 
de  cour  possible. 

«J'en  vois  tous  les  jours  assez  aux  Tuileries, 
avait-il  dit  îi  M.  de  Hémusat.  Puisque  c'est  la 
ville  de  Taris  qui  me  donne  une  fête,  ce  sont 


les  habilans  de  Paris  que  je  veux  trouver  sur 
mes  pas  avant  tout.  » 

Ce  bal  fut  magnifique.  La  salle  du  trône,  entre 
autres,  était  resplendissante  de  lleurs,de  lumiè- 
res, de  diamanset  de  femmes,  toutes  plus  parées 
les  unes  que  les  autres;  on  eût  dit  une  féerie. 
Joséphine  arriva  la  première;  jamais  sa  toilette 
n'avait  paru  si  éblouissante,  jamais  sa  physio- 
nomie, toujours  si  douce,  mais  ce  jour-là  em- 
preinte d'une  profonde  tristesse,  n  avait  eu  une 
expression  aussi  sublime  de  résignation. Lorsque 
arrivée  dans  la  grande  salle,  après  avoir  passé 
sous  les  yeux  des  premiers  magistrats  et  de 
l'élite  des  habilans  de  «a  bonne  ville,  elle  s'a- 
vança lentement  vers  ce  trône  sur  lequel  elle 
allait  s'asseoir  pour  la  dernière  fois,  ses  yeux  se 
fermèrent  à  demi,  ses  genoux  faiblirent,  et  elle 
fut  obligée,  pour  ne  pas  tomber,  de  s'appuyer 
sur  les  bras  de  Mme  de  Larochefoucault,  sa 
dame  d'honneur. 

«Je  n'aurai  jamais  la  force  d'arriver  jusipie- 
là,  lui  dit-elle  d'une  voix  éteinte;  je  me  sens 
mourir. 

—  Ln  peu  décourage,  madame,  lui  répondit 
celle-ci  à  demi-voix.  Tous  les  regards  sont  di- 
rigés sur  votre  majesté. 

—  Oh!  qu'une  couronne  pèse!»  dit-elle 
encore  bien  bas  ;  et  faisant  un  dernier  effort 
elle  se  mit  à  sourire  :  l'empereur  F  avait  voulu. 

Un  moment  après  on  battit  aux  champs  jmur 
annoncer  l'arrivée  de  Napoléon.  11  s'avança  d'un 
pas  rapide,  accompagné  de  sept  rois  qui  mar- 
chaient à  sa  suite  iX),  et  vint  s'asseoir  à  côté  de 
l'impératrice,  après  avoir  parlé  à  la  plupart  de 
ceux  qui  s'étaient  trouvés  sur  son  passage.  La 
fête  commença.  Napoléon  ,  qui  voulait  être 
aimable,  se  leva  bientôt  de  son  fauteuil  |.our 
aller  taire  ce  qu'il  appelait  .«a  tournée,  mais 
avant  de  descendre  de  l'estrade,  il  s'était  pen- 
ché vers  Joséphine  et  lui  avait  dit  quelques  mots 
à  l'oreille,  probablement  pour  l'engager  à  l'ac- 
compagner, car  celle-ci  se  leva  à  l'instant. 

M.  (le  Taileyrand,  qui,  en  sa  (pialilé  de  grand 
chambellan,  se  tenait  di  bout  derrière  l'empe- 
reur, se  précipita  pour  le  suivre  ;  mais  il  s'em- 
barrassa dans  la  queue  du  manteau  deriuipêra- 
trice  et  man.jua  de  la  faire  tomber  et  de  tomber 
lui-même,  l  ne  tois  dégagé  il  rejoignit  Napo- 
léon, sans  même  adresser  la  moindre  exruse  à 
Joséiihinr.  Il  faut  croire  <iue  le  prince  de  Béné- 
vent  n'avait  aucune  intention  d'insulter  au  mal- 
heur de  l'impératrice;  mais  il  n'ignorait  aucun 
des  secrets  du  grand  drame  qui  était  en  train 
de  sejouer;  il  savait  que  le  dernier  acte  allait 
s'accomplir,  et  certes,  lui,  si  poli  envers  qui  que 
ce  fût,  n'eût  pas  agi  delà  même  fijçon  un  an 
auparavant. 

slnanl  à  Joséphine,  elle  s'arrêta  et,  avec  une 
dignité  remarquable,  flic  sourit  à  'M.  de  Tailey- 
rand. comme  d'une  maladresse  qui  aurait  été 
commune  à  tous  deux  ;  mais  en  même  temps  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes  et  ses  lèvres  de- 
vinrent blanches  et  tremidanies  décolère. 

Arrivées  .'l  l'extrémité  de  la  grande  galerie, 
LL.  MM.  se  séparèrent.  Napoléon  prit  à  droitcet 
limpérairice  à  gauche.  Tout  le  monde  se  porl.i 
de  son  côté  pour  la  voir,  car  elle  était  adorée  de 


(1)  L«  rois  d'E.<pagne,  de  Hollande,  de  Wesiphalie, 
de  Naple*,  de  Sue,  de  Bavière  ei  de  Wurtembers. 


—  394 


rfn 


la  Iiourccoisie  et  même  des  femmes  de  la  cour, 
iliii  toiUcs  se  plaisaient  à  ia  iiroclaracr  bonne  et 
indulijenle  ;  aussi  cette  triste  promenade  pro- 
duisit-elle une  forle  ini|ircssion  sur  la  foule.  Ce 
tut  la  dernière  fois  ijuc  rinii)ératrice  jiarut  eu 
imldic. 

Les  fornialilcs  religieuses  dont  le  pape  avait 
exi;jé  la  triste  observation  une  fois  remplies,  et 
la  procédure  prescrite  i)ar  les  canons  de  l'Eglise 
terminée,  la  sentence  fut  rendue  par  M.  de 
lioislèvre,  grand  officiai  de  rarchevécbé  de 
Paris.  Le  mariage  de  INapoléon  fut  dissous  et 
lui-même  eondamné  à  une  amende  de  six  francs 
envers  les  pauvres.  L'oliicialité  métropolitaine 
le  releva  liientol  de  cette  condamnation,  jiarce 
qu'en  se  soumettant  h  ce  jugement  de  pure 
forme,  qui  le  fit  beaucoup  rire,  il  envoya  le 
même  jour  li!0,()00  fr.  aux  maires  de  Paris  pour 
qu'ils  les  distribuassent,  chacun  dansson  airon- 
dissement,  aux  plus  nécessiteux. 

«En  ma  qualité  d'empereur,  dit-il  gaimenl, 
je  dois  cette  fois  payer  plus  cher  que  les  autres.» 
A  cette  occasion  on  pourra  se  faire  une  idée  de 
la  soumission  de  l'empereur  aux  lois  île  l'empire 
dans  les  actes  de  sa  vie  privée.  Cette  procétlure 
ecclésiasti(|ue  avait  entraîné  des  avances  assez 
considérables,  tant  pour  les  honoraires  des 
assistans  que  pour  les  droits  d'enregistrement 
d'une  foule  d'actes  devenus  nécessaire;  non  seu- 
lement ces  frais  furent  payés  au  iisc  et  rentrè- 
rent au  trésor,  mais  encore  ce  futNapoléon  qui 
les  acquitta  avec  les  fonds  de  sa  cassette  particu- 
lière. 

Lne  circonstance  non  moins  dramatique  que 
toutes  celles  de  cet  épisode  du  divorce  fut 
que  le  prince  Eugène,  dont  on  connaissait]  la 
vive  tendresse  pour  sa  mère,  lemplit  les  fonc- 
tions de  chancelier  d'état  auprès  du  sénat,  c'est- 
à-dire  que  ce  fut  lui  qui  jiorla  le  message  dans 
lequel  ^apoléon  expliquait  au  premier  corps 
de  l'état  les  motifs  qui  le  forçaient  ù  se  séparer 
de  sa  femme. 

«  Les  larmes  de  l'empereur,  dit  à  cette  occa- 
sion le  noble  jeune  homme,  suffiraient  seuls  à 
la  gloire  de  ma  mère.  » 

Et  les  siennes?....  Elles  furent  brûlantes 
lorsque  le  jour  fatal  arriva. 

C'était  le  10  décembre  1809.  Déjà  toute  la 
famille  impériale,  ainsi  que  les  grands  dignitaires 
de  la  couronne,  se  trouvaient  réunis  aux  Tuile- 
ries dans  la  galerie  de  Diane,  qui  avait  été  dis- 
posée à  cet  elîet.  ÎSapoléon  s'assit  sur  le  fauteuil 
qui  lui  avait  été  préparé,  à  droite  de  l'archi- 
chancelier.  11  était  immobile  comme  une  statue, 
les  mains  croisées  l'une  sur  l'autre,  et  il  tenait 
conslanmient  les  yeux  fixés  sur  la  porte  des 
appartemeiis  intérieurs.  Tout  à  coup  les  deux 
battans  sont  ouverts  à  la  fois,  deux  pages  se  ran- 
gent chacun  d'un  coté,  et  un  huissier  annonce  à 
haute  voix  : 

«  S.  M.  1  impératrice  et  reine!» 

A  ces  mots,  il  se  fait  dans  la  salle  un  mouve- 
ment bientôt  suivi  du  plus  profond  silence. 
Tous  les  regards  sont  dirigés  du  même  côté  ; 
l'empereur  se  lève  ;  Joséphine  parait.  Elle  est 
vêtue  d'une  robe  de  mousseline  unie  ;  un  petit 
peigne  d'écaillé  blonde  a  pris  cette  fois  la  jdaee 
de  la  couronne  dentelée  qui  encadre  ordinaire- 
ment le  chignon  die  ses  cheveux  d'ébènci  toute  sa 
toilette  est  remarquable  de  simplicité  :  elle  ne 


porte  pas  un  seul  bijou  ;  seulement  un  petit  mé- 
daillon de  forme  carrée,  passée  dans  un  cordon- 
net de  soie  noire,  est  suspendu  à  son  cou;  c'est 
le  portrait  de  Napoléon  lorsqu'il  n'était  encore 
que  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie.  Elle 
s'avance  lentement,  appuyée  sur  le  bras  de  la 
rtine.de  Hollande,  aussi  pâle  que  sa  mère. 
Eugène,  debout  à  côté  de  l'empereur,  et  le 
regard  fixe,) semble  éprouver  un  tremblement 
violent,  ^apoléon  se  rapproche  de  lui,  cherche 
sa.  main  ,et  la  serre  à  plusieurs  reprises  avec 
émotion  : 

»  Point  de  faiblesse»,  lui  dit-il  à  voix  basse, 
Cl  encore  un  peu  de  courage. 

—  .l'en  aurai,  sire.» 

Et  le  trouble  du  prince  augmenta.'tellement 
qu'on  s'attendait  à  le  voir  défaillir.  Pendant  ce 
temps,  Joséphine  était  venue  s'asseoir  devant 
une  petite  table  recouverte  d'un  velours  vert  à 
créi)ines  d'or,  placée  un  peu  en  avantet  à  gauche 
de  Cambacérès.  iNapoléon  fit  un  signe  gracieux 
de  la  main  en  regardant  autour  de  lui,  comme 
pour  engager  les  grands  dignitaires  à  se  rasseoir. 

Alors  le  procureur  impérial,  M.  Régnault  de 
S.iint-Jean-d'Angely,  donna  d'une  voix  mal 
assurée  lecture  de  l'acte  de  séparation.  11  fut 
écouté  dans  un  religieux  silence.  Une  vive 
anxiété  était  peinte  sur  tous  les  visages;  José- 
phine seule  semblait  être  calme  :  le  bras  posé 
négligemment  sur  la  petite  table  qui  était  devant 
elle,  la  tête  penchée,  de  grosseslarmes  coulaient 
de  temps  en  tempssur  sesjoues.  Sa  fille,  debout 
derrière  elle ,  les  coudes  ai)puyés  sur  le  dossier 
du  fauteuil  de  sa  mère,  ne  cessa  de  sangloter 
en  cachant  sa  tête  dansses  mains.  Quanta  l'em- 
pereur, ses  regards  étaient  presque  égarés,  et  il 
semblait  souffrir  mille  fois  plus  que  Pimpéra- 

trice. 

La  lecture  de  l'acte  achevé,  Joséphine  se  leva, 
essuya  ses  yeux,  et  d'une  voix  ferme  prononça 
les  courtes  paroles  d'adhésion  qui  avaient  été 
formulées  à  l'avance  ;  puis  ayant  pris  la  plume 
que  Cambacérès  lui  présentait,  elle  signa  l'acte 
que  M.  Régnault  de  Saint-Jean-d'Angély  avait 
])0sé  devant  elle,  et  aussitôt,  couvrant  ses  yeux 
de  son  mouchoir,  elle  se  retira  silencieusement, 
soutenue  par  sa  fille  et  sans  même  regarder 
autour  d'elle. 

Sur  un  signe  de  iNapoléon,  Eugènes'élait élan- 
cé vers  sa  mère  ;  mais  les  forces  lui  manquèrent 
et  il  tomba  sans  connaissance  entre  les  deux 
portes  do  la  galerie;  l'huissier,  avec  le  secours 
des  aides-de-camp  du  prince,  qui  l'avaient  suivi, 
le  releva  et  le  porta  dans  le  salon  de  service.  Là 
tous  les  soins  que.  réclamait  une  position  si 
douloureuse  lui  Jurent  prodigués.  On  conduisit 
ensuite  INapoléon  en  grande  cérémonie  jusque 
dans  ses  appartemens  intérieurs,  où  il  demeura 
morne  et  silencieux  le  reste  du  jour. 

Cambacérès  et  Talleyrand  étaient  restés  seuls 
impassibles  tout  le  temps  qu'avait  duré  cette 
scène  de  famille  à  la  fois  si  poignante  et  si  pleine 
de  dignité.  Les  gens  qui  observent  tout  remar- 
quèrent que,  pendant  celte  Iriste  solennité  et 
malgréla  saison,  une  horrible  icmpêle  éclata  sur 
Paris.  Des  torrens  de  pluie,  d'effroyables  coups 
de  vent  portèrent  l'épouvante  dans  les  esprits; 
onei'it  dit  que  le  ciel  voulait  manisfester  sa  ré- 
probation de  l'acte  qui  détruisait  le  bonheur  de 
Joséphine.  Chose  non  moins  extraordinaire,  le 


semblable  phénomène  se  reproduisait  à  Milan 
I  le  même  jour  et  à  la  même  heure. 
!  Oppressé  par  les  diverses  émotions  de  cette 
I  cruelle  journée,  Napoléon  se  coucha  de  bonne 
heure.  Hélait  au  lit  lorsque  l'aide-de-camp  de 
service  se  présenta  pour  recevoir  ce  qu'on  appe- 
lait l'ordre.  Les  valets  de  chambre  de  l'empe- 
reur étaient  encore  occupés  de  quelques  arran- 
gemens  dans  l'appartement  faiblement  éclairé  , 
lorsque  \i  porte  s'ouvrit  tout  à  coup  et  laissa  en- 
trevoir comme  un  fantôme  blanc.  C'était  l'im- 
péralrice,  seule,  les  clieveux  eu  désordre,  les 
traits  horriblement  contractés.  A  cette  vue, 
Naiioléon  terrifié  se  mit  sur  son  séant  ;  les  assis- 
tans se  retirèrent  aussitôt  au  fond  de  la  chambre. 
Joséphine  s'avança  d'un  pas  chancelant.  Arrivée 
près  du  lit,  elle  tomba  sur  les  genoux,  et,  sans 
jiroférer  une  parole,  elleétreignit  INapoléon  de 
ses  deux  bras  en  pleurant  d'une  manière  déchi- 
rante. Napoléon  lui  parla  avec  la  plus  touchante 
affection,  lui  prodigua  les  caresses  les  plus  ten- 
dres et  pleura  comme  elle.  L'émotion  des  assis- 
tans était  à  son  comble. 

«  Allons,  ma  bonne  Joséphine,  lui  disait-il 
d'une  voix  entrecoupée,  sois  donc  plus  raison- 
nable... Tu  sais  bien  que  je  serai  toujours  ton 
ami...  Je  suis  plus  à  plaindre  que  toi,  mais 
laisse-moi.  Je  ne  puis  avoir  de  courage  pour 
deux...» 

Suff'oquée  de  sanglots,  Joséphine  ne  répondait 
rien.  11  y  eut  alors  une  scène  muette  pendant 
laquelle  leurs  larmes  confondues  en  dirent  |)liis 
que  les  ])lus  éloiiuciites  paroles.  Joséphine 
s'élant  un  peu  calmée,  l'empereur  sortit  de  son 
aecablementeommed'un  rêve,  ets'aperçut  seule- 
ment alors  qu'il  était  resté  du  monde  dans  sa 
chambre.  11  repoussa  doucement  l'impératrice, 
croisa  les  bras  sur  sa  poitrine,  et,  s'adressant  à 
ses  serviteurs,  il  leur  dit  d'une  voix  brève  et 
sévère  quoique  altérée  par  l'émotion  : 

«  Que  faites-vous  ici,  messieurs  ?  IVe  puis-je 
donc  être  un  moment  seul  chez  moi  ?  Sortez  à 
l'instant  !  » 

Tout  le  monde  se  retira  en  osant  à  peine  res- 
pirer. 

Un  quart  d'heure  après,  Joséphine  sortit  de 
chez  l'empereur,  l'air  plus  abattu  que  jamais. 
Napoléon  n'ayant  ni  sonné  ni  appelé  personne, 
l'aide-de-camp  de  service,  selon  les  devoirs  de 
sa  charge,  se  hasarda  à  rentrer  dans  la  chambre 
à  coucher  malgré  le  conseil  qu'on  lui  donnait  de 
n'en  rien  faire. 

ic  Sire,  dit-il  respectueusement,  je  viens  pren- 
dre Vordre  de  votre  majesté  pour  la  nuit.  » 

L'empereur  ne  répondit  pas,  mais  l'aide-de- 
camp  crut  remarquer  que  l'édredon  placé  sur  le 
lit  remuait  comme  si  on  l'eût  soulevé  avec  impa- 
tience. 

L'olîieier  renouvela  sa  demande  après  s'être 
approché  davantage  ;  mais  Napoléon  s'était  en- 
foncé tellement  dans  son  lit  qu'il  ne  lui  vit 
même  pas  le  visage. 

Il  se  retira  doucement  et  ne  vint  se  couchei' 
sur  le  lit  de  camp  jiréparé  pour  lui  dans  le 
salon  de  service,  ([ue  lorsiju'il  eut  fait,  comme 
de  coutume,  sa  ronde  dans  le  château.  Cette 
nuit  le  palais  fut  silencieux  comme  la  tombe. 

Le  lendemain  matin,  d'après  les  conventions 
arrêtées,  Joséphine  quitta  les  Tuileries  pour 
aller  habiter  la  Malraaison. 


ont: 


Los  personnes  aUycliécs  aii  sciviceile  LL.  JIM. 
que  leiii-occui)alion  ne  retenait  pas  dans  l'in- 
li'ricui'des  aiiparleinens  s'i'taicnt  rassemblées 
dans  le  veslilnile  dn  juivillondc  Tilorloge,  pour 
voir  encore  une  fois  eclle  qui  avait  été  pendant 
dix  ans  leur  souveraine.  On  se  regardait  triste- 
ment sans  oser  se  parler.  Enfin,  à  onze  heures, 
Joséphine  parut,  appuyée  sur  le  bras  de  madame 
Darljery,  lune  des  dames  d'h(nineur;  mais  elle 
était  voilée  et  enveloppée  dans  un  cachemire 
•lui  la  déguisait  entièrement.  Alors  ce  fut  un 
concert  de  lamentations  inexprimables  ;  elle 
traversa  le  court  espace  qui  la  séparait  de  sa 
voiture,  et  elle  franchit  précipitamment  le  mar- 
che pied  sans  même  jeter  un  regard  sur  ce  palais 
quelle  ne  devait  jamais  revoir  ;  les  stores  une 
une  fois  baissés,  les  chevaux  ])arlirent  avec  la 
rapidité  de  l'éclair. 

Pendant  la  première  semaine,  la  route  de 
Paris  à  la  Malmaison  fut  eouverle  d'une  foule  de 
personnages  de  tous  rangs  qui  regardèrent  com- 
me un  devoir  sacré  de  se  présenter  encore  une 
fois  au  moins  h  celle  qui,  bien  que  privée  de  la 
couronne,  n'en  avait  pas  moins  conservé  le  titre 
d'impératrice.  Quant  à  l'erajiereur,  qui,  de  son 
cùté,  était  allé  s'établir  à  Tiianon,  il  fit  son  pos- 
sible pour  s'accoutumer  à  vivreseul;  mais  ilen- 
voy.i  tous  les  jouis  savoir  des  nouvelles  de  Jo- 
séphine :  il  y  serait  allé  iMJ-même  s'il  l'eût  osé. 
lÎMiLis  Marco  DE  SAINT-HILAIRE. 


I?W'S3  2SÎ?  S<!>'^2iaai3£;."»,  (1) 


Le  17  novembre  1807,  a  une  heure  de.l'après- 
midi,  un  traîneau  attelé  d'un  cheval  entra  dans 
la  cour  de  l'une  des  i)remières  maisons  d'un  vil- 
lage de  l'Eslland.  A  jieine  le  cheval,  qui  arri- 
vait au  galop,  les  rênes  lloilantcs,  eut-il  dépassé 
le  seuil  de  la  grande  porte,  (ju'il  s'aiTéta  tout 
court,  haletant,  couvert  de  sueur,  le  regard  ef- 
faré. Sur  le  siège  du  traîneau  était  assise  une 
jeune  femme  velue  d'un  costume  de  paysanne. 
Quoi  ((ue  le  froid  fût  très  vif,  et  que  la  neii'e 
tombât  à  gros  fiocons  ,  elle  ne  fit  aucun  mouve- 
ment pour  se  lever  et  pour  descendre. 

En  moins  d'une  minute,  la  plupart  des  habi- 
tansde  la  maison  se  trouvèrent  réunis  autour 
du  traîneau.  L'inconnue  n'était  pas  morte  ,  ainsi 
qu'ils  l'avaient  craint  d'abord  ;  mais  ,'1  son  aspect 
ils  se  reculèrent  ou  s'enfuirent  tous  épouvantés. 
De  larges  gouttes  de  sueur  froide  coulaient  le 
long  de  ses  joues  plus  blanches  encore  que  la 
neige,  ses  yeux  hagards  et  fixes  regardaient  de- 
vant elle  sans  rien  distinguer;  ses  lèvres  piles, 
entr'ouvertes  à  demi  par  un  léger  tremblement 
convulsif,  laissaient  apercevoir  ses  dents  forte- 
ment collées  les  unes  contre  les  autres.  A  part 
ce  léger  siijne  de  vie,  l'clîroyante  immobilité  de 
son  corjis  et  de  tous  ses  traits  lui  donnaient  raji- 
pareneed'un  cadavre  ou  d'une  statue  de  marbre. 
Cependant  son  i)remicr  monvemcnl  d'ellroi  ré- 
primé, une  jeune  fille  eut  le  courage  de  s'ap- 
proclicr  de  cette  femme  cl  de  lui  adresser  quel- 
ques paroles.  Avi  son  d'une  voix  humaine,  elle 

(1)  Ce  curieux  pioccs,  unique  poul-Olrc  ilaiis  lesau- 
liiiles  judiciaires,  csU'Xlrail  des  Ciumuai,  QllSiÇUI^lH  , 
publié  par  Kari  MiicMcr,  de  Bcrliu, 


tressaillit  des  pieds  à  la  télé,  passa  rapidement 
ses  deux  mains  sur  son  front  et  sur  ses  yeux  , 
jeta  un  regard  inquiet  autour  d'elle,  et  dési- 
gnant du  doigt  la  jiorte  de  la  cour  qui  était  res- 
tée ouverte  : 

—  Fermez-la!  s'écria-t-elle;  fermez -la  !  ils 
mejioursuivent!  ils  seront  ici  dans  un  instant. 
Vite!  vite! 

En  achevant  ces  mots,  elle  s'élança  hors  du 
traineau,  se  précipita  dans  les  bras  de  la  jeune 
fille  ((ui  venait  de  lui  parler,  la  serra  convulsi- 
vement contre  son  cœur  et  tomba  évanouie. 

Aussitôt  on  s'empresse  de  la  relever,  on  la 
porte  dans  l'intérieur  de  la  maison  ,  près  d'un 
grand  feu,  on  lui  prodigue  tous  les  secours  que 
réclame  sa  jiosition.  A  peine  a-t-elle  recouvré 
l'usage  de  ses  sens,  que  chacun  l'accaMede  ques- 
tions ;  on  lui  demande  qui  elle  est,  d'où  elle 
vient,  où  elle  va;  on  veut  [savoir  surtout 
pourtpioi  elle  [était  si  effrayée  ,  pourquoi 
elle  verse  des  larmes  si  abondantes.  La  cham- 
bre dans  LKiuelle  elle  se  trouve  est  remplie 
de  curieux.  Parmi  ceux  qui  l'interrogent ,  se 
fait  remarquer  le  fils  du  maître  de  la  maison, 
âgé  de  vingt  ans  environ,  et  qui  tient  encore 
dans  sa  main  droite  la  hache  avec  laijuelle  il 
fendait  du  bois  au  moment  de  l'arrivée  du  trai- 
neau. La  beauté  et  la  douleur  de  l'inconnue 
semblent  avoir  produit  une  vive  im|)rcssion  sur 
l'esprit  de  ce  jeune  homme.  Il  est  impatient  de 
cotniaître  la  cause  de  son  elfroi  et  de  sa  tristesse, 
jiour  la  rassurer  et  pour  la  consoler. 

Enfin,  cédant  aux  sollicitations  de  tous  ceux 
qui  l'entourent ,  la  jeune  femme  commence 
en  ces  termes  ,  au  milieu  d'un  profond  silence , 
le  récit  suivant  : 

—  Ayant  appris  que  l'une  de  mes  tantes,  qui 
habite  un  village  éloigné,  était  dangereusement 
malade,  je  résolus  d'aller  lui  rendre  visite.  Ce 
malin  donc,  j'attelai  mon  cheval  à  un  i)etit  trai- 
neau, et  je  me  mis  en  route... 

—  Seule  ?  s'écria  le  jeune  homme  armé  de  sa 
hache. 

—  Seule  ?  répétèrent  plusieurs  autres  voix. 
Pour  bien  compremlre  cette  exclamation,  une 

courte  explication  est  ici  nécessaire.  Lorscjue 
les  troupes  russes  qui  avaient  conquis  la  Finlan- 
de, sous  le  conmiandcment  du  général  liuxoyden, 
retournèrent  dans  leurs  foyers,  elles  furent  sui- 
vies de  bandes  innomlu'ablcs  d'ours  et  tle  loups, 
(jui  se  disputaient  entre  eux  les  cadavres  des 
chevaux  morts  de  fatigue  ou  de  froid  et  les  débris 
abandonnés  des  provisions  de  bouche.  La  pro- 
vince de  l'Eslland,  qu'avait  tra\crsée  le  gros  de 
l'armée,  demeura  longtemps  après  sou  passage 
infestées  de  ces  bOles  fauves  qui,  privées  de 
leurs  anciennes  ressources  ,  attaquèrent ,  non 
seulement  les  animaux  doniestiiiues  ,  mais  les 
hommes.  On  ne  pouvait  voyager  en  srtreté  ,  a 
quelque  heure  du  jour  cpie  ce  fi"!!,  sur  les  rou- 
tes les  plus  fréquentées,  sans  une  forte  escorte. 
Tous  ceux  qui  ne  prenaient  pas  les  précautions 
nécessaires  périssaient  victimes  de  leur  impru- 
deiu'c.  Durant  l'hiver  précédent,  quarante  indi- 
vidus avaient  été,  dans  un  cercle,  dévorés  soit 
par  lies  ours,  soit  jiar  des  loups. 

—  Seule  !  répomlil  l'inconnue  d'une  vois  en- 
trecoupée de  sanglots  ;  malheureusement  non  , 
je  n'étais  pas  seule...  Oh!  pourquoi  ai-jc  osé 
cnUcprciuirc  uu  pareil  voyage!  pourquoi  uc 


l'ai-je  pas  entrepris  seule...  Oh!  ne  me  for- 
cez pas,  je  vous  en  supplie,  à  vous  raconter 
maintenant  ce  <iui  m'est  arrivé  ce  matin... 

—  Que  vous  est-il  donc  arrivé  ?  Qui  vous  ac- 
compagnait i'  lui  demandèrent  la  plupart  des 
jieisonnes  iirésentes,  de  plus  en  plus  curieuses 
de  l'aiiprendre. 

—  Infortunée  que  je  suis  !  répliqua-t-elle, 
j'avais  emmené  avec  moi  mes  trois  enfans,  dont 
l'aîné  venait  d'atteindre  sa  cin(iuième  année,  et 
dont  le  plus  jeune,  une  charmante  petite  fille  de 
six  mois,  était  encore  à  la  mamelle... 

Un  cri  dhorreur  et  delîroi  s'échappa  de  tou- 
tes les  bouches,  car  chacun  devinait  déjà  l'af- 
freuse vérité.  Mais  aussitôt  le  silence  redevint 
plus  profond  et  plus  solennel  encore,  et  la  jeune 
femme  continua  ainsi  : 

—  Le  temps  était  magnifique  ,  la  roule  par- 
faitement frayée,  quoique  très  étroite,  mon  che- 
val jeune  et  vigoureux  ;  mes  deux  petits  garçons 
jouaient  en  riant  à  mes  genoux,  ma  fille  dormait 
sur  mon  sein;  j'étais  heureuse,  je  jiensais  au 
plaisir  que  ferait  ma  visite  à  ma  vieille  tante  ma- 
lade. Mais,  hélas!  ce  bonheur  fut  de  courte  du- 
rée :  ce  mouvement  de  joie  devait  être  le  dernier 
que  je  ressentirais  ici-bas.  Une  heure  environ 
apiès  mon  déjiart  du  village,  je  songeai  tout  à 
coup  que  je  me  trouvais  seule  avec  mes  enfans 
au  milieu  d'un  désert  de  neige,  loin  de  toute  ha- 
bitation humaine.  Pour  la  i)i'emière  fois,  les  sou- 
venirs des  accidens  que  j'avais  entendu  raconter 
récemment  encore  me  revinrent  h  la  mémoire  ; 
j'eus  peur,  je  voulus  retourner  sur  mes  pas: 
mais  le  chemin  tracé  dans  la  neige  était  si  étroit, 
que  je  me  vis  obligée  de  continuer  malgré  moi... 
De  minute  en  minute  ma  frayeur  augmentait... 
j'osais  à  peine  respirer,  tant  je  prétais  une  oreille 
atlenlive  aux  moindres  bruits  que  m'apportait 
le  vent. 

Cependant,  à  l'endroit  même  où  la  route  com- 
mence h  côtoyer  une  forêt  de  sapins,  j'entendis 
bien  distinctement  derrière  moi  un  bruit  sur 
la  nature  duquel  je  ne  pouvais  pas  me  mépren- 
dre. Je  tournai  aussitôt  la  tête  de  cecôlé,  et  j'a- 
perçus une  bande  de  loups  alTamés  qui  me  pour- 
suivaient. L'approche  du  danger  ranima  mon 
courage  abattu.  J'appliquai  un  vigoureux  coup 
de  fouet  au  cheval,  qui  partit  au  galop.  Mais 
presqu'au  même  instant  deux  énormes  loups , 
les  yeux  ardcns,  la  gueule  béante,  apparurent  à 
ses  côtés,  luttant  avec  lui  de  vitesse  pour  dispu- 
ter le  passage.  De  la  vie  île  cet  animal  dépendait 
ma  vie  et  la  vie  de  mes  enfans.  S'il  périssait,  nous 
périssions  tous  ensemble.  Pour  le  sauver,  aucun 
sacrifice  ne  devait  donc  me  coûter.  Lue  horrible 
pensée  se  présenta  5  mon  esprit,  et,  loin  de  la 
repousser,  je  l'acceptai  comme  une  inspiration 
du  ciel,  j'en  calculai  ilc  sang-froid  les  consé- 
quences i)robab!es.  En  ce  moment,  p.ir  une  sorte 
de  fatalité,  mon  second  fils,  âgé  de  trois  ans,  et 
dont  la  mauvaise  santé  m'avait  toujours  donné 
les  plus  graves  inquiétudes,  se  mit  à  pleurer  et 
àcrier...  Ses  sanglots  parurent  exciter  encore  la 
voracité  des  loups,  que  je  crus  voir  s'élancer  sur 
Icchcval.  Je  sji.<ismonenf.int  par  un  oionvement 
involontaire,  et  sans  savoir  ce  que  je  f.iisais.  Je 
le  poussai  hors  du  traîneau,  il  s'enfonça  dans  la 
neige  fraiche,  cl  les  loups  s'arrêlèxeni  il  l'en- 
droit où  il  était  tombé.  Tout  cela  se  passa  ta 
moins  d'une  minute. 


^  390  — 


L'inconnue  se  lui  quelques  inslans  pour  re- 
prenJie  haleine  et  pour  essuyer  ses  larmes, 

—  Mallicureuse  !  repril-elic  d'uni'  voix  sou- 
vent entrecoupée  de  sanylots.  Je  croyais  (jue 
nous  étions  sauvés,  je  nie  trompais.  A  peine  les 
derniers  ciis  de  la  victimeeurcnt  cessé  de  se  faire 
entendre,  que  d'autres  loups,  les  mêmes  peut- 
être  qui  venaient  de  dévorer  mon  enfant,  repa- 
rurent aux  deux  cotés  du  traîneau.  I/alîreux 
sacrilice  avait  donc  été  inutile,  le  même  danger 
existait  toujours,  le  mérae  moyen  de  salut  s'of- 
frit à  moi ,  et  celte  fois  encoreje  m'empressai 
de  m'en  servir.  Mes  yeux  se  portaient  alternati- 
vement sur  ma  petite  lille  ijue  mon  liras  yauche 
serrait  contre  mon  ca'ur,  et  sur  mon  fils  aine, 
(jui  embrassait  mes  genoux. 

Maman,  disait-il,  je  suis  bien  gentil,  moi; 

je  ne  crie  pas,  vois-lu  ;  lu  ne  me  jetteras  pas  dans 
la  neige  comme  mon  frère. 

:\la  tête  s'égara,  ou  plutôt  elle  était  depuis 
longlemiis  égarée,  l'itié  pour  moi,  pitié,  je  vous 
supplie  !  Si  vous  saviez  tout  ce  que  j'ai  soulîert,! 
J'aimais  lant  ma  lille  !...  j'esi>éraisld  sauver;  que 
vous  dirai-je  •'...  Mon  (ils  aîné  périt  comme  avait 
péri  son  frère... 

—  Ecoutez -moi  ,  vous  saurez  tout,  répliqua 
l'inconnue,  qui  déjà  ne  pouvait  plus  pleurer. 
J'étais  comme  frappé  de  la  foudre.  Les  liurle- 
mens  des  loups ,  la  vitesse  avec  laquelle  mon 
cheval  fuyait  le  danger  qui  le  menaçait,  les  der- 
niers cris  de  mes  lils  retentissant  toujours  à  mes 
oreilles  ,  la  crainte  de  voir  mourir  ma  fille  uni- 
que d'une  mort  si  affreuse  ,  et ,  l'avouerai-je , 
l'effroi  que  m'inspirait  cette  mort  pour  moi- 
même  ,  m'ôlaient  toutlsentimenl  de  l'existence. 
Immobile  ,  les  yeux  fermés,  n'ayant  plus  même 
la  force  de  souffrir,  je  serrais  convulsivement 
ma  tille  contre  ma  poitrine.  Tout  à  coup  je 
sens  quelque  chose  s'appuyer  mon  épaule 
droite,  j'ouvre  les  yeux,  je  tourne  machina- 
lement la  tête  ,  et  j'aperçois  à  (|uelques  pou- 
ces de  ma  ligure  la  gueule  ouverte  d'un  loup  af- 
famé; mais  avant  que  cet  animal  n'ait  eu  le 
temps  de  saisir  sa  proie,  il  perd  l'équilibre  et 
retombe  au  milieu  de  la  route.  Trois  fois  il  s'é- 
lance de  nouveau,  trois  fois  il  ne  put  m'attein- 
dre.  Enfin,  à  une  iiualrième  tentative,  il  parvint 
à  s'accrocher  au  traîneau,  et  son  poids  entrai- 
nantie  traîneau  en  arrière,  je  levai  malgré  moi 
mes  bras  en  l'air  pour  ne  pas  être  renversée 
avec  lui...  Dans  ce  mouvement  tout  à  fait  invo- 
lontaire, ma  lille  m'échappa. 

Que  s'est-il  passé  depuis  ce  moment  jusqu'à 
celui  où  une  voix  humaine  ([ui  me  parlait  a  re- 
tenti à  mes  oreilles  ?  Je  ne  saurais  vous  le  dire. 
Je  ne  voyais  et  je  n'entendais  plus  rien;  mes 
mains  tremblantes  laissèrent  échapper  les  rê- 
nes... Je  me  rappelle  seulement  que  le  cheval , 
aliandonné  à  lui-même  ,  s'est  emporté...  mais 
j'ignore  encore  combien  de  temps  a  duré  sa 
course  et  où  il  m'a  conduit. 

La  jeune  femme  s'était  tu.  Pendant  quelques 
inslans,  un  silence  lugubre  régna  dans  l'assem- 
blée, et  ce  silence  ne  fut  troublé  que  par  les  san- 
glots des  autres  femmes  qui  venaient  d'entendre 
cet  affreux  récit.  Encore  tremblans  d'horreur  et 
d'effroi,  la  tête  baissée  vers  la  terre,  les  paysans 
eux-mêmes  n'osaient  plus  ni  se  regarder  ni  se 
parler. Seule  ,  la  maîtresse  de  la  maison,  Sgée 
d'environ  cinquante  ans,  prononça  à  voix  basse 


quelques  paroles  de  pitié  et  de  consolation. 
Tout  à  coup  le  (ils,  toujours  armé  de  sa  hache  , 
s'avance  devant  l'inconnue,  une  ]iAlcur  mortelle 
couvre  son  visage,  son  corps  paraît  agité  d'un 
mouvement  nerveux  ,  son  regard  ,  d'abord  si 
compatissantet  si  doux,  a  pris  une  expression 
sauvage  et  menaçante.  1 1  est  lellement  ému  qu'il 
s'exprime  avec  dilîiculté. 

—  Silence  !  manière,  s'écrie-t-il...  cette  fem- 
me ne  mérite  pas  votre  pitié.  Puis  s'adressant  h 
elle  :  «  Malheureuse  !  tu  as  fait  une  pareille 
cliose  !...  les  enfaiis,  tes  trois  enfans,  tu  les  a 
tués  !...  Ton  lils  qui  le  suppliait  à  genoux  de 
l'épargner,  ta  lille  encore  h  la  mamelle,  tu  les 
as  jetés  aux  loups...  tu  lésa  sacrifiés  pour  le  sau- 
ver, tu  n'as  jias  eu  le  courage  de  mourir  avec 
eux  !  Femme,  tu  es  indigne  de  vivre  !  A  genoux  ! 
à  genoux  !  et  prépare-loi  à  recevoir  lechàtiment 
de  ton  crime  ! 

—  (iràce!  pitié!  s'écria  l'inforliinée  en  ten- 
dant des  mains  suppliantes  aux  paysans,  muets 
et  impassibles  témoins  de  celte  scène  ;  personne 
ne  lui  ré|iondit,  personne  ne  bougea  ;  tous  les 
regards  se  détournèrent  d'elle,  comme  si  elle  fût 
devenue  un  ^objet  d'horreur  et  de  dégoût  ;  elle 
se  roulait  à  terre  dans  les  convulsions  du  déses- 
poir et  poussait  des  cris  inarticulés. 

Le  jeune  homme  avait  levé  sa  hache  et  s'ap- 
prêtait à  frapper.  Pas  une  voix  ne  le  blAma,  pas 
un  bras  n'essaya  d'arrêter  le  sien.  Chacun  atten- 
dait dans  une  horrible  anxiété  le  dénoùmenl  de 
cet  éjiouvantable  drame. 

—  Tes  prières  seront  inutiles  ,  femme,  dit  le 
jeune  homme  d'un  air  inspiré  ;  c'est  Dieu  qui 
me  fait  ton  juge  et  ton  bourreau,  c'est  Dieu  qui 
m'ordonne  de  le  punir;  je  ne  veux  pas  lui  dés- 
obéir, lieconimantle-lui  donc  ton  Ame,  car  sa 
miséricorde  est  infinie  et  lui  seul  peut  te  par- 
donner. 

La  condamnée  sejela  à  genoux,  et  voyant  qu'il 
ne  lui  restait  plus  aucune  espérance  de  salut , 
elle  récita  d'une  voix  lente,  pour  prolonger  son 
existence  de  quebiues  secondes,  l'oraison  domi- 
nicale. Dès  ((u'elle  eut  achevé  ces  dernières  pa- 
roles ;  Sed  libéra  nos  à  malo.  —  Amen,  di- 
rent les  assistans;  la  hache  tomba  ,  cl  au  même 
instant  la  tête  de  la  jeune  femme  roula  sur  le 
plancher,  aux  pieds  de  son  bourreau 

Trois  mois  après  les  événemens  que  nous  ve- 
nonSj  de  raconter,  Franlz  Pohlingcomiiarais- 
sait  devant  la  haute  cour  criminelle  sous  l'ac- 
cusation d'assassinat.  11  s'était  constitué  volon- 
tairement prisonnier.  Lorsque  le  magistral  qui 
présidait  la  cour  l'interrogea,  il  lui|  répondit  en 
ces  termes  :  «  J'ai  commis  cette  action  que  vous 
appelez  un  crime  en  présence  de  plus  de  trente 
témoins.  Y  eneùt-il  eucenl,  y  eussiez-vousété, 
j'aurais  agi  de  même.  Songez-y,  monsieur,  celle 
femme  ,  indigne  du  nom  de  mère,  avait  jeté  en 
pâture  aux  loups  ses  trois  enfans.  Une  telle  fem- 
me est  cent  fois  plus  coupable  qu'un  voleur  ou 
i|u'un  assassin  ordinaire.  Elle  méritait  la  mort. 
Quand  un  danger  menace  ses  petits,  la  poule 
élend  ses  ailes  pour  les  protéger,  la  jument  mord 
et  rue.  Je  ne  me  repens  nullement  de  ce  qile  j'ai 
fait  ;  et  si  vous  me  condamnez  à  mort,  j'aïu'ai 
du  moins  la  consolation  de  penser  que  j'ai  jiuni 
un  grand  critoe.  » 

Les  débals  d'un  pareil  procès  ne  pouvaient 


pas  être  fort  longs.  Le  soir  du  même  jour. 
Frantz  Pohling  ,  déclaré  coupable  d'assassinat, 
se  vit  condamner  à  la  peine  capitale.  Mais  heu- 
hensement  pour  lui,  avant  de  recevoir  son  exé- 
cution, la  sentence  de  mort  passa  sous  les  yeux 
de  l'empereur  avec  toutes  les  jiièces  du  procès. 
Alexandre  se  fll  rendre  un  compte  détaillé  de 
cette  affaire  qui  l'avait  vivement  ému,  et  loin  de 
ratifier  la  condamnation  prononcée  par  la  cour, 
il  la  commua  d'abord  en  celle  de  dix  années  de 
détention,  jiuis  quelques  mois  après  ,  le  jeune 
Pohling  fut  rendu  à  sa  famille,  à  l'honneur  et  à 
la  liberté. 


^&,  S'5û33'yîSStîg2<î>^. 


L'année  passée ,  dans  la  saison  des  vacances  , 
M.  Arthur  Monnerel ,  jeune  avocat  dont  les 
brillans  début  commencent  à  tenir  tout  ce 
qu'ils  ont  promis,  était  à  la  campagne  chez  ma- 
dame la  comtesse  de  L***,amie  de  sa  mère.  Bien 
venu  de  la  maîtresse  du  logis,  lié  avec  tous  les 
commensaux,  il  passait,  sans  soucis  et  sans  af- 
faires, le  temps  où  il  est  permis  à  un  avocat  de 
ne  songer  ni  aux  juges  ,  ni  aux  cliens,  ni  aux 
dossiers ,  le  jour,  il  chassait  avec  le  jeune  de 
L***  et  d'autres  jeunes  gens,  Méléagres  infatiga- 
bles, qui  revenaient  le  soir  munis  d'un  appétit 
vigoureux  et  des  récils  sans  fin  de  leurs  proues- 
ses de  la  journée.  Les  dames  s'accommodaient 
peu  de  ces  conversations  sans  intérêt  pour  elles; 
la  perdrix  mise  à  mal,  le  sanglier  débuché  et  le 
chevreuil  abattu,  toutes  choses  dont  une  femme 
fait  moins  de  cas  que  d'une  mode  nouvelle  ou 
de  la  plus  légère  aventure  de  bal. 

—  Ernest,  dit  madame  de  L***,  ne  pourriez- 
vous  pas  laisser  la  chasse  un  moment,  et  avoir 
quelque  pitié  de  pauvres  femmes  seules  toutes 
la  journée,  et  qui  n'apprécient  vos  hauts  faits 
qu'au  rôti  ?  Voyons  ,  contez-nous  une  histoire. 

—  Une  histoire!  répondit  Ernest,  ceci  regarde 
l'avocat;  ces  messieurs  savent  tout,  ils  ont  dans 
leurs  dossiers  les  anecdotes  les  plus  piquantes  , 
les  faits  les  jilus  singuliers  du  monde.  Ce  qui  se 
passe  à  l'audience  n'est  rien  ;  ce  qu'ils  taisent 
dans  l'intérêt  de  leurs  cliens  a  bien  plus  de  sa- 
veur et  d'originalité;  demandez  h  Arthur, la  Ga- 
zelle des  Tribunaux  vivrait  dix  ans  de  leurs 
rognures,  s'ils  voulaient  les  lui  abandonner. 

Il  y  avait  dans  ces  paroles  une  teinte  d'indis- 
crétion, et  une  tendance  telle  à  des  révélations 
impossibles,  que  madame  la  comtesse  de  L*** 
en  fut  effrayée  pour  le  fils  de  son  amie,  et  qu'elle 
se  hùta  de  dire  : 

—  Arthur  va  nous  raconter  sa  première  cause. 

—  Ma  dernière,  madame,  si  vous  le  voulez 
bien. 

—  A  la  bonne  heure,  dit  la  comtesse. 

On  attisa  le  feu  dont  s'égayent  les  premières 
soirées  de  septembre  ,  les  dames  se  rapprochè- 
rent d'Arthur  Monnerel,  les  chasseurs  cessèrent 
de  s'occuper  du  tiré  du  lendemain,  et  le  jeune 
avocat  commença  : 

—  Vous  ne  vous  figurez  pas  ,  mesdames,  dit- 
il,  les  ennuis  et  les  désapoinlemens  d'un  débu- 
tant au  barreau  ;  on  se  croit  un  Démosthène  ou 
unCicéron,  etonvoit  son  oisive  éloquence  dé- 
daignée par  les  cliens  les  plus  chélife  ;  on  vou 
drait  avoir  à  plaider  contre  un  Philippe  (Philippe 
de  Macédoine,  entendons-nous),  contre  un  Ver 
rès,  et  le  mur  mitoyen  loi-même  s'éloigne  de 


307 


vous.  Pour  les  affaires  criminelles,  nous  sommes 
devancés  par  des  avocats  dont  c'est  la  spécialité, 
vieux  routiers  de  cours  d'assises,  qui  plaident 
l'alibi  et  la  non  préméditation  avec  un  talent 
merveilleux.  Cependant,  il  y  a  une  classe  de 
prévenus  h  (pii  le  vol  et  le  crime  n'ont  pas  laissé 
un  sou  vaillant ,  ce  sont  en  général  ceux  qui 
viennent  i)our  la  première  fois  devant  la  justice 
et  h  (|ui  un  séjour  prolongé  dans  les  prisons  n'a 
pas  appris  encore  la  valeur  d'un  habile  avocat  ; 
à  ceux-là  la  cour  donne  un  défenseur  d'office. 
^  Voilà  quelle  a  été  souvent  ma  tâche  ,  mesda- 
(,»  mes  ,  et  vous  ne  sauriez  croire  à  ([uclles  furies 
i  est  dévoué  un  avocat  chargé  de  ces  causes  sou- 
•-  vent  perdues  d'avance.  1/homme  jeté  dans  un 
:  cachot,  et  qui  a  à  répondre  devant  un  jury  d'un  > 
\  crime  capital,  est  seul,  isolé  ;  il  comprend  que 
la  société  qu'il  a  blessée  va  lui  demander  un 
compte  rigoureux  de  ses  actions,  que  sa  famille 
sera  hostile,  ou  du  moins  neutre,  ses  amis  im- 
puissans  ;  mais  la  loi  qui  bientôt  le  frappera 
vient  néanmoins  à  son  aide  ;  elle  lui  donne  un 
guide,  un  soutien  ,  un  appui ,  un  défenseur. 
Quand  nous  descendons  dans  cette  prison  où 
languit  le  prévenu,  nous  lui  apparaissons  donc 
comme  un  ange  sauveur,  comme  un  messager 
de  vie  ou  du  moins  d'espérance;  c'est  mieux  que 
le  médecin  qui  s'approche  du  lit  du  malade.  Le 
médecin  vient  auprès  d'un  être  souffrant  que  le 
mal  engourdit,  dont  la  fièvre  rend  les  idées  con- 
fuses; le  défenseur  aborde  un  homme  sain,  vi- 
goureux, dont  toutes  les  pensées  sont  aiguisées 
par  la  solitude  et  un  danger  imminent;  aussi 
n'y  a-t-il  point  de  secret  pour  nous  ,  point  de 
demi-aveu,  point  de  réticence  ;  le  prévenu  sait 
que  nous  ne  pouvons  ni  le  trahir,  ni  le  perdre  , 
nous  ne  pouvons  que  le  sauver,  et  ce  qu'il  ne 
fait  pas  avec  le  prêtre  ,  il  le  fait  avec  l'avocat  ;  il 
met  sa  conscience  à  nu.  Dès  qu'il  nous  voit ,  il 
avoue  le  crime,  il  en  dit  le  but,  il  remonte  jus- 
qu'à la  première  pensée  de  ce  drame  ([u'il  a 
a  conçu  et  exécuté.  Nous  sommes  mis  au  cou- 
rant de  tout  ;  le  lieu,  le  temps,  les  circonstances, 
rien  ne  nous  est  caché.  Nous  apprenons,  comme 
vient  de  le  dire  tout  à  l'heure  Ernest,  le  secret 
d ''S  passions  enfouies  dans  les  derniers  replis  du 
Cœur.  Ce  n'est  pas  pour  nous  intéresser  à  leurs 
misères  que  les  criminels  en  agissent  ainsi,  c'est 
parce  qu'ils  pensent  qu'un  homme  bien  instruit 
les  défendra  mieux  ;  qu'il  saura  ce  qu'il  faut 
nier,  ce  qu'on  peut  sans  danger  accorder  à  l'ac- 
cusation ;  c'est  (lue,  suivant  eux,  il  faut  bien 
connaître  un  fait  pour  l'atténuer  ou  le  démen- 
tir à  propos. 

—  Croyez -vous,  Arthur,  demanda  la  comtesse, 
«pie  ce  soit  là  un  mauvais  calcul  ? 

—  Il  est  trop  comnuni,  nindame,  chez  les  cou- 
jiables,  pour  être  absolument  mauvais,  répon- 
dit le  jeune  avocat  ;  mais  il  a  to\ijours  été  dan- 
gereux avec  moi  ;  quehiue  étroits  que  soient  les 
devoirs  d'un  défenseur,  (juchpie  sacré  que  soit 
le  malheur,  j'ai  besoin  de  la  conviction  pour 
parler  ;  il  m'est  impossible  de  plier  ma  bouche 
au  mensonge  :  ceux  qui  m'écflutent  comiiren- 
nent,  à  l'indécision  ou  à  la  fermeté  démon  alti- 
tude et  de  moi-même,  ma  foi  ou  non  en  mes  pa- 
roles. J'ai  donc  été  souvent  oliliijé  de  me  récuser 
))our  en  liop  savoir,  rarlez-iiioi  ,  disaisje  au 
client  ([ui  allait  commencer  une  couFessiou  trop 
sincère  ;  parlez-moi,  comme  vous  feriez  à  \m 
juge  ,  mais  à  un  juge  doux  ,  indulgent,  qtii  ne 
veut  |)as  vous  trouver  coupable,  et  (pii  vous  dé- 
fendra pour  (leu  «piil  puisse  vous  croire  inno- 


cent :  j'atirai  une  confiance  aveugle  en  votre  ré- 
cit, je  serai  crédule  ;  mais  laissez  un  prétexte  à 
mes  paroles. 

Aux  dernières  assises,  je  fus  chargé  par  le  pré- 
sident de  défendre  un  nommé  Pierre  Fournel  ; 
cet  homme  était  accusé  de  vol  et  d'assa.ssinat. 
Quand  je  fus  introduit  pour  la  première  fois 
dans  son  cachot,  je  lui  criai  de  la  porte  : 

—  N'avouez  pas,  ne  m'avouez  rien  ,  si  vous 
voulezquc  je  vous  défende  ;  sans  cela  vous  se- 
rez mal  défendu,  et  même  vous  ne  le  serez  pas 
pas  du  tout;  oi-,  songez  à  l'inducliou  fâcheuse 
qu'on  peut  tirer  contre  vous  de  ma  récusation. 

Je  m'adressais  à  un  jeune  homme  dont  l'œil 
était  vif,  le  .sourire  malin  et  s|)iriluel,  et  que  sa 
mauvaise  fortune  ne  paraissait!  pas  abattre. 

—  J'ai  l'acte  d'accusation,  lui  dis-je  en  m'as- 
seyant  auprès  de  lui  ;  l'affaire  est  grave.  Le  27 
août  dernier,  de  neuf  à  dix  heures  du  soir,  par 
une  nuit  bien  noire,  vous  étiez  sur  le  chemin 
qui  conduit  de  Pierrefitte  à  St-Denis  ;  vous  avez 
arrêté  un  cabriolet  (jue  vous  avez  commencé  par 
détourner  de  la  grande  route  ;  vous  avez  alors 
coupé  les  jarrets  du  cheval ,  puis  vous  avez  tué 
un  fermier  nommé  (Jiraud  et  sa  femme  (pii  se 
rendaient  à  Si-Denis  ;  vous  les  avez  dépouillés 
et  avez  ensuite  tranciuillement  continué  votre 
chemin.  A  cent  pas  plus  loin,  on  vous  a  arrêté 
nanti  d'une  montre  en  or  et  d'une  bourse  en 
cuir  contenant  110  fr. ,  enlevées  l'une  et  l'autre 
à  vos  victimes.  Vous' aviez  encore  dans  votre 
poche  le  couteau  quifvous  avait  servi  à  commet- 
tre ces  assassinats.  Etiez-vous  seul  ?  Il  parait 
que  non  ;  car  si  quchpies  unes  des  traces  em- 
preintes sur  le  lieu  du  crime  s'adaptent  à  votre 
chaussure,  d'autres  sont  évidemment  plus  lar- 
ges et  plus  longues.  Votre  complice  s'est  sous- 
trait jusqu'ici  aux  investigations  de  la  justice. 
Voilà  ce  (pic  dit  l'acte  d'accusation,  Pierre  Four- 
nel. Qu'avcz-vous  à  répondre  ? 

—  Moi  ,  s'écria  le  (trévenu,  avec  un  air  de 
bonne  foi  (pii  me  loucha  et  me  ravit  en  même 
temps  ;  moi,  un  assassin!  moi,  un  voleur!  eh! 
grand  Dieu  !  je  suis  incapable  de  faire  du  mal  à 
un  enfant,je  n'ai  jamais  pris  une  épingle  de  ma 
vie. 

—  Bien,  très  bien,  m'écriai-je,  c'est  cela  mon 
gar(:on.  Voilà  ce  qu'il  me  faut.  Mais  racontez- 
moi,  je  vous  prie,  ce  (pie  vous  avez  fait  le  27 
aoi'it  (le  neuf  heures  à  dix  heures  du  soir. 

—  Mon  bon  monsieur,  me  dit-il  avec  ce  sou- 
rire malin  doiitje  vous  ai  parlé,  je  suisnéà  lleaii- 
monl,  il  y  a  de  cela  vingt-cimi  ans,  je  suis  or- 
phelin depuis  l'enfance,  et  j'ai  été  recueilli  il  y 
a  dix-neuf  ans  à  peu  près  par  le  père  Richard  , 
nu  fermier  de  l'ierrelille  chez  lequel  je  travaille. 
Voilà-l-il  jias  (|ue  depuis  deux  ans  le  père  Ri- 
chard a  pris  une  lillc  de  laiterie,  (jui  est  belle 
comme  le  jour  ;  vous  ne  connaissez  pas  Lison  , 
monsieur  :' 

—  F.n  aucune  manière  ;  mais  jirenez  garde, 
une  lille  belle  comme  le  jour,  Lison,  nous  voilà 
bien  loin  de  l'acte  d'accusation  et  de  Passassinal. 

—  (.'cst'(iu'il  n'y  a  pas  d'assassinat,  monsieur  ; 
vous  allez  voir.  Or,  donc,  je  l'aime  celte  Lison  , 
et  noiis  devons  nous  épouser;  le  27,  c'était  un 
sanu'di,  et  je  venais  de  recevoir  qucbpio  argent 
du  père  Richard.  J'eus  l'idée  de  partir  le  soir  de 
l'ierrelille,  pour  aller  à  Sl-Dcnis  acheter  un  bel 
aHli(piel  à  Lison  ;  la  iiauvreenfanl  n'a  passeule- 
menl  uuecroixà  la  Jeannctlc.|Je  me  mis  en  route 
à  neuf  heures,  (piand  le  travail  fut  lini,  et  je 
m'acheminai galmcnl  sans  rien  dire  à  personne  ; 


au  milieu  du  chemin, mon  pied  heurta  contre 
quelque  ch(i<:e  de  moins  dur  qu'un  caillou,  j'y 
portai  la  main,  c'était  la  maiidile  bourse  ;  je  la 
mis  dans  ma  poche  en  regardant  autour  de  moi 
si  je  n'en  verrais  pas  daulres  sur  le  chemin  ; 
alors,  quoi(iue  la  nuit  fut  obscu'-e,  je  vis  luire  je 
ne  sais  quoi,  comme  qui  dirait  un  ver  luisant; 
c'était  la  montre  ;  je  la  pris  aussi  ;  je  n'avais  pas 
fait  dix  pas,  que  j'étais  arrêté.  Il  parait  (pie  les 
voleurs  avaient  les  poches  trouées. 

—  Lu  juge  d'instruction,  reprit  Arthur,  n'au- 
rait pas  cru  le  iiremier  mot  de  ce  récit;  il  n'y 
aurait  vu  (|ue  la  simplicité  feinte  d'un  brigand 
qui  use  de  l'avanlaije  de  n'avoir  ])as  élé  pris  sur 
le  fait;  ce  n'était  pas  là  mon  rôle;  je  fus  enchanté 
de  n'avoir  ])as  à  me  débattre  contre  un  aveu,  de 
n'avoir  pas  à  lutter  contre  ma  conviction.  Mais', 
lui  dis-je  ,  que  com|iliez-vous  faire  de  cetia 
bourse  et  de  cette  montre  qui  n'étaient  pas  à 
vous  ? 

—  Ma  foi,  monsieur,  me  répondit-il,  je  n'avais 
encore  rien  décidé  là-dessus  quand  on  m'a  ar- 
rêté. 

1 1  y  avait  de  très  fortes  charges  contre  Pierre 
Fournel  ;  la  similitude  de  sa  chaussure  avec  celle 
de  l'assassin,  et  le  couteau  trouvé  sur  lui,  dont 
la  lame  s'adaptait  parfaitement  aux  plaies  des 
victimes  ;  le  couteau,  il  est  vrai,  ne  portait  point 
de  traces  de  sang,  mais  il  avait  élé  fraîchement 
nettoyé,  et  Pierre  Fournel  ne  niaitjias  celle  cir- 
constance. Du  reste,  je  pris  des  informations  à 
Pierrefitte;  il  était  vrai  (pie  l'accusé  courlisail 
Lison,  et  qu'il  vivait  depuis  dix-neuf  ans  à  la 
ferme  du  père  Richard.  Tout  cela  n'expli(juait 
pas  son  voyage  nocturne  à  Saint-Denis,  sous  le 
prétexte  futile  d'acheter  un  bijou  (lu'onnelui 
avait  pas  demandé  et  qu'il  n'avait  pas  promis. 
Dès  qu'une  fois  Pierre  Fournel  meut  fait  celle 
histoire,  il  ne  s'en  écarta  jamais  ;  il  ne  tomba 
dans  aucune  contradiction,  ne  revint  sur  aucun 
détail,  de  façon  que  je  plaidai  avec  une  grande 
liberté  d'esprit,  (|uej'opposai  à  .M.  le  procureur 
du  roi  des  argumens  tirés  de  mes  propres  con- 
viclions. 

—  Vous  étiez  convaincu  ?  deaianda  une  petite 
dame  blonde  (jui  écoulait  l'avocat  avec  la  plus 
grande  attention. 

—  Oui,  madame,  répondil-il,je  m'étais  donné 
beaiicou|)  de  |ipine  pour  cela,  et  Pierre  Fournel 
m'avait  merveilleusement  aidé  ;  je  gagnai  ma 
cause,  l'accusé  fut  ac(|uillé. 

—  Acipiiiié  !  s'écria  madame  de  L***. 

—  Oui,  taule  de  preuves  ;  après  lout.  ce  que 
disait  Pierre  Fournel  était  possible,  même  vrai- 
semblable. Je  ne  i.ensais  plus  à  ce  procès  ,  et 
quinze  jours  s'étaient  passés,  lorsqu'un  malin 
Pierre  se  ])rt'senta  chez  moi,  et  fut  introduit 
dans  mon  cabinet.  Ce  n'élail  plus  le  même  hom- 
me (pie  j'avais  vu  en  prison  ;  il  était  triste,  pâle, 
ses  joues  étaient  creusées  et  ses  yeux  toujours 
vifs  étaient  (nfoncés  dans  leur  orbite. 

Monsieur,  me  dit-il,  je  suis  perdu  :  je  viens  de 
Pierrefitte  où  je  ne  relournerai  de  ma  vie  ;  Lison 
ne  veut  plus  me  voir  ;  elle  en  aime  nn  autre  et 
va  l'épouser  ;  le  père  Richard  me  chasse  de  chez 
lui.  moi  (juil  a  élevé  !  les  garçons  du  village  ne 
veulent  |ilus  travailler  avec  moi  ;  |iersoune  ne 
m'emploie  ;  on  se  croirait  désbonoré  de  me  don- 
ner la  main. 

—  Et  d'où  vient  cela?  lui  demandai- je;  vous 
avez  élé  houorablcment  ac()uilté;  pourquoi  vos 
amis  se  monlrciil-ils  plus  sévères  (|ue  les  jurés  ? 

11  hésita  quelques  momcDS,  puis  il  me  dit 


—  598  — 


—  Cela  vient  de  vous,  monsieur  r;ivocal.  Com- 
me les  assassins  ilii  fermier  el  de  la  fermière  Gi- 
laiid  nesonl  pas  encore  connus,  ils  s'imayinent 
à  l'in-reliUi'  que  c'esl  moi  iiui  ai  fait  le  coup  , 
i|ui  (liM  nl-ils,  n'a  pas  pu  se  faire  loiit  seul  ;  et 
vous,  suivant  eux,  vous  avez  si  liien  tourné  la 
chose  ([u'on  m'a  arcpiitlé.  Il  est  vrai  (pie  vous 
avez  1res  bien  plaidé  ;  mais  tjrand  Dieu  !  faut- il 
qu'on  uiecoupe  leçon  ouipie  jemeure  de  lionle 
et  de  faim  parce  qu'il  m'a  pris  la  fantaisie  d'aller 
à  neuf  iieuresdu  soirdePierrelitteii  Saint-Denis 
pour  acheter  une  croix  à  la  Jeannette  ;i  l'ingrate 
Lisoii  ! 

—  (Juc  vous  dirai-jo,  mesdames,  poursuivit 
l'avocat,  cet  homme  m'intéressait;  il  devait  la 
vie  à  mon  éloiiuence  ,  cela  (lattail  mon  amour- 
propre;  il  était  sans  pain,  sans  asile,  rejioussé 
de  tous.  Que  deviendrait-il  ?  Je  le  pris  à  mon 
service  ;  c'est  mon  domestique. 

—  Comment  !  s'écrièrent  toutes  les  dames  ras- 
semWéesdans  le  salon,  votre  domestique!  celui 
que  vous  avez  amené  ici  ? 

—  Oui,  Pierre  Fournel. 

—  Malheureux  ,  dit  madame  la  comtesse  de 
l.***à  son  jeune  ami,  vous  vous  êtes  attaché  un 
homme  pareil!  vous  lavez  introduit  chez  moi  ! 
un  assassin  q\ii  n'a  échappé  à  l'échafaud  ipie 
parce  qu'on  ne  la  pas  saisi  les  mains  dans  le 
sang.  .Mais  vous  voulez  nous  faire  touséi^oraer? 

Dans  ce  moment-là  même,  la  porte  du  salon 
s'ouvrit,  et  un  domesliiiue  entra  portant  des 
llamheaux  :  c'était  Pierre  Fournel.  L'horreur  se 
jieiijnitsur  tous  les  visages  ;  les  dames  se  serrè- 
rent toutes  lesunes  contre  les  autres,  et.les jeu- 
nes chasseurs  auraient  évidemment  préféré  se 
trouver  face  à  face  avec  un  sangliiT  (|ue  de  ren- 
contrer le  regard  de  cet  homme  acquitté  par  le 

jury- 

Quand  il  eut  quitté  le  salon,  on  respira  et  les 
langues  se  délièrent.— Quelle  figure,  disait-on, 
quel  regard  ah-reux  ;  il  a  le  rire  de  la  hyène. 

—  Arthur,  je  ne  veux  pas  i\ue  celle  homme 
demeure  un  instant  de  plus  chez  moi.  —  0  ciel! 
j'y  songe,  il  nous  a  accompagnées  ce  matin  dans 
notre  ))romenade;ila  forêt,  cini)  femmes  toutes 
seules  !  taudis  que  leurs  défenseurs  chassent  à 
une  ou  deux  lieues  plus  loin  ;  nous  aurions  pu 
Être  assassinées  toutes  cinq  ! 

—  Ce  misérable,  ajouta  la  petite  dam."  blonde, 
ne  fait-il  pas  la  cour  h  ma  femme  de  chambre  ; 
et  Julie,  la  pauvre  innocente,  l'aime. 

—  Arthur,  dit  la  comtesse,  cet  homme  ne 
couchera  pas  au  chlteau. 

—  Permettez,  répondit  Arthur,  je  n'ai  pas 
achevé  mon  histoire.  On  a  arrêté,  il  y  a  trois 
mois,  à  Paris,  deux  malfaiteurs  au  moment 
même  où  ils  venaient  de  commettre  un  assassi- 
nat ;  une  perquisition  faite  chez  eux  a  fait  dé- 
couvrir une  montre  de  femme  avec  la  chaîne  en 
or,  une  bague,  des  pendans  d'oreilles  et  une 
tabatière  en  argent,  objets  qui  ont  été  reconnus, 
par  les  parcns  ilu  fermier  et  de  la  ferniicre 
Giraud,pour  leur  appartenir  ;  les  assassins  in- 
terrogés séparénientsesont  coupés,  ont  rejeté  le 
crime  Pun  sur  l'autre,  puis  cnlin  ont  tous  deux 
avoué  s'être  rendus  coupables  d'un  double 
meurtre  le  27  août,  à  neuf  heures  du  soir,  sur 
la  route  de  Pierrcfitte  à  St-Denis.  Us  seront 
jugés  aux  prochaines  assises.  Dès  que  cette 
nouvelle  a  été  connue,  le  (lère  Richard  est  venu 
chez  moi  avec  Lison  ;  l'un  venait  réclamer  le 
jcuuehoniraeciu'ilavait  élevé,  l'autrcramoureux 
qu'elle  csi'crail  encore  épouser  :  mais  Pierre 


n'a  pas  voulu  vivre  auprès  de  gens  qui  n'avaient 
pas  eu  foi  en  lui  ;  il  a  déclaré  qu'il  ne  me  (juiile- 
rait  pas. 

—  Lue  lettre  dcgParis,  adressée  à  monsieur. 
C'était  Pierre  (jui   entrait  une  seconde  fois 

pour  remettre  une  missive  à  l'avocat. 

—  Kn  vérité,  dit  Ernest  de  l***  quanti  Pierre 
fut  sorti,  nous  avons  été  trop  sévères  pour  ce 
pauvre  garçon,  je  viens  de  le  regarder  atleutive- 
menl,  il  a  vraiment  une  jolie  (igure. 

—  Une  figure  douce,  reprit  la  dame  blonde; 
je  l'ai  mieux  vu  cette  fois-ci  que  la  première. 

—  Ses  yeux  sont  vifs,  dit  madame  la  comtesse 
de  L***  revenue  de  sa  frayeur;  mais  il  a  dans  le 
regard  quelque  chose  de  bon  et  d'affectueux, 
on  ne  peut  pas  le  nier. 

—  Ma  foi,  ajouta  un  des  Vliasseurs,  je  me 
garderais  bien,  à  l;i  place  d'Arthur,  de  me  sépa- 
rer d'un  garçon  aussi  reconnaissant  que  ce 
Pierre;  quelle  fierté  dans  le  caractère  !  J'aime 
celte  noble  indignation  qui  lui  a  fait  rejeter  les 
offres  du  père  Richard  et  la  main  de  mademoi- 
selle Lison. 

—  Elle  convient  à  un  honnête]  homme,  h  un 
homme  méconnu  ])ar  son  protecteur,  l.'iclie- 
ment  abandonné  par  sa  maîtresse....  Le  malheu- 
reux! comme  il  a  dû  souifrir!  Je  suis  enchantée 
qu'il  ait  plu  à  Julie,  on  pourra  les  marier.  Je 
donne  (|uinze  napoléons  au  jeune  ménage. 

C'était  la  petite  dauie  blonde  qui  parlait 
ainsi. 

—  Moi, six. --Moi,  huit.— Jeveux  lui  ache- 
ter une  croix  h  la  Jeannette,  et  celle-là  ne  lui 
portera  pas  malheur. 

En  un  instant  Pierre  Fournel  eut  une  dote  et 
un  trousseau. 

—  Il  pourra  doue  coucher  au  château,  deman- 
da Arthur  ;\lonneret. 

—  Eh!  sans  doute. 

—  Allons,  dit  l'avocat  en  souriant,  voilà  encore 
une  cause  que  je  gagne. 

—  Mais  vous  n'avez  plaidé  contre  ])ersonne. 
— Vous  me  pardonnerez:contrela  Pràventmi. 

Marie  Aïcard. 


Exposition  «le»  pB'OiSuHft^  cSoI'au' 


L'exposition  des  produits  de  l'industrie  a  été 
ouverte  au  public  le  1"  mai,  et  grâce  à  la  pre- 
mière belle  journée  du  printemps,  la  foule  était 
nombreuse,  l'endantla  nuit  onjn'avait  lait  que 
délndlcr,  placer,  décorer  les  emplacemens  ijui 
restaient  vides.  Cependant  tout  n'est  jias  prêt, 
et  ily  règne  encore  trop  de  confusion  pourqu'on 
puisse  bien  voir  et  bien  juger. 

Les  constructions  élevées  dans  le  carré  des 
fêtes  aux  Chami)S-Elysées,  présentent  un  paral- 
lélogramme rectangle  de  185  mètres  de  long, 
sur  82  mètres  de  large  ;  elles  occupent  15,170 
iiièlres  en  superficie.  En  voici  les  dispositions 
générales  :  La  façade  se  compose  d'une  galerie 
liarallèle  à  la  |;rando  avenue  des  Champs-Ely- 
sées, longue  de  187  mètres,  sur  13  mètres  de 
largeur.  Six  salles  sont  perpendiculaires  à  cette 
galerie;  elles  ont  chacune  G9  mètres  de  longueur 
sur  20  mètres  de  largeur  ;  des  cours,  des  maga- 
sins, des  bureaux  destinés  à  l'administration, 
établissent  ]]our  elle  une  communication  facile 
entre  toiiles  ces  constructions.  L'entrée  princi- 
l)ale,  l'entrée  du  roi,  se  trouvç  dans  l'axe  de  la 


percée  du  carré  des  l'êtes  à  l'avenue  des  Champs- 
Elysées.  Toutes  les  mesures  ont  été  prises  ])Our 
prévenir  l'encombrement  et  faciliter  la  circula- 
tion du  public  (jui  verra  se  dérouler  successive- 
ment sous  ses  yeux  la  longue  série  dei)roduits 
si  (lifFérens  de  nature  et  d'usai;e.  Un  corps-de- 
garde  S|)éiiah'ment  destiné  à  la  surveillance  des 
galericsde  l'cxposilitui,  est  établi  à  côté  des  con- 
structions ([iii  regardent  la  place  de  la  Concorde. 
Un  service  de  sapeins-pom[)iers  est  organisé 
dans  un  bâtiment  élevé  h  l'autre  extrémité  des 
constructions  du  c6té  de  l'allée  des  Veuves. 

Les  produits  sont  exposés  daris  quatre  salles 
et  deux  siiccursaies. 

Salliî  N.  I.  —  Mécanique.  \ —  Marbres,  ar- 
doises, briques  ,  iiolcrie,  presses  de  divers  gen- 
res, tapis  vernis,  voilures,  machines  cl  instrn- 
mens  pro|ires  à  l'agriculture,  aux  manufactures 
et  aux  arts;  machines  à  vajieur,  locomotives,  ou- 
tils divers,  clouterie,  serrurerie,  tréfilerie,loi|ps 
métalliques  et  auti-es  objets  de  quincaillerie; 
métaux  ouvrés  ,  savoir  :  plomb  ,  cuivre,  zinc  , 
laiton  ,  fonte  de  fer,  acier,  tôles  et  fers  noirs  , 
fer-blanc  ;  cuirs  tannés. 

Sai.lr  N.  2.  —  Produits  divers.  —  Produits 
chimiques,  alun,  potasse,  cotileurs,  etc.;  typo- 
graphie, gravure,  lithographie,  lithocromie, 
peinture  ,  objets  relatifs  aux  aris,  au  dessin; 
écriture,  reliure,  tabletterie,  cire  à  cacheter  et 
antres  ustensiles  de  bureaux  ;  papiers  de  ten- 
ture et  d'impression, registres  à  l'usage  du  com 
mcrce  ;  coutellerie;  insirumens  de  chirurgie  ; 
chapellerie,  Heurs  artificielles,  verrerie,  vitrerie, 
parfumerie,  terre  cuite,  poterie,  cuirs  et  peaux, 
mégisserie  et  ganterie;  cire  et  comestibles  pré- 
parés, bougies,  substances  alimentaires  produits 
de  l'institution  des -Sourds-Muets  de  Paris;  l)il- 
lards,  tapis  et  tapisseries  vernis,  sellerie  el  har- 
nachemens,  cannes  el  parapluies,  effets  d'habil- 
lement, cols,  perruques,  corsets. 

Salle  N.  3  et  salle  supplémentaire  N.  5. 

—  Tissus  de  toute  espèce.  —  Toiles  peintes  , 
soieries,  mousselines  ,  dentelles,  tulles,  gazes, 
tissus  brodés  or  et  argent,  fîts,  colons,  cotons 
filés,  toiles  peintes  ,  laines  filées,  châles,  draps, 
mérinos  ,  rouenneries,  casimirs  ,  flanelles,  ia- 
diennes,  molletons. 

SalleN.  4et  salle  sdpplémentaire  n.  6. 

—  Objetsd'arlefde  luxe.  —  Orfèvrerie,  bijou- 
terie, bronze  et  dorures,  instrument  d'optique 
et  de  mathématiques,  pianos,  instrumensde 
musique,  ébénisterie  ,  meubles ,  laques,  horlo- 
gerie, cristaux,  porcelaines,  lampes  et  appareils 
d'éclairage,  armes  à  feu  et  armes  blanches,  gla- 
ces, tapis,  vitraux  peints. 

Le  nombre  desexposansvasans  cesse  en  s'aug- 
mtntant;  en  1834,  il  était  déjà  plus  élevé  d'un 
tiers  (ju'en  1827,  et  il  atteignait  le  chiffre  de 
2,437  ;  il  monte  déjà  celle  année  à  3,848,  et  il 
augmentera  probablement  encore  d'ici  à  quel- 
quesjours.  En  lS27,vingtdépartemens  n'avaient 
pas  paru  à  l'ex|)OSilion  ;  en  1834,  ce  nombre  s'é- 
tait réduit  à  onze;  i!  n'est  plus  ijuc  de  six  ea 
1830.  Lessixdépartemensqui  ont  manqué  à  l'ap- 
])el  sont  :  les  ISasses-Alpes,  le  Cantal,  le  Cher,  le 
C.ers,  le  Lot,  et  la  Lozère;  encore  est-il  permis 
de  croire  ([ue  les  fabriques  de  porcelaines  du 
Cher  enverront  quelques  échantillons  de  leur 
industrie.  Le  département  qui  compte  le  plus 
grand  nombre  d'exposans  est  le  département  de 
la  Seine;  sur  3,348,  il  y  en  a  2,047  ou  près  de 
deux  liersqui  lui  appartiennent;  c'est  beaucoup, 
sans  doute,  lieu  qiie  nous  soyons  d'avis  de  faire 


399  - 


SBS. 


Une  large  pari  auK  indiislrics  basées  sur  les  ap-  ,  salle  à  laquelle  on  arrive  à  travers  une  ligne  in- 
|ilicalioiis  (les  beaux  ails.  Les  (U'partcraens  sui-  j  finiment  trop  prolongée  de  pianos, 
vaiis  ont  fourni  leiilusi|ranii  nomliic  (l'cxposims  Le  conforlable  et  même  le  luxe  |)araissenlsur- 
aprèsle  liépartenient  lic  la  .Seine  :  la  Seine-lu-  }  tout  gagner  les  arts  que  M.  CI).  Dupin  nomme 
férieurc,  90;  le  Rhône,.73;  le  GanI,  âS;  le  j  arls  Joniiriliaires.  De  magnifiques  lapis  dans  le 
ÎSord,  50;  le  Ilaut-Rhin,  55;  la  Loire,  43,  etc.  ,  cenre  Pompadour  témoignent  de  la  ncxil)iiiié 
Jetons  un  roup  d'reil  rai)ide  sur  cet  ensemble 


de  jiroduits  de  toute nalure qu'on  vient  de  sou- 
mettre à  l'examen  dii  public. 

Ce  qnivous  frapfie  d'aboril  en  entrant,  c'est  j 
retendue  de  la  galerie  principale,  celle  qui  lon- 
ge l'édilice  et  sur  hniuelle  toutes  les  autres  vien- 
nent tomber  perpendiculairement.  Mais  celle 
surprise  est  bientôt  remplacée  jiar  une  autre, 
causée  par  la  mulliluile  inlinie  des  produits  ex- 
l'osés:  à  droite,  à  gauclie,  en  liaul  el  en  bas,  de 
près  el  de  loin,  mille  objets  sollicilent  votre  at- 
t(  ntion  et  voiis  demandent  un  regard,  l'our  fa- 
tiguer moins  râltention  des  visiteurs  et  pour 
niellre  un  peu  d'ordre  dans  celte  foule  d'objets 
divers,  on  a  suivi,  ainsi  (|ue  nous  l'avons  indiqué 
plus  baut,  une  classification  d'après  la  nature 
des  |)roduils;  sans  cela  il  n'y  aurait  pas  moyen 
de  [laicourir  ces  galeries  avec  profit  et  salisfac- 
tion. 

L'état  incomplet  de  l'exposilion  nous  permet 
à  peine  d'en  donner  aujourd'hui  uii  aperçu  gé- 
rerai. Les  Salles  des  tissus  ne  sont  pas  encore 
Icrminées;  quelques-unes  des  industries  les 
1  lus  imporiantes  n'ont  pas  encore  envoyé  leurs 
pioduils;  l'exposition  se  complétera  peu  à  peu, 
et  nouseti  parlerons  alors  avec  une  entière  ira- 
partialité. 

Parmi  la  petite  quantité  de  tissus,  que  nous 
avons  pu  voir,  nous  signalerons  de  riches  étoffes 
de  soie  brochées  en  or  envoyées  par  Lyon,  quel- 
ipies  rubans  de  Saint-Elienne,  des  salins  et  des 
damas  de  laine,  parmi  lesquels  ceux  de  M. Louis 
Aubert  (de  Rouen),  plusieurs  belles  mousselines 
de  Tarare  et  de  Sainl-Quenlin,  des  dentelles  de 
Mirecourt,  des  blondes  de  Caen.  L'exhibition  de 
Mulhouse  nous  a  déjh  laissé  voir  <les  impres- 
sions sur  toile  et  sur  mousseline-laine  aussi 
rcmar(|uables  jiar  leur  bon  goùl  (|ue  par  la  vi- 
vacité de  leur  couleur.  La  mousseline-laine  est 
l'étoffe  à  la  mode  et  parail  devoir  occuper  une 
place  importante  dans  l'exposition.  Nous  ne  par- 
lerons pas  des  draps  dont  le  ptdilic  n'a  encore 
pu  voir  que  (jnelques  échantillons.  La  partie  des 
chcMes  commence  à  se  garnir;  les  fabricans  célè- 
bres, Deneirouse,  Gaussen,  etc.,  ont  voulu  nion- 
trerqu'ilsne  s'endormaient  pas  sur  leurs  succès. 

Parmi  les  autres  objets,  ceux  (jui  arrêtent  prin- 
ci|)alement  les  regards,  sont  les  slalucs  eu  bron- 
ze de  Quesnel,  les  bronzes  dorés  de  Thomire  el 
tle  Denièi'e,  qui  sont  placés  en  face  les  uns  des 
autres,  el  dans  lesquels  le  genre  rocaille  parait 
surtout  dominer,  les  plaipies  de  lialaiue  el  de 
Veyrat,  les  lustres  et  les  cristaux  de  couleur  de 
Saint-Louis  et  de  Baccarat,  les  glaces  colossales 
de  Saini-Gobin  cl  deSaint-iJuirin.  L'art  céra- 
mique a  de  nombreux  rcprésenlans;  il  se  fait 
surtout  remarquer  par  le  «cnre  de  porcelaines 
avec  fleurs  en  relief  que  nous  avons  imité  de 
l'Angleterre  avec  succès. 

La  sellerie  égale  presipie  le  luxe  élégant  de  la 
sellerie  anglaise.  L'ébénislerie  n'a  pas  encore 
exposé  ses  produits;  sa  place  n'est  i>as  prèle; 
elle  est  seulement  représentée  jiar  (pu'lques  bil- 
lards, qui  ne  sont  pas  tous  de  très  bon  goiU.  Les 
instrumens de  musique  abondent;  plusieurs  or- 
gues s'élèvent  iuajcslucusca;ciil  au  fond  d'une  i  tlcui  est dèj.V,  l'an  dcruicr,  entré  eu  lice  ave 


des  fabriques  d'Aubusson;  mais  nous  préfére- 
rions voir  les  lapis  communs  descendre  à  des 
prix  plus  bas,  de  manière  à  en  répandre  l'usage 
en  France  comme  en  Angleterre.  Beaucoup  de 
papiers  peints  ornent  les  murs;  le  genre  domi- 
nant consiste  en  arabesques  ou  en  iianneaus 
avec  vases  de  fleurs  ou  médaillons  golhiejues  au 
milieu.  Les  stores  suspendus  à  plusieurs  fenê- 
tres témoignent  du  progrès  accompli  dans  ce 
genre  de  fabrication.  Enfin  la  verrerie  de  Choisy 
a  exposé  des  rosaces  et  des  peintures  sur  verre 
qui  ne  nous  semblent  laisser  rien  h  désirer  sous 
le  rapport  de  la  vivacité  des  couleurs. 

Si  nous  passons  de  ces  galeries,  où  le  luxe  pa- 
risien s'étale  avec  com[)laisance,  dans  celles  «itii 
sont  consacrées  aux  matières  premières,  aux 
métaux  el  aux  machines,  nous  trouvons  des  ob- 
jets moins  agréables  à  l'oeil,  mais  plus  inléres- 
sanspuisqu'ils  sont  en  quelque  sorte  la  source 
de  toute  fabrication.  Les  fers  d'Abainvdle,  les 
cuivres  et  les  tôles  d'impby  et  de  Romilly,  les 
statues  de  fonte  de  fer  exécutées  à  Tusey  pour 
les  bassins  de  la  place  de  la  Concorde  paraissent 
être  les  pièces  les  plus  imporiantes  (|ue  la  métal- 
lurgie ait  exposées.  La  machine  à  vapeur  se  pré- 
sente sous  toutes  les  formes  ;  MM .  Saunier,  Pau- 
wels,  Parcol,  les  élèves  de  l'école  d'Angers  ont 
tous  fourni  des  modèles  plus  ou  moins  heureux 
une  seule  machine  locomotive  figure  à  l'exposi- 
tion, quoi!|ue  plusieurs  fabricans  français  en 
construisent  aujourd'hui;  l'appareil  de  lîoth 
pour  cuire  les  sirops  dans  le  vide,  la  machine  à 
imprimer  à  trois  couleurs,  une  machine  à  fabri- 
(jner  le  jiapier  continu,  une  tondeuse  de  M., lohii 
Collier,  attirent  également  l'altenlion.  Parmi  les 
machines  agricoles,  celle  qui  parait  avoir  le  plus 
d'avenir  est  le  grenier  mobile  de  .M.  Valéry  pour 
la  conservation  des  grains. 

Dans  les  expositions  précédentes,  on  n'avait 
pas  exigé  des  exposans  la  déclaration  du  prix 
des  objets  on  l'a  exigée  dans  celle  de  1839,  c'est 
une  amélioration. 

En  sortant  de  l'exposition  la  foule  admirait  la 
belle  rotonde  qui  est  construite  dans  le  massif 
qui  touche  au  Cours-la-Ueine.  Cet  éditice  entre 
dans  le  plan  général  des  embellissemens  des 
Champs-Elysées.  Après  irpnie-cinq  ans  écoulés, 
il  doil  faire  retour  ;i  la  ville  de  Paris,  qui  a  con- 
cédé le  terrain  surlciiuel  on  Ta  construit.  Il  est 
présentement  destiné  .'i  des  panoramas;  les  pre- 
mières toiles  ((u'on  y  veria  sont  dues  au  pinceau 
de  M.  Langlois,  peintre  habile  qui  de  la  vie  des 
camps  s'est  réfugié  dans  l'atelier. 


honneur.  Vendredi  est  le  gagnant  du  prix  du 
joekey-club  de  Chantilly,  le  Darby  français- 
dans  celte  mèmir  course  ,»/ar(/«/7/a",  déjà"  ma- 
gnante du  Vurle-Muillol-.Sldhcis,  au  Champ-de- 
Mars,  arriva  seconde;  l'orltinatas  a  ijagné  une 
course  parliculièie,  à  Versailles,  con'lrc  Vivla 
et  est  arrivé  second  sur  Dulurosa  dans  la  poule 
du  Piew  £c//i/(flr-/i(/om,  à  Cbanlilly;  ISuuliliis 
est  le  seul  des  quatre  cuncurrcns  qui  n'ait  pas 
gagné  ,  cl  encore  ce  [loulain  a  vivement  disputé 
pendant  trois  épreuves,  le  prix  du  jockey-club' 
if  Versailles,  où  il  est  arrivé  second  contre  la 
Fiancée.  Les  chances  des  concurrenssoni  à  peu 
près  partagées,  car  Vendredi,  le  vainqueur  des 
trois  autres,  fut  battu  en  scjiiembie  dernier  par 
FrélilloH; et  MarguriUi  a,  dit-on,  fait  de  ."lands 
IMOgres.  Les  parieurs  sont  partagés  entre"iUûr- 
giirila  et  Vendredi. 

le  iiiiyi  du  printemps ,  un  tour  seulement 
oltre  des  chances  plus  variées:   huit  chevaux' 
Ions  poulains  de  trois  ans,  sont  insciils    Ce 
sont  : 

JM/e/or  Slello,  Bonbon  et  I.antara,k  lord 
Seymour. 

Ilhitc-Fool,  à  M.  de  Blangy. 

Selly,  à  M.  Sinterre. 

liomidus,  Francesca  et  SteUo,  à  M.  de 
Cambis. 

Ltintara  et  Uoelor  Stello  sont  les  seuls  iini 
aient  déjà  couru  l'an  dernier  dans  le  tico  yeùrs 
oldtlukes  à  Chantilly,  la  première  course  de 
deux  ans  qui  ait  eu  iieii  en  France;  Lunlaru 
arriva  inemieret  Doetor  StcUo  troisième.  Entre 
eux  deux  et  surtout  entre  Luutarn  el  F>an- 
cesca,  (ille  de  r.otjal-Ouk,  les  paris  se  débat- 
taient aujourd'hui.  , 

Enfin  une  poule  de  1,000  francs  pour  un  tour 
tenninera  les  courses  du  i)remier  dimanche: 
elle  sera  disputée  par  trois  che>aux  : 

Mendicrnil,  à  M.  le  comte  d'Hédouville  :  per- 
sonne n  a  oublié  la  lutlp  engagée  l'an  dernier  h 
Chantilly,  entre  Scrof/ginc  et  Mendicaii/,  lutte 
glorieuse,  (jni  se  termina  ^uccessivemenl  parle 
triomphe  de  chacun  des  deux  combattans. 

0/e,h  M.dePonlalba. 

Dcyyair,  à  M.  Eilwards. 

Ces  deux  derniers  chevaux  arrivent  d'Angle- 
terre luécédés  dune  réputation  méiitée,  qui 
n  a  iioiirlant  pu  faire  pfilir  celle  de  MendicanI; 
ce  dernier  a  gardé  la  faveur  des  parieurs.  Le  ■•;/- 
gnanl  pourra  être  réclamé  par  le  second  arrivé 
pour  5,000  francs. 


Courses  du  Cliaiup-iIe-::TInrs. 


Elles  auront  lieu  en  trois  jours  :  le  dimanche 
5,  le  9  et  le  12  mai. 

Le  premier  jour,  trois  prix  seront  disputés  : 
celui  du  miitixtère  du  voinmcrce,  celui  du 
priiitinips  ,  el  une  poule. 

(Jiialre  chevaux  soni  inscrits  pour  le  pris  du 
ministère  du  commerce  ;  ce  sont  : 

Forluiuiliis  el  Vendredi,  à  lord  Seymour; 

.\<niti!u.i  et  Mtir./<irit,i,  à  M.  de  Cambis. 

Ces  (plaire  poulains  ont  ijnatrc  ans.  et  chacun 


Rcoiîc  îir  riiu]  jours. 

.W  AVRIL.  —  La  caisse  d'épargne  île  Paris  a 
reçu,  dimanche  98  et  lundi  29  avril  18.1!),  de 
:!,:s;i  déposans,  dont  5S0  nouveaux,  la  somme 
5(2,»i:U'r. 

Lesrcmboursemens  dematidésnese  sont  élevés 
qu'à  la  somme  de  171.000  fr.  Amélioration. 

—  Le  jardin  du  Luxembourg,  grandement 
bouleversé  et  obstrué  l'année  dernière  par  suite 
des  travaux  de  construction  des  deu.v  grands 
pavillons  ajoutés  au  palais  des  pairs,  commence 
à  reprendre  un  bel  asnect  depuis  que  la  com- 
munication entre  les  deux  grandes  terrasses  se 
trouve  rapprochée  du  palais. 

L'orangerie  est  à  peu  près  achevée ,  et  pour 
employer  utilement  le  lerr.iin  qu'occupaient  en 
avant  les  arbres  (pion  a  abattus  afin  d'obtenir 
un  plus  gran.l  jour,  on  va  disposé  un  grand 
carrélongiiui  sera  entièrement  planté  en  rosiers- 
celte  partie  du  jardin  ne  sera  pas  une  des  moirs 
agréables,  car  elle  deviendra  une  pelite  rro- 
rence. 

—  On  travaille  avec  quelque  activité  en  ce 
moment  è  construire  deux  grands  bâtiments 
parallèles,  venant  aboutirait  nouvel  alignement 
de  la  rue  Saint-.lac.iurs  au  collège  de  France. 

—  D'après  les  ordres  de  >l.  linteiidanl-géné- 
ral  de  la  liste  civile,  le  directeur  d«s  iiùi.-ié.-s 
royaux  a  1  honneur  de  prévenir  le  public  et 
MM.  les  artistes  que  la  ciOluix  de  Icsposiliou 


—  400  — 


des  ouvnigcs  îles    artistes  vivans  aura  lieu  le 
10  mai. 

—  Le  Sémaphore,  en  exprimant  de  nouveaux 
doutes  sur  la  mort  du  {jéru'Tal  Allard  ,  annonce 
<|ii('  le  IVèrc  de  ce  j;éii(^-rai  avait  reçu  des  lettres 
de  M.  Allard  Ini-mt^me  par  le  courrier  tjui  a 
apporté  l.i  nouvelle  de  sa  mort. 

—  IM.  Ducro  ,  r(';;isseur  de  l'Adelphi ,  lliéftlre 
de  Londres  ,  venant  îi  Paris  voir  tes  Pilules  du 
Diable  et  daulies  pièces  qu'il  désirait  exporUr 
en  Anijlelerre,  a  été  j;rièvement  blessé  à  Saint- 
Denis.  Lue  voilure  chargée  de  liois^iayant  rasé 
1.1  diliiipure  où  était  assis  M.  Ducro',  enleva  un 
liras  i|ue  cet  infortuné  voyageur  laissait  négli- 
(;cininrnl  |i,isscr  par  la  portière.  On  a  été  con- 
traint à  l'amputer  imniédiatemcnl. 

—  On  lit  dans  \v  Journal  de  la\Meuse ,  du 
25  avril  : 

Malgré  l'inconstance  de  la  température  et  un 
froid  pies(|ue  scmlilalile  à  celui  qui  règne  ordi- 
nairement dans  les  mois  de  janvier  et  de  février, 
les  céréales  offrent  la  |dus  lielle  apparence.  Tout 
présage ,  au  dire  des  cultivateurs,  une  récolte 
magnitique. 

—  On  écrit  de  Genève.  2.3  avril  : 

Nous  avons  eu  ici  un  froid  excessif  les  (i,  7,  8 
et  0  du  courant,  tandis  qu'aux  environs  du 
Mont-lllane,  la  température  s'est  élevée  les  16  , 
17,  18  et  49,  et  a  fondu  beaucoup  de  neige  dans 
les  vallées  de  Chamouny,  de  Mégère,  de  Sixt,  etc. 
Dans  la  vallée  de  Sallenches  et  aux  bains  de 
Saint-Gervais,  on  se  croyait  au  scindes  plus 
Ivrles  chaleur  de  juillet. 

—  M.  le  ministre  de  l'intérieur  vient  d'accor- 
der à  M.  Uantan  jeune  le  marbre  nécessaire  jiour 
exécuter  le  buste  de  l'icard  qui  orne  déjà  la  ga- 
lerie de  la  Comédie-Française. 


1"  MAI.  — 11  y  a  dans  la  chambre  des  lords 
12  pairs  dont  les  ftges  réunis  foiment  un  total  de 
1,000  ans.  Savoir,  les  lords  Lynedoch  SU  ans, 
Rolle  88,  Fortesene  86,  Abergavenny  84,  Leices- 
ter  84,  Manners  84,  Arden83,  Seidraouth  82, 
Lonsdale  82,  Limerick  81,  CamdenSO,  Westmo- 
reland  80.  De  tous  ces  vénérables  sénateurs, 
nous  croyons  que  lord  Rolle  est  le  seul  qui 
remplisse  ses  fonctions  parlementaires. 

—  On  annonce  que  le  baptême  du  comte  de 
Paris  aura  lieu  du  20  au  24  mai.  La  revue  de  la 
garde  nationale,  dont  on  avait  parlé  pour  le  1" 
mai,  serait  ajournée  jusqu'à  cette  époque. 

—  Les  cultivateurs  et  commei  çans  de  l'arron- 
dissement de  Mcaiix  vont  présenter  à  la  chambre 
des  députés  une  pétition  revêtue  d'un  nombre 
considérable  de  signatures,  afin  de  demander  à 
la  chambre  de  prendre  l'initiative  jiour  une  loi 
qui  démonétise  la  monnaiedite  billon,  monnaie 
qui  de  jour  en  jour  devient  plus  mauvaise  par 
la  facilité  qu'on  a  d'en  émettre  de  fausse. 

—  M.  llorel  de  lîretizel ,  conseiller  honoraire 
à  la  Cour  de  cassation,  chef  du  conseil  du  do- 
maine privé  du  Hoi,  et  administrateur  général 
des  biens  de  S.  A.  P..  M.  le  duc  d'Aumale,  a  suc- 
combé hierà  unelongue  etdouloureiisemaladie. 
Ses  obsèques  auront  lieu  demain  3  mai,  en 
l'éiilise  Sainte-Valère,  rue  de  Bourgogne,  à  onze 
heures. 

—  Depuis  hier  il  s'est  opéré  un  changement 
notable  dans  la  température.  Cette  nuit  le  ther- 
momètre n'est  descendu  qu'à  8  degrés  S/10  au 
dessus  de  zéro,  et  dans  son  maximun,  à  trois 
heures,  il  s'est  élevé  à  14  degrés  5/ 10.  Le  ciel  a 
été|très;nuageux. Le  baromètre  a  un  peu  baissé;  il 
està28,pouces.  Le  vent  a  tourné  à  Pesi-nord-esl. 

—  La  ville  de  Mulhouse  vient  de  perdre  un  de 
Res  plus  estimables  citoyens,  et  la  Friince  une 
de  SCS  célébrités  industrielles.  M.  (iodefroi 
Engelmann,  introducteur  de  la  lithographie  en 
France,  est  décédé  le  25  de  ce  mois,  âgé  de 
moins  de  cini|uante  ans. 

—  Dans  sa  .séance  d'hier,  l'Académie  des 
Beaux-Arts  a  décerné  le  grand  prix  de  musique 
à  M.  Charles  Gounod,  élève  de  Lesueur,  de 
M.PaiTetde  M.  Ilalevy  pour  le  contre-point. 

Le  second  grand  prix  a  été  décernée  M.  BaziD, 
élève  de  M.  Berton. 


2.  — Une  dépêche  télégraphique  de  Rayonne, 
du  f'  mai,  à  dix  heures  et  demie,  annonce  que 
le  27,  Espartero  a  atla(jué  et  pris  la  position  d'El 
Maro,  en  avant  deRamalcs;  les  lieux  armées 
étaient  en  présence  sur  les  rives  de  la  Queraiiza. 
Espartero  avait  environ  trente  mille  hommes  et 
Maroto  quinze  mille. 

—  H  vient  d'élre  décidé  par  le  tribunal  civil 
de  !a  Seine  (!"'  chambre),  «  que  la  propriété  des 
rentes  sur  l'état  ne  peut  être  transmise  sans  l'in- 
termédiaire d'un  agent  de  change  ;  que  l'acte 
par  leipicl  le  propriétaire  d'une  rente  s'engage 
envers  un  tiers  à  la  lui  transférer,  est  sans  va- 
leur; que  les  tribunaux  ne  peuvent  ordonner 
l'exécution  d'une  |)areille  obligation;  ils  ne  peu- 
vent non  plus  condanuier  à  aucuns  dommages- 
intérêts  celui  i[ui  refuse  de  l'exécuter.  » 

—  La  tille  du  comte  de  Povoa  ,  mademoi,selle 
de  Sampayo,  ayant  atteint  sa  douzième  année,  a 
épousé  le  21  courant  le  marquis  de  Fayal,fils 
aîné  du  duc  de  Palmella.  Les  époux  étaient  fian- 
cés depuis  plusieurs  années.  iMademoiselle  de 
Sampayo  a  recueilli  une  fortune  de  25  millions, 
et  jusqu'au  jour  de  son  mariage,  elle  est  restée 
sous  la  tutelle  de  madame  la  duchesse  de  Pal- 
mella. F^es  parens  de  mademoiselle  de  Sampayo 
avaient  fait  tous  les  efforts  imaginables  pour  re- 
tirer la  tutelle  à  la  duchesse,  mais  les  Palmella 
ont  déjoué  leur  manœuvre  et  le  mariage  a  tran- 
ché la  difficulté. 

—  La  cour  d'assises  de  la  Lozère  a  condamné 
à  la  peine  de  mort  le  nommé  Maurin,  à  peine 
âgé  de  vingt-cinq  ans,  pour  crime  d'empoison- 
nement s\irla  personne  de  son  aïeul,  de  son  on- 
cle et  de  six  de  ses  cousins  ou  cousines. 

—  Un  triste  incident  a  précédé  le  service  qui 
a  été  célébré  à  IMarseille,  le  mercredi  24  du  mois 
dernier,  pour  le  repos  de  l'Ame  de  Nourrit.  Le 
cercueil  en  plomb,  mal  travaillé  et  iilus  encore 
mal  soudé  par  les  ouvriers  napolilains,  s'est  ou- 
vert et  a  laissé  voir  les  restes  de  l'infortuné  Nour- 
rit dans  un  état  complet  de  putréfaction  ;  il  a 
fallu  se  hàler  de  répandre  du  chlore  el  d'appeler 
un  plombier,  qui  a  fait  promptement  une  nou- 
velle caisse. 

—  L'honorableHenry  Fitzroy,  frère  unique  de 
lord  Soulhainplon,  va  se  marier  à  l'une  des 
filles  de  Rothschild,  qui  lui  apporte  en  mariage 
1 40,000  liv.  sierl. 

—  Les  travaux  d'embellissement  de  la  place 
de  la  Concorde  sont  à  la  veille  d'être  terminés. 
La  grille  d'entourage  de  l'obélisque,  magnifique- 
ment dorée,  est  entièrement  débarrassée  des 
encoinbremens  qui  en  défendaient  l'accès  au 
Ijublic.  Il  ne  reste  plus  que  les  fontaines  à  ache- 
ver. Celle  du  côté  du  Palais-Bourbon  occupe 
actuellement  les  ouvriers. 

Deux  statues  en  fonte,  représentant  deux  divi- 
nités marines  tenant  chacune  un  énorme  poisson 
dans  leurs  mains,  sont  destinées  à  lui  servir 
d'ornement. 

3.  — Voici  quelques  détails  sur  les  professions 
desdéposans  à  la  caisse  d'épargne,  détails  em- 
pruntés au  rapport  de  M.  Benjamin  Delessert  : 

Les  domestiques  et  gens  à  gages  des  deux  sexes 
sont  au  nombre  de  08,000  à  Paris  ;  22,000  ont 
des  livrets.  Les  ouvriers  en  b.Mimens,  maçons  , 
mennisieurs,  serruriers,  peiniies,  sont  30,000; 
cette  classe  possède  7,800  (livrets.  On  compte 
28,000  tapissiers  ,  ébénistes  ,  bijoutiers,  etc.; 
8,600  ont  des  livrets.  Les  ouvriers  des  diver- 
ses professions  relatives  à  l'habillement  sont  au 
nombre  de  31,000,7,600  ont  des  livrets.  Les 
boulangers ,  bouchers  et  autres  professions  ap- 
partenant à  la  nourriture,  sont  20,000 ,  dont 
4,800  ont  des  livres.  Les  commis  ou  employés 
aux  écritures  sont  20,000  ;  ils  n'ont  que  4,500 
livrets.  C'est  la  proportion  la  jdus  faible,  après 
celle  des  jirofessions  dépendantes  de  la  nourri- 
ture. La  plus  forte  proi)ortion  est  fournie  par  la 
classe  des  domestiques,  jiarce  que  dans  cette 
classe  les  femmes  peuvent  économiser. 

—  Samedi  dernier,  Gilbert  a  été  extrait  du 
dépôt  de  la  préfecture  de  police ,  et  écrouédans 
la  prison  de  la  Conciergerie,  où  toutes  les  me- 


sures de  sûreté  usitées  pour  les  condamnés 
mort  ont  été  prescrites  à  son  égard. 

De  l'enquête  médico-légale  à  laquelle  il  a  été 
soumis  et  à  laquelle  ont  procédé  les  docteurs 
Marc  et  OUivier  (d'Angers),  il  parait  résulter, 
qu'en  supposant  qiie'sa  raison  ait  été  en  réali- 
té momentanément  égarée,  il  a  complètement 
recouvré  l'usage  de  ses  facultés  intellectuelles. 

Il  continue,  du  reste,  à  manifester  une  terri- 
ble appréhension  de  la  mort,  et  il  s'enquiert 
chaquejour  de  l'état  où  en  est  le  pourvoi  par 
lui  formé  devant  la  cour  de  cassation. 

—  La  grille  de  la  place  Royale  sera  entière- 
ment démolie  sous  quelques  jours. 

—  On  dit  que  c'est  le  15  mai  prochain  que  les 
troupes  hollandaises  doivent  prendre  possession 
du  Limbourg  et  du  Luxembourg.  Les  troupes 
prussiennes  qui  sont  stationnées  sur  les  ft-on- 
tières  de  la  Belgique  garderont  leur  position 
jusqu'à  cette  époque. 

—  Les  courses  de  Chantilly  sont  fixées  aux 
jeudi  16,  vendredi  17  et  dimanche  19  mai. 
Tout  annonce  qu'elles  seront  plus  brillantes  que 
jamais  et  que  les  amateurs  seront  tous  exacts 
au  rendez-vous. 

Quatre-vingts  chevaux  sont  inscrits,  et  outre 
les  prix  généraux  qui  s'élèventàplusde40,0u0f. 
il  y  aura  plusieurs  courses  et  paris  particuliers. 

—  La  tortue  monstre  du  Jardin  des  plantes 
vient  de  mourir. 


4.  —  On  lit  dans  le  Constitutionnel  : 
a  L'attitude  hostile  |d'Abd-el-Kadier  était  si- 
gnalée depuis  quelque  temps  par  les  correspon- 
dances d'Afrique.  Il  parait  certain  que  dans  la 
journée  le  gouvernement  a  reçu  la  nouvelle 
d'une  rupture  ouverte  avec  l'émir.  On  ajoute 
même  que  le  départ  de  M.  le  duc  d'Orléans  pour 
Alger  est  décidé. 

—  M.  Lafarge,  fondateur  de  la  tontine  connue 
sous  le  nom  de  caisse  Lafarge,  est  mort  à  Ver- 
sailles le  30  avril  dernier,  dans  sa  quatre-vingt- 
douzième  année. 

— On  sait  que  M.  Lanquetin,  membre  du  con- 
seil général  de  la  ville  de  Paris,  a  fait  une  propo- 
sition tendant  à  l'abolition  du  péage  des  ponts. 
Une  pétition  se  signe,  dit-on,  en  ce  moment 
pour  appuyer  cette  proposition. 

— On  assure  qu'il  sera  présenté  incessamment 
aux  chambres  un  projet  de  loi  sur  les  chemins 
de  fer. 

—  On  lit  dans  le  Phare  de  Dieppe  : 

Un  grand  navire  norvégien,  jaugeant  300 
tonneaux  ,  vient  d'entrer  dans  notre  port,  pour 
y  vendre  sa  cargaison. 

Le  capitaine  rapporte  que ,  voulant  effectuer 
son  départ  le  15  avril ,  il  fut  obligé  de  couper  la 
glace  qui  le  retenait;  elle  avait  atteint  l'épais- 
seur de  18  à  20  pouces,  de  sorte  qu'il  n"a  pu 
s'ouvrir  un  passage  qu'après  avoir  employé  140 
hommes  à  ce  travail.  Le  froid  ,  sur  les  côtes  de 
la  Norwège  était  encore  ,  à  cette  époque,  aussi 
intense  qu'au  milieu  d'un  hiver  rigoureux.  Ainsi, 
nous  devons  nous  attendre  à  voir  cette  année 
peu  favorable  aux  premiers  fruits. 

—  Un  négociant  de  Florence  vient  d'expédier 
à  New-York  40,000  pieds  de  mûrier  qui  lui 
avaient  été  demandés.  Cette  culture  prenant  un 
grand  développement  aux  Etats-Unis,  on  s'at- 
tend à  de  nouvelles  commissions  de  ce  genre, 
et  par  conséquent  à  une  diminution  progressive 
dans  les  exportations  de  la  soie.  C'est  ce  qui  est 
déjà  arrivé  jiour  les  tissus  de  paille,  dont  les 
envois  à  l'étranger  sont  devenus,  en  Toscan»,  un 
article  secondaire,  tandis  que  la  paille  pour 
chapeaux  est  recherchée  avec  une  extrême  em- 
pressement. 

—  La  petite  vérole  fait  d'affreux  ravages  à 
Douvres,  où  les  parens  par  ignorance  s'obsti- 
nent à  ne  pas  présenter  leurs  enfans  à  la  vaccine. 
Il  en  résulte  que  la  maladie  croit  chaque  jour 
en  intensité. 


Le  Directeur,  BERTHET. 


Imp.  et  Fond,  de  Félix  Locquin  et  comp.,  rue 
Notre-Darae-des-Victoires,  16. 


Hcimcmc  ôcric. 

10  31  AI  1339. 


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SES  DE  MOEURS,  MÉMOIRES  ET  VOVAfJES. 


ON  S  ABONNE  A  PARIS,  .*  U  BUREAU  DU  .lOUR- 

NAL.  rue  du  HELDER.  14  bis.  et  chez 
tous  les  Libraires  et  Itircctenrs  des  postes. 


Pour  toulc  l'Alk'magne,  clit^z  M.  Alexandre, 
Dirceteur  des  salons  lit'.éraires,  a  Slras- 
bours. 


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l'I'niversal  Literary  Cabinet ,  8'»,  St.  ja- 
mes'Street. 


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chaque  mois. 

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par  la  poste,  ou  en  un  mandata  toucher  à 
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"f^i 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait, 
L'esprit  d^ autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


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Journaux  ,  revues  .  ouvrages  inédits  • 
pubmcations  nouvelles,  biographies, 
tribunaux  ,  théâtres  et  modes. 


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On  ne  lire  à  vue  que  sur  les  personnes  qni 
s'abonnent  ponr  un  an  ou  6  mois,  et  en 
font  la  demande  parletiras  alTranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  do  5 
et  une  lithographie  au  n»  du  3)  de  chaque 
mois. 


Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

fe^cttc  bc0  Iciiirnaux  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

Lettres  sirn  le  Paraguay  et  le  docteur 
Francia. — Un  jour  sans  lendemain,  par 
.TuLES  Sandeau.— PiÉsurrection,  par  Eugène 

GUINOT. — DEU.V  PORTRAITS   DU    SALON,    par 

Pitre-Chevalier. —  Quelques  détails  né- 
crologiques SUR  PAER.  —  Revue  dramatique  : 
Académie  royale  de  Musique  :  reprise  du 
ComleOry;  Opéra-Comique  :  Panier  fleuri; 
Vaudeville  :  Le  Plastron;  Palais-Royal  : 
Balochard,  ou  Samedi,  Dimanche  et  Lundi; 
Ambigu-Comique  :  Le  Naufrage  de  ta  Méduse. 
—  Revue  de  cinq  jours. 


LETTRES  sua  LE  PARlfill \Y 

ET  LE  DOCTEUR  FRANCIA  (1). 


Ce  fut  de  Rio-Janeiro  que  je  partis  pour  me 
rendre  au  Paraguay.  Cette  contrée  n'avait  point 
encore  été  asservie  par  la  main  de  fer  de  Fran- 
cia ;  mais  déjà  elle  avait  secoué  le  jous;  de  l'Es- 
pagne et  entrait  dans  cette  carrière  de  discordes 
intestines  qui  devaient  la  conduire  à  une  sou- 
mi.ssion  passive  auv  lois  de  sou  terrililc  dictateur. 
Un  voyage  à  travers  les  Pampas  n'était  point  en- 
core un  voyage  ordinaire  :  aussi,  quoique  occupé 
d'affaires  mercantiles  et  la  tète  pleine  de  calculs 
et  de  proj "ts  de  fortune,  je  ne  pus  me  défendre 
d'un  vif  sentiini'ut  de  surprise  à  la  vue  du  spec- 
t  aille  nouveau  (pii  s'olïrit  à  mes  regards. 

(1)  l.'aulour  i\eiLettres  .iiir  leParagiiny  est  un  simple 
m  arehand  qui,  parti  de  IWngleterrc  ,  est  alli^  cliorclier 
fortune  au  l'araiîuay,  cl  qui.  mettant  à  profil  ses  loi- 
sirs, s'eslappliqucî  ii  étudier  les  ma-urs  et  le  caractère 
lies  liabilans  de  cctlo  contrée  intéressa  nie. 


Les  Pampas  sont  semés  d'établissemens  qui  ap- 
partiennent aux  Estanceros,  propriétaires  de  bé- 
tail. Les  Estancias  ,  dont  l'étendue  varie  de  500 
à  2,000  acres,  sont  couvertes  de  troupeaux  in- 
nombrables de  bêtes  à  cornes  et  de  chevaux  sau- 
vages :  çà  et  là  l'œil  découvre,  au  milieu  de  ces 
vastes  plaines,  une  petite  maisonnette  mal  bâtie. 
C'est  la  résidence  du  propriétaire  des  tioupeaux 
immenses  qui  paissent  dans  la  plaine  ;  un  lit  de 
camp,  quelques  chaises,  une  table  branlante,  et 
appendiis  aux  murailles,  des  selles  et  des  brides  , 
avec  tous  les  instrumens  nécessaires  à  l'éducation 
du  bétail ,  voilà  pour  ramcublcmcnt.  Quelques 
unes  de  ces  habitations,  plus  riches,  sont  ornées  de 
petites  glaces  :  on  y  boit  dans  des  gobelets  d'ar- 
gent, et  à  la  fin  du  repas  on  vous  invite  à  vous 
laver  les  mains  dans  un  bassin  d'argent  ;  invita- 
tion qui  n'est  point  à  dédaigner,  vu  l'absence  de 
fourchettes  et  de  couteaux.  Les  hommes  de  ces 
contrées  ont  une  ligure  mfile  ;  leurs  membres 
bien  formés  indiquent  la  vigueur  ;  ils  tiennent  un 
peu  de  \ arriéra  (m.  muletier  espagnol  ;  leurs  vé- 
temons  sont  d'une  couleur  gaie,  les  boutons  de  la 
veste  sont  eu  argent;  de  leurs  grands  yeux  noii-s 
jaillit  le  feu ,  leurs  dents  sont  blanches  comme 
l'ivoire,  et  ce  sourire  que  donne  la  satisfaction , 
le  contentement  de  soi ,  cllleure  constamment 
leurs  lèvres. 

Un  soir,  après  l'heure  de  la  sieste,  j'étais  allé 
in'asseoir  à  la  porte  de  Aldao,  mon  hôte  ,  pour 
respirer  la  fraîcheur.  Sous  le  rapport  des  mœurs, 
j'étais  déjà  presque  un  santa  fecino  ;  j'avais  mis 
bas  ma  veste  pour  être  plus  à  l'aise,  et  je  causais 
fauiilièremcnt  avec  Aldao  et  les  membres  de  la 
famille,  lorsque  nous  vîmes  se  diriger  vers  nous 
un  l)eau  vieillard  qui  maniait  avec  la  plus  grande 
dextérité  un  cheval  fougueux.  —  Hola!  s'écria 
mon  hôie.  voici  l'oncle  Candiote. 

Ce  Candiote,  nommé  prince  des  Gauchos,  était 
seigneur  de  trois  cents  lieues  carrées  de  territoire, 
propriétaire  de  deux  cent  cinquante  mille  têtes  de 
liéi,\il ,  maître  de  trois  cent  mille  chevauv  et  mu- 


les, et  possédait,  dans  ses  colTrcs,  pjus  d'un  de- 
mi-million de  piastres  ,  en  onces  d'or  importées 
du  Pérou.  Il  serait  difficile  de  s'imaginer  une  tète 
do  vieillard  plus  noble  et  qui  respirât  plus  de  di- 
gnité :  sa  bouche  étiit  petite,  son  nez  à  la  grec- 
que, et  son  front  bien  développé;  les  cheveux 
argentés ,  qui   retombaient  en  boucles   sur  ses 
épaules  ,  couvraient  sa  ttte  ;   ses  yeux  étaient 
bleus  et  pénétrans.    Quant    à  l'expression   de 
ses   traits ,   vous  eussiez  dit  un  de  ces  patriar- 
ches de  l'antiquité  ,  dont  les  peintres  nous  ont 
légué  le  modèle.  Sou  costume,  à  la  mode  du  pays, 
était  magnifique  ;  son  poncho,  fabriqué  au  Pérou 
et  brodé  sur  un  fond  blanc,  était  de  l'étoffe  la  plus 
riche  ;  au  dessous  une  veste  recouviait  un  gilet 
de  satin   blanc  ,  brodé  comme  le  poncho  et  orné 
de  petits  boutons  en  or,  dont  chacun  était  retenu 
à  la  veste  p.nr  une  chaîne  d'or.  Il  n'avait  point  de 
cravate  ;  sa  chemise  en  percale  était  brodée  au 
collet  et  .sur  la  poitrine  ;  sa  cidotte  de  veloui-s 
noir  s'ouvrait  au  genou;  elle  était,  comme  le  gi- 
let ,  ornée  de  boutons  en  or,  que  retenait  é<ni]e- 
meut  de   petites  chaînes  d'or.  Du  genou  partait 
une  étolTe  blanche  comme  de  la  neige,  envelop- 
pant la  jambe  de  mille  plis ,  et  qui  s'arrêtait  an 
mollet  ,  pour  montrer  une  paire  de  bas  noirs  de 
laine  ,  fabriqués  au  Pérou.  Les  bottes  s'ajustaient 
au  piedconmieun  gant  français  s'ajuste  à  lam.iin; 
elles  avaient    la  forme  de  brodequins  ,  auxquels 
était  attachée  une  paire  d'éperons  d'arçont  poli  ; 
un  lai^e  chapeau  de  paille  péruvien  ,  orné  dans 
la  partie  inT'^rieured'un  lanre  ruban  noir,  et  une 
riche  ceinture  en  soie,  à  laquelle  était  susjx-nda 
un  grand  couteau  à  poignée  d'argent,    renfermé 
dans  un  fourreau  de  maroquin  .  complétaient  le 
costume. 

Après  les  complimens  de  la  famille,  je  fus  pn^ 
senté  au  senhor  Candiote  ,  et  je  lui  fis  mon  s,ilut 
avec  toute  la  défcrence  que  je  croy.iisdue  à  un  si 
haut  pei^onn.ige  :  ses  manières  étaient  pleines  (îc 
courtoisie  ;  il  me  reçut  avec  la  plus  grande  alTa- 
bilité  et  avecune  noble  simplicité:  on  eflt  dit  qu'il 


/f02  — 


C'iait  trop  «''li'vé  dans  sa  piopie  splirrc  pour 
cniiiiilic  (li's  rivaux,  trop  iiKk^pendaut  pour  dcs- 
iviulrc  iiis(prii  faire  dos  livilitOs  dans  un  intcriH 
Ijcrsonnel,  trop  ingi-nu  pour  jouer  l'hypocrisie. 
Assis  sur  son  r heval,  il  causait  familièrement  avec 
reux  qui  rentouraient;  do  loiiips  on  temps  il  allu- 
mait son  cigare  en  ballant  lo  briquet,  et  tirait 
son  amadou  d'une  boiu;  en  corne  polie  et  garnie 
d'aigoni,  qui  était  suspendue  à  sa  veste  par  une 
chaîne  en  or. 

Ses  manières  me  plaisaient,  et  j'éprouvais  je  ne 
sais  quel  cliarnio  à  l'entendre  ainsi  causer.  J'avais, 
du  reste,  devant  les  yeuv  un  des  plus  grands  ca- 
rarlores  de  l'époque,  ou  du  moins  un  des  hom- 
mes qui  ont  rendu  le  plus  de  service  au  pays,  car 
c'est  à  Candiote  queSanta-Fé  doit  l'état  florissant 
de  son  industrie  agricole  :  ses  cstancias  se  répan- 
diiicntsurtoutc  l'éienduodes  Pampas,  et  chacune 
d'elles  possédait  des  tioupeaux  de  bétail  innom- 
brables. Il  ressemblait  d'ailleurs  aux  patriarches 
sous  un  autre  rapport  :  il  avait  une  progéniture 
(|ui,  à  l'exception  d'une  lille,  se  composait  d'en- 
r.ins  illégitimes  ;  mais  dans  une  contrée  connue 
r.'lle  des  Pampas,  où  la  population  n'est  pas  sur- 
abondante, une  famille  nombreuse  devient  une 
grande  source  de  richesses  ;  ])eronne  ne  fait  de 
(jiiestions  impertinentes  sur  la  légitimité  ou  l'illé- 
gitimité de  la  naissance  ;  et  c'est  peut-être  à  sa 
nombreuse  famille,  presque  autant  qu'à  ses  soins 
et  à  son  activité  personnelle ,  que  Candiote  a  dfi 
.son  immense  fortune. 

En  avançant  dans  le  pays,  je  m'aperçus  que 
J'entrais  dans  une  contrée  bien  dilférente  de  celle 
(|iii  sépare  liuénos-Ayres  de  Santa-Fé.  Là,  c'é- 
tait iine  plaine  plate  et  monotone,  couverte  do 
chardons  de  huit  pieds  de  haut ,  (jui  laissent  à 
peine  un  passage  suffisant  pour  un  cheval.  La 
contrée  dans  laquelle  j'entrai  était ,  au  contraire  , 
couverte  de  petites  collines,  dont  les  vallées,  ar- 
l'osées  par  des  ruisseaux  limpides  ,  ollraient  une 
végétation  magnilique.  Dans  quelques  parties, 
d'immenses  forêts  d'algarrobe  donnaient  à  l'air 
une  agréable  fraîcheur.  J'y  trouvai  les  tioupeaux 
plus  considérables,  les  chevaux  plus  beaux  que 
.•>iir  le  banc  occidental  du  Parana  :  le  pays  n'offie 
encore  aucun  signe  d'industrie,  les  habitations  y 
sont  clair-semées,  et  leurs  habitans,  à  demi  nus  , 
Komblent  appartenir  à  l'état  sauvage  ;  mais  il  est 
facile  de  prévoir  qu'avant  peu  l'industrie  viendra 
animer  ces  lieux  abandonnés ,  et  qu'on  y  verra 
s'élever  de  nombreux  villages  et  de  grandes  villes. 
Quant  à  moi,  en  voyant  cette  immense  étendue 
de  pays  désert ,  je  souriais  en  moi-même  des  théo- 
ries de  ces  économistes  de  l'école  de  Malthus  qui 
j'.enscnt  que  la  Providence  n'a  point  donné  aux 
hommes  des  moyens  suffisans  de  subsistance,  et 
que,  dans  un  temps  donné,  ils  seront  obligés  d'en 
venir  à  un  système  régulier  d'extermination  pour 
que  la  race  humaine  puisse  se  soutenir. 

Du  côté  du  Parana  on  trouve  une  succession 
Ai  ravissans  points  de  vue.  Nulle  part  les  deax 
rives  du  fleuve  ne  sont  à  découvert  en  même  temps, 
des  îles  de  toutes  formes  et  de  toutes  dimensions 
s'interposent  partout  entre  le  voyageur  et  le  ri- 
vage. Ces  îles  se  succèdent  sans  interruption  tout 
lo  long  du  fleuve  ,  et  souvent  disposées  parallè- 
lement les  unes  aux  autres  ,  la  plupart  en  forme 
de  longues  bandes,  de  manière  à  présenter  une 
barrière  continue  d'îles  et  d'îlots  de  toutes  les 


grandeurs.  Le  courant  principal  du  fleuve  tourne 
tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  entre  leurs  bords 
accidentés  et  vordoyans.  Los  arbres  qui  couvrent 
ces  groupes  d'îles  sont  de  petite  espèce ,  mais  ils 
conservent  leur  verdure  toute  l'année  ;  ils  sont 
entremêlés  d'une  profusion  d'arbrisseaux  à  fleurs, 
de  flein's  sauvages  et  de  plantes  grimpantes  ,  qui 
s'élancent  jusqu'au  sonmiol  des  arbres,  les  entou- 
rant de  leurs  rameaux  multicolores.  La  plupait 
de  ces  îles  délicieuses  sont  à  Heur  d'eau  et  sont, 
par  conséquent,  sujettes  à  être  inondées  pendant 
les  crues  périodiques  de  la  livière.  Cette  circon- 
stance, qui  les  rend  inhabitables  pour  l'homme  , 
ne  les  empêéhe  pas  d'être  le  refuge  de  toutes  les 
espèces  de  reptiles,  d'oiScaUX  et  d'animaitx  sau- 
vages qui  sont  propres  au  paj-s.  Le  yaguar  (ou 
l'once)  ,  le  couguar  (ou  pftma,  nommé  quelque- 
fois le  lion  d'Amérique),  le  caïman,  une  grande 
quantité  de  singes,  d'écureuils,  et  une  infinité  de 
petits  animaux,  ainsi  qu'une  immense  variété  d'oi- 
seaux, habitent  ces  iles  et  se  présentent  d'ordi- 
naire à  la  vue  tandis  qu'on  passe  près  de  leurs 
bords.  Quelquefois,  pendant  les  crues  subites  du 
Parana,  des  portions  considérables  d'îles  se  déta- 
chent et  flottent  le  long  de  la  rivière.  L'entrelace- 
ment que  forment  les  racines  des  végétaux  qui  y 
croissent  les  empêche  de  se  morceler,  et  l'on  voit 
ces  cameloltes  {  c'est  le  nom  qu'on  leur  donne 
dans  le  pays)  descendre  avec  le  courant  pendant 
plusieurs  lieues.  Les  animaux  qui  s'y  trouvent  au 
moment  de  la  catastrophe  sont  entraînés  avec  le 
terrain  qui  leur  servait  d'asile,  et  la  terreur  qu'ils 
éprouvent  les  rend  ordinairement  tniinobiles.  On 
raconte  qu'un  cametotte,  semblable  à  ceux  que 
je  viens  de  décrire ,  transporta,  il  y  a  quelques 
années,  trois  yaguars  près  de  Mont-Video  ;  ils  en- 
trèrent dans  la  ville  à  la  pointe  du  jom\  Un  mar- 
chand do  liqueurs,  qui  avait  ouvert  de  grand  ma- 
tin sa  boutique,  disposait  sa  marchandise  sons  son 
comptoir,  derrière  lequel  il  se  tenait  baissé.  En 
se  relevant  il  se  trouva  face  à  face  avec  un  des 
yaguars  ,  qui  s'élança  d'un  bond  sur  lui.  Je  ne 
sais  si  l'homme  mourut,  mais  je  sais  qu'un  grand 
nombre  de  personnes  furent  blessées  avant  que 
les  trois  animaux  eussent  été  tués. 

Je  ne  pus  m'cmpêcher  de  reconnaître  combien 
l'habitant  du  Paraguay  a  conservé  les  goûts  du 
peuple  dont  il  tire  son  origine.  Vous  vous  croiriez 
souvent  on  Espagne  :  ce  sont  les  mêmes  passions, 
le  même  penchant  à  la  galanterie.  Sous  le  rapport 
de  la  superstition,  l'habitant  du  Paraguay  n'a  pas 
non  plus  dégénéré.  Il  croit  au  diable  et  aux  reve- 
nans  comme  dans  les  plus  beaux  jours  du  moyen- 
âge. 

Mais  il  n'a  point  ce  poli  dans  les  mœurs  qui 
rendit  l'Espagne  si  célèbre.  Ses  plaisirs  sont  gros- 
siers, et  cette  observation  s'applique  aux  classes 
les  plus  riches  comme  aux  plus  pauvres.  J'assis- 
tais un  jour  à  un  dîner  chez  le  gouverneur  :  il  y 
avait  près  de  quarante  convives,  parmi  lesquels  on 
comptait  les  membres  les  plus  distingués  de  l'ar- 
mée, du  barreau  et  de  la  chaire.  Plusieurs  dames 
et  leurs  filles,  ainsi  que  mon  ancien  ami  Can- 
diote et  son  neveu  Aldao,  s'y  trouvaient  invités. 
Le  dîner  fut  servi  avec  luxe,  et,  malgré  la  disette 
générale  qui  régnait  alors,  nous  eûmes  en  abon- 
dance des  mets  de  toute  espèce  :  les  vins  étaient 
parfaits;  rien  enfin  n'aurait  distingué  ce  repas  des 
dîners  aristocratiques  du  West-End.  sans  la  li- 


berté du  langage  qui  régnait  dans  la  conversation. 
Les  femmes  elles-mêmes  prenaient  part  à  l'entre- 
tien, et  jeunes  et  vieilles  partaient  avec  une  li- 
berté qui  plus  d'une  fois  scandalisa  mes  oreilles 
anglaises.  Chose  remarquable,  c'est  que  mescom- 
pagnons  de  table  s'exprimaient  avec  la  plusgrande 
éloquence  quand  ils  le  voulaient  ;  quelques  uns 
même  improvisaient  des  vers  avec  une  grande  fa- 
cilité. Les  toasts  étaient  donnés  et  rendus  avec 
la  plus  grande  précision.  Ces  toasts  étaient  entre- 
mêlés d'un  divertissement  d'un  singulier  genre  : 
chaque  convive,  armé  de  pelotilas  ou  boulettes 
de  la  grosseur  d'un  pois,  jetait  ces  projectiles  à 
la  tête  des  autres  convives.  Cet  amusementsepro- 
longea  pendant  plus  d'une  heure,  et  le  plancher 
fut  bientôt  couvert  de  boulettes  de  pain  ;  puis  la 
bataille  des  pelotitas  étant  finie,  plusieurs  des 
convives  qui  étaient  les  plus  échauflés  se  portè- 
rent à  des  gestes  qui  ne  pouvaient  se  tolérer  mô- 
me sous  cette  latitude  équatoriale  ;  on  entendit 
des  murmures,  et  on  passa  dans  le  salon  où  l'on 
dansa  jusqu'à  minuit  au  son  d'une  excellente  mu- 
sique. 

Cette  dissolution  dans  les  mœurs  était  le  pré- 
lude des  maux  qui  attendaient  le  Paraguay  :  com- 
me tous  les  pays  qui  sont  arrivés  au  dernier  de- 
gré de  la  démoralisation,  le  Paraguay  allait  subir 
le  joug  du  tyran  le  plus  absolu  qui  ait  jamais 
existé.  Une  junte  avait  été  installée  pour  suppléer 
à  l'autorité  de  l'Espagne,  et  la  question  s'agitait  si 
le  gouvernement  devait  être  dirigé  au  nom  de 
Ferdinand  VU.  Francia,  qui  nourrissait  dans  son 
cœur  une  haine  profonde  contre  le  roi,  entra 
dans  la  salle  des  déhbérations  au  moment  où  la 
discussion  était  la  plus  vive  ;  il  se  dirigea  vers  la 
table,  s'assit  à  côté  d'un  des  plus  hauts  fonction- 
naires, et,  déposant  une  paire  de  pistolets  chargés 
devant  lui,  il  s'écria  :  "  Voici  les  argumens  que 
j'apporte  contre  la  suprématie  de  Ferdinand  VIL» 
Cet  acte  d'énergie  décida  la  première  déclaration 
directe  de  l'indépendance. 

Ma  première  rencontre  avec  cet  homme  ex- 
traordinaire eut  lieu  à  la  campagne.  C'était  une  de 
ces  soirées  où  le  vent  du  sud-ouest  a  pm'ifié  et  ra- 
fraîchi l'atmosphère  ;  tout  en  chassant,  j'étais  en- 
tré dans  une  vallée  solitaire  aussi  frappante  par  la 
disposition  pittoresque  des  colhnes  qui  l'enca- 
draient que  par  les  beautés  variées  qu'elle  renfer- 
mait dans  son  enceinte.  Tout  à  coup  je  me  trou- 
vai près  d'une  chaumière  d'une  construction  à  la 
fois  simple  et  commode.  Une  perdrix  s'élève  et 
part.  Je  tire,  l'oiseau  tombe.  Aussitôt  une  voix 
derrière  moi  s'écrie  :  «  Voilà  un  bon  coup.  »  Je 
me  retourne,  et  vois  un  homme  d'environ  cin- 
quante ans,  habillé  de  noir,  avec  un  grand  man- 
teau rouge  jeté  sur  ses  épaules.  Il  tenait  d'une  main 
une  tasse  de  maté,  et  de  l'autre  un  cigare.  Un  pe- 
tit nègre  le  suivait  eu  se  croisant  les  bras  d'un  air 
capable.  Le  teint  brun  de  l'étranger,  ses  yeux  vifs 
et  scrutateurs,  sa  chevelure  noire  et  bouclée,  re- 
jeléeen  arrière  et  laissant  à  découvert  un  front 
large  et  imposant,  contribuaient  à  lui  donner  un 
aspect  à  la  fois  frappant  et  digne.  Je  lui  fis  mes 
excuses  d'avoir  tiré  si  près  de  sa  maison  ;  il  me 
répondit  avec  une  poUtesse  exquise  que  je  n'avais 
nullement  besoin  de  me  justifier  :  que  sa  maison 
et  son  enclos  étaient  à  mon  service  toutes  les  fois 
que  je  le  désirerais.  Il  m'invita  ensuite  à  m'asseoir 
sous  son  porche  et  à  prendre  comme  lui  un  ci- 


403  — 


gare  et  du  maté.  Un  globe  céleste,  un  grand  té- 
lescope et  un  théodolite  qui  étaient  sous  le  porti- 
que, me  firent  tout  de  suite  conjecturer  que  je 
me  trouvais  chez  le  docteur  Krancia  ,  car  ces  in- 
strumens  s'accordaient  avec  ce  <|ue  j'avais  enten- 
du dire  du  goût  de  ce  pcrsonnat;e,  déjà  célèbre, 
pour  les  sciences  occultes. 

Je  ne  tardai  pas  à  acquérir  la  confirmation  de 
mes  soupçons  :  le  docteur  Francia  lui-même  me 
déclina  son  nom.  «  Et  vous,  me  dit-il,  n'étcs- 
vous  pas  un  cavaUcro  inglesl  »  Sur  ma  réponse 
affirmative ,  il  me  dit  qu'il  serait  venu  me  faire 
une  visite  si  l'état  politique  du  Paraguay  ne  lui 
avait  pas  imposé  l'obligation  de  vivre  dans  la  plus 
profonde  retraite.  Ce  n'était  qu'ainsi  qu'il  pouvait 
éviter  les  interprétations  calomnieuses  dont  ses 
moindres  actions  étaient  l'objet. 

De  ce  sujet  il  passa  au  détail  des  occupations 
qui  charmaient  ses  loisirs  :  il  m'introduisit  dans  sa 
bibliothèque  ;  c'était  une  pièce  retirée,  ayant  une 
seule  fenêtre  ,  très  petite,  et  abritée  par  le  toit  du 
porche,  de  manière  à  ne  laisser  pénétrer  que  la 
plus  faible  portion  possible  du  jour  pour  travailler. 
Les  livres  étaient  disposé»  sur  trois  rangs  de  ta- 
blettes qui  occupaient  tout  un  côté  de  la  cham- 
bre ,  et  qui  contenaient  environ  trois  cents  volu- 
mes. Il  y  avait,  entre  autres  ,  beaucoup  d'énormes 
in-folio  de  jurisprudence,  quelques  autres  de 
sciences ,  plusieurs  de  littérature  en  français  ou 
en  latin,  les  élémens  d'Euclide,  et  quelques  trai- 
tés élémentaires  d'algèbre.  Des  paperasses  et  des 
procédures  étaient  amoncelées  siu-  une  grande 
table  ;  quelques  volumes  recouverts  de  parchemin 
y  étaient  aussi  ouverts  ;  une  petite  chandelle  pla- 
cée là  pour  allumer  les  cigares  ajoutait  sa  faible 
lueur  à  celle  que  laissait  pénétrer  la  fenêtre;  une 
tasse  en  argent  pour  le  maté  ,  et  une  écrite  ire  du 
même  métal  figuraient  également  sur  la  table.  Il 
n'y  avait  ni  nalte  ni  tapis  sur  les  briques  qui  for- 
maient le  plancher  de  la  chambre;  les  chaises 
étaient  d'une  forme  antique  et  d'un  poids  si  con- 
sidérable que  ce  n'était  qu'avec  cfl'ort  qu'on  par- 
venait à  les  soulever;  elles  étaient  recouvertes 
d'un  vieux  cuir  noirci  par  le  temps ,  et  leurs  dos- 
siers ,  sculptés  et  droits,  dépassaient  de  beaucoup 
la  tête  des  personnes  qui  y  prenaient  place.  Le 
plancher  était  couvert  de  papiers  déchirés  et  d'en- 
veloppes non  défaites.  Une  cruche  et  un  pot  d'eau 
étaient  placés  sur  un  trépied  de  bois  dans  un  coin 
de  la  chambre  :  tout  l'accoutrement  du  cheval 
du  docteur  garnissait  le  coin  opposé.  Des  pan- 
toufles,  des  bottes,  des  souliers  étaient  jetés  çà 
et  là  ;  le  désordre ,  la  confusion  et  l'obscurité  qui 
régnaient  dans  la  chambre  surprenaient  d'autant 
plus  qu'ils  semblaient  incompatibles  avec  la  situa- 
tion paisible  et  pittores(|ue  de  la  chaumière,  avec 
son  extérieur  propre  et  rangé. 

11  eût  été  assurément  difficile  de  découvrir  dans 
la  conversation  de  Francia  aucune  trace  des  goûts 
sanguinaires  ou  des  caprices  inconcevables  (|ui 
lui  valuient  plus  tard  luie  si  terrible  célébrité.  Ses 
manières  étaient  sinq)les  sans  allectation  ;  il  avait, 
à  l'en  croire,  une  grande  rectitude  de  principes: 
et  il  est  certain  ,  du  moins,  que  sa  réputation  d'in- 
tégrité ,  comme  homme  de  loi,  n'avait  jamais  été 
contestée.  Souvent  même  il  sacrifia  l'amitié  à  l'a- 
mour de  la  justice.  Il  avait  à  l'Assomption  un  ami 
«hi  nom  de  Domingo  Rodrigue/.,  qui  voulait  s'em- 
parer du  bien  d'iiu  ccrluiu  Kstanislao  Macluiiu , 


l'ennemi  personnel  de  Francia.  Ne  doutant  pas 
que  le  jeune  docteur,  comme  l'eussent  fait  tous 
ses  ccnifrères,  ne  prît  sa  cause  en  main ,  Rodriguez 
vint  trouver  Francia,  lui  exposa  son  all'aire,  et 
lui  olliit  une  somme  considérable  s'il  voulait  s'en 
charger.  Les  prétentions  de  Rodriguez  étaient  in- 
justes. Non  seulement  Francia  repoussa  roflic  qui 
lui  était  faite,  mais  il  déclara  que,  malgré  la  haine 
qu'il  portait  à  Machain ,  il  plaiderait  sa  cause  ,  et 
mettrait  tout  en  œuvre  pour  la  faire  triompher. 
Le  soir  même,  enveloppé  de  son  manteau,  il  se 
rendit  à  la  maison  de  sou  ennemi.  L'esclave  qui 
lui  ouvrit  la  porte  lui  refusa  l'entrée.  «  Allez  aver- 
tir votre  maître,  lui  dit  Francia,  que  je  veu\  lui 
parler.  Il  Machain  hésitait;  la  crainte  de  quelque 
embûche  lui  faisait  redouter  une  pareille  entrevue, 
lorsque  Francia,  qui  avait  suivi  l'esclave,  se  pré- 
senta à  ses  regards."  Machain, lui  dit-il, je saisque 
mon  am  i  Rodriguez  vous  a  intenté  un  procès  in- 
juste, et  qu'il  gagnera  sa  cause  si  je  ne  viens  à 
votre  secours.  Je  vous  offre  mes  services.  Accep- 
tez-les, et  regardez-moi  dans  cette  all'aire  comme 
votre  meilleur  ami.  n 

Dès  le  lendemain,  en  effet,  Francia  écrivait  au 
juez  de  Alzuda  (juge  de  la  cour  d'appel)  qu'il  se 
chargeait  de  la  cause  de  Machain,  et  faisait  des 
démarches  actives  en  faveur  de  son  chent.  Rodri- 
guez en  fut  ell'rayé,  et  le  juez  de  Alzuda,  qui  le 
protégeait,  fit  offrir  sous  main  à  Francia  une 
somme  de  100  doublons  s'il  voulait  renoncer  à  la 
cause  dont  il  s'était  chargé.  Le  jeune  avocat  fut 
indigné  d'une  pareille  offre,  et,  se  transportant 
lui-même  chez  le  juge  :  «  Monsieur,  s'écria-t-il, 
vous  déshonorez  la  robe  que  vous  portez  ;  mais 
vous  êtes  en  mon  pouvoir,  et  si  demain  je  n'ob- 
tiens pas  une  décision  favorable,  les  insignes  de 
votre  charge  deviendront  les  emblèmes  de  votre 
honte.  Il  La  cause  de  Machain  fut  gagnée,  le  juge 
perdit  sa  réputation,  et  celle  du  jeune  docteur 
commença  à  briller  de  son  plus  beau  lustre. 

La  carrière  politique  de  F'rancia  s'ouvrit  sous 
le  gouvernement  de  la  junte  ;  il  en  devint  le  se- 
crétaire ;  mais  ses  confrères,  ne  pouvant  lui  par- 
donner sa  supériorité,  des  discussions  s'élevèrent 
au  sein  de  la  junte,  et  il  fut  obligé  de  se  retirer. 
Il  alla  à  sa  maison  de  campagne,  qui  devint  un 
foyer  d'intrigues;  il  commença  à  y  mûrir  ses  plans 
d'ambition  et  de  vengeance.  Le  moment  favorable 
approchait  :  une  convention  nationale  ayant  été 
nommée,  il  fut  appelé  à  remplir  les  fonctions  de 
consul,  fonctions  qu'il  dut  partager  avec  Yegros, 
membre  de  l'ancienne  junte,  et  sorte  de  Camba- 
cérès  qui  n'avait  de  consul  que  le  nom.  Aussitôt 
Francia  apporta  le  plus  grand  soin  à  l'habillement 
et  à  la  discipline  de  ses  troupes.  Le  plaisir  qu'il 
prenait  à  entrer  dflns  les  plus  petits  détails  de  ce 
département  était  vraiment  puéril.  Une  fois,  son 
armurier  lui  apporta  en  ma  présence  U'ois  vieux 
fusils  qu'il  avait  réparés.  Francia  en  prit  un,  l'ap- 
pliqua à  son  épaule,  tira  la  gâchette,  et  se  retour- 
nant vers  moi  avec  galté  :  "Qu'en  pensez-vous, 
monsieur  Robertson  '?  n'est-ce  pas  que  mes  balles 
pourront  bien  atteindre  le  cœur  de  mes  ennemis?" 
Le  maître  tailleur  entra  au  même  instant,  et  lui 
présenta  un  habit degrenadier.  L'habit  fut  essayé; 
il  allait  à  merveille,  et  Francia  fit  des  complimens 
au  tailleur;  puis  s'adressantau  grenadier  qui  avait 
essayé  l'habit  :  «  Cet  habit,  lui  dit-il  .ivoc  dignité, 
doit  toujours  rester  sans  lâche.  •  11  me  fit  aussitôt 


un  signe  en  me  regardant  avec  un  sourire,  et  me 
dit  en  français  :  «C'est  un  calcmi.ourg,  inoiisieur 
Robertson  ;  mais  ils  ne  le  comprennent  pas.  « 

A  cette  époque,  Francia  avait  encore  cette 
douceur  de  caractère  et  cette  mo  iération  qui  lui 
avaient  fiayé  la  route  de  la  fortune  :  il  était  poli , 
all'able  envers  tout  le  monde  ;  sa  toile'.le  était  re- 
cherchée, pleine  d'élégance  et  de  goût;  il  aimait 
à  parler  français,  talent  peu  ordinaire  parmi  les 
liabitaiis  du  Paraguay.  Mais  à  mesure  que  le  pou- 
voir se  consolida  dans  ses  mains,  il  rejeta  ces  ar- 
tifices, et  s'abandonna  sans  crainte  etsansrcmords 
à  ses  penchans  cruels.  Je  fus  témoin  d'un  acte 
révoltant  qui  ne  sortira  jamais  de  ma  mémoire.  Je 
m'étais  attaché  depuis  mon  airivée  à  un  Espagnol 
de  la  vieille  roche,  auquel  les  hahitins  avaient 
donné  le  sobriquet  de  «  l'homme  chauve.  "El  Pela- 
do  éta  it  un  homme  d'un  caractère  irritable,  et  il 
nourrissait  pour  les  créoles  une  haine  profonde; 
néanmoins  c'était  un  homme  tranquille,  et  celui 
peut-être  de  qui  l'on  devait  le  moins  craindre  uit 
complot.  Lorsque  Francia  renversa  les  ordres 
monastiques  et  qu'il  fit  des  casernes  de  leur  cou-' 
vens,  Pelado,  irrité,  laissa  tomber  ces  malencon- 
treuses paroles  :  «Nous  n'avuns  plus  de  Francis- 
cains, c'est  bien  ;  mais  le  tour  de  Francia  ne  tar- 
dera peut-être  pas  à  arriver.  "  Ces  paroles  ayant 
été  rapportées  à  Francia,  le  pauvre  Pelado  fut 
amené  en  sa  présence.  «  Je  ne  sais,  luiditFrancia, 
quand  arrivera  mon  tour  ;  mais  une  chose  certaine, 
c'est  que  le  vôtre  arrivera a\ant  le  mien.  «Le  len- 
demain, Pelado,  conduit  au  lieu  du  supplice,  fut 
exécuté  en  présence  de  Francia  :  celui-ci  remit 
lui-même  les  cartouches  aux  soldats,  et,  la  fusil- 
lade n'ayant  pas  eu  son  entier  effet,  il  ordonna 
qu'on  achevât  le  patient  à  coups  de  baïonnette, 
«  ne  voulant  pas,  dit -il ,  qu'on  usât  inutilement  de 
la  poudre,  i 

L'intimidation  devenue  le  pi-incipal  moyen  de 
Francia  pour  gouverner,  il  l'appUqua  aax  riches 
et   aux  pauvres  indistinctement,  même  aiu  cens 
qu'il  employait,  lorsqu'il  voulait  en  faire  de  buis 
ouvriers.  Le  11  gibet  des   marchands  «et  les   mer- 
veilles qu'il  produisit  sont   encore  présens  aux 
souvenirs  de  tous  les  habitais  du  Paraguay.  Un 
pauvre  cordonnier,  qui  avait  apporté  à  Francia 
deux  ceinturons  mal  conditionnés  en  fit  la  pre- 
mière épreuve.  <<  Sentinelle,  s'écria  Francia,  pre- 
nez-moi ce  bribonazo  (pendard) ,   mol  favori  du 
dictateur,  et  faites-le  passer  sous  le  gibet  cinq  ou 
six  fois  !■!  Puis  se  tournant  vers  le  condamné,  qui 
était  plus  mort  que  vif  :«.\pportez-moi,  lui  dit-il, 
encore  des  ceintures  semblables,  et,  au  lieu  de  te 
faire  passer  sous  le  gibet ,  je  te  ferai  pendre.  < 
Le  cordonnier    lui   a.vani  dit  qu'd  avait  fait  de 
son  mieux  :  "  Tu  as  fait  de  ton  mieux,  bribona- 
zo  !  reprit  Francia  :  eh  bien  !  je    ferai  de  mon 
mieux  pour  que  tu  ne  gâtes  plus  le  cuir  de  l'eut  : 
ces  ceintures  ne  peuvent  m'êu-e  d'aucun  usage, 
mais  elles  peuvent  encore  servir  pour  te  pendre. 
Grenadier,  qu'on  l'emmène!  —  Senhor  excellen- 
lissimo,  s'écria  le  conlonnicr,  cette  nuit  même  je 
ferai  les  ceintures  telles  que  vous  le  désirez.  Ayez 
pitié  det  ama  de  un  triste  zaputcro  (a»ei  pitié 
de  l'ame  d'un  pauvre  savcder).  —  Soit,  Je  fac- 
corde  jus(iu'à  demain  matin;    mais  tu  passeras 
tout  de  même  sous  le  gibet  :  c'est  un  bon  moyen, 
cela  le  fera  travailler  plus  vile  et  lu  feras  mieux.  > 
Le  cordonnier  fui  conduit,  en  effet,  au  fatal  do- 


—  404  — 


eau,  et  passa  cinq  ou  six  fois  dessous;  il  fut  en- 
suite relâché,  et  le  lemleniain,  ainsi  que  l'avait 
prédit  Fiancia,  il  apporta  des  ceintures  qui  al- 
laient à  merveille.  Inutile  dédire  que  le  gibet  des 
marchands  devint  lalerrcur  de  tous  les  industriels, 
et  que  la  vue  du  fatal  poteau  stimula  singulière- 
ment leur  industrie. 

C'est  en  modiliant  le  système  de  l'éligibilité,  en 
lui  donnant  une  extension  e\tréme  que  Francia 
parvint  à  se  rendre  maître  absolu  du  pouvoir. 
A  l'époque  où  le  ternie  de  sou  consulat  allait 
expirer  ,  Francia  proposa  à  ses  collègues  de 
convoquer  un  nouveau  congrès,  composé  de  mille 
députés  :  c'était  donner  l'avantage  à  la  démocra- 
tie sur  les  principaux  habitans;  mais  comme  le 
parti  aristocratique  de  son  rival  Vegros  était  déjà 
découragé,  la  volonté  de  Francia  l'emporta.  Ce 
que  les  hommes  sages  avaient  prévu  se  réalisa  :  la 
moitié  des  membres,  qui  avaient  été  élus  dans  les 
bourgs  et  dans  les  petites  villes,  ne  savait  ni  lire, 
ni  écrire,  et  la  plupart  n'avaient  ni  bas  ni  sou- 
liers; une  veste  de  basin  très  courte,  et  qui  ser- 
rait la  taille,  un  gilet  à  paillettes,  des  culottes 
courtes  de  velours  rouge,  des  caleçons  brodés  qui 
descendaient  jusqu'à  la  cheville,  une  ceinture  de 
soie  bleue, (les  demi-bottes  avec  des  éperonsd'ar- 
genf,  et  un  petit  chapeau  qui  couvrait  à  peine  le 
.sommet  de  la  tète  :  tel  était  le  costume  du  plus 
grand  nombre. 

Au  jour  filé  pour  l'ouverture  du  congrès  des 
mille  législateurs,  il  ne  s'en  trouva  quesiv  ou  sept 
cents  réunis  dans  l'églsiedeSan-Fcrnandopour 
prendre  part  aux  délibérations.  Toutes  les  ma- 
tières de  forme  et  d'élection  ayant  été  épuisées, 
les  débuts  commencèrent.  Les  services  et  l'iiabile- 
té  de  Francia  furent  exposés  dans  les  termes  les 
plus  énergiques,  les  louanges  les  plus  outrées 
furent  décernées  à  son  caiactèrc,  et  l'un  de  ses 
amis  proposa  de  le  nommer  dictateur.  Je  me  trou- 
vais en  cet  instant  auprès  del'église,  les  portes  en 
étaient  fermées  ;  mais,  au  bruit  qui  frappait  mes 
oreilles,  il  était  facile  de  deviner  ce  qui  se  passait 
à  l'intérieur.  Je  vis  bientôt  sortir  un  membre  que 
je  connaissais. <i Eh  bien  !  lui  disje,  commentvont 
les  allaircs?  —  J'avoue,  me  répondit-il  avec  can- 
deur, que  je  n'y  comprends  rien;  mais,  si  j'en 
pois  juger  par  le  bruit,  tout  va  bien.»  .Sur  ces  en- 
trefaites, Francia,  qu'impatientait  la  longueur  de 
«ces  débats,  fit  cerner  l'église  par  sa  garde.  Il  vou- 
lait, disail-il,  protéger  l'assemblée.  Les  clameurs 
se  calmèrent  aussitôt,  et  les  députés,  que  travail- 
'iait  déjM'heurc du  dîner,  devinrent  plus  traitables. 
F.n  ce  moment,  un  des  plus  chauds  partisans  de 
Francia  se  leva,  et,  d'une  voix  de  Stentor,  deman- 
tla  le  silence.  "Messieurs  ,  s'écria-t-il ,  pourquoi 
perdre  ainsi  notre  temps?  Le  caro  (seigneur) 
Francia  désire  être  absolu  ;  il  doit  l'être,  et  je 
déclare  (le  membre  frappa  du  poing  sur  la  table 
qui  était  devant  lui,  pour  donner  plus  d'énergie 
à  sa  iiarole),  je  déclare  qu'il  le  sera.  uLa  question 
fut  aussitôt  mise  aux  voix,  et  Francia  futinvesti  de 
la  dictature  pendant  trois  ans,  sans  qu'une  boule 
noire  protestât  contre  cette  nomination. 

Arrivé  au  pouvoir  suprême,  Francia  ne  dissi- 
■mula  plus.  Ainsi  que  la  plupart  des  despotes,  il  se 
regardait  comme  le  modèle  des  législateurs;  il  faut 
convenir  (|ue  sa  politique  étrangère  ne  manqua 
point  de  grandeur.  Un  des  projets  auxquels  il 
attachait  le  plus  d'importance  était  de  faire  un 


tiaité  d'alliance  oll'ensive  et  défensive  entre  la 
Grande-Bretagne  et  la  république  du  Paraguay. 
Ayant  appris  que  j'avais  l'intention  de  quitter 
l'Assomption  pour  retourner  en  Angleterre,  il  me 
lit  appeler.  Je  le  trouvai  dans  son  cabinet.  Ce 
jour-là  il  portait  sur  sa  physionomie  plus  de  sa- 
tisfaction que  je  ne  lui  en  avais  jamais  vu  ;  il  me 
fit  asseoir,  et,  rapprochant  son  siège  du  mien,  il 
ouvrit  la  conférence  en  ces  termes: 

«  Senhor,  vous  connaissez  l'état  du  Paraguay, 
vous  savez  combien  il  est  florissant ,  lorsque  tous 
les  états  voisins  sont  plongés  dans  l'anarchie.  La 
cause  de  cette  dilVérence  provient  de  ce  qu'aucun 
homme  dans  l'Amérique  du  Sud  n'a  su  compren- 
dre le  caractère  du  peuple  et  n'a  su  le  gouverner 
comme  moi.  Tous  demandent  des  institutions  li- 
bérales ;  mais  l'objet  de  ces  clameurs  n'a  d'autre 
but  qu'un  agrandissement  de  territoire  et  des  spo- 
liations publiques.  Les  Buénos-Ayriens  sont  lé- 
gers ,  ce  sont  les  plus  dissolus  des  habitans  qui 
vivent  aujourd'hui  dans  les  possessions  de  l'Espa- 
gne en  Amérique  ;  je  ne  ferai  rien  avec  les  Por- 
tenos.  Mon  désir  est  d'entrer  en  relation  directe 
avec  l'Angleterre,  afin  que,  quelles  que  soient 
les  divisions  qui  agitent  les  autres  états ,  quels  que 
soient  les  obstacles  qu'ils  veulent  jeter  dans  les 
voies  du  commerce  et  de  la  navigation ,  nous 
n'ayons  pas  à  souffrir  de  ces  entraves  :  les  navi- 
res de  la  Grande-Bretagne,  après  avoir  travei se 
l'Atlantique,  entreront  dans  les  ports  du  Paraguay, 
et,  s'unissant  à  nos  (loltilles,  ils  s'opposeront  à 
toute  interruption  de  commerce  depuis  l'embou- 
chure de  la  Plata  jusqu'au  lac  Xarages.  Votre 
gouvernement  aura  son  ministre  ici ,  et  moi  j'au- 
rai le  mien  à  la  cour  de  Saint-James.  Vos  compa- 
triotes nous  enverront  enfin  les  produits  de  leurs 
manufactures ,  et  ils  auront  en  retour  les  produits 
de  notre  sol  et  de  nos  fabriques.  » 

A  ces  mots ,  le  dictateur  appela  un  planton  de 
service,  auquel  il  fit  un  signe  significatif,  et,  un 
instant  après,  celui-ci  déposa  à  mes  pieds  une 
énorme  balle  de  tabac  en  feuilles ,  une  autre 
balle  de  thé  en  feuilles  ,  une  demi-jeanne  de  spi- 
ritueux fabriqués  au  Paraguay,  un  pain  de  sucre 
raffiné,  des  paquets  de  cigares,  et  plusieurs  beaux 
échantillons  d'une  étoffe  de  coton  brodée  faite  au 
Paraguay. 

(.  Senhor,  reprit  le  dictateur,  vous  ne  voyez  ici 
qu'une  partie  des  productions  du  sol  et  de  l'in- 
dustrie des  habitans  du  beau  pays  que  je  gou- 
verne. Ces  productions  peuvent  acquéiir  un  dé- 
veloppement considérable.  Je  désire,  en  consé- 
quence, que,  lorsque  vous  serez  à  Londres ,  vous 
vous  présentiez  vous-même  à  la  barre  de  la  cham- 
bre des  communes,  et  que  vous  mettiez  sous  les 
yeux  des  membres  les  objets  qui  sont  ici  ;  que 
vous  leur  disiez  que  vous  êtes  envoyé  par  don 
Gaspard  Rodriguez  de  Francia ,  et  que  je  vous  ai 
autoiisé  à  contracter  un  traité  commercial  et  poli- 
tique ,  que  je  recevrai  avec  plaisir  dans  ma  capi- 
tale le  représentant  qu'il  leur  plaira  de  m'envoyer, 
et  (pie  j'enverrai  de  mon  côté  un  représentant  à 
la  cour  de  Saint-James.  Ce  traité  d'alliance  offen- 
sive et  défensive  sera  rédigé  dans  un  esprit  con- 
forme à  la  dignité  et  aux  intérêts  des  parties  con- 
tractantes, et  alors,  j'en  ai  la  conviction,  le  Para- 
guay deviendra  la  première  république  de  l'Amé- 
rique du  Sud  comme  la  Grande-Bretagne  est  déjà 
la  première  des  nations  européennes.  » 


Je  fis  un  salut  d'adhésion  au  dictateur.  Refuser 
une  pareille  mission ,  c'était  encourir  sa  disgrâce, 
perspective  qui  n'avait  rien  d'agréable.  Et  remet- 
tant au  chapitre  des  accidéns  pour  me  disculper 
de  n'avoir  point  rempli  ma  tâche,  lorsque  je  vien- 
drais en  rendre  compte,  je  pris  congé  du  dicta- 
teur, et  je  (juittai  le  palais, 

(Hernie  Britannique), 


m  JOUR  SAMS 


—  Ecoute,  me  dit-elle  après  s'être  long-temps 
recueillie  :  je  veux  te  conter  une  histoire  de  ma 
vie  que  personne  n'a  jamais  entendue  ,  et  dont 
j'ai  gardé  le  secret  enfoui  comme  un  trésor  dans 
mon  sein.  Je  vais  déflorer  pour  toi  le  seul  souve- 
nir de  ma  jeunesse  qui  soit  resté  pur  dans  mon 
vieux  cœur,  le  seul  amour  qui  m'aura  suivie  tou- 
jours brûlant  jusqu'au  tombeau  ;  je  vais  pour  la 
première  fois  faire  entendre  un  nom  que  je  n'ai 
prononcé,  durant  trente  ans  et  plus,  que  dans  le 
silence  des  nuits  et  dans  la  solitude  de  mesjours. 
Approche  donc  :  viens  lire  dans  ce  coin  de  mon 
ame  oii  nul  regard  humain  n'a  encore  pénétré;  en- 
tre avec  respect  dans  ce  sanctuaire  que  le  désen- 
chantement n'a  jamais  profané  ,  où  le  feu  sacré 
brûle  encore. 

Je  m'étais  assis  sur  le  canapé  auprès  d'elle. 
La  grand'mère  ouvrit  sa  boîte  de  platine,  se  bar- 
bouilla le  nez  d'une  prise  de  tabac  d'Espagne  ,  et 
après  en  avoir  savouré  quelques  instans  le  parfunï 
et  la  saveur  : 

—  Dans  ce  temps-là  ,  commença-t-elle  en  re- 
mettant sa  boîte  dans  sa  poche,  je  ne  prenais  pas 
de  tabac  ;  j'étais  jeune,  on  vantait  ma  beauté.  Un 
grand  fonds  de  harJiesse  et  d'impertinence  ,  un 
caractère  ardent ,  une  tête  un  peu  folle ,  et  sur- 
tout un  profond  mépris  pour  tout  ce  que  le 
monde  appelle  convenances  ,  m'avaient  acquis 
déjà  une  certaine  réputation  d'esprit  et  d'origina- 
lité ;  dans  le  monde  on  me  trouvait  drôle.  Je 
crois,  mon  enfant ,  que  je  devais  faire  alors  une 
pécore  assez  insupportable.  J'avais  vingt  ans ,  de 
la  fortune,  un  mari  excellent  qui  m'adorait  ,  des 
serviteurs  fidèles  qui  m'avaient  vu  naître  ,  des 
amis  charmans  et  dévoués,  de  joyeux  compa- 
gnons soumis  à  toutes  mes  fantaisies,  obéissant  à 
tous  mes  caprices  ;  mes  troupeaux  paissai(;nt  dans 
mes  grasses  prairies  ,  mes  vignes  et  mes  bois  cou- 
vraient les  coteaux  d'alentour  ;  deux  chevaux 
noirs  et  luisans  ébranlaient  les  pavés  de  la  ville 
voisine  sous  les  roues  de  ma  calèche  anglaise  ;  un 
alezan  brûlé,  aussi  docile  à  ma  voix  que  le  grand 
lévrier  qui  galopait  à  mes  côtés,  me  faisait  voler 
dans  la  plaine.  Qui  n'aurait  cru  à  mon  bonheur  ? 
Moi  seule  je  n'y  croyais  pas  :  je  nourrissais  ce 
vague  ennui  dont  nous  avons  tous  reçu  le  germe 
fatal  en  naissant,  je  le  nourrissais  avec  complai- 
sance; je  me  révoltais  en  secret  contre  ma  pro- 
saïque existence  ;  j'aurais  voulu  remuer  à  tout 
prix  ce  lac  dont  les  eaux  dormantes  réfléchis- 
saient toujours  les  mêmes  aspects  et  les  mêmes 
ombrages.  Mes  amis  m'aimaient  trop ,  mes  prés 
étaient  trop  fertiles  ,  l'amour  de  mon  mari  me 
semblait  trop  paisible  ;  mon  mari  lui-même  m'ap- 
paraissait  souvent  sous  un  jour  bien  terne  et  bien 
vulgaire  :  cet  homme  grossier  faisait  valoir  mes 
propriétés  ,  augmentait  chaque  année  mes  reve- 
nus, s'occupait  d'engrais  et  calculait  sur  les  re- 
gains !  Que  de  fois  n'ai-je  pas  lancé  avec  fureur 
mon  coursier  à  travers  champs,  lui  faisant  fran- 
chir, au  risque  de  me  rompre  le  cou  ,  les  fossés , 
les  haies  et  les  barrières  !  j'avais  besoin  d'agita- 
tion, je  ne  savais  où  jeter  l'énergie  qui  me  dévo- 
rait ;  le  calme  m'indignait,  j'appelais  la  tempête. 
0  folle  que  j'étais  !  Mais  telle  est  la  vie.  Nous 
partons  tous  du  même  point  pour  arriver  au  même 
terme  :  nous  commençons  toujours  par  armer  en 
corsaires ,  toujours  nous  finissons  les  pieds  dans 
la  flanelle, 


—  405 


Je  me  trouvais  dans  ces  dispositions  lorsque  je 
reçus  une  invitation  de  madame  B**'  pour  aller 
passer  une  journée  au  château  de  la  Chènette. 
Madame  B***  (  tu  ne  l'as  pas  connue  ,  car  elle 
était  morte  que  tu  n'étais  pas  au  pays  )  a  tenu 
long-temps  le  sceptre  du  ridicule  dans  une  con- 
trée où,  Dieu  merci,  le  ridicule  n'a  jamais  man- 
qué. Femme  bel-esprit,  sa  maison  fut  long-temps 
à  la  ville  une  succursale  de  l'hôtel  de  Rambouil- 
let :  toutes  les  Sévigné  de  l'endroit  s'y  rendaient 
le  soir  une  fois  par  semaine ,  et  \.\  on  parlait 
d'art,  de  morale  et  de  littérature.  C'est  à  faire 
frémir,  rien  que  d'y  penser  !  La  France  n'était 
point  encore  sortie  de  la  tourmente  populaire  qui 
l'avait  si  rudement  secouée  :  alors  madame  B***, 
farouche  républicaine  ,  eût  porté  ,  je  crois  ,  le 
bonnet  rouge,  si  le  blond  de  ses  cheveux  n'eût 
menacé  de  se  confondre  avec  la  couleur  de  sa 
coiffure.  Disons  en  passant  que  ses  opinions  ne 
liu  coûtaient  rien,  et  que  ses  sentimens  étaient 
moins  roturiers  encore  que  sa  naissance.  Lors- 
que les  parchemins  et  les  titres  reparurent  sur 
l'eau,  madame  B***  songea  qu'il  était  temps  de 
se  désencanailler  :  elle  ne  pouvait  anoblir  les  re- 
gistres de  l'état  civil ,  mais  elle  prit  des  airs  de  du- 
chesse ;  elle  ne  pouvait  blasonncr  sa  patache  , 
mais  elle  armoria  ses  gestes  et  son  langage  ;  ses 
gens  portèrent  livrée,  et  la  méchante  masure  que 
je  pourrais  te  montrer  à  l'horizon  ,  entre  deux 
massifs  de  chênes  ,  ne  s'appela  plus  que  le  châ- 
teau de  la  Cliênette. 

J'aimais  son  tils  qui  valait  mieux  qu'elle ,  et 
j'acceptai  l'iiivitalion.  D'aillours  madame  B***  mu 
plaisait  comme  élude  :  elle  me  détcsiait  par  goût 
et  me  recherchait  par  orgueil,  et  je  m'amusais  à 
observer  la  lutte  qui  s'établissait  toujours  h  mon 
aspect  entre  sa  haine  et  sa  vanité  ,  deux  mauvais 
sentimens  auxquels  je  n'ai  jamais  cherché  àservir 
de  point  de  mire  ,  sois-en  bien  persuadé  ,  mon 
garçon.  Mon  mari  était  absent  :  je  partis  à  che- 
val ,  par  une  matinée  d'automne  ,  accompagnée 
seulement  d'un  serviteur  qui  suivait  h  dislance. 
Je  n'ai  jamais  pu  me  sounietire  à  cette  manie  qui 
veut  que  nous  ne  puissions  fare  un  pas  sans  avoir 
un  laquais  à  nos  lianes  ou  sur  nus  talons.  Je  mis 
bien  quatre  heures  i»  faire  le  trajet,  qui  en  de- 
mandait deux  i>  peine  :  j'étais  triste  ,  rêveuse  , 
préoccuppée  :  je  pressentais  confusément  dans 
ma  destinée  quelque  chose  d'irréparable. 

Le  lils  de  madame  B***  in'allendait  dans  le  sen- 
tier couvert  qui  sert  encore  d'avenue  à  la  Chè- 
nette. 

—  Prenez  votre  courage  à  deux  mains  ,  me 
dit-il  :  ma  mère  a  réuni  tout  ce  que  le  pays  a  de 
mieux. 

—  Ah  !  diable  !  lui  dis-je  en  sautant  à  bas  de 
mou  cheval,    ce  sera  ennuyeux  ii  mourir  ! 

—  Oui  ;  mais  nous  sommes  quelques  bons 
compagnons  ,  bien  décidés  pour  nous  distraire  à 
ris(|uer  un  peu  de  scandale.  Êtes-vous  des  nô- 
tres ? 

—  Toujours  !  m'ccriai-je  avec  joie  ,  tant  j'a- 
vais hâte  d'échapper  aux  mille  pensées  qui  m'op- 
pressaient. 

Je  jetai  ma  jupe  d'amazone  sur  ma  selle  ,  et , 
laissant  lloltcr  la  bride  sur  le  cou  de  ma  monture, 
qui  nous  suivit  docilement  en  enlevant  les  bran- 
ches encore  vertes  du  buisson,  je  pris  le  bras  de 
mon  camarade  ,  et  nous  arrivâmes  ensemble  au 
château.  La  cour  était  encombrée  de  chars-à- 
bancs  et  de  carrioles  d'osier  ;  les  garçons  meu- 
niers et  les  valets  d'écurie ,  déguisés  en  laquais  de 
bonne  maison  se  croisaient  en  tous  sens  ;  c'était 
un  remue-ménage  infernal.  Aussilt»t  (|u"elle  m'a- 
perçut, madame  B*'*  vint  il  moi  et  m'embrassa  avec 
ellusiou.  Si  elle  avait  pu  me  tordre  le  cou  elle 
l'eût  lait  de  grand  cu-ur,  je  te  jure. 

—  Ah  !  ma  clii're,  (picl  bonheur  de  vous  avoir! 
Je  vous  attendais,  je  liemblais  que  vous  ne  vins- 
siez pas  :  vous  êtes  si  rare  !  Comment  pourrais- 
je  jamais  rcconiuiilre  !... 

—  Cela  est  bien  facile,  lui  dis-jc  :  faites-moi 
donner  un  vcne  d'eau  :  je  meurs  de  soif. 

j—  De  l'eau  !  (luello  horreur  !  Vous  prendrez 
«le  l'eau  rougie  1' 


—  Non,  de  Peau  pure. 

—  De  l'eau  sucrée  ? 

—  Je  ne  prendrai  que  de  l'eau  pure. 

—  Mais  ,  ma  chère ,  cela  ne  se  peut  pas.  Nous 
avons  du  cidre,  de  la  bière  ;  on  pourrait  en- 
voyer chercher  du  sirop  à  la  ville. 

J'entendais  à  deux  pas  de  moi  le  bruit  clair  et 
frais  d'un  lilet  U'eau  qui  devait  se  perdre  sous  la 
mousse  dans  les  allées  en  pentes  du  jardin  :  pour 
en  Unir  avec  cette  lutte  entre  l'eau  pure,  le  sirop 
de  groseille  et  le  vin  du  crû,  pour  en  finir  sur- 
tout avec  la  soif  qui  me  dévorait,  je  m'approchai 
de  l'endroit  d'où  parlait  ce  bruit  argentin,  et  je 
trouvai  bientôt  une  source  limpide  qui  s'était  creu- 
sé, sous  un  bouquet  de  coudriers,  un  lit  tout  ta- 
pissé de  lichens  et  de  fonlinales.  Je  m'agenouillai 
sur  la  marge ,  et  j'aspirai  tout  à  mon  aise  l'onde 
froide  et  aromatisée  par  la  menthe  qui  croissait 
sur  les  bords.  Malheureusement  je  portais  alors 
de  longs  cheveux  bouclés  qui  couvraient  mon 
cou  et  mes  épaules  :  lorsque  je  me  relevai  je  se- 
couai par  un  brusque  n)ou\emcnt  de  tête  mes 
cheveux,  qui  s'étaient  abi-euvés  comme  moi  de 
l'eau  de  la  source,  et  j'aspergeai  d'une  rosée  gla- 
cée le  visage  de  quinze  ou  vingt  bégueules  qui 
s'étaient  groupées  derrière  moi  et  que  je  n'avais 
pas  aperçues.  Tu  ne  saurais  imaginer,  mon  cher 
enfant,  le  succès  qu'obtint  cette  inconvenance  in- 
volontaire :  je  fus  perdue  pour  le  resie  du  jour 
dans  l'opinion  de  la  sociélc  ;  il  fut  décidé  que 
j'avais  un  g-e;»e  exécrable,  et  le  substitut  du  pro- 
cureur du  roi  me  compara  à  Diogène  qui  buvait 
dans  le  creux  d(!  sa  main.  Je  me  résignai  à  mai- 
grir d'ennui  lorsque  j'aperçus  (mlin  les  quelques 
amis  que  m'avait  annoncés  le  lils  de  madame  B***. 
Je  les  connaissais  tous  :  c'étaient  presque  tous 
mes  compagnons  d'enfance,  tous  jeunes  gens 
joyeux,  simples  et  bons.  Nous  organisâmes  une 
bande  il  part  dont  je  fus  l'héroïne.  11  fut  résolu 
que  tous  m'escorteraient  à  cheval  le  soir  jusqu'à 
ma  campagne,  et  que  nous  passerions  par  la  ville. 
J'envoyai  donc  mon  domestique  m'aitendre  à  Saint- 
Florent,  à  l'hôtel  de  la  Téle-Noirc,  et  je  me  pré- 
parai à  secouer  l'ennui  rongeur  qui  me  consu- 
mait. 

Apres  le  déjeuner  nous  étions  réunis  en  grou- 
pes divers  dans  la  cour  et  nous  mettions  aux  voix 
l'emploi  de  hijouinée,  lorsque  nous  vîmes  entrer 
d'un  pas  lent  et  lourd  un  énorme  cheval  de  meu- 
nier tout  blanc  encore  de  la  farine  (pi'il  portail 
depuis  dix  ans  du  matin  au  soir,  et  sur  lequel 
était  perché  un  petit  jeune  homme  tout  blond, 
tout  mince  et  tout  pâle.  Le  cheval  s'arrêla  pesam- 
ment au  milieu  de  nous.  Des  éclats  d'un  rire 
bruyant  accueillirent  cette  entrée  triomphale  ,  et 
le  petit  jeune  homme,  immobile  sur  sa  montuje, 
nous  regarda  d'un  air  naïf,  embarrassé  et  souf- 
frant. 

—  C'est  Ilogcr  !  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  Qu'est-ce  que  Boger  ?  demandai-je  à  mon 
voisin. 

Au  même  instant  madame  B***  me  prit  à  part 
et  me  dit  : 

—  G'estle  petit  Roger,  mais  il  a  beaucoup  d'es- 
prit. 

Cette  impertinence  m'intéressa  tout  d'abord  au 
petit  Roger.  Ji-  m'informai  de  lui  :  j'appris  qu'il 
était  lils  d'une  famille  honnéle  et  modeste  depuis 
peu  de  temps  élal)lie  dans  le  pays.  Les  jeunes  gens 
de  Saint-Florent  l'..imaienl,  et  le  lils  de  madame 
B"*  l'ayaul  invité  à  la  fêle  que  donnait  sa  mère, 
l'avait  engagé  ;i  s'y  rendre  sur  le  cheval  de  mou- 
lin ipii  faisait  tous  les  joins  le  double  trajet  de  la 
Chênetie  il  Saint-Florent  et  de  Saint-Florent  il  la 
Chènette.  Ce  cheval  était  de  plomb,  et  Roger  avait 
mis  cin(|  heures  îi  faire  deux  petites  lieues.  J'ob- 
servai ce  jeune  homme  :  il  devait  avoir  vingt  ans 
au  plus;  il  était  silencieux,  lier  et  timide;  je  re- 
marquai en  lui  une  élégance  de  manières  qui  me 
frappa.  Plus  je  l'observai  ,  plus  je  trouvai  cpril 
n'avait  rien  de  couuuun  avec  mes  bruvaus  et  ro- 
bustes amis.  Je  n'avais  connu  jiis(pral(irs  am  un 
être  ([ui  lui  rcssead)làl ,  ol  cependant  son  iispect 
répondait  vaguement  ii  je  ne  sais  quel  i^pe  gra- 
cieux et  poétique  qui  ïc  glissait  dan»  iw*  me»  rê- 


ves et  vers  lequel  mon  ame  déployait  incessam- 
ment ses  ailes.  On  m'avait  vanté  son  esprit ,  et  je 
ne  sais  pourquoi  je  ne  songeai  pas  à  lui  en  cher- 
cher. Chose  étrange  !  durant  le  jour  entier  nous 
n'échangeâmes  pas  un  geste ,  une  parole ,  deax 
fois  seulement  nos  regards  se  rencontrèrent;  et 
cependant  je  comprenais  déjà  confusément  que 
ma  destinée  était  changée  et  que  cet  être  qui  ve- 
nait de  m'apparaitre  pour  la  première  fois  rive- 
rait à  ma  vie  un  souvenir  éternel. 

Le  reste  de  la  journée  s'écoula  avec  une  in- 
croyable rapidité  :  la  voix  de  Roger  venait  à  mon 
cœur  comme  une  délicieuse  harmonie  que  je  n'a- 
vais encore  entendue  que  dans  les  songes  de  mes 
nuits  tourmentées  ;  sa  présence  était  pour  moi 
une  préoccupation  de  tous  les  instans,  qui  me 
charmait  à  mon  insu  ;  il  y  avait  autour  de  lui  je 
ne  sais  quelle  atmosphère  enchantée  où  je  me 
plongeais  avec  ivresse.  Je  ne  m'avouais  aucun  des 
sentimens  dont  j'avais  si  long-temps  couvé  le  ger- 
me et  qui  venaient  d'éclater  subitement  ;  je  ne 
précisais  rien ,  je  ne  prévoyais  rien  :  seulement 
je  me  sentais  heureuse  ,  ma  poitrine  aspirait  l'air 
avec  joie,  la  vie  me  semblait  plus  légère,  et  j'é- 
coutiis  avec  ravissement  une  voix  mystérieuse 
nouvellement  éclose  qui  chantait  dans  mon  ame. 
Je  ne  m'inquiétais  pas  de  savoir  si  je  devais  ja- 
mais revoir  Roger,  je  n'y  songeais  même  pas  :  je 
vivais  tout  entière  dans  la  sensation  présente  sans 
me  soucier  de  l'avenir,  sans  me  demander  si  cette 
apparidon  de  quelques  heures  aurait  jamais  un 
lendemain.  Jours  d'amour  et  de  jeunesse,  jours 
de  mol  abandon  et  de  joyeuse  imprévoyance, 
voas  que  nous  appelons  le  temps  de  la  folie  et 
qui  peut-être  étiez  celui  de  la  sagesse,  beaux  jours 
qu'étes-vous  devenus  ? 

Le  soir  arriva  vile.  A  huit  heures  nous  étions 
tous  en  selle.  Madame  B***  me  fit  obsener  que 
j'allais  blesser  toutes  les  convenances  en  me  mê- 
lant ainsi,  jeune,  belle  et  seule  de  mon  sexe,  à 
cette  jeunesse  turbulente.  Madame  B***  avait  rai- 
son dans  le  sens  du  monde,  mais  je  me  souciais 
peu  (lu  monde,  et  j'avais  tellement  confiance  dans 
la  droiture  de  mes  intentions,  que  je  cédais  tou- 
jours sans  crainte  à  mes  caprices.  D'aillem-s  celte 
tuibulente  j  Minesse  me  vénérait  comme  une 
sœur;  et  j'ai  vu  partout  mm  étourderia  entourée 
de  plus  de  respect  que  n'en  obtint  jamais  la  ré- 
serve de  toutes  nos  prudes.  Je  ne  répondis  don'- 
à  madame  B***  qu'en  faisant  piaffer  mon  alezan  it 
silller  ma  badine,  et  je  donnai  le  signal  du  départ 
en  lançant  mon  cheval  au  galop.  Tous  les  cava- 
liers me  suivin-nl ,  et  nous  disparûmes  bientôt 
dans  un  tourbillon  de  poussière.  Nous  ahions 
comme  une  bourrasque  à  travers  champs  et  vil- 
lages :  les  pierres  du  sentier  jetaient  des  étincel- 
les sous  les  pieds  de  nos  coursiers;  les  chiens 
des  hameaux  nous  poursuivaient  en  abovant  pile.s 
paysans  effrayés  accouraient  sur  le  seud  de  leurs 
portes  pour  nous  regarder  passer. 

J'avais  tenu  long-temps  la  tête  de  la  cavalcade. 
Oppressée  par  la  rapidité  de  la  course,  .«entant 
que  mon  cheval,  excité  par  le  bruit  du  galop  qui 
retentissoit  derrière  moi.  prenait  à  chaque  ins'ant 
une  vigueur  nouvelle,  et  craignant  de  ne  pouvoir 
bientôt  modérer  l'ardeur  qui  remportait,  je  réso- 
lus d'abandonner  la  route  à  la  fougue  de  mes 
compagnons  ,  et  je  me  jetai  par  un  biais  habile- 
ment ménagé  dans  une  terre  de  labour.  Comme 
la  nuit  était  obscure  aucun  d'eux  ne  s'aperçut  qu  ; 
je  manquais  à  leur  tète:  et  au  bout  de  quélqii  -s 
minutes  je  n'entendis  plus  qu'une  rumeur  coni'usc 
qui  allait  en  s'effaçant  et  qui  unit  bientôt  par  se 
[lenlre. 

Je  ne  sais  pourquoi  j'éprouvai  alors ,  en  me 
trouvant  seule  au  milieu  du  recueillement  des 
prairies  ,  un  sentiment  de  joie  indéfinissable.  Ef- 
frayée de  ce  bonheur  sans  nom  qui  m'arrivait 
comme  par  rafales,  je  ni'inien  ogciis  avec  anxicir: 
je  me  demandais  ce  (ju'd  >  avait  de  changé  dans 
ma  vie.  pourquoi  j'ciais  partie  le  matin  rêveuse  ci 
préoccupée,  ponnpioi  le  soir  je  revenais  joveuse; 
(luelle  brise  avait  dissipé  les  nuage*  de  mon  ciel  ? 
quel  ravon  de  soleil  en  avait  érl.iirri  l'.i^nr?  .le 
craignais  de  iu£  trouver  coupable  i  je  cbtttbaW  t 


iOR 


fomprimer  les  élans  de  ma  félicilé,  à  chasser  de 
mon  cœur  je  ne  sais  quelle  image  qui  l'assiégeait 
.sans  cesse.  11  me  semblait  aussi  que  de  nouvelles 
facultés  venaient  d'éclore  en  moi  :  mes  percep- 
tions étaient  plus  nettes  et  plus  rapides,  mes  sens 
plus  tins  et  plus  délicats  ;  je  saisissais  dans  le  si- 
lence (le  la  nuit  des  harmonies  qui  me  parlaient 
pour  la  première  fois,  dans  la  contemplation  du 
ciel  étoile  et  des  champs  endormis  des  spectacles 
dont  je  n'avais  jamais  soupçonné  jusqu'alors  les 
iiiei'Vfilles  et  la  poésie.  J'avais  ramené  mon  che- 
M\\  dans  le  sentier  :  il  allait  à  son  gré,  arrachant 
les  toulfes  d'herbe  qui  croissaient  sur  les  bords 
<l('s  fossés  ;  et  moi,  laissant  llotter  les  rênes  sur  le 
<(iu  de  ma  bcte,  je  regardais  la  lune  qui  montait 
à  l'horizon  entre  les  forges  enllammées  de 
Saint-l'Iorent,  pareille  à  un  disque  de  cuivre  sor- 
tant tout  rouge  de  leurs  fournaises.  Je  prétais  en 
même  temps  l'oreille  au\  mille  cris  de  la  campa- 
gne ;  les  insectes  bruissaient  dans  les  sillons,  les 
courlis  vagissaient  dans  les  roseaux  des  marais , 
les  fruits  sauvages  qui  se  détachaient  autour  de 
moi  tombaient  avec  un  bruit  mat  sur  le  gazon,  et 
j'entendais  au  loin  les  chanvreuses  qui  battaient  le 
chanvre  dans  les  hameaux.  Soudain  un  bruit  que 
je  ne  reconnus  pas  se  mêla  à  tous  ces  murmures. 
Mon  alezan  le  reconnut  bien,  lui  :  il  s'arrêta  tout 
à  coup  et  dressa  les  oreilles  en  hennissant.  C'é- 
tait le  pas  lent  e(  paisible  d'un  cheval  qui  suivait 
le  même  sentier  et  qui  sans  doute  se  rendoit  à  la 
ville.  lîientOt  les  pas  se  rapprochèrent,  et,  au  dé- 
tour du  chemin,  je  vis  apparaître  comme  un  ravon 
(le  la  lune,  mon  doux  et  blanc  Roger  penché  mé- 
lancoliquement sur  sa  pacifique  monture. 

Lorsque  Roger  se  trouva  près  de  moi  les  deux 
chevaux  ,  qui  tous  les  deux  avaient  la  bride  sur  le 
cou ,  se  mirent  à  tailler  la  haie  et  à  tondre  le  ga- 
zon de  compagnie  ;  Roger  et  moi  nous  nous  re- 
gardâmes. Je  balbutiai  quelques  paroles,  Roger 
n'essaya  pas  un  mot.  Je  ne  savais  quelle  conte- 
nance tenir  :  je  toussais,  je  tirais  mon  mouchoir, 
j'allongeais  et  je  raccourcissais  les  courroies  de 
mon  étrier.  Enfin  je  me  rassurai  en  pensant  que 
Roger  était  aussi  troublé  que  moi,  et  Je  me  déci- 
tlai  à  nous  sauver  tous  deux  de  cette  position  dif- 
ficile. 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  en  assurant  ma  voix,  je 
vous  croyais  avec  nos  amis. 

Roger  ne  répondit  qu'en  me  montrant  d'un 
air  piteux  le  lourd  animal  qui  paissait  à  côté  du 
micD. 

—  Aucun  de  nous  n'y  a  songé ,  monsieur  : 
nous  eussions  mesuré  le  pas  de  nos  chevaux  à 
l'allure  de  votre  bête. 

Roger  s'inclina  légèrement  et  ne  répondit  que 
pur  un  triste  sourire. 

Découragée  par  la  concision  de  ces  réponses 
.silencieuses,  je  relevai  la  bride  de  mon  cheval  ; 
Roger  en  fit  autant ,  et  nous  nous  mîmes  h  che- 
vaucher côte  à  côte  sans  échanger  une  parole  ni 
niêii:e  un  regard.  Je  crois,  mon  enfant,  que  je 
serais  allée  ainsi  jusqu'au  bout  du  monde  :  il  me 
.semblait  entendre  le  ca>ur  de  Roger  me  parler 
tout  bas ,  et  je  remerciais  secrètement  ce  jeune 
homme  de  ne  pas  troubler  par  des  banalités  le 
langage  muet  de  nos  âmes.  ISous  marchions  de- 
puis quelques  instans  de  la  sorte,  et  je  tremblais 
déjà  de  voir  poindre  à  travers  les  peupliers  la 
llèche  du  clocher  de  la  ville,  lorsque  Roger,  tour- 
nant vers  moi  sa  blonde  tête,  me  contempla  long- 
temps avec  une  expression  de  tendresse  indicible. 

—  Madame,  me  dit  il  enfin  d'une  voix  qui  pro- 
duisit sur  moi  l'effet  d'une  commotion  électrique, 
je  vous  connais  depuis  deux  ans  :  il  y  a  deux  ans, 
à  pareille  époque,  que  je  vous  ai  vue  pour  la  pre- 
mière fois. 

Et  comme  je  le  regardais  avec  étonnement  : 

—  Vous  iravcrsiez  les  mortagnes  de  ma  patrie; 
votre  frère  ou  votre  mari  accompagnait  vos  pas. 
^e  vous  souvient-il  plus  du  coteau  de  la  Made- 
leine? voire  coursier,  épuisé  de  fatigue,  refusait 
d'en  gravir  la  pente  difficile;  la  rivière  grondait 
sous  vos  pieds ,  les  monis  élevaient  au-dessus  de 
voire  tcie  leur  cime  dépouillée  ;  la  nuit  tombait 


dans  les  vallées,  et  vous  cherchiez  avec  inquié- 
tude un  sentier  moins  rapide. 

—  Je  ne  l'ai  pas  oublié,  lui  dis-je. 

—  Vous  avez  donc  oublié  le  jeune  homme,  me 
répondit  Roger  d'un  air  triste,  qui  saisit  par  le 
mors  votre  coursier  découragé ,  et  qui  fut  assez 
heureux  pour  vous  frayer  une  route  moins  rude  ? 

—  Je  ne  l'ai  point  oublié  ,  lui  répondis-je  en- 
core. 

—  Deux  ans  à  peine  se  sont  écoulés,  et  cepen- 
dant, madame,  vous  ne  le  reconnaissez  pas. 

Je  baissai  les  yeux  d'un  air  embarrassé  et  ne 
répondis  point.  Il  était  bien  vrai  que  les  traits  de 
cet  enfant,  qui  ne  m'était  apparu  dans  les  monts 
qu'à  la  lueur  du  crépuscule ,  s'étaient  effacés  de 
mon  souvenir;  mais  si  j'avais  osé,  et  je  me  sen- 
tis près  de  l'oser,  je  lui  aurais  dit  :  0  Roger  !  tu 
ne  me  connais  que  depuis  deux  ans»  et  moi  de- 
puis que  j'existe  je  te  connais,  je  l'appelle  et  je 
l'aime  ! 

Je  n'avais  pas  la  force  de  murmurer  un  mot  de 
reconnaissance,  mais  comme  mon  cœur  palpitait 
délicieusement  en  songeant  que  j'avais  occupé 
déjà  les  secrètes  pensées  de  ce  jeune  homme  1 
comme  j'étais  heureuse  de  lui  donner  tout  bas  le 
nom  de  mon  sauveur!  comme  je  m'exagérais  avec 
complaisance  le  danger  que  j'avais  tin  soir  couru 
dans  les  montagnes  de  la  Creuse  !  je  me  voyais 
suspendue  entre  les  Ilots  écumans  et  les  cimes 
mena(;antes;  la  terre  s'éboulait  sous  mes  pas,  et 
j'allais  rouler  dans  l'abîme,  lors(ju'un  ange  gar- 
dien descendait  des  nuages  et  m  enlevait  avec  lid 
sur  ses  ailes.  Oh  !  mon  enfuit,  lorsqu'elle  est  ai- 
dée par  l'amour,  quel  poète  que  la  mémoire  !  Ce 
fait,  qui  la  veille  ne  m'eût  semblé  qu'un  incident 
vulgaire,  se  revêtait  alors  d'une  incroyable  solen- 
nité, et  je  m'écriais,  dans  mon  muet  enthousias- 
me :  Vous  à  qui  je  dois  déjà  une  existence,  en- 
voyé de  Dieu,  complétez  votre  œuvre  :  venei  me 
donner  encore  la  vie  de  l'ame,  cette  vie  sans  la- 
quelle l'autre  nous  fait  regretter  le  néant  ! 

Je  ne  savais  ce  qui  se  passait  dans  l'esprit  de 
Roger,  mais  je  le  supposais  agité  de  tout  le 
trouble  qui  remplissait  le  mien.  Après  un  long  si- 
lence je  me  hasardai  à  le  questionner  sur  sa  pa- 
trie, d'où  l'avait  exilé  la  fortune  de  sa  famille.  Il 
me  parla  avec  enthousiasme  du  petit  pays  où  il 
était  né  :  j'en  avais  visité  les  sites  pittoresques,  il 
m'en  fit  sentir  les  secrètes  beautés  ;  chacune  de 
ses  paroles  faisait  jaillir  en  moi  mille  sources  de 
poésies  qui,  jusqu'à  ce  jour,  avaient  dormi  ca- 
chées dans  mon  sein.  Il  me  parla  des  souvenirs  de 
son  enfance,  qui  s'était  écoulée  libre,  sauvage, 
aventureuse,  au  milieu  de  ses  chères  montagnes  : 
chacun  de  ces  souvenirs,  en  réveillant  dans  mon 
cœur  une  impression  à  demi  elTacée  de  mes  jeu- 
nes années,  me  la  rendait  parée  d'un  grâce  nou- 
velle. Il  m'entretint  de  ses  travaux,  de  ses  études, 
de  Sa  famille  qui  ne  vivait  qu'en  lui  et  dont  il  de- 
vait être  un  jour  le  soutien,  et  je  m'initiai  avec 
transport  à  tous  ces  projets  d'un  avenir  laborieux 
et  iiiodeste.  Puis,  je  ne  sais  par  quelle  transition, 
il  vint  à  me  confier  les  raille  tristesses  de  son 
ame  ;  et  il  arriva  qu'en  me  disant  son  histoire  Ro- 
ger me  raconta  la  mienne.  Nos  deux  chevaux  mar- 
chai(;nt  de  front  :  le  sentier  était  tellement  étroit 
([ue  je  sentais  le  souille  de  Roger  caresser  mon 
visage  et  que  souvent  sa  main  venait  eflleurer  la 
mienne.  Nous  nous  arrêtions  parfois  pour  échan- 
ger nos  sentimens,  pour  chercher  quelque  rap- 
port intime  entre  nos  deux  natures,  et  lorsque 
nous  avions  trouvé  entre  nous  un  lien  de  plus, 
une  sympathie  nouvelle,  nous  reprenions  en  si- 
lence notre  lent  pèlerinage,  laissant  nos  âmes 
s'abîmer  dans  la  même  pensée  de  bonheur  et  d'a- 
mour. 

Ah  !  ne  me  dis  pas  que  j'étais  folle,  ne  me  dis 
pas  que  l'amour  ne  naît  pas  ainsi  d'une  parole  ou 
d'un  regard,  que  les  affections  véritables  ger- 
ment long-temps  avant  d'éclore  ;  ne  me  dis  pas 
que  je  m'abusais,  ne  flétris  pas  la  seule  fleur  de 
ma  vie  qu'ait  su  conserver  ma  vieillesse.  Oui ,  j'ai- 
mais ;  oui,  j'étais  heureuse  :  je  voyais  enfin  appa- 
raître les  rives  de  cette  terre  enchantée  que  j'a- 
vais tant  de  fois  vu  flotter  dans  mes  rêves;  enfln 


mes  illusions  se  changeaient  en  réalités ,  enfin  je 
rencontrais  un  être  qui  donnait  la  vie  aux  fan- 
tômes de  mon  sommeil.  Si  tu  savais  combien  en 
écoutant  Roger  je  me  remerciais  de  l'avoir  de- 
viné au  premier  abord,  de  l'avoir  aimé  sans  le 
connaître!...  Si  tu  savais  aussi  combien  le  sys- 
tème d'éducation  qu'on  avait  appliqué  à  mou  en- 
fance et  à  ma  jeunesse  était  en  désaccord  avec  la 
vie  qu'on  m'avait  imposée,  peut-être  t'éionnerais- 
tu  moins  de  voir  combien  ma  tête  était  mobile  et 
mon  cœur  prompt  à  s'enflammer.  Songe  donc 
qu'au  besoin  mon  mari  eût  été  mon  père,  que  les 
amis  qui  m'entouraient  ne  permettaient  guère  la 
tristesse  que  lorsque  les  gelées  d'avril  avaient 
brûlé  les  bourgeons  de  nos  vignes,  ou  que  les 
eaux  de  la  rivière  avaient  inondé  nos  guéretsj 
songe  enfin  qu'avant  le  jour  où  Roger  s'oflrit  'i 
moi  je  n'aVais  jamais  rencontré  une  créature  qui 
plaçât  le  bonheur  et  la  poésie  hors  de  la  grange 
et  du  pressoir.  Au  reste,  mon  garçon,  je  ne  veux 
pas  discuter  ici  la  moraUté  de  mes  œuvres  ;  mais 
Dieu,  qui  a  jugé  durant  cette  soirée  la  pureté  de 
mes  intentions,  la  chaste  confiance  de  mon  ame 
et  l'innocence  de  Roger,  a  dû  voir  sans  colère 
deux  enfans  inoffensifs  cheminant  ainsi  à  la  clarté 
de  ses  étoiles  et  réduisant  l'amour  à  la  plus  pure, 
à  la  plus  sainte  des  aspirations  vers  le  ciel. 

Je  ne  m'e\plique  pas  encore  le  profond  oubli  de 
toutes  choses  datls  lequel  je  passai  ces  heures  ra- 
pides et  charmantes.  Il  s  était  établi  entre  Roger 
et  moi  une  convention  tacite  de  ne  point  parler 
des  devoirs  qui  me  liaient  à  une  autre  existence, 
et  nous  allions,  comme  deux  enfans  de  la  nature 
échappés  du  bagne  de  la  société,  sans  songer 
qu'il  nous  faudrait  reprendre  nos  entraves  à  la 
barrière  de  la  ville  prochaine.  Savions-nous  même 
s'il  existait  des  villes  sous  le  ciel,  d'autres  êtres 
que  nous  sur  la  terre,  d'autres  lois  dans  le  monde 
que  celles  qui  nous  attiraient  l'un  vers  l'autre  î"  Lé 
nom  d'amour  ne  fut  pas  une  fois  prononcé  entre 
nous  :  nous  nous  aimions  sans  nous  le  dire,  sans 
nous  l'avouer  peut-être  à  nous-mêmes,  mais  ausi 
sans  nous  demander  s'il  était  des  félicités  plus 
douces  et  des  joies  plus  enivrantes  que  celte  fra- 
ternité de  goûts  et  de  sentimens  qui  comptait 
quelques  heures  à  peine,  et  qui  devait,  hélas  !  ne 
point  avoir  de  lendemain.  Et  cependant  nous  lui 
promettions  un  avenir  si  loilg  et  si  paisible  !  ndils 
lui  tressions  à  l'avance  des  jours  si  beaux  et  si  se- 
reins !  Chaque  semaine  ne  devait-elle  pas  nous 
réunir  désormais,  soit  à  la  ville,  soit  à  la  campa- 
gne? Quel  obstacle  pouvait  nous  empêcher  de 
nous  voir  plus  souvent  encore?  Roger  me  parlait 
d'une  foule  de  livres  dont  je  ne  soupçonnais  même 
pas  l'existence,  et  que  nous  devions  lire  ensemble 
à  l'ombre  de  mes  bois  ;  nous  formions  mille  pro- 
jets d'études  et  de  plaisirs  ;  nous  élevions  avec 
complaisance  l'édifice  d'un  bonheur  sans  fin,  et 
nous  nous  étonnions  tous  deux  d'avoir  pu  vivre 
si  long-temps  séparés  ;  nous  bénissions  la  desti- 
née d'avoir  enfin  rapproché  nos  deux  âmes. 

Cependant  nos  chevaux  allaient  toujours  ;  et, 
bien  que  leurs  pas  mesurassent  une  lieue  en  trois 
heures,  Roger  commençait  à  remarquer  que  la 
ville  semblait  fuir  devant  nous,  lorsque  nos  deux 
montures  s'arrêtèrent  brusquement.  La  rivière 
roulait  devant  nous  ses  flots  argentés  par  la  lune, 
et  nous  nous  trouvions  au  bout  d'un  petit  che- 
min creux  par  lequel  les  bestiaux  devaient  des- 
cendre à  l'abreuvoir.  Il  nous  fallut  revenir  sur 
nos  pas  :  une  fois  hors  du  sentier  creux,  nous 
cherchâmes  à  nous  orienter,  mais  vainement  : 
nous  ne  reconnaissions  aucun  des  accidens  du 
paysage.  Nous  prîmes  au  hasard  la  première  route 
qui  s'ofl'rit  à  nous,  en  suivant  toutefois  le  cours  de 
l'eau  qui  nous  ramenait  à  la  ville.  Après  un  quart 
d'heure  de  marche  nous  arrivâmes  h  l'entrée  d'un 
champ  d'ajoncs  et  de  bruyères,  au  milieu  des- 
quels nous  poussâmes  nos  chevaux.  Mais,  leurs 
pieds  s'embarrassant  à  chaque  pas  dans  les  épines, 
ils  refusèrent  bientôt  d'avancer.  Que  devenir? 
Moi  j'aurais  voulu  ne  retrouver  jamais  ma  route; 
et,  lé  (liral-je  ?  je  l'espérais  presque  :  je  me  crus 
un  instant  perdue  dans  des  landes  désertes  et  in- 
finies, et  mon  cœur  battit  d'une  secrète  joie  en 


—   i07 


pensant  que  nous  allions  peut-être  errer  des 
jours  entiers  à  l'aventure.  Roger  se  prêtait  avec 
tant  de  grâce  à  toutes  ces  folies  !  Nous  refaisions 
ensemble  ce  rêve  que  nous  avons  tous  fait  à 
quinze  ans  sous  les  blancs  rideauv  de  notre  al- 
côve :  nous  nous  supposions  dans  une  île  incon- 
nue. Je  te  laisse  à  penser  les  combats  (pie  livrait 
Roger  pour  me  protéger  contre  les  sauvages... 
Enfans  que  nous  étions!...  Le  vent,  qui  nous  ap- 
porta de  la  ville  la  onzième  heure  de  la  nuit,  nous 
rappela  bien  vite  à  la  triste  réalité.  Hélas  !  nous 
pressentions  déjà  que  sur  la  terre  où  nous  mar- 
chions tous  deux  II  n'y  avait  que  nous  de  sau- 
vages, et  que  c'était  contre  la  société  que  nous 
aurions  un  jour  à  combattre  !  Roger  sauta  à  terre, 
et,  au  risque  de  s'ensanglanter  aux  plantes  épi- 
neuses, il  prit  les  deux  clievauv  par  la  bride  et  les 
tira  d'une  main  vigoureuse.  Grâce  à  lui  nous  sor- 
tîmes enfin  de  noire  île.  mais  pour  nous  jeter  de 
nouveau  dans  des  parages  étrangers.  Nos  regards 
cherchèrent  au  loin  quekiue  sentier  blanchi  par 
la  lune,  mais  une  mer  de  champs  et  de  prairies 
nous  entourait  de  toutes  parts.  Nous  savions  bien 
que  la  ville  était  proche ,  mais  nous  n'avions  pas 
d'issue  pour  aborder.  Nous  nous  étions  arrêtés 
près  d'une  haie  :  Roger  se  tenait  appuyé  contre 
l'encolure  de  mon  cheval,  et  nous  gardions  un 
silence  rêveur.  Nous  étions  censés  préoccupés  de 
l'idée  de  notre  retour,  mais  le  fait  est  que  nous 
avions  des  pensées  tout  autres,  si  toutefois  nous 
pensions  alors  à  quelque  chose.  Nous  demeurâmes 
long-temps  ainsi  ;  et  je  ne  sais  comment  il  arriva 
que  ma  main  se  trouva  dans  celle  de  Roger  :  Ro- 
ger l'étreignit  faiblement,  puis  il  la  porta  à  ses  lè- 
vres. Je  dois  te  diie,  mon  enfant,  que  l'amour  ne 
m'a  jamais  rien  donné  de  plus  doux  que  ce  baiser 
imprimé  sur  ma  main  par  des  lèvres  tremblantes, 
si  ce  n'est  le  silence  qui  suivit  ce  chaste  baiser. 
Oh  !  comme  je  me  sentais  heureuse  d'être  aimée 
d'un  amour  craintif  et  déUcat  !  Je  retirai  douce- 
ment ma  main  de  celle  de  Roger  et  je  l'appuyai 
sur  son  front,  sur  ce  front  blanc  et  pur  que  mes 
lèvres  n'ont  jamais  ellleuré.  Roger  tourna  vers 
moi  ses  yeux  humides  et  brûlans,  et  nos  re- 
gards se  rencontrèrent  pour  la  dernière  fois  sur 
la  terre. 

Presqu'au  même  instant  une  lumière  brilla  à 
travers  les  arbres  et  des  aboiemens  retentirent 
avec  force  autour  de  nous.  Des  chiens  s'appro- 
chèrent en  grondant,  puis  ils  se  mirent  tout  à 
coup  à  sauter  devant  moi  d'un  air  joyeux  et  ca- 
ressant :  je  me  trouvais  évidemment  en  pays  de 
connaissance.  Je  fis  un  temps  de  galop  vers  l'en- 
droit d'où  partait  la  lumière,  et  je  frappai  à  la 
porte  d'une  ferme  avec  le  manche  de  ma  cravache. 
La  porte  s'ouvrit  :  nous  étions  à  Saint-Brice. 

J'entrai  dans  la  ferme,  suivie  de  Roger.  Une 
pauvre  lieille  femme,  qui  m'avait  vue  naître  et 
grandir,  était  mourante  dans  son  lit.  J'allai  m'as- 
seoir  à  son  chevet  :  elle  me  reconnut  à  peine. 
Ses  mains  étaient  déjà  glacées,  son  œil  terne,  ses 
lèvres  livides.  Les  enfans  dormaient  paisiblement 
dans  la  même  chambre  sous  des  rideaux  de  serge 
verte  ;  le  mari  sexagénaire  veillait  seul  sa  vieille 
compagne.  La  vie  de  nos  paysans  est  si  misérable 
que  le  spectacle  de  la  mort  n'a  pour  eux  rien  de 
bien  désolant  ni  de  bien  solennel.  J'appris  que 
cette  bonne  femme  était  malade  depuis  près  d'un 
mois,  et  qu'on  avait  pensé  seulement  depuis  une 
heure  à  appeler  un  médecin  de  la  ville.  La  voisine 
qu'on  avait  chargée  de  cette  mission  jugea  plus 
convenable  d'aller  chercher  le  curé  du  village,  et 
nous  vîmes  bientôt  arriver  le  vieux  pasteur.  Roger 
et  moi  nous  nous  mimes  à  genoux  près  du  lit  de 
la  mourante,  et  nous  écoutâmes  la  prière  des  ago- 
nisans.  Je  ne  crois  pas  avoir  vu  durant  toute  ma 
vie  une  scèue  plus  profondément  triste  :  les  en- 
fans, qu'on  avait  réveillés  et  qui  s'étaient  levés 
pour  assister  aux  derniers  inoniens  de  leur  mère, 
contemplaient  d'un  air  endormi  et  stupide  ce  qui 
se  passait  autour  d'eu\  ;  le  vieillard  seul  versait  au 
pied  du  lit  des  laniu's  silencieuses;   la  lampe  ve- 
nait de  s'éleiiulre  ;  un  morceau  de  suif  brûlait 
dans  le  cou  d'une  bouteille,  sur  une  table  cou- 
verte encore  des  restes  du  souper  rustitjue  ;  dcii.v 


tisons  rapprochés  fumaient  dans  l'âtre,  et  un  gros 
chat  noir,  à  demi  couché  dans  les  cendres,  sem- 
blait absorbé  par  une  contemplation  mélanco- 
lique devant  les  braises  du  foyer;  des  mouches 
volaient  lourdement  dans  l'air  épais  de  la  cham- 
bre et  venaient  en  bourdonnant  se  heurter  à  mon 
visage  :  au  dehors  on  entendait  des  mugissemens 
plaintifs  qui  partaient  des  étables;  les  chiens 
aboyaient  à  la  lune,  qui  s'approchait  de  l'horizon, 
et  le  vent  qui  fraîchissait  silllait  tristement  à  la 
porte  et  mêlait  ses  murmures  aux  cris  perçans  des 
chouettes  et  des  orfraies. 

Je  me  retirai  de  celte  demeure  l'esprit  tour- 
menté par  des  pressentimens  sinistres  :  cette 
image  de  la  mort,  qui  venait  de  se  jeter  d'une  fa- 
çon si  imprévue  au  milieu  de  mes  pensées  d'a- 
mour, m'avait  glacée  d'une  terreur  involontaire. 
Je  regardai  Roger  à  ladérol)ée,  et  je  ne  sais  pour- 
quoi je  m'eOi  ayai  de  le  trouver  si  pâle  et  si  mince 
et  si  frêle;  moi-même  je  me  sentais  frappée  de  la 
crainte  de  mourir.  Notre  conversation  avait  pris 
un  caractère  plus  austère  :  Roger,  qui  avait  subi 
comme  moi  l'inlluence  de  cet  épisode  lugubre,  me 
parla  gravement  de  la  vie  présente,  et  pieusement 
de  la  vie  meilleure  qui  nous  était  promise.  11  me 
demanda  si  je  croyais  à  l'iminortaUté  de  notre 
ame  ;  il  me  dit  que,  quoique  bien  jeune  encore, 
l'idée  de  la  mort  était  venue  le  visiter  au  milieu  de 
toutes  ses  joies ,  et  qu'il  s'était  habitué  à  l'envisa- 
ger sans  pâlir. 

—  La  mort  a  cela  de  cruel,  me  disait-il  avec 
mélancolie,  c'est  que  toujours  elle  nous  arrive 
lorsque  nous  sommes  désenchantés  de  tout,  que 
nous  avons  touché  le  fond  de  toutes  choses  et  que 
nos  lèvres  ont  bu  à  toutes  les  amertumes. 

—  Il  me  semble  au  contraire,  lui  dis-je,  que  la 
mort  est  alors  un  bienfait,  et  que  nous  devons  la 
bénir  comme  la  fin  de  nos  misères. 

—  Je  pense,  me  répondit  Roger,  que  nous  de- 
vons la  bénir  à  toute  heure ,  mais  surtoiit  lors- 
qu'elle nous  frappe  au  milieu  de  nos  félicités  :  il 
doit  être  horrible  de  survivre  à  son  bonheur,  à  ses 
croyances;  et,  s'il  est  vrai  que  tout  ici-bas  ,  foi, 
jeunesse,  amour,  se  fane  au  soulfle  des  années , 
nous  devons  souhaiter  que  la  main  de  Dieu  nous 
enlève  dans  la  fraîcheur  de  nos  illusions.  Bienheu- 
reux ceux  qui  tombent  dans  le  luxe  de  leur  prin- 
temps, chargés  de  (leurs  et  de  feuillage  !  ceux-là 
n'assisteront  point  à  leur  ruine ,  ils  sont  les  élus 
du  Seigneur. 

—  Croyez-vous  donc,  lui  dis-je,  que  tout  ici-bas 
se  flétrisse  et  passe  ?  n'avez-vous  point  foi  en  des 
sentimens  éternels?  Vous  êtes  bien  jeune  pour 
parler  ainsi. 

—  Je  suis  bien  jeune  ,  répondit  Roger,  et  ma 
vie  compte  un  jour  à  peine  ;  mais  Dieu  a  placé 
dans  le  sein  même  du  bonheur  le  sentiment  de  sa 
fragilité  :  dans  l'ivresse  d'une  grande  joie,  qui  n'a 
pas  désiré  mourir  ? 

Cette  conversation  nous  mena  jusqu'à  la  porte 
du  château.  Mou  mari  n'était  pas  de  retour,  et  mes 
gens  m'attendaient  sur  le  seuil  avec  inquiétude. 
J'engageai  Roger  à  venir  prendre  quelque  repos 
dans  le  salon  ;  je  lui  ollVis  même  l'hospitalité  pour 
le  reste  de  la  nuit.  Il  refusa.  Sans  «loule  il  avait 
comme  moi  besoin  de  recueillement  et  de  solitude. 
Tourmentée  par  l'idée  qu'il  allait  retourner  seul  à 
la  ville,  je  voulus  du  moins  abréger  la  longueur  de 
sa  route,  et  je  lui  ollris  mon  alezan,  qui  avait  cou- 
tume de  franchir  cette  distance  en  moins  d'une 
heure. 

Roger  ayant  accepté  mon  oITie  ,  je  fis  changer 
la  selle  de  inon  cheval  ;  et,  pendant(pi'un  servi- 
teur s'occupait  de  ce  soin  ,  nous  remarquâmes , 
Rogei-  et  moi,  que  c'était  le  même  animal  que  je 
montais  le  jour  où  la  Providence  nous  offrit  l'un 
à  l'autre  pour  la  première  fois.  L'incident  de  cette 
première  rencontre,  qui  n'eût  semblé  à  des  ima- 
ginations vulgaires  qu'un  elT^t  du  hasard,  ne  nous 
apparaissait  plus  que  comme  une  intention  du 
ciel,  et  nous  n'avions  point  à  nous  deux  trop  d'a- 
mour et  (le  poésie  pour  en  célébrer  l'imporiauce. 

J'evauiiuai  moi-même  l'équipement  du  cheval  à 
qui  j'allais  confier  Roger,  et,  après  m'êue  assurée 
que  la  sangle  n'était  pas  trop  lâche,  la  gourmette 


trop  serrée,  les  courroies  des  étriers  trop  lon- 
gues : 

—  Vous  reviendrez  demain  ?  lui  dis-je. 

—  Demain,  répôta-t-il  en  partant  au  galop. 
Hélas  !  Roger  a  tenu  sa  promesse. 

Rentrée  chez  moi,  je  ne  voulus  parler  à  per- 
sonne ;  j'envoyai  coucher  ma  femme  de  chambre  ; 
je  voulais  être  seule.  Je  me  jetai  tout  habillée  sur 
mon  lit;  mais  j'étais  trop  heureuse  et  trop  agitée 
pour  dormir  :  je  me  relevai,  j'ouvris  ma  fenêtre. 
L'air  froid  du  matin  me  calma  un  peu.  Je  ne  puis 
dire  ce  qui  se  passait  en  moi:  je  pleurai  comme 
un  enfant,  et  je  sentais  avec  délice  mes  larmes 
brûlantes  sur  mes  mains  glacées.  J'ignore  com- 
bien de  temps  je  demeurai  assise  sur  ma  fenêtre 
ouverte,  le  front  appuyé  sur  l'appui  du  balcon  : 
je  ne  pensais  à  rien,  je  ne  percevais  rien;  j'étais 
absorbée  dans  je  ne  sais  quelle  divine  extase  qui 
me  détachait  entièrement  de  la  terre.  L'opium 
doit  produire  une  ivresse  pareille.  Parfois  seule- 
ment mes  nerb  se  contractaient  douloureuse- 
ment: c'est  qu'alors  je  croyais  entendre  le  refrain 
monotone  de  cette  prière  des  morts  que  j'avais 
récitée  dans  mon  cœur  au  chevet  de  ma  vieille 
fermière.  Vers  le  madn,  lorsque  l'horizon  s'em- 
pourpra des  teintes  de  l'aurore,  je  me  jetai  de 
nouveau  sur  ma  couche.  Ma  tête  était  brisée,  mes 
paupières  pesantes,  tout  mon  corps  aQaissé. 

Je  dormis  d'un  sommeil  léger,  troublé  par  des 
rêves  bizarres  :  ma  pauvre  tète  éuiit  un  chaos  où 
se  succédaient  avec  une  rapidité  iautastique  mille 
images  riantes  et  sombres,  mille  figures  terribles 

et  gracieuses Les  pas  d'un  cheval  qui  battait 

le  pavé  de  la  cour  me  réveillèrent  en  sursaut  :  je 
sautai  à  bas  de  mon  lit.  Je  m'étais  couchée  tout 
habillée  :  je  courus  à  la  porte  qui  donne  sur  la 
cour.  Je  l'ouvris  avec  une  folle  précipitation,  et 
je  me  trouvai  en  face  de  mon  mari.  La  figure  heu- 
reuse et  calme  de  cet  homme  excellent  ma  rejeta 
brusquement  dans  la  vie  réelle,  d'où  Roger  m'avait 
arrachée.  Mon  mari  m'embrassa  au  front:  ce  Iwi- 
ser  me  dégrisa.  Je  me  dérobai  aux  tendresses 
conjugales,  et  me  sauvai  dans  le  jardin  presque 
mourante.  Le  soleil  était  levé  depuis  long-temps, 
et  sa  chaleur  me  ranima.  J'allai  m'asseoir  au 
pied  de  l'un  de  nos  tilleuls,  et  là  je  revins  froide- 
ment sur  tout  ce  que  j'avais  fait  la  veiUe:  il  était 
bien  vrai  que  j'aimais  Roger. 

La  première  impression  que  je  retirai  de  l'exa- 
men réfléchi  de  mon  cœur  fut  amêre  et  doulou- 
reuse. Je  n'étais  pas  femme  à  réduire  long-temps 
l'amour  à  un  sentiment  paisible  et  purement  evta- 
tique:  je  sentais  sourdement  tout  ce  qui  couvait 
en  moi  d'ardeur  et  de  passion,  et  j'entrevoy.iis. 
par  une  intuition  rapide,  que  l'explosion  en  serait 
d'autant  plus  terrible  qu'elle  avait  été  plus  long- 
temps comprimée.  KHrayée  des  maux  queje  me 
préparais,  je  me  levai,  décidée  à  ne  pas  revoir 
Roger,  et  j'allai  chercher  près  de  mon  mari  le 
calme  et  le  repos  que  m'avait  ravis  son  absence... 
Oui,  me  disais-je  en  retournant  au  salon  plus 
joyeuse  déjà  et  plus  légère  ;  c'est  mon  mari  que 
j'aime.  Il  est  bon:  sa  bonté  rassurera  mon  ame 
troublée;  sa  tendresse  va  me  rendre  au  sentinont 
de  mes  devoirs,  que  j'ai  jusqu'ici  trop  négliges  peut- 
être....  Puis  en  montant  les  marches  du  pi'rronjc 
pensais  à  mon  ménage,  à  mes  amis.à  mes  habitudes 
à  mon  existence  si  tranquille,  si  pure  et  si  sereine, 
et  je  me  demandais  comment  j'avais  pu  songer  à 
risquer  une  destinée  toute  faite  contre  une  fiiitai- 
sie  d'un  jour.  J'arrivai  au  salon  dans  ces  pieuses 
dispositions.  Je  ne  sais  par  (luelle  fatalit.-  mon 
mari,  qui  était  réellement  fort  bon,  mais  dont  le 
caractère  était  extrêmeuient  violent,  faisait  alors 
dans  la  maison  un  épouvantable  vacarme:  il  s'a- 
gissait de  je  ne  sais  quelle  .itTaire  en  liti^je  avec 
un  fermier.  Je  n'a\ais  jamais  vu  mou  cher  époux 
jurant,  sacrant  et  tonnant  de  la  sorte.  Je  voulus 
affroiiier  la  tempête  do  s,»  colère,  mais  il  me  pria 
assez  rudement  d'aller  faire  un  tour  de  jardin,  et 
je  m'échappai  en  tremblant. 

Je  rroi>  que  col  instant  fatal  a  décidé  du  reste 
de  ma  vie:  mes  s.iintes  résolutions  s'évaporèrent 
à  la  colère  de  mon  mari  comme  la  rosée  de  nos 
champs  aa\  prctuicrs  rayons  du  sokil;  mou  mari 


408 


ne  fut  plus  pour  moi  qu'un  despote,  qu'un  tyran 
domcsii(|iR';  mon  ménajje  l'utuu  enfer,  ma  vie  un 
supplice  de  toutes  les  heures  ;  j'accusai  le  sort  de 
iii'avoir  sacriliée  ii  un  ('poux  brutal  et  barbare, 
cl  je  mis  à  me  proclamer  la  plus  infortunée  des 
créatures  autant  de  couiplaisance  que  j'en  mettais, 
une  lieiue  auparavant,  ;i  me  trouver  la  plus  Leu- 
reuse  des  femmes.  D'ailleurs  la  scène  dont  je  ve- 
nais d'être  témoin  avait  achevé  de  m'enlever  le 
peu  qui  me  restait  de  mes  illusions  conjugales, 
lîien  que  l'indulgence  ne  fût  point  alors  au  nom- 
bre de  mes  rares  vertus,  j'aurais  i)u  pardonner 
l)i'aiicoii|)  à  mon  mari  :  je  ne  lui  pardonnai  point 
«l'avoir  été  ridicule.  Je  ne  sais  rien,  mon  enfant, 
<le  plus  ridi(  ule  que  la  colère  des  hommes.  Avant 
«l'avoir  été  glacé  par  l'âge  le  sang  qui  fait  battre 
mes  artères  était  tout  aussi  prompt,  tout  aussi  iu- 
llammable  que  les  plus  impétueuses  natures  ;  mais 
j'ai  compris  de  bonne  heure  qu'avec  la  colère  on 
ne  domine  rien,  pas  même  son  portier,  et  j'ai  su 
dans  toutes  circonstances  soumettre  à  ma  dignité 
la  fougue  de  mon  caractère. 

Sp.i.'-:;',  mon  garçon,  cequeui  vieille  grand'- 
mere  a  retiré  de  la  vie  ?  l'indulgence  pour  tous 
et  un  grand  mépris  d'elle-même.  Notre  nature 
est  décidément  quelque  chose  d'assez  chélil,  d'as- 
sez infirme  et  d'assez  misérable.  Lorsque  nous  ne 
sommes  pas  hypocrites  avec  les  autres  nous  le 
sommes  avec  nous-mêmes:  nous  rusons  avec  no- 
tre conscience;  nous  avons  toujours  pour  la  trom- 
per mille  roueries  dans  notre  sac;  nous  sommes 
.SUIS  cesse  occupés  à  jeter  des  petits  gâteaux  à  ce 
Cerbère  qui  leille  à  la  porte  de  notre  cœur.  Je 
m'indignais  contre  ma  destinée,  mais  au  fond 
j'étais  bien  heureuse  de  tiouver  dans  l'emporle- 
iiieiit  de  mon  mari  une  excuse  à  ma  condiùte  de 
lu  veille,  une  occasion  toute  natiu-elle  de  revenir 
a  mon  Roger. 

Je  me  rappelai  avec  empressement  sa  douce  et 
gracieuse  image,  et,  pour  échapper  aux  ennuis 
«le  1  heure  présente,  je  m'égarai  avec  Roger  dans 
ie  monde  des  espérances.  Eh  bien  !  oui,  me  di- 
.  .sais-je,  les  yeux  attachés  sur  la  route  qui  devait 
mêle  ramener,  oui,  je  t'accepte  comme  une  conso- 
lation que  le  ciel  a  voulu  m'otfrir;  aimable  enfant 
«|ui  m'a  ouvert  les  bienfaits  d'une  vie  nouvelle 
OUI,  je  garderai  pour  toi  seul  celte  aiiie  que  tu 
m  as  révélée  :  il  est  bien  à  toi  ce  trésor  qui  dor- 
mait enseveli  dans  mon  sein  et  que  sans  toi  j'iTno- 
rerais  encore.  Oui,  je  t'aime;  oui,  je  t'attends... 
Mon  Dieu  !  je  ne  le  voulais  pas,  mais  repoussé 
«le  toute  part,  il  faut  bien  que  je  me  réfugie  dans 
le  seul  c(fiur  qui  ne  me  soit  pas  fermé! 

Tu  vois,   mon  garçon,  que  je  préludais  assez 
bien  par  l'exaltation  de  mes  sentimens  aux  tyiies 
«i«u  devaient,  trente  ans  plus  tard,  défrayer  les 
rmnaiis  a  la  mode.  Aussi  ne  puis-je  m'empècher 
<le  les  aimer  ces  diables  de  livres,  qui  m'appor- 
tent un  écho  lointain  de  mes  jeunes  années  seu- 
lement, lorsque  Je  lis  dans  ma  bergère  ces  pio- 
«luclions  échappées  à  quelques  cœurs  souûrans   à 
(Quelques  imaginations  maladives  qui  ont  poar  but 
«le  peindre  la  vie  et  d'en  représenter  les  combats 
es.|oies  et  les  douleurs,  je  voudrais  que,  moins 
Jidelcs  parfois  a  la  poésie  qu'à  la  réalité,  ces  œu- 
vres ne  s  achevassent  pas  toujours  dans  le  paro- 
xysme de  la  passion;  ces  héros  et  ces  héroïnes  que 
je  vois  partir,  au  premier  chapitre,  tous  si  mkl  si 
blonds,  SI  bruns,  si  beaux,  si  fringans,  si  fougueux, 
J  aimerais   mieax  à  les  retrouver  aux  deinièies 
p  iges  prenant  une  prise  de  tabac  au  coin  du  feu 
et  taisant  un  retour  judicieux  sur  les  extrava-'an- 
cçs  de  leur  jeunesse,  tandis  qu'on  bassinerait  leur 
lu  et  qu  on  eur  prépareroit  le  bonnet  de  coton 
et  a  boule  d  eau  chaude.  ]|  me  semble  qu'un  na- 
lel  (lénoument,    habilement  sondé    à    presque 
tous  les  romans  modernes,  en  compléterait   le 
sens  avec  bonheur  et  serait  fécond  en  moralités 
ue  tout  genre. 

rnu\T'!u'"'^ !'""''''  ","  """"■*  P^  ;  'a  route  se  dé- 
roulait déserte  et  silencieuse  h  travers  1rs  prai- 
ries   je  n  apercevais  à  l'horiînn  .,uc  la  cime  ini- 

1  pnV  ,p;?.  ■"  "T''"-"-'  '"'«  'es  feuilles  que 
le  \cut  d  automne  abattait  autour  Ai  moi.  Que 


faisait  Roger?  quels  rêves  avaient  occupé  son 
somiuoil  ?  dans  quel  monde  voyageaient  ses  pen- 
sées depuis  notre  séparation  de  Ta  veille?  quelle 
impression  avait  laissée  dans  son  ame  cette  nuit 
passée  dans  les  champs  ?  quelle  image  dans  son 
cœur  notre  rencontre  à  la  Chénette?  Ah!  sans 
doute  il  m'aimait,  sans  doute  il  m'avait  retrouvée 
dans  ses  songes;  j'avais  été  l'ange  de  son  réveil, 
je  devais  être  désormais  le  bonheur  et  le  but  de 
sa  vie  toute  entière.  N'avais-je  pas  senti  ses  lèvres 
tremblantes  sur  ma  main,  son  souille  brûlant  à 
mon  visage  ?  son  trouble  n'avait-il  pas  été  égal  au 
mien?  n'avait-il  pas  frémi  sous  mon  timide  regard? 
Ah  !  oui,  Roger  m'aimait;  il  m'aimait  depuis  deiiv 
ans  peut-être,  depuis  le  jour  où  son  courage 
m'avait  sauvée  dans  les  montagnes...  Et  moi  je 
l'avais  oublié  !  mon  souvenir  n'avait  pas  su  garder 
les  traits  chaimans  de  mon  sauveur!  Ingrate!  je 
devais  à  Roger  peut-être  deux  ans  d'amour...  Va, 
je  te  les  rendrais,  me  disais-je  dans  mon  fol  en- 
thousiasme, je  te  rendrai  la  vie  que  tu  m'as  con- 
servée ;  toi  seul  pourras  savoir  ce  que  ce  cceur 
renferme  d'amour  et  de  tendresse!....  Et  je  bro- 
dais, dans  mon  ivresse,  au  tissu  de  notre  avenir 
toutes  les  fleurs  de  mon  printemps.  Les  obstacles 
qui  m'efl'iayaient  une  heure  auparavant  s'aplanis- 
saient comme  par  magie;  les  orages  que  j'avais 
entendu  gronder  à  l'horizon  s'étaient  changés  en 
brises  caressantes,  et  le  coin  de  ciel  que  mes  ter- 
reurs avaient  voilé  de  nuages  s'éclaircissait  rapi- 
dement aux  chauds  rayons  de  mon  amour...  0 
mon  enfant!  il  ii;e  faudrait  toute  l'ardeur  de 
jeunesse  que  je  n'ai  plus,  toute  la  poésie  d'ex- 
pression que  je  n'ai  jamais  eue  pour  l'enlever 
dans  les  régions  enchantées  que  je  parcourais  avec 
Roger  lorsque  mon  cher  époux,  que  j'aperçus  à 
travers  le  feuillage  éclairci  de  ra'lée>  me  vint'faire 
descendre  brusquement  sur  cette  terre  mautiite. 

La  tempête  s'était  calmée  dans  son  cœur  ,  mais 
non  pas  dans  le  mien. 

—  Chère  amie,  me  dit-il  en  tirant  de  son  gousset 
une  énorme  montre  et  en  me  montrant  sur  le  ca- 
dran l'aiguille  qui  marquait  onze  heures,  chère 
amie,  ne  viens-tu  pas  déjeûner  ? 

Le  malheureux  !  me  rappeler  aux  vils  besoins 
du  corps  lorsque  je  m'abreuvais  au  céleste  ban- 
quet de  l'ame  !  Je  ne  trouvai  même  pas  la  force  de 
répondre ,  et  je  détournai  mes  regards  de  cet 
homme  de  chair  et  d'os  |)oiir  les  reporter  avec  in- 
quiétude sur  la  route  toujours  déserte  par  laquelle 
j'espérais  le  Messie. 

—  Attends-tu  quelqu'un;  chère  amie  ?  me  de- 
manda-t-il  avec  indillérencc. 

—  Oui,  répondis-je  hardiment  :  j'attends  mon- 
sieur Roger. 

—  Le  petit  Roger  !  dit  mon  mari  d'un  air 
étonné. 

—  Monsieur  Roger,  rcpris-je  avec  dignité.  Je 
l'ai  vu  hier  à  la  Chenetie,  et  je  l'attends.  Vous  le 
connaissez  ? 

—  Sans  doute. 

—  J'ai  lieu  d'être  surprise  que  vous,  monsieur, 
qui  semblez  avoir  à  cœur  d'attirer  ici  tous  les  sots 
et  tous  les  impertinens  de  la  ville,  vous  n'ayez  pas 
songé,  par  compensation,  à  m'amener  une  fois  ce 
jeune  homme. 

—  A  votre  aise,  chère  amie,  me  répondit  mon 
mari  avec  beaucoup  de  calme.  Les  sots  et  les  im- 
pertinens ont  du  moins  leur  spécialité;  mais  ce 
petit  Roger  est  un  garçon  si  insignifiant  que  je  ne 
ne  pense  pas  même  qu'on  puisse  rire  de  sa  per- 
sonne. 

A  ces  mots  mon  mari  s'éloigna,  et  je  restai  fou- 
dro)  ée  sur  la  place.  Je  ne  crois  pas  avoir  éprouvé 
de  ma  vie  une  imiignation  plus  amère,  une  humi- 

liatjon   plus  profonde O   mon  Roger!   vous 

traiter  de  la  sorte,  vous,  mon  héros,  vous  ,  mon 

dieu,  vous,  mon  tout  ! Je  te  vengerai  !  m'é- 

criai-je  ;  va,  mon  amour  te  vengera  de  l'insulte  et 

du  mépris  des  sois! J'étais  furieuse  :  j'étais 

blessée  dans  i.:a  tendresse ,  dans  mon  orgueil , 
dans  ma  vanité  ;  toutes  les  fibres  de  mon  cœur 
étaient  en  soiilliance.  J'aurais  voulu  pouvoir  sa- 
criiier  le  monde  à  P.oger  ;  et  le  désir  de  la  ven- 
geance me  lit  un  instant  caresser  avec  complai- 


sance des  idées  qui,  une  minute  auparavant ,  au- 
raient couvert  mon  front  de  honte  et  de  rougeur. 
Puis,  lorsque  mon  indignation  se  fut  apaisée , 
je  fus  saisie  tout  à  coup  Jd'un  horrible  sentiment 
de  terreur.  Mon  sang  se  figea  dans  mes  artères,  et 
je  crus  que  mon  ca'ur  allait  mourir  dans  ma  poi- 
trine ;  une  sueur  froide  glaçait  mon  front,  et  mes 
jambes  se  dérobaient  sous  moi. 

Ah!  mon  Dieu!  m'écriai-je  en  m'appuyant  contre 
un  arbre  et  en  cachant  ma  tête  dans  mes  mains, 
ah!  mon  Dieu!...  Et  s'il  avait  dit  vrai!  si  je  n'a- 
vais aimé  qu'une  ombre,  qu'un  fantôme,  et  si  mon 
rêve  allait  finir! ô  Seigneur!  être  allée  jus- 
qu'aux portes  de  votre  ciel,  avoir  entendu  le  chœur 
(le  vos  anges,  avoir  entrevu  les  merveilles  de  la 
vraie  vie,  en  avoir  respiré  les  parfums,  et  puis  se 
réveiller  sur  cette  terre  d'exil  !  oh  !  ce  serait  af- 
freux ! Et  pourtant  si  je  me  réveillais!  si  je  ne 

trouvais  au  réveil  qu'un  enfant  sans  lorce  et  sans 
vertu  !  si  j'allais  rougir  de  mon  idole!  s'il  me  fal- 
lait briser  ce  que  j'ai  adoré!...  Hélas!  hélas!  cet 
amour  est-il  ailleurs  que  dans  ma  tête  ?  cstil  autre 
chose  que  l'exaltation  de  quelques  heures  enfantée 
dans  le  silence  «l'une  nuit  étoilée ,  au  miheu  des 
champs  endormis  ,  par  la  'poésie  d'une  situation 
romanesque  ou  par  la  prédisposition  de  mon  ame 
inquiète  et  troublée  ? 

Je  restai  long-temps  abîmée  dans  ces  réflexions 
accablantes.  J'étais  aijsolumentdansla  position  de 
l'homme  qui ,  enivré  par  le  son  des  instrumens , 
par  le  parfum  des  fleurs  et  le  mouvement  de  la 
danse,  s'est  soudainement  épris  d'un  beau  domino 
aux  petits  pieds,  à  la  main  blanche,  à  la  taille 
élancée,  et  qui ,  après  avoir  deviné  les  beautés 
cachées  sous  le  masque  de  satin  noir ,  hésite  et 
tremble  au  moment  où  le  mas(|ue  en  tombant  Va 
ruiner  peut-être  l'espoir  d'une  nuit  tout  entière  : 
je  tremblais  de  voir  ai'river  Roger.  Je  n'osais  plus 
interroger  le  long  ruban  poudreux  qui  serpentait 
à  travers  les  campagnes  ;  le  moindre  bruit  que 
m'apportait  le  vent  me  faisait  tressaillir  d'elfroi  ; 
j'aurais  voulu  que  Roger  ne  vînt  pas  ,  je  deman- 
dais à  Dieu  (nous  avons  la  manie  de  faire  inter- 
venir Dieu  dans  toutes  nos  petites  allaires)  qu'un 
obstacle  imprévu  retînt  ce  jeune  homme  à  la  ville  : 
je  ne  pouvais  me  résigner  à  en  finir  si  tiH  avec  le 
bonheur.  Kt  puis  lorsque  je  venais  à  me  rappeler 
les  heures  enivrantes  «pie  j'avais  vécues  près  de 
Roger,  à  repasser  dans  mon  esprit  tout  ce  qu'il 
m'avait  dit  de  lui,  de  ses  tristesses  en  celle  vie,  de 
ses  aspirations  vers  une  vie  meilleure  ,  lorsque  je 
venais  à  ranimer  dans  mon  cœur  l'image  de  ce  bel 
enfant  dont  le  regard  était  si  pur,  la  voix  si  douce, 
la  parole  si  tendre,  cl  dont  le  seul  aspect  révélait 
plus  d'aristocratie  que  toutes  les  sottes  prétentions 
de  madame  R***,  lorsque  je  me  le  représentais 
nonchalamment  penché  sur  sa  pesante  monture, 
tel  que  je  l'avais  vu  tout  un  soir,  blanc  comme  la 
lune  qui  éclairait  son  visage,  suave  comme  la  brise 
qui  se  jouait  dans  ses  cheveux  ,  alors  je  riais  rie 
mes  terreurs,  j'insultais  à  mon  ell'roi,  et  je  m'atta- 
chais à  Roger  avec  un  nouvel  enthousiasme...  El 
puis  mes  craintes  revenaient  :  il  me  semblait  en- 
tendre autour  de  moi  les  éclats  d'un  rire  moqueur; 
et  je  ne  sais  pourquoi,  au  milieu  de  ces  rires  sar- 
doniques,  se  mêlait  la  prière  des  morts  que  j'avais 
récitée  au  pied  du  lit  de  ma  fermière. 

Ainsi  je  passai  près  d'une  heure  à  flotter  entre 
le  ciel  et  la  terre,  tour  à  tour  me  perdant  dans  les 
nues  et  me  brisant  contre  les  pavés,  à  la  fois  la 
plus  heureuse  et  la  plus  infortunée  des  créatures, 
digne  de  l'envie  et  de  la  pitié  de  tous.  Epuisée  par 
tant  d'émotions  diverses ,  je  m'étais  jetée  sur  la 
mousse  au  pied  d'un  tilleul,  et  je  regardais  d'uil 
air  slupide  la  route  qui  étincelait  aux  rayons  du 

soleil lorsque  tout  à  coup  je  me  levai  en  jetant 

un  cri  :  j'avais  vu  un  nuage  de  poussière  s'élever 
à  l'horizon  et  j'entendais  le  galop  précipite  d'un 
cheval.  Je  serrai  mon  cœur  à  deux  mains  comme 
si  j'eusse  craint  qu'il  brisât  son  enveloppe  ,  cl  je 
courus  sur  le  bord  du  fossi-  qui  sépare  le  jardin  de 
la  route.  Je  reconnaissais  bien  le  |)as  de  mon  che- 
val, c'était  bien  Roger,  mon  beau  Roger  qui  volait 
vers  moi.  L'alezan  lila  sous  mes  yeux  comme  un 
caillou  lancé  par  itne  fi'ontJe;  mais  la  selle  était 


—  409 


«de,  la  bride  traînait  dans  la  poussière ,  et  les 
éLners  battaient  contre  les  flancs  fumans  du  cour- 
sier. 

Je  tombai  raide  sur  le  p;azon.  J'igilore  combien 
de  siècles  se  sont  écoulés  depuis.  Lorsque  je  me 
réveillai  j'étais  dans  mon  lit,  j'avais  la  lièvre,  mon 
mari  veillait  à  mon  clicvct,  et  le  docteur  comptait 
les  pulsations  de  mon  pouls.  Aussitôt  que  je  fus 
parvenue  à  rassembler  quelques  idées  dans  ma 
pauvre  tête ,  je  me  levai  brusquement  sur  mon 
séant,  et  je  demandai  Roger  d'une  voi\  déchirante. 

Roger  n'existait  plus  :  mon  cheval  l'avait  jeté 
sm-  Un  tas  de  pierres  qui  bordaient  le  chemin  et 
le  malheureux  enfant  avait  expiré  sur  le  coup. 

Je  reçus  cette  nouvelle  avec  un  horrible  sang- 
froid.  Je  déclarai  que  ma  santé  n'exigeait  ni  les 
soins  du  docteur  ni  les  veilles  de  mon  mari  :  je 
voulus  être  seule.  On  m'obéit;  je  restai  seule  un 
mois  entier  dans  mon  boudoir.  Vingt  fois  mon 
mari  se  présenta  pour  entrer  :  la  porte  lui  fut 
refusée  vingt  fois  ;  je  ne  vis  pendant  un  mois  que 
le  Visage  de  ma  femme  de  chambre.  Dieu  seul  a 
pu  savoir  ce  que  ces  j  eux  ont  versé  de  pleurs. 
Lorsque  je  sortis  j'étais  calme,  et  la  pCde  maigreur 
de  mes  traits  accusait  seule  les  douleurs  qui 
avaient  ravagé  mon  ame.  Je  défendis  que  le  nom 
de  Roger  fût  prononcé  devant  moi  ;  tu  es  le  seul, 
mon  enfant,  devant  qui  mes  lèvres  aient  fait  en- 
tendre ce  nom  sacré.  J'ordonnai  que  mon  alezan 
ne  fût  jamais  monté  de  sa  vie,  et  je  le  laissai  er- 
rer en  liberté  dans  mes  prairies.  Lorsque  je  pas- 
sais, triste  et  solitaire,  le  long  des  haies,  le  noble 
animal  élevait  la  tète  au-dessus  des  buissons  et 
m'appelait  en  hennissant;  mais  je  ne  lui  répon- 
dais que  par  un  regard  de  douloureux  reproche, 
et  je  suivais  le  sentier  en  l'arrosant  de  mes  larmes. 

Je  refusai  de  retourner  à  la  Chcnelte  ;  je  ne 
voulus  jamais  revoir  les  lieux  que  j'avais  parcou- 
rus avec  Roger  :  j'ai  gardé  dans  toute  leur  virgi- 
nité les  impressions  que  m'a  laissées  cette  nuitso- 
lennelle  ;  j'ai  préservé  la  (leur  de  mes  souvenirs 
des  vents  qui  dessèchent  et  qui  flétrissent  ;  je  l'ai 
conservée  dans  tout  l'éclat  et  dans  toute  la  pureté 
de  sa  fraîcheur  primitive.  Souvent  on  a  tenté  de 
m'entretenir  de  Roger  :  je  ne  l'ai  jamais  soidïeit. 
Que  m'importait  le  Roger  que  l'on  connaissait  à 
la  ville?  qu'avait-il  de  commun  avec  mon  Roger  à 
moi?  Celui  que  j'ai  connu  ne  s'est  jamais  révélé 
au  monde  :  il  m'est  apparu  par  une  nuit  d'au- 
tomne comme  un  ange  descendu  du  ciel  pour 
verser  dans  mon  sein  le  feu  dont  j'étais  altérée  ; 
et  ce  feu  ne  s'est  jaiu  ais  éteint,  et  je  le  sens  qui 
brûle  encore  même  sous  les  glaces  de  l'âge. 

Cet  amour  n'a  point  subi  l'allreuse  loi  du  dé- 
senchantement; le  monde  n'eu  a  jamais  souillé  le 
sanctuaire.  La  mort  a  coulé  en  bronze  l'image  de 
Roger  dans  mon  cœur  :  je  l'ai  toujours  retrouvé 
là,  pur,  jeune  et  gracieux  comme  au  jour  où  je 
le  vis  à  la  Chènette,  et  les  années  qui  m'ont  vieil- 
lie n'ont  pas  mis  une  ride  à  son  front.  Qwud  \\ 
lui,  pourquoi  le  plaindrais-je?  il  est  mort  comme 
il  voulait  mourir,  dans  la  verdeur  de  ses  premiè- 
res illusions;  il  s'est  enseveli  dans  le  luxe  de  son 
feuillage  ;  il  n'a  point  comme  moi  assisté  à  sa 
ruine.  Heureux  enfant!  il  n'a  pas  su  tout  ce  (pie 
la  vie  renferme  de  dégoûts  et  d'amertume,  tout 
ce  que  les  allcctions  humaines  ont  d'impuissant  et 
d'incomplet  ;  il  n'a  essuyé  ni  les  défections  de  l'a- 
miiié  ni  les  trahisons  de  l'amour;  la  mort  l'a 
frappé  dans  la  gloire  de  sa  jeunesse,  alors  qu'il 
s'élanraitjoyeux  vers  des  félicités  qu'il  croyait  in- 
linics...Ah!  ne  le  plaignons  pas!  sans  doute  la 
terre  lui  fut  légère  :  il  ne  l'avait  point  trempée  de 
ses  larmes. 

Ce  récit  achevé,  la  grand'mèrc  a;opiiva  son 
front  sur  le  marbre  de  la  cheminée  et  demeura 
silencieuse.  Je  respectai  le  recueillement  où  je  la 
voyais  plongée  et  je  nw  mis,  silencieux  comme 
elle,  à  reinurr  les  cendres  du  foyer.  Nous  demeu- 
râmes long-lenips  ainsi. 

T. —  La  moralité  de  tout  ceci,  grand'mèrc?  lui 
deinan<lai-je  enfin. 

*-  Mourir  ii  propos,  ir.c  dit-elle. 

jLLiisS.VM)liAlj 


laisiîiaïaiJBisîîiiDîro 


Savez-vous  bien  ce  que  vaut  le  premier 
rayon  du  soleil  d'avril  pour  le  convalescent 
(jiii  a  passe  l'Iiivcr  à  souffrir?  La  santé,  1  es- 
pérance, la  vie,  lui  arrivent  avec  celte  tiède 
lumière  printaïuiièrc;  ce  doux  rayon  éclaire 
joyeusement  l'avenir .  et  sème  d'une  poudre 
d'or  l'azur  de  l'horizon.  De  tous  les  bienfaits 
de  la  nature,  celui-là  est  le  plus  grand. 

Arsène,  en  se  réveillant,  sentit  que  ses  for- 
ces étaient  revenues;  il  se  leva  et  il  lit  d'un 
pas  ferme  et  assuré  le  tour  de  sa  chambre;  il 
s'arrêta  devant  la  glace,  et  il  vit  que  son  teint 
était  moins  pfile ,  et  que  ses  yeux  étaient 
moins  languissaiis  qu'à  l'ordinaire.  Le  soleil 
brillait  sur  les  vitres,  et  quoique  le  médecin 
ne  l'eût  pas  permis,  Arsène  ouvrit  la  fenêtre 
et  s'appuya  sur  la  rampe  du  balcon.  Quand 
on  est  resté  six  mois  enfermé  et  alité  ,  eu 
proie  aux  souffrances  de  la  maladie,  et  sous 
la  main  de  la  mort,  il  y  a  une  indicible  vo- 
lupté à  se  sentir  renaître  et  à  respirer  l'air 
tiède,  doux  et  libre  qui  vient  du  ciel.  Arsène 
se  livrait  avec  délices  aux  charmes  bienfai- 
sans  de  cette  résurrection;  en  ouvrant  la  fe- 
nêtre, il  lui  avait  seiublé  qu'il  brisait  la  pierre 
de  son  tombeau.  Cette  fenêtre  donnait  sur 
un  jardin ,  et  après  avoir  contemplé  la  ver- 
dure qui  commençait  à  poindre ,  le  conva- 
lescent qui  renouait  connaissance  avec  la  vie 
et  qui  sentait  se  réveiller  peu  à  peu  dans  sou 
esprit  les  souvenirs  du  passé  ,  se  prit  à  son- 
ger à  ses  amis  et  à  ses  voisins. 

—  «  Mes  amis,  se  dit-il,  je  sais  bien  oit  les 
retrouver  dès  que  je  pourrai  leur  a;)porter 
un  bon  visage  et  une  sauté  capable  d'affron- 
ter les  plaisirs.  Quant  à  mes  voisins,  je  les 
retrouve  bien  dans  ma  mémoire ,  mais  les 
relrouverai-jc  chez  eux?  Vis  à  vis,  dans  cette 
belle  maison,  j'avais  l'été  dernier  une  so- 
ciété (jui  récréait  mes  heures  de  loisir;  cha- 
que étage  m'offrait  l'iiilérèt  d'un  chapitre 
(le  roman  ou  d'un  acte  de  comédie  ;  mou 
imagination  s'occupait  à  suivre  et  à  deviner 
tous  ces  personnages  qui  i)osaient  devant 
moi,  à  certaines  heures  et  à  leur  insu,  sans 
défiance  et"(piel([uefois  dans  un  piquant  né- 
gligé. Peut-être  la  comédie  aura  t-elle 
changé  d'acteurs.... 

»Et  d'abord  tout  en  haut,  à  la  hauteur  de 
mon  balcon,  il  y  avait,  je  m'en  souviens,  une 
charmante  jeune  fille  dont  j'aimais  le  sourire 
et  le  gazouillement;  elle  ouvrait  sa  fenêtre 
un  (piart-(rheur(î  après  (jue  le  jour  avait 
paru.  Qu  elle  était  bonne  à  voir  eu  ce  mo- 
ment ,  lorsqu'il  demi  velue  et  doucement 
penchée,  elle  étendait  à  la  fois  ses  deux  bras 
en  poussant  les  persieiuies  !  Active  et  gaie 
comme  l'abeille  ,  elle  passait  la  journée  ii 
coudre  et  i"!  broder;  que  de  fois  j'ai  admiré 
cette  petite  chambre  tapissée  de  papier  rose, 
et  n'ayant  d'autres  meubles  (pi'im  lit  étroit, 
une  glace  qui  faisait  à  la  jeune  brodeuse  de 
bien  sincères  complimens.  une  commode 
l)eu  garnie,  une  table  et  deux  chaises, — une 
de  trop,  tant  il  est  vrai  que  l'onirouve  aise- 
meui  le  superllu  dans  la  pauvreté  qu'em- 
bellit la  jeunesse  !  Elle  se  nonunait  Jidietle. 
Qu'est-elle  devenue?  La  fenêtre  est  fermée, 
et  il  n'y  a  plus  ni  les  lleurs  ni  les  oiseaux  do 
Juliette  à  cette  l'enélre,  (jue  drape  maiule- 
nani  e.n  épais  rideau  rouge. 

»  A  côlo  logeait  un  vieillard  :  Ici  la  srèittî 


changeait;  c'était  le  dernier  période  d'une 
vie  laborieuse  ,  quelque  savant  incompris , 
auquel  il  n'avait  peut-être  manqué  que  le 
charlatanisme  pour  arriver  comme  un  autre 
à  l'InstituL  11  lisait  et  il  étudiait  sans  cesse  , 
thésaurisant  dans  les  livres  et  faisant  de  vai- 
nes provisions  de  science  ;  il  ressemblait  à 
ces  vieux  avares  qui  amassent  péniblement 
ce  qu'ils  n'ont  plus  le  temps  de  dépenser. 
Une  simple  et  frêle  cloison  séparait  ces  deux 
existences  si  différentes,  cette  aurore  ra- 
dieuse et  ce  paisible  déclin.  Quelquefois  je 
les  contemplais,  tous  deux  assis  dos  à  dos  , 
se  touchant  presque  et  si  loin  l'un  de  l'autre, 
rêvant  lui  au  passé,  elle  à  l'aveuir ,  plongés 
tous  deux  dansées  sereines  pensées,  fleuries 
par  l'espérance  et  dorées  par  le  souvenir. 

nPlus  bas,  au  quatrième  étage ,  la  poésie 
avait  disparu,  et  j'entrais  dans  le  monde  des 
vulgaires  réalités.  Le  tliéàlrc  représentait 
l'apparlenient  d'un  chef  de  bureau  marié  et 
sans  enfans.  lUeu  ne  manquait  à  cet  inté- 
rieur d'honnêtes  bourgeois  parisiens  :  ni  le 
meuble  d'acajou,  ni  les  vertus  domestiques, 
ni  les  tentures  de  calicot  bleu,  ni  le  bon  ac- 
cord si  facile  entre  deux  époux  (|ui  ont  at- 
teint la  cinquantaine,  et  qui  tous  les  jours  , 
excepté  le  dimanche ,  se  séparent  à  neuf 
heures  du  matin  pour  ne  se  trouver  ensem- 
ble qu'à  cinq  heures  de  l'après-midi.  Cette 
trêve  de  sept  heures,  exigée  par  le  service 
de  l'état ,  assure  la  paix  de  bien  des  ména- 
ges, et  c'est  là  un  des  grands  bienfaits  de 
l'administration.  Les  femmes  d'emplovés 
sont  libres  et  douces  entre  toutes  les  fem- 
mes :  deux  conditions  qui  assurent  la  félicité 
des  maris.  ^  Mais  je  m'arrêtai  rarement  à 
ce  logis  où  régnait  la  monotonie  .  et  peu 
m'importe  qu'il  ait  ciiangé  de  locataires. 

»Au  troisième  c'était  différent.  Là  demeu- 
rait un  dandy,  un  jeune  fou  dévorant  sa  jeu- 
nesse et  sa  fortune  dans  le  luxe  et  dans  les 
plaisirs.  Tous  les  trois  mois  rappariement 
changeait  de  décorations  ;  tanl(')t  meublé 
dans  le  style  du  moyen-âge  .  tant(")t  dans  le 
goût  de  la  renaissance ,  une  autre  fois  selon 
l;i  mode  (le  la  régence.  Puis,  c'était  la  dis- 
tributiou  des  pièces  que  bouleversait  l'in- 
constant jeune  homme,  si  bien  qu'il  avait 
fini  par  n'avoir  plus  ni  chambre  à  coucher, 
ni  salle  à  manger,  ni  salon,  mais  eu  revau 
cbe  il  avait  un  boudoir,  une  salle  d'armes 
et  un  divan.  A  toute  heure,  quand  le  maître 
était  chez  lui,  le  logis  m'offrait  de  pi{(uans 
tableaux  et  de  curieux  spectacles.  Le  matin 
je  voyais  arriver  les  créanciers  et  les  four- 
nisseurs, à  nddi  les  amis,  plus  tard  de  mys- 
térieuses visites.  Deux  fois  par  jour,  à  dé- 
jeuuer  et  à  souper,  les  bouteilles  de  Cham- 
pagne se  décoiffaient  avec  un  bruit  joyeux  ; 
puis,  molleiuent  étendus  sur  h^s  coussins  du 
divan  ,  et  fumant  de  longues  pipes  orienta- 
les, les  merveilleux  viveurs  discutaient  gra- 
vement sur  le  mérite  d  tme  danseuse,  la  vi- 
tesse d'un  cheval  de  course  .  ou  les  qualités 
rares  d'un  nouveau  vernis  composé  par  le 
valet  de  chambre  du  comte  de  ***.  Le  ver- 
nis occiqie  un  rang  disiingué  parmi  les  sujets 
de  conversation  chers  aux  dandys  do  notre 
époque;  aussi,  à  force  de  méditations  et 
d'encouragemenss.  ont-ils  parvenus  ;\  obte- 
nir ce  lustre  éblouissant  qui  met  à  leuis 
pieds  l'admiration  de  la  foule.  Quel  précieux 
voisin  j'avais  là  !  —  Mais  les  crois  es  du 
troisième  sont  dépouillées  de  leurs  rideaux, 
rappartenicm  lue  pnrali  vide;  le  boa  leujp< 


410-  — 


est-il  fini?  l'étoile  a-t-elle  lilé  ?  le  daudy 
lo},'e-t-il  inainteiiaiit  rue  de  Clichy? 

»  Au  secoud ,  si  j'ai  bonne  mémoire,  nous 
avions  un  baron  allemand  et  sa  femme;  le 
baron  portait  de  la  poudre  et  pouvait  bien 
avoir  cinquante  ans  :  du  reste  il  était  petit , 
grêle  et  passablement  laid  ;  la  baronne  au 
contraire  était  grande  et  belle  ,  jeune  et 
brune.  Le  mari  parlait  souvent  très  haut  à 
sa  lenmie,  et  sur  ce  ton  aigre  et  violent  qui 
trahit  les  reproches  et  la  colère  d'une  pas- 
sion froissée.  Sans  entendre  précisément  les 
mots  que  prononçait  le  baron  ,  je  compre- 
nais tort  bien  ((u'ils  étaient  dictés  par  la  ja- 
lousie ,  et  du  haut  de  la  loge  que  j'occupe 
au  ])aradis,  j'avais  le  ])laisir  d'assister  sou- 
vent à  ces  scènes  conjugales  dans  lesquelles 
l'épouse  jouait  toujours  uu  rôle  muet  et  dé- 
daigneux. La  baronne  adressait  rarement 
la  parole  h  son  mari,  et  dans  le  lête-à-tète, 
soit  pour  s'épargner  la  peine  de  répondre  , 
soit  pour  conjurer  la  tempête,  elle  ouvrait 
ordinairement  son  piano,  et  elle  chantait  de 
la  plus  belle  voix  du  monde  des  cavalines 
italiennes ,  ce  qui  m'avait  donné  lieu  de 
soupçonner  le  baron  d'avoir  épousé  une 
prima  donna,  hante  et  grave  folie  quand  on 
est  baron  depuis  cinquante  ans  et  que  l'on 
porte  de  la  poudre.  —  Malgré  le  soleil  et  la 
chaleur,  les  fenêtres  du  second  sont  hermé- 
tiquement fermées;  si  j'avais  perdu  ces  voi- 
sins, je  regretterais  les  scènes  de  l'Othello 
tudesque  et  les  cavatines  de  la  baronne 
presque  autant  que  les  chansonnettes  de  Ju- 
liette et  les  majestueuses  rêveries  du  vieux 
savant. 

»  On  se  montrait  peu  au  premier  étage  ; 
il  y  avait  Ili  une  famille  de  riches  proprié- 
taires qui  passait  la  belle  saisou  à  la  cam- 
pagne. Mes  regards  curieux  ne  pénétraient 
qu'avec  peine  dans  ce  sanctuaire  fermé  par 
de  doubles  rideaux  de  mousseline  et  de  da- 
mas ;  cependant  j'avais  surpris  le  secret  de 
deux  jeunes  cœurs  et  l'ingénieux  procédé 
d'uue  correspondance  mystérieuse.  Unique 
héritière  de  la  fortune  du  premier  étage , 
cinquante  mille  livres  de  rente  au  moins  à 
juger  par  le  train  de  la  maison ,  une  jeune 
fille  blonde  et  timide  éprouvait  un  tendre 
penchant  pour  un  beau  jeune  homme  de 
vingt  ans,  trop  pauvre  sans  doute  pour  as- 
pirer à  sa  main,  et  qui,  selon  toutes  les  ap- 
parences, était  l'objet  d'une  surveillance  ma- 
ternelle lorsqu'il  venait  faire  aux  parens  de 
sa  bien  aimée  des  visites  plus  nombreuses  que 
ne  l'exigeait  la  simple  politesse.  N'osant  ou 
plutôt  ne  pouvant  parler  de  sa  passion,  le 
jeune  amoureux  s'était  avisé  l'hiver  dernier 
d'un  expédient  qui  lui  a  valu  mon  admira- 
tion et  mes  vœux  pour  son  bonheur.  Pen- 
dant ses  visites ,  il  se  levait  et  s'approchait 
de  la  croisée  négligemment  et  seul.  Le  soup- 
çon ne  pouvait  le  suivre,  et  pourtant  cette 
démarche  si  simple  en  apparence  était  pleine 
d'une  ruse  charmante  :  notre  amoureux  tra- 
çait avec  l'ongle  sur  la  vitre  glacée  des  mots 
qui  restaient  dans  le  néant  jusqu'à  ce  qu'une 
jeune  fille  blonde  vint  les  rendre  lisibles 
sous  sa  douce  haleine  et  les  effacer  aussitôt. 
Un  signe  d'intelligence  avait  sulK  pour  initier 
l'ingénue  à  ce  manège  qui  s'opérait  ouverte- 
ment en  présence  d'une  mère  attentive.  L'a- 
mour est  un  grand  maître  1  » 

Tandis  qu  Arsène  faisait  ses  récapitula- 
lions,  une  fenêtre  s'ouvrit  dans  lapparte- 
uienl  qui  touchait  au  sien ,  et  uu  petit  hom- 


me ,  porteur  d'une  bosse  prodigieusement 
saillante,  parut  sur  le  balcon.  Une  grille 
mitoyenne  séparait  Arsène  et  le  bossu  ;  ce- 
lui-ci ,  apercevant  son  voisin  à  travers  les 
barreaux  ,  s'écria  de  cette  voix  stridente  et 
nasale  |)arliculière  aux  gens  de  sa  tournure  : 

—  Eh  quoi  1  monsieur,  c'est  vous  ?  Par- 
dieu  !  vous  m'étonnez  !  je  vous  croyais  mort! 
A  telles  enseignes  que  ce  matin  je  songeais 
à  m'inlormer  si  votre  appartement  était  dis- 
ponible, et  si  je  pouvais  le  prendre,  car  je 
le  crois  plus  commode  que  le  mien. 

—  Désolé ,  monsieur,  de  contrarier  vos 
projets  de  déménagement  ! 

—  Que  dites  vous  donc  là,  mon  cher  voi- 
sin ?  Je  suis  enchanté,  moi,  de  vous  trouver 
en  vie.  D'ailleurs,  je  vous  l'avouerai,  j'au- 
rais éprouvé  quelque  répugnance  à  m'éta- 
blir  dans  un  logis  vacant  pour  cause  de  dé- 
cès. Que  voulez-vous!  Je  suis  ainsi  bàli ,  et 
je  ne  puis  me  défendre  de  certaines  idées 
supersitieuses  ;  cela  tient  moins  à  la  faiblesse 
de  l'esprit  qu'à  la  délicatesse  du  système 
nerveux;  mais  je  suis  sûr  que  chez  vous  j'au- 
rais fait  de  mauvais  rêves. 

—  Eu  ce  cas  je  m'estime  heureux  de  vous 
avoir  évité  ce  désagrément. 

• — Vous  êtes  trop  bon,  en  vérité...  Mais 
vous  avez  été  au  plus  mal,  n'est-ce  pas? 
Dernièrement,  c'était,  je  crois,  le  huit  du 
mois... ,  attendez  donc... ,  oui,  le  huit,  j'al- 
lais à  un  rendez-vous  à  Saint-lloch ,  une  af- 
faire de  sentiment...  En  remettant  ma  clé 
chez  le  concierge ,  il  me  dit  :  «  Nous  aurons 
probablement  un  enterrement  demain  ou 
après-demain  dans  la  maison.  — Vraiment! 
répondis-je.  ■ —  Oui ,  reprit-il ,  votre  voisin , 
M.  Arsène ,  qui  est  très  bas  et  qui  ne  peut 
passer  la  journée.  —  Pauvre  jeune  homme  ! 
m'écriai-je.  —  Ce  sera  ennuyeux  tout  de 
même  pour  vous,  reprit-il ,  car  vous  n'aimez 
pas  à  être  réveillé  de  bonne  heure  ,  et  de 
votre  lit  vous  entendrez  clouer  la  bière.  » 
Ce  propos  me  fit  frémir,  si  bien  qu'en  ar- 
rivant à  mon  rendez-vous  la  personne  ne 
put  s'empêcher  de  s'écrier  :  Dieu  !  Amédée, 
que  vous  êtes  pâle  ! 

— 11  est  vrai,  mon  cher  monsieur  Amédée, 
que  j'ai  couru  de  grands  dangers.  On  a  dé- 
sespéré de  mes  jours;  mais  grâce  au  ciel  et 
aux  médecins ,  me  voilà  mieux. 

—  Passe  pour  le  ciel  ;  mais  les  méde- 
cins, ne  m'en  parlez  pas,  ce  sont  tous  des 
iguorans  et  des  charlatans.  Croiriez- vous, 
monsieur,  qu'ils  m'ont  sounds  à  un  traite- 
ment de  dix-huit  mois  pour  mon  infirmité  et 
que  j'ai  dépensé  plus  de  mille  écus  sans  ob- 
tenir le  moindre  résidtat  ?  Ces  gens-là  ne 
demandent  que  plaies  et  bosses,  et  ils  se 
garderaient  bien  d'inventer  des  remèdes 
pour  guérir  les  maladies  et  prévenir  les 
morts  qui  les  font  vivre. 

—  Vous  êtes  sévère  pour  la  médecine, 
mon  cher  voisin. 

—  Je  suis  juste,  voilà  tout.  Combien  de 
temps  votre  médecin  vous  a-t-il  tenu  entre 
ses  griffes  ? 

—  Voilà  six  mois  que  je  n'ai  quitté  ma 
chambre. 

—  Cela  vous  coûtera  gros  !  Et  vous  n'êtes 
pas  éclairé  sur  le  système  de  nos  docteurs? 
Le  vôtre  a  fait  durer  la  chose  ;  en  vous  en- 
treprenant il  s'était  dit  :  Voilà  une  bonne 
maladie  qui  doit  me  rapporter  cent  louis,  et 
le  double  à  l'apothicaire  qui  me  fait  des  re- 
mises sur  le  prix  de  ses  drogues. 


—  Mon  médecin  est  en  même  temps  mou 
ami ,  et  je  ne  parviendrai  sans  doute  pas  à 
lui  faire  accepter  le  prix  de  ses  soins  et  de 
son  dévoijment. 

—  Alors  vous  êtes  dans  une  position  par- 
ticulière ,  dans  un  cas  exceptionnel  ;  n'en 
parlons  plus.  Vous  êtes  sauvé ,  voilà  l'essen- 
tiel; le  soleil  du  printemps  achèvera  de 
vous  rétablir,  et,  croyez-moi,  le  soleil  est 
plus  habile  que  tous  les  docteurs  du  monde, 
sans  excepter  votre  ami. 

—  Je  n'ai  jamais  contesté  le  mérite  du 
soleil,  mon  cher  voisin;  et  si  je  le  faisais  en 
ce  moment,  ce  serait  plus  que  de  l'aveugle- 
ment ,  ce  serait  de  l'ingratitude. 

—  Un  des  vices  les  plus  honteux  de  l'hu- 
manité et  malheureusement  aussi  un  des 
plus  communs  !  Q)uant  à  moi  je  n'ai  pas  ou- 
blié les  petits  services  du  bon  voisinage  que 
vous  m'avez  quelquefois  rendus.  J'aurais 
suivi  voire  convoi  jusqu'au  cimetière;  et  Je 
me  félicite  d'avoir  conservé  un  voisin  ai- 
mable, obhgeaut  et  discret.  J'appuie  sur  ce 
dernier  mot,  parce  que  je  réclamerai  dès 
aujourd'hui  votre  discrétion ,  au  sujet  de 
cette  petite  fenêtre,  au  cinquième  étage  , 
vis-à-vis  de  notre  balcon. 

—  Comment  !  monsieur  Amédée ,  vous 
êtes  amoureux  ? 

■ —  Perpétuellement,  depuis  ma  plus  ten- 
dre adolescence  jusqu'à  ce  jour. 
■ —  Amoureux  d'uue  grisette  ? 

—  Pourquoi  pas?  cela  m'est  arrivé  plus 
d'une  fois;  mais  en  cette  occasion  il  ne  s'a- 
git pas  d'une  grisette.  La  personne  est  dans 
les  chœurs  de  l'OpéraComique. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr  ? 

—  Je  me  flatte  d'être  assez  avancé  pour 
cela.  Mais,  j'y  songe!...  Il  y  a  six  mois  ,  en 
effet,  c'est-à-dire  du  temps  où  vous  viviez, 
une  petite  brodeuse  logeait  là.  Histoire  an- 
cienne! Nous  avons  eu  de  singulières  révo- 
lutions en  face  de  chez  nous ,  mou  cher, 
pendant  que  vous  n'étiez  plus  de  ce  monde. 

—  Contez-moi  donc  ces  aventures? 

■ — Volontiers.  Voulez-vous  que  je  prenne 
la  maison  de  bas  eu  haut?  Le  premier  a  ma- 
rié sa  fille. 

—  Je  devine,  avec  un  petit  jeune  homme. 

—  Vous  n'y  êtes  pas;  avec  un  vieux  pair 
de  France  ,  et  la  famille  est  allée  demeurer 
au  faubourg  Saint-Germain;  nous  avons  à  la 
place  un  spéculateur  de  la  bourse,  qui  a  ga- 
gné trois  millions  dans  les  chemins  de  fer 
imaginaires. 

—  Montons  au  second.  Que  sont  devenus 
le  baron  et  la  baronne? 

—  Ici  les  choses  se  compliquent,  le  dandy 
du  troisième  s'est  rangé,  il  a  renoncé  aux 
Intrigues  d'Opéra,  il  s'est  fait  ermite  et  a 
mené  de  front,  sans  sortir  de  chez  lui,  deux 
passions  :  —  Passion  du  grand  monde  pour 
la  baronne,  et  passion  d'étudiant  pour  la 
grisette  du  cinquième.  La  grande  dame  et  la 
petite  fille  ont  écouté  le  galant;  la  guerre 
s'est  déclarée  entre  les  deux  rivales,  et  dans 
un  moment  de  colère  Juliette  a  fait  au  baron 
une  révélation  terrible.  L'honnête  mari  , 
après  avoir  mesuré  toute  l'étendue  de  sou 
malheur,  est  parti  pour  Vienne. 

• —  Et  la  baronne? 

■ —  La  baronne  aussi.  Ils  sont  partis  en- 
semble. Ces  vieux  jaloux  n'en  font  pas  d'au- 
tres. Quant  au  dandy,  on  a  saisi  ses  meubles 
et  il  est  allé,  dit-on,  à  Alger.  Juliette  vient 
d'ouvrir   un    magasin  de  modes  dans   la 


411 


Chaussée-d'Antin.  Maintenant  le  second  est 
habité  par  un  député,  et  le  troisième  par  un 
dentiste...  Affreuse  variété  de  l'espèce  mé- 
dicale I 

—  Ainsi  de  tout  notre  vis-à-vis,  nous  n'a- 
vons conservé  que  le  chef  de  bureau  du 
quatrième  et  le  savant  du  cinquième  étage  ? 

—  Le  savant ,  mon  ami ,  moins  heureux 
que  vous,  est  allé  là  où  toute  science  est  inu- 
tile; le  chef  de  bureau  et  sa  femme  ont  dé- 
ménagé, chacun  de  son  côté  :  ils  plaident  en 
séparation. 

—  Ce  dernier  trait  est  celui  qui  m'étonne 
le  plus. 

—  Au  quatrième  demeure  à  présent  une 
famille  de  bonnetiers  retirés  du  commerce  , 
et  au  cinquième  le  savant  a  été  remplacé  par 
un  musicien. 

Quittez  le  monde  pendant  six  mois,  ajouta 
le  bossu  qui  était  philosophe ,  et  vous  trou- 
verez en  y  rentrant  des  milliers  de  révolu- 
tions pareilles.  Bien  d'autres  surprises  vous 
sont  encore  ménagées  sans  doute ,  et  à  cha- 
que pas  que  vous  allez  faire  en  sortant  de 
chez  vous  ,  vous  rencontrerez  de  ces  chan- 
geniens  de  position  et  de  fortune.  La  poli- 
tique seule  n'a  pas  varié  pendant  votre  ab- 
sence, sauf  quelques  mannequins  rais  à  la 
place  de  quelques  autres.  Je  voudrais  comme 
vous  avoir  été  six  mois  malade  et  presque 
mort,  pour  jouir  ensuite  du  plaisir  et  des 
étonnemens  de  la  résurrection.  Si  Dieu  vous 
accordait  l'accomplissement  d'un  souhait, 
quel  qu'il  fût,  vous  seriez  peut-être  bien 
embarrassé.  Moi  je  lui  demanderais  de  vivre 
un  mois  tous  les  dix  ans  jusqu'à  la  fin  du 
monde.  —  C'est  là  le  plus  magnifique  des 
vœux  impossibles  que  forme  dans  ses  rêves 
l'imagination  d'un  curieux. 

EUGÈI^E  GUIMOT. 


DEUX  PORTRAITS  DU  SALON. 


I. 

Si  votre  attention  s'est  portée  sur  les  mi- 
niatures exposées  celte  année  au  salon  du 
Louvre,  vous  avez  pu  remarquer,  vers  le  mi- 
lieu de  la  grande  galerie,  dans  l'embrasure 
de  la  cinquième  fenêtre  à  gauche ,  deux  pe- 
tites figures  de  vingt  lignes  de  diamètre,  en- 
fermées dans  le  même  cadre  d'ébène.  Ces 
deux  ivoires  ne  portent  qu'une  initiale  pour 
signature  et  représentent  un  jeune  homme  et 
une  jeune  femme  qui  se  regardent.  Le  jeune 
homme,  aux  traits  duquel  vous  reconnaîtrez 
peut-être  une  de  nos  célébrités  littéraires,  a, 
dans  toute  sa  blonde  tête,  un  caractère  de  vi- 
vacité extrême,  et,  dans  son  regard  fixé  mal- 
gré lui,  l'expression  d'une  ardeur  incon- 
stante. Le  visage  de  la  jeune  femme,  au  con- 
traire ,  est  empreint  d'une  douceur  et  d'un 
calme  angélique.  Sur  son  front  ouvert,  en- 
cadré de  nattes  brunes  et  luisantes ,  on  voit 
que  le  moindre  orage  ne  pourrait  passer  sans 
le  courber  et  le  flétrir,  et  son  œil  est  arrêté 
sur  celui  de  son  compagnon  avec  tant  de 
confiance  et  de  bonheur,  ([u'il  semble  ne 
devoir  s'en  détourner  que  lorsciue  la  mort  le 

fermera Si  vous  considérez  loiiKiicinent 

ces  deux  peintures,  vous  pressentirez  malgré 
vous  qu'elles  cachent  uni;  lentire  énigme,  et 
vous  serez  désolés  de  n'en  pas  entrevoir  le 
mot  dans  la  banale  désignation  du  livret. 


C'est  que  ce  mot  serait  toute  une  histoire 
d'aEMOur,  qui  n'a  point  été  confiée  à  messieurs 
du  jury,  et  que  nous  ne  pouvons  raconter 
ici  nous-mêmes  qu'en  imitant  la  discrétion 
du  peintre  et  du  livret. 

IL 

En  homme  qui  s'occupe  d'art  par  goût  et 
par  état,  le  journaliste  Edouard  S...  se  pro- 
menait l'été  dernier,  dans  la  vieille  galerie 
du  Louvre.  C'était  un  de  ces  jours  sacrés  ré- 
servés aux  artistes,  et  une  vingtaine  de  jeunes 
gens  et  de  jeunes  femmes  peignaient  silen- 
cieusement à  leurs  chevalets.  Sensible  à  la 
beauté  réelle  autant  qu'à  la  beauté  peinte  , 
S...  jetait  de  rapides  coups-d'œil  aux  jolies 
travailleuses.  L'aspect  de  l'une  d'entre  elles 
l'arrêta  soudain  dans  sa  course,  et  une  ex- 
clamation involontaire  expira  sur  ses  lèvres. . . 
L'admiration  non  moins  que  la  surprise  lui 
avait  arraché  cette  exclamation,  car  il  avait 
devant  lui  une  de  ses  apparitions  célestes  qui 
viennent  deux  ou  trois  fois  par  siècle  rappe- 
ler la  beauté  à  la  terre. . . 

Figurez-vous,  en  effet,  ce  que  vous  avez 
rêvé  de  plus  divin,  quelque  chose  comme  les 
créations  des  anciens  maîtres  de  la  grande 
peinture,  et  vous  aurez  une  idée  de  la  femme 
incomparable  qui  plongeait  notre  journaliste 
en  extase...  Sans  remarquer  ce  que  son  at- 
tention avait  de  liardi,  sans  remarquer  même 
le  regard  timide  par  lequel  on  le  lui  faisait 
observer,  il  resta  immobile  et  muet  comme 
devant  un  tableau,  et  caressa  d'un  œil  ravi 
cette  figure  idéale.  Sa  première  pensée,  toute 
chaste  et  toute  pour  l'art,  fut  de  chercher 
dans  ses  souvenirs  à  quoi  ressemblaient  tant 
de  charmes...  Les  madones  de  Raphaël  et 
du  Titien,  les  plus  belles  têtes  de  Velasquez 
et  de  Rubens  défilèrent  dans  son  imagination 
enchantée;  mais  ce  fut  la  Jocojw/e  de  Léo- 
nard de  Vinci  qui  vint  s'y  fixer  après  toutes 
les  autres. 

L'inconnue,  effectivement,  rappelait  la 
Belle  •/(Jco;u/e(l)  d'une  manière  frappante, 
et  cette  particularité  put  d'autant  moins 
échappera  S...  que  l'occupation  de  la  jeune 
artiste  la  lui  confirma  aussitôt.  Son  pupitre 
était  dressé  précisément  devant  le  tableau 
(le  la  Utile  Joconde ,  et  c'était  la  Belle  Jo- 
conde  même  qu'elle  copiait  en  miniature. 

Cet  acte  de  coquetterie  naïve  lit  sourire 
le  journaliste,  et  une  seconde  i)ensée,  moins 
artistique  que  la  première,  vint  se  mêler, 
malgré  lui,  à  son  admiration... En  reconnais- 
sant une  terrestre  créature  dans  son  appari- 
tion angélique ,  il  ne  trouva  en  lui-même 
qu'un  faible  mortel,  et  c'est  alorsqu  il  sentit 
son  inconvenance,  de  môme  que  le  danger 
de  sa  position. 

—  Eloignons-nous  de  cette  vision  char- 
mante, se  dit-il  philosophiquement,  car  les 
yeux  sont  les  fenêtres  de  l'iline,  suivant  le 
prophète,  et  une  tentation  coupable  est  bien- 
tôt entrée  par  les  fenêtres. 

Il  jeta  un  regardexpressifàla  jeune  femme 
et  reprit  sa  promenade.  Mais,  évitant  lécueil 
de  façon  à  le  retrouver,  il  gagna  le  fond  de 
la  galerie  au  lieu  de  tourner  sur  ses  talons, 
et  se  mil  dans  l'obligation  de  revoir  l'artiste 
en  repassant  forcément  auprès  d'elle.  Il  le 

(i)  Monn,i  Lisa,  foninie  du  Florenlin  l'ianccsco  Hel 
(lidconilo,  l'I  la  iiliis  célèlin-  biMulc-  ilu  l.V  siècle, 
dont  imil  le  momlo  a  vu  le  portrait,  chpl-d'iruvrc  de 
Léonard  de  Viiici,  sous  le  iiuuiero  lU9o,  dan.<  la  vieille 
paierie  du  Louvre. 


fit  de  manière  à  examiner  son  ouvrage,  et  y 
trouva  une  perfection  qui  l'étonna. 

—  Diable  !  pensa-t-il  en  retombant  sous 
le  charme,  autant  de  talent  et  de  beauté 
réunis! 

Et  une  troisième  pensée  de  curiosité,  cette 
fois,  vint  compliquer  son  admiration  d'un 
nouvel  intérêt. 

—  Il  faut  que  je  sache  quelle  est  cette 
femme,  se  dit-il,  tandis  quelle  rougissait 
jusqu'aux  yeux  de  se  sentir  observée. 

S...  passa  dix  fois  derrière  elle,  se  deman- 
dant comment  il  pourrait  la  connaître;  et  se 
persuadant  que  ce  désir  était  sans  consé- 
quence, il  se  monta  si  bien  la  tête  qu'il  allait 
l'aborder,  sous  un  prétexte  adroit ,  lorsqu'il 
se  sentit  arrêté,  à  deux  pas  du  but,  par  une 
main  qui  tomba  sur  son  épaule..  Il  tressaillit 
comme  rappelé  au  devoir  et  reconnut  ua 
sien  ami,  heureux  de  le  rencontrer...  C'était 
un  de  ces  artistes  méconnus  et  vagabonds 
qui  passent  leur  vie  à  ne  pas  se  faire  la  barbe, 
et  qui,  une  fois  accrochés  à  un  bras,  ne  le 
lâchent  plus. 

—  O  race  indestructible  des  fâcheux  !  se 
dit  Edouard,  abjurant  un  remords  passager 
pour  le  sentiment  de  son  déplaisir. 

Il  promena  toutefois  cet  acolyte,  de  façon 
à  ne  pas  quitter  des  yeux  la  jeune  femme,  et 
il  la  vit.  au  bout  d'une  demi-heure,  plier 
son  pupitre  et  se  retirer.  Dirigeant  alors  soq 
ami  dans  le  même  sens  qu'elle,  il  la  suivit  in- 
directement du  Louvre  à  la  rue  de  Beaune  , 
et,  après  avoir  remarqué  le  numéro  de  soq 
hôtel,  il  se  laissa  aller  à  la  merci  du  flâneur. 

Où  ils  allèrent  et  ce  (lu'ils  se  dirent .  cela 
ne  vous  importe  pas  plus  qu'à  nous-mêmes; 
les  derniers  mots  de  leur  entrelien  seulement 
vous  révéleront  une  particularité  importante. 

--  A  propos,  dit  l'artiste  au  journaliste  en 
le  quittant,  comment  se  porte  ta  femme  ? 

—  Très  bien,  mon  cher ,  je  suppose,  car 
elle  est  à  Meudon  depuis  cinq  jours. 

. —  Le  mari  à  la  ville  el  lu  femme  à  ta 
campagne,  reprit  l'autre ,  qui  ne  se  doutait 
guère  de  la  portée  de  cette  allusion. 

—  C'est  cela,  répondit  Edouard  souriante  t 
rougissant  à  la  fois. 

ruis,  pour  aller  du  Carrousel  chez  lui,  rue 
de  la  Chaussée-d'Antin,  il  se  trompa  lelle- 
nient  de  route  qu'il  repassa  par  la  rue  de 
Beaune... 

IIL 

Ainsi  notre  journaliste  était  marié,  et  voilà 
le  secret  de  son  honnête  hésitation!  .Mais  non 
seulement  il  était  marié  ,  le  mallieureux!  il 
avait  encore  la  meilleure  et  la  plus  jolie  des 
femmes.  Nous  ajouterons  même  qu'il  l'aimait 
de  bon  cœur,  tout  en  se  laissant  prendre  si 
vite  aux  charmes  d'une  autre;  et  cette  con- 
tradiction apparente  s'expliquera  par  le  ca- 
ractère et  la  position  d'Edouard.  D'abord, 
son  caractère  était  d'une  telle  inconsistance 
que  sa  raison  ne  suflisait  pas  à  lui  servir  de 
contrepoids,  .loignez  à  cette  mohilitéextréme 
une  imagination  inflammable .  et  vous  com- 
prendrez l'effet  produit  sur  une  telle  nature 
par  la  phénoménale  apparition  du  Louvre. 
.Mais  c'est  surtout  la  position  de  S...  qui 
causait  la  légèreté  de  sa  conduite.  Seul  pour 
la  première  fois  à  Paris,  après  plusieurs  an- 
nées do  ménage,  il  ne  sav.tit  où  épancher  le 
trop  plein  de  sou  <me  incompatible  avec  la 
méditation  et  la  rêverie.  Si  sa  founno  eût  été 
près  de  lui,  il  n'eût  pas  même  songé  à  se  de- 


412  — 


tourner  d'cWe;  nuis  au  papillon  séparé  de 
sa  fleur,  il  fallait  une  autre  fleur  à  pour- 
suivre. 

Edouard  poursuivit  donc  la  belle  niconnue, 
s'excusant  et  se  blâmant  tour  .'i  tour,  et  les 
ilivers  romans  (pi'il  avait  bâtis  sur  elle  se  ré- 
duisirent bientôt  à  l'Iiistoire  que  voici.  Or- 
plieline  de  père  et  de  mère,  à  l'âge  de  vingt- 
irois  ans.  Mlle  Charlo.te  de  T...  n'avait  que 
son  talent  pour  vivre  et  soutenait  une  pauvre 
sœur  sourde  et  niuftte  à  qui  elle  faisait  par- 
tager son  bumble  demeure.  Elle  s'était  livrée 
à  la  miniature,  comme  au  genre  le  plus 
prompt  et  le  plus  faeile.  et  elle  était  arrivée 
à  une  telle  perfection  dans  le  portrait ,  que 
son  mérite  commençait  â  percer  de  lui-même. 
Toute  sa  vie,  d'ailleurs,  était  partagée  en 
deux  parties  :  la  moitié  pour  le  travail  et 
l'autre  moitié  pour  sa  sœur. 
IV. 


Cette  histoire  était  simple  mais  toucliante, 
et  linlérôt  qu'elle    inspira  au  journaliste 
l'aida  à  prendre  le  change  sur  sesseutimens. 
Il  s'introduisit  chez  Aille  de  T...  sous  pré- 
texte de  lui  commander  son  portrait ,  et , 
comme  sous  le  faux  nom  de  Léonard  qu'il 
prit,  il  se  donna  pour  un  célibataire  sans  fa- 
mille, il  lui  fui  déclaré  qu'on   n'irait  point 
chez  lui,  mais  que  lui-même  viendrait  poser 
chez  les  deux  sœurs....   Il  se  soumit  sans 
l)einc  à  une  conditiou  qu'il  avait  provoquée, 
et  tous  les  trois  jours  à  II  heures  Use  ren- 
dit à  la  rue  de  lieaune.  Dans  ces  séances,  qui 
furent  de  véritables  tèle-à-lète,  ou  conçoit 
ce  que  devint  le  modèle  en  face  du  peintre. 
Edouard  s'exalta  d'autant  plus  qu'il  ht  bien- 
tôt une  nouvelle  découverte.  La  belle  Char- 
lotte possédait  une  âme  aussi  admirable  que 
sa  ligure,  et  la  supériorité  de  sou  esprit  était 
à  la  hauteur  de  son  courage.   De  la.   facile 
échange  de  senlimens  et  de  pensées  dans  le- 
quel le  journaliste  exerça  l'ascendant  de  l'in- 
telligence. L'artiste  ne  put  voir  sans  émotion 
grandir  et  s'élever  devantelleimiuconuu  qui 
l'afaitollensée  du  premier  regard  et  qu'elle 
prenait   pour   un    amoureux   vulgaire.    Les 
prestiges  que  le  prétendu  Léonard  emprunta 
de  jour  en  jour  à  Edouard  S...,  empruntè- 
rent eux-mêmes  une  double  puissance  à  l'ef- 
fet infaillible  de  la  surprise,  ei  Mlle  de  T.... 
reçut  bientôt  des  iuipressions  d'autant  plus 
l)rofondes  qu'elle  n'avait  pas  admis  d'abord 
la  nécessité  de  s'en  garantir.  Le  journaliste 
cependant  sentit  l'impossibilité  de  lui  parler 
d'amour.  L'amour  ne  pouvait  s'iniroduire 
dans  cette  âme  lière  et  naïve  que  par  des 
progrès  insensibles,  et  en  quelque  sorte  in- 
cognito. A  plus  forte  raison  ,  ses  manifesta- 
lions  devaient-elles  être  délicates,  et  c'est  ce 
qui  insi)ira  a  Edouard  l'expédient  que  voici. 
(^)uand  il  vit  son  portrait  toucher  à  sa  lin 
et  le  prétexte  de  ses  visites  près  de  cesser, 
il  tourna  son  attenlion  vers  la  miniature  de 
la  belle  Joconde  qui  était  suspendue  dans 
l'atelier  de  l'artiste.  Grâce  aux  légères  mo- 
dilications  ([ui  avaient  complété  la  ressem- 
blance ,  cette  miniature  pouvait  s'appeler  la 
belle  Charlotte,  et  le  journaliste  en  sollicita 
tendrement  une  copie,  convaincu  que    la 
portée  de  cette  faveur  serait  innuense... 

Mlle  de  T...  rougit  et  trembla  à  cette 
demande,  et  fut  aussi  embarrassée  de  s'y 
refuser  que  de  s  y  renilre.  .S'y  refuser,  en 
effet,  c'était  eu  accepter  la  tendre  siguifi- 
ciitiou}  s'y  rcudic,  c'était  répoudre  ii  un 


aveu  par  un  autre...  Efl'rayée  de  cette  per- 
plexité qui  lui  révélait  l'état  de  son  âme, 
elle  prit  le  parti  de  reculer  le  péril  en  se 
dispensant  de  répondre,  sans  songer  qu'elle 
fournissait  ainsi  à  Léonard  le  plus  doux  pré- 
texte d'insistance... 

Il  insista  ell'ectivemenl.  et  avec  une  ardeur 
si  discrète  ,  qu'il  obtint  un  de  ces  consente- 
meusnmelsqui  valent  mieux  qu'une  parole.. . 


Mlle  de  T...  en  était  là,  prête  à  fermer  les 
yeux  sur  un  danger  séduisant  lorsqu'un  in- 
cident inattendu  vint  les  lui  ouvrir,  et  jeta 
une  lumière  terrible  sur  sa  position. 

Le  matin  même  où  elle  se  mettait  à  repro- 
duire sa  propre  image,  une  jeune  et  jolie 
dame  entra  dans  son  atelier.  Adressée  à  elle 
sur  sa  réputation,  cette  dame  venait  lui  com- 
mander un  travail  im|)ortant. 

._  C'est  ce  portrait  dont  je  désirerais  une 
copie,  dit-elle,  en  montrant  une  miniature 
encadrée  sur  une  boite  d'or. 

Mlle  de  T...  frémit  des  pieds  à  la  tète... 
Elle  avait  reconnu  Léonard. 

—  Cette  ligure  est  celle  d'un  de  vos  pa- 
reus,  madame;'  demanda-t-elle  d'une  voix 
aussi  tremblante  <iue  la  question  pouvait 
sembler  hardie. 

La  jeune  fenuue  n'y  vit  qu'une  curiosité 
naïve  et  répondit  eu  souriant  :  C'est  le  por- 
trait de  mou  mari. 

—  Ah  !  de  votre  mari  1  fit  l'artiste  frappée 
au  cœur  ? 

Elle  fut  obligée  de  s'asseoir  en  se  détour- 
nant |)our  cacher  la  pâleur  de  sou  visage. 
Puis  feignant  île  considérer  la  miniature  et 
sadressanl  à  la  jolie  visiteuse  sans  la  regar- 
der : 

—  Ouau'l  voulez-vous  avoir  cette  copie, 
madame:'  demauda-t-elle  avec  un  pénible 

effort. 

—  Dans  (juinze  jours,  mademoiselle  ;  c'est 
pour  une  époque  de  rigueur...  ,1e  viendrai 
vous  voir  deux  ou  trois  fois  d'ici  là,  alin  de 
vous  douner  (pielques  conseils  indispensa- 
bles... car  n'ayant  point  l'original  sous  les 
yeux,  vous  pourriez  vous  écarter  iuvoloulai- 
rement  de  la  ressemblance. 

—  J'espère  (lue  vous  n'aurez  pas  à  vous 
en  plaindre,  madame,  répondit  l'artiste 
d'une  voix  étouffée. 

Et  elle  lit  une  demi-révérence  à  la  jeune 
femme,  qui  lui  dit  au  revoir  en  lui  laissant 
sa  carie. 

Mlle  de  T...  lut  sur  cette  carte  le  nom  de 
Mme  Edouard  S...,  et,  reconnaissant  à  ce 
nouveau  signe  combien  elle  était  trompée, 
cacha  sa  ligure  dans  ses  deux  mains  et  se  mit 
à  fondre  en  larmes... 

Une  heure  après  cependant  elle  se  releva 
forte  et  calmée...  Elle  prit  le  portrait  qu'elle 
avait  fait  d'Edouard,  et  le  compara  froide- 
ment à  celui  de  la  boîte.  Puis,  souriant  avec 
amertume  à  l'un  et  à  l'autre,  elle  parut  com- 
biner quelque  grande  vengeance... 


VL 


Pendant  les  six  jours  qui  suivirent,  S...  fut 
reçu  comme  de  coutume  chez  Mlle  de  ï... 
Le  septième  jour,  la  jeuue  dame  revint,  et 
jeta  un  cri  de  surprise  à  la  vue  du  travail  de 
l'artiste  : 

—  Ah  1  mon  Dieu,  madeiuoiselle  ! 

—  Eh  bien  1  madame  ? 

—  ■\'olre  ouvrage  csl  déjà  aussi  avancé  ! 


—  Il  est  presque  terminé,  en  effet. 

—  En  si  peu  de  jours  !  c'est  presque  in- 
concevable. 

—  J'y  ai  cependantpeu  travaillé,  madame. 
J'ai  eu  le  bonheur  d'être  bien  inspirée... 

—  Inspirée  est  le  mot,  mademoiselle  !  car 
voici  que  je  remarque  encore  une  chose  pro- 
digieuse. 

—  Comment  donc? 

. —  Vous  ne  pouvez  vous  rendre  compte  de 
cela,  et  je  vais  bien  vous  étonner. 

—  Voyons. 

~  Les  changemens  que  vous  vous  êtes  per- 
mis de  faire  à  la  disposition  de  la  tète  et  de  la 
coiffure,  au  lieu  de  gâter  votre  travail  l'ont 
tellement  perfectionné,  que  la  copie  se 
trouve  plus  resemblante  que  le  modèle,  et 
que  vous  n'eussiez  pu  mieux  faire  devant 
l'original  lui-même. 

Ah  !  dit  l'artiste  avec  une  douce  ironie,  je 
suis  enchantée  de  cette  heureuse  rencontre. 

—  Dites  de  ce  miracle,  mademoiselle  !  s'é- 
cria la  jeune  femme;  car  c'est  un  miracle  en 
vérité... 

—  Miracle  soit,  madame.  L'essentiel  est 
que  vous  soyez  satisfaite. 

—  Satisfaite?  je  suis  ravie  !...  etje  ne  sau- 
rais jamais  vous  payer  un  ouvrage  aussi  ines- 
timable... La  meilleure  récompense  que  je 
puisse  vous  offrir  est  de  vous  faire  juge  du 
bonheur  que  je  vais  vous  devoir. 

En  parlant  ainsi,  dans  sa  joie  confiante, 
Mme  S...  s'assit  familièrement  devant  le  pu- 
pitre de  l'artiste,  tandis  que  celle-ci  feignait 
de  travailler  pour  se  donner  une  contenance, 
et  lui  raconta  dans  le  plus  grand  détail  tout 
le  petit  i)rojet  qu'elle  avait  formé.  Reléguée 
à  Meudou,  chez  sa  belle-mère,  et  ne  venant 
à  Paris  ((u'une  fois  par  semaine,  elle  ne  pou- 
vait vivre  loin  dt^son  mari,  qui  ne  devait  la 
rejoindre  que  dans  deux  mois.  Eu  attendant 
sa  ])résen(:e,  elle  voulait  du  moins  avoir  sou 
image,  et  elle  avait  emprimté  à  sa  mère  le 
portrait  qu'elle  faisait  copier  à  Mlle  de  T... 
Elle  n'avait  point  conlié  ce  dessein  à  Edouard, 
parce  qu'elle  comptait  lui  en  faire  une  douce 
surprise,  et  elle  lui  réservait  cette  surprise 
pour  l'anniversaire  de  leur  mariage  qui  de- 
vait avoir  lieu  dans  quinze  jours... 

Tout  cela  fut  conté  par  la  jeune  dame  avec 
un  abandon  charmant, et  écouté  par  l'artiste 
avec  une  attention  douloureuse.  Mlle  de  T.. . 
ne  quitta  pas  des  yeux  Mme  S...  tant  que 
celle-ci  lui  ouvrit  sou  ame,  et  elle  sembla 
même  s'étudier  à  la  retenir,  malgré  tout  le 
mal  que  lui  faisaient  ses  conffdences...  Pa- 
reille séance  se  renouvela  huit  jours  après, 
et  les  deux  femmes  se  quittèrent  bonnes 
amies. 

Le  journaliste,  de  son  côté,  n'avait  pas 
perdu  son  temps...  Pressant  de  plus  en  plus 
la  belle  et  tendre  artiste,  il  avait  obtenu  la 
promesse  formelle  de  la  miniature  désirée, 
et  il  rêvait  déjà  au  doux  échange  de  son 
propre  portrait  contre  celui  qu'il  n'appelait 
plus  autrement  que  la  i>clle  Charlotte... 
On  ne  parlait  point,  en  effet,  de  se  défaire 
du  premier,  et  un  jour  lui  fut  assigné  enhn 
pour  recevoir  le  second!... 


VIL 

Avec  quel  empressement  .S...  courut  ce 
jour-là  rue  de  IJeaune  :  vous  pouvez  vous  le 
figurer  sans  peine  en  vous  supposant  à  sa 
place;  mais  ce  que  vous  Imaginercïl  moins 


—  413  — 


facilement  peut-être,  c'est  la  surprise  qui 
ratteiulait  à  la  porte  de  l'hôtel. 

Le  concierge  l'arrêla  au  passage,  et  lui  ilit 
que  Mlle  de  T...  n'était  pas  visible;  puis  il 
lui  remit  un  petit  paquet  caclielé,  qu'il  ou- 
vrit en  frémissant  d'impatience.  Ce  paquet 
contenait  un  portrait  et  une  lettre.  S...  dé- 
couvrit d'abord  le  portrait  ;  c'était  celui  de 
sa  femme  !... 

11  passa  une  main  sur  son  front,  comme  un 
liomine  qui  sort  d'un  rêve,  et  lut  d'un  œil 
troublé  les  ligues  suivantes,  que  contenait 
le  billet  de  la  jeune  artiste  : 

«  Voici  le  seul  portrait  que  M.  Edouard 
»  S...  doive  attendre  de  Mlle  de  T...  En  re- 
y>  cevant,  demain,  de  Mme  S...  le  vôtre  fait 
»  par  moi,  vous  apprendrez  comment  j'ai  su 
r>  qui  vous  êtes.  Vous  avez  été  sans  doute 
»  plus  léger  que  coupable,  et  la  Providence 
»  a  daigné  vous  avertir  i^i  temps.  Remerciez- 
»  la,  monsieur,  de  la  femme  admirable  qu'elle 
»  vous  a  donné  ;  demandez  pardon  à  Dieu 
»  d'avoir  failli  en  devenir  indigne;  ne  cessez 
»  jamais  de  l'aimer  comme  elle  vous  aime, 
»  et  oubliez-moi  enlin  comme  je  vous  par- 
»  donne  !...  » 

Le  journaliste  reçut  la  leçon  en  homme 
capable  d'en  profiter,  et  laissa  tomber  sur 
l'image  de  madame  S...  une  larme  de  re- 
pentir sincère. ..  Le  lendemain,  jour  anniver- 
saire de  son  mariage,  il  trouva  à  Meudon  ce 
qui  lui  avait  été  prédit.  Un  récit  naïf  lui  fit 
deviner  ce  qui  s'était  passé  dans  l'atelier  de 
la  rue  de  Beaune,  et  comment  Mlle  de  T... 
avait  pu  faire  le  portrait  de  sa  femme  sans 
que  celle-ci  s'en  aperçut...  Api-ès  avoir  ca- 
ché précieusement  ce  portrait  jus(iu'à  la  fête 
de  madame  S...,  il  le  produisit  alors  en  fa- 
mille, sous  prétexte  de  lui  rendre  la  pareille, 
et  ce  sont  ces  deux  miniatures  que  vous  pou- 
vez voir  au  Salon,  à  la  place  que  nous  avons 
indiquée  en  commençant." 

VIIL 

Mademoiselle  de  T...  jouit  aujourd'hui 
d'une  réputation  égale  à  celle  des  plus  célè- 
bres peintres  en  miniatures;  elle  doit  cette 
réputation  à  un  article  plein  de  justes  éloges, 
publié,  le  mois  dernier,  dans  un  des  pre- 
miersjournaux  de  Paris.  Si  vous  désirez  con- 
naître l'auteur  de  cet  article,  allez  aux 
vieilles  galeries  du  Louvre  quand  elles  seront 
redevenues  libres.  Vous  y  verrez,  un  jour  ou 
l'autre,  un  jeune  homme  arrêté  devant  le 
tableau  de  la  Belle  Jocoiule;  vous  pourrez 
être  sûr  que  c'est  l'auteur  de  l'arliclc  qui  a 
mis  le  talent  de  Mlle  de  T.. .  ;i  la  mode. 

PlTRE-CHliVALlKR. 


QiK^lqiiCS  détnilw  iiécPoIogiqueH 
sur  Paop. 


Ferdinatul  Pa£r  ,  un  des  plus  savans  , 
des  plus  féconds ,  et ,  après  Rossini ,  l'un  des 
plus  paresseux  mai'stri  de  la  grande  école 
musicale  italienne .  était  né  à  l'arme  ,  en 
1771,  et  non  en  1775,  comme  il  le  disait  lui- 
même,  dans  un  intérêt  de  coquetterie,  quand 
il  arriva  îi  l'dge  que  les  Anglais  appellent 
le  mauvais  câtc  de  la  quarantaine.  Com- 
me tous  les  jeunes  Italiens  qui  se  destinent 
à  la  nuisi(iue ,  Paêr  lit  ses  études  au  sémi- 
n.aire,  et  de  l;"i  passa  au  conservatoire  de  la 
Piéta, oi\  ileut  pour  maître  Gliiretli,  profes- 


seur napolitain.  A  quatorze  ans  ,  Paiir  donna 
à  Venise  son  premier  opéra,  la  Cireé.  Ce 
succès  précoce  lui  valut  une  telle  réputa- 
tion ,  qu'il  fut  aussitôt  demandé  par  les  im- 
pressari  de  Padoue  ,  de  Milan  ,  de  Flo- 
rence ,  de  Rome  et  de  Naples ,  villes  dans 
lesquelles  il  donna  plusieurs  ouvrages  qui 
révélèrent  un  vrai  génie  musical.  Sa  célé- 
brité fixa  sur  lui  l'attention  du  grand  duc  de 
Parme  ,  son  parrain  ,  qui  lui  accorda  une 
pension ,  et  lui  permit  d'aller  à  Vienne  ,  où 
il  donna  plusieurs  ouvrages  d'un  mérite  dis- 
tingué. En  1801 ,  il  remplaça  Nauman  dans 
la  maîtrise  de  Dresde;  ce  fut  là  que  dans  la 
campagne  de  180G  ,  le  trouva  Napoléon  , 
qui  ,  après  la  bataille  d'Iéna ,  l'appela  ,  lui 
et  sa  femme ,  grande  cancatrice ,  à  Berlin  ,  et 
il  les  emmena  l'un  et  l'autre  ,  à  la  suite  du 
quartier-général ,  à  Posen  et  à  Varsovie ,  où 
ils  donnèrent  des  concerts  très  brillans. 

Après  le  traité  de  Tilsitt ,  Paër  fut  attaché, 
avec  une  grande  munificence  ,  au  service  de 
musique  de  la  cour  impériale  ;  il  fut  succes- 
sivement et  tout  à  la  fois  directeur  des  fêtes 
et  spectacles  de  la  cour ,  compositeur  de  la 
musique  de  la  chambre  de  l'empereur ,  maî- 
tre de  chant  de  l'impératrice  Marie-Louise  , 
et  en  1812  directeur  du  Tlié;Ure-ltalien  ,  en 
remplacement  de  Spontini.  Toutes  ces  pla- 
ces lui  assuraient  une  existence  de  plus  de 
soixante  mille  francs  par  an  ,  augmentés  de 
tous  les  avantages  d'une  grande  position  de 
cour.  Après  la  chule  de  l'empereur  ,  sa  for- 
tune éprouva  des  chances  diverses  :  d'abord 
directeur  du  Théâtre-Italien  ,  ensuite  adjoint 
à  Rossini ,  comme  directeur  du  chant;  puis 
professeur  de  composition  au  Conservatoire; 
il  fut  nommé  en  I8I/1  directeur  des  concerts 
de  S.  M.  LouisXVlII,  compositeur  et  accom- 
pagnateur de  la  musique  de  la  chambre  du 
Roi  et  en  1821  directeur  de  la  musique  de  la 
chambre  de  S.  A.  R.  Maoamk,  duchesse  de 
Berry.  Depuis  la  révolution  de  juillet  la  for- 
tune de  Paér  a  été  fort  ébranlée;  de  toutes  ses 
grandeurs  il  ne  lui  restait  qu'une  place  fort 
mesquine  de  directeur  de  la  musique  du  roi 
des  Français  ;  aussi  nous  disait-il ,  il  )  a  quel- 
ques mois ,  en  se  plaignant  de  ses  revers  de 
fortune  :  Mon  cher  ami  ,  depouis  trente 
ans  z'ai  perdu  itcaucoup  ;  quand  zésouis 
arrivé  en  France  z'étais  oune  ronde  , 
pouis  zè  n'ai  plus  valou  qu'oune  blan- 
che, pouis  après  oune  noire,  et  à  présent 
zé  né  vaut  pas  un  demi  soupir.  Le  seul 
dédommageiiient  qu'il  ail  éprouvé  depuis 
1830  ,  c'est  d'avoir  été  nommé  membre  de 
l'Institut  eu  18;il,  à  la  place  de  Catel.  11 
avait  proposé  à  la  reine  Marie- Amélie  de  re- 
constituer la  chapelle ,  mais  on  trouva  sou 
budget  beaucoup  trop  cher  et  on  ne  l'ac- 
cepta pas;  aussi  disait-il  :  Ces  gcns-(à,  ils 
veulent  bien  oune  stiapelle  ,  ma  ils  ne 
voulenl  rien  mettre  à  l'ofrande. 

Paêr  a  comiiosé  un  grand  nombres  d'ou- 
vrages ,  dont  la  plupart  sont  restés  ignorés 
en  France,  malgré  le  succès  qu'ils  ont  obte- 
nu en  Italie  et  en  Allemagne;  ceux  qui  ont 
été  joués  .'i  Paris  sont  :  //  principe  di  Ta- 
renle  ,  la  Cannlla  ,  la  Gri.setda  ,  et  /  Fuo- 
ruscili  di  Firenza  ;  il  a  composé  pour  no- 
tre théâtre  italien  V  Jijnàsc,  et  pour  le  ma- 
riage de  monseigneur  le  duc  de  Berri  ,  la 
Friniavera  Felice  ;  il  avait  donné  au  théâ- 
tre de  la  cour  île  Napoléon  :  .Yn/fia  Pontpi- 
(ius  et  /  liaccanti.  En  ISl.'i .  il  fut  un  des 
musiciens  qui  travaillèrent  â  la  musiijue  de 


V Oriflamme ,  avec  Mehul.  Berton  et  Kreut- 
zer ,  pièce  jouée  à  l'Opéra  et  composée  par 
MM.  Etienne  et  Baour  Lormian ,  et  dans  la- 
quelle les  grands  souvenirs  monarchiques 
étaient  invocjnés  au  secours  de  la  dignité  im- 
périale aux  abois.  Paër  a  composé  pour  10- 
péra-Comique  deux  ou  trois  partitions  plei- 
nes de  verve  et  d'originalité  .  le  Maître  de 
Chapct/e  et  un  Caprice  de  Femme.  Il  était 
(In  petit  nombre  des  compositeurs  qui  réus- 
sissent également  dans  la  musique  sérieuse 
et  dans  la  musique  bouffe  ;  si  le  Far  nientc 
n'eût  pas  été  un  des  bonheurs  de  sa  vie,  il 
eût  produit  un  plus  grand  nombre  d'ouvra- 
ges pendant  les  dernières  années  de  sa  car- 
rière ,  car  sa  facilité  était  très  grande  et  son 
imagination  très  féconde.  Sa  musique  se  dis- 
tingue par  une  expression  vive  et  souvent 
profonde,  et  surtout  par  une  touchante  sen- 
sibilité et  un  grand  sentiment  dramatique. 

Paër  avait  les  qualités  d'un  arstiste ,  mais 
d'un  artiste  italien;  c'était  un  homme  aima- 
ble et  un  homme  d'esprit  et  surtout  un  hom- 
me du  monde  ;  ses  manières  étaient  polies  et 
affectueuses;  il  aimait  à  rendre  service  quand 
cela  ne  lui  donnait  pas  trop  de  peine.  Quel- 
ques personnes  ont  prétendu  que  Paër  était 
l'original  du  signor  Astuccio  du  Concerta 
la  cour  :  c'est  une  médisance  :  il  n'était  pas 
faux ,  il  était  poli,  mais  poli  à  la  manière  de 
Philinte  .  qui  n'est  pas  un  malhonnête  hom- 
me ,  pour  trouver  bons  les  vers  d'Oronte ,  et 
à  tout  prendre ,  dans  les  simples  relations 
sociales ,  on  vivait  plus  commodément  avec 
Philinte  qu'avec  Alceste.  Paër  avait  le  carac- 
tère et  les  qualités  d'un  homme  de  cour  ;  il 
n'aurait  pas  été  plus  flatteur  que  La  Roche- 
Aynion  et  le  maréchal  de  Lafeuillade .  et  ne 
faisait  de  tort  à  personne  quand  il  disait  à 
M.  de  Duras  ,  qui  se  plaignait  d'un  violent 
mal  de  tête  :  Ek!  inoiui^iou  lé  Bouc  .  qui 
est-ce  qui  n'a  pas  mal  de  tête  auzour- 
d'hui?  moi  qui  voui  parle,  z'ai  oune  mi- 
graine de  cordon  bleu. 

Le  plus  bel  éloge  de  Paër ,  c'est  qu'il 
laisse  Ijeaucoup  d'amis .  et  que  pendant  sa 
longue  et  brillante  carrière  ,  il  a  eu  plus 
d'envieux  que  d'ennemis.  Il  a  largement  usé 
de  la  vie ,  car  c'était  ce  qu'on  appelle  un 
homme  de  plaisirs;  aussi  .  depuis  quelques 
années,  était-il  affligé  d'un  grand  nombre 
d'infirmités,  courbé  parla  scialique  et  af- 
faibli par  le  catarrhe  ;  nous  lui  demandions 
il  y  a  a  peine  un  mois  à  lOpéra  quelle  était 
sa  maladie  :  Mon  slicr  ami ,  ;<■'  souis  ma- 
lade d'itre  venou  au  monde  qu<irantc  ans 
trop  tôt  ;  la  vieillesse  est  oune  grande 
dame  qui  né  vient  zamais  sole.  Nous  lui 
primes  la  main,  elle  était  brûlante  ,  son  œil 
était  éteint ,  sa  voix  rauque  ,  nous  le  quittâ- 
mes avec  le  triste  pressentiment  que  nous  le 
perdrions  avant  peu.  j.  t. 

P.  S.  Toutes  les  célébrités  musicales  de 
Paris  s'était  réunies  ce  matin  .'i  Saint- Roch  . 
jiour  rendre  un  dernier  hommage  .'i  un  hom- 
me d'un  talent  si  distingué.  On  a  célébré  ses 
obsèques  par  une  messe  dans  laquelle  on  a 
exécuté  des  morceaux  de  choix  .  de  musique 
religieuse  ;  ou  a  commencé  par  une  marche 
funèbre  de  Beelliowen  ;  I  Introït  et  \eK_i/ric 
sont  ceux  de  M.  Panseron. 

Ensuite  on  a  exécuté  en  faux  bourdon 
l'admirable  prose  du  Pics  ira-  ;  cet  hymne 
a  été  suivi  d'une  prière  tirée  de  la  Camilla 
de  Pacr.  arrangée  en  solo  de  haut-bois,  joué 
par  VVogt;  l'olTerloirc  est  de  Planlade  ;  puis 


—  414  — 


Diiproz,  Levasseur ,  Dérivis  et  Vartel  onl 
tliaiilc  lo  beau  Pic  Jcxu  de  Panseron. 

La  corénionic  a  été  terminée  par  im  nou- 
vel Agmis  Dci  du  uiêmc  compositeur,  exé- 
cuté en  grands  cliœurs ,  par  einquanle  clian- 
leurs  et  tiniiuaiite  musiciens;  tous  les  mor- 
ceaux de  Panseron  ont  produit  un  magnifi- 
que cfl'et  et  une  profonde  sensation;  ils  sont 
écrits  dans  un  système  très  favorable  à  la 
musique  funèbre,  accompaginés  seulement 
par  les  violoncelles ,  les  contre  basses  et  les 
trombones  pour  les  forte.  Le  soin  de  diriger 
la  musique  a  été  confié  à  JIM.  Habeneck, 
Panseron  et  Grasset .  qui  s"en  sont  acquitté 
avec  un  rare  talent. 

Autour  du  cercueil  de  Paër ,  on  a  remar- 
qué Spontini,  Meyerbeer  ,  Auber,  Cliéru- 
bini,  Carafa,  Berton,  Halévy,  licrlioz,  liail- 
lot,  Alex.  Bouclier  e  t  un  grand  nombre  de 
membres  de  l'Institut,  d'artistes  et  de  gens 
de  lettres.  La  déj)ouille  mortelle  de  Pâlir  a 
été  conduite  au  Père-Lacliaise;  deux  dis- 
cours ont  été  prononcés  sur  sa  tombe,  l'un 
par  Carafa,  l'autre  par  Halévy,  qui  a  lu  le 
discours  de  M.  Berton. 


ù  la  représentation  du  Comte  Oiy  le  Dni  artiste 
dont  rinc'.périi'nre  de  l\l.  Mario  l'aurait  laissée 
manquer.  Le  gosier  de  madame  Dorus  est  comme 
celui  (le  madame  Damoreau  ,  un  de  ces  iiistru- 
mens  qui  se  jouent  des  dilUcullés  et  ne  s'égarent 
jamais,  tant  sous  le  rapport  de  la  justesse  que  sous 
celui  du  goût. 

M.  Levasseur  a  rempli  convenablement  le  rôle 
du  précepteur. 

Si  M.  Massol  voulait  donc  travailler  !  Kn  vérité, 
il  mériterait  qu'on  lui  retirât  sa  belle  voix  pour  la 
dorinir  à  un  autre. 

La  reprise  du  Comte  Ory  est  une  bonne  affaire 
pour  l'Académie  royale.Tout  le  monde  savait  cela 
[tar  cœur  et  répétait  en  sortant  :  Quelle  musique 
délicieuse  ! 


Hcmie  Hlramatifiuc. 

ACADEMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 
Reprise  du  Comte  Ory.  —  M.  Mario. 
Depuis  long-temps  la  partition  du  Comte  Ory, 
qui  est  une  des  plus  charmantes  du  répertoire  de 
l'Opéra,  était  abandonnée  auv  doublures  ;  on  la 
jouait  même  le  plus  ordinairement  par  fiagmens  et 
comme  remplissage. L'utile  acquisition  de  M.  Mario 
a  sauvé  le  Comte  Ory  de  ce  naufrage. 

Le  jour  où  nous  avons  eiuendu  pour  la  première 
fois  M.  Mario  dans  liobert-le-Diable,  nous  avons 
pensé  que  sa  voix  délicate  et  son  chant  italien  se- 
raient plus  à  l'aise  dans  la  musique  de  Rossini  que 
dans  celle  de  Meyerbeer.  Nous  ne  nous  étions  pas 
trompé.  Le  brillant  accueil  que  le  public  a  fait 
hier  à  la  reprise  du  Comte  Ory  a  justifié  notre  opi- 
nion. 

Le  rôle  du  comte  a  pu  être  mieux  chanté  du 
temps  de  Nourrit,  mais  jamais  la  pièce  entière  ne 
fut  exécutée  avec  plus  de  perfection.  Le  page  Iso- 
lier  qui  était  abaubonné  à  madame  Jawureck  a 
pris  une  couleur  nouvelle  dans .  la  voix  de  ma- 
dame Stollz.  Ce  n'était  plus  un  rôle  secondaire,  et 
l'ensemble  de  l'ouvrage  y  a  remarquablement  ga- 
gné. Madame  Stollz  jouit  d'un  organe  plein  et  vi- 
brant, naturellement  expressif,  au(|uel  le  moindre 
art,  la  plus  simple  intention  donnent  une  grande 
puissance.  On  peut  assurer  qu'avant  elle  cette 
création  gracieuse  d'isolier  n'avait  pas  été  com- 
prise. 

M.  Mario  a  prouvé  hier  qu'il  y  avait  en  lui  de 
J'étollé  pour  faire  un  jour  un  excellent  chanteur. 
Sa  voix  est  un  peu  frtil)le  pour  l'Opéra;  mais  d'un 
timbre  agréable,  et  il  faut  lui  savoir  gré  de  ne  l'a- 
voir pas  forcée  un  seul  instant.Elle  prendra  d'elle- 
même  assez  de  volume  avec  le  temps.  Le  duo  du 
premier  acte  avec  Isolicr,  celui  du  second  avec  la 
comtesse,  prêtaient  au  développement  de  toutes 
les  qualités  de  M.  Mario.  Ses  vingt-quatre  ans  et 
sa  belle  ligure  n'ont  pas  nui  à  l'ellét  du  rôle.  Avec 
la  pureté  de  sons  et  un  chant  sage,  il  a  suppléé  au 
biillant  et  à  l'énergie  que  nous  aurions  cru  de  ri- 
gueur dans  le  personnage  du  comte. 

M.  Mario  se  formera  sur  la  scène  même  autant 
que  par  l'étude,  et  la  reprise  du  Comlc  Ory  sera 
une  acquisition  plus  précieuse  encore  pour  lui  que 
pour  le  public.  Le  trio  final  chanté  avec  une  per- 
i'ecilon  e\quise,  grâce  à  mesdames  Dorus  etStolt/,, 
a  enlevé  les  applaudissemens  de  l'assemblée  en- 
ti  -re,  comme  si  c'cfit  été  une  chose  nouvelle. 

Pai-  sa  voix  d'une  légèreté  incroyable  ,  et  son 
talent  de  vocalisation,  madame  Durus-Gras  a  donné 


THEATRE  ROYAL  DE  L'OPERA-COMIQUE. 
Première  représentation  du  Panier  fleuri ,  opéra- 
comique  en  un  arte,  musique  de  M.  Amfiroise 
Thomas,  paroles  de  MM.  Brunsvick  et  Leuven. 
Nous  n'aimons  point  à  voir  des  talens  d'un  or- 
dre élevé  einpi'isonner  leur  imagination  dans  le 
cadre  étroit  d'un  libreito  en  un  acte.  L'Opéra-co- 
mique  n'est  pas  plus  <lénué  que  tout  autre  théfttre 
d'une  cert.iine  quantité  de  faiseurs  du  second  or- 
dre auxquels  on  peut  confier  les  partitions  d'un 
intéiél  secondaire.   M.    Ambroise  Thomas  n'est 
point  de  cette  catégorie;  ses  premiers  essais  l'ont 
placé  à  côté  des  maîtres  de  l'art. 

Sans  doute  le  nouvel  ouvrage  de  M.  Thomas 
nous  a  donné  l'occasion  d'apprécier  les  éminenles 
qualités  qui  le  distinguent;  mais  les  proportions 
exiguës  de  l'œuvre  ne  permettoient  pas  à  ce  ta- 
lent plein  de  sève  de  déployer  ses  ailes  et  de 
prendre  son  essor.  Là,  comme  dans  la  Double 
dcliehe,  le  compositeur  prodigue  une  foule  d'i- 
dées orii;inaIes  et  susceptibles  de  développeraens; 
il  remue  les  mélodies  à  la  pelle,  il  sème  à  profu- 
sion les  trésors  de  la  science.  Ce  petit  acte,  si  l'on 
veut  nous  passer  une  comparaison  peu  poétique, 
mais  qui  rend  complètement  notre  pensée  ,  res- 
semble fort  il  un  coup  de  (ilet  dont  le  résultat 
serait  une  friture  de  goujons. 

La  musique  du  Panier  jleuri  est  vive,  spiri- 
tuelle ;  elle  folâtre  avec  son  sujet,  le  domine  tou- 
jours ,  l'écrase  parfois,  et  voilà  le  mal.  Toutefois 
les  auteurs  du  poème  n'ont  point  à  s'en  plaindre, 
car  M.  Thomas  a  mis  un  chiffre  important  devant 
le  zéro  (|u'ils  ont  produit.  Voici  la  chose. 

Le  Panier  fleuri  est  tout  simplement  l'enseigne 
d'une  hôtellerie  dont  la  maîtresse  ,  taillée  sur  le 
patron  des  cabaretières  de  vaudeville,  offre  aux 
buveurs  des  attraits  qui  luttent  sans  désavantage 
avec  ceux  de  la  bouteille;  elle  enivre  ses  prafiques 
ordinaires  son'?  les  deux  espèces  de  l'amour  et  du 
vin  à  quinze.  Madame  Beausoleil,  en  femme  pru- 
dente, lève  un  double  impôt  sur  la  tendresse  de 
ses  adorateurs  ;  à  l'un  c'est  une  prolongation  de 
bail  qu'elle  enlève  à  la  pointe  de  sa  coquetterie,  à 
l'autre  c'est  la  prolongation  de  l'heure  d'usage 
pour  la  fermeture  du  cabaret.  Tout  réussit  à  l'hô- 
tesse (lu  Panier  {Icari ,  que  vous  prendriez  vo- 
lonUers,  conmie  les  habitués  de  son  établisse- 
ment, pour  une  agréable  veuve  prête,  ou  du  moins 
disposée  à  convoler  à  de  secondes  et  subséquentes 
noces. 

Du  tout  :  madame  Beausoleil  est  mariée  à  je 
ne  sais  quel  hussard  qui,  las  des  douceurs  du  ré- 
giment, regagne  le  toit  conjugal  et  y  apporte  de 
graves  soucis,  le  Beausoleil  possédant  toutes  les 
qualités  nécessaires  pour  ruiner  le  commerce  à 
(ieux  fins  de  son  aimable  moiué. 

Mais  dans  les  opéras-comiques  tout  réussit  aux 
hussards,  celui-ci  boit  son  fonds,  conte  fleurette  à 
madame  l'hôtesse  à  la  barbe  de  ses  pratiques  et, 
qui  plus  est,  en  obtient  la  somme  qu'il  lui  faut 
pour  se  dégager. 

Singulier  dénoûment  ;  mais  nous  ne  chicane- 
rons les  auteurs  ni  sur  le  foncl  ni  sur  la  forme.  Il 
y  a  de  la  gaité  dans  leur  ouvrage ,  et  nous  sommes 
de  ceux  qui  se  laissent  amuser  sans  trop  deman- 
der pourquoi. 
Mademoiselle  Prévost  possède  la  rondeur  qui 


sied  au  rôle  de  madame  Beausoleil.  Chollct,  Rie' 
quier  et  Grignon  font  assaut  de  verve  comique' 
La  pièce  est  jouée  avec  ensemble,  et  son  succè* 
est  complet.  SriipiiEN  de  la  Madelaine. 

THÉÂTRE  DU  VAUDEVILLE. 

Le  Plastron ,   vaudeville    en  deux   actes , 
de  MM.  Duvert  et  Lausanne. 

Le  Plastron  est  une  réminiscence  éloignée  de 
toutes  les  pièces  où  Arnal  a  obtenu  quelques  suc- 
cès. Quel  est,  en  effet,  le  vaudeville  dans  lequel 
Arnal  ne  joue  pas  un  rôle  de  victime,  où  il  ne  soit 
pas  le  point  de  mire  de  toutes  les  mystificaUons  ? 
Quel  est  le  soufflet,  le  coup  de  pied,  dont  la 
place  ne  soit  à  l'avance  marquée  sur  la  joue  ou 
bien  au  bas  des  reins  du  malencontreux  acteur  ? 
Arnal  n'est-il  pas,  de  temps  immémorial  ,  le  gé- 
rant responsable  de  toutes  les  aventures  galantes 
qui  défraient  la  moitié  des  ouvrages  du  Vaude- 
ville ?  N'est-ce  pas  hn  qui ,  Lovelace  infatigable  , 
endosse  la  responsabilité  de  toutes  les  séductions, 
et  absorbe  au  besoin  la  moidé  des  coups  de 
canne  qui  sont,  pour'ainsi  dire,  le  corollaire  in- 
dispensable et  la  moralité  de  la  chose  ? 

Nous  n'apprendrons  en  conséquence  rien  de 
neuf  à  nos  lecteurs  en  leur  disant  que  le  Devil- 
liers  de  MM.  Duvert  et  Lausanne  a  jeté  les  yeux 
sur  Arnal  (  Rifolet  )  pour  dérouter  les  soupçons 
que  pourraient  faire  naître  ses  propres  assi;luités 
auprès  de  deux  femmes  qu'il  pourchiisse  dans  des 
vues  fort  peu  légifimes.  Ce  tour  de  passe-passe  , 
cette  subsUtution  jette  naturellement  le  malheu- 
reux Rifolet  dans  les  embarras  les  plus  inextrica- 
bles ;  il  est  traqué  de  toutes  parts  ,  par  le  père  , 
le  mari  et  les  deux  donzelles,  et  ce  n'est  qu'après 
deux  longs  actes  de  mésaventures  burlestpics 
qu'il  sort  enfin  de  l'épreuve  avec  les  honneurs  de 
la  guerre.  On  voit  d'ici  tout  ce  que  l'on  peut  ti- 
rer d'un  pareil  fond  qui  ne  brille  pas  assurément 
par  la  nouveauté,  mais  qui  prête  néanmoins  à  des 
développemens  et  à  des  quiproquos  dont  l'ellét 
n'est  pas  douteux  au  théâtre. 

MM.  Duvert  et  Lauzanne  ont  adapté  à  cet  im- 
broglio un  dialogue  parsemé  de  traits  fort  comi- 
ques, tels  que  l'on  en  rencontre  d'habitude  dans 
tous  leurs  ouvrages.  Aussi  peuvent-ils  compter  à 
juste  titre  sur  un  succès  franc  et  légitime. 

A  part  Arnal  et  son  gros  compère  Lepeintre,  la 
pièce  n'est  qu'à  peu  près  jouée  pu-  Fontenay. 
l'amoureux  suranné,  Ballard  ,  mesdames  Baltha- 
zar,  Ravel  et  Doche.  Arnal  nous  permettra  toute- 
fois de  ne  pas  regarder  comme  une  création  le 
personnage  de  Rifolet,  dans  lequel  il  n'a  fait  que 
rajeunir  les  lazzis  et  les  jeux  de  scène  sur  lesquels 
il  vit  depuis  tant  d'années.  On  peut  dire  d'Arnal 
ce  que  Bilboquet  dit  de  Gringalet  :  Il  ne  fait 
qu'une  note,  toujours  la  même,  mais  ceux  qui  ai- 
ment cette  note-là  sont  dans  le  ravissement. 


THÉÂTRE  DU  PALAIS-ROYAL. 
Balockard,  ou  Samedi,  Dimanche  et  Lundi, 

Comédie-vaudeville  en  trois  actes,  de  MM.  Du- 

peuiy  et  Vanderburck. 

Balochard  est  le  type  de  ces  ouvriers  artisies 
qui  maiùent  alternativement  le  rabot  et  la  plume, 
la  lime  et  le  couplet  grivois,  la  chanson  bachi- 
que et  le  pinceau. 

Pour  avoir  deux  cordes  àsonarc,  le  pauvre  Ba- 
lochard n'en  a  pas  plus  de  quibus  ûàns  son  escar- 
celle, et  sans  la  Providence  des  amours....;  mais 
n'anticipons  pas,  et  procédons  par  ordre. 

SAM  EU!.  — Balochard,  peintre  en  équipages, 
est  sans  le  sou  ;  les  créanciers  et  la  misère  sont  a 
sa  porte.  C'est  jour  de  paie ,  mais  Balochard  qui 
a  rimé  quand  il  devait /;îOcfte>-,  reçoit,  au  lieu 
d'argent,  une  gourre  sterling  du  conu-e-maitre. 

Balochard,  bon  diable  au  dememant,  se  met  a 
travailler,  bien  décidé  à  réparer  le  temps  perdu  ; 
mais  Cambin,  rapin  lyrique,  l'élève  et  le  Méphis- 
tophélès  de  Balochard,  vient  débaucher  son  pro- 
fesseur en  lui  disant  que  lui,  Balochard-le-Grand, 
est  nonmié  président  de  la  société  des  Bergers 
de  Syracuse, 


—  415  — 


Bulochard  t'uvoie  la  bcsoijiie  à  tous  les  dialiles 
et  se  met  à  brocher  sa  chanson  de  réception.  Arri- 
vent le  contre-niaiirc  (|ui  est  fort  peu  lyrique  et  le 
bourgeois  dont  rorcille  est  niuseiale  comme  celle 
d'un  huître.  Balochard  est  prié  d'aller  chercher  de 
l'ouvrage  ailleurs. 

Par  bonhctu',  lajeuneBalocharde,  mademoiselle 
Adrienne,  reçonniiîl  dans  le  chef  de  la  maison, 
M.  Victor,  un  jeune  inconnu  qu'elle  aimait  et 
dont  elle  était  éperdùment  aimée. 

uiMA.%cnE. — L'intérieur  du  ménage  de  Balo- 
chard. Balochard  veut  se  coirigci'.  11  promet  de 
passer  jour  et  nuit  au  travail,  et  d'en  abattre  à 
faire  frémir.  Par  malheur,  les  amis  viennent,  et 
le  pauvre  Balochard  met  encore  en  action  le  vieil 
axiome  deMemnon  :  Le  matin,  je  fais  des  projets, 
et,  le  soir,  je  fais  des  sottises. 

Les  amis  l'entraînent  sous  prétexte  qu'on  veut 
luisouûler  sa  dignité  de  président  des  Bergers 
de  Syracuse.  Balochard,  furieux,  sort  en  jurant 
d'exterminer  avec  une  romance  l'intrigant  qui 
veut  lui  subtiliser  sa  diguité. 

Adrienne,  restée  seule,  reçoit  la  visite  dujeune 
homme  inconnu  qui  ne  l'est  plus,  M.  Victor;  on 
ne  sait  pas  trop  ce  ([ue  deviendrait  la  pauvre 
jeune  Balocharde,  si  son  père,  qui  a  oublié  sa 
guitare,  n'envoyait  chercher  l'instrument  par  un 
brave  et  jobard  ouvrier  qui  eflarouche  les  amours 
et  sauve  mademoiselle  Blochard. 

LUNDI.  —  Nous  nous  trouvons  chez  la  mère 
Saguet,  au  Moulin  de  Beurre,  cabaret  célèbre  par 
ses  haricots  de  mouton. 

Chicard,  l'aspirant  à  la  présidence  des  Bergers 
de  Syracuse,  attend  Balochard  pour  le  dégom- 
mer; mais  celui-ci  entame  la  romance  n°l,et 
Chicard  est  enfoncé  dans  le  troisième  dessous. 

Sur  ces  entrefaites,  ou  vient  dire  à  Balochard 
que  sa  Dlle  a  été  surprise  en  conversation  pas  pré- 
cisément criminelle,  mais  pas  tout  ii  fait  catholique 
avec  un  jeime  homme. 

Balochard,  mauvais  rimeur,  mais  bon  père,  veut 
sortir  pour  caramboler  l'audacieux,  mais  comme 
la  monnaie  a  fait  défaut,  il  ne  trouve  pas  de  meil- 
leur moyen  de  payer  son  écot  que  de  tout  briser 
dans  le  cabaret. 

On  l'entraîne  au  corps-de-garde,  où  il  est  bien- 
tôt réclamé  par  M.  Victor  qui  offre  d'épouser 
Adrienne,  si  Balochard  s'engage  à  quitter  Paris. 
En  vain  Adrienne  s'oppose  au  départ  de  son  père, 
Balochard,  dont  le  cerveau  estdégagé  des  vapeurs 
du  rouge  à  6  et  à  8,  se  dispose  à  mettre  sa  guitare 
en  canelle  et  ses  chansons  en  cornets;  mais  le 
contre-maître  l'arrête  par  ce  mot  qui  est  le  résumé 
et  la  morale  de  la  pièce  : 

«  Il  faut  recevoir  sa  paie  le  samedi,  s'amuser 
le  dimanche,  et  commencer  la  semaine  \e  lundi.» 

Les  auteurs  de  cette  joyeuse  pocharde  de 
mœurs  populaires  sont  MM.  Dupeuty  et  Vander- 
burck.  Achard  est  entraînant  de  verve,  de  ron- 
deur et  de  sensibilité  vraie  dans  le  rôle  de  B;do- 
chard.  MM.  Dupeuty  et  Vandcrbuck  lui  devront 
bien  et  légitimement  la  moitié  de  leur  succès 
comme  ils  lui  ont  dû  la  moitié  des  applaudissemens 
qu'ils  ont  reçus  le  jour  de  la  première  représeu- 
tatioii. 


THÉÂTRE  DE  L'AMBIGU-COMIQUE. 
Le  Naufrage  de  la  Méduse,  drame  en  quatre 
actes  et  en  cinq  tableaux,  précédé  d'un  pro- 
logue, par  M.  Ch.  Desnoyers. 
Oui  n'a  pas  vu  au  Musée  du  Louvre  cette  ad- 
mirable toile  de  (iéricault,  représentant  le  nau- 
frage de  la  Méduse?  Qui  ne  s'est  pas  senti  pro- 
fondément ému  en  présence  de  ce  radeau  perdu 
au  milieu  des  Hols ,  à  la  vue  de  ces  malheureuv 
épuisés  par  la  faim  et  la  fatigue,  et  luttant  en  vain 
contre  le  désespoir  et  la  mort?  C'est  cette  sombre 
toile  de  Géricault,  c'est  cette  peinture  déjà  si 
énergique  que  M.  Ch.  Desnoyers  a  entrepris  de 
rendre  plus  saisissante  encore  en  lui  donnant  la 
vie  et  le  mouvement,  et  nous  devons  nous  bâter 
^e  dire  qu'il  a  complètement  réussi.  Celte  pein- 
ture, le  chef-d'o'uvre  peut-être  de  l'école  mo- 
«Jen»e,  ce  souvenir  palpitant  d'un  si  funeste  évé- 


nement, nous  l'avons  revu  sur  un  théâtre,  et  cette 
fois  nous  avons  jeté  un  cri  de  terreur  <l  d'ailnii- 
ration,  car  c'était  celle  fois  un  véritable  radeau, 
(les  Ilots  véritables,  des  hommes  en  chair  et  en 
os,  qui  imploraient  en  vain  un  ciel  sourd  à  leurs 
prières  :  nous  avons  été  témoins  (le  leurs  an- 
goisses, nous  avons  entendu  leurs  cris,  el  jamais 
la  toile  de  Géricault  nous  a  semblé  si  vraie  ni 
si  terrible. 

Mais  il  ne  sudisait  pas  d'avoir  à  nous  montrer 
un  si  horrible  dénoùment,  il  fallait  encore  le 
préparer,  il  fallait  le  rattacher  à  une  histoire  qui 
excitât  plus  fortement  notre  intérêt  en  faveur  de 
ces  hommes  que  nous  allions  voir  aux  piises  avec 
de  pareilli'S  soullrances  :  M.  Ch.  Desnoyers  s'est 
encore  tiré  avec  bonheur  de  cette  tâche  difficile, 
et  son  drame  ne  laisse  rien  à  désirer  sous  ce  rap- 
port. Nous  n'essaierons  pas  de  peindre  une  à  une 
les  mille  scènes,  tantôt  gaies,  tantôt  touchantes, 
qui  le  composent  ;  nous  nous  contenterons  d'es- 
quisser à  larges  traits  l'action  principale,  impuis- 
sans  que  nous  sommes  à  raconter  en  détail  des 
épisodes  qui  seraient  sans  couleur  sous  notre 
plume,  mais  qui  au  théâtre  éveillent  tour  "a  tour 
notre  rire  et  nos  larmes. 

Au  lever  du  rideau  les  officiers  d'une  corvette 
anglaise  sont  rassemblés  dans  la  chambre  de  leur 
capitaine  et  délibèrent  sur  le  parti  qui  leur  reste 
à  prendre  dans  la  position  critique  où  ils  se  trou- 
vent. Leur  bâtiment  a  été  séparé  de  la  Hotte  par 
une  tempête,  et  ils  sont  en  vue  d'un  biick  tnui- 
çais  qui  ne  doit  pas  tarder  à  les  attaque f.  .Sur 
cette  corvette  il  y  a  deux  Français  et  deux  enfans, 
un  émigré,  M.  de  Mersay,  avec  sa  fille  Marie,  et 
un  jeune  pilote-côticr,  Pierre  Bernard,  avec  son 
frère  Marcel.  Quoiqu'étranger,  l'émigré  est  con- 
venablement traité  par  les  marins  anglais;  mais 
le  pauvre  Pierre,  pris  comme  espion,  doit  être 
pendu  aux  vergues  du  grand  mât  s'il  ne  fait  abné- 
gation de  son  patriotisme  pour  sauver  la  corvette. 
Pierre  préfère  la  mort  au  déshonneur  d'avoir  servi 
les  ennemis  de  son  pays,  et  si  son  exécution  est 
différée,  c'est  que  le  moment  du  combat  appio- 
che  et  que  les  Anglais  pensent  avant  tout  à  se 
défendre.  Sur  ces  entrefaites  l'émigré  dit  à  Pierre  : 
«  Nous  ignorons  quel  sort  nous  est  réservé,  pro- 
mettez-moi, si  je  meurs,  de  proléger  ma  lille.  Si 
je  vous  sut  vis,  votre  frère  deviendra  mon  enfant.  > 
Et  tous  deux,  après  s'être  engagés  par  serment, 
font  des  v(eux  |)our  leurs  compatriotes.  Le  com- 
bat s'engage;  la  corvette  est  prise.  Pierre  est 
sauvé,  mais  le  pauvre  émigré  est  jeté  à  la  mer 
avec  le  petit  Marcel  qu'on  a  pris  pom-  son  hls. 

Seize  ans  s'écoulent. 

Nous  sommes  en  1815.  Pierre  a  tenu  son  ser- 
ment. Il  a  remis  entre  les  mains  de  sa  vieille  mère 
la  petite  Marie,  qui  est  devenue  une  grande  et 
belle  fdle.  (Juant  à  lui,  à  force  de  courage,  de 
bravoure  et  d'actions  d'éclat,  il  a  acquis  le  grade 
de  lieutenant  de  frégate  ;  mais  retombé  de  nou- 
veau entre  les  mains  des  Anglais,  il  a  passé  deux 
longues  années  dans  les  pontons.  Cepcntlant  la 
paix  générale  est  signée.  Pierre  revient  à  Hoche- 
fort  où  il  retrouve  sa  mère,  sa  chère  Marie  et  de 
bons  amis,  d'anciens  camarades  qui  l'accueillent 
avec  la  joie  la  plus  vive.  Mais  que  n'a-l-il  pas  à 
souffrir  en  voyant  de  jeunes  freluquets,  de  petits 
élèves  de  l'école  de  marine  usurper  la  place  des 
anciens  et  se  pavaner  avec  des  éjjaulettes  d'ofii- 
cier  qui,  de  son  temps,  étaient  la  récompense  du 
mérite  !  Hélas!  il  faut  se  résigner,  il  faut  suhir  un 
pareil  changement  el  ne  rien  dire  sous  peine  de 
perdre  en  un  jour  le  fruit  de  tous  ses  travaux. 
Néanmoins  quelle  que  soit  la  prudence  du  lieute- 
nant Pierre  ,  quel  (|ue  soit  son  dévotiment  à  son 
pays,  il  est  dénoncé  comme  bonapartiste  et  privé 
comme  tel  de  son  grade,  l)  honte!  ô  douleur!  il 
se  voit  remplacé  comme  lieutenant  de  la  frégate 
la  Màlii.ie,  qui  va  mettre  à  la  voile  pour  le  Séné- 
gal ,  par  un  enfant  (jui  .sort  à  peine  de  l'école  ! 
El  pour  coiid)le  d'infortune,  Marie  ne  se  montre 
pas  moins  injuste  que  la  restauration,  car  le  jeune 
oflicier,  le  bel  Arthur,  est  préféré  par  elle  au  pau- 
vre Piètre,  au  mat  in  grossier  Uuni  l'uuiuui  liiuidc 


et  sans  grâce  ignore  les  ressources  du  langage  et 
des  belles  manières. 

Par  suite  d'une  intrigue  assez  compliquée  et 
dans  laquelle'  figure  constamineut  un  traître  nom- 
mé Mathieu  Louchard,  Ariliur,  Pi.Mre  et  Marie  se 
retrouvent  à  bord  de  la  frégate  la  Méduse,  com- 
mandée par  un  capitaine  inhabile  cl  sur  laquelle 
on  passe  beaucoup  iro])  gaimeat  le  temps.  C'est 
en  vain  qu'Arthur  donue  de  sages  conseils ,  eu 
vain  que  Pierre  Bernard  fait  taire  son  juste  res- 
sentiment pour  offrir  des  secours,  le  navire  mal 
dirigé  s'engage  dans  un  bauc  de  sable ,  fait  nau- 
frage, et  bientôt  apparaissent  aux  regards  du  spec- 
tateur épouvanté ,  celle  mer  sans  limite,  ces  flots 
qui  battent  avec  furie  un  radeau  couvert  de  spec- 
tres pâles  el  décharnés ,  livrés  aux  plus  horribles 
angoisses.  La  faim  les  exténue,  le  dé-sespoir  les 
égare,  d'affreuses  imprécations  sortent  de  leurs 
bouches  haletantes,  toutes  les  tortures  de  l'agonie 
la  plus  épouvantable  les  accablent.  Au  milieu  de 
ces  infernales  angoisses,  et  comme  si  le  ciel  vou- 
lait encore  doubler  son  infortune  par  celle  d'un 
autre,  Pierre  reconnaît  son  jeune  frère  Marcel 
dans  Arthur  de  Marsay.  Celte  reconnaissance,  le 
besoin  qu'd  éprouve  de  veiller  sur  deux  existen- 
ces qui  lui  sont  chè'es,  raniment  son  énergie  et 
lui  donnent  la  force  de  lutter  encore.  Enfin  les 
pauvres  naufragés  sont  sauvés  cl  Pierre  couronne 
toute  une  vie  de  dêvoùmeni  et  d'abnégation  en 
cédant  la  main  de  Marie  à  celui  qu'elle  aime. 

Le  succès  vraiment  populaire  qu'a  obtenu  cette 
pièce,  promet  d'attirer  long-temps  la  foule  à  l'Am- 
bigu ;  ou  ira  s'attendrir  sur  les  désastres  des  ma- 
telots et  des  passagers  de  la  Méduse,  on  y  re- 
tournera pour  admirer  les  belles  décorations  de 
MM.  Philastre  et  Cambon. 

C'est  sous  ces  merveilleux  auspices  que  M.  Cha- 
bot vient  de  prendre  la  direction  du  théâtre  de 
l'Ambigu-Comique.  M.  Chabot  est  ce  jeune  écri- 
vain qui  a  si  long-temps,  et  avec  tantde  goût,  par- 
ticipé à  la  direction  littéraire  du  Folair  où  nous 
sommes  appelé  à  le  remplacer.  J.  S. 

Après  les  succès  qui  avaient  signalé  cet  hiver 
l'apparition  de  JuUien  à  la  tête  de  l'orchestre  des 
bals  de  l'Opéra,  on  devait  bien  s'imaginer  que  ce 
jeune  artiste  ne  resterait  pas  lona-tenips  séparé  du 
public  dilettante  qui  lui  est  toujours  lidèle.  Nous 
sommes  heureux  d'annoncer  (|u"il  va  reparaître  à 
la  tête  d'un  orchestre  plus  i)uis»ant  encore  que 
celui  de  l'Opéra  el  dans  un  local  qui  peut  lutter 
de  séductions  avec  la  salle  et  le  foyer  de  l'Acadé- 
ra  c  royale  de  musique.  C'est  le  palais  de  la  rue  du 
Mont-Blanc,  l'ancien  Casini^-i^aganiiii ,  qui  est 
destiné  à  recueilhr  les  délicieuses  harmonies  des 
vvalses  de  Jullien  .  plus  popu'aires  déjà  que  celles 
de  Strauss,  parce  qu'elles  sont  plus  françaises, 
Mais  la  musique  de  concert  ne  fera  pas  seule  le 
charme  des  soirées  ;  il  y  aura  des  fêles  de  nuit, 
des  danses,  des  jeux  de  toute  sorte  dans  le  jardin, 
construit  sur  des  plans  fournis  par  Cicéri  ;  el 
comme  si  l'on  avait  à  craindre  que  l'ennui  pût 
naître  de  l'excès  du  plaisir,  on  joindra,  dit-on.  des 
cours  publics  de  musique  à  ce  nouvel  établisse- 
ment, fondé  sous  les  auspices  des  principales  no- 
tabilités de  l'art  et  de  la  finance.  Nous  ne  pousse- 
rons pas  plus  loin  nos  indiscrétions  .  mais  ce  que 
nous  ne  pouvons  nous  empe-cher  d'annoncer,  c'est 
que  le  inonde  parisien  sera  appelé  avant  la  lin  de 
ce  mois  à  jouir  de  toutes  ces  merveilles. 


Ixcinic  île  cinq  iotirs. 

,S  MAL  —  Le  (lue  de  \\  ellington  ,  qu'uo  bruit 
de  bourse  avait  tué  ces  jours  derniers,  a  complété 
avanl-hier  sa  70*  anné(\ 

—  Il  n'(>st  point  d'actes  arbili-aÎR^s  que  les  ma- 
gistrats anglais  ne  se  permettent  dans  leur  léle 
aveugle  pour  faire  respecter  le  diin.'uirhe.  Ain*i 
aucune  loi  ne  défend  d'acheter  de  l'huile  le  diman- 
che pour  traiter  un  enfant  malade,  cependant  un 
individu  a  êlê  cité  devant  le  bureau  de  police  de 
llailon-Garden.  et  condamne  à  l'amemle  à  raison 
do  ce  fait  ;  miùs  l'excès  du  mal  produit  le  bien. 


Tnc  romlaiiinaiinn  aussi  arbitraire  ,  dit  le  Sun  , 
spraiiii  nouvraii  siiimilant  pour  ios  iiabitansdo  la 
nK'ii'opole  qui  ont  sont!  la  nércssilé  d'organiser 
une  soiiétô  qui  pourra  les  protéger  contre  de  pa- 
reils abus. 

—  Appela!  par  le  conseil  de  censure  de  la 
Presse  il  statuer  sin-  la  nationalité  de  M.  Emile  de 
(iirardin,  le  tribunal  de  première  instance  de  la 
Seine,  présidé  par  M.  Debelleyme  ,  a  ,  dans  son 
audience  de  ce  jour ,  reconnu  et  déclaré  que 
M.  l'.mile  de  (iirardin,  né  en  France,  était  Fran- 
çais et  devaitjouir  des  avantages  attachés  à  cette 
qualité.  M.  dp  (iirarilin  va  se  présenter  de  nou- 
vi'au  aux  élections  de  Bourganeuf.  Sa  nomination 
parait  certaine. 

—  A  l'exposition  des  produits  de  l'industrie 
française,  ce  matin,  on  remarquait  une  douzaine 
d'Arabes  qui,  en  compagnie  de  leurs  interprètes, 
parcouraient  les  salles.  C'était  avec  autant  de  cu- 
riosité que  d'intérêt  qu'ils  s'arrêtaient  devant  les 
comptoirs  des  exposans,  et  se  faisaient  expliquer 
l'usage  de  beaucoup  d'objets  qui  frappaient  pour 
la  première  fois  leurs  regards. 

—  flier,  vers  sept  heures  et  demie  du  soir ,  le 
gaz  a  f  lit  explosion  dans  la  boutique  du  marchand 
de  vin  (|ui  fait  l'encoignure  de  la  rue  Montorgueil 
et  de  la  pointe  Sainte-Eiistache,  et  a  causé  de 
nombreuses  dégradations  ;  le  marchand  de  vin  , 
qui  présentait  le  feu  au  bec  pour  l'allumer,  a  eu 
les  cheveux  brûlés  ;  le  feu  s'est  communiqué  avec 
beaucoup  de  promptitude  aux  boiseries;  mais, 
grâce  aux  secours  empressés  de  la  foule  attirée 
par  la  détonation  et  des  pompiers  que  l'on  avait 
fait  appeler,  on  est  parvenu  à  s'en  rendre  maître 
en  peu  d'instans. 

—  Le  greffe  du  tribunal  de  commerce  de  la 
Seine ,  dans  les  journées  des  2  et  3  de  ce  mois, 
a  reçu  dix-sept  nouvelles  déclarations  de  fail- 
lites. 

—  A  Nantes,  le  1"  mai,  la  température  s'est 
élevée  il  20  degrés  Uéaumur.  Un  orage  a  com- 
mencé à  trois  heures  de  l'après-midi,  et  a  duré 
jusqu'il  dix  heures  du  soir.  Le  tonnerre  grondait 
sans  interruption  ,  et  la  foudre  est  tombée  dans 
plusieurs  endroits  et  a  causé  des  dégâts.  11  est 
toud)é  aussi  des  torrens  de  pluie  pendant  plusieurs 
heures. 

—  Un  vient  de  commencer  à  placer  les  oran- 
gers dans  les  jardins  publics. 

—  Le  général  Allard  s'est  chargé  de  démentir 
lui-même  sa  mort,  annoncée  d'une  manière  si  posi- 
tive par  la  Gazette  de  Delhi  ;  son  frère  ,  rési- 
dant il  Saint-Tropez  (Var),  vient  de  recevoir  une 
leitre  du  général  ,  portant  la  date  du  27  février 
dernier. 

G.  —  On  souscrit  maintenant  pour  faire  les 
fonds  de  l'érection  d'une  magnilique  cathédrale 
catliolicpie  romaine  dans  la  partie  occidentale  de 
Londres.  Cette  église  sera  construite  dans  le  style 
gothique;  elle  recevra  dans  l'intéiieur des  orne- 
niens  de  peinture  et  de  sculpture  de  la  plus  grande 
recherche,  elle  sera  assez  grande  pour  conte- 
nir 10,000  âmes  ,  et  ce  sera,  à  l'extérieur, 
l'un  des  plus  remarquables  édilices  de  la  ca- 
pitale. On  assure  que  le  pape  viendra  consa- 
crer l'église  lorsqu'elle  sera  terminée.  Cet  édifice 
coûtera,  dit-on,  150,000  liv.  sL  (3,750,000  fr.) 

—  On  écrit  de  Perpignan  :  «  Aujourd'hui  ,  à 
midi  précis  ,  au  milieu  du  concours  immense  de 
la  p(q)idaiion  accourue  sur  la  place  de  la  Loge,  îi 
Perpignan,  pour  voir  passer  les  accusés  de  Saint- 
Laiirent,  a  été  arrêté  par  quatre  gendarmes  le  sieur 
Canavy  (Hector),  notaire  à  llle  (Pyrénées-Orien- 
tales) ,  sous  la  prévention  de  vingt-cinq  faux  et  de 
nombreuses  escroqueries.  Lne  mauvaise  conduite 
et  de  folles  dépenses  occasionnées  par  les  der- 
niers événemcns  politiques  l'ont  entraîné,  dit-on, 
il  ce  crime.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est 
que  ce  notaire  s'était  rendu  à  Perpignan  pour  y 
exercer  ses  fonctions  de  juré,  et  qu'e  llectivement 
il  a  .siégé  dans  quelques  causes,  et  a  été  récusé 
dans  quelques  autres.  L'instruction  de  son  affaire 
a)  ant  lieu  à  Pradcs,  il  y  sera  transféré  demain,  » 


—  416  — 


—  VIronsiiles  ,  le  premier  navire  en  fer  qui 
ait  été  construit  en  Angleterre,  est  rentré  dans  la 
Alersey,  après  un  voyage  transatlantique  ipii  a 
duré  cinq  mois.  Celte  expérience  a  démontré  que 
des  navires  conslruits  en  fer  pouvaient  en  toute 
sécurité voguersurPOcéan.  L'aiguille  a  fonctionné 
avec  la  plus  grande  régularité. 

—  Un  projet  de  loi  qui  intére.sse  la  France  a 
été  présenté  à  la  chambre  des  représentans  bel- 
ges, et  se  compose  d'un  article  unique.  Il  a  pour 
objet  de  réduire  le  droit  d'entrée  des  houilles  fran- 
çaises de  3  fr.  30  cent,  à  1  fr.  60  cent,  par  100 
kilogr.  Cette  réduction  ,  est-il  dit  dans  l'exposé 
des  motifs,  est  fondée  sur  la  réciprocité  d'une  di- 
minution pour  les  droits  d'entrée  des  houilles 
belges  en  France. 

—  Le  prince  Napoléon-Louis,  qui  vit  très  retiré 
dans  la  capitale,  consacre,  dit-on,  ses  loisirs  à  la 
composition  d'un  ouvrage  dontla  publication  pro- 
duira une  grande  sensation.  L'ouvrage  sera  in- 
titulé :  Idées  napoléoniennes. 


7  —  Le  1"  mai,  le  théâtre  de  Cheltenham  a 
été  consumé  par  un  incendie.  L'alarme  a  été  don- 
née à  trois  heures  et  demie  par  des  personnes 
qui  revenaient  d'un  bal.  Le  feu  avait  déjà  fait  de 
grands  progrès;  on  s'aperçut  bientôt  qu'il  devenait 
impossible  d'arracher  le  bâtiment  aux  flammes  qui 
s'élevaient  à  une  hauteur  prodigieuse.  Deux  ou 
trois  maisons  voisines  du  théâtre  ont  été  brûlées. 
Les  petits  boutiquiers  qui  les  occupaient  n'étaient 
pas  assurés.  Le  théâtre  de  Cheltenham  avait  été 
bâti  en  1805.  On  attribue  ce  sinistre  au  gaz  qui 
s'est  échappé.  La  perle  est  évaluée  à  5,000  liv. 
st.  (125,000  fr.) 

—  Des  chefs  d'atelier  des  premières  maisons 
industrielles  de  la  capitale  sont  partis  hier  en 
grand  nombre  pour  le  Havre,  où  ils  vont  s'em- 
barquer pour  Saint-Pétersbourg.  Le  gouverne- 
ment russe  a  tout  fait  pour  les  engager  à  quitter 
la  France. 

—  On  écrit  de  Toulouse,  3  mai. 

n  Le  général  carliste  Bosilio  Garcia,  le  général 
carliste  Vivaaco,  sa  femme  et  sa  (ille,  exilés  par 
ordre  de  Maroto ,  sont  passés  avant-hier  dans 
notre  ville.  Ils  sont  partis  de  Bayonne  le  2/i,  et 
se  rendent  à  Angoulême,  résidence  qui  leur  a  été 
assignée  par  le  gouvernement  français.  Un  gen- 
darme était  assis  sur  le  devant  de  leur  voitul■e^l 

—  Moreno,  général  carliste,  qui  fit  fusiller 
l'infortuné  Toriijoz  à  Malaga,  est  arrivé  le  30 
avril  a  Bayonne  avec  trois  de  ses  compagnons. 
Moreno  est  une  nouvelle  victime  de  Maroto. 

—Les  rassembleinensdes  chartistes  et  l'attitude 
hostile  qu'ils  ont  prise  sur  différons  points,  ont 
motivé  de  la  part  du  gouvernement  anglais  une 
proclamation,  par  laquelle  il  est  enjoint  stricte- 
ment à  tous  juges  de  paix,  shérilfs  et  autres  offi- 
ciers civils,  d'user  de  tous  leurs  efforts  pour  faire 
re;  pecter  les  lois,  pour  prévenir  et  dissiper  toutes 
réunions  illégales  et  déférer  les  coupables  à  la 
justice. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 5  et  lundi  6  mai  1839,  de  Zi,8'i3  déposans, 
dont  626  nouveaux,  la  somme  de  666,50/i  W. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  631,  500  fr. 

—Les  auteurs  du  vol  de  120.000  fr.  effectué 
au  préjudice  de  M.  Manzanarez  de  Bordeaux,  ont 
été  arrêtés  il  Toulouse. 

—  Aujourd'hui  la  température  s'est  élevée  ii  10 
degrés  /t;ll)"  au  minimum,  et  à  17  degrés  au 
maximum.  Un  orage  très  violent  a  éclaté  ce  soir 
au  nord  de  Paris;  mais  11  a  tourné  autour  de  la 
ville  et  s'est  éloigné  vers  l'ouest  .sans  nous  donner 
une  seule  goutte  d'eau  ;  nous  n'avons  eu  de  cet 
orage  que  le  bruit  du  tonnerre,  le  feu  des  éclairs 
et  ime  trombe  de  vent. 


8.  —  On  écrit  d'Alger  :  «Des  mouvemcns  qui 
semblent  annoncer  quelque  prochain  acte  d'hos- 
tilité ont  lieu  depuis  quelques  jours  dans  l'est  de 
la  Mitidja;  de  fortes  patrouilles  et  des  déta- 
chemens  composés  de  plusieurs  compagnies  sor- 


tent journellement  des  camps  de  Kara-Mustapha 
et  du  Sandouck  pour  observer  les  défilés  qui  con- 
duisent aux  montagnes  des  Issers.  Les  ordres 
émanés  d'Algerse  succèdent  avec  rapidité,  et  en- 
joignent la  plusgrande  surveillance:  le  cours  de 
Boudoux-Nou,  qui  sépare  le  territoire  français  du 
territoire  arabe,  est  le  but  de  toutes  les  recon- 
naissances. Parmi  les  bruits  qui  circulent,  le  plus 
accrédité  est  que  les  Arabes  de  la  montagne  ont 
l'intention  de  faire  un  razia  sur  les  tribus  alliées, 
et  même  de  venir  attaquer  nos  avant-postes.  » 

—  Au  30  avril,  le  montant  des  souscriptions 
réalisées  pour  les  victimes  du  tremblement  de 
terre  de  la  Martinique,  avait  atteint  le  chiffre  de 
156,880  fr.  ZiO  cent. 

—  Nous  avons  encore  été  favorisés  aujourd'hui 
par  un  très  beau  temps.  Le  thermomètre  a  marqué 
9  degrés /i;10°'  au  minimum,  et  19  degrés  7/10'" 
au  maximum.  Le  baromètre  a  monté  d'une  ligne; 
il  est  ce  soir  à  27  pouces  11,  22.  Le  vent  est  au 
sud-est. 

—  Le  5  mai,  jour  anniversaire  de  la  mort  de 
Napoléon  ,  un  grand  nombre  de  bouquets  et  de 
couronnes  d'immortelles  ont  été  déposés  au  pied 
de  la  colonne  Vendôme. 

—  Le  3  de  ce  mois  est  morte  ,  à  la  maison 
royale  de  Charenton,  où  l'avait  recueilUe  lé  direc- 
teur de  cet  établissement,  la  jeune  Henriette  Pal- 
méiini,  âgée  de  \!x  ans.  Cette  pauvre  enfant,  im- 
potente depuis  cinq  années,  venait  de  subir  l'am- 
putation d'une  jambe.  C'était  la  petite-lille  (par  les 
femmes  )  d'un  ancien  intendant  de  province  ,  la 
petite-nièce  d'un  contrôleur -général  des  finances, 
cordon  bleu  (M.  de  Galonné) ,  la  descendante  de 
Paris  Duvernet ,  premier  gouverneur  de  l'Ecole- 
milltaire,  et  riche  à  millions. 

—  Le  service  funèbre  en  l'honneur  d'Adolphe 
Nourrit  est  remis  au  samedi  11  mai ,  au  lieu  du 
vendredi  10,  et  il  aura  lieu  à  Saint-Roch. 


9.  —  Londres  8  mai.  Une  nouvelle  importante, 
quoique  prévue  depuis  quelque  temps,  est  arrivée 
aujourd'hui  par  le  télégraphe.  Les  ministres 
n'ayant  obtenu  qu'ime  majorité  de  cinq  voix  à  la 
chamb:e  des  communes,  à  la  fin  de  la  séance 
d'avant-hier,  pour  le  bill  concernant  le  gouverne- 
ment de  la  Jamaïque,  ont  remis  leur  démission 
entre  les  mains  de  la  reine. 

— Les  lettres  de  Lisbonne  du  29  avril  arrivent 
par  la  voie  de  Londres.  Elles  no  contiennent  que 
de  tristes  détails  sur  la  situation  financière  du 
Portugal.  Le  ministre  des  finances  a  déclaré  dans 
la  chambre  des  députés  qu'il  ne  pouvait  payer 
encore  les  deux  semestres  arriérés  des  dividendes; 
de  la  dette  étrangère,  que  le  pays  était  épuisié,  et 
qu'il  ne  restait  d'autres  ressource  au  gouvernement 
que  l'économie  la  plus  rigoureuse  dans  les 
dépenses. 

—  Le  tribunal  de  commerce  de  la  Seine,  dans 
son  audience  delundi,  présidéepar  M.  TSwurean, 
a  rendit  un  jugement  qui  prononce  la  nullité  de 
la  Société  desgens  de  lettres,  pour  défaut  des  pu- 
blications voulues  par  la  loi  pour  toute  société 
commerciale. 

—  On  avait  répandu  la  triste  nouvelle  que 
Paganini  était  mourant.  Elle  est  démentie  par  une 
lettre  que  nous  avons  sous  les  yeux,  adressée  au 
docteur  Bénech  par  Paganini  même,  lettre  dans 
laquelle  il  écrit  que  la  santé  qu'il  devait  à  ce  doc- 
teur s'est  d'abord  maintenue,  malgré  les  fatigues 
d'un  long  voyage  pendant  des  temps  froids,  e! 
qu'elle  s'améliore  depuis  la  belle  saison.  Aiissi  il 
n'est  plus  douteux  que  le  célèbie  artiste  i«viendiift 
encore  parmi  nous  recevoir  des  couronnes. 

—  On  nous  écrit  de  Bologne,  le  30.ivril: 

<i  M.  Rossini  père  est  mort  hier  à  l'âge  de  8S 
ans.  Le  grand  maestro  qui  avaittémoigné  depuis 
quelque  temps  l'intention  de  retourner  en  Franco, 
mais  qui  ne  voulait  pas  quitter  son  père,  pariii  a 
bientôt,  à  ce  que  l'on  dit;  il  a  même  déjà  venda 
sa  jolie  maison  d'ici  à  madame  BignamI.» 

Le  Directeur,  BERTHET. 


lup.  d'éd.  Piioux  ET  C,  Hue  Neuv«i-cieb-Bçn5-Knfai)s,  'A* 


15  MAI  1339. 


littêratche.  scif.nces.  beaux  arts  ,  ix- 
dcstrie,  connaissances  i!tiles.  esquis- 
ses de  moeurs.  mémoires  et  votages. 

ons'abonng  a  pauis.  au  boreaudu  jour- 
nal, rue  du  HELDF.R.  li  bis.  el  chez 
tous  les  Libraires  et  l»irecleurs  des  postes. 


Pour  touie  rAIIcmasne.  cli.'z  M.  Alexandre, 
Directeur  des  saloos  lit'.éraires,  à  Stras- 
iMurg. 

Et  pour  Londres  elles  Trols-Royaiimes, 
au  Cercle  des  élrausers,  n.225.  Picadiilj. 

Les  abonoemeos  ne  datent  que  des5et  20  de 
chaque  mois. 


Le  prii  des  abonneinens  peut  être  transmis 
par  la  poste,  ou  en  an  mandata  toucher  à 
Paris. 


VSÎlM^ 


VAHi^lT  lois  njg 


^^Qjr 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait. 
L'esprit  (tautrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


Douncmc  ^nncc." 

N"  27. 
Journaux  .  RETCES.  ouviuges  inkdit.s 

PI  BMC  axions  nouvelles,  BIOCBAPaiES, 
TUIBINAUX  ,  TUÉATEES  ET  MODES. 

PBIX  D'ABONi^tEIlIEnT 

POUR  PARIS  ET  LES  DÉPARTEMENS 

POUR  UN  AN 48  fr. 

POUR  SIX  mois 25 

POUR  trois  mois IS 

POUR  L'ÉTRANGER  EN  SCS  P.VR  AN.         6 


On  ne  lire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 
s'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en 
font  la  demande  par  lettres  affranchies. 

Dne  gravure  de  modes  est  jointe  au  n°  dn  5 
el  une  lithographie  au  n»  du  20  de  chaque 
mois. 


Prix  des  annonces,  7â  c.  la  ligne, 


LE  VOLEU 

(Sa^cttc  bcs  J^ournaux  frctnrais  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

l  A  TERBE  DE  VAN-DlEMEN.par  ADOLPHE  SCHAÏER. 

—  Le  foyeb  du  public  un  jour  de  première 
BErnÉsENTâTioN,  par  Théodore  Mpbet.  —Un 

LIBÉRAL  SOUS  LA    RESTAURATION,  par  AlpHOSSE 

KàRR. — Les  côtelettes  a  la  victime,  par 
M.  Henry  Berthoud. — Revue  des  modes. 
— Revue  de  cinq  jours. 

LATËRRËVAN-DIIMN, 

PAR 

M.  ADOLPHE SCH AVER. 


Notre  position  sociale  dans  la  terre  Van-Dienien 
8''améliorc  tous  les  jours  par  la  civilisation  ;  les 
établisscinens  industriels  aup^mentent  el  tendent  à 
accroître  le  bien-être.  Les  deux  plus  grands  Déauv 
que  le  colon  avait,  il  y  aqueliues  années  encore, 
à  combattre,  les  Bushrangers  el  les  iniligènes, 
désignés  sous  le  nom  de  ISoirs,  sont  comprimés  ; 
la  sûreté  des  personnes  et  des  biens  est  parfaite- 
ment consolidée  dans  les  parties  les  plus  éloignées 
de  la  colonie. 

Sans  doute  les  Européens  savent  à  peine  à  quel 
point  les  Bushranf^ers  ont  mis  la  colonie  en  dan- 
ger ;  il  ne  sera  donc  pas  liors  «le  propos  d'en  dire 
quelque  choses. 

On  nomme  Bu.s/(/-((H^<'r5  les  déportés  qui,  par- 
venus à  se  soustraire  violemment  à  l'inspection 
lég.tle  de»   autorités,   sçi  .sont  écli.ippés  dans  les 


forêts  et  dans  d'autres  repaires  et  vivent  de  vols 
et  de  briiiandages.  Busli  est  une  expression  colo- 
niale qui  désigne  une  forêt  ou  un  terrain  non  cul- 
tivé et  couvert  de  bois.  Ordinairement  plusieurs 
de  ces  vauriens  s'associent  ensemble,  et  presque 
toujours  sous  la  conduite  d'un  capitaine  dont  le 
caractère  a  la  plus  grande  iniluence  sur  les  ac- 
tions de  sa  bande  ;  ainsi,  les  uns  commettaient 
dans  leurs  brigandages  des  cruautés  inouies,  tan- 
dis que  les  autres  exerçaient,  pour  ainsi  dire, 
leurs  pillages  tranquillement,  ménageaient  le  beau 
.se.\e,  lui  montraient  une  galanterie  chevaleresque, 
et  souvent  même  parvenaient,  par  leur  conduite 
originale,  à  amuser  l'homme  qu'ils  avaient  volé. 
Ils  ne  se  bornaient  pas  à  attaquer  les  voyageui-s, 
ils  allaient  investir  principalement  les  maisons  ha- 
bitées par  des  colons  loin  des  postes  militaires. 

L'humanité  se  révolte  au  récit  des  traits  de  har- 
diesse et  de  férocité  que  l'on  a  conservés  de  ces 
temps  calaraiteux.  Scll'rey,  le  plus  horrible  de  ces 
monstres,  arracha  un  enfant  du  sein  de  sa  mère, 
et,  le  tenant  par  les  jambes,  l'écrasa  devant  elle 
contre  un  rocher.  Il  est  pourtant  consolant  d'ap- 
prendre que  les  atrocités  de  ce  scélérat  excitèrent 
le  dégoût  de  ses  complices,  car,  lor.squ'après  l'a- 
voir arrêté,  on  le  conduisit  dans  la  pri.son  où 
étaient  enfermés  plusieurs  Biishraiisers,  ceux-ci 
nienacérent  de  l'étrangler  avec  leurs  fers  si  on  ne 
l'emmenait  pas. 

Brady  était  le  capitaine  de  la  bande  la  plus  nom- 
breuse, dont  les  entreprises  étaient  moins  cruelles 
et  pourtant  très  nuisibles  aux  colons.  Il  possi'iiait 
cette  magnanimité  et  cet  enthousiasme  de  brigaml 
parfaitement  convenables  pour  s'attacher  des 
hommes  grossiers  ;  son  but  n'était  pas  uniquement 
le  butin,  la  manière  de  se  l'approprier  le  satisfai- 
sait bien  plus,  l  ne  fois  il  se  rendit  maître  de  la 
maison  d'un  propriétaire  aisé  qui  était  absent,  et 
qui,  suivant  ce  qu'il  avait  appris,  .ittendait  quel- 
ques-uns l'e  ses  a  lis.  Brady  donne  ses  ordres 
pour  le  dîner,  choisit  lui-même  le  vin.  et  prépare 
tout  pour  bien  recevoir  ses  hrttes  qui  ne  tardent 


pas  à  arrivera  cheval  avec  le  maître  de  la  maison. 
L'êtonnement  de  ce  dernier  est  extrême  lorsqu'il 
voit  un  étranger  commander  à  ses  domestiques  de 
recevoir  les  personnes  qui  viennent ,  s'avancer 
avec  politesse,  et  le  prier  de  vouloir  bien  entrer 
et  de  faire  comme  s'il  était  chez  lui.  L'énigme 
s'explique  quand  cet  étranger  dit  son  nom.  Bradv 
indique  lui-même  les  raesm-es  qu'il  a  prises  pour 
sa  sûreté,  et  conseille  amicaleicent  au  maître  de 
la  maison  de  ne  pas  essayer  de  résister.  Enlîn,  la 
société  se  met  à  table  et  le  bandit  joue  à  merveilk- 
le  rôle  de  seigneur  du  logis,  est  plein  d'attentions 
et  de  prévenances  pour  chacun  des  convives,  et 
se  lève  de  table  en  fai.sant  observer  qn'il  doit 
songer  à  ses  allaires.  Puis  il  prie  le  maître  de  h 
maison  de  lui  ouvrir  ses  armoires  et  .ses  coffres; 
il  y  cherche  ce  qui  lui  manquait  en  linge  et  autres 
objets  et  les  remet  à  ses  gens.  Enfin,  il  invite  la 
société  à  vouloir  bien  passer  dans  un  appartement 
où  il  l'enferme  avec  les  domestiques,  afin  qu'on 
ne  puisse  pas  se  mettie  à  sa  i)our.>uite  :  qucljues 
minutes  après  toute  celte  Uoupe  êlait  disparue. 

On  conçoit  aisément  que  les  autorités  ne  restè- 
rent pas  oisives ,  et  prirent  les  moyens  de  livrei- 
ces  scélérats  à  la  peine  qu'ils  avaient  méritée: 
mais,  d'après  la  nature  du  terrain,  del'oi-gauisation 
incomplète  des  choses,  il  fui  extrêmement  diiliciL- 
de  les  Couver  dans  leurs  repaires.  On  eul  donc 
recours  à  un  moyen  qui,  dans  d'autres  enln-pri- 
ses  hasardeuses,  a  été  employé  avec  un  succès 
entier  :  c'est-à-dire  que  le  gouverneur  mit  à  prix 
la  tête  de  ces  brigand.s.  lue  .somme  d'anreni 
était  promise  aux  gens  libres,  un  pardon  absolu, 
avec  la  faculté  de  retourner  hbres  en  Angleterre 
aux  prisonniei-s.  On  comprend  sans  peine  com- 
bien un  tel  espoir  dut  agir  sur  l'énergie  des  dé- 
portés. On  ne  risque  p;is  volontiers  sa  vie  ]M)ur 
une  couple  do  centaines  de  li\res  sterling,  mais 
on  la  hasarde  avec  plaisir  pour  gagner  sa  liberié. 
Les  expédiens  el  les  pièges  que  les  déportés  mi- 
reiu  en  (vu\re  pour  s'emp.irer  des  voleurs,  furent 
quelquefois  aussi  cruels  qtte  téméraires  et  adroits. 


—  418  — 


I  11  Irlandais  ne  prit  pas  un  loiis  détonr.  Il  promit 
.,\n  bandiis  de  leur  porter  di-s  aliuiens;  et,  comme 
il  ne  pouvait  pas  emmener  des  aides  sans  qu'ils 
fussent  aperrus  par  les  brigands  qui  guettaient 
son  arrivée,  il  se  procura  des  boissons  enivrantes 
dont  ils  usèrent  immodérément,  tandis  que  lui  s'en 
alislint.  A  peine  furent-ils  endormis  qu'il  emporta 
leurs  armes,  et  réveilla  leur  capitaine  par  ces  pa- 
roles :  "  Vous  êtes  mon  prisonnier.  »  Cependant 
celui-ci  prend  un  pistolet  qu'il  portait  à  sa  cein- 
ture; mais  il  est  préveuu  par  l'Irlandais  qui  en- 
suite mil  dans  un  sac  la  tète  précieuse,  se  hâta  de 
la  présenter  au  Rouvernenr,  et  reçut  la  récom- 
pense promise.  La  plupart  de  ces  brigands  ont  été 
en  partie  arrêtés  et  pendus,  et  en  partie  sont  dis- 
paiiis ;  (le  temps  ii  autre  un  condamné  s'écliappe 
encore  de  la  maison  de  correction,  et  se  jeUe  sur 
un  voyageur  ou  bien  se  met  à  piller  une  maison 
isolée;  mais  sa  carrière  n'est  ni  longue  ni  brillante, 
laui  la  police  est  bien  organisée,  tant  la  po- 
pidalion  s'est  plus  concentrée.  Depuis  plus  de  cinq 
JUS  (|iie  je  suis  dans  ce  pays,  il  n'est  rien  arriv.é 
d'exiraordinaire en  cegenre. 

(  mant  aux  indigènes  ou  noirs,  j'ai  eu  de  fré- 
(jui'iiies  occasions  de  les  voir  et  de  les  observer 
]  eiiiiant  leurs  repas  et  leurs  corrobeiys  (danses 
ei  diverlissenjens),  dans  leurs  pèches  et  dans, 
leurs  cliasses;  dans  toutes  ces  circonstances,  leur 
aspoct  n'oflre  rien  d'agréable  ;  cependant  la  sou- 
plesse de  leur  corps,  la  finesse  extrême  de  leurs 
sens,  excitent  l'étonnement  du  spectateur  civilisé. 
.Sur  (les  rochers  escarpés,  du  haut  desquels  nous 
ne  pouvons  descendre  qu'avec  beaucoup  de  pré- 
cjuitions  et  pas  à  ])as,  ils  poursuivent  les  kanga- 
roiis  en  courant,  la  lance  à  la  main,  et  avec  leur 
oiuiJdy,  morceau  de  bois  arrondi  de  deux  pieds 
<li.'  longueur  sur  trois  doigts  d'épaisseur,  ils  tuent 
les  oiseaux  au  vol.  On  les  voit  chercher  avec  une 
t^ala  adresse  les  traces  des  hommes  et  des  ani- 
maux ;  ils  les  suivent  sur  ks  rochers  où  les  mous- 
ses clairsemées  n'cllrent  aucun  signe  de  recon- 
naissance à  l'œil  ordinaire  ;  ils  distinguent  même 
si  un  pas  est  celui  d'une  femme  ou  d'un  homme; 
si  la  personne  portait  quelque  chose  de  lourd  ou 
n'était  pas  chargée;  et  enfin  ils  font  en  ce  genre 
toui  ce  qu'on  lit  dans  les  relations  concernant  le 
resul.at  de  l'exercice  des  facultés  nalurelles  chez 
les  Indiens  de  rAméri(|ue  et  les  autres  sauvages. 
Ils  sont  toujours  disposés  ii  jouer  ou  à  manger,  et 
ils  iraiient  chacun  de  la  même  manière,  sans  nul 
é^anl  pour  son  état  ou  sa  supériorité.  Dans  leur 
\i:-  nomade  ils  n'ont  véritablement  pas  de  domi- 
cile; ils  ne  possèdent  proprement  rien,  et  ils 
quittent  le  matin  leur  gîte  qu'ils  laissent  aussi  nu 
qnils  l'ont  trouvé  la  veille;  ce  qu'ils  ont  pu  pen- 
dant ce  temps  se  procurer  en  co([uillagès  et  en 
kiiiigarous  est  consommé,  et  ils  n'emportent  que 
du  feu  dont  la  conservation  n'est  pas  confiée  pre- 
ssé ment  à  des  vestales  ,  mais  à  leurs  femmes, 
l.aiiuit,  la  vue  d'un  semblable  camp  a  quelque 
«hose  de  particuUèrement  attrayant;  les  feu\ 
qu'ils  entretiennent  au  moyen  de  petits  amas  de 
bois,  éclairent  avantageusement  les  dillérens 
groupes  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans  tout 
uns,  sans  trop  faire  ressortir  la  pauvreté  réelle  de 
te  «jui  les  entoure. 

Mais,  le  jour,  l'aspect  d'une  semblable  société 
«aiiipée  est  tiès  désagréable  et  efface  toutes  les  im- 
pressions fav(irables  (|ue  l'on  a  éprouvées.  On  np 


peut  jtas  les  appeler  réellemiiit  sales  et  désordon- 
nés, parce  (|ue  ces  défauts  font  supposer  un  cer- 
tain degré  de  civilisation  dont  ils  n'offrent  pas  la 
plus  légère  trace  ;  et  cependant  la  manière  dont 
ils  préparent  et  consomment  leurs  alimens,  les  dé- 
bris qu'ils  en  ramassent  et  partagent  |avcc  leurs 
chiens,  tout  cela  répugne  à  quiconque  en  est  spec- 
tateur. Dans  les  rapports  réciproques  d'un  sexe 
envers  l'autre ,  il  ne  se  passe  rien  qui  s'éloigne 
trop  de  nos  idées  de  décence;  on  s'habitue  bien- 
t(')t  à  voir  avec  indifférence  b  s  deux  sexes  nus,  et 
je  n'ai  jamais  remarqué  que  cet  état  occasionnât 
parmi  eux  une  malice  ou  une  agacerie,  même  lors- 
que les  circonstances  étaie;it  assez  propres  à  en 
faire  naître;  ainsi,  par  exemple,  les  femmes  ai 
dent  les  hommes  dans  leur  toilette,  qui  consiste  à 
frotter  le  corps  de  graisse  animale  et  à  le  peindre 
dans  dillérens  endroits  de  craie  rouge  ;  cette  opé- 
ration se  fait  toujours  avec  le  plus  grand  sérieux. 
Ils  connaissent  et  observent  le?  lois  du  inariage  ; 
les  exemples  de  polygamie  np  sont  pas  connus 
.chez  eux.  Leur  cIiqIx  t()ml)e  souvent  sur  ,^les  filles 
d'une  antre  race;  ils  recourent  alors  ài  la  vio- 
lence poiu'  les  enlever,  ce  qui  ordinairement 
cause  de  sanglans  combats.  ]l  serait  difficile  de 
décider  si ,  entre  les  célibataires  des  deux  sexes , 
il  s'établit  des  liaisons  secrètes,  car  on  n'a  pas 
d'exemples  qu'une  fille  ait  mis  un  enfant  au 
monde. 

On  connaît  très  peu  leurs  idées  et  leurs  opi- 
nions relatives  à  un  être  suprême,  et  ce  que  l'on 
dit  ordinairement  à  cet  égard  est  peu  fondé.  M. 
Robinson,dont  je  parlerai  plus  tard,  avait  la  meil- 
leure occasion  de  savoir  la  vérité  à  ce  sujet,  et 
j'ai  eu  souvent  des  conversations  avec  lui.  D'après 
son  témoignage,  ceitainement  croyable,  les  noirs 
ou  indigènes  croient  à  un  btm  et  à  un  mauvais  es- 
prit. Le  mauvais  règne  la  nuit;  c'est  pourquoi , 
après  le  coucher  du  soleil ,  ils  restent  dans  leur 
camp,  et,:  dans  l'obscurité,  montrent  de  l'angoisse 
et  de  la  crainte.  Ils  ont  sur  le  bon  esprit,  qui  leur 
donne  de  l'eau,  du  feu  et  des  alimens,  une  tradi- 
tion plus  sensée  qu'on  ne  pourrait  l'attendre  de 
leur  grossièreté.  Le  bon  esprit ,  disent-ils,  a  paru 
plus  tard  que  le  mauvais,  alin  de  répar.r  le  mal 
que  celui-ci  leur  faisait;  il  leur  a  ajjpris  à  parler 
une  langue  et  les  a  débarrassés  de  la  longue  queue 
qu'ils  avaient  portée  jusqu'alors  comme  les  kan- 
garous.  On  n'a  rien  remarqué  d'nn  culte  exté- 
rieur envers  un  être  suprême,  ni  de  cérémonies 
religieuses  qurlconqucs.  Ils  ont  tenu  long-temps 
secrète  la  manière  dont  ils  enterraient  leurs 
morts;  maintenant  on  sait  qu'ils  les  brûlent,  et  re- 
couvrent lems  cendres  de  terre,  et  qu'ils  garnis- 
sent la  place  d'écorce  de  branches  d'arlires  pour 
en  écaiter  l(;s  animaux.  Des  parens  ont  aussi  la 
coutume  de  porter  sur  eux  de  ces  cendres  enve- 
loppées d'un  morceau  de  peau  de  kangniou. 

L'établissement  d'une  colonie  dans  ce, te  île  dut 
naturelliMuent  occasionner  des  collisions  nom- 
breuses entre  les  arrivans  et  les  noirs  qui  les  con- 
sidéraient comme  des  h(jies  importuns  ;  et  si  les 
indigènes,  d'abord  amorcés  par  l'attrait  delà  nou- 
veauté et  de  beaucoup  de  choses  tentantes  que 
leur  donnèrent  les  arrivans,  se  comportèrent  pa- 
cifiquement et  firent  de  fréquentes  visites  aux 
blancs  ;  ils  changèrent  de  conduite  à  mesure  que 
les  entreprises  des  colons  (levinrent  gênantes 
pour  leur  manière  de  vivre,  et  cela  finit  par  écla- 


ter en  une  inimitié  moriell?.  La  cause  de  ces  com- 
bats, qui  coulèrent  de  bien  chères  victimes  à  beau- 
coup de  familles  de  colons,  mais  détruisirent  pres- 
que entièrement  les  noirs,  n'est  nullement  à  l'hon- 
neur des  blancs.  Bien  que  les  noirs  fussent  dou- 
loureusement allèclés  de  la  perte  de  leur  contrée 
de  prédilection,  et  s'en  plaignissent  avec  atjjei'- 
tumc  en  disant:  ■■  Qu'on  leur  prenait  leur  terre,  » 
ils  n'attentaient  cependant  à  la  vie  de  personne. 
Le  penchant  au  memire  fut  excité   chez  eux  par 
la  cruauté   de  matelots  grossiers  qui,  allant  a  la 
chasse  des  phoques  dans  les  petites  îles  du  détroit 
deBass,  trouvaient  très  utiles  les  services  des 
femmes  noires;  et,  lorsqu'elles  refusaient  de  les 
accompagner  voloniairemenl,  ils  les  enlevaient 
de  force  et  tuaient  souvent  les  parens  ou  les  amis 
qui  s'opposaient  à  ces  violences.  De  semblables 
désordres  furent  ensuite    commis  par  les  stocl;- 
l.rei)ers,  qui  dans  rintérieur  gardaient  les  trou- 
peaux de  bestiaux ,  et  habitaient  souvent  seuls  ou 
à  deux  une  cabane.  Ce  furent  de  tels  attentats  qui 
excitèrent  chez  les  noirs  cet  esprit  de  vengeance 
particulier  à  tous  les  peuples  sauvages.  Sans  dis- 
lin-uer  celui  qui  leur  avait  fait  le  mal ,  ils  virent 
un  ennemi  dans  chaque  blanc,  et  alors  commença 
un  terrible  combat  à  mort.  Malgré  la  supériorité 
que  donnaient  aux  colons  leurnombie  et  les  ar- 
mes à  feu  ,  les  attaques  opiniâtres  des  "«f  ">«■ 
nacaient  cependant  d'arrêter  la  prospérité  de  la 
colonie,  car  ils  dirigeaient  leurs  efforts  non-seu- 
lement   contre  la  personne  des  blancs    mais  Us 
cherchaient  à  détruire  de  toutes  les  manières  leurs 
propriétés,  incendiaient  leurs  maisons  et  disper- 
saient leurs  troupeaux  de  bœufs  et  de  mourons. 
lî„  commettant  ces  actes  de  violence,   ils  mon- 
traient un  esprit  de  ruse  et  de  finesse  qu  on  n  at- 
tendait guère  d'eux.  Avant  d'attaquer  une  maison, 
ils  faisaient  ordinairement  la  reconnaissance  du 
terrain,   et  s'instruisaient  du  nombre  des  habi- 
tans;  pour  éviter  tout  soupçon,   la  plupart  de 
leurs  compagnons  restaient  cachés  dans  un  bois, 
et  les  autres  s'approchaient  de  la  maison  désarmés 
en  apparence,    tandis  qu'ils  traînaient;,  travers 
les  hautes  herbes  leurs  lances  qu'ils   tenaient  en- 
ire  leurs  orteils,   pour  en  faire  usage  contre  les 
blancs  qui,  sans  méfiance  ,   venaient  à  leur  ren- 
contre. 

Ce  stratagème  leur  coflta  cependant  cher  ;  car, 
dès  qu'un  noir  se  montrait  ii  portée  du  fusil  d'un 
blanc,  il  avait  beau  faire  des  sign.  s  de  paix,  ce- 
lui-ci, pour  sa  propre  sûreté,  se  croyait  autorisé  à 
faire  feu  sur  lui.  Beaucoup  de  blancs  néanmoins 
devinrent  la  proie  de  la  supercherie  des  noirs. 
Peu  de  temps  après  mon  arrivée,  un  respectable 
propriétaire  fut  attiré  dans  les  forets,  ainsi  que  ses 
gens,  et  massacré  par  les  sauvages.  Le  gouverneur 
a  tout  fait  ce  qui  était  en  son  pouvoir  pour  prévenir 
le  mal  ;  car,  (pioiqu'il  fût  évidentque  les  noirs  de- 
vaient êtie  tê)t  ou  lard  entièrement  anéantis,  c'é- 
tait toujours  un  moyen  pénible  de  sortir  d'embar- 
ras, indépendamment  (lu  préjudice  qui  pouvait  en 
résull.r  jusqiie-Hi.  H  fut  donc  résolu  d'attaquer  en 
masse  chaque  tribu  séparément,  et  de  les  trans- 
porter dans  une  île  du  détroit  de  Bass,  où,  sépa- 
rés des  blancs,  ils  pourraient  c«nt'""*''^'  '  ' 
leur  manière.  On  espérait  aussi  hymi 
au  moins  arracher  ainsi  la  nouvell^-générauoîi 
l'étal  de  barbarie. 

L'exécution  de  ce  projet  coninl 


^  m  ^- 


M.  Robinson  s'en  chargea,  et  la  colonie  iloilùscs 
soins  et  à  sa  persévérance  d'Otic  entièrement  dé- 
livrée des  noirs.  Cependant  sa  tâche  fui  accfiinpa- 
gnée  de  beaucoup  de  peines  et  de  dangers,  piinc 
qu'il  était  fermement  persuadé  qu'il  ne  fallait  pas 
employer  la  force,  et  qu'il  devait  recourir  à  des 
moyens  pacifiques  seulement,  en  décidant  amica- 
lement les  chefs  de  se  réunir  à  lui,  ce  qui  le  mit 
souvent  dans  une  position  très  périlleuse.  Il  était 
nécessaire,  pour  trouver  ces  éternels  nomades , 
de  s'aider  des  noirs  eux-mêmes ,  car  ceux-ci  seu- 
lement pouvaient  découvrir  leurs  traces  ;  on  se 
sertit  donc  d'un  indigène  qui,  depuis  son  enfance, 
avait  été  élevé  dans  la  maison  d'un  colon  :  il  était 
généralement  aimé  et  connu  sous  le  nom  de  Blacl; 
jTom  (Thomas  le  Noir). 

A  la  première  rencontre  des  noirs,  ils  se  réuni- 
rent à  sa  troupe.  Après  beaucoup  d'hésitations 
et  de  longs  discours ,  M.  Robinson  chercha  parmi 
eux  les  hommrs  et  les  femmes  qui  semblaient  le 
mieux  répondre  àses  intentions.  Dans  le  cours  de 
son  excursion,  sa  bande  de  vingt  personnes  d'é- 
lite se  grossit  encore  de  plusieurs  autres,  qui  l'ac- 
compagnèrent dans  toutes  ses  courses  et  le  servi- 
rent fidèlement.  Avec  ces  gens  de  son  choix,  il 
vint  plusieurs  fois  nous  visiter  dans  nos  iiabita- 
tions.  La  fréquentation  avec  M.  Robinson,  elles 
nombreux  points  de  contact  qu'ils  eurent  avec  les 
blancs,  ne  furent  pas  sans  iniluence  sur  les  noirs  ; 
ils  ne  furent  plus  aussi  farouches  en  nous  voyant, 
ils  pouvaient  mieux  s'expliquer  en  mauvais  anglais; 
au  reste,  on  ne  remarqua  pas  que  leur  intelligence 
lut  plus  développée;  leurs  idées  étaient  aussi  bor- 
nées qu'auparavant. 

A  notre  dernière  réunion ,  après  que  les  hom- 
mes eurent,  pour  nolro  anmsement,  décoché 
leurs  lances  vers  un  but ,  je  vantai  l'adresse  de 
)'un  des  meilleurs  tireurs  ,  homme  qui  avait  passé 
la  jeunesse,  mais  encore  très  fort,  «,1e  crains, 
ajoutai-je ,  que  lu  n'aies  immolé  beaucoup  de 
blancs  avec  tes  lances.  »  A  ces  mots ,  cet  homme 
se  prit  à  rire  gaiment  ;  et ,  comme  llaité  de  ma 
iaute  opinion ,  il  répondit  d'une  mine  satisfaite  : 
Plenty!  plenty !  (licaucoup!  beaucoup!)  On 
trouve  naturellement  parmi  eux  une  dill'érence  de 
caractères  et  de  facultés  intellectuelles  qui,  d'après 
des  modifications,  se  manifestent  soit  d'une  ma- 
nière ,  soit  d'une  autre.  Une  singularité  plaisante 
est  presque  généralement  propre  aux  jeunes  gens; 
ils  imitent  avec  succès  les  mines  et  les  gestes  des 
jpersonnes  remarquables,  et,  dans  leur  état  misé- 
rable, copient  avec  une  certaine  ironiç  les  mœurs 
et  les  usages  de  la  vie  sociale  rallinée. 

M.  Robinson  conçut  une  telle  aflèction  pour  ses 
compagnon!!  noirs,  qu'il  désira  que  partout  ils  fus- 
sent traités  avec  égard  et  cordialité  ;  on  ne  pou- 
vait pas  lui  causer  plus  de  plaisir  i|ue  de  leur  faire 
du  bien ,  ce  qui  se  bornait  naturellement  à  leur 
donner  à  boire  et  à  manger.  Il  ne  nianquait  pas 
non  plus  une  occasion  de  les  produire  sous  le 
côté  le  plus  avaiuageux;  à  cet  ellet,  il  arrangeait 
^es  parties  de  nuit  dans  leur  camp,  pendant  les- 
<]ueiles  ils  chantaient ,  dansaient ,  et  faisaient  tou- 
tes sortes  de  folies.  Par  déc^-nce ,  les  femmes 
étaient  toujours  vêtues,  et  les  hommes  mêmes  por- 
taient des  caleçons  chaque  fois  qu'ils  se  montraieni 
.  JI(ors  de  leur  camp.  Dans  ces  parties  de  nuit ,  no- 
tre enthousiaste  ami  avilit  coutume  de  nous  pré- 
^ftgter  Içs  çhefe,  dopt  il  qualitiajl  plnsieurs  de  rois 


à  cause  de  rélcndae  de  luiir  leiliinirc.  I/a  ,  nous 
vîmes  plusieurs  princes  et  prin-esse^  du  sang ,  en 
habits  de  frise  blanc  et  coilïés  de  bonnets  de  nuit 
rouges  ,  jouer  avec  beaucoup  de  condescendance 
et  d'iine  manière  tout  à  fait  enfantine. 

La  force  de  leurs  organes  digestifs  dépassait 
toute  croyance.  Les  navets  étaient  leur  mets  favori, 
et  je  leur  donnai  un  jour  la  permission  d'en  e:ii- 
portcr  du  i  liaiiip  autant  qu'ils  le  pourraient.  Pen- 
dant qu'ils  les  arrachaient  de  terre,  ils  coiaïuen- 
cèrenl  à  en  goûter,  et  ils  continuèrent  à  en  manger 
le  long  de  la  route  qui  conduisait  à  leur  camp,  où 
ils  en  transportèrent  un  tas;  et,  comme  cette  soi- 
rée était  destinée  à  une  fête  brillante,  je  m'y  ren- 
dis de  bonni;  heure,  alin  d'ordonner  les  préparatifs 
du  repas.  C'est  en  vain  que  M.  Robinson  les  pria 
de  'mettre  les  navets  de  côté  et  de  préi)arer  le 
camp  pour  la  rcjception  des  hôtes,  puisque,  comme 
il  le  leur  lit  remarquer,  ils  n'auraient  plus  d'appé- 
tit pour  un  énorme  poudding  qui  cuisait  dans  un 
chaudron  ;  mais  cela  leur  paraissait  inconcevable. 
"  Hommes  noirs,  toujours  pouvoir  manger,  »  ré- 
pétaient-ils en  continuant  tranquillement  à  dévorer 
les  navets.  Enlin ,  à  force  de  représentations  réi- 
térées ,  ils  consentirent  à  les  laisser  de  côté ,  et 
commencèrent  à  faire  leur  toilette.  Les  femmes 
ne  semblent  pas  attacher  un  grand  prix  à  la  parure, 
et  paraissent  toujours  à  ces  fêtes  sans  avoir  rien  de 
distingué  dans  leurs  vêti^mens  ni  de  recherché 
dans  leur  parure.  Cependant  elles  portent  habi- 
tuellement quelque  chose  de  rouge  ,  non  pas  à  la 
manière  de  leurs  sœurs  blanches  de  l'Europe, 
pour  remplacer  la  rougeur  naturelle  des  joues, 
mais  elles  se  tracent  avec  cette  couleur  des  raies 
bcn  nettes  et  bien  droites  sur  lesjoues,  le  front  et  le 
menton;  quelquefois  elles  mêlent  au  rouge  un  oxide 
de  plomb,  oubien  se  teignent  le  nez  avec  ce  dernier, 
ce  qui  fait  ressortir  davantage  le  rouge.  Les  plus 
jeunes  portent  des  colliers  de  petites  coquilles 
brillantes  enfilées  très  adroitement  sur  des  tendons 
de  kangarou.  Les  hommes  font  une  grande  atten- 
tion à  leur  extérieur  ;  ils  consomment  une  grande 
quantité  dégraisse,   de  couleur  rouge  et  d'oxide 
de  plomb;  et  quand  ils  se  montraient  à  nous, 
prescjue  ruisselans  de  graisse ,  les  signes  de  noire 
suffrage  et  de  notre  admiration  semblaient  leur 
donner  une  vive  satisfaction ,  et  l'on  voyait  qu'ils 
y  avaient  compté. 

Les  diveitissemens  de  la  soirée  consistèrent  en 
danses ,  tantôt  isolées ,  tantôt  en  masse ,  en  chants 
et  en  toutes  sortes  de  jeux.  Dans  leurs  danses  or- 
dinaires ils  représentent  ordinairement  un  sujet 
qu'il  n'est  pas  ditVicile  de  deviner.  Tantôt  ils  imi- 
tent un  troupeau  de  kangarous,  et  vont  alors  à 
cloche-pied  et  contrefont  les  mouvemens  particu- 
liei-8  de  cet  animal;  tantôt  ils  se  changent  en  uiie 
troupe  d'émeus  ou  casoars  ,  et  alors  ils  étendent 
les  bras  pour  représenter  le  long  cou  de  cet  oi- 
seau, et,  comme,  lui  ils  cherchent,  en  faisant  de 
grands  pas ,  leur-  pâture  dans  le  gazon.   Les  plus 
distingués  d'entre  eux  donnent  des  représentations 
qui  ofirent  un  caractère  plus  spécial  et  en  quelque 
sorte  plus  grossier.  Le  guerrier,  car  c'est  dans  ce 
sens  (lu'ils  semblent  choisir  leurs  rôles  ,  se  place 
au  milieu  d'un  cercle  qu'ils  font  autour  d'un  fen , 
tantôt  chantant  et  tantôt  récitant  ;  il  fait  une  allo- 
cation qui  paraît  ne  pas  produire  une  bien  vive 
impression  sur  ses  compagnons ,   tandis  que  lui- 
même  Vexrito  au  point  de  pouvoir  il  peinP  parler 


au  bout  de  quelques  minutes ,  et  ne  f lit  entendre 
que  des  sons  inarticulés  et  accompagnés  de  gestes 
exprimant  la  ro'ère  et  l'amour  d' s  combats;  et  de 
cette  manière  il  arrive  à  un  é;at  qui  touche  à  la 
folie.  Ce  moment  paraît  être  le  but  spécial  de  toute 
la  représentation ,  car  alors  les  hommes  se  préci- 
pitent vers  lui  et  commencent,  en  poussant  des 
cris  effroyables,  une  danse  que  commande  le  chef. 
Ils  courent  en  tournant  autour  du  feu  de  manière 
à  causer  des  vertiges  au  spectateur,  et  de  la  pau- 
me de  la  main  frappent  de  temps  en  temps  la  terre, 
puis  rebondissent  en  sautant  les  deux  jambes  en 
l'air.  Quand  cette  frénésie  est,  comme  on  le  voit, 
montée  à  son  plus  haut  point ,  les  femmes  s'élan- 
cent il  leur  tour;  elles  se  jettent  dans  le  cercle 
étroit  formé  par  les  hommes,  exécutent  des  danses 
encore  plus  sauvages ,  si  c'est  possible  ,  en  levant 
fes  bras  et  en  faisant  des  cris  affreux,  elles  finissent 
ordinairement  par  se  précipiter  siu-  le  feu  .  dont 
elles  renversent  avec  les  pieds  le  bois  brûlant,  et 
par  leurs  sauts  et  leurs  gambades  éteignent  ce  qui 

en  rese 

Nous  n'avons  jamais  pu  comprendre  la  véritable 
signification  de  cette  scène  étrange  ,  qu'ils  répétè- 
rent plusieurs  fois  sans  de  grands  changemens  ; 
cela  a  sans  doute  quelque  rapport  à  leurs  combats 
avec  d'autres  tribus.  Cependant ,  même  dans  ces 
momens  qui  semblaient  exalter  leur  imagination  , 
et  exciter  dans  tout  leur  être  un  désir  immodéré 
de  combattre ,  il  y  avait  toujours  chez  eux  quel- 
que chose  d'enfantin ,  car  au  milieu  de  cet  empor- 
tement, si  ,  comme  cela  arrivait  quelquefois,  il 
survenait  un  accident  risible  ,  si  les  hommes  en 
sautant ,  au  lieu  de  retomber  sur  leurs  jambes, 
s'étalaient  tout  à  plat  à  terre  ou  trébuchaient  dans 
le  feu  ,  tout  le  monde  éclatait  de  rire.  Une  fois 
le  guerrier  qui  venait  de  commencer  son  discours 
l'ayant  pris  sur  un  ton  trop  haut ,  et  ne  pouvant 
pas  le  condnuer  ,  il  s'arrêta,  et.  au  moment  de  la 
plus  profonde  émotion ,  se  prit  à  rire  ;  aussitôt  ses 
compagnons  se  joignirent  à  lui  cordialement ,  de 
sorte  que  ,  pour  celte  fois  ,  la  représenuiion  en 
resta  là.   Le  poudding  termina  cette  fête  d'une 
manière  convenable  ;  l'un  des  anciens  chefs  de^-ait 
le  découper  et  distribuer  les  parts  aux  autres  ;  il 
le  Dt  avec  un  certain  air  de  dignité  et  se  servit 
avec  beaucoup  de  dextérité  du  couteau  et  de  la 
fourchette  qu'on  lui  avait  remis  ;  seulement  il  s'ou 
bliait  de  temps  en  temps ,  en  prenant  avec  ses 
doigls  dans  le  plat  un  morceau  et  le  fichait  ensuite 
au  bout  de  sa  fourchette.  Nous  les  laissâmes  dans 
cette  occupation  ,  et  M.  Robinson  nous  assura  le 
lendemain  matin  qu'ils  avaient  mangé  tout  lênor- 
me  poudding. 

Ce  fut  la  dernière  visite  que  nous  reçûmes  de 
notre  ami ,  qui  rassembla  bientôt  tous  les  noirs  de 
l'île .  auxquels  le  gouverneur  désigna  pour  séjour 
une  île  au  détroit  de  Bass.  où  les  adultes  peuvent 
tuer  autant  de  kangarous  qu'ils  W  désirent .  et 
les  jeunes  gens  s'exercent  à  différentes  occupa- 
tions. Suivant  ce  que  l'on  a  appris  ils  ne  se  trou- 
vent pas  il  leur  gré  sur  cette  île  ,  IlincUn-Uland  ; 
la  mortalité  y  est  considérable ,  les  familles  y  aug- 
menlciit  peu  .  et  il  n'est  que  trop  certain  q  le  dans 
queUiues  années,  ii  peine  il  restera  une  trace  des 
anciens  maîtres  de  la  terre  Van  DiémcD. 

Je  \iens  de  vous  faire  connaître  deux  .ibjeL'qui 
sont  d'une  grande  importance  dans  l'iiistoire  de 
cette  Ile  .  puisqu'ils  ont  eu  une  grande  iniluence 


—  ifâO  -- 


^u^  la  multiplication  des  colons  et  sur  la  civilisa- 
lion.  Au  commencement  de  l'année  passée ,  j"ai 
ir.mspoité  de  Circular-Rtad  ,  mon  domicile  ici. 
Cette  partie  des  possessions  de  la  compagnie  de 
Londres,  de  la  terre  Van-Diémen ,  forme  la  pointe 
nord-ouest  de  l'île,  et  est  ordinairement  désignée 
Mir  les  cartes,  sous  le  nom  de  cap  Grim,  mais  la 
lompagnie  lui  a  donné  celui  de  n'oolnorlh.  La 
terre  s'étend  en  forme  de  coin  dans  I3  mer  ,  le 
terrain  le  plus  fertile  se  trouve  le  long  de  la  côte 
occidentale  Jusqu'à  3U  milles  vers  le  sud,  et  à  peu 
(te  distance  de  l'Arthur-River.  Ma  maison  est  si  près 
de  la  côte ,  que  les  fortes  marées  amènent ,  jus- 
i|uc  sur  le  seuil ,  des  algues  et  des  coquilles ,  et 
que  les  oiseaux  de  mer  se  placent  en  grand  nom- 
bre devant  mes  fenêtres  pour  attendre  la  proie 
que  leur  amènent  les  vagues.  Je  me  crois  même 
parfois  un  animal  amphibie,  tant  la  vue  de  la  mer 
est  presque  devenue  un  besoin  pour  moi.  Cet  as- 
pect n'est  nullement  monotone  comme  en  pleine 
mer ,  elle  est  très-diversifiée  et  attrayante  par  une 
quantité  de  petites  et  de  grandes  îles ,  de  rochers 
et  d'écueils ,  qui  s'élèvent  au-dessus  des  Ilots  ù  une 
distance  plus  ou  moins  considérable.  Bien  que  les 
gros  navires  redoutent  d'approcher  de  ces  récifs 
et  de  ces  lies ,  et  qu'en  entrant  dans  le  détroit  de 
lîass  ils  se  tiennent  en  conséquence  le  plus  pos- 
sible au  nord ,  bien  que  l'on  n'aperçoive  que  ra- 
rement et  dans  un  Irès-grand  éloignement ,  les 
voiles  d'un  vaisseau  qui,  venant  de  l'Europe  ché- 
rie ,  cingle  vers  le  port  Dalrympe ,  notre  perspec- 
tive n'en  est  pas  moins  animée  par  de  petits  bâti- 
mens  qui  passent  et  repassent. 

Pendant  la  saison  de  la  pèche  de  la  baleine  et 
des  phoques,  ces  petites  voiles  augmentent  singu- 
lièrement la  vie  de  ces  parages  ,  et  souvent  elles 
relâchent  ici  pour  y  faire  de  l'eau  et  du  bois.  Les 
visites  des  chasseurs  de  phoques  sont  cependant 
irès-incommodes ,  parce  que  ces  gens  sont  ordi- 
nairement grossiers ,  souvent  des  vauriens  accou- 
iiimés  à  une  vie  déréglée  et  qui ,  dans  leur  pro- 
fession ,  exposés  à  des  contrariétés  et  à  des  dan- 
gers inexprimables  ,  sont  très-diflicilement  tenus 
dans  le  devoir  lorsqu'ils  viennent  à  terre. 

La  chasse  aux  phoques  est  un  objet  de  spécula- 
lion  très-important ,  puisque  le  prix  d'une  peau 
est  considérable  en  Angleterre ,  et  même  ici  elles 
valent  de  1 5  à  20  shillings  la  pièce.  Cette  occupation 
est  très  pénible ,  et  c'est  pour  cela  qu'on  en  charge 
des  gens  tels  que  je  les  ai  décrits.  Le  meilleur 
temps  pour  abattre  les  phoques  ,  est  celui  où  ils 
mettent  bas  ;  ils  viennent  alors  en  troupes  s'éta- 
Wii-  sur  des  rochers.  Les  chasseurs  les  tuent  à 
coups  de  massue ,  et  ils  sont  assez  adroits  pour  ve- 
nir d  un  seul  coup  à  bout  de  la  béte.  Celte  bou- 
cherie dure  quelquefois  plusieurs  heures  de  suite, 
parce  que  ces  animaax  restent  auprès  de  leurs  pe- 
tits ,  et  ne  songent  à  prendre  la  fuite  que  lorsqu'il 
••st  trop  tard.  Le  butin  est  ensuite  enlevé ,  et  les 
peaux  sont  séparées  des  chairs  et  salées  ;  elles  se 
conservent  dans  cet  état  très  long-temps.  Les  lieux 
où  les  phoques  se  rendent  en  plus  grand  nombre 
sont  des  rochers  nus  :)Ur  lesquels  on  ne  peut  se 
procurer  ni  de  l'eau  pDtable,  ni  du  bois  de  chauf- 
fage ;  les  chasseurs  sont  obligés  d'y  rester  plusieurs 
semaines.  Ils  habitent  o  rdinairement  sous  une  tente 
de  toile ,  et  se  servent  de  la  chair  des  phoques 
pour  chauffage;  mais  (juand  le  vent  soufQe  avec 
force  ils  ne  peuvent  avfoir  du  feu ,  et  souvent  les  1 


vagues  passent  par-dessus  leurs  demeures.  Parfois 
ils  manquent  de  vivres ,  et  on  ne  peut  pas  leur  en 
apporter  de  frais  ,  parce  que  les  canots  même 
craindraient  de  s'approcher  des  écueils  quand  le 
temps  est  mauvais.  Les  chasseurs  ont  à  supporter 
la  soif  et  la  faim ,  et  recourent  aux  moyens  les  plus 
téméraires  pour  atteindre  la  côte. 

Une  occupation  accessoire  de  ces  gens  est  de 
chercher  des  plumes  et  des  œufs  de  divers  oi- 
seaux de  mer,  et  surtout  d'albatros ,  qui,  à  cause 
de  sa  grosseur  et  de  sa  couleur,  est  nommé  ici 
mutton-bird  (oiseau-mouton).  Chaque  couple  de 
cette  espèce  d'oiseau  vit  dans  un  endroit  D\e  et 
séparé  des  autres,  et  y  reste  pendant  le  temps  de 
l'incubation.  C'est  de  cette  circonstance  que  vien- 
nent les  noms  de  plusieurs  lies,  telles  que  :  île 
des  Albatros,  île  des  Pengouins,  île  des  Pélicans. 
La  quantité  d'oiseaux  qu'on  trouve  sur  ces  îlots 
est  prodigieuse  et  réellement  inimaginable.  Ils 
pondent  leurs  œufs  dans  des  trous  que  leur  of- 
frent ces  localités,  et  souvent  on  en  rencontre 
plusieurs  milliers  ensemble;  comme  ils  ne  quittent 
pas  volontiers  leurs  œufs,  on  les  tue  facilement, 
bien  qu'ils  lâchent  inutilement  de  se  défendre. 
Leurs  plumes  contractent  néanmoins  une  odeur 
de  mer  désagréable  qu'elles  conservent  pendant 
plusieurs  années,  et  l'on  ne  peut  faire  disparaître 
leur  humidité  saline  qu'après  les  avoir  fait  bouilUr 
plusieurs  fois  dans  l'eau  douce  et  les  avoir  expo- 
sées à  l'air. 

A  l'époque  de  l'incubation  ils  obéissent  à  un 
instinct  admirable  :  ils  commencent  tous  à  pondre 
à  un  jour  déterminé.  Je  ne  voulais  pas  croire  à  la 
vérité  des  récits  que  l'on  me  faisait  à  ce  sujet  ; 
enOn  je  m'en  convainquis  par  mes  yeux.  Les  al- 
batros fréquentent  une  petite  île  très  fertile,  éloi- 
giiée  d'environ  deux  milles  de  la  côte  qui  fait 
partie  de  mon  arrondissement,  et  dans  laquelle 
je  vais  de  temps  en  temps.  Dans  les  mois  d'hiver 
les  albatros  paraissent  chercher  un  climat  plus 
chaud,  et  ils  émigrent  tous  ensemble.  Dès  les  pre- 
miers jours  du  mois  d'octobre  ils  s'établissent 
dans  l'Ile,  nettoient  les  cavités  dans  lesquelles  ils 
couvent,  ce  qui  est  achevé  en  peu  d'heures,  et 
s'en  vont  après.  Dans  la  nuit  du  21  au  22  octo- 
bre ils  reviennent  en  masse,  et  je  fus  grandement 
surpris  de  voir  des  collines  et  des  vallées,  qui  la 
veille  étaient  désertes,  peuplées  le  lendemain  ma- 
lin d'oiseaux  occupés  de  la  ponte.  Leurs  œufs, 
qui  sont  de  la  grosseur  de  ceux  de  canard,  ont 
un  goût  agréable,  miiis  leur  chair  est  détestable  à 
cause  de  la  graisse  abondanle  qui  sent  l'huile  de 
baleine.  Cependant  les  gens  de  la  bast<e  classe  en 
mangent  volontiers,  surtout  quand  elle  est  salée 
et  fumée,  et  l'on  en  envoie,  ainsi  préparée,  une 
grande  quantité  dans  l'intérieur,  où  la  rareté  les 
fait  passer  pour  un  mets  délicat.  La  graisse,  ou 
plutôt  l'huile  de  cet  oiseau,  car,  lorsqu' on  les  dé- 
coupe, elle  coule  de  la  chair,  est  très,  nourris- 
sante ;  nombre  de  cochons  que  nous  élei  rons  dans 
celte  Ile,  et  qui  pendant  l'été  se  repaisse  nt  de  ces 
oiseaux,  parviennent  en  quelques  semain  es  à  une 
telle  grosseur,  qu'ils  ont  de  la  peine  à  se  traîner, 
mais  %  chair  contracte  un  goût  de  poissi  jn  rebu- 
tant. 

Le  Toyages  à  l'intérieur  qui,  à  cause  «les  ob- 
stacle* opposés  par  le  terrain,  ne  peuvent  ;  se  faire 
qu'à  pied,  sont  très  difficiles  et  très  désag  réables. 
Avant  que  les  possessions  de  la  compagnie  pussent 


être  déterminées,  il  fallait  absolument  examine 
dans  toutes  les  directions  les  vastes  métairies,  et 
nos  arpenteurs,  qui  effectuèrent  cette  lâche,  ac- 
complirent un  travail  vraiment  digne  d'Hercule. 
La  principale  difficulté  à  surmonter  se  trouvait 
dans  ces  immenses  forêts  dans  lesquelles  on  ren- 
contre souvent  des  arbres  de  quarante  à  soixante 
pieds  de  circonférence  sur  cent  à  cent  vingt  pieds 
de  hauteur.  Les  troncs,  renversés  par  les  coups 
de  vent,  les  buissons  touffus  s'entortillant  les  uns 
dans  les  autres  comme  des  roseaux,  embarrassent 
la  voie  et  obligent  à  faire  de  longs  détours,  de 
façon  qu'on  emploie  plusieurs  jours  à  parcourir 
un  petit  nombre  de  milles  dans  une  direction  Oxe, 
et  on  est  ainsi  forcé  d'emporter  beaucoup  de  vi- 
vres, ce  qui  est  singulièremeni  onéreux  pour  le 
piéton.  Un  de  ces  derniers,  qui  faisait  avec  beau- 
coup de  persévérance  et  d'adresse  des  excursions 
de  ce  genre  à  l'intérieur,  fut,  à  son  retour,  inter- 
rogé par  une  dame  sur  la  manière  dont  il  lui  avait 
été  possible  de  trouver  son  chemin.  «  7  àxd  my 
way.  »  Je  hachais  mon  chemin),  répondit-il;  et 
effectivement  il  fut  en  plusieurs  circonstances 
obligé  d'employer  la  hache  pour  se  frayer  un  pas- 
sage à  travers  les  forêts. 

Je  puis  voyager  sans  éprouver  toutes  ces  ditri- 
cultés  le  long  de  la  côte  qui  esl  dégarnie  de  bois. 
Celui  qui  couvre  les  coteaux  est  en  grande  partie 
composé  de  buissons.  Il  ne  croît  jamais  très  haut. 
Les  vents  fréquens  de  mer  empêchent  les  arbres 
de  grandir,  et  même  les  arbrisseaux  ne  par- 
viennent pas  ici  à  la  hauteur  qu'ils  atteignent  dans 
les  cantons  abrités  ;  cependant,  grâce  à  l'activité 
de  la  végétation  sous  un  climat  aussi  doux,  les 
buissons  continuent  à  pousser,  et,  comme  le  vent 
les  empêche  devs'élever,  ils  s'étendent  en  ésentail 
du  côté  de  la  terre,  et  offrent  ainsi  l'aspect  d'es- 
paliers artificiels  derrière  lesquels  on  peut  trouver 
un  abri  dans  les  gros  temps. 

Les  torrens  nombreux  qui  ont  leurs  embou- 
chures sur  la  côte  occidentale  ne  sont  pas  difficiles 
à  passer  à  l'endroit  où  ils  arrivent  à  la  mer;  mais 
en  remontant  leurs  rives  ils  deviennent  de  plus 
en  plus  escarpés.  Avec  un  peu  d'expérience  et  en 
prenant  les  précautions  convenables,  ces  excur- 
sions se  font  sans  inconvéniens  ;  ce  qu'il  faut  at- 
tribuer à  la  sagacité  des  chevaux  qui  marchent 
d'un  pas  assuré  sur  les  rochers  et  les  coteaux  es- 
carpés. L'instinct  de  ces  animaux  se  montre  dans 
beaucoup  d'occasions  d'une  manière  remarquable. 
Lorsque,  par  exemple,  à  la  marée  montante,  les 
vagues  menacent  de  submerger  le  chemin,  les 
chevaux  dévient,  dès  une  certaine  distance,  vers 
le  côté  opposé,  qui  est  ordinairement  un  sable 
mou  ;  puis  au  moment  où  la  lame  se  retire,  ils  re- 
tournent promptement  sur  le  terrain  plus  dur,  et, 
sans  faire  de  grands  efforts,  courent  jusqu'à  ce 
qu'une  nouvelle  vague  les  contraigne  encore  à 
s'éloigner  de  côté,  et  ils  continuent  cette  manœu- 
vre pendant  des  heures  entières. 

Le  seul  quadupède  que  l'on  rencontre  est  le 
kangarou  ;  ces  animaux  sont  nombreux  et  leur 
chasse  est  fort  amusante,  le  matin  et  le  soir,  lors- 
qu'ils paissent  en  troupes.  Rarement  on  parvient 
à  les  atteindre  d'un  coup  de  fusil;  ils  sont  en  gran- 
de partie  lues  par  des  chiens  dressés  qui  les  pour- 
suivent à  travers  les  buissons,  sur  les  marais  et  dan  s 
les  landes.  Celte  chasse,  vue  d'une  hauteur,  offre 
un  coup-d'œil  intéressant;  quelquefois  le  kanga- 


♦i 


4'2t  -^ 


rou  disparaît  subitement  dans  le  bois,  et  s'il  n'a 
qu'an  chien  à  sa  poursuite,  il  s'échappe  heureu- 
sement :  mais  s'il  estpouisuiTi  par  plusieurs,  ceux- 
ci  cernent  le  lieu ,  et  l'animal  inquiété  cherche  de 
nouveau  à  s'échapper.  On  a  cru  que  le  kangarou 
se  sert  de  sa  grosse  queue  pour  accélérer  sa  conrse 
qui  ne  consiste  qu'en  bonds  continuels  ;  mais  il 
n'en  est  pas  ainsi,  car  il  tient  en  courant  sa  queue 
étendue  horizontalement,  et  assez  souvent  les 
chiens  le  saisissent  par  là  et  surtout  par  la  jambe, 
ce  qui  le  fait  tomber  à  l'instant.  Alors  commence 
une  lotte  opiniâtre;  le  kangarou,  saisissant  son  ad- 
versaire avec  ses  griffes  de  derrière,  le  déchire 
cruellement,  et  assez  souvent  il  parvient  à  lui  fen- 
dre la  gueule.  Néanmoins  les  chiens  sortent  tou- 
jours vainqueurs  de  ce  combat  ;  ils  ne  tardent  pas, 
à  leur  retour ,  de  faire  connatire  s'ils  sont  victo- 
rieux, car  cette  bataille  a  eu  lieu  dans  l'éloigne- 
ment  où  ils  ont  chassé  le  gibier,  et  ils  y  condui- 
sent le  chasseur.  La  partie  la  plus  utile  de  cet  ani- 
mal est  sa  peau  qui,  tannée,  fournit  un  cuir  très- 
doux  ;  on  peut  à  la  vérité  manger  la  chair,  mais 
elle  est  insipide,  très-maigre  et  coriace  ;  môme  en 
la  conservant  plusieurs  jours  elle  ne  devient  pas 
plus  tendre.  Dans  les  forêts,  c'est  pourtant  un 
mets  dont  on  s'accommode  :  on  coupe  de  la  par- 
tie inférieure  du  corps  ce  qu'on  nomme  en  langue 
coloniale  a  itickei-  up,  la  partie  supérieure  est  à 
peu  près  un  squelette  qu'on  ne  peut  pas  manger. 
La  queue  est  très-savoureuse  ;  elle  contient  une 
quantité  de  tendons  qui,  par  la  cuisson,  se  con- 
vertissent en  gélatine.  Des  soupes  de  ce  genre 
sont  réellement  délicieuses ,  mais  dans  les  bois, 
oii  l'on  ne  peut  pas  faire  des  préparations  sem- 
blables, on  se  contente  de  mettre  la  queue  avec 
sa  peau  et  ses  poils  dans  la  cendre  chaude  et  de 
la  rOtir  ainsi.  Notre  kangarou  est  beaucoup  plus 
petit  que  celui  de  la  Nouvelle-Hollande  ;  il  pèse 
rarement  plus  de  quarante  livres.  Le  wollobeg  est 
un  kangarou  de  la  plus  petite  dimension  ;  il  est 
souvent  de  la  grosseur  d'un  lapin,  mais  sa  viande 
a  bon  goût. 

Parmi  les  volatiles,  les  canards  sauvages  sont 
les  plus  nombreux  sur  la  côte;  nous  avons  près 
de  nous  un  duck  river  et  un  duck  bay,  nommés 
ainsi  à  cause  de  In  quantité  de  ces  oiseaux  qui  s'y 
rassemblent  :  duck  est  le  nom  anglais  du  canard. 
Ils  ressemblent  à  nos  canards  sauvages,  mais  sont 
plus  petits.  Le  cygne  noir  est  un  niagnitique  oi- 
seau ;  son  vol  est  lourd,  et  dans  l'air  il  se  présente 
d'une  manière  désavantageuse.  Quand  il  nage  sur 
la  surface  tranquille  d'un  lac,  surtout  en  troupe 
nombreuse  ,  il  offre  un  aspect  enchanteur  ;  et  je 
m'oppose  toujours  à  ce  que  mes  compagnons  ti- 
rent sur  eux.  Les  kakatous  noirs  et  blancs  et  les 
perroquets  sont  peu  fréquensici;  les  premiers  an- 
noncent le  mauvais  temps  par  un  cri  très-désa- 
gréable ;  lorsque  je  les  vois  voler  on  bandes  noi- 
re» avec  les  plumes  de  leur  tête  qui  ressemblent  à 
an  bonnet,  leur  aspect  excite  en  moi  un   senti- 
ment lugubre  qui  me  fait  souvenir  des  underta- 
kers  (  croquemorts  )  de  Londres.  Comme  je  n'ai- 
me pas  la  chasse ,  je  me  borne  h  remarquer  en 
passant  que  les  bécasses  et  les  cailles  abondent 
ici.   Ces  dernières  ,  que  les  Anglais  nomment 
,  quails,   ressemblent  à   nos  perdrix  ,  mais  sont 
beaucoup  plus  petites. 

Tous  ces  objets  fom  Dissent  ample  matière  à 


l'observation  et  à  la  conversation,  et  ces  voyages, 
bien  qu'ils  soient  pénibles ,  intéressent  toujours. 
Woolnorth,  dans  la  terre  de  Van-Diemen , 
mai  18.% 
('  yinnalen  der  Erd-Vœlker-und  Staatm 
kunde  ,  von  D'  H.  Berghaus.  ) 


ESQUISSES  DE  MOEURS. 

LE  FOYER  DU  PUBLIC, 

Vn  jour  de  première  représentation. 

Vous  êtes  arrivé  l'autre  jour,  nous  le  supposons, 
de  Draguignan,  de  Dunkerque,  ou  de  Quim- 
perlé.  Vous  venez  à  Paris  pour  admirer  dans 
toute  sa  magniflcence,  cette  métropole  de  la  civi- 
lisation. Vous  avez  déjà  visité  ie  palais  du  Luxem- 
bourg et  le  cabinet  d'histoire  naturelle,  la  rési- 
dence du  gouvernement  et  les  prprijjits  de  l'in- 
dustrie, la  Bourse  et  le*marché  des  Innocens. 
Vous  êtes  allé  voir ,  à  la  Chambre  des  députés, 
comment  votre  élu  vous  représente,  et  vous  avez 
été  surpris  de  la  tiisie  ligure  du  peuple  français, 
tel  qu'il  est  personnifié  dans  la  plupart  de  ses  fon- 
dés de  pouvoir.  Enfin,  vous  ave/,  fort  bien  em- 
ployé vos  journées,  et,  pour  faire  connaissance 
avec  tant  de  belles  choses,  il  ne  vous  en  a  coûté 
que  votre  foulard  et  votre  tabatière,  disparus  sans 
congé,  entre  la  Bourse,  le  Palais-Bourbon  et  la  fu- 
ture colonne  de  Juillet. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  assez  :  la  capitale  des 
lumières  ne  vous  a  pus  mis  au  courant  de  toutes 
ses  curiosités.  Vous  êtes  artiste  et  poète  dans  l'â- 
me, lidèle  abonné  du  cabinet  littéraire  de  votre 
ville;  aussi,  ce  qui  fait  à  vos  yeux  le  plus  grand 
mérite  de  Paris,  c'est  la  foule  d'esprits  distingués 
que  la  cité-reine  renferme  dans  ses  barrières  ; 
c'est  le  visa  qu'elleseule  est  en  possession  de  don- 
ner h  toutes  les  réputations,  viui  sans  lequel  il 
n'est  pas  plus  permis  d'avoir  de  l'esprit  en  France, 
que  de  construire  un  pont  ou  de  réparer  un  che- 
min. Vous  êtes  envieux  de  contempler  face  à  face 
les  célibritis  dont  voas  avez  lu  les  ouvrages,  de 
juger  si  ces  grands  hommes  portent  sur  le  front 
des  rayons  lumineux  comme  Moïse,  s'ils  ont  des 
ailes  <'on)nie  les  archanges,  s'ils  marchent  sans 
toucher  la  terre  romms  je  ne  sais  plus  quel  per- 
sonnage merveilleux.  Les  récits  surprenans  et 
fantastiques  de  certains  journaux  sur  la  canne  pro- 
digieuse de  M.  (le  Balzac  vous  reviennent  à  l'ima- 
gination. Depuis  que  vous  êtes  à  Paris,  vous  ne 
rencontrez  pas  un  individu  sans  regarder  le  jonc 
ou  le  bambou  dont  il  est  armé,  et  sans  vous  dire 
que  vous  venez  peut-être  de  toucher  une  de  nos 
gloires. 

C'est  qu'en  effet,  ce  n'est  pas  un  médiocre  avan- 
tage de  pouvoir  dire  à  votre  retour  :  «  J'ai  vu 
M.  A....  le  grand  romancier;  il  porte  nn  gilet  de 
telle  couleur.  Je  me  suis  assis  vis  à  vis  de  M.  trois 
étoiles  le  critique  européen  ;  il  se  coide  de  telle 
façon.  M.  Z....,  le  fameux  dramaturge,  a  daigné 
en  {wssant  me  marcher  sur  le  pied  :  il  avait  des 
bottes  à  talons  très  hauts.  ..  En  lisant  un  ou\rago 
intéressant,  ne  vous  est-il  pas  arrivé  qnelqiiefois 
de  V0U5  créer  un  portrait  de  son  auteur?  Ce 
portrait  se  trouve  souvent, il  est  vrai,  démenti  pat 


la  réalité  qui  sej  oue cruellement  de  nos  illusions. 
I/auteur  que  vous  aviez  rêvé  sylphe,  on  beau 
jeune  homme  pâle,  au  sourire  byronien,  n'e*f 
plus  qu'un  bourgeois  rubicond,  dont  l'extérieur 
conviendrait  parfaitementà  un  marchand  de  bœufs 
de  Poissy.  Nous  pourrions  citer  à  cet  égard  le 
mortel  désappointement  d'une  jeune  et  jolie  da- 
me, qui,  en  lisant  le  dernier  ouvrage  de  M.  Z..., 
ouvrage  tout  parfumé  de  mystique  poésie,  de  mé- 
lancolie tendre  et  passionnée,  s'était  fait  de  l'au- 
teur le  type  le  plus  aérien  et  le  plus  diaphane. 
Avant-hier,  comme  cette  dame  entrait  aux  Tuile- 
ries :  Cl  Voulez-vous  voir  '/....?■<  lui  dit-on.  la 
dame  s'empressa  de  regarder,  le  cœur  palpitant 
d'une  douce  extase.  Elle  vit  un  gros  voltigeur  de 
la  garde  nationale,  au  nez  bourgeonné,  digne  par 
son  embonpoint  d'être  député  du  centre,  et  qui 
charmait  les  ennuis  de  sa  faction  en  savourant 
une  énorme  prise  de  tabac.  Cette  dame  ne  s'est 
pas  encore  consolée.  Un  seul  coup  d'œil  avait 
coupé  les  ailes  à  l'ange  de  ses  rêves.  Un  gros  au- 
ge en  capote  bleue,  juste  ciel  ! 

Mais  vous  bravez  la  chance  d'un  désappointe- 
ment de  cette  espèce.  Au  risque  de  toutes  les  dé- 
sillusions, vous  voulez  voir  en  chair  et  en  os  la 
littérature  contemporaine,  lin  ce  cas,  venez  ce 
soir  au  Tliéàtre-Frîincais.  On  >  donne  la  pre- 
mière représentaiiou  d'un  ouvrage  annoncé  de  - 
puis  six  mois  par  les  cent  voix  du  charlatanisme, 
par  tous  les  compères  et  les  officieux  de  radmini>- 
tration  et  de  l'auteur.  Tantôt  le  célèbre  écrivain 
qui  doit  mettre  par  ce  nouvel  ouvrage  le  sceau  à 
sa  réputation,  a  dû  demander  au  beau  ciel  de  l'I- 
talie le  l'établissement  de  ses  forces  épuisées,  et 
ce  voyage  trop  nécessaire  a  retardé  de  six  mois  les 
jouissances  et  l'enthousiasme  du  pubhc  ;  tantôt  il 
y  a  eu  procès  entre  deux  théâtres,  jaloux  de  pos- 
séder le  chef-d'œuvre  ;  tantôt  enfin  le  feu  a  pris 
au  cabinet  de  l'auteur,  et  le  précieux  manuscrit 
aurait  péri  dans  ce  désastre,  sans  le  dévoùment 
d'un  pompier  revêtu  d'un  nouvel  appareil  incooi- 
bustible.  Double  annonce,  réclame  par  ricochet 
pour  l'appareil  et  pour  la  pièce.  Quant  au  p<ini- 
pter,  la  littérature  reconnaissante  lui  décernera 
une  récompense  nationale. 

D'après  tout  ce  fracas  préalable,  vous  jugez  si 
l'empressement  est   vif,  pour  la  première  repré- 
sentation. Tout  le  public  artiste  et  littéraire  soi-» 
là  ce  soir,  et  vous  ne  sauriez  trouver  une  occasion 
meilleure  pour  le  contempler  en   blor  et   en  dé- 
tail. Car,  ne  croyez  pas,  honnête  provincial,  que. 
les  jours  de  premières  représentations   marquan- 
tes, le  public  payant,  le  public  ordinaire  soit  en 
majorité.  11  y  a  un  public  à  part  pour  ces  jours-la. 
public  d'auteurs,   d'acteurs  ,  de  journalistes,  de 
personnes  tenant  aux  arts  et  aax  lettres  par  des 
liens  plus  ou  moins  avérés,  plus  ou  moins  direrL>. 
Nous  connaissons  un  brave  homme  qui,  passionne 
pour  l'art  dramatique,  mais  n'a>am  pas  reçu  de  U 
nature  la  somme  de  talent  nécessaire  pour  écrire 
la  moindre  scène,  le  plus  léger  article  de  journal, 
voulait  néanmoins  pouvoir  dire  :  ..  J'ai  mes  en- 
trées an  théâtre  de  *".  •  Il  se  fit  actionnaire  et  v 
mangea  cent  mille    francs.  Mais   il  a  ses  cntrée>, 
et  il  en  u>o  :  c'est  bien  le  moins.    Il  a  pa>é  assez 
cher  ses  entrées  gratuites.  Cet  homme  est  l'iné- 
vitable dos  premières  repnSentations. 

lîref.  aujourd'hui,  salle  pleine  jusqu'au  comHc 
et  Caisse  à  peti  près  tide.   Cherchet  un  p»sja?e. 


m 


-«ïta.-    -^i*-i 


Therniopylcs  périlleuses,  à  travers  celle  longue 
lile  (le  voitures  qui  assiégn  la  porte.  Entrez  :  la 
première  pièce,  jouée  au  bruit  des  loges  qui  s'ou- 
vrent, (les  colloques  dans  les  corridors,  vient  de 
linir.  Jetez  un  coup  d'œil  dans  la  salle.  Le  par- 
terre profite  de  l'entr'actc  pourdemaudor  au\  lo- 
ges un  spectacle  supplémentaire.  Fenimes  du 
monde,  femmes  de  théâtre,  c'est  un  assaut  de  toi- 
lettes au  milieu  duquel  les  lorj;nettes  eiiipre.ssées 
reconnaissent  toutes  les  reiioramées  de  l'art  et  de 
la  beauté.  Il  est  à  Paris  telles  femmes,  sans  qui 
une  première  représentation  un  peu  notable  ne 
.serai;  pas  complète  ,  non  plus  qu'une  course  au 
Cliaaip-de-.Mars,  un  slçeple-cluise  ou  un  procès 
méinoiable  en  cour  d'assises.  Lorsqu'on  dit  : 
Toii[  Paris  ctaii  là,  c'est  ce  inonde,  toujours  le 
Uiéine,  qui  composait  tout  Paris. 

(Juant  au  personnel  de  la  littérature,  c'est  au 
loyer  qu'il  s'est  donné  rendez-vous,  pendant  l'en- 
tr'acte.  Quelle  allluence  dans  la  longue  galerie 
que  borde,  comiue  des  sentinelles  de  marbre,  la 
double  haie  des  auieurs  célèbres  du  temps  passé  ! 
Dans  cette  foule,  il  n'est  presque  pas  de  ligures 
auvquclies  les  initiés  ne  puissent  appliquer  un  nom 
plus  ou  moins  connu.  Vous  ne  sauriez  faire  un  pas 
sans  coudoyer  le  drame,  le  vaudeville,  le  roman, 
le  journalisme.  .Si  ces  voûtes  venaient  soudain  à 
crouler  com  me  le  temple  des  l'Iiilislins,  la  presse 
«"tle  théâtre  seraient  presque  exterminés  d'un  seul 
coup,  lleureusemenl,  les  noiiveauv  soldats  ne  se 
feraient  p;is  attendre  pour  combler  la  brèche  :  ne 
cro)  ez  pas  que  Paris  chômât  longtemps  de  pièces 
et  de  journaux,  (l'est  surtout  il  la  nation  écrivan- 
te, que  le  dicton  ;  Oiiand  il  n'y  en  a  plus  il  y  en 
a  encore,  peut  sapiiliquer  en  toute  vérité. 

Ce  n'est  pas  que  l'on  pût  remplacer  facilement 
tous  ceux  qu'engloutirait,  avec  ce  foyer,  une  nou- 
velle catastrophe  d'Herculanum.  Tenez,  par  exem- 
ple ,  au  nom  de  Mctor  Hugo,  prononcé  comme 
le  symbole  d'une  école  bizarre,  frénétique,  éclie- 
velée,  comme  la  personnilication  d'un  véritable 
93  litiéraire,  ne  \  ous  éles-vous  pas  créé  quelque- 
fois un  t;,pc  étrange?  Quand  vous  frémissiez  des 
monsliuosiiés  de  lUin  d'Islande,  quand  les  gar-  : 
goiiilles  de  NoU-e-Dauie-de-Paris,  les  Djinns  des 
Orientales  bourdonnaient  à  vos  oreilles,  quand 
vous  voyiez  d'Iioniiéies  jeunes  gens,  .sous  prétexte 
de  romantisme,  revenir  dans  leur  province  avec 
une  ligure  fantastique  et  des  costumes  inouis, 
jiouviez-vous  vous  imaginer  une  barbe  assez 
épaisse,  assez  hérissée,  une  forme  d'habit  assez 
cvcenlri(|ue,  pour  le  grand  ponlite  de  celte  école, 
|)our  le  père  de  Bug-Jargal,  d'Hernani  et  deQua- 
ftimodo  ? 

Eh  bien  !  regardez  cet  homme  de  trente-sept 
à  trente-huit  ans,  à  l'extérieur  froid  et  réservé, 
«lui  ne  pjjite  pas  même  de  moustaches,  qui  s'ha- 
bille absolument  de  la  même  façon  que  votre  voi- 
sin, l'avoué  ou  le  notaire  :  c'est  iM.  Victor  Hugo. 
Comme  vous  le  voyez,  il  n'emprunte  nullement 
ses  nioiics  aux  démons  de  la  Ronde  du  Sabbat. 
et,  s'il  est  romantique  dans  ses  vers  et  dans  sa 
prose,  en  lYvanche  sa  tournure  est  on  ne  peut 
plus  classique. 

Par  contre,  voici  venir  une  paire  de  niousta- 
ches-nionstres,  qui  auraient  fait  honneur  à  un 
fOH</f»î'ere  du  moyen-âge.  Celte  énorme  paire 
de  mousiacbes  au-(iessus  de  laquelle  s'ouvrent 
deux  gros  v  eux  à  fleur  de  léte,  c'est  l'écrivain  in« 


vcnlil'  et  hardi  que  le  diable,  quand  il  a  voulu 
écrire  ses  Mémoires,  a  pris  pour  secrétaire;  c'est 
l'auteur  au  style  puissant  qui  a  su  faire  adopter 
et  ajiplaudir,  dans  Diane  de  Cliiviy,  un  chel de 
chouans  brave  et  généreux,  notable  et  jusie  re- 
tour de  l'opinion,  après  tant  d'absurdes  menson- 
ges. Ces  gros  yeux  et  ces  imposantes  mousiacbes 
vous  représentent  en  un  mot,  M.  Frédéric  Soulié. 

Que  de  femmes  se  sont  lait  des  illusions  com- 
me celles  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  quand 
elles  s'atlendrissaient  sur  cette  frêle  et  douce  Pic- 
riola,  sur  celte  Heur  élevée  à  la  dignité  d'héroïne 
de  roman,  et  ijui  semble  avoir  pris  une  âme  iioiii 
consoler  un  pauvre  prisonnier!  Fraîche  et  toii- 
chanic  création  dont  l'auteur  ne  peut  être  assuré- 
ment qu'un  sylphe  fait  homme,  un  être  aérien, 
comme  le  paifuin  qu'exhale  autour  d'elle  la  jolie 
(leur  à  laquelle  il  s'est  |)lu  à  donner  la  vie.  Eh 
bien  !  vous  venez  de  vous  trouver  vis  à  vis  d'une 
large  ligure  joyeusement  colorée,  qui  aurai!  fiiit 
un  merveilleux  ellel  sur  le  siège  d'un  président 
du  Caveau.  Cette  flgure  extrêmement  palpable  et 
terrestre,  c'est  l'auteur  de  i'/aio/a,  M.  Saintine. 
.logez  donc  maintenant,  pauvres  femmes  rêveuses, 
un  écrivain  d'après  son  livre  ! 

.Si  vous  vous  êtes  aitendri  sur  Picciola,  en  re- 
vanche, que  de  lois  vous  avez  ri  d'nn  rire  inex- 
tinguible et  h()méri(|ue  aux  boullonnes  aventures, 
au  slyle  inénarrable  de  Rcnaudin  de  Caen,  du 
Mari  de  la  Dame  de  CItaurs  et  du  Plastron  ! 
Que  de  fois  vous  vous  êtes  demandé  quel  type  as- 
sez gai,  quelle  physionomie  assez  joyeuse  vous 
pourriez  prêter  à  M.  Ouvert,  l'inventeur  de  ce 
langage,  créé  pour  Arnal,  et  qui  ne  ressemble  à 
aucun  idiome  connu  !  Dans  vos  idées,  l'auteur 
qui  trouve  des  mots  d'un  comique  si  inusité,  qui 
sait  si  bien  mellre  en  présence  Arnal  et  Lepein- 
tre  jeune,  cet  idéal  du  grotesque,  doit  êlre  lui- 
même  d'un  grotesque  achevé.  Vous  vous  apprêtez 
à  rire,  rien  qu'en  le  voyant,  avant  qu'il  ait  ou- 
vert la  bouche.  Dans  ce  coin  du  foyer,  là-bas, 
regardez  ce  petit  homme,  sec  et  grisonnant,  à  la 
figure  triste  et  presque  morose,  qui  parle  fort  peu 
et  se  permet  très  rarement  la  moindre  plaisante- 
rie. Epanouissez-vous  maintenant,  si  vous  voulez, 
car  vous  avez  vu  l'auteur  de  Uenaudin  de  Caen, 
l'homme  qui  vous  fait  rire  le  plus,  et  qui  rit  le 
moins  pour  son  propre  compte. 

Mais  voici,  sous  le  lustre  du  foyer,  un  groupe 
qui  .se  forme  autour  d'un  homme  de  haute  taille, 
au  teint  brun,  aux  lèvres  épaisses,  aux  cheveux 
laineux,  aux  grands  gestes,  à  la  parole  vive  et 
spirituelle,  c'est  M.  Alexandre  Dumas.  L'auteur 
d'Henri  III,  de  Stockholm  et  Fontainebleau 
et  de  Mademoiselle  de  Belle-Isle,  décrit  peut- 
être  le  plan  du  voyage  littéraire  qu'il  doit,  dit-on, 
entreprendre  en  Espagne  aux  frais  de  la  liste  ci- 
vile. Celle  dernière  circonstance  nous  paraît  au 
moins  hasardée,  et  nous  ferait  craindre  que  la 
découverte  de  l'Espagne  ne  soit  pas  plus  réser- 
vée à  M.  Dumas  que  celle  de  la  Méditerranée. 
Au  reste,  nous  souhaitons  beaucoup  de  nous 
tromper,  car  M.  Dumas  rapporterait  de  l'Espagne 
de  nouvelles  Impressions  de  voyage  d'un  vif  in- 
térêt, pourvu  que  la  guerre  civile,  qui,  de  .sa  na- 
ture, est  médiocrement  littéraire,  ne  l'inierrompît 
[las  brusquement  au  beau  milieu  d'un  chapitre. 
Les  soldats  d'Espai  lero,  voire  même  les  guérille- 


ros de  Méiino,  sont  très  capables  de  n'avoir  ja* 
mais  entendu  parler  A'Antony. 

Voici  les  rois  du  feuilleton  dramatique  qui  vont 
s'asseoir  dans  leur  tribunal  pour  juger,  en  pre- 
mier el  dernier  ressort,  l'œuvre  nouvelle.  Voici 
le  lèiiilli'ton  de  la  (Quotidienne,  majestueusement 
représenté  par  M.  Merle;  les  Débats,  sous  la  fi- 
gure ronde  et  épanouie  de  M.  J.  Janin;  M.  Mon- 
las  et  M.  Avenel,  du  Courrier  français;  M.  de 
Rolle,  du  National;  M.  Cassagnac,  le  critique  de 
la  Presse,  qui  se  promet  de  dire  son  fait,  une 
bonne  fois  pour  toutes,  à  ce  polisson  de  Racine. 
Ici,  MM.  Louis  Desnoyers,  Altaroche  et  Albert 
Cler,  les  trois  hommes  d'état  du  Charivari,  mé- 
ditent une  de  ces  profondes  élucubrations  politi- 
ques qui  résument  une  crise  ministérielle  etmon- 
irent  le  fort  et  le  faible  de  l'équilibre  em-opéen. 
Là,  M.  Michel  Masson,  le  plus  petit  par  la  sta- 
ture, mais  non  pasicertes  par  le  talent,  de  tous 
1  s  romanciers  de  nos  jours,  promet  à  Anibroise 
Dupont  de  lui  livrer  sous  quinzaine  le  manuscrit 
de  quelques  nouveaux  Souvenirs  d'un  Enfant 
du  peuple,  annoncés  et  attendus  depuis  un 
an. 

Généralement,  vous  pouvez  en  faire  la  remar- 
que ,  ce  ne  sont  pas  les  hommes  de  mérite  qui, 
dans  cette  foule,  attire  votre  attention  par  un  ex- 
térieur bizarre.  Le  talent  réel  est  au-dessus  de 
ces  ridicules  recherches.  Ainsi  que  M.  Victor 
Hugo,  MM.  Casimir  Delavignc,  Scribe,  Mélesville, 
MM.  Aleyerbeer,  Auber,  Halévy,  ne  placent  nul- 
lement leurs  titres  de  gloire  dans  l'étrangeté  de 
leur  mise.  Si  vous  vous  retomnez  pour  contem- 
pler, comme  vous  regarderiez  un  pensionnaire  du 
Jardin  des  Plantes,  quelque  chapeau  hors  ligne, 
quelque  paletot  fantastique,  il  y  a  beaucoup  de 
chance  pour  que  cette  enseigne  extraordinaire 
couvre  une  prétentieuse  médiocrité.  Nous  admet- 
tons toujours  les  exceptions,  mais  alors  pourquoi 
un  habit  ou  une  chevelure  ridicule  ?  Le  talent  se 
passerait  fort  bien  de  cet  accessoire.  L'histoire  ne 
cite  que  Samson,  dont  la  force  résidât  dans  la 
longueur  de  ses  cheveux. 

Que  de  sa'utatlons,  que  de  bonsoir  ,  que  de 
poignées  de  main  échangés  dans  cette  foule  où 
presque  tout  le  monde  se  connaît!  qiiede  recom- 
mandaùons,  que  de  demandes  de  bons  articles. ' 
(1  —  Diles-donc,  à  propos,  n'oubliez  pas  mon  li- 
vre!... Du  bon  petit  feuilleton,  six  colonnes,  le 
plus  tôt  possible  !...  —  Mais  la  discussion  du  bud- 
get, la  politique  qui  prend  toute  la  place  !  — 
Bah!  vous  trouverez  bien  un  petit  coin!  vous 
serez  bien  gentil  !  » 

L'instant  d'après,  nouvelle  demande  du  même 
genre: — Donnez  donc  un  tour  de  faveur  à  cinq  ou 
six  ouvrages  dont  chacun  réclame  pour  lui  la 
priorité  aux  dépens  de  tous  les  autres! 

Puis  ,  à  travers  les  conversations  littéraires  , 
vous  saisissez  au  passage  des  conversations  poli- 
liques:  «  —  Qu'y  a-t-il  de  nouveau  ?  — ■  Qii'a-t-on 
fait  à  la  chambre  ?  —  Comment  a  élé  la  Bourse  ? 
—  Quelle  est  la  combinaison  minisiérielle  de  la 
journée  ?  » 

Ces  deux  ou  trois  personnages  que  ifous  aper- 
cevez, pariant  sur  un  pied  d'intime  connaissance 
à  tous  les  auteurs  qu'ils  rencontrent,  ce  ne  sont 
pas  des  gens  de  lettres,  mais  des  éditeurs  <le  piè- 
ces de  théâtre.  Ils  viennent  jiiger  s'ils  feront  une 


\i:i  — 


bonne  affaire  en  achetant  l'œnvre  nouvelle.  Même 
au  milieu  du  plus  bruyant  succès  (raniis,  l'éditeur 
de  pièces  de  théâtre  devine  ,  par  habitude  et  par 
instinct,  si  l'ouvraKe  est  destiné  à  une  longue  car- 
rière. Cet  industriel,  sans  avoir  j;imais  écrit  une 
ligne,  vient  tous  les  mois  tiuchcr  des  droits  as- 
sez ronds  à  la  caisse  de  l'agent  dramatique.  Sou- 
vent des  auteurs  pressés  d'argent  (tous  n'ont  pas 
cent  mille  livres  de  rente  ) ,  cèdent  aa  libraire  , 
moyennant  un  [iriv  coaiplant ,  une  portion  de 
leuj's  droits  sur  une  pièce  ;  ou  bien  encore  ,  le 
libraire  consent  ,  à  cette  seule  condition ,  à  se 
charger  de  l'impression  des  ouvra2;es  qui  ont  eu 
des  malheurs  devant  le  parterre.  Vous  voyez  que 
l'éditeur  dramatique  peut,  jusqu'à  un  certain  point, 
se  croire  bonune  de  lettres. 

Place  à  MM.  les  censeurs,  à  MM.  les  chefs  de 
division,  chefs  et  sous-chefs  de  bureau  du  minis- 
tère de  l'intérieur  et  autres  !  Vous  ne  vous  figu- 
rez pas  combien  ces  malheureux  théâtres,  dits 
royaux ,  paient  cher  le  protectorat  que  veulent 
bien  e.vercer  sur  euv  ces  niessieuis  du  ministère. 
Nos  gouvernans  trouvent  que  les  miettes  même  du 
budget,  les  plus  minces  avantages  que  l'on  peut 
extraire ,  en  les  pressurant  d'une  position  oITi- 
cielle  quelconque,  sont  toujours  bons  à  recueillir. 
Les  grands  et  petits  seigneurs  de  l'ordre  de  choses 
pensent  qu'ils  seraient  bien  dupes  si ,  avec  de 
gros  ti-aitemens,  il  fallait  ancore  payer  au  specta- 
cle. C'est  beaucoup  d'honneur  pour  les  théâtres 
de  leur  jeter  des  loges  à  pleines  mains,  à  eux,  à 
leur  famille  ,  à  leurs  amis  et  aux  amis  de  leurs 
amis.  Que  MM.  les  censeurs  viennent  voir  les 
pièces  qui  leur  ont  passé  par  les  mains,  et  juger 
coiqmentelles  marcheront,  estrqpiées  qu'elles  sont 
d'une  jambe  restée  dans  leurs  ciseaux  officiels  , 
nous  le  concevons  à  toute  rigueur.  Mais  il  est 
permis  de  demander  si  la  présence  gratuite  de 
tous  les  familiers  et  sous-familiers  du  ministère  et 
de  la  préfecture  de  police,  est  très  profitable  à  la 
caisse  du  théâtre  et  fort  nécessaire  aux  progrès  de 
l'art  dramatique. 

Au  miUeu  de  cette  allluence,  voici  cinq  ou  six 
hommes  bien  malheureux.  Ce  sont  de  vieux  habi- 
tués du  foyer,  abonnés  ou  possesseurs  de  leurs 
entrées.  Tous  les  soirs  d'hiver  ils  viennent  se 
chauflcr  devant  la  cheminée.  Ils  sont  là  comme 
chez  eux,  formant  un  petit  cercle  ,  étendus  tou- 
jours dans  le  même  fuiteuil  de  velours  d'Utrecht, 
lés  pieds  allongés  sur  les  chenets.  Les  plus  vieux 
ont  vu  les  débuts  de  mademoiselle  Devienne  et  de 
Talma  au  théâtre  de  la  Comédie-Française,  fau- 
bourg Si-Germain.  Ils  savent  par  cœur  toutes  les 
traditions  du  répertoire  tragique  et  comique.  Us 
ont  été  liés  avec  Mole,  l'ieury,  Duga/.nn  et  Da- 
zincourt  :  ils  ont  rompu  des  lances  dans  la  mé- 
morable rivalité  de  mademoiselle  Duchesnois  et 
de  mademoisdie  Ccorges.  Ils  se  livrent  à  un 
doux  échange  d'anecdotes  et  de  souvenirs.  Ac- 
coutumés à  faiie  du  foyer  leur  salon  ,  ces  vété- 
rans, presque  passés  à  l'état  de  meubles,  nmrmu- 
rent  contre  la  cohue  extraordinaire  qui,  les  jours 
d'allluence,  se  pennetde  les  dérangi-r. 

Mais  r[uel  moiivenu-nt  subit  dans  toute  cette 
foule  !  I,a  dodic  de  l'averiisseur  s'est  fait  en- 
tendre. f,e  rideau  va  se  lever.  Chacun  court  pren- 
dre sa  place,  lin  un  moment  le  foyer  se  vide. 

Kntre  les  actes  de  la  pièce,  vous  verrez  de  nou- 
veau le  fover  se  iTuiplir.  \ous  iwurrcz  y  juger  de 


l'eTtet  général  de  l'ouvrage ,  par  les  paroles  de 
celui-ci ,  par  le  silence  de  celui-là,  par  les  hoche- 
niens  de  tète  de  cet  autre.  Combien  'le  bons  amis 
de  rauteurqid  diront  tout  haut  :  C'est  trr.i  biCn! 
et  tout  bas  :  C"ej<  détestable!  Que  d'intimes 
désolés,  si  tout  annonce  une  complète  réussite  ! 

Après  que  le  rideau  sera  retombé  pour  la  der- 
nière fois  sur  un  succès  incontesté,  mais  qui,  par- 
fois, n'en  est  pas  plus  solide,  ou  sur  un  fatal  mé- 
lange d'applaudissemens  et  de  sifflets,  le  foyer  va 
se  peupler  encore.  On  y  formulera  sur  la  pièce  un 
jugement  définitif,  puis  toute  la  littéiaturc  se  dis- 
persera ;  tous  les  hommes  d'art,  tous  les  esprits 
distingués  qui  ont  posé  devant  vous,  iront  se  cou- 
cher comme  de  simples  mortels. 

Th.  MiRET. 
[La  Quotidienne. 


Un  libéral  aotta  la  ustauration. 

(M.  Alphonse  Karr  vient  de,  publier,  chez  M. 
Uesessart,  la  deuxième  livraison  De  ce  qu'il  y  a 
dans  une  liouteiUe  d'encre.  Cloliide  obtient  le 
succès  de  sa  sœur  àlnée  Geneviève.  Nous  en 
avons  extrait  ces  pages,  peinture  fine  et  char- 
mante du  vieux  libéralisme  en  France.) 

Il  y  avait  alors,  à  un  quait  de  lieue  de  la  plage , 
sur  la  hauteur,  une  maison  assez  belle  ,  bâtie  sur 
l'emplacement  d'un  château  depuis  long-temps 
détruit ,  et  qu'à  cause  de  cela  on  continuait  k 
appeler  «  le  (Château.» 

C'était  la  demeure  de  M.  deSommery,  colonel, 
retiré  du  Service  en  1815,  avec  une  fortune  plus 
qiie  suffisante,  qui  lui  avait  permis  jusqu'alors  de 
passer  les  hivers  à  Paris,  et  les  étés  seulement 
dans  «  son  chàteau»de  Trouville.  Madame  deSom- 
mery, (|u'il  avait  épousée  en  1808,  à  l'époque  où 
les  femmes  n'aimaient  que  les  militaires,  et  oii 
ceux-ci  ne  traitaient  en  pajs  conquis,  aucun  pays 
autant  que  la  France:  madame  de  Somniery 
avait  vu  succéder  à  une  beauté  assez  romnuine 
un  excessif  embonpoint.  — ■  Elle  s'était  aperçue 
depuis  quelques  hivers  qu'elle  ne  comptait  \Am 
dans  le  monde  où  elle  avait  cependant  continué 
à  aller  pour  marier  sa  fille  qui ,  celte  année ,  ve- 
nait d'épouser  un  M.  Meunier.  M.  Meunier  était 
riche  et  donnait  à  sa  femme  une  existence  élé- 
gante et  confortable ,  et  madame  Meunier  se 
consolait  de  la  vulgarité  de  son  nom ,  en  rédi- 
geant ainsi  les  billets  d'invitation  à  ses  bals  et  à 
ses  soirées. 

0  M.  Meunier  et  madame  Meunier,  née  Allda 

n  de  Sommiij,  prient   M de   leur    faire 

i>  l'honneur,  etc. ,  etc.  » 

M.  et  madame  de  Somniery  avaient  décidé 
(pi'ils  passeraient  à  l'avenir  toute  l'aninH'  à  Trou- 
ville;  autant  (pie  madame  de  Sommerv  pouvait 
décider  quel(pie  chose  dans  la  vénération  ,  dans 
la  religion  quelle  avait  pour  sou  mari,  qui  était  à 
ses  yeux  U  plus  grand  homme  des  temps  moder- 
nes; simplicité  dont  je  n'ai  pas  trop  le  cour.-«;e 
de  rire. 

Tour  M.  di'  Sonimery,  c'était  loul  antre  chose. 
Il  n'avait  avec  sa  femme  qu'un  point  de  contact  ; 
c'était  la  profonde  admiration  qu'il  professait 
pour   lui-même  -d  l'inqiorlanre  <|n'il  allachail  à 


son  moindre  geste,  à  la  plus  simple  syllabe  q;  i 
tombait  de  ses  lèvres.  C'était  un  de  ces  composéi 
de  croyances  bétes  et  d'incrédulités  systéraati([ues 
qui  seraient  bien  extraordinaires  s'ils  n'étaient  si 
communs  aujourd'hui.  Il  avait  pour  Voltaire  le 
culte  qu'il  refusait  positivement  à  Dieu.  Il  se  pi- 
quait de  ne  pas  saluer  les  morts,  ni  le  Saint-Sa- 
crement ,  et  de  traverser  les  processions  de  la 
Fête-Dieu  le  chapeau  sur  la  tète.  —  Le  but  de 
ses  attaques  était  perpétuellement  l'abbé  Vorlèze. 
le  curé  de  Trouville,  avec  lequel  il  jouait  cepen- 
dant aux  échecs  tous  les  soirs.  Mais  l'abbé  se  dé- 
fendait si  peu ,  qu'il  ne  servait  qu'à  faire  briller 
son  adversaire.  M.  de  Sommery  avait  souvent 
bien  de  la  peine  à  lancer  dans  la  discussion  l'abbé, 
semblable  à  ces  daims  d'un  parc; royal  où  Tem- 
pereur  Napoléon  voulut  un  jour  chasser,  et  que 
des  piqueurs  étaient  obligés  de  poursuivre  à  coups 
de  cravache  pour  les  faire  courir. 

M.  de  Sommery  n'était  pas  moins  absolu  en 
politique  qu'en  reUgion  ;  il  détestait  tout  pouvoir 
quel  qu'il  fût  et  quoi  qu'il  fit.  Il  ne  parlait  qu'avec 
un  souverain  mépris  de  tout  ce  qui  avait  avec  lui 
le  moindre  rapport.  —  Quand  il  séjournait  à  Pa- 
ris ,  il  grommelait  entre  ses  dents  quand  il  p  ssail 
près  d'un  balayeur  ou  d'un  idlumeur  de  réver- 
bères ,  parce  qu'ils  ont  le  malheur  d'être  sous 
l'administiation  de  la  police.  A  Trouville,  il  ap- 
pelait l'afficheur  de  la  mairie  '■  suppôt  du  pou- 
voir. Il  et  ne  voyait  pas  leniaire  pour  ne  pas  avoir 
l'air  11  d'aduler  l'autorité.  • 

En  littérature,  il  connaissait  M.  Béranger  et  le 
mettait  sans  hésiter  au  dessus  d'Horace,  qu'il  n'a- 
vait jamais  lu,  et  au.ssi  Désaugiers,  dont  il  savait 
plusieurs  chansons  grivoises.  C'était  à  table  sur- 
tout qu'il  se  manifestait  dans  toute  sa  splendeur. 
Il  parlait  des  folies  de  sa  jeunesse ,  des  femmes 
de  chambre  de  sa  mère,  ravissantes  créatures 
qui  l'adoraient,  des  petites  cousines,  aux  maris 
futurs  desquelles  il  avait  joué  de  bons  tours,  eic. 

Mais  tout  cela  ne  sortait  pas  du  fond  du  per- 
sonnage; il  avait  eu  soin  de  faire  baptiser  ses 
enfons  et  de  leur  faire  faire  leur  première  com- 
rannion ,  parce  qu'il  faut  «  faire  comme  tout  le 
monde,  n  II  se  soumettait  .scrupuleusement  à  tonte 
mesure  émanée  de  la  mairie,  et  son  fils  avant 
voulu  prendre  à  la  lettre  les  principes  professés 
par  son  père,  s'en  trouva  plus  d'une  fois  fort  mal. 
La  première  fois,  pour  avoir,  à  l'âge  de  douze 
ans,  fait  dans  l'église  des  petites  galiotes  de  pa- 
pier, et  les  avoir  fait  ffotter  sur  l'eau  du  bénitier, 
il  fut  puni  du  fouet,  et  du  pain  sec  pendant  huit 
jours.  Une  autre  fois ,  il  avait  dix-sept  ans.  il  s'a- 
visa de  suivre  au  grenier  une  gros.se  servante  de 
la  maison  et  de  vouloir  l'embrasser  :  —  la  ser- 
vante cria,  le  père  survint,  soulffeta  son  fils,  et 
lui  demanda  s'il  prenait  u  sa  maison  '<  pour  <•  un 
mauvais  lieu.  « 

Il  se  piquait  principalement  de  n'avoir  jamais 
changé  d'opinion ,  c'esi-àKliiH"  d'avoir  et--  t'iujours 
de  l'avis  du  Coiislilntioniicl  d'alors,  junrnal 
audacieux  pour  l'époque,  et  qui  rendait  ses  abon- 
nés l'objet  d'une  snrvedlanre  toute  sjiéciali.-  de  la 
|)art  de  l'adminisU-aiion. 

—  Il  était  ce  qu'était  alorsla  moitié  de  la  France, 
à  la  foij  libéral  et  bonapartiste:  c'est-à-<lire.  que  • 
que  chose  d'absunle  .  attendu  qu'il  n'est  p.is  dor- 
tetiv  que  Bonaparte,  s'il  fût  resté  empen-iir.  cil 
fait  an\  idée*  dites  libérales  «ne  guerre  1 1 1>  har- 


i.')Il 


(lifi  01  plus  cfiicare  (jue  n'osa  jamais  la  lui  faire  la 
rcsiauraiion.  Kn  religion,  il  faisait  l'iMose  de  la 
religion  protestante ,  parce  qu'elle  permet  l'exa- 
men (les  dogmes  et  la  iliscussion.  En  politique , 
au  contraire ,  il  n'eût  pour  rien  au  monde  con- 
siMili  à  lire  un  autre  journal  que  le  sien. 

Il  était  toujours  de  la  mèrue  opinion ,  en  cela 
qu'il  était  toujours  contre  le  gouvernement.  Si  le 
gouvernement  faisait  allianre  avec  l'Angleterre ,  il 
s'écriait  :  "  Perlide  Albion  !  »  —  Mais ,  dans  tout 
autre  cas,  l'Angleterre  était  la  len-e  classique  de 
la  liberté  et  le  berceau  du  gonvernement  re- 
prcsciilatif. 

Au  fond  de  tout  cela,  c'était  le  meilleur  bomme 
du  monde.  Il  cbérissait  sa  femme  et  ses  enfans , 
et  il  avait  généreusement  pris  soin  de  la  fille  d'un 
de  ses  ccmipagnous  d'armes ,  qui  était  mort  en  la 
laissant  sans  aucunes  ressources.  Marie-Clotilde 
Belfast  avait  été  élevée  avec  les  enfans  de  son 
biciJaiteui-,  Arthur  et  Alida.  Les  domestiques  n'a- 
vaient jamais  été  admis  à  faire  entre  eux  la  moin- 
dre dillérence ,  et  il  n'existait  nullement  de  dis- 
tinction entre  elle  et  les  enfans  de  la  maison  , 
que  la  déférence  que  Clotikle ,  qui  était  une  fdle 
adroite  et  perspicace ,  manifestait  pour  eus  sans 
que  personne  eût  jamais  eu  l'air  de  l'exiger. 
Ainsi,  quand  il  s'agissait  d'une  promenade,  et  que 
1rs  trois  enfans  devaient  donner  leur  avis  sur  le 
lieu  ou  .sur  l'heure  du  départ,  elle  était  toujours 
de  l'opinion  des  autres;  en  fait  de  parure,  sans 
allct  talion ,  elle  savait  ne  rien  choisir  qu'après 
qu'Alida  avait  laissé  percer  son  goût,  pour  lui 
laisser  ce  qu'elle  préférait.  —  Elle  avait  une  fois 
renoncé  à  une  coiffure  qu'elle  aimait,  parce  qu'on 
avait  dit  qu'elle  lui  allait  mieux  qu'à  mademoiselle 
de  Sommery. 

Depuis  le  mariage  d'Àlida,  lés  deux  jeunes  fil- 
les avaient  cessé  de  se  voir,  et  d'ailleurs  Alida 
avait  changé  d'idées  à  son  égard.  —  Dès  le  len- 
demain de  leur  mariage,  il  se  révèle  ans  fillesune 
foule  d'idées  dont  elles  ne  paraissaient  pas  avoir 
le  germe.  AUda  se  rappelait  avec  inquiétude  que 
son  père  devait  doter  Clotilde,  et  que  cette  dot 
serait  prise  sur  la  fortune  dont  une  partie  devait 
lui  revenir.  Ses  lettres  à  Clotilde  devinrent  froi- 
des, pids  elle  n'écrivit  plus. 

Arthur  de  Sommery  était  alors  surnuméraire  à 
Taris,  au  ministère  des  finances;  c'était  une 
épreuve  nécessaire,  après  laquelle  les  protecteurs 
<li'  M.  de  Sommery  devaient  le  pousser  aux  plus 
luMits  eaiplois  de  l'adminlsiration.  Car  ce  bo/i  M. 
<li'  Sommer) ,  malgré  sa  haine  et  son  mépris  pour 
1rs  rourlisans,  choyait  fort  les  gensqui  pouvaient 
élre  iililes  à  lui  ou  à  ses  enfans. 

Arihur  était  foit  amoureux  de  Clotilde,  qui  n'a- 
\  ait  rien  négligé  pour  augmenter  cette  passion, 
i|ii()i;ue  le  jeune  homme  no  lui  plût  j)as.  Arthur, 
1. Ml,  spirituel  à  un  cerlain  degré,  n'avait  pas  la 
(li)s:;  d'énergie  nécessaire  pour  dominer  une 
femme  comnit;  Clotilde;  les  femmes  n'aiment  réel- 
lement que  les  hommcsqiii  sont  plus  forts  qu'elles. 
Car,  si  leurs  plaisirs  les  plus  vifs  sont  de  plaire 
ci.de  commander,  leur  bonheur  est   iVaimer  et 

tl'0/",'j7'. 

Mais  Cloiilde était  ambitieuse:  l'airection  de  M. 
c/dî  madame  de  Sommery  lui  avait  ejillé  le  cœur, 
.tu'ailleursplle  élait  jaIou.se  d'Alida;  elle  ne  vou- 
la  t  enlrei-  dans  le  monde  que  sur  un  pi 'd  au 
moins  égal  au  sien,  et  elle  caressait  avec  un  bon- 


heur caché  l'idée  de  prendre  ce  nom  de  Sommery 
qu'Alida  avait  quitté,  et  qu'elle  regrettait.  Les  dé- 
clamations de  M.  de  Sommery,  contre  la  vanité 
des  castes  nobles,  tombaient  dans  son  cœur,  et 
elle  les  prenait  malgré  elle  au  sérieux. 

In  soir,  l'abbé  Vorlèze  annonça  qu'il  avait 
quelque  chose  à  demander  à  M.  de  Sommer}'.  Il 
y  avait  plusieurs  jours  que  l'on  aurait  pu  le  de- 
viner ,  tant  le  pauvre  abbé  avait  encore  accru 
l'humilité  habituelle  de  ses  allures,  tant  sa  voix 
était  faible  et  respectueuse.  Depuis  trois  jours,  en 
effet,  il  élait  parti  sans  avoir  osé  commencer  l'at- 
taque (ju'il  méditait  presque  toujours.  Au  moment 
où  il  ouvrait  la  bouche,  quelques  sarcasmes  de 
M.  de  Sommery  lui  faisaient  comprendre  le  peu 
de  chances  de  succès  que  rencontrerait  sa  démar- 
che. Aussi  était-ce  pour  ne  plus  pouvoir  reculer 
qu'il  avait  déclaré  en  arrivant  l'intention  de  livrer 
bataille. 

11  débuta  par  une  chance  assez  favorable;  il 
perdit  deux  parties  d'échecs.  —  Le  pauvre  abbé 
élait  un  homme  si  simple  de  cœur,  que  nous  n'o- 
sons pas  penser  qu'il  les  ait  perdues  volontaire- 
ment. —  D'ailleurs,  sa  préoccupation  était  plus 
que  suffisante  pour  lui  donner  un  désavantage 
marqué.  Quand  il  crut  le  moment  opportun,  il 
dit  le  plus  négligemment  possible,  et  comme  si 
les  paroles  fussent  tombées  de  ses  lèvres  sans 
qu'il  le  fît  exprès  : 

—  C'est  dans  quatre  jom's  la  Fête-Dieu. 

M.  de  Sommery  caressa  Baboun,  voulant  mon- 
trer par  un  air  distrait  qu'il  ne  supposait  pas  que 
ce  fût  à  lui  que  l'abbé  s'avisait  de  parler  de  Dieu. 

—Et  le  temps  sera  magnifique,  continua  l'abbé. 

M.  de  Sommery  réveilla  tout  à  l'ait  Baboun,  et 
Iç  fil  sauter  deux  fois  par  dessus  sa  canne. 

—  Nous  avons,  dit  l'abbé,  quelque  chose  à  de- 
mander à  ce  sujet  à  M.  de  Sommery. 

—  Au  sujet  de  la  Fête-Dieu  ?  dit  M.  de  Som- 
mery en  se  redressant. 

—  Au  sujet  de  la  Fête-Dieu,  dit  l'abbé  avec 
calme. 

Le  chemin  pour  sortir  de  l'église  est  tout  dé- 
foncé par  suite  des  réparations  qui  n'ont  pu  être 
teiminées.  A  gauche  du  chemin  est  une  pièce  de 
terre  en  jachère  cette  année.  —  Celte  pièce  de 
terre  appartient  à  M.  de  Sommery.  —  Veut-il 
permettre  qu'elle  soit  travesée  par  la  proces- 
sion ':• 

—  Voilà  bien,  s'écria  M.  de  Sommery,  les  en- 
vahissemens  du  clergé.  —  Quoi,  n'est-ce  pas  as- 
sez que,  par  une  honteuse  intolérance  pour  les 
autres  religions,  le  culte  catliohque  fasse  des  pro- 
cessions extérieurement  sans  que  ce  soit  encore 
une  occasion  de  tyrannie  contre  les  propriétaires. 
L'église  croit-elle  encore  avoir  droit  aux  dîmes  et 
à  la  corvée  ;  veut-on  nous  ramener  aux  temps  où 
le  pape  Jules  II  excommunia  Louis  XII,  donna 
son  royaume  au  premier  occupant,  et  lui-même,  le 
casque  en  tête  et  la  cuirasse  sur  le  dos,  mit  à  feu 
et  à  sang  une  partie  de  l'Italie.... 

—  Mais,  monsieur,  dit  l'abbé  Vorlèze,  je  vous 
demande  simplement  et  humblement  le  droit  de 
traverser  une  fois  un  champ  en  jachères. 

—  Aux  temps,  continua  M.  de  Sommery,  s'en- 
ivrantdu  bruit  de  sa  voix  et  s'animant  par  degrés, 
où  le  pape  Alexandre  VI  acheta  publiquement  la 
tiare,  où  ses  bâtards  firent  périr  les  Vitelli  et  les 
Urbino,  pour  ravir  leurs  domaines. 


—  Mais,  monsieur,  vous  pouvez  refuser,  et 

—  Aux  temps  où  l'église  assassina  Henri  III,  et 
Henri  IV,  et  Guillaume,  prince  d'Orange,  et  fit 
couler  des  flots  de  sang  depuis  Constantin. 

—  Refusez,  dit  l'abbé,  et  il  n'en  sera  plus  ques- 
tion. 

—  N'a-t-on  pas  vu  les  Irlandais  sacrifier  à  Die  u 
leurs  frères  prolestans,  les  enterrer  vivans,  ou- 
vrir le  ventre  des  femmes  enceintes,  en  tirer  les 
enfans  à  demi  formés  et  les  donner  à  manger  aux 
chiens. 

—  Mais,  monsieur,  dit  l'abbé  Vorlèze  en  éle- 
vant la  voix,  il  s'agit  de  votre  jachère. 

—  Depuis  les  jours  Qorissans  de  l'église,  pour- 
suivit M.  de  Sommery,  jusqu'à  1707,  pendant 
1400  ans,  la  théologie  n'a-l-elle  pas  causé  le  mas- 
sacre de  cinquante  millions  d'hommes. 

—  Alors,  dit  l'abbé,  ne  parlons  plus  de  votre 
jachère,  passons  à  la  secon  Je  demande. 

Je  vous  avouerai  que  l'année  dernière  vous  avez 
scandalisé  toute  la  commune.  Votre  maison  était 
la  seule  qui  ne  fût  pas  tendue;  cela  ne  vous  coû- 
terait pas  beaucoup  de  faire  tapisser  votre  maison 
avec  des  draps  blancs,  et  d'y  attacher  quelques 
bouquets. 

—  Je  déclare,  répondit  M.  de  Sommery,  qu'il 
n'y  aura  pas  seulement  une  feuille  d'arbre.  Je  ne 
veux  pas,  par  mon  exemple,  encourager  le  retour 
du  fanatisme. 

—  Du  moins,  consentirez -vous  à  faire  balayer 
avec  un  peu  plus  de  soin  le  devant  de  votre  mai- 
son? 

—  Il  ne  se  fera  rien  d'extraordinaire. 

—  Voudrez-vous  alors  faire  rentrer,  pour  ce 
jour-là,  le  bois  qui  encombre  la  rue? 

—  Pour  quel  joiu"? 

—  Pour  la  Fêle-Dieu, 

—  Quand  est-ce  la  Fête-Dieu? 

—  Dans  quatre  jours. 

—  Le  bois  ne  peut  être  rentré  que  daqs  six, 

—  Avancez  le  terme. 

—  Reculez  la  fête. 

—  Vous  plaisantez  ? 

—  Pas  plus  que  vous. 

Madame  de  Sommery  essuya  furtivement  une 
larme  qu'elle  ne  put  retenir,  et  elle  resta  les  yeux 
baissés,  craignant  mortellement  que  cette  larme 
n'eût  été  vue  par  M.  de  Sommery, 

L'abbé  leva  les  yeux  au  ciel,  et,  perdant  gra- 
duellement sa  timidité,  donna  à  sa  voix  plus  de  so- 
norité. 

—  Mon  Dieu,  tUt-il,  quelle  est  donc  cette  épo- 
que où  nous  vivons,  où  l'on  détruit  tout  ce  qui 
est  grand  et  beau,  la  royauté  et  la  religion  ?  Après 
avoir  inventé  le  roi  constitutionnel,  vous  faut-il 
donc  encore  un  Dieu  constitutionnel,  un  Dieu 
admis  à  la  retraite,  ou  plutôt  condamné  à  une  dé- 
tention perpétuelle  dans  ses  églises? 

Mais  ces  Heurs  que  l'on  offre  à  Dieu  et  dont  on 
jonche  les  rues,  ce  n'est  qu'une  faible  dîme  prise 
sur  les  Ueurs  dont  il  couvre  la  terre.  Vous  vou- 
lez chicaner  à  Dieu  cette  fête  d'un  jour,  et 
s'il  vous  retranchait  cette  belle  et  joyeuse  fête  de 
trois  mois,  qu'on  appelle  le  printemps  !  Cette  an- 
née, il  n'y  a  pas  eu  un  seul  lis  :  le  froid  de  l'hiver 
les  a  tués  dans  la  terre., Cette  année,  les  lis  sont 
morts;  chaque  année  peut-être  il  mourra  une 
Heur,  et  une  année  viendra  où  il  n'y  en  aura  plus, 
où  la  terre  oubliera  de  se  revêtir  au  printemps  de 


425  — 


son  riche  manteau  vert  ;  où,  sous  la  mousse  sé- 
chée,  le  muguet  et  la  violette,  perle  odorante, 
améthyste  parfumée,  se  feront  en  vain  chercher 
et  ne  fleuriront  pas.  Mais  cette  fête,  dont  vous 
refusez  à  Dieu  sa  part,  ne  voyez-vous  pas  que 
c'est  à  lui  que  toute  la  nature  la  donne,  tous  ces 
parfums  qui  montent  au  ciel,  toutes  ces  voix 
joyeuses  d'oiseaux  qui  chantent.  —  Croyez-vous 
que  ces  parfums  et  ces  voix  ne  vont  pas  plus  haut 
que  vous,  et  qu'après  que  vous  les  avez  respires 
et  entendues,  ils  s'évanouissent,  elles  s'éteignent. 
Oh!  non,  pensez  à  toutes  ks  roses  de  toute  la 
terre,  qui  ouvrent  leurs  fleurs  en  petits  encensoirs 
de  pourpre,  et  exhalant  toutes  à  la  fois  leur  par- 
fum ;  ne  semble-t-il  pas  que  le  ciel  de  juin  soit 
tout  formé  du  parfum  des  roses! 

Ah  !  si  l'impiété  pouvait  se  comprendre,  ajouta 
l'abbé,  ce  serait  au  sein  des  grandes  villes  où  il  ne 
reste  presque  plus  rien  de  ce  que  Dieu  a  fait,  où 
on  ne  voit  pas  le  ciel.  Mais  ici,  où,  en  présence 
des  grandes  colères  de  l'Océan,  l'homme  se  trouve 
à  chaque  instant  dans  des  situations  telles  que  la 
puissance  de  tous  les  hommes  réunis  n'en  pourrait 
sauver  un  seul  ;  —  ici,  peut-on  oublier  Dieu, 
peut-on  croire  que  les  fleurs  n'ont  été  inventées 
que  pour  être  jetées  au  théâtre  à  des  danseuses  en 
sueur. 

—M.  deSommery,  dit  en  se  rasseyant  l'abbé  qui 
s'était  levé  involontairement,  vous  n'êtes  pas  un 
méchant  homme,  cette  impiété  n'est  pas  dans  vo- 
tre cœur,  c'est  une  malheureuse  vanité  qui  vous 
fuit  parler  ainsi. 

Cett';  dernière  phrase  était  malheureuse  ;  elle 
irrita  M.  de  Sommery,  qui  dit  : 

—  M.  Vorlè/e,  je  ne  savais  pas  que  vous  alliez 
prêcher  en  ville. 

Le  lendemain ,  était  la  Saint-Paul ,  la  fête  de 
M.  de  Sommery.  Quoiqu'il  ne  l'avouâl  pas,  le  co- 
lonel était  fort  sensible  à  ces  petites  solennités  ; 
aussi,  ne  négligeait-on  rien  pour  y  ajouter  toute 
la  pompe  désirable.  Après  le  diner,  auquel  avait 
été  invité  le  curé ,  tous  les  domestiques  parurent 
avec  des  bouquets.  —  Madame  de  Sommery,  la 
première,  embrassa  son  mari  en  lui  donnant  son 
bouquet;  Alida  et  Arthur  la  suivirent  ;  —  Clotilde 
avait  joint  au  sien  divers  petits  ouvrages  qu'elle 
avait  faits  pour  M.  de  Sommery.  Elle  s'inclina 
vers  lui  et  lui  baisa  la  main, 

—  Viens  dans  mes  bras,  Clotilde,  mon  enfant, 
etf  tu  es  aussi  mon  enfant,  tu  es  le  troisième  ;  — 
viens,  ma  charmante  Clotilde. 

—  Oh  !  monsieur,  oh  !...  mon  père,  dit-elle  en 
baissant  la  voix  ;  et  elle  l'embrassa  avec  effusion. 

Le  soir,  le  curé  ne  resta  pas,  M.  de  Sommery 
ne  pouvait  jouer  aus  échecs.  Il  pria  Clotilde  de 
lire  g 

Elle  ouvrit  la  bibliolhèr|uc  et  prit  Naninif; 
Clotilde  était  assez  adroite  pour  choisir  Voltaire , 
quand  même  M.  de  Sommery  aurait  eu  d'autres 
ouvrages  que  ceux  de  son  auteur. 

Clotilde  lisait  à  ravir,  mais  le  livre  qu'elle  avait 
choisi  avait  un  tel  rapport  à  sa  situation  ,  que  , 
d'abord,  elle  se  contenta  de  lire  froidement  et  en 
psalmodiant ,  tant  elle  craignait  que  sa  voix  ne 
prit  des  inflexions  trop  vraies.  Mais  bientôt  elle 
pensa  qu'il  ne  fallait  pas  hésiter  ;  que  celte  soirée 
devait  être  terminée  par  une  scène  d'où  dépen- 
dait sa  vie  ;  qu'elle  allait  jouer  sur  un  seul  coup 
toutes  SCS  espérances;  et  elle   ne   négljgoa  plus 


rien  pour  donner  à  sa  voix  toute  la  puissance 
qu'ellelni  connaissait,  pour  faire  ressortir  les  pen- 
sées et  les  sentimens  de  l'auteur. 

Quand  la  baronne  avoue  au  comte  qu'elle 
soupçonne  sa  passion  pour  Nanine,  et  qu'elle  lui 
dit  : 

Vous  oseriez  trahir  impudemment. 

De  votre  rang  toute  la  bienséance  ; 

Humilier  ainsi  voire  naissance. 

Et,  dans  la  honte  où  vos  sens  sont  plongés , 

Braver  l'honneur? 

elle  eut  soin  d'enfler  le  débit  d'une  façon  presque 
grotesque,  de  telle  sorte  que  Arthur  et  son  père, 
saisis  par  le  ridicule  de  la  baronne,  se  Dssent  d'a- 
vance à  eux-mêmes  la  réponse  que  fait  le  comte , 
réponse  que  Clolildelut  avec  infiniment  de  verve 
et  de  noblesse. 

Dite  les  préjugés. 
Je  ne  prends  pas,  quoiqu'on  en  puisse  croire, 
La  vanilé  pour  l'honneur  et  la  gloire. 
L'éclat  vous  plait  ;  vous  mettez  la  grandeur 
Dans  les  blasons,  — je  la  veux  dans  le  cœur. 
L'homme  de  bien,  modeste  avec  courage , 
£t  la  beauté  spiriluelle et  sage , 
Sans  bien,  sans  nom ,  sans  tous  ces  titres  vains, 
Sont  à  mes  yeui  les  premiers  des  humains. 

En  lisant  ce  passage  , 

LA  BARONNE. 

Comment  ! 
Comme  elle  est  mise  !  et  quel  ajustement  ! 
Il  n'est  pas  fait  pour  une  créature 
De  votre  espèce. 

Clotilde  décupla  l'insolence  du  rôle  ;  mais  comme 
elle  fut  humble  et  douce  dans  la  réponse  : 

NAMNE. 
Il  est  vrai  ,  —  je  vous  jure  , 
Par  mon  respect,  qu'en  secret  j'ai  rougi 
Plus  d'une  fuis  d'être  velue  ainsi  ; 
Mais  c'est  l'elTel  de  vos  bontés  premières , 
De  ces  bontés  qui  me  sont  toujours  chères; 
De  tant  de  suins  vous  daigniez  m'honorer. 

Elle  s'incUna  imperceptiblement  vers  M.  de 
Sommery. 

Avec  quelle  touchante  et  tière  mélancolie  elle 
ajouta  : 

C'est  un  danger,  c'est  peut-être  un  grand  lort 
D  avoir  une  ame  au  dessus  de  son  sort. 
Clotilde ,  jeune  comme  elle  était,  n'avait  que 
l'instinct  de  la  politique,  aussi  se  lai.ssa-t-elle  pren- 
dre elle-même  ii  ce  qu'elle  lisait,  et  elle  se  sentit 
des  larmes  dans  les  yeux  en  lisant  ce  que  le  comte 
dit  à  Nanine  : 

Non,  désormais  soyez  de  la  famille  , 
Ma  mère  arrive,  elle  vous  voit  en  fille. 

Elle  fut  un  peu  embarrassée  en  disant,  dans  ie 
monologue  du  comte,  ces  vers  qui  lui  semblaient 
un  éloge  <iu"elle  s'adressait  tout  haut  à  elle-même  : 

Je  l'idolâtre,  il  est  vrai,  mais  mon  cœur 
Dans  se»  yeux  seuls  n'a  point  pris  son  ardeur. 
Son  caractère  est  fait  pour  plaire  au  sage. 
Et  sa  belle  âme  a  mon  premier  hommage. 

Mais  elle  s'observa,  se  remit,  et  dit  avec  un  ton 
convenable  et  avec  une  excessive  froideur,  pour 
donner  au  couplet  tout  l'air  d'un  raisonnement 
sans  passion  : 

Mais  son  état. . .  Elle  est  trop  au  dessus . 

l'rtl-il  pliisli.is,  je  Ion  aimerais  plus. 

Mais,  puisjcenlin  l'épouser'.'— Oui,  sans  doute. 

Tour  cire  hcurcut  qu'est-co,donc  qu'il  en  coû^e 


D'un  monde  vain  doii-je  craindre  l'écueil , 
Et  de  mon  goût  me  prit  er  par  orgueil'.' 
Mais  la  coutume  ?  -  Eh  bien  !  elle  est  cruelle. 
Et  la  nature  a  des  droits  avant  elle. 

Mais  à  la  dernière  scène,  quand  le  comte  dit  à 
Nanine  : 

Ce  qui  vous  reste,  en  des  momens  si  doux. 
C'est.,  à  leurs  yeux.,  d'embrasser...  votre  éfioai. 

Tout  le  monde  était  ému;  QoUlde  ne  put  se 
défendre  de  l'émoUon  générale,  et  ce  fut  avec  un 
sanglot  qu'eUe  cria  le  «  moi  !  »  que  répond  Na- 
nine. 

Après  l'avoir  remerciée  et  lui  avoir  fdit  compi;. 
ment  de  la  façon  dont  elle  avait  lu,  M.  de  Som- 
mery commença  un  discours  sur  l'égalité  et  sur 
le  mépris  des  préjugés.  Alida  s'esquiva  et  alla  se 
coucher.  Arihur  et  CloUlde  écoulèrent  religieu- 
sement M.  de  Sommery,  car  il  ne  disait  pas  un 
mot  qui  ne  fût  pour  eu\  une  promesse  et  un  enga- 
gement. Pour  madame  de  Sommery,  elle  n'em- 
barrassait ni  n'entendait  pas  beaucoup  plus  qu'un 
fauteuil,  quoiqu'elle  écoutât  avec  attention  et  res- 
pect. 

Quand  le  discours  fut  fini,  Arthur,  très  ému,  se 
leva,  vint  prendre  la  main  de  son  père  et  lui  dit  : 

—  Mon  père,  j'aime  Clotilde. 

—  Parbleu  ,  dit  M.  de  Sommery,  belle  nou- 
velle ;  nous  l'aimons  tous  ,  Clotilde,  pourquoi  ne 
l'aimerais-iu  pas  ! 

Ce  pauvre  M.  de  Sommery  était  à  mille  lieues 
de  prévoir  l'affreuse  situation  où  il  arrivait  par 
une  pente  rapide,  d'avoir  à  appliquer  ou  à  renier 
une  théorie  ,  dont  on  n'a  pas  prévu  les  consé- 
quences tant  qu'il  ne  s'est  agi  que  de  parler  ;  con- 
séquences qui  se  présentent  en  foule  au.ssitdt 
qu'il  faut  agir. 

Arthur  ajouta:  —  Mon  père,  je  l'aime  d'amonr. 
et  je  vous  la  demande  pour  femme. 

—  Ah  bah  !  s'écria  le  colonel.  Qu'est-ce  que 
c'est  que  cette  plaisanterie-là  ? 

—  C'est  l'intérêt  le  pins  sérieux  de  ma  vie 
mon  père.  * 

—  J'espère  que  ClotUde  n'est  pas  complice 
d'une  pareille  folie. 

Clotilde  baissa  les  yeux  sans  rien  dire  ;  la  ba- 
taille lui  paraissait  mal  engagée  et  perdue,  elle  ne 
voulait  pas  donner. 

Elle  se  leva,  fit  une  révérence  et  se  relira.  Elle 
eut  soin  de  faire  entendre  les  portes  qu',!  fallait 
ouvrir  et  fermer  pour  aller  du  salou  à  sa  cham- 
bre, puis  elle  revint  sans  bruit  écouler  ce  qui  al- 
lait se  passer  dans  le  .salon. 

In  autre  soir,  l'abb»*  \orlèze  arriva  très  affairé 
et  sans  vouloir  prendre  an  siège,  dit  à  M.  de  So^- 
mery  :  Au  nom  du  ciel,  monsieur...  mai.<  j'oublie 
que  c'est  prè,s  de  vous  une  mauvaise  recomman- 
dation ;  au  nom  de  la  morale  publique,  au  nom 
de  ce  qui  vous  est  quelque  chcv.  —  au  nom  de 
W.  de  \ollaire,  —si  nous  voulez...  faites  baKiyer 
le  devant  de  votre  mai.<on  :  ce  .sera  la  .seule  de- 
main matin  pour  laquelle  on  n'aura  pas  pris  ce 
soin. 

M.  de  Sommery  ne  fut  nullement  troublé  de 
l'evorde  e.i  ahru/Uo  de  l'abbé  :  il  l'avait  prévn , 
et  louie  la  journée  il  s'était  attendu  à  le  voir  ar- 
river d'un  moment  h  r.iuire. 

Aussi  il  répondit  en  souriant  :  L'abbc  ,  je  suii 
fâché  pour  Nous'quc:  vous  h'aur  pnj  pu   \i\t  li 


426 


sin:::ulière  grimace  que  vous  avoz  faite  en  pro- 
uoiiiant  le  nom  de  Voilaire. 

^e  plaivsatUiiiis  pas  ,  M.   de  Sommery,  vous 

n'êtes  pas  méclianl  ;  si  je  vous  demandais  un  ser- 
vice plus  important  à  vos  yeux,  où  il  vous  l'allùt 
m"aider  de  votre  argent  ou  de  votre  personne,  je 
suis  persuadé  (jue  je  l'obtiendrais,  et  vous  ne  me 
refuser  ce  (pi  ■  je  vous  dciir.'.nde  {|ue  par  voire  en- 
tèicineni  contre  tout  ce  (pii  lient  à  la  religion. 
Vous  le  poussez  si  loin,  que  Vatiael,  le  maire,  m'a 
dit(pie  vos  domestiques  avaient  chassé,  injurié  et 
menacé  les  balayeurs  de  la  mairie.  N'est-ce  pas  un 
enfantillage  que  d'empècber  ainsi  qu'on  nettoie  la 

rue  ? 

—M.  Vorlèze,  dit  M.  de  Somraory  acec  l'air  le 
plus  sérieux  et  le  plus  digne  dont  il  put  s'allubler, 
certes,  en  des  temps  ordinaires,  je  ferais  à  peu 
près  comme  tout  le  monde  ;  mais  à  celle  épo- 
que (1),  où  le  parti  prêtre,  cclioiic  sous  les  coui)s 
de  la  philosophie,  dont  l'égide  peut  à  peine  ar- 
rftcr  le  char  de  l'Etat  suspendu  sur  un  volcan; 
a  cette  époque  où  le  clergé  reUwe  sa  tète  et  re- 
nait  de  ses  cendres  ,  pour  dominer  encore  des- 
potiquement  notre  malheureux  pays;  à  cette  épo- 
que où  tout  le  monde  courbe  le  Iront  sous  le  dou- 
ble joug  de  l'église  et  du  pouvoir,  un  citoyen 
doit  protester  par  un  e\en)i)le  énergique. 

—  0  mon  Dieu  !  murmura  l'abbé,  est-ce  donc 
par  de  semblables  phrases  que  l'on  gouverne  les 
hommes  ?  Mon  bon  M.  de  Sommery,  qu'est-ce 
donc  que  ce  vaisseau  échoué  qui  relève  la  léle 
et  reiiail  de  ses  cendres  pour  dominer?  Qu'est- 
ce  encore,  ô  mon  bon  ami,  que  ce  bouclier  qui 
arrête  un  char'.'  Comment  voulez-vous  que  je  ré- 
ponde a  un  semblable  galimatias  ? 

—  Je  le  crois,  dit  M.  de  Sommery  avec  un  sou- 
rire de  satisfaction,  je  le  crois  bien,  vous  ne  com- 
prenez pas  ce  langage  ferme  et  franc  ;  ce  lungiigc; 
qui  dénonce  avec  courage  les  abus  et  les  tendan- 
ces de  l'église  et  du  pouvoir. 

—  Eglise  dangereuse  ,  en  effet,  dit  avec  amer- 
tume M.  Vorlèze,  église  dangereuse,  et  contre  la- 
quelle on  ne  saurait  trop  prendre  de  précautions, 
que  celle  qui  est  représentée  ici  par  un  pauvre 
prêtre,  qui  a  un  peu  moins  de  revenu  que  vous 
ne  donnez  de  gages  à  vos  domestiques,  et  qui,  ce 
soir  encore  ,  va  raccommoder  lui-même  la  seule 
soutane  qu'il  possède,  pour  se  faire  beau  demain! 
Pouvoir  bien  menaçant  que  celui  d'un  maire  en 
sabots,  qui  déjeunait  ce  matin  sur  la  plage  avec 
un  morceau  de  pain  et  un  oignon  cru  ! 

—  Labbé,  je  suis  réellement  fâché  de  vous  re- 
fuser, mais  tout  mon  monde  est  occupé,  et  je  ne 
puis  faire  négliger  des  Uavaux iuiportans. 

L'abbé  s'inclina  et  sortit. 

M.  de  Sommery  ne  tarda  pas  à  sortir  également 
poui-  promeuer  liabouu,  coiume  cela  lui  arrivait  à 
peu  près  tous  les  soirs.  —  liaboun  dcstendil  lente- 
ment, puis,  s'airetant  à  la  porte  de  la  rue,  lit 
entendre  un  sourd  grognement.  Ce  grognement 
était  cauiié  par  une  grande  ligure  noire  qui  s'agi- 
tait devant  la  porte. 

.M.  de  Sommery  regarda  qui  pouv,iit  seuir  aussi 
tard,  il  était  dix  heures,  rôder  ainsi  devant  sa 
maison. —  On  ne  rôdait  pas,  —  la  grande  ligure 
noire  tenait  un  balai  et  balayait.  «  Ali  !  pensa 
M.  de  Sommery,  ils  euUelicnnent  des  intelligences 
f^ — ... — . 

(ij  Voir  (c  Constitutionnel  d'ulurs. 


jusque  dans  les  maisons  et  au  sein  des  familles; 
ils  arment  le  lils  contre  le  père,  et  le  serviteur 
contrele  maiire.  L'abbé  aura  corrompu quehiii'un 
de  mes  doniestiqnes  pour  faire  balayer  ;  »  et, 
comme  le  colonel  s'avançait  pour  reconnnire 
lequel  de  ses  gens  l'Eglise  avait  armé  contre  lui 
d'un  balai  de  bouleau,  la  ligure  se  retourna  brus- 
quement en  entendant  des  pas,  et  M.  de  Somme- 
ry reconnut  ral)l)é  Vorlèze  lui-même.  Le  pauvre 
prélre  ne  pouvait  coukoxipbe  personne,  -  c'est 
ce  qui  ne  nous  met  pas  à  njeme  de  juger  s'il 
aurait  eu  la  vertu  de  ne  pas  le  vouloir,  —  et  il 
balayait  lul-méiiie  le  de\ant  de  la  maison  de 
M.  de  Som;nery. 

—L'abbé,  étes-vons  fou?  s'écria  le  colonel. 
Quoi  !  \ous-mèine,  faire  la  besogne  d'un  valet  de 
ferme  ? 

—  Vous  m'avez  dit,  M.  de  Som^nery,  répondit 
l'abbé  tout  confus,  (pie  vos  gens  étaient  occupés. 

—  Mais  je  ne  veux  pas,  l'abbé,  que  vous  ba- 
\ayei, — vous,  — le  devant  de  ma  maison;  lioaime 
obstiné,  appelez  un  domestique. 

—Oh  mon  dieu!  dit  l'abbé,  j'ai  pres(|ue  (lui. 
Et  il  se  mit  à  continuer. 

—  Mais  je  ne  le  veux  pas,  répéta  M.  de  Somaie- 
ry  ;  vous,  M.  Vorlèsc,  ce  n'est  pas  là  votre  place 
ni  votre  ouvrage.  ,•;-,•(•,:»  : 

Et,  comme  l'abbé  continuait,  M.  de  Sommery 
mit  la  main  sur  son  bras  et  l'arrêta. 
—  Laissez-moi  faire,  monsieur,  dit  l'abbé  ;  laissez- 
moi  éviter  le  scandale  qui  aiu'ail  lieu  demain. 

—  Mais  non,  mais  c'est  impossible,  —  un  prè... 
— un  homme  bien  élevé. 

Et  M.  de  Sommery,  arrachant  le  balai  des 
mains  de  l  ahl)é,  voulut  balayer  lui-même.  L'abbé 
reprit  le  balai,  que  M.  de  Sommery  lui  arracha 
encore  une  f(}is  pour  donner  les  derniers  coups 
que  la  propreté  de  la  rue  der.iaiulait  encore. 

L'abbé  serra  les  mains  du  colonel  et  disparut. 
Le  colonel  resta  debout  dans  la  lue,  fort  irrité 
contre  lui-même  de  ce  qu'il  venait  de  faire;  mais 
cependant,  se  disait-il,  on  ne  pouvait  le  laisser.... 
Il  frappa  du  pied  et  rentra.  Il  ne  dit  rien  à  per- 
sonne de  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  se  coucha 
de  mauvaise  humeur. 

Les  gens  qui  font  profession  d'impiété,  négli- 
gent une  observation  assez  facile  à  faire  cepen- 
dant, et  que  je  considère  comme  étant  parfaite- 
ment sans  réplique. 

Us  se  font,  contre  la  religion,  une  autre  reli- 
gion qui  a  ses  pratiques,  ses  cérémonies  et  ses 
austérités  ;  une  autre  religion  beaucoup  plus  dilli- 
cilc  a  suivre  que  la  première,  parce  que,  à  celte 
religion,  dite  impiété,  on  n'apporte  aucune  infrac- 
tion, tandis  qu'on  est  loin  d'être  aussi  rigoureux 
poiutfautre. 

Ainsi,  madame  de  Sommery  eût  été  bien 
moins  fâchée  de  faire  par  hasard  un  diner  gras 
un  vendredi,  que  M.  de  Sommery  de  le  faire 
mai.^^re.  En  cela,  la  religion  de  M.  de  Sommery 
était  roîume  je  le  disais,  plus  dillicile  à  suivre  et 
Ini  imposait  d(!S  privations.  Dans  les  petits  pays 
comme  TrouviUe,  et  surtout  dans  les  pays  aban- 
daminent  poarvas  de  poissons,  les  bouchers  ne 
tuent  qa'une  fois  par  semaine,  le  samedi.  La 
viande  se  mange  jusqu'au  mardi  ou  au  jeudi, 
suivant  la  saison.  Ce  (|ui  en  reste  le  vendredi, 
est  précisément  la  moins  fraîche  qui  se  puisse 
mander. 


Pour  faire  maigre  le  vendredi,  madame  de 
Sommery  n'avait  qu'à  laisser  faire;  il  n'y  avait, 
à  Trouville,  que  de  mauvaise  viande  ;  le  marché, 
c'est-à-dire,  le  bord  de  la  Touque,  était  couvert 
d'excellens  poissons,  et  de  légumes.  M.  de  Som- 
mery avait  besoin  chaque  vendredi  de  s'occuper 
de  son  dîner. 

Nous  avons  expliqué,  au  corampncemfîut  de 
cette  hislnire,  pour(pioi  M.  de  Sommery,  non- 
seulement  laissait  toute  liberté  de  conscierice  à  sa 
femme,  mais  encore  eût  trouvé  mauvais  qu'elle  ne 
suivît  pas  exactement  les  pratiques  de  la  religioti 
ronuiiiie.  Cette  impiété  extérieure  est  un  lustre 
(lu'on  se  veut  donner,  lustre  qui  n'est  éclatant 
(pie  |>ar  le  contraste  ;  il  faut  avoir  l'air  de  braver 
les  choses  les  plus  séiieiLses  et  les  plus  formida- 
bles. Où  est  le  mérite  si  les  femmes  ,  les  enfans 
et  les  servantes  en  font  autant  ?  Du  reste,  plus 
madame  de  Sommery  attachait  de  prix  à  ces  pra- 
tiques religieuses,  plus  elle  en  redoutait  l'inobser- 
xaiion,  plus  elle  ressentait  une  sorte  de  respect 
pomson  mari,  qui  savait  se  mettre  au-dessUs  de 
ces  craintes  et  de  ces  scrupules.  Quoique  souvent, 
le  dimanche,  — pendant  la  messe,  par  exemple, 
—  elle  gémit  de  l'impiété  de  M.  de  Sommery;  le 
reste  de  la  semaine  eUe  en  était  un  peu  orgueil- 
leuse. Madame  de  Sommery  n'avait  pas  d'esprit, 
et  ne  possédait  que  peu  d'intelli^eùce  ;  elle  n'avait 
(lue  les  instincts  de  la  femme.  Et  quand  la  femme 
obéit  à  ses  insdncis,  ce  qu'elle  aime  le  plus  dans 
l'homme,  c'est  la  force  et  l'audace. 

M.  Vorlèze  était  trop  bon  homme,  et  d'ailleurs 
avait  trop  desavoir  vivre  inné,  pour  portera  la 
table  où  on  l'invitait,  la  rigitUté  loquace  d'un  pré- 
dicateur; il  avait  à  ce  sujet  une  sévère  réserve 
dont  il  ne  se  départait  jamais  que  dans  les  grandes 
occasions. 

Quand  M.  de  Sommery  était  en  gaîté  ,  il  s'ef- 
forçait, un  jour  de  jeûne,  en  avan(;ant  une  pen- 
dule, de  faire  déjeuner  M.  Vorlèze  sept  ou  huit 
minutes  avant  mi(U.  — Puis  il  amenait  la  conver- 
sation sur  lejeûne;— il  en  faisait  longuement  dé- 
duire à  l'abbé  les  vertus  et  la  nécessité  ;  —  et, 
quand  l'abbé  avait  lini,  il  lui  disait  :  Eh  bien  ! 
M.  Vorlèze,  vous  n'avez  pas  plus  jeûné  que  mol. 
Nous  nous  sommes  mis  à  lalile  à  midi  moins  un 
quart.  Madame  de  Sommery,  qui  s'est  doutée 
que  la  pendule  avançait,  a  fait  changer  les  assiettes, 
a  demandé  piusiems  choses  inutiles,  etc.  Mais, 
malgré  ses  fraudes  pieuses,  vous  n'en  avez  pas 
moins  mâché  et  avalé  votre  première  bouchée  à 
midi  moins  quatic  minutes. 

Et  M.  de  Sommery,  triomphant,  pendant  tout 
le  reste  du  déjeuner,  appelait  l'abbé  hérésiarque, 
impie  et  païen.  , 

M.  Vorlèze,  qui  était  tombé  deux  fois  dans  le 
même  piège,  n'avait  rien  dit  ;  mais  il  avait  le  soin, 
ccsjouis-là,  d'avoir  sa  montre  avec  lui. 

lin  jeudi,  M.  de  Sommery  lit  faire  un  pâté  de 
poisson,  que  l'on  devait  manger  le  lendemain  ven- 
dredi. Seulement,  pour  relever  le  goût  du  pois- 
son, il  y  avait  fait  mêler  un  hachis  de  viande. 

—Je  n'en  mangerai  pas,  avait  dit  madame  de 
Sommery. 
—Mais  M.  le  curé  en  mangera,  avait  dit  le 

colonel. 
—Il  reconnaMa  bieu    le   hachis    de   viande 

d'Arthur. 


427  — 


M.  de  Sommery  réfléchit  la  moitié.dela  journée, 
et  dit  : 

—  M.  le  curé  en  mangera  et  ne  reconnaîtra  pas 
le  hachis  de  viande. 

Il  descendit  lui-même  à  la  cuisine,  et  donna  des 
ordres  secrets. 
Le  lendemain ,  dn  proposa  du  pâté  a  l'abbé. 

—  L'abbé,  du  pâté  de  poisson  ? 

—  Je  n'en  mangerai  pas,  interrompit  madame 
de  Sommery,  qui  voyait  avec  peine  le  danger 
que  courait  M.  Vorlèze. 

L'abbé  la  regarda  d'un  œil  interrogatif.  —Mais 
elle  sentait  que  M.  de  Sommery  la  regardait  éga- 
lement;— elle  baissa  les  yeux,  et  se  contenta  de 
réciter  tout  bas  une  phrase  du  Patei-  : 

Ne  nos  inducas  in  tentalionem. 

L'abbé  prit  le  pâté  avec  défiance,  —  le  regarda, 
— te  retourna,  —  examina  surtout  le  hachis. 

—  Qu'est-ceci  ?  demanda  M.  Vorlèze. 

—  Parbleu,  reprit  M.  de  Sommery,  c'est  du 
hachis. 

—  Mais,  de  quoi  ? 

—  De  quoi? 

— Oui,  —je  demande  de  quoi  est  fait  ce  hachis  ? 

—  De  poisson,  parbleu. 

—Ah  !  de  poisson,  dit  l'abbé,  —et  il  le  coupa 
lentement  et  encore  indécis  avec  sa  fourchette. 

Le  hachis  était  rempli  d'arêtes  que  M.  de  Som- 
mery y  avait  fait  mêler. 

—  Ah!  ah!  fit  l'abbé, 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez,  l'abbé?  dit  M.  de 
Sommery. 

—  Rien. 

—  Si  fait  bien,  vous  venez  de  faire  entendre 
mi'é  exclamation  de  surprise. 

—  Ah!  c'est  que...  je  vous  avouerai  que  je... 
que  je  mè  défiais  de  ce  pâté  et  surtout  de  ce 
hachis.., —  Mais  j'ai  découvert  que  c'est  de  vrai  et 
bon  poisson  et  qui  a  des  arêtes  autant  qu'un  hon- 
nête poisson  peut  se  le  permettre. 

— Comment  le  trouvez-vous? 

—  Excellent.  • 

—  N'est-ce  pas? 

— Oui,  il  a  une  saveur! 

—  Vous  n'aviez  donc  pas  de  confiance  en  moi, 
l'abbé? 

—  Franchement  non  ;  vous  m'avez  déjà  rendu 
victime  de  plusieurs  enfantillages  de  ce  genre. 

—  Quel  excellent  poisson  ! 

—  -Excellent,  —  seulement  il  a  trop  d'arêtes. 
Ici  tout  le  monde  sourit. 

—  Qu'avez-vous  à  rire  ? 

—  Rien,  c'est  que  vous  devenez  plus  sévère 
pour  ce  poisson  à  mesure  qu'il  y  en  a  moins  snr 
votre  assiette.  —  Vous  commencez  à  lui  trouver 
un  défaut. 

—C'est  que  réellement  il  a  considérablement 
d'arêtes. 

—  Les  poissons  sont  forcés  d'avoir  des  arêtes. 
Voudriez-vous  que  celui-ci  eût  des  os  ?  Mais  pre- 
nez-en donc  encore  ? 

—  Je  le  veux  bien.  Voyez  un  peu  le  grand  mal- 
heur de  faire  maigre  le  vendredi.  H  est  clair  que 
ce  poisson-là  vaut  mieux  que  les  côtelettes  que 
vous  mangiez  tout  à  l'heure  avec  emphase. 

—  Ah  !  mon  cher  ami,  t'est  qu'on  ne  trouvepas 
roubles  jom°s  du  poisson  comme  celui-là. 

—  Je  ne  sais  si  j'avais  pins  faim  (pic  de  con- 
tuinc.uiais  je  lui  trouve  une  saveur  toute  paoiculière. 


—  J'espère,  l'abbé,  que  vous  viendrez  demain 
finir  le  pâté  avec  nous  à  déjeuner  ;  mais  voyons, 
l'abbé,  pëhsez-vous  réellement  que  nous  ayons 
fait  beaucoup  de  chagrin  à  Dieu,  en  mangeant 
aujourd'hui  queliiues  côtelettes,  et  voas  croyez- 
vous  un  grand  saint  pour  avoir  mangé  du  pâté  de 
poisson  avec  plus  de  sensualité,  vous  ne  pourrez 
le  nier,  qne  nous  n'avons  mangé  nos  côtelettes. 

—  Je  n'examine  jamais  ces  choses-là,  dit  l'abbé  ; 
j'aurais  des  doutes,  que  je  n'ai  pas  ;  dans  le  doute, 
je  me  cooformerals  à  la  règle. 

Le  soir,  l'abbé  Vorlèze  perdit  constamment  aux 
échecs. 

—  C'est  singulier,  dit-il,  j'ai  un  malheur  obstiné 
aujourd'hui. 

— L'abbé,  la  inain  de  Dieu  s'est  retirée  de 
vous. 

—  Quatre  parties  de  suite. 

—  C'est  une  fin  terrible  et  due  à  vos  forfaits. 

—  Je  demande  une  dernière  partie. 

—Je  le  veux  bien,  mais  vous  la  perdrezcomme 
les  autres. 

—  Nous  allons  voir. 

—  Dentés  inirnici  in  are  perfringani ;  Dieu 
brisera  vos  de«ts  dans  votre  mâchoire  ! 

—  Voyon.' ,  jouez,  colonel. 

—  Un  homme  qui  s'est  gorgé  de  viandes  un 
vendredi. 

—  Jouez  donc, 

—  Oui,  l'abbé,  vous  avez  mangé  do  hachis  de 
viande  dans  le  pâté. 

—  N'ayant  pas  pu  me  faire  faire  la  faute,  vous 
voulez  me  faire  croire  que  je  l'ai  commise  ; 
je  vous  avertis  d'avance  que  cela  n'aura  pas  le 
moindre  succès. 

—  Je  vous  jure,  l'abbé ,  que  ce  que  vous  avez 
mangé,  et  à  trois  reprises,  ce  n'est  pas  pour  vous 
le  reprocher,  n'est  autre  chose  que  du  hachis  de 
viande. 

—  Ceci  serait  bon  si  je  n'avais  pas  vu  les  arê- 
tes, colonel. 

—  Si  vous  venez  dîner  demain  ,  l'abbé,  je  vous 
ferai  manger  un  gigot  aux  arêtes. 

—  Comment,  il  serait  vrai... 

—  Que  je  vous  ai  servi  un  petit  plat  de  ma  fa- 
çon, que  j'ai  fait  mettre  des  arêtes  dans  le  hachis; 
et  vous  avez  vu  qu'on  ne  les  avait  pas  ménagées. 

—  En  effet,  ce  poisson  avait  un  gorti  singulier. 

—  N'est-ce  pas,  l'abbé. 

—  Ma  foi,  M.  de  Sommery,  je  vous  déclare 
que  je  ne  charge  pas  ma  conscience  de  ce  péché- 
là  ,  et  que  vous  voudrez  bien  le  joindre  aux  vô- 
tres qui  sont,  hélas  !  as,sez  nombreux  sans  cela. 

Et  l'abbé  sortit  un  peu  fâché,  en  serrant  les 
mains  de  madame  de  Sommery,  qui  avait  poussé 
le  courage  jusqu'à  l'autlare,  pour  lui  (loniier  un 
averlissenunt  qu'il  n'avait  pas  assez  écouté.  Ce 
qui  faisait  qu'au  fond  du  ea-ur  il  ne  se  cro>ail  pas 
tout  à  fait  aussi  innocent  qu'il  venait  de  le  dire  à 
M.  de  Sommery. 

Alpbokse  KjinR. 


A    NEWSTEAl). 


Les  rôtrletlc»  h  In  virtlinr. 

1. 

Par  une  .soirée  pluvieuse  et  niélancolic|ue  du 
mois  de  novembre  lîiOô,  uuc  tbaisc  de  po>tc  vint 


à  traverser  le  petit  village  du  Newstead.  Comme 
les  chemins  de  cette  partie  du  comté  de  Nnttin- 
gham  ne  sont  point  dans  un  état  d'entretien  qui 
les  rende  fort  propices  aux  rares  voyageurs  qui 
parcourent  ce  pays  sauvage  ,  il  arriva  à  la  chaise 
de  po.ste  ce  qui  était  arrivé  déjà  dans  le  même 
endroit  à  d'autres  voilures  en  diverses  occasions  ; 
elle  versa,  au  détour  d'un  vieux  château,  dont  les 
hautes  tourelles  et  les  grands  bois,  parleur  om- 
bre, entretenaient  là  une  sorte  de  précipice  hu- 
mide, glissant  et  infranchissable. 

Les  habitans  du  village,  qui  prévoyaient  l'iné- 
vitable catastrophe,  s'empressèrent  de  venir  don- 
ner des  secours  aux  personnes  qui  se  trouvaient 
dans  la  voiture.  C'était  un  homme,  jeune  encore 
et  un  étranger  d'une  physionomie  noble  et  impo- 
sante. On  lisait,  sur  ses  traits  ,  cette  ironie  souf- 
frante et  résignée  que  donne  l'habitude  du  mal- 
heur et  l'acharnement  du  sort:  il  sembla  regarder 
la  chute  de  sa  voiture  comme  un  événement 
tout  naturel  de  sa  destinée ,  comme  une  consé- 
quence rationnelle  de  la  fatalité  qui  le  poursui- 
vait. Quoiqu'il  souffrit  et  qu'il  marchât  avec  diffi- 
culté, à  peine  fut-il  sorti  de  sa  voiture,  qu'il  aida 
les  paysans  à  débarrasser  son  compagnon,  resté 
captif  dans  la  voiture.  Puis,  tous  les  deux ,  après 
s'être  mutuellementassurésqu'ils  n'étaient  blessés 
ni  l'un,  ni  l'autre  ,  se  mirent  à  regarder  autour 
d'eux  pour  savoir  où  ils  trouveraient  un  abri  ;  car 
les  réparations  à  faire  à  la  voilure  semblaient  de- 
voir exiger  plusieurs  heures  ;  sans  compter  qu'il 
ne  se  trouvait  pas  de  charron  dans  Newstead,  <t 
qu'il  fallait  en  envoyer  chercher  un  au  yilldee 
voisin. 

—  Mon  cher  ami ,  dit  en  souriant  l'étranger  à 
son  compagnon  ,  nous  courons  les  risques  de  dî- 
ner bien  mal  aujourd'hui  ! 

—  Nous  avons  l'habitude  do  semblables  infor- 
tunes, répliqua  le  second  voxagcur. 

—  Et  cependant  c'est  le  seul  genre  de  mal- 
heur auquel  je  ne  sache  pas  encore  tout  à  fait  me 
résigner.  Voyons,  informons-nous  à  ces  braves 
gens,  s'ils  peuvent  nous  vendre,  du  moins,  lîtj 
œufs  et  du  lait,  car  il  ne  faut  pas  espérer  trouver 
ici  la  moindre  pièce  rie  gibier  ou  le  pins  insigni- 
fiant morceau  de  viande. 

En  effet .  à  toutes  les  questions  qne  rélranger 
fit  aux  paysans,  en  bon  anglais  : 

—  •  vez-vous  (le  la  viande  ?  Avez-vous  des  œufs? 
Avei-vous  du  laitage? 

Us  répondirent  par  un  éternel  et  désespérant  : 

—  .\o.  Sir. 

Sur  ces  entref.iites,  un  vieillard,  monté  dans  un 
fourgon  qu'il  conduisait  lui-même,  arriva  devant 
le  château,  vil  le  pi'iit  ras.semblemeni  firme  au- 
tour de  la  voilure.  p(T(^a  la  foule  et  ne  larda  pas 
à  être  mis  an  courant  de  la  catastrophe  arrivée 
aux  voyageurs  ,  et  du  péril  qu'ils  couraient  de 
mangerdu  pain  noir  et  de  boire  de  l'aie  (leI(>^lable. 

—  Messieurs,  leur  dii-il.  sans  pouvoir  vous  ti- 
rer tout  à  fait  d'embarras,  je  puis  du  moins  venir 
un  peu  à  votre  secours.  Le  château  que  vous 
voyez  vient  d'arriver  en  héritage  au  ji'une  maître 
dont  je  suis  l'inicndani  eiqui  doit  en  venir  bienu'ii 
prendre  pos.->ession.  Sa  mère  m'a  envoyé  ici,  quel- 
ques jours  à  l'avance,  pour  tout  faire  préparer 
convenablement  ;  car  Nev\T:tead  n'a  point  eié.habiie 
depuis  six  mois.  Vnns  civmiirenei  que  je  ne  suis 
point  venu  dans  ce  pavs  sauv^igc  >au^  .'pporicr 


428 


de  quoi  me  nourrir  confortablement.  J'apporte  là 
un  pâté  de  Tenaison  dont  je  m'estimerais  très 
I  iiarmé  de  vous  faire  les  honneurs  ;  j'ai  même 
des  provisions  fraîches ,  un  gigot  d'agneau  et  des 
côtelettes  de  mouton.  Mais  le  chef  d'olTice  et  les 
domestiques  n'arriveront  que  demain  ;  je  n'ai 
donc  personne  pour  préparer  ces  viandes,  et 
force  TOUS  est  aujourd'hui  de  vous  contenter  du 
pâté. 

—  Non  pas,  dit  l'étranger.  En  échange  de  l'hos- 
pitalité que  vous  nous  offrez  et  que  nous  accep- 
tons avec  reconnaissance,  je  vous  offre  mes  talens 
culinaires.  J'ai  été  soldat,  je  suis  exilé,  c'est  vous 
dire  qu'il  m'a  fallu  plus  d'une  fois  me  plier  à  la 
nécessité.  Or,  cette  nécessité  m'a,  entre  autres 
leçons  ,  rendu  industrieux  pour  lutter  contre  les 
chances  d'un  mauvais  dîner.  Nous  trouverons  bien 
un  enfant  dans  le  village  pour  tourner  la  broche 
à  laquelle  je  vais  attacher  ce  gigot  ;  je  me  charge 
du  reste. 

Ce  joyeux  traité  conclu,  l'intendant  et  les  deux 
voyageurs  entrèrent  dans  l'intérieur  du  château  et 
s'établirent  en  pleine  cuisine.  On  alluma  du  feu  ; 
une  baguette  de  coudrier  servit  de  broche  au  gi- 
got d'agneau,  et  après  avoir  quitté  son  habil,  sans 
oublier  de  retrousser  ses  manches ,  l'étranger 
prépara  le»  côtelettes,  comme  s'il  n'eût  fuit  que 
cela  toute  sa  vie.  Mais  quand  les  côtelettes  furent 
bien  recouvertes  d'un  savant  enduit  de  beurre  , 
de  mie  de  pain ,  de  poivre  et  de  sel ,  on  s'aperçut 
seulement  alors  que  l'on  manquait  de  gril.  Cette 
grave  difficulté  rendit  mécontent  et  soucieux  le 
préparateur  gastronomique...  11  réfléchit  quelques 
instans,  puis  tout  à  coup  il  s'écria  avec  la  joie 
d'Archimède  quand  il  eut  deviné  son  fameux  pro  - 
blême  : 

—  J'ai  trouvé. 

Avec  une  habileté  et  un  savoir  dont  Carême  se 
fût  montré  satisfait,  il  enferma  une  côtelette  entre 
deux  autres ,  les  fixa  au  moyen  d'une  flcclle  et  les 
plaça  sur  des  charbons  ardens.  La  flamme  jaillit. 
les  chairs  frissonnèrent  et  le  voyageur  retourna 
peu  après  le  tout.  Ainsi  les  deux  côtelettes  e.vlé- 
rieure»  se  trouvèrent  bientôt  réduites  rapidement 
à  l'état  de  braise;  moiscelledu  milieu  resta  saine 
et  sauve ,  succulente ,  exquise,  cuite  à  point ,  sans 
avoir  perdu  la  moindre  parcelle  de  son  propre 
jus;  elle  était  humectée  et  pénétrée  du  jus  des 
deux  autres. 

—  Voyez  quelles  bonnes  inventions  on  doit  à 
la  nécessité  !  s'écria  le  voyageur  en  servant  à  ses 
commensaux  le  mets  délicieux.  Je  ne  veux  plus 
manger  que  des  côtelettes  préparées  de  celte  ma- 
nière, je  dirai  à  mon  chef  de  les  baptiser  du  nom 
de  côtelettes  à  la  victime. 

On  se  mit  à  table,  on  fit  honneur  aux  côteietles , 
sans  oublier  le  gigot  d'agneau  ni  même  le  pâté  de 
venaison.  L'intendant,  homme  de  tact,  faisait  les 
honneurs  de  la  table  avec  une  respectueuse  défé- 
rence ;  car  il  avait  compris  de  suite  que  ses  con- 
vives n'étaient  point  des  personnages  vulgaires..., 
quand  tout  à  coup  un  bruit  de  chevaux  se  fit  en 
tendre  dans  la  cour,  et  l'on  vit  arriver,  à  franc 
étrier,  un  jeune  homme  d'une  rare  beauté;  il 
sauta  de  cheval,  sans  s'inquiéter  de  ce  que  deve- 
nait sa  monture  ,  sans  même  regarder  si  le  do- 
me.<Uiqne  qui  l'accompagnait  avait  pu  le  suivre,  et 
frappant  des  mains  avec  une  joie  naïve  : 
—  Mon  cbàtedu  !  mes  domaines  !  tout  cela  est  » 


moi!...  Adieu  à  la  pauvreté!  adieu  au  tnivail! 
adieu  aux  éternelles  remontrances  de  ma  mère  ! 

Tout  à  coup  il  vit  les  étrangers...  Le  rouge  lui 
monta  au  visage  ,  car  ils  avaient  pu  entendre 
ses  exclamations.  Mais  cette  émotion  de  surprise 
et  de  honte  s'effaça  rapidement,  et  il  s'avança  vers 
les  inconnus.  Ceux-ci  remarquèrent  qu'il  boitait 
légèrement,  et  qu'un  de  ses  pieds  semblait  malade. 
L'intendant ,  qui  était  accouru,  témoigna  sa  res- 
pectueuse surprise  au  jeune  homme  de  le  voir  ar- 
river si  tôt. 

—  Je  ne  comptais  recevoir  mylord  que  dans 
trois  ou  quatre  jours.  Milady,  votre  mère,  m'avait 
dit  que  votre  honneur  attendrait... 

—  Attendre!  attendre  !...  Huit  jours,  n'est-ce 
pas  ?  huit  mortels  jours  ?  Attendre  quoi  ?  que  l'on 
m'ait  frotté,  ciré  et  défiguré  peut-être  ce  vieux 
château  de  mon  oncle,  le  mien  aujpurd'hui.  Non, 
de  par  Dieu!  Sitôt  que  j'ai  appris  la  mort  de  mon 
oncle,  je  suis  sllé  lui  rendre  les  derniers  devoir». 
Ensuite  j'ai  fait  amener  un  cheval,  et  me  voilà  à 
Newstead  ,  antique  domaine  où  se  sont  écoulées 
les  premières  années  de  mon  enfance  !  Newstead 
doit  j'avais  rêvé  tant  de  fois  la  possession  quand 
j'étais  pauvre  et  incertain  de  l'avenir!...  Mais 
quels  sont  ces  étrangers? 

—  Deux  voyageurs  français  dont  la  voiture  s'est 
bi  isée  à  la  porte  de  votre  château.  Je  leur  ai  of- 
fert l'hospitalitéen  votre  nom  et  du  mieux  que  j'ai  pu. 

—  Tu  as  bien  fait ,  mon  vieux  Murray!  et  il 
s'avança  vers  les  deux  Français. 

— Messieurs, leurdit-il.soyezles bien  venus  cher 
moi  !  Je  me  féliciterais  du  hasard  qui  vous  y  amè- 
ne, si  je  ne  devais  cet  honneur  à  un  accident,  et 
surtout  si  je  me  trouvais  en  mesure  de  vous  rece- 
voir d'une  façon  convenable. 

Les  voyageurs  ne  répondirent  que  par  des  re- 
mercîmens  empressés,  et  après  une  conversation 
dans  laquelle  il  fut  facile  au  jeune  lord  d'appré- 
cier la  distinction  des  manières  et  la  spirituelle  in- 
struction de  ses  hôlei,  ils  témoignèrent  le  désir 
de  visiter  le  château,  vieille  construction  abbatiale 
dont  l'origine  remontait  à  la  conquête  des  Nor- 
mands. 

—  Messieurs,  leur  dit-il  en  les  guidant  lui-même 
à  travers  les  grandes  salles  rev  étues  encore  de 
toutes  parts  des  caractères  de  la  féodalité ,  mes- 
sieurs ,  il  y  a  d'étranges  et  de  grands  souvenirs 
qui  se  rattachent  à  ces  lieux.  Newstead  est  un 
monastère  que  le  roi  Henri  VllI  avait  confisqué  à 
des  mo  nés  ambitieux  et  remuans.  Ln  de  mes  aïeux 
reçut  ces  domaines  pour  prix  de  sa  fidéhté  à  la 
cause  de  la  vieille  Angleterre,  et  comme  cette  fidé- 
hté ne  se  démentit  jamais,  Charles  I"  attacha  plus 
tard,  à  la  dotation  de  Henri  VIII,  l'apanage  de  la 
pairie.  De  telle  façon  que  la  famille  des  Gordon, 
devenue  la  première  famille  d'Angleterre  ,  ne 
trouve  plus  d'alliance  digne  d'elle  que  parmi  les 
Stuarts.  Ma  mère  est  un  des  derniers  rejetons  de 
cette  illustre  lignée. 

»  Si  j'évoquais  chacun  des  souvenirs  det  lieux 
où  nous  sommes  ,  il  me  faudrait  redire  en  entier 
l'histoire  de  l'Angleterre,  car  mes  ancêtres  se  re- 
trouvent dans  tout  ce  que  l'Angleterre  a  entrepris 
de  célèbre,  de  glorieux  et  de  grand.  Et  puis  il  y 
a  dans  cette  même  famille  des  histoires  fatales  et 
terribles...  celle  du  dernier  hôte  de  ce  château 
surtout...  de  mon  praui  onde,  de  celui  dont  je 
viens  d'béritei . 


»Sir  Peters  avait  épousé  une  jeune  fille  de 
grand  nom ,  mais  pauvre  ;  il  l'aimait.  Pour  elle  , 
sans  hésiter,  il  avait  renoncé  à  une  alliance  opu- 
lente et  noble  qu'on  lui  proposait,  et  qui  eût  fait 
de  lui  le  lord  le  plus  riche  et  le  plus  influent  des 
trois  royaumes.  Il  vint  donc,  avec  celle  qu'il  avait 
préférée  à  tout,  se  renfermer  dans  le  vieux  ma- 
noir en  ruines ,  entouré  d'un  lac  et  perdu  au  mi- 
lieu des  bois  ,  car  il  aimait  lady  Sara  éperdû- 
ment  et  avec  ime  jalousie  affrénée...  Un  soir,  on 
trouva  le  cadavre  d'un  lord  voisin  ,  la  poitrine 
percée  de  trois  blessures  ,  et  qui  gisait  dans  les 
prés  à  queque  distance  de  Newstead. 

"La  famille  du  mort  accusa  mon  oncle  de  ce 
meurtre,  et  il  lui  fallut  comparaître  devant  la  cour 
des  lords  sous  la  prévention  d'assassinat.  Il  ne 
nia  point  qu'il  eût  donné  la  mort  à  celui  que  l'on 
avait  trouvé  sanglant  dans  les  bois  ,  mais  il  jura 
sur  l'honneur  qu'il  n'était  point  coupable  d'assas- 
sinat :  il  s'était  battu  loyalement  en  duel,  et  c'était 
une  épée  et  non  pas  un  poignard  qni  avait  fait  les 
trois  blessures.  QmnA  on  lui  demanda  quels 
avaient  été  les  motifs  de  ce  duel ,  il  garda  un  si- 
lence morne  et  obstiné.  On  vit  seulement  une 
larme,  la  seule  qu'il  eût  jamais  versée ,  tomber  sur 
ses  joues. 

"Après  un  long  procès,  dont  toute  l'Angleterre 
retentit,  mon  oncle  fut  absous  et  mis  en  liberté. 

»  Le  premier  usage  qu'il  fit  de  cette  liberté  fut 
d'aller  reprendre  sa  femme,  qui  s'était  retirée 
chez  ses  parens  et  qni  était  devenue  mère  d'un 
fils.  Elle  refusa  avec  obstination ,  mais  même  avec 
désespoir,  non  seulement  de  suivre,  mais  encore 
de  revoir  son  mari...  Une  nuit,  mon  oncle  esca- 
lada les  murs  du  château  qu'elle  habitait,  brisa  les 
fenêtres  de  sa  chambre,  et  après  un  entretien  dont 
personne  ne  put  jamais  savoir  une  seule  parole , 
la  détermina  à  partir  avec  lui  sur-le-champ.  On 
la  vit  pâle,  tremblante,  muette,  sans  songer  même 
à  embrasser  sa  mère  éperdue ,  et  son  fils  qui 
dormait  dans  une  pièce  voisine,  monter  dans  la 
voiture  du  lord. 

"  Trois  ans  après,  on  trouva  le  cadavre  de  cette 
femme  dans  le  lac  que  vous  découvrez  de  la  fenê- 
tre. La  justice  ne  voulut  voir  dans  sa  mort  qu'un 
accdient,  malgré  mille  rumeurs  répandues  dans  le 
village,  malgré  des  cris  de  femmes ,  malgré  des 
supplications,  des  plaintes  entendues  la  nuit  par 
divers  témoins.  Mais  ces  témoins  disparurent  du 
pays  sans  que  l'on  sût  bien  clairement  ce  qu'iU 
étaient  devenus,  et  mon  oncle,  atteint  d'une  ma- 
ladie étrange  ,  ne  sortit  plus  de  Newstead,  où  il 
passa  ving-cinq  années,  seul  avec  un  vieux  domes- 
tique, sans  vouloir  que  personne  pénétrât  jusqu'à 
lui  :  il  ne  souffrit  pas  qu'on  fît  la  moindre  répara- 
tion à  son  château,  qui,  peu  à  peu ,  tomba  dans 
l'état  de  décrépitude  et  de  ruine  où  vous  le  voyez; 
en  outre,  il  fit  abattre  les  bois  et  aliéna  tout  ce 
qui  pouvait  ôter  de  la  valeur  à  cette  propriété. 

«Vingt-cinq  années,  comme  je  vous  l'ai  dit, 
s'écoulèrent. 

"Une  nuit,  lugubre  anniversaire  des  deux  fata- 
les nuits  où  l'on  avait  trouvé  près  du  château  le 
cadavre  sanglant  du  lord  et  le  corps  inanimé  de 
ma  tante  dms  le  lac,  mon  oncle  sortit  de  New- 
stead et  frappa  h  la  porte  d'une  chaumière  de 
paysan  ;  ses  vêtcmcns  en  désordre  inspirèrent 
une  vive  terreur  au  pauvre  hère. 
1)  —  Suis-moi ,  lui  ordonna-til. 


429  — 


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■K 


).Le  paysan  obéit  en  tremblant  ;  le  lord  le  con- 
duisit dans  une  chaoïbrc  où  se  trouvait  le  cadavre 
du  vieux  domestique  ;  ce  dernier  semblait  avoir 
rendu  l'âme  depuis  peu  d'heures  seulement. 

» —  Voici  de  l'or,  ensevelis  ce  corps  et  fais-lui 
rendre  les  derniers  devoirs ,  dit-il. 

-Trois  jours  apr^s,  mon  oncle  arriva  à  la  mai- 
son de  campagne  que  nous  habillons  à  Aberdeen; 
il  entra  chez  ma  mère ,  sans  adresser  un  mot  à 
personne,  s'assit  près  du  foyer  ,  et  comme  lady 
Gordon  ne  le  reconnaissait  pas  : 

>  — Le  fils  de  celle  qui  déshonora  mon  nom  est- 
il  vivant  ou  mort  ?  demanda-t-il  ? 

»—  Sir  John  n'cwste  plus  depuis  trois  ans,  ré- 
pondit ma  mère  qui  reconnut  à  ces  paroles  mon 
grand  oncle. 
»  Alors  il  se  leva,  et  faisant  un  geste  solennel  : 
» — Tout  est  accompli ,  dit-il.  Et  il  sortit. 
»  Quinze  jours  après  on  ramassait  sur  la  voie 
publique  un  vieillard  que  son  étrange  accoutre- 
Bent  faisait  prendre  pour  un  indigent  qui  avait 
perdu  la  raison.  Conduit  dans  un  hospice,  il  y 
mourut  en  se  nommant,  et  ce  fut  dans  ce  séjour 
consacré  à  la  misère,  que  ma  mère  fit  enlever  la 
dépouille  de  celui  qui,  par  sa  mort,  me  faisait , 
moi  pauvre  baronnet,  pair  d'Angleterre  et  unique 
héritier  d'une  fortune  immense...  Voilà  pourquoi 
j'ai  assisté,  il  y  a  deu:t  jours,  en  grand  deuil,  aux 
obsèques  de  mon  oncle  !  Pourquoi  je  me  trouve 
à  présent  dans  cette  antique  et  célèbre  de- 
meure de  Newstead  ,  où  dans  trois  jours  arri- 
vera ma  mère.  Mais  j'ai  voulu  prendre  possession 
de  mes  domaines,  seul,  avant  tout?  Merci  à  vous, 
messieurs,  de  m'avoir  donné  le  plaisir  de  com- 
mencer à  me  servir  de  mes  prérogatives  de  lord  , 
ëir  usant  du  plus  dout  et  du  plus  noble  de  mes 
âroits  :  rhospîialité.  —  Hospitalité ,  par  malheur 
humble  et  pauvre  comme  naguère  je  l'étais  moi- 
même  encore!  » 

—  Mylord,^  je  m'estime  heureux  d'être  l'un  des 
premiers  à  vous  féliciter  de  votre  heureuse  for- 
tune. Puisse  un  jour  le  sort  qui  me  persécute  de- 
venir clément  et  généreux  pour  moi,  comme  il 
vient  de  l'être  pour  vous  !  Quand  vous  viendrez  à 
Londres,  faites  une  excursion  jusqu'au  château 
d'Hartewelt,  vous  y  trouverez  ce  que  j'ai  trouvé 
aujourd'hui  chez  vous  :de  la  pauvreté,  mais  un  ac- 
cueil hospitalier.  Le  roi  de  France  Louis  XVIH 
sera  heureux  de  recevoir  lord  Gordon  dans  l'asyle 
qu'il  doit  à  la  générosité  anglaise. 

Le  jeune  homme  se  découvrit  respectueusement 
devant  l'illustre  exilé,  et  l'intendant  resta  surpris 
devant  l'attitude  noble  et  l'air  royal  de  celui  qu'il 
avait  vu  naguère  i)réparer,  avec  tant  de  sensualité 
et  de  verve,  les  côtelettes  à  la  victime. 

— Mais  voici  qu'on  vient  m'annonccrquc  ma  voi- 
ture est  remise  en  état,  et  que  je  puis  continuer 
ma  route.  Adieu,  Mylord  ! 

Quand  Louis  XVllI  et  M.  d'Avaray  furent  re- 
montés en  voiture  : 

—  Il  y  a.  dit  le  prince,  quelque  chose  de  grand 
et  d'héroïque  dans  ce  jeune  homme.  Ou  je  me 
(rompe  beaucoup  sur  sa  destinée,  ou  bien  il  se 
trouve  appelé  à  faire  de  grandes  choses  en  bien 
ou  en  mal. 

—  Tout  jeune  qu'il  est,  sire,  la  destinée  de  ce 
jeune  lord  est  déjà  bien  étrange,  et  voici  quelques 
détails  à  ce  sujet  que  l'intendant  m'a  contés  tout 
\  l'heure,  pendant  que  vous  parcouriez  Ncwst«ad. 


Le  père  du  jeune  Gordon,  homme  de  désordre, 
capitaine  dans  un  régiment  d'infanlerie.débuta  p;ir 
enlever  une  femme  mariée,  de  haute  noblesse, 
qu'il  épousa,  lorsqu'un  divorce  l'eut  rendu  libre 
lui-même.  Lady  Camarihen  mit  au  monde  une  filh; 
et  mourut.  Lecapilaine  se  remaria  l'année  suivante 
avec  une  riche  et  noble  héritière,  séduite  par  le 
noui  et  par  la   beauté  du  brillant  officier.    Miss 
Catherine  Gordon  de  Gight  vit  bientôt  se  dissiper 
les  vastes  domaines  d'Ecosse  qu'elle   avait  appor- 
tés en  dot,  et  quand  il  ne  lui  resta  plus  qu'une 
rente  inaliénablede  cent  cinquante  livres  sterlings, 
elle  fut  abandonnée  lâchement  par  celui  dont  elle 
portait  le  nom.  Fière  et  courageuse,  cette  noble 
femme,  sans  proférer  une  plainte,  se  retira  en 
Ecosse,  dans  la  petite  ville  d'Aberdeen,  et  là,  se 
dévoua  aux  privations  les  plus  rudes  et  jusqu'à  un 
travail  manuel  pour  subvenir  à  donner  une  édu- 
cation brillante  à  son  fils  unique,  le  jeune  Georges. 
Son  mari,  réduit  à  la  misère,  voulut  alors  se  rap- 
procher d'elle,  et  lui  redemanda  son  fils  ;  mais  elle 
le  repoussa  énergiquement,  et  lui  offrit  une  somme 
d  e  cent  livres  s'il  voulait  quitter  l'Angleierre.  Le 
misérable  accepta   ce  pacte  ,  et  alla  mourir,  peu 
de  temps  après,  à  Valenciennes,  dans  la  Flandre 
française.  Votre  Majesté  sait  le  reste,  et  par  quels 
événcmens  inattendus  et  romanesques  le  pauvre 
enfant  ruiné  par  son  père  est  devenu  aujourd'hui 
un  riche  pair  d'Angleterre,  grâce  à  l'infidélité  de 
sa  grand'tante  et  au  ressentiment  de  son  grand 
oncle. 

—  Quel  était  le  nom  de  ce  terrible  lord  ?  de- 
manda Louis  XVIll  :  le  jeune  Gordon  a  oublié  de 
me  l'apprendre  ,  et  c'est  pourtant  le  nom  qu'il  va 
désormais  porter. 

—  Lord  Byron,  répondit  M.  d'Avaray. 
IL^ 

Pendant  deux  années,   tout  au   plus,  le  vieux 
château  de  Newstead  garda  le  jeune  lord  Gordon 
Byron,  et  fut  témoin  dos  orgies  dans  lesquelles 
l'imprudent  se  hâtait  de  vider  la  coupe  des  volup- 
tés, comme  si  on  pouvait  remplir  cette  coupe,  une 
fois  qu'elle  est  vide  !  Vêtu  d'une  robe  de  moine, 
entouré  d'écervelés  qui  avaient  tous  ses  vices, 
sans   rien  posséder  de   sa  haute  intelligence,  il 
passait  les  nuits  à  boire  et  à  se  livTer  à  mille  ei- 
travauanccs  bizarres  qui  tenaient  de  la  folie.  La 
grande  et  lugubre  salle,  où  le  vieux  Byron  avait 
rendu  le  dernier  soupir,  était  précisément   le  lieu 
que  son  héritier  avait  adopté  pour  ses   fêtes  noc- 
turnes. Des  chiens,  un  loup,  un  ours  même,  K.ê- 
laient  leurs  hurlemens  féroces  aux  cris  de  ces  bu- 
veurs, aux  paradoxes  impies  de  ces  débauchés  : 
terreur  du  pays,  ils  jetaient  partout  la  dtSolatiou 
dans  les  familles.  Tandis  que  déjeunes  filles,   en- 
levées par  la  séduction  à  leurs  parens,  se  voyaient 
jetées  tout  à  coup,  de  l'ignorante  pauvreté  du  vil- 
lage au  milieu  du  luxe  le  plus  effréné  et  le  plus 
infâme,  des  combats  de  coqs,  des  courses  au  clo- 
cher, des  luttes  de  boxeurs,  réunissaient  autour 
d'elles  tout   ce  que    l'Angleterre  comptait    de 
jeunes  dissolus,— chevaliers  d'industrie,  ou  pairs 
du  royaume;  comédiens  ou  poètes,  marins  ou  ar- 
tistes. —Il  sulDs.iit  d'avoir  acquis  quelque  renom, 
n'importe  par  quel  moyen,  pour  se  voir  le  bien- 
venu à  Newstead  ;  pour  trouver  une  place  à  ces 
banquets,  dont  se  scandalisait  l'Angleterre  entière. 
Mais  c'était  précisément  le  scandale  que  voulait, 
avant  tout,   Georges  Byron,  le  scandale,  gloire 


grossière  et  impudente  dont  il  cherchait  à  rassa- 
sier la  faim  mystérieuse  et  invincible  d'orgueil  qui 
le  dévorait.  Nuit  et  jour,  le  cor  de  chasse  reten- 
tissait dans  Newstead  ;  nuit  et  jour  ses  hautes  che- 
minées jetaient   leurs  noirs  tourbillons  de  fumée 
dans  les  airs.  Tantôt,   parodiant  une  fête  catholi- 
que, ils  sortaient,  affublés  de  surplis,  deux  àdeux, 
en  longues  files,  répétaient  gravement  les  litanies, 
et  tout  à  coup  se  jetaient   sur  les  paysannes  ac- 
courues sur  leur  passage  pour  voir  un  spectacle 
d'une  telle  singularité....  Le  lendemain,  les  jeu- 
nes filles  ivres,  échevelées,  rentraient   chez  leurs 
pères  avec  tant  d'or,  que  les  misérables  s'applau- 
dissaient presque  du  déshonneur  de  leurs  enfans. 
Tantôt  ils  jouaient  leur  vie,  montés  sur  des  che- 
vaux à  peine  habitués  à  la  bride;  ils  franchissaient 
des  fossés,  escaladaient  des  murs,  parcouraient  des 
marais  semés  de  fondrières,  et  laissaient  parfois 
derrière  eux  des  camarades  blessés  ou  en  péril. 
Mais  n'importe!  ne  devaient-ils  pas  suivre!  ne  de- 
vaient-ils pas  imiter  leur  maître  !  leur  modèle  ! 
leur  orgueil  à  tous!...  Georges!  l'indompté  Geor- 
ges, dont  jamais  un  sourire  n'efllcurait  les  jeunes 
lèvres,  et  qui  se  livrait,  sérieux  et  triste,  à  toutes 
ces  excentricités  extravagantes,    remettes  violens 
et  sans  effet  sur  son  âme  blasée.  Puis  on  rentrait 
au  château,  haletans,  couverts  de  boue,  accablés 
de  fatigue;  une  coupe  passait  de  main   en  main, 
resplendissante  de  la  flamme  du  punch... —  C'était 
le  crâne  déterré  d'un  abbé  du  vieux  monastère! — 
Puis  on  courait  prendre  place  devant  un  théâtre, 
et  des  comédiens  jouaient  sur  ce  théâtre  des  dra- 
mes horribles.  Heureux  quand  la  débauche  et  une 
poésie  dissolue  ne  s'emparaient  pas  de  la  scène  ! 

Une  nuit,  les  cris  ne  se  firent  pas  entendre,  les 
cent  fenêtres  du  château  ne  jetèrent  pas  dans  la 
campagne,  à  travers  la  feuillée  '  des  bois,  la  lueur 
étrange  de  leurs  yeux  de  flammes,  les  tourbillons 
de  fumée  vomis  par  les  cheminées  ne  s'élevèrent 
pas  vers  le  ciel.  Tout  devint  muet,  immobile,  dé- 
sert   Et  vingt  trois  ans  s'écoulèrent  avant  que 

les  portes  de  l'antique  manoir  "se  rouvrissent. 

Durant  ce  long  intervalle  a'années,  Newstead, 
abandonné  aux  soins  du  vieux  intendant  Murra», 
devint  un  peu  la  propriété  de  tous  les  voisins.  Lej 
pavsans  coupaient  sans  façon,  dans  la  forêt,  le 
boisdont  ils  avaient  besoin.  Le  poisson  des  étangs 
alimentait  la  table  de  chacun,  et  leschàtelaias  des 
environs  ne  se  faisaient  point  scrupule  de  dispu- 
ter aux  braconniers,  par  des  chasses  réglées,  le 
gibier  des  immenses  piircs.  Parmi  les  plus  intré- 
pides et  les  plus  fréquens  dévastateurs  des  cerfs  et 
des  daims  de  Newstead,  on  remarquait  sir  Lamb, 
marié  depuis  cinq  ou  six  ans  à  une  des  jeunes 
femmes  les  plus  riches,  les  plus  belles  et  les  plus 
spirituelles  de  Londres.  Le  saiis-facon  avec  lequel 
le  lord  usiiit  des  propriétés  de  son  voisin  était  d'au- 
tant plus  singidier.que  sa  femme  avait  pubhé  un 
roman  satirique,  dans  lequel  elle  désignait,  sous 
le  pseudonyme  le  plus  tniiis|wrent,  Georges  B\- 
ron  qu'elle  accablait  d'inverti\t>s  et  d'outrago. 
Peut-être  lord  Lewis  Lamb.  qui  ne  sepiquaiipoint 
d'ailleurs  d'être  grand  feuillcteur  de  livres,  n'avait- 
il  point  lu  le  libelle  de  l.i  nionl.inte  lady  ;  peut- 
être  croyait-il  de  bonne  guerre  de  continuer,  aux 
dépens  du  gibier  de  lord  Bjron.  les  hostilités  dé- 
clarées par  sa  femme  au  lord  lui-méne.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ses  équiiwges  de  chasse  ne  soruient 
guère  des  forêts  et  des  parcs  de  New  stead ,  et  ses 


4S0  — 


balilisjo)eii\,  li's  r.inlares  de  ses  cors,  les  uboie- 
iDtiis  (le  ses  meutes  veiiiiieiU  bruire  et  éclater  jus- 
que s'>us  les  iHurs  du  niaiioir  abiiiidoiiné. 

Lu  jour  qu'il  poiiisuivait  uu  daim  et  que  le  pau- 
vre auimul,  arculi^  eoiiire  la  porte  même  duthà- 
teaii,  défendait  faiblement  sa  vie  déjà  dans  la 
gueule  des  chiens ,  sir  I.amb  aperçut  tout  à  coup 
par  l'cxlrémité  de  l'avenue,  sur  une  hauteur,  un 
cortège  de  (rois  voitures  escortées  d'Iiomnies  à 
cheval,  et  qui  semblaient  se  dirisjei-  vers  Newstead. 
Ce  spectacle  inaccoutumé,  dans  un  pays  oii  ne  se 
trouvaient  d'autixs  riches  propriétaires  que  sir 
I.and) ,  étonna  sinf;uliérement  le  lord ,  et  il  piqua 
di's  deuv  pour  aller  au  devant  du  convoi.  Au  dé- 
tour de  l'avenue,  il  se  trouva  face  à  face  avec  uu 
de  ses  anciens  amis,  sir  Hobbouse  qui  devançait 
les  voitures  à  franc  étrier,  sans  autre  suite  qu'un 
domestique. 

Sir  Lamb  et  sir  Hobbouse  échangèrent  un  salut 
amical  et  se  pressèrent  la  main.  Puis,  comme  le 
premier  accablait  de  questions  le  nouveau  venu , 
ce  dernier  se  tourna  vers  le  domestique,  lui  donna 
quelques  ordres  et  descendit  de  cheval ,  en  invi- 
tant son  ami  à  en  faire  autant. 

—  Le  devoir  qui  ni'aaiène  en  ces  linuv  ne  me 
permet  point,  dit-il,  d'accepter  votre  invitation 
de  vous  accompagner  à  votre  château  et  de  pré- 
senter mes  respects  à  lady  Caroline.  Il  faut  que 
j'attende  ici  les  voitures  qui  me  suivent;  mais 
noi:s  pouvons  nous  asseoir  sur  le  gazon  et  can- 
.ser  librement. 

_  Le  maître  de  ce  château  revient  donc  l'ha- 
biter? demanda  sir  Lewis,  mécontent  de  voir  -ses 
chasses  compromises. 

—  Lord  Byron  revient  habiter  ce  château,  pour 
ne  plus  le  quitter  désormais,  répliqua  sir  Hob- 
bouse, en  laissant  échapper  un  soupir. 

_  Et  qu"est-il  donc  devenu  depuis  vingt-cinq 
ans?  s'écria  sir  Lamb ,  plus  mécontent  que  ja- 
mais; pourquoi  a-t-iisi  longtemps  abandonné  ses 
domaines?  pourquoi  revient-il  les  habiter  après 
une  pareille  absence? 

—  Il  a  quitté  ses  domaines,  parce  qu'une  voix 
impérieuse  et  fatale  lui  montrait  de  loin  une  cou- 
ronne aussi  brillante  que  funeste  :  la  gloire.  In- 
quiet, agité,  liévreuv,  lord  Byron,  las  des  orgies 
et  des  joies  brutales  de  Newslead ,  est  venu  à  Lon- 
dres publier  deux  ouvrages  successifs  :  l'un  inti- 
tulé :  Heures  (fuisivité,  ne  trouve  que  d'amers 
critiques;  le  second:  Des  Portes  anglais  cl  des 
Critiques  érossais  ,  n'eut  d'autre  succès  que  le 
sc'.ndale  inévitablement  produit  par  un  pamphlet 
spirituel.  Désabusé  de  sa  vocation  de  poète,  il 
tourna  ses  regards  vers  la  vie  politique  et  s'occupa 
de  sa  réception  à  la  chambre  des  lords.  Le  mau- 
v.iis  vouloir  de  ses  futurs  collègues  opposa  mille 
obstacles  à  cette  réception,  et  quand  elle  eut  lieu 
re  fut  sans  éclat ,  sans  un  introducteur,  sans  un 
ami  pour  accueillir  le  jeune  pair.  Reçu  par  des 
huissiers,  il  répondit  avec  sécheresse  à  quelques 
paroles  bienveillantes  du  chancelier  lord  Eldon, 
s'a-sit ,  durant  quelques  minutes  sur  les  bancs  de 
l'oppositiou  et  sortit  humilié  et  la  rage  au  cœur... 
Le  lendemain  ,  une  satire,  dans  laquelle  la  chara- 
l)re  haute  n'était  pas  épargnée,  mit  toute  la  ville 
de  Londres  en  émoi.  Le  lord-poète  comprit  qu'a- 
près un  tel  éclat  de  scandale .  il  ne  lui  restait  plus 
qu  il  quitter  l'Angleterre.  11  écrivit  son  testament , 
^sMua  un  sort  à  sa  mère,  et,  seul  avec  moi  et  une 


jeune  fille  revêtue  du  costume  d'homme ,  il  partit 
et  arriva  en  quatre  jours  à  Lisbonne.  Nous  tra- 
versâmes en  courant  le  Portugal ,  une  partie  de 
i'Ivspagne  ,  Séville  et  Cadix.  Nous  abordâmes  à 
Gibraltar  ,  et  à  Malte  une  aventure  galante  valut 
à  Georges  un  duel.  Nous  mime«  à  la  voile  pour 
l'Alhanio.  Après  avoir  séjourné  à  Missolonghi,  à 
Prevesa,  à  Janina.  lord  Byron  alla  chercher  Ali- 
Pachn  jusqu'à  Tebelen.  Il  lui  tardait  de  voii'  cette 
grande  et  sauvage  ligure,  souillée  de  tant  de  sang 
et  empreinte  d'un  caractère  à  la  fois  barbare  et 
sublime.  Ali  et  Byron  devaient  se  comprendre  ; 
une  sorte  d'amitié  les  unit  pendant  trois  mois 
l'un  à  l'autre.  Mais  bientôt  sir  Georges  se  lassa 
du  fcMoce  lion  qu'il  avait  quelque  temps  appri- 
voisé, et  partit  brusquement  pour  la  Morée  :  puis 
il  s'établit  à  Athènes  et  résolut  d'y  passer  l'hiver. 
fjogé  dans  la  maison  de  la  veuve  d'un  consul  an- 
glais ,  il  en  partait  chaque  jour  au  lever  du  soleil 
pour  parcourir  les  environs  de  cette  glorieuse 
ruine  de  l'antique  Grèce,  et  la  vue  de  tant  de 
splendeurs  déchues  lui  remit  de  la  poésie  dans 
l'aine  et  au  cœur.  Il  écrivit  deux  petits  poèmes  où 
se  révélait  le  grand  génie  qui  ne  devait  point  tar- 
der à  éclater  en  lui.  Le  printemps  venu,  il  partit 
pourSmyrne,  explora  la  Troade  et  renouvela  le 
fabuleux  exploit  de  Léandre  ,  en  traversant  l'Hel- 
lespont  à  la  nage.  Nous  revînmes  encore  passer 
une  année  en  Grèce,  et  nous  faisions  les  prépara- 
tifs d'une  expédition  en  Egypte,  quand,  tout  à 
coup  celte  grande  ardeur  d'impatience,  ce  besoin 
impérieux,  insurmontable  de  mouvement  s'étei- 
gnirent dans  son  cœur.  Atteint  de  nostralgic,  il  ne 
rêva  plus  qu'à  l'Angleterre,  et  il  se  mit  à  former 
mille  projets  de  repos  ,  de  calme  et  de  vie  tran- 
quille au  coin  du  feu ,  dans  le  vieux  domaine  de 
Newstead.  Pour  Byron .  projeter  et  réaliser  n'était 
qu'une  seule  chose.  Nous  revînmes  donc  à  Lon- 
dres, où  l'attendait  un  grand  malheur,  la  mort  de 
sa  mère.  Ce  fut  un  coup  douloureusement  fatal , 
un  remords  inexorable  pour  mon  ami ,  qui  n'avait 
pas  toujours  été  bon  fds  ;  pour  lui ,  qui  plus  d'une 
fois  avait  déchiré  le  cœur  de  cette  pauvre  femme  ! 
Je  vins  seul ,  durant  la  nuit ,  déposer  dans  les  ca- 
veaux de  Newstead  les  restes  mortels  de  lady  Gor- 
don .  et  je  retournai  près  de  mon  ami  qu'un  nou- 
Teau  chagrin  ne  larda  point  à  frapper  :  le  trépas 
inattendu  du  jeune  Mathews.  Or,  c'était  entre  sa 
mère  et  Mathews  que  lord  Byron  voulait  mener 
la  vie  paisible  et  reposée  qu'il  rêvait  naguère  en 
Grèce....  Pour  s'étourdir,  il  se  jeta  dans  une  vie 
.agitée  ;  il  parut  à  la  chambre  des  lords  et  y  pro- 
nonça un  discours  plein  d'éloquence  contre  les 
mesures  rigoureuses  appliquées  aux  émeutes  d'ou- 
vriers; puis  il  éerivitet  il  publia  Cliilde  llarold. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  rappeler  l'impression 
profonde  et  sans  exemple  produite  dans  toute 
l'Angleterre  par  ce  poème  admirable. 

—  Non,  répliqua  sir  Lamb,  quelque  étranger 
que  je  puisse  rester  aux  choses  littéraires,  je  dois 
avouer  que  j'ai,  comme  tout  le  monde,  entendu 
parler  de  ce  poème. 

—  Le  Giaour  suivit,  la  Fiancée  d'Abydos  et 
le  Corsaire  lui  succédèrent...  Et  cependant,  au 
milieu  de  tant  de  gloire,  lord  Byron  était  bien 
loin  de  se  trouver  heureux.  Dégoûté  de  la  vie 
brillante  et  agitée  qu'il  menait,  las  de  succès  qui 
n'intéressaient  môme  plus  son  amour-propre  et 
qui  ne  remplissaient  point,  hélas  !  le  vide  de  son 


cœur,  il  résolut  de  demander  au  mariage  un  bon- 
heur qu'il  n'avait  trouvé  nulle  part,  et  il  épousa 
miss  Bilbaneks,  jeune,  belle  et  savante  lady.  By- 
ron, à  peine  devenu  père,  vit  sa  femme  se  sépa- 
rer de  lui  et  se  réfugier  chez  son  père.  Eperdu, 
désespéré,  au  Heu  d'imiter  la  sage  et  pudique  ré- 
serve de  celle  qu'il  avait  outragée  ,  il  appela  le 
bruit  sur  celte  séparation,  et  pi-oduisitun  scandale 
qui  rejaillit  tout  entier  sur  lui-même.  Au  scandale 
se  joignit  le  ridicule  ci  uellement  exploité  par  les 
ennemis  de  son  génie  et  de  sa  gloire  ;  au  ridicule 
vinrent  se  joindre  le  dérangement  de  sa  fortune, 
les  haines  politiques  et  les  tracas,  conséquences 
inévitables  d'une  si  déplorable  position.  En  1816. 
il  quitta  de  nouveau  l'Angleterre,  et  jura  de  i}e 
plus  remettre  le  pied  sur  ee  sol  inhospitalier  et 
maudit.  La  Belgique  et  la  Suisse  le  reçurent  d'a- 
bord. jMais  ni  l'accueil  flatteur  de  madame  de 
Staël,  ni  l'amitié deSbtlley,  ni  ses  courses  aventu- 
reuses arec  ce  misanthrope  matérialiste,  ne  rendi- 
rent la  paix  à  sa  grande  ame  blessée.  Lewis,  au- 
teur bizarre  du  Moine,  vint  s'unir  au  couple  étran- 
ge, et  il  résulta  du  contact  de  Byron  avec  ces 
deux  hommes  singuliers,  une  suite  aux  chiinis  déjà 
publiés  de  Cliilde  Harold,  Manfred,  et  cette  su- 
blime nouvelle  en  vers  nommée  le  Prisonnier tie 
Chitlon.  '      i 

Las  et  dégoûté  de  la  Suisse,  comme  il  s'était 
lassé  et  dégoûté  de  l'Angleterre,  l'infortuné  alla 
demander  à  Venise  de  faciles  voluptés,  des  pro- 
menades en  gondoles  et  les  inspirations  des  lagu- 
nes. Là,  presque  tous  les  matins,  on  le  voyait,  la 
rame  à  la  main,  conduire  lui-même  sa  gondole  vers 
la  petite  ile  où  s'élève  le  monastère  de  Saint-La- 
zare, afin  d'étudier,  sous  le  père  Paschali,  la  lan- 
gue arménienne;  comme  si  l'étude  pénible  et  mé- 
canique d'une  langue  pouvait,  pour  apaiser  le  trou- 
ble deson  ame,  ce  que  rien  n'avait  pu  fairejusque 
là.  Puis  il  quittait  le  savant  religieux,  venait  se  je- 
ter à  corps  perdu  dans  toutes  les  extrav.igances  du 
carnaval  vénitien  ;  écrivait  le  drame  de  Faliero, 
créait  le  Mystère  de  Cain  et  commençait  Don 
Juanl...  Ce  fut  alors  qu'il  rencontra  la  blonde,  la 
belle,  la  naïve  Guiccioli.  (irâce  à  la  facilité  des 
mœurs  italiennes,  il  put  se  dévouer  tout  entier  à 
la  douce  créature  par  laquelle  l'amour  rentrait 
dans  un  cœur  qui  se  croyait  pour  jamais  fermé  à 
l'amour  !  Mais  quelque  complet  que  fût  ce  dévoû- 
ment,  quelque  ardente  que  fût  cette  passion,  ils 
ne  suffisaient  pas  à  l'ardeur  de  l'ame  én^crgiquede 
Byron.  Il  se  fit  donc  conspirateur  et  devint  Car- 
bonaro. La  proscription  frappa  les  carbonari.  Le 
comte  Gamba,  père  de  la  comtesse  Guiccioli,  fut 
exilé  avec  safamille,  et  le  titre  de  pair  anglais  sauva 
seul  lord  Byron  da  graves  périls.  Alors,  désespé- 
rant d'affranchir  l'Italie,  il  tourna  les  yeux  vers  la 
Grèce,  et  après  avoir  été  rejoindre  à  Pise  sa  belle 
maîtresse  ;  après  avoir  perdu  une  fille  natureille 
qu'il  aimait  éperdûment;  itprès  avoir  vu  périr 
sous  ses  yeux  son  ami  Shelley  dans  une  prome- 
nade de  mer,  sur  le  golfe  de  la  Speziia,  il  quitta 
la  Toscane  et  vint  s'établir  à  Gènes.  Ce  fut  de 
cette  ville  qu'il  s'embarqua  pour  la  Grèce  avec  le 
corsaire  Trelawnay  et  le  comte  Gamba,  père  de 
la  comtesse  Guiccioli....  Hélas  !  l'airrancbissement 
de  la  Grèce  était  un  rêve  impossible  à  réaliser, 
comme  tous  les  autres  rêves  de  Byron  !  Il  croyait 
venir  en  aide  à  des  héros,  il  ne  trouva  que  des 
brigands,  fen  vain,  il  sacrifiait  sa  fortune  et  sa  vie 


—  431  — 


à  celte  grande  cause,  les  mesquines  passions  des 
chefe,  la  hrulale  avidité  des  sDldals  rendaient  inu- 
tiles son  gf^nércuxdévoùment  et  ses  nidiles  ellbrts. 
C'était  sans  cesse  des  révoltes  des  troupes  soulio- 
tes  qu'il  fallait  apaiser!  de  misérab'es  intérims  per- 
sonnels auxquels  il  f,dl;dt  satisfaire,  de  stupides 
volontés  qu  il  fallait  vaincre  ! 

Ln  mal  n,  le  jour  de  Pâques,  une  horrible  tem- 
pête éclata  sur  Missnionglii  ;  la  pluie  tombait  par 
torreijs  ;  la  foudre  éilaiait  et  niufjissait,  la  nature 
sejnblait  l;ouieversée.  Ce  lu!  au  plus  violent  de  cet 
orafji',  que  lord  Byroji ,  auonbjiit  depuis  trois 
jours,  tnurnuira  d'une  voii  défaillante  :  Je  vais 
dormir,  je  rais  merrposer...  Etvoiti  la  dépouille 
mortelle  du  grand  poète  que  je  viens  enterrer 
près  de  sa  mère,  dans  le  tombeau  de  ses  aïenx,  dit 
sir  Hobhouse,  qui  s'interrompit  en  montrant  le 
convoi  funèbre  arrivé  à  l'entrée  de  l'avenue  de 
Newstead. 

Tandis  que  l'ami  de  lord  Byron  allait  au  devant 
du  cercueil ,  sir  Lamb  remonta  à  che\a'  et  courut 
rejoindre  les  personnes  qui  chassaient  avec  lui  ! 
parmi  elles  se  trouvait  lady  Caroline,  sa  feniine. 

—  Venez  tous,  venez  voir  le  spectacle  qui  se 
passe  dans  l'avenue  de  Newstead  !  s'écria-t-il.  Et 
prenant  lui-même  la  bride  du  cheval  que  montait 
sa  femme,  il  arriva  le  premier  avec  elle  devant  le 
convoi. 

Des  constables  et  des  hérauts  d'armes  mar- 
chaient en  avant:  un  cheval  de  bataille  venait  en- 
suite ;  deux  pages  vêtus  de  noir  conduisaient  le 
noble  animal ,  monté  par  un  cavalier  qui  portail, 
à  demi  renversée  une  couronne  de  paii-  d'Angle- 
terre. Après  quoi,  on  voyait  s'avancer  lentement 
le  cercueil  recouvert  d'un  poêle  de  velours,  ar- 
moirié  à  l'écude  la  famille  du  défunl. 

A  la  vue  de  ces  armoiries,  lady  Caroline  Lamb 
jeta  un  cri  perçant,  tomba  sans  connaissance,  et  ne 
revint  h  la  vie  que  pour  donner  des  signes  de  dé- 
mence. On  la  transporta  mourante  dans  le  châ- 
teau de  son  mari  ,  qui  ne  devina  même  pas  la 
cause  d'une  émotion  si  fatale,  tandis  que  l'infor- 
tunée, dans  son  délire,  appelait  à  grands  cris  : 

—  Georges!  Georges!  mon  (îeorges! 

Huit  jours  après,  celle  que  lord  Byron  avait  ai- 
mée tt  trahie,  alla  le  rejoindre  dans  le  ciel. 
S.  Heniiy  Bei\tiioi'U, 


îHconc  îles  illoïics. 


PnKSKNTATioN  A  I,  \  coi'R.  —  La  présputatiou 
qui  a  eu  lieu  il  la  cour  à  l'o  casion  de  la  fi-te  du 
roi  a  été  pleine  d'.inimat'on  ,  de  variété,  ne  luvc. 
Nous  ne  répéterons  pas  les  détails  si  coninis  de 
toutes  les  formes  île  l'élicpiette  d.ins  ces  solennelles 
occasions,  ni  la  beau'é  des  salons,  ni  toutes  les  >plen- 
deurs  du  trône  ;  nous  ne  parlerons  que  des  loilitles 
des  femmes,  charmans  accessoires  qui  varient  avec 
le  join-,  et  ne  sont  (pie  comme  les  cadres  sans  cesse 
renouvelés  autour  d'un  aiilii|ue  tableau.  Chaque 
année  on  voit  reparaîlre  toutes  les  modes  du  bue, 
tous  les  charmes  de  la  beauté  ,  des  bniiclies  sou- 
rieuses,  des  fronts  parés  de  diamins,  des  corsages 
ornes  de  Heurs  et  de  perles.  Ainsi  c'élait  autrefois, 
ainsi  nous  l'avons  vu  hier  encore;  et  les  sourires 
ne  nous  ont  pas  semblé  moins  jolis,  les  fronts 
moins  hrillans,  les  Heurs  moins  fraiilies.  On  ne 
;8'apercevait  pas  (pie  lant  de  siècles  eussent  passé 
sur  toutes  ces  splendeurs,  ces  beautés,  ces  parures 
brillantes;  car,  à  la  (Oiir,  les  feimiiesel  les  modes 
se  renouvellent  comme  les  feuilles  et  les  Heurs.  Tou- 
tes sont  changées  et  tontes  sont  les  mêmes, 


Tour  en  revenir  à  la  léte  dernière ,  qui  nuas  a 
oireri  cette  an.uu!  tant  (ie  b  lies  et  élCg-.iit.'S  fem- 
mes au  château  di's  Tuileries,  nous  dirons  que  l.s 
diamanset  les  Heurs  naturelles  faisjieni  leurs  plus 
belles  parures.  Les  Heurs  natui  elles  munt(';es  en 
co  ironnes  et  en  boiKpieis,  les  diamant  foraiant 
diadème,  bandeau  M.mcini,  foi  inaient  les  coiilures 
des  dames  les  plus  distin„'iiees.  La  rei^ie  éla  t 
éblo  issaiite  de  di.iir.;:ns,  et  la  princesse  Clénii-ii- 
tine  était  tout  il  fait  d'une  bcuuié  royale  avec  son 
diadè.iii;  de  diimians  placé  en  arrière  de  sa  tète, 
tandis  que  sur  sou  froiit  une  rangée  de  chatons 
formait  une  inagiiili(|Uo  auréole;  son  corsage  aussi 
était  orn'  de  d  amans. 

C'est  surioiit  à  la  duchesse  d'Orléans  qu'appar- 
tient le  sceptre  de  l'élégance;  et,  ii  faut  le  dire, 
son  bon  goût,  la  sràce  de  ses  manières,  lui  dou 
lient  tous  les  titres  à  cette  aimable  suprématie.  A 
la  réeepiioii,  la  toilette  de  la  duchesse  était  ravis- 
sante :  une  robe  en  organdi  claire  sur  un  pou  de 
soie  mat  et  ornée  de  trois  volans  brodes  d'or,  de 
largea  manches  ii  la  vénitienne  brodées  également, 
et  sur  le  cou  une  i.iagniliipie  echarpe  turque  ou 
indienne  tout  or,  soie  et  argent.  .Sou  dia  leine  et 
tous  les  diainans  qui  complétaient  celte  parure 
étaient  almirables. 

lîiaucoup  de  robes  en  soie  avec  volans  d'An- 
gleterre remontant  des  deuv  côtés  sur  le  (leva  t 
du  jupon  jusqu'à  la  ceinture.  Au-'fléisus  de  la  tête 
de  la  dentelle  étaient  placés  des  nœuds  ou  des 
Heurs ,  à  partir  du  tournant  du  bas  jusqu'en 
haut. 

Des  robes  d'une  fraîcheur  charmante  étaient  en 
ga/.e  guipure  ou  tulle  uni,  ayant  trois  ou  cinq  vo- 
lans pareils  simplement  ouiles  au  bord  ,  mais  qui 
produisaient  une  garniture  d'une  légèreté  ,  d'un 
goût  parfait. 

Une  robe  en  pou  de  soie  vert  pâle ,  une  autre 
rose ,  étaient  ornées  sur  le  devant  d'un  tablier  en 
guiimre  posé  à  plat,  et  s'arrétant  il  la  tête  du  vo- 
lant de  guipure  (|iii  entourait  la  robe.  Aut^mr  du 
corsage  une  bcrtlie  en  suipure  descendait  en  for- 
mant une  i>ivcc  en  poin'e  sur  le  devant,  des  cn- 
gni^eanle?  xn  guipure  au  bj'is  des  manches. 

(Juelqiies  robes  en  deiilelle  noire  à  volans  avec 
pardessous  rose  ou  lilas.  Lue  robe  du  même  genre 
était  en  tulle  noir  à  fjoints  d'esprit ,  avec  trois 
volans  pareils  bordés  d'une  peiile  dentelle  noiie. 
Au-dessus  de  clKupie  volant  une  rangée  île  coipie 
lie  ruban  de  salin  noir  et  vert  entremeié.  Les  maii- 
ches  toutes  couvertes  de  petites  coques  sembla- 
bles, séparées  |  ar  trois  ou  qu'aire  rangs  de  den- 
telle. Cette  robe  sur  i\n  pardessous  de  satin  vert, 
mais  avec  une  coillure  en  ép  s  veris  eiitrcaielés  île 
diamaus,  est  la  |)Uis  délicie.se  toilette. 

Lue  robe  en  [lou  de  soie  blanc  brij'chée  on  des- 
sin rose  avait  prtur  garniliire  deux  hauts  volins  de 
dentelle  de  soie  dont  les  dessins  éiaieni  travaillés 
en  soie  rose  et  argenu  Cet:e  dentelle  reniomaii 
d'un  côté  du  juiion  ja-qù'à  1 1  haulmu-  des  genoux, 
et  s'arrêtait  sous  un  meiid  de  ruban  rose  frangé 
argent.  Une  coilViire  en  bnrbesde  cleutclle  ar,eiil 
mi'Iangée  de  roses  éiait  placée  presipie  sur  la 
nmiue  et  ornât  admirable. uent  un  cou  un  peu 
long,  blan  ■  et  peu  lie,  dans  le  style  de  ceux  que 
nos  rem  luciers  ont  mis  à  la  mode. 

Pli sque  toutes  les  femtnes  portaient  des  Heurs 
naturelles  dans  leurs  cheveux  et  i\  leur  cors'ge; 
ce  genre  est  inainienant  le  cachet  de  distinction 
il'uiie  éléganie  de  bon  goiV  ;  il  faut  qu'une  lemme 
sache  dépenser  qaelipies  pé'es  d'or  pour  fuier 
eu  (pielipies  hi  lires  les  goirlaniles  de  sa  robe  et 
de  sa  coilViire.  IVum  n'est  plus  éphémère,  mais  rien 
n'est  plus  joli  comme  ce  iixe  :  aussi  l'art  est  oblige 
d'y  venir  en  aide,  et  les  Heurs  nalurelles  se  iiioii- 
tcnt  en  conronue  en  moins  de  quelques  in^tans 
par  le  talent  de  '.!...,  doni  le  diaraiant  magasin  . 
rue  Neuve-Vivienne,  semblait  devoir  arrêter  tou- 
ti>s  les  feaimes,  les  papillons  et  les  oiseaav  du  prin- 
temps. Le  fait  est  (pie  lii  on  n'aperçoit  jamais  ipie 
de  la  f  aiche  mousse,  des  Heurs  suaves  et  di-s  fem- 
mes jolies.  Aussi  que  de  regards  s'y  arrêtent ,  et 
que  de  douces  pensées  bénissent  les  Heui-s  et  In 
mode  ! 

Puisque  nous  venons  do  parler  d'un  art  qui  eut 


.'Uccès  à  la  réunion  du  chiite  lU,.  nousdevons  aussi 
rendre  hoiamage  aux  autres  lai:  n-t  qui  eurent  leur 
triomplie  cette  sole/iniié;  et  certes  jiraais  Palmyre 
n'a  rien  fait  de  plus  élég  int  que la  robe  de  la  du- 
chesse (l'Orléans.  Le;  robes  à  tablier  de  guipure 
sonaient  des  ateliers  ùe  C.imiilc  ';  il  était  f  icil ,  de  les 
reconnaître  à  la  beauté  evquse  de  ses  dentelles, 
que  Camille  a  réunies  en  si  be  m  et  si  grand  nom- 
bre chez  elle,  au.ssi  b.en  (iue  la  grâce  avec  laquelle 
elle  sait  les  disposer.  '    "  , 


M.  Pontet  nous  a  fait  celte  année  un  Tivoli 
merveilleux.  Ce  n'ét  .it  pas  as.ez  des  massits  de 
verdure  qui  donnent  tant  de  cliarmes  à  ce  magni- 
liipie  jardin;  auv.  allées  si  biei)  p,-rc 'es  pour  la 
promenade  dans  les  bosquets,  M.  Pontet  a  joint 
des  allées  njuve  les,  bordées  <le  Heurs  dans  (out 
.eur  éclat;  au  parfum  des  lilas  se  joint  le  parfum 
des  giroHees,  et  les  plantations  sont  disposées  pour 
que  les  fleurs  sesuccèleni  ainsj  jusqu'à  l'auto  une. 
Jamais  TivoU  ne  sera  pjus  beau  qu'il  ne  l'est  en 
ce  moment. 

La  fête  d'ouverture  de  jeudi  a  été  des  plus  ani- 
mées, les  tours  de  force  de  U.  et  madame  Suiir, 
les  exercices  de  Munito,  de  Mouton  et  de  Lilla 
oni  fait  grand  plaisir,  ainsi  que  les  quadrille» 
exécutes  par  l'orehestie  de  danse  ()ue  cuudu;t  M. 
Laurent  aine.  Mais  les  acrobates  anglais,  M.  et 
mademoiselle  Winther  ont  été  accueillis  avec  un 
véritable  enthousiasme.  Le  pas  de  F.ore  et  Ze- 
phire  dansé  sur  deux  cordes  parallèles  par  ce 
couple  gracieux,  sort  tout  à  fait  de  la  ligne  de  ce 
que  l'ouest  accoutumé  il  voir  dansée  genre  d'exer- 
cices. On  nous  assure  que  M.  et  mauemo^selle 
^Vinther  sont  engages  exclusive  neiit  pom-  le  jar- 
din de  Tivoli.  Lailministraiion  fera  bieo  de  ne 
pas  se  départir  de  cei  engagement.  Tivoli  n'au- 
rait-il que  ce  diveriissemeni  à  olfrir  au  puidic,  ii  y 
auraitde  quoi  piquer  vivement  la  cmiosité. 

On  annonce  pour  dimanche  une  grande  fête 
extraordinaire. 


Heirne  îie  cinq  3o»rs. 


10  MAL — On  remariîjue  depuis  peu  qu'un 
grand  nombre  déveines  et  de  prélats  des  pro- 
vinces a  leinandes  etde  Hongrie arr. vent  à  Vienne; 
on  cro.t  que  le  gouvernement  a  Tint  -iit^un  de  les 
coiiSJltor  relativement  aiu  mariages  mixtes,  avant 
(le  prendre  desrésaiutions  déiinitivcs  à  cetég-ard. 

—  Le  mariage  du  marjuis  de  Favi.l.  de  Lis- 
bonne, avec  la  jeune  lille  du  feu  comte  de  Po- 
voa.  a  été  céh'bré  le  22,  avec  beaiic  uip  de  splen- 
deur, dans  la  chap-lle  du  palais  de  r,a:h.irin.  ré- 
sdeneedu  duc  (le  Palmella.  Leduc  de  Terceira 
y  assisiait  comme  léamin  pour  le  roi. 

—  Les  journaux  e>pagnols  ne  t  iiisseot  pas  en 
éloges  sur  les  derniers  evp'oiis  des  tauréadors  :  la 
fête  a  été  pvTamidale.  l'n  homme  et  dix-neuf  che- 
van  V  onl  été  tués,  et  quatre  hommes  sont  griève- 
ment blessé*. 

— Le  baptistère  sur  lequel  M.  le  rnmte  d-- Paris 
sera  tenu  est  déjii  placé  dans  l'église  Noire-n.ime. 
Ce  précieux  objet  d'art  rappelle,  par  l'élégance  et 
le  caractère  de  --a  dtVoraiion.  le  gothique  fleu'i 
ipii  precévla  la  renaissance.  Le  sciilpt  ur  a  taillé 
dans  nue  seu  e  pierre  le  foiiLs  de  baptême,  les 
o.'ives,  les  ligures  nombieus -s  ei  le  capricieux 
feu  I  âge  qui  enlacent  ce  monument. 

—  Au  cjnetière  du  l'ère-I  achais:»  les  vols  se 
muUiplient  avec  un  •  inc  oiah'e  andae.  Dans  la 
chap  Ile  que  M.  Meynarl  de  Fr.in  ■.  substitut  au 
iriliaiial  de  première  insian -e  de  la  Se. ne.  a  fait 
élever  pour  servir  de  s  -palture  aux  membres  de 
sa  fam'lle,  l'auiel  a  et  •  rom|ilèiement  dépouilla. 
Le  Christ,  les  vases  sacrés  même,  n'ont  p,is  été 
resperiés.  La  ville  cepend.iiu  fait  |ia>er  assez  cher 
.es  terrains  qu'elle  conctHle  dans  ce  cmetière 
pour  qu'elle  puisse  y  etabar  un  bon  système  de 
surveillance. 

— Aux  courses  d'aujounl'hui,  le  prix  do  Cadran 
(.">,000   fr.l   a  été  jaune  p,ir  \(vnihis.  à  M,    de 


432 


Cambis.  contre  Lvdia,  à  lord  Seymour.  —  Le 
prix  d'Iena  (1.200  f.)  xiar  noyal-Ceorges ,  a 
lord  Seymour,  contre  Dolorosa,  à  M.  de  Cam- 
bis. —  Le  prix  des  Pavillons  (.î.OOO  fi.)  par 
Margarila,  à  M.  de  Cambis,  contre  Diilannia, 
à  lord  Sevmoiir. 

On  voi'ique  la  lutte  a  été  entre  M.  le  duc d  Or- 
léans, que  représente  M.  de  Cambis,  et  lord  Sey- 
mour. M.  le  duc  d'Orléans,  madame  la  duchesse 
et  le  duc  de  Nemours  assistaient  aux  courses. 


11.  —  L'anarchie  règne  à  Tabago;  h  Grenade 
douze  nègres  seulement  sur  300  ont  consenti  à 
faire  la  récolte  du  sucre  ,  en  sorte  que  les  plan- 
teurs sont  dans  une  misère  complète  ;  à  Saint- 
Vincent  les  planteurs  sont  réduits  pour  ainsi  dire 
à  la  mendicité  par  suite  du  refus  que  font  les  nè- 
gres de  travailler.  De  plus  une  fièvre  maligne  fait 
d'affreux  ravages  dans  l'île. 

—  La  correspondance  de  Madrid  du  U  mai  et 
tous  les  journaux  de  cette  ville  arrivés  ce  soir  à 
Pjris  par  voie  extraordinaire  annoncent  que  tous 
les  ministres  ont  donné  leur  démission.  Il  y  a  eu 
en  même  temps  en  France ,  en  Angleterre  et  en 
Espagne  une  crise  ministérielle. 

-  La  cour  royale  d'Orléans  a  rendu  samedi , 
conformément  aux  conclusions  de  M.  Vidalin  , 
substitut  du  procureur-général,  un  arrêt  par  le- 
quel elle  confirme  le  jugement  de  première  in- 
stance qui  maintient  M.  le  duc  de  Bordeaux  dans 
la  possession  du  domaine  de  Chambord,  déboule 
l'état  de  ses  prétentions  et  le  condamne  à  tous  les 
dépens. 

—  Le  tribunal  correctionnel  de  Pans,  6'  cham- 
bre, a  suspendu  de  ses  fonctions  pendant  trois 
mois  et  condamné  à  200  fr.  d'amende  le  sieur 
Noël  Dufresiie,  huissier  à  Paris,  pour  avoir  fait 
porter  par  un  clerc  un  acte  de  son  ministère. 

—  Tandis  que  nous  avions  en  France  une  cha- 
leur de  vingt  degrés,  le  journal  de  Palerme  an- 
nonce qu'à  Messine  la  température  est  telle  que 
personne  ne  se  souvient  d'en  avoir  vu  une  pa- 
reille à  cette  époque.  Un  froid  aigu,  des  vents  fu- 
rieux et  des  pluies  à  torrens  désolent  le  pays. 
Dans  le  centre  de  l'île  il  est  tombé  une  telle  quan- 
tité de  neige  que  les  habitans  ne  peuvent  sortir 
de  leurs  maisons. 

—  La  rue  du  Monceau  St-Gervais  s'appellera 
désormais  rue  François  Miron,  ancien  prévôt  des 
marchands,  sous  Henri  IV,  en  1605.  Ce  fut  par 
ses  soins  et  pendant  son  administration  que  se 
termina,  cette  même  année,  la  construction  de 
l'HcHel-de-Ville  dont  la  première  pierre  avait  été 
posée  52  ans  auparavant. 

—  Mme  Georges  Sand  s'est  embarquée  vendre- 
di dernier  à  Marseille  pour  Gènes  sur  le  paquebot 
le  PliaramomI  ;  à  l'appel  des  voyageurs,  elle  a 
répondu  au  nom  de  Mme  Dudevant,  et  s'est  avan- 
cée sur  le  pont  vêtue  en  espagnole,  et  coiffée 
d'une  mantille  noire.  Elle  était  accompagnée  de 
ses  deux  enfans  et  du  docteur  C....re. 

M.  et  Mme  de  Clermont-Tonnerre  se  trou- 
vaient à  bord  du  même  paquebot. 

—  M.  Duponchel .  directeur  de  l'Académie 
royale  de  Musique,  M.  Bordogni,  professeur  au 
Conservatoire,  M.  de  Berlioz,  compositeur,  vien- 
nent d'être  nommés  chevaliers  de  la  Légion  d'Hon- 
neur. 


«La  foule  qui  se  trouvait  sur  la  place  Bal-et- 
Oued  pendant  le  feu  d'artifice,  voulant  éviter  la 
pluie  qui  commençait  à  tomber  s'est  portée  avec 
un  empressement  tel  vers  la  jrte  de  ce  nom 
pour  rentrer  en  ville,  qu'il  n'  as  été  possible  de 
la  contenir  :  une  barrière  j  ert  de  garde-fou  à 
la  rampe  du  Fort-neuf  a  -t  risée,  et  vingt-cinq 
ou  trente  personnes  sontt  bées  d'une  élévation 
de  plus  de  vingt  pieds;  ize  à  vingt  personnes 

ont  été  blessées  plus3  .  moins  grièvement,  et 
trois  autres  tuées  ;  un  matelot  et  un  soldat  ont  été 
étouffés  entre  les  dcui  portes.  » 

^  Quatorze  nouvelles  déélaralions  de  faillite 
ont  été  prononcées  par  le  tribunal  de  commerce 
dans  ses  audiences  des  6  et  7  mai. 

—  La  messe  funèbre  pour  le  repos  de  l'âme  de 
Nourrit  avait  attiré  un  concours  énorme  de  popu- 
lation aujourd'hui  à  St-Roch.  Tout  s'est  passé 
dans  le  plus  grand  ordre.  De  l'église,  le  cercueil, 
suivi  par  une  foule  immense,  a  été  conduit  au 
cimetière  Montmartre. 

—  Les  Champs-Elysées  vont  avoir  leurs   con- 
certs d'été,  toutes  les  dispositions  sont  faites  ponr 
que  l'ouverture  ait  lieu  mercredi  prochain  15  mai. 
La  salle ,  placée  à  l'entrée  des  Champs-Elysées, 
esten  forme  de  kiosque,  les  décorations  intérieures 
sont  d'une  richesse  sans  exemple  ;  il  y  a  une  gale- 
rie circulaire  qui  pourra  contenir   plus  de  trois 
m;lle  personnes;  des  statues,  des  vases,  des  fleurs, 
de  superbes  orangers,  des  tentures  magnifiques, 
donneront  à  cette  gracieuse  construction  un  as- 
pect des  plus  pittoresques.    La  direction  des  con- 
certs est  confiée  à  M.  Tilmant  aîné  pour  la  musi- 
que des  grands  maîtres,  à  M.  Dufréne  pour  les 
fantaisies,  les  valses  et  les  quadrilles  ;  l'art  et  le 
plaisir  trouveront  leur  compte  dans  celte  associa- 
tion de  deux  artistes  si  haut  placés  dans  l'estime 
publique. 


12.  —On  écrit  de  la  frontière  d'Italie  : 
«-Nous  apprenons  que  le  duc  de  Leuchtemberg, 
qui  s'est  engagé  envers  l'empereur  de  Russie  à 
laire  élever  tous  ses  enfans  dans  la  religion  grec- 
que, éprouve  en  ce  moment  des  difficultés  a  cet 
égard  de  la  part  de  la  cour  de  Rome  qui  refuse 
les  dispenses  nécessaires  ;  il  pourrait  par  consé- 
quent arriver  que  l'église  catholique  ne  donnât 
pas  sa  bénédiction  au  mariage  des  illustres  fiancés.  ■■ 
—  On  assui  e  que  Mademoiselle  épouse  le  troi- 
sième frère  de  S.  M.  le  roi  de  Naples.  Ce  prince, 
du  nom  d'Antoine-Pascal,  comte  de  Lecce,  est  né 
le  i^  septembre  1816.  » 

Alger.  — La  fêle  du  V  mai  s'est  terminée  ici 
par  un  triste  accident  : 


13.— Par  ordonnance  royale,  à  dater  de  ce  jour: 

M.  le  maréchal  Soult  est  nommé  président  du 
conseil  et  ministre  des  affaires  éu-angères. 

M.  Teste,  garde  des  sceaux. 

M.  Duchâicl ,  ministre  de  l'intérieur. 

M.  Cunin-Gridaine ,  ministre  du  commerce. 

M.  Dufaure,  ministre  des  travaux  publics. 

M.  Passv.  ministre  des  finances. 

M.  l'amiral  Duperie,  ministre  de  la  marine. 

M.  le  lieutenant-général  Schneider,  ministre  de 
la  guerre. 

M.  Villemain  ,  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique. ,    ^, , 

—  Il  a  été  décidé  par  la  cour  royale  d  Angers , 
que  "  Le  mari  qui  a  obtenu  la  séparation  de  corps 
ne  peut  pas  en  faire  cesser  les  effets  à  son  gré,  en 
notifiant  à  sa  femme  qu'il  consent  à  la  recevoir  au 
domicile  conjugal.  >> 

—  M.  Fiévée.  ancien  administrateur,  publiciiUe 
et  écrivain  distingué,  vient  de  mourir  dans  un 
âge  assez  avancé. 

—  La  cour  royale  de  Paris,  dans  son  audience 
du  8  mai ,  statuant  sur  la  demande  faite  par  M. 
Crosnier,  en  résiliation  de  la  vente  faite  par  lui  à 
M.  Harel ,  de  l'exploitation  du  théâtre  de  la  Porte- 
St-Martin,  en  vertu  d'une  des  clauses  résolutoires 
du  traité,  n'a  pas  admis  les  prétentions  de  M. 
Crosnier,  qui  a  été  débouté  de  sa  demande,  et 
condamné  à  l'amende  et  aux  dépens. 

—  Lorsque  le  Casino-Paganini  s'ouvrit  dans  la 
superbe  rue  du  Montbianc ,  tout  Paris  reçut  cette 
nouvelle  avec  la  plus  vive  satisfaction  ;  et  chacun 
s'empressa  d'aller  payer  son  tribut  à  cet  établisse- 
ment naissant.  Malheureusement  les  promesses 
qu'on  avait  faites  restèrent  sans  réalisation,  et  peu 
à  peu  la  foule  s'éloigna,  non  sans  regret,  de  cette 
salle  qui  devait,  par  sa  position,  devenir  le  ren- 
dez-vous de  la  plus  élégante   société  de  Pans. 

Aujourd'hui  on  n'appremira  pas  avec  indiffé- 
rence que  ce  local,  unique  par  son  luxe  architec- 
tural, va  être  dignement  utilisé  au  profit  de  l'art, 
des  artistes,  des  amateurs  et  du  monde  fashiona- 
ble.  On  parle  de  fêtes ,  de  danses,  de  musique , 
de  plaisir  de  toute  sorte,  qui  s'organisent  dans  ce 
moment  sous  le  patronage  de  hautes  notabilité» 


financières  et  artistiques,  dans  ce  palazzio  destine 
à  réunir  tous  les  genres  de  séduction.  Dans  très 
peu  dejours,  nous  ferons  connaître  plus  positive- 
ment l'admirable  destination  réservée  à  l'ancien 
Casino;  nous  nous  bornerons  aujourd'hui  à  an- 
noncer que  l'ouverture  aura  lieu  dans  le  courant 
de  ce  mois. 

M.  Jullien,  qui  a  définitivement  quitté  te  Jar- 
din Tiu-c,  vient  de  contracter  un  engagement  avec 
le  Casino,  qui  doit  porter  désormais  le  titre 
d'Imiiiut  mimccU.  L'habile  chef  d'orchestre, 
que  ses  succès  à  la  tète  de  l'orchestre  des  bals  de 
l'Opéra  ont  placé  au  nombre  de  nos  bons  compo- 
siteurs, dirigera  les  fêtes  eties  concerts  de  VInsti- 
tut  musical. 

TROUBLES  DE  PARIS. 
On  connaît  les  tristes  événemens  qui,  au  milieu 
de  la  sécmité  générale,  sont  venus  ensanglanter 
la  capitale,  300  misérables  environ  ont  causé  tous 
ces  désastres.  Nous  n'entrerons  pasa  ce  sujet  dans 
des  détails  qui  sont  connus  de  tout  le  monde  ;  ce 
que  nous  pouvons  assurer,  c'est  que  la  tranquil- 
lité est  partout  rétablie.  Hier  nous  avons  parcouru 
pendant  près  de  quatre  heures  tous  les  quartiers 
désignés  pour  avoir  été  les  repaires  de  l émeute, 
et  nous  ne  l'avons  rencontrée  nulle  part.  Nous  n  a- 
vons  même  pas  retrouvé,  excepté  dans  larue  Tranv 
nonain  et  dans  la  rue  Neuve-St-Merry,  une  seule 
trace  de  barricades.  Il  y  a  eu,  nous  en  avons  ac- 
quis la  preuve,  beaucoup  d'exagération  dans  les 
bruits  que  la  frayeur  ou  la   maWeillance  ont  ré- 
pandus pendant  la  journée.  A  la  chaussée-d  An- 
fin   c'était  au  Marché  des  Innocens  et  au  Marais 
que  l'on  se  battait,  arrivés  au  Marais,  on  nous  as- 
surait que  «émeute  s'était  portée  sur  la  place  de  a 
Bourse  que  nous  venions  de  laisser  dans  1  état  le 
plus  tranquille.  Avant-hier  on  avait  me""^  été 
jusqu'à  dire  que  l'église  Notre-Dame  avait  éé  in- 
cendiée. On  sait  maintenant  a  quoi  s  en  tenir  sm 
ces  bruits  grossis  par  la  peur.  Sansdoutci  y  a  eu 
encore  trop  de  victimes,  puisqu'on  évalue  le  nom- 
bre des  morts  à  37,  et  celm  des  blessés  a  82 
mais  aujourd'hui  tout  est  calme,  les  boutiques  sont 
rouvertes,  les  travaux  ont  repris,  Is  réverbères 
brisés  sont  rétablis,  et  demain  il  ne  restera  plus 
de  cette  misérable  échauffourée  que  le  souvenir  de 
son  impuissance.  La  crise  politique  vient  de  ces- 
ser par  la  répression  de  l'émeute  et  au  si  par  la 
nomination  d'un  minisière  qui  doit  réunir  la  ma- 
jorité parlementaire  ;  espérons  que  la  crise  com- 
merciale touche  également  a  sa  lin. 


14  —  LoNDHES.  Lord  Melbourne  reprend  le 
Douvoir.  Le  ministère  with  est  conservé. 

__  M  le  duc  de  Bassano  est  mort  aujonrd  htii 
à  deux  heures  ;  ses  obsèques  auront  lieu  demain. 

mercredi.  ,         .  .. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Pans  a  reçu ,  di- 
manche 12  et  lundi  13  mai  18.39  ,  de  2.833  dépo- 
sans,  dont  401  nouveaux,  la  somme  de  416,104 

frtiiics* 
Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  a 

la  somme  de  437,500  francs. 

—  On  écrit  de  Châteaudun  :  "  Rien  n  est  beau 
comme  nos  plaines  de  Beauce.  Depuis  long-temps 
on  n'avait  vu  pareille  préparation  de  récolte,  sur- 
tout les  blés  qui  sont  d'une  verdure  superbe  et 
d'une  force  extraordinaire.  Userait  à  désirer  pour 
eux  qu'il  ne  vînt  pas  d'eau  d'ici  à  quelque  temi» 
encore,  car,  d'épais  et  fournis  qu'ils  sont,  d  serait 
à  craindre  que  ,  poussant  trop  rapidement,  ils  ne 
tro  mpassent  nos  espérances  et  ne  donnassent  que 
de  la  paille  au  lieu  d'épis.n 

—  On  lit  dans  une  lettre  de  la  Guadeloupe  dit 
27  mars  (par  la  Rose)  : 

B  Les  affaires  sont  désastreuses  ici.  On  est  cians 
le  plus  complet  découragement.  La  nouvelle  de^ 
dissolution  de  la  chambre,  qui  renvoie  le  dégrè- 
vement aux  calendes  grecques,  est  notre  coup  de 

mort^ ^ 

Le  Directeur.  BERTHET. 


Imp,  d'F.il. Promet C.',  ru« Neuve  d^i-Bons-Entans,  3. 


ÎDnmcmc  ôcrie. 

20  MAI  1339. 


wXRAn*  TOUS  ttSS 


LITTÊnATCBE,  scik:(ces.  beadx  abts  ,  m- 

DOSTRIE,  CO>-?)AISSA>CES  UTILES.  ESQDIS- 

SES  DE  MOEDRS,  MÉMOIRES  ET  VOYAGES.  F^S~^ 

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NAL,  rue  du  HELI)ER,  li  bis.  et  chez 
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Pour  toute  l' AllctnaRne.  chez  M.  Alexandre, 
Directeur  des  salons  lit'.éraires,  à  Stras- 
bourg. 

El  pour  Londres  et  les  Trols-Royaumes , 
au  Cercle  des  étrausers,  n.225.  Picadilly. 


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chaque  mois. 


Le  prii  des  abonnemens  peut  être  transmis 
par  la  poste,  ou  en  un  mandata  toucher  à 
Paris. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait. 
L'esprit  dautrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


K"  28. 

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s'abonnent  ponr  un  an  ou  6  mois,  et  ea 
font  la  demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  an  n°  da  5 
et  une  lithographie  au  n°  du  20  de  chaque 
mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

(êa}tnt  ^ts  journaux  françata  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 


DesAlmanachs,  par  Gaétan  Delmas.  — Fon- 
TANES,  par  le  baron  Cretjzé  de  Lesser.  — 
Gianna,  par  Taxile  Delobd.  —  Vernet  (Jo- 
seph, Cari  et  Horace),  par  Jules  A.JDavid.  — 
Mceuns  parisiennes  ;  les  Bourgeois  ,  par  Du- 
MERSAN.  —  Mélanges ,  faits  curieux  :  Moi-t  da 
général  Allard.  —  Revue  des  tribunaux  :  Spo- 
liation d'une  succession  ;  demande  eu  resti- 
tution de  510,000  fr.  —  Revue  dramatique  : 
Gymnase  :  le  Diamant,  la  Maîtresse  et  la 
Fiancée.  —  Revue  de  cinq  jours. 

Portrait  de  Vebnet. 


DUS  iilLmiiïîii(EIïI3c 


Livres  noulveauli , 
Livres  vleils  et  anlicqucs. 

ESTIBNNE  DOLET. 


Un  homme  d'esprit  disait  naguère  devant  moi 
qu'une  histoire  consciencieuse  des  alinanachs 
depuis  la  découverte  de  l'imprimerie  serait  une 
excellente  introduction  à  l'histoire  de  l'instruction 
des  classes  nombreuses  par  les  livres. 

Mon  homme  d'esprit  avait  raison.  —  Cela  se 
voit  quelquefois. 

Les  almanachs  marchèrent  constamment  à 
l'unisson  de  leurs  siècles.  Ils  représentèrent  et 
représentent  même  encore  aujourd'hui  lenre  mœurs 
et  leurs  allures,  l'état  de  leure  connaissances. 

Jusqu'à  la  lin  du  quin/ième  siècle  ils  furent 
liérissés  de  grossières  erreurs,  ils  rappelèrent 
l'origine  chaldéennc  ei  arabe  de  l'astrologie,  ils 


parlèrent  sur  le  ton  des  prétendus  sorciers,  des 
diseurs  de  bonne  aventure. 

Vers  1500,  Cisio-Jamis,  cet  almanach  barbare 
qui  circulait  dans  les  écoles,  fut  réformé  par  l'il- 
lustre ami  de  Luther,  par  Mélanchton.  Bientôt 
après,  un  Allemand  publia  La  grand'mère  des 
Almanachs,  violente  satire  de  tous  les  systèmes 
de  divination.  La  France  ne  resta  pas  en  arrière 
de  ce  mouvement  intellectuel.  Sans  altérer  ouver- 
tement la  forme  des  almanachs,  sans  en  chasser  à 
tout  jamais  ce  ridicule  cortège  de  pronostics  qui 
envahissaient  audacicusenient  leurs  pages,  on  y 
glissa  habilement  les  vérités  physiques  et  morales 
qu'il  importe  le  plus  au  peuple  de  connaître.  De- 
puis lors,  d'année  en  année,  les  almanachs  se  sont 
toujours  améliorés,  les  prédictions  se  sont  res- 
serrées ,  les  insiniclions  y  ont  pris  droit  de 
bourgeoisie,  et  plusieurs  d'entre  eux  peuvent  être 
regardés  aujourd'hui  comme  de  bons  livres  élé- 
mentaires qu'il  faut  répandre  par  milliers  dans  les 
mains  du  public,  à  condition  que  l'esprit  départi 
n'entrera  pour  rien  dans  leur  rédaction. 

Long-temps  j'ai  fatigué   ma  pauvre  cervelle  à 
trouver  une  étymologie  au  mot  «/j/noiar/i.  J'avais 
beau  le  décomposer,  le  recomposer  de  mille  ma- 
nières différentes,  le  torturer  à  plaisir,  le  dissé- 
quer lettre  par  lettre,  syllabe  par  syllabe,  le  passer 
au  creuset  de  l'analyse  la  plus  minutieuse,  rien  ne 
réussissait.  Toussé  à  bout,  fatigué  de  l'inutilité  do 
mes  recherches,  il  ne  me  restait  plus  qu'à   par- 
quer de  force  ce  vocable  rebelle  dansune  expres- 
sion barbare  de  la  langue  celtique,  —  en  m'auto- 
risant  de  l'exemple  d'une  ancienne  académie  qui 
reportait    invariablement   aux    Celtes    tous     les 
points  un  peu  obscurs  de  ses  discussions  philolo- 
^,iq„(.s,  _  lorsque  le  plus  vieux  de  mes  vieux  bou- 
quins, trottinant  sur  la  table  où  je  trace  ces  quel- 
ques lignes,  est  venu  me  dire  à  l'oreille  le  mot  de 
l'énigme  qu'il  enrageait  de  ne  pas  la'avoir  vu  de- 
viner plus  ttlt. 

Si  mon  bouquin  dit  vrai,— et  je  ne  puis  le  soup- 
çonner de  mensonge  à  son  fige  et  sous  ion    air 


bonhomme, —a/manac/t  se  compose  de  l'arabe 
al,  excellent,  et  monah,  compte,  ou  bien  du  grec 
monakos,  cours  du  mois,  ou  bien  encore  de 
l'allemand,  alCmonat,  tous  les  mois  ;  nous  aurons 
aussi  all'monaught,  cours  des  lunes,  en  anglo- 
saxon,  et  atmanha,  qui  signifie  étrennes  dans  les 
dialectes  orientaux. 

Les  calendriers,  qui  ne  sont  au  fond  que  des 
almanachs,  se  gloriGent  à  bon  droit  d'une  antique 
origine.  Quelques  monnmens  égyptiens  en  étiient 
tout  habillés,  et  l'on  en  dislingue  encore  plusieurs 
sur  les  portails  brodés  de  nos  cathédrales 
gothiques. 

Quant  à  l'almanach  proprement  dit,  au  vérita- 
ble almanach,  accompagné  de  prédictions  sur  la 
pluie,  sur  le  beau  temps,  sur  bien  d'autres  choses 
aussi  faciles  à  pronostiquer,  il  dut,  selon  toute 
apparence,  son  commencement  à  un  moine  bre- 
ton, Guinklan,  qui  vivait  au  troisième  siècle  do 
notre  ère,  et  composait  tous  les  ans  un  petit  livre 
sur  le  cours  de  la  lune.  Le  titre  de  cet  ou\Tage, 
dont  on  faisait  beaucoup  de  copies,  était  celui<i  : 
Di(igc)na/m(î»a/i<7H()iA/(»i,  — mots  celtique»,— 
Trophéties  du  moine  Guinklan.  Par  abréviation 
on  appela  dans  la  suite  ce  grimoire  <i/  manak,  le 
moine.  De  là  h  almanach  il  ny  a  qu'un  pas,  et  je 
suis  presque  tenté  de  me  réconcilier  du  coup  avec 
les  Ccttomanes. 

Guinklan  fut  donc  le  boute-en-train  de  tous  les 
faiseurs  d'almanarhs.  Après  lui.  ils  se  multiplièrent 
de  telle  sorte,  qu'il  n'était  pas  un  astrologue,  un 
devin ,  un  songe  creux.  —  et  Dieu  sait  s'il  y  en 
avait  alors  dans  le  monde  !  —  qui  ne  publiât  son 
almanach,  enrichi  de  présages,  grossiers  men- 
sonces,  auxquels  le  moyen-âge,  passionné  pour 
le  merveilleux,  se  laissait  prendre  comme  une 
jeune  fille  aux  doux  propos  de  son  premier 
amant. 

Parmi  les  anciens  fahricans  d'almanachs  à 

pronostics  qui  ont  eu  quelque  célébrité,  je  dois 

citer  en  première  ligne  '.iathiciiLaensberg.  Michel 

1  Noslradamus,  et    tin  certain    Pierre  Larrivey, 


434  — 


natif  de  Provence.  Grâce  aux  soins  de  nos  édi- 
teurs de  petit  format,  ces  trois  noms  reparaissent 
cl>a(|iie  année  plus  frais  et  plus  brillans  que 
jamais  sur  la  couverture  d'un  alinauarh  7:ouveau. 
Lnelitliographle  toute  gracieuse,  un  sujet  plein 
de  naturel,  un  charmant  petit  tableau  de  genre 
de  M.  de  Lcmud,  représente  Mathieu  Laensberg 
dans  son  observatoire.  Il  est  nuit,  les  étoiles 
miroitent  comme  des  diamans,  la  lueur  tremblot- 
tante  de  la  lune  éclaire  de  ses  reflets  argentés  la 
ligure  de  l'astrologue,  et  se  joue  à  travers  les 
arabesques  dentelées  de  son  fauteuil  d'ébène. 
Assis  devant  une  croisée,  l'œil  braqué  sur  le 
télescope,  le  vieillard  contemple  le  ciel...  les 
astre»  en  roulant  dans  l'espace  lui  jettent  sans 
doute  leurs  secrets  au  passage  ;  les  vents,  la  pluie, 
la  gièle  et  le  tonnerre  lui  donnent  leur  itinéraire; 
les  saisons  lui  disent  leur  durée,  le  voile  de  l'ave- 
nir se  déchire  devant  lui. 

Quelques  feuilles  de  papier  encore  vierges  sont 
éparses  sur  la  table.  Bientôt  elles  vont  se  couvrir 
(le  pronostics,  inobservations,  de  divinations, 
puis  un  imprimeur,  un  descendant  de  Lc'onard 
Staels,  les  réunira  côte  à  côte,  jettera  sur  leurs 
épaules  nues  un  manteau  de  voyage,  les  baptisera 
du  nom  d'Mmanach,  et  elles  prendront  leur  vol 
vers  la  France,  choyées,  fêtées,  caressées  de  tous. 
Déjà  on  les  accuse  de  retard,  on   les  boude,    on 
leur  garde  rancune,  mais  elles  frappent  à  la  porte  : 
Entrez,  soyez  lesbien-venues,  leur  dit-on,  bonjour, 
bonjour  à  l'Almanach  nouveau!  La  famille  se 
réunit  autour  du  foyer,  les  enfans  battent  des 
mains,   les  jeunes   filles  sourient  de  plaisir  ;   on 
ouvre  avec  précaution  le  petit  livre  au\  couver- 
tures bleutées,  on  regarde,  on  se  pâme  d'aise  de- 
vant ses  images  hiéroglyphiques,  on  lit  ses  histo- 
riettes, on  le  tourne,  on  le  retourne  dans  tous  les 
gens,  puis   on  le   serre  précieusement,   on  lui 
donne  une  bonne  place;  c'est  un  ami  que  l'on 
?eut  héberger  pendant  toute  l'année,  c'est  un 
hôte  qui,  par  son  gentil  babil,  ses  bons  mots,  ses 
joyeuses  reparties,   fera  les  délices  de  longues 
soirées  d'hiver,  alors  que  la  neige  grésille  sur  la 
toiture  de  la  chaumière. 

11  n'est  pas  fort  aisé  de  reconstruire  l'histoire 
du  bonhomme  de  Liège.  Plusieurs  écrivains, 
l'abbé  de  Fellcr  et  Lalande  entre  autres,  nient 
jusfju'à  son  existence. 

L  ne  vieille  tradition  conservée  dans  la  famille 
bourguignon,  héritière  des  premiers  imprimeurs 
de  Vyllmanacli,  nous  apprend  que  Mathieu  Laens- 
berg était  un  chanoine  del'églisede  Saint-Barthé- 
lémy, à  Liège,  vers  la  fin  du  seizième  ou  au 
commencement  du  dix-septième  siècle  ;  mais  le 
nom  de  Laensberg  ne  figurant  pas  sur  les  rcgis- 
ircs  de  cette  collégiale,  la  tradition  tombe  d'elle- 
même.  Frappons  à  une  autre  porte. 

Un  riche  amateur  liégeois,  M.  le  baron  Cler, 
conserve  soigneusement,  dans  son  cabinet,  un 
ancien  portrait  qu'il  attribue  à  l'inventeur  de  VAt- 
manach  de  Liège.  Figurez-vous  un  petit  vieillard 
grisonnant,  assis  dans  un  grand  fauteuil  de  cuir, 
la  main  gauche  appuyée  surune  sphère,  et  tenant 
de  la  droite  une  grosse  lunette.  Aux  pieds  de  ce 
personnage,  on  distingue  quelques  instrumens  de 
mathématiques,  deux  ou  trois  énormes  in-folios 
et  quelques  feuilles  de  papier  recouvertes  de 
figures  cabalistiques.  Mathieu  Laensberg  —  g] 
toutefois  c'est  bien  lui— a  lea  yeux  gros  et  sail- 


lans,  le  regard  hébété,  le  nez  en  forme  de 
coquille,  de  grandes  oreilles  surmontées  d'une 
toque  passablement  crasseuse.  Sa  bouche  large 
et  demi-ouverte  laisse  deviner  la  morgue  et  le  pé- 
dantisme,  des  rides  sillonnent  son  visage  et  le 
découpent  d'une  façon  hideuse  ;  sa  barbe  longue 
et  épaisse  cache  presque  entièrement  un  énorme 
rabat.  Ajoutons  encore  une  méchante  soutane 
plutôt  grise  que  noire,  sur  laquelle  une  aiguille 
savante  a  fermé  plus  d'une  ouverture  ;  mettez  au 
basD.  T.  V.  Bartlwlomœi  cannonicus,  philoso- 
pliict  professor,  et  vous  aurez  une  idée  exacte  du 
tableau.  •' 

Si  lesinitialesD.'t.'^.  pouvaient  être  déchiffrées, 
il  est  certain  qu'elles  donneraient  le  nOm  du  fon- 
dateur de  YAlmanach  de  'Liège.  Dans  celte  in- 
certitude, etpourconcilierautant  que  possible  les 
deiLx  opinions  que  je  viens  de  rapporter,  il  me 
semble  assez  naturel  de  penser  que  le  professeur 
de  philosophie,  chanoine  de  Saint-Barthélémy, 
qui  se  prélasse  dans  le  cabinet  du  baron  Cler, 
aura  publié  ses  propres  observations  astrologiques 
sous  le  pseudonyme  de  Mathieu  Laensberg,  et 
qu'après  sa  mort,  un  libraire  trouvant  la  spécute- 
lion  assez  bonne,  les  aura  continuées  sous  le 
même  patronage. 

Mais  laissons  un  instant  l'histoire  de  côté. 

Mathieu  Laensberg,  qu'il  soit  ou  non  un  être 
fantastique,  n'en  a  pas  moins  inspiré  un  grand 
poète,  et  qui  le  croirait  ?  un  poète  orthodoxe,  un 
jésuite.  En  1772,  à  l'occasion  de  l'avènement  du 
comte  de  'Wclbruck  à  la  principauté  de  Liège,  il 
parut  un  petit  volume  de  vers  avec  ce  titre  : 
Almanach  de  Liège,  ou  prédictions  de  maître 
Mathieu  Laensberg. 

Nos  lecteurs  ne  seront  peut-être  pas  fâchés 
d'en  trouver  ici  quelques  extraits. 

L'auteur  avoue  franchement  Vincertitude  où 
L'on  est  au  sujet  de  la  naissance  de  l'illustre 
astrologue,  mais  il  la  fait  tourner  à  la  plus  grande 
gloire  de  son  héros  : 

On  ignora  d'Homère  la  pairie , 

Tel  fut  le  sort  de  plus  d'un  beau  géni» , 

Tel  fut  celui  de  l'illustre  Mathieu. 

L'illustre  Mathieu  s'amusa  dès  son  enfance  à 
contempler  la  voûte  a:urèe  : 

Il  dédaignait  les  choses  de  la  terre. 
Son  àmc  était  ici-bas  étrangère. 

Cédant  bientôt  à  ses  goûts,  Laensberg  fit 
construire  une  tour  qui  dominait  la  ville  de  Liège; 
cette  tour  était  son  domicile  favori,  son  obser- 
vatoire : 

Pendant  la  nuit  notre^homme spéculait, 
Pendant  le  jour  notre  homme  calculait , 
Persuadé  qu'il  lirait  dans  les  astrei 
Nos  biens,  nos  maux,  nos  succès,  nos  désastres. 
Phœbus,   témoin  des  pénibles    travaux    de 
Mathieu,  et  voulant  le  récompenser,  lui  expédia 
un    brevet   d'astronome  signé  de  sa  propre 
main  ;  mais  il  ne  s'en  tint  pas  là  ;  une  bourse  bien 
garnie  accompagna  l'envoi  da  parchemin. 

Quelques  temps  après,  Mathieu  ayant  grandi 
dans  l'amitié  du  dieu  du  jour,  celui-ci,  inten- 
dant des  douze  demetires  où  résidaient  les 
douze  signes,  lui  assigna,  pour  4iabitation,  un 
quartier  dans  chacun  de  ces  palais.  Il  y  reçut 
un  accueil  très  amical  de  la  part  des  quatre  dées- 
ses qui  y  logeaient,  et  auxqutlles  leDestinavait 


confié  ses  secrets  les  plus  précieux.  Phœbus 
lui-même  avait  écrit  ces  secrets;  il  en  avait 
fait  un  livre,  et  ce  livre  se  trouvait  dans  un 
cabinet  dont  les  bonnes  déesses  gardaient  la  clé, 
sous  la  promesse  du  silence  le  plus  profond.  Mais 
Phœbus,  tout  dieu  qu'il  était,  connaissait  mal  les 
femmes-: 

Une  suffit  pour  trahir  un  mystère, 
Quatre,  comment  pourraient-elles  se  taire? 

Laensberg  était  un  habile  homme.  11  les  ques- 
tionna si  adroitement,  il  les  flatta  si  bien  que  les 
faibles  femmes  avouèrent  Vendroit  où  le  Destin 
avait  caché  le  livre  (livre  unique  qui  contenait 
de  fil  en  aiguille  tout  ce  qui  devait  arriver 
dans  l'univers.  )  Mais  il  restait  encore  à  trouver 
la  clé  de  Yarmoire.  Que  faire  ?  comment  s'y 
prendre?  Mathieu  réfléchit  un  intant,  s'endort, 
puis  se  réveille  en  criant  : 

....  Ma  fortune  est  f«ite , 

A  peu  de  frais  Je  serai  grand  poète. 

Il  court,  il  vole  che»  un  serrurier,  il  achète  des 
clés  de  toute  espèce,  grandes,  petites,  moyennes, 
il  les  cache  sous  son  manteau  et  remonte  à  la  hâte 
dans  ses  appartemens.  La  nuit  venue,  notre 
astrologue  essaie  les  clés  l'une  après  l'autre.  G 
bonheur!  au  vingt-cinquième  essai,  la  porte 
s'ouvre,  voilà  le  livre.  Sans  plus  tarder,  Laensberg 
le  transcrit  avec  la  plus  scruptdeuse  attention, 
et  après  un  mois  de  travail  le  remet  sans  con- 
sidter  personne  dans  l'endroîtoù  il  l'avait  trouvé. 
Ensuite,  il  prétexte  des  affaires  de  famille  et 
prend  congé  des  bonnes  déesses  pour  deux  ans. 
La  séparation  fut  déchirante. 

A  peine  arrivé  à  Liège,  Mathieu  faisait  insérer 
dans  les  Petites-Affiches  : 

....  Que  Laensberg  le  prophète 
Annoncerait  en  des  temps  bien  certains 
De  l'avenir  les  cas  les  plus  lointains  ; 
Qu'il  donnerait  de  la  suivante  ann4e 
De  chaque  jour  à  part  la  destiné*. 


Qu'on  trouverait  cbei  le  sieur  Bourguignon 
Cet  almanach  paraphé  de  son  nom  ; 
Qu'il  lui  cédait  en  plein  son  privilège 
A  lui-donné  par  le  prince  de  Liège. 

Et  voilà  que  les  Liégeois  courent  en  foule  chez 
Bomguignon.  Toute  l'édition  est  épuisée  en  six 
heures;  on  avait  cependant  tiré  à  cent  mille. 

Passons  maintenant  à  l'almanach  de  Mathieu 
Laensberg.  Ce  livre  périodique,  connu  générale- 
ment sous  le  litre  de  Véritable  almanach  de 
Liège,  a  de  tout  temps  obtenu  le  plus  grand 
succès. 

Il  est  encore  aujourd'hui  le  livre  le  plus  popu- 
laire que  nous  ayons.  On  le  voit  partout,  les  cam- 
pagnes n'en  veulentpas  d'autre  ;  l'enfant  y  apprend 
à  épeler  le  nom  de  sa  mère,  l'agriculteur  lui  de- 
mande conseil,  le  berger  le  consulte  tous  les  ma- 
tins, la  jeune  fi  lie  y  lit  V état  du  cœur  de  son  futur. 
Une  bible,  une  méchante  gravure  enluminée  re- 
présentant Yempereur  à  cheval,  voilà  tout  le 
bagage  intellectuel  de  la  chaumière.  Ne  pourrait- 
on  pas  profiter  de  cet  engoûment  généial  pour 
glisser  sous  les  couvertures  de  ce  gros  menteur  de 
bons  enseigiieinens  en  place  des  absurdités  qu'elle» 
contiennent,  et  faire  pénétrer  ainsi  la  vérité  sur- 
tout au  cœur  des  masses?  Un  éditeur  l'a  essayé 
l'année  dernière;  qu'on  imite  son  exemple. 

En  feuilletant  YAlmanach  de  Liège  de  1830, 


—  435  — 


j'ai  trouvé  une  prciiiclion  que  le  hasard  a  bien 
voulu  vérifier.  Au  seizième  siècle  ce  sinistre  pro- 
nostic n'aurait  pas  manqué  d'aiiirer  une  grande  cé- 
lébrité à  son  auteur;  on  l'aurait  infailliblement 
brûlé  comme  sor»ier;  la  voici  : 

1830.  — MOIS  DE  JUILLET. 

«11  y  aura  un  grand  remue  ménage... 

»Une  partie  de  l'Europe  sera  mise  à  fea  et  à 
sang... 

»  Murmure  des  peuples  subjugués... 

«Insurrection... 

"Les  amis  de  la  paix  et  des  lois  feront  cesser 
ces  horreurs... 

•Le  feu  se  changera  en  FUMÉE... 

«Bien  des  gens  sortiront  noirs  comme  l'enfer...» 

Michel  Nostradamus  naquit  à  Saint-Remy,  petite 
villede  Provence,  vers  150S.  Il  étudia  la  méde- 
cine à  Montpellier  et  l'exerça  avec  succès.  La  pu- 
blication de  ses  Centuries  evx  un  grand  retentisse- 
ment. On  l'appela  à  la  cour  de  Henri  III.  et  pen- 
dant long-temps  sa  maison  fut  assaillie  par  de 
nombreux  étrangers  accourus  de  toutes  les  parties 
de  l'Europe  pour  le  consulter. 

Michel  Nostradamus  a  rencontré  quelquefois 
ju*  dans  ses  pronostics.  On  cite  entre  autres  ce 
quatrain  relatif  à  la  conspiration  de  Cinq-Mars  et 
de  Thou. 

Quand  Robe-Rouge  aura  pasjé  fenêtre 
Fortmalheureui,  mais  non  pas  delà  toux  , 
A  quarante  onces  on  coupera  la  lêlc 
Et  de  fort  près  le  suivera  de  Thou  (1). 
VAlmanach  de    Nostradamus  jouit    d'une 

grande  vogue  dan$  les  provinces   du  midi  de 

la  France. 

Il 

Pierre  Larrivay  était  un  obscur   atsrologue  de 
Provence  ;  son  nom  n'a  pas    encore  franchi  les 
limites  de  son  pays.    VAimanach  nouveau  de 
Pierre  Larrivay  s'édite  tous  les  ans  à  Marseille, 
i  Aix,  en  Avignon;  il  serait  impossible  de  calcu- 
ler au  JMte  le  nombre  d'exemplaires  vendus  cha- 
que année.  On  le  dit  de  trois  millions,  nais  ce 
chiffre,  quelle  qu'en  «oit  du  reste  la   taille,  est 
bien  ceruinement  encore  au-dessous  du  véritable. 
—  Grossièrement    imprimé,    rempli   d'anecdotes 
-iuiannées,  ce  petit  livre  de  deux  liards  contient 
.fp;;*"  """"'^  '*^*  foires  de  Provence  et  de  Langue- 
.    4oc,  quelques  soi-disant  bons  mots  et  une  chara- 
de, un  logogriphe    qu'on  le   s'empresse  pas  de 
deviner, puisque  lemotn'en  arrive  quel«  i" jan- 
vier de  l'année  suivante. 
Le  Messager  boiteux  obtient  encore  faveur 
_    dans  Jes  campagnes.  De  gigantesques  vignettes  sur 
bois,  qui  n'ont  pas  été  confiées  au  gracicax  talent 
dePorret,  décorent  ses  pages  grisâtres.  H  compo- 
se, à  lui  tout  seul,  la  bibliothèque  du  paysan.  Il 
lui  chante  les  complaintes  édifiantes  sur  les  assas- 
sinais les  plus  importans  de  l'année.  Pour   l'his- 
toire ancienne  il  en  est  encore  au  déluge.   En 


XI?. 


(1)  Pour  l'intelligence  du  teitc  il  faut  savoir  que  le 
aardinal  de  Bichelieu  .  désigna  dana  i-o  quatrain  par 
robe  rouge,  «tant  tombé  dangereusement  malade  du- 
rant le  voyage  do  Louis  XIU  «n  Provence  ,  te  fariiijt 
porUr  dans  un  lit  que  l'on  passait  pur  les  fenèlroj  des 
hôtelleries.  A  la  même  époque,  on  découvrit  la  cons- 
piration de  Cinq-Mars  et  de  Thou  :  ils  furent  décapi- 
t*s.  Quarante  onces  est  Ici  pour  cinq  mares. 
•«h«<I«e  marc  valant  huit  once»,  tSnq  marcs  fonl  donc 
quanuilo  onces.         [P.  taUro.H  sur  yostradainns.) 


guise  de  Nouvelles  nouvelle-:,  il  raconte  Peau 
d'âne,  le  Petit  Poucet,  les  Quatre  fdsd'Aymon, 
sans  jamais  oulilier  d'ajouter  d'un  loiigognenard  : 
Quoi  ét;ii[donc  le  père  des  quatre  fdsd'Aymon? 
Au  total,  c'est  un  homme  bien  pensant,  moral, 
religieux,  et  si  vous  le  trouvez  parfois  un  pou 
arriéré,  prenci-vous-cn  à  la  jambe  de  bois  qui  ne 
lui  permet  guère  de  marcher  de  pair  avec  un 
«iècl  e  vélocipède  comme  le  nôtre. 

Le  Composte  des  bergers  est  d'une  érudition 
vraiment  désespérante.  Cet  almanach  lit  aussi  cou- 
ramment dans  les  astres  qu'un  élève  de  la  Sor- 
bonne  dans  les  livres  nuageux  de  M.  Cousin. 
Quant  à  moi,  je  nyai  vu  que  du  bleu,  — dans 
lalmanach,  bien  entendu. 

Voici  venir  maintenant  un  tout  petit  livre  à 
l'allure  fringante,  un  livre  bonhomme  s'il  en  fut 
jamais,  résumant  sous  sa  couferture  rosée  les 
traits  saillans  de  la  physionomie  morale  de  l'é- 
poque qu'il  a  traversée. 

Il  rit  aux  éclats  ou  pleure  à  chaudes  larmes, 
selon  que  le  vent  tourne  à  la  joie  ou  à  la  tristesse! 

11  crie  vive  le  roi!  vive  la  Ligue!  Il  se  fait 
dévot  ou  libertin  ,  suivant  que  la  rovauté  ou  les 

factions,  suivantque  l'Église  ou  l'athéisme  prennent 
le  dessus. 

Il  s'appelle  Tircw,  et  joue  des  pastorales  quand 
les  bergers  de  la  Régence  gardent  leurs  brebis 
dan»  le  parc  de  Versailles. 

11  danse  la  carmagnole  au  son  des  cantiques 
révolutionnaires  alors  que  la  guillotine  fauche  des 
tètes  sur  la  place  Louis  XV, 

Il  charge  son  mousquet  et  court  à  la  frontière 
le  jour  où  Bonaparte  dit  :  En  avant  ! 

En  un  mot,  il  se  moule  sur  les  «ontemporains, 
il  s'assouplit  à  leurs  habitudes,  il  se  façonneàleur 
caractère,  il  en  accuse  les  moindres  nuances,  et 
cela  pendant  une  période  de  soLxante-dix  ans  et 
plus. 

Ce  prince  de  Talleyrand  en  robe  de  basane, 
l'oliséquieux  valet  de  tous  les  pouvoirs,  naquit 
vers  1764.  Dorât,  soi  parrain,  lui  souffla  son 
esprit  frivole,  et  le  lança  dans  le  monde. 

1764,  c'était  le  bon  temps  !  c'était  l'heure  des 
mœurs  faciles,  des  joyeux  soupers  dans  la  petite 
maison  du  faubourg  Saint-Antoine,  c'était  le  règne 
de  la  galanterie  ouirée,  des  bouquets  à  Chloris, 
des  vers  ambrés  qu'on  inscrivait  au  dos  d'un  éven- 
tail dentelé  de  nacre. 

La  société  française,— b  belle  société  du  moins, 
celle  qui  se  pavanait  raide  et  busquée ,  sur  .«ses 
talons  rouges,  dans  les  antichambres  dorées  du 
souverain,  —avait  chassé  loin  et  bien  loin  d'elle 
tout  ce  qui  pouvait  entraverses  plaisirs.  Elle  allait, 
elle  allait  joyeuse  et  folàue,  sans  souci  du  lende- 
main comme  de  la  veille,  effeuillant  des  roses  sur 
sa  route,  sans  foi,  sanscioyancesd'aucune  espèce, 
ne  songeant  guère,  ce  me  semble,  qu'à  ga.'jpiller 
le  plus  galmcnt  et  le  plus  vite  possible  ses  balles 
années,  ses  beaux  écw  sonnans.  Elle  s'était  fait 
unemorale  commode,  pas  du  tout  collet  monté, 
une  morale  à  son  usage;  elle  avait  attiré  dans  sei 
salon»  bon  nombre  de  petiLs  abbés  musqués,  bi- 
chonnés, aux  gracieux  sourires,  toujours  prêts  à 
absoudre  les  peccadilles  de  leurs  très-chères  pé- 
nitentes et  à  les  réconcilier  avec  Dieu.  Elle  avait 
des  églises  où  l'on  se  donnait  rendci-vou»  eiiire 
deu\  sormojis,  et  dos  mai  is  qui  oubliaient  volou- 
lier»  leur  Icume  pour  embrasKT  Rosine,  la  Jolie 


camériste  aux  yeux  éveil'és,  à  la  taille  do  guêpe, 
au  pied  mignon;  Rosincla  confidente  des  amours 
de  madame;  Rosine,  enfin,  qui  introduisait  l'a- 
mant de  quartier,  pendant  que  monsieur  ronflait 
au  parlement  ou  suait  sang  et  eau  ii  uno  p  .rtie  de 
paume  de  la  rue  Dauphine. 

La  débauchr;  était  à  son  comble.  L'orjie,  en 
manteau  de  pourpre  et  le  sceptre  à  la  main,  jetait 
chaque  nuit,  de  sa  voix  avinée,  des  chansons 
obscènes  aux  oreilles  du  peuple;  et  le  peuple 
mourait  de  faim,  et  ses  filles  se  roulaient  écbe- 
velées  sur  les  coussins  du  Parc-aux-cerfs,  criant 
inutilement  vengeance. 

En  littérature  même  dévergondage.  On  déser- 
tait le  culte  du  beau  pour  faire  du  joli,  pourfaire 
du  pasquin.  Les  acrostiches  tenaient  le  haut  du 
pavé,  les  charades  pullulaient,  les  épigramniei 
mordaient  de  tout  côté.  A  Paris,  en  province, 
partout  on  rimaillait  à  qui  mieux  mieux  ;  c'était  le 
passe-temps  favori,  c'était  le  goût  du  jour,  c'était 
la  mode,  et  l'on  suivait  la  mode.  Alors  parut 
VAlmanach  des  Muses:  ce  fut  h  qui  l'aurait,  le 
gentil  poète.  Les  duchesses,  les  marquises,  les 
baronnes,  les  daines  du  haut  parag.;  s'en  empa- 
rèrent tout  d'abord  et  négligèrent  pour  lui  leur 
charmante  petite  chienne  épagneule.  Il  eut  bien 
vite  ses  grandes  entrée»  au  salon.  On  le  poupon- 
na, on  le  dorlota  comme  un  enfant  gâté,  on  le  Ot 
asseoir  sur  le  sofa,  on  le  baisa  mille  fois  au  front 
Jamais  Marton,lasoubrelte,  nelui  refusa  la  porte  ; 
jamais  Pierre,  le  grand  laquais,  ne  le  regarda  de 
travers: — «Faites  entrer,  c'est  un  ami  de  la 
maison,  avait-on  dit  au  domestique.» 

Qu'il  était  gracieux  !  qu'd  parlait  bien  ! 

Venei.  amours,  venez  monter  ma  Irre  ; 
Grâces,  daignez  inspirer  mes  accords  I 
Je  veux  chanter  l'enfant  qui  sut  m'inilruire 
El  pour  jamais  m'enchainer  sur  ses  bord». 
Je  veux  chanter  le  Dieu  qui  pour  Thcmire 
Brisa  mon  cœur,  qui  toujours  le  déchire... 
Venaz,  amours,  venez  monter  ma  Ijre  ; 
Grâces,  daignez  inspirer  mes  sccordi  ! 

Offrait-il  un  bouquet,  un  petit  billot  parfumé  se 
blottissait  dans  le  calice  d'une  Qeur  et  parlait  en 
cet  termes  à  la  belle  qui  le  recevait  : 

Le  muguet,  l'humble  violette 
Forment  ce  bouquet  mal  lissu; 
L'amour  l'a  fait,  l'amour  lejelte, 
Est-ce  l'amour  qui  l'a  refu  1 

Pouvait-on  être  plus  galant  ? 

Après  les  gens  comme  il  faut,  l'Almanach  des 
Muses  visita  les  petites  gens.  Les  bourgeoise»  imi- 
tèrent les  grandes  daines,  les  bourgeoLios  se  pas- 
sionnèrent ég.ilcment  pour  lui,  et  sa  réputation 
alla  croissant.  Yoltjire.  le  marquis  de  Peiay,  le 
chevalierde  BoulHers,  l'abbé  de  Voisenon,  Champ- 
fort,  (ircsset,  toutes  les  itluttrations  et  même 
les  dn)ii-illustratioHS  de  l'époque  le  prirent  sous 
leur  protection.  \  côté  des  noms  que  je  viens  tie 
citer,  on  voyait  aussi  les  célibrcs  Lairaignant.  Le 
Prieur,  La  Couptière.  Mangenot,  Borde.  Brel, 
Dixmorie,  François.  Guilvert,  Guillomaii.  Tho- 
matsin,  Vontouvy,  UaS'-y.  Tricot,  de  Roiul  et 
nombre  d'autres  encore  que  vous  avoi  l'impudeur 
de  ne  pas  connatre.  Louis  XVUI.  alors  comte  de 
Provence,  ne  déilaigna  pas  de  lui  adroiser  aussi 
quelques  spirituelles  strophes. 

LE  PKTH  PKl.NCK  ET  LES  CARTES. 

D'un  beau  poupon  ropl  l.i  majesté  future 


436  — 


Avocili'Si'iirti'ss'anuisail  : 
Ignorant  leur  emploi,  l'enfant  ne  s'y  plaisait 

Que  par  l'attrait  de  la  peinture  , 

Et  rejetait  non  sans  dédain 

Tout  ce  qui  n'était  pas  figure. 

L'une ,  plus  sensible  à  l'injure 

D'être  prise  pour  du  fretin  , 
Fit  cette  remontrance  au  petit  souverain  ; 
— Peintures  sont  chez  nous  ce  qu'est  votre  noblesse 
Elle  a  bien  son  mérite.  Occupez-vous  des  grands  ; 
Mais  les  petits  auiyeux  de  la  sagesse 

Doivent-ils  être  indilTérens  ? 

Gardez-vous  donc  de  jamais  croire 

Que  le  Jeu  subsiste  sans  nous. 

Lisez,  consultez  notre  histoire. 
Interrogez  nos  jeux  de  couleur  rouge  et  noire , 

Franchement  ils  vous  diront  tous 
Que  de  notre  union  résultentles  grands  coups, 
Et  que  d'un  roi  son  peuple  est  la  force  et  la  gloire. 
Pour  vous  défendre  enfin  de  prendre  un  ton  si  haut 

Avec  la  carte  la  plus  mince  , 
Apprenez  qu'au  piquet,  mon  joli  petit  prince  , 

Faute  d'un  huit  on  est  capot. 

Sous  de  pareilles  recommandations,  le  petit 
alnianacli  grandit  bien  vite  en  renom  :  il  se  fit 
faire  large,  il  conquit  une  bonne  place  au  soleil  ; 
il  reçut  des  conQdences  de  tous  côtés. 

La  révolution  de  89  éclata  tandis  que  l'Alma- 
nachdes  Muses  récitait  un  compliment  à  un  audi- 
toire de  petites  maîtresses,  et,  tout  aristocrate  qu'il 
était,  il  se  hâta  de  faire  peau  neuve  et  même  trè  s- 
losiement.  Il  jeta  son  habit  brodé  aux  ortins, 
renia  ses  anciens  amis  les  gentilshommes,  et  imp  ri- 
ma contre  eux  celte  sanglante  épigramme  : 

De  tous  les  marchands  qu'il  friponne 
Il  est  l'éternel  déoiteur  ; 
Un  faste  d'emprunt  l'environne. 
Dans  sa  bouche  seule  est  l'honneur. 
Son  importance  vous  assomme , 
Ne  sachant  rien,  tranchant  sur  tout , 
11  servait  l'oracle  du  goût... 
C'est  simplement  un  gentilhomme. 

Puis    il  larmoya  une  élégie  sur  la  tombe  die 
■Mirabeau;  et  après  cesdeux  actes  de  civisme,  se 
croyant  quitte  envers  le  nouvel  ordre  de  choses, 
les  Idylles  et  les  chansons  reprirent  leur  cours. 
Chacun  son  goût,  d'ailleurs;  l'odeur  de  la  poudre, 
quand  ce  n'était  pas  celle  de  la  poudre  à  poudrer, 
lui  faisait  mal  au  cœur  ;  les  discussions  de  tri  but»  e 
ne  lui  convenaient  guère  ;  le  tumulte  des  camp;  >, 
l'assaut,  la  charge,  la  canonnade  l'auraient  infail- 
liblement rendu  fou.  Pendant  que  la  France,  à  l'a 
ti''te  de  quatorze  armées ,  se   mitraillait  aux  fron- 
tières, notre  galant  républicain  tressa  des  guir- 
landes, s'assit  sous  l'ombrage  et  regarda  couler 
l'eau  qui  murmure  en  tombant  de  la  cascade  ;  la 
tourterelle  qui  roucoule  ses  amours;  Amaryllis,  la 
jeune  bergère  qui  garde  ses  moutons  ;  la  chèvre 
qui  broute  suspendue  à  l'angle  du  rocher.  Il  pour- 
suivit (Jlycère,  la  folâtre  Glycère  qui  fuit  derrière 
les  saules  afin  de   se  laisser   prendre.    Mais  lui 
aussi  fut  pris  un  beau  jour,  c'était  en  94.  On  le 
traita  de  iuspect  ;  on  voulut  le  pendre  à  la  lenter- 
îie  à  cause  de  sa  coiffure  à  l'oiseau  royal  qui  dé- 
notait un  aristocrate,    et,  bon  gré  malgré,  pour 
s'échapper  des  mains  des  sicaires  qui  le  mena- 
çaient, il  entonna  la  Marseillaise,  en  rechignant 
ira  peu  toutefois  à  contre-cœur,  à  demi-voix.  Dès 
cet  instant,  il  devint  républicain  tout  outré,  athée 
même,  il  lit  des  vers  contre  le  pape,  il  chanta  sur 
ious  les  tons. 


Liberté, 
Fraternité , 
Egalité 
Ou  la  mort. 
11  abandonna  Chloris,  Phylis,  Amynihe.Phylin- 
ihe,  Acaste;  il  tourna  le  dos   à  tous  les  dieux  de 
l'Olympe,  il  voulut  être  le  Tyrtée  des  guerres  de 
la  révolution,  et  pour  commencer  il  conta 

La  belle  histoire 

De  ces  fameux  Prussiens  ; 
Ils  marchaient  à  la  victoire 
Avec  les  Autrichiens. 
Au  lieu  de  palmes  de  gloire 
Ils  ont  cueilli  des  raisins. 
Le  grand  Frédéric  s'échappe 
Prenant  le  plus  court  chemin, 
Mais  Dumouriez  le  rattrape 
Et  lui  chante  ce  refrain  : 
N'allez  plus  mordre  à  la  grappe 
Dans  la  vigne  du  voisin. 


L'empire  vint  :  lA'lmanach  des  Muses  battit 
des  mains  à  son  approche,  et  parla  en  ces  termes 
à  Bonaparte  : 

Depuis  quatre  printemps  de  chêne,  de  laurier, 
Sur  ton  portrait  je  place  une  couronne  ; 

Oui,  le  nom  il'empereur  qu'aujourd'hui  l'on  te  donD% 
Mon  cœur  1  indiqua  le  premier. 

Dès  que  je  t'ai  connu,  je  t'ai  voulu  pour  maître  ; 

L'envie  et  ses  serpens,  j'ai  su  tout  défier  ; 

J'ai  dit  que  pour  régner  le  ciel  t'avait  fait  naître. 

Et  les  dieux  ont  pris  soin  de  me  justifier. 

Et  il  recommença  sa  vie  d'amourettes  et  de 
doux  propos  ;  il  conta   fleurette  aux    dames  de 
l'empire,  tout  comme  il  l'avait  fait  aux  dames  de 
la   répid)lique,  tout  comme  il  l'avait  fait  encore 
aux  daraesde  1764.  On  assure  même  qu'un  soir, 
au  sortir  des  Frères  Provençaux,  entre  deux  vins, 
Jbras  dessus,  bras  dessous  avec  MM.  Etienne  et 
Jouy  qui  n'étaient  pas  plus  solides  que  lui  sur 
lews  jambes,  l'Almanach  des  Muses  osa  forcer 
l'eBUée  des  Tuileries,  baiser  la  main  de  Fanny 
Beauharnais  et  lui  soupirer  ce  quatrain  à  l'oreille  : 
Je  défends  ton  sexe  aujourd'hui , 
Souris  à  ma  muse  légère  , 
Toi  qui  n'eus  jamais  avec  lui 
aiien  de  commun  que  l'art  déplaire. 
iLe  page  de  service  —  peut-être  notre  ami  Marco 
de  St-Hilaire  —  qui  survint  par  une  porte  déro- 
bée, ne  le  laissa  pas  continuer.  Par  son  ordre  , 
deux  sapeurs  de  la  garde  impériale  le  saisirent  à 
bras-le-corps  et  le  jetèrent  rudement  par  les  fenê- 
tres. Sa  perruque  resta  aux  mains  de  ces  barba- 
res, qui  la  suspendirent  dans  leur  corps-de -garde 
en  signe  de  trophée. 

Loin  de  garder  rancune  à  l'empire  après  cette 
malencontreuse  équipée,  il  se  résigna  de  bon  cœur 

c'était  la  meilleur  parti  —  il  contrefit  le  zèle  le 

plus  empressé , 

Gloire, 

Victoire, 

Guerriers, 

.....  Lauriers , 

terminèrent  tous  ses  refrains.  Il  chanta  long-temps 
le  triomphe  de  nos  armées  ,  il  distribua  maintes 

■  et  maintes  couronnes  à  nos  héros,  et,  grâce  à  cet 

;  heureux  moyen,  l'empire  le  laissa  filer  son  petit 

!  bonhomme  de  chemin. 

Mais  quand  les  aigles  tombèrent  à  'Waterloo 
pour  ne  plus  se  relever,  l'Almanach  des  Muses  fut 

.  le  premier  à  saluer  le  retour  des  Bourbons  s 


Il  est  venu  ce  jour  de  bonheur  et  d'ivresse. 
L'airain  religieux,  mille  cris  d'allégresse , 
Ont  déjà  précédé  dans  nos  vastes  remparts 
La  fille  des  Bourbons,  la  fille  des  Césars. 
Princesse,  tu  parais,  et  qui  pourrait  redire 
L'enthousiasme  saint  que  ta  présence  inspire  1 

Durant  les  cent  jours,  l'Almanach  des  Muses 
fut  obligé  de  se  cacher.  Buonaparte  («icj,  qu'il 
avait  appelé  tyran  et  b(te  féroce  ,  lui  réservait 
une  dure  correction. 

Louis  XVIII  le  rendit'à  ses  habitudes  paisibles,  à 
ses  nombreux  amis  revenus  de  Gand  avec  un  ample 
portefeuille  de  petits  vers.  L'Almanach  des  Muses 
respira  enfin,  il  reprit  l'habit  brodé.Me  bec  à  corbin, 
fit  poudrer  à  neuf  son  catogan  et  rendit  les  visi- 
tes de  cérémonie.  On  l'accueillit  partout ,  le  roi 
lui  adressa  quelque»  mots  de  faveur  à  un  petit  le. 
ver,  le  décora  du  lys  et  l'implanta,  de  sa  propre 
autorité,  dans  un  fauteuil  de  l'Académie  française. 
Les  collaborateurs  de  l'Almanach  des  Muses  devin- 
rent déplus  en  plus  nombreux.  M.  de  Viennet, 
que  vous  connaissez  peut-être,  lui  adressait  alors 
quelques  strophes. 

Un  autre  poète  ,  M.  de  Cormenin  ,  fabriquait 
aussi  des  tartines  pour  l'Almanach  des  Muses;  ces 
tartines  étaient  généralement  goûtées. 

A  la  mort  de  son  bienfaiteur,  l'Almanach  des 
Muses  versait  d'abondantes  larmes;  il  suivait  tris- 
tement le  cercueil  royal  sous  les  grands  arbres  de 
Saint-Denis,  pleurant,  se  lamentant,  s'arrachant 
les  cheveui,  et  disant  qu'il  ne  voulait  pas  être 
consolé  !  11  se  consola  pourtant  et  essuya  ses  yeux 
pour  sourire  au  soleil  levant.  Charles  X  lui  conti- 
nua l'attachement  de  son  frère,  et  même,  dit-on, 
le  pensionna  sur  sa  cassette.  Mais,  depuis  ce  jour, 
l'Almanach  se  crut  un  grand  su-e  ;  il  abandonna 
ses  verselets  roses  et  parfumés,  il  s'en  prit  aux 
romantiques  qui  commençaient  à  poindre  à  l'ho- 
rizon littéraire— style  de  l'époque—,  et  se  croisa 
contre  eux. 

Cependant,  l'année  suivante,  le  rimailleur  émé- 
rite  se  montra  plus  ravisé.  Il  ne  bouda  plus  au- 
tant les  romantiques  ;  il  leur  réserva  une  assez 
bonne  place  dans  ses  colonnes,  et  sembla  vouloir 
vivre  avec  eux  de  bonne  intelligence.  Ceci  se 
passait  vers  la  fin  de  1829.  En  juillet  1830 .  l'Al- 
manach des  Muses  descendit  dans  la  rue,  s'il  faut 
du  moins  l'en  croire  sur  parole,  emporta  d'assaut 
plus  d'une  barricade  et  conduisit  le  peuple  à  l'at- 
taque du  Louvre. 

Pendant  que  la  royauté  exilée  quittait  la  France 
et  s'acheminait  tristement  vers  Cherbourg,  tour- 
nant souvent  la  tète  en  arrière  pour  savoir  si  on 
ne  la  suivait  pas,  l'Amanach  des  Muses,  tout  cou» 
vert  encore  de  sang  et  dépoussière,  obtenait  une 
audience  et  présentait  un  placet  à  Louis-Philippe. 
Louis-Philippe  fit  bon  accueil  à  VAlmatiach 
des  Muses  qui  venait  aussi  protester  de  son  atta- 
chement et  offrir  ses  services.  Mais  notre  alma- 
nach  n'était  plus  jeune,  il  entrait  dans  sa  soixante- 
cinquième  année;  le  libertinage  avait  usé  son 
corps,  sa  voix  tremblottait ,  ses  jambes  le  soute- 
naient à  peine  ;  cependant  tant  bien  que  mal  il  se 
traîna  encore  pendant  trois  ans  et  atteignit  1834. 
Le  premier  janvier  le  fit  sortir  de  sa  retraite  ;  il 
rendit  les  visites  obligées;  mais  sans  lui  faire  mau- 
vais accueil,  on  ne  le  reçut  pas  aussi  gracieuse- 
ment qu'autrefois,  on  lui  laissa  faire  antichambre 


—  437  — 


un  gros  quart-d'heurc...  Son  règne  était  passé. 
VAlmanach  des  Muses  en  doutait  encore,  lois- 
qu'en  entrant  sur  la  place  de  la  Bourse  il  se  vit 
tout  à  coup  hué,  conspué,  ballotté  par  une  pléiade 
de  dandys,  de  beaux  muguets,  tout  frais  venus  de 
Londres,  les  keapsaice,  les  landscape,  les  sclain, 
les  forgei  me  not,  les  amulets ,  jeunes  fasbiona- 
blcs  à  l'étroit  corsage,  brodés  sur  toutes  les  cou' 
tures,  pailletés ,  parfumés,  couverts  de  riches  ba- 
bils de  moire  et  de  velours.  Il  se  fâcha  tout  rouge; 
on  l'appela  perruque  ,  monolithe  ,  radoteur , 
académie.  On  tourna  en  dérision  son  vieux  frac 
papier  ardoise  à  une  rangée  de  boutons  blancs , 
son  bec  à  corbin,  son  catogan,  ses  jarretières  à  la 
duchesse,  ses  boucles  chevalières,  son  chapeau  à 
la  française,  souvenir  du  premier  éditeur  qui  le 
lança  dans  le  monde.  Alors  le  pauvre  almanach 
se  prit  à  déclamer  contre  l'ingratitude  du  siècle , 
mais  on  lui  cracha  au  visage. 

Quelques  vieus  amis  le  transporlèrent  à  demi 
mort  dans  les  bureaux  du  Constitutionnel.  M. 
Etienne  lui  fit  respirer  des  sels ,  il  revint  à  lui. 
La  colère  le  suflbquait ,  il  pleurait  à  chaudes  lar- 
mes, il  rappelait  ses  belles  années,  son  beau  jeune 
temps,  alors  qu'il  était  l'idole  de  tout  Paris,  alors 
qu'on  s'inclinait  sur  son  passage,  et  que  tous  les 
boudoirs  s'ouvraient  comme  par  enchantement  à 
SI  voix. 

Peu  d'instans  aprhsV Aimanacli des  Muses  avait 
cessé  de  vivre. 

Que  la  terre  lui  soit  légère  ! 
Continuons  : 

Je  dois  citer — mais  pour  mémoire,  seulement — 
YAlmanacli  des  Dames,  que  la  phthisie  consume 
depuis  quelques  années.  Il  est  au  lit,  pâle,  livide , 
à  demi  mort,  les  médecins  l'ont  condamné,  et  son 
éditeur  lui  cherche  une  épilaphe.  On  ignore  au 
juste  l'époque  de  sa  naissance.  Cependant  si  les 
calculs  d'un  épicier,  mon  voisin,  sont  exacts  —  et 
M.  Balochard  est  très  fort  en  mémoire —  c'est  en 
1807  qu'il  serait  entré  pour  la  première  fois  dans 
sa  boutique,  en  compagnie  d'un  pot  de  groseille. 
Cela  fait  au  juste  trente-deux  ans  —  l'âge  critique. 
—  Gare  la  chute  des  feuilles.' 

VAlmanachde  Go^Aa contient,  au  dire  de  son 
titre  —  diverses  connaissances  curieuses  et  utiles. 
On  ne  s'en  douterait  jamais  après  l'avoir  lu.  Il  en- 
registre complaisamment  toutes  les  années  les 
noms,  prénoms,  titres  et  qualités  de  tous  les  sou- 
verains de  l'époque,  y  compris  sa  majesté  Auguste 
de  Monaco.  On  le  dit  subventionné  de  M.  de 
Metlernich. 

VAlmanach  des  25,000  adresses  ne  contient 
jamais  celle  dont  on  a  besoin. 

VAlmanach  du  Commerce,  son  rival ,  est  le 
nobiliaire  des  marchands  ,  fabricans ,  industriels 
de  toute  espèce,  banquiers  et  marchands  d'allumet- 
tes, agens  de  change  et  né,'ocians  en  peau  de  la- 
pin, depuis  le  baron  Roslchild  jusqu'au  plus  hum- 
ble chilfonnier  de  la  rue  Mouffctard  ,  qui  pour  un 
franc  cinquante  centimes  y  fait  insérer  une  récla- 
me en  faveur  de  son  établissement. 

V.tlmanarh  du  Matelot,  vadc-mecum  indis- 
pensable à  tous  les  I  iverains  de  la  Seine,  fiiit  con- 
naître l'heure  du  flux  et  du  reflux  de  la  mer  ;  les 
termes  de  marine  et  les  manœuvres  do  haut  bord, 
la  manière  de  har|)()uner  une  baleine  et  df  pécher 
les  langoustes.  La  littérature  maritime  l'avait  pris 
l9Hl  la  protection  ;  tuais  depuis  son  nautlagc 


dans  la  mare  d'Auteuil,  VAlmanach  du  matelot 
ne  peut  manquer  de  couler  bientôt  à  fond. 

11  me  resterait  encore,  avant  de  terminer  celte 
revue  —  qui  au  train  dont  elle  va  menace  de  ne 
jamais  s'arrêter  —  à  vous  toucher  un  mot  de  VAl- 
manach des  Gourmands,  joyeux  compère,  gros, 
gras  et  dodu,  au  teint  frais,  à  la  panse  rebondie  ; 
mais  il  est  mort  subitement  d'indigestion,  et  le  li- 
braire Ladvocat  n'en  a  pas  encore  fabriqué  les 
mémoires  authentiques.  Véfour,  m'a-t-on  dit,  qui 
a  très  particulièrement  connu  cet  almanach,  qui  l'a 
traité  maintes  et  maintes  fois  ,  pourrait  peut-être 
vous  conter  sa  biographie.  Hélas!  trois  fois  hélas! 
les  feuilletonistes  n'entrent  pas  chez  Véfour,  et  vous 
en  devine»  la  raison.  Gaétan  Delmas. 

(Revue  du  XIX'  siècle.) 


FONTANES. 

M.  Fonlanes,  issu  d'une  bonne  famille  de  Lan- 
guedoc, naquit  à  Niort  le  6  mai  1757.  Sonpère, 
inspecteur  du  commerce ,  était  protestant ,  et  le 
laissa,  au  gré  de  sa  mère,  élever  dans  la  religion 
catholique.  Son  éducation ,  commencée  chez  un 
curé,  fut  terminée  à  Niort  dans  un  cdUége  de  ces 
oratoriens  qui ,  bien  moins  ambitieux  et  moins 
favorisés  que  les  jésuites ,  étaient  au  moins  aussi 
utiles,  et  se  bornaient  à  donner  une  bonne  éduca- 
tion à  leurs  élèves ,  qui  se  souviennent  toujours 
avec  regret  de  cette  honorable  et  excellente  ins- 
titution. M.  de  Fonlanes ,  qui  a  bien  acquis  le  droit 
qu'on  l'appelle  Fonlanes ,  chercha  un  moment  h 
continuer  la  carrière  de  son  père ,  et  fut  aussi 
quelque  temps  employé  dans  l'inspection  des  ma- 
nufactures; mais  son  goût  était  à  d'autres  idées, 
et ,  ayant  trouvé  un  peu  sévère  M.  de  Trudaine , 
qui  le  trouvait  peut-être  un  peu  frivole ,  il  se  dé- 
cida à  s'occuper  uniquement  de  littérature.  Ce- 
pendant son  caractère  le  portait  à  la  littérature  «t 
à  la  poésie  sérieuse.  Il  débuta  même  par  une  pe- 
tite pièce  mélancolique ,  intitulée  :  Cri  de  mon 
cœur;  mais  son  premier  ouvrage  fut  h  Forêt  de 
Navarre,  petit  poème  descriptif  plein  de  beaux 
vers,  dans  un  temps  où  l'on  en  faisait  déjà  beau- 
coup de  mauvais.  On  y  ret  onnut  d'abord  ce  stylo 
noble  et  élégant  qu'il  devait  pousser  si  loin  et  si 
haut.  Ce  premier  essai  le  lit  remarquer. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  d'abord  Fon- 
lanes, le  grave  Fonlanes  fut,  comme  le  satirique 
Gilbert,  accueilli  et  appuyé  par  Dorât  ;  il  est  vrai 
que  Dorât ,  si  léger  et  si  critiqué ,  était  un  des 
meilleurs  hommes  de  ccmonde,  comme, quoi  qu'on 
en  ait  dit,  il  en  fut  un  des  plus  aimables  poètes. 
A  cette  époque  d'incertitude,  on  voit  avec  surprise 
Fonlanes  louer  et  adopter  un  poète  tout  diflérent, 
souvent  ampoulé  et  inégal ,  l'auteur  des  Moif , 
que  nivarol  appelait  le  plus  beau  naufrage  du 
siècle.  Mais  Fonlanes  s'éloigna  bientôt  de  ces  deux 
maiùères ,  et  s'en  tint  pour  jamais  à  celle  qui  lui 
était  propre,  cl  dont  la  première  loi  est  le  goilt 
le  plus  pur. 

Après  une  épttrc  à  Ducis ,  qu'il  était  digne 
d'apprécier,  Fonlanes,  en  178.'^.  publia  une  tra- 
duction de  VEssai  sur  t'honimc,  de  Pope  ;  triste 
traité  de  l'opliruisie ,  moins  profond  cl  même 
moins  raisonnable  cpl'on  ne  la  dit  ;  mais  plein  de 
poi'isées  cl  de  peintures  heureuses,  que  Fonlanes 
ichdll  avec  autant  de  talent  que  de  fidClili  !  J'o»c 


croire  que  Pope  avait  mal  choisi  son  sujet ,  et  que, 
lorsque  b  s  poètes ,  si  forts  sur  toutes  les  choses 
de  sentiment ,  d'élévation  et  de  morale ,  veulent 
s'enfoncer  dans  la  métaphysique ,  ils  sortent  de 
leurs  attributions.  Ces  matières  si  obscures ,  ces 
discussions  si  compliquées,  n'ont  pas  trop  de  toute 
la  clarté  de  la  prose  pour  dire  juste,  et  sans  un 
mot  de  plus  ou  de  moins,  ce  qu'on  veut  dire.  Dans 
une  tirade  ,  cotte  difficulté  peut  être  surmontée 
avec  bonheur,  et  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  Voltaire  ; 
mais  ,  dans  un  long  ouvrage  en  vers ,  il  est  ma- 
laisé que  la  justesse  ou  la  clarté  des  idées  n'en 
soufl"re  pas  quelquefois.  El,  d'ailleurs,  ce  ne  sont 
point  de  telles  discussions  que  vont  ordinairement 
chercher  dans  des  vers  les  amis  de  la  poésie. 

Pope,  avec  son  talent  brillant  et  énergique,  a 
souvent  triomphé  de  ces  difficultés,  et  Fonlanes 
en  a  été  le  digne  interprète.  Mais ,  chose  singu- 
lière !  ce  qui  eut  encore  plu»  de  succès  que  sa  tra- 
duction, ce  fut  son  discours  préliminaire,  où  l'on 
reconnut  tout  d'abord  un  écrivain  et  un  criUque 
du  premier  ordre ,  et  qui ,  dans  ce  genre  .  irait  a 
peu  près  aussi  loin  qu'il  le  voudrait.  Ce  discours 
est  encore  un  des  beaux  titres  de  Fonlanes. 

Dans  les  liaisons  que  forma  Fonlanes  vers  cette 
époque ,  il  f  ml  citer  Rivarol ,  avec  qui  il  demeura 
quelque  temps.  Cet  homme  qui ,  à  une  causUcilé 
si  gaie,  alli.ùt  une  profondeur  quelquefois  un  peu 
obscure ,  lui  plut  comme  un  des  hommes  qui  ont 
eu  le  plus  d'esprit.  11  contracta  ,  vers  le  même 
temps,  une  liaison  plus  conforme  à  son  caractère, 
avec  M.  de  Boisjolin ,  homme  d'esprit  et  de  talent, 
ei  du  caractère  le  plus  doux.  11  se  forma  entre  eux 
une  longue  amitié  qui  dure  encore ,  avec  de  T.b 
regrets,  dans  la  moitié  qui  a  survécu. 

Ce  ne  fut  qu'en  1788  que  Fonlanes  publia  le 
petit  poème  du  Fcrgrr.  Par  sa  manière  noble  et 
lar"e,  Fonlanes  était  naturellement  ei  involontai- 
rement opposé  au  style  scintillanl  de  Delille;  et  il 
est  impossible  de  ne  pas  penser  que  les  peintures 
élégantes  et  vraies  du  ferger  étaient  une  espèce 
de  protestation  indirecte  contre  ce  qu'  quelques 
personnes  ont  appelé  les  enluminures  du  poème 
des  Jardins.  Il  faut  dire  que  si  le  goût  de  Fon- 
lanes trouvait  trop  d'aniiihèses  et  de  recherches 
de  contrastes  dans  Delille,  celui-ci  n'en  trouvait 
peut-tHre  pas  toujours  assez  dans  Fonlanes,  et  que 
ces  deux  grands  poètes  auraient  gagné  peut-èUo  a 
échanger  quelque  chose  de  leurs  quaUiés  respec- 
tives. 

Pour  être  juste,  ceux  qui  ont  dit  que  ces  deux 
poètes  furent  liés,  se  trompent;  ils  nourent  jamais 
beaucoup  d'attrait  l'un   pour   l'autre ,   et  ne  fu- 
rent jamais  amis  ni  ennemis  :  ce  qui  n'empêcha 
jamais  Fonlanes,  le  plus  juste  des  hommes,  de 
louer  dans  beaucoup  d'occasions  Dchlle;  et  entre 
autres,  je  me  rappelle  qu'un  jour,  me  parlant  de 
la  traduction  de  Milloii .  qui  ^enait  de  paraître, 
il  me  dit  dans  lest)  le  souvont  pittoresque  de  sa 
parole  :  «  U  y  a  des  momens  où  il  faut  Oter  sou 
habit.  "    Mais  on  peut   voir  dans  l'eicellcnie  no- 
tice de  M.   Uoger  que  plusieurs  fois  il  cul  pour 
Delille  des   procédés  irê»  délicats.  U  en  eut  un 
très  remaniuihle   un  jour  qu'il  se   trouvait  avec 
lui  et  à  côté  de  lui  ch  z  une  des  sœurs  du  général 
Bonaparte.  Quand  cet  empereur  à  venir  y  euua. 
il  pissi  froiJemenl  auprès  de  Delille  et  lui  dit 
asseï  justement  :      Vous  avei  chanté  Blcnhemif 
•-  Oui,  général,  niiie  eu  bon  frsnçais,  rcpotf<« 


—  4:iS 


Delille.  —  Et  vous,  M.  de  Foiitancs,  dit  immé- 
diatement Bonaparte,  quand  aciievez-vous  votre 
beau  poème  de  la  Gi-tVe  i««i.fe?  —  Général,  ré- 
pondit Foutanes,  quand  j'aurai  étudié  plus  long- 
teiiips  les  beaux  vers  de  M.  Delille.  »  Noble  ré- 
ponse qui  honore  l'un  et  l'autre! 

Après  le  Verger,  Fontanes donna,  ou  comptsa 
suctessivement  son  Essai  sur  l'Aslrommii-,  l'é- 
pilro  sur  VEdit  en  facciir  des  non-calkoihiites, 
qui  fut  couronné  à  l'Académie  française;  la  Cliar- 
trcuse  de  Paris,  la  Bible,  et  son  chef-d'œuvre 
poétique  :  le  Jour  des  Morts  dans  une  campa- 
gne. Dans  cette  élégie,  un  des  honneurs  de  notre 
poésie,  il  réunit  les  plus  hautes  images  aux  plus 
lou.  Iiantos,  et  prouva  que  la  religion,  si  utile  aux 
liorauies,  bénit  même  les  poètes  et  les  récompense 
dès  ce  monde. 

Ce  fut  aussi  vers  ce  temps  que  Fontanes  cora- 
niciiça  ce  grand  poème  de  la  Grèce  sauvée,  que 
malheureusement  il  n'a  pas  (ini. 

Arriva  alors  la  révoliuion  de  1789  :  Le 
tour  de  la  prose  était  venu.  Fontanes  ,  dans 
le  Modérateur,  journal  digne  de  son  esprit 
juste  ei  sensé,  et  dans  d'autres  écrits ,  chercha  à 
concilier  ou  à  adoucir  l'orage.  Près  d'en  être  sub- 
mergé, et,  trop  compromis  ,  il  se  retira  à  Lyon  où 
les  ordres  révolutionnaires  trouvaient  encore  une 
opposition  vigoureuse.  Là,  une  femme  aimable, 
spirituelle  et  riche,  apprécia  ses  talens  et  son  ca- 
ractère, et  répara  pour  lui  les  injustices  de  la  for- 
tune ;  mais  il  peiue  était-il,  marié  ,  que  le  siège  de 
Lyon  vint  détruire  presque  toutes  ses  espérances. 
11  parvint  à  s'échapper,  grâce  à  un  passeport  qu'un 
ami  inconnu  obtint  pour  lui  du  soupçonneux  et 
farouche  Maignet,  et  madame  de  Fontanes  ne  sa- 
Tait  où  reposer  sa  télé  quand  elle  mit  au  jour  le 
premier  fruit  de  leur  union.  Enlin  ils  purent 
gagner  Paris  où  Fontanes,  par  son  habitude  de  zèle 
et  de  dévoùment,  rédigea  en  pleine  Terreur  la 
Pétition  des  Lyonnais,  que  quaue  de  leius  dé- 
putés vinrent  lire  à  la  barre  de  la  Convention, 
contre  les  hommes  de  Collot-d'ilerbois  et  autres 
massacreurs  de  Lyon.  L'eflét  fut  prodigieux,  et 
Collot-d'ilerbois  rappelé,  illais  il  accourait  lui-même 
à  Paris  et  lit  presque  immédiatement  rapporter  le 
décret.  Fontanes,  très  justement  soupçonné  d'avoir 
rédigé  la  pétition,  fut  vivement  cherché  :  mais  il 
eut  le  bonheur  de  se  réfugier  avec  sa  famille  et  de 
rester  caché  jusqu'au  neuf  thermidor,  chez  son 
amie  madame  Dufresnoy,  connue  par  des  vers 
«:légans  et  pleins  d'expression.  Ainsi  ce  fut  un 
poète  qui  sauva  un  plus  grand  poète. 

Fontanes,  affranchi  par  le  9  thermidor,  fut  bien- 
tôt appelé  à  l'Institut  nouvellement  créé,  et,  de 
plus,  nommé  professeur  à  l'Ecole  centrale.  Peu 
à  peu  on  revenait  aux  idées  de  cette  raison  qui 
n'avait  jamais  été  plus  insultée  que  pendant  qu'on 
lui  consacrait  des  temples.  Dans  l'intention  de  la 
servir,  Fontanes  s'unit  à  La  Harpe ,  à  l'abbé  de 
Vauxcelle  et  à  M.  Miihaud,  pour  rédiger  et  signer 
le  Mémorial,  journal  courageux  dont  l'essor  utile 
fut  arrêté  par  la  violence  du  9  thermidor.  Con- 
damné à  lu  déportation  et  rayé  de  l'Institut,  Fon- 
tanes se  réfugia  en  Angleterre  où  il  retrouva 
M.  de  Chateaubriand  qu'il  avait  connu  à  Paris,  et 
ce  fut  alors  que,  dans  des  entreliens  intimes ,  se 
noua  cette  liaison  digne  de  tous  les  deux. 

Le  18  brumaire  fut  une  réparation  de  fructidor 


par  un  homme  qui  pourtant  avait  été  de  fructidor. 
Mais  l'éclat  de  ses  talens  et  de  ses  succès  le  met- 
tait hors  de  ligne  ;  et  ceux  qui  approuvent  le 
moins  le»  dernières  entreprises  de  Napoléon  Bo- 
naparte, doivent  à  la  vérité  de  dire  qu'après  l'a- 
narchie du  Directoire,  qu'on  cherche  souvent  à 
renouveler,  jamais  une  nation  ne  fut  dans  une  po- 
sition plus  fâcheuse ,  et  que  jamais  elle  n'en  fut 
relevée  avec  plus  de  promptitude  et  plus  d'éclat. 
Ces  premières  années  du  règne  de  Napoléon , 
comme  général  et  comme  administrateur,  sont, 
malgré  les  taches  que  l'on  sait ,  la  véritable  cou- 
ronne de  sa  vie.  L'univers  en  fut  ébloui,  et  Fon- 
tanes n'échappa  point  à  cet  entraînement.  Revenu 
à  Paris  il  y  vivait  obscurément  et  presque  proscrit 
encore,  quand  Bonaparte,  voulant  faire  pronon- 
cer, aux  Invalides,  un  éloge  de  Washington,  au- 
quel il  devait  ressembler  si  peu,  demanda  à 
M.  Maret,  depuis  duc  de  Bassano,  homme  de  poli- 
tique et  aussi  homme  de  lettres,  par  qui  il  devait 
faire  composer  et  prononcer  ce  discours.  M.  Ma- 
ret, sans  hésiter,  répond  t  :  Fontanes.  Cet  éloge, 
composé  en  trente-six  heures  et  écrit  avec  l'élo- 
quence la  plus  noble,  eut  un  grand  et  juste  succès 
et  décida  de  la  fortune  de  l'orateur.  Immédiate- 
ment rappelé  à  l'Institut,  il  fut  souvent  admis  chez 
le  premier  consul  qui  ne  tarda  pas  à  apprécier  un 
esprit  si  brillant  et  si  mesuré. 

Fontanes  se  chargea  alors  de  la  rédaction  du 
Mercure  de  France  ,  long-temps  interrompu,  et 
tant  qu'il  y  travailla,  lui  assura  une  grande  vogue. 
Il  y  mit  un  grand  nombre  d'articles  excellens  , 
entre  autres  ceu\  sur  madame  de  Staël,  qui  sont 
un  véritable  chef-d'œuvre  de  critique,  comme  de 
raison  et  de  convenance. 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'apparurent  les  pre- 
mières œuvres  de  M.  de  Chateaubriand.  Mais 
ces  œuvres  éloquentes  et  empreintes  de  nouveautés 
hardies  en  pensées  et  en  style,  couraient  le  risque 
de  n'être  pas  appréciées  en  France,  au  moins 
dans  le  premier  moment,  si  décisif  pour  le  succès. 
Par  son  goût  personnel,  Fontanes  était  très-éloi- 
gné  de  ces  hardiesses  ;  mais  il  était  assez  habile 
pour  ne  pas  sentir  tout  ce  qu'elles  offraient  ou 
renfermaient  de  génie.  De  plus,  il  aimait  l'auteur. 
Il  voulut  revoir  avec  lui  son  ouvrage.  Avec  un 
goût  sévère  il  se  précipita  dans  l'examen  de  tou- 
tes ces  témérités  alors  inouïes;  il  obtint  la  sup- 
pression des  plus  fortes,  et  le  Génie  du  Christia- 
nisme fut  mis  en  état  de  paraître.  Mais  ce  n'était 
pas  assez  :  il  fallait  fonder  la  renoaimée  de  l'ou- 
vrage et  de  l'auteur.  Pour  ce  motif,  l'épisode  d'^- 
tala  fut  imprimé  à  part,  et  Fontanes  ,  avec  sa 
haute  réputation,  annonça  dans  le  Mercure  ,  le 
nouveau  talent  qui  s'annonçait  avec  tant  d'éclat. 
L'effet  fut  magique  :  Atala  ,  ainsi  annoncée,  ob- 
tint d'abord  une  foule  de  lecteurs ,  justifia  les  élo- 
ges qu'elle  avait  reçus,  et  de  ce  jour.  M.  de  Cha- 
teaubriand, inconnu  la  veille,  arriva  d'emblée  à  la 
plus  haute  réputation;  et  appela  l'attention  publi- 
que la  plus  animée  sur  la  publication  de  son  Gé- 
nie du  Christianisme.  Ce  grand  ouvrage  fut, 
comme  on  sait,  sévèrement  critiqué  ;  mais,  cette 
fois  encore,  Fontanes  vint  au  secours  de  son  ami; 
et,  dans  deux  excellens  articles  du  Merctire,  il 
excusa  les  défauts,  lit  valoir  les  nombreuses  beau- 
tés et  contribua  beaucoup  au  succès.  Sans  doute 
un  écrivain  tel  que  M.  de  Chateaubriand  ne  pou- 
vait long-temps  rester  obscur;  mais  cette  renom- 


mée, que  peut-être  il  n'aurait  obtenue  qu'en  |deu* 
ans,  il  l'obtint  sur-le-champ,  grâce  à  son  ami,  qui 
ai  reste  ne  pouvait  défendre  une  meilleure  cause; 
mais  elle  était  très-compromise  alors.  Il  n'y  a  pas 
au  monde  de  plus  grand  service  littéraire  que  l'o- 
bligeance d'un  homme  célèbre  qui  se  charge  de 
proclamer  un  talent  encore  ignoré,  et  lui  prêté  ii 
voix,  et  en  quelque  sorte  sa  renommée.  Plus  tard, 
lorsque  les  Martyrs  parurent,  et  que  leur  suc- 
cès très-conte»té  était  encore  fort  douteux,  Fon- 
tanes se  retrouva  encore  là  pour  défendre  son 
ami,  et  pour  sortir  de  son  silence  poétique  en  pu- 
bliant ces  stances  si  mélodieuses  où  il  défendit  et 
chanta  Cymodocée, 

Vers  le  temps  de  la  publication  du  Génie  du 
Christianisme,  Fontanes  eut  quelque  temps  une 
mission  importante  au  ministère  de  l'intérieur, 
occupé  alors  par  Lucien  Bonaparte.  U  voyait 
beaucoup  toute  cette  lamillc  et  en  était  parfaite- 
ment accueilli,  quand,  ayant  été  nommé  membre 
du  corps  législatif  par  le  département  des  Deux- 
Sèvres,  sa  patrie,  il  fut  porté  par  ses  collègues  a 
la  candidature  pour  la  présidence  et  immédiate- 
ment nommé  président  du  corps  législatif  en  jan- 
vier 1806. 

Ce  fut  très-peu  de  temps  après  que  j'entrai 
moi-même  dans  ce  corps;  et,  pendant  plusieurs 
années,  j'eus  de  fréquentes  occasions  d'observer 
l'homme  d'honneur  et  de  talent  qui  le  présidait. 
Parler  de  la  conduite  de  Fontanes  h  la  tête  de  ce 
corps,  c'est  un  peu  encore  parler  de  ses  œuvres, 
dont  je  me  suis  chargé  de  rendre  compte. 

Cette  conduite  fut  noble  et  courageuse,  A  peine 
nommé,  Fontanes  fut  mis  à  la  plus  rude  épreuve. 
L'ineffaçable  crime  contre  le  duc  d'Enghien  eut 
lieu.  Quoique  Fontanes,  appelé  par  le  premier 
consul,  se  fût  efforcé  de  l'empêcher  quand  il 
était  déjà  commis ,  et  eût  refusé  formellement  de 
l'excuser  dans  un  discours  que ,  peu  de  jours 
après,  il  avait,  à  l'occasion  du  Code  civil,  à  pro- 
noncer devant  le  premier  consul ,  celui-ci  se  per- 
mit de  le  falsifier  en  substituant ,  dans  le  Moni- 
teur, à  ces  mots:  La  sage  uniformité  de  vos 
lois,  ceux-ci  :  La  sage  uniformité  de  vos  me- 
sures, Fontanes  qui ,  d'une  position  irès-élevéc  et 
très  brillante ,  pouvait  tomber  dans  une  vie  d'in- 
digence et  de  proscription,  n'hésita  pas  :  dans  sa 
aénéreuse  indignation ,  il  exigea  impérieusement 
et  obtint  enfin  ua  erratum  dans  le  Moniteur, 
où  il  n'est  plus  question  que  des  leit ,  mais  non 
pas  des  mesur*s. 

Plus  tard ,  le  premier  consul  ne  lui  aurait  pas 
pardonné  une  telle  exigence.  Mais  il  était  encore 
mal  affermi  ;  il  était  même  ébranlé  par  cette  faute 
qui  était  plus  qu'un  crime.  Il  toléra  donc  celt» 
noble  résistance  qui  honore  Fontanes,  à  qui,  plus 
tard,  il  dit  un  jour  :  «  Vous  pensez  toujours  à  vo- 
tre duc  d'Enghien  ?»  A  quoi  il  répondit  admira- 
blement :  «  Mais  il  me  semble  que  l'empereur  y 
»  pense  autant  que  moi.  » 

Ce  qui  soutint  aussi  Fontanes,  et  ce  qui  le  sou- 
tint long-temps,  ce  fut  le  remarquable  talent  avec 
lequel,  dans  toutes  les  occasions  importantes ,  il 
parlait  de  l'empereur  et  à  l'empereur ,  dans  ces 
discours  presque  toujours,'peu  étendus  ,  mais  où 
chaque  mot  a  sa  valeur  et  sa  portée.  Aujourd'hui 
que  ces  circonstances  sont  loin ,  ils  semblent 
moins  reaarquables  ;  nais  il  y  joignait  à  une  pa- 
role si  nobU  et  si  digne  une  adresse  suprême. 


--  439 


Personne  n'a  su  et  senti  aussi  bien  la  vérité 
qu'il  pouvait  encore  dire.  li  l'environnait  de 
louanges,  même  de  flatteries  ;  mais  enfin  il  disait 
devant  ce  terrible  trône  ce  qui  pouvait  servir  la 
France  et  protéger  le  genre  humain.  Nous  le  re- 
marquions souvent  ;  et  nous  remarquions  aussi 
que,  devant  le  conquérant  toujours  plus  enivré, 
il  reculait  comme  l'Europe.  Mais  seulement  autant 
qu'il  était  nécessaire  ,  pas  un  pied  de  plus,  et  di- 
sant encore  quelque  vérité  utile  jusqu'au  moment 
où,  décidément  l'empereur  ne  voulut  plus  en  en- 
tendre aucune ,  et  ce  fut  alors  qu'il  commença  à 
être  perdu. 

Ce  fut  vers  ce  temps-là  que,  me  parlant  un 
jour  de  Napoléon  et  de  ses  fautes  toujours  plus 
aveugles  et  plus  évidentes,  il  me  dit  :  <  Diable  ! 
»  c'est  que  j'ai  avancé  à  cet  homme-là  beaucoup 
»  de  louanges.  —  Prenez-garde,  lui  répondii-je, 
»  il  pourrait  bien  vous  faire  banqueroute.  » 

Avant  cette  époque,  il  avait  été  nommé  par 
l'empereur  grand-maltre  de  l'Université ,  et  c'était 
un  excellent  choix  à  tous  égards.  Il  était  avanta- 
geux d'avoir  à  la  tête  de  cette  institution  un  homme 
aussi  distingué  et  qui,  en  même  temps,  ne  fût  pas 
assez  savant  pour  vouloir  que  tous  les  élèves 
le  fussent  trop,  et  pour  les  faire  ou  laisser 
•urcharger  d'études  tellement  multipliées  qu'à 
peine  tout  leur  temps  aurait  pu  y  suffire.  Il  savait 
que  ce  n'est  pas  tout  que  de  recevoir  l'instruc- 
tion, qu'il  faut  aussi  pouvoir  la  diriger,  et  qu'en 
cela  le  repos  même  aide  à  la  science.  Il  se  serait 
donc  opposé  à  cette  multiplicité  d'études;  il  se  se- 
raitsurtout  opposé  à  cette  exigence  toujouis  crois- 
sante des  examens  :  exigences  si  outrées,  et  com- 
posées de  tant  et  de  telles  questions,  que  si  le» 
juges  agissaient  à  la  rigueur,  personne  ne  serait 
reçu;  et  ces  juges  ont  raison  toutes  les  foi»  qu'ils 
suppléent  par  leur  indulgence  à  l'exorbilance  dei 
interrogats.  D'autant  plus  que  si  quelque  autorité 
lupérieure  arrivait  à  ces  examens ,  faisait  taire  les 
élèves  et  se  mettait  à  questionner  les  juges  sur  les 
plus  diflîciles  de  nombreuses  questions  qu'ils  adres- 
sent aux  jeunes  gens,  pas  un  de  ces  juges  ne 
pourrait  répondre  à  toutes,  et  pas  un  par  consé- 
quent ne  serait  recevable.  Ce  serait  une  excel- 
lente scène,  même  de  comédie. 

J'ai  connu  des  examinateurs,  et  de  très-forts, 
qui  convenaient  tout  bas  de  ce  fait  que  je  proclame 
tout  haut  pour  alléger,  s'il  est  possible.  Ici  tour- 
mens  de  la  jeunesse,  qu'on  écrase  véritablement 
d'études  souvent  inutiles ,  sans  en  avoir  pour  cela 
plus  de  savaos  vrais  et  capables. 

L'esprit  éminemment  juste  de  Fontanes  n'avait 
pas  permis  ces  exagérations,  et  l'on  ne  peut  ti'op 
•  louer  la  manière  éclairée  et  prudente  dont  il  adou- 
cit aussi  tant  qu'il  put  l'esprit  des  combats  et  le 
bruit  des  tambours,  dont  on  étourdissait  alors  les 
lycées. 

Cependant  le  moment  arriva  pour  Fontanes  où 
rhommc  de  qui  il  avait  dit  avec  tant  d'esprit  qu'il 
n'avait  détrôné  que  l'anarchie,  devint  incapa- 
ble de  supporter,  de  qui  que  ce  fût,  cl  même  de 
lui,  la  moindre  et  la  plus  juste  contradiction.  En 
1808  il  avait,  de  l'Espagne,  où  il  faisait  la  plus 
injuste  de  ses  guerres ,  jugé  à  propos  d'envoyer 
aii  corps  législatif  des  drapeaux  enlevés  aux  Espa- 
gnols. L'impéralrice,  qu'une  dOputalion  du  corps 
législatif  alla  remercier,  eut  le  malheur  de  répon- 
dre qu'elle  était  bien  aise  devoir  les  rfinéscnlans 


de  ta  nation.  Sans  doute  dans  une  monarchie 
bien  constituée  le  prince  est  aussi  le  représentant 
de  son  peuple,  et  peut-être  le  premier.  Mais  celte 
expression,  si  usitée  sous  la  convention,  était  con- 
sacrée pour  les  législateurs;  et  aujourd'hui  surtout 
personne  ne  soutiendra  qu'elle  ne  fût  pas  juste. 
Elle  indigna  Napoléon  qui  y  répondit  par  une 
note  qu'il  envoya  au  Moniteur,  et  où  il  déclarait 
que  les  membres  du  corps  législatif  n'étaient  que 
les  députés  des  départeinens.  Mais  cela  était  dit 
et  expliqué  avec  une  hauteur  et  une  violence  qui 
pouvait  être  bonne  dans  les  antichambre*  de  l'em- 
perenr,  mais  qui  était  plus  qu'étrange  dans  le  Mo- 
niteur ,  ne  fût-ce  qu'avec  les  députés  des  dé- 
partem«ns.  Fontanes,  la  seule  voix  du  corps 
législatif,  sentit  l'injure,  et  la  repoussa  avec  une 
courageuse  fermeté  et  une  mesure  merveilleuse. 
Quinze  jours  après,  ayant  à  répondre  aux  orateurs 
du  gouvernement,  il  ajouta  :  «  Mais  les  paroles  dont 
l'empereur  accompagae  l'envoi  de  ces  trophées 
méritent  une  attention  particulière.  Il  fait  partici- 
per «cet  honneur  les  collèges  électoraux;  il  ne  veut 
pas  BOUS  séparer  d'eux,  et  nous  l'en  remercions  : 
plus  le  corps  législatif  se  confondra  dans  le  peu- 
ple, plus  il  aura  de  véritable  lustre.  11  n'a  pas  be- 
soin de  distinction,  mais  d'estime  et  de  confiance. 
Oui ,  sans  doute,  il  aime  à  reconnaître  qu'il  n'est 
qu'une  émanation  de»  collèges  électoraux  répan- 
dus dans  les  cent  huit  départemens  de  ce  vaste 
empire  ;  il  est  fier  d'en  sortir  et  d'y  rentrer,  puis- 
qu'il peut  offrir  en  leur  nom,  sans  aucun  intérêt 
pour  lui-même  ,  l'hommage  de  trente  millions 
d'hommes  au  souverain  le  plus  digne  de  Ici  gou- 
verner. » 

Je  regarde  ce  peu  de  lignes  comme  un  chef- 
d'œuvre  d'éloquence  parlementaire.  Quelle  no- 
blesse exquise  !  quelle  fierté  modeste  !  quelle  hu- 
milité digne  !  Il  est  Impossible  de  mieux  répon. 
due,  et  personne  ne  le  sentit  autant  que  Napo- 
léon, qui,  huit  mois  après,  à  la  grande  surprise  de 
Fontanes,  le  mit  du  voyage  de  Fonlainebleau,  et 
lui  dit  dès  qu'il  put  être  seul  avec  lui  :  «  Il  y  a  long- 
temps que  je  vtus  beude...  vous  avei  dû  vous  en 
apercevoir.  J'avais  raison.  •  Fontanes  s'inclinait , 
feignant  de  ne  pas  comprendre.  «  Quoi  !  reprit 
Napoléon,  vous  m'avez  donné  un  soufflet  à  la  face 
de  l'Europe,  et  sans  que  je  pusse  m'en  fâcher  ! 
Mais  je  ne  vous  en  veux  plus,  c'est  fini.  » 

Cela  n'était  pas  fini.  Depuis  ce  jour.  Napoléon 
avait  senti  qu'il  y  avait  de  l'inconvénient  à  avoir  au 
corps  législatif  un  président  qui  le  défendait  si 
bien,  et  il  pensa  à  l'écarter.  Il  ne  le  put  pourtant 
d'abord  ;  car  cette  année,  1809,  Fontanes  fut  pré- 
senté par  ses  collègues  à  la  presque  uianimité. 
Mais  l'année  suivante,  il  le  nommt  sénateur  :  ce 
qui,  avec  la  grande  maîtrise  de  rUniversilé,  lui  as- 
surait une  existence  très  brillante  encore. 

Le  grand  maître  profila  de  celte  disgrSce  ornée 
pour  aller  plus  souvent  encore  dans  sa  retraite  de 
Courbevoie.  Il  y  reprit  le  goût  des  Ictue»,  et  c'est 
(le  I»  que  datent  plusieurs  de  ses  poésies  les  plus 
agréables  ;  mais  il  ne  publiait  rien,  et  même  il  ne 
pouvait  rien  publier.  Le  grand  maître  dr  l'Uni- 
versité ne  pouvait  pas  descendre  dans  l'arène.  On 
n'est  jamais  heureux  et  puissant  impunément,  et 
plusieurs  journaux  auraiint  éle  charmés  de  le 
traiter  comme  un  écolier.  t,'osl  un  peu  ce  qui  lui 
arriva  lorsque,  pluslard,  il  iloiiiia  son  ()<'''  sur  les 
tombeaux  de  St-Dcnis,  Elle  fut  très  mahguemeni 


critiquée  :  ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  y  ait  de 
belles  choses. 

Il  travaillait  aussi  à  sa  Grèce  sauvée;  il  en  avait 
plusieurs  chants  et  une  foule  de  fragmens;  il  di- 
sait si  souvent  qu'elle  était  finie  qu'il  lui  arriva 
presque  de  le  croire  lui-même.  Au  reste  ce  n'était 
pas  un  sujet  heureux.  La  délivrance  de  la  Grèce 
par  Thémistocle  est  trop  historique,  trop  connue, 
pour  prêter  ,  ce  me  semble,  à  un  poème.  Là  où 
l'histoire  est  belle  et  connue,  elle  repousse  touic» 
les  fictions.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  la  Pharsale. 
De  grandes  beautés  peuvent  sans  douta  encore 
s'attacher  à  de  tels  ouvrages,  mais  la  première  de 
toutes  dans  un  poème  ,  l'imagination ,  y  est  trop 
mal  à  l'aise  et  risque  d'y  être  mal  accueillie. 

Une  autre  raison  encore  pouvait  refroidir  Fon- 
tanes sur  la  Grèce  sauvée.  Il  l'avait  commencée 
avec  toutes  les  idées  qu'on  avait  sur  la  liberté 
vers  1787  et  1788  ;  mais,  vers  1795  et  17yi,  il 
s'était  passé  bien  des  choses  qui  avaient  refroidi 
beaucoup  de  gens  sur  la  liberté  ;  et  quoique  la  li- 
berté de  la  Grèce  sauvée  fût  la  meilleure  de  tou- 
les,  l'indépendance  d'un  peuple  se  défendant  con- 
tre l'invasion  d'un  auti-e  peuple,  cependant,  un  tel 
sujet  contenait  nécessairement  bien  des  choses  ré- 
publicaines qui  avaient  perdu  de  leur  attrait,  et 
qui  surtout  n'en  avaient  aucun  dans  une  républi- 
que à  la  manière  de  Napoléon.  Ces  motifs  suffisent 
peut-être,  même  sans  la  paresse  de  l'auteur,  poui- 
expUquer  comment  son  grand  poème  n'a  jamai* 
été  fini. 

Il  y  avait  dans  le  caractère  de  M.  Fontanes 
une  singularité  qui,  pour  n'avoir  pas  encore  été 
remarquée,  n'en  était  pas  moins  réelle.  Cet  hom- 
me, qui,  la  plume  à  la  main,  était  d'un  goût  si 
pur  et  quelquefois  si  sévère,  avait,  quand  il  était 
à  son  aise  et  avec  des  amis,  une  extrême  indépen- 
dance de  pensées  et  de  paroles.  Le  contraste  qui 
en  résultait  était  plein  de  surprise  et  même  de 
charme;  alors  il  aimait  à  sortir  des  opinions  litté- 
raires reçues.  Beaumarchais  et  Picard  lui  inspi- 
raient une  très  haute  admiration.  Et  puis,  dès 
qu'il  écrivait,  il  reprenait  d'autres  idoles  et  ren- 
trait dans  un  goût  plus  exclusif;  et  ce  qu'il  y  a  de 
remarquable,  c'est  que  ce  qu'il  disait  et  écrivait, 
il  le  pensait,  quand  il  l'écriTail  et  le  disait  Peu 
d'hommes  ont  eu  une  conversation  plus  aiiim,ie 
et  plus  brillante  que  Fomtanes  ;  mais  aussi  quand 
on  l'ennuyait,  il  avait  bien  envie  de  le  dire,  et  du 
moins  alors,  en  écoutant  un  importun,  il  frottait 
ses  mains  l'une  contre  l'autre  d'une  tianièrc  qui 
divertissait  beaucoup  les  personnes  qui  etiiemt 
au  fait. 

Un  peu  inégal  dans  son  caractère,  t.intôl  froi.î, 
tiuitôl  li-ès  ouvert,  il  se  livrait  ou  se  refusait  à  la 
même  personne,  tour  à  tour  élonnée  de  m  con- 
fiance cl  de  sa  réserve.  Il  éiaii  d'ailleurs  plein  de 
mois  ou  d'anecdotes  qu'il  racontait  et  choisis- 
sait Uès  bien.  En  voici  une  que  je  tiens  de  lui- 
même,  et  que  je  n'ai  vue  nulle  paît  : 

Dans  ma  jeunesse,  me  dit-il,  je  fus  un  jour  au 
parterre  de  la  Comcdie-Française  voir  une  pre- 
mière représentation.  Peu  avant  (jue  la  toile  se 
levât,  un  jeune  homme  dans  le  parterre  demanda 
à  pai-ler,  et  l'on  fit  sur  le  champ  silence.  Ce  jeune 
homme  éiail  asseï  près  de  moi,  et  je  le  reconnus 
d'abord  (c'était  CiU.ert)  :  <.  Messieurs,  dii-il.  pre- 
nez garde,  cl  so>ez  justes;  la  pièce  qu'on  va  \<h\s 
domicr  est  de  La  Ilaipe:  si  c'est  médiocre,  il  faut 


440  — 


nppliiudir.  »  Un  rire  et  des  applaudissemens  uni- 
versels acciit'illirent  cette  épigramme,  la  meilleure 
certainement  et  la  plus  gaie  que  Gilbert  ait  jamais 
faite. 

A  tous  ces  agrémens,  Fontanesjoignaitle  mérite 
plus  soîiiie  (lY'tre  extrêmement  loyal  et  obligeant, 
l'eu  ({'bommes  ont  rendu  plus  de  services  et  avec 
plus  (le  plaisir. 

Cependant  les  entreprises  imprudentes  de  Na- 
poléon portaient  leur  fruit.  La  guerre  de  Russie  y 
mit  le  comble.  Au\  miracles  qu'a  faits  Bonaparte, 
il  faut  en  ajouter  un,  que  la  fortune  a  opéré  pour 
lui  :  c'est  l'oubli  qu'ont  fait  ceux  qui  l'admirent 
tint,  des  désastres  qu'il  amena  obstinément  sur  la 
France ,  après  en  avoir  perdu  la  plus  brillante 
et  la  plus  héroïque  armée.  Rejeté  sur  le 
Rhin  ,  et  ne  voulant  jamais  traiter,  il  le  fut 
enfin  sur  Paris  qu'il  perdit,  et  fut  obligé  d'abdi- 
quer à  Fontainebleau.  Fontanes,  qui,  en  1813,  au 
nom  du  sénat,  lui  avait  encore  prêché  respec- 
tueusement la  paix,  avait,  en  1814,  été  obligé  de 
signer  la  déchéance. 

Dans  le  premier  discours  qu'au  nom  de  l'Uni- 
versité il  eut  à  prononcer  devant  Louis  XVIII,  il 
dit  ces  mots  remarquables  :  «  L'auteur  de  Télé- 
nmaque  et  Massillon  prêchaient  éloquemment 
)>{à  la  jeunesse)  ce  que  l'université  était  obligée  de 
«taire  devant  le  génie  des  conquêtes,  impatient  de 
«tout  perdre  et  de  se  perdre  lui-même  dans  l'excès 
).de  sa  propre  ambition.  «Napoléon  eut  sans  doute 
connaissance  de  ce  mot:  il  fut  plus  blessés  encore, 
quand,  aux  Cent-Jours,  Fontanes,  malgré  quel- 
ques insinuations  ,  refusa  de  se  présenter ,  et 
même  s'éloigna  quelque  temps  de  Paris.  Il  faut 
qu'il  l'iiit  été  beaucoup,  si  en  efl'et,  quand  il  eut 
quitté  Paris,  il  dit,  comme  on  l'assura  à  M.  de 
Fontanes,  de  qui  je  le  tiens  :  «  J'ai  oublié,  avant 
-de  partij- de  Paris,  de  faire  fusiller  Tallcyrand 
»et  Fontanes.  « 

Une  faut  pas  croire  cependant  que  Fontanes 
n'eût  pas  été  très  dévoué  à  Bonaparte.  Sansdoute, 
en  1791,  il  avait  vu  avec  regret  tomber  la  bran- 
che de  nos  rois,  et  il  avait  conservé  pour  elle  un 
regret  respectueux;  mais,  il  faut  bien  l'avouer,  il 
y  avait  très  peu  d'hommes  en  France  qui  pensas- 
sent sérieusement  au  retour  des  princes  exilés,  et 
qui,  après  la  terreur  et  le  directoire,  n'eussent 
pas,  comme  l'Europe,  reconnu  le  pouvoir  de  Na- 
poléon ;  Fontanes  n'étuit  pas  de  ces  hommes  là. 
Attaché  avant  tout  au  bon  ordre,  il  aimait  en  Na- 
poléon celui  qui  l'avait  rétabli  ;  il  en  aimait  aussi 
la  gloire,  toujours  si  agréable  aux  âmes  poétiques; 
et  d'ailleurs,  comblé  de  ses  bienfaits,  il  lui  était 
vraiment  attaché,  comme  le  prouvent  les  conseils 
qu'il  risqua  souvent  de  lui  faire  entendre  pour  le 
sauver.  Il  fallut  les  folies  de  Napoléon  pour  dé- 
goûter de  lui-même  et  pour  forcer  les  Français  à 
choisir  entre  la  France  et  lui  :  il  n'y  avait  plus  à 
hésiter.  Mais  il  est  certain  que  Fontanes  avait  été 
long-temps  très  dévoué  à  Napoléon. 

La  dynastie  de  retour  n'en  douta  pas.  Dès 
qu'elle  avait  reparu,  Fontanes  avait  cru  remarquer 
qu'on  n'était  pastrès  accueillant  pour  lui,  et  que 
peut-être  on  lui  savait  mauvais  gré.  dans  les  dis- 
cours qui  l'avaient  tant  honoré,  des  concessions 
'1"  'I  avait  été  obligé  de  faire  à  la  puissance  exis- 
tante pour  pouvoir  les  prononcer.  C'est  là  un 
ion  qui  est  trop  fréqu^.t.  de  he  pas  savoir  tenir 
compte,  lorsque  l'advcrvu. 'A' est  loin  et  le  danger 


passé,  des  ser\ices  qu'un  homme  a  rendus  à  la 
chose  publique,  en  ménageant  ces  adversaires,  et 
en  éloignant  ce  danger. 

Le  8  février  1814,  l'abbé  Monlesquiou,  qui 
aurait  mieux  fait  de  surveiller  l'île  de  Uhé  et  les 
côtes  de  Provence,  proposa  et  fit  signer  à 
Louis  XVIII  une  ordonnance  d'organisation  pour 
l'Université,  où  il  n'y  avait  plus  de  place  pour  le 
grand-maître.  Trois  jours  après  la  publication  de 
cette  ordonnance,  le  3  mars.  Napoléon  débar- 
quait à  Cannes. 

De  retour  à  Paris,  Napoléon,  alors  peu  dilhcile 
sur  les  fidélités,  aurait  volontiers  reçu  Fontanes 
qui  pouvait  être  mécontent  et  à  qui  quelques  ou- 
vertures furent  faites.  Quoique  très  admirateur 
de  ce  dernier  haut  fait  de  Napoléon,  il  refusa 
formellement  de  le  reconnaître  ;  il  s'éloigna  même 
pendant  quelque  temps  de  Paris,  et  alla  en  Nor- 
mandie visiter  son  ancien  ami,  M.  de  Boisjolin. 
Au  second  retour  de  Louis  XVIII,  il  alla  le  saluer 
à  Saint-Denis ,  et  fut  bien  accueilli.  Il  fut  nommé 
ministre  d'état  et  reçut  quelques  autres  favem-s 
qui  étaient  loin  de  remplacer  les  deux  brillantes 
positions  qu'il  avait  perdues.  Il  ne  demanda  rien, 
et  même  il  risqua  de  déplaire  en  votant,  non 
pour  absoudre,  mais  pom-  épargner  le  maréchal 
Ney  et  ses  lauriers.  Du  reste,  il  garda  à  la  cham- 
bre des  pairs  une  attitude  intermédiaire,  allant 
toujours  au  secours  des  plus  faibles,  eflrayécomme 
bien  d'autre  des  progrès  du  libéralisme,  et  cher- 
chant plusisurs  fois  à  faire  modifier  la  loi  des 
élections. 

En  1819,  il  éprouva  un  malheur  crueL  Un  très 
jeune  homme  qu'il  chérissait  comme  un  père  suc- 
comba dans  un  duel  et  fut  rapporté  mourant  chez 
Im,  le  jour  et  presque  au  moment  où  un  bal  allait 
commencer.  Il  dévora  cette  amère  douleur  et 
chercha  à  s'en  distraire  par  la  littérature. 

Vers  ce  temps,  il  apprit  que  VEssal  sur  l'Hom- 
me,  traduit  autrefois  par  Delille,  allait  paraître. 
Cette  nouvelle  le  rappela  à  sa  propre  traduction, 
et  1  engagea  à  la  revoir  de  fond  en  comble,  et  à  la 
publier  de  nouveau,  et,  s'il  était  possible,  avant 
celle  de  Delille.  Tout  en  s'occupant  de  ce  travail, 
d  aimait  a  revoir  ses  amis,  et  même  plusieurs  de 
ses  anciens  collègues  :  je  fus  un  de  ces  derniers, 
et  je  le  voyais  avec  d'autant  plus  de  plaisir  qu'il 
avait  toujours  été  très  bon  pour  moi,  et  même 
pour  mes  ouvrages.  Son  impression  avançait,  et  il 
y  mettait  presque  un  intérêt  de  jeune  'homme, 
quand,  en  mars  1821,  au  moment  même  où  l'ou- 
vrage allait  finir,  il  fut  pris  d'un  attaque  dégoutte 
qui  enleva  h  sa  famille  et  à  son  pays  cet  homme 
dont  on  n'a  pas  à  citer  une  mauvaise  action,  et 
dont  on  peut  citer  tant  de  nobles  traits  et  de  beaux 
ouvrages. 

L'édition  des  OEuvres  de  Fontanes,  dirigée  par 
M.  de  Sainte-Beuve,  est  parfaitemeiit  (onçue.  Les 
notices  qui  la  précèdent  sont  précédées  elles- 
mêmes  par  une  très  éloquente  lettre  de  M.  de 
Chateaubriand,  le  premier  nom  de  notre  littéra- 
ture et  elle  est  digne  de  lui.  Enlisant  les  nobles  et 
touchans  témoignages  deson  amitié  pour  Fontanes, 
on  espère  que,  quoi  qu'il  en  dise,  il  vivra  long- 
temps encore  pour  sa  gloire  et  celle  de  son  pays. 

Le  recueil  des  œuvres  commence  par  ces  beaux 
poèmes  dont  j'ai  déjà  parlé,  depuis  la  Forôt  de 
A ««(//É  jusqu'au  Jour  des  morts; puis  viennent 
les  odes,  et  à  leur  totc  celle  sur  la  Mort  dudnc 


d'Enghien.  Aujourd'hui  qu'on  est  libre  de  tout 
dire  sur  cela,  elle  peut  ne  pas  paraître  asseï  éner- 
gique ;  mais  faite  sous  Napoléon,  et  pouvant  être 
connue  par  lui,  c'est  à  la  fois  une  belle  action  et 
un  bon  ouvrage.  Après  et  avec  plusieurs  odes 
très  élevées,  il  y  en  a  quelques-unes  d'un  ton  plus 
tempéré,  et  on  y  remarque  souvent  une  grâce  sin- 
gulière. Elles  rappellent  quelquefois  par  leur  ton 
les  odes  morales  d'Horace.  Il  y  en  a  une  entre  au- 
tres, sur  la  vieillesse,  qui  est  d'une  douceur  et 
d'une  suavité  remarquables.  Ces  odes  sont  le 
reste  de  beaucoup  d'autres,  divisées  en  quatre  li- 
vres qui  paraissent  perdus  :  et  elles  les  font  regret- 
ter. 

Vient  ensuite  la  Maison  rustique,  poème  qui 
n'est  autre  chose  que  le  poème  du  Verger,  déve- 
loppé en  trois  chants.  Ce  nouveau  poème,  plein 
d'heureux  détails,  a  gagné  autant  en  mérite  qu'en 
étendue. 

Les  amis  des  lettres  liront  ensuite  avec  intérêt 
trois  chants  et  plusieurs  fragmens  de  la  Grèce- 
sauvée.  Il  y  a  de  très  belles  choses  et  un  rare 
talent  de  versification.  Ce  qui  me  paraît  le  mieux 
est  la  descente  de  Thémistocle  aux  enfers;  on  y 
trouve  une  foule  de  vers  énergiques,  tels  que 
ceux-ci  ; 

Les  crimes  que  souvent  admira  l'unîveM, 

El  que  de  faux  dehors  l'honneur  avait  couverts. 

Ici,  dans  le  miroirde  la  vérité  sainte , 

Montrent  leur  Trunt  hideui  qu'avait  masqué  la  crainte; 

L'eoTer  les  a  conçus .  et  frémit  de  les  voir. 

Parmi  les  poésies  diverses,  on  remarquera  sur- 
tout une  Epttre  à  Ducis,  le  Discours  sur  l'Edit 
en  faveur  des  protestans,  et  une  des  choses  les 
plus  faciles  et  les  plus  élégantes  qu'il  ait  écrites, 
YEpitre  à  Boisjolin,  l'élégant  traducteur  de  la 
Forît  de  Windsor.  Il  lui  reproche  avecgrâce  un 
défaut  dont  il  s'accuse  lui-même  :  la  paresse,  que 
M.  Boisjolin  se  reprocherait  aussi,  si  tant  de  fonc- 
tions diplomatiques,  tribunitiennes  et  administra- 
tives n'avaient  pas  occupé  sa  vie  de  travaux  asseï 
mal  reconnus. 

Après  ce  premier  volume,  si  plein  et  si  curieux, 
le  second  commence  par  \'Essai  sur  l'homme, 
presque  entièrement  refait  par  Fontanes,  et  digne 
à  présent  de  son  excellente  introduction. 

Ce  poème  est  suivi  de  pièces  de  littérature, 
parmi  lesquelles  on  n'a  eu  garde  d'oublier  l'Eloge 
de  Washington,  et  de  plusieurs  morceaux  de 
critique  sur  Thomas,  sur  la  littérature  de  ma- 
dame de  Staél,  sur  le  Génie  du  Christianis- 
me, etc.  ;  je  n'hésite  pas  à  dire  que  ces  morceaux 
de  critique,  où  Fontanes  excellait,  me  paraissent 
une  des  parties  les  plus  parfaites  de  cette  collec- 
tion. Malheureusement  ces  morceaux  sont  ici  peu 
nombreux,  et  pourraient  l'être  dix  fois  davantage  : 
ce  qui  serait  d'autant  plus  précieux  qu'ils  feraient 
un  contraste  heureux  avec  le  ton  un  peu  solennel 
de  plusieurs  autres  ouvrages  de  Fontanes.  Cette 
omission  me  paraît  regrettable  ;  car  des  articles 
critiques  bien  faits  me  semblent  un  des  livres  les 
plus  agréables  à  lire.  Tels  sont  les  articles  de  M. 
de  Feletz,  qui,  réunis  en  six  volumes,  font  une 
collection  charmante  par  l'esprit  et  la  grâce  qui 
s'y  mêlent  à  l'instruction.  Eh  bien  !  c'est  M.  de 
Feletz  lui-même  qui  a  dit  que  les  articles  de  Fon- 
tanes avaient  quelque  chose  de  plus  fin  et  de  plus  ' 
fort  que  ceux  de  La  Harpe;  et  cela  est  très  vrfiî. 
k  sais  qu«  M)  Sain>e-Beure  ne  voulant,  d'après  da 


i-  ■ 


~  Ml  — 


sages  conseils,  faire  que  deux  volumes,  a  dû  se 
borner;  et  son  édition,  telle  qu'elle  est,  comme  je 
l'ai  dit,  est  excellente;  mais  quand  elle  sera  ré- 
pandue autant  qu'elle  doit  l'être,  qui  empêcherait 
de  recueillir  en  un  troisième  volume  les  articles 
de  critique  laissés  de  côté  ?  et  quel  acquéreur  des 
deux  précédens  voudrait  se  priver  de  celui-là  ? 

Le  reste  du  volume  est  rempli  de  discours  po- 
litiques, universitaires  et  académiques  de  Fonta- 
nes.  Les  premiers  sont  les  plus  frappans,  surtout 
pour  les  lecteurs  qui  se  rappelleront  dans  quelles 
entraves  et  parmi  quels  dangers  l'orateur  était 
obligé  de  marcher.  Plusieurs  de  ces  discours  sont, 
comme  celui  dont  j'ai  cité  un  fragment,  des  chefs- 
d'œuvre  d'adresse  et  de  mesure,  et  tous  sont 
écrits  avec  un  goût  et  une  élégance  remarquables. 

Telle  est  cette  édition,  que  tout  ami  des  lettres 
voudra  avoir  dans  sa  bibliothèque.  La  collection 
des  œuvres  d'un  homme  tel  que  Fontanes  présente 
des  leçons  et  des  exemples  de  toute  espèce,  et  on 
peut  dire  d'elle  ce  que  nous  disons  des  œuvres 
elles-mêmes. 

Cet  article,  tout  étendu  qu'il  est,  ne  serait  pas 
complet  si  je  n'y  joignais  pas  quelques  citations. 
Je  donnerais  ici  les  mélodieuses  stances  sur  les 
Martyrs,  si  elles  n'étaient  pas  comme  elles  mé- 
ritent de  l'être,  partout.  Voici  un  morceau  moins 
connu  ;  il  est  tirédu  Vieux  Château,  et  Fontanes 
vient  de  parler  du  Poussin  et  du  grand  Corneille  : 

Que  ne  puis-je  habiter  jusqu'à  ma  dernière  heure 
Les  poétiques  bords  illustrés  par  tous  deui; 
Et  quej'y  sois  paisible  encor  plus  que  fameui... , 
Mes  vers  les  chanteront.  S'il  faut  quej'y  succombe, 
Sur  ce  château  délruit  qu'on  m'élève  une  tombe. 
'  Une  charra^inteféc  y  viendra  quelquefois... 
Dans  les  nuits  de  l'été  tdire  entendre  sa  voix. 
D'un  myrte  ou  d'un  rosier,  sa  féconde  baguette 
Ornera  tout  à  coup  le  cercueil  du  poète. 
Mon  ombre  se  réveille  et  la  suit  dans  les  airs  : 
J'ose,  j'ose  espérer  que  pour  prii  de  ces  vers 
Où.  suivant  au  hasard  ma  vague  rêverie. 
J'ai  rendu  quelque  gloire  à  l'antique  féerie , 
Ces  fantômes  brillans.  hôles  légers  du  ciel , 
Ces  heureux  farfadets,  compagnons  d'Ariel, 
Et  tous  les  enchanteurs,  Prospéro ,  Mélusine, 
Artus  avec  Merlin.  Urgandc  avec  Aldne  , 
M'accueilleroni  unjour  dans  leurs  palais  mouvans, 
Au  milieu  des  éclairs,  des  vapeurs  et  des  vents. 
Tantôt ,  de  ce  nuage  obscurcissant  ma  téic  , 
Je  veui  jouer,  rouler,  gronder  dans  la  tempête  ; 
Et  tantôt,  déployant  les  plus  riches  couleurs  , 
Mes  ailes  doucement  glisseront  sur  les  fleurs. 
D'un  héros  vertueux  gémissant  dans  les  chaînes , 
Mon  invincible  voix  consolera  les  peines  ; 
Aux  vieillards  fatiguésj'irai  tendre  lu  main  , 
Aux  voyageurs  errans  indiquer  le  chemin  ; 
Une  jeune  beauté,  d'elle  seule  ignorée  , 
Par  un  souffle  amoureux  tout  à  coup  emeurée  , 
■Va  d'un  trouble  inconnu  rougir  innocemment, 
El  paraîtra  plus  belle  aux  yeux  de  son  amant. 
D'autres  fois,  présidant  au  plus  tendre  délire  , 
D'un  troubadour  aimé  j'animerai  la  lyre  ; 
Je  dicterai  ses  chants.  Le  soir,  vers  mon  tombeau  , 
Un  charme  conduira  leslillesdu  hameau  ; 
Je  reverrai   leurs  jeux,  leurs  amours  et  leurs  danses. 
Mon  urne  frémira  sous  leurs  douces  cadences  ; 
Je  tromperai  la  mort  ;  et  ces  lieux  tant  aimés , 
Ces  lieux  où  reviendront  mes  mânes  ranimés, 
Vont  inspirer  encore,  à  monûme  ravie. 
Toutes  les  pissions  qui  cliarniércnt  ma  vie. 

Au  total,  celte  collcct  ion  abonde  en  ridicsses 
poétiques  et  littéraires,  li lie  paraît  un  pini  tard, 
ttans  ui»  sitclc  Où  la  mOinoiie  csl  si  conr»«  «l  où 


les  renommées  sont  si  pressées  ;  mais  quel  homme 
de  goût  ne  voudra  connaître  cette  première 
réunion  des  œuvres  d'un  des  plus  nobles  génies 
de  la  France?  Les  œuvres  d'un  auteur  sont  la 
continuation  de  sa  vie,  et  les  principes  de  goût, 
de  morale,  d'honneur  qui  animèrent  toujours 
Fontanes,  revivent  dans  les  belles  et  éloquentes 
pages  qu'il  a  écrites. 

Comme  homme  politique,  Fontanes,  appelé 
auprès  du  prince  le  plus  puissant  et  le  plus  ora- 
geux, a  rempli  un  rôle  à  jamais  honorable.  11 
était  aisé  de  blâmer  de  loin  l'empereur  ;  il  j  avait 
bien  plus  de  courage  à  montrer  devant  lui  une 
opinion  opposée.  C'est  ce  que  Fontanes  lit  plu- 
sieurs fois,  et  parliculièrement  dans  l'occasion  la 
plus  décisive  et  la  plus  dangereuse.  11  résista  de- 
vant un  crime  accompli  ;  et  lui,  qui  était  l'homme 
de  la  parole,  il  le  flétrit  de  son  silence.  L'histoire 
lui  doit  cet  éloge,  qu'il  fut  presque  le  seul  à  la 
cour  de  Napoléon  qui  osât  dire  la  vérité,  et  il  l'a 
dite  tant  qu'on  voulut  l'entendre.  Sa  fortune, 
presque  toute  en  places,  fut  souvent  risquée  par 
lui  pour  une  telle  cause  ;  et,  président  d'un  corps 
insulté  par  l'empereur,  il  osa  répondre  à  l'empe- 
reur, et  répondit  admirablement.  Sans  doute  pour 
avoir  résisté  à  de  tels  orages,  pour  n'y  avoir 
point  péri,  il  a  fallu  beaucoup  d'adresse  et  de 
mesure.  Mais  loin  que  ce  soit  pour  lui  un  tort, 
c'est  un  mérite  de  plus. 

Comme  écrivain,  comme  poète,  comme  critique, 
Fontanes  a  déployé  un  talent  rare,  un  peu  sévère 
quelquefois,  mais  si  pur,  si  adouci  ailleurs  par  des 
teintes  charmantes,  et  si  éclatant  d'une  éloquence 
élevée,  harmonieuse!  Je  suis  franc,  je  désirerais 
quelquefois  dans  son  style  un  peu  plus  de  ces 
éclairs  qui  scintillaient  dans  sa  conversation.  Mais 
avec  cette  liberté  aventureuse,  il  aurait  perdu 
quelque  chose  de  cette  pureté  exquise  de  fond  et 
de  style,  dont  il  était  l'admirable  et  peut-être  le 
dernier  représentant.  Je  crains  qu'il  ne  reste 
long-temps  le  grand-muHre  de  l' Lniversité. 
Oui,  comme  sa  vie,  ses  livres,  si  intéressans  d'ail- 
Icui's,  seront  utiles  après  lui.  Veut-on  connaître 
le  moyen  de  vivre  à  la  cour  la  plus  difficile,  eu  ne 
manquant  ni  à  la  vérité  ni  à  soi-même  ':•  il  faut 
étudier  sa  vie.  Veut -on  se  pénétrer  de  l'heureux 
mélange  du  talent  et  du  goût?  il  faut  lire  ses 
ouvrages. 

Le  Baron  Creuzé  de  Lesser. 

(La  France  tiltérairc). 


La  famille  du  colonel  Vergières  passait  la  belle 
saison  à  la  campagne.  Colle  famille  se  composait 
de  la  nièce  ducoloncl,  Ebse,  jeune  femme  ardente 
cl  vive,  mariée  depuis  peu  à  un  propriétaire  âgé 
d'environ  trente-cinq  ans,  de  ce  même  proprié- 
taire, et  do  M.  Polydoi-e  Norbier,  ami  do  la  mai- 
son. Los  journées  (pil  oompo.soiula  bollo  saison  no 
sont  pas  toutes  oxartomont  belles,  il  ouest  beau- 
coup où  pour  courir  dans  les  champs  on  aurait  bo- 
•soi  11,  comme  à  Paris,  d'une  oiladine;  ces  juur- 
noos  11  fall.iii  les  passer  au  salon  ,  non  pas  au  coin 
(lu  feu  ,  mais  au  coin  de  la  table  à  jeu  du  oolouol, 
(|iil  i hérissait  le  vvliisi.  Quand  le  ciel  était  pur.  le 
bcau-pùc  cl  le  gendre  pai  coUraiant  lotir  propf iciiî 


pour  décider,  une  centième  fois ,  des  améliora- 
tions dont  elle  était  susceptible.  Pendant  ce  temps 
Elise  allait  se  promener  au  milieu  des  prés  et  au 
bord  des  ruisseaux,  avec  M.  Polydore. 

Leur  conversation  devait  être  bien  intéressante, 
car  toutes  les  fois  que  le  temps  s'opposait  à  la  pro- 
menade accoutumée.  Elise  manifestait  une  mau- 
vaise humeur  non  équivoque;  elle  regrettait  Paris 
et  donnait  des  conseils  à  son  oncle  pendant  qu'il 
jouait  au  whist,  ce  qui  était  la  manière  la  plus  sûre 
de  le  mettre  de  mauvaise  humeur.  Or,  il  arriva 
qu'un  jour,  pendant  que  la  pluie  clapotait  sur  les 
arbres  du  parc,  Elise,  plus  impaiientée  que  de 
coutume,  s'opposa  à  ce  que  l'on  prit  les  cartes- 
elle  déclara  que  la  vue  des  piques  lui  perçait  le 
cœuret  queréternelle  répéliiion  du  mut.  trie  la 
faisait  tomber  en  syncope  ;  elle  demanda  comme 
une  grâce  qu'on  voulût  bien  ne  pas  jouer  pour 
cette  fois,  \arions  nos  plaisirs,  dit-elle  à  son  oncle 
on  le  caressant  ;  tenez  :  il  y  a  mille  autres  moyens 
de  nous  distraire.  Si  vous  nous  racontiez  vos  cam- 
pagnes ? 

—  Tu  les  sais  par  cœur,  répondit  le  colonel 
d'un  ton  moitié  en  colère,  moitié  désarmé. 

—  Vos  aventures  ? 

—  Elles  sont  dans  mes  étals  de  services  ;  blessé 
à  Wagram,  blessé  à  Austerlitz,  laissé  pour  mort  à 
Waterloo ,  voilà  mes  aventures  ! 

—  Vous  ne  me  ferez  pas  croire ,  mon  oncle , 
que  votre  vie  n'est  qu'une  blessure  perpétuelle. 
Vous  avez  été  proscrit  après  la  restauration;  je 
parie  qu'on  vous  a  sauvé  la  vie  au  moins  une  fois. 
Cela  arrive  à  tous  les  proscrits, 

—  C'est  vrai  !  un  homme  m'a  sauvé  la  Tie ,  re- 
prit le  colonel  dont  un  souvenir  lointain  venait  de 
traverser  l'esprit. 

—  Je  vous  ea  prie ,  mon  oncle,  raconiei-nous 
cette  histoire  ? 

—  Tu  nous  permettras  après  cela  de  conliouer 
notre  partie? 

—  C'est  convenu. 

—  Eh  bien!  écoutez.  Après  les  cent  jours, 
poursuivi  pour  crime  de  bonapartisme,  je  m'éuis 
réfugié  au  milieu  des  forêts  de  la  Corse.  Je  com- 
mandais une  troupe  de  partisans  qui  tenaient  en- 
core la  campagne  pour  l'empereur;  le  comman- 
dant de  la  division  emplovitiiious  les  moyens  bons 
ou  mauvais  pour  se  défaire  de  moi.  Il  était  fortin- 
diflërent  à  ce  galant  homme  que  le  sort  de  la  guerre 
ou  la  trahison  me  nu't  en  son  |)ouvoir,  .\  l'avan- 
tage reconnu  dune  force  armée  supérieure,  il 
ajoutait  les  chances  de  l'assassinat,  et  chaque 
jour  à  son  plan  de  campagne  il  joignait  un  petit 
complot  contre  ma  personne.  Cette  guerre  fût 
devenue  très  dangereuse  pour  moi .  si  mon  adver- 
saire eût  trouvé  un  homme  assi-z  hardi  pour  m'at- 
laquer  face  à  face.  Ueurou.soment  nul  n'osaii  le 
tenter.  J'étais  sûr  de  mes  soldaLs.  Leur  bravoure , 
leur  fidélité  m'étaient  acquises  sans  réserve,  et  mon 
nom  imposait  aux  plus  audacieux. 

Parmi  les  retraites  que  j'avais  su  me  ménager 
dans  le  pays,  on  avait  désigné  au  commandant  la 
cabane  de  Cosciuito.  Située  au  centre  du  Fiu- 
uiorbo,  en  rase  campagne ,  à  l'aliri  do  toute  sur- 
pri.so,  ot  dominant  les  environs,  c'était  à  la  fois 
un  lieu  de  rolugo  ot  de  raliiemoiii.  Cosriulio  était 
bien  le  vériiablo  t\pe  de  Ihommo  sans  frein.  Au- 
dacieux à  l'oxcès ,  doué  d'une  force  et  «l'une 
aiiriiii  iuci-oyabks ,  liisouticu-î  du  daiiger,  et  U 


—  ut  ^ 


bravant  sans  rdilexion,  il  était  sans  remords  et 
sans  crainte.  Cosciutto,  redouté  de  tous  ses  voi- 
sins, vivait  dans  l'isolement,  et  tenait  une  espèce 
d'aulicr^'C  pour  mes  partisans  et  pour  moi.  La  cui- 
sine du  scélérat  était  délicieuse,  et  pour  nous,  que 
la  guerre  avait  rendus  peu  dilTicilcs,  les  repas  pris 
rlur,  lui  ressemblaient  à  de  véritables  fêtes  gastro- 
nomiqui's. 

Le  plus  poétique  des  brigands  avait  la  plus  ra- 
vissante femme  que  j'aie  rencontrée  de  ma  vie. 
Gianna  était  bien  la  Heur  de  la  Corse.  Un  teint 
d'un  brun  pâle,  des  yeux  de  jais  qui  regardaient 
avec  (les  llammes ,  un  sein  de  marbre  aux  volup- 
tueux contours,  un  pied  qu'aurait  envié  une  An- 
dalouse ,  et  avec  tous  ces  trésors  elle  avait  une 
co<iuctterie  instinctive  de  manières  agaçantes  di- 
gne tout  à  fait  d'une  Parisienne  à  la  mode.  En  ce 
moment,  II.  Polydore  regarda  Elise  qui  baissa  les 
ycax. 

Il  me  siérait  mal  d'insister  sur  les  sentimcns  que 
Gianna  paraissait  avoir  conçus  pourmoi.  Toujours 
est-il  que  je  pouvais  conq)ter  sur  l'entier  dévoû- 
ment  de  la  jeune  femme,  et  que  plusieurs  fois  elle 
s'exposa  pour  m'étre  utile. 

Vous  voyez  que ,  sans  compter  l'héroïne ,  la 
police  qui  me  poursuivait  pouvait  croire  raison- 
nablement avoir  trouvé  dans  Cosciutto  un  person- 
nage bien  noir  pour  le  mélodrame  qu'elle  montait 
à  mon  intention.  La  police  compte  toujours  sur 
les  femmes,  et  la  réputation  de  Cosciutto  autori- 
sait toutes  les  espérances  et  toutes  lessuppositions. 
11  restait  à  mes  ennemis  à  créer  un  traître,  pcr- 
tonnage  obligé,  trop  malbeureusement  facile  à  dé- 
couvrir pour  un  ennemi  puissant.  La  police  dressa 
ses  batteries  de  ce  côté  ;  on  épia  les  liaisons  de 
Cosciutto,  et  des  recherche  s  patientes  firent  dé- 
couvrir qu'un  habitant  de  la  vallée  était  le  com- 
père et  l'ami  intime  da  bandit.  Ils  pouvaient  exi- 
ger l'un  de  l'autre  les  plus  grands  services  sans 
crainte  de  refus. 

Il  ne  fut  pas  difficile  de  gagner  l'ami  de  Cos- 
ciulto.  C'était  un  homme  assez  vil  pour  conseiller 
un  crime,  trop  lâche  pour  l'exécuter.  Après  avoir 
concluson  marché  et  promis  de  me  hvrer  mort  ou 
vif  au  gouverneur,  le  négociateur  se  rendit  chez 
Cosciutto.  Vers  le  soir,  il  était  à  peu  de  distance 
de  la  cabane.  C'était  une  triste  et  sombre  soirée  : 
l'orage  se  formait  dans  le  sud  ;  un  vent  froid  cour- 
bait la  cime  des  châtaigniers,  et  les  éclairs  illumi- 
naient le  cours  duFiumorbo.  Gianna  préparait  le 
souper  du  bandit,  causant  avec  lui  de  la  guerre  ; 
et  mon  nom  revenait  souvent  dans  leurs  discours. 
Quand  la  cheville  de  bois  heurta  les  solives  de 
la  porte,  Cosciutto  courut  à  son  mousquet  et  cria 
qui  vive!  comme  une  sentinelle  surprise  dans  un 
poste  avancé. 

—  Ouvrez,  Cosciutto!  dit  le  tialtrc,  c'est  moi, 
votre  compère;  ne  reconnaissez-vous  donc  plus 
ma  voiv? 

—  Dieu  vous  garde,  compère,  dit  Cosciutto  en 
ouvrant,  soyez  le  bien-venu. 

L'accueil  le  plus  franc,  l'hospitalité  la  plus  cor- 
diale, furent  prodigués  au  misérable.  On  servit  le 
souper.  Gianna  en  fit  les  honneurs  avec  sa  grâce 
naïve,  et,  selon  la  vieille  coutume,  on  ne  s'em- 
pressa pas  d'interroger  l'hôte  sur  le  motif  de  sa 
visite.  Après  le  repas,  cependant,  Cosciutto  ha- 
sarda une  question  :  ..  Quel  motif  pouvait  attirer 
sgn  tôle  si  tard,  par  une  nuit  si  dangereuse  j'  » 


Celui-ci  fiiit  alors  un  signe  h  son  compère,  qui 
engage  Gianna  à  se  coucher;  elle  obéit  h  regret. 
Son  instinct  de  femme  lui  faisait  deviner  un  hor- 
rible secret  dans  cette  étrange  visite.  Elle  entre 
dans  le  lit,  et  joue  à  merveille  l'accablement  d'un 
profond  sommeil;  mais  l'oreille  tendue,  elle 
écouta  avec  anxiété. 

Alors  l'étranger,  regardant  autour  de  lui,  comme 
si  le  silence  et  la  solitude  ne  le  rassuraient  pas  com- 
plètement, dit  à  voix  basse  à  Cosciutto  :  —  Com- 
père, je  viens  faire  votre  fortune;  vous  pouvez 
me  rendre  un  immense  service  sans  péril  et  sans 
peine.  Personne  au  monde  que  nous  deux  n'en 
peut  être  informé. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  :  mon  bras  et  ma  vie 
sont  à  mon  ami.  Que  faut-il  faire? 

—  ChutI  n'entendcz-vouspas  marcher  autourde 
la  cabane  ? 

—  Ce  n'est  que  le  vent  dans  les  feuilles.  Mau- 
vaise nuit  à  passer  à  la  belle  étoile  ! 

L'étranger  tira  alors  de  sa  poche  un  sac  de  toile, 
et  fit  rouler  cinq  mille  francs  en  napoléons  d'or. 
-  Compère,  dit-il  en  suivant  le  regard  ébloui  de 
Cosciutto  ,  écoutez  bien  !  Le  colonel  Vergières 
vient  souvent  chez  vous;  on  le  sait  dans  le 
pays,  et  tout  le  monde  en  parle.  Ne  vous  y  fiez 
pas;  ce  n'est  pas  un  refuge  qu'il  vient  chercher 
ici,  c'est  Gianna,  c'est  votre  femme!  On  le  dit, 
on  le  répète  chez  vos  voisins,  et  de  façon  à  ne  pas 
vous  faire  honneur. 

Cette  fois  ce  fut  Elise  qui  lança  un  coup  d'œil 
à  son  mari,  puis  à  M.  Polydore. 

Cosciutto ,  poursuivit  le  colonel,  mordit  sa  lè- 
vre, lança  un  regard  étincelant  vers  le  lit,  dont 
les  courtines  s'agitèrent,  et  ne  dit  pas  un  mot. 

—  Et  d'ailleurs,  continua  le  traître,  vous  le  sa- 
vez bien,  le  colonel  est  un  méchant  homme.  Il  a 
troublé  la  paix  de  nos  campagnes,  il  a  mis  le  dé- 
sordre dans  tout  le  Fiumorbo  ;  c'est  une  bête  fé- 
roce dont  il  faut  délivrer  le  pays.  Se  défaire  de 
lui  serait  une  action  méritoire;  voici  cinq  mille 
francs,  ils  sont  à  vous.  J'ai  du  poison  avec  moi, 
il  ne  vous  sera  pas  difficile  de  le  faire  avaler  au 
colonel,  dans  un  plat  de  votre  façon;  vous  êtes 
si  boç  cuisinier.  C'est  un  coup  de  maître  :  le  se- 
cret est  sûr  ;  la  paix  se  rétablit  et  votre  fortune 
est  faite  ! 

En  ce  moment  j'étais  à  la  porte  de  la  cabane  ; 
trempé  par  la  pluie,  harassé  de  fatigue,  j'allais 
entrer  sans  façon  et  comme  à  l'ordinaire  ;  le 
bruit  des  voix  attira  mon  attention ,  j'enten  - 
dis  tout  ce  dialogue  :  comme  il  s'agissait  seule- 
mentde  poison  et  que  d'ailleurs  j'étais  bienarmé, 
je  résolus  d'entrer  pour  voir  la  figure  de  l'espion. 
Je  pénétrai  doucement  dans  la  cabane  par  la  porte 
de  derrière  qui  communiquait  avec  l'étable,  et  ca- 
ché par  un  amas  de  branches  sèches,  j'observai 
ce  qui  allait  arriver. 

Il  se  passait  dans  la  cabane  du  bandit  une  de 
ces  scènes  d'intérieur  dignes  à  la  fois  d'un  grand 
peintre  et  d'un  grand  poète.  Cosciutto  fixait  son 
hôte  avec  une  sombre  expression,  les  poings  cris- 
pés, la  bouche  serrée  et  méprisante  :  l'étranger 
suivait  tous  les  mouvemcns  de  son  compagnon, 
montrant  du  doigt  les  pièces  d'or  et  attendant  avec 
impatience  les  marques  d'un  consentement  infâme; 
au  fond  de  la  chambre,  Gianna,  à  demi  soulevée 
sur  le  lit,  épidsait  tous  les  signes  d'une  indigna- 
tion muette,  et  semblait  compter  dans  une  horri- 


ble anxiété  les  minutes  qui  la  séparaient  de  la  ré 
ponse  de  son  mari. 

—  Gianna  !  Gianna  !  s'écria-i-il  enfin,  réveille- 
toi  ;  cet  homme ,  qui  a  mangé  à  ma  table  et  bu 
dans  mon  verre ,  il  vient  m'offrir  de  l'or  et  du 
poison  ;  il  veut  que  je  manque  à  l'hospitalité ,  il  me 
propose  d'assassiner  le  colonel  ;  il  t'a  accusée  d'in- 
lidélité  :  qu'a-t-il  mérité  pour  cela? 

—  La  mort ,  répondit  la  jeune  femme  d'une 
voix  ferme. 

—  Compère,  que  faites-vous,  vous  voulei  me 
tuer,  moi ,  votre  ami  ! 

—  Je  ne  suis  pas  l'ami  des  lâches  !  Cosciutto  fit 
un  mouvement  et  saisit  sa  carabine. 

Ce  fut  alors  que  je  me  montrai.  Je  jetai  un 
coup  d'œil  plein  de  reconnaissance  à  Gianna;  je 
pris  la  main  de  Cosciutto ,  et  j'intercédai  pour  le 
coupable,  qui  ollïit  l'or  qu'il  avait  sur  lui  pour  sa 
rançon.  —  Garde  ton  or,  misérable ,  lui  dit  Cos- 
ciutto; puisque  le  colonel  l'exige,  je  consens  à  ne 
pas  souiller  de  ton  sang  le  sol  de  ma  cabane  ;  mai» 
pars  tout  de  suite,  et  que  le  soleil  ne  te  retrouve 
pas  dans  le  Fiumorbo ,  sinon  je  t'accueille  cette 
fois  avec  du  plomb. 

Maintenant,  voilà  mon  histoire  finie  ;  tu  dois 
être  satisfaite,  EUse.  Allons,  mon  neveu,  et  vous, 
M.  Polydore ,  prenez  vos  places;  c'est  à  vous  de 
couper. 

—  Attendez  un  instant,  mon  oncle;  et  la  fin  de 
vos  amours  avec  Gianna  ? 

—  J'étai»  fermement  résolu  à  ne  pas  violer  les 
lois  de  l'hospitalité.  Elise  regarda  de  nouveau 
Polydore  qui  détourna  la  tête. 

—  Je  ne  pouvais  enlever  l'honneur  à^un  homme 
qui  m'avait  sauvé  la  vie ,  et  dont  la  confiance  en 
moi  ne  s'était  pas  démentie ,  malgré  les  insinua» 
tions  du  traître.  Cependant  Gianna  était  si  jolie, 
et  elle  se  montrait  si  émue  en  me  parlant ,  que 
j'eus  beaucoup  de  peine,  je  l'avoue,  à  rester  fidèle 
à  mon  devoir.  Heureusement  l'amnistie  dans  la- 
quelle je  fus  compris  me  fournit  les  moyens  d'é- 
chapper au  danger.  Je  quittai  la  Corse;  Gianna  et 
son  mari  m'accompagnèrent  jusqu'à  Bastia  d'où 
je  m'embarquai  pour  la  France  ;  en  nous  sépa- 
rant nous  versâmes  d'abondantes  larmes.  Je  ser- 
rai-la main  de  Cosciutto,  et  j'embrassai  Gianna 
en  lui  disant  tout  bas  :  Soyez  heureuse  ! 

A  mon  retour,  je  fis  passer  à  mes  amis  mon 
portrait  et  5,000  fr.  en  napoléons  d'or;  j'ai  su 
que  mon  souhait  l'était  réalisé ,  que  Gianna  avait 
de  beaux  cnfans,  et  que  Cosciutto  était  devenu  un 
des  plus  honorables  propriétaires  de  sa  com- 
mune. Les  esprits  romanesques  finissent  tou- 
jours par  être  heureux  quand  ils  échappent  aux 
dangers  des  premières  illusions.  A  présent,  regar- 
dons mon  jeu.  Le  dix  de  trèfle  !  bien ,  je  coupe 
et  atout  ! 

Pendant  tout  le  reste  de  la  journée  Elise  fut 
soucieuse  et  Polydore  distrait.  Le  lendemain, 
M.  Polydore  prétendit  avoir  reçu  une  lettre  qui  le 
forçait  à  partir  imméthatementpour  Paris.  Le  soir, 
lorsque  les  deuv  partenaires,  réduits  à  l'écarté  so- 
litaire, cherchèrent  à  deviner  les  motifs  qui  pou- 
vaient forcer  l'ami  de  la  maison ,  qui  n'avait  rien 
à  faire ,  à  quitter  si  brusquement  la  campagne , 
Elise  rougit  et  embrassa  son  mari  qui  se  laissa 
faire  sans  rien  comprendre. 

Taxile  Delord. 
(Courrier  français.) 


—  uz  — 


VERI¥ET  (Joseph,  Carie  e*  Horace). 

Si  rbérédité  des  titres  jette  encore  de  l'écJat 
sur  tant  de  gens  obscurs,  si  les  descendans  d'un 
grand  homme  de  guerre  revendiquent  avec  or- 
gueil les  souvenirs  qui  illustrent  leur  blason,  quelle 
gloire  ne  doit  pas  rejaillir  sur  les  lils  d'un  ariiste 
dont  le   nom  est  devenu  immortel  ?  Et  ce  n'est 
pas  tout,  vous  trouvez  dans    l'iiistoire  peu   de 
maisons  dont  plusieurs  membres  se  soient  distin- 
gués. Cela  est  avéré,  et  l'on    a  dit  à  ce   propos 
que  rien  n'était  plus  lomd  à  porter  qu'un  grand 
nom.  Il  peut  arriver  en  effet  que  le  fds  ne  dégé- 
nère pas;  mais  trois  générations  aussi  célèbres  les 
unes  que  les  autres,  ce  fait  est  rare  dans  les 
armes  et  n'existe  pas  dans  les  lettres.  L'art  seul  à 
notre  époque  en  offre  un  exemple,  exemple  d'au- 
tant plus  remarquable,  que  l'héritage  du  talent, 
loin  d'aller  en  s'amoindrissant,  s'est  augmenté  dans 
la  famille  des  Vcrnet.  Joseph  Vernet  fut  un  grand 
peintre  de  marine,  genre  moins  apprécié  et  peut- 
être  moins  difficile  que  celid  où  se  distingua  son 
fils   Carie ,   qui  lui-même   fut  dépassé  de    son 
vivant  par   son  fils  Horace.   11    appartenait  au 
dernier  descendant  d'Antoine  Vernet  de  réunir 
en  lui  les  divers  mérites  de  ses  pères,  et  de  cou- 
ronner l'illustration  de  sa  famille  en  abordant  la 
peinture  d'histoire,  et  en  s'y  plaçant  au  premier 
rang.  Et  maintenant  il    ne  nous  reste  qu'une 
chose  à  déplorer,  c'est  que  le  dernier  des  Vernet 
n'ait  pas  un  fils  à  qui  il  puisse  transmettre  son 
beau  nom  et  son  beau  talent.  Ce  regret  du  reste, 
nous  l'éprouvons  moins  vivement  en  songeant   à 
la  peine  qu'un  descendant  d'Horace  Vernet  aurait 
eue  d'atteindre  à  la  verve  et  à  la  fécondité  du 
talent  de  son  père  ;  et  chacun  sera  sans  doute  de 
notre  avis,  lorsque  nous  en  serons  arri^és  à  la 
biographie  du   troisième    des  Vernet.  —  Joseph 
Vernet,  fils  d'Antoine  Vernet  (peintre  lui-même), 
naquit  à  Avignon,   en  l'année  1714.  Son  père, 
dont  nous  ne  connaissons  aucun  tableau,  lui  don- 
na les  premières  leçons  de  dessin  et  de  perspec- 
tive ;  puis,  lorsqu'il   vit  les  rapides  progrès  du 
jeune  homme,  ill'envoya  faire  ce  pèlerinage  que 
tout  bon  pei  itre  doit  entreprendre  une  fois  au 
moins,  le  voyage  de  Rome.  Joseph  Vernet  arriva 
dans  la  capitale  des  arts  à  dix-huit  ans.  Riche  de 
courage,  d'enthousiasme,  de  volonté,  et  pauvre 
d'argent,  il  entra  à  l'école  de  Bernardin  Fergioni; 
mais  comme  il  lui  fallait  à  la  fois  peindre  pour 
vivre  et  pour  étudier,  il  passait  la    moitié    de 
son  temps  à  apprendre  les  secrets  de  l'art,  et 
l'autre  moitié  à  appliquer  ce  qu'il  en  connaissait 
déjà.  Pendant  tout  le  temps  qu'il  reçut  les  leçons 
de  Bernardin  Fergioni,  il  vécut  du  revenu  assez 
maigre  que  lui  rapportait  la  vente  de  quelques 
petits  tableaux  faits  loin  de  Uœil  et  des  conseils 
de  son  maître.  C'est  à  cette  circonstance  que  nous 
devons  attribuer  le  grand  nombre  de   toiles  si- 
gnées de  son  nom.    Toutefois  cette    première 
manière,  où  il   ne  traitait  que  du  paysage,   est 
bien  loin  des  œuvres  qui  lui  valurent  la  célébrité. 
Comme  tous  les  grands  artistes,  il  douta  long- 
temps, il  s'essaya  dans  plusieurs  genres  ;  à  mesu- 
re qu'il  en  abandonnait  un  pour  un  autre,  son 
cxaltiUion  éphémère  fais;ùt  place  à  un  décourage- 
ment passager  ;  il  voulait  sa  satisfaction  person- 
licUe  arant  tout  i  les  éloges  des  autres  n'Otaient 


rien  pour  lui.  C'était  cet  applaudissement  inté- 
rieur, cette  conscience  de  son  mérite  que  seule  il 
ambitionnait,  et  il  cherchait  toujours  sa  route  ; 
enfin  il  la  trouva.  Un  jour ,  fatigué  de  faire  des 
arbres  et  des  palais,  des  plaines  et  des  montagnes, 
éprouvant  plus  vivement  quejamais  ce  désespoir, 
heureusement  fugitif,  qui  est  comme  l'aurore  de 
nouvelles  et  plus  belles  espérances,  il  s'enfuit  de 
Rome,  et  ce  fut  Dieu  sans  doute  qui  le  mena  au 
bord  de  la  mer.  Là,  l'aspect  de  cet  élément,  d'u- 
ne magnificence  si  variée,  miroir  du  ciel,  gouffre 
sans  fond,  image  de  l'infini,  si  tranquille  et  si 
bruyant,  beau  jusque  dans  ses  horreurs,  aussi 
subUme  dans  le  calme  que  dans  la  tempête,  l'as- 
pect de  cette  majesté  immuable  étonna  l'esprit  de 
Joseph  Vernet,  fit  battre  son  cœur,  éveilla  son  gé- 
nie. Sûr  désormais  d'avoir  un  sujet  aussi  vaste 
qu'inépuisuble,  il  reprit  le  pinceau  et  commença 
cette  série  de  tableaux  qui  lui  mérita  bien  vite  le 
titre  de  premier  peintre  de  marine. 

De  retour  à  Rome,  il  épousa  mademoiselle  Vir- 
ginie Parker,  issue  d'une  famille  distinguée  de 
Londres.  Quelque  temps  après  ce  mariage,  déjà 
célèbre  par  plusieurs  compositions  applaudies,  il 
obtint  son  premier  homieur,  le  plus  doux  toujours, 
sinon  le  plut  glorieux,  celui  d'être  nommémembre 
de  l'académie  de  Saint-Luc.  De  cette  époque  date 
pour  Joseph  Vernet  une  vie  nouvelle.  Plus  d'essais, 
plus  de  découragement,  plus  de  gène  :  il  était 
maître  en  son  art,  sûr  de  son  génie,  recherché  et 
choyé. 

Ce  ne  fut  cependant  qu'au  bout  de  S2  ans 
d'absence  qu'il  songa  à  retourner  dans  sa  patrie. 
Fidèle  àson  amour pourle  genrequ'ilavaitadopté, 
curieux  d'ailleurs  d'étudier  plus  profondément  l'é- 
lément qu'il  peignait  déjà  si  bien,  il  résolut  de 
revenir  en  France  par  mer.  Durant  cette  traver- 
sée, on  le  vit  sans  cesse  le  crayon  à  la  main.  En- 
fin, un  jour  ,  pendant  une  tempête  que  le  bâti- 
ment essuyait,  il  se  fit  attacher  à  uh  mât  pour  pou- 
voir étudier  sur  le  pnnt  du  navire,  en  face  dudan- 
ger,  ce  grand  bouleversemeni,  dont  il  devait  faire 
son  chef-d'œuvre.  En  arrivant  à  Paris,  sa  réputa- 
tion, déjà  grande,  lui  valut  tout  de  suite  les  éloges 
de  ses  compatriotes  et  lus  faveurs  de  la  cour.  Le 
roi  Louis  XV,  qui  sut  dignement  l'apprécier,  le 
chargea  de  peindre  tous  les  ports  de  France.  Ce 
travail  fut  long.  Joseph  Vernet  s'en  tira  bien,  et 
sut  vaincre  avec  talent  des  sujets  ingrats  et  mono- 
tones. La  collection  de  ces  ports  remplit  toute 
une  salle  du  musée  Charles  X.  Tous  ces  tableaux 
furent  gravés  et  obtinrent  un  grand  succès  à  leur 
apparition.  Us  sont  tous  exacts,  quelques-uns  sont 
pittoresques,  comme  le  port  de  St-Malo  ;  d'autres 
pleins  de  grandeur,  comme  le  port  de  Brest  ; 
ceux-ci  rempli.*  d'activité  et  de  vie,  comme  Mar- 
seille et  Bordeaux;  ceux-là  d'un  aspect  triste  et 
sévère  comme  La  Rochelle  et  Cherbourg.  Malgré 
ces  différons  mérites,  nous  préférons  la  Tempête, 
tableau  conçu  avec  audace,  traité  avec  amour. 
Dans  ce  dernier  ouvrage,  surtout,  on  reconnaît  le 
grand  peintre,  à  la  composition  hardie,  au  colo- 
ris vigoureux.  Ici  Joseph  Vernet  est  poète  autan  t 
que  peintre,  car  il  prête  des  sentiiuens  auv  élé- 
mens,  et  l'on  croit,  en  voyant  son  tableau,  à  la 
rage  des  vents  et  à  la  colère  de  la  nier. 

En  17.S2,  Joseph  Vernit  fut  reçu  à  l'Académie 
de  peinture  ;  en  1766,  il  en  fut  nommé  conseil- 
ler; en  1788  enfin,  il  eut  le  bonheur  d'y  voir  son 


fils  Carie  nommé  membre.  Malheureusement  il  ne 
jouit  pas  long-temps  du  plaisir  de  siéger  à  l'Aca- 
démie auprès  de  son  fils  :  il  mourut  en  1789,  à 
l'âge  de  soixante-quinze  ans,  plein  encore  de  vi- 
gueur, de  santé  et  de  talent,  et  à  l'instant  d'exé- 
cuter un  tableau  avec  Carie,  dont  le  sujet  était  le 
passage  de  la  mer  Rouge  par  les  Hébreux. 

Carie  Vernet  commença  sa  carrière  d'artiste 
sous  les  plus  heureux  auspices.  Jié  à  Bordeaux,  le 
ih  août  1758,  au  plus  fort  de  la  renommée  de  son 
père,  enfant  précoce  par  son  intelhgence  natu- 
relle et  ses  dispositions  innées  pour  le  dessin, 
doué  d'une  figure  gracieuse  et  pétillante  de  viva- 
cité, il  eut  de  bonne  heure  la  main  exercée  et 
l'esprit  cultivé.  Son  père,  qui  le  vil  promettre  un 
artiste  de  plus  à  la  France,  n'épargna  pas  les  le- 
çons personnelles  et  les  maîtres  particuliers  pour 
le  rendre  à  la  fois  bon  peintre  et  homme  instruit 
Son  éducation  achevée.  Carie  Vernet  partit  avec 
Joseph  pour  la  Suisse.  Là,  le  père  initia  son  fils  à 
tous  les  mystères  de  l'art;  il  lui  apprit  à  voir,  à 
aimer,  à  représenter  la  nature  ;  il  lui  fit  compren- 
dre et  sentir  toutes  les  magnificences  de  la  terre, 
la  majesté  des  montagnes  et  des  lacs,  les  merveil- 
les de  la  lumière,  et  ces  beautés  sans  nombre  qui 
naissent  à  chaque  pas  pour  l'œil  clairvoyant  «t 
l'âme  sympathique  d'un  ariiste;  puis  il  le  condui- 
sit dans  la  société  des  grands  poètes,  ces  frères  en 
génie  des  granite  peintres.  Il  le  présenta  à  Vol- 
taire, à  Jean-Jacques  Rousseau,  à  Gessner;  enfin 
il  le  fit  converser  avec  Lavater,  qui  lui  enseigna 
sans  doute  à  lire  dans  ce  livre  éternel  où  le  vice 
se  rencontre  avec  la  vertu,  où  toutes  les  passions 
sont  exprimées  si  vivement,  la  physionomie  hu- 
maine. 

A  son  retour  à  Paris,  Carie  Vernet,  élève  dis- 
tingué, concourut  pour  le  grand  prix  de  Rome.  A 
son  premier  concours,  il  obtint  le  second  grand 
prix;  deax  ans  après,  en  17S2,  sa  composition  de 
L'Enfant  prodigue,  traitée  d'une  façon  tout  à 
la  fois  naïve  et  dramatique,  lui  valut  la  couronne, 
et  il  parti  t  pour  l'Italie,  lauréat  d'autant  plus  inté- 
ressant qu'il  n'était  encore  âgé  que  de  vingt- 
quatie  ans,  et  qu'd  avait  donné  des  preuves  d'un 
talent  déjà  mûr. 

A  cette  époque,  toutes  les  espérances  que 
Carie  avait  fait  concevoir  faillirent  avorter.  Deux 
influences  funestes  agirent  tour  à  tour  sur  son  es- 
prit, troublèrent  son  imagination,  pand> aèrent 
pour  un  temps  ses  facultés,  l'influence  de  l'amour 
et  celle  de  la  reUgioi. 

S'éttnt  éprii  à  Paris  d'une  demoiselle  de  Mon- 
bar,  fille  d'un  commissaire  des  guerres,  il  s'était 
cm  la  force  de  dompter  sa  passion,  et,  contraire- 
ment à  toutes  les  préùsious  paternelles,  l'éloi- 
gnement,  loin  de  déuuire  son  amour,  n'avait  fait 
que  l'augmenter.  Arrivé  à  Rome,  au  lieu  de  cher- 
cher des  consolations  dans  l'étude,  il  les  demanda 
à  la  religion  :  il  fréquentait  les  égli>e5  plutôt  que 
les  ateliers;  il  priait  quand  il  aurait  du  travailler; 
et,  pour  son  malheur  II  rencontra  des  fanatiques 
qui  cherchèrent  à  le  dégoûter  du  monde  et  de 
l'art,  et  le  poussèrent  à  entrer  au  couvent  II  fal- 
lut toute  l'autorité  que  son  père  avait  encore  sur 
lui  pour  le  faire  revenir  en  France,  où  son  con- 
fesseur eut  le  bon  esprit  do  lui  conseiller  de  re- 
prendre les  pinceaux,  et  de  devenir  peintre  célè- 
bre plutôt  que  moine  ignoré. 
Ce  fut  alors  que,  pertuadé  par  lei  exhortations 


—  444  — 


de  ce  bon  prcire,  et  par  les  encouragomens  de 
son  père,  il  entreprit  un  grand  ouvrage,  IcTiioin- 
phc  de  Paul-Emile.  Dans  ce  premier  tableau 
important  se  trouvent  toutes  les  qualités  qui  bril- 
lèrent depuis  dans  les  compositions  successives 
de  Carie  :  une  sage  ordonnance,  un  dessin  cor- 
rect, un  coloris,  sinon  vif,  du  moins  harmonieux, 
et  surtout  un  mérite  spécial,  celui  de  peindre 
parfaitement  les  chevaux.  Ce  dernier  mérite,  que 
iesdétracteurs  de  Carie  Vernet,  ainsi  que  toute 
l'école  de  l'empire,  sont  forcés  de  lui  accorder, 
n'est  pas  aussi  mince  qu'on  peut  croire.  L'anato- 
mie  du  cheval  est  asseï  compliquée,  les  races  en 
sont  nombreuses  et  diversement  caractérisées,  les 
mœurs  enlindece  superbe  animal  oll'rent  mille  par- 
ticularités qui  doivent  être  l'objet  de  travaux  sé- 
rieux pour  ceux  qui  le  représentent.  Carie  Vernet 
avait  une  passion  pour  les  chevaux  ;  on  le  voyait 
sani  cesse  étudier  tout  ce  qui  se  rattachait  à  eux 
dan»  la  pratique  comme  dans  la  tradition.  Aussi, 
dans  la  collection  de  ses  œuvres,  pouvez-vous 
trouver  loulesles  espèces  de  l'animal  qu'il  choyait, 
depuis  le  cheval  sauvage  de  l'Amérique  du  sud,  à 
la  crinière  inculte,  à  la  robe  fauve  et  déchirée, 
aux  pieds  poudreux,  jusqu'à  l'aleïan  coquet,  une 
féronièrc  au  front,  un  collier  au  cou,  une  rose  à 
l'oreille.  Et  puis,  s'il  veut  peindre  des  chevaux 
antiques,  ce  sont  de  vigoureuses  encolures,  des 
jambes  pleines  de  force,  des  croupes  rebon  lies, 
de  larges  fronts,  de  grands  yeux  ;  si  au  contraire 
il  nous  montre  une  scène  moderne,  la  race  est 
sinon  abâtardie,  du  moins  dépourvue  de  ce  gran- 
diose qu'on  rencontre  dans  Its  bas-reliefs  du  Pan- 
théon. Partout  Carie  Vernet  a  su  varier  les  allu- 
res, les  poses,  la  tournure  du  cheval;  il  le  peint 
avec  autant  de  perfection  dans  l'action  que  dans 
le  repos,  au  combat  qu'à  la  parade. 

Sa  réputation  de  premier  peintre  de  chevaux 
fut  faite  dès  l'exposition  de  son  triomphe  de 
Paul-Emile.  De  toutes  parts  on  lui  commanda, 
soit  des  chasses,  !  oit  des.baiaiUes  de  cavalerie.  11 
obtint  dès  lors  une  réputationsi  universelle,  et  des 
succès  si  nombreux,  qu'on  l'appela  au  sein  de  l'A- 
cadémie de  peinture.  C'était  en  1788,  une  année 
après  son  mariage  avec  mademoiselle  Moreau. 

Durant  les  premières  années  de  la  révolution. 
Carie  Vernet,  qui  était  devenu  un  homme  à  la 
mode,  s'abandonna  quelque  peu  à  la  paresse,  et 
négligea  l'art  pour  de  futiles  succès  de  société.  11 
composa  cependant  deux  tableaux  de  grande  di- 
mension :  la  Mort  d'ilippolyte  et  une  Course  en 
char.  Les  chevaux,  dans  ces  deux  ouvrages,  sont 
parfaUement  rendus,  particulièrement  dans  la 
\lort  d'ilippolyte,  où  ils  ont  brisé  leurs  rênes, 
et  s'emportent  vers  d'affreux  rochers;  nous  re- 
grettons seulement  que  l'homme  ne  soit  pas  aussi 
beau  que  ses  vainqueurs. 

En  1793.  une  grande  douleur  vint  interrom- 
pre la  vie,  si  heureuse  jusque  là,  de  Carie  Vernet; 
il  eut  le  malheur  de  voir  sa  sœur  aînée,  madame 
Chalgrin,  femme  de  l'architecte  qui  composa  les 
dessilis  di^  l'arc  de  VFAoile,  monter  sur  l'écha- 
faud  révuluiionnaire  ;  elle  avait  été,  comme  tant 
d'autres,  victime  des  soupçons  injusiesdo  Robes- 
perrc qui  l'accusait  d cire  dépositaiie  d'une  cor- 
respondance avec  1.  s  princes  émigrés.  Ce  terrible 
événement  écarta  pour  quelque  temps  Carie  Vcr- 
tiet  de  la  capitale.  Il  n'y  revint  guère  que  vcrsl'é- 
jioque  au  dirccWirc,  et  «  hc  fui  que  bous  le  con- 


sulat, que  Lucien  Bonaparte,  alors  ministre  de 
l'intérieur,  le  fit  travailler  pour  le  gouvernement. 
La  Bataille  de  Marengo,  qui  devait  être  le  chef- 
d'œuvre  de  Carie  Vernet,  lui  fut  alors  commandée. 
Carie  Vernet  comprit  tonte  l'importance  de  cette 
commande;  il  voulut  aller  sur  les  lieux  témoins  de 
ce  grand  fait  militaire  ;  il  consulta  Kellermann,  et 
lesgénéraux  Dupont  et  Boudet,  héros  de  cette 
journée  :  mais  les  héros  ne  s'entendirent  pas  sur 
la  part  que  chacun  avait  prise  à  la  victoire  ;  il  s'en- 
suivit des  contradictions  si  fortes  que  Carie  Ver- 
net renonça  à  son  tableau. 

Plus  tard,  heureusement,  il  l'exécuta  sans  avoir 
recours  à  des  conseils  intéressés,  et  sa  composi- 
tion y  gagna  en  verve  et  en  franchise,  sinon  en 
vérité.  Ce  tableau,  nous  le  répétons,  est  l'œuvre 
capitale  de  Carie  Vernet.  L'exécution  est  plus 
soignée,  plus  pure  que  dans  ses  précédons  ou- 
vrages ;  les  détails  sont  pleins  d'intérêt  sans  faire 
tort  à  l'ensemble  ;  enfin  la  charge  de  cavalerie  qui 
décida  la  victoire  est  rendue  avec  une  fougue, 
une  clarté  et  une  perfection  que  seul  il  pouvait 
atteindre. 

En  1808,  le  Matin  d' Aitsterlitz,  tableau  plein 
de  talent,  valut  à  Carie  Vernet  la  croix  de  la  Lé- 
gion-d'Honncur.  Napoléon  la  lui  remit  en  lui  di- 
sant :  I'  M.  Vernet,  vous  êtes  ici  comme  Bayard, 
sans  peur  et  sans  reproche.  Tenez,  voilà  comme 
je  récompense  le  mérite.  » 

L'impératrice  Joséphine  ajouta  à  ces  mots  flat- 
teurs :  «  Ce  sont  deux  croix  en  une  ;  il  est  des 
hommes  qui  traînent  un  grand  nom,  vous,  M. 
Vernet,  vous  portez  le  vôtre.  » 

Pendant  le  reste  de  l'empire,  et  sous  la  restau- 
ration. Carie  Vernet  n'entreprit  plus  de  grandes 
pages  historiques.  Nonchalant  par  nature,  comblé 
de  tous  les  honneurs  que  peut  désirer  un  artiste, 
homme  du  monde  fort  recherché,  à  peine  trou- 
vait-il le  temps  et  peut-être  le  courage  d'improvi- 
ser pour  chaque  exposition  quelques  tableaux  de 
genre,  tous,  il  est  vrai,  remplis  d'esprit  et  de 
facilité.  Son  fils  d'ailleurs  commençait  à  devenir 
célèbre,  et  il  lui  laissait  la  charge  du  nom  de  Ver- 
net et  le  soin  de  l'illustrer  encore.  C'est  du  reste 
ce  qui  arriva,  et  Carie  Vernet  put  mourir  en  no- 
vembre 1836,  voyantdéjà  Horace  son  fils  l'un  des 
premiers  peintres  de  l'école  actuelle. 

Le  sentiment  poétique,  l'inspiration,  la  fécon- 
dité qu'avait  Joseph  ;  la  grâce,  l'esprit,  la  verve 
dont  Carie  était  doué ,  toutes  ces  qualités  si  rare- 
ment réunies,  M.  Horace  Vernet  les  possède.  11 
fut  aussi  précoce  que  son  père  ;  il  est  aussi  poète 
que  son  tiïeul.  11  les  a  dépassés  tous  les  deux  par 
l'élévation  delà  pensée,  par  l'harmonie  delà 
composition,  par  la  vigueur  et  la  solidité  du  co- 
loris. Sa  réputation  se  fit  vite,  et  grandit  tous  les 
jours.  Après  avoir  débuté  par  un  tableau  d'his- 
toire plein  de  fougue  et  d'énergie,  afin  de  pren- 
dre rang  parmi  les  peintres  du  premier  ordre,  il 
exécuta  plusieurs  batailles,  et  une  suite  de  scènes 
mihtaires  aussi  bien  rendues  que  spirituellement 
inventées,  qui  eurent  toutes  un  grand  succès  et 
popularisèrent  rapidement  son  nom.  Sans  doute  il 
avait  étudié  profondément  le  caractère  des  soldats 
de  l'empire;  sans  doute  il  avait  été  enthousiasmé 
par  les  exploits  gigantesques  de  celte  génération, 
car  il  la  reproduisit  plus  tard,  sous  la  restauration, 
avec  tant  d'exactitude,  d'habileté  et  de  grandeur, 
que  la  eelleciion  de  ses  dessin»  deviendra  unjour 


indispensable  à  consuUer  par  les  historiens  qu- 
voudront  parler  de  ces  temps  épiques  de  notre 
siècle.  Celte  œuvre  seule  aurait  fait  la  réputation 
de  M.  Horace  Vernet,  comme  elle  fit  celle  de 
quelques-uns  de  ses  imitateurs.  Mais  M.  Horace 
Vernet  ne  se  contenta  pas  de  produire  une  foule 
de  tableaux  de  genre  pleins  d'intérêt  et  d'esprit,  il 
continua  à  s'exercer  dans  la  giande  peinture  :  il 
fit  successivement  le  Massacre  des  jannissaires 
et  la  Bataille  de  Fontenoi,  tableaux  d'une  ma- 
nière différente,  d'un  mérite  égal,  et  où  il  prouva 
que  son  pinceau  pouvait  dorénavant  lutter  avec 
tous  ses  contemporains  dans  l'art,  et  remplacer 
l'école  de  David  qui  s'éteignait. 

M.  Horace  Vernet,    célèbre  de  bonne  heure, 
fut,  jeune  encore,  nommé  membre  de  l'Académie 
des  beaux-arts.  11  obtint  même  un  honneur  au- 
quel ses  pères  n'avaient  pu  prétendre,  celui  de 
remplacer  Pierre  Guérin  comme  directeur  de  l'é- 
cole de  Rome.  Là  il  prouva  qu'il  était  aussi  bon 
administrateur  que  maîu-e   distingué.  Malgré  les 
nombreuses  occupations  que  lui  imposait  sa  direc- 
tion, il  trouva  encore  le  temps  d'exécuter  deux 
tableaux  qui  sont  peut-être  ses  chefs-d'œuvre,  in- 
spirés qu'ils  furent  dans  la  capitale  des  arts.  L'un 
est  une  Promenade  du  pape,  où  l'écbt  du  colo- 
ris rappelle  Rubens,   et  la   pureté  du   dessin  les 
peintres  les  plus  célèbres  des  écoles  d'Italie.  L'au- 
tre est  une  Rencontre  de  Michel-Ange  avec  Ra- 
phaël sur  les  marches  du  Vatican.  On  a,  peut- 
être  avec  raison,  critiqué  l'idée  de  cet  ouvrage  ; 
mais  assurément  on  n'en  peut  trop  louer  la  dis- 
position et  l'exécution.  Peut-être   ne  fallait-il  pas 
représenter  une  scène  où   deux  illustres  rivaux 
s'injurièrent,   où   Michel-Ange,  jaloux  du  grand 
nombre  d'élèves  qui  entouraient  Raphaël,  lui  dit  : 
«  Tu  marches  comme  un  roi,  toujours  entouré  de 
courtisans  ;  »  ce  à  quoi  Raphaël  eut  le  tort  de  ré- 
pondre ;  «  Et  toi,  toujours  seul  comme  le   bour- 
reau. »  Peut-être  nous  répugne-t-il  de  savoir  que 
les  hommes  de  génie  ont  parfois  les  passions  du 
vulgaire;  peut-être,  pour  l'honneur  de  l'humanité, 
ne  faudrait-il  pas  rapporter  les  faits  qui  font  tache 
dans  une  vie  désormais  immortelle;  mais  enfin, 
une  fois  le  sujet  pardonné,  on  ne  peut  trop  louer 
dans  le  tableau  de  M.  Horace  Vernet  le  groupe  de 
Raphaël  et  de   ses  élèves,  et  cette  charmante 
femme  italienne,  qui  dort,  son   enfant  dans  les 
briis,  et  que  Raphaël  copie  pour  en  faire  plustard 
une  madone. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  parlé  de  toutes  les 
œuvres  remarquables  de  M.  Horace  Vernet.  Ou- 
tre une  foule  de  tableaux  d'histoire  et  de  genre 
que  la  gravure  a  rendus  populaires,  les  plafonds 
et  les  divers  sujets  commandés  que  M.  Horace 
Vernet  a  exécutés  pour  les  monumens  pubhcs, 
font  de  lui,  à  l'heure  qu'il  est,  le  peintre  le  plu» 
fécond  et  le  plus  connu  de  notre  époque.  Et  ce- 
pendant, malgré  cette  grande  renommée,  malgré 
ses  succès  nombreux,  M.  Horace  Vernet  est  appe- 
lé, nous  le  croyons,  à  de  plus  hautes  destinées  : 
né  en  juin  1789,  il  n'en  est  qu'à  la  moilié  de  sa 
carrière  d'artiste,  et  nous  espérons  que  cette  se- 
conde moitié  sera  plus  importante  encore  que  la 
première,  et  qu'un  jour,  s'il  persévère  dans  son 
activité  cl  progresse  dans  son  talent,  il  lui  est  ré- 
servé de  devenir  notre  Guido  Rcni. 

ivl¥.i  A.  Dav4^ 


—  445  — 


MOEURS  PARISIENIVES. 


LES  BOURGEOIS. 

Nous  ne  prétendons  pas  donner  ici  une  histoire 
de  la  bourgeoisie  pendant  les  premiers  siècles; 
nous  ne  faisons  qu'un  tableau  de  chevalet,  et  qui- 
conque a  lu  l'histoire  connaît  la  part  que  les  bour- 
geois ont  prise  à  toutes  nos  révolutions. 

C'est  sous  le  règne  de  Louis  XIV  que  les  bour- 
geois commencèrent  à  perdre  leur  caractère  avec 
leurs  droits,  et  qu'une  sorte  de  ridicule  frappa 
leur  caste  en  badinant  leurs  prétentions. 

Le  roman  et  la  comédie  les  stigmatisèrent  pres- 
que au  même  moment  ;  Fureiière  donna  son  Ro- 
vian  bourgeois  en  1666,  et  Molière  son  Bour- 
geois gentilhomme  en  1670. 

Il  y  avait  long-temps  que  les  bourgeois  bri- 
guaient la  noblesse,  quand  Molière  fit  celte  admi- 
rable comédie.  Déjà,  sous  Louis  XI,  un  riche 
bourgeois  chez  lequel  dînait  souvent  le  monar- 
que, désira  et  obtint  des  lettres  de  noblesse.  Il 
s'aperçut  que  le  roi  venait  le  voir  moins  souvent, 
et  s'en  plaignit  à  lui  ;  mais  il  reçut  cette  réponse 
du  spirituel  et  maUn  convive  :  u  Vous  étiez  le 
premier  de  mes  bourgeois,  vous  n'êtes  plus  que 
le  dernier  de  mes  nobles.  » 

Molière,  qui  a  pris  la  plupart  de  ses  sujets  de 
pièces  dans  la  bourgeoisie,  a  souvent  désigné  ses 
personnages  par  le  titre  de  bourgeois.  Dans  la 
première  de  ses  pièces  de  mœurs,  les  Précieuses 
ridicules,  il  appelle  Gorgibus  bon  bourgeois,  et 
dans  la  dernière  son  M.  Jourdain,  qui  a  la  pré- 
tention d'être  gentilbommc  et  qui  est  fils  d'un 
marchana  enrichi,  est  tout  simplement  qualifié  de 
bourgeois.  «Lorsque je  hante  la  noblesse,  dit  M. 
Jourdain  à  sa  femme,  je  fais  paraître  mon  juge- 
ment, et  cela  est  plus  beau  que  de  hanter  votre 
bourgeoisie.  » 

Dans  les  Bourgeoises  à  ta  mode,  de  Dan- 
court,  jouées  en  1692;  les  personnages  bourgeois 
sont  un  notaire,  un  commissaire  et  un  orfèvre. 
La  robe  et  le  commerce  étaient  toujours  classés 
dans  la  bourgeoisie.  On  mettait  la  robe  au-dessus 
de  la  finance.  Je  ne  sais  si  nos  financiers  moder- 
nes admettraient  celte  hiérarchie,  et  si  un  ban- 
quier qui  remue  le  monde  et  traite  avec  les  tètes 
couronnées,  ne  se  croit  pas  fort  au-dessus  d'un 
président  de  la  cour  royale. 

La  riche  bourgeoisie  et  sa  fille  la  finance,  en- 
fant ingrat  qui  dédaignait  sa  mère,  faisaient  leurs 
efforts  pour  se  hisser  jusqu'à  la  noblesse  qui  les 
inépris.iit,  en  la  singeant  dans  leurs  manières,  ou 
en  l'insultant  par  leur  luxe. 

Une  aventure,  qui  fil  du  bruit  dans  Paris,  ins- 
pira à  Dancourt  sa  comédie  du  Chevalier  à  la 
mode,  jouée  en  16i>7.  Il  fit  sa  Madame  Patin 
d'une  famille  toute  bourgeoise,  et  veuve  d'un  fi- 
nancier. Cette  femme  est  rencontrée  dans  sa  ri- 
che voiture  par  une  marquise  ruinée,  qui  ne  veut 
pas  céder  le  haut  du  pavé,  et  qui  la  fait  reculer 
de  vingt  pas. 

Elle  s'écrie  dans  ledésespoir  de  son  humiliation  : 
«  C'est  du  fond  d'un  vieux  carrosse,  traîné  par 
deux  chevaux  étiques,  que  cette  gueuse  de  mar- 
quise m'a  fait  insulter  par  des  laquais  tout  dégue- 
nillés, —  Je  l'ai  pris  sur  un  ton  proportionné  à 


mon  équipage,  mais  elle,  avec  un  taisez-vous, 
bourgeoise]  a  pensé  me  faire  tomber  de  mon 
haut  !  )> 

Lisette  lui  répond  :  «  Bourgeoise  !  bourgeoise  ! 
dans  un  carrosse  de  velours  cramoisi  à  six  poils, 
entouré  d'une  crépine  d'or...  » 

Il  y  avait  pour  chaque  classe  une  espèce  de 
code  dont  on  ne  pouvait  s'écarter  sans  courir  le 
danger  du  ridicule,  et  M.  Serrefort,  le  beau-frère 
de  madame  Patin,  nous  donne  le  tarif  du  luxe 
que  pouvait  se  permettre  une  bourgeoise  qui  pre- 
nait voiture  :  «  Je  voudrais  bien  savoir  si  vous  ne 
feriez  pas  mieux  d'avoir  nn  bon  carrosse,  mais 
doublé  de  drap  couleur  d'olive,  avec  un  chiffre 
entouré  d'une  cordelière  ;  un  cocher  maigre,  vêtu 
de  brun  ;  un  petit  laquais  seulement  pour  ouvrir 
la  portière.  » 

Avant  la  révolution,  un  médecin  qui  prenait 
voiture  n'aurait  pas  osé  se  permettre  d'avoir 
aulre  chose  qu'une  demi-fortune,  c'est-à-dire  un 
coupé  à  un  seul  cheval,  sans  domestique  ;  le 
marche-pied  extérieur  permettant  de  monter  et 
de  descendre  sans  déranger  le  cocher.  Le  vieux 
et  célèbre  Portai  avait  conservé  cette  modeste 
allure,  malgré  sa  haute  position  et  sa  grande  for- 
tune. 

Du  reste,  la  bourgeoisie  avait  son  illustration 
comme  la  noblesse,  et  tel  prétendu  noble  aurait 
eu  de  la  peine  à  fournir  une  généalogie  de  trois 
générations,  tandis  qu'un  certain  bourgeois  s« 
vantait  de  pouvoir  prouver,  par  des  titres  authen- 
tiques, plus  de  six  cents  ans  de  roture,  de 
père  en  fils. 

Au  milieu  de  ces  exceptions  ambitieuses,  la 
bourgeoisie  moyenne  fut  long-temps  circonscrite 
dans  de  modestes  habitudes,  dont  l'exercice  routi- 
nierobtint  l'honorable  nomde  vertus  bourgeoises. 
Dans  le  siècle  deriier,  chaque  condition  était 
pour  ainsi  dire  soumise  à  un  cosiume  particulier  ; 
il  eût  été  ridicule  qu'un  bourgeois  fût  vêtu  de 
manière  à  ce  qu'on  ne  le  reconnut  pas  pour  tel. 

Une  sorte  de  convenance,  passée  en  usage, 
remplaçait  ces  lois  somptuaires  qui ,  en  réglant  le 
luie  proportionnel  des  citoyens,  les  préservait 
souvent  de  la  ruine  et  du  déshonneur.  Aujour- 
d'hui tout  le  monde  s'habille  de  même,  et  la 
classe  inférieure  rivalise  d'élégance  avec  celle 
que  jadis  elle  se  bornait  à  admirer  et  à 
envier.  Il  en  résulte  une  apparente  égalité  qui 
donne  à  la  société  un  aspect  uniforme ,  mais  dont 
le  plus  grand  tort  n'est  pas  de  n'avoir  plus  rien  de 
pittoresque  ni  de  contrasté. 

Le  bourgeois,  sous  Louis  XV,  avait  deux  ou 
trois  habits,  dont  la  mode  moins  mobile  que  de 
nos  jours,  respectait  la  forme  pendant  plusieurs 
années.  La  ratine,  ledrapd'Klbeuf  ou  de  Louviers 
de  couleur  sérieuse,  pour  l'hiver,  le  camelot  ou  le 
bouracan,  pour  l'élé,  revêtaient  le  bourgeois  qui 
n'était  pas  voué  au  noir,  comme  les  médecins  et 
comme  presque  tous  les  gens  de  palais.  La  veste 
à  basques,  la  culotte  noire  ou  de  la  couleur  de 
l'habit,  les  boucles  aux  souliers  et  aux  jarretières, 
un  chapeau  rond  abords  retroussés  légèrement 
et  retenus  des  ileux  cotés  par  une  ganse  ,  ou  une 
espèce  de  triangle,  nommé  claque,  qui  se  portait 
sous  le  bras  et  défrisait  rarement  la  perruque 
poudrée,  complétaient  cet  ajustement  simple  cl 
modeste,  dont  nous  ne  voyons  plus  guère  l'image 
que  sur  nos  théâtres. 


Un  habit  durait  dix  ou  douze  ans,  et  un  bour  . 
geois  économe  faisait  retourner  son  habit.  Les 
femmes  gardaient  leur  robe  de  dessous  plus 
long  temps  encore,  et  quelquefois  toute  leur  vie  ; 
elles  ne  la  menaient  qu'aux  grandes  occasions,  et 
ces  occasions  étaient  alors  fwu  fréquentes.  A  celte 
époque,  une  bourgeoise  allait  à  la  comédie  deux 
fois  par  an,  et  à  l'Opéra  une  fois  en  sa  vie  ! 

Les  bourgeoises  portaient  rarement  les  étoffes 
de  soie,  et  surtout  les  soies  brochées  et  les  satins. 
Les  dentelles  et  les  malines  étaient,  ainsi  que  les 
belles  fourrures,  l'apanage  des  femmes  comme  il 
faut.  Un  petit  bonnet  à  carcasse,  un  papillon, 
coiffait  la  bourgeoise,  qui  se  permettait  quelque- 
fois la  baigneuse;  mais  les  plumes,  les  fleurs  dans 
la  coiffure  leur  étaient  sévèrement  interdites. 

Les  bourgeois  vivaient  entre  eux,  et  c'est  chez 
eux  que  s'est  conservée  le  plus  long-temps  la  vie 
de  famille.  Après  une  semaine  sédentaire,  on 
s'habillait  le  dimanche  pouraller  à  la  messe,  et  de 
là  faire  une  promenade  aux  Tuileries,  au  Luxem- 
bourg, à  l'Arsenal,  aux  boulevarts.  Aujourd'hui, 
le  bourgeois  loue  un  fiacre  à  la  journée  ou  une 
voiture  de  remise,  et  conduit  sa  famille  à  la  cam- 
pagne, si  même  il  n'a  pas  loué  pour  la  saison  un 
appartement  aux  environs  de  Paris. 

Il  n'en  est  pas  un  qui  ne  mène  sa  famille  au 
spectacle,  etqui  ne  donne  des  bals;  et  la  femme 
et  la  fille  du  bourgeois  ont  des  robes  des  plus  fi- 
nes étoffes,  et  des  bijoux  et  des  plumes  et  des 
fleurs;  et  certes  tout  cela  ne  revient  point  à  pied 
du  bal  ou  du  théâtre.  Les  voitures  de  louage  ,  qui 
se  sont  si  prodigieusement  multipUées,  recondui- 
sent'i  domicile  des  gens  dont  les  pères  et  mères 
prenaient  un  fiacre  deux  fois  l'année.  On  p^'ut 
prendre  une  idée  de  la  simplicité  bourgeoise  dans 
ce  petit  paragraphe  de  Mercier,  écrit  en  17S2. 

«  Faire  l'amour  à  une  fille,  en  style  bour- 
geois, c'est  la  rechercher  en  mariage.  Un  garçon 
se  présente  le  dimanche,  après  vêpres,  et  joue 
une  partie  de  mouche.  Il  perd  et  ne  murmure  pas  : 
il  demande  la  permission  de  revenir;  elle  lui  est 
accordée  devant  la  fille,  qui  fait  la  petite  bouche. 
Le  dimanche  suivant,  il  arrange  une  partie  de 
promenade,  pour  peu  qu'il  fasse  beau.  Déclaré 
épouscur,  il  a  la  lihcrié  d'entretenir  sa  future  à 
cinquante  pas  géométriques  devant  les  parens. 
Alors  se  fait  l'importanie  déclaration  qui  ne  sur- 
prend pas  la  belle.  Le  prétendu  est  toujours  bien 
frisé  et  d'une  humeur  charmante;  aussi  la  fiUc 
parvient-elle  à  l'aimer  un  peu;  puis  elle  sait  que 
le  mariage  est  la  seule  porie  de  liberté.  Toute  la 
maison  ne  parle  devant  l'épouseur  que  de  la  venu 
intacte  qui  règne  de  temps  immémorial  dans  la 
famille,  etc.  >' 

Aujourd'hui,  la  fille  du  moindre  bourgeois  ap- 
prend la  musique,  et  le  piano  est  de  rigueur  dans 
le  plus  petit  appartement.  Je  n'eniends  pas  ici  par 
bourgeois  le  notaire,  l'avoué,  le  médecin  ni  même 
le  gros  marchand,  je  restreins  celte  dénomina- 
tion à  son  expression  la  plus  simple,  et  je  pari;- 
de  la  fille  d'un  épicier,  d'un  bottier,  d'un  perru- 
quier, si  tant  est  qu'il  >  ait  encore  des  perru- 
quiers, car  je  crois  qu'il  n'y  a  plus  à  Paris  que 
des  coiffeurs,  excepté  dans  quelques  rues  des  fau- 
bourgs et  dans  les  quartiers  où  les  geiis  du  peu- 
ple se  font  raser  tous  les  samedis. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  rappeler  ici  lesdiver- 


44G  — 


ses  applirations  actuelles  du  mot   bourgeois  pris 
en  bonne  et  en  mauvaise  part. 

NVst-il  pas  singulifr  qu'on  dise  un  ordinaire 
bourgrois  pour  un  bon  ordinaire,  une  cuisine 
saine  et  simple,  et  qu'une  iiiine  bourgeoise,  des- 
maniirfs  bourgeoises  Tcuillent  dire  un  air  com- 
mun, des  manières  dill'érentes  de  celles  du  grand 
monde.  Et  cependant,  vivre  bourgeoisement, 
c'est  Tivre  avec  «iniplicitti,  nais  honorablement, 
et  moins  avec  lu\c  qu'arec  ce  que  les  Anglais  ap- 
pellent le  confortable.  Une  caution  bourgeoise 
est  une  caution  solrable,  tandis  que  :  cela  sent 
son  bourgeois,  exprime  quelque  chose  de  com- 
mun. Les  artiste»  refusent  aux  bourgeoisie  senti- 
ment des  arts  et  traitent  de  bourgeois  tout  ce  qui 
manque  d'idéal  et  de  poésie.  Les  ouvriers  appel- 
lent le  bourgeois  leur  maître,  et  tous  les  gens 
chez  qui  ils  travaillent.  Un  homme  du  peuple  qui 
parle  à  un  duc  et  pair,  l'appelle  mon  bourgeois. 
La  garde  nat'ionale  descend  en  ligne  directe  de  la 
garde  bourgeoise,  dont  nous  aurions  à  faire  une 
histoire  assez  curieuse. 

Nous  ne  passerons  pas  sous  silence  la  comédie 
bourgeoise,  que  l'on  t  souvent  tournée  en  ridi- 
cule; mais  le  monde,  comme  on  dit,  est  uneco- 
médiedont  nous  sommes  tous  acteurs,  et  il  est  as- 
sez piquant  de  se  parodier  soi-même. 

DUMERSAN. 

(Journal  de  Paris.) 


itlélauigcs,  faits  curieux. 


Mort  dv  cfiNÉuAi.  all.vrd.  —  On  se  souvient 
que  la  mort  du  général  AUard  a  été  annoncée, 
puis  démentie  par  les  journaux.  De  nombreux 
renscisnemens  parvenus  par  la  voie  de  Suez  ne 
permettent  plus  de  douter  de  ce  triste  événement 
qui  se  trouve  longuement  rapporté  par  la  Gazette 
de  Delhi,  du  20  février  : 

•  Le  général  a  éprouvé  une  première  attaque 
tandis  qu'il  passait  en  revue  la  légion  française  à 
Pichavor,  où  il  avait  pris  position  depuis  l'affaire 
de  Jamrood. 

u  II  a  été  saisi,  sur  le  lieu  même,  de  plusieurs 
TToniissemens,  et  on  l'a  aussitôt  transporté  dans  sa 
tente,  où  il  a  été  secouru  par  le  docteur  Lord,  à 
présent  au  service  spécial  pour  le  gouvernement 
anglais,  à  Pichavor.  Le  troisième  et  le  quatrième 
jour,  il  se  trouvait  beaucoup  niieui;  mais  il  fut 
de  nouveau  saisi  des  mêmes  symptômes  et  suc- 
comba  victime  du  mal,  le  23  janvier,  huit  jours 
après  qu'il  était  tombé  malade.  D'après  des  ren- 
seignemens  sur  lesquels  on  peut  compter,  il  paraît 
que  la  maladie  du  général  a  été  reconnue  mor- 
telle; c'était  une  allèction  au  cœur  dont  il  souffrait 
depuis  plusii  ms  mois. 

»  U  a  conservé  sa  présence  d'esprit  jusqu'au 
dernier  moment,  et  quelques  instans  avant  sa 
mort,  il  avait  reçu  les  olliciers  de  son  corps,  et 
s'était  entretenu  avec  eux  pendant  quelque  temps. 

«  Le  général  a  manifesté  le  désir  d'être  enterré 
à  Lahore  ;  son  corps  a  été  embaumé,  et,  pour  l'y 
transporter  de  Pichavor,  les  troupes  se  sont  for- 
mées sur  une  double  haie,  au  milieu  de  laquelle 
marchait  le  convoi,  suivi  de  ses  officiers,  du  doc- 
teur Lord  et  de  plusieurs  chefs  sikes  de  distinc- 
tion. Le  9  février,  le  corps  est  arrivé  sur  les  bancs 
du  Jetlam,  où  la  mission  britannique,  maintenant 
en  roule  pour  Pichavor,  était  campée. 

»  A  l'arrivée  du  corps  à  Lahore ,  le  maharaja  a 
ordonné  qu'il  fût  reçu  et  enterré  avec  les  hon- 
neurs militaires,  et  l'on  dit  que  d'après  le  désir 
exprimé  par  MM.  Court  et  Avilabile  {deux  officiers 
français,  amis  du  général  et  au  scrvire  du  maha- 
raja), le  corps  restera  exposé  pendant  un  jour  ou 
deux,  avant  d'être  mi»  en  terre.  » 


La  mort  est  venu  frapper  le  général  au  mo- 
ment, peut-être,  où  il  allait  revenir  s'établir  tout- 
à-fait  en  France.  U  attendait  pour  cela  le  retour 
du  général  Ventura,  et  que  la  tranquillité  fût  réta- 
blie sur  les  frontières  de  la  Perse.  Nous  avons 
appris  que  Ventura  était,  le  â  mars,  à  Delhi,  se 
dirigeant  sur  Lahore. 

Le  général  Allard  laisse  en  France  une  veuve, 
d'origine  indienne,  et  cinq  enfans,  qui  habitent 
Saint-Tropez. 

KcDuc  tics  iîribunan-f. 


TRIBUNAL  DE  PREMIÈRE  INSTANCE  DE  LA 
SEINE, 
Spoliation  d'une  succession.  —  Demande  en 
restitution  de  510,000  fr. 

M'  Battier,  avocat  de  M.  Charles-Auguste 
Leclerc  de  Sainte-Croix,  s'exprime  en  ces  termes  : 

11  M.  Charles-François  Leclerc  de  Sainte-Croix, 
éruyer,  avait  épousé,  en  juin  1782,  mademoiselle 
Vietoire-Anne  Surgan  de  la  Courbe.  Il  était  filsde 
Charles-Ambroise  Leclerc,  écuyer,  et  seigneur  de 
Sainte-Croix,  procureur  du  roi  honoraire  au  pré- 
sidial  du  Mans,  et  de  dame  Louise-Madeleine  de 
Rieux.  Sa  femme  était  fille  de  M.  Joseph-Fran- 
çois Surgan  de  la  Courbe,  conseiller  du  roi  au 
siège  presiilial  de  l'élection  du  Mans,  et  de  dame 
Victoire-Fr.inçoise  de  Carrey  de  Bellemare.  Dans 
son  contrat  aniô-nuptial,  M.  de  Sainte-Croix 
père  reçut,  en  avancement  d'hoirie,  la  terre  et  la 
seigneurie  de  Gué-Bernisson,  située  paroisse  de 
Ponthieu,  dans  le  Maine,  qui  formait  la  principale 
pnrtie  de  son  avoir.  Il  hérita  ensuite  de  ses  père 
et  mère,  de  deux  maisons  au  Mans,  de  la  méiaire 
de  la  Chapelière,  d'une  portion  de  bois,  de  capi- 
taux, d'un  mobilier  et  d'une  argenterie  considé- 
rables, tels  qu'on  peut  d'ailleurs  les  supposer  à 
celte  époque  dans  des  familles  parlementaires. 

Après  la  mort  de  ses  père  et  mère,  M.  de 
Sainie-Croix  père  continua  de  résiderdans  sa  terre 
patrimoniale  deGué-Bernisson.  Ilperdit  sa  femme 
qu'il  chérissait,  après  neuf  ans  de  mariage  ;  elle 
lui  recommanda,  à  son  lit  de  mort,  le  fils  unique 
Charles-Auguste,  fruit  de  leur  union,  et  M.  de 
Sainte-Croix  lui  promit  de  ne  jamais  le  séparer 
de  lui,  et  de  le  faire  élever  sous  ses  yeux.  En 
effet,  Charles- Auguste  fut  élevé  dans  le  chiîteau  de 
son  père.  Ce  fils  était  l'objet  de  toutes  ses  com- 
plaisances; il  déclara  plus  d'une  fois  hautement  à 
sa  famille  et  à  ses  amis  qu'il  ne  se  remarierait 
point,  afin  de  lui  laisser  toute  sa  fortune. 

Sa  prédilection  pour  son  fils  semblait  croître 
avec  les  années,  et  M.  de  Sainte-CroLx  était  parve- 
nu à  l'âge  de  soixante  ans. 

A  celte  époque,  unejeune  fille  fut  introduite  dans 
le  château.  Comment  et  en  quelle  qualité  y  arri- 
vait-elle? Elle  y  serait  venue,  dit-on,  en  visite 
avec  une  cousine  de  M.  de  Sainte-Croix,  et  s'y 
serait  occupée,  comme  distraction,  de  divers 
ouvrages  de  lingerie....  La  vérité,  c'est  que  la 
fille  Louis  se  présenta  d'abord  comme  couturière, 
et  quelle  y  fut  retenue  ensuite  comme  domestique 
à  gages.  Le  père  et  la  mère  de  cette  fille  vivaient 
au  Mans  dans  la  dernière  classe  du  peuple  et 
dans  la  plus  profonde  misère  ;  ils  criaient  dans  la 
rue  de  la  vieille  ferraille,  et  le  père  Louis,  qui 
de  plus  était  crieur  de  ventes,  se  trouvait  dans 
une  telle  pénurie,  qu'on  le  voyait  vêtu  d'un  vieux 
velours  d'Utrecht  qui  sert  de  couverture  aux 
fauteuils.  Ils  avaient  donné  à  leur  fille  l'état  de 
couturière  ;  la  beauté  dont  elle  était  douée  ne 
pouvait  qu'ajouter  au  malheur  de  sa  position, 
loin  de  l'améliorer,  et  elle  n'était  pas  ménagée  dans 
les  discours  delà  ville  ;  elle  ne  fut  donc  certaine- 
ment admise  que  comme  domestique  à  gages  chez 
M.  de  Sainte-Croix. 

Ce  fut  alors  que,  par  l'effet  de  l'ascendant  cou- 
pable qu'elle  avait  jisurpé  sur  l'esprit  fasciné  de 
M.  de  Sainle-Crois,  elle  fit  chasser  du  château  le 
sieur  Soreau,  homme  de  confiance   qui,   depuis 


longues  années,  était  à  la  tête  de  toutesses  affaires, 
et  qu'elle  fit  éloigner  M.  de  Sainte-Croix ■Jils  lui- 
même.  Qu'on  explique  autrement,  s'il  est  possible, 
l'expulsion  de  la  maison  paternelle  d'un  fils 
unique  et  du  vieux  et  fidèle  serviteur  qui  le  ché- 
rissait et  qui  avait  bercé  son  enfance. 

Ce  fut  dans  cette  situation  d'un  engagement 
aveugle  sous  le  joug  de  cette  fille,  d'un  état  de 
rupture  avec  sa  famille  et  avec  ses  amis,  et  d'un 
isolement  absolu,  qu'en  ISll  M.  de  Sainte-Croix 
père  songea  h  quitter  son  pays  natal.  L'empire 
que  cette  fille  s'était  créé  sur  cet  infortuné  vieil- 
lard était  tel,  qu'elle  l'amenait  au  Mans,  se  f  lisait 
publiquement  donner  le  bras  par  lui  dans  les  rues 
de  celte  ville,  qu'elle  faisait  tout  et  disposait  de 
tout  dans  sa  maison,  en  faisait  fermer  la  porte  à 
qui  elle  voul.iit,  et  qu'elle  allait  même  jusqu'à  le 
maltraiter  quand  il  résistait  à  ses  volontés. 

Maintenant,  qu'on  nous  dise  si  une  fille  qui  se 
rend  ainsi  l'arbitre  des  sens  et  de  la  volonté  d'un 
vieillard,  et  qui  l'avait  réduit  à  un  complet  isole- 
ment, après  l'avoir  brouillé  avec  sa  sœur  et  sa 
famille,  et  même  avec  ses  amis,  après  avoir  fait 
chasser  le  fils  unique  et  son  vieux  et  fidèle  serviteur, 
n'avait  pas  un  but  déterminé  ;  si  ce  but  n'était  pas 
de  s'emparer  de  sa  fortune,  et  pour  y  pairvenir, 
de  l'éloigner  des  lieux  où  il  pouvait  encore  être 
protégé  par  ses  proches,  éclairé  par  ses  amis,  de 
l'amener  à  Paris  et  de  s'y  faire  épouser  clandes- 
tinement par  lui,  loin  de  leurs  regards  et  de  leur 
surveillance  !.... 

M.  de  Sainte-Croix  fils  était  entré,  par  les  soins 
du  duc  de  Feltre,  h  l'Ecole  de  cavalerie  de  Saint- 
Germain  ;  le  champ  était  donc  resté  libre  à  la 
fille  Louis. 

Cependant  on  arrrive  à  Paris;  il  importait  de 
placer  le  malheureux  vieillard  dans  un  isolement 
absolu  ;  aussi  la  fille  Louis  alla-t-elle  pour  ainsi 
dire  le  cacher  à  la  Glacière,  lieu  dit  la  Fosse-aux- 
Lions,  près  Bicêtre,  endroit  fort  retiré  de  la  petite 
commune  de  Gentilly,  hors  barrière,  et  Jy  vécut 
avec  lui  dans  le  plus  profond  secret,  après  lui  avoir 
fait  rompre  toute  correspondance  et  toute  relation 
avec  sa  famille  et  ses  amis. 

Quant  à  M.  de  Sainte-Croix  fils,  sorti  de  l'école 
de  Saint-Germain,  il  faisait  les  campagnes  d'Alle- 
magne et  de  Russie. 

Cependant  M.  de  Sainte-Croix  père  avait  si  peu 
l'intention,  en  venant  à  Paris,  d'épouser  la  fille 
Louis,  qu'il  passa  avec  elle  plus  de  deux  années 
à  Gentilly,  sans  cédera  ses  instances;  et  lorsque 
cette  fille  devint  grosse,  et  qu'elle  eut,  le  22  jan- 
vier 1814,  donné  le  jour  à  un  fils,  M.  de  Sainte- 
Croix  ne  pensa  pas  à  le  légitimer  parle  mariage, 
mais  il  se  borna  à  le  reconnaître  comme  son  fils 
naturel. 

Une  année  s'écoula  depuis  la  naissance  de  cet 
enfant,  avant  que  la  fille  Louis  pût  l'enlraliier  à 
contracter  avec  elle  ce  mariage,  objet  de  tous  ses 
désirs;  elley  parvint  enfin...» 

L'avocat  donne  ici  connaissance  du  contrat  de 
mariage  et  fait  ressortir  les  clauses  qui  facilitent 
la  spoliation  que  l'on  projetait. 

Maintenant,  ajoute  M"  Battier,  portons  nos  re- 
gards sur  les  formalités  et  sur  l'acte  de  célébrittion 
de  ce  mariage.  Les  manœuvres  frauduleuses  de  la 
fille  Louis  pour  y  arriver,  les  ténèbres  dont  elle 
s'envelopppait  pour  l'accomplir,  la  crainte  de  voir 
sa  proie  lui  échapper,  nous  convaincront  du  mo- 
tif et  du  but  de  la  rédaction  du  contrat  de  ma- 
riage. 

11  lui  fallait  le  consentement  de  ses  père  et 
mère,  et  elle  n'osait  les  faire  venir  en  persoBnc. 
Elle  se  fait  délivrer,  par  un  notaire  du  Mans,  à  1* 
date  du  6  avril  1815,  c'est-à-dire  un  mois  avant  la 
célébration  du  mariage,  une  procuration  en  blana 
ainsi  conçue  : 

«  Lesquels  ont  fait  et  constitué  pour  leur  procu- 
reur-général et  spécial....,  auquel  ils  donnent 
plein  et  entier  pouvoir  de,  pour  eux  et  en  leur 
nom,  consentir,  comme  en  ell'et  ils  consentent  par 
la  présente,  purement  et  Bimplement,  que  Mane- 
Madeleine-Scholastique  Louis,  fille  majeure,  issue 
de  j  iir  mariage,  demetrant  à   Chantilly  {on  dé- 


—  447 


nnture  même  le  lieu  où  elle  résidait  avec  M.  de 
Saiiiie-Croix,  et  cela  pour  einpcclier  les  recher- 
ches et  les  oppositions),  contracte  mariage  avec 
tel  homme  veuf  ou  garçon,  dont  elle  pourra  faire 
choix;  assister  pour  eux  tant  au  conirat  de  ma- 
riage qu'à  la  célébration  dicelui.  » 

Ainsi,  l'on  n'osait  point  nommer  la  personne 
que  la  tille  Louis  devait  épouser,  dans  la  crainte 
que  la  chose  ne  fût  sue  au  Mans  et  que  le  nom  de 
M.  de  Sainte-Croix  ne  donnât  l'éveil  à  ses  parens 
et  à  SCS  amis. 

L'avocat  entre  ensuite  dans  de  longs  détails  sur 
In  fortune  de  M.  de  Sainte-Croix  à  celte  époque  : 
il  en  résultait  que  celte  fortime  s'élevait  à 
5i0,560  fr.,  et  cependant  M.  de  Sainte-Croix  est 
mort  dans  un  état  voisin  delà  misère...  Cette  for- 
tune, qu'est-elle  donc  devenue  ? 

C'est  le  30  janvier  1830  qu'est  décédé  M.  de 
Sainte-Croix.  11  laissait  pour  héritiers  M.  Charles- 
Auguste  de  Sainte-Croix,  enfant  du  premier  lit,  et 
deux  enfans  mineurs,  issus  de  son  mariage  avec  la 
fille  Louis.  Ici  se  présente  une  série  de  faits  qui 
vont  répandre  un  nouveau  jour  sur  ceux  qui  pré- 
cèdent. 

La  fille  Louis,  dont  le  mariage  était  inconnu  aux 
parens  et  aux  amis  du  défunt,  au  fils  aîné  lui- 
même  de  M.  de  Sainte-Croix,  la  fille  Louis,  qui 
avait  été  l'objet  du  blâme  public,  des  soupçons  et 
des  accusations  de  toute  cette  famille,  avait  des 
raisons  extrêmement  graves,  si  sa  conduite  eût  été 
loyale,  de  composer  un  conseil  de  famille  des  pa- 
rens et  des  amis  de  M.  de  Sainte-Croix  père,  et 
surtout  de  choisir  parmi  eux  un  subrogé-iuteur.  11 
n'en  fut  point  ainsi.  Elle  ne  présenta  au  juge  de 
paix  du  côté  paternel,  que  M.  le  vicomte  Picot  de 
Vaulogé,  cousin  par  alliance  du  défunt,  tandis 
qu'il  existait  à  Paris,  comme  on  le  voit  dans  le 
contrat  de  mariage  de  M.  de  Sainte-Croix  fils,  un 
grand  nombre  de  parens  proches  et  d'anciens 
amis  de  M.  de  Sainte-Croix  père.  Elle  y  joignit  un 
sieur  Pouillard,  alors  curé  de  la  commune  de 
Gentilly,  et  depuis  agent  d'alfaircs,  et  un  sieur 
Ducasse,  médecin  à  Paris.  Du  côté  maternel,  un 
marchand  de  draps ,  un  corroyeur  et  un  sieur 
Potel,  étudiant  en  droit,  qiii  n'était  autre  que  le 
maître  clerc  du  notaire  Chaulin. 

M.  Pouillard,  alors  curé  de  la  commune  de 
Gentilly,  fut  nommé  subrogé-tuteur,  et  accepta 
ces  fonctions.  On  procéda  h  l'inventaire,  et  le  ré- 
sultat fut  que,  de  cette  fortune,  de  toutes  ces  va- 
leur», de  ce  mobilier,  il  ne  restait  plus  qu'une 
lomme  de  1,987  fr.,  qui  devait  à  peine  sulfire  à 
éteindre  des  dette*  criardes. 

A  cette  époque  M.  de  Sainte-Croix  fils  était  en 
Amérique.  De  retour  à  Paris,  on  se  hâta  de  lui 
apprendre  l'état  de  dénûmentdans  lequel  est  mort 
son  père.  On  s'efforça  de  lui  démontrer  que  tout 
s'était  passé  dans  les  règles;  que  les  scellés  avaient 
été  apposés  et  levés;  qu'il  avait  été  bien  et  dûment 
représenté  ;  que  le  mobilier  avait  été  vendu  et  ab- 
sorbé par  les  dettes;  qu'il  n'existait  rien  de  la  for- 
tune de  son  père,  et  qu'il  était  à  craindre  que  lui 
même,  s'il  prenait  qualité,  ne  fût  poursuivi  par 
les  créanciers  en  rapport  delà  somme  de5,00()fr. 
que,  clans  le  temps,  son  père  avait  payée  pour  le 
faire  remplacer  et  dont  la  quittance  avait  été  in- 
ventoriée. 

Altéré  par  cette  nouvelle,  et  cédant  aux  avis 
pressans  et  perfides  des  conseils  olUcieux  de  la 
veuve  Lerlerc  ,  qui  lui  présentaient  la  perspec- 
tive d'être  obligé  lui-môme,  par  surcroît,  d'acquit- 
ter les  dettes  d'une  sucression  obérée,  il  renonça 
à  la  succession  de  son  père. 

Tout  semblait  ainsi  consommé;  mais,  vers  la  fin 
de  1836,  M.  de  Sainte-Croix  fils  apprit  qu'une  de- 
moiselle de  Sainte-Croix  devait  s'unir  à  M.  La- 
«hèïe,  député  et  président  du  tribunal  de  Mont- 
brison.  11  découvrit  bientôt  que  cette  demoiselle 
n'était  antre  que  l'enfant  issu  du  second  mariage 
de  son  père  ;  il  sut  que  sa  mère  lui  donnait  eu 
dot  et  en  avancement  d'hoirie,  une  somme  de 
100,000  fr.  Ce  fut  pour  lui  unirait  de  lumière  ;  il 
•alla  aux  renseigiiemens,  et  apprit  que  la  feuime 
Lcclcrc  possédait  un  fort  bel  hOicl  rue  de  Pon- 


thieu,  26,  un  autre  hôicl  non  moins  important, 
avenue  de  Neuilly,  56,  aux  Champs-IJysées; 
(|u"elle  avait,  en  outre,  un  portefeuille  et  des  va- 
leurs considérables.  11  appiit  qu'elle  avait  eu  pour 
conseil  intime  le  nommé  Pouili.ird,  alors  curé  de 
Gentilly,  et  depuis  se  disant  agent  d'allaires;  qu'il 
ne  quittait  point  la  maison  de  M.  de  Sainte-Croix; 
qu'il  était  initié  fort  avant  dans  ses  allaires. 

Nul  doute,  il  y  avait  eu  spoliation  de  la  part  de 
la  dame  de  Sainie-Croix,  et  M.  Pouillard  avaitété 
son  complice. 

Une  plainte  criminelle  fut  déposée,  et,  h  la 
suite  de  perquisitions,  on  parvint  à  saisir  des  do- 
cumens  précieux  ;  mais  la  chambre  du  conseil 
rendit  une  ordonnance  de  non  lieu  :  rien  n'éta- 
blissait que  les  soustractions  eussent  été  commi- 
ses antérieurement  au  décès  de  M.  de  Sainte- 
Croix,  la  femme  Leclerc  trouvait  une  immunité 
dans  l'art.  380  du  code  pénal. 

C'est  dans  ces  circonstances  qu'a  été  entamée 
l'action  civile  dont  le  tribunal  est  saisi,  et  dont  le 
but  est  d'obtenir  la  restitution  des  valeurs  qui  ont 
été  soustraites  au  préjudicede  M.  Charles- Auguste 
de  Sainte-Croix.  M'  Battier  s'efforce  d'établir,  en 
droit,  que  celte  demande  est  fondée  aussi  bien  à 
l'égard  de  la  dame  veuve  Leclerc,  qu'à  l'égard  do 
M.  Pouillard  :  il  ajoute  que  M.  et  Mme  Lachèze 
doivent  être  condamnés  à  rapporter  à  la  masse  la 
somme  de  100,000  fr.,  montant  de  la  dot  consti- 
tuée à  la  dame  Lachèze. 

M'  Lamy,  avocat  de  madame  de  Sainte-Croix, 
commence  par  opposer  deux  fins  de  non  recevoir, 
tirées  de  l'ordonnance  de  non  lieu  rendue  piir  la 
chambre  du  conseil,  et  de  la  renonciation  faite  pai' 
M.  de  Sainte-Croix  à  la  succession  de  son  père, 
en  parfaite  connaissance  de  cause. 

Arrivant  à  l'examen  des  fails,  iVPI^amy  cherche 
à  éta!)lir  que  M.  Louis,  le  père  de  madame  de 
Sainte-Croix,  n'était  pas  dans  la  position  qu'on  a 
représentée.  Il  avait,  au  contraire,  de  l'aisance;  il 
s'est  même  trouvé  en  position  de  prêter  de  l'argent 
à  M.  de  Sainte-Croix  fils.  Mademoiselle  Louis  avait 
aussi  des  capitaux  ;  depuis  elle  a  fait  des  spécula- 
tions heureuses,  et  elle  a  pu  réaliser  une  fortune 
qui  est  au  surplus  bien  inférieure  à  celle  dont  on 
l'a  gratifiée. 

L'avocat  fait  de  plus  remarquer  qu'on  se  plaint 
non  pas  de  donations  dégrisées,  faites  par  M.  de 
Sainte-Croix  au  profit  de  sa  seconde  femme,  mais 
d'un  détournement  commis  par  celle-ci.  Or, 
quelle  que  soit  l'audace  des  articulations  de  M.  de 
Sainte-Croix  fils,  ces  articulations  ne  constituent 
pas  des  preuves,  et  en  pareille  matière  des  pré- 
somptions seraient  insullisantts;  à  plus  forte  rai- 
son en  doit-il  être  ainsi,  alors  que,  comme  dans 
l'espèce,  on  s'en  tient  à  des  arliculaiions  scanda- 
leuses, mais  sans  fondement. 

M*  Desb'uideis,  au  nom  de  M.  Pouillard  assigné 
en  restitution  solidaire,  s'est  piiorcé  de  démontrer 
en  fait  que  son  client  était  à  l'abri  de  tout  soup- 
çon; endi'.it  que  la  loi  ne  reconnaissait  pas  de 
complicité  111  niaiière  civile. 

Après  une  pl.iidoirie  de  M'  Mario  qui,  dans 
l'intérêt  de  M.  Lachèze,  s'est  attaché  particulière- 
ment à  faire  ressortir  la  fin  de  non  recevoir  tirée 
de  la  renonciation  de  ^\.  Charles-Auguste  de  Ste- 
Croix  à  la  succession  de  son  père.  M*  Dupin.dans 
une  réplique  animée  ,  a  reproduit  et  développé 
avec  force  les  moyens  déjà  présentés  pour  M.  de 
Sainte-Croix  fils. 

Le  trilranal,  sur  les  conclusions  conformes  de 
M.  l'avocat  du  roi  Gouin,  a  décidé  sur  les  lins  de 
non  recevoir  que  l'ordonnance  de  non  lieu  ne 
faisait  point  obstacle  à  l'action  civile,  et  que, 
quant  à  la  renonciation  à  la  succession,  elle  était 
également  inadmissible,  attiiidu  rarliculation  de 
dol. 

Au  fond,  il  a  admis  M.  de  S.iinte-Croix  à  faire 
preuve  à  l'égard  de  la  dame  veuve  de  Sainte- 
Cioix  et  du  sieur  Pouillard,  tant  par  litre  que 
par  commune  renommée,  des  valeurs  qui  auraient 
été  détournées  de  la  sucression  de  son  père. 


Les  recherches  nombreuses  auxquelles  nous 
avons  été  obligés  de  nous  livrer,  le  soin  que  nous 
désirons  apporter  à  notre  compte-rendu  de  l'ex- 
position des  produits  de  l'industrie,  ont  retardé 
jusqu'à  présent  la  première  partie  de  notre  tra- 
vail ;  elle  paraîtra  sans  retard  dans  nou-e  pro- 
chiin  numéro.  Ce  compte-reudu  dont  nous  sen- 
tons toute  l'i  mi  ortance  est  confié  à  M.  Georges 
Janety. 


Hctue  Dramatique. 


THEATRE  DU  GYMNASE. 
Le  Diamant ,  comédie  en  lieiLi  actes  ,  mêlée  de 

couplets,  par  M.  Théaulon.  —La  Maîtresse  et 

la  Fiancée,    comédie   en  deux  actes ,  par  M. 

E  mile  Souvestre. 

Le  Diamant  de  M.  Théaulon  est  une  petite 
comédie  qui  ne  serait  pas  trop  déplacée  au  théâ- 
tre de  M.  Comte.  Il  s'agit  d'un  jeune  allemand  du 
nom  de  Breslaw  qui,  tourmenté  du  désir  de  faire 
forlune,  abandonne  un  beau  jour  son  tuteur  et  sa 
cousine,  et  s'embarque  pour  les  Grandes-Indes. 
Il  en  revient  au  bout  de  quelques  années  avec  un 
diamant  de  trois  millions.  De  retourau  pavs.il  n'a 
rien  de  plus  pressé  que  de  ne  pas  aller' voir  son 
tuteur  Muller  et  sa  cousine  Wilhelmine.  En  Alle- 
magne, tous  les  tuteurssappellentMuller,  toutes  les 
cousines  se  nomment  \Vilhelniine.  Breslaw  sesou- 
cie  bien,  vraiment,  de  sa  cousine  et  de  son  tu- 
teur !  Il  épousera  la  fille  dun  riche  banquier  de 
Vienne.  Toutefois,  avant  de  signer  le  conirat,  le 
beau-père  pense  qu'il  serait  prudent  de  faire  es- 
timer le  diamant  par  le  joaillier  de  la  couronne. 
Rien  n'est  plus  simple  :  lejoaillier  esi  appelé.  Mais" 
ô  surprise!  c'est  l'honnête  Muller  lui-même  qui 
tire  gravement  sa  loupe  de  sa  poche  et  déclare 
sans  s'émouvoir  que  le  diamant  de  trois  millions 
est  faux.  Breslaw  s'évanouit,  le  papa  beau-père 
fait  une  horrible  grimace,  la  (iaïuée  s'éloiene, 
Wllhelmine  reste  seule  auprès  de  liugrat  qui  l'a- 
vait délaissée. 

Au  deuxième  acte,  Breslaw  est  à  peu  près  fou. 
Il  refuse  de  voir  son  tuteur  et  ne  se  laisse  appro- 
cher que  par  sa  cousine.  Cependant,  il  sig)wr 
Zamhulanii.  juif  vénitien,  la  pire  espèce  de  juifs 
qui  soit  au  monde,  rôde  depuis  long-temps  autour 
de  la  maison  où  s'est  relire  Breslaw.  Un  jour  (lue 
celui-ci  se  promène  tristement  dans  sa  chambre  , 
rêvant  aux  trois  millions  que  lui  a  ravi  la  loupé 
de  son  tuteur  ,  Zambulanii  ouvre  la  porte  et  se 
présente  avec  force  révérences.  Il  coniiait  le  dia- 
mant de  Breslaw  ;  c'est  un  diamant  faux.  Il  le 
sait  ;  mais  tout  faux  qu'il  soit.  ZaïiibulanU  en  of- 
fre trois  mille  ducats.  Breslaw  hésite  long-iemps, 
mais  il  cède,  car  trois  mille  ducats  c'e^Kf  fortune 
(l'un  honnête  ouvrier,  et  Breslaw  s'i>st  décidé  à 
épouser  \N  ilhelmine  et  à  vivre  modestement  avec 
elle.  Il  se  dit  que  sa  cousine  est  un  diamant  qui 
ne  redoute  la  lou|)e  d'aucun  joaillier.  Breslaw 
peut  être  heureux  encore.  Mais  voilà  bien  une 
autre  affaire  !  le  pendu  ressuscite  ,  le  di.imant 
n'est  pas  faux!  Que  devient  le  vieux  Wûller 
quand  il  apprend  que  \\ ilhelmine  la  porté  che» 
Zambiilanli  de  la  part  rie  Breslaw;  que  devient 
Breslaw  lorsqu'il  comprend  que  pour  trois  mille 
durais  il  vent  de  livrer  trois  millions!  Ileureu- 
semenl  \Vilhclmine  n'a  pas  voulu  se  dessai-iir  du 
diamant  sans  avoir  consulté  prealalilement  M. 
Millier.  Grâce  à  cette  prévoyante  fille,  Breslaw 
retrouve  ses  trois  millions  qu'il  panade  a»ec  elle 

M.  Bocage  a  joué  le  rôle  de  Breslaw  avec  uiie 
grâce  soulfi'ante  et  résignée. 

Maîtresse  et  Finturr.pirM.  Emile  Sonvpsire. 
est  moins  un  tableau  qu'une  esquisse,  où  se  re- 
trouve louiefois  le  talent  et  la  mora'iiéde  l'auieur 
&llenry  Ihimdiii.  C'est  la  lutte  d'un  homme  qui 
lis  de  sa  maîtresse,  la  délaisse  inipitovablement 
pour  épouser  une  jeune  fille  qu'il  aimé  :  dénoil- 
meiii  (le  presqu-  ions  le«  amours  qui  s'éiabliss«nt 
en  dehors  du  monde  !  M.ndaine  Porval  a  joué  le 
rôle  de  Carofiiie  Allard,  comme  !«.  Bocane  celui 


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de  Breslaw,  avec  une  résignation  louchante.  Ce 
sont  deux  aigles  qui  finiront  par  se  casser  les  ai- 
les dans  cette  cage  étroite  du  Gymnase. 

Hcmte  lie  cinq  îïours. 

1  '-,  MM  —  La  tranquillité  est  entièrement  ré- 
tabliedans'la  capitale;  fucune  dcMnonstranon  de 
la  part  des  factieux  n'a  eu  lieu  dans  la  soute 
d-lier  ni  aujourd'hui.  Le  plus  grand  calme  la 
co  fiance  la  plus  parfaite  régnent  parmi  la  po- 
Duï  ion  qui  a  repris  ses  travaux,  et  quoique  l'au- 
,Sé  commue  de'veiller  avec  «om  a  »  sure  é  pu- 
blique.  tout  annonce  que  rien  ne  viendra  plus  la 

"'*!!î!*Voici,  d'après  le  Journal  des  Débats  le 
chiffre  des  blessés  qui  se  trouvaient  mercredi,  a 
S  heures,  dans  les  diUérens  hôpitaux  de  Pan  : 
A  l'Hôel-bieu.  69  blessés,  parmi  lesquels  20 
nnlitaiies  •  le  noiiibre  des  morts  était  de  près  de 

"Tf  hôpital  St-Louis,  38  blessés. 

A  St-Antoine,  14. 

A  la  Charité,  2. 

A  la  maison  royale  de  santé,  2. 

An  Vil-dp-Gràce,  18  militaires. 

i"La  chambre  des  députés  a  procédé  aujour- 
d'hui à  rélecUon  de  son  président,  par  suite  delà 
îomlnaion  de  M.  Passy  au  ministère  des  finan- 
ces.  11  y  a  eu  deux  tours  de  scrutin. 

Au  second  tour,  M.  Sauzet  ayant  obtenu  213 
voix?etM   Thiers  206,  M.  Sauzet  a  été  proclamé 

P^'i'cabrera  intercepte  encore  la  route  de  Ma- 

'^-rSSŒelï^r-'rStre 
grandïusîriel,  M.  Cof  nll  pouri-a  <^^^^^^ 
Ls  nnérations.  Par  arrêté  royal,  en  date  uu  lu  , 
l  roi  lufraccordé  le  sursis  déUn>t,f  qu  d  avait 

^'"^î'sôciété  des  gens  de  lettres  a  interjeté  ap- 
npl  (lu  iuEement  qu'il  l'a  déclarée  nulle, 
'^i:  Une  rencontre  qui,  par  bonheur,  n'a  pas  eu 
de  fâcheux  résultats,  vient  d'avoir  lieu  au  boi  de 
RUoane  Deux  provinciaux  étaient  assis,  1  un 
Srê  l'autre'  dans  un  parterre  de  théâtre  des 
boulc^arL  Le  provincial,  dont  le  rayon  visuel 
«^contrarié  par  la  carrure  de  son  voisin,  sé- 
flàd'une  voix  haute  et  claire:  «  Quand  on  est  aussi 
énais  on  devrait  bien  rester  chez  soi.  -  Mon- 
stur  répit  l'homme  gros,  eu  se  relournan 
«rs  son  interlocuteur,  il  n'appartient  pas  a  tout 
vers  son  "^^^  '  .  „  c'était  le  mot  à  double  en- 
^nr;  am  naft  deux  adversaires  sur  le  |.r- 
raïn  Après  des  explications,  ils  sont  ailes  faire 
a^  aut  d"^  calembourgs  et  de  coq-à-l'ane  dans  un 
Ser  commandé  d'avance  par  les  témoins. 

16  _  Un  ordre  de  la  cour  despairs  est  arrivé 
auUmrd'hui  à  l'Hôtel-Dieu,  à  l'eflet  de  placer  dans 
uni  sale  particulière  les  blessés  des  12  et  13 mai, 
afm  que  b  police  puisse  exercer  sur  eux  une  sur- 
vpillance  plus  active. 

--Les  abords  de  la  Morgue  sont  toujours  en- 
co^.rés  d'une  foule  de  curieux  ;  des  gardes  mu- 
Saux  et  des  sergens  de  ville  ma  ntiennentl  or- 
dre pour  l'entrée  et  la  sortie  des  visiteurs,  et  cette 
S  exhibition  se  fait  dans  le  silence  etlere- 
Sement.  Neuf  cadavres  sont  encore  exposés 

_  On  a  enterré  hier  la  jeune  fille  qm  a  été 
frappée  au  cœur  dimanche  dernier  au  niomen 
où  die  se  déshabillait  pour  se  coucher.  Dans  la 
maison  n.  7U,  rue  du  Temple,  qui  est  située  près 
de  celle  où  la  jeune  lllle  a  été  tuée,  une  autre  jeune 
Îersonnc;  qui  regardait  à  travers  la  pers.enne  de 
fa  léuéire  de  sa  chambre,  a  été  atteinte  par  une 
balU;  qui  lui  a  fracassé  la  mâchoire  après  lu.  avoir 
labou"é  le  bras;  elle  est  dans  un  état  désespère. 

-On  lit  dans  le  Journal  de  Bastia:  Au  mo- 
ment de  mettre  sous  presse,  nous  apprenons  que 
les  assassins  de  l'infortuné  Pozzo  di  Borgo  vien- 
nent de  tomber  sous  les  coups  de  la  force  armée 


aux  environs  d'Ajaccio.  On  assure  que  ces  mal- 
faiteurs auraient  été  détruits  par  la  W  compagnie 
(les  voltigeurs  corses  après  une  résistance  de 
plusieurs  heures.  Un  voltigeur  aurait  été  tué  et 
un  autre  grièvement  blessé. 

—  On  écrit  de  Vienne,  5  mai,  que  M.  le  duc 
de  Raguse  est  dans  l'intention  de  rentrer  en 
France,  pour  y  vivre  dans  une  de  ses  terres. 

—  M.  le  duc  de  Bassano,  qui  s'est  trouvé  mêlé 
à  de  si  grands  événenieus,  laisse  des  Mémoires 
complets  qui  fourniront  de  précieux  documens  à 
notre  histoire  contemporaine.  On  cite  surtout  un 
curieux  morceau  sur  le  ministère  des  trois  jours. 


17.  —  L'arrêt  par  lequel  la  chambre  des  pairs 
s'est  constituée  en  cour  de  justice  a  été  signée  par 
158  membres  siégeans. 

On  remarque  parmi  ces  158  signataires  22  an- 
ciens ministres  à  portefeuille;  17  membres  du 
conseil-d'état  ;  9  magistrats  de  la  cour  de  cassa- 
tion; 5  de  la  cour  des  comptes;  1  premier  prési- 
dent de  cour  royale  ;  2  préfets  en  activité  ;  58 
lieutenans-généraiix  ou  marechaux-de-camp  ;  3 
colonels;  5  vice-amiraux;  2  membres  du  corps  di- 
plomatique ;  9  membres  de  l'Institut  ;  1  journa- 
liste ;  2  banquiers  ;  et  enfin  9  intendans  et  aides- 
de-camp  attachés  à  la  personne  du  roi  ou  à  celle 
des  princes  ses  fils.  .     . 

—  Le  Moniteur  contient  un  rapport  au  roi ,  si- 
gné de  M.  le  général  Cubières,  à  la  date  du  11 
mai  1839,  pour  proposer  la  fondation  à  Pans 
d'un  collège  arabe,  où  sera  faite  l'éducation  spé- 
ciale des  enfans  indigènes  de  notre  colonie  d'A- 
frique ;  une  école  d'interprètes  pour  l'arabe  vul- 
gaire et  l'idiome  algérien  ,  sera  attaché  à  ce  col- 
lège. Ce  rapport  a  été  approuvé  par  le  roi. 

—  Une  nouvelle  crise  ministérielle  vient  d  écla- 
ter à  Madrid  :  la  reine  Christine  a  nommé  un  ca- 
binet provisoire.  Par  un  décret  du  10  mai ,  elle  a 
accepté  la  démission  de  MM.  Pita-Piiarro,  Chacon 
et  Hompanera.  Elle  a  nommé,  pour  les  remplacer 
par  intérim,  MM.  Vigodet,  Arrago  et  José  Fer- 

—  M.  le  comte  de  Chambord  (le  duc  de  Bor- 
deaux), dit  une  lettre  de  Trieste,  en  date  du  6 
mai,  vient  d'arriver  dans  notre  ville,  accompagné 
(lu  lieutenant-général  La  Tour-Foissac  et  des  au- 
tres officiers  attachés  à  sa  personne.  Le  prince , 
après  avoir  visité  le  port,  les  établissemens  pu- 
blics, le  vaisseau  de  ligne  anglais  le  Penibroke, 
qui  se  trouve  en  ce  moment  en  rade ,  continue  de- 
main son  voyige  vers  la  Hongrie  et  la  Transylva- 
nie ,  en  passant  par  Fiume  et  Carlstadt. 

—  Les  prévenus  déjà  jugés  à  l'occasion  des 
troubles  survenus  dans  l'Ouest,  par  suite  de  l'élé- 
vation du  prix  (les  grains,  sont  ceux  de  Saint-Jcan- 
d'Angely  et  de  Brizambourg.  Les  prévenus  de  La 
Rochelle  sont  partis  le  li  à  cinq  heures  pour 
Saintes,  au  nombre  de  51 ,  et  c'est  le  20  que  la 
session  des  assises  ouvrira.  On  pense  qu'elle  du- 
rera environ  trois  semaines.  Il  y  a  165  témoins  a 
charge,  sans  compter  ceux  que  les  prévenus  feront 
entendre  dans  leur  intérêt. 

—  Quarante-huit  faillites  ont  été  prononcées 
par  le  tribunal  consulaire  de  la  Seine  pendant  la 
première  quinzaine  de  mai.  C'est  la  première  fois 
qu'un  chiffre  aussi  élevé  se  produit  dans  une  aussi 
courte  période. 

—  11  a  gelé  la  nuit  dernière.  Les  pousses  de 
vigne  ont  été  atteintes  au  jardin  des  plantes ,  et  les 
orangers  du  jardin  des  Tuileries  ont  beaucoup 
souffert.  On  doit  craindre  d'après  cela  que  la  ge- 
lée n'ait  été  forte  dans  la  campagne  et  dans  les 
endroits  non  abrités.  Le  thermomètre  est  descen- 
du hier  à  1  degré  1/10*  et  à  trois  heures  il  n'était 
qu'à  7  degrés.  Chose  bien  bizarre,  il  gèle  le  15 
mai  avec  un  vent  du  sud,  et  nous  avons  eu  der- 
nièrement des  chaleurs  soutenues  de  21  degrés 
avec  des  vents  soufflant  du  nord. 

18.  —  Jusqu'ici  le  nombre  des  tués  ou  décédés 
à  la  suite  de  leurs  blessures,  dans  les  journées 
des  12  et  13  mai,  se  monte  à  150.  Sur  cenombre, 
le  chiffre  des  perles  de  la  troupe  de  ligne  entre , 


dit-on,  pour  un  tiers.  Un  seid  bataillon  du  7'  de 
ligne ,  qui  fut  au  moment  même  de  son  arrivée 
dans  Paris  dirigé  vers  le  point  central  de  l'insur- 
rection, a  eu  quinze  hommes  tués. 

Dans  la  garde  municipale ,  la  perte  en  tués  se 
monte  à  six  hommes.  Les  blessés  sont  au  nombre 
de  36. 

—  Les  premiers  interrogatoires  ont  été  termi- 
nés vers  cinq  heures  du  soir,  à  la  Conciergerie  ; 
sur  204  prévenus ,  184  sont  restés  sous  mandat 
d'arrêt  de  dépôt,  20  ont  été  mis  en  liberié. 

—  Aujourd'hui  ont  eu  lieu ,  à  l'église  Saint- 
Eustache,  les  obsèques  de  M.  Ledoux,  grenadier 
de  la  3*  légion  de  la  garde  nationale,  tué  en  en- 
levant la  barricade  de  la  rue  Tiquetonne.  Un 
concours  considérable  de  personnes  de  toutes 
conditions  était  venu  adresser  les  derniers  adieux 
au  courageux  citoyen  mort  pour  la  défense  des 
lois. 

—  Les  insurgés  pris  les  armes  à  la  main ,  et 
ceux  consignés  dans  les  hôpitaux  ,  se  renferment 
dans  un  système  de  défense  uniforme,  qui  consiste 
à  se  présenter  comme  ayant  été  forcés  de  pren- 
dre les  armes  et  de  marcher  avec  les  groupes 
agitateurs. 

— Le  roi  vient  de  consacrer  un  don  de  10,000 1. 
au  soulagement  des  intéressantes  familles  des 
gardes  nationaux  et  des  militaires  tués  ou  blessés 
dans  les  malheureuses  journées  des  12  et  13  mai. 
La  reine  et  le  duc  d'Orléans  y  ont  également  con- 
sacré tous  deux  4,000  fr.  ;  S.  A.  R.  Madaine 
Adélaïde,  2,000  fr.;  ensemble,  une  somme  do 
20,000  fr.,qui  vient  d'être  versée  entre  les  mains 
de  M.  le  maréchal  Gérard.  .    , 

—  M.  Elleviou,  le  célèbre  chanteur,  qui  s  est 
retiré  du  théâtre  il  y  a  vingt  ans  environ  et  qui  est 
aujourd'hui  maire  d'une  commune  du  département 
du  Rhône  et  membre  du  conseil  général  de  ce  dé- 
parlement,  vient  de  recevoir  la  décoration  de  la 
Légion-d'Honneur.      


19.  —  Le  conseil  des  ministres  s'est  réuni  hier 
h  midi  aux  Tuileries,  chez  le  roi,  et  à  huit  heures 
du  soir  au  ministère  des  affaires  étrangères.        ^ 

—  Le  cardinal  Fesch  est  mort  à  Rome  le  13,  a 
cinq  heures  du  matin. 

Le  cardinal  Fesch,  oncle  maternel  de  1  einpe- 
reur,  archevêque  de  Lyon,  était  né  à  Ajaccio  le 
3  janvier  1763;  il  avait  par  conséquent  plus  de 
soixante-seize  ans.  Pie  Vil  l'avait  élevé  au  cardi- 
nalat en  1803.  .  ^.  . , 

—  Hier  malin,  cinquante-deux  des  individus  ar- 
rêtés dans  les  journées  de  dimanche  et  lundi  der- 
niers, ont  été  exiraits  du  dépôt  de  la  préfecture 
de  police  et  transférés,  par  la  communii  alion  par- 
ticulière récemment  ouverte,  de  l'hôtel  de  la  pré- 
fecture h  la  Conciergerie,  où  ils  ont  été  écroués 
sous  mandai  d'arrêt. 

—  L'étal  de  l'accusé  Barbes  donne  toujours 
quelques  inquiétudes.  La  blessure  qu'il  a  reçue 
présente  l'exemple  d'un  des  cas  signalés  par  les 
praticiens  comme  un  des  phénomènes  les  plus  ra- 
res produits  par  les  coups  d'armes  à  feu.  Barbes  a 
été  atteint  au  front,  et  la  balle  qui  devait  traverser 
la  tête  a  contourné  les  os  du  crâne  en  glissant 
sous  la  peau  et  est  sortie  par  derrière. 

—  Aujourd'hui,  à  six  heures  du  matin,  M.  Bar- 
let,  commissaire  de  police ,  s'est  transporté,  ac- 
compagné d'agens,  rue  de  Varennes,  a  l'hôtel  de 
M.  le  comte  de  Rougé,  où,  dit-on ,  une  perquisi- 
tion a  été  faite  en  l'absence  de  M.  le  comte  de 
Rougé,  parti  pour  Londres  depuis  quelques  jours. 
Son  domestique  a  été  arrêté  et  conduit  a  la  pré- 
fecture de  police  ;  cet  homme  est  accusé  d  avoir 
participé  aux  troubles  des  12  et  13  mai. 

—  Les  administrateurs  des  Messageries  Fran- 
çaises ont,  aujourd'hui,  formé  leur  pourvoi  contre 
l'arrêt  rendu  hier  par  la  cour  dans  l'affaire  de 
coalition.  , 

—  M*  Ferdinand  Barrot  vient  d'être  appelé  a 
succéder  à  M.  Teste  comme  avocat  du  trésor  et 
des  domaines. . 

Le  Directeur,  BERTHET. 


Imp,  d' El) . Proui et C, rue Neuve-de»-BonsEnf«n9, 3, 


IDnuièinc  ôcric. 

25  MAI  1339. 


UTTEHATl-nE.  SCIENCES.  BR.VUX  ARTS,  IN- 
DUSTRIE, CONNAISSANCES  UTILES.  ESQUIS- 
SES DE   MOEIIIS.  MÉlloniES  ET  VOYAGES. 


ON  S  ABONNE  APAIlls.  JU  BIREACDII  JOCIt- 

NAi.  rue  du  HELDKR  .  li  his.  cl  chez 
tous  les  Libraires  et  Iiireclcurs  des  postes. 


Pourtouid'Allem.icne.  elwz  M.  Alexandre, 
Directeur  des  salons  lit'éraircs,  à  Stras- 
bourg. 


Et  pour  Londres  et  les  Trois-Rov.iumes , 
au  Cercle  des  élraupers,  ii.*2ô.  Pii-adillv.' 


Douîicinc  ^nitcf. 

K"  29. 

JolKNAUX  ,  REITES.  ODVRACES  INÉDITS 
ILIII.ICATIONS  NO'JVEl  LES.  BIOGRAPUIES, 
TBIEINAIX  ,    IlIÉATr.ES  ET  MODES. 

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chaque  mois. 


Le  prit  des  abonnemens  peut  être  transmis 
parla  poste,  ou  en  un  mandata  loucher  à 
P<irl«. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait. 
L'esprit  dautrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


On  ne  lire  a  \up  que  sur  les  personnes  qui 
s'ahoiineiit  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en 
font  la  demande  p.irlciircs  alTraiirhics. 

l'ne  gravure  de  modes  est  jointe  au  n°  da  5 
et  une  lithographie  au  n°  du  20  de  rhaqae 

mois. 


VOL 

fe^cttc  5c0  lournaiu  fmnçms  et  étrangers. 


Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne» 


SOMMAIRE. 

La  Phesse  de  i.t  Révoi.ltion.  —Le  Mariage 
vendéen,  par  Jiles  Jasi.n.  — La  Fiancée  du 
SOI.EII. ,  par  Jti.Ks  Ja.m.n.  —  Souvenirs  d'Es- 
pagne :  la  Contrebande  à  Saragosse ,  par 
Ad.  Guéboui.t.  —  E.ïPOsiTiON  des  produits 
DE  l'industrie  ,  par  Georges  Janéty.  — 
Courses  de  Ciiantim.y,  —  Mélanges  ,  faits 
curieux  :  Académie  des  sciences  ;  un  cliapi- 
tredes  infortunes  d'un  amant  heureux;  le 
condamné  Fiction,  etc.,  etc.  —  Revue  «les 
tiil)unaux  :  Blessures /jar  imprudence;  chemin 
de  fer  de  St-tiermain.  —  Revue  dramatique  : 
Théâtre  de  i.a  Porte-St-Martin  :  la  Ma- 
done. —  Revue  de  cinq  jours. 


LA  PRESSE  DE  LA  RÉVOLUTION. 

Le  Moniteur  est  sans  doute  la  meilleure  his- 
toire de  la  révolution,  et  les  autres  journaux 
français,  depuis  l'année  1787  jus(|u'en  1798,  of- 
frent une  mine  précieuse  dedocumens  à  (|ui  vou- 
dra se  faire  l'annalisie  de  celte  ténébreuse  épo- 
que. Que  les  livres  contiennent  l'histoire  des 
faits ,  les  journaux  sont  l'histoire  des  idées.  C'est 
dans  leurs  colonnes  seules  qu'on  peut  trouv«'r 
les  causes  probables  de  l'insurrection  du  peuple 
et  de  ses  cflbrLs  pour  renverser  le  trône  de 
Louis  XVI ,  l'explication  des  scènes  orageuses 
passées  dans  le  sein  nièiiie  de  la  convention  na- 
tionale, et  les  principaux  motifs  des  massacres  et 
des  proscriptions.  On  coniiaii  l'inlluence  de  Ma- 
rat  et  d'Hébert  sur  la  populace  durant  le  régne 
de  la  terreur.  Le  Puhlicisle  Parisien ,  du  pre- 
mier, et  le  Vire  Ihirhcsne ,  de  l'autre,  rivali- 
saient de  ïéle  à  sonner  le  tocsin  de  la  révolte. 
«  Le  Père  Duchesne  est-il  encore  eu  colère  ce 
Bialin?  »  telle  était  la  question  que  le  ciioven  de 


Paris  s'adressait  lorsqu'il  vouhiit  s'insuuire  des 
événemens  du  jour.  Il  arrivait  rarement  que  le 
Père  Duchesne  fiit  de  bonne  humeur,  à  moins 
que  la  veille  n'eût  vu  fjiiel(|UL's  tètes  tomber  sous 
le  couteau  de  la  guillotine.  11  se  rendait  dans  son 
club  afin  d'y  dénoncer  quelque  aristocrale ,  quel- 
que ennemi  du  bien  public,  ou  bien  alin  d'y  organi- 
ser une  émeute  pour  la  preuiièie  occasion.  Lors- 
que les  armées  républicaines  luttaient  au.\  Iron- 
lières  contres  les  forces  coalisées  de  l'Europe, 
les  journaux  de  Paris  étaient  des  auxiliaires  ptiis- 
sans  pour  le  gouvernement  central.  Toutes  les 
feuilles  du  Père  Duchesne  étaient  expédiées  aux 
soldats  avec  plus  de  régularité  ipie  la  paie  ou  des 
habits.  L'homme  ne  vit  pus  (jue  de  pain.  Les 
derniers  articles  étaient  lus  et  commentés  dans  les 
bivouacs,  et  ils  ont  grandement  contribué  plus 
tard  ,  il  est  vrai ,  aux  victoires  des  armées  répu- 
blicaines. 

Au  sein  de  la  convention ,  les  partis  modérés 
avaient  leurs  organes  aussi  bien  que  les  factions 
extrêmes.  Brissac,  Coiidorcet  ,  Roland  et  les 
principaux  Girondins,  étaient  journalistes.  Après 
son  expulsion  <lu  club  des  .lacobiiis,  Camille  Des- 
moulins publia  /('  yicu.v  C.ordiiiir,  dans  lequel 
il  déplora  en  des  phrases  pleines  de  chaleur  et 
d'él(i(|uence  les  inalheuis  de  son  pays.  Mais,  du 
côté  du  parti  modéré ,  le  nombre  des  journaux 
était  bien  borné  ,  en  comparaison  de  ceux  qui , 
chaque  jour,  sui-gissaient  des  partis  extrêmes.  Il 
n'y  avait  pas  un  chef  conventionnel  ou  un  lier 
jacobin  qui  n'eût  sa  feuille ,  dans  laquelle  il  se 
déchaînait  contre  le  roi,  l'ari.stocratie  et  le  clergé, 
ou  contre  ses  propres  collègues.  Après  avoir  jeté 
un  coup  d'o'il  sur  les  coloiincs  incendiaires  des 
cent  feuilles  périodiques,  telles  que  le  Journal 
de  la  Montagne  ,  l' Aristocratie  enchaînée  et 
musclée,  CEcho  du  Palais-Uoyal ,  le  Journal 
des  Jacobins,  nous  concevons  les  proscrip- 
tions des  Girondins,  les  fusillades  de  Lyon,  les 
noyades  de  Nantes,  et  même  les  massacres  de 
I  septembre. 


Représenter  les  excès  de  la  révolution  fran- 
çaise comme  l'œuvre  de  quelques  caractères  fu- 
rieux,  de  quelques  esprits  exaltés,  e^t  un  prin- 
cipe adopté  par  certains  écrivains  de  notre  épo- 
f|ue.  Ils  placent  Robespierre  et  Danton  sur  une 
sorte  de  trône,  et  ils  les  font  planer  au  dessus  du 
chaos  révolutionnaire.  Rien  n'est  cependant  plus 
absurde;  il  y  a\ait  alors  une  pu'.ssance  d'ariion 
générale  (pi'aucun  de  ces  hommes  n'eût  pu  maî- 
triser. Lorsqu'ils  tentèrent  de  l'arrêter  dans  sa 
marche  ascendante  et  terrible ,  leur  influence  et 
leur  popularité  disparurent  comme  par  enchante- 
ment, et  il  leur  tour  ils  tombèrent  victimes  de  celte 
force  suprême  :  ils  furent  entraînés  dans  ses 
tourbillons.  Pourquoi  les  Giron'lins  fiircnt-ils 
poursuivis  dans  les  forêts  et  traqués  comme  des 
bctes  fauves?  parce  qu'i  s  étaient  devenus  trop 
modéré.s.  Pourquoi  Danton,  dont  la  voix,  .sem- 
blable au  bellroi ,  donna  le  signal  aux  septembri- 
seurs, fut-il  amené  devant  le  tribunal  révolu- 
tionnaire.' parce  qu'il  avait  bégayé  et  failli  dans 
L'occasion.  Camille  Desmou'ins  éprouva  le  même 
sort  et  pour  la  même  raison.  Robespierre  lui- 
iiiêmi'  aurait  duré  plus  long-temps  s'il  n'eûi  mani- 
feslé  à  la  lin  une  certaine  undance  vers  des  prin- 
cipes d'ordre  et  de  modération.  Le  parti  qui  le 
renversa  le  voyait  avec  une  secrète  terreur  éire  à 
la  veille  d'appeler  ses  collègues  de  la  conveniion 
à  rendre  un  compte  sévère  des  atrocités  qu'il» 
avaient  commises  pendant  leurs  missions  dans 
dilférens  dê'partemens.  Il  p.iraii  certain  que  Ro- 
bespierre l'eût  fait  s'il  eût  vécu. 

Ceux  qui  ne  l'ont  connu  que  par  ses  fureurs 
démagogiques  seront  étonnés  des  princip.'s  qu'il 
avait  adoptés  huit  mois  avant  sa  mort,  quand  il 
n'était  déjà  plus  du  parti  ulirà-radical ,  quand  il  se 
sentiit  déjà  débordé  par  des  hommes  nouveaux 
et  plus  révolutionnaires  que  lui.  Robespieire  dé- 
passé !  voilà  qui  est  faniisliquc  et  qui  sérail  in- 
croyable. 

Il  .serait  facile  de  multiplier  les  preuve*  à 
l'appui  de  cette  assertion  sur  la  force  rérolmioa- 


—  450 


J*MiliwljjU^A^-Utim:iag^anirtwwji!a3t!a 


iiaiie  qui  agissait  en  dclinrs  do  Holx^spicrre  et 
.souvent  inalgré  lui.  ï.cs  jouinaiiv  du  tciiips  en 
sont  remplis,  et  il  est  cuiicux  de  voir  ([uels  élo- 
!;ps  ils  prodiguent  an  patriotisme ,  à  l'énergie,  au 
zi:lc  des  orateurs  furilionds  qui  représentaient 
leurs  idées.  Le  nioycn  le  plus  silr  d'actiuérir  de 
'la  popularité  était  de  rherclier,  s'il  était  possible  , 
à  surpasser  en  violence,  en  exaltation,  ks  journa- 
listes Marut  et  H6i)erl.  Ces  dent  hommes  ont  été 
loiig-temps  les  modèles  que  chaque  conventionnel 
alVectait  de  vouloir  imiter.  La  haine  de  Marat  et 
d'Hébert  poiii-  la  royaulé  et  l'aristocratie  était  par- 
venue à  un  degré  d'exaltation  tel,  elle  se  mani- 
festait d'une  manière  si  étrange,  qu'il  n'était  pas 
un  seul  homn»;  politique  qui  ne  tenlfit  de  devenir 
leur  iinit.ileiu  ou  ne  craignît  de  devenii'leur  vic- 
liiiie,  tant  ils  disposaient  de  la  pariio  du  peuple 
rpi'ils  représentaient. 

Dans  l'article  qui  fcrl  d'inlroduclion  au  Vieux 
Cordelier,  de  Camille  Desmoulins,  nous  trou- 
vons le  passage  sc.ivant,  qui  donne  une  idée  plus 
saine  de  la  révolalion  française  ((ue  tout  c'  qu'on 
a  écrit  depuis  siu-  ce  sujet.  Camille  Desmoulins 
avait  alors  abandonné  le  parti  de  la  Mouiu^i.c 
pour  reveuir  aux  principes  de  modération  et  de 
justice.  Le  courage  alors  lui  semb^iiitétredu  côté 
de  la  modératicn  ,  car  la  terreur  i-duveinait. 

cIluereMe  plus  à  nos  enneaùsd'.uilre  ressource 
que  celledont  osa  le  sénatde  Fioiiierjuand,  vo.vant 
le  peude  succès  de  ses  batteries  contre  les  Cracques, 
il  s'avisa,  dit  Saint-Réal,  de  cet  expédient  pour 
perdre  les  patriotes  :  ce  fut  d'engager  nu  tribun 
d'enchérir  sur  tout  ce  ({ue  proposerait  (Jracclius; 
et  ;i  mesure  quecclui-ri  ferait  quel(;ue  motion  po- 
pulaire, de  tâcher  d'en  faire  une  bien  plus  popu- 
laire encore,  et  de  tuer  ainsi  les  principes  e^  le 
pairiolisme  par  les  principes  et  le  patriotisme 
poussés  jusqu'à  l'extravagance.  » 

Or ,  pour  connaîire  jusqu'où  va  l'extrémité  de 
rcs  principes,  il  faut  lire  les  journaux  et  les  pam- 
phlets del'épuquc  que  les  histoires  de  jViM.Thiirs 
et  iMignet  ont  mise  Lia  mode  en  France  dans  ces 
derniers  temps.  MM.Buchiz  et  Roux  en  ont  donné 
«|ue!:,ues  extraits  dans  leur  grasse  hisloire  parle- 
niciil'aire,  mais  ils  paraissent  n'avoir  pas  toiijours 
consulté  les  feuilles  les  plus  populaires.  A  la 
vérité,  il  doit  être  très  difficile  aiijouru'hui  de  iaiie 
une  collection  complète  de  toutes  les  publications 
révolutionnaires.  Plusieurs  ont  été  anéanties  avec 
les  partis  qu'elles  servaient  ;  d'autres  n'ont  cir- 
culé (;ue  dans  les  départemens.  II  en  est  que  les 
souscripteurs  ne  se  procuraient  qu'en  secret,  a(in 
(l'éviter  de  tomber  entre  les  mains  de  l'homme 
rovge<\c  la  t;uillotine  ;  car  il  n'était  pas  pli.sdan- 
gertux  pour  un  l'ioaiain  du  te;îii)s  de  l'eu'.pire d'a- 
voir une  robe  de  pourpre  da.'is  sagarde -robeque 
pour  un  citoyen  de  la  république  française  (!e  re- 
cevoir chez  lui  ccriains  journaux  proscrits.  Nous 
avons  trouvé  en  l'rar.ce,  en  pircouiaut  une  vo- 
lumineuse collection  (ie  journaux,  quelques  nu- 
niérosde  la  Feuille  du  Jour,  qui  portaient  écrits 
en  lettres  rouges,  en  tête  delà  première  colonne, 
l'avis  suivant  :  Citoyen,  vcux-ht  continuer  ton 
tii/onnanent?  l'ancien  rédacteur  vient  d'être 
raccourci. 

Si  l'on  dressait  le  martyrologe  delà  presse,  celte 
période  fournirait  une  ample  série  d'illustrations. 
Mais  ouvrons  les  feuilles  écrites  parées  hommes  , 
et,  dans  l'inléréldu  phdosoplie  ainsi  que  de  l'his- 


toiien,  donnons  cumuie  s])écimen  du  style  et  de  la 
|. L'Usée  des  publicaiioiis  de  celte  époque,  (|uel- 
(jues  extraits  où  se  trouve  empreinte  leur  iniluence 
sur  la  marche  des  événemens. 

1"  Actes  des  Apôtres;  par  Pelletier,  Champe- 
metz  ,  Lauraguais,  Rivarol,  Régnier,  d'Auborme  , 
Béville,  l.anglois,  Rergassc,  et  autres;  in-S";  com- 
mençant en  17S9,  finissant  au  mois  d'octobre  1791, 
d'après  l'ordre  signilié  au  nom  du  roi  par  l'inten- 
dant de  la  liste  civil". 

Le  prospectus  porte  pour  épigraphe  : 

Quid  domini  facient,  audent  cum  taliafures? 
Liberté,  gaité,  démocratie  royale. 

La  première  version  est  datée  :  l'an  0  de  ta 
liberté  ,  et  intitidée  :  Les  actes  des  apôtres  , 
commencés  le  jour  des  morts,  et  finis  le  jour 
de  la  purification.  Cet  ouvrage  se  compose  de 
10  vol.  et  de  11  numéros,  en  tout  311  numéros. 
On  lit  dans  le  n"  28,  pag.  l.î. 
uLruis  était,  il  y  a  six  mois,  maître  de 
2^1,000,000  de  sujets  ;  aujouni'hui  il  est  le  seul 
sujet  de  2?i,000,000  de  rois.  Reste  à  .savoir  com- 
ment celte  nation  de  potentats  posera  les  limites 
de  tant  d'empires,  et  comment  le  sujet  pourra 
obéir  à  tous  ces  souverains.  » 

2"  AcTioKS  irÉnoïQTES,  par  Léonard  Bourdon 
et  Tbibautleau,  an  2  ;  5  numéros. 

3"  A  DEUX  i.iAnus,  à  deux  liards  mon  jonr- 
nal\...  Commencé  le  1"  octobre  1791,  avec  la 
première  assemblée  législative  ;  supprimée  le  1 1 
août  1792.  Au  n"  3,  il  s'intitide  le  Uatiillard  na- 
tional.  journal  à  deux  liards.  Au  n"  10,  il  re- 
prend son  premier  titre.  7  mois  de  30  n"%  et  un 
S' de  27.  11  débute  ainsi  : 

«  Je  n'emploierai  que  quelques  lignes  à  me 
mettre  au  courant  des  travaux  de  la  nouvelle  as- 
semblée nationale.  Klle  a  débuté  surle  tliéàîredu 
Manège,  le  1"  octobre  1791,  l'an  3°  de  la  révolte, 
en  langage  vulgaire  l'an  1791,  vérifié  ses  pouvoirs 
en  deux  jours,  juré  trois  fois,  insulté  le  roi,  la 
garde  nationale,  le  pid)lic,  bafoué  des  ministres  , 
et  gagné  150,000  fr...  —  L'assembl.'e  a  renoncé 
à  être  honorable  et  honorée.  J'aime  à  voir  qu'elle 
se  rend  justice.  —  Les  trois  quarts  et  demi  du 
peuple  attendent,  avec  autant  d'impatience  que 
les  aristocrates,  l'arrivée  des  troupes  étrangères 
et  des  éiiiigrans.  -  Nos  révolutionnaires  sont  fiers 
d'avoir  réussi  à  intéresser  l'univers  entier  à  les 
voir  pendus.  » 

h"  L'AmsT0cn,\TiE  enchainée  et  surveillée 
par  le  peuple.  Il  est  inutile  de  donner  des  ex- 
traits de  ce  journal,  son  titre  seul  indique  son  es- 
prit. 

5"  Le  DÉFE.vsEun  de  la  Constitution;  par 
Max.  Robespierre,  12  cahiers,  du  1"  juin  au  10 
août  1792.  Le  journal  continua  jusqu'au  l.î  mars 
1793;  22  livraisons,  .sous  le  litre  de  lettres  de 
Max.  Robcsi)ierre,  membre  de  la  convention  na- 
tionale de  France,  à  ses  comraettans. 

6"  Déjeuner  patriotique  du  Peuple.  In-8"  ; 
du  20  janvier  au  3  avril  1791.  70  n-.  1"  mars 
1791. 

7"  LeDémocuiïe  français,  par  madame Rey- 
neri.  In-'r  ;  du  8  ventôse  au  8  prairial  an  7.  88 


nuuieros. 


Epig.  :  Dire  en  riant  la  vérité  , 
C'est  user  de  ta  liberté. 


S"  Fcno  du  Palais-Royal,  ou  Courrier  des 
cafés.  In-8"  ;  1790. 

Epig.  :  In  nova  fert  animas. 
V  On  a  découvert,  ces  jours  derniers,  aux  en- 
virons du  Louvre,  un  animal  féroce  extrêmement 
dangereux  ;  les  naturalistes  assurent  que  c'est  le 
même  que  les  anciens  nommaient  viinistère.  Il  a 
la  voix  séduisante,  la  démarche  tortueuse  ;  tout  ce 
qu'il  prend  se  change  en  venin  ;  sajfigure,  quoi- 
que attrayante ,  inspire  l'effroi.  11  tâche  d'endor- 
mir ceux  qu'il  veut  dévorer,  et  il  ne  les  voit  pas 
plus  tôt  assoupis,  qu'il  les  met  en  pièces.  11  com- 
met de  grands  dégâts  depuis  quelques  mois.  On 
s'est  aperçu  qu'il  a  un  goût  dominant  pour  les 
fruits  nouveaux,  surtout  pour  ceux  d'un  arbre  qui 
a  été  transplanté  de  la  Nouvelle-Angleterre ,  et 
que  l'on  appelle  régénérateur.  Cet  arbre  rare  a 
la  vertu  de  déraciner  les  maux  politiques  les  plus 
invétérés,  etc. ,  etc.  » 

9"  JoeuNAi.  de  la  Liberté  de  la  Presse  ;  par 
Babœuf.  In-8";  du  17  fructidor  an  2  au  5  tloréal 
an  h  ;  43  numéros.  Extrait  du  dernier  numéro  : 

(c  Tout  est  consommé.  La  terreur  contre  le 
peuple  est  à  l'ordre  du  jour.  11  n'est  plus  permis 
de  parler;  il  n'est  plus  permis  délire  ;  il  n'est 
plus  permis  de  penser. 

»  Il  n'est  plus  permis  de  dire  que  l'onsoullre  ;  il 
n'est  plus  permis  de  répéter  que  nous  vivons  sous 
le  règne  des  plus  affreux  tyrans. 

«11  n'est  plus  permis  d'exprimer  la  doideur  , 
quand  nos  bourreaux  nous  déchirent  sous  les  te- 
nailles, quand  ils  arrachent  par  lanilieaux  nos 
membres  palpitans  ;  il  n'est  plus  permis  de  de- 
mander à  CCS  barbares  des  tortures  moins  atroces, 
moins  de  lallincment  dans  les  genres  de  supplices, 
une  mort  moins  cruelle  et  moins  lento. 

..Il  n'est  plus  permis  de  s'écrier  que  la  législa- 
tion de  Constantinople  est  extrêmement  modérée 
et  populaire,  auprès  des  ordonnances  de  nos  sou- 
verains sénateurs,  etc.,  etc.» 

10°  Journal  de  la  Savonnette  républicaine  : 
par  Labenette  ;  à  l'usage  des  députés  ignorans  et 
de  ceux  qui  se  proposent  de  trahir  la  patrie.  In- 
8";  fin  de  1792  et  1793  ;  18  numéros. 

Epig.  :  Olilje  les  poursuivrai,  les  coquins! 
«....  Oh  !  ma  foi  ,  je  n'y  liens  plus  !  c'est  se 
jouer  bien  indignement  de  votre  créduhlé.  L'ar- 
mée de  Dumouriez,  qui  a  chassé  12,000  hommes 
de  six  villages,  était  donc  invisible?  Je  n'ai  jamais 
connu  cette  manière  de  faire  la  guerre.  Citoyens, 
rappelez-vous  les  conférences  qu'il  a  eues  avec  le 
roi  de  Prusse.  Le  gueux  ne  s'enfonce  dans  ce 
pays  ennemi,  et  il  ne  laisse  aucune  garnison  der- 
rière lui,  que  pour  mettre  notre  armée  entre  deux 
feux ,  et,  après  sa  destruction  totale,  donner  l'ai- 
sance aux  troupes  étrangères  de  fondre  sur  Paris, 
où  les  diseussions  occasionnées  par  la  famine  et 
l'enlèvement  du  roi  les  appelleront  après  ce  coup 

affreux > 

H"  Journal  de  Louis  XVI  et  son  peuple,  ou 
le  Défenseur  de  l'autel,  du  trôneet  de  la  patrie. 
In-12  ;  9  vol.  Commencé  en  1790  et  fini  à  la  lin  de 
l'assemblée  constituante.  Ce  journal  est  pour  ainsi 
dire  introuvable;  il  est  rédigé  dans  les  principes 
les  plus  purs  de  la  monarchie,  et  selon  l'esprit  de 
son  épigraphe  :  «  Un  seul  Dieu, 
12"  La  Lanteune  de  Dio^énj^ 

3  numéros. 

Epig.  :/ 


/i.")!  — 


Il  ...  La  libiTté  (11'  la  pri'ss('  nVxislc  que  (]iia;i(l 
on  peut  (Irplaire impunùmciit  à  <ca\  qui  ont  l'au- 
toriKÎ.  Auirement  c'est  une  chimère...  » 

i;V'  Joi'n> M,  des  Amis,  par  Cliudc  Fauclift , 
évoque  du  Calvados.  In-8",  du  1"  janvier  au  lô 
juin  1793  ;  i  vol.  Ce  journal  ,  aujourd'liui  très 
rare,  a  commencé  au  moment  de  la  lulte  terrible 
entre  li- parti  de  la'Gironde  et  celui  qui  airiomplié 
le  31  mai  1793.  On  y  trouve  des  renseignemens 
précieux  pour  l'histoire  de  celte  lulte. 

1/t"  l.E  Pi;iii,icisTK  parisien-f' ^m  du  Peuple, 
parMarat.  Journal  politique,  libre  et  impartial; 
par  une  société  de  patriotes,  et  réJigè  par  M.  Ma- 
rat,  auteur  de  VOjfrunde  à  la  patrie,  du  Moni- 
teur et  du  Plan  de  constitution,  etc.  In-8°  ; 
commencé  le  12  septembre  1789. 

Epig.  :  Vitmnimpenderevero. 
Au  sixième  numéro,  il  s'intitule  l'Ami  du  Peu- 
ple, ou  le  Publiciste  parisien.  Ce  jouniat  a  eu 
plusieurs  contrefaçons  ;  il  y  a  eu  des  faux  Ami  dn 
Peuple,  et  des  faux  Marat,  fondés  par  des  spé- 
culateurs. 

Marat  adonné  son  portrait,  peint  par  lui-même 
dans  l' ,4 mi  du  Peuple.  11  y  fait  une  longue  énu- 
mération  de  ses  qualités  morales,  de  ses  vertus, 
de  colles  de  sa  famille  ;  et  il  se  pose  en  victime 
de  l'arbitraire,  de  la  jalousie  des  corps  savans,  ries 
ncadémies,  de  la  cour,  des  grands  ,  lui,  le  plus 
honnête  des  honnies,  dont  les  intentions  ont  tou- 
jours été  pures;  dont  la  vie  s'est  passée  à  méditer 
sur  le  bonheur  des  peuples,  et  dont  les  actions 
méconnues  lui  ont  valu  d'injustes  perséculions. 

15°  DuciiESNE  (  grande  colère  ,  grande 
joie ,  etc.,  du  Père)  ;  par  Hébert;  inS";  7  car- 
tons; commencé  en  1791.  —  Ce  journal  se  dis- 
tingue des  antres  Père  Duchesne  en  ce  qu'il  pré- 
sente il  la  lin  de  chaque  numéi'o  deux  fourneaux 
dont  l'un  est  ordinairement  renversé  :  c'est  le  vd- 
ritable  Père  Duchesne.  11  a  eu  des  imitateurs.  H 
y  a  eu  la  Trompette  du  Père  Duchesne  ,  ta  hé- 
surrerlion  du  véritable  Père  Duchesne,  Entre- 
tiens de  Jean-Burt  et  du  Père  Durtwsne ,  la 
Mère  Duchesne,  etc.,  etc.  Nous  nous  dispensons 
de  donner  des  extraits  de  ces  journaux  :  nos  lec- 
teurs comprendront  noire  réserve. 

16"  La   LA>TEn>F.  mngiipte  nationale  ;  Y>ar 
Mirabeau  le  jeune;  in-S";  1790  ;  .'i  numéros. 
N'  1,  page  1''  : 

Il  La  voici,  la  voilà,  messieurs  ,  mesdames,  la 
Lanterne  magi(pie  nationale ,  la  pièce  vraiment 
curieuse  !  Vous  allez  voir  ce  que  vous  n'iive/,  ja- 
mais vu,  ce  que  l'aurore  de  la  liberté  seule  pou- 
vait produire  :  le  despolisine  et  l'aristoeralie,  le 
despote  et  les  arislocrat /s  traités  par  la  nation 
comme  le  diable  l'a  été  autrefois  par  le  bienheu- 
reux saint  Michel.  Vous  verrez  les  guerriers-ci- 
toyens, les  ciioyens-gnerricrs,  les  héros  de  la 
liastille,  les  troupes  légéi-es  des  faubourtrs  Saint- 
Antoine  et  Saiul-Marcol  ,  les  rhasseuis  des  bar- 
rières,  les  capucins  travesii.s  en  sapeurs,  les 
dames  de  la  nation  ei  les  nonues  défroquées,  et 
toute  larmée  pa!ri(iiii|ue  ,  et  l'illustre  Coupe- 
.  Tète,  et  le  Chàtelet  ,  et  la  lanterne,  et  tou- 
tes U's  merveilles  de  la  révolution  ;  enlin,  vous  al- 
lez voir  ce  que  vous  allez  voir  ;  la.  vue  n'en  coûte 
rien  ;  on  rend  l'argent  aux  méconteus,  et  nous 
payons  >à  bureau  ouvert,  eoinme  la  caisse  d'es- 
comple  paiera  au  nu)is  de  juiUi'l,  etc.,  etc.  » 
Nous  arrivons  mainlenani  à  un  écriv,  in  dont  le 


nom,  quoi(iiie  inséijaralile  de-ié\é:r.,'aieii.i  duuliiu- 
reuxdans  lesquels  il  a  retenti,  n'a  jamais  été  pro- 
noncé cependant  qu'avec  respect ,  c'est  de  Ca- 
nnile  Desmoulins  que  nous  voulons  parler  ;  de 
cet  homme  plein  de  candeur,  d'enthousiasme  et 
de  sensibilité,  dont  la  physionomie  rayonne, 
douce,  noble  et  p;ire,  au  milieu  niénii!  des 
troubles  de  l'émeute  ;  tribun  qui  avait  en  même 
temps  la  ferveur  derapôtre  et  lecharme  du  poêle. 
Il  fut  un  des  plus  chauds  promoteurs  de  l'insur- 
leeiioii  parisienne,  et  se  mit  à  la  tête  du  seul 
mouvement  populaire  qui  ne  soit  point  odieux 
dans  la  révolution,  celui  qui  amena  la  deslruc- 
trurtion  de  la  Bastille.  Dans  la  journée  du  12  juil- 
let 1789,  le  bruit  courut,  h  Paris,  que  Necker, 
l'idole  de  Paris  alors,  venait  d'être  banni  de  la 
cour  et  de  Versailles.  Le  Palais-P.oyal  était  à  celte 
époque  le  forum  politique  de  la  capitale  de  la 
France;  il  fut  en  un  instant  envahi  par  une  foule 
d'éuulians  et  de  citoyens  de  toutes  classes  qui  se 
pressaient,  s'agitaient  et  l'aisaientdes  commentaires 
sur  cet  importent  événement;  tout-à-coup  un 
jeune  homme  fend  la  foule,  s'élance  sur  une 
table  placée  au  milieu  du  jardin,  et  s'écrie  : 

•.Citoyens,  il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre. 
J'arrive  de  Versailles.  Necker  est  renvoyé:  ce 
renvoi  est  le  tocsin  d'une  Saint-Barthélémy  des 
patriotes  ;  ce  soir,  tous  les  bataillons  suisses  et 
allemands  sortiront  du  Champ-de-Mars  pour  nous 
égorger  :  il  ne  nous  reste  qu'une  ressource,  c'est 
de  courir  aux  armes  et  de  prendre  une  cocarde 
pour  nous  reconnaître.» 

A  peine  Desmoulins  a-t-il  prononcé  ces  moLs, 
que  tous  les  arbres  du  jardin  furent  dépouillés  de 
leurs  feuilles,  et  chaque  spectateur  en  attacha  une 
à  son  chapeau.  Les  boutiques  des  aimuriers 
furent  entièrement  dégarnies,  ainsi  que  les  arse- 
naux de  la  ville,  et  le  second  jour  après  cet  évé- 
nement, 100,000  hommes  armés  de  fusils,  de 
piques  et  de  baïonnettes,  se  dirigeaint  sur  la 
Rastille. 

Quand  le  parti  démocratique  triompha  au  10 
août  1792,  Camille  Desmoulins  devint  le  secré- 
taire de  Danton,  dont  la  voix  toute-puissante  dans 
les  clubs  de  Paris  l'avait  élevé,  du  rang  misérable 
de  factieux,  au  département  de  la  justice.  Peu  de 
temps  après,  Desmonlins  fut  nommé,  par  les  élec- 
teurs de  Paris,  membre  de  la  convention,  et  il 
prit  place  à  cOlé  des  plus  fougueux  montagnards. 
Loua-temps  il  suivitavec  docilité  les  routes  tracées 
par  llobespierre,  autrefois  son  condisciple  au  col- 
lège Louis  le-lirand,  l.i  grande  pépinière  des 
caractèrestinbidens de  celte  époque.  Mais di's que 
le  règne  de  la  terreur  fut  proclamé  par  toute  la 
France,  que  les  prisons  regorgèrent  de  malheu- 
reux, et  ([ue  les  guillotines  furent  teintes  du  sang 
des  bons  rilox  eus,  l'âme  généieuse  de  Desmoulins 
s'éleva  contre  celte  nouvelle  t\rannie.  11  entre- 
prit hardiment  la  défense  de  l'opprimé  dans  un 
ouvrage  dont  l'éloquence  et  le  pailutique  surpas- 
sent toulcc  qui  a  été  jjublié  pendant  la  révolution. 
/,(,'  lieux  Cordt'licr  fut  toléré  qui'lque  temps  par 
le  comité  de  salut  public,  tant  était  grand  le  res- 
pect que  les  ennemis  même  de  Desnunilins  avaient 
conservé  pour  son  noble  caractère.  Si  un  jour 
il  n'eût  pas  blessé  l'orgueil  liitéraire  de  Uobes- 
pierie.  il  est  probable  qu'il  eût  survécu  à  ses 
ccllèiiueide  la  eouvenlion.  Ln  article  de  Desmou- 
lins ayant  été  dênonré  au  club  ries  Jacobins  par 


Hébert,  ceh:i-(i  (le;iian;ia  anssilot  l'exclusion  de 
son  autour  du  sein  de  la  société.  Robespierre 
prit  la  défense  de  l'auteur,  en  admettant  toutefois 
t|ue  l'article  étant  contre-révolu'.ionnaire  il  serait 
brûlé  par  la  main  du  bourreau.  Brûler  l  s'éciia 
Desmoulins,  oubliant  le  danger  auquel  il  s'expo- 
sait, bj-ûler  n'est  pas  repondre.  Robespierre, 
irrité  de  cette  remarque,  se  joignit  aux  accusa- 
teurs de  son  ancien  condiiciple.  Desmoulins  fut 
arrêté  aussitôt  après,  avec  Danton  et  Fabre  d'É- 
ulaniine,  et  écroué  à  la  prison  du  Luxembourg.  A 
son  arrivée,  les  prisonniers,  dont  le  nombre  mon- 
tait, à  celte  époque,  à  plus  de  1,500,  au  Luxem- 
bourg seulement,  se  levèrent  pour  le  recevoir  et 
lui  donner  des  marques  de  leur  estime  et  de  leur 
sympathie.  Celaient  rependant  des  royalistes,  des 
Girondins,  et  beaucoup  d'autres,  dont  il  avait 
combattu  les  principes.  11  fut  L'uillotiné,  avec  sis 
deux  compagnons  d'infortune,  le  5  avril  i79'i.  Sa 
femme,  qui  l'adorait,  subit  le  même  sort  peu  de 
jours  après,  laissant  un  flls  unique,  mort  en  exil 
en  1815, 

L'intéressant  et  beau  morceau  qui  suit  est  la 
dernière  lettre  que  Camille  Desmoulins  écrivit  à 
sa  femme  peu  de  jours  avant  sa  mort  ;  nous  la 
citons  comme  une  preuve  de  la  grande  sensibilité 

de  l'homme. 

Prison  du  Luiembourg,  2  avril, 
cinq  heures  du  malin. 

Il  Le  sommeil  bienfaisant  a  suspendu  mes  maux. 
On  est  libre  quand  on  dort;  on  n'a  point  le  sei^- 
liment  de  sacapUvilé;  le  ciel  a  eu  pitié  de  moi.  Il 
n'y  a  qu'un  moment,  je  te  voyais  en  songe,  jft 
vous  embrassais  tour  à  tour,  toi,  Horace  et  Da- 
ronne  qui  était  à  la  maison  ;  mais  notre  petit 
avait  perdu  un  œil  par  une  humeur  qui  venait  de 
se  jeter  dessus,  et  la  douleur  de  cet  accident  m'a 
réveillé.  Je  me  suis  l'ctrouvt;  dans  mon  cachot. 
11  faisait  un  peu  de  jour  ;  ne  pouvant  plus  te  voir 
et  entendre  tes  réponses,  car  toi  et  ta  mère  vous 
me  parliez,  je  me  suis  levé  au  moins  pour  te  par- 
ler et  l'écrire.  Mais,  ouvrant  mes  fenêtres,  la  pen- 
sée de  ma  solitude,  les  aflreux  barreaux,  les  ver- 
roux  qui  me  séparent  de  toi,  ont  v.Vmcu  louie  ma 
fermeté  d'âme.  J'ai  fondu  en  larmes,  oa  plutôt  j'ai 
sangloté  en  criant  dans  mon  tombeau  :  Lucile! 
Lucile!  ô  ma  chère  Lucile!  où  es-tu  ?...  (Ici  on 
remarque  dans  la  lettre  originale  la  trace 
d'une  larme.)  Hier  au  soir,  j'ai  eu  un  pareil 
moment,  et  mon  cœur  s'est  également  fendu 
quand  j'ai  aperçu  dans  le  jardin  ta  mère.  In 
mouvement  iiiaeliinal  m'a  jeté  à  genoux  conL'-e  les 
barreaux  ;  j'ai  joint  les  mains  comme  i:iiploranl 
sa  pitié,  elle  qui  gémit,  j'en  suis  bien  sûr.  dans 
ton  sein.  J'ai  vu  hier  sa  douleur  \ici  encore  une 
trace  de  Larme)  à  son  mouchoir  et  à  son  Toile 
qu'elle  a  baissé,  ne  pouvani  tenir  à  ce  spectacle. 
(Juanil  vous  viendrei,  qu'elle  s'asseye  un  peu  plus 
près  avec  toi,  alin  que  je  vous  voie  mieux.  Il  n'y 
a  pas  de  danger,  à  ce  qu'il  me  seni'.ile.  Ma  lunollc 
I  n'est  pas  bien  bonne:  je  voulrais  que  tu  m'ache- 
tasses de  ces  lunettes  comme  j'en  avals  nne  paire 
il  y  a  six  mois,  non  pas  d'argent,  mais  d'.icier.  q'.:i 
ont  deux  branches  qui  s'attarhenl  à  la  tète.  Tu 
demanderais  du  numéro  15;  le  marchand  sait  ce 
que  cela  veut  dire;  mais  surtout,  je  l'en  conjuri\ 
Lolotte,  par  nos  amours  éiernellcs,  envoie-moi 
ton  iwrtraii  ;  que  ton  peintre  ait  mnipassion  '«!e 
moi,  qui  ne  soi'iïic  que  [wur  .ivoir  eu  irop  coni- 


45-2  -^ 


passion  ck'S  autres  ;  qu'il  lu  doriiio  douv  séances 
par  jour.  Dans  l'horreur  de  ma  prison,  ce  sera 
pour  nini  une  fête,  un  joiu'  <ri\  rosse  et  de  ravis- 
sement, celui  où  je  rceevrai  ce  portrait.  En  atten- 
dant, envoie-moi  de  tes  cheveux,  (|ne  je  les  mette 
contre  mun  cu-ur.  .Ma  chère  Lu<ile  !  me  voilà 
revenu  an  temps  de  mes  lircmières  aiiiotirs,  où 
<|ueli|u'un  m'intéressait  |  ai  cela  seul  qu'il  sortait 
de  chez  toi.  Hier,  quand  le  citoyen  <|ui  t'a  porté 
ma  lettre  fut  revenu  t"  l'.li  liien  !  vous  l'avez  vue -'i 
lui  dis-je,  comme  je  le  disais  aiilreloisà  cet  ahhé 
I.andi'evillc,  et  je  me  surprenais  II  le  rep;ardi'r 
romme  s'il  fût  resté  sur  ses  habits,  sur  tonte  sa 
personne,  quchpie  chose  de  la  présence,  queUpie 
dinse  de  loi.  Ost  une  âme  charilahlc,  piiisiiu'il 
l'a  remis  ma  leiiic  sans  retard,  .le  le  verrai,  à  ce 
<|ii"il  parail,  deu\  fois  par  jour,  le  malin  et  le 
Miir.  Ce  iiicssa^i-r  (le  nus  douleurs  me  devient 
aussi  dur  que  l'aurait  elé  autrefois  le  messager 
de  nos  plaisirs.  J'ai  découvert  une  fente  dans  mon 
apparli'iiienl;  j'.ii  appliqué  (non  oreille,  j'ai  enleri- 
«lu  géuiir;  j'ai  hasardé  quelques  iiaioles.  j'ai  en- 
tendu !a  voix  d'un  m.ihide  qui  soulicilt.  11  m'a 
demandé  mon  nom,  je  le  lui  ai  dit. 

"O  mon  Dieu!  »  s'esl-il  érrié  à  ce  nom.  fu  re- 
tombant sur  son  lit,  d'où  il  s'était  levé,   et  j'ai  re- 
ronnu  distinctement  la  voix  de  Kahro  d'r,ç;lanl'ii  •. 
•■  Oui,  je  suis  Fahre,   ni'at-il  dit;  mai,  loi  ici  !  la 
rontrerévolution  est  donc  faite  ?  «   Nous  n'osons 
cependant  nous  parler,  de  peur  ([ue    la  haine  ne 
nous  envie  cette  faible  consolation,  et  que,  si  on 
venait  à  nous  entendre,  nous  ne  fussions  séparés 
«t  resserrés  plus  étroitement;  car  il  a  une  chaui- 
Jjre  à  feu,  et  la  mienne  serait  assez  belle  si  un  ca- 
chot pouvait  l'élre.  .Alais,  chère  amie,  tu  n'imagi- 
nes pas  ce  que  c'est  que  d'être  au  secret  sans  sa- 
voir pour  quelle  raison,  sans  avoir  été  iiît(;rrogé, 
sans  recevoir  un  seul  journal  !  C'est  vivre  et  être 
mort  tout  ensemble,  c'est  n'exister  que  pour  sen- 
tii-  qu'on  est  dans  un  cercueil  !  On  dit  que  l'inno- 
cence est  calme,  courageuse:  ah! ma  chère l.ucilc! 
ma  bien -ai  niée  !  souvent  mon  innocence  es:  faible 
comme  celle  d'un  maii,  celle  d'un  père,  celle  d'un 
llls.  .Si  c'était  Pitt  ou  Colioui-g  qui  me  traitassent  si 
durement!  mais  mescollègucs!  niaisliobespierre, 
«jui  a  signé  l'ordre  de  mon  cachot!  nuis   la  lépu- 
Wi(|ue,  après  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  elle  !   C'est 
Jà  le  piix  que  je    rerois  de  tant  de  vertus  et  de 
.sacri(ire.«.  Kn  entrant  ici,  j'ai  vu  Iléraiit-Séchellcs, 
«imoii,  Ferioux.   Chaumclle,   Antonelle;  ils  soni 
moins  malheureux  :  aucun  n'est  au  secret.   C'est 
moi  (|ui  me  suis  dévoué  depuis  cinq   ans  ;i   tant 
<le  haine  et  de  péiils  pour  la  république,  moi  qui 
ai  conservé  ma  pauvreti-  au  miliju  de  la  révolii- 
•tion,  moi  qui  n'ai  de  pardon   à   demander  qu'il 
<oi  seule  an  monde,  ma  chère  Lolotte,  et   à  qui  tu 
l'as  accordé,  parce  que   tu  sais   que  mon  cœur, 
malgré  ses  laibles.ses,    n'est   pas  indigne  de   toi  ; 
■c'est  moi  que  des   hommes   qui    .se  disaiintines 
«mis,  qui  se  disent  républicains,  jettent  dans  un 
cachot,  au  secret,  comme  .si  j'étais  un   conspira- 
»eur!  .Sonate  but  la  cigué;  mais  au  moins  il  voyait 
<tans  sa  prison  ses  amis  et  sa  femme.  Combien  il 
«st  plus  dur  <l'etre  séparé  de  toi  !  Le   plus  grand 
criminel  serait  trop  puni   s'il  était  arraché  l  une 
J.ucile  autrement  (pie  par  la  mort,  qui  ne  fait  sen- 
tir au  moins  qu'un  moment  la  douleur  d'une  telle 
séparation  ;  mais  un  coiipuble   n'aurait  point  été 
jon  époux,  et  lu  ne  m'as  aimé    que   parce  que  je 


ne  respirais  que  pour  le  bonheur  de  mes  conci- 
toyens... On  m'appelle... — Dans  ce  moment  les 
commissaires  du  tribunal  révolutionnaire  viennent 
dem'inlerroger.  11  ne  me  fut  fait  que  cette  ques- 
tion :  Si  j'avais  conspiré  contre  la  république  ? 
Quelle  dérision!  et  peut-on  insulter  aussi  au  répu- 
blicanisme le  plus  pur?  Je  vois  le  sort  qui  m'attend. 
Adieu,mal,ucile,  ma  chère  Lolotte,  mon  bon  loup; 
dis  adieu  à  mon  père.  Tu  vois  en  moi  un  exem- 
ple (le  II  barbarie  et  de  l'ingialitude  des  hommes. 
Mes  derniers  moiiiens  ne  le  deshonoreiont  point. 
Tu  vois  (|iie  ma  crainte  était  fondée,  que  mes 
presseiiiimcns  furent  toujours  vrais.  J'ai  épousé 
une  femme  céleste  par  ses  vertus  ;  j'ai  été  bon 
mari,  bon  fils;  j'aurais  été  aussi  bon  père.  J'em- 
porle  l'cslime  et  les  lemels  de  loie;  les  viais  ré- 
publicains, (le  Ions  les  hiiinnies,  la  verin  et  la  li- 
beilé.  Je  nieuis  ii  ireiile-qnalre  ans;  mais  c'est 
lin  phénomène  ipie  j'aie  ira\eisé,  (le|)uis cinq  ans, 
tant  de  précipices  de  la  révoiuiion  sans  y  tomber, 
et  que  j'exisie  encore  ;  et  j'appuie  ma  tête  avec 
calme  sur  l'oreiller  de  mes  écrits  trop  luaibreux, 
mais  (jiii  respirent  tous  la  même  philanlhropie,  le 
iiiême  dé.sir  de  rendre  nii  s  conciloyens  heureux 
cl  libre-,  et  ([u(!  la  luu  lie  des  lyians  ne  frappera 
pas.  Je  vois  bien  (|ue  la  puissance  enivre  presque 
î.'iiis  les  hommes,  que  ions  disent  ciniime  Denys 
de  ;;>  racu.se  :  c<  La  ly  rannie  est  une  belle  epitaphe.  » 
Mais,  con,sole-toi,  veuve  désolée!  l'épitaphe  de 
ton  pauvre  Camille  est  plus  glorieuse  :  c'est  celle 
des  Brutus  et  des  Caton  les  tyrannicides.  0  ma 
(hère  Lucile  !  j'étais  né  pour  faire  des  vers,  pour 
défendre  les  malheureux,  pour  te  rendre  heureu- 
se, pour  composer,  avec  ta  mère  et  mon  père,  et 
([uelques  personnes  selon  notre  cœur,  un  Otaiii. 
J'avais  rêîvé  une  république  que  tout  le  monde  eût 
adorée.  Je  n'ai  pu  croiie  que  les  hommes  fussent 
si  féroces  et  si  injustes.  Comment  penser  que 
([uelqnes  plaisanteries  dans  mes  écrits,  contre 
des  collègues  qui  m'avaient  provoqué,  ell'aceraient 
le  souvenir  de  mes  services?  Je  ne  me  dissimule 
point  que  je  mmis  victime  de  ces  plaisanteries 
et  de  mon  amilié  pour  Danton.  Je  remercie  mes 
assassins  de  me  faire  mourir  avec  lui  et  Philip- 
peaux  ;  et  puisque  mes  collègues  ont  été  assez  lâ- 
ches pour  nous  abandonner  et  pour  prêter  l'o- 
rcilie  il  des  calomnies  que  je  ne  connais  pas,  mais 
il  coup  sûr  les  jilus  grossières,  je  puis  dire  (pie 
nous  mourons  victimes  de  notre  courage  ii  dénon- 
cer des  iraiires,  et  de  notre  amour  pour  la  vérité. 
Nous  pouvons  bien  emiiorter  avec  nous  ce  té- 
moignage, que  nous  périssons  les  derniers  des 
républicains.  Pardon,  chère  amie,  ma  véritable 
vii;  que  j'ai  perdue  du  moment  qu'on  nous  a  sé- 
parés, si  je  m'occupe  de  ma  mémoire.  Je  devrais 
bien  pluKjt  in'occuper  de  te  la  faire  oublier^,  ma 
Lucile  !  mou  bon  Loulou  !  ma  poule  à  Ca- 
chant (1).  Je  l'en  conjure,  ne  reste  point  sur  la 
branche,  ne  m'appelle  point  par  tes  cris;  ils  me 
déchireraient  au   fond   du  tombeau.  Va  gratter 

(I)  Caillant  estun  petit  villagL- ([ui  se  trouve  prcs 
de  Paris,  sur  le  chemin  de  Uourg-la-Rcini.',  où  ma- 
dame l)u|)lessis  avait  une  maison  de  c.impagne.  Ca- 
iiiilli!  et  Lutile,  en  allant  voir  madame  Dupicssis, 
avaient  souvent  reniarqiJi' i  Cathant  une  poule  qui, 
inrunsnlalile  d'avoir  perdu  soa  coq,  restait  jour  el 
nuit  .sur  la  niémeljranclie  el  poussait  des  cris  qui  dé- 
cliii  aient  lilnic;  elle  ne  voubit  plus  prendre  de  nour- 
riliire  el  demandait  la  mort.  C'est  a  celte  poule  que  1 
Camille  fait  ici  allusion.  ' 


pour  ton  petit,  vis  pour  mon  Horace,  parle-lui 
de  moi.  Tu  lui  diras,  ce  qu'il  ne  peut  pas  enten- 
dre, que  je  l'aurais  bien  aimé  !  Malgré  mon  sup- 
plice, je  crois  qu'il  y  a  un  Dieu.  Mon  sang  ell'a- 
cera  mes  fautes,  les  faiblesses  de  l'humanité;  et 
ce  que  j'ai  eu  de  bon,  mes  vertus,  mon  amour 
de  la  liberté.  Dieu  le  récompensera.  Je  te  verrai 
un  jour  :  «5  Lucile  !  ô  Aiuietle  !  senible  comme 
je  l'étais,  la  mort,  qui  me  délivre  de  la  vue  de 
tant  de  crimes,  est-elle  un  si  grand  malheur? 
Adieu,  Loulou  ;  îulieu,  ma  vie,  mon  ame,  ma  di- 
vinité sur  la  terre!  Je  te  laisse  de  bons  amis,  tout 
ce  qu'il  y  a  d'hommes  vertueux  et  sensibles. 
Adieu,  Lucile,  ma  Lucile!  ma  chère  Lucile!  adieu, 
Horace,  Anneiie,  Adèla!  adieu,  mon  père!  Je 
sens  fuir  devant  moi  le  rivage  de  la  vie.  Je  vois 
encore  Lncile  !  je  la  vois,  ma  bien-aimée!  ma 
Lucile  !  mes  mains  liées  t'eiidirasseut,  et  ma  tête 
séparée  repose  encore  sur  loi  ses  yeux  motirans!'i 

17",loi;nN.\i.  (le  In  Fille  et  drs  proiinrcs,  ou 
le  Mod&ralcur,  par  M.  de  Fontanes;  commencé 
Ici"  octobre  17S9,  iini  le  10  août  1792;  5vol. 
in-/i".  Le  18  avril  1790,  il  passa  sous  la  direclinn 
de  M.  de  Ciiarinois,  avec  cette  épigraphe  :  Dri, 
patriiv  el  rrgi. 

10  novemlire  1791.  page  1422. 

"  ....  La  consiituîion  existe  à  peine,  et  di'j.'i 
mille  gens  se  lâchent  contre  elle,  parce  qu'il  y  a 
encore  beaucoup  d'abus.  D'un  excès  dans  l'autre, 
voilà  comme  on  marche  dans  notre  pauvre  France. 
Eh  !  quand  la  consiituîion  serait  reconnue  excel- 
lente, il  serait  possible  que  cesabus  subsistassent. 
Toutes  les  opinions  exagérées  viennent  de  ce 
qu'on  a  perpétuellement  confondu  les  abus  avec 
les  choses.  La  révolution  n'a  eu  lieu  que  parce 
que  les  abus  avaient  tellement  pris  la  place  du 
gouvernement,  qu'on  les  a  pris  pour  le  gouver- 
nement. Les  méconlens  d'aujourd'hui  n'abhorrent 
la  cons-titution  que  parce  qu'ils  regardent  l'anar- 
chie résultant  de  sa  non  exécution  comme  la 
constitution  elle-même » 

Pour  compléter  le  travail  de  l'écrivain  anglais, 
nous  devons  dire  que  M.  Deschiens  a  publié 
aussi  de  nombreux  renseiguemens  sur  la  presse 
de  la  révolution  française.  M.  Deschiens  a  ras- 
semblé en  jininiaux  de  toutes  les  opinions,  de 
tons  les  partis,  même  les  journaux  éphémères, 
5,032  cartons  et  volumes.  Le  nombre  des  jour- 
naux qui  ont  paru  sous  divers  litres  s'élève  à  en- 
viron l.cSOO,  depuis  1789  jusqu'en  1829,  y  com- 
pris les  journaux  scieniiliques  et  ceux  des  dépar- 
teniens.  Au  commencement  de  la  révolution,  les 
litres  les  plus  bizarres,  et  souvent  les  plus  indé- 
cens,  étaient  recherchés  par  les  journalistes  pour 
attirer  l'attention  du  peuple,  el  pour  mieux  en- 
core, par  cette  espèce  d'étiquette  placée  en  tète 
de  la  feuille,  faire  connaître  son  conlenu.  Voici 
les  noms  de  quelques-uns  :  UAue  de  Balaam, 
l'Arlequin,  le  liabillard,  la  Bouche  de  fer.  Ça 
fait  toujours  plaisir.  C'est  incroyable,  le 
Chien  et  le  Chat,  le  Cochon  de  Saint-Antoine, 
le  Contre-poison,  le  Déjeuner,  Encore  un.  En- 
tendons-nous, Finissons  donc.  Cher  pt're,  le 
Fouet  national.  Il  n'est  pas  possible  d'en  rire. 
Je  m'en  /'...,  Je  m'y  perds,  Jeperdsmon  état. 
Faites-moi  vivre,  le  Juif  errant,  le  Lende- 
main, le  Martyrologe  national,  Mathusalem, 
la  V.raïuie  Ménagerie,  le  Menteur,  On  me  l'a 
dit,  les  Paquets,  Pendez-moi,  mais  écoutez^ 


'»53  — 


moi,  la  Pique  nationale,  le  Pique-nique,  la 
Poule  patriote,  la  Puce  à  l'oreille,  la  Queue 
à  M.  Nccker,  le  Réveil-malin,  la  Rocambole 
(les  journaux,  les  Sabbats,  le  Sans-culntle, 
Sans-quartier,  Sacré  gâchis,  le  Juy;e,  Sottises 
et  Vérités,  les  souliers  de  l'abbé  Maury,  les 
Jupons  de  madame  Angot,  le  Slalu-quo,  lu 
Tailleur  patriote,  de  Tout  un  peu,  les  Trois 
Bossus,  le  Forban,  le  Pirate,  et  d'autres  encore 
qui  nom  plus  ni  nom  ni  v.ileiir  (|Uiiux  yeux  du 
bibliographe  et  dans  la  mémoire  de  l'arelirologue. 
{Revue  britannique.) 


LE  MiiuAGE  \mm. 


{  L'éditeur  Werdet ,  r:ic  des  Marais  Saint-Ger- 
main ,  18,  doit  publier  iuc-essininient  six  j;radcu\ 
petits  volumes  tout  reiiiplisde  cet  esprit  diarmam 
(|iii  se  noinuie  Jules  Janin.  C'est  unécrin  de  tous 
les  diamans  qu'en  ces  derniers  temps  l'auteur  du 
Chemin  de  Traverse  a  épiirpilks  lii  cl  là  en  se 
jouant.  L'e  ce  trésor  que  nous  possédons  à  crtie 
heure,  nous  avons  cMrait,  pour  les  odiir  à  nos 
lecteurs,  les  deux  perles  lines  que  voici.  ) 

Uau  iciot  di!  Dairva!  était  le  pet  t  (ils  de  ce  mê- 
me César  lîju  !elot  dont  il  est  (|iiestioii  dans  Ie> 
mémoires  de  la  duiliesse   d'CJrleans,  la  propre 
uiére  du  régent  Louis-P;iilii)pe.  Celle  fe:iiine,  qui 
a  jeté  tant  de  mé|iris  sur  les  plus  grands  nomsde 
France,  et  qui  n'a  épargné  ni  son  (ils,  ni  ses  pe- 
tites-files, n'a  pas  pu  s'empêcher  de  parler  a\ec 
éloges  de  César  de  Baudelot  ;  Saint-Simon  ,  ce 
gentilhomme  sceptique  et  moqueur  ,    mais  bon 
gentilhomme  ,  parle  avec  éloges   des   liaudeloi. 
Vous  comprenez  donc  (pie   le  jeune  Henri,  avec 
un  pareil  nom   à   porter,  ne  lut  pas  des  derniers 
à  se  rendre  dans  la  première  Vendée  pour  y  pro- 
tester, les  armesà  la  main,  contre  les  excès  de  la 
révolution,    lîaudelot  se  lit  Vendéen  ,   tout  sim- 
plement parce  (|u'il  n'y  avait  p;is  alors  autre  chose 
il  faire  pour  un  homme  de  son  nom  et  de  son  ca- 
price; il  se  battit  comme  on  se  battait  Hi-bas,  ui 
plus  ni  moins  ;  il  était  l'ami  de  Calhelineau  et  de 
tous  les  autres  ;  il  nssi.vla  ii  ces  batailles  de  géans, 
il  y  assista  en  riant  et  en  c  haiiiaiit  (juaiid    il  s'é- 
tait bien  battu  et  qu'il  n'entendait  plus  le  cri  des 
blessés.  Quelle   guerre  !  quelles  tempêtes  livides 
furent  comparables  à  celles  là  !  mais  ce  n'est  p;is 
mon  compte  de  refaire;  un  récit   fait   si    souvent 
et  avec  des  couleurs  si  dillêrentes.  Ce  n'est  donc 
pas  mon  fait  ni  le  vôtre  de  vous  raconter  ou  d'en- 
tendre raconter  les  belles  actions  de  Baudelot  de 
Dairval. 

Seulement ,  je  veux  vous  dire  qu'un  jour,  lui 
treiiième,  surpris  dans  une  ferme  par  un  déîache- 
chemenl  de  bleus,  Uaudclot  assembla  sa  troupe  à 
l'improviste. 

—  Mes  amis  ,  dit-il  ,  la  ferme  est  cernée  ; 
fuyez  tous!  Emmenez  ces  femmes  et  cescnfans; 
allez  rejoindre  notre  chef  Cathelineau.  Pour  moi, 
je  reste  et  je  défends  la  porte  ;  je  tiendrai  bien 
dix  minutes  tout  seul.  Us  sont  trois  cents  là-bas 
qui  nous  égorgeraient  tous.  Adieu  ,  adieu ,  mes 
braves!  Pense/  à  moi.  A  mon  tour  aujourd'hui  : 
vous  autres,  vous  vous  ferez  Iner  detnain. 
pans  ccslcmps  dexcepliou cl  daiiscçlie  guerre 


exccpiionm  Ile  on  ne  s'élonuait  de  rien  ;  on  ne 
songeait  même  pas  à  ces  luîtes  d'héroïsme ,  si 
fréqn-,  mes  dans  les  guerres  élégantes.  Dans  mie 
luiti;  (i'cvtinninalion  comme  celle-là  on  n'avait 
pas  le  temiis  de  faire  de  la  giandrur  d'âme;  on 
ne  se  drapait  pas  liéroï(|uemeiit  :  l'iu-roïsmc  était 
tout  nu  et  tout  cru.  Aussi  les  soldats  de  Baudelot. 
entendant  ainsi  parler  leur  chef,  jugèrent,  à  p'.rt 
eux-mêmes,  (|ue  leur  chef  pirlait  bien,  et  i!s  lui 
oliéireiit  au-si  simplemeiil  (lu'il  leur  avait  coin- 
maulé.  Us  se  retiréieiit  par  le  toit,  emmenant  les 
f(  nulles  et  les  enfaiis.  Baudelot  cependant,  resié 
à  la  porte,  faisait  du  bruit  comme  ([uarante ,  ha- 
ranguant, disputant,  faisant  retentir  son  fiLsil.  On 
eût  dit  que  tout  un  réiiment  était  der- 
rière (elle  porte,  prêt  à  faire  (m  ;  les  Ijleiis  se  te- 
naient sur  leurs  gardes,  lîa'x!»  lot  fut  ainsi  sur  la 
défensive  tant  qu'il  eut  de  la  voix. 

Mais  (junnil  la  voix  lui  manqua  et  lorsqu'il  jugea 
(|uesa  troupe  était  eu  lieu  de  sûreté  ,  l'innocent 
jeune  lii;iiii!ie  se  fatigua  de  ci  tie  feinte  guerrièi'e; 
il  se  ,'entit  mal  à  l'aise  de  coiiiaïaiiiier  ainsi  à  une 
troupe  ahsente  ;  et,  .sans  l'.lus  parler  da\ai.tage  . 
d  n'eut  plus  d'autre  souci  qucd'élaycr  en  dedans 
la  porte.  Alors,  après  avoir  pcrié  comme  di\  ,  il 
lit  I  ouvrage  (le  dix.  ('élu  der.i  ei;c:ir.'  (p:elques 
luiiuilis.  Cciieiidanl  la  porte  criupia.  Ii's  bleus  li- 
riNit  leu  par  les  joititiires.  Baudelot  ne  fut  pas 
1)1  se  ;  et,  couiiiie  il  av;-.it  été  ii.lerrompu  d  ;ns 
son  repM,  il  se  mit  à  table,  achevant  Iranipiille- 
,  eut  de  manger  un  morceau  (h;  pain  et  de  fro- 
mage et  de  videi-  un  pot  d*;  pi(pi(tte,  se  disant  à 
lui-même  qu'il  faisaii  son  dernier  repas. 

A  la  fin  la  porte  f;it  forcée,  les  bleus  entrè- 
rent. Il  leur  fallut  quel(|ues  minutes  pour  débar- 
rasser de  tous  les  obstacles  la  porte  de  la  maison 
et  pour  se  recoiinailre  au  milieu  de  la  fumée  de 
leurs  fusils.  Les  soldats  de  la  rê|)ul)lique  cher- 
chaient avidement  du  regard  et  du  sabre  cette 
troupe  armée  qui  leur  avait  tenu  tête  bi  long- 
temps :  vous  juge?,  de  li  ur  surprise  lersipraii  lieu 
de  tous  ces  hoiiiiiies  dont  ils  a\aieutcru  eii'.endie 
distiiirleineul  les  voix  ils  ne  (lêeiunrireiil  (|u'iiii 
très  beau  jeune  homme  d'une  haute  taille,  d'un 
visage  très  calme,  qui  manginiit  tranquillement  un 
pain  noir  arrosé  de  p.(piette  !  Les  vainqueurs  s'ar- 
rêtèrent, muets  d'étonnemeni,  appu\ es  sur  leurs 
fusils  ;  ce  qui  (l(uiiia  le  temps  à  Victor  Baudelot 
de  vider  son  dernier  verre  et  d'achever  sa  der- 
nière bouchée. 

—  A  votre  santé,  messieurs  !  leur  dil-il  en  por- 
tant son  verre  à  ses  lèvres.  La  garnison  vous  re- 
mercie du  répit  que  vous  lui  avez  donné. 

Lu  même  temps  il  se  leva,  et,  allant  droit  au 
capitaine  : 

—  MonsieiH-,  lui  dit-il ,  il  n'y  a  que  moi  dans 
cette  maison  :  je  suis  tout  prêt  à  passer  derrière 
le  buisson  que  voilà. 

Puis  il  ne  dit  plus  rien,  il  attendit.  A  sa  grande 
surprise,  Baiulelotne  fut  pas  fusillé  sur-le-champ. 
Peut-être  élait-il  tombé  entre  les  mains  de  quel- 
ques recrues  assez  peu  evercées  pour  vouloir  at- 
tendre vingt-quatre  lieuns  avant  de  tuer  un  hom- 
me ;  peut-être  ses  vainqueurs  furent-ils  arrêtés 
par  ,sa  bonne  miuc,  et  par  sou  sang-froid  ,  et  par 
cette  honte  qu'il  y  a  toujours  à  .se  mettre  trois 
cents  p'.iur  égorger  un  seul  huaiuie.  i\  oubliez  pas 
que  dans  cette  triste  guerre  il  y  iivail  des  senti- 
mens  fran(;ais  des  deux  parts, 


Ou  se  contenta  donc  de  lier  les  mains  de  Bau- 
delot et  de  le  (oiuluire,  ainsi  garotté  et  très 
fort  surveillé,  à  un  n.anoir  des  environs  de  Nan- 
tes, autrefois  jolie  et  élégante  maison  seigneuriale, 
qui  eti.it  devenue  depuis  les  guerres  une  espèce 
de  foi  ter(Bs»e.  Le  maiire  do  ccHe  maison  n'était 
autre  (|ue  le  chef  de  ces  mêmes  bleus  qui  avaient 
saisi  et  gr.roité  Baudelot.  Ce  Breton,  gentilhomme 
(juoique  bleu,  avait  donné  des  premiers  dans  les 
transports  de  la  révolnti.m.  Il  était  du  nombre  de 
(es  nobles  qui  ont  fait  tant  d'héroïsme  a  leur 
pii'judice,  et  (lui  te  dépouillèrent  en  un  .seul  jour 
de  leur  fortune .  de  leurs  armoiries  et  de  leurs 
noms  propres. sans  songera  ce  qu'ils  avaient pci« 
mis  à  leurs  pères,  à  ce  qu'ils  devaient  à  lenrs  his, 
(•■gaiement  oublieui;  (lo  p«sé  et  de  l'avenir,  vir- 
limes  infortunées  du  pré»eiU.  Mais  ne  leur  fai- 
sons pas  (le  reproches  à  ceux-là  :  ou  bien  ils  sont 
morts  sous  le  coup  de  la  révolnûon  qu'ils  ont 
trop  bien  fcrvic  et  qui  les  a  dévore»;  comme  les 
i.utrrs,  ou  bien  ils  ont  assez  vécu  pour  voir  com- 
1)1,  n  leurs  saniiices  n'ont  profité  à  persomre  et 
<  oiuir.eiil  is  sont  ir>lés  dépouillés,  eux  tout  seoN , 
lieiidaiil  (,ue  la  Irancc  bourgeoise  faisait  saD5 
eu\  tout  ce  rapide  chemin. 

Biiudelotde  Dairval  fui  cnfeniié  dans  le  don- 
c'est  à  (lire  dans  le  pigeonnier  lie  la  geiil>l- 


|0U. 

hoiumciie  de  son  vainqueur.  Les  colombes,  chas- 
s.es  parla  guerre,  avaient  fait  place  auv  thouaii* 
pii.sonii.eis.  La  prison  avait  conservé  un  air  cal- 
n;e  et(hboi!uaiie  :  de  était  nîcouverte  cirorc 
de  son  ardoise  brillante,  encore  surmoDté'C  de  sa 
girouette  résoiiu;:ir.e  ;  on  ne  s'était  pas  cru  ojligê 
de  eieliic  des  bai  leaus  de  ter  aux  ouvertures  par 
1.  sipielles  s'échappaient  les  pigeons  domestiijaes 
pour  revenir  le  soir.  Au  reste,  c'est  à  iK-ine  si 
si  l'on  a\ait  ajouté  ml  peu  de  paille  à  rameuble-» 
nu  ut  oiiliuaire  du  pigeonnier.  C'est  là  que  fut 
eiilermé  IJauddol. 

Au  premier  abord  cela  lui  parut  origiDal  «'»- 
\oir  pour  prison  le  colombier  d'un  manoir  ruM- 
que.  Il  Si-  promit  de  faire  là-dessus  une  roa.anc?  , 
avec  accompagnement  de  guitare  ,  aussiti'il  qu'il 
aurait  les  mains  libres.  Comme  il  était  ainsi  à  iv- 
vcr  romane  ;  et  guitare,  il  entendit  le  soii  d'oii 
\i!)lonet  d'iui  galoubet  champêtre,  levichiu  ri  le 
galoubi'l    jouaient  une  marche  joveuse.  Baudelot 
se  souleva  sur  son   coude,  et,  à  force  d'aiionce- 
ler  la  paille  contre  le  mur  avec  son  épaule,  I  at- 
teignit un  des  trous  du  pigeonnier;  et  alors  il  vit 
tous  les  détails  d'une  fêle  :  une  longue  proces- 
sion de  jeunes  ge:is  et  de  belles  dames  en  it>!>es 
blanches,  prê'cé  lées  par  des  ménéli  iers  de  vill.ige, 
la  procession   était  leste,   chacun   se  livi .Vu  à  la 
joie.  La  fête  passa  au  pied  du  colombier,  ou.  si 
vous  aimer   mieux,  au  pie.l  de  la  tour.  En  passant 
au  pi(-dde  la  tour  une  jeune  et  jolie  personne  re- 
garda attentivement  au  sommet.  Elle  était  Han- 
che et  line  de  taille;  elle  avait  l'air  rêveur.  Bnu- 
ddot  comprit  iiu'on  savait  qu'il  y  avait  là  un  pri- 
>onnier;el  pendant  que  la  fête  s'éloigne,  voilà 
mon  valeurcin  Baudelot  qui  se  met  à  silllcr  l'ail' 
de  Bichard  : 

Pan«  une  lour  obscure, 
ou  un  air  appio; haut  ;  car  c'était  un  jeune  homme 
versé  daus  toutes  sortes  de  combats  et  de  roman- 
ces, aussi  habile  à  manier  une  épée  qu'une  fui- 
l,ire,  distingue  àchcNal,  'JLsiinçuç  "a  Id  danjC  ,  un 


viai  genliUionime  d'épi''c et  (l'espril,  coiiiine  on  en 
\oit  encore  et  comme  on  nVn  fait  plus. 

La  noce  passa  :  si  ce  n'était  pas  tout  à  fait  une 
noce,  c'étaient  des  fiaii(;ailles.  Baudelot  aciievait 
<lc  chanter  :  il  entendit  du  bruit  à  la  porte  de  sa 
prison  ;  on  entra. 

C'était  le  maître  de  la  maison  lui-même.  Il  avait 
été  marquis  sous  Capet,  maintenant  il  s'appelait 
tout  simplement  Hamelin  ;  il  était  bleu,  et  du 
reste  assez  honnête  homme.  La  république  le 
dominait  corps  et  âme  ;  il  lui  préuiit  son  épée  et 
.son  château,  mais  voilà  tout  :  il  n'était  pas  deve- 
nu méchant  et  cruel  à  son  service.  Le  matin 
même  de  ce  jour  ^qui  touchait  a  sa  lin,  le  capi- 
taine Hamelin,  car  il  avait  été  fait  capitaine  par  la 
république,  avait  été  averti  que  des  chouans  s'é- 
taient arrêtés  à  sa  ferme.  A  cette  nouvelle  il  s'é- 
tait mis  à  la  tête  d'un  détachement,  renvoyant  ses 
propres  fiançailles  à  une  heure  plus  éloignée. 
Vous  savez  comment  il  s'était  emparé  de  Oaudolot. 
Une  fois  Baudelo;,  le  chouan,  en  sûreté,  le  capi- 
taine Hamelin  était  retourné  à  ses  fiançailles;  et 
voilà  pourquoi  il  ne  l'avait  pas  fait  fusiller  sur-le- 
champ. 

Le  capitaine  Hamelin  n'était  pas  tellement 
capiiainc  bleu  qu'il  eût  tout  à  fait  oublié  les 
vieilles  coutumes  hospiialières  du  terroir  breion  : 
11  se  crut  donc  obligé  de  faire  une  visite  à  son 
Jiôte  pendant  que  les  convives  de  ses  fiançailles 
se  mettaient  à  table. 

—  Que  |iiis-je  faire  pour  vous  obliger,  mon- 
sieur? (lit  liamelin  à  Baudilot. 

—  Seigneur  châtelain,  dit  Baudelot  on  s'incli- 
nant,  je  vous  demande  en  grâce  de  me  donner 
au  moins  l'usage  d'une  de  mes  mains,  s'il  vous 
plaît. 

—  Vos  deux  mains  seront  déliées  ,  monsieur, 
l'épondit  Hamelin  ,  si  vous  voulez  me  promettre 
donc  faire  aucune  teniative  d'évasion.  Seulement, 
avant  de  rien  prometire,  souvcncz-vous  que  de- 
main, à  six  heures  du  mali;",  vous  serez  conduit 
à  Nantes,  à  cou;)  sfic. 

—  VA  fi!siilé  à  huit  heurt  s,  aussi  à  coup  sûr  ':'  dit 
Baudeloi. 

Le  capitaine  Hamelin  garda  le  silcnco. 

—  i';ii  bien  !  moiiiieur,  dit  Baudelit,  faiies-moi 
délier  1rs  mains,  et  sauf  délivrance,  je  m'eng.ige  , 
•sur  ma  parole  d'honneur  de  gentilhomme ''et  de 
chréiicn,  de  icsier  ici  comme  un  pigeon  à  qui  on 
a  coupé  les  ailes. 

Le  capitaine  Hamelin  ne  put  s'empêcher  de 
sourire  à  l'allusion  de  son  prisonnier;  il  lui  lit 
délier  les  mains. 

—  A  présent,  dit  Baudelot  en  éiendantles  bras 
comme  un  homme  faii-tié  d'un  long  so.nmeil ,  à 
présent,  mons-ieur,  je  vous  remercie,  et  je  suis 
vraiment  vcilre  obligé  jusfpi'à  demain  ;  et  ce  n'est 
pas  ma  f.iule  si  ma  reconnaissance  ne  dure  pas 
plus  long-temps. 

Le  capitaine  HamtLn  lui  dit  : 

—  Si  vous  avez  quelques  dispositions  dernières 
à  arranger,  un  leslament  à  faire,  par  e.veiuple, 
je  puis  vous  envoyer  de  quoi  écrire. 

Disant  cci.i,  Hamelin  avait  l'air  45mu,  et  dans 
le  fon.I  i!  Tciaii,  c;;r  en  n'ettpas  Breton  iiiipuné- 
nie:it. 

Baudelot,  voyant  son  lidfo  ému,  bii  p,-it  la 
main. 

—  Voyez-vous?  lui  dit-Jld'un  air  profondément 


convaincu,  ce  simple  mot  ttstamcnl  me  fait  plus 
de  mal  que  cet  autre  mot  la  mon  à  Pian  tes  : 
ce  mot-là  faites  votre  testament  m'a  rappelé  la 
mort  de  tous  les  miens.  Je  n'ai  personne  à  qui 
léguer  mon  nom,  mon  épée,  mon  amour  et  ma 
haine  ;  car  c'est  là  tout  le  bien  qui  me  reste. 
Pourtant  cela  doit  être  amusant  et  doux  de  dispo- 
ser de  sa  fortune,  d'être  généreux  au-delà  même 
de  la  tombe,  de  se  figurer,  en  écrivant  ses  der- 
niers bienfaits,  les  larmes  de  joie  et  de  douleur 
qu'on  fera  verser  après  sa  mort  !  Cela  est  hono- 
rable et  doux ,  n'est-ce  pas,  capitaine  ?  N'y  pen- 
sons plus. 

—  Je  vais  vous  envoyer  à  dîner,  dit  Hamelin. 
Justement  c'est  aujourd'hui  mon  jour  de  fiançail- 
les et  ma  table  sera  mieux  pourvue  que  de  cou- 
tnme.  laa  fiancée  vous  servira  elle-même,  mon- 
sieur. 

Baudelot  aperçut  à  l'un  des  trous  les  plus  élevés 
de  sa  cage  une  petite  marguerite  qui  avait  été  se- 
mée là  par  un  des  premiers  habilans  du  colom- 
bier. La  jolie  fleur  se  balançait  joyeusement  aux 
vents.  Elle  avait  déjà  attiré  les  regards  de  Bau- 
delot ;  il  cueillit  la  jolie  fleur. 

Puis  il  la  prés  nta  au  capitaine  : 

—  C'est  l'usage  chez  nous  ,  capitaine,  de  faire 
à  la  fiancée  le  cadeau  des  fiançailles  :  soyez  assez 
bon  pour  remettre  à  la  vôtre  ce'.te  petite 
tleur  édosedans  mon  domaine  ;  et  à  présent,  ca- 
pitaine, bonsoir  :  voilà  di'jà  assez  long-tcmpsque 
je  vous  arrache  à  vos  amours.  Dieu  se  souviendra 
(le  votre  humanité  pour  moi ,  mon  hôte.  Adieu  , 
portez-vous  bien.  Envoyez-moi  à  souper,  car  j'ai 
faim  et  besoin  de  repos. 

Et  ils  se  séparèrent  en  se  disant  du  regard  un 
adieu  amical. 

On  apporta  àdîner  au  jeune  Vendéen. La  jeune 
fille  qui  le  servait,  jolie  Bretonne  irux  dents  blan- 
ches, aux  lèvres  roses,  à  l'air  pensif  cependant , 
comme  cela  convenait  à  une  timide  enfant  des 
campagnes  qui  aval!  déjà  vu  passer  tant  de  pros- 
crits, servait  Baudelot  avec  une  attention  sans 
é^ale.  Elle  ne  lui  laissait  ni  répit  ni  trêve  qu'il 
n'eût  mangé  de  tel  plat,  qu'il  n'eût  bu  de  tel  vin  ; 
car  Baudelot  fut  servi  tout  à  fait  comme  les  con- 
vives (le  la  maison.  Le  rci)as  était  mi  gnilique.  Le 
colombier  s'en  ressentit;  c'était  i)resque  comme 
au  bon  temps,  quand  les  habitans  ailés  de  la  tou- 
relle allaient  ramasser  les  miettes  du  festin.  Une 
fois,  comme  la  jeune  fille  versait  du  vin  de  Cham- 
pagne à  lîauilelot  : 

—  Cotnment  vous  appclle-t-on  ,  mon  enfant  ? 
lui  dit  Baudelot. 

—  Je  m'appelle  Marie,  dit  l'enfant. 

—  Commenta  cousine,  reprit  le  jeune  homme. 
Et  quel  âge  avcz-vous,  Marie? 

—  Dix-sept  ans,  dit  Marie. 

—  Comme  nia  cousine,  dit  Baudelot. 

Ici  le  cœur  pensa  lui  manquer,  songeant  à  sa 
belle  parente  égorgée  par  le  bourreau  ;  mais  il 
aurait  rougi  de  pleurer  devant  cette  enfant ,  qui 
avait  dijà  les  larmes  aux  yeux;  et  ne  pouvant  lui 
dire  autre  chose,  il  lui  tendait  son  verre. 

Riais  le  verre  était  plein,  mais  dans  le  verre 
étincelait  joyeusement  le  \in  de  Champagne,  et 
sur  ce  verre  venait  tomber  le  dérider  rayon  du 
soleil.  Il  ne  faut  pas  tromper  nos  neveux  :  rien 
n'est  plus  vi-ai,  le  vin  de  Champagne  a  pétillé  et 
le  printemps  cm  venu,  njèinc  pendant  la  terreur. 


Voyant  que  son  verre  était  plein,  Baudelot  dit 
à  Marie  : 

—  Tu  n'as  pas  de  verre,  Marie  ? 
— Je  n'ai  pas  soif,  dit  Marie. 

—  Uhidit  Baudelot,  ce  vin  que  tu  vois,  qui 
pétille,  n'aime  pas  être  bu  par  un  homme  tout 
seul  ;  il  est  bon  compagnon  de  sa  nature  :  il  se 
plaît  au  milieu  des  gais  convives;  c'est  le  plus 
grand  soutien  de  sa  fraternité,  dont  tu  as  entendu 
parler,  ma  pauvre  Maiie,  et  que  les  hommes 
comprennent  si  peu.  Fais-moi  donc  l'amitié  de 
tremper  tes  lèvres  dans  mon  verre,  ma  jolie 
Bretonne,  si  tu  veux  que  je  boive  encore  du  vin 
de  Champagne  avant  de  mourir. 

En  même  temps  il  portait  son  verre  aux  lèvres 
de  Marie.  Déjà  Marie  tendait  ses  lèvres,  mais  à  ce 
mot  mourir  son  cœur  gonflé  déborda,  et  elle 
vtrsa  d'abondantes  larmes  qui  roulèrent  dans  le 
vin  joyeux. 

—  A  ta  santé,  Marie  !  dit  Baudelot  ;  et  le  vin 
et  les  larmes,  Baudelot  but  tout  cela  à  lasauléde 
Marie. 

Au  même  instant  le  son  du  cor,  le  chant  du 
hautbois,  l'accompagnement  des  violons  se  firent 
entendre. 

—  Qu'est-ce  cela?  dit  le  jeune  homme,  posant 
son  verre  et  passant  tout-à-coup  de  l'enthousias- 
me au  sourire.  Dieu  me  pardonne ,  dit-il,  c'est 
un  bal  ! 

—  Hélas!  disait  Marie,  hélas!  oui,  c'est  un  bal; 
ma  jeune  maîtresse  ne  voulait  pas  danser,  mais 
son  mari  et  son  père  l'ont  voulu.  Elle  va  être 
bien  malheureuse  ce  soir  ! 

A  ces  mots  le  jeune  Vendéen  : 

—  Oh  !  dit-il,  ma  bonne  Marie,  si  tu  es  bonne, 
comme  je  crois,  fais  cela  pour  l'amour  de  moi  : 
va,  cours,  vole,  dis  à  ta  maîtresse  que  le  comte 
Baudelot  de  Dairval,  colonel  de  chevau-légcrs,  de- 
manda la  permission  de  présenter  ses  respects... 
Ou  plutôt  ne  dis  pas  cela,  Marie;  ou  plutôt  va-t'en 
trouver  mon  hôte  et  non  sa  femme,  et  dis-lui  que 
son  prisonnier  s'ennuie  ,  que  le  bruit  du  bal  va 
l'empêcher  de  dormir,  que  la  nuit  sera  longue  et 
froide,  que  c'est  une  charité  d'arracher  un  mal- 
heureux jeune  homme  aux  tristes  réilexions  de  sa 
dernière  nuit;  <pie  je  le  prie,  au  nom  du  ciel,  de 
me  laisser  aller  a  son  bal  celte  nuit  ;  qu'il  a  ma 
parole  d'Iuinneur  que  je  ne  songerai  pas  à  ni'é- 
chapper.  Dis-lui  tout  cela,  Marie  ;  et  dis-lui  en- 
core tout  Cl'  qui  te  viendra  à  l'âme  et  au  cœur. 
Parle  un  peu  haut,  afin  d'être  entendue  par  ta 
maiiiessc  et  d'intéresser  ta  maîtresse  pour  moi  ;  et 
grâce  à  toi,  Marie,  je  n'en  doute  pas ,  il  se  laissera 
fléchir.  Alors  ,  si  je  suis  invité  à  ce  bal ,  alors , 
mon  enfant,  envoie-moi  le  valet  de  chambre  de 
Ion  mrîire;  dis-Uii  qu'il  m'apporte  du  linge  blanc 
(  t  de  la  poudre  pour  mes  cheveux.  —  On  doit 
trouver  encore  un  reste  de  poudre  dans  le  châ- 
teau. —  Dis-lui  aussi  qu'il  m'apporte  un  habit  dé 
son  maître  et  qu'on  me  prête  mon  épée,  seule- 
ment pour  me  parer  ce  soir  :  je  ne  la  tirerai  plus 
du  fourreau.  Mais  va  donc,  va  donc,  Marie,  va  , 
mon  enfant  ! 

Et  le  jeune  prison  nier  tour  à  tour  pressait  et 
retenait  l'enfant.  A  voir  cela  on  n'eût  pu  s'empê- 
cher lie  rire  et  de  pleurer  tout  à  la  fois. 

Quelques  instans après  parut  dans  le  colombier 
le  valet  de  chambre  du  capitaine  Hamelin.  Ce 
valet  de  chambre  était  un  vieux  bonhomme  très 


fidèle  à  la  poudre,  très  fidèle  aux  vieux  usages, 
li-ès  regreitant  raristocratie,  doni  il  était  un  des 
membres  et  un  membre  fort  actif.  A  la  révolu - 
tioii  française  ce  valet  de  cliambre  avait  perdu 
beaucoup  de  son  importance.  Il  est  vrai  qu'il  était 
devenu  membre  du  conseil  municipal;  mais  dans 
ces  hautes  fonctions  il  regrettait  plus  d'une  lois 
ses  longs  tôte-ii-tète  avec  les  plus  liants  person- 
nages qu'il  avait  ajustés  dans  sa  jeunesse.  Quoi- 
que municipal,  ce  coilTeur  était  un  bon  homme 
qui  n'avait  été  dévoué  à  M.  de  Robespierre  que 
parce  que  celui-ci,  seul  dans  la  France  libre, 
avait  osé  conserver  la  poudre,  les  manchettes  et 
les  gilets  brodés. 

Il  apportait  au  prisonnier  un  habit  complet  que 
le  capitaine  Hamelin  avaitfail  faire  quand  il  était 
marquis,  et  pour  allcrà  la  cour  voir  le  roi  quand 
il  y  avait  un  roi  et  une  cour.  Cet  habit  était  fort 
beau  et  fort  riche  et  fort  élégant  ;  le  linge  était 
très  blanc,  la  chaussure  très  fine.  L'hôte  de  Bau- 
delot  n'avait  rien  oublié,  pas  même  1rs  parfums 
et  les  senteurs  et  les  cosmétiques  d'un  toilelic  de 
marquis  d'autrefois.  Baudelot  confia  sa  téie  au 
vieux  valet  de  chambre,  qui  la  paia  avec  toute 
complaisance,  non  sans  pousserde  profonds  sou- 
pirs de  regret.  Baudelot  était  jeune  et  beau,  mais 
il  y  avait  long-temps  qu'il  ne  s'était  paré  :  quand 
donc  il  se  vit  tout  babillé  ,  tout  frisé,  la  barbe 
fraîche,  le  regard  animé  par  le  repas  qu'il  avait 
fait  et  par  le  violon  qu'il  entendait  au  loin,  Baude- 
lot ne  put  s'empêcher  de  sourire  et  d'être  content 
de  lui,  et  de  se  rappeler  ses  belles  nuits  de  bal 
masqué  à  l'Opéra  avec  M.  le  comte  de  Miraljeau. 

11  n'y  eut  pas  jusqu'il  son  épée  qu'on  lui  remit 
au  sortir  du  donjon,  en  lui  rappelant  son  serment 
de  ne  pas  la  tirer.  Il  était  nuit  quand  il  traversa 
lejaidin  pour  se  rendre  à  la  salle  du  bal. 

A  ce  bal  étaient  conviées  les  plus  belles  dames 
révolutionnaires  de  la  province.  Mais  vous  savez 
que  les  femmes  ne  sont  pas  tellement  révolution- 
naires qu'elles  ne  restent  quelque  peu  aristocra- 
tes quand  il  s'agit  d'un  brave,  spirituel,  élégant , 
jeune  et  beau  gentilhomme  qui  sera  fusillé  de- 
main. 

Revenons  ii  notre  histoire.  Le  bal  des  fiançail- 
les commençait.  La  fiancée  était  mademoiselle  de 
Mailly,  la  petite  nièce  de  ceUe  belle  de  Mailly  qui 
avait  été  si  aimée  de  madame  de  Maintenon.  C'é- 
tait une  jeune  personne  blonde  et  triste,  malheu- 
reuse évidemment  de  se  livrer  à  des  noces  et 
à  la  danse  dans  ces  temps  de  proscription  ;  c'é- 
tait une  de  ces  âmes  fortes  qui  sont  très  faibles 
jusqu'il  une  certaine  heure  fatale  qui  n'a  pas  en- 
core sonné  pour  elles  ;  mais,  quand  celte  heure 
de  force  a  sonné,  c'en  est  fait,  cette  faiblesse  d'â- 
me devient  une  énergie  invincible;  l'héroïne  rem- 
place la  petile  fille  ;  les  ruines  d'un  monde  ne 
sulliraient  pas  ii  intimider  celle  que  tout  ii  l'heure 
le  moindre  signe  de  mécontentement  faisait  -fré- 
mir. 

i:iéonore  de  Mailly  était  donc  fort  triste  et  fort 
abattue.  Les  compagnes  de  son  enfance  imitaient 
son  abattement  et  son  silence.  .lamais  vous  n'aviez, 
vu  une  fête  bretonne  aussi  triste;  on  sentait  dans 
ce  bal  une  confusion  ine\plical)le  :  rien  n'allait, 
ni  la  danse,  ni  les  danseuses;  le  malaise  était  gé- 
néral. Les  jeunes  gens  eux-mêmes,  près  des  jeu- 
nes belles  deaioisellcs,  ne  cherchaient  pssà  iilaire; 
Cl  le  bal  était  à  peine  commencé  que  déjii  tout  le 


monde,  sans  qne  personne  pût  se  dire  pourquoi, 
désirait  que  le  bal  fût  l)ienlôt  fini. 

Tout  à  coup  la  porte  de  la  vaste  salle  s'ouvrit 
lentement,  et  je  ne  sais  pourquoi  tous  les  regards 
se  portèrent  en  même  temps  sur  cette  poi  te  ; 
mais  il  est  viai  que  l'assemblée  n'eut  h  cet  ins- 
tant qu'un  seid  rcgar.l,  tant  ce  bal  cherchait 
avidement  une  distraclioa  à  ses  ennuis.  Alors  par 
celte  porte,  enir'ouverle  comme  pourun  fantôme, 
on  vit  entrer  un  joli  gentilhomme  de  la  cour,  un 
type  perdu,  un  bel  ollicier  bien  riant,  bien  paré. 
Il  avcit  l'habit  de  la  cour,  la  tournure  de  la  cour, 
les  élégantes  manières  de  la  cour.  Celte  appari- 
tion fit  un  charmant  contiasle  avec  l'ennui  de  la 
soirée  et  la  solennité  de  cette  porte  lentement 
ouverte.  Les  hommes  et  les  femmes  lesp'us  bleus, 
dans  le  fond  de  l'âme,  se  trouvèrent  surpris  d'une 
manière  charmante  en  retrouvant  tout  à  coup  au 
milieu  d'eux  un  débris  de  cette  vieille  société 
française  aaéanlie  en  vingt-quatre  heures,  hélas  ! 
Et,  de  fait,  c'était  chaimanl  à  voir  ce  jeune  hom- 
me proscrit,  que  la  mort  attend  demain,  qui  vient 
au  milieu  d'unefêtede  républicains poury  ranimer 
les  danses,  y  rappeler  la  gaîié,  et  qui  ce  soir-l;i 
ne  songe  qu'à  une  chose,  être  aimable  et  plaire 
aux  femmes,  fidèle  jusqu'à  la  fin  à  sa  vocation 
de  gentilhomme  français. 

L'entrée  de  Baudelot,  que  je  vous  raconte  som- 
mairement, futl'aliaire  d'une  minute.  A  peine  au 
salon,  il  ne  pensa  qu'à  se  livrer  au  bal.  Il  alla 
donc  inviter  tout  d'abord  la  première  femme 
<|u'on  voit  lout  d'abord  quand  on  est  près  d'aimer 
une  femme.  C'était  cettejeune  fille  blonde  et  ner- 
veuse qu'il  avait  déjà  aperçue  dans  le  jardin.  Elle 
accepta  l'invilalion  du  jeune  homme  sans  hésiter 
et  au  conti-aire  avec  un  grand  empressement, 
sachant  que  la  mort  républicaine,  la  plus  i  mpla- 
cable  de  toutes  les  morts,  se  lenaii  derrière  son 
danseur  pour  lui  offrir  sa  main  sangl.\nte.  Quand 
donc  les  hommes  virent  que  Baudelot  dansait, 
tout  mourant  qu'il  était,  les  hommes  rougirent  de 
leur  peu  d'empressement  auprès  des  femmes  : 
toutes  les  fennncs  furent  invitées  à  la  danse.  Les 
femmes,  de  leur  côté,  acceptèrent  la  main  des 
danseurs  pnrce  qu'elles  voulaient  voir  danser  Bau- 
delot de  plus  près  ;  si  bien  qne,  giâce  à  cette  vic- 
time qui  allait  mourir,  ce  bal,  tout  à  l'heure  si 
triste  et  si  solennel,  prit  tout  à  coup  l'aspect  d'une 
fête  vérilable  ;  ce  fut  parmi  ces  hommes  et  ces 
femmes  à  qui  .se  livrerait  le  plus  à  la  danse  corps 
et  âme.  Quant  à  Baudelot,  il  partageait  de  son 
mieux  ce  plaisir  convulsif;  il  était  Ij  seul,  dans 
toute  celte  foule,  qui  .s'amusât  naturellement,  le 
seid  dont  le  sourire  ne  fùl  pas  forcé,  le  seid  dont 
la  danse  fùl  légère  cl  gracieuse  ;  les  autres  s'amu- 
saient à  force  de  terreur,  ils  s'enivraient  jusqu'au 
délire  à  l'aspect  de  ce  beau  jeune  homme  qui 
dansait  sans  porter  embrage  aux  hommes  et  tout 
en  faisant  rêver  les  fennncs.  Baudelot  était  le  roi 
de  la  fête  bien  plus  ipie  le  fiancé  lui-même,  bien 
plus  que  la  fiancée  ;  Baudelot  était  le  fiancé  de 
l'échafaud!  Le  bal,  animé  par  tant  de  passions 
diverses,  par  tant  de  terreurs,  par  tant  d'intérèLs 
sanglans,  s'empara  de  ces  hommes  de  toutes 
manières,  iîandelot  était  partout ,  saluant  les 
vieilles  femmes  en  roi  de  France,  les  jeunes  avec 
admiration  et  bonheur,  parlant  aux  hommes  le 
fou  langage  de  la  jeunesse,  langage  naturel  mêlé 
d'esprit;  iln'y  avait  pas  jusqu'aux  violotisauxquf  l< 


Baudelot  n'indiquât  les  airs  les  plus  nouveaux  ; 
môme  il  joua  avec  beaucoup  de  vivacité  et  de 
justesse  une  sarabande  de  Luily.  Certes  la  main 
(iui  fouettait  avec  t;inl  de  justesse  la  corde  d'un 
violon  ne  tremblait  pas. 

Et  cependant,  plus  Baudelot  se  livrait  à  cette 
gaîté  franche  et  naturelle,  plus  il  oubliait  la  nuit, 
qui  avançait  avec  une  rapidité  e.Trayan'e.  En 
môme  temps,  plus  l'heure  avançait  et  plus  les 
femmes  se  mettaient  à  frissonner  dans  le  fond  du 
cœur  et  à  penser  qu'il  était  mort  ;  car  c'était  là 
une  époque  tellement  rapprochée  d-2  l'antinue 
bonhem-  français  que  la  seule  présence  de  Baude- 
l'jt  à  ce  bal  détruisait  tout  espoir  de  salut  pour 
lui  :  on  le  savait  plus  enchaifié  par  si  |-arole  qu'il 
ne  l'eût  été  par  dei  chaînes  de  fer  ;  et  puis,  d'ail- 
leurs, en  ceci  chacun  faisait  son  devoir,  Baude- 
lot et  Hamelin.  Hamelin,  en  donnant  celte  fête 
à  Baudelot,  ne  faisait  aucun  t  irt  au  comiié  de 
salut  public,  le  coniitô^de  salut  public  n'y  perdait 
pas  ua  cheveu  de  Baudelot. 

Vous  concevez  donc  que  tous  les  regards  fm-ent 
bien  tendres  et  tous  les  sourires  bica  tendres,  et 
que  [iliis  d'un  soupir  s'échappa  de  toutes  les  poi- 
trines à  la  vue  du  beau  proscrit.  Lui,  enivré  de 
tant  de  succès,  il  n'avait  jamais  é.é  si  f  lein  de 
pas.Mon  et  d'amour.  Aussi,  quand  pourlatroLsièmc 
fois  il  vint  à  faire  danser  la  reine  du  bid,  la 
blonle  fiancée,  il  sentit  que  cette  petite  main 
tremblait  dans  la  sienne,  et  il  tre  i  bli  à  son  tour. 

Car,  jetant  un  regard  sur  cette  jeune  femme,  il 
la  trouva  pâle  et  inom-ante. 

-— Qu'avez-vous  donc,  Eléonore?  lui  dit-il, 
qu'avez-vous ,  madame?  Par  pitié  pour  votre  dan- 
seur, ne  tremblez  pas  et  ne  pjlisâez  pas  ainsi  ! 

Et  iilors,  se  retournant  vers  les  rideaux  du  sa- 
lon, qui  s'agitaient  au\  sons  de  la  danse,  elle  lui 
montra  déjà  1^  première  aube  du  jour  qui  blan- 
(  hissait  les  rideaux. 

—  Voici  le  joi^r!  dit-elle  à  Baudelot. 

—  Eh  bien  !  dit  Baudelot ,  qu'importe  ?  voici  le 
jour  :  j'ai  passé  la  plus  belle  nuit  de  ma  vie  :  je 
vous  ai  vue  et  je  vous  ai  aimée,  et  j'ji  pu  vous 
dire  :  Je  vous  aime!  parce  que  vous  sa\ezbien 
que  les  moris  ne  mentent  pas.  Et  à  présent,  adieu, 
Eléonore,  adieu.  Soyez  heureuse  et  recevez  la 
bénédiction  du  chouan  ! 

C'était  l'usage  eu  Bretagne  d'embrasser  sa  dan- 
s(  use  sur  le  front  à  la  dernière  contredanse. 

La  contredanse  finie ,  Baudelot  appuya  ses  lo- 
vrts  sur  le  front  d'Eléonore,  Eléonore  se  trouva 
mal  ;  mais  elle  était  si  légère  que  tout  son  corps 
s'arrêta  immobile,  son  front  restant  appuyé  sur 
les  lèvres  de  Baudelot, 

(  ela  dura  une  seconde. 

Elle  reprit  ses  sens,  et  lîaudelol  la  recon.iulsit 
à  sa  place. 

Alors  elle  le  fit  asseoir  à  ses  cOiés,  et  elle  lui 

dit  : 

—  Ecoute  :  il  faut  partir  !  Ecoute  :  on  met  les 
chevaux  à  la  voilure  (pii  va  te  conduire  à  Nanu^  ; 
écoule  :  dans  deux  heures  lu  es  mort  :  fuis  donc  ! 
Si  lu  veux,  je  pars  avec  toi.  On  ne  dira  pas  que 
c'est  la  peur  qui  te  fait  fuir,  on  dira  que  c'est  1".»- 
mour  !  l'coutc  :  si  tu  ne  pars  pas  tout  seid  o;i 
avec  moi  ,  je  me  pl.ue  sons  le>  roues  de  h  \o.- 
lure  ,  ti  lu  passeriis  sar  mon  corps  brisi'. 

Elle  disait  cela  tout  ba?.  sans  re^iuder  Bau  le- 


456  — 


lot  ei  prcsciiip  cil  souriant,  et  tout  comme  si  elle 
cûl  piiriO  (l'un  autre  bal. 

lîaiHlcIut  ne  l'écoutait  p;is,  mais  il  la  regardait 
avec  «lie  joie  qu'il  n'avait  jamais  rencontrée  au 
fond  de  son  «cur.  —  Comme  je  l'aime  !  se  (li- 
sait liauilrlol. 

Quand  elle  eut  tout  dit,I5audelot  reprit  ; 

—  Vous  savez  bien  que  c'est  impossibl-,  Eléo- 
noro.  Oli  !  oui,  si  j'étais  libre  vous  n'auriez  pas 
d'autre  mari  (|ue  moi  ;  mais  je  ne  suis  plus  à  per- 
sonne, ni  à  moi,  ni  à  vous.  Adieu  donc,  mon  bel 
ans;e;  et  si  tu  m'aimes,  rends-moi  celte  (leur  des 
champs  que  je  l'ai  envoyée  de  mon  donjon  ; 
londs-là  moi,  Eléonore!  la  petite  Heur  a  paré  ton 
sein  :  elle  m'aidera  à  mourir. 

Si  on  eût  reganlé  Kléonore  en  ce  moment  on 
se  serait  demandé  :  Est-elle  morte?  Et  en  efl'et 
le  silence  était  solennel,  la  musique  se  taisait,  le 
jour  inondait  les  apparteniens;  tout  était  dit. 

Tout  à  coup  un  i;rand  bruit  de  cavaliers  et  de 
chevauv.  se  lit  entendre  au  dehors.  A  ce  bruit,  qui 
venait  du  côté  de  Nantes,  toutes  les  femmes,  par 
un  mouvement  spontané,  couvrirent  Baudelot  de 
leurorps;  mais  c'étaient  les  soldats  de  liaudelot 
lui-même  qui  venaient  délivrer  leur  niaîlre.  Ils 
avaient  ouvert  la  maison  ;  ils  élaient  alors  dans  le 
jardin,  et  ils  allaient  criant  :  Baudelot!  Baudelot! 

Les  chouans  furent  bien  étonnés  de  trouver 
leur  jeune  chef,  qu'ils  croyaient  chargé  de  fers, 
entouré  de  femmes  dans  une  parure  d'éclat,  et 
lui-même  tout  paré,  et  comme  ils  ne  l'avaient 
jamais  vu. 

La  première  question  que  leur  lit  Baudelot  fut 
celle-ci  : 

—  Etes-vous  entrés  au  pigeonnier,  messieurs? 

—  Oui,  dit  l'un  deu\  :  c'est  par  là  que  nous 
avons  commencé,  capitaine.  Vous  ne  retrouverez 
plus  le  pigeonnier,  ni  vous,  ni  aurun  des  pigeons 
qui  l'ont  habité  :  le  pigeonnier  est  à  bas. 

—  S'il  en  est  ainsi,  dit  Baudelot  en  tirant  son 
épée,  me  voilà  dégagé  de  ma  parole  et  je  suis  li- 
bre. Merci,  mes  braves  ! 

Puis  il  ôla  son  chapeau. 

—  Madame,  dit-il  avec  un  son  de  voix  très 
doux ,  recevez  tous  les  humbles  reraercùuens  du 
captif. 

Baudelot  demanda  une  voiture. 

—  Une  voiture  est  là  tout  attelée,  capitaine  , 
dit  un  des  siens  :  elle  devait  vous  conduire  à 
Nantes,  à  ce  que  nous  a  dit  le  propriétaire  de  la 
maison. 

En  même  temps  Baudelot  aperçut  Haraelin  at- 
taché avec  ses  propres  cordes. 

—  Capitaine  Hamelin  ,  dit  Baudelot ,  service 
pour  service.  Seulement ,  au  lieu  de  délier  vos 
cordes,  laisez-moi  les  couper.  Elles  ne  serviront 
plus  à  personne. 

Puis,  comme  Eléonore  revenait  à  elle  : 

—  Capitaine  Hamelin,  reprit  encore  Baudelot, 
c'est  une  triste  époque  pour  des  Gançailles  que 
ce  temps  de  guerres  civiles  et  de  sang  répandu  : 
on  ne  sait  jamais  si  l'on  ne  sera  pas  dérangé  le 
matin  par  un  prisonnier  à  surveiller,  ou  le  soir 
par  des  ennemis  à  recevoir.  Remettez  donc  à  un 
autre  jour,  s'il  vous  plaît,  votre  mariage.  Voyez  : 
votre  fiancée  elle-même  vous  en  prie...  Ma  noble 
demois<'lle,  permettez  à  de  pauvres  cliouaiiri  de 
vous  reconduire  au  château  de  Mailly.  IVJadauie,  le 
voulez-vous? 


Et  tous  les  jeunes  chouans  partirent  au  galop, 
tout  joyeux  d'avoir  délivré  leur  capitaine,  et  se  pa- 
vanant au  soleil  qui  se  levait.  Les  pauvres  en- 
fans,  ils  avaient  si  peu  de  temps  à  jouir  du  soleil  ! 

Tous  ces  jeunes  gens-là  furent  tués  le  même 
jour  et  à  la  même  bataille  où  fut  tué  Calhelineau 
le  père;  car  à  présent  il  y  a  deux  Cathelineau  qui 
sont  morts  pour  la  même  cause,  morts  tous  deux 
en  royalistes  et  en  chrétiens.  Ce  que  c'est  que  le 
bonheur  des  temps  ! 

Il  y  a  des  hommes  qui  sont  immortels  quoi 
qu'ils  fassent.  Baudelot  de  Dairval  ne  fut  pas  tué, 
bien  qu'il  n'eût  pas  quitté  la  Vendée  une  heure. 
Quand  son  pays  fut  moins  inondé  de  sang,  Baude- 
lot épousa  Eléonore  de  Mailly;  le  capitaine  Hame- 
lin signa  au  contrat  comme  adjoint  municipal. 

Ainsi  finit  celte  histoire  ;  mais  n'admirez-vous 
pas  comme  moi  le  bonheur  du  comte  de  Baude- 
lut  ?  Jules  Janin. 


LA  nmm  m  soleil. 


Il  n'y  a  pas  trois  ans  de  cela,  il  y  avait  à  Mont- 
martre ,  dans  la  maison  du  docteur  Blanche ,  cet 
infallgahle  guérisseur  de  toutes  sortes  de  foHes , 
qui  traite  ses  malades  par  les  bons  soins ,  par  le 
bien-être  et  par  la  liberté,  comme  d'autres  par 
l'isolement ,  les  douches  et  la  misère  ;  il  y  avait 
une  femme  ilont  la  folie  était  singulière  et  atta- 
chante. Celte  femme ,  jeune  encore ,  dont  le  vi- 
sage était  doux  et  le  sourire  plein  de  charme,  n'a- 
vait pas  d'autre  folie  que  celle-là  :  elle  se  figurait 
qu'elle  était  la  fiancée  du  soleil  ;  ils  s'étaient  pro- 
mis en  mariage  elle  et  lui ,  le  soleil ,  par  un  beau 
jour  d'automne,  et  ce  jour-là  le  soleil  avait  cou- 
vert sa  face  resplendissante  de  son  plus  beau 
voile  de  nuages  pour  ne  pas  éblouir  tout  d'un 
coup  sa  bien-aimée.  Depuis  ce  temps  elle  était  à 
lui  comme  il  était  à  elle;  elle  avait  senti  sur  sa 
main  le  baiser  brfilant  de  son  époux ,  et  maiitte- 
nant  elle  ne  vivait  plus  que  pour  lui  seul.  Le  so- 
l' il  était  sa  joie  et  sa  gloire  et  son  triomphe  à  elle, 
la  pauvre  femme;  elle  se  levait  à  l'instant  même 
oîi  son  bien-aimé  llamboyant  jetait  ses  premiers 
rayons  dans  le  ciel  ;  elle  avait  les  yeux  fixés  sur 
le  lever  de  son  époux ,  et  elle  le  saluait  de  son  re- 
gard comme  les  oiseaux  le  saluent  de  leurs  chan- 
sons, comme  le  (leuve  le  salue  de  son  murmure, 
comme  la  rose  le  salue  de  son  parfum.  Plus  la 
nature  était  belle  au  lever  du  soleil,  plus 
le  ciel  était  serein,  plus  la  création  tout  entière 
était  joyeuse ,  et  plus  la  pauvre  folle  était  heu- 
reuse :  n'était-ce  pas  son  divin  époux  qui  jelait 
en  tous  lieux  la  lumière  et  la  chaleur?  n'éiait-il 
pas  le  roi  du  monde?  n'avaitelle  pas  passé  toute 
une  nuit  de  transport  dans  ses  bras  à  lui ,  le  maî- 
tre de  la  création  ?  L'âme  du  monde  était  son 
âme  à  elle.  Ainsi ,  dans  une  extase  perpétuelle  et 
divine,  elle  suivait  chaque  pas  du  soleil;  elle  re- 
cueillait le  moindre  de  ses  rayons  ;  plus  le  soleil 
montait  dans  le  ciel  et  plus  grandissait  cet  enthou- 
siasme poeii(iue.  A  peine  pouvait-on  obtenir  delà 
folle  qu'elle  prît  ses  repas  chaque  jour,  tant  elle 
était  obsédée  de  sa  passion  céleste;  et  encore, 
poiu-  la  faire  manger,  fallail-il  lui  dire  que  son 
divin  époux  av;iit  doré  ces  fruits,  av.-.il  jauni  ces 
l)lés,  avait  mûri  ces  raisins;  ainsi  donc  elle  avait 


droit  de  s'asseoir  à  cette  immense  table  que  le  so- 
leil charge  de  mets  sur  sa  route.  Quand  donc  elle 
prenait  ses  repas  la  folle  faisait  ses  libations  au 
soleil ,  elle  versait  en  son  honneur  une  goutte  de 
lait  le  matin,  à  sa  santé  elle  vidait  son  verre  ;  puis, 
quand  le  jour  venait  à  décroître  et  quand  le  rayon 
lumineux  allait  se  perdre  là-bas  dans  la  Seine ,  la 
tendre  épouse  du  soleil  devenait  aussi  inquiète 
que  peut  l'être  la  femme  d'un  pauvre  pêcheur  de 
harengs  dont  le  mari  est  absent  depuis  deux  mois 
et  qui  entend  mugir  la  mer.  —  Que  va  devenir 
mon  époux  ?  se  disait  la  folle.  Pourvu  qu'il  ne  se 
blesse  pas  en  chemin,  grand  Dieu!  —  Peu  à  peu 
le  soleil  s'en  allait  faisant  place  à  la  nuit  ;  alors  la 
folle  joignait  ses  deux  mains  sur  sa  poitrine ,  et 
d'un  ton  mystérieux  et  de  sa  plus  douce  voix  elle 
disait  à  son  époux  :  Attends-moi,  attends-moi  ! 
puis  elle  rentrait  dans  sa  chambre  en  toute  hâte, 
car  elle  ne  voulait  pas  faire  attendre  le  soleil. 

Singulière  et  heureuse  folie  !  aimable  délire  ! 
savoir  son  âme  attachée  au  ciel  par  un  rayon  du 
soleil  !  n'avoir  pas  d'autre  passion  que  celle-là , 
un  ciel  serein  !  n'avoir  à  redouter  que  les  nuages 
qui  voilent  l'astre  du  jour!  être  heureux  toutesles 
fois  que  la  nature  est  heureuse  !  ouvrir  son  âme  à 
la  douce  chaleur  comme  fait  la  terre,  et  en  rece- 
voir la  bienfaisante  influence  !  chanter  tout  bas  un 
cantique  à  son  amour,  et  n'être  jalouse  que  de 
l'herbe  des  champs!  Telle  fut  la  vie  de  cette  pau- 
vre folle  pendant  dix  ans.  Non  pas  qu'elle  n'eût 
ses  chagrins  tout  autant  que  si  elle  eût  été  dans  sa 
raison  ;  car  aussitôt  que  venait  l'hiver  et  qu'elle 
voyait  la  figure  du  soleil  son  époux  pâlir  et  trem- 
bler sous  la  neige  comme  ferait  un  beau  jeune 
homme  blessé  à  mort,  aussitôt  qu'elle  voyait  celte 
gloire  immense  obscurcie  par  d'épais  uuages , 
comme  cela  arrive  au]t  plus  grands  hommes^de 
ce  bas  monde ,  dont  l'envie  obscurcit  la  gloire , 
alors  la  malheureuse  femme  devenait  en  eU'et  la 
plus  tiisle  des  créatures  humaines;  plus  de  repos, 
plus  de  sourire ,  plus  de  chants ,  plus  de  fêtes 
dans  son  âme  !  Ne  voyez-vous  pas  son  époux  qui 
gèle  et  qui  tremble  là-haut,  reposant  sa  tête  fati- 
guée sur  les  montagnes  couvertes  de  glaces  I  Que 
les  journées  d'hiver  paraissaient  longues  et  tristes 
à  la  folle  !  C'était  une  souffrance  réelle ,  incroya- 
ble; c'était  un  mal  d'amour  comme  en  éprou- 
vaient de  siècle  en  siècle  les  compagnes  privilé- 
giées de  quelques  grands  hommes  malheureux. 
Plus  celui-là  qu'elle  aimait  était  grand  et  élevé 
dans  le  monde,  et  plus  impatiemment  elle  sup- 
portait ce  grand  malheur  de  le  voir  huniihé ,  ob- 
scurci ,  tremblottant ,  méconnu ,  vaincu ,  captif. 
C'était  à  peu  près  la  douleur  de  la  mère  de  l'Em- 
pereur quand  elle  a  vu  son  fils  enchaîné  sur  son 
rocher  au  milieu  de  la  mer.  Mais  la  douleur  de 
celte  noble  mère  ,  immense  ruine  debout  encore 
dans  les  ruines  de  Rome ,  est  une  douleur  éter- 
nelle. Son  astre  tombé  ne  devait  p.ts  se  relever 
jamais.  Le  soleil  est  plus  heureux  :  sa  défaite  est 
passagère  ;  il  a  bientôt  percé  le  plus  épais  nuage; 
il  est  vainqueur,  il  revient,  le  voilà;  le  soleil  a 
deux  fois  ses  cent  jours  chaque  année;  je  ne  parie 
que  du  soleil  de  France.  Aussi  quand ,  au  prin- 
temps, la  pauvre  folle  du  docteur  Blanche  retrou- 
vait son  époux  comme  elle  l'avait  laissé  au  mois 
de  mai ,  quand  elle  le  revoyait  aussi  resplendis, 
sant  que  jamais ,  et  toutes  les  feuilles  de  l'arbre 
jaillissant  à  sa  vcauc ,  comme  fait  J'élinccllc  sou 


457  — 


le  marteau  du  forgeron ,  alors  la  douce  joie  re- 
venait au  rœur  de  la  pauvre  femme  ;  alors  elle 
quittait  le  deuil,  elle  prenait  sa  robe  la  plus  écla- 
tante, elle  chantait  son  hymne  le  plus  doux.  — 
Réjouissez-vous  sur  le  ciel  et  sur  la  terre,  réjouis- 
sez-vous, vous  les  astres  du  lirmament,  et  vous  les 
Ilots  de  la  rivière  !  vous  les  anges  là-haut ,  et  vous 
les  hommes  ici-bas ,  réjouissez  vous  !  mon  mari  le 
soleil  était  malade  et  il  est  revenu  en  santé  ;  il 
était  absent  et  il  est  de  retour!  —  Et  en  ellet,  la 
nature  entière  obéissait  à  la  pauvre  folle ,  la  na- 
ture entière  se  réjouissait:  l'époux  de  la  folle  était 
de  retour. 

Cette  heureuse  folie  a  duré  dix  ans  sans  avoir 
pu  se  guérir.  Mais  cette  femme  était  si  heureuse  ! 
pourquoi  donc  la  guérir  de  son  bonheur  ?  11  y  a 
trois  ans  que  la  femme  du  soleil  est  morte,  et  sa 
mort  a  été  aussi  touchante  que  sa  vie.  C'était  par 
une  belle  journée  d'automne;  il  était  midi;  le 
soleil ,  doux  et  calme,  lançait  sur  la  terre  et  sur 
sa  femme  ses  rayons  les  plus  purs.  La  femme  du 
soleil,  assise  sur  le  gazon  auprès  du  grand  pom- 
mier ,  suivait  les  pas  de  son  auguste  époux  dans 
le  ciel.  Jamais  le  cœur  de  cette  femme  n'avait  été 
plus  rempli  d'amour ,  jamais  son  regard  n'avait 
été  plus  tendre,  jamais  son  rêve  n'avait  été  plus 
près  d'être  une  réalité.  Ils  s'entendaient  si  bien, 
elle  et  son  époux  le  soleil  !  clic  avait  pour  lui  un 
si  perçant  regard ,  et  lui  pour  elle  !  il  marchait  si 
lentement  dans  ce  champ  clos  d'azur,  sans  doute 
pour  avoir  le  temps  de  la  voir  à  genoux  devant 
lui!  Mais,  6 ciel!  tout  à  coup  ce  puissant  rayon 
de  la  nature  s'arrête  et  se  trouble ,  tout  à  coup  le 
soleil  disparait ,  non  plus  comme  autrefois  par 
degrés,  sur  le  bord  du  Ucuve,  après  avoir  secoué 
la  poussière  brillante  de  sa  robe  et  de  ses  pieds , 
mais 'il  s'arrête  brusquement,  tout  à  fait;  il  se 
cache ,  on  ne  le  voit  plus.  Où  est-il  ?  —  Oui ,  .s'é- 
crie-t-elle ,  oui ,  mon  époux  est  chez  ma  rivale  ! 
oui ,  il  estinOdèle  !  oui,  le  voilà  qui  est  parti  pen- 
dant le  jour,  et  qui  ne  viendra  pas  le  soir  !  Et 
comme  elle  ne  vivait  que  pour  le  voir  pendant  le 
jour,  que  pour  l'attendre  pendant  la  nuit,  que 
pour  le  saluer  à  l'aurore,  que  pour  le  chanter  au 
printemps,  l'admirer  en  été,  le  bénir  en  automne, 
le  pleurer  pendant  l'hiver,  l'aimer  en  tout  temps  , 
la  pauvre  femme,  le  voyant  disparaître  ainsi  tout 
à  coup,  brusquement,  sans  savoir  où  il  allait, 
sans  savoir  s'il  reviendrait ,  la  pauvre  femme  est 
morte  pendant  l'éclipsé,  mortj  de  jalousie,  de 
désespoir  et  d'amour. 

Elle  était  morte  depuis  une  seconde  à  peine 
que  le  soleil,  dégagé  de  son  innocente  rencontre 
avec  la  terre,  poursuivaittranquillement  sa  route  ; 
mais  il  était  trop  tard:  tout  ce  drame  était  lini ,  et 
l'immortel  époux,  tout  à  l'heure  encore  l'objet 
d'un  si  violent  amour,  ne  frappa  plus  de  ses  rayons 
que  des  yeux  éteints  et  fermés.  Oui ,  il  fallait  que 
la  pauvre  femme  fût  bien  morte ,  car  ce  triste  et 
calme  rayon  du  soleil  qui  reposa  sur  elle  comme 
pour  lui  demander  pardon  de  cette  absence  invo- 
lontaire, ne  la  réveilla  pas. 

Jules  Janin. 


Souucnirs  ïi'(J:3pagnc. 

LA  CONTREBANDE  A  SARAGOSSE.]; 
(LOSMATONES.  ) 

L'Espagne  est  le  pays  de  la  conlrebande  par 
excellence.  Le  besoin  qu'elle    a   des  marchan- 
dises étrangères  ,    et  l'élévation  des  tarifs  de 
douane,  sont   un   encouragement  nalurel  à  la 
contrebande,  qui  trouve  d'ailleurs  mille  encou- 
ragemens  et  mille  facilités  dans  les  nombreu- 
ses cbatiies   de    nioulagiics  qui  traversent   en 
tout  sens  la  Pénins-ule  .    dans  les  gorges  sauva- 
ges   et   difficiles  qui  olTreiil  au   contrebandier 
des    retraites    presque  inaccessibles  ,   et   enfin 
dans  le  caractère  résolu  des  Espagnols,  et  dans 
leur  goût  immémorial   pour  la  vie  errante  el 
d'aventure.  I/iodépendance  où  le  contrebandier 
vil  à  l'égard  des  lois,  les  cornijats  qu'il  soutient 
contre   les   douaniers,   la   franchise  audacieuse 
de  sa    révolte  ,  el  l'anliquilé    de  ses  traditions 
professionnelles  ont  formé   autour  de   sa  lèie 
comme  une   sorte  d'auréole  populaire,  dont  le 
reflet  a  imprimé  par  contre  coup  au  caractère 
et   anx  habitudes    du   contrebandier   quelque 
chose  de  chevaleresque  ,  de  fort  el  de  désinté- 
ressé ,  qui  l'élève  jusqu'à  un  certain  pointa  la 
hauteur  de  sa  renommée  et  de  sa  position  so- 
ciale; car  vous  sentez  bien  qo'uu  homme  qui  e»t 
l'homme   fort  du  canton,  le  héros  de  (ouïes  les 
romances  et  de  tou*  les  refrains,  «loit  concevoir 
de   lui  même   une  opinion  considérable,  el  que 
cette  opinion  doitê're  àelle  touleseule  un  pré- 
servatif contre    les    bassesses    permises    à    un 
douanier,   à   un    carabinero    de   hacienda.   Un 
homme   qui  est   la   terreur   du   douanier,   qui 
par    la   conlrebande   est  en   relation   d'aff.ilres 
avec   les    négocians   les  plus  considérables   du 
pays,  qui  a  toujours  les  plus  fin-;  cigares  de  la 
Havane  et  les  œillades  des  plus  jolirs  filles  du 
pays, doit  se  croire  et  se  croit  en  fffel  aussi  gon- 
lilbomnie  que  qui  que  ce  soii  au  monde,  l'in  ca- 
ballero  como  quien  /«  nuis. Un  de  mes  amis  qui 
était  venu  des  frontières  du   Porlugal  à  M.ulrid 
eu  compagnie   d'une  bande  de  contrebandiers, 
me   di.'ait  que  c'étaient  les  hommes  les   plus 
aimables  compagnons  qu'il  eût  rencontrés  de'sa 
vie.  et  il   ne  me  parlait  jamais  de  son  expédi- 
tion, de  la  bonne  humeur  de  ses  contrebandiers, 
de  leur  entrain,  sans   me  rendre  sensible  tout 
le  charme  qui  doit  s'atiacber  à   celle  existence 
aventureuse,   où   l'on  joue  sa  vie  à  chaque  mi- 
nute, mais  où  par  compensation  l'on  gagne  en 
huit  jours  de  quoi  se  festoyer  et  faire  le  sei- 
gneur pendant  un  mois.  Nos  filous  des  craudcs 
villes,  nos  voleurs  de  mouchoirs  sont  la  lie  de 
l'espèce  humaine;  nos   assassins,  nos  forçats 
évadés  ou  libérés  sont  des  monstres  de  férocité 
el  de  dépravation;  mai-*  le  contrebandier  espa- 
gnol,   faisant  le   commerce   à  main  armée,  au 
grand  jour,  eu  plein  soleil,  est  une  espèce  de 
conquérant  ,    d'.\lexandrc    au  petit  pied  ,   qui 
joue   g.ilinen(   sa   vie    coidre    une  opulence  de 
quinze  jours,  c'est  un  pioche  parent  de  l'Arabe 
du  désert  dont  II  a  retenu  les  b.ibitudes  hospi- 
talières, le  caraclère  uénéreux  et  franc. 

Le  lypo  du   coulrcbaudier  varie   d  une   pro- 
viuco  ;i  r«ylrc.   Le  plus  pocliquc,  le  plus  élé- 


gant, le  plus  galant  de  tous,  c'est  le  conireban- 
dier  andaloux.  Celui-là  ne  se  met  jamais  en 
campagne  qu'escorté  de  sa  fidèle  guitare  ;  et, 
pour  le  récompenser  de  ses  exploits,  il  trouve 
au  retour  les  bras  toujours  ouverts  de  sa  belle 
Maja.  Dans  le  Nord,  la  contrebande  prend  nn 
caraclère  plus  rude  ,  plus  commercial  el  plus 
mililaire,  et  qui  pousse  à  un  aegré  incoi  ccvable 
le  respect  de  la  parole  donnée,  et  la  fidélité  aux 
engHgemens. 

Siragosse  e^t  sans  contredit  une  des  villes 
du  .Nord  où  la  contrebande  a  le  plus  d'dclivilé. 
Depuis  surtout  que  les  provinces  basques  sont 
défolées  par  la  guerre  civile,  la  conlrebande 
non  carliste  a  rellué  de  Rayonne  vers  Oleron 
et  Sarasosse  étant  la  première  ville  impor- 
lanle  d'Espagne  qu'on  rencontre  en  entrant  par 
le  puerto  d'Urdos  el  de  Canfran  ,  est  devenue 
pour  celte  raison  lenlrcpùl  de  toute  la  conlre- 
bande qui  s'aclieniine  de  France  vers  Madrid. 
Aussi  la  contrebande  est-elle  organisée  à  Sara- 
gosse  d'une  manière  exirêmement  forle.  L'as- 
sociation ee  compose  des  commerrans  qui  font 
la  commande  et  des  bomines  d'aclion  qui  exé- 
colenl.  Au  ^urplos.  avant  d'aller  plus  loin  ,  je 
dois  dire  que  les  détails  qu'on  va  lire  ne  sont 
point  le  fruit  de  nion  observation  personnelle, 
je  les  liens  d'un  négnciant  franrais  de  Madrid, 
intéressé  lui-mfime  dans  lesopéralionsde  Sara- 
gos-e  ,  et  dont  le  témoignaze  m'a  toujours  paru 
iligne  de  la  plus  entière  confiance. 

La  po>iiion  nalurelle  de  .Saragosse  oppose 
par  elle-même  à  la  conlrebande  un  obstacle 
qu'il  n'est  possible  de  vaincre  que  par  nn  excès 
d'>>udacc.  Dans  les  nioiitagnes,  au  milieu  des 
accidens  d'un  terrain  tourmenté.  Je  fraudeur 
trouve  mille  auxiliaires  :  c'est  un  fosse  dans  le- 
quel il  se  liipil,  c'e!<l  un  mamclou  qui  le  couvre 
et  le  ilérobe  aux  regards  ,  c'est  un  bois  dans 
l'épaisseur  duquel  il  se  relire  pour  attendre  la 
nuit  et  1  heure  propice.  Or,  s'il  est  une  ville 
au  monde  difficile  à  approcher  sans  èlre  vu  , 
c'est  Saragosse.  Située  sur  les  bords  de  l'Ebre, 
qui  la  partage  en  deux,  au  milieu  d'une  plaine 
immense ,  nue  et  sans  abri,  celui  gui  se  rend 
des  Pyrénées  à  S.iraeosse,  est  oblicé  de  vova- 
ger  lout  un  jour,  depui-  .\yerbe,  au  milieu  d'un 
pays  plat,  pierreux,  où,  pour  toute  verdure,  on 
ne  trouve  en  été  que  quelques  romarins  rbélifs 
et  brûlés.  Au  midi  de  Saragosse  s'élève  .  il  est 
vrai,  un  monlicule  nommé  le  Torero,  où  crois- 
sent par  exceplion  quelques  oliviers  .  el,  si  je 
m'en  souviens  bien,  quelques  platanes  :  mais  de 
ce  côlé ,  comme  de  tous  les  autres,  la  vi  le  est 
fermée  par  un  mur  de  ronde  de  dix-huit  à  vingt 
pieds  de  hauteur ,  el  d'ailleurs  le  ciMé  de  la 
ville  qui  confine  au  mont  Torero  est ,  dit  on  , 
soumis,  en  raison  des  fncilîlés  de  lapproclie,  à 
une  surveillance  plus  active  et  plus  rigoureuse. 
De  partout  adleurs,  celui  qui  voudrait  ma.iquer 
sou  ap,  roche  serait  évenlé  de  six  lieues  au 
loin  .  et  il  ne  pourrait  tirer  aucun  secours  des 
cliatues  de  moulasnes  dont  les  courbes  blei/A- 
Ires  se  confondeul  avec  les  uuases  de  l'hori- 
zon. 

En  présence  dépareilles  difiicullés  locales, 
voici  comiueut  la  cuulrebaude  s'est  orgauisée 
dans  Saragosse. 

l'iie  Ircnlaine  d'hommes  se  sont  réunis,  tous 
choisis  parnii  les  plus  robustes  el  le>  plu»  bra- 
ves Je   celle  j'ijanlcoiue  fonuUtiou  .iraj^o^j. 


—  458 


i.aise    et  appartenant  en  géïi^ral  au  corps  des 
bouchers,  des  charcutiers,   des  cordonniers,  a 
touicsles  professions  à  couleau.  Celle  cohorte 
<lélermin6e,  qui  manie  dans  la  suprt^nne   per- 
feelion  le  tronihlon  et  la  navnja,  a  reçu  dans  la 
ville  dont  elle  est  l'épouvante  le  surnom  de  los 
vu,l.>ncs   (  les  lueurs,  de  malar,   luer).  Quand 
il  y  a   quelque    eNpédilion    à    faire,  quelques 
ballots  de  toile  ou  de  soirie  à   introduire  ;   on 
prévient  les  maloncs  qui  partent  au  nombre  de 
cinq   de  dix  ou  de  vingt,  suivant  l'importance 
do   ratï,iire.    Voici  généralement  comment  ils 
procèdent.    Us  apporletit   la   marchandise   sur 
des  mulets  jusqu'à    deux   ou  trois  lieues  de  la 
ville.  Là  ,  ils  font  une  halle  ,  se  reposent  et  at- 
(eodent  la  nuit.  Dès  que  le  soleil  est  couché,  ils 
se  remetlent   en  roule,  et  arrivent  en  silence 
jusqu'au  pied  du  mur  d'enceinte.  S.  leur  charge 
c«t  considérable  et  digne   que  les  douaniers  la 
leur  disputent,  ils  s'arrangent  dord.naire  pour 
(aire  donner  l'alerte  à  la  douane  d'un   aulre 
côté,  et  passer  à  la  faveur  de  cette  fausse  atta- 
que '  Dès  qu'ils  se  croient  sûrs   de  n'être  point 
inquiétés,  ils  mettent  deux  ou  trois  des  leurs 
en  faction,  ensuite  un  des  plus  forts  de  la  troupe 
s'adosse  au  mur,  un  second  lui  monte  sur  les 
épaules,  un  troisième  sur  les  épaules  du  second, 
et  les  ballots,  passant  de  main  eu  main,  arri- 
vent ainsi  jusqu'au  troisième  qui,  à  califourchon 
sur  le  mur,  jambe  de  ci,  jambe  de  là,  reçoit  les 
ballots  et   les  jette  de  l'autre  cûte  de  la  mu- 
raille    L'opération   terminée,   le  reste  de  la 
troupe  profite  de  la  courte  échelle  et  prend  le 
même  chemin  que  les  ballots.  On  redescend  dans 
la  ville  par  le  même  procédé,  et  alors  chacun 
portant  sur  l'épaule  un  ballot  qu'il  soutient  de 
la  main  gauche,  s'achemine  en  bon  ordre  vers 
la   destination  indiquée.  S'ils  rencontrent  sur 
leur  chemin   une  patrouille,  qui  leur   crie  qui 
vive?  Us  répondent  hardiment  la  cuadrilla  (la 
bande),  et  à  ce  nom  redouté   la  patrouille  n'a 
rien  de  plus   pressé  que  d'enfiler  la  première 
rue  de  côté  qui  se  présente  à  elle. 

La  répugnance  de  la  patrouille  à  se  mesurer 
avec  les  maloncs  n'est  point,  comme  on  pourrait 
le  croire   l'effet  d'une  lâcheté  vulgaire,  elle  est 
due  surtout   à   la  résolution  invariable  et  bien 
connue  des  maloncs   de  ne  jamais  abandonner 
leurs  marchandi-es.  Cest  là  leur  probité,  leur 
point  d'honneur,  leur  chevalerie,  à  eux;  ils  ont 
fait  marché  avec  un  négociant,  ils  ont  reçu  son 
argent  sous   condition   de  faire  entrer  la  mar- 
chandise  chez  lui,   ils  rempliront  leur  parole 
ou  bien   ils  se   feront   luer,  et  ils  se  font  luer 
comme  ils  l'ont  dit.  Aussi  est-il  facile  de  con- 
cevoir  la  répugnance  que  la  garde  nadonale 
ou  même  la  troupe  éprouve  à  engager  un  com- 
bat à  mort  avec  des  hommes  résolus  ,  agiles, 
bien  armés,  et  doués  presque  tous,  sans  excep- 
tion ,  d'une  force  herculéenne. 

Ils  se  sont,  du  reste,  adjugé  le  monopole  de 
la  contrebande  et  ne  souffrent  point  de  cou- 
correns.  Dans  l'hiver  de  lS3t>-1837,  an  pauvre 
diable  peu  au  fait  de  la  législation  draconienne 
des  maloncs,  avait  fait  pour  son  compte  une 
affaire  de  contrebande;  surpris  par  les  maloncs, 
son  chargement  fut  confisqué;  seulement,  com- 
me il  alléguait  sou  ignorance  el  se  lamenlail  de 
la  délres^e  où  cet  événement  le  plongeait ,  le 
chef  des   maloncs  consentit  à  lui  restituer  la 


moitié  de  sa  prise  ,  sous  la  condition  bien  ex- 
presse qu'il  n'y  reviendrait  de  sa  vie. 

Le    môme  hiver   fut   témoin    d'une   bataille 
sanglante  entre  les  maloncs  et  les  carabincros 
Les  maloncs  s'étaient  réunis   en  assez    grand 
nombre  pour  faire  entrer  un  fort  chargeraenl  de 
contrebande.   Arrivés   au   pied    du  mur  d'en- 
ceinte, plusieurs  avaient  été  chargés  de  faire 
escalader  le  muraux  ballols;  pendant  que  le 
reste  de  la  troupe  ,  épuisé  par  une  marche  fnr- 
céc,   se   reposait  el  reprenait  des  forces  pour 
mener  à  bonne  fin  l'aventure  ,  deux  seulinelles 
avaient  été  mises  en   faction   dans   une  vieille 
guérite  oubliée.   Malheureusement  les   senti- 
nelles, oubliant  la   consigne  ,    s'étaient  mis  à 
jouer  aux  caries  et  à  boire  do  l'eau-de-vie,  tant 
et  si  bien  que,  moitié    par    fatigue,    raoilié  par 
ivresse  ,  elles  avaient  fini  par  s'endormir.  Ce- 
pendant une  forte  escouade  de  douaniers  qui  , 
dit-on  ,  avait  été  avertie  que   quelque  enlre- 
prisese   préparait    pour  la  soirée,  survient,  et 
trouvant  les  deux  sentinelles  endormies  ,  réus- 
sit à  surprendre  le  corps  de  bataille.  Plusieurs 
maloncs  furent  tués  sur  la  place  ;  d'autres  ,  ré- 
veillés par   le  feu  de  l'ennemi ,   souliureiil  le 
choc  et  se  battirent   en  désespérés;  quelques- 
uns  furent  pris,  désarmés  cl  conduiis  en  prison. 
C'est  là  que  commence  la  partie  la  plus  curieuse 
de  l'histoire.  Pris  les  armes  à  la  main,  après 
avoir  tué    plusieurs   douaniers  ,   vous  croyez 
peut-être  qu'ils    voul    ôlre  jugés  el  fusillés 
séance  tenante  :  point  du  tout;  ils  reslèrent  ne 
prison  plusieurs  jours,   mais  peuJanl  leur  cap- 
tivité leurs   amis  ne    restèrent  pas  oisifs.  Les 
uégocians  iuléressés  dans  la  contrebande  firent 
des  démarches  eu  leur  faveur;  le  peuple,  tou- 
jours admirateur  du  courage,  s'agilait ,  et  les 
maloncs  ,    leurs   compagnons  ,    menaçaient  de 
mettre  le  feu  à  la  prison,   à  la  maison  du  capi- 
taine-général et  à  loule  la  ville,   si  on  ne  leur 
rendait  leurs  camarades.   Enfin  on  remua  tant 
et  si  bien  pour  eux,   qu'au  bout  de  quelques 
jours  ils  sortirent  de  prison  et  purent  reprendre 
en  toule   sécurité   l'exercice    de  leur   profes- 
sion. 

A  quelques  jours  de  là  l'autorité  ,  découragée 
de  la  mauvaise  issue  de    la  répression  à   force 
euverte,  et  ne    voulant  plus  avoir  affaire  aux 
maloncs,  ordonne  qu'il  sera  fait  des  perquisi- 
tions au  domicile  des  uégocians  connus  jiour 
entretenir   des  liaisons  avec  les  maloncs  ,   et 
que   toutes   les  marchandises   de  contrebande 
saisies   chez  eux  seront  confisquées.  Que  fout 
les  négocians  menacés?  Ils  s'entendent  avec  les 
maloncs  ,  et  l'on  convient  que  le  premier  doua- 
nier qui  mettra  le  pied  dans  la  maison  d'un  né- 
gociant, y  trouvera  sou  tombeau  ;   la  nouvelle 
de  cette  résolution    ayant  rapidement  circulé 
par  la  ville,  le  décret  fut  conlremandé,  sous 
prétexte,  je  crois,  d'illégalité,  mais  en  réa- 
lité parce  que  les  douaniers    ne   se  souciaient 
nullement  d'engager  la  lutte  avec  des  adversai- 
res qu'ils  savaient  capables  de  tout. 

Je  le  répèle,  ces  faits  ne  m'ont  pas  été  per- 
sonnellement connus  ,  mais  ils  me  paraissent 
très  probables  par  tout  ce  que  je  sais  d'ailleurs 
sur  le  caractère  public  et  avoué  de  la  contre- 
bande cl  niûm»  du  vol.  Je  veux,  avant  de 
teruiiucr,  en  citer  quelques  exemples  que  je 
puisse  garaulir.  Les  faits  que  je  vais  raconter 


sont  de  notoriété  pub'ique  dans  toule   la  pro- 
vince de  Malaga. 

11  y  a    aux  environs  de  Malaga   trois  frères 
qu'on  appelle  los  Naranjos  (  les  orangers  ) ,  qui 
font   profession  publique  de  voleurs.  En  réu- 
nissant  leurs  amis  cl  leurs  connaissances,  ils 
peuvent  inctlre    sur  pied  en    un   besoin   une 
Iruupe   de  vingt-cinq   à   trente   hommes.  Forts 
de  leur   pelile  armée  et  de  leur  vieille  répu- 
talion  ,  ils  régnent    et  gouvernent   sans  aucune 
conlcstalion  dans  toule  la  province  de  Malaga. 
Si  l'on  a  une  course  à  faire  dans  les  environs, 
c'est  à  eux  et   non  au  capitaine-général  qu'il 
faul   demander  un  sauf-conduit.  Peu  ds  temps 
avant  mon  arrivée  à  Malaga,  un  négociant  fran- 
çais de  Malaga,  voulant  conduire  sa  famille  aux 
eaux  de  Carratraca,  à  six  ou  huit  lieues  de  la, 
pria   un  des  frères  Naranjo  d'escorter  sa  voi- 
lure ,  et  le  roi  do  la  grande  roule  vint  en  plem 
jour  à  Malaga  faire  ses  conditions  ,  el  suivit  à 
cheval   la  voiture  de  son  protégé.  Tous  les  pro- 
priétaires qui  ont  des  maisons   de  campagne 
dans  les  environs   sont  leurs  amis.  Ceux    qui 
négligent  de  eoni racler  avec  eux  alliance  of- 
fensive   el   défensive,  sont   mis    hors    la    loi, 
c'est-à-dire  que  la  famille  Naranjo  fait  on  beau 
jour  une  descente  chez  eux  el  vient  sans  façon 
leur  demander    à    déjeuner,    boit    leur   vm  , 
leur    emprunte    quelque.*    milliers   de  réaux, 
et  s'en  retourne  joyeasemeiit  en  leur  disant: 
Au  revoirl  Aussi  tout  le  monde  baisse  pavillon 
devant  les  Naranjos;  c'est  entre  eux  et  les  puis- 
sans  un  perpétuel   échange    de    politesse   el  de 
bons  offices.  Les  Naranjos  ont-ils  une  mauvaise 
affaire,   un  de  leurs  amis  a-t-il  quelques  démê- 
lés fâcheux  avec  la  juslice,  ils  sont  sûrs  de  trou- 
ver aide  el  appui  auprès  du  consul  d'une  puis- 
sance du  Nord,  el ,  en  échange,  le   consul,  qui 
possède  près  de  Malaga  une  fort   jolie    maison 
de  campasne,  est  sûr  de  n'être  jamais  inquiété 
ni  rançonné;  et  loin  de  le  blâmer,  tout  le  monde 
l'approuve  et  dit  qu'il  a  pris  le  bon  parti.   A 
tout  seigneur  lout  houneur.Si  les  Naranjos  peu- 
vent seuls  garantir   la  sécurité  des  routes,  s'ils 
ont  seuls  autorité  efficace  dans  le  pays,  pour- 
quoi ne  pas  s'adresser  à  eux'?  Et  faut-il  se  lais- 
ser voler  impunéraenl  pour   le  plaisir  d'avoir 
dans  sa   poche  un  beau    passeport    signé    de 
l'alcade  conslitutiouncl,  et  qui  ne  sert  à  rien'' 

Ce  sont  là,  je  le  sais,  des  mœurs  peu  parte- 
meulaires;  mais  la  vraie  philosophie  ne  con- 
sisle-t-elle  pas  à  prendre  le  monde  comme  il 

est' 

Voici  encore  sur  le  même  sujet  une  anecdote 
assez  caractéristique,  que  je  tiens  de  la  bouche 
même  du  consul  de  V rance  à  Valence  : 

11  y  a  dans  tout  le  royaume  de  Valence  envi- 
ron 600  Français  ,  presque  tous  comraerçans. 
Sur  ce  nombre,  on  compte  beaucoup  de  chau- 
dronniers qui  sont  venus  des  départemens  de  la 
Corrôzc  et  du  Cantal  chercher  fortune  a  Va- 
lence, où,  par  une  coïncidence  bien  digne  de  re- 
marque, on  parle  précisément  le  patois  de  leur 
pays  Un  de  ces  chaudronniers,  qui  avait  monlô 
une  maison  à  Ségorbe  et  qui  passait  pour  assez 
riche  ,  fut  un  jour  invité,  par  une  lettre  anony- 
me à  déposer  une  somme  dargenl  a  nu  en- 
droit qui  lui  était  désigné.  Notre  homme 
noyant  pnscru  devoir  obtempérer  a  celle  incon- 
venante invitation,  f..t  volé  quelques  jours  plus 
lard  chez  lui  et  de  vive  force  el  avec  des  cir- 


•+o;f 


coDstaoces  Irès-graves,  dont  le  détail  ne  se  re-  | 
présciile  pas  ù  ma  mémoire.  Le  leudemain,  il 
porle  sa  plainte,  et  l'ioslructioa  commence. 
Mais  au  bout  de  plusieurs  mois,  la  justice  qui 
avait  déjà  mangé  passablement  d'argent  au 
ciiaudrouiiicr,  car  eu  Espagnoles  frais  de  poor- 
suilc  sont  toujours  à  la  cbarge  de  la  victime,  la 
justice  ne  savait  rien.  Plusieurs  hommes,  assez 
miil  famés  du  pays,  avaient  bien  été  désignés 
par  la  voix  publique  ;  mais,  par  une  fatalité  sin- 
gulière, la  justice  ne  savait  tirer  aucun  parti 
de  ces  rumeurs;  les  témoius  assignés  ne  fai- 
saient que  de  vagues  et  insignifiantes  déposi- 
lious,  lejuge  ue  les  pressait  nullement  de  ques- 
tions ,  l'dlTaire  semblait  paralysée  par  je  ue 
sais  quelle  influence  assoupissante,  et  le  mal- 
licureux  cliaudruuuier  commençait  déjà  à  se  re- 
pentir de  ses  coûteuses  démarches,  lorsque  le 
procès  parvint,  avec  quelques  détails  assez  ca- 
ractéristiques, aux  oreilles  du  consul  de  France 
à  Valence. 

Celui-ci,  homme  d'un  caractère  décidé  et 
d'uu  esprit  clairvoyant,  habitué  d'ailleurs  de 
longue  main  aux  roueries  ténébreuses  de  la  pro- 
cédure espagnole,  comprit  à  l'instant  que  cène 
serait  pas  trop  de  toute  son  influence  pour  acti- 
ver les  recherches  de  la  justice,  et  résolut  de 
se  transporter  lui-môme  à  Ségorbe;  mais  com- 
prenant en  même  temps  à  quelles inimitiésil  al- 
lait ^''exposer,  il  alla  trouver  le  capitaine  géné- 
ral avec  lequel  il  était  en  bons  termes,  il  lui  dit  : 
—  Vous  savez  ce  qui  se  passe  à  Ségorbe;  je  vais 
m'y  reudre  pour  agir  de  mon  côté.  Mais  comme 
je  sais  à  merveille  tout  ce  que  je  vais  soulever 
de  passions  contre  moi,  je  viens  vous  deman- 
der si  vous  ne  pourriez  pas  me  donner  un  hom- 
lue  sûr  pour  uie  protéger  en  cas  d'attaque,  et 
qui  pût  en  même  temps  m'aider  dans  les  ren- 
seignemens  que  j'aurai  a  prendre.  —  Un  hom- 
me sûr,  dit  le  ca|iitaine-;;énéral  après  un  instant 
de  réflexion;  mon  Dieu,  non!  je  n'en  connais 
pas.  Cependant....  attendez  ,  ce  moyen  va  vous 
répugner  peut-être,  mais  je  n'en  connais  pas 
d'autres.  Il  y  a  en  ce  moment  dans  la  prison  da 
Valence,  un  mauvais  brigand  qui  a  je  ne  sais 
combien  d'a,-sas>inats  sur  la  Cdnscience,  et  qu'on 
va  pendre  au  premier  matin.  Demander-moi  sa 
grâce,  je  vous  l'acconicrai,  je  lui  ferai  savoir  à 
qui  il  est  redevable  de  la  vie.  Je  connais  le 
personnage;  il  vous  sera  dévoué  par  reconnais- 
sance, et  vous  pourrez  coni[)ter  sur  lui  à  la  vie, 
à  la  mort. 

La  bizarrerie  de  l'expédient  elles  redoutables 
autécédens  decc singulier  garde-du-corps  firent 
bien  faire  d'abord  la  grimace  au  consul  ;  mais 
il  n'avait  à  pas  choisir,  et  d'ailleurs  la  connais- 
sance qu'il  avait  des  chevaleresques  inconsé- 
quences du  caractère  espagnol,  lui  faisant  con- 
sidérer l'appui  d'un  semblable  compagnon 
comme  le  plus  sûr  et  le  plus  efficace  de  tous, 
il  finit  par  accepter.  Ce  qui  avait  été  dit  fut 
fait  :  le  consul  demanda  la  grâce,  le  capitaine- 
général  l'accorda,  bien  que  le  droit  de  gr;lce 
n'appartienne  qu'au  roi, et  les  préparatifs  indis- 
pensables une  fois  terminés,  le  consul  et  son 
écuyers'achcminèrcnt  ensemble  versSégorbe.Lû 
le  consul  cojninciira  ses  recherehes,  cl  il  cul 
tellement  à  se  louer  delà  dextérité,  <lo  l'adresse 
cl  du  savoir-faire  de  ^on  honinio,  en  matière 
d'enquête  crimiDcllo,  qu'au  bout  do   quelques 


jours  il  avait  en  main  les  fils  principaux  de  cette 
ténébreuse  affaire,  et  qu'il  avait  pu  se  convain- 
cre de  l'inutilité  de  toute  nouvelle  poursuite. 
Il  aurait  eu  affaire  à  trop  forte  partie.  Le  vol 
commis  au  préjudice  du  chaudronnier  français 
n'était  point  une  affaire  isolée;  c'était  tout  sim- 
plement l'un  des  actes  nombreux  qui  depuis 
quelques  années  attestaient  dans  le  pays  l'exis- 
tence d'une  industrie  coupable,  mais  si  puissam- 
ment protégée,  que  jusqu'à  ce  jour  tontes  les 
poursuites  avaient  été  étouffées,  et  que  le  con- 
sul de  France,  tout  eu  reconnaissant  clairement 
l'existence  d'une  espèce  de  société  en  comman- 
dite organisée  pour  le  vol,  dut  lui-même  con- 
seiller à  son  compatriote  de  se  désister  de  sa 
plainte  de  peur  d'attirer  sur  loi  de  plus  grands 
maux. 

Il  existait  à  ce  qu'il  paraît  dans  les  environs 
de  Ségorbe  une  société  composée  d'une  part  de 
contrebandiers,  de  voleurs,  de  repris  de  justice 
composant  le  personnel  actif,  et  d'autre  part,  de 
propriétaires,  de  fonctionnaires  haut  placés, 
remplissant  dans  la  société  le  rôle  d'associés 
commanditaires.  Ces  derniers  partageaient  les 
bénéfices  de  l'opération,  à  charge  par  eux  d'em- 
ployer au  besoin  leur  urgent  ou  leur  crédit,  si 
quelque  coup  trop  éclatant  vauait  à  mettre 
leurs  associés  actifs  en  péril,  et  à  rendre  inutile 
toute  la  bonno  volonté  de  la  justice.  Grâce  à 
cette  savante  organisation,  une  véritable  ter- 
reur régnait  dans  le  pays  ;  se  plaindre  à  la  jus- 
tice c'eût  été  dépenser  inutilement  de  l'argent; 
dévoiler  publiquement  cette  association  mons- 
trueuse, c'eût  éléappeler  sur  soi  despérils  plus 
graves  encore. 

Le  consul  revint  donc  à  Valence  sans  avoir 
lire  d'autre  fruil  de  son  expédition  que  d'avoir 
acquis  de  curieuses  notions  sur  l'administration 
de  la  justice  et  sur  la  moralité  du  pays.  Je  me 
trompe,  il  avait  conquis  à  un  haut  degré  l'estime 
et  l'affection  de  son  compagnon  le  brigand. 
Tout  le  temps  qu'il  séjourna  à  Ségorbe,  celui-ci 
passait  toutes  les  nuits  couché  en  travers  de  sa 
porte  et  faisant  le  guet  avec  une  infatigable 
vigilance.  Da  retour  à  Valence,  il  fallut  bien  se 
séparer;  mais  jusqu'au  moment  où  un  change- 
ment de  résidence  vint  enlever  le  consul  à  cette 
affection  touchante,  sou  ami  le  brigand,  qui  ha- 
bitait un  village  voisin,  ne  se  renflait  jamais  à 
la  ville  sans  venir  exactement  présenter  ses 
hommages  al  senor  consul.  «  Je  n'ai  jamais  pu  , 
me  disait  celui-ci,  me  soustraire  aux  témoi- 
gnages obstinés  de  sa  reconnaissance.  Il  venait 
chez  moi,  s'assey  lit,  buvait  un  coup,  s'informait 
soigneusement  de  ma  santé,  et  ne  me  quittait 
jamais  sans  me  serrer  chaleureusement  la  main 
et  sans  ajouter  d'un  air  emphatique  :  Si  fe 
ufrece  algn  ,  recuerdese  vd.  tcnor  consul,  que 
aqui  liine  vd.  un  vcrdadero  amigo.  Souvenez- 
vous  A  l'occasion,  seigneur  consul,  que  vous 
avez  ici  uu  véritable  ami.  » 

Tel  est  on  effet  le  caractère  do  voleur  espa- 
gnol :  il  tue,  il  vole  parce  que  c'est  le  devoir  de 
sa  profession;  mais  il  nesecroit  point  avili  pour 
cela,  comme  le  filou  de  nos  sociétés  civilisées; 
c'est  plutôt  un  chef  de  bando,  comme  on  en 
voy^\il  au  temps  de  la  féodalité, qui  fait  des  cour- 
ses en  |>ays  ennemi.  .Vussi  est-il  susceptible  de 
certaines  qualiics  chevaleresques,  toiles  que  la 
générosité,  la  recunudissaucc,  le  désiutércssc- 


menl ,  la  bravoure,  la  courtoisie;  et  l'on  pour- 
rait lui  appliquer  le  vers  de  la  comédie.  C'est 
un  voleur,  il  est  vrai,  il  lue,  il  pille  ; 
Mais  c'est  au  demeurant  le  meilleur  {ils  du  monde. 
Quant  à  moi,  je  l'avoue,  je  l'aime  mieux  en- 
core tel  qu'il  est,  avec  ses  crimes  et  ses  brigan- 
dages, qta  ces  juges,  que  ces  escribanos  qui 
volent  effrontément  sous  le  manteau  de  la  loi, 
qui  lèvent  impôt  sur  le  crime,  et  qui  n'ont  pas 
même,  comme  le  voleur  de  profession,  la  chance 
d'être  purifiés  on  jour  par  la  potence. 

Ad.  (jcÉBotLT. 
(  Journal  det  Débats.  ) 


asïDsaîîaDa 


DES 


PRODUITS  DE  L'IXDUSTRIE. 


Nous  tenons  aujourd'hui  les  engagemens  que 
nous  avons  pris  avec  nos  lecteurs  dans  notre  der- 
nier numéro,  et  nous  allons  les  faire  pénétrer 
dans  les  immenses  salles  de  l'exposition.  Dès  le 
le  premier  jour  cependant  nous  étions  à  notre 
poste,  nous  étions  allés  reconnaître  les  abords  de  la 
place  afin  de  savoir  par  quel  côté  nous  commen- 
cerions notre  attaque.  La  très  redoutable  salle  des 
machines  a  d'abord  attiré  nos  regards.  Nous  nous 
sommes  arrêtés  devant  ces  leviers,  ces  roues,  ces 
balanciers,  ces  engrenages,  ces  cyhndres,  membres 
de  vingt  géants  d'une  puissance  infinie ,  enfantés 
parles  Pelletans,  lesKœchlin,  les  Taylor,  les 
Hermann ,  les  Schabel.  D'abord,  à  les  voir  tous 
immobiles  et  muets,  j'ai  été  quelque  peu  désap- 
pointé ;  comment  faire  pour  juger  cette  rapide 
locomotive,  sur  laquelle  conipli;  notre  ami  Gaétan 
Delmas ,  pour  exécuter  des  projets  eitravagans 
dontjeserais  volontiers  complice?  Il  s'agit  simple- 
ment de  déjeuner  à  Paris  ,  d'aller  voir  lancer  un 
vaisseau  à  Cherbourg  et  de  revenir  le  soir  juger 
une  première  représentation  à  l'opéra,  tout  cela 
en  quelques  heures  ;  ou  bien  encore  de  voler,  car 
voler  est  le  mol,  de  Paris  à  Marseille  ,  de  Mar- 
seille à  Madrid ,  de  Madrid  à  Barcelone ,  de  Bar- 
celone à  Strasbourg,  de  Strasbourg  à  Genève,  de 
Genève  à  Berlin ,  dans  le  but  de  nouer  sans  in- 
terruption une  longue  chaîne  de  relations  ami- 
cales avec  toutes  les  familles  du  genre  humain.  U 
faut  ([ue  cette  locomotive  soit  légère  et  rapide. 
Nous  sommes  sur  ce  point  obligés  de  croire  le 
fahrirant  sur  ;  parole;  mais  MM.  Siehelcn  et 
llubor. ont  déjà  réalisé  tant  de  promesses  que  le 
doute  n'est  plus  permis.  Cette  locomotive  va 
d'ailleurs  bientôt  quitter  sa  prison  des  Champs- 
Elisécs  pour  s'élancer  sur  le  chemin  de  fer  de 
.st-fiermain ,  où  nous  la  verrons  à  l'œuvre  ;  les 
améliorations ,  nous  les  constatons  avec  ortrueil . 
consistent  ilans  l'arcroi.ssi'raent  do  la  surface  de 
la  grille,  la  hauteur  de  coinbuslible,  l'augmenta- 
tion de  la  surface  de  ciiauffage.  celle  des  diamè- 
tres rie  cylindres  et  de  roues ,  d'où  réstilie  une 
plus  grande  puis.<anre  de  vilcso  et  d."  force  de 
traction.  Cortos  on  no  niera  pas  qu'il  y  ail  ici  lutte 
avec  les  machines  de  notre  enueiLse  alliée  d'outre- 
mer, et  les  conunandes  de  l'Alleaiagne  qui  jus- 
qu'alors s'approvLsionnait  en  .Angleterre  .  cons- 
laloiit  la  victoire. 

Dans  les  uiachiDCS  à  vapeur,  il  jr  a  trois  causer 


460  — 


prédominantes  dVxplosion  :  1°  la  tension  de  la 
vapeur  qui  peut  vaincre  la  résistance  de  son  en- 
veloppe; 2'  rabaissement  de  niveau  de  l'e.iu  qui 
permet  aux  parois  des  rhaudières  de  s'élever  à 
une  température  beaucoup  plus  élevée  que  celle 
de  l'eau  contenue  ;  ;5°  l'échauflement  du  fond  des 
rhaudières ,  dû  à  des  précipités  calcaires  adlié- 
rens.  M.  (;haussenot  aîné,  après  s'être  bien  pé- 
nétré des  dillicultés  {[u'il  avait  à  vaincre,  nous  a 
paru  les  avoir  surmontées  avec  babilelé.  Dans  le 
premier  cas,  au  moyen  d'une  soupape  de  son  in- 
vention ,  qui  rejette  la  vapeur  dans  l'utinosplière 
dès  qu'il  y  a  un  ewèsdc  tension  ;  dans  le  deuxième 
cas,  M.  Cliaussenot  a  inventé  un  appareil  fort  in- 
génieux qui  remplace  avantageusement  les  lul)es 
de  verres,  dont  la  transparence  s'altère  facile- 
ment, et  les  robinets-jauges  (\a\  ne  présentaient 
pas  toutes  les  gar  anties  convenables.  La  vapeur 
se  dé;,'ageant  par  une  soupape  et  dirigée  vers  les 
ouvertures  de  plusieurs  silllets,  produit  un  bruit 
qui  augmente  d'intensité  et  réveille  l'attention  des 
cliaullèurs. 

Enlin,  dans  le  dernier  cas,  M.  (Cliaussenot 
empêche  facilement  les  précipités  calcaires  qui  se 
forment  au  fond  de  la  (  haudière  par  l'emploi  de 
l'argile  ou  du  sirop  de  fécule. 

Tel  est  le  sysîèmc  de  sûreté  exposé  sous  le 
n.  813.  Ce  système  est  appliqué  depuis  plus  d'une 
année  ii  une  machine  de  la  force  de  quinte  che- 
vaux, et  jamais  les  soupapes  ni  les  IloLleurs  de 
sûreté  de  M.  (Jhaussenot  n'ont  cessé  de  conserver 
leur  précision  et  leur  exactitude.  Le  jury  appré- 
ciera sans  doute,  comme  elle  le  mérite,  une  décou- 
verte qui  met  h  l'abri  des  dangers  terribles  de 
l'explosion,  toute  une  population  d'ouvriers  agglo- 
mérée autour  des  machines.  Pour  nous,  nous 
avouons  hautement  qu'un  tel  bienfait  attaclie  à  un 
nom  autant  d'éclat  que  fa  plus  brillante  vic- 
toire. 

M.  Bourdon  nous  offre  des  modèles  de  machi- 
nes à  vapeur  en  miniature  d'une  précision  admi- 
rable ,  et  en  outre  deux  machines  à  vapeur  d'une 
exécution  très  soignée,  et  dont  l'une  parait  des- 
tinée il  Ti  cevoir  des  applications  utdes  dans  les 
grandes  exploitations  rurales. 

I.'tCOI.E  D'AHTS  et    MK/riEllS  o'AX.EIiS     CXpO-iB 

une  machine  dont  le  modèle  est  partout,  qui  ne 
présente  rien  de  neuf,  rien  d'ingénieux,  qui  ne 
se  recommande  par  aucun  perfectionnement.  Je 
ne  sais  si  c'est  comme  exécution  que  cette  machine 
est  remarquable,  mais  sous  ce  rapport  même  elle 
est  bien  loin  des  machines  de  M.  Bourdon. 

Voici  maintenant  une  machine  de  M.  Pellelan, 
professeur  ii  l'Eccde  de  médecine  de  Paris,  d'un 
système  entièrement  neuf  :  s'il  faut  en  croire  les 
avis  éclairés  d'ingénieurs  spéciaux,  cette  machine 
est  destinée  peut-être  à  faire  une  révolution  com- 
plète dans  l'emploi  de  la  vapeur.  Nous  verrons 
bien.  Arrêtons-nous  devant  les  machines  à 
liler  de  la  maisou  Kœchlin  et  compagnie  de  Mul- 
house. Tout  un  peuple  se  meut,  vit  et  travaille 
dans  les  atehers  de  MM.  Kwchlin,  une  armée 
de  douze  cents  ouvriers  combat  avec  succès 
toute  l'Angleterre  industritlle,  et  continue 
•à  Mulhouse  le  camp  de  Boulogne.  Les  ma- 
chines de  ces  messieurs  sont  déjà  sans  rivales  sur 
les  niar(  liés  étrangers,  et  nous  ne  doutons  pas 
(juc  si  notre  orgueilleuse  rivale  avait  un  seul  jour 
çncoïc  ce  qu'elle  ii'auia  jamais,  le  pouvoir  et  le 


droit  de  dicter  des  lois  en  France,  ce  n'est  plus 
la  démolition  de  Dnnkerque ,  mais  la  ruine  des 
ateliers  de  MM.  Kœchlin  qu'elle  demanderait. 
(Ju'onnoHspermt'tie  ici  d'emprunter  à  un  de  nos 
confrères  les  détails  qu'il  a  publiés  dans  un  jour- 
nal spécial,  te  Journal  de  t' Exposition.  Nous  ne 
croyons  pas  qu'il  soit  possible  de  mieux  apprécier 
en  peu  de  ligues  le  métier  à  filer  dit  self-acting 
(agissant  par  lui-même),  dont  la  combinaison  sa- 
vante appariierit  à  M.  Saladin  ,  ingénieur  civil  , 
attaché  il  l'établissement  de  MM.  Kœchlin. 

Celte  belle  machine  li le  sans  l'aide  du  rdeur. 
Plus  grande  quantité  de  filage,  diminution  de 
travail  actif,  quantité  plus  considérable  de  coton 
sur  les  bobines,  moins  de  déchet,  ce  qui  est  de  la 
plus  haute  importance,  enfin,  meilleur  dévidage, 
tels  sont  les  avantages  principaux  de  ce  métier. 
Il  est  certain,  quelque  paradoxale  que  puisse 
paraître  l'assertion,  il  est  certain  que  nous  faisons 
mieux  les  machines  à  liler.  Les  Anglais  en  négli- 
gent la  confection.  Nous  faisons  mieux,  nous  exé- 
cutons mieux  ;  mais  la  réputation  dis  machines 
françaises  n'est  pas  encore  établie,  et  la  leur  est 
proverbiale,  (jue  nous  manque-t-il,  en  effet:' 
rinti'lligeiKe'.'  la  dextérité?  Ce  serait  absurde  de 
le  croire.  L'outillage  seul  n'esi  pas  encore  arrivé 
chez  nous  à  cet  état  parfait,  et  c'est  là,  nous  le 
croyons,  ce  qui  déterin  ne  la  supériorité  des  ate- 
liers anglais.  Nous  avons  vu  plusieurs  maiiufadu- 
riersanglais  dans  la  galerie  des  madiines:  nous 
nouss'juiines  enlretenusavec  eux,  et  leursatisfac- 
tioii  s'est  exprimée  en  termes  pleins  de  franchise. 
Le  mécanisme  distinctif  a  lieu  par  addition  de 
pièce  qui,  reliiées,  laissent  au  métier  sa  forme 
et  ses  conditions  primitives.  Il  peut  nian-her  à 
vitesse  dou^jle,  ou  à  vites  se  on  iuaire;  l'allongi:- 
mcnt  supplé:iientaire  Csl  f  acul  ati  f,  comme  la  vites- 
se. Les  tambours,  et  nous  croyons  que  l'invention 
est  nouvellement  connue  en  France,  marchent 
par  roues  héliçoides,  seul  genre  de  roues  dentées 
(|ui  communiquent  une  grande  vitesse  sans  bruit 
faugant.  La  corde  est  ainsi  supprimée,  avantage 
immense  pour  l'économie  et  la  régularité  de  l'ac- 
tion. Une  particidarité  fort  remarquable  d  •  ce 
métier,  c'est  un  sysième  neuf  d'encliquetage  par 
lequ  •!  le  détour  de  la  baguette  et  son  abaissement 
se  font  avec  une  merveilleuse  aisance.  Cet  encli- 
quetage  est  nouveau;  il  nous  paraît  susceptible 
d'a;)plications  très  multipliées.  Ajoutons  qu;  les 
supports  de  cylindres  cannelés  sont  ajustés  fonte 
sur  fonte;  que  les  chapeaux  laissent  descendre 
les  cylin;li-i!s  de  pression,  à  mesure  de  l'usé  des 
supports,  sans  danger  de  couper  le  fil,  comme  cela 
arrivetrop  souvent.  Lamaiudvuce  est  remplacée 
par  un  cône  à  un  seul  filet,  combiné  de  manière 
à  éviter  tout  glissement  ;  les  tambours  enfin  sont 
construits  de  la  manière  la  plus  légère,  sans 
nuire  à  la  solidité.  Cette  superbe  machine,  dont 
nous  nous  plaisons  à  détailler  les  perfections, 
pour  les  industriels  qui  entendent  la  filature,  oll're 
encore  des  parties  modifiées  fort  heureusement 
pour  I  endre  le  travail  plus  facile  et  plus  régulier. 
Auprès  d'elle  s'étend  un  banc-broches  de  l.îG 
broches,  d'une  belle  exécution,  et  qui  prouve 
l'attention  constaaiment  tendue  des  habiles  cons- 
tructeurs vers  les  pcrfectionnenieiis  de  métiers. 
Celui-ci  file  une  mèche  jusqu'au  n"  37,  mille 
mènes.  Les  roues  sont  en  hélice  ;  il  offre  une 
transiuissioii de  uiouvemeiUlifô-ingéniçusG,  eiilre 


l'arbre  principal  et  celui  qui  commande  les  bobi- 
nes; intéressant  problême  résolu  encore  p;u' 
M.  Saladin,  celui  de  l'arbre  de  couche  accomplis- 
sant avec  le  chariot  son  mouvement  de  transla- 
tion verticale,  sans  rien  troubler  dans  son  mouve- 
ment de  rotation.  Un  ajustage  qui  mérite  encore 
l'attention  des  connaisseurs,  est  celui  des  collets 
et  crapaudiues  de  broches,  fonte  sur  fonte; 
offre  la  facilité  d'être  réglé  dans  deux  sens,  tout 
en  conservant  une  grande  solidité. 

Dans  le  prochain  numéro  nous  continuerons 
l'examen  des  machines  de  toutes  sortes  qui  sont 
exposées  dans  la  même  salle  et  dont  plusieurs, 
surtout  la  machine  à  filer  le  lin,  celle  pour 
la  fabrication  du  papier  continu,  celle  destinée 
aux  sucreries  indigènes  ou  coloniales  veulent 
un  examen  approfondi  etméritentune  place  hono- 
rable dans  nos  colonnes;  nous  passerons  ensuite 
en  revue  les  instrumens  d'agricuUure  tous  dignes 
d'intérêt,  dont  la  fabrication  doit  assurer  à  la 
France  une  supériorité  incontestable  et  doubler 
ses  richesses  territoriales.  Autant  que  possible 
nous  piocéderons  avec  ordre  :  après  les  machi- 
nes, la  métallurgie,  puis,  le  marbre,  les  ardoises, 
les  poteries  de  tiuites  sortes;  nous  ne  quitterons 
un  genre  de  produits  qu'après  l'avoir  enliére- 
nienl  uxainiiié,  afin  d'éviter  la  confusion  que  nous 
remar(pii)iis  avec  peine  dans  certa  nés   salles. 

Ce  premier  arlide  doit  être  terminé  par  une 
réclamation  qui  sera  appuyée  par  tout  le  mon  Je 
et  à  laquelle  le  minislère  fera  droit  bien  certaine- 
ment. Depuis  le  1"  mai  toutes  les  salles  devraient 
être  ouvertes  au  public  et  cependant  plusieurs  ne 
sont  pas  encore  terminées;  si  le  terme  de  l'expo- 
sition reste  lixé  à  la  fin  de  juin  on  aura  eu  à  peine 
le  temps  d'examiner  l'êbénisterie  qui  n'est  pas 
encore  en  place,  ainsi  que  les  tissus  anidiTcéws 
dans  une  salle  supplémentaire  à  laquelle  on  tra- 
vaille encore.  Ksjiérons  que  le  ministre  satisfera 
les  vœux  du  public  en  prolongeant  d'un  mois  la 
durée  de  l'exposition,  ce  que  nous  demandons 
est  plus  qu'une  prière,  c'est  presque  un  droit. 

(Juelques  mots  encore  :  pour.juoi  toujours  des 
salles  provisoires?  lin  France  les  arUs  ontun  pa- 
lais, les  sciences  ont  des  collèges  et  des  amphi- 
ihéàtres,  n'est-ce  pas  une  singulière  chose 
de  voir  tous  les  cinq  ans  l'industrie  sur 
un  champ  de  foire  et  n'avoir,  pour  abri 
(pi'uu  bawr  en  planches,  comme  si  l'on  devait 
seulement  voir  et  oublier.  Et  pourtant  il  faut  que 
nous  soyons  persuadés  de  cette  vérité,  c'est  (jue 
le  jour  où  notre  pays,  prodiguant  des  encoura^'e- 
nieus  et  des  honneurs  au  génie  industriel,  aura 
cessé  de  mencher  à  l'étranger  les  produits  les 
machines,  les  étoffes  que  nous  pourrons  fabriquer, 
lejour  où  le  nom  de  Pelletan,  de  Kcechlin,  bril- 
lera d'un  éclat  aussi  vif  que  celui  de  Wast  ou  de 
Batton,  la  France  acquerra  un  degré  de  puissance 
qu'aucune  contrée  ne  pourra  égaler.  11  faut  qu'eu 
face  du  dôme  doré  où  nos  soldats  vont  suspendre 
leui  strophes,  s'élève  un  palais,  imposaut^arse^.a', 
où  l'industrie  préparera  ses  conquêtes. 

GE0R6ES  JA^ÉTY. 


—  461 


CoiirseM  de  Chautill}'. 

Le  jeudi  16  mai,  ont  eu  lieu  à  Chantilly  les 
premières  courses  de  cette  année.  Les  prix  ont 
été  ainsi  répartis  : 

1>11I\  DE  CIIANTII.I.Y  DE    1,200    FRANCS,   pirtlC 

lii'e.  Cajnarinr;  à  M.  F.  Aumont.  Il  >  av.iit  pour 
cuiKurrvns  Itafl' and  Rydf,  il  M.  le  comte  d'Hé- 
ilouvlllr,  Lddy  Emily,  lady  Charlotte,  Incer- 
titude, liidh's;  Icare  é;é  retiré. 

PAiii  i)E  100  i.ons,  ga?né  aisément  par  l\oro- 
dino,  à  M.  le  comte  de  Caiiibis.  Son  corirur- 
rent  éliilJèrichoa  lord  Henry  Seymour. 

PllIX  Dl!  UIMSTt:nE  Dl  COUMEnCE  DE  2,000  fr., 

partie  liée.  —  11  a  été  ga^né  par  Mari^arita,  à 
M.  le  comte  de  Cainbis,  (|iii  a  conru  seule  les 
deux  épreuves,  liiihis,  H  oodnymiili,  Fortumi- 
tus.  Vendredi,  Mulatto,  ^autilns,  Lestocq  et 
Francesca  ont  été  retirés. 

rnixDUNEWBETriNG  nooMsr.VKESDE  1,000 fr., 
gagné  par  Lantura,  à  lonl  Henry  Seymour,  sur 
Donna  .Inlia,  il  M.  le  comte  «le  Cuinhis.  .///), 
Chip  0/  tlie  Old  Btock  et  Cuurleuil  ont  été  reti- 
rés. 

POULE  TOW  YEAIIS  OLD  SrAKES  DE  3,000  fr., 
gagné  paj:  Borodino,  à  M.  le  comte  de  Cambis, 
sur  Jenny,  ii  lord  Heniy  .Seymour,  et  Anuluk, 
à  M.  Palmen.  Anatole  s'est  dérobé  au  milieu  de 
la  course, 

Ladernièrejouméeaété  très  brillante,  un  pu- 
blic nombreux,  venant  de  Paris  et  des  environs, 
assistait  à  cette  solennité  hippique. 

Après  plusietu's  paris  particuliers  on  a  couru  le 
Prix  d'Orléans,  pour  lequel  étaient  inscrits 
quiuze  chevaux.  Trois  seulement  se  sont  présen- 
tés au  poteau,  savoir  :  Aspasie,  ii  M.  Santerre; 
Naiilitits,  à  M.  le  comte  de  Caaibis,  Fortunatus, 
a  lord  Seymour.  La  longueur  de  la  course  était 
un  tour  en  partie  liée  :  Fortunatus  a  gagné  bril- 
lamment les  deux  épreuves,  sm\i  irar  Aspasie; 
ISaulilus  est  resté  loin  derrière. 

liientdt  les  chevaux  engagés  pour  le  prix  du 
Jockey-Club  entrent  en  lice  ;  ils  sont  au  nombre 
de  neuf,  savoir  :  Tramp,  à  M.  Fasquel  ;  liran- 
che-d'Or,  au  comte  de  Narbonne  ;  Actéon,  à 
M.  Kivière;  Chip  of  ihe  old  Block,  Britunnia  et 
Lantara,  l\  lord  Seymour;  Romuliis,  Boqucn- 
court  et  Donna  Julia  su  comte  de  Cambis. 
Cette  course  s'est  faite  avec  une  rapidité  extraor- 
dinaire, et  l'intérêt  a  été  soutenu  jusqu'à  la  lin. 
Romulus  a  gagné  d'une  tète  ;  il  était  suivi  de  prés 
par  Lantara  et  Chip  of  Ihe  old  Block.  Jamais 
on  n'avait  vu  encore  une  réunion  de  si  beaux  et 
bons  chevaux,  et  cette  course  atteste  d'une  ma- 
nière palpable  les  progrès  que  fait  l'amélioration 
des  chevaux  en  France,  et  principalement  autour 
de  Paris.  Honiulus  est  lils  de  Cadland  et  de  yit- 
loria.  11  était  monté  par  F.  Edwards. 

I.a  journée  s'est  terminée  par  deux  courses  des 
Haies.  Klles  ont  été  toutes  les  deux  gagnées  par 
M.  Denormandie,  qui  a  franchi  tous  les  obstacles 
avec  son  habileté  ordinaire. 


ilUlanqes,  faits  ruricur. 


AciDfcMIE  DES  9C1K>  CES.  —M.  SkUlICn,  pOUf- 


suivant  avec  un  zèle  et  un  dévouement  que  l'on 
ne  saurait  trop  louer,  U  solulion  du  problème  au- 
quel il  a  consacré  ses  connaissances  en  mécani- 
que, vient  de  communiquer  à  l'Académie  le  ré- 
sultat de  ses  expériences  sur  les  causes  d'cxjjlo- 
sion  des  chaudières  il  vjpeur;  et  quoiqu'il  arrive 
à  cette  conséquence  qu'avec  des  soupapes  de  sil- 
reté  bien  faites,  des  pompes  parfaitement  entrete- 
nues et  maintenant  un  niveau  constant,  des  chau- 
dières exactement  ncilovics,  on  parvienne  d'une 
manière  certaine  ii  éviter  les  explosions,  M.  Sé- 
guier  n'en  persiste  pas  moins  avec  raison  il  pen- 
ser que  ce  qu'il  y  a  de  plas  sûr  est  de  se  mettre  à 
l'abri  du  danger,  en  rendant  les  ruptures  inolTen- 
sives.  On  est  bien  autorisé  il  celte  conclusion  par 
la  statistique  des  explosions  arrivées  en  une  seule 
année  en  Amérique,  ijui  ne  sont  pas  moindres  de 
huit  mille!  Aussi  M.  Séguier  fait-il  tous  ses  ef- 
forts pour  mettre  au  service  de  la  pratique  l'in- 
génieux système  de  son  invention,  dont  le  prin- 
cipe est.  comme  on  sait,  de  diviser  la  vapeui- en 
plusieurs  producteurs  indépenlans  les  uns  des 
autre-,  et  pouvant  faire  explosion  isolément,  sans 
causer  aucun  dégât  important. 

L'N    CUAPITBF.    DES    INFORTUNES    u'C.N    AMANT 

liF.cRELix.  —  Si  les  roses  ne  vont  pas  sans  épi- 
nes, l'amour,  de  son  côté,  a  quelquefois  aussi  les 
siennes.  Témoin  la  petite  mésaventure  arrivée  il 
y  a  quelques  jours  au  céladon  d'une  jeune  et  ap- 
pétissante cuisinière  de  Saint-Omer,  qui,  en  l'ab- 
sence de  ses  maîtres,  avait  donné  rendez-vous  à 
l'objet  de  son  amour.  On  était  depuis  quelques 
instans  à  se  conter  (leureties  lorsqu'un  violent 
coup  de  sonnette  retentit.  C'était  monsieur  et  ma- 
dame qui,  ayant  trouvé  malade  l'ami  chez  lequel 
ils  allaient  faire  leur  partie,  revenaient  plus  tôt  que 
nos  amans  ne  l'auraieni  voulu.  Que  faire?  l'a- 
mour a  bientôt  trouvé  un  expé'lient,  et  l'amant 
malheureux  grimpe  au-<lessus  d'un  immense  et 
antique  bulfet  sur  lequel  il  restera  jusqu'il  ce  que 
les  époux  soient  couchés. 

Mallieureusement,  ceux-ci  habitués  à  leur  par- 
lie  de  piquet,  ne  veulent  pass'en  passer.  La  jeune 
cuisinière  est  obligée  d'apporter  les  cartes  et  de 
céder  le  coin  du  feu  au  couple  joueur.  Elle  était 
sur  les  épines  et  la  partie  ne  paraissait  pas  prête 
il  finir,  lorsque  tout  ii  coup  un  horrible  craque- 
ment se  fait  entendre,  c'était  le  buffet  vermoulu 
qui  s'enfonçait  sous  l'amoureux  tombant  au  mi- 
lieu des  plats,  des  assiettes  et  des  verres  qu'il  bri- 
sait en  mille  pièces.  Les  deux  époux,  à  ce  bruit, 
s'enfuirent  épouvantés,  comme  -si  l'esprit  malin 
était  il  leurs  trousses;  mais  bientôt,  revenus  de 
leur  frayeur,  ils  comprirent  le  mot  de  cette  énig- 
me, et  la  jeune  cuisinière  fut  renvoyée,  non  sans 
avoir  auparavant  payé  les  pots  cassés  par  son  ga- 
lant. 

—  Le  condamné  Fichon.  —  D'après  les  régle- 
mens  des  bagnes,  les  hommes  condamnés  ù  la 
double  chaîne  doivent  rester  attachés  ii  leurs  bancs 
pendant  toute  la  durée  de  leur  peine  qui  est  or- 
dinairement de  trois  ans  :  des  hommes  ainsi 
détenus  iiendant  cet  espace  de  temps  sont  extrè- 
lucment  dangereux. 

Désirant  cependant  améliorer  la  situation  de 
ces  malheureux  en  leur  procurant  les  mo\eus  de 
gagner  leur  qua.-t  de  vin  et  de  respirer  un  air 
plus  pur  que  celui  des  salles,  un  commissaire  du 


bagne  de  Toulon  avait  e»  l'idée  de  les  employer 
à  enfoncer  des  pieux  sur  le  quai  des  bagnes,  où 
l'on  construisait  uii  petit  établisse:iient.  L'inten- 
dant ap;)rouva  ce  projet,  et  les  forçats  ii  la  dou- 
ble chaîne  fjrent  exiraits  de  leurs  salles  et  em- 
ployés il  des  travaux  extérieurs. 

Avant  de  les  y  employer,  le  chef  du  bagne  fit 
sentira  ces  malhcun'ux  l'insigne  faveur  qu'on  leur 
accordait,  et  combien  il  devait  compter  sur  leur 
soumission.  Lessermens  les  plis  solenneU  furent 
donnés,  ei  les  cond.imnés  fment  mis  à  l'œuvre. 
Cependant  la  surveillance  la  plus  rigoureuse  fut 
exercée  sur  eux;  et,  malgré  toutes  ces  précau- 
tions, une  évasion  fut  projetée  et  exécutée. 

11  y  av.iit  plus  de  ijuiiize  jours  que  les  forçats 
de  la  double  chaîne  lri;valllaicnt  dehors  lorsqu'on 
apprit  l'éviision  du  ciindamné  Fichon.  Sur  un  eu.- 
placement  de  dix  pas  carrés,  sps  camarades,  au 
moment  du  repos,  avaient  formé  un  rond  en  se 
mettant  dos  à  dos.  Fichon,  qui  se  trouvait  dans  le 
milieu  pendant  que  ses  cam.iradcs  c  lusaienl  avec 
les  «gardes,  avait  scié  au  moyen  d'un  bastringi;e 
(petite  scie  faite  avec  un  ressort  de  montre)  ;  sV- 
laii  débarrassé  de  ses  habits,  avait  pris  une  che- 
mise bleue  de  marin,  s'était  mis  un  tour  de  chi  - 
veux  qu'il  avait  préparé  depuis  près  de  six  mois, 
au  moyeu  de  quelques  poils  enlevés  l'un  apri-s 
l'antre  sur  du  cuir  vert  que  l'on  place  sur  les 
gallaulians  des  lùtimens.  Il  avait  un  mouchoir 
autour  de  la  tête  et  s'était  fabriqué  depuis  long- 
temps des  souliers  de  toile.  Il  avait  effacé  par  le 
frottement  le  numéro  et  les  lettres  initiales 
(i  A  L  de  son  pantalon.  En  moins  de  dix  minutes, 
et  toujours  entouré  de  ses  camarades,  il  était  par- 
venu à  se  couler  dans  l'eau. 

Fichon  s'introduisit  dans  l'égoutdu  bjssin,  par- 
vint au  moyeu  de  son  travestissement  sur  le  bord 
de  la  mcr(|ui  avoisine  le  bassin,  se  mit  à  l'eau  sur 
une  planche,  comme  le  font  assez  souvent  pen- 
dant l'été  les  enfans  et  les  ouvriers  du  port,  se 
cacha  à  bord  du  brick  qui  se  trouvait  à  côté  de  la 
frégate-école  \' Incorruptible  placée  le  long  du 
quai  de  l'Ariilleiie  et  resti  dans  cette  situation 
jusqu'à  la  nuit. 

Vers  dix  heures  du  soir,  on  entendit  du  bruit 
près  du  brick  sur  lequel  on  soupçonnait  qu'était 
Fichon  ;  c'était  le  gardien  de  nuit  du  brick 
voisin  qui  ,  ayant  aperçu  un  homme  à  bord  de 
l'autre  bâtiment  ,  crovant  que  c'était  son  cama- 
rade, lui  adressa  quelques  mots  en  provençal.  Fi- 
chon, qui  s'était  présenté  sur  le  pont  pour  aller  à 
terre  et  franchir  ensuit?;  l'arsenal  par  l'artillerie, 
ne  comprendiit  pas  ce  langage  Jl  est  de  Paris"  , 
se  trouva  fort  embarrassé  pour  y  répondre.  Pour- 
suivi par  les  questions  du  gardien,  il  se  retira  .sur 
l'avant  du  brick,  mais  la  conversation  de  ce  gar- 
dien ayant  éveillé  l'attention  des  agens  de  surveil- 
lance, ceux-ci  se  portèrent  sur  le  point  d'où  par- 
tait la  voix  ;  le  garde  de  l'artillerie  ,  placé  à  la 
grille  de  la  boulangerie,  ne  tarda  pas  à  s'y  porter 
également.  Alors  Fichon  se  lila  par  une  corde  e  t 
plongea  dans  l'eau. 

Les  bulles  d'eau  qu'il  lit  jaillir  en  plongeant  et 
qui  produisirent  une  clarté  phosphorique,  le  firent 
découvrir,  mais  ou  le  perdit  aussitôt  de  vue.  11 
s'était  introduit  par  le  trou  d'une  lunette  dans  les 
lieux  d'ais.ince  fermés,  et  il  s'eUii  blotti  contre  le 
mur.  On  le  cherchait  vainement,  et  lout  portait 
à  croire  que  le  bruit  qu'on  avait  entendu,  que  le 


402  — 


phosphore  qu'on  avait  aperçu  clait  iiiio  ilUisioii, 
rt  l"oii  rcMiniirait  aux  recherches,  lor.s(iu'uii  agent 
(le  la  chiouniic  eut  l'idée  d'enfoncer  les  portes  de 
tous  lis  lieux  (wiisance  voisins  de  l'endroit  où  l'()n 
avait  entendu  le  hruit.  I.a  première  porte  enfon- 
cée fit  découvrir  Fichon.  11  fut  reconduit  au  ba- 
gne. 

On  plaça  Fichon  sur  un  tonneau  au  milieu  de 
la  cour  du  bagne,  ayant  devant  la  poitrine  nn 
écriteau  sur  leiiufl  on  lisait  :  Forçat  vcadé  ra- 
mené. Tous  ceu\  c|ui  avaient paitiripé  à  l'évasion 
«■•taient  à  genoux,  bonnet  bas,  autour  du  tonneau, 
et  tous  les  condamnés  défilèrent  devant  euv.  Fi- 
chon reçut  ensuite  la  bastonnade  ordonnée  par 
les  régleniews,  et  fut  mis  au  cachot. 

—  On  écrit  de  Pézénas  ; 
i<La  célèl>re  fête  Crtr//flr/i,  fine  di\-huit  ans 
d'interruption  semblaient  avoir  condamnée  à 
un  éternel  cubi,  a  été  célébrée  avec  \'  plus 
vif  enihousiasne.  Dès  le  matin,  de  longs  rou- 
lemens  de  tambours,  mêlés  à  de  nombreuses 
salves  d'artillerie,  sont  venus  mettre  en  mouve- 
ment toute  la  population.  De  tous  côtés  retentis- 
saient des  cris  d'allégresse,  et  les  sons  de  la  mu- 
sique stimulaient  cet  élan  populaire.  De  bonne 
heure  ime  foule  immense,  accourue  de  tous  les 
points  du  département,  prenait  part  aux  réjouis- 
sances, telles  que  cavalcade,  danse  de  treilles, 
pluie  de  dragées,  etc.  Toutes  les  fenêtres  étaient 
garnies  de  dames  brillantes  de  toilettes. 

«Un  spectacle  singulier  a  fixé  l'attention  de  la 
foule.  Sur  un  char  magnifique,  attelé  de  six  che- 
vaux blancs,  figuraient  des  gens  à  marteau  de 
l'Ordre  de  Saint-Eloi.  Soumise  il  un  chef  revêtu 
des  insignes  de  l'épiscopat,  la  troupe  l'entourait  de 
ses  hommages  respectueux  ;  et,  à  um  signal  donné 
chacun  cessait  ou  reprenait  tour  à  tour  les  tra- 
vaux de  sa  profession. 

xVenait  ensuite  une  charrette  pompeusement 
ornée  ries  attributs  du  jardinage.  L'art  en  avait 
fait  un  bosquet  délicieux  oii  de  nombreux  jets 
d'eau  et  puits  i)  roue  entretenaient  la  fraîcheur 
d'une  verdure  parsemée  de  Heurs.  La  curiosité  de 
la  multitude  n'était  pas  moins  e^tée  par  le  petit 
chef-d'œuvre  des  tourneurs.  C'était  un  supcrlie 
pavillon  représentant  un  atelier  qu'occupaient  de 
jeunes  enfans  des  deux  sexes,  aussi  intéressans 
par  leur  âge  et  leurs  jolis  costumes,  que  parleur 
intelligence  à  manier  les  outils  de  cet  état.  Sui- 
vaient plusieurs  autres  corps  de  métiers,  tels  que 
boulangers,  tisserands,  maçons,  tonneliers,  etc., 
et  tous  représentés  du  mieii'v  possible  pir  leurs 
attriluiis  symboliques.  Fn  défilant  devant  le  bal- 
con de  M.  le  préfet,  ils  faisaient  hommage  de 
leurs  travaux  à  ce  magistrat.  La  journéca  été  ter- 
minée par  l'ascension  d'un  grand  aérostat.  Puis 
ont  succédé  des  bals  et  des  banriuets,  offrant  par- 
tout de  brillantes  réunions.  La  tranquillité  la  plus 
parfaite  n'a  cessé  de  présider  ;t  cette  fête  solen- 
nelle, qui  laissera  un  long  souvenir.  » 

—In  événement  déplorable  vient  d'attrister  une 
honnête  famille  de  Carentan.  La  veuve  D...,  riche 
fermière,  n'avait  pour  enfant  qu'une  fille  de  dix- 
huit  ans,  remarquable  par  sa  douceur  et  sa  beau- 
té. Par  une  bizarrerie  qu'on  ne  peut  expliquer,  la 
mère  seule  semblait  ne  pas  apercevoir  les  bonnes 
qualités  de  son  enfant.  Sans  cesse  ell<>  lui  faisait 
éprouver  de  ces  vexations ,  de  ces  humiliations  qui 


froissent  la  sensi!)!liié  d'iniej''une  fille.  Pour  le 
moindre  oubli  il  lui  l.illait  essuyer,  souvent  devant 
les  doiuestiqucs,  les  reproches  les  plus  amers. 

»  A  cette  conduite   de  la  mère,   la  jeune  fille 
n'opposait  qu'une  patience   et   une   résignation 
dont  on  trouverait  dillicilement  un  exemple.  Le 
moment   arriva  cependant,  oîi,  poussée  à  bout, 
elle  devait  se  soustraire  à  ces  mauvais  traitemens. 
Un  soir,  qu'un  grand  nombre  d'ouvriers  étaient  à 
souper,  elle  eut  le  malheur  de  casser  un  vase;  la 
mère  ne  perdit  pas  cette  occasion  de  lui  adresser 
les  injures  les  plus  humiliantes;   elle  termina  la 
scène  en  lui  donnant  deux  soulllets.  La  pauvre 
enfant  tout  en  larmes  se  retira  dans  sa  chambre. 
"Le  lendemain  on  fut  tout  étonné  de  ne  la  point 
voir  descendre  à  l'heure  habituelle  ;  la  mère  s'em- 
pressa de  se    rendre  à  son  appartement  ;  mais 
quels  ne  furent  pas  son  désespoir  et  sa  stupéfac- 
tion, quand  elle  aperçut  sa  fille  étendue  morte  sur 
son  lit  !  A  ses  côtés  on  trouva  un  papier  sur  le- 
quel elle  avait  tiacé  ces  mots  :  «Quand  à  force  de 
bonne  volonté  on  ne  peut  désarmer   une  mère, 
il  ne  reste  plus  qu'à  tnourir.  »La  malheureuse  s'é- 
tait donné  la  mort  à   l'aide  d'une  dose  d'opium. 
»A  cette  nouvelle,  une  troupe  de  paysans  s'est 
dirigée  vers  le  domicile  de  la  veuve  D...  pour  lui 
donner  un  charivari.  Un  vain  des  voisins  ollicieux 
ontvoulu  lesdét.)nrner  de  ce  dessein  enleurdisant 
que  quels  que  fussent  les  torts  de  la  veuve  D...., 
ils  devaient  respecter  sa  position  actuelle.  On  ne 
leur  répondit  (|ue  par  ces  mots  :  Bah  !  elle  a  tué 
sa  fille.  On  ne  sait  jusqu'où  leur  exaltation  serait 
allée,  si  la  mère  elle-même  ne  se  fût  présentée  à 
eux.  Mais  elle  leur  pirut  si  allligée,  si  malheu- 
reuse, qu'ils  furent  touchés  de  pitié  et  se  retirè- 
rent sur-le-champ.  Depuis  ce  temps  la  mère  est 
inconsolable;  elle  aimait,  dit-on,  sa  fille;  elle  expie 
cruellement  sa  sévérité.  Les  terribles  mots  :  Bah  .' 
elle  a  lue  sa  l'illc,  retentissent  sans  cesse  à  son 
oreille.  ■! 


Hciuu  ïics  iîivibunaujf. 

TRIBUNAL  CORRECTIONNKL  DE  LA  SEINE. 

Blessures  par  imprudence.  —  Chemin  de  fer  de 
Saint-Germain,  —accident  du  12  août  1838. 
—  Un  plaignant.  —  Vingt-huit   témoins. 

Le  tribunal  de  police  correctionnelle  était  saisi 
aujourd'hui  de  la  plainte  d'une  des  personnes 
blessées,  le  12  août  do  l'année  dernière,  sur  le 
chemin  de  fer  île  Saint-Cermain.  L'accident  est 
arrivé  par  suite  du  choc  d'un  convoi  roulant 
contre  un  aiiire  airêté  ii   la  station  d'Asnièn's. 

Les  pi'évenus  sont  les  sieurs  Tliiobals  \Valli, 
conducteur,  etl'ierre  Piiesse,  contonnier.  M.  Emi- 
le Pereire,  directeur  du  chemin  de  fer.  est  tra- 
duit comme  civilement  responsable.  Le  conduc- 
teur \\alh  ne  se  présentant  pas,  le  tribunal  donne 
défaut  contre  lui. 

Des  déclarations  des  témoins,  au  nombre  de 
vingt-huit,  il  est  résulté  que  l'accident  avait  eu 
lieu  par  suite  des  statioiinemens  trop  prolongés 
du  premier  convoi  aux  trois  points  de  Chaton, 
Nanterre  et  Asnières,  ce  qui  aurait  doimé  au 
second  convoi  le  temps  de  sur\enir.  Il  était  près 
de  neuf  heures  du  soir,  la  nuit  était  noire,  les 
lanternes  étaient  allumées;  mais  un  grand  nombre 
de  personnes  attendant  le  convoi  a  la  station 
(l'AsiiièCLS  étaient  agglomérées  sur  le  chemin, 
entre  les  deuK  convois,  et  interceptaient  la  lumière 
des   lanternes.    Néanmoins,   le   conducteur    du 


sei  ond  convoi,  au  moment  où  ces  personnes  se 
seraient  retirées,  aiu'ait  aperçu  le  premier  convoi 
et  aurait  eu  le  temps  de  fermer  la  vapeur  et  de 
serrer  le  frein,  en  sorte  que  le  choc,  de  terrible 
qu'il  devait  être,  n'ain-ait  été  qu'une  secousse  un 
peu  forte.  Presque  tous  les  témoins,  qui  en  géné- 
ral n'ont  reçu  que  de  légères  blessures,  sont  una- 
nimes pour  reconnaître  l'empressement  et  la 
sollicitude  de  l'administration  du  chem  n  de  fer. 
Cependant,  parmi  les  blessés  quelques-uns  ont 
prétendu  que  leur  maladie  s'élant  prolongée, 
après  l'indemnité  reçue,  au-delii  deleurprévis'on, 
ils  ne  croient  plus  aujourd'hui  le  lu-éjudice  qu'ils 
ont  soidlêrt  suffisamment  réparé.  De  ce  nombre 
est  la  veuve  Tremblay,  qui  déclare  avoir  été  nui- 
lade  trois  mois  et  n'être  pas  encore  en  état  de 
travailler. 

M.  le  président.  —  Vous  portez-vous  partie 
civile  et  quelle  somme  réclamez-vous  ? 

La  veuve  Tremblay.  -■  Qu'on  me  donne  quelque 
chose,  je  suis  bien  malheureuse. 

M'  Baud,  avocat  de  l'administration. —En 
offrant  à  la  veuve  Treudday  une  première  indi-m- 
nité.  l'administration  l'avait  crue  suHisanle  ;  ce- 
pendant, comme  le  même  esprit  de  justice  et  de 
regret  qui  l'a  animée  lors  de  l'événement  l'aninu 
encore  à  cette  audience,  je  déclare  au  nom  de 
M.  Emile  Pereire,  directeur,  qu'il  offre  et  est  prêt 
à  donner  une  seconde  indemnité  de  1. 50  fr.  à  cette 
malheureuse. 

M.  le  président,  à  la  veuve  Tremblay.— Accep- 
tez-vous cette  somme  ? 
La  veuve  Tremblay. —  C'est  bien  peu  de  cho-ie. 
M.  le  président.  —  Si  vous  ne  vous  en  conii'U- 
tezpas.  il  faudrait  alors  vous  rendre  partie  civile  ; 
mais  vous  n'avez  pas  d'avocat...  (Apercevant 
M"  AVolis,  qui  entre  en  ce  moment)  :  M'  Wollis, 
voudriez-vous  vous  charger  de  défendre  les  inté- 
rêts de  cette  pauvre  femme  ;  vous  poiuriez  lire 
rapidement  dans  le  dossier  le  peu  de  pièces  r[ui 
la  concernent  et  dire  quelques  mots  pour  elle. 

]\P  Wollis. —Très  volontiers,  M.  le  président; 
mais  je  ne  connais  absolument  rien  d(!  l'alfair'  ; 
ne  serait-il  pas  possible  qu'on  s'entendît  sur-le- 
champ?  Voyons,  ma  cliente,  quelle  somme  deman- 
dez-vous ? 

La  veuve  Tremblay,  après  un  moment  de  ré- 
flexion. —Ça  vaut  bien  200  fr.,  et  encore  j'y  per- 
drai. 

M' Wollis. —On  vous  en  offre  1,'i0;150ou 
200,  t'est  la  même  chose,  n'est-ci' p;.s  M. Pereire? 
jsigiic  d'assinliment).  Bien,  allez  vous  asseoir, 
ma"l)onne  cliente,  votre  procès  est  terminé,  on 
vous  donnera  vos  200  fr. 

A  lavcuve  Tremblav.  succède  un  sieur  Neuville, 
qui  a  reçu  50  francs  et  prétend  avoir  eu  la  pro- 
messe de  l'administration  de  lui  compter  une  autre 
somme  de  100  fr. 

M"  Baud.  —  Nous  avons  une  lettre  de  M.  Neu- 
ville, de  laquelle  il  résulte  qu'il  a  abandonné  le 
chiffre  de  son  indemnité  à  l'arbitrage  de  l'adminis- 
tration. 

M.  Neuville.  —  Je  ne  viens  pas  réclamer  celte 
somme  devant  îe  tribunal  ;  j'adirme  cependant  que 
cette  promesse  m'a  été  faite. 

AI.  Pereire.  —  11  n'y  a  que  moi,  en  ma  qualité 
de  dVccteur,  qui  aurais  pu  engager  l'administra- 
tion par  une  promesse  de  cette  nature,  et  je  dé- 
clare que  je  ne  l'ai  pas  faite  à  M.  Neuville,  que 
je  n'ai  même  jamais  vu  ;  mais  comme  je  ne  vou- 
drais pas  qu'un  soupçon  même  pût  planer  sm- 
l'a  Iminisiration,  j'offre  de  donner  à  monsieur  les 
100  fr.  qu'il  réclame. 

M.  Neuville.  —  Je  ne  les  réclame  pas  en  tant 
qu'argent,  mais  j'ai  dû  tenir  à  établir  que  la  pro- 
messe m'en  a   été  faite.  , 

Après  l'audition  des  témoins,  on  passe  a  celle 
du  sieur  Bergerct,  partie  plaignante,  qui  demande 
'>0  OOf)  fr.  de  dommages-intérêts ,  réclamation 
qu'il  fonde  sur  la  claudication  de  la  jambe  gauche. 
Le  prévenu  Blesse  est  ensuite  interrogé;  ce 
cantonnier  est  un  Alsacien  qui  parle  si  poule 
français,  qu'à  peine  peut-il  répondre  aux  'ques- 
tions les-  plus  simples  qui  lui  sont  adressées  par 


—   iG3  — 


M.  le  prûsidcnl.  On  piiiviciit  ccpoiulaiU  à  com- 
prciuliL' (|ii'il  n'a  pu  voir  les  laiiloincs  du st-tond 
coiiviii,  (aiccMvs  qu'elles  l'iaiunl  (lar  k'svoyugeurs 
qui  al  tondaient  sue  la  route. 

M.  le  président.  —  Quelles  explications  M.  Po- 
rcire  a-t-il  à  donner  sur  i'Ovcneinentdu  12juillet  ? 
M.  Emile  Pereire.  —  Ce  jotn-,  j'étais  à  Paris, 
oïl  j'ai  appris  l'ac<idonl  vers  neuf  heures,  neuf 
heures  et  (ieniie.  Tiumédiateincnt  je  me  suis  trans- 
porté à  Asnières,  où  je  me  suis  hâté  de  recueillir 
tous  les  rcnseignemens  (|ui  pouvaient  m'éclairer 
sur  l(S  causesde  ceni;ilhi'ur.  .l'ai  donc  appris  que 
le  premier  convoi,  (|ui  devait  partir  de  St-Germaiu 
il  hu"t  heures,  n'était  parti,  i);ir  suite  du  grand 
nouilire  de  voyageurs,  qu'il  huit  heures  et  demie, 
tous  les  wagons  étant  remplis,  et  laissait  encore 
heaueoup  de  monde  il  St-(ieriiiain.  Ce  jour,  12 
août,  c'était  h\  fête  d'Asui^res  ;  beaucoup  de  per- 
sonnes attendaient  les  convois,  et  ne  se  trouvant 
pas  satisfaites  des  réponses  des  employés  de  l'ad- 
ministration, (|ui  leur  allirmaient  qu'il  n'y  avait 
pas  de  place  dans  le  premier  convoi  qui  venait 
d'ariiver,  s'étaient  répandues  sur  le  chemin  pour 
vérilier  par  clles-niémes  s'il  y  avait  (h's  places,  et 
se  trouvaient  ainsi  entre  les  deux  convois,  leur 
cachant  réciproquement  la  lumière  des  iinternes. 
Toutefois,  et  bien  que  l'accident  no  me  |  arûtpas 
devoir  être  attribué  aux  préposés  de  l'ailministra- 
lion,  je  crus  devoir  réparer  autant  qu'il  dépen- 
dait de  moi  le  préjudice  qui  pouvait  avo'r  été 
sonlfert,  et  Je  m'enquisdes  noms  et  des  adresses 
des  blessés ,  auxquels  je  m'empressai  d'oPiVir 
secours  et  réparation. 

Une  telle  conduite  de  la  pnrl  de  l'administration 
doit  lui  faire  accorder  créance,  quand  elle  vient 
vous  déclarer,  par  ma  voix,  qu'il  n'a  pas  (lopen;!u 
d'elle  que  l'événement  n'arrivâlpas.ll  faut  l'attribuer 
à  cette  foule  imprudente  (|ui  eiucombrait  le  c'ie- 
min,  et  (|ui,  si  elle  s'était  retirée,  une  demi-minu- 
te, un  quiirl  de  minute  plus  tôt,  amait  peruiis  au 
conducteur  ^\all!  darrèler  coiuplètement  le 
second  convoi.  11  ne  l'a  pas  pu,  mais  néanuioins 
il  a  eu  le  temps  de  diminuer  tellement  la  force  de 
la  locoMiotive,  <pio  le  choc  épouvantable  qui  devait 
avoir  lieu,  n'a  plus  été  (pi'uue  secousse. 

!\1.  l'avocat  du  roi.  —  Une  secousse  qui  a  blessé 
trciuc-trois  personnes. 

M.  Pereire.  —  Il  est  vrai,  mais  très  peu  griève- 
ment ;  et  si  l'on  faisait  des  rapprochemcns,  on 
verrait  que  tout  déplorable  qu'est  l'événement,  il 
nous  place  encore  en  de  bonnes  conditions  com- 
parées à  celles  des  autres  moyens  de  transport,  l'.n 
cU'et,  sur  2,2.'i0,fl0()  voyageurs  que  nous  avons 
transportés  de|)uis  l'établissement  du  chemin  de 
.Saint-Germain,  raccidont  du  12  août  est  le  seul 
(pii  soit  arrivé,  et  fort  heureusement  les  suites 
n'en  ont  pas  ou  une  bien  sérieuse  gravité. 

Après  ces  explications,  iM'  Bled,  avocat  du 
sieur  Bergeroi,  partie  civile,  expose  la  plainte  et 
conclut  il  l'allocation  des  20,000  fr.  demandés  par 
son  client. 

M.  l'avocat  du  roi  a  conclu  à  l'application  de 
la  loi  et  contre  les  deux  prévenus,  et  contre  le 
directeur  de  l'adiiiinistraiion.  civilement  respon- 
sable,mais  en  reconnaissant  ipie,  considérée  uii)- 
ralemenl,  la  conduiii!  de  l'admtnitstraion  était  il 
l'abri  de  tout  reiiroche. 

La  défense,  présentée  par  M°  Raud,  s'ostappli- 
(pit'o  à  établir  tpie  toutes  les  précautions  dont  le 
clieaiin  de  Saint-Cermainest  l'objet  plus  (|ue  tout 
autre  chemin  de  for,  en  Kranco  c(uunio  ;i  l'élran- 
fjer,  avaient  été  prises,  et  tpu^la  ccuiduite  de  l'ad- 
niinistration  postérieure  li  l'événement  est  plutôt 
(ligne  (le  louange  (pie  de  blàmc. 

Après  quohpios  mois  de  repli(|ue(le  AI.  l'avocat 
du  roi,  (|ui  persiste  dans  ses  conclusions,  le  tri- 
bunal, 

«'  Attendu  que  Biesso  et  AValh  ont  causé,  par 
inattention  et  iiu|irudonce,  dos  blessures  au  sieur 
Borgerot.au  sieur,  etc.,  etc.  (suiv(Mit  tous  les  ncuAis 
des  pirsonnes  blessées,  mais(pii,  avi.nt  été  dé- 
■sinli'(res,sées,  ont  donné  le  désistement  de  leur 
plainte); 


"Attendu  que  le  cas  de  force  majeure  invoqué 
par  la  défense  n'est  nullement  juslilié; 

"Attendu  (|ue  Bcrgerct  a  soullert  uu  dommage 
que  le  tribunal  a  les  élémeiis  d'apprécier; 

"Attendu  que  la  compagnie  du  cheiuiu  de  fer 
de  Sainltieniiain  est  responsable  des  actes  de 
ses  préposés, 

»  Condamne  Biesse  à  l.'i  jours  de  prison  et  1(5  f. 
d'amende;  condamne  par  défaut  A\alh  il  (1  jours 
de  piison  et  Ki  fr.  d'amende; 

"(Condamne,  soli.lairc:ueiu  a\cc  eux,  la  Compa- 
gnie !i  jiayer  au  sieur  Bcrgeret  la  somme;  de 
."),00()  fr.;  les  condamne  solidaireuieiit  aux  dé- 
pens, etî;x('  à  une  année  la  durée  de  la  contrainte 
|iar  coips  contre  Biesse  et  "Walh.» 


Kctue  ÎDramnttquc. 

THl'; ATRK  DE  LA  PORTE  SAINT-MARTIN. 
La  Madone,  drame  enquatre actes,  par  M.  Léon 
Halévy. 
La  scène  se  passe  à  Rome  :  Rnmanclli,  peintre 
et  marié,  aime  la  peinture  et  sa  femme  comme 
un  bon  peintre  et  ('oinin  ;  un  bon  époux  qu'il  est. 
Un  jour,  en  se  promenant  dans  la  campagne  ro- 
maine, il  sauve  la  vie  ;i  une  jeune  et  belle  fille 
que  poursuivait  uu  bulile  furieux:  connue  le  comte 
Ory  à  son  page,  nous  ne  dirons  pas  à  M.  Halévy  : 
«  le  nio)en  est  nouveau.  »  (Kioi  ipi'd  en  soit, 
Uomanelli  tombe  éperdùment  épris  de  cette  jeune 
cl  belle  inconnue,  et  dès  lors  il  s'établit  dans  son 
ciuiir  une  lutte  terrible  enlrt:  l.i  passion  et  le  de- 
voir; le  devoir  remporte;  Romanelli  se  décide 
;i  fuir;  il  part,  pour  ne  pas  etie  inlidèle  à  sa 
femme;  il  entreprend  un  voyage  ;i  Paris.  Quand 
il  revient  ii  Rome  où  il  avait  laissé  .sa  femme  sans 
autre  protecteur  qu'un  mauvais  rapin  du  nom  de 
Caleaz/.o,  il  apprend  (pie  sa  femme  est  morte 
dans  la  honte  et  dans  la  misère  ;  (|ue  son  enfant 
o.st  mort  en  demandant  du  pain  :  il  jure  de  se 
venger  ;  il  se  vengera  sur  le  grand  seigneur  qui 
lui  a  déshonoré  sa  femme  ;  ii  son  tour  il  désho- 
norera la  femme  du  grand  seigneur;  mais  coite 
femme  est  celle  (|u'il  a  sauvée  en  dos  temps  jilus 
heureux,  et  (piaiid  il  la  reconnaît,  Roui.inelli 
oublie  sa  vengeance. 

Le  dranu!  est  ennuyeux;  Romanelli  est  un  sot, 
et  (ialeaz/.o  un  fripon.  Tel  est  le  résumé  le  plus 
court  que  nous  puissions  faire  de  celte  pièce. 


Vxcmic  le  tint]  lotira. 


20MA1.— Le  gouvernement  a  le  dessein  de  pro- 
poser aux  ciuuubres  un  projet  de  loi  trnclant  à 
accorder  des  récompenses  aux  citoyens  bles.sés 
cl  auv  parons  de  ceux  (jui  sonl  morts  en  dé- 
fendant nos  institut  uns  durant  les  malheureuses 
journées  des  12  cl  l.'i  mai.  .Si  ci"  ))rojet  n'a  pas 
encore  été  pre.senté,  c'est  qu'il  est  nécessaire  de 
recueillir  les  renseignemeiisavec  un  soin  scrupu- 
leux, pour  constater  imis  les  droits  et  a!in  qu'au- 
cun service  ne  soit  oublie. 

—  Le  miuLstre  du  commiTre  avait  déridé  que 
le  prix  soriiit  indi(pié  sur  chaque  objet  admis  à 
l'exposition;  cep'iulanl  plusieurs  avaient  trouvé 
jnsipi'ii  pré.^ont  les  moyens  d'éluder  celte  décision. 
Le  jury  central,  liaiis  une  décision  grave,  lumi- 
neuse, impartiale  et  pui.ss.uitc,  vient  de  poser  les 
vrais  principes  relatifs  à  cette  importante  ques- 
tion. Los  prix  seront  mis  sur  tous  les  objeu  ex- 
posés. 

—  On  se  rappelle  peut-être  qu'il  fut  question, 
dans  le  temps,  d eelayer  tout  Paris  ii  l'aide  d'un 
f.uial  placé  sur  uu  des  h.iuts  monumens  de  la 
ca|)iiale,  et  dont  la  lumière  devait  être  le  résultat 
delà  comliiislion  du  ga/.  et  de  maiioreschiiuiques. 
On  rit  de  cotte  tentative,  mais  il  parait  que  l'in- 
venteur a  poursuivi  s(mi  projet.  1!  a  continué  sep 


étufies  et  ses  expériences;  on  assure  qu'il  no  tar- 
dera pas  à  les  produhe  devani  le  public  de  la 
capitale. 

—  Le  moule  de  la  statue  de  Jean  Guttemberg, 
inventeur  de  rimprimerie,  vient  détre  terminé  par 
.M.  David  (d'Angers) ,  membre  de  l'Institut.  Celte 
statue  sera  incessanunent  coulée  en  bronze  dans 
les  ateliers  de  M.M.  So\er  et  Ingé,  rue  des  Trois- 
Bornes,  2S.  Elle  doit  être  érigée  dans  la  ville  de 
Strasbourg,  berceau  de  la  plus  grande  invention 
des  temps  modernes ,  et  non  loin  de  la  maison 
dans  laquelle  Guttemberg  lit.  il  y  a  quatre  siècles, 
les  premiers  essais  de  son  ait  merveilleux. 

—  Le  colonel  de  Lainoricière,  a  qui  revient 
une  si  grande  part  de  gloire  dans  la  pris?  de 
Constantine,  est  à  Paris  depuis  quelques  jours 
avec  le  capitaine  de  zouaves  Garderons  ,  qui  le 
premier  planta  le  drapeau  national  sur  la  brèche, 
où  il  fut  si  grièvement  ble-isé  qu'il  est  forcé  de  se 
retirer  du  service  actif.  Un  emploi  de  capitaine 
de  rocrutennmt  lui  est  promis. 

—  Les  travaux  du  prolongement  du  chemin  de 
fer  de  Saint-tiermain  sur  la  rue  Saint-Lazare  vont 
commencer;  un  premier  ciiantier  est  établi  dans 
une  rue  qui  communique  de  la  rue  de  Londres  à 
la  rue  du  Rocher. 

—  Le  29  avril,  a  eu  lien  a  Madrid  un  combat 
de  taureaux  :  Léon,  la  i)romière  épée,  a  été  bles- 
sé; un  porl'-drapoau  a  été  tué,  uu  autre  bles,sé; 
deux  piqueurs,  et  parmi  eux  le  fameux  Soviile, 
ont  été  très  maltraités.  On  compte  quinze  chevaux 
tués. 

—  M.  Verrou.st  vient  d'éire  nommé  premier 
hautbois  de  l'Opéra,  enrcin,nlacenientde.M.  Brod, 
décédé. 


21-  —  On  annonce  que  le  commandement  de 
l'Ecole  polytechnique  vient  d'être  retiré  au  -enc- 
rai Tholozé. 

—  0.1  lit,  en  eTei,  ce  soir  dans  le  VoniVe«r 

peu  I  sien  : 

«  Par  décision  roy.nle,  rendue  stir  la  proposi- 
tion (1(!  M.  le  ministre  de  la  guerre,  le  général 
Vaillant,  coaimandant  l'arme  du  génie  en  Afrique 
a  été  nommé  commandant  de  l'Ecole  polyiechni- 
(jue,  en  remplacement  du  lieutenani-gênér'al  Tho- 
lozé. Kn  attendant  son  arrivée,  le  iieutenjnt-<'é- 
nêral  Doguereau  a  piis  le  commandement  doTE- 
cole,  a  titre  dinspetlcur-gcnéral  et  de  comman'- 
dant  supérieur.  " 

—  Un  journal  récapitule  ce  malin  le  nombre 
des  procès  poliiicpies  jugés  par  la  cour  des  paii-s 
depuis  la  révolution  de  juillet.  Il  n'en  compte  pas 
moins  de  sept.  Procès  des  ministres  en  IS.îO  pj-o- 
rî's  d'avril  on  IS.Vi,  procès  de  Fieschi  en  is'ÎS 
procès  d'Alibaiid  en  lS;',(i,  pi„eès  de  Meunier  èri 
iS;')/,  procès  de  Lailyen  1838,  el  procès  des évé- 
nomens  de  mai  en  1S39. 

—  Un  grand  nombre  de  fusils  .sai>Ls  hier  et 
avant  hier  dans  le  quartier  St-Martin,  a  dû  être 
transporté  cette  nuit  à  la  préfeci're  de  poli.je 
lue  force  imlit aire  imposante  éta  t  commandée* 
ce  soir  pour  opérer  ce  transfert. 

—  Une  lettre  de  ForlRoval  (Colonies),  en  dat(; 
du  1"  mars,  annonce  que  la  lièvre  jaune  a  re- 
paru aux  Aniil  es.  el  qu'elle  fait  suriouidc  "raods 
ravagi's  dans  la  Martinique.  " 

—  Cette  nuit,  les  carnaux  de  l'imposte  du  ma- 
gasin d'armes  de  .\l.  Lopage.  rue  Richelieu  en 
face  du  'ihealre-Frau(-ais.  ont  été  bris«'s  à  coups 
de  pierres.  Il  en  a  ete  de  même  des  glanas  de  la 
devanture  d'un  autre  armurier,  rue  d'Argenieuil 
Ce  qui  intli(|uerait  (pic  ce  double  fait  a  été  com- 
mis par  les  mêmes  individus,  c'est  que  les  pierres 
trouvées  ce  maUn  dans  l'intérieur  desdeuv  m.i".!- 
sins  sont  seniblabl(\s.  et  provennont  de  fragmèns 
de  silex  et  de  pierres  meulières. 

~  ne  nombieuses  arrestalions  ont  été  faites 
ces  deux  ilernièros  nuits  dans  les  carrières  de 
Montrougo  et  de  Monunartre. 

—  rinsicnrs  des  mandats  décenx^  étant  rcs- 


tés  sans  résultat ,  l'autorité  a  cru  devoir  pretidre 
des  mesures  nouvelles  pourrii  assurer  l'evécuiinn. 
En  foiist'qui'nre,  on  a  placé  à  chaque  barrière 
un  serpent  de  ville  it  deuv  gendarmes  chargés 
de  veiller  à  la  sortie  de  la  ville,  d'exiger  l'exhibi- 
tion des  papier»'  de  sûreté  des  i)ersonnes  qui,  par 
quelques  cir<onsI;iiice'<  particulières,  viendraient 
à  éveiller  leurs  soupçons. 

—  Le  tribunal  civil  de  la  Seine  (1"  ciiambre) 
a  rejeté  la  demande  en  nullité  d'un  legs  de  (|ua- 
rante  actions  de  la  Banque  de  France  au  profit 
des  frères  du  Calvaire,  formée  par  les  héritiers 
Monnover  contre  M.  l'archevêque  de  Paris. 

—  M.  Laniarque  (François),  ancien  député  h 
rassemblée  législative,  à  la  convention  et  au  con- 
seil des  cinq  cents  ,  commissaire  extraordinaire 
aux  armées,  ancien  préfet  de  l'empire  et  ancien 
conseiller  à  la  cour  de  cassation,  vient  de  mourir 
à  Monpont,  au  sein  de  sa  famille,  le  13  mai. 

—  La  Caisse  d'F.pargne  de  Paris  a  reçu  ,  di- 
manche Ut  et  lundi  20  mai  1S39,  de  3,761  dépo- 
sans,  dont  .i63  nouveaux,  lasomme  de  537,079 fr. 

Les  rcmboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  /il  1,500  fr. 


—  464  — 


Seine  couverts  de  neige,  s'est  fait  aussi  ressentir 
dans  le  Midi.  On  écrit  de  Grenoble,  le  17  mai  : 
■•  la  température  a  sinaulièremi'Ut  baissé  depuis 
(pielques  jours  ;  aujourd'hui,  pendant  qu'il  tond)e 
il  Oreuoble  une  pluie  très  froide,  il  neige  lur 
toutes  les  hauteurs  environnantes.  » 

—  Lundi,  mardi  et  mercredi  derniers,  on  a  vu 
tomber  de  la  neige  à  Londres  et  dans  un  grand 
nombre  de  localités.  H  a  gelé  pendant  plusieurs 
nuits. 

—Nous  apprenons  que  la  santé  de  Paganini, 
qui  donnait  les  plus  vives  inquiétudes  à  ses  amis, 
s'améliore  d'une  manière  sensible. 


drapeaux  prussiens,  autrichiens,  anglais  et  russes 
qui  furent  brfdés  dans  la  cour  en  ISl'i,  nous  au- 
rions la  plus  étonnante  collection  de  glorieux  tro- 
phées qu'il  y  eut  au  monde. 


25.— Les  travaux  de  la  prison  du  Luxembourg 
ne  sont  pas  achevés  comme  on  l'avait  dit.  Aujour- 
d'hui encore,  plus  de  50  ouvriers  sont  occupés  à 
construire  des  cloisons,  des  barrières,  des  corps- 
de-garde.  On  démolit  aussi  ce  qui  reste  de  l'an- 
cienne orangerie,  afin  de  désobstruer  le  plus  pos- 
sible les  abords  de  la  prison  politique. 

Les  travaux  de  la  nouvelle  chambre  des  pairs 
sont  poursuivis  en  même  temps  avec  une  grande 
activité. 

—  Ouel'iups  changemens  viennent  d'être  opérés 
dans  le  service  militaire  de  la  capitale.  La  Préfec- 
ture de  police  a  fait  placer  une  sentinelle  avancée 
devant  la  porte,  surle  quai  des  Orfèvres.  Un  poste 
de  troupes  d'inlanlerie,  fort  de  25  hommes,  «arde 
maintenant  1  Hôtel-de-Ville.  Kniin  la  garde  muni- 
clpali!  à  cheval  ne  sort  plus  sans  avoir  la  carabine 
attaclire  h  la  selle,  même  quand  les  gardes  munici- 
paux sont  de  nlanton  ou  qu'ils  portent  des  dépé- 
ches.ll  en  est  de  même  des  gendarmesde  la  Seine. 

—  On  apprend  dans  la  Cité,  dit  le  Times,  que 
le  gouvernement  français  a  consenti  à  lever  le 
blo(  us  de  Buenos-Ayres,  et  à  soumettre  sa  que- 
relle avec  cet  état  à  la  dikision  de  l'Angleterre. 
Des  instructions  dans  ce  sens,  ajoute  le  Times, 
ont  été  envoyées  à  Buenos-Ayres. 

—  Jeudi,  à  Birmingham^  à  la  suite  d'une  réunion 
de  plus  de  2,000  chartistes,  plusieurs  ont  été 
arrêtés  par  la  force  publique  ;  ils  ont  été  interro- 
gés le  lendemain,  obligés  de  donner  caution  pour 
leur  liberté  provisoire,  et  renvoyés  devant  les 
assises.  Ces  arrestations  ont  été  faites  sans  résis- 
tance. 

—  Samedi,  d'après  des  ordres  datés  de  Paris, 
il  a  été  envové  en  rade,  au  Havre,  douze  barriques 
(pie  ion  a  remplies  d'eau  de  mer  à  environ  deux 
lieues  de  la  jetée.  Le  muminl  choisi  était  le  com- 
mencement du  renversement  de  la  marée.  Ces 
barriques  bien  closes  et  cachetées  doivent  être 
expédiées  par  la  voie  la  plus  prompte  au  ministère 
delà  marine,  cl  leur  contenu  est  destiné  à  faire 
des  expériences  à  l'elfat  de  rendre  l'eau  de  mer 
potable. 

—  De  toutes  les  parties  du  département  nous 
avons  reçu  des  détails  sur  le  mal  causé  au  jardi- 
nage et  a  la  lloraison  des  arbres  fruitiers  par  le 
refroidissement  si  intempestif  de  la  température 
dans  ces  derniers  jours.  A  la  grêle  a  succédé  une 
assez,  abondante  chute  de  neige,  et  à  celle-ci  une 
véritable  gelée  qui  a  considérablement  nui  a  la 
germination  activée  par  les  chaleurs  des  jours  pré- 
cédens.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler  une  véritable 
émeute  atmosphérique. 

—  Le  retour  d'une  température  froide  dont 
nous  avoiLs  souffert  ces  jours  derniers,  et  à  la 
suite  de  laquelle  on  a  vu  les  cOteam  de  la  Basse- 


23.  —  Alger,  le  18  mai  : 

"Le  port  et  la  ville  de  Djigelli  sont  en  notre 
pouvoir.  L  n  mouvement  combiné  par  terre  et  par 
mer  devait  en  assurer  la  possession.  L'attaipie  a 
eu  lieu  par  mer.  Les  troupes  de  terre  et  de  mer 
ont  rivalisé  d'ardeur  et  de  courage.» 

Djigelli  ou  Djigeri  est  situé  à  peu  près  à 
égale  distance  de  Bougie  et  de  Stora.  A  vue  de 
pays,  ce  point  du  littoral  paraît  plus  rapproché  de 
Constantine  que  cette  dernière  ville.  C'est  aussi 
une  position  qui  pourra  permettre  de  tenir  da- 
vantage en  respect  les  Kabiles.  Le  port  en  est 
bien  abrité.  11  existe  une  route  de  Djigelli  à  Cons- 
tantine en  passant  par  iMilah. 

—  Malgré  les  nombreuses  mises  en  liberté  qui 
ont  eu  lieu  tous  ces  jours  derniers,  le  chifl're  des 
personnes  détenues  à  la  Conciergerie  et  au  dépôt, 
par  suite  d'arrestations  relatives  aux  troubles  des 
journées  du  12  il  du  13,  dépasse  encore  200. 
Hier  matin,  M.  Caussidière  (ils,  de  Lyon,  a  été 
arrêté  sur  mandat  émané  de  la  commission  judi- 
ciaire de  la  cour  des  pairs. 

—  On  écrit  de  Kiel,  30  avril  : 

«  Le  major  Ernest  de  Hasselbourg  a  été  con- 
damné par  le  tribunal  supérieur  du  duché  de 
Holstein  à  un  emprisonnement  de  six  mois  dans 
une  forteresse,  pour  abus  de  son  autorité  seigneu- 
riale envers  les  vassaux  de  son  domaine,  et  son 
bailli  a  été  contlamné  5  un  emprisonnement  de 
cinq  jours  au  pain  et  à  l'eau,  dans  la  prison  de 
la  ville.  » 

—  Aujourd'hui  le  duc  de  Bordeaux  a  quitté 
Goritz,  le  (>  mai  ,  pour  entreprendre  le  grand 
vovage  auquel  il  se  prépare  depuis  quelque  temps. 
Il  est  accompagné  par  le  duc  de  Lévis,  le  comte 
de  Montbel,  lesgénéraux  Laiour-Foissac  et  Lock- 
ménie  qui,  maintenant  que  le  duc  est  majeur, 
doivent  former  sa  maison.  Il  visitera  la  Dalmatie  , 
la  Croatie,  la  frontière  militaire  de  la  Transylva- 
nie, et  ne  viendra  que  dans  trois  mois  s'établir  à 
Kirchberg  près  de  Vienne,  où  la  duches'^e  d'An- 
goiilême  se  rendra  dans  le  courant  du  mois  pro- 
chain. 

—  Tous  les  épiciers  de  Rom  lord  (Angleterre) 
se  sont  engagés,  par  un  traité  particulier,  à  ne 
pas  ouvrir  leurs  boutiques  le  dimanche.  D'après 
ce  traité,  celui  d'entre  eux  qui  sera  pris  en  con- 
travention paiera  une  amende  de  125  francs. 

—  Le  général  Demarçay,  député  de  Civray,  est 
mort  aujourd'hui. 

—Parmi  les  candidats  qui  se  présentent  à  l'Aca- 
démie des  beaux-arts  pour  remplacer  M.  Paër, 
on  cite  M.  Onslow,  M.  Spontini,  M.  Berlioz, 
M.  Rigel,  ancien  membre  de  l'Institut  d'Egypte, 
et  Adolphe  Adam. 

—  Quatre  grands  pavillons  tricolores  ,  verts  , 
blancs  et  rouges,  pris  aux  Mexicains  à  Saint-Jean- 
d'Ulloa,  par  nos  marins,  et  apportés  à  Paris  il  y  a 
quehpies  temps,  viennent  d'être  placés  dans  la  nef 
de  l'église  des  Invalides,  deux  de  chaque  côlé  de 
la  grande  porte  d'entrée.  Ces  pavillons  ont  plus 
de  vingt  pieds  d'envergurfe.  On  sait  qu'il  y  a  en 
ce  moment  environ  huit  cents  drapeaux  et  éten- 
dards espagnols,  portugais,  hollandais,  algériens , 
turcs,  arabes,  placés  sur  la  frise  de  cette  église  ; 
si  nous  avions  encore  les  quatre  mille  cinq  cents 


24.  —  Les  lettres  de  Madrid,  du  10,  signalent 
divers  essais  infructueux  pour  achever  de  recons- 
truire le  cabinet,  et  particulièrement  pour  trou- 
ver un  successeur  au  ministre  de  l'intérieur. 

L'iniluence  du  général  Alaix  est  toujours  évi - 
dente,  et  celle  d'ICspartero ne  peut  manquer  de 
s'accroître  avec  ses  succès  contre  les  carlistes. 

—  La  translation  des  prisonniers  au  Luxem- 
bourg s'est  faite  plus  promptcinent  qu'on  ne  le 
croyait.  Cette  nuit,  des  troupes  assez  nombreuses 
ont  été  mises  sur  pied  pour  protéger  cette  opé- 
ration. 

—  Ce  matin ,  à  huit  heures ,  six  voilures  de 
place  se  sont  arrêtées  devant  la  jiorte  de  l'Abbaye. 
Ces  voitures  renfermaient  trente-et-nn  élèves  de 
l'Ecole  polytechnique,  qui  ont  été  écrouésdans  la 
prison  par  ordre  du  nouveau  commandant  de 
l'école.  Cette  punition ,  qui ,  nous  assure-t  on , 
est  purement  disciplinaire  et  n'ira  pas  au  delà  de 
plusieurs  jours  d'arrêt ,  est  motivée  par  la  leltre 
collective  adressée  au  Journal  des  Dcbals  à  pro- 
pos des  événemensdes  12  et  13  mai. 

—  Il  vient  d'être  publié  en  Prusse  un  ordre  de 
cabinet  aux  termes  duquel  l'usage  d'attacher  au 
poteau  ou  à  la  potence  les  portraits  des  otliciers, 
sous-officiers  et  soldats  condamnés  par  contumace 
à  des  peines  infamantes,  est  supprimé.  Le  juge- 
ment de  condamnation  sera  publié  dans  les  jour- 
naux. 

—  On  écrit  de  St-Pétersbourg  que  la  débâcle 
des  glaces  de  la  N'ewa  a  eu  lieu  le  kam  aumatin. 
Le  ponl  d'Isaac  a  été  enlevé. 

—  Hier  soir,  il  a  fallu  reprendre  encore  les 
vêtemens  d'hiver.  A  minuit,  le  thermomètre  élait 
il  5"  seulement.  Le  baromètre  a  baissé  ;  il  est  ii  27 
pouces  13  lignes. 

Aujourd'hui,  même  température. 

—  Il  paraît  certain  qu'on  vient  de  confectionner 
une  locomotive  qui  peut  traîner  après  elle  des 
wagons  roulant  sur  nos  routes  ordinaires.  L'au- 
teur de  cette  invention  a,  dit-il,  plusieurs  fois 
fait  fonctionner  sa  machine  sur  l'ancienne  roule 
de  Paris  à  Saint-Germain  ;  il  a  prié  M.  le  prési- 
dent de  l'Académie  des  sciences  de  nommer  des 
commissaires  jiour  assister  à  une  expérience. 
Cette  commission  a  (li  nomaiée,  et,  si  en  ell'oi 
les  promesses  de  l'invcntL'ur  sont  réalisées,  nous 
serons  heureux  de  n'avoir  point  employé  nos 
capitaux  il  jeter  des  rails  surdes  routes  coûteuses, 
puis(|Uf  nos  routes  royales  seraient  toutes  propres 
il  servir  pimr  celte  nouvelle  machine. 

—  On  écrit  d'Arras,  19  mai  : 

«  Nous  avons  été  témoins  ce  matin,  vers  neuf 
heures,  d'un  fait  bien  étrange.  Le  temps  était 
calme  et  serein  ;  aucun  nuage  ne  paraissait  dans 
l'atmosphère,  quand  tout  à  coup  une  colonne 
blanche,  s'élevant  il  une  assez  grande  hauteur. 
s'est  montrée  au-dessus  du  faubourg  Sainte-Ca- 
therine, se  dirigeant  majestneusement  vers  Saint- 
Nicolas;  en  même  temqs  des  cris  confus  se  font 
entendre.  Nous  étant  approchés  du  lieu  où  ve- 
nait de  se  passer  ce  sigulier  phénomène,  neus 
n'avons  pas  tardé  il  en  connaître  la  nature  ;  une 
trombe  venait  de  se  former  au-dessus  des  prairies 
dans  lesquelles  un  grand  nombre  des  habilans  de 
la  ville  ont  habitude  de  faire  la  lessive  de  leur 
linge,  et  avait  emporté  dans  les  airs  tout  ce  qui. 
dans  cet  endroit,  était  ou  suspendu  ou  placé  sur 
l'herbe  pour  sécher.  Les  cris  n'étaient  autres  que 
ceux  des  ouvrières  et  des  personnes  qui  se 
voyaient  enlever  d'une  manière  aussi  étrange  le 
linge  qu'elles  soignaient.  On  suivit  en  toute  hàle 
la  direction  qu'avait  prise  la  trombe,  dans  l'espoir 
de  recueillir  les  objets  emportés.  » 


Le  Directeur,  BERTHET, 


Imp.  d'Ecl.ProuxetC*.  rueNeuve-dfsBonsEnfans.a. 


ÎDcimcmc  ôéric. 

31  MAI  1339. 


^^^.VX«i.TTO.St^^^^ 


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N°  30. 

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SOMMAIRE, 

La  fée  Scientia,  par  M.  Julss  A.  David.  — 
Esquisse  de  mœurs,  Pabis  en  émeute,  par 
M.  THÉOMônE  Muret.  —  Celle  que  j'aime, 
par  M.  Pitre-Chevalier. — Début  de  Pauline 
Garcia  a  Londres.  —  Exposition  des  pro- 
duits de  l'industrie  {2'  article),  par  Georges 
Janéty.  —  Revue  (iramatiqitc  :  Académie 
Royale  de  Musique:  D('hHt  de  mademoiselle 
Nathan  dans  la  Juive.  —  Revue  des  modes. 
—  Revue  de  six  jours. 


LA  PEE  SaiElTTIA. 


Il  y  a  quelques  années ,  vivait  à  Berlin  une 
petite  ouvrière  nommée  Margiierlle.  Son  père, 
comme  tous  les  Pru.ssions  de  son  âge,  avait  porté 
les  armes  contre  les  Fran^'ais  pendant  l'empire , 
cl  il  était  mort  à  la  bataille  d'iéna.  Sa  mère  aussi 
était  morte,  et  il  ne  lui  restait  pour  toute  famille 
que  sa  grand'mère,  femme  de  80  ans  environ,  qui 
avait  de  temps  en  temps  des  sourires  mystérieux 
et  des  hocbcwens  de  tète  singuliers ,  comme  tou- 
tes les  vieilles  femmes.  Marguerite  comptait  seize 
ans  révolus,  cl  n'en  paraissait  que  quatorze,  tant 
elle  était  frêle,  mignonne  el  enfant  de  tout  point. 
Les  choses  que  les  jeunes  filles  savent ,  parce 
qif^fRes  ne  doivent  pas  les  savoir,  elle  les  igno- 
rait parfaitement  ;  chose  incroyable  !  Jamais  elle 
ne  se  servait  de  miroir,  et  je  vous  dis  ceci  bien 
vite,  attendu  que  cette  histoire  devant  être  très 
invraisemblable,  j'ai  besoin  de  vous  préparer, 
p  ar  une  première  invraisemblance ,  aux  invrai- 


semblances qui  vont  suivre.  Comme  les  enfans, 
elle  avait  une  grande  susceptibilité,  une  tendresse 
instinctive  el  des  larmes  plein  les  yeux;  pour  des 
misères  elle  se  faisait  de  gros  chagrins  cl  poussait 
de  gros  soupirs,  une  remontrance  de  sa  grand'- 
mère la  rendait  malade  ;  si  bien  qu'elle-même, 
dans  ses  momens  de  bonne  humeur,  comparait 
son  cœur  à  une  peloite  remplie  de  son,  où  les 
épingles  entrent  sans  effort  :  la  différence  était 
que  la  pelotle  ne  saigne  pas ,  et  que  son  cœur  à 
elle  saignait  bien  fort  à  la  moindre  piqûre.  Du 
reste,  le  sourire  était  toujours  voisin  des  larmes; 
quand  elle  avait  beaucoup  pleuré ,  elle  souriait 
volontiers  et  de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Sa 
vie  ressemblait  à  une  journée  du  mois  d'avril , 
continuellement  mêlée  de  pluie  et  de  soleil. 

\  ous  jugerez  encore  mieux  de  sa  candeur  , 
quand  je  vous  aurai  dit  que  jamais  elle  ne  médi 
sait  de  ses  voisines,  et  que  le  dimanche,  lorsque 
de  sa  fenêtre  elle  regardait  passer  les  joyeuses 
troupes  d'ouvrières  qui  s'en  allaient  danser  dans 
les  faubourgs ,  il  ne  lui  vint  jamais  'a  l'esprit  de 
reiuaniuer  que  celle-ci  avait  une  épaule  dispro- 
portionnée, celle-lii  un  grand  nez,  cette  autre  des 
rubans  fanés  à  son  bonnet,  cette  autre  tine  robe 
passée  de  mode. 

Marguerite  vivait  donc  le  plus  innocemment  du 
monde.  Pendant  la  semaine,  elle  passait  toutes 
ses  journées  à  coudre  eu  chantant  ou  en  soupi- 
rant, selon  l'état  de  son  esprit  :  le  dimanche  elle 
allait  à  la  messe,  et  le  reste  du  jour  adressait  des 
questions  à  sa  maman  Schnaps,  qui  ne  se  lassait 
pas  d'y  répondre,  soit  de  pure  bonté,  soit  qu'elle 
aimât  ;i  jaser.  Ces  (luestions  d'ailleurs  avaient  un 
parfum  de  naïveté,  un  laisser-aller  d'enfant  qui 
les  rendaient  parfois  embarra.ssantes.  Le  moyen 
de  répondre  sans  sourire  à  une  jeune  fille  de  seiie 
ans  qui  viuis  demande  pourquoi  le  commis  de  la 
douane  .s'occupait,  pendant  la  messe,  à  regarder 
de  cOté  la  (ille  du  percepteur  de  ville,  au  lieu  de 
suivre  les  prières  de  son  livre  !  La  maman  Schnaiw, 
dans  ces  momeus  critiques,  agissait  avec  la  plus 


grande  discrétion  ;  elle  se  contentait  de  frapper 
doucement  sur  la  joue  de  sa  petite-fille  et  de 
changer  de  conversation  en  lui  disant  :  '<  Margue- 
rite, donne-moi  mon  dé  à  coudre,  ou  mes  lunet- 
tes, ou  mes  aiguilles  à  tricoter?  » 

Pour  Marguerite,  le  plus  beau  jour  de  la  se- 
maine était  le  samedi  ;  elle  avait  dans  la  ville  trois 
bonnes  amies  à  peu  près  de  son  âge.  Or,  le  sa- 
metU  soir,  leur  journée  faite,  ses  tro'is  bonnes 
amies  venaient  la  voir  :  ce  jour-là,  il  y  avait  donc 
fête  dans  la  petite  chambre  de  Marguerite;  elle 
allumait  sa  pedte  lampe  de  cuivre,  serrait  son  ou- 
vrage ,  préparait  des  chaises  et  attendait  neuf 
heures  avec  impatience.  Neuf  heures  sonnant,  les 
bonnes  amies  entraient ,  on  s'embrassait  :  bon- 
jour Marguerite,  bonjour  Tbérè.<;e,  bonjour  Ba- 
thildc,  bonjour  Tliécla,  et  puis  des  caresses  et 
des  rires  sans  fin.  On  s'asseyait  et  on  causait.  La 
mère  Schnaps ,  qui  était  sourde  quand  elle  le 
voulait  bien,  avait  l'oreille  très  dure  le  samedi , 
pour  ne  pas  gêner  les  jeunes  filles;  la  tête  pen- 
chée surson  ouvrage, elle  n'entendait  rien.  Quand 
on  avait  bien  babillé,  Marguerite  apportait  un  jeu 
de  loto  ,  et  on  jouait  gravement  à  un  liard  la  par- 
tie ;  à  dix  heures  elle  allait  chercher  dans  une 
armoire  deux  bouteilles  de  petite  bière  et  une  as- 
siette pleine  de  biscuits,  les  quatre  amies  buvaient 
et  mangeaient  :  enfin  la  soirée  se  terminait  par 
une  ronde  allemande  que  chantait  Marguerite,  et 
dont  Thérèse,  Balhildeet  Thécla  répétaient  le 
refrain  : 

De  tous  les  oiseaux  de  pa.*sage   l'amour  est  le 
plus  à  craindre;  évitez-le,  jeunes  filles! 

Marguerite  chantait  n»îveroent  ces  naïves  paro- 
les ,  sans  les  comprendre  :  jamais  elle  n'avait  dc- 
mai'ulé,  même  il  sa  grand'mère,  pourquoi  l'amour 
était  le  plus  dangereux  îles  oIhmux  de  passage  ; 
autrement  elle  eût  mal  justifié  la  peinture  que  nous 
avons  faite  de  son  ignorance  et  de  sa  candeur. 
Quand  on  fait  une  pareille  question,  on  n'a  guère 
plus  besoin  de  la  faire.  l'Ile  aimiit  enraiement  ses 
trois  amies,  et  on  l'eût  bien  embarrassée  eu  lui 


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di'mandant  laquelle  des  irois  elle  préférait.  Tlié- 
rè">e  était  la  i  lus  sirande  cl  la  plus  éveillée  ;  Ba- 
UiiUle  était  très  blonde  ei  très  caressante  ;  Tlié- 
cla  avait  ime  sorte  d'insouciance  dans  les  maniè- 
res, qui  attirait  par  le  peu  d'ellbrts  qu'elle  faisait 
pour  attirer.  Marguerite  riait  des  propos  de  Thé- 
rèse, se  laissait  prévenir  parBatliilde,  et  réservait 
ses  plus  gracieuses  avances  pourïliécla,  précisé- 
ment parce  que  Tbécla  ne  les  lui  rendait  jamais. 

Ainsi  partagée  entre  des  occupations  qui  ne  lui 
dépUiisaicnt  pas  et  des  amitiés  qui  lui  étaient  chè- 
res, -Marguerite  vivait  heureuse  ;  elle  avait  toute 
la  semaine  pour  penser  à  ses  trois  bonnes  amies, 
et  le  samedi  pour  les  voir.  Elle  s'était  même  créé 
des  alleciioiis  accessoires  qui  complétaient  son 
Ixinheur:  elle  possédait  trois  colombes  dans  une 
iiiérne  cage,  trois  charmans  oiseaux,  bien  blancs , 
bien  doux,  ne  roucoulant  pas  trop,  ce  qui  est  d'as- 
sez bon  goût  pour  des  colombes.  L'une  avait  le 
I)lus  joli  petit  col  qu'on  puisse  avoir,  et  au  dessous 
du  col  une  petite  tache  noire  qui  produisait  l'eirct 
d'un  grain  d'ébènc  sur  une  tasse  de  lait;  l'autre 
avait  le  bout  de  l'aile  irisé  comme  une  écharpe 
de  femme  ;  la  troisième  avait  sur  la  tète  uiie  petite 
aigrette  chatoyante  aux  rayons  du  soleil. 

-Marguerite  consacrait  deux  heures  par  jour  à 
ses  trois  colombes;  elle  leur  donnait  la  bec- 
quée, les  caressait  h  tour  de  rôle,  et  par  un  effet 
de  son  naturel  aimant,  elle  leur  «avait  donné  à 
chr.ciii;e  le  nom  d'une  de  ses  amies  :  elle  appelait 
la  première  Thérèse  ,  la  seconde  Bathilde  et  la 
troisième  Thécla.  Dans  son  enthousiasme ,  elle 
s'imaginait  que  chaque  colombe  reproduisait  tou- 
tes 'es  qualités  spéciales  de  celle  dont  elle  portait 
le  noir. 

Ces  trois  colombes  lui  tenaient  lieu  pendant  la 
semaine  de  ses  amies  absentes,  amies  et  colombes 
60  confondaient  dans  son  affection,  et  embrassant 
les  unes,  elle  croyait  embrasser  les  autres  ;  aussi, 
le  samedi  soir,  ne  manquait-elle  pas  de  donner 
aux  colombes  les  restes  de  biscuits  que  les  amies 
avaient  laissés  :  il  lui  semblait  juste  de  partager 
les  biscuits  comme  elle  avait  partagé  les  baisers. 
Ainsi  le  cœur  de  Marguerite  se  divisait  par  sep- 
tièmes entre  sa  grand'mère,  ses  trois  bonnes  amies 
et  SCS  trois  colombes,  sauf  une  petite  part  encore 
qu'elle  avait  distraite  en  secret  de  la  totalité  , 
pour  la  donner  à  un  joli  chat  angora,  qui  pendant 
le  jour  s'établissait  sm-  la  chaise  où  Marguerite 
posait  ses  pieds,  et  pendant  la  nuit  dormait  au 
bas  de  son  lit,  sur  un  coussin  moelleux  et  tou- 
jours propre.  Le  samedi,  comme  vous  le  voyez, 
devenait  un  jour  de  fête  pour  tout  le  monde ,  les 
colombes  et  le  chat  le  sentaient  venir;  et  quand 
les  amies  la  quittaient  vers  onze  heures,  Margue- 
rite s'endormait  joyeuse  ,  après  avoir  baisé  ses 
colombes  et  caressé  son  chat.  Seule,  lagrand'ma- 
man  Schnaps  se  plaignait  un  peu  :  à  son  âge  il 
était  pénible  de  veiller  si  tard,  et  pourtant  la 
bonne  femme,  malgré  ses  prétentions  à  la  surdité, 
paraissait  exempte  de  toutes  les  infirmités  de  la 
vieillesse  ;  mais  j'ai  dit  qu'il  y  avait  en  elle  quel- 
(pie  chose  de  mystérieux,  vous  voudrez  donc 
bien  trouver  du  mystère  dans  cette  apparente 
conirudiction. 

Le  samedi  était  arrivé,  neuf  heures  allaient 
sonner,  la  lumière  de  la  petite  lampe  brillait  sous 
son  abat-jourdc  papier  vert,  Marguerite  avait  pré- 
paré des  chaises,  serré  son  ouvrage  et  attendait. 


Neuf  heures  sonnant,  les  trois  amies  entrèrent, 
les  colombes  battirent  des  ailes,  le  chat  miaula 
doucement,  la  maman  Schnaps,  après  le  bonjour 
d'usage, remit  ses  lunettes  qu'elle  avait  ôtéespour 
un  instant,  reprit  ses  aiguilles  à  tricoter  et  les  fit 
glisser  entre  ses  doigts,  en  s'autorisant  de  sa  sur- 
dité pour  ne  pas  prendre  part  à  la  conversation. 
On  causa  comme  d'habitude,  des  riens ,  des  pro- 
pos d'enfant  ;  mais  Marguerite  remarqua  qu'un 
grand  changement  s'était  opéré  dans  les  manières 
de  ses  trois  amies  ;  elles  avaient  dans  la  physio- 
nomie quelque  chose  d'orgueilleux  et  comme  de 
railleur, eilesla  regardaient  en  sonriant,elles  avaient 
l'airà  son  égard  d'une  nouvelle  mariée  vis-à-visde 
leurs  compagnes  de  la  veille ,  on  eût  dit  qu'elles 
la  dédaignaient!  Cette  epèce  de  changement  que 
Marguerite  remarqua  avec  la  perspicacité  jalouse 
d'un  cœur  aimant  qui  se  défie  pour  la  première 
fois,  l'atlligea  et  l'inquiéta  ;  elle  essaya  d'être  plus 
caressante,  plus  folle,  plus  entraînante  que  jamais, 
rien  n'y  fit  ;  Thérèse,  Balhilde  et  Thécla  l'écoutè- 
rent  h  peine  et  semblaient  répondre  à  chacune 
de  ces  tentatives  :  —  Comment  peut-on  trouver 
du  plaisir  à  des  riens,  à  s'occuper  de  bagatelles  , 
quand  il  y  a  des  choses  si  sérieuses  au  monde. 
Marguerite  ne  pouvait  pas  comprendre  distincte- 
ment un  pareil  langage,  aussi  attribua-t-elle  cette 
révolution  au  refroidissement  de  ses  bonnes  amies; 
elle  les  regarda  toutes  trois  les  larmes  aux  yeux 
et  leur  dit  tour-à-tour  : 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'aimes  plus,  Thérèse  ? 

—  Est-ce  ffue  tu  ne  m'aimesplus,  Balhilde? 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'aimes  plus ,  Thécla  ? 

Thérèse ,  Bathilde  et  Thécla  assurèrent  Mar- 
guerite qu'elles  l'aimaient  toujours;  Bathilde  l'em- 
brassa ;  mais  toutes  trois  continuèrent  à  s'entre- 
gardcr  en  riant  ;  Marguerite  parla  de  ses  colom- 
bes, de  son  chat  ;  ses  bonnes  amies  rirent  plus 
fort ,  il  lui  fallut  tout  son  courage  pour  ne  pas 
pleurer, 

—  Mais  qu'avez-vous  donc?  leur  dit-elle,  vous 
avez  l'air  de  me  dédaigner  et  de  vous  moquer  de 
moi,  que  vous  ai-je  fait  ?  n'ai-jepas  votre  âge,  ne 
suis-je  pas  aussi  bonne  ouvrière  que  vous?  D'où 
vient  donc  l'air  de  supériorité  que  vous  prenez 
avec  moi?  savez-vous  quelque  chose  que  je  ne 
sache  pas,  et  s'il  en  est  ainsi  pourquoi  ne  me  par- 
lez-vous pas,  pourquoi  ne  m'apprenez- vous  pas 
ce  que  vous  savez  ? 

Les  trois  amies  furent  quelque  temps  sans  ré- 
pondre; à  la  fin,  Thérèse, qui  était  la  plus  résolue, 
prit  la  parole  ,  et  d'un  ton  de  compassion  qui  ne 
justifiait  que  trop  les  reproches  de  Marguerite  , 
elle  se  contenta  de  lui  dire  : 

—  Il  ne  faut  pas  faire  de  question  ainsi  ,  ma 
petite,  il  y  a  des  choses  qu'on  apprend  soi-même 
ou  qu'on  n'apprend  jamais. 

Les  deux  autres  applaudirent  silencieusement 
de  la  tête  h  cette  insolence  ;  ne  sachant  que  ré- 
pondre, Marguerite  se  décida  à  pleurer. 

Pour  la  première  fois,  depuis  l'entrée  des  jeu- 
nes filles,  la  maman  Schnaps  leva  les  yeux,  passa 
le  doigt  sur  le  verre  de  ses  lunettes,  regarda  sa 
petite-fille  qui  pleurait,  et  se  remit  tranquillement 
à  l'ouvrage  en  secouant  la  tète  d'une  façon  toute 
particuhère  et  qui  lui  était  habituelle.  Cependant 
un  mot  de  Bathilde  consola  Marguerite  ;  j'ai  dit 
qu'elle  passait  volontiers  des  larmes  au  sourire  ; 


elle  sourit,  se  leva,  '  et  vint  déposer,  sur  la  table  , 
un  jeu  de  loto  en  disant  : 

—  11  est  dix  heures,  voulez-vous  jouer  ? 
Les  trois  amies  se  pincèrent  les  lèvres. 

—  Ne  voidez-vous  pas  jouer,  demanda  Mar- 
guerite très  émue. 

—  Le  jeu  de  loto  est  un  jeu  d'enfant,  dit  Thé- 
rèse. 

Cette  réponse  bouleversa  Marguerite, 

—  Un  jeu  d'enfant  !  repliqua-t-elle  ;  mais  ne 
l'avons-nous  pas  joué  samedi  dernier  ?  Etiez-vous 
enfans  il  y  a  huit  jours,  et  ne  l'êtes-vous  plus  main- 
tenant :  depuis  quand  êles-vous  devenues  si  gran- 
des filles  que  nos  amusemens  vous  semblent  insi- 
pides ? 

—  En  huit  jours,  dit  Bathilde,  on  apprend  tant 
de  choses! 

—  Mais  quoi  donc?  demanda  Marguerite. 
Un  sourire  accueillit  encore  cette  question. 

—  Décidément,  reprit  Marguerite,  je  vois  bien 
que  vous  n'êtes  plus  mes  amies  :  faites  comme  il 
vous  plaira,  mais  je  vous  déclare  que  si  vous  ne 
me  dites  pas  à  l'instant  même  la  cause  de  vos 
sourires  et  du  dédain  avec  lequel  vous  me  traitez, 
je  ne  vous  reverrai  jamais  de  ma  vie.  Ne  puis-je 
pas  apprendre  ce  que  vous  avez  appris  ;  si  vous 
êtes  devenues  de  grandes  personnes,  ne  puis-je 
pas  le  devenir  comme  vous?  C'est  mal  de  garder 
votre  secret  pour  vous  trois;  j'en  veux  ma  part. 

Thérèse  montra  du  doigt  la  maman  Schnaps  , 
comme  pour  signifier  qu'elle  ne  pouvait  parler 
devant  un  témoin. 

—  Maman  Schnaps  n'entend  rien,  dit  Margue- 
rite ;  apprenez-moi  comment  on  devient  grande 
fille  en  si  peu  de  temps. 

—  Ecoute,  dit  alors  Thérèse,  nous  allons  te 
conter  notre  histoire,  tu  la  comprendras  si  tu 
peux.  Hier,  après  avoir  fini  notre  journée,  nous 
traversions  toutes  trois  la  place  d'armes,  l'air  était 
pur,  le  ciel  semé  d'étoiles.  Nous  marchions  lente- 
ment, Irois  jennes  gens  marchaient  derrière  nous 
et  causaient  de  nous. 

—  Que  pouvaient-ils  dire  ?  demanda  Margue- 
rite. 

—  Ce  que  des  jeunes  gens  peuvent  dire  de 
jeunes  filles  comme  nous,  que  nous  étions  jolies , 
que  nous  avions  de  beaux  yeux  et  des  tailles  d'ar- 
chiduchesses. Nous  pressâmes  le  pas,  ils  nous  sui- 
virent toujours,  et  enfin  l'un  d'eux,  s'adressant  à 
moi  et  m'ôtant  son  chapeau  de  la  façon  la  plus  jo- 
lie du  monde  : 

—  Mademoiselle,  me  dit-il,  nous  serions  bien 
malheureux  de  penser  que  nous  vous  faisons 
fuir  ;  nous  sommes  étudians  de  l'Université ,  mes 
amis  et  moi,  et  nous  croyons  que  ce  n'est  pas  là 
une  raison  suffisante  pour  effrayer  trois  jolies  per- 
sonnes comme  vous;  assurez- vous  bien  plutôt  qufe 
nous  avons  des  bras  pour  vous  servir  et  des  cœurs 
pour  vous  aimer. 

En  parlant  ainsi,  il  méprit  le  bras,  mais  d'une 
façon  si  gentille  qu'il  n'y  eut  pas  moyen  de  ré- 
sister. Ses  deux  amis  prirent  également  le  bras  de 
Bathilde  et  de  Thécla,  et  au  lieu  de  trois,  nous 
voilà  six  à  nous  promener.  Mon  cavalier,  ma  pe- 
tite, est  un  beau  jeune  homme ,  grand,  mince , 
qui  a  une  chaîne  d'or  à  son  cou,  des  cheveux 
blonds  bouclés ,  des  yeux  bleus  comme  un  cii  I 
d'été ,  et  la  voix  douce  comme  le  souffle  d'un  hai- 
monica;  et  si  lu  savais  comme  il  parle  bien,  corn- 


Hl  — 


me  on  voit  qu'il  a  été  bien  élevé  ;  il  m'a  compa- 
rée aux  plus  jolies  choses,  et  en  faisant  tourner 
ses  comparaisons  à  mon  avantage.  Les  wergis- 
men-nich  que  nous  cueillons  le  soir  sont  moins 
suaves  que  mes  yeux,  les  perles  moins  blanches 
que  mes  dents,  le  corail  moins  rose  que  mes  lè- 
vres, la  soie  moins  déliée  que  mes  chcvcut. 

—  Le  mien,  dit  Bathilde  ,  interrompant  vive- 
ment son  amie,  m'en  a  dit  tout  autant  et  plus  en- 
core; il  est  petit,  mais  que  de  grâce  dans  sa 
tournure,  comme  ses  yeux  sont  brillans,  comme 
son  parler  est  spirituel,  comme  il  m'a  bien  assu- 
rée que  sa  vie  entière  serait  consacrée  à  mon 
bonlieur,  comme  il  a  pris  le  ciel  à  témoin  de  la 
sincérité  de  ses  sentimens. 

—  Le  mien,  dit  Thécla,  qui  ne  voulait  pas  être 
en  reste,  a  un  avantage  que  les  vôtres  n'ont  pas 
et  que  vous  ne  pouvez  pas  contester  :  il  a  des 
moustaches  ! 

—  Et  à  dix  heures  ,  continua  Thérèse  ,  nous 
nous  sommes  quittés  en  nous  promettant  de  nous 
revoir;  demain  dimanche  ils  viendront  nous 
prendre,  et  nous  irons  ensemble  au  bal  de  la 
Redoute,  le  plus  beau  bal  de  la  ville  :  ce  sont  des 
anges  tous  les  trois. 

Marguerite  avait  écouté  ce  récit  avec  la  plus 
grande  surprise, 

—  Comprends-tu,  lui  dit  Bathilde? 

—  Je  ne  vois  pas  pourquoi  cela  vous  empêche- 
rait de  jouer  au  loto,  dit  Marguerite. 

Les  trois  amies  se  regardèrent  cette  fois  sans 
dissimuler  un  sourire  de  pitié. 

—  Mais  expliquei-moi  donc  ce  que  je  ne  com- 
prends pas,  dit  Marguerite  en  insistant. 

—  Ecoute,  Thérèse ,  chante-nous  ta  ronde  , 
nous  verrons  ensuite. 

Marguerite  chanta  ,  et  Thérèse,  Bathilde  et 
Thécla  répétèrent  ensemble  le  refrain  : 

«  De  tous  les  oiseaux  de  passage ,  l'amour  est 
le  plus  à  craindre,  évitez-le,  6  jeunes  filles  !  » 

Quand  la  ronde  fut  finie,  Thérèse  se  leva  et  dit 
a  Marguerite  : 

—  Sais-tu  ce  que  c'est  que  l'amour,  sais-tu  ce 
que  c'est  qu'un  amoureux  ?  apprends-le,  et  tu  ne 
nous  feras  plus  de  questions. 

Alors  elle  embrassa  Marguerite,  les  deux  autres 
firent  comme  elle,  et  toutes  trois  s'en  allèrent  en 
répétant  : 

—  Adieu,  ma  petite,  dors  tranquille. 

Marguerite  les  entendait  encore  dans  les  esca- 
liers qui  disaient  :  Adieu ,  ma  petite ,  dors  tran- 
quille. 

Cet  adieu  railleur  lui  parut  une  cruelle  injure , 
évidemment  elle  avait  été  le  jouet  de  ses  trois 
bonnes  amies.  Cette  pensée  lui  fit  mal  ;  mais 
qu'avaienl-elles  voulu  dire  avec  leur  air  d'impor- 
tance, leurs  sourires  moqueurs  et  leurs  questions  : 
Sais-tu  ce  que  c'est  (pie  l'amour,  ce  que  c'est 
qu'un  amoureux?  Elle  eut  envie  d'interroger  à 
l'instant  même  sa  maman  Schnaps,  mais  la  bonne 
femme  venait  de  se  lever  et  rentrait  dans  sa  cham- 
bre. Marguerite  entra  dans  la  sienne,  li'iste  et 
découragée.  Elle  oublia  de  donner  à  ses  colom- 
bes le  baiser,  à  son  chat  les  caresses  du  soir,  et 
s^ndormit  fatiguée  d'avoil^  pleuré. 

Le  lendemain ,  sa  résolution  de  questionner  sa 
grand'mère  céda  à  une  cerlaine  lioiito  qui  se  fai- 
sait jour  dans  son  cœur  à  travers  l'amcrluinc  de 
ses  pensées;  elle  ne  dit  rien  et  garda  pour  eUo 


seule  son  chagrin.  Il  lui  semblait  qu'elle  avait  \m 
la  veille  ses  amies  pour  la  dernière  fois,  la  se- 
maine devait  à  l'avenir  s'écouler  sans  samedi  ; 
plus  de  joyeux  projets,  plus  d'enfantillages  rêvés 
avec  la  persévérance  d'un  anibitieax  qui  couve 
une  place  de  ses  désirs,  d'un  avare  qui  poursuit 
un  trésor;  comme  le  famedi  serait  triste  désor- 
mais !  elle  alla  à  la  messe  et  pria,  mais  sans  ar- 
deur, presque  sans  foi. 

Sur  les  deux  heures ,  elle  se  mit  à  la  fenêtre ,  et 
regarda  les  passans  avec  indifférence;  que  lui  fai- 
sait celte  foule  bigarrée  qui,  comme  ses  bonnes 
amies,  avait  sans  doute  des  pensées,  des  plaisirs 
qu'elle  ne  comprenait  pas  ?  Elle  fut  effrayée  de 
cette  solitude  qui  l'environnait;  elle  se  trouvait 
seule  au  monde  et  comme  exilée.  Thérèse,  Ba- 
thilde et  Thécla  passèrent  sous  ses  fenêtres,  cha- 
cune donnait  le  bras  à  son  cavalier.  En  les  voyant, 
elle  sentit  son  chagrin  redoubler,  et  elle  éprouva 
le  contre-coup  du  salut  qu'elles  lui  envoyèrent  de 
la  main,  ce  salut  semblait  dire  : 

—  Adieu,  pauvre  aveugle  qui  ne  connais  pas 
le  soleil,  adieu,  pauvre  prisonnière  qui  ne  désires 
pas  même  la  liberté  ! 

Elle  referma  vivement  la  fenêtre  et  baisa  ten- 
drement ses  trois  colombes  en  les  appelant  par 
leur  nom,  Thérèse,  Bathilde,  Thécla;  elle  dépo- 
sait dans  ce  baiser  toute  la  tendresse  de  son  ami- 
tié trahie,  toute  la  mélancolie  de  ses  pressenti- 
mens  :  hélas  !  ses  amies  la  quittaient  avant  ses 
colombes,  et  ses  colombes  avaient  des  ailes  ! 

Les  jours  suivans  se  passèrent  aussi  tristement; 
elle  n'avait  plus  de  goût  au  travail  et  ne  chantait 
jamais  ;  sa  tristesse  devint  visible  h  un  tel  point 
que  la  maman  Schnaps  lui  en  demanda  pom°  la 
première  fois  la  cause. 

—  Ce  n'est  rien,  dit  Marguerite,  et  involontai- 
rement elle  se  mit  à  murmurer  le  refrain  de  la 
ronde  allemande  : 

«  De  tous  les  oiseaux  de  passage,  l'amouf  est 
le  plus  à  craindre  ;  évitez-les,  0  jeunes  filles  !  » 

Le  jeudi  suivant,  comme  la  maman  Schnaps 
s'apprêtait  à  sortir  pour  reporter,  selon  son  habi- 
tude, l'ouvrage  achevé,  Marguerite,  accoudée  sur 
la  barre  d'appui  de  sa  fenêtre  ouverte,  réfléchis- 
sait profondément.  En  entendant  marcher  sa 
grand'mère,  elle  se  retourna,  lui  prit  le  bras  en 
disant  : 

—  Grand'mère,  je  vais  sortir  avec  tous,  j'ai 
besoin  d'air. 

Les  deux  femmes  'partirent  ensemble  ;  mais 
quelle  fut  en  rentrant  le  désespoir  rie  Marguerite, 
lorsqu'elle  aperçut  la  cage  où  elle  enfermait  ses 
colombes  ouverte  et  vide  ? 

—  Maman,  s'écric-t-ellc,  il  ne  me  reste  plus 
d'espérance,  colombes  et  amies  m'abandonnent, 
je  ne  reverrai  plus  mes  deux  Thécla,  mes  deux 
Thérèses,  mes  deux  Bathildes  ! 

El  elle  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  en  par- 
lant de  mourir. 

La  maman  Schnaps  s'approcha  d'elle,  lui  prit 
la  main,  l'embrassa  et  employa  tous  ses  mo>  eus 
pour  la  consoler;  rien  n'y  fit  :  Marguerite  répé- 
tait toujours  : 

—  0  mes  fidèles  colombes  !  6  mes  bonnes 
amies  ! 

La  maman  Schnaps  prit  alors  un  air  mystérieux 
et  digne,  ot  s'assit  en  face  de  sa  petite  fill  e  ;  elle 
avait  Oté  SCS  lunettes,  et  ses  ycux  gtis  biilliiicnt 


dans  leur  orbite  avec  une  expression  de  pénétra- 
tion singulière. 

—  Tu  es  lasse  de  ton  ignorance,  dit-elie  à 
Marguerite,  tut'ennuyes  d'êire  tranquille,  tu  veux 
savoir.  Les  récits  de  trois  petites  folles  V:  trou- 
blent !a  cervelle,  tu  brûles  d'apprendre  ce  qui  les 
rend  si  heureuses;  eh  bien  !  tu  sauras,  et  pins 
heureuse  qu'elles,  tu  sauras  sans  danger,  car  j'ai 
un  remède  au  mal,  je  t'instruirai  et  le  défendrai  ; 
elles  ne  connaissent  que  nUusion,  je  te  montrerai 
la  réalité. 

Qui  fut  bien  étonnée?  Marguerite.  La  maman 
Schnaps  avait-elle  donc  entendu  le  récit  de  Thé- 
rèse? Toutced  commençait  à  prendre  un  terrible 
air  de  sortilège. 

Malheureusement  pour  la  curiosité  de  Mai'guf  - 
rite,  que  cette  ouverture  avait  éveillée,  la  maman  ' 
Schnaps  n'ajouta  rien  que  ces  mois  : 

—  Dimanche,  nous  causerons. 

Pendant  la  journée  du  vendredi,  Marguerite 
travailla  et  n'osa  pas  adresser  une  seule  question 
à  sa  grand'mère.  Le  samedi,  vers  le  soir,  elle  re- 
prit un  peu  courage,  fit  les  préparatifs  ordinaires, 
a'Iuma  la  petite  lampe,  prépara  la  bière  cl  les 
biscuits;  sans  espérer  ses  bonnes  amies,  ellci."ob- 
slinait  à  les  attendre  :  ses  bonnes  amies  ne  vin- 
rent pas. 

—  Vous  voyez  !  maman,  dit-elle  à  sa  grand'- 
mère, les  amies  ne  reviennent  pas  plus  que  les 
colombes. 

La  maman  Schnaps  mit  le  doigts  sur  ses  dcax 
lèvres,  en  secouant  la  tête  avec  son  mystérieux 
air  de  supériorité,  et  dit  : 

—  Demain! 

Le  lendemain,  la  maman  Schnaps  prit  la  parole 
à  peu  près  en  ces  termes  : 

—  Tu  veux  savoir,  6  ma  petite!  quel  est  rc  sen- 
timent qui  d'un  samedi  à  l'autre  a  si  fort  boule- 
versé tes  trois  amies,  qui  leur  a  fait  prenJie  on 
dégoût  les  amusemens  honnêtes,  les  disiratiions 
du  jeune  âge,  la  confiance,  l'amitié  même.  Thérèse 
t'a  dit  son  nom,  quand  elle  t'a  demandé  si  tu 
savais  ce  que  c'était  que  l'amour.  L'amour.  Mar- 
guerite, est  un  esclave  timide  qui  devien  t  bientôt 
le  plus  despotique  des  tjrans,  qui  se  fait  valet 
pour  devenir  maître  et  se  plait  à  régner  sur  rie? 
débris.  Tu  veux  savoir  ce  que  c'est  qu'un  amou- 
reux, Thérèse  te  l'a  dit  encore ,  c'cit  un  beau 
jeune  homme  qui  compare  celle  qu'il  aii-.o  aux 
plus  belles  choses  de  la  création,  aux  éloil  s,  au 
soleil,  qui  pour  elle  mêle  sur  sa  palette  les  plus 
brillantes  couleurs,  qui  lui  compose  à  l'aide  d'une 
foule  de  pierres  précieuses,  imasinaires  le  plus 
beau,  hélas!  et  le  plus  fragile  des  diadème^:. 

—  Mais  il  me  semble,  dit  Marguerite,  qu'il  n'est 
pas  désagréable  de  s'entendre  comparer  au 
soleil. 

La  maman  Schnaps  étouffa  entre  ses  lèvres  pin- 
cées un  de  ces  sourires  railleurs  qui  expriment  l.i 
froide  certitude  de  l'expérience. 

—Quand  on  y  croit,  assurément,  répondit-elle, 
mais  quand  on  n'y  croit  plus,  alors  on  souffre 
doublement  de  rillusion  qu'on  a  perdue,  et  de  U 
réalité  qui  vous  écrase.  On  souffre,  parce  qu'on 
n'a  plus  le  prestige  d'un  songe,  ni  l'innocence 
du  réveil  ;  on  souffre  d'avoù-  payé  si  cher  un  mo- 
ment d'enchantement  et  do  trouver  de  longs 
regrets  à  la  place  d'un  bonheur  qu'on  croyait 
éternel.  Ueg  anledans  la  chambre  oi'i  nous  sommes 


=  468  = 


ne  diraii-on  pas  que  ta  commode  en  chêne  est  i 
incrustée  de  diamaiis,  que  celle  petite  table  de 
travail  est  semée  de  pailleilcs,  que  les  rideaux  de  i 
mousseline  saturés  de  lumières,  scintillent  et  ren- 
voient au   plafond  des   réseaux  de  poudre  d'or. 
Attends  un  peu  que  le  soleil  se  retire,  et  tout  va 
renti'er  dans  l'ombre  accoutumée  ;  plus  d'or,  plus 
de  paillettes,  plus  de  diamans,  ta  commode  te 
semblera  plus  sombre,  tes  rideaux  plus  ternes,  ta 
chambre   entière   plus  triste  et  plus   obscure. 
Comme  fait  le  soleil ,  ainsi  fait  l'amour,  il  éclaire 
ce  qu'il  touche,  parait  pour  un  moment,  et  quand 
il  a  disparu,  les  ombres  s'épaississent,  la  nuit  de- 
vient plus  profonde,  la  solitude  plus  terrible. 

On  eût  dit  que  le  soleil  se  prêtait  de  lui-même 
aux  combinaisons  hypothétiques  de  la  maman 
Schnaps  en  ce  moment,  comme  pour  rendre  sa 
comparaison  plus  sensible,  il  retira  ses  rayons,  et 
Marguerite  en  regardant  sa  chambre  tout  à  l'heure 
illuminée  et  joyeuse,  terne,  triste  et  veuve  main- 
tenant, se  prit  à  dire  avec  amerlune  : 

—  Oh  !  maman  Schnaps,  vous  avez  raison  ! 
Li  maman  Schnaps  reprit  : 

—  Quand  Thérèse,  Bathilde  et  Thécla  t'ont  fait 
de  si  beaux  portraits  de  leurs  amoureux,  elle  ne 
t'ont  pas  trompée;  non,  elles  les  voient  ainsi,  donc 
pour  elles  ils  sont  réellement  ainsi;  mais  c'est 
redel  du  prisme,  0  non  enfant,  c'est  le  soleil  qui 
colore  leurs  visages,  anime  leurs  traits,  embellit 
leur  langage.  Attends  que  le  soleil  soit  rentré  dans 
ses  nuages,  et  tu  verras. 

—  Mais  qu'arrivera-t-il  alors  ?  demanda  Mar- 
guerite, est-ce  que  Thécla,  Bathilde  et  Thérèse 
seront  malheureuses?  Est-ce  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  de  les  prévenir,  de  leur  montrer  le  dan- 
ger, de  les  avertir  du  piège  oùellesvont  tomber? 

—  Il  est  trop  tard,  dit  la  maman  Schnaps, 
leur  destinée  est  irrévocable  ;  elles  ont  mis  le  pied 
sur  la  penle,  elles  descendront  la  pente  jusqu'au 
l)out.  Si  tu  allais  leur  dire  maintenant  :  défiez- 
vous,  vous  vous  trompez,  vous  prenez  pour  la 
réalité  une  image  fantastique  qui  va  s'évanouir, 
«Iles  t'écouteraient  bien,  ma  foi;  elles  riraientde 
tes  avertissemens  comme  elles  ont  ri  de  ta  naïveté. 
Elles  sont  sous  le  charme,  maintenant  ;  chaque 
mol  qui  tombe  de  la  bouche  de  leurs  amoureux 
leur  semble  une  perle  fine  qu'elles  ramassent  et 
serrent  discrètement  dans  leur  cœur;  chaque 
mouvement  de  leurscorpsest  une  nouvelle  grâce; 
chaque  regard  de  leurs  yeux  est  un  gage  de  bon- 
heur pour  le  présent  et  pour  l'avenir.  Il  faut  les 
laisser  faire,  leur  sort  est  écrit  ;  mais  dans  quinzo 
jours,  dans  un  mois  au  plus,  déjà  le  soleil  aura 
pâli  ;  elles  trouveront  des  taches  aux  perles,  des 
ombres  au  tableau  ;  puis  viendront  les  nuages, 
puis  la  nuit  ;  alors  nul  ne  leur  semblera  si  affreux 
que  ceux  qui  leur  auront  paru  si  beaux  :  c'est  mt 
des  ellets  de  ce  prisme  dont  je  te  parlais  tout 
à  l'heure,  de  désenchanter  les  objets  en  raison 
tles  charmes  qu'il  leur  a  prêtés. 

—  Mais,  maman  Schnaps,  que  deviendront 
Balhilde,  Thérèse  et  Thécla  ?  Je  ne  puis  oublier 
qu'elles  ont  été  long-temps  mes  amies,  et  je  m'in  - 
téresse  toujours  à  leur  sort. 

—  Elles  pleureront,  dit  la  grand'mère. 

—  Et  après?... 

Cette  question,  toute  simple  qu'elle  puisse 
paraître,  embarrassa  la  maman  Schnaps,  malgré  sa. 
profonde    connaissance  des    secrets  du    cœur 


humain  ;  elle  pinça  de  nouveau  ses  lèvres  selon 
son  habitude,  et  prenant  l'accent  solennel  d'une 
magicienne  qui  veut  imposer  la  foi  sans  examen  à 
un  adepte  trop  curieux  : 

— Ne  m'en  demandes  pas  plus,  dit-elle,  que  je 
ne  veux  t'en  apprendre  et  que  tu  ne  dois  en 
savoir  ;  j'ai  voulu  seulement  te  préserver  d'un 
grand  danger  ;  ne  m'interroges  pas  et  crois-moi. 

—Je  vous  crois,  dit  Marguerite,  mais  permet- 
tez-moi de  m'allliger.  Ainsi  donc,  voilà  qui  est 
convenu,  ces  trois  jeunes  et  beaax  cavaliers  que 
mes  bonnes  amies  aiment  tant,  sont  des  monstres 
qui  vendent  horriblement  cher  toutes  leurs  belles 
comparaisons. 

—  Ce  ne  sont  ni  des  monstres,  ni  des  anges, 
dit  gravement  la  maman  Schnaps,  ce  sont  des 
amoureux,  ce  sont  des  hommes,  de  même  que 
les  trois  amies  ne  sont  des  folles,  ni  des  ingrates, 
quoiqu'elles  t'aient  abandonnée  traîtieusement ; 
ce  sont  des  jeunes  filles,  et  plus  tard  tu  compren- 
dras par  quels  rapports,  mystérieusement  forcés, 
amoureux  et  jeunes  filles  se  trouvent  entraînés 
pêle-mêle  dans  une  route  fatale  ;  tu  sauras  com- 
ment ils  obéissent  également  à  une  puissance  su- 
périeure, sans  avoir  conscience,  les  uns  du  mal 
qu'ils  causent,  les  autres  des  regrets  qu'elles  se 
préparent.  La  vie  humaine  est  ainsi  faite  ;  qui  l'a 
faite  ainsi  ?  et  pourquoi  ?  Plus  tard  tu  le  sauras 
peut  être,  à  moins  que,  comme  beaucoup  d'autres, 
tu  ne  le  saches  jamais. 

La  maman  Schnaps  avait  évidemment  déposé 
une  intention  ironique  dans  ces  derniers  mots. 
Marguerite  l'écoutait  bouche  béante,  comme  une 
allouetle  qui  entend  à  l'extrémité  d'un  champ  de 
Juzerne  l'appeau  de  l'oiseleur?  Depuis  quand 
:  donc  sa  naman  Schnaps  était-elle  devenue  si  élo- 
quente ;  où  prenait-elle  toutes  ces  belles  paroles  ? 
La  pauvre  enfant  était  effrayée  et  curieuse  en 
même  temps  ;  ce  portrait  de  l'amour  fait  par  sa 
grand'mère  lui  semblait  très  certainement  hideux, 
et  pourtant  elle  se  sentait  presque  le  désir  de 
connaître  cetélrangepersonnage.  Ceci  nous  four- 
nira en  passant  le  prétexte  de  répéter  galamment 
à  nos  belles  lectrices  celte  vérité  tant  de  fois 
proclamée,  que  les  femmes  sont  naturellement 
courageuses. 

— Lestrois  amoureu\  de  tes  bonnes  amies,  reprit 
la  manian  Schnaps,  sont  véritablement  amoureux  (à 
dieu  Déplaise  queje  médise  de  l'espèce  humaine); 
mais  à  leai-  manière,  et  s  elon  des  idées  malheu- 
reusement .îssez  communes,  ce  sont  trois  étudians 
nouvellement  arrivés  à  Berlin  qui  s'ennuyent  de 
sortir  seuls,  le  dimanche,  c'est-à-dire  sans  une 
femme  à  leur  bras,  parce  que  leurs  camarades 
plus  ancieDS  en  ont  tous,  et  font  honte  à  ceux 
qui  n'en  ont  pas.  Or,  ils  sont  convenus  entr'eux, 
il  y  a  un  mois,  de  chercher  trois  jeunes  filles,  et 
de  les  décider  à  .se  promener  avec  eux  le  diman- 
che, à  l'aide  de  certaines  paroles  qui  ne  font 
jamais  faute  aux  éludians  ;  voilà  qui  explique  leur 
air  aimable,  gracieux,  leurs  propos  séduisans  et 
leurs  hardiesses  inconvenantes  à  l'égard  du  soleil 
et  des  étoiles.  Mais  dans  dix  mois  les  vacances 
vont  revenir,  adieu  .alors  Thérèse,  Bathilde  et 
Thécla  !  avant  dfx  mois  même,  car  les  étudians 
n'ont  pas  de  saisons  aussi  bien  marquées  que  les 
hirondelles  ;  les  migrations  du  cœur  ne  sont  pas 
soumises  à  des  règles  certaines  comme  les  migra- 
tions des  ci  seaux.  Dans  six  mois  Thérèse,  Bathilde 


et   Thécla  pleureront  leurs   amoureux  envolés. 

—  Horrible!  dit  Marguerite. 

—  Veux-tu  savoir  comment  seront  dans  six 
mois  ces  trois  cavaliers,  si  galans  et  si  empressés 
maintenant  ?  Attends-moi. 

La  maman  Schnaps  se  leva,  entra  dans  sa  cham- 
bre, et  revint  portant  sous  son  bras  une  espèce 
de  cadre  carré  précieusement  enveloppé  dans 
une  serviette  damassée.  Débarrassé  de  la  servieiie, 
ce  cadre  se  trouva  un  miroir  non  étamé  que  la 
maman  Schnaps  présenta  solennellement  à  Sa 
petite  fille. 

Voici,  dit-elle,  ce  queje  n'ai  montré  à  personne: 
ce  miroir  a  le  privilège  de  reproduire  les  amou- 
reax  tels  qu'ils  sont  au  bout  de  six  mois  d'amour. 
Regarde,  ne  reconnais-tu  pas  ce  grand  jeune 
homme  à  sa  taille  élancée,  à  ses  cheT  eux  blonds, 
à  ses  yeux  bleus  ;  c'est  l'amoureux  de  Thérèse. 

—Je  le  reconnais,  répondit  Marguerite;  mais 
pourquoi  a-t-il  la  bouche  aussi  disgracieusement 
ouverte. Est-ce  pour  montrer  l'ivoire  de  ses  dents? 
Maman  Schnaps,  ne  dirait-on  pas  qu'il   bâille  ? 

—  Tu  l'as  deviné,  ma  petite,  et  pourtant  il  est 
en  face  de  Thérèse  qui  l'accable  de  ses  tendresses, 
et  lui  demande  les  larmes  aux  yeux  la  raison  de 
son  ennui.  11  s'ennuie,  parce  que  voilà  six  mois 
qu'il  connaît  Thérèse,  parce  que  depuis  six  mois 
il  la  promène  tous  les  dimanches,  et  qu'il  songe 
à  une  autre  petite  fille  dont  il  est  amoureux  de- 
puis huit  jours  :  c'est-à-dire  que  le  prisme  s'est 
déplacé  et  qu'une  autre  profite  de  ses  rayons, 
tandis  que  Thérèse  est  maintenant  dans  l'ombre. 

En  finissant,  la  maman  Schnaps  passa  sur  le 
miroir  la  manche  de  sa  robe,  et  dit  encore  : 

—  Regarde. 

—  Voici  l'amoureux  de  Bathilde,  dit  Marguerite, 
je  reconnais  le  portrait  qu'elle  m'en  a  tracé  ;  sa 
petite  taille,  ses  regards  brillans;  mais  qu'est 
devenu  son  air  engageant  et  tendre?  Pourquoi 
est-il  assis  les  coudes  appuyés  sur  une  table  avec 
une  canette  de  bière  devant  lui?  Il  a  l'air  perdu 
dans  le  nuage  de  fumée  qui  s'échappe  de  la  pipe 
qu'il  lient  à  la  bouche.  Maman  Schnaps,  on  le 
croirait  à  l'estaminet. 

—  Il  y  est  en  effet  ;  dans  un  estaminet  d'étu- 
dians,  bien  enfumé  et  bien  bruyant,  et  pendant 
qu'il  vide  canettes  sur  canettes,  Bathilde  compte 
les  minutes,  parce  qu'elle  l'attend,  et  se  désol  e 
d'être  seule  exacte  au  rendez -vous. 

Pendant  que  Marguerite  se  laissait  aller  aux 
tristes  rétlexions  que  lui  inspirait  la  vue  d'un 
spectacle  aussi  désespérant,  la  maman  Schnaps 
passa  une  seconde  fois  la  manche  de  sa  robe  sur 
le  miroir  et  répéta  :  Regarde. 

Marguerite  vit  un  troisième  portrait  qu'elle  re- 
connut sans  peine  aux  moustaches  triomphantes 
qui  ombrageaient  la  lèvre  supérieure,  moustaches 
dont  Thécla  était  si  fière.  L'amoureux  était  de- 
bout, sa  figure  exprimait  la  fureur,  et  il  tenait  son 
bras  levé. 

—Pourquoi,  demanda  Marguerite,  tient-il  ainsi 
le  bras  levé,  comme  s'il  allait  frapper  sur  quelque 
chose  ? 

—Il  va  en  effet  frapper  sur  quelque  chose,  et 
ce  quelque  chose,  e'est  ta  bonne  ami*  Thécla. 

—  Miséricorde  !  cria  Marguerite. 

Après  celte  démonstration  en  trois  tableaux 
qui  produisit  encore  plus  d'effet  sur  Marguerite 
que  les  raisonnemens  de  sa  grand'mère,  celle-ci 


/ 


*^  469  — 


garda  quelque  temps  le  silence  ;  ce  fut  Marguerite 
qui  le  rompit  la  première. 

— Maman  Schnaps,  demanda-t-elle,  comment 
ce  miroir  si  précieux  se  trouve-t-ii  entie  vos 
mains? 

—  Mon  enfant,  dit  la  maman  Schnaps  avec  le 
plus  grand  sérieuv,  un  grand  nécromancien  qui 
connaissait  la  magie  noire  et  la  magie  blanche,  et 
contait  la  bonne  aventure  aux  jeunes  filles,  me  l'a 
donné  il  y  a  long-temps,  en  nie  disant  :  Prends 
ce  miroir,  il  pourra  sauver  ta  petite  fille  d'un 
grand  malheur  ;  tu  le  lui  donneras  quand  il  en 
sera  temps. 

—  Et  vous  me  le  donnez? 

—  Je  te  le  donne. 

Marguerite  sauta  de  joie,  et  baisa  le  miroir  fati- 
dique à  plusieurs  reprises.  Ainsi,  pensait-elle, 
quand  un  beau  cavalier  viendra  me  complimenter 
sur  ma  bonne  mine  et  sur  ma  jolie  tournure,  et 
m'assurer  qu'il  veut  m'aimer  éternellement,  je 
connaîtrai,  en  consultant  mon  miroir,  le  fond  de 
sapenséc,  et  combiendemois  doit  durer  l'éternité. 

On  voit  maintenant  que  Marguerite  avait  fait 
deux  grands  pas  à  la  fois  :  en  apprenant  le  re- 
mède elle  avait  appris  le  mal  ;  sans  son  miroir 
elle  en  aurait  su  trop  et  pas  assez.  Heureusement 
pour  elle,  sa  science  était  encore  de  trop  fraîche 
date  pour  lui  apporter  des  regrets  ainsi  que  font 
toutes  les  sciences  ;  son  miroir  lui  paraissait  un 
trésor  inappréciable,  et  de  plus  une  source  iné- 
puisable d'amusemens.  Cependant  il  lui  vint  une 
objecdon  sérieuse  à  l'esprit,  et  elle  résolut  de  la 
présenter  à  sa  grand'mère. 

—  Maman  Schnaps,  lui  dit-elle,  si  un  cavalier 
se  rencontre  plus  sincère  que  les  autres,  et  que 
mon  miroir  me  le  représente  au  bout  de  six  mois 
aussi  aimable  que  je  l'aurais  rencontré,  qu'en 
faudra-t-il  faire  ? 

—  Tu  le  prendras  pour  amoureux,  dit  la  ma- 
man Schnaps,  en  affectant  de  tousser  d'une  façon 
railleuse. 

Marguerite,  tous  ses  doutes  éclaircis,  n'eut 
plus  qu'à  se  livrer  à  la  joie  ;  elle  ne  demandait 
qu'à  rencontrer  des  cavaliers  complimenteurs, 
afin  de  faire  sur  eux  l'expérience  de  son  talisman. 
Le  lendemain,  elle  voulut  sortir  pour  accomplir 
son  projet;  mais  avant  tout  il  lui  scmblaqu'elle  devait 
au  moins  essayer  une  démarche  auprès  de  Thé- 
rèse, de  IJathilde  et  de  Thécla,  bien  que  sa  grand- 
mère  lui  en  eiit  démontré  l'inutilité.  Au  fond 
peut-être  était-elle  bien  aise  de  se  vengerde  leurs 
railleries,  et  de  leur  montrer  que  la  naïve  Mar- 
guerite pouvait  maintenant  en  remontrer  aux  plus 
savantes.  Elletrouvases  trois  amies,  et  à  chacune 
elle  répéta,  en  prenant  un  ton  passablement  em- 
pirique, les  paroles  que  sa  grand'mère  lui  avait 
apprises  et  les  cnscignemcns  que  son  miroir  lui 
avait  donnés. 

Elle  dit  à  Thérèse  :  Prends  garde,  ton  amant 
s'ennuiera  bientôt  de  ta  présence,  et  je  le  vois  déjà 
qui  courtise  une  petite  fille,  bien  moins  jolie  et 
bien  moins  aimable  que  \.ùi. 

Thérèse  lui  rit  au  nez  et  lui  demanda  depuis 
quand  elle  s'était  faite  tireuse  de  cartes,  en  ajou- 
tant qu'elle  avait  dansé  la  veille  toute  la  soirée  et 
qu'elle  recommencerait  le  dimanche  suivant. 

Ualbildc  fit  une  réponse  à  peu  près  semblable, 
décliira  avec  beaucoup  de  hauteur  à  Malgucrile 
iiua  sëii  Cavalier  n'aimait  pas  la  biCrO  c(  n4  fU* 


mait  jamais,  et  qu'elle  la  priait  de  lui  épargner  dé- 
sormais ses  avertissemens. 

Pour  Thécla,  elle  se  contenta  de  hausser  les 
épaules  quand  Marguerite  lui  donna  à  entrevoir 
que  son  gentilhomme  à  moustaches  pouvait  avoir 
des  manières  un  tant  soit  peu  brutales. 

Marguerite  s'en  retourna  désespérée  de  l'aveu- 
glement de  ses  trois  amies  qui  repoussaient  ses 
conseils  et  riaient  de  ses  pressentimens ,  peu  à 
peu  l'airet  le  mouvement  dissipèrent  sa  tristesse, 
et  elle  se  prit  à  songer  au  second  motif  de  son 
voyage  à  travers  la  ville. 

En  ce  moment  un  jeune  officier  qui  faisait  ré- 
sonner sur  le  pavé  les  éperons  de  ses  bottes,  loi 
dit  en  passant  : 

—  Ma  petite  princesse,  voas  ferez  tourner  bien 
des  têtes  si  vous  voulez,  et  pour  ma  part  je  don- 
nerais volontiers  la  moitié  de  ma  vie  pour  avoir 
la  permission  de  passer  l'aulre  à  vos  genoux. 

—  Nous  verrons,  pensa  Marguerite. 

Après  l'officier  vint  un  monsieur  magnifique- 
ment vêtu  qui  lui  dit: 

—  Ma  petite  enfant,  vos  pieds  sont  li  mignons 
qu'en  marchant  vous  devez  les  écorcher;  si  vous 
voulez  me  suivre,  je  vous  donnerai  un  apparte- 
ment tout  de  velours  et  de  soie  ;  vous  aurez  un 
équipage  à  vos  ordres,  une  camériste  et  deux  la- 
quais galonnés  pour  vous  servir. 

—  Nous  verrons,  pensa  encore  Marguerite. 
Après  celui-là   vint    un  petit   jeune  homme 

tout  frisé,  tout  pimpant,  tout  sautillant,  qui  lui 
dit: 

—  Si  tu  veax,  jeune  fille,  je  te  donnerai  la 
moitié  de  ce  que  je  possède,  des  terres,  des  châ- 
teaux, des  villas  magnifiques. 

Marguerite  se  rappela  qu'on  offrait  toutes  ces 
choses-là  dans  les  romances,  et  pensa  plus  que 
jamais  : 

—  Nous  verrons  !  nous  verrons  ! 

Rentrée  chez  elle,  elle  prit  son  cher  miroir,  y 
passa  sa  manche,  ainsi  qu'avait  fait  sa  grand'mère, 
et,  comme  une  pylhonissc  qui  veut  commander 
aux  ombres,  commença  son  évocation  par  ces  pa- 
roles : 

—  Voyons,  M.  l'officier,  qui  vous  plairiez  tant 
à  mes  genoiLx;  comment  seriez-vous  au  bout  de 
six  mois,  si  par  hasird  je  voulais  bien  vous  écou- 
ter? 

Alors  elle  aperçut,  dans  la  glace,  l'officier  de- 
bout, fronçant  le  sourcil  et  lui  disant  (car  le  mi- 
roir reproduisait  en  lettres  saillantes  les  paroles 
de  ceux  qu'il  représentait)  : 

—  Marguerite,  je  suis  fatigué,  tire-moi  mes 
bottes. 

Marguerite  se  hâta  d'essuyer  le  miroir  pour  en 
chasser  cette  affreuse  image. 

Le  monsieur  magnifiquement  vêtu  parut  alors  ; 
il  conservait  un  air  mielleux  et  poli,  et  se  contenta 
de  dire  : 

—  Ma  petite,  vous  allez  avoir  la  bonté  de  me 
rendre  les  bijoux  que  je  vous  ai  donnés,  le  cache- 
mire ([ui  couvre  en  ce  momeiu  vos  épaules,  et  de 
quitter  l'appartement  où  vous  êtcs;j"aivu  augrand 
théâtre  une  danseuse  (]ui  me  plaît  beaucoup  plus 
(jue  vous,  et  vous  aurez  pour  agréable  que  je  lui 
transfère  avec  mon  cœur  les  gages  de  ma  munifi- 
cence. 

—  Ainsi,  monsieur,  dit  Manjucrlle,  (|Ui,  dans 
ce  moment  coiivcnl$$aiit  eu  rCoiiU  ccUd  ^ùiiili 


illusion,  crut  s'adresser  à  un  homme  et  non  h 
une  vaine  image,  vous  me  repoussez  après  m'a- 
voir  si  perfidement  accueillie.  Que  sont  devenues 
vos  promesses?  Mes  pieds  ne  sont-ils  plus  aussi 
mignons  qu'autrefois,  ne  craignez-vous  plus  que 
je  les  écorche  en  marchant?  Allez  chez  votre  dan- 
seuse, et  dites-lui  qu'avant  six  mois  vous  la  chas- 
serez, comme  vous  me  chassez  en   ce  moment. 

Pendant  que  Marguerite  parlait  ainsi,  l'image 
qu'elle  accablait  de  reproches  fit  place  à  celle  da 
petit  jeune  homme  frisé,  pimpant  et  sautillant  qui 
lui  avait  adressé  ses  hommages  entre  deux  pirouet- 
tes. Hélas  !  qu'il  avait  l'extérieur  misérable  !  que 
ses  habits  annonçaient  bien  la  pauvreté  !  que  sa 
figure  amaigrie  faisait  mai  à  voir  !  11  tenait  a  la 
main  un  morceau  de  pain  sec,  et  en  le  montrant 
à  Marguerite  il  lui  disait  : 

—  Voici  à  quoi  se  réduisent  les  villas,  les  ter- 
res et  les  châteaux  dont  je  vous  ai  parlé  pour  lâ- 
cher de  vous  éblouir  ;  mais  comme  j'ai  grand  ap- 
pétit, vous  me  pardonnerez  de  ne  point  vous  of- 
frir la  moitié  de  ce  que  je  possède. 

—  Gardez  tout,  dit  Marguerite  avec  indignr- 
tion.  Dieu  merci  !  je  n'ai  jamais  manqué  de  pain, 
et  maman  Schnaps  m'a  donné  un  trésor  qui  vaut 
mieux  que  tous  les  châteaux  et  toutes  les  riches- 
ses de  la  terre.  En  disant  ces  mots,  Marguerite 
pressait  le  miroir  contre  son  cœur,  et  se  félici- 
tait d'avoir  une  pareille  sauve-garde  contre  la  du- 
plicité et  l'inconstance  des  hommes.  Les  jours  sui- 
vans  elle  continua  ses  expériences;  elle  se  mit  à  la 
fenêtre,  et  quand  un  jeune  homme  lui  lançait  en 
passant  une  de  ces  œillades,  provocationsde  regard 
à  regard,  déclaraiionsd'amour  muettes  et  fugitives, 
vite  elle  consultait  son  mu-oir;  et  comme  chaque 
fois,  ce  contraste  entre  le  présent  et  l'avenir  ame- 
nait de  nouvelles  images  grotesques  ou  terribles, 
Marguerite  n'avait  garde  de  se  lasser  d'un  si  déli- 
cieux passe-temps.  Un  matin  elle  entendit  un  grand 
bruit  de  fanfares  et  ouvrit  sa  fenêtre  pour  rc^nr- 
der  ce  qui  se  passait;  c'était  le  régiment  de  ca- 
valerie, te  prince  royal,  qui  s'en  allait  à  la  ma- 
nœuvre. Les  cavaliers  de  ce  régiment  avaient  la 
réputation  la  plus  exécrable  et  la  plus  flatteuse  à 
la  fois.  On  les  citait  pour  des  perfides,  ce  qui 
prouvait  qu'on  leur  donnait  l'occasion  de  faire 
des  perfidies.  On  les  redoutait,  ce  qui  prouvait 
qu'ils  étaient  redoutables.  Il  prit  fantaisie  à  Mar- 
guerite de  passer  en  revue  un  à  un  tous  les  ca- 
valiers à  mesure  qu'ils  lui  lanceraient  un  regard. 
Voici  donc  que  tous  ces  beaux  miUtaires  défilè- 
rent sur  le  miroir  de  Marguerite,  non  pas  jeunes 
et  brillans  comme  elle  les  voyait  de  ses  yeux,  mais 
maussades  et  bourrus  comme  des  amoureux  de 
sLx  mois,  en  présence  de  leur  maîtresse. 

Les  uns  bâillaient,  et  même  dormaient  comme 
l'amoureux  de  Thérèse. 

Les  autres  fumaient  épouvantablement  et  bu- 
vaient de  la  bière  comme  l'amoureux  de  Bathildc. 

D'autres  levaient  les  bras  à  la  manière  du 
jeune  homme  à  moustaches  dont  Thécla  s'était 
affolée. 

Elle  vit  un  jeune  officier,  rose  et  blond,  la 
candeur  même,  qui  lui  disait  : 

..  Marguerite,  j'ai  pcnlu  hier  tout  mon  ar- 
gent au  jeu,  mes  galons  et  mes  épaulettcs  sont 
en  gage;  donne-moi  u  montre  que  j'aille  la  ven- 
dre. ' 

ZWA  viiieli  a  prolons^aàt  pendant  plui  d'tfié 


—  470 


heure  au  bruit  des  trompettes,  fatigua  la  pauvre 
enfant  ;  pour  la  première  fois,  elle  songea  à  ces 
paroles  de  sa  grand'oifcre  :  «  Mon  enfant,  si  tu 
irouvcj  un  cavalier  qui  soit  le  même  au  bout  de 
six  mois  que  le  premier  jour,  prends-le  pour 
amoureux.  »  Et  elle  se  dit  à  part  soi  :  Ma  foi  j'ai 
bien  peur  que  maman  Schnaps  ne  m'ait  pas  fait  là 
une  grande  concession.  Pendant  une  heure  cinq 
renLs  cavaliers,  tous  jeunes,  tous  beaux,  avaient 
(k'filé  devant  elle,  et  pas  un  de  ces  cavaliers  n'é- 
tait sincère,  pas  un  de  ces  regards  n'avait  dit  la 
vérité.  Ce  fut  là  le  premier  sentiment  de  douleur 
que  les  expériences  du  miroir  causèrent  à 
Marguerite.  Comment  cette  petite  fille,  si  igno- 
ranic  naguère,  en  était-elle  venue  là  à  regretter? 
Regretter,  n'est-ce  pas  désirer  en  arrière?  Dési- 
rer, n'est-ce  pas  connaître  ?  Connaître,  désirer, 
regretter,  comment  Marguerite  avait-elle  appris 
si  vite  toutes  ces  choses?  Serait-ce  que  pour  la 
jeunesse  le  temps  ne  se  mesure  pas  comme  pour 
la  vieillesse  et  l'âge  mûr,  et  qu'il  y  a  des  idées 
qui  germent  aussi  facilement  dans  un  cœiir  de 
seize  ans,  que  le  bluct  dans  les  blés? 

Depuis  ce  moment  Marguerite  eut  moins  sou- 
vent recours  à  son  miroir  j  le  fruit  de  l'arbre  du 
bien  et  du  mal,  dont  elle  s'était  rassasiée  avec 
tant  d'ardeur,  commençait  à  lui  sembler  amer,  et 
elle  se  demandait  si  le  malheur  d'ignorer  n'était 
pas  préférable  au  bonheur  de  savoir. 

Le  mois  de  mai  était  revenu  avec  son  cortège 
de  fleurs,  de  chaudes  brises,  de  nuages  dorés;  les 
primevères  s'épanouissaient  dans  les  champs,  et 
Marguerite  s'épanouissait  comme  elles.  Le  di- 
manche, sous  sa  fenêtre,  elle  voyait  passer  de 
joyeuses  jeunes  filles  laissant  flotter  leurs  châles  au 
vent,  et  s'acheminant  légères  vers  les  promenades 
verdoyantes  qui  avoisinent  la  ville.  Ses  yeux  s'a- 
nimaient à  ce  spectacle,  son  cœur,  autrefois  tran- 
quille, battait  violemment  dans  sa  poitrine,  et  efle 
tressaillait  en  écoutant  monter  à  son  oreille  la 
voix  des  désirs  inconnus.  Plusieurs  fois  elle  vit 
passer  Thérèse,  Bathilile  et  Thécla,  chaque  fois 
elle  les  accompagna  long-temps  du  regard,  non 
plus  avec  les  douleurs  dune  amie  qui  voit  ses 
amies  marcher  vers  l'abîme,  mais  avec  une  sorte 
d'envie,  et  en  songeant  que  peut-être  Thérèse, 
Bathilde  et  Thécla  étaient  heureuses  pour  igno- 
rer ce  qu'elle  savait. 

Quand  elle  sortait  et  que  les  jeunes  gens  lui 
adressaient  des  complimens,  elle  ne  disait  plus 
avec  mépris  comme  auti'cfois  :  nous  verrons  ;  elle 
souû'rait  de  ne  pouvoir  ajouter  foi  à  leurs  paroles, 
clic  sentait  le  besoin  d'y  croire,  et  son  âme  se 
déchirait  combattue  entre  ces  deux  sentimens 
contradictoires  d'mie  illusion  qui  lui  devenait 
chère  et  d'une  réalité  qui  ('accablait.  Le  prin- 
temps lui  apportait  chaque  jour  de  nouveaux 
charmes,  l'eufjnt  prenait  son  essor,  sa  taille  au- 
tiefois  frêle  et  sans  contoiys  s'arrondissait,  ses 
yeui  naïvement  fixes  s'imprégnaient  des  blondes 
couleurs  du  ciel  et  des  molles  clartés  des  étoiles. 
F.lle  avait  de  ces  rougeurs  subites  qui  attestent  les 
capricieuses  pulsations  des  artères  et  les  mouve- 
incns  désordonnés  du  sang.  Son  heure  était  ve- 
nue d'aimer;  toutes  les  fatalités  de  la  nature  l'y 
poussaient  en  dépit  d'elle-même.  Le  ciel  et  son 
azur,  le  soleil  et  ses  rayons,  la  nuit  et  ses  sen- 
teurs embaumées  lui  formaient  un  cortège,  tous 
les  êtres  de  la  création  prenaient  une  voix  pour 


lui  dire  :  Aime,  aime,  et  une  invincible  puissance 
la  retenait  dans  son  immobilité;  la  science  glaçait 
les  désirs  à  peine  éclos  dans  son  cœur  ;  ses  rêves 
se  pétrifiaient  à  peine  formés;  comme  un  frêle 
esquif  dans  le  port,  à  chaque  souffle  de  la  brise 
qui  enfle  ses  voiles,  elle  se  balançait  un  instant 
sur  elle-même  et  retombait  tristement  dans  son 
inertie. 

Chaque  fois  qu'elle  consultait  son  miroir,  elle 
n'avait  plus  comme  jadis  un  rire  orgueilleux  sur 
les  lèvres,  ni  cette  assurance  de  la  raison  calme 
qui  défie  les  vains  fantômes  de  l'imagination,  son 
visage  exprimait  l'abattement,  ses  yeux  se  rem- 
plissaient de  larmes.  Si  son  miroir  ne  pouvait 
lui  dire  que  des  vérités  tristes,  ne  pouvait-il  men- 
tir un  jour. 

La  maman  Schnaps  s'aperçut  de  cette  tristesse, 
et  fixant  sur  sa  petite  fille  un  de  ces  regards  péné- 
trans  qui  fouillent  au  fond  de  l'âme  ; 

—  Qu'as-tu,  petite?  lui demanda-t-elle. 
Marguerite  se  sentit  rougir  et  répondit  en  bal- 
butiant : 

—  Je  n'ai  rien,  maman  Schnaps. 

Elle  mentait,  car  ce  jour-là  même  elle  avait  eu 
un  rêve  qui  la  tourmentait  fort.  Pendant  son  som- 
meil un  jeune  homme  lui  était  apparu,  tenant 
dans  sa  main  une  cage  où  s'agitaient  en  frémis- 
sant trois  colombes.  Son  viiage  avait  une  expres- 
sion douce  et  mélancolique  ;  ses  cheveux  d'un 
blond  d'argent  voltigeaient  autour  de  son  front, 
ses  yeiLX  d'un  bleu  d'azur  réfléchissaient  toutes 
les  bonnes  pensées  des  années  d'innocence.  — 
Marguerite,  lui  avait-il  dit  d'uiie  voix  harmonieu- 
se, voici  vos  trois  colomljes  que  j'ai  retrouvées  et 
que  je  vous  rapporte,  quelle  récompense  me  don- 
nerez-vfius.pour  cela?  A  la  vue  du  jeune  homme, 
Marguerite  avait  éprouvé  une  sensation  inconnue; 
en  revoyant  ses  colombes,  son  cœur  s'était  dilaté 
de  plaisir,  et  tout  entière  à  cette  double  émo- 
tion, elle  se  sentit  prête  à  tendre  lamain  au  jeune 
homme,  en  lui  disant  :  voilà  votre  récompense  ; 
mais  l'idée  de  son  miroir  se  présenta  tout  à  coup 
à  son  esprit,  elle  retira  sa  main  et  se  contenta  de 
dire  :  nous  verrons!  Le  jeune  houmie  avait  dis- 
paru, elle  avait  consulté  son  miroir,  et  comme  à 
l'ordinaire  son  miroir  avait  substitué  à  ses  illu- 
sions une  désolante  réalité. 

Voilà  pourquoi  Marguerite,  en  s'éveillant,  avait 
senti  ses  yeux  noyés  dans  les  larmes,  voilà  pour- 
quoi elle  parut  si  triste  à  sa  grand'mère  qui  lui 
demanda  la  raison  de  sa  tristesse. 

—  Marguerite,  dit  la  maman  Schnaps  en  con- 
tinuant à  la  regarder  fixement,  tu  as  beau  faire, 
je  vois  bien  que  tu  n'es  pas  heureuse  ;  tu  as  beau 
écraser  entre  tes  dix  doigts  les  pleurs  qui  vou- 
draient s'échapper  de  tes  yeux,  je  les  vois  mal- 
gré toi,  on  ng  ©e  trompe  pas,  Voyons,  que  dési- 
res-tu ? 

—  Eh  bien,  répondit  Marguerite  «'enhardis- 
sant par  degrés,  je  désire  des  ailes  comme  les  oi- 
seaux, afin  de  suivre  les  nuages  et  de  m'cnvolcr 
après  eux  :  l'air  que  je  respire  dans  cette  cham- 
bre étroite  et  obscure  est  trop  lourd  pour  ma 
poitrine,  j'étouffe  ici,  je  me  sens  mourir, 

—  Oui-dà  !  dit  la  maman  Schnaps  en  rappro- 
chant ses  deux  lèvres  en  dedans  de  façon  à  pro- 
duire une  espèce  d'indescriptible  sifflement,  et 
qu'irais-tu  faire  avec  les  oiseaux?  qii'irais-tu  cher- 
cher derrière  les  nuages  ?  Maissi.tu  as  besoin  d'air, 


nous  sortirons  ensemble,  et  comme  tu   n'as  pas 
encore  d'ailes,  tu  te  serviras  de  tes  jambes. 

En  efl'et,  le  dimanche  suivant  la  mère  Schnaps 
mit  son  plus  beau  casaquin,  recrôpa  son  tour  de 
cheveux  et  sortit  avec  Marguerite.  Elles  se  diri- 
gèrent à  travers  le  faubourg  vers  la  promenade  la 
plus  fréquentée,  et  aperçurent  un  transparent 
rouge  entouré  de  verres  de  couleurs  sur  lequel 
étaient  écrits  ces  mots  ;  Bal  de  la  Redoute  ;  elles 
entrèrent.  Du  salon  d'hiver,  le  bal  s'était  trans- 
porté au  salon  d'été  et  se  tenait  dans  une  rotonde 
entourée  d'acacias  ;  jeunes  gens  et  jeunes  filles 
se  pressaient,  les  yeux  cherchaient  les  yeux,  les 
mains  eflleuraient  les  mains  ;  sur  tous  les  fronts 
on  voyait  briUer  la  confiance  et  le  plaisir.  Cette 
image  d'un  bonheur  qui  n'existait  pas  pour  elle 
attrista  Marguerite,  et  elle  s'assit  pensive  avec  sa 
grand'mère  à  une  table  un  peu  à  l'écart.  Au  bout 
de  quelques  instans  un  jeune  homme  vint  l'invfter 
à  danser;  la  maman  Schnaps  fit  un  signe  d'as- 
sentiment, et  Marguerite  descendit  avec  son  ca- 
vaher.  C'était  la  première  fois  qu'elle  goiitait  cet 
enivrement  du  bal,  ce  charme  qu'une  femme 
éprouve  à  se  sentir  entraînée  par  le  mouvement 
de  l'orchestre  et  soutenu  par  un  danseur  entraîné 
comme  elle.  Marguerite  s'y  abandonna  de  tout 
cœur;  un  moment  elle  oublia  les  soucis  qui  la 
rongeaient  et  se  livra  aux  caprices  de  la  mesure; 
et  ses  souvenirs  et  ses  chagrins,  elle  oublia  tout 
jusqu'à  ce  miroir  fatal  dont  l'idée  cruelle  pesait 
tant  sur  sa  destinée.  En  revenant  à  sa  place  elle 
aperçut  Thérèse,  Bathilde  et  Thécla,  mais  eUe 
n'eut  pas  le  temps  de  leur  parler,  tant  elles  passè- 
rent rapidement. 

De  retour  à  sa  place,  un  second  cavalier  vint 
l'inviter,  mais  cette  fois  la  maman  Schnaps  refusa 
son  consentement.  La  soirée  était  fraîche ,  et  le 
temps  menaçait  pluie  ;  elle  emmena  sa  petite  fille 
et  sortit  de  ce  paradis  nouvellement  décou- 
vert qui  se  nommait  le  bal  de  la  Redoute.  Ren- 
trées à  leur  demeure ,  la  vieille  femme  et  la  jeune 
fille  s'assirent  en  face  l'une  de  l'autre  sans  mot 
dire  ;  toutes  deux  avaient  leurs  pensées. 

—  Eh  bien!  petite,  dit  à  la  fin  la  m<nman 
Schnaps,  tu  n'as  pas  envie  de  consulter  ton  mi- 
roir, tu  ne  veux  pas  savoir  ce  que  signifient  tous 
ces  regards  qui  l'ont  poursuivie? 

—  Je  suis  fatiguée ,  dit  Marguerite. 

La  maman  Schnaps  se  leva  en  souriant ,  et  re- 
vint se  poser  devant  Marguerite  le  miroir  à  la 
main. 

—  Regarde  donc,  comment  sera  dans  six  mois, 
avec  toi  ou  avec  une  autre, celui  qui  t'a  fait  danser. 

Marguerite  leva  les  yeux  et  aperçut  un  homme 
noirci  par  la  fumée ,  une  sorte  de  cyclope  à  l'air 
horriblement  mal  propre  et  brutal  qui  prononçait 
ces  mots  en  montrant  le  poing  :  ^ 

—  Femme  !  je  t'ai  déjà  prévenue  ;  si  demain , 
quand  je  rentrerai,  ma  soupe  n'est  pas  chaude, 
gare  à  toi  !.., 

Cette  image  n'était  pas  faite  pour  chasser  les 
idées  funèbres  de  Marguerite  ;  tous  ses  regrets , 
toutes  ses  douleurs,  tous  ses  désirs  vagues  et  ré- 
primés, toutes  ses  sensations  ^douloureuses  des 
jours  précédens,  l'assaillirent  en  mêaie  temps,  et 
elle  fut  sur  le  point  de  répondre  à  sa  grand- 
mère  : 

—  Maman  Schnaps,  reprenez  votre  miroir,  je 
n'en  veux  pluç;  j'aime  mieux  pleurer  tout  à  mon 


—  471 


aise  dans  six  mois ,  comme  Thérèse ,  Bathilde  et 
Thécla ,  que  de  plem^er  tous  les  jours  comme  je 
le  fais. 

La  maman  Schnaps  devina  probablement  ce 
que  Marguerite  n'avait  pas  osé  dire ,  car  quel- 
ques momens  après  ,  en  déposant  sur  le  front  de 
la  jeune  Oiie  le  baiser  du  soir,  avant  de  rentrer 
dans  sa  chambre,  elle  lui  dit  : 

— Prends  garde,  Marguerite,  tu  sais  déjà  com- 
ment les  colombes  s'envolent ,  prends  garde  d'ap- 
prendre coiûment  le  bonheur  s'en  va. 

Malgré  cet  avertissement,  Marguerite  persista 
dans  sa  résolution  ;  les  jours  suivans  l'y  confir- 
mèrent. Elle  fit  de  nouvelles  expériences  qui  tour- 
nèrent tout  aussi  mal  que  les  autres,  et  se  décida 
à  rendre  à  sa  grand'mère  ce  fatal  miroir  qu'elle 
avait  reçu  naguère  avec  tant  de  joie.  Dans  sa 
prévention  extrême  contre  le  talisman  de  la 
maman  Schnaps,  elle  allait  jusqu'à  l'accuser  d'im- 
posture, et  trouvait  à  lui  opposer  des  argumens 
tels  que  ceui-ci  :  il  est  impossible  que  tous  les 
hommes  soient  faux,  tous  les  sermens  trompeurs, 
et  que  l'amour  le  plus  sincère  se  dissipe  comme 
une  songe  au  bout  de  six  mois  ;  donc  le  miroir 
mentait,  et  la  maman  Schnaps  n'avait  peut-être 
imaginé  un  pareil  conte  que  pour  l'effrayer. 

Il  ne  fallut  rien  moins  qu'un  grand  événement 
pour  ébranler  son  incrédulité  ;  ce  grand  événe- 
ment fut  la  visite  de  Thérèse.  Thérèse  avait 
l'air  triste  ,  fatigué  ,  abattu.  En  entrant ,  elle 
prit  la  main  de  Marguerite  et  la  serra  affectueuse- 
ment; des  larmes  roulaient  dans  ses  yeux,  et  elle 
s'écria  : 

—  Je  suis  bien  malheureuse  ! 

Pourtant  trois  mois  seulement  s'étaient  écoulés 
depuis  la  dernière  entrevue  des  deux  amies; 
aussi  Marguerite  fut-elle  réellement  épouvantée. 
Elle  songea  à  son  miroir,  et  le  comparant  en  idée 
à  une  horloge  qui  marque  rapidement  les  heures 
joyeuses  et  lentement  les  mauvaises  heures  : 

—  Mon  Dieu!  dit-elle,  n'est-il  pas  déjà  assez 
cruel,  et  faut-il  encore  qu'il  avance  de  trois 
mois! 

Elle  se  mit  alors  à  pleurer  avec  Thérèse, 
n'osant  pas  la  questionner. 

— Je  suis  bien  malheureuse!  répéta  celle-ci; 
ab!  pourquoi  n'ai-je  pas  eu  une  amie  éclairécqui 
m'ait  montré  le  piège  où  j'allais  tomber?  Combien 
je  regrette  maintenant  nos  bienheureux  samedis, 
nos  innocentes  causeries  et  nos  parties  de  loto. 

Cette  réhabilitation  du  loto  dans  l'esprit  de 
Thérèse  parut  à  Marguerite  un  symptôme  écla- 
tant de  désastre. 

—Mais qu'as-tu  donc?  Est-ce  que  ton  amou- 
reux?,.. 

—  Ne  te  fie  jamais  aux  discours  des  amoureux, 
dh  Thérèse,  le  mien  ne  m'aime  plus  et  m'aban- 
donne. 

—Et  Bathilde,  demanda  Marguerite,  et  Thé- 
cla?... 

Thérèse  ne  répondit  que  par  un  nouveau  dé- 
luge de  larmes. 

Marguerite  alors  fut  bien  obligée  de  convenir 
que  son  miroir  n'était  pas  un  imposteur,  et  disait 
par  fois  la  vérité.  Cette  scène  laissa  dans  son  es- 
prit une  impression  doulourcnsc.  D'une  part,  si 
le  miroir  disait  vrai,  il  fallait  donc  s'en  rapporter 
à  lui  et  suivre  ses  conseils;  mais,  d'autre  pan, 
si  clic  ne  rencontrait  jamais  le  cavalier  modèle 


que  sa  maman  Schnaps  lui  avait  si  généreusement 
permis  d'accueillir,  comment  faire  ?  quelle  per- 
plexité !  ici  le  malheur,  là  l'impossible,  une  bar- 
rière infranchissable  des  deux  côtés  ;  le  désir  et  le 
savoir,  deux  choses  inconciliables  à  tout  jamais!... 
Un  jour  que  la  maman.Schnaps  était  sortie  pour 
porter  de  l'ouvrage,  et  que  Marguerite  se  trou- 
vait seule  dans  sa  chambre  réfléchissant  à  la  bizar- 
rerie de  sa  position,  on  frappa  légèrement  à  la 
porte.  Marguerite  alla  ouvrir,  et  quel  fut  son 
étonncment  en  voyant  un  jeune  homme  qui  te- 
nait à  la  main  une  cage  couverte  d'un  mouchoir 
en  soie.  Ce  jeune  homme  était  beau,  il  avait  l'air 
troublé  et  heureux  à  la  fors  ;  ses  yeux  du  plus 
beau  bleu  brillaient  à  travers  deux  longs  cils  qui 
en  tempéraient  l'éclat  ;  son  teint  avait  toute  la 
fraîcheur  du  printemps;  c'était  exactement  le  por- 
trait de  celui  que  Marguerite  avait  \ti  en  songe. 
Il  leva  le  mouchoir  de  soie  qui  enveloppait  la 
cage,  et  Marguerite  aperçut  trois  colombes  qui,  à 
sa  vue,  s  émirent  à  battre  des  ailes. 

—  Mademoiselle,  dit  le  jeune  homme,  je  vous 
rapporte  des  oiseaux  qui  vous  appartiennent,  et 
que  je  suis  bien  joyeux  d'avoir  reu-ouvés. 

Marguerite  examina  les  colombes,  c'étaient 
bien  les  siennes,  elles  les  reconnut  toutes  trois 
aux  signes  particuliers  qui  les  distinguaient.  La 
première  avait  au  cou  un  grain  d'ébène,  la  seconde 
avait  le  bout  de  l'aile  irisé,  et  la  troisième  portait 
fièrement  sur  le  front  une  aigrette  chatoyante. 

—  Mes  colombes ,  mes  chères  colombes  !  dit 
Marguerite  palpitante  de  plaisir,  pourquoi  m'avez- 
vous  quittée,  ingrates  ?  et  pourquoi  faut-il  qu'on 
vous  ait  forcées  à  revenir? 

— Quelle  récompense  me  donnerez-vous  pour 
cela?  ajouta  le  jeune  homme  d'un  ton  de  voix  sup- 
pliant. J'ai  battu  bien  des  buissons  pour  vous  rap- 
porter vos  colombes,  je  me  suis  ensanglanté  les 
doigts,  j'ai  bravé  le  danger  et  la  fatigue ,  car  je 
savais  combien  vos  colombes  vous  étaient  chères, 
et  j'aurais  donné  ma  vie  pour  vous  les  rendre. 

Marguerite  rougissait  et  tremblait  en  entendant 
ces  paroles  ;  son  rêve,  tout  son  rêve  devenait  une 
réalité.  Mais  par  quel  hasard  ce  jeune  homme 
avait-il  su  qu'elle  avait  perdu  trois  colombes? 
comment  avait-il  découvert  sa  demeure?  Elle 
n'osa  pas  lui  adresser  une  question,  car  elle  s'a- 
dressait cette  question  à  elle-même  :  quelle  récom- 
pense veut-il,  et  qu'elle  récompense  puis-je  lui 
donner? 

—  Mademoiselle,  continua  le  jeune  homme,  je 
veux  vous  dire  le  fond  de  ma  pensée,  car  jamais 
le  mensonge  ne  s'est  posé  sur  mes  lèvres.  Je 
suis  déjà  récompensé  de  ce  que  j'ai  fait  ;  je  vous 
connaissais,  je  vous  avais  vue,  et  j'avais  formé  le 
désir  de  vous  parler,  de  vous  entendre.  Merci 
donc  à  vos  oiseaux  qui  aujourd'hui  m'introduisent 
auprès  de  vous  !  Mais  maintenant  dois-je  me 
retirer  sans  emporter  l'espoir  de  vous  revoir  ?  Ne 
Usez-vous  pas  dans  mon  cœur  ?  Ne  comprendrez- 
vous  pas  les  seiuimens  que  je  n'ose  vous  peindre  ? 
M'accordercz-ïous  le  droit  de  me  dire  vou-e 
ami  ? 

Jamais  Marguerite  n'avait  entendu  une  voix  si 
douce,  des  paroles  aussi  harmonieuses.  Les 
manières  de  riiironiinu,  ses  gestes,  l'expression 
de  SCS  regards  formaient  pour  elle  un  ensemble 
délicieux  qu'elle  n'avait  jamais  soupçonné.  Le 
moyen  de  croire  que  de  telles  paroles  pussent 


être  perfides,  qu'une  figm^e  aussi  franche  pût 
cacher  un  cœur  faux. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  je  ne  dépends  pas 
de  moi,  j'ai  une  grand'mère  qui  dirige  ma  con- 
duite et  veille  sur  mes  actions.  Je  parlerai  à  ma 
grand'mère,  et  si  elle  y  consent,  je  serai  heureuse 
de  vous  renouveler  mes  remercîmens. 

Marguerite,  en  parlant  de  sa  grand'mère,  son- 
geait à  son  miroir,  c'était  lui  qu'elle  voulait  con- 
sulter ;  car  la  visite  de  Thérèse  avait  opéré  en 
elle  une  réaction  violente  ;  et  elle  ne  voulait  pas 
s'exposer  aveuglement  à  un  malheur  dont  la 
preuve  lui  était  acquise. 

L'inconnu  la  regarda  quelque  temps  en  silence, 
avec  une  expression  de  résignation,  de  douleur 
et  de  supplication  ;  puis  il  se  retira  en  disant 
adieu  de  la  main  à  Marguerite. 

Marguerite  courut  à  son  miroir  ;  pour  cette 
fois  elle  avait  confiance,  son  miroir  ne  pouvait  lui 
annoncer  que  du  bonheur.  Enfin  il  s'était  trouvé 
cet  idéal  presque  impossible  que  depuis  quelque 
temps  elle  poursuivaitde  sesdésirs  les  plus  ardcns. 
Elle  passa  donc  rapidement  la  manche  de  sa  robe 
sur  le  miroir  prophétique,  mais,  au  mo  ment  d'y 
jeter  les  yeux,  le  frisson  la  prit,  elle  eut  peur  ;  si 
cette  image  que  son  cœur  réfléchissait  si  douce  et 
si  pure  allait  se  transformer  en  monstre,  si  cette 
illusion  qu'elle  choyait  déjà  comme  un  trésor 
allait  se  briser  tout  d'un  coup  au  contact  de  l'ave- 
nir !  Je  suis  heureuse,  se  disait-elle,  parce  que  je 
crois  à  la  sincérité  de  l'inconnue  ;  si  mon  miroir 
confirme  ce  que  je  sens,  qu'aurai-je  gagné  ?  de 
croire  comme  avanU  Mais  si  le  contraire  arrive, 
j'aurai  tout  perdu.  Réalité  ou  illusion,  ma  foi  fait 
mon  bonheur  ;  pourquoi  risquer  de  la  perdre, 
poiuquoi  jeter  ce  que  je  puis  garder  ? 

A  ce  petit  sophisme,  il  y  avait  une  objection 
bien  simple  :  mais  le  danger?  Marguerite  crut 
réfuter  victorieusement  l'objection  en  disant  : 
Le  danger  n'est  pas  si  proche,  je  ne  reverrai 
peut-être  jamais  ce  jeune  homme,  et  si  l'horizon 
devenait  menaçant,  il  serait  toujours  temps  de 
m'en  rapporter  à  mon  miroir.  On  voit  sur  quelle 
pente  se  laissait  aller  Marguerite  à  son  insu;  mais 
elle  avait  encore  dans  les  oreilles  le  doux  bruit 
des  paroles  de  l'inconnu  et  ne  se  rappelait  plus 
les  sages  averlissemens  de  sa  maman  Schnaps  ; 
la  science  avait  triomphé  tant  que  le  sentiment 
ne  s'était  pas  montré  ;  maintenant  que  le  senti- 
ment venait  d'éclore,  la  pau\Te  science,  toute 
honteuse,  se  cachait  crainte  d'être  vaincue. 

Marguerite  ne  dit  rien  à  sa  maman  Schnaps  de 
ce  qui  s'était  passé,  et  imagina  un  petit  mensonge 
pour  expliquer  le  retour  des  trois  colombos;  mais 
dix  fois  au  moins  dans  le  jour  elle  se  mit  à  la 
fenêtre.  Vers  sept  heures  du  soir,  l'inconnu  passa 
sous  sa  fonêu-e,  il  tenait  un  bouquet  de  wergis- 
mein-nich  àlamain,  et  l'élevaen  l'air,  ciuunepour 
en  faire  hommage  à  Marguerite. 

Celte  façon  discrète  d'exprimer  son  amour 
parut  à  la  jeune  fdle  le  comble  de  la  délicatesse. 
Le  lendemain,  à  la  même  heure,  l'inconnu  re- 
commença le  même  manège  ;  décidément  c'était 
là  une  conduite  héroïque,  et  moins  que  jamais 
Marguerite  ne  songeait  à  consulter  son  miroir. 
Que  pouvait-elle  désirer  de  plus  ?  Quand  Tincon- 
nu  avait  passé,  elle  rcfermaitsa  fenêtre  et  recueil- 
lait dans  son  cœur  le  bonheur  qut  sa  vue  lui 
avait  causé.  Cela  dura  quinze  jours  ainsi;  au  bout 


—  472  — 


de  quinzo  jours,  le  jeune  homme  passa  encore 
sous  la  fenêtre  (le  Marguerite,  mais  il  avait  l'air 
plus  triste  que  de  coutume  et  ne  tenait  plus  de 
wergismein-nich  à  la  main.  Ce  changement  inquiéta 
hoautoup  Mar;;uerite.  Le  lendemain,  dans  la  ma- 
tinée, elle  reçut  la  lettre  suivante  : 
Mademoiselle, 
Il  faut  absolument  que  je  vous  voie;  accordez- 
moi  la  permission  de  me  présenter  chez  vous  ; 
je  vous  promets  de  me  montrer  respectueux  et 
soumis,  et  je  vous  apporterai  un  beau  bouquet  de 
wcrgismein-nich. 

Signé  Wn.nEM. 
Place  du  Grand-Frédéric. 
Marguerite  ne  crut  pas  devoir  répondre  à  cette 
lettre  et  se  contenta  de  se  mettre  comme  par  le 
passé  à  sa  fenêtre;  mais  Wilhem  ne  parut  pas, 
et  h'ilt  jours  après  Marguerite  reçut  une  seconde 
lettre  qui  contenait  ces  mots  : 

Si  ce  soir  à  huit  heures  vous  ne  vous  trouvez 
pas  sous  le  dixième  raaronnier  de  l'allée  du  prince 
royal,  je  me  tuerai. 

L'écriture  de  cette  letu-e  était  tremblée  et  dé- 
notait la  plus  extrême  agitation  dans  celui  qui 
l'avait  écrite.  Marguerite  la  lut  et  la  relut,  et  fut 
toute  la  journée  dans  des  transes  mortelles;  d'un 
côté  se  trouver  h  un  rendez-vous  c'était  mal; 
mais  de  l'autre,  laisser  mourir  un  jeune  homme 
qui  lui  avait  rendu  ses  colombes,  c'était  bien 
cruel.  Jusqu'à  sept  heures  et  demie,  elle  flotta 
ainsi  d'une  idée  à  l'autre;  à  la  lin  elle  se  décida  à 
partir  et  se  rendit  aux  dixième  maronnier  de 
l'ailée  du  prince  royal.  Wilhem  l'y  attendait,  et 
lui  montra  la  crosse  d'un  pistolet  caché  dans  la 
poche  de  son  habit,  preuve  que  son  intention  de 
se  tuer  était  sérieuse.  Le  moyen  de  douter  d'un 
amour  qui  va  jusqu'au  suicide!  On  causa  environ 
une  demi-heure  au  clair  de  la  lune  :  Wilhem  fit 
les  plus  magnifiques  protestations,  et  en  quittant 
Marguerite  il  l'embrassa. 

C'était  le  premier  baiser  que  recevait  Margue- 
rite, aussi  en  fut  elle  toute  bouleversée.  Mainte- 
nant, il  n'y  avait  plus  de  ménagemens  à  garder; 
le  danger  devenait  pressant.  Maiguerite  rentra 
chez  elle  avec  l'intention  bien  arrêtée  de  consulter 
son  miroir,  elle  s'enferi:ia  dans  sa  chambre  et 
courut  à  la  petite  armoire  où  elle  avait  coutume 
de  le  déposer;  n>ais  en  avançant,  son  pied  fit 
crier  sur  le  carreau  un  fragment  de  verre  cassé, 
et  en  baissant  les  yeux,  elle  vit  son  miroir  brisé 
en  mille  pièces  et  jonchant  le  carreau  de  ses  dé- 
bris ;  en  même  temps,  elle  entendit  un  miaule- 
ment plaintif;  c'était  son  chat  qui  ies  oreilles 
Laissées  s'avouait  le  coupable  et  demandait  par- 
don de  sa  faute. 

Qu'on  juge  du  désespoir  de  Marguerite,  son 
miroir  brisé  au  moment  où  elle  en  avait  tant 
besoin,  qu'allait-ellc  devenir?  Il  faudrait  donc 
toutconfier  àsa  maman  Schnaps!  Mais  que! 
aveu  pénible  !  Cependant  elle  n'hésita  pas,  et  pous- 
sant la  porte  qui  séparait  lachambre  de  la  maman 
Schnaps  de  la  sienne,  elle  avança  en  droite 
ligne  vers  le  lit  de  sa  grànd'mère.  Le  lit  était 
vide;  elle  appela,  personne  ne  répondit. 
Maman  Schnaps  ,  s'cci  ic-tcllc ,  c'est  votre 
petite-fille  qui  vous  appelle,  venez  ii  mon  recours; 
rien!  Son  chat  qui  ]':ivait  suivie  continuait  :,eul  ;î 
miauler  d'une  f«r(,n  lugubre  ;  chose  étrange,  le 
li»  tCéiaitpas  même  défait-.  MarsiitrlicM^aif  (]iie 


sa  grànd'mère  ne  sortait  jamais  le  soir,  que  pen- 
ser ?  Elle  s'assit  auprès  du  lit  en  pleurant  ;  mais 
pendant  que  d'un  regard  fixe  et  désespéré  elle 
regardait  un  à  un  les  carreaux  de  la  chambre,  elle 
vit  dans  un  coin  un  petit  monceau  de  cendre 
blanchâtre,  et  sur  cette  cendre  un  papier  déplié  ; 
elle  ramassa  le  papier  et  lut  ce  qui  suit  : 

«  Mon  existence  tenait  à  celle  du  miroir  que  je 
"t'avais  donné;  le  miroir  est  cassé,  ma  vie  s'est 
"éteinte.  Il  y  a  douze  ans  que  ta  grànd'mère  est 
•  morte,  ma  chère  petite.  Tu  vois  donc  que  je  ne 
"Suis  pas  ta  grànd'mère;  mais  j'av.is  pris  les  traits 
"de  ta  maman  Schnaps  pour  être  auprès  de  toi, 
"parce  que  je  t'aimais  et  que  je  voulais  te  préser- 
"  ver  des  pièges  où  tombent  tant  de  jeunes  filles. 
«Fasse  le  ciel  que  mon  souvenir  te  tienne  lieu 
"de  ma  présence!" 
"Atlieu.  La  fée  SciENTiA.» 

Marguerite  ne  voulut  point  séparer  la  fée 
Scientia  de  sa  maman  Schnaps,  et  pleura  l'une 
sous  les  traits  de  l'autre  ;  pendant  un  grand  mois 
elle  ne  songea  qu'à  prier  Dieu,  et  Wilhem  ne 
parut  pas.  I\]ais  au  bout  d'un  mois  il  vint  voir 
-Marguerite,  et  lui  dit  qu'ayant  appris  la  mort  de 
sa  maman  Schnaps,  il  n'avait  pas  voulu  troubler 
sa  douleur,  mais  qu'il  avait  beaucoup  pensé  à  elle. 
Du  reste,  il  ne  parla  pas  de  son  amour,  et  cette 
discrétion  parut  de  très  bon  goût  à  Marguerite. 
Peu  à  peu  les  visites  devinrent  fréquentes!  il  était 
toujours  bon,  aimable  et  raisonnablement  entre- 
prenant. Peu  à  peu,  Marguerite  se  familiarisait 
avec  lui  ;  après  l'avoir  appelé  monsieur,  elle  l'ap- 
pela M.  Wilhem,  puis  tout  simplement  Wilhem,  et 
alors  ils  allèrent  ensemble  au  Bal  de  la  liedoùte. 
Pendant  deux  mois  Marguerite  gofita  le  bon- 
heur d'un  premier  amour,  mais  non  sans  trouble 
et  sans  mélange.  Le  souvenir  de  son  terrible 
miroir  et  de  la  cruelle  expérience  qu'elle  avait 
acquise,  était  comme  un  nuage  qui  obscurcissait 
ses  plus  beaux  jours.  Quand  Wilhem  avait  l'air 
soucieux,  le  regard  plus  distrait  que  de  coutume, 
elle  descendait  mélancoliquement  en  elle-même 
et  se  demandait  :  est-ce  que  déjà  le  prisme  se  dé- 
compose ?  est-ce  que  le  soleil  s'en  va  ! 

Le  cinquième  mois,  Wilhem  vint  la  trouver  en 
costume  de  voyage,  il  avait  l'extérieur  composé  : 
Marguerite  pressentit  un  grand  malheur. 
—  Marguerite,  lui  dit-il,  ma  mère  est  malade  à 

Francfortet  m'écrit  d'aller  la  voir;  je  pars,  mais 
je  reviendrai. 

Marguerite  comprit  tout,  et  quoiqu'elle  n'es- 
pérât pas  le  revoir  jamais,  elle  eut  le  courage  de 
lui  dire  adieu  en  souriant  ;  mais  quand  il  fut 
parti,  les  sanglots  éclatèrent  à  travers  sa  poitrine. 
A  quoi  donc  lui  avait  servi  d'avoirla  fée  Scien- 
tia pour  marraine  ? 

Jules  A.  David. 
(L'Euroi)e  Monarchique] , 


ESQUISSES  DE  MŒURS. 
PARIS  EN  ÉMEUTE. 

Pour  cor.uaiire  un  homme ,  ce  n'est  pas  tout 
de  le  voir  bien  poilaiit:  il  faut  IVlu.ier  ausi 
quand  il  c.L  malade.  L'étal  de  malaiiie  développe 
va  uoas^'le  plusiouvcut  nos  défauis,  cl  quelque- 


fois nos  qualités  ;  s'il  efface  quelques  traits  sail- 
lans  de  notre  caractère ,  il  en  est  d'autres  qu'il 
fait  ressortir.  Telle  âme  qui  parait  le  plus  forte- 
ment trempée,  faiblit  sous  la  souffrance  ;  tel  carac- 
tère égal  et  doux  s'aigrit  et  se  hérisse  ;  tel  de  lion 
devient  agneau  ;  tel,  d'agneau  qu'il  était,  se  fait 
lion. 

Les  masses  d'hommes  qui  composent  un  peu- 
ple, une  ville,  ont  leurs  maladies,  leurs  crises  mo- 
rales, comme  les  individus  isolés  ont  leurs  mala- 
dies physiques. 

Encore  ces  crises  n'offrent-elles  pas  le  même 
aspect  en  France  et  en  Angleterre,  à  Paris  et 
dans  toute  autre  ville.  Etudions  Paris  malade,  Pa- 
ris en  élat  de  fièvre,  Paris  en  émeute.  Aussi  bien, 
les  battemens  de  ses  arlères  envoient  des  pulsa- 
tions aux  deux  ^bouts  de  la  France.  Dans  nos 
autres  cités,  l'émeute  est  locale  ;  à  Paris  l'émeute, 
suivant  l'occurence,  devient  une  révolution,  qu'elle 
expédie  immédiatement  par  les  mallet-postes  :  la 
centralisation  se  trouve  tout  organisée  à  son 
profit. 

Triste  sujet  d'études,  que  Paris  en  émeute  ! 
sujet  qui  ne  nous  a  pas  manqué  depuis  neuf  ans, 
et  qui ,  par  la  force  des  choses,  par  l'impérieuse 
loi  des  principes ,  vient  de  se  reproduire  encore, 
aussi  vivace  que  jamais  ! 

Comment  arrive  l'émeute  ?  Quel  est  son  com- 
mencement, ion  piemier  signal?  Nul  ne  peut  le 
dire,  ou  plutôt  mille  vous  le  diront,  mais  nul  au 
juste  ne  le  sait.  C'est  une  voix  jetée  dans  l'air,  et 
à  laquelle  d'autres  voix  répondent  :  c'est  un  de 
ces  atomes  crochus,  auxquels  un  philosophe  vou- 
lait attribuer  l'honneur  de  la  création  du  monde, 
et  qui,  rencontrant  d'autres  atomes ,' se  joint  et 
s'agglomère  avec  eux.  L'émeute  surgit  tout  à 
coup,  quand  personne  ne  l'attend;  nous  parlons 
ici  de  la  véritable  émeute ,  qui  tient  une  arme  et 
livre  bataille  ,  et  non  pas  du  rassemblement  mi- 
sérable et  ridicule,  que  des  badauds  forment  sur 
le  boulevard ,  sans  savoir  pourquoi,  quand  la  re- 
nommée a  dit  d'avance  :  «  Tel  jour,  à  telle  heure, 
à  tel  endroit,  il  y  aura  rassemblement.  » 

Voici  l'émeute  née  :  elle  a  fait  acte  de  vie  par 
un  coup  de  fusil  tiré,. par  l'attaque  d'un  poste, 
par  la  chute  des  réverbères  que  l'on  brise  en 
éclats.  Le  réverbère,  dans  toute  émeute ,  est  la 
première  victime  inévitablement  dévolue  à  la  des- 
truction. H  y  a,  dans  Paris,  telle  rue  dont  les  ré- 
verbères ont  élé  renouvelés  dix  fois  depuis  la  ré- 
volution de  judiet,  cette  sublime  casseuse  de  lan- 
ternes. C'est  une  cible  contre  laquelle  les  ama- 
teurs exercent  leur  adresse.  Toute  maison  en 
construction  ou  en  démolition  fournit  des  projec-  . 
tiles.  A  défaut  de  pierres  ou  de  plat  as,  l'émeute 
improvisera,  pour  cet  usage  ,  d'autres  munitions. 
Le  lundi  de  la  semaine  dernière,  on  remarquai:, 
à  la  Pointe-Saint-Eusiache ,  près  le  marché  des 
Innocens,  une  lampe  à  gaz  brisée,  où  pendaiei  t 
encore  qucliiucs  radis.  L'émeute  de  la  veille,  pour 
viser  aux  réverbères,  s'était  approvisionnée  avec 
les  bottes  de  Itgumes  du  marché. 

Déjà,  dans  le  quarùer  où  surgit  l'émeute,  voii  i 
que  la  buutiijuo  priideulc  clôt  en  toute  hftle  sa 
devanture  ,  et  que  les  pa;sagcs  ferment  kurs 
firilles;  voici  qua  la  première  barricade  se  (orme. 
sous  la  niaind'inijéiiicuis  c.\pjdiiif-<.  La  barrir^ 
(SI  une  tics  gloires  de  la  grande  semaine  :  eUnta^ 
yardo  toutes  ics  iradiiioiis  de  celte  iiciic  cpo|lic»^ 


—  473  — 


L'invention  des  omnibus  la  sert  à  merveille.  Ces 
longues  arches  de  Noé ,  où  l'industrie  entasse  en 
vis-à-vis  jusqu'à  seize  humains,  suflisent  à  elles 
seuil  s  pour  bari-er  certaines  rues,  A  la  première 
réquisition  de  l'émeute ,  qui  crie  :  Uattc-tà ,  con- 
ducteur et  cocher  capitulent  sans  résistance,  et 
quittent  leur  poste  avec  tous  les  honneurs  de  la 
Ruerre.  Ils  emmènent  leurs  chevaux ,  sur-le- 
champ  dételés.  Quant  à  la  population  de  l'omni- 
bus ,  l'émeute  lui  laisse  le  temps  d'évacuer  la 
place.  On  a  efl'rayé  les  cuisinières  en  leur  con- 
tant d'allreuses  aventures  d'omnibus  renversés  par 
l'émeute  avec  tout  leur  contenu ,  changé  de  la 
sorte  en  barricade  vivante.  Ces  histoires  d'ogre 
sont  pure  calomnie  :  l'émeute  a  des  procédés  :  on 
l'a  vue  donner  galammentla  main  aux  dames,  pour 
les  aidi  r  à  descendre  de  voiture. 

Donc,  un  omnibus  ou  un  fiacre,  un  tonneau  de 
porteur  d'eau ,  quelques  planches,  voilà  les  pre- 
miers matériaux  du  retranchement  improvisé. 
Des  pavés  le  complètent.  Le  dépavage,  si  bien 
glurifié  aux  trois  jours,  compte  à  Paris,  depuis  ce 
temps,  une  multitude  d'adeptes.  En  un  moment, 
quelques  toises  de  la  voie  publique  sont  mises  à 
nu  ;  une  douzaine  d'individus  iuQisent  pour  la 
coDfeclioii  d'une  b  rricade.  Les  passans ,  les 
voisins  regai dent;  s'ils  n'aident  pas,  ils  n'appor- 
tent non   plus  aucun  obstacle ,  ils  laissent  faire. 

L'émeute  ,  dans  Paris,  a  son  quartier,  où,  jus- 
qu'ici, elle  s'est  concentrée;  c'est  toute  cette  zone, 
comprise  d'une  part  entre  la  rue  Montmartre  et  la 
rue  du  Temple;  de  l'autre,  entre  les  quais  et 
les  boulevards.  Hors  les  trois  ou  quatre  voies 
principales  qui  traversent  celle  région,  les  i nos 
y  sont  étroites,  noires,  tortueuses  ,  propices  à  la 
défense,  ainsi  qu'à  la  retraite.  Vous  verrez  qu'un 
de  CCS  jours ,  le  gouvernement ,  qui  a  voulu 
mettre  toutes  les  provinces  de  l'Ouest  en  grandes 
routes ,  présentera  aux  chambres  un  projet  pour 
mettre  la  moitié  de  Paris  en  grandes  rues  straté- 
giques. Ces  deux  idées,  après  tout,  ne  seront  pas 
|rlus  ridicules  et  plus  ahsurdes  l'une  que  l'autre. 

Dès  les  premiers  symptômes  de  l'émeute  ,  le 
pamin  s'est  trouvé  là  ;  l'illusirc  gamin  de  la 
grande  semaine,  <iui  sans  cesse  se  remplace  et  se 
renouvelle  ,  cxisience  à  part,  (|ue  Paris  seul  con- 
nail.  Le  gamin  a-t-il  des  parcns  ;'  rrobablemeiit, 
d'après  l'adage  de  Bridoison  ;  mais  il  vit  comme 
s'il  n'en  avait  pas.  A-t-il  un  état  ?  Autre  pro- 
blème. Le  véritable  gamin  est  une  espèce  de 
Ijzzarone  de  treize  ou  quatorze  ans,  qui  est  encore 
enfant  par  la  taille,  et  qui  est  déjà  homme  par  les 
passions  mauvascs,  par  lu  corruption  précoce  qui 
a  flétri  ses  traits.  Sa  vie  se  passe  dans  la  rue ,  où 
il  fouille  les  ruisseaux,  ouvre  les  portières  des 
voitures,  mène  les  chevaux  boire,  et  se  crée  vingt 
autres  iudustrirs  anonymes  et  sans  patente.  C'est 
le  plus  hideux  produit  de  la  démoralisation  dos 
classes  pauvres  dans  la  grande  ville;  quelque 
jour,  il  peuplera  le  bagne  ;  en  attendant,  il  saisit 
avidement  toute  occasion  de  trouble  et  de  tumulte; 
il  joue   au  meurtre  avec  délices. 

Mais  le  biuit  tie  l'imcutc  commence  à  £c  ré- 
pandre hors  du  quartier  où  elle  a  ])ris  naissance. 
Les  ordonnances  courent  Paris  au  galop  ;  les 
troupes  se  nu  lient  sous  les  ai  in.s  ;  les  tambours 
de  kl  garde  nationale  batloul  le  rappel.  Cille 
triste  iiiusliiuc  va  propageant  lalai nie  et  grossis- 
suii  l'impurinncù  dcl>  «Ivéïicmciifi  'ruUtcfois,  c'est 


seulement  p«u  à  peu  que  la  rumeur  se  répand  du 
centre  de  Piris  aux  quartiers  éloignés.  Le  cœur 
de  la  ville  est  le  théâtre  de  la  guerre ,  et  certains 
faubourgs  8*nt  encore  plongés  dans  une  parfaite 
quiétude.  Aix  Champs-Elysées ,  par  exemple ,  si 
c'est  l'aprèsmidi  d'un  beau  dimanche  de  prin- 
temps, la  drculation  déplus  en  plus  rare  des 
promeneurs  et  des  voitures,  annoncera  seule  que 
le  centre  de  Paris  s'agite.  C'est  le  sang  qui  rellue 
des  extrémités  vers  le  cœur.  Le  faubourg  pres- 
que désert ,  fait  silence  et  tend  l'oreille  ,  pour 
écouter  si  le  lent  lui  apporte  un  écho  du  tumulte 
lointain. 

Voilà  un  d(s  traits  caractéristiques  de  Paris  en 
émeute  ;  c'est  cette  tranquillité  d'une  portion  de 
l'immense  vills,  opposée  à  l'agilalion  des  autres 
quariiers.  Il  est  des  rues  où  l'habitant  d'une  mai- 
son cachée  au  fond  d'un  jardin ,  pourrait  se  ré- 
veiller, nouvel  Epiménide,  sans  soupçonner  que 
la  guerre  civile  a  ensanglanté  la  capitale  et  même 
qu'une  révolution  s'est  accompUe.  Il  est  aussi  à 
Paris  des  existences  si  bien  concentrées  dans  une 
seule  habitude,  dans  une  seule  passion,  que  ces 
gens-là  s'aperçoivent  des  événemens  politiques 
uniquement  par  la  réaction  qui  peut  en  résulter 
sur  leur  idée  fixe,  sur  leur  occupation  accoutu- 
mée. Maint  savant,  absorbé  dans  l'étude  d'un  texte 
latin  ou  grec,  hébreu  ou  sanskrit,  ne  s'est  douté 
de  la  révolution  de  1830  que  par  la  fermeture  de 
la  bibliothèque  oit  se  passaient  toutes  ses  jour- 
nées. Pendant  ce  temps,  le  malheureux  érudii 
n'a  su  que  faire.  De  toutes  les  calamités  publiques, 
celle  là  seule  l'a  vivement  all'ecté.  Pareillement , 
beaucoup  d'adorateurs  du  trente  et  quarante  et 
de  la  roulette  ne  se  fussent  pas  émus  de  ce  qui  se 
passait,  sans  la  clôture  momentanée  des  tripots 
du  Falais-lloyal,  qui  brisait  violemment  leurs  ha- 
biludes. 

Cependant  des  masses  de  troupes  plus  consi- 
dérables que  l'armée  avec  laquelle  Turenne  pré- 
serva la  France  d'une  invasion  allemande,  se  por- 
tent vers  le  théStre  du  mouvement.  Le  piétinement 
de  la  cavalerie,  le  roulement  raurjue  des  canons 
et  des  caissons  ébranlent  les  viires.  Au  bruit 
de  rétcriiel  rappel ,  de  rares  gardes  nationaux 
sortent  de  chez  eux  eu  achevant  d'ajuster  leurs 
bidlleteries  :  bonnes  gens  qu'une  idée  de  devoir 
très  estimable  en  elle-même,  ou  bien  leur  impé- 
rieuse qualité  d'employés  du  gouvernement, 
pousse  à  se  faire  tasser  la  tète  au  profit  d'un 
ordre  de  choses  qui  les  comblera  d'éloges  au 
moment  du  danger,  et,  le  lendemain ,  les  ren- 
verra dédaigneusement  à  leurs  affaires  privées, 
s'ils  s'avisent  de  réclamer  le  plus  léger  droit  po- 
litique. Déjà  un  vaste  rordou  de  baïonnettes 
cerne  les  quariiers  envahis  par  l'émeute  et  en 
repousse  les  curieux.  Les  innombrables  voilures 
(pii  d'ordinaire  sillonnent  Paris ,  sont  réfugiées 
sous  leur  remise.  La  voie  publique  appartient  tout 
entière  aux  groupes  avides  de  nouvelles.  Aux  en- 
co'giiures  des  rues,  le  marchand  de  \in  n'aparde, 
lui ,  de  fermer  sa  boutique ,  plus  fréquentée,  ces 
jours-là ,  que  jamais.  Devant  son  comptoir,  re- 
marquez, en  passant,  ces  individus  à  pliysioiiumie 
sinistre.  C'est  cette  Ile  do  repris  de  justice ,  de 
niali'ai.euis,  de  ;;cns  fans  avt  u  ([ui  semble  sortir 
de  II  lie  aux  jouis  do  Iroulile,  et  y  rentrer  aussitôt 
après. 

OUitCrVOi,  Conidiâ  Uli  d(!«  traits  la  p!u;  remar- 


quables de  la  physionomie  des  jours  d'émeute,  ce 
sentiment  commun  de  curiosité  qui  lie  si  vite 
connaissance  entre  personnes  totalement  étran- 
gères l'une  à  l'autre.  On  s'aborde ,  on  se  ques- 
tionne; vous  voyez  dans  le  même  groupe,  parlant, 
s'inlerrogeant  sur  un  pied  d'égalité  parfaite, 
l'homme  à  la  mise  élégante  et  l'ouvrier  en  blouse 
ou  en  veste.  De  toutes  parts,  au  bruit  de  la  fusil- 
lade qui  pétille,  s'éteint,  se  ranime,  ^'éloig^e,  se 
rapproche,  volent  mille  et  mille  versions  contra- 
dictoires ou  exagérées,  que  l'on  se  jette  en  pas- 
sant. Toute  personne  qui  a  des  dt'tails  à  don- 
ner, un  fait  à  citer,  qui  élève  la  voix  et  gesticule 
avec  action ,  réunit  immériiaiement  autour  d'elle 
un  cercle  pressé  d'auditeurs.  Mont^  z  sur  une 
borne ,  vous  voilà  en  possession  d'une  tribune  ; 
vous  voilà  posé  en  Déraosthène,  et  les  Athéniens 
ne  vous  manqueront  pas. 

C'est  au  milieu  de  ce  mouvement  que  le  vrai 
Parisien  se  montre  tel  qu'il  est.  H  sort  de  chez 
lui  pour  :  flâner  autour  de  l'émeute,  comme  le 
matin  il  est  allé  Bâner  sur  le  boulevard ,  devant 
les  étalages  de  gravures,  ou  au  Champ-de-Mars  , 
pour  voir  les  courses  de  chevaux.  Des  femme  s 
même,  curieuses  jusqu'à  la  plus  imprudente  témé- 
rité, iront  se  mettre  à  portée  des  balles.  Pour  le 
Parisien  ,  en  effet,  tout  est  speciacle,  et  celui-ci 
a  le  mérite  de  ne  pas  se  payer  au  bureau. 

Du  reste,  l'immense  majorité  de  la  population 
demeure  neutre.  Ne  sachant  pas  bien  ce  que  veut 
l'insurrection  ,  quels  sont  ses  moyens,  sa  portée, 
Paris  ne  s'unit  pas  à  elle  ;  mais  aussi,  comme  il 
n'a  aucune  foi  dans  le  pouvoir,  il  s'abstient  de 
prendre  parti  pour  lui.  Il  le  laisse  se  débattre  avec 
l'émeute.  Ceux  qui  ont  peur  du  mouvement,  ne 
le  redoutent  que  dans  une  pensée  toute  person- 
nelle de  conservation  et  d'intérêt,  où  ne  se  mélc 
aucun  sentiment  d'afléetion  ou  rie  conviction  po- 
litique. L'insurrection,  si  elle  offrait  dei  garanties, 
trouverait  Paris  parfaliement  docile.  Voilà  où 
nous  conduit  ce  culte  exclusif  des  intérêts  posi- 
lifs  et  matériels,  auquel  nos  gouvernans  poussent 
de  tout  leur  pouvoir,  pour  endormir  le  pays  dans 
une  torpeur  morale  ;  et  c'est  ainsi  que  dans  l'oc- 
casion, cet  égolsme  qu'ils  ont  favorisé,  se  touroe- 
rait  contre  eux-mêmes. 

La  nuit  est  venue  :  la  lutte  n'est  pas  encore  finie; 
mais  la  curiosité  cède  au  pouvt^ir  des  habitudes. 
Le  Parisien  rentre  chez  lui,  et  verrouille  sa  porte. 
Peu  à  peu,  tous  les  quartiers  où  la  force  publiqae 
et  les  insurgés  ne  sont  pas  ea  présence,  devien- 
nent déserts.  Le  long  des  quais,  dans  les  raes  que 
n'éclairent  ni  léverbères  ni  boutiques,  vous  bî 
voyez  plus  que  de  petits  groupes  qui  parlent  à 
voix  basse  et  diminuent  de  moment  en  moment. 
Cette  physionomie  a  quelque  chose  de  mvsté- 
rieiix  ,  d'étrange,  de  lugubre,  Paris  se  couche. 
Demain  il  saura  ce  qui  s'est  p.\<»e'  pendant  qu'il 
dormait  :  il  apprendra  si  la  lutte  se  soitiont  en- 
core, s'il  doit  saluer  un  pouvoir  nouveaa,  ou  biei  , 
si  tandis  que  sa  tête  reposait  sur  Poreiller .  U 
baïonnette  a  terminé  sa  t.icbe  et  iiojé  la  révolte 
dans  le  sang.  Bonne  ni;it,  P;;ri$ï..,  Bonne  nuit, 
paisible  somme  !  et  songes  couleur  de  rose  ! 

Le  lendemain  .  Paris ,  en  s'évcillant ,  s'informe 
des  événemens  lie  la  nuit  :  on  lui  répond  que  la 
laitière  du  coin  de  l.i  rue  sîaiionne  à  sa  place  or- 
dinaire. Paris  .lui.i  soii  café  «a  lait  rie  t^ms  les 
matins,  pTJiiit  ec;«uiicl.  Od  |>ciit  :i>iurcr  qui  il. 


474  — 


après  les  journées  de  juillet,  les  troupes  royales, 
maîtresses  de  la  campagne  ,  avaient  seulement , 
pendant  quelques  jours,  empêché  les  laitières 
d'entrer  dans  la  capitale,  l'immense  clameur  de 
détresse  poussée  depuis  la  loge  jusqu'à  la  man- 
sarde ,  aurait  forcé  les  grands  citoyens  du  gou- 
vernement provisoire  à  capituler.  Mais  celte  fois, 
Puris  ayant  son  café  au  lait ,  c'est  bien ,  tout  est 
terminé,  la  France  est  sauvée. 

Maintenant ,  nouveau  spectacle  à  regarder  :  il 
est  permis  de  visiter  le  théâtre  du  combat.  Puis 
les  détails  à  recueillir  !  Dans  les  cabinets  de  lec- 
ture à  peine  ouverts,  dans  les  galeries  du  Palais- 
Royal,  où  les  refoule  la  clôture  du  jardin,  d'a- 
vi(k'S  amateurs  s'arrachent  les  premiers  journaux 
sortis  tout  frais  de  l'imprimerie.  La  foule  s'em- 
presse vers  les  quartiers  où  les  troupes  stationnent 
encore.  Sur  les  dalles  de  ce  trottoir,  voici  ime  fla- 
que de  sang  à  demi  sèche.  Cette  maison,  dans  ses 
Titres  brisées,  sur  ses  murs  criblés  de  balles, 
étale  de  nombreuses  cicatrices.  La  police  relève 
les  omnibus  abattus ,  remet  en  hâte  les  pavés  à 
leur  place ,  et  fait  dispaïaître  les  barricades.  Ici , 
c'est  une  civière  portant  à  l'hôpital  un  blessé , 
resté  au  fond  de  quelque  allée.  Plus  loin,  ce  sont 
des  prisonniers  sur  qui  vont  se  fermer  les  verroux 
d'une  geôle,  pour  se  r'ouvrir  peut-être  dans  six 
mois,  quand  on  aura  jugé  que  l'on  s'est  trompé  , 
et  qu'il  n'y  a  pas  lieu  à  suivre.  Tout  cela ,  mêlé 
à  la  voix  des  aboyeurs  de  la  préfecture,  qui 
crient  le  récit  ofBciel  des  événemens,  forme,  pour 
le  Parisien ,  un  second  acte  du  drame  ,  et  un  in- 
tarissable sujet  de  conversations. 

La  boutique  ouvre  timidement  la  moitié  de  sa 
porte;  car  le  danger  de  la  veille  est^trop  près,  et, 
dSins  cette  foule  de  curieux ,  le  moindre  incident 
peut  jeter  l'agitation  et  le  tumulte.  Par  mesure  de 
précaution ,  le  rappel  bat  encore.  C'est  le  tour 
des  braves  du  lendemain ,  accourus  aujourd'hui , 
dans  les  rangs  de  la  milice  citoyenne.  Près  des 
hommes  qui  sont  réellement  allés  au  feu,  regar- 
dez le  fier-à-bras  aux  paroles  belliqueuses,  avec 
les  pistolets  à  la  ceinture,  ou  la  carabine  en  ban- 
doulière, pour  exterminer  l'émeute  qui  n'est  plus. 
Quel  chagrin ,  pour  ce  héros  retardataire,  de  n'a- 
voir plus  d'ennemis  à  pourfendre  !...  11  est  ca- 
pable de  tomber  malade  d'une  belle  action  ren- 
trée. 

Dans  deux  jours ,  toutes  les  traces  extérieures 
de  l'émeute  seront  effacées.  Les  blessés  gémiront 
et  agoniseront  dans  les  longues  salles  de  l'Hôtel- 
Dieu  ,  sans  songer  à  cet  affreux  tableau  ,  ni  aux 
prisonniers  entassés  dans  les  cachots,  aux  veuves 
et  aux  orphelins  qui  pleurent,  aux  cadavres  gisant 
sur  les  dalles  noires  de  la  Morgue ,  Paris  aura 
repris  sa  vie  accoutumée. 

Théodore  Muret. 
{Quotidienne.) 


CELLE  QUE  J'AIME. 


I. 
'  Tout  le  monde  sait  que,  pour  n'être  pas  un 
fort  galant  homme,  Ilichelieu  n'en  était  pas  moins 
un  homme  très  galant;  mais  tout  le  monde  ne 
connaît  peut-être  pas  le  système  de  galanterie  du 
célèbre  cardinal.  Système  csi  le  mot,  car  il  était 


impossible  d'apporter  dans  l'amour  plus  de  mé- 
thode et  de  régularité.  Richelieu  attaqiait  le  cœur 
des  femmes  en  diplomate  et  en  tacticim.  En  tac- 
ticien, il  s'attachait  à  trois  ou  quatre  belles  à  la 
fois,  pour  être  plus  sûr  d'en  subjuguer  une  sur 
le  nombre,  et  son  habileté  consistait  alors  à  ca- 
cher à  chacune  ses  intentions  sur  les  autres,  se 
donnant  pour  un  amant  unique  et  fiièle,  tandis 
qu'il  n'était  qu'un  inconstant  de  profetsion.  Com- 
me diplouiate,  il  soumettait  les  dames  île  ses  pen- 
sées à  toute  une  série  de  petits  maiéges  hypo- 
crites et  multipliés,  combinés  d'avance  dans  sa 
tête  profonde,  et  casés  parmi  ses  occupations 
quotidiennes,  avec  l'ordre  que  met  une  dévote 
à  ses  prières,  ou  un  maître  des  cérénonies  à  l'ar- 
rangement d'une  réception.  Souveit  même,  de 
peur  d'oubli  et  de  quiproquo,  il  inscrivait  sur  des 
tablettes  ses  divers  projets  de  galanterie,  et  c'é- 
tait alors  une  liste  minutieuse  de  moyens  de  sé- 
duction de  tout  genre,  calculés  suivant  le  carac- 
tère des  personnes,  et  placés  chacun  en  son  lieu 
et  à  son  heure.  «  Lundi,  par  exemple,  envoi  d'un 
"bracelet  d'or  à  madame  de  Sauve,  qui  tient  à 
«faire  remarquer  sa  belle  main  au  déjeûner  de  sa 
«majesté.  Le  même  jour,  à  deux  heures,  visite  à 
«la  comtesse  de  Marigny  pendant  que  son  mari 
«suivra  la  chasse  du  roi.  Lui  conter  les  infidélités 
«du  marquis  de  Sade  qui  dédaigne  ses  coquette- 
«ries  pour  celles  de  madame  deNamur.  Jeudi,  à 
«cinq  heures,  au  lever  de  la  reine,  parler  à  la 
«duchesse  de  Soubise  de  l'exécution  prochaine 
»de  Riron,  et  lui  laisser  entendre  qu'il  tient  à 
«moi  seul  que  son  frère  ait  ou  n'ait  pas  le  même 
"destin.  Dimanche,  en  allant  à  la  chapelle  royale, 
«donner  ordre  au  gentilhomme  introducteur  de 
«retenir  le  duc  de  Ruckingham  dans  les  anti- 
»  chambres,  afin  qu'il  n'entre  qu'après  le  baise- 
«main  d'Anne  d'Autriche,  et  qu'elle  ne  puisse  pas 
«remarquer  sa  présence  en  même  temps  que  la 
«mienne.  » 

Le  principal  objet  de  cette  tactique  amoureuse 
fut  pendant  plusieurs  mois  Anne  d'Autriche,  la 
plus  sévère,  comme  on  sait,  et  la  plus  aimée 
peut-être  de  toutes  les  femmes  qui  eurent  le  mal- 
heur de  plaire  au  terrible  ministre.  Anne  d'Au- 
triche, étant  fort  jeune  alors  et  ne  pouvant  écou- 
ter que  le  langage  d'un  amour  fidèle  et  dévoué, 
Richelieu  dut  afficher,  pour  s'en  faire  entendre, 
les  senlimens  les  plus  chevaleresques;  il  le  fit  d'a- 
bord si  habilement  qu'il  commençait  à  impres- 
sionner le  faible  cœur  de  la  reine,  lorsqu'un  petit 
incident  vint  dévoiler  à  celle-ci  la  duplicité  de  son 
amant  en  barrette. 

C'était  un  jour  de  réception,  à  St-Germain, 
après  la  toilette  officielle  de  la  jeune  reine.  Les 
dames  qui  y  avaient  assisté  et  pris  part  avaient  déjà 
quitté  sa  chambre  à  coucher,  lorsqu'une  d'entre 
elles  revint  timidement  jusqu'à  la  porte,  de  ma- 
nière à  se  faire  remarquer  et  rappeler,  si  c'était 
possible.  Cette  faveur  fut  accordée  en  effet  à  la 
muette  suppliante,  et  la  reine  s'écria  avec  sa  bonté 
habituelle  : 

—  Eh  bien,  qu'y  a-t-il,  madame  de  Salignac, 
avez-vous  quelque  chose  à  me  demander  ? 

La  marquise  de  Salignac  était  une  des  plus  jo- 
lies femmes  de  la  cour,  mariée  à  un  gentilhomme 
gascon  célèbre  alors  par  sa  bonne  raine.  Elle 
était  honorée  par  Anne  d'Autriche  d'une  bien- 
veillance particulière ,  et  elle  avait  à  en  faire  l'é» 


preuve  pour  elle-même,  après  l'avoir  souvent  em 
ployée  pour  les  autres, 

—  Hélas  !  répondit-elle  à  la  reine,  votre  ma- 
jesté peut  seule  me  sauver  d'un  grand  malheur. 

—  Ah!  mon  Dieu,  dit  Anne  d'Autriche;  et 
quel  est  donc  ce  malheur  ? 

—  Le  voici,  madame  :  il  n'a  rien  de  surprenant 
en  ce  temps-ci,  car  il  arrive  tous  les  jours  à  quel- 
qu'un; mais  votre  majesté  ne  voudra  pas  sans 
doute  qu'une  famille  protégée  par  elle  soit  vic- 
time comme  tant  d'autres... 

—  Victime  !  s'écria  la  reine  ;  il  est  donc  ques- 
tion du  cardinal  ? 

—  Votre  majesté  l'a  dit,  répartit  la  jeune 
femme.  Mon  mari  est  devenu  suspect  à  monsieur 
de  Richelieu,  sans  savoir  seulement  pour  quelle 
cause  et  sous  quel  prétexte,  et  il  est  enfermé  de- 
puis hier  à  la  Bastille  par  un  ordre  d'arrestation 
signé  du  roi. 

—  Toujours  signé  du  roi!  interrompit  Anne 
d'Autriche.  Cet  homme  étrange  ferait  signer  ma 
mort  à  Louis  XIII,  comme  il  lui  a  déjà  fait  signer 
l'exil  de  sa  malheureuse  mère!  Et  pourtant, 
ajouta-t-elle  en  elle-même,  il  a  le  cœur  assez  ten- 
dre pour  aimer! 

Marquise,  reprit-elle,  après  un  moment  de  si- 
lence, cette  arrestation  ne  peut  être  aussi  grave 
que  vous  le  pensez.  Quelle  que  soit  la  sévérité  de 
monsieur  de  Richelieu,  il  ne  saurait  rien  avoir  à 
reprocher  à  votre  mari,  et  il  y  a  sans  doute  là- 
dessous  quelque  malentendu  que  le  cardinal  s'em- 
pressera de  réparer  à  votre  prière. 

—  Hélas!  plût  au  ciel,  madame!  Mais  vous 
seule  parlez  ainsi  du  ministre  qui  fait  condamner 
tant  d'innocens,  et  je  n'ai  plus  pour  ma  part  ni 
indulgence  ni  réparation  à  espérer  de  lui. 

—  Comment  cela?  vous  l'avez  donc  vu  ? 

—  Deux  fois  déjà,  inutilement! 

—  Inutilement  !....  Il  vous  a  dit  au  moins  pour- 
quoi le  marquis  de  Salignac  est  en  prison?... 

—  Il  ne  me  l'a  pas  dit,  madame  ;  mais  il  m'a 
donné  par  cela  même  la  plus  cruelle  raison  de 
le  soupçonner... 

—  Eh  bien! 

Madame  de  Salignac,  qui  rougissait  depuis  quel- 
ques instans,  se  troubla  tout  à  fuit  à  cette  ques- 
tion et  resta  sans  répondre. 

—  Vous  vous  taisez,  reprit  la  reine.  Il  faut  ce- 
pendant que  je  sache  tout,  pour  intercéder  au- 
près du  cardinal. 

—  Auprès  du  cardinal;  hélas!  que  votre  ma- 
jesté s'en  dispense...  Quels  que  soient  sont  cré- 
dit et  son  autorité,  elle  n'obtiendrait  rien  pour 
moi  de  cet  homme...  C'est  auprès  du  roi  seule- 
ment et  personnellement  que  je  vous  prie  de  de- 
mander grâce  pour  M.  de  Salignac. 

—  Pauvre  femme  !  dit  Anne  d'Autriche  ;  vous 
oubliez  que  le  roi  n'est  rien  sans  M.  de  Riche- 
lieu, que  M.  de  Richelieu  seul  dispose  des  grâces, 
comme  lui  seul  décide  les  condamnations... 

—  J'espérais  que  vous  obtiendriez  une  excep- 
tion pour  moi,  madame  ;  si  cet  espoir  ne  peut  se 
réaliser,  je  suis  perdue!.... 

En  prononçant  ces  mots,  la  jeune  femme  laissa 
tomber  sa  tête  dans  ses  mains,  et  quelques  lar- 
mes, qu'elle  ne  put  retenir,  s'échappèrent  entre 
ses  doigts. 

—  Voyons,  marquise,  dit  la  reine  avec  dou- 
ceur; n'exagérez  ni  votre  chagrin,  ni  vos  craintes. 


—  475  — 


Votre  mari  ne  saurait  être  pour  long-temps  à  la 
Bastille... 

—  11  y  mourra  peut-être,  madame,  si  la  bonté 
du  roi  ne  l'en  arrache!... 

—  Juste  ciel  !  Et  qui  peut  vous  faire  penser 
cela?... 

—  Toujours  la  raison  secrète  du  cardinal... 

—  Comprenez  donc  alors  qu'il  faut  que  je  la 
connaisse,  repartit  Anne  d'Autriche,  à  qui  le  trou- 
Lie  et  l'hésitation  de  la  marquise  inspiraient  enfin 
de  vagues  pressenti  mens... 

—  Jamais  !  dit  la  jeune  femme,  après  avoir  es- 
sayé de  parler...  Si  M.  de  Richelieu  lisait  seule- 
ment mes  soupçons  dans  mon  âme,  la  condamna- 
tion de  mon  mari  serait  aussitôt  irrévocable... 

Les  reines  sont  femmes  comme  les  autres.  L'in- 
quiétude et  la  curiosité  se  combinant  dans  l'es- 
prit d'Anne  d'Autriche,  elle  résolut  de  savoir  à 
t'jut  prix  ce  qu'on  voulait  lui  cacher.  Elle  exigea 
donc  de  la  marquise  une  entière  confiance ,  comme 
condition  indispensable  de  l'élargissement  de  son 
mari,  et  la  jeune  femme  n'hésita  plus  à  livrer  son 
secret,  sur  lequel  on  lui  promit  d'ailleurs  un  si- 
lence inviolable. 

—  Sachez  donc,  madame,  dit-elle,  que  M.  de 
Salignac  est  en  prison parce  que  je  lui  suis  fi- 
dèle.... 

—  Parce  que  vou?  lui  êtes  fidèle  !  s'écria  la 
reine  en  pâlissant.  Le  cardinal  vous  aime  donc, 
marquise?... 

—  Voici  du  moins  trois  mois  qu'il  me  le  dit  et 
me  l'écrit  tous  les  jours... 

—  Trois  mois  !  répéta  Anne  d'Autriche,  avec 
un  sourire  amer. 

Celait  précisément  depuis  cette  époque  que  le 
doucereux  ministre  ne  cessait  de  lui  jurer  qu'il 
n'aimait  qu'elle.  Heureusement  elle  ne  lui  avait 
pas  assez  ouvert  son  cœur  pour  que  la  jalousie 
élouDÊit  en  elle  la  colère.  Ce  fut  donc  sous  l'im- 
pression de  ce  dernier  sentiment  qu'elle  pria  ma- 
dame de  Salignac  de  poursuivre. 

—  Oui,  reprit  la  jeune  femme  avec  une  ex- 
pression dédaigneuse  et  fière,  depuis  trois  mois 
le  cardinal  m'assiège  en  secret  de  ses  protesta- 
tions d'amour.  Repoussé  vingt  fois  comme  il  de- 
vait l'être,  il  ne  s'est  pas  découragé  unseul  instant, 
et  il  a  imaginé  avant-hier  de  me  demander  un 
rendez-vous  à  la  chasse  du  roi,  ayant  soin  de  con- 
fier pour  le  même  jour  à  mon  mari  une  mission 
importante  à  Fontainebleau.  Pour  toute  réponse, 
j'ai  prié  le  marquis  de  remplir  cette  mission  de 
grand  mâtin,  et  lui  qui  ne  connaît  d'autre  volonté 
que  mes  moindres  caprices,  il  a  pu  revenir  pour 
m'accompagner  à  la  chasse  royale...  De  là,  ma- 
dame, toute  la  fureur  de  Richelieu,  qui  s'est  vengé 
de  celte  juste  leçon  par  l'arrestation  du  marquis. 
.Sous  quel  prétexte  en  a-t-il  imposé  au  roi  ?  Je  l'i- 
gnore; mais  il  aura  inventé  sans  doute  une  cons- 
piration comme  il  en  imagine  tous  les  joui-s. 
Quant  au  profit  qu'il  espère  retirer  de  cette  me- 
sure, il  me  l'a  indiqué  ce  matin  par  son  silence 
même.  L'emprisonnement  de  M.  de  Salignacn'est 
qu'uiu;  dernière  épreuve  pour  ma  verlu,  et  le 
malheureux  demeurera  à  la  Raslille  tant  que  ma 
fltlélilé  oflensera  son  éminence  ! 

— •  Vous  rcstcrc/,  femme  fidèle,  marquise,  et 

votre  mari  rcdc^vicndra libre ,  s'écria  la  reine  avec 

une  indignation  chaleureuse,  compliquée  du  res- 

sen  liment  profond  de  son  propre  outiagc.  Reve- 


nez me  voir  demain  à  la  même  heure,  ajouta-t- 
clle,  et  j'espère  que  vous  aurezsatisfaction  comme 
si  votre  insulte  était  la  mienne. 

—  Ah  !  je  reconnais  votre  majesté,  répondit  la 
jeune  femme  en  baisant  les  mains  d'Anne  d'Au- 
triche. Je  laisse  avec  confiance  mon  sort  entre  vos 
mains  généreuses,  et  je  n'ai  plus  qu'une  seule 
chose  à  vous  dire  pour  faciliter  l'œuvre  de  votre 
bonté.  Le  cardinal  n'est  pas  homme  à  rester  sans 
vengeance  par  devers  moi,  et  il  trouvera  bientôt 
quelque  nouveau  moyen  de  m'obséder  de  ses  ty- 
ranniques  galanteries.  M.  de  Salignac  et  lui,  d'ail- 
leurs, sont  désormais  ennemis  pour  long-temps. 
Que  votre  majesté  ne  craigne  donc  pas,  s'il  le 
faut,  de  changer  l'emprisonnement  du  marquis  en 
un  exil  momentané.  Je  serai  heureuse  de  le  sui- 
vre, quelque  part  que  ce  soit,  loin  de  M.  de  Ri- 
chelieu et  de  son  odieux  amour!... 

—  Bien,  dit  la  reine,  soyez  tranquille.  A  de- 
main ! 

El  madame  de  Salignac  se  relira,  enchantée  du 
succès  inespéré  de  sa  démarche,  tandis  qu'Anne 
d'Autriche  entrait  dans  ses  grands  appartemens, 
cherchant  d'un  œil  enflammé  le  cardinal-minis- 
tre. 

II. 

En  avant  d'un  groupe  de  courtisans  inolfcnsifs, 
satellites  habituels  de  Richelieu,  la  reine  l'aperçut 
posté  derrière  le  fauteuil  où  elle  devait  s'asseoir, 
à  la  place  où  il  lui  débitait  chaque  jour  ses  hypo- 
crites tendresses.  Dissimulant  aussitôt  son  trou- 
ble, elle  eut  pour  lui  des  yeux  plus  doux  que  de 
coutume,  et  prêta  bientôt  une  oreille  facile  à  ses 
protestations,  qui  ne  manquèrent  pas  de  s'enhar- 
dir en  conséquence. 

—  Comment  va  la  précieuse  santé  de  celle  que 
faime?  demanda-t-il  d'abord  en  se  penchant 
sur  le  fauteuil  royal. 

Celle  que  j'aime  !  telle  était  la  périphrase  em- 
blématique et  discrète  par  laquelle  Richelieu  dé- 
signait Anne  d'Autriche,  la  reine  de  France  (1). 
Dans  les  vers  et  la  prose  qu'il  lui  adressait  en 
cachette,  il  ne  lui  donnait  jamais  d'autre  nom,  et 
outre  l'audace  déguisée  que  cette  formule  prêtait 
il  son  amour,  elle  lui  oll'rait  encore  le  grand  avan- 
tage de  pouvoir  en  parler  devant  témoins.  C'est 
ce  qu'il  fit  ce  jour-là  avec  un  succès  si  encoura- 
geant qu'il  arriva  bientôt,  sans  offenser  celle  qu'il 
aimait,  à  demander  à  la  reine  la  faveur  d'une  au- 
dience particulière.  Déjà  prononcé  tout  bas  de- 
puis plusieurs  semaines,  ce  mot  significatif  était 
pour  la  première  fois  bien  accueilU.  11  est  vrai 
qu'il  fut  accompagné  de  protestations  plus  pas- 
sionnées que  jamais  damour  unique  et  pur,  éter- 
nel et  inaltérable,  etc.  ;  si  bien  qu'imaginant  que 
la  pudeur  seule  pouvait  le  priver  d'une  réponse 
pareille,  l'heureux  ministre  solhcita  doucement 
par  écrit  ce  que  la  bouche  royale  n'osait  encore 
lui  dire...  Il  crut  saisir  dais  un  regard  rapide  une 
de  ces  muettes  promesses  qui  valent  mieux  qu'une 
parole,  et  il  allait  se  retirer,  tout  gonflé  de  son 
triomphe,  lorsque  la  reine  le  retint  par  un  geste 
familier. 

—  A  propos  de  faveur,  monsieur  le  cardinal, 
dit-elle  avec    une   aisance  parfaiteaient  jouée, 

(1)  Voir  les  U^ltrrsdc  .If.  Coslat.  pago  ('i7,  el 
niisioricltc  de  lUchcUcu,  dans  Tallcmanl  des 
Héaux. 


j'entends  raconter  que  vous  avez  fait  au  marq  uis 
de  Salignac  celle  de  le  loger  à  la  Bastille  aux  frais 
du  roi.  Qui  a  pu  valoir  cette  attention  de  votre 
éminence  au  pauvre  gentilhomme? 

—  Raison  d'état  et  secret  d'état,  répondit  Ri- 
cheUeu  d'un  air  très  profond. 

—  A  la  bonne  heure,  reprit  la  reine;  mais  j'en 
suis  vraiment  désolée. 

—  Désolée,  madame  !,....  Et  pourquoi?... 

—  Ah!  parce  que  j'avais  justement  songé  à  ce 
brave  Solignac  pour  certaine  mission,  et  que  cet 
embaslillement  (1)  me  privera  du  plaisir  de  vous 
devoir  quelque  chose. 

—  Dites  qu'il  me  prive  moi-même  du  bonheur 
de  vous  être  agréable,  reparut  avec  un  véritable 
regret  le  cardinal ,  qui  en  ce  moment  se  serait 
jeté  au  feu  pour  Anne  d'Autriche.  Mais  voyons, 
madame,  reprit-il,  alléché  par  ce  mot  démission... 
qu'est-ce  que  votre  majesté  désirait  faire  pour  ce 
marquis  de  Solignac  ? 

—  Bah  !  dit  la  reine  avec  une  négligence  par- 
faite, il  est  inutde  de  vous  le  dire  maintenant, 
cardinal,  si  je  ne  puis  plus  vous  en  avoir  de  re- 
connaissance... 

• —  Parlez  toujours,  dit  en  insistant  Richelieu, 
ne  ferais-je  pas  l'impossible  pour  celle  quej'aime? 

—  Eh  bien,  reprit  Anne  d'Autriche  en  agitant 
son  éventail,  j'avais  tout  simplement  pensé  que 
Salignac  ferait  bonne  mine  dans  l'ambassade  ex- 
traordinaire qui  part  après-demain  pour  l'Italie. 

—  Au  fait,  dit  le  cardinal  avec  quelque  amer- 
tume, le  marquis  est  un  homme  habile  et  beau  ca- 
valier; mais,  ajouta-t-il  finement,  je  croyais  que 
votre  majesté  tenait  beaucoup  à  sa  femme. 

—  Beaucoup,  il  est  vrai;  madame  de  Sali- 
gnac est  un  des  plus  précieux  ornemens  de  ma 
cour... 

—  C'est  ce  que  l'on  pense  ici,  et  je  suis  étonné 
que  vous  ayez  songé  à  vous  priver  de  cet  orne- 
ment précieux,  comme  vous  dites car  il  est 

probable  qu'elle  accompagnerait  son  mari  à  Ro- 
me ? 

—  Nullement,  cardinal,  reprit  la  reine,  dissi- 
mulant sa  colère,  ce  n'est  point  ainsi  que  je  l'en- 
tendais, je  vous  jure,  et  il  est  bien  convenu  que 
la  marquise  resterait  à  Paris. 

—  Oh  !  dit  Richelieu  avec  une  agréable  sur- 
prise. 

Eloigner  le  mari  en  gardant  la  femme,  et  cela 
sans  irriter  ni  l'un  ni  l'autre!  Le  galant  tacticien, 
dans  le  premier  mouvement  de  sa  vengeance, 
n'avait  pas  eu  l'idée  d'une  aussi  simple  manœuvre, 
et  c'était  la  première  foL<,  en  sa  >ie,  que  sjii  ha- 
bileté recevait  une  leçon.  La  croyant  fort  invo- 
lontaire de  la  part  de  la  reine,  il  ne  vit  aucun 
inconvénient  à  en  profiter,  et  il  feigiit  de  réflé- 
chir profondément  à  la  possibihté  de  satisfaire 
ainsi  Anne  d'Autriche. 

—  Eh  bien  !  reprit  celle-ci  d'un  air  joyeux, 
est-ce  qu'on  pourrait  revenir  sur  l'embastille- 
mcnt?.... 

—  Peut-être,  dii  le  canlinal,  en  retroussant  sa 
moustache,  et  en  demandant  par  le  plus  sup- 
pliiuit  des  sourires  un  enrouragemeni  à  celle  i.a  il 
.limait. 

(1)  l.emotélail  m.ithcurou>omont  fraiiciis  alors, 
tant  la  chose  rav.iit  mis  à  la  mode. 


—  476 


—  Ah  !  ce  service  me  toucherait  le  cœur,  ré- 
pondit la  reine  d'une  voi.\  attendrie. 

—  Ma  vie  a-t-ellR  un  autre  but?  soupira  lan- 
guissamment  nichelieu.  —  Salignac  est  plus  dan- 
gereux qiie  coupable,  poursuivit-il  d'un  air  bénin; 
l'envoyer  à  Rouie, c'est  à  peu  près  commuer  son 
emprisonnement  en  exil....  Il  ira  à  Rome,  ma- 
dame, et  vous  recevrez  ce  soir  sa  grâce  et  son 
brevet... 

—  Mon  remercîment  ne  se  fera  pas  attendre, 
cardinal  !  repartit  Anne  d'Autriche  avec  la  plus 
vive  reconnaissance... 

—  Et  vous  me  l'enverrez  écrit  de  cette  main 
royale?...  dit  tout  bas  le  ministre,  faisant  allusion 
à  sa  propre  demande... 

—  Ecrit  de  ma  main,  répondit  la  reine,  en  la 
lui  donnant  ii baiser... 

m. 

Quelques  heures  après,  Anne  d'Autriche  tenait 
l'ordre  d'élargissement  du  marquis  de  Salignac  et 
son  brevet  d'attaché  à  l'ambassade  d'Italie,  le  tout 
dûment  signé  du  roi,  comme  d'habitude.  La  ré- 
compense de  Richelieu  ne  se  fit  pas  attendre,  et  il 
reçut  le  soir  même  le  billet  suivant  : 

.  Celle  que  vous  aimez  sera  demain  à  deux 
»  heures  dans  l'appartement  de  la  reine,  où  elle 
»vousfcra  S07i  lemerciment  en  audience  par- 
nliculiire.  » 

Le  cardinal  écrivit  aussitôt  sur  ses  tabli'ltes 
galantes  :  «  Demain  à  midi,  prévenir  le  cham- 
»  belkin  de  service  qu'il  ait  à  empêcher  le  roi  dal- 
..Icr  chez  la  reine,  de  deux  heures  à  quatre.  — 
..A  une Jieure,  toilette  de  cour  complète,  moins 
»la  barrette,  le  rabat  et  tout  ce  qui  peut  rappeler 
«le  caractère  sacerdotal.  Faire  parfumer  mesche- 
"veuide  cette  essence  d'Arabie  qu'affectionne 
"Anne  d'Autriche...  —  En  sortantdu  petit  appar- 
iitement,  passer  dans  la  galerie  du  roi,  afin  d'y 
«voir  madame  de  Salignac;  lui  prouver  que  je 
•  n'étais  pour  rien  dans  l'arrestation  de  son  mari, 
»que  je  n'ai  pu  lui  en  dire  hier  les  raisons,  et 
"qu'il  m'a  fallu  tout  mon  crédit  auprès  du  roi 
«pour  obtenir  un  brevet  d'ambassade...  Ne  pas 
«prononcer  d'ailleurs  une  parole  d'amour,  et  af- 
nfecterlc  plus  entier  désintéressement  ;  prendre 
«même  une  légère  teinte  de  dépit  vaincu  et  me 
..poser  provisoirement  en  amant  magnanime.  >. 

Là-dessus,  le  cardinal  passa  la  nuit  à  lever  aux 
anges,  et  attendit  l'heure  du  rendez-vous  royal 
avec  des  palpitations  de  cœur... 

En  entrant,  le  lendemain,  au  moment  indiqué, 
dans  le  cabinet  de  la  reine,  Richelieu  fut  fort  sur- 
pris de  n'y  trouver  personne  ;  mais  sa  surprise  se 
changea  en  un  sentiment  plus  pénible  lorsqu'il  vit 
venir  à  lui  madame  de  Salignac... 

—Qu'est-ce  que  cela  veut  dire  ?  se  demanda- 
t-il,  pressentant  une  cruelle  myslificaiion. 

—  Monseigneur,  dit  la  marquise,  la  reine  vient 
de  m'apprendre  la  grâce  insigne  que  je  vous  dois, 
et  m'a  autorisée  à  venir  vous  rendre  grâces  ici,  en 
me  chargeant  pour  vous  de  son  remercîment  par- 
ticulier. 

Elle  remit  en  même  temps  au  cardinal  un  billet 
cacheté  qu'il  parcourut  avec  un  dépit  et  une 
honte  qu'on  se  lis<M  cra  par  ces  lignes  : 

i>  Je  vous  a\  ais  iiromis  de  vous  mettre  en  pré- 
.iSencc  de  celle  ijuc  tous  aimez;  vous  y  voilà, 
'Ctj'olUDU  ma  parole. Il  (juand  Je  vous  c«niial- 


.1  trai  d'autres  amours,  je  vous  rendrai  le  même 
"Service, monseigneur!  Ne  cherchez  point  àdé- 
l' couvrir  comment  j'ai  appris  ce  que  valent  vos 
«belles  protestations.  Sachez  seulement  que  ma- 
"dame  de  Salignac  n'est  point  ma  complice,  car 
«elle  ignore  tout,  sa  démarche  seule  vous  leprou- 
»ve.  Quanta  la  figure  que  vous  faites  en  ce  mo- 
«mcni,  songez-y  bien,  car  je  vous  observe  et  vous 
"écoute  de  fort  près.  » 

D'un  regard,  en  ellet,  Richelieu  se  convain- 
quit que  la  reine  venait  d'arriver  derrière  une 
portière,  et  d'un  autre  regard  il  s'assura  que  la 
marquise  n'était  que  l'instrument  d'Anne  d'Au- 
triche. Les  remercîmcns  sincères  de  la  jeune 
femme,  d'ailleurs,  ne  permettaient  pas  de  douter 
de  cette  vérité,  et  le  cardinal  fut  obligé  de  l'écou- 
ter complaisamment,  jusqu'à  ce  qu'elle  lui  annon- 
ça son  départ  avec  son  mari...  A  cette  nouvelle 
il  abrégea  l'audience  particulière,  se  sentant  près 
d'éclater  involontairement.  Et  la  reine  accourut 
à  l'instant  près  de  la  marquise,  à  qui  elle  conta, 
seulement  alors,  tout  son  complot.  Pour  assurer 
l'ellèt  de  la  scène  qu'on  vient  de  lire,  elle  lui  avait 
dit  une  heure  auparavant  que  la  grâce  de  son 
mari  était  une  réparation  de  Richelieu.  Instruite 
enfin  de  toute  la  vérité,  madame  de  Salignac  mau- 
dit d'autant  plus  le  cardinal,  qu'elle  avait  pu  le 
supposer  pendant  une  minute  capable  de  céder 
à  un  mouvement  généreux. 

Richelieu  fit  ce  jour-là  de  vains  efforts  pour  im- 
poser à  son  royal  instrument  la  révocation  de 
l'ordonnance  de  la  veille.  Anne  d'Autriche  par- 
vint h  enchaîner  la  main  de  Louis  Xlll  pendant 
vingt-quatre  heures,  et  le  marquis  de  Salignac,  h- 
bre  et  vengé,  partit  joyeusement  avec  sa  femme 
pour  l'Italie. 

La  reine  seule  resta  exposée  au  ressentiment 
du  ministre,  qui  persécuta,  comme  on  sait,  jus- 
qu'à la  mort,  celle  qu'il  avait  aimée  si  fidèlement. 

PlTRE-CHEVALlEIi. 

(Courrier  français,) 


ÏDcbutîic  IJJaulinc  (Sartia  à.  Conïirts  (i). 


Mademoiselle  Pauline  Garcia  vient  de  débuter 
au  ihéâtrc  italien  de  Londres  avecle  plus  brillant 
succès.  C'est  par  le  rôle  de  Uesdemona  qu'elle  a 
fait  son  premier  pas  dans  la  carrière  dramatique, 
et  clic  a  su  s'y  montrer  la  digne  sœur  de  l'infor- 
tunée Mallbran,  la  véritable  fille  du  célèbre  Gar- 
cia :  cela  devait  être  ainsi.  Nous  avons  assez  en- 
tendu cette  jeune  cantatrice  pour  la  savoir  digne 
de  porter  le  nom  de  Garcia,  nom  bien  heureux, 
il  faut  le  dire,  pour  une  débutante.  Ces  glorieux 
souvenirs  ont  valu  à  mademoiselle  Pauline  Gar- 

(1)  Nous  empruntons  cet  article  à  la  France 
Musicale,  recueil  spécial  qui  compte  parmi  ses 
rédacteurs  des  lionimes  d'un  talent  reconnu,  et 
que  nous  sommrs  heureux  à  notre  tour  de  comp- 
ter parmi  nos  collaborateurs.  La  France  Musi- 
cale n'a  point  encore  deux  années  d'existence  et 
déjà  elle  lient  le  premier  rang  parmi  toutes  les 
publications  musicales  de  noire  époque.  Cet 
avantage,  i  Ile  le  doit  au  mérite  d'une  rédaclion  à 
la  fuis  I  iclu;,  variée  et  savante  sans  pédaïuisnie, 
ce  qui  fait  qu'elle  ollre  une  lecture  aussi  inrils- 
pensiililc  pour  les  ailisios  qu'iiltéretSaiilepour  lés 
gens  du  luoiidct  (Ui) 


cia  l'accueil  le  plus  encourageant,  mais  ils  étaient 
en  même  temps  pour  elle  une  lom-de  responsa- 
bilité, un  juste  sujet  d'appréhension.  Son  premier 
morceau,  un  air  de  Costa,  intercalé  dans  la  par- 
tition de  Rossini,  aurait  dû  se  ressentir  davanta;;e 
de  cette  première  impression,  si  nous  ne  savions 
le  degré  de  fermeté  et  pour  ainsi  dire  de  certi- 
tude où  la  direction  de  ces  études  a  déjà  conduit 
cette  artiste  encore  adolescente.  Quant  aux  efl'ets 
dramatiques  de  ce  magnifique  rôle,  ils  ont  tous 
été  comme  on  dit  enlevés,  parce  qu'ils  ont  été 
chantés  avec  une  expression  vraie  et  compris  avec 
un  sentiment  profond.  En  ceci,  c'est  la  nature 
qui  marche  en  première  ligne,  l'ai-t  ne  suit  qu'à 
distance.  Le  public,  qui  ne  peut  et  ne  doit  point 
faire  cette  distinction  a  tout  autant  et  tout  aussi 
justement  applaudi  aux  belles  facultés  de  la  jeune 
virtuose  qu'à  ce  qu'elle  doit  à  de  persévérantes 
études.  Plusieurs  fois  rappelée,  soit  après  le  final 
de  la  malédiction,  soit  après  la  belle  scène  de  la 
romance  du  saule,  mademoiselle  Garcia  a  eu  pour 
début  une  véritable  ovation.  Nous  la  savons  trop 
véritablement  artiste  pour  craindre  que  ce  pre- 
mier et  magnifique  succès  ait  aucune  fâcheuse  in- 
lluence  pour  son  avenir;  elle  sait  trop  bienqueilc 
magnifique  carrière  s'ouvre  devant  elle,  et  com- 
bien il  lui  faudra  de  persévérance  et  de  travail 
seulement  pour  se  maintenir  au  rang  glorieux 
qu'elle  a  conquis.  Mais  se  maintenir  c'est  trop  peu. 
Dans  les  arts,  il  faut  avancer  toujours  :  celui  qui 
s'arrête  recule. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  raconter  quelle  a 
été  la  marche  de  l'éducation  musicale  de  made- 
moiselle Pauline  Garcia,  de  dire  par  quelle  voie 
elle  a  si  proniptement  atteint  un  degré  d'élévation 
que  bien  des  artistes  regarderaient  avec  orgueil 
comme  unbrillantapogée;  toutefois  nous  croyons 
devoir  révéler  quelques  faits  relatifs  aux  études 
spéciales  de  la  jeune  conlatrice. 

Chacun  sait  quel  admirable  maître  de  chant 
c'était  que  Garcia.  Mademoiselle  Pauline  avait  été 
merveilleusement  préparée  par  lai  à  entrepren- 
dre avec  succès  le  travail  de  la  voix;  mais  die 
perdit  son  père  étant  encore  enfant,  et  alors 
même  que  son  illustre  sœur  mourut  elle  touchait 
à  peine  à  l'époque  où  une  jeune  fille  peut  sans 
danger  coiumencer  le  travail  fatigant  des  études 
premières.  Pendant  un  court  séjour  que  madame 
Garcia  la  mère  vint  faire  à  Paris,  chez  le  pauvre 
Adolphe  Nourrit  (qui  fut  aussi  un  élève  de  Gar- 
cia), il  se  passa  ce  que  je  vais  raconter.  Un  ar- 
tiste, homme  d'infiniment  d'esprit  et  de  savoT, 
ami  intime  de  madame  Malibran,  mais  ignorant 
sans  doute  ce  que  c'est  qu'une  éducation  vocale 
et  quelle  était  surtout  la  supériorité  des  Garcia 
dans  cet  enseignement,  vint  proposer  à  la  mal- 
heureuse mère  de  confier  l'instrucdon  de  Paulii.c 
à  Rossini,  qui  consentait  volontiers  à  s'en  charger. 
Je  n'ai  point  oublié  l'effet  étrange  que  produisit 
sur  cet  homme  excellent  le  refus  de  madameGar- 
cia;  il  ne  pouvait  concevoir  par  quelle  complète 
aberration  d'esprit  il  était  possible  de  préférer  au 
grand  maestro,  à  la  plus  grande  gloire  de  notre 
époque,  qui?  un  jeune  homme  presque  inconnr. 
Manuel  Garcia,  le  frère  de  la  jeune  fille,  et,  à 
défautdelui,  une  femme,  la  mère  de  Pauline.  Le 
résultat  a  complètement  prouvé  combien  étaitsago 
et  prudente  la  détermination  de  madame  Garcia, 
st  grâces  Itii  Cl)  sol«n(  rendues  t  L'éiuignetuenl 


4i  i 


de  Manuel,  son   fils,   alors  en  Italie,  a  laissé  à 

cette  excellente  mère  tout  le  poids  de  lY-ducation 

de  sa  fille;   confiante  eu  ses  forces  et  aussi   en 

l'excellence  des  principes  sur  lesquels  repose  la 

méthode  de  l'école  de   Garcia,  elle   a  rempli  sa 

tâche  tout  entière  et  de  la  façon  la  plus  glorieuse. 

C'est,  en  effet,   une  sorte  de  phénomène   que 

l'histoire  de  cette  famille  de  virtuoses  qui  nous  a 

donné  trois  cantatrices  de  premier  ordre,  je  ne 

dis  pas  de  mérite  semblable,  madame  Malibran 

Garcia,    mademoiselle   Pauline  Garcia,  madame 

Manuel  Garcia,  élèves,  la  première  de  son  père, 

la  seconde  de  sa  mère,   et  la  troisième  de  son 

mari. 

P.  Richard. 


DES 

PRODUITS  DE  L  INDUSTRIE. 


(Second  article.) 

Encore  des  machines  ;  je  croyais  pourtant  avoir 
passé  en  revue  une  bonne  partie  de  ces  gigantes- 
ques enfansde  l'industriedont  la  vapeur  est  l'àme; 
mais  voilà  que  l'Ecole  d'arts  et  métiers  de  Châ- 
lons  nous  envoie  une  multitude  de  modèles  de 
métiers  à  filer  et  un  modèle  de  machine  à  va- 
peur; cela  fait  environ  quarante  machines  à  va- 
peur dont  il  faut  encore  que  je  parle  ;  cette  série 
entière  de  modèles  de  l'École  de  Châlons,  desti- 
née au  Conservatoire  des  arts  et  métiers,  si  étroi- 
tement logé  au  bout  de  la  rue  St-Martin  ;  toutes 
ces  miniatures  sont  à  mettre  sous  verre,  c'est  de 
l'orfèvrerie  en  acier  :  tout  est  poli,  délicat,  bril- 
lant, les  ajuslemens  sont  parfaits,  les  engrenages 
sont  d'une  justesse  mathématique.  Aussi  toutes 
nos  sympathies  sont  acquises  à  celle  école,  nom- 
breux état-major,  où  l'industrie  ira  recruter  pour 
les  armées  toujours  croissantes  des  ofiicie rs  d'une 
incontestable  habileté.  Combien  nous  vous  préfé- 
rons, élèves  de  Chrdons,  nobles  soutiens  d'une 
civilisation  qui  marche,  à  ces  autres  élèves  des 
écoles  purement  militaires,  qui  n'étudient  que 
pour  détruire,  tandis  que  votre  mission  et  votre 
but  à  vous  est  de  créer. 

Et  voyez  quel  progrès  !  en  1829  point  de  ma- 
chines, en  1834 une,  en  1839  quarante.  En  1829 
l'Angleterre  inonde  nos  marchés  et  les  marchés 
étrangers;  en  1834  elle  voit  commencer  la  lutte  ; 
en  1839  elle  est  vaincue,  et  cette  victoire  n'est 
point  encore  achevée. 

Demandez  plutôt  à  M.  Feray,  le  roi  de  l'indus- 
trie liniôre,  à  M.  Feray,  qui  a  lutté  jusqu'à  ce 
jour  avec  une  persévérance  qu'on  ne  saurait  trop 
louer,  et  dont  le  succès  est  maintenant  certain  , 
car  voici  un  puissant  auxiliaire  qui  lui  arrive  de 
la  maison  Nicolas  Schlumberger  et  compagnie. 

Toute  la  question  se  résume  en  deux  mots  ;  les 
lins  elles  fils  qui  nous  viennent  de  l'étranger  sont 
moins  chers  que  le»  nôtres,  de  là  un  désavantage 
immensepour  les  fiibricans  de  tissu  de  fil. On  peut 
triompher  de  cette  difliculté  :  1°  en  augmentant 
les  droits  sur  les  fiU  et  tissus  de  lin  et  de  chanvre 
qui  viennent  du  dehors,  et  notre  gouvernement 
comprend  trop  bien  les  véritables  intéréis  du 
pays ,  nous  ne  dirons  pas  pour  accorder  cette 
augmentation  aux  fabricans  qui  la  demandent, 
mais  même  pour  hésiter  un  moment  ;  2  ■  par  une 
économie  sur  la  main-d'œuvre.  Question  aussi 
importante  que  la  première  et  résolue  par  M.  Ni- 
colas Schlumberger.  Nous  savons  bien  que  les  fi- 
leuses  et  les  tisseurs  do  campagne  se  plaindront 
de  cette  machine  qui  les  ruine;  mais  cette  ob- 
jection a  été  renversée  cent  fois,  non  pas  par  le 
raisonnement  mais  parles  résultais. Que  dirie/.-voiis 
d'un  écrivain  public  qui  se  plaindrait  ([ue  l'impri- 
merie lui  fait  du  tort.  Eh  bien  !  vous  en  êtes  là. 


Cleuses  et  tisseurs.  L'intérêt  général  est  tout,  le 
reste  n'est  rien.  D'ailleurs  il  est  reconnu  et 
prouvé  que  les  machines  ont  fini  par  occupur 
pins  de  bras  qu'elles  ne  semblaient  en  paralyser. 

Tout  ce  que  nous  disons  de  la  machin<!  de  M. 
Schlumberger,  s'applique  également  à  celle  de 
M.  Uel)ergue-Spréalieo.  Pour  nous,  ces  deux  ma- 
chines ont  un  mérite  égal,  toutes  deux  donnent  à 
uuc  question  d'avenir  pour  la  France  unesolution 
immédiate,  et  nous  laissons  aux  gens  du  métier  le 
soin  de  décider  quelle  est  la  meilleure. 

Le  nom  de  MM.  An-Iré  Kœchlin  vient  encore 
sous  notre  plume;  cettesérie  de  cylindres  en  fer, 
dont  le  poli  et  l'éclat  éblouissent,  appartient  aune 
machine  à  papier  continu  ,  dont  les  perfectionnc- 
mens  consistent  en  ce  que  le  verso  jusqu'à  pré- 
sent rude  au  toucher,  devient,  au  moyen  d'une 
seconde  presse,  aussi  lisse  que  le  reelo.  El  que  les 
cylindres  sécbeurs  de  cuivre  qui  s'a  Haïssaient  fa- 
cilement ont  été  remplacés  par  des  sécheurs  en 
fonte. 

M.  Chapelle  a  exposé  une  machine  du  même 
genre.  Grâce  à  ces  messieurs,  la  pétition  des 
Chartistes  pourrait  avec  sa  muldtude  de  signatu- 
res tenir  sur  une  seule  feuille. 

Jusqu'à  présent,  nous  avons  marché  de  progrès 
en  progrès,  les  ell'orts  des  ingénieurs  de  ces  ma- 
chines tendent  à  affranchir  «otre  pays,  sous  le 
rapport  industriel ,  du  joug  de  l'étranger  ;  mais 
voici  que  deux  machines  se  présentent  à  moi  d'une 
façon  toute  lugubre.  Et  voyez,  il  ne  s'agit  de  rien 
moins  que  d'achever  d'un  seul  coup  la  ruine  des 
colonies.  Dans  le  siècle  passé  fut  prononcé  un 
fatal  précepte  qui  alluma  les  incendies  de  Saint- 
Domingue,  ce  précepte  était:  Périssent  les  colonies 
plutôt  qu'un  principe  !  Dans  notre  siècle,  il  y  a 
variante  ,  mais  la  même  fatalité  aveugle  nous 
pousse,  mais  le  même  danger  nous  menace,  quel- 
ques uns  ds  ent  encore  :  Périssent  les  colonies 
plutôt  que  le  sucre  de  betterave  !  S'il  ne  s'agissait 
que  de  la  ruine  des  colonies,  je  concevrais  cet 
êgoïsme,  puisque  l'égoïsme  est  au  fond  de  toutes 
les  actions  humaines  ;  mais  que  de  villes  mariti- 
mes en  France ,  qui  ne  vivent  et  ne  se  soutien- 
nent que  par  les  colonies!  Oii  se  forment  nos 
marins  ?  dans  les  colonies.  Où  s'écoulent  les  pro- 
duits de  nos  pêches  au  long  cours  ?  dans  les  co- 
lonies. D'où  retirons-nous  des  objets  de  la  néces- 
sité la  plus  absolue,  tels  que  l'indigo  et  le  café? 
des  colonies.  Plus  de  colonies  .  plus  de  marine  ; 
plus  de  marine,  plus  de  commerce.  Tout  cela  se 
tient.  Le  jour  où  notre  pavillon  ne  se  déploiera 
plus  sur  les  mers,  et  ce  jour  viendra  si  les  colo- 
nies tombent,  l'Angleterre,  votre  amie  d'aujour- 
d'hui parce  que  son  intérêt  l'exige,  prohibera  vos 
produits,  et  vous  en  serez  réduits  à  les  brûler  sur 
vos  places  publiques.  La  richesse  du  commerce  et 
de  l'industrie  consiste  dans  l'exportation,  tout  au- 
tant que  dans  la  consommation  intérieure.  L'ex- 
portation ne  vit  que  par  la  marine,  et  la  marine 
par  les  colonies. 

Tout  cela  fait  que  je  ne  dirai  rien  du  lévigateur 
de  M.  Pelletan. 

MM.  Godemard  et  Meynier,  de  Lyon,  ont  per- 
fectionné le  métier  Jacquart  et  sont  paivenus  à 
atteindre  ce  but  que  trop  de  fabricans  oublient  : 
le  bon  marché. 

Quelques  personnesont  trouvé  trop  compliquée 
la  presse  à  imprimer  les  tissus  de  M.  IVrrot ,  de 
Uouen  ;  tout  ce  que  nous  pouvons  dire ,  c'est  que 
cette  presse  a  déjà  donné  des  résultats  importaus, 
dont  le  principal  est  encore  le  bon  marché.  Les 
turhinesnv.  nous  montrent  que  du  fer  et  du  bois, 
on  les  dit  fort  belles,  fort  utiles;  à  la  Iwnne  heure, 
mais  qu'elles  agissent  et  nous  applaudirons.  Jusqu'à 
présent  nous  renvoyons  nos  lecteurs  à  l'infailli- 
bilité de  M.  Fourncyron  d'une  part,  de  .M.  Com- 
bes de  l'autre. 

l'ne  chose  que  nous  vous  prions  de  remarquer 
en  passant,  c'est  celle  foule  avide  et  curieuse  qui 
se  presse  autour  des  machiner.  Nous  avonsécouté 
|)ar  tout  et  luius  avons  reconnu  que  les  préjugés 
tombent,  que  le  peuple  comprend  que  de  ces  ma- 
chines si  compliquées ,  si  savantes,  dépend  son 


bien-être.  Cet  énorme  tambour  que  vous  voyez  là 
percé  d'une  foule  de  petites  fenêtres  grillées,  et 
que  l'on  faitiourner  par  une  manivelle,  est  le  gre- 
nier mobile  de  M.V»i:ery.  Ou  sultqu'un  misérable 
insecte  appelé  charançrin  f.iit  le  désespoir  des  cul- 
tivateurs et  des  marchands  de  grains,  le  charançon 
se  multiplie  proJigieusement,  et  prodigieusement 
vite;  mais  il  a  peur  du  mouvement  et  de  l'air.  Agi- 
tez les  grains,  que  l'air  circule  au  travers,  et  le 
charançon  fuit  et  va  plus  loin  chercher  une  patrie 
plus  tranquille,  ou  mourir  d'inanition.  Le  grenier 
mobile, et  ce  grenier  est  delà  taille  d'une  maison, 
est  une  énorme  invention  contre  un  misérable  in- 
secte, nous  ne  savons  pas  qui  sera  vaincu  de  M. 
Vallery  ou  du  charençon  ;  mais  je  voudrais  bien 
voir  tourner  le  silo  susdit ,  non  pas  vide,  mais 
rempli. 

En  face  de  cette  énorme  invention,  remarquez 
les  aciers  fusibles  de  sir  Henry.  Sir  Henry  est  un 
de   ces  persévérans  athlètes  dont  je  parlais  tout        1 
à  l'heure.  Jusqu'à  ce  jour  la  iransformstion  de  la         L 
fonte  en  fer  et  du  fer  en  acier  était  longue  etdis-         F 
pendieuse,  sir  Henry  obtient  cette  transformation         l 
en  quelques  minutes.  L'acier  se  modifiait  ensuite 
sous  le  marteau  du  forgeron,  sir  Henry  coide  le 
sien,  et  l'opération  simple,  facile  et  précise  du 
moulage  remplace  la  main-d'œuvre  coûteuse,  dif- 
ficile et  inégale  du  forgeron.   Celle  invention  est 
de  la  plus  haute   importance ,  et  nous  le  prouve- 
rons facilement  en  disant  que  de  l'usine  de  Neuilly, 
dont  sir  Henry  est  le  créateur.  In  France  rejetini 
à  son  tour  les  aciers  de  nos  voisins,  tirera  depuis 
des  cloches  plus  légères  et  tout  aussi  sonores  qu'' 
les  cloches  en   métal,  jusqu'aux   insirumens  de 
chirurgie  les  plus  durs.  Et  la  (|uestion  d'économie, 
sur  laquelle  nous  insisterons  toujours  est  encore 
résolue. 

Mais  là,  dans  cette  cage  d'osier,  voici  trois  ma- 
chines plus  almirablement  organisées  que  toutes 
celles  dont  nous  avons  parlé  ;  elles  agissent  celles- 
là,  elles  pensent  peut-être.  Sans  elles  tous  les  mé- 
tiers à  tsser  la  laine  sont  inutiles,  leurs  produits  t 
se  renouvellent  deux  fois  par  an,  sans  qu'il  y  ait  f 
à  craindre  ni  danger  d'explosion,  ni  froUenient 
qui  amène  l'ineitie.  Ces  machines  se  muliiplient 
seules ,  et  l'emplacement  qui  leur  convient  le 
mieuv  est  une  pelouse  où  elles  soient  plus  à  l'aise 
que  dans  celle  maudite  cage.  Je  veux  parler  des 
trois  moutons  mérinos  à  longue  laine  auxquels 
tous  ces  curieux  visiteurs  ariai-lient  dos  poignées 
de  laine  dont  ils  ne  savent  que  faire. 

Maintenant  baissons  les  yeux  et  cherchons  à  i 
démêler  parmi  toutes  ces  clwies  qui  gisent  de  { 
toutes  paris  des  machines  armoires;  car  l'art  ara-  ' 

toire  est  en  progrès  aussi  chez-nous  ;  M.  Dum>-- 
rin  a  perfectionne  la  charrue  de  Grange  ;  M.  Mo- 
thés  a  donné  une  machine  à  battre  le  grain,  et 
M.  Benoit  un  pressoir  à  raisin  appelé  presMiir- 
troyen  (troyen  de  Champagne  et  non  de  l'Asie- 
Mineure);  ce  pressoir  fait  en  deux  heures  avec 
deux  hommes,  ce  que  le  vieux  pressoir  faisait  vn 
dix  heures  avec  douze  Champenois.  In  monsieur 
qui  me  faisait  remarquer  ce  pressoir,  et  que  j«' 
soupçonne  fort  d'être  ami  du  vin  blanc,  m'observa 
que  l'économie  du  temps  sauvait  le  vin  blanc  de 
la  fdWie, c'est-à-dire  d'une  coloration  trop  intense. 
J'aime  mieux  l'économie  des  dix  Champenois. 

En  nous  retournant  pour  voir  l'arsenal  tout  en- 
tier des  puits-artésiens  de  M.  Dcçauiée  et  de  M. 
Mulot  (Mulot,  quoi  nom  de  prédestiné  pour  on 
ingénieur  de  puiis-arté.siens^ ,  nous  nous  heurions 
contre  des  enclumes,  superbes  cndumes.  ma  foi. 
dont  nous  ne  prétendons  aurunemeot  nier  la 
dureté  ;  nous  admirons,  cmiraeelle.s  le  méritent, 
les  ingénieuses  combinaisons  de  MM.  Degauiée 
et  Mulot  .  et  tout  en  nous  recriant  contre  le 
menteur  elliunléqui  a  oik-  écrire  le  nota  d'Anio- 
nin  Moine,  le  grand  artiste,  sur  h  hanche  de  celle 
marchande  de  poussons  dont  la  grimace  est  fort 
laide,  et  sur  les  reins  de  ce  gros  monsieur  qui  res- 
semble à  tant  d'autres,  vulgairement  app»^!!**  fleu-  j 
ves;  après  avoir  seri>enlé  à  travers  des  machines  | 
hydrauliques,  de  toutes  les  façons,  après  aroir 


—  478  — 


«'veille  la  rauque  liarmonie  d'une  multitude  de 
pla(|iies  (le  tôle,  de  zinc,  de  r uivre,  nous  nous  ar- 
rêtons tout  étonnés;  vous  ne  devineriez  pas  de- 
vant quoi?  devant  un  canon,  un  canon-foudre  en- 
core, (jui  a  l'avantage  de  tuer  plus  rapidement  et 
plus  sûrement;  et  ce  canon,  ce  hutor  en  fonte, 
tout  calleux,  se  prélasse  lièremeiit  à  côté  de  mille 
inventions  utiles  ;  j(r  liais  souverainement,  |)()nr 
mon  compte,  rindu>irle  du  canon,  cl  je  trouve  (pi'il 
est  fort  ridicule  d'être  humilié  de  n'avoir  pas  in- 
venté la  poudre. 

Vis  à-vis  (lu  canon  est  un  fusil  à  vent  trfcs  amu- 
sant; il  pèse  deuv  fois  autantqu'un  fusil  ordinaire, 
et  il  a  sur  le  vulgaire  ,  fusil  à  vent  dont  la  crosse 
en  fonte  creux  contient  l'air  comprimé,  l'avantage 
d'une  vessie  qui  se  visse  à  la  crosse  etqu'on  presse 
je  ne  sais  comment.  On  jouera  du  fusil  à  vent 
comme  de  la  cornemuse. 

Faut-il  vous  parler  aussi  d'une  burlesque  ma- 
chine qui  doit  servir  h  renouveler  l'eau  du  port 
de  Marseille,  de  clous,  vis,  outils,  fds  de  fer,  de 
cuivre,  de  laiton,  de  saumons  de  plomb,  et  de 
cuirs  tannés,  de  briques  plus  ou  moins  cuites,  do 
tuiles  plus  ou  moins  lourdes.  Et  que  dirions  nous 
sur  tout  cela  ?  passons,  et  ne  nous  arrêtons  plus 
que  devant  cette  magnifique  voilure,  tout  élince- 
lante  d'argent,  de  dorures,  d'armoiries  peintes,  et 
d'écus  bl&sonnés  ;  sur  les  panneaux,  sur  le  siège, 
sur  la  portière,  remai  qucz  ces  deux  bâtons  parse- 
més d'étoiles  d'or,  entourés  d'un  larj;e  rulian 
rouge,  auquel  pend  la  croix  d'honneur,  surmon- 
tés d'une  couronne  de  duc.  C'est  la  voiture  d'un 
maréchal  de  France,  qui  à  Houlogne  reçut  ce  cor- 
don rouge,  à  Austeiiitz  ce  bâton  de  maréchal,  en 
Dalmatie  cette  couronne  de  duc,  de  l'homme  qui, 
dans  la  grande  lutte  de'la  France  contre  l'Europe, 
a  remis  le  dernier  son  épée  dans  le  fourreau,  et 
qui  naguère  reçut  à  Londres  le  triomphe  de  la 
part  de  ceux  même  qu'il  avait  vaincus;  si  cette 
voiture  est  belle  à  nos  yeux,  ce  n'est  pas  seule- 
ment à  cause  de  sa  galerie  d'argent  ciselée,  ce 
n'est  pas  seulement  à  cause  de  ces  dorures  qui 
étincellent  sur  le  timon,  ce  n'est  pas  seulement  à 
cause  de  ces  tentures  de  velours,  c'est  parce  que, 
pendant  quelques  jours,  elle  a  abrité  une  noble 
tête  blanche  conmie  sa  galerie  d'argent ,  c'est 
parce  qu'au  couronnement  de  la  reine  Victoria 
elle  a  été  le  char  de  triomphe  du  plus  constant 
adversaire  de  l'Angleterre  envahissante  ,  c'est 
parce  que  par  moment  je  crois  encore  voir  vibrer 
les  glaces  des  panneaux,  aux  acclamations  unani- 
mes de  toute  cette  foule  qui  criait  :  Vive  le  ma- 
réchal Soult  !  ivre  de  joie  qu'elle  était  de  n'avoir 
plus  à  trembler  au  bruit  de   ce  nom. 

GEOnGES  Janéty. 


Hcmic  Cramntiqnf. 

ACADÉMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 

Début  de  mademoiselle  Nathan  dans /a  Jîii'ue. 

Un  début  au  théâtre  est  presque  toujours  une 
crise  qui  se  manifeste  même  avant  que  le  pu- 
blic ail  pu  pénétrer  dans  la  salle  ,  car  son  em- 
pressement ou  son  indill'érence  en  pareille  cir- 
constance sont  le  thermomètre  de  la  réputation 
du  débutant;  mais  c'est  surtout  à  la  porte  des 
théâtres  lyriques  que  l'on  peut  faire  cette  obser- 
vation. La  musique  exerce  aujourd'hui  un  empire 
presque  absolu  sur  le  public  de  la  capitale,  puljlic 
oublieux  et  aiïairé  s'il  en  fut  jamais.  Vive  le  chan- 
teur il  la  mode ,  ou  le  débutant  qui  se  présente 
avec  des  gages  assurés  de  succès  !  Pour  lui  l'été 
lia  point  de  feux ,  l'hiver  rCa  point  de  glace  ! 
Pour  lui  toute  saison  est  bonne  pourvu  qu'elle 
n'endommage  pas  les  cordes  d'un  gosier  délicat. 
11  se  peut  que  le  nombre  des  connaisseurs  ne  soit 
pas  |)lus  considérable  aujourd'hui  qu'autrefois  ; 
mais  évidemment  celui  des  amateurs  est  bien  aug- 
menté. Déjà  les  débuts  de  M.  Mario  avaient  pro- 
fondément remué  la  foule  des  habitués  de  l'Aca- 
démie royale  de  Musique;  voici  venir  mademoi- 


selle Nathan ,  qui  est  appelée  à  exercer  la  même 
inlluence.  Ce  (lebui ,  hâtons-nous  de  le  dire ,  n'a 
pas  seulement  troublé  le  sommeil  des  ouvreuses 
de  l'Opéra,  il  a  aussi  porté  l'ellroi  dans  l'âme  de 
plus  d  une  cantatrice  jouissant  plus  ou  moins  de 
la  faveiu'du  véritable  public;  car,  vous  le  savez,  il 
y  a  public  et  public  à  l'Opéra  comme  dans  tous 
les  autres  théâtres  de  la  capitale;  mais  nous  ne 
nous  amuserons  pas  à  disserter  sur  ce  point;  il  y 
aurait  une  trop  haute  question  à  traiter  et  ce 
n'est  pas  le  but  (|ue  nous  nous  sommes  proposé 
aujourd'hui.  C'est  tout  simplement  de  mademoi- 
selle Nathan,  de  l'élève  de  Duprez  qu'il  s'agit; 
nous  vous  dirons  donc  que  mademoiselle  Nathan 
a  débuté  le  24  de  ce  mois  il  l'Académie  royale  de 
Musique  dans  le  rôle  de  Rachel  de  la  Juive. 

En  allant  écouler  la  débutante,  je  me  suis  de- 
mandé tout  naturellement  quelles  sont  les  qualités 
que  doit  posséder  une  cantatrice  pour  réussir  au 
théâtre  ;  ces  qualités,  les  voici ,  si  je  ne  me  trompe. 
Elle  doit  avoir  une  voix  claire,  sonore,  pleine, 
juste,  agile,  flexible,  forte,  douce,  gracieuse, 
suave,  étendue.  Eh  bien  !  ces  qualités,  made- 
moiselle Nathan  les  possède  presque  toutes ,  si- 
non entièrement  développées,  du  moins  en  germe 
et  ne  demandant  qu'à  se  produire.  Celles  qu'on 
pourrait  peui-être  lui  contester  sont  l'agilité  et  la 
Hexibilité  ;  avec  la  pratique  et  l'étude  elle  pourra 
les  acquérir.  Mais  il  y  a  dans  l'art  du  chant  une 
auire  partie  qui  ne  tient  pas  seulement  à  la  qua- 
lité de  la  voix,  c'est  celle  qui  consiste  à  animer,  à 
caractériser  le  chant,  de  manière  à  lui  donner 
une  expression  juste  et  parfaitement  convenable 
aux  sciitimens  qu'il  exprime.  Cette  qualité  qui  sup- 
pose une  imagination  riche ,  libre  et  franche,  une 
sensibilité  profonde  et  le  sentitnent  intime  qui 
fait  que  le  chanteur  s'identilie  avec  le  rôle  qu'il 
représente ,  le  rend  avec  toutes  les  nuances  et  les 
modifications  dont  il  est  susceptible ,  et  remue  les 
auiliteurs;  cette  qualité,  mademoiselle  Nathan  ne 
la  possède  pas  encore,  quoiqu'elle  soit  dans  la 
nature  de  son  organisation.  On  dirait  qu'elle  ne 
se  doute  pas  que  le  chant  doit  exprimer  les  all'ec- 
tions  et  les  passions.  Il  est  juste,  cependant,  de 
faire  la  part  de  l'émotion  qui  paraissait  la  domi- 
ner. C'est  peut-être  à  cette  cause ,  plutôt  qu'à 
rinsulhsance  de  ses  moyens ,  qu'il  faut  attiibucr 
la  faiblesse  de  ses  notes  dans  le  médium  et  dans 
les  tons  graves  du  registre.  A  la  seconde  repré- 
sentation ce  défaut  a  été  moins  sensible ,  et  l'on 
peut  espérer  qu'il  disparaîtra  avec  le  temps  et  une 
plus  longue  expérience  de  la  scène. 

On  s'est  demandé  si  mademoiselle  Nathan  rem- 
placerait dignement  mademoiselle  Falcon  et  ma- 
dame Stoltz,  qui  ont  l'une  et  l'autre  rompu  leur 
engagement  avec  l'Opéra.  Non  ,  elle  ne  fera  pas 
oublier  mademoiselle  Falcon ,  qui  avait  compris 
d'après  son  admirable  maître,  Adolphe  Nourrit, 
qu'on  pouvait  faire  autre  chose  à  l'Opéra  que  de 
la  déclamation,  et  qui,  prenant  un  juste  mi- 
lieu entre  l'expression  dramatique  exagérée  de 
l'ancienne  école  française  et  l'excès  de  fioritures 
des  chanteurs  italiens  de  nos  jours,  avait  atteint 
l'apogée  de  l'art  du  chant,  tel  que  nous  le  com- 
prenons aujourd'hui.  Mais  mademoiselle  Nathan 
pourra  fort  bien  tenir  la  place  de  madame  Stoltz, 
qui  était  loin ,  elle  aussi ,  de  faire  oubber  sa  de- 
vancière. Nous  n'entendons  pas  dire  par  là  que 
madame  Stoltz  ne  pourrait  plus  rendre  des  servi- 
ces à  l'Opéra,  liien  au  contraire,  car  le  succès 
qu'elle  a  obtenu  dans  le  Comte  Oiy  prouve  qu'il 
y  a  dans  son  talent  autant  de  flexibilité  que  de 
grâce  ;  mais  madame  Stoltz  ne  pouvait  pas  sup- 
porter, elle  seule  ,  le  fardeau  que  lui  avait  légué 
mademoiselle  Falcon  ;  il  y  avait  une  belle  place 
pour  elle  à  côté  de  mademoiselle  Nathan ,  comme 
il  s'en  est  trouvé  un  pour  Mario  de  Candia  à  côté 
de  Duprez.  Le  Moniteur,  la  Moniteur  oSfidd,  eii- 
tendez-vous  bien ,  nous  a  annoncé  lundi  que  ma- 
dame Stoltz  venait  définitivement  de  rompre  son 
engagement  avec  l'Opéra.  Nous  verrons  bientôt 
si  elle  ne  demandera  pas  à  y  rentrer. 

M...  EscuDiÉn. 


îlcmiC  î)C0  iUoîics. 


—  Aujourd'hui  le  soleil  nous  olfre  des  rayons 
moins  pâles;  la  cime  des  arbres  se  couronne 
d'une  plus  vive  fraîcheur.  Le  bois  frémit  de  bon- 
heur et  de  joie,  en  voyant  ses  allées  sillonnées 
d'une  foule  brillante  d'équipages  :  on  s'habitue 
peu  à  peu  au  séjour  de  la  campagne,  ou  essaie 
l'air  des  bois.  Aussi  les  tuileltes  d'été  s'y  montrent 
craintives,  et  viennent  s'enlreim'der  au^i  derniers 
vestiges  de  toilettes  d'hiver.  Quel(|uefois  un  ilian- 
chon  d'hermine  vient  se  poser  tout  étonné  sur 
une  robe  de  foulard  broché.  Ce  sont  Dragies-vic- 
Dolly  et  Brousse  qui  font  la  mode,  l'un  par  1rs 
fourrures  qui  s'en  vont,  l'autre  par  les  tissus  qui 
arrivent.  A  la  nouveauté  de  ces  tissus,  à  l'éclat 
des  couleurs  et  la  variété  des  dessins,  peut-on  ne 
pas  deviner  qu'ils  sortent  des  magasins  de  la 
Caravane,  temple  éternel  de  la  mode  et  du  bon 
goût':'  Tributaires  de  cette  auguste  souveraine, 
l'Inde  et  la  Chine,  la  Perse  et  la  Turquie,  en- 
voient dans  ces  sanctuaires  tout  ce  qu'ils  produi- 
sent de  plus  parfait.  On  sait  que  la  France  a  l.i 
suprématie  de  la  mode,  et  l'on  sait  que  chez 
Brousse  est  la  mode  dans  toute  sa  suprématie. 

—  Nous  avons  remarqué  aux  courses  de  très- 
élégantes  toilettes  dans  la  grande  tente  placée  en 
face  de  l'estrade  destinée  aux  autorités  et  aux 
juges  de  la  course.  Entre  autres  jolies  choses, 
nous  citerons  des  spencers  de  velours  noir  et  gre- 
nat, avec  les  manches  demi-larges,  serrées  au 
poignet  par  des  manchettes  de  guipure.  Ces  cor- 
sages descendaient  devant  et  derrière  en  s'arron  - 
dissant  gracieusement.  Sur  le  devant,  ils  étaient 
fermés  jusqu'au  milieu  de  la  poitrine  par  une 
garniture  de  boutons  de  soie;  et  à  partir  d'un 
vaste  camée,  ce  corsage  s'ouvrait  et  laissait  à  nu 
les  épaules  et  le  cou,  que  couvrait  cependant  une 
collerette  de  mousseline.  Avec  ce  spencer,  une 
robe  blanche,  n'ayant  qu'un  seul  volant,  complète 
une  charmante  toilette  d'été. 

Quelques  spencers  ont  des  manches  justes; 
mais  nous  leur  préférons  ceux  dont  les  manches 
sont  larges,  avec  bouillons,  garnitures  ou  biais  au 
haut  du  bras. 

—  A  ces  mêmes  courses,  nous  avons  vu  des 
châles  charmans  en  pou  de  soie  gris,  brodés, 
doublés  de  soie  rose  ou  bleu  cendré  ;  aussi  quel- 
ques mantelets-écharpes  doubb'-s  de  soie  de  cou- 
leur et  garnis  de  velours  et  de  dentelles. 

—  Cet  été,  comme  tous  les  étés  passés,  comme 
tous  les  étés  à  venir,  la  lingerie  est  le  luxe  le  plus 
grand  et  le  plus  vrai,  parcequ'il  est  leplus  ration- 
nel; ainsi  nous  avons  vu  des  mouchoirs  de  batiste 
si  finement  brodés,  que  c'étaient  de  véritables 
chefs-d'œuvre  ;  puis  avec  quel  luxe,  avec  quelle 
profusion  on  les  entoure  de  dentelles  ! 

—  Du  reste,  ce  luxe  de  lingerie  a  fait  irruption 
dans  les  modes  d'hommes  comme  dans  nos  modes 
de  femmes.  Voyez  plutôt  les  splendides  magasins 
de  M.  Oudinot,  place  de  la  Bourse,  27,  car 
M.  Oudinot  n'est  pas  seulement  un  fabi  icant  de 
batistes,  mais  il  est  encore  ce  que  l'on  peut  appe- 
ler modiste  pour  hommes.  Il  a  eu  rheureus(î  idée 
d'attacher  à  sa  maison  un  des  meilleurs  laillears 
de  Paris  pour  la  coupe  des  chemises,  et  nous  de- 
vons convenir  que  la  vogue  dont  jouit  son  établis- 
sement n'est  pas  due  seulement  à  la  bonne  quali- 
té de  ses  batistes,  mais  bien  plutôt  à  sa  coupe 
heureuse,  à  ses  élégantes  façons,  à  ses  innombra- 
bles et  fines  piqûres,  ses  jolis  points  à  jour,  la 
distribution  gracieuse  des  plis  de  devant,  s'har- 
monisant  si  bien  avec  les  riches  dentelles  de 
Valenciennes. 

— Les  bas  aussi  deviennent  l'objet  d'ane 
grande  recherche,  et  il  y  aurait  tout  un  article  à 
faire  sur  les  bas  de  fille  d'Ecosse  à  jour  à  coins 
brodés  et  à  dessins  chinés,  que  nous  avons  vus 
dans  les  magasins  du  Blason  des  Chau^isiers  de 
Paris,  rue  Richelieu,  92.  Et  les  johes  petites  mi- 
taines donc!  devrais  amours  de  mitaines,  les 
unes  en  fil  d'Ecosse,  avec  d'admirables  points  a 


—  in 


jour;  les  autres  de  soie,  avec  de  petits  bouquets 
d'or  et  d'argent! 

Rien  de  nouveau  quant  à  la  forme  des  robes. 
Les  étoffes  sont  toujours  foulards,  mousseline, 
gaze,  dentelle,  pou  de  soie,  etc. 

Une  robe  en  mousseline  claire,  en  organdi,  en 
gaze,  en  tulle  uni  sur  un  pou  de  soie  mat ,  avec 
ti'ois  ou  cinq  volants,  est  quelque  chose  de  fort 
bon  goût  et  d'une  légèreté  parfaite. 

On  voit  des  robes  en  dentelle  noire  à  volans 
pareils,  avec  pardessous  lilas,  rose  ou  vert,  ce 
qui  produit  encore  un  fort  bon  efl'et. 

Les  cols  marquises,  les  cols  duchesses,  les 
manchettes,  les  mouchoirs  brodés  garnis,  font 
toujours  fureur.  Aujourd'hui,  je  vous  signalerai 
comme  nouveauté  assez  recherchée  une  guimpe  ii 
droit  fil,  d'une  seule  pièce,  décolletée  en  cœur, 
et  se  boutonnant  par  derrière  ;  elle  est  encadrée 
de  rivières  gracieusement  entrecoquillées  d'une 
valenciennes. 

Les  cachemires  elles  châles  en  levantine  glacée, 
garnis  de  dentelle  ou  de  guipures,  font  bonne 
guerfe  aux  mantelets  qui,  jusqu'à  présent,  luttent 
sans  trop  de  désavantage.  Les  châles  burnouss 
fond  uni  gris  perle,  doublés  de  tlorence  cerise  et 
ornés  d'une  frangea  tète  assortie  au-dessus,  sont 
en  grande  faveur. 

L'ampleur  excessive  des  robes  et  la  pesanteur 
qui  en  résulte  ont  mis,  depuis  long-temps,  nos 
couturières  dans  l'obligation  de  trouver  un  procé- 
dé facile,  un  moyen  ingénieur  pour  soutenir  tous 
ces  flots  d'étoffe  et  éviter  un  à  plat  totalement 
disgracieux;  énumérer  toutes  les  tentatives  qui 
ont  été  faites,  dire  à  quels  étranges  moyens  l'on 
a  eu  recours  pour  atteindre   ce  but  important, 

serait  beaucoup  trop  long Et  puis,  jamais  nos 

colonnes  n'ont  reproduit  les  mots  plusqu'étranges 
que  nous  serions  forcés  d'employer  dans  ce  bizarre 
exposé.  Bornons-nous  donc  à  dire  qu'en  dépit 
de  quelques  tentatives  remarquables,  on  n'avait 
pas  encore  obtenu  le  résultat  tant  désiré.  Au- 
jourd'hui les  jupes  bouffantes  en  crino-zéphir 
nous  paraissent  avoir  résolu  victorieusement  ce 
problême.  Cette  nouvelle  création  réunit  la  sou- 
plesse à  l'élasticité  et  la  durée  à  une  surprenante 
finesse.  Les  plis  calculés  des  jupis  bouffantes 
s'harmonient  au  mieux  avec  les  tuyaux  des  robes, 
et  maintiennent  le  tissu  tout  en  fléchissant  sous 
ses  ondulations.  Nous  devons  savoir  gré  à  M.  Ou- 
dinot  de  cette  ingénieuse  pensée. 

—  La  mode  des  châles  en  mousseline  est  adop- 
tée. Elle  est  toute  prêle  à  faire  fureur  aussitôt 
que  le  temps  sera  chaud,  brillant,  digne  enfin  des 
châles  de  mousseline  ;  oh  !  alors  vous  verrez  ! 
Pas  de  femme  qui  ne  compte  bientôt  autant  de 
châles  que  de  mouchoirs.  Il  en  faudra  de  tant  de 
genres!  de  riches,  desimpies,  de  brodés,  d'unis. 
^-  Dans  tout  cela,  il  existe  des  genres  charmans 
chez  madame  Payan,  rue  Vivienne,  13.  Un  entre 
autres  que  nous  vous  recommandons,  simple, 
diaphane,  négligé,  un  seul  carré  de  claire  mous- 
seline, encadré  dans  des  petits  filets  blancs,  et 
que  l'on  garnit  d'un  simple  point  de  champ; 
voilà  du  commode,  du  gracieux,  du  simple,  voilà 
ce  que  tout  le  monde  aime,  ce  qui  s'appelle  du 
pain  quotidien,  et  madame  Payan  fait  bien 
de  nous  offrir  un  aussi  joli  pain  quotidien  ;  car 
enfin  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de  ne 
toucher  qu'au  gâteau  des  rois,  ni  aux  châles  en 
points  d'Angleterre. 

Jamais  les  voiles  et  voilettes  n'ont  été  plus  à  la 
mode.  On  les  place  de  cent  façons,  on  en  a  de 
imille  manières-.  A  ce  sujet,  nous  devons  vous  dire 
.où  nous  avons  vu,  grâce  à  la  mode,  les  plus  vieux 
voiles  d'Angleterre  métamorphosés  dans  le  plus 
délicieux  bonnet  ;  c'était  chez  madame  Séguin  , 
Tue  Richelieu,  81,  et  bien  réellement,  quiconque 
a  vu  cette  ravissante  coiffure  ,  lui  sacrifiera  de 
■suite,  et  sans  regret,  les  plus  intéressans  de  ses 
voiles,  filt-il  le  voile  de  son  mariage,  même  d'un 
mariage  encore  en  lune  de  miel.  N'importe,  il 
n'aura  rien  à  perdre,  si  vous  K;  confiez  aux  mains 
de  madame  Séguin  ;  elle  vous  en  fera  une  coiffure 
•fllviue.  Elle  vous  realremclcra  dans  tics  feuillages 


si  léger  des  fleurs  si  délicates  ;  elle  le  disposera 
de  mari're  à  ce  quj  vos  cheveux  s'échappent  si 
coquet:mentà  traversées  diaph  mes  ondulations, 
que  voî  n'aurez  rien  à  regretter  de  votre  vjile 
de  noc*.  Il  aura  toute  la  richesse  de  la  solennité 
pour  liuelle  il  vous  fut  donné.  Si  nous  osions 
dire  neux,  nous  ajouterions  qu'il  aura  toute  la 
poéiialu jour  (jui  la  précédé. 

Je  e  veux  pas  finir  ce  bulletin  sans  parler  de 
l'étabtsement  de  Monbro  aîné,  rue  Basse  du 
Remprt,  18,  si  remarquable  par  ses  meubles 
antiqi's.  Vous  nepouvez  vous  figuier  quel  cachet 
de  pefection  Monbro  a  su  imprimer  h  tous  ces 
meub-squi  rappellent  les  siècles  de  Louis  XIV, 
de  Lais  XV  et  dos  temps  bien  antérieurs.  On 
resteen  extase  devant  ces  meubles  de  chêne  sculp- 
tés, écoupés  avec  la  délicatesse  de  la  dentelle, 
orné  de  bas-reliefs  exécutés  avec  un  goût,  une 
finese  vraimentsurprenante.  Prie-Dieu,  armoires, 
buffts,  toilettes,  bibliothèques,  tables,  etc.,  style 
moyn-âge,  style  renaissance  ;  marquetterie,  in- 
crutation  de  cuivre  et  d'étain,  dits  meubles  de 
Boie,  tout  est  remarquable. 

-La  mode  portera  aussi  bientôt  son  tribut  au 
Caino,  dont  l'ouverture  aura  lieu  très-certaine- 
meit  dans  les  premiers  jours  de  juin.  Tout  s'y 
faii  avec  un  luxe  et  une  prodigalité  dont  on  n"a 
pa:  d'exemple.La  salle  de  concert  sera,  dit-on,  un 
pralige  d'élégance  et  de  bon  goût.  La  salle  des 
rafaîchissemens  sera  desservie  par  Torioni  ;  et 
le  ardin,  dessiné  en  forme  de  lyre  sur  un  plan 
foùni  par  Cicéri,  réaUsera  toutes  les  merveilles 
réinies  de  l'art  et  de  la  nature.Ce  magnifique  jar- 
dii  sera  éclairé  au  gaz  et  à  la  bougie  par  des  lan- 
te-nes  gothiques  attachée»  à  des  cariatides  de 
Cmova.  Dans  très  peu  de  jours  le  public  sera 
admis  à  visiter  ce  superbe  établissement. 

Les  fêtes  de  Tivoli,  déjà  si  brillantes  l'année 
dernière,  sont  plus  recherchées  que  jamais  cette 
année,  grâce  aux  améliorations  que  l'habile  direc- 
teur a  su  y  apporter.  Tous  les  plaisirs  y  sont 
réunis.  M.  Pontet  a  vou!u  en  faire  le  rendez-vous 
de  la  classe  élégante,  et  les  nombreux  équipages 
qui  se  pressaient  dimanche  dernier  à  l'entrée  de 
c;  magnifique  jardin,  prouvent  que  la  classe  élé- 
gante a  répondu  à  l'appel  du  directeur  de  Tivoli. 

L'ouverture  des  concerts  de  M.  Beaudouin  au 
jardin  Tnrc  a  eu  heu  dimanche  dernier.  La 
réunion  était  nombreuse  et  composée  de  manière 
à  faire  croire  que  ce  sera  toujours  le  rendez- vous 
de  la  bonne  société. 

(Le  Petit  Courrier  des  Dames  et  le  Follet). 


Avis  aux  Abonnés. 

MM.  les  souscripteurs  dont  l'abonnement 
expire  le  Si  mai,  sont  priés  de  vouloir  bien  le 
renouveler,  s'il  ne  veulent  éprouver  de  retard 
dans  l'envoi  du  journal. 


Ucmt  lie  sif  3oiivs. 

25  MAI.  —  Des  hostilités  ont  éclaté  en  Syrie 
entre  l'armée  turque  et  larmée  égyptienne.  Celte 
nouvelle  d'une  haute  importance  est  arrivée  offi- 
ciellement au  gouvernement  dans  la  journée.  Le 
ministère  a  présenté  aux  chambres  un  projet  de 
loi  portant  demande  d'un  crédit  extraordinaire 
pour  un  armement  maritime  considérable.  On  dit 
en  outre  que  le  prince  de  Joinville  va  partir 
pour  Toulon,  et  qu'il  ralliera  immédiatement  le 
pavillon  de  l'amiral  Lalandc. 

—  Les  nouvelles  que  nous  recevons  de  Vera- 
Cruz  en  date  du  27  mars,  nous  apprennent  que 
les  troupes  françaises  n'avaient  pas  encore  éva- 
cué le  château  dé  St-Jean-d'llIoa,  mais  qu'elles 
faisaient  des  préparatifs  à  cet  effet. 

—  Un  commissaire  de  police  des  délégations  a 
été  chargé  par  M.  le  préfet  de  police  de  faire  une 
ciuiuOte  dans  les  mair  ies  et  dans  les  hospices  ci- 


vils et  militaires,  afin  d'établir  le  chiffre  exact  des 
tués  et  blessés  dans  les  journées  des  12  et  13  mai 
dernier. 

Morts  (civils) , .59 ;  id.  (militaires),  15;  toUil,7.'i. 

Blessés  (civils),  Gl  ;id.  (militaires),  3G  ;  total,  97. 

— L'ambassadeur  de  Perse  doit  quitter  Paris 
vers  le  10  juin  prochain,  pour  retourner  en 
Orient.  Il  emmènera  avec  lui  vingt-cinq  Français 
appartenant  à  diverses  prof  ssions,  et  parmi  les- 
quels se  trouvent  des  ingénieurs  civils  et  militaires. 
Le  secrétaire  de  l'ambassaMeur,  qui,  quoique  Per- 
san, parle  très  bien  français,  a  fait  lui-même  le 
choix  de  ces  émigrans. 

—  La  pendule  de  Louis  XVI.  la  même  qui  se 
trouvait  dans  la  chambre  de  l'Infortuné  monarque, 
lors  de  sa  détention  à  la  tour  du  Temple,  a  été 
vendue  avant-hier  à  l'hôtel  des  Cominlssaires- 
Priseurs.  La  mise  à  prix  était  de  300  fr.  Elle  a  été 
adjugée  à  un  Anglais  au  prix  de  2,300  fr. 

—  L'Académie  française,  dans  sa  séance  du 
23  mai,  a  décerné  le  grand  prix  de  poésie  à 
madame  Louise  Colet-Révoil.  Le  sujet  du  con- 
cours était  un  poème  sur  le  Musée  de  Versailles. 
Cinquante-huit  poètes  avaient  concouru.  La  pièce 
sera  lue  en  séance  publique  le  jeudi  30  mai. 
M.  Villemain,  comme  secrétaire  perpénel,  fera  U: 
rapport  sur  les  prix  Montyon  et  sur  le  concours 
de  poésie.  Le  discours  sur  les  prix  de  vertu  sera 
fait  par  M.  Etienne,  directeur  de  l'Académie. 

26.  —  1\I.  le  général  Bugeaud  va  faire  à  la 
chambre  des  députés  une  proposition  qui  a  pour 
but  la  suppression  des  droits  du  timbre  etdi»  poste 
sur  les  journaux.  Mais  alors  le  gouvernement  au- 
rait droit,  dans  chacun  de  leurs  numéros,  à  une 
ou  deux  colonnes  dans  1-squelles  il  ferait  publiiT 
toutes  les  nouvelles  et  réflexions  qu'il  voudrait  li- 
vrer à  la  publicité. 

—  Le  roi  et  la  famille  royale  quitteront,  sa- 
medi, les  Tuileries  pour  aller  habiter  le  château 
de  NeuiUy. 

—  Pour  éviter  au  r  i  les  fatigues  de  fréquens 
déplacemens,  les  conseils  de  cabinet  que  le  roi 
devra  présider  se  tiendront  à  Neuilly. 

—  Le  prince  héréditaire  de  Daneniarck,  fils 
unique  du  roi  régnant,  vient  de  se  convertir  au 
catholicisme. 

—  Le  Moniteur  algérien  àa  18  mai  pubheun 
relevé  de  l'état  civil  de  la  ville  d'Alger  duquel  il 
résulte  que,  du  1"  janvier  au  15  mai,  il  y  a  eu 
363  naissances,  602  décès  et  i3  mariages. 

—  M.  Peyramonl  a  été  élu  député  par  le  col- 
lège électoral  de  Bourganeuf;il  a  obtenu  67  voix, 
et  M.  Emile  de  Girardin,  63.  Des  troubles  ont 
éclaté  dans  la  ville  à  l'occasion  de  celle  élection. 
Le  maire  de  la  ville,  M.  Ilippolytc  Rourhon.  a 
été  maltraité;  tous  les  efforts  de  la  gendarmerie 
n'ont  pu  empêcher  plusieurs  charivaris  d'avoir 
lieu  sous  les  fenêtres  du  sous-préfet  et  de  M. 
Tixier-Lachass.igne,  premier  président  de  la  cour 
royale  de  Limoges.  Une  protestation  a  éié  insérée 
au  procès-verbal  contre  la  nomination  de  M.  de 
Peyramonl. 

—  M.  Thiers  parait,  pour  le  moment,  renoncer 
à  la  polili(|ue  active.  U  va  se  meure  à  écrire  l'his- 
toire deNapnléon.  Cinq  cent  mille  francs  lui  ont 
été,  .xssure-t-on,  offerts  à  cet  effet  par  un  Ubraire, 
et  ces  offres  auraient  été  acceptées. 

—  Un  bal  très  brillant  a  eu  lieu  hier  soir  à 
l'ambassade  d'Angleterre.  Les  dames  étaient  tou- 
tes partes  en  blanc  ou  en  rose,  avec  des  fleurs 
naturelles.  Il  s'agissait  de  célébn-r  la  fête  de  U 
reine  Victoria. 

—  Madame  Sioltz  a  définitivement  rompu  son 
engagement  avec  l'Opéra. 

27. — On  lit  dans  le  l'.onstitutionnrl  :  l'nc 
letu-e  d'Alger,  en  date  du  17.  écrite  par  une  per- 
sonne dlirne  de  loi.  contieni  ce  qui  suit  : 

On  a dicouvert,  à  Consiantine,  une  conspira- 
tion dans  le  but  de  massacrer  les  Français,  l-i 
conspiraliou  a  été  découverte  à  temps.  Les  chefs 


—  480  — 


ont  été  arrêtés.  On  n'a  |)as  encore  di'  détails  sur 
cet  événement,  mais  rien  n'est  plus  certain. 

—  Madame  Dcbérain,  peintre  d'Iiistoire,  vient 
de  mourir  à  Paris.  Elle  laisse  plusieurs  tableaux 
fort  estimés,  et  qui  l;ii  avaient  assigné  un  rang 
distingué  parmi  les  artistes  contemporains. 

Mailatiie  Di'hérain  était  veuve,  depuis  deui  ans 
environ,  de  M.  Uehémin,  président  decliamhre  à 
la  cour  royale  de  Paris.  Elle  laisse  quatre  enfans 
en  bas  âge,  trois  filles  et  un  garçon,  qui  sont 
absoluuient  sans  fortune. 

—  Cette  nuit  le  thermomètre  est  descendu  à 
trois  degrés.  Dans  son  maximum  il  a  marqué 
aujourd'hui  9  degrés8;10"".  Le  baromètre  monte 
beaucoup;  il  est  à  !i8  pouces  deux  lignes.  Le 
vent  s'est  tourné  au  nord-est  et  il  est  moins  âpre 
qu'hier.  Les  apparences  sont  pour  un  changement 
favorable  dans  la  calamiteuse  température  que 
nous  éprouvons  depuis  si  long-temps. 

—  Les  Petites- Affiches  n'ont  plus  le  privilège 
exclusif  des  annonces  tant  soit  peu  excentriques  ; 
on  en  pourra  juger  par  les  lignes  suivantes  que 
nous  extrayons  d'un  grand  journal  :  «  Une  jeune 
"dame  veuve,  d'une  famille  distinguée,  jolie,  bien 
«élevée  et  très  bonne  musicienne,  ayant  éprouvé 
)i(le  grands  malheurs  de  fortune,  demande  la  pro- 
"tection  d'une  personne  riche  et  honorable  qui 
"  veuille  bien  se  charger  d'elle.  S'adresser  à  mada- 
"ine  Zoé  D...,  rue...»  Nous  nous  arrêtons  ici  ; 
nous  ne  voulons  pas  concourir  à  augmenter  la 
publicité  donnée  aux  oll'res  séduisantes  de  mada- 
me Zoé. 


28.  —  La  marche  de  l'armée  turque  vers  la 
Syrie  est  confirmée  de  tous  les  côtés.  Voici  ce 
qu'on  lit  dans  le  Courrier  de  Lyon  du  25  mai  : 

1.  l'iie  lettre  de  Trieste  du  18  mai  ditque  le  ba- 
teau !»  vapeur  du  Levant, arrivé  le  matin,  annonce 
le  passage  de  l'Euphrale  par  une  armée  turque 
«le  50,000  hommes.  » 

—  Lne  lettre  de  Rome  publiée  dans  le  Répara- 
teur (le  Lyon,  contient  les  détails  suivans  sur  les 
dernières  volontés  du  cardinal  Fesch  : 

«  I.'ci-roi  Joseph  est  établi  son  héritier  univer- 
sel; son  majordome,  qui  ne  l'a  pas  quitté  depuis 
ISOl ,  est  institué  son  exécuteur  testamentaire. 
Il  laisse  un  grand  nombre  de  legs  à  sa  famille  ;  à 
sa  patrie,  Ajaccio,  entre  autres,  une  somme  assez 
considérable  pour  y  bâtir  une  église  et  fonder  un 
séminaire.  Lyon  n'est  point  oublié.  Une  partie  de 
sa  riche  et  précieuse  galerie  de  tableaux  est  con- 
sacrée à  fournir  les  sommes  nécessaires  pour  les 
legs  qu'il  institue  ;  une  seconde  sera  vendue  aussi 
en  fa\eur  de  ses  neveux,  et  une  troisième  pour- 
voira à  l'éducation  des  enlans  de  ses  neveux  (|ui 
porteront  le  nom  de  Bonaparte  et  qui  ne  seront 
pas  riches.  Le  cardinal  a  ordonné,  avant  de  mou- 
rir, de  ne  lui  rendre  que  les  honneurs  indispen- 
sables à  sa  dignité  de  cardinal  et  d'archevêque. 
Après  la  cérémonie,  le  corps  sera  transporté  à 
Corveto,  où  il  sera  inhumé  à  côté  de  Mme  Lœtitia.u 

—L'amiral  Roussina  dil  poser,  le  8  dece  mois, 
la  première  pierre  du  Palais  de  France  à  Consian- 
tinople,  pour  la  construction  duquel  un  crédit  im- 
portant a  été  voté  par  les  chambres. 

—  Le  prince  de  Joinville  part  cette  nuit  pour 
Toulon  ;  il  va  rejoindre  l'escadre  commandée 
par  le  contre-amiral  Lalande,  dont  il  est  nommé 
chef  d'état-major. 

M.  le  duc  de  Nemours  est  parti  de  Paris  pour 
faire  un  voyage  d'agrément  sur  les  côtes  de  la  Mé- 
diterranée et  de  l'Océan.  Il  doit  s'embarquera 
Cette  sur  un  bateau  à  vapeur,  et  se  propose  de  vi- 
siter plusieurs  points  du  littoral. 

—  Ainsi  que  nous  l'espérions  hier,  il  s'est  opéré 
lin  changement  favorable  dans  la  température. 
Aujourd'hui,  par  un  ciel  magnifique,  le  thermo- 
mètre s'est  élevé  à  1.3  degrés.  Le  baromètre  reste 
à  28  pouces  2  lignes.  Le  vent  au  nord  est. 

—  On  dit  que  dans  le  projet  de  réorganisation 
que  le  gouvernement  prépare  pour  l'Ecole  poly- 
teclinique,  non  seulement  les  bases ,  mais  le  nom 
même  de  cette  institution  seraient  changés. 


29.  — Les  nouvelles  de  Turquie,  reçES  par 
la  voie  des  autorités  autrichiennes,  sontdnature 
it  rassurer  les  partisans  de  la  paix.  On  n'ijiucune 
inquiétude  sérieuse  sur  lesniouvemens  dearmées 
turque  et  égyptienne;  et, d'après  ces  inforlations, 
il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  sullira  de  la  dijomatie 
pour  éloigner  le  conilit  qu'on  annonçait  ;omme 
flagrant. 

—  Mardi  dernier,  le  prince  impérial  de!\ussie 
et  le  prince  des  Pays-Bas  se  sont  rendus  à  (iford, 
où  il  leur  a  été  fait  une  réception  éclalaie.  Un 
diplôme  de  docteur  a  été  remis  à  chacunfeux, 
et  les  étudians  ont  terminé  la  séance  pr  trois 
salves  d'applaudissemens  pour  la  reine,  pur  les 
dames,  et  pour  Peel  et  Wellington  ;  un  hurrah 
de  sitllets  et  de  huées  a  été  le  lot  des  minitres. 
Les  deux  princes,  quels  que  soient  «l'ailleurleurs 
seniimens  pour  le  cabinet,  n'ont  paru  que  mé- 
diocrement charmés  de  cette  dernière  mani;sta- 
tion,  qui  ne  tire  pas,  du  reste,  à  conséqunce, 
puisqu'il  est  convenu  qu'on  est  tory  à  Oxord, 
sauf  à  changer  d'opinion  quand  on  dépoui'e  la 
robe  de  l'étudianL 

—  On  sait  qu'en  sortant  de  la  cour  du  palatdu 
Louvre  par  le  guichet  de  Saint-Germainl'Auer- 
rois,  on  trouvait  à  droite  un  corps-de-garde  din- 
fanterie.  Afin  d'écarter  de  ce  corps-de-garde  taite 
circulation,  on  fait  maintenant  passer  le  publitde 
l'autre  côté  delà  grande  porte  d'honneur  :  parce 
moyen,  le  poste  est  isolé  et  plus  à  l'abri  i'un 
coup  de  main. 

—  Une  souscription  a  été  ouverte  dans  les  ynq 
départemens  delà  Bretagne  pour  fjire  élever  sur 
une  place  projetée  à  Vannes ,  lesstatiies  en  maibre 
de  LouisXVI  et  d'Anne  de  Bretagne. 

—  Une  lettre  de  Boulogne-sur-Mer  annonce 
que  madame  la  baronne  d'Ordre,  connue  par 
linéiques  productions  littéraires,  et  madame  Bres- 
son.  sa  sœur,  toutes  deux  d'origine  suisse,  vien- 
nent d'abjurer  le  protestantisme  dans  la  chapelle 
des  sœurs  de  Bon-Secours. 

—  Le  mariage  de  M.  le  comte  de  Talleyraad 
avec  mademoiselle  de  Pommereux  a  été  célébré 
dans  la  chapelle  du  château  du  Héron,  en  Nor- 
mandie ,  par  M.  l'abbé  de  Dreux-Brézé. 

—  M.  le  comte  de  Maillé  a  légué  à  l'Académie 
française,  ainsi  qu'à  l'Académie  des  beaux-aris , 
une  rente  de  1,500  fr.  au  capital  de  30,000  fr. 
pour  la  fondation  d'un  secours  à  accorder  chaque 
année  à  un  jeune  écrivain  ou  artiste  pauvre. , 


30.— La  commission  de  la  cour  des  pairs  pour- 
suit, nous  assure-t-on  ,  avec  beaucoup  d'activité 
l'instruction  des  événemens  des  12  et  13  mai; 
tout  fait  croire  quecette  instruction  sera  teriiiinée 
avant  le  20  juin.  11  paraît  qu'on  a  décidément  re- 
noncé à  l'idée  d'attendre  l'achèvement  de  la  nou- 
velle salle  pour  procéder  au  jugement.  D'après 
des  renseignemens  que  nous  avons  lieu  de  croire 
exacts,  la  cour  d'assises  aurait  dans  celte  affaire 
une  part  beaucoup  plus  considérable  que  la  cour 
des  pairs;  le  nombre  des  prévenus  que  l'on  aurait 
cru  devoir  renvoyer  devant  la  juridiction  excep- 
tionnelle de  la  haute  cour,  se  réduirait,  assure-t- 
on, à  vingt  ou  à  vingt-cinq.  Dans  cecas.  l'ancienne 
salle  pouvant  suffire,  on  aurait  résolu  de  procéder; 
on  croit  que  les  débats  du  procès  seront  ouverts 
vers  la  lin  de  juin  ou  dans  les  premiers  jours  de 
juillet,  et  que  tout  sera  terminé  avant  la  clôture 
de  la  session. 

—  Un  journal  de  Marseille  fait  cette  remarque , 
que  le  mois  de  mai  semble  avoir  quelque  cliose 
de  fatal  pour  la  famille  Bonaparte. 

Napoléon  est  mort  le  5  mai  1821. 

Pauline  Rorghèse,  le  10  mai  1825. 

Le  cardinal  Fesch,  le  13  mai  1839. 

Caroline  Bonaparte,  le  18  du  même  mois. 

Par  celte  mort,  il  ne  reste  plus  aucune  sœur  de 
Bonaparte  ;  ses  frères  seuls  ont  survécu,  ce  sont  ; 
Joseph,  l'aîné  de  la  famille,  Louis,  Lucien  et  Jé- 
rôme. On  se  rappelle  que  les  trois  sœurs  de  Na- 
poléon étaient  Ehsa,  Pauline  et  Caroline. 

Le  nom  de  comtesse  de  Lipona,  que  la  veuve  de 


Murât  avait  pris,  n'était  que  l'anagramme  de  Na- 
poli,  et  un  souvenir  de  sa  grandeur  passée. 

—  On  écrit  de  Berlin,  le  20  mai,  au  Courrier 
de  Uamhourg  : 

<<  Hier,  le  bruit  s'est  répandu,  dans  nos  salons 
diplomatiques,  que  le  duc  Alexandre,  héritier 
présomptif  de  la  couionne  de  Russie,  avait  fait 
choix  d'une  épouse  dans  la  personne  de  la  prin- 
cesse Marie,  lille  unique  du  grand  duc  de  Hesse- 
Daimstadt.  Le  prince  a  suivi,  pour  ce  choix,  sa 
propre  inclination. 

On  annonce  que  la  duchesse  de  Bragance  et 
le  duc  de  Leuchiemberg  arriveront  ici  le  23  cou- 
rant. 

—  Aujourd'hui,  avec  un  ciel  magnifique,  le 
thermomètre  s'est  élevé  à  18  degrés  7/10"*'.  Dans 
la  nuit,  il  n'était  pas  descendu  au-dessous  de  8 
degrés  9;10'°".  Le  baromètre  reste  toujours  à  28 
pouces  2  lignes.  Le  vent  s'est  tourné  à  l'est. 

—  L'église  de  l'Assomption  a  vu  l'un  des  jours 
de  cette  semaine  toute  sa  nef  remplie  des  familles 
qui  portent  les  plus  beaux  noms  de  France  :  le 
mariage  de  M.  le  comte  Louis  de  Mortemart  avec 
Mademoiselle  Marie  de  Chévigné  avait  attiré  cette 
allluence  d'élite. 


Il  vient  de  paraître  chez  E.  Troupenas ,  rue  Vi- 
vienne.  k(S,  et  au  bureau  de  la  France  musicale, 
le  second  volume  du  Dictionnaire  de  Musique, 
par  Lcichtenthal,  traduit  par  D.  Mondo,  et  publié 
sous  le  patronage  de  MM.  Escudier  frères,  direc- 
teurs de  la  France  musicale.  Cet  ouvrage,  qui 
est  maintenant  complet,  renferme  l'histoire  de  la 
musique  de  tous  les  peuples,  la  doctrine  du  rap- 
port des  sons,  de  l'acoustique,  et  de  toute  la  par- 
tie physique  et  mathématique  de  la  théorie  musi- 
cale, la  description  de  tous  les  instrumcns  anciens 
et  modernes,  leur  origine  et  leurs  progrès,  enfin 
la  partie  philosophique  ou  esthétique  de  l'art  , 
c'est-à-dire  les  rapports  de  la  musique  avec  les 
institutions  sociales  et  avec  le  jeu  des  passions. 
H  n'est  pas  besoin  de  dire  que  cet  ouvrage  est  des- 
tiné à  avoir  un  immense  succès.  Tous  les  ama- 
teurs et  tous  les  artistes  voudront  consulter  ce 
vade  mecum  de  l'art  musical. 


Les  concerts  des  Champs-Elysées  ont  étéinau- 
gurés  dimanche  au  milieu  d'un  concours  immense 
d'auditeurs.  Plus  de  (i.OOO  personnes  assistaient  à 
cette  solennité,  qui  a  été  favorisée  par  un  temps 
admirable.  Le  lendemain  lundi  la  foule  n'a  pas 
été  moins  nombreuse.  Voilà  donc  la  vogue  assu- 
rée à  ce  magnifique  et  délicieux  établissement.  Il 
faut  dire  aussi  que  jaaiais  salle  de  concert  ne 
s'est  ouverte  sous  de  plus  favorables  auspices. 
L'orchestre,  conduit  par  M.  Tilmant  aîné,  chef 
d'orchestre  du  théâtre  Italien,  a  exécuté  la  pre- 
mière partie  de  la  dernière  symphonie  de  Ries  en- 
core inédite  en  France,  avec  une  verve  et  un  en- 
semble au-dessus  de  tout  éloge. 

L'ouverture  si  belle  du  Domino  Noir,  et  un 
quadrille  cliarm:int  de  Dufresne,  dans  lequel  le 
compositeur  a  introduit  avec  un  rare  bonheur  la 
chanson  du  roi  Dagobert,  ont  aussi  produit  une 
vive  impression.  Puis  sont  venus  les  hO  chanteurs 
montagnards  avec  leur  bannière,  le  costume  pit- 
toresque du  Bearn  du  15'  siècle,  et  leurs  chants 
nationaux.  Il  est  impossible  de  rien  imaginer  de 
plus  suave  que  ces  airs  de  la  montagne,  chantés 
par  ces  jeunes  gens  ;  fon  lée  dans  un  but  de  bien- 
faisance, de  nationalité  d'art  et  de  civilisation, 
comme  l'indique  leur  bannière  sur  laquelle  sont 
écrit  ces  mots  :  Religion,  Patrie,  Civilisation, 
Beaux-Arts,  cette  institution  doit  éveiller  dans  la 
population  parisienne  les  mêmes  sympathies  qu'elle 
a  rencontrées  dans  toutes  les  autres  parties  de  la 
France  et  en  Belgique.  Les  montagnards  de  Ba- 
gnères  resteront  peu  de  temps  à  Paris  ;  un  en- 
gagement, à  ce  qu'on  assure,  les  appelle  à  Lon- 
dres vers  le  commencement  du  mois  prochain. 

Le  Directeur,  BERTHET. 
Imp,  d'Ed .  Proux  el  C',  rue  Neuve-des-Boas-Enfans,  3. 


Deuxième  ôkk, 

5  JUIN  1339. 


^^W-Vm^TOUSlBSCfAç 


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LE  VOLEUR, 

(êû}tUt  htsi  Journaux  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

L'Irlande,  misère  extrême  des  fermiers,  par 
M.  Gustave  de  Beaumont.  —  Institut  : 
Académie  française. — Isidore  et  Antoine, 
par  M.  Saintine. — Le  foveb  des  artistes, 

LES  CHORISTES  ,  LES    LOGES.  —  COMMENT   IL  SE 
PAIT  QUE  NOUS  AVONS  EU  FROID.  —  ReVUC  dcS 

tribunaux  :  M.  te  colonel  Picard  et  son  fils 
contre  M,  le  lieutenanl-gcnvral  Delarocke. 
—  Revue  dramatique  :  Théâtre  Français  : 
Le  Susceptible  ;  Renaissance  :  Le  Naufrage 
de  Ih  Méduse;  Vaudeville  :  Les  Mancini  ; 
Variétés  :  Geneviève  la  fc/o/u/e.— Revue  de 
cinq  jours. 

Gravure  de  Modes  N°  84. 

L'IRLANDE. 

(M.  Gu.stave  de  Bcaumont,  l'auteur  de  Marie 
ou  l'Esclavage  aux  V'.lals-Vnis,  l'un  dpsauteuis 
i.M  Système  pénitentiaire  aux  Etats-Unis,  vient 
de  publier  sur  l'Irlande  un  livre  digne  de  fixer 
l'attention  de  toutes  les  inteHij^ences.  Dans  ce 
court  espace  qui  nous  est  réservé,  nous  ne  sau- 
rions dire  à  quel  point  nous  avons  subi  le  charme 
de  ces  pages  éloquentes  où  l'élévation  du  style  ne 
fait  jamais  défaut  à  la  noblesse  de  la  pensée.  C'est 
un  magnifique  plaidoyer  en  faveur  d'un  peuple 
malheureux;  l'auteur  a  toucbé  à  toutes  les  plaies 
de  l'Irlande,  non-seulouienl  pour  les  indiquer, 
mais  encore  pour  les  guérir  :  certes  il  sertiit  dif- 
Ocile  de  faire  un  plus  bel  emploi  du  si)  le  et  de  la 


pensée.  Nous  avons  extrait  de  ce  beau  livre  le 
chapitre  suivant  comme  un  document  curieux, 
nous  proposant  d'ailleurs  de  puiser  une  autre  fois 
à  celte  mine  féconde.) 

Misère  p\irèine  des  fermiers.  —  Accumulation  de 
la  popul.\tion  sur  le  sol. — -Manque  de  capitaux. 
— Absentéisme.  — Middlemen.  — Fermages  ex- 
cessifs frack-rents).  —  Défaut  de  sympathie 
entre  les  propriétaires  et  les  cultivateurs.  — 
Concurrence  pour  la  terre.  —  Wbiteboysmc. 
—  Mal  social.  —  Inutilité  des  rigueurs  em- 
ployées pour  le  guérir.  —  Terreur  dans  le 
pays.  —  Disparition  des  capitaux  et  des  pro- 
priétaires. 

En  Angleterre  et  en  Irlande,  les  classes  infé- 
rieures ctdtiveiit  le  sol  au  même  titre;  en  général , 
elles  n'en  ont  point  la  propriété  ;  elles  prennent  à 
ferme  la  terre  du  riche ,  ou  bien  elles  louent  ii 
celui-ci  leur  travail  journalier.  Théoriquement, 
leur  rondilion  est  absolument  pareille  dans  les 
deux  pays.  D'oîi  vient  qu'en  jéalité  leiu-  sort  est 
si  dissemblable?  Pourquoi  l'un  est-il  aussi  heureux 
sur  sa  terre  que  l'autre  est  misérable  sur  la  sienne? 
Comment  arrive-t-il  que  le  premier,  bien  logé, 
bien  vèiu,  bien  nourri,  entouré  d'une  famille 
heureuse  comme  lui-même ,  vit  dans  l'aisance  et 
le  contentement ,  imaginant  à  peine  mi  sort  plus 
fortuné  que  le  sien  ,  tandis  que  l'autre ,  couvert 
de  haillons,  vit  de  pommes  de  terre  quand  il  ne 
jefine  pas ,  n'a  d'autre  asile  que  le  réduit  immonde 
qu'il  piirtage  avec  le  pomceau ,  et  voit  pendant 
l'hiver  ses  pauvres  petits  enfans  périr  de  froid 
sans  qu'il  puisse  les  vêtir,  entend  toute  l'année 
leur  laim  qui  crie  sans  pouvoir  l'apaiser? 

C'est  qu'eu  Angleterre  le  grand  propriétaire  est 
le  patron  du  sol  et  de  ses  habilans  ;  il  ne  se  borne 
pas  à  toucher  ses  rev  enus  et  à  réclamer  ses  droits, 
il  remplit  aussi  des  devoirs,  et  se  croit  tenu  de 
rendre  un  peu  de  ce  qu'il  reçoit.  Kt d'abord,  en- 
gageant en  quelque  sorte  sa  fortune  dans  la  terre 
qu'il  possède  ,  il  \  met  des  cipitaux  considérables. 
Aussi  voyez  quelle  demeure  il  préparc  à  sou  fer- 


mier. Plusieurs  bâiimens  la  composent  ;  rien  n'y 
manque  de  ce  qui  peut  faire  à  ses  hôtes  une  vie 
douce  et  commode  ;  elle  est  le  centre  d'une  vaste 
exploitation  ;  autour  d'elle  s'étendent  de  vastes 
domaines  qui  en  dépendent  ;  les  meilleurs  ins- 
irumens  d'agriculture  y  attendent  la  main  qui 
doit  les  mettre  en  usage.  Et  puis ,  quand  il  a  créé 
cette  grande  ferme ,  il  en  surveille  la  fortune. 
Voyant  les  efforts  du  fermier,  il  jouit  de  ses  suc- 
cès, et  compatit  à  ses  revers  ;  et ,  par  une  sym- 
pathie aussi  éclairée  que  généreuse ,  il  adoucit  des 
infortunes  qui ,  si  elles  n'étaient  réparées ,  lui 
deviendraient  funestes  ii  lui-même.  11  n'est  pas 
toujours  libéral ,  mais  rarement  il  manque  de  lu- 
mières. Ainsi  les  rapports  du  propriétaire  et  du 
fermier  ont  pour  base  première  la  sagesse  ou  la 
bienveillance  de  l'un ,  d'où  naissent  tout  naturelle- 
ment la  déférence  et  le  respect  de  l'autre. 

En  Irlande  les  choses  ne  se  passent  point  de 
la  sorte  ;  souvent ,  nous  l'avons  dit .  le  propriétaire 
est  absent;  souvent  il  lui  arrive  de  ne  pas  con- 
naître ses  propres  domaines;  il  sait  vaguement 
qu'il  possède  dans  le  comté  de  Corke  ou  de  Do- 
négal  une  terre   qu'on  dit  avoir  de  cent  à  cent 
cinquante  mille  acres  d'étendue  ;  que ,  d'un  côté . 
la  nier  le  borne,  et  de  l'autre  la  plus  haute  mon- 
tagne qu'on  aperçoit  à  l'hori/on.  Désirettx  de  tirer 
de  ces   immenses  possessions   le  meilleur  parti 
possible ,  il  est  bien  résolu  d'ailleurs  de  ne  pas 
aventurer  une  obole  pour  les  f.iire  valoir.  Il  a  dû, 
lui  ou  ses  aïeux,  cette  grande  terre  à  la  confisca- 
tion ;  qui  sait  si  quelque   révolution  nouvelle  ne 
viendra  pas  lui  enlever  ce  qu'une  révolution  pré- 
cédente a  fait  tomber  dans  sa  famille?  Ce  raison- 
nement que  fait  le  propriétaire  absent,  il  le  fait 
à  peu  près  le  même  quand  il  réside  :  car.  alors 
même  qu'il  touche  le  sol.   il  n'y  prend  jamais  ra- 
cine, et  l'Irlande  n'est  point  pour  lui  une  patrie  à 
laquelle  il  croie  devoir  des  soins  et  des  sacrifices. 
Ainsi  le  grand  propriétaire  d'Irlande  aspire  d'or- 
dinaire à  exploiter  ses  terres  sans  faire  l'avance 
d'aucun  capital .  c'est-à-dire  à  recueillir  sans  se- 


482  — 


mer.  Mais  comment  oblenir  du  sol  les  moindres 
jinuluiLs  sans  (nielqucs  dépenses  premières?  Voici 
de  quelle  manière  le  propriétaire  irlandais  résout 
ce  problème.  II  abandonne  le  loyer  de  son  do- 
maine à  quelque  traitant  moyennant  un  pri\  une 
lois  payé,  ou  une  somme  annuelle,  dont  le  chif- 
fre est  fixé  à  forfait.  Cet  entrepreneur,  riclie  capi- 
taliste, résidant  soit  à  Londres,  soit  à  Dublin,  ne 
loue  pas  une  terre  en  Irlande  pour  en  être  le  fer- 
mier, mais  il  la  prend  à  bail  pour  en  faire  la  ma- 
lièic  d'une  spéculation ,  et  tout  aussitôt  le  marché 
ronclu,  il  n'aspire  qu'à  transmettre  à  un  autre 
l'i'xploitalion  de  cette  terre ,  à  la  condition  seu- 
lement qu'un  bénéfice  lui  soit  assuré.  Alors  il  a 
coutume  de  diviser  le  domaine  en  un  crrtain  nom- 
bie  de  lots  de  cent,  de  cinq  cents,  de  mille  acres, 
qii'il  alVerme  à  des  traitans  secondaires  nnmidlc- 
711(11.  Quel(|uefois  le  propriétaire  résidant  fait  lui- 
nii'iiie  cette  division  de  son  domaine ,  qu'il  livre 
ainsi  directement  au\  spéculateurs  subalternes. 

Mais  comment  ces  traiians  de  seconde  ou  de 
pri  iiiiiTe  main  feront-ils  valoir  les  portions  de 
terre  (|u'ils  prennent  à  bail?  Chacun  d'eux  cta- 
blira-t-il  sur  sa  part  une  grande  feime?  S'il  le 
faisait,  il  aurait  à  risquer  un  capital  considérable; 
or,  comment  un  tiaitant  aurait-il  plus  de  foi  dans 
la  terre  que  le  maître  du  sol  lui-même  ?  que  fait-il 
doue  ?  Il  ne  fonde  sur  la  terre  qu'il  a  prise  à  loyer 
ni  grandes  ni  petites  fermes  ;  il  se  borne  en  gé- 
néral à  en  défricher  la  surface.  Ce  ti  avail  étant 
fait,  il  subdivise  son  lot  et  l'allerme  au  taux  le 
plus  élevé  qu'il  peut,  par  parcelles  de  cinq,  de 
ili\ ,  de  vingt  acres,  à  rie  pauvres  agriculteurs  du 
pu>s;  les  seuls  qui  prennent  réellement  la  terre 
pour  la  cultiver;  c'est  à  dire  qu'il  fait  la  modique 
avance  de  fonds ,  dont  il  aspire  à  tirer  les  plus 
prds  profits. 

Mais  comment  tous  ces  petits  agriculteurs  fe- 
ront-ils pour  exploiter  la  terre  qu'ils  prennent  à 
l>ail?  Oïl  s'établiroiit-ils ?  Le  propriétaire  ouïe 
traitant  ont-ils  pris  le  ioin  de  construire  une  ha- 
bitation sur  chacune  des  petites  parcelles  qui  leur 
ont  été  attribuées?  Non,  sans  doute;  car  pour 
faire  cette  construction,  il  aurait  fallu  des  capi- 
taiiv  dont  nul  n'a  voulu  faire  l'avance.  La  terre 
leur  ea  donc  livrée  toute  nue.  Mais  alors  où  se 
lti(:ent-ils  ?  Ils  construisent  eux-mêmes  un  amas 
informe  de  bois  et  de  paille  mêlés  ensemble, 
quils  appellent  leur  cabane.  Trouvent-ils  du 
moins  à  leur  disposition  quelques  inslrumens  de 
culture?  Non,  aucun,  ils  ont  à  s'en  pourvoir 
comme  ils  pourront. 

Ainsi,  en  Angleterre,  le  propriétaire  donne  au 
fermier  une  résidence  et  des  outils  pour  travailler. 
i:nlrlande,le  pauvre  qui  prend  laterre  àloycrdoit 
bâtir  sa  demeure  et  y  apporter  ses  instrumens  de 
ciiliure.  On  se  demande  alors  comment,  le  riche 
ni'  pouvant  donner  un  capital ,  le  pauvre  se  le 
prorure.  Il  faut  répondre  que  le  plus  souvent  il  ne 
le  trouve  pas.  et  qu'il  ne  met  que  son  travail  brut 
dans  une  entreprise  pour  le  succès  de  laquelle  un 
(■ai)ital  serait  nécessaire.  Il  cultive  mal^  parce 
bs  moyens  pour  cultiver  bien  lui  manquent. 
Maintenant,  comment,  cultivant  mal,  peut-il  payer 
le  fermage  exori)itant  qu'exigent  de  lui  le  spécu- 
lati  ur,  les  traitans  et  le  propriétaire?  Car  c'est  en 
définitive  le  pauvre  agriculteur  qui  porte  le  far- 
deau de  tous  les  engagemens  successifs  dont  la 
terre  a  été  l'objet.  Lç  grand  propriétaire  qui  a  j 


donné  sa  terre  à  l'entreprise  reçoit  de  l'entrepre- 
neur une  somme  d'argent  que  celui-ci  reprend 
avec  un  profit  sur  les  traitans  secondaires ,  et  ces 
derniers ,  en  sous-louant  à  des  petits  fermiers , 
rentrent  non-seulement  dans  la  somme  payée  par 
ceux-ci  à  l'entrepreneur,  mais  encore  réalisent  un 
bénéfice;  de  sorte  que  les  colons  inférieurs  ont  à 
payer  un  fermage  qui  estd'a'oord  égal  au  prix  que 
reiUrcprcncur  paie  au  propriétaire,  et  auquel  il 
faut  ajouter  les  profits  de  l'entrepreneur  et  les  bé- 
néfices des  autres  intermédiaires. 

Vainement  les  pauvres  agriculteurs  d'Irlande 
travaillent  pour  contenter  tous  ces  intérêts,  et 
s'efforcent  de  fiire  eux-mêmes  sur  la  terre  le  pe- 
tit gain  duquel  dépend  leur  vie  et  celle  de  leur 
famille  :  la  terre  d'Irlande  ,  quelque  féconde 
qu'elle  snit,  ne  saurait  donner  tout  ce  qu'on  lui 
demande  ;  et  sans  cesse ,  en  dépit  de  s-es  effoi  ts  et 
des  ses  sueurs,  le  pauvre  cultivateur  irlandais  se 
voit  dans  l'impossibilité  de  payer  le  prix  de  sa 
ferme.  Alors ,  qu'arrive-t-il  ?  Le  traitant  ou  le  pro- 
priétaire l'expulse  de  sa  ferme ,  saisit  ses  meubles 
et  les  vend.  Et  que  devient  l'agriculteur  dont  tout 
le  crime  est  d'avoir  eiitrepris  une  chose  impossi- 
ble ?  CoiCiine  il  n'existe  aucune  autre  industrie  que 
celle  de  la  terre,  il  va  chercher  une  petite  ferme 
ailleurs,  et  en  attendant  qu'il  la  trouve,  il  se  met 

à  mendier  avec  sa  femme  et  ses  enfms 

Voilà  sans  doute  une  grande  misère ,  qui  paraît 
surtout  énorme ,  vue  en  relief  du  bien-être  et  de 
la  prospérité  du  fermier  anglais.  Or,  est-il  possi- 
ble de  se  méprendre  sur  sa  vraie  cause?  Ce  se- 
rait une  grande  erreur  que  de  l'attribuer  tout 
entière  à  ces  intermédiaires ,  enireprcneurs,  trai- 
tans ou  agioteurs,  qu'en  Irlande  on  connaît  sous 
le  nom  de  middlemen.  Ces  middiemen  sont  un 
effet  et  non  une  cause.  Assurément  ils  sont  un 
mal,  tt  l'on  ne  saurait  imaginer  rien  de  plus  dé- 
sastreux que  toutes  ces  transactions  successives 
:lont  le  premier  effet  est  de  livrer  le  sol  à  des 
péculateurs  qui,  n'éprouvant  aucun  désintérêts 
lie  la  propriété  ,  prennent  l'exploitation  d'une 
forme  comme  une  industrie  passagère,  et  dont 
la  conséquence  non  moins  immédiate  est  de  pla- 
cer, entre  les  propriétaires  du  sol  et  celui  qui  le 
cultive  ,  trois  ou  quatre  trafiquans  qui  n'inter- 
viennent sur  la  terre  que  pour  en  tirer  un  lucre. 
Mais  ce  mal,  quel  en  est  le  véritable  aiuem-? 
N'est-ce  pas  celui  qui ,  dans  son  indilférenee  pour 
le  pays  et  ceux  qui  le  couvrent ,  a  livré  à  des 
mains  étrangères  et  cupides  le  sol  et  ses  habitans? 
Du  reste ,  que  les  agriculteurs  iriandais  aient 
affaire  au  maître  du  sol  on  au  traitant ,  leur  con- 
dition ne  diffère  guère.  Ils  ne  trouvent  de  sympa- 
thie ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre;  le  même  esprit 
de  cupidité  anime  tous  les  deu\,  le  même  éyoïs- 
me  étroit  les  endurcit  et  les  aveugle  ;  l'un  et  l'au- 
tre ont  en  vue  un  seul  objet ,  affermer  leur  terre 
au  plus  haut  prix.  La  condition  morale  et  physi- 
que du  fermier  leur  est  à  tous  les  deux  également 
indifférente.  Us  éprouvent  et  montrent  la  même 
insensibilité  en  présence  de  ses  eO'orts  heureux  ou 
de  ses  sueurs  stériles  ,  de  sa  prospérité  et  de  ses 
revers  ;  cet  homme  occupe  leurs  terres ,  mais  il 
est  pour  eux  comme  un  étranger.  Pourvu  qu'il 
paie,  c'est  tout  ce  qu'ils  demandent.  Aussi,  quand 
ils  le  voient  faible  et  abattu ,  ils  le  laissent  dans 
sa  détresse  et  détournent  les  yeux;  ils  ne  vien- 
nent à  lui  que  pour  lui  demander  le  terme  échu 


ou  si  par  accident  des  rapports  s'établissent  entre 
le  propriétaire  et  le  fermier,  si  par  hasard  celui-ci 
t,  availle  pour  celui-là  ,  ou  s'd  lui  vend  quelque 
denrée ,  on  est  sur  que  le  propriétaire  abusera 
grossièrement  de  la  simplicité  du  pauvre  agricul- 
teur, qui ,  dans  le  marché ,  sera  toujours  dupe. 
Et  qu'importe  ces  misères  du  pauvre  au  middle- 
nimi ,  qui  ne  les  voit  qu'en  passant ,  et  torture 
des  ma'heureux  dont  il  fuira  le  pays  dès  qu'il  aura 
fait  sa  fortune?  Que  voulez-vous  de  moi?  s'écrie 
le  propriétaire  à  l'aspect  de  ces  maux  affreux ,  je 
n'y  puis  rien.  J'ai  cédé  mon  droit  aux  traitans, 
qui  exercent  le  leur  comme, il  leur  plaît?  Et  le 
plus  souvent  le  propriétaire  ne  prononce  pas 
même  ces  paroles  de  regret ,  car  il  ne  voit  pas  les 
misères  dont  il  est  l'auteur.  Retiré  dans  son  pa- 
lais de  Londres ,  il  n'entend  pas  les  cris  de  déses- 
poir qui  s'échappent  de  la  cabane  iriandaise;  il 
ne  sait  point,  sous  le  ciel  pur  et  serein  de  l'Ita- 
lie, si  l'orage  a  foudroyé  on  Irlande  la  moisson 
du  pauvre  ;  il  ne  sait  point  à  Naples  si ,  faute  de 
soleil ,  la  récolte  a  manqué  dans  la  froide  Hyber- 
nie ,  si  par  contre-coup  les  pauvres  colons ,  dont 
sa  terre  est  couverte,  sont  tombés  dans  la  dé- 
tresçe  ;  il  ignore  si  ces  malheureux  ont  essuyé 
quelque  coup  imprévu  de  la  fortune,  telle  qu'une 
longue  maladie  du  chef  de  la  famille ,  la  perte  de 
leur  bétail  ;  il  ne  sait  rien  de  ces  choses  ,  et  il  se- 
rait incommode  pour  lid  de  les  savoir.  Ce  qu'il  sait 
bien ,  c'est  que  20,000  livres  sterling  lui  sont  dues 
par  ses  fermiers  d'Irlande  ;  que  sa  vie  est  réglée 
sur  ce  chiffre,  que  cette  somme  lui  doit  être  payée 
à  telle  échéance ,  et  qu'on  ne  saurait  en  différer 
le  paiement  un  seul  jour  sans  troubler  l'ordre  de 
ses  habitudes  et  l'arrangement  de  ses  plaisirs. 

Nous  venons  de  voir  comment,  par  l'effet  de  l'é- 
goïsmeoude  l'incurie  des  riches,  laterre  s'est  dès 
l'origine  couverte  en  Iriande  d'une  infinité  de  pe- 
tits cultivateurs  entre  lesquels  cette  terre  est  divisée 
par  parcelles  de  cinq,  de  dix,  de  vingt  acres.  Si  l'on 
demandait  comment  il  a  été  possible  de  trouver 
un  si  grand  nombre  d'agricidteurs ,  je  répondrais 
qu'il  est  facile  d'attirer  à  la  culture  de  la  terre 
tous  les  habitans  d'un  pays  oii  il  n'existe  absolu- 
ment aucune  autre  industrie.  Ce  fut  sans  doute 
dans  les  premiers  teuq)s  un  grand  avantage  pour 
le  propriétaire  que  de  trouver  à  sa  disposition 
cette  multitude  de  petits  fermiers  ;  car  sans  eux 
il  n'eût  rien  pu  tirer  de  ses  domaines  ,  à  moins 
d'engager  des  capitaux  qu'il  ne  voulait  point  ris- 
quer. 

Cependant  un  moment  arrive  où  toutes  ces 
terres  sont  occupées  ,  et  cette  heure  ne  se  fait 
pas  long-temps  attendre  ;  car  toute  la  population 
catholique,  exclue  des  emplois  publics ,  des  pro- 
fessions libérales  ,  inhabile  à  être  propriétaire  , 
incapable  de  commerce  et  d'industrie  pir  sa  pau- 
vreté, quand  elle  ne  l'aurait  pas  été  par  l'état  po- 
litique du  paj's  ,  n'ayant  absolument  d'autre  car- 
rière à  suivre  que  celle  de  fermier  ;  cette  popii- 
1  ition,  dis-je,  se  précipite  sur  la  terre  offerte  à  ses 
efforts  et  l'envahit  de  même  qu'un  torrent  débor- 
dé sur  une  vaste  plaine  la  couvre  bientôt  de  ses 
ondes. 

Mais  dans  un  pays  où  la  terre  est  le  seul 
moyen  d'existence ,  quel  est  le  sort  de  ceux  à  qui 
la  terre  manque  ?  (jue  devient  le  fermier  qu'on 
expulse  de  sa  ferme  s'il  ne  peut  trouver  de  ferme 
ailleurs?  Que  deviennent  les  cnfans  du  fermier  ? 


483  — 


Voici  un  petit  domaine  sur  lequel  vit  mfiiHocre- 
ment  un  seul  agriculteur  ;  celui-ci  a  cinq  cnfans 
(nombre  peu  considérable  pour  une  famille  irlan- 
daise) ;  son  unique  pensée  comme  sa  seule  ambi- 
tion est  de  trouver  une  ferme  pour  chacun 
d'eux  :  mais  il  ne  saurait  y  réussir,  puisque 
toutes  les  fermes  sont  occupées.  Que  vont  donc 
devenir  ses  enfans  ?  Remarquez  que  la  quosiion 
se  pose  rigoureusement ,  car  encore  une  fois  la 
culiure  est  l'unique  ressource  ,  la  seule  industrie 
de  l'Irlandais,  et  la  terre  lui  manque  ;  et  cepen- 
dant il  faut  une  industrie  au  pauvre  dans  un  pays 
où  le  riche  n'a  point  de  charité.  11  s'agit  pour  lui 
de  posséder  un  champ  ou  de  mourir  de  faim. 

Voilà  le  secret  de  cette  extraordinaire  concur- 
rence dont  en  Irlande  la  terre  est  l'objet.  La 
terre  ressemble  en  Irlande  à  une  place  forte  éter- 
nellement assiégée  et  défendue  avec  une  ardeur 
infatigable  :  il  n'y  a  de  salut  que  dans  son  en- 
ceinte ;  celui  qui  a  le  bonheur  de  pénétrer  dans 
ses  murs  y  mène  une  vie  rude  ,  austère,  nne  vie 
de  sueurs,  d'alertes,  de  périls  ;  mais  enfin  il  vit  : 
il  se  tient  au  rempart ,  il  s'y  cramponne,  et  pour 
l'en  arracher  il  faut  mutiler  ses  membres.  Quant 
au  malheureux  qui  a  fait  de  vains  ellorls  pour  at- 
teindre le  but,  sa  condition  est  lamentable  ;  car, 
s'il  ne  se  résigne  pas  à  périr  de  misère  ,  il  faut 
qu'il  devienne  mendiant  ou  voleur.  Que  suit-il  de 
lii  ?  C'est  que  le  fermier  qui  veut  assurer  l'exis- 
tence de  sa  famille,  n'a  d'autre  moyen  ii  prendre 
que  de  subdiviser  sa  petite  ferme  en  autant  de 
parts  qu'il  a  d'enfans  :  chacun  d'eux  possède  alors 
quatre  ou  cinq  acres  au  lieu  de  vingt  qu'avait  le 
père,  et  on  voit  s'élever  sur  la  ferme  plusieurs 
cabanes  de  boue  au  lieu  d'une.  Cependant  le  fils 
a  lui-même  des  enfans  ;  il  fera  pour  ceux-ci  la 
même  chose  (\aa  son  père  a  faite  pour  les  siens  ; 
et  ainsi  de  génération  en  génération  jusqu'à  ce 
que  le  mirrcllcmcnt  de  la  terre  arrivant  à  un  de- 
mi ou  même  un  quart  d'acre  pour  chaque  mé- 
nage, l'occupant  du  sol  se  trouve  dans  l'impossi- 
bilité matérielle  de  vivre  sur  cette  étroite  par- 
celle. Voilà  ce  qui  explique  comment ,  à  l'heure 
qu'il  est,  on  trouve  jusqu'à  trois  et  quatre  cents 
petits  fermiers,  étroitement  serrés  et  vivant  misé 
rablement  sur  tel  domaine  qui  dans  l'origine  n'a- 
vait été  afl'ermé  qu'à  un  petit  nond)re.  Et  encore 
malgré  cette  accumulation  de  colons  qui  se  pres- 
sent sur  le  sol  les  uns  contre  les  autres ,  il  arrive 
souvent  encore  un  moment  où  l'espace  manque 
matériellement ,  et  il  faut  qu'une  certaine  quan- 
tité de  ceux  qui  naissent  sur  cette  terre  la  quit- 
tent... 

Ils  s'éloignent  de  la  terre,  et  cependant  la  terre 
seule  peut  les  nourrir;  (pie  s'ensuit-il?  Que  le 
nombre  des  fermiers  étant  de  beaucoup  supérieur 
au  nombre  des  fermes ,  la  concurrence  accroît 
outre  mesure  le  taux  des  fermages.  Il  fiiut  en  Ir- 
lande une  ferme  d'mi  acre  ou  d'un  demi-acre  de 
terre  ou  mourir;  il  le  faut  à  tout  prix  ,  à  toutes 
conditions  ,  quelque  rwles  qu'elles  soient.  Le 
loyer  raisonnable  de  cet  acre  serait  de  ti  livres 
sterlings  :  j'en  oft're  le  double  au  propriétaire  ;  un 
autre  en  donne  10,  j'en  oll're  '2Ù  ;  la  terre  m'est 
adjugée:  nu  jour  de  l'échéance  je  ne  paierai  pas; 
qu'importe  !  j'aurai  vécu  ou  essayé  de  vivre  pen- 
dant une  année. 

C'est  ainsi  que  celui  qui  déjà  payait  nne  rente 
exorhilimte  est  obligé  par  la  concm'ience,  poiu' 


conserver  sa  ferme,  de  payer  une  somme  encore 
plus  élevée  ;  il  est  libre,  à  la  vérité  ,  de  refuser 
tout  accroissement  de  fermage,  mais  une  arme  à 
deux  tranclians  pèse  sur  sa  tète  ;  s'il  résiste  à 
l'exigence  du  propriétaire,  celui-ci  le  chasse  de  sa 
ferme  ;  ou  bien  il  se  soumet  à  une  condition 
dure,  et  alors  il  est  à  peu  près  sûr  que,  réduit  à 
l'impossibilité  de  tenir  de  téméraires  engage;i)ens , 
il  sera  bieriiôt  congédié  par  le  propriétaire  à 
l'instigation  peut-être  de  quelque  nouveau  compé- 
titeur; après  tout  la  pire  condition  c'est  de  quit- 
ter le  sol  dans  un  pays  où  le  sol  est  l'unique 
source  de  vie  :  il  test  ■  donc  sur  sa  ferme  ,  con- 
sent à  tout  ;  il  sait  qu'à  peine  un  sur  mille  réus- 
sit dans  une  pareille  enireprise,  et  il  se  résigne  à 
jouer  à  cotte  cruelle  loterie. 

La  concurrence  des  cultivateurs  qui  se  dispu- 
tent la  terre  élève  peut-être  plus  le  taux  des  fer- 
mages que  l'avidité  du  propriétaire  et  du  middle- 
man.  On  ne  saurait  imaginer  de  condition  pire 
que  celle  de  tous  ces  pauvres  labom-eurs ,  pullu- 
lant sur  le  sol,  s'y  attachant  comme  une  vermine 
et  ajoutant  à  leur  misère  par  leurs  efforts  surnatu- 
rels pour  la  combattre.  Cette  misère  s'augmente  en 
proportion  exacte  de  l'accroissement  de  la  popula- 
tion, jusqu'à  ce  qu'il  y  ait,  comme  de  notre  temps, 
deux  millions  six  cent  mille  pauvres  ,  c'est-à-dire 
deux  millions  six  cent  mille  individus  manquant  de 
terre  ou  fermiers  d'une  terre  trop  petite  pour 
vivre  dessus. 

Cet  état  social  funeste  au  fermier  ne  profite 
point  ;au  propriétaire.  Celui-ci ,  ou  son  ayant- 
droit,  trompé  d'abord  par  les  promesses  des  en- 
chérisseurs, finit  par  en  reconnaître  le  mensonge  ; 
il  se  lasse  de  tirer  peu  de  terres  all'ermées  un  si 
haut  pri\,  se  dégoûte  des  rigueurs  dont  la  justice 
absorbe  tout  le  profit  :  il  reconnaît  qu'en  ruinant 
ses  fermiers  il  ne  s'enrichit  pas.  «  Tout  le  mal,  se 
dit-il  quelquefois ,  vient  ie  cette  fourmillière  d'a- 
griculteurs qui  dévorent  le  sol  au  lieu  de  le  fé- 
conder. Ce  mal  cesserait  si,  à  la  place  de  toutes 
ces  petites  fermes ,  on  en  établissait  quelques 
grandes  ;  c'est  le  système  agricole  suivi  en  Angle- 
terre et  en  Ecosse  ;  le  moment  est  propice  pour 
l'imiter  en  Irlande;  l'époque  des  révolutions  s'é- 
loigne ,  le  souvenir  s'en  efface,  le  sol  jadis  tant 
ébranlé  se  raffermit  ;  on  peut  maintenant  sans 
imprudence  engager  quelques  capitaux  dans  la 
terre.  » 

Son  plan  est  donc  arrêté  :  il  va  substituer 
quelques  grandes  fermes  à  une  midtitude  de  pe- 
tites, mais  pour  atteindre  ce  but  (pie  doit-il  faire? 
Chasser  d'abord  tous  ces  petits  fermiers  qui  cou- 
vrent sa  terre  ,  et  après  le  départ  desquels  il 
pourra  procédera  une  nouvelle  distribution  de  sa 
propriété  :  c'eslàdire  qu'après  s'être  servi  de  ces 
petits  fermiers  dans  le  temps  que  ,  faute  de  capi- 
tau\,  il  avait  besoin  d'eux,  il  les  congédie  le  jour 
où  le  retour  des  capitaux  lui  fournit  un  moyen 
d'exploitation  plus  lucratif.  Mais  cpie  vont  devenir 
ces  deux  ou  trois  cents  agriculteurs  oui  un  jour 
re(:oivent  l'ordre  de  déguerpir  de  leurs  cabanirs  ? 
Encore  un  coup  ce  congé  les  tue.  Et  ici .  prene/.- 
y  garde,  ce  n'est  pas  une  expulsion  commuue  ; 
d'ordinaire  au  fermier  qui  sort  succède  un  autre 
fermier  :  ici  des  centaines  d'agriculteurs  s'en  vont, 
deux  ou  trois  restent,  nul  ne  vient ,  de  sorte  ([Uf 
voilà  trois  rem  s  misères  désespérées  créées  d'ui 


seul  coup  et  qui  ne  'font  naître  aucune  occasion 
d'adoucissement  pour  d'autres  infortunes. 

On  voit  maintenant  quels  intérêts  contraires, 
quelles  passions  diverses  exerce  en  Irlande  la  pos- 
session du  sol.  Cependant  l'ordre  de  déguerpir 
étant  donné  au  pauvre  fermier,  celui-ci  y  résiste; 
cet  ordre  est  pour  lui  une  senience  de  UDrt;  il 
voit  aussitôt  se  dresser  devant  lui  le  spectre  hi- 
deux de  la  faim  qui  s'apprête  à  le  saisir,  lui,  sa 
femme   et  ses  enfans;  il  contemple  alors  toute 
l'étsndue  de  son  malheur,  passe  de  la  douleur  au 
désespoir,  du  désespoir  à  l'aliatteraent.    Pourtant 
un  rayon  d'espérance  vient  éclairer  son  front.  Si 
j'allais ,  dit-il,  trouver  le  maître  ,  et  lui  montrer 
tout  l'excès  de  misère  qui  nous  accable.  Ah!  s'il 
voyait  ma  femme  amaigrie  par  le  jeûne,  mes  en- 
fans pâles  et  affamés,  oh  !  sans  doute ,   il  en  se- 
rait touché ,   et  nous  laisserait  notre  pauvre  ra- 
bane ,    au  moins  encore  pour  quelques  jours! 
L'infortuné  se  trompe  ;  il  va  se  jeter  aux  pieds  du 
maître,  il  le  conjure,  il  l'implore,  mais  en  vain  ; 
le  riche,  en  Irlande,  ne  compatit  point  au  pauvre. 
Dins  ce  pays,  le  pauvre  doit  garder  son  orgueil  ; 
il  s'humilie  sans  profit  devant  le  riche,  qui  jouit 
de  son  abaissement  sans  alléger  sa  misère.  Le  pau- 
vre fermier,  repoussé  durement,  regagne  sa  ca- 
bane en  silence,  y  rapporte  un  deuil  de  plus,  et , 
frappé  d'une  infortune  trop  grande  pour  qu'il  la 
combatte,  trop  grande  aussi  pour  qu'il  s'y  rési- 
gne ,  il  croise  ses  bras,  et  demeure  immobile. 
Alors  le  propriétaire  réclame  l'aide  de  la  justice  , 
qui  rend  à  grands  frais  un  jugement  par  lequel  le 
pauvre  agriculteur  est  condamné  à  quitter  sa  terre  ; 
le  jugement  triple  la  somme  que  doit  payer  le 
malheureux  avant  de  s'en  aller.    II  était  chassé 
faute  de  payer  sa  rente  :  comment  s"acquittera-t41 
à  présent  qu'il  doit  trois  fuis  plus  qu'il  ne  devait 
auparavant  ?  r.ientijt  il  voit  paraître  deux  consta- 
bles,  porteurs  d'une  sentence  en  bonne  forme  . 
selon  laquelle  il  doit  à  'l'instant  vider  les  lieux  ,  et 
d'abord  ces  agens  de  la  puissance  publique  com- 
mencent par  saisir  tous  les  objets  qui ,  dans  la 
cabane,  s'offrent  à  leurs  regards.  11  faut  bien  que 
les  hommes  de  loi,  sans  lesquels  il  n'y  a  point  de 
jusdcc,  soient  payés  de  leur  peine.    Tout  cela  se 
fait  au  milieu  de  mille  cris  déchirans  qui  éclatent 
dans  la  pauvre  cabane  ;  des  imprécations  se  font 
entendre ,  qui ,   si  elles  arrivaient  à  l'oreille  du  ri- 
che, jetteraient  plus  d'un  remords  dans  ses  Joies  ; 
mais  enfin  la  justice  a  son  cours  ;  tout  est  saisi  et 
scellé  dans  la  demeure  du  fermier;  les  recors  en 
sont  les  maîtres,  et  la  pauvie  famille  n'y  est  plus. 
Les  constables  disparaissent,  enlevant  leur  butin. 
Le  lendemain,  on  est  tout  étonné  de  revoir  dans 
la  pauvre  rabane  le  fermier  et  sa  famille;  la  force 
matérielle  les  avait  seule  éloignés  ;  dès  que  cette 
force  s'est  évanouie .  ils  reparaissent.  On  les  .1 
chassés  de  leur  terre  :  mais,  puisque  cette  terre 
peut  seule  leur  donner  la  \ie,   il  faut  bien  qu'Os 
reviennent  à  elle.  Alors  le  propriétaire  prend  le 
seul  moyen  qui  lui  reste  de  se  débarrasser  de  ces 
misères  obstinées  :  il  démolit  la  cabane,  et  con- 
gédie ainsi  ses  habitans. 

Ces  rigueurs  s'accumulent ,  ces  cruautés  se 
multiplient  :  les  pauvres  occupans  du  sol  sont 
pourchassés  de  chaumière  en  chaumière ,  jetés, 
eux  et  leur  famille,  sur  la  voie  publique,  partout 
en  butte  à  la  même  cupidité  ,  aux  mêmes  violen- 
ces lécilcs.  à  la  même  extrémité  d'infortunCt 


—  484  — 


Un  jour,  une  voix  s'élève  pour  ces  pauvres  fer- 
miers, et  s  écrie  : 

«  1-a  terre  seule  nous  a  fait  vivre;  elibien! 
enibraisons-la  élroilenicut ,  et  ne  nous  en  sépa- 
rons pas.  Le  propriétaire  ou  son  représentant 
nous  commande  de  la  quitter,  demeurons  ;  les 
tribunaux  nous  l'ordonnent,  demeurons  encore  ; 
la  force  armée  vient  i)our  nous  contraindre,  résis- 
tons, opposons  toutes  nos  forces  à  une  force  in- 
juste, et,  pour  que  l'iniquité  ne  nous  atteigne 
pas ,  portons  les  plus  terribles  chruimens  contre 
ceuv  qui  la  commettent  ! 

»  Que  celui  qui  travaillera  directement  ou  indi- 
rectement à  nous  priver  de  notre  ferme,  soit 
puni  (le  mort  ! 

»  Que  le  propriétaire  ou  le  middleman,  son 
agent ,  qui  expulsera  un  fermier  de  sa  terre,  soit 
puni  de  mort  ! 

»  Que  le  propriétaire  qui  exigera  d'un  acre  de 
terre  un  prix  plus  élevé  que  celui  que  nous  au- 
rons fixé  nous-mêmes,  soit  puni  de  mort  ! 

»  Que  celui  qui  surenchérira  sur  le  prix  d'une 
ferme  ;  que  (X'iui  qui  prend  la  place  d'un  fermier 
expulsé;  que  celui  qui  a  acheté  à  l'encan  ou  au- 
trement les  objets  saisis  chez  un  fermier  dépos- 
sédé, soient  punis  de  mort  ! 

a  Atteignons  tous  ces  coupables ,  non  seule- 
ment dans  leurs  personnes,  mais  encore  dans 
tous  leurs  intérêts  et  dans  leurs  all'ections  les  plus 
chères;  que  non  seulement  leur  bétail  soit  mutilé, 
leurs  maisons  incendiées,  leurs  prairies  mises  en 
labour,  leurs  moissons  dévastées,  mais  encore 
que  leurs  amis,  leurs  parenU,  soient  comme 
eux  dévoués  à  la  mort  !  que  leurs  femme  et  leurs 
filles  soient  déshonorées  !... 

"  lit  d'abord,  comme,  pour  être  fort,  il  faut 
des  armes ,  hâtons-nous  de  ressaisir  les  armes 
dont  on  nous  a  dépouillés.  Jusqu'à  ce  jour,  l'iso- 
lement a  fait  notre  faiblesse  :  associons-nous;  cn- 
gjgeous-nous  solennellement  à  mettre  en  viguem- 
les  lois  que  nous  aurons  décrétées  ;  et ,  pour  que 
cet  engagement  soit  plus  saint  et  plus  inviolable, 
donnons-lui  la  sanction  d'un  serment  lebgieux; 
coiivions-le  aussi  du  voile  d'un  secret  inviolable  ; 
étendons  sur  tout  le  pays  le  réseau  de  notre  con- 
fédération ,  et  que  quiconque  refusera  de  s'asso- 
cier à  nnus  par  le  serment  soit  considéré  comme 
ennemi  et  traité  comme  tel  ;  et,  pour  que  nos  lois 
ne  soient  pas  de  vains  commandemens,  promel- 
lons  solennellement  que  quiconque  d'entre  nous 
sera  désigné  pour  être  l'exécuteur  du  chiitiment 
mérlié  par  un  coupable,  obéira  aussitôt,  et  rem- 
plira dans  toute  sa  rigueur  l'office  qui  lui  sera 
cojimiandé  !...  » 

Voilà  sans  doute  de  terribles  lois  ;  ce  sont  celles 
de  IVhiteboys,  code  atroce,  barbare,  digne 
d'une  population  demi-sauvage,  qui,  abandonnée  à 
elle-même ,  n'jyant  aucune  lumière  pour  guider 
seselforts,  ne  trouvant  aucune  sympathie  pour 
adoiicirses  passions,  est  réduite  à  chercher  dans 
SCS  grossiers  instincts  des  moyens  de  salut  et  de 
protection. 

Alors  la  terreur  se  répand  dans  le  pays;  de  si- 
nistres complots  se  trament  dans  l'ombre  ;  des  li- 
gures étranges  apparaissent  çà  et  là  ;  des  bandes 
armées  s'organisent  et  parcourent  les  campagnes; 
les  habitations  sont  assaillies  pendant  la  nuit  : 
cluicun  est  obligé  de  fortilier  sa  demeure  ;  mais 
outc  résistance  est  vaine ,  tantôt  il  faut  livrer  des 


armes ,  tantôt  prêter  des  sermens.   Du  reste,  ces 
bandits  de  nature  singulière ,  qui ,  pour  voler  des 
armes  ou  pour  se  venger,  commettent  toutes  sor- 
tes de  violences ,  repoussent  l'or  et  l'argent  qu'ils 
trouvent  sous   leur  main.  L'n  assassinat  est  com- 
mis; on  apprend  bientôt  que  la  victime  est  un 
propriétaire  dont,   la  veille,   le  fermier  a  été  dé- 
possédé. Les  coupables  ont  été  vus  ;   mais  nul , 
dans  le  pays,  ne  les  connaît,  et  tout  indique 
qu'ils  sont  venus  de  loin  pour   exécuter  la  ven- 
geance d'antrui.  Un  autre  crime  pareil  est  com- 
mis;  c'est  le  meurtre  d'un  middleman  qui  avait 
fait  saisir  les  meubles  d'un  fermier.  Alors  toute  la 
classe  des  propriétaires  s'émeut;   la  justice  est 
saisie  ;  elle  lance  ses  mandats ,  mais  nul  ne  lui  in- 
dique la  trace  des  coupables  ;  elle  les  trouve  h 
force  de  recherches  ;  ceux-ci  lui  résistent,  elle  les 
enlève  ;  mais  une  rébellion  vient ,  qui  les  lui  ar- 
rache ;  enfin,  elle  les  a  ressaisis,  les  coupables 
sont  sous  les  verroux.  Alors  on  cherche  des  té- 
moins :  tous  ceux  qu'on  appelle  n'ont  rien  vu,  di- 
sent-ils ;  un  seul  se  présente,  et  dit  la  vérité.  Deux 
jours  après,  on  apprend  que  ce  témoin  a  été  as- 
sassiné. Comment  donc  faire  ?  Il  faut  bien  que  la 
justice  ait  son  cours.   Les  témoins  ne  viennent 
plus.  Eh  bien  !  il  faut  les  arrêter  et  les  amener 
de  force   devant  la  justice  ;  mais  là,  ils  refusent 
de  témoigner!  il  faut  acheter  leur  témoignage.  On 
menace  leur  existence  ;  il  faut  la  protéger.  Com- 
ment? nul  ne  consent  à  leur  donner  asile!  Eh  bien  ! 
il  faut  les  mettre  en  prison.  Mais  quel  prix  sera 
assez  haut  pour  décider  un   témoin  à  faire  une 
déclaration  qui  met  sa  vie  en  péril,  et  dont  le  pre- 
mier effet  est  de  le  priver  de  sa  liberté  ?  Quelque 
élevé  que  soit  ce  prix,  il  faut  le  lui  payer.  Mais  qui 
admettra  la  sincérité  d'un  témoin  déposant  sous  la 
double  iniluence  de  l'argent  qu'il  reçoit,  et  de  la 
mort  qu'il  redoute  ?  La  nécessité  veut  cependant 
qu'on  le  croie.  Mais  ce  témoin,  rentrant  en  liberté 
après  le  procès,  va  être  assassiné!  Non;  il  sortira 
de  prison  pour  sortir  d'Irlande.  Ainsi,  la  condition 
de  tout  témoin  à  charge  dans  les  procès  criminels 
sera  d'attendre  en  prison  le  jour  du  jugement  et 
de  s'exiler  après.  Mais  quel  honnête  homme  vou- 
dra être  témoin  ?  On  se  passera  de  témoins  hon- 
nêtes :  la  nécessité  le  veut  (încore  ainsi.  Mais 
quel  honnête  homme  voudra  être  juge  ?...  Ainsi 
nous  voilà,  de  conséquences  en  conséquences,  ar- 
rivés à  cette  triste  alternative  de  voir  la  justice 
impuissante  ou  immorale  ;  d'acquitter  les  préve- 
nus faute  de  témoins,  ou  de  les  condamner  à  l'aide 
de  témoins  salariés  !  Enfin ,  l'arrêt  est  rendu  ;  le 
coupable  est  jugé  et   mis  à  mort  !  Le  dénoncia- 
teur et  le  témoin  s'exilent.  Le  lendemain,  on  ap- 
prend que  le  frère  du  dénonciateur,  la  mère  ou  la 
sœur  du  témoin  sont  assassinés  !... 

Quand  vous  en  êtes  arrivé  à  ce  point,  croyez 
bien  que  dans  cette  voie  de  rigueurs  tous  vos  ef- 
forts pour  i-établir  l'ordre  et  la  paix  seront  inuti- 
les. En  vain,  pour  réprimer  des  crimes  atroces  , 
vous  appellerez  à  votre  aide  toutes  les  sévérités  du 
code  de  Dracon  ;  en  vain  vous  ferez  des  lois 
cruelles  pour  arrêter  le  cours  de  révoltantes  cruau- 
tés ;  vainement  vous  frapperez  de  mort  le  moin- 
dre délit  se  rattachant  à  ces  grands  crimes;  vai- 
nement, dans  l'efl'roi  de  votre  impuissance,  vous 
suspendrez  le  com's  des  lois  ordinaires,  procla- 
merez des  comtés  entiers  en  état  de  suspicion  lé- 
gale, violerez  le  principe  de  lalibcrté  iniUviduelle, 


créerez  des  cours  martiales,  des  commissions  ex 
Iraordinaires,  et  pour  produire  de  salutaires  im- 
pressions de   terreur,   multiplierez  à  l'excès  les 
exécutions  capitales... 

Toutes  ces  rigueurs  seront  stériles  ;  au  lieu  de 
guérir  la  plaie,  elles  l'irriteront  et  la  rendront 
seulement  plus  vive  et  plus  saignante.  Rebelles  à 
un  mauvais  état  social,  les  agriculteurs,  qui  en 
1700  se  révoltèrent  sous  le  nom  de  White-lioys, 
s'insurgeront  quelques  années  api'ès  sous  le  nom 
de  Oak-Boys;  en  1772  sous  celui  de  Sieel-Boys, 
en  1785  ils  s'appelleront  Right-Boys,  plus  tard  ils 
se  nommeront  Rockites  ou  soldats  du  capitaine 
Rock,  ou  Claristes,  sujets  de  lady  Clare;  en  180G 
ces  rebelles  seront  appelés  Thrasliers;ils  repren- 
dront en  181/1,  en  1815,  en  1820,  en  1821,  en 
1823,  en  1829,  le  nom  de  White-Boys  ;  en  1831, 
celui  de  Terryalts;  en  1832,  1833  et  1837,  de 
White-Feet  et  Black-Feet,  et  sous  ces  dénomina- 
tions diverses  vous  les  verrez,  excités  par  le  senti- 
ment des  mêmes  misères,  se  livrer  aux  mêmes  vio- 
lences suivies  constamment  d'une  cruelle  répres- 
sion toujours  impuissante... 


IITSTIT"JT 


Académie  fi'nuf^aise. 


Nous  nous  félicilons  de  pouvoir  donner 
à  nos  lecteurs  le  texte  même  du  rapport 
de  M.  Villemain,  sur  le  concours  de 
poésie  et  des  ouvrages  les  plus  utiles  aux 
mœurs. 

«  Messieurs,  a  dit  IVI.  le  secrétaire  perpé- 
tuel, l'Académie  française,  dans  les  prix  nom- 
breux dont  elle  est  dépositaire ,  ne  voit  pas 
seulement  une  récompense  pour  le  talent  , 
mais  une  influence  qui  peut  en  diriger  l'usage 
au  profit  des  études  sérieuses  et  des  utiles 
travaux.  Tel  sera,  nous  l'espérons,  le  bien- 
fait de  la  fondation  laissée  depuis  plusieurs 
années  par  le  baron  Gobert,  et  réservée  par 
l'Académie  jusqu'en  18Z|0,  comme  une  sorte 
de  prix  décennal  pour  l'histoire  de  France. 
Tel  doit  être  aussi,  dans  d'autres  proportions, 
le  caractère  de  ces  prix  annuels  fondés  par 
un  sage,  aux  yeux  duquel  le  progrès  moral 
était  la  première  destination  des  lettres  et 
l'instruction  du  peuple  la  plus  noble  dette  de 
l'état. 

»  L'Académie  accueillera  les  ouvrages  qui 
touchent  à  ce  but  par  les  voies  les  plus  di- 
verses ,  une  bistoire  des  systèmes  philosoplii- 
ques  et  un  traité  d'éducation  pratique  ;  un 
livre  de  fine  observation ,  de  spiritualisme 
élevé  et  un  manuel  populaire. 

))  En  effet,  si  dans  les  sciences  mathémati- 
ques, certaines  vérités  spéculatives,  qui  ne 
semblaient  d'abord  qu'une  pure  curiosité  de 
l'esprit,  se  transforment  tôt  ou  tard  en  ap- 
plications puissantes,  et  deviennent  utiles 
de  toutes  les  utilités  inconnues  que  renfer- 
mait leur  principe ,  on  peut  dire  aussi  qu'il 
n'est  pas  en  philosophie  une  vérité  fonda- 
mentale, quelqu'abstraite  qu'elle  soit,  qui  ne 
descende  insensiblement  dans  l'usage  et 
dont  le  contre-coup  etn^;iffSiSi5WP4esortdes 
hommes.  Discuter  les^/Mcieris' s]f«^es  de 
philosophie  dans  ce  i(|u|ils',Qnl  dé\pureet  de 
fécond  pour  les  mœiiri^aajà^'cetquïHs  wt  de 


—  485  — 


faux ,  et ,  par  conséquent ,  de  dangereux  ; 
chercher  le  fondement  de  la  certitude  mo- 
rale, c'est-à-dire  la  loi  de  l'être  intelligent  ; 
montrer  que  le  doute  absolu  est  une  impuis- 
sance universelle ,  et  que  la  force  de  l'àrae 
est  dans  sa  conviction  ;  c'est  là,  pour  les  jeu- 
nes esprits,  un  noble  travail,  et,  pour  tous, 
une  instruction  salutaire  (Vive  adhésion.) 

»  A  ce  titre,  deux  volumes  d'Etudes  philo- 
sophiques, par  M.  Mallet,  ont  fixé  l'attention 
de  l'Académie.  En  y  blâmant  quelques  juge- 
mens  trop  exclusifs,  trop  sévères,  tels  qu'ils 
échappent  à  la  jeunesse,  on  estimera  l'esprit 
généreux  qui  se  mêle,  dans  cet  ouvrage,  à  la 
précision  des  analyses  et  aux  recherches  sa- 
vantes sur  la  philosophie  grecque.  M.  Mallet 
appartient  à  l'enseignement  public  ;  les  prin- 
cipes de  son  livre  attestent  qu'il  connaît  tous 
les  devoirs  de  sa  mission;  son  talent,  qu'il 
les  remplit  avec  succès  et  avec  autorité. 

»  Un  autre  membre  du  corps  enseignant  a 
offert  aux  suffrages  de  l'Académie  un  travail 
étendu,  sur  le  sujet  depuis  long-temps  es- 
quissé dans  un  livre  bien  court,  qui  semblait 
avoir  tout  dit:  L' Education  des  fdtes ,  par 
Fénélon.  Sous  le  titre  de  Conseils  aux  mi- 
res, M.  Théry  a  repris,  a  développé,  a  tra- 
duit pour  notre  siècle,  quelques-unes  des  vé- 
rités admirablement  touchées  par  l'arclievê- 
que  de  Cambrai.  Cette  expérience  de  la  fa- 
mille ,  cette  sagacité  du  père,  à  laquelle  Fé- 
nélon suppléait  à  force  d'ame  et  de  génie, 
inspire  souvent  M.  Tliéry  et  peut  rendre  ses 
conseils  utiles  ,  même  après  ceux  d'im  si 
grand  maître.  Il  suffira  de  le  lire  avec  choix, 
et  lui-même  jugera,  sans  doute,  qu'il  ne 
peut  trop  soigneusement  revoir  les  détails 
d'un  livre  tel  que  le  sien,  où  la  plus  saine  in- 
struction doit  avoir  pour  seul  ornement  la 
clarté,  la  justesse  et  la  simplicité.  Mais  l'Aca- 
démie a  voulu  dès  à  présent  honorer  cet  ou- 
vrage, parce  que  les  principes  en  sont  purs, 
et  que  s'il  peut  gagner  pour  le  goût,  il  est 
irréprochable  pour  la  raison  et  la  morale. 

»  Toutefois ,  messieurs ,  en  appréciant  le 
but  et  le  talent  de  MM.  Mallet  et  Théry,  ce 
n'est  pas  à  l'art  habile  des  deux  écrivains 
que  l'Académie  a  réservé  la  première  place 
dans  ce  concours.  Deux  médailles  sont  dé- 
cernées. Mais,  pour  le  prix,  un  livre  moins 
savant  a  été  préféré ,  un  livre  de  noble 
instinct  et  de  réflexions  solitaires ,  plutôt 
que  de  recherches  et  d'études ,  l'ouvrage 
d'une  mère  écrivant  sur  la  vie  des  femmes, 
dont  elle  a  modestement  suivi  tous  les  de- 
grés ,  et  dont  elle  a  vu  de  près  la  plus  bril- 
lante exception  et  la  gloire  la  plus  rare ,  si- 
non la  plus  heureuse,  dans  le  génie  de  ma- 
dame de  Staël ,  sa  compatriote ,  sa  parente 
et  son  amie.  Necker,  Staël  1  ces  noms  que 
les  discordes  politiques  et  même  les  dissen- 
timens  littéraires  ont  livrés  si  souvent  aux 
contradictions  de  l'envie ,  ces  noms  qui  rap- 
pellent talent,  esprit,  liberté,  restent  natura- 
lisés en  France;  et  l'Académie  croit  répon- 
dre à  la  pensée  du  prix  fondé  jtour  /<■  Fran- 
çais auteur  rfe  Vouvrage.  le  plus  utile  aux 
11X1  urs  ,  en  envoyant  cette  année  sa  cou- 
ronne à  madame  Nerkcr  de  Saussure,  à  Ge- 
nève. (Applaudissemens  prolongés.) 

»  L'ouvrage  de  madame  Necker  est,  en 
effet ,  une  des  plus  saines  lectures  qu'on 
puisse  faire.  1,'esprit  de  ce  livre  est  à  la  fois 
sévère  et  délicat.  On  sent,  au  fond  des  jiaro- 
les,  une  foi  sérieuse ,  la  gravité  du  caractère 
«l  celle  des  habitudes.  Mais  l'austérité  n'est 


que  dans  les  principes;  la  persuasion  est 
dans  le  langage.  Nulle  part  la  vie  entière  de 
la  femme  n'a  été  plus  finement  expliquée  et 
décrite  avec  une  sagacité  plus  attentive  et 
plus  tendre  ;  nulle  part  elle  n'a  été  ramenée 
à  une  vocation  plus  haute ,  sans  paradoxes, 
sans  projets  ambitieux  de  transformations  so- 
ciales, mais  par  la  profonde  intelligence  de 
ce  qui  est  conforme  à  la  nature  et  à  la  so- 
ciété. 

»  Pourquoi  un  si  bon  ouvrage  est-il  iné- 
gal ?  Pourquoi  ces  pages  où  l'on  rencontre 
des  touches  si  vives  et  dignes  de  Labruyère , 
ne  sont-elles  pas  exemptes  d'incorrection  et 
de  langueur  ?  Le  livre  eût  fait  plus  de  bien 
encore  :  il  serait  lu  davantage  et  avec  plus 
d'attraits  ;  il  répandrait  plus  facilement  ces 
trésors  de  sages  pensées  et  de  généreuses 
émotions  qu'il  renferme ,  et  qui  ne  peuvent 
s'en  échapper  vers  une  âme  sans  la  rendre 
meilleure  ou  plus  ferme  dans  le  bien. 

»  Quelques  parties  du  livre  de  Mme  Nec- 
ker auront  cette  puissance  immédiate  et  sa- 
lutaire :  ce  sont  celles  où  l'auteur,  qui  est 
toujours  de  son  siècle  sans  être  du  monde, 
cherche  à  définir  l'éducation,  les  soins,  la 
mission,  qui  conviennent  le  mieux  aux  fem- 
mes dans  notre  époque.  Tout  ce  qu'elle  dit 
à  cet  égardd'ingénieux,  devrai,  de  touchant, 
la  jette  elle-même  dans  une  sorte  d'entliou- 
siasme  gracieux  et  pur,  qui  lui  montre  les 
femmes  de  notre  siècle  ranimant,  si  elles  le 
veulent,  par  l'active  charité,  la  flamme  de 
l'amour  céleste,  et  retrouvant  par  elles,  dans 
nos  jours  peu  chevaleresques,  plus  d'empire 
et  de  bonheur  qu'elles  n'en  eurent  jamais 
dans  ce  moyen-âge  renommé  pour  l'éclat 
et  les  hommages  dont  il  les  avait  entourées. 
(Très  bien  !  très  bien  !) 

»  De  ce  perfectionnement  social  promis  à 
notre  temps,  de  ces  devoirs  sérieux  et  do- 
mestiques qui  doivent  remplacer  dans  tous 
les  rangs  l'exquise  politesse  de  mœurs  ré- 
servée jadis  à  un  seul,  l'attention  se  porte 
naturellement  sur  le  sort  des  classes  pauvres 
de  la  nation.  Leur  assurer  plus  de  bien-être 
et  de  lumières,  et  faire  en  sorte  que,  dans 
cette  société  égale  et  libre  où  beaucoup  peu- 
vent s'élever,  sauf  à  tomber  vite  (  on  rit), 
nul  ne  soit  condamné  sans  recours  à  l'igno- 
rance et  à  la  misère  :  tel  est  le  problème  de 
nos  jours,  telle  est  l'œuvre  de  politique  et 
d'humanité  qui  doit  se  poursuivre  sous  tou- 
tes les  formes.  Inspirer  par  la  religion  et 
les  mœurs  le  gnùt  du  travail,  faire  servir 
l'instruction  au  bon  sens  et  le  bon  sens  au 
bonheur  de  soi-même  et  des  autres,  voilà  ce 
qui  ])cut  naître  de  ce  vaste  enseignement  po- 
pulaire hardiment  propagé  sur  la  France,  et 
qui  ne  l'est  pas  encore  assez.  (Applaudisse- 
mens prolongés.  ) 

»  Mais  il  faut  deslivrespourtantde  lecteurs 
nouveaux  qui  se  préparent  chaque  jour,  des 
livres  faits  pour  eux.  appropries  à  leur  usage, 
et  qui  rendent  chacun  plus  habile  dans  son 
état  .au  lieu  de  l'en  dégoûter.  La  composition 
de  tels  ouvrages  n'a  paru  au-dessous  d'au- 
cun grand  talent,  depuis  Francklin  jusqu'au 
docteur  C.halmers.  et  à  l'orateur  .anglais  >1. 
Uroughani.  Dans  notre  pays  même,  et  près 
de  nous,  parmi  tous  les  beaux  vers  échappés 
à  la  voix  sublime  et  tendre  d'un  poète,  d'un 
orateur  aussi .  je  n'en  réciter.ais  pas  de  plus 
admirés  et  de  plus  durables  que  la  Prière 
des  petits  cnfam,  improvisée  par  M.  de 


Lamartine  pour  une  école  de  village.  (  Mou- 
vement, approbation.) 

»  On  ne  peut  trop  souhaiter  que  les  esprits 
les  plus  élevés,  qui  sont  presque  toujours  les 
plus  justes,  ne  dédaignent  pas  cette  gloire 
d'écrire  pour  l'instruction  du  peuple.  Les  vé- 
rités de  la  morale,  les  principes  utiles  à  la 
société,  et  jusqu'à  ces  notions  politiques  sou- 
vent perverties  et  ensanglantées  par  des  pas- 
sions aveugles ,  peuvent  être  amenées ,  pour 
tout  le  monde,  à  une  évidence  simple  et  per- 
suasive. On  ne  saurait  trop  encourager  de 
semblables  essais.  (Approbation.) 

»  L'Académie  a  distingué  sous  ce  rapport 
un  petit  écrit  intitulé  Jea7i  Lebon  à.  ses  amis 
les  ouvriers,  écrit  plein  d'excellens  conseils, 
et  qui  a  eu  le  grand  mérite  de  ne  pas  en- 
nuyer ceux  auxquels  il  s'adresse,  et  d'être  lu 
par  eux.  Elle  décerne  à  ce  travail  utile  une 
médaille  de  1,.500  fr.  ;  mats  elle  rappelle 
qu'il  n'y  aurait  pas  de  récompense  au-des- 
sus du  mérite  d'un  livre  instructif  en  peu  de 
mots,  sévère  pour  la  morale,  attachant  par  la 
forme,  d'un  livre  judicieux  et  vrai ,  qui  de- 
viendrait populaire  et  qui  serait  la  plus  haute 
instruction  des  enfans  et  le  délassement  des 
travailleurs.  (Assentiment.) 

»  En  attendant  un  semblal)le  livre,  l'Aca- 
démie avait  proposé  des  prix  particuliers 
pour  les  meilleures  traductions  d'ouvrages 
de  morale.  Elle  n'excluait  de  ce  concours  ni 
l'antiquité ,  ni  la  science ,  car  elle  y  cher- 
chait un  retour  vers  la  haute  et  sévère  litté- 
rature. A  ce  titre ,  deux  travaux  ont  \\\é  son 
attention  :  l'un  est  la  reproduction  d'un  livre 
antique  et  mal  connu,  les  Entretiens  d'E- 
pictcte,  recueillis  par  le  philosophe  Arien, 
sou  disciple.  Ce  livTe,  qu'on  peut  lire  comme 
une  sorte  d'introduction  profane  à  l'évangile, 
est  le  monument  immortel  des  efforts  que  fai- 
sait l'esprit  humain  pour  se  re\  endiqut^r  lui- 
même  et  remonter  des  corruptions  de  l'em- 
pire à  la  justice  et  à  la  vérité.  On  ne  saurait 
y  jeter  les  yeux  sans  en  .aimer  mieux  sou 
temps  et  son  pays ,  et  sans  remercier  la  Pro- 
vidence du  progrès  des  sociétés  moderues. 
Le  livre  d'Epictète  montre  l'élév.ation  soli- 
taire d'une  âme  dans  l'ab.aissement  univer- 
sel ;  m.ais  ses  vœux  les  plus  hardis  sont  au- 
jourd'hui des  vérités  vulgaires. 

»  Ce  grand  changement  est  dû  à  la  religion, 
aux  lettres,  .aux  sciences,  à  cette  triple  puis- 
sance qui  a  civilisé  l'Europe  et  qui  transfor- 
mera l'univers.  Aussi,  messieurs.  dan>  nos 
jours  d'études  sévères  et  positives,  de  graves 
esprits,  en  cultivant  avec  profondeur  les 
sciences  mathématiques  et  naturelles,  n'en 
remontent  pas  moins  au  sentiment  religieux, 
connue  à  une  partie  essentielle  du  dévelop- 
pement humain.  De  constans  efforts  sont  di- 
rigés vers  ce  but.  dans  les  états  de  l'Allema- 
gne, en  Angleterre  et  dans  rAméri(pie  d;i 
Nord,  c'est-à-dire  dans  les  pays  où  la  pensée 
est  le  plus  spéculative  et  dans  ceux  où  elle 
est  le  plus  libre. 

»  Il  y  a  quelques  .années,  la  société  royale 
de  Londres,  ce  grand  foyer  des  sciences  ma- 
thématiques et  naturelles,  reçut  par  testa- 
ment un  legs  de  "200.000  fr.  pour  un  ou  plu- 
siesrs  auteurs  qui  démontreraient  la  puis- 
sance, la  sagesse  et  la  bonté  de  Dieu,  par  les 
o'nvres  de  la  création.  Le  président  de  la  so- 
ciété royale  désigna  lui-même,  parmi  les  phy- 
siciens, les  naturalistes,  les  géologues,  huit 
honnnes  célèbres  qui  acrcptèreni  cette  mis- 
sion d'élever  les  derniers  résultats  de  lascisn'' 


—  486  — 


ce  îi  la  hauteur  dune  démonstration  nou- 
velle de  la  Provideiice.  Ce  noble  appel  douua 
naissance  à  un  livre  du  docteur  Buckland,  le 
panégyriste,  le  continuateur  et  presque  le  ri- 
val de  notre  illustre  Guvier.  (Sensation.) 

»  Il  y  avait  des  milliers  d'années  que  la 
philosophie  prouvait ,  par  le  spectacle  du 
monde  extérieur,  l'existence  d'une  cause  in- 
telligente et  suprême  ;  mais  ces  preuves 
avaient  vieilli  devant  la  science  moderne  ;  et 
parfois  aussi  des  difficidtés  nouvelles  étaient 
sorties  de  celte  science  même.  Par  une  con- 
tradiction singulière  ,  à  mesure  que  la  créa- 
tion dévoilée  s'agrandissait  à  nos  yeux,  la 
foi  au  Créateur  s'était  ébranlée  dans  quelques 
âmes.  Chaque  progrés  dans  l'histoire  immé- 
moriale du  globe ,  chaque  pas  nouveau  dans 
les  profondeurs  du  monde  fossile,  avaient 
suscité  quelque  doute.  La  tâche  du  docteur 
Buckland  a  été  de  tirer  la  preuve  d'où  était 
venu  le  doute  ,  de  porter  la  démonstration 
religieuse  aussi  loin  qu'était  allée  l'observa- 
tion ,  d'atteindre  hardiment  les  dernières  li- 
mites de  la  science ,  de  les  dépasser  encore , 
et  de  retrouver  dans  cette  succession  d'ébau- 
ches ensevelies  qui  semblaient  le  jeu  fortuit 
de  la  matière ,  la  main  et  le  calcul  de  Dieu 
aussi  visiljlement  empreints  que  sur  le  disque 
du  soleil  et  dans  le  Spectacle  éclatant  de  lu- 
nivers.  (Vive  sensation.  ) 

j)  Minéralogiste  ,  physicien  ,  géomètre  , 
anatomiste  et  de  plus,  comme  quelques  sa- 
vans  Français  que  je  vois  ici  (tous  les  regards 
se  portent  vers  M.  F.  Arago) ,  homme  élo- 
quent ,  le  docteur  Buckland  a  suffi  à  la  gran- 
deur de  son  sujet.  Une  vive  curiosité,  im  sa- 
lutaire enthousiasme  ont  accueilli  son  ou- 
vrage en  Angleterre.  Un  jeune  savaut ,  M.  le 
professeur  Doyère  ,  vient  de  le  traduire  en 
consultant  pour  quelques  parties  de  ce  tra- 
vail, deux  membres  célèbres  de  l'Institut: 
et  cette  reproduction  d'un  monument  élevé 
par  la  science  îi  la  morale  et  à  la  vérité,  de- 
vait lixer  l'attention  de  l'Académie.  L'Aca- 
démie décerne  à  H.  Thurot ,  traducteur  d'E- 
pictète,  un  prix  de  3,000  fr.  en  décernant 
un  prix  égal  au  traducteur  du  Traité  dt  ta 
ijcotogie  et  ta  mintratogic,  dans  leurs  rap- 
ports ave?,  la  théologie  natureltt  ;  elle 
l'invite  à  entreprendre  encore  des  travaux 
semblables.  (Bravo!) 

»  L'Académie,  en  effet,  propose  de  nou- 
veau ,  par  un  emploi  autorisé  de  la  dota- 
lion  littéraire  de  M.  de  Monthyon,  un  ou 
plusieurs  prix  pour  les  meilleurs  traductions 
d'ouvrages  de  philosophie  morale,  qui  se- 
raient pubUés  d'ici  au  1'^'  janvier  IbZil.  Elle 
n'indique  aucun  choix; mais  elle  estime  que 
plus  d'un  beau  monument  de  l'antiquité  et 
plus  d'une  production  célèbre  des  littératu- 
res contemporaines  s'offriront  à  la  pensée 
des  hommes  studieux  que  tenteraient  cette 
gloire  utile  et  modeste  :  elle  y  voit  l'avan- 
tage d'attirer  le  talent,  au  moins  à  son  but, 
vers  les  grands  modèles  des  âges  classiques 
elles  productions  les  plus  durables  de  l'âge 
actuel. 

«Par  ce  même  attachement  aux  traditions 
littéraires,  l'Académie  propose  pour  sujet  de 
son  ancien  prix  d'éloquence  à  décerner  en 
IS/iO,  l'éloge,  ou,  si  l'on  veut,  la  notice 
historique  de  madame  de  Sévigné ,  c'est-à- 
dire  l'analyse  et  la  peinture  de  ce  que  l'es- 
prit naturel ,  Vimagiuation  et  le  goût  ont  in- 
spiré de  plus  original  et  de  plus  délicat  dans 
le  sicclc  de  la  politesse  et  des  lellres.  (  Très 


bien!)  Là,  reparaîtront  tous  ces  souvenirs 
dont  l'esprit  de  nos  temps  modernes  s'écarte 
souvei.t  avec  raison  ,  mais  qu'il  ne  peut  ni 
négliger  ni  méconnaître. 

«  Ces  souvenirs ,  messieurs ,  nous  aimons 
à  les  réunir  aux  illustrations  plus  récentes  de 
la  patrie  et  au  génie  nouveau  de  ses  institu- 
tions. (Applaudissemens.)  C'est  dans  cette 
pensée  que  l'Académie  avait  proposé  pour 
sujet  aux  candidats  du  prix  de  poésie ,  le 
Musée  de  Versailles. 

Ce  concours,  dont  il  me  reste  à  vous  par- 
ler, a  produit  beaucoup  de  pièces  devers 
descriptives  et  lyriques.  L'Académie  en  a  sur- 
tout distingué  quatre  oii  le  talent  se  montre 
à  degrés  inégaux,  mais  marqués.  Ce  n'est  pas 
qu'ailleurs  môme  il  ne  se  rencontre  des  vers 
heureux,  des  traits  expressifs,  et  quelque 
chose  des  nobles  sentimens  que  fait  naître  la 
pensée  royale  et  vraiment  patriotique  du 
nouveau  Versailles  ;  mais  l'art  et  la  force 
manquent  souvent;  et,  il  en  est  beaucoup 
de  ces  pièces  de  poésies  comme  de  quelques 
tableaux  du  Musée  qu'elles  célèbrent ,  elles 
ajoutent  au  nombre  sans  ajouter  à  l'éclat  du 
concours.  (On rit.) 

»  Toutefois,  messieurs,  en  songeant  â  la 
difficulté  d'un  sujet  si  vaste  et  rebattu  par 
l'admiration  publique ,  on  peut  avoir  de  jus- 
tes éloges  ;\  décerner ,  avant  même  d'arriver 
à  la  pièce  préférée  par  l'Académie.  L'ou- 
vrage numéro  8,  qui  sous  cette  épigraphe: 

«  Athènes  existe  encore  et  Rome  n'est  pas  moite  " 

a  seulement  disputé  l'honneur  d'une  men- 
tion ,  respire  le  plus  noble  enthousiasme 
pour  nos  grands  génies  littéraires ,  que  l'au- 
teur célèbre  de  préférence  parmi  les  autres 
héros  du  musée  national.  Ou  peut  y  soup- 
çonner la  main  d'une  femme  à  quelques 
traits  purs  et  délicats  d'un  souvenir  de 
Jeanne  d'Arc  ,  dont  la  statue  rappelle  au 
poète  un  autre  souvenir  ou  plutôt  un  deuil 
tout  récent ,  celui  de  la  princesse  pleurée 
sans  flatterie,  qui,  près  du  trône .  fut  mieux 
que  la  protectrice  des  arts ,  qui  les  cultiva 
d'instinct  et  par  étude ,  et  qui ,  jeune  fdie , 
avec  un  cœur  de  reine  ,  consacra  son  ciseau 
â  reproduire,  sous  des  traits  d'une  douceur 
héroï(iue ,  le  modèle  de  la  pureté  virginale 
et  du  dévoùment  à  la  patrie.  (Profonde  sen- 
sation. ) 

»La  même  allusion  touchante  se  trouve 
dans  plusieurs  pièces  du  concours ,  comme  si 
elle  appartenait  à  une  pensée  commune  du 
pays,  autant  qu'à  l'inspiration  du  poète.  Une 
ode  inscrite  sous  le  numéro  9 ,  a  mérité  pour 
d'autres  beautés  de  détail  une  mention  par- 
ticulière. 

«L'auteur,  M.  Masselin,  qui  a  pris  pour 
épigraphe  deux  vers  de  Virgile ,  parait  avoir 
étudié  dans  les  grands  maîtres  la  correction 
et  l'élégance.  La  pièce  qui  a  le  plus  appro- 
ché du  prix,  enfin,  et  qui  a  fait  hésiter  les 
juges ,  est  évidemment  l'ouvrage  d'un  hom- 
me de  talent ,  que  des  études  sévères  ont 
conduit  à  la  pureté  classique ,  sans  que  son 
imagination  en  ait  moins  d'éclat  et  de  liberté. 
La  fiction  de  ses  vers ,  qui  me  rend  peut-être 
partial  pour  lui,  n'est  autre  que  le  récit  sup- 
posé d'un  des  élèves  de  nos  collèges  ,  ac- 
cueillis et  conduits  dans  les  galeries  de  Ver- 
sailles par  le  roi  qui  leur  a  donné  ses  fils 
pour  camarades  et  pour  rivaux  d'études.  Le 
poète  ,  un  peu  trop  habile  pour  un  écolier, 
décrit  avec  talent  et  les  siècles  qui  ne  soat 


plus  et  le  siècle  qui  commence;  et  ils  ne 
manquent  ni  de  grâce ,  ni  de  force ,  soit  qu'il 
rêve  les  fêtes  enchantées  et  la  cour  pom- 
peuse de  l'antique  Versailles,  soit  qu'il  mon- 
tre les  héros  parvenus  dans  nos  guerres  de  la 
révolution, 

«  Ces  soldats  inspirés  dont  la  race  est  en  France.» 

»  L'Académie  ,  en  appréciant  cet  ouvrage, 
qui  honore  le  talent  de  M.  Ernest  Fouinet , 
a  réservé  le  prix  pour  la  composition  dont 
le  mouvement  heureux  et  le  tour  poétique 
ont  entraîné  ses  suffrages.  L'auteur,  madame 
Louise  Uevoil-GoUet ,  a  pris  pour  devise  un 
des  vers  de  son  poème  : 

Il  Versailles!  c'est  le  Panthéon.  » 

Et  elle  n'est  pas  restée  trop  au-dessous  de 
l'enthousiasme  qui  lui  fait  jeter  ce  cri  d'a- 
pothéose. 

»  Je  n'ai  pas  à  louer  ce  que  le  public  va  ju- 
ger. L'auteur  ne  lira  pas  elle-même  son  ou- 
vrage ,  comme  le  fit  avec  tant  de  succès  ,  il  y 
a  deux  ans,  le  lauréat  de  VJrc  de  Triom- 
phe. La  règle  de  l'Académie  est  inflexible, 
et  elle  ne  permet ,  dans  cette  enceinte ,  que 
la  séduction  du  talent,  et  l'ascendant  pré- 
cieux des  beaux  vers.  (On  rit.)  » 

Après  la  lecture  du  rapport  de  M.  Ville- 
main,  lecture  a  été  donnée  ,  avons-nous  dit 
hier ,  du  poème  de  madame  Louise  CoUet- 
RevoU.  En  voici  quelques  ftagmens  : 

L'auteur  décrit  en  strophes  brillantes  la 
création  de  Versailles  par  Louis  XIV ,  et  l'u- 
nion du  grand  roi  avec  la  merveilleuse  villa  : 

Qui  dira  les  splendeurs  de  la  nuit  nuptiale 
Où  s'unit  le  monarque  à  sa  villa  royale? 
Quidîrason  orgueil  et  son  ravissement 
En  embrassant  de  l'œil   l'immense  monument? 
Comme  un  rayon  d'amour  fait  vivre  un  cœur  de 

{femme, 
11  flt  vivre  ce  corps  dont  il  devenait  l'âme! 
Etquanil  sa  volonté  l'eut  tiré  du  néant. 
D'un  souille  il  anima  tout  ce  palais  géant. 
Il  se  sentit  plus  grand  des  grandeurs  de  Versailles; 
Use  cruipresqu'un  Dieu  danssesvastesmurailles. 

Le  poète  montre  plus  tard  la  ville  des  rois 
envahie  par  la  révolution ,  et  il  s'écrie  : 

Comme  on  ne  péutrcmpUr  le  lit 
D'un  fleuve  à  la  source  épuisée. 
Depuis  ce  jour,  rien  ne  remplit 
Ce  temple  à  l'idole  brisée. 

Des  ombres  erraient  en  pleurant, 
La  nuit,  dans  ses  salles  désertes, 
Et  les  portes  restaieiu  ouvertes 
Attendant  un  hôte  assez  grand! 

Aucune  tète  couronnée, 
Aucun  tribun  dans  son  orgueil 
Dans  la  demeure  profanée 
N'osait  inaugurer  le  seuil  ! 

Quand  il  ceignit  le  diadème 

Que  Charlemagne  avait  porté. 

Du  temple  des  rois  dévasté 

Napoléon  n'osa  lui-même 

Devenir  la  divinité!... 
Puis  arrivant  à  ses  souvenirs  plus  récens  : 
....  Ce  fut  un  jour  de  fête  universelle 
Que  le  jom-  où  s'ouvrit  la  Versailles  nouvelle  ; 
Quand,  pour  inaugurer  sa  résurrection, 
La  foule  se  pressa,  lière,  heureuse,  attendrie  : 


—  437  — 


Klle  applaudit  son  chef  eu  fêtant  la  patrie, 
Car  le  monarque  avait  compris  la  nation. 

Louis  Quatorze  au  temps  d'ivresse 
Des  grandes  fêtes  de  sa  cour, 
M'eut  jamais  uujour  d'allégresse 
Qui  fût  comparable  à  ce  jour. 

L'éclat  de  sa  magnificence 
Ktait  pour  lui  seul...  mais  ici, 
Oh  !  c'était  bien  toute  la  France 
Qui  disait  à  son  roi  :  «  Merci  !  » 

«  Merci  !  >i  dans  leur  brève  parole 
S'écriaient  ces  tiers  vétérans 
Que  Bonaparte,  au  point  d'Arcole, 
Vit  s'élancer  au\  premiers  rangs. 

«Merci,  d'avoir  mis  sur  ces  toiles 
Notre  chef  et  nos  bataillons  ! 
Il  fut  l'astre  et  nous  les  étoiles  ; 
A  côte  de  lui  nous  brillons!» 

Et  le  marin,  l'ame  attendrie, 
Disait:  «Merci!...  voilà Jean-Barl ! 
Dans  les  gloires  de  la  patrie 
Nous  avons  aussi  notre  part.» 

En  s'inclinant  devant  la  toge 
Des  d'Aguesseau,  des  Lamoignon, 
«Merci,  »  répétait  pour  éloge 
Le  magistrat,  lier  de  leur  nom. 

«  Merci,  s'écriait  le  poète, 
Corneille  et  Molière  sont  là... 
Et,  si  leur  laurier  ceint  ma  tête. 
L'avenir  un  joiu'  m'y  verra  !  » 

Et  l'orateur,  d|uaeyoix  forte. 
Disait  :  «Merci  !...  Ce  sera  beau 
D'inscrire  le  nom  que  je  porte 
Près  du  grand  nom  de  Mirabeau  !» 

«Merci!...  répétait  chaque  artiste, 
La  gloire  sauve  de  l'oubli. 
Et  dans  celte  fête  où  j'assiste, 
Sont  Lebrun,  Puget  et  Lulii  !» 

Devant  La  Vallière  et  Fontange 
La  jeune  femme,  d'un  regard, 
Disait  :  «  Merci  !  leurs  formes  d'ange 
Nous  furent  transmises  par  l'art  ; 

Oh  !  ces  morts  n'ont  rien  de  funèbre. 
Je  voudi-ais  une  toml)e  ici  ; 
Puisque  la  beauté  rend  célèbre, 
Je  puis  le  devenir  aussi.  » 

Et  la  foule  enivrée,  ardente,  enthousiaste. 
Débordait  frémissante  en  ce  palais  si  vaste. 
L'enlaçait  tout  entier  de  ses  réseaux   mouvans, 
Et,  semblable  à  la  mer,  roulait  ses  Ilots  vivans. 
Elle  se  répandait  dans  chacjue  galerie, 
Uedisant  les  grands  noms  que  garde  la  patrie, 
Voyant  revivre  encor  les  héros  (lu'ellc  aima 
Sur  la  toile  et  le  marbre  où  l'art  les  anima. 
Devant  tous  ces  tableaux  degloiie  et  de  concpiêtes 
S'agitait  le  roulis  de  ces  milliers  de  têtes  ; 
Et  toujours  les  regards  trouvaient  uu  aliment, 
Et  la  foule  avançait  dans  le  ravissement. 
Mais  quand  elle  parvint  au  milieu  de  ces  reines 
Belles  sur  leur  cercueil  et  dans  la  mort  sereines. 
Résistant  tout-à-coup  au  IU)t(nii  l'apporta 
Par  un  iuslinct  ducwurlu  foule  s'utrcla,,. 


Parmi  tous  ces  héros  dont  Vcrsaille  est  peuplée. 
Elle  avait  découvert  la  vierge  immaculée 
Qui  ravit  la  victoire  à  l'Anglais  triomphant 
El  délivra  la  France  avec  un  bras  d'enfant. 

C'était  une  blanche  statue, 
Vierge  guerrière  revêtue 
De  l'armure  des  anciens  rois  : 
Fille  pudique  au  front  céleste, 
A  l'œil  lier,  au  souris  modeste, 
Femme,  héros,  tout  à  la  fois! 

Il  fallait  plus  qu'un  grand  artiste 
Pour  la  rendre  ainsi  calme  et  triste. 
Accomplissant  l'ordre  de  Dieu; 
Il  fallait  l'art  et  la  croyance  : 
L'ame  d'une  fille  de  France 
A  réuni  ce  double  feu. 

Et  de  ses  mains  s'est  échappée 
Jeanne  d'Arc  pressant  son  épée 
Sur  son  cœur  virginal  et  fort. 
Qui  sous  la  voix  de  Dieu  tressaille, 
Mais  qui  sait  au  champ  de  bataille 
Intrépide  braver  ia  mort. 

Celle  qui  nous  rendit,  sous  cette  forme  pure. 
Le  symbole  divin  d'une  double  nature. 
De  force  et  de  candeur  mélange  harmonieux, 
llôlas!...  ange  exilé,  poétique  mystère. 
Toucha  du  bout  de  l'aile  aux  choses  de  la  terre, 
Et  s'en  revint  aux  deux  ! 

On  dit  que  dans  son  vol,  ainsi  qu'une  colombe. 
Son  ame  erre  la  nuit  près  de  ces  marbres  blancs. 
Et  que,  pour  l'escorter,  se  levant  de  lem-  tombe. 
Les  reines  nobles  sœurs  la  suivent  à  pas  lents. 

Elle  s'arrête  au  fond  de  cette  galerie 
Où  veille  Jeanne  d'Arc  avec  recueillement. 
Et  l'on  entend  alors,  comme  une  ombre  qui  prie, 
Bépôter  faiblement  : 

«  0  mon  œuvre  d'amour  !  ô  ma  sœur  bien  aimée  ! 
«Mon  cœur  te  devina  quandmesmaiust'ontformée! 
»J'ai  su  te  reconnaître  en  approchant  descieux  ; 
»Tule  penchais  vers  moi  pour  calmer  masouffrance, 
»Et  ta  voix  me  disait,  quand  je  pleurais  la  France: 
«Viens,  on  retrouve  ici  ce  qu'on  aima  le  mieux  !» 

Et  la  Vierge  guerrière,  agitant  son  armure. 
Se  penche  et  lui  répond  par  un  pieux  murmure  : 
Et  la  fille  des  rois,  dans  son  ravissement, 
Entoure  de  ses  bras  cette  image  chérie. 
Et  de  son  blanc  linceul  forme  une  draperie 
A  leur  groupe  charmant. 

Le  poème  se  termine  par  quelques  rê- 
veuses méditations  sur  les  mystères  de  la 
tombe,  sur  cotte  aulrc  vie  dont  la  tombe  est 
rentrée,  sur  les  lal)eurs  du  gouic,  et  par  un 
appel  aux  jeunes  gloires  qui  aspirent  à  l'apo- 
théose du  musée  consacré  à  toutes  les  re- 
nommées : 

Courage  donc,  jeunes  athlètes; 
A  la  foudre  exposons  nos  têtes!... 
Des  morts  obscurs  se  souvient-ort  ? 
Il  faut  d'illustres  funérailles 
Pour  avoir  sa  place  à  Versailles  : 
Versailles  !  c'est  le  Panthéon. 


asaiDDiais  ai  iiîiïDaïiSic 


(Le  libraire  Ambroise  Dupont  vient  de  publier 
un  nouvel  ouvrage  de  M.  Saintine.  intitulé  An- 
toine. Le  talent  de  l'heureui  auteur  de  Picciola, 
ce  petit  chef-d'œuvre,  s'y  révèle  sous  un  a-spect 
nouveau  ctprcsque  inattendu.  Nos  lecteurs  pom- 
ront  en  juger  par  le  fragment  que  voici.) 

Vers  1767  à  1768,  dans  la  voiture  publique  qui 
d'Arras  se  rendait  à  Paris  à  petites  journées,  se 
trouvaient  de'ix  jeunes  garçons,  dont  le  plus  âgé 
pouvait  compter  treize  ou  quatorze  ans.  Tous 
deux  avaient  pour  guide  et  pour  compagnon  de 
route,  un  bon  frère  quêteur,  chargé  de  leur  sur- 
veillance jusqu'à  leur  arrivée  à  Paris,  où  ils  de- 
vaient entrer  au  collège  Louis-le-Grand,  l'un 
comme  élève  payant,   l'anu^e  comme  boursier. 

Celui-ci,  en  faveur  de  ses  bonnes  dispositions 
reUgieuses,  M.  de  Couzié,  évêquc  d'Arras,  ra\uit 
pris  en  all'eclion  et  s'était  déclaré  son  prolecteur. 

Le  frère,  ayant  le  sommeil  facile  en  voilure, 
choisit  un  coin  sur  la  banquette  où  ils  se  irou- 
vaient  tous  trois,  et,  grâce  à  cet  arrangeaient  cl 
au  sommeil  presque  continu  de  l'argus  encapu- 
chonné, les  jeunes  garçons,  livrés  à  eux-mêmes, 
après  un  instant  d'examen  silencieux,  échan- 
geaient quelques  paroles,  et  commençaient,  en  se 
querellant,  une  liaison  qui,  pom-  le  malheur  de 
l'un  d'eux,  ne  devait  durer  que  trop  long-temps. 

Si  vous  me  demandez  à  quoi  bon  ce  nouveau 
préambule,  grâce  auquel  nous  voilà  reportés  à 
vingt-cinq  ans  en  avant  de  l'époque  où  nous  nous 
trouvions  d'abord,  je  vous  répondrai  que,  pour 
l'intelligence  de  cette  histoire,  d  est  indispensable 
de  bien  connaître  les  aniécédens  de  notre  prin- 
cipal personnage,  Antoine  !  et  Antoine  est  l'un 
de  nos  petits  voyageurs.  L'autre  se  nomme  Isi- 
dore. 

—  Que  fait  votre  père  ?  disait  Isidore  à  An- 
toine. 

— ]\Ion  père  est  brasseur  dans  la  cité;  il  occupe 
quaiante  ouvriers;  vous  savez,  ceue  grande  bras- 
serie :  Antoine-Antoine ,  à  la  Brcuiclie  d'a- 
cacia. 

— Je  connais;  mais  vous,  je  ne  me  rappelle 
pas  vous  avoir  jamais  vu!  Vous  avez  donc  com- 
mencé vos  classes  à  l'école  et  non  au  collège  d'Ar- 
ras ;  sans  cela  nous  nous  serions  déjà  reuconu-és, 
dit  Isidore  d'un  ton  quchjue  peu  dédaigne  j\. 

—  Mon  père  m'a  fait  instruire  à  la  maison,  sous 
SCS  yeux  ;  il  a  mieux  aimé  cela,  quoique  ça  coûte 
plus  cher  !  répliqua  Antoine  avec  la  fierté  du 
plus  riche. 

—  Qui  csl-ce  qui  vous  donnait  des  leçons  ? 

—  L'abbé  Porret. 

—  Ah!  un  polit  vieux,  toujours  sale?  Est-ce 
qu'il  sait  le  latin  ? 

—  Très-bien,  puisqu'il  me  l'a  enseigné. 

—  C'est  qu'il  ne  le  savait  pas  assez  pour  le  col- 
lège, où  il  était  chien  de  cour.  Il  y  apprenait  à 
lire  aux  onfans. 

Ce  mépris  jcic  à  mauvaise  inlculiou  sur  son 


—  488  — 


pri'iiiii'ri)iofesscurfit  monter  la  routeur  au  front 
d'Antoine;  il  médita  sa  réponse,  et  après  un  ins- 
tant de  silence  :  —Au  surplus,  c'est  à  grand'- 
pi'inoqtie  ma  mt-re  s'est  décidée  à  me  laisser  idler 
à  l,()uis-le-(;rand.  Klle  est  si  bonne,  ma  mère, 
elle  m'aime  tant  !  Puis  elle  dit  qu'on  se  gâte  dans 
les  collèges,  et  qu'on  en  sort  toujours  un  mauvais 
sujet, 

—  Je  ne  crains  pas  cela  pour  moi,  dit  Isidore 
d'un  air  d'importance. 

—  Pourquoi! 

—  Parce  que  je  ne  me  laisse  dominer  que  par 
mes  propres  idées ,  et  non  par  celles  des  autres  ! 

Cette  phrase  ambitieuse  lit  ouvrir  de  grands 
you\  à  Antoine.  11  voulut  riposter  sur  le  même 
ton,  pour  se  tenir  à  la  hauteur;  mais  il  eut  le  des- 
sous, car  Isidore  connaissait  beaucoup  plus  de 
grands  mots  que  lui,  et  entre  discoureurs  de  cette 
espèce,  les  grands  mots  font  les  bonnes  raisons. 
Antoine  n'avait  d'autre  vocabulaire  dans  la  tète 
que  celui  de  son  père  et  de  sa  mère,  bonnes 
gens,  bien  plus  désireux  d'en  faire  un  honnête 
homme  qu'un  bel-esprit.  Intérieurement,  il  s'a- 
vouait donc  vaincu  et  n'osait  se  tourner  vers  son 
glorieux  adversaire,  quand  celui-ci,  rev.nant 
tout  à  coup  il  ces  sentimens  d'humilité  chrétienne 
que  .M.  de  Conzié  avait  aimés  en  lui,  et  se  repro- 
chant son  triomphe  orgueilleux,  lendit  la  main  à 
son  compagnon  de  route ,  en  lui  disant  :  —  Je 
vous  demande  pardon  ,  M.  Antoine,  si  j'ai  pu 
vous  contrarier  par  mes  paroles;  je  me  le  repro- 
che et  vous  prie  de  m'excuser. 

Antoine,  bien  éloigné  de  s'attendre  à  ces  avan- 
ces, en  fut  vivement  touché  ;  il  pressa  avec  émo- 
tion la  main  qu'on  lui  tendait,  ne  sachant  ce  qu'il 
devait  admirer  le  plus,  de  la  haute  raison  ou  de 
la  générosité  d'Isidore.  Interrompus  alors  par  un 
roullemenl,  en  basse  continue,  du  frère  quêteur, 
le  rire  leur  prit,  leurs  propos  changèrent  de  forme 
et  d'objet,  et  ils  sortirent  de  cet  accès  de  gaité 
déjà  bon  camarades  et  se  tutoyant  à  qui  mieux 
mieux. 

Les  journées  suivantes,  Antoine,  quoique  d'un 
caractère  naturellement  allier,  continua  de  se 
laisser  prendre  aux  manières  cauteleuses  et  sur- 
tout au  ton  dogmatique  de  son  jeune  compagnon. 

Le  voyage  achevé,  le  frère  quêteur  remit  les 
deux  jeunes  Artésiens  entre  les  maiiis^dc  l'abbé 
lYoyart,  proviseur  du  collège  Louis-le-Grand  ,  en 
reçut  une  aumône  pour  son  couvent,  eu  guise  de 
commission  ,  et  retourna  à  ses  all'aires. 

Nos  jeunes  gens  n'avaient  pas  séjourné  ensem- 
ble un  mois  au  collège  que  leur  position  respec- 
tive fut  lixée.  Quoique  amis,  l'égalité  ne  pouvait 
plus  exister  entre  eux.  Antoine  avait  subi  l'ascen- 
dant d'Isidore.  Il  n'était  plus  (|ue  l'obscur  satellite 
entraîné  par  une  force  aveugle  d'attraction  autour 
d'un  astre  tout-puissant.  Cependant,  Isidore,  d'une 
apparence  grêle,  d'une  ligure  disgracieuse,  était 
le  plus  jeune  des  deux  :  malgré  ses  faux  semblans, 
il  n'avait  guère  plus  de  savoir  ni  plus  de  raison 
(pie  son  camarade.  A  quoi  donc  atti  ibuer  l'empire 
e\erré  par  lui  sur  Antoine?  A  la  haute  opinion 
qu'il  avait  de  lui-mê:ue,  il  la  nature  sérieuse  de 
.••on  esprit ,  et  même  à  certain  état  maladif,  ii  une 
iirilaiion  nerveuse  qui  du  ph)sique  réagissait  sur 
le  moral. 

Antoine  se  soumit  d'abord  aux  idées  de  son 
auii  parce  qu'il  rudmiruiti  eiisuitet  pa'- pure  bon  té 


d'âme,  parce  qu'il  l'aimait.  11  le  voyait  pâlir  et 
s'émouvoir  à  la  moindre  contradiction  ;  il  traita 
ses  exigences  comme  des  malaises ,  et  crut  qu'en 
fait  de  discussion  c'était  au  mieux  portant  de  cé- 
der il  l'autre.  Le  pli  une  fois  marqué  ne  s'effaça 
pas.  Il  devait  d'autant  moins  s'en  méfier,  que  le 
protégé  de  M.  de  Conzié,  l'enfant  aux  grands 
piincipes,  affichait  sur  toutes  choses  une  sorte  de 
rigorisme  capable  d'imposer  a  son  compagnon  : 
mais  ce  rigorisme,  chez  un  garçon  de  cet  âge  , 
cédait  moins  de  convictions  sincères  que  d'une 
exaltation  de  cerveau.  Jusqu'à  présent,  cette  exal- 
tation se  manifestait  au  sujet  des  idées  religieuses 
dont  on  l'avait  entretenu  ;  mais  qu'elle  devait  fa- 
cilement se  détourner  sur  d'autres  objets ,  même 
tout  à  fait  contradictoires  !  Nous  allons  en  fournir 
la  preuve. 

Pour  les  préparer  à  leur  première  communion, 
et  les  édifier  durant  leurs  heures  de  loisir,  on 
avait  mis  entre  les  mains  des  deux  amis  un  livre 
plein  de  prestige  ,  de  dévoûmcns  merveilleux , 
de  pensées  sublimes  et  naïves,  un  livre  dont  cha- 
que histoire  est  un  drame  palpitant,  la  Vie  des 
Saints  ;  ouvrage  dangereux  tel  qu'il  est,  mais  au- 
quel il  ne  manque,  pour  devenir  aussi  profitable 
qu'intéressant,  sous  le  double  rapport  de  la  reli- 
gion et  de  l'histoire,  que  d'être  refait  par  un  es- 
prit éclairé  et  croyant. 

Nos  deux  amis  ressentirent  à  la  lecture  de  ce 
livre,  une  impression  dont  le  résultat  dépassa  de 
beaucoup  le  but  qu'on  voulait  atteindre.  Isidore , 
s'enthousiasmant  au  récit  de  ces  pieuses  abnéga- 
tions ,  de  ces  renoncemens  du  monde ,  ne  rêva 
bientôt  plus  que  la  vie  érémitique,  et  le  jeiine  et 
les  austérités  dans  quelque  solitude. 

Antoine  songea  à  sa  mère  ,  et  refusa  d'abord 
de  suivre  son  ami ,  même  dans  ses  rêves  ;  mais 
celui-ci,  à  force  de  le  circonvenir,  de  lui  parler 
des  joies  du  désert  et  d'une  existence  rêveuse 
passée  face  à  fjce  avec  Dieu,  finit  par  l'entraîner 
dans  son  tourbillon.  Trop  jeunes  tous  deux  et  trop 
inexpérimentés  pour  comprendre  ce  qu'il  y  avait 
de  déraison  à  vouloir  renouveler  de  notre  temps 
ces  grandes  expiations  des  premiers  siècles  de 
l'église,  les  voilà  enfantant  projets  sur  projets 
pour  se  retirer  au  plus  vite  dans  quelque  Thé- 
baide  et  y  vivre  en  vrais  anachorètes. 

Renoncer  au  monde  et  à  ses  joies  était  ce  qui 
cofitait  le  moins  aux  deux  écoliers  :  car  cela  si- 
gnifiait simplement  pour  eux,  quitter  le  collège  et 
s'affranchir  des  leçons,  des  pensums  et  des  châii- 
mens.  Mais  ils  ne  s'abusaient  pas  sur  un  point , 
c'est  que  l'argent  leur  était  indispensable  pour 
gagner  le  désert.  Le  seul  moyen  d'en  amasser  fut 
de  mettre  de  côté  celui  que  M.  de  Conzié  envoyait 
a  Isidore  pour  ses  déjeuners  et  ses  menus  plaisirs, 
et  celui  qu'Antoine  recevait  de  sa  famille  pour  le 
même  objet. 

Les  voilà  donc  se  condamnant  au  pain  sec  cha- 
que matin  et  à  la  privation  de  tout  plaisir  oné- 
reux. En  attendant  l'acernissenient  de  leur  trésor, 
qui  ne  pouvait  aller  que  bien  lentement,  à  qua- 
rante sous  par  semaine,  ils  se  mirent  à  construire 
en  idée  non  des  châteaux  en  Espajue  ,  mais  un 
erniiiage. 

Comme  logement,  à  la  rigueur,  une  grotie  spa- 
cieuse et  profonde  pourrait  suffire  ,  décorée  à 
l'entrée  de  buissons  d'églantiers,  de  liserons  et  de 
chèvrefeuilles,  lanissée  iiiléiicuremefit  de  mousse 


et  de  lierre  :  ce  serait  encore  là  une  retraite  as- 
sez agréable.  On  aurait  soin  de  la  choisir  tout 
auprès  d'une  source  claire,  limpide  et  non  sau- 
mâtre.  Quand  on  se  décide  à  ne  boire  que  de 
l'eau,  faut-il  au  moins  la  boire  à  son  goîlt.  Mais  la 
nourriture  ?  y  a-t-il  pour  si  peu  de  quoi  rester 
embarrassé  ?  Robinson  en  a-l-il  manqué  dans  son 
île  ?  et  Robinson  n'était  pas  un  anachorète.  — 
Nous  travaillerons  à  la  teire,  et  Dieu  bénira  notre 
culture  comme  il  a  béni  celle  de  saint  Pacôme. 

—  Nous  aurons,  avant  tout,  un  champ  de  blé  ; 
car  on  ne  peut  se  passer  de  pain. 

—  Oui,  et  un  verger. 

—  Oui,  et  un  potager. 

Kt  déjà,  aux  alentours  de  leur  grotte,  ils  voient 
se  dérouler  la  verdure  de  leurs  épis,  escadron- 
nant,  tourbillonnant  au  soleil  sous  les  brises  du 
malin,  pour  leur  réjouir  la  vue  et  leur  procurer 
une  douce  fraîcheur  ;  les  rameaux  de  leurs  ar- 
bres se  courbent  sous  le  poids  des  fruits  ;  ils  en 
ont  de  pleines  corbeilles  ,  qu'ils  travaillent  eux- 
mêmes  avec  l'osier  croissant  aux  bords  de  leur 
ruisseau,  dont  l'onde  pure  ne  suffit  bientôt  plus 
pour  les  désaltérer.  Ils  ont  des  vignes,  et  les  voilà 
déjà ,  dans  leurs  rêves  d'ermite,  plus  préoccupés 
de  récoltes  et  de  vendanges  que  de  prières  et  de 
macérations  ! 

Toute  pastorale,  pour  être  intéressante ,  a  be- 
soin de  la  présence  du  loup.  —  Mais  si  les  ani- 
maux sauvages  se  jettent  à  travers  nos  champs  et 
détruisent  nos  moissons?  dit  Antoine. 

—  Nous  les  tuerons,  répond  Isidore. 

—  Oh  !...  il  ne  faut  tuer  personne  ! 

—  C'est  vrai  ;  et  bien,  nous  accepterons  cela 
comme  une  punition  du  ciel...  Pourtant,  s'ils 
nous  attaquent  nons-mênrcs  9 

—  C'est  autre  chose  ;  la  défense  est  un  droit , 
nous  nous  défendrons  !... 

—  Avec  quoi  ?  il  nous  faut  des  armes  ! 

—  Nous  en  aurons  ;  un  fusil... 

—  Chacun,  et  une  paire  de  pistolets. 

—  Des  beaux!  à  deux  coups  !  N'oublions  pas 
de  nous  bien  approvisionner  de  poudre  et  de 
plomb  ;  car,  la  récolte  manquant,  la  chasse  nous 
sera  une  ressource. 

—  Sans  doute  ! 

De  projets  en  projets,  ils  en  étaient  là  de  leur 
vie  d'anachorètes,  quand  une  autre  objection  se 
présenta.  —  Si,  au  lieu  d'animaux  sauvages,  ce 
sont  des  hommes,  des  malfaiteurs  qui  viennent 
piller,  ravager  nos  champs  ?  car  enfin,  même  au 
désert ,  on  peut  avoir  de  mauvais  voisins  !  Saint 
Porphyre  fut  surpris  et  maliraité  par  desméchans 
qui  lui  supposaient  des  trésors. 

—  N'aurons-nous  pas  des  armes? 

—  Mais  s'ils  sont  les  plus  forts? 

— -  Eh  bien,  nous  ferons  alliance  avec  d'autres, 
et  nous  irons  les  piller  à  notre  tour  ! 

Ainsi,  de  rêves  en  rêves,  de  perfectionnemens 
en  perfectionnemens,  nos  deux  petits  saints  étaient 
devenus  deux  bandits,  et  la  grotte  de  la  Thébaide 
se  transformait  insensiblement  en  une  caverne  de 
voleurs.  Isidoie  était  le  chef  de  la  troupe,  Antoine 
son  lieutenant  en  premier.  Ils  devaient,  noncon^ 
venir  leurs  compagnon?)  mais  les  discipliner^ 
leur  donner  un  coslume  pittoresque,  une  rrmure 
brillante,  et,  grâce  a  eux,  jouer  i;n  certain  rôle 
de  conquérans.  Les  histoires  de  FraDiavolo  cl  do 
Hinaklo-Riiialdini  avaient  rcmplacô  la    l^io  4c» 


—  489  — 


Saillis;  ils  ne  visaient  plus  à  être  canonisés,  mais 
à  être  pendus  ! 

Ne  croyez  pas  que  je  me  sois  appesanti  sans 
raison  sur  ces  détails,  en  apparence  puérils.  Les 
petits  événemens  que  je  signale  ici  renfermaient 
en  eu\  le  germe  d'événemensbien  autrement  gra- 
ves. Mais  il  me  reste  à  parler  d'un  fait  encore  plus 
étrange,  né  de  l'imagination  désordonnée  d'Isi- 
dore, et  qui  valut  à  Antoine  d'être,  pour  ainsi  dire, 
chafsé  du  collège  Louis-le-Crand. 

Leur  première  communion  avait  fait  reprendre 
son  cours  naturel  aux  idées  pieuses  des  deux 
amis.  Antoine  néanmoins,  au  lieu  de  ces  instincts 
si  doux  et  si  purs  éclos  sous  les  caresses  de  sa 
mère,  de  cette  religion  éclairée  qu'il  devait  à  de 
saints  exemples,  se  trouvait  désormais  accessible 
aux  entrainemens  les  plus  irraisonnés.  Ce  n'était 
plus  que  par  l'exaltation  qu'il  devait  procéder  en 
tout. 

Isidore  tomba  malade  et  fut  mis  à  l'infirmerie 
du  collège.  Antoine,  durant  cette  séparation  for- 
cée ,  livré  à  lui-même,  se  trouva  ballotté  par 
mille  pensées  contraires,  comme  un  vaisseau  sans 
pilote  et  sans  boussole,  qui  ne  sait  à  quel  vent 
ouvrir  sa  voile.  Enfin  ils  se  revirent  !  Isidore 
semblait  sortir  d'un  auU-e  monde,  tant  ses  f  ncien- 
nes  croyances  s'étaient  modifiées,  et  tant  il  avait 
acquis  dénotions  positives  sur  des  matières  jusques 
alors  totalement  élrpiigères  pour  lui. 

Il  réapparut  devant  Antoine  avec  un  système 
complet  de  religion  nouvelle,  basé  sur  les  inspi- 
rations de  l'âme  d'une  part,  de  l'autre  sur  le  fluide 
magnétique,  alors  inconnu  en  France  ;  le  tout 
mélangé  d'un  reste  de  traditions  catholiques,  lllu- 
niinisme  grossier,  que  l'allemand  Jung-Stelling  et 
madame  de  Krudner  devaient  propager  plus  tard. 
Il  avait  des  visions,  des  révélations  ;  ses  songes 
étaient  desavertissemens  du  ciel  qu'il  savait  inter- 
préter avec  certitude.  Fasciné  par  ses  discours  , 
par  son  éloquence,  par  l'étrangeté  même  de  ses 
doctrines,  Antoine  se  laissa  encore  une  fois  aller 
à  son  impulsion.  Isidore  fut  à  ses  yeux  un  oracle, 
un  prophète,  un  Christ  futur  appelé  à  rénover  le 
monde. 

Ils  en  vinrent  à  ce  degré  de  folie ,  de  croire 
qu'autrefois  leurs  deux  âmes  avaient  été  unies 
par  un  lien  sacré.  La  mère  d'Isidore  avait  perdu 
son  premier  fds  en  bas-âge.  Eh  bien  !  l'âme  de  ce 
fils  habitait  maintenant  le  corps  d'Antoine.  Telle 
était,  ils  n'en  doutaient  pas  ,  la  cause  décisive  du 
penchant  qui  les  avait  entraînés  l'un  vers  l'autre. 
Dans  toutes  les  grandes  affections  ,  se  montrait 
ainsi  la  force  attractive  de  deux  âmes  déjà  appa- 
reillées dans  des  temps  antérieurs.  Leur  instinct 
divinateur,  leurs  rêves,  tout  venait  corroborer 
cette  douce  persuasion. 

Un  soir  même,  tout  éveillés,  ils  avaient  vu  luire, 
sur  un  nuage  sombre  du  ciel,  des  caractères  lu- 
mineux ,  mais  de  forme  vague  et  indéterminée. 
Tout-à-coup,  ces  signes  s'étaient  rapprochés.  Cha- 
cun de  ces  météores  cabalistiques  s'était  allongé, 
contourné  en  lettres  et,  grâce  à  leur  réunion,  le 
mot  FiiK.nEs!  écrit  dans  les  profondeurs  de  l'iin- 
raensité,  i)ar  le  doigt  même  de  Dieu,  venait  de 
flamboyer  à  leurs  regards.  Ce  mot  s'était  ensuite 
détaché  de  la  voilie  céleste,  et  partout  où  leurs 
yeux  se  portaient  vers  la  terre,  ils  le  retrouvaient, 
moins  grand,  moins  éclatant,  mais  brillant  en- 
core, Visible  seulement  pour  eux  et  se  niultipllani 


sur  les  différens  points  d'un  horizon  qui,  rétréci 
graduellement,  vint  de  son  dernier  cercle  enclore 
les  murs  mômes  de  leur  collège  !  Là,  le  mot  ma- 
gique s'illumina  encore  une  fois  et  disparut.  Et 
tous  deux,  confondus,  ene\iase,  délirans,  enivrés, 
ils  tombèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  en 
criant  :  —  Frères  !  frères  !  et  il  leur  sembla 
qu'une  voix  venue  d'en  haut,  avait  après  eux,  dans 
le  ciel,  répété  le  mot  sacré  ! 

La  source  originelle  de  tout  ce  mysticisme  et 
de  toute  cette  fantasmagorie  magnétique  était  une 
vieille  folle  qui  croyait  à  peine  en  Dieu  ,  et  pré- 
tendait avoir  des  entretiens  avec  la  vierge  Marie. 
Nouvellement  arrivée  de  Vienne,  où  elle  .ivait  été 
servante  de  Mesmer,  cette  sibylle,  dont  la  prin- 
cipale occupation  consistait  dans  la  surveillance 
de  la  lingerie  au  collège  Louis-le-Grand,  deve- 
nait aussi  garde-malade  par  circonstance.  On 
la  nommait  madame  Lépicier.  C'est  elle  qui  avait 
soigné  et  veillé  Isidore  lors  de  son  indisposition; 
et  quand,  affaibli  par  le  jeûne  et  par  l'alitement, 
il  futprisde  vertigeset  d'hallucinations  fiévreuses, 
elle  lui  avait  traduit  ses  visions,  déroulé  tout  en- 
tière sa  science  de  sorcière  et  de  pythonisse,  et  il 
avait  cru,  car  il  avait  vu,  comme,  plus  tard,  les 
deux  amis  virent  à  force  de  croire. 

Quelque  temps  après,  non  contens  de  se  bercer 
mutuellement  de  leurs  rêves,  ils  tentèrent  de  faire 
des  prosélytes  parmi  leurs  condisciples.  L'illumi- 
nisme  gagna  une  partie  des  classes  et  ne  laissa 
pas  que  d'amener  une  grande  perturbation  dans 
les  études.  Mais  les  apôtres  furent  dénoncés  par 
un  incrédule.  L'abbé  Proyart,  principal  du  col- 
lège, et  leur  compalriote  à  tous  deux,  se  contenta 
d'abord  de  leur  faire  une  semonce  et  de  leur  in- 
fliger une  faible  punition  ;  mais  il  chassa  madame 
Lépicier.  Il  e.'saya  ensuite  de  démontrer  auvdeux 
.amis  l'absurdité  de  leur  système,  et  les  trouvant 
obstinés  dans  leurs  erreurs,  il  prit  soin  d  instruire 
la  mère  d'Antoine  de  ce  qui  se  passait.  —  Son 
père  était  mort  depuis  un  an. —  La  pauvre  femme, 
justement  effrayée  du  cours  que  prenaient  les 
idées  de  son  fils,  et  préférant  pour  lui  un  peu 
moins  de  latin  et  plus  de  bon  sens,  se  hâta  de  le 
rappeler  auprès  d'elle.  Quant  à  Isidore,  la  haute 
protection  de  M.  de  Conzié  le  maintint  dans  son 
privilège  de  boursier. 

Antoine  quitta  donc  le  collège,  et  avec  de  vifs 
regrets,  car  il  lui  fallait  se  séparer  de  son  ami,  de 
son  guide,  dire  adieu  à  son  étoile  polaire.  Aumo- 
ment  du  départ,  après  plusieurs  étreintes  prolon- 
gées, tous  deux  se  jurèrent  de  rester  fidèles  à 
leurs  croyances,  en  dépit  des  persécutions;  puis, 
dans  un  dernier  embrassement  :  —  Nous  nous 
reverrons,  mon  ami!  dit  Antoine. —  Bientôt,  mon 
frère!  répondit  Isidore.  —  Il  fallut  les  arracher 
des  bras  l'un  de  l'autre. 

Arrivé  dans  sa  ville  natale,  heureux  de  se  re- 
trouver avec  sa  mère.  Antoine  l'aida  à  diriger  la 
brasserie  de  la  Branche  d'acacia,  à  la  tête  de 
laquelle  il  ne  tarda  pas  à  se  mettre.  Le  temps  s'é- 
coulait, ses  idées  mysticiues  s'elfa(;aient,  et,  natu- 
I  elU'ment  bon  et  sensible,  il  eût  rendu  heureux 
ceux  qui  l'entouraient,  s'il  avait  pu  réprimer  les 
tendances  lyranniques  de  son  caractère. 

Lui,  si  liiible  vis  à  vis  d'un  jeune  homme  dont 
rien  ne  démontrait  la  siipérioi  iié.  il  ne  pouvait 
plus  supporter  d'autre  Joug,  Tant  il  est  vrai  que 
tout  esclave  devient  facilement  i\raMi  II  fautcvoucf 


que  les  circonstances  contribuèrent  puissamment 
à  développer  en  lui  ce  malheureux  penchant  à  la 
domination.  A  dix-sept  ans,  commandant  à  un 
grand  nombre  d'ouvriers,  contraint  de  suppléer 
par  la  ténacité  de  sa  volonté  à  ce  qui  lui  manquait 
et  d'âge  et  de  force  physique,  il  s'habitua  à  impo- 
ser ses  idées  à  ses  subordonnés  et  à  regarder 
toute  résistance  comme  une  révolte.  Sa  mère,  en 
usant  de  la  tendresse  qu'il  ne  cessa  jamais  de  lui 
témoigner,  eût  pu  assouplir  cette  volonté  de  fer; 
mais  elle  fut  la  première  à  s'y  soumettre.  Elle 
avait  obéi  sous  son  mari,  elle  obéissait  sous  son 
Dis,  heureuse  encore,  la  pauvre  femme,  de  re- 
trouver dans  celui-ci  un  trait  de  plus  qui  lui  rap- 
pelât l'époux  qu'elle  pleurait. 

L'année  suivante,  Antoine  se  maria.  Celle 
qu'il  épousa,  ange  de  douceur  et  de  résignation, 
se  fit  une  loi  de  répondre  aveuglément  au  moin- 
dre de  SCS  désirs.  Ainsi,  ce  qui  aurait  peut-être  été 
en  lui  force  raisonnée  de  caractère  devint  un 
principe  absolu  d'entêtement  inciu-able.  Ln  seul 
homme,  d'un  mot,  savait  faire  tomber  ce  rude 
échafaudage  et  régler  du  doigt  les  mouvemens  de 
ce  cœur  de  bronze. 

Cet  homme,  durant  quelques  années,  il  l'avait 
revu  à  Arras,  à  l'époque  des  vacances  ;  puis  un 
long  temps  s'était  écoulé  sans  qu'il  entendit 
parler  de  lui,  sinon  par  hasard,  en  interrogeant 
des  jeuues  gens  de  retour  à  Paris,  où  ils  ve- 
naient de  faire  leur  droit. 

Ln  jour,  Antoine,  se  promenant  avec  son  fils, 
près  de  fa  ville,  sur  les  bords  de  la  Scarpe,  du 
côté  des  Ecluses,  —  c'était  en  17S0,  Victor  avait 
alors  six  ans,  —  vit  sortir  du  Val-Masset,  petit 
herb.nge  entouré  de  haies  vives,  un  individu  qui 
seinbliiit  déclamer  en  gesticulant.  Les  poêles  sont 
rares  dans  l'ancienne  province  d'Artois.  Antoine 
le  prit  d'ahord  pour  un  fou,  et  comme  son  fils, 
parlai;eant  sa  cidyance  et  commençant  à  s'eflraver, 
fe  tirait  par  la  basque  de  son  habit  pour  le  faire 
rentrer  eu  ville,  il  obéissait  au  mouvement  de  l'en- 
fant, quand  son  nom  fut  jeté  de  loin  par  le  décla- 
mateur. 

Ce  nom,  ce  seul  mot  sullit.  Une  sensation  à  lui 
inconnue  depuis  bien  long-temps,  celle  de  la 
peur,  le  saisit  tout  à  coup.  Quelle  en  est  la  cau<e  ? 
Est-ce  la  honte  de  se  retrouver  devant  son  com- 
pagnon d'enfance,  si  différent  de  ce  qu'il  èiait 
autrefois,  si  parjure  à  ses  sermens  de  collège  ? 
Est-ceun  pressentiment  de  la  fatale  influenceque 
doit  encore  cxcercer  sur  lui  cet  homme?  car  c  est 
bien  lui;  il  ne  s'y  est  point  trompé  une  secon  le  ! 
Ses  traits  se  conu-actèrent,  sa  poitrine  se  gonfla; 
et  à  peine  remis  de  son  émotion,  il  sentit  déjà 
une  des  mains  d'Isidore  presser  la  sienne,  tandis 
que  l'autre  tombait  familièrement  sur  son  épaule; 
et  de  sa  voix  aigre  :  —  Ah  !  te  voilà  !  dit-il;  n  ji 
sembla  à  l'honnête  brasseur  d'Arras  que  le  mau- 
vais génie  reprenait  possession  de  son  âme.  Aux 
yeux  du  nouvel  arrivant,  ce  trouble  ne  fut  que 
celui  de  la  joie  et  de  la  surprise. 

—  Il  s'est  passé  bien  des  choses  depuis  que 
nous  ne  nous  soimues  \u-=,  dit  Antoine,  à  poo 
près  devenu  maître  de  sa  pensée.  —  „'ai  mille 
félicitations  .i  t'adresscr  sur  les  succès  dans  les 
concours  universitaires  et  mène  dans  te;  études 
du  droit. 

^  Oui.  répondit  I.*id'^re  diiu  ton  de  nonchs- 
Isnce  ilftcMc  i  —  J'a»  u-âvâilio  dcit-i!»  »oi  I  WM 


—  490 


vcii\-iu!  une  fois  ma  tète  ilébarrassûc  de  ce  fa- 
tras (le  billevesées  mystiques  dont  la  mère  Lé- 
picier  l'avait  remplie,  il  a  bien  fallu  y  fourrer  au- 
tie  chose.  J'y  ai  mis  du  grec,  du  latin,  cl  pcut- 
Olre  mieux ((ue  ra. 

Ce  propos  soulagea  Antoine  et  lui  rendit  une 
contenance  plus  ferme. 

—  Vois-tu,  reprit  Isidore,  je  respecte  la  reli- 
gion et  je  n'oublierai  jamais  ce  que  je  dois  à  l'abbé 
rroyart  et  à  notre  cher  évèiiue,  M.  de  Conzié  ; 
mais  le  temps  est  venu  où  il  faut  songer  aux  inté- 
rêts de  la  terre  et  noua  ceux  du  ciel;  le  meilleur 
mo\  en  d'honorer  Dieu,  c'est  d'être  utile  aiu  hom- 
mes! Je  viens  d'èlre  reçu  avocat;  eh  bien,  si  je 
le  i)uis,  je  concourrai  de  toutes  mes  forces  à  met- 
tre lin  à  ce  grand  procès  qui  depuis  liop  long- 
lemps  se  débat  entre  les  esclaves  et  les  tyrans  ! 

Il  parla  alors  avec  enthousiasme  de  l'organisa- 
tion des  républiques  anciennes. 

—  En  effet,  lui  dit  Antoine,  on  m'a  appris  que 
noire  professeur  Hérivaux  t'avait  surnommé  le 
l'iomain! 

—  C'est  vrai,  ctj'cn  suis  fier  !  Et  il  entama  une 
longue  thèse  en  faveur  de  l'humanité. 

—  C'est  là  sa  nouvelle  marotte,  pensa  Antoine  ; 
voilà  bien  la  marche  habituelle  d;'  son  esprit  !  11 
n'est  pins  dévoi  r>i  illuminé,  le  voilà  philosophe 
en  attendant  un  nouveau  revirement  !  et  il  ne  s'en 
inquiéta  pas  davantage. 

fondant  cette  conversation,  le  petit  Victor, 
toujours  s'ell'rajant  des  gestes  multipliés  et  de  la 
voix  glapissante  de  l'étranger,  redemandait  à 
gi-ands  grands  cris  sa  mère.  Les  deux  anciens 
amis  se  séparèrent  donc,  en  promettant  de  se  re- 
voir et  souvent;  car  Isidore  était  revenu  dans 
Arras  pour  y  excercer  sa  profession  d'avocat. 

A  la  première  visite  qu'il  fit  à  la  Branche  d'a- 
cacia, dès  que  la  femme  d'Antoine  l'aperçut,  elle 
senlit  en  elle  un  vif  mouvement  de  répulsion  :  sitôt 
qu'elle  l'eut  entendu,  elle  le  prit  en  horreur,  et 
conjura  son  mari,  les  mains  jointes,  de  rompre 
avec  cet  homme,  qui  lui  serait  fatal.  Sublime  pri- 
vilège de  ces  âmes  aimantes  à  qui  se  révèle  pres- 
que toujours,  comme  d'inslinct,  le  péril  caché 
qui  menace  les  objets  de  leur  affection  ! 

Antoine  attribua  d'abord  à  des  raisons  vulgaires 
la  répugnance  de  sa  femme  ponr  son  ex-condis- 
ciple.—Sa  laideur,  son  visage  pîde  cl  stigmatisé  de 
la  petite  vérole,  l'ont  seuls  prévenue  contre  Isidore 
se  dit-il  ;  puis  ,  quelle  .femme  ne  jalouse  pas  les 
amis  de  son  mari?  11  la  raiUadeses  appréhensions 
Pour  la  première  fois  sa  parole  ne  put  la  convain- 
cre; eUe  insista,  le  suppliant,  au  nom  de  son  fils, 
de  ne  point  recevoir  cet  homme  chez  lui  !  Oui, 
c'est  au  nom  de  lem-  enfant  qu'il  lui  prit  ce  cou- 
rage, cette  force  inaccoutumée  de  résistance  et 
de  sùpplicaUons !  Que  craignait-elle  donc?  Elle 
même  peut-être  l'ignorait;  et  cependant  si  elle 
avait  pu  convaincre  son  mari,  elle  sauvait  la  vie 
de  son  lils,  elle  se  sauvait  lUe-môme! 

Mais  Antoine  résista  :  bien  plus,  pour  la  gué- 
rir de  ce  (ju'il  appelait  ses  folles  préventions,  il 
invita  dès  le  lendemain  son  ami  à  dîner,  et  con- 
traignit sa  femme  à  le  servir. 

Vers  la  lin  du  ri'pas,  excité  par  le  vin,  le  con- 
vive tint  sm-  les  gens  titrés,  sur  la  cour  et  sur  les 
courtisans,  des  propos  que  le  maître  de  la  maison 
n'approuva  lias  plus  que  les  uuucs. 


Dès  qu'Isidore  fut  parti,  la  mère  Antoine  prit 
en  main  la  cause  de  sa  bru  : 

—  Tu  as  voulu  le  recevoir,  tu  l'as  reçu,  c'est 
bien,  dit-elle  à  son  fils;  tu  es  le  maître!  mais 
sais-tu  qui  vient  de  s'asseoira  ta  table?  Quoi- 
qu'ils soient  originaires  du  pays,  beaucoup  igno- 
rent la  chose  :  car  son  père  a  changé  de  nom 
par  ordre  de  la  justice,  et  n'est  revenu  ici  qu'a- 
près un  long  exil  ! 

—  Comment,  fit  Antoine. 

—  Oui;  et  certes,  si  je  n'étais  poussée  à  bout, 
je  ne  révélerais  point  ce  fait  ;  car  je  n'aime  point 
à  nuire  à  mon  prochain,  surtout  à  l'égard  d'un 
garçon  que  notre  digne  évéque  a  pris  en  pitié, 
bien  qu'il  sache  d'où  il  sort  ! 

—  Mais  d'où  sorl-il  enfin?  s'écria  Antoine. 

—  Ne  te  l'a-t-il  pas  dit,  puisqu'il  est  ton  ami? 

—  Si  je  le  lui  demande,  il  me  le  dira. 

—  Ainsi  soit-il,  murmura  la  mère.  Je  n'ai  déjà 
que  trop  parlé;  car  ce  que  j'en  sais  m'a  été  con- 
fié, et  je  l'aurais  oublié,  s'il  n'avait  pris  soin  de 
me  le  rappeler  par  ses  discours.  Crois-moi,  ce- 
pendant, il  ne  peut  rien  venir  de  bon  de  cette 
race-là  ! 

Il  était  de  la  destinée  d'Antoine  de  résister  à 
ceux  qu'il  aimait  et  de  n'être  sans  force  et  sans 
volonté  que  vis-à-vis  de  lui.  Il  continua  donc  de 
le  voir  et  de  le  recevoir.  Le  pompeux  appareil  de 
philosophie  républicaine  fastueusement  développé 
par  l'avocat  avait  d'abord  peu  de  prise  sur  le  bras- 
seur; il  s'en  inquiétait  faiblement  ;  tout  cela  lui 
semblait  une  amplification  de  ce  qu'il  avait  autre- 
foistraduit  lui-même  au  collège,  et  par  conséquent 
ne  lui  causait  guère  que  de  l'ennui,  par  réminis- 
cence. Mais  CCS  principes,  s'ils  étaient  attaqués 
par  sa  femme  ou  par  sa  mère,  il  croyait  sa  vanité 
intéressée  à  les  soutenir.  Il  les  défendait  contre 
elles  avec  violence,  avec  emportement,  et,  à  force 
de  les  défendre,  il  finit  par  les  adopter. 

Il  les  adopta  surtout  lorsqu'il  vit  poindre  ce 
temps  où  les  prédictions  de  son  ami  semblaient 
près  de  s'accomplir. 

La  révolution  n'était  pas  encore  en  marche, 
mais  tout  l'annonçait.  Dans  la  maison  d'Antoine 
on  cessa  de  lutter  contre  des  idées  devenues  les 
siennes  :  de  ce  côté,  tout  était  rentré  dans  la 
soumission  habituelle.  De  môme  n'ayant  d'autre 
guide  queson  ancien  compagnon,  il  s'abandonnait 
d'autant  plus  franchement  à  l'impulsion  qu'il  en 
recevait,  qu'Isidore  avait  repris  sur  lui  une  vraie 
supériorité  par  une  instruction  plus  complète  et 
l'acquisition  de  connaissances  réelles. 

Les  années  s'écoulèrent;  les  succès  du  nouvel 
avocat  à  la  corn-  royale  d'Arras,  le  renom  littéraire 
dont  il  jouissait  dans  cette  ville,  où  il  venaitd'ctre 
nommé  président  de  l'Académie,  semblèrent  as- 
sez justifier  l'engoûment  d'Antoine  pour  lui.  Néan- 
moins, malgré  cette  intimité  de  tous  les  instans, 
Antoine  n'a  pas  encore  osé  solliciter  une  con- 
fidence d'Isidore  au  sujet  de  ce  secret  dont  sa 
naissance  est  voilée  ;  vingt  fois  il  a  voulu  diriger 
l'entretien  de  ce  côté,  mais  il  est  resté  en  route. 

—  Ce  secret,  l'igaore-t-il  lui-même,  se  dit  An- 
toine, ou  ma  mère  a-t-ellc  été  abusée  par  quel- 
ques bruits  menteurs,  comme  il  en  circule  tant  dans 
les  petites  villes?  11  finit  par  se  le  persuader,  et  il 
n'y  songeait  plus,  quand  une  circonstance  inat- 
tendue vinl  subitement  réveiller  en  lui  ce  souve- 


nir, et  donner  à  ses  premiers  doutes  toute  l'im- 
portance d'une  certitude. 

L'Académie  de  Metz  avait  mis  au  concours  une 
question  touchant  le  préjugé  juridique  qui  déverse 
sur  toute  une  famille  l'infamie  d'une  condamna- 
tion. L'académicien  d'Arras  traita  le  sujet  sans  en 
parler,  même  à  son  ami  ;  il  obtint  le  prix,  et  l'é- 
clat seul  du  triomphe  apprit  à  Antoine  le  nom  du 
vainqueur.  Mais  ce  sujet,  traité  d'une  façon  si 
mystérieuse  d'abord,  les  rapports  que  devait  avoir 
cette  proposition  avec  les  pensées  secrètes  de 
l'auteur,  tout  replaça  Antoine  sur  la  voie,  et  il 
résolut  de  forcer  Isidore  à  ne  lui  plus  rien  cacher. 

Un  soir,  après  avoir  soupe  ensemble,  tous  deux 
se  promenaient  sur  la  place  du  Vieux-Marché,  près 
de  laquelle  logeait  i'avocat  littérateur;  celui-ci, 
guerroyant  comme  d'habitude  contre  les  préju- 
gi5s  :  —  11  en  est  un,  lui  dit  Antoine  avec  plus 
de  courtoisie  que  de  franchise,  que  tu  as  frappé 
entre  les  cornes,  et  qui  ne  s'en  relèvera  pas  ! 

—  Lequel  ? 

—  Pardine!  celui  qui  rend  les  cnfans  respon- 
sables des  crimes  du  père,  et  dont  ton  ouvrage  a 
si  bien  fait  justice! 

—  Oui  !  répondit  l'autre  d'une  voix  acerbe, 
en  pressant  convulsivement  la  main  de  son  ami  ; 
—  mais  il  en  est  encore  un  qu'il  faudra  détruire 
aussi,  et  je  m'en  occupe  ;  c'est  le  préjugé  con- 
tiaire !  11  est  temps  qu'on  cesse  de  renfermer 
dans  le  ventre  d'une  femme  la  noblesse  ou  l'in- 
famie ;  il  faut  que  désormais  l'enfant  vienne  au 
monde  sans  être  jugé  d'avance,  sans  porter  sur 
son  front  une  couronne  de  comte  ou  la  marque 
du  bourreau  ! 

L'occasion  se  présentait  belle  pour  Antoine  ;  il 
ne  la  laissa  pas  écLapper  :  —  Quani:  à  moi,  tu 
sais  si  je  partage  tes  idées  sous  ce  rapport, 
comme  sous  bien  d'autres  !  Tout  homme  n'est, 
à  mes  yeux,  que  ce  qu'il  vaut  par  lui-même,  fùt- 
il  issu  d'un  prince  ou  d'un  bandit! 

—  Es-tu  aussi  sûr  de  toi  que  tu  le  penses  ?  ré- 
pliqua Isidore,  s'arrêtant  brusquement,  croisant 
les  bras  et  fixantsur  Antoine,  malgré  les  ténèbres, 
un  regard  inquisiteur  :  —  les  préjugés,  vois-tu, 
sont  comme  ces  vers  hideux  qui  nous  rongent 
vivans  ;  on  s'en  croit  débarrassé  parce  qu'ils  n'ap- 
paraissent point  sur  la  peau;  mais  ils  sont  dans 
la  chair,  et  il  faut  parfois  le  scalpel  du  chirurgien 
pour  les  en  airacher  ! 

—  Du  moins  n'ai -je  point  celui-là,  dit  Antoine 
résolument,  et  la  preuve  en  est  dans  ma  liaison 
avec  toi. 

—  Comment?... 

—  Qui  mieux  que  toi  pouvait  traiter  la  ques- 
tion académique  de  Metz  avec  chaleur,  avec  indi- 
gnation ? 

Isidore  recula  de  deux  pas,  et,  la  parole  hale- 
tante :  —Sais-tu  donc  qui  était  le  frère  de  mon 
père  ? 

Alors  une  voix  s'éleva  derrière  eux,  claire  et 
distincte  (1)  :  Damiens  le  régicide  !  cria  la  voix. 


(1)  C'est  là  un  fait  historique  sur  lequel  il  est 
permis  de  demander  des  éclaircissemens,  car  on 
ne  le  trouve  ni  dans  les  biographies  ni  dans  les 
histoires  contemporaines.  Mais  Antoine  allirme 
le  tenir  de  Maximilien  lui-même.  Selon  lui,  Da- 
miens avait  deux  frères.  L'un  se  nommait  Uobert, 
comme  le  régicide,  l'autre  Pierre.  Jusqu'à  pré- 
sent cette  assertion  est  justifiée  par  les  pièces 
mômes  du  procès  fait  à  RoJ)ert-rrançois  Damiens, 


—  491  — 


—Le  régicide!  répéta  Antoine  stupéfié. 

Au  même  instant,  l'horloge  de  la  cathédrale  son- 
na l'heure.  Le  premier  coup  sous  lequel  vibra  le 
timbre  causa  aux  deux  amis  un  ébranlement  dou- 
loureux, et  une  sueur  froide  leur  tomba  du  front. 

—  Qui  donc  a  parlé?  dit  le  neveu  de  Damiens 
en  se  retournant  d'un  air  de  menace.  Mais  per- 
sonne ne  se  montra.  Seulementquelques  fenêtres, 
sans  lumières,  se  trouvaient  ouvertes  sur  la  place, 
et  c'est  de  l'une  d'elles,  sans  doute,  que  la  voix 
était  sortie. 

Ah  !  cette  révélation  terrible  prendra,  aux 
yeux  de  tous,  un  caractère  plus  terrible  encore 
quand  on  saura  que  l'interlocuteur  d'Antoine, 
l'ami  de  ses  jeunes  ans,  ce  zélateur  delà  religion, 
puis  du  mysticisme,  puis  de  l'humanité,  ce  neveu 
du  lé^'icide  enlin,  c'était  Isidore-Maximilien  Uo- 
bespierre!  Saintine. 


Le  foycp  des  artistes.  —  Les  clio- 
ristes.  —  Les  loges. 

(Nous  complétons, par  cet  article  que  nous  em- 
pruntons à  la  Revue  des  Théâtres,  le  spirituel 
article  de  M.  Théodore  Muret ,  sur  le  foyer  du 
public ,  que  nous  avons  publié  dans  un  de  nos 
derniers  numéros). 

Le  foyer  des  artistes  est  le  lieu  ordinaire  où  ils 
se  tiennent  pendant  les  entr'actes  ou  les  longues 
scènes  durant  lesquelles  ils  n'ont  pas  all'aire  sur  le 
théâtre  :  c'est  leur  salon. 

Le  soir,  la  plupart  des  artistes  qui  ne  jouent 
pas  viennent  au  foyer  causer  avec  ceux  quijoucnt. 
Quelquefois  les  dames  s'y  occupent  de  quelque 
travail  de  tapisserie  ou  de  broderie.  La  conver- 
sation y  est  beaucoup  moins  spéciale  qu'on  serait 
tenté  de  le  supposer;  c'est  un  salon  où  chacun 
apporte  ses  impressions  de  la  journée,  impres- 
sions le  plus  souvent  étrangères  au  théâtre,  etqui 
pourraient  faire  supposer  à  l'étranger  qu'on  y  in- 

ct  publiées  par  Le  Breton,  greffier  criminel  du 
parlement.  Contraints  de  changer  de  nom  par 
arrêt  de  la  cour,  ses  frères  unirent  leurs  deux 
noms  de  baptême,  Robert  Pierre,  pour  en  com- 
poser un  seul,  qui  leur  fût  commun,  et  par  une 
élision  et  une  liaison  faciles  formèrent  celui  de 
Robespierre  !  L'un  d'eux  disparut  peu  de  temps 
après,  et  l'on  n'en  entendit  plus  parler.  On 
pensa  qu'il  avait  été  rejoindre  son  père  en  exil. 
(Le  père  de  Damiens,  ainsi  que  sa  femme  et  sa 
lille,  avaient  été  chassés  du  royaume).  L'autre 
frère,  qui,  dès  son  enfance,  avait  quitté  les  envi- 
rons d'Arras,  où  vivait  sa  famille,  y  revint,  au 
contraire,  à  cette  époipie,  pour  veiller  à  ses  inté- 
rêts et  à  ceux  des  siens  ;  car  il  avaitquelque  con- 
niiissance  des  lois.  Il  y  revint  inconnu,  sous  son 
nouveau  nom,  et  se  donnant  comme  un  simple 
chargé  d'allaires.  Avant  de  s'éloigner  d'Arras,  où 
il  devait  reparaître  plus  tard,  il  ronlia  son  fils, 
tout  jeune  encore,  à  la  charité  de  l'êvê(|ue.  Telle 
est  l'explication  qu'a  faite  Antoine,  dans  la  rela- 
tion trouvée  parmi  les  papiers  de  !\I.  de  Cœuvry, 
et  que  je  garde  précieusement  comme  pièce  pro- 
bante. Bien  plus,  dans  liw.  Histoire  de  liobrs- 
/lierre,  écrite  par  son  ancien  proviseur,  l'abbé 
Proyart,  et  dont  il  est  pailê  au  début  du  second 
Tolume  des  œuvres  coNq)lèlos  de  celui-ci,  ce  qui 
a  rapport  à  l'origine  de  iMaxiniilien,  à  peu  de  dif- 
férences près,  reproduit  les  ênoncialions  d'An- 
toine. Sans  doute  l'abbé  Trovart  tenait  ces  détails 
de  M.  de  Confié. 


troduirait  subitement ,  qu'il  se  trouve  au  milieu 
d'une  réunion  de  peintres,  de  poètes,  de  gens 
du  monde  à  formes  d'art.  De  temps  a  autre,  il  en- 
tre un  acteur  que  la  scène  va  réclamer,  et  qui 
vient  s'assurer  dans  la  psyché  du  bon  elfet  de 
l'ensemble  de  sa  toilette.  11  rehausse  une  plume, 
relève  les  plis  d'une  botte  ,  aplatit  une  dentelle, 
lance  un  mot  dans  la  conversation  et  s'en  va.  La 
prima  donna  vient  de  chanter  son  grand  air;  elle 
a  jeté  une  petite  mantille  garnie  de  peau  de  cygne 
sur  ses  épaules  nues,  et  elle  attend  le  duo  en  bu- 
vant quelques  gorgées  d'eau  de  capillaire  que  lui 
présente  sa  femme  de  chambre.  Que  de  mots,  de 
saillies,  qui  .seraient  la  bonne  fortune  d'un  feuil- 
letoniste, partent,  se  croisent  et  s'égarent  dans 
ces  groupes,  tantôt  joints,  tantôt  réunis,  en  s'é- 
parpillant  sur  le  divan  circulaire  !  C'est  mainte- 
nant la  pièce  en  vogue  à  Paris  qui  fait  les  frais 
de  cette  vive  causerie ,  dans  laquelle  chacun  ap- 
porte son  mot,  son  lambeau  de  phrase  dont  le 
corollaire  est  achevé  par  le  voisin...  La  grave  ar- 
gumentation du  comédien  est  coupée  court  par 
l'anecdote  du  vaudevilliste  qu'interrompt  une  folle 
remarque  de  la  soubrette  ,  dont  l'esprit  est  au 
foyer  ce  qu'il  est,  de  par  Mohère  et  Marivaux,  à 
la  scène.  Le  magnétisme  est  à  la  mode  ;  une  ex- 
périence a  eu  lieu  la  veille  ;  on  parle  magnétisme. 
Entre  Fernand  Cortcz,  avec  une  belle  épée  espa- 
gnole, rouilléo  d^'puis  le  siège  de  Metz  et  repolie 
depuis  la  veille,  on  parle  antiquités,  armes,  lam- 
pas,  houle,  caniayeu  et  damasquinures.  Il  y  au- 
rait un  volume  charmant,  plein  de  variété ,  de 
gaîté,  de  beaux  laisonnemens,  de  hauts  points  de 
vue  sur  l'art,  à  êciiie  chaque  soir  à  la  sténogra- 
phie de  ces  réunions  charmantes...  Elles  grands 
artistes  qu'on  nomme  grands  chanteurs ,  grands 
poètes,  grands  comédiens,  quel  enthousiasme 
pour  eux!...  Mille  accidens  de  biographie,  de 
lines  anecdotes  de  coulisse,  pour  lesquelles  la 
forme  sauve  le  fond  ;...  des  idées  bizarres  et  com- 
battues ;  des  opinions  émises  et  discutées,  des 
jeux  de  mots  soumis  au  tribunal  commun,  et  des 
éclats  de  rire...  Puis,  tout  à  coup,  on  entend  l'or- 
chestre qui  prélude  au  grand  duo  du  quatrième 
acte  des  Huguenots.  On  se  tait ,  on  écoute ,  on 
descend  à  la  coulisse...  L'art  et  ses  magnifiques 
expressions  sont  toujours  l'idée  dominante  ;  l'ins- 
tinct de  l'artiste  se  réveille.  L'antiquaire,  le  ma- 
gnétiseur, les  cau.series,  le  piano  (pii  fredonnait 
mille  petites  notes  saulillaules  sous  les  doigt  d'un 
artiste  d'opéra,  tout  s'est  tu...  on  reprendra  plus 
tard. 

Voilii  un  foyer  d'artistes  !  Passons  à  l'autre  qui 
en  est  voisin  :  le  foyer  des  chœurs ,  comme  on 
l'appelle. 

Celui-là  a  les  murs  blancs  ;  on  les  badigeonne 
tons  les  ans.  Le  charbon  ,  le  crayon  ,  la  pointe  du 
couteau  y  ont  tiacé  millej  emblèmes.  C'est  un 
peu  le  propre  de  tous  les  lieux  de  réuni  on  dont  la 
décoration  n'impose  pas  le  respect.  Ici  le  grotes- 
que portrait  de  madame  Montessu,  en  Cupidon 
dans  Ctphise,  —  Là ,  celui  de  AI.  Rigobert,  dans 
le  ptre  Cendrillon  ;  à  côté  ,  le  nez  hyperboléen 
d'un  autre  artiste:  desdevi.ses  sans  oriliographe : 
des  vers  sans  mesure  et  piteusement  rimes  ;  toutes 
sortes  de  choses  enlin  (ju'on  n'a  point  vu  dessiner 
et  que  les  feunnes  ell.icent  en  raclant  le  mur... 
Un  banc  dessine  le  pourtour  du  foyer  ,  comme 
dans  le  salon  voisin,  le  divan;  une  grande  hor- 


loge marque  la  proportion  de  l'amende  encourue 
par  les  retardataires ,  aux  heures  de  répétitions. 
L'aspect  général  de  ce  foyer  est  un  peu  corps-de- 
garde;  le  grand  poêle  n'y  manque  pas.  Par-ci, 
par-là  un  pupitre  de  musique ,  une  boîte  à  con- 
tre-basse ,  un  accessoire  de  théâtre  ramène  à  la 
spécialité.  Il  y  a  toujours  un  ou  doux  carreaux 
cassés ,  bien  qu'on  les  remette  sans  cesse  ;  les 
rideaux  n'ont  plus  de  couleur.  La  marche  de  la 
porte  d'entrée  est  creusée  sous  les  pas  incessans 
qui  la  trahissent. 

Tout  ceci  est  à  peu  près  suivant  l'idée  qu'on 
peut  se  faire  d'une  salle  où  s'entassent,  où  se  suc- 
cèdent environ  deux  cents  personnes  qui  y  ont 
grandes  et  petites  entrées.  Les  choristes  arrivent 
là  à  l'heure  dite,  habillés  chacun  à  sa  façon  ; 
les  hommes  généralement  plus  propres  que  les 
femmes.  C  r  il  y  a  quelque  différence  entre  ce 
qu'est  une  choriste  ou  une  figurante  danseuse ,  le 
jour,  lorsqu'elle  se  rend  au  théâtre,  et  ce  qu'elle 
parvient  à  combiner  de  son  corps  et  de  ses  cos- 
tumes le  soir,  à  longueur  de  lorgnette.  Vu  le  jour, 
le  théâtre  dépoétise  souvent  la  représentation  du 
soir. 

C'est  quand  le  gaz  y  brûle ,  que  le  foyer  des 
chœurs  acquiert  sa  véritable  et  bonne  physiono- 
mie. On  joue  Robert-le-Diabie.  Tous  les  choris- 
tes ,  hommes  et  femmes,  sont  là.  Peu  à  peu,  voici 
qu'arrivent  des  petites  loges  supérieures  où  ils 
s'habillent,  les  Cgurans  et  figurantes  de  la  danse. 
Tous  les  bancs  sont  encombrés  :  les  dames  s'en 
sont  emparées,  et  les  hommes  causent,  rient,  vont 
et  viennent  au  milieu  d'elles.  Par-ci ,  par-là ,  un 
tête-à-tête  isolé.  Ici  on  ne  parle  guère  que  théâtre 
et  choses  qui  en  dépendent.  Les  gens  de  la  danse 
font  bande  à  part  des  gens  du  chant  ;  il  y  a  esprit 
de  corps  dans  ces  deux  spécialité»  de  l'art ,  et 
l'une  n'aime  pas  l'autre.  Il  y  a  des  ouvrages  ;i 
grand  spectacle  dans  lesquels  le  directeur  fait  pa- 
raître le  corps  du  ballet  poui-  augmenter  le  nom- 
bre des  gens  qui  sont  en  scène;  c'est  un  sujet  rie 
mécontentement  pour  les  desservans  de  Therp- 
sycore.  Ceux-ci  ne  se  soucient  de  paraître  sur  le 
théâtre  que  pour  y  faire  ronds  de  jambes ,  passes 
et  chaîne  anglaise;  y  marcher  leur  messied  com- 
plètement. Par  contre ,  les  choristes  sont  enchan- 
tés de  voir  les  danseurs  réduits  à  être  là  pour  le 
nombre. 

Dans  le  courant  de  la  soirée,  un  régisseur  vient 
placer  dans  un  cadre  accroché  en  évidence  une 
feuille  de  papier  qui  porte  la  distribution  cl  les 
heures  des  u-avauv  du  lendemain.Ou  s'y  presse,  on 
s'y  pousse,  pour  savoir  si  les  obligations  imposées 
cadreront  avec  les  atlaircs  pariiculièrcs  et  les  pro- 
jets qu'on  avait  conçus  pour  l'emploi  de  son  temps. 
Dabord  ,  une  grosse  écriture  bâtarde  pri-scnle  le 
spectacle  que  le  directeur  vient  d'arrêter  dans 
son  cabinet,  pour  le  lendemain.  Puis  \  iennent  les 
indications  de  répétitions.  Les  heures  do  Uiéâtre 
ne  sont  pas  des  /i<(/)«  iiiililuircs  ;  il  y  a  le  quart 
d'heure  de  relai  qui  dépasse  celle  qui  a  cte  indi- 
quée sur  le  bulletin. 

.Souvent  le  répertoire  de  la  semaine  est  affiché 
dans  un  autre  cadre.  Il  est  bien  rare  que  la  par- 
faite harmonie  des  circonslanws  pcrmeite  de  le 
maintenir:  mais  c'est  une  bxse  dont  il  fautpanir. 
Ces  tableaux  sont  les  principaux  textes  de  con- 
versation pour  les  .commensaux  du  fo>cr  des 


402  — 


chœurs.  On  discute,  on  épilogue  ,  on  approuve , 
on  diSapprouve  souvent. 

Pareils  tableaux  sont  aussi  affichés  dans  le 
foyer  des  artistes.  Mais  un  garçon  de  théâtre  a 
mission  de  voir,  soit  chez  lui ,  soit  partout  où  il 
peut  le  rencontrer .  chaque  artiste ,  et  de  lui  sou- 
metti  e  h  part  le  billet  des  travaux  du  lendemain. 
Ce  billet  porte  ordinairement  à  la  lin  l'époque 
fixée  ou  approximative  vers  laquelle  la  direction 
compte  faire  passer  l'ouvrage  nouveau  qui  est  à 
l'élude  ou  en  répétition.  L'artiste  se  guide  sur 
cette  indication  pour  songer  au  costume  à  faire, 
ou  aux  études  à  approfondir. 

lin  général,  les  architectes  se  soucient  trop  peu 
des  loges  d'acteurs.  11  serait  indispensable  qu'el- 
les fussent  assez  nombreuses  pour  que  chacun 
eût  la  sienne;  et  il  n'en  est  pas  toujours  ainsi, 
excepté  pour  les  premiers  emplois.  Pourtant  on 
s'attache  à  régler  la  communauté  de  la  façon  la 
moins  gênante  possible ,  en  désignant  la  même 
loge ,  par  exemple ,  h  deux  artistes  qui  n'ont  ja- 
mais à  jouer  dans  le  même  ouvrage:  un  chanteur 
et  un  comédien.  —  Ainsi  des  dames. 

A  l'Opéra  ,  la  décoration  d'une  loge  est  un  ob- 
jet de  soin  et  de  luxe  pour  un  artiste;  en  pro- 
vince, il  ne  saurait  en  être  ainsi;  on  se  soucie 
peu  de  faire  des  dépenses  sans  être  sûr  d'en  jouir, 
et  il  est  peu  de  villes  qui  fassent  aux  principaux 
artistes  des  engagemens  de  trois  ans.  Le  plus 
souvent,  une  loge,  tapissée  par  on  ne  sait  plus 
qui ,  a  pour  meubles  une  armoire  à  hauteur  d'ap- 
pui qui  tient  au  bâtiment,  un  miroir  de  médiocre 
dimension  et  deux  chaises.  L'artiste  y  ajoute  des 
quinquets,  un  lavabo,  souvent  une  glace  qui  lui 
permette  de  voir  autre  chose  que  la  moitié  du 
visage  à  la  fois  ;  des  rideaux  et  un  fauteuil. 

La  sonnette  qui  signale  le  prochain  lever  de  la 
toile  monte  et  descend  les  escaliers,  parcourt  les 
corridors  de  chaque  étage,  et  arrive,  de  porte  en 
porte,  prévenir  les  personnes  qui  ont  allaire  au 
théâtre,  que  le  moment  d'y  descendre  est  arrivé. 
—  Messieurs,  on  commence!  est  souvent  la 
phrase  intermittente  qui  corrobore  l'appil  de  la 
clochette.  Mais  avant  de  donner  ce  signal  général, 
le  régisseur  envoie  toujours  demander  aux  prin- 
cipaux artistes  s'ils  sont  prêts  et  si  l'on  peut  son- 
ner. 

On  donne  une  représentation  de  la  Juive.  Les 
machinistes  ont  enlevé  la  maison  du  juif  et  l'ont 
remplacée  par  le  décor  qui  termine  la  vue  pers- 
pfclive  etsous-baissée  des  jardins  de  Constance. 
Les  grands  ais  des  tentes,  reployés  sur  leurs 
châssis,  se  sont  développés  et  ajustés  aux  pre- 
miers plans.  Le  trône  impérial,  les  tables  somp- 
tueuses, les  tabourets  à  pieds  dorés,  tout  est  en 
place.  La  baisse-taille,  qui  s'était  tenue  au  foyer 
pendant  le  second  acte,  descend  prendre  place 
entre  les  deux  figurans  qui  représentent  ses  co- 
cardinaux.  Des  choristes  habillés  en  princes, 
d'autres  en  primats  de  l'église ,  prennent  place  à 
la  table  du  banquet;  l'empereur  Sigismond  est 
sur  son  trône;  c'est  ordinairement  un  figurant  de 
lionne  mine,  quelquefois  un  artiste  complaisant, 
les  femmes  du  peuple  du  premier  acte  ont  vu 
quelques-unes  d'entre  elles  s'alfubler  en  dames, 
coilfées  en  cône  et  corsetécs  d'hermine  ,  pour  figu- 
rer dans  les  tribunes.  A  quelques  soldats  de  la 
marche  du  premier  acte ,  on  met  des  hauts  habits 
Bomptueux,  el  on  le8 place  «n  arrière  plan,  pour 


contribuer  à  l'effet  général.  Les  musiciens  des- 
cendent à  l'orchestre ,  on  va  commencer. 

Les  danseurs ,  les  danseuses  out  revêtu  leurs 
beaux  costumes  ;  le  matin  de  la  représentation , 
ils  ont  passé  trois  ou  quatre  heures  au  Conserva- 
toire à  travailler  leurs  poses ,  la  souplesse  de 
leur  articulation,  l'élasticité  de  leurs  membres 
sans  cesse  en  labeur...  Eh  bien!  au  moment 
d'entrer  en  scène,  ils  travaillent  encore!  Vers 
la  Un  de  l'cntr'acte ,  ils  sont  descendus  au  foyer, 
et  la  glace  leur  a  servi  a  répéter  minutieusement 
toutes  les  poses  qu'ils  doivent  exécuter  quelques 
instans  plus  tard  aux  yeux  du  public.  Vous  entrez 
au  foyer...  Mademoiselle  pirouette,  mademoi- 
selle se  penche  sur  le  bras  de  monsieur,  comme 
Léda  sous  l'aile  de  Jupiter  transformé  en  cygne. 
De  petites  attaches  en  toile ,  que  les  danseuses  se 
placent  aux  chevilles ,  les  empêchent  de  salir  leur 
blanc  maillot  qui  doit  être  offert  immaculé  aux 
regards  du  parterre.  La  danseuse  est  déjà  fati- 
guée avant  d'entrer  en  scène;  elle  compte  sur  la 
surexcitation!...  Aussi,  souffrante,  épuisée,  les 
pieds  endoloris  et  l'expression  de  la  fatigue  sur  le 
visage  ,  la  pauvre  prêtresse  des  dieux  payens 
rentre ,  ou  plutôt  tombe  dans  la  coulisse ,  après 
avoir  feint  tant  de  joie  el  de  plaisir  devant  toute 
une  salle  charmée.  S.  T. 


Comment  il  se  fait  qnc  nous  avons 
en  froid. 


H  faut  bien  en  convenir,  il  y  a  dans  notre  zone, 
soi-disant  tempérée ,  tendance  évidente  ii  n'avoir 
pi  us  de  chaleur  en  été  ni  de  froid  en  hiver.  A 
l'égard  du  froid ,  j'excepterais  l'hiver  de  1837  à 
1838,  pendant  lequel  nous  avons  été  favorisés, 
par  extraordinaire,  de  12  à  13  degrés  au  dessous 
de  zéro.  Mais ,  hors  ce  cas  très  exceptionnel ,  c'est 
une  chose  notoire,  surtout  chez  nos  pères  et  grands- 
pères,  qu'autrefois  il  faisait  chaud  en  été  ,  comme 
en  hiver  il  faisait  froid  ;  tandis  qu'aujourd'hui  nous 
sommes  fort  heureux  d'avoir  des  calendriers  im- 
primés pour  nous  guidera  travers  les  saisons,  sans 
quoi  nous  aurions  pu  nous  croire  en  décembre 
quand  nous  allions  entrer  en  juin. 

Et  notez  bien  que  le  ciel  n'a  pas  même  la  ba- 
nale excuse  de  la  lune  rousse,  car  il  y  a  long- 
temps qu'elle  est  passée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  trouble  que  je  me  permets 
à  mon  tour  de  signaler  dans  les  saisons  est  avéré, 
patent ,  irrécusable ,  principalement  cette  année , 
où  nous  avons  eu  naguère  quelque  peu  de  cha- 
leur avec  le  vent  du  nord ,  et  de  la  gelée  avec  le 
vent  du  sud  ! 

A  l'heure  où  je  vous  parle ,  les  orangers  de 
Malle  et  de  Palerme  portent  de  la  neige  en  guise 
de  fleurs,  et  les  grands  fleuves  de  la  Russie  opè- 
rent à  peine  leur  débâcle.  Malte,  Palerme,  la 
Newa ,  oublient  donc  que  nous  sommes  bientôt  à 
la  fin  du  printemps  ! 

Le  printemps  !  11  faut  que  les  poètes  aient  été 
de  grands  menteurs ,  ou  que  les  saisons  soient 
bien  changées  depuis  qu'ils  ont  écrit  tant  de  jolies 
choses,  qui  nous  semblent  aujourd'hui  des  choses 
fort  ridicules.  Le  «doux  printemps,  si  chéri  des 
amans ,  •>  n'est  plus  pour  nous  qu'une  très  mau- 
vaise rime  ;  le  berger  el  la  bergère  i  au  lieu  do 


danser  sur  la  fougère,  sont  occupés  à  souiller 
dans  leurs  doigts  ;  un  vent  glacial  usurpe  les  fonc- 
tions des  tiédes  zéphyrs  ;  la  feuille  est  à  demi 
prisonnière  dans  son  enveloppe  ;  la  fleur  ose  à 
peine  se  montrer;  et,  pour  comble  de  malheur, 
la  furibonde  imprécation  de  Boileau ,  à  la  fin  de 
son  mauvais  dîner  : 

Et  qu'à  peine  au  mois  d'août  l'on  mange  des  pois  verts  ! 

menace  de  trouver,  en  l'an  de  grâce  1839,  sa  ri- 
goureuse application. 

Trêve  de  plaisanteries ,  si  cette  mystification 
printanière  peut  exciter  de  facétieux  discours , 
qui  ne  sont  qu'à  moitié  consolans  ,  nous  autres 
astronomes  nous  envisageons  la  question  d'une 
façon  moins  consolante  encore. 

C'est  très  sérieusement  qu'on  peut  dire  que  les 
saisons,  à  travers  leurs  variations  diverses,  ten- 
dent à  se  transformer  en  une  saison  uniforme 
pour  chaque  climat  ou  chaque  zone ,  et  qu'un  de 
ces  jours,  la  znne  soi-disant  tempérée  que  nors 
habitons  n'aura  plus  ni  hiver  ni  été,  et  joui; a 
perpétuellement  de  la  saison  la  plus  maussade , 
d'un  température  amphibie ,  d'une  saison  qu'on 
ne  pourra  raisonnablement  accuser  ni  de  chaud 
ni  de  froid ,  enfin ,  d'un  éternel  printemps  tel  que 
celui  dont  nous  avons  l'avantage  de  jouir  aujour- 
d'hui. 

Voici  pourquoi  :  Dans  les  sept  mouvemens  que 
la  terre  éprouve  pendant  sa  révolution  autour  d  u 
soleil ,  et  qui  produisent  chacun  des  phénomènes 
différens,  il  en  est  deux  qui  importent  beaucoup 
dans  cette  affaire. 

1"  U  y  a  un  mouvementdes  points  de  Yaphiiie 
et  du  périphclie  {  faites  bien  attention ,  je  vous 
prie)  autour  de  ncUptiqiie ,  lequel  mouvement 
s'achève  en  21,000  ans.  Ces  points  tournent  dans 
l'ordre  des  signes  du  zodiaque  ,  et  décrivent  par 
an  1 1  secondes  et  8  tierces  ;  il  faut  joindre  à  cela 
,iO  secondes  et  1  tierce  en  vertu  de  la  prccession 
des  équinoxes,  ce  qui  fait  par  année  61  secondes 
et  1)  tierces.  —  Si  les  calculs  auxquels  je  me  suis 
livré  sont  exacts,  de  l'an  1248  à  l'an  1821  où  je 
me  suis  arrêté  ,  ce  mouvement  de  progression  a 
été  de  9  degrés  51  minutes  et  /iG  secondes,  ce 
qui  est  fort  grave. 

2"  11  y  a  une  diminution  progressive  de  l'angle 
que  forme  l'axe  de  la  terre  (faites  toujours  bien 
attention)  avec  la  perpendiculaire  du  plan  de  son 
orbite.  Cette  diminution ,  qui  est  de  62  minutes 
par  siècle,  tend  à  rapprocher  peu  à  peu  ï'cclipti- 
que  de  l'équateur,  de  sorte  que  dans  188,000 
ans  ,  tous  deux  seront  confondus  en  un.  Et  alors 
la  zone  torride  aura  toujours  la  même  chaleur, 
les  zones  glaciales  auront  toujours  les  mêmes  gla- 
ces, et  les  zones  tempérées  auront  ce  perpétuel 
printemps  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure ,  et 
dont  vous  connaissez  tout  le  charme. 

A  propos  de  glaces ,  je  vous  dirais  bien  un  mot 
d'une  grande  révolution  arrivée  vers  l'année  WiO, 
laquelle  amena  tout  à  coup  une  débâcle  des  glaces 
du  pôle  et  les  accumula  entre  le  GO"  degré  et  le 
cercle  polaire;  ce  qui  fit,  premièrement,  que  le 
Groenland,  ou  terre  verte,  et  le  IVineland,  ou 
terre  à  vigne ,  qui  étaient  alors  couverts  de  ver- 
dure, ainsi  que  l'inrliquent  leurs  noms  primitifs, 
ne  furent  plus  couverts  que  de  glace  et  de  neige  j 
secondement,  que  ce  climat  devenu  tout  à  coup 
glacial  répandit  un  froid  terrible  <  de  proche  en 


—  493  — 


proche,  jusqu'à  notre  pauvre  zone  tempérée. 

Eh  bien  !  je  suis  tout  à  fait  disposé  à  croire  de 
dcuv  choses  l'une  : 

Ou  nous  nous  sommes  gravement  trompés,  nous 
autres  astronomes  à  longue  vue ,  et  la  période  de 
188,000  ans,  ni  plus  ni  moins,  est  achevée  au- 
jourd'hui; en  vertu  de  (pioi  nous  jouissons  très 
légitimement  de  ce  printemps  aigre-douï  qui  feint 
de  prendre  la  bise  pour  les  tendres  zéphirs  et  le 
givre  pour  la  Heur  du  pécher  : 

Ou  une  nouvelle  débâcle  des  glaces  polaires  a 
eu  lieu,  comme  en  UhO,  sans  que  nous  en  soyons 
encore  informés  ;  et  dans  peu  nous  verrons  arri- 
ver vers  les  côtes  du  tant  doux  pays  de  France 
de  petits  glaçons  de  vingt  pieds  de  hauteur  ,  ce 
qui  fait,  si  nos  connaissances  physiques  valent  nos 
connaissances  en  astronomie,  soixante  pieds  d'é- 
paisseur ,  vu  qu'ils  plongent  aux  deux  tiers  de 
leur  masse.  Ces  glaçons  voyageurs,  pittoresque- 
ment  couronnés  d'ours  blancs,  et  voguant  tout 
doucement  vers  l'équateur,  exhalent  autour  d'eux 
une  atmosphère  hivernale  dont  nous  ressentons 
déjà  la  traîtresse  inlluence  ;  et  bientôt  nous  allons 
ressembler  au  Groenland... ,  à  moins  que  le  ciel 
n'ait  pitié  de  nous  et  que  le  soleil  ne  prenne  sé- 
I  ieusement  le  parti  de  fondre  ces  montagnes  de 
glace  flottante  à  leur  arrivée  vers  les  îles  de  Fer 
ou  les  Orcades. 

C'est  ce  que  nous  nous  permettons  d'espérer 
avec  nos  bienvcillans  lecteurs,  dans  l'âme  des- 
quels nous  nous  ferions  scrupule  de  jeter  un  trop 
grand  effroi.  C.  F. 


Hcuue  îica  ^^^.yipuflttJf . 


COUR  ROYALE  DE  DIJON  (1"  Chambre). 

jV.  le  colonel  Picard  e(  son  fils  contre  M.  le 
lieutenant- gêné  rai  Delaroclie.  —  Actions  en 
dommages -intérêts,  —  Inexécution  d'tine 
promesse  d'adoption. 

M.  Picard  père  entra ,  en  l'année  1798,  au  6* 
régiment  de  hussards,  que  commandait  alors  M. 
Delaroche.  Son  courage,  son  exactitude  le  tirent 
distinguer  de  son  chef,  qui  le  prit  en  allection  et 
lui  fit  obtenir  un  assez  rapide  avancement.  Le  gé- 
néral Delaroche,  blessé  en  1799  en  Italie,  rentra 
en  France  ;  M.  Picard  continua  sa  carrière,  et 
ces  messieurs  n'eurent  pi  us  l'occasion  de  se  ren- 
contrer. 

Ce  fut  seulement  en  1829  que  M.  Delaroche  , 
apprenant  que  U.  Picard  commandait  la  21"  légion 
de  gendarmerie ,  lui  écrivit  plusieurs  fois  de  ve- 
nir passer  quelque  temps  dans  son  ch'ueau  de 
Selorre.  Le  colonel  i'icard,  cédant  à  ces  pres- 
santes invitations,  vint  à  Selorre  dans  les  premiers 
jours  de  juillet  1835.  L'entrevue  de  ces  deux  vieux 
soldats  fut  des  plus  amicales.  Le  surlendemain  de 
l'arrivée  du  colonel,  le  général  lui  dit  :  «  Picard, 
il  faut  faire  votre  cour  à  madame  la  baronne  De- 
laroche ;  elle  a  une  lille  adoptivo,  vous  avez  deux 
lils,  et  l'on  ne  sait  pas  ce  (pii  peut  arriver.  »  Le 
colonel  Picard  lui  répondit  que  ses  fds  ayant  peu 
de  fortune,  ne  pouvaient  prétendre  à  la  main 
d'une  aussi  riche  héritière  ;  mais  le  général  insista 
Cil  lui  disant  :  a  Allez  toujours  votre  iraiii.  «  Deux 


jours  après,  madame  Delaroche  lui  parla  en  con- 
fidence du  projet  qu'elle  avait  d'établir  sa  fille  ; 
elle  lui  dit  qu'elle  ne  chercherait  pas  de  fortune 
dans  le  mari  qu'elle  lui  choisirait,  puisqu'elle  en 
avait  assez  pour  deux  ;  mais  qu'elle  désirait  un 
jeune  homme  d'un  physique  agréable,  bien  élevé 
et  le  fils  d'un  brave  homme.  Le  colonel,  mis  ainsi 
à  son  aise,  proposa  aussitôt  un  ses  fils,  et  madame 
lui  répondit  :  «  Nous  verrons  cela.  »  Dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1836,  le  plus  jeune  des 
lils  du  colonel  fut  accepté  par  madame  Delaroche, 
qui  dit  à  M .  Picard  :  «  Votre  fils  réunit  toutes  les 
conditions  que  je  désire,  je  lui  donne  ma  fille.  » 
A  quoi  le  général  ajouta  aussitôt  :  «  Oui,  mon 
cher  Picard,  il  faut  que  la  fortune  d'un  vieux  mi- 
litaire comme  moi  passe  au  fils  d'un  brave  homme 
comme  vous.  " 

Le  mariage  fut  arrêté,  la  demoiselle  retirée  de 
pension  et  le  jeune  homme  appelé  pour  faire  con- 
naissance ;  après  quoi  ie  mariage  fut  fixé  au  mois 
d'avril  suivant. 

Voici  les  conditions  qui  furent  proposées  et  ar- 
rêtées par  le  général  et  sa  femme  et  acceptées 
par  le  colonel  :  l"  un  revenu  annuel  de  3,000  fr.; 
2°  la  demoiselle  Thomassin  serait  adoptée  aussitôt 
après  le  mariage  ;  3"  ils  auraient  après  leur  mort 
le  château  de  Selorre  et  ses  dépendances ,  etc. 
Le  mariage  fut  célébré  le  11  avril  1836,  mais  les 
conditions  ci-dessus  énoncées  ne  furent  point 
rédigées  au  contrat  ;  le  général  Delaroche  ayant 
fait  entrevoir  qu'il  éprouverait  quelque  déplaisir 
à  payer  les  dépenses  qu'entraînerait  cet  acte.  Le 
colonel  Picard  avait  dit  à  ce  sujet  :  u  Entre  gens 
d'honneur  comme  nous,  mon  général,  I  s  paroles 
valent  des  écrits.  "  Le  mariage  fut  annoncé  aux 
parens  et  amis  des  deux  faaiilles  par  des  lettres 
de  faire-part ,  dans  lesquelles  la  jeune  personne 
n'était  désignée  que  sous  les  noms  de  Rosine-Ehsa 
Delaroche,  jUle  udopliiedc  M.  le  général  Dela- 
roéhe  et  de  madame  Debas,  son  épouse.  Les  no- 
ces se  célébrèrent  avec  pompe  et  solennité.  Ce- 
pendant cet  avenir  si  brillant ,  ce  bonheur  si 
grand  et  si  inespéré,  ne  furent  pour  le  lils  Picard 
que  le  rêve  d'un  jour. 

Dès  les  premiers  momens,  il  dut  connaître  la 
volonté  d'une  femme  qui  règne  en  souveraine  au 
château  de  Selorre,  et  pour  l'accoutumer  à  l'o- 
béissance la  plus  entière  ,  elle  le  força  à  coucher 
dans  un  appartement  séparé  de  celui  de  sa  femme. 
S'il  faut  en  croire  le  défenseur  du  colonel  Picard, 
rien  ne  saurait  égaler  le  caractère  dur,  allier  et 
despotique  de  madame  Delaroche  ;  elle  frappait 
ses  gens,  sa  nièce  ,  madame  Picard,  et  quelque- 
fois même  les  personnes  étrangères  à  sa  famille  , 
mais  qui  étaient  venus  la  visiter  au  château  de 
Selorre. 

Les  vexations  envers  les  jeunes  époux  étaient 
sans  nombre;  elle  les  faisait  prévenir,  chaque 
jour,  dès  six  heures  du  matin,  eu  avril,  qu'il  faisait 
jour;  enfin,  elle  ordonna  même  au  valet  de  cham- 
bre de  leur  porter  une  lanterne.  M.  Picard  des- 
sinait, et  madame  la  baronne  Delaroche  alla  jus- 
qu'à lui  f.iire  un  crime  d'avoir  voidu  faire  le  des- 
sin du  château  du  Selorre.  C'était,  disait-elle,  une 
preuve  du  désir  allreux  qu'avaient  les  époux  Pi 
rard  de  voir  leurs  bienfai  leurs  descendre  dans  la 
tombe. 

M.  le  colonel  Picard,  .assailli  par  les  plaintes 
couliuucllcs  de  son  lils  et  de  sa  bclle-tUle,  rcso- 


lut  de  les  emmener  chez  lui,  et  dans  les  premiers 
jours  de  juillet  1837,  il  arriva  au  château  de  Se- 
lorre, qu'il  quitta  bientôt  avec  ses  enfans. 

Le  général  Delaroche  fut  vivement  iirité  de  ce 
départ;  il  écrivit  au  colonel  Picard,  le  li  août 
1837,  une  lettre  où  ne  respire  que  la  haine,  la 
vengeance;  où  il  traite  le  fils  Picard  de  drôle  et 
de  misérable,  parce  qu'il  avait  eu  l'indignité  de 
silller  en  sortant  de  sa  chambre.  Le  colonel  Pi- 
card fit  une  réponse  énergique  ;  il  rappela  au  gé- 
néral tout  ce  que  ses  enfans  avaient  souffert;  il  lui 
témoigna  toute  l'indignation  que  lui  avait  causée 
la  lettre  du  14  août  1837.  Le  lieutenant-général 
Pajol,  commandant  la  division  militaire  de  la 
Seine,  beau-père  du  colonel  Picard,  crut  devoir 
faire  observer  au  général  Delaroche  que  sa  lettre 
était  entièrement  inconvenante  et  de  mauvais 
goût ,  qu'il  aurait  dû  être  plus  réservé  dans  ses 
expressions ,  et  se  rappeler  que  dans  sa  famille  il 
n'y  avait  jamais  eu  de  drôle,  que  si  elle  n'avait  pas 
de  fortune ,  comme  beaucoup  d'auties,  mal  ac- 
quises, elle  avait  de  l'honneur ,  une  conduite  et 
une  réputation  exemples  de  tout  reproche,  ce  qui 
compensait  bien  les  terres  et  les  châteaux;  qu'il 
approuvait  du  reste  la  lettre  du  colonel  Picard, 
et  qu'il  le  soutiendrait  et  serait  son  second  daus 
tout  ce  qu'il  se  proposait  d'entreprendre. 

Une  correspondance  des  plus  vives  et  des  p'us 
offensantes  s'engagea;  le  général  Pajol  y  prit  la 
part  la  plus  active,  et  il  rappela  M.  Delaroche  à 
dessentimens  plus  dignes  de  lui  ;  mais  sa  voix  fut 
méconnue  et  la  rupture  devint  définitive.  \  oici , 
en  effet,  ce  qu'écriut  M.  le  général  Delaroche  : 
"Voici  (juelle  sera  toute  ma  vie  ma  réponse  :  en- 
tre le  colonel  Picard  et  moi,  la  rupture  est  éter- 
nelle, et  nul  au  monde  ne  pourra  rien  changer 
à  cette  impérieuse  résolution.  >> 

Tout  espoir  d'un  rapprochement  ayant  été 
anéanti,  la  famille  Picard  s'adressa  aux  tribunaux; 
elle  7  août  1838,  le  tribunal  de  Charoll./s  con- 
damna M.  le  général  Delaroche  à  payer  au  fiU  Pi- 
card, à  litre  de  dommages-intérêts,  une  somme 
de  80,000  fr. 

Un  double  appel  ayant  été  interjeté  par  les 
parties,  la  cour  a  confirmé  la  sentence  des  pre- 
miers juges. 


ncinic  Draiiuitiquc. 


THEATRE  FRAXÇAIS. 

Première  représentation  du  Susceptible,  comédie 
eo  un  acte  et  eu  vers,  par  M.  Amédée  de 
Beauplan. 

L'auteur  de  cette  comé<lie  s'est  acquLs  la  plu» 
légitime  popul  irité  par  s<'s  inspirations  musicales  ; 
la  romance  et  la  chansonnette  lui  doivent  In-au- 
coup  de  leur  vogue  dans  les  salons ,  de  leur  fa- 
veur au  théâtre,  ijue  de  tourhantos  et  gracieuses 
mélodies  il  a  trouvées  !  que  d'ingénieuses  plaisan- 
teries il  a  mises  en  circulation  !  et  non  seulement 
Amédée  de  Hcauplan  rompoM'  la  musique  ,  mais  il 
fait  lui-méiue  les  paroles;  non  seuleuient  il  est 
poète  et  musicien  .  mais  il  est  acteur  :  il  chante  c. 
joue  ses  compositions  mieuv  que  personne  au 
monde.  11  imite  tous  les  accens,  l'italien,  l'an- 
glais, l'allemand  ;  il  prend  tous  les  tons,  sansja- 
m.ùs  tomber  dans  l'ignoble  et  le  \ulgaire ,  sans 
jamais  oubhci-  daiij  se$  plus  grands  écarts  qu'il  a 


—  494  — 


tlcvantluiiin  aiidiioire  d'i^lite ,  que  sa  vocation  est 
(ra:iiiiser  la  liaïUo  sociéti'.  De  plus,  AmOilée  de 
ntMupl.iii  peim  très  a;j;i-('al)lcmciit  le  paysa;;^;  :  il 
expose  tluKiiie  aniii^o  an  s;ilou  de  petits  ia!)lcaiix, 
dont  on  ne  se  doiiieiait  pas  que  l'auteui'  est  mu- 
cien.  C'est  d'ailleuis  un  des  liommes  les  plus  ai- 
mables et  les  plus  spiriiuels  qae  l'on  puisse  citer. 
A  présent,  coiiipreue/.  vous  (iiie  hien  des  jiens  ne 
lui  pardontient  pas  d'avoir  f.iit  une  comédie  ,  et 
une  coiné  Ile  de  caractère  eiiror^? 

Ku  esquissant  le  SasrepiUAe ,  il  est  pourîant 
clair  (|u"Ainé(lée  de  ISeaiqjlan  n'a  pis  eu  la  moin- 
ilre  prétention  de  rivaliser  avec  le  Misanlhrope , 
ou  le  Tmlujfe.  11  avait  vit  dau'i  le  monde,  autour 
de  lui,  des  indivi'Ius  ombrageux,  toujours  prêts 
à  se  croire  attaqués,  ve\,\s  .  opprimés  :  W  avait  ri 
à  leurs  dépens  et  s'était  llatté  d'y  l'aire  rire  quL-l- 
ques  centaines  de  spectateurs.  .Sans  doute  il  au- 
rait pu  inieti\disposi'r  son  action,  sa  fable,  tniem 
eiUourer  son  personnige  principal,  et  pare\eai- 
ple  nmis  sommes  d'avis  qu'il  efit  fait  plus  sage- 
ment, en  ne  le  supposant  pas  auteur  d'un  vaude- 
ville, même  d'ini  vaudeville  de  société,  car  en  ce 
(as  la  susccptihiliié  cessait  d'être  un  travers  ex- 
ceptionnel :  tout  lionme  (|ui  a  fait  un  vaii'leville  , 
«n  tiers  ou  un  qii'.rt  de  vaudeville  ,  est  siisci'|)ti- 
l)lc  par  état,  a  le  droit  de  se  fâcher  quand  on  lui 
dit  que  son  ouvrage  est  détestable. 

Ouoi  (iu'il  tn.Miit,  la  iiosilion  du  pauvre  Saint- 
Vincent,  auteur  d'un  vaudeville  de  circonstance  , 
est  franchement  comique,  cl  la  scène,  dans  la- 
quelle il  défend  ,  sans  se  trahir,  l'ouvrage  et  l'au- 
tcnr,  est  la  meilleure  de  la  comédie.  Beaucottp  de 
j.-)lis  mois,  de  traits  piquiiis,  de  veis  heureux, 
dissimulent  la  ténuité  de  l'intrigue,  et  le  jeu  des 
acteurs  fait  bien  valoir  ce  (pie  le  dialngue  oIVre  de 
saillant.  Nous  croyons  donc  quAmédée  de  Beau- 
plan  est  grandement  excusable  d'avoir  risqué  une 
bagalellesurle  Théâtre-Français,  on  de  Unis  temps 
on  adonné  autre  chose  que  des  chefs  d'ieuvre  en 
cinq  actes.  Au  surplus,  si  le  Sitsccptible  ne 
réussit  pas  autant  que  le  Petit  François,  VJii- 
l^luis  mélomane,  \à  l'ortirrc ,  \es  Concerts  à 
0cm lice,  Je  pense  à  moi,  et  une  multilud 'd'an- 
tres productions  d'une  verve  inépuisable  ,  Ainédée 
de  l'ieanplan  s'en  consolera  sans  peine  avec  son 
piano  et  sa  palette  ,  deux  amis  sûrs  et  commodes, 
qiu'  l'on  reironve  toujours  quand  on  en  a  besoin. 

iil. 


THEATRE  DE  L\  RENAISSANCE. 

Le  naufrage  de  la  Méduse,  opéra  de  genre  en 
trois  actes,  suivi  d'un  épilogue,  par  i\I.M.  Co- 
gniard  frères,  musique  de  MM.  Flotow  et  Pi- 
lali. 

l'ondcz-vons  M.  Curmcr  !  on  a  renchéri  sur 
vos  illustrations;  vous  avez  mis  les  plus  bo lies  scè- 
nes de  la  littérature  classique  en  tableaux;  on  va 
beaucoup  pius  loin  maintenant  :  on  met  les  ta- 
bleaux en  scènes  :  raagniliques  s'-ènes  par  ma 
loi,  et  digiK  s  (lu  génie  (pu  les  a  inspirées.  Géri- 
caidt,  le  grand  peiiilre  (pii  n'a  point  encore  de 
lombi^anel  (pii  plus  lard  sans  doute  aura  des  sta- 
tues, reut  dans  ses  (envies;  le  théâtre  reproduit 
les  sublimes  ho feurs  de  sa  dernière  page;  ilsup- 
Ijlée  aux  iinagin.itions  paresseuses  en  groupant 
autour  de  ce  désastre  inénarrable  les  faits  qui 
ont  pu  le  précéder  et  le  suivre;  encadrement 
léerique,  plein  de  relief,  non  moins  mouvementé 
(p  e  le  lalileau  lui-même,  et  dont  l'aspect  laisse 
dans  l'âme  une  longue  rêverie  plus  féconde  encore 
que  la  pelninre  avec  son  caire. 

Le  \aii[r(i'^e  de  la  Méduse  est  un  beau  suc- 
cès pour  le  théâtre  de  la  Renaissance  ;  et  d'an- 
ant  plus  beau  qu'il  était  presqu'impossible  à  côté 
Ion  api  es  celui  de  l'Ambigu.  Tout  Paris  voudra 
voir  le  nouveau  radeau,  plus  sombre,  plus  tour- 
menté que  jamais,  sur  une  mer  hoideuse,  mena- 
cmu;,  chargée  de  ténèbres,  illuminée  de  sinistres 
éclairs  qiù  répandent  d'incroyables  lueins  sur  les 
acteurs  de  cette  scène  dont  rhislorique  décuple 
encore  l'intérêt. 


Nous  n'avons  pas  à  nous  inquiéter  du  tableau. 
Tout  le  monde  a  vu  celui  du  Louvre  et  peut  se 
faire  ime  idée  du  troisièaie  acte  de  notre  opéra; 
la  charinaiite  toile  de  Biard  qui  représente  le  pas- 
sage sous  les  trop'ques  a  seivi  de  modèle  non 
moins  exact  aux  divertsseinens  de  l'acte  second. 
Nous  devons  à  la  justice  de  dire  que  l'introduc- 
tion, qui  n'a  rien  voulu  copier,  n'en  ressemble 
pas  nions  pour  cela  à  une  foule  de  choses  beau- 
cou])  miins  arrêtées  que  les  œuvres  de  Eiard 
et  de  Céricault. 

Le  poème  est  nn  libretto,  dans  l'acception  pan- 
tagruéli(pie  du  mol;  un  bongros  libretto  que  le 
metteur  en  scène  s'étonnera  de  n'avoir  pas  com- 
posé lui-niênie  et  (pii  n'en  ei'it  que  mieux  valu 
peut-être,  attendu  que  M.  Solomé  est  un  homme 
d'un  t  .lent  sérieux  et  fécond  (pii  a  fait  ses  preu- 
ves à  l'Académie  royale  de  Musique  et  qui  sera 
foi't  utile  au  théâtre  de  la  lienaissance. 

Voici  la  fable  de  MM.  Cogniard  réduite  h  sa 
plus  simple  expression,  car  nous  avons  horreur 
des  analyses  bonrsoulllées  et  traînantes  qui  sont 
à  la  nature  ce  que  les  ligurines  de  Curtius  sont  à 
la  vie  réelle  qu'elles  représentent  d'autant  plus 
mal  qu'elles  en  sont[)lus  rapprochées. 

Saint-Maurice,  contrc-maitre  de  la  Méduse  en 
partance  dans  l'ile  d'Aix,  doit  épouser  la  fille  d'un 
aubergiste.  — Vous  voyez  du  premier  coup  d'œil 
que  cette  lille  doit  être  amoureuse  d'un  simple  ma- 
telot de  l'éiiuipage,  qu'elle  n'épousera  ni  l'un  ni 
l'autre,  qaoi'-iue  les  bouquets  de  mariage  soient 
tout  près,  car  sans  cela  le  dénofmient  serait  anti- 
cipé. —  Nous  nous  demandons,  par  exemple,  ce 
que  vient  faire  un  personnage  ridicule,  sorte  de 
niirveilleux  [irovincial,  bafoué  par  tout  le  inonde, 
qui  préti'iKl  aussi  â  la  main  de  notre  belle.  —  Un 
rouleaieut  de  taaibour  sert  de  péripétie  an  pre- 
mier acte.  La  Méduse  va  mettre  h  la  voile  ;  Saint- 
Maurice  et  le  simple  matelot  partent  de  compa- 
gnie, le  contre-maitre  emportant  les  bénédictions 
de  son  futur  beau-père,  le  simple  matelot  nanti  du 
bouquet  de  la  fiancée  et  d'une  croix  de  buis  que 
lui  a  donnée  sa  mère. —  Remarquez  cette  croix 
dont  la  dimension  exagérée  doit  faire  un  jour  le 
bonheur  des  deux  amans. 

Nous  mentionnerons  le  second  acte  pour  mé- 
moire seuleaient,  car  s'il  fait  marcher  la  Méduse 
au  milieu  des  érueils  qui  ne  préoccupent  guère 
son  état-major,  en  revanche  il  n'avance  pas  beau- 
coup l'artion  qui  s'en  passerait  sans  aucun  in- 
convénient. —  Saint-Maurice  se  querelle  avec  le 
simple  matelot  à  propos  du  bouquet  dont  il  s'em- 
pare traîtreusement.  Le  matelot  s'élance,  armé 
d'une  hache,  contre  son  rival  qui  le  désarme  et  le 
fa't  mettre  aux  fers.  Cette  scène  a  semblé  à  MM. 
Cogniard  amener  tout  naturellement  la  cérémonie 
du  baptême.  —  To  hu  bo  hu  général  sur  le  na- 
vire. On  trempe  un  monsieur  dans  un  baquet 
plein  d'eau  véritable  ;  les  pompes  inondent  la 
scène,  et,  dans  le  plus  fort  du  tremblement,  Saint- 
Maurice  vient  annoncer  à  l'équipage  en  délire  que 
le  vaisseau  roule  sur  le  banc  d'Arquin.  —  Le  va- 
carme change  de  ton,  les  cris  se  modifient  en 
hurlemens,  et  le  vaisseau,  brisé  sur  les  rcscifs, 
disparait  sons  la  toile  qui  se  baisse  sur  «  cette 
crise  épouvantable,  »  comme  dit  Saint-Maurice. 

Troisièaie  acte. —  Le  radeau!!  Ceci  est  beau, 
lamentable,  sublime,  admirableuient  rendu.  Nous 
n'avons  que  des  éloges  à  donner  à  ce  lugubre  pa- 
norama vivant.  Jauiais  peut-être  les  prestiges  du 
Ihéàtr;  n'ont  été  si  loin.  C'est  ici,  aussi  bien  qu'à 
l'Audiign  -  Comique,  qu'est  la  chose  curieuse 
de  l'epoqne.  —  La  destinée  de  la  frêle  em- 
barcation est  toute  l'action  du  poème.  On  se 
meurt,  on  se  inangi  sur  le  radeau  ;  là  le  simple 
matelot  est  devenu  l'égal  du  contre-maître,  le 
ténor  et  la  basse-taille  confondent  leurs  gémisse- 
mens.Saint-Maurice  va  mourir  d'inanition;  lisait, 
le  malheureux,  qu'il  faut  un  dénonmcnt  à  la  pièce 
qu'il  a  soutenue  de  tous  ses  efforts,  et  qu'il  ne 
saurait  trouver  place  dans  l'épilogue  qui  .s'ap- 
prête... 11  ne  verra  pas  le  charmant  petit  navire 
dont  les  gracieux  espars  vont  se  dessiner  sur  l'ho- 
rizon; il  n'entendra  pas  ce  coup  de  canon  (|ui 


agite  tout  un  public  du  même  tressaillement  qu^ 
les  naufragés.  —  Il  expire  en  léguant  son  bou- 
quet et  sa  fiancée  â  ci  lui  ((u'elle  aime...  Désastre 
imprévu  le  radeau  se  disloque  et  s'enfonce!.... 
Mais  qu'on  se  rassure,  une  chaloupe  est  en  mer; 
l'équipage  alVamé  sera  recueilli.  Sans  cela  que  de- 
viendraient l'histoire  et  l'épilogue  ? 

Le  dernier  tableau  ne  pouvait  être  qne  pâle  ; 
le  drame-peintre  avait  épuisé  les  couleurs  de  la 
palette;  mais,  par  bonheur,  Aline,  la  fiancée, 
trouve  des  inspirations  qui  éicctrisent  la  salle  ; 
trois  ou  quatre  notes  de  sa  voix  puissante  ébran- 
lent l'indécision  des  dilettanti,  et  plusieurs  salves 
de  chaleureux  applaudissemens  raniment  la  scène 
exténuée.  —  Le  simple  matelot  revient  ;  il  se 
traîne,  il  succombe  à  sa  faiblesse  au  moment  oii 
sa  maîtresse  se  rend  à  l'église  pour  épouser  le 
merveilleux  du  premier  acte  (  que  je  soupçonne 
fort  d'avoir  parn  en  contrebande  ,  sous  le  dégin- 
seni  nt  du  père  Tropique,  dans  le  second  ta- 
bleau ).  —  La  mère  du  matelot  survient,  recon- 
naît son  fils  à  l'énorme  croix  qu'elle  lui  a  donnée 
en  partant.  Aline  revient  aussi  de  l'église  où  elle 
a  eu  une  vision  qui  ne  lui  a  point  permis  de  pro- 
noncer le  oui  fatal...  Le  dénoiiment  est  vulgaire  , 
mais,  comme  nous  l'avons  dit,  Aline  est  superbe  ; 
on  l'applaudit  avec  frénésie,  et  on  la  redemande 
pour  l'applaudir  encore. 

Il  y  a  dans  tout  cela  un  immense  et  légitime 
succès  auquel  la  musique  de  MM.  Flotow  et  l'i- 
lati  peuvent  revendiquer  une  part  honorable. 
Pour  être  juste  ,  il  faut  dire  que  M.  Flotow  doit 
s'attribuer  la  part  du  lion.  Ses  motifs  sont  mieux 
arrêtés,  plus  saisissans  ,  les  développemens  sont 
d'un  bon  style;  ses  accessoires  nerveux,  clairs 
et  corrects  annoncent  un  compositeur  qui  sait  ce 
qu'il  veut  dire  et  qui  le  dit  avec  l'autorité  du  ta- 
lent. Tout  le  second  acte  est  travaillé  de  main  de 
maître.  L'air  d'Abne  ,  dans  l'épilogue,  est  une 
charmante  chose,  admirablement  rendue  par  ma- 
dame Claris,  jeune  débutante,  qui,  du  premier 
bond,  se  place  en  très-bon  rang  parmi  les  canta- 
trices aimées  du  public, 

Ilurtcaux,  chanteur  habile  et  consciencieux  dont 
nous  avons  eu  plus  d'une  fois  l'occasion  d'appré- 
cier le  beau  talent,  s'est  acquitté  du  riMe  ingrat  de 
Saint-Maurice,  de  manière  à  réconcilier  les  jeunes 
premières  avec  les  basses-tailles.  —  11  s'est  fait 
regretter  dans  l'épilogue. 

En  résumé,  le  Naufrage  de  la  Méduse,  catas- 
trophe il  jamais  déplorable ,  et  qui  n'en  a  pas 
moins  immortalisé  notre  malheureux  Géricault, 
sera  une  source  de  prospérité  pour  le  théâtre  de 
la  Renaissance  qui  renaîtra  tout  de  bon  des  ruines 
de  ses  deux  dernières  nouveautés. 

Stéphen  de  la  Madelaine. 


THÉÂTRE  DU  VAUDEVILLE. 

Les  Mancini  ou  la  famille  Mazarin,  comédie- 
vaudeville  en  trois  actes  par  M.  .\ncclot. 

Dans  l'analyse  de  cette  pièce,  nous  ne  nous 
préoccuperons  pas  plus  de  l'histoire  qne  M.  An- 
celot  ne  s'en  est  préoccupé  lui-même;  nous  sa- 
vons depuis  long-temps  de  quelle  f.içon  étrange 
et  cavalière  M.  Ancelot  traite  l'histore;  mais 
l'histoire  saura  le  luiren  Ire.  Arrivons  sans  autre 
préambule  à  l'œuvre  de  M.  Ancelot,  en  admet- 
tant que  ces  trois  actes  soient  une  œuvre. 

Au  lever  du  rideau,  nous  sommes  en  pleine  fa- 
mille Manrini.  Marie  se  promet  la  couronne  de 
France,  mais  la  jalousie  de  sa  steur,  la  comtesse 
do  Soissonsetia  politique  de  Mazarin,  son  oncle, 
forment  un  double  obstacle  il  l'accomplissement 
de  ces  vties  ambitieuses.  La  comtesse  de  Soissons 
a  recueilli  une  jeune  orpheline  dont  on  ignore 
la  naissance,  mais  d'une  grâce  charmante  et  d'une 
adorable  beauté.  La  perlide  comtesse  ne  trouve 
rien  de  mieux  que  de  la  présentera  Louis  XIV, 
ce  roi  toujours  prêt  à  s'éprendre  de  la  grâce  et  de 
la  beauté.  Ni'gligéepar  son  royal  amant,  Marie  de 
Mancini  ne  trouve  rien  de  mieux  de  son  côté  que 
de  faire  enlever  sa  rivale.  C'est  Philippe  de  Man- 


—  '495  — 


cini  (car  dans  la  pièce  ck;  M.  Ancclot,  il  y  a  des 
Jllancini  partoul)  qui  enlève  Christine,  cettejeuni! 
orplicline  aimée  du  roi.  Lorsqu'il  surprend  le  se- 
cret de  cet  enlèvement  ,  Mazarin  s'irrite  et  s'em- 
porte, mais  Philippe,  l'irrespectueux  neveu,  ahal 
d'un  mot  toute  celte  colère  d'onde  et  de  cardinal 
indigne  :  il  rappel'e  à  Mazarin  qu'il  a,  lui  aussi, 
quelques  petits  péchés  sur  la  conscience  et  qu'un 
mot  sullirait  pour  le  perdre. Cependant  un  jiune  et 
h  iinicte  marihand  idans  tous  les  vaudevilles  de 
M.  Ancclot  et  compannie  tous  lis  marchands  sont 
d'Imnnètcs  gens,  et  tous  les  grands  seigneurs  des 
fripons),  un  jeune  marchand,  amoureuv  de  Chris- 
tine, a  découvert  l'enlèvement  de  celle  qu'il  aime 
et  l'a  révélé  au  roi,  en  demandant  prompte  jus- 
tice; on  ne  sait  trop  comment  tourneraient  les 
choses,  si  madame  de  Soissoiis  ne  prenait  lapeiiie 
de  les  arranger;  le  marchand  se  retire  conlus  et 
voilà  la  passion  de  Louis  XiV  pour  Christine  qui 
recommence  de  pUis  belle.  Cette  fois,  Christine 
court  de  véritables  dangers,  car  le  cardinal  pro- 
tège ce  nouvel  amour  royal;  mais,  que  devienl- 
il,  lorsqu'il  apprend  que  (ctte  jeune  lille  qu'il  veut 
Jeter  dans  le  lit  du  roi,  est  sa  lille,  à  lui,  Mazarin 
le  cardinal  ;  il  s'empresse  de  la  marier  avec  le 
marchand  lîahand,  et  grâce  à  ce  te  mésalliance, 
la  vertu  de  Christine  est  sauvée,  et  celle  du  car- 
dinal échappe  à  la  calomnie,  qui  n'eût  (15  que^dc 
la  médisance. 

Cette  pièce,  une  des  meilleures,  des  plus  spi- 
rituelles, et  des  plus  charmantes  qu'ait  proiluites 
M.  Ancelot,  n'en  est  pas  moins  très  peu  spirituelle 
et  médiocrement  amusante.  Nous  avons,  à  l'heure 
qu'il  est,  tles  Mancini  par-dessus  la  tète,  et  nous 
supplions  bien  sincèrement  M.  Ancclut  de  ne 
plus  toucher  désormais  it  l'histoire  de  ce  grand 
siècle  qu'il  a  déjà  si  misérablement  gaspillée. 


THÉÂTRE  DES  VARIÉTÉS. 

Crnevirrc-ta-rilovdc,  vaudeville  en   deux  actes, 
par  MM.  Bayard  et  de  Biéville. 

11  est  de  p;.r  le  monde  un  charmant  livre  de 
M.  Alphonsi' Karr,  qui  s'appelle  de  ce  doux  nom 
de  Geneviève.  Heureusement  pour  ce  livre  et 
malheureusement  pour  celte  pièce,  la  Ginevièvc 
des  Variétés  n"a  rien  de  commun  avec  la  Gene- 
viève de  M.  Karr.  Gencviève-la-Blonde  est  un 
rôle  créé  tout  exprès  pour  les  blonds  chevcuv  de 
mademoiselle  Louise  Mayer.  ]l  s'agit  d'une  j(!une 
cl  blonde  laitière  qui  a  vu  son  âne  écrasé  par 
une  voiture  au  détour  d'une  rue.  Un  iieintre  qui 
passait  par  là,  voyant  le  désespoir  de  la  laitière 
qui  pleurait  son  âne  à  chaudes  larmes,  lui  dit  : 
i<  Consolez-vous,  laitière.  "  Et,  en  artiste  géné- 
reux qu'il  était,  le  peintre  acheta  un  âne  dont  il 
lit  présent  à  la  laitière,  .le  vous  laisse  à  deviner  la 
reconnaissance  de  la  blonde  Geneviève,  en  re- 
trouvant un  âne,  jeune  et  charmant,  en  place  du 
vieil  âne  écrasé!  Cette;  reconnaissance  ne  fut  pas 
stérile.  Dès  loi's,  <icneviè\e  fut  tout  entière  à  la 
dévotion  de  l'artiste.  L'artiste  a-t-il  besoin  d'un 
gracieux  modèle':'  Geneviève  pr.te  ses  bras,  son 
coi  blanc  et  sou  doux  visage.  L'aitlste  a  l-il  (piel- 
que  ftihlesse  à  cacher,  un  enfant  de  l'aïuoiu'  à 
nouirirj'  Geneviève  prend  l'enlaut  et  lui  donne  le 
lait  de  sa  vache.  A  voir  la  reconnaissance  de  Ge- 
neviève, on  ne  peut  s'empêcher  de  convenir  que 
jamais  âne  iw  fut  placé  à  plus  gros  intérêts.  Hlal- 
heureusement,  on  est  méchant  au  village  connue 
ù  la  ville.  Voilà  (pi'on  glose  au  village  de  Gene- 
viève; voilà  qu'on  se  demande  d'où  lui  vient  cet 
enfant  que  noinrit  la  blonde  laitière.  Pour  sau- 
ver l'artiste  dont  le  secret  est  près  d'être  décou- 
verjl,  la  généreuse  lille  déclare  qu'elle  est  la  mèie 
de  cet  enfant.  Touché  d'un  si  beau  dévoùment, 
le  peintre  épouse  Geneviève. 

Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que  Geneviève  de 
M.  Karr  est  un  livre  charmant.  Vous  voyez  bien 
que  Geneviève  des  \  ariétés  n'a  rien  de  comuuni 
avec  le  livre  Al.  Karr. 


Kcuuc  ii£  ciuc)  Z'OUVS. 

31  MAI.  —  Le  ministère  anglais  a  retiré  le 
bill  concernant  le  gouvernement  de  la  Jamaïque. 
La  nouvelle  en  a  été  donnée  ofliciellement ,  à  la 
chambre  des  coinnuinos ,  le  28.  On  se  r.ippullc 
que  c'est  à  l'occasion  du  vote  de  ce  bill  que  le 
ministère  Melbourne  avait  donné  sa  démission , 
parce  qu'il  n'avait  obtenu  qu'une  majorité  de  cinq 
voix. 

—  On  écrit  de  Florence  que  le  grand-duc  de 
Toscane  a  fait  rendre  à  l'ex-reine  de  Naples  les 
honneurs  dus  à  une  tète  couronnée. 

—  Une  lettre  d'Alexandrie  du  27  avril  dernier 
annonce  que  les  troupes  anglaises  qui  occupent 
Aden  sont  décimées  par  la  chaleur  du  climat  et 
le  manque  d'eau  et  de  vivres  frais.  Elles  sont 
aussi  continuellement  tenues  en  alerlo  par  les  atta- 
ques nocîurnes  d;^s  Arabes,  ((ui  massacrent  tous 
les  Européens  qui  se  hasardent  à  quelque  distance 
des  retranchemens. 

—  Une  pétition  de  l'infinte  dona  Anna,  mar- 
quise de  Loulé,  a  été  favorablement  accucilliepar 
la  chambre  des  députés,  qui  l'a  renvoyée  à  une 
commission  qui  devra  traiter  l'affaire  comme  ur- 
gente. L'int'.inte  demande  la  restitution  de  tous 
ses  bnllans  et  diauians,  qui  ont  été  remis  en  gage 
à  la  banque  do  Lisbonne,  et  invite  le  gouveiue- 
ment  à  payer  la  somme  qu'elle  doit  à  la  banque  , 
avec  l'arriéré  de  la  pension  qui  lui  est  due. 

—  Une  des  grandes  vasques  de  la  fontaine  de 
la  Concorde,  vers  le  pont,  a  été  placée  ce  matin. 
Celle  pièce  tout  en  fonte,  et  d'un  seul  morceau , 
pèse  environ  15  milliirs;  qisand  les  autres 
parties  y  seront  ajustées ,  la  vasque  aura  15 
pieds  de  diamètre.  La  hauleur  de  la  fontaine  sera 
de  30  pieds  environ.  Mais  ce  qui  nous  plaît  dans 
ces  fontaines,  c'est  qu'elles  doivent ,  à  ce  qu'un 
nous  assure,  jeter  de  l'eau  à  torrcns. 

—  La  première  course  de  la  machine  locomo- 
tive a  eu  lieu  aujourd'iiui  surle  chemin  de  fer  de 
Versailles  (rive  droite).  Le  trajet  direct  s'est  ef- 
fectué depuis  la  station  de  Paris  jusqu'à  la  rue  St- 
Symphnrien,  dans  Versailles.  Les  habiians  des 
couununes  de  Ville-d'Avray,  Sèvres,  Chaville,  Vi- 
rollay  et  Montreuil  se  sont  portés  en  foule  sur  les 
bords  du  chemin  pour  jouir  d'un  spectacle  si  nou- 
veau pour  eux. 

—  Les  exemples  de  fécondité  nous  arrivent  de 
tons  côtés.  Ces  jours  derniers  ,  c'était  du  midi; 
aujourd'hui,  nous  voyons  que  dans  le  hameau 
d'Ovillers,  déiiendani  <!u  bourg  de  Sole»mes 
(Nord),  une  feunue  de  39  ans  a  donné  le  jour  a 
trois  cufans,  une  lille  et  <ieux  garçons,  tous  bien 
porlans  ;  et  à  Bruxelles,  la  femme  d'un  plombier 
est  accouchée  de  trois  garçons  et  d'une  lille;  la 
mère  et  les  eufans  se  portent  bien. 

—  La  premièie  chambre  du  tribunal  de  pre- 
mière instance  a  piononcé  la  séparation  de  corps 
de  mademoiselle  Bosio,  épouse  de  M.  le  manju.s 
Delacarte,  par  suite  du  refus  constaté  dans  plu- 
sieurs procès-verbaux  de  celui-ci  de  l.i  recevoir 
à  son  domicile. 

—  Des  quinze  canons  qui  décorent  la  façade 
des  Invalides,  onze  sont  aciiiellemeiu  montés  sur 
des  alVùls  eniièrenu'ut  en  fer. 

—  M.  le  comte  Dillon  vient  de  mourir  à  Paris 
à  l'âge  de  88  aus. 

—  Les  arts  viennent  de  faire  une  grande  perle. 
M.  Lange,  statuaire  du  Musée  royal,  est  mort  au 
pnlais  du  Louvre  le  28  de  ce  mois  ;  il  était  âgé 
de  85  aus. 

—  Le  Naufrage  de  la  Méduse  fait  fureur  dans 
les  ateliers  aussi  bien  (pu>  dans  les  salons.  Toutes 
les  loges  sont  louées  d'avance,  et  l'Amliigu-Comi- 
que  encaisse  chaque  soir  près  de  3,(H)0  fr. 


1"  JUIN. —  L'instruction  sur  les  affaires  des 
12  et  13  mai  se  poursuit  avec  une  grande  activité, 
et  les  membres  delà  commission  eniendent  chaque 
jour  un  grand  nombre  de  témoins  et  procèdent 
aux  confrontations.  11  paraît  que  dans  peu  de  jours 
la  procédure  pourra  être  en  étal  à  l'égard  de 
huit  ou  d;x  des  principaux  accusés,  et  relative- 
ment aux  faits  d'assassinais  commis  marchéSaint- 
Jean,  sur  la  personne  du  brigadier  Jouas,  et 
place  da  Palais-de-Justic ',  sur  la  personne  de 
l'oflicier  et  des  soldats  du  poste.  Il  paraît  que 
sans  atl'ndre  rachèvement  de  l'instruction  sur 
rensem!)Ie  di'sévéneaiens,  la  cour  serait  saisie  de 
l'aicusation  à  l'égard  de  ceux  des  accusés  dont 
la  position  serait  déliniliveaient  fixée  par  la  pro- 
cédure, et  qu'il  serait  passé  ouîre  immédiatement 
au  jugement.  Cette  pre:nière  partie  du  procès 
pourrait,  dins  ce  cas,  être  jugée  dans  le  courant 
du  moisdejuin. 

—  On  nous  assure,  dit  le  I\'otwoUiste,  que  M. 
le  maréchal  Soult  a  réuni  le  conseil  des  ministres 
et  a  proposé  de  présenter  aux  chainbres  un  pro- 
jet de  loi  t'ndantàrendrelapi'nslondelOO.OOOf., 
qui  avait  été  accordée  l'ann.N'  dernière  à  ma  lame 
de  Lipona,  réversible  sur  les  quatre  enfans  de 
la  princessa,  qui  se  trouvent  par  sa  mort  presque 
sans  ressource.  La  m  ijorilé  du  conseil  a  adapté 
l'avis  du  rairéchal,  qui  doit  prés.;nter  le  projet  de 
loi  sous  fort  peu  de  jours. 

—  Tout  s'arrange  en  Re'gique  pour  le  rétablis- 
sement des  relations  sur  l'ancien  pied  avec  la 
Hollande;  on  s'occupe  par  exemple,  de  la  réor- 
ganisation des  services  de  messageries. 

—  L'enquête  relative  à  la  bt're  adressée  au 
Journal  des  Dtbats,  par  les  élèves  de  l'Ecole 
Polytechnique,  continue.  On  prétend  qu'il  avait 
été  question  d'en  renvoyer  plusieurs  de  l'École. 

—  On  a  encore  ressenti  à  Saint-Jean-de-Mau- 
rienne  deux  nouvelles  secousses  de  iremblemcnl 
de  terre,  l'une  le  10,  l'autre  le  L'i  de  ce  mois. 

—  On  poursuit  la  restauration  de  l'église  Sainl- 
Severin,  l'une  de  nos  églises  bizaniines  les  plus 
curieuses.  On  restaure  en  ce  moment  le  portail 
vers  le  couchant. 

— Par  décision  de  AL  le  ministrede  l'intérieur, 
un  busie  en  marbre  du  célèbre  coapositeur  PaiT 
est  accorJéà  l'Institut  :  M.  Danlan  jeune  a  été 
chargé  de  l'exécution  de  ce  li'avail. 


2.  — On  écrit  de  Rome,  IS  mai  : 

'■  Le  prince  de  Caniuo,  Lucien  Bonaparte,  esi 
ici  d.'puis  quelques  jours  ;  d'autres  membres  de 
la  famille  Napoléon  arriveront  incessamment  pour 
recueillir  la  succession  du  cardinal  Fesch.- 

—  Un  schcik  Amalique  a  du  haut  d'un  minaret 
au  Caire  tué,  à  coups  de  fusil,  deux  prêtres  gi-ers 
qui  marchaient  dans  la  rue.  Aussitôt  saisi  cl  con- 
duit devant Méhéniel-AIi,  il  a  dit  que  le  prophète 
lui  était  apparu  en  songe  et  lui  avait  enjoint  de 
tuer  deux  cents  infidèles,  afin  d'être  al-.s  lus  de 
ses  péchés.  El  moi,  lui  rê|)onuit  Méhémei.  le  pro- 
phète m'a  ordonné  de  t'.nvo>er  i.npaniv.ini  la 
Corde  au  cou  au  paradis.  Le  lendemain  ce  meur- 
trier fut  en  effet  pendu,  et  c'est  la  première  con- 
damnation à  mort  d'un  schcik  que  iléliémet-Ali 
ail  fait  exécuter. 

—  Le  S<'mai)liore  de  Hmscitle  dit  que  la 
famille  du  génér.al  Allard.  établie  à  St-Tropez,  a 
reçu  la  conliruiatiou  de  la  mort  du  général. 

—  On  annonce  la  failli  e  d'une  maison  consi- 
dérable du  Havre,  celle   de  \L  G inieressé 

dans  un  grand  nombre  d'enlreprises  Industrielles. 

—  L'hôtel  des  Télégraphes,  rue  de  l'Universi- 
té. !•.  vient  d'être  mis  en  \euie,  GiUe  imp«irlanie 
administration  doit  être  réunie  au  ministère  de 
l'intérieiu". 

—  Le  prix  du  pain,  à  Paris,  reste  fixé  à  l.">siius 
les  !i  livres  pom-  la  première  quinuine  de  juin. 


—  496  — 


—  Les  avocats  à  la  cour  royale  ont  procédé 
aujoiird'luii  à  la  nomination  d'un  bâtonnier.  Les 
voiaiis  rlaioiit  au  nombre  de  ;il9.  M.  Marie  a 
réuni  ni  voix,  M.  l'aillel  103.  et  M.  Ciiaix-d'Kst- 
Anne  7.").  Au  second  tour  de  scrutin  auquel 
avaient  pris  part  -267  volans.  lOS  voix  se  sont  por- 
tées sur  M.  Marie,  lO'j  sur  M.  Paillet,  M  sur 
M.  Clioix-d'l'.stAnge.  Aucun di'srandidats  n'ayant 
réuni  la  majorité  absolue,  il  a  été  procédé  ù  un 
scrutin  de  ballottage.  Le  nombre  des  votans  était 
de  :2ôO;  M.  Paillet  a  obtenu  129  sull'rages, 
M.  Marie  127.  En  conséquence,  M.  Paillet  a  été 
proclamé  bâtonnier. 

—  Plusieurs  membres  de  la  famille  Sampayo, 
ainsi  que  leurs  avocats,  ont  quitté  Lisbonne  :  les 
premiers  se  rendent  à  Londres.  Un  desavocats  va 
il  liome,  dans  l'espoir  d'obtenir  du  pape  l'annula- 
tion du  mariage  de  mademoiselle  Sampayo  avec 
le  mai-quis  Fay  al. 

—  En  exécution  d'un  ordre  de  M.  le  préfet  de 
police,  il  a  été  fait  hier  une  visite  dans  les  divers 
théâtres  de  la  capitale,  afin  de  constater  le  nom- 
lii  e  des  armes  à  feu  et  de  les  mettre  hors  d'état 
de  servir  avant  et  après  le  spectacle. 

—  M.  Baptiste  cadet,  ancien  sociétaire  du 
Théâtre-Français,  retiré  depuis  une  vingtaine 
d'années,  est  mort  hier,  rue  Sainte-Croix-de-la- 
Bretonnerie,  n°  Ub.  Son  nom  de  famille  était 
Anselme. 


.1.  —  Les  dernières  nouvelles  d'Alger  nous  ap- 
prennent que  M.  le  maréchal  Valée s'est  décile  à 
garder  le  gouvernement  de  nos  possessions  d'A- 
frique. 

—  Dans  la  séance  d'hier,  le  conseil  municipal 
de  Paris  a  rejeté  une  demande  présentée  par  le 
préfet  de  pohce,  ayant  pour  objet  l'augmentation 
de  la  garde  municipale  aux  frais  de  la  ville  de 
Paris  ,  mais  en  invitant  le  préfet  à  solliciter  du 
giMivi'rnement  une  augmentation  de  ce  corps  jus- 
qu'à concurrence  de  quinze  cents  hommes  d'in- 
f.inti'rie  aux  frais  de  l'état;  le  conseil  municipal  a 
exprimé  l'intention  de  se  charger  des  frais  de  ca- 
sernement de  ce  surcroît  de  gardes. 

—  Les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique  conduits 
il  l'Abbaye  ne  sont  point  rendus  à  la  liberté  au- 
anjnurd'hui  •">  juin. 

—  Par  ordannanre  du  roi  ,  en  date  du  ."îl  mai 
IS.JO,  M.deNourquierduCamper  (Paul), capitaine 
de  vaisseau  de  première  classe,  actuellement  gou- 
verneur de  la  Guyanne  française,  a  été  nommé 
gouverneur  desétablissemens  français  dans  l'Inde, 
eu  remplacement  de  M.  le  général  marquis  de 
Si-Simon. 

—  Le  Courrier  belge  du  1"  juin  rapporte  ce 
qui  suit  : 

..  On  nous  apprend  à  l'instant  que  le  feu  grison 
vient  d'éclater  dans  le  charbonnage  deBayemont, 
près  Charleroy  et  Docherie,  appartenant  à  la  so- 
rirté  anonyme  des  hauLs-fourneauxde  Monceaux, 
ti-nl  seize  hommes  étaient  enfermés  dans  la  bure; 
1(11  ont  su  s'échapper  ;  mais  on  désespère  des  15 
autres.  M.  Henri  (iolfart.  directeur  de  l'établisse- 
ment, a  été  asphyxié  en  lem-  portant  secours.  •> 

—  Dernièrement,  pendant  la  nuit,  un  jeune  en- 
fant de  la  commune  de  Sivay-la-Perche,  réveilla 
S.1  mère  en  poussant  des  cris  ,  sa  mère  courut  à 
sou  lit  et  le  trouva  la  figure  pleine  de  sang.  Un 
lampyre  .s'était  attaché  à  son  visage  et  essayait 
d'entrer  dans  son  nez.  Ce  coléoptère  avait  été  ap- 
porté sur  le  berceau  du  petit  enfant  avec-  du 
linge  (|ue  sa  mère  avait  fait  sécher  pendant  ajour- 
née dans  son  jardin. 

—  Le  courrier  qui,  de  Paris,  a  dernièrement 
apporté  à  Vienne  la  nouvelle  du  rétablissement 
de  l'ordre  ii  Paris,  n'a  mis  quetrois  jours  six  heu- 
res pour  faire  cette  course,  ce  qui  surpasse  encore 
la  vitesse  avec  laquelle  le  baron  de  Tettenborn 
apporta  autrefois  à  \  iemie  la  nouvelle  de  la  nais- 
sance du  roi  de  Rome. 


—On  admire  depuis  quelquesjours,danslejardin 
de  M.  (Jœthalï,  :i  Gand  ,  une  pivoine  en  arbre 
{inmia  urhofu)  obtenue  de  semences,  et  dont 
la  couleur,  d'un  beau  rouge ,  ressemble  a  celle 
des  pivoines  ordinaires.  La  lleiu'  est  monstrueuse; 
M.  Gœthals  lui  a  donné  le  surnom  de  gtoria  Bel- 
gurum.  On  lui  en  a  déjii  olfert  25,000  fr. 

—  Parmi  les  nombreux  amusemens  qui  seront 
ofl'erts  à  la  .société  élégante  qui  fréquentera  le 
Casino,  on  cite  un  jeu  de  bague  équestre  d'un 
genre  tout  nouveau.  Le  vicomte  d'Aure  a  bien 
voulu  céder  à  l'administration  du  Casino,  douze 
chevaux  choisis  parmi  les  plus  beaux  dans  ses 
écuries.  Les  harnachemens  de  chaque  quadrille 
de  chevaux  seront  uniformes  et  confectionnés  par 
le  premier  sellier  de  Paris. 


U. —  M.  Drouot.'capitaine  de  la  12'  légion,  qui 
commandait  le  poste  de  l'Hôtel-de-Vills  le  diman- 
che Î2  mai ,  |a  été  arrêté  jeudi  à  quatre  heures 
du  matin ,  et  écroué  à  la  Conciergerie. 

—  Le  Moniteur  publie  l'ordonnança  suivante  : 
M.  Bresson ,  directeur  de  l'administration  des 

forêts,  membre  de  la  chambre  des  députés ,  est 
nommé  directeur  de  la  dette  inscrite  en  rempla- 
cement de  M.  Boquet  de  St-Simon ,  décédé. 

M.  Legrand,  membre  de  la  chambre  des  dépu- 
tés, est  nommé  directeur  général  de  l'administra- 
tion des  forêts  en  remplacement  de  M.  Bresson. 

—  Hier,  la  chambre  criminelle  de  la  cour  de 
cassation  avait  à  statuer  sur  un  pourvoi  qui  pré- 
sentait entre  autres  questions  celle  de  savoir  si  la 
loi  de  1S14,  prohibant  certains  travaux  le  diman- 
che durant  les  heures  de  l'ollice ,  a  été  abrogée 
par  la  charte  de  1830.  M.  l'avocat-général  Héllo 
a  soutenu  avec  énergie  l'abrogation  de  la  loi  de 
181/i;  mais  la  cour,  sans  s'expliquer  sur  cette 
question,  a  décidé  que  le  fait  incriminé  ne  cons- 
tituait ni  délit  ni  contravcnllon. 

—  M.  le  ministre  de  l'intérieur  vient  d'accor- 
der, sur  la  demande  de  M.  le  maire  de  Sceaux , 
le  marbre  nécessaire  pour  le  piédestal  du  monu- 
ment à  élever  dans  le  cimetière  de  cette  commune, 
sur  l'emplacement  où  reposent  les  restes  de  Flo- 
rian. 

—  M.  Abatucci,  député  du  Loiret,  a  déposé 
sur  le  bureau  de  la  chambre  une  pétition  ten- 
dant à  obtenir  l'abrogation  du  droit  déféré  à  l'ad- 
ministration de  délivrer  ou  de  retirer  les  brevets 
d'imprimeur. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 2  et  lundi  3  juin  1839,  de  6,673  déposans , 
dont 662  nouveaux,  la  somme  de  555,147  fr. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  396,500  francs. 

—  L'orage  qui  a  éclaté  avant-hier  sur  la  capi- 
tale, s'est  étendu  dans  la  soirée  vers  Puteaux , 
Courbevoie,  Suresnes,  Nanterre  et  les  environs. 
A  Neuilly,  la  foudre  est  tombée  en  plusieurs  en- 
droits ;  un  jeune  homme  a  été  cruellement  blessé, 
une  jeune  fille,  également  atteinte  par  le  fluide 
électrique,  en  a  perdu  subitement  la  raison,  à  tel 
point  qu'on  s'est  vu  obligé  de  l'enfermer  et  de  la 
lier. 

—  VEclio  de  l'Est  rapporte  le  fait  suivant,  qui 
se  serait  passé  dans  l'arrondissement  de  Commer- 
cy  (Meuse)  ;  «  Un  homme,  après  vingt-quatre  ans 
de  mariage,  était  devenu  père  et  avait  réuni  à  sa 
table  plusieurs  de  ses  amis,  pour  fêter  la  nais- 
sance de  son  enfant.  Dans  son  bonheur,  il  por- 
tait un  toast  au  nouveau-né,  lorsqu'on  vint  lui  an- 
noncer que  son  enfant  se  mourait.  Pâle  ,  égaré  , 
il  se  précipite  vers  le  berceau;  l'enfant  n'était  dé- 
jà plus.  L'impression  qu'il  ressentit  fut  si  vive  que 
ses  cheveux  tombèrent ,  au  point  qu'en  moins  de 
deux  heures  il  devint  totalement  chauve.  » 

—  On  écrit  de  Bristol,  le  28  mai  : 

Un  malheur  adieux  est  arrivé  hier  ,   dans  l'a- 
près-midi, dans  les  mines  de  houilles  de  Braine  : 
onze  ouvriers  ont  péri.   Ces  ouvriers  exploitaient 
une  veine  découverte  depuis  quelque  temps; 
■ 


ayant  suivi,  par  une  sorte  de  fatalité,  la  direction 
d'une  veine  épuisée  depuis  cinquante  ans,  ils  en 
percèrent  la  voûte  :  aussitôt,  l'eau  qui  avait  rem- 
placé le  minerai,  s'échappa  avec  une  violence  ex- 
traordinaire ;  trente-six  ouvriers  travaillaient  en  ce 
moment  dans  la  raine,  l'épouvante  s'empara  d'eux. 
Ceux  qui  eurent  plus  de  présence  d'esprit  que 
d'autres  gagnèrent  en  toute  hâte  l'ouverture  de  la 
mine  et  donnèrent  aux  hommes  placés  au-dessus 
d'eux,  le  signal  du  danger  qu'ils  couraient.  Aus- 
sitôt on  les  retira  de  la  mine  à  l'aide  du  mécanis- 
me auquel  on  a  recours  dans  ces  circonstances  ; 
vingt-cinq  ont  été  sauvés ,  onze  ont  péri, 

IMPORTATION  ANGLAISE. 

Pour  tous  ceux  qui  ont  visité  le  continent ,  la 
blancheur  et  l'éclat  de  la  dentition  des  Anglais,  en 
général ,  est  une  des  particularités  qu'ont  dû  né- 
cessairement remarquer  les  voyageurs  en  Angle- 
terre. Mais  c'est  un  fait  non  contesté  et  incontes- 
table ,  que  les  dents  ne  sauraient  se  maintenir 
belles  et  saines  sans  les  soins  naturels  qu'exige  la 
propreté ,  et  aussi  sans  qu'une  préparation  bien- 
faisante vienne,  en  remphssant  ce  but,  ajouter  à 
leur  beauté  et  les  protéger  contre  les  iidluencesdu 
temps. 

De  toutes  les  découvertes  anglaises  sur  cette 
partie  de  l'hygiène,  l'eauet  la  poudre  du  docteur  Z. 
Addison,  comme  les  seuls  qui  aient  atteint  l'apo- 
gée de  la  perfection  et  du  confortable,  ont  acquis 
la  réputation  d'exquisité  la  mieux  méritée.  Aussi 
les  trouve-t-on  partout;  à  Saint-James,  comme 
chez  le  plus  humble  alderman  ;  chez  le  gentleman 
parisien,  comme  sur  la  toilette  de  l'élégante.  On 
prétend  même  que  lord  Bringlestone,  l'égoïste 
le  plus  i-aiTiné ,  et  en  même  temps  l'homme  le  plus 
élégant  des  TroisRoyaumes ,  disait  un  jour  :  «  Si 
le  docteur  Z.  Addison  avait  voulu  me  vendre  la 
recette  de  sa  poudre  et  de  son  eau .  et  s'engager 
à  ne  jamais  l'exporter,  j'aurais  seul  les  plus  belles 
dents  d  u  monde.  » 

Quelque  présomption  qu'il  y  ait  dans  ce  trait 
de  lord  Brinjlestone ,  il  renferme  un  bel  éloge 
de  l'eau  et  de  la  poudre  du  docteur  Z.  Addison. 

En  France ,  son  succès  a  été  immense ,  et  c'est 
le  succès  de  cette  importation,  soutenu  pendant 
plusieurs  années,  que  nous  sommes  appelés  à 
confirmer,  et  notre  impartialité  nous  y  oblige 
quand  son  utilité  ne  nous  en  ferait  pas  un  devoir. 

En  un  mot,  blanchir  les  dents  en  laissant  à  la 
bouche  une  fraîcheur  continue ,  leur  assurer  une 
longue  conservation  en  les  préservant  de  la  carie  , 
colorer  les  lèvres  et  les  gencives  d'un  beau  carmin 
en  faisant  conserver  à  l'haleine  un  parfum  de 
suavité  impossible  à  décrire,  telles  sont,  outre 
d'autres  propriétés  réparatrices ,  les  qualités  q  ui 
distinguent  l'eau  et  la  poudre  du  docteur  Z.  Addi- 
son ,  et  dont  nos  fashionables  nous  sauront  gré  de 
les  avoir  instruits  par  anticipation. 

Les  dépôts  sont  à  Paris ,  chez  Gcsiin  ,  place  de 
la  Bourse,  12;  à  Londres  ,  Regent-Street ;  à  Rio- 
Janeiro,  chez  B.  Wallestein  etcomp.,  fournisseurs 
du  palais  de  sa  majesté  l'empereur. 

VERNIS  ANGLAIS.—  Le  seul  dont  se  servent 
nos  élégans  et  nos  élégantes  pourleur  chaussure, 
est  celui  de  FLYet  comp..  fournisseurs  du  Jockey- 
Club  à  Londres,  dont  le  dépôtgénéral  est  à  Paris, 
chez  Thil  Demazy,  maître  bottier,  11,  rue  de  Ri- 
chelieu. Prix  de  la  bouteille  :  2  fr.  50  c. 

Le  Directeur,  BERTHET. 

Imp,  d'Ed .  Preux  et  C,  rue  Neuvedes-BonsEnfans,  3. 


ID 


cuvicmc 


ôcvic. 


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llTTKii ATiuiî.  S(:i::n(:i:s.  bp.aux  aiits,  iw- 

UDSTIIIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESOUIS- 
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Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait, 
L'esprit  cCautrui  par  complément  servait. 

/'  compilait,  compilait,  compilait. 


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-K"  3-2. 

JOLIÎNACX.  HETCES.    OCVr.ACKSil>Ét)ITS 

ivBi.icATioNsrro'.VEi.Lr.s.BiodnAPuits, 

TIlIBIINAfS  ,  TIlÉATnES  ET  UODES. 
PRIX  D'ASOS!VEMEl(rr 

vrniv.  l'AKis  i;r  i.ics  i)i';;'AnTi£:MP:N<; 

l'oni  UN  AN 48  (r 

POLI!  SIX  MOIS 25 

PoiH  mois  MOIS 13 

POUn  L'tTnANCKR  EN  SCS  PAR  \y .        6 


On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 
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Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n°  du  5 
et  une  lithographie  au  ir  du  -20  ilc  chaque 
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SOMMAIllE. 

CAnACTimF.  DE  i/InLASiDAis  (5'  ariicle),  par 
M.  Gu.sTAVK  DE  Beaumont.  —  Les  deumeus 
MOMENs  DU  PHINCE  DE  Talleyuand,  par  l'N 

TÉMOIN    OCCIJI.AIBE.  —    La    FEMME   COMME  \h 

i'Ai;r,  |]af  M.  de  I!al7.ac. —  La  i'ête  ueSciiil- 

l.ER   A     SriTTIiARr.    —    EXPOSITION   Dl'.S  PHO- 

BLirs  DE  i.'i.NDi'STtitE  (Troisième  arliclt;),  par 
M.  Georges  Janetï,  —  Mélanges,  faits  cu- 
rieux :  Lfi  iiiénctrier  miliionnaire ;  la  comte 
d'Espagne,  ctf.,  etc.  —  Rovuc!  des  tribunaux  : 
La  princesse  de  tu  MoskoiVd  <  outre  le  prince 
soiimari.  —  llcvui!  (iraiMaii(|it(.'  :  VAUtÉii.s  : 
Les  1 1  iiwiirs,  ou  l' E.ipusilioii  des  produits 
de  la  lUbusleric  frrraneaise;  etf.,  etc.  — 
Ik'vue  lie  L'in(j  jours. 


M  DE  \:\w 


Coi>rii|><ion:  os|»licatBon  tïc  !4cs  vice». 

(C.'ost  pour  nous  un  bonheur  de  (iérogor  à  nos 
habitudes  en  puisant  deux  fois  à  la  même  sotir<-e. 
Ce  bonheur  sera  partagé  sans  doule  par  nos  lec- 
teurs qui  ne  se  lasseront  pas  de  suivre  M.  tluslave 
(le  Beaumont  dans  ses  belles  iHudes  sur  l'Irlande, 
et  nous  sauront  gré  d'avoir  fouillé  deux  fois  à  ce 
Irésor  de  belles  pages.) 

Le  mauvais  gouvernement  auquel  l'Itlandca  été 
sujette  ne  donne  pas  settleinem  la  clé  de  tontes 
SCS  misères;  il  explique  encore  le  caractère  mora 
de  ses  habiians. 

Il  existe  de  nos  jours  une  école  de  philosophes 
qui  semble  vouloir  appliquer  aux  nations  le  sys- 
lèine  phréuologique  dont  ils  se  servent  pour  juger 


les  individus.  Personnifiant  tous  les  peuples,  et 
prenant  en  main  leurs  crânes,  ils  disent  ii  l'un: 
«  La  conformîtion  de  ton  cerveau  indique  des 
passions,  présages  de  ta  grandeur;  "  à  l'autre  : 
<'  Tu  portes  sur  ton  front  le  signe  d'un  abaisse- 
ment éternel  ;  »  à  celui-ci  :  "  La  nature  t'a  fiit 
reli;;ieux;»  à  celui-là  :  »  Tu  fus  créé  pour  la  phi- 
losophie. —  Toi ,  tu  as  l'uigane  de  la  liberté  — 
Toi ,  celui  de  la  servitude.  »  Kt  quand  ils-ont 
ainsi  palpé  la  tète  des  nations  ,  ailiibité  ii  l'une  le 
génie  de  la  guerre ,  ii  l'autre  celui  du  commerce  ; 
quand  ils  ont  proclamé  la  troisième  propre  à  l'étal 
aristoiratique,  la  quatrième  à  la  démocratie,  ils 
s'arrêtent  presque  cfliayés  do  leur  puissance  pro- 
phétique; car  ils  croient  avoir  décrété  pour  les 
peuples  les  arrêts  solennels  d'une  inllexiblc  des- 
tinée. 

C'est  '  surtout' en  AnglefeiTe  que  j'ai  entendu 
professer  ces  théories,  et  je  ne  m'en  étonne 
point;  car  les  Anglais,  qui  sont  un  grand  pu- 
ple ,  ont  le  plus  singulier  orgueil  de  rare  qui  ait 
jamais  existé,  et  ils  croient  voloiit  ers(|u'il  appar- 
tient ;t  leur  nature  plutôt  qu'il  leurs  instiltilioiis  de 
l<  s  rendre  une  nation  pnissanle .  comme  ces  hé- 
ros qui  ont  plus  de  foi  dans  leur  destin  tpie  dans 
leur  valeur. 

11  ne  m'est  guère  arrivé  de  parler  à  des  Anglais 
de  l'Irlande  et  de  ses  malheurs,  sans  entendre 
presque  at:ssitf)t  cette  objection  :  "  L'Irlande  se 
plaint  d'être  pauvre,  mais  que  voulez-vous?  Le 
travail  donne  seul  la  richesse,  et  il  y  a  dans  l'in- 
dolence et  la  paresse  naturelle  de  l'Irlandais  uii 
obstacle  invincible  au  travail,  et  par  conséquent 
à  la  lin  de  ses  maux,  .lainais  on  ne  verra  l'imius- 
Irie  prospère  en  Irlande.  —  On  accuse  l'Angle- 
terre de  tenir  l'Irlande  sous  le  joug:  plainte  in- 
sensée !  Le  caractère  mobile  de  l'Irlandais  s'op- 
pose il  ce  qu'd  ::it  jamais  des  institutions  libres. 
Impropre  à  la  liberté ,  pouvait-il  rencontrer  un 
sort  plus  heureux  que  de  tomber  sous  l'empire 
d'une  nation  plus  civilisée  que  lui,  qui  le  fait  par- 
ticiper à  sa  gloire  et  ii  sa  grandeur;'  L'Irlandais, 


soumis  à  l'Anglais,   subit  la  loi  de  sa  nature  :  il 
est  d'une  race  inférieure.  » 

Ce  langage  m'a  toujours  paru  contenir  soit  un 
préjugé ,   soit  une  injustice.  J'admets   bien  qu'il 
existe  entre  les  peuples  desdiflérences  notables  de 
caractère   et  de  mœurs.  Je  no  conteste  pa^«  l'a- 
vantage (jne  chaque  nation  soit  douée  de  ceriains 
penchans  paitieidiers,  de  certaines  facu.iés,  dont 
l'enseaible  lui  attribue ,  aa  milieu  des  autres  peu- 
ples, une  physionomie  qui  lui  est  propre.  Je  re- 
connais sans  peine  que  l'Anglais  et  l'Irlandais  ont 
des  caractères  très  opposés,  et  que,  dans  sa  ma- 
nière de  sentir,  dans  ses  opinions  comme  dans  seî 
actes,  l'un  apporte  une  disposition  soit  miturelle , 
soit  actiuisc ,  que  l'autre  n'a  pas.  Prenons  pour 
exemple  le  trait  le  pins  sailiant  du  caractère  an- 
glais. Cette  lermelé  d'àiuc,  qui  piéside   à  toutes 
SCS  eulrcpi  ises  ,  cette  constaiK  e  inaltérable  en 
présence  de  l'obstacle,  cette  impassible  persévé- 
rance (sieadiness)   qui  ne  l'abandunne  p.ts  un 
instant  jusqu'à  l'aci-oinplisscment    de  l'œuvre  : 
cei  les,  nous  ne  trouverons  rien  de  pareil  chez, 
ritlanda  s.  Celui-ri  semble  ,  au  contraire,  de  .s,i 
nature,  léger,   inconstant,    prompt  à  passer  de 
l'abattement  à  l'esiiérance,  de  l'eflort  au   décou- 
ragement. Plein  d'ardeur,  d'imagination,  d'esprit, 
il  manque  essentiellement  de  cette  suite  qui  chez. 
l'Anglais  doiuine  et  semble  tenir   heu  à  celui-ci 
de  toutes  les  qualités  qu'il  n'a  pas.    Tout  ce  qui 
peut  se  faire  d'un  bond,   d'un  élan,  l'Irlandais 
l'exécutera  mieux  qu'aucun  autre,  parce  que  ni:l 
n'est  plus  enthousiast."  tpte   lui  ;  il   se  jette  à   la 
rencoHtre  de  l'obstacle  sans  le  regarder;  mais  s'il 
neiuporte  pas  la  place  du  premier  choc,  il  se 
retourne  ,  renonce  à  l'entreprise  cl  s'en  va.  Il 
est  dillirile  assurément  de  trouver  deux  peuples 
soumis  à  riulluenco  de  disposiiious  plus  contrai- 
res ;  et  je  suis  tenté  de  croire  qu'il  y  a  dans   I.) 
race  de  l'un  quelque  chose  qui  le  porte  davanta- 
ge aux  premiers  mouvemens,  tandis  que  l'origine 
de  l'autre  expliquerait  sa  disposition  plus  froulc 
et  moins  expansi»e. 


^  m  — 


l\lais  pnrorc,  ce  que  l'on  peut  aiuibuer  à  la 
rac,'  110  piovicut-il  pas  de  (niclquo  aulie  rause  ? 
Si  d'ailleurs  il  étail  vrai  (|ue  celle  opposition  de 
penchaiis  fût  tout  un  clfet  de  la  diversité  de 
race,  quelle  conséquence  faudrait-il  en  tirer  ? 
Di'\ lions-nous  en  conclure  que  jamais,  quoi  qu'il 
arrive,  l'Anglais  ne  ci'ssora  d'ôtre  Ifenne  et  persé- 
vérant, ni  l'Irlandais  d'èlre  enthousiaste  et  mobile? 
Il  ariive  peut-être  aux  peuples  comme  aux  indi- 
vidus. Ceux-ci  tiennent  aussi  de  la  nature  des 
pcnclians  divers,  dont  l'influence  ne  peut  être 
niée,  mais  qui  pourtant  peuvent  si  bien  être 
combattus,  que  l'éducaiiou,  selon  qu'elle  est  bien 
ou  mal  dirigée,  a  la  puissance  de  rendVe  vertueux 
riiomme  à  qui  la  nalure  avait  donné  des  vices, 
et  de  dépraver  celui  dont  les  premiers  mouve- 
mens  étaient  bons.  Ainsi,  après  avoir  démontré 
que  telle  dis|)ositioii  mauvaise  est  propre  à  une 
ceriaine  race,  il  faudrait  encore,  avant  de  lui 
jeter  l'anatliéme,  prouver  que  ce  mauvais  pen- 
chant ne  saurait  être  corrigé  par  aucune  iniluence 
coHiraire.  Et  puis  quand  on  a  reconnu  à  deux 
peuples  des  facultés  diverses,  qui  décidera  hi(|uclle . 
de  ces  facultés  constitue,  au  profit  de  l'un  deii.x,  . 
une  supériorité  morale?  Pèsera-t-on  dans  une 
balance  les  qualités  de  la  tète  et  celés  du- cœur? 

Ce  serait  assurément  contester  l'évidence  que 
de  nier  les  vices  du  peuple  irlandais.  L'Irlandais 
est  fainéant,  menteur,  inicmpérani,  prompt  aux 
actes  de  violence.  11  anotammcntpour  la  vérité 
une  sorte  d'aversion  invimible.  Entre  le  vrai  et 
|e  faux,  s'il  est  désintéressé,  on  peut  compter 
qu'il  choisira  le  mensonge.  Aussi  ne  dit-il  rien 
sans  appuyer  son  allirmation  d'un  serment;  il 
Jure  tout  sur  son  honneur  :  upon  my  honour, 
upon  my  word  :  locution  familière  à  ceux  qui 
ne  disent  point  la  vérité. 

Sa  1  cpugnance  pour  le  travail  n'est  pas  moinfe 
singulière  :  en  général,  il  fait  sans  goût,  sanis 
soin,  sans  zèle,  ce  qu'il  e\écute,  et  le  plus  sou- 
vent il  est  oisif.  Beaucoup  d'Irlandais,  qui  sorït 
misérables,  ajoutent  beaucoup  à  leur  misère  par 
leur  indolence  :  il  ne  leur  faudrait,  pour  afiéger 
leur  iiil'urtune,  qu'un  peu  d'industrie  et  d'activité; 
mais  lien  ne  saurait  les  soustraira  à  leur  apathie 
et  à  leur  nonchalance;  ils  semblent  s'y  complaire, 
ils  s'y  étalent  et  y  restent,  en  ^lépit  de  leur  dé- 
tresse et  de  leurs  besoins  qu'ils  ne  sentent  plus. 

Ce  sont  là  des  vices  déplorables;  en  voici  main- 
tenant qui  sont  terribles.  Violent  et  vindicatif,  l'Ir- 
landais déploie  dans  les  actes  de  sa  vengeance  la 
plus  féroce  cruauté.  On  a  vu  comment,  en  Ir- 
lande, le  cultivateur  qui  a  été  eipulsé  de  sa  ferme 
ou  saisi  dans  ses  meubles,  faute  dft  payer  la  dîme, 
se  porte,  dans  son  ressentiment,  i,<Ies  représail- 
les empreintes  de  la  plus  atroce  barbarie.  On  ne 
songe  point  sans  horreur  aux  supplices  qu'il  in- 
veiiie  dans  sa  fureur  sauvage.  (Quelquefois  l'm- 
cendie,  l'assassinat  ne  lui  sufliseot  point,  il  lui 
faut  (le  longues  tortui  es  pour  sa  victime.  Sou- 
vent i!  est  dans  ses  fureurs  aussi  injuste  que  cruel, 
et  il  fait  subir  sa  vengeance  à  des  personnes  tout 
h  fiiit  innocentes  du  dommage  qu'il  a  éprouvé.  11 
ne  s'en  prend  pas  seulement  au  propriétaire  et  à 
riioiiiine  d'église  des  rigueurs  dont  eux  s(  uls  de- 
viiiicnt  être  responsables;  sa  violence  se  porte 
8IU-  l'agent  du  propriétaire,  sur  le  nouveau  fer- 
niirr.  sur  l'huissier  du  minisUe  ;  quelquefois  il 
s'éloigne  (l'un  degré  de  plus  de  l'auteur  de  ses 


maux  :  il  enlève  avec  \iolence  les  femmes,  les 
filles  de  ces  individus,  et  les  déshonore  pour  pu- 
nir leurs  maris  et  leurs  pères  qui  eux-mêmes  ne 
sont  point  coupables. 

Ces  vices,  ces  crimes,  je  les  connais,  je  les 
vois  chez  l'Irlandais,  et  cliiz  l'Anglais  je  ne  les 
trouverais  pas.  D'où  viennent  ces  vices  et  ces 
crimes?  De  la  race?  —  iNon.  Je  repousse  comme 
impie  une  doctrine  qui  fait  dépendre  du  sort  delà 
naissance  le  crime  et  la  vertu.  Je  ne  croirai  ja- 
mais qu'une  nation  tout  entière  soit  fatalement, 
et  par  le  destin  seul  de  son  origine,  enchaînée  au 
vice  ;  jamais  je  ne  penserai  que  le  Dieu  qui  a 
fait  l'homme  à  son  image  ait  créé  un  peuple  dé- 
pourvu de  la  faculté  d'être  honnête  et  juste.  Je 
n'admettrai  jamais  qu'il  ait  refusé  à  ce  peiiple  la 
liberté  morale,  c'est  h  dire  qu'en  lui  donnant  la 
vie  il  l'ait  destitué  des  conditions  delà  vertu.  Cetie 
injustice  énorme  me  serait  humainement  démon- 
trée, que  j'en  douterais  encore  plutOt  que  de 
douter  de  Dieu.  Mais  pouniuoi  l'admeitrai-je, 
Iors<|ue  rien  ne  me  le  prouve  ?  Par  quelle  dispo- 
sii,ion  étrange  irais-je  attribuer  à  une  injustice 
présumée  du  ciel  un  mal  dont  je  vois  clairement 
les  causes  sur  la  terre  ? 

Ceux  qui  expliquent  par  une  tache  originelle 
les  mœurs  des  Irlandais,  oublient-ils  donc  que  ce 
peuple  subit  depuis  sept  siècles  la  plus  constante, 
la  plus  impitoyable  tyrannie  ?  Eh  quoi  !  l'on  voit 
chaque  jour  l'homme  le  plus  robuste,  et  doué  de 
la  plus  grande  énergie  morale,  se  dégrader,  s'avi- 
lir et  tomber  physiquement  dans  une  faiblesse 
absolue,  sous  l'intluence  de  quelques  années  d'un 
régime  de  misère  et  de  corruption  ;  et  l'on  ne 
comprend  pas  que  six  cents  ans  d'esclavage  hé- 
réditaire, de  misère  matérielle  et  d'oppression 
morale,  aient  altéré  tout  un  peuple,  vicié  son 
sang,  avili  sa  race  et  dégradé  ses  mœurs  !  L'Ir- 
lande a  subi  le  régime  du  despotisme  :  l'Irlande 
doit  être  corrompue;  le  despotisme  a  été  long, 
la  corruption  doit  être  immense.  Vous  vous  éton- 
nez de  trouver  des  mœurs  d'esclaves  chez  les 
descendans  d'un  peuple  soumis  à  six  siècles  d'es- 
clavage ;  pour  moi,  je  serais  bien  plus  surpris  de 
rencontrer  les  habitudes  et  la  dignité  de  l'homme 
libie  chez  celui  qui  ne  connut  iamais  que  le  ré- 
gime de  la  servitude.  Quand  je  vois  une  nation 
qui  eut  le  malheur  de  tomber  sous  le  joug  et  d'y 
demeurer  soumise,  je  ne  m'enquiers  point  des 
vices  qu'elle  a,  je  demande  quels  vices  elle  n'a 
pas  et  quelles  vertus  elle  peut  avoir. 

Considérez  attentivement  le  caractère  de  l'Ir- 
landais, analysez  ses  vertus  et  ses  vices,  et  vous 
reconnaîtrez  bientôt  (ju'il  n'est  pas  une  seule  de 
ces  dispositions,  bonnes  ou  mauvaises,  qui  ne 
trouve  sa  principale  raison  dans  l'état  de  la  société 
irlandaise  depuis  la  conquête,  soit  que  cet  état 
social  ait  fait  naître  ses  penchans,  soit  qu'il  les  ait 
seulement  développés.  Prenant  ce  point  de  dé- 
part, vous  ne  vous  étonnerez  plus,  en  comparant 
l'Anglais  et  l'Irlandais,  de  les  trouver  si  dissem- 
blables. 

La  légèreté  qu'on  remarque  dans  les  mœurs 
d'un  peuple  ne  vient  quelquefois  que  de  samisère, 
et  telle  nation  qu'on  voit  mobile  et  frivole,  n'au- 
rait besoin,  pour  se  montrer  grave,  que  de  de- 
venir riche  et  libre.  Je  ne  sais  si  le  sérieux  des 
Anglais  ne  tient  pas  plus  ii  leurs  institutions  qu'à 
leur  race.  Il  n'y  a  point  de  peuple  ni  d'homme 


qui  donne  tant  à  ses  plaisirs  que  celui  qui  travaille 
peu  :  l'Anglais  ne  s'amuse  point  parce  qu'il  tra- 
vaille beaucoup.  Il  a  des  droits  et  des  libertés  à 
défendre  en  même  temps  que  les  richesses  du 
monde  à  conquérir.  Le  caractère  de  l'Anglais  sc- 
raitil  le  même  s'il  perdait  ses  privilèges  politiques 
et  l'empire  des  mers?  J'en  doute.  Je  crois  bien 
qu'il  n'éprouvera  jamais,  sous  son  ciel  brumeux, 
ci's  douces  sensations  de  langueur,  ces  besoins 
de  repos  physique  et  de  mollesse  que  fait  naître 
le  soleil  de  Naples.  Mais  s'il  est  vrai  que  l'atmos- 
phère humide  dans  laquelle  il  vit  l'excite  plus  à 
l'action  que  ne  le  ferait  le  beau  ciel  d'Italie,  ne 
faut-il  pas  reconnaître  que  la  disposition  favora- 
ble au  travail,  qui  naît  de  son  climat  austère, 
pourrait  être  combattue  par  des  institutions  po- 
litiques qui,  au  lieu  de  seconder  ses  penchans 
industrieux,  leur  seraient  contraires? 

Voyez  comme  son  caractère  se  modifie  en  dé- 
pit de  sa  race,  selon  qu'il  est  soumis  à  des  in- 
lluences  diverses.  Qui  pourrait,  dans  l'Ecossais 
de  nos  jours,  froid,  calculateur,  industriel,  rangé, 
reconnaître  ce  poétique  enfant  de  la  Calédonie, 
fougueux,  indiscipliné,  rebelle  à  toute  sorte  de 
joug  et  descendant  de  ses  montagnes  à  la  voix  de 
ses  bardes  et  de  ses  ménestrels?  Qui  reconnaî- 
trait, au  sein  de  la  démocratie  américaine,  l'An- 
glais, ami  de  l'aristocratie?  En  Angleterre,  l'An- 
glais veut  avant  tout  de  la  liberté  ;  aux  Etals-Unis, 
il  lui  faut  surtout  de  l'égalité.  Qui  reconnaîtrait 
dans  l'indolent  planteur  de  la  Caroline  ou  de  la 
Louisiane,  le  descendant  de  l'Anglais  infatigable 
dans  les  travaux  de  l'industrie?  Regardez  aussi  la 
Fiance  :  pensez-vous  que  le  caractère  de  ses  ha- 
bitans  soit  aujourd'hui  le  même  qu'il  était  avant 
1789?  D'où  viennent  ces  différences  de  mœurs,  si- 
non du  changement  des  lois? 

Si  vous  ne  perdez  point  de  vue  c  t  empire  des 
institutions  sur  les  mœurs  des  peuples,  vous  ne 
vous  étonnerez  plus  qu'en  Angleterre  le  peuple 
travaille,  et  qu'en  Irlande  il  ne  travaille  pas.  Nous 
trouvons  dans  les  anciennes  chroniques  de  l'Ir- 
lande, que  la  constance  au  travail  était  jadis  un 
des  traits  distinctifs  du  peuple  irlandais,  dont  la 
légèreté  forme  aujourd'hui  le  principal  carac- 
tère. N'est-ce  pas  naturel  que  l'esprit  d'indus- 
trie domine  dans  une  société  où  les  fruits  du  tra- 
vail, protégés  par  la  loi ,  ont  toujours  été  une 
source  féconde  de  bien-être  et  de  richesse ,  quel- 
quefois de  puissance  et  de  gloire?  Et  parla  même 
raison  ne  vous  semblera-t-il  pas  logique  qu'un 
peuple  chez  qui  l'industrie  n'a  jamais  été  ni  ho- 
norée, ni  récompensée,  ni  libre,  soit  paresseux 
et  désœuvré  ? 

L'Irlandais  a  été,  pendant  des  siècles,  déclaré 
incapable  de  devenir  riche  ;  des  lois  positives  le 
vouaient  à  la  pauvreté.  Quel  penchant  pouvait-'l 
éprouver  pour  le  travail ,  dont  il  ne  recevait  au- 
cun bienfait? 

Déchu  des  droits  de  propriété  ,  l'Irlandais  a  été 
dispersé  sur  le  sol  et  condamné  à  cultiver  la  terre 
au  profit  de  son  maître.  Il  a  obéi  à  la  nécessité, 
il  a  travaillé  ;  mais,  comme  tous  les  esclaves,  il  a 
pris  le  travail  eu  haine  et  en  dégoût  :  l'Irlandais 
déteste  sa  tâche  comme  quiconque  travaille  sans 
salaire. 

De  pareils  scnlimens,  nés  d'institutions  mau- 
vaises, ne  sauraient  s'évanouir  le  jour  lueme  où 
de  meilleures  lois  sont  établies.  Quoi  «pie  vous 


—  499 


fassiez  aujourd'hui,  vous  ne  trouvorr?.  ni  les  ins- 
tincts profonds  de  la  piopiiOié  ni  l'amour  ardent 
du  travail  chez  des  lioinnics  qui,  il  y  a  cinquante 
ans,  étaient  incapables  d'acheter  une  terre  cl  de 
posséder  un  cheval  valant  plus  de  5  livres  sterling 
(ll'ô  fr.) 

Si  la  misère  de  l'Irlandais  ne  tient  point  à  sa 
race,  il  faut  en  dire  autant  de  toutes  les  consé- 
quences que  cette  misère  traine  à  sa  suite.  Ainsi 
celte  négligence  déplorahle,  ce  manque  absolu  de 
tenue  et  de  soin  qu'on  aperçoit  dans  tout  ce  qu'il 
fait,  ce  laisser-aller,  cet  abandon  de  sa  personne, 
cette  absence  totale  de  srlf  rcsjiect  et  de  person- 
nalité, sont  des  ell'ets  directs  de  sa  condition  pre- 
mière. Il  a  le  sentiment  qu'il  ne  compte  pour  rien 
dans  la  société,  et  qu'aucun  moyen  n'existe  pour 
lui  de  devenir  quelque  chose.  Veut-il  du  travail, 
c'est  à  grand'peino  qu'il  en  trouve  ;  lui  en  oll're-t- 
on,  l'occasion  lui  paraît  et  elle  est  en  elletde  peu 
de  prix  ;  il  n'y  a  rien  de  rangé  dans  sa  vie  pane 
que  tous  ses  moyens  d'existence  sont  incertains. 
II  n'essaie  point  de  voir  au-delà  du  moment  pré- 
sent, parce  que  sa  prévoyance  ne  lui  fait  aperce- 
voir que  des  maux  dans  l'avenir.  La  question 
pour  lui  ne  saurait  être  de  choisir  entre  une  exis- 
tence malheureuse,  fruit  de  son  indolence,  et  une 
vie  confortable,  due  à  son  énergie;  il  est  sûr  de 
demeurer  misérable  ;  il  s'agit  seulement  de  savoir 
s'il  le  sera  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  :  or,  celte 
misère  est  si  grande,  que  l'avantage  de  la  diminuer 
d'un  degré  ne  vaut  pas  l'eflort  nécessaire  pour  y 
réusssir.  Nous  sommes  si  pauvres  (  we  are  so 
poor)  (1)  1  répond  l'Irlandais  à  qui  on  reproche 
d'accroître  sa  misère  par  sa  négligence  ;  et  il  s'as- 
sied dans  l'ordure  qui  remplit  sa  cabane,  et  qu'il 
n'a  pas  Je  zèle  de  balayer  (2). 

C'est  de  la  même  disposition  que  vient  l'intem- 
pérance de  l'Irlandais,  dont  la  passion  pour  les 
liqueurs  fortes  est  encore  un  des  vices  les  plus 
déplorables.  Comme  il  croit  iiiipo'sible  d'établir 
jamais  quelque  accord  durable  entre  ses  revenus 
et  ses  dépenses,  il  dissipe  sans  scrupule  le  modi- 
que produit  de  ses  Ir.ivaux  passagers.  A  peine  a- 
l-il  reçu  le  denier  de  son  salaire  qu'il  court  au 
cabaret,  où,  pendant  quelques  instans  du  moins  , 
il  oublie  sa  misère  dans  l'ivresse  etl'abrutissement. 
Ainsi  s'expliquent  naturellement,  par  la  condi- 
tion même  du  peuple,  tous  les  vices  que  l'extrême 
misère  a  coutume  d'enfanter.  Ainsi  s'expliquent 
bien  d'autres  vices  secondaires  qui  sont  l'appen- 
dice accoutumé  de  ceux  que  je  viens  de  décrire  ; 
ainsi  l'Irlandais ,  précisément  parce  qu'il  ne  fait 
rien,  est  parleur,  vantard,  bruyant;  comme  il  a 
un  m.iilre,  il  est  flatteur,  et  plein  d'insolence 
quand  il  ne  rampe  pas.  Ces  vices,  il  est  vrai,  ajou- 
tent eux-mêmes  à  sa  misère  :  mais  ils  sont  d'a- 
il) V.  M.  Nichols,  dans  son  rapport  remar- 
quable sur  l'état  des  pauvres  en  Irlande ,  .signale 
cette  réponse  des  Irlandais  ;  mais  il  me  semble 
qu'il  en  méconnait  le  viai  sens. 

^2)  J'ai  vu  en  Irlande  des  personnes  (|ui  ont  en- 
trepris sérieusement  de  donner  à  de  ikiiirrc.t 
cot tiers  des  habitudes  d'ordre,  de  propreté  et 
de  soin,  et  qui  ont  complètement  atteint  ce  but. 
La  bonne  tenue  ([u'ont  les  Irlandais  appelés  dans 
l'armée  anglaise,  prouve  qu'ils  ne  sont  pas  de 
leur  nature  incapables  de  soin,  ("elle  tenue  uVst 
pas  seulement  un  ellet  de  la  discipline  ;  elle  est 
surtout  une  coiisé(pii'iice  du  self  rcspeci  rpi'a  l'ir- 
landais qui  est  devenu  ({urhjue  cIki.sc. 


bord  venus  (.'tile.  (/e>l  de  l,i  nième  source  que 
découlent  ces  autres  penchans  funestes  ,  celle 
triste  habitude  du  mensonge  et  celle  allieuse  dis- 
position aux  violences  les  plus  cruelles  et  les  plus 
init|ues. 

Il  n'est  pas  besoin  d'étudier  long-temps  le  carac- 
tère et  les  mœurs  du  peuple  irlandais  pour  re- 
connaîire  qu'il  inanipie  souvent  des  notions  les 
plus  simples  du  bien  et  du  mal,  du  juste  et  de 
l'injuste. 

Au  milieu  des  terribles  catastrophes  dont  son 
pays  a  été  le  théâtre  depuis  le  douzième  siècle, 
dans  le  tumidie  des  révolutions  terribles  qui  ont 
tour  à  tour  fait  passer  le  sol  dans  les  mains  de 
lous  les  partis,  amené  le  triomphe  des  principes 
poliiiques  les  plus  opposés,  élevé  des  temples  et 
des  autels  aux  cultes  les  plus  divers,  il  s'est  formé 
chez,  l'Irlandais  la  plus  étrange  confusion  d'itlées 
et  do  croyances,  en  morale,  en  religion  et  en  po- 
litique. Remontez  à  l'origine  de  la  tyrannie,  que 
verrez-vous  ? 

Des  hommes  que  la  coDflscation  a  dépouillés  de 
leurs  propriétés  et  ré<luits  à  la  condition  de  ma- 
nœuvres. Ce  fait  primitif  de  violence  est-il  propre 
à  fortifier  dans  un  peuple  le  sentiment  du  droit  et 
de  la  justice? 

Et  pourquoi  cette  spoliation  a-t-elle  été  com- 
mise ?  Pourquoi  ces  propriétés  ont-elles  été  con- 
fisquées sur  le  possesseur  légitime?  Parce  que 
celui-ci  a  des  croyances  religieuses  auxquelles  il 
tient  fermement  et  qu'il  a  mieux  aimé  perdre  ses 
biens  que  de  renoncer  à  sa  foi.  Est-ce  un  ensei- 
gnement moral  que  ce  grand  dommage  subi  par 
l'homme  droit,  dont  la  probité  entraîne  la  ruine, 
et  cette  ruine  qui  profite  à  l'usurpateur  violent  et 
sacrilège  ? 

Cet  usurpateur  heureux,  qui  n'est  attaché  par 
aucune  sympathie  aux  Irlan  lais  dont  il  méprise 
la  race  et  abhorre  le  culie  ,  les  traite  avec  une 
dureté  impitoyable  :  après  les  avoir  dépouillés,  il 
leur  interdit  le  moyen  de  s'enrichir  ;  il  leur  ferme 
absolument  la  société  politique ,  leur  crée  mille 
gènes  dans  la  société  civile ,  établit  un  système 
régulier  de  persécution  religieuse ,  et  organise 
ainsi  le  gouvernement  le  plus  anti-social  qui  ait 
jamais  existé.  Trouvera-t-on  des  leçons  de  justice 
dans  cette  oppression  affreuse  pesant  pendant 
plus  d'un  siècle  sur  des  infortunés  dont  tout 
le  crime  fut  d'être  vaincus,  et  qui  souffrent  pour 
n'avoir  pas  abandonné  aux  vainqueurs  leur  con- 
science en  même  temps  que  leur  patrie  ? 

La  première  et  la  plus  dure  tyrannie  que  l'Ir- 
landais ait  à  subir  est  celle  que  son  culte  lui  at- 
tire. Pense-t-on  qu'il  reçoive  de  saines  notions 
sur  l'équité  et  le  bon  droit  quand  il  voit  proscrire 
sa  religion  qui,  selon  sa  foi,  est  le  seul  vrai  mod« 
d'adorer  Dieu  ;  lorsqu'il  voit  ériger  en  crime  l'exer- 
cice de  ce  culte ,  qui  constitue  à  ses  yeux  l'ac- 
complissement du  premier  de  tous  les  devoirs  ; 
quand  il  voit  bannir  ses  prêtres,  c'est-à-dire  les 
hommes  qu'il  révère  sur  la  terre  comme  les  ropré- 
sentans  de  Dieu ,  lorsque ,  pour  entendre  les 
adieux  et  la  dernière  parole  de  ces  saints  pros- 
crits, il  est  obhgé  de  s'envelopper  de  secret  et  de 
mystère,  sous  peine  d'encourir  de  terribles  chàii- 
mens  ?  Ainsi,  pour  pratiquer  ce  qui  est  honnête 
et  légitime  ,  il  faut  (pnlipiefois  se  cacher  aux 
regiu'ds  (h'-.  Iionuiies  ;  il  y  a  des  devoirs  qu'on  ije 
peut  accomplir  au  giand  jour-,   ces  devoirs  sont 


qui.'lquefuis  des  crimes  ijue  la  loi  humaine  punit. 
Il  ex  sicdes  actions  justes  (|ue  la  loi  appelle  crimes 
et  qui  ne  sont  pas  des  crimes  !  Voilà  ,  soyez  en 
sûr,  des  notions  de  morale  qui  porteront  leurs 
fruits. 

Cependant  cette  tyrannie  cruelle  a  son  cours  ; 
elle  écrase  le  peuple  sans  relârh.',  pendant  long- 
temps tous  la  supportent  avec  une  égale  énergie; 
à  la  fin,  tombant  dans  le  découragement ,  quel- 
ques-uns saisissent  le  seul  moyen  qui  leur  soit  of- 
fert d'alléger  leurs  maux  et  d'.idoucir  leurs  souf- 
frances :  ils  prêtent  les  sermens  que  leur  con- 
science repousse,  ils  deviennent  renégats,  et  aus- 
sitôt les  voilà  qui  rentrent  en  possession  des  droits 
et  des  privilèges  dont  ils  avaient  été  dépouillés. 
Ainsi  l'apostasie,  qui,  auv  yeux  des  catholiques 
irlandais,  est  le  plus  giaiid  de  tous  les  crimes  ,  re- 
çoit des  lois  sa  récom;)eiise.  Ainsi,  de  même  qu'il 
existe  des  vertus  dont  la  loi  humaine  a  fait  des 
crimes ,  il  se  trouve  aussi  des  crimes  que  les  hom- 
mes convienn  ■ni  d'appeler  des  vertus...  .Seconde 
règle  de  morale  qui,  sans  doute,  aidera  beaucoup 
le  pauvre  Irlandais  à  discerner  le  juste  de  l'in- 
juste! 

Troublé  par  toutes  ces  contradictions  qui  dé- 
passent la  portée  de  son  intelligence,  voyant  con- 
stamment la  justice,  la  vérité,  le  bon  droit  comme 
il  l'entend ,  succomber  sous  la  force  matérielle  , 
l'Irlandais  prend  son  parti  de  plier,  et,  Saisissant 
les  seules  armes  qui  soient  à  l'usage  du  faible,  il 
devient  rusé,  menteur,  violent. 

Pourquoi  donc,  se  dii-il  parfois,  ne  tuerais-je 
pas  celui  qui  a  fait  périr  mon  frère  ?  Pourquoi 
ne  suis-je  pas  maître  du  sol  qu'occupait  un  de 
mes  aieux  ?  De  quel  droit  cet  homme  ,  qui  se 
dit  propriétaire  d'un  domaine  qui  devait  m'ap- 
partenir,  prétend-il  m'expulser  d'une  ferme  où  je 
traîne  une  misérable  vie  ?  —  Et  quelquefois,  au 
bout  de  sa  logique,  se  trcave  une  eilroyable  îio- 
Icnce. 

Mais  cette  violence  est  aussitôt  réprimée  par 
des  assemblées  de  ses  ennemis  que  ceu^x-ci  app»  l- 
lent  de»  cours  de  justice,  et  où  les  oiyanes  de  la 
loi  proclament  crime  capital  ce  que  sa  conscieiire 
dépravée  venait  de  déclarer  un  acte  d'équiie. 
Amené  devant  ces  tribunaux  du  maître,  l'accusé 
se  défend  d'ordinaire  par  le  mensonge.  Ses  p.i- 
reils  sont  appelés  en  témoignage  contre  lui  ;  et 
d'abord  on  leur  fait  jurer  solennellemem  de  dire 
la  vérité.  Seront-ils  sincères  à  leur  sernieni  ?  OL! 
non,  sans  doute.  Dans  ce  cas  il  est  honnête  de 
mentir.  <  t  dire  la  vérité  serait  chose  infâme  :  ils 
font  un  (A\n  témoignage  en  faveur  de  i-<  lui  quj 
est  opprimé  comme  eux,  et  leur  rons.ienre  L'or 
dit  qu'ils  ont  bien  fait  Ce  faux  témoignage  est  à 
son  tour  déclaré  crime  par  ceux  qui  |)renm*nt 
dans  un  autre  |N-incipc  leur  règle  de  morale. 

(Quelquefois  un  seul  individu  oppose  aux  l<ds 
celle  résistance  ouverte  ;  c'est  la  révolte  impuLs- 
.sante  d'une  misère  iiolée  :  souvent  plusieurs s'as» 
socienldans  la  rél)ollioii,  comme  ils  sont  unisd.ms 
le  malheur  :  alors  il  n.ilt  de  I.  urs  eilurts  une 
grande  perturbation  sociale; ce  n'est  pas  la  guerre 
du  brigand  ^•«lgaire  contre  une  sorrélé  qu'il  croit 
juste,  c'est  la  guerre  faite  à  des  lois  ini'ues  par 
des  hommes  qui  les  jugent  telles  :  c'e>t  la  ;.nierr»' 
des  ^\hito-novs.  Entin.  il  arrive  quelipiefois 'que 
(les  m.i.<ses  (Hipulaires  se  lèvent,  comme  en  liiil 


^  r>oo  — 


'  t  rn  179.S  ;  .ilors  le  sol  liii-nK^iiiPtroniiilc  vi  l'iUai 
.soeiiil  idut  t'iiiicr  csl  iciiii-v  on  (iiicNiioii. 

Diiiis  iDiis  li'scas,  <|iie  lu  teiil;ilivt'  d'iinViiiKliis- 
sciiKMit  viinin;  d'un  seul  ou  de  tous,  son  elVct 
inoi;il,  (|iiaiid  clic  érlioun ,  est  luujdnrs  de  niOine 
ii.ilure.  Il  en  résuliL-  un  iroidile  piol'otu!  pour  les 
àinis  qui  ont  aspiré  à  Uur  délÎMance  el  (pu , 
nyant  fait  un  ell'uil  stérile,  voient  s'é\auouir  en- 
core une  fois  la  justice  humaine  ;i  laquelle  ils 
(liaient  près  de  (  roire  ;  alors  aussi  retombent  de 
tout  leur  poids  sur  le  peuple  les  cbaiiies  île  la  ty- 
rannie, comnie  il  arrive  à  l'escLivc  qui,  après  avoir 
tenté  de  briser  ses  fers,  se  retrouve  en  iace  du 
maître  :  c'est  l'instant  où  il  se  lait  dans  les  cou- 
sciences  le  travail  le  plus  funeste  et  le  plus  dé- 
pravant ;  c'est  riieure  que  clioisit  la  corruption 
pour  pénétrer  dans  les  âmes  et  y  llétrir  ce  (ju'il  y 
reste  de  vertu.  (Juel(|iies  uns,  qui  jusqu'alors 
avaieni  tenu  couiayeusement  contre  la  persécu- 
tion et  le(n-  intérêt ,  se  sentent  défaillir;  ils  con- 
tractaient sans  doute  bien  des  vices  ilans  cette 
lutte  inégale  où  il  fallait  condjatlre  la  force  par 
tous  les  petits  moyens  qui  sont  le  propre  de  la  fai- 
blesse; mais  enlin,  tant  qu'il  y  avait  résistance, 
le  teiitiment  moral  du  devoir  survivait  à  toutes 
les  corruptions.  Celte  lutte  ccssi;-t-elle  ,  aucun 
lien  n'alt.iclie  plus  l'Irlandais  renégit  au  juste 
et  à  l'Iiiinuéle  :  la  di'gradation   est  consoiniuée. 

11  n'est  arrivé  qu'à  un  très  petit  nombre  d^;  su- 
bir cet;e  dépravation  complète;  mais  il  n'en  est 
l)eul-êlrc  pas  un  seul  qui,  tout  en  demeurant  li- 
dèle  à  son  culte  religieux  ,  n'ait  été  atteint  d'une 
corruption  au  moins  partielle.  Tous  ont  perdu 
l'amour  du  vrai  parce  que  la  franchise  et  la  sincé- 
lité  attiraient  infailliblement  la  persécution  sur 
leur  tète  ;  presque  tous  ont  contracté  l'habitude 
de  mentir,  parce  que  le  mensonge  a  été  pourruv 
pendant  plus  d'un  siècle  une  arme  nécessaire  et 
légitime.  Ils  ont  pris  des  habitudes  de  violence  et 
de  rébellion,  sous  l'inlluencc  d'une  tyyannic  qui 
les  forçait  de  se  placer  en  hostilité  ouverte  contre 
les  lois.  Maintenant  ne  vous  plaignez  point  si  vous 
trouvez  chez  l'Irlandais  une  aversion  générale 
jtour  le  vrai,  un  goût  absolu  pour  le  mensonge, 
tsl-cc  qu'd  est  capable  ,  grossier  et  ignorant 
comme  vous  l'avez  fait,  de  tracer  dans  son  esprit 
avec  (|uc!que  discernement  une  ligne  de  démar- 
cation entre  les  cas  où  sa  conscience  peut  l'ab- 
soudre d'un  mensonge  et  ceux  où  elle  ne  saurait 
l'en  justifier  ?  Comment  fera-t-il  pour  distinguer  , 
parmi  les  crimes  que  la  loi  établit,  ceux  qui  ne 
sont  pas  des  ci-imes  et  ceux  qu'il  doit  considérer 
comme  tels  ?  Comment  reconnaîtra-til  parmi  les 
vertus  qu'honorent  ses  ennemis  celles  qui  sont 
(les  vertus  réelles  ,  non  dépendantes  d'une  con- 
vi'ntion  et  d'une  forme  ?  —  Admettons  que  de 
Itunne  foi  il  essaie  de  faire  ces  distinctions  sou- 
vent bien  dilliciles  ;  croyez-vous  qu'après  l'a- 
brutissement: (ju'il  n  subi  il  aura  le  tact  fln  et 
délirât  qu'il  lui  faudrait  pour  démêler,  au  milieu 
de  toutes  ces  incohérences,  le  vrai  du  faux,  le 
juste  de  l'inique?  Soyez  sûr  qu'après  quelques 
tHlbrts  il  succombera  dans  une  pareille  tentative  : 
avec  l'intention  de  réformer  ses  vices,  il  les  gar- 
dera; il  sera  quelquefois  honnête  et  juste,  mais 
il  ne  sera  jamais  sur  de  l'être  parce  qu'il  aura 
perdu  la  règle  de  la  justice  et  de  l'honnêteté.  Dans 
tel  cas  particulier  il  sera  tenté  de  dire  vrai;  cè- 
pe dan  ,  au  milieu  des  incertitudes  de  sa  con- 


scienre  dépourvue  de  tout  guide  moral  et  acces- 
siblc^  aux  ronseilsde  l'intérêt,  il  linira  par  adopter 
le  mensonge  :  il  mentira  parce  (ju'il  uv.  lui  paraî- 
tra pi!s  bien  sûr  (pie  dans  ce  cas  particulier  le 
mensonge  soit  moins  licite  que  dans  tel  autre  cas 
où  \\  ne  doiile  pas  (|ue  le  mensonge  lu;  soit  per- 
mis :  il  liésilej  a  peut-etri;  à  connnettre  telle  vio- 
lence meuiiiière  ;  mais  il  repoussera  le  lemords, 
s'il  en  ressent  l'atteinte,  en  se  i-eprésentant  l'ana- 
logie qu'a  la  vengeance  projetée  avec  quel;|ues 
vengeances  sanguinaii'es  qu'il  a  toujours  été  ac- 
coutumé il  considéier  comme  des  actes  légitimes. 

Dans  l'égarement  où  le  jette  la  confusion  de 
tous  les  principes,  il  contracte  ainsi  de  certaines 
habitudes  de  violence,  et  son  esprit  apporte  dans 
CCS  violences  une  certaine  méthode  qu'ensuite  il 
ai)p'ique  à  tous  les  cas.  Qui  ne  voit  dans  les  pra- 
tiques grossières  des  \Vhite-i5oys,  dans  leur  prin- 
cipe de  se  faire  justice  à  soi-même,  dans  leur 
système  d'intiuùdution  ,  la  source  des  attentats 
commis  en  Irlande  tout  récemment  par  les  ou- 
vriers industriels?  Un  fabricant  prend  quatre  ap- 
prentis :  c'est  trop,  disent  les  ouvriers  employés 
par  ce  l'abiicant  et  auxquels  les  apprentis  nuisent 
par  leur  travail  gratuit;  etsivous  n'en  renvoyez  pas 
au  moins  deux,  nous  vous  tuerons;  el  la  menace 
étant  mépiisée ,  le  crime  est  commis.  Dublin  a 
été  en  Tannée  1S;!7  le  théâtre  de  mille  atiocités 
de  cette  nature,  commises  par  des  in;dheureux 
qui  regardent  la  violence  comme  lein-  seule  res- 
source, et  détruisent  ainsi  l'industrie  de  leur  pays 
pur  la;^uclle  seule  ils  pourraient  vivre. 

C'est  ainsi  que  la  persécution  et  la  tyrannie 
corrouq)ent  les  peuples. 

Que  l'on  cesse  donc  d'attribuer  à  la  race  la  dé- 
gradation morale  d'un  peuple  que  de  mauvaises 
lois  ont  seules  dépravé. 

Cette  dépravation,  du  reste,  n'a  pas  seulement 
atteint  l'hoiuuie  de  race  irlandaise;  elle  a  cor- 
rompu tous  cenx  qui  ont  été  soumis  à  son  in- 
lluence,  quelle  que  fût  leur  race  originaire. 

On  sait  les  griefs  de  l'Angleterre  contre  l'Ir- 
lande, parce  qu'environ  deux  ou  trois  siècles 
après  la  conquête,  les  Anglais  de  rcCe  établis  en 
Irlande  avaient  pris,  disait-on,  les  mœurs  des  Ir- 
landais et  étaient  devenus  plus  corrompus  que 
ceux-ci,  Ipsis  llibcrnis  Ilibcrniores  :  le  repro- 
che n'était  guère  mieux  adressé  aux  Anglais  de 
race  qu'aux  Irlandais,  sur  lesquels  pesaient  égale- 
ment le  despotisme  de  l'Angleterre  :  ils  étaient 
aussi  corrompus,  parce  qu'une  égale  tyrannie 
avait  pesé  sur  eux. 

Sir  John  Davis,  dont  le  témoignage  ne  sera  pas 
récusé  par  les  amis  partiaux  de  l'Angleterre,  es- 
timait que  de  son  temps,  environ  trois  siècles  et 
demi  après  la  conquête,  il  y  avait  déjà  en  Irlande 
plus  de  colons  anglais  que  d'indigènes,  d'où  il 
concluait  l'absurdité  de  ceux  qui  imputaient  à 
l'infériorité  do  la  race  les  malheurs  de  l'Irlande. 
(Ju'on  étudie  bien  l'Irlande,  et  l'on  reconnaîtra 
que  la  misère  et  la  corruption  du  peuple  sont  ré- 
pandues sur  toutes  ses  parties  justement  en  pro- 
portion de  la  tyrannie  qui  a  pesé  sur  chacune 
d'elles.  L'L'Istcrost  moins  pauvre  et  moins  vicieux 
parce  qu'il  a  été  moins  persécuté. 

On  a  coutume  aussi,  quand  on  juge  le  carac- 
tère irlandais,  do  tomber  dans  un  autre  écueil 
qui  rend  impossible  toute  appréciation  équitable. 
On  prend  toujours  l'Irlandais  dans  ses  rapports 


avec  l'Anglais,  son  supérieur  en  rang  et  en  for- 
tune, son  maître  politiipie,  son  ennemi  religieux. 
Ceci  est  une  sourie  certaine  d'erreur.  11  faut, 
pour  apprécier  la  moralité  d'un  homme,  l'étudier 
surtout  dans  ses  rapports  a\ec  ses  égaux.  Vous 
devez,  par  celte  raison,  pour  com|ireudre  les 
uja'uisde  l'Irlandais,  examiner  celui-d  non  s  u- 
lenient  dans  ses  relations  ave"  la  classe  supé- 
rieure des  protestant,  ses  ennemis  politiques,  mais 
encore  dans  ses  rapports  avec  les  cailioli(|ues  pau- 
vres comme  lui. 

\'.\\  bien  !  voyez  à  quel  point  cet  Irlandais,  si 
fourbe,  si  cruel  envers  le  lieh.-,  est  sincère  et  fi- 
dèle à  l'homme  de  .sa  classe?  J'ai  souvent  entendu 
poser  naïvement  la  question  qui  suit  :  Comment 
se  fait-il  donc  que  l'Irlandais,  quelquefois  si  per- 
fide et  si  barbare,  donne  d'ailleurs  les  plus  tou- 
chans  exemples  d'iiuuianité  et  de  charité?  —  l.a 
réponse  est  simple  :  11  est  inhumain  envers  les 
ennemis  de  son  culle  et  de  sa  race,  et  charitable  ' 
envers  se»  frères  huiubles  el  opiirimés  connue 
lui.  Si  vous  ne  prenez  point  celte  distinction. pour 
guide  de  vos  observations,  vous  ne  parviendrez 
jamais  à  comprendre  le  caractère  de  ce  peuple. 

J'aidit  plus  haut  connnent,  dans  sa  vengeance 
aveugle,  l'iilandais  enlève  {p.elqiiplois  et  désho- 
nore la  femme,  la  lille  de  celui  (|ai  a  excité  son 
ressentiment;  voilà,  sans  doute,  d'odieux  ailen- 
tais  aux  mœurs  ;  il  est  pourtant  bien  certain,  d'ai- 
leurs,  que  le  peuple  irlandais  est  d'une  chasteté 
singulière  (1)  :  rien  n'est  plus  rare  en  Irlande 
qu'un  enfant  illégitime,  et  l'adultère  y  e.-l  presque 
inconnu  ;  d'où  vicat  donc  cette  contradiction  ?  — 
C'est  que  l'attentat  qu'il  conmiet  envers  les  mœurs 
ne  provient  point  d'un  dérèglement  de  ses  sens 
et  d'un  besoin  de  débauche;  c'est  seulement  un 
moyen  de  vengeance  qu'il  emploie  conue  ses  en- 
nemis. 

Il  n'est  peut  cire  pas  un  de  ses  crimes  qui  ne 
soit  plus  os  moins  empreint  de  passion  et  d'esprit 
de  parti.  Les  vols  même  qu'il  commet  participent 
à  ce  caractère;  alors-  même  que  la  cupidité  les 
inspire,  la  vengeance  n'est  jamais  étrangère  à  leur 
exécution.  A  la  dillérence  du  bandit  espagnol  qui, 
dans  le  choix  de  ses  victimes,  préfère  toujours  le 
voyageur  et  l'étranger  dont  il  n'est  pas  connu  ; 
l'Irlandais,  au  contraire,  dans  ses  attentats  contre 
la  vie  et  la  propriété,  s'en  prend  plus  volontiers 
aux  personnes  qu'il  connaît.  Dans  aucun  pays  du 
inonde  l'étranger  ne  voyage  avec  plus  de  sécu- 
rité qu'en  Irlande. 

On  voit  pur  tout  ce  qui  précède  que  l'Irlandais 
est  complexe;  il  se  compose  de  deux élémens dis- 
tincts qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  si  l'on 
veut  se  former  unejnste  idée  de  son  caractère  : 
il  y  a  en  lui  l'homme  que  la  tyrannie  a  travaillé 
pendant  sept  siècles  à  corrompre,  el  celui  que, 
pendant  le  même  temps,  la  religion  s'est  elTorcée 
de  conserver  pur. 

Toutes  les  portions  de  son  âme  qu'a  touchées 
le  despotisme  sont  flétries;  la  plaie  y  est  large  et 
profonde.  Tout  dans  celte  partie  est  vice,  de 

(1)  Pendant  la  guerre  de  179S ,  qui  abonda  en 
horreurs  de  panel  d'autre,  les  Irlandais  insurgés, 
dont  la  cruauté  ne  resta  point  inférieure  à  celle 
de  leurs  ennemis ,  se  montrèrent  bien  supérieurs 
aux  Anglais  par  leur  respect  constant  pour  les 
femmes.  Les  écrivains  les  moins  impartiaux  envers 
l'Irlande  lui  ont  rendu  celte  justice. 


:)<»!  — 


quelque  nom  qu'on  l'appoll  •,  soit  lâcheté,  soit 
indolcnro,  fourberie  oiirniauté;  il  y  a  dans  l'Ir- 
landais la  moitié  d'un  csriavc. 

Mais  il  est  un  repli  de  son  âme  où  la  tyrannie 
a  vainement  tenté  de  s'introduire,  et  qui  ainsi  est 
toujours  demeuré  pur  de  toute  souillure  :  c'est  re- 
lui qui  renferme  sa  foi  religieuse.  Attaqué  dans 
tous  ses  droits,  il  les  a  tous  cédés  à  la  force,  hors 
un  seul,  celui  d'adorer  Dieu  selon  sa  foi  :  et  dans 
le  temps  même  où  il  s'abandonnait  tout  entier  à 
la  tyrannie  de  ses  maîtres,  il  réservait  son  âme, 
et  conservait  ainsi  en  lui-même  un  asile  pour  la 
venu.  Il  a  fait  plus  que  de  ne  pas  se  soumettre. 
Sa  conscience  s'est  soulevée  et  maintenue  pendant 
«les  siècles  en  état  de  constante  révolte.  Cette 
rébellion  de  l'esclave,  c'est  la  liberté  même;  de  là 
lui  est  venue  la  persécution  avec  tous  ses  maux  ; 
(le  là  les  dévoùmens  sublimes,  le  sacrifice,  source 
de  toute  grandeur  morale,  la  résignation,  cette 
éternelle  puissance  du  faible.  Ainsi  la  religion  n'a 
jamais  déserté  de  son  âme  ni  cessé  d'en  défendre 
les  parties  saines  contre  les  entreprises  du  des- 
potisme. C'est  par  la  religion  qu'au  sein  de  la  plus 
grande  oppression  l'Irlandais  n'a  jamais  ce-séd'(':- 
ire  un  lioinmc  libre.        Gistavi:  DliBEAuslo^T. 


LES  DERNlRnS  MOMKNS 

nu 

PRINCE  DE  TALLEYliA[\D, 

l'An  l'N  TÉMOIN  OCUI.Ainii  (I). 

Six  heures  allaient  sonner  te  matin  du  17  mai 
18.38,  lorsque  je  me  dirigeai  vers  l'ancien  hôtel 
(le  la  rue  Saint-Florentin.  J'étais  tourmciité  par 
(lu  tristes  pressentimens  ;  car  (Uyà  la  veille  au 
soir,  au  momenl  où  je  l'avais  (piilté,  rillustrc  ma- 
lade ne  m'avait  laissé  aucune  esiiérance.  Les  pre- 
mières lueurs  du  jour  naissant  comiîicnçaient  à 
peine  à  percer  au  dessus  des  arbres  des  Tuileries 
le  brouillard  grisâtre  du  malin.  Quelipies  rares 
passans  Iroublaieiit  seuls  du  bruit  de  leurs  pas  le 
calme  et  le  silence  profonds  dans  lesquels  ce  quar- 
tier de  Paris  reposait  encore. ..  La  cloche  ,  que 
j'agitai  d'une  main  tremblante,  retentit  dans  la 
vaste  cour  de  l'hôlel  avec  un  son  (|ui  n'avait  pres- 
que rien  de  terrestre...  Je  ne  m'arrêtai  pas  à  la 
loge  du  concierge  pour  demander  comment  s'é- 
tait passée  la  nuit  ;  je  venais  d'apercevoir  la  voi- 
lure (lu  médecin  ordinaire  ;  je  me  précipitai  en 
toute  hâte  vers  le  grand  escalier,  que  j'avais  tant 
(le  fois,  hélas  !  monté  ,  le  cœur  rempli  de  senti- 
mens  bien  dillérens  de  ceux  que  j'éprouvais  en 
ce  jour.  A  la  vue  des  deux  statues  du  Silence,  se 
diessaul  des  deux  côtés  du  gigantesque  portail , 
humides  et  ruisselantes  de  gouttes  de  rosée ,  je 
frissonnai  de  la  tête  auv  pieds.  Ces  lions  énor- 
mes, >i  souvent  comparés  aux  lions  dévorans  de 
\eni.M',  me  rappelèrent  les  muets  et  immobiles 
gardiens  placés  aux  portes  de  marbre  d'un  sarco- 
phage anticpie.  Il  me  semblait  (pie  chaque  objet 
était  (Uyà  ,  pour  ainsi  dire  ,  entouré  d'une  aimos- 

(1)  Nous  avertissons  nos  lecteurs,  afin  de  leur 
faire  bien  apprécier  certains  passages  de  cet  arti- 
cle, qu'il  e>t  lire  de/'(»/^ï/  Sri-rirr.  journal 
li>r\.(nii  s'imprime  avec  les  porlraits  de  Nelson 
et  (le  Wellington  sur  sa  roiiverlure.  cl  qui  a  pour 
épigraphe  :  Tnifaliiura  Huuiloo. 


phèie  de  mort,  et  que  cette  vieille  maison,  tou- 
jours si  sombre  et  si  triste,  exhalait  de  toutes 
parts  une  odeur  de  tombeau. 

L'antichambre  était  déserte  :  les  domestiques 
ne  quittaient  pas  une  pièce  voisine  de  l'apparte- 
ment (le  leur  niaiire,  afin  d'êlre  plus  prompte- 
ment  insiruits  des  progrès  de  la  maladie.  De  tous 
les  hommes,  le  prince  de  Talleyrand  fut  peut- 
être  celui  qui  posséda  au  plus  haut  degré  le  pou- 
voir de  se  concilier,  sans  aucun  ell'ort  .'ippareiit  , 
l'allection  de  ses  familiers.  Ceux  qui  l'entouraient 
à  ses  derniers  niomens  étaient  devenus  vieux  à 
son  service  ;  mais  de  ceux  qui  lui  avaient  prodi- 
gué leurs  soins  pendant  sa  jeunesse,  aucun  n'exis- 
tait plus  :  il  avait  vécu  assez  long-temps  pour 
voir  mourir  tous  ceux-là  avant  lui.  M.  de  Talley- 
rand accordait  à  ses  principaux  domestiques  une 
confiance  extraordinaire  ;  souvent  même  des 
questions  importantes,  qui  eussent  été  traitées 
avec  le  plus  grand  secret  dans  les  bureaux  du  mi- 
nistère des  allaires  étrangères,  furent  disculées  et 
résolues,  sans  aucune  réserve  ,  en  présence  de 
son  valet  de  chambre.  En  ellet,  quelques  années 
avant  sa  mort,  il  avait  pris  l'Iiabilude  de  consa- 
crer aiu  liffaires  les  plus  graves  l'heare  de  sa  toi- 
letic,  et  jamais,  en  de  telles  circonïtanccs  ,  son 
valet  de  chambre  ne  le  quitia  un  seul  instant. 
Peul-ètre  racciiscra-t  on  d'imprudence  ;  mais 
qu'importe  à  sa  mémoire  ?  L'événement  l'a  jiisti- 
lié  :  sa  conliaiice  ne  fit  jamais  trahie. 

Parmi  les  ncunbreux  domesti(iues  attachés  à  la 
maison  du  prince,  il  faut  certainement  citer  en 
première  ligne  le  bon  Couriiade,  à  qui  ses  longs 
services  et  son  attacheiiient  éprouvé  faisaient  ac- 
corder la  plus  grande  lilierlê ,  et  dont  les  remar- 
ques naïves  et  les  observations  piquantes  sur  les 
événemcns  politiques  amus.iiiînt  singulièrement 
son  maître.  Cet  homme  i Mit  entré  chez  M.  de 
Talleyrand  long-temps  avant  la  rêvoliiiion  de 
17Si),  cl  il  mourut  u  dans  ces  liens  volontaires," 
il  y  a  quatre  années  environ,  pendacl  l'ambassade 
de  Londres.  Le  chagrin  (|u'il  éprouva  de  quiiler 
Paris,  à  cause  de  son  âge  avancé  et  de  ses  inlir- 
milés  croissantes ,  contribua,  dit-on  ,  à  hâter  le 
moment  de  sa  mort.  Son  attachement  était  plutôt 
rattachement  d'un  chien  que  celui  d'un  homme. 
Durant  sa  jeunesse,  il  avait  partagé  avec  son  maî- 
tre sa  bonne  et  sa  mauvaise  fortune.  Le  prince  pre- 
nait souvent  plaisir  à  raconter  aux  étrangers 
riiisioire  de  sa  fuiie  en  Améri(|ue,  lorsque,  averti 
en  secret  par  un  ami,  il  résolut  de  quitter  immé- 
diatement la  Franie.  Courliade  se  trouvait  au- 
près de  lui  au  moment  où  il  reçut  la  lettre  qui  le 
décida  à  partir;  lui  conlianl  aussitôt  son  projet  : 
—  Courliade,  lui  dit-il,  je  ne  sais  p.as  quand  je 
pourrai  revenir,  .\vant  d'entreprendre  un  voyage 
si  long  et  si  pêrilleuv  ,  vous  désireriez  sans  doute 
faire  vos  adieux  à  votre  femme  et  à  votre  famille  : 
laissez-moi  partir  seul  ;  vous  viendrez  me  rejoin- 
dre par  le  premier  paquebot. 

—  Non,  non,  répliqua  Courliade  dans  la  plus 
graiule  agitaiion,  vous  ne  p.irtirez,  pas  seul  :  je 
vous  suivrai...  seulement  attendez  jusqu'à  demain 
soir. 

—  Cela  est  impossible,  répondit  le  prince  :  ce 
retard  me  iierdrait  piMit-êlre,  et  il  ne  parailrnit 
pas  a>se/.  long  à  votre  femme. 

—  I'>ah  !  c'est  bien  de  ma  feinaie  dont  il  s'agit! 
s'écria  le  lidèle  serviteur  fondant  en  larme?;  c'est 


de  celte  maudite  blanchisseuse  qui  a  emporté 
toutes  vos  chemi-es  fines  et  vos  cravates  dcmoas- 
seline.  Sans  elles,  mon  cher  maître,  quelle  ligure 
feiifz-vous  donc  dans  un  pays  étranger  ? 

Je  n'oublierai  jamais  ma  première  entrevue  avec 
M.  (le  Ta  leyrand,  ni  l'impression  singulière  que 
Courliade  produisit  sur  moi.  Comme  il  s'agissait 
d'all'aires  sérieuses  et  secrètes,  le  prince,  selon 
son  habit  l'Ie  constante,  m'avait  accordé  une  au- 
dience à  l'heure  de  sa  loiletle.  C'était  quelque 
temps  après  la  révolution  de  juillet.  Je  trouvai 
l'illustre  diplomate  tranquillement  assis  à  son  bu- 
reau, qui  lui  servait  tout  à  la  fois  de  iecnlaire 
et  de  loilcilc.  Ce  jour  même  il  devait  prendre 
congé  de  Louis-Philippe  avant  de  partir  pour  snn 
ambassade  de  Londres,  et  se  présenter,  par  con- 
séquent, à  la  cour  dans  son  costume  de  courii- 
san.  Un  domestique  était  occupé  avec  le  plus 
grand  sérieux  à  pi  udrer  les  boucles  épaisses  de 
ses  longs  cheveux  gris  ;  un  auire,  à  genoux  de- 
vant lui,  alt.icliait  les  cordons  de  ses  soulieis.  Son 
secrétaire  ouvrait  les  lettres  recrues  le  malin,  en 
parcourait  ra])iden:ent  le  contenu,  jetant  les  unes 
d.ms  un  énorme  panier  et  empilant  les  autres  sur 
le  bureau  du  prince.  J'.ulniirais  le  s'.ng-froid  ex- 
Iraorilinaire  avec  lequel  M.  de  Talleyrand,  toul 
en  écoutant  ce  que  je  lui  dsais  et  ce  qui  pour  lui 
éiait  (le  la  plus  haute  importance,  se  laissait  re- 
vêtir de  snn  iinifornie  oflli  iel.  Lorsque  sa  toilette 
fut  achevée  ,  la  porte  de  la  chamlire  s'ouvrii,  et 
le  vieux  Courliade  s'avança,  à  pas  chan'elais  , 
chargé  de  plusieurs  boites  de  diverses  formes  et 
grandeurs.  Ces  boites  contenaient  les  rubans  et 
les  insignes  des  ordres  nombreux  dont  le  prince 
était  décoré.  I.'indillérence  profonde  de  M.  de 
Talleyrand  faisait  un  contraste  frappant  avec 
l'empiessement  solennel  de  ce  pauvre  C  mrliade. 
(jui,  depuis  plusieurs  années,  n'avait  plus  d'auire 
emploi  que  celui  de  conservateur  des  dccra- 
tions  de  son  inaiire.  Exercer  ces  graves  fiinciioiis 
avec  une  dignité  convenable,  tel  éla:l  le  S'  ul  but, 
l'unique  pensée  de  la  vie  du  vieux  serviieur. 

Que  le  lecteur  me  pardonne  celle  digression 
involontaire.  Les  émotions  que  j'éprouvais  en  tra- 
versant cet  apparlement,  alors  sih  ncieiix  et  dc 
serl,  me  rappelèrent  ma  première  entrevue...  si 
peu  semblable  ,  hélas  !  à  celle  qui  allait  m'cire 
accordée. 

Lorsque  j'entrai  dans  la  chambre  où  reposait 
le  vétéran  diplomate, il  dormait  d'un  sommeil  pro- 
fond (pii  rendait  quelque  espérance  a  iv  méde- 
cins; on  regardait  pourtant  ce  repos  coaene  me 
conséquence  nécessaire  de  la  fatigue  que  quelques 
insians  auparavant  lui  avait  causée  la  dernière 
scène  du  drame  si  varié  de  si  vie,  je  veux  parler 
de  sa  rélraclaiion,  acte  qui  depuis  a  été  méprisé  des 
uns,  admiré  des  autres,  d'une  manière  évidem- 
ment exagérée,  et  qui  est  resté  jusqu'à  pré>eiii  un 
impénétrable  mystère  pourtour.  Celte  rdraclalion 
dut  lui  êire  pénible.  Ceux  qui  étaient  auprès  de 
lui  en  ce  momeni  savent  seuls  comb  en  elle  lui 
coûta  ;  car  il  n'ignorait  pas  que  tous  1  -s  p.mis 
avaient  les  yeux  livés  sur  lui,  cl  que  chacun  d'eux 
altribuorait  sa  résolution  à  des  molifs  différens  , 
silon  ses  opinions  ou  ses  inléiéls.  Etre  loué  par 
certains  hommes  lui  semblait  une  chose  aussi 
cruelle  (|ue  d'être  blâmé  par  d'autres  ;  ii  savait 
bien  que  personne  ne  coasldércriil  S(  conJnitç 
sous  son  véritable  jour,  comme  un  sacniice  irès 


:m)'>  — 


Snsignili.mi  en  soi  ,  et  qui  n'avait  d'imporlancc 
'que  pfciTc  qu'il  éiait  le  (loi  nier...  On  a  prélcndu 
'H>ùt*i  l'avait  loiirnu-nlé  et  peisécuti^  nicme  à  son 
■lii  Hle  mort  pour  qu'il  s'y  décidril.  C'est  une  erreur 
'^ii'd  importe  de  relever  :  il  y  pensait  depuis 
loiii;-lemps;  on  en  trouve  de  nombreus<>s  preu- 
ves d;ins  ses  (lapicrs,  et  surtout  dans  «ne  eorrcs- 
|yio(bni(ie  (is"il  eot  avec  fc  pap«  4  et;  sujet.  Ce 
'<iu'"il  y  a  de  certain,  t'est  fi^t'eh  celte  circonstance 
'eoinmo  en  plusicors  a«HVs ,  le  motif  principal  de 
sa  (Ic'lcrmination  fot  le  désir  d'épargner  des  cha- 
.'<;rins  et  des  dfeatîréinens  à  sa  famille  ;  il  savait 
'qiie  sUl  se  refusait  à  son  lit  de  mort  à  exécuter 
'rerlsH^cs  formalités  religieuses,  qui  pour  lui  étaient 
'iw'i  indillérentes,  il  exposerait  ses  pareus  à  des 
v-onuis  réels  :  et  quoique  ses  ennemis  puissent 
l'iicciiser  avec  trop  de  raison  d'avoir  toujours  cal- 
culé en  égoïste  les  conséquences  de  ses  actions , 
ou  lie  peut  cependant  s'einpèclier  de  connaître 
qu'iJ  tnnTiilla  conslanimeiit  au  honlicnr  et  a  l'a- 
g|■aIu^^s5cmcnt  de  sa  f.iinille.  Jamais  il  ne  s'écir- 
la  de  te  but ,  auquel  tendait  encore  la  dernière 
action  (le  sa  vie ,  qu'il  n'accomplit  donc  que  d'a- 
prè.i  ses  piopres  inspirations. 

Le  sommeil  ou  plutôt  la  lclhart;ie  dans  laquelle 
le  prince  était  tombé  dura  une  heure  encore  en- 
viron après  ni'/H  arrivée.  A  mesure  que  le  temps 
s'évoiilait,  reu\-là  mêmes  qui  lui  tenaient  le  plus 
f  rès  par  les  liens  du  saiii;  ou  de  l'amitié  manifes- 
laieiii,  liOla-)  1  pour(]uoi  ne  l'avouer.ii-je  pas?  les 
|)lus  vives  inquiétudes  que  ce  repos,  quelque  bien 
qu'il  pût  lui  causer,  ne  se  prolongeât  au-delà  de 
riieure  il  laquelle  le  loi  avait  (ivé  sa  visite.  Lors- 
qu'il se  réveilla,  on  <ut  de  la  peine  à  lui  faire 
<oiii;irc:;dre  l'importance  de  cet  événement  qui 
<ytait  si  proche.  On  venait  ii  peine  de  le  relever  et 
<!e  l'asseoir  sur  le  bord  de  son  lit,  que  sa  majesté 
entra  dans  la  chambre,  suivie  de  madame  Adé- 
laïde. C'eût  été  une  étude  curieuse  pour  un  mora- 
liste et  pour  un  peintre  (pie  le  roiitr.iste  frappant 
«le  ces  (leu\  hommes  assis  l'un  à  côté  de  l'autre  , 
sous  le  dais  de  ces  vieux  i  Idéaux  vi'ris.etiiui  sem- 
Maient  proupés  h  dessein  pour  former  un  tableau 
d'hisioiie.  Sa  majesté  rompit  d'abord  le  silence, 
ainsi  que  le  voulait  l'étiquette.  Il  serait  d  fllcile  de 
définir  rcx|/ression  que  prirent  ses  traits  au  mo- 
ment où  Louis-Philippe  jeta  un  dernier  coup  d'œil 
sur  ce  qu'on  a  appelé  le  coucher  de  son  étoile. 

—  Je  suis  fà(  hé,  prince,  de  vous  voir  si  souf- 
frant, dit  le  roi  d'une  voix  faible  et  tremblante  , 
tellement  émue  qu'on  l'entendit  à  peine. 

—  Sire,  vous  êtes  venu  assister  aux  derniers 
niomeiis  d'un  mourant...  Tous  cem  (|ui  l'aiment 
n'ont  plus  qu'un  désir,  c'est  de  voir  bientôt  la  lin 
«le  ses  soullrances. 

Crs  paroles  furent  dites  avec  cette  voix  profonde 
<i  fort"  qui  n'appartenait  qu'il  lui ,  que  Và'^c  n\\- 
v.iit  pas  eu  le  (louvoir  d'altérer,  que  l'approche  de 
la  mort  elle-même  n'élait  pas  capable  d'alfaiblir. 

la  visite  royale ,  de  même  que  toutes  les  visites 
rovales  d'une  nature  désigréable,  dura  témoins 
de  leinps  pos>ible.  Il  était  évident  que  sa  majesté 
se  trouvait  péniblement  allectée,  et  nesavaitquelle 
contenance  faire.  Après  avoir  murmuré  tout  bas 
quclfiues  mots  de  consolation  ,  Louis-Philippe  se 
leva  pour  se  retirer,  mais  satisfait  peut-être 
de  se  sentir  dolivié  de  la  tâche  qu'il  s'était  im- 
posée, Une  f'jis  encore  je  prince,  avec  son  tact 


ordinaire,  vint  au  secours  du  visiteur,  en  se 
soulevant  légèrement  et  en  lui  préstiUanl  ceuV  qui 
l'entouraient ,  son  médiecitt  paltlcidier.  Son  secré- 
taire, et  même  son  valet  de  chambre  ;  puis,  comme 
si  le  vieu!v  courtisan  renaissait  en  lui,  il  neput  s'em- 
pêcher de  terminer  ses  adieux  an  roi  par  un  com- 
pliment :  11  Sire ,  dit-il ,  notre  maison  a  reçu  au- 
jourd'hui un  honneur  digne  d'être  inscrit  dans  nos 
annales,  et  que  mes  successeurs  se  rappelleront 
avec  orgueil  et  reconnaissance.» 

Peu  de  temps  après  le  départ  du  roi ,  les  mé- 
decins observèrent  les  premiers  symptômes  d'une 
tlissolution  prochaine.  Tous  les  membres  de  la  fa- 
mille ayant  été  prévenus .  se  trouvèrent  en  un 
instant  réunis  autour  du  lit.  Parmi  eu\  était  le 
duc  de  Po... ,  et  Je  ne  pus  à  sa  vue  m'empèchcr 
de  sourire  en  me  rappelant  l'observation  faite  i\ 
son  sujet  par  le  prince  qtteliiueS  jours  avant  sa 
maladie.  «  H  me  laisse  conirarié,  dit-il;  car  son 
visage  mélancohque  et  son  lugubre  costume  don- 
neraiiMit  en  vérité  à  penser  qu'il  m'a  été  envoyé 
par  Ycntreprcnew  des  imiii/ws  fuiUbrcs.  » 

Yeis  le  milieu  de  la  journée,  l'agitation  et  la 
fièvn!  redoublèrent.  Je  ne  pus  alors  résister  au 
besoin  de  respirer  un  air  plus  pur  que  celui  de 
cette  (hambre  hcrmétiqnenient  fV-rmêe  ,  et  ji;  pas- 
sai an  Sidiin.  Le  sipectarle  dont  je  lus  alors  témoin 
me  causa  une  pénilile  surprise.  De  la  chambre  et 
(lu  lit  d'un  moribond  ,  je  me  trouvais  transporté 
tout  à  coup,  sans  transition  aucune,  dans  des 
appartemens  remplis  de  riiite  de  la  société  pari- 
sienne. Jamais  je  n'oulilienii  l'impression  que  j'é- 
prouvai. Là,  près  d'un  grand  feu,  se  tenaient  plu^ 
sieurs  groupes  d'hommes  politiques,  portant  lous 
le  ruban  rouge  à  leur  boutonnière,  les  uns  chau- 
ves, les  autres  poudrés  ;  leur  conversation  ani- 
mée ,  bien  que  maintenue  sur  un  Ion  très  bas  par 
le  tact  exquis  de  celui  qui  la  dirigeait,  prodtnsait 
un  bruit  continuel.  Je  remarquai  aussi  quelques- 
uns  (les  plus  vieux  amis  du  diplomate,  qu'mi  aita- 
rhement  réel  et  sincère  avait  amenés  auprès  de 
lui,  et  qui  ne  prenaient  aucune  part  aux  discus- 
sions passionnées  di;  ces  champions  politi(pies. 

Le  comte  de  M. ,  ce  roi  sans  rival  de  toutes  les 
réunionsjoyeuses.quescs  pl.iisanieries  piquantes 
et  ses s;ircasmes  mordans  avaient  rendu  si  redou- 
table, le  seul  homme,  en  un  mot,  avec  lequel  le 
prince  lui-même  n'osait  pas  toujours  se  mi^surer 
dans  les  combats  d'esprit,  assis  maintenant  triste 
et  silencieux  sur  un  fauteuil  écarté,  paraissait  ab- 
sorbé par  des  méditations  profondes  et  ne  s'oc- 
cuper nullement  de  ce  tableau  qu'il  avait  sous  les 
yeux,  et  qui,  dans  tout  autre  cas,  n'eût  certaine- 
ment pas  manqué  de  lui  arracher  quehiues  traits 
de  satire.  Dans  un  coin  était  une  coterie  de  fem- 
mes, parlant  entre  elles  de  choses  entièrement 
étrangères  à  la  circonstance.  Quelquefois  même 
un  léger  éclat  de  rire  retentissait  au  milieu  de  ce 
cercle ,  en  dépit  des  chuts  improbateurs ,  qui 
alors  se  faisaient  entendre  à  , l'autre  extrémité  du 
salon.  Près  d'une  fenêtre,  la  jeune  et  charmante 
duchesse  de  V.  était  entièrement  couchée  sur  un 
sofa,  et  un  essaim  dejeimes  beaux,  se  tenaient 
agenouillés  devant  elle  ou  assis  à  ses  pieds  sur  les 
coussins  du  divan. 

C'était  une  scène  de»  temps  passés.  11  me  sem- 
blait que  nous  étions  revenus  tout  à  coup  au  siè- 
cle de  Louis  XIV,  prèsdu  lit  de  mort  de  Mazarin. 


tJn  observateur   attetuif  eût  ct;rtt;s  t-emarq-Jé  \i 
nicmié  insouciante,  le  même  ennui  de  l'attente. 
De  tous  ces  hommes  réunis  dans  ce  salon ,  les  un» 
y  étaient  venus  par  convenance ,  les  autres  par 
politesse  pour  le  reste  de  la  famille  ,  ceux-ci  par 
curiosité  ,  ceux-là,  les  moins  nombreux,  par  alta- 
cheinenl  ;  mais  aucun  d'eux  ne  paraissait  se  sou- 
venir qu'un  génie  puissant  allait  quitter  ce  monde, 
et  qu'ils  étaient  rassemlilés  pour  assister  à  la  mort 
d'un  i^nmd  hommes  En  te  moment  toutefois  169 
convelsailoils  ccSsèi^ent,  le  bruit  s'BpaisaJ  il  y  ëilt 
une  pause  solennelle  i  et  tous  les  regards  se  touf- 
nèrent  vers  la  porte  de  la  chambre  à  cotictierî 
qui  s'ouvrit   lentement;   Un  domestique  etltra  lai 
tête  baissée  tl  les  yeu\  pleins  de  litrmés,  et  s'à- 
vançant  vers  le  doctcllr  L. ,  qui  était  venu,  ainsi 
que  moi,  chercher  un  instant  de  repos  au  salon, 
il  lui  dit  tant  bas  quelques  mots  à  l'oreille.  Le 
docteur  se  leva  avec  empressement  et  entra  dans 
la  chambre.  L'assemblée  entière  le  suivit.  M.  de 
Talleyrand  était  alors  assis  sur  le  bord  de  son  lit, 
soutenu  sous  les  bras  par  son  sccrélaire.  La  mprt 
n'avait  déjà  que  trop  évidemment  marqué  de  son 
sceau  ce  front  de  marbre,  et  cependant  l'appa- 
rence de  vigueur  qu'il  coilservait  eiicorë  eil  ce 
moment  suprême,  nie  frappa  vivement.  On  eût  dit 
que  toute  la  vie,  qui  avait  été  nécessaire  jusqucs 
alors  poursoutenir  tout  son  être,  s'était  concentrée 
dans  sou  cerveau.  De  temps  en  temps  il  soulevait 
sa  tête,  repoussant  en  arrière,  par   un   mouve- 
ment subit ,  ces  longues  boucles  de  cheveux  qui 
gênaient  sa  vue  ;  il  regardait  tout  autour  de  lui , 
et ,   comme  satisfait  de  voir  cette  foule  ()ui  l'en- 
tourait, un  sourire  de  triomphe  animait  ses  ll-ailB 
amaigris  et  défigurés  ;  puis  sa  tête  retombait  de 
nouveau  sur  sa  poitrine. 

Ma  profession  et  les  circonstances  dans  les- 
quelles je  me  suis  trouvé  placé  m'ont  souvent 
f.ircé  d'assister  à  des  scènes  seaiblables  à  celle 
dont  j'étais  témoin,  mais  jamais  je  nfr^  aucun 
homme  plus  conséquent  avec  lui-même  que  le 
prince  de  Talleyrand,  soutenir  mieux  jusqu'à 
cette  heure  redoutable  le  caractère  de  toute  sa 
vie.  Cet  homme  eût  trompé  la  mort,  si  elle  l'eût 
traité  par  ambassadeur.  Quan''  il  'a  sentit  appro- 
cher elle-même  ,  non  seulement  il  ne  parut  pas  la 
craindre ,  non  seulement  il  n'allècta  pas  de  la  mé- 
priser et  de  la  défier,  mais  il  l'attendit  avec  un 
courage  froid  et  résolu ,  comme  un  honorable 
ennemi ,  son  égal ,  qu'il  avait  long-temps  et 
bravement  combattu,  et  auquel  ,  puisqu'il  en 
était  noblement  vaincu,  il  ne  rougissait  pas  de 
remettre  ses  armes  et  de  se  rendre  :  et  il  expira 
avec  la  môme  grandetir  et  entouré  du  même  res- 
pect qu'un  roi. 

A  peine  ces  yeux,  dont  chaque  regard  fut  épié 
si  long-temps  avec  le  plus  vif  intérêt ,  eurent-ils 
été  pour  jamais  fermés ,  tous  les  assistans  se  pré- 
cipitèrent en  foule  hors  de  î'hôtel ,  chacun  espérant 
apprendre  le  premier  la  nouvelle  de  cette  mort  à 
la  coterie  dont  il  était  l'oracle.  Avant  la  nuit ,  cette 
chambre,  pendant  le  jour  entier  remplie  à  l'ex- 
cès, fut  abandonnée  aux  serviteurs  des  morts. 
Lorsque  j'y  rentrai  le  soir,  je  trouvai  le  fauteuil 
dans  lequel  j'avais  vu  si  souvent  le  prince  assis  et 
lan(;ant  des  épigiammes,  occupé  par  un  prêtre 
loué,  qui  marmottait  les  prières  d'usage  pour  le 
repos  de  l'âme  du  trépassé. 

Ce  fut  après  le  dernier  soupir  du  prince  que 


^  503  — 


rattachement  cl  le  respect  qu'il  avait  su  inspirer 
à  ses  domestiques  se   manifestèrent  ouvertement. 
Nul  d'entre  eu\  ne  cessa  ses  fonctions  sous  aucun 
prétexte;  ils  continuèrent  à  les  remplir  tous  l'un 
après  l'autre,   au\  heures  qu'il    avait  lui-même 
fixées  pendant  sa  vie.  Je  vis  de  mes  propres  yeuv 
son  maître-d'hôtel,  à  l'heure   à  la(iuelle  il  était 
venu  tant  de  fois  prendre  ses  ordres,  suivi  d'un 
essaim  de  marmitons  habillés  de  blanc  et  portant 
leur  couteau  à  la  ceinture,  s'avancer  d'un  pas  so- 
lennel vers  le  pied  du  lit,  s'agenouiller,  le  bon- 
net de  coton  h  la  main,  et  réciter  tout  bas  uue 
courte  prière  ;  puis  tous  jetèrent  de  l'eau  bénite 
sur  le  cadavre,  et  le  singulier  cortège  sortit  dans 
le  même  rang  et  avec  le  même  silence  qu'il  était 
entré.  Un  pareil  mélange  de  sublime  et  de  gro- 
tesque me  toucha  profondément   et    me  rappela 
quelques-unes  de  cis  scènes  originales  que  ren- 
ferment les  vieilles  légendes  de  l'Allemagne. 

Contrairement  aux  usages  reçus  en  France, 
Fenterrement  n'eut  pas  lieu  dans  les  quarante- 
huit  heures  qui  suivirent  le  décès.  L'embaume- 
ment du  corps  relarda  de  quelques  jours  celte 
triste  cérémonie.  Le  corps  demeura  d'abord  dé- 
posé dans  l'église  de  l'Assomption,  sa  translation 
à  Valençay  ne  pouvant  avoir  lieu  qu'au  mois  de 
septembre,  car  le  tombeau  destiné  à  le  recevoir 
et  commencé  depuis  long-temps  n'était  pas  en- 
core achevé. 

Outre  l'intérêt  que  m'inspirait  la  cérémonie, 
le  désir  de  rendre  ce  dernier  hommage  à  un 
homme  qui  s'était  toujours  montré  si  bon  et  si 
bienveillant  pour  moi  me  détermina  à  aller  à  Va- 
lençay assister  aux  funérailles  du  prince  de  Tal- 
leyrand  et  du  duc  son  frère,  frappé  en  même 
temps  que  lui  par  la  mort.  Le  corps  de  la  petite 
Yolande,  exhumé  de  la  tombe  où  il  reposait  de- 
puis deux  années,  accompagna  celui  du  prince 
dans  ce  long  et  triste  voyage.  La  voiture  qui  les 
transportait,  construite  exprès  pour  ramener  de 
Suisse  le  corps  de  l'ex-reine  de  Hollande,  ressem- 
blait à  un  caisson  d'artillerie. 

L'exhumation  du  corps  de  l'enfant  au  cimetière 
isolé  du  Mont-Parnasse,  le  chaigemeni  de  son 
cercueil  sur  le  cercueil  du  prince  à  la  lueur  des 
torches,  le  bruit  tout  particulier  des  roues,  à  tra- 
vers les  rues  silencieuses  à  cette  heure  solen- 
nelle... et  les  pâles  rayons  de  la  lune,  «qui  ren- 
dent plus  sombre  ce  qui  est  sombre le  con- 
traste frappant  de  ces  deux  destinées  si  dilVéren- 
ics...  tout  cela  avait  fait  une  vive  impression  sur 
mon  esprit.  Enlin  il  arriva,  au  départ  du  convoi, 
un  incident  qui  mérite  d'être  rapporté.  En  sortant 
de  la  cour  grillée  de  l'église,  le  premier  postillon 
ayant  demandé  selon  l'usage  :  «  A  quelle  bar- 
rière? <>  une  voix  lugubre,  venant  de  la  voiture, 
répondit  ;  «  Barrière  d'Enfer.  « 

C'est  en  elïet  la  barrière  de  la  route  qui  mène 
de  Paris  à  \  alençay.  Nous  arrivâmes  à  Valençay 
trois  jours  après  noU-c  départ  de  Paris.  Le  même 
jour,  à  dix  heures  du  soir,  le  corbillard  cnlradans 
la  longue  avenue  de  châtaigniei-s  qui  conduit  nu 
château.  Tous  les  honnems  rendus  au  prince  pen- 
dant sa  vie  fuient  alors  rendus  à  sou  cadavre  avec 
une  scrupuleuse  exactitude.  On  n'oinil  pas  la 
plus  insigniliaiite  cérémonie.  La  voilureeutradans 
la  cour  d'honneur  par  la  grande  porte.  Tous  les 
domcsli(iues,  lliérilicr  du  défunt  .ï  leur  têti-, 
étaient  t^nis  sur  le  perron.  Le  neveu  du  prince 


s'assit  lui-même  sur  le  devant  du  corbillard  pour 
le  conduire  dans  la  ville.  Les  domestiques  du 
chàieau,  les  gardes-chasse,  les  piqueurs,  le  suivi- 
rent à  pied,  portant  des  torches  jusqu'à  l'église, 
où  le  cercueil  demeura  pendant  la  nuit  ;  car  la 
dernière  cérémonie  ne  devait  être  célébrée  que 
le  lendemain  matin. 

Le  lendemain,  en  effet,  dès  le  lever  du  jour, 
tout  fut  en  mouvement  dans  la  petite  ville.  De 
tous  les  villages  voisins  affluaient  des  paysans  vê- 
tus de  leurs  plus  beaux  habits.  Les   fenêtres  de 
chaque  maison  se  garnissaient  peu  à  peu  de  cu- 
rieux. La  garde  nationale  était  sous  les  armes. 
Certes,  un   voyageur  ([ui  eût  alors  traversé  ce 
pays  eût  été  convaincu  qu'on  y  célébrait  l'anni- 
versaire de  quelque  grande  fête  publique.  Quelle 
différence  entre  les   funérailles  des  deux  frères! 
pour  le  duc,  ni  pompe  ni  étalage  ;  une  simple 
chaise  de  poste  traînée  par  deux  chevaux  ;  pas  une 
dépense  inutile,  un  cercueil  de  bois  ordinaire,  en 
tout  semblable  à  celui  d'un  homme  du  peuple.... 
Maintenant,  le  même  drap  mortuaire  recouvrait 
les  deux  cercueils,  celui  de  velours  brodé  et  celui 
de  planches  grossières.  Une  même  prière  montait 
au  ciel  pour  les  âmes  de  tous  ceux  qui  reposaient 
sous  ce  magnifique  catafalcpie,  pour  l'un,  qui  mou- 
rut riche  et  honoré,  dont  le  vasle  et  puissant  gé- 
nie conserva  jusqu'à  son  dernier  moment  sa  puis- 
sance sur   son  s  ècle,  comme  pour  l'autre,  qui 
linit  ses  jours  dans  la  solitude  et  l'abandon,  et 
dont  l'intelligence  s'égara  bien  près  de  la  foUe. 
Tous  deux  furent  transportés  à  la  chapelle  des 
Sœurs  de  Saint-André,  fondée   par  le  prince  lui- 
même,  et  où  il  avait  déjà   fait  construire  le  tom- 
beau de  sa  famille.  On  descendit  son  corps  le  pre- 
mier, puis  celui  du  duc,  puis  enfin  celui   d'Yo- 
lande. Le  charmant  cercueil  de  cette  jeune  fille, 
tout  entouré  d'argent  artistement  sculpté,  et  de 
bandes   de    velours  d'une    blancheur   éclatante, 
semblait  plutôt  destiné  à  orner  le  boudoir  d'une 
jolie  femme  qu'à  contenir  un  cadavre  en  putré- 
faction. 

Le  sépulcre  se  referma;  tout  était  terminé. 
Nous  retournâmes  au  château,  où  un  baïuiuet 
avait  été  préparé,  par  les  soins  de  son  nouveau 
maître,  pour  les  personnes  qui  venaient  d'assister 
à  la  cérémonie  funèbre.  Alors  nous  commençâ- 
mes à  regarder  autour  de  nous,  curieux  de  savoir 
quels  étaient  les  hommes  qui  avaient  rendu  le 
dernier  hommage  à  rillustrc  diplomate...  Nous 
regardâmes  de  tous  côtés  ;  mais  nous  étions  peu 
nombreux  ;  et  nous  ne  vîmes  que  ceux  qui  l'a- 
vaient servi  :  nous  ne  vîmes  que  des  domestiques 
recoiinaissans.  De  tous  ces  grands  de  la  terre 
qu'il  avait  servis,  lui,  de  tous  ceux  qu'il  a>ait 
faiLs  puissans,  honorés  cl  riches,  nous  n'en  aper- 
çûmes pas  même  un. 

[United  service  Journal.) 


pi^ 


l 


LA  FEMME  COMME  IL  F.\IT  d]. 

(M,  Curmer,  cc'.te  jeune  et  active  intelligence 
à  laquelle  nous  devons  déjà  tant  de  belles  publi- 
cations,  chefs-d'œuvre  de  typographie  illust.-és 
par  nos  meilleurs  artistes,  public  en  ce  moment 
une  œuvre  nouvelle  dont  le  succès  n'est  plus  à 
faire  ;  il  suffit  de  le  constater.  Il  s'agil  des  Fran- 
rais  peints  par  eux-mnncs,  c'est-à-dire  qu'il  ne 
s'agit  de  rien  moins  que  de  ihisloirc  de  notre  .so- 
ciété tout  entière  représentée  dans  ses  types  di- 
vers. Déjà  nous  avons  eu  la  Grisctte,  par  M.  Jules 
Janin  ;  l'Épicier  et  la  Femme  comme  il  faut ,  par 
M.  de  Ba  zac  :  ainsi ,  chaque  type  aura  son  his- 
torien ,   chaque  historien  aura  un  nom  célèbre. 
Ajoutez  à  tous  ces  allèchcmcnsque  chaque  hvrai- 
son  est  accompagnée  d'une  charmante  gravure 
sur  bois,   et  i,U!  cctic  publication  nouvelle  Mi 
Curmer  réunit  le  luxe  et  l'élégance  de  toutes  les 
publications  aulérieuies  que  uous  avons  admirées 
déjj.) 

Par  une  jolie  matinée,  vous  flânez  dans  Paris. 
11  est  plus  de  deux  heures,  mais  cinq  heures  ne 
sont  pas  sonnées  ;  vous  voyez  venir  à  vous  uue 
femme.  Le  premier  coup  d'œil  jeté  sur  elle  est 
comme  la  préf.ice  d'un  beau  livre.  Il  vous  fait 
pressentir  un  monde  de  choses  élégantes  et  fines. 
Comme  le  botaniste  à  travers  monts  et  vaux  de 
son  herborisation,  parmi  les  vulgarités  parisiennes 
Vous  rencontrez  enfin  une  lleur  rare. 

Ou  elle  est  accompagnée  de  deux  hommes 
très  distingués  dont  au  moins  un  est  décoré,  ou 
(|uelque  domesli(|ue  en  petite  tenue  la  suit  à  dix 
pas  de  dislance.  Klle  ne  porte  ni  couleurs  écla- 
tantes, ni  bas  à  jour,  ni  boucle  de  ceinture  trop 
travaillée,  ni  panialonsà  manchettes  brodées  bouil- 
lonnant autour  de  sa  che\ille.  Vous  remarquez  à 
ses  pieds  soit  des  souliers  de  prunelle  à  cothurnes 
croisés  sur  un  bas  de  roton  d'une  finesse  excessive 
ou  sur  un  bas  de  suie  uni  de  couleur  grise,  soit 
des  l)rode(iuins  de  la  plus  exquise  simplicité.  Inc 
étoffe  assez  jolie  et  d'un  prix  mé<liorre  vous  fait 
distiiiguiT  sa  robe  dont  la  façon  surprend  plus 
d'une  bourgeoise  :  c'est  prcs<|ue  tiujours  une 
redingote  altarhéc  par  des  nœuds  et  inlgnonnc- 
ment  bordée  d'une  ganse  ou  d'un  lili  t  impercep- 
tible. L'inconnue  a  ime  manière  à  elle  do  s'enve- 
lopper d.uisun  chrdo  ou  dans  une  mante;  elle  sait 
se  prendre  de  la  chute  des  reins  au  col,  en  dessi- 
nant une  sorte  do  carapace  qui  changerait  une 
iMjurgeoise  pu  torture,  mais  sous  laquelle  elle 
vous  indique  les  plus  belles  formes,  tout  en  L-s 
voilant.  Par  quel  moyen  ?  Ce  secret  elle  le  ganic 
sans  être  protégée  par  aucun  brevet  d'invention. 
Artistes,  poètes,  amans  vous  tous  qui  adorez  lo 
beau  idéal  ,  celle  rose  mystique  du  'génie  heu- 


[\)  C'est  dans  le  piquant  recueil  iniitulé  I^s 
FrunçaisqUi'  M.  di-  r>al/,if  vient  de  tracer  de  miin 
de  maître  le  por;r.iit  de  la  femme  comme  il  f,i\u. 
Nous  offrons  à  nos  lecteurs  un  evfniii  de  ce  joli 
ariirlo.  en  leur  roroiumand.iut  la  charmaR  te  gale- 
rie do  mœurs  coutcmiwraines  que  publie  l'éditeur 
Curmer. 


504 


rciisiMiii'iU  iiiieiditc  ;i  la  iiu'i  auiiiue ,  Ihwu'z  et 
iidniii  ez  cette  llciir  de  btiaiité  si  bien  cachée  ,  si 
l)ieii  nioiiiée!  La  co'nielle  se  donne  parla  iiiar- 
clie  un  certain  iiioiivement  coucuntrique  et  liar- 
ninniciu  ijiii  fait  fj  i^oiiner  sous  l'ctotli'  sa  fonue 
suave  et  daugireiise,  connue  à  midi  la  couleuvre 
tous  In  ga/.e  verte  de  son  herbe  frdniissanle. 

Doit-elle  à  un  ange  ou  à  un  diable  celte  on- 
dulation gracieuse  qui  joue  sous  la  longue  chape 
de  soie  noire,  cii  agite  la  dcul/lle  au  bord,  ré- 
pand un  baume  acirien,  et(|ueje  noainierais  vo- 
lontiers la  brise  de  la  î'arisienne?  Vous  recon- 
naîtrez sur  les  bras,  à  la  taille,  autour  du  col  une 
scienca  de  plis  qui  drape  la  plits  rétive  étoffe,  de 
manière  à  rappeler  la  Mnémosyne  antique.  Ali! 
coaiine  elle  entend,  passez-moi  celte  expression, 
/((  rrlipr  de  lu  (Umarchc  !  Kxaminez  cette  façon 
<'àiV..ncer  le  pied  en  moulant  la  robe  avec  une  si 
lléccntc  précision  qu'elle  excite  chez  le  passant 
une  aduiiiation  mêlée  de  désir,  mais  comprimée 
par  un  pruf md  respect.  (Juand  une  Ang'ai^e 
essaie  de  ce  i)as,  elle  a  l'air  d'un  grenadier  qui  se 
porte  en  avant  pour  attaquer  une  redoute.  A  la 
Ceinmc  de  Paris  le  génie  de  la  démarche  !  Aussi 
\\\  iniinici])alité  lui  devait-elle  l'asphalte  des  trot- 
toirs. Voue  inconnue  ne  heurte  personne.  Pour 
passer,  ille  attend  avec  une  orgueilleuse  modestie 
«ju'on  lui  fasse  place. 

\,A  distinction  pariicuiière  au'C  femmes  bien 
l'ievécs  se  tndiit  saitoui  par  la  manière  dont  elle 
lient  le  cliàle  ou  la  mante  croisés  sur  sa  poitrine. 
Elle  vous  a,  tout  en  marchant,  un  petit  air  digne 
et  serein  comme  les  madones  de  Uaphaël  dans 
leur  (  adro.  Sa  pose,  à  la  fois  tranqui.L'  et  dédai- 
gneuse, oblige  le  plus  insolent  daiuly  à  se  déran- 
ger pour  elle.  Lechapcaa,  d'une  tiinilicilé  remar- 
quable, a  des  rubans  frais.  Peut-être  y  aura-t-il 
des  fleurs?  mais  les  plus  habiles  de  ces  f.;miiies 
n'ont  que  des  nœuds.  La  plume  veut  la  voilure, 
le,s  Heurs  attirent  trop  le  reyard  Là-dessoiiS  vous 
voyez  la  ligure  f;  aîchc  et  reposée  d'une  femme 
sûre  d'elle-même  sans  fatuité,  qui  ne  regarde  rien 
tt  voit  tout,  dont  la  vanité  blasée  par  une  conti- 
nuelle satisfaction  répand  sur  sa  physionomie  une 
iiidiliërence  quipii|Ui'  la  curiosité.  Llle  sa  t  qu'on 
l'étudié,  elle  sait  que  presque  t!)us,  même  les 
fen;n:es,  se  rctoumrront  pour  la  revoir.  Aussi 
traversc-t-elle  Paris  comme  un  lil  de  la  Vierge, 
blanche  et  pure. 

Ci  ttc  belle  espèce  affectionne  les  latitudes  les 
I  lus  diaudes,  les  longitudes  les  plus  propres  de 
Paris;  vous  la  trouvez  entre  la  20"  et  la  110"  ar- 
ia rade  de  la  rue  de  Rivoli  ;  sous  la  ligne  des  bou- 
|i\art,  dciiuis  l'équateurardeiil  des  Panoramas  où 
lleurisscntlesproductionsdes  Indes,  où  s'épanouis- 
ï,eiitli:s  plus  chaudes  créations  de  l'Industrie,  Jus- 
qu'au cap  de  la  Madeleine;  dair-i  les  contrées  de 
Lo.irgeoisie,  entre  le  30°  et  le  150"  numéro  de  la 
rue  du  Faubourg-Saint-Honoré.  Durant  l'hiver, 
elle  se  plaît  sur  la  terrasse  des  Feuillans  et  point 
sur  le  trottoir  en  bitume  qui  le  longe.  Selon  le 
ieai:>s  elle  vole  dans  l'allée  des  Champs-Elysées, 
licrdéc  il  l'est  par  la  place  Louis  XV,  à  l'ouest  par 
l'.ivenue  de  Marigny,  au  midi  par  la  chaussée,  au 
n(jrd  par  les  jardins  du  f.iub.iurg  Saint-Honoré. 
Jajnais  vous  ne  renconti-erez  celle  jolie  vaiiélé  de 
fciiimes  dans  les  régions  hyperboiéales  de  la  ni:; 
Sailli-Denis,  jaaiaii  dan-.  !e  !:a!,scîiaika  des  ru<  s 
Loueuses,  petites  oj  cowBcixialcs  ;  jamais  nulle 


part  par  le  mauvais  temps.  Ces  Heurs  de  Paris 
éclosent  |)ar  un  temps  oriental,  parfumant  les 
promenades;  et,  passé  cinq  heures,  se  replient 
comme  les  belles  de  jour. 

Les  femmes  qi:e  vous  verrez,  plus  lard,  ayant  un 
peu  de  leur  air,  essayant  de  les  singer,  sont  des 
femmes  for/iHie  2<  enfant;  tandis  que  la  belle 
ini'onnue,  votre  Béatrix  de  la  journée,  est  la 
femme  comme  il  faut.  Jl  n'est  pas  facile  auv 
étrangers  de  reconnaître  les  dillérences  aux  luelles 
les  observateurs  émérites  les  distinguent,  tant  la 
femme  est  comédienne!  mais  elles  crèvent  les 
yeiixauxPaiisiens  :  ce  sont  des  agi  afes  mal  cachées, 
des  cordons  qui  montrent  leur  lacet  d'un  blanc 
roux  au  dos  de  la  robe  par  une  fente  entrebâillée, 
des  souliers  éraillés,  des  rubans  de  chapeau  repas- 
sés, une  robe  trop  bouffante,  une  tournure  trop 
gommée.  Vous  remarquerez  une  sorte  d'effort  dans 
l'abaissement  prémédité  de  la  paupière.  Il  y  a  de 
la  convenlion  dans  la  pose.  Quant  à  la  bourgeoise, 
il  est  impossible  de  la  confonlre  avec  la  femme 
comme  il  faut,  elle  la  fait  admirablement  ressortir, 
elli;  explique  le  charme  que  vous  a  jeté  vofrc  in- 
connue. La  bourgeoise  est  affairée,  sort  par  tous 
les  te.'nps,  trotte,  va,  vient,  regarde,  ne  sait  pas  si 
elle  entrera,  si  elle  n'entrera  pas  dans  un  magasin, 
lit  où  la  femme  conmie  il  faut  sait  bien  ce  qu'elle 
veut  et  ce  qu'elle  fait,  la  bourgeoise  est  indécise, 
leirousse  sa  robe  pour  passer  un  ruisseau,  traîne 
avec  elle  un  enfant  qui  l'oblige  à  guetter  les  voi- 
tures; elle  est  mère  en  public  et  cause  avec  sa 
lille;  elle  a  de  l'argent  dans  son  cabas,  et  des  bas 
à  jour  aux  pieds  ;  en  hiver,  un  boa  par  dessus 
une  pèlerine  en  fourrure,  un  diâle  et  une  écharpe 
en  été  :  la  bourgccjise  entend  admirablement  les 
pléonasmes  de  toilette. 

Votre  belle  promeneuse,  vous  la  retrouverez,  si 
vous  êtes  susceptible  de  la  retrouver,  aux  Italiens, 
à  l'Opéra,  dans  un  bal.  Elle  se  montre  alors  sous 
un  aspect  si  dillérent  que  vous  diriez  deux  créa- 
tions sans  analogie.  La  femme  est  sortie  de  sis 
vêteniens  mystérieux  comme  un  papillon  de  sa 
larve  soyeuse.  Elle  sert,  comme  une  friandise,  à 
vos  yeux  ravis,  les  formes  que  le  matin  son  corsage 
modelait  à  peine.  Au  théâtre,  elle  ne  dépasse  pas 
les  secondes  loges,  excepté  aux  Italiens.  Vous 
pourrez  alors  étudier  à  votre  aise  la  savante  len- 
teur de  ses  mouvcmens.  L'adorable  tronqieuse 
use  des  petits  artiliccs  poliiiques  de  la  femme  avec 
un  naturel  qui  exclut  toute  l'idée  d'art  et  de  pré- 
médiiation.  A-t-elle  une  main  royalemenl  be!le,  le 
plus  lin  croira  qu'il  était  absolument  nécessaire  de 
rouler,  de  remonter  ou  d'écarter  celle  de  ses 
ringleels  ou  de  ses  boucles  qu'elle  caresse.  Si 
elle  a  quehjue  spleiuleur  dans  le  prolil ,  il  vous 
paraîtra  qu'elle  donne  de  l'ironie  ou  de  la  grâce  il 
ce  qu'elle  dit  au  voisin,  en  se  posant  de  manière 
à  proiluire  ce  magique  effet  de  prolil  per  lu,  tant 
affectionné  par  les  grands  peintres,  qui  attire  la 
lumière  sur  l,i  joue,  dessine  le  nez  par  une  ligne 
neite,  illinnine  le  rose  des  narines,  coupe  le  front 
avive  arête,  laisse  au  regard  sa  pailletle  de  feu, 
mais  dirigée  dans  l'espace,  et  pique  d'un  ti  ail  de 
lumière  la  blanche  rondeur  du  menton.  Si  elle  a 
un  joli  [lied,  elle  se  jettera  sur  nn  divan  avec  la 
coqiellcrie  d'une  clialti'  au  soleil,  les  pieds  en 
avant,  sans(|ue  vous  iionviez  ii  son  atli;uile  autre 
rlids.'  que  le.  plus  déliiie  .'x  m  nlèle  donné  par  la  I 
lassitude  à  !a  Statiiairc.  Il  n'y  a  que  la  femme  J 


comme  il  faut  pour  être  à  l'aise  dans  sa  toilette, 
rien  ne  la  gène.  Vous  ne  la  surprendrez  jamais, 
comme  uneboingeoise,  à  remonter  uneépauleltc 
récalcitrante,  a  fjîre  descendre  un  buse  insubor- 
donné, à  regarder  si  la  gorgerette  accomplit  son 
ollice  de  gardien  inlidèle  amour  de  deux  trésors 
étiucelans  de  blancheur,  à  se  regarder  dans  les 
glaces  pour  savoir  si  la  coiffure  se  maintient  dans 
ses  quartiers.  Sa  toilette  est  toujours  en  harmonie 
avec  son  caractère;  elle  a  eu  le  temps  de  l'étu- 
dier, de  décider  ce  qin  lui  va  bien,  car  elle  con- 
naît depuis  long-temps  ce  (jui  ne  lui  va  pas.  Pour 
être  femme  comme  il  faut,  il  n'est  pas  nécessaire 
d'avoir  de  l'esprit,  mais  il  est  impossible  de  l'être 
sans  beaucoup  de  goût.  Vous  ne  la  verrez  pas  à 
la  sortie,  elle  disparaît  avant  la  lia  du  spectacle. 
Si  par  hasard  elle  se  montre,  calme  et  noble  sur 
les  marches  rougesdc  l'escalier,  elle  éprouve  alors 
des  sentimens  violens.  Elle  est  là  par  ordre,  elle 
a  quelque  regard  furtifii  donner,  quelque  pro-, 
messe  à  recevoir.  Peut-être  descend-elle  ainsi  len- 
tement poursatisfaircla  vanitéd'un  esclave  auquel 
elle  obéit  parfois.  Si  votre  rencontre  a  lieu  dans 
un  bal  ou  dans  luie  soirée,  vous  recueillerez  le 
mie  affecté  ou  naïuiel  de  sa  voix  rusée;  vous  se- 
rez ravi  de  sa  parole  vide,  mais  à  laquelle  elle 
saura  communiquer  la  valeur  de  la  pensée  par  un 
manège  inimitable.  L'esprit  de  cette  femme  est  le 
triomiihe  d'un  art  tout  plastique. 

Vous  ne  saurez  pas  ce  qu'elle  a  dit,  mais  vous 
serez  charmé.  Elle  a  hoché  la  tète,  elle  a  genti- 
iient  haussé  ses  blanches  épaules,  elle  a  doré  une 
phrase  insignifiante  par  le  sourire  d'une  petite 
moue  charmante,  elle  a  mis  l'épigramme  de  Vol- 
taire dans  un  hein,  dans  un  uli  !  dans  un  (t  donc? 
Un  air  de  tête  a  été  la  plus  active  interrogation, 
elle  a  donné  de  la  siguilîcalîon  au  mouvement  par 
lequel  elle  a  fait  danser  une  cassoleitc  attachée  à 
son  doigt  par  un  anneau.  Cesont  des  grandeurs  ar- 
tilîcielles  obtenues  par  des  petitesses  superlatives  : 
elf:  a  fait  retomber  noblement  sa  main  en  la  sus- 
pendant au  bras  du  fauteuil  comme  des  gouttes  de 
rosée  à  la  marge  d'une  Heur,  et  tout  a  été  dit, 
elle  a  rendu  un  jugement  sans  appel  à  émouvoir 
le  plus  insensible.  Elle  a  su  vous  écouter,  elle 
vous  a  procuré  l'occaiiion  d'être  spirituel,  et  j'en 
appelle  à  votre  modestie,  ces  niomens-là  sont 
rares.  Vous  n'avez  été  choqué  par  aucune  idée 
malsaine.  Vous  ne  causerez  pas  une  demi-heure 
avec  une  bourgeoise  sans  qu'elle  fasse  apparaître 
son  mari  sous  une  forme  quelconque  ;  mais  si 
vous  savez  que  cette  femme  est  mariée,  elle  a  eu 
la  délicatesse  de  si  bien  dissimuler  son  mari  qu'il 
faut  un  travail  de  Christophe  Colomb  pour  le  dé- 
couvrir. Souvent  vous  n'y  réussissez  pas  tout 
seul.  Si  vous  n'avez  pu  questionner  personne,  à 
la  fin  de  la  soirée  vous  la  surprenez  h  regarder 
fixement  un  homme ,  entre  deux  âges  et  décoré, 
qui  baisse  la  tète  et  sort.  Elle  a  demandé  sa  voi- 
ture et  part.  Vous  ul^tes  pas  la  rose,  ma  s  vous 
a\ez  été  près  d'elle,  et  vous  vous  couchez  sous  les 
laudn'js  dorés  d'un  délicieux  rêve  quise  continue- 
ra peut-être  lorsque  le  sommeil  aura,  de  son 
doigt  pesant,  ouvert  les  portes  d'ivoire  du  Temple 
des  fantaisies.  Chez  elle,  aucune  femme  comu.e 
il  fiiitji'est  vis!i}le  avant  ipiatn^  lieares  (piand  elle 
reçoit.  Elli'!  est  assez  s;ivaii!e  pour  vous  faire 
toujours  alienijre.  Vous  Iromercz  tout  de  bouy 
gofu  dans  sa  maison,  son  luxe  es',  de  tous  les  nie/".,-) 

9, 


^  ÔOÔ   — 


mens  et  se  rafraîchit  à  propos  ;  vous  ne   verrez 
rion  soiis  des  ca:;es   de   verre,   ni   les  chiffons 
d'aucune  enveloppe  appenikie    comme  un  gardc- 
inanjïer.  Vous  aurez  chaud  dans  l'escalier.  Partout 
des  fleurs  égaycront  vos  regards  ;  les  Heurs,  seul 
prissent  qu'elle  accepte  et  de  queliiucs  personnes 
seulement  :  les  bouquets  ne   vivent  qu'un  jour, 
donnent  du  plaisir  et  veident  être  renouvelés  ; 
pour  elle,  ils  sont,  comme  en  Orient,  un  symbole, 
une  promesse,  [.es  coûteuses  ba?:at('lles  à  la  mode 
sont  étalées,  mais  sans  viser  au  musée   ni  à  la 
boutique  de  curiosités.  Vous  la  surprenez  au  coin 
de  son  feu,  sur  sa  causeuse,  d'ofi  elle  vous  salue- 
ra sans  se   lever.    Sa  conversation  ne  sera   plus 
celle  du  b<J.  Ailleurs  elle  était  votre  créancière, 
chez    elle    son     esprit    vous   doit    du    plaisir. 
Ces    nuances,   les   femmes  comme  il  faut    les 
possèdent  à   merveille.    Elle  aime   en  vous  un 
lifimme  qui    va  grossir  sa   société,   l'objet  des 
soins  et   des  inquiétudes   que   se   donnent  au- 
jourd'hui les  femmes  comme  il  faut.  Aussi,  pour 
vous  fixer  dans  un  salon,  sera-t-elle  d'une  ravis- 
sante coquettorie.  Vous  sentez  là  surtout  combien 
les  femmes  sont  isolées  aujourTliui,  pourquoi  elles 
veulent  avoir  un  petit  monde  dont  elles  soient  la 
constellation.  La  causerie  est  impossible  sans  gé- 
néralités. LVpigrarinne,  ce  livre   en   un  mot,  ne 
tombe  plus,  comme  pendant  le  di\-huitlcme  siècle, 
ni  siu-  les  personnes,  ni  sur  les  choses,  mais  sui- 
des événeniens  mesquins,    et  meurt  avec  la  jour- 
née. .Sou  es|)rii,  quand  elleen  a,  consiste  it  mettre 
tout  en  doute,   comme  celui  de  la  bouigroise  lui 
sert  il  tout  alUruter.   Lit  est  la  grande  différence 
entre  ces  deu\  femmes  :  li bourgeoise  a  ceriaine- 
nient  de  la  vertu,  la  femme  connue  il  faut  ne  sait 
pas  si  elle  eu  aencore,  ousi  elleen  aura  toujours, 
elle  hésite  et  résiste,  la  où  l'autre  refuse  net  pour 
tomber  à  plat.  Cette  hésitation  en  toute  chose  est 
une  des  dernières  grâces  que  lui  laisse  notre  hor- 
rible époque.  Elle  va  rarement  à  l'église,  mais  elle 
parlera  religion  et  voiïdra  vous  convertir   si  vous 
avez  le  bon  goût  de  faire  l'esprit    fort,    car   vous 
aurez,  ouvert  une  issue  auv  phrases  stéréotypées, 
au.v  airs  de  téie   et  aux  gestes  convenus  entre 
toutes  ces  femmes. —  Ah  !  li  donc  !  je  vous  croyais 
Inq)  d'esprit  pour  attaquer  la  religion!  La  société 
croule  et  vous  lui  ùtez  son  soutien.  Mais  la  reli- 
gion, en  ce  moment,  c'est  vous  et  moi,  c'est  la  pi  o- 
priéié,  c'est  l'avenir  de  nosenfaus.  Ah!  re  soyons 
pas  égoïstes.  L'individualisme  est  lamilide  de 
l'époqu;',  et  la  religion  en  est  leseuljremède,  elle 
unit  les  famillci  que  vos  lois  d'"sunissent,  etc.  i;ile 
entame  abus  un  discours  néo-chrétien,  saupoudré 
d'idées  poliliqiu's.qui  n'est  ni  catholique  ni  piotes- 
lant,  mais  moral,  oh!  moral  endiablé,  où  vous  re- 
connaissez une  piècede  chaque  étoffetpi'ont  tissuc 
les  doctrines   modernes  aux  prises.    Ce   discours 
démontre  que  la  femme  comme  il  faut  ne  repré- 
sente pasmoins  le  gâchis  intellectuel  que  le  gâchis 
p()liti(iue,  de  même  (pi'elle  est  entourée  de  hrillans 
(!t  peu  solides  produits  d'une  industrie  qui  pense 
•sans  cesse  it  détruire  ses  œuvres  pour  les  rempla- 
cer. \  ous  sortez  eu  vous  disant  :  i:ile  a  décidé- 
ment de  la    srpérioiité   dans  les  idées!  Vous  le 
croyez  d'autant  plus  qu'elle  a  sondé  votre  cieiu' 
et  voire  esprit  d'une  main  délicate,   elle  vous  a 
demandé  vos  secrets;  caria  femme    comme   il 
faut  piirait  loui  ignorer  pour  tout  apprendre,  il 
y  a  des  choses  qu'elle  ne  fait  jam.iis,  même  quand 


elle  les  sait.  Seulement  vous  êtes  inquiet,  vous 
ignorez  l'état  de  son  creur.  Autrefois  les  grandes 
dames  aimaient  avec  alliehes,  journal  il  la  main  et 
annonces;  aujourd'hui  la  femme  comme  il  fauta 
sa  petite  pas>ion  réglée  comme  un  papier  de  mu- 
sique, avec  ses  croches,  sesnoires,  ses  blanches, 
ses  .soupirs,  ses  points  d'orgue,  ses  diczcsà  la  clef. 
Faible  femme,  elle  ne  veut  comprometire  ni  son 
amour,  ni  son  mari,  ni  l'avenir  de  ses  enfaiis. 
Aujourd'hui  le  nom,  la  position,  la  fortune  ne 
sont  plus  des  pavillons  a.ssez  respectés  pour  cou- 
vrir toutes  les  marchandises  à  bord.  L'aristocratie 
entière  ne  s'avance  plus  pour  servir  de  paravent 
à  une  femme  en  fauti".  I^a  femme  comme  il  faut 
n'a  doue  point,  connue  la  grandedame  d'aiUrefols, 
utio  allure  d(!  haute  lutte,  elle  ne  peut  rien  briser 
sous  son  pied,  c'est  elle  qui  .serait  brisée.  Aussi, 
est-elle  la  femme  des  jésuites  mezzo  termine, 
des  plus  louches  tempéraniens,  des  convenantes 
gardées,  des  passions  anonymes  menées  entre 
deux  rives  à  brisans.  Elle  redoute  ses  domestiques 
comme  une  Anglaise  qui  a  toujours  en  perspec- 
tive le  pi'ocès  en  criminelle  conversation.  Cette 
femme  si  libre  au  bal,  si  jolie  à  la  promenade,  est 
esclave  au  logis;  elle  n'a  d'indépendance  qu'au 
huis  clos,  ou  dans  les  idées.  Elle  veut  rester 
femme  comme  il  faut.  Voilii  son'  thème.  Or, 
aujourd'hui,  la  femme  quittée  par  son  mari,  ré- 
duite à  une  maigre  pension,  sans  voiture,  ni  luxe, 
ni  loges,  sans  les  divins  accessoires  de  la  toilette 
n'est  plus  ni  femme,  ni  fille^  ni  bourgeoise  ;  elle 
est  di.'-sonte  et  devient  une  chose.  Les  Carmélites 
ne  veulent  pas  d'une  femme  mariée,  il  y  aurait 
liigamie;  son  amint  en  vouîlrat  il  toujours?  lii 
est  la  question.  La  femme  comme  il  faut  peut  donner 
lieu  peut-èire  \x  la  calo.unie,  jamais  .à  la  médi.'-au- 
ce.  Elle  est  entre  l'iiyporrisie  anglaise  et  la  gra- 
cieuse franchise  du  dix-huiiièuic  siècle,  système 
bâtard  qui  révèle  un  temps  où  rien  de  ce  qui 
sucfède  ne  ressemble  \\  ce  qui  s'en  va,  où  lis 
transitions  ne  mènent  à  rieu,  où  il  n'y  a  que  des 
nuances,  où  des  grandes  ligures  s'effacent,  où  les 
distinctions  sont  purement  personnelles.  Dans  ma 
conviction,  il  est  impossible  qu'une  femme,  fùt- 
elle  née  aux  environs  du  trône,  acquière  avant 
\ingt-cinq  ans  la  science  encyelopédiiiue  desriens, 
la  connaissance  des  manèges,  les  grandes  petites 
choses,  les  musiques  de  voix  et  les  harmonies  de 
couleur,  et  les  diableiiis  angéliques,  et  les  inno- 
centes roueries,  le  langage  et  le  mutisme,  le  sé- 
rieux et  les  railleries,  l'esprit  et  labéli.'^e,  la  dii)lo- 
matie  et  l'ignorance  qui  constituent  la  femme 
comme  il  litut.  Des  indiscrets  nous  ont  demaiulo 
si  la  fenune  auteur  est  femnie  couuue  il  faut  : 
quand  elle  n'a  pas  du  génie ,  c'est  une  femme 
comme  il  n'en  faut  pas. 

DE  B.ILZ.VC. 

fa  fi'tc  lie  £ïti)illcr  t^  Stutttiarb. 

L'iii.iucuration  du  nionuincnt  de  Srhiller  est 
un  des  événeniens  remarquables  de  r.-innée. 
Nous  réunissons  ici  dans  un  tableau  uénôral 
les  notices  divcr.>>es  publiées  sur  cotte  solennité 
par  VKiitinia  de  Strasbourg,  la  Gazelle  liAurju- 
bonnj.  11'  Mircuxc  de Soiia'c.  la  GazctleilcIWllc- 
maijne  du  Midi  et  lo  lîi'inihlicain  de  Zurich. 

Le  7  mai  au  soir^  l'eu  donnait  i.u  llicàlre  les 


deux  premières  parties  de  la  Trilogie  de  IJ'ai- 
lensicin.  La  .'aile  était  encombrée  despeclateurs 
malgré  le  beau  temps.  Dans  une  loge  l'ou  re- 
marquait la  famille  de  SL-biller. 

Le  mercredi  de  grand  malin  la  mu.sjquo  de 
la  ville  ,1e  Slullgard  réveilla  les  dormeurs.  Plu» 
lard  on  entendit  nue  joyeuse  musique  reten- 
tir de  la  Haute-Tour;  le  temps  était  superbe;  le 
public  se  portail  eo  ma^.se  à  la  reuconlrc  ries 
sociélCs  de  musique  élrai.ïèrcs,  qui  arrivaient 
sur  des  cbars  couronnés  de  Heurs  ou  bien  à 
pied.  Presque  toutes  ces  sociétés  marchaient 
clendaris  déployés  :  Gaudearr.u!:  igiiur.  jurenes 
dum  sumu!!  Ce  vieux  cbanl  l.iliu  annonr;,ii  celle 
de  la  ville  universiiaire  de  Tubinguc.  1  ne  jolie 
cbanson  de  voy;,gPurs  !<ii,H,ur:u[' y  approche  de 
la  tnciélé  de  cbant  de  r.oisslingen.  Puis  se 
moniraieiil  les  drapeaux  suisses,  Jis  Zuricliois, 
ceux  des  ligues  grisonnes,  l'ours  de  IJeri.e  ;  iù 
venaient  du  beau  pays  où:den.eurcnt  les  l.nni- 
m.s  libres!  un  chaut  national  alsacien  reten- 
tissait au  loin. 

La  Xuinetlc  Ecole  élail  le  point  de  rassem- 
blement des  .sociéiés  de  cbanl.  On  v  voyait  les 
écussons  de  quaraT:le-lro.s  villes  ou'  cormnune* 
qui  avaient  cu>oyé  des  députalions.  Les  soti/- 
lés  de  cbanl  vcnaieni  y  prendre  leurs  caries  el 
rccevo  r  leurs  rubans  que  ,  dans  la  grande 
salle.  Ircnle  dame-,  ou  dem.ii..cl!es  de  la  ville 
aliacbaieni  aux  chapeaux  des  arrivai!.*. 

Peu  à  j.cu  le  chaos  commença  â  se  Iran'^for- 
mer  eu  ordre,  et  à  dix  heures  le  corlége  <e  mit 
eu  n.onveinenl.  La  plupart  des  maisons  devant 
Itsquelles  il  ,,;,.s,.„i  élaienl  ornfcs  de  ïïuirl.-.Ddc8 
de  fleurs  ou  de  beaux  lapis.  Les  raols  :  Dieu 
)"'lnc,  Uberlé,  honr.cur,  >c  rnoniraieni  au  mi-^ 
lieu  d'euLicemcus  de  lauricrs.de  ro.-es  de  li'as 
rlc.L.spoites  de  la  ville  et  les  divers  hôtel» 
fiaient  ausH  richement  décorés.  Le  cortège 
s  ouvrait  par  les  membres  du  comité  de  Ja  fèlo 
avec  leurs  hàious  blancs.  Ce  cortège  se  com- 
posait de  bourgeois  notables  de  Slulleard. 

Après  eux  venaient  la  musique  jouant  une 
marche  de  fèlecompos-e  .i  cette  occasion  par 
le  maiire  de  chapelle  Kiibner;  des  membres  des 
sociétés  de  chant  qui  prenaient  part  à  la  fêle  ; 
ceux  de  .'Vlarbaeli,  la  petite  ville  où  Schiller  es! 
né,  étaient  placés  à  la  lèle  de  ces  sociétés  :  la 
place  des  antres  av.Tii  été  désignée  par  le  sort. 
Puis  venaient  un  autre  corp^  de  musique:  là 
société  de  cliant  des  dames  de  Siullsard  ,  ha 
porteurs  du  document  qui  renielMil  à  la  villn 
le  monuinei.t  de  Scliiller  ;  la  société  de  Schil- 
ler, des  députes  de  dilTércnles  villes  allcmao- 
tles,  de  5layence,  Ueiniar.  .M,Tnheini.  .Nurem- 
berg, cic.  :  malIre  Cornélius,  le  conseiller  de 
consistoire  Nieîliamiiier  el  le  conseiller  intime 
et  nrcliilecle  célèbre  ^Vlcllckillç  ,  député  |do 
Munich;  le  bingraplie  de  Schiller,  recteur  HolT- 
meisler,  député  de  Kreu/iiacb  :  le  représenlint 
lie  I  T.cosse  liruce.  et  le  brillani  poèic  el  li.i- 
diiclcur  de  don  Cnrlof,  le  représenlant  do  l.i 
Uus-ie,  prince  riorlscb.-'kolT;  M.  le  baron  de 
r.eiffenberp,  le  député  de  I.i  Bc'giquc  ;  des 
élrangers  de  dislinclion  de  tous  les  pays  de 
rEuro|ic.  Vis-à-vis  de  la  Irihuiie  du  moiiumeiit 
cl  appuyée  à  rancieii  rbà:e,in  .  s'élevait  la 
grande  tribune  d  honneur,  où  l'on  reniarquAil 
deux  fils  de  Schiller.  Charles,  mai  re  de  f.  lèis 
à  Uoltwcill ,  cl  E'iicîl .  conseiller  à  la  ccur 


—  506  — 


il'appcl  (le  Cnloune,  ainsi  que  le  gendre  do  grand 
poiMe,  M.  de  tileiciien,  le  jeune  prince  d'Orange, 
les  niiuislres  cl  liauls  fouclionnaires,  les  dépu- 
lalions  <les  élals,lc  corps  diplomatique  ,  une 
di  pulalioii  de  l'ancienne  école  de  Charles  d'où 
^olll  sorlis  beaucoup  d'hommes  dislingoés,  et 
Moniinc'-nient  Schiller  el  Cuvicr  ;  un  des  m.iilres 
de  Schdlcr,  le  colonel  de  Rœscli,  vieillard  en- 
core (rcs-vigiiureux  de  quaire-vingl-seize  ans. 
(On  n'avait  pu  trouver  un  seul  membre  du  ré- 
giment d'Augé auquel  Schiller  avait  appartenu, 
comme  médecin  militaire  ;  ce  régiment  parait 
élcirit  jusqu'au  dernier  homme.) 

Kii  donii-cercle  autour  du  monument  se  trou- 
vait la  vasie  tribune  pour  les  sociétés  de  chant  ; 
dc-i  dames  brillantes  de  beauté  et  de  jeunesse 
occupaient  les  premières  places  vis-à-vis  do 
monument  du  chantre  de  la  Dignité  des  Femmes. 
A  droite,  le  magistrat  et  le  comité  des  manda- 
tares  communaux  ;  à  gauche  ,  la  société  de 
Schiller ,  les  tailleurs  de  pierres  et  maçons 
constructeurs  do  monument ,  mailres  et  compa- 
gnons en  habits  d'honneur  avec  les  instrumens 
de  leurs  professions;  l'arrière  fond  que  for- 
maient les  drapeaux  groupés  artislement,  olTrait 
un  coupd'œit  très-pittoresque.  L'on  distinguait 
hurlout  celui  li'L'tm.  Cette  ville  est  peut  être  la 
seale  en  Allemagne  dont  la  société  de  chant 
subsiste  sans  interruption  depuis  le  temps  des 
HobenstHofTeD. 

A  onze  heures  l'on  commença  à  chanter  la 
cantate  de  la  fête.  Aux  derniers  Ions  de  cette 
composition,  un  enfanljde  douze  ans,  l'unique 
petit-fils  de  Schiller,  loucha  au  voile  qui  cou- 
vrait la  statue,  un  vent  léger  l'enleva  et  le  chef- 
d'œuvre  de  Torwaldsen  se  montra  aux  specta- 
teurs... L'Allemagne  avait  rempli  ses  devoirs 
envers  un  de  ses  plus  grands  hommes.  Ce  mo- 
ment était  vraiment  grandiose,  sublime La 

grosse  cloche  sonnait  en  l'honneur  du  poète  de 
la  Cloche....  Bientôt  toutes   les  campanilles  de 

la  ville  réunirent  leurs  sons  à  la  sienne Les 

trompettes  et  les  tambours  retentissaient  au 
loin,  elles  innombrables  masses  de  spectateurs 
qui  remplissaient  non  seulement  les  tribunes 
où  il  y  avait  place  pour  5  OCO  personnes,  et 
toute  la  place  de  la  fête,  mais  même  les  fenêtres 
et  jusqu'aux  toits  des  maisons  environnantes, 
s'écriaient  avec  un  indicible  enthousiasme  : 
Honneur  à  Schiller!  Honneur  au  génie!  Vive 
l'Allemagne!  etc.  Sans  doute  jamais  le  souve- 
nir de  ce  moment  solennel  ne  s'efTacera  de  la 
mémoire  de  ceux  qui  en  ont  été  témoins.  Le 
roi  de  Wurtemberg,  qui  se  trouvait  à  une  des 
fenêtres  du  palais,  applaudissait  vivement. 

Peu  après  l'immense  chœur  des  spectateurs 
entonna  le  chant  :  «  Qu'est-ce  qui  aujourd'hui 
anime  nos  cœurs?»  Gustave  Schwab  se  plaça 
sur  les  marches  du  monument  et  prononça  un 
discours  dont  cous  traduisons  la  fin. 

«  La  place  où  nous  nous  trouvons ,  s'écria 
l'orateur,  le  son  des  cloches,  dont  Schiller  nous 
a  traduit  le  langage  en  vers  divins,  et  qui ,  au 
moment  où  sa  noble  figure  se  découvrit  à  nos 
yeux,  a  rendu  témoignage  de  lui;  toutes  ces 
circonstances  solennelles  ne  portent-elles  point 
nos  idées  vers  celui  dont  nous  ne  nomnions  pas 
le  nom  ici,  parce  qu'un  nom  lui  est  donné,  qui 
est  élevé  au  dcusus  de  luus  les  noms!  En  vérité, 
rien  ne  nous  dispose  pins  à  l'adoratiou  du  Dieu 


éternel  que  l'apparition,  l'avènement  du  génie 
devenant  homme  sur  la  terre.  Sans  doute  un 
champ  immense  reste  ouvert  au  développement 
graduel  dans  le  domaine  de  ce  qui  se  produit 
ici-bas  ;  mais ,  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  , 
l'Esprit  éternel  le  fait  apparaître  parmi  nous 
hors  de  toutes  conditions  de  temps;  le  moment 
incompréiicnsible  le  donne  ,  il  tombe  des  nues, 
comme  l'a  dit  notre  poète.  Ucs  événemcns  peu- 
vent être  prédits,  annoncés,  mais  pas  des  gé- 
nies ;  aucune  philosophie  ne  possède  un  oracle 
pour  leur  apparition;  la  volonté  impénétrable 
prononce  sou  lainement  son  :  Devenez]  à  leur 
égard.  L'esprit  de  Schiller  appartient  à  cette 
source  primitive  el  éternelle.  Le  corps  mortel 
qui  renfermait  cet  esprit  impérissable  était 
œuvre  et  scène  de  la  divine  sagesse.  Aussi  celui 
qui  devant  ce  monument  admire  et  exprime 
des  seulimens  de  reconnaissance,  rend  hom- 
mage et  glorification  à  celle  sagesse.  » 

Ce  discours  terminé  ,  les  sociétés  de  chant 
firent  entendre  l'hymne  ;  Frères,  entonnons  le 
chant  de  consécration. 

Ensuite  le  document  de  la  remise  du  mona- 
ment  à  la  ville  fut  présenté  aux  autorités  com- 
munales, et  diUérens  chants  terminèrent  la 
fête. 

Un  banquet  eut  lieu  ensuite  au  Musée.  Le 
bourgmestre  de  Slullgard  offrit  le  diplôme  de 
bourgeois  d'honneur  au  conseiller  de  Ueim- 
beck ,  président  du  comité  du  monument  de 
Schiller.  Des  toasts  furent  portés  au  roi  el  à  la 
famille  royale  ,  aux  mânes  de  Schiller  (  par  W. 
Meuzel  ).  M.  Ernest  de  Schiller  répondit  au  nom 
de  sa  famille  par  quelques  phrases  touchantes 
bien  terminées  par  une  citation  tirée  d'un 
poërae  de  Schiller. 

Des  feux  de  Bengale  illuminaient  le  soir  la 
place  du  monument. 

Le  caractère  général  de  la  fêle  de  Schiller 
était  :  Une  consécration  de  l'art  par  le  chant 
populaire.  La  fêle  qui  le  toir  vint  se  joindre 
à  celle  du  jour,  marqua  encore  mieux  ce  carac- 
tère. La  niasse  du  public  étranger  ou  de  la  ville 
se  divisa  en  sociétés  particulières, et  parmi  ce  les- 
ci  la  plus  intéressante  était  celle  de  la  ville  de 
Weisseubourg.  Là,  sur  une  des  hauteurs  qui 
dominent  Stultgard,  qui  offre  un  magnifique 
point  de  vue  de  toute  la  vallée  avec  sa  bordure 
d'innombrables  vignobles ,  ses  jardins  ,  ses  pa- 
lais et  ses  maisons,  là  se  rassemblèreeit  les  ar- 
tistes pour  fêter  la  présence  des  deux  grands 
maîtres,  Cornélius  el  Sleigmaier.  Peu  à  peu  les 
sociétés  de  chant  se  rattachèrent  à  eux.  Elque 
l'on  se  figure  la  joie  unanime  lorsque  Cornélius 
se  leva  en  qualité  de  Musagète  elque  les  chan- 
teurs se  joignirent  à  lui  comme  chœur.  La  fêle 
devint  de  plus  en  plus  brillante  el  se  prolongea 
jusqoes  vers  le  retour  de  l'aurore. 

La  foule  d'étrangers  qui  se  pressait  à  Slalt- 
gard  le  jour  de  la  fête  était  extraordinairement 
grandf.  Le  monument  de  Schiller  se  montrait 
aux  vitrines  sous  toutes  les  formes,  en  gravure, 
en  sculpture,  en  peinture,  sur  de»  tabatières,  en 
sucre,  sur  des  rubans  (chaque  député  à  la  fête 
portait  un  de  ces  rubans  ).  Une  traduction  fran- 
çaise d'un  choix  de  poésies  de  Schiller  ,  par 
Bonafon  ,  trouva  beaucoup  d'acheteurs  parmi 
les  spectateurs  venus  de  la  France.  Le  jeune 
prince  d  Orange  voulut  que   le   souvenir  qu'il 


avall  représenté  la  vieille  Néerlande  à  la  fêle 
de  Scliil  er  se  perpétuât,  el  envoya  à  cet  effet 
une  somme  de  2,(U10  florins  aux  autorités  com- 
munales, comme  capital  d'une  fondation  pour 
les  pauvres.  Le  Courrier  allemand  reproduit , 
en  forme  d'introduction  à  la  fête,  un  discours 
du  docteur  Scholt,  qui  esquisse  les  senlimms 
politiques  de  Schiller,  un  amour  enthousiaste 
de  la  liberté  s'nnissant  à  un  intime  attachemeut 
à  l'ordre  dans  la  liberté.  Il  prouve  qu'aussi  à 
cet  égard  Schiller  doit  servir  de  modèle  el 
d'exemple  au  peuple  allemand.  Outre  plusieurs 
citations,  nous  trouvons  dans  ce  discours  les 
vers  célèbres  du  grand  poète  : 
Den  Mensch,  etc. 

«  L'homme  est  créé  libre.  Ne  vous  laissez  pas 
effrayer  par  les  clameurs  de  la  populace  ,  par 
les  abus  des  fous  furieux.  Uevaut  l'esclave  qui 
brise  ses  chaînes  tremblez  ,  mais  ne  tremblez 
pas  devant  l'homme  libre.  » 

L'Erwinia  dil  :  «  Chacune  des  grandes  na- 
tions qui  dirigent  de  nos  jours  la  marche  de  la 
civilisation  a  ses  mérites  particuliers  ;  il  est  in- 
contestable que  parmi  ceux  de  l'Allemagne  se 
trouve  celui  de  pouvoir  donner  des  fêles  popu- 
laires d'un  genre  inimiiable  partout  aillears  1  » 
(  Constitutionnel.  ) 


DES 

PRODUITS  DE  L'INDUSTRIE. 

(Troisième  article.) 

Notre  longue  lutte  avec  les  machines  est  ter- 
minée, les  plus  iipportantes  ont  été  analysées  avec 
soin,  et  nous  avons  usé,  avec  celles  qui  ne  nous 
semblaient  aucunement  utiles,  de  l'extrême  poli- 
tesse du  silence;  pendant  huit  jours  nous  avions 
la  tète  remplie  de  bi'uits  étranges.  A  toutes  les 
questions  nous  répondions  :  bielle,  balancier,  vo- 
lant, turbine  ou  manivelle;  maintenant  nous  quit- 
tons le  champ  de  bataille,  mais  comme  le  Parlhe, 
en  décochant  en  arrière  quelques  derniers  traits. 

Un  monsieur,  dont  le  nom  importe  peu,  je 
pense,  nous  a  fait  un  reproche  de  n'avoir  pas 
parlé  de  certain  coffre  fort  qui  enferme  le  vo- 
leur dans  une  grille  circulaire ,  dés  que  celui-ci 
cherche  à  forcer  la  serrure.  Nous  n'avons  rien 
répondu  ,  mais  voici  ce  que  nous  aurions  pu  ré- 
pondre :  toutes  ces  misérables  inventions  nous 
semblent  niaises,  puériles.  Et  les  éloges  que  nous 
avons  prodigués  avecjusiicc  à  MM.  Ch.Kœklin.Tay- 
lor,  Schhiniberger  et  compagnie,  pour  les  admira- 
bles macliinesdontilsontdoté  l'industrie,  leur  sem- 
bleraient de  bien  mince  valeur,  si  nous  allions 
inscrire  dans  nos  colonnes  le  nom  d'un  inutile  à 
côté  de  leurs  noms  désormais  impérissables  ,  et 
dès  aujourd'hui  tout  aussi  glorieux  que  celui  de 
Watt. 

Ce  que  nous  voulons  avant  tout,  c'est  l'atililé  ; 
et  nous  donnerons  encore  une  preuve  de  notre 
impartialité,  en  nous  arrêtant,  avantdepasser  à  la 
seconde  division  ,  auv  espagnolettes  pantoclies 
(  ferme-tout  )  de  M.  Andriot,  exposées  sous  le 
n"  1087. 

Les  anciennes  espagnolettes  ont  plusieurs  gra- 
ves défauts ,  elles  soiu  souvciaincmcnt   laides  , 


->  SOT  — 


Irtlf  poids  énorme  disloque  les  assemblages  du 
tfiàsàis,  elles  bfisent  souvent  les  carreaux  et  le 
crochet  de  la  tringle  ne  manque  presque  Jamais 
de  déchirer  les  draperies.  Jusqu'à  ce  jour  pilu- 
sicurs  essais  avaient  été  tentés  pour  remédier  à 
tous  ces  inconvéniens,  mais  plusieurs  des  remè- 
des offerts  étaient  pires  que  le  mal ,  tandis  que 
d'autres  étaient  d'un  trop  grand  prix.  M.  Andriut 
avait  un  triple  problême  à  résoudre  :  solidité  , 
Commodité,  économie.  Il  y  est  parvenu  au  moyen 
d'uH  mécanisnlc  fort  simple ,  et  de  plus  ses  espa- 
gnolettes pantoclies  se  font  remarquer  par  l'ex- 
trême élégance  des  formes.  Le  système  de  M.  An- 
di-jot  consiste  en  une  seule  tringle  qui  re(;oit  et 
aitirê  uH  crochet  posé  sur  le  châssis  dormant. 
Celte  tringle  appliquée  et  nori  irtcrustée;  comme 
dans  certaine  combinaison  moderne,  ne  peut  af 
faiblir  le  bois;  en  s'accrocbant  par  le  haut  et 
en  descendant,  elle  rend  la  fermeture  de  la  fenê- 
tre plus  solide,  puisque  toute  oscillation  tend  à 
l'affermir,  et  que  la  fenêtre,  ainsi  accrochée,  reste 
pour  ainsi  dire  suspendue, et  se  trouve  par  consé- 
quent dégagée  de  son  propre  poids  et  de  celui  de 
tout  l'appareil, 

tJar  le  flioyen  de  cet  accrochemcnt,  la  fenêtre 
étaht  attirée  plus  énérgiqnement  par  le  haut  vers 
son  châssis,  tcllfe  de  la  jilus  haute  dimension 
peuvent  être  saisies  de  loin  ,  crt  donnant  au  cro- 
chet autant  de  puissance  de  rappel  qu'on  le  veut 
sans  déchirer  les  draperies. 

Le  moteur  se  prête  à  toutes  les  formes  d'élé- 
gance, et  les  architectes  pourront  facilement  s'en 
convaincre  en  se  transportant  dans  les  ateliers  de 
M,  Andrioi,  rue  Rochechouart,  3.5,  où  nous  avons 
remarqué  de»  espagnolettes  en  volutes  et  en  for- 
me d'ange  d'un  goût  exquis,  , 

Et  maintenant  élançons-nous  de  plein  vol  dans 
la  deuxième  division.  Me  voici  au  milieu  de  la 
quadruple  galerie,  et  le  titre  objets  divers  bruit 
à  mon  oreille  comme  un  tintement  de  mauvais 
augure.  Ohjets  divers,  c'est-à-dire  des  poupées , 
des  Heurs,  des  lapins  embaumés,  des  bilierons  , 
des  boutons,  des  plumes,  c'est-à-dire  pêle-mêle  , 
brouhaha,  confusion.  Ici  je  m'accroche  à  des  ha- 
meçons et  autour  de  moi  des  corsets  de  toutes 
formes  tournent,  tournent,  tournent.  Là-bas  le 
squelette  de  M.  Auzoux  grimace  affreusement, 
ici  une  fennne  à  peine  voilée  de  mousseline  trans- 
parente (une  femme  en  cire  il  est  vrai)  me  sourit 
avec  coquetterie,  voici  des  chapeaux  pleins  d'eau, 
des  souliers  imperméables,  voilà  des  savons  et 
des  produits  cbimi(|ues.  Par  où  comuicnrerai-je  ? 

Un  bon  tacticien,  me  dit  une  voix  intérieure, at- 
taque d'abord  les  ouvrages  avancés.  Je  me  re- 
tourne vivement ,  à  ma  gauche  est  un  billard,  à 
ma  droite  une  œuvre  admirable,  une  œuvre  d'art, 
de  science,  de  patience  et  de  goût  ;  les  antiqui- 
tés romaines  du  midi  de  la  France ,  exécutées  en 
liège  à  l'échelle  d'un  centimètre  par  mètre,  par 
M.  Auguste  Pelet,  l'antiquaire  et  l'artiste. 

Vous  connaissez  tous  comme  moi  Nîsmcs,  l'an- 
tique Uome  des  Gaules,  la  ville  des  Camisards,  la 
ville  méridionale ,  si  fière  de  son  riche  écrin 
d'antiquités.  Mais  beaucoup  d'entre  vous  ont  en- 
tendu dire  et  n'ont  pas  vu.  Uegarde?.  tous  ces  mo- 
dèles. Rien  n'y  est  oublié,  M.  Telei  a  compté  les 
tronçons  de  colonne,  calculé  leurs  inriinaisous, 
guiyi  scrupuleusement  les  ondi4la(ions  jlc  K"is 


capricieuses  lézardes  ;  voyez  ce  petit  arbuste  dont 
un  oiseau  peut-être  a  laissé  tomber  la  graine  sur 
le  dôme  d'un  mausolée  ;  il  a  vu  passer  des  ban- 
des armées  de  protestans  et  de  catholiques ,  et 
M.  Peïet  a  reproduit  l'arbuste ,  témoin  de  nos 
orages,  et  qui  ne  s'émeut  que  des  tempêtes  du 
ciel. 

Là,  ce  sont  les  bains  d'Auguste;  l'empire  ro- 
main a  passé,  comme  un  beau  songe,  le  palais 
s'est  écroulé  comme  l'empire,  et  la  petite  source 
coule  encore  et  alimente  ces  lacs  d'une  eau  calme 
et  limpide. 

Remarquez  l'amphithéâtre  de  Nismes ,  ces  gra- 
dins où  24,000  spectateurs  assistaient  à  des  mas- 
sacres d'hommes  et  de  bêtes  féroces ,  et  tout  tâ- 
chés du  sang  des  premiers  martyrs  :  au  dessus 
dos  gradins,  ces  tours  bâties  par  lesVisigoihs,  qui 
firent  des  ardues  de  gladiateurs,  des  arènes  sé- 
rieuses où  ISoine  fut  vaincue;  ces  pierres  noires 
et  calcinées  gardent  la  mémoire  de'  Charles- 
Martel  qui  chassa  les  Sarrazins.  Que  de  souve- 
nirs! Rome  y  donna  des  spectacles  sanglans, 
Rome  y  tomba  et  un  Visigolh  lui  mit  le  pied  sur 
le  front.  Le  christianisme  y  triompha.  La  domi- 
nation passagère  des  Sarrazins  y  fut  ellacéepar 
les  llammes  de  Charles-Martel,  et  ces  voûtes  ont 
entendu  le»  imprécations  des  protestans  contre 
Louis  XIV, 

Un  peu  plus  loin,  c'est  la  maison  carrée,  le 
parthénon  de  la  Gaule,  monument  pour  lequel  je 
réclamerais,  moi,  l'étui  de  Charles-Quint.  Et  puis 
le  pont  du  Gard  jeté  hardiment  d'une  montagne  à 
l'autre  au  dessus  d'une  vallée  de  300  mètres  de 
largeur ,  au  fond  de  lar]uel]e  coule  un  ruisseau , 
le  Gardon. 

Le  pont  à  triple  étage  d'arches  snperposées , 
dont  la  réalité  grandiose  dépasse  les  rêves  de  l'i- 
magination. Et  la  tour  Maque,  et  les  arcs  de  triom- 
phe et  rampbithéâlre  d'Orange,  enfin  tous  les  dia- 
mans  épars  sur  le  sol  de  France,  réunis  en  fa- 
mille. 

Oh!  si  j'étais  riche  !  si  j'étais  riche  !  Mais  une 
telle  œuvre  appartient  de  droit  au  pays ,  et  sa 
place  est  marquée  d'avance,  dans  une  de»  grandes 
salles  vides  de  la  Bibliothèque  royale. 

Ah!  salut  au  billard  aux  poissons  rouges,  et 
merci  cent  fois,  monseigneur  le  fabricant,  d'avoir 
placé  comme  un  contraste  le  grotesque  à  côté  du 
beau.  Si  j'étais  ce  que  vous  êtes  je  ne  m'airêlerais 
pas  en  si  beau  chemin,  je  remplacerais  lis  quatre 
pieds  du  billard  par  quatre  éluves  ou  chauffe- 
doux  ,  au  lieu  de  poissons  rouges  je  mettrais  des 
carpes  (|ui  cuiraient  au  coiirt-liouillon,  et  s"us  la 
table  du  billard,  j'entasserais  des  œufs  qui  éclo- 
raient  sans  incubation.  Pensez-y. 

Voici  un  autre  billard  à  l.S.OOO  fr. ,  c'est  peu 
en  vérité,  et  à  ce  sujet  je  veux  vous  conter  une 
chose  que  vous  ignorez. 

H  existe  de  par  le  monde  un  homiiic  qui  passe 
sa  vie  à  fabriquer  lui  aussi  des  meubles  antiques  ; 
ne  souriez  pas  et  veuillez  m'écouter  jusqu'au  bout. 
Ce  fabricant,  artiste  et  homme  de  goût  à  la  fois . 
a  nom  Mnnbro.  Visitez  le  riche  bazar  qu'il  s'entête 
à  appeler  nuidestement  un  magasin  ;  de  toutes 
parts  vous  verrez  des  meubles  admirables,  là  des 
prie-dieu  en  chêne  sculpté  avec  tant  de  délicatesse 
que  l'on  craint  que  le  souille  n'en  brise  les  liiies 
aiguilles,  des  tables  à  colonnes  torses  en  chêne  , 
««;»  l""tcuil3  et  des  chaises  de  châtelaines,  des 


meubles  incrustés  de  cuivre  et  d'écaillé.  Le  moin- 
dre chef-fl'œuvre  de  tous  ces  chefs-d'œuvre  ferait 
honte  à  vos  lourdes  magnificences.  Monbro  vous 
dira  comment  on  peutréanir  le  beau,  le  solide  et  le- 
bon  marché.  Voici  son  secret  :  il  ne  s'amuse  pas- 
à  faire  sculpter  du  chêne  par  des  ouvriers  mal 
habiles;  pour  exécuter  un  balnit  ou  un  dressoucr 
hors  de  prix,  et  dont  les  ciselures  n'auraient  ja- 
mais la  naïveté  des  ciselures  du  moyen-âge,  Mon- 
bro voyage,  et  véritable  Cuvier  des  meubles  anti- 
ques, il  recueille  partout  les  membres  épars  ;  ici 
des  panneaux,  là  des  frises,  des  colonnes,  plus 
loin  des  incrustations  qu'il  applique  sur  du  lK>is 
neuf. Quand  il  a  réuni  ses  matériaux,  il  étudie  et 
puis  il  rejoint  tous  ces  membres  non  pas  au  ha- 
sard mais  après  de  longues  méditations  :  il  rend  à 
une  feuille  l'extrémité  qu'elle  a  perdue,  à  un  ché- 
rubin ses  ailes,  à  un  satyre  ses  pieds  de  bouc;  it 
ne  fabrique  pas,  il  restaure  ;  quand  un  modèle 
eslbeau,  il  le  moule,  et  à  force  de  soins  il  crée. 
Chez  lui  tout  est  beau,  rien  n'est  cher.  Et  si  l'on 
s'étonne  de  quelque  chose  après  avoir  causé  avec 
lui,  ce  n'est  plus,  je  vous  assure,  de  ses  résultats 
magnifiques,  mais  de  la  modicité  des  prix.  Allez 
chez  lui  rue  Basse-du-Remparl,  allez-y  de  ma  part 
si  vous  voulez,  et  demandez  lui  des  modèles.  Avant 
peu  d'années,  tous  nos  artistes  voudront  avoir  des 
ameublemens  de  Monbro,  et  ils  ne  seront  pas  ar- 
rêtés, comme  chez  les  marchands  d'antiquailles  , 
par  l'exagération  des  prix. 

\'ous  voyez  que  si  nous  savons  blâmer ,  nous 
savons  louer  aussi. 

Tout  en  faisant  ces  réflexions  j'étais  arrivé  en 
face  des  produits  chimiques ,  et  je  me  frottais  les 
mains  avec  joie;  j'étais  là  dans  mon  centre,  car 
moi  aussi  je  suis  quelque  peu  chimiste.  Tout  à 
coup  il  me  sembla  qu'un  voile  s'étendait  sur  tous 
les  objets  divers,  les  corsets  cessèrent  de  tour- 
ner; je  me  trouvai  seul  et  Barruel  m'apparut. 

C'était  bien  lui  avec  sa  redingote  jaune  et  son 
lai^e  gilet.  .le  reconnus  bien  ses  traits  à  la  fois 
graves  et  sardoniques  ,  son  œil  perçant,  son  large 
front  et  ses  lèvres  dédaigneuses ,  d'où  tombèrent 
comme  des  oracles  tant  de  paroles  que  les  plus 
savans  accueillirent  en  disant  tout  bas  comme  les 
disciples  d'Aristofe  :  Le  maître  l'a  dit. 

—  Maître,  dis-je  tout  ému.  maître,  je  tous 
croyais  mort .  et  j'ai  bien  souffert  en  voyant  par- 
tir ainsi  pour  l'autre  monde  un  vieil  ami  de  mon 
père.  Dieu  a  donc  eu  pitié  de  la  science,  et  il  a 
permis  une  résurrection.  Puisque  vous  êtes  là  je 
n'ai  plus  qu'à  me  taire  et  j'écoute  :  dites-moi  ce 
qu'il  y  a  de  bien  parmi  tous  ces  produius  chimi- 
ques ,  ce  qu'ont  de  remarquable  ces  prussiates  de 
potasse ,  ces  bi-carbonates  de  soude ,  ces  sulfates 
de  quinine,  celle  salicine:  ^oi^■i  mon  crayon  et 
mon  calepin,  faites-moi  l'aumône  d'une  phrase, 
je  l'insérerai  dans  mon  journal  et  je  signerai, 
B.uruel  di.iil. 

Tout  en  parlant,  je  remarquai  sur  sa  figure  une 
expression  de  malice  qui  sentait  bien  l'autre 
monde;  sans  mot  dire  il  prit  mon  calepin ,  en 
déchira  une  feuille ,  écrivit  dessus ,  me  la  rendit 
et  disi>arut. 

A  toutes  mes  questions  voici  sa  réponse  ;  elle 
e,<t  d'un  laconisme  diabolique:  Rien. 

Les  corsets  se  reiiiottaient  à  tourner.  Afin  d'en 
être  tout  de  suite  débarrassé  je  marchai  droit  à 
eux;  en  un  instant  je  fus  assailli  de  prospectus  : 


—  ÔOS 


sur  l'iin  je  lis  corsets  sans  goussets,  sur  l'autre 
corsets  iiicraniqucs,  corsets  à  jour,  corsets  en  sa- 
tin, corsets  sans  épaiilettes,  corsets  à  boucles  ;ju- 
^'ez  (le  mon  embarras?  Mais,  voici  la  rélle\ion 
que  je  me  lis  à  part  moi  :  les  dames  doivent  s'y 
connnaitre,  écoutons  leurs  observations  et  consi- 
pnons-les.  De  l'euillelonnlste  je  deviens  éclio  et  je 
coiisialoà  la  presque  unanimité  comme  dignes  de 
préférence  les  corsets  Josselin,  rue  de  la  Paix,!.". 
(,)uil(|»'un,  et  je  ne  sais  pas  quel  est  ce  mal- 
honnête, a  défini  ainsi  la  li^ne  :  un  instrument 
ayant  un  hameçon  à  un  bout,  un  inibécille  à  l'au- 
tre. Mais  voici  venir  M.  Krcsz  avec  ses  lignes  à 
baïonnettes,  et  le  proverbe  n'est  plus  vrai.  Les 
ligues  de  M.  Kresz  iiomin"''es  lignes  à  baïonnettes 
il  cause  du  mécanisme  d'ajoûtage,  sont  d'un  poids 
cll'ravant;  elles  servent,  il  l'st  vrai,  à  pédier  les 
truites,  et  il  sullit  de  quatre  hommes  pour  enlever 
un  poisson  d'une  livre  ;  ipiant  au  menu  fretin 
«pli  veut  mordre  à  l'hameçon,  ça  ne  compte  pas. 
De  tout  ceci  je  conclus  qu'une  ligne  est  un  instru- 
ment ayant  nn  hameçon  à  un  bout  et  quatie  im- 
béiilks  ù  laulre.  Il  y  a  évidemment  progrés. 
CiiORGES  Janétv. 


fîlcliinçics,  faits  turicuit. 


Le  MÉ>i:riiiER  millionnaire.  —  Stéplian 
Schneidorlc,  c'est  le  nom  d'un  vieil  amateur  de 
musique  qui  ^i  .ni  de  nioioir  à  Vienne,  laissant  à 
peu  près  pour  un  million  de  fortune.  Jusqu'à  l'âge 
de  vingt-huit  ans,  il  avait  été  ménétrier  de  village 
aux  environs  de  Prague,  en  Bohème.  Ln  lot  ga- 
gné à  la  loterie  de  Francfort  introduisit  un  chan- 
gement complet  dans  sa  position.  Il  vint  s'établir 
à  Vienne,  et  se  livrant  entièrement  à  son  goût 
pour  la  musique  ,  réunit  chaque  soir,  dans  sa  mai- 
son ,  tous  les  artistes  distingués  de  cette  capitale. 
Il  grossit  en  même  temps  sa  fortune  par  quelques 
solides  opérations  commerciales:  mais  il  conserva 
jusqu'il  la  (in  de  ses  jours  la  même  siiii|)li(:ité  de 
mieurs;  et  jamais  le  moindre  sentiment  d'orgueil 
ne  vint  s'emparer  de  son  âme.  Parmi  les  objets 
dont  se  compose  sa  riche  succession,  on  vient  de 
trouver  une  boî;e  en  buis,  gai  nie  d'argent  et  ren- 
f:'rmant  une  de  ses  vieilles  clarinettes,  patrimoine 
ordinaire  de  nos  pauvres  aveugles  nomades.  Uans 
l'intérieur  du  couvercle  de  la  boîte ,  on  lit  ces 
mots  écrits  en  gros  caractères  :  «  Sléphan  Schnei- 
ilerle  !  que  cet  instrument  te  rappelle  sans  cesse 
la  première  profession.  •<  Ine  parente  éloignée, 
mercière  de  son  étal,  parait  jusqu'à  présent  l'uni- 
qo.c  héritière  du  défunt  millionnaire. 

Le  comte  b'esi'Agxe.  —  Nous  lisons  dans  un 
journal  de  Barcelonne  :  «  Vers  la  fin  du  siècle 
dernier,  M.  Gousserani,  français,  habitait  un 
vdl.ige  du  comté  de  Foix,  nommé  .St-(iau(lens. 
11  avait  épousé  une  demoiselle  appartenant  comme 
lui  h  une  famille  noble  ,  et  en  eut  dcu\  fils  et 
dcuv  lilli's.  Il  eut  aussi,  hors  de  son  mariage, 
ileuv  autres  fils,  appelés  Dominique  et  Louis,  que 
leur  père  légitima  après  la  mort  de  ses  quatre 
I  rèiiiiers  enfans.  lin  17'J3,  dans  le  fort  de  la  ré- 
volution française,  M.  Gousserant  fut  mandé  à 
P.. ris  et  f;it  gu.lloiiiié.  Sesdeuv  lil.s,  redoutant  le 
sort  de  leur  père,  éaiigrerent  en  Lspagiic  et  pri- 
icnldu  icrvicc   dans  le  régiment   diiilaiitere  de 


Valdespin,  qui  s'organisait  à  Barcelonne.  Domi- 
nique Gousserant  fut  nommé  d'emblée  sergent  en 
premier,  et  Louis,  son  frèrey  sergent  en  second. 
Avant  la  fin  de  la  guerre  de  1795,  ces  deux  jeunes 
gens  étaient  déjà  ollicicVs,  et  lorsque,  quelque 
temps  après  la  paix,  ce  régiment  fut  licencié  à 
Cadix,  ils  passèrent  dans  le  régiment  de  Bour- 
bon oii  ils  firent  lapiilement  leur  chemin.  Do- 
minique Gousserant  demanda  au  roi  Charles  IV 
de  lui  accorder  la  faveurde  porter  son  nom  royal, 
et  pour  nom  de  famille  celui  de  la  monarchie.  Le 
roi  lui  ayant  accordé  sa  demande,  il  prit  le  nom 
de  Don  Carlos  (t'Esiiagne.  Déj'i,  en  182G,  on 
avait  airiché  à  la  porte  de  son  hôlel,  à  Madrid,  un 
placard  dans  lequel  on  lisait  :  Carlos  Esiuina, 
comte  d'Espagne,  grand  d'Espagne  et  rien 
d'Espagne.  De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  que 
le  comte  d'Kspagnc  n'est  autre  que  M.  Dominique 
Gousserant. 

—  Nous  lisons  le  fait  suivant  dans  le  rapport 
présenté  à  l'Académie  française  par  AI.  Etienne  : 

<i  François  Poyer,  conducteur  d'un  cabriolet 
de  remise  qui  stationne  depuis  dix  ans  à  l'Hôiel- 
dcs-Fermcs,  rue  de  Greiielle-Saint-lloiioré,  s'est 
toujours  fait  remarquer  dans  sa  profession  par 
une  conduite  régulière  et  par  des  iiiccurs  irrépro- 
chal)lcs.  11  est  marié ,  il  a  quatre  enfans ,  et  n'a 
pour  soutenir  sa  famille  rpie  le  salaire  ipintiilien 
(pi  il  reçoit  du  propriéiairedesa  voiture.  Lu  1829, 
une  dame  vint  mettre  son  jeune  fils  en  sevrage 
chez  lui  ;  le  premier  mois  fut  payé  d'avance,  mais 
de  long-temps  la  mère  ne  revient  plus,  et  l'enfant 
aliandoiiné  reste  à  la  charge  d''  Poyer,  dont  le 
travail  sullit  à  peine  à  nourrir  et  à  élever  les  siens: 
mais  il  n'iiésiie  pas  à  en  garder  un  riiupiiènie,  il 
siippiiiiie  le  vin  de  ses  repas  pour  subvenir  à 
celte  nouvelle  dépense. 

Il  Après  deux  ans,  la  mère  du  pauvre  enfant 
reparaît  enfin  ,  mais  pour  le  réclamtr.  Un  s'en 
sépare  avec  peine,  on  le  lui  rend  sans  exiger  un 
juste  salaire;  mais  quand,  quelques  jours  après, 
Ihonnète  conducteur  vint  s'informer  rie  la  santé 
de  son  petit  Louis ,  la  mauvaise  mère  se  trouble  , 
elle  balbutie  et  répond  avec  embarras  que  la  veille 
elle  a  envoyé  son  fils  dans  les  environs  rie  Tours 
chez  de  riches  parcns  qui  ont  promis  d'en  pren- 
dre soin.  La  tendresse  de  Poyer  s'inquiète,  il 
soupçonne  un  mensonge,  il  va  s'informer  à  toutes 
les  voitures  publiques  et  s'assure  qu'aucun  enfant 
n'est  parti  pour  Tours  à  l'époque  désignée.  Infa- 
tigable dans  ses  recherches,  il  apprend  qu'il  en  a 
été  exposé  un  aiiv  portes  de  la  Préfecture  de  po- 
lice; que  de  là  il  a  été  Iransféré  à  l'hospice  des 
Ijifans  Tiouvi^s.  Il  y  court  et  reconnaît  son  pau- 
vre nourrisson  ,  faible ,  soutirant ,  menacé  de  per- 
dre la  vue  ;  il  le  réclame ,  il  veut  reprendre  son 
bien  ;  mais  les  réglemens  s'y  opposent  :  ils  exi- 
gent qu'à  sa  majorité  une  somme  de  250  fr.  lui 
soit  assurée  par  contrat. 

■>  Que  faire?  Poyer  désolé  consulte  sa  famille; 
elle  approuve  sa  résolution,  et  le  lendemain  l/i 
septembre  1829  l'acl;!  d'adoption  est  dressé  par 
M.  Champion,  noiaiie.  A  d'anciennes  privations 
s'ajouteront  des  privalioas  iMuvelles;  le  mari 
travaillera  plus  malin,  la  femme  veiller.i  plus  lard, 
et  les  2,")()  frams  sont  assurés.  Oh!  quel 
leaii  jour  p.iur  Poyer  quand  il  ra:iiène  son  tiii- 
quièîue  cnfatil  diui,-  tes  modestes  foyers;  sa  véri- 


table mère  le  presse  dans  ses  bras,  ses  tendres 
soins  lui  rendent  la  santé  ,  et  après  douze aus.oii 
il  n'a  reçu  que  de  bonnes  leçons  et  surtout  de 
bons  exemples ,  ses  parcns  adoptifs  l'ont  mis  en 
apprentissage  dans  un  établissement  de  menuise- 
rie. Poyer  a  aujourd'hui  6k  ans  ;  si  son  courage 
est  toujours  le  même,  ses  forces  peuvent  le  tra- 
hir, mais  sa  vieillesse  ne  sera  point  abandonnée; 
il  devra  à  un  des  plus  grands  bienf^iiteurs  de  l'hu- 
niaiiité  une  part  du  trésor  que  sa  confiance  a  re- 
mis en  nos  mains,  et  jamais  nous  n'en  aurons  fait 
un  plus  digne  usage.  « 

L'Académie  a  accordé  à  Poyer  un  prix  de  3,000 
francs. 

—  Un  nouveau  projet  de  salle  de  spectacle  vien  l 
d'étreadressé  à  i\l.  le  ministre  de  l'intérieur.  Cette 
salle,  destinée  aux  Italiens,  serait  bâtie  sur  l'em- 
placement des  bàtiinens  du  timbre,  rue  de  la 
Paix,  et  couvrant  une  superficie  de  2,204  toises. 

L'entrée  principale  serait  rue  de  la  Paix;  deuv 
beaux  passages  latéraux  recevraient  simultané- 
ment les  voitures.  Il  serait  établi,  en  outre  de  la 
salle,  quatorze  maisons  à  cinq  étages,  y  compris 
un  grand  nombre  de  bouiiqnes  régnant  dans  toute 
la  long  leur  des  deux  passages. 

L'auteur  de  ce  pr:>jet  s'engage  à  construiie  en 
un  an  et  à  ses  frais  la  salle  du  spectacle.  El,  en 
échange,  i!  deinande  : 

1"  Que  les  matériaux  provenant  des  démolitions 
lui  so'ent  alian'lonni's  ; 

2"  Le  privilège  du  Tlii'àtre  royal  Italien  pour 
quinze  années,  à  compter  du  1"  octobre  IS'iO, 
sans  subvention  ; 

3"  l'^nfin  une  cmphytéose  de  quinze  ans  ptinr 
les  terrains  sur  lesquels  seront  coiisiruiLs  \\: 
théâtre  ainsi-que  les  boutiques  qui  en  feront  pai- 
lle, et  de  cinquante  ans  pour  le  surplus  de  l'oni- 
placement  sur  lecpiel  seront  élevéesles  habitations 
particulières,  avec  les  passages  et  les  boutiques 
qui  en  dépendent. 

^M.  T...,  négociant,  rue  Saint-Minoré,  sor- 
tint  hier  de  son  cabinet,  lencontradans  l'eseali  r 
nn  individu  qui  portait  un  paquet  assez  lour  '. 
Cet  homme  montra  quelque  embarras  en  apcrco 
vaut  i\I.  T...,  qui  lui  demanda  ce  qu'il  désirait. 
L'inconnu,  composant  alors  son  visage,  dit  au 
négociant  qu'il  (heichail  le  bureau  du  Mont-de- 
Piélé  :  «  11  n'y  en  a  pas  dans  la  maison,  lui  répon- 
dit iM.  T...  — Ah!  je  vous  demande  pardon,  con- 
tinua d'un  air  humble  l'hommo  au  paquet.  C'est 
(pie  je  suis  depuis  peu  de  temps  à  Paris,  et  j'au- 
rai sans  doute  mal  retenu  l'indication  (|u'on  m'a 
donnée.  —  11  y  a  un  commissionnaire  à  quelques 
portes  plus  loin,  poursuivit  M.  T...,  qui  commen- 
çait à  se  laisser  prendre  au  visag  e  triste  de  son 
iiuei locuteur;  mais  quelle  raison  vous  engage  à 
VOHS  débarrasser  de  vos  ellèts?— Helas!  mon- 
sieur, je  suis  dans  une  position  bien  malheureuse; 
nous  sommes  venus  à  Paris,  ma  femme  et  moi, 
pour  entrer  en  condition,  mais  jusqu'à  présent 
nous  n'avons  pu  parvenir  à  nous  placer.  Ma 
pauvre  fe.-iime  en  est  tombée  malade  de  chagrin, 
et  c'est  pour  lui  procurer  quelque  soulagement 
que  j'ai  pris  le  laiti  ce  malin  d'engsger  nosell'ets. 
—  Tenez,  mon  brave  lio:umc,  continua  M.  T... 
e;i  fouillant  dans  sa  bourse,  votre  position  me 
tonclie  ;  t;.-iidcz  vos  ell' ts,  cl  revenez  me  voir; 
j'aviserai  a  i\  moyens  de   vous  trouver  quelque 


pinpldi.  "  Noire  liiiiiiino  prit  fcriiiliii  ('lait  oll'cri, 
01  il  s'iloiyiia  en  cxiirliiiaiit  sa  rcconiiaissaiici'. 
Quelques  in>tnns  après,  lo  (loini.sliqUL'  «le  M.  T... 
ariiva  tout  cU'aic  auprès  de  snn  iiiaîirc,  et  lui  ra- 
fonia  qu'on  avait  forré  la  porte  de  sa  (•liaiiil)re  et 
qu'on  lui  avait  pris  son  argent  et  ses  ellets. 
M.  T...  pensa  alors  à  riiomaie  envers  lequel  il 
s'oiait  nmiiiié  si  liiimain ,  et  pour  se  punir  de  sa 
crédulité  il  a  Indemnisé  généreusement  son  do- 
uii'sli(pie  de  ce  qu'il  avait  perdu. 


îicuue  Î)C0  (Eribumuir. 


TniBUNAL  DE  LA  SKINK. 

La  princesse  de  la  Mosicowa   cimlrc  la  prince 
son  mari. 

On  remarque  dans  Tauditoire,  d'un  côté, 
M.  Laflilte  et  Mme  la  princesse  de  la  IMoskowa  ; 
de  l'autre,  M.  le  ducd'Klcbingeii,  frère  du  défen- 
deur. 

M"  Delangle,  avocat  de  la  princesse,  prend  le 
premier  la  parole. 

M.  le  prince  de  la  Moskova  épousa  mademoi- 
selle Lalliit(î  le  22  janvier  1.S2S.  Une  (ille  naipdt 
de  cctie  union  en  1S32;  on  la  nomma  Kglé  ; 
l'Ile  est  aujourd'hui  âgée  de  six  ans  et  demi, 
maiame  de  la  Moskova  est  de  plus  la  mère  d'un 
garron,  qui  n'a  eneorc  que  deux  ans  et  qu'on  a 
bien  voalu  jusqu'ici  laisser  conlié  à  ses  soins. 

Tout  ;i-ro»p,  la  jeune  Eglé  disparut.  Son  père 
l'avait  emmenée  sous  prétexte  de  la  conduire  chez 
madame  la  iiiarécliale  sa  grand'nièro  ;  il  ne  la 
ramena  pas  ;  il  l'avait  placée  dans  l'institution  de 
madame  Daubray,  avec  défense  positive  de  la 
laisser  sortir  chez  sa  mère. 

Celte  tléfcnse  était  d'autant  plus  bl  cssante,  que 
M.  le  prince  de  la  Moskowa  ne  soull'rirait  pas  lui- 
même  qu'on  élevât  le  moindre  doute  sur  la  vertu 
et  la  pureté  de  sa  femme,  lue  mère  ne  peut 
s'abdi(iuer.  Tout  le  monde  n'est  pas  égalemi.nt 
convaincu  de  l'excellence  de  l'éducatiou  que  les 
jeunes  personnes  reçoivent  dans  les  pensionnats. 
La  princesse  de  la  Moskowa  a  élevé  son  enfant 
elle-même  ;  elle  lui  a  prodigué  nuit  et  jour  les 
soins  les  plus  assidus;  elle  veut  continuer  son 
œuvre.  Il  est  facile  aujourd'hui  d'avoir,  dans  l'in- 
térieur des  familles,  tous  les  maîtres  qu'on  ne 
pouvait  trouver  autrefois  que  dans  les  étahlisse- 
mens  publics;  madame  de  la  Moskova  croit  que 
son  enfant  sera  mieux  élevée  près  d'elle,  sous  les 
yeux  de  M.  et  madame  LaDitte;  elle  demande  à  la 
justice  de  lui  venir  en  aide.  Quels  sont  les  motifs 
qu'allègue  le  prince  pour  justilier  sa  conduite  ? 
11  prétend  que  le  régime  bvgiéni(|ue  qu'on  fait 
suivre  à  sa  lille  est  dangei-euv  pour  sa  santé  ;  il 
se  plaint  de  ce  qu'on  ne  la  vêt  pas  assez  chaude- 
ment, de  ce  qu'on  la  nourrit  de  viande  blancbe, 
et  il  produit  lui  certificat  de  médecin  constatant 
que  la  jeune  personne  a  eu  des  rhumes  fré(|uens, 
des  bronchites.  D'abord,  celui  (pu  a  donné  ce 
certilicat  n'est  pas  le  mé:lecin  de  la  maison  ;  il 
parle  de  ce  qu'il  ignore.  Et  puis,  est-ce  que  la 
santé  de  cette  enfant  ne  sera  pas  plus  compro- 
mise si  on  la  laisse  dans  sa  pension  ?  Le  prince 
va  partir  pour  sa  garnison  ;  sa  lille,  au  lieu  d'aller 
passer  l'éttj  ù  Maison  avec  sa  mère  et  ses  grands 


509  — 


païens,  i-eslera  donc  dans  une  ville,  privée  des 
soins  et  de  la  tendresse  de  ccuv  qui  l'ont  élevée? 
Il  faut  tout  dire.  la  mesure  adopK'e  par  M.  de  la 
Moskowa  n'e^l  autre  chose  po'.n-  lai  (pi'uii  moyen 
d'action  ;  elle  a  suivi  de  trop  près  une  demande 
d'argent  qui  n'avait  point  été  accueillie,  pour 
(|u'on  ne  comprenne  pas  de  suite  le  motif  qui  l'a 
dictée.  Le  prince  a  voulu  ran(:onncr  la  tendres.se 
maternelle  de  sa  femme  ;  c'est  là  tout  le   procès. 

Mon  adversaire  vous  parlera  de  la  puissance 
paternelle.  Cette  puissance  a  ses  limites  ;  il  vous 
appartient  de  les  tracer.  Si  l'autorité  paternelle  est 
un  droit,  il  ne  faut  pas  qu'elle  devienne  un 
moyen  de  spéculation,  une  faculté  d'insulter 
dans  ses  scntimcns  les  plus  sacrés  la  femme  la 
plus  vertueuse. 

La  luince.sso  de  la  Moskowa  a  essayé  d'un  ré- 
féré pour  obtenirla  justice  qidlui  est  due;  si  cette 
voie  était  infructueuse,  et  qu'un  autre  procès  plus 
grave  devint  nécessaire,  il  serait  à  l'instant  même 
entamé. 

Je  regrette,  répond  M'  Mario,  qu'on  ait  donné 
à  ce  proci's  un  éclat  qu'il  ne  devrait  point  avoir. 
La  question  que  vous  avez  ;>  juger  a  été  .soulevée 
par  des  démêlés  déplorables  ;  mais  elle  n'oll're 
pas  la  moindre  diUlculté.  Otez  les  noms,  mon 
adversaire  n'eût  pas  plaidé. 

(Jue  dit  la  loi  dans  les  art.  372  et  ."iTo  du  Code 
civil?  C'est  qu'au  père  seul  ajjpartient  durant  le 
mariage  la  suprême  autorité  sur  ses  enfans.  Les 
auteurs,  et  entre  autres  M.  Touiller,  ne  recon- 
naissent aucune  limite  ii  ce  principe.  La  jurispru- 
dence s'est  constamment  aussi  prononcée  dans  le 
même  sens.  S'il  en  était  autrement,  c'en  serait 
fait  de  la  famille.  Tant  que  le  père  n'a  pas  été 
di^stitué  des  droits  que  la  loi  lui  confère,  les  Tri- 
bunaux ne  peuvent  pas  restreindre  smi  autorité. 
S'il  s'.igis.sait  d'un  tuteur,  il  fauJrait  commencer 
par  lui  en  ever  la  tutelle  ;  et  la  puissance  pater- 
nelle serait  moins  sacrée  !  Il  y  aurait  là  une  étran- 
ge anomalie. 

Ce  (|ue  le  prince  a  fait,  il  avait  le  droit  absolu 
de  le  faire;  la  loi,  la  jurisprudence,  la  doctrine, 
l'ordre  public  et  l'intérêt  de  la  famille  le  veulent 
ainsi.  En  fait,  le  parti  qu'il  a  pris  ne  saurait 
qu'être  approuvé.  D'abord,  l'enfant  est  d'un  âge 
à  pouvoir  être  sans  danger  mise  en  pension. 
Sans  doute,  elle  recevrait  chez  sa  mère  une  êdii- 
caiion  aussi  morale  qu'il  soit  possible  de  la  dési- 
rer; mais  sa  santé  exige  qu'on  l'éloigné  do  la  mai- 
son de  son  grand-père.  Madame  de  la  Moskova 
•s'est  éprise  du. système  anglais  ;  sa  fille  est  toujours 
jambe  nue,  et  je  produis  un  certilicat  qui  prouve 
combien  cette  méthode  a  été  funeste  à  la  santé  de 
l'enfant.  Le  régime  (|u'on  lui  fait  suivre  est  mal 
(Miletulu:  c'est  là  ce  qu'atteste  le  médecin  du 
prince. 

On  a  parlé  de  spéculation.  Vous  savez  bien  que 
M.  de  la  Moskowa  n'a  pas  besoin  de  recourir  à 
des  ruses,  et  do  mettre  à  prix  la  tendresse  mater- 
nelle de  sa  femme  pour  obtenir  de  l'ar^îent  de 
son  beau-pi'ie;  il  n'aurait  ((u'à  demander  ce  (pii 
lui  est  dû.  Mais  je  m'arrête  pour  ne  pas  soi  tir  de 
la  réserve  respectueuse  (juc  je  me  suis  imposée 
dans  le  procès. 

Madame  de  la  Moskowa  peut  faire  sortir  sa  fille 
selon  les  règles  du  pensionnat  ;  elle  la  gardera 
pri's  d'elle  pendant  tomes  les  vacances,  et  même, 
elle  le  .sait  bien,  ((uand  elle  le  voudra  son  enfant 


lui  sera  Complètement  ren  'ne.  Aujeind  hiii,  le 
tribunal  ne  peut  accueillir  ses  prétentions. 

Après  un  assez  long  délibMé,  il  a  été  statué  en 
ces  termes  : 

<iLe  tribunal, 

"Aupriniipal,  renvoicles  paiticsà  se  pourvoir; 
statuant  en  état  de  réféié  : 

"Attendu  que  l'enfant  mineur  est  placé  sous 
l'autorité  de  ses  père  et  mère,  mais  (|ue  le  pèn- 
seul  exerce  cette  autorité  durant  le  mariage  ; 

"Attendu  qu'il  n'est  pas  justifié,  quant  à  pré- 
sent, que  le  père  ait  fait  de  sa  puissance  un  abus 
préjudiciable  à  l'enfant,  dont  il  appartient  toujours 
aux  tribunaux  d'apprécier  l'intérêt  ; 

"  Dit  qu'il  n'y  a  lieu  d'ordonner  que  la  demoi- 
selle de  la  Moskowa  soit  retirée  de  la  pension  oii 
elle  a  été  placée  par  son  père.  » 


Franbanno  est  assis  au  banc  des  prévenus  de 
la  police  correctionnelle  ;  sa  tête,  pareille  à  une 
girouette  qui  obéit  à  l'action  du  vent,  se  tourne 
de  droite  à  gauche,  de  gauche  à  droite;  le  pauvre 
Fraubanne  s'adresse  aux  prévenus  placil-s  près  de 
lui,  aux  gardes  municipaux,  à  tout  le  monde;  son 
index,  rapproché  de  son  pouce,  indique  afset 
l'objet  de  sa  demande,  que  personne  ne  peut  ou 
ne  veut  satisfaire,  et  le  solliciteur,  désappointé, 
reprend  une  position  fixe  et  immobile. 

Enfin,  son  nom  est  appelé,  cl  M.  le  président 
adresse  au  prévenu  les  questions  d'usage. 

Franbanno. —  M.  le  président,  si  c'était  un 
ell'et  di"  voire  pirl  et  de  votre  humanité,  je  vou- 
drais bien  avoir  une  petite  prise  {le  prévenu  al- 
lonye  de  nouveau  ses  deux  doigts.) 

M.  le  président,  souriant. — Vous  m  prendrei 
plus  tard;  répondez  à  mes  questions  :  avcz-voas 
un  état  ? 

Franbaiine. — Je  les  ai  tous,  lef  états,  puisque 
je  f.iis  ce  qu'on  veut...  Eh  bien  î  malgré  ça,  je  ne 
peux  pas  trouver  d'ouvrage...  C'est  incoheient. 

M.  le  président. — Vous  avez  demandé  l'au- 
mône ? 

Fianbanne.  —  Oli  !  pour  ça,  on  vous  a  induit... 
C'est  le  seul  état  que  je  ne  fasse  pas. 

M.  le  président.  —  On  vous  a  airêlé  d.ins  une 
boutique  dont  le  maître  a  déclaré  que  vous  lui 
aviez  demandé  la  charité. 

Fraubanne.  — Pardine!  on  n'a  pas  voulu  me 
laisser  achever. 

M.  le  président.  —  Comment  !  on  n'a  p.^s  »onlu 
vous  laisser  achever...  Expliquez-vous. 

Franbanno. — Je  me  trouvais,  comme  aujour- 
d'hui, dépourvu  du  moindre  tabac...  (Se  tour- 
nant vers  l'auditoire):  Personne  ne  veut  donc 
me  donner  un  prise  ? 

M.  le  président. — Si  voas  continuez  vos  diva- 
gations, le  tribunal  va  vous  juger  .sans  vous 
eniendre. 

Fraubanne.  —  C'est  qu'il  n'y  a  rien  de  gênant 
comme  ça....  Pour  lors,  j'ai  vu  une  boutique,  j'y 
suis  entré,  et  je  me  suis  adressé  à    un   moiu-ieur 
qui  était  dans  le  cimiptoir,  en  lui  dis.ini  :  <>  .Moi: 
sieur,  ne  poiirriez-vous  p.xs  me  faire  la  charité....» 

M.  le  président. — Eh  bien!  r!cst  préri.sémcnt 
ce  qu'on  vous  reproche.  Pourquoi  niiez-vons, 
tout  à  l'heure  ? 

Fraubanne. — Faites  excuse,  monsieur  ;  mai« 
on  ne  m'a  |vis  laiss»'  .achever...  Le  sergent  de 
ville  m'a   arrêté  comme  je  disais  :•■  Voulci-vous 


—  510 


me  faire  la  cliaiiié...»  S'il  ne  s'était  pas  tant  pres- 
sé, il  aurait  eu  la  fin...»  d'une  prise  de  tal)ac..'> 
Voulez-vous  nie  faire  la  cliarilé  d'une  prise  de 
tabar...  J'ai  été  victime   par  une  erreur. 

M.  le  président.  —  Ce  que  vous  dites-là  est 
évidemmeiii  un  conte;  vous  n'en  avez  piis  parlé 
«lans  l'inslru -tioa  D'ailleurs,  on  a  trouvé  sur 
vous  1 1  sous  3  liards  ;  vous  aviez  bien  de  quoi 
acheter  du  tabac. 

Franbanne.  —  Cet  ar^'ent-Ki  était  pour  le  plus 
pressé...  le  tabac  n'  vient  jamais  qu'en  dernier, 
parce  qu'à  la  rigueur  ou  peut  s'en  passer...  Avant 
de  songer  au  tabac,  il  me  faut  13  sous  :  loyer, 
h  sous;  blanchissage,  2  liards... 

M.  le  président.  — En  voilà  assez;  votre  système 
de  défense  n'a  pas  lesens  commun. 

Franbanne.  —  Dam  !  moi,  je  ne  parle  pas 
counne  un  savant...  je  dis  la  vérité,  tout  bonne- 
ment... je  n'ai  pas  le  moyen  de  payer  un  avocat 
pour  mentir...  Faites-moi  l'amitié  de  m'envoyer 
au  dépôt  ;  au  moins,  là,  quand  je  n'aurai  pas  de 
tabac,  je  trouverai  des  camarades  qui  ne  m'en 
refuseront  pas. 

M.  le  président.  A  votre  âge,  et  fort  comme 
vous  l'êtes,  vous  pouvez  encore  travailler...  Le 
dépôt  est  fait  pour  les  gens  âgés  et  inlirmes,  et 
non  pour  les  fainéans. 

I,e  tribunal  condamne  Franbanne  à  un  mois  de 
prison, 

Franbanne.  —  Et  pas  de  tabac  pour  passer   le 

temps  1 

Ln  auditeur  charitable  vide  sa  tabatière  dans 
un  papier,  et  en  fait  passer  le  contenu  à  Fran- 
banne qui  en  aspire,  coup  sur  coup,  cinq  ou  six 
prises,  et  étcniue  d'une  force  à  se  faire  sauter  le 
crâne. 


Kctiue  Prnmatii]ne. 

THEATRE  DES  VARIÉTÉS. 
les  Floueurs,  ou  CEvposition  des  produits  de 
la  flibtistrie  frrranraise,  par  MM.  Ferdinand 
Langlé  et  Dupeuty. 

M.  Lofard  est  un  honnête  jobard  de  province 
qui,  non  content  d'être  membre  de  l'Aciilémie  de 
La  Ferté-Oaucher,  aspire  encore  à  en  devenir  le 
président;  c'est  dans  ce  but  qu'il  fait  un  voyage 
à  Paris,  car  il  a  l'intention  de  se  rendie  acqué- 
reur de  l'une  de  ces  mille  inventions  qu'enfante 
cha(pie  jour  le  génii'  frrrançais;  sa  bonne  étoile 
le  dirige  bien.  Il  tombe  tout  d'abord  entre  les 
mains  d'une  espèce  d'indusliiel  qui  prutlui  ven- 
dre à  lion  compte  ce  qu'il  chiTilie.  Caroliu,  c'esl 
le  nom  di'  noire  lloucur,  a  établi  iue\ide-Goussi't 
u  I  lia/ar  dans  lequel  ont  éti-  admises  toutes  les 
i  n  entions  refusées  par  le  jury  et  qui  par  censé» 
qui  ut  n'ont  pu  figurer  à  l'exposition  de  l'indus- 
ti  il'.  Les  ventes  à  l'encan  ne  vont  plus,  les  cha- 
lands sont  rares,  la  lyre,  la  vraie  lyre  d'Orphée, 
et  la  couronne  décernée  au  Tasse  après  sa  mort , 
n'ont  pas  trouvé  d'acquéreurs,  les  floueurs  sont 
lloins  par  le  public,  lorsque  Caroiin  fait  la  décou- 
verte dont  nous  venons  de  parler;  et  à  voir  l'ad- 
iniiatiun  de  Lofard  pour  tout  ce  qu'on  lui  pré- 
sente et  son  empressement  à  l'aciiuérir,  on  doit 
piisumerque  quelques  beaux  jours  luiront  en- 
ion;  pour  les  Blagmann,  les  Flouëska,  les  Filou- 
reite,  etc.  Lofard  tombe  en  extase  devant  la  mw 
chiii^  à  rébus,  au  moyen  de  la(|uelle  on  peut 
fine  tlel'esprit àpeu  de  frais,  puisqu'il  sullit  de  ti- 
ler  une  ficelle  pour  avoir  un  rébus  comme  celui- 
ci  :  un  H  placé  au-dessus  d'une  tèle  :  C'est  une 
personne  qui  change  de  linge,  dit   Caroliii;  elle  a 


l'b  viixe  (la  chemise)  au-dessus  de  la  tête;  et  sur 
la  judicieuse  observalion  (luc  lui  lail  Lufard  que 
loiiles  b's  lettres  <le  l'alphabet  sont  masculines  ; 
lu  chemise  dont  ils'agit  estunechemise  de  femme, 
répond  Curotin.  Après  la  iiiatliiiic  à  rébus  vient  la 
botie  omnibus  dont  la  doublure  se  déploie  piiur 
servir  de  pantalon,  et  nansle  talon  de  laquelle  on 
peut  tout  à  la  fois  sérier  ses  rasoirs,  ses  cure- 
dents,  le  portrait  de  sa  maîtresse  et  sa  blague  à 
tabac.  Le  parapluie  canard,  ainsi  nommé  parce 
([u'il  esl  amphibie,  le  nécessaire  de  voyage,  es- 
père de  machine  peu  portative  qui,  d'un  côté, 
vous  rase,  vous  frise  et  vous  poudre  au  besoin, 
tandis  (pie  de  l'autre  elle  bat  vos  habits  et  cire  vo- 
tre chaussure.  Enlin  le  piano  à  paroles  dont 
toutes  les  touches  sont  des  voye'.les  ou  des  con- 
sonnes, ce  qui  fait  à  volonté  les  discours  dont  on 
a  besoin.  Lofard,  émerveillé,  ne  choisit  pas,  il 
achète  tout  et  déjà  il  a  donné  un  bondetiO.OOOfr. 
sur  son  notaire  quanil  sa  tille  et  son  futur  gen- 
dre lui  l'ont  comprendre  ([u'il  est  lloué,  en  lui 
conseillent  de  ri  vendre  les  belles  inventions  dont 
il  s'est  rendu  acquéreur.  En  ell'et.  Carotin  lui  oll're 
l.'i  fr.  d(!  ce  qu'il  a  achité  60,000  fr.  Mais  par 
bonheur  le  notaire  a  refusé  de  payer  le  mandat 
esrroijué  au  pauvii;  provincial,  et  le  gendre  , 
qu'il  dé  laignait,  peut  lui  céder  l'invention  d'une 
caisse  (|ui  se  transforme  en  cage  de  fer  pour  le 
\o;eur  qui  essaie  de  l'ouvrir,  il  n'en  faut  pas  da- 
vantage pour  déciller  Lolard  à  marier  sa  lille  et 
à  retourner  à  La  Ferté-Caucher.  Malgré  le  beau 
rébus  linal  dans  lequ  1  Carotin  fait  entrer  un  peu 
forrémcnt  mailaiiic  Vautrin,  — MM.  nous  venons 
solliciter  votre  indulgence  ,  —  la  pièce  n'a  eu 
qu'un  très  médiocre  succès.  Le  rôle  d'Odry  (Ca- 
rotin) a  paru  beaucoup  trop  court,  et  les  plaisan- 
teries dont  la  pièce  est  semée,  beaucoup  trop  lon- 
gues et  irop  usées. 


THEATRE  DE  L'AMBIGU-COMIQUE. 

Moine  et  Canard.  —  Une  heure  d'exposition. 
—  L'Infortuné, 

Malgré  le  succès  toujours  croissant  du  ?<au- 
frage  de  la  Méduse,  les  directeurs  de  l'Ambigu 
ne  se  reposent  pas  sur  leurs  lauriers  ;  en  peu  de 
temps  trois  vaudevilles  nouveaux  sont  venus  pren- 
dre place  au  répertoire. 

Le  PrimeQueux  du  roi  est  certes  l'un  des 
contes  les  plus  divertissans  du  bibliophile  Jacob. 
C'est  à  cette  source  que  M.  F,ugène  (Jranger  est 
allé  puiser  l'ébourillant  vaudeville  ,  qui  a  pour 
titre  Moine  et  Canard,  et  dans  lequel  madame 
Herfort  a  débuté  avec  la  verve  que  vous  lui  con- 
naissi'Z. 

L'industrie  ne  pouvait  être  oubliée  à  un  théâtre 
aussi  populaire  que  1'  ■  mbigu.  Locomotives  , 
niacliines  à  scier  le  bois,  échafauds  Journct  , 
tissus,  mérinos,  fontainesde  la  Concorde, clc, 
tout  a  été  mis  en  action  et  en  couplets  dans  un 
charmant  cadre.  L'auteur  d'Une  heure  d' expo- 
sition est  M.  Constant. 

L' Infortuné,  de  MM.  Antier  père  et  (ils,  est 
un  lioiiiiiie  qui  a  le  désagrément  de  posséder  un 
ph>si(iue  des  plus  laids.  Toutes  les  femmes  le  re- 
poussent, et  cependant  par  suite  d'un  quiproquo 
il  se  trouve  enlevé  par  l'un  des  membres  de  ce 
sexe  enchanteur  que  l'on  appelle  la  plus  belle  par- 
tie du  genre  humain. 

M.  Aubei  tin  a  débuté  dernièrement  avec  bon- 
heur dans  le  rôle  de  Francesco  Sforcede  Gaspardo. 


THÉÂTRE  DE  LA  GAITÉ. 

Marguerite  d' yorcic.  —  Les  Préventions.  — 
Itigobert. 

Du  nouveau!...  du  nouveau  !  du  nouveau!... 
telle  (sth  base  sur  laquelle  doit  reposer  la  fortune 
de  tout  directeur,  la  quantité  bien  entendue  n'ex- 
cluant pas  la  (jualité. 

A  pelue  sortis  de  Londres,  encore  élourdis  dtl 
succès  du  Sonneur  de  Si-l<uul ,  nous)    sommes 


ramenés  pour  assister  à  la  conspiration  de  Per- 
kiiis  ll'arbec.  Le  héros  du  mélodrame  de  MM. 
Koiiriiier  et  Desarcins,  arrive  un  jour  pour  voir 
pendre  son  père.  Après  avoir  joui  de  ce  specta- 
cle, il  donne  un  roiiilez-vous  à  Marguerite  d'Yorck 
(ju'tl  a  captivée  d'un  regard.  Cependant,  Margue- 
rite n'a  que  des  vues  fort  honnêtes,  elle  veut 
épouser  Warbec,  et  à  celte  lin  elle  le  fait  passer 
pour  Richard  d'An„'leterre,  l'héritier  légitime  du 
trône,  la  noblesse  donne  da  ns  lepatinrau.  Ainsi 
linit  le  prologue;  mais  voyez  quelle  bizarrerie, 
Warbec  est  déjà  marié  et  aime  sa  femme,  laquelle 
est  courtisée  de  son  côté  par  un  certain  Lincoln. 
Ce  (|ue  voyant ,  Marguerite ,  elle  ôte  à  son  p  o- 
tégé  le  rang  qu'elle  lui  adonné,  puis  le  fait,  plon- 
ger en  un  cachot  pour  prix  d'un  coup  de  poi- 
gnard dont  il  a  voulu  la  gratifier. 

Sa  vertueusemoitié  ,  Marie  ,  vient  le  déli- 
vrer; Lincoln  ,  étonné  de  cet  amour...  ameute 
le  peuple.  En  ce  moment,  Marguerite  arrive  fort 
à  propos  pour  gémir  sur  les  mdlKmrs  de  Perkin-i, 
et  lui  remettre  un  poignard.  Celui-ci  remiiloie  à 
assassiner  Lincoln  (il  ne  pouvait  en  faire  un  plus 
heureux  usage  ) ,  puis  se  sauve  après  avoir  ainsi 
satisfait  la  morale.  Alors,  Marguerite  présente  aux 
émeuiiers  le  corps  de  Lin  oin  comme  celui  de 
Perkins  et  le  peuple  donne  dans  le  panneau. 
Ainsi  finit  le  troisième  acte  et  dernier  ;  les  héros 
de  mélodrame  sont,  comme  vous  le  voyez,  très 
sanguinaires.  Francisque  aîné  a  l'accent  cada- 
véreux qui  convient  à  l'emploi. 

Les  Préventions,  vaudeville  en  un  acte,  de 
M.  Montigny ,  a  obtenu  une  chute. 

De  chute  en  chute,  arrivons  à  fligo6e/-<,  drame 
soi-disant  comique,  dont  l'intrigue  roule  sur  une 
foule  de  (|uiproquos  plus  ou  moins  gais  les  uns 
que  les  autres.  Francisque  jeune  ,  sous  li'S  traits 
du  bouffon  d'Emmanuel  de  Savoie ,  a  excité  dan< 
diverses  scènes  l'hilarité  générale.  L'auteur,  M. 
Eugène  Dcligny,  lui  doit  des  reiuerctineus. 


THEATRE  DES  FOLIES  DRAMATIQUES. 

La  Sœur  de  l' Ivrogne.  —  La  Laitière  de  la  fo- 
rêt, —  Le  Matelot  de  St-Pardon,  —  Lf:  Bon- 
heur sous  lei  toits. 

Le  Théâtre  des  Folies  est  une  charmante  suc- 
cursale du  Palais-Royal,  où  l'on  représente  de  ces 
tableaux  populaires  et  grivois  animés  par  de  bon- 
nes grosses  plaisanteries.  Et  certes,  si  le  peup'e 
aime  le  mélodrame  et  les  fortes  sens  ations,  il 
n'est  point  ennemi  du  vaudeville  et  de  ses  fions- 
]lons. 

Etre  la  sœur  d'un  ivrogne ,  n'est  pas  chose 
fort  agréable,  telle  est  la  morale  de  la  pièce  de 
MM,  Ch.  Potier  et  Désiré  Gauthier.  L'auteur  a 
fort  bien  joué  sa  pièce. 

La  Laitière  de  la  foi-ét  est  une  fort  jolie  Ita- 
lienne qui  a  embrasé  plusieurs  ccenrs  masculins. 
Trois  victimes  de  son  amour  languissent  auprès 
de  leur  femme.  Pour  opérer  leur  guérison,  un 
rendez-vous  leur  est  donné  dans  la  foret,  et  ils  y 
trouvent...  leurs  chastes  moitiés  sous  le  costume 
de  brigands.  Après  avoir  joui  de  la  frayeur  de 
leurs  époux,  un  pardon  général  est  accordé  et 
l'on  s'embrasse.  Nous  engageons  M.  Mouriez  à 
être  un  peu  plus  scrupuleux  pour  les  pièce»  de 
M.  Valory. 

La  pièce  de  début  de  Bernard-Léon  jeune,  le 
Matelot  de  St-Pardon  n'est  autre  que  Simon 
'fcrrc■^euve, jouèe  l'année  dernière  au  Gymnase. 
Le  débutant  y  a  été  fort  comique. 

Le  bonheur  ne  consiste  pas  h  avoir  des  gants 
jaunes  ou  blancs,  une  canne  à  pomme  d'or,  un  lor- 
gnon, ua  habit  à  la  mode  et  50,000  fr.  de  rente. 

Le  Bonheîtr  habite  sous  les  toits,  selon  le  litre 
et  la  pièce  de  MM.  Burat  et  Didier.  Ceci  est  très 
pastoral  ;  Marmontel,  Florian  et  compagnie  se 
seraient  pendus  de  désespoir  si  on  avait  pu  trouver 
cela  avant  euv.  Heureusement,  à  toute  règle  gé- 
nérale il  y  a  exception.  Le  malheur  n'est  pas  l'a- 
paiia,'('  exclusif  de  celui  (|ui  habite  le  rez-de- 
chaussée  ou  le  premier  étage.        C,-R.  Desp. 


51     — 


CIRQUE  DES  CIIAMPSELYSIÎES. 

OIVEUÏLRE. 

Les  Pilules  ont  (lii,'neiTioiit  clos  la  saison  d'Iiiver 
au  boulevart ,  et  M.  Dfjcaii ,  rn  a:liiiinistratPiir 
habile,  est  venu  réaliser  iin  nouveau  succès  au 
Carré-Marigny, 

La  troupe  équestre  est  plus  brillante  que  ja- 
mais. Aux  noms  des  Paul  Cn/.ent,  F^ejear-;  et  La- 
laini.,'  som  venus  se  jolmlie  ceuv  de  l'ellier  et 
Hauçli  r.  Nous  allons  donc  pouvoir  applaudir  de 
nouveau  ces  raagniliques  quadrilles  clievalercs- 
ques  qui  ont  eu  tant  de  vo<;ue  il  y  a  deux  ans  à 
Tivoli.  Nous  avons  revu  avec  le  plus  grand  i>lai- 
sir  Auriol  et  ses  intermè'les  si  gracieux  et  en  mê- 
me temps  si  comiques.  La  plus  brillante  réunion 
assistait  aux  preuiièies  reprrsenlalions.  Sans 
doule  le  Cirqui;  sera  celte  année  comme  les  pré- 
cédentes un  lieu  de  rendez-vous  et  de  Tashion. 

C.-n.  Uksp. 


Kfuae  île  cinq  Jours. 


5  JUIN.  —  Les  finances  du  Portugal  sont  re- 
tombées en  un  état  de  crise;  les  intérêts  d(!  la 
dette  intérieure  ne  seront  pas  payés;  le  gouver- 
nement avise  aux  moyens  de  sortir  de  celte  si- 
tuation dangereuse. 

—  Les  nouvelles  du  Pérou  sont  alarmantes  : 
Sanla-Cruz  a  été  vaincu  par  les  Chiliens  ;  il  s'est 
sauvé  avec  vingt  hommes  seulemenl.  Tout  espoir 
de  fédération  est  perdn.  Voilà  ce  que  disent  les 
journaux  américains. 

—  On  écrit  de  Florence  : 

«  La  comtesse  de  Lipoiia  (Caroline  Bonaparte) 
a  légué  par  son  testament  la  plus  grande  partie 
de  sa  fortune,  qui  était  encore  considérable,  à 
son  petit-lils,  Joachim  Muiat,  lils  de  Lucien-Na- 
poléon Murât.  Selon  les  dernières  volontés  de  la 
défunte,  il  doit  être  élevé  en  France  et  y  établir 
son  domicile.  Il  lui  sera  remis  tout  ce  que  la  ci- 
devant  reine  de  Naples  possédait  connue  souve- 
nirs de  l'empereur  Napoléon,  tels  que  son  lit,  son 
ëpée,  ses  portraits,  bustes,  etc.  Ses  filles,  Lœtitia 
et  Louise  (comtesses  Pupoli  et  Itasponi),  ses  fils 
Achille-Napoléon  et  Lucien-Napoléon  Murât,  au- 
ront dans  l'héritage  la  part  que  la  loi  leuraccoi-de, 
ainsi  (|ue  tous  les  souvenirs  de  leur  royal  père, 
bibliothèques,  tableaux,  bijoux,  etc.  C'est  te  nom 
et  la  gloire  de  lu  maison  que  la  comtesse  a 
voulu  conserver  par  cet  acle.  Tous  les  legs  sont 
d'ailleurs  considérables  et  dignes  du  rang  que  la 
défunte  a  occupé.  Deux  signori  llorenlms,  dont 
un  est  M.  Carlo  Pucci.ont  été  nommés  exécuteurs 
testamentaires.  » 

—  On  écrit  de  Rome,  le  27  mai  :  «  La  grande 
cérémonie  de  la  liéatificalion  de  cinq  bienheu- 
reux a  eu  lieu  hier.  On  assure  que  la  reine  veuve 
de  Sardaitîne,  touchée  de  cette  cérémonie,  a  l'ait 
connaître  au  pape  sonintemion  de  se  retirer  dans 
un  couvent.  Parmi  les  personnes  qui  étaient  ve- 
nues àltomeà  celte  occasion,  on  cite  D.  .Joseph 
de  Liguori,  prince  de  Pollica,  et  d'antres  parens 
encore  du  bienheureux  Alphonse  de  Liguori.  » 

—  La  lecture  de  la  proposition  de  M.  Chapuys 
de  Montlaville,  concernant  la  translation,  sous  la 
colonne  de  Juillet,  des  restes  des  victimes  de  juil- 
let 1830,  a  été  adoptée  à  l'unanimité,  et  preii(|ue 
sans  discussion,  dans  tous  les  bureaux.  Voici  le 
texte  de  celte  proposition  : 

Art.  1".  Les  dépouilles  mortelles  des  victimes 
de  juillet  déposées  actuellement  au  Louvre,  à  la 
rue  Froid-Manteau,  au  marché  des  Innocens,  et 
en  d'autres  endroits,  seront  transférées  et  réu- 
nies dans  les  caveaux  exislans  sous  la  colonne  de 
Juillet. 

Art.  2.  Un  crédit  de est  ouverl  à  M.  le 


minisire  de  l'iiUéricur  pour  subvenir  aux  dépen- 
ses nécessitées  par  la  présente  loi. 

—  Le  conseil  municipal  a  voté,  d'après  ce 
qu'on  disait  hier,  une  augmentation  notable  de  la 
garde  inuiiicii)ale.  Ce  coips  est  aujourd'hui  de 
l,/i()0  hommes;  on  avait  proposé  di-  ran;,'mcnter 
de  000,  mais  il  paraît  que  l'elieciif  sera  porté 
à  3,000. 

—  M.  Gabriel  Delessert  vient  d'a^lresser  a  tons 
les  commissaires  de  police  de  l'aris  une  cirrtdaire 
qui  les  engage  à  se  transporter  chez,  tous  les  ar- 
muriers et  marchands  d'armes,  alin  de  les  inviter 
à  retire!-  les  batteries  de  toutes  les  armes  à  feu 
qui  se  trouvent  dans  leurs  maga-ins,  et  à  exiger 
strictement  les  papiers  de  toutes  les  personnes 
qui  se  présenteraient  chez  euz  pour  acheter  des 
armes. 

—  On  va  enfin  terminer  la  fontaine  de  la  place 
de  l'ancien  Opéra.  Les  bronzes  (|ui  doivent  en 
former  la  décoration  commencent  à  arriver. 

—  Dimanche  dernier,  une  jeune  lille  était  en 
train  de  danser  dans  un  bal  d(!  la  bainère  Mont- 
parnasse, lorsque  tout  à  conp  son  cavalier  la  vit 
chanceler  et  la  reçut  dans  ses  bras.  Il  la  porta  sur 
une  banquette,  et  lorsqu'on  voulut  lui  porter  se- 
cours, on  s'aperçut  qu'elle  avait  cessé  de  vivre. 
Celle  mort  insianlance  lit  croire  dans  le  premier 
moment  à  un  crime,  et,  sur  l'ordre  d'un  commis- 
saire, on  a  fait  hier  l'autopsie  du  cadavre;  mais 
celle  opération  a  démontré  qu'il  n'y  avait  eu  dans 
cet  événement  aucune  tentative  criminelle. 


G.  —  On  écrit  de  Bruxelles ,  le  .î  juin  : 
<i  Hier,  vers  cinq  heures  de  l'après-midi,  a 
éclaté  sur  notre  ville  et  sur  les  environs  le  plus 
épouvantable  orage  que  l'on  ail  jauiais  ressenti. 
La  pluie  n'a  cessé  de  tomber  par  torreiis  justpi'à 
minuit,  et  le  tonnerre  est  loud)é  plusieurs  fois. 
On  a  de  grands  malheurs  à  déplorer.  A  Vilvorde, 
plus  de  quarante  personnes  ont  été  tuées  par  la 
chute  d'un  bâtiment  qui  n'a  pu  résister  à  la  vio- 
lence du  vent  et  de  l'ouragan  ;  d'aulrcs  ont  été  en- 
traînées par  la  rapidité  des  eaux  débordées.  A 
Bruxelles,  le  chiunp  de  foire  a  été  dévasté;  les 
boutiques  d'un  grand  nombre  de  marchands  ont 
été  renversées ,  et  leurs  marchandises  perdues.  <i 

—  11  règne  depuis  quelques  jours  dans  le  port 
de  Toulon  un  niouvemeni  extraordinaire  ;  dans 
tous  les  sei  vices,  on  p(msse  les  travaux  avec  ac- 
tivité. Le  dimanche  niénie,  Iolis  les  aldiers  res- 
tent ouverts.  On  va  armer  tous  les  vaisseaux  sus- 
ceptibles de  prendre  la  mer. 

—  On  a  commencé  ce  matin  de  poser  les  nou- 
velles laniernes  adaptées  aux  colonnes  rnstrales 
de  la  place  de  la  Concorde  pour  l'éclairage  de 
celle  place. 

Ces  laniernes  sont  de  forme  octogone ,  les  ver- 
res sont  en  glaces,  les  galeries  dorées  et  les  ner- 
vures bronzées  dans  le  goùl  llorenlin,  de  même 
que  les  colonnes  et  les  candélabres. 

Une  voiture  vosgienne  a  encore  amené  aujour- 
d'hui, sur  la  place,  des  vasques  et  des  statues 
pour  les  fontaines. 

—  Indépendamment  des  deux  fontaines  en 
construction  aux  Champs-IClysées,  on  creuse  en 
ce  moment  l'emijlacement  de  trois  autres,  qui  se- 
ront :  l'une  au  milieu  de  la  route  du  rond-point 
des  Champs-KIvsées,  l'autre  au  carré  Marigny  , 
et  enfin  la  troisième  derrière  l'I'.lysée-Bourbon. 

—  Les  ingénieurs  de  la  ville  étaient  occupés , 
ces  jours  derniers,  à  faire  des  levées  de  plans 
ayani  pour  objet  de  faire  déboucher  la  rue  de 
Rivoli  sur  la  place  du  Palais-Royal. 

—  Une  femme,  âgée  de  lO'i  ans,  vient  de  mou- 
rir à  Wlietwell.  (Juelipies  jours  avant  sa  mort, 
ses  cheveux  qui,  depuis  long-temps,  étaient  en- 
tièrement blancs,  ont  recou\re  tout  à  coup  leur 
ancienne  couleur  d'un  liriin  très  loncé.  l  ne  autre 
femme  très  à;;ee  est  morte  le  mèiui'jour  à  liramp- 
lon-Moor,  iiiès  Chesterlield ,  laissiiH  riOenfans, 
petits-enl'ans  et  petits  anière-cnfans. 


— Nous  lisons  dans  le  Courrier  des  Thiâtres  : 
"Un  événement  singulier  vient  d'arriver  à  ma- 
dame Gauthier,  actrice  du  théâtre  de  la  Gaîté, 
et  sœur  de  Bouflé  du  (Jyninase.  Sa  fille,  âgée 
d'environ  quinze  ans,  disirait  entrer  au  Conser- 
vatoire de  musique.  Elle  y  a  été  refusée.  Dans 
son  chagrin,  cette  jeune  personne  a  disparu, 
laissant  à  sa  mère  une  lettre  qui  la  rassure  sur 
son  existence  et  lui  promet  que  sa  fille  reviendra 
dans  un  an,  jour  pour  jour,  digne  enfin  delà  po- 
sition qu'elle  ambitionne;  ce  qui  donne  lieu  de 
croire  à  une  retraite  occupée  par  le  travail.  Jus- 
qu'à présent ,  toutes  les  recherches  ont  été  in- 
fructueuses. >> 

—  S.  A.  R.  la  princesse  Amélie  de  Saxe,  qui . 
jusqu'ici ,  ne  s'était  essayée  qui'  dans  la  comédie, 
vient  de  composer  un  drame  en  trois  actes  inl  - 
tulé:  Pliclit  wid  Lirh  (Devoir  et  Ammir),  dont  l.i 
première  représentation  a  eu  lieu  le  •!:)  mai  au 
soir,  sur  le  théâtre  ro\al  et  national  de  Dresde  , 
et  a  obtenu  un  plein  succès. 

— Une  imprudence,  assez  généralc'aujourd'liui. 
a  été  sur  le  point  d(î  causer  hier  soir  un  riomel 
accident.  Depuis  que  presque  tous  nos  jeunes 
gens  se  sont  mis  à  fumer,  ils  ont  pris  la  mauvaise 
habitude  de  jeter  sur  la  voie  pulil.que  les  papiers 
à  l'aide  desquels  ils  allument  leurs  cigares  ou 
leurs  pipes.  Une  dame  sortait  du  Gymnase  et 
portait  une  robe  de  mousseline  très  fine  et  em- 
pesée. Elle  passa  près  d'un  morceau  de  papier 
qui  Hambait  encore.  Le  feu  prit  à  sa  robe. et  te. 
ne  fut  pas  sans  peine  que  l'on  parvint  à  l'éteindre. 
Celte  dame  en  a  été  quille  pour  quelques  brûlures 
assez  légères. 


7.  —  D'après  les  dernières  nouvelles  de  Rio  de 
la  P.ata  du  10  mars,  le  blocus  de  Buénos-Ayres 
par  l'escadre  fiançaise  continuait. 

—  Une  dépèche  de  Campredon,  arrivée  à  Prals- 
de-Mollo  le  29  mai,  donne  les  détails  sulvanssur 
la  prise  île  Hipoll.  Les  carlistes  y  sont  entrés  le 
27,  à  dix  heures  du  malin,  par  une  brèche  de  20 
pieds  de  large,  sur  laquelle  une  partie  de  la  gar- 
nison s'est  fait  tuer;  le  reste  s'est  réfugié  avec  le 
conmiaiidant  dans  l'église  de  Saint-Pierre  ,  et  v  a 
capitulé.  Il  a  été  tiré  sur  lu  ville  2,500  coups  de 
canon. 

Le  28,  Ripoll  a  été  enUèrement  brûlé  ;  plus  de 
900  personnes  y  ont  péri. 

—  La  lettre  suivante  a  été  écrite  en  rade  de 
Syra,  à  bord  du  Lionidas,  le  21  mai,  et  publiée 
par  le  Sémaphore  : 

u  La  guerre  d'Orient,  celte  guerre  inévliable  et 
déjà  déclarée,  dont  les  imaginations  un  peu  vives 
présentaient  déjà  les  inciJensdecisifs,  celieguerre 
est  encore  à  l'état  d'embryon,  à  léut  de  paix  ar- 
mée. En  un  mol,  il  n'y  a  point  encore  deguerre 
entre   lesulian  et  le  \ice-roi.  » 

—  Depuis  les  troubles  du  12  mai  ,  on  a  cher- 
ché par  quels  moyens  on  pourrait  empêcher  les 
posles  de  la  garde  nationale  de  se  laUser  s«ir- 
prendre  par  des  troupes  d'insurgés.  Il  avait  d'a- 
l)ord  élê  question  iK' disiriliiier .  chaque  malin, 
des  cartouches  à  la  garde  mcml.inte,  et  de  les  faiie 
resliluer,  le  lendemain,  à  la  desc.-nie  de  lauanle; 
mais  celle  combinaison  n'a  pas  été  adoptée. Voici, 
dit-on  ,  la  uH'sure  à  laquelle  on  se  serait  ar- 
réli  e  :  on  a  fait  sceller,  dans  chaque  poste  de  la 
garde  nationale,  une  boîte  en  chêne  doublée  en 
lêile,  et  fermée  avec  un  cadeiuis.  Celle  bolie  con- 
tiendrait un  Certain  noml>re  de  rarloudies.  La 
clé  serait  confiée,  chaque  jour,  au  chef  du  paste, 
qui  la  rendrait,  lelemlemain,  lors<]u'un  viendrait 

le  relever,  après  avoir  f;iit  vérifier  le  nombre  de  J 
rartiuiches  déposées  dans  la  boiie  par  l'oflicier  qui  1 
siTail  charge,  à  son  tour,  du  dépôt. 

—  Le  nombre  des  con  lamnés  à  mon  en  An-  ■ 
gleterre  en  IS.îSa  éiéde  llti.dont  six  seulement  i 
ont  été  exécHU^s.  Kn  1813.  il  \  av.iii  eu  120  evê-  • 
entions  capitales. 

—  Il  a  élé  consommé.  Ains  le  mois  de  mai  der- 


—   .-il  9    — 


«tiliilif'OiM 


âSam 


iiitT  :  ().;WS  iHi-îifs,  1,:.'S()  vatli's,  7,(ilh  vcam  fl 
;■>.), 7;i0  uioiiioiis;  k-  tomiuerte  avait  rtru  ôlV.yiJô 
kil.  (le  suifs  liiiiius. 

Il  avait  l'ii'  coiijonimi^ ,  dans  te  ir.nis  (!c  m;\i 


is;;;s .- , 


hœals,  l,77'i   vaclii's  ,  (i.SOô  veaiK 


et  3;5,7()'i  iiicmtDii-i  ;  le  rommerce  avait  reçu 
,ilO,(iL'L>kll.  tli;  suifs  iDiullls. 

On  a  donc  toiiMunic  en  mai  lSo9  :  1,073 
hœiifs,  SOi)  V  aiu  t-t  1'.' >(>  moulDii;  de  plus  (lu'cci 
mai  LS.IS  ;  il  y  a  eu  seuiciiieul  'iSS  vailles  de 
<\ii)somiiialion  en  moins  ,  circonstance  fort  heu- 
reuse pniir  l'aiitricuitiire. 

Cette  iinporiante  auj^inentaiiondans  la  ronsoin- 
niaiinn  provient,  enKiande  partie,  de  ralllu.'ncc 
des  éiiangers  tpie  l'exposition  des  produits  de 
l'industrie  a  attirée  à  Paris. 

—  L'élartîissenie  nt  du  Pont-Royal  est  déridi? , 
ainsi  que  radoucissement  des  pentes.  Lestravauv, 
4''v.dués  il  1:!0,01)0  Ir.,  seront  adjugés  le  iG  de  ce 
mois  il  l'Ilùielde-Ville.  Le  pniii,  dans  sa  largeur 
artuelle,  trottoirs  coiiipris,  sera  livre  aii\  voitures. 
Les  trottoirs  en  fonle,  avec  parapets  à  i  laire-voie 
l't  candélalires,  seront  ajoutés  de  cba(|ue  côté  et 
supportés  par  des  consoles. 

—  On  est  entrain  ,  depuis  quelques  jours,  de 
classer  et  de  (lispos(  r  le  inusii-  de  sculpture,  ii 
l'Lcole  des  Beau\-Arts  dans  l'église  du  couvent 
re>tauiée,  où  est  placée,  comme  on  sait,  la  lielle 
toile  de  Sigalon  représentant  le  Jugement  dernier 
Ue  Michel-Ange. 


8.  —  La  guerre  que  l'on  a  cru  prèle  à  éclater 
<CM  Orieni,  semble  encore  celle  fuis  ajournée.  Le 
slutii  i\uo  sera  prolongé.  Mais  ce  qu'il  ne  faut 
jias  oulilier,  c'est  ((ue  le  danger  est  seuliniiiit 
suspendu  :  des  causes  imminentes  sont  là  pour 
le  ramener  et  siiipreiiilre  l'Europe,  ;ui  inoiiieni 
le  plus  inattendu. 

—  La  forteresse  de  SaintJean-d'DlIoa  (la  ciia- 
«lelle  de  la  Véra-Cruz),  a  été  avariiée  par  hsl'ran- 
raisle  (j  avril,  etledrypeau  mexicain  lloitait  de 
nouveau  sur  ses  reiiipai  is. 

—  lin  décret  inséré  dans  la  Cazrtte  officielle 
de  i\Ia  In'd  de  ce  jour  prononce  la  dissolution  des 
corics  et  convoque  les  nouvelles  pour  le  l''  sep- 
tembre. 

—  M.  le  îîénéral  d'artillerie  Paiihou  est  parii  le 
%  de  Toulouse  pour  l'eip  gnan,  où  il  va  présider 
le  conseil  de  guerre  ([ui  doit  juger  le  général 
lirossard. 

—  L'all'aire  des  troubles  de  La  Rochelle  vient 
de  se  terminer  après  quinze  jours  de  pénibles 
débats  : 

1  ,î3(!  questions  ont  été  soumises  à  MM.  les 
juri'S.  Ils  sont  entrés,  \v  ?i  juin,  ii  si\  heures  du 
matin,  dans  la  salle  de  leurs  déliiiérat.ons,  et  n'en 
Mint  sortis  qu'à  minuit.  Sur  .")()  accusés  présens, 
<)  ont  élé  acquittés,  et  'il  condamnés  aux  travaux 
l'jicés,  ou  à  la  réclusion,  ou  à  l'emprisonnement. 

—  M.  le  garde  (les  sceaux  vient  d'écrire  au  cha- 
pitre métropolitain  de  Lyon,  que  le  corps  du 
IJfélat  débint  serait  incessauinient  transporté  à 
l.>«n,  conformément  à  ses  vœiiv;  ([ue  le  gouver- 
iieni^nt  n'entendait  pas  que  l'ostracisme  qui  pèse 
sur  la  famille  iioiiaparie  pût  s'appli(|uer  ii  un 
niori,  et  (pie  la  dépouille  inorlelle  du  car.linal 
Fesch  (bnrait  élre  reçue  et  inhumée  dans  l'église 
(It!  .St-Jean,  avec  tous  les  honneurs  possibles. 

—  11  n'est  bruit  dans  Madrid  que  d'un  procès 
d'une  haute  ini|)ortance,  par  la  gravité  des  inté- 
rils  qui  s'y  trouvent  engagée,  et  parla  quiditédes 
))laideurs. Ce  duel  judiciaire  est  entamé  entre  le 
(lue  de  l'.erwick  et  les  héritiers  de  la  duchesse 
d' Allie.  Il  s'agit  de  plus  de  15  millions  (pi'une  sen- 
tence du  trilmiial  de  première  insiance  de  Madrid, 
«n  date  du  7  octobre  1.S37,  avait  attribués  auduc 
<!e  lieruick  jouissant  déjà  d'une  fortune  colossale. 
\a\  tribunal  suprême  de  justice  a  reformé  celte 
sentence,  et  r.'integré  dans  leurs  droits  les  héri- 
tiers deU  duchesse  d'Albe. 


—  Hier  .'-oie.  si\  (iHiciersde  la  g.  riliion  de  Pans 
sesoiil  cmislilués  prisoiinier.s  ii  la  (',oiu'ieigPi-i(! 
a.'in  de  passer  en  jii:,'eiiient  devant  la  cour  u'as- 
sisus  par  suite  de  duels, 

—  Un  journal  anglais  rapporic  ce  (pii  suit  :«0n 
sait  que  S.  M.  la  reine  Mctoriaesl  d'une  evactitu- 
de  remarfiinlde.  La  veille  du  gr;!iid  bal   donné  ii 


liuckingli 


.S.  M.  envova  r.ii  grand-duc  bérilier 


piés<iiii|itd'de  la  couronne  de  Russie,  n(i 
tion  à  venir  faire  une  promenade  à  fj 
prince  arriva  quelques  minutes  trop 
reine  était  partie.  Il  alla  rejoindre  le  f«J 
trouva  sa  place  occupée  par  lord  Alfred 
Le  futur  einpereaft'csta  parconsétpient  ii  la  suite. 
Au  bal  du  lendemain,  S.  M.  (il  inviter  le  Cesare- 
witch  à  danser  avec  elle.  Le  princi  répondit  qu'il 
était  engagé.» 

—  A  partir  de  demain  samedi  8  juin,  et  pen- 
dant tout  l'été,  le  dernier  convoi  du  chemin  de 
fer  partira  de  Paris  ii  dix  heures  du  soir,  et  de 
Saiiit-Liermain  il  di\  heures  et  demie  du  soir. 


9.  — linc  lettre  d'Amsterdam,  du  5  juin,  poric: 

"On   s'occupe  activement    des   préparatifs  du 

rétablissement  du  pied  de  paiv.  Les  forts  de  Lilhi 

et  de  Liefiienslid'ii    sont   désarmés.  Les   milices 

Sont  renvoyés  dans  leurs  foyers. 

—  Voici  l'extrait  d'une  lettre  de  la  Martinique 
du  24  avril,  arrivée  pr.r  la  corvelte  la  Marne, 
qui  a  mouillé  en  rade  de  Brest,  le  k  juin  : 

"L'excès  de  nos  mauv,  et  l'oubli  dans  lequel  ils 
paraissent  être  en  Fi  anre, viennent  enlin  de  déler- 
iniiier  le  gouverneur  à  nous  accordi'r  le  lai  Lie 
secours  diine  solde  de  4,000  barritiues  de  sucre 
par  tout  pavillon.» 

— Sur  la  désignation  de  M.Villemain,  appelé  an 
ministère  de  l'inslrurlion  puliliqu';,  l'Acidéniie 
française,  dans  sa  ;  éiiice  de  jeuii,  a  ch'iisi  V).  Le- 
brun pour  remplir  iiruvisuiremciit  les  foncions 
de  tecré'airc  peipétufl. 

—  Le  ininisti  e  de  la  guerre  ayant  été  informé 
qu'une  maladie  grave  léissaii  dans  qu-lqucs 
régimcii.s  de  la  garnison  de  Versailles ,  a  envoyé 
sar  les  lieux  de;^x  inspecteurs,  membres  du  con- 
seil de  saille  des  années. 

11  rési  l!e  du  coiupie  (lue  ces  iaspectours  ont 
rendu  de  leur  niissior,  que  la  maladie  n'a  pas  la 
gravité  qu'on  lui  avait  supposée,  (  t  qu'd  sullira  , 
pour  en  arrêter  les  progrès,  de  diminuer  le  nom- 
bre des  soldats  qui  occupent  les  chambres  dans 
les  casernes,  et  (l'y  faire  exécuter  quelques  tia- 
vasix  pri>pres  à  faciliter  la  circulation  de  l'air. 

Kn  conséquence  ,  i.\Cf:  ordres  ont  été  donnés 
pour  l'i'Xécution  immédiate  de  ces  travaux  ,  et 
pour  que  quatre  compagnies  d'infanieiie  de  la 
garnison  de  Versail'cs  soient  ciivoyées  à  Chartres. 

—  Le  Commerce  annonce  que  le  droit  de  dé- 
livrer des  ceriiliiais  de  vie  aux  divers  pension- 
naires de  l'état,  qui  aujourd'hui  est  le  privilé;je 
de  quelques  notaires ,  va  être  étendu  à  tous  les 
notaires,  sans  exception  amune. 

—  La  foudre  est  tombée  à  Paris,  pendant  l'o- 
rage de  la  journée  ,  sur  deux  points  difl'érens,  au 
niarclié  Saiiit-Mariin  et  rue  Meslay  ,  6.  On  n'a 
heureusement  à  déplorer  aucun  accident.  Rue 
i\leslay,la  fondre  a  traversé  un  mur,  et  après  avoir 
parcouru  un  long  couloir ,  est  sortie  du  côié  du 
boulevart.  Lue  femme  qui  se  trouvait  près  de  là 
s'est  évanouie. 

—  Hier  ,  à  minuit,  le  thermomèîre  de  l'ingé- 
nieur Clievalier  marquait  l/i"  /i[10"  au  dessus 
deO;  aujourd'hui,  à  quaties  du  m.idn,  13"  1\W  ; 
à  mi.li ,  20";  aune  heure,  20"  7|10'-'";  à  deux 
heures,  20". 

—  On  fait  en  ce  moment  des  travaux  sur  la 
grande  chaussée  des  Champs-Llysées  pour  y  placer 
des  bornes-fontaines;  h  ou  500  candélabres  (pii 
seront  éclairés  par  le  gaz  vont  aussi  être  places 
sur  les  côtés  de  la  chaussée,  depuis  la  place  de  la 
Concorde  jusqu'à  l'Aic-de-Thi  iomiihe  ;  deux  énor- 


mes condails  de  gaz  sont  il\'.\   plac.  s  dep::is  un 
mois  dans  les  conire-allées. 

—  Vixw  trom.'ie  d'eau  à  éeliité  le  23  mai,  aux 
environs  de  Fu:x  (,\riegej,  (t  a  causé  de  gran.U 
ravaye^.  Dans  la  commune  de  Prayols,  des  mai- 
SJiis  ont  été  e  iipjrlé.v-i.  Le  cimelière,  dont 
ri'iiceinle  a  éle  enleu'i!,  Diéseniait  un  aspect ef- 
bavant.  l'Iusienrs  cercueils  ont  été  découverts  et 
enle\és  par  les  eaux. 

—  M.  Tliiers  vient  de  conclure  avec  le  libraire 
Paulin,  un  marché  pour  la  publication  d'une  //('.(- 
luire  du  Consulat  et  du  l'Empire,  taisant  suite 
à  son  llistoircdc  la  lii'volittion  française. 

M.  Paulin  a  aiqiiis  la  propriété  perpétuelle  du 
manuscrit  de  M.  Tliiers  au  pri\  de  500,000  fr. 
Le  jour  de  la  liviaisun  du  manuscrit,  M.  Thiers 
recevra  400,000  fr.,  et  les  cent  derniers  mille 
francs  un  an  après. 

—  M.  de  Genoiide  prêchera  à  St-Philippo-;la- 
Roule,  dimanche",),  jour  de  l'octave  de  li  l'ète- 
Diou,  à  trois  heures  et  demie. 

—  Un  jeu  d'enfant  a  failli  avoir  pour  résultat 
un  accident  terrible.  Dans  une  école  du  Pas-de- 
Calais,  déjeunes  garçons  de  huit  à  dix  ans,  en  at- 
tendant le  niiiître,  se  mirent  en  tête  de  jouer  uti 
pendu.  La  victime  est  bienttôt  choisie,  et  bon  gré, 
malgré,  l'eiifiiit  pris  pour  holocauste  a  ,  en  deux 
secondes, le  nœud  coulant  autour  du  cou;  la  cour- 
roie e;>t  attachée  au  plafond,  ctl'cnfint  enlevé  de 
terre,  est  poussé  et  renvoyé  comme  une  balan- 
çoire. Les  écoliers  ne  croyaient  finie  là  qu'iiiK; 
plaisanterie;  mais  voilà  toui-à-coupque  le  patient 
roule  les  yeux  et  tire  la  langue  :  alors  tons  les 
enfans  d'élre  épouvantés  et  de  fuir  au  plus  vite  , 
laissant  le  niallicureux se  débaitie.  Heureusement 
qu'un  autre  enfant  de  douzeans  arrive  à  l'instant, 
et  (pi'il  a  l'intelligenee  de  comprendre  (pt'il  y  a 
quelipie  cliiisede  mieux  à  faire  ((ne  de  partager  la 
panitpie  général  •,  et  i!  coupe  la  corde  sans  re- 
tard. H  était  temps  ;  le  pauvre  enfant  décroché 
ét.iitdéjà  tout  à  faitnoiret  avait  besoin  de  prompts 
secours;  quelques  sccondi^s  plus  lard,  c'en  était 
fait  de  lui. 

Une  institution  religieuse  et  militaire ,  VOrdre 
de.  Malle,  ses  farauds  Maîtres  et  ses  Chevaliers, 
(pii  n'a  pas  succombéau  double  ell'ort  du  teiaps  ot 
(les  révobilions,  vient  de  trouver,  (  n  i\i.  de  Saint- 
Allais,  un  h  storieii  non  moins  remarquable  par 
l'étendue  de  son  savoir  que  par  le  laionisine  de 
son  style.  Lin  seul  volume  intitulé  :  VOrdre  de 
Malte, ses  grands  Maîtres  et  ses  Chevaliers,  \ai 
a  sulli  pour  remonter  à  l'origine  de  celle  institu- 
tion fameuse,  pour  la  suivre  dans  .ses  grandeurs 
et  ses  vicissitudes,  imiir  nous  montrer  ce  qu'elle 
fut  et  ce  qu'elle  e.st  encore.  En  parcourant  la  sé- 
rie des  grands  Maîtres  de  l'Ordre,  M.  de  Saint- 
Allais  a  rappelé  tous  les  événemens  mémorables 
aui(|ucls  ils  ont  pris  part  :  ensuite  il  est  cniré 
dans  l'analyse  explicative  du  gouvernement  en 
général  et  de  chaque  dignité  en  particulier  :  il  y 
a  joint  la  nomenclature  de  tous  les  chevaliers  re- 
çus depuis  l'année  1700  jusqu'à  la  présente  année 
1S39,  et  76  écus.sons  en  taille-douce  représen- 
t  int  les  armoiries  de  chacun  des  grands  maîtres. 
Il  était  impossible  de  renfermer  plus  de  docu- 
meiis  en  moins  d'espace  ,  ni  de  semer  un  travail 
historique  de  rétlexions  plus  judicieuses  que  ne 
l'a  fait  le  savant  antiquaire  et  généalogiste.  Parce 
nouvel  ouvrage,  M.  de  Saint-Allaissoutient  digne- 
ment la  renommée,  dont  il  jouit  depuis  long- 
temps ,  non  seulement  en  France ,  mais  dans 
toute  l'Europe.  L'Ordre  de  Malte  lui  saura  gié 
d'avoir  consacré  sa  gloire  et  ses  services  de  ma- 
nière à  en  mettre  le  souvenir  à  la  portée  de  tout 
le  monde. 

L'omrage  se  trouve  à  Paris,  chez  l'auteur,  rue 
Ncuve-des-PetiLs-Chanips,n"  31.  Prix  :  7  fr.  50  c. 


Le  Directeur,  BERTHET. 


Imp,  d'EJ.ProuxeiC',  rue  Nfuvedes  Bons  Enfans,  3. 


mciuicmc  0cnc. 


15  JUIN  1339. 


dô 


i« 


^^aVMUITTOUStES^ 


^ 


tlTTERATCRE,  SCIENCES,  BEAUX  ARTS  ,  IN- 
DDSTBIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUIS- 
SES DE  MOEURS,  MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 


ON  s'abonne  a  PARIS.  A  V  BUREAU  DU  JOUR- 
NAL, rue  (lu  IIELUER  ,  ii  bis,  el  chez 
tous  les  Libraires  et  liirecteurs  des  postes. 


Pour  toute  l'Allemaene,  chez  M.  Alexandre, 

Directeur  des  salons  littéraires,  à  Stras- 
bourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes , 
au  Cercle  des  étrangers,  n.iiô.  Picadilly. 


Douzième  ^nncc. 

N»  33. 

Journaux  ,  BEVUES,  ouvrages  inédits 

PUBLICATIONS  nouvelles,  BIOGRAPHIES, 
TBIBLNACX  ,  TUÉATRES  ET  MODES. 


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pr  la  poste,  ou  en  un  mandata  toucher  à 
Paris. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait , 
L'esprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


On  ne  lire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 
8'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  el  en 
font  la  demande  par  lettres  alTranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  Jointe  au  n°  du  5 
et  une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaque 
mois. 


Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE    vOLEUIl) 

te^ettc  hts  lournaux  français  tt  étrangers. 


SOMMAIRE. 

Le  chasseur  de  herbes  précieuses,  par  An. 
Lenoir.  — Les  DEUX  VIEILLES  filles  (1"  par- 
tie), par  Aladame  Charles  Ueybaud.  —  La 
pierre  de  touche,  par  Pitre-Chevalier.— 
Le  curé  Bonaparte,  par  Marie  Aycard.  — 
Exposition  des  produits  de  l'industrie 
(Quatrième  article),  par  M.  Georges  Janéty. 
—  Revue  des  tribunaux  :  Cour  des  Pairs: 
Insurrection  des  12  et  13  mai;  Demande  en 
main-levée  d'interdiction  formée  par  M.  le 
marquis  d'Ilarcourt,  —  Tivoli.  —  Revue  de 
cinq  jours, 

£t  tljaaseur  îie  pitrrcs  ^jvécicuscs. 

J'avais  qaalorzo  ans  environ,  lor.squo  mon 
père  me  conduisit  à  la  grande  foire  de  Cracovie, 
où  il  se  rendait  pour  affaires  do  sa  profession, 
qui  était  celle  de  lapidaire,  et  qu'il  exerçait  à 
Michlinilz. 

Comme  nous  longions  nn  des  côtés  do  la 
place,  cherchant  la  boutique  d'un  marchand 
chez  lequel  mon  père  avait  à  faire,  nous  vî- 
mes, à  peu  de  distance  de  nous,  ou  grand  con- 
cours de  peuple  réuni  devant  une  boutique  ,  et, 
en  nous  approcliant ,  mon  père  reconnut  que 
c'était  précisément  celle  du  marchand  qu'il 
cherchait.  La  foule  était  considérable,  el  il  élnit 
fort  difficile  d'avancer  ;  mon  père  cependant, 
pressé  de  terminer  ses  acquisitions,  faisait  tous 
ses  efforts  pour  se  pousser  en  avant  :  —  Dou- 
cement, doucement  donc,  dit  une  voix  sortant 
de  la  foalo,  croyez-vous  ëlre  le  seul  qui  dési- 
riez voir  l'opale?  —  C'est  donc  une  opale  qui 
excilQ  si  fort  la  curiosité,  dit  mou  père  en  s'a- 


dressanl  à  son  voisin?  —  Vous  n'avez  donc  'pas 
entendu  parler,  répondit-on,  de  cette  merveil- 
leuse opale  que  Srhmill,  le  chasseur  de  pierres 
précieuses  ,  a  Irouvéc  dans  les  montagnes,  'et 
qai  vient  d'élre  achetée  pour  le  roi  au  prix  de 
100,000  (lorios?  —  Pas  le  moins  du  monde.  — 
Et  mon  père  ,  qui  alors  ne  désirait  pas  moins 
voir  l'opale  que  qui  que  ce  fût ,  recommença  de 
plus  belle  à  m'eulraiiier  en  avant  ;  lorsqu'il  fut 
parvenu  à  la  porte  de  la  boutique  du  marchand, 
celui-ci  l'aperçut  el  nous  fit  entrer;  puis  il  con- 
gédia la  foule,  en  lui  disant  que  pour  ce  jour 
là  il  ne  montrerait  pas  davantage  l'opale.  11 
nous  fit  ensuite  passer  dans  une  arrière- bou- 
tique, où  mon  père  cl  lui  commencèrent  par 
s'entretenir  de  leurs  affaires. 

Le  marchand   avait  emporté  avec  lui  la  fa- 
meuse pierre  ,  objet   de  la  curiosité  publique  , 
el  l'avait  déposée  sur  une  table,  remettant  de 
l'examiner  avec  mon  père,  après  la  conclusion 
lie  leurs  affaires  ,  de  sorte   que  ,  pendant  leur 
entretien  ,  je  pus  la  prendre  dans  mes  mains 
el  la  considérer  (oui  à  mon  aise.  (Juoique  mon 
père  fût  lapidaire,  j'étais  tout  à  fait  étranger  à 
la  valeur  des  joyaux,  et  à  peine  même  pouvais- 
je  distinguer  une  pierre  d'avec  une  autre;  ma 
mère,  dans  son  amour,  m'avait  destiné  à  une 
profession  libérale,  et  l'on  m'avait  envoyé  de 
très-bonne  heure    aux  écoles ,    en   sorte   que 
je  connaissais    mieux  mes  livres  que  les  bi- 
joux; je  savais,  toutefois,  que  la  pierre  que 
je   tenais  dans  mes  mains   avait   élé  achetée 
100,000  Horins  pour  le  roi;  el  comme  tin  florin 
me  paraissait  une  somme  considérable,  llH), 000 
llorins  en  élaiout  une  qui  surpassait  mon  inlelll- 
gence.  Kiifin    mon   père  et  le    lapidaire  étant 
tombés  d'accord  sur  leur  marché  ,  reportèrent 
leur  attention  sur  l'opale;  ils  parlèrent  en  ter- 
mes magnifiques  de  sa  beauté  el  de  sa  valeur 
extraordinaires  et    de   l'otonnanle  bonne  for- 
tune de  Schinitl,  toutes  choses  qui  firent  sur 
moi   une  impression  profonde.  Nous  sortîmes 
I  de  la  {uaisoii  du  marchand,  el  en  traversant  la 


place,  je  priai  mon  père  de  me  fnire  voir  le 
speclacle  d'un  jongleur  arménien  ;  il  me  re- 
fusa ,  en  alléguant  que  cela  coulerait  on  demi- 
florin.— Un  demi-florin,  pens.-.is-je,  rien  qu'un 
demi-florin  ;  et  ce  chasseur  de  pierres  pré- 
cieuses qnijeu  a  trouvé  une  du  prix  de  cent 
mille  florins!  —  Pendant  toulé  là  roule  de  Cra- 
covle  à  Michlinilz,  ces  pensées  me  roulèrent 
dans  la  lêle,  et  à  chaque  insl.-uil  je  dirigeais 
mes  regards  vers  les  monlacnes,  m'attendant 
presque  à  voir  les  couleurs  d'une  oi);i!e  réflé- 
chies sur  quelque  rocher  par  les  rayons  du  so- 
leil. 

Peu  de  jours  après  C9  voyage,  mon  père 
tomba  malade,  et  malgré  les  secours  de  la  mé- 
decine et  les  soins  de  ma  mère  ,  la  violence  de 
la  maladie  l'emporta,  et  il  mourut  au  bout  de 
huit  jours,  ne  laissant  à  sa  famille  qu'un  forl 
médiocre  patrimoine,  et  à  moi,  son  fi!s  ui;i.]uc, 
que  ses  principes  de  sagcs-e,  et  le  monde  en- 
tier pour  les  mettre  en  pratique. 

Ma  mère  dut  nécessairement  renoncer  à  ses 
idées  d'ambition    pour  moi  ;  c'était  la  carrière 
du  commerce  qu'il  me  fall.iil  suivre:  cl  romnui 
j'avais  encore   la   tète  remplie  du  s-ouvcnir  de 
l'opale  ,  je  demandai  à  ôlre  mis  en  apprentis- 
sage chez  un  lapidaire.  Ma  mère  trouva  ma  de- 
mande fort  raisonnable;  j'allai  donc  m'inslalIcT 
dans  un  galetas,  où  je  pus  repaître  mes  ycox  do 
la  vue  d'une  grande  quantité  de  pierres  p.i- 
cicuses ,  et  conserver  le  souvenir  de  l'opale  tt 
des  100.000  florins.  J'avais  la  meilleure  volonté 
du  monde  d'apprendre  mon  métier,  et  cepen- 
dant je  ne  faisais  pas  grande  besogne,  l'is  pci:  - 
sées  gigantesques  de  fortune  fermcolaicnt  dan-; 
mon  cerveau.  I.a  fenêtre  de  mon  grenier  don- 
nait sur  la  campagne  .  et  ma  vue  était  bornée 
par  la  grande  chaîne   des  monts  Carpallics  ;  au 
lieu  de  polir  des  pierres  el  de  travailler,  louiez 
les  demi-heures,  je  mettais  la  lète  à  la   fei.t'- 
Ire,  et  je  pensais  à  Schinitl.  à  son  opale  et  à  ses 
UK),000  llorins,  et  lorsque  je  me  rasseyais,  je  me 
disais  à  moi-même  à  Itaule  voix  :  —Je  ne  rois 


-,  514.  — 


piis  pourquoi  je  ue  (rouverais  pas  une  opale 
aii-si  bien  que  Sclimitt. 

Siins  confier  tout  à  fait  mes  rêves  «le  splen- 
deur à  uia  mère ,  je  lui  disais  parfois  qu'un 
jour  ou  l'autre  je  ferais  la  forluue  de  la  famille; 
ce  (jui  signifiait  à  ses  yeux  que  je  voulais  deve- 
nir un  lapidaire  liaLile,  et  acquérir  une  certaine 
inJépendauce  par  mou  travail. 

Trois  années  se  passèrent  ainsi;  ce  temps  ré- 
volu, je  priai  mon  maître  de  m'accorder  un 
confié  de  quelques  jour»  pour  aller  rendre  visite 
à  mon  oncle  ,  qui  demeurait  à  Uunavil/  et  qui 
étail  nourrisseor  de  bestiaux.  Mou  oncle  ,  tou- 
tefois, n'était  guère  qu'on  prétexte  dans  cette 
occasion  ;  j'avais  pris  la  résolution  de  faire  ce 
V('yai,'e  pour  tenter  une  première  fois  la  for- 
lune.  Je  me  munis  en  conséquence  d'un  marteau 
et  de  quelques  outils  que  je  jugeai  devoir  m'ètre 
nécessaires.  Mon  oncle,  ma  tanle  et  mes  cou- 
sines nie  reçurent  avec  de  grands  témoignages 
d'alleclion;  je  leur  appris  que  depuis  trois  ans 
j'étais  eu  apprentissage  chez  un  lapidaire,  que 
j'étais  déjà  fort  expert  dans  la  conuaissance  des 
pierres  précieuses,  et  que  mon  maître  m'en- 
voyait pour  quelques  jours  pratiquer  ma  science 
dans  les  montagnes,  ce  qui,  Dieu  me  pardonne, 
était  uu  mensonge.  On  pourvut  libéralement  à 
tous  mes  besoins;  un  sac  plein  de  vivres  fut  mis 
à  ma  disposition,  on  me  prêta  un  couteau,  un 
briquet  bien  garni,  et  plusieurs  autres  petits 
uslensiles  nécessaires.  Je  promis  d'être  de  re- 
tour an  bout  de  quatre  jours,  et  comblé  des 
Vœux  de  tonte  la  famille,  je  partis,  le  sac  sur 
l'épaule  ,  pour  ma  première  citasse  aux  pier- 
res jirécieuses. 

Lorsque  je  commençai  à  gravir  le  plan  in- 
cliné gai  coudnit  au  pied  des  montagnes,  mon 
cœur  bondissait  de  joie;  il  me  semblait  que 
toulfs  les  richesses  qu'elles  contenaient  m'ap- 
partiendraient nn  jour.  Je  me  trouvais  devant 
ce  môme  pic  que  j'avais  ti  souvent  regardé  de 
la  fenêtre  de  mou  grenier,  devant  cette  cliaine 
aa  milieu  de  laquelle  Sclimitt  avait  trouvé  son 
opale;  et  puisqu'elle  avait  recelé  une  pierre 
valant  100,000  florins,  qui  pouvait  assarer 
qu'iïile  ne  recelait  pas  encore  des  pierres  va- 
lant dix  fois  davantage!  J'atteignis  bientôt, 
bercé  par  ces  songes  sédaisaus,  l'entrée  d'un 
étroit  vallon,  que  je  considérai  comme  le  vesti- 
bule du  palais  de  Plutus;  je  me  mis  aussitôt  à 
l'œuvre  ,  faisant  retentir  les  échos  de  la  vallée 
des  coups  que  j'assénais  sur  les  rochers;  je  con- 
tinuai cet  exercice  jusqu'à  ce  que,  excédé  de 
fatigue  ,  je  fusse  contraint  de  le  suspendre,  sans 
rien  trouver  qui  ressemblât  le  moins  du  monde 
à  un  joyau.  Ceci  n'était  pas  très-encourageant; 
niais  je  me  consolai  eu  en  tirant  la  conclusion 
qui- je  n'avais  pas  encore  pénétré  assez  avant 
dans  la  montagne.  Un  galetas  pour  abri  valait 
niii'ux  que  le  flanc  d'une  montagne  ;  mais  c'é- 
tait là  un  inconvénient  prévu,  et  je  m'endor- 
11  is,  lans  l'espérance  que  le  lendemain  mes  tra- 
vaux: auraient  nu  meilleur  résultat. 

Je  me  réveillai  au  moins  deux  heures  avant 
le  jour,  et  j'attendis  le  lever  du  soleil  avec  au- 
tant d'impatience  que  s'il  eût  dû  me  montrer  la 
mule  où  gisaient  d'inépuisables  trésors.  Long- 
temps avant  que  les  pics  les  plus  élevés  de  la 
montagne  fussent  éclairés  de  ses  rayons,  je 
tn'uuvraU  nue  voie  au  tuilieu  des  rochers  et  des 


torrens,  me  hàlaiitd'arriverà  un  ravin  plus  éloi- 
gné qui  devait  m'offrir  plus  de  chances  pour 
réaliser  mes  rêves  de  fortune.  Ce  jour-là  je 
remplis  à  moitié  mou  sac,  non  d'opales,  mais 
de  différentes  pierres  que  je  jugeai  avoir  une 
certaine  valeur,  et  qui  me  parurent  déjà  une 
assez  belle  récompense  de  mes  travaux. 
Sclimitt,  mcdis-jeeu  moi-même,  n'a  pas  trouvé 
son  opale  la  première  fois  qu'il  est  allé  dans  la 
montagne;  je  ne  dois  donc  pas  me  montrer 
aussi  ardent  dans  mou  ambition.  Le  lendemain, 
je  commeurai  à  revenir  sur  mes  pas,  ne  négli- 
geant sur  mon  chemin  aucune  occasion  de  gar- 
nir mon  sac,  et  dès  la  fin  du  troisième  jour 
j'arrivai  chez  mon  oncle.  La  vue  de  tues  riches- 
ses me  valut  de  grandes  félicitations. 

—  Ceci,  !enf  dieais-je,  est  un  gfenat,  ceci 
un  lapis-lazuli ,  ceci  un  minerai  d'or;  mais  je 
n'ai  pas  encore  trouvé  d'opale. 

—  Il  y  a  temps  pour  tout,  répdtuiit  taon  on- 
cle; et  combien  tout  Gelavabt-il'? 

—  Cela  vaut  au  moins  300  florins. 

Mou  oncle  me  regarda  avec  ou  certain  air 
d'incrédulité;  matante  murmura  quelques  mots 
sur  les  faibles  produits  de  l'état  de  noorris- 
seur  de  bestiaux,  et  mes  cousines  me  regar- 
dèrent comme  le  jeooe  homme  le  plus  étoo- 
uaut  de  la  Gallicie. 

Le  lendemain,  je  pris  congé  de  mon  oncle,  en 
emportant ,  bien  entendu,  mes  trésors  avec 
moi;  mais,  sachant  très  bien  qu'il  y  en  avait 
au  moins  la  moitié  qui  n'avait  aucune  valeur, 
je  m'arrêtai  sur  les  bords  d'une  petite  rivière, 
et  après  un  examen  rigoureux  du  contenu  de 
mon  sac,  j'en  jetai  plus  de  la  moitié  dans  l'eau, 
estimant  que  ce  que  je  conservais  valait  au 
moins  150  florins.  Je  me  rendis  d'abord  chez 
mou  maître  ,  et  le  trouvant  à  la  besogne  :  — 
J'apporte  quelque  chose  avec  moi,  lui  dis-je  ; 
puis  vidant  mou  sac  par  terre,  j'en  pris  oue 
poignée  que  je  posai  sur  sa  table  de  travail.  Il 
les  prit  les  oues  après  les  autres,  sans  profé- 
rer on  mot  car  c'était  au  .homme  fort  sobre  en 
paroles,  les  examina  légèrement,  puis  les  ren- 
voya dans  uu  coin  destiué  à  recevoir  la  ro- 
caille. Je  lui  présentai  successivement  plu- 
sieurs autres  poignées  qui  eurent  toutes  le  mê- 
me sort.  Vint  enfin  la  dernière  poignée  qoicon- 
teuait  uue  pierre  sur  laquelle  j'avais  fait  une 
marque,  parce  que  mes  espérances  étaient  en- 
tièrement fondées  sur  elle.  Il  la  considéra  plus 
attentivemeul  que  les  autres,  mais  il  finit  par 
l'envoyer  rejoindre  ses  compagnes,  eu  disant  : 
—  Toute  rocaille,  mon  enfant;  il  faut  vous  re- 
biettre  à  la  besogne.  Voilà  donc  tous  mes  rê- 
ves de  bonheur  anéantis;  ce  fut  la  plus  malheu- 
reuse soirée  de  ma  vie. 

Je  regagnai  mon  galetas,  mais  le  sommeil 
fuyait  mes  paupières  ,  et  je  songeais  à  la  ruine 
de  toutes  mes  espérances,  lorsque  tout  à  coup  il 
me  vint  à  la  pensée  que  mon  maître  avait  bieu 
pu  se  tromper,  et  qu'il  ne  serait  pas  impossible 
qu'un  autre  lapidaire  fût  d'uo  autre  avis  que 
lui  à  l'égard  de  la  pierre  que  je  croyais  être 
une  jacinthe.  Je  me  levai,  descendis  doocemeut 
dans  la  boutique,  puis,  allumant  une  petite 
lampe  à  la  braisa  mourante  d'un  feu  dont  il 
avait  ea  besoin  pour  ses  opérations,  je  me  mis 
à  cherclier  ma  jacinthe  présumée  parmi  la  ro- 
caiU«i  mais  j'eos  beau  examiuer  à  la  laeiu  de 


la  lampe  toutes  mes  pierres  les  unes  après  les 
autres,  et  recommencer  plusieurs  fois  celte 
épreuve,  je  ne  la  trouvai  pas.  Fatigué  enfin 
d'une  recherche  inotilc,  je  me  laissai  tomber 
sur  le  fauleoil  placé  devant  la  table  de  travail  ; 
j'y  vis,  au  milieu  de  divers  instromens,  deux 
pierres  auxquelles  mon  maître  travaillait  à  don- 
ner le  poli.  J'en  pris  une  :  c'était  précisément 
celle  que  je  cherchais.  J'eus  bientôt  combiné 
mon  plan  tje  m'emparai  de  la  pierre,  remontai 
dans  ma  chambre,  achevai  de  m'habiller  le 
plus  promptemeut  possible  ,  et  laissant  à  mon 
maître  uU  mot  qui  l'informait  de  ma  décou- 
verte peu  honorable  poor  loi  et  de  ma  réso- 
lotioD  de  le  quitter,  je  pris  ,  quoiqu'il  ne  fut 
encore  qu'une  heure  du  matin,  la  route  de  Cra- 
covie.  .le  trouvai  facilement  à  vendre  mon 
joyau;  le  marchand  chez  lequel  j'avais  été  avec 
mon  père  m'en  donna  cent  florins,  en  me  fé- 
licitant d'avoir  si  heureusement  commencé  ma 
carrière;  et  le  lendemain  je  retournai  chez  ma 
mère,  avec  un  présent  pour  elle  et  pour  cha- 
cune de  mes  sœurs,  et  n'ayant  plus  que  qua- 
tre-vingts florins  dans  ma  poche. 

Le  eomtberce  était  décidément  la  carrière 
qui  me  convenait;  ma  première  tentative  avait 
réussi  au  delà  des  espérances  de  ma  famille, 
sinon  au  delà  des  miennes  ;  quoique  je  n'eusse 
point  trouvé  d'opale,  je  n'avais  point  lieu  de  me 
décourager  ,  et  je  regardais  même  l'acqoisi- 
tion  des  richesses  comme  la  chose  da  monde  la 
plus  facile. 

L'argent  que  je  retirai  de  ma  jacinthe  servit 
à  m'équiper  pour  nne  seconde  expédition.  Je 
laissai  quarante  florins  entre  les  mains  de  ma 
mère,  et  je  partis  pour  Rostalesko,  après  avoir 
prorais  à  mes  trois  sœurs  que  si  je  trouvais  seu- 
lement oue  opale  de  20,000  florins,  je  les  do- 
terais honorablement.  Toutes  trois  regardè- 
rent déjà  leur  dot  comme  assurée  ,  et  moi, 
dès  que  je  fus  sorti  de  Michliuilz,  j'eus  soin  de 
jeter  les  yeux  de  côté  et  d'antre  dans  la  cam- 
pagne afin  de  me  fixer  sur  le  site  le  plus  con- 
venable pour  y  faire  bàlir  une  maison  du  pro- 
duit de  mes  travaux. 

Le  jour  où  je  fis  ma  première  excarsion  et  ao 
moment  même  de  pénétrer  dans  les  montagnes, 
je  rencontrai  deux  vieillards  dont  les  vêtemens 
en  lambeaax  et  les  figures  livides  annonçaient 
la  profonde  misère.  J'entamai  la  conversation 
avec  eux,  et  ils  m'apprirent  qu'ils  étaient  des 
chercheurs  d'or. 

—  Pourquoi,  leur  dis-je,  n'exercez-vous  pas 
plutôt  le  métier  de  chercheurs  de  bijoux?  voas 
y  gagneriez  davantage.  Ils  me  regardèrent  en 
souriant,  et  de  mou  côté  je  pris  en  pitié  l'illu- 
sion qui  les  avait  rendus  pauvres  pendant  toute 
leur  vie,  taudis  que  Schmitt  s'était  fait  bâtir  un 
château  et  vivait  dans  l'abondance. 

Pendant  nne  année  il  n'y  eut  pas  an  seul 
jour  que  je  ne  passasse  en  partie  dans  les  mon- 
tagnes ;  qoelquefois  je  me  trouvais  payé  de 
mes  fatigues,  mais  le  plus  souvent  elles  ne  me 
rapportaient  absolument  rien  ;  cependant  je 
n'eu  poursuivais  pas  moins  mes  excursions  avec 
ardeur,  et  mes  espérances  détruites  un  joor  re- 
naissaient avec  plus  de  force  le  lendemain.  Eu- 
fin,  c'était  presque  à  l'expiration  de  l'année  de- 
puis le  jour  de  mon  départ ,  mou  marleaa  fit 
jaillir  du  roc  une  pierre  qui  avaient  tous  les  ca- 


m 


—  515  — 


raclères  dislinctifs  d'une  opale.  Je  m'empressai 
de  la  polir  d'un  cô(é  el   les   teintes  variées  de 
l'opale  brillèrent   à    mes   yeux  enchantés.   Li' 
jour  de  la  récompense  est  donc  arrivé,  me  dis- 
je  à  moi-même!  La   pierre  était  peu  inférieure 
en  grosseur  à  celle  que  j'avais  tenue  entre  roos 
mains  dans  l'arrière-boutique  du  marchand  de 
Cracovie,  à  cette  pierre  dont   le  souvenir  était 
resté  si  profondément  et  si  distinctement  f^ravé 
dans  mon  esprit  ;  et  de  la  comparaison  de  deux 
opales  il  résullait  que   celle  que  j'avais  Irou- 
vée  ne  pouvait  valoir  moins  de  50, (lUU  florins. 
Mes  préparatifs  lurent  bieuldt  faits  pour  mou 
retour  à  Miclilinilz;  pendant  la  route  Je  me  li- 
vrai aux  plus  agréables   rêveries,  disposant  en 
idée  des  richesses  que  je  me  croyais  certain 
déposséder.  J'arrivai  chez  ma  n)ère  à  la  fin  du 
troisième  jour,  et  j'y  fus  reçu  comme  un  fils  est 
reçu  de  la  mère  la  plus  tcudre  après  une  longue 
absence.  Ma  physionomie  ne  laissa  pas  long- 
temps ignorer  que  j'avais  un  secret  important  à 
révéler;  je  tirai  l'opale  de  la  poche  où  je  l'avais 
cachée  el  je  la  présentai   aux  regards  étonnés 
de    ma   famille.   Je  voulus   ne  pas  perdre  de 
temps  pour  réaliser  ma  fortune.   C'était   la  se- 
maine suivante  que  devait  avoir  lieu  la  grande 
foire  de  Cracovie,  et  je  résolus  de  m'y  rendre. 
Relativement    à  l'emploi  des  50,000  florins, 
mon  parti    était   pris  d'avance.  J'avais  promis 
de  doler  mes  sœurs;  en  conséquence  je  distri- 
buerais à  chacune  d'elles  <leux  mille  florins,  ce 
qui  ferait  d'elles  les  plus  riches  héritières  de 
Michlinilz  ;   j'en  donnerais  quatre  mille  à  ma 
mère.  Quant  aux  40,000  fl.  restant ,  ma  petite 
cousine  Konza  de  Duuavilz  fera,  me  dis-je,  une 
excellenle  femme  ,  el  j'achèterai  une  baronie 
dans  quelque  partie  du  Palatiual. 

Ces  résolutions  prises,  le  malin  du  jour  de  la 
grande  foire,  je  quittai  ma  fauiille  ])our  me  ren- 
dre dans  la  capitale;  j'emportai  mou  opale  en- 
fermée dans  une  bourse  de  peau  attachée  à  mou 
cou  par  une  chaîne  do  cuivre.  Sur  ma  route  je 
rencontrai  un  grand  concours  de  personnes  qui, 
comme  moi,  se  rendaient  ù  la  foire  ;  mnis  je  les 
dépassai  sans  peine,  car  j'étais  monté  sur  un 
cheval  que  j'avais  acheté  avec  ce  qui  me  res- 
tait des  cent  florins  produit  de  ma  jacinthe. 

—  Y  a-t-il  un  do  ces  iiidividu.i,  me  disais-je, 
qui  porte  à  la  foire  une  ojiale  de  50,00J  florins  1 
J'arrivai  dans  la  capitale  avant  midi,  el,  après 
avoir  laissé  mon  cheval  dans  une  auberge  des 
faubourgs,  je  me  dirigeai  vers  la  grande  place, 
en  prenant  les  mêmes  rues  que  j'avais  suivies 
avec  mon  père  cinq  années  auparavant.  Que 
de  changemeus  avaient  eu  lieu  depuis  lors,  et 
quels  résultais  extraordinaires  avaient  produits 
une  seule  impression  du  jeune  Âge  I  Heureux 
hasard,  pensai-jc,  qui  a  amené  mon  pèro  à 
Cracovie;  s'il  n'y  était  pas  allé,  je  n'aurais 
pas  vu  ane  opale  merveilleuse  ,  je  n'aurais  pas 
entendu  parler  d'un  chasseur  do  pierres  pré- 
cieuses ,  et  aujourd'hui  je  ne  serais  pas  à  la 
grande  foire  avec  uu  bijou  de  50,000  florins  dans 
liia  poche. 

Jo  me  tenais  pour  certain  de  l'intégrité  du 
marchand,  ami  de  mon  père,  et  avec  lequel  j'a- 
vais déji)  fait  une  alTaire  ;  mais  ,  avant  de  di.<- 
poser  délinilivcnicnt  de  mon  trésor,  j'étais  bien 
aise  de  jouir  do  la  gloire  de  le  posséder  ;  enfin. 
je  désirais  que  mou   opulc   excililt   uu  peu  do 


celle  rumeur  que  celle  de  Schmilt  avait  occa- 
sionnée dans  la  ville.  Je  me  promenai  donc 
dans  la  grande  place,  en  cherchaut  une  occasion 
de  faire  conn;illre  ma  bonne  fortune  et  de  faire 
parler  de  la  beauté  et  de  la  grande  valeur  de 
ma  précieuse  pierre. 

En  allant  à  droile  el  à  gauche,  mon  allonlion 
se^^xa.sur  un  étalage  composé  des  rnjircliandi- 
ses  les' plus  variées  elles    plus  riches;  le  mar- 
chand, velu  à  l'orientale  et   fumant  sa  pipe,  se 
tenait  derrière   une   longue   rangée   de    tables 
abritées  par  uu  lendelat.  Les  plus  riches  étoffes, 
les  brocards,  les  soieries  et  les  tiisos  d'or  de  la 
Perse  ;   les  épices  et  les  parfums  les  plus  pré- 
cieux de  l'Inde  et  de  l'Arabie  ;  les  lames  de  Da- 
mas cl  les  poignées  de  sabres  incrustées  d'or  et 
d'ivoire  et  garnies   de  pierres  précieuses;  les 
gommes  les  plus  rares    de    l'Afrique  et  de  la 
Guiane;  les  temples  el  les  pagodes  habilement 
sculptés  en  ivoire  et  les  bois  les  plus  précieux  ; 
leséchanlillons  les  plus  parfaitsde  mosaïque;  les 
camées  sculptés  par  les  artistes  les  plus  célè- 
bres; telles  étaient  les  richesses  que  l'on  voyait 
étalées  sur  une  partie  des  tables  de  ce  bazar. 
Ce  n'en  élail  pourtant  à   beaucoup  près  que  la 
parlie  la    moins  riche,   tant  le   contenu   d'une 
dernière  table  éclipsait  tout  le  reste;  cette  table 
était  couverte  d'une  grande  quantité  de  pierre- 
ries de  toutes  les  espèces;  elles  étaient  symé- 
triquement arrangées  en  carrés,  cercles  el  py- 
ramides; diamans,  éméraudes,  rubis,  saphirs, 
topazes,  pierres  de    toutes   les    grosseurs    et 
étincelanles  des   plus  belles  couleurs,  éblouis- 
saient et  charmaient  la  vue.  Toutefois,  dans  cet 
amas  de  bijoux ,  je  ne  voyais  pas  d'opale.  — 
Ami,  dis-je  au  marchand,  sans  contredit,  vous 
êtes  le  roi  de  la  foire;  toutes  les  richesses  des 
cités  de  l'Orient  sont  concentrées  sur  vos  ta- 
bles, tous  les  pays  du  monde  vous  ont  apporté 
leur  contingent,    et   cep^'udanl  je  trouve  qu'il 
vous   manque   quelque  chose.  —  Que  voulez- 
vous  donc   y  voir   ajouter,  dit-il,  sans  ôter  sa 
pipe  de  sa  bouche?  —  Tenez ,  cette  pyramide 
est  bien  belle;  elle  se  compose   de  deux  rangs 
de  topazes,  de  deux  rangs  de  rubis,  de  deux 
de  saphirs,   de  deux  d'éniéraudes  et  d'un  rang 
de  diamans  ,  et  le  tout  est  surmonté  d'une  belle 
perle.  Eh  bien!  à  la  perle,  mon  avis  serait  de 
substituer  une  opale.  —  Je   pourrais  faire   ce 
changement,  répondit  le  marchand,  eu  ûtant  sa 
pipe  de  sa  bouche;  mais,  sefon  moi,  la  perle  ter- 
mine mieux  la  pyramide;  jeune  homme,  ajouta- 
t-il,  on  n'a  pas  extrait  des  entrailles  de  la  terre 
une  seule  pierre  précieuse  dont  je  n'aie  l'espèce 
en  ma  possession,  et  je  parierais  la  valeur  de 
cette  pyramide  que  je  puis  montrer,  dans  cha- 
que espèce,  une  pierre  plus  belle  que  tout  antre 
marchand  de    Cracovie  ,    sinon  de  Pologne  ou 
d'Kurope  !  Puis  il  jeta  un  regard  de  triomphe 
sur  son  étalage  et  reprit  sa  pipe.  —  Il  n'a  point 
d'opale,  me  dis-je  à  part  moi  ;  mais  il  est  trop 
vain  do    ses  joyaux  pour   avouer   qu'il  lui  en 
manque  une.  —  Je  n'ai  pas  la  valeur  de  la  py- 
ramide à  mettre  à  l'eujeu,  lui  répondis-je  aus- 
sidM,  mais  je  parierais  la  valeur  d'un  bijou  que 
je  vous  montrerai,    que  vous  n'avez  pas  le  pa- 
reil.— Eh  bien!  précisez  celte  valeur,  ou  mieux, 
choisi.>iSCZ   vous-même  parmi   ces    bijoux  celui 
qui  vousconviondra,  mcllczle  d'un  ctMo  cl  pla- 
ce*! l»  vùiio  de  l'aulfe,  el  le gaguanl  emportera 


les  deux  enjeux  ;  vous  ju'.'crez  vous-même  si 
la  pierre  que  je  pos.-^ède  est  de  la  même  espèce 
et  plus  ou  moins  précieuse  que  la  vôtre. 

Ceci  me  parut  uiie  excellenle  afTaire;  je  pri.i 
donc  un  diamant  que  je  jugeai  valoir  à  peu  pré-» 
cinquante  mille  llurins  el  je  le  mis  de  côté.  Une 
aflluence  considérable  du  curieux  se  trouvait 
en  ce  moment  réunie  autour  de  la  table,  ils 
avaient  entendu  notre  conversation,  et  alleu- 
daienl  avec  anxiété  le  lésultal  d'un  pari  au«i 
considérable.  Ainsi,  j'avais  obtenu  précisément 
ce  que  je  désirais....  une  occasion  de  faire  pa- 
rade d'une  pierre  si  rare  et  acquise  au  prix  de 
tant  de  labeurs,  sans  parler  du  diamant  qui 
brillait  sur  la  table  et  que  je  regardais  déjà 
comme  ma  propriété.  J  enlevai  la  chaîne  de 
mon  cou  et  je  lirai  de  la  b-mrse  de  peau  mou 
opale  que  je  posai  sur  la  table  vis-à-vis  du  dia- 
mant. 

—Une  belle  opale,  en  vérité,  dit  le  marchand 
ôtant  sa  pipe  et   l'exarninarit,   elle  vaut    plus  , 
ma  foi!  que  le  diamant  que  vous  avez  choisi,  et 
fera  précisément  l'alTuire  pour  le  sommet  de  la 
pyramide. 
Puis  ouvrant  une  boKe  d'ébène  : 
—  La  mienne,  voyez-vous,  est  trop  grosse. 
Et  il  posa  sur  la  table  l'opale  même  que  Scli- 
mitt  avait  vendue  au  roi,  et  dont  le  souvenir  eu 
était  si  bien  resté  dans  ma  mémoire.  Quelles  fu 
rent  mes  sensations  dans  ce  moment  ?  le  prix 
de  mes  sueurs,  toutes  mes  espérances,  tout  mon 
avenir  évanouis   en   un    instant,  évanouis  par 
l'effet   de  mon  extravagante  et  misérable  va- 
nité! Lemarcliand  remit  iraiiquilleraeDl  sa  pipo 
à  sa  bouche  ,  prit  mon  opale  el  en  couronna  la 
pyramide  après  avoir  enlevé  la  perle. 

—Vous  avouerez  bien  niainteuaut,  dit-il,  que 
la  pyramide  est  sans  défaut. 

Il  remit  ensuite  son  opale  dans  la  bolleel 
s'occupa  tranquillement  de  l'arraugemenl  de 
ses  marchandises. 

Je  m'en  retournai  dans  le  plus  profond  abM- 
tement;  mais  les  expressions  de  pitié  des  spec- 
tateurs, si  différentes  des  louanges  que  je  m'at- 
tendais à  recevoir ,  me  firent  encore  plus  de 
mal  que  la  perle  de  ma  fortune.  Je  me  rendis  à 
la  boutique  du  marchand  que  je  connaissais, 
mais  sans  lui  parler  de  ce  qui  méi  fit  arrivé  : 
l'aventure  ,  toutefois  ,  fut  bieulùt  ébruitée  el 
l'on  raconta  partout  qu'un  jeune  igjioranl  s'était 
laissé  escamoter  un  joyau  précieux  parllaran- 
zabal,  le  grand  marchand  de  Bassora;  j'eus 
même  la  morlificalion  de  me  voir  dé.-ignc  con.- 
mecejeuue  homme.— Comment  avo<!-\ous  été 
assez  fou,  mon  ami ,  me  dit  le  march.ind,  pojr 
tenir  un  pari  conire  Haranzabal'?  Si  vous  éli.  z 
venu  me  voir  d'abord  ,  vous  auriez  appris  , 
comme  tout  le  monde  sait  ici .  c'e.st  que  le  roi 
aeneagé  son  opaleà  ce  marchand coniinepiir.m- 
lie  d'un  emprunt,  h  la  condilion  seulement  q  l'ij 
ne  la  montrerait  pas  ouverietnent  à  la  fi.ire. 

Kien  ne  me  retenait  (lus a  Cracovie.  Je  ven- 
dis mon  cheval,  et  au  lieu  li  arriver  chez  moi 
avec  50,000  florins  d.iiis  ma  buur>o,  elle  u'cii 
conton.iit  plus  que  ÙW  provenant  en  p,;rtie  du 
prix  de  mon  cheval  ,  et  en  partie  duu  reliquat 
do  compte  dil  à  mon  père  et  que  son  ami  le  l.i- 
pidaire  acquitta  cntie  mes  mains.  Il  fillut  bien 
ruonler  ma  triste  aventure  à  ma  famille  qui 
se  luoiiira  plus  sensiblo   A  ma  douleuf  (lu'à  sc« 


516  ^ 


pertes  personnelles.  Toutcfoi;!,  je  n'abandonnai 
pas  la  profession  de  chasseur  de  pierres  pré- 
cieuses, et  tel  surprenant  que  cela  puisse  pa- 
raître, dans  ce  moment  niCme  où  mes  espé- 
rances venaient  il'ètre  anéanties,  elles  se  ré- 
veillèrent avec  une  nouvelle  ardeur;  «le  nou- 
veaux rêves,  do  nouveaux  projets  de  fortune 
s'emparèrent  do  mou  esprit  cl  en  cliassèrenl 
presque  entièrement  lo  souvenir  de  mou  irifor- 
lune.  Mou  marteau  cependant  n'a  |)Iun  fait  re- 
luire i\  mes  yeux  l'éclat  d'une  autre  ojiale;  mais 
grâces  A  un  travail  opiniâtre,  mck  rêves  de 
fortune  n'ont  pas  été  entièrement  dé(;us.  J'ai 
pu,  en  peu  d'années,  doter  messieurs,  assurer 
un  Sort  tranquille  à  ma  mère,  et  faire  partager 
à  ma  cousine  Kouza,  sinon  les  honneurs  d'une 
l>aronie,  du  moins  les  profil»  et  les  tracas  d'une 
respectable  maison  de  commerce.  {The  Uotne- 
'J'iudiliviis.)  [Traduction  du  Commerce.) 

Au.  Lkkoik. 


m\  wmm  filllks. 


(Madame  Charles  Rcybaml,  ce  talent  dramati- 
que et  l'éconil,  auquel  nous  devons  déjà  tant  de 
récits  intéressans,  vient  de  publier  sous  le  litre  de 
jl/(.j(7ir  un  nouveau  roman  (|ne  nous  u'iiésllons 
pasànietlreau  premier  runi;  parmi  les  ceuvres 
littéraires  les  plus  remarquables  de  notre  époque. 
C'est  une  histoire  louchante,  pleine  de  pérq)elies 
inattendues,  écrite  avec  ce  charme  dont  les  fem- 
mes ont  seules  le  secret.  Le  sujet,  compli(|ué  vers 
le  dénoûment,  en  est  d'abord  d'une  grande  sim- 
plicité. —  Trahie,  puis  délaissée  par  son  mari, 
madame  d'EUanges  s'est  vue  réduite  à  la  misère  ; 
sans  autie  ressource  que  son  travail,  elle  qui  jus- 
qu'alors avait  vécu  dans  le  lu\e  et  dans  le  bien- 
être;  sans  autre  consolation  que  ses  deu\  petites 
lilles,  deu\i>ngts  que  lui  a  donnés  le  ciel.  Après 
avoir  feiriié  les  yeuv  de  son  vieil  ami,  M.  Va- 
lani;er,  elle  se  décide  à  recourir  aux  cousines  de 
son  maji,  deux  vieilles  lilles  qui  vivent  reliiées  à 
Avignon.  Ce  chapitre  des  deux  vieilles  lilles  (|ue 
lions  avons  ;;\tiait  de  Mézillic,  nous  a  frappé  sui  - 
tout  par  la  vérité  des  détails,  et  nous  a  rappelé  plus 
d'une  fois  les  cclibataires  de  M.  de  iJalzac,  cet 
inimitable  chef-d'œuvre.) 

La  succession  de  M.  Valanger  fut  bientôt  ré- 
glée ;  quand  la  part  des  gens  de  loi  et  des  créan- 
ciers fut  faite,  quand  les  droits  de  madame  Va- 
langer eurent  été  prélevés,  il  ne  resta  rien. 
J.ouise  (Mmed'Ellanges)se  trouva  sans  autre  res- 
source qu'environ  douze  cents  francs;  au  temps  de 
son  opulence,  cette  somme  eût  à  peine  sulli  aux  dé- 
penses u'une  semaine,  et  maintenant  il  fallait,  avec 
ce  peu  d'argent,  se  créer  un  moyen  d'existence.  La 
j)auvie  femme compritquequaiid  même  ellelravail- 
leriiit  nuit  et  jour  de  ses  mains,  cela  ne  suffirait  pas, 
eieUe  résolut  d'essayer  une  autre  industrie;  mais, 
«■■é;aittrop  peu  de  douze  cents  francs  pourétablir 
«ne  chéiive  boutique,  au  comptoir  de  laquelle, 
mettant  sous  les  pieds  tout  ort;ueil,  elle  était  dé- 
cidée à  s'iisseoir.  Après  de  longues  hésitations, 
velle  résolut  d'écrire  aux  riches  parens  qui  avaient 
liérité  de  l'oncle  de  M.  d'i;iTanges.  Llle  leur  ex- 
posa son  malheur  sans  toutefois  accuser  son  mari 
ni  se  plaindre  de  la  cruelle  situation  où  il  l'avait 
laissée;  elle  leur  annonça  ses  projets  de  travail,  et 
finit  en  leur  demandant  un  millier  d'écus  dont 
■elle  s'engageait  à  payer  e\acieiiunt  l'intérêt.  Ce 
fUlcn  treuiblaiit  qii'cUc  hasarda  telle  démarche; 


elle  n'avait  jamais  entretenu  aucune  correspon- 
dance avec  CCS  parentes,  qui  portaient  le  même 
nom  que  M.  d'Ellanges,  cl  cc(prelleen  .ivait  ouï- 
dire  n'était  pas  l'ail  pour  l'encourager.  Au  bout 
de  quelques  jours  elle  reçut  la  réponse  suivante  : 
0  Madame  et  chère  parente, 

»Nous  savions  déjà,  ma  .sœur  et  moi,  des  clio- 
nscs  qu(!  vous  ne  dites  (|u'à  moitié  dans  votre  let- 
"tre,  caries  mauvaises  nouvelles  ne  manquent  ja- 
"Uiais  de  messagers;  ce  qui  s'est  passé  est  un 
"grand  malheur  et  un  grand  scandale;  la  charité 
'■seule  peut  m'empêchcr  d'en  témoigner  toute 
»mon  indignation. 

"Nous  avons  pris  une  grande  part  à  vos  afllic- 
)>lions,  et  nous  sommes  prêles  à  venir  à  votre  se- 
»cours  pour  tout  ce  qui  n'aura  pas  irait  au  pro- 
»jet  que  vous  avez  conçu.  Vous  manqueriez  au 
«nom  que  vous  portez  en  le  réalisant  ;  nous  som- 
«mes  d'une  famille  qui,  jusqu'aux  désastres  de  la 
"révolution,  a  eu  de  belles  charges,  et  qui  se  se- 
»rail  trouvée  déshonorée  en  faisant  un  métier; 
"toute  la  noblesse  d'alors  pensait  ainsi. 

"Je  sais  qu'à  présent  tout  est  bien  changé  et 
«qu'on  n'y  regarde  pas  de  si  près;  c'est  ce  qui  a 
«fait  le  malheur  de  votre  mari.  Au  lieu  de  vivre 
«honoralilemenl  en  province  avec  son  patrimoine, 
«il  a  voulu  tenter  fortune,  il  a  travaillé,  il  a  ris- 
«qiié  son  avoir  et  le  vôtre,  et  au  bout  du  compte 
«il  ne  lui  est  resté  ni  honneur  ni  profit  du  mé- 
«tier  qu'il  a  fait.  Nous  l'avions  blâmé  dans  le 
"temps  d'enlreprendre  ce  négoce  d'argent  qui 
«l'obligeait  ii  avoir  un  comptoir,  des  commis,  etc.; 
«jugez  si  nous  pouvons  approuver  que  vous  pre- 
«niez  une  boutique!  Cependant,  il  faut  bien  que 
«vous  puissiez  vivre,  vous  et  vos  enfans  ;  c'est  pour- 
«quoi,  ma  sœur  et  moi,  nous  vous  ollions  notre 
«maison;  vous  y  demeurerez  jusqu'au  retour  de 
«votre  mari  qui,  s'il  plaît  .iDieu,  comprendraque 
«son  devoir  est  de  revenir  à  vous. 

»En  atiendanl  de  vous  voir,  madame  et  chère 
«parente,  ma  sœur  et  moi  nous  prions  le  Sei- 
«gneur  de  vous  consoler  cl  de  vous  donner  la  ré- 
«signation. 

»  Votre  alTectionnée  cousine, 
"Ursule  d'Effanges.  » 
Avignon.  20  mars. 

Louise  n'était  point  préparée  à  cette  proposi- 
tion, faite  dans  des  lermes  si  secs,  et  dont  le  mo- 
tif évident  était  de  mesquines  considérations  d'or- 
gueil. Malgré  sa  misère  cl  l'elfroi  de  l'avenir,  son 
premier  mouvement  fui  de  refuser,  puis  elle  son- 
gea au  sort  de  ses  enfans  ;  elle  se  dit  que  dans 
cette  maison  opulente  qu'on  lui  ollrait,  elle  seule 
serait  blessée  dans  sa  flerié,  dans  ses  habitudes 
d'indépendance,  et  qu'en  assurant  à  ses  lilles  un 
bien-être  matériel,  elle  pourrait  les  sauver  de  tou- 
tes les  amertumes  de  cette  position  qu'elle  eût  re- 
fusée pour  elle-même,  dnl-clle  subir  tout  ce  (pie 
la  pauvreté  impose  de  dures  privations.  Elle  agit 
celte  fois,  comme  dans  toutes  les  autres  circons- 
tances de  sa  vie,  avec  un  courageux  dévoûment, 
une  complète  abnégation  de  tout  sentiment  per- 
sonnel ;  il  y  avait  dans  celte  âme  douce  et  timide 
un  principe  plein  d'énergie  et  de  volonté;  c'était 
le  seniimentdu  devoir;  delà  naissaient  celle  hum- 
ble patience,  celte  sérénité  d'âme,  celle  sainte 
confiance  que  Louise  conserva  au  milieu  des  plus 
cruelles  épreuves  qui  aient  jamais  fiap|)é  la  des- 
liiiéc  d'une  femme. 


Madame  d'Effangcs  écrivit  donc  à  ses  parentes 
qu'elle  acceptait  avec  reconnaissance  l'asile  qu'el- 
les lui  ollraienl,  et  quelques  jours  plus  lard,  elle 
paiiii  pour  Avignon.  Le  voyage  fui  triste,  la  pau- 
vre femme  .ivail  eu  toute  sa  vie  des  habitudes  de 
luxe  et  de  mollesse  ([ui  lui  leiidaient  pénibles  la 
fatigue,  les  embarras  d'une  longue  route  ;  chacun 
remarquait  sa  contenance  timide,  soullianie,  et 
l'éléganc  de  ses  manières  ;  bien  (|u'ellc  lût  vêtue 
presque  pauvrement,  ses  compagnons  de  voyagiî 
lui  parlaient  comme  à  une  grande  dame;  c'est 
qu'il  était  impossible  de  ne  pas  être  saisi  de  res- 
pect en  la  voyant  assise  entre  ses  deux  enfans, 
s'occupant  d'elles  avec  une  silencieuse  sollicitude, 
et  parfois,  repos.int  un  moment  son  visage  dou\ 
et  pâle  contre  leurs  visages  frais  et  soui  ians. 

On  arriva  à  Avignon  vers  le  soir.  Aussitôt  qu'on 
fut  descendu  de  voiture,  Louise  chercha  du  re- 
gard; il  lui  semblait,  elle  espérait  que  quelqu'un 
serait  venu  au-devant  d'elle  de  la  |iai  t  de  ses  pa- 
rentes, mais  personne  ne  l'aUendiiit.  Alors,  saisie 
d'un  inexprimable  serrement  de  cœur,  elle  prit 
ses  deux  enfans  p:ir  la  main,  cl,  suivie  du  porte- 
faix chargé  de  ses  malles,  elle  se  mit  à  chercher 
celte  maison  où  la  pitié  des  gens  (pi'elle  ne  con- 
naissait pas  allait  lui  donner  asile.  Lis  rues  élaient 
désertes,  la  nuit  arrivait,  cl  un  vent  sec  et  fritid 
faisait  osciller  les  réverbères  éteints;  les  enfans, 
efl'rayées  de  celle  solitude,  de  ces  ténèbres,  ser- 
raient les  mains  de  leur  mè;  e  et  balaient  le  pas, 
sans  oser  dire  un  mot. 

—  C'est  ici,  dit  le  portefaix  en  s'ariétant  de- 
vant une  grande  porte  coehère  qui  faisait  face  à 
une  espèce  de  ruelle  pavée  de  c.iillciix  inégaux  et 
trancha  ns. 

Louise  frappa  timidement;  on  dut  deviner  à 
cette  manière  de  s'annoncer  qu'une  personne 
malheureuse  était  là.  Une  vieille  femme  vint  ou- 
vrir aussitôt,  et,  se  rangeant  pour  laisser  passer 
madame  d'Effanges,  elle  lui  dit  avec  l'accent  et  le 
savoir-vivre  d'une  servante  avignonaisc  :  Entrez, 
et  faites  un  peu  alteniion  à  vos  pieds  par  rapport 
aux  pierres. 

En  ell'et  le  vestibule  était  pavé  à  peu  près  com- 
me la  rue.  Dans  un  coin  il  y  avait  une  vieille 
chaise  à  porteur;  un  fallot  suspendu  aux  solives  du 
plafond  éclairait  celle  pièce,  à  l'extrémité  de  la- 
quelle il  y  avait  un  escalier  tournant  dont  la  voûte, 
ornée  de  délicates  sculptures,  était  blanchie  à  la 
chaux.  La  servante  éleva  sa  lampe  de  terre  et, 
montrant  les  marches  usées,  elle  dit  avec  lamente 
voix  brève  et  criarde  :  Montez,  c'est  ici. 

Au  bout  de  ce  roide  escalier,  il  y  avait  une 
porte  à  laquelle  se  montrèrent  deux  visages  de 
femmes  si  secs,  si  parcheminés,  si  étranges,  que 
la  pauvre  Louise  s'arrêta  court. 

—  Ma  cousine,  dit  l'une  de  ces  femmes  avec 
une  révérence  cérémonieuse,  soyez  la  bien  venue. 

—  Soyez  la  bieuvcnue,  ma  cousine,  répéta 
l'autre. 

Ensuite,  elles  lui  donnèrent  la  main  et  Tem- 
brassèrenldu  bouides  lèvres.  Madame  d'Effanges 
balbutia  (pieliiues  mots;  elle  ne  trouvait  aucune 
expression  pour  répondre  à  cet  accueil  d'une  po- 
litesse si  fioide  cl  si  guindée  ;  en  ce  moment  elle 
sentit  tout  à  fait  l'humiliation  et  les  douleurs  de  sa 
position,  elle  sentit  sa  dépendance. 

—  Mes  cousines,  dit-elle  d'une  voix  tremblante, 
c'est  pour  mes  ciifans  que  je  vous  remercie,  que 


—  517  -^ 


je  vous  demande  vos  bontés;  elles  savent  df^jà  tout 
ce  qu'elles  vous  doivent. 

—  C'est  bien,  répondit  mademoiselle  Ursule  en 
tnurliant  de  ses  lèvres  pincées  le  front  des  deux 
petites  lillcs,  qui  n'osaient  lever  la  vue  :  il  faudra 
être  bien  sages,  mesdemoiselles,  et  surtout  bien 
tranquilles  ;  ma  sœur  et  moi  nous  n'aimons  pas 
le  bruit. 

—  Entrez  au  salon,  ma  cousine,  dit  mademoi- 
selle Marianne,  nous  allions  souper  ;  nous  sou- 
pons  h  huit  heures,  invariablemen'. 

Madame  d'Effanges  venait  de  faire  deut  cents 
lieues;  elle  avait,  avant  tout,  besoin  de  repos; 
mais  elle  comprit  qu'on  n'y  songeait  même  pas, 
et  que  personne  ne  dérangerait  pour  elle  ses 
habitudes,  ne  fût-ce  que  d'un  quart  d'heure.  Elle 
ftta  son  chapeau  comme  si  elle  revenait  de  la  pro- 
menade; elle  débarrassa  ses  enfans  de  leur  cos- 
tume de  voyage  et  l'on  se  mit  à  table. 

La  pauvre  femme  agissait  machinalement  ;  l'im- 
périeuse nécessité  de  sa  position  lui  donnait  la 
force  de  dissimuler  son  al'atlement  et  sa  tristes- 
se. Malgré  sa  résignation,  tout  ce  qu'elle  voyait 
l'impressionnait  vivement,  et  elle  se  sentait  saisie 
d'une  sorte  d'effroi  ;  il  lui  semblait  qu'elle  était 
tout  à  coup  tombée  dans  un  autre  monde,  dill'é- 
rent  de  celui  où  elle  avait  vécu  jusqu'alors.  Elïi'C- 
livemont,  les  demoiselles  d'Ellanges  et  tout  leur 
entourage  étaient  d'un  autre  siècle  ;  leurs  habits, 
leur  ameublement,  leurs  idées,  leurs  manières 
avaient  plus  de  cent  ans. 

Toutes  deux  étaient  coiffées  de  ces  bonnets  à 
longues  barbes  rattachées  au  sommet  de  la  tête, 
qui  datent  de  l'ancien  régime;  elles  avaient  con- 
servé les  déshabillés  à  manches  droites,  les  grands 
lichus  de  linon  et  les  bas  chinés  ;  il  ne  leur  man- 
quait que  la  poudre. 

L'ameublement  du  salon  leur  ressemblait  :  la 
pendule  en  cuivre  rouge  ([ui  ornait  la  cheminée, 
avait  sans  doute  sonné  toutes  les  heures  de  leur 
vie;  elles  avaient  joué  enfans  sur  ce  vaste  sofa 
dont  on  ne  devinait  plus  la  couleur;  elles  s'étaient 
regardées  jeunes  dans  ces  miroirs  ornés  de  do- 
rures noircies.  Ce  lu\e  vIeilU  était  plus  triste 
(]ue  la  pauvreté  toute  nue. 

Les  demoiselles  d'ICIlanges  ne  se  ressem- 
blaient pas  ,  c'étaient  deux  genres  de  laideur 
tiès  dilférens.  L'aînée,  mademoiselle  Marianne, 
avait  la  taille  haute  et  roide,  l'œil  noir,  la  lèvre 
ombragée,  tout  l'air  d'un  dragon,  enlin  ;  made- 
moiselle Ursule  avait  été  blonde,  et  ses  petits 
yeux,  d'un  gris  clair,  étaient  encore  vifs  ;  on 
comi)rcnait,  tout  d'abord,  qu'elle  avait  plus  de 
volonté,  de  malice  et  d'esprit  que  sa  sœur. 

Ces  deux  femmes  ne  s'étaient  jamais  (luittées, 
elles  s'aimaient  ;  c'était  là  le  seul  bon  sentiment 
qu'elles  eussent  au  cœur  ;  elles  vivaient  d'accord, 
et  c'était  le  seul  bon  côté  de  leur  caractère. 
L'tme  et  l'autre  commençaient  tous  leurs  discours 
p;u-  cette  phrase  sacramentelle  :  ma  sœur  et  moi; 
toute  leur  condu  le  juslihait  celle  formule.  En 
deiiorsilc  leur  affection  mutuelle  cependant,  ellus 
avaient  une  manie,  une  passion  innocente  et  ridi- 
cule; c'était  celle  des  chats  ;  ces  maudits  animaux 
éiaients  servis,  soignés,  caressés  par  elles  omme 
des  euliins  cliéris;  c'était  de  hurpari  une  occupa- 
tion, une  sollicitude  continuelle. 

Quand  la  pauvre  Louise  se  fut  assise  h  table 
entre  ses  deux  enfans,  elle  ne  fut  pas  médiocre- 


ment surprise  de  voir  trois  ou  quatre  gros  matous 
prendre  place  devant  les  assiettes  qu'on  posait 
parterre  et  où  ils  étaient  servis  les  premiers  par 
les  maîtresses  delà  maison.  Les  deux  petites  filles, 
tristes  et  fatiguées,  n'osaient  rien  dire  et  ne  man- 
geaient pas  ;  leur  mère,  inquiète,  consternée  de 
l'accueil  qu'elle  recevait,  s'efforçait  de  soutenir 
une  conversation  insignifiante  avec  ses  cousines. 
Elle  manifesta  doucement  son  intenlion,  sa  bonne 
volonté  d'être  utile  dans  leur  maison;  elle  déclara 
avec  une  fierté  timide  qu'elle  voulait  travailler 
pour  leur  être  à  charge  le  moins  possible  ;  mais 
on  ne  comprit  guère  sa  délicatesse  et  ses  suscep- 
tibilités. 

Tout  à  coup  mademoiselle  Ursule  s'écria,  avec 
l'accent  d'une  vive  inquiétude  :  Mon  Dieu  !  ma 
sœur,  je  ne  sais  ce  que  cela  veut  dire  ;  Mamour 
ne  mange  pas. 

—  Jésus  !  répondit  Marianne,  a-t-il  les  oreilles 
chaudes  ?  Alors  c'est  sa  maladie  qui  le  reprend. 

—  Pardon,  ma  chère  cousine,  dit  Ursule  en  se 
levant,  ma  sœur  vous   fera    compagnie  pour  le 

dessort;  je  vais  coucher  Mamour Celle  pauvre 

bêle  !  je  l'aime!... 

—  Qu'est-ce  que  cela  !  s'écria  Marianne  en 
pfdissant,  Slamour  est  blessé  ! 

En  effet,  sons  le  poil  blanc  et  soyeux  parais- 
saient quelques  taches  de  sang,  et  le  museau  en- 
fiédc  Mamour  portait  les  traces  d'une  attaque 
récente. 

—  On  a  voulu  lui  tordre  le  cou,  c'est  évident, 
reprit  Marianne,  l'œil  animé  de  douleur  et  de 
colère;jc  donnerais  voloniiers  deuv  louis  à  qui 
me  dénoncerait  l'auteur  de  cette  détestable  aciion! 
Sainte  Vierge,  il  n'y  a  donc  sûrelé  nulle  part, 
dans  ce  siècle-ci!  J'irai  me  plaindre  à  la  police.... 

—  C'est  la  seconde  fois  que  nous  voyons  Mamour 
dans  cet  état!  Certainemenl  nous  avons  quelque 
ennemi  caché.... 

— J'ai  soupçonné  ccmendianlqui  passe  tous  les 
matins  enchantant  la  complainl(;  du  beau  Uamon  ; 
c'est  un  homme  sans  religion,  et  il  porte  un  bon- 
net doublé  de  peau  de  chat. 

—  Je  croirais  plutôt  que  c'est  la  vieille  fenmie 
qui  est  notre  voisine  depuis  l'àques  ;  elle  en  veut 
à  Mamour,  parce  qu'il  a  mangé  son  canari,  une 
vilaine  béte  qui  éloiunlissail  les  voisins  avec  son 
ramage. 

—  Nous  ne  regarderons  pas  à  l'argent  pour  avoir 
justice  ! 

—  Nous  irons  devant  le  juge  de  paix,  devant  le 
procureur  du  Hoi  ! 

La  servante,  et  une  grosse  fille  de  campagne  qui 
lui  servait  d'aide  à  la  cuisine,  montèrent  au  bruit 
de  celle scèn'. 

Mademoiselle  Marianne  avait  pris  Mamour  sur 
ses  genouv,  et  elle  se  lamentait,  en  couqitant  les 
blessures  du  matou  (|ui,  en  réalité,  n'avait  pas 
grand  mal. 

—  Oui,  s'érria-t-elle,  je  donnerais  deux  louis 
pour  savoir  ((ui  a  fait  ce  coup! 

Mors  1»  grosse  fille  s'avança  d'un  air  sournois, 
et  dit  en  tendant  la  main  :  Mademoiselle,  je  le 
sais,  moi. 

—  Tu  méiiterais  d'être  mise  à  la  porte  pour  ne 
me  l'avoir  pas  encore  dit  !  s'écria  mademoiselle 
Marianne  en  colère  ;  parle,  voyons... 

—  C'est  l'ouf  qui  s'est  battu  avec  Mamour. 

—  Est-il  possible  !  Mais  conunent  le  sais-tu  ? 


—  Je  l'ai  vu,  mademoiselle.  Mamour  était  de 
mauvaise  humeur  depuis  ce  matin.  Il  est  descen- 
du au  vestibule.... 

—  Tu  devais  le  faire  remonter;  tu  sais  bien 
que  je  ne  veux  pas  qu'il  aille  vagabonder  comme 
cela. 

—  Oui,  mademoiselle,  j'étais  en  train  de  le 
chercher  :  Pouf  était  avec  moi,  je  ne  sais  paj; 
comment  cela  s'est  fait,  il  aura  peut-être  pris 
Mamour  pour  un  lapin,  car  il  s'est  jeté  sur  lui 
comme  un  furieux.  Alors  je  les  ai  séparés. 

—Ah!  le  scélérat,  linfàme,  s'écrièrent  ensem- 
ble les  deux  vieilles  filles,  il  sera  puni  de  mort! 

—  Comment  !  dit  madame  d'Effanges  stupéfaite, 
puni  de  mort  pour  avoir  battu  un  chat  ! 

—  Certainement,  ma  cousine,  puisque  c'est  un 
chien!  Le  voyez-vous  là,  dans  ce  coin?  Il  dort 
comme  un  innocent. 

—  Mesdemoiselles,  dit  gravement  la  vieille  ser- 
vante, si  Mariette  ne  déclarait  pas  avoir  vu  la 
chose,  je  ne  croirais  pas  que  Mamour  eût  été 
presque  étranglé  par  uni'  i)éte  comme  Pouf  qui 
n'est  pas  plus  grosse  que  mon  poing. 

—  ïaisez-vous,  Marthe  !  interrompit  aigrement 
mademoiselle  Marianne,  vous  prenez  toujours  le 
parti  de  Pouf  ;  vous  lui  passez  tout,  et  vous  ne 
prenez  pas  tout  le  soin  (pi'.!  faudrait  de  Mamour  ; 
je  m'en  suis  aperçue,  et  il  faut  que  cela  finisse. 
Ici,  l'ouf! 

Le  chien  se  leva  et  secoua  ses  longues  oreilles, 
en  entendant  son  nom.  Celait  un  charmant  épa- 
gneul  à  l'œil  rond  et  brillant,  au\  fines  soies  d'un 
blanc  de  lait. 

—  Ici,  Pouf!  répéta  mademoiselle  Marianne, 
d'une  voix  plus  haute. 

Et  comme  la  pauvre  bête  arrivait  en  rampant  à 
ses  pieds,  elle  dit,  en  s'adressant  it  ses  servantes  : 
Demain  malin  vous  appellerez  le  meudianl  qui 
piisseen  chantant  l.i  complainte  du  beau  Damon. 
Vous  lui  donnerez  Pouf,  il  ira  le  jeter  dans  le 
Ilhône,  avec  une  pierre  au  cou  j  et  d  auia  un 
petit  écu  pour  sa  peine. 

Les  deux  petites  filles  avaient  vu  celle  étrange 
scène  d'un  air  curieux  et  consterné,  sans  ha.sdr- 
der  un  seul  mot  ;  mais  quand  elles  entendirent 
prononcer  la  sentence  de  Pouf,  elles  osèrent  de- 
mander grâce  pour  lui.  Mademoiselle  Marianne 
se  fit  long-temps  prier;  enfin  elle  céda  sous  coadi- 
lion  que  Pouf  ne  reparaîtrait  plus  à  ses  yeuv. 

Ce  grave  débat  avait  duré  une  heure  :  on  eût 
(lil  qu'il  s'agissait  de  la  vie  d'un  homme  et  de  l.i 
punition  de  quehjue  grand  coupable,  tant  les 
deux  vieilles  filles  étaient  animée*.  Madame  d'Ef- 
fanges éLiil  anéantie.  Ces  habitudes  mesquines, 
ces  affections  puériles,  loule  celle  peliiesse  de 
cœur  et  d'esprit  lui  causiieni  un  seniimeni  île 
dogoùl  et  de  pitié.  Elle  avait  passé  déjà  de  bien 
mauvais  jours  ;  mais  les  heures  ne  lui  avaient 
jamais  paru  si  lourdes  et  si  longues  que  pendant 
celle  soirée. 

Enfin  mademoiselle  Mariannnese  leva  en  disant: 
Nous  nous  couchons  à  div  heures, invariablement. 
Uonsoir,  ma  chère  cousine;  HaricUc  va  tous 
conduire  à  voire  chambre. 

—  Bonsoir,  ma  cousine,  ajouta  mademoiselle 
Ursule,  deai.iiu  nous  parlerons  de  biei  des 
choses.  Cet  accident  de  ce  soir  nous  a  boulever- 
sées. Bonsoir. 

Madame  d'Effanges  s'assit  au  pied  de  son  Ut  ; 


—  518  — 


SCS  cnfans  luiprirontles  mains  et  se  serrèrent 
conti'c  elle  en  frissonnant  ;  leur  regard  parcourut 
celte  cliambre  à  peine  éclairée  par  la  lampe  que 
Marieue  avait  laissée  sur  la  cheminée  ;  puis,  sans 
s'être  rien  dit,  toutes  trois  se  prirent  à  pleurer. 

—  Mes  enfans  ,  qu'avcz-vous  ?  dit  madame 
(ITHVanges,  en  essayant  de  retenir  ses  larmes, 
I)(iur(|iioi  pleurez-vous  ainsi?  Vous  êtes  avec  moi. 

—  Mais  loi  aussi,  tu  pleures.  Nous  sommes  mal 
ici,  maman,  allons-nous-en. 

—  Où  irions-nous,  hélas!  nous  n'avons  point 
(l'autre  asile  :  vous  ne  comprenez  pas  cela,  mes 
chères  petites;  je  ne  puis  vous  le  faire  compren- 
dre encore.  11  faut  que  nous  restions  ici;  il  faut 
que  vous  vous  accoutumiez  au  travail,  h  l'obéis- 
sance envers  celles  qui  nous  ont  recueillies.  Nos 
cousines  sont  bonnes,  elles  vous  aimeront  quel- 
([ue  jour,  j'en  suis  sûre.  Allons,  du  courage  ;  ne 
pleuiez  plus,  et  prions  Dieu. 

Kllus  s'agenouillèrent  un  moment  sur  le  car- 
reau nu  et  glacé.  La  lampe  s'éteignait,  et  sa  lueur 
bl.ifarde  se  projetait  sur  un  antique  portrait  de 
famJle  encadré  entre  les  deux  fenêtres  ;  le  vent 
s'cngouOiait  bruyamment  dans  la  cheminée  sans 
feu;  il  faisait  froid  comme  à  la  rue  dans  cette 
grande  chambre  dont  l'air  semblait  moisi. 

Madame  d'Kd'anges  coucha  ses  enfans  ;  puis 
elle  resta  debout  à  leur  chevet,  les  regardant  et 
murmurant  dans  son  cœur  :  Mon  Dieu  !  quelles 
peines  et  qu'il  faudra  souffrir!... 

Jamais  elle  n'avait  éprouvé  un  plus  profond 
découragement.  Elle  était  venue  chez  ses  parentes 
pour  échapper  à  l'isolement  cruel  qui  la  mena- 
çait ;  elle  avait  espéré  s'en  faire  aimer  à  force  de 
reconnaissance,  de  bons  procédés,  et  elle  voyait 
avec  elfroi  à  quelles  âmes  étroites,  sèches,  égoïs- 
tes, elle  s'était  ailressée.  Ces  femmes  lui  causaient 
un  sentiment  inexprimable  de  répulsion  et  de 
crainte  ;  elle  comprit  qu'elle  non  plus  ne  pour- 
rail  jamais  les  aiiner,  et  que  leurs  bienfaits  lui  se- 
raient toujours  amers.  Elle  éprouvait  le  tourment 
d'une  Time  délicate  et  fière  sur  laquelle  pèse  une 
obligation  qu'elle  ne  peut  acquitter  par  son  aOec- 
lion  et  son  dévoûment. 

Tandis  qu'elle  était  livrée  à  ces  tristes  pensées, 
un  soupir  profond  la  fit  tressaillir  ;  elle  tourna 
vivement  la  tète  vers  la  porte,  et  le  même  accent 
plaintif  se  fit  entendre  pour  la  seconde  fois. 

—  Qui  est  là  ?  s'écria-t-elle  en  se  mettant  de- 
vant le  lit  de  ses  enfans,  les  mains  étendues  et 
frappée  d'une  vivre  frayeur. 

Mais  aussitôt,  et  malgré  sa  douloureuse  préoc- 
cupation, elle  se  prit  à  sourire  en  voyant  Pouf 
sortir  de  dessous  un  fauteuil  et  venir  humblement 
se  coucher  près  d'elle.  Li  pauvre  bête  s'était 
réfugiée  dans  la  chambre  ;  son  instinct  lui  faisait 
de\iner  qui  l'avait  défendue  contre  la  vindicative 
maîtresse  de  Mamour.  Quand  on  est  malheureux, 
les  moindres  circonstances  de  la  vie  ont  plus  de 
sens  et  d'intérêt;  on  s'impressionne  facilement, 
surtout  des  témoignages  d'aOcction.  Madame  d'Ef- 
faiigcs  fut  touchée  presque  jusqu'aux  larmes  des 
caresses  de  Pouf;  dénuée  elle-même  de  protec- 
tion et  de  ressources,  elle  vit  avec  une  espèce  de 
joie  qu'il  y  nv.iit  un  être  an  monde  auquel  elle 
pouvait  faire  f]ue1(pie  bien,  et  que  ses  filles  seraient 
aimées  de  quelqu'un  dans  cette  maison,  ne  fût- 
ce  que  par  ce  pauvre  chien. 

La  fatigue  d'un  long  voyage  ,  les  pénibles  im- 


pressions de  l'arrivée  avaient  accablé  Louise  ; 
elle  dut  à  celte  lassitude  du  corps  et  de  l'âme  un 
profond  sommeil,  et  pendant  la  première  nuit 
qu'elle  passa  dans  la  maison  de  ses  cousines,  elle 
eut  du  moins  un  complet  repos.  11  était  grand 
jour  le  lendemain  malin,  et  déjà  un  rayon  du  so- 
seil  dardait  à  travers  les  volets  mal  joints,  lors- 
qu'on frappaà  la  porte,  et  qu'une  voix  fêlée  cria  : 
Ma  cousine,  il  est  neuf  heures,  nous  déjeûnons  à 
neuf  heures  et  demie  invariablement. 

Ce  dernier  mot  peignait  le  caractère  et  l'exis- 
tence des  demoiselles  d'ElIanges.  Depuis  cin- 
quante ans  elles  menaient  invariablement  la 
mémo  vie,  ne  se  dérangeant  pour  personne,  ne 
s'occupant  qu'à  satisfaire  de  mesquines  et  ridi- 
cules manies  ;  leur  âme  s'était  desséchée,  leur  es- 
prit s'était  éteint  dans  ces  étranges  habitudes  ; 
l'affection  qu'elles  avaient  l'une  pour  l'autre  était 
pour  ainsi  dire  tout  ce  qui  leur  restait  d'humain. 

Louise  se  hâta  de  se  lever  ;  elle  comprenait  que 
l'exactitude  était  maintenant  sa  première  obliga- 
tion ,  et  que  l'emploi  de  ses  heures  ne  lui  appar- 
tenait plus;  elle  avait  déjà  éprouvé  qu'on  s'ac- 
coutume aux  plus  grandes  peines,  et  que  dans  les 
situations  les  plus  difficiles  de  la  vie,  il  reste  aux 
malheureux  quelques  compensations.  Elle  cher- 
cha au  fond  de  sa  conscience  la  force  de  souffrir 
encore,  et  le  juste  orgueil  d'une  vertu  sans  re- 
proches releva  son  courage.  Elle  sortit  de  sa 
chambre,  calme,  résignée,  et  tenant  ses  deux  en- 
fans par  la  main.  Son  aspect  avait  ainsi  quelque 
chose  de  frappant  ;  elle  n'était  pourtant  ni  belle , 
ni  brillante  ;  mais  la  sérénité  triste  de  son  re- 
gard, l'exquise  distinction  de  ses  manières  com- 
mandait le  respect  et  l'affection.  Ses  deux  belles 
petites  filles  marchaient  timidement  à  son  côté  , 
en  serrant  sur  ses  mains  leurs  visages  roses. 

Les  demoiselles  d'Effanges  étaient  déjà  dans  le 
salon,  fort  occupées  à  préparer  le  repas  d'une 
demi-douzaine  de  chats  qui  entouraient  la  table. 
Mamour  était  sur  les  genoux  de  mademoiselle 
Ursule,  et  elle  le  dorlotait  comme  un  enfant  ma- 
lade. 

—  Ma  cousine,  asseyez-vous,  dit-elle. 

—  Asseyez-vous,  ma  cousine,  répéta  mademoi- 
selle Marianne. 

—  Nous  allons  déjeûner  avec  une  goutte  de 
café  ;  ça  n'est  pas  substantiel,  mais  c'est  suffisant 
pour  attendre  le  dîner  :  nous  dînons  à  midi  inva- 
riablement. 

—  Et  nous  goûtons  à  quatre  heures ,  ajouta 
mademoiselle  Ursule. 

—  C'est  plus  qu'il  ne  faut ,  dit  madame  d'Ef- 
fanges en  souriant,  et  nous  ne  sommes  guère  ha- 
bituées à  un  tel  régime. 

—  Oui,  pour  être  à  la  mode,  il  faut  renoncer 
aux  quatre  repas  d'autrefois  ;  nous  sommes  dans 
les  vieilles  habitudes,  nous  le  savons,  ma  cousine. 

—  Les  vieilles  habitudes  sont  fort  bonnes  et 
fort  respectables,  répondit  doucement  Louise. 

—  Tout  le  monde  n'a  pas  comme  vous  le  bon 
sens  d'en  convenir,  dit  mademoiselle  Ursule  d'un 
ton  radouci  ;  vous  faites  bien  de  ne  pas  donner 
dans  les  idées  du  jour,  ma  cousine  ;  et  si  votre 
mari  avait  fait  comme  vous,  vous  ne  seriez  pas 
où  vous  en  êtes. 

—  11  a  été  malheureux ,  imprudent  peut-être  , 
répondit  Louise  d'une  voix  altérée  ;  mais  je  vous 
en  supplie,  mes  bonnes  cousines  ,  ne  le  blâmez 


pas  devant  mol,  devant  ses  enfans.  S'il  a  des  torts 
je  dois  les  pardonner,  les  oublier;  vous  êtes 
pieuses ,  mes  cousines,  vous  craignez  Dieu  ;  n'est- 
ce  pas  là  ce  qu'il  commande? 

—  Sans  doute  ,  et  nous  n'avons  jamais  mal 
parlé  du  prochain  sans  nécessité;  ce  que  nous  en 
disons  maintenant  est  dans  votre  intérêt,  répliqua 
sèchement  mademoiselle  Marianne. 

Madame  d'Elfanges  était  douce  et  bonne  jus- 
qu'à la  faiblesse  ;  mais  elle  avait  cependant  une 
certaine  fermeté  do  caractère  qui  ne  reculait  pas 
devant  des  explications  nécessaires.  Elle  avait  ré- 
solu d'établir  nettement  sa  position  chez  ses  pa- 
rentes; elle  voulait  leur  devoir  le  moins  possible, 
et  elle  exposa  ses  Intentions  avec  l'humble  dignité 
qui  convenait  à  son  sort. 

—  Jles  chères  cousines,  dit-elle ,  vous  m'avez 
offert  un  asile  chez  vous ,  et  je  l'ai  accepté  avec 
reconnaissance  j  mais  je  ne  dois  pas  abuser  de 
votre  générosité  ;  je  veux  être  bonne  à  quelque 
chose  dans  votre  maison  ;  je  veux  travailler  pour 
vous... 

—  Travailler  !  interrompit  mademoiselle  Ursule 
avec  un  dédaigneux  étonnement  ;  eh  I  de  quoi 
cela  aurait-il  l'air?  que  dirait  le  monde? il  y  a 
bien  asssez  de  nos  deux  servantes  pour  faire  l'ou- 
vrage de  la  maison ,  vous  nous  tiendrez  compa- 
gnie, voilà  tout. 

—  Il  faut  vivre  selon  son  rang,  ajouta  Marianne, 
c'est  pour  cela  que  nous  vous  avons  fait  venir 
près  de  nous.  Selon  la  tournure  que  prendront 
les  choses,  on  verra  de  mettre  les  petites  au  cou- 
vent pour  leur  éducation. 

—  Je  désire  ne  jamais  me  séparer  de  mes  en» 
fans,  dit  vivement  Louise,  je  puis  moi-même  leur 
donner  l'éducation  qui  convient  à  leur  fortune. 

—  On  peut  en  ce  cas  les  garder  ici,  dit  Ursule 
en  touchant  de  sa  longue  main  jaune  la  tète  des 
petites  filles  que  cette  marque  d'amitié  fit  tressail* 
lir;  elles  sont  fort  tranquilles,  en  vérité,  et  si  cela 
dure  ainsi ,  elles  ne  nous  importuneront  pas  du 
tout. 

A  ce  compliment  si  sec  ,  madame  d'Effanges 
sentit  les  larmes  lui  venir  aux  yeux.  Tout  ce 
qu'elle  voyait,  tout  ce  qu'elle  entendait  la  confon- 
dait; elle  n'avait  jamais  été  aux  prises  avec  des 
êtres  d'une  nature  aussi  roide  et  aussi  mesquine. 
Elle  eût  mieux  aimé  avoir  à  lutter  contre  de  mau- 
vaises passions  que  contre  leurs  manies  bizarres. 

La  maison  semblait  encore  plus  sombre  et  plus 
triste  au  grand  jour,  que  le  soir  à  la  lueur  dou- 
teuse des  lumignons  qui  servaient  de  lampe.  Louise 
visita  l'une  après  l'autre  ces  vastes  chambres, 
dont  les  meubles  n'avaient  pas  été  renouvelés  de- 
puis près  d'un  siècle.  Mariette,  la  grosse  servante, 
lui  ouvrait  les  portes  et  la  mettait  au  fait  des  ha- 
bitudes du  logis. 

— Mademoiselle  Marianne  et  mademoiselle  Ur- 
sule couchent  là ,  dit-elle  en  montrant  une  porte 
qui  s'ouvrait  sur  le  palier,  en  face  de  celle  du  sa- 
lon ;  c'est  Marthe  qui  fait  leur  chambre.  La  mai- 
son est  réglée  comme  un  papier  de  musique  : 
ces  demoiselles  vont  tous  les  matins,  comme  au- 
jourd'hui ,  à  la  messe  d'onze  heures  ;  après  le  dî- 
ner elles  jouent  aux  cartes  jusqu'au  souper,  et 
elles  ne  sortent  jamais  le  soir.  Il  ne  vient  jamais 
personne  ;  mais  il  y  a  tant  de  bêtes  ici  !  cela  leur 
tient  compagnie. 

—  Mes  cousines  sont  bonnes,  dit  madame 


—  519  ^ 


d'Effaiiges,  et  je  vois  qu'il  n'y  a  pas  Dop  de  peine 
à  les  servir. 

—  Elles,  non,  rf^piiqua  Mariette  avec  un  mou- 
vement d'épaules  ;  mais  tous  ces  damnés  animaux 
qu'elles  nourrissent  !...  Tenez,  madame  ,  vous 
avez  l'air  d'une  personne  raisonnable,  je  vous  le 
demande,  est-ce  qu'il  ne  vaudrait  pas  mieux  don- 
ner aux  pauvres  tout  ce  que  dévorent  ces  mau- 
dits chats  ?  ils  ruinent  la  maison  I 

Madame  d'Effanges  ne  put  s'empêcher  de  sou- 
rire. 

—  Je  sais  ce  que  je  dis,  reprit  Mariette  en  s'a- 
nimant;  on  économise  un  bout  de  chandelle,  là- 
bas,  à  la  cuisine,  et  tous  les  jours  il  faut  acheter 
des  biscuits  pour  Mamour.  Nous  sommes  toute 
l'année  au  bouillon  maigre,  tandis  que  les  chats 
ont  de  bons  morceaux.  A  table,  ils  sont  servis  les 
premiers.  Ils  sont  gras,  ils  ont  le  poil  luisant  ; 
mais  aussi  gare!...  Je  sais  plus  d'un  mitron  qui  a 
l'œil  sur  Mamour,  pour  s'en  faire  une  casïiuette. 

Cette  première  journée  sembla  mortellement 
longue  à  Louise  ;  elle  éprouvait  une  gène,  un  en- 
nui, dont  elle  essayait  vainement  de  se  distraire , 
en  s'occupant  de  ses  enfans.  Tout,  dans  cette 
maison,  lui  était  un  sujet  de  peine  et  d'étonne- 
ment.  Elle  s'aperçut,  tout  d'abord,  que  les  demoi- 
selles d'Effanges  vivaient  avec  une  parcimonie 
sordide,  et  elle  ne  pouvait  expliquer  ces  habitude  s 
autrement  que  par  une  extrême  avarice  ;  car  elle 
savait  que  l'oncle  de  M.  d'Effanges  avait  laissé 
une  belle  fortune  à  ses  cousines.  Le  soir  même  , 
mademoiselle  Marianne  jugea  convenable  de  lui 
donner  à  ce  sujet  quelques  explications. 

—  Ma  cousine,  lui  dit-elle,  nous  ne  sommes 
puS  riches,  quoique  bien  des  gens  se  figurent  que 
nous  avons  de  l'argent,  que  nous  faisons  des  éco- 
nomies :  Sainte  Vierge  1  c'est  à  peine  si  nous 
pouvons  joindre  les  deux  bouts.  Cet  héritage  dont 
on  a  tant  parlé  dans  le  pays  s'est  réduit  à  rien  ; 
les  dettes  et  les  frais  de  la  succession  ont  tout 
absorbé. 

—  On  a  cru  que  nous  étions  millionnaires , 
ajouta  mademoiselle  Ursule,  et  nous  avons  eu  des 
partis  ;  mais  ma  sœur  et  moi  nous  étions  décidées 
depuis  l'âge  de  vingt  ans  à  ne  pas  nous  marier  : 
c'est  un  si  grand  embarras  dans  une  maison  qu'un 
mari  et  des  enfans  ! 

—  Hélas!  dit  Louise,  chaque  état  a  ses  peines, 
et  l'isolement  est  la  plus  cruelle  do  toutes.  Mais 
est-il  possible  que  cet  héritage  ait  été  si  peu  de 
chose  ?  Mon  mari  était  persuadé  que  son  oncle 
avait  une  belle  fortune. 

—  Oui,  une  de  ces  fortunes  commerciales  qui 
tombent  à  rien  quand  on  a  réglé  les  comptes.  Ce 
n'est  pas  comme  quand  on  a  de  belles  maisons, 
de  bonnes  terres,  quand  on  est  riche  comme  nous 
l'étions  avant  la  Révolution.  Cette  manie  du  né- 
goce a  achevé  de  ruiner  notre  famille,  les  d'Ef- 
fanges ont  oublié  qu'ils  n'étaient  pas  nés  pour  tra<- 
vailler,  et  c'est  ce  qui  les  a  perdus. 

Madame  d'Effanges  avait  pu  voir  dis  le  pre- 
mier jour  quel  serait  son  sort  dans  cette  maison;  il 
ne  fut  ni  meilleur  ni  pire  qu'elle  ne  l'attendait.  Sa 
douceur,  son  inaltérable  patience,  ne  gagnèrent 
point  le  cœur  de  ses  parentes;  au  contraire,  par 
un  étrange  sentiment  de  justice,  elles  éprouvaient 
d'autant  moins  de  sympathie  pour  elle  qu'elles  la 
ti'ouvaient  plus  parfaite.  Aucune  intimité,  aucune 
affection  ne  put  naiire.de  leurs  rapports  ;  ce  fut 


toujours  d'un  côté  le  même  égoïsmé ,   la  même 
froideur  ;  de  l'autre  la  même  résignation. 

Cela  dura  ainsi  pendant  deux  ans ,  deux  ana 
d'une  vie  étroite,  dépendante,  pleine  de  som- 
bres dégoûts.  Madame  d'Effanges  souffrait  sur- 
tout dans  ses  enfans.  Les  pauvres  petites  avaient 
perdu  l'insouciante  gaiié  do  leur  âge  ;  l'immobilité 
de  tout  ce  qui  les  environnait  les  avait  gagnées  ; 
leurs  charnians  visages  avaient  une  ex  pression  de 
tristesse  et  de  langueur.  Elles  ne  sortaient  guère 
que  le  dimanche,  pour  aller  à  l'église  ;  leurs  plus 
grandes  fêtes  étaient  les  jours  de  promenade  , 
quand  elles  passaient  quelques  heures,  seules  avec 
leur  mère,  sous  les  beaux  ombrages  qui  bordent 
le  Rhône. 

Il  y  a  sur  la  rive  droite  du  flruve,  à  Villeneuve- 
lès-Avignons,  un  vaste  enclos  dépendant  de  l'an- 
cien couvent  des  Chartreux,  dont  la  nature  seule 
a  fait  un  jardin  pittoresque,  un  séjour  tran- 
quille et  comme  inaccessible  aux  bruits  du  monde. 
Les  mouvemens  du  terrain  favorisent  diverses 
végétations  ;  il  y  a  de  petites  prairies,  de»  bou- 
quets d'arbres,  des  pentes  incultes  semées  de  mar- 
jolaine et  de  lavande  ,  des  rochers  stériles ,  au 
pieddesquels  croissent  de  belles  et  délicates  fleurs. 
Du  point  culminant  de  cette  enceinte,  on  décou- 
vre un  paysage  admirable  ;  l'œil  suit  les  longs  dé- 
tours du  fleuve  au  milieu  des  belles  plaines  du 
Comtat-Venaissin  ;  sur  la  rive  opposée  s'élève  la 
ville  d'Avignon  avec  ses  remparts  dentelés ,  ses 
vieilles  églises  et  son  palais  entouré  de  sombres 
murailles.  Vers  le  couchant  se  déroulent,  jusques 
h  l'immense  horizon  ,  les  belles  campagnes  du 
Languedoc.  La  vigne  et  l'olivier  forment,  sur 
cette  terre  fertile,  de  longs  sillons  d'une  verdure 
opposée,  et  quelques  villages ,  bâtis  sur  les  hau- 
teurs, apparaissent  au  loin,  couronnés  par  les  for- 
tiflcations  ruinées  de  leur  château  seigneurial. 

Madame  d'Effanges  se  plaisait  dans  ces  liciu  ; 
la  solitude  de  sa  promenade  était  rarement  trou- 
blée; à  peine  si  quelque  voyageur  traversait  de 
temps  en  temps  le  Rhône  pour  visiter  l'ancienne 
Chartreuse  et  admirer  l'un  des  plus  beaux  paysa- 
ges de  notre  France.  Louise  y  passa  les  meilleurs 
moraens  de  son  séjour  à  Avignon.  Ses  enfans  re- 
devenaient joyeuses  pendant  ces  heures  de  liberté  ; 
elles  semblaient  revivre  au  grand  air,  loin  de  ces 
visages  mornes  et  sévères  dont  la  présence  les  te- 
nait dans  une  crainte  muette. 

Un  jour  que  madame  d'Effanges  revenait  de  sa 
promenade,  elle  se  trouva  face  à  face,  en  passant 
le  pont,  avec  une  personne  qu'elle  avait  vue  à 
Paris  quelques  années  auparavant.  C'était  un  né- 
gociant de  Marseille,  que  des  relations  d'affaires 
avaient  lié  assez  intimement  avec  M.  d'Effanges. 
Il  la  reconnut  aussi,  et  s'approchanl  vivement,  il 
lui  témoigna  lajoie  que  lui  causait  celte  rencontre.  Le 
Mai'seillais  était  un  homme  bon  et  d'une  brusque 
franchise ,  peu  façonné  à  dire  les  choses  discrète- 
ment et  convenablement  ;  maisson  intention  était 
si  évidente  qu'on  excusait  volontict>  ce  que  ses 
paroles  avaient  de  trop  cru, 

—  J'ai  appris  vos  malheurs  avec  une  véri  table 
allliclion  ,  dit-il  à  madame  d'Effanges  ;  vous  vou.< 
êtes  comportée  comme  une  personne  d'honneur  ; 
vous  n'avez  pas  rcLiardê  à  vous  mettre  sur  la 
paille  pour  sauver  la  banqueroute  :  c'est  bien , 
cela  ! 


—  Je  n'ai  fait  que  moq  devoir,  répondit-elle 
avec  simplicité. 

—  C'est  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pourtant  pis 
tous  les  jours  de  pareils  traits  ;  une  femme  qui 
sacrifie  toute  sa  fortime  pour  payer  les  créanciers 
de  son  mari.  Heureusement  la  chose  a  bien 
tourné,  et  voilà  ce  pauvre  d'Effanges  revenu  sur 
l'eau.  Il  est  en  train  de  faire  encore  une  bonne 
maison... 

—  Mon  mari  !  interrompit  madame  d'Effanges, 
devenue  pâle,  vous  avez  donc  des  nouvelles  de 
mon  mari,  monsieur? 

—  De  très  bonnes  nouvelles ,  répondit  le  né- 
gociant avec  quelque  surprise;  il  a  de  l'argent  et 
du  crédit  lii-bas,  il  fait  de  grosses  affaires.  Mais 
vous  devez  savoir  cela  mieux  que  moi  ? 

—  Je  ne  sais  rien,  mon  cher  M.  Germon,  ab- 
solument rien.  Sans  doute  les  lettres  se  sont  éga- 
rées ,  perdues  ;  depuis  trois  ans,  je  n'ai  reçu  au- 
cune nouvelle  de  mon  mari. 

^  Est-il  possible!  s'écria  le  bon  M.  Germon, 
avec  une  explosion  d'étonnemenl  et  de  satisfac- 
tion. Je  vais  vous  dire  tout  cela.  Quel  bonheur 
que  nous  nous  soyons  rencontrés  !  Prenez  mon 
bras.  Vous  êtes  toute  tremblante. 

—  Ah!  j'étais  si  loin  de  m'attendre....  Parlez, 
parlez  ,  monsieur  !  dites-moi  où  est  mon  mari? 

—  Il  est  à  la  Vera-Cruz.  C'est  un  bon  pays,  où 
il  y  a  gros  à  gagner,  Malheureusement  le  climat 
ne  vaut  rien.  M.  d'Effanges  a  entrepris  le  com- 
merce avec  quelques  villages  de  l'intérieur.  Il  tra- 
vaille dans  les  vanilles  et  dans  les  cuirs.  Il  a  der- 
nièrement expédié  quelques  caisses  à  Marseille 
par  le  Jeune  Adolplie,  un  navire  à  moi ,  qui  fait 
les  voyages  de  la  Vera-Cruz.  C'est  mon  aîné  qui 
le  commande;  un  petit  jeune  homme  vif,  bon 
enfant,  un  vrai  marin.  Vous  vous  le  rappelez 
peut-être.  Il  a  commandé  en  second  un  navire 
du  Havre  ;  et  en  passant  à  Paris  il  eut  l'honneur 
de  dîner  chez  vous. 

—  Oui,  oui,  je  m'en  souviens,  Eh  bien!  il  a 
rencontré  M.  d'Effanges  à  la  Vera-Cruz?  Us  se 
sont  vus? 

—  Et  reconnus,  c\  embrassés.  M.  d'Effanges 
lui  a  raconté  sa  position  ,  et  Loui^et  a  pris  la  li- 
berté de  lui  demander  si  vous  l'aviez  suivi  lii-l)as  ; 
alors  il  a  répondu  que  non  ;  mais  que  certaine- 
ment vous  viendriez  le  trouver. 

—  Il  a  paru  le  désirer?... 

—  Certainement.  Le  voilà  établi  à  1^  Vera-Cruz 
poiu'  long-temps;  il  l'a  dit  à  Louisct,  et  il  a  raison 
de  ne  pas  songer  h  revenir  en  France  avant  d'a- 
voir arrondi  sa  fortune.  On  ne  rêa'ise  pas  fort  a'- 
sèment  ses  bénéfices  dans  un  commerce  comme 
celui-là  ,  et  quand  on  veut,  en  partant,  ramasser 
toutes  ses  coquilles,  il  faut  y  souger  plusieurs 
années  d'avance.  Je  vous  conseille  d'aller  trouver 
vuU-e  mari,  chère  dame;  cela  ne  nuira  pas  à  la 
prospérité  de  .ses  affaires,  et  quelque  jour  vous 
reviendrez  marier  ici  ces  belle*  petites. 

—  Oui .  monsieur  ;  ceci  est  peutt'trc  un  bon 
conseil,  répondit  Louise,  »vec  une  grande  émo- 
tion ;  mais  j'ai  besoin  de  réfléchir,  de  savoir.... 
Mon  Dieu  1  \\\\  si  grand  voyage  !  exposer  mes  en- 
fans sur  la  mer  !...  Monsieur,  je  voudrais  voir,  in- 
terroger votre  fils,  je  ferai  le  voyage  de  Marseille, 
s'il  le  faut.. 

—  Certainetnent,  non;  je  ne  veux  pas  que  vous 
vous  dérangiez  ;  Louisct  prendra  la  diligciicc  un 


-^  520  — 


soir,  et  le  Iriuicmain  il  est  ici.  Vous  lui  parlerez , 
et  il  vous  (luniicra   tous   les   détails.  Si  quelque 

jour  vous  vous  décidieï Je  pense  que  vous 

{crUz  avec  lui  une  bonne  traversée.  Le  Jeune- 
Adolphe  est  le  plus  lin  voilier  du  port  de  Mar- 
Millc;  il  a  des  cmniénagemens  très  commodes; 
vous  seriez  là  aussi  en  sûreté  que  sur  terre,  et 
l)uis,  pour  les  soins,  les  égards... 

—  Merci,  monsieur,  mille  fois  merci,  répondit 
Louise,  le  cœur  plein  de  trouble,  d inquiétude  et 
do  vagues  résolutions;  oui ,  peut-êue  je  partirai. 
Mon  avenir,  le  sort  de  mes  enfans ,  toute  notre 
existence  va  dépendre  de  ce  que  me  dira  M.  vo- 
tre (ils.  Si  M.  d'Effanges  me  désire,  s'il  a  besoin 
de  moi ,  si  ma  présence  peut  contribuer  à  la  pros- 
périté de  sa  fortune,  à  son  bonheur;  oui,  oui, 
Je  partirai. 

i;n  rentrant,  madame  d'ElIanges  fit  part  à  ses 
roiu-iiies  (le  la  rencontre  qu'elle  venait  de  faire , 
et  de  ce  que  lui  avait  dit  M.  Germon.  La  pauvre 
femme  é(;iit  embarrassée  pour  annoncer  qu'elle 
recevrait  une  visite  le  lendemain;  depuis  deux 
ans  qu'elle  demeurait  chez  ses  cousines ,  âme  qui 
vive  n'était  venue  la  voir ,  et  elle  craignait  que 
celte  infraction  à  ses  habitudes  amenât  quelque 
observation  fâcheuse.  Mais  bien  au  contraire, 
mudemoisclle  Marianne,  après  avoir  écouté  avec 
de  grandes  exclamations  le  récit  de  madame 
d'ElIanges,  dit  vivement  ;  Ma  sœur  et  moi  nous 
serons  charmées  devoir  ce  M.  Germon;  qu'il 
vienne  :  certainement  c'est  un  homme  de  bon 
sens  et  de  bon  conseil.  Il  vous  a  parlé  en  ami, 
ma  cousine. 

—  Le  négoce  a  ruiné  votre  mari ,  le  négoce 
peut  le  relever,  ajoiua  mademoiselle  Ursule  ;  il 
vaut  mieux  qu'il  travaille  là-bas  qu'ici. 

—  Le  pays  est  bon,  ci  je  ne  doute  pas  que  les 
nouveaux  renseignemens  que  vous  attendez  ne 
vous  donnent  beaucoup  de  satisfaction. 

—  Vraiment ,  ce  serait  une  Joie  pour  nous  de 
vous  savoir  dans  la  prospérité  ;  et  nous  sommes 
charmées  de  ces  bonnes  nouvelles. 

Louise  eût  été  fort  touchée  de  ces  marques 
d'intérêt ,  si  elle  n'en  eût  vu  clairement  le  secret 
motif,  si  elle  n'eût  compris  sur-le-champ  que  ses 
cousines  ne  prenaient  uiie  si  vive  part  h  cette 
apparence  de  changement  dans  son  sort  que  parce 
([!i"cllcs  entrevoyaient  un  moyen  de  lui  faire 
iniiiicr  leur  maison.  Dès  ce  moment  elle  sentit 
(lu'dle  leur  était  à  charge,  et  que  ces  deux  fem- 
mes ,  dont  elle  avait  sollicité  l'amitié  par  tant 
d'abnégation ,  de  douceur  et  de  patience ,  n'en 
étaient  plus  même  à  l'indifférence;  qu'une  sourde 
i.version  couvait,  depuis  long-temps,  peut-être, 
;'.;i  fond  de  leur  cœur.  Ce  fut  pour  elle  une  amère 
«iouleur ,  une  déception  aussi  cruelle  que  si  les 
j.rorédés  de  ses  parens  ne  l'y  eussent  dès  long- 
f  inps  préparée.  Elle  ne  se  révolta  pas  conu-e 
cette  injustice;  elle  n'éprouva  ni  indignation  ni 
colère  ;  elle  souffrit  et  se  soumit  en  silence.  Mais 
dès  c(!  moment  sa  résolution  fut  prise. 

M.  Germon  revint  le  lendemain ,  et  les  demoi- 
selles d'ElIanges  l'invitèrent  à  dîner  avec  des  po- 
litesses fort  empressées.  A  ce  trait ,  Louise  com- 
prit qu'on  était  décidé  à  se  débarrasser  d'elle.  En 
clfel ,  on  s'occupa  de  ce  qui  la  regardait  ;  on  la 
conseilla,  on  l'encounigea  avec  une  vivacité,  des 
paroles  d'intérêt  auxquelles  elle  n'était  pas  habi- 
tuée. Mais  à  chacune  de  ces  marques  de  bienveil- 


lance qu'elle  eût  reçues  naguère  avec  tant  de  re- 
connaissance ,  son  cœur  se  serrait ,  il  lui  semblait 
qu'on  lui  disait  :  Va-t-en  !  Et  elle  avait  raison. 

Cette  situation  était  intolérable.  Madame  d'Ef- 
fanges n'attendit  pas  que  le  capitaine  Germon  vînt 
confirmer  les  renseignemens  qu'avait  donnés  son 
père.  Un  malin ,  elle  laissa  ses  enfans  dans  sa 
chambre ,  et  descendi  t  seule  au  salon.  Les  vieilles 
lilles  sourirent  en  la  voyant  ;  toutes  deux  se  dou- 
tèrent de  ce  qu'elle  venait  leur  annoncer. 

—  Mes  chères  cousines,  dit  Louise ,  j'ai  bien 
réfléchi  sur  ma  position ,  sur  tout  ce  que  m'a  ap- 
pris M.  Germon,  et  j'ai  résolu  d'aller  trouver  mon 
mari  en  Améri(|ue. 

—  Il  y  a  le  pour  et  le  contre  dans  ce  parti , 
observa  hypocritement  mademoiselle  Ursule. 

—  Comme  dans  toutes  les  actions  de  la  vie  hu- 
maine, répondit  Louise;  ma  place  est  près  de 
M.  d'ElIanges;  je  dois  lui  mener  ses  enfans. 
Quand  on  est,  comme  lui,  parvenu  à  l'âge  mûr, 
c'est  une  triste  chose  de  rompre  ses  relations,  ses 
habitudes,  de  vivre  en  pays  étranger;  c'est  alors 
qu'on  doit  sentir  le  bonheur  d'avoir  une  famille. 
M.  d'Eiïanges  sera  heureux  d'embrasser  ses  filles. 

—  Sans  doute ,  ce  sera  pom-  lui  une  grande 
consolation ,  dit  mademoiselle  Ursule  en  lâchant 
de  prendre  un  air  touché.  Ma  sœur  et  moi  nous 
approuvons  votre  dessein;  cependant  nous  ne 
voulons  pas  vous  renvoyer  ;  notre  maison  est  tou- 
jours à  vous;  et  en  vérité,  nous  ne  vous  en  au- 
rions pas  laissée  sortir,  si  vous  ne  nous  donniez 
des  raisons  si  puissantes. 

—  Certainement ,  nous  ne  vous  laisserions  pas 
sortir  de  chez  nous,  si  vous  n'alliez  chez  votre 
mari,  ajouta  Marianne. 

Madame  d'Effanges  remercia  d'un  signe  en 
baissant  la  vue.  Cette  fausseté  lui  faisait  honte. 

—  Mais  puisque  c'est  votre  idée,  il  faut  la  sui- 
vre ,  reprit  Ursule  ;  il  y  aura  quelques  préparatifs 
à  faire  pour  un  si  long  voyage.  Quand  comptez 
vous  partir  ? 

—  Tout  de  suite.  Jamais  une  occasion  plus  fa- 
vorable ne  se  présentera.  Le  capitaine  Germon 
repart  pour  la  Vera-Cruz  vers  la  lin  du  mois.  Je 
vais  écrire  à  son  père.  Mes  préparatifs  ne  seront 
pas  longs  ;  j'emporte  si  peu  !  Dans  quinze  jours 
donc  je  serai  en  mer  avec  mes  enfans. 

—  Ma  cousine,  dit  mademoiselle  Marianne  avec 
une  espèce  de  grimace  à  la  fois  fière  et  piteuse , 
nous  ne  sommes  pas  riches  ;  mais  nous  ne  souf- 
frirons jamais  que  vous  ayez  obligation  à  des  étran- 
gers :  s'il  vous  faut  quelques  louis  pour  payer  vo- 
tre passage ,  nous  les  avons. 

—  Je  vous  remercie,  ma  cousine,  répondit 
Louise  avec  une  dignité  triste  ;  je  vous  dois  déjà 
beaucoup ,  j'ai  vécu  chez  vous  pendant  deux  ans 
avec  mes  enfans;  c'est  assez  de  bienfaits  de  votre 
part;  je  n'en  accepterai  pas  davantage.  Il  me  reste 
environ  mille  francs,  cela  suflira,  je  pense,  pour 
mon  passage.  Si  ce  n'était  pas  assez ,  je  devrais  le 
smplus  au  capitaine  Germon  ,  et  à  mon  arrivée, 
M.  d'ElIanges  acquitterait  celte  dette. 

—  Mille  francs  !  cela  doit  suffire ,  dit  mademoi- 
selle Ursule,  surtout  le  capitaine  Germon  s'inié- 
ressant  à  vous  ;  cela  vous  épargnera  de  la  dé- 
pense; il  ne  voudra  pas  gagner  sur  vous ,  et  i] 
mettra  votre  passage  au  plus  juste  prix.  Cependant, 
je  vous  le  répète ,  ma  cousine ,  si  vous  avez  besoin 
de  quclf|ues  louis,  nous  sommes  à  votre  service- 


Dix  jours  plus  tard,  madame  d'Effanges  des 
cendii  pour  la  dernière  fois  dans  ce  salon  où  elle 
avait  passé  tant  de  sombres  et  pénibles  heures. 
Au  moment  de  se  séparer  pour  toujours  de  ces 
femmes ,  qui  avaient  été  pour  elle  d'une  inllexi- 
bilité  si  dure  et  si  constante ,  elle  ne  se  souvint 
que  du  peu  de  bien  que ,  par  orgueil ,  elles  lui 
avaient  fait ,  et  elle  leur  dit,  le  cœm-  ému,  les 
yeux  pleins  de  larmes  :  Adieu ,  mes  cousines,  vi- 
vez heureuses  ;  je  n'oublierai  jamais  vons  bontés 
pour  moi ,  pour  mes  pauvres  enfans  ;  j'espère  vous 
revoir  quelque  jour,  si  je  reviens... 

—  Certainement ,  nous  nous  reverrons  ,  ré- 
pondirent-elles, les  yeux  secs,  la  bouche  pincée  ; 
Dieu  vous  donne  un  bon  voyage  ,  ma  cousine. 
Nous  ferons  dire  une  messe  à  votre  intention. 
Ecrivez-nous  de  là-bas.  Dites  à  mon  cousin  que 
nous  lui  faisons  bien  des  complimens.  Il  nous  en 
veut  peut-être  par  rapport  à  l'héritage  ;  il  aurait 
tort.  Vous  pouvez  l'iissurcr  que  nous  ne  sommes 
pas  riches ,  n'ayant  pas  eu  grand'chose  de  notre 
oncle ,  pour  mieux  dire  rien ,  rien  du  tout. 

—  Oserais-je  vous  demander  une  grâce?  dit 
madame  d'Effanges  glacée  par  ces  recommanda- 
tions sèches  et  mesquines;  et  comme  les  deux 
sœurs  la  regardaient  d'un  air  effaré ,  pensant  qu'il 
s'agissait  d'argent ,  elle  se  hâta  d'ajouter  :  mes  en- 
fans ont  pris  en  affection  quelque  chose  qui  vous 
appartient ,  ce  pauvre  Pouf;  si  vous  vouliez  le 
leur  donner? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  qu'elles  le  pren- 
nent !  s'écria  Marianne  ;  ma  sœur  et  moi ,  nous 
ne  l'avons  plus  regardé  depuis  qu'il  a  voulu  étran- 
gler Mamoiu-  :  emportez-le. 

—  Ce  sera  un  grand  embarras,  observa  made- 
moiselle Ursule;  sans  compter  qu'on  ne  le  pren- 
dra peut-être  pas  pour  rien  sur  le  vaisseau. 

—  Hélas  !  répondit  madame  d'Effanges,  il  nous 
est  attaché;  le  pauvre  animal  vous  serait  à  charge 
peut-être  après  notre  départ;  vous  vous  en  dé- 
barrasseriez, et  il  souffrirait. 

—  Allons ,  emportez-le  ,  répondit  sèchement 
Marianne. 

On  s'embrassa  pour  la  dernière  fois;  puis  au 
moment  du  départ,  tandis  que  mademoiselle 
Ursule  descendait  la  première  avec  les  enfans  , 
Marianne  arrêta  madame  d'Effanges,  et  roulant 
ses  yeux  louches  comme  pour  s'assurer  que  per- 
sonne n'écoutait,  elle  lui  dit  mystérieusement: 
Ma  cousine,  il  faut  que  je  vous  donne  un  dernier 
avis.  Vous  savez  que  votre  mari  n'est'pas  parti  seul? 

Madame  d'Effanges  tressaillit  et  fit  un  signe 
aflirmatif. 

— Eh  bien  !  reprit  Marianne ,  il  se  pourrait  que 
cette  malheureuse  fût  là-bas  avec  lui,  qu'elle 
voulût  vous  renvoyer  ;  vous  êtes  une  personne 
douce,  faible  même... 

—  Il  est  vrai ,  interrompit  Louise  avec  un  re- 
gard et  un  son  de  voix  indicibles,  je  suis  faible , 
le  malheur  m'a  brisée  ;  mais  j'ai  là ,  dans  mon 
cœur,  la  conscience  de  mes  droits  et  de  mon  de- 
voir ;  ma  place  est  près  de  M.  d'Effanges ,  je  vais 
la  reprendre,  j'y  resterai.  J'aurai  donné  à  mon 
mari  la  preuve  de  mon  dévoûment  ,  j'aurai  réta- 
bli mes  enfans  dans  la  maison  de  leur  père  :  pour 
ce  qui  me  touche,  pour  ce  qui  est  de  mon  propre 
bonheur,  à  la  grâce  de  Dieu  ! 

M'"'  CnARLIiSBEYnAUD. 

[La  fin  au  /irochain  numéro,) 


521  — 


LA  PIERRE  DE  TOdCIIE. 


Allons,  mon  enfant,  il  faut  te  faire  belle  pour 
cette  promenade. 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  demande  pas 
mieux,  ma  mère  ;  je  vais  passer  mon  peignoir  de 
mousseline  rose ,  à  Heurs  blanches. 

—  Un  peignoir?  fi  donc!  Il  faut  «renncr  la 
robe  de  pou  de  soie  bleue  que  tu  as  reçue  de 
Paris  celte  semaine. 

—  Une  robe  décolletée  pour  une  partie  en  ca- 
not! Y  songez-vous  bien,  ma  mère  ? 

—  Parfaitement ,  ma  fille.  Cela  fera  le  plus 
grand  plaisir  à  mon  frère;  tu  sais  qu'il  t'adore  en 
bleu  ! 

.   —  C'est  la  vérité,  mais... 

—  Il  n'y  a  point  de  mais  quand  on  veut  plaire, 
mon  enfant.  Et  puis  tu  jetteras  sur  tes  épaules  ton 
mantelet  garni  d'aiigletcrre. 

—  Mon  mantelet  garni  d'angleterre,  juste  ciel  ! 

—  Ton  oncle  en  est  fou,  chérie!  tu  compléte- 
ras ta  toilette  par  ton  chapeau  de  paille  d'Italie. 

—  Mon  chapeau  de  paille  d'Italie,  grand  Dieu  ! 

—  Encore  pour  ton  oncle ,  qui  t'en  a  fait  pré- 
sent. Lorsqu'on  se  met  en  frais  d'amabilité,  il  ne 
faut  pas  y  aller  à  demi. 

—  J.e  fait  est  que  rien  n'y  manque,  ma  mère, 
et  qua  la  coinure  près,  et  avec  quelques  fleurs  de 
plus,  j'irais  au  bal  ainsi  sans  être  ridicule. 

—  A  propos  de  fleurs,  pose  ces  jolies  roses 
blanches  sous  ton  chapeau,  et  attache  à  ton  cou 
celte  petite  croix  de  turquoises  à  la  Jeannette... 

—  Ah!  maman,  voilà  qui  est  trop  fort,  et  je 
n'y  comprends  plus  rien. 

Vous  ne  me  direz  pas  que  ces  fleurs  et  ce  bijou 
sont  pour  mon  oncle,  et  il  y  a  un  mystère  sous 
une  toilette  semblable. 

En  prononçant  cesmoLs,  la  jeune  fille  rougit , 
tandis  que  sa  mère  cachait  son  trouble  sous  un 
sourire  allectueux. 

—  Voyons,  maman,  dites-moi  de  quoi  il  s'agit , 
reprit-elle  d'un  air  mahn;  car  enfin  je  ne  suis 
plus  une  enfant  qui  se  fait  belle  pour  le  plaisir 
rie  l'être,  et  ce  n'est  pas  pour  me  mirer  dans  les 
flots  de  l'Océan  qu'on  me  mène  promener  vêtue 
de  la  sorte  ! 

—  J'avais  pourtant  promis  de  ne  pas  parler, 
répondit  la  mère  ;  mais  puisqu'on  ne  peut  rien  te 
cacher,  tu  vas  tout  savoir...  Ton  cousin  est  sur 
ce  navire  qui  achève  sa  quarantaine  en  rade  ;  et 
c'est  pour  aller  au-devant  de  lui  jusqu'à  son  bord 
que  ton  oncle  a  organisé  cette  partie  en  mer. 

—  Mon  cousin  est  de  retour  !  s'écria  la  jeune 
fille  avec  une  joie  naïve. 

Puis,  de  rouge  cerise  qu'il  était,  son  visage  de- 
vint érarlate. 

La  mère,  qui  s'attendait  à  ce  résultat ,  continua 
ainsi  : 

—  Mon  frère  voulait  vous  faire  une  surprise 
lie  cette  entrevue,  puisqu'il  a  sur  Paul  et  loi  cer- 
tain projet. 

—  Ah!  oui,interompit  la  jeune  fille,  dont  les 
joues  passèrent  de  récaiiatc  au  pourjire  fonce. 

—  Tu  vois  bien  qu'il  faut  être  belle,  reprit  sa 
mère  en  la  baisant  au  front ,  —car  je  sais  com- 
bien tu  aimes  Paul,  mon  enfant ,'  ajouie-t-clle  à 


demi-voix,  et  il  s'agit  de  plaire,  non"  plus  à  ton 
cousin,  mais  à  l'homme  qui  sera  ton  mari. 

La  jeune  fille  se  jeta  sans  rien  dire  dans  les 
bras  qui  lui  étaient  ouverts,  et  ne  trouva  plus 
d'exagération  à  sa  toilette,  qu'elle  embellit  encore 
de  quelques  détails. 

Celte  petite  scène,  qui  se  passait  au  Havre  par 
unejolie  matinée  dejuillet,  avait  Heu  entre  madame 
et  mademoiselle  Dartenay,  dans  une  des  plus  élé- 
gantes maisons  du  port,  appartenant  à  M.  Martin- 
Lanier.  M.  Mariin-Lnnier  était  un  armateur  retiré 
du  commerce,  qui  avait  eu  l'habileté  de  faire  sa 
fortune  avant  l'âge  de  quarante-cinq  ans,  et  qui 
jouissait  de  la  réputation  d'un  homme  original, 
justifiée  par  la  plupart  des  actions  de  sa  vie.  Le 
système  d'éducation  qu'il  avait  adopté  pour  son 
fils  unique  n'était  pas  la  moindre  preuve  de  cette 
originalité.  Convaincu  par  expérience  que  toutes 
les  folies  de  la  jeunesse  n'ont  pas  d'autre  mobile 
que  l'amour,  il  avait  résolu  de  garantir  Paul  de 
cette  passion,  à  quelque  prix  que  cefiit,  jusqu'au 
jour  où  il  pourrait  lui  ofl'rir  la  femme  qui  devien- 
drait son  épouse.  En  ceci,  il  n'y  avait  rien  que 
de  fort  simple  ,  et  M.  Lanier  ressemblait  à  tous 
les  pères,  mais  ce  fut  dans  l'application  du  sys- 
tème général  qu'il  montra  la  bizarrerie  particu- 
lière de  son  esprit.  Voyant  son  enfant  devenir  un 
joli  garçon,  avant  qu'il  lui  eût  trouvé  une  femme 
selon  son  goût,  il  imagina  ,  pour  l'écarter  des 
écueils  et  pour  se  donner  du  temps  à  lui-même  , 
de  l'embarquer  sur  un  navire  qui  allait  faire  le 
tour  du  monde,  espérant  qu'au  retour  le  cœur  de 
son  fils,  altéré  d'airection,  serait  pour  la  première 
jolie  femme  qu'il  lui  présenterait. 

Justement,  Paul  sembla  indiquer  de  lui-même  à 
son  père  la  personne  qui  pouri-ait  leur  convenir 
un  jour  à  tous  deux.  En  s'embarquant  à  Toulon  , 
il  vit  Cécile  Dartenay,  sa  cousine  ,  qui  habitait 
alors  cette  ville.  Il  en  écrivit  à  M.  Lanier  de  fa- 
çon à  le  piquer  d'intérêt.  Cécile  venait  de  perdre 
son  père,  à  seize  ans,  et  n'était  pas  fort  riche , 
mais  elle  réunissait  trois  qualités  qui  valent  une 
dot  :  l'esprit,  le  cœur  et  la  beauté.  M.  Marlin- 
Lanierla  fil  venir  au  Havre  avec  sa  mère,  et  se 
chargea  du  sort  de  l'une  et  de  l'autre.  Il'ne  tarda 
pas  à  se  convaincre  que  sa  nièce  était  un  vérita- 
ble trésor,  diamant  provincial  encore  un  peu  brut, 
dont  l'éducation  pouvait  faire  une  merveille.  Mal- 
heureusement, Mme  Dartenay  n'était  pas  fort  en 
état  de  le  polir,  et  M.  Lanier  ne  fit  que  deux  pe- 
tites fautes  dont  il  devait  se  repentir  un  jour  :  la 
première  fut  de  rester  au  Havre  au  lieu  d'aller  à 
Paris;  la  seconde  fut  de  laisser  Cécile  en  puis- 
sance de  mère. 

Il  y  avait  donc  dix-huit  mois  que  madame  Dar- 
ten  ay  tâchait,  à  sa  façon  ,  d'élever  sa  fille  à  la 
hauteur  du  projet  de  son  frère,  et  Cécile  se  prê- 
tait d'autant  mieux  aux  eflorls  maternels,  que  son 
cousin,  comme  on  a  vu,  lui  avait  l;iissé  au  passage 
la  plus  douce  impression.  Sa  mère  seule  était 
initiée  à  cet  amour  secret  (car  c'était  de  l'amour 
et  du  plus  pur),  mais  M.  Lanier  en  soupçonnait 
tacitement  quelque  chose  et  fondait  sur  ce  soup- 
çon les  plus  chères  espérances.  Dans  l'entrevue 
inopinée  qu'il  ménageait  aux  deux  jeunes  gens  . 
il  s'attendait  à  un  de  ces  coups  de  sympathie  qui 
dérident  de  la  vie  entière,  et  tout  homme  positif 
qu'il  fût,  le  digne  armateur  bâtissait  un  beau  ro- 
man dans  sa  tête,  ne  se  .doutant  guère  du  roman 


d'un  autre  genre  dont  son  cher  fils  allait  lui  faire 
la  surprise. 

Le  coup  de  sympathie  manqua  complètement , 
en  effet,  lorsque  Paul  et  Cécile  se  trouvèrent  en 
présence  dans  le  port  du  Havre;  et,  comme  tou- 
tes ces  parties  de  plaisir  longuement  arrangées 
d'avance,  où  l'on  trouve  d'autant  moins  de  joie 
qu'on  en  avait  espéré  davantage,  la  promenade 
en  canot  n'eut  absolument  rien  de  l'efl-et  magni 
«que  qu'on  s'en  était  promis.  En  vain  la  jolie  cou- 
sine  apparut-elle  au  jeune  exilé  comme  une  per- 
sonnification du  bonheur  qui  venait  au  devant  de 
lui.  En  vain  tout  ce  qui  pouvait  le  pénétrer  de 
cette  idée  séduisante  fut-il  mis  en  œuvre  par 
M.  Lanier  et  madame  Dartenay;  en  vain  même 
isolée  avec  lui  à  dessein,  Cécile  lui  balbutia-t-ellè 
de  sa  voix  la  plas  douce  combien  elle  était  heu- 
reuse  de  le  revoir...  L'ingrat  ne  sembla  pasph^ 
la  remarquer  d'abord  que  si  elle  eût  été  pour  lui 
une  étrangère,  et  ne  s'aperçut  ensuite  du  complot 
matrimonial  de  ses  parens  que  pour  paraître  le 
déplorer  à  l'égal  du  plus  grand  malheur.  M.  La- 
nier ne  savait  dijà  plus  où  donner  de  la  tête,  lors- 
que son  fils  lui  procura  l'avantage  d'entrer  en  fu- 
reur par  la  révélation  inouïe  qu'il  se  hâta  de  lui 
faire. 

Le  prenant  à  l'écart  sur  le  pont  même  du  na- 
vire, au  moment  où  il  aliait  regagner  avec  lui 
les  pénales  paternels,  il  le  conduisit  dans  une  ca- 
bine de  J'arriére  ,  et  lui  parla  à  peu  près  en  ces 
termes  : 

—  Je  vois  votre  projet  pour  mon  bonheur, 
mon  père,  et  je  juge  de  l'importance  que  vous  y 
attachez  par  votre  empressement  à  m'amener  ici 
ma  cousine.  Je  vous  remercie ,  mon  père ,  de 
vous  être  tant  occupé  de  moi  pendant  mon  ab- 
sence, et  je  rends  justice  à  la  sagesse  de  votre 
choix  comme  à  la  tendresse  de  vos  intentions.  Cé- 
cile est  une  personne  charmante  sans  contre(ht , 
et  si  vous  me  l'eussiez  présentée  comme  aujour- 
d'hui avant  mon  départ,  je  n'aurais  pas  hésité  peut- 
être  à  lui  donner  mon  cœur.  Mais,  ainsique  vous 
me  le  disiez  souvent,  les  voyages  modifient  les 
hommes,  et  celui  que  je  viens  de  faire  par  votre 
ordre,  mon  père,  a  fixé  à  jamais  ma  destinée. 

M.  Lanier  sentit  un  frémissement  de  terreur, 
comme  quel(|u'uii  qui  pressent  un  dê.sappoinie'- 
meni  cruel  ;  et,  cherchant  à  se  dissimuler  à  lui- 
même  ses  propres  craintes  ,  il  s'écria  en  regar- 
dant Paul  d'un  œil  inquiet  : 

—  Est-ce  que  tu  rapporterais,  mon  fik,  de  ton 
voyage  autour  du  monde,  la  fune.^te  résolution  de 
vouer  ton  existence  au  célibat? 

—  Au  contraire,  répondit  le  jeune  homme  , 
avec  une  assurance  qui  glaça  l'armateur:  je  re'- 
viens  dans  la  résolution  formelle  de  vous  deman- 
der votre  consentement  à  mon  mariage... 

—  Avec  une  autre  femme...  que  Cécile  ?  dit 
M.  Lanier,  en  se  reculant  sur  son  siège. 

—  Avec  une  autre  femme  que  Cédie  ,  mon 
père. 

—Avec  une  femme  que  je  ne  connais  pas;  alors, 
monsieur... 

—  Que  vous  ne  connaissez  pas,  en  effet 

—  Avec  qui  donc,  malheureuv  !  sérria  le  digne 
homme,  se  levant  tout  d'une  pièce. 

Sa  belle  idée  de  voyage  autour  du  monde  com- 
mençait à  lui  causer  comme  un  cauchemar,  et  il 


—  522  — 


a\ait  la  plusprande  hàlc  d'apprendre  jusqu'il  quel 
point  il  s'tUait  mystifié  lui-même. 

—  Vous  aller  tout  savoir,  mon  père,  reprit 
Paul  avec  beauc-oiip  de  précaution.  Et  sachez 
d'abord  que,  sans  la  fausse  position  où  vous  m'a- 
vez mis  devant  ma  cousine,  je  ne  vous  aurais  pas 
révélé  ainsi  à  l'improviste  une  aventure  qui  vous 
surprendra  au  premier  abord... 

—  l  ne  aventure  !  dit  l'armateur.  Ah  !  il  y  a  une 
aventure  ? 

—  Oui,  mon  père...  Notre  destinée  peut  s'ac- 
complir sur  tous  les  points  du  globe... 

—  Hélas  !  soupira  M.  Lanier,  revenant  de  plus 
en  plus  de  ses  illusions... 

—  Apprenez  donc,  poursuivit  le  jeune  homme, 
que  notre  capitaine,  avant  de  sortir  de  la  Médi- 
terranée, avait  une  mission  à  remplir  en  Grèce  et 
qu'une  tempête  nous  a  forcés  de  relâcher  à  Parga. 

—  Diable  !  pensa  M.  Lanier,  j'avais  oublié  cet 
inconvénient  des  tempêtes. 

—  Parga  est  une  petite  "ville  de  la  côte  d'Al- 
banie, remarquable  par  la  férocité  des  Musulmans 
qui  l'habitent.  La  plupart  d'entre  eux  font  le  com- 
merce des  femmes  et  des  esclaves  de  sérails,  et 
leur  voisin,  le  pacha  de  Janina ,  les  enrichit  h  lui 
seul  autant  que  dix  pachas  ensemble. 

—  Quel  exemple  pour  un  jeune  homme  !  se  dit 
moralement  l'armateur  en  considérant  son  Dis. 

—  Un  jour  que  j'étais  seul  sur  la  côte,  avec  le 
canot  du  capitaine,  je  vis  arriver  vers  moi,  parmi 
les  rochers,  une  personne  courant  à  toutes  jam- 
bes... 

—  Une  femme...  apparemment? 

—  Un  jeune  garçon,  au  contraire ,  portant  le 
costume  d'un  pilotin  de  la  marine  marchande. 

M.  Lanier  respira  pour  le  moment,  et  Paul  re- 
prit en  s'animaRt  peu  à  peu  : 

—  Ce  malheureux,  que  des  ennemis  semblaient 
poiu-suivre,  se  précipita  jusqu'à  mes  pieds  du  haut 
d'une  roche  pendante,  et  se  roulant  à  mes  genoux 
avec  des  cris  désespérés ,  me  supplia  de  l'arra- 
cher à  la  mort  en  l'emmenant  dans  mon  canot. 
C'est  ce  queje  compris  à  ses  gestes  plutôt  qu'à  ses 
paroles,  car  il  s'exprimait  dans  une  langue  que  je 
n'entendais  point ,  et  que  je  reconnus  seulement 
pour  le  grec  ,  en  consultant  certains  souvenirs 
de  collège... 

—  Ah  !  c'était  un  jeune  Grec  ? 

—  Mettez  le  mot  au  féminin,  mon  père,  car  le 
pilote  était  une  jeune  fille  !... 

—  Unejeune  fille!  s'écria  l'armateur  confondu... 
Eh  bien  !  qu'est-ce  tu  en  fis  de  cette  jeune  fille? 

—  Ce  que  vous  en  eussiez  fait  à  ma  place,  mon 
père,  en  dcvinantson  innocence etson  malheur... 
Car,  pour  apprécier  l'une  et  l'autre,  il  suffisait 
de  reconnaître  son  sexe  et  son  âge.  C'était  quel- 
que pauvre  enfant  enlevée  par  des  pirates,  et 
destinée  à  devenir,  à  prix  d'or,  la  perle  d'un  ha- 
rem barbaresque.  Une  bonne  esclave  avait  eu  pi- 
tié d'elle,  sans  doute,  et  lui  avait  procuré  ce  dé- 
guisement pour  s'évader.  Ah!  qui  ne  l'eût  re- 
cueillie et  sauvée,  mon  père  ?  elle  était  si  trem- 
blante et  si  jolie  ! 

—  Si  jolie?  Voilà!...  c'est  surtout  sa  beauté 
qui  te  rendit  compatissant. 

—  Eh  bien  oui,  je  l'avoue,  sa  beauté  éblouit 
mes  yeu\,  pendant  que  ses  larmes  touchaient  mon 
âme;  je  la  cachai  dans  mon  canot,  jurant  de  la 
sauver  à  tout  prix. 


—  Lt  tu  la  sauvas,  c'est  clair,  interrompit  im- 
patiemment M.  Lanier  ;  tu  l'arrachas  à  l'esclavage 
et  aux  pachas  ;  tu  fis  même  la  sottise  de  l'aimer, 
j'imagine,  et  tu  la  quittas  en  lui  laissant  de  belles 
phrases  qu'elle  ne  comprit  point.  Tout  cela  est 
fort  absurde  et  fort  romanesque,  assurément  ; 
mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  tu  me  régales  de 
cette  histoire,  à  moins  q  ue  tu  ne  veuilles  rejoin- 
dre à  Parga  ton  intéressant  pilotin.., 

—  N'en  parlcxpas  si  légèrement,  je  vous  prie... 
Vous  changerez  d'avis  sur  elle  quand  vous  la  con- 
naîtrez. 

— Comment,  quand  je  la  connaîtrai  !  Ne  faudra- 
t-il  pas  la  rejoindre  avec  toi  sur  la  côte  dé  Tur- 
quie ,  par  hasard  ? 

—  Vous  n'irez  pas  si  loin ,  mon  père,  Selmé 
est  à  bord  de  ce  navire,  à  deux  pas  de  vous. 

—  Elle  est  ici  !  fit  l'armateur  d'une  voix  étouf- 
fée par  la  colère,  et  promenant  autour  de  loi  ses 
yeux  enflammés,  commç  si  la  jeune  Grecque  al- 
lait lui  apparaître. 

—  Ah  !  ça,  mais  ceci  est  un  conte  ou  un  rêve, 
reprit-il,  après  un  silence,  si  tu  as  été  assez  fou 
pour  vouloir  emmener  cette  femme  ;  il  est  im- 
possible que  le  capitaine  l'ait  souffert. 

—  Le  capitaine  n'a  su  mon  projet  que  lorsqu'il 
n'était  plus  temps  de  l'empêcher.  J'ai  attendu  le 
soir  pour  embarquer  Selmé  avec  moi;  nous  avons 
levé  l'ancre  dans  la  nuit ,  et  sa  présence  n'a  pu 
être  remarquée  que  le  jour  suivant,  et  à  quelque 
cinquante  lieues  de  la  côte  de  Turquie...  Alors,  il 
a  fallu  se  résigner  à  posséder  un  pilotin  de  plus  à 
bord,  et  d'ailleurs  j'ai  promis  à  l'agent  comptable 
que  vous  lui  payeriez  double  passage. 

—  Double  passage  !  dit  impétueusement  M.  La- 
nier; joins-tu  l'ironie  à  la  dénence,  malheureux  ! 
et  crains-tu  de  ne  pas  mériter  assez  ma  fureur... 

—  J'espère  n'avoir  aucun  titre  à  votre  fureur , 
mon  père,  et  je  vous  jure  que  je  parle  très  sé- 
rieusement. En  commençant  l'éducation  de  Selmé 
pendant  les  dernières  semaines  de  mon  voyage , 
je  me  suis  aperçu  qu'elle  a  l'esprit  aussi  fier,  le 
cœur  au.ssi  bon  que  son  visage  est  joli;  j'ai  senti 
l'estime  se  joindre  à  ma  tendresse,  tandis  que  sa 
reconnaissance  se  changeait  en  amour,  et  me 
souvenant  de  ce  que  vous  m'avez  toujours  dit,  que 
ma  fortune  me  permet  d'épouser  une  femme  pour 
elle-même,  j'ai  senti  que  je  n'aurais  jamais  une 
plus  belle  occasion,  et  j'ai  juré  d'unir  ma  vie  à 
celle  de  Selmé. 

T-  Jamais,  s'écria  l'armateur  avec  un  geste  ter- 
rible... 

—  Voilà  un  mot  que  vous  rétracterez  ,  mon 
père,  continua  Paul  en  ouvrant  une  porte  à  cou- 
Usse. 

Et,  toutindigné  qu'il  fut,  M.  Lanier  ne  put  s'em- 
pêcher de  s'épanouir  d'admiration  ,  à  la  vue  de 
l'apparition  habilement  arrangée  qui  s'offrit  alors 
à  ses  regards. 

La  jeune  Grecque  était  debout  dans  la  cham- 
bre voisine,  en  robe  courte  de  cachemire  et  en 
turban  de  mousseline  dorée.  Il  eût  été  difficile,  en 
effet,  d'imaginer  rien  de  plus  séduisant  au  premier 
coup  d'œil.  C'étaient  la  grâce,  la  finesse  et  la  naï- 
veté réunies,  tout  cela  relevé  encore  par  cet  air 
étranger  qui  a  tant  de  charme,  et  qui  empruntait 
ici  un  double  effet  au  costume  pittoresque  de  Sel- 
mé !...  Si  ce  coup  de  théâtre,  espérance  de  Paul, 
n'eut  point  tout  le  résultat  qu'il  en  attendait ,  la 


colère  paternelle  tomba  du  moins  devant  le  sou- 
rire suppliant  de  la  jeune  fille  ;  et  les  paroles 
touchantes  qu'elle  balbutia  allaient  même  atten- 
drir M.  Lanier,  s'il  ne  se  fût  hâté  de  se  dérober  à 
la  tentation,  en  remontant  sur  le  pont  avec  son 
fils... 

Là,  Comme  aucun  parti  ne  pouvait  être  pris  en- 
core, et  qu'il  fallait  composera  tont  prix,  il  fut 
convenu  qu'on  éviterait  provisoirement  toute  es- 
clandre, que  Paul  resterait  à  bord  ,  sous  quelque 
prétexte,  jusqu'au  matin  du  jour  suivant,  et  que 
Selmé  redeviendrait  alors  pilotin  pour  descendre 
secrètement  avec  lui  à  quelque  hôtel  du  Havre. 

Convaincu  que  son  père  s'enferrerait  insensi- 
blement de  lui-même,  le  jeune  homme  n'en  de- 
manda pas  davantage,  pour  le  moment,  et  le  triste 
armateur  ramena  au  port  sa  sœur  et  sa  nièce  , 
non  moins  tristes  que  lui,  réfléchissant  avec  amer- 
tume aux  inconvéniens  des  voyages  autour  du 
globe,  et  cherchant  les  moyens  de  ramener  son 
fils  à  l'histoire  et  à  sa  cousine,  en  le  détachant  du 
roman  et  de  la  belle  Selmé. ... 

Pendant  une  semaine,  chacun  demeura  dans  la 
même  situation  :  Cécile  et  sa  mère  ne  pouvant 
s'expliquer  la  désolante  froideur  de  Paul;  Paul 
surveillant  en  secret  son  pilotin  et  menaçant  de 
le  montrer  à  toute  minute;  M.  Lanier  s'épuisant 
en  vains  efforts  pour  faire  entendre  la  raison  à 
son  fils. 

Un  jour  enfin,  en  considérant  la  belle  Grecque 
de  près,  l'armateur  reçut  une  inspiration  d'en 
haut  et  conclut  l'armistice  suivant  : 

Comprenant  qu'il  ne  pouvait  épouser  Selné  à 
l'état  tant  soit  peu  oriental  oîi  elle  était  encore, 
Paul  reraetaint  son  mariage  de  dix-huit  mois,  el 
M.  Lauier  s'engageait  à  faire  les  frais  de  la  civili- 
sation de  la  jeune  Grecque.  Elle  serait  placée,  à 
cet  effet,  dans  la  première  pension  de  la  capitale, 
où  elle  recevrait  tous  les  bienfaits  de  la  plus  bril- 
lante éducation  parisienne  ;  et,  pour  n'être  pas 
soumis,  pendant  ce  temps-là,  au  supplice  de  Tan- 
talc  aOiimé  devant  les  fruits  mûrs,  Paul  ferait  avec 
son  père  un  tour  en  Suisse  et  en  Italie,  qui  com- 
pléterait son  propre  développement,  suivant  le 
système  de  M.  Lanier. 

— L'épreuve  me  coûtera  un  peu  cher,  se  dit 
l'armateur  en  signant  ces  conditions,  mais  si  mon 
expérience  ne  me  trompe  pas  cette  fois,  j'ai  deux 
belles  chances  pour  rendre  à  mon  cher  fils  Iç 
désenchantement  dont  il  m'a  gratifié. 

De  ces  deux  chances,  l'une  pouvait  naître  de 
l'inconstance  du  cœur  humain,  l'autre  ressortait 
d'une  observation  plus  délicate,  qui  honorait  in- 
finiment, comme  enverra,  la  perspicacité  de  l'ar? 
mateur. 

Paul  avait  fait  le  dilllcile  envers  sa  cousine, 
toutes  les  fois  que  son  père  avait  insisté  pour  lui 
démontrer  la  distinction  de  cette  jeune  fille  ;  le 
jour  de  l'entrevue,  par  exemple,  il  l'avait  trouvée 
d'une  recherche  et  d'une  exagération  toute  pro- 
vinciale dans  sa  toilette  ;  puis  sa  naïveté  lui  avait 
paru  mêlée  de  quelque  gaucher  ie,  ses  manières 
dépourvues  de  simplicité  et  d'aisance,  son  esprit 
et  son  langage,  enfin,  entachés  de  quelque  pré- 
tention. M.  Lanier  avait  été  forcé  de  convenir 
indirectement  de  ces  faits,  et  avait  alors  ouvert 
les  yeux  sur  l'insuffisance  de  madame  Dartenay 
el  du  séjour  au  Havre  pour  l'entier  développe- 
ment des  qualités  de  Cécile.  11  l'envoya  donc  aussi 


—  52a  — 


avec  sa  mère  à  Paris,  où  il  la  mit  ent  re  les  mains 
d'une  femme  à  la  mode  de  sa  connaissance,  qui 
s'engagea  à  dépouiller  cet  or  précieuv  de  ses 
dernières  scories,  en  le  faisant  passer  habilement 
au  creuset  du  beau  monde. 

Toutes  ces  précautions  prises  ponr  l'avenir,  le 
père  et  le  flis  montèrent  en  chaise  de  poste. 

Dix-sept  mois  après,  un  homme  aux  cheveux 
grisonnans  et  un  jeune  cavalier  de  fort  bonne 
mine  étaient  un  soir  dans  une  première  loge  à 
l'Académie  royale  de  Musique.  Cet  homme  était 
M.  Marlin-Lanier,  ce  jeune  cavalier  était  son 
fils.  Tous  deux  étaient  arrivés  le  jour  même  de 
Marseille,  et  cette  séance  improvisée  à  l'Opéra 
était  encore  un  petit  complot  de  l'armateur. 
Effrayé  de  voir  Paul  revenir,  après  une  si  longue 
absence,  l'imagination  toujours  pleine  des  char- 
mes de  sa  belle  Grecque,  M.  Lanier  n'avait  pas 
voulu  les  mettre  trop  immédiatement  en  tête  à 
tête  et  avait  imaginé  ,  suivant  son  goût 
pour  le»  surprises  de  ce  genre,  une  rencontre 
imprévue  à  l'Opéra,  dont  madame  Dartenay  seule 
était  complice. 

Il  y  avait  une  demi-heure  que  la  toile  était 
levée,  et  Paul  s'occupait  plus  de  la  salle  que  du 
spectacle,  lorsque  son  père,  lui  indiquant  une 
loge  en  face  de  la  leur,  lui  demanda,  avec  une 
indifférence  parfaitement  jouée,  ce  qu'il  pensait 
des  personnes  qui  la  remplissaient Ces  per- 
sonnes étaient  deux  dames  d'un  certain  âge  qui 
occupait  le  fond  de  la  loge,  et  auxquelles  Paul 
ne  prit  pas  garde;  et,  sur  le  de\ant,  deux  jeunes 
femmes  très  parées  qui  concentrèrent  toute  son 
attention. 

—  Voilà  une  petite  brune,  dit  le  jeune  homme 
en  considérant  rapidement  la  première,  qui  pos- 
sède une  figure  piquante  et  assez  coquettement 
chiffonnée;  mais  il  est  malheureux  que  sa  toilette 
et  sa  personne  jurent  si  cruellement  l'une  contre 
l'autre.  En  un  mot,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  pis,  selon 
moi,  en  fait  de  beautés  :  une  grisette  déguisée  en 
femme  du  monde  ! 

Je  suis  de  ton  avis,  répondit  en  souriant  l'ar- 
mateur. 

Et  son  œil  étincela  sous  sa  lorgnette  d'une  joie 
qu'il  eut  peine  à  contenir... 

—  Maintenant,  reprit-il,  que  penses-tu  de  la 
seconde  ? 

—  Diable!  lit  Paul  en  tressaillant,  j'en  pense 
plus  de  bien  que  je  n'en  saurais  dire.  C'est  un 
mélange  de  toutes  ces  qualités  insaisissables  et  de 
tous  ces  charmes  sans  nom  qui  constituent  la  Pari- 
sienne par  excellence,  avec  cotte  autre  qualité 
non  moins  exquise  qu'on  a  nommée  le  je  ne  sais 
quoi,  et  qui  est  h  peu  près  à  la  jolie  femme  ce 
que  le  parfum  est  ii  la  rose  !.. 

—  Je  suis  encore  de  ton  avis,  dit  M.  Lanier,  et 
voilà  qui  est  parler  en  connaisseur?... 

—Tenez,  mon  père,  continua  le  jeune  homme, 
lorgnant  toujours  le  même  point  ;  l'impression 
que  me  fait  ki  beauté  de  cette  femme  me  rappelle 
le  premier  effet  que  produisit  sur  moi  la  perfec- 
tion de  Selmé!... 

— Pas  possible!  s'écria  l'armateur,  partagé 
entre  la  surprise  et  l'envie  de  rire...  Il  faut  que 
tu  n'aies  pas  bien  observé  cette  personne,  mon 
cher,  ou  que  l'image  de  Selmé  soit  complèicmcnt 
effacée  (le  ta  mémoire... 

—  Effacée  de  ma  mémoire!  dit  Paul  avec  cha- 


leur ;  jamais,  mon  père,  jamais  !...  je  reconnaî- 
trais cet  ange  entre  mille  femmes...  —  Oh  !  mon 
Dieu ,  reprit-il  tout  à  coup  en  se  redressant,  mais 
je  ne  me  trompe  pas...  cette  charmante  per- 
sonne... 
—Eh  bien? 

—  C'est  Cécile  Dartenay,  ma  cousine!....  c'est 
bien  elle  !  car  voilà,  sa  mère  au  fond  de  la  loge. 
Quel  changement,  juste  ciel!   et  quels  progrès! 

—  Quels  progrès,  en  effet  !  dit  l'armateur  ;  mais 
tu  ne  remarques  pas  un  autre  changement  en 
sens  inverse... 

—  Quoi  donc? 

—  La  petite  brune  qui  est  près  de  Cécile,  cette 
grisette  déguisée  en  femme  du  monde... 

—  Que  voulez-vous  dire?... 

—  C'est  la  belle  Selmé,  mon  fils,  c'est  cet  arige 
que  tu  reconnaîtrais  entre  mille  femmes... 

—  Ah  !  mon  père ,  quel  blasphème  !  s'écria 
Paul,  en  ramenant  sa  lorgnette  à  ses  yeux  d'une 
main  tremblante. 

—  Vous  vous  trompez,  ajouta-t-il  d'une  voix  in. 
certaine,  ce  n'est  pas  elle...  c'est  impossible  ! 

—  Rien  n'est  pourtant  plus  vrai,  répondit 
M.  Lanier  arrivant  à  son  but  ;  et  tu  peux  t'en 
assurer  à  l'instant,  reprit-il,  en  entraînant  Paul 
avec  lui  dans  le  corridor... 

Deux'  minutes  après,  le  jeune  homme  était  con- 
vaincu et  désanchanté  !... 

En  vain  pendant  plusieurs  jours  essaya-t-il  de 
réveiller  ses  anciennes  illusions,  eu  vain  s'efforra- 
t-il  de  retrouver  dans  la  jeune  Grecque  les  char- 
mes naïfs  qu'il  lui  avait  connus  autrefois...  Tout 
cela  était  ell'acé,  perdu,  évanoui,  avec  le  langage, 
le  costume  et  l'originalité  orientale;  si  bien  que  le 
jugement  qu'il  avait  prononcé  sur  elle  en  la  re- 
voyantsansla  reconnaître,  restait,  au  moral  comme 
au  physique,  l'expression  exacte  de  ce  qu'elle 
était  devenue  en  dix -huit  mois,  de  même  que  les 
éloges  absolus  p  our  Cécile  n'avaient  rien  d'exagé- 
ré tant  elle  avait  gagné  réellement  à  ses  yeux  tous 
les  charmes  que  l'autre  avait  perdus  !... 

—  Hélas  !  s'écria  Paul  en  avouant  le  change- 
ment de  son  cœur  à  M.  Lanier  ;  voilà  donc,  mon 
père,  à  quoi  sert  l'éducation  ! 

—  C'est  la  pierre  de  touche  qui  donne  à  chaque 
chose  son  prix  et  rem  et  chacun  à  sa  place,  répon- 
dit l'armateur;  en  d'autres  termes,  elle  preuve 
qu'une  esclave  grecque  doit  rester  esclave  grec- 
que, sous  peine  de  passera  l'étal  de  grisette  civi- 
lisée ;  tandis  qu'une  provinciale,  joli  ;  el  spiri- 
tuelle, peut  devenir  une  Parisienne  accomplie. 
Je  vois  que  mon  épreuve  a  réussi  à  merveille, 
mon  enfant ,  cl  je  t'en  félicite  autant  que  moi- 
même.  Seulement,  quand  tu  auras  des  fils  à  élever, 
retranche  de  ton  système  d'éducation  les  voyages 
autour  du  monde. 

Un  mois  plus  tard,  Paul  était  l'heureux  mari  de 
Cécile  Dartenay,  pendant  que  Selmé  se  conso- 
lait facilement  en  épousant  un  ancien  commis  de 
M.  Lanier.  —  Et  voilà  comment  les  romans  de- 
viennent des  histoires,  car  ceci  en  est  uue  dont 
nous  pourrions  nommer  les  pei-sonnages. 
riTnE-CiiK.VAi.iEn. 
(Le  Commerce). 


^   ^/-> 


LE  Ci"JK2  BCITAP/.ÎS.T3. 


A  huitmillesde  Florence,  sur  la  route  de  Sienne, 
et  au  dessus  d'une  colline  agréable  et  bien  cul- 
tivée, est  le  gros  bourg  de  Saint-Casciano,  célè- 
bre par  cette  auberge  de  la  Campana  habitée 
par  Machiavel  et  sur  le  seuil  de  laquelle  on  le 
voyait,  en  sabots  et  en  habits  de  paysan,  deman- 
der aux  voyageurs  des  nouvelles  de  leur  pays  , 
jouer,  crier,  se  disputer  avec  l'hôte,  le  meunier 
et  le  boucher  de  l'endroit;  le  matin,  l'auteur  du 
Prince  avait  chassé  aax  gluaux  ou  surveillé  une 
coupe  de  bois,  calmant  ainsi,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  par  cette  vie  commune  et  conforme  d'ail- 
leurs aux  mœurs  italiennes,  l'effervescence  de  son 
cerveau.  A  une  vingtaine  de  milles  plus  loin  est 
Certaldo,  qui  se  vante  à  tort  d'avoir  donné  nais- 
sance à  Boccace ,  car  Boccace  est  né  à  Paris  ; 
mais  celui  qu'on  appelle  il  Certaldese  a,  du 
moins ,  vécu  long-temps  et  est  mort  h  Certaldo. 
Entre  ces  deux  points,  illustrés  par  les  souvenirs 
de  Machiavel  et  de  Boccace,  dans  une  vallée 
riante  ,  est  un  village  inconnu,  tellement  il  est 
peu  considérable  ;  une  église  sans  renommée  , 
tellement  elle  est  dépourvue  de  toutes  les  mer- 
veilles des  arts  qui  fourmillent  en  Italie  :  il  y  avait 
là,  en  1807,  à  l'époque  la  plus  brillante  de  l'em- 
pire français,  un  curé  qui  se  nommait  Bo>aparte. 
Il  était  pauvre  et  obscur  comme  si  un  homme 
de  son  nom  n'avait  pas  tiré  le  pape  du  \  atiran 
pour  se  faire  sacrer  à  Notre-Dame  ;  doux  et  sans 
ambition  comme  s'il  n'était  pas  l'oncle  de  Lœtitia 
et  le  grand-oncle  du  jeune  général  qui  avait  si 
glorieusement  conquis  l'Italie,  salué  les  Pyrami- 
des, et  qui  faisait  et  défaisait  les  rois  en  Europe. 
C'était  un  autre  Alcinoiis  dans  les  jardins  de  son 
presbytère,  taillant  ses  arbres,  mariant  ses  quel- 
ques vignes  aux  cinq  ou  six  ormeaux  de  son  pe- 
tit domaine,  et  qui.  comme  le  père  dTlysse,  por- 
tait un  manteau  troué  et  une  chaussure  rapiécée. 
Tout  le  bruit  que  faisait  son  petit-neveu  dans  le 
monde  avait  passé  par  dessus  sa  tête  et  sans  qu'il 
l'entendît. 

Personne  autour  de  lui  ne  se  doutait  de  sa 
glorieuse  parenté;  il  avait  oublié  la  Corse  sa  pa- 
trie pour  ne  songer  qu'à  ses  paroissiens  simples 
et  ignorans  comme  lui  ;  derrière  l'église  serait 
son  tombeau;  dans  sa  maison  curiale  était  un  fu- 
sil qui  donnait  quelquefois  du  gibier  à  sa  table  ; 
quelques  lignes  avec  lesquelles  il  péchait  dans  un 
étang  voisin.  Si  on  ajoute  à  ces  moyens  de  dis- 
traction la  culture  de  quelques  (leurs  et  la  dîme 
qu'il  allait  recueillir  deuv  fois  par  an.  on  aura  un 
résumé  oxacides  occupations  temporelles  du  curé 
Bonaparte  qui,  quant  au  spirituel,  n'innovait  ja- 
mais, disait  la  messe  deux  fois  par  semaine  et 
prêchait  tous  les  dimanciies  après  vêpres.  Cepen- 
dant, il  y  avait  trois  personnages  que  le  curé  dis- 
tinguait et  dont  il  s'occupait  plus  partiruliêroment 
que  de  ses  autres  paroissiens  :  une  poute,  une 
jeuno  fille  et  un  jeune  garçon.  La  poule  était 
!)lanrhe  et  familière,  excellente  couveuse  ,  et 
quand  le  curé  di^eunait  sous  une  petite  tonnelle 
devant  sa  porte,  la  poule  chérie  venait  hoqueter 
les  miettes  de  sa  table  ;  elle  allait  à  lui  quand  il 
l'apiielaii.  se  laissait  caresser,  et  poussait  quelque- 


—  524 


fois  la  condesceiiilancc  jusqu'à  pondre  ses  œufs 
(luoiidioiis  dans  les  plis  poudreux  de  sa  soutane  ; 
avec  rellc-là  rintimilc^  élait  complète.  H  n'en  était 
pas  tout  à  fait  de  même  de  la  jeune  fdlc  Mattea  : 
il  l'avait  vue  naître;  il  l'avait  baptisée  et  caléclii- 
séc,  et  c'était  avec  un  plaisir  innocent  qu'il  la 
voyait  grandir  et  s'embellir  tous  les  jours.  Mattea 
avec  ses  beaux  yeux,  sa  taille  leste  et  dégagée,  et 
cette  linesse  italienne  qui  s'allie  à  la  naïveté  et  au 
naturel,  était  l'orgueil  du  village.  Le  bon  curé  rê- 
vait sans  cesse  au  bonheur  à  venir  de  la  jeune 
lille  ;  il  avait  arrangé  pour  elle  un  mariage  su- 
perbe ;  il  voulait  la  donner  à  Tommaso,  son  sa- 
cristain, le  troisième  objet  de  ses  alfcciions.  Celui- 
ci,  grand  et  vigoureux  garçon,  était  un  hôte  ha- 
bituel du  presbytère  ;  factotum  du  curé,  il  culti- 
vait le  jardin  ,  faisait  la  cuisine,  répondait  à  la 
messe  et  chantait  au  lutrin,  parait  l'autel  et  gar- 
nissait les  burettes  ;  c'était  un  bon  jeune  homme, 
un  peu  tapageur,  mais  honnête ,  toujours  le  pre- 
mier et  le  plus  ardent  aux  querelles  de  village  ; 
du  temps  du  Dante  il  eût  été  Guelfe  ou  Gibehn, 
jamais  neutre.  11  aimait  Mattea  avec  une  vivacité 
(|ui  aurait  cllïayé  le  curé  si  la  froideur  de  la  jeune 
lille  n'eût  rassuré  le  vieux  prêtre. 

—  Il  n'est  pas  mal,  pensait  le  grand-oncle  de 
l'empereur,  que  Mattea  conserve  l'égalité  de  son 
âme  ;  les  vierges  folles  ne  sont  pas  dignes  de  l'é- 
poux. 

Quand  Matiea  venait  au  presbytère,  le  curé  s'a- 
musait quehiuefois  à  demeurer  dans  sa  chambre, 
et  à  travers  le  riileau  grossier  de  sa  fenêtre,  il  re- 
gardait dans  sa  cour  et  observait  le  manège  de 
Tommaso  auprès  de  Mattea. 

— Mattea,  je  pensaisi»  vous  ce  malin  eu  sonnant 
V.liiiicUis  ;  que  faisiez-vous  dans  ce  moment? di- 
sait le  jeune  sacristain. 

—  Je  pensais  à  la  Vierge  ,  répondait  la  jeune 
lille,  dont  le  regard  de  feu  n'avait  rien  d'ascétique. 

Tommaso  lui  reprochait  son  indiflérence,  sa 
cruauté  ;  puis  il  voulait  l'embrasser,  et  la  j(>Hnc 
lille  rieuse  s'échappait  des  bras  de  son  amoureux 
et  courait  après  la  poule  du  curé  ;  alors  celui-ci 
descendait,  et  il  protégeait  à  la  fois  Mattea  et 
Lianra  sa  poule. 

C'est  ainsi  que  le  bon  curé  vivait  doucement  au 
milieu  de  ses  paroissiens  et  des  êtres  qu'il  aimait, 
quand  un  jour  d'été  un  bruit  inaccoutumé  remplit 
le  village,  les  pas  des  chevaux  sonnaient  sur  le 
(  licmin  qui  le  traversait ,  et  la  cour  du  presbytère 
se  trouva  pleine  en  un  moment  de  cavaliers.  Un 
des  lieutenans  de  l'empereur,  tout  chamarré  d'or, 
chapeau  orné  de  plumes  blanches,  se  présenta 
d  :vant  le  curé;  celui-ci,  tremblant,  avança  un  siège 
et  se  tint  debout  les  mains  croisées  sur  sa  poitrine, 
ne  sachant  encore  à  quel  martyre  il  était  réservé. 

—  llassurez-vous,  monsieur  le  curé,  dit  le  gé- 
néral comte  de  l'empire  N",  rassurez-vous  ;  vous 
vous  nommez  Bonaparte  et  vous  êtes  l'oncle  de 
Napijli'on,  empereur  des  Français,  roi  d'Italie  ? 

—  Oui,  monsieur,  murmura  le  curé,  qui  savait 
confuséiiKint  la  fortune  de  son  neveu,  mais  qui  la 
regaril.;it  comme  une  de  ces  choses  lointaines  dont 
il  était  séparé  par  des  pays  sans  nombre,  par  d'in- 
commensurables distances. 

—  La  mère  de  sa  majesté.... 

—  Luîtitia!  dit  le  curé. 

—  Madame-Mère,  reprit  le  général,  a  parlé  de 
vous  à  Sa  Majesté. 


—  Au  petit  ISapoléon?  dit  encore  le  curé. 

—  A  l'empereur,  monsieur  le  curé.  Il  n'est  pas 
convenable  qu'un  parent  aussi  proche  que  vous 
l'êtes,  qu'un  homme  aussi  recommandable  que 
vous,  languisse  ignoré  dans  une  pauvre  cure  de 
village,  tandis  que  sa  famille  gouverne  l'Europe, 
tandis  que  votre  neveu,  monsieur  le  ciué,  rem- 
plit le  monde  de  son  nom  et  de  ses  hauts  faits. 
L'empereur  m'envoie  vers  vous;  vous  n'avez 
qu'à  parler,  vous  n'avez  qu'à  vouloir.  Quel  siège 
épiscopal  vous  tente  ?  Voulez-vous  un  évêché  en 
France  ou  en  Italie  ?  Voulez-vous  échanger  votre 
soutane  noire  contre  la  pourpre  d'un  cardinal  ? 
L'empereur  a  trop  d'amitié  et  trop  de  respect 
pour  son  oncle  pour  lui  refuser  quelque  chose  : 
l'empereur  peut  tout. 

Le  plus  grand  personnage  que  le  pauvre  curé 
eût  vu  dans  sa  vie  était  l'évèque  de  Fiesole,  qui 
venait  une  fois  par  an  dans  le  village  pour  confir- 
mer les  petites  filles  et  les  petits  garçons.  Après 
cette  visite  épiscopale,  le  curé  restait  ébloui  pen- 
dant quinze  jours  au  souvenir  de  l'anneau  du  pê- 
cheur, de  la  mître  d'or  et  du  rocbet  de  dentelle. 
On  faisait  briller  à  ses  yeux  de  bien  plus  grandes 
richesses,  on  dorait  son  avenir  d'une  puissance 
bien  supérieure.  11  liésiia  un  moment;  il  se  re- 
cueillit devant  le  général  qui  s'inclinait. 

Monsieur,  dit-il,  cela  est-il  bien  vrai?  Ma  nièce 
Lœiilia  est  impératrice?....  Et  moi  qui  ai  entendu 
sa  première  confession! il  y  a  bien  long- 
temps!... quand  elle  était  petite  fille!... 

Le  général  sourit. 

—  Monsieur,  continua  le  curé,  permettez-moi 
de  m'cxaminer  un  instant  ;  il  faut  y  réfléchiravant 
de  changer  si  subitement  de  fortune. 

Le  général  était  aux  ordres  du  curé,  et  celui- 
ci  monta  dans  cette  petite  chambre  où  il  y  avait 
une  fenêtre  qui  donnait  sur  la  cour. 

Dans  la  cour,  tout  était  tumulte  et  confusion. 
L'escorte  du  général  avait  débridé  ses  chevaux  et 
les  cavaliers  fumaient  et  riaient  entre  eux  ;  Mattea, 
cachée  dans  un  coin,  considérait  ce  spectacle 
nouveau  pour  elle,  tandis  que  Tommaso  était 
tout  occupé  des  grands  sabres,  des  brillans  uni- 
formes, et  que  la  poule  Bianca  courait  effarouchée 
dans  les  pieds  des  chevaux. 

Peu  à  peu  les  yeux  de  Mattea  se  familiarisè- 
rent ttvec  ce  qu'elle  voyait,  et,  de  son  côté,  un 
dragon  aperçut  la  jeune  fille  ;  il  s'avança  vers 
elle;  il  était  jeune,  beauetgalant;  Mattea  coquette 
et  point  amoureuse  de  celui  que  lui  destinait  le 
curé.  Ce  qu'ils  se  dirent,  par  quelles  paroles  le 
soldat  français  séduisit  l'Italienne,  c'est  ce  que 
nous  ne  savons;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  quand  Tommaso  voulut  aller  au  secours  de 
la  jeune  fille,  celle-ci  le  repoussa  rudement,  en 
lui  rappelant  qu'il  était  midi  et  qu'il  devait  aller 
siinner  YAni^elus.  Tommaso  s'emporta,  le  dragon 
le  prit  par  une  oreille,  le  fit  pirouetter  sur  lui- 
même  et  l'envoya  tomber  au  miUeu  d'un  groupe 
de  camarades. 

—  C'est  donc  toi,  grand  ligaud,  lui  dirent  les 
soldats,  qui  sonne  VAniidus  ici  et  qui  répond 
aux  patenôtres  du  curé  au  lieu  d'être  un  homme 
et  de  servir  l'empereur  !  Tu  seras  bien  avancé, 
lanl  que  tu  seras  bedeau  dans  ce  mt.udit  village. 
Crois-nous,  mon  garçon,  laisse  là  ta  clochette  et 
viens  avec  nous  ;  nous  te  dunnerons  un  bel  uni- 
forme, un  grand  sabre  et  un  beau  cheval.  C'est 


cette  fille  qui  le  retient,  dirent-ils  en  désignant 
Mattea  qui,  dans  un  coin  de  la  cour,  était  en 
conversation  réglée  avec  son  nouvel  amoureux. 
—C'est  cette  fille?  regarde-la  bien,  elle  ne  t'aime 
pas  ;  elle  aime  le  Parisien  ;  vois  donc,  elle  l'em- 
brasse. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient,  un  gros 
dragon,  qui  avait  passé  la  saison  des  amours  et 
à  qui  sans  doute  la  ration  du  régiment  ne  Sullisait 
pas,  faisait  la  chasse  aux  poules  du  curé,  et  la 
pauvre  Bianca  s'efforçait  vainement  d'échapper  au 
ravisseur. 

—  Maitca,  retournez  chez  votre  mère,  criait  le 
curé  par  la  fenêtre  de  sa  chambre....  Monsieur  le 
dragon,  laissez  Bianca  tranquille ,  je  vous  en  prie. 

Hélas!  la  voix  débile  du  curé  n'avait  pas  la 
puissance  de  la  voix  de  Napoléon.  Le  Parisien 
continuait  à  courtiser  la  jeune  fille  ;  le  gros  dra- 
gon poursuivait  toujours  Bianca;  Tommaso,  le 
petit  (iibeUn,  étendait  une  main  sur  la  croupe 
d'un  chev»l,  de  l'autre  il  caressait  la  poignée 
d'un  sabre.  Enfin,  le  Parisien  fit  avancer'  son 
cheval  ;  il  s'élança  dessus  d'un  bond,  puis,  ten- 
dant les  mains  à  Mattea,  il  la  plaça  en  croupe  der- 
rière lui,  et  sans  respect  pour  la  maison  du  curé, 
il  piqua  des  deux  et  disparut  avec  l'Iialieniie.  Au 
même  moment,  le  gros  dragon  s'emparait  de 
Bianca. 

—  Mattea,  Mattea...  Monsieur  le  dragon,  lais- 
sez cette  poule,  criait  le  curé  d'une  voix  trem- 
blante. 

Alors  Tommaso  entendant  enfin  la  voix  de  son 
maître,  courut  au  secours  de  la  poule  ;  le  pauvre 
garçon  n'avait  pu  défendre  sa  maîtresse,  il  sauva 
Bianca. 

Le  curé  Bonaparte  quitta  sa  chambre  et  alla 
rejoindre  le  général  :  le  pauvre  homme  était  pâle, 
défait.... 

—  Qu'avez-voMs,  monseigneur  ?  lui  dit  Iç  géné- 
ral; quel  chagrin  peut  vous  agiter  ainsi  ? 

—  Monseigneur!  monsieur,  répondit  tristement 
le  curé,  laissons  cela.  Il  y  avait  ici  une  fille  sage, 
honnête  et  bonne,  et  depuis  que  vous  êtes  arrivé, 
elle  est  perdue. 

—  Perdue  !  expliquez-vous,  s'il  vous  plaît. 

—  Oui,  monsieur  le  général,  Mattea,  ma 
filleule,  a  suivi  un  de  vos  soldats,  elle  vient  de 
s'enfuir  sous  mes  yeux. 

—Tu  ra|)t  dans  voire  maison,  s'écria  le  général, 
dans  la  maison  de  l'onde  de  l'empereur  !  Le  cou- 
pable sera  puni,ils('ra  fusillé  sur  l'heure...  Hola  !... 
brigadier,  quel  est  celiû  de  vos  hommes  qui  vient 
de  se  rendre  coupaI)lcde  ce  crime? 

—  Oh  !  point  de  sang,  je  vous  en  prie,  mon- 
sieur le  généial,  point  desang  ;  mais  si  cet  homme 
est  un  bon  sujet,  qu'il  épouse  Maitca  et  qu'il  la 
rcn'de  h  ureu^e. 

Le  biigadier  raconta  le  fait:  il  n'y  avait  point 
eu  de  violence,  et  le  ravisseur,  le  nouveau  Paris 
de  cere  Hélène  llorenline,  élait  le  Parisien,  un 
bon  soldat,  qui  allait  être  élevé  au  grade  de  marê- 
chal-des-logis  et  qiu  était  désigné  pour  avoir  lu 
croix. 

—  Il  l'épousera,  dit  le  général;  il  l'épousera,  je 
vous  en  réponds. 

Le  curé  ji'iait  ça  et  là  des  regards  incertains  et 
effarés,  évidemment  il  ch 
sévérité  du  général  qui  i 
1  !  ravisseur  de  Mattea. 


là  des  regards  incertains  et  , 

cherchait  sa  poule;  mais  la  1 

i  avait  parlé  de  faire  fusillei'  1 

1.  le  retenait,  et  il  n'osait  1 


—  525  — 


pas  coniprometlrc  la  vie  d'un  homme,  par  amour 
pour  lin  animiil,  lorsque  Tommaso  entra,  tenant 
dans  SCS  l)ra.s  le  volatile  chéri  ;  Bianca  (ît.iit  éva- 
nouie, SCS  paupières  bleuâtres  recouvraient  ses 
jeu\  ronds,  et  ses  pattes  roidies  ne  pouvaient 
pUis  la  soutenir.  Le  curé  s'en  empara,  il  lui  en- 
ir'ouvrii  le  liée  et  y  versa  quelques  gouttes  de  vin; 
liianca  revint  à  elle,  doucement,  peu  à  peu,  comme 
une  petite  maîtresse  après  une  atta(|ue  de  nerfs; 
«lie  CBtr'ouvrit  ses  paupières,  releva  sa  crête, 
(■tendit  ses  pattes  et  agita  ses  ailes.  Tommaso  saisit 
ce  moment  pour  prendre  la  parole. 

—  Monsieur  le  curé,  dit-il,  j'ai  perdu  Maltea... 
ils  m'ont  promis  que  je  serais  un  jour  capitaine, 
colonel,  maréchal  de  France,  que  sais-je,  moi... 
je  me  fais  dragon. 

Le  curé  regarda  d'un  air  triste  le  général,  tout 
en  caressant  sa  poule,  et  lui  dit  : 

—  Je  remercie  mon  neveu  l'empereur ,  mon- 
sieur le  général  ,  et  je  reste  curé  de  ce  pauvre 
petit  village  inconnu ,  où  j'ai  été  si  loîi^-temps 
heureux.  J'ai  hésité  un  moment,  et  vous  le  voyez, 
Dieu  m'a  puni...  Dites  à  Lœtilia  que  j'espère  (et 
je  le  crois  fermement)  qu'elle  a  tonjnuis  la  même 
bonne  conscience  qu'elle  avait  étant  jeune  fille... 
Embrassez  pour  moi  mon  petit  neveu ,  le  petit 
Napoléon  ;  Dieu  leur  conserve  à  tous  leurs  trônes; 
ce  sont  de  braves  cnfans  d'avoir  songé  à  leur  vieil 
oncle  ;  je  ne  veu\  point  d'évéché,  point  de  robe 
rouge,  ni  de  liareile  de  cardinal...  Allez,  mon- 
sieur le  général,  et  si  vous  respectez  les  volontés 
de  l'oncle  de  votre  empereur,  ne  revenez  plus. 

Lorsqu'on  recevait  un  ordre  de  l'empereur,  il 
fallait  l'exécuter  et  réalisoi'  la  pensée  impériale  , 
cet  arrêt  du  destin  qui  a  si  long-temps  fait  la  loi 
en  Europe  ;  si  Napoléon  disait  :  Vous  prendrez 
cette  ville!  il  était  nécossaire  de  la  prendre,  il 
était  écrit  (pi'on  la  prendrait,  et  cette  fois-ci  celte 
parole!  fatidique  a  été  une  des  mille  causes  des 
gramLi  succès  de  l'empereur.  Or,  il  avait  dit  au 
général  N...  : 

—  Vous  tirerez  mon  oncle  de  sa  cure,  et  le  fe- 
rez venir  à  Paris,  ou  le  conduirez  à  Rome.  Que 
mon  oncle  soit  auprès  de  moi  ou  auprès  du  pape, 
n'importe,  il  sera  toujours  bien  ;  mais  il  ne  peut 
être  ailleurs  :  il  faut  qu'il  revienne  au  moins  évê- 
que. 

Le  génénil  insista  donc ,  il  pr  ia,  supplia  ,  puis 
menaça;  il  ue  pouvait  comprendre  comment  on 
refusait  la  croix,  apanage  des  évèqucs;  les  reve- 
nus d'un  diocèse  ,  ou  la  singulière  inlluence 
qu'exerce  toujours  un  cardinal.  Le  curé  demeura 
ferme  dans  sa  résolution  ;  il  résista  aux  prièies,  et 
quand  vint  le  lotu-  des  menaces,  il  répondit  avec 
l'amertume  d'un  Corse  irrité  et  l'autorité  d'un 
grand  parent  qui  ne  se  laisse  pas  gourmandcr  par 
la  jeunesse  inconsidérée  de  son  petit  neveu.  Le 
généi-al ,  désappointé ,  fut  forcé  de  se  retirei'  sans 
avoir  rien  obtenu  ,  et  sa  Imbulentc  escorte  éva- 
cua le  village. 

Quand  l'empereur  apprit  le  mauvais  succès  de 
son  ambassade ,  et  le  peu  d'ambition  d'un  Bona- 
parte, il  sortit  et  leva  les  épaules. 

Mattea  épousa  le  Parisien,  et  avec  le  temps 
elle  se  trouva  la  femme  d'un  colonel. 

Tommaso  prit  du  service,  et  à  la  restauration  il 
Était  capitaine  dans  la  garde  impériale. 

Le  bon  curé  ISunapartc  mourut  dans  sa  cure 


avant  la  fin  de  l'empire,  llélas  !    il   a  été  le  plus 

heureux  de  ia  famille  ! 

M\I\1E  Aycacu. 

[Courrier  français.} 


1)KS 

PRODUITS  DE  L'mDLSTRlE. 

(Quatrième  article.) 

Le  contraste  est  fécond  en  idées  inspiratrices, 
et  certainement  l'ordonnateur  suprême  des  salles 
de  l'exposition  pensait  à  nous  autres  feuilletonis- 
tes lorsqu'il  a  disposé  d'une  si  bizarre  manière 
les  produits  qui  lui  arrivaient  de  toutes  parts. 
Voyez  plutôt  :  à  gauche  les  momies  de  M.  Gannul 
et  l'anatomie  élastique  de  M.  Auzoux;  à  droite 
les  lleurs  de  mesdames  Veni  et  Clarel  ;  d'un  côté 
la  charpente  humaine  dans  toute  son  admirable 
horreur  ;  de  l'autre  des  lleurs  délicieuses  de  for- 
mes et  de  couleurs ,  et  lii  le  mécanisme  secret  de 
la  vie  humaine,  ici  les  prodiges  de  la  vie  végé- 
tale. Peut-être  aurions-nous  mieux  aimé  voir  l'a- 
natomie élastique  de  M.  Auzoux  dans  la  salle  des 
machines;  mais  on  a  craint  sans  doute  que  les 
machines  enfantées  par  l'homme  ne  semblassent 
trop  imparfaites  à  côté  de  l'œuvre  émanée  de  la 
volonté  divine;  on  a  mis  les  modèles  de  M.  Au- 
zoux dans  la  salle  des  objets  divers;  on  a  préféré 
le  contraste  à  la  comparaison.  Quelle  que  soit  la 
place  qu'elle  occupe,  l'invention  de  M.  Auzoux 
n'en  est  pas  moins  une  invention  remarquable  ; 
les  modèles  d'homme  (pril  expose  se  décompo- 
sent en  un  nombre  iulini  de  pièces;  il  est  facile 
d'étudier  les  attaches  d'un  muscle ,  deii  com- 
prendre la  force ,  l'emploi ,  sans  être  obligé  d'ap- 
puyer le  scalpel  sur  un  c;ulavre  hideiiv  à  demi 
putrélié.  Le  médeiin  peut  avuii-  toujours  sous  les 
yeux  ce  mécanisme  interne  à  l'étmle  duquel  la  vie 
d'un  homme  sullit  à  peine  ;  l'artisle  (pie  sa  car- 
rière éloiijne  de  l'aiiiphithéàtri',  pourra  devenir 
sans  dégoût  anatomiste  comme  Rubens  ou  Micliel- 
Ange.  Sous  le  rapiiort  de  la  science  et  de  l'art , 
l'invention  du  docteur  Auzoux  est  donc  d'une 
utilité  incontestable;  et  ce  qui  lui  donne  encore 
plus  de  droits  ii  nos  éloges ,  c'est  qu'une  industrie 
toute  nouvelle  est  ajonléc^'i  toutes  nos  industries; 
de  là  travail  et  bien-être  pour  les  classes  pauvres. 

M.  (iannal  est  déjà  connu  pour  ses  procédés 
d'embaumement  des  cadavres,  procédés  moins 
coûteux  et  moins  dégoûlans  que  les  moyens  an- 
ciennement employés  ;  nous  mentionnerons  sa 
présence  à  l'exposition  ,  tout  en  félicitant  le  jury 
de  n'avoir  pas  admis  de  cadavres  humains,  dont 
l'aspect  eût  été  par  trop  repoussant. 

D'ailleurs  j'avoue  que  je  ne  vois  pas  quelle  est 
l'utilité  de  l'embaumement.  Tôt  ou  tard  il  faut  que 
l'homuie  retourne  en  poussière;  et  ce  n'est  pas  le 
corps  mais  l'âme  du  grand  homme  qu'on  révère. 
Vous  n'arracherez  pas  l'un  au  néant ,  vous  ne  dé- 
pouillerez pas  l'autre  de  sa  brillante  immortalité. 

Renianpii'Z  ces  lleurs  des  champs  ,  comme  elles 
sont  frêles  et  délicates  :  ce  coquelicot  à  demi 
fané  ,  cette  branche  (le  mai  qui  vient  d'être  cueillie  ; 
ces  blueLs  sont  si  vrais  que  vous  tendez  la  main 
pour  en  tresser  une  couronne ,  comme  auv  jours 
où  tout  Cillant  V(jus  les  cherchiez  parmi  les  mois- 
sons. Jamais,  n'en  déplaise  à  liaiton  ou  à  Rallier, 
on  n'était  parvenu  à  tant  de  fidélité  et  de  perfec- 
tion pour  ces  tleurs  (jue  la  serre  produit  sans 
culture.  Madame  Veni,  rue  d'Aiijoii-Si-Ilonoré,  1, 
est  la  fee  habile  dont  la  l)aL;uelle  a  évoi|ué  tous 
CCS  chefs-d'ieuvre.  Nous  conseillerons  à  celle 
dame  de  persévérer ,  car  tOt  ou  lai-d  la  fortune 
vient  au  talent. 

Les  frères  Chazot  ont  exposé  une  corbeille  de 
lleurs  et  de  fruits ,  les  fruits  sont  surtout  remar- 
(piablcs. 

Mais,  la  {.lus  noble ,  la  plus  magnifique ,  la 
plus  pliénoniénale  .  la  plus  mirobolante  conquête 
quu  l'iiiUuslrle  ait  jamais  faite  sur  les  vé^'éiau\, 


est  celle  di>  l'admirable,  de  l'indispensable,  de 
l'incomparable  café-châiaigne.  Désirez-vous  une 
tasse  de  l'infusion  inspiratrice,  du  moka  d'Arabie, 
an  ière ,  vous  crie  l'industrie  nouvelle  !  et  une 
lasse  de  café-châtaigne  vous  est  présentée.  Vous 
voulez  échapper  ausoaimeil,  vaincre  la  paresse 
de  votre  imagination ,  la  langueur  di!  voire  tem- 
pérament, le  sieur  X  vous  crie ,  vous  ollre  son 
café-châtaigne;  il  endort,  il  n'agite  pas,  et  (pianil 
vous  l'avez  absorbé  c'est  absolument  comme  m 
vous  n'aviez  rien  pris.  Le  café-châtaigne ,  dom  te 
besoin  se  faisait  f,'tinéraleinenl  sentir,  rem- 
place avantageusement  le  vulgaire  café,  qui  a  ré- 
sisté auv  anathêmesde  ma  lame  Sévigné ,  mais  qui 
succombera  infailliblement  sous  le  génie  du  sieur 
X.  Croyez  cela,  mais  n'en  buvez  pas! 

Ici  encore  un  contraste.  Auprès  de  l'inutilité 
pompeuse  du  café-châtaigne ,  je  remarque  l'allure 
toute  modeste  des  pots  de  moutarde  digestive  de 
M.  de  Chauvigny  de  Blot.  11  y  a  souvent  de  l'im- 
portance dans  les  plus  petites  choses,  et  nous  se- 
rions fâchés  de  passer  sous  sUence  un  perfection- 
nement utile. 

La  moutarde  digestive  de  M.  de  Chauvigny  s(î 
distingue  par  la  perfecdon  de  son  travail,  son 
goût  fin  et  délicat  et  par  ses  qualités  digesîives. 
Elle  ne  laisse  aucune  ûcreté  au  palais,  ci  n'irrite 
pas  le  larynx  comme  bien  d'autres  moutardes  ; 
aussi  espérons-nous  bientôt  voir  M.  de  Chaii\i- 
gny  devenir  le  premier  moutardier....  de  tout  le 
monde.  En  parlant  de  moutarde,  il  paraît  d'apiès 
certaine  chronique  scandaleuse,  qu'il  en  faiidi.iit 
une  énorme  quantité  pour  faire  digérer  les  vian- 
des dites  conservées  qui  sont  en  face.  11  y  a  qui-l- 
ques  jours,  je  parle  toujours  d'après  la  chioni(pje, 
la  pi  ste  envahit  tout  à  coup  les  doaiaiocs  du  génie 
industriel  de  la  France;  on  chercha  paritiiil  la 
cause  (le  ces  miasmes  étrangers  et  on  la  décou- 
vrit dans  une  tête  de  vcju  dite  conservée,  qui 
était  dans  un  alTreux  état  de  putréfaction,  dans 
son  cercueil  de  ploaib. 

Certes,  c'était  là  un  voisinage  fort  dangereux 
pour  les  conserves  de  friiiis  (!t  de  légumes  d'Ap- 
pert,  qui  jouissent  d'une  réputation  qui  prouiet 
de  se  mainienir.  Je  vois  d'où  je  suis  placé  la  reine 
des  inventions  grotes^jum,  et  Dieu  me  garde  di! 
vous  la  laisser  ignorer.  D'abord,  ô  lecteurs  !  avez 
toujours  présent  devant  les  yeux  le  nom  de  la 
contrée  que  j'explore,  ne  voui  étonnez  pas  de  me 
voir  bondir  d'un  objet  à  l'autre,  d'un  cadavre  en 
pâle  à  (les  lleurs,  des  lleurs  au  café-châtaiane.  du 
café-châtaigne  aux  poupées;  lecteurs,  je  suisdans 
un  aichipcl  dangereux  et  le  nom  collectif  de  ces 
écueils  est  objets  divers.  A  tous  vos  reproches  Je 
n'ai  que  cela  à  vous  répondre  :  objets  divers.  Je 
reviens  à  l'invention  susdite. 

C'est  un  appareil  pour  la  chasse  au  lion.  .Sans 
doute  l'inventeur,  M.  Y,  avait  lu  quelcjuc  part,  que 
le  hérisson,  dès  (|u'il  voit  un  ennemi,  si-  met  en 
boule  et  l'assaillant  se  déchire  à  un  forêt  de  pi- 
quans  iicérés;  dès  ce  jour  l'industriel  ne  dor- 
mit plus,  il  se  mil  à  coudre  des  iwaux  plus  ou 
moins  épaisses  qu'il  garnit  de  cloiLs  i)ui  présen- 
tent leurs  pointes  menaçantes;  la  tête  est  garantie 
par  un  cas(|ue  de  tôle  aussi  redoutablemenl  g.ir- 
ni.  Rien  n'est  grotesque  comme  celte  armure,  ei 
les  quolibets  ne  lui  manquent  ixts  plus  que  les 
clous. 

Les  mannequins  perfectionnés  de  M.  Faure, 
méritent  d'être  mentionnes  ;  les  artistes  sont  in- 
téressés au  succès  de^  ellorts  de  l'inu'nliur.  Les 
mannequins  étant  destines  à  suppléer  à  la  n.Éiiiio 
pour  les  draperies  qui  varient  d'après  K^  moiive- 
mens  de  rindi\idu.  il  est  liés  important  qn'i's 
soient  justes  de  formes,  el  que  les  mouvemens 
puissent  avilir  lieu  avec  autant  de  facilite  (pie  tvuv 
du  modèle  \ivaui.  La  forme  t  xierieure  d'un  man- 
nequin dépend  de  celle  de  l'armature  qui  fait  xui 
sipieletie,  comme  la  forme  extérieure  de  l'homme 
dépend  de  celle  de  sa  charj^ente  osseuse.  Pour  at- 
teindre au  plus  haut  degré  (le  perfection  d'un  man- 
nequin, il  fjut  donc  indispensablement  que  sonar- 
maiuresoit  semblable  au  s<iueleite  naturel.  C'est  ce 
que  M.  faurtabieu  compris  cl  bien  exécuté:  les  pie 


—  426  ^ 


ces  qui  composent  son  mannequin  sont  sembla- 
bles aiiv  os  dont  elles  tiennent  lie»,  et  les  parties 
.«aillantes  loin  dV'tie  foi  niées  p;\r  des  niasses  de 
crin  qui  avaient  le  défaut  de  s'afliiisser,  sont  faites 
avec  des  élastiques  en  fer  moulés  toutexpièspour 
cet  usasse;  ces  élastiques  s'abaissent  et  se  relèvent 
à  propos  ;  et  des  haleines  les  liant  tous  ensemble) 
donnent  plus  d'éj^aliié  ii  sa  souplesse. 

Nous  ne  douions  pas  que  M.  Kaure  ne  reçoive 
de  nonilireuv  encourayeniens  de  la  part  des  pein- 
tres et  des  statuaires,  auxquels  son  invention  s'a- 
dresse spécialement. 

Que  vous  dirai-je  des  objets  en  nacre  de 
M.  ou  madame  l'ierre,  l'aul  ou  Jacques,  (levin;L;l 
espèces  de  boutons,  de  procédés  pour  nettoyage 
de  plumes,  de  poupées  mécaiii(|ucs  et  autres. 

Nous  voyons  bien,  il  est  vrai,  deux  petites  boites 
tje  pâte  à  faire  cou|)er  les  cuirs  à  rasoirs,  boîtes 
achetées  par  le  roi.  Nous  dirons  à  l'exposant  qu'il 
a  mal  compris  les  intentions  de  l'auguste  chaland. 
Cet  achat  est  nne  pieuve  de  plus  de  l'extrême 
bonté  du  roi,  voilà  tout. 

11  y  a  bien  encore  des  perruques  en  caoutchouc 
à  l'abri  de  la  rouille  et  du  vende-gris,  la  plus 
belle  invention  moderne  (style  de  prospectus).  Il 
y  a  bien  encore  un  coilléur  qui  charge  un  groom 
mal  poudré,  mal  vêtu,  peu  poli,  d'empoisonner  la 
salle  de  ses  programmes;  mais.  Dieu  vous  garde 
de  la  rue  Vide-Gousset  où  vous  appellent  ces 
programmes  ;  il  y  a  bien  encore  des  biberons- 
pompes  de  M.  Lecouvey,  biberons  qui  remplacent 
avantageusement  toute  espèce  de  nouirices  ;  pas- 
sons. 

Envers  tous  ces  industriels  qui  viennent  en- 
combrer les  salles  de  l'exposition,  je  veux  me 
montrer  d'une  complaisance  exiréme.  .le  mêlais. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  nous  re- 
connaissions aucun  perfectionnement  ntile  dans 
l'art  du  coilVeur,  fabricant  de  perruques;  nous  en 
donnerons  deux  preuves  pour  une. 

M.  Croquart,  rue  Montmartre,  1.'Î2,  a  poussé 
cet  art  très  loin.  11  n'y  a  rien  d'absolument  nou- 
veau dans  ses  produits,  mais  il  les  a  beaucoup 
perfectionnés. 

M.  Mailly,  rue  St-Martin,  l-'i9,  est  déjà  connu 
par  des  inventions  fort  uiile.s.  Kous  mentionne- 
rons principalement  :  1"  ses  toupets  à  agrafes, 
fabriqués  par  des  procédés  particuliers,  alin  de 
remédier  à  l'inconvénient  des  anciens  toupets 
qui  coupaient  les  cheveux  et  étaient  trop  lourds  ; 
2"  ses  demi-perruques  pour  dames.  La  coquetle- 
jie  a,  dans  M.  Mailly,  un  puissant  auxiliaire.  Ces 
demi-perruques  sont  dissimulées  avec  tant  desoins 
que  les  dames,  qui  sont  obligées  de  s'en  servir, 
peuvent  rester  nu-tète  comme  avec  leurs  cheveux 
naturels. 

Bien  malgré  nous  l'abondance  des  matières 
nous  force  ii  renvoyer  au  prochain  article  l'exa- 
men détaillé  des  produits  de  M.  Hustule  et  du 
pantographe  de  M.  Mandard;  dans  le  UK-iiie  arti- 
c  e  nous  achèverons  le  cosipte  rendu  de  la  se- 
conde division,  et  nous  commencerons  celui  de 
la  troisième. 

Nous  voici  au  milieu  du  mois  de  juin  et  rien 
encore  ne  porte  à  croire  que  l'exposition  sera 
prolongée.  Nous  espérons  cependant  que  le  gou- 
vernement sentira  l'urgence  de  cette  mesure; 
deux  mois  sont  par  trop  insullisans  pour  étudier 
les  progrès  de  l'industrie  pendant  cinq  années. 
Au  reste,  ce  que  nous  demandons  avec  instance, 
les  exposans  le  demandent  comme  nous,  et  le 
commerce  parisien  ne  peut  que  gagner  à  un  plus 
long  séjoui'  des  étrangers  dans  la  capitale. 
Georges  Jaivétv. 


Hcuut  îica  Èribunauï. 

COUR  DES  PA1R.S. 

iNsrnnECTio.N  des  12  et  13  «ai. 

La  cour  des  pairs  s'est  réunie,  hier,  sous  la  pré- 
sidence (le  U,  k  (bancelier,  pour  entendre  le 


rapport  de  la  coninii.ssion  chargée  d'instruire  sur 
les  événemens  des  12  et  13  mai. 

Le  rapport,  qui  a  été  lait  par  M.  Mérilhou,  con- 
tient, dit-on,  les  plus  importans  documens  sur 
l'existence  et  l'organisation  mystérieuses  des  so- 
ciétés secrètes  au  sein  desqnc  lies  s'est  formé  le 
complot,  Apiès  avoir  rappelé  les  faits  généraux 
qui  ont  précédé  et  accompagné  l'insurrection  du 
12  mai,  M.  le  rapporteur  a  fait  connaître  les 
charges  particulières  dirigées  contre  les  inculpés 
dont  la  mise  en  accusation  est  demandée  à  la 
cour. 

Gi's  inculpés  sont  au  nombre  de  dix-neuf,  quinze 
présens  et  cpialre  contumaces. 

Les  inculpés  présens  sont  : 

IJarbès,  avocat,  blessé;  Rondil,  ouvrier  en  pa- 
rapluies ;  Mialon,  âgé  de  cinciuanle-six  ans,  ter- 
rassier, réclusionnaire  libéré  ;  Lemierre  (Louis- 
Joseph)  ;  rhilippet  ;  Dcnade,  tabletier,  blessé  ; 
(iuibiii,  âgé  de  trente-sept  ans,  corroyeur  ;  Lon- 
guet, conmiis-voyageur;  Austen;  Bonnet;  Nou- 
guez;  Martin,  dix-neuf  ans,  carlonnier,  blessé; 
\Valsh;  Lebarzic;  Dugas. 

H  paraît  qu'au  nombre  des  faits  particuliers  re- 
levés par  celte  première  partie  de  l'instruction  se 
trouvent  l'attaque  du  poste  du  Palais-de-Justice, 
et  le  meurtre  d  j  maréchal-des-logis  Jonas,  tué  à  la 
barricade  de  la  rue  Grénétat.  Barbes  et  Rondil  se- 
raient, dit-on,  accusés  à  raison  du  premier  fait;  le 
second  serait  imputé  à  l'accusé  Mialon,  qui  aurait 
tué  Jonas  d'un  coup  de  fusil,  au  moment  où  ce- 
lui-ci, après  s'être  détaché  de  son  peloton,  venait 
reconnaître  la  barricade.  Barbes  serait  aussi  pré- 
senté comme  auteur  du  meurtre  commis  sur  la 
personne  du  lieutenant  Drouineau,  alors  que  ce- 
lui-ci parlcmeniait  avec  le  chef  de  la  bande  dont 
Barbes  aurait  l'ait  partie.  Les  autres  accusés  au- 
raient été  arrêtés  les  armes  à  la  main,  ou  seraient 
reconnus  pour  avoir  fait  feu  sur  les  troupes. 

La  plupart  des  accusés  nieraient,  dit-on,  les  faits 
mis  à  leur  charge  ;  quel(|ues-uns  prétendraient 
avoir  été  contraints,  par  violence,  de  prendre  une 
arme  et  de  se  joindre  aux  insurgés. 

En  consé(pience  de  ces  faits,  sur  lesquels  nous 
ne  devons  pas,  quant  à  présent,  donner  de  plus 
amples  détails,  la  commission  aurait  déclaré,  par 
l'organe  de  son  rapporteur,  (pi'il  y  avait  charges 
sullisantes  contre  tous  les siisiiommésd'avoir,  dans 
les  journées  des  12  et  13  mai,  commis  un  attentat 
contre  la  sûreté  de  l'état. 

Et,  en  outre,  contre  Barbes  d'avoir  commis  un 
homicide  volontaire,  de  guet- apens  et  avec  pré- 
méditation, sur  la  personne  du  lieutenant  Droui- 
neau, commandant  le  poste  du  Palais-de-Justice, 
dans  la  journée  du  12  mai. 

Et  contre  Mialon,  d'avoir  commis  un  homicide 
volontaire,  de  guet-apens  et  avec  préméditation, 
sur  la  personne  de  Jonas,  maréchal-des-logis  dans 
lu  gaide  municipale  à  cheval. 

Après  la  lecture  de  ce  rapport,  qui  a  duré  près 
de  cinq  heures,  M.  Franck  Carré,  procureur-gé- 
néral, a.ssisté  de  MM.  Boucly  et  Nouguier,  sub- 
stituts, a  été  introduit  et  a  donné  lecture  d'un 
réquisitoir(!  par  lequel  il  a  conclu  dans  le  sens 
que  nous  avons  indiqué  plus  haut. 


TRIBUNAL  DE  LA  SEINE. 

Demande  en  main-levée  d' interdiction  formée 
par  M.  le  marquis  d'IIarcourt. 

M'  Crémieux ,  avocat  de  M.  le  marquis  d'Har- 
conrt,  s'exprime  ainsi  : 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  émotion  que  je  ré- 
clame de  votre  justice  la  main-levée  de  l'interdic- 
tion prononcée  en  1824  contre  M.  le  marquis 
d'IIarcourt.  S'il  s'agissait  de  faire  rendre  à  l'état 
civil  un  individu  dont  la  justice  avait  dû  protéger 
la  faiblesse ,  mais  dont  les  facultés  intellectuelles , 
long-temps  assoupies,  se  réveillent  enfin,  ce  se- 
rait avec  une  vive  joie  que  nous  viendrions  solli- 
citer la  rentrée  d'un  membre  de  la  grande  famille 
dans  la  vie  sociale,  probablement  alors,  nous  se- 
rions secondés  par  les  proches  parens  de  l'inter- 
dit ,  heureux  île  ilÉlivicr  un  frère  d'une  tutelle 


désormais  inutile.  Mais  aujourd'hui  un  fait  d'une 
importance  imniense  doit  être  le  résultat  du  juge- 
ment que  nous  espérons;  ce  fait,  nous  devons  le 
dire,  c'est  le  mariage  du  marqu  is  d'Harcourt  avec 
la  dame  Emilie  Lamotte.  Nos  adversaires  le  sa- 
vent, messieurs,  et  la  pr;n.sée  d'une  telle  mésal- 
liance est  pour  eux  un  véritable  supplice.  Nous 
ne  leur  en  ferons  pas  un  reproche  ;  nous  sommes 
hommes  avant  d'être  avocats,  et  qui  de  nous  ose- 
rait blâmer  la  famille  d'Harcourt  de  s'opposer  à  un 
mariage  qui  doit  introduire  dans  son  sein  une 
femme  dont  la  mère  a  subi  une  condamnation 
correctionnelle  ?  Aussi ,  je  le  déclare ,  je  n'aurai 
pas  pour  M.  d'Harcourt  une  parole  de  blâme , 
j'aurai  plutôt  des  paroles  de  consolation. 

Je  dirai  au  pair  de  France  que  recommandent 
les  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit  :  Votre  frère  a 
un  immense  devoir  à  remplir,  permettez-nous  de 
l'aider  dans  l'accomplissement  de  ce  devoir.  Le 
mariage  qu'il  veut  contracter  n'est  point  unepreuve 
de  la  faiblesse  de  sa  raison ,  c'est  un  acte  que 
l'honneur  lui  commande,  que  la  religion  lui  im- 
pose, que  le  cœur  lui  dicte.  Emilie  Lamotte  avait 
seize  ans  à  peine  lorsque  le  marquis  d'Harcourt  se 
fit  écouter  d'elle.  Depuis  cette  époque  ,  près  de 
vingt  années  écoulées  n'ont  pas  vu  s'élever  entre 
elle  et  lui  le  moindre  nuage;  deux  enfans  sont 
issus  de  celte  union ,  un  fils  de  quatorze  ans  et 
une  fille  de  neuf  ans.  Frappés  de  la  honte  de 
l'illégitimité,  ils  réclament  de  leur  père  l'honneur 
qui  s'attache  à  l'état  d'enfans  légitimes.  Pas  un 
reproche  ne  peut  s'élever  contre  leur  mère ,  si  ce 
n'est  une  première  faute  ,  la  seule  dans  sa  vie . 
d'avoir  suivi ,  à  l'âge  de  seize  ans,  M.  d'Harcourt, 
qu'elle  n'a  plusquitté.  Maintenir  l'interdiction,  c'est 
frapper  à  la  fois  le  père  et  les  enfans  :  c'est  une 
all'reuse  injustice.  Demander  la  main-levée  de  l'in- 
terdiction, c'est  rendre  l'état  social  au  père,  c'est 
le  donner  à  des  enfans  qui  méritent  par  leur  âge 
et  par  leur  position  l'intérêt  des  magistrats  et  la 
protection  de  la  loi. 

Pour  nous,  messieurs,  tout  en  songeant  à  la  fa- 
mille qui  s'en  va,  nous  devons  notre  appui  à  la 
famille  qui  vient.  M.  d'Harcourt  n'est  assurément 
dans  aucune  des  circonstances  qui  rendent  l'in- 
terdiction nécessaire  ;  il  ne  s'agit  pas  encore  d'une 
opposition  à  mariage  que  l'on  pourra  débattre  plus 
tard,  si  on  le  juge  convenable.  Faut-il  prolonger 
une  interdiction  qui  dégrade  un  citoyen?  Tel  est 
maintenant  le  seul  point  à  débattre. 

M.  le  marquis  d'Harcourt  fut  interdit  en  1824  ; 
il  avait  alors  plus  de  trente  ans.  Précédemment  un 
conseil  judiciaire  lui  avait  été  donné  pour  cause 
de  prodigalité.  En  ellet,  sa  vie  se  passait  tout  en- 
tière dans  les  cafés  et  dans  les  cabarets;  iln'avait  de 
relations  suivies  qu'avec  le  menuisier,  le  charron, 
le  maréchal  -ferrant  et  le  boucher  du  village  où  sa 
maison  de  campagne  .se  trouvait  située.  Cepen- 
dant M.  le  marquis  d'Harcourt  était  l'aîné  de  la 
famille;  quelle  était  la  cause  de  cette  iriste  posi- 
tion? Peut-être  était-il  venu  au  monde  avec  un  es- 
prit peu  ouvert,  avec  une  intelligence  peu  déve- 
loppée, tandis  qu'à  côté  de  lui  grandissait  son 
frère  cadet,  dont  l'esprit  et  la  sagacité  se  révé- 
laient de  lionne  heure  au  sein  de  la  famille 
enivrée.  Celui-ci  obtint  toutes  les  préférences, 
l'autre  fut  négligé  dans  son  éducation,  dans  ses 
habitudes.  Chacun,  hélas!  a  vu  sa  place  marquée 
dans  le  monde  par  ses  premières  années  mêmes  ; 
M.  le  comte  d'Harcourt  est  pair  de  France,  M.  le 
marquis  d'Harcourt  est  interdit. 

Déjà,  en  182&,  il  avait  auprès  de  lui  Emilie 
Lamotte;  il  voulut  l'épouser;  il  fit  à  sa  mère  des 
sommations  respectueuses;  ou  répondit  par  une 
demande  en  interdicdon  ;  les  tribunaux  l'accueil- 
lirent, non  à  cause  de  la  mésallia»ce  qu'il  proje- 
tait, mais  parce  que  la  vie  que  menait  le  marquis 
d'Harcourt,  la  misérable  situation  dans  laquelle 
il  s'était  placé  ne  permettaient  pas  de  croire  qu'il 
eût  conservé  la  rectitude  de  sa  raison,  qu'il  fût  en 
état  de  comprendre  les  conséquences,  pour  sa  fa- 
mille et  pour  lui  même,  d'un  mariage  aussi  dis- 
proportionné. 

Ce  que  je  viens  de  dire,  messieurs,  F<;sttlie  des 


—  527 


enquêtes  d'un  jugement,  procédure  qui,  en  18i!/i, 
fut  suivie  par  défaut,  jusqu'au  dernier  moment, 
contre  le  niaïquis,  auquel  on  avait  persuadé  que 
la  mesure  réclamée  contre  lui  ne  serait  que 
transitoire,  et  qu'elle  devrait  améliorer  sa  posi- 
tion pécuniaire. 

En  182S,  l'interdit  forma  une  demande  en  main- 
levée, mais  trois  ans  à  peine  s'étaient  écoulés  de- 
puis le  jugement,  les  circonstances  n'avaient  pas 
cbangé  d'une  manière  assez  sensible; il  succomba 
devant  le  tribunal  et  devant  la  cour. 

Mais  aujourd'hui,  messieurs,  quinze  ans  ont 
passé  sur  l'interdit  :  toute  sa  vie  a  changé.  Retiré 
dans  la  maison  qu'il  habite,  avec  la  femme  dont 
il  a  fait  sa  compagne,  M.  d'Harcourt,  s'il  ne  vil 
pas  en  grand  seigneur  avec  12,000  livres  de  reuie, 
se  conduit  du  moins  en  homme  sage  et  rangé. 

11  est  vrai  que  le  conseil  de  famille  s'est  unani- 
mement opposé  à  l'émancipation  réclamée  par  le 
marquis  ;  mais  aucun  fait  n'a  été  signalé  par  le 
conseil,  et  les  appréhensions  perpétuelles  de  la 
famille,  en  présence  du  mariage  projeté,  expli- 
quent suffisamment  celte  résistance  que  vous  ne 
sauriez  partager. 

Eneffet,  messieurs,  vous  avez  interrogé  M.  d'Har- 
court, vous  vous  êtes  convaincus  par  vous-mêmes 
que  sa  raison  est  saine,  que  son  jugement  est  so- 
lide, qu'il  connatt  et  apprécie  parfaitement  la  po- 
sition qu'il  a,  celle  qu'il  veut  conquérir. 

Permettez-moi  de  remettre  sous  vos  yeux  cette 
pièce  décisive  du  procès. 

W  Crémieux  lit  l'interrogatoire  subi  devant  le 
tribunal  en  chambre  du  conseil. 

Messieurs,  dit-il,  ensuite,  je  dois  attendre  main- 
tenant la  défense  de  mes  adversaires;  j'ose  espé- 
rer d'avance  qu'elle  ne  parviendra  jamais  à  dé- 
montrer que  M.  le  manjuis  d'Harcourt  est  dans 
un  état  de  fureur,  de  démence  ou  d'imbécillité  , 
qui  autorise  à  le  laisser  plus  long  temps  dans  les 
liens  d'une  dégradante  interdiction. 

M*  Delangle,  avocat  de  la  famille  d'Harcourt , 
s'oppose  à  la  demande  formée  par  M.  le  marquis 
d'Harcourt.  »  Déjà  dit-il  ,  en  1828,  une  tentative 
semblable  a  été  faite,  M.  le  niarquis  d'Harcourt  a 
voulu  échapper  à  la  tutelle  que  les  tribunaux 
avaient  cru  devoir  lui  imposer;  les  motifs  qui  ont 
amené  cette  décision  ont-ils  cessé  d'exister?  Non, 
sans  doute,  s'il  faut  s'cnrapporter  au  conseil  de  fa- 
mille qui,  après  avoir  été  consulté,a  répondu  néga- 
tivement. M.  le  marquis  d'Harcourt,  né  en  1785. 
a ,  dès  ses  plus  jeunes  années,  compromis  toute 
sa  fortune,  en  se  livrant  à  des  escrocs  et  à  des 
joueurs  qui  composaient  toute  sa  société  ;  ainsi , 
pour  ne  citer  que  quelques  exemples  des  vois 
•  dont  il  a  été  victime  :  Un  jour  il  prête  200,000  fr. 
et  reçoit,  comme  gage  de  sa  créance,  de  préten- 
dus lingots  d'argent  qui  ne  sont  que  des  fragmens 
de  cuivre  recouvert*  de  papier  argenté.  Un  de  ses 
amis,  je  ne  veux  pas  le  nommer,  avait  une  maî- 
tresse ;  il  trouve  plaisant  de  lui  faire  constituer 
une  pension  par  M.  le  marquis  d'Harcourt.  Plus 
tard  il  est  mis  à  Ste-Pélrgie ,  et  quand  on  lui  ou- 
vre les  portes  de  cette  prison,  il  refuse  de  sortir, 
il  déclare  qu'il  veut  rester  sous  les  verrouv ,  et 
que  les  gens  qui  sont  avec  lui  lui  paraissent  inli- 
niment  plus  honnêtes  que  ceux  qui  jouissent  de 
leur  liberté. 

Kniin  commence  la  liaison  avec  Emilie  Lamotte. 
Sans  doute,  l'exirème  jeunesse  servira  d'excuse  à 
M.  le  marquis  d'Harcourt?  mais  non.  11  a  trente- 
Six  ans,  ctla  femme  iilaquellc  il  va  s'attacher,  il  la 
tire  de  la  classe  et  de  la  famille  la  plus  méprisa- 
ble. C'est  la  lille  d'un  ancien  garde-chasse,  d'un 
cubaretier  de  Chantilly,  qui  vit  avec  une  lille  pu- 
blique. Sa  mère  a  été  condamnée  plusieurs  fois 
pour  vol,  et  mise  sous  la  surveillance  de  la  police. 
C'était  lii  que  M.  d'Harcourt  plii(;ait  son  all'ection. 
Mais  ce  n'est  pas  assez  d'ignominie  :  M.  d'Har- 
court veut  braver  publiquement  sa  fiimille  indi- 
gnée ;  il  installe  ,  un  dimanche  ,  cette  lille  à  l'é- 
glise, dans  le  banc  des  d'Harcourt ,  le  banc  des 
anciens  .seigneurs,  l.e  curé  chasse  cette  misérable 
uu  milieu  de  la  rumeur  qu'excite  un  pareil  scan- 
dale. Emilie  L,u(uuUc  ei>t  arrctOc  par  les  gcudai' 


mes,  et  le  marquis  d'Harcourt ,  nouveau  cheva- 
lier Desgrieux,  suit  en  pleurant  sa  maîtresse.  La 
vie  de  cabaret,  la  vie  la  plus  abjecte,  est  celle  du 
marquis  d'Harcourt.  Emilie  Lamotte  devient  mère, 
et  le  marquis  d'Harcourt  s'empresse  d'accepter 
bravement  cette  paternité. 

La  mesure  était  dès  lors  comblée,  et  dans  l'in- 
térêt de  tous  il  fallait  provoquer  l'interdiction  de 
M.  le  marquis  d'Harcourt  ;  cette  demande  de  la 
famille  était  facile  à  justilier  :  d'autres  faits  non 
moins  graves  dénotaient  la  dégradation  morale  la 
plus  complète.  Ainsi,  les  propos  les  plus  insul- 
tans n'éveillaient  pas  la  moindre  susceptibilité  de 
la  part  du  marquis  d'Harcourt  :  Emilie  Lamotte 
l'appelait  bêle,  sot,  cochon  ,  et  il  demeurait  im- 
passible ;  on  le  voyait  dans  les  rues  se  promener 
donnant  le  bras  à  des  palefreniers  ;  dans  les  éla- 
bles  ,  il  préparait  la  litière  des  animaux  qui  y 
étaient  renfermés;  chez  le  maréchal-ferrant,  il  at- 
tisait le  feu  de  la  forge  et  tenait  le  pied  des  che- 
vaux. 

M'  Delangle  explique  comment,  en  1828 ,  une 
succession  recueillie  par  le  marquis  d'Harcourt  en- 
gagea les  personnes  qui  l'entouraient  à  provoquer 
la  mainlevée  de  l'interdiction.  A  celte  époque  , 
le  tribunal  et  la  cour  royale,  sur  l'appel,  repous- 
sèrent également  cette  tentative.  Doit-elle  mieux 
réussir  aujourd'hui?  Rien  ne  prouve  que  M.  le 
marquis  d'Harcourt  ait  renoncé  à  ses  habitudes 
ignobles. 

On  soutient  que  le  marquis  d'Harrourl  n'est  ni 
fou  ni  imbécille;  mais  la  raison  est  chose  relative. 
L'héritier  d'une  grande  maison  doit  avoir  des  re- 
lations élevées  et  des  habitudes  décentes.  H  n'est 
point  permis  à  un  homme  de  celte  condition  de 
descendre  aux  liaisons  dégradantes  et  aux  fré- 
quentations les  plus  vdes.  Assurément,  un  homme 
comme  M.  le  marquis  d'Harcourt,  qui  vit  avec  des 
palefreniers  et  des  cabaretiers,  n'a  pas  une  intel- 
ligence droite  et  une  saine  raison.  M,  d'Harcourt 
a  cinqu^inle-quatre  ans  à  l'heure  qu'il  est  :  le  feu 
des  passions  de  la  jeunesse  doit  être  quelque  peu 
amorti,  et  cepend  mt  il  n'a  pas  encore  l'âge  de 
raison,  si  onevamine  sa  folle  conduite  et  son  obs- 
tination insensée.  Sa  vie  se  passe  à  fumer,  à  chas- 
ser, à  subir  les  ordres  d'Emilie  Lamotte  !  Il  lient 
une  table  d'hôte;  il  loge  rue  Louis-le-Grand,  et 
reçoit  un  pensionnaire  ii  raison  de  60  fr.  par  mois. 
Est-ce  là  ce  qu'il  doit  à  son  nom,  à  sa  famille,  à 
sa  dignité  personnelle  ? 

Mon  adversaire,  continue  M'  Delangle ,  affirme 
que  M.  le  marquis  d'Harcourt  ne  fait  pas  de  dettes, 
mais  son  interdiction  est  aussi  notoire  que  la  vie 
de  Napoléon.  On  parle  aussi  de  son  amour  pour 
ses  enfans,  mais  il  ne  les  a  pas  encore  fait  bapti- 
ser. En  déliuitive,  M.  le  marquis  d'Harcourt  est 
tel  aujourd'hui  qu'en  1824  et  1828,  et  uu  conseil 
judiciaire  ne  saurait  suffire. 

M"  Oémieux,  dans  une  réplique  animée ,  ré- 
pond aux  objections  de  son  adversaire,  et  termine 
ainsi  : 

Répondez,  si  voire  frère  s'engageait  aujour- 
d'hui sur  l'honneur  à  ne  pas  épouser  Emilie  La- 
morte,  oseriez-vous  vous  opposer  à  la  mainlevée 
de  son  interdicdon ?  Avouez-le;  aussi  bien  vos 
injures  contre  une  femme  à  laquelle  vous  ne  pou- 
vez rien  reprocher,  contre  sa  mère  morte  depuis 
deux  ans,  vos  injures  prouvent  assez  le  sentiment 
qui  vous  anime.  Encore  une  fois,  je  ne  blâme  pas 
vos  efforts,  je  les  comprends  ;  mais  n'est-ce  donc 
rien  que  deux  enfans  illégitimes  réclamant  la  lé- 
gitimité et  la  famille?  Vous  avez  inNoqné  la  reli- 
gion, vous  vous  êtes  plaints  de  ce  que  l'eau  du 
baplême  n'avait  pas  encore  sanctilié  leurs  fronts  ; 
mais  la  religion  ne  commande-t-elle  pas  avant 
toul  à  M.  d'Harcourt  de  rendre  sainte  et  légale 
l'union  qui  a  donné  le  jour  à  ses  deux  enfans? 
Mais  n'est-ce  donc  rien  que  de  hiisser  sous  le  (wids 
d'une  interdiction  un  homme  qui  a  tout  droit  à 
rentrer  dans  la  vie  sociale  ?  Enlin,  n'est-ce  donc 
rien  pour  vous,  même  en  craignant  une  mé- 
salliance, de  voir  votre  propre  fière,  \olreainé,- 
lemanpiis  d'Harcourt,  rendu  à  sa  digoiié  d'homme 
et  de  tiioyeii  ? 


M.  l'avocat  d  u  roi  appuie  dans  ses  conclusions  la 
demande  de  M.  le  marquis  d'Harcourt. 

Le  tribunal  fait  main-levée  de  l'interdiction 
prononcée  précédemment  contre  M.  d'Harcouit; 
mais  en  même  temps  on  lui  a  reconnu  un  conseil 
judiciaire. 


TIVOLI. 

C'est  dimanche  prochain  qu'aura  lieu  à  Tivoli  la 
grande  fêle  extraordinaire  qui  a  été  retardée  jus- 
qu'alors par  les  mauvais  jours.  Dédiée  au  com- 
merce et  à  l'industrie,  cette  solennité  ne  peut 
manquer  d'attirer  l'élite  de  la  société  que  Paris  re- 
cèle à  celle  heure.  Les  leiires  d'inviiation  qui 
av  aient  été  adressées  au  commerce  le  y  juin  se- 
ront rerues  le  Iti.  Aux  mille  attraits  qu'il  possé- 
dait déjà,  Tivoli,  ce  délicieux  jardin  qui  rappelle 
aux  voyageurs  les  charmantes  vdia  de  Home,  vient 
d'ajouter  un  nouveau  spectacle,  celui  des  deux 
jeunes  acrobates  anglais,  M.  et  Mlle  ^\ituhfr,  le 
frère  et  la  sœur,  âgés  l'un  de  11)  ans  et  l'autre  de 
18.  Ces  jeunes  gens  déploient  sur  la  corde  et  sur- 
tout dans  la  gavotte  qu'ils  dansent  sur  deux  cor- 
des parallèles,  une  élégance  ,  une  souplesse,  une 
grâce  que  nous  n'avions  encore  rencontrée  chez 
aucun  de  nos  acrobates  les  plus  célèbres.  Les 
danses  de  l'Opéra  n'ont  rien  de  plus  parfait  ; 
Mlle  M'inther,  gracieuse  et  modeste  jeune  per- 
sonne, est  sans  contredit  la  Taglioni  de  la  danse 
de  corde.  Nous  ne  saurions  donc  trop  engager  nos 
lecteursà  courir  à  ce  ravissant  spcclacleque  Lon- 
dres est  près  de  nous  ravir.  Un  très  beau  feu  d'ar- 
liOce  terminera  cette  brillante  fête. 


ïlcoue  ïi£  cins\  iours. 


10  JUIN.  —  On  reçoit  de  Bruxelles  de  nouveaux 
détails  sur  les  ravages  causés  par  l'ouragan  du 
4  juin  : 

«'  A  Borght,  près  de  Vilvorde,  seize  maisons  sont 
complètement  détruites.  On  a  déjà  retrouvé  qua- 
ranie-deux  cadavres,  et  les  recherches  continuent. 
A  une  demi-lieue  de  Louvain.  une  femme  avec 
ses  quatre  enf.ins,  chassée  par  la  crue  des  eaux, 
s'est  noyée  dans  la  Dyle  avec  sa  malheureuse 
famille.  Une  partie  des  rues  de  Louvain  a  été 
couverte  d'eau  ;  les  abords  du  chemin  de  fer  sont 
toul  à  fait  inondés;  aux  environs  rie  la  ville,  une 
ferme  a  été,  pendant  la  nuit,  lemplie  d'eau,  et 
treize  pereonnes  y  ont  trouvé  la  mon.  Pendant 
toute  la  journée  du  h,  le  service  du  chemin  de 
fer  a  été  interrompu  entre  dand  et  Hruvellis.  ^> 

--Il  parait  que  les  architectes  anglais  ressem- 
blent aux  nôtres  ;  ils  oublient  toujours  quelque 
chose  dans  les  devis.  Ainsi,  pour  le  château  de 
\Vindsor,  ils  avaient  totalement  laissé  de  côté  les 
écurics.L'onblivientd'êlre  réparé;  70.000  liv.steri. 
(I,7o0,000  francs)  viennent  d'être  volé j  par  le 
parlement  pour  la  construction  des  écuries  et  d'un 
manège,  alinque  la  reine  puisse  se  li>rerà  l'exer- 
cice du  cheval,  même  le  jour  où  le  temps  est  maa- 
vais.  cet  exercice  fréquent  étant  nécessaire  à  sa 
santé. 

—  L'ancien  et  magnifique  hôtel  du  cardinal  de 
Richelieu,  construit  après  la  bataille  de  Hanovre 
et  counu  sous  le  nomde  l'hôtel  de  la  Caisse  hypo- 
thécaire, est  en  démuliiion.  Par  suite  de  ces  ira- 
vaux  la  rue  d'Aniin.  qui  aboutit  à  celle  Neuve- 
Sainl-Augustin,  se  prolongera  en  ligne  directe 
jusjpie  dans  la  rue  du  l'orlMahon,  et  de  chaque 
côté  de  ce  prolongement  s'élèveront  six  nouvelles 
maisons. 

—  On  assure  que  dans  le  te>lameni  de  M.  le 
raiilinal  Fesch  se  trouvent  les  dispositions  suivan- 
tes en  faveur  du  diocèse  de  Lyon  : 

11  lègue  à  l'église  calhédrale  sa  chapelle  parti- 
culière ;  au  palaLs  archiépiscoiwl  une  statue  de 
Stiint-Pierre  eu  bronze  doré;  quelques  Libleaux 
de  »a  galerie  au.v  Uiariretu,    uti  »eiuiMife  de 


—  528 


^A|■genti^re  et  à  rtHablissoiiiPiit  religieux  de  Tra- 
dini's,  fondé  par  lui,  et  où  il  sVtait  retiré  culcSl/i, 
lors  de  l'invasion  étrau-ière.  H  lémoigne  le  désir 
délie  inlmuié  dans l'éylise de  Saini-Jeau. 

—  I/ordonnancc  de  police  concernant  les  ar- 
muriers n'a  point  encore  reçu  son  exécution.  Les 
armuriers  sont  m  récl.inuitioii. 

—  Le  pacli.i  d'ICgvpie  vient  de  faire  présent  au 
gouvernement  français,  pour  la  niénugeiie  du 
Ja^(lin^lcs-^lantes,  de  ([uclques  animaux  curieux 
parmi  lesqu(;ls  se  trouve  un  magnifique  lion  appri- 
voisé. 

—  L'ouverture  du  Casino,  rue  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  est  toujours  lixéc  au  Ki  de  ce  mois,  mal- 
pré  les  ravages  occasionnés  dans  les  jardins  par 
les  derniers  orages  qui  ont  éclaté  sur  Paris  ces 
jours  derniers.  Les  ouvriers  ont  réparé  le  mal  en 
peu  d'instans,  et  les  embellissemensont  été  conti- 
nués par  Ciceri,  qui  y  apporte  un  soin  tout  parti- 
culier. Ainsi,  rien  n'égalera  la  splendeur  de  la 
fête  que  l'administration  prépare. 

11.  —  Madame  la  duchesse  d'AngouIcme  est 
arrivée,  le  29  mai,  à  Vienne  avec  la  comtesse  de 
llosny  (lille  de  madame  la  duchesse  de  Berry). 
.S.  A.  R.  est  entrée  dans  la  capitale  avec  une  voi- 
ture de  cour  à  six  chevaux  qu'on  avait  envoyée 
au  devant  d'elle  jusqu'au  premier  relai  ;  elle  est 
descendue  au  château.  Aujourd'hui,  les  augustes 
hôtes  se  rendront  ii  Schœnbrunn  ;  après  s'être 
arrêtées  cinq  jours  h  Vienne,  les  princesses  re- 
parliront  pour  k;rchl)erg. 

—  Une  lettre  d'Amsterdam  révèle  le  nom  de  la 
princesse  objet  d'une  pnssion  à  laquelle  on  assure 
(|uc  le  czarewitch  s'abandonne  complètement. 
Cette  princesse  est  la  lille  de  Jérôme  Bonaparte, 
ex-roide  \\  esl|)lialie.  Tendant  son  séjour  à  Floren- 
ce, le  grand  iluc  l'a  vue  tous  les  jom-s.  Les  per- 
sonnes qui  entouraient  le  prince  ont  pensé  (jue 
l'empereur  de  llussie  aurait  à  se  mettre  encore 
une  fois  au-dessus  des  exigences  de  la  politique, 
comme  pour  le  mariage  du  duc  de  Leiichteniberg 
avec  la  grande-ducUesse  Marie.  On  fait  les  plus 
grands  éloges  de  la  lille  du  roi  Jérôuie. 

—  Huit  des  élève  de  l'Ecole  polytechnique  dé- 
tenus il  l'Abbaye  ont  été  mis  en  liberté  :  vingt-un 
restent  renfermés.  Aucune  explication  n'aen- 
core  été  donnée  ni  ii  ceux  qui  sont  sortis  ni  à 
ceux  dont  la  dttention  est  prolongée. 

—  Samedi  le  tonnerre  est  tombé  sur  le  dôme 
des  Invalides,  a  enlevé  tous  les  clous  des  orne- 
mens  dorés  du  dôme,  ets'estperdu  dans  une  pe- 
tite cour. 

—  Pendant  le  dernier  orage,  hier  la  foudre  est 
tombée  dans  le  jardin  des  Tuileries. 

—  Depuis  le  mois  de  mai,  les  recettes  hebdo- 
madaires ont  commencé  à  excéder  de  nouveau  les 
demandes  de  remboursement  à  la  caisse  d'épar- 
gne de  Paris,  et  il  résulte  du  relevé  des  cinq  mois 
écoulés  depuis  le  1"  janvier  qu'il  y  a  à  peu  près 
balance  sur  la  masse  ;  en  ellét,  il  a  été  déposé 
12,:')30,000  fr.,  et  les  demandes  de  rembourse- 
ment se  sont  élevées  à  lJ,7iO,000  fr.;  mais  com- 
me toutes  les  sommes  dont  le  remboursement  est 
demandé  ne  sont  pas  retirées,  on  peut  dire  qu'il  y 
a  balance  pour  ces  cinq  mois.  Dans  le  mois  de 
mai,  l'excédant  des  dépôts  sur  les  retraits  a  été  de 
/i()0,OÛO  fr.;  il  avait  été  de  1,300,000  fr.  en  jan- 
vier. 

—  L'orchestre  du  Casino  poursuit  activement 
ses  répétitions.  Qu'on  s'imagine  les  grandes  par- 
titions des  plus  belles  symphonies  exécutées  par 
cent  quarante  musiciens  pris,  la  plupart,  dans  les 
orchestres  du  Conservatoire  et  de  l'Opéra,  et  l'on 
aui-a  une  idée  de  la  perfection  qid  présidera  aux 
concerts  dirigés  par  M.  .lullien. 

12.  —  Des  lettres  particulières  de  Toulon  por- 
tent à  .30  bàtimens  de  guerre  le  nombre  des  na- 
vires qui  sont  en  état  d'armement  ou  de  répara- 
tion, et  qui  sont  destinés  il  aller  rejoindre  l'esca- 
dre du  Levant.  11  paraît  que  cette  escadre  forme- 
rait deux  divisions ,  dont  l'une  serait  destinée  à 

surveiller  la  Uoite  turque,  et  l'autre  la  floiie  Égyp- 


tienne. Cette  escadre  se  réunirait  à  celle  de  sir 
Robert  Stopfort,  et  formerait  une  Hotte  de  75  na- 
vires, tandis  (pie  les  forces  navales  combinées  de 
la  Russie  et  la  Turquie  ne  s'élèvent  pas  à  plus  de 
50  il  GO  voiles. 

-  La  cour  des  pairs  s'est  réunie  aujouixl'hui  il 
huis-clos  pour  entendre  le  ra|)port  présenté  par 
M.  Alérilliuu  au  nom  de  la  commission  chargée 
d'instruire  sur  les  événemensdcs  12  et  13  mai. 

—  Les  travaux  de  la  prison  du  Luxemiiouig 
sont  terminés.  M.  Valette  y  a  été  installé ,  ces 
jours-ci,  comme  directeur,  et  il  paraît  qu'aussitôt 
l'arrêt  démise  en  accusation ,  les  accusés  y  seront 
transférés. 

La  prison  peut  contenir  environ  cent  détenus. 

—  Le  prince  François  Borghèse  est  mort  hier 
il  la  suite  d'une  attaque  d'apoplexie.  11  était  .1gé 
de  63  ans.  Les  trois  lils  du  prince  sont  héritiers 
de  son  immense  fortune.  L'aîné  porte  le  nom  de 
Borghèse.  Les  deux  puînés  ont  les  titres  de  prince 
Aldobrandini  et  Salviati  du  nom  des  domaines 
qu'ils  sont  appelés  il  recueillir. 

—  Des  correspondances  d'Afrique  portent  que 
cinq  Arabes  qui  faisaient  partie  de  la  conspiration 
du  1"  mai  ont  été  exécutés  à  Constantine.  Cette 
conspiration,  d'après  ces  correspondances,  aurait 
eu  plus  de  gravité  qu'on  ne  l'avait  pensé  d'abord; 
il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  profiter  d'une 
revue  passée  hors  de  la  ville  pour  s'emparer  de 
Conslantine,  y  mettre  le  feu  ,  égorger  les  Fran- 
çais et  les  indigènes  amis  des  Français.  Achmed- 
Bey,  l'âme  du  complot,  s'était  rapproché  à  trois 
lieues  de  Constantine  pour  attaquer  à  l'improviste 
nos  troupes  il  l'heure  même  de  l'exécution  du 
complot.  C'est  une  do  ses  femmes  qui  a  livré  son 
secret,  et  quoique  frappée  de  trois  coups  de  poi- 
gnard, elle  survit  encore  pour  atiester  la  vérité 
de  ses  révélations. 

—  On  crie  par  les  rues  de  Madrid,  dit  un  jour- 
nal, la  grande  nouvelle  du  départ  de  la  reine-ré- 
gente pour  l'armée  où  elle  va  prendre  le  com- 
mandement général  des  armées  d'opérations. 

—  M.  Alexandre  Lenoir,  fondateur  de  l'ancien 
musée  des  Petils-Augusiins  et  l'un  des  plus  savans 
antiquaires  de  France,  est  mort  hier  ii  Paris,  à 
l'âge  de  75  ans. 

—  La  ville  de  Baveux  vient  de  mettre  en  adju- 
dication, au  prix  de  11,000  fr.  environ,  l'entre- 
prise des  travaux  pour  l'établissement  d'une  gale- 
rie destinée  à  la  conservation  de  la  fameuse  ta- 
pisserie de  la  reine  Mailiilde. 

—  Une  chose  digne  de  remarque,  c'est  que  les 
numéros  des  deux  régimcnsqui  forment  en  ce  mo- 
ment la  garnison  de  Douai,  ont  donné  chacun  un 
souverain  ii  l'Europe.  L'empereur  Napoléon  sort 
du  W  régiment  d'artillerie,  et  Bernadotte,  roi  de 
Suède,  a  servi  dans  les  rangs  du  00"  de  ligne. 

13.  —  D'après  les  lettres  de  Constanlinople, 
en  date  du  22  mai,  la  situation  n'a  pas  changé. 
Les  armées  turque  et  égytienne  sont  toujours  en 
présence,  et  la  diplomatie  redouble  d'ellorls  pour 
empêcher  un  conilit  qui  semble  imminent. 

—  Le  prince  Albert  de  Prusse  partira  incessam- 
ment pour  St-Pétersbourg,  à  l'ellèt  d'être  témoin 
du  mariage  du  duc  de  Leuchtenberget  de  la  prin- 
cesse Marie.  La  cour  impériale  avait  manifesté  le 
désir  de  posséder  le  roi  de  Prusse,  pendant  les 
fêtes  (lu  mariage,  mais  les  médeci  ns  se  sont  for- 
mellement opposés  à  ce  voyage.  En  conséquence 
le  roi  passera  l'été  comme  de  coutume  à  Tœplitz. 

—  On  dit  que,  par  suite  des  événemens  du 
12  mai,  la  police  s'occupe  activement  de  faire 
quitter  Paris  aux  condamnés  politiques  qui  ont 
une  surveillance  il  subir  et  auxquels  une  rési- 
dence a  été  assignée. 

—  Voici  le  résultat  de  l'allaire  du  Moniteur 
rcpublicain  qui  ne  s'est  terminée  qu'il  deux 
heures  du  matin  : 

Les  cinq  accusés  Boudin,  Fombertaut,  Guille- 
min,  Minor  Lecomte  et  Joigneau  ont  été  con- 
damnés à  cinq  ans  de  prison  et  cinq  utis  de  sur- 
veillance (le  lu  liaule  pulice. 


Oervais-Corbière  et  Aubertin  ont  été  acquittés. 

—  Une  lettre  particulière  de  la  Vera-Cruz,  le 
9  avril,  porte  ce  qui  suit  : 

■  L'amiral  Baudin  a  fait  évacuer  le  fort  de 
Saint- Jean -d'Ulloa.  Les  troupes  qui  occupaient 
cette  forteresse  se  sont  rendues  à  bord  des  bàti- 
mens de  l'escadre,  où  l'on  transporte  en  touie 
hâte  le  m;ilériel.  Depuis  leZi,  le  pavillon  mexicain 
flotte  de  nouveau  sur  le  fort  d'Ulloa.   ^ 

—  On  annonceque  le  corps  des  contrôleurs  aux 
receltes  des  finances  de  la  ville  de  Paris  est  sup- 
primé par  une  ordonnance  du  5  juin  courant,  et 
que  les  titulaires  seront  appelés  il  des  perceptions 
en  provinces  ou  recevront  la  moitié  de  leurs 
appointemcns  pendant  trois  ans. 

—  M.  Ponce  Camus,  peintre  d'histoire,  parti- 
culièrement distingué  comme  auteur  du  tableau 
de  ISapoléon  au  tombeau  du  grand  Frédéric, 
vient  de  décéder  à  Paris,  le  3  de  ce  mois,  à  l'âge 
de  soixante-trois  ans. 

—  Les  musées  du  Louvre  seront  rendus  au 
public  et  aux  artistes  le  15  de  ce  mois. 


lU.  —  Dépêche  télégraphique  : 

«  Le  paquebot  du  Levant  est  arrivé  avant-hier 
soir  12  juin.  Les  dépèches  qu'il  apporte  démen- 
tent complètement  le  bruit  d'hostilités  entre  les 
armées  turque  et  égyptienne. 

>i  11  y  a  eu  il  la  vérité  une  rixe  entre  des  soldats 
des  deux  armées,  mais  elle  a  été  facilement  ré- 
primée par  les  olliciers  des  deux  camps.  « 

—  Le  roi,  sur  le  rapport  de  M.  Villemain,  mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  a  autorisé  l'Aca- 
démie française  ii  affecter  la  somme  de  6,000  fr., 
sur  la  fondation  Monthyon  ,  pour  récompenser 
une  ou  plusieui's  traductions  imprimées  ii  partir 
du  1"  janvier  1839,  et  qui  reproduiraient  avec 
fidélité  et  talent  des  ouvrages  remarquables  pai- 
un  grand  caractère  d'utilité  morale.  >> 

—  Le  Journal  des  Débals  annonce  que  M. 
Thiers  part  demain  pour  les  eaux  des  Pyrénées. 

D'un  autre  côté  voici  ce  qu'annonce  le  Libéral 
du  Nord,  du  13  juin  : 

"M.  Thiers  doit,  assure-t-on,  venir  passer  ii 
Lille  la  plus  grande  partie  de  l'été.  Il  doitquitter 
Paris  demain  pour  se  rendre  avec  sa  famille  aux 
eaux  de  Cauterels  dans  les  Pyrénées,  il  y  restera 
six  semaines,  après  lesquelles  il  viendra  babiter 
le  chef-lieu  de  noire  département.  » 

—  La  commission  des  sucres  a  entendu  hier  les 
délégués  des  colonies.  Aujourd'hui  elle  a  dû  en- 
tendre les  délégués  de  la  betterave.  Demain  elle 
entendra  ceux  des  ports,  et  samedi  les  délégués 
de  l'agriculture. 

— Huit  prétendans  s'étaient  d'abord  mis  sur  les 
rangs  pour  succéder  au  fauteuil  laissé  vacant  à 
l'Académie  des  beaux-ai'ts  par  la  mort  de  Paér; 
mais  cinq  seulement  ont  persisté  à  se  porter  can- 
didats. MM.  Ouslow,  Berlioz  et  Adam,  par  une 
délicatesse  qui  leur  fait  honneur ,  se  sont  retirés 
du  concours  pour  rendre  hommage  au  talent  et  ii 
la  célébrité  de  l'auteur  de  la  Vestale  et  de  Fer- 
nand  Corlez.  Ces  chefs-d'œuvre  suffisent  pour 
que  le  public  ratifie  le  choix  que  l'Académie  ne 
manquera  sans  doute  pas  de  faire  demain. 

—  C'est  aujourd'hui  que  M.  Mocker ,  qui  pos- 
sède ,  dit-on ,  une  fort  jolie  voix  et  un  jeu  très 
spirituel .  doit  débuter  ii  l'Opéra-Comique  par  le 
rôle  de  Polichinelle  dans  l'opéra  comique  de  ce 
nom,  dont  la  première  représentation  avait  été 
retardée  par  une  indisposition  de  mademoiselle 
Rossi. 


L'article  intitulé  :  Les  derniers  momens  du 
prince  de  Talleyrand ,  par  un  témoin  oculaire , 
était  emprunté  à  la  traduction  de  la  Revue  bn- 
tannique.  Nous  prenons  occasion  de  cette  recti- 
fication pour  recommander  à  nos  lecteurs  ce  re- 
cueil que  dirige  M.  Félix  Pyat,  avec  une  haute  et 
noble  intelligence. 

Le  Directeur,  BERTHET. 
Imp,  d'Ed.ProuxetC,  rue  Neuvedes-Bons-EufaDS,  3. 


ÏHeuxièmc  0crie. 

20  JUIN  1339. 


tITTERATCRE,  SCIENCES,  BEArX  ABTS  ,  IN- 
DDSTRIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQDIS- 
SÇS  DE   MOEURS.  MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 

ON  S'ABONNE  A  PARIS,  AC  BUREAU  DU  JOUR- 
NAL, rue  du  IIELDER,  libis.  et  chez 
tous  les  Libraires  et  Kirccteurs  des  postes. 


Pour  loulc  l'Allemagne,  ch<!zM.  Alexandre, 
Directeur  des  salocs  littéraires,  à  Stras- 
bourg. 


Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes , 
au  Cercle  des  étrangers,  n.2i).  Picadilly. 


Les  abonneniens  ne  datent  que  des  5  et  20  de 
chaque  mois. 


Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis 
parla  poste,  ou  en  un  mandata  toucher  à 
Paris. 


ÎCÏV^^^ 


VAIIAIT  TOUS  £lgï 


"^^fl 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait. 
L'esprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


ÎDoit^ièmc  buttée. 

N»  34. 

Journaux,  BEVUES,  ouvrages  inédits 

PUBLICATIONS  NOUVELLES,  BIOGR  A  PUIES, 
TRIBUNAUX  ,  THÉÂTRES  ET  MODES. 


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On  ne  tire  à  vue  que  sur  les  personnes  qoi 
s'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  va 
font  la  demande  par  lettres  arTrancbies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  do  5 
et  une  lithographie  au  n»  du  20  de  chaque 
mois. 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 


SOMMAIRE. 

Wellington,  par  M.  Capefigue.  — De  ex  vieil- 
les FILLES  (Suite  et  fin),  par  W'  CiiAitLES 
Reïbaud.  —  Aventures  d'un  Banian,  ra 
CONTÉES  par  lui-même.  —  Les  incompris, 
par  M.  Eugène  Giinot.  —  Exposition  des 
PRODUITS  de  l'industrie  (Cinquième  arti- 
cle), par  M.  Georges  Janéty.  —  Revue  dra- 
matique :  Opéra-Comique  :  Polichinelle •,ViV.- 
NAISSANCE  :  Les  deux  femmes,  —  Revue  de 
cinq  jour.s. 

Le   portrait  de  Pacanixi  sera  joint  au  numt^ro 
prochain. 


WELLINGTON. 


Lorsque  vos  regards  se  portent  attentifs  sur  les 
magnitiqiics  gravures  anglaises  qui  reproduisent 
la  chute  et  les  malheurs  de  Tippou-.Saïb,  entouré 
de  ses  fils  en  deuil;  quand  vous  coiitemplp/,  ces 
beaux  paysages  de  l'Inde  si  humides  et  si  chauds, 
ces  arbres  panachés,  l'éléphant  à  la  tour  dorée  , 
les  cipayes  noircis  sous  leur  costume  européen , 
au  milieu  de  ces  troupes  anglaises  avec  leur  em- 
preinte de  sang-froid  et  de  résignation  militaire  ; 
puis  les  murs  élevés  de  Seringapaiam  et  leurs  lar- 
ges canons  qui  lancent  la  mort,  vous  trouverez, 
au  milieu  des  éclats  de  la  fumée  et  des  cimeterres 
étincelans,  un  jeune  officier,  au  teint  calme,  aux 
manières  froides,  avec  ce  regard  méditatif  qui  si 
gnale  une  grande  destinée  ;  cet  ollicier  est  sir 
Arlliur  \Vellesl('y,  depuis  connu  sous  le  titre  de 
duc  de  Wellington. 

Arthur  est  le  quatrième  fils  de  (iérard  Colley 
Wellesley,  comte  de  Moruiugton,  et  d'Anne  llill, 
fille  du  vicomte  Dtinganon.  Il  naquit  i\  Dungan- 


Casile,  le  1"  mai  17G!>,  la  même  année  où  vint  à 
la  vie  Napoléon;  année  féconde  en  génies  mili- 
taires. Sir  Arthur  fut  élevé  au  collège  d'Eton, 
puis  envoyé  en  France  à  l'école  militaire  d'An- 
gers ;  car  la  monarchie  avait  alors  les  nicilleurs 
établissemens  militaires.  Il  entra  de  fort  bonne 
heure  au  service,  et  obtint  une  commission  d'of- 
ficier dans  le  quarante-unième  régiment  ;  sir  Ar- 
thur acheta,  en  1793,  la  lieuteiiancc-colonelle  du 
irente-troisième  régiment ,  et  c'est  avec  ce  grade 
qu'il  fit  partie  de  l'expédition  d'Osteniie  contre  la 
république  française;  il  commandait  une  brigade 
dans  la  retraite  de  Hollande,  sous  le  duc  d  York. 
La  domination  anglaise  est  si  vaste  qu'il  n'est  pas 
rare  de  voir  les  oflicieis ,  même  de  la  grande 
noblesse ,  envoyés  d'un  inonde  à  l'autre  ;  le 
jeune  Arthur  Wellesley  fut  destiné  pour  la  Jamaï- 
que. Une  tempête  ayant  rejeté  la  flotte  au  port,  le 
jeune  ollicier,  après  avoir  recruté  son  régiment 
en  Irlande,  vit  sa  destination  changée  ;  il  dut  le 
commander  pour  une  expédition  sur  les  bords  du 
Gange.  Le  marquis  Wellesley,  son  fière,  venait 
d'être  nommé  gouverneur-général  de  l'Inde  ;  le 
colonel  Arthur  l'y  accompagna.  11  combattit  vail- 
lamment coiilre  Tippou-Siiïb,  ce  noble  ami  de  la 
nation  française  ;  et  conliibiia  à  la  prise  de  Se- 
ringap;itam,  à  la  téie  des  forces  auxiliaires  four- 
nies par  le  nizam.  Sir  Arthur  exerçait,  en  ISOO  , 
les  fonctions  de  gouverneur  de  Seringapatam  , 
lorsque  Ilondiah  Waugh  ,  aventurier  indien,  fit 
une  incursion  sur  les  terres  de  la  compagnie,  à  la 
tète  de  0,000  hommes  de  cavalerie.  On  .«emble  as 
si.ster  à  une  féerie  des  Mille  et  une  nuits,  quani\ 
on  contemple  celte  puissance  des  Anglais  dans 
l'Inde  ;  immense  établissement  au  milieu  des  In- 
dous,  des  Mahiaties  ,  et  Calcutta,  Madras  ,  \astes 
capitales  aujourd'hui  pres(|iie  aussi  civilisées  que 
Taris  et  Londres  ;  les  nuvurs  molles  et  douces  se 
mêlant  à  la  vie  active  et  militaire!  Cette  féerie 
restera-telle  long-temps  à  nous  éblouir  deses  ru- 
bis ,  de  ses  diamans,  de  ses  topa/.es  brillantes  ? 
L'Inde  est  menacée  par  un  double  danger  :  la  sé- 


paration avec  la  mère-patrie  et  l'accroissement 
démesuré  de  la  Russie,  qui,  par  la  Géorgie  et  la 
Perse,  entoure  la  presqu'île  du  Gange  de  ses 
grands  bras.  ; 

Sir  ArthurWellesleyse  distingua  dans  la  guerre 
contre  les  Alahraties.ct  il  reçut  le  comniandenicnt 
de  douze  mille  hommes  de  cavalerie  qui  devaient 
se  porter  sur  le  territoire  des  Mahrattes.  Dans  une 
saison  peu  favorable,  et  pendant  une  marche  lon- 
gue ,  il  avait  pris  de  telles  mesures  pour  a-sun-r 
les  mouvemcns  et  la  subsistance  de  ses  troupes , 
qu'il  acheva  une  campagne  dillicile  sans  prcs^pie 
subir  aucune  perte.  C'était  l'époque  où  legéuéi-al 
Bonaparte  occupait  l'EL'yptc;  et,  une  circonstance 
assez  curieuse,  c'est  que  sir  Arthur  futun  moment 
destiné  au  commandement  de  rexpédition  fabu- 
leuse, qui,  deCalculta,  devait  tia\erser  l'isthmede 
Suez  et  prendre  les  Français  par  le  déseru  Ainsi 
le  jeune  Arthur  Wclle.^ley  aurait  été  appelé  à 
combattre  dès  l'origine  le  jeune  Bonaparte,  qu'il 
retrouva  empereur  vieilli  aux  pi  lines  do  Water- 
loo. La  campagne  de  Wellesley  dans  l'indeestre- 
marquable  :  il  eut  alors  à  combattre  les  forces 
confédérées  de  Sciudiah  et  du  Rajah  de  Bérar;  il 
les  atta  |ua  auprès  du  vlllaje  fortifié  d'Assye.  qui 
adonné  son  nom  à  nne  celèlre  bataille.  Sir  Ar- 
thur détruisit  la  cavalerie  de  Scindiah  ,  défit  l'in- 
fanterie de  Bérar,  dans  les  pbincs  d'.Xr^omme. 
et  s'empara  de  la  forteresse  de  Gaoucigar,  ce  qui 
amena  la  soumission  des  deux  chefs.  In  mone- 
nient  en  mémoire  de  la  bataille  d'A.<s>e  est  encore 
à  Calcutta,  et  les  liabitans  de  cette  vill-  oITrircnt 
au  général  victorieux  une  épée  de  la  valeur  de 
mille  livres  sterling.  Les  oflîciers  lui  présentèrent 
un  vase  d'or,  que  le  duc  garde  encore  à  Apsley- 
Hou.se.  Le  parlement  d'Angletuve  lui  vota  disre- 
merriii'.ens,  et  le  roi  le  nomma  che\ aller  de  l'or- 
dre lin  Bain.  L'Inde  fut  donc  1.'  premier  champdc 
bataille  du  duc  de  Wellirgton.  Sir  Arthur  revint 
en  Angleterre,  m  ISO.î,  puar  prendre  le  com- 
mandement d'une  brigade  dans  l'armée  du  géné- 
r.d  Cathrart,  qui  devait  ;»gir  sur  le  continent.  Le 


—  530  — 


gt'nLVal  qui  naguère  avait  combattu  sur  les  bords 
(lu  GaiiLTi'  allait  porter  sa  fortune  en  Allemagne. 
L'expédition  fut  l'appelée  i)ar  suite  de  la  bataille 
d'Auslerlitz,  glorieuse  victoire  qui  fit  mourir  Piit 
de  douleur;  cai',  en  Angleterre,  le  pays  desgian- 
iles  opinions,  la  rliute  d'une  noble  espérance  dé- 
vore les  cnlruilles  des  Iioiumos  d'état. 

Alors  commence  la  vie  politique  du  duc  deWe  1- 
linglon  :  l'arislorratie  anglaise  doit  tant  de  dévoû- 
nicnt  au  pays  ;  les  tories  s'y  donnent  corps  et 
âme.  Il  n'est  pas  rare  en  Angleterre  d'être  mem- 
bre du  parlement  et  ollicier  en  activité  de  service; 
la  vie  du  torysme  est  essentiellement  pairioiique. 
r.e  mélari'^'e  des  situations  politiques  et  des  dcviiirs 
de  la  iiiéraiTliii-  militaire  constitue  cet  esprit  d'or- 
dre et  de  tenue  dans  la  majorité  ou  la  minorité. 
JJi  1S0(),  Kewpurt ,  dans  l'île  de  \\ij^lit,  nomma 
sir  Arthur  son  député  ,î  la  chambre  des  commu- 
nes, cl,  dans  la  même  année,  sir  Arlliitr  épousa 
miss  Takenliam,  sœur  du  comte  de  l-ongCord,  no- 
ble femme  résignée  à  la  destinée  ciiaiite  de  son 
mari,  lin  1S07,  sir  Aithur  ft  nommé  premier 
secrétaire  de  l'Iilundc  sous  le  duc  de  Richemont. 
Dans  l'expédition  de  Copenhague  ,  qui  souleva 
tant  de  tempêtes  au  par'emuit,  sir  Arthur  Wel- 
le.ilcy  commandait  la  rcseive  de  l'armée,  sous  le 
général  Caihcart  :  il  fut  chargé  de  la  capitulation 
de  Copenhague ,  qui  fut  disculée ,  arrêtée  et  si- 
gnée en  une  seule  nuit.  Les  deux  chambres  du 
parlement  votèrent  des  remerciniens  unanimes  à 
son  armée  ;  et  l'orateur  de  la  chambre  des  com- 
munes les  lui  adressa  personiiellemenl  lorsqu'il  y 
reprit  sa  place  à  son  retour.  Le  théâtre  de  la 
guerre  grandissait.  Sir  Arthur  allait  se  trouver  en 
face  des  glorieuses  arn.ées  de  France,  sous  des 
chefs  dont  la  renommée  retcnti.-sait.  En  ISOSj  il 
reçut  l'oidre  d'embaïquement  pour  la  Cologne  ; 
l'Kspagne  était  envahie,  et  l'Angleterre  allait  cher- 
cher un  champ  de  l.ataille  pour  se  mesurer  avec 
Napoléon.  La  tlottc  se  dirigea  sui'  Oporto  ;  c'est 
parle  Portugal  que  sir  Arthur  efleclua  son  débar- 
quement; il  avait  en  face  les  vieux  régimens  de 
la  grande  armée.  Le  gi'néral  Junot  jouait  le  roi  à 
Lisbonne  ;  la  monarchie  de  la  maison  de  Bra- 
gance  allait,  comme  une  bague  brillante,  au  doigt 
de  tous  ces  chefs  avtniureux  que  Napoléon  en- 
voyait là  comme  par  disgrâce.  Junot  compromit 
l'armée  par  son  peu  de  capacité  et  ses  ostenta- 
tions de  vainqueur.  Le  21  août  fut  marqué  par  la 
bataille  de  Vimieia.  Les  Français  avaient  pris  l'cf- 
fensive;  il  y  avait  tantde  dénuement  et  de  mibèrcs 
dans  l'armée  coînmaudée  par  Junot  qu'il  fallut 
songer  à  une  capitulation.  La  triste  convention  de 
Cintra  portait,  comme  principali;  condition,  que 
les  Français  évacueraient  le  Portugal  et  repasse- 
raient en  France  avec  armes  et  bagages.  Sir  Ar- 
thur ne  signa  pas  cette  convention  ;  le  véritable 
auteur  fut  sir  Henri  Dalrymphe  :  l'opposition  l'at- 
taqua violemment.  Arthur  ^Vclle5ley  quitta  l'armée 
pour  assister  à  tous  ces  débats  et  au  procès  de 
Ualivmphc  devant  la  cour  martiale,  la  convin- 
lion  de  Cintra,  tiétrie  si  poéti(iuemcnt  par  lord 
Bvron  dans  Chikle  llarold,  priva  Dalrymphe  du 
commandement  en  chef;  il  fut  conlié  à  Arthur 
A\  ellesley  qui  débarqua  le  22  avril  1809,  à  Lis- 
lionne.  Napoléon  faisait  alors  un  triste  portrait  du 
général  Anglais  :  "  Nous  souhaitons,  disait-il,  que 
lord  Wellington  commande  les  armées  anglaises; 
du  caratlèrc  dont  il  est,   il   essuiera  de  grandes 


catastrophes...  Sir  John  iMooreet  lord  "Wellington 
ne  montrent  nullement  cette  prévoyance,  carac- 
tère si  essentiel  à  la  guerre ,  et  qui  conduit  à  ne 
faire  que  ce  qu'on  peut  soutenir,  ctà  n'enlrepren- 
dre  que  ce  (jui  présente  F;  plus  grand  nombre  de 
chances  de  succès.  Lord  Wellington  n'a  pas  mani- 
festé plus  de  tiilens  que  les  hommes  qui  dirigent 
le  cabinet  de  Saint-James.  Vouloir  soutenir  l'Es- 
pagne contre  la  France,  et  lutter  sur  le  continent 
avec  la  France,  c'est  former  une  entreprise  qui 
coûtera  cher  à  ceux  qui  l'ont  tentée,  et  qui  ne 
leur  rapportera  que  des  désastres.»  Ainsi  s'expri- 
mait Napolénn  dans  le  Monileiu:  A  ce  moment , 
sir  Arthur  n'avait  plus  en  fice  de  lui  un  général 
présompluciix  et  sans  expérience  comme  Junot  : 
le  niaréclial  Soult  avait  reçu  le  commandement 
de  l'armée  de  Portugal  ;  vieux  soldat,  il  devait  dé- 
ployer celte  longue  lactique  militaire  qui  le  place 
au  premier  ran,'.  La  bataille  incertaine  de  Tuta- 
veyra  de  la  liryna  fut  célébrée  en  Angleterre 
comme  la  victoire  la  plus  décisive  :  l'eithousiasme 
fat  à  son  comble,  et,  malgré  les  discours  de  Top- 
position,  les  deux  chambres  votèrent  des  reracr- 
dinensà  sir  Arthur;  elles  ajoutèrent  une  annuité 
de  deux  mille  livres  sterling.  Le  cabinet  l'éleva  à 
la  pairie  avec  le  titre  de  lord  vicomte  de  Welling- 
ton de  Talaveyra.  La  Junte  de  Cadix,  qui  jusqu'ici 
lui  était  opposée,  lui  offrit  le  rang  et  les  appoin- 
lemens  de  capitaine-général  de  l'armée  espagnole. 
Arthur  Wellington  n'accepta  qu'un  présent  de 
quelques  chevaux  de  race  andalouse,  que  les  Es- 
pagnols lui  offrirent  au  nom  du  roiFerdinand  VII. 
La  marche  rapide  des  maréchaux  Soull  el  Ney, 
arrivant  de  Salamanque  dans  l'Eslramadure ,  le 
forcèrent  il  une  retraite  non  moins  rapide  que  son 
mouvement  en  a/ant  ;  il  traversa  le  Tage  pour 
défendre  le  passage  d'Almarez  et  la  partie  infé- 
rieure du  fleuve.  Le  vicomte  de  Wellington  prit 
une  position  de  résistance  pour  combattre  les 
vieux  maréchaux  de  Napoléon  :  i\!asséna  entrait 
aussi  en  Portugal,  et  commençait  ses  opérations 
par  les  sièges  de  Ciudad-Rodrigo  et  d'Almeida. 
Aujourd'hui,  vieilli  dans  son  palais  de  Apsley- 
Ilouse,  le  duc  de  Wellington  se  complaît  à  racon- 
ter sa  campagne  de  Portugal ,  parce  que  ce  fut  de 
sa  part  une  grande  résistance,  une  tactique  raison- 
née  comme  un  système ,  et  qu'il  eut  en  face  de 
lui  les  maréchaux  les  plus  renommés  de  l'empire, 
le  vieux  Masséna,  Soult,  puis  lAIarmont,  habile  et 
courageux  stratégique,  mais  toujours  malheureux, 
et  Ney  le  plus  téméraire  de  tous  ;  à  Apsiey-House, 
le  duc  de  Wellington  a  fait  reproduire  les  fameu- 
ses lignes  de  Torres-Vedras,  dont  il  traça  lui- 
même  le  plan ,  et  qu'il  Gt  exécuter  avec  une  si 
fabuleuse  persévérance.  Elles  étaient  destinées  à 
protéger  Lisbonne ,  el  s'étendaient  de  la  mer  au 
Tage,  au  point  où  le  lleuve,  large  d'environ  12 
milles,  les  défendait  aussi  bien  que  la  mer  même. 
Ces  lignes  furent  établies  avec  tant  de  secret,  que 
Masséna  resta  immobile  d'étonnement  à  leur 
aspect.  La  tactique  anglaise ,  qui  consiste  surtout 
à  se  concentrer  dans  une  position  fortiliée,  se  dé- 
ploya dans  tout  son  luxe  en  cette  circonstance. 
Masséna ,  le  (ils  de  la  victoire ,  passa  près  de  six 
mois  dev.nt  ces  lignes,  magnifique  spectacle  mili- 
taire :  comme  un  lion  impatient  de  coiid)altie;  il 
tourn.iit  autour  de  ces  niasses  de  granit  et  de  ces 
eaux  du  grand  lleuve,  vaste  comme  la  mer.  Mas- 
séna ciliendait  des  secours  de  France ,  il  n'eut  ni 


soldats  ni  vivres  ;  alors  le  maréchal  opéra  diffici- 
lement sa  retraite  jusque  sur  les  frontières  d'Es- 
pagne. Quand  le  duc  de  Wellington  parle  de  la 
campagne  de  Portugal ,  il  ne  reconnaît  que  deux 
grandes  capacités  militaires,  le  maréchal  Soult  et 
Masséna  ;  il  n'admet  aucune  autre  scipériorité  dans 
nos  guerres  que  celle  de  Napoléon.  La  déUvrance 
du  Por'ugal  valut  encore  à  lord  W  ellington  des 
remercîmens  du  parlement  ;  on  lui  vota  des  sub- 
sides, et,  pourperpétuerlarenomméede  lagrande 
résistance  militaire  qui  avait  sauvé  le  Portugal,  on 
lui  décerna  le  titre  de  marquis  de  Torres-Vedras, 
A  celle  époque,  le  gouvernement  anglais  multi- 
pliait les  témoignages  de  reconnaissance  pour  ses 
généraux;  il  avait  besoin  de  féconder  le  dévoû- 
menl,  et  déjà  l'Aiiglelerre  voyait  dans  le  duc  de 
Wellington  un  homme  qu'on  pouvait  opposer  à  la 
fortune  de  Napoléon.  On  avait  essayé  d'abord  de 
comparer  le  génie  de  Nelson  au  génie  de  l'empe- 
reur ;  Nelson  était  mort  à  Trafalgar.  Le  duc  de 
Wellington  s'élevait  ;  telle  était  au  moins  la  pen- 
sée et  l'ambition  du  parlement.  La  lenteur  de  la 
tactique  anglaise  fui  une  grande  faute ,  depuis  le 
blocus  d'Almeida  jusqu'au  siège  de  Bailajos.  La 
bataille  de  Fucnte-tl'Onoro  devint,  pom-  le  duc  de 
Wellington,  une  dure  leçon  de  stratégie.  Les 
juntes  n'étaient  pas  favorables  à  l'Angleterre; 
pourtant  lord  Wellington  avait  organisé  sur  un 
vaste  pied  de  guerre  l'armée  portugaise  ;  à  Lis- 
bonne ,  toiu  déjà  obéissait  aux  ordres  de  l'Angle- 
terre, qui  fournissait  munitions,  artillerie,  vêle- 
mens  el  armes  du  soldat;  le  Tage  voyait  une  for- 
midable flotte  anglaise. 

C'est  dès  ce  moment  que  l'influence  de  l'Angle- 
terre dans  la  Péninside  a  pris  une  si  grande  exten- 
sion ;  le  Portugal  fut  destiné  à  un  étal  de  vassa- 
lité ;  les  liens  commerciaux  vinrent  fortifier  les 
liens  militaires  que  la  guerre  avait  fondés  dans 
une  alliance  si  puissante.  Lord  Wellington ,  ap- 
puyé sur  les  forces  nationales,  passa  une  fois  en- 
core le  Tage  pour  s'opposer  au  ravitaillement  de 
Ciudad-Rodrigo,  point  central  des  opérations.  Ciu- 
dad-Rodrigo fat  emporté  d'assaut  après  ônzejours 
de  tranchée  ;  la  fortune  ne  souriait  plus  à  Napo- 
léon. Le  maréchal  Masséna  avait  été  rappelé  ; 
Soull  était  au  raidi  de  l'Espagne,  le  maréchal 
Marmont  n'était  pas  heureux  :  le  duc  de  Welling- 
ton,au  contraire,  venait  de  vaincre  les  répugnan- 
ces de  la  régence  de  Cadix.  Après  la  prise  de  Ba- 
dajoz,  cette  régence  le  créa  grand  d'Espagne  de 
première  classe,  duc  de  Ciudad-Rodrigo  ,  et  lui 
confia  le  commandement  général  des  armées  es- 
pagnoles. Le  parlement  lui  vota  une  nouvelle  pen- 
sion de  deux  mille  livres  sterling.  Quelques  mois 
après,  Badajoz  fut  emporté  d'assaut  par  les  armées 
anglaises;  la  destinée  n'était  plus  pour  la  France  ! 
Maître  alors  de  ses  flancs,  le  duc  de  Wellington 
entra  sans  hésiter  en  Caslifle,  avec  une  grande 
supériorité  de  moyens,  à  la  face  des  généraux  di- 
visés el  d'une  cour  sans  énergie,  car  Napoléon 
n'était  pas  là  pour  imposer  son  immense  unité. 
Ici  fut  livrée  la  batallie  de  Salamanque  qui  décida 
du  sort  de  l'Espagne.  Lord  Wellington  vint  à  mar- 
che forcée  sur  Valladolid  ;  tournant  à  sa  droite  , 
il  fit  un  mouvement  b  irdi  en  se  portant  sur  Ma- 
drid ;  Joseph  Napoléon,  tête  si  médiocre,  fit  sa 
retraite  sur  Burgos.  La  guerre  d'Espagne  était 
ainsi  décidée,  et  ce  fut  une  grande  joie  en  An- 
gleterre :  de  nouveaux   remercîmens  du  parle- 


531 


ment  furent  décernés  à  lord  Wellington;  le  ré- 
gent lui  conféra  le  litre  de  marquis,  et  la  cham- 
bre des  communes  vota  cent  mille  livres  sterling 
pour  lui  former  un  étaliiissemenl.  J';ii  besoin 
d'entrer  dans  tous  ces  détails  pourljicii  fcire  con- 
naîtic  la  cause  de  la  gramle  fortune  politique  du 
duc  de  Wellington;  tousses  grades,  tousses  hon- 
neurs, ses  revenus  miîines  lui  sont  arrivés  par  le 
champ  de  bataille.  Le  parlement  agit  avec  profu- 
sion, parce  qu'il  avait  besoin  de  créer  une  exis- 
tence militaire  en  opposition  avec  la  fortune  mer- 
veilleuse de  Napoléon. 

Le  maréchal  Soult,  qui  avait  levé  le  siège  de 
Cadix   et  abandonné  l'Andalousie,  fit  un  mouve- 
ment si  bien  combiné   avec  le  corps  d'armée  du 
général  Souham  ,  que  la  ligne  de  lord  Wellington 
fut  compromise;   il  opéra  sa   retraite  avec  une 
grande  précipitation  ,  <  t  le  maréchal  Soult  reprit 
rolTensive.   Lord  Wellington  avait  oublié  sa  mé- 
thode prudente;  pendant  deux  jours,  toute  l'ar- 
mée anglaise    fut  exposée.  Cette  nouvelle  faute 
signale,  dans  le  duc  de  Wellington,  un  plus  haut 
talent  militaire  pour  la   résistance  que  pour  une 
expédition  ollensivo.   Pendant  la  campagne  de  la 
Péninsule ,  il   ne  sut  jamais  positivement  tenir  le 
milieu  entre  la  témérité  qui  hasarde  la  fortune  et 
la  prudence  qui  (irévoit  toutes  les  chances  d'une 
mauvaise  position.  Les  munificences  de  la  nation 
anglaise  continuaient  avec  une  prodigalité  inouïe, 
et  le  parlement,  d'une  voix  unanime,  lui  vota  en- 
core une  nouvelle  gratification  de  cent  mille  li- 
vres sterling.  L'Angleterre ,  pays  de   subsides  et 
d'argent,  récompensait  ses  généraux  par  des  dons 
incessamment   renouvelés.     En    Portugal,   lord 
Wellington  avait  déjà  été  fait  comte  de  Vimieira 
et  marquis  de  Torres-Vedras.   Pour  achever  la 
délivrance  de  la  Péninsule,  lord  Wellington  vint 
à  Cadix,  en  janvier  1813,  communiquer  en  per- 
sonne avec  la  régence.  Lesjalousiess'ulVaiblirent, 
les  armées  espagnoles,  mises  enfin  sur  un  meil- 
leur pied,  furent  placées  sous  son  commandement 
immédiat.  Lord  Wellington,  salué  du  titre  de  gé- 
néralissime ,  développa  son  plan  de  campagne  à 
la  tète  de  l'armée  angio  espagnole-portugaise  jus- 
qu'à Vittoria ,   où  se  donna  la  bataille  si  fatale  à 
nos  armées  dans  la  Péninsule;  tout  fut  pris,  jus- 
qu'au trésor  de  Joseph  Bonaparte.  Les  incerti- 
tudes de  Jourdan ,  l'avidité  de  quelques  généraux 
de  France ,  furent  une  des  grandes  causes  de  ce 
désastre;  pour  vouloir  sauver  le  trésor  on  perdit 
l'armée.  Toute  cette  famille  qui  entourait  Napo- 
léon ne  comprenait  pas  sa  gloire,  elle  ne  servait 
qu'à  compromettre  ses  destinées;  puis  le  temps 
des  malheurs  arrivait ,  et  rien  n'arrête  la  fatalité. 
La  bataille  de  Wittoria  valut  au  duc  de  Welling- 
ton le  grade  élevé,  et  rarement  accordé  en  An- 
gleterre, de  feld-maréchal.  La  bataille  de  Vittoria 
ouvrait  le  chemin  des  Pyrénées.  C'est  en  s'ap- 
puyant  sur  Pampelune  et  Saint-Sébastien  que  lord 
Wellington  développa  son  plan  militaire  d'invasion 
en  France.  Le  maréchal  Soult  avait  pris  le  com- 
mandement (le  l'armée  fran(;aisc  sur  la  Bidassoa. 
Du  rliimp  (le  bataille  de  I?aut/.eu,  Napoléon  avait 
envoyé  vers  ce  point  menacé  un  miaéchal  capable 
et  grand  organisateur,  car  l'armée  d'Espagne  était 
démoralisée.  Lord  Wellington  se  déploya  jus(iu'à 
Bayonne  après   avoir  emporté  la  position  de  la 
Nivelle.  Ce  fut  une  merveilleuse  guerre  toute  de 
stratégie.  Le  maréchal  Soult  manœuvra  avec  ha- 


bileté en  présence  d'un  ennemi  supérieur  qui 
n'avançait  qu'avec  prudence;  les  deux  armées 
lestèrent  près  de  deux  mois  à  s'observer,  rete- 
nues par  la  rigueur  de  la  saison  et  le  mauvais  état 
des  routes.  Le  maréchal  Soult  voulut  avoir  aus^i 
ses  lignes  de  Torres-Vedras  sur  la  frontière  de 
France  ;  il  avait  élevé  de  redoutables  relranclie- 
mcns  près  de  lîayonne  :  lord  Wellington  ne  les 
altiiqua  pas  de  front,  il  les  déborda  sur  sa  droite, 
forçant  ainsi  son  adversaire  à  les  abandonner.  Il 
faut  dire  que  ce  nom  de  Franco  inspirait  tant  de 
respect  aux  alliés  eux-mêmes  qu'ils  n'civaiiçai  nt 
sur  le  territoire  qu'en  liésitanL  En  remontant  au\ 
vieux  siècles  de  la  monarchie ,  les  troupes  anglai- 
ses avaient  visité  plus  d'une  fois  ces  champs  de 
bataille  de  la  Gascogne,  et  les  souvenirs  (lu 
prince  noir  étaient  restés  dans  la  mémoire  des 
habitans  de  la  Guienne. 

Les  ordres  de  l'empereur  au  maréchal  Soult 
étaient  d'opérer  sa  retraite  lentement,  et  d'arrê- 
ter ,  autant  que  possible,  les  An2;lais,  les  Espa- 
gnols et  les  Portugiiis  par  de  petites  batailles;  lui- 
même  venait  de  traiter  avec  Ferdinand ,  et  il  es- 
pérait par  ce  traité  séparer  l'armée  espagnole  du 
corps   d'opération  sous  les  ordres  de  lord  W  el- 
lington.  Les  choses  étaient  trop   avancées  pour 
que  ces  vastes  idées  politiques  pussent  se  réali- 
ser ;  les  Pyrénées  étaient  franchies.  Api  es  la  ba- 
taille d'Orthcz,  l'armée  française  ne  put  tenir  la 
route  de  Bordeaux ,  et  lurd  Wellington ,  de  con- 
cert avec   le  maréchal  Beresford ,   eut  à  se  pro- 
noncer sur  le  caractère   du  mouvement  qui  se 
manifestait  pour  la  maison  de  Bourbon.  C'estdans 
cette  circonstance  que ,  pour  la  première  fois ,  le 
duc  de  Wellington  dut  prendie  une  couleur  po- 
litique; il  n'avait  faitjusquici  qu'oflice dégénérai. 
Il  avait  montré  quelque  dextérité  dans  ses  négo- 
ciations avec  la  junte  de  Cadix  ;  mais,  dans  cette 
circonstance  ,  il  y  avait  un  caractère  évidemmint 
plus  décisif.  Devait-il  donner  l'impulsion  première 
à  une  restauration  de  Louis  XVIII  ?  quels  étaient 
les  ordres  de  son  cabinet  quand  les  alliés  trai- 
taient à  Chaumont  ?    Le  général  laissa  le  mouve- 
ment de  Bordeaux  se  prononcer  dans  son  éner- 
gie; le  maréchal  Beresford  ne  s'opposa  point  à  ce 
que  le  drapeau  blanc  fût  arboré.  Du  nord  au  midi 
l'empire  s'abîmait.  Lord  Castlereagh ,  décidé  pour 
la   restauration  de  Louis  XMII,  approuva  cette 
conduite,  et  quel(|ues  jours  après  fut  livrée  la  ba- 
taille de  Toulouse ,   inutile  ollusion  de  sang  ,  et 
qui  n'arrêta  pas  la  marche  des  armées  anglaises. 
Tout  était  fini  alors  ;  la  restauration  était  faite  , 
Louis  Wlll   entrait  dans  la  capitale.  Les  Anglais 
occupèrent  Toulouse  ,  et  la  paix  du  mois  de  mars 
ISM  fut  conclue  par  toutes  les  puissances  coali- 
sées.  Lord  Wellington   n'intervint  pas  dans  ce 
traité;  il  n'exerçait  aucune inlliience  politique;  sa 
vie  état  exclusivement  militaire ,   et  lord  Castle- 
reagh, chef  du  cabinet,  ne  cédait  son  crédit  mi- 
nistériel à  personne.  Cependant,  lors  du  congrès 
devienne,  lord  Wellington,  qui  avait  été  reçu 
avec  tant  d'enthousiasme   en  Angleterre,  vint  à 
celte  réunion  pour  y  montrer  la  puissance  de  son 
pavs,   et  rappeler  ses  services  à  la  cause  com- 
mune.   Les    talens  qu'il  avait   déployés  dans  la 
guerre  de  la  Péninsule ,    l'habileté  et  la  persévé- 
rance de  sa  lutte,  avaient  jeté  beaucou])  d'éclat 
sur  sa  personne,  et  on  l'environna  avec  une  or- 
gueilleuse curiosité  à  Vienne.  Le  duc  de  Welling- 


ton avait  alors  Uô  ans  ;  il  obtint  de  grands  succès 
de  galanterie ,  à   travers  son  extérieur  grave  et 
froid.  Il  imita  le  prince  de  Mettcrnich  et  le  comte 
de  Nesseirode.  Au  milieu  de  ces  distractions  du 
congrès  de  Vienne  ,  l'éi  I  .t  de  la  foudre  se  fit  en- 
tendre, et  l'on  apprit  le  débarquement  de  Napo- 
léon au  golfe   Juan.   Il  fallut  prendre  immédiat'>- 
raent  des  mesures  militaires,  et  l'on  n'hésita  p:is 
à  confier  à  lord  Wellington  la  direction  géné- 
rale de  la  campagne ,   ct  c'était  la  tête  la  plus 
capable  de  lutter  contre  Napoléon.  D'ailleurs,  la 
Grande-Bret.igne  se  plaçant  comme  diraclrice  d;*. 
la  ligne  de  l'Europe,  il  fallait  donner  un  gage,  (t 
le  titre  de  généralissime  confié  à  lord  AVellington 
était  comme  une  reconnaissance  des  subsides  qvc 
le  parlement  allait  voter  au  profit  de  l'Europe. 
Lord  Wellington,  après  un  court  voyage  en  An- 
gleterre, se  rendit  en  toute  bâte  dans  lesPùys- 
Bas  pour  y  arrêter  son  plan  de  campagne  :  il  de- 
vait se  concerter  avec  le  feld-maréchal  Bluclici , 
en  présence  de  la  puissante   armée  de  Napoléon. 
11  suivit  les   principes  de  5a  tactique  d'Espag;;!', 
c'est-à-dire  un  systè ne  de  résistance  dans  une 
position  bien  choisie:  les  lignes  de  Torres-Ved;  as 
avaient  commencé  sa  réputation  militaire,  les  re- 
Iranchemens  de  W  aterloo  devaient  l'accomplir. 
Ainsi  toutes  les  destinées  de  l'homme  se  renf  r- 
ment  entre  deux  idées!  Je  ne  ferai  point  ici  de  li 
stratégie,  je  dirai  seulement  que   la  bataille  il' 
W  aterloo  exprima  le  plus  parfaitement  le  type  d''s 
deux  caractères  militaires  en  présence  :  celui  de 
l'empereur  et  celui  d^;  lord  Wellington.  Napolé(.ii, 
impétueux,  sublime  dan*  l'attaque,   nuiis  déoi- 
donné   et  irrélléchi   dans  la  retraite  ;  lord  W  el- 
lington,  au   contraire,  timide,    précautionneux, 
incertain  dans  une   campagne  active,  à  ce  point 
que  lorsqu'il  est  haidi  il  se  compromet;  mais  le 
duc  de  'Wellington  (■>t  en  même  temi>s  froid,  ré- 
fiéchi  dans  la  résistance:  .\uslerliiz  et  Wagram  s» 
retrouvent  dans  l'atta  jue  de  Waterloo,  convne 
les  retranchemens  de  Torres-Vedras  dans  la  dj- 
fense  du  Kont-St-Jean.  J'ai  besoin  de  faire  cotte 
comparaison  pour  éviter  tout  autre  parallèle  h's- 
t(U'i(jue.  Après  W  aterloo,  l'inlluencc  de  lord  W   I- 
hngton  dut  grandir  naturellement  :  il  s'avacç  lit 
sur  Paris  avec  une  armée  victorieuse.  Blucher  up 
lui  était  pas  subordonné   matériellement  ;   ni.rs 
comme  lord    Wellington  avait  à   son  front  ioi:l 
l'éclat  de  W  aterloo,  il  exerçait  beaucoup  d'.isroti- 
dant  sur  les   pensées  du   générahssime  prussien. 
Enfin,  quand  on  approcha  de  Paris,  tout  le  parti 
révolutionnaire,  Fouché  en  tête,    eut  recoitrs  à 
lord  Wellington  :  il  fut  considéré  coaime  l'arbitre 
suprême   dont  la  décision  devait  iutluer  tur  Us 
destinées  des  partis  en   France.  Fouché  nigofia 
très  activement  avec  lord  W  elli.igton  pour  l'orcu- 
pation  de  Paris  ;    et  ce  fut  dans  une  convet^tion 
avec  Louis  XVllI  que  le  noble   lord  indiqua  le 
ministère  Talleyrand    et  Fouché  comme  le  seul 
possible  pour  réaliser  l'union  de  la  royauté  et  de 
la  liberté.   Lord  Wellington  se  Uomixit-d  ou  fut- 
il  trompé?    Quoi  qui'  i^"  soit,  sa  com')inaison 
échoca  presque  immé  llatement,  et  l'influence  per- 
sonnelle de  l'empereur  \le\andre  remplaça  bien- 
tôt l'action  intime  et  continue  de  lorJ  C.unlereagh 
et  de  l'Angleterre.  Le  duc  de  Richelieu  succéda  à 
M.  de  Talleyrand.  Par   le  traité  du  mois  do  no- 
vembre ISlii,  il  était  stipulé  qu'une  armée  d'oc- 
cupation resterait  en  France,  et  on  la  plaça  sous 


—  532  — 


le  commandomcnt  de  lord  Wellington,  sans  dis- 
tiniïiier  les  coiitingens  des  diverses  puiss.inces; 
en  même  lenios  il  reçut  le  gouvernement  et  Tins 
pociion  des  forteresses  des  Pays-Bas,  qui  étaient 
là  construites  comme  avant-postes  contre  la  Fran- 
ce. Le  duc  de  Wellington,  généralissime,  résida 
habituellcnientà  Paris. lIvoyaitsouventLouisXVIII, 
et  ses  principes  anglais  furent  toujours  d'accord 
avec  un  système  de  modération  et  de  liberté. 
Il  avait  un  esprit  droit,  une  manière  facile  et  sim- 
ple de  voir  les  événemens,  cl  on  lui  doit  celte 
justice  que,  nommé  arbitre  en  diverses  circons- 
tances sur  les  réclamations  des  alliés  contre  la 
France,  lord  Wellington  se  prononça  presque 
toujours  d'une  manière  favorable  à  nos  malheurs. 
Lord  Wellington,  consulté  même  en  plusieurs 
circonstances  sur  la  possibilité  de  diminuer  l'ar- 
mée d'occupation,  déclara  :  «que  l'état  de  la  France 
permettait  ce  soulagement,  indispensable  dans  la 
situation  de  soufl'rance  du  pays.  »  Ce  fut  à  cette 
époque  où  il  nous  rendait  un  service  réel,  que 
l'esprit  de  bonapartisme  arma  contre  lui  un  fana- 
tique, qui  lui  tira  un  coup  de  pistolet  à  bout  por- 
tant dans  sa  voiture.  Lord  ^Vellillgton  ne  fut 
point  atteint,  et  je  regrette  vivement  que,  dans  le 
lesiamenlde  Saint-Hélène,  Napoléon  soit  dcsccn- 
ilu  il  ce  point  d'accorder  une  récompense  à  celui 
qui  avait  ainsi  frappé  un  adversaire  des  champs 
(le  bataille  :  ce  sont  là  de  ces  taches  qui  ne  s'ef- 
1  icent  pas,  même  sur  les  grandes  physionomies 
historiques. 

Après  le  départ  de  l'armée  d'occupation  cl  la 
signature  du  traité  d'Aix-la-Chapelle,  le  duc  de 
^\  ellington  quitta  la  France  ;  sa  carrière  militaire 
était  Unie,  et  il  commençait  en  quelque  sorte  sa 
vie  po'itique.  Ajipelé  à  siéger  à  la  chambre  des 
lords  comme  duc  de  Wellington,  possesseur  d'une 
furiune  immense,  portant  sur  son  blason  les  hisi- 
gnes  (II!  toutes  les  illustrations  de  l'Furope,  le 
noble  lord  dut  naturellement  exercer  une  cer- 
taine inilucnce  politique.  Mais  alors  l'esprit  de 
l'Angleterre  était  changé.  Durant  les  longues 
guerres  contre  la  révolution  française  et  l'empire, 
les  Anglais  avaient  déployé  une  grande  énergie 
de  caractère ,  une  remarquable  puissance  de 
moyens.  Les  tories  avaient  dominé  la  situation  ; 
et  pourqiu)i  cela  ?  c  est  qu'ils  étaient  ennemis  de 
la  France  et  décidés  à  suivre  la  guerre  avec  té- 
nacité. Le  peuple  n'avait  pas  le  temps  de  songer 
aux  dissensions  intérieures  :  il  était  haletant  dans 
les  combats  toujours  nouveaux.  Mais  lorsque  la 
guerre  lut  finie,  les  passions  se  renouvelèrent,  et 
liird  Caïitlereagh  vit  décroître  sa  puissance,  tan- 
dis que  celle  des  whigs  et  des  radicaux  s'élevait. 
Le  duc  de  Wellington  était  tory  par  principe  et 
par  famille:  il  siégea  dans  la  chambre  des  lords 
p;iniii  les  conservateurs  ;  il  fut  le  centre,  avec 
loril  Abordoen,  d'un  banc  de  tories  qui  soute- 
nait le  ministère  Casticreagh.  Le  duc  de  Welling- 
ton ne  parlait  pas  avec  éloquence,  mais  il  s'expri- 
mait avec  une  grande  clarté  :  sans  avoir  une 
large  étendue  d'esprit,  il  était  doué  d'un  bon  sens 
instinctif  qui  lui  faisait  voir  droit  dans  la  plupart 
(Icsquestio.is  ;  il  connaissait  les  situations  poli- 
tiques en  Europe  ;  il  avait  touché  trop  d'alfaires 
positives  pour  ne  point  en  conserver  une  lon- 
gue emiireinle;  le  duc  de  Wellington,  en  un  mot, 
était  un  de  ces  hommes  d'état  qui  ne  font  pas  de 
grandes  choses,  mais  de  bonnes  chose.s  Sa  popu- 


larité était  bien  affaiblie  ;  les  temps  n'étaient  plus 
où  la  multitude  entourait  la  voiture  du  noble  lord 
lorsqu'il  touchait  l'Angleterre  aprcsscs  campagnes. 
Le  héros  de  Waterloo  était  trop  tory  pour  que 
le  peuple  le  saluât  encore.  Le  procès  de  la  reine 
avait  exalté  au  dernier  point  les  opinions  en  An- 
gleterre :  on  marchait  hautement  à  la  réforme. 
Dans  ces  circonstances,  le  crédit  politique  du 
duc  de  Wellington  ne  resta  plus  que  dans  la  diplo- 
matie ;  il  avait  joué  un  si  grand  rôle  qu'il  se  trou- 
va mêlé  à  toutes  les  affaires  sérieuses  du  conti- 
nent. Il  assista  au  congrès  de  Vérone,  mais  comme 
simple  voyageur.  Sous  le  ministère  de  M.  Can- 
ning,  quoique  le  parti  whig  fût  prêt  à  dominer  le 
cabinet,  le  duc  de  Wellington  conserva  une  cer- 
taine prépondérance  pour  les  affaires  étrangères. 
La  Russie  devenait  alors  la  rivale  de  l'Angleterre, 
la  question  grecque  agitait  tous  les  esprits. 
Qu'allait-on  décider  pour  la  nouvelle  circonscrip- 
tion du  vieux  territoire  hellénique?  Dans  ces  cir- 
constances, M.  Canning  crut  essentiel  d'envoyer 
un  homme  important  à  St-Pétersbourg.  Le  duc 
de  Wellington  connaissait  personnellement  l'em- 
percur  Mcolas;  il  s'était  trouvé  intéressé  dans  la 
plupart  des  questions  politiques.  La  mission  du 
noble  duc  se  rattacha  dès  lors  au  traité  du  6juil- 
let  1827,  qui  établit  l'indépendance  de  la  Grèce 
et  sa  circonscription  territoriale.  11  fallait  en  finir; 
et  en  Angleteiie,  où  les  préjugés  n'existent  jamais 
puissans  contre  les  hommes  quand  il  s'agit  des 
affaires,  le  duc  de  Wellington  fut  désigné  de  pré- 
férence, parce  qu'il  pouvait  être  le  plus  utile.  A 
son  retour,  Canning  était  mort  :  le  ministère  de 
lord  Goderich  se  débattait  impuissant;  et,  comme 
les  a  flaires  diplomatiques  se  compliquaient  singu- 
lièrement, le  roi  jugea  convenable  de  former  un 
ministère  tory  avec  des  hommes  capables  :  il  le 
composa  de  M.  Peel,  de  lord  Aberdeen  et  du  duc 
de  Wellington  ;  c'était  un  cabinet  tout  de  résis- 
tance contre  les  empiétemens  de  la  Russie.  Le 
duc  de  Wellington,  en  examinant  l'état  du  pays, 
vit  bien  qu'une  des  premières  conditions  pour 
assurer  la  force  et  la  consistance  de  son  ministère 
devait  être  l'émancipation  catholique  ;  c'était  pour 
lui  une  opinion  de  famille.  Le  marquis  de  Welles- 
ley  s'était  même  séparé  du  roi  Georges  III  pour 
cette  question  des  catholiques.  Le  duc  de  Wel- 
lington n'hésita  pas,  et  un  bill  présenté  au  parle- 
ment y  obtint  la  majorité.  —  Quelques  mois  après 
éclatait  la  révolution  de  juillet.  Cet  événement 
portait  un  coup  fatal  aux  tories  ;  ils  se  trouvaient 
frappés  au  cœur.  Le  mouvement  radical  conquit 
une  grande  puissance  en  Angleterre;  le  duc  de 
Wellington  s'empressa  de  reconnaître  le  fait  ac- 
compli en  juillet;  mais,  dans  sa  pensée,  il  quali- 
fia cet  événement  du  mol  malheureux,  comme  il 
l'avait  fait  pourlabataille  de  Navarin.  Tout  n'élait- 
il  pas  changé  et  bouleversé  ?  Comment  le  duc  de 
Wellington  pouvait-il  résister  à  une  politique  qui 
était  une  infraction  aux  traités  de  1815?  Le  pre- 
mier minisire  vit  la  portée  de  ce  changement;  il  ne 
chercha  pas  à  le  parer,  et,  sur  le  premier  amende- 
ment où  il  obtint  une  majorité  équivoque,  il 
donna  sa  démission,  et  céda  sa  place  aux  whigs 
sous  lordGrey. 

En  Angleterre,  comme  tons  les  hommes  poli- 
tiques sont  au-dessus  de  leur  position,  ils  l'aban- 
donnent sans  regret  au  premier  incident.  Alors  le 
duc  (le  Wellington  se  plaça  comme  le  chef  du 


parti  conservateur  et  des  tories  éclairés  de  la 
chambre  des  lords  ;  M.  Peel  se  posa  aux  commu- 
nes dans  la  même  situation.  Conservateur  et  [tory 
signifient  en  Angleterre  des  hommes  de  valeur  et 
de  consistance,  qui ,  touchant  aux  vieilles  racines 
du  sol ,  ne  veulent  pas  qu'il  s'ébranle.  C'est  une 
magnifique  position  pour  les  hommes  d'état,  parce 
qu'ils  se  posent  comme  une  barrière  à  la  tempête 
des  partis.  C'est  en  vertu  du  principe  conserva- 
teur que  le  duc  de  Wellington  fut  opposé  à  la  ré- 
forme qui  frappait  la  vieille  constitution  anglaise. 
Il  demeura  dans  la  chambre  des  loids  avec  cette 
fermeté  de  principes  ;  et  lorsqu'en  1833  la  ques- 
tion continentale  se  brouilla  une  fois  encore  ,  le 
roi  songea  à  constituer  une  nouvelle  administra- 
tion tory  dont  le  duc  de  Wellington  ferait  partie  : 
mais ,  avec  un  instinct  admirable  de  la  position , 
M.  Peel  fut  placé  à  la  tête  du  cabinet,  et  le  duc 
de  ^Vell  ington  n'eut  qu'une  position  secondaire. 
On  avait  compris  qu'un  nom  bourgeois  comme 
M.  Peel  était  mieux  en  rapport  avec  la  situation, 
que  celui  du  comte  d'Aberdeen  ou  du  duc  de 
Wellington.  Il  résulta  de  là  que  le  noble  lord  se 
trouva  complètement  effacé  par  M.  Peel ,  et  qu'il 
ne  fut  en  quelque  sorte  placé  dans  ce  cabinet  que 
comme  le  représentant  de  la  chambre  des  lords  : 
il  en  fut  la  force  et  l'éclat,  mais  il  n'en  fut  pas  la 
base  ,  comme  l'a  dit  un  poète  anglais.  Le  minis- 
tère Peel  ne  dura  que  quelque  temps  ;  le  parti 
tory  commit  une  faute  en  faisant  cet  essai  infruc- 
tueux ,  car  rien  ne  perd  les  partis  comme  un  essai 
sans  résultat  et  une  tentative  sans  victoire.  Le  duc 
de  Wellington  reprit  son  siège  dans  la  chambre 
des  lords ,  et  il  y  parla  sur  les  questions  les  plus 
importantes,  toujours  avec  gravité  et  mesure.  Ce 
qui  distingue  le  duc  de  Welhngton,  c'est  un  sens 
droit  et  une  raison  éclairée  qui  domine  tout.  Son 
élocution  est  grave ,  et  il  est  toujours  écouté  à  la 
chambre  des  lords  avec  une  certaine  attention. 
Sa  vie  intime  est  toute  militaire  ;  il  est  entouré 
à  Apsley-Ilouse  des  tableaux  de  toutes  ses  batail- 
les, depins  l'Inde  jusqu'à  Waterloo.  Sa  campagne 
de  prédilection  est  celle  d'Espagne  :  on  dirait 
qu'elle  se  mêle  à  des  souvenirs  de  jeunesse  sous 
un  ciel  inspirateur.  Le  duc  de  Wellington  est 
entouré  de  vieux  amis  :  il  aime  la  société  qui  lui 
rappelle  ses  faits  d'armes.  Il  est  fort  lié  avec  tout 
le  corps  diplomatique,  et  particulièrement  avec  le 
comte  Porto  di  Borgo ,  dont  il  fait  sa  compagnie 
habituelle  ;  il  reçoit  fastueusement  avec  tout  l'éclat 
d'une  immense  fortune  et  la  grandeur  de  l'aristo- 
cratie anglaise.  Souvent  il  jette  un  regard  avec 
amertume  sur  sa  popularité  passée,  et  plus  d'une 
fois  il  montre  les  fenêtres  grillées  de  son  palais 
pour  éviter  les  pierres  que  le  peuple  a  jetées  à 
travers  ses  glaces  et  ses  brillantes  dorures.  «  Quel 
contraste,  disait-il  un  jour  au  comte  Pozzo  di 
Borgo  !  Souvenez-vous  de  ma  popularité  après 
Wateiloo  et  à  mon  entrée  à  Londres  en  1815 ,  et 
voyez  l'état  de  disgrâce  dans  lequel  je  me  trouve 
aujourd'hui  vis-à-vis  de  ce  peuple!  »  Le  duc  de 
Wellington  aime  qu'on  le  compare  à  Malborough 
et  à  Nelson,  les  deux  héros  de  l'Angleterre.  J'évite 
encore  tout  parallèle  avec  Napoléon ,  car  ces 
deux  carrières  militaires  ne  sont  ni  sur  la  même 
échelle  ni  dans  la  mémo  proportion.  Le  duc  de 
Wellington  fut  un  général  pour  la  défensive  :  il 
sut  toujours  choisir  une  bonne  position  ;  il  reçut 
la  bataille  et  la  donna  rarement.  Toutes  les  fois 


—  533  — 


qu'il  voulut  être  hardi ,  il  fut  imprudent  ;  il  ne  fut 
snpt^rieur  que  pour  la  résistance.  Napoléon,  au 
contraire,  est  hardi  et  magnilique  dans  l'attaque  ; 
ses  plans  sont  subitement  conçus  comme  une  illu- 
mination soudaine.  Les  chances  diverses  les  mo- 
dilieni  avec  l'instinct  de  l'aigle  ;  mais  au  moindre 
revers,  Napoléon  est  abattu  ;  sa  retraite  est  pres- 
que toujours  une  fuite  :  il  attaque  brillamment, 
mais  il  ne  sait  pas  résister;  et  en  cela  il  personni- 
flait  le  génie  mililaire  des  Français  depuis  Crécy 
et  Azincourt.  Je  dois  répéter  ce  parallèle  ,  parce 
qu'il  est  le  seul  possible  entre  l'empereur  Napo- 
léon et  le  duc  de  Wellington.  Nelson  fut  le  seul 
Anglais  qui  apporta  dans  la  marine  le  génie  que 
Napoléon  jeta  dans  les  guerres  continentales.  Il 
serait  curieux  de  voir  aujourd'hui  l'empereur  à 
l'âge  du  duc  de  Wellington,  et  de  comparer  ces 
deux  grandes  carrières  à  l'extrémité  de  la  vie.  Il 
■y  eut  pourtant  deux  tristes  actes  dans  ces  carac- 
tères et  qui  pèseront  dans  l'histoire.  Le  duc  de 
Wellington  qui  avait  combattu  l'empereur  des 
Français  sur  le  champ  de  bataille,  souffrit  qu'il 
mourût  captif  à  Sainte-Hélène,  et  Napoléon  a  jugé 
trop  étroitement  l'habileté  et  l'art  mililaire  du  duc 
de  Welhugton  ;  et,  comme  pour  achever  une  pe- 
tite jalousie  indigne  de  son  génie,  Napoléon  fit  un 
legs  à  l'homme  qid  avait  tenté  d'assassiner  le  duc 
de  Wellington  !  C'est  ainsi  que,  pour  montrer  nos 
infirmités.  Dieu  a  placé  dans  les  caractères  hu- 
mains des  taches  qui  font  voir  la  fragilité  et  l'éga- 
lité de  tous  dans  la  vie  et  dans  la  mort. 

Capefigue. 
(  Diclionnaire  de  la  conversation.  ) 


DEUX  VIEILLES  FILLES. 


(Suite  et  fin.) 

Environ  trois  mois  plus  tard ,  le  Jeune  Adol- 
filic  entrait  au  port  de  la  Vera-Cruz,  et  l'équipage, 
réuni  sur  le  pont,  saluait  la  terre  avec  une  joie 
impatiente.  Madame  d'Ell'anges,  debout,  et  ap- 
puyée contre  les  bastingages,  serrait  dans  ses 
mains  les  mains  réunies  de  ses  enfans,  et  son  re- 
gard, troublé,  errait  sur  ce  ptiys  étranger,  dont 
le  premier  aspect  la  frappait  douloureusement.  Ce 
paysage  est  pourtant  l'un  des  plus  beaux  de  la 
Nouvelle-Espagne.  Vera-Cruz,  la  ville  forte,  le  ri- 
che entrepôt  dos  deux  mondes  ,  dont  un  climat 
meurtrier  diminue  chaque  année  la  population,  se 
déploie  le  long  du  rivage  comme  un  vautour,  aux 
ailes  grises,  sur  son  nid.  Une  plaine  de  sables 
niouvans  Penserre  de  tous  côtés,  et  ce  terrain 
mobile,  bouleversé  sans  cesse  par  les  ouragans , 
est  borné  par  de  vastes  marais  sur  lesquels  llotlent 
des  mangliers.  L'on  dirait  une  de  ces  cités  mau- 
dites où  Dieu  fit  tomber  la  pluie  de  cendres  et 
de  feu.  Mais  au  delà  de  cette  fatale  plaine  appa- 
raît le  versant  des  Cordillières  ,  couvert  de  som- 
bres forets ,  de  magnifiques  cultures  ,  et  plus  loin 
encore ,  au  dessus  de  ces  cimes  verdoyantes,  le 
pic  d'Oroziva  élève  jusque  dans  les  nuages  sa  tète 
chauve. 

La  grandeur  mélancolique  de  celte  scène  im- 
pressionna tristement  madame  d'Ell'anges  ;  l'as- 
pect de  celte  nature  étrangère  lui  rappela  l'énor- 


me distance  qui  la  séparait  du  pays  où  elle  était 
née ,  ou  elle  avait  été  long-temps  heureuse ,  et  à 
ce  souvenir  son  cœur  se  brisa.  Mais  ce  retour  ne 
dura  qu'un  moment  ;  elle  détourna  la  vue,  et 
serrant  ses  enfans  contre  sa  poitrine  ,  elle  sentit 
que  sa  patrie  était  où  elle  les  emmenait. 

Le  capitaine  Germon  était  un  bon  jeune  hom- 
me, assez  court  d'esprit,  comme  son  père,  etqui 
n'entendait  guère  que  ce  qu'on  lui  disait  fort 
clairement.  Madame  d'Effanges  n'avait  pas  osé  le 
questionner  sur  un  point  qui  l'intéressait  vivement; 
par  fierté,  par  délicatesse,  elle  n'avait  pas  voulu 
lui  demander  des  renseignemens  sur  les  habitudes, 
sur  la  maison  de  son  mari.  Il  lui  avait  semblé 
d'ailleurs  que  le  capitaine  ignorait  ces  détails  ; 
dans  leurs  entretiens,  il  n'y  avait  jamais  fait  la 
moindre  allusion,  et  la  pauvre  Louise  était  restée 
dans  un  doute  cruel. 

Le  navire,  venant  de  France,  avait  ses  patentes 
nettes.  Les  passagers  débarquèrent  dès  que  le 
Jeune  Adoli)lie  eut  jeté  l'ancre  dans  la  rade,  en 
avant  du  fort  de  San-Juan  d'Ulloa.  Le  capitaine 
était  fort  affairé  ,  pourtant  il  songea  à  madame 
d'EO'anges.  Elle  était  arrêtée  sur  le  môle,  ne  sa- 
chant de  quel  côté  marcher,  ni  comment  deman- 
der son  chemin,  dans  ce  pays  dont  elle  n'enten- 
dait pas  11  langue. 

—  Venez,  lui  dit  le  capitaine;  je  vais  vous  con- 
duire moi-même  à  la  porte  de  votre  mari;  la  mai- 
son est  à  deux  pas  d'ici,  venez.  Vous  voilà  toute 
pâle;  c'est  la  joie,  l'émotion...  Je  suis  comme 
cela  en  entrant  au  port  de  Marseille.  Allons,  ma 
chère  dame,  calmez-vous.  Voulez-vous  prendre 
mon  bras  ? 

—  Merci,  merci,  monsieiu',  répondit-elle  d'une 
voix  à  peine  articulée  ;  pardon ,  je  suis  sans  force, 

il  est  vrai;  je  ne  puis  maîtriser  cette  émotion 

Monsieur  !j'ai  peur  maintenant  d'aborder  M.  d'Ef- 
fanges sans  l'avoir  prévenu... 

.  —  Voulez-vous  que  j'aille  d'abord  lui  annoncer 
votre  ai  rivée?  interrompit  le  bon  jeune  homme. 

—  Oui,  oui,  monsieur,  vous  me  rendrez  un 
grand  service. 

—  Mais  où  rcsterez-vous  en  attendant  ? 

—  Ici ,  monsieur,  ici  avec  mes  enfans  ;  vous 
reviendrez  bientôt? 

—  Dans  un  quartd'heure  je  vous  amène  votre 
mari  ;  quelle  bonne  nouvelle  je  vais  lui  porter  ! 
quelle  joie  !  quel  bonheur  ! 

Madame  d'Eflanges  .s'assit  sur  la  jetée  avec  ses 
enfans.  Chacun  regardait  en  passant  cette  femme 
dont  le  costume  étranger  fixait  l'atteniion;  mais 
elle  n'y  prenait  pas  garde  ;  les  mains  jointes  ,  la 
tète  inclinée  sur  ses  enfans,  elle  leur  disait  avec 
une  profonde  émotion  :  Vous  allez  embrasser  vo- 
tre père...  chères  petites,  dites-lui  bien  que  vous 
l'aimez  et  que  vous  oies  contentes  de  le  revoir  ; 
votre  père  va  venir  au  devant  de  nous,  mes  en- 
fans ! 

Louise  oublia  en  ce  moment  l'indilTérenre 
cruelle  de  M.  d'ElVanges,  l'abandon  où  il  l'avait 
laissée,  tout  ce  qu'elle  avait  souffert;  depuis  long- 
temps elle  avait  tout  pardonné,  et  son  cœur  ten- 
dre et  miséricordieux  était  rempli  d'anVrlion  et 
d'une  craintive  joie  ;  il  lui  semblait  que  son  mari 
serait  louché  de  tant  de  dévoùmeni,  (pi'ils  allaient 
être  plus  heureux,  mieux  unis  que  dans  un  autre 
tcmiK ,  quand  le  malheur  ne  les  avait  pas  éprou- 


vés ,  quand  aucune  faute  n'avait  nécessité  un  gé' 
néreux  pardon. 

—  Voici  M.  le  capitaine!  Il  ,dt  tout -seul,  dit 
l'une  des  petites  filles,  après  une  demi-heure  d'at- 
tente. 

Louise  se  leva  ;  le  capitaine  Germon  accourait, 
sa  phvsionomie  conslernéc  fit  frémir  la  pauvre 
femme. 

—  Monsieur ,  s'écria-t-elle,  avez-vous  vu  mon 
mari  ?  hélas!  que  vous  a-l-il  dit? 

—  Seigneur  mon  Dieu!  vous  me  voyez  dans  la 
désolation ,  répondit-il,  chère  dame,  ne  vous  ef- 
frayez pas... 

— Mon  mari  est  mort  !  interrompit-elle  avec  un 
gémissemeal. 

—  Non  ;  mais  il  a  quitté  Vera-Cruz,  il  est  allé 
s'établir  dans  un  gros  village  appelé  Acayucan  ; 
il  expédie  des  marchandises  ici ,  et  l'on  a  de  ses 
nouvelles.  Vous  irez  le  trouver;  si  l'argent  vous 
manque,  soyez  tranquille,  je  vous  en  fournirai  ; 
allons,  du  courage,  vous  êtes  venue  de  si  loin  ! 
qu'importe  que  le  voyage  dure  quelques  jours  de 
plus? 

Madame  d'Effanges  fut  un  moment  anéantie, 
puis  se  soumettant  à  ce  nouveau  malheur,  elle  dit 
avec  résignation  :  oui,  monsieur,  nous  alloius  pour- 
suivre notre  voyage.  Hélas  !  votre  protection  nous 
manquera  maintenant. 

—  J'ai  pensé  à  tout  cela,  répondit-il,  je  vous 
recommanderai  bien  aux  muletiers  qui  fjut  le 
voyage  d'Acayucan  ;  la  route  n'est  pas  des  plus 
mauvaises,  à  ce  qu'on  m'a  dit  :  c'est  l'affaire  d'une 
douzaine  de  jours  à  passer  peu  commodément.  Je 
vous  donnerai  mon  manteau  en  caoutchouc,  ma 
couverture  de  laine,  mon  grand  parasol  chinois, 
tout.  Venez  ;  à  présent ,  je  vais  vous  mener  à  la 
fonda  ;  voici  qu'il  est  presque  nuit ,  et  il  ne  fait 
pas  bon  rester  au  serein  dans  ces  parages-ci. 

Madame  d'Eflanges  ne  passa  que  huit  jours  à 
la  Vera-Cruz,  et  dans  ce  court  espace  de  temps  , 
elle  fut  frappée  (l'un  nouveau  malheur.  Le  capi- 
taine Germon  avait  accompli  ses  offres  généreuses; 
il  avait  tout  préparé  pour  le  voyage  de  Louise  ; 
elle  s'était  trouvée  heureuse  dans  sa  détres.se  de 
rencontrer  un  homme  si  bienveillant ,  si  bon  et 
si  délicai  dans  tous  ses  procédé,*!.  Mais  la  veille 
du  départ  de  la  triste  voyageuse,  il  fut  aileint  du 
terrible  vomilo  nefrro  qui,  sur  celle  plage  meur- 
trière, a  dévoré  tant  d'Européens,  et  après  quel- 
ques heures  de  souffrances,  il  en  mourut  Lonkc 
le  pleura  avec  de  profonds  regrets  :  elle  av.iii  ren- 
contré, depuis  ses  malheurs,  des  cœurs  d'une  in- 
différence si  dure  que  sa  reconnaissance  pour 
ceux  qui  lui  faisaient  quelque  bien  i  tait  ardente. 
Elle  partit  malade,  souffrante  de  corps  cl  d'.inie, 
et  soutenue  seulement  par  les  nécessités  terribles 
de  sa  position.  Il  fallait  qu'elle  alhlt  retrouver  son 
mari  ;  qu'aurail-elle  fait ,  que  serait-elle  devenue 
dans  ce  pays  étranger,  privée  de  tout  secours  ? 
la  mort  venait  de  lui  enlever,  comme  par  un  coup 
de  foulre ,  le  seul  être  qui  l'eût  aidée  dans  sa 
détresse  ;  elle  était  seule  maintenant  avec  ses  en- 
fans, et  une  terreur  secrète  la  saisis.sait  quand 
eMe  considémit  son  isolement.  Il  lui  sembla  qu'en 
arrivant  près  de  son  mari  elle  .serait  sauvée,  et 
cet  espoir  la  soutint  pendant  le  pénible  voyage  de 
Vera-Cruz  à  Acayucan. 

Dans  nospays  civilisés,  on  franchit  presque  sans 
fatigue  d'éiioruicï  distances  ;  mais  uu  court  voya^ 


—  534  — 


à  tiiiveis  les  provinces  delà  Nouvelle-lispagne  ne 
se  t'ait  jKis  aussi  commodément.  Il  n'y  a  guère 
il'autre  nui}  en  de  transport  que  les  bêtes  de  som- 
me ;  il  faut  vivre  avec  les  provisions  qu'on  porte , 
e;  le  plus  souvent  on  dort  à  la  belle  étoile. 

Madame  d'ElFangcs  partit  avec  une  de  ces  cara- 
vanes û\irrieros  qui  font  le  trafic  entre  Vera- 
Cruz  et  l'intérieur  du  pays.  Quelques  hommes  à 
i  licval  conduisaient  une  trentaine  de  mules  ;  c'é- 
Liient  de  sombres  figures  chez  lesquelles  le  type 
«•spagnol  existait  encore,  confondu  avec  celui  de 
la  race  indienne.  Leur  équipement  était  presque 
militaire  ;  ils  portaient  à  leur  côté  la  redoutable 
vuincheta  et  l'escopetle  à  l'arçon  de  la  selle. 

Madame  d'E  (fanges  allait  sur  un  petit  cheval 
moins  ardent  et  moins  beau  que  ceux  des  arrie- 
ro.s;  ses  filles  étaient  montées  toutes  deux  sur 
une  mule,  que  le  moco  ,  espèce  de  valet  attaché 
à  la  caravane,  menait  par  la  bride.  Leur  mère  les 
suivait  d'un  regard  plein  de  sollicitude ,  tandis 
(|ii'clles  s'enlaçaient  étroiiement  l'une  à  l'autre  , 
tournant  de  son  côté  leurs  visages  craintifs  et 
sourians,  et  serrant  entre  leurs  bras  le  compa- 
enon  fidèle  qui  les  avait  suivies  dans  ce  long 
voyage,  le  pauvre  Pouf,  leur  meilleur  ami. 

Les  chemins  étaient  à  peu  près  comme  il  y  a 
(rois  cents  ans,  lorsque  les  conquérans  du  Kou- 
veau-Monde  les  frayèrent  dans  leur  course  victo- 
rieuse. Le  cri  des  oiseaux,  le  bruit  du  vent  dans 
le  feuillage  sonore  des  arbres  résineux  ,  trou- 
blaient seuls  le  silence  de  ces  campagnes  désertes. 
A  de  longues  distances,  une  colonne  de  fumée 
bleuâtre  annonçait  le  voisinage  de  quelque  ran- 
clio  ou  ferme  indienne  ,  dont  le  toit  était  caché 
par  une  plantation  de  bananiers.  Tantôt  la  route 
traversait  une  forêt  et  formait  comme  une  allée 
tortueuse,  profonde,  et  où  le  soleil  jetait  à  peine 
d'obliques  rayons  ;  tantôt  des  savanes  semées  çà 
et  là  d'arbres  rabougris  se  déroulaient  jusqu'il 
l'horizon.  Des  troupeaux  de  bœufs,  de  chevaux 
sauvages,  erraient  dans  ces  prairies  immenses. 
Les  mules  se  lançaient  sur  ce  chemin  uni  ;  exci- 
tées par  les  cris  de  leurs  conducteurs,  elles  se- 
couaient fièrement  leurs  colliers  ornés  de  lourdes 
clochettes,  et  leur  galop  lapide  battait  le  sol  avec 
un  bruit  seaiblable  h  celui  d'une  décharge  loin- 
taine (l'artillerie.  Parfois  elles  perdaient  la  file  , 
comme  emportées  par  un  instinct  de  bberté  ;  alors 
les  orriews,  debout  sur  leurs  larges  étriers,  les 
appelaient  chacune  par  son  nom  avec  des  malé- 
dictions cD'royables,  et  la  troupe  indocile  revenait 
aussitôt.  Souvent  les  chevaux  sauvages  s'arrêtaient 
comme  pour  voir  passer  la  caravane;  les  poulains, 
plus  hardis  que  le  reste  du  troupeau,  venaient  en 
bondissant  sur  le  chemin  et  s'enfuyaient  bientôt 
avec  des  hcnnissemcns  prolongés. 

Madame  d'Eflanges  éprouvait  un  sentiment 
d'admiration  mêlé  de  terreur,  en  traversant  ces 
sauvages  et  magnifiques  contrées.  Elle  se  trouvait 
comme  perdue  dans  un  monde  nouveau,  loin  de 
toutes  les  habitudes  premières  de  sa  vie,  ses  yeux 
ni  sa  pensée  ne  pouvaient  s'y  accoutumer;  elle 
ne  reconnaissait  ni  ces  plantes,  ni  ces  arbres,  ni 
ce  ciel  étranger;  et  elle  pleurait  en  les  regardant 
avec  une  triste  curiosité. 

La  situadon  de  cette  pauvre  femme  toucha  les 
arriéras.  Ils  eurent  soin  d'elle  pendant  ce  péni- 
ble voyage,  et  ils  lui  en  épargnèrent  les  plus 
dures  fatigues.    On  f;visait  halte  pour  la  laisser 


reposer,  et  la  nuit  on  arrangeait  toujours  quelque 
abri  pour  elle  et  poiu-  ses  enfans.  Sa  reconnais- 
sance envers  ces  hommes  était  vive  ;  mais  elle  ne 
pouvait  guère  la  témoigner  que  par  si  gncs,  car 
elle  n'entendait  pas  leur  langue,  et  elle  ne  les 
remerciait  que  par  son  sourire  à  la  fois  si  bon  et 
si  triste.  Ses  filles  réussissaient  mieux  ii  pronon- 
cer quelques  mots  d'espagnol,  et  quand  on  faisait 
quelque  chose  pour  elles,  jamais  elles  ne  man- 
quaient de  dire,  en  inclinant  gravement  leurs 
jolies  têtes,  ce  qu'elles  avaient  entendu  répéter 
avec  le  même  air  et  le  même  geste  par  les  gens 
de  la  fonda,  à  la  'Vcra-Cruz  :  Vivavuestra  mer- 
ced  mil  anos  ?  Alors  les  arriéras  battaient  des 
mains  et  leur  répondaient  en  riant  :  Fivan  las 
Franccsitas !  cli\  vivant. .. 

Mais  la  protection  de  ces  bonnes  gens  ne  devait 
pas  les  accompagner  jusqu'au  terme  de  leur 
voyage;  la  caravane  s'arrêta  le  dixième  jour, 
dans  un  petit  hameau  indien  nommé  Gueroviejo, 
à  une  journée  d'Acayucan.  Ce  lieu  était  comme 
un  entrepôt  où  l'on  laissait  en  passant  les  mar- 
chandises et  les  voyageurs  qui  ne  traversaient 
pas  la  Cordillière  ;  d'autres  arriéras  se  char- 
gèrent de  les  conduire  à  leur  destination.  Mada- 
me d'Eliatiges  fut  ainsi  séparée  de  ceux  qui  la 
connaissaient  déjà  et  pouvaient  lui  être  de  quel- 
que secours  ;  mais  elle  se  rassura  en  songeant 
qu'elle  n'avait  plus  maintenantque  quelques  lieues 
à  faire  pour  trouver  un  asile,  un  protecteur;  et, 
quel  que  fût  l'accueil  qu'allait  lui  faire  M.  d'Ell'an- 
gcs,  elle  se  trouvait  bien  heureuse  d'arriver  enfin. 

Pendant  cette  dernière  journée  de  marche, 
madame  d'EITanges  essaya  d'interroger  ses  nou- 
veaux guides,  de  leur  demander  des  nouvelles  du 
Français  récemment  établi  à  Acayucan  ;  mais, 
soit  qu'ils  ne  connussent  pas  M.  d'EITanges,  soit 
que  la  prononciation  défigurStpour  eux  ce  nom 
étranger,  ils  parurent  ne  pas  comprendre  ces 
questions. 

Une  épaisse  forêt  jetait  son  ombre  sur  la  route 
tortueuse  et  resserrée  entre  les  arbres  dont  les 
branches  vigoureuses  s'entrelaçaient  et  formaient 
d'impénétrables  fourrés.  La  vue  se  fatiguait  à  cher- 
cher une  issue  entre  ces  remparts  de  verdure  ; 
un  air  lourd  et  chargé  de  parfums  s'élevait  de 
ces  mystérieuses  retraites  où,  de  temps  en  temps, 
la  tourterelle  du  Mexique  faisait  entendre  son 
cri  plaintif.  11  semblait  qu'on  n'avançait  pas  sur  ce 
chemin  monotone.  De  temps  en  temps  le  vioza 
excitait,  par  ses  cris,  le  trot  uniforme  des  mules, 
les  arriéras,  courbés  sur  leurs  chevaux,  sommeil- 
laient les  yeux  ouverts. 

Enfin,  vers  le  soir  le  mozo  courut  en  avant,  et 
montrant  le  chemin  au  bout  duquel  on  n'aperce- 
vait que  les  touffes  serrées  des  liquidambars,  il 
dit  à  madame  d'Effanges  :  Acayucan  !  Acayucan  ! 

En  effet,  on  était  à  la  lisière  des  bois  qui 
cachent  sous  leur  ombre  éternelle  l'antique  ville 
indienne  à  laquelle  les  conquérants  espagnols 
n'ont  laissé  que  son  nom. 

C'est  aujourd'hui  un  gros  village,  un  amas  de 
maisons  jetées  sans  ordre  sur  une  plaine  inégale, 
et  au  miheu  desquelles  fleurissent  çà  et  là  de 
riants  bouquets  d'orangers  et  de  sapotilliers.  A 
cet  aspect,  madame  d'Eflanges  leva  les  yeux  au 
ciel  avec  une  expression  indicible  de  joie,  de 
crainte  et  de  prière.  On  arrivait. 

Le  convoi  s'arrêta  sur  la  grande  esplanade, 


devant  l'église ,  et  aussitôt  les  gens  du  village 
accoururent  pour  voir  cette  femme,  ces  deux 
enfants,  dontic  costume  annonçait  des  étrangers. 
Cette  foule  de  toutes  nuances  était  à  peine  vêtue 
et  n'avait  cependant  pas  l'air  misérable.  Madame 
d'Eflanges  était  tremblante  ;  pourtant  on  ne  lui 
disait  rien,  et  tous  ces  visages  curieux  et  bien- 
veillants, réunis  en  cercle  autour  d'elle,  lui  sou- 
riaient. Bientôt  elle  entendit  plusieurs  voix  répé- 
ter :  Francesa!  Francesal 

Alors  elle  fit  signe  que  oui  ;  et,  répétant  les 
mêmes  paroles,  elle  tâcha  de  faire  entendre  à 
ces  bonnes  gens  qu'elle  venait  trouver  son  mari, 
un  Français  établi  parmi  eux.  On  la  comprit  sur- 
le-champ,  et  une  vieille  femme,  se  détachant  du 
cercle,  vint  à  elle,  et,  allongeant  la  main  vers  le 
couchant,  répéta  plusieurs  fois  :  Acapulco,  Aca- 
putco.  Puis  elle  expliqua  fort  clairement,  par 
signes,  que  l'étranger,  le  Français,  avait  quitté 
Acayucan  depuis  quelque  temps,  pour  aller  loin, 
bien  loin  de  là,  et  qu'il  avait  emmené  avec  lui  sa 
jeune  femme. 

A  cette  nouvelle ,  madame  d'Effanges  resta 
comme  frappée  de  la  foudre  ;  la  possibilité  d'un 
si  gi  and  malheur  ne  s'était  pas  présentée  à  son 
esprit, 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  s'écria-t-elle  avec 
désespoir  et  en  étreignant  ses  enfans  contre  son 
sein,  qu'allons-nous  devenir?... 

La  douleur  a  un  accent  qui  est  le  même  dans 
toutes  les  langues.  Chacun  comprit  que  cette 
femme  était  pauvre,  abandonnée^  comme  perdue 
dans  ce  pays  étranger.  Tous  faisaient  silence  ;  on 
la  regardait  avec  compassion.  Elle  baissait 
la  tête  dans  un  morne  accablement  ;  ses 
enfans  pleuraient  à  ses  côtés.  Alors  la  vieille 
femme  lui  tendit  la  main  et  lui  fit  signe  de  venir 
avec  elle,  et  chacun  voulut  l'aider  à  transporter 
son  bagage.  L'une  des  petites  filles  prit  Pouf  dans 
son  tablier,  l'autre  se  chargea  du  parapluie  chinois 
et  du  manteau  de  sa  mère,  et  toutes  trois  se  lais- 
sèrent emmener  à  la  case  de  la  vieille  bonne 
femme  ;  c'était  peut-être  laplus  pauvre  du  village. 

Il  n'y  avait  que  deux  chambres  dans  cette 
pauvre  habitation,  recouverte  en  feuilles  de  lata- 
niers,  et  presque  cachée  sous  l'épais  feuillage  de 
deux  orangers  qui  croissaient  devant  la  porte.  La 
vieille  hôtesse  de  madame  d'Effanges  s'appelait 
Mariana  :  c'était  une  Indienne  pur  sang,  au  visage 
cuivré,  à  l'air  doux  et  mélancolique.  Elle  poussa 
la  porte,  à  laquelle  il  n'y  avait  ni  serrure  ni  loquet, 
et  l'assujettit  avec  une  grosse  pierre  ;  puis  elle 
alluma  sa  lampe  de  terre. 

Louise  s'était  assise;  elle  restait  là  comme 
all'aissée  sous  le  coup  qui  venait  de  la  frapper,  et 
regardait  ses  enfans  avec  une  douleur  muette. 
Mariana  lui  offrit  quelques  fruits  et  des  tartiltas 
de  mais,  mais  elle  ne  put  manger.  L'Indienne  fit 
souper  les  petites  filles  ;  puis  elle  arrangea  son 
hamac  de  i>ita  pour  les  y  coucher  avec  leur  mère. 
Jladame  d'Effanges,  touchée  de  tant  de  bonté, 
prit  les  mains  de  son  hôtesse  et  les  serra  dans  les 
siennes  avec  reconnaissance.  En  ce  moment  eUé 
se  souvint  de  l'accueil  qu'elle  avait  reçu  chez  ses 
cousines  trois  ans  auparavant,  et  cette  compa- 
raison lui  rendit  quelque  courage. 

—A  lions,  dit-elle  avec  une  pieuse  résignation, 
une  sainte  confiance,  prions  Dieu,  mes  enfans, 
prions  Dieu  qui  vient  ù  noue  secours.  11  y  a  de 

/v>'     V;'-»^    ^^ 


—  535  — 


bonnes  gens  partout  ;  ils  nous  aideront.  Je  suis 
toujours  là  pour  travailler,  pour  avoir  soin  de 
vous,  pauvres  petites  !  11  y  a  des  enfans  encore 
plus  malheureux  que  vous,  des  enfans  qui  n'ont 
point  de  mère. , 

Elle  sY'tait  mise  à  genoux  en  parlant  ainsi,  et 
ses  filles  joignirent  leurs  petites  mains  pour  prier 
avec  elle. 

Louise  ne  voulut  pas  déposséder  sa  vieille  hô- 
tesse du  hamac  :  elle  avait  étendu  son  manteau 
par  terre  pour  y  coucher  comme  pendant  le 
voyage;  maisMarianala  conduisit  dans  la  seconde 
chambre  oùily  avait  un  las  de  feuilles  de  maïs,  et 
elle  sehâtade  lui  en  faire  un  lit. 

Il  était  tard  le  lendemain  lorsque  les  enfans  s'6- 
veillérent,  leur  mère  dormait  encore  ;  toutes  deux 
se  levèrent  doucement  et  allèrent  dans  la  pre- 
mière chambre,  où  la  vieille  Indienne  ,  assise  par 
terre,  préparait  le  déjeuner.  Les  deux  petites  fil- 
les la  regardaient  d'un  air  timide ,  et  elle  tâchait 
de  les  encourager  par  des  paroles  dont  elles  ne 
comprenaient  que  l'accent  et  par  un  sourire  plein 
de  douceur.  Peu  à  peu  les  enfans  se  familiarisè- 
rent avec  ce  visage  basané,  et  elles  s'enhardirent 
jusqu'à  voidoir  aider  leur  hôtesse  ;  elles  se  senti- 
rent plus  contcnies,  plus  à  l'aise,  après  une  seule 
nuit  de  si^jour  chez  cette  femme  étrangère ,  que 
dans  la  maison  où  elles  avaient  passé  deux  années 
entières  sans  pouvoir  s'accoutumer  au  regard 
louche,  à  la  physionomie  roide  des  demoiselles 
d'ED'anges.  La  cabane  de  l'Indienne  annonçait 
pourtant  une  étroite  pauvreté;  tme  table  basse  en 
bois  d'acajou  en  était  le  meuble  le  plus  appareni; 
il  n'y  avait  d'autres  sièges  que  des  bottes  de  can- 
nes de  maïs  dont  on  avait  coupé  les  blonds  épis, 
et  quelques  pierres  entouraient  le  fuyer,  qui  lan- 
çait jusques  aux  crevasses  de  la  toiture  ses  longs 
tourbillons  de  fumée. 

L'Indienne  fit  prendre  aux  enfans  deux  tasses 
d'un  chocolat  clair  et  mousseux,  qui  est  comme 
la  soupe  des  pauvres  dans  ces  contrées,  ensuite 
elle  sortit  pour  aller  aux  champs  chercher  le  re- 
pasdela  journée.  Les  pelitesfiUesallèrenl plusieurs 
fois  écouter  à  la  porte  de  la  seconde  chambre  ; 
lem-  mère  dormait  toujours  ,  elles  n'osèrent  pas 
l'éveiller.  Toutes  deux  s'assirent  au  se  uil  de  la  ca- 
bane, avec  le  pauvre  Pouf,  qui  avaii  mal  déjeuné, 
sur  leurs  genoux,  et  elles  attendirent.  Deux  ou 
trois  fois  le  chien  se  leva  avec  un  hurlement 
plaintif  et  ttmrnant  la  té  te  vers  la  chambre  du  fond; 
alors,  les  petites  filles  le  faisaient  taire ,  craigtuint 
qu'il  éveillât  leur  mère.  Tandis  (|u'clles  étaient  là, 
les  enfans  du  village  accouraient  pour  les  voir; 
et,  réunis  à  quelques  pas  de  la  porte,  ils  les  regar- 
daient d'iui  air  curieux  et  craintif. 

La  chaleur  du  jour  fit  rentrer  l'Indienne  avant 
midi...  Elle  jeta  sur  la  table  des  pommes  d'acajou 
et  des  noix  de  coco  qu'elle  venait  de  cueillir  dans 
la  forêt,  et  entra  doucement  dans  la  chambre  où 
dormait  madame  d'ElVanges.  Mais  elle  en  ressor- 
tit aussitôt  avec  une  grande  exclamation  et  en  fai- 
sant des  signes decroi\.  Les  enfanscourureiit  aus- 
sitôt vers  leur  mère  et  s'arrêtèrent  devant  le  lit, 
pâles,  épouvantées;  elles  ne  la  reconnaissaient 
plus. 

Louise  était  étendue  et  la  tète  renversée  en  ar- 
rière; ses  traits  étaient  défigurés;  un  sang  noir  et 
écumeux  baignait  ses  lèvres  enir'ouvertes .  son 
teint  était  d'uue    pâleur  terreuse;  elle  semblait 


plongée  dans  une  lourde  somnolence  ,  et  sans  le 
mouvement  inégal  de  sa  poitrine  on  aurait  douté 
si  elle  vivait  encore.  Ses  enfans  se  précipitèrent 
vers  elle  en  l'appelant  ;  mais  elle  ne  se  réveilla 
pas  d'abord ,  et  remua  seulement  les  mains  avec 
un  long  soupir.  Puis,  elle  se  leva  tout  à  coup  sur 
son  séant  :  embrassfz-moi,  dit-elle  d'une  voix 
éteinte,  je  soudre,  je  suis  malade...  C'est  la  fati- 
gue, une  horrible  fatigue...  Ne  pleurez  pas,  mes 
enfans  !  demain  je  serai  guérie...  Tenez-vous  là , 
près  de  moi...  parlez-moi... 

Elle  retomba  épuisée,  une  prostration  complète 
succédait  à  cet  effort;  elleétait  immobile  etfroidc 
comme  une  morte. 

A  ces  terribles  symptômes,  Mariana  reconnut 
que  l'étrangère  était  attaquée  du  voridto  negro, 
et  elle  courut  aux  cases  voisines  demander  du  se- 
cours. Quelques  Indiennes  charitables  apportè- 
rent du  jus  d'ananas  sucré,  du  vin,  des  eaux  dis- 
tillées; mais  la  malade  ne  put  rien  prendre,  rien 
ne  put  \a  tirer  de  l'assoupissement  où  elle  était 
retombée.  Ce  mal  semblait  l'avoir  frappée  comme 
la  foudre;  pourtant  elle  en  poriait  depuis  plu- 
sieurs jours  le  germe  funeste  ;  c'était  sur  la  plage 
meurtrière  de  Vera-Cruz  qu'elle  l'avait  pris;  les  fa- 
tigues de  la  route,  la  situation  aflieuse  où  elle  s'é- 
tait trouvée  en  arrivant  l'avaient  rendu  morie!. 

C'était  une  lugubre  et  douloureuse  scène:  quel- 
ques femmes  consternées  se  tenaient  à  l'écart  ;  la 
vieille  Mariuna  avait  mis  son  rosaire  sur  la  poitrine 
de  la  mourante  et  priait  Dieu  delà  recevoir;  car  elle 
voyait  bien  que  nul  secours  humain  ne  pouvait  la 
sauver.  Les  enfans  à  genoux  près  de  leur  mère, 
le  visage  caché  appuyé  sur  ses  mains  qu'elles  es- 
sayaient dcréchauirer,jetaient  des  cris  de  douleur. 
Les  facultés  morales  de  Louise  s'étaient  éteintes; 
dans  ces  terribles  et  derniers  momens  elle  ne 
voyait  pas  l'horreur  de  son  sort,  elle  ne  se  sentait 
pas  mouiir;  elle  ne  savait  pas  qu'elle  allait  quitter 
ses  enfans. 

La  journée  entière  s'écoula  ainsi,  puis  une  par- 
tie de  la  nuit.  Mariana  et  une  autre  femme  in- 
dienne s'étaient  assises  au  seuil  de  la  chambre  et 
sommeillaient,  la  tète  appuyée  sur  leurs  mains  ; 
une  lampe,  accrochée  au  mur,  jetait  fa  lueur 
tremblante  sur  cette  misérable  couche  où  expi- 
rait la  malheureuse  Louise.  Sesenfans  lui  tenaient 
les  m.iins,  l'une  s'était  assoujiic  au  milieu  de  ses 
sanglots,  l'autre  veillait  les  yeux  attachés  sur  sa 
mère.  Tout  à  coup  madame  d'ElVanges  se  ranima, 
son  regard  était  redevenu  vivant  et  lui  lie;  sa 
mémoire,  son  jugement,  la  conscience  de  sa  si- 
tuation lui  revenaient,  c'était  le  dernier  effort  de 
la  vie. 

Elle  se  souleva  et  considéra  avec  un  affreux  dé- 
sespoir ses  filles  qu'elle  allait  laisser,  si  belles,  si 
jeunes,  si  abandonnées;  puis  elle  étendit  sesmains 
roidiesd  réunit  toutes  ses  forces  pour  chercher 
un  petit  portefeuille  caché  sous  la  paille  qui  lui 
servait  d'oreiller;  il  contenait   ses  papiers  de  fa- 
mille, l'ai  te  de  naissance  de   ses  enfans.  Ce  mou- 
vement asait  épuisé  ce  qui  lui  restait  de  vie;  elle 
retomba  conmie  un  corps  mort  ;   mais  ses  yeux 
éteints  étaient  fixés  sur   ses  filles,  elle  les  voyait 
encore  :  l'une  dormait  toujours,  l'autre  s'était  le- 
vée avec  de  sourds  gémissemens  et  lui  tondait  les 
bras  comme  pour  la  retenir;  la   pauvre  enfant 
comprenait  instinctivement   que   sa  mère   allait 
mourir.  Alors  Louise  lui  dit  d'une  voiv  basse,  fai- 


ble comme  le  dernier  souflle  qu'elle  était  près 
d'eihaler  :  Le  porte-feuille  !...  garde  bien  le 
portefeuille...  Adieu,  mes  enfans...  adieu...  je 
n'ai  plus  le  temps  de  vous  parler. . .  souvenez-vous. . . 
je  m'en  vais...  vous  ne  me  verrez  plus,  je  ne  se- 
rai plus  là...  mais  de  là  haut,  toujours  je  vous  re- 
garderai... toujours...  toujours...  m'entends-tu, 
Mézélie!...  adieu!... 

Quelques  années  plus  lard,  deux  belles  jeunes 
filles  que  dans  le  pajs  on  avait  surnommées  las 
Francesitas,  habitai,  nt  la  maison  du  vieux  curé 
d'Acayucan.  C'était  chez  lui  que  la  vieille  Mariana 
avait  conduites  les  pauvres  petites  abandonnées, 
et  dona  Pepa,  sa  sœur,  en  avait  fait  ses  demoi- 
selles de  compagnie.  Le  ciu^é  était  un  bon  prêtre, 
sachant  tout  juste  lire  son  bréviaire,  et  d'unepiété 
fort  accommodante  quoique  sincère.  11  n'y  avait 
pas  ombre  d'hypocrisie  dans  sa  foi  ;  mais  il  y  avait 
d'étranges  inconséquences  dans  la  manière  doi  t 
il  pratiquait  les  devoirs  de  son  état.  Il  aimait  la 
vie  calme  et  sensuelle,  lespl-dsirs  permis,  ilvou- 
laitbien  faire  son  salut,  mais  à  condition  qu'il  Le 
lui  coûterait  pas  trop  cher.  Une  fois  sa  messe  dite, 
il  ne  retournait  plus  à  l'église,  sauf  dans  de  rares 
occasions,  pour  quelque  grand  mariage,  pour 
quelque  beau  baptême  ;  le  reste  du  temps,  c'était 
son  vicaire  qui  faisait  toutes  les  cérémonies  du 
culte. 

Pour  rien  au  monde  on  ne  l'eût  fait  assister  à 
un  enterrement,  et  il  ne  visitait  pas  volontiers  les 
malades  parce  que  cela  l'attristait;  mais  il  avait 
toujours  la  main  ouverte  pour  les  pauvres,  et  sa 
maison  était  la  plus  hospitalière  du  village.  II  avait 
d'assez  bons  revenus,  et  ses  paroissiens,  qui  l'ai- 
maient, entretenaient  l'abondance  chez  lui,  par 
des  présens  continuels.  Si  les  Indiens  trouvaient 
dans  la  forêt  quelque  oiseau  raie  ;  si  une  belle 
fleur,  un  beau  fruit  venaient  dans  le  jardin  des 
riches  créoles,  tout  cela  était  pour  lui.  Sa  vie  s'é- 
coulait ainsi  fort  doucement  au  milieu  de  cette 
population  dont  il  était  réellement  le  père  spiri- 
tuel, et  qui  aimait  son  autorité  et  la  respectait  par- 
dessus tout.  Il  n'y  avait  point  de  bonne  fête  sans 
lui,  et  au  bal,  assis  à  la  place  d'honneur,  il  re- 
gardait danser  souvent  jusqu'au  matin,  en  mar- 
quant la  mesure  avec  son  bâton  d'ébène. 

Sa  sœur,  dona  Pepa,  était  uue  fille  d'environ 
quarante  ans,  grande,  fluette,  mélancohi|ue,  et 
qui  avait  dû  être  fort  belle.  Elle  avait  plus  d'élé- 
vation dans  l'esprit  que  lepadre  Cyrillo,  et  sur- 
tout plus  de  passion  et  d'activité  :  son  abord  avait 
quehjue  chose  d'austère;  elle  parlait  peu,  mais 
elle  avait  au  fond  une  grande  bjnté  u'âtue  et 
une  inépuisable  générosité  envers  les  malheu- 
reux. 

Sa  dévotion  ,  plus  scrupuleuse  que  celle  du 
curé,  n'était  peut-être  qu'un  prétexte  pour  mener 
la  vie  retirée  (jui  lui  convenait;  jamais  elle  n'était 
d'aucune  fête,  et  on  la  voyait  à  l'église  plus  sou- 
vent et  plus  long-temps  que  son  frère. 

Le  curé  habitait  la  plus  belle  case  du  vil'aie;  il 
y  avait  chez  lui  un  luxe  dont  ses  paroissiens  n'é- 
taient p.is  peu  fiers;  on  y  voyait  des  tables,  des 
chaises,  plusieurs  e^Uimpcs  coloriées,  un  buste  en 
plâtre  du  pape  Pie  Vil,  un  Napoléon  ii  cheval  et 
une  pendule  dorée  qui  ne  marchait  plus  depuis 
longues  années.  Le  service  intérieur  était  assorti 
à  la  condition  des  maîtres;  il  n'y  avait  pas  moins 
d'une  douzaiue  de  doiucstiques  dans  la  maison,  et 


536  — 


doua  Popa  ne  sortait  jamais  sans  avoir  derrière 
elle  deiiv  ou  trois  femmes. 

Lesenfansde  madame  d'Effanges  avaient  trouvé 
dans  cette  maison  une  hospitalité  d'abord  indill'é- 
rente,  mais  qui  devint  meilleure  à  mesure  qu'elles 
yranciiient.  Dona Pepa,  qui  d'abord  les  avait  con- 
biciérées  comme  de  petites  servantes,  les  prit  en 
alVection  et  entreprit  de  les  bien  élever;  mais 
elle  s'aperçut  bientôt  avec  un  grand  étonnement, 
que  ces  enfans  avaient  déjà  un  degré  d'instruc- 
tion fort  supérieur  au  sien.  Elks  savaient  lire 
aussi  bien  et  mieux  que  le  padre  Cyrillo,  elles 
étaient  musiciennes,  et  dès  qu'elles  purent  se 
faire  entendre  elles  surprirent  tout  le  monde  tant 
elles  racontaient  d'étranges  et  merveilleuses  cho- 
ses du  pays  où  elles  étaient  nées. 

La  population  créole  de  la  Nouvelle-Espagne, 
surtout  celle  qui  habite  l'intérieur  des  terres,  est 
arriérée  de  plusieurs  siècles;  dans  les  grandes 
villes  comme  Mexico,  Vera-Cruz,  Acapulco,  la  ci- 
vilisation est  plus  avancée;  mais  elle  ne  rayonne 
pas  au-delà  de  certaines  limites  assez  rapprochées; 
ks  bons  habitans  d'Acayucan,  à  peu  près  séparés 
de  tout  commerce  avec  le  reste  du  monde,  avaient 
l'ignorance,  la  simplicité  ciuieuse  et  la  paresse 
intellectuelle  des  Indiens,  dont  la  plupart  descen- 
daient. Ils  ne  savaient  rien  de  ce  qui  se  passait 
hors  de  leur  village.  Le  bruit  dos  grands  évéue- 
mens  dont  l'Europe  retentit  depuis  cinquante  ans 
était  h  peine  arrivé  jusqu'à  eux.  lis  savaientpour- 
tant  le  nom  de  Napoléon  ;  il  était  pour  eux  comme 
un  de  ces  héros  fabuleux,  de  ces  mythes  qu'a- 
dorait l'antiquité  payenne. 

Le  padre  Cyrillo  lui-même  restait  confondu 
quand  lesF;artc«i7as racontaient  tout  cequ'elles 
avaient  vu  dans  leur  pays.  Ces  enfans  devaient  à 
inic  bonne  éducation  des  idées  justes  et  l'habi- 
tude d'observer.  Elles  se  souvenaient  de  tout  ce 
qui  les  avait  frappées  dans  un  âge  si  tendre,  au 
milieu  des  vicissitudes  de  leur  fortune,  et  elles  en 
faisaient  le  récit  avec  une  vivacité,  une  originalité 
d'expressions  qui  émervcillaienl  tous  ceux  qui  les 
entendaient. 

Bientôt  elles  parlèrent  l'espagnol  comme  leiu- 
propre  langue;  elles  se  conformèrent auv  habitu- 
des qui  les  environnaient,  et  ce  n'était  guère  qu'à 
la  blancheur  fraîche  et  veloutée  de  leur  teint 
qu'on  s'apercevait  de  leur  origine  étrangère. 
Dona  Pepa  les  avait  toujours  à  ses  côtés;  elles 
partageaient  sa  vie  retirée  et  monotone  et  elles 
l'aimaient  comme  leur  seconde  mère.  Quand  elles 
furent  devenues  deux  belles  jeunes  filles,  le  padre 
Cyrillo  et  sa  sœur  commencèrent  à  s'inquiéter  de 
leur  avenu-, 

—  Je  veux  marier  ces  enfans  avant  de  mourir, 
disait  le  curé  ; -mais  que  Nolre-Dame-de-Guada- 
lupe  me  soit  en  aide!  la  chose  cstdiflicile;  elles 
sont  trop  pauvres  pour  épouser  un  caballero  et 
trop  blanches  pour  un  métis. 

—  Certainement,  mon  frère,  répondait  dona 
Pepa  avec  un  tiiste  soui'ire,  elles  sont  de  pure 
race  comme  vous  et  moi,  et  lesgens  de  sangmèlé 
n'oseraient  songer  à  elles  ;  malgré  leur  pauvreté 
elles  ne  s'allieront  pas  à  leurs  inférieurs  :  noblesse 
passe  richesse. 

—  De  tout  temps  on  a  pensé  ainsi  dans  notre 
famille,  répondait  le  curé  en  hochant  la  tète  d'un 
certain  air. 

Il  y  avait  dans  ces  réflexions  une  allusion  va- 


gue :  dona  Pepa  et  son  frère  se  souvenaient  qu'un 
homme  moins  basané  peut-être  que  beaucoup  de 
créoles,  mais  dont  l'origine  n'était  pas  claire,  avait 
prétendu  à  l'honneur  d'entrer  dans  leur  famille. 
11  était  riche,  jeune  et  beau;  on  disait  qu'il  était 
aimé  de  dona  Pepa  et  pourtant  elle  ne  l'épousa 
pas.  Depuis  long-temps  il  avait  quitté  Acayucan, 
et  l'on  croyait  généralement  que  la  noble  demoi- 
selle regrettait  toujours  celte  mésalliance  à  la- 
quelle son  frère  l'avait  forcée  de  renoncer.  Lors- 
que quelque  parole  indirecte  rappelait  ainsi  ce 
fait,  le  padre  Cyrillo  y  voyait  comme  un  reproche 
dont  son  orgueil  s'indignait  ;  son  sang  espagnol 
se  révoltait,  alors  seulement  il  sortait  de  sa  quié- 
tude habituelle. 

—  Ma  sœur,  répétait-il  souvent,  il  vaut  mieux 
cent  fois  vivre  et  mourir  fdle,  que  de  mettre  au 
monde  des  enfans  d'une  autre  couleur  que  la 
sienne.  Nous  sommes  de  vieille  souche,  nous  des- 
cendons en  ligne  directe  du  grand  Pizarre,  il  n'y 
a  pas  une  goutte  de  sang  indien  dans  nos  veines, 
et  puisque  cette  origine  sans  tache  est  à  peu  près 
le  seul  héritage  que  nous  ayons  reçu  de  nos  pa- 
rcns,  c'est  bien  le  moins  que  nous  le  gardions 
et  qu'il  meure  avec  nous.  Mais  laissons  ce  propos, 
je  vous  dis  que  je  voudrais  marier  ces  enfans. 
Elles  ont  une  couleur  de  peau  et  des  sentimens 
qui  prouvent  bien  qu'elles  sont  de  bonne  race; 
pourtant  s'il  se  présentait  quelqu'un  qui  s'appe- 
lât Juan  tout  court  au  lieu  de  don  Juan,  et  que 
cela  leur  convînt,  je  crois  que  je  ne  m'opposerais 
à  rien  ,  car  enfin  elles  ne  sont  pas  de  notre  fa- 
mille. 

—  Elles  nous  appartiennent  cependant,  puis- 
qu'elles n'ont  que  nous  au  monde  ;  leur  père  ne 
reviendra  jamais,  il  ignore  le  sort  de  ses  enfans, 
et  qui  sait  où  \\  faudrait  aller  pour  le  lui  appren- 
dre? Leur  pauvre  mère  est  morte  en  venant  de  si 
loin  le  chercher  ici.  Jésus!  c'est  une  étrange  his- 
toire que  tout  cela  ! 

—  Fort  étrange,  répétait  le  bon  curé,  c'est  la 
Providence  divine  qui  a  pris  ces  orphelines  par  la 
main  comme  pour  nous  les  amener.  Vous  avez 
raison,  Pepa,  elles  sont  à  nous,  et  il  faut  les  trai- 
ter comme  si  elles  étaient  du  même  sang  et  du 
môme  nom. 

Les  deux  sœurs  étaient  également  belles  et 
charmantes,  mais  elles  ne  se  ressemblaient  point. 
Elles  étaient  entrées  dans  la  vie  se  tenant  pour 
aiuM  dire  par  la  main,  il  semblait  qu'elles  devaient 
marcher  ensemble  jusqu'à  la  fin  de  leur  voyage 
ici-bas  ;  mais  il  était  aisé  de  prévoir  que,  bien 
qu'elles  s'aimassent  tendrement,  elles  seraient  sé- 
parées un  jour  par  la  diflérence  de  leurs  inclina- 
tions. Une  même  éducation  n'avait  pu  leur  donner 
les  mêmes  goûts,  les  mêmes  idées,  pas  davantage 
que  des  vêtemens  toujours  pareils  ne  pouvaient 
faire  qu'elles  se  ressemblassent. 

Mézélie,  celle  que  leur  mère  appelait  l'aînée, 
avait  une  de  ces  âmes  tendres  et  profondes  dont 
les  sentimens  ne  font  jamais  explosion,  mais  qui 
aiment  sans  ces  retom's  auxquels  les  afl'ections  hu- 
maines sont  sujettes.  Elle  tenait  de  sa  mère  la 
fierté,  la  résignation,  une  tendre  bienveillance  et 
une  parfaite  égalité  d'humeur;  mais  il  y  avait  en 
elle  le  germe  des  passions  que  ne  connut  jamais 
Louise,  et  une  secrète  mélancolie  qui  naissait 
peut-être  de  ses  souvenirs  d'enfance. 

Sa  beauté  reUétait  son  âme  ;  ses  yeux  noirs  et 


doux  avaient  une  indicible  expression  ;  quand  ils 
s'arrêtaient  sur  ceux  qu'elle  aimait,  leur  regard 
disait  davantage  que  les  plus  tendres  paroles.  Son 
esprit  était  fin,  étendu,  naïf  et  sérieux. 

Valentine,  l'autre  sœur,  était  divinement  belle, 
mais  d'une  beauté  qui  parlait  moins  au  cœur  et  à 
l'imagination  que  celle  de .  Mézélie.  Toutes  les 
pe  rfections  qui  peuvent  frapper  et  ravir  les  sen  s 
étaient  réunies  en  elle.  Elle  était  blonde,  et  ses 
yeux  bleus  couronnés  de  longs  sourcils  noirs  je- 
taient comme  une  flamme  mourante.  Elle  avait 
avec  la  gaîté  capricieuse  d'un  enfant,  la  coquet- 
terie glorieuse  et  satisfaite  d'une  jeune  fille  qui 
sait  qu'elle  est  belle  entre  toutes.  Son  caractère 
était  plein  de  ces  contrastes  qui  rendent  certaines 
femmes  si  charmantes  ;  il  y  avait  en  elle,  tout  à 
la  fois,  de  la  vivacité,  une  gracieuse  noblesse, 
une  adorable  bonté,  des  volontés  soudaines  et  te- 
naces. Sa  physionomie  avait  une  ravissante  ex- 
pression de  langueur  et  de  tendresse  ;  la  fierté 
naïve,  la  chaste  ignorance  de  son  cœur  se  révé- 
laient encore  dans  la  sérénité  de  son  regard; mais 
déjà  de  vagues  et  fugitives  impressions  avaient 
remué  cette  âme  encore  endormie  :  c'était  un 
ange  près  de  devenir  une  femme. 

Elle  se  souvenait  moins  que  Mézélie  de  leur 
première  enfance,  et  pour  elle  dona  Pepa  avait 
presque  remplacé  la  mère  qu'elle  avait  perdue. 

Souvent,  vers  le  déclin  du  jour,  les  deux  sœurs 
allaient  prier  dans  le  cimetière,  sous  le  bouquet 
de  cocotier  qui  ombrageait  la  sépulture  de  leur 
mère.  L'église  était  au  milieu  de  cette  en- 
ceinte où  l'on  ne  voyait  pas,  comme  dans  nos 
villes  d'Europe,  des  tombeaux  de  pierre  et  de 
marbre,  des  croix  noires  semées  de  larmes  blan- 
ches. Aucun  symbole  de  deuil  n'annonçait  qu'on 
foulait  la  terre  où  reposent  les  morts  ;  chaque  sé- 
pulture était  marquée  par  une  croix  de  roseaux 
sous  un  bouquet  d'arbres,  par  une  toufl'e  d'arbus- 
tes dont  les  fruits  et  les  fleurs  embaumaient  l'air. 
Les  enfans  et  les  pauvres  du  village  faisaient  la 
récolte  de  ce  champ,  où  la  piété  des  riches  habi- 
tans ne  revendiquait  d'autre  droit  de  propriété 
que  celui  de  s'y  faire  enterrer. 

Dona  Pepa  entrait  seule  à  l'église,  les  pieuses 
jeunes  filles  s'arrêtaientsur  la  tombe  de  leur  mère 
et  s'agenouillaient  en  se  tenant  par  la  main. 

Des  souvenirs  tristes  et  doux  se  mêlaient  tou- 
jours à  leurs  prières  ;  elles  se  rappelaient  leur 
enfance,  et  ce  visage  de  femme  pâle  et  soufliant 
qui  se  penchait  vers  elles  avec  amour.  Elles  se 
souvenaient  de  ce  regard  qui  si  souvent  se  tour- 
nait sur  elles  plein  de  larmes,  et  bientôt  leur  sou- 
riait consolé.  Elles  entendaient  encore  dans  leur 
cœur  cette  voix  qui  se  taisait  depuis  si  longtemps, 
et,  baignées  de  larmes,  elles  baisaient  la  terre 
sous  laquelle  reposait  leur  pauvre  mère. 

M"'  Charles  Revbal'd. 


AVEOTURES  D'ra  mm, 

RACONTÉES  PAR  LUI-MÊME. 

Comme  ces  oiseaux  de  passageque  nous  n'aper- 
cevons qu'aux  premiersjours  de  l'hiveret  du  prin- 
temps, les  Savoyards  ont  leurs  migrations  pério- 
diques. Dès  que  la  dernière  récolte  est  rentrée 
et  que  les  neiges  blanchissent  le  sominctUes  mo  Î! 


—  537  — 


tagnes,  les  enfans  des  familles  pauvres  vont  ail- 
leurs uiiliscr  les  mois  d'hiver,  et  courent  en  chan- 
tant après  la  fortune. 

J'avais  huit  ans  en  1820.  Je  quittai  mon  pays, 
comme  les  autres,  à  la  suite  d'une  troupe  de  mar- 
chands forains  qui  m'employèrent.  Dix  ans  s'é- 
coulèrent ;  dix  ans  remplis  de  peines  et  de  joies, 
et  durant  lesquelsje  fus  successivement  ramoneur 
et  saltimbanque;  groom,  valet  de  chambre,  factotum 
d'un  poète  qui,  depuis,  s'est  perdu  dans  la  politi- 
que ;  mousse  de  chambre  sur  un  navire  génois, 
et  coq  à  bord  d'un  navire  de  guerre.  A  dix- 
huit  ans,  j'avais  vu  les  trois  parties  de  l'ancien 
continent,  je  m'étais  moi-même  donné  le  peu 
d'éducation  que  je  possède,  et  ce  qui  était  le  plus 
beau  de  mon  affaire,  c'est  qu'à  force  de  garder 
une  poire  fwur  la  soif,  comme  disent  mes  ava- 
res compîitriotes,  j'étais  parvenu  à  coudre  dans 
ma  ceinture  pour  1 ,000  fr.  de  pièces  d'or. 

A  cet  âge  des  illusions,  j'étais  déjà  positif.  L'ad- 
versité, mon  inséparable  compagne,  me  montrait 
un  modeste  chalet  sur  le  penchant  de  ma  monta- 
gne, trois  arpens  de  terre  ombragés  de  châtai- 
gniers, comme  un  paradis  terrestre  où  mes  jours 
devaient  s'écouler  libres  et  heureux.  Mais  pour 
acquérir  ces  biens,  1,000  fr.  ne  me  suffisaient 
pas;  il  me  fallait  mille  écus.  Je  pris  donc,  pour 
y  arriver,  le  chemin  que  je  crus  être  le  plus  court 
et  c'était,  hélas  !  le  plus  long.  Or,  après  la  cam- 
pagne d'Alger,  que  je  venais  de  faire  en  qualité 
de  coq  ,  je  débarquai  à  Toulon,  d'où  je  partis 
immédiatement  pour  Marseille.  Là  j'espérais  trou- 
ver un  embarquement  plus  lucratif.  11  n'en  fut 
rien.  Je  me  vis  réduit  à  servir  les  maçons,  ou  à 
décrotter  les  boites  à  MM.  Méry  et  Barthélémy 
qui  habitaient  un  hOlel  de  mon  voisinage.  Puis, 
dans  mes  momcns  perdus,  tandis  qu'ils  faisaient 
des  satires  politiques,  je  faisais  des  complaintes  et 
des  drames  ou  mystères  tirés  de  l'écriture  sainte: 
les  complaintes  pour  les  colporteurs,  les  mystères 
pour  les  bateleurs  des  ports  qui  me  les  payaient 
/lO  francs,  plus  .)0  cent,  de  droit  d'auteur  par  re- 
présentation. Ces  bénéfices  littéraires  avaient  re- 
monté mon  pécule  au-delà  de  mes  modestes  es- 
pérances, lorsqu'une  circonstance  inattendue  vint 
faire  de  moi  un  marchand  de  sangsues. 

Un  dimanche  soir,  je  revenais  de  ma  prome- 
nade solitaire,  soupant  avec  un  morceau  de  pain 
et  lisant  les  pensées  de  Sénèquc.  Je  trouvai  aux 
allées  de  Meillian  une  lettre  décachetée,  écrite 
par  un  négociant  de  Uio-Jaiiciro.  Le  post-scrip- 
luiii  de  cette  lettre  était  ainsi  conçu  :  «  Un  arti- 
»cle  d'une  importance  incontestable  serait  des 
«sangsues;  si  vous  pouviez  m'en  envoyer  vingt 
«mille  pour  le  courant  de  juillet,  je  me  fais  bon 
»de  les  vendre  au  moins  300  reis  pièce.  » 

Trois  cents  reis  une  sangsue,  m'écriai-je  étonné, 
trois  ccnis  reis!!  J'ignore  quelle  est  la  valeur 
d'un  reis  ;  mais  qu'importe,  puisque  c'est  une 
bonne  affaire  pour  un  autre,  il  me  semble  ([u'elle 
peut  aussi  bien  l'être  pour  moi.  Plein  de  celte 
pensée,  je  cours  communiquer  mon  projet  à  deux 
Piémonlais,  marchands  de  cordes  à  insirumens, 
avec  lesquelsje  logeais,  et  qui,  l'un  et  l'autre,  ne 
manquaient  pas  de  connaissances  mercantiles  ; 
après  leur  avoir  fait  lecture  de  la  lettre,  nous  al- 
lâmes à  la  Bourse,  nous  informer  s'il  y  avait  des 
navires  en  charge  pour  nio  ;  un  seul  se  trouvait 
en  partance  ;  c'était  la   Circomtancc,  capit-aine 


Cernant  ;  nous  convînmes  avec  l'armateur  du  prix 
de  notre  passage,  et  du  fret  de  notre  marchan- 
dise ;  et  tandis  que  l'un  de  nous  s'occupait  à  met- 
Ire  nos  papiers  en  règle,  les  autres  achetèrent 
trois  futailles  de  Bordeaux;  ils  les  scièrent  en 
deux,  doublèrent  chaque  moitié  de  feuilles  de 
plomb,  les  remplirent  d'excellente  terre  où  10,000 
sangsues  vécurent  à  leur  aise  pendant  la  traver- 
sée; nous  avions  soin  de  les  arroser  d'un  verre 
d'eau  douce  chaque  jour,  et  d'extraire  des  vais- 
seaux celles  qui  étaient  mortes.  Cette  première 
partie  de  notre  chargement  étant  achevée,  nous 
achetâmes  divers  petits  ariicles,  telles  que  cein- 
tures de  soie,  boucles  en  chrysocalc,  boites  à  mu- 
sique, à  ouvrage,  le  tout  emballé  dans  une  malle 
à  effets  et  non  porté  sur  le  manifeste  ;  enfin  le  2 
mai  18.31,  cinq  jours  après  avoir  trouvé  la  lettre 
de  commission,  nous  mimes  à  la  voile  et  nous 
cinglâmes  vers  le  détroit. 

Je  m'abstiendrai  de  toute  narration  sentimen- 
tale ou  descriptive  sur  notre  traversée.  C'était 
une  véritable  navigation  de  dames. 

Le  25  juin,  poussés  pnr  les  venig  alises,  nous 
atteignîmes  l'équateur.  Vers  le  soir  de  ce  même 
jour,  après  plusieurs  variations,  la  brise  tomba 
tout  a  coup  et  nous  étreignit  dans  les  réseaux  du 
plus  insipide  calme  plat.  Le  lendemain,  pas  un 
souille  de  vent  ne  tempérait  la  chaleur  étouffante 
qui  pesait  sur  nous  comme  un  plomb;  les  voiles 
battaient  les  mâts,  et  elles  eussent  éié  immobiles 
si  la  mer  qui  était  encore  agitée  ne  leur  eiit  im- 
primé une  légère  oscillation  ;  mais  bientôt  tout 
l'horizon  devint  d'une  sérénité  désespérante,  et 
par  cette  latitude  qui  se  réduit  à  zéro,  il  était  fa- 
cile de  prévoir  que  notre  séjour  au  milieu  de 
l'Océan  se  prolongerait  de  quelques  semaines. 

En  effet,  un  moiss'écoula  sans  produire  le  moin- 
dre changement  atmosphérique.  La  mer  était  unie 
comme  un  miroir,  et  pas  un  nuage  n'altérait  l'a- 
zur du  ciel  :  quand  donc  aurons-nous  une  bonne 
petite  brise?  étaient  les  paroles  que  l'on  s'adres- 
sait le  matin  et  que  l'on  répétait  le  soir  ;  mais 
plus  que  l'équipage  et  les  autres  passagers ,  mes 
associés  et  moi  nous  eussions  voulu  voir  venter  à 
rompre  les  écoutis.  Notre  peine  était  grande  lors- 
qu'il nous  fallait  voir  se  fermer  la  paupière  de 
nos  pauvres  bêtes;  faute  d'une  quantité  d'eau  suffi- 
sante, elles  mouraient  et  suçaient  ainsi  nos  béné- 
fices comme  des  sangsues  qu'elles  étaient.  Cepen- 
dant chacun  de  nous  savait  se  résigner  ;  nous 
comprenions  parfaitement  ce  proverbe  populaire: 
cent  écus  de  chagrin  ne  paient  pas  deux  liards  de 
dettes  ;  et  nous  attendions  philosophiquement  que 
messieurs  les  chérubins  à  la  face  bouffie  voulus- 
sent bien  nous  permettre  de  prendre  congé  du 
pvrc  la  Ligne,  quand  une  victime  se  présenta 
pour  nous  les  rendre  propires. 

Le  trente-deuxième  jour  de  ce  maudit  calme, 
le  répertoire  des  récréations  du  bord  étant  épui- 
sé, le  capitaine  jugea  à  propos,  pour  divertir  son 
monde,  de  renouveler  ces  saturnales  connues  sous 
le  nom  de  fêle  tropicale  et  que  l'on  ne  célèbre 
plus  guère.  Ce  ne  fut  donc  que  par  pur  passe- 
temps  que  matelots  et  passagère  s'affublèrent 
comme  ils  pureni  d'un  costume  grotesque,  afin  de 
jouer  le  rôle  (pii  leur  était  personnellement  as>i- 
gné  et  de  se  faire  baptiser  s'il  y  avait  lieu.  Or, 
pour  rendre  le  spectacle  plus  diveriissani,  au  lieu 
du  baquet  (l'us;iiie,  notre  officieux  capiiaiiic  ima- 


gina de  faire  poser  une  bonnette  hors  le  bord, 
de  manière  à  former  un  vaste  réservoir  inaccessi- 
ble aux  voraces  habitans  de  l'Océan,  et  qui  put 
servir  de  bénitier. 

A  cet  effet,  deax  coins  de  cette  voile  furent 
amarrés  aux  lisses  de  bâbord,  et  les  deax  autres 
étaient  soutenus  par  des  manœuvres  qui  allaient 
se  bosser  aux  vergues  du  grand  mât  de  misaine  ; 
une  gueuse  qu'on  jeta  au  fond  de  ce  bain  inso- 
lite faisant  tendre  la  bonnette,  en  formait  un  vaste 
bassin  où  tout  individu  qui  n'avait  jamais  passé 
l'équateur,  après  avoir  été  préalablement  rasé 
avec  un  sabre  de  bois,  était  immédiatement  lancé. 
Déjà  plusieurs  passagers  avaient,  ainsi  que  moi, 
sauté  par  dessus  le  bord.  Quand  l'un  de  mes  as- 
sociés ,  forcé  de  recevoir  le  baptême,  soit  pour 
montrer  sa  bravoure,  ou  soit  quU  trouvât  Tim- 
mersion  du  bénitier  par  trop  prosaïque,  s'échappa 
des  mains  du  barbier,  escalada  les  haubans,  s'a- 
vança jusqu'au  bout  de  la  vergue  de  misaine,  et 
avant  qu'on  pût  deviner  son  intention,  fit  le  plus 
beau  plongeon,  tête  en  avant,  que  j'aie  jamais  vu 
de  ma  vie,  11  n'était  pas  encore  remonté  à  la  sur- 
face, qu'un  mousse  accoutré  en  diabloiin,  gamba- 
dant sur  le  gui  de  la  brigantine,  vit  un  épouvan- 
table requin  que  la  chute  du  piémontais  venait 
sans  doute  d'attirer;  il  s'avançait  majestueuse- 
ment jusqu'à  l'endroit  où  reposait  le  malheureux 
Cagnasso  qui,  n'ayant  pas  plutôt  ouvert  les  yeui, 
se  trouva  face  à  face  avec  ce  redoutable  seigneur 
des  eauï.  Cependant,  au  cri  de  :  «  un  requin!  i 
jeté  par  le  mousse  qui,  de  la  main,  montrait  l'a- 
nimal, la  cérémonie  fut  suspendue,  et  tout  le 
monde  vint  se  ruer  sur  le  gaillard  d'avant  ;  chacun 
suivait  des  yeux,  dans  une  anxiété  mêlée  de  ter- 
reur, les  mouvemens  du  formidable  poisson  et  de 
son  frêle  antagoniste. 

Je  ne  crois  pas  qu'un  naufrage  inévitable  eut 
produit  une  consternation  pareille  à  celle  qui 
éiait  peinte  en  ce  moment  sur  tous  les  visages. 
Celait  une  scène  horrible  que  de  voircc  tigre  des 
mers,  escorté  de  ses  deux  éternels  pilotes,  s'a- 
vancer, reculer,  aiguisant  ainsi  son  appétit  sur 
sa  prise,  pour  la  mieux  dévorer.  .\  peine  mon 
imprudent  associé  eut-il  connaissance  du  danger, 
qu'il  voulut  rejoindre  la  bonnette,  mais  l'animal 
ne  lui  permit  pas  ce  moyen  de  retraite  qui,  d'ail- 
leurs, n'eût  pu  lui  servir,  car  le  requin  n'atten- 
dait que  le  moment  où  il  sortirait  de  l'eau  pour  le 
diivorer.  Dans  celte  cruelle  posiuon.  mon  Pié- 
monlais garda  le  plus  admirable  sang-.'roid  ;  déjà 
côie  à  côte  avec  le  requin,  il  avait  fait  le  tour  du 
navire,  sans  qu'on  eût  pu  trouver  les  moyens  de 
le  sauver;  toutefois,  on  allait  mettre  le  canot  à  la 
mer,  quand  le  maitiv  d'équipage,  encore  couvert 
des  oripeaux  du  Nepiune  improvisé,  jetant  de 
côté  sa  tunique  et  son  trident,  s'élança  d'un  bond 
sur  la  vergue  du  grand  mât  et  affala  à  la  mer  un 
bout  de  manœuvre  passé  dans  la  poulie  d'em- 
poiniure.  Il  dit  au  paatre  diable  de  s'amarrer 
fortement  sous  les  aisselles,  qu'on  .allait  lo  hisser, 
ce  qu'il  fil  fort  habilement,  car  malgré  la  fatigue 
qui  devait  énerver  ses' membres,  il  eut  encore  la 
précaution  de  faire  un  nœud  à  la  corde  à  un  pio<l 
au-dessus  de  sa  tête,  afin  de  la  g.irantir  du  choc 
de  la  vendue.  Puis,  ponant  ses  regards  sur  le  re- 
quin qui  semblait  l'épier,  il  s'écria  :  Enlevez  l  ei 
tiois  hommes  tenant  l'autre  bout  de  la  manœuvre 
se  liiissèrcnl  tombercn pagaie  du  hautdc  la  huné, 


—  538  — 


au  risiiuo  tic  se  rompre  les  jambes  sm-  le  pont. 
Ainsi,  en  moins  de  deux  secondes,  celte  trijjie 
force  l'enleva  à  trente-cinq  pieds  au-dessus  du  ni- 
veau tic  la  mer.  Eli  bien  !  ma'grâ  la  rapidité  de 
cette  ascension,  il  fut  atteint.  Je  vis  le  monstre  se 
pentlicr  sur  le  côté,  ouvrir  une  large  gueule  gar- 
nie de  trois  rangs  de  dents  triangulaires,  s'élan- 
cer hors  de  son  élément  dans  une  ligne  verticale, 
tenir  les  trois  hommes  eu  écjuilibre  pendant  une 
seconde,  retombi'r,  et  nous  ne  vîmes  plus  sus- 
pendu il  la  drisse  qu'un  corps  mutilé  dont  les  en- 
trailles pendaient  le  long  de  la  jambe  droite  :  la 
gauche  avait  été  coupée  ! 

Deuv  lieures  après,  il  expira. 

Pauvre  Cagnasso!  mon  autre  associé  et  moi 
nous  le  regrettâmes  sincèrement;  non  parce  qu'il 
venait  de  nous  faire  ses  héritiers,  mais  parce  qu'il 
était  vraiment  un  bon  et  jovial  compagnon. 

Quelle  bizarrerie  !!  on  eût  dit  que  ce  malheur 
devait  nous  porter  bonheur  :  le  soir  même  nous 
eûmes  du  vent. 

Cumme  dans  toutes  les  villes  d'Espagne  et  de 
Portugal,  à  l'.io,  les  perruquiers  ont  encore  le 
privilège  de  pratiquer  les  saignées  et  de  poser  les 
sangsues.  Celle  coutume  quej'ignorais,  je  l'appris 
aussitôt  que  nous  lûmes  entrés  dans  la  baie  et 
que  la  députaliou  sanitaire  nous  eût  rendu  sa  vi- 
site. Le  canot  de  la  santé  s'éiait  h  peine  éloigné 
que  nous  \imes  approcher  celui  de  la  douane, 
suivi  d'une  foule  innombrable  de  pirogues  :  ces 
embarcations  n'étaient  montées  que  par  un  blanc 
et  un  noir  qui  les  manœuvraient.  Dès  que  les  pré- 
posés furent  descendus  dans  la  chambre,  je  vis 
s'élancer  des  pirogues  sur  le  pont  une  vingtaine 
de  barbiers  qui  nous  crièrent  tous  à  la  fois  :  «  Se- 
nor  vende  se  biclias  de  sangc'?  »  Ces  messieurs 
ont-ils  des  sangsues  à  vendre  ?  Jious  nous  gardâ- 
mes bien  de  répondre  avant  que  les  préposés  se 
fussent  éloignés  ;  mais  nous  primes  l'adresse  de 
ces  futurs  acquéreurs  dont  l'allluence  nous  lit  au- 
gurer que  la  vente  de  nos  sangsues  serait  lucra- 
tive et  facile. 

La  première  chose  que  nous  jugeâmes  à  propos 
de  faire  en  mettant  pied  à  terre,  fut  de  chercher 
un  entrepôt  où  nous  pussions  déposer  nos  mar- 
chandises, que  nous  ne  pouvions  débarquer  que 
partiellement  et  à  l'insu  d'un  douanier  qui  veillait 
à  ce  que  rien  ne  sortit  du  navire  sans  un  permis 
de  la  douane.  Nous  trouvâmes  ce  local  dans  la 
maison  d'un  italien  que  mon  associé,  réfugié  po- 
htique,  reconnut  pour  être  undeses  compagnons 
d'exil  :  cet  homme  qui  était  au  Brésil  depuis  quel- 
ques années,  où  il  vivait  de  contrebande,  nous 
donna  toutes  les  inslructions  nécessaires  pour 
frauder  les  droits  de  sa  majesté  brésilienne,  et  ce 
fut  à  son  expérience  que  nous  dûmes  l'entier  suc- 
cès du  débarquement  de  nos  marchandises. 

Comme  je  pense  que  le  lecteur  se  soucie  fort 
peu  que  je  l'initie  au\.  mystères  de  la  vie  mercan- 
tile, il  sullira  que  je  lui  dise  qu'après  avoir  couru 
chez  tous  les  barbiers  de  la  ville  à  qui  nous  por- 
tions nos  échantillons  dans  une  vessie,  nous  par- 
vînmes à  vendre  nos  sangsues  au  prix  assez  élevé 
d'un  contos  de  reis  (5,000  fr.)  ;  elles  ne  nous 
avaient  coûté  que  1,500  fr.,  non  compris  les  pe- 
tits frais  d'entretien  et  lepassage,quifut  de  250  fr. 
chacun,  c'était  donc  près  de  3,000  fr.  de  béné- 
fice. C'était  encourageant  !  Quant  à  notre  paco- 
tille d'objets  de  fantaisie,  nous  ne  pûmes  la  ven- 


dre à  Rio  :  cette  ville,  dont  plusieurs  rues  sem- 
blent ne  former  qu'un  vaste  baz;\r,  est  mieux  as- 
sortie en  ces  sortes  d'ohjeis  que  nos  villes  manu- 
facturières d'Europe  ;  il  eût  fallu,  pour  en  cU'ec- 
luer  la  Vente,  avoir  recours  aux  courtiers  de  com- 
merce, qui  exigeaient  un  bénélîce  plus  consiilrra- 
ble  que  le  nôtre  :  ce  n'était  pas  là  notre  affaire. 
Notre  hôte  l'Italien,  à  qui  nous  nous  adressâmes, 
\intencoreà  notre  aide;  il  nous  conseilla  d'aller 
faire  une  tournée  dans  l'intérieur,  nous  traça  un 
itinéraire  qu'il  avait  lui-même  suivi  l'année  précé- 
dente, nous  assura  qu'avec  de  la  patience,  du 
courage  et  une  conscience  tant  soit  peu  laige, 
nous  ne  pouvions  manquer  de  réussir.  Ce  conseil 
ne  me  déplut  point;  car,  indépendamment  des 
avanta^'es  qu'il  semblait  devoir  nous  procurer, 
mon  caractère  aventureux  s'accommodait  parfai- 
tement d'un  pareil  genre  de  vie.  Nous  complétâ- 
mes donc  notre  pacotille  de  quincailleries,  de 
menues  merceries  ;  nous  la  classâmes  par  ordre 
dans  deux  boîtes  à  compartimcns,  et  nous  nous 
mimes  en  campagne  jiar  un  soleil  auquel  nos 
tempéramens  eurent  bien  delà  peine  à  s'habituer. 
Ce  nouvel  état  me  parut  d'abord  diiricile,  surtout 
lorsqu'il  fallait  faire  valoir  nos  marchandises  dans 
les  habitations  (fashendu)  où  l'on  ne  nous  com- 
prenait pas.  Cependant,  avec  le  secours  de  ce  que 
j'avais  de  latin,  de  provençal  et  d'itùlicn,  je  par- 
vins bicnlôt  àm'exprimer  en  portugais;  rarement 
il  m'arrivait  de  n'être  pas  compris. 

Depuis  deux  mois,  nous  voyagions  ainsi  de 
bourgade  en  bourgade,  portant  nous-mêmes  nos 
marchandises  et  bravant  le  préjugé  du  pays  qui 
voue  au  mépris  loiU  blanc  qui  s'avilit  à  porter  un 
objet  quelconque.  Un  jour,  nous  allions  d'7/na- 
Granda  à  SaiHa-Maria,  le  chemin  sur  lequel 
nous  marchions  était  sablonneux  et  rendait  notre 
marche  pénible.  Le  soleil  était  au  zénith  ;  une 
chaleur  suilbcante  nous  accablait,  et  pas  le  plus 
léger  souffle  de  vent  pour  nous  rafraîchir,  ni 
même  assez  d'ombre  pour  nous  mettre  à  l'abri  des 
rayons  de  feu  qui  nous  dévoraient  ;  il  ne  man- 
quait cependant  pas  d'arbres,  mais  les  furets  qui 
bordaient  le  chemin  étaient  si  compactes  ;  les  lia- 
nes, les  arbustes  enlacés  les  uns  aux  autres  for- 
maient une  haie  tellement  impénétrable,  qu'à 
peine  pouvions-nous  y  passer  le  bras;  s'il  nous 
arrivait  parfois  de  trouver  une  ouverture  assez 
large  pour  que  nous  pussions  y  entrer,  des  myria- 
des d'insectes  nous  forçaient  bientôt  d'en  délo- 
ger. Enfin,  au  milieu  du  jour,  après  avoir  marché 
six  heures,  courbés  sous  notre  fardeau,  nous  ar- 
rivâmes sur  le  bord  du  ruisseau  des  Singes  (rios 
dos  Macacos] ,  où  nous  nous  endormîmes  à  l'om- 
bre d'un  immense  bananier. 

Je  sommeillais  depuis  longtemps,  lorsqu'un 
bruit  étrange,  qui  ressemblait  assez  à  un  grogne- 
ment de  porc,  me  réveilla.  J'appelai  mon  com- 
pagnon pour  nous  remettre  en  route  ;  ne  voyant 
que  sa  balle  à  la  place  où  il  s'était  endormi,  je  me 
levai,  fis  quelques  p  is  vers  le  ruisseau,  où  je  l'ap- 
pelai avec  force  ;  alors,  du  milieu  d'un  buisson  de 
roseaux  dont  l'une  des  moitiés  croissait  dans  le 
marais,  un  cri  étouffé,  un  râle  me  répondit.  Je 
m'avançai  et  je  vis  un  énorme  caïman  marchant 
à  reculons,  entraînant  à  l'eau  mon  malheureux 
camarade,  et  qui  disparut  dès  qu'il  m'aperçut. 
Mon  pauvre  ami  ne  donnait  plus  aucun  signe  de 
vie.  Sa  tête  était  horriblement  fra  cassée  et  ses 


deux  pieds  coupés  comme  s'ils  eussent  été  tran- 
chés avec  une  hache.  Sa  mort,  qui  eût  été  la 
mienne,  si,  comme  lui,  j'eusse  éié  le  plus  rappro- 
ché du  ruisseau,  fit  sur  moi  une  telle  impression, 
que  je  restai  plus  d'une  heure  à  regarder  ce  cada- 
vre sans  être  capable  de  prendre  la  moindre  réso- 
lution. Cependant  la  nuit  qui  approchait  me  fit 
penser  à  ma  propre  conservation,  et  je  me  décidai 
à  me  remettre  en  route  ;  mais,  avant  que  de  m'é- 
loigner,  je  lis  glisser  les  restes  de  mon  ami  dans 
un  petit  ravin  (après  les  avoir  dépouillés  d'une 
ceinture  qui  conienail  10  onces  d'or)  ;  je  les  cou- 
vris avec  quelques  feuilles  de  bananier  sur  les- 
quelles je  jetai  un  peu  de  terre;  je  liai  sa  balle  à 
la  mienne,  et  je  m'éloignai  de  ce  lieu  fatal,  répé- 
tant plusieurs  fois  cette  exclamation  :  «  Pauvre 
Fenoglio  !  » 

Si  l'or  de  l'infortuné  me  consola  un  peu  de  sa 
perle,  cet  événement  n'en  remua  pas  moins  mon 
cœur  de  Banian.  Par  ce  coup,  mes  espérances  de 
fortune  firent  place  à  de  sérieuses  inquiétudes. 
J'étais  tellement  démoralisé,  que  j'eus  d'abord  le 
dessein  de  m'en  retourner  directement  à  Rio  ;  si 
je  ne  pris  pas  ce  parti,  c'est  que  dix  milles  me 
séparaient  encore  d'Ilna-Granda,  et  que  ma  dou- 
ble charge  qui  pesait  un  quintal  métrique  ne  me 
pcrmetiait  pas  de  les  franchir  dans  la  soirée.  Je 
continuai  donc  ma  roule,  et  malgré  tout  mon 
courage  je  ne  pus  atteindre  une  habitation.  Cette 
même  nuit,  je  la  passai  à  la  belle  étoile,  sans 
pouvoir  fermer  l'œil,  tant  les  rugissemens  des  ja- 
guars et  les  piqûres  des  moustiques  me  causaient 
de  mal  et  de  frayeur. 

Le  lendemain  étant  arrivé  à  Santa-Maria,  je  me 
hâtai  d'y  vendre  ma  quincaillerie  afin  de  m'alléger 
de  ce  poids.  J'y  échangeai  aussi  une  grosse  de 
cordes  à  instrumens  de  défunt  mon  associé,  con- 
tre une  livre  de  poudre  d'or;  et,  continuant  ma 
tournée  par  Saint-Paul,  vendant  mes  aiguilles  et 
mes  rubans,  j'arrivai  à  Rio  avec  une  valeur  in- 
trinsèque de  6,500  fr.,  somme  dontje  me  propo- 
sais de  restituer  la  moitié  aux  parens  de  Fenoglio, 
si  jamais  je  parvenais  à  faire  fortune. 

Si  en  ce  moment  la  sagesse  fût  venue  un  seul 
instantà,  mon  aidejeme  serais  de  suite  rembarqué 
pour  la  France  avec  quelques  tonneaux  de  denrées 
tropicales  dont  l'impoitalion  eût  probablement 
doublé  ma  fortune;  mais  fortune  et  sagesse  ne 
voulaient  pas  s'entendre  à  l'égard  d'une  tète  aussi 
folle  que  l'était  la  mienne. 

Donc,  au  lieu  d'aller  en  Savoie  bâtir  cet  ermi- 
tage, songe  doré  de  mes  jeunes  années,  je  cons- 
truisais (!es  châteaux  en  Espagne.  Dès  le  soir  de 
mon  arrivée,  j'allai  revoir  l'Italien  mon  ancien 
hôte,  je  lui  racontai  la  mort  de  Fenoglio,  comme 
celui-ci  lui  racontait  naguère  celle  de  Cagnasso  ;  le 
contrebandier  me  parut  plus  charmé  du  succès 
de  mes  affaires  que  pénétré  de  1  a  mort  de  son 
ami.  Après  force  félicitations,  il  me  conseilla  de 
m'embarquer  avec  lui  sur  un  navire  chilien,  frété 
pour  Cobija  (Bolivia),  et  dont  il  avait  obtenu  la 
place  de  subrecargue.  Je  souscrivis  avec  enthou- 
siasme à  cette  proposition.  J'avais  lu  les  Incas  de 
Marmontel,  je  voulus  voir  ces  Péruviens  dont 
mon  imagination  était  aussi  frappée  qu'elle  l'était 
lorsqu'à  l'âge  de  quatorze  ans,  j'allais  ramonant 
les  cheminées  des  villages  du  Gard,  cherchant, 
VE.slelte  de  Florian  à  la  main,  le  fertile  vallon  de 
Remislan,  dans  un  pays  desséché  parle  mistral. 


—  339 


J'achetai  sur  rade,  et  secondé  par  mon  nouvel 
associé,  trois  balles  d'étoiles  de  la  fabrique  an- 
glaise, que  nous  transbordâmes  pendant  la  nuit, 
au  risque  de  nous  faire  emballer  nous-mêmes 
par  les  préposés  de  la  patacbc.  Je  pris  mes  pa- 
piers chez  le  consul,  où  ma  qualité  de  négociant 
fut  officiellement  reconnue  ;  j'échangeai  mon 
dernier  billet  de  200,000  reis  pour  200  belles 
piastres  d'Kspagne,  et,  quelques  jours  après, 
nous  mîmes  à  la  voile  le  rap  au  S.  S.  E. 

Il  est  plus  que  probable  que  jamais  le  briganlin 
Chilien  n'avait  porté  un  équipage  aussi  insolite 
que  le  nôtre,  depuis  que  sa  quille  labourait  le 
grand  pré.  Le  capitaine  nommé  Kinson  était 
Anglais  :  il  avait  commandé  un  navire  delà  Com- 
pagnie des  InJcs-Orieniales,  et  je  ne  saurais  vous 
dire  pour  quel  motif  il  avait  été  cassé.  A  la  veille 
d'être  jugé  par  une  cour  martiale,  il  s'échappi 
des  prisons  du  cap,  et  s'embarqua  pour  Valparaiso, 
où  il  obtint  le  commandement  du  Condor.  Le 
second  était  Océanien,  c'est-à-dire  Hollando-Ma- 
lais,  né  dans  l'une  des  petites  îles  qui  avoisinent 
Java  :  il  s'embarqua  jeune  encore  sur  une  cor- 
vette de  guerre  nécrliindaise  en  station  à  Soura- 
baya,  navigua  bon  nombre  d'années  sous  divers 
pavillons,  apprit  presque  toutes  les  langues  eu- 
ropéennes dont  il  parlait  la  plupart  avec  facilité, 
vint  en  dernier  lieu  à  Rio,  où  le  consignataire  du 
Condor  le  donna  pour  Ueutcnant  au  capitaine 
Kinson,  et  cela  sans  trop  connaître  ses  antécé- 
dens,  et  sanslui  faire  passer  l'examen  de  rigueur, 
examen  qui,  mathématiquement,  eût  prouvé  qu'il 
n'avait  pas  idée  de  son  nouveau  métier.  Cet  autre 
Christian  Rack,  malgré  son  étonnante  mémoire, 
était  incapable  de  faire  un  calcul  de  latitude  ;  la 
faculté  de  retenir  des  mots  était  la  seule  qu'il  pos- 
sédât. Quoique  son  front  fût  très  élevé,  il  avait 
une  organisation  si  peu  apte  à  la  méditation,  que 
le  capitaine  ne  put  jamais  lui  faire  comprendre 
la  valeur  d'un  logarithme.  Cependant  il  faisait  son 
point.  Le  maîire  d'équipage  était  Languedocien, 
matelot  dans  toute  l'acception  du  terme,  et  qui 
n'avait  d'autre  éducation  que  la  connaissance 
sommaire  des  notes  de  musique,  art  pour  lequel 
il  avait,  disait-il,  une  vocation  décidée.  Enfin, 
les  douze  hommes  d'équipage,  engagés  tant  h  Val- 
paraiso qu'à  Rio,  étaient  les  uns  Danois,  Péruviens, 
les  autres  Hollandais,  Rrésiliens,  Anglais,  etc. 

Les  langues  de  toutes  ces  nations  que  l'on  par- 
lait à  bord,  n'étaient  guère  propres  à  prolonger 
les  causeries  du  soir  ;  mais  la  manœuvre  ne  souf- 
frait nullement  des  malentendus  qui  pouvaient  en 
résullcr;  tous  ces  aventuriers  déserteurs  des 
navires  de  gutrre  de  leur  patrie,  et  qui,  selon 
leurs  expressions,  voulaient  naviguer  librement, 
étaient  d'evcellens  marins.  Et  si  le  commande- 
ment qui  se  faisait  en  anglais  n'était  pas  toujours 
compris,  ils  y  suppléaient  par  l'habitude  et  la  pra- 
tique; enfin,  un  nègre  pour  cuisiner,  et  son  fils 
jeune  moussillon  éveillé,  formaient  le  complé- 
ment de  cet  équipage  hétérogène. 

Ce  fut  le  28  mars  IS'ii  que  nous  doublâmes  le 
cap  Ilorn  ;  là  pour  la  première  fois,  je  me  trou- 
vai en  face  de  ces  montagnes  d'eau  que,  jus- 
qu'alors, je  n'avais  vues  que  dans  les  relations  de 
voyages.  Le  tableauqui  s'olïrità  nos  yeux  pendant 
quelques  jours  était  si  terriblement  grandiose, 
que  je  medemande  encore  aujourd'hui  comment 
il  se  fait  que  la  vieille  carcasse  du  Condor  n'ait 


pas  sombré  au  milieu  de  cette  mer  qui  lui  battait 
les  lianes. 

Il  y  avait  cinq  jours  que  nous  avions  reconnu 
l'archipil  deChiloc.  Nous  naviguions  par  une  faible 
brise,  le  caj)  au  nord-quart-nord  ouest,  toutes 
voiles  ft  bonnettes  dehors,  lorsque  nous  aper- 
çûmes à  l'horizon  l'île  Juan-Fcrnandez,  mince  et 
noire  comme  un  nuage  dense.  Le  temps  était 
superbe  et  la  mer  tranquille,  nous  continuâ'.nes 
noire  route  jusqu'à  un  ;  dislance  de  trois  milles 
des  récifs  invisibles  qui  ceignent  la  côte  où  nous 
nous  arrêtâmes,  et  où  la  nuit  nous  surprit.  On 
allait  se  disposer  à  louvoyer  en  attendant  le  jour, 
quand  le  Condor  masqua  tout  à  coup.  Dans  une 
lafale  imprévue,  les  vents  sautèrent  de  l'ouest- 
quart-nord  ouest  à  l'cst-quart-sud-est.  Ici,  notre 
petit  équipage  fut  mis  à  une  rude  épreuve,  car 
l'ouragan,  dans  ses  acerbes  variations,  lui  donna 
tant  de  fil  à  relordre  que  la  manœuvre  qu'il  exé- 
cuta eût  fait  honneur  à  un  brick  de  guerre.  Mal- 
heureusement le  navire  éiait  alors  engagé  dans 
cet  espace  triangulaire  formé  par  les  îles  Juan- 
Fernaudfz,  Coat  et  Massafuera.  Les  vents  qui,  en 
trois  heures,  avaient  fait  le  tour  du  compas,  ne 
nous  laissaient  jamais  assez  de  largues  pour  sortir 
de  ce  mauvais  pas.  Ce  ne  fut  donc  qu'après  avoir 
épuisé  toutes  nos  ressources  que  nous  mîmes  à 
la  cape  ;  mais  bientôt  la  tempête  devint  si  violente, 
elle  soulevait  de  telles  masses  d'eau  qu'il  fallut 
fuir  devant,  sans  quoi  le  pauvre  Condor  se  serait 
vu  dépecé  en  morccau\  par  cette  meute  de  flots. 
Hélas  !  il  n'eut  pas  un  tombeau  aussi  digne  de 
lui,  le  noble  Cliiii;  l'Océan  n'eut  pas  la  gloire  de 
le  vaincre  !  Les  fiots  qui  s'étaient  déferlés  avec 
tant  de  furie  sur  ses  œuvres  vives,  courroucés  de 
son  opiniâtreté,  le  lancèrent  sur  les  bri^ans  de 
Juan-Fernandez;  bk'ssé  mortellement,  il  mourut 
comme  un  brave,  non  sur  un  lit  de  lauriers,  mais 
sur  un  banc  de  coraux. 

Il  est  facile,  même  à  celui  qui  n'a  jamais  navi- 
gué, de  se  faire  une  idée  des  scènes  qui  se  passè- 
rent à  bord,  depuis  une  heure  du  m.ain  jusqu'à 
l'instant  où  le  jour  vint  éclairer  nos  faces  conster- 
nées. Qu'on  se  représente  d'abord  douze  hommes 
se  coucher  forcément  sur  le  pont,  dès  que  le 
navire  talonna  ;  huit  se  relever  et  se  tenir  au\ 
chevilles,  t.indis  que  les  quatre  auires  allèrent  se 
brisser  la  tête  contre  les  lisses  de  tribord,  côté 
sur  lequel  le  Condor  voulut  rendre  le  dernier 
soupir.  Qu'on  se  présente  un  capitaine  au  déses- 
poir, s'arrachant  les  cheveux,  se  tord.ant  les  bras, 
courant  stu-  le  pont,  braillant  ciiiinnc  un  insensé, 
sans  que  sa  voix  puisse  se  faire  entendre  ;  la  tem- 
pête criait  plus  fort  que  lui.  Qu'on  se  représente 
enfin  le  linguiste  javanais  emporté  par  une  vague 
au  moment  où  il  larguait  la  drisse  du  petit  foc 
seule  voile  que  nous  eussions  dehors  ;  le  limo- 
nier maudissant  Dieu  et  le  dial>li-  près  de  la  barre 
du  gouvernail  ipii  venait  de  l'aplatir  contre  uue 
paroi,  et  expirant  dans  des  soull'ranccs  atroces  ; 
alors  on  aura  une  idée  assez  exacte  de  ce  que  j'ai 
vu  le  1"  mai  1832,  et  de  ce  que  je  ne  voudrais 
pins  revoir,  quand  on  me  donnerait  la  plus  belle 
pacotille  du  monde. 

L'ouragan  continuait.  Dès  que  lejour  commen- 
ça à  poindre,  voyant  l'impossibilité  de  relever  le 
navire,  nous  nous  réunîmes  pour  mettre  la  cha- 
loupe à  la  mer  et  opérer  notre  salut.  A  peine 
l'embarcalion   fut-elle  decelléc  que  je  m'esqui- 


vai, tandis  que  l'on  préparait  les  palans,  et  des- 
cendis dans  la  chambre  pour  prendre  mon  sac  de 
piastres  que  j'espérais  sauver  avec  moi.  Arrivé 
sur  le  carré  où  déjà  l'eau  pénétrait  par  la  cale, 
j'allais  entrer  dans  ma  cabine,  quand  je  me  sentis 
arrêter  par  une  main  de  fer,  et  dont  le  proprié- 
taire, mon  associé  le  subrécargue,  car  c'était  lui, 
me  dit  avec  un  affreux  ricanement.  «  Ah  !  maudit 
Savoyard  !  lu  ne  sauveras  ni  toi  ni  ton  argent!  « 
Je  mereiournai,  et  quoique  la  clarté  qui  pénétrait 
par  laclaire-voie  fût  encore  bien  indécise,  je  n'en 
vis  pas  moins  briller  la  lame  d'un  poignard  qui 
probablement  allait  se  loger  dans  une  de  mes 
côtes,  si  en  ce  moment  le  cadavre  de  notre  pauvre 
bâiimcnt  n'eût  exécuté  un  double  mouvement 
de  bascule  imprimé  par  l'action  d'une  lame  et  qui 
envoya  le  Milanais  rouler  à  l'autre  bord  du  carré. 
Exaspéré  et  voulant  mettre  ce  traître  dans  l'im- 
possibilitéderecommcncersatentaiive.je  m'élançai 
sur  lui  avant  qu'il  ne  se  fût  relevé  ;  déjà  je  le 
serrais  d  ■  près  lorsqu'une  seconde  vagu.;  plus  ter- 
rible que  la  première  tomba  sur  le  pont  comme 
une  boaibe  qui  s'y  serait  crevée,  brisa  le  capeau 
de  l'escalier,  le  vitrage  de  la  claire-voie  et  péné- 
tra à  grands  flots  dans  la  chaiubre.  J.'  crus  mon 
dernier  instant  arrivé  !  Je  là  liai  mon  antagoniste 
avec  l'intention  de  remonter  au  plus  vite;  mais 
lui  ne  voulait  pas  me  quitter  vivai)L  Alors,  rou- 
lant dans  quatre  pieds  d'eau,  eut  Heu  un  combat 
dont  le  Savoyard,  quoique  le  phi;  peut,  demeura 
vainqueur  ;  la  noyade  et  la  strangulation,  tel  fut 
le  genre  de  mort  de  mon  troisième  associé. 

Cinq  minutes  s'étaient  h  peine  écoulées  depuis 
que  j'étais  descendu  lorsque,  plein  de  trouble,  je 
remontai  sur  le  pont;  je  n'y  retrouvai  plus  âme 
qui  vive.  Pourtant,  j'avais  calcnlé  que  dix  minutes 
n'étaient  pas  saflisantes  pour  amarrer  les  palans 
et  mettre  l'erin/di cation  à  la  mer;  je  pensai  donc, 
et  avec  raison,  que  la  première  \a^uequi  m'avait 
sauvé  du  poignard  avait  été  mortelle  à  tout  l'équi- 
page. Rien  n'était  resté  sur  le  pont,  cuisine, 
chaloupe,  hommes,  tout  avait  disparu  ;  je  ne  vis 
plus  qu'une  cage  à  poules  qui  n'était  encore  qu'à 
peu  de  distance  du  navire,  et  que  le  flot  poussait 
à  terre. 

J'étais  livré  à  mes  réflexions  lorsqu'un  horrible 
craquement  de  la  quille  me  déchira  le  cœur 
comme  si  j'avais  été  moi-même  u.artyrisé  par  le 
supphce  qui  brisait  les  côtes  du  Condor.  Il  s'af- 
failjlissait  et  se  fendait  en  plusieurs  endroits.  Je 
ne  savais  quelle  résolution  prendre  :  cramponné 
dans  les  enûéchures  d'un  hauban.  île  l'œil  je  ca- 
ressais la  terre  qui  ne  me  semblait  pas  être  éloi- 
gnée (le  plus  d'un  mille,  quand  une  troisième 
vague  venant  du  large  s'abatii  avec  tant  d'impé- 
tuosité en  travers  du  brigantin  qu'elle  le  rompit 
en  deux  et  in'envo)  a  tomber  à  la  mer  à  dix  brasses 
devint  elle.  Revenu  à  la  suifjce,  je  tentai  de 
m'altacher  à  quelques  débris;  mais  voyant  que 
le  flot  m'était  contraire,  je  pris  bravement  le  parti 
de  me  laisser  emporter  par  la  v.igue  ;  je  n'eus 
besoin  que  de  me  tenir  roide  sur  l'eau  cl  de 
suivre  le  mouvement  direct  lie  l'ondulation. 

Enfin,  après  avoir  heurté  plus  d'une  pointe  de 
rochers,  après  des  efl'orts  dont  je  ne  me  croyais 
pas  capable,  j'arrivai  plus  mort  que  vif  sur  cette 
même  côte,  où  deux  cents  ans  avant  moi,  le  mate- 
lot anglais  Silkains  abordait  dans  le  même  inqui- 
page.    Aujourd'hui,  Juan-Fernandci.  Pile  de  Ro- 


—  540  — 


binson  Crusoé,  n'est  plus  une  île  déserte.  Lors- 
que le  Chili  secoua  le  joug  de  la  niére-palrie  et 
s'organisa  en  répul)liiiuc,  il  lit  de  Juan-Fernan- 
de/, un  lieu  d'exil  où  le  tiop  plein  de  la  prostitu- 
tion et  les  uialfaiteuis  furent  annuellement  dc;- 
portés.  C'est,  en  un  mot,  le Botan3-Bay  du  Chili. 

Kh  bien  !  celte  île  couverte  de  crimes  et  de 
fange  fut  pour  moi  la  terre  la  plus  hospitalière 
qu  •  j'aie  rencontrée  dans  le  cours  de  mes  pérégri- 
nations. 

Je  n'oublierai  jamais  les  soins  louchans  que 
j'y  reçus  d'êtres  pi-esi|uc  aussi  pauvres  que  moi  ; 
ces  hommes  réprouvés  par  la  société  m'accueil- 
lirent et  me  soignèrent  avec  sollicitude  dans  leurs 
cabanes  de  joncs.  Je  le  dirai,  dussé-je  prêtera 
rire,  le  jour  où  je  m'embarquai  sur  le  brick  péru- 
vien VIndi'pendamia,  au  moment  où  ces  braves 
gens  me  firent  leurs  adieux,  une  larme  coula  de 
ma  paupière  ! 

A  mon  arrivée  à  Lima,  je  ne  vis  d'autre  moyen 
d'existence  que  de  m'embarquer  à  bord  d'un  ba- 
leinier américain  comme  novice,  ou  de  m'engager 
dans  la  milice  péruvienne;  de  ces  deu\  condi- 
tions, je  pris  la  première.  Le  capitaine  du  Giiit- 
kmmc  Penn,  en  touchant  à  Uio,  m'échangea 
contre  un  matelot  américain  dont  le  navire  avait 
fait  naufrage  à  la  côte  d'Afrique,  et  que  le  capi- 
taine du  baleinier  français  l'Etoile  polaire  avait 
recueilli;  mon  nouveau  capitaine  lit  une  sottise, 
car  la  suite  lui  apprit  qu'il  avait  changé  son  che- 
val borgne  pour  un  aveugle. 

Après  di\  mois  de  chasse  dans  les  mers  du 
sud,  après  quatre  années  de  courses  pendant  les- 
quelles je  fis  quinze  mille  Ueucs,  je  revins  en 
France  quinze  fois  plus  gueux  que  je  n'étais  parti. 

En  arrivant  à  Paris,  je  me  misa  chercher  mon 
premier  patron  qui,  en  ce  temps-là,  s'ennuyant 
de  la  politique  comme  il  s'était  ennuyé  de  la 
poésie,  faisait  de  la  marine  et  des,  voyages  et 
travaillait  à  l'abolition  de  l'esclavivge  dans  nos 
colonies.  Il  me  donna  asile  et  me  mit  une 
plume  à  la  main  pour  écrire  mes  aventures 
de  baleinier.  Et  comme  on  gagne  souvent  plus  au 
métier  d'imprimeur  qu'au  métier  d'écrivain,  il  me 
fit  entrer  dans  l'impiimeric  de  son  journal.  Là, 
j'ai  gagné  quinze  cents  francs  qui  sont  placés  à  la 
Caisse  d  épargne.  Ah  !  vive  l'Europe,  vive  Paris  ! 
Je  rêve  encore  à  mon  chalet  montagnard,  mais 
pour  faiie  fortune,  ne  me  parlez  plus  d'aller  aux 
antipodes. 

C.  Genoux. 


LES  wimrn. 


On  lisait  dans  le  journal  : 

<  Un  jeune  homme  qui  avait  débuté  avec  un 
certain  éclat  dans  la  littérature  ,  en  publiant  l'an- 
née dernière  un  volume  de  poésies  assez  remar- 
quables ,  M.  Arthur  V...  s'est  brûlé  la  cervelle 
hier  matin  dans  le  bois  de  Meudon.  Ce  suicide 
doit  être  attribué  à  l'étrange  et  funeste  nionoma- 
nie  qui  a  fait  tant  do  victimes  depuis  quelques  an- 
nées. Le  portefeuille  d'Arthur  V...  renfermait 
une  lettre  ain>i  conçue  : 

"  Je  quitte  volontairement  une  vie  de  misère 
..Bl  de  déceptions.  Dans  une  époque  livrée  tout 


«entière  à  la  préoccupation  des  intérêts  matériels, 
»le  poète  demeure  incompris  :  —  Le  poète  n'a 
»donc  rien  de  mieux  à  faire  que  d'abandonner  la 
«partie  et  d'aller  au  devant  de  l'éternité.  Ouvre 
"tes  ailes,  ô  mon  âme,  et  all'ranchis-toi  de  ton  en- 
"veloppe  mortelle  !...  Je  laisse  après  moi  sur  l'o- 
«céan  du  monde  un  livre  qui  peut-être  un  jour 
"fera  surnager  mon  nom.  Les  malheureux  que  le 
«présent  a  trompés  ont  bien  le  droit  de  compter 
«sur  la  justice  et  sur  les  récompenses  de  l'avenir. 
"Je  meurs  avec  celte  confiance  consolante,  en  di- 
"saiit  adieu  à  ceux  qui  me  sont  chers  et  merci  à 
«  ceux  qui  me  pleureront  !  >> 

«  A  cette  lettre  était  jointe  une  pièce  de  vers 
intitulée  :  Dernières  pensées  d'un  moribond  en 
pleine  santé  de  corps  et  d'esprit.  L'abondance 
des  matières  nous  oblige  de  remettre  au  prochain 
numéro  la  citation  de  ce  testament  poétique  aussi 
bizarie  que  prétentieux.  » 

—  Vraiment,  s'écria  madame  Sardoval  en  frois- 
sant le  journal  et  en  le  jetant  sur  le  parquet,  voilà 
un  article  odieusement  rédigé  !  Ces  journalistes 
ont  quelquefois  une  façon  de  raconter  qui  gâte 
les  plus  saintes  émotions.  Voyez  avec  quel  ton  dé- 
gagé, avec  quelle  pédanterie  et  quelle  sécheresse 
philosophique  ils  nous  apprennent  cette  triste 
nouvelle,  le  suicide  d'un  jeune  poète  tué  par  l'in- 
dillérencede  notre  siècle  industriel!  Pauvrejeune 
homme  !  qui  ne  s'intéresserait  à  ses  soullrances 
et  à  sa  fin  malheureuse?  Ne  le  plaignez-vous  pas 
comme  moi,  monsieur? 

Celte  question  s'adressait  à  M.  Sardoval. 

—  Ma  chère  amie,  répondit  le  mari  avec  beau- 
coup de  sang-froid  ,  je  pense  que  les  gazettes  de- 
vraient garder  un  silence  absolu  sur  les  aventures 
de  ce  genre... 

—  Vous  appelez  cela  une  aventure  ! 

—  Je  dirai  catastrophe ,  si  vous  le  préférez; 
peu  importe  le  mot,  mais  la  chose  est  grave,  et  il 
faudrait  avant  tout  éviter  autant  que  possible  la 
contagion  de  l'exemple.  Je  crois  que  l'on  f.iit 
beaucoup  trop  légèrement  le  procès  de  la  société 
actuelle,  et  il  me  semble  que  les  gens  qui  se 
tuent  pour  faire  parler  d'eux  se  donnent  un  peu 
trop  lestement  des  brevets  de  génies  méconnus. 
Nous  avons  maintenant  une  foule  de  mécontens 
qui  se  disent  incompris,  et  qui  enrichissent  ainsi 
d'un  mot  nouveau  la  langue  française,  tout  en  fai- 
sant un  rude  affront  à  l'intelligence  de  l'époque. 
De  tout  temps  il  y  a  eu  de  ces  vanités  blessées,  de 
ces  natures  inquièies  et  rêveuses  qui  ont  boudé  le 
monde;  aujourd'hui  ces  prétendues  victimes  se 
révoltent  et  se  donnent  un  nom  dans  leur  orgueil; 
voilà  toute  a  différence  entre  le  présent  et  le  pas- 
sé. Je  vous  avouerai  donc  que  je  me  sens  fort  peu 
de  sympathie  pour  les  incompris;  il  en  est  pour- 
tant quelques  uns  que  je  plains,  et  beaucoup  dont 
je  me  moque. 

C'est  que,  malheureusement  pour  l'espèce,  con- 
tinua AI.  Sardoval,  tous  les  incompris  ne  sont  pas 
de  JLunes  poètes  au  front  pâle  et  aux  yeux  noirs , 
déjeunes  femmes  tendres  et  mélancoliques.  Ici  le 
ridicule  et  le  grotesque  se  mêlent  souvent  à  la 
poésie  et  lui  font  quelque  tort.  Le  vieux  fat,  qui 
ne  rencontre  que  des  cruelles  ,  se  range  au  nom- 
bre des  incompris.  L'écrivain  qui,  après  avoir  été 
compris  par  un  libraire,  public  un  livre  dont  tous 
les  exemplaires  restent  au  magasin  ,  prétend  que 
son  talent  est  incompris  par  le  public.  L'auteur 


dramatique  après  une  chute,  le  candidat  qui 
échoue  dans  une  élection,  l'industriel  dont  le  jury 
d'exposition  refuse  les  produits ,  se  placent  tous 
dans  la  même  catégorie.  Toutes  les  misères  et  tous 
les  déboires  embarquent  leur  amour-propre  sur 
cette  planche  de  salut  ;  aussi  le  monde  est-il 
plein  de  ces  naufragés,  sans  compter  les  maisons 
de  fous  et  les  prisons  qui  regorgent  de  raisons  et 
de  vertus  incomprises. 

Après  ce  discours  écouté  avec  impatience  et  dé- 
dain, M.  Sardoval  regarda  l'heure  à  la  pendule  et 
sortit  eu  toute  hâte  pour  aller  à  la  Bourse. 

—  Voilà  pourtant  l'homme  auquel  on  m'a  sacri- 
fiée !  dit  madame  Sardoval  en  soupirant. 

Le  fait  est  que  madame  Sardoval  n'avait  été  nul- 
lement sacrifiée,  et  que  ses  parcns  n'avaient  en 
aucune  façon  contraint  sa  volonté  à  l'article  du 
mariage  ;  mais  le  rôle  de  victime  lui  plaisait  et 
elle  le  jouait  sincèrement,  car  elle  avait  fini  par 
croire  aux  doléances  de  son  imagination.  —  Ma- 
th ilde  de  Lussy  appartenait  à  une  famille  privée 
de  fortune  ;  elle  était  belle ,  elle  avait  reçu  une 
éducation  brillante ,  et  son  entrée  dans  le  monde 
fut  environnée  d'hommages  éclatans  ;  mais  les 
adorateurs  épris  de  ses  talens  et  de  ses  charmes 
s'étaient  tous  retirés  dès  qu'on  les  avait  priés  d'ex- 
pliquer formellement  leurs  intentions.  Le  terrible 
sans  dot  avait  mis  en  déroute  toutes  ces  passions 
calculatrices  ;  de  sorte  qu'à  vin  t-  [uatie  ans  Mi- 
thilde  était  encore  fille ,  et  déjà  elle  com- 
mençait à  regarder  l'avenir  avec  inquiétude,  lors- 
que M,  Sardoval  se  présenta  en  qualité  de  préten- 
dant à  la  main  de  la  belle  délaissée.  M.  Sardoval 
était  d'un  âge  mûr  ;  jouissait  d'une  excellente  ré- 
putadon  et  d'une  fortune  considérable.  Mathilde 
l'accepta  pour  époux,  et  jamais  mari  ne  se  montra 
plus  tendre,  plus  empressé,  plus  dévoué.  M.  Sar- 
doval possédait  toutes  les  qualités  aimables  et 
douces ,  et  toute  la  faiblesse  de  caractère  qui  peu- 
vent faire  le  bonheur  d'une  femme  d'esprit.  Mais 
Mathilde  ne  sut  pas  apprécier  à  sa  juste  valeur  le 
trésor  que  la  Providence  lui  avait  envoyé.  Douée 
d'un  caractère  romanesque,  elle  supportait  impa- 
tiemment une  félicité  calme  et  vulgaire,  et  elle  ne 
pouvait  pardonner  à  son  mari  de  ne  point  parta- 
ger ses  idées  exaltées  :  —  Il  n'y  a  aucune  har- 
monie entre  nous ,  disait-elle  ,  il  ne  me  comprend 
pas  !  —  La  raison  éclairée  et  la  froide  sagesse  de 
M.  Sardoval  lui  semblaient  de  la  sécheresse  d'âme. 
Peu  de  temps  après  son  mariage  ,  Mathilde  fut 
tout  d'un  coup  enrichie  par  un  héritage  brillant 
et  inespéré.  Un  parent  éloigné,  qu'elle  connaissait 
peu  et  qu'elle  croyait  pauvre,  lui  laissa  six  cent 
mille  francs.  Alors  vinrent  les  rjgrets  :  —  Si  j'a- 
vais attendu  ,  pensa-t-elle,  j'aurais  pu  choisir  et 
épouser  un  homme  dont  le  caractère  eût  sympa- 
thisé avec  le  mien ,  un  homme  poétique,  un  hom- 
me qui  m'aurait  comprise!  —  L'honnête  mari 
perdit  beaucoup  à  cet  héritage. 

Si  l'on  avait  demandé  à  madame  Sardoval  :  — 
Que  vous  manque-t-il  ?  —  elle  aurait  été  obligée 
de  chercher  ses  réponses  dans  les  abstractions 
d'un  monde  idéal.  Ses  meilleures  amies  enviaient 
son  sort,  tt  souvent  leurs  félicitations  l'impatien- 
taient. —  Voilà  bien  les  femmes  frivoles  ,  disait- 
elle  en  soupirant,  elles  s'imaginent  que  l'on  doit 
être  essentiellement  heureuse  parce  que  l'on  a 
un  mari  complaisant,  une  loge  à  l'Opéra,  une  ca- 
lèche, un  château,  et  que  l'on  peut  âe  passer  lou- 


—  541  — 


les  ses  fantaisies  !  Elles  pensent  qu'il  n'y  a  rien 
au  delà  des  satisfactions  de  la  vanité  !  — Mailiiklc 
ne  pouvait  supporter  l'opinion  que  le  monde  s'é- 
tait faite  de  son  bonheur,  et  clic  ne  négligeait  rien 
pour  paraître  malheureuse  ;  elle  voulait  qu'on  la 
plaignît;  et  n'avait-elle  pas  en  cHTet  quelque  droit 
à  la  compassion  que  méritent  les  malades  imagi- 
naires ? 

Lorsque  les  apôtres  ,  plaisans  ou  sérieux,  du 
philosophisme  social,  s'avisèrent  de  prêcher  l'é- 
mancipation des  femmes,  Mathilde  adopta  ces 
idées  nouvelles  avec  toute  l'ardeur  de  son  carac- 
tère inquiet  et  mécontent.  A  l'époque  dont  nous 
parlons,  un  club  s'était  ouvert  où  les  femmes  li- 
bres se  réunissaient  pour  s'entretenir  de  leurs  be- 
soins et  se  fortifier  dans  la  discussion  de  leurs 
doctrines.  Madame  Sardoval  se  fit  a Hilier  secrète- 
ment à  cette  société,  et  elle  résolut  d'en  suivre 
les  séances  à  l'insu  de  son  mari.  Le  club  se  tenait 
rue  Laflitte,  au  quatrième  étage  ;  l'accès  en  était 
défendu  aux  hommes;  quelques  femmes,  parmi  les 
plus  célèbres  de  la  confrérie,  portaient  le  coslume 
masculin  ;  la  plupart  fumaient  des  cigares  de  la 
Havane,  pour  montrer  leur  aptitude  à  remplir 
les  fonctions  réservées  jusqu'à  ce  jour  au  sexe  le 
plus  fort.  Nous  ne  dirons  rien  des  étranges  dis- 
cours et  des  propos  hardis  que  débitaient  ces  da- 
mes. Mathilde,  habituée  aux  délicatesses  d'une 
vie  élégante  ,  fut  tout  d'abord  singulièrement  in- 
terdite en  se  trouvant  dans  une  telle  compagnie 
et  dans  une  pareille  atmosphère.  Mais  sa  voca- 
tion était  si  forte,  qu'elle  résista  à  cette  rude 
épreuve  pendant  un  mois  tout  entier  ;  à  la  fin  ce- 
pendant sa  résolution  succomba  ,  et  elle  rompit 
tout  pacte  avec  la  secte  des  femmes  qui  se  révol- 
taient d'être  incomprises  dans  les  droits  de 
l'homme. 

Les  femmes  du  caractère  de  Maihildc  oll'renl 
beau  jeu  aux  entreprises  d'une  séduction  tant  soit 
peu  habile.  Bien  des  adorateurs  se  présentèrent 
après  comme  avant  le  mariage  ,  mais  le  hasard 
voulait  que  madame  Sardoval  ne  fût  pas  plus 
comprise  par  les  amoureux  qu'elle  ne  l'était  par 
son  mari.  Le  plus  dangereux  de  tous  avait  été 
d'abord  un  cousin,  un  ancien  ami  d'enfance,  de- 
venu capitaine  de  lanciers.  Celui-là  comprenait 
les  femmes  d'une  façon  toute  cavalière  ;  il  fut  dès 
la  première  attaque  repoussé  de  manière  à  com- 
prendre qu'il  n'y  fallait  plus  revenir.  Mais  le  ha- 
sard ne  peut  pas  être  toujours  au  service  d'un 
mari.  A  la  fin,  un  séducteur  plus  adroit  que  les 
autres  trouva  le  bon  moyen,  et  se  posa  en  homme 
incompris. 

Léopold  prétendait  qu'un  mystère  fatal  posait 
sur  sa  destinée,  et  qu'à  sa  naissance  il  avait  été 
incompris  par  l'état  civil.  Des  ennemis,  acharnés 
à  sa  perle,  assuraient  qu'il  était  fils  légitime  d'un 
huissier  de  province  ;  mais  il  repoussait  fièrement 
celte  calomnie  en  mettant  une  barre  sur  son  bla- 
son de  fantaisie.  On  disait  bien  aussi  qu'il  avait 
dépensé  en  quelques  mois  un  patrimoine  de  vingt 
mille  écus  ;  mais  il  se  défendait  de  cette  accusa- 
tion, eu  avouant  qu'il  avait  possédé  une  fortune 
considérable,  aussi  mystérieuse  que  sa  naissance , 
et  que  celte  fortune  il  l'avait  perdue  à  la  recher- 
che d'un  bonheur  (pii  le  fuyait  sans  cesse. — Mais, 
lui  disait  Mathilde  ,  on  prétend  que  vous  êtes 
duelliste  '■?  —  Il  est  vrai,  répondait  Léopold,  que 
j'ai  quelquefois  blessé  ou  tué  on  duel  des  gens 


qui  ne  voulaient  pas  me  comprendre  ;  c'est  en- 
core là  une  conséquence  de  ma  destinée!  —  On 
vous  accuse  aussi  d'avoir  fait  la  cour  à  un  grand 
nombre  de  femmes  ?  —  Aucune  ne  m'a  compris, 
et  voilà  mon  plus  grand  malheur  ! 

Voyant  que  ce  rôle  lui  réussissait,  Léopold  vou- 
lut le  pousser  jusqu'au  dénoùment.  Il  plaignit  le 
sort  de  Matliilde,  il  versa  des  larmes  d'attendris- 
sement sur  un  malheur  qu'il  comprenait  si  bien  , 
le  malheur  d'être  incompris  !  Deux  êtres  incom- 
pris ne  sont-ils  pas  faits  pour  se  comprendre? 
C'était  le  ciel  qui  les  avait  envoyés  l'un  vers  l'au- 
tre pour  se  consoler  mutuellement! 

—  Ecoutez,  dit  un  jour  Léopold  à  Mathilde  , 
lorsque  le  cœur  de  la  faible  femme  fut  préparé  à 
recevoir  cet  assaut,  écoutez  !...  Prouvez-moi  que 
vous  ne  tenez  ni  à  cette  fortune  ni  à  celte  posi- 
tion brillante  que  l'on  vous  envie.  Si  vous  avez  pi- 
tié de  moi,  si  vous  m'aimez,  si  vous  mettez  le  bon- 
heur d'être  comprise  au  dessus  de  toutes  les  au- 
tres félicités  ,  abandonnez  ce  monde  qui  vous  fait 
l'injure  de  vous  croire  heureuse;  allons  vivre 
ensemble  sur  une  terre  étrangère,  où  je  vous  pro- 
mets de  vous  respecter  autant  que  je  vous  aime. 
Si  vous  refusez,  c'est  que  vous  ne  me  comprenez 
pas,  et  alors,  je  vous  le  jure  sur  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré  au  monde,  je  ne  survivrai  pas  à  ce 
dernier  coup  ;  je  me  tuerai  ! 

Celle  menace  fit  fréuiir  Mathilde,  qui  répondit 
faiblement  : 

—  Mais  c'est  un  crime  que  vous  me  demandez  ! 
Et  d'ailleurs  comment  irons-nous  vivre  sur  une 
terre  étrangère,  sans  ressources,  cl  pauvres  tous 
deux  ? 

—  Qu'importe  !  n'ai-je  pas  des  bras  robustes  et 
une  tôle  pleine  de  poésie  ?  D'ailleurs,  vous  avez 
des  diainans  qui  sont  à  vous,  el  (|ui  nous  aideront 
en  attendant  queje  mette  à  vos  pieds  une  fortune 
fruit  de  mes  œuvres. 

—  Mesdiamans?...  Vous  ne  savez  pas  ce  que 
j'ai  fait  ?  Lne  de  mes  amies,  dont  la  famille 
est  brouillée  avec  M.  Sardoval,  se  trouvait  dans 
l'embarras;  je  lui  ai  porté  mon  écriii,  que  j'.ii 
remplacé  par  de  fausses  pierreries,  pour  ne  rien 
avouer  à  mon  mari. 

Celte  confidence  rendit  Léopold  beaucoup 
moins  pressant;  il  se  retira  en  disant  d'une  vois: 
tremblante  d'émotion  : 

—  Demain  je  viendrai  chercher  voire  réponse. 
Mais  ce  jour  devait  être  décisif  dans  la  vie  de 

Mathilde.  Léopold  à  peine  sorti,  M.  Sardoval  ren- 
tra, cl  pour  la  première  fois  depuis  quatre  an- 
nées d'tnie  paisible  union,  le  pauvre  mari  perdit 
un  moment  cette  patience  d'ange  qui  l'avait  tou- 
jours soutenu  dans  les  circonstances  les  plus  cri- 
tiques :  —  il  se  mit  en  colère  contre  sa  femme. 

Dès  lors,  tout  fut  dit.  Mathilde  était  non  seu- 
lement incomprise,  mais  encore  persécutée  ;  il  lui 
était  permis  de  se  soustraire  à  la  fureur  d'un  tyran. 

l  ne  heure  après  cette  scène,  madame  Sardo- 
val entrait  chez  Léopold  ([ui  était  tranquillement 
à  l'Opéra.  Elle  résolut  de  l'altendre.  Après  être 
demeiu'ée  long-temps  assise  et  plongée  dans  les 
plus  ainires  rélle\ions,  elle  se  leva  cl  se  promena 
dans  la  chambre.  Tout  à  coup  elle  s'arrêta  devant 
une  chaise  sur  laquelle  étaient  jetés  un  tablier  et 
un  bonnet  de  femme.  Alors  elle  se  mit  à  exami- 
ner avec  une  curiosité  passionnée  et  douloureuse 
les  objets  (|ui  l'environnaient  :  —sur  lacheininéo, 


elle  trouva  des  épingles  noires  et  une  citation 
par  devant  le  juge  de  paix,  pour  tapage  nocturne; 
—  sur  la  commode,  des  cartes  piquées  trahissant 
le  joueur  de  profession  ;  sur  le  bureau,  une  lettre 
inachevée,  que  Léopold  écrivait  à  son  frère,  huis- 
sier à  *". 

Il  Mes  affaires,  disait  le  jeune  homme  incompris, 
«sont  en  bon  chemin.  Je  t'ai  parlé  de  madame 
"S...  ;  je  suis  à  peu  près  sûr  de  la  déterminer  à 
»  partir  avec  moi  ;  puis  nous  obtiendrons  une  sé- 
uparation  de  corps  et  de  biens,  et  tu  sais  qu'elle 
>>a  six  cent  mille  francs  de  fortune.  Pour  le  plus 
«pressé  nous  aurons  ses  diamans  que  j'estime 
«vingt-cinq  mille  francs.  Si  cette  entreprise  ne 
«réussissait  pas,  je  me  rabattrais  du  côté  de  la 
«vieille  Anglaise,  encore  une  femme  incomprise  î 
«  et  pour  celle-là,  rien  de  plus  simple ,  elle  a  cin- 
•  quante  ans...  » 

L'indignation  rappela  Mathilde  à  la  verla  ou 
plutôt  ù  la  raison, car  sa  tête  seule  était  coupable. 

De  retour  chez  elle,  elle  se  jeta  en  pleurant 
dans  les  bras  de  son  mari,  qui  lui  dit  avec  une 
adorable  sérénité  : 

—  C'est  à  moi  de  te  demander  pardon  ;  et  pour 
réparer  les  torts  de  mon  emportement,  voici  un 
écrin  que  je  te  prie  d'accepter,  pour  remplacer 
celui  que  tu  as  si  généreusement  offert  à  madame 
Bauvrier. 

—  Quoi!  vous  saviez?... 

—  Sans  doute,  et  quoique  brouillé  avec  les 
Bauvrier,  j'approuvais  ta  générosité  ;  mais  tu  te- 
nais au  mystère,  et  je  n'ai  pas  voulu  le  troubler.  11 
est  encore  bien  d'autres  choses  que  j'ai  su  sans 
rien  en  dire.  Par  exemple,  les  visites  au  club  des 
femmes  libres?  Mais  j'étais  bien  sijr  que  lu  en 
reviendrais  dégoûtée  de  l'émancipalion.  Et  resoir, 
aussi,  j'étais  bien  sûr  que  lu  reviendrais  pure  et 
repentante  de  la  maison  où  je  t'ai  laissée  entrer, 
moi  qui  te  suivais...  Tu  vois,  Mathilde,  que  lu  es 
comprise  par  ton  mari. 

ElGfcXF.  GCIXOT. 

{Courrier  français.) 

VFS 

PRODUITS  DE  L  IXDLSTRIE. 

(Cinquième  arllclc] 

Notre  voix  a  été  entend  le,  l'exposition  e>', lit-on, 
prolongée  jusqu'après  les  fêles  de  juillet.  Pen- 
dant six  semaines  encore  nous  pourrons  admirer, 
louer,  bl.'uner  ou  rire;  pendant  six  semaines  en- 
core les  criminels  de  lèse-indu>U-ie.  et  le  nombre 
en  est  grand,  seront  exposés  à  nos  bulles  fulmi- 
nantes, pendant  six  semaines  encore  les  viandes 
dites  conservées  vont  con.inuor  à  pourrir,  les 
bitumes  vont  s'amollir  et  se  foudre,  les  momies  de 
M.  Cannai  continueront  à  char  mer  la  vue  et  l'o- 
dorat, le  café-châtaigne  de  M.  \.  partagera  son 
épithi'le  d'indispensable  avec  le  café-boiterave  de 
M.  Z.,  les  soulieis  imperméables  couleront  à 
fon:l,  et  les  chapeaux  hvdroléifuges  ne  rcvien- 
dronl  pas  sur  l'eau. 

Que  de  merveilles  sur  le  point  de  nous  échap- 
per, vont  secouer  la  poussière  rie  l'oubli;  les 
marchands  de  chocolat  vont  renouveler  leurs  pro- 
visions de  ces  pastilles  qu'ils  oflrent  si  gracieuse- 
ment .  el  rang('lii|ue  de  Niort  déploiera  toujours 
majeslueusemeni  ses  formes  aiii^ctiquts. 

Kl  puisque  nous  avons  le  temps  et  qu'au 
moven  de  signes  a'gébriques  nous  pouvons  mul- 
tiplier à  l'infini  les  \  el  les  V.  nous  allons  pailer 


—  442 


encore  du  café,  à  propos  de  cafetières.  F.os  in- 
dustriels-cafetières sont  fort  savans,  et  fort  uial- 
heiireiiscinent  i)our  nous  chacun  a  son  système; 
lisons  plutôt  les  prospectus  : 

l'our  être  bon  le  café  ne  doit  ni  Ijouiilir  ni  s'é- 
viporer.  Siirni''  X. 

Pour  ctre  bon  le  café  doit  bouillir  rapidement, 
et  perdre  par  l'évaporation  une  partie  de  son 
âcreié.  Siîné  Y. 

Pour  èire  bon  le  café  doit  bouillir  lentement  et 
se  réduire  peu  l\  peu.  Sii;né  Z. 

Chacun  de  ces  trois  messieurs  a  inventé  une 
cafetière,  dont  le  besoin  se  faisait  généralement 
sentir;  mais  d'après  ce  (pie  nous  avons  vu,  nous 
disons  hautement,  et  noire  patriotisme  en  e.st 
heureusement  llatlé ,  que  la  nation  française  est 
de  toutes  les  n.aions  Cille  qui  pratique  le  mieuv 
le  noble  désintéressem'  nt  de  Diogénc  ;  noire 
grande  nation  liasse  indifférente  et  froide  devant 
ces  cafetières,  dont  elle  sent  peu  le  besoin,  et  en 
reste  à  ses  cafetières  dllarel ,  dont  le  besoin  est 
généralement  senti. 

0  sublime  café  !  il  faut  que  ton  trône  soit  bien 
solide  pour  se  maintenir  ainsi  à  l'abii  de  ions  les 
orages  politi(iues,  des  émeutes,  des  guerres  civiles 
et  des  bittes  acharnées  que  se  livrent  les  grands 
vassaux,  les  inventeurs  (le  cafetières. 

lit  mais  il  proi)os  de  cafetières,  déliez-vous  d'un 
monsieur  A\.  qui  vient  d'inventer  un  nouveau 
métal,  salubre,  blanc  ,  très  solide,  qui  plie  avec 
facilité  sans  se  casser,  qui  ne  craint  m  les  oxub  s, 
ni  le  fer,  ni  le  feu,  qui  dédaigne  l'or  et  mrprisc 
rargent.  Nous  avons  nommé  le  AVolfrain;  mais 
en  dépit  de  son  immense  renommée  ,  nous  lui 
dirons  que  le  fer  vaut  mieux  pour  le  pauvre,  l'ar- 
gent pour  le  riche  ;  et  que  pour  cpu\  qui  ne  sniU 
ni  tout  à  fait  pauvres  ni  tout  à  fait  riches  on  fa- 
brique, rue  Meslay,  des  couverts  de  fr  recouverts 
d'argent  fort  bons  et  à  fort  bon  marché. 

Nous  voici  face  à  face  avec  les  bitumes,  et  nous 
sentons  une  sainte  colère  s'emparer  de  noire  âme. 
Quoi  !  bitumes  ell'rontés,  vous  avez  l'audace  de 
venir  nous  dire  que  vous  remplacerez  le  marbre , 
le  granit,  le  iiorphyre  et  la  mosaïque,  et  cela 
quand  vos  pavés  bitumineux  se  sout  transformés 
.sous  le  pied  des  chevaux  en  cailloux  anguleux, 
quand  nos  cannes  et  nos  talons  impriment  sur  vos 
faces  auiollies  des  stygmates  ineffaçables ,  quand 
nous  voyons  des  places  imaienses  qec  le  mauva  s 
goût  a  côuverlt  sd'une  croûte  épaisse  comme  d'une 
fèpre  honteuse,  quand  je  n'oje  laisser  toudier  mon 
cigarre  sur  les  trottoirs  brùlans  que  vous  avez 
envahis,  de  pi  ur  d'incendier  la  ville. 

Ouoi!  bitumes,  on  irait  chasser  de  nos  palais 
les'uiarbres  des  Pyrénées  et  de  l'Iialie  pour  vous 
y  installer,  vils  intrus;  vous  voulez  que  nous 
allions  placer  sur  la  tombe  de  nos  pères,  vos  obé- 
lisques qui  s'affaisseront  au  moindre  soleil.  Il  y  en 
a  même  parmi  vous  qui  ont  fiât  des  statues.  C'est 
déjà  bien  ;;ssiz  du  carton-iiierre;  mais  vos  sta- 
tues feraient  d'airoces  grimaces,  deviendraient 
bossues  ou  bancales:  ô  bitumes!  l'ambition  vous 
p;'rdia,  et  n<uis  l'en  remercions  d'avance. 

N'v  revenez  plus  à  la  prochaine  exposition  ; 
retournez  au  lac  asphaltite,  sur  les  bords  duquel 
pas  un  oiseau  ne  peut  vivre;  vous  avez  empoi- 
sonné l'atmosphère,  partez  vite,  allez  vous  en- 
gloutir dans  les  llois  de  la  mer  morte  ! 

Chaimin.v.  Ici  ma  colère  tombe  et  mon  hu- 
meur satirique  prend  le  dessus.  Le  chapeau  main- 
tenant ne  se  contente  plus  du  nom  commun.  Fi 
donc  !  lui  aussi  a  so  f  de  gloire  et  de  science;  à 
lui  l'étvmologie  grecque  et  la  méeaiiiipie,  à  lui  la 
soie  naturelle  et  les  rapports  académiques  :  ce 
qui  n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  rien  r.u  monde  de 
plus  abominable,  de  plus  laid,  de  plus  disgracieux 
qu'un  de  nos  chapeaux.  Ah  si ,  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  laid  qu'un  chapeau  :  ce  sont  deux 
chapeaux. 

Celui-ci  nous  montra  une  mécanique  incluse 
dans  le  chapeau,  ce  qui  offre  l'incontestable  avan- 
tage de  pouvoir  mettre  son  chapi^au  dans  sa  po- 
che ou  au  fond  de  sa  malle.  Pardieu,  quelle  tlé- 
couverte!  et  comme  voire  mécanique   est  utile 


pour  m'abriler  du  soleil  ;  et  cette  forme  grotes- 
que, quand  donc  la  changerez-vous  ?  Il  n'y  a  pas 
un  Andalous,  avec  son  sombrero,  pas  un  Cala- 
brois  avec  son  chapeau  côidqiie,  (pii  ne  soit  vingt 
fois  mi''ux  coiff,'  que  nous. 

Voire  voisin  fait  mieux,  il  remplit  son  chapeau 
d'eau  pour  en  prouver  l'imperméabililé  ;  h  la 
bonne  heure ,  cela  vaut  mieux  que  bs  mécani- 
ques Gihns  :  on  va  à  la  campagne  .  on  va  dbier 
au  fond  des  bois,  l'eau  peut  èlre  loin  ,  alois  d'a- 
vance on  emplit  son  chapeau  et  l'on  y  fait  rafraî- 
chir sa  bouteille  ou  son  melon.  Ce  chapeau  peut 
servir  de  n'Nscrvoir  au  pêcheur  qui  veut  rappor- 
ter SCS  poissons  vivans  à  madame  son  épouse. 

Celiii-(i,  M.  Jay,  vend  ses  chapeaux  fort  cher  : 
voilà  une  indus'ric. 

Le  plus  grand  drs  chapeliers  du  monde,  est  ce- 
lui qi  i  ne  se  coiilintc  pas  d'être  chapelier  ,  et 
voulant  en  oulre  èlre  Français,  créa  le  chapeau 
civil-Napiib'on. 

Allons,  MM.  Cibus,  Jay, hydroléifuges  et  com- 
pagnie, chapeau  bas  devant  le  chapeau  civil-Na- 
poléon. Arréle-toi  public  indifférent,  devant  le 
clia.pcau  dont  je  vais  te  dire  rhist:)ire  ,  avec  la 
manière  de  s'en  servii: 

Suivez  bien  mon  raisonnement  :  vous  êtes  pa'r 
de  Fraure,  tailleur,  homme  de  lettres,  artiste  ou 
même  ép  cier  ,  vous  allez  à  la  ch  \iubre,  à  la  pro- 
menade, à  vos  affaires ,  vous  couvrez  votre  au- 
guste dief  de  ce  merveilleux  chapeau,  c'est  très 
bien  !  tout  i  coup  l'horizon  politique  se  jeinbru- 
nit,  lemeute  gronde,  vous  saisissez  le  chapeau, 
vous  lui  imprimez  un  mouvement  pariiciilier,  ô 
miracle  !  le  chapeau  civil  a  pris  la  forme  et  l'as- 
pect du  (  liapeau  de  Napoléon ,  vous  y  attachez 
une  cocarde,  vous  êtes  tous  de  grands  hommes  et 
vous  voyez  fuir  devant  vous  les  misérables  insur- 
gés qui  ne  portent  que  des  casquettes.  Chapeaux 
bas  !  chapeaux  bas  !  devant  le  chapeau  civil-Napo- 
léon ! 

Revenons-en  maintenant  à  nos  graves  et  sé- 
rieuses occupations. 

Voiei  1  s  exposiiions  des  dentistes  :  arrêtons- 
nous  «l'abord  devant  celle  de  M.  Hatsute,  chirur- 
gien-deniiste,  galerie  Vivienne,  5.  Nous  remar- 
quons avec  plaisir  des  dents  minérales  parfaite- 
ment semblables  aux  dents  naturelles  :  M.  Hatsulc 
a  poussé  rimitatioii  au  point  de  reproduire  quel- 
ques imperfeclions  légères.  En  effet,  alin  de 
s'approcher  le  plus  possible  de  la  nature ,  il  ne 
faut  pas  que  les  dents  artiOcielles  soient  plus 
belles  que  celles  qui  restent  dans  la  bouche,  car 
alors  on  les  reconnaîtrait.  Les  dents  de  M.  Hat- 
sute  peuvent  défier  l'œil  le  plus  exercé.  Dans  ce 
même  cadre  se  trouvent  aussi  des  modèles  de 
dents  mal  rangées  que  M.  Haisute  est  parvenu  à 
redresser;  ceci  importe  surtout  aux  parens,  qui 
l^euveiit  se  lier  entièrement  à  l'habileté  de  M. 
Hatsute. 

Si  nous  répétions  à  propos  de  M.  Didier  ce 
que  nous  venons  de  dire  sur  M.  Hatsute,  sans  nul 
doute  on  nous  appliquerait  certain  proverbe 
fort  connu  et  fort  irrévérencieux  pour  MM.  les 
dentistes. 

Passons  au  régnlateur-pantographe  de  M.  Man- 
dard,  rue  Vivienne,  ^i2. 

Ce  qui  nouspoite  à  examiner  les  régulateurs 
de  M.  Mandard,  c'est  que  l'un  de  ces  instrumens 
a  été  acheté  par  le  roi ,  fort  bon  appréciateur, 
comme  chacun  sait. 

Chaque  anneau  de  forme  différente  ayant  sa 
spécialité  pour  le  travail,  ne  peut  se  séparer  du 
régulateur-pantographe ,  et  devient  indispensable 
à  cebii  qui  veut  bien  se  pénétrer  des  avantages  de 
cet  instrument  pour  obtenir  promptement  une 
beauté  <lé(riture  parfaite,  en  procédant  par  des 
principes  justes  et  raisonnes  et  commençant  suc- 
cessivement par  le  premier  anneau  jusqu'au  der- 
nier. Nous  avons  vu  de  nos  propres  yeux  de 
nombreux  exemples  de  résiilials  obtenus,  et  nous 
nous  plaisons  ii  constater  l'utilité  de  cet  instjii- 
nient  destiné  à  faire  progresser  un  des  arts  les 
plus  utiles. 
Les  frères  Susse  ont  exposé  aussi ,  et  nous  les 


en  remercions  bien  vivement;  certes,  c'est  une 
belle  cl  noble  industrie  que  celle  de  ces  mes- 
sieurs ;  grâce  à  eux  l'ait  devient  populaire,  cha- 
cun p  ut  charger  ses  cheminées  des  statuettes  les 
plus  gracieuses,  des  spiiiluclles  productions  de 
Dantau,  d'Antonin  Moine,  de  Vicl-Castel  et  au- 
tres. Tenez,  voici  don  Quicholte  et  Sancho  Pança; 
voici  le  fougueux  Kléber,  le  général  Bonaparie, 
dont  le  front  soucieux  portera  demain  le  diadème; 
et  puis  auprès  d'eux  la  douce  et  mélancolique  li- 
gure de  cette  fille  des  rois,  si  belle  et  si  poétique, 
de  cette  ariiste  à  laquelle  nous  devons  Jeanne- 
d'Arc  ,  etfpii  mourut  si  jeune,  le  ciseau  à  la  main 
et  sur  la  tête  une  couronne  de  lauriers  qy'elle 
préférait  à  la  couronne  ducale.  Si  j'étais  riche,  je 
voudrais  avoir  ces  supports-renaissance,  ces  pe- 
tits lézards  si  agiles  et  si  vrais,  ces  enfans  si  jouf- 
llus.  J'achèterais  un  de  ces  riches  missels  qui  me 
rendrait  dévot,  j'en  suis  sûr,  etjp  le  placerais  au 
pied  de  l'ange  exterminateur  de  (ieolïroy.  Votre 
présence  ici.  Messieurs,  ne  nous  étonne  pas,  vnus 
êtes  fabricans  et  vos  ouvriers  sont  des  gens  fort 
habiles. 

Non  loin  des  frères  Susse,  ce  riche  étalage  qui 
vous  éblouit  est  l'exposition  de  Giroiix,  cetie 
autre  réputation  européenne,  de  (.iroux  dont 
nos  enfants  rêvent  si  souvent,  de  Giroux  dont 
les  magasins  nous  arrêtent  malgré  nous  dans  la 
rue  du  Coq-St-Honoré. 

Tout  est  velours  et  or  dans  celte  exposition. 
Comme  ces  cadres  pour  médaillons  sont  jolis 
et  gracieux  !  et  pourtant  on  les  quitte  sans  re- 
gret pour  le  buvard  en  bois  sculpté  qu'on  ne 
peut  se  lasser  de  regarder  ;  et  cette  corbeille  , 
est-il  rien  de  plus  riche  et  de  plus  gracieux  ,  de 
plus  coquet  (t  de  plus  simple?  Est-ce  une  pensée 
d'artiste  réalisée  par  la  baguette  d'une  fée  ?  Est-ce 
un  caprice  de  poète  exaucé  par  un  artiste  ?  et  ces 
reliures  magnifiques  et  tous  ces  éventails  I  que 
vous  êtes  heureux,  gens  du  monde.  Ceci  est  le 
temple  du  goût ,  Giroux  est  le  grand  prêtre,  et 
vous  les  élus. 

Et  maintenant  une  douce  harmonie  nous  at- 
tire; il  ne  fallait  rien  moinsque  cela  pour  nous 
arracher  à  noire  contemplation.  C'est  le  chant 
d'une  syrène,  sans  doute  ,  que  M.  Link  a  renfer- 
mé dans  ses  pianos  édyphones,  pianos  remarqua- 
bles par  la  suavité  de  leurs  sons  et  par  plusieurs 
perfectionneraens  dont  les  connaisseurs  en  pia- 
nos apprécieront  toute  l'importance. 

Georges  janéty. 


ïlcmte  ©roinatique. 


THÉÂTRE  ROYAL  DE  L'OPÉRA-COMIQUE. 

Première  représentation  de  Polichinelle,  opéra 
comique  en  un  acte,  parole  de  MM.  Scribe  et 
Duveyrier,  musique  de  M.  Monfort.  —  Débuts 
de  M.  Ernest  Mocker. 

L'Opéra-Comique  est  en  voie  de  progrès ,  nous 
prenons  plaisir  à  le  reconnaître.  De  nouvelles 
ainélioraiions  nous  sont  promises  ;  mais ,  s'il  faut 
dire  le  fond  de  notre  pensée,  nous  voudrions  que 
l'adminisiralion  choisît  une  autre  époque  pour 
nous  en  faire  jouir.  C'est  une  cruauté  d'un  nou- 
veau genre  que  celle  d'entasser  dans  une  salle  de 
spectacle  une  foule  avide  de  nouveautés,  et  qui, 
moitié  par  goût,  moitié  par  métier,  brave  coura- 
geusement les  ardeurs  d'une  atmosphère  étouf- 
fante. Nous  avons  5  constater  aujourd'hui  un 
double  succès  ,  celui  du  compositeur  et  celui  de 
l'artisie. 

A  tout  seigneur  tout  honneur  ;  commençons 
par  le  librcito  qui  a  été  le  prétexte  fort  agréable 
d'une  jolie  musi(|ue.  Il  y  a  long-temps  que  l'Opéra- 
Comique  ne  nous  avait  donné  un  poème  (puisque 
poème  il  y  a)  plus  gai,  plus  divertissant  et  plus 
spirituel;  la  donnée  en  est  simple  et  vraisemblable , 
les  détails  sont  pleins  de  goût  et  de  vrai  comique. 


543  — 


I 


Lelio,  le  pulcinclla  du  ihéàlre  de  Naplos,  a 
épous(5  incognito  la  lillo  du  marquis  Banil)olinn- 
Bamholini ,  gentilhomme  de  la  cour  de  Païenne. 
Il  a  su  cacher  à  sa  fiinme  sa  bizarre  prof  ssion  et 
ses  succès  immenses;  il  s'alisenlc  tous  les  soirs  à 
la  même  heure,  cl  revient  chez  lui ,  comhie  Jupi- 
ter, précédé  d'une  pluie  d'or. 

On  conçoit  qu'il  était  facile  de  tirer  p'rti  d'un 
pareil  mys:ère.  Le  marquis  Bainbolino ,  ([ui  arrive 
à  Naplcs  chargé  d'une  mission  diplomaiiijue,  bâtit 
sur  le  secret  de  Lelio  les  suppositions  les  plus 
mirobolantes.  11  le  prend  pour  un  joueur,  pour 
un  débauché,  puis  eiilin  pour  un  voleur.  L'intri- 
gue de  la  pièce  est  aussi  boidionue  que  le  reste. 
La  mission  du  marquis  consiste  à  engager,  pour  le 
théâtre  de  l'alernic  ,  le  fameuK  Pidciiiclla  dont 
Naples  rafollc  ;  il  en  sera  récompensé  par  l'ordre 
de  l'Eperon  d'Or,  chaiiiianic  plaisanlerie  qui 
tombe  (l'aplomb  sur  plus  d'un  chevalier  de  notre 
connaissance.  —Après  bien  des  liais  la  péripétie 
éclate,  et  rillustre  lîambolino  reçoit  de  la  main 
(le  son  gendre  Polichinelle  la  décoration  tant  dé- 
sirée.—Nous  avons  dit  le  sujet,  l'idée-mère;  mais 
les  détails!  il  nous  faudrait  deux  colonnes  pour 
esquisser  les  situations  dont  ils  abondent ,  et  ce 
serait  déllorcr  un  succès  de  curiosité  profitable';) 
la  caisse  de  l'administration. 

Monsieur  Monfort,  qui  s'est  chargé  de  mettre 
en  musique  les  spiriluelles  saillies  de  IIM.  Srribc 
et  Uuveyrier,  est  un  jeune  compositeur  qui  a 
déjà  donné  un  acte  de  ballet  à  l'Académie  royale 
de  musique  dans  la  Chatte  métunwrpliosce  en 
femme.  Nous  avions  déjà  reconnu  dans  cette  œu- 
vre incomplète,  un:'  heureuse  disposition  des  mé- 
lodies, une  orcliestraiinn  sase  et  une  grande  lim- 
pidité d'harmonie.  Aujourd'hui  M.  Montfort  a 
prouvé  qu'il  peut  joindre  à  ces  qualités  (  moins 
communes  qu'on  lie  le  croii.  )  l'intelligence  des 
ressources  de  la  voix.  Son  trio,  par  exemple,  l'un 
des  seuls  morceaux  d'eiiseinble  de  la  pièce,  est 
écrit  d'un  style  que  nous  recommanderons  aux 
jeunes  compositeurs  du  lieu.  Voilà  un  morceau 
bien  dialogué,  bien  coupé,  parfaitement  rhythmé, 
plein  de  mélodies  qui  se  présentent  naivement 
pour  se  prêter  ensuite  aux  exigences  de  l'ensem- 
ble. L'air  chanté  par  niailcmoisellc  Uossi  et 
d'une  facture  tout  aussi  heureuse,  quoique  moins 
brillante  ;  mais  la  scène  de  Polichinelle,  le  mor- 
ceau capital,  mérite  des  éloges  sans  restriction  ; 
il  y  a  là  du  mouvement,  des  0|)positions,  une 
profusion  de  charmans  motifs  et  un  senlimeiit 
parfait  des  convenances  théâtrales. 

Un  fragment  de  cette  jolie  partition  qui  a  pafs  ? 
tout  à  fait  inaperçu,  est  le  choeur  beaucoup  trop 
court  des  musiciens  qui  chantent  dans  la  coulisse 
avec  un  accompagnement  d'harmonie.  C'est  un 
passage  délicieux  et  doat  M.  Monfort  pouvait  ti- 
rer un  bien  meilleur  parti. 

M.  Ernest,  le  débutant ,  est  une  ancienne  con- 
naissance (|ui  a  fait  ses  premières  armes  à  la 
salle  VentajJour  et  qui  nous  revient  considérable- 
ment perfectionné.  M.  Krnest  a  de  la  grâce  et  de 
la  distinction  dans  les  manières;  son  débit  ne 
manque  ni  de  naturel  ni  de  finesse.  Il  rend  adroi- 
tement les  intentions  de  l'auteur;  c'est  un  bon 
comédien.  Sa  voix  n'est  pas  fortement  timbré', 
mais  elle  a  du  charme,  surtout  dans  le  niédiuin. 
Le  débutant  est  un  sujet  précieux  pour  l'Opéra- 
Comique. 

Mademoiselle  Uossi  fait  beaucoup  de  progrès, 
mais  elle  affecte  de  porter  l'effet  de  ses  points 
d'orgues  vers  lis  notes  élevées  de  sa  voix  qui  ne 
sortent  pas  facilement  :  c'est  une  erreur.  Sa  ca- 
dencé est  mieux  martelée,  ses  traits  conimin- 
teni  à  prendre  de  la  sûreté ,  malheureusement 
elle  ne  se  défait  point  des  notes  gulturaks  qui 
gâtent  son  chant.  C'est  uiainlenant  de  ce  i  ôié  que 
doivent  se  diriger  tous  ses  efforts;  son  avenir  de 
cantatrice  en  depenil. 

Madame  l'ioulanger  est  une  charmante  (direc- 
trice de  théâtre  ;  elle  a  rendu  a\ec  inlinii;ent 
d'espiit  l'un  des  plus  jolis  rôles  de  son  répeiloire. 
Henry  est  un  m;ignilique  chevalier  de  l'I'.peron- 


d'Or;  sa  verve  est  intarissable  :  c'est  une  des  plus 
solides  colonnes  de  rOpéra-Comiqe.e. 

Nous  l'avons  dit  :  succès  complet,  c'est-à-dire 
succès  d'argent. 


THÉÂTRE  DE  LA  ur.XAlSSANCE. 
Première   représentation    des    Deux  Femmes, 
draine  eu  cinq  actes  et  en  prose  de  M.  Saint- 
Ililaire. 

C'est  un  long  et  interminable  drame  que  celui- 
ci.  M.  St-llllaire(';itasse  acte  sur  acte,  sci^ne  sur 
scène,  on  s'y  enfinci»,  on  s'y  perd,  on  souhaite 
ce  bienheureux  dénoinncntqui  recule  devant  l'at- 
tention comme  l'horizon  devant  le  regard  ;  on 
l'attend,  on  l'apelle  comme  lesniufragés  delà 
Mrduse  apellont ,  désirent  le  vaisseau  qui  va  leur 
rendre  la  vie. 

L'auteur  a  fait  bien  dos  frais  d'imagination  pour 
arriver  au  triste  résultat  d'un  succès  d'estime  ; 
nous  le  regrettons  et  pour  lui  et  pour  nous;  car 
nous  n'aimons  pas  le  gaspillage  des  ressources 
tlié;' traies:  ce  sont  des  richesses  mal  employées  et 
p\r  cela  même  perdues  pour  tout  le  monde.  Il  y 
a  dans  cet  ouvrage  plusieurs  moyens  d'action  dra- 
initique  qui  se  contre-c irrent  et  qui  nuisent  à  l'u- 
nité d'intérêt.  A  quoi  sert  par  exemple  cette  gra- 
dation successive  et  essoulll  mte  de  la  fortune  d'un 
M.  Biroteau,  personnage  accessoire,  qu'on  voilà 
chaque  acte  dans  une  position  dillérenlc?  Et  puis 
cette  autre  fortune  faite  en  Amérique,  n'est-elle 
pas  tant  soit  peu  usée  au  théâtre? 

Voici  la  fal)le  de  M.  St-llilaire.  El'e  est  simple , 
et  ce  n'est  pas  un  reproche  que  nous  lui  faisons; 
si  fa  mise  en  (euvre  était  en  rapport  avec  cette 
simplicité ,  la  critique  n'aurait  rien  à  y  voir. 

Henry  Hubert,  fils  d'une  fermière,  élevé  par 
les  soins  du  marquis  de  Uoubigné ,  partage  ses 
all'ections  adolescentes  entre  Jeannette ,  ja  cou- 
sine ,  et  Julie  de  Roubigné,  sa  sœur  de  lait.  les 
alVeclions  grandissent  et  prennent  un  caractère 
dilVén'nt  :  l'amitié  d'Henry  est  pour  la  gentille 
Jeannette ,  et  son  amour  est  tout  entier  pour  Ju- 
lie. Miis,  comme  il  est  pauvre,  il  faut  qu'il  songe 
à  s'enrichir.  Donc  il  s'ead)arquepour  l'Amérique. 
Lcdonc  a  semblé  peu  rationnel,  cl,  partant,  peu 
vraisemblable  aux  habiles  de  l'époque. 

Pendant  l'absence  du  bon  ami,  les  deux  jeunes 
lilles  se  sont  mariées  :  l'une  a  épousé  M.  Biro- 
ti'au,  sorte  d'épicier  qui  deviendra  ])!iis  tard  ban- 
quier, député  et  baron.  Julie  a  (lu  accepter  la 
main  de  M.  de  Montaligre,  Espagnol  réfugié,  ja- 
loux comme  un  Turc. 

Reinar.iuc'/ bien  cette  jalousie,  c'est  le  nœud  de 
la  pièce. 

L'Espagnol  a  un  vilain  neveu  qui  cherche  à  dé- 
sunir les  deux  époux;  c'est  le  traîtr.;  du  drame 
classique.  Il  inspire  des  soupçons  à  M.  de  Mon- 
taligre ;  Jeannette  les  dissipe  à  grand'peine  et  en 
se  compromettant.  Toutefois  il  n'est  pas  (|uestion 
d'Henry  dont  les  deux  maris  et  le  neveu  ignorent 
l'amour. 

Voilà  la  péripétie  :  H  >nry  revient  avec  une  for- 
tune et  l'alléetion  qu'on  lui  cinaait.  —  Désola- 
lion  !  11  veut  revoir,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  sa 
Julie  qui  l'aime  toujours,  mais  qui  ne  consentira 
pas  à  lui  donner  un  rendez-vous.  Jeannette  prend 
sur  elle  les  ristpies  d'une  entrevue.  Les  di:u\  maris 
y  assistent,  cachés  et  tremblans  charnu  pours;»n 
compte ,  car  le  lîiroteau  (vst  devenu  jaloux  coaime 
un  tigre.  —  Henry  entre  par  la  fenêtre  d.uis  la 
chambre  de  Juliette,  qui  fait  la  prière;  elle  l'aper- 
çoit et  pousse  n:i  cri.  Monialigre,  caché  dans  un 
cabinet  voisin  ,  se  frappe  avec  une  (;énérosii('  qui 
lui  a  fait  bien  des  partisans  p;irmi  les  belles  dames 
(|ui  ornaient  les  galeries  de  la  Renaissan  e.  — 
L'infortuné  mari  a  trouve  dans  le  cri  de  Jidielte 
le  résiiiné  succinct  de  Ions  les  comlnts  que  se  1- 
\re  sa  vertueuse  lennne  pendant  les  cinq  actes  de 
1.1  pièce,  et  il  en  l'ait  uni'  veuve. 

Si  \1.  de  Montai  gre  eût  été  un  Français  réfugié 
en  l'.spagne,  ou  liuil  simplement  uninuip.iii- 
sien ,  il   est  prebablc  ([u'il  aurait   envisagé  le.s 


choses  sous  unautr;  point  de  vue...  mais  alors 
il  n'y  aurait  pas  eu  de  dénoûment;  et  en  vérité 
celui  de  M.  St-Hilaire  nous  a  causé  trop  de  plaisir 
pour  que  nous  songions  à  lui  faire  une  mauvaise 
querelle  à  ce  sujet.  M.  de  Montaligre  est  Espa- 
gnol ;  tout  est  dit. 

Nous  avons  parlé  de  succès  d'estime  pour  cette 
nouveauté;  ce  te  formule,  tirée  de  largot  litté- 
raire, se  traduit  à  la  (aisse  d'une  administration 
théâtrale  par  ce  mot  beaucoup  plus  positif:  demi- 
recette. 

SïÉI'IlEX    DE  LA  MaDELAI.NE, 


Le  Ca:;ino  a  mis  à  profit  quelques  jours  de  re- 
tard pour  ajouter  des  ornemens  delà  plus  grande 
richesse  et  d'un  genre  tout  nouveau  dans  les  sal- 
les et  dans  le  jardin  dont  les  murs  seront  tapis- 
sés d'immenses  peintures  du  meilleur  goût.  Sur  la 
demande  d'un  grand  nombre  de  personnes  on 
s'est  empressé  de  donner  plus  d'étendue  au  ma- 
nège érigé  sous  le  patronage  du  vicomte  d'Aur, 
et  la  montagne  placée  au  fond  du  jardin,  au  mi- 
lieu des  arbres,  a  été  encore  exhaussée  de  ma- 
nière à  dominer  toutes  les  maisons  qui  l'envi- 
ronnent. Le  Casino  sera  sans  conireiiit  le  plus 
beau,  le  plus  élégant  cl  le  plus  noble  rendez- 
vous  de  Paris  dans  la  saison  d  été.  L'ouverture 
en  est  irrévocablement  fivée  à  aujourd'hui  jeudi, 
7  heures  du  soir.  Il  se  prépare  des  merveilles 
pour  celte  inauguration. 


Hcune  ht  cinq  Jours. 


1.5  JUIX.  —  Iji  général  Valdès.qui  vient  d'être 
promnaucommandemiMitde  l'armée  de  Catalogne, 
a  quitté  Madrid  dans  la  journée  du  'i  poursemet- 
tro  à  la  tête  des  troupes.  La  nouvelle  de  la  prise 
d  ■  llipoll  par  les  carlistes,  a  causé  une  vive  sen- 
sation à  Madrid. 

—  Le  fils  du  prince  d'Orange  est  parti  pour 
Stuttgard.  On  sait  (|u'il  va  épouser  une  des  tilles 
du  roi  de  \\  urtemberg. 

—  Le  sultan  Mahmoud-Kan  11  va  entrer,  le  ;îO 
juillet  prochain,  dans  sa  .Sô'  année,  et  le'  28  du 
même  mois  dans  la  .">2'  année  de  son  régnée 

Ce  célèbre  réfor.naleur  a  déjà  eu  vingt-six  en- 
fans;  mais  se.-ît  seulement  sont  reconuus,  trois 
sultans  et  quatre  sultanes. 

—  Le  colonel  Marceau-Desgraviers,  l'un  des 
vétérans  des  glorieuses  armées  de  la  répid)liquè 
et  de  l'empire,  est  mort  le  9  à  Sainte- Rufline, 
près  de  Metz.  Simple  chasseur  à  cheval  en  17i»i.' 
il  gagna  tousses  grades  sur  le  chi  up  te  bataille.' 
11  était  frère  de  l'illustre  général  ilarceaa, 

— Ln  violent  incendie  a  erliié  il  v  a  peu  de 
jours  à  Viesly  (arrondissement  de  Cambrai'  dans 
une  ferme;  à  la  vue  des  llammes.  la  fermière, 
à:.;é  de  7,'i  ans,  était  de^cen  lue  dans  une  cave, 
où  on  l'a  trouvée  saine  et  sauve,  assise  sur  son 
trésor. 

—  Il  arrive  de  plusieurs  de  nos  déparioraens 
des  nouvelles  désastreuses  sur  les  orag  s  qui  ont 
rava.;é  un  grand  nombre  de  localités.  U>  S  da 
courant  un  ouragan  épouvantable,  accomjwgni? 
par  un  '  grêle  d'une  grosseur  démesurée,  aêdaié 
sur  p'usieurs  canwns  de  la  Donlo'^ne  aux  envi- 
rons de  Caslillon.  De  mémoire  o'bo:nme  on  n'a- 
vait vu  dans  ces  contrées  un  désastre  semb'able  ; 
on  a  trouvé  des  wélons  de  la  grosseur  d'un  cpuf  ; 
un  homme,  dit-in,  a  «té  mort  dans  les  champs.' 
Les  vigne-s  pour  la  plupart  sont  perdues. 

—  In  journal  anglais,  le  Monihifr  Ihrald, 
rapporte  qu'un  homme,  qui  a  refusé  de  donner 
son  non.  a  été  surpris  au  palais  Buckingham  tans 
lin  état  à  faire  croire  qu'il  voulaiî  at:ent(T  aux 
jours  de  la  reine. 

—  On  éciit  de  \erdun  : 

Parmi  nos  rcspeciables  dames   qui.   dans    no 


—  Ul  — 


hospices,  se  livrent  aux  soins  qu'exigent  les  souf- 
frances des  pauvres,  on  dislinfiue  la  sœur  Marie. 
Celte  jeune  et  vénérable  sœur  est  fille  de  ma- 
dame la  duchesse  d'AbrantiVs.  Elle  brille  par  ses 
vertus  connue  sa  mère  par  ses  talens,  elle  veut 
que  sa  mémoire  soit  aussi  chère  que  celle  du  ma- 
réchal, son  père,  est  glorieuse. 


16.  — On  a  reçu  des  journaux  de  Valparaiso  du 
3  mars.  11  résulte  d'une  proclamation  de  Santa- 
Cruz,  du  28  janvier,  publiée  par  les  journaux  de 
Lima,  que  la  perte  de  la  bataille  de  Jungay  doit 
être  attribuée  à  la  trahison  du  colonel  Guilarlc  : 
cet  ollicier,  à  la  tète  de  7U0  hommes,  devait 
soutenir  une  charge  de  cavalerie  de  Moran.  Il  a 
eu  la  lâcheté  d'abandonner  une  position  impre- 
nable attaquée  par  37  Chiliens.  11  n'a  pas  même 
tii-é  ini  coup  de  fusil. 

—  Le  sixième  bureau  a  nommé,  pour  commis- 
saire du  projet  de  loi  du  chemin  de  fer  de  Paris  à 
Orléans,  M.  Dejean,  qui  s'est  prononcé  pour  le 
projet.  Ainsi,  sur  neuf  commissaires,  trois  sont 
contraires  au  projet ,   et  six   lui  sont  favorables. 

— Un  prince  indien,  de  passage  h  Toulon,  ve- 
nant de  Rome,  est  allé  à  Saint-Tropez  visiter  la 
veuve  du  général  Allard.  Ce  prince  est  parti 
aujourd'hui  pour  Paris. 

—  On  vient  de  commencer  à  l'hôtel  des  Inva- 
lides les  léparaiions  des  dégâts  occasionnés  ré- 
cemment par  la  foudre. 

j^'Avant-hier,  à  trois  heures  du  malin,  la 
foudre  est  encore  tombée  à  Neuilly,  sur  un  kios- 
que du  parc. 

—  M.  Daguerre,  auteur  de  l'importante  dé- 
couvertedont  M.  le  ministre  de  l'intérieura  rendu 
compte  aujourd'hui  à  la  chambre  des  députés  , 
vient  d'être  nommé  officier  de  la  Légion-d'llon- 
neur. 

—  Ainsi  que  nous  l'avions  prévu,  le  prix  du 
pain  est  un  peu  diminué.  11  est  ainsi  fixé,  pour  la 
deuxième  quinzaine  de  juin  :  Ui  sous  2  liards  les 
quatre  livres,  1"  qualité  ;  11  sous  2  liards  les 
quatre  livres,  2'  qualité. 

—  Aujourd'hui  15  juin,  l'Académie  des  Beaux- 
Arts  a  procédé  h  l'élection  d'un  membre,  en  rem- 
placement de  Paër.  M.  Spontini  ayant,  au  premier 
lour  de  scrutin,  obtenu  la  majorité  des  sull'rages, 
a  été  proclamé  membre  de  l'Académie.  Sa  nomi- 
nation sera  soumise  à  l'approbation  du  roi. 

—  Le  succès  du  Naufrage  de  la  Méduse  pro- 
cure chaque  soir  à  l'Ambigu  les  plus  brillantes  re- 
cettes. La  chaleur  n'arrête  en  rien  l'empresse- 
ment de  la  foule  curieuse  de  voir  ce  spectacle 
plein  d'émotion  et  de  vérité. 


17  _  On  écrit  de  Florence ,  qu'à  l'ouverture 
du  corps  de  la  comtesse  de  Lipona  on  a  trouvé 
dans  l'intérieur  de  l'estomac  un  squirre  cancéreux 
de  la  grosseur  d'un  œuf,  le  foie  très  endom- 
magé et  autres  lésions  organiques.  Selon  le 
testament  de  la  comtesse  (dont  il  a  été  rendu 
un  compte  fautif),  sa  fortune,  divisée  d'abord  en 
quatre  parts,  est  transmise  par  portions  égales  à 
ses  quatre  enfans ,  Achille ,  Lucien ,  Lœtitia  Pe- 
poli  et  Louise  Kasponi:  une  cinquième  part,  dont 
la  défunte  pouvait  disposer  librement,  passera  à 
son  petit-lils,  fils  de  Lucien,  qui  prendra  le  nom 
de  Murât,  son  fils  aîné  Achille  n'ayant  pas  d'en- 
fans.  Cette  part  sera  administrée  pendant  vingt 
ans  par  le  marquis  Pepoli  de  Bologne  et  le  comte 
Rasponi  de  Havenne  ,  ses  deux  gendres  et  exécu- 
teurs testamentaires.  La  fortune  de  la  comtesse 
est  évaluée  à  80,000  francs  environ  de  rente,  sans 
compier  probaUleaient  les  l)iens  immeubles  du 
palais  il  Ilorence,  et  des  deux  villa  d'(7  Puradiso 
et  de  yiarcggio,  dont  la  valeur  ajouterait  beau- 
coup au  capital. 


—  La  Gazette  de  Madrid  publie  un  décret  de 
la  reine  qui  accorde  au  maréchal  Espartero  la 
grandesse  d'Espagne  de  première  classe  et  le  titre 
de  duc  de  la  Victoire. 

Le  fils  du  prince  de  Polignac,  ancien  ministre 
sous  Charles  X,  a  été  admis  comme  officier  d'ar- 
tillerie dans  l'armée  bavaroise. 

—  Tous  les  prévenus  dans  l'alfaire  d'Avignon 
ont  été  mis  hors  de  cause,  quant  ii  l'accusation  du 
complot,  et  le  plus  grand  nombre  mis  en  liberté. 
Dix-sept  seulement  sont  renvoyés  devant  le  tribu- 
nal de  police  correctionnelle,  les  uns  sous  la  pré- 
vention d'avoii'  gardé  chez  eux  quelques  armes  de 
guerre,  les  autres  comme  ayant  fait  partie  d'une 
société  non  autorisée  par  la  loi. 

—  Hier  au  soir,  aux  Champs-Elysées,  un  vo- 
leur fashionable  a  été  arrêté  presque  au  moment 
où  il  venait  d'enlever  à  un  promeneur  sa  bourse 
et  son  portefeuille.  L'industriel  a  eu  la  douleur 
de  parcourir,  entre  quatre  fusiliers  ,  et  précédé 
d'un  sergent  de  ville ,  l'avenue  dans  laquelle  il 
venait  de  lorgner  les  jolies  femmes  et  de  faire  ad- 
mirer l'élégance  de  son  costume. 

— M.  Scribe  s'occupe,  dit-on,  en  ce  moment 
d'un  opéra  en  trois  actes  dont  M.  Auber  doit 
composer  la  musiijue.  Cette  association  toujours 
heureuse  est  de  meilleur  augure. 


IS.— Le  gendre  du  sultan,  Halil-pacha,  vient  de 
rentrer  au  pouvoir.  Le  23  mai  il  a  été  nommé 
ministre  du  commerce,  des  travaux  publics,  de 
l'industrie  et  de  l'agriculture,  place  qui  n'existait 
point  précédemment  en  Turquie. 

—  On  a  pris  des  renseignemens  sur  le  fou  qui 
a  tenté  récemment  de  pénétrer  de  vive  force  dans 
les  appartenions  du  palais  de  Buckingham.  11  se 
nomme  Robert  Tory  ;  son  père  était  un  filateur 
très  riche  qui  lui  avait  laissé  une  fortune  considé- 
rable ;  mais  il  a  perdu  cette  fortune  par  de  faus- 
ses spéculations  commerciales.  Depuis  lors  sa  fo- 
lie a  commencé.  Au  moment  d'entrer  dans  les 
appartcmens  du  palais  de  Buckinyham,  il  déclara 
aux  domestiques  de  S.  M.  qu'il  était  le  seul  hom- 
me en  Angleterre  qui  eîit  le  droit  de  faire  un 
évèque,  qu'on  devait,  par  conséquent  l'admet- 
tre, et  qu'en  dépit  de  la  reine  il  les  chasserait 
loin  du  palais. 

—  Une  rencontre  a  eu  lieu  entre  lord  London- 
derry  et  M.  H.  Grattan,  membre  de  la  chambre 
des  communes.  La  querelle  est  venue  au  sujet  de 
l'accusation  portée  par  M.  O'Connell  contre  le 
parti  tory,  capable,  selon  le  grand  agitateur,  d'at- 
tenter aux  jours  de  la  reine.  Après  un  coup  de 
feu  sans  résultat,  les  témoins  ont  déclaré  l'alfaire 
terminée. 

—  Il  a  été  déclaré  61  faillites  dans  les  quinze 
premiers  jours  de  juin.  Pendant  le  cours  du  mois 
de  mai ,  il  en  avait  été  déclaré  <SC>. 

Trois  de  ces  liiillites  présentent  des  passifs 
d'un  demi-million  de  francs. 

— La  caisse  d'épargnes  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 16  et  lundi  17  juinlS39,  de  3,S07  déposans, 
dont  576  nouveaux,  la  somme  560.375  fr. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  Zi36,000  fr. 

—  Nous  lisons  dans  le  Journal  de  Toulouse: 
"  Les  lettres  et  journaux  delà  capitale  ont  été 

apportés  hier  dans  notre  ville  par  une  voiture 
inalle-posie  d'essai  d'un  nouveau  modèle,  dans 
laquelle  se  trouvait  M.  Comte,  fils  de  M.  le  direc- 
teur des  postes.  Cette  voiture  est  arrivée  hier  à 
six  heures  du  soir,  après  avoir  fait  dans  48  heu- 
res la  roule  de  Paris  à  Toidouse.  » 

—  On  dit  que  des  hommes  d'élite  pris  dnns  les 
réglmens  de  cavalerie,  ce  qu'on  appelle  des  sol- 
dats de  1"  classe,  seront  choisis  pour  l'augmenta- 
tion de  la  garde  municipale. 

M.  Feistliamel,  colonel  de  ce  corps,  serait,  par 
suite  do  celte  jéurgaiiisalion,  promu  au  grade  de 
maréchal  de  camp,  mais  sans  quitter  son  comman- 
dement, 


—  Le  bateau  à  vapeur  qui  est  parti  dimanche 
dernier  de  Toulon  pour  Alger,  avait  à  bord  plu- 
sieurs colons  et  7  ou  8  jeunes  Arabes  qui  étaient 
au  collège  de  Paiis  et  qui  retournent  à  Constan- 
tine. 

—  Hier,  dans  l'après-midi,  les  ingénieurs  de  la 
liste  civile  faisaient  des  levées  de  plans  dans  la 
cour  du  palais  du  Louvre,  qui  va  décidément  être 
restaurée. 


19.  —  L'ouverture  des  débats  devant  la  cour 
des  pairs,  sur  les  accusations  prononcées  par 
arrêt  du  12  de  ce  mois,  aura  lieu  lim;li  prochain, 
2/i  juin. 

La  cour  se  réunira  dans  la  chambre  du  con- 
seil (galerie  des  tableaux) ,  à  onze  heure  et  demie 
du  malin. 

L'appel  nominal  sera  fait  à  midi  précis. 

—  Au  8  juin,  les  souscriptions  pour  les  victimes 
du  tremblement  de  terre  de  la  Martinique  s'éle- 
vaient à  la  somme  de  267,311  fr.  59  c. 

—  Plusieurs  journaux  ont  annoncé  que  la  clô- 
ture del'esposition  de  l'industrie  devait  être  pro- 
rogée ;  nous  sommes  autorisés  à  déclarer  qu'elle 
demeure  fixée  au  30  juin  courant. 

Moniienr  Parisien. 

—  Un  journal  annonce  que  l'Académie  fran- 
çaise recommence  son  dictionnaire.  11  s'agit 
aujourd'hui  de  le  refaire,  en  lui  donnant  un  carac- 
tère nouveau  et  plus  scientifique.  Le  nouveau  dic- 
tionnaire devra  faire  connaître  toutes  les  varia- 
tions que  les  mots  et  les  formes  de  la  langue  ont 
éprouvées  depuis  plusieurs  siècles. 

—  Un  orage  comme  de  mémoire  d'homme  il 
n'en  est  pas  survenu  dans  ces  contrées,  a  éclaté 
ce  matin  ,  à  onze  heures,  sur  toute  la  ligne  de 
Champlàtreux,  Luzarches  ,  Moisselles,  Dammont 
et  Montmorency.  La  nuée  s'est  avancée ,  jaune 
mêlée  de  gris,  et  a  crevé  dans  la  direction  indi- 
quée, laissant  tomber  des  gréions ,  l'on  pourrait 
même  dire  des  glaçons  gros  comme  des  œufs,  et 
il  en  a  été  ramassé  qui  pesaient  une  livre  et  demie. 
Ces  masses  tombaient  a  8  ou  10  pieds  de  distance 
les  uns  des  autres,  faisant  leurs  trous  comme  les 
biscayens.  Presque  toutes  les  toitures  des  maisons 
de  Moisselles  et  Dammont ,  soit  en  tuiles,  ou  en 
ardoises,  sont  criblées;  les  vitres  cassées.  Plu- 
sieurs personnes  qui  étaient  dans  les  champs  ont 
été  blessées.  Un  habitant  de  Montmorency  qui 
revenait  de  Luzarches  avec  sa  fille  (dans  son  ca- 
briolet) a  euson  cheval  blessé  par  un  de  ces  grâ- 
lons  ;  il  l'a  porté  à  Montmorency,  à  quatre  lieues 
de  l'endroit  où  il  l'avait  recueilli ,  et  il  pesait  en- 
core 12  onces  ;  un  autre  est  tombé  sur  la  tête 
d'un  cheval,  et  le  cheval  est  tombé  étourdi. 

—Hier,  à  minuit,  le  thermomètre  de  l'ingénieur 
Chevalier  marquait  19"  lilO  au  dessus  de  0  ;  au- 
jourd'hui, à  quatre  heures  du  matin,  16"  6|10  ; 
à  midi,  21*  i|10  ;  à  une  heure ,  22"  ;  à  deux  heu- 
res, 23"  3rl0. 

—  Le  puits  artésien  que  l'on  creuse  depuis 
long-temps  à  Grenelle  est  déjà  arrivé  à  la  profon- 
des de  Î66  mètres  (1398  pieds),  sans  qu'qn  ait 
encore  trouvé  l'eau.  Maison  espère  bientôt  la  voir 
jaillir  parce  qu'on  est  enfin  parvenu  à  une  couche 
de  craie  verte.  Ces  couches,  qui  sont  toujours 
Iris  minces,  sont  en  général  celles  qui  avoisinent 
immédiatement  l'eau.  Plusieurs  savans  regrettent 
qu'il  n'ait  pas  été  nécessaire  de  creuser  plus  pro- 
fondément ;  car  si  l'eau  s'était  encore  fiiit  atten- 
dre, il  est  probable  qu'elle  aurait  Jailli  à  une  tem- 
pérature assez  élevée  pour  approvisionner  d'eau 
chaude  les  hôpitaux,  les  bains  et  autres  établisse- 
semens  publics.  Nous  aurions  eu  l'avantage  de 
posséder  une  soite  de  source  (Keau  thermale  aux 
portes  de  Paris. 


Le  Directeur,  BERTHET. 
Inip,  d'Iid.l'ruuietC',  rueNeuvedesUonsEnfaiis,  .S. 


ÎDeimèmc  Série.  .^x^av^iAiTTors  le^vï^^                    Ëlou^ièmc  ^nncc. 

25  JÏÏÏNJ339.  ^^__^^-^^  .^ÉlM  f%        ,'..r,        ^^^^^                         ^""^ 

LITTÉBATCRE,  SCIENCES,  BEAUX  AKTS  ,  Iff-  ''^^^£^^-^^§-^Pl^te#'^^^'r(âi^^^^                    ^^  JoCBUACX  ,  BEÏCES  .    OtVRAGES    I5ÉDITS 

DDSTRIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUIS-  -^^^'^^m^^^'^Ê^^^^P'^    W'  ^'pP^'^^'^)^^                 PUBLICATIONS  NOCTELLES,  BIOGRAPHIES, 

SES  DE  MOEUnS,  MÉMOIRES  ET  VOTAGES.  •'^M^^^  *%    ^^  %    ^^^S^^W< /"^^ --^         'jF-''^^ j/^^^è                 IRIBCNAUX  ,  THÉÂTRES  ET  MODES. 

ON  S'ABONNE  A  PARIS.  »  V  BCREAD  DO  JOUR-  ^i^^^S  ^^ISK'  =^  '^W^&Ê^*^^^"-'^ra^ ^\iS]m^^^^M                        PRIX   D'ABONNEMENT 

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bourg.  ^^^^^*^^^i-^?^^-   -^®<Sfei^     'Ï^^^S^'^^^SS^^^  pour  L' ÉTRANGER  EN  SCS  par  A5.        0 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes ,  *'"^^^^^^=^    ____'                  "T^^^p^^  0".ne  "ire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 

au  Cercle  des  étrangers,  n.  225.  PicadiJly.  "            =--.^^^:^^    '         -^                        s  abonnent  pour  cn  an  ou  6  mois,  et  en 

font  la  demande  par  lettres  adrancnies. 

Lesabonnemens  ne  datent  que  des5et  20de  ^"  P'"  '^  ''P"^  «""  '"  '"'»'«'"""«  «'^<"''                                                        

chaque  mois.  L'esprit  d'autrui  par  complément  servait.  Une  gravure  de  modes  est  jointe  au  n°  du  5 
et  une  lithographie  au  n°  du  20  de  chaque 

Le  prix  des  abonnemcns  peut  être  transmis  i;  „„™„,i„.-»  ,„^„,i„!,    -„„«.;„,•>                                            ""'''' 

parla  poste,  ou  en  un  mandata  toucher  à  "  «<"»/"««»''  comptlaH.  compxlmt.                                                                 

Paris.  Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 

LE  VOLEU?, 


SOMMAIRE. 

Les  Kurdes,  les  Yezidis  ;  moeurs  et  choyasces 

DECES  PEUPLADES,  par  BaPTISTIN  POUJOULAT. 

— Manchester,   ses  chemins    de  fer,  ses 

DINERS,  SES  HOOKERS  ,  ETC.  —  La  GARDE- 
MALADE,  par  madame  de  B awk.  —  Le  serment 
DU  PACHA.  —  Mélanges,  faits  curieuv.  —Revue 
des  tribunaux  :  Cour  royale  de  Paris  :  Les 
directeurs  de  C  Ambigu-Comique  contre  un 
entrepreneurde  succès  dramatiques. — Revue 
drama(i(|uc  :  Gymnase-Dramatique  :  Le  Mé- 
nage parisien  ;\ii.vTiE\ii.Lt.  :  Passé  minuit; 
Renaissance  :  Madame  de  Brienne.  —îie\ae 
de  cinq  jours. 

N"  57.  —  Portrait  de  PiCANiSt. 


LESMRDES.LESÏEZIBIS; 

MOEURS    et    croyances   DE    CES   PEUPLADES   [l). 


Du  camp  de  Méhémet,  H.iflz-racha, 
27  août  1837. 

Dès  le  premier  jour  de  notre  entrée  à  Malattia^ 
l'antique  Mélitène,  le  bruit  avait  couru  que  dent 
officiers  moscovites  ,  ayant  mission  d'organl.çer 
les  bandes  kurdes  maintenant  en  guerre  avec  Tar- 
mée  turque,  étaient  arrivés  dans  la  cité.  Ces 
deux  prétendus  officiers  russes  n'étaient  autre 
chose  que  mon  compagnon  de  voyage  et  moi.  L'ii 
courrier  avait  été  secrètement  envoyé  au  camp 
des   Osmanlis,    situé  à  dix  lieues   à  l'ouest  de 

(1)  Cette  lettre  fait  partie  d'un  Voyage  dans 
l'Asie-Miiieure,  les  désorts  de  Piilmyre  oiri'.gypie, 
qui  .scia  pulilié  dans  peu  de  mois,  l.cs  pay,-;  et  les 
peKpl.ides  que  le  jpiine  voyageur  nous  monire 
avec  des  dé',ads  si  curieux  cl  si  nouveaux,  r;^- 
V'oivent  un  intéii't  partirullei-,  cn  te  inoinent  oii 
les  regards  se  tournent  du  cOlé  de  l'Kupliiate  et 
du  Taurus. 


Mélitène,  pour  informer  Haflz-Pacha  de  celte  nou- 
velle. Celui-ci  fil  partir  en  touto  hrae  un  Tartare 
pour  Malatlia,  tt  son  kiayah  (secrétaire)  reçut 
l'ordre  de  ne  point  nous  délivrer  de  bouyourdis 
(passeports)  jusqu'à  ce  qu'il  se  fiît  a.ssun;  par  lui- 
même  qui  nous  étions.  Le  docteur  Magdaleco, 
dont  j'ai  euoccasiou  de  parler  dans  ma  précédente 
lettre,  nous  prévint  de  tout  ce  qui  se  passait  sur 
notre  compte,  et  nous  engagea  à  nous  présenter 
au  kiayah  avec  nos  firmans  impériaux,  afni  de 
dis.<'iper  les  craintes  que  notre  présence  avait  i;is- 
pirées.  Nous  fîmes  une  visite  au  secrétaire,  il 
nous  accueillit  très  froidement  ;  à  peine  daigna  t- 
il  nous  inviter  à  prendre  place  sur  son  divan. 
Quand  il  eut  jeté  les  yeux  sur  nos  lirmans,  l'ex- 
pression de  son  visage  changea  tout  à  coup  ;  les 
complimens  llatieurs,  les  paroles  aimables  succi- 
dèrent  à  son  air  morne  et  soupçonneux.  Le 
kiayah  nous  dit  que  IlaCz-Pacha,  généralissime 
de  l'armée  du  Taurus,  avait  appris  notre  arrivée 
et  qu'il  désirait  vivement  faire  notre  connais- 
sance. «  Allez  au  quartier-général,  ajouta-t-il,  le 
séraskier  aime  beaucoup  les  Français,  il  aura  du 
plaisir  à  vous  voir  assis  sous  sa  tente.  »  Nous 
nous  mîmes  donc  cn  chemin  pour  le  camp  des 
Osmanlis.  Je  ne  regrette  point  les  fatigues  de  la 
course  ;  j'ai  appris  ici  des  détails  curitfux  et  nou- 
veaux sur  les  uia-uis,  le  caractère ,  les  ci oyanccs 
des  Kurdes  et  des  Yezidis  à  qui  l'armée  ottomane 
fait  la  guerre. 

Le  Kurdistan,  cette  contrée  qui  s'étend  au  midi 
de  l'Arménie,  sur  une  longueur  de  qualrc-\iiigt- 
quinze  lieues  du  nord-ouest  au  sad-est,  et  sur 
une  largeur  de  cinquante  lieues,  est  riche  en  pPitu- 
rages,  en  céréales  et  autres  productions.  Les 
Kurdes  do  ce  pays  ne  demeurent  pas  tous  sons 
des  tentes  ;  le  plus  grand  t.ombrc,  au  coiitr.iire, 
habite  de  gros  villages  et  des  bourgades  considé- 
rable.<,  telles  que  Chcrezour,  peuplée  de  huit 
mille  liabiians,  Kerkoui,  dont  on  évalue  la  popula- 
tion à  quinze  mille  hahilans,  Mrbili,  l'.iiilique 
Arbclles,  célèbre  par  la  chute  de  la  monarchie 


persane,  compte  aujourd'hui  quatre  mille  âmes. 
La  chaîne  du  mont  Zjgros,  appelée  par  Quiote- 
Curce,  montagnes  Gordiennes,  est  du  cùié  de 
l'orient,  la  limite  des  Kurdes  ;  le  désert  des  Ara- 
bes est  leur  frontière  au  sud,  le  pays  de  Karpout 
ail  nord  et  l'Aladaja-Da^h  (mor.tagnes  bizarres), 
ou  l'anii-Taurus,  leur  sert  de  borne  à  l'occilent 
L'Anti-Taurus,  d'où  je  vous  é;r"s  aujourd'hui, 
est  exclusivement  occupé  par  des  Kurde*.  D'après 
les  données  les  plus  probables,  la  population 
Kurde  s'élève  à  trois  millions  d'àaies.  Eavù-on 
cent  mille  sont  chrétiens  Nc-toriens  ;  ils  obéis- 
sent à  deux  patriarches  héréditaires.  L'un,  tou- 
jours appelé  MarcEïraan,  réside  à  Kodjaiisse, 
non  loin  de  la  cité  du  Djouîaaiek,  l'julre  demeure 
à  RabaivOrmes.  L'autorité  de  ces  patnarches 
s'étend  sur  treize  évéques.  La  dignité  épiscopale 
est,  comme  celle  des  patriarches,  héréditaire  de 
l'oncle  au  neveu.  Il  ar,  ive  quelquefois,  par  suite 
de  ce  droit  d'hérédité  qu'un  enfant  de  douze  ou 
quinze  ans  est  ordonné  évè^ue.  Les  prélats  vivent 
dans  une  grande  ignorance.  Le  bas  clergé  sait  à 
peine  lire.  Les  Kurdes  chrétiens  ont  peu  figuré 
dans  la  guerre  contre  les  Turcs. 

Le  reste  de  la  population  appartient  à  la  secte 
d'Ali.  Mais  le  mahoaiéiisme,  chez  eux,  est  mêlé  de 
diverses  superstitions  qui  seiiblenides  restes  de 
la  croyance  des  mages.ll  n'ont  point  de  mosquées; 
ils  ne  prient  pas  aux  heures  indiquées  par  le 
Koran,  ils  se  dispensent  du  jeune  du  Ramailan 
(râqucs  des  Tures)  et  ne  fout  j.imais  le  pèle- 
rinage de  la  Mecque. 

Vous  savez  que  les  Kiirdts  descendent  des 
Karduqucs  dont  parle  Xénophon.  Le  chef  des  dix 
raille  nous  apprend  que  les  K.irJuqucs  avaient 
toujours  bravé  la  pn'ss,incc  du  gr.md  roi  et  les 
armes  de.-;  S:trapc,<.  Les  Kurdes  ont  parfaitement 
conservé  cet  esprit  de  rébdiion  tt  d'indépen- 
dance. 

Je  m'abstiendrai  do  r.ipporttr  ici  tes  fables 
par  lesiuelles  les  Turcs  expliquent  l'origine  des 
Kurdes:  ces  fabh s  ont  hn  caracère  dedi'îoù- 


546  — 


tanle  barbarie  qui  ne  permet  pas  qu'on  s'y  arrête. 
On  peut  remarquer  qu'il  y  a  toujours  quelque 
chose  des  mœurs  d'un  peuple  dans  l'origine  qui 
lui  est  doDDée.  Ce  qu'on  nous  rapporte  sur  la  for- 
mation |)rimitive  des  peuplades  du  Kurdi.-tan  est 
monstrueux  comme  les  instincts  et  les  habitudes 
des  bandes  ^panses  à  travers  les  mont.gnes  de 
Kiphatcs,  de  Kara-Djé-Dagh,  le  Massius  des  an- 
ciens. 

Le  lyfc  kurde  est  remarquable  par  la  r^'gula- 
rité  des  traits,  empreints  deje  ne  sais  quelle  fierté 
sauvage  qui  ne   manque    pas  de   noblesse.    Le 
Kurde  a  l'œil  noir,  vif,  intelligent;  sa  taille  est 
haute  tt  ses  formes  ont  de   bolics   proportions. 
Son  costume  se  compose  d'une  robe  de  toile  groE- 
sière,  d'une  veste  dejaine  rayée,  Ecrée  avec  une 
corJe.  Son  turban  se  termine  en  pointe.  Sa  chaus 
sure  est  une  sandale  de  cuir  attachée  avec  des 
courroies  au-dessus    de  la  cheville.  Les  Kurdes 
sont  habitues  aux    armes  ries  b  ur  jeunesse;  ils 
fombatlcnl  à  cheval  avec  le  sabrr,  !a  massue,  la 
l..nce,  le  fusil  à  mèche;  ils  se  servent  de  celte 
dernière  arme  en  fuyant  comme  en  attaquant  ; 
ils  fout  fou  en  se  tournant  sur  leur  cheval  et  en 
courant  au  grand  galop.  Ces  iiommes  sont  capa- 
bles de  supportei    toutes  les  fatigues  et  toutes 
sortes  de  privations.  Mais   ils  sont  cruels,  sans 
foi,  niil  mensonge  ne  les  clfraie  pourvu  qu'ils  y 
tiouvent leurs  intérêts.  Le  meuitre,  le  pillage,  le 
mépris  de  toute  dominatioi! ,  voilà    leurs  seules 
rréoccupaUons,  voilà  leur  principal  caractère.  Ils 
dépouillent  les  passans  et  les  laissent  mourir  de 
misère  au  milieu  du  désert.  Avant  la  guerre  de 
183G,  les  Kurdes  attaquaient  les  caravanes  aux 
portes  même  de  Diarbekir,  de  Moussoul,  do  Ma- 
hltia  et  l'Orfa.  Leur  hospitalité,  tant  vantée  par 
quolquts  voyageurs,  disparait  devant  tout  ce  que 
»  DUS  entendons  dire  ici  sur  leur  compte.  Ils  reçoi- 
vent l'étranger  avec  de  grandes  démonstrations 
(i'amitié,  mais  sous  prétexte  d'admirer  ses  armes, 
ses  bagages,  ils  le  volent  et  lemaltraitenl.  Souvent 
ils  ont  enlevé  un    cheval  à  un  cavalier   en  lui 
souhaitant  ensuite  un  heurem  voyage  à  pied.  Il 
n'appartient  guère  à  des  voyageurs  européens  de 
louer  cette  prétendue  hospitalité   des   Kurdes , 
depuis  l'assassinat  commis  par  ces  brigands  sur 
l'iuf  rluné  Schultz,   savant  allemacd,  envoyé  en 
Asie  aux  frais  du  gouvernement  français  pour  faire 
des  recherches  scientifiques. 

Après  avoir  vu  la  Perse,  Schuliz  se  mit  en 
route  pour  le  Kurdistan,  dans  l'automne  de 
l'année  1829.  Il  était  accompagné  d'un  domesti- 
que et  de  six  soldats  que  lui  avait  donnés  As'ar- 
Kh.in,  alors  gouverneur  d'une  province  persane. 
Le  voyageur  allemand  et  son  escorte  furent  im- 
pitoyablement massacrés  par  les  Kurdes mèmequi 
avaient  fait  semblant  de  les  protéger.  Des  paysans 
arméniens;,  chargés  d'enierrcr  les  corps  de  ces 
malheureux,  annoncèrent  cette  affreuse  nouvelle 
à  Asirar-Khan.  Les  effets  et  les  notes  de  Schidlz, 
laissés  entre  les  mains  du  prince  persan,  furent 
envoyés  à  l'ambassade  française  à  Constantinople. 
Les  Kurdes  sont  d'autant  plus  portés  à  répan- 
die  le  sang,  qu'ils  peuvent,  comme  los  Arabes 
du  désort,  racheter  le  meurtre  avec  un  cheval, 
un  bœuf,  deux  moutons,  ou  bien  en  donnant  une 
de  leurs  filles  en  mariage  à  un  des  parens  de  celui 
qu'ds  ont  tué,  sans  exiger  la  dot  qu'on  est  tenu 
d'assurer  à  la  femme  qu'on  épouse. 


Les  femmes  kurdes  sont  do  véritables  amazones; 
elles  montent  parfaitemcutà  chevalet  sont  armées 
comme  leur  mari.  Leur  taille  a  de  l'élégance, 
mais  leur  visage,  brûlé  far  le  soleil,  n'a  rien  de 
gracieux.  Elles  ne  sont  point  voilées.  Leur  costu- 
me consiste  tout  simplement  en  une  robe  de  toile 
grise  ouverte  devant  la  poitrine,  et  serrée  par 
une  ceinture  de  cuir.  Leur  longue  chevelure,  en- 
tremêlée de  petites  pièces  de  monnaies,  flotte 
sur  leurs  épaules.  Ces  femmes  ne  portent  sur  la 
tète  qu'un  léger  mouchoir  jaune  retombant  en 
arrière  ;  elles  marchent  nus-pieds. 

Au-delà  de  Mardin,  l'yncienne  IWarde,  entre 
Nizibin,  l'Anthémusia  des  Grecs,  (la  Fleurie)  et 
Moussoul  l'antique  Ninive,  est  le  pays  appelé  Sind- 
jardagh,  ainsi  nommé  à  cause  d'une  chaîne  de 
montagnes  qui  coupe  la  plaine  de  Mésopotamie 
(aujourd'hui  province  de  Djezireh),  au  sud  de 
Mardin.  Le  Sindjar-Dagh  est  connu  aussi  par  les 
gens  du  pays,  sous  le  nom  de  Djinistan  (patrie 
des  démons.)  Celte  contrée  abonde  en  sources, 
en  pâturages  excellens.  Les  abricots,  les  figues, 
le  raisin  de  Sindjar,  sont  renommés  dans  toute 
l'Asie-Mineure.  Le  Sindjar  est  le  seul  point  de  la 
Mésopotamie  qui  produise  des  dattes. 

Le  Siudjar  est  habité  par  les  Yezidis,  peuplade 
belliqueuse  et  vagabonde  à  qui  Hafiz-Pacha  a 
fait  iiussi  la  guerre.  La  population  des  Yezidis  est 
évaluce  à  deux  cent  mille  âmes. 

Quelques  voyageurs  ont  parlé  des  étranges 
croyances  des  Yezidis;  mais  aucun  d'eux  n'adonné 
rien  rie  complet  là-dessus.  Je  ne  prétends  pas 
Hîieux  satisfaire  votre  curiosité  que  les  voyageurs 
qui  m'ont  précédé;  les  Yezidis  font  un  grand  mys- 
tère de  leur  doctrine,  et  ce  n'est  qu'à  grand'- 
peine  qu'on  obtient  des  notions  claires  et  certai- 
nes. Cependant  plusieurs  pratiques  religieuses 
des  Ytzidis  n'ont  pu  échapper  à  la  connaisances 
des  peuples  leurs  voisins.  J'ai  recherché  autant 
que  possible  l'entretien  des  personnes  les  plus 
instruites.  Je  rapporterai  Ici  ce  que  j'ai  pu  ap- 
prendre sur  l'origine  et  la  religion  des  Yezidis. 

On  croit  que  cette  nation  est  un  reste  de  ces 
colonies  de  Mardes ,  qu'Arsace  V,  roi  de  Perse  , 
Dt  transporter  en  Mésopotamie.  Ce  peuple  donna 
son  nom  à  la  cité  appelée  aujourd'hui  Mardin. 
Strabon,  Arien  ,  Pline,  représentent  les  Mardes 
commeune  race  d'hommes  indoaiptables^et  appar- 
tenant à  cette  secte  persane  qui  voua  un  culte  à 
l'Eriman  ou  principe  du  mal.  La  religion  des  Yezi- 
dis, dont  nous  allons  parler,  a  pris  évidemment 
sa  source  dans  l'ancienne  croyance  des  Mardes. 
Le  nom  de  Yezidis,  qu'ils  po;  tent  maintenant, 
leur  vient  du  général  arabe  Yezid  qui  tua  Hus- 
sein, petit  fils  de  Mahomet  et  qui  persécuta  avec 
tant  d'acharnement  la  famille  d'Ab,  De  là,  une 
haine  profonde  entre  les  Yezidis  et  les  Musul- 
mans. Le  meurtrier  de  Hussein  est  regardé  par 
les  Yezidis  comme  le  fondateur  de  leur  secte. 

Après  avoir  reconnu  que  la  miséricorde  de 
Dieu  est  infinie  comme  sa  sagesse,  les  Yezidis  ne 
se  font  aucim  scrupule  de  rendre  hommage  à 
Satan,  parce  qu'ils  croient  fermement  qu'il  sera 
réintégré  un  jour  dans  les  honneurs  qu'il  a  per- 
dus par  sa  désobéissance.  «  Pourquoi ,  diseut-ils, 
outrager  le  démon?  Pourquoi  intervenir  entre 
un  ange  déchu  et  son  souverain  ?  Dieu  at-il 
besoin  que  nous  maudissions  celui  qu'il  punit  ?  Et 
ne  peut-il  pas  arriver  qu'il  lui  pardonne  ?  Autant 


vaudrait  tirer  l'épée  contre  un  favori  disgracié  et 
que  demain  peut-être  le  sultan  rétablira  dans  sa 
tjigniié.  » 

Les  Turcs  de  la  Mésopotamie  expliquent  dif- 
féremment le  fond  de  la  croyance  des  descen- 
dans  des  Mai  des  :  «Les  Yezidis,  disent  les  Turcs, 
se  sentant  couverts  de  crimes  par  suite  de  leurs 
brigandages,  craignent ,  avec  juste  raison,  plus 
que  les  autres  hommes,  les  tourmens  du  feu  éter- 
nel, tt  ils  cherchent  à  se  faire  aimer  du  diable 
en  lui  rendant  un  culte  pendant  leur  vie,  afin 
d'être  épargnés  par  lui  quand  ils  seront  précipi- 
tés dans  l'infernal  abfme.  »  La  vénération  des 
Yezidis  envers  le  prince  des  ténèbres  est  poussée 
au  dernier  degré  ;  ils  évitent,  autant  qu'ils  peu- 
vent, toute  parole  dont  les  autres  hommes  se  ser- 
vent contre  le  démon.  «  Cette  secte,  dit  le  père 
Garzoni,  s'abstient  non -seulement  de  nommer 
le  diable,  mais  même  de  se  servir  de  quelque 
expression  dont  la  consonnance  approche  de  ce 
nom.  Par  exemple,  un  fleuve  se  nomme  ,  dans  la 
langue  ordinaire,  schat  ;  et  comme  ce  mot  a 
un  léger  rappoit  avec  le  mot  schaittan  ,  nom 
du  diable  ,  les  Yezidis  appellent  un  fleuve  avé 
mazen  (grande  eau).  Les  Osmanlis  maudissent 
fréquemment  le  démon,  et  se  servent  pour  cela 
du  mot  nal  qui  veut  dire  malédiction  ;  les  Yezidis 
évitent  avec  grand  soin  les  mots  qui  ont  quel- 
que analogie  avec  celui-là  :  ainsi,  au  lieu  du  mot 
nal,  qui  signifie  aussi  fer  de  cheval,  ils  disent 
sol ,  c'est-à-dire  semelle  de  soulier  de  cheval,  et 
ils  substituent  le  mot  solker,  qui  veut  dire  save- 
tier, au  terme  du  langage  ordinaire,  nalbenda 
ou  maréchal.  Le  diable  n'a  point  de  nom  dan 
la  langue  des  Yezidis  ;  ils  ne  se  servent  pour  le 
désigner  que  de  ces  paroles  :  scheik  mazen ,  ou 
grand  chef.  » 

Malheur  à  celui  qui  oserait  blasphémer  contre 
le  démon  dans  le  pays  des  Yezidis  !  s'il  était  en- 
tendu, il  serait  immédiatement  lapidé.  Quand 
leurs  affaires  les  attirent  au  milieu  des  cités  tur- 
ques, on  ne  peut  leur  faire  un  plus  grand  affront 
que  de  mal  parler  du  démon  en  leur  présence; 
et  si  celui  qui  a  eu  cette  imprudence  est  rencon- 
tré en  voyage  par  des  Yezidis,  il  est  perdu.  Plus 
d'une  fois  des  hommes  de  cette  secte  ayant  été 
arrêtés  pour  crime  par  la  justice  turque,  et  con- 
damnés à  mort,  ont  mieux  aimé  le  trépas  que  de 
maudire  Satan. 

Nous  avons  parlé  plus  haut  de  la  haine  invété- 
rée qui  existe  entre  les  sectateurs  de  Mahomet 
et  les  adorateurs  du  Diable  ;  cette  haine  est  pous- 
sée par  les  deux  peuples  jusqu'au  plus  violent 
fanatisme.  Ainsi,  il  n'y  a  pas  pour  un  Yezidis  un 
acte  plus  méritoire  que  de  tuer  un  musulman,  et 
celui-ci  croit  cueillir  la  palme  du  martyre  s'il 
meurt  de  la  main  d'un  Yezidis.  Aussi,  de  temps 
immémorial  les  gouverneurs  de  Diarbekir,  de 
Moussoul,  de  Mardin  ,  prennent-ils  parmi  les 
Yezidis  les  exécuteurs  des  hautes  œuvres,  comme 
pour  donner  aux  condamnés  l'espoir  du  martyre. 
Si  le  chef  des  Yezidis  n'usait  pas  d'un  pouvoir 
sévère,  tout  le  peuple  en  masse  voudrait  remplir 
les  fonctions  de  bourreau.  Totis  les  six  mois  on 
choisit  un  nouvel  exécuteur.  En  quittant  cet  em- 
ploi, regardé  comme  si  honorable  et  si  saint,  le 
Yezidis  rentre  dans  ses  foyers  au  milieu  de  la  vé- 
nération publique;  on  le  fête,  on  l'admire,  chacun 
veut  le  voir,  le  toucher,  ef'  ''^"daût  son  minis- 


—  547  — 


tère  quelques  goûtes  de  sang  musulman  sont  res- 
tées sur  ces  habits,  on  met  ses  habits  en  mor- 
ceaux, et  ces  morceaux  sont  distribués  au  peuple 
comme  de  précieuses  reliques.  Quand  un  Yezi- 
dis  meurt  de  la  main  d'un  Turc  sans  avoir  été 
vengé,  les  funérailles,  qui  sont  ordinairement  ac- 
compagnées de  réjouissances,  se  font  en  silence; 
les  plus  proches  parens  du  mort  se  rasent  la 
barbe  en  signe  de  déshonneur  et  ne  la  laissent 
pousser  que  lorsque  les  mânes  irrités  du  défunt 
ont  été  apaisés  par  la  vengeance.  (1) 

Il  y  a  parmi  le  peuple  des  Fakirs  errans  qui  ne 
vivent  que  du  pain  de  l'aumône.  Le  Fakir  pré- 
side ordinairement  aux  cérémonies  funèbres  ; 
c'est  lui  qui  place  le  mort  debout,  le  frappe  à  la 
Joue  droite  avec  la  paume  de  la  main  et  lui  dit  : 
Béchek!  (Va  en  paradis!) 

Revenons  à  la  principale  croyance  des  enfans 
des  Mardes.  Dans  leur  imagination,  le  roi  de 
l'enfer  est  beau,  majestueux  comme  avantsa chute; 
il  n'a  rien  perdu  de  la  sublimité  de  son  esprit; 
c'est  sous  la  forme  du  serpent  qu'ils  adorent  l'ar- 
change tombé  et  vous  trouvez  ici  un  vague  souve- 
nir de  nos  ti  aditions  bibliques. 

Les  Yezidis  ont  dans  l'année  une  nuit  consacrée 
à  une  grande  fête  célébrée  en  l'honneur  de  Luci- 
fer. Cette  nuit  estla  dixième  de  la  lune  d'août.  Les 
Yezidis  des  contrées  les  plus  lointaines,  se  réunis- 
sent avec  leurs  femmes  et  leurs  filles  près  d'une 
haute  montagne,  appelée  Abdoulazis,  située  à 
trente  lieues  au  sud-est  de  Mardin.  Aupied  decette 
montagne  se  trouve  une  caverne  dont  nul  n'a  me- 
suré la  profondeur.  Cette  caverne,  dans  leur  opi- 
iiion,  se  prolonge  jusqu'aux  régions  de  l'enfer. 

Quand  minuit  an  ive ,  tout  ce  peuple  se  place 
devant  la  caverne  :  on  jette  dans  l'abîme  des  pré- 
sens, consistant  en  moutons  vivans,  en  argent,  en 
vêtemens  ;  le  tout  pour  en  faire  hommage  à  la  re- 
doutable royauté  des  ténèbres.  Puis,  à  la  lueur 
des  torches,  au  son  des  fifres,  des  cors,  des  cym- 
bales, des  tambours,  ils  exécutent  des  rondes,  des 
danses  en  l'honneur  du  sombre  empire.  Après 
ces  effroyables  danses,  la  multitude  en  délire  s'a- 
vance vers  un  vaste  souterrain  situé  non  loin 
de  l'infernale  grotte.  Hommes,  femmes,  jeunes 
filles  ,  descendent  dans  ce  souterrain,  au  milieu 
des  ténèbres  et  là  s'accomplissent  d'horribles  or- 
gies, sur  lesquelles  rimagination  ose  à  peine 
s'arrêter.  Ces  réunions  nocturnes  et  monstrueu- 
ses rappellent  les  réunions  de  ce  genre  qui  se 
tiennent  dans  les  montagnes  des  Ansariens  de  Sy- 
rie le  premier  jour  de  l'an,  et  qui  les  nomment 
Boc-Bech  (féie  d'empoignemenl). 

Moïse,  Mahomet,  et  particulièrement  Jésus- 
Christ  itles  saints  chrétiens,  sont  vénérés  par  les 
Yezidis.  «  Dieu,  disent-ils,  a  di^itingué  tous  ces 
saints  personnages  de  la  foule  des  hommes  ;  il  faut 
les  respecter  pour  obtenir  un  jour  leur  protec- 
tion. »  Il  y  a  dans  les  croyances  (Hes  Yezidis  une 
sorte  de  tolér  ance  qui  les  porte  à  divers  em- 
prunts, à  diverses  imitations  dans  toutes  les  reli- 
gions de  la  terre.  Los  Yezidis  n'ont  rien  d'exclu- 
sif dans  leurs  doctrines  ;  ils  ne  lepoustent  rien, 
et  dans  l'espoir  d'obtenir  les  félicités  de  la  vie  à 
venir,  ils  se  mettent  en  quelque  sorte  sous  la 
protection  de  tous  les  cultes  et  de  tous  ceux  qu'ils 

(1)  Cet  usage,  qui  existait  chez  les  anciens  Spar- 
tiates, se  retrouve  encore  aujourd'hui  dans  les 
Magnes  cl  chez  plusieurs  peuplades  de  l'Orisnt. 


supposent  puissans  dans  les  régions  des  esprits. 

Dans  le  Djezireh,  se  trouvent  quelques  mo- 
nastères chrétiens,  et  les  Yezidis  ne  passent  jamais 
devant  un  de  ces  monastères  sans  s'y  arrêter 
avec  une  pieuse  pensée.  Si,  pendant  sa  maladie, 
le  Yezidis  voit  en  songe  un  couvent  chrétien,  il 
va,  après  le  rétablissement  de  sa  santé,  en  pèle- 
rinage à  ce  même  couvent  pour  remercier  le  saint 
auquel  il  attribue  sa  guérison.  Mais  ils  n'ont  pas 
autant  de  confiance  dans  le  crédit  des  santons  mu- 
sulmans. En  matière  religieuse,  les  Yezidis  sont 
presque  toujours  contraires  à  l'opinion  des  Turcs. 
Par  exemple,  le  vin  étant  interdit  par  le  Koran, 
les  Yezidis  ont  pour  cette  liqueur  une  grande  vé- 
nération ;  ils  boivent  en  tenant  soigneusement  le 
verre  des  deux  mains,  et  s'ils  en  laissent  tomber 
quelques  gouttes  par  terre;  ils  recueillent  pieuse- 
ment la  terre  où  les  gouttes  ont  été  répandues,  et 
la  portent  dans  un  lieu  caché  ou  le  pied  de  l'hom- 
me ne  puisse  la  fouler. 

11  y  a  chez  cette  nation  une  tribu  privilégiée; 
celle  à  qui  on  confie  la  garde  du  tombeau  de 
scheik  Yezid,  fondateur  de  la  secte.  Le  chef  de  cette 
tribu  est  toujours  pris  parmi  les  descendans  du 
général  arabe.  On  le  regarde  comme  un  grand 
et  saint  personnage  ;  heureux  celui  qui  peut  ob- 
tenir un  vêtement  du  saint  pour  s'en  faire  un 
suaire  !  celui-là  croit  avoir  une  place  inévitable- 
ment marquée  dans  le  Paradis.  Le  chef  de  la 
tribu  tant  respectée  a  toujours  auprès  de  lui  un 
jeune  homme  appelé  kochek  ou  disciple.  Sans  le 
conseil  du  kochek  le  chef  ne  peut  rien  faire.  Au 
disciple  appartient  seul  le  glorieux  privilège  de 
recevoir  les  révélations  du  démon.  Le  kochek  est 
consulté  dans  toutes  les  entreprises  ;  il  se  couche 
à  plat  ventre  sur  le  cercueil  en  pierre  du  scheik 
Yezidis,  il  dort  ou  fait  semblant  de  dormir,  et 
pendant  son  sommeil,  l'esprit  iufernul  lui  dicte  la 
réponse  qu'il  doit  faire  à  ceux  qui  sont  venus  l'in- 
teiroger.  Quelquefois  les  Yezidis  achètent  du  ko- 
chek des  places  dans  le  Paradis,  et  se  croient 
très  honorés  lorsqu'il  veut  bien  se  choisir  des 
épouses  parmi  leurs  femmes. 

Des  voyagenrs  ont  dit  que  lesYezidis  étaient  cir- 
concis, c'est  une  erreur,  ils  ne  subissent  la  circon- 
cision que  le  jour  oit  ils  sont  forcés  d'embrasser 
la  foi  musulmane. 

La  lecture,  l'écriture,  comme  la  prière  et  le 
jeûne,  «ont  regardés  par  les  descendans  des  Mar- 
des, comme  des  choses  inutiles  en  ce  monde. 
«  Scheik-Yokl,  disent  les  croyans,  nous  ouvr  ira 
«  les  portes  du  paradis.» Tels  sont  les  renscigne- 
mens  que  j'ai  pu  obtenir  sur  la  religion  des  Yezi- 
dis ;  bien  des  détails  sans  doute  nous  sont  encore 
cachés  ;  peut-être  ne  les  connaîtrons-nous  jamais, 
parce  que  cette  peuplade  n'a  aucun  livre,  au- 
cun écrit  qui  puisse  révéler  au  voyageur  euro- 
péen l'ensemble  complet  de  leurs  croyances. 
Après  avoir  soumis  les  Yéziilis,  Haliz-Pacha  a 
fait  soigneusement  rechercher  s'il  n'existait  point 
parmi  eux  des  doctrines  écrites  ;  on  n'a  rien  décou- 
vert. 

BaPÏISTIN   POIJOILAT, 

(Lrt  Quotidienne.) 


SES  CIIEMIXS   DE  FER,  SES  DIXERS  , 
SES  HOOKEKS , ETC. 


Je  méprise  les  chemins  de  fer.  Chacun  est  libre 
de  vanter  les  chemins  de  fer,  d'adorer  les  che- 
mins de  fer  ;  moi ,  je  les  ai  en  horreur.  Je  n'aime 
pas  à  être  obligé  d'arriver   à  l'établissement  du 
rail-road  un  quart  d'heure  avant  le   départ  du 
convoi.  Je  n'aime  pas  à  être  obligé  de  parconi  ir 
un  labyrinthe  inextricable  de  balustrades  en  bois 
pour  obtenir  le  droit  de  payer  ma  plac".  Je  n"aiir;e 
pas  à  voir  mon  bagage  séparé  violemment  de  son 
légitime  propriétaire  et  jeté  malgré  moi  sur  dos 
dalles  de  pierre  où  il  est  exposé  à  toutes  les  in- 
tempéries de  l'air,  et  à  totrtes  les  tcntitions  drs 
Clous,  au  milieu  d'une  énorme  montagne  de  cais- 
ses, de  malles,  de  livres,  de  parapluies,  de  man- 
teaux, de  cartons  de  chapeaux,  de  boîtes  de  sarrd- 
wich,  etc. ,  empilés   sans  ordr-e  et  sans  soin  au 
dessus  les  uns  des  autres.  Je  n'aime  pas  à  m'en- 
tendre  dire  d'aller  rcconnaiire  mes  eiïets  et  les 
charger  comme  bon  me  semblera.    Je  n'aime  p»i 
à  avoir  des  rapports  quelconques  avec  des  pir- 
teurs  qui  ne   touchent  jamais  leurs  cbapeauv  , 
parce  qu'on  leur  défend  d'être  honnêtes,  c'esi-n- 
dire  de  recevoir  même  un  penny,  sous  les  peines 
les  plus   sévères.  Je  n'aime  pas  à  attendre  une 
machine  à  vapeur  qui   ne  m'a  jamais  a'tendu  et 
qui  ne  m'attendra  jamais.  Les  chcvaax  attendent, 
les  hommes  attendent;  quelquefois  même,  quarid 
vous  êtes  jeune  et  beau,  ou  vieuv  et  riche  ,   ou 
très  aimable,  ce  qui  est  précisément  mon  cas.  les 
femmes  vous  attendent.    Quels  que  s/ient  ^olre 
âge,  votre  fortune,  votre  amabilité,  une  macMne 
à  vapeur  ne  vous  attend  pas,  car  le  bonheur  d'une 
steam-engine  consiste  à  courir  aussi  vile  et  a  i-si 
long-temps  que  ses  forces  peuvent  le  lui  perm;  lire 
de  Dan  à  Beersbeba  et  de  I.orrdres à  Jéricho,  sans 
se  soucier  de  baiser  les   mains  des  nymphes  et 
des  jeunes  filles  qu'elle  peut  rencontrer   sur  sa 
route. 

Mais  ce  qui  me  déplaît  plus  encore  que  tout  cela, 
c'est  d'être  nuiut  rote.  Mieux  vaut  s'entendre  ap- 
peler par  son  nom  (chose  déjà  fort  dés.igréablc 
sans  doute)  que  d'être  transformé  en  un  numéro. 
J'étais  le  n°  70.  et  ma  fille  était  le  n*  T'i.  bien  que 
j'aie  vingt-quatre  ans  de  plus  qu'elle.  Et  puis 
quelle  conversation  délicieuse  enir-e  tous  ces  chif- 
fres! Le  conducteur  demande  son  billet  au  n'  71. 
et  le  n  7i  prie  le  conducteur  de  le  descendre  à 
Trinu.  Alors  le  n°  ~h  prend  la  liberté  de  f.iiro  re- 
marquer au  n"  70  que  le  temps  sera  très  maurais; 
le  u  70  répliiiue  qu'il  fora  très  beau  ,  etc.  Ce 
système  do  numérotage,  la  police  française  l'eru- 
ploie  depuis  long-temps  à  P.iris.  lue  >ieille  niar- 
fhnnde  de  pommes  est,  par  exemple,  inscrite  sur 
les  registres  do  la  police  sous  le  n"  iS.ii'i  ;  la 
table  (pri  lui  sert  do  boutique,  le  chien  de  l'aveu- 
gle qui  dotnando  l'aurnôno  on  tenant  une  tasse  de 
cuir  dans  la  gueule,  sont  inscrits  sous  les  numé- 
ros 17.6îi3  et  3,^,27.ï.  In  agent  a-l-il  quelque 
plainte  à  former  coittre  ce  pauvre  .inimal,  il  com- 
mence son  rapport  en  ces  termes  :  Mon.-iour 
le  commissaire,  comme  je  passais  dans  la  rue  St- 


548  — 


Honort",  je  vis  33,275  assis  auprès  de  17,6/43,  à 
cûté  de  lo,19.'i,  etc.  »  Les  chevaux,  les  fiacres, 
les  (illes  de  joie,  les  malades,  les  soldats,  tout  se 
numérote  en  France;  c'est  la  nation  la  plus  ma- 
thématique. Tour  ma  part,  je  déteste  cette  manie 
d'appliquer  l'arithmétique  à  la  dénomination  de 
l'humaniié.  (Jue  diable!  r.n  homme  ne  peut  être 
un  zéro. 

Continuons.  Je  n'aime  pas  ces  espèces  de  cel- 
luk's  d'un  j-ail-coacli  on  d'un  rail-wagon,  dans 
lesquelles  le  voyageur,  soumis  au  régime  d'isole- 
ment des  maisons  pénitentiaires,  se  voit  privé  de 
tous  moyens  de  communication  avec  son  voisin 
ou  avec  sa  voisine.  Ah  !  pourquoi  rougirais-je 
de  l'avouer?  c'est  en  diligence  que  se  sont  écou- 
lées les  heures  les  plus  agréables  de  ma  vie,  quand 
une  jeune  et  jolie  femme  ,  accablée  de  fatigue, 
vaincue  par  le  sommeil,  laissait  enfin  tomber  sa 
tête  charmante  sur  mon  épaule,  dormait  ainsi 
pendant  une  partie  du  jour  ou  de  la  nuit,  ou- 
bliant et  ignorant  tout  ce  qui  se  passait  autour 
d'elle,  et  me  prenant  poiu'  son  coussin.  Les  che- 
mins de  fer  ne  vous  permettent  plus  de  goûter 
ces  joies  et  de  rendre  ces  services  d'oreiller  à  une 
belle  dormeuse.  Oh  !  non  :  l'horrible  machine 
court  avec  une  vitesse  de  20,  de  30,  quelquefois 
même  de  /lO  milles  à  l'heure ,  silllant,  lançant  de 
la  fumée,  du  feu  et  des  cendres  ,  ronflant,  gro- 
gnant, aboyant,  emportant  dciriére  elle  une  foule 
de  voyageurs,  tous  si  complètement  séparés  les 
uns  des  autres  par  des  cloisons  rembourrées  appe- 
lées licad-cushions ,  qu'ils  ne  peuvent  parler  à 
leurs  voisins,  ni,  à  fortiori,  leur  faire  ces  galan- 
teries d'usage  en  diligence.  L'inventeur  des  liead- 
cusldons  était  sans  doute  quelque  féroce  malthu- 
sien, quelque  vieux  garçon  bien  laid,  bien  mé- 
chant, bien  malheureux,  bien  désappointé,  qui , 
après  avoir  demandé  ,  mais  en  vain ,  autant  de 
femmes  en  mariage  qu'il  avait  d'années,  prit  en 
Laine  le  beau  sexe,  et  condamna  tous  les  hommes 
à  voyager  de  Londres  à  Jlanchester  sans  même 
pouvoir  distinguer  ni  même  apercevoir  la  figure 
mâle  ou  femelle  des  numéros  qui  les  entourent. 

Je  n'uime  pas  davantage  à  être  emprisonné  dans 
une  voiture  d'où  je  ne  puis  sortir  qu'avec  la  cer- 
litude  d'une  mort  immédiate  ou  la  permission 
d'une  chaudière.  Pendant  plus  de  quarante  an- 
nées j'ai  vu  un  grand  nombre  de  chevaux;  j'en  ai 
vu  sur  des  théâtres  et  sur  des  champs  de  bataille, 
dans  des  camps ,  dans  des  écuries,  dans  des  pa- 
lais ,  dans  des  salons  ,  et  partout  je  les  ai  trouvés 
obéissans  ,  bons,  doux,  timides  et  nobles.  Quand 
je  dis  ho!  à  un  cheval,  au  même  instant  il  hoe, 
ou,  en  langage  humain,  il  s'arrête.  Mais  vous  pou- 
vez dire  ou  crier  ho  !  à  une  locomotive  jusqu'à  ce 
que  la  voix  vous  manque,  elle  ne  fera  aucune  at- 
tention il  vos  cris.  Ah  !  combien  l'ancienne  ma- 
nière de  voyager  est  préférable  !  Y  a-t-il  une  lon- 
gue côte  à  gravir,  un  beau  paysage  à  contempler? 
les  chevaux  s'arrêtent,  le  conducteur  ouvre  la  por- 
tière et  vous  invile  à  descendre.  Vous  offrez  votre 
bras  à  une  jeune  lady,  ou,  ce  qui  est  plus  agréa- 
ble, tous  vos  compagnons  s'élancent  sur  la  grande 
route,  et  vous  laissent  seul  en  tête  à  tète  avec  la 
jeune  lady,  qui  préfère  votre  aimable  compagnie. 
Depuis  l'établissement  des  railways,  le  voyage 
sentimental  est  devenu  une  impossibilité.  Pauvre 
Sterne,  tu  aurais  été  bien  malheureux  si  tu  avais 
Vécu  sous  le  règne  des  chemins  de  fer  ! 


Oui  ne  regretterait  pas  avec  moi  la  perte  dé- 
sormais irréparable  de  toutes  ces  petites  jouis- 
sances inconnues  sur  un  rail-way,  et  si  commu- 
nes pourtant  sur  une  route  de  poste,  les  mille  et 
un  détours  du  chemin  ,  qui  tenaient  sans  cesse 
l'attention  éveillée,  les  rudes  cahots  de  la  voiture, 
si  doux  quand  on  avait  le  bonheur  d'être  assis  à 
côté  d'une  beauté,  les  magnifiques  chevaux  qui 
vous  attendaient  à  chaque  relais,  impatiens  de 
partir,  toujours  si  propres,  si  gras,  si  luisans,  si 
bien  harnachés,  si  beaux  à  voir  galoper  en  hen- 
nissant de  plaisir,  les  visites  des  servantes  d'au- 
berge, vous  offrant,  avec  un  gracieux  sourire  et 
un  regard  fripon ,  tout  ce  dont  vous  pouviez  avoir 
besoin  ?  Sur  une  route  de  poste ,  on  mangeait  ce 
qu'on  désirait  quand  on  avait  faim.  Sur  un  rail- 
ivay,  au  contraire,  on  est  condamné  à  manger 
des  pâtisseries  et  à  boire  de  l'aie ,  à  une  distance 
fixe  et  invariable  de  Londres,  en  plein  air,  quel- 
que temps  qu'il  fasse,  la  nuit  ou  le  jour,  par  la 
pluie  ou  le  soleil,  la  chaleur  ou  le  froid.  Mainte- 
nant plus  jamais  de  souper,  plus  d'eau-de-vie 
chaude  ,  plus  de  sandwichs  de  jambon,  plus  de 
côielettes  de  mouton,  plus  de  vin  de  Porto,  plus 
de  dîner,  plus  de  déjeûner,  plus  de  souper  ;  mais 
des  gâteaux  de  Banbury  et  de  l'aie  en  bouteille 
depuis  le  1"  Janvier  jusqu'au  31  décembre.  Bien- 
tôt même  on  forcera  les  voyageurs  à  consommer 
une  quantité  déterminée  d'ale  et  de  gâteaux. 

Je  n'aime  pas  non  plus,  en  ma  qualité  de  musi- 
cien ,  ce  bruit  des  roues  trois  minutes  avant  que 
les  voitures  s'arrêtent,  bruit  si  horrible  qu'il  fait 
grincer  les  dents  et  saigner  les  oreilles.  J'espère 
que  le  docteur  Lardner  ou  l'illustre  Arago  auront 
incessamment  la  complaisance  de  trouver  un  re- 
mède il  un  mal  si  criant  :  l'avenir  des  chemins  de 
fer  dépend  du  résultat  de  leurs  recherches.  Je 
n'aime  pas  mieux  à  voyager  partout  et  toujours 
avec  la  même  vitesse,  à  travers  un  marais  et  sur 
une  colline,  le  long  d'une  vallée,  au  bord  d'une 
foret  et  en  traversant  une  rivière,  une  plaine,  que 
le  paysage  soit  digne  de  votre  admiration  ou  ne 
mérite  pas  un  regard.  En  été  comme  en  hiver, 
vous  faites  iO  milles  à  l'heure.  Quand  vous  mon- 
trez à  votre  voisin  le  château  de  Staflord,  à  peine 
avez-vous  eu  le  temps  de  vous  écrier  :  Quel  déli- 
cieux point  de  vue  !  que  déjà  vous  en  êtes  éloi- 
gné de  plus  d'un  mille.  L'infernale  machine  vous 
emporte  si  vite  loin  des  collines  du  comté  de 
Chester  et  des  montagnes  du  pays  de  Galles  , 
qu'en  vérité ,  il  semblerait  que  c'est  un  crime  de 
contempler  les  montagnes  et  une  offense  à  la  na- 
ture d'admirer  les  collines. 

G'imment  trouvez-vous  encore,  lecteurs,  l'avis 
suivant  adressé  aux  voyageurs  et  affiché  dans  tou- 
tes les  voitures  ? 

«  11  n'est  pas  permis  de  fumer  dans  les  stations. 
Les  voyageurs  qui  arriveront  par  le  convoi  du 
matin  feront  un  déjeûner  substantiel  à  la  station 
de  Birmingham  ;  mais  il  est  expressément  interdit 
à  toute  personne  de  débiter  des  boissons  ou  de 
vendre  des  comestibles,  de  quelque  nature  qu'ils 
soient,  le  long  de  la  ligne.  » 

Quant  à  moi ,  en  vérité,  tant  de  vexations  et  de 
tyrannie  m'indigne  et  me  révolte.  Qui  donc  vous 
a  donné  le  droit ,  messieurs  les  directeurs  des 
chemins  de  fer,  de  traiter  ainsi  le  public?  Pour- 
quoi les  voyageurs  du  convoi  de  l'après-midi  ne 
seraient-ils  pas  libres  de  manger  s'ils  ont  faim,  de 


même  que  les  voyageurs  du  convoi  du  matin  ? 
Pourquoi  ne  nous  permettriez-vous  pas  de  faire 
un  léger  déjeûner  à  la  place  d'un  déjeuner  subs- 
tantiel ?  Pourquoi  surtout  ne  nous  accorderiez- 
vous  pas  l'autorisation  de  fumer  aux  stations  ?  As* 
sûrement  nous  ne  voyageons  pas  par  la  poudre  , 
mais  par  la  vapeur.  «La  fumée  de  10,000  cigares, 
s'écriait  un  honnête  banquier  de  Manchester,  n'é- 
galerait jamais  celle  d'une  locomotive.  » 

Enfin  j'ai  mille  autres  raisons  pour  délester  les 
chemins  de  fer  ;  mais  il  serait  trop  long  de  les 
énumérer  toutes  ;  je  me  bornerai  donc  à  résumer 
les  principales.  Quelquefois,  par  exemple,  comme 
cela  m'est  arrivé  dernièrement  entre  Wolver- 
hampton  et  Stafford  ,  la  machine  endommagée 
laisse  là  le  convoi,  et  va  se  faire  réparer  à  la  plus 
prochaine  station.  Impossible  de  trouver  un  vé- 
hicule quelconque  pour  continuer  sa  route.  On 
attend  une  heure  ,  deux  heuies,  une  demi-jour- 
née, jusqu'à  ce  qu'il  plaise  enfin  à  la  machine  de 
revenir  et  de  vous  emmener...  Descendez-vous 
avant  que  la  voiture  ne  soit  arrêtée?  vous  courez 
le  risque  de  vous  voir  broyé  en  morceaux  ;  regar- 
dez-vous parla  portière?  un  autre  convoi,  venant 
dans  une  direction  opposée,  vous  emporte  la  tête 
en  passant  ;  vous  sentez-vous  subitement  indis- 
posé?... quelle  affreuse  situation  pour  un  homme 
d'honneur!...  Arrivé  au  terme  du  voyage,  il  vous 
faut  fondre  sur  votre  bagage  comme  un  chat  sur 
une  souris  ,  au  risque  de  le  voir  devenir  la  proie 
d'un /j«Me?ige?- plus  agile  que  vous;  puis  faire 
souvent  à  pied,  dans  la  boue  et  l'obscurité,  les  2 
ou  3  milles  qui  séparent  l'établissement  du  che- 
min de  fer  de  la  ville  où  vous  allez.  Oui,  oui,  je 
déteste  les  chemins  de  fer.  La  rapidité  est  le  seul 
avantage  qu'ils  procurent  ;  mais,  n'étant  ni  un  com- 
missionnaire de  Manchester,  ni  un  marchand  de 
Liverpool,  ni  un  fabricant  de  Birmingham,  je  ne 
puis  apprécier  le  mérite  de  ce  nouveau  mode  de 
locomotion. 

Mais  les  chemins  de  fer  existent,  et  ils  coûtent 
des  sommes  énormes;  par  un  sentiment  de  com- 
passion pour  ces  pauvres  actionnaires  qui  les  ont 
établis  à  leurs  frais,  plutôt  que  par  le  désir  de 
voyager  avec  rapidité,  je  me  décidai ,  il  y  a  quel- 
que temps  ,  à  me  laisser  lancer  à  travers  l'atmo- 
sphère comme  la  balle  d'un  fusil ,  de  Paddington 
par  Harrow,  Watford,  Tring,  Towcester,  Daven- 
try.  Rugby  etCoveniry  à  Birmingham,  et  de  Bir- 
mingham parWolverhampton,  Stafford, Whitmore, 
Hartford  et  VVarrington  à  Manchester.  Je  ne  dé- 
crirai pas  les  périls  que  je  courus  pendant  ce 
voyage.  Jeune,  une  jeune  quakeresse  m'eût  sans 
doute  volé  mon  cœur  pendant  le  quart  d'heure 
de  la  station  ;  timide,  les  étranges  mouvcmens  du 
roarer  [mugisseur)  m'eussent  donné  des  atta- 
ques de  nerfs  en  route  ;  affamé  ,  les  gâteaux  et 
1  aie  de  Banbury  n'eussent  pas  remplacé  une  cô- 
telette de  mouton  et  des  pommes  de  terre  au  na- 
turel ;  de  mauvaise  humeur,  les  yeux  louches  de 
mon  voisin  de  face  m'eussent  infailliblement  mis 
en  colère  :  mais  j'étais  protégé  contre  la  jeunesse 
et  l'amour  par  ma  fille,  âgée  de  dix-huit  ans ,  as- 
sise à  mes  côtés  ;  contre  la  timidité,  par  mon  cou- 
rage naturel,  qui  ne  craint  que  Dieu  et  ma  con- 
science ;  contre  la  faim ,  par  un  bon  déjeûner  ; 
contre  la  mauvaise  humeur ,  par  la  pensée  que , 
si  mon  voisin  me  regardait  de  travers,  c'est  qu'il 
étaitaffigé  d'une  infirmité,  et  qu'il  n'avait,  par  con- 


•^  549  — 


séquent,  nul  dessein  de  m'offenser.  Aussi,  en  dé- 
pit de  toutes  mes  infortunes  et  de  tous  mes  en- 
nuis, arrivai-je  sain  et  sauf  à  Birmingham,  où  je 
soupai  et  passai  la  nuit  dans  un  excellent  lit  à 
l'auberge  de  la  Cigogne. 

Le  premier  convoi  de  Manchester  me  conduisit 
le  lendemain  à  cette  métropole  manufacturière  du 
nord,  et  au  moment  même  où  sonnait  une  heure 
de  l'après-midi,  je  me  trouvais  dans  Market-Street. 
Oh!  quelle  foule,  quel  tumulte!  quelle  agitation! 
Touts  les  marchands,  les  banquiers,  les  commis- 
sionnaires, les  commis,  les  ouvriers,  lesapprentis, 
les  hommes  de  peine,  se  précipitaient  en  masse 
hors  des  maisons.  Le  bruit  que  font  les  clans  des- 
cendant des  montagnes,  les  cataractes  des  Alpes 
tombant  dans  les  vallées,  trois  mille  écoliers  long- 
temps retenus  pour  mauvaise  conduite  et  lâchés 
tout  à  coup,  une  armée  en  révolte ,  les  éludians 
de  Paris  au  milieu  d'une  émeute,  tout  cela  peut 
à  peine  se  comparer  à  l'effroyable  vacarme  qui  a 
lieu  chaque  jour  dans  cette  partie  de  Manchester, 
qu'on  nomme  la  cité,  lorsque  sonne  l'heure  du 
dîner. 

Maintenant,  je  l'avoue,  avant  d'avoir  été  témoin 
d'une  pareille  scène  ,  je  ne  savais  pas  que  Man- 
chester dînât  à  une  heure  !!!  Riches, pauvres,  sa- 
vans,  ignorans,  radicaux,  conservateurs,  dissidens, 
partisans  de  l'église  établie,  la  masse  ,  oui ,  la 
masse...  tous..,  ils  dînent  tous  à  une  heure.  D'une 
heure  à  deux,  dans  la  plupart  des  maisons  de 
commerce,  on  ne  trouve  personne  à  qui  parler  ; 
dans  quatre-vingt-dix-huit  maisons  sur  cent,  le 
maître  est  absent  jusqu'à  trois  et  souvent  jusqu'à 
quatre  heures.  Ainsi  cette  portion  de  la  journée, 
pendant  laquelle  les  hommes  de  presque  tous  les 
pays  civilisés  se  livrent  à  leurs  plus  importantes 
occupations  ,  est  employée  à  Manchester  par  le 
dîner. 

i<  A  quelle  heure  d('jeûnez-vous  et  dînez-vous  ? 
deraandai-je  à  mon  aimable  et  gentille  hôtesse, 
qui  habite  Lever-Street. 

—  Nous  déjeunons  à  huit  heures,  monsieur  , 
me  répondit-elle,  nous  mangeons  un  morceau  à 
onze  heures,  nous  dinons  à  une  heure,  nous  pre- 
nons du  thé  à  cinq  heures,  et  le  soir,  à  neuf 
heures,  nous  soupons. 

—  Dieu  me  préserve  d'un  tel  régime  !  »  m'é- 
criai'je  en  poussant  un  cri  d'effroi. 

En  effet,  cher  lecteur,  récapitulons.  A  huit  heu- 
res du  thé  et  du  café,  dis  sandwichs  et  des  rôties , 
des  œufs  et  du  jambon,  et  quelquefois  des  côtelet- 
tes ou  de  la  viande  froide.  Tel  était  l'ordinaire 
d'un  monsieur  nommé  Thompson,  qui  mangeait 
toujours  du  thé  et  du  café ,  des  sandwichs  et  des 
rôties,  des  œufs  et  du  jambon,  et  qui,  pendant 
toute  la  durée  du  repas,  ne  laissait  à  l'hôte  et  à 
l'hôtesse  aucun  moment  de  repos.  A  onze  heu- 
res, ayez  la  bonté  de  vous  représenter  le  même 
M.  Thompson  avalant  un  morceau  ,  moins  que 
rien,  un  petit  pain  avec  du  beurre,  du  fromage  , 
un  verre  de  vin  de  Xérès,  un  petit  verre  ri'oau- 
dc-vie  ;  représentez-vous  ensuite  le  même  M. 
Thompson,  à  une  heures  cinq  minutes  ,  absor- 
bant, comme  un  homme  affamé ,  deux  parts  de 
poisson  ,  deux  parts  de  mouton  bouilli ,  une  por- 
tion de  pâté  de  pigeon,  doux  portions  de  roast 
bcef,  quatre  ou  cinq  carafons  d'ale,  deux  douzai- 
nes de  porauies  de  terre,  du  pudding,  de  la  laiie 
et  du  fromage  ;  puis,  à  cinq  heures,  parfaitement 


disposé  à  prendre  du  thé  et  du  café,  des  sand- 
wichs et  des  rôties,  et  à  se  régaler  de  gâteaux  et 
de  tartes  si  l'occasion  s'en  présente;  enfin,  à  neuf 
heures ,  soupant  avec  des  côtelettes  de  veau  ,  de 
la  volaille  rôtie  ou  du  roast  bcef  froid,  comme 
s'il  eût  été  pendant  quinze  jours  à  la  diète  la  plus 
sévère.  «  Il  me  semble  que  vous  avez  un  bon  ap- 
pétit ?  monsieur  Thompson,  me  permis-je  de  lui 
dire  en  plaisantant.  —  Ah!  mon  Dieu!  je  l'ai 
perdu  presque  entièrement  ;  il  y  a  sept  ans ,  je 
mangeais  bien  davantage,  me  répondit-il.  »  Je  le- 
vai mes  yeux  au  ciel  plutôt  de  pitié  que  d'indigna- 
tion. 

De  pareilles  habitudes  sont  vraiment  déplora- 
bles. Partout  où  vous  allez  on  vous  offre  des  gâ- 
teaux, des  sandwichs,  des  biscuits,  du  vin,  quel- 
quefois de  la  viande.  C'est  ce  qu'on  appelle  de 
l'hospitalité.  Pour  ma  part,  je  désirerais  fort 
que  cette  vertu  fût  plus'rare,  ou  du  moins  qu'elle 
ne  se  produisît  pas  sous  les  apparences  du  pain , 
du  vin  et  de  la  viande.  Il  y  a,  sans  doute,  dans 
cette  riche  et  antique  cité ,  des  hommes  fort  ho- 
norables, bien  qu'ils  dînent  h  une  heure  et  qu'ils 
fassent  quatre  repas  par  jour;  mais  l'arislocratie 
de  Manchester  devrait  bien  donner,  sous  ce  rap- 
port, un  meilleur  exemple  à  la  démocratie  en  sup- 
primant plusieurs  repas  ,  en  reculant  l'heure  du 
dîner,  en  abolissant  le  goûter  du  matin  et  le  sou- 
per du  soir,  en  ne  souffrant  pas  que  la  journée 
presque  entière  soit  employée  à  dévorer  quatre 
énormes  festins  à  huit ,  à  une,  à  cinq  et  à  neuf 
heures. 

Une  habitude ,  non  moins  déplorable  et  Eon 
moins  générale  à  Manchester,  est  celle  qui  porte 
le  nom  de  hookitig  (le  mot  Itook  signifie  accro- 
cher). Heureux  l'étranger  qui,  se  promenant  dans 
High-Street,  n'est  pas  hooked  trois  ou  quaire  fois 
au  moins  pendant  une  demi-heure.  Afin  de  ne 
pas  me  tromper  sur  le  véritable  sens  de  ce  mot 
hooking,  je  consultai  un  ouvrage  très  célèbre,  pu- 
blié à  Manchester,  et  intitulé  :  Code  du  sens  com- 
mun et  Dictionnaire  de  poclw  breveté  ,  par 
(jeoll'rey  Gimerack,  gentleman,  et,  dans  ce  re- 
cueil d'anecdotes,  de  bons  mots  et  de  drôleries 
du  comté  de  Lancaster,  je  lus  ce  qui  suit  : 

V  Uookcr-in.  Un  pécheur  de  goujon,  —  un 
vieux  recors,  —  un  domestique  d'aniirlianibre 
dans  une  auberge,  —etc.  —  Ce  mot  n'est  pas  na- 
tional, mais  seulement  provincial  :  dans  aucune 
partie  de  tonte  l'Angleterre  il  n'est  mieux  compris 
qu'à  Manchester.  ■> 

Les  hooks  ou  hookers  sont  les  hommes  qui  pra- 
tiquent l'art  du  hooking.  fttrc  hooked,  c'est  être 
arrêté,  pris  par  le  bras,  frappé  sur  l'épaule  ,  ca- 
ressé le  long  de  l'échinc  du  dos  ;  interrompu 
dans  une  tranquille  promenade,  supplié ,  attiré, 
convaincu  par  les  hooks  ;  en  d'autres  termes,  par 
ces  commis  de  certaines  maisons  de  commerce 
de  Manchester,  si"iiées  dans  lligh-Streei,  Mnrket- 
Street,  etc. ,  commis  dont  l'emploi  consiste  uni- 
quement à  persuader  aux  étrangers  qu'ils  rencon- 
trent, que  leurs  marchandises  sont  les  meilleutes. 
les  plus  avantageuses ,  les  moins  chères  de 
l'Kurope  entière,  que  dis-je  ?  de  l'univers  connu. 
Si  vous  mordez  à  Ihameçon,  vous  êtes  hooked; 
on  vous  entraine  dans  les  magasins:  les  hooksde 
l'intérieur  vous  reçoivent  des  mains  des  hooks  de 
I  l'extérieur,  et  \ous  transportent  de  hook  en  hook 
I  et  d'étage  en  étage  jusqu'à  ce  que  ^ous  avez  dé- 


pensé en  achats  la  moitié  de  votre  fortune,  ou 
déjoué  le  dernier  hook  par  vos  refusjobstinés. 

i<  Mon  garçon,  dit  M.  D...  à  son  hook  favori , 
allez  faire  un  tour  par  la  ville.  Au  moment  où  je 
me  rendais  dans  Lower-Street,  pour  dîner,  l'en  vis 
arriver  un  essaim.  Ils  sont  allés  à  l'Ours-Blanc, 
et  ne  tarderont  pas  à  sortir.  «  Les  moLs  en  et  ils 
signifie  les  goujons,  c'cst-à-dh-e  les  personnes  qui 
doivent  être  hooked ,  c'est-à-dire  les  voyageurs 
que  le  convoi  du  rail-way  a  amenés  le  matin  même 
à  Manchester.  Aussi,  àtrois  heures  de  l'après-midi, 
le  hook  favori  de  M.  D...  se  promenait-il  devant 
le  célèbre  n°...,  Market-Street,  distribuant  avec 
profusion  à  tous  les  passansle  prospectus  suivant: 
V  Bas  (sans  pareils),  gants  (sans  égaux  ,  den- 
telle (sans  rivale),  rubans  (assortiment  complet), 
soieries  (supérieures  à  celles  de  Lyon) ,  velours 
(les  meilleurs  de  l'Europe)  satins  (de  toutes  les 
contrées  du  globe),  gros  de  Naples  (deNaplcs), 
crêpe  (le  nec  plus  ultra  de  la  perfection) ,  bom- 
basins  (préférables  à  ceux  de  Norwège) ,  bas  de 
soie  fde  Paris),  gaze  (légère  comme  une  plume), 
mouchoirs  de  coton  (de  la  Chine) ,  mouchoirs  unis 
et  imprimés  (à  très  bon  marché),  soie  à  coudre 
(qui  jamais  ne  se  casse),  boutons  (qui  ne  s'échan- 
crent  pas  sur  les  bords),  agrafes  (^'aranlies  au 
moins  pendant  quarante  années),  fils  de  fer,  ai- 
guilles et  épingles  (de  trois  cents  cspôcesj,  bon- 
nets de  coton  (trop  bons],  cordons  de  coton  (as- 
sez forts  pour  s'y  pendre),  etc.,  etc.  >> 

—  Eh  bien  !  m'écriai-je  en  voyant  un  bott 
s'emparer  sans  façon  de  mon  bras  droit,  comme 
eût  pu  le  faire  un  de  mes  plus  intimes  amis,  pour 
qui  donc  me  prenez-vous?  — Pour  un  riche  ache- 
teur, répliqua-t-il.  —  Vous  vous  trompez,  mon 
ami  ;  je  viens  passer  une  semaine  à  Manchester, 
dans  le  seul  but  de  me  distraire  et  de  m'amuscr. 
A  cette  réponse,  le  hook  resta  d'abord  stupéfait 
et  balbutia  quelques  mots  d'excuse,  mais  il  se  re- 
mit presqu'aumême  instant  :  —  Qu'imporieaprès 
tout,  s'écria-t-il  alors  ;  les  personnes  qui  voya- 
gent pour  leur  agrément  portent  des  bas,  mon- 
sieur, des  gants,  monsieur,  donnent  de  la  den- 
telle à  leurs  filles,  monsieur,  des  rubans  à  leurs 
maîtresses,  monsieur,  des  soieries  à  leurs  mères, 
monsieur,  des  velours  à  leurs  femmes,  monsieur. 
Je  crois  que  vous  êtes  en  deuil,  monsieur.  Nous 
avons  (lu  crêpe  et  du  bombasin  d'une  qualité  su- 
périeure, monsieur;  de  la  gaze  pour  couvrir  vos 
tableaux  et  vos  glaces,  monsieur,  vous  possédez 
sans  doute  une  très  belle  collection;  des  mou- 
choirs de  Canton  pour  vos  neveux  et  ])our  vos 
nièces,  monsieur,  des  mouchoirs  imprimés  pour 
vos  dome.-tiques,  monsieur,  de  la  soie  à  coudre 
et  des  boutons  pour  votre  femme,  monsieur,  des 
agrafes  pour  vous,  monsieur,  du  cordonnet,  de 
la  baleine,  des  aiguilles  et  des  épingles  pour  vos 
filles,  monsieur,  du  carton  pour  >os  daiies.  elles 
dessinent  sans  doute,  monsieur;  des  parapluies, 
monsieur,  chose  indispeiLsable  à  Manchester,  mon- 
sieur, car,  sur  trois  cent  soixante-six  jours,  dont 
se  composent  l'année  bissextile.  mon>ieur,  il  y 
pleut  an  moins  trois  cent  soixante-cinq.  Entrez, 
monsieur,  entrez,  entrez,  je  vous  en  prie. 

En  effet,  j'enirai,  ou  plutôt  je  me  lai.ssai  pous- 
ser <lans  le  magasin,  étourdi  par  cet  ourai^an  de 
paroles.  Ce  que  me  fit  éprouver  pend.ini  le,<  pre- 
miers momens  un  liooking  si  inattendu,  je  n'e,'- 
salerai  pas  de  le  décrire.  Si  je  ne  pci  rti';  pas  corn- 


—  550  — 


pIiHement  l'usage  de  mes  sens,  je  perdis  du  moins 
ma  présence  d'esprit  ;  mais  je  ne  tardai  pas  à  être 
lire  de  mon  état  d'c\tase  par  les  importunes 
questions  d'un  jeune  homme  qui  me  demandait 
"  quel  article  il  devait  me  montrer.  »  Comme  je 
ne  voulais  rien  acheter,  je  répondis  machinale- 
ment: .'  De  l'or.— Montez  au  premier,  monsieur,» 
juedii  le  commis  fort  embarrassé  de  me  satisfaire. 
J'obéis,  curieav  de  savoir  comment  finirait  ma 
plaisanterie  ;  je  parcourus  tous  les  étages,  je  ren- 
contrai tous  les  employés  l'un  après  l'autre,  les 
accueilluiit  toujours  avec  la  même  réponse,  de 
l'or,  jusiju'à  ce  qu'enfin  je  fusse  arrivé  auprès  de 
M.  D lui-même.  Alors  je  lui  expliquai  com- 
ment j'avais  été  hooked,  comment  j'avais  protesté 
et  répondu  ;  mais  il  ne  comprit  pas  pourquoi  il 
était  spirinieldc  demander  de  l'orà  un  marchand 
qui  a  l'habitude  d'en  prendre  au\  autres  plutôt 
qiîe  de  leur  en  céder,  et  il  ne  me  parut  nulle- 
ment convaincu,  malgré  toutes  mes  remontrances, 
des  vices  du  système  de  hooking.  M.  D....  est 
du  reste  un  excellent  homme. 

Après  les  Iwoks,  qui  font  métier  de  toujours 
vendre  ,  viennent  les  non-givers  ou  ceux  qui 
font  métier  de  ne  jamais  donner.  Dans  une  ville 
comme  Manchester,  où  il  y  a  tant  de  richesses, 
il  y  a  par  la  même  raison  beaucoup  de  misère  ; 
aussi  la  charité  a-t-elle  besoin  de  s'exercer  large- 
ment, et,  pour  être  juste,  il  fautdire  qu'iln'existe 
peut-être  aucun  pays  où  Vart  de  donner  soit 
mieux  compris  et  plus  largement  pratiqué  qu'à 
llanchcster;  mais  à  Manchester,  comme  partout 
ailleurs,  on  trouve  encore  un  grand  nombre  d'in- 
dividus qui  ont  toujours  une  pai-ole  prête  pour 
justifier  leur  avarice  et  leur  mauvaise  volonté. 
Bans  cette  ville  bienfaisante,  on  a  donc  marqué 
d'un  nom  particulier  ceux  qui  ne  donnent  point. 
Le  moyen  principal  de  ces  gens-là  consiste  à  met- 
tre une  institution  charitable  en  rivalité  avec  une 
autre,  de  sorte  que,  si  vous  sollicitez  leurs  dons 
en  faveui-  de  la  première,  ils  s'épuisent  en  éloges 
à  l'égard  de  la  seconde  :  par  exemple,  leur  parlez- 
vous  d'une  souscription  dont  le  produit  doit  être 
distribué  aux  femmes  pauvres  qui  fontlems  cou- 
ches dans  leur  ménage  ;  cette  souscription  ayant 
un  but  particulier  et  déterminé,  ils  vous  répon- 
dent que  jamais  vous  ne  parviendrez,  quels  que 
soii'ut  vos  efl'orts,  à  procurer  aux  femmes  qui 
font  leurs  couches  dans  leur  ménage  toutes  les 
aisances  que  réclament  leur  situation.  «  Un  hôpi- 
tal général,  s'écriera  l'un  d'eux,  remplirait  bien 
mieux  le  but  que  vous  vous  proposez,  et,  en  vé- 
rité, je  m'étonne  que  le  comité  n'ait  pas  songé  à 
fonder  un  hôpital.  Non,  monsieur,  je  ne  vous  don- 
nerai rien.  Vous  m'excuserez;  mais  je  n'aime  pas 
les  demi-mesures.  » 

Maintenant,  supposons  que  le  comité  eût  eu, 
au  contraire,  l'idée  de  fonder  un  hôpital  pour 
les  femmes  en  couches,  et  eût  envoyé  l'un  de  ses 
niend)res  auprès  du  même  individu  :  «  Eh  quoi  ! 
aurait-il  dit,  avez-vous  bien  réUéchi  avant  de  vous 
décider?  N'allez-vous  pas  encourager  le  vice,  en 
admettant  indistinctement  toutes  les  femmes  qui 
se  présenteront?  Et  vous  serez  forcés  de  les  ad- 
mettre toutes  ;  car  il  serait  trop  inhumain  et  trop 
cruel  de  renvoyer  une  malheureuse  femme  dans 
une  pareille  position.  Mieux  vaudrait,  ce  me 
semble,  distribuer  à  domicile  des  secours  à  celles 
ciui  en  auraient  réellement  besoin.  Je  suis  surpris 


que  votre  comité  n'ait  pas  adopté  ce  projet,  qui 
offre  tous  les  avantages  d'un  hôpital  sans  en  avoir 
les  inconvéniens.  » 

Toutefois,  en  dépit  (!u  grand  nombre  d'indivi- 
dus qui  ne  donnent  pas,  il  y  a  à  Manchester,  il 
faut  le  reconnaître,  un  grand  nombre  d'individus 
qui  donnent,  les  uns  par  ostentation,  les  autres 
par  intérêt  de  parti,  quelques-uns  par  nécessité 
et  malgré  eux,  la  plupart  par  bonté  et  charité.  Au 
premier  rang,  sur  la  liste  des  givers,  se  trouve 
toujours  placée  l'église  d'Angleterre;  viennent  en- 
suite les  wesleyiens,  puis,  à  une  distance  incom- 
mensurable, les  indépendans  et  les  autres  sectes 
de  dissidens. 

Mais  la  ville  natale  du  vieux  Jean  de  Gant, 
malgré  les  reproches  malheureusement  trop  fon- 
dés que  l'on  peut  adresser  à  ses  repas,  à  ses 
hooks  et  à  ses  non-givers,  a,  sous  bien  d'autres 
rapports,  droit  à  l'attention  et  aux  éloges  du  voya- 
geur. Les  quatre  repas,  les  hooks  et  les  non-gi- 
vers ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  des  taches  au 
soleil  !  Que  mes  lecteurs  veuillent  bien  achever 
le  récit  de  mon  voyage,  et  ils  seront  de  l'avis  de 
cette  devise  nationale  :  Manchester  for  ever! 
Vive  a  jamais  MANcnESTERÎ 

Maintenant,  lecteur,  suivez-moi  à  travers  les 
curiosités  de  la  ville.  Et  d'abord,  je  vous  prie,  à 
l'Infirmaiy,  situé  dans  Piccadilly,  au  centre 
même  de  la  ville.  Durant  le  cours  d'une  année, 
20,000  malades  environ  reçoivent  des  secours  de 
ce  magnifique  établissement,  ou  de  sa  pharmacie. 
Mais  quel  est  cet  homme  qui  vient  à  nous  ?  C'est 
Wilson,  l'un  des  premiers  chirurgiens  de  l'Infir- 
mary.  Il  nous  invite  à  faire  avec  lui  le  tour  des 
salles  :  l'offre  est  trop  aimable,  l'occasio  n  trop 
belle,  pour  que  nous  ne  nous  empressions  pas 
d'accepter.  Notre  cicérone  paraît  adoré  des  ma- 
lades confiés  à  ses  soins  ;  avec  quelle  joie  ils  re- 
çoivent ses  visites;  quelle  affection,  quelle  re- 
connaissance ils  en  témoignent  !  Mais  aussi  com- 
me il  s'intéresse  à  leurs  maux;  comme  il  sait  ha- 
bilement les  consoler;  comme  il  se  dévoue  pour 
lem-  épargner  quelque  souffrance  et  pour  les  sau- 
ver! Malgré  la  perfection  actuelle  des  machines, 
une  si  nombreuse  population  se  trouve  journel- 
lement occupée,  dans  cette  grande  cité  manufac- 
turière, à  côté  de  tant  de  roues  sans  cesse  en 
mouvement,  de  tant  de  steam-engines  et  de 
mécaniques  de  toute  espèce  toujours  en  activité, 
qu'on  a  fréquemment  des  accidens  graves  à  ré- 
parer ;  aussi  presque  tous  les  malades  de  l'Infir- 
maiy,  que  nous  visitâmes,  étaient  de  malheu- 
reux ouvriers  victimes  de  leur  imprudence  ou  de 
celle  de  leurs  camarades.  L'un  avait  eu  le  pied 
écrasé,  l'autre  le  bras  arraché,  celui-ci  les  mains 
broyées,  celui-là  le  crâne  fendu.  Mais,  grâce  aux 
bons  soins  de  leur  médecin,  tous,  à  l'exception 
d'un  pauvre  diable  qui  allait  mourir,  étaient  en 
bonne  voie  de  guérison. 

Partout  dans  tlnfirmaty  régnent  l'ordre  le 
plus  parfait,  la  plus  exquise  propreté.  Les  salles 
sont  larges,  élevées,  aérées,  bien  éclairées,  les 
murs  sans  tache,  les  lits  en  fer,  la  température 
est  égale  et  douce,  l'air  sans  odeur,  les  élèves 
remplis  d'attention  pour  leurs  patiens.  Nous  goû- 
tâmes le  pain  et  la  bière  que  nous  trouvâmes 
excellens,  et  nous  apprîmes  avec  plaisir  que  les 
convalescens  ont  le  droit  de  choisir  leur  viande. 
Quel  qu'en  soit  le  prix,  jamais  ils  n'éprouvent  un 


refus.  Toutefois,  à  l'hôpital  de  Manchester,  de 
même  que  dans  toutes  les  autres  villes  de  l'An- 
gleterre, les  bains  ne  font  point  partie  du  régime 
habituel  et  régulier  des  malades.  Pourquoi  n'imi- 
terions-nous pas  l'exemple  que  nous  donne  un 
peuple  voisin?  En  France,  il  y  a  toujours  des 
bains  tout  préparés,  qui,  administrés  à  propos  et 
d'une  manière  convenable,  serTent  non  seule- 
ment à  rétablir  ou  à  conserver  le  corps  dans  un 
état  de  propreté  nécessaire  à  la  santé,  mais  en- 
core à  calmer  de  trop  vives  douleurs,  et  souvent  à 
hâter  et  à  déterminer  la  guérison. 

Outre  L'infinnaiy,  Manchester  possède  encore 
plusieurs  autres  établissemens  du  même  genre, 
que  nous  visitâmes  aussi  avec  le  plus  vif  intérêt  : 
tlie  Lying-in  llospilaL  (l'hôpital  des  femmes  en 
couches),  Lunatic  Asylum,  Charlton  on  hf'ed- 
look,  Lying-in-Cliarity  Eye  Institution,  Look 
Hospital,  et  six  pharmacies  attachées  à  ces  six 
hôpitaux.  Enfin  à  Manchester  appartient  l'hon- 
neur d'avoir  fondé  la  première  école  provinciale 
de  médecine  et  de  chirurgie,  noble  exemple  suivi 
depuis  par  Birmingham,  Sheffield,  Bristol,  Hull, 
Nottingham  et  d'autres  villes.  Cette  école  est  au- 
jourd'hui très  florissante  et  très  prospère,  et  sans 
doute  le  jour  approche  où  il  deviendra  tout  à  fait 
inutile  de  forcer  les  élèves  en  médecine  à  suivre 
les  cours  pratiques  du  Royal  infirmaiy  de  Lon- 
dres. Autrefois  la  question  des  écoles  provinciales 
de  médecine  était  inquiétante  :  on  craignait  que 
les  com's  de  comtés  ne  causassent  quelque  préju- 
dice aux  cours  delà  métropole;  mais  l'expérience 
a  prouvé  que  ces  craintes  n'étaient  pas  fondées, 
et  qu'au  contraire  la  rivalité  des  professeurs  de 
Londres  et  des  villes  de  province  a  fait  faire  de 
notables  progrès  à  la  science  de  l'enseignement. 

Les  institutions  de  Manchester  participent  du 
caractère  de  ses  habitans,  de  la  nature  de  leurs 
occupations  et  de  leurs  plaisirs.  Il  en  est  tou- 
jours ainsi  :  d'étroits  rapports  existent  entre  les 
étabUssemens  publics  d'une  ville  et  les  mœurs  de 
sa  population.  A  Paris,  ville  de  luxe  et  de  plai- 
sirs, vous  trouvez  les  églises  d'autrefois  et  les 
théâtres  d'aujourd'hui.  Londres  possède  des  vais- 
seaux, des  ponts,  des  banques,  des  douanes,  tout 
ce  qui  dénote,  en  un  mot,  l'existence  de  la  reine 
des  mers.  A  Manchester,  ville  reUgieuse  et  com- 
merciale, il  y  a  des  manufactures,  des  écoles,  des 
temples,  des  chapelles,  des  hôpitaux,  une  société 
philharmonique,  un  musée  d'histoire  naturelle, 
une  institution  royale  des  ouvriers,  une  bourse, 
une  chambre  de  commerce,  seulement  deux 
théâtres,  une  caisse  d'épargnes,  des  écoles  de  mé- 
decine, une  société  de  l'Humanité,  une  société 
de  la  Providence,  une  institution  des  sourds- 
muets,  et  le  jubilé,  ou  l'école  de  charité  des  fem- 
mes. Ce  fut  pour  moi  un  véritable  bonheur,  je 
l'avoue,  d'être  témoin  de  tout  le  bien  physique, 
intellectuel  et  moral,  fait  à  plusieurs  milliers  de 
mes  semblables  par  ces  divins  établissemens. 

L'église  de  l'école  des  dimanches  {Sunday 
Sclwol),  située  dans  Burnet-Street,  mériterait 
seule  qu'on  entreprît  le  voyage  de  Constantinople 
à  Manchester  pendant  le  cœur  de  l'hiver,  rien 
que  pour  se  procurer  le  plaisir  de  l'admirer  quel- 
ques insians.  Imaginez-vous  un  immense  édifice 
de  cinq  étages,  bien  éclairé,  bien  chauffé,  pro- 
pre, sain,  aéré,  rempli  chaque  dimanche  de  3,000 
enfans,  qui,  distribués  en  six  classes  séparées, 


551  — " 


Sont  élevés  dans  les  doctrine  et  dans  la  foi  de  no- 
tre sainte  et  glorieuse  église  d'Angleterre  ;  repré- 
sentez-vous 500  de  ces  enfans,  chantant,  de  toute 
la  puissance  de  leurs  voix  argentines  et  flûtécs  , 
l'hymne  délicieux  d'Héber,  dont  la  simple  lecture 
réjouit  et  ranime  le  cœur. 

Le  système  d'éducation  pour  les  enfans  est  en 
général  celui  du  docteur  Bell.  Les  maîtres  sont 
nombreux,  et  paraissent  pleins  de  zèle  et  de 
bonne  volonté.  Je  ne  vis  jamais  un  établissement 
de  ce  genre  mieux  tenu  et  mieux  organisé. 

Les  villes  de  commerce  sont  en  général  peu 
riches  en  objets  d'art;  toutefois,  lecteur,  si  jamais 
vous  visitez  Manchester,  rappelez- vous  que  M. 
William  Townsend,  de  Market-Sircct,  possède 
Tune  des  plus  magniflques  galeries  do  peinture 
que  l'on  puisse  voir. 

Cette  incomparable  galerie,  estimée  par  un 
jury  de  connaisseurs  19,000  liv.  st.  (475,000  f.),  et 
qui  vaut  le  double,  va  être  vendue.  Quelle  honte 
pour  la  ville  de  Manchester  si  elle  ne  l'achetait 
pas;  si,  malgré  ses  immenses  richesses,  elle  la 
laissait  mettre  en  loterie  et  adjuger  par  le  sort  à 
quelque  pauvre  diable  qui  s'empresserait  de  la 
revendre  en  détail!  Et  cependant  c'est  ce  qui,  se- 
lon toute  probabilité,  ne  tardera  pas  à  arriver  ; 
car  déjà  le  propriétaire,  M.  William  Townsend, 
distribue  des  billets  au  prix  de  125  francs;  le  ti- 
rage se  fera  quand  la  totalité  des  billets  sera  pla- 
cée, quand  les  19,000  liv.,  prix  de  l'estimation, 
auront  été  réunies.  Eh  quoi!  les  méthodistes 
wesleyiens  seuls  ont  trouvé,  à  Manchester, 
28,000  liv.  st.  (700,000  fr.)  en  quatre  jours  pour 
leur  fonds  centenaire,  et  on  ne  parviendrait  pas  à 
trouver  19,000 1.  st.  pour  doter  la  villed'unegalcrie 
nationale  de  peinture  et  de  sculpture  !  Hélas  !  je 
le  crains;  non  que  les  habitans  de  Manchester 
manquent  de  goût  et  de  patriotisme,  mais  les  af- 
faires ne  leur  laissent  jamais  le  temps  de  s'occu- 
per d'autres  choses  que  des  allaircs,  quoiqu'il  y 
ait  cependant  à  Manchester  deux  sociétés  fondées 
pour  améliorer  l'état  actuel  de  la  littérature,  des 
sciences  et  des  beaux-arts,  VlnstUulion  royale 
1  l'Institution  de  Manchester  proprement  dite. 

Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  point,  avant  tout  et 
par-dessus  tout  Manchester  est  la  ville  des  allaires, 
avant  la  politique  même,  comme  avant  les  arts. 
En  vain,  par  exemple,  essaiera-t-on  de  la  radi- 
caiiser  (1),  les  classes  ouvrières  n'y  sont  pas  dé- 
mocratiques; le  docteur  Stephens  peut  prêcher 
tant  qu'il  lui  plaira  le  radicalisme  et  le  nivelle- 
ment à  quelques  centaines  de  vagabonds;  Henry 
Huntpeut  recommencerses  sermons  sur  le  champ, 
maintenant  oublié,  de  Peterloo.  Mais  prenez  en 
masse  les  habitans  de  Manchester,  ils  sont  essen- 
tiellement des  hommes  d'allaires;  ils  rapportent 
tout  il  leurs  magasins,  à  leurs  praiicpies,  à  leur 
négoce.  Telle  est,  sans  contredit,  la  grande  cause 
de  leur  puissance  et  de  leur  prospérité  et  l'une 
des  raisons  de  leur  tranquillité  et  de  leur  fidélité 
au  gouvernement.  Aussi  les  soulèvemens  acciden- 
tels ont  peu  d'importance;  en  quehpies  semaines, 
la  révolte  et  les  rebelles  sont  oubliés,  et  chacun 
retourne  à  ses  travaux  avec  son  activité  habituelle 
et  sa  joie  accoutumée. 
Or,  Manchester  étant,  comme  nous  venons  'le 

(1)  Nous  rappelons  à  nos  lecteurs  (jue  la  revnc 
anglaise  i»  laquelle  nous  empruntons  cot  article 
est  une  revue  tory. 


le  dire,  avant  tout  et  par  dessus  tout  une  ville  d'af- 
faires, elle  ne  saurait  être  une  ville  de  distractions. 
Les  plaisirs  et  les  amusemens  publics  ou  privés 
y  sont  fort  rares.  Parmi  les  classes  élevées,  les 
dîners,  pour  en  revenir  à  un  sujet  dont  je  ne 
tiens  pas  encore  quittes  les  habitans  de  Manches- 
ter, les  dîners,  dis-je,  jouissent  incontestablement 
de  la  vogue,  et  le  luve  de  quelques  tables  de  la 
ville  peut  rivaliser  même  avec  celui  de  Londres 
ou  celui  de  toute  autre  capitale  de  l'Europe.  Je 
désirerais  toutefois  que  les  honorables  citoyens 
de  Manchester  qui  donnent  à  dîner  variassent  un 
peu  plus  le  choix  de  leurs  mets  et  ne  servissent 
pas  toujours  à  leurs  hôtes  des  volailles  bouillies  à 
la  s  uice  blanche,  de  la  morue  et  du  roasl-beef. 
Restreint  à  deux  jours  sur  six,  ce  menu  serait  as- 
sez convenable;  mais,  en  vérité,  servi,  sans  aucun 
changement  six  jours  sur  six,  il  devient  insuppor- 
table. Dans  les  dîners  de  Manchester  le  sort  des 
plats  de  côté  est  très  amusant,  jamais  personne 
n'y  touche;  les  plats  du  milieu  et  des  deux  bouts 
ont  seuls  l'honneur  d'apaiser  la  faim  ou  de  satis- 
faire la  gourmandise  des  convives;  mais  les  pal- 
lies, les  veal-olives,  le  curry  et  le  riz,  demeu- 
rent des  ornemens  inutiles  sur  la  table.  Quelque 
voyagem-  de  Paris  ou  de  Londres  manifeste-t-il  le 
désir  d'en  manger,  on  s'empresse  de  lui  oll'rir  de 
la  volaille  bouillie  ou  du  roast-beef,  comme  si 
c'était  un  péché  mortel  et  une  espèce  d'insulte 
faite  au  maître  de  la  maison  que  de  ne  pas  préfé- 
rer les  gros  plats  aux  petits. 

Ce  qui  dislingue  les  tables  de  Manchester,  ce 
sont  les  entremets  ;  la  carte  de  Véry,  au  Palais- 
Royal,  n'en  contient  certainement  pas  une  liste 
mieux  garnie  ;  mais,  hélas!  pourquoi  donc  le 
vin  de  Champagne  est-il  si  calme  et  si  froid  à 
Manchester?  C'est  sans  doute  du  Champagne 
d'Angleterre.  L'explosion  du  bouchon  ne  vaut- 
elle  pas  la  moitié  d'un  verre,  et  la  mousse  bril- 
lante et  légère  l'autre  moitié.  J'aimerais  mieux 
cent  fois  entendre  sauter  le  bouchon  et  voir  pé- 
tiller la  mousse  d'une  bouteille  que  de  boire  un 
tonneau  de  ce  froid  Sillery,  si  indigne  du  beau 
nom  qu'U  porte.  Mais  aussi  qui  pourra  jamais  dé- 
crire les  desserts  de  Manchester,  la  magnificence 
des  tables  d'acajou,  plus  brillantes  que  dix  mille 
miroirs,  ce  délirieuv  vin  de  Porto  et  ces  avelines 
monstres,  qui  occuperont  toujours  une  si  large 
place  dans  les  plus  beaux  apparlemens  de  ma 
mémoire.  A  Manchester,  comme  partout  ailleurs, 
les  femmes  se  retirent  alors,  et  les  hommes  re- 
grettent leur  absence  ;  la  politiques  et  les  affaires 
forment  le  sujet  de  toutes  les  conversations  du 
soir.  En  dernière  analyse,  cependant,  un  bon  dî- 
ner est  une  chose  fort  agréable  ;  quand  vous  n'a- 
vez pas,  ainsi  qu'à  Manchester,  au  moins  trois 
milles  à  faire  pour  l'aller  chercher.  Presque  tous 
les  négorians  un  peu  riches,  demeurent  très  loin 
de  leurs  maisons  de  commerce  et  du  centre  de  la 
ville,  de  sorte  qu'un  étranger  invité  à  dîner  ne 
sait  jamais  s'il  ne  rentrera  pas  à  son  hôtel  à  deu\ 
heures  du  matin,  après  a\oir  fait  deux  ou  trois 
lieues  à  pied  par  une  pluie  éternelle. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Vivk  ajamais  MANCnESTF.n! 
Mamukstf.ii  1-ou  f.vf.r!  non  pas  ses  machines  à 
vapeur,  non  pas  ses  hooks,  non  pas  ses  quatre 
repas  par  jour,  non  pas  son  \  in  île  cliampagne. 
non  pas  ses  diners  de  deux  heures,  non  pas  ses 
I  volailles  bouillies  et  ses  sauces  blanches  :  mais 


cependant  vive  à  jamais  Manchester!  Oui,  gloire 
et  honneur  à  cette  énergie  de  caractère,  à  cette 
loyauté  de  conduite,  à  l'industrie,  au  talent  et  à  la 
persévérance  qui  vous  distinguent  à  un  degré  si 
imminent,  habitans  de  Manchester  !  gloire  ethon- 
neur  ;i  votre  génie  qui  invente,  à  votre  commerce 
qui  perfectionne,  à  votre  passion  pour  tout  ce 
qui  peut  être  utile  et  avantageux  aux  hommes 
dans  leurs  rapports  avec  leurs  semblables!  Gloire 
et  honneur  ii  vos  établissemenscharitables,  à  cette 
noble  bonté  qui,  sauf  quelques  exceptions  très 
rares,  se  montre  toujours  prête  à  soulager  les 
malheureux  !  gloire  et  honneur  à  cette  généreuse 
hospitalité  qui  reçoit  et  traite  aussi  bien  l'étranger 
que  l'ami!  Citoyens  de  Manchester,  gloire  et 
honneur  à  vos  habitudes  d'ordre  et  de  travail,  à 
celte  bonne  foi  si  commune  et  si  généreuse,  et 
surtout  à  celle  piété  sincère  qui  exerce  de  si  pu- 
res et  de  si  glorieuses  inlluences  sur  la  population 
entière  de  votre  grande  et  riche  cité  !  Puissiez- 
vous  conserver  intactes,  jusqu'à  la  lin  des  siècles, 
toutes  les  précieuses  qualités,  toutes  les  vertus 
que  vous  possédez  aujourd'hui  !  Lue  dernière  fois, 
gloire  et  honneur  à  vous  !  Vive  a  jamais  Man- 
chester!!! Ma.ncuester  forever!!! 

[Blackwood' s  Edinburph  Magasine.) 
Traduction  de  la  Revue  britannique. 


LA  fiAROE-inUDE. 


H  existe  à  Paris  pour  les  femmes  un  état  extrc- 
memenl  lucratif,  qui,  bien  que  fatigant  sons  plu- 
sieurs rapports,  n'eu  convient  pas  moins  parfaite- 
ment aux  paresseuses,  car  la  paresse  n'est  point 
précisément  le  désir  ou  le  besoin  de  ne  rien  faire; 
elle  est  bien  plutôt  l'antipathie  d'un  travail  unifor- 
me et  journalier.  Tel  paresseux  consentira  vo- 
loutiers,  pour  gagner  sa  vie,  à  courir  la  ville 
depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à  cinq  heures 
du  soir,  qui  ne  voudra  janims  s';istreindre  à  tenir 
la  plume  pendant  trois  heures  de  la  matinée  dans 
une  étude  ou  dans  un  bureau.  Ce  qui  loi  coûte, 
ce  qui  répugne  surtout  à  sa  nature,  c'est  de  se 
mellrc  à  ioucragc  :  témoins  ces  hommes  qui 
n'ont  conservé  de  place  dans  aucune  classe  de 
la  société,  et  qui  préfèrent  le  métier  de  faiseurs  de 
tours,  d'acteurs  dans  les  parades,  etc.,  métier 
que,  malades  ou  bien  portans,  ils  exercent  en 
plein  air,  exposés  à  toutes  les  intempéries  d' s 
saisons,  et  souvent  même  au  péril  de  leur  vie, 
quand  ils  auraient  pu  devenir  d'honorables  et 
bons  ouvriers.  Pour  donner  le  change  à  la  paresse, 
il  suflit  de  variété  dans  le  labour,  et  l'état  dont 
je  parle  ici  fait  mener  à  celles  qui  le  choisissent  la 
\ie  la  plus  variée  dans  ses  accessoires  que  l'on 
puisse  imaginer. 

Tous  les  mois  à  peu  près  madame  Jacquemart 
change  de  iloniicile,  de  lit  (quand  la  circonstance 
permet  qu'elle  dorme  dans  un  ht^  fait  connais- 
sance avec  de  nouveaux  vis.igos,  et  se  voit  forcée 
d'étudier  de  nouveaux  cararières,  avec  lesquels 
il  faut  ([u'elle  sympathise  si  eJle  veut  s'assurer  de 
bons  traitemens  dans  les  diverses  maisons  qu'elle 
habile.  IIeurciL*emeni.  un  long  exercice  de  la 
profession  lui  a  appris  à  démêler  au  premier  coup 
dœil  les  personnes  qui  jouissent  de  quelque  im- 


55-2 


poiiancc  dans  le  logis  où  elle  vient  d'entrer  pour 
la  preiiiiiTc  fois  de  sa  vie  :  parmi  les  domestiques, 
comme  parmi  les  œaiti  es,  elle  voit  aussitôt  quelle 
est  celle  ou  celui  qu'elle  doit  s'atiaclier  h  gagner 
par  la  llaiteric,  ou  par  des  complaisance^i  dont  le 
dfcir  du  hieu-èlre  l'a  rendue  prodigue.  De  même, 
griicc  à  cette  mobilité  d'exisience  (pii  la  transporte 
sans  cesse  du  faubourg  Saint-Geniiaiii  dans  le 
Marais,  et  de  la  Ciiausséc-d'Anlin  dans  le  fau- 
bourgSaint-Marceau,  elle  a  appris  h  mesurer  son 
ton,  SCS  discours,  et  jus(iu'à  tes  gestes,  sur  les 
degrés  de  l'cclielle  sociale  (|uc  lui  font  parcourir 
5CS  nombreuses  pratiques;  elle  devient  tour  à 
tour  taciturne  ou  babillarde,  importante  ou  câline, 
rcspcclueuse  ou  familière,  selon  le  rang,  l'âge  et 
l.i  friune  des  personnes  aux'iuelb's  elle  donne 
ses  soins;  et  tel  la  venait  en  fondions  dans  des 
iippartemens  situés  à  diUérens  étages,  qui  aurait 
peine  à  la  reconnaître  pour  la  même  personne. 

Que  uiudamc  Jacquemart  ait  ou  non  une 
famille,  des  enfaus,  peu  importe,  puisqu'elle  no 
pourrait  jamais  ni  les  aller  voir,  ni  les  recevoir 
cLcz  e.io.  C'est  tout  au  plus  si  trois  ou  quatre  fois 
par  an  elle  passe  quarante-huit  heures  de  suite 
avec  monsieur  Jacquemart  ;  car  madame  Jacque- 
mart est  soumise  comme  toute  autre  foiiime  au  lien 
conjugal  :  devenue  veuve,  elle  s'est  même  hâtée 
de  se  remarier,  attendu  que  non-seulement  e!le 
désire  trouvir  quelqu'un  chez  elle,  lorsqu'un 
Lasard  fort  rare  l'y  fait  retourner  pour  quelques 
heures,  mais  aussi  parce  qu'elle  ne  veut  conlier 
qu'à  une  personne  sûre  le  soin  de  tenir  propre- 
ment sa  chambre  et  .son  cabinet  ,  et  d'entretenir 
les  meubles  assez  élégans  que  ces  deux  pièces 
renferment.  Elle  a  donc  choisi  trois  jours  entre 
une  fluxion  de  poitrine  et  un  rhumatisme  aigu 
qui  réclamaient  ses  soins,  pour  épouser  monsieur 
Jacquemart,  lequel  monsieiu-  Jacquemart,  garçon 
de  bureau  depuis  trente-trois  ans  au  ministère  de 
l'intérieur,  s'est  établi  dans  le  petit  manoir,  et 
vient  tous  les  huit  jours  à  l'adresse  qu'elle  lid  in- 
dique, lui  apporter  du  linge,  lui  donner  des 
nouvelles  de  sa  petite  chienne  et  de  son  serin  ;  et 
recevoir  le  produit  de  ses  journées  (1),  les  prolits 
du  baptême,  etc.  ;  somme  qu'il  est  chargé  de  pla- 
cer en  rentes  sur  l'état,  et  qu'elle  lui  donne  tou- 
jours intacte,  attendu  qu'elle  n'a  jamais  occasion 
de  dépenser  six  liards.  Ces  entrevues,  qui  souvent 
sont  interrompues  par  un  coup  de  sonnette,  no 
durent  que  dix  minutes  au  plus,  ont  lieu  dans 
ranlicliambre,  et  ne  permettent  pas  un  mot  super- 
flu; elles  sont  loin,  comme  on  voit,  de  pouvoir 
amener  un  divorce  pour  incompatibilité  d'humeur. 

Madame  Jacquemart  est  naturellement  privée 
de  tous  les  plaisirs  dont  jouissent  beaucoup  de 
gens  de  sa  classe.  Les  promenades,  les  bals,  les 
spectacles,  sont  clioses  dont  elle  se  souvient  d'avoir 
entendu  parler  dans  sa  grande  jeunesse,  niais 
dont  l'entrée  lui  est  interdite.  !-i  le  hasard  lui  ac- 
corde quelques  momens  de  loisir,  elle  se  garde 
bien  de  les  perdre  en  courses  inutiles;  elle  va 
visiter  ce  qu'elle  appelle  sex  femmes,  s'informer 
de  leur  état,  gourmander  les  paresseuses  qui  lais- 
sent passer  l'année  sans  réclamer  ses  soins,  et 
savoir  au  juste  à  quelle  époque  telle  ou  telle  de 
ses  clients  l'enverra  chercher.  A   l'exception  de 

(1)  Les  journées  d'une  garde,  la  nuit  comprise, 
sont  habituellement  payées  six  francs. 


ces  sorties,  madame  Jacquemart  se  passe  habi- 
tuellement du  |)laisir  de  respirer  un  air  pur,  puis- 
que, lïit-ce  au  mois  de  juillet,  elle  ne  pourrait 
ouvrir  une  fenêtre  que  dans  le  cas  extrême  où  la 
femme  qu'elle  soigne  étoullerait  au  point  de  se 
trouver  mal. 

Ajoutez  à  tant  de  privations,  la  privation  du 
sommeil  pendant  une  grande  moitié  de  l'année  ,  le 
devoir  qui  l'assujettit  à  mille  soins  dégoûtans,  et 
chacun  se  dira  :  Madame  Jacquemart  est  la  plus 
infortunée  créature  qui  soit  au  monde.  Eh  bien  ! 
il  n'en  est  rien,  surtout  si,  grâce  à  la  protection 
de  quelque  célèbre  accoucheur,  elle  est  parvenue 
à  ne  plus  garder  que  des  femmes  en  couches. 

Il  est  bien  certain  que  peniiant  plusieurs  nuits, 
il  lui  est  interdit  de  s'élendre  sur  des  matelas  , 
ainsi  que  nous  le  faisons  tous  ;  mais  elle  a  con- 
tracté l'habitude  ,  le  soleil  cou<  hé  ou  non  ,  de 
dormir  à  merveille  dans  une  bergère ,  dans  un 
fauteuil,  .'ur  une  chaise;  au  besoin  même  elle  dor- 
mirait debout.  Seulement  Morphée  lui  donne  sa 
part  en  petite  monnaie  au  lieu  de  la  lui  payer  en 
grosses  pièces,  et  elle  en  souflre  si  peu,  que,  dès 
qu'on  la  réveille  pour  réclamer  d'elle  quelque  ser- 
vice, on  la  voit  se  dresser  sur  ses  jambes  d'un  air 
tout  aussi  jovial,  tout  aussi  dispos  que  si  elle  s'é- 
veillait naturellement  après  sept  heures  d'un  som- 
meil suivi. 

L'heure  du  déjeuner  venue,  on  donne  à  madame 
Jaquemart  une  énorme  tasse  de  café  à  la  crème. 
Ce  moment  est  un  des  plus  doux  momens  de  sa 
journée;  car  un  sort  bienfaisant  a  voulu  que  ma- 
dame Jacquemart  fût  gourmande  :  de  bons  repas 
sont  pour  elle  une  immense  compensation  à  ce 
que  son  existence  semble  avoir  de  peu  agréable. 
Vivant  toujours  chez  des  personnes  riches,  ou 
pour  le  moins  chez  des  personnes  qui  sont  dans 
l'aisance  ,  chaque  jour,  a\ec  délices,  elle  prend 
sa  paît  de  diliérens  mois  succulens  dont  elle  ne 
pourrait  se  régaler  dans  son  petit  ménage.  On  la 
soigne  ;  elle  se  ferait  soigner  d'ailleurs,  et  parle 
sans  cesse  de  la  bonne  maison  d'où  elle  sort,  afin 
de  piquer  d'amour-propre  les  gens  chez  qui  elle 
se  trouve.  A  son  dîner,  à  son  repas  du  soir,  et 
quelquefois  même  dans  la  journée,  un  verre  de 
bon  vin  vient  égayer  son  esprit  et  réparer  ses 
forces.  Elle  a  de  plus  sa  tabatière,  dans  laquelle 
elle  puise  toutes  les  cinq  minutes  une  distraction 
qui  lui  plaît  inDniment,  et  qui  a  l'avantage  de  la 
tenir  éveillée  ;  sans  compter  enfin  la  douce  salis- 
faction  de  Ke  point  travailler  de  l'aiguille  du  malin 
au  soir,  ainsi  que  le  fait  une  pauvre  ouvrière  pour 
gagner  vingt  sous  dans  sa  journée. 

Mais,  dira-t-on,  je  ne  vois  pas  dans  tout  cela 
une  seule  jouissance  intellectuelle  ?  Patience  : 
madame  Jacquemart  n'en  est  pas  plus  dépourvue 
que  toute  autre  créature  raisonnable  ;  seulement 
il  faut  (|u"elle  les  puise  dans  le  cercle  rétréci  de 
ses  habitudes  et  de  ses  pensées.  D'abord,  madame 
Jacquemart  est  bavarde  ,  et  madame  Jacquemart 
n'est  jamais  seule  ;  raconter,  pour  peu  qu'on  lui 
prête  attention,  est  un  de  ses  plaisirs  les  plus  vifs, 
aussi  fait-elle  subir  à  ceux  qui  l'entourent  des  ré- 
cils plus  ou  moins  circonstanciés  de  son  passé 
personnel  et  des  événemens  romanesques  qui  ont 
eu  lieu  dans  les  familles  au  milieu  desquelles  elle 
a  vécu.  Elle  ne  recule  point  devant  l'exagération, 
et  même  devant  le  mensonge,  pourvu  qu'elle  par- 
vienne à  exciter  l'inlérél;  en  sorte  que  le  plus 


souvent  se  joint  à  la  satisfaction  de  parler,  qui 
pour  elle  est  déjà  grande,  celle  qu'éprouve  un  au- 
teur habile  lorsqu'il  exerce  son  génie  sur  des  fa- 
bles. Quelquefois  ses  jeunes  années  se  perdent 
dans  un  mystère  qui  autorise  les  conjectures  les 
plus  diverses  et  permet  les  histoires  h  s  plus  fan- 
tastiques :  mariée  de  bonne  heure  à  un  jeune 
étourdi,  elle  est  restée  veuve,  sans  fortune,  avec 
quatre  enfans  en  bas  âge  ;  de  là,  série  d'aventu- 
res à  remplir  l'existence  de  cinq  générations.  Elle 
a  inévitablement  à  la  suite  de  sa  première  couche 
essuyé  toutes  les  vicissitudes  que  Lucine  dans  ses 
jours  de  mauvaise  humeur  envoie  à  ses  patientes. 
Est-elle  lasse  de  radoter  sur  la  séduction  de  sa 
jeunesse,  elle  se  transporte  alors  dans  un  hospice 
où  elle  est  censée  avoir  passé  les  plus  befles  an- 
nées de  sa  vie;  toutes  ces  transmigrations  menta- 
les ne  laissent  pas  que  de  jeter  une  certaine  va- 
riété sur  son  existence;  elle  n'hésite  donc  pas  à 
se  forger  un  passé  à  sa  guise  et  s'identifie  si  com- 
plètement à  ses  mensonges  qu'elle  croit  avoir  réel- 
lement éprouvé  ce  qu'elle  raconte.  Comme  une 
jeune  femme  qui  ne  souffre  pas  et  qui  se  voit 
obligée  de  garder  le  lit  ne  s'amuse  guère,  il  ar- 
rive parfois  que  le  babil  de  madame  Jacquemart 
obtient  du  succès  près  de  son  accouchée  ;  s'il  en 
est  autrement,  elle  se  rabat  sur  les  domestiques 
de  la  maison  et  trouve  bien  le  temps  d'établir  de 
longs  entretiens  avec  eux,  soit  dans  l'antichambre, 
soit  dans  la  cuisine,  soit  même  dans  la  chambre 
de  madame  où  elle  cause  à  voix  basse  avec  la 
femme  de  chambre. 

Par  suite  de  son  gofit  pour  la  narration ,  ma- 
dame Jaquemart  est  fort  curieuse  ;  elle  sait  qu'un 
grand  poète  a  dit  :  Quiconque  ne  voit  giti^re 
n'a  guère  à  dire  aussi.  En  sorte  que  le  jour  on 
l'on  peut  laisser  entrer  quelques  visites  est  attendu 
par  elle  avec  une  extrême  impatience  et  lui  pro- 
cure une  foule  de  distractions  agréables.  Dès  que 
l'on  annonce  nue  femme,  elle  s'établit  à  la  fenê- 
tre avec  le  bas  qu'elle  tricote  (le  tricot  ayant  cet 
avantage  qu'on  peut  le  quitter  à  la  minute  sans 
inconvénient),  là,  ses  yeux  et  ses  oreilles  la  ser- 
vent d'une  manière  si  merveilleuse ,  qu'elle  pour- 
rait au  bout  d'un  instant  dessiner  la  figure,  la  toi- 
lette de  celle  qui  vient  d'entrer ,  et  que  pas  un 
mot  de  la  conversation  ne  lui  échappe.  Elle  fait 
ses  petites  réflexion?  tout  bas,  approuve  ou  criti- 
que ce  qui  se  dit,  et  s'amuse  des  médisances,  si 
son  bonheur  veut  qu'il  s'en  glisse  quelques-unes 
dans  l'entretien.  De  plus,  il  est  fort  rare  (|u'clle 
reste  simple  observatrice  de  la  scène  ;  outre  que 
la  plus  légère  question  qu'on  lui  adresse  lui  four- 
nit l'occasion  de  répondre  avec  sa  loquacité  habi- 
tuelle, il  faut  montrer  l'enfant  :  c'est  elle  qui  va 
le  chercher  et  qui  l'apporte,  qui  fait  remarquer 
«  combien  ce  petit  amour  ressemble  à  son  père, 
qu'il  annonce  déjà  qu'il  aura  les  beaux  yeux  de 
madame  :  »  et  mille  autres  propos  qu'elle  répète 
depuis  vingt-cinq  ans  pour  chaque  individu  de  la 
génération  future  qu'elle  a  vu  naître  au  jour,  l'en- 
fant, le  père  et  la  mère  fussent-ils  d'une  laideur 
à  faire  reculer. 

Une  autre  jouissance  de  madame  Jacquemart , 
et  la  plus  vive  sans  doute,  si  l'on  en  juge  par  le 
penchant  presque  général  de  l'esprit  humain , 
c'est  le  plaisir  que  donne  la  domination.  Si  l'on 
excepte  les  dix  minutes  que  dure  la  visite  du  doc- 
teur, pendant  lesquelles  madame  Jacquemart  dé- 


—  553 


pose  son  sceptre  et  s'incline  respectueusement  en 
en  recevant  les  ordres  pour  la  journée,  c'est  elle 
qui  règne  sans  partage  dans  la  chambre  de  son 
accouchée.  On  ne  peut  entr'ouvrir  une  porte,  es- 
suyer la  poussière  sur  un  meuble,  allumer  une 
bougie  ou  mettre  une  bûche  au  feu  qu'elle  ne 
l'ait  trouvé  bon  dans  sa  sagesse.  Si  l'on  gratte 
doucement  contre  la  serrure,  ce  serait  monsieur 
lui-même  qu'il  a  frappé  trop  fort.  Elle  ne  laisse 
pas  entrer  une  visite  sans  s'être  bien  assurée  que 
la  personne  qui  se  présente  n'a  sur  elle  aucune 
senteur,  et  sans  vous  recommander  de  parler  très 
bas.  Un  léger  bruit  se  fait-il  entendre  dans  la 
pièce  de  l'appartement  la  plus  reculée,  elle  sort 
en  fureur  «  pour  aller  faire  taire  ces  gens-là  qui 
vont  donner  un  mal  de  léte  à  madame.  »  Les  soins 
qu'elle  prodigue  à  la  mère  n'empêchent  point  ma- 
dame Jacquemart  de  veiller  sans  relâche  sur  l'en- 
fant. C'est  elle  qui  indique  la  place  où  l'on  doit 
poser  le  berceau  du  nouveau-né ,  qui  prescrit  la 
dose  de  sucre  qu'il  faut  mettre  dans  le  verre  d'eau 
dont  il  va  boire  quelques  gouttes ,  qui  préside  à 
tout  ce  qui  concerne  sa  toilette,  son  sonmieil,etc. 
Enfin,  du  matin  au  soir,  elle  dirige,  elle  ordonne, 
elle  exerce  un  empire  absolu  ;  aussi  parle-t-elle 
en  souveraine  à  la  plupart  des  gens  de  la  maison  ; 
autant  elle  se  montre  gracieuse  avec  une  femme 
de  chambre  qui  paraît  posséder  la  confiance  de 
madame  et  celui  qu'elle  sait  être  chargé  du  soin 
de  la  cave,  autant  on  la  voit  traiter  impérieuse- 
ment les  autres  domestiques  quand  ils  ne  se  con- 
forment pas  à  tous  les  petits  soins  qu'elle  leur  re- 
commande sans  cesse  pour  faire  croire  à  l'utilité 
de  sa  présence,  et  son  étonnement  serait  grand 
si  quelqu'un  le  trouvait  mauvais  quand  il  s'agit 
«  de  la  vie  d'une  accouchée.  » 

Madame  Jacquemart  ne  courbe  pas  seulement 
)a  domesticité  sous  son  joug  de  fer,  car  ce  joug 
s'étend  aussi  sur  la  maîtresse  de  la  maison.  Ar- 
mée des  ordonnances  prescrites  par  le  docteur, 
elle  ne  s'approche  pas  du  lit  sans  dire  :  «  Il  faut 
que  madame  boive,  il  faut  que  madame  mange  sa 
soupe ,  »  ou  toute  autre  chose  qu'il  lui  semble 
ordonner  à  son  tour.  Bienheureux,  si,  peu  satis- 
faite de  cette  douce  illusion,  elle  n'entreprend 
point  danscertains  cas  d'indiquer  quchpie  remède 
de  bonne  femme  qu'elle  assure  avoir  fait  employer 
souvent  avec  le  plus  grand  succès.  Ces  mots  :  «  Si 
ça  ne  fait  pas  de  bien  à  madame,  ça  ne  peut  pas 
lui  faire  du  mal,  »  sont  ordinairement  l'exorde  de 
ses  propositions  dans  ce  genre.  Si  la  pauvre  jeune 
femme  a  le  malheur  de  s'y  laisser  prendre ,  ma- 
dame Jacquemart  joint  à  l'importance  d'un  véri- 
table docteur,  ce  qui  double  les  moyens  de  gou- 
verner ceux  qui  l'entourent.  Sans  compter  qu'elk- 
aime  de  passion  à  exercer  la  médecine.  Gardez- 
vous  de  parler  devant  mailame  Jacquemart  de 
quelque  douleur  que  ce  .soit  :  elle  les  a  toutes 
éprouvées.  Sur  ce  sujet,  son  savoir  est  inépuisa- 
ble. Non  seulement  clic  vous  entretiendra  des  di- 
verses maladies  de  la  feniine,  mais  aussi  des  mala- 
dies des  hommes  ,  car  elle  les  connaît,  par  ouï 
dire  au  moins  ,  lorsqu'il  ue  lui  plait  pas  de  les 
mettre  sur  le  compte  de  monsieur  Jacquemart  ; 
par  suite,  il  n'en  existe  pas  une  dentelle  ignore  le 
traitement,  elle  serait  en  état  de  soigner  les  plus 
graves  comme  les  plus  légères  :  aussi  dans  une 
maison  qu'elle  habite  on  ne  s'est  jamais  donné 
une  entorse,  elle  n'a  pas  entendu  tousser  sans 


prescrire  aussitôt  le  bain  de  pied  qu'il  faut  prépa- 
rer ou  la  tisane  qu'il  faut  boire,  et  sa  mémoire 
est  pleine  d'une  telle  quantité  d'anecdotes,  d'his- 
toires extraordinaires  dont  le  fond  roule  sur  le 
chiendent,  les  sangsues  et  la  bourrache,  qu'on  la 
prendrait  volontiers  pour  un  journal  de  thérapeu- 
tique ambulant. 

Le  désir  de  madame  Jacquemart  est  que  la  mère 
nourrisse  son  enfant,  parce  qu'alors  elle  devient 
tout  à  fait  nécessaire  jusqu'au  moment  où  elle  est 
parvenue  à  former  la  bonne,  et  Dieu  sait  avec 
quelle  arrogance  elle  donne  sei  conseils  à  la  mal- 
heureuse novice,  qui  se  garde  bien  de  lui  déplaire 
en  la  moindre  chose,  tant  elle  croit  sa  place  atta- 
chée à  l'approbation  de  la  garde.  C'est  donc  tou- 
jours à  son  grand  regret  (même  à  part  le  tort  qui 
peut  en  résulter  pour  elle  le  jour  du  baptême), 
que  madame  Jacquemart  en  arrivant  trouve  une 
nourrice  établie,  aussi  cette  pauvre  femme  de- 
vient-elle habituellement  l'objet  de  son  antipathie, 
et  se  fait-elle  une  élude  de  la  critiquer  et  de  la 
vexer  tant  que  la  journée  dure  ;  si  l'enfant  crie  : 
«  Ce  pauvre  amour  meurt  de  faim.  ><  S'il  tette  : 
«  On  le  fait  téter  trop  souvent;  il  faut  savoir  gou- 
verner un  enfant  pour  la  nourriture,  et  cela  ne 
s'apprend  pas  en  un  jour.  »  Il  en  est  de  même 
du  talent  d'cmmaillotler,  talent  que  madame  Jac- 
quemart possède  par  excellence,  en  sorte  qu'elle 
n'épargne  pas  ses  avis  à  la  nourrice.  «  Prenez 
garde,  prenez  garde,  vous  le  serez  trop,  il  devient 
tout  rouge.  » 

«  Otez  donc  cette  grande  épingle  que  vous  avez 
placée  si  près  de  son  petit  cœur,  il  n'en  faut  pas 
tant  pour  tuer  un  enfant.  »  Et  la  jeune  mère  de 
frémir,  de  crier  à  la  nourrice  du  fond  de  son  al- 
côve :  «  Ecoutez  madame  Jacquemart ,  je  vous 
prie,  ma  chère  !  faites  ce  qu'elle  vous  dit  de  faire  !» 
et  madame  Jarquemait  de  jouir  au  fond  de  son 
âme  ,  et  de  relever  la  tête  avec  autant  d'orgueil 
qu'un  général  d'armée  qui  vient  de  gagner  une 
bataille. 

Le  sentiment  de  son  importance    n'abandonne 
jamais  madame  Jacquemart  ;  mais  il  ne  s'oppose 
point  à  ce  que,  selon  la  circonstance  ,  elle  ne  se 
dépouille   d'une  certaine    roidiur   respectueuse 
pour  montrer  beaucoup  de  bonhomie.  Celte  mé- 
tamorphose s'opère  pendant  le  trajet  qu'il  lui  faut 
parcourir  pour  se  transporter  de  l'hôtel  d'une  du- 
chesse  dans   une   arrière-boutique.    Elle  arrive 
chez  M.    Leroux,  gros  boucher  de  la  lue  St-Jac- 
ques,  dont  pour  la  troi-iènie  ou  (luatiième  fois  la 
femme  vient  de  réclamer  ses  soins.  Elle  entred'un 
air  jovial  et  sans  façon,  salue  les  garçons  bouchers 
d'un  sourire  de  connaissance,  fait  un  signe  de  tête 
amical  à  la  pet. te  bonne.  —  Eh  !  bien ,  luonsieur 
Leroux,  dit-elle,  avec  un  gros  rire,  vous  m'avez 
donc  encore  taillé  de  la  besogne  ?  Tant  mieux  , 
tant  mieux  :  cette  chère    m.ulame  Leroux  !  J'es- 
père que  nous  nous  tirerons  aussi  bien  de  celte  af- 
faire-ci que  nous  nous  sommes  tirés  des  autres.  » 
Ici,  tout  est  fait  simplement  ,   rondement,  sans 
phrases.  La  causerie  avec  l'accouchée  ne  tarit  pas, 
car  madame  Leroux  s'amuse  des  récits  qui  lui  don- 
nent un   aperçu   du  grand  monde  ,  qui  lui  pei- 
gnent des  femmes  élégantes,  des  hôtels  somptueux, 
mille  détails  de  la  vie  des  riches  qu'elle  ue  con- 
naîtrait pas  sans  sa  garde,  et  madame  Jar(piemart 
épuise  tout  à  son  aise   sou  recueil  d'histoires  tra- 
giques et  boufTonnes.  Elle  se  montre  d'ailleurs 


tout  à  fait  bonne  femme,  n'exige  jamais  rien,  ne 
gène  personne,  est  toujours  prête  à  rendre  quel- 
que service  de  ménage  et  va  soigner  elle- 
même  son  café  dans  la  petite  cuisine;  ■  car  il  ne 
faut  pas  croire  qu'elle  prenne  jamais  des  airs  de 
princesse  parce  qu'elle  garde  de  grandes  dames.» 
Il  résulte  de  cela  que  madame  Jacquemart  est 
traitée  chez  monsieur  Leroux  comme  une  amie 
de  la  maison.  Elle  prend  ses  repas  avec  la  famille 
et  les  garçons,  sans  en  excepter  le  dîner  du  bap- 
tême, et  quand  pour  le  dessert  arrive  le  fromage, 
M.  Leroux  va  chercher  une  bouteille  d'ancienne 
eau-de-vie  de  Cognac,  qu'il  appelle  la  vieille  amie 
de  madame  Jacquemart.  Alors,  tout  le  monde  de 
rire,  de  causer,  ou  plutôt  de  laisser  causer  mada- 
me Jacquemart  qui  en  raconte  de  toutes  les  cou- 
leurs, et  de  prolonger  le  temps  que  l'on  reste  à 
table,  afin  d'avancer  un  peu  la  bouteille.  Ce  n'est 
certes  pas  madame  Jacquemurt  qui  se  lèvera  la 
première  ;  elle  s'est  hâtée  de  dire  qu'elle  a  laissé 
Nanette  près  de  madame  Leroux  pour  lui  donner 
tout  ce  qu'il  faut. 

11  ne  s'agit  plus,  comme  on  voit,  des  mille 
petits  soins  que  l'on  doit  prodiguer  à  une  femme 
en  couches.  Non-seulement  dans  cette  maison  on 
frappe  les  portes  avec  violence  de  tous  les  côléi, 
mais  il  monte  jusqu'à  l'enlrcsol  habité  par  l'ac- 
couchée une  forte  odeur  de  fumée  de  tabac,  vu 
que  M.  Leroux  et  les  garçons  fumentsouvent  dans 
la  boutique.  Madame  Jac  |uemart  ne  fait  pas  plus 
d'attention  à  tout  cela  que  madame  Leroux  elle- 
même,  et  pense  aussi  c. qu'il  faut  laisser  ces  mi- 
gnardises aux  petites  mijaurées  dont  les  nerfs  ne 
supportent  rien.  » 

Le  fait  est  que  la  mère  et  l'enfant  se  portent  à 
merveille,  que  madame  Leroux  se  lève  le  qua- 
trième Jour,  descend  à  son  comptoir  le  dixième, 
et  que  cette  décade  écoulée,  madame  Jacque- 
mart se  trouve  libre  d'aller  porter  ses  soins  pré- 
cieux dans  d'autres  parages. 

La  tenue  de  madame  Jacquemart  est  toujoars 
ti'ès-soignée,  et  pourtant,  comme  elle  dit,  sa  toi- 
lette est  faite  en  un  clin  d'œil.  Elle  a  soin  d'ajou- 
ter assez  souvi  nt  qu'il  en  était  de  même  quand 
elle  était  jeune  et  jolie,  ce  qui  fait  remarquer 
qu'un  ceriaiu  embonpoint  lui  maintient  un  reste 
de  fraîcheur  qui  autorise  ses  prélent.ons  à  la 
beauté;  s'il  arrive  alors  qu'une  personne  obli- 
geante lui  dise  que  dans  sa  jeunesse  elle  devait  être 
fort  séduisante,  madame  Jacquemart  s'incline  d'un 
air  tout  à  fait  coquet,  et  liien  que  ce  compliment 
porte  sur  le  passé,  il  ne  lui  en  fait  pas  moins 
éprouver  une  petite  émotion  agréable. 

Le  trav.iil  d'esprit  le  plus  réjouissant  pour 
madame  Jacquemart,  c'est  de  calculer  de  léte  à 
quel  tot.d  la  soin  ne  qu'elle  a  placée  dans  le  mois, 
et  celle  qu'elle  placera  dans  le  mois  >uivanl,  por- 
tera son  avoir,  en  y  joignant  l'inioret  du  tout  pen- 
dant une,  deux  ou  trois  années,  selon  qu'elle  a 
de  temps  poursuivre  son  opération  aritliméilque. 
Ce  calcul  a  double  avantage  de  l'occuper  dans 
ses  heures  de  désœuvrement,  et  de  porter  sa  pen- 
sée sur  le  temps  heureux  où  elle  pourra  jouir 
enfin  du  fruit  île  ses  longues  veilles.  Elle  se  voit 
alors,  possédant  un  honnête  re>enu,  vivre  chex 
elle  en  dame  et  maîtresse,  dans  la  douce  société 
(le  M.  Jacquemart,  servis  tous  deux  par  un  bonne 
dont  elle  saura  bientôt  perfectionner  Us  ulcas 
pour  la  cuisine;  se  mettant  à  table  à  l'heure  qui 


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lui  fonvieiulra,  se  roiicliaiit,  se  levant  selon  sa 
fantaisie,  en  un  mot,  dans  la  situation  prospère 
d'une  femme  qui  a  fait  sa  fortune.  Ce  rêve  de 
son  avenir  l'aide  à  supporter  tout  ce  que  son 
état  présent  peut  avoir  de  pénible  au  point 
qu'un  grand  nombre  d'années  se  passent 
avant  qu'elle  se  décide  à  le  réaliser  :  des  engage- 
mens  sans  lin  qui  se  suceèdent,  le  désir  d'aug- 
menter encore  ce  revenu  qu'elle  doit  à  ses  peines, 
et  peut-être  le  goùl  de  l'étrange  manière  de  vivre 
doni  elle  a  contracté  l'habitude,  tout  fait  qu'elle 
atteint  un  âge  fort  avancé  sans  goûter  ce  repos 
qu'elle  croit  ambitionner,  et  qu'elle  n'a  jamais 
connu  qu'en  perspective.  Enfin,  un  jour  elle 
quitte  le  logis  d'autrui  pour  entrer  dans  le  sien. 
La  pauvre  femme  va  se  reposer,  hélas  !  car  elle 
arrive  malade,  pour  mourir  le  surlendemain  dans 
les  bras  de  ce  bon  monsieur  Jacquemart,  qui  n'a 
pas  vécu  près  d'elle  la  valeur  de  trois  mois  de- 
puis qu'ils  sont  mariés.  Elle  meurt  doucement, 
sans  avoir  prévu  sa  fin,  sans  grandes  soulTrances, 
ayant  joui  dans  sa  vie,  après  tout,  d'une  dose  de 
bonheur  égale  au  moins  à  celle  dont  jouissent 
l'homme  de  génie  ou  le  millionnaire. 

Madame  de  Bavvr. 
(Extrait  des  Français  peints  par  cnx-mvmes.) 


LE  SERMENT  DU  PACHA. 


La  religion  du  serment  est  un  des  caractères 
les  plus  remarquables  des  mœurs  turques.  On  y 
voit  éclater  la  physionomie  de  l'esprit  musulman 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  important  et  de  plus  sé- 
rieux. Assurément  il  y  a  des  roués  et  des  fripons 
chez  les  Turcs  comme  partout  ;  mais  la  déloyauté 
y  fait  exception,  tandis  que  le  contraire  a  lieu  fré- 
quemment parmi  les  chrétiens.  Il  en  est  de  la 
loyauté  pour  un  Turc  comme  de  l'hospitalité  pour 
un  Arabe  ;  elle  est  proverbiale ,  héréditaire  ;  elle 
tient  au  sol,  au  culte;  elle  s'exerce  de  préférence 
dans  les  inimitiés,  afin  de  prouver  qu'elle  est  au 
dessus  des  faiblesses  du  cœur  humain.  Quand  un 
musulman  a  promis  sa  protection ,  cette  garantie 
est  inaliénable,  et  les  haines  ou  les  intérêts  per- 
draient leur  éloquence  à  vouloir  détruire  cette 
attache  sacrée:  mais  aussi,  lorsqu'un  Turc  a  juré 
de  se  venger,  il  n'y  a  pas  de  lois  et  d'alfections 
dans  ce  monde  qui  puissent  comprimer  l'explo- 
sion de  sa  volonté  et  adoucir  les  rigueurs  de  son 
serment.  Un  événement  tragique ,  bientôt  célèbre, 
et  qui  survint ,  près  de  Constantinople  ,  durant 
mon  séjour  en  Orient,  est  une  sanglante  preuve 
de  cette  énergie  nationale. 

J'eus  besoin  de  me  rendre  de  Constantinople  à 
Salonique ,  et  je  fis  ce  voyage  à  la  manière  tur- 
que, c'est  à-dire  à  cheval ,  sous  la  conduite  d'un 
Tariarc.  Des  firmans  tout  particuliers  me  recom- 
mandaient sullisamnient  à  Mustapha,  pacha  de 
Salonique,  personnage  très  haut  placé  auprès  de 
la  Sublime  Porte  et  favori  du  sultan.  Un  banquier 
arménien  ,  de  Constantinople  ,  m'avait  aussi 
donné  une  lettre  de  crédit  pour  un  de  ses  com- 
patriotes ,  qui  résidait  habituellement  à  Mielnik , 
gros  bourg  qu'on  rencontre  sur  la  route  de  Salo- 
nique. En  Turquie ,  les  banques  et  les  comptoirs 
sont  le  monopole  des  Arméniens.  Un  Anglais  qui 
a  long-temps  séjourné  en  Turquie  revient  à  Lon- 


dres avec  autant  de  connaissance  des  mœurs  ar- 
méniennes que  s'il  eût  vécu  plusieurs  années 
dans  l'Asie  même,  à  Erzeroum ,  et  sur  les  bords 
de  l'Euphrate. 

En  arrivant  à  Mielnik,  je  me  fis  sur  le  champ 
indiquer  la  maison  de  Pascal ,  c'était  le  nom  de 
l'Arménien.  Le  banquier  d'abord  ne  voulut  point 
me  recevoir,  ce  qui  me  surprit  un  peu;  mais, 
après  avoir  lu  ma  lettre ,  qu'on  lui  remit  de  ma 
part,  il  s'adoucit  beaucoup  et  se  montra  tout  à 
fait  aimable.  On  m'introduisit.  Je  trouvai  dans 
Pascal  un  homme  déjà  mûr, d'un  air  grave  et  dis- 
trait ,  assez  mélancolique ,  laissant  parfois  échap- 
per des  soupirs  profonds ,  et  même  dominant  si 
peu  les  marques  extérieures  du  chagrin  qui  pa- 
raissait le  ronger  eu  secret,  que,  des  ma  première 
visite,  il  me  fut  impossible  de  ne  pas  être  per- 
suadé qu'un  malheur  domesliquu  venait  de  frap- 
per mon  hôte.  Aussi  ma  conversation  préliminaire 
ne  fut-elle  qu'une  suite  de  phrases  plus  ou  moins 
péniblement  construites  sur  l'importunité  de  ma 
visite. 

I'  Vous  avez  tort  et  vous  avez  raison  dans  vos 
conjectures,  me  répondit  l'Arménien  avec  la  con- 
cision du  style  oriental  ;  ma  famille  est  saine  et 
sauve ,  Dieu  merci  !  mais ,  demain  ,  mon  ami  doit 
mourir...  » 

Celle  réponse  semblait  calculée  pour  piquer 
vivement  ma  curiosité  de  touriste ,  et  je  fis  paraî- 
tre immédiatement,  dans  mes  paroles  et  dans  mes 
gestes  une  sympathie  tellement  prononcée  pour 
les  malheurs  de  l'ami  de  Pascal,  que  celui-ci 
n'hésita  pas  à  me  rîiconter,  dans  les  plus  grands 
détails ,  la  catastrophe  dont  il  était  si  sincèrement 
abattu. 

Au  mois  de  janvier  1838  ,  quelques  marchands, 
en  voyage,  se  trouvant  marcher  à  petites  journées 
sur  la  route  de  Mielnik  à  Salonique,  découvrirent, 
à  quelque  dislance  de  la  première  de  ces  villes, 
les  cadavres  de  deux  hommes  assassinés  :  l'un 
était  manifestement  un  personnage  de  haut  rang, 
et  l'autre  un  Tartare.  Le  premier  avait  été  ren- 
versé d'un  coup  de  pistolet  à  bout  portant,  et  la 
balle  lui  avait  traversé  la  poitrine ,  tandis  que  le 
fidèle  Tartare,  qui  semblait  avoir  voulu  défendre 
vigoureusement  son  maître ,  était  percé  de  nom- 
breux coups  de  yatagan.  Leurs  corps  étaient  com- 
plètement dépouillés  ;  on  n'y  avait  laissé  que  le 
fez  et  les  vètemens  de  dessous.  Les  chevaux  des 
deux  cavaliers ,  qu'on  trouva ,  non  loin  de  là,  en 
liberté  au  milieu  de  la  plaine  ,  n'avaient  plus  en 
croupe  leur  bagage.  L'un  des  marchands ,  à  la 
vue  de  ces  cadavres  ,  dit  ù  ses  compagnons  de 
route  : 

>i  Si  nous  ^poursuivons  notre  chemin ,  on  nous 
accusera  peut-être,  dans  la  suite ,  du  meurtre  de 
ces  gens ,  tandis  que ,  si  nous  tournons  bride 
vers  Mielnik  avec  les  deux  corps ,  nous  échappe- 
rons au  soupçon  du  crime  en  le  dénonçant.  » 

On  rattrapa  les  chevaux;  on  y  chargea  les  ca- 
davres, qui  naguère  les  montaient ,  et  celte  cara- 
vane lugubre  entra  dans  Mielnik,  où  les  déposi- 
tions des  marchands  furent  reçues  par  l'alla,  et 
les  voyageurs  assassinés  exposés  dans  la  princi- 
pale mosquée ,  afin  de  parvenir  à  découvrir  leurs 
noms. 

Le  hasard  voulut  que  Mustapha  Pacha  fût  at- 
tendu ce  jour-là  même  à  Salonique ,  et  l'aga  crut 
ne  devoir  faire  aucune  recherche  pour  saisir  les 


meurtriers  avant  l'airivée  de  son  supérieur.  Dès 
que  Mustapha  eut  franchi  les  portes  de  Mielnik , 
la  rumeur  publique ,  violemment  émue  par  ce 
terrible  événement,  vint  frapper  ses  oreilles; 
mais ,  parmi  les  personnes  de  toutes  classes  qui 
s'empressaient  autour  du  fonctionnaire  dans  ce 
moment,  il  ne  se  trouva  personne  qui  pût  lui 
donner  les  noms  des  victimes,  elles  informations 
se  réduisaient  à  la  présence  des  cadavres  étalés 
aux  regards  sous  les  voûtes  de  la  mosquée.  Mus- 
tapha, indigné  de  cet  alternat,  dirigea  son  cheval 
vers  le  lieu  saini ,  et ,  mettant  pied  à  terre ,  entra 
religieusement  dans  l'édifice  ,  accompagné  d'une 
foule  immense. 

Au  centre  du  temple,  on  voyait,  étendus  sur 
des  tapis ,  la  figure  voilée  et  les  pieds  tournés 
vers  l'Orient,  les  deux  individus  tués;  ils  étaient 
couchés  sur  le  dos,  l'un  contre  l'auu-e.  Mustapha 
s'approcha  lentement,  et,  s'étant  agenouillé  pour 
mieux  examiner  les  cadavres,  poussa  tout  à  coup 
un  cri  d'horreur  ;  alors,  s'arrachant  la  barbe  ,  il 
se  prosterna  sur  le  pavé  de  l'édifice  ,  et  demeura, 
le  front  contre  terre ,  plongé  dans  une  douleur 
immobile  et  silencieuse. 

Après  une  longue  pause,  durant  laquelle  per- 
sonne n'osa  l'interrompre ,  il  se  releva  ;  sa  phy- 
sionomie était  fort  pâle ,  mais  sévère  et  placide , 
comme  si  le  calme  d'une  détermination  fixe  et 
irrévocable  avait  succédé  à  quelque  violent  accès 
d'indignation.  Dans  cet  instant ,  il  se  pencha  de 
nouveau  sur  les  corps  des  deux  victimes ,  saisit  la 
main  du  cadavre  qui  était  le  plus  rapproché  de 
lui ,  et ,  regardant  le  ciel ,  il  s'écria  : 

«  0  Seid  Mohamed  !  lorsqu'au  passage  du  Bal- 
kan,  tu  as  protégé  ma  vie  contre  la  fureur  des 
Russes,  je  fis  le  serment  que  dorénavant  tu  serais 
pour  moi  comme  un  frère;  et,  dernièrement,  j'ai 
juré,  par  Allah  et  son  saint  prophète  ,  que  ja- 
mais, sous  mon  gouvernement,  le  crime  ne  res- 
terait impuni!  Ce  serment,  je  le  répète  en  ton 
nom  et  devant  ton  cadavre  !  Je  chercherai  tes  as- 
sassins jusque  dans  les  contrées  les  plus  incon- 
nues de  la  terre  ;  je  ferai  couler  leur  sang  goutte 
à  goutte  en  expiation  du  forfait  ;  leurs  yeux  seront 
mangés  par  les  vautours,  leurs  chairs  dévorées 
en  lambeaux  par  les  chacals ,  leurs  os  blanchi- 
ront sous  les  tempêtes  du  ciel.  Que  plutôt  le  cer- 
cueil de  mon  père  soit  profané ,  si  j'oublie  mon 
vœu  et  mes  sermens  !  0  Seid  !  ô  mon  frère  !  tu 
m'entends,  tu  m'entends!!!  J'ai  dit 

Mustafha  jeta  un  dernier  regard  sur  l'homme 
qu'il  avait  tant  aimé,  et  s'éloigna  de  la  mosquée 
sans  dire  un  mol  ni  faire  un  geste  de  plus. 

Son  unique  souci  administratif  fut  dès  lors  de 
ne  rien  négliger  pour  qu'on  retrouvât  les  traces 
di  s  meurtriers  en  fuite  ,  et  il  promit  une  récom- 
pense de  vingt  bourses  à  la  personne  qui  donne- 
rait les  premières  indications  sur  le  lieu  de  leur 
retraite.  11  se  retira  ,  tant  que  durèrent  les  re- 
cherches, dans  la  maison  de  Sereski,  riche  Ar- 
ménien ,  où  il  avait  coutume  de  séjourner  toutes 
les  fois  qu'il  venait  à  Mielnik,  et,  se  renfermant 
dans  les  appartemens  les  plus  éloignés  de  celte 
résidence ,  il  se  livra  durant  trois  jours  et  trois 
nuits  au  plus  amer  désespoir. 

On  sut  alors,  dans  la  ville,  que  l'homme  assas- 
siné était  Seid  Mohamed,  le  plus  intime  ami  de 
Mustapha ,  et  que  ce  musulman  était  envoyé  en 
courrier  de  cabinet  par  la  Sublime  Porte  à  Salo- 


555  — 


nique ,  qu'il  était  chargé  de  dépêches  pour  le 
paclia ,  et  lui  portail  même  /lOO.OOO  piastres  pour 
les  besoins  du  service  public.  Seid  Mohamed 
était  arrivé  à  Mielnik  dans  l'après-midi  du  jour 
qui  précéda  la  nuit  de  sa  mort ,  et  avait  été  vu 
par  quelques  habit.ins ,  au  bain ,  d'où  il  s'était 
rendu  à  la  mosquée  pour  y  faire  ses  dévolions. 
On  conjectura  ,  non  sans  raison ,  qu'il  avait  été 
victime  de  la  cupidité  de  quelques  voleurs  alba- 
nais qui  infestaient  depuis  long-temps  le  voisinage 
de  la  grande  route  de  Salonique,  où  ils  commet- 
taient un  nombre  si  prodigieux  de  pillages  et 
d'assassinats ,  que  ,  contrairement  aux  doctrines 
du  fatalisme  oriental,  qui  établissent  l'impossibi- 
lité d'éviter  ce  qui  est  écrit  là-haut,  peu  de  Turcs 
se  souciaient  de  s'aventurer  par  ce  chemin  dan- 
gereux sans  une  forte  escorte  de  gens  armés.  On 
supposa  que  les  Albanais  ,  informés  du  motif  du 
voyage  de  Seid  Mohamed  par  les  émissaires  qu'ils 
avaient  dans  l'intérieur  de  la  ville ,  s'étaient  con- 
certés pour  lui  enlever  ses  piastres  avec  la  vie, 

Sereski,  l'Arménien  chez  lequel  Mustapha  était 
logé ,  fut  enlin  admis ,  au  bout  de  trois  jours  de 
deuil,  dans  rapparlemenl  du  pacha ,  qui  parut 
avoir  besoin  de  s'entretenir  avec  lui  sur  les  me- 
sures qu'on  pouvait  prendre  afin  de  saisir  les  cou- 
pables. L'Arménien  partageait  les  regrets  et  l'in- 
dignation de  son  hôte  ;  il  se  répandit ,  pour  le 
consoler,  en  louanges  et  .en  réciis  sur  les  vertus 
de  Seid. 

—  "  Mais  n'avez-vous  pas  un  autre  ami,  seigneur  ? 
lui  dit,  en  finissant,  Sereski  avec  l'accent  du 
cœur  ;  n'avez-vous  pas  Sereski ,  votre  serviteur 
fidèle?  ne  pleurez  donc  pas  autant  la  mort  de 
Mohamed ,  ou  je  croirai  que  vous  ne  m'aimez 
plus... 

—  Oui,  Sereski,  murmura  d'une  voix  plain- 
tive le  pacha,  oui,  je  sais  que  tu  es  aussi  mon 
ami  et  mon  frère  ;  je  sais  qu'à  l'exemple  de  Seid , 
tu  verserais  ton  sang  pour  moi  ;  mais,  tant  que  je 
n'aurai  pas  frappé  les  assassins,  je  ne  sentirai  ni 
les  charmes  ni  les  caresses  de  l'amitié.  Si  loi , 
Sereski,  lu  étais  mort  misérablement  comme 
Mohamed ,  ne  faudrait-il  pas  que  ton  frère  Musta- 
pha vengeât  cette  vie  que  tu  m'offres  pour  sauver 
la  mienne  ?  Ne  me  reproche  donc  pas  ma  dou- 
leur, mais  pi  ulôl  aide-moi  de  les  conseils ,  et  que , 
grâce  à  ta  sagesse,  les  meurtriers  n'échappent 
point  à  mon  couroux  et  à  ma  justice  !... 

—  Ainsi  soil-il!...  "  répliqua  l'Arménien;  et, 
s'inclinant  avec  respect  devant  le  pacha,  il  le 
laissa  absorbé  dans  sa  mélancolie. 

Tandis  que  se  préparaient  les  instrumens  de  sa 
vengeance,  Mustapha,  incapable  de  songer,  jus- 
qu'à nouvel  ordre ,  aux  affaires  courantes  du  gou- 
vernement, s'enfonçait  dans  les  coussins  de  son 
divan ,  et  cherchait  seulement,  dans  les  fumées 
de  sa  pipe,  les  moyens  de  tromiier  son  impa- 
tience et  le  temps.  Au  milieu  de  ce  sommeil  du 
lion  blessé ,  la  portière  en  lapis  de  Perse  qui  fer- 
mait l'entrée  de  sa  chambre  se  souleva  légère- 
ment, cl  une  espèce  de  petite  fée  gracieuse  pé- 
néti'a  sans  façon  dans  le  repaire  du  terrible  pa- 
cha, portant  des  deux  maius  un  large  panier  de 
fleurs,  couvert  d'un  voile  brodé.  C'élaitlrène, 
le  seul  enfant  de  Sereski ,  charmante  fille ,  dont 
les  grâces  naïves  n'étaient  pas  sans  pouvoir  sur 
l'âme  si  rude  de  Mustapha.  Il  s'était  d'ailleurs 
trouvé  l'hôte  de  l'Arménien  quand  la  femme  de  ce 


dernier,  JoShua ,  mourut  en  donnant  le  jour  à 
cette  petite  fille ,  il  y  avait  six  ans ,  et  cette  cir- 
constance suffisait  pour  que  le  superstitieux  mu- 
sulman prît  en  all'ection  et  le  père  et  l'enfant. 
Depuis  la  mort  de  Joshua ,  l'affection  de  Musta- 
pha pour  Irène  n'avaitfait  qu'augmenter;  cette  en- 
fant même  entrait  pour  beaucoup  dans  le  plaisir 
qu'il  rencontrait  à  son  gouvernement  de  la  pro- 
vince de  Salonique  et  dans  la  fréquence  des  voya 
ges  qu'il  faisait  à  Mielnik  pour  se  retrouver  avec 
Irène  en  la  maison  de  l'Arménien.  Le  pacha  avait 
déclaré  plusieurs  fois  à  Sereski  que ,  si  jamais  sa 
fille  restait  orpheline  ,  il  entendait  lui  servir  de 
père  et  l'adopter  selon  toutes  les  règles  de  la  loi 
turque. 

L'enfant ,  qui  avait  soulevé  la  portière  un  peu 
étourdioient ,  prit  un  air  grave  et  inquiet  à  la  vue 
de  la  figure  sombre  du  pacha  ;  mais  elle  vint  ce- 
pendant s'asseoir  à  ses  pieds  et  commença  tran- 
quillement à  jouer  avec  ses  fleurs.  A  la  fin ,  s'a- 
percevanl  que  Mustapha  ne  donnait  pas  signe  de 
vie ,  Irène  saisit  de  ses  petites  mains  les  doigts 
musculeux,  basanés  et  brillans  de  bagues  du 
gouverneur,  et ,  le  regardant  en  face  avec  l'ingé- 
nuité comique  de  son  âge  : 

«  Pacha ,  dit-elle ,  si  tu  veux  rire  avec  moi , 
comme  tu  fais  toujours ,  je  te  donnerai  mes  plus 
belles  roses. 

—  Enfant,  répondit  Mustapha  d'une  voLx  la- 
mentable, je  n'ai  pas  besoin  de  roses,  car  mon 
cœur  est  plein  d'épines.  ■> 

Ce  calembourg  serait  fort  ridicule  dans  un  en- 
tretien anglais ,  mais  l'icn  ne  peignait  mieux,  dans 
la  forme  orientale  ,  les  angoisses  du  gouverneur 
de  Salonique. 

V  Alors ,  reprit  Irène ,  je  vais  te  donner  un  ta- 
lisman pour  guérir  la  blessure  que  les  épines  font 
à  ton  cœur. 

—  Emporte  ces  roses  et  ce  talisman ,  dit  le  pa- 
cha, et  laisse-moi.  Mon  âme  est  triste;  elle  ne 
l'écoute  pas.  » 

Mais  Irène  insistait  avec  la  bouderie  d'un  en- 
fant gâté. 

«  Mon  père  m'a  envoyée  ici ,  et  je  ne  veux  pas 
sortir.  Pacha ,  si  vous  voulez  rire  un  peu  pour 
moi,  je  vous  donnerai  mon  trésor...  n 

En  disant  ces  dernières  paroles ,  la  petite  fille 
avait  pris  un  air  fin,  comme  les  enfans  qui  savent 
et  qui  cachent  quelque  chose.  Puis  elle  entr'ou- 
vrit  le  châle  qui  lui  servait  de  ceinture,  retira  de 
ses  plis  un  anneau  d'or,  dans  lequel  était  incrusté 
un  saphir  d'une  grande  valeur,  et,  le  montrant  à 
Mustapha,  elle  s'écria  : 

Il  Seigneur  ,  voici  mon  trésor  !  ris  pour  moi , 
et  je  te  le  donne.  •> 

Ce  désir  de  l'enfant  était  à  peine  exprimé,  que 
déjà  Mustapha  l'avait  satisfait.  Le  gouverneur  saisit 
l'anneau,  et,  en  même  temps,  un  rire  e(l"ra>ant 
dissipa  les  sombres  nuages  de  son  front;  mais  ce 
rire  éclatait  comme  les  feux  du  tonnerre ,  qui 
brillent  avant  le  coup  de  la  foudre.  Irène  sautait 
de  joie  en  battant  des  mains.  Mustapha  se  remit 
bien  vite  de  son  émotion,  et  dit,  en  tremblant,  à 
la  petite  fille  : 

«  Irène ,  qui  t'a  donné  cet  anneau  ?  » 

L'enfant  ne  répondit  pas. 

<•  Parle ,  je  le  veux  !  »  s'écria  le  gouverneur  en 
bondissant  sur  les  coussins  comme  un  chat-tigre. 


La  petite  fille  eut  peur;  elle  joignit  ses  mains 
d'une  façon  toute  suppliante. 

"  J'ai  mal  fait,  dit-elle  en  pleurant;  mon  père 
me  grondera  ;  mais  tu  obtiendras  mon  pardon 
pour  moi  ;  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  oui  !...  mais  parle  vite. 

—  Il  y  a  (rois  jours ,  un  matin ,  étant  venue 
dans  la  chambre  où  mon  père  enferme  son  argent 
et  ses  bijoux ,  je  l'ai  trouvé  qui  s'occupait  de  rem- 
plir un  coffre;  je  me  suis  approchée  pour  regar- 
der des  colliers  qui  étaient  sur  le  tapis.  Comme 
je  me  baissais  pour  mieux  voir,  mon  père,  en 
serrant  les  bijoux ,  a  fait  rouler  cet  anneau  jusque 
dans  le  fond  de  la  chambre  ;  moi ,  je  l'ai  ramassé , 
je  l'ai  caché  dans  mon  cou  ,  et  maintenant  je  n'o- 
serai pas  le  rendre  à  mon  père,  parce  qu'il  me 
punirait  pour  l'avoir  pris... 

—  IV'aie  pas  peur,  Irène  !  dit  Mustapha  ;  tu  au- 
ras le  pardon  de  ton  père;  mais  il  ne  faut  rien  lui 
dire;  sans  quoi,  cela  ne  serait  plus  possible. 
Laisse-moi  l'anneau ,  mon  enfant;  tiens ,  prends 
cette  içrafe...  » 

Mustapha .  pour  consoler  Irène,  lui  donna  une 
agrafe  de  diamant  qui  retenait  sa  veste  sur  sa 
poitrine. 

«  Tu  as  charmé  ma  douleur ,  ajouta  le  pacha , 
tu  as  guéri  ma  blessure,  Irène;  maintenant, 
laisse-moi;  je  suis  heureux!  .> 

La  petite  fille,  consternée,  obéit,  et  s'édipsa 
sous  la  portière  un  peu  plus  vite  qu'elle  ne  l'avait 
franchie. 

Aussitôt  qu'elle  eut  disparu ,  Mustapha ,  resté 
seul,  changea  de  ton,  et  se  serrant  la  poitrine 
des  deux  mains ,  à  l'endroit  où  il  s'était  hâté  de 
cacher  l'anneau  : 

«  Allait  Kerim  !  s'écria-t-il  ;  Dieu  est  grand  ! 
il  a  choisi  cet  enfant  infidèle  comme  un  instru- 
ment pour  me  faire  parvenir  à  la  découverte  et  à 
la  vengeance  du  forfait!..  Oui,  c'est  i'anneau 
que  j'ai  donné  à  Seid  Mohamed  après  qu'il  eut 
sauvé  ma  vie  dans  le  Balkan  ;  et  depuis  cette 
époque  il  ne  l'avait  point  quiité.  Celte  pierre, 
unique  et  sans  prix,  je  la  connais  bien...  Voici 
d'ailleurs  les  mots  qui  furent  gravés,  à  ma  demande, 
sur  l'anneau:  Eternelle  gratitude ,  amitié  inal- 
térable, dévotiment  jusqti' à  la  mort!...  Il  n'y  a 
pas  à  s'y  tromper...  c'est  la  bague  de  mon  cher 
Seid...  mais  comment  est-elle  venue  dans  la  pos- 
session de  Sereski?...  i 

Et  sur  le  champ  le  pacha  frappa  trois  fois  dans 
ses  mains.  Un  noir  parut  à  la  portière.  Le  gou- 
verneur ordonna  qu'on  fil  entrer  l'Arménien. 

"1  Chien  d'infidèle,  dit  Mustapha  eu  Tapercc- 
vant ,  où  as-tu  pris  cet  anneau .'  ■ 

A  la  vue  du  saphir  qui  brillait  entre  les  doigis 
du  pacha ,  l'Arménien  demeura  comme  frappé  de 
la  foudre.  L'ne  pâleur  mortelle  couvrit  ses  u-aits, 
des  mouvoniens  convulsifs  agitèrent  ses  membres; 
il  retrouva  cependant  assez  de  sang-froid  pour  ré- 
pondre qu'il  avait  aciieté  la  bague  dun  Alban. iî. 

«  Où  est  cet  Albanais  ?  répliqua  le  pacha  en 
fureur  :  donne-moi  son  nom. 

—  Je  ne  peux  pas  le  dire,  ô  Mustapha!  s'écria 
Sereski  en  courbant  la  léie;  en  achetant  la  bague, 
j'ai  juré  de  ne  jamais  révéler  le  nom  de  celui  qui 
me  la  vendue. 

—  Tu  mens,  chien  !...  Et  les  yeu\du  gouver- 
neur lançaient  des  éclairs.  Cet  anneau  est  la  ba- 
gue de  Seid  Mohamed:  Il  l'a  perdue  avec  la  vie, 


556  — 


et  tu  l'as  payée  de  son  sang.  Tu  connais  les  meur- 
triers; livre-les-moi...  ta  grâce  est  à  ce  prix... 

—  Je  ne  les  connais  pas...  dit.Sereski  d'un  ton 
brusque  :  j'ai  dit  la  vt'rité  et  je  ne  crains  rien.  » 

Mustapha  lit  conduire  l'ArniLMiien  et  ses  do- 
mestiques à  l'audience  du  cadi  ;  là  le  gouverneur 
expliqua  au  magistrat  turc  par  quel  hasard  la  ba- 
gue était  tombée  entre  ses  mains.  Screski  persis- 
tait à  nier  le  crime.  Le  cadi  ordonna  qu'on  lui 
appliquât  la  bastonnade  sur  la  plante  des  pieds  , 
et  cette  sentence  fut  exécutée  en  présence  de 
Mustapha.  Mais  ce  supplice  atroce  ne  tira  aucune 
révélation  de  la  bouche  de  l'Arménien.  11  supporta 
courageusement  cette  torture  jusqu'au  moment 
où,  la  nature  épuisée  lui  refusant  des  forces,  il 
s'évanouit  sous  le  bâton  de  l'exécuteur.  Le  châti- 
ment fut  alors  suspendu. 

Les  domestiques  de  Sercski  furent  chacun  à 
leur  tour  soumis  à  la  bastonnade;  ils  la  soullrireni 
avec  autant  de  courage  que  leur  maître  et  avec  le 
mciue  silence.  Mais  lorsque  vint  le  tour  d'un 
vii'ux  juif  qui  avait  été  le  domestique  de  con' 
liance  de  l'Arménien  et  que  le  pacha  même  n'o- 
sait soupçonner,  les  premiers  ellets  de  la  baston- 
nade elTra\érent  tellement  ce  malheureux  qu'il 
s'échappa  des  bras  de  ses  bourreaux  etse  précipita 
aux  genoux  du  pacha  en  criant  : 

«Merci!  merci,  seigneur  !  je  vous  dirai  tout!...» 

Le  gouverneur  commanda  aux  exécuteurs 
[ghaivasses)  de  suspendre  la  torture,  et  le  juif 
avoua  que  son  maître  était  l'assassin  de  Seid  Mo- 
hamed. Voilà  comme  l'Arménien  s'y  était  pris 
pour  ce  guet-apcns. 

11  avait  un  jardin  et  un  kiosque  à  peu  de  dis- 
tance de  Mielnik,  du  côté  de  Constantinople,  sur 
la  route  habituellement  suivie  par  les  voyageurs. 
Ayant  su  que  Seid  Mohamed  devait  passer  à 
Mielnik  avec  les  fonds  publics,  il  s'arrangea  de 
manière  à  ne  pas  exciter  les  soupçons  par  son 
absence,  et  vint,  comme  à  l'ordinaire,  coucher  la 
nuit  dans  son  kiosque.  Vers  le  matin  il  réveilla  le 
juif,  et  tous  deux,  s'étant  revêtus  de  costumes 
albanais,  armés  de  pistolets  et  de  yatagans  ,  ils 
se  glissèrent  dans  la  plaine  qui  s'étend  de  Saloni- 
que  à  Mielnik  et  s'abritèrent  derrière  les  ruines 
d'une  vieille  mosquée  dont  la  fontaine,  encore 
intacte,  servait  à  désaltérer  les  chevaux  des 
voyageurs  qui  passaient  sur  la  route. 

11  n'y  avait  pas  long-temps  que  l'Arménien  et 
son  domestique  étaient  cachés  dans  cette  retraite, 
lorsque  Seid  Mohamed  et  son  Taitare  parurent 
sur  le  chemin  ;  ils  descendirent  de  leurs  montures 
près  de  la  fontaine.  Seid  Mohamed  étendit  un 
tapis  il  terre,  et,  s'agenouillant  du  côté  de  la 
Mecque,  il  se  mit,  en  bon  musulman,  à  réciter 
dévotement  ses  prières,  tandis  que  le  Tartare 
faisait  boire  les  chevaux.  A  cet  instant  même, 
Sereski  tira  son  coup  de  pistolet  à  bout  portant 
dans  la  poitrine  de  Mahomed.  Le  Tartare,  alar- 
mé par  le  bruit  de  l'explosion,  accourt  vers  le 
voyageur  :  il  le  trouve  expirant  sur  le  tapis  dans 
les  convulsions.  Alors  Sereski,  prolJtant  de  la 
surprise  et  de  l'elfroi  du  guide,  se  précipita  hors 
de  sa  cachette  et  le  poignarda  a  coups  de  yata- 
gan ii  côté  de  Seid.  Durand  cet  horrible  meurtre, 
qui  dura  moins  de  temps  qu'on  n'en  mettrait  à  le 
raconter,  le  juif  avait  déchargé  les  chevaux  des 
valises  qui  renfermaient  les  piastres  et  les  bagages 
du  voyageur  assassiné  ;  il  avait  scrupuleusement 


dépouillé  les  cadavres  de  tout  ce  qu'ils  avaient  de 
précieux.  Le  pillage  consommé,  les  chevaux 
furent  mis  en  liberté  dans  la  plaine,  et  l'Armé- 
nien, aidé  par  son  domestique,  transporta  le  butin 
à  travers  champs,  dans  une  cave  de  son  kiosque. 
Quand  tout  fut  en  sûreté,  Sereski  et  le  juif  ren- 
trèrent dans  Mielnik  à  l'heure  où  leur  habitude 
était  de  quitter  la  campagne,  et  ils  se  retrouvèrent 
dans  leur  maison  de  la  ville  long-temps  avant 
que  les  marchands  y  eussent  répandu  la  nouvelle 
du  meurire. 

Le  juif  avoua  que  Sereski  n'était  pas  à  son  dé  • 
but,  que  l'austérité  de  son  caractère  et  la  simpli- 
cité de  ses  mœurs  avaient  toujours  éloigné  les 
soupçons,  et  que  d'ailleurs  la  sainteté  de  ses 
habits,  qui  annonçaient  un  patriarche,  autant  que 
l'abondance  de  ses  aumônes,  qui  lui  avaient 
gagné  tous  les  cœurs  à  Mielnik,  trompaient  encore 
l'opinion  publique  sur  son  compte. 

Tant  d'hypocrisie  étonna  le  pacha.  Pour  que 
les  preuves  du  crime  fussent  d'ailleurs  rigoureuse- 
ment établies,  il  se  flt  conduire  par  le  juif  aux 
ruines  de  la  vieille  mosquée  qui  avaient  servi  de 
caverne  aux  meurtriers;  il  descendit  dans  lescaves 
du  kiosque  où  il  trouva  les  piastres,  ainsi  que 
des  bijoux  de  Seid,  et  les  costumes  albanais'dont 
l'Aménien  et  son  domestique  s'étaient  couverts. 

«Détestable  traître  !  sépulcre  blanchi  !  s'écriait 
Mustapha  ;  comme  il  ma  trompé  !  C'était  l'homme 
que  j'estimais  et  que  j'aimais  le  plus  après  Moha- 
med !  c'était  l'homme  qui  était  chargé  par  moi  de 
venger  la  mort  de  mon  ami  !  mais  la  vengeance 
n'aura  pas  moins  son  cours.  Il  faut  que  mon  vœu 
s'accomplisse  !..." 

Le  pacha  et  le  juif  étaient  revenus  du  kiosque  à 
Mielnik  avant  la  nuit;  mais  des  circonstances  ju- 
dicaires  ne  permettaient  pas  encore  que  le  châti- 
ment du  crime  fût  immédiatement  appliqué  à  Seres- 
ki et  à  son  complice.  Une  des  dernières  réformes 
administrativesqui  font  le  plus  d'honneur  au  règne 
de  sultan  Mahmoud  est  sans  contredit  l'abroga- 
tion du  pouvoir  que  jadis  avaient  les  pachas  d'in- 
fliger la  peine  capitale,  pouvoir  dont  ces  lieute- 
nans  farouches  abusaient  trop  souvent  contre  la 
vie  et  les  propriétés  du  peuple  musulman,  que 
leurs  pasions,  leurs  fantaisies  ou  leur  cupidité, 
traitaient  pour  l'ordinaire  en  bétail.  Des  tribu- 
naux criminels  sont  maintenant  établis  en  Tur- 
quie, et  lors  même  qu'une  sentence  de  mort  a  été 
obtenue  et  signée  du  cadi,  il  reste  un  temps  rai- 
sonnable pour  l'appel.  Sereski  et  son  complice 
furent  jugés  selon  les  nouvelles  lois  :  on  condam- 
na le  juif  à  être  penduà  la  porte  de  son  maître  au 
point  du  jour,  tandis  que  l'Arménien  dut  attendre 
le  supplice  du  pal.  Ses  biens  furent  divisés  en 
cinq  parLs  dont  quatre  pour  la  famille  de  Seid 
Mohamed  et  la  cinquième  pour  Irène. 

Aussitôt  que  la  sentence  fut  prononcée,  Sereski 
demanda  une  audience  au  pacha  pour  lui  faire, 
disait-il,  des  révélations  ;  mais  son  véritable  but 
était  d'obtenir  une  entrevue  qu'on  ne  pouvait  lui 
refuser  au  moyen  d'un  présent.  Admis  en  la  pré- 
sence de  Mustapha,  il  se  précipita  à  ses  pieds,  et 
le  supplia,  dans  les  termes  les  plus  abjects,  de  lui 
accorder  la  vie. 

«Laisse-moi  vivre,  Mustapha!  et  tout  ce  que  je 
possède  sera  pourtoi  !  Disgracié,  méprisé,  pauvre, 
je  retournerai  avec  Irène  dans  le  pays  de  mes 
frères  ;  je  rentrerai  dans  l'Arménie,  je  passerai  le 


restant  de  mes  jours  dans  la  pénitence,  le  jeûne, 
le  travail  et  les  humiliations.  Ecoute  ma  prière, 
6  Mustapha  !  Tu  es  tout-puissant  chez  Mahmoud  : 
il  t'accordera  facilement  ma  grâce.  N'at-je  pas 
d'ailleurs  soulfert  déjà  les  effets  de  sa  justice  ?...» 

Et  il  montrait  les  doigts  de  son  pied  mutilés. 

«...  Ne  suis-je  pas  maintenant  assez  réduit  en 
poussière?  Sereski,  le  riche,  l'honorable,  le  puis- 
sant Aménien,  l'ami  de  Mustapha,  n'est  plus  rien 
qu'un  chien  errant...  Que  te  faut-il  davantage, 
sublime  seigneur?...» 

Le  pacha  fut  inflexible;  sesregards  foudroyaient 
le  malheureux  aplati  à  terre  devant  son  divan. 

«  Tu  me  donnerais  les  richesses  de  Stamboul, 
que  ton  sang  ne  serait  pas  racheté.  On  voit  bien 
que  la  férocité  et  la  peur  sont  deux  sœurs.  Va-l'- 
en!... 

— Et  ma  fdle!  s'écri  l'Arménien,  qui  la  proté- 
gera quand  je  serai  mort  ? 

—  Chien  que  tu  es  ?  répondit  le  pacha,  elle  n'a 
pas  besoin  de  toi.  Sa  digne  mère,  qui  nous  entend, 
me  l'a  confiée  au  lit  de  douleur.  Irène  doit  être 
ma  fille. 

—  Oh!  tu  est  vraiment  grand  et  noble!  reprit 
Sere  ki  avec  un  redoublement  de  bassesses. 

—  Misérable!  ta  flatterie  est  empestée  comme 
un  poison.  Je  me  défie  de  toi,  serpent.  Qu'on 
l'entraîne  hors  d'ici  !...»  i^ijos  ^ 

Les  gardes  du  pacha  arrachèrent  rAmélrien  de 
la  chambre  du  gouverneur,  Les  tortures  morales 
que  le  condamné  subissait,  à  cause  du  délai  exigé 
par  la  loi,  lui  donnèrent  une  violente  fièvre  ;  le 
ressentiment  physique  des  coups  de  bastonnade 
qu'il  avait  reçus  s'y  joignit  encore.  Les  usages 
turcs  défendent  de  négliger  la  moindre  indisposi- 
tion qui  puisse  atteindre  un  condamné  à  mort. 
Un  médecin  fut  choisi  parmi  ses  compatriotes,  et 
on  lui  enjoignit,  sous  ptine  dt-  la  vie,  de  prendre 
des  mesures  pour  entretenir  unebonnesanté  dans 
le  malheureux  Arménien.  Tous  les  moyens  que 
peut  suggérer  une  barbare  humanité  furent  mis  en 
œuvre,  et  avec  un  plein  succès;  car  Sereski  était 
complètement  rétabli  lorsque  j'arrivai  à  Mielnik, 
le  jour  qui  précéda  celui  de  l'exécution. 

Durant  sa  convalescence,  l'Arménien  fit  l'aveu 
(!e  son  crime,  et  prétendit  qu'il  avait  agi  unique- 
ment en  vue  de  hiisserles  plus  grandes  richesses 
possibles  à  son  enfant,  à  son  Irène  ;  mais  qu'il 
avait  été  bien  rudement  châtié  par  Dieu,  puisque 
c'était  sa  lille  elle-même  que  le  ciel  avait  choisie 
pour  amener  la   découverte  de  ses  brigandages. 

Tel  fut  en  substance  le  récit  de  Pascal,  et  voilà 
pourquoi  je  l'avais  trouvé  en  proie  à  une  si  pro- 
fonde tristesse.  L'exécution  devait  avoir  lieu  à  la 
place  même  où  le  crime  avait  été  commis  ;  le  pa- 
cha devait  y  assister.  On  comprend  avec  quel  em- 
pressement je  retardai  d'un  jour  mon  départ,  afin 
de  voir  le  dénoûment  de  cette  hideuse  tragédie. 

Le  lendemain  de  bonne  heure,  la  majeure 
partie  de  la  population  reflua  vers  la  porte  de 
Salonique,  et  se  répandit  dans  la  plainte  autour 
des  ruines  de  la  vieille  mosquée.  Vis-à-vis  de  la 
fontaine  était  planté  en  terre  un  pieu  très-élev-é, 
de  forme  conique  au  sommet,  et  se  terminant 
d'ailleurs  par  une  pointe  aiguë,  comme  un  fer  de 
lance.  Entre  la  fontaine  et  l'instrument  du  sup- 
plice était  dressée  une  plate-forme  provisoire, 
couverte  de  riches  tapis  et  de  coussins  pour  le 
pacha  et  son  cortège.  Je  m'étais  placé  près  de 


—  557  — 


celte  esplanade,  lorsque  Mustapha  parut  à  cheval 
avec  une  suite  considérable  d'officiers  et  de  fonc- 
tionnaires. Il  mit  pied  à  terre  devant  les  degrés  de 
l'estrade,  les  gravit  lentement,  et  se  coucha  sur 
les  tapis.  Un  maître  des  cérémonies  se  tenait  de- 
bout à  sa  droite,  tandis  que  son  porte  drapeau, 
sonécbanson,  son  porte-pipe,  des  secrétaires  et 
tout  le  cortège  qui  l'avait  accompagné,  formaient 
derrière  lui  un  d  emi-cercie  fort  étendu  et  tout 
brillant  d'armes,  de  pierreries,  d'étoffes  éclatantes. 
La  garde  était  rangée  devant  l'échafaudage. 

Mustapha  fixa  long-temps  ses  regards  sur  la 
vieille  mosquée  et  sur  la  fontaine  où  quelques 
voyageurs  dévots  avaient  gravé  ces  vers  de  Saadi, 
le  poète  de  l'Orient  : 

"  D'autres,  comme  je  le  fais,  ont  bu  à  cette  fon- 
taine, et  pourtant  leurs  yeux  sont  fermés  dans  la 
mort...)! 

Le  caractère  mélancolique  et  religeux  de  cette 
sentence  parut  se  refléter,  comme  une  ombre,  sur 
les  traits  graves  du  pacha.  Alors  il  se  tourna  vers 
le  fatal  pieu,  et  on  put  juger,  h  la  sombre  expres- 
sion de  sa  physionomie,  qu'il  calculait  la  lon- 
gueur des  souffrances  d'après  la  forme  de  cet  ins- 
trument du  supplice.  Bientôt  il  concentra  ses  émo- 
tions, et,  tout  le  temps  de  l'esécution,  garda  la 
plus  entière  comme  la  plus  difficile  indiU'érence. 

Mais  une  rumeur  lointaine  annonçait  la  venue 
du  condamné.  Sereski  se  montra  sur  la  route  de 
Mielnik,  vêtu  de  riches  habits  de  fête,  les  mains 
liées  derrière  le  dos,  et  tellement  défait  et  chan- 
celant que  les  exécuteurs  et  même  les  assistans  se 
pressaient  en  foule  autour  de  l'Arménien  pour 
aider  sa  marche  jusque  vers  cet  horrible  pal.  Ses 
yeux  en  fuyaient  le  spectacle  avec  terreur,  et  il  se 
courbait  vers  la  terre,  où  sa  tète  semblait  clouée 
par  le  désespoir.  Deux  échelles  étaient  placés  à 
droite  et  à  gauche  contre  le  pieu.  A  ce  moment, 
le  bourreau  et  ses  aides  dépouillaient  rapidement 
Sereski  de  ses  habits.  Un  silence  imposant  glaçait 
la  foule  ;  toutes  les  bouches  étaient  muettes,  tous 
les  regards  fixés  sur  le  groupe  formé  par  les  exé- 
cuteurs et  la  victime.  Enfin  nous  vîmes  un  bour- 
reau s'élever  au-dessus  du  groupe  peu  à  peu, 
monter  légèrement  à  l'une  des  deux  échelles  et 
attendre  au  sommet,  tandis  que  ses  camarades 
hissaient,  pour  ainsi  dire,  par  l'autre  le  malheu- 
reux Sereski.  Quand  il  fut  parvenu  en  haut,  les 
exécuteurs  se  rangèrent  en  cercle  autour  de  lui 
de  manière  que  d'en  bas  on  ne  l'apercevait  plus. 
Puis,  un  instant  après ,  ils  le  soulevèrent  au-des- 
sus de  leurs  tètes,  et  aussitôt  le  premier  cri  de  sa 
déchirante  agonie  résonna  lamentablement  dans 
les  airs...  Alors  les  bourreaux,  rejetant  le  échel- 
les, glissèrent,  avec  la  rapidité  de  la  pensée,  le 
long  du  pieu  jusqu'à  terre,  les  uns  après  les  au- 
tres, et,  de  toutes  les  parties  de  la  plaine,  la  foule 
béante  put  contempler  les  aflreuses  convulsions 
du  misérable  Arménien  ! 

Ma  poitrine  se  souleva  de  dégoût  à  ce  specta- 
cle ;  je  cherchai  involontairement  la  figure  de 
Mustapha.  11  avait  rabattu  son  fez  sur  ses  yeux  : 
était-ce  pour  se  garantir  de  l'ardeur  du  soleil,  ou 
pour  cacher  les  traces  de  son  émotion  ?  Ses  lèvres 
étaient  serrées  ;  il  entendit  avec  une  foruielé  qui 
ne  se  démentit  pas  un  instant  les  imprécations  et 
les  blasphèmes  que  Sereski  lui  crachait ,  on  quel- 
que sorte,  au  visage,  du  milieu  de  ses  atroces  tor- 
tures. Dans  les  contorsions  de  son  agonie,  il  avait 


brisé,  rien  que  par  les  soubresauts  de  ses  mem-  ' 
bres,  les  liens  qui  attachaient  ses  bras  derrière  le 
dos,  et  il  les  agitait  autour  de  son  corps  intérieu- 
rement déchiré,  comme  les  ailes  d'un  moulin,  en 
menaçant  le  pacha. 

u  Malédiction,  criait-il,  surle  jouroù  je  t'ai  vu, 
6  pacha  de  l'enfer  !  Malédiction  sur  l'heure  où  tu 
es  entré  dans  ma  maison,  sur  mon  enfant  qui  m'a 
trahi  !  Malédiction  sur  Dieu  qui  m'abandonne... 
Ah....  malédiction!!!...» 

Mais  le  râle  de  la  mort  lui  coupait  la  parole 
dans  sa  gorge  brûlante. 

■  De  l'eau!...  de  l'eau! murmnra-t-il  enfin 

d'une  voix  rauque. 

Mustapha,  se  tournant  vers  son  échanson,  lui 
dit  d'un  air  calme  : 

«Qu'il  boive,  ce  misérable  !  et  qu'il  meure.» 

Une  seule  goutte  d'eau  administrée  à  un  sup- 
plicié, tandisqu'il  est  sur  le  pal,  lui  donne  instan- 
tanément la  mort;  aussi  des  gardes  sont  ordinaire- 
ment placés  autour  du  pieu  pour  donner  ce  cottp 
de  grâce  aux  condamnés,  lorsqu'ils  languissent 
plusdedeuxjours  surl'instrumentdeleur  martyre  ; 
ce  qui  arrive  souvent  dans  le  cas  où  la  pointe  du 
pal  n'a  pas  lacéré  l'organe  essentiel  à  la  vie. 

On  apphqua  une  échelle  contre  le  pieu,  et  l'é- 
chanson  du  pacha,  s'approchant  du  moribond, 
présenta  un  verre  d'eau  glacée  à  ses  lèvres  ;  mais 
Sereski,  rassemblant  toute  l'énergie  de  ses  der- 
nières forces  dans  ce  moment,  arracha  le  gobelet 
des  mains  de  l'échanson,  le  lança  à  la  tète  du 
gouverneur,  et  hurla  de  son  pal  : 

nJe  ne  veux  rien  de  toi,  maudit  !» 

Ses  bras  retombèrent  le  long  de  son  corps,  sa 
tète  s'enfonça  entre  ses  épaules;  il  se  tordit 
encore  comme  un  serpent  autour  d'un  arbuste, 
et  enfin  son  ame  passa,  avec  une  dernière  impré- 
cation, dans  le  sein  de  l'éternité.... 

La  garde  du  pacha  écarta  la  foule;  le  gouver- 
neur descendit  de  l'eslrade,  et,  montant  à  cheval, 
reprit  avec  son  cortège  la  route  de  MielniL  La 
population  se  dispersa.  Je  rentrai  dans  la  ville, 
et  mon  premier  soin  fut  de  me  rendre  chez  Pas- 
cal. J'aperçus,  devant  la  porte  de  sa  maison,  un 
chariot  arabe,  traîné  par  des  bœufs,  et  le  peuple 
se  rassemblait  en  attendant  que  cette  voiture 
partît,  pour  en  admirer  le  luxe  et  l'attelage.  En 
me  voyant,  Pascal  me  serra  la  main  ;  nous  nous 
comprîmes,  et  j'évitai  de  lui  raconter  l'horrible 
spectacle  auquel  je  venais  d'assister, 

"Mais,  quclest  ce  chariot?  lui  demandai-je. 

—  C'est  la  voilure  de  Mustapha,  répondit  le 
banquier;  elle  vient  chercher  Irène,  l'enfant  de 
Sereski,  que  le  pacha,  fidèle  au  serment  qu'il  fit 
il  sa  mère  mourante,  veut  adopter  pour  sa  fille.  Il 
a  donné  la  cinquième  partie  des  biens  de  Sereski, 
qui  revenait  à  cette  enfant,  aux  pauvres  de  Mielnik, 
et  il  a,  dès  ce  moment,  assuré  ii  l'orpheline  une 
portion  considérable  de  sa  fortune  pour  dot. 
Irène  est  dans  ma  maison  depuis  hier  au  soir, 
parce  que  le  gouverneur  a  fait  raser  jusqu'au  sol 
la  demeure  de  son  père.  Vous  voyez  que  Musta- 
pha tient  aussi  religieusement  les  cngagemens  de 
son  cœur  que  les  promesses  de  sa  vengeance. 
Voilà  ce  qui  nous  reste  des  antiques  vertus  de  la 
race  musulmane...» 

Comme  Pascal  me  parlait  ainsi,  nous  enten- 
dîmes des  voix  de  femmes,  qui  s'entretenaient 
avec  vivacité  sous  le  vestibule  de  la  maison. 


«  C'est  Irène  qui  part  !  s'écria  l'Arménien  ; 
allons  lui  dire  adieu.  » 

Nous  sortîmes  de  son  appartement  ;  j'aperçus 
bientôt  la  pauvre  petite  orpheUne  voilée  de  la  tête 
aux  pieds,  et  suivie  de  plusieurs  femmes  turques. 
Pascal  la  prit  dans  ses  bras,  la  baisa  sur  les  yeux 
et  la  plaça  dans  le  chariot.  Les  femmes  y  montè- 
rent également  :on  ferma  les  stores,  et  la  lourde 
voiture  s'éloigna  lentement. 

«Pauvre  enfant!  dit  Pascal  en  la  suivant  de 
ses  regards;  son  père  a  refusé  de  la  voir.  Elle 
ne  sait  pas  sa  mort  ;  le  pacha  a  défendu  qu'on  la 
lui  apprît.  Elle  croit  que  Sereski  est  à  Constan- 
tinople.  Plus  tard,  on  doit  lui  apprendre  que  le 
malheureux  a  succombé  à  quelque  maladie  dans 
Stamboul,  et  qu'il  a  nommé  Mustapha  son  tuteur. 

—  Et  ce  dépôt  précieux,  m'écriai-je  tout  ému, 
croyez-vous  qu'il  soit  en  sûreté  dans  les  mains  du 
pacha  ? 

—  Je  le  jure  sur  ma  tète,  reprit  vivement  l'Ar- 
ménien; et  ce  sera  bieri  la  faute  de  cette  jeune 
fille  si  jamais  Mustapha  cesse  un  instant  de  se 
montrer  pour  Irène  le  plus  tendre  comme  le  plus 
véritable  des  pères.  » 

Le  lendemain,  en  quittant  Mielnik,  je  traversai 
l'endroit  où  naguère  était  située  la  maison  de 
Sereski  ;  un  amas  de  débris  en  marquait  unique- 
ment encore  la  place.  Quelques  heures  après,  je 
passais  devant  le  théâtre  d'un  plus  lugubre  événe- 
ment. Le  pal  était  toujours  dressé  ;  du  sang  caillé 
souillait  le  pieu;  mais  la  tète  seule  de  Sereski, 
détachée  du  corps,  restait  fixée  au  sommet,  et  nn 
vautour  planait  au-dessus  du  crâne,  dont  il  venait 
de  temps  en  temps  becqueter  les  orbites.  Un  peu 
plus  loin,  le  corps  et  les  membres  déchirés  étaient 
la  proie  de  nombreux  chacals,  qui,  à  l'approche 
de  nos  chevaux,  abandonnèrent  un  instant  leur 
proie,  pour  serejeiersur  elle,  quand  nous  fumes 
passés,  avec  un  redoublement  de  voracité. 

Enfin,  trois  semaines  après,  lorsque  je  revins 
de  Saloniq'ie  à  Constantinople,  parcourant  une 
seconde  fois  la  même  roule,  je  revis  encore  les 
restes  du  malheureux  Sereski.  Ses  os  gisaient  sur 
la  plaine,  son  crâne  avait  blanchi  à  l'extrémité  du 
pal...  Le  serment  du  pacha  était  remph! 
(Frascr's  Magasine). 
Revue  britannique. 


fîlcliiuqcs,  faits  ciiricur. 


A  l'appui  de  ce  qu'on  a  dit  sur  la  haine  des 

Maures  d'Alger  pour  les  Français,  le  Toulonnais 
rapporte  le  tait  suivant  qui  s'est  passé,  il  y  a  quel- 
que temps,  au  tribunal  du  radi  Maleki  Kaddour 
ben  Sisni,  qui  rend  la  justice  au  nom  du  roi  des 
Français  : 

«  Une  femme  mauresque,  qui  habite  à  Alger 
dans  une  maison  qui  est  louée  à  plusieurs  loca- 
taires, se  prit  (te  querelle  dernièrement,  à  raison 
de  quelques  petites  vexations  réciproques,  avec 
ses  voisines  mauresques  comme  elle.  I.e  démêlé 
s'engagea  et  de\int  si  vif,  sans  pourtant  avoir  de 
cause  gr.i\e,  que  cette  femme  fut  accablée  des  in- 
jures les  plus  grossières,  Kntin.  quand  le  débor- 
dement fut  passé  et  qu'on  ne  trouva  plus  de  ter- 
mes pour  l'insulter,  on  la  traita  de  Fiançaise  et 
de  roiimiii  ^chrétienne'.  11  est  vrai  que  ceiie  mal- 
heureuse, qui  est  douée  d'un  bon  caractère,  va 
souvent  chez  des  Fr.inr.us  qui  l'aiment  et  qui  la 
déilommagent  ainsi  de  la  malédiction  de  ses  co-re- 
ligionnaires.  C'est  là  tout  sou  crime.  Ln  jour  elle 


—  558  — 


fut  menacée  d'être  conduite  chez  le  cadi  Kaddour 
beii  Sisni,  si  elle  ne  consenlait  pas  à  sortir  de  la 
maison  qu'elle  occupe.  Irritée  et  poussée  à  bout 
par  les  Irarasserics  de  ses  voisines  :  «  i'ar  Dieu, 
s'écria-l-elle,  le  pays  est  au\  Frau(;ais;  Dieu  pro- 
tège les  Fran(;ais  :  que  leur  drapeau  soit  victorieux  ! 
Je  me  ronde  dans  la  protection  des  Français  ;  je 
ne  crains  rien  de  vous  ni  du  cadi.  >> 

11  Cette  parole  sacriléjje  fut  immédiatement  rap- 
portée au  savant  cadi  qui,  à  l'instant  même,  en- 
voya clicrcber  la  coupable.  Klle  comparut  toute 
tremblante  devant  le  cadi  et  les  adouls  qui  la 
maudirent.  FJIe  avoua  le  propos  imprudent  qu'elle 
avait  tenu,  et  on  la  condamna,  en  s'appuyant  sur 
le  te.\te  sacré  du  coran,  à  deux  mois  de  prison 
et  200  coups  de  bâton  sur  la  plante  des  pieds.  La 
malheureuse  a  subi  sa  peine. 

»  Voilà,  ajoiili'  le  Toittonnais,  une  atrocité  ré- 
voltante, non-seulement  en  ce  qu'elle  blesse  la  di- 
gnité <lu  gouvernement  français,  mais  encore  en 
ce  qu'elle  porte  atteinte  à  tout  sentiment  d'huma- 
nité. La  rage  du  tribunal  arabe  fut  si  grande,  et 
les  juges  surent  imprimer  une  si  grande  terreur  à 
la  mauresque  victime  d'un  fanatisme  insultant  pour 
la  France,  qu'elle  s'obstina  à  ne  pas  porter  sa 
plainte  au  gouvirnoment.  «  Car,  disait-elle,  h  ce- 
lui qui  lui  en  donnait  le  conseil  et  qui  lui  offrait 
son  assistance,  garde-toi  de  me  compromettre, 
un  seul  mot  de  plainte  auv  Français  serait  ma 
mort.  » 

COMMENT  JE  VEUX  ÊTRE  ENTEnRÉ.  — Dernière- 
ment, un  vieux  célibataire,  d'une  tournure  res- 
pectable et  en  même  temps  originale,  se  présenta 
à  l'administration  des  pompes  funèbres.  —  Mon- 
sieur, dit-il  à  la  personne  chargé  de  régler  les 
convois,  je  voudrais  être  enterré...  —L'ordon- 
nateur recula  jusqu'au  fond  de  son  fauteuil.  — Je 
voudrais  être  enterré  convenablement...  quand 
je  serai  mort.  —  L'ordonnateur  se  rapprocha  de 
son  bureau.— J'ai  quatre-vingt-treize  ans,  et  il 
est  assez  probable  que  je  ne  vivrai  pas  long-temps 
maintenant.  Il  y  a  quelque  chose  qui  me  tourmen- 
te :  bien  que  j'aie  quelque  fortune,  dont  je  n'ai 
nulle  envie  de  frustrer  mes  héritiers,  je  suis  à  peu 
près  certain  qu'ils  me  feront  enterrer  d'une 
manière  fort  mesquine,  ce  qui  ne  serait  pas  bien 
de  leur  part.  Or,  pom-  mettre  leur  conscience  à 
l'alni  et  enlin  d'être  sûr  que  je  serai  enterré  con- 
venablement, je  viens  pour  ordonner  mou  convoi 
moi-même.  —  Là-dessus,  il  aspira  une  prise  de  ta- 
bac, et  attendit  que  le  monsieur  auquel  il  s'adres- 
sait fût  un  peu  remis  de  sa  surprise  ;  car,  au  pre- 
mier moment,  vu  la  singularité  du  fait,  il  avait  cru 
avoir  affaire  à  un  mort.  —Monsieur,  dit-il  enfin 
puisque  vous  voulez  absolument  qu'on  vous  en- 
terre, voyons  comment  vous  voulez  être  enterré? 
Voulez-vous  la  première,  la  seconde,  la  troisième 
classe?  Voulez-vous  un  cercueil  en  plomb,  en 
bois  de  chêne?  —Non,  je  ne  tiens  pas  précisé- 
ment à  cela  ;  je  m'acconmioderai  fort  bien  des 
quatre  ou  cinq  planches  de  sapin,  mais  je  tiens  au 
coup-d'œil,  voyez-vous;  je  désire  un  beau  cor- 
billard, de  belles  draperies  blanches,  de  beaux 
chevaux  blancs,  des  crêpes,  des  pleureuses,  des 
gants  blancs  aux  cochers,  enOn  tout  ce  qui  peut 
le  mieux  convenir  au  convoi  d'un  vieux  garçon. 
— Très  bien!  monsieur;  mais  permettez-moi  une 
légère  observation.  Quand  vous  serez  mort  (par- 
don si  j'emploie  cette  locution  insolite;  car  ordi- 
nairement, quanil  on  vient  ici,  on  est  mort  déjà); 
je  dis  donc,  (|uand  vous  serez  mort,  quelle  garan- 
tie aurez-vous  que  messieurs  vos  héritiers  paieront 
le  convoi  que  vous  commandez? — J'ai  prévu 
cela,  dit  le  vieux  garçon,  en  tirant  un  vieux  por- 
tefeuille. Faites-moi  le  plaisir  d'additionner,  et 
et  je  vais  vous  payer  même  les  pourboires  desti- 
nés à  ces  braves  gens  qui  me  conduiront  là-bas. 
Voici  un  bon  sur  mon  banquier,  qui  soldera  dès 
le  lendemain  de  l'allaire.  Je  vais  lui  en  donner 
avis.  — Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Deux  mois  après  sa 
visite  aux  pompes  funèbres,  le  vieux  garçon  mou- 
rut ;  les  héritiers  arrivèrent  et  commandèrent  un 
convoi  (lans  les  proportions  modestes  que  le  mort 


avait  prévues  de  son  vivant.  —  IIo  !  dit  l'ordon- 
nateur, c'est  une  chose  faite  ;  nous  avons  un  con- 
voi réglé  qui  vaut  cinq  ou  six  fois  celui-ci.  —  Les 
héritiers  ouvrirent  de  grands  yenx,  et  eurent  de 
la  peine  à  comprendre,  mais  ils  comprirentenfin  ; 
et  le  convoi  qu'il    avait  lui-même  ordonné   vient 

de  conduire  le   vieux  garçon  de  la  rue au 

cimetière  du  Sud. 


Htuuc  bfs  iîribunanï. 

COUR  ROYALE  DE  PARIS  (1"  Chambre). 
Présidence  de  M.  Séguier. 

LES  DIRECTEIÎBS   DE    L'AMBIGU-COMIQUE     CONTRE 
vu  ENTREPRENEUR  DE  SUCCÈS  DRAMATIQUES. 

Le  traite  fait  entre  un  directeur  de  théâtre  et 
un  individu  qui  se  charge,  moyennant  sa- 
taire,  d'assurer,  par  lui  et  les  siens,  le  suc- 
cès des  pièces  représentées  sur  ce  théâtre  ,  à 
l'aide  d'applavdissemejis  et  autres  démons- 
trations, est  nul  comme  contraire  aux  lois, 
à  L'ordre  public  et  aux  bonnes  mœurs. 
Dans  notre  siècle  de  progrès,  s'il  est  encore 
permis  à  d'anciens  abus  de  se  maintenir,  ce  n'est 
qu'en  modifiant  quelque  peu  leurs  formes  et  plus 
particulièrement  leur  nom.  Il  ne  nous  faut  plus 
seulement  (comme  le  disait  M.  Cournol  en  pre- 
mière instance)  des  gens  qui  battent  des  mains 
dans  une  certaine  partie  de  nos  théâtres,  mais  des 
gens  qiM  rient,  qui  pleurent  à  propos ,  et  dont  la 
giîié  1 1  la  sensibilité  de  commande  déterminent 
chez  le  public  une  sympathie  réelle.  Nos  ancêtres 
ont  fort  souvent  déblatéré  contre  la  claque  ,  et 
personne,  sans  doute  ,  n'oserait  aujourd'hui  se 
qualifier  de  claqucur.  Mais  auteurs,  directeurs  et 
public  viennent  s'incliner  humblement  devant  un 
entrepreneur  de  succès  dramatiques.  Que  vou- 
lez-vous? c'est  fort  bien  raisonner!  Le  succès 
n'est-il  pas  pour  tous  l'objet  principal  ?  Les 
moyens,  après  tout,  ne  sont  que  secondaires. 
Pour  le  directeur  de  théâtre ,  le  meilleur  de  tous 
les  moyens  n'est-il  pas  celui  qui  remplit  la  caisse 
confiée  à  ses  soins?  L'auteur  voudrait-il  donc , 
confiant  dans  son  talent  seul,  affronter,  sans  au- 
tre appui,  les  murmures  improbateurs  du  par- 
terre ?  Mais  vis-à-vis  de  ses  confrères,  la  partie 
cesserait  d'être  égale  ;  d'ailleurs  l'administration 
théâtrale  tout  entière  s'y  opposerait.  Reste  le  bon 
public,  criant  parfois  contre  la  brigade  placée 
sous  le  lustre,  lorsqu'elle  se  montre  par  trop  mal- 
adroite ou  par  trop  violente,  mais  à  laquelle  il  doit 
souvent  la  douce  satisfaction  d'avoir  trouvé  bonne 
une  pièce  qui ,  sans  l'entreprise  de  succès,  lui 
aurait  paru  insupportable.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce 
genre  d'entreprise  n'a  pas  été  du  goût  de  la  cour 
royale. 

Déjà  le  tribunal  de  première  instance  de  la 
Seine  (3*  chambre)  avait  rejeté  la  demande  du 
sieur  Mennecier,  se  disant  entrepreneur  de  suc- 
cès dramatiques  ,  en  validité  des  conventions 
passées  en  1836  entre  lui  cl  M.  de  Cès-Caupenne, 
alors  directeur  de  l'Ambigu-Comique,  et  qui,  se- 
lon lui,  avaient  été  renouvelées  avec  MM.  Cor- 
nion  et  Cournol,  successeurs  immédiats  de  M.  de 
Cès-Caupenne.  Ce  jugement,  en  date  du  31  août 
1838,  est  ainsi  conçu  : 

('  Attendu  que  les  prétendues  conventions  ver- 
bales qui  seraient  intervenues,  tant  entre  Cès-Cau- 
penne et  Mennecier,  qu'entre  Mennecier  et  Cor- 
mon  et  Cournol,  auraient  eu  pour  objet  de  la  part 
de  Mennecier,  moyt  nnant  un  nombre  fixé  de  bil- 
lets qui  lui  était  attribué  chaque  soir  et  pour  un 
certain  temps,  l'obligation  d'assurer  par  lui  et  les 
siens  le  succès  des  |)ièces  de  théâtre  représentées 
à  l'Ambigu-Comifpic,  à  l'aide  d'applauJissemens 
et  d'autres  démonstrations  ; 

»  Attendu  qu'un  pareil  contrat  est  essentielle- 
ment basé  sur  le  mensonge  et  la  conuption  ;  qu'il 
a  pour  objet,  de  la  part  des  contractans ,  l'obU- 
gation  d'enrôler  des  ogens  en  sous-œuvre ,  qui  se 


soumettraient  pour  de  l'argent  à  des  manifesta- 
tions et  manœuvres  de  commande,  et  qu'en  con- 
séquence ce  contrat  dérogerait  évidemment  aux 
principes  et  aui  lois  qui  intéressent  les  bonnes 
mœurs  ; 

"  Attendu  en  outre  que  ces  conventions  se- 
raient encore  contraires  à  l'ordre  public  ;  qu'in 
effet  ces  manifestations  mensongères  et  achetées 
d'avance ,  troublent  chaque  soir  l'intérieur  des 
théâtres,  et  détruisent  violemment  laliberté  d'exa- 
men du  public  qui  paie  ;  qu'ainsi  ces  conventions 
invoquées  par  Mennecier  contre  les  sieurs  Cour- 
nol et  Cormon,  sont  radicalement  nulles,  comme 
dérogeant  aux  termes  des  articles  6, 1131  et  1133 
du  code  civil,  aux  lois  et  au\  principes  qui  inté- 
ressent les  bonnes  mœurs  et  l'ordre  public; 

>i  Par  ces  motifs  le  tribunal  déclare  nulle,  com- 
me illicite,  la  convention  verbale  dont  s'agit,  etc.» 

Le  sieur  Mennecier  a  cru  devoir  interjeter  ap- 
pel de  ce  jugement.  Et  par  des  conclusions  subsi- 
diaires, il  a  demandé,  pour  la  première  fois  de- 
vant la  cour,  que  si  le  traité  par  lequel  M.  Cès- 
Caupenne  lui  avait  concédé  le  privilège  et  l'entre- 
prise dessuccès  dramatiquesde  l'Ambigu-Comique 
du  1"  novembre  1836,  au  1"  avril  1845,  était  an- 
nulé, la  redevance  annuelle  de  5,000  fr.  par  lui 
payée  pour  prix  de  cette  concession  lui  fût  resti- 
tuée. Personne  ne  s'est  présenté  au  nom  de  l'ap- 
pelant. 

M*  Baroche,  avocat  de  MM.  Cormon  et  Cour- 
nol, aprèt  avoir  soutenu  en  droit  le  bien  jugé  de 
la  sentence  des  premiers  juges,  a  repousssé  les 
conclusions  subsidiaires  du  sieur  Mennecier  par 
une  fin  de  non-recevoir,  tirée  de  ce  que  cette  de- 
mande n'aurait  pas  subi  le  premier  degré  de  ju- 
ridiction. Au  surplus,  en  fait,  c'est  à  M.  de  Cès- 
Caupenne  que  la  réclamation  aurait  dû  être 
adressée,  et  les  engagemens  de  celui-ci  n'ont  pu 
passer  à  ses  successeurs  immédiats  dans  la  direc- 
tion du  théâtre  de  l'Ambigu-Comique,  lorsque  ces 
derniers  n'ont,  comme  dans  l'espèce,  contracté 
aucune  obligation  personnelle. 

M.  Pécourt ,  avocat-général ,  a  pensé,  en  fait , 
que  MM.  Cormon  et  Cournol  avaient  contracté 
vis-à-vis  dusieur  Mennecier  des  engagemens  sem- 
blables à  ceux  de  M.  de  Cès-Caupenne.  Ce  ma- 
gistrat en  a  trouvé  la  preuve  dans  la  correspon- 
dance de  M.  Cormon  lui-même  avec  Mennecier, 
dont  voici  quelques  extraits  : 

K  Pour  bien  assurer  le  succès  de  la  pièce,  et 
vous  contenter  le  plus  possible,  nous  vous  laisse- 
rons deux  places  de  parterre  jusqu'à  la  dernière 
représentation...  J'espère,  en  revanche,  que  vous 
nous  soignerez  toujours  bien.  » 

Dans  un  autre  billet  : 

"Voilà  six  places,  vous  voyez  que  je  pense 
toujours  à  vous  ;  chauffons  ferme  ce  soir...  » 

Il  lui  écrivait  une  autre  fois  : 

Il  Mon  cher  Mennecier,  je  désire  que  vous 
soyez  content  de  moi,  voici  pour  aujourd'hui  qua- 
tre places  de  parterre  ;  vous  voyez  que  nous  vous 
soignons  ;  à  votre  tour,  soignez  la  pièce.  » 

Enfin  le  congé  était  donné  à  Mennecier,  dans 
les  termes  suivans  : 

(1  Le  service  de  Gaspard  llauser  a  été  très 
mal  fait;  nous  avons  été  obligés  de  le  faire  soute- 
nir par  deux  côtés  dill'érens.  Nous  n'avions  encore 
pris  aucun  pard,  que  de  vous  faire  connaître  les 
griefs  qu'on  accumulait  conu-e  vous.  Rafaël  de- 
vait arriver,  et  nous  voulions  encore  voir  com- 
ment cela  se  passerait  ;  notre  étonnement  n'a  pas 
été  faible  quand  nous  avons  lu  que  vous  étiez  parti 
en  voyage  sans  nous  prévenir,  abandonnant  le 
service  à  un  enfant  sans  expérience... 

■>  Nous  avons  fait  venir  le  jeune  homme  qui 
nous  a  dit  devoir  vous  remplacer,  et  nous  lui  avons 
tracé  la  marche  à  suivre.  Lui  défendant  pardessus 
tout  d' applaudir,  i\  n'a  pas  manqué  de  faire  tout 
le  contraire.  Le  public  a  été  scandalisé,  il  l'a  té- 
moigné par  des  silllels  arrachés  à  son  impatience, 
et  un  très  beau  succès  a  été  compromis.  Les  au- 
teurs nous  ont  fait  des  plaintes  telles,  qu'ils  n'ose- 
raient confier  leurs  pièces  à  notre  théâtre.  Les  ar- 
tistes, coupés  dans  leurs  effets,  sont  venus  cor- 


—  559  — 


roborer  le  méconientemenl  que  nous  éprou- 
vions et  nousdOcidcr  à  prendre  le  parti  que  nous 
avons  adopté  de  ne  plus  vous  conlier  le  service  à 
partir  de  demain.  » 

En  droit,  M.  l'avocat-général  a  conclu  à  la  con- 
firmation du  jugement  qui  annule  le  traité,  comme 
contraire  aux  lois,  à  l'ordre  public  et  aux  bonnes 
mœurs.  La  demande  subsidaire  lui  a  puru  tardive, 
et  dès  lors  inadmissible. 

La  cour,  conformément  h  ces  conclusions ,  a 
rejeté  la  demande  subsidiaire,  comme  n'ayant  pas 
été  formée  devant  les  premiers  juges,  et  adoptant 
leurs  motifs  sur  la  demande  principale,  a  conlirmé 
la  sentence. 


La  Gazette  des  Tribunaux  donne  les  détails 
suivans  sur  l'arrestation  de  l'accusé  Martin  Ber- 
nard : 

«  Le  nommé  Martin  Bernard  ,  compositeur 
d'imprimerie ,  l'un  des  accusés  contumaces  dans 
le  procès  des  12  et  13  mai,  et  qui  a  été  arrêté 
chez  le  sieur  Briot,  boulanger,  rue  Moutl'etard, 
25,  est  présenté  dans  le  rappoit  comme  ayant  été 
l'un  des  chefs  du  mouvement  insurrectionnel , 
qu'il  aurait  activement  préparé  avec  Blanqui  et 
Barbes ,  et  comme  ayant  été  vu  à  la  tète  des  ban- 
des armées.  L'accusé  Nouguës  l'a  également  si- 
gnalé comme  l'un  des  chefs  de  la  Société  des 
Saisons.  Martin  Bernard,  toujours  d'après  Nou- 
guès ,  aurait  pris  part  aux  attaques  dirigées  contre 
dilTérens  postes  et  au  pillage  du  magasin  d'armes 
des  frères  Lepagc.  Son  nom  ligure,  avec  ceux  de 
Barbes  ,  de  Blanqui ,  etc. ,  comme  membre  du 
gouvernement  provisoire  au  bas  de  la  proclama- 
lion  imprimée  dont  un  exemplaire  fut  trouvé  , 
dit-on,  dans  la  boutique  de  Lepage.  Enfin,  som- 
mé par  les  insurgés ,  au  moment  où  s'opérait  le 
rassemblement  de  la  rue  Bourg-l'Abbé ,  de  faire 
connaître  le  conseil  exécutif,  il  aurait  répondu  : 
«  C'est  nous.  » 

Cette  ariestation  nécessitant  un  supplément 
d'instruction,  l'ouverture  des  débats  devant  la  cour 
des  pairs  est  ajournée  au  jeudi,  27  juin. 


îlîoue  ÎBramatiqnc. 


THEATRE  DU  GYMNASE. 

Un  Ménage  parisien  ,  comédie  en  deux  actes  , 

par  MM.  Laurencin  et  Edouard  Monnais. 

C'est  une  très  simple  et  très  touchante  histoire 
que  celle-là  :  c'est  l'histoire  d'une  femme  qui,  dé- 
laissée par  son  mari,  vit  dans  l'ombre  et  dans  le 
silence,  près  d'une  nièce  qu'elle  élève,  et  d'une 
vieille  fille  qu'elle  aime.  Un  seul  ami  l'assiste  dans 
sa  douleur  et  dans  son  abandon.  C'est  son  avo- 
cat, M.  Delaunay.  C'est  lui  qui  diiige,  d'une  main 
habile  et  patiente,  madame  Dervilly,  au  milieu  des 
tristes  embarras  que  lui  suscite  à  chaque  instant 
son  mari.  M.  Delaunay  aime  madame  Dervilly, 
mais  d'un  amour  discret ,  silencieux,  qui  ne  se 
révèle  que  par  le  dévoùment  et  ne  le  nourrit 
que  de  sacrifices.  Les  choses  en  sont  là  quand 
M.  Dervilly,  après  avoir  dévoré  sa  fortune  ,  celle 
de  sa  femme  ,  la  dot  de  sa  nièce,  tombe  un  jour 
comme  la  foudre  près  de  l'épouse  délaissée,  et 
lui  signifie  qu'elle  n'a  plus  qu'à  le  suivre  dans  l'A- 
mérique ,  nouvelle  proie  qu'il  promet  à  son  in- 
dustrie. Alors  celte  femme ,  jusqu'à  ce  jour  si 
h  imb'e,  si  résignée,  si  pleine  de  vertus  modestes, 
se  redresse  et  relève  la  tète  :  le  frêle  loseau  qui 
avait  si  long-temps  ployé,  se  roidit  et  se  fait  d'a- 
cier; mais  qui  la  soutiendra  dans  cette  lutte  nou- 
velle? qui  éclairera  les  perceptions  de  son  îln;e 
troublée?  qui  la  protégera  contre  la  brutale  ii> 
dilTérenre  de  cet  homme  ?  Ce  sera  M.  Dehuinay. 
Nous  n'essaierons  pas  rie  vous  dire  par  quelle 
complication  d'événemens  M.  Derville  est  lue  i  n 
dueLpar  une  main  qui  n'est  pas  celle  de  M.  De- 
launayvpi'il  vous  suilise  de  savoir  que  lorsque 
la  ioile  »mbe,  madame  Dervilly  est  libre.  M-  De- 


'h' 


launay  innocent,  et  tous  deux  maîtres  de  l'avenir. 
Madame  Dorval  et  M.  Boccage  ont  joué  avec 
leur  talent  accoutumé.  Nous  regretterons  une  fois 
encore  que  deux  artistes  d'un  si  glorieux  passé 
soient  tombés  entre  les  mains  de  la  plus  exécra- 
ble adm.nistraiionquiaitjaicais  régi  aucun  théâtre. 

THEATRE  DU  VAUDEVILLE. 

Passé  minuit,  vaudeville  en  un  acte,  par  M.  Lo- 
kroy  et  M.  Arnoud. 

C'est  bien  la  plus  amusante  folie  que  nous  ayons 
vue  depuis  long-temps,  et  nous  déclarons  avoir  ri 
delà  façon  lapins  extravagante  depuis  la  première 
jusqu'à  ia  dernière  scène.  Mais  comment  ne  pas 
rire  à  se  tenir  les  flancs,  à  se  rouler  sur  les  ban- 
quettes, quand  Arnal,  sous  les  traits  de  Badou- 
lard,  et  Bardou,  sous  le  nom  de  Barbasson  ,  se 
livrent  l'un  cl  l'autre  à  toutes  les  inspirations 
de  leur  adorable  bêtise  ?  Oui  ,  nous  avons  ri 
et  nous  avions  toute  la  sa'le  pour  complice.  Il 
faudrait  Arnal  lui-même,  Arnal  escorté  de  Bar- 
dou, pour  vous  raconter  celte  farce,  la  plus  spi- 
rituelle et  la  plus  ébouriffante  qui  ait  depuis  long- 
temps désopilé  la  rate  un  peu  morose  du  pubhc 
parisien.  Imaginez  Arnal  au  lit,  la  tête  envelop- 
pée d'un  foulard ,  dormant  du  sommeil  des  anges 
sur  un  oreiller  virginal.  Voilà  que  tout  à  coup  un 
bruit  all'reux  retentit  au  dehors  ;  c'est  un  horrible 
vacarme  à  faire  crouler  les  murs  de  Jéricho  :  c'est 
M .  Bai  basson,  qui  ne  peut  parvenir  à  se  faire  ou- 
vrir la  porterie  son  hôtel.  Tour  mettre  fin  à  celte 
scène  déplorable,  Barioulard  prend  le  parti  d'of- 
frir un  asile  pour  la  nuit  à  ce  diable  rie  Barbas- 
son. Barbasson  accepte  l'hospitalité  de  Badnu- 
lard  :  c'est  alors  que  commence  pour  ce  Badou- 
lard  infortuné  le  plus  cruel  martyre  que  jamais 
Badoulard  ait  enduré  sur  la  terre.  11  n'est  plirs 
pour  lui  de  sommeil  possible.  Barbasson  lui  brûle 
son  bois  et  ses  chandelles,  se  promène  de  long 
en  large,  raconte  le  poème  de  ses  infortunes, 
ouvre  la  fenêtre  au  vent  et  à  la  pluie ,  renverse  la 
lable  de  nuit,  veut  faire  des  rideaux  du  lit  une 
corde  de  soie  pour  descendre  dans  la  rue,  casse 
tout,  brise  tout,  réveille  les  voisins,  jette  la  mon- 
Je  de  Badoulard  par  la  croisée,  si  bien  que  Ba- 
doulard ne  sait  plus  où  donner  de  la  tête,  et  croit 
que  tout  l'enfer  est  déchaîné  dans  sa  chambre  ; 
le  jour  seul  le  délivre  rie  cet  hôteinrommode,  ci 
quand  Badoulard  pourrait  dormir  en  paix,  il  faut 
qu'il  aille  à  son  bureau.  Cette  folie  a  été  jouée 
d'une  merveilleuse  façon  par  Arnal  et  par  Bardou; 
si  vous  connaissez  quelqu'existence  chagrine , 
quelqu'esprit  morose  ,  quel([u'àme  ennuyée,  en- 
voyez-les au  Vaudeville,  ils  en  reviendront  ayant  ri. 


THEATRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Madame  de  Brienîie,  ilramc  en  deux  actes,  par 

MM.  Raoul  et  Saint-Yves. 

Ce  drame  est  tiré  d'un  petit  romunqui  s'appelle 
Madame  de  S(n)i7ne7Tillc,  ce  qui  nous  dispense 
d'en  dire  du  bien  et  u  mal.  Dans  la  pièce  de  ces 
messieurs,  qui  ont  fait  à  M.  Sandeau  l'honneur 
de  lui  changer  son  plomb  en  or,  madame  de  Sont- 
Dierville  s'appelle  madame  de  Brieiine  ;  Nancy  se 
nomme  Estelle  ,  et  Albert,  Lucien  :  nous  regret- 
tons que  les  auteurs  ne  se  soient  pas  emparés  du 
personnage  de  Corics,  qui  eût  été  à  coup  sûr  le 
plus  spirituel  de  la  pièce. 

Revue  île  eiuq  j?ours. 

20  JllN".  —  Nous  avions  annoncé,  il  y  a  qui  1- 
ques  jours  que  des  tonnes  d'eau  de  mer  av.iii'iit 
été  envoyées  racht'téi's  du  Havre  pour  servir  àries 
espi'iiencos,  fruit  d'une  invenliim  noiivdle.  \a 
première  expérience  a  eu  lieu  hi^r  en  présence 
des  directeurs  de  la  marine,  et  le  résultat  a  siu'- 
passé  tout  ce  que  l'on  pouvait  aileiulre.  L'eau  de 


mer,  en  sortant  de  l'appareil,  est  aussi  bonne  et 
aussi  fraîche  que  Peau  de  source  ;  des  démons- 
trations antérieures  ont  prouvé  que  l'usage  en 
était  aussi  salutaire.  L'appareil  d'essai  peut  servir 
à  la  consommation  d'un  équipage  de  500  hommes. 
Voilà  donc  ce  grand  problème  résolu  ;  voilà,  ccf- 
tes,  une  des  découvertes  les  plus  précieuses  de 
notre  époque. 

—  On  assure  que  les  résultats  avantageux  du 
pénitencier  de  Saint-Germain  ont  déterminé  le 
gouvernfment  à  former  deux  établissemens  ana- 
logues, l'un  dans  le  midi  de  la  France,  l'autre  en 
Afrique. 

—  M.  Dufaure,  ministre  des  travaux  publics, 
a  été  ce  matin  visiter  les  caveaux  de  la  co- 
lonne de  Juillet.  Il  était  accompagné  de  M.  Cha- 
puys-Montlaville,  auteur  de  la  proposition  tendant 
à  ce  que  les  restes  des  victimes  de  juillet  1830, 
soient  réunis  et  déposés  dans  ces  caveaux;  de 
M.  Auguis,  président  de  la  commission  chargée 
d'examiner  cette  proposition  ,  de  la  plupart  des 
membres  de  cette  commission,  et  de  M.  Vatout, 
directeur  des  monumens  publics. 

Le  ministre  et  les  membres  de  la  commission 
se  sont  trouvés  d'accord  pour  reconnaître,  après 
l'examen  des  lieux,  la  convenance  de  la  proposi- 
tion. M.  Vatout  a  seul  élevé  quelques  difficultés. 

—  Une  scène  scandaleuse  a  eu  lieu  le  23  du 
mois  passé  dans  l'église  Sainte-Eulalie,  de  Bor- 
deaux. Le  clergé  rendait  les  derniers  devoirs  à 
une  jeune  fille;  une  femme  s'est  approchée  et  a 
violemment  arraché  la  couronne  déposée  sur  le 
cercueil.  Les  assistans  ont  été  indignés  de  cette 
profanation  d'autant  plus  coupable  que  la  cupidité 
en  était  le  motif.  On  dit  que  cette  femme  est  une 
parente  de  la  défunte,  qui  comptait  sur  sa  succes- 
sion, et  qui  a  manifesté  ainsi  le  dépit  qu'elle  a 
éprouvé  d'être  trompée  dans  son  attente. 


21.  —  La  décision  prise  par  l'administration 
municipale  aprèslesévénemens  des  12  et  13  mai, 
ayant  pour  objet  de  mettre  en  état  de  défense  les 
divers  corps  de  garderie  Paris  contre  les  attaques 
à  main  armée,  reçoit  en  ce  moment  un  com- 
mencement d'exécution.  Hier  et  aujourd'hui  les 
maçons  ont  été  occupés  à  murer  les  fenêtres  du 
corps  de  garde  du  Palais-de-Justice,  jusqu'à  une 
hauteur  d'environ  huit  pieds  du  sol.  La  porte 
aciuclle  a  également  reçu  des  modifications  qui 
tendent  à  rendre,  en  cas  de  danger,  l'entrée  du 
poste  plus  difficile.  De  pins,  une  seconde  porte 
plus  solide  sera,  dit-on,  mise  en  réserve  pour  être 
substituée  à  l'auire  si  les  circonstances  l'exigeaient  » 

—  Chaque  jour  nous  recevons  des  nouvelles 
alarmantes  sur  les  orages  quiravagent  la  France, 
Les  ouragans,  la  foudre  et  la  grêle  causent  partout 
des  accidens  Hlrheux  ou  des  désastres. 

—  Hier,  à  minuit,  le  thermomètre  rie  l'inaénieur 
Chevalier  marquait  IV  C|10  au-riessus  rie  0;  au- 
jourri'Imi  ,  quatre  heures  du  malin,  11"  ^[10;  à 
midi,  21'3|10:  une  heure,  21"5il0;  à  deux 
heures.  22".'i|10. 

—  l  n  officier  d'êtal-major  est  parti  hier  pour 
Fontainebleau  avec  m:s>ion,  nous  as.'ure4-on, 
d'examiner  l'emplacemcnlqui  conviendrait  à  l'eta- 
liU.-sement  d'un  campd'automnerielô, 000  homn)e5. 
Les  manceuvrcs  qui  avaient  lieu  les  années  précé- 
dentes, aux  environs  de  Compiègne,  s'exi-cute- 
raient  cette  année  aux  euvironsde  Fontainebleau. 

—  M.  rieOuêbn,  archevêque  rie  Paris,  est  de 
nouveau  malade,  riit  le  .Vohiv  llisr^.  et  cette  fois 
son  étal  fait  naître  quelques  inquiétudes.  Les  mé- 
decins lui  OUI  ordonné  d'aller  respirer  l'air  de 
h  campagne.  Il  est  atteint,  dit-on,  d'une  phihisie 
compliquée. 

—  M.  le  baron  I.arrey  a  été  atteint  ces  jours 
derniei-s  d'une  fluxion  rie  poitrine   fort  grave; 

—  On  lit  dans  b  s  nouvelles  du  scir  du  Jou,  • 
nal  dr  Toulouse  du  16.  ce  qui  suit: 

■  l  ne  compagnie  d'infanterie  vient  de  partir 
pour  SiAmans,  où  des  troubles  ont  éclaté  à  la 
suite  de  désordres  commis  par  des  paysons  sur  les 


>6." 


—  560  -■ 


propriiM(?s  forestières  du  maréchal  Soult.  La  ré- 
pression de  ces  désordres  avait  orcasioniié  un  vé- 
r,  able  soulèvement,  et  le  beau  château  du  niaré- 
clial  serait  devenu  la  proie  îles  llainmes  sins  1  in- 
t  rvention  du  maire  de  St-.Vni;ins,  (|ui  est  parvenu 
à  .alner  l'elïei  vescenre  de  la  populuion.  » 

—  Les  préparatifs  de  la  prison  politique  du 
Luxembourj;  sont  terminés.  On  a  remarqué  que 
cette  prison  avait  pris  la  place  d'un  petit  couvent 
que  Marie  de  Médicis  lit  bâtir  pour  les  dames  re- 
lifjieuses  du  Calvaire. 

—  Quatre  des  élèves  de  l'Ecole  Polyiechni(|ue 
sont  sortis  avant-hier  de  la  prison  de  l'Abbaye; 
huit  y  sont  encore  enfermés. 

mais  aujourd'hui  son  état  est  rassurant,  et  il  vient 
d'entrer  en  convalescence. 

—  Le  roi  a  approuvé  l'élection  de  M.  Sponlini, 
comme  membre  de  l'Académie  royale  des  Heaux- 
Arts  t'seclion  de  composition  musicale),  en  rem- 
placement de  M.  Paër,  décédé. 

—  Hier,  vers  les  trois  heures  de  l'après-midi, 
un  homme  monta  tranquillement  sur  le  parapet 
qui  borde  le  Pont-neuf,  descendit  sur  la  saillie 
extérieure,  se  débarrassa  de  ses  souliers,  lit  une 
courte  prière,  et  se  disposait  à  se  jeter  dans  la 
Seine,  quand  deux  bras  vigoureux  l'étreignirent 
et  l'empêchèrent  de  mettre  à  exécution  son  projet 
de  suicide.  i>  Que  le  diable  vous  emporte!  dit 
celui-ci  pour  tout  remerciment  ;  vous  êtes  cause 
qne  mon  pari  va  être  perdu,  et  dix  litres  de  vin 
rcéri'.entbien  qu'on  boive  un  peu  d'eau  jusqu'aux 
filets  de  Saini-Cloud.  »  Il  a  été  en  effet  constaté 
que  dans  son  état  d'ivresse,  cet  homme  avait  pa- 
rié dix  litres  de  vin  que  dans  vingt-quatre  heures 
on  le  trouverait  aux  filets  de  Saint-Cloud;  et  bien 
que  revenu  à  son  état  de  raison,  il  tenait  à  hon- 
neur d'accomplir  sa  promesse. 

— La  ville  de  Saint-Tropez  (Var)  vient  de  déci- 
d'T  qu'un  monument  serait  élevé  à  la  mémoire 
du  général  Allard. 

—  Le  duc  et  la  duchesse  d'Orléans  assistaient  au 
Théâtre-Français  et  à  la  dernière  représentation 
à'/tudromaqite.  Après  la  pièce,  le  duc  d'Orléans 
a  complimenté  mademoiselle  Rachel,  et  madame 
la  duchesse  a  fait  offiir  à  la  célèbre  tragédienne 
un  beau  bracelet  orné  de  diamans  et  de  rubis. 

22.  —  Le  Journal  allemand  de  Francfort 
publie  une  lettre  de  Berlin  en  date  du  \h  juin , 
dans  laquelle  nous  lisons  : 

u  On  dit  ici  positivement  que  le  général  Skrzy- 
necki  refuse  toutes  les  offres  d'argent  du  gouver- 
nement belge,  parce  qu'il  est  en  négociation  avec 
Meheniet-Ali,  qui  veut  lui  confier  le  commande- 
ment en  chef  de  l'armée  égyptienne.  » 

—  La  commission  du  chemin  de  fer  de  Paris 
à  la  mer,  a  conclu  au  rejet  du  projet  de  loi  ;  elle 
demande  que  le  gouvernement  soit  autorisé  à  ré- 
siher  le  contrat  en  restituant  le  cautionnement. 

—  Samedi,  à  midi,  a  eu  lieu  la  pose  de  la  pre- 
mière pierre  de  l'Institut  des  Jeunes-Aveugles  , 
boulevart  des  Invalides,  près  de  la  rue  de  Sèvres. 

—  Le  conseil  d'état  a  donné  aujourd'hui  un  avis 
favorable  à  la  demande  faite  par  la  ville  de  Paris 
pour  construire  un  abattoir  de  chevaux  dans  la 
plaine  des  Vertus.  M.  le  préfet  de  la  Seine  et  M.  le 
préfet  de  police  ont  obtenu  un  succès  qui  sera  vi- 
vement apprécié  par  toutes  les  populations  voisi- 
nes de  Montfaucon. 

—  L'intlividu  arrêté  ces  jours  derniers  dans  les 
jardins  de  Buckingham,  au  moment  où  il  allait 
pénétrer  par  une  porte  vitrée  dans  les  apparte- 
mens  de  la  reine,  a  été  condamné  à  trois  mois  de 
prison  pour  s'être  introduit  dans  les  jardins  de 
S.  M.  sans  motifs  légitimes. 

—  On  a  heaucoiip  de  peine  à  trouver,  en  An- 
gleterre, le  nombre  suffisant  de  chevaliers  et  d'é- 
cuM-rs  pour  h'  tournoi  qui  sera  donné  dans  le 
château  d  Kglinton.  Tous  les  mardis,  les  cheva- 
liers iiisciiis  s'exercent  à  la  caséine  du  bois  de 
St-Jcan.  On  croit,  dit  le  Mornin^'-l'ost,  que  cette 
fêle  rhevaleres(|ues  coijtcra  à  lord  Eglinton  près 
de  20,000  liv.  st.  Ci  10,000  fr.) 

—  Mardi  dernier,  une  trombe  d'air  accompa- 
gnée d'éclairs  a  ravagé  la  propriété  de  M.  Herelle, 


à  Chàtenay,  près  d'Ecouen.  Les  murs  ont  été 
renversés,  les  toitures  des  fermes  enlevées;  un 
bais,  de  plusieurs  arpens  ,  a  été  déraciné  et  de 
grands  arbres  ont  été  lancés  à  des  distances  con- 
sidérables. Dans  le  moment  où  cette  trombe  dé- 
solait le  château  de  Chàtenay,  un  refroidissement 
notable  s'est  fait  sentir  dans  les  communes  voisi- 
nes, et  (les  morceaux  de  glace  ont  achevé  de  por- 
ter la  désolation  dans  ces  communes. 

—  C'est  avant-hier,  20,  qu'a  eu  lieu,  à  Rouen, 
l'inauguration  de  la  statue  de  Boieldicu. 

Pendant  toute  la  journée,  une  foule  nombreuse 
vint  visiter  la  statue  qui  reproduit  si  fidèlement 
les  traits  de  l'illustre  compositeur.  Ce  beau  tra- 
vail fait  le  plus  grand  honneur  à  Dantan  jeune 
qui,  par  ses  petits  plâtres  si  spirituels,  s'était  créé 
une  si  brillante  réputation  ,  et  qui  prouve  aujour- 
d'hui ,  par  des  ouvrages  sérieux  et  d'une  vaste  di- 
mension, que  son  talent  peut  s'élever  jusqu'au 
genre  le  plus  diflicilc.  La  seule  statue  de  Boiel- 
dieu  sutlirait  pour  placer  Dantan  jeune  au  nombre 
de  nos  statuaires  les  plus  distingués. 


23.  —  L'empereur  a  approuvé  les  statuts  pour 
le  chemin  de  fer  d«  Milan  à  Venise;  les  fonds  sont 
prêts,  les  tracés  arrêtés.  Si  ce  chemin  est  exécuté 
avant  que  la  France  en  ait  un  semblable  de  Lyon 
à  Marseille,  nous  perdrons  le  transit  de  la  Suisse 
et  de  l'Allemagne  ,  car  ce  chemin  aura  un  em- 
branchement â  Triesle,  et  les  navigateurs  préfé- 
reront ce  port ,  qui  est  franc,  à  celui  de  notre 
ville,  où  la  douane  les  accable  de  retards  et  de 
frais  inutiles. 

—  Des  lettres  de  Naples  mandent  que  le  roi 
ira  lui-même  en  Sicile  avec  quelques  troupes  pour 
extirper  le  brigandage.  On  parle  de  mesures  très 
sévères  qui  seraient  prises  contre  ce  Iléau. 

— Mercredi  prochain,  la  cour  de  cassation  doit 
s'occuper  de  la  grave  question,  née  de  la  remise 
faite  au  duc  de  Bichmond  de  la  terre  d'Aubigny, 
située  dans  le  département  du  Cher,  et  dont  le  duc 
prétend  qu'ila  été  investi  à  titre  de  primogéniture 
et  h  l'exclusion  de  ses  autres  cohériters  /;ar  un 
article  secret  du  traité  du  20  mars  1814.  Le  rap- 
port sera  fait  par  M.  Tiipier,  et  la  cause  plaidée 
par  M"  Moreau  et  Galisset,  avocats.  M.  le  pro- 
cureur-général doit  porter  la  parole. 

—  Le  Moniteur  cn\\\icni  une  ordonnance  ré- 
glementaire sur  la  forme  des  poids  et  mesures 
ainsi  que  sur  les  matières  avec  lesquelles  ces 
poids  et  mesures  seront  fabriqués,  en  exécution 
delà  dernière  loi  sur  le  système  métrique  décimal 
qui  doit  être  mise  en  vigueur  le  1"  janvier  18?i0. 

—  En  Angleterre,  les  jurés  sont  souvent  placés 
dans  l'alternative  de  se  passer  de  boire  et  de  man- 
ger ou  de  décider  avec  trop  de  précipitation  les 
affaires  qui  leur  sont  soumises.  Jeudi  dernier,  les 
jurés  de  la  conr  du  comté  de  Lewes  ne  se  trou- 
vant pas  d'accord  sur  une  question,  et  la  discus- 
sion paraissant  devoir  se  prolonger  long-temps 
encore,  l'un  d'eux  ouvrit  la  fenêtre  et  sauta  dans 
la  rue,  laissant  ses  collègues  arranger  l'affaire 
sans  lui.  Cette  circonstance  rendant  nulle  la  dé- 
cision qui  serait  prise,  les  jurés  furent  renvoyés  et 
l'affaire  remise  au  lendemain. 

—  Le  lieutenant-général  Avril  est  mort  le  19  à 
sa  campagne  du  Bouscat,  près  Bordeaux. 

—  La  magistrature  vient  de  faire  un  e  perte 
dans  la  personne  de  M.  le  comte  Henri  de  Viel- 
Castel,  mort  dernièrement  à  la  Martinique  de  la 
fièvre  jaune. 

—  Le  nombre  des  réfugiés  en  France  s'élève 
en  ce  moment  à  13,802,  parmi  lesquels  6,583 
reçoivent  des  secours,  et  6,919  ne  coîiientrien  à 
l'état.  Parmi  ceux  de  la  première  catégorie,  on 
compte  8,058  Espagnols,  6iS  Italiens,  et  li,9'/U 
Polonais.  Ceux  qui  ne  reçoivent  pas  de  subven- 
tions se  répartissent  de  la  manière  suivante  :  Polo- 
nais, 498;  Italiens,  510;  Espagnols,  5, 473;  Por- 
tugais, ij'i  ;  Allemands,  198;  Prussiens,  UG  ;  Suis- 
ses, l/i  ;  Belges,  62;  Hollandais,  25;  Busses,  2; 
Brésiliens,  7.  Quant  ù  ceux  qui  reçoivent  un  sub- 
side de  l'état,  on  peut  les  diviser  en  trois  classes  : 
les  réfugiés  occupés,  qui  sont  au  nombre  de 


3,739  ;  les  réfugiés  inoccupés,  vieillards  ,  infir- 
mes, chargés  de  famille,  femmes  et  enfans,  ou 
ignorant  la  langue  française,  au  nombre  de  1,414; 
enfin  ,  les  réfugiés  inoccupés ,  mais  valides  et 
pouvant  travailler,  au  nombre    1,430. 

—  M.  Arago  a  été  nonuné  rapporteur  du  pro- 
jet de  loi  relatif  à  la  pension  à  décerner  à  MM. 
Dagucrre  et  Niepce  fils. 

—  M.  Ducos  a  été  nommé  rapporteur  du  projet 
de  loi  sur  les  sucres. 

—  M.  Cochin  est  nommé  rapporteur  du  projet 
de  loi  relatif  au  chennn  de  fer  de  la  rive  gauche. 

—  Une  grande  partie  des  quais  Malaquais  et 
Voltaire,  comprise  entre  les  ponts  des  Arts  et  du 
Louvre,  va  recevoir  une  nouvelle  largeur  de  trois 
mètres  environ.  Au  lieu  où  se  trouvait  l'ancien 
corps-de-garde  seront  établis  deux  escaliers  pour 
conduire  sur  la  berge,  qui,  en  vertu  des  plans 
nouvellement  arrêtés ,  sera  convertie  en  un  port 
d'une  largeur  de  vingt-cinq  mètres;  il  se  nommera 
perl  des  Saints-Pères.  On  construira  ensuite  un 
corps-de-garde  en  face  la  rue  des  Saints-Pères , 
en  remplacement  de  celid  provisoirement  placé 
au  bout  du  quai  Malaquais. 


24, —  On  écrit  de  Rio-Janeiro,  21  avril,  au 
Journal  du  Hûare  : 

«  Le  blocus  de  Buénos-Ayres  continue  de  la 
même  manière.  Fructuoso  Rivera,  l'aUié  des  Fran- 
çais, a  déclaré  la  guerre  à  Rosas,  il  est  vrai,  mais 
il  est  encore  à  quelques  lieues  de  Montevideo,  à  la 
tête  de  ses  troupes,  et  ne  paraît  pas  disposé  à  en- 
trer en  campagne.  L'amiral  Leblanc  commence  à 
s'apercevoir  qu'il  a  trop  compté  sur  Fructuoso. 
Cette  malheureuse  question  de  Buénos-Ayres  peut 
durer  encore  bien  long-temps,  et  fait  beaucoup 
de  tort  aux  Français.  » 

—  Le  18  juin,  àS'.utIgard,  le  fils  du  prince  d'O- 
range et  la  princesse  Sophie  de  Wurtemberg  ont 
reçu  la  bénédiction  nuptiale  par  le  ministère  du 
prédicateur  de  la  cour,  M.  Gruneisen. 

—  La  belle  Aïka,  gouvernante  du  harem  de 
Achmet,  ancien  bey  de  Constantine,  ne  s'est  pas 
convertie  au  christianisme  comme  on  l'a  dit  ; 
Aïka,  grecque  d'origine,  a  tout  simplement  pro- 
fité de  sa  liberté  pour  revenir  au  culte  de  ses 
pères. 

—  L'acte  d'accusation  et  les  pièces  de  la  pro- 
cédure ont  été  signifiés  hier  à  l'accusé  Martin 
Bernard,  qui  après  avoir  passé  quelques  heures 
au  dépôt  de  la  préfecture  a  été  écroué  à  la  Con- 
ciergerie. Martin  Bernard,  qui  dans  les  premiers 
momens  avait  paru  en  proie  à  une  vive  irritation, 
s'est  bientôt  renfermé  dans  un  silence  complet. 
Interrogé  par  M.  le  chancelier,  il  a  décliné  ses 
noms,  mais  il  a  refusé  de  répondre  à  toutes  les 
autres  questions,  et  n'a  pas  voulu  signer  le  procès- 
verbal. 

—  A  dater  du  1"  juillet  prochain,  les  nouvelles 
malles-postes  commenceront  à  être  mises  en  cir- 
culation. 

Le  poids  du  bagage  total  que  chaque  voyageur 
est  autorisé  à  faire  transporter  avec  lui  par  les 
malles-postes,  aux  termes  des  lèglemens,  reste 
llxé  à  25  kilogriimines. 

Les  routes  qui  seront  pourvues,  au  1"  juillet 
de  malles-postes  du  nouveau  modèle,  sont  celles 
de  Paris  à  Lyon,  de  Paris  à  Bordeaux,  de  Paris  à 
Caen,  et  de  Paris  à  Strasbourg. 

Le  public  sera  prévenu  successivement  de  la 
mise  en  activité  des  mêmes  voitures  sur  les  autres 
routes. 

—  Un  journal  anglais  annonce  que  la  femme 
du  prince  de  Capoue  s'est  faite  catholique.  Cette 
dame,  connue  avant  son  mariage  sous  le  nom  de 
Pénélope  Smith,  célèbre  par  sa  beauté  et  son  es- 
prit, est  de  Ballingatray,  dans  le  comté  de  Wa- 
terford,  en  Irlande. 

Le  Directeur,  BERTHET. 
Imp, U'Ed . Proux et C% rue Neuvedes-BoDs-  Enfans, 3 


Dcujcième  Série. 

30  JUIN  1339. 


lITTERATCnE,  SCIENCES,  BEAUX  ARTS  ,  IN- 
DOSTRIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUIS- 
SES DE  MOEURS,  MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 


ON  s'abonne  A  PARIS.  AU  BUREAU  DU  JOUR- 
NAL, rue  (lu  IIELDER.  li  bis.  et  chez 
tous  les  Libraires  et  lUrecleurs  des  postes. 


Pour  toute  l'Allem.ipne,  ch.'Z  M.  Aleiandre, 
Directeur  des  salops  lit'.éraires,  à  Stras- 
bourg. 


Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes , 
au  Cercle  des  étrangers,  n.225.  Picadilly. 

Les  aboDoemens  ne  datent  que  des  5  et  20  de 
chaque  mois. 


IDou^ième  ^nnce. 

IS'o  36. 
Journaux,  BEVUES,  ournAGES  inédits 

PUBLICATIONS  NOUVELLES,  BIOGRAPHIES, 
TRIBUNAUX  ,  TUÉATRES  ET  MODES. 


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Paris. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait, 
L'esprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


On  ne  lire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 
s'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en 
font  la  demande  par  lettres  affranchies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  an  n°  du  5 
et  une  lithographie  au  ii°  du  20  de  chaque 
mois, 

Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 


LE  VOLEUR, 

(Bû}ûk  hc5  ]iovix\mnx  français  ci  étrangers. 


Noiis  publions  dans  ce  numéro  la  liste  des  au- 
teurs qui  ont  cnriclii  notre  journal  durant  le  der- 
nier semestre.  C'est  là,  Dieu  merci  !  une  liste  dont 
nous  pouvons  éire  flers  à  bon  droit  et  que  nous 
oITrons  avec  orgueil  à  nos  amis  et  à  nos  ennemis. 
Tous  les  noms  aimés  du  pulilic  s'y  retrouvent; 
nous  n'en  avons  pas  laissé  échapper  un  seul,  l'oè- 
tes,  romanciers,  philosophes,  touristes  ,  nous  les 
avons  tous  arrêtés  au  passage,  leur  prenant,  bon 
gré  mal  gré,  le  meilleur  de  leur  bagage,  au  poète 
la  fleur  de  ses  vers,  au  romancier  ses  plus  belles 
pages,  au  philosophe  ses  plus  nobles  enseigne- 
mens,  au  voyageur  sesplusriches  et  sesplus  récens 
souvenirs.  Nous  pouvons  dire  que  nous  avons 
l'ait  noire  métier  en  bons  voleurs  que  nous  som- 
mes, et  qu'il  est  impossible  de  mieux  dévaliser  son 
monde.  Mais  nous  ne  prenons  que  pour  rendre, 
et  nous  enrichissons  ceux-là  même  que  nous  dé- 
pouillons. C'est  par  nous  qu'ils  vivent  d'une  double 
existence,  c'eslnousqui  leur  frayons  de  nouvelles 
voies  de  publicité,  c'est  nous  qui  multiplions,  en 
le  semant,  le  grain  de  leur  inleUigence.  Mais,  pour 
en  revenir  à  la  liste  que  nous  publions  aujour- 
d'hui, nous  denKindons  s'il  est  un  journal,  s'il  est 
une  revue  qui  puisse  compter  à  sa  table  de  matiè- 
res tant  de  noms  justement  célèbres?        J.  S. 

SOMMAIRE. 

M.  ViENNET,  PEINT  PAR  IIII-MÈME,  par  M.  A''lENNET 

(le  rAcadi'mie  fiamais'.  —  La  co.wÈnii:  iiu.haim-; 
(Mark),  par  Ausone  de  Ciiancel  —  Le  sonnet, 
par  MarikAvcart.  —  Le  singe,  par  Léo.v  Vidal. 

—  L'a.vii  du  pauvre. — Kxpo  niox  des  produits 
DE  i.'iMiusTRiE  (()'"•  arliclc) — par  JULES  JANÉrv 

—  Mi'laiif!('s.  faiis  curieux  :  ,".c  tii'n  delà  rose  à 
Brème  ;  Affreux  massacre,  etc.  —  Revue  des  iri- 
bunaux.  —  Revue  diaiiiali(|ue  :  Acaué.hie  royale 
de  .Musique:  La  Tarentule;  TuéaireErançais: 
Le  Directeur  cl  les  Sociétaires,  liébuls,  eic.  — 
Revue  des  modes.  —  Revue  de  cinq  jours. 


M.VlElET,peln(parlui-mèiiio. 


Je  soussigné  Jean  I'ons-(îuillaumc  Viennel, 
déclare  à  mes  amis  et  ennemis  que  jo  vais  par- 
ler <le  iiioi-inéiiie.  Je  m'y  suis  engagé  d'abord 
en  plai.'-aiilaiil;  on  m'en  a  fait  un  point  d'hon- 
neur. Mon  père,  Jacques-Joseph,  cumballait  à 


Uo'bach  avec  trois  autres  officiers  de  sa  famille, 
et  à  la  paix  de  1763  il  était  licencié,  sans  pen- 
sion et  sans  forlune.  Deax  mariitges  le  fixè- 
rcDl  à  Béziers;  et  à  la  révo'ulion  de  1789  il  se 
trouva  porté  succss  vemenl,  sans  efforls  comme 
sans  iiilr'gue,  au  conseil  municipal  de  sa  ville 
adoptive,  à  l'assemblée  législative,  à  la  conven- 
tion et  au  conseil  des  a.'icieos.  Deux  (rails  de 
sa  vie  politique  suffiront  à  son  éloge.  Dans  le 
procès  de  Louis  XVI,  il  s'efforça  de  prouver 
que  la  cooveiilion  n'avait  pas  le  droit  de  le  ju- 
ger ;  et,  jugé  malgré  lui  ,  il  vola  la  réclusion 
jusqu'à  la  (laix.  Chargé  par  la  convention  de 
recevoir  soixante  mille  chevaux  destinés  à  la 
remoule  des  quatorze  armées,  il  refusa  (renie 
mille  louis  du  fournisseur  et  rebuta  le  tiers  de 
la  remonte.  C'est  par  ces  traits  et  par  vingt  ai.- 
Ues  que  mon  père  mérita  de  ses  commeUaiis  le 
surnom  de  vieux  Romain.  Reniré  dans  ses 
foyers  (rois  mois  avant  le  18  brumaire,  il  y 
prolongea  son  honorable  carrière  jusqu'à  l'âge 
de  quatre-vingt-douze  ans  sans  avoir  peut-être 
connu  un  seul  ennemi. 

Je  suis  l'aîné  des  enfans  de  son  second  ma- 
riage. Un  abbé,  frère  de  ma  mère,  m'ayani  fait 
bégayer  du  lalio  dès  l'âge  de  trois  ans,  à  qua- 
torze j'avais  aclicvé  ma  philosophie.  J'étais  des- 
tiné par  ma  famille  à  recueillir  l'héritage  du 
frère  de  mon  père,  qui  a  occupé  pendant  Ireute 
ans  la  cure  de  S.iint-Méry. 

La  Révolution  en  décida  anireincnt  ,  et,  nu 
lieu  d'une  suulanc,  je  revêtis  un  uniforme, 
lintré  fort  jeune  comme  lieutenant  en  second 
dans  l'artillerie  de  marine  ,  je  fus  pris  sur  le 
vai.sseau  \'IIcrcute  après  un  combat  de  nuit  des 
plus  saiiKlaiis,  et  jo  restai  quelque  temps  dans 
les  Ipoiiliins  de  Plymoulli.  KientOI  après  mon 
échange,  on  me  demanda  sur  le  Coiisulal  un 
vole  dont  on  pouvait  se  passer.  Je  dis  non  ;  je 
volai  plus  lard  contre  l'Empire,  et  le  niiiii^tic 
Peciè-:  me  jura  une  liaiiic  à  mor(. 

Je  ii'avaiir.ii  plus  qu'à  l'anciciinelé  ,  et  mon- 
seigneur eut  encore  la  dureté  de  laisser  vaquer 


pendant  dix-huit  mois  une  place  de  capitaine 
qui  me  revenait  de  droit.  C'est  avec  ce  grade 
que  je  fis,  en  1815,  la  campagne  de  Saxe.  J'y 
reçus  la  croix  de  la  Légion-d'Houneur  après 
les  batailles  de  Laizen  cl  de  Baulzen.  J  assistai 
à  celles  de  Dresde  et  de  l.eipsick ,  où  je  fus 
pris  an  moment  où  le  pont  venait  de  sauter. 

Rentré  en  France  après  la  restauration  ,  cl 
déterminé  à  ne  plus  quitter  la  capitale,  où  m'at- 
lacbait  ma  vocation  littéraire,  je  dus  aux  bontés 
de  M.  de  Montél^-gier,  aide-de-camp  du  duc 
de  Berry,  la  faveur  d'y  conti-tuer  mes  servi- 
ces. Ce  général  me  prit  lui-même  pour  aide- 
de-camp,  et  je  n'eus  qu'à  me  louer  de  la  bien- 
Vf  illance  d'an  prince  qu'on  a  cruellement  ca- 
lomnié. Le  £0  mars  ruina  l'avenir  qui  s'offiail 
à  moi.  Je  n'en  restai  pas  moins  fidèle  à  ma  pa- 
irie, et,  au  retour  de  Gand,  le  prince  et  le  gé- 
néral me  punirent  par  leur  indifférence  dâ 
quinze  jours  de  service  que  j'avais  fait  à  Paris 
pendant  leur  émigration.  Le  maréchal  Gouvion 
Saint-Cyrme  releva|de  celle  déchéance  en  ra'ad- 
inettant  dans  le  corps  royal  d'état-m.ijor. 

.Nommé  chef  d'escadron  à  l'ancienneté  en 
18^3,  je  fus  rayé  des  contrôles  par  JI.  de  Cler- 
mont-Tonnerre  en  puniliou  de  mon  Epiire  aux 
clii/J'onuicrs.  La  révolution  de  juillet  me  rendit 
mes  épauleltes;  el,  quaire  ans  après,  j'acceptai 
le  grade  de  lieutenant-colonel  .  quand  douze 
de  mes  caJels  m'avaient  déjà  devancé.  Je  suis 
enfin  en  retraite  avec  une  pension  da  2,400  fr. 

Ma  vie  litléraire  a  commencé  avant  celle  que 
je  viens  de  raconter.  Je  rimaillais  dès  l'âge  de 
sept  ans  ,  et  Dieu  me  pardonne  les  premiers 
vers  que  j'ai  livrés  au  public! 

La  première  pièce  qui  me  fit  honneur  fui 
mon  Efitrc  à  l'empcrtur  sur  ta  gr'nralogie. 

Mon  premier  succès  académique  fut  un  pris 
desjc.ix  floraux  accordé  en  1810  à  mon  i'/ittrc 
li  Raijnouaril. 

J'en  ai  rimé  qnaraiilc  .  dont  trente-deux  ont 
été  rassemblées  en  recueil,  it  fort  grauJement 
louées  par  les  journaux  avant  1830. 


—  562  — 


I.iis  de  v^'golcr    comme   poète  de  province 
j'ai-pirais  s.tiis  cesse  au  séjour  de  la  capitale,  e 
ce  fut  en  1814,  comme  je  l'ai  dit  ,  que  je  fu- 
jcl6  sur  le  pavé  de  Paris  par  un  coccou  de  1; 
rou'e  d'Alfemague  ,  avec  une  demi-s-olde  «n 
perspective,  deux  tragédies  el  l'espérance  din  8 
mon  bagage  ;   an  demeurant  sans  patron,  sai  s 
prùiieuis,  sans  amis,   el  ne  saciiaut  pas  mon  e 
qu'il  fallût  en  avtir  pour  arriver  à  la  renon  - 
inée.  Mais  en   Iravcrsaut  la  capitale  en    1813 
pour   me  rendre  en  Saxe,  j'avais  fait  recevoir 
ma  tragédie   de  Clovis,   qui  fut  successivemeni 
accompagnée  d'Alexandre,  û'Acliille,  de  Sigis- 
mond  de  Bourgogne ,  à'ÂrbognsIe  it  \ics  Pc  ru 
viens.   La    premièru  cl    la   qu.ilrième   ont   été 
jouées,  les  aulres  attendent  paticuinierit  dans- 
Icscaitonsde  la  Comédie,   et  d'autres  encore 
sont  toutes  prêtes  à  les  suivre. 

Ce  fut  à  l'Alliénée  de  Paris  que  jo  recueillis 
les  premiers  applaudi>semens  parisiens  qui 
aient  retenti  à  mon  oreille.  .T'y  lus  mon  poème 
de  Parga.  Editions  répéiéts  ,  traductions,  élo- 
ges, popularité,  il  me  valut  tout,  hors  de  l'argent. 
lUais  les  Grecs  avaient  payé  mon  poème  en 
lonaiiges,  eu  eslime  et  en  confidences.  Ils  ra'a- 
vaiint  rois  dans  le  secret  de  Unr  insurrection. 
Li's  ambassadeurs  parganiotcs,  à  leur  passage 
à  Puis,  étaient  venus  vi>iler  ma  modeste  de- 
muro;  les  poètes  d'Aihènes  traduiraient  mes 
Vi>rs  dans  la  langue  d'IIomùre,  el  m'adressaient 
de  fort  belles  épUreî. 

Un  st  coud  poème,  intitulé  le  Sicge  de  Damas, 
puivit  do  près  celui  de  Pargci.  Il  n'était  pas  bon, 
ma  coiHciencc  m'oblige  de  le  déclarer.  Sédim, 
ou  lu  Traite  des  Nègres,  parut  à  la  suite,  et  je 
dirai  avec  la  même  franchise  qu'il  y  avait  de 
l'intérêt  et  de  la  poésie.  Vint  enfin  mon  grand 
poème  de  la  Philippide.  Les  critiques  fureit 
ac^'!i..'s,  injustes,  nialveillans  ;  les  éloges 
r:  r  s  et  timides  :  j'avaij  déjà  blessé  les  sus- 
ceptibilités romantiques.  La  jeune  France  se 
veigi'ade  mes  satires  sur  l'œuvre  la  plus  im- 
poriante  de  ma  vie,  et,  deux  mois  après  ,  la 
fail  ilc  de  l'éditeur  lui  donna  le  coup  de  grâce. 
Mais  ce  poème  revivra,  quoi  qu'où  dise  ;  il  n'est 
pas  vrai  qu'on  l'ait  tué  el  qu'il  ait  mérité  de 
lêlre. 

Un  volume  de  prose  et  de  vers,  intitulé: 
Promenade  philosophique  au  cimetière  du  Pèrc- 
Lachaisc,  fut  mieux  accueilli  des  journalistes  et 
du  public.  La  première  édition  disparut  en 
quinze  jours.  Il  y  a  dix  ans  que  je  fais  atten- 
dre la  seconde.  Le  premier  volume  de  mon  His 
loire  des  guerres  de  ta  révolution  dans  le  Nord  a 
été  r  gaiement  épuisé;  le  second  volume  est 
rc-té  (laas  mon  portefeuille. 

On  connaît  mes  deux  romans  de  la  Tour  de 
H'ohdhcri  et  du  Château  Saint-Ange.  Joignez-y 
mo.i  opéra  d'Aspasic  elraa.récente  comédie  des 
Sevmens ,  cl  vous  aurez  mon  bagage  littéraire. 

Tout  cela  ferait  dix  gros  volumes  in-octavo. 
En  y  ajoutant  les  tragédies,  comédies,  épUres, 
fables,  enfin  tout  ce  qui  re-te  caché  dans  mon 
poriefeuille ,  j'irais  jusqu'au  quatorzième.  Il  en 
sera  ce  qu'il  plaira  à  Dieu,  aux  comédiens  el 
aux  libraires.  Je  n'ai  d'activité  que  pour  pro- 
duire, mais  non  pour  produire  mes  ouvrages 
dans  le  monde.  Je  ne  veux  point  oublier  que 
J'ai  6ié  aussi  journaliste.  Qu'aurais-je  fait  à  Paris 
avec  une  demi-solde  fort  médiocre?  J'avais  à 
choisir  entre  le  vaudeville  et  le  feuilleton.  Je 


'    pris    le  feuilleton  ,  cl  je  débutai  en  1815  dans 
'Aristarque. 

A  pi  es  sa  mort  subite,  je  passai  au  Journal  de 
f'aris,  et  j'y  demeurai  jusqu'au  jour  où  de  ma- 
ailroits  propriétaires  le  vendirent  au  ministère 
Di'cazes. 
Je  suivis  les  abonnés  el  m'enrôlai  parmi  les 
édacteurs  du  Constitutionnel.  Depuis  1830, 
je  ne  le  suis  que  pour  mt'raoire. 

C  est  au  Journal  de  Paris  que  je  me  liai  avec 
l'excellent  comte  de Ségur,  qui,  au  ht  de  mort, 
me  légua  son  fauteuil  à  l'Académie ,  et  qui 
me  pria  de  lui  succéder.  J'appris,  deux  jours 
après,  que  Donjamiu  Constant  se  présentait.  Je 
'ui  fis  part  de  mon  cDgagement  solennel.  Sa  ré- 
ponse, je  le  jure  par  la  mémoire  de  mon  père, 
sa  réponse  fut  brutale  et  injurieuse.  Je  le  re- 
gardai, il  était  mourant,  el  je  m'éloignai  sans 
rien  dire.  Je  m'abstins  même  de  visiter  le  reste 
des  académiciens;  je  n'en  avais  vu  que  Irois. 

Les  dix-sepi  qui  m'élurent  n'avaient  reçu  de 
moi  que  de  simples  cartes.  Aucun  patronage 
ne  servit  mon  élection.  J'en  fus  heureux;  j'a- 
vais tenu  parole  à  M.  de  Ségur  ;  j'avais  mission 
de  lo  loupr,  de  lui  payer  la  dette  de  non  cœur, 
le  prix  d'une  amitié  de  douze  années.  J'en  fus 
aussi  heureux  pour  ma  ville  natale,  en  songeant 
que  j'étais  le  quatrième  académicien  donné  par 
elle  à  ce  corps  illustre.  Esprit,  Péliston  et  Mai- 
ran  étaient  d'S  enfans  de  Béziers.  Passons  à  ma 
vie  politique.  J'ai  dit  mes  votes  contre  le  con- 
sulat à  vie  el  l'empire.  Je  votai  une  troisième 
fois  contre  l'acte  additionnel,  el  chacun  de 
mes  votes  était  appuyé  par  une  brochure,  quel- 
quefois saisie  par  le  pouvoir,  mais  toujours 
louée  par  l'opposiiion. 

J'attachai  dès-!ors  une  éplire  ou  une  satire  à 
chaque  circonstance  politique  de  la  Pveslaura- 
lion  ,  à  l'ordonnance  du  5  septembre  ,  à  la  re- 
composition de  l'armée,  à  l'insurrection  des 
Hellènes,  à  l'apparition  des  capucins,  à  l'inso- 
lence desjésuites  ,  enfin  à  celle  loi  d'amour  qui 
me  valut  une  honorable  destitution.  Ma  popu- 
larité s'en  accrut  à  tel  point,  que ,  aux  élec- 
tions de  1827 ,  la  ville  de  Béziers  me  nomma 
son  député.  J'allai  siéger  au  centre  gauche,  qui 
avait  alors  une  signification  positive.  Mais  avec 
AI.  de  Polignac  il  n'y  avait  pas  de  transaction 
possible. 

Je  saluai  mon  avènement  par  une  philip- 
pique. 

Mon  épltre  à  Charles  X  devança  de  quelques 
jours  l'adresse  des  221  ,  et  ce  n'était  p. us  pour 
moi  un  grand  effort  de  courage  que  de  voter  ce 
refus  de  concours.  J'ignore  s'il  y  avait  alors  des 
conspirations;  on  m'a  estimé  assez  pour  ue 
point  m'en  parler. 

A  l'apparitiou  des  ordonnances  de  juillet 
j'étais  à  onze  lieues  de  Paris  dans  les  terres, 
et  mes  premières  inquiétudes  me  vinrent  du 
manque  de  journaux.  Les  premières  nouvelles 
de  la  révolution  m'arrivèreut  le  139  au  soir  ;  le 
30  à  midi  j'étais  à  l'Hôlel-de- Ville  ,  où  j'olTris 
mes  servies  à  la  commission  municipale.  J'y 
revins  le  lendemain  avec  la  chambre;  j'y  lus  au 
peuple  la  proclamation  du  duc  d'Orléans  comme 
lieutenant-général  du  royaume,  el  je  ne  vis 
pas  d'autre  programme  que  celui  dont  la  lec- 
ture m'avait  été  confiée. 
La  liberté  n'étant  plus  en  péril,  j'allai  au  se- 


cours de  la  monarchie;  et  lorsque  ,  après  la 
mort  de  Perler,  je  vis  l'émeute  dans  les  rues, 
la  discorde  dans  la  chambre,  l'esprit  d'insur- 
rectiou  dans  la  presse,  la  faibles-e  et  l'inertie 
dans  le  ministère,  la  mollesse  dans  les  tribu- 
naux, la  licence  et  la  démoralisation  partout, 
la  répression  nulle  part,  j'en  frémis  pour  la 
monarchie  et  pour  la  France.  Je  profitai  de  la 
discussion  des  fonds  secrets  pour  lancer  on 
manifeste  contre  les  passions  révolutionnaires. 
Je  prononçai  ces  mots  :  «  La  légalité  actuelle 
nous  lue.  »  Les  passions  me  répondirent  par  un 
torrent  d'injures. 

La  Tribune  se  signala  dans  cette  guerre  de 
plume- par  une  atroce  calomnie.  Je  montrai 
l'article  à  un  de  mes  collègues,  qui  me  fit  voir 
plus  haut  les  trois  ligues  où  la  chambre  elle- 
même  était  traitée  de  pros<i<ucff,  et  je  déférai 
le  j'iurnaliste  à  la  barre. 

Les  ministres,  qu'on  accusait  dr;  m'avoir 
poussé,  Iremblaieut  de  mon  audacs;  ils  me 
blâmèrent  dans  le  couseil,  m'accusèrent  d'in- 
conséquence et  de  folie.  Uu  seul  y  prit  ma  dé- 
fense. Mais  le  lendemain  <le  la  vicloire,  ces  mê- 
mes ministres  vinient  tous  l'un  après  l'autre 
me  féliciter.  Ils  allèrent  même  jusqu'à  m'appiler 
leur  sauveur.  Je  me  Irompe  ,  il  n'en  vint  que 
sepl.  Le  huitième  avait  fait  son  devoir  lavtiile. 
C'était  M.  Guizol. 

Je  ne  fus  plus  ,  dès  ce  moment ,  qu'un  en- 
nemi public.  Par  tous  les  cratères  de  l'enfer 
poliiique  débordèrent  sur  moi  les  sarcasmes, 
les  outrages,  les  calomnies,  les  caricatures  el  les 
satires.  Le  ridicule  fut  versé  à  pleines  mains 
sur  mon  nom  ,  sur  ma  mise.  Traqué  dans  les 
provinces  par  les  charivaris,  poursuivi  dans  la 
canitale  par  l'inlex  et  le  regard  des  dandys  el 
(Il's  loustics  de  toutes  les  classes,  j'aurais  fail  ma 
fortune  en  trois  mois  si  je  m'étais  montré  der- 
lière  un  rideau  à  côlô  de  la  femme  géante,  les 
paillasses  ne  m'auraient  point  manqué.  Il  y 
aurait  eu  concurrence  dans  le  monde  politique, 
el  j'aurais  choisi  de  préférence  cet  impudent 
ministre  à  qui  un  de  mes  amis  demandait  un 
jour  pourquoi  je  n'avais  pas  été  appelé  à  la 
pairie,  el  qui  avait  répondu  qae,  pour  être  pair, 
il  fallait  n'être  pas  ridicule. 

Son  nom  ne  m'a  pas  été  livré;  mais  il  était 
gai  de  me  voir  rejeter  à  la  tête  ce  ridicule, 
unique  prix  démon  dévoûment,  par  le  ministre 
d'une  monarchie  au  service  de  laquelle  je  l'a- 
vais acquis.  Je  n'en  suis  pas  mort.  Mais  le 
hasard  me  soumit  uu  jour  à  une  rude  épreuve. 

J'étais  juré  dans  le  procès  des  27,  qu'on  a 
aussi  appelé  la  conspiration  Raspail.  Les  avo- 
cats avaient  épuisé  leurs  récusaiions.  Il  ne 
fallait  qu'un  nom  pour  compléter  le  jury  :  le 
mien  sortit  et  les  défenseurs  en  pâlirent.  Ce  fut 
une  première  iusulie.  D'autres  ne  me  furent 
point  é|iarguées;  deux  prévenus  s'amusèrent  à 
crayonner  ma  caricature,  un  autre  rimait  dt s 
épigrammesque  publiaient  les  journaux  du  len- 
demain. Le  témoin  IV/arrast  afifecta  de  répéter 
mon  mot  sur  la  légaliié  el  de  l'attribuer  au 
gouvernement  dont  je  n'aurais  été  que  l'écho. 
Je  me  dis  que  je  tenais  la  vie  de  ces  hommes 
dans  mes  mains  et  je  fus  inipasible. 

Le  complot  ne  me  fut  pas  démontré,  et  je 
prononçai  l'acquittement  de  ceux  qui  m'auraient 
peut-être  condamné  sans  m'entendre.  Le  rai- 


—  563  — 


uislore  aie  bouJa;  mais  ji'lais  trop  coulent  de 
moi  pour  ra'occuper  de  ce  qu'eu  pensaient  les 
antres.  J'avais  d'ailleurs  ma  panacéeuniverselle, 
l'isolement  de  mon  cabinet,  loules  les  fois  que 
les  sotlicileurs  me  permettaient  d'en  jouir. 
C'est  là,  sous  le  fen  d'une  presse  qui  voulait  me 
uoyer  dans  le  fiel,  que  je  composai  sept  nou- 
velles pièces  de  lliéàlre,  des  épilres,  des  fables, 
et  tout  cela  sans  l'espérance  d'un  succès,  d'une 
publication  possible,  en  présence  d'une  rf^pro- 
balion  anticipée,  d'un  dénigrement  opiniâtre. 
Je  me  suis  trompé  cependant ,  ma  comédie  des 
Sermcns  était  au  nombre  de  ces  compositions, 
et  le  public  et  les  journaux  m'ont  prouvé  qu'il 
y  avait  encore  pour  moi  de  l'indulgence. 

Ceux  qui  avaient  lenlé  de  m'aballre  m'ont 
relevé  eux-mêmes,  et  je  les  en  remercie;  et 
j'en  reviens  à  ma  vie  politique.  J'ai  fait  parlie 
des  commissions  les  plus  imporlaiiles  de  la 
chambre,  celles  de  la  pairie,  des  lois  do  septem- 
bre ;  j'en  ai  pré-idé  vinat  antres.  Vingt  bu- 
reaux m'ont  f.iil  le  même  honneur.  On  me  per- 
mettra de  le  rappeler,  mais  on  a  eu  tort  de 
dire  que  j'avais  constamment  vnlé  avec  tous  les 
minisières.  Personne  n'a  plus  aimé,  plus  estimé 
Casimir  Pcrier  que  moi  ;  je  lui  ai  donné  quel- 
ques boules  noires.  Aucune  prière  ne  put  me 
déterminer  plus  tard  à  voter  la  loi  de  di.-^jouc- 
tion.  Ceux  qui  me  priaient  ne  méconnaissaient 
pas  mieux  que  ceux  qui  m'ont  si  long-temps 
accusé  de  courlisannerie. 

Il  y  a  en  moi  un  amour  d'Olhello  pour  le 
juste  et  le  vrai.  Ce  que  je  crois  tel  s'empare  si 
forlemeiil  dis  facultés  de  mon  âme,  qu'il  m'est 
impossible  de  la  démentir,  de  le  dissimuler  ou 
de  le  taire  ;  c'est  dire  que  je  u'apparlius  jamais 
à  aucune  coterie,  et  voilà  pourquoi  je  n'ai  été 
ni  adi  p  é  ni  souieuu  par  personne;  mais,  en 
revanciië  ,  on  dit  que  tout  le  monde  m'aime. 
C'est  possible,  on  m'a  tant  cliàlié.  N'importe,  je 
désespère  de  ma  gucri.-on  ,  je  ne  saurai  jamais 
retenir  une  vérité  dans  la  maiu;  tant  pis  pour 
le  monde  si  la  vérité  ett  si  souvent  ofiTen- 
sanle  ! 

Au  milieu  de  la  curée  qui  suivit  la  révolu- 
tion, Casimir  Périer  eut  la  bonté  de  s'apercevoir 
que  je  restais  les  bras  croisés;  il  m'offrit  la  pré- 
fecture de  police,  celle  de  Grenoble  ,  enfin  une 
place  de  maître  des  com[ites.  Je  refusai;  et  j'ai 
vu  imprimer  en  toutes  lettres  qu'on  ne  m'avait 
rien  donué  parce  que  j'étais  incapable.  Com- 
ment faire  pour  cnnlfnler  la  reine  du  monde  ! 
Six  ans  plus  lard  ,  quand  j'avais  acquis  plus  de 
droits  à  la  re<  oiinnissance  du  gouvernement , 
deux  BUtrrs  ministres,  à  qui  je  ne  demandais 
rien  ,  me  jiroposùrent....  une  bibliothèque.  Ces 
messieurs  étaient  la  petite  monnaie  de  Périer; 
leur  offre  était  à  l'aveuaul. 

Quand  il  fut  question  de  me  mettre  en  re- 
traite ,  le  conseil  des  ministres  s'occupa  ,  pen- 
dant deux  séances  ,  du  préjuilice  que  j'allais 
éprouver  par  la  diff'-rence  de  la  demi-solde  à  la 
pension  de  liculenaiit-colonel.  Or  il  s'agissait 
d'une  perle  do  IC  fratics  par  mois, et  huit  lioni- 
iius  dune  Videur  budgétaire  de  SOOUOfiancs 
traitèrent  cette  afTiire  sans  rire.  Je  n'en  fis  pas 
autant  quMid  le  ministre  des  finances  daigna 
me  consulter  moi-même. 

O  monarchie  !  sauvegarde  des  libertés  et 


du   repos  de  ma  patrie ,  que  de  choses  tu  m'as 
fait  pardonner! 

ViENNET, 

De  r Académie  française. 
[Cunslilulionncl.) 


H  COMÉDIE  IfUIAI^Ë, 


MA^Z. 


(Sous  le  titre  un  peu  prétentieux  de  la  Comédie 
Humaine,  il  vient  de  paraître  tout  réceramenl 
dans  la  lieitie  du  XIX"  siècle  un  petit  poème 
qui,  pour  arriver  après  Mardoclie  et  Xamouna, 
de  M.  Alfred  l'.c  Musset,  n'en  est  pas  moins  une 
œuvre  remarquable  à  plus  d'un  titre.  D'ailleurs, 
rien  n'est  nouveau  sous  le  ciel  ;  avant  Mardoche 
et  Namouna  nous  avions  Don  Juan  et  Beppo; 
avant  Beppo  et  Don  J«a/i,  nous  avions  sans  doute 
autre  chose.  Tout  e^t  dit,  tout  existe,  mais  le  la- 
lent  s'approprie  tout  et  rajeunit  tout.  C'est  ce  qu'a 
fait  M.  Ausone  de  Chancel  dans  la  Comédie  Hu- 
maine. Il  a  trouvé  le  moyen  d'être  original  après 
ses  illustres  devanciers.  Nous  aurions  voulu  pou- 
voir reproduire  en  entier  ce  poème  où  l'esprit,  la 
fantaisie  et  le  lyrisme  alternent  avec  un  rar^'  bon- 
heur; mais  la  crainte  d'oiniroucher  de  justes  sus- 
ceptibilités nous  a  conseillé  d'en  élaguer  les  ra- 
meaux par  trop  laturians.  Nous  croyons  d'ailleurs 
M.  Ausone  de  Chancel  destiné  à  un  bel  avenir  de 
poète,  et  nous  faisons  des  vœux  pour  que  cet  ave- 
nir soit  prochain.) 

Mon  héros  n'était  pas  ce  Bouzingot  farouche, 
Le  chapeau  sur  l'oreille  et  le  houx  à  la  main, 
Barbe  haute-futaie  et  la  pipe  à  la  bouche  ; 
Bravo  d'estaminet  qui  tranche  du  Romain, 
Pose  en  héros  le  jour,  et  la  nuit  ne  se  couche 
Qu'à  côté  d'un  poignard,  vierge  de  sang  humain. 

Ce  n'était  pas  non  plus  l'élégant  jeune  France, 
A  la  barbe  en  ogive,  à  l'œil  pur  et  mourant; 
Lamartine  avorté  qui  rime  sa  souffrance, 
Se  rase  les  cheveux  pour  avoir  le  front  grand, 
Lève  les  yeux  au  ciel  en  disant  :  Espérance  ! 
Et  sable  du  Champagne  en  disant  :  Délirant! 

Ce  n'était  pas  non  plus  le  singe  moyen-âge 
Buvant  dans  un  hanap  son  vin  à  dou/.c  sous, 
De  quelques  vive  dieu  !  saupoudrant  son  langage, 
En  style  de  Marot  faisant  ses  biUeLs  doux, 
Voilant  le  pauvre  nom  de  son  pauvre  lignage 
D'un  pseudonyme  en  xis,  bardé  de  Deublious. 

Ce  n'était  pas  non  plus  un  savant;  au  contraire! 
Il  avait  de  l'esprit  et  n'él.iit  pas  pédant. 
Avis  rara  terris,  —  oiseau  rare  sur  terre  I 
Mffro  simillima  r>'g-«t>,  —  vrai  merle  blanc. 
Juvénal  dit  cela  d'une  femme  sincère. 
Ce  qui,  pour  être  vrai,   n'en  est  pas  plus  galant. 

Mark,-ils'appelait  Mark, "depuis  vingt-cinqannécs 
Que  Dieu  l'avait  jeté  sur  l'océan  humain, 
Laissait  à  tous  les  vents  flotter  ses  destinées. 
Sans  plus  s'imiuiéter  du  port  que  du  chemin; 
Laissait  ses  mauvais  jours  et  ses  belles  journées 
S'en  aller  comme  l'eau  qui  coule  de  la  main. 


Ce  n'était  pourtant  pas  inerte  in  ouciance  : 
Personne  mo'ns  que  lui  n'était  insoucieai. 
Il  avait  le  secret  de  plus  d'une  science  ; 
Il  avait  beaucoup  vu ,  lu  beaucoup,  et  ses  yeux 
Jetaient  ce  feu  sacré  qui  fait,  subliaie  essence. 
Les  poètes  sur  terre,  et  dans  le  cie'.  les  dieuv. 

Ce  n'est  pas  là  le  beau  côté  de  son  histoire. 
Au  diable  soient  aussi  tous  les  songes  liévrcax  ! 
Un  poète  est  un  homme,  et  jeconimenceà  croire 
Que  pour  savoir  un  peu  combien  fonldeox  ctdeux 
Et  pour  battre  monnaie  au  poinçon  delà  gloire, 
Onn'estpasmoins  poète,  et  l'on  est  p' us  heureux. 

A  pende  nos  pareils  la  fortune  est  accorte. 
Si  nombreux  sont  les  gueuxquiluitontl'ntla  main. 
Quelle  doit  par  pudeur  en  laisser  à  la  p  jrte! 
Et,  soit  dit  sans  blesser  le  quartdu  g<;nre  humain. 
Chez  elle  elle  reçoit  des  gens  de  te'le  sort''. 
Que  c'est  presqu'à  rougir  d'être  sur  son  chemin. 

S'il  effeuillait  ainsi  chaque  jour  de  sa  vie, 
Comme  si  le  bouquet  n'en  eût  pas  dû  finir. 
S'il  eût  joué  son  âme  et  ri  de  la  partie, 
S'il  ne  voulait  prévoir  ni  se  ressouvenir. 
C'est  que  ion  ciel  roulait  une  voit  d'ironie. 
Des  échos  du  présent  à  ceux  de  l'avenir. 

Esprit  hermaphrodite,  adultère  mélangî 
De  vice  et  de  vertus,  de  raison  et  de  torts. 
Celui  qui  l'avait  fait,  dans  un  caprice  étrange, 
Semblait  avoir  donné  deux  hôtes  à  ce  corps: 
Un  démon  pour  la  tète  et  pour  le  cœur  un  ange; 
L'un  faisait  les  péchés,  l'auire  avait  les  remords. 

Jamais  le  nom  de  Mark  n'avait  grossi  la  liste 
Des  faiseurs  de  complots;  il  fut  pourtant,  un  sot, 
Dansles  nœuds  d'une  émeute  étreint  àl'improviste, 
Etcommeon luicriaif. Quètes-vous,  bbncounoir. 
Carliste  ou  Philippiste  ?  il  répondit  :  riéniste. 
Le  mot  eut  du  succès  ;  —  en  devait-il  avoir? 

Parlait-on  politique,  il  restait  bouche  close, 

A  moins  qu'il  ne  baillât, —c'est  un  raisonnement 

Toutcommeun  autre;  au  fond  il  pensait  que  la  chose 

En  étant  à  ce  point  ne  peut  être  autreiuent, 

A  moinsqu'elle  ne  change.  El  pour  plus  d'une  causa 

Il  craignait,  disait-il,  de  perdre  au  changement. 

11  admirait  très-fort  monsieur  de  Lamartine  ; 
Mais  détestait  plus  fort  ces  poétraux  pleureurs. 
Bien  buvant,  bien  mangeant,  et  dont   le  front 

[s'incline 
Comme  un  lys  à  l'orage,  au  souffle  des  malheurs  ! 
Un  d'eux  lui  débitant  un  jour  une  tartine, 
Oùse  irouvaientces  vers  que  l'on  retrouve  ailleurs: 

«  Oh  !  j'aime  le  parfum  des  fleurs  de  la  montagne! 
»La  voi\  du  rossignol  !  ce  Duprcz  des  oiseaux! 
«J'aime  à  Kiisser  aller  mes  pieds  par  la  campagne! 
«A  rafraîchir  mon  front  en  un  feu  dans  les  niis- 

(*eaux!!!i 
Ma  foi  !  répondit  Mark,  moi  j'aime  le  chaaipagnc. 
J'adore  le  bourgogne  et  suis  fou  du  bordeaux. 

Mais  votre  rossignol,  cet  oiseau  des  poètes, 
H  est  maigre  comme  eux,  —  c'est  un  pau\  re  ragoût; 
El,  s'il  faut  l'avouer,  j'aime  mieux  les  fauvettes  : 
Leur  voix  est  aussi  douce,  et,  sur  la  fin  d  août. 
Je  vous  les  recommande  :  —  on  les  mange  en 

ibrocheilcs. 
Comme  les  ortolans  dont  elles  ont  le  goût. 


564 


Mark  n'avait  p;is  toujoursélé,  ma  belle  dame. 
Ce  que  vous  l'avoz  vu  tout  à  l'Iieuie,  un  vaurien, 
Un  fou,  qui  douterait  si  xous  avez  une  âme; 
Qui  fait  à  tout  liasard  le  mal  comme  le  bien, 
Et  laisse,  à  chaque  mot,  tomber  une  Opigramme, 
Ainsi  que  font  les  gens  qui  ne  croient  plus  à  rien. 

Long-temps  il  avait  cru  de  cette  foi  candide 
Qui,  fût-elle  un  mensonge,  est  encor  du  bonheur. 
Alors ([ue  dans  nos  jeu\,  conimeenunlaclimpide. 
Tout  le  monde  peut  voir  le  fond  de  notre  cœur, 
Alors  qu'un  ange,  ami  de  notre  àine,  la  guide 
En  lui  donnant  la  main,  comme  un  frère  à  sa  sœur. 

Oh  !  pourquoi  n'cst-on  pas  enfant  toute  sa  vie  ! 
C'est  un  matin  si  pur,  dont  si  loin  est  le  soir! 
La  bouche  d'un  enfant,  sous  les  baisers  ravie. 
En  a  tant  à  donner  et  tant  à  recevoir  ! 
La  salle  du  banquet,  oii  l'espoir  le  convie. 
Est  si  pleine  d'amis  et  si  splendide  à  voir  ! 

Agehcureux!  âge  heureuxoutoulnonsémerveille! 
Le  bleuet  qui  sourit  au  ciel  dans  les  sillons; 
La  rose  qui,  le  jour,  sert  découpe  à  l'abeille 
Et  de  ht  parfumé,  le  soir,  aux  papdlons  : 
ïrésorsque  le  printemps  verse  à  pleine  corbeille. 
Et  que  chaque  printemps  nous  rapporte  à  millions  ! 

Avant  que  tout  allât  de  problème  en  mystère. 
C'était  ainsi  du  moins  que  cela  se  passait  ; 
L'hiver,  en  bon  garçon,  quittait  sa  robe  austère, 
Dès  qu'en  chaperon  vert  avril  reparaissait  ; 
liais  tout  est  bien  (hangé  sur  cette  pauvre  terre  ! 
Aujourd'hui, vingt-cinq  mai  di.\-huit  cent  trente-sept. 

Comme  à  Noël  le  givre  émaillc  mes  croisées, 
La  glace  tient  encore  les  ruisseaux  en  prison; 
Nos  vallons  font  pitié  sous  leur  robe  empesée, 
Et  pitié  nos  coteaux  sous  leur  blanche  toison; 
A  peine  si  parfois  d'une  teinte  rosée 
L'n  lambeau  de  soleil  colore  l'horizon. 

Corbleu  !  le  mois  de  mai,  vous  nous  la  baillez  belle 
De  venir  ainsi  fait,  crotté  du  haut  en  bas. 
Comme  un  pauvre  forcé  de  gueuser  quoiqu'il  gèle, 
Et  qui  va  barbottaiil,  sans  souliers  et  sans  bas! 
Ma  foi  !  votre  soleil  ne  vaut  pas  ma  chandelle. 
Je  la  mouche  du  moins  lorsque  je  n'y  vois  pas. 

Comme  un  seigneur  aimé  qui  ramène  les  fêtes. 
Jadis,  quand  vous  veniez,  les  filles  sous  l'ormeau. 
Dansaient  enjuponrouge,et  des  Heurs  à  leurs  tètes. 
Point  d'accueil,  celte  année  I  on  vous  prend  au 

(hameau 
Pour  le  moisde  janvier;  je  ne  sais  si  vous  l'êtes. 
Mais  vous  vous  ressemblez  comme  deux   gouttes 

(d'eau. 

Avons-nous  donc  lassé  ta  clémence  infinie  ! 
Le  glas  de  l'univers  va-l-il  sonner,  mon  Dieu! 
Le  voilâ-t-ilcejour  de  terrible  agonie. 
Ce  jour  où  les  soleils,  désertant  leur  milieu, 
Briseront  les  ressorts  de  la  grande  harmonie! 
Et  Dieu  va-t-il  venir  siu-  sa  nuée  en  feu? 

Le  grand  juge  a  maudit  les  enfanset  les  femmes. 
Pécheurs,  il  n'est  plus  temps  de  joindre  vos  deux 

(mains. 
Vous  qui  traîniez  hier  la  robe  de  vos  âmes 
Auxégoutsde  la  borne,  aux  fanges  des  chemins! 
Et  vos  pleurs  impuissans  n'éteindront  point  les 

(flammes 
Où  pôlç-môlc  vooise  tordre  les  humains  1 


Grâce  îgiâce!  mon  Dieu!  ne  maudis  pas  le  monde, 
Ilcnds  leurs  cours  aux  ruisseaux,  aux  rossignols 

(leurs  voix; 
Au  soleil  qui  s'éteint  rends  sa  clarté  féconde. 
Aux  cieux  leur  bleu  manteau,   leur  manteau  vert 

(aux  bois  ; 
Donne  h  l'air  des  parfums,  un  cristal  purà  l'onde, 
A  l'abeille  des  Heurs,  —  à  nous  des  petis  pois. 


Vous  qui  lisez  ces  vers  en  rougissant,  madame. 
Et  qui  criez  bien  haut,  en  ra'approuvant  tout  bas. 
Le  mariage  en  lui  n'est  point  ce  que  je  blâme  ; 
11  a  son  bon  côté.  —  Qui  diable  ne  l'a  pas? 
Et  je  me  marierai  si  je  trouve  une  femme 
Qui  se  donne  pour  rien,  car  je  suis  pauvre, hélas! 

Pauvre  et  faire  des  vers  !  dira  la  gent  qui  glose  ; 
Faut  être  sot  ou  fou,  si  l'on  n'est  pas  les  deux  ! 
Pour  fou,  jenedispas;maissut,  c'est  autre  chose; 
Et  ces  fous-là  jadis  étaient  des  demi-dieux. 
Quand  on  est  sot,  on  est  sot  en  vers  comme  en 

(prose  ; 
C'est  par  le  temps  qui  court,  chose  qui  saute  aux 

(yeux. 

Pauvre,  et  faire  des  vers  !  —  Oui,  froids  rhéteurs 

(d'école. 
Et  je  sais  cepenlant  ce  qu'on  paie  un  discours. 
Je  sais  que  pour  pêcher  dans  les  flots  du  Pactole 
Un  des  poissons  dorés  qu'il  traîne  dans  son  cours. 
Les  vers  sont  un  appât  indigne  et  trop  frivole  ; 
Mais  qu'ils  mordent  très  bien  à  vos  mots  plats  et 

(lourds. 

Oui,  je  sais  tout  cela,  tout,  et  je  m'y  résigne. 
Péchez  donc  vos  poissons,  messieurs  ;  chacun  son 

(goût; 
Moi  je  ne  prétends  rien  à  cet  honneur  insigne. 
Et  le  proverbe  est  là,  qui  peut-être  m'absout  : 
Quand  un  pêcheur  a  pris  mi  poisson  à  la  ligne], 
Une  bête,  dit-on,  la  tient  par  chaque  bout. 
Pauvre,  et  faire  des  vers  !  —  C'est  que  je  crois 

(encore 
A  mes  illusions  de  mes  nuits  de  vingt  ans; 
Fleurs  que  la  poésie  en  mon  cœur  fit  éclore, 
El  qu'elle  refleurit  lorsque  l'aile  du  temps 
Les  flétrit  en  boutons  à  leur  première  aurore, 
Pauvres  fleurs!  que  d'hivers  pour  un  jour  de 

(printemps .' 


Comme  tous  les  jouets  d'une  grande  infortune, 
Etcomme  lou  sles  gueuxquisonltropgueuxchezeux 
Comme  tous  les  rêveurs,  aboyeurs  à  la  lune. 
Hurleurs,  racleurs,  rimeurs  et  cœtera,  tous  ceux 
Que  l'ambition  ronge  ou  la  faim  importune. 
Mark  s'en  vint  à  Paris,  la  ville  aux  songes  creux. 

Paris  fait  plus  de  mal,  lui  toutseul ,  h  la  France, 
Que  la  peste,  la  guerre  et  Vénus  n'en  ont  fait: 
Il  n'est  fils  de  maraud,  si  mince  en  apparence. 
Qui ,  pour  avoir  été  couronné  du  préfet 
De  son  département,  tout  boufli  d'arrogance. 
Ne  tombe  dans  Paris  essayer  son  effet. 

De  là  tous  ces  romans  quipleuvcnt  par  centaines; 
De  là  tout  ce  gâchis,  honte  des  ateliers; 
De  là  tous  ces  Gilherts  qui  roucoulent  leurs  peines. 
Ces  Chattertons  crottés  qu'on  trouve  par  milliers; 
Eh!  messieurs,  croyez-moi,  reprenez  vos  aleines, 
Arlisles,  mes  amis,  faites-nous  des  souliers. 


0  race  de  crétins!  race  abjecte  et  moisie  ! 
Bâtards  qui,  plaise  à  Dieu!  ne  serez  point  aïeux, 
Race  à  manger  du  foin,  tu  veux  de  l'ambroisie? 
ïuveux  boii'eàla  coupe  où  s'enivrent  les  dieux  ! 
Gemmas  anie  porcosl  —  l'ange  de  poésie. 
Le  front  voilé  de  l'aile,  en  pleure  dans  les  cieux. 

Ange  aux  yeux  bleus,  à  tresse  blonde, 
Ange  plus  beau  que  Gabriel, 
Dont  une  aile  touche  le  monde 
Et  dont  l'autre  touche  le  ciel, 
Quand  ta  chevelure  d'or  pâle 
Flotte  à  la  brise  matinale 
Sur  ton  col  blanc  veiné  d'.izur. 
L'atmosphère  est  plus  embaumée, 
Plus  suave  que  la  fumée 
Des  parfums  d'Ophir  ou  d'Assur  ! 

Ta  voix  est  la  voix  qui  console  ; 

Et  quand  nous  vient  un  songe  noir 

Les  rayons  de  ion  auréole 

Le  colorent  comme  un  beau  soir; 

Tu  berces  de  douces  pensées 

Les  longues  nuits  des  fiancées. 

Et  quand  sur  leurs  lèvres  en  feu 

Une  prière  se  révèle. 

Tu  prends  ton  essor  avec  elle 

Et  la  portes  aux  pieds  de  Dieu. 

Pardon!  pardon!  oh,  mon  bel  ange! 
Je  l'implore  à  genoux  pour  ceux 
Qui  souillent  d'ordure  et  de  fange 
Ta  blanche  robe  et  tes  cheveux! 
Pour  ceux  qui  la  bouche  salie 
De  baisers  impurs  et  de  lie. 
Et  le  cœur  tout  gonflé  de  fiel, 
Ont  mêlé  leurs  râles  de  haine 
Au  souille  ambré  de  leur  haleine. 
Leur  voix  rauque  à  la  voix  de  miel. 

Pardon!  pardon!  il  cslencore 
Des  cœurs  pleins  de  chasies  pensers  ! 
De  saints  pensers  qui  pour  éclore 
N'attendent  qu'un  de  tes  baisers. 
Quand  la  nuit  s'étend  sur  les  grèves. 
Il  se  fait  encor  de  doux  rêves, 
Car  plein  de  bonheur  ou  d'ennui 
Un  cœur  de  vierge  ou  de  poète 
Est  comme  celte  fleur  discrète 
Qui  n'a  de  parfums  que  la  nuit. 

Mark  n'élait  point  de  ceux  dont  rambilion  folle 

Se  dresse  un  piédestal  à  tous  les  carrefours; 

Arrange  ses  cheveux  en  façon  d'auréole, 

Se  drape  en  Polymnie,  et  puis,  comme  toujours. 

Faute  d'adorateurs,  prêtresse  de  l'idole. 

De  louange  et  d'encens  se  parfume  les  jours. 

11  savait,  un  sou  près,  ce  qu'il  valait,  —c'est  rare  ! 
Il  pensait  qu'il  ferait  fort  mal  sur  un  autel. 
Et  s'inquiétait  peu  si  Paros  ou  Carrare 
Donnent  leplus  beau  marbre  à  faire  un  immortel; 
Puis  il  était  de  peine  et  de  pas  fort  avare. 
Et,  par  le  temps  qui  court,  c'est  là  son  tort  réel. 

Un  tort  !  et  qui  dira  si  c'en  est  un  encore  ? 
Est-ce  un  tort  au  ruisseau  de  bruire  et  de  couler  ; 
A  l'oiseau  de  chanter,  à  la  rose  d'éclore; 
A  la  brise  d'aller  où  Dieu  lui  dit  d'aller? 
Non,  mais  l'abeille  a  tort  qui  dort  après  l'aurore  ; 
Mais  l'araignée  a  tort  qui  ne  veut  pas  filer. 


i 


—  565 


Le  maldcrimo.h'jlas  !  l'avait  pris  de  bonne  heure, 
Et  par  inslinrt  d'abord  il  avait  donc  rimé , 
Par  habitudeaprès;  —  jus(|u'à  ce  qu'on  en  meure. 
Quand  ce  mal  I  à  vous  prend  on  en  est  consumé  ; 
Puisii  faut  sVtourdir  quand  on  aime  et  qu'on  pleure. 
Et  Mark  pleurait  souvent!  et  Mark  avait  aimé  ! 

C'est  qu'il  faut  l'avouer,  on  n'éteint  pas  son  âme  ! 
On  s'y  fait  malgré  soi  comme  un  vaste  trésor 
De  larmes,  de  regrets,  de  soupirs,  traits  de  flamme 
Qui  vous  brûlent  la  lèvre  en  prenant  leur  essor; 
Pauvres  oiseaux  errans  sans  ciel  qui  les  réclame, 
Et  qui  du  premier  nid  se  souviennent  encor! 

Voilà  tout  le  secret  de  cette  folie  vie 
Dont  Mark  jetait  au\  vents  les  heures  et  les  jours  ; 
Pour  l'orgie  elle-même  il  n'aimait  point  l'orgie, 
Et  les  sales  amours  n'étaient  point  ses  amours; 
Il  voulait  de  son  cœur  chasser  la  poésie , 
Maissous  un  nom  chéri  l'ange  y  rentrait  toujours. 

Sursesdeuxmainsalorssecourbaitsonfrontblème; 
Des  pleurs  desangalorss'écliappaientdesesyeux; 
Sa  bouche  se  tordait  sous  quelqu'alTreux  blasphème; 
Car  lorsque  son  regard  se  tournait  vers  les  deux 
Tout  était  vide  enror,  là,  comme  dans  lui-même 
li  n'y  retrouvait  plus  son  espoir  ni  ses  dieux. 

Noussommes ainsi  faits  tousaulantquenoussommes 
Pauvres  aveugles  nés,  sans  chiens  et  sans  bâtons. 
Sur  ce  globle  chétif  où  Dieu  parqua  les  hommes, 
Condoyés ,  coudoyans ,  nous  marchons  à  tâtons, 
Et  les  bras  en  avant  nous  diassons  anx  fantômes; 
Mais  un  angle  toujours  est  là  que  nous  heurtons  ! 

C'est  que  nousn'avonspiuspournousguideren  route 
La  foi,  sacré  flambeau  qui  guidait  nos  aïeux! 
C'est  qu'au  siècle  maudit  oùnous  vivons,  le  doute, 
Le  doute  amis   sa  main  opaque   sur  nos  yeux; 
Les  ailes  de  Satan  fotit  ombre  sur  la  voùie 
Et  bornent  l'horizon  où  commencent  les  cieux. 

Le  vent  d'impiété  qui  souHle  sur  le  monde 
Où  donc  a-t-il  chassé  la  colonne  de  feu, 
Phare  mystérieux  qui,  par  la  nuit  profonde, 
Édairait  aux  déserts  les  pas  du  peuple  hébreu  ? 
Où  donc  est-elle,  où  donc,  celte  terre  féconde, 
Celte  terre  promise   à  ton  peuple,  ô  mon  Dieu  ! 

Sont-ils  passés  ces  jours  de  grande  poésie. 
Où  l'âme  s'exhalait  en  sublimes  concerts  ! 
Est-il  donc  accompli  le  temps  de  prophétie  ! 
L'astre  s'est,-il  éteint  ou  perdu  par  les  airs, 
Qui  jadis,  du  couchant  au  berceau  du  Messie, 
Guidait  les  rois  pasteurs  à  travers  les  déserts  ! 

En  quelstempsvivons-nous,et  quelle  ère  estlanrtlre? 
Temples,  trônes,  autels,  croulent  autour  de  nous! 
L'athéisme  en  haillons  impudemment  se  vautre 
Où  nos    pères  jadis  se   courbaient  à     genoux; 
Et  s'il  naissait  encor  (pielque  sublime  apôtre, 
Nos  juifs  l'attacheraient  encor  à  quatre  clous  ! 

Dieu  n'estplus  qu'un  vieux  mot  du  langage  vulgaire; 

La  raison  orgueilleuse  a  dépeuplé  le  ciel  ! 

Où  sont-ils  ces  doux  noms  qui  i).\rfuma  entia  terre, 

Jésus,  Joseph,  Marie,  Ariel,  Gabriel  ! 

Doux  noms  avec  les(iuels  nous  berçait  notre  mère, 

Et  dont  avec  son  lait  elle  mêlait  le  miel  ! 

Pourtant  l'homme  a  besoin  de  croire  que  la  tombe 
N'est  qu'un  seuil  à  franchir  et  qui  le  mène  ailleurs. 
A  la  vierge  qui  meurt,  au  poète  qui  tombe 


Sous  les  traits  de  l'amouroulcs  traits  des  railleurs, 
Il  faut  pourtant  l'espoirqu'unjour.blanche  colombe. 
Leur  âme  volera  vers  des  mondes  meilleurs.... 

rnsoirquecespensersl'assiégeaientdanssonâme. 
Mark  se  prit  tout-à-coup  à  se  croiser  les  bras 
En  s'écriant  :  Ma  foi!  qu'on  m'approuve  ou  me  blâme 
11  est  temps  d'en  finir,  aussi  bien  je  suis  las. 
Beau  rôle  que  le  mien!  sot  acteur  d'un  sot  drame! 
Assez  de  sots  joueront  quand  je  n'y  serai  pas. 

Pourtant,  lorsque  le  sort  m'a  jeté  sur  ce  monde. 
Pourquoi  faire?  il  le  sait  !  jem'en  lave  les  mains. 
Il  ne  m'a  pointpétride  cette  fange  immonde 
Qui  lui  sert  à  pétrir  les  vulgaires  humains; 
Pourquoi  donc  sans  un  but  où  mon  espoir  se  fonde, 
Suis-je  là  comme  un  homme  entre  quatre  chemins? 

Qui  me  dira  lequel  des  quatre  je  dois  prendre  ? 
Pas  une  main  d'ami  qui  me  prête  secours! 
Le  parti  le  plus  sage  est  peut-être  d'attendre; 
Mais  lorsqu'on  attend  seul,  si  tristes  sont  lesjours! 
Et  puisqu'il  faut  d'ailleurs  au  même  butse  rendre. 
Bien  fou  le  malheureux  qui  prend  par  les  détours. 

Non  !non!  la  mort  n'est  point  cet  ignoble  squelette 
Qui  nous  regarde  avec  deux  trous  vides  au  front; 
Dont  la  bouche  grimace,  et  qui  fait  sa  toilette 
Des  lambeaux  d'un  linceul,  puis  à  pas  de  larron 
Sournoisement  nous  suit.  Non  I  la  mort  ainsi  faite 
Est  celle  du  méchant  ou  celle  du  poltron. 

Mystérieuse  amante,  h  la  fuis  ange  et  femme, 
La  mort  veille  avec  nous  la  nuit,  nous  suit  lejour; 
A  toutes  nos  douleurs  garde  un  sacré  diclame; 
Et  puis,  l'heure  venue,  en  un  baiser  d'amour. 
Comme  une  chaste  épouse,  elle  aspire  notre  âme 
Et  la  ramène  au  ciel,  notre  premier  séjour. 

Toi,  vers  qui  si  souvent,  de  chagrins  afliaissée, 
F.t  comme  par  instinct  mon  âme  s'envolait, 
Couronne  toi  de  fleurs,  ma  belle  fiancée. 
Ouvre-moi  tes  bras  nus  !  —  et  tandis  qu'il  parlait 
Les  yeux  levés  au  ciel.  Mark,  suivant  sa  pensée, 
Négligemment  chargeait  un  double  pistolet. 

Mais  pourne  pas  mourir  comme  un  clerc  de  notaire. 
Ou  comme  l'épicier,  grotesque  Chatterton, 
Qui  nous  lègue  ses  vers  afin  que  l'inventaire 
Lui  vaille  un  fait-Paris  ou  bien  un  feuilleton. 
Mark  fit,  tout  bonnement,  le  feu  son  légataire. 
Certes,  pour  un  rimeur,  le  trait  est  de  bon  ton. 

Le  voilà  donc  jetant,  pêle-mêle,  à  la  flamme 

Et  les  vers  qu'autrefois  il  avait  animés 

Des  soupirs  de  son  cœur,  des  rêves  de  son  âme  : 

Et  bouquets  et  rubans,  riens  charmants  parfumés 

Des  enivrans parfums  exhalés  delà  femme 

Qui  nous  aime,— ou  dequi  nous  croyons  être  aimés. 

Pitié!— contre  le  cœur  qui  pourra  nous  défendre  ! 
Si  calme  que  fut  Mark  et  si  près  d'en  finir, 
H  sentit  sur  sa  joue  une  larme  descendre 
Quand  il  vil  ses  trésors  d'amour  ei  d'avenir. 
Ainsi  que  lui  demain,  déjà  poussière  et  cendre  ! 
Perdus  pour  le  présent  et  pour  le  souvenir  ! 

Soit  ni.ichinal  instinct,  ou  caprice,  ou  délire, 
Parmi  quehiues  feiiillots  égarés  ça  cl  là 
Dans  l'àtre,  —  il  eu  prit  un  et  se  mit  à  le  lire  ; 
Entre  ses  iloilgs  crispés  son  pistolet  trembla. 
Puis  sa  bouche  sourit  d'un  dédaigneux  sourire, 
Ce  feuillet  contenait  des  vers.  — ei  les  voilà  ; 


LE  SAUVAGE  DC   MAGABA. 

«  Sur  le  Niagara  dérivait  un  sauvage  ; 
— 11  avait  bu  du  rhum  à  tomber  ivre  mort; 
Tant  bien  que  mal,  enfin,  il  gagne  le  rivage. 
S'amarre,  — roule  au  fond  de  sa  barque  et  s'endort. 
—  L'eau  du  fleuve  était  bleue  et  le  ciel  sans  nuage. 
Deux  soleils  y  brillaient  comme  deux  globes  a'or, 

"Voilà  qu'à  l'horizon, loin, bien  loin,  sur  la  crête 
Des  montagnesduSud,  parut  comme  un  point  Liane, 
Comme  une  tache  au  ciel  sur  sa  robe  de  fête. 
Un  nuage  soyeux,  dans  l'espace  roulant. 
De  ceux  que  les  marins  nomment  fleursde  tempête  ; 
Fleursqu'ils  ne  voientjamaiséclorequ'en  tremblant. 

«Le  nuage  grandit  sous  un  coup  de  tonnerre. 
Et  de  son  manteau  noir  fit  ombre  à  tous  les  yeux  ; 
Puis,  tout-à-coup,  au  vent  qui  souflli  de  la  terre. 
Le  fleuve  se  tordit  et  bondit  furieux. 
Comme  un  boa  qu'un  aigle  étreindrait  dans  sa  serre  ; 
Et  se  dressa  si  haut  qu'il  brisait  sur  les  deux. 

"Mais soudain  l'ouragan,  du  bout  de  sa  grande  aile, 
Quisifllait  parles  airs  comme  un  vol  de  vautours. 
Rompit  l'amarre,  au  large  emporta  la  nacelle  ; 
Et  la  voilà  volant  plus  vive  dans  son  cours 
Que  ne  volent  aux  vents  la  feuille  ou  l'étincelle; 
—Roulédunssonmanieau,rindiendormait  toujours 

"Sur  ce  concert  hurlant  des  notes  inconnues  ; 
Au  milieu  de  ces  chœurs  de  l'étrange  opéra. 
Qui,  pour  orchestre,  avait  les  vagues  cl  les  nues. 
Une  voix  dominait  comme  un  morne  houra. 
Et  râlait  incessante  aux  flancs  des  rochers  nus  : 
C'était  la  voix  bramant  du  vieux  Niagara. 

i>  A  ce  bruit,  en  sursaut,  le  sauvage  se  lève  ; 
Un  frisson  glacial  lui  passe  sous  la  peau. 
Ainsi  qu'au  malheurtux  btrcé  par  un  doux  rêve 
Qui  se  réveillerait  en  face  du  bourreau  ; 
Car,  à  cent  pas  de  là,  le  fleuve  sur  la  giève 
En  cascade  roulait  de  cent  vingt  pieds  de  haut. 

«Malheureux  !  à  deux  mains  il  ressaisit  la  rame, 
Et  de  ses  bnisroidis  veut  couper  le  torrent; 
Mais  en  vain  dans  ses  broi  passe  toute  son  âme, 
La  pirogue  s'envole  emportée  au  courant. 
Encore  quelques  pas,  quelques  pas!  et  la  lame 
Avec  lui  va  rouler  au  goulVre  dévorant. 

11  Oh  !  c'eût  été  spectacle  et  terrible  et  sublime 
Pour  quelqu'un,  bien  tranquille,  assis  surl'undcs 

(bords, 
■>  De  voir  cet  homme  seul,  infaillible  victime. 
Luttant,  la  peur  à  l'âme  cl  la  sueur  an  corps. 
Contre  ces  deux  courroux  du  ciel  et  d  •  l'abimc 
Dont  un  seul  userait  mille  fois  ses  efi'orUi. 

«  Mais  le  voilà  debout ,  calme,  sans  aucun  geste  • 
Un  sourire  à  la  lèvre  et  dressant  le  front  haut; 
D'un  trait  il  engloutit  tout  le  rhum  qui  lui  rosio. 
El,  dédaigneusement  jetant  sa  gourde  à  l'eac. 
Il  se  recouche  au  fond  de  sa  barque;  puis  —  zesic 
Une  minute  après  il  avait  fait  le  saut.» 

Bravo  !  s'écria  Mark,  voilà  le  vrai  couraçe  ! 
Et  je  serais  moins  fort  que  ce  sauvagc-là  ? 
Non!  non  !  sifllontles  vents, hurloetgronderoragc, 
M'emporlc  le  courant  où  le  h.vard  voudra; 
Le  front  calme,  je  veux  attendre  le  naufraje  ; 
Et  vogue  la  galère  où  Dieu  la  conduira. 

AVSONE  DE  CHi>CÏL, 


^  566  — 


LE  SC1T1T3T. 


Dans  les  premières  années  de  la  restauration, 
P.  Gustave  N***,  qui  aujourd'luiiapris  une  place 
distinguée  dans  les  lettres,  commençait  sa  carriè- 
re, et  son  début  fut  mallieureuv.  La  tête  pleine 
des  vers  d'Horace,  des  élégies  de  Properce  et  de 
Catulle,  encouragé  d'ailleurs  par  le  succès  récent 
des  premiers  vers  de  M.  de  Lamartine,  Gustave 
publia  un  volume  de  poésies.  Les  journaux,  au- 
jourdliiii si  rompiaisans,  furent  impitoyables;  ils 
aita:  lièrent  à  leur  pilori  cette  muse  nouvelle,  s'a- 
charnèrent sur  elle,  et  lui  firent  sentir  une  à  une 
toutes  les  pointes  de  la  ciitique.  Gustave  courba 
la  tète,  et  après  avoir  mélancoliquement  serré 
la  main  de  son  éditeur,  il  dit  adieu  à  l'élégie  et 
tourna  ses  pas  vers  le  théâtre.  Un  poète  tombé  se 
jette  volontiers  dans  ce  chemin  difficile;  il  se  fi- 
[jure  que  les  critiques  de  profession  ont  été  ja- 
loux de  son  talent,  envieux  de  sa  gloire  naissante, 
et  qu'ils  ont  détourné  des  lecteurs  dont  sans  cela 
le  suffrage  ne  lui  eût  pas  manqué.  Au  théâtre, 
c'est  dill'érent;  le  publicqui  remplit  la  salle  écoute, 
il  se  laisse  d'ailleurs  séduire  par  les  yeux,  et  le  ta- 
lent des  acteurs  vient  en  aide  à  celui  du  poète  : 
on  n'a  besoin  que  d'un  comédien  aimé,  d'une 
actrice  gracieuse  et  jolie,  pour  tout  colorer  et 
tout  animer. 

Gustave,  aidéde  ces  auxiliaires,  fut  jouéjusques 
à  la  fin,  et  obtint  ce  que  l'on  appelle  un  succès 
d'estime;  mais  1rs  journaux  étaientlà,  et  le  lende- 
main ils  dénoncèrent  la  faiblesse  de  l'ouvrage  avec 
une  unanimité  dés'spérante;  le  Constitutionnel 
et  le  Drapeau  hlanc,  d'accord  sur  ce  seul  point, 
s'unirent  pour  indiquer  les  longueurs,  faire  res- 
sortir lesinvraisemblanccs,et  dénoncer  au  parterre 
les  endroits  qui,  suivant  eux,  péchaient  contre  la 
logique  et  le  goût.  Gustave,  désespéré,  résolut 
de  quitter  Paris  et  de  se  distraire  en  voyageant  de 
ses  infortunes  littéraires  ;  il  était  jeune,  joli  gar. 
çon  et  riche;  avec  ces  trois  qualités  on  trouve  fa- 
cilement un  cteur  qui  compatit  à  vos  peines,  une 
âme  dans  laquelle  on  é|)anche  son  âme,  et  qui 
sait  adoucir  vos  douleurs  et  jusques  aux  mécomp- 
tes de  votre  amour-propre.  Une  jeune  actrice 
remplissait  auprès  de  Gusiavece  rôle  consolateur; 
c'était  une  femme  d'esprit,  qui  ellc-méaie  subis- 
sait alors  quelques-uns  des  déboires  attachés  aux 
commencemens  de  toutes  les  carrières. 

—  Mon  aaii,  lui  disait-elle,  parce  qu'on  aime 
bien  du  premier  coup,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il 
en  soit  de  même  de  tout  le  reste.  Voyez  le  petit 
Alfred,  on  vient  de  lui  refuser  trois  vaudevilles, 
et  il  n'en  confectionne  le  quatrième  que  plus  gaî- 
ment.  Vous  avez  un  grand  avantage  sur  vos  ri- 
vaux :  vous  ne  travaillez  pas  pour  vivre.  Si  vous 
avez  du  talent,  vous  arriverez;  si  tous  n'en  avez 
pas,  vous  ne  pouviez  pas  raisonnablement  con- 
damner la  critique  à  vous  louer,  ni  vos  contem- 
porains il  vous  applaudir.  Mais,  ajoutait-elle,  en 
touchant  de  son  doigt  effilé  le  front  du  jeune 
homme,  il  y  a  quelque  chose  là,  Gustave,  ne  dé- 
sespérez pas  du  succès. 

Cependant,  la  jeune  actrice  qui  donnait  un  si 
bon  conseil  ne  sut  pas  en  profiter  pour  elle-raèDie; 
elle  avait  la  plus  grande  envie  de  faire  un  voyage 
en  Italie,  et  au  moment  où  Gustave  la  priait  de  l'y 


accompagner,  on  lui  refusa  un  rôle  sur  lequel 
ellecomptiiit;  elle  se  dit  malade,  demanda  un  con 
gé  et  partit  avec  le  jeune  auteur. 

Août  finissait.  Après  avoir  quitté  Lyon  et  Ge- 
nève, ils  traversèrent  le  Simplon,  et  en  sortant 
de  ces  longues  cavernes  humides  et  sombres,  ils 
furent  frappés  comme  tous  les  voyageurs  de  l'as- 
pect délicieux  de  la  vallée  de  Domo-d'Ossola,  où 
une  terre  nouvelle  semble  sourire  au  voyageur  et 
se  parer  pour  l'accueillir.  Là,  lesoleil  resplendit  ; 
là,  la  vigne  s'égare  en  festons  verdoyans,  le  ciel 
est  bleu  et  doré,  et  le  poète  songe  aux  merveilles 
qu'il  va  voir  et  qu'il  croit  embrasser  d'un  coup 
d'œil.  A  peine  si  Gustave  avait  fait  un  pas  en  Ita- 
lie, et  déjà  il  rêvait  aux  ombrages  poétiques  de 
Tibur  et  aux  magnificences  de  Rome. 

— Nous  ne  sortirons  plus  d'ici,  disait-il  à  sa  com- 
pagne, nous  vivrons  au  milieu  des  descendans  des 
Romains,  gens  qui  ont  dû  conserver  quelque 
chose  des  vertus  de  leurs  ancêtres.  Je  ferai 
des  vers  là  ou  en  faisaient  Horace  et  Properce, 
vous  serez  pour  moi  Glycère  ou  Délie,  et  la  pos- 
térité me  jugera. 

Gustave  continua  son  voyage  plein  d'un  enthou- 
siasme qui  s'accroissait  à  chaque  instant,  et  un 
soir,  après  une  journée  fatigante,  il  arrriva  à  No- 
vare,  ville  vieille  et  sale  qui  a  néanmoins,  comme 
presque  toutes  les  villes  d'Italie,  de  belles  églises. 
11  était  nuit;  les  rues  étaient  désertes,  leshabitans 
endormis  ;  son  postillon  le  déposa  à  la  porte  d'une 
misérable  locanda  dont  la  porte  vermoulue  s'ou- 
vrit à  la  fin,  et  dans  laquelle  il  trouva  à  grand'- 
peine  une  chambre  pour  sa  compagne  et  un 
bouge  pour  lui;  il  satisfit  ensuite  aux  exit;eiices  de 
police  si  minutieuses  et  si  fatigantes  en  Italie,  il 
inscrivit  son  nom  sur  le  registre  de  la  locanda;  et 
quand  on  lui  demanda  sa  condition  il  prit  la 
qualification  d'homme  de  lettres,  puis  il  alla  se 
coucher. 

Le  lendemain,  Gustave  s'éveilla  au  soleil  nais- 
sant, et  il  voulut  sortir  de  la  locanda  pour  aller 
respirer  l'air  du  matin  et  ne  se  présenter  à  sa 
compagne  qu'à  une  heure  convenable.  Dans  le 
misérable  vestibule  qui  coniluisaità  la  porte  d'en- 
trée, il  fut  arrêté  par  un  homme  jeune  encore, 
grand  et  maigre,  d'une  figure  majestueuse,  quoi- 
qu'un peu  altérée,  et  dont  le  front  et  le  regard 
peignaient  rint.lligence  ;  les  véteraens  de  ce  per- 
sonnage ne  répondaient  en  aucune  manière  à  l'é- 
légance de  sa  figure  ni  de  son  maintien;  il  portait 
des  culottes  de  satin,  des  bas  de  soie  qui  auraient 
utilement  occupé  les  talens  de  la  ravaudeuse  ;  un 
habit  noir,  exactement  fermé  sur  la  poitrine  et 
dont  les  coudes  mûris  par  de  longs  frotiemens 
étaient  sur  le  point  de  s'enir'ouvrir.  C'était  un 
poète,  le  poète  de  la  locanda;  hélas  !  en  Italie,  la 
plus  misérable  auberge  a  son  poète,  comme  elle 
a  son  barbier  et  son  boucher.  Celui-ci  s'inclina 
devant  Gustave  et,  après  trois  saints  respectueux, 
il  étendit  vers  lui  ses  bras  : 

—  0  mon  frère  !  dit-il,  permettez  à  un  poète, 
nourrisson  des  Muses  comme  vous,  d'accueillir 
votre  arrivée. 

Puis,  entr'ouvrantson  habit,  il  en  tira  un  papier 
proprement  plié  en  quatre  ;  il  le  déploya  et  se 
mit  à  lire  un  sonnet  en  l'honneur  du  jeune  auteur 
parisien  : 

—  0  noble  fils  d'Apollon  !  disait  le  sonnet,  la 
terre  sainte  et  sacrée  de  l'Italie  vient  de  s'émou- 


voir à  votre  venue;  l'Arno  s'est  levé  de  son  lit 
rocailleux,  et  secouant  sa  tète  limoneuse,  il  a 
d'une  voix  forte  et  par  trois  fois  appelé  le  Tibre  ; 
le  Tibre  a  répondu  par  des  cris  de  joie  ;  les  osse- 
mens  des  anciens  Romains  se  sont  émus,  les 
cendres  des  poètes  ont  tressailli;  venez,  venez, 
nol)le  jeune  homme,  ajouter  un  nouveau  lustre  à 
notre  antique  Italie. 

Les  stances  se  déroulaient  une  à  une,  toujours 
plus  harmonieuses,  toujours  pluspleinesde  louan- 
ges et  de  flatteuses  prédictions.  Le  poète  s'ani- 
mait, il  élevait  son  héros,  il  le  divinisait,  il  atte- 
lait pour  lui  le  char  triompha  teur,  et  il  le  con- 
duisait au  Capitole,  où  la  couronne  du  Tasse  at- 
tendait son  front. 

Quand  le  poète  ent  fini,  d'une  main  il  présenta 
le  sonnet  à  Gustave,  et  de  l'autre  il  tendit  devant 
lui  son  chapeau.  Ce  chapeau  disait  tout;  vieux  et 
usé  il  déposait  encore  en  faveur  de  l'homme  de 
génie  malheureux  qui  s'adressait  avec  une  noble 
confiance  à  un  confrère.  Gustave,  émerveillé,  et 
dont  on  venait  de  chatouiller  les  fibres  les  plus 
délicates  du  cœur,  tira  sa  bourse  et  la  laissa  tom- 
ber en  rougissant  dans  le  chapeau  du  poète;  ce- 
lui-ci recommença  alors  ses  majestueuses  saluta- 
tions et  il  disparut. 

—  Que  la  critique  parisienne  est  injuste  !  se 
disait  Gustave  en  tenant  dans  sa  main  tremblante 
le  sonnet  louangeur  ;  que  les  Français  sont  indif- 
férons et  légers  !  A  Paris  on  a  dédaigné  mon  ta- 
lent, on  a  méconnu  le  dieu  qui  m'inspire,  et  ce- 
pendant mon  nom  a  passé  les  Alpes;  je  suis 
connu  en  Italie,  on  apprécie  mes  ouvrages,  on 
les  loue  même...  VoUà  un  homme  plein  de  mérite, 
voilà  un  frère,  comme  il  le  dit  lui-même,  qui  me 
tend  la  main  et  m'encourage  dès  mon  premier 
pas. 

C'était  plus  de  louanges  qu'il  n'en  avait  recueilli 
dans  sa  vie  entière.  Il  ne  songea  plus  à  aller  res- 
pirer l'air  frais  du  matin  ;  il  courut  frapper  à  la 
porte  de  sa  compagne  : 

—  W a  chère  amie,  lui  dit- il,  pouvez- vous  me 
recevoir  ? 

—  Un  moment,  mon  ami,  un  moment  ;  j'ai  si 
mal  dormi  cette  nuit.  Oh  ij'ai  bien  regretté  mon 
petit  appartement  de  la  Chaussée-d'Aniin...  Je 
suis  à  TOUS  ;  j'ôte  ma  dernière  papillote. 

Gustave  entra  radieux,  il  montra  le  sonnet,  il  le 
traduisit  complaisamment  à  sa  compagne;  il  lui  fit 
voir  le  Tibre  et  l'Arno quise  réjouissaient,  et  dans 
le  lointain  il  lui  montra  le  Capitole  qui  l'attendait. 

— Vous  le  voyez,  lui  dit-il,  mes  ouvrages  sont 
connus  ici  ;  il  en  doit  être  de  même  à  Turin,  à 
Florence,  à  Rome,  dansia  ville  immortelle.  Avouez- 
le  avec  moi,  les  éditeurs  sont  de  bien  grand» 
misérables  !  L'Italie  a  lu  mes  vers,  et  cependant 
mon  coquin  de  libraire  prétend  qu'il  a  l'édition 
entière  dans  ses  magasins. 

Dans  ce  moment-là  môme,  il  se  fit  un  grand 
bruit  dans  la  rue,  et  l'aftrice  ouvrit  sa  fenêtre 
pour  en  connaître  la  cause.  C'était  une  berline 
amglaise  qui  arrivait  à  quatre  chevaux,  portant 
avec  elle  tout  l'attirail  du  comfort,  qui  lui  donnait 
quelque  ressemblance  avec  l'arche  de  Noé  ;  siège 
pardevant  pour  le  valet  de  chambre  et  le  groom  ; 
siège  par  derrière  pour  les  femmes  de  chambre  ; 
impériale  encombrée  de  paquets,  de  cartons,  de 
boîtes  à  thé,  de  manteaux  en  caoutchouc,  tout  y 
était.  La  berline  s'arrêta  sous  la  fenêtre  de  l'actrice 


—  567  — 


et  OD  entendit  une  voi\  qui  de  l'intérieur  deman- 
dait des  sandwichs  et  du  porter.  L'hôle  s'avança 
gravement  avec  un  flacon  de  rosolio  sous  le 
bras. 

—  Du  porter,  mylord,  des  sandwichs  en  voici, 
dit-il,  en  présentant  son  rosolio. 

Cependant  les  femmes  de  chambre  descendirent 
modestement  de  leur  si  ége,  le  groom  fit  un  saut 
jusqu'à  terre  et  il  ouvrit  la  poiiière ;  alors  une 
légion  de  grandes  miss  blanchi'S  et  pfdes  mit  pied 
à  terre,  la  mère  les  suivit  ;  puis  le  valet  de  cbaai- 
bre,  aidé  du  groom,  tira  son  maître  du  fond  delà 
voilure  et  le  mit  sur  ses  jambes.  C'était  un  gros 
alderinan  démesurément  engraissé  par  ses  repas 
patriotiques  pris  à  la  tsvernc  de  la  Couronne  et 
de  l'Ancre  et  à  qui  les  médecins  de  Londres 
avaient  ordonné  de  se  priver  pendant  quelque 
temps  de  soupe  à  la  tortue  et  de  bœuf  rôti  et 
d'aller  respirer  l'air  vif  de  l'Italie.  Dès  que  toute 
la  famille  fut  sortie  de  la  voiture  et  lorsqu'elle 
coiumençait  à  se  mouvoir  en  tous  sons  et  à  s'éii- 
rer  comme  font  les  gens  qui  ont  passé  la  nuit  sur 
le  grand  chemin,  le  poète  se  présenta. 

—  Tenez,  ma  bonne  amie,  dit  Gustave  à  l'ac- 
trice, voilà  l'homme  instruit  qui  veut  bienm'accor- 
der  sa  louange  ;  voyez  quelle  noble  et  belle  phy- 
sionomie ! 

Le  poète  de  la  tocanda  s'avança  avec  grâce 
devant  l'Anglais,  et  lui  lit  trois saluts  respectueux; 
puis  tirant  de  sa  poche  un  papier  pareil  à  celui 
que  Gustave  avait  encore  dans  sa  main  : 

—  0  libre  citoyen  d'un  pays  libre!  dit-il  à  l'al- 
derman,  la  terre  sainte  et  sacrée  de  l'Italie  vient 
de  s'émouvoir  à  votre  venue,  l'Arno  s'est  levé  de 
son  lit  rocailleux,  et,  secouant  sa  tète  limoneuse, 
il  a  d'une  voix  foi  te  appelé  le  Tibre,  etc.,  etc. 

— Mon  Dieu,  s'écria  Gustave,  il  lui  récite  mon 
sonnet;  il  paraît  que  mon  confrère  s'occupe  non 
seulement  de  littérature,  mais  que  la  politique 
ne  lui  est  pas  non  plus  étrangère.  Cet  Anglais  doit 
être  un  personnage  célèbre;  peut-être  lord 
Brou;;ham,  peut-être  un  dos  membres  les  plus 
élo(|uens  de  la  chambre  haute. 

L'Anglais  cependant  suivait  de  l'œil  la  bouteille 
de  rosolio  et  murmurait  les  mots  de  sandwich  et 
de  porter,  sans  trop  s'embarrasser  du  Tibre  ni 
du  Capitole,  dont  les  noms  résonnaient  pourtant 
à  son  oreille.  Quand  le  poète  eut  lini,  il  tendit 
son  chapeau  et  son  sonnet;  l'Anglais  jeta  une 
guinée  dans  le  chapeau,  et  sansprendre  le  sonnet 
il  entra  dans  la  locanda. 

—  Avouez,  disait  Gustave,  que  mon  confrère  a 
eu  une  bien  mauvaise  idée  de  s'adresser  à  cet 
Anglais  :  c'est  peut-être  un  homme  célèbre,  mais 
ce  n'est  pas,  à  coup  sûr,  un  homme  poli.  Pour- 
quoi prendre  son  ar!j;ent? 

Le  poète  n'avait  pas  tini  ;  il  s'adressa  à  la  femme 
de  l'alderman.  Les  l'ommes  an:^laises  ont  en  géné- 
ral la  prétiniion  d'entendre  la  langue  de  l'étrar- 
que  ;  celle-ci  était  une  espèce  de  bas  bleu  :  elle 
prêta  une  oreille  attentive  à  l'Italien  : 

—  Fille  de  la  Tamise,  lui  dii-il,  la  terre  sainte 
elsacrée  (lel'Italie....  le  Tibre  ot  l'Arno,  etc.,  etc. 

— Kiicore  mon  sonnet  !  s'écria  Gustaveenfrap- 
pant  <;u  pied. 

La  (lame  anglaise  prit  le  sonnet  et  jeta  dans  le 
chapeau  du  poète  une  pièce  à  l'elligie  de  sa  gra- 
cieuse majesté  Georges  IV.  Quand  la  mère  fui 


entrée  dans  la  tocanda,  l'homme  aux  sonnets 
voulut  s'adresser  aux  jeunes  miss;  mais  on  ne 
parle  pas  auxdemoiselles  anglaises  sans  leur  avoir 
été  présenté,  et  les  filles  de  l'alderman  s'envolè- 
rent sur  les  pas  de  leur  mère  comme  une  nichée 
de  tourterelles  efl'arouchées.  Restait  le  valet  de 
chambre  ;  c'était  un  homme  sec  et  nerveux  ;  il 
était  ri,;'é  de  cinquante  ans  environ,  et  avait  com- 
mencé sa  carrière  par  être  matelot,  ce  qui  donne 
un  dédain  singulier  pour  toutes  les  villes  qui  n'ont 
pas  le  bonheur  d'être  des  poris  de  mer  ;  il  écouta 
le  sonnet  du  poète  sans  y  comprendre  un  mot, 
fit  voler  à  dix  pas  le  chapeau  que  lui  tendait 
l'Italien,  et  suivit  ses  maîtres  dans  la  locanda.  Le 
poète  s'adressa  alors  au  groom  qui,  en  culotte  de 
velours,  les  bottes  vernies  et  la  veste  bleue  galon- 
née d'argent,  écoutait  la  bouche  béante  : 

—  Fils  de  la  Tamise,  lui  dit-il,  le  Tibre  et 
l'Arno... 

Le  groom  fouilla  dans  ses  poches,  il  en  tira  la 
mèche  d'un  fouet,  puis  une  demi-couronne,  trois 
shellings  et  une  demi-douzaine  de  pence  qu'il 
compta  gravement  et  qu'il  renferma  dans  une  petite 
bourse  suspendue  par  un  cordon  entre  son  gilet 
de  llanelle  et  sa  chemise.  Le  poète  s'avança  vers 
les  femmes  de  chambre  : 

—  Nymphes  de  la  Tamise  ou  de  la  Clyde,  leur 
dit-il,  vous  allez  rendre  jalouses  toutes  les  déesses 
du  Lalimu  ;  les  dyrades  de  l'Arno,  les  hamadrya- 
des  du  Tibre  vont  s'enfuir  épouvantées  de  votre 
beauté,  vous  allez  rendre  à  l'antique  Italie... 

Et  il  tendait  le  chapeau  ;  la  plus  agaçante  de 
ces  soubrettes  s'avança  vers  lui,  et  écartant  le 
fatal  chapeau,  elle  lui  présenta  sa  joue  : 

—  C'est  trois  shellings  pour  vous,  lui  dit-elle  ; 
un  négociant  de  la  Cité  donne  une  guinée. 

Gustave  était  pâle  de  colère;  la  jeune  actrice  le 
consola  : 

—  Retournons  à  Paris,  lui  dit-elle,  je  vous  ferai 
relire  un  chapitre  de  Gil  Blas  que  vous  paraissez 
avoir  oublié  ;  vous  tra  vaillerez,  et  quelque  jour 
vous  bénirez  la  critique...  Ah!  dit-elle,  en  lui  ten- 
dant un  papier  comme  ils  montaient  en  voiture, 
vous  oubliez  votre  sonnet...  le  Tibre  et  l'Arno... 
Allons  donc,  vous  êtes  un  ingrat;  songez,  mon 
ami,  qu'on  ne  fait  pas  partout  ni  à  tous  les  au- 
teurs l'honneur  de  les  critiquer. 

De  retour  à  Paris,  les  deux  jeunes  gens  se  pro- 
mirent de  conquérir,  à  force  d'études  et  deso  ns, 
des  applaudissemcns  mérités  et  des  louangescons- 
ciencieuses,  et,  chose  rare  !  ils  y  sont  parvenus. 
L'actrice  s'est  fait  un  nom  assez  populaire  pour 
que  son  directeur  et  les  auteurs,  loin  de  lui  refu- 
ser des  rôles,  soient  très  heureux  de  les  lui  voir 
accepter.  Gustave  a  compris  que  l'assiduité  au 
travail  est  la  compagne  insé|)arable  du  vrai  talent 
et  que  l'art  du  théâtre  est  celui  qui  demande  le 
plus  (le  soins  et  d'ell'orts;  il  a  eu  du  succès,  il  en 
aura  sans  doute  long-temps  encore.  Lesjournaux. 
si  durs  lors  de  ses  débuis,  sont  devenus  aujour- 
d'hui bons  et  faciles  pour  ses  œuvres;  ses  amis 
s'occupent  de  sa  gloire  future  ;  ils  le  voient  d(^jà 
à  l'Académie;  ce  jour  venu,  un  discoursde  récep- 
tion l'attend  ;  il  aura  ce  jour-là  dt\s  complimens 
sans  fin,  des  louanges  sans  restriction  ;  mais  la  le- 
çon donnée  en  Italie  ne  sera  pus  perdue,  et  dans 
la  (ioihe  (le  son  habit  vert  à  palmes  vertes,  il  glis- 
sera le  sonet  du  poète  de  Novarc. 


Pauvre  Italie!  qm  loue  aujourd'hui  tout  le 
monde  et  dont  on  ne  peut  plus  louer  que  les  sou- 
venirs ! 

Marie  Aycard. 

(Courrier  français.) 


L3  SIITG-S. 


Mon  cousin  Alfred  Boyduval  avait  un  singe  em- 
paillé sur  une  console  de  son  salon,  meuble  ex- 
quis de  palissandre,  incrusté  de  nacre,  d'un  tra- 
vail et  d'un  fini  rares,  ravissant  de  goût,  pour  la 
confection  et  les  ornemens  duquel  les  arabesques 
les  plus  gracieuses  et  les  marqueteries  les  plus 
fantastiques  avaient  été  prodiguées,  comme  pour 
un  boudoir  de  comtesse. 

Le  singe  empaillé  était  d'une  espèce  ordinaire. 
Le  pauvre  Jocko  avait  même  gémi  long-temps 
dans  quelque  misérable  servitude,  car  sa  peau , 
dépouillée  de  sa  fourrure  en  maintes  parties  de 
son  corps  chétif,  portait  les  traces  de  la  chaîne 
et  des  mauvais  traitemens.  Cette  relique  portait 
un  souvenir  de  misère  et  de  souOrance  qai  faisait 
peine  à  voir. 

Plusieurs  foispendant  une  visite  chez  Alfred  , 
au  beau  milieu  d'une  conversation  rieuse  et  va- 
gabonde, les  regards  de  mon  cousin  s'étaient  por- 
tés avec  amour  vers  cette  momie  ;  ses  yeux  alors 
s'humectaient,  et  un  léger  mouvement  de  plaisir 
passé  glissait  sur  sa  physionomie.  Cela  commen- 
çait à  m'intriiuer  grandement.  Qu'y  avait-il  de  si 
impressif  dans  cette  makaque  empaillée?  Mon 
cousin  n'avait  jamais  voyagé  hors  d'Europe  :  sa 
plus  longue  pérégrination  l'avait  conduit  droit  à 
tapies,  et  là,  cette  espèce  de  quadrumanes  n'habite 
pas  les  forets  ;  elle  y  est  trop  exotique  pour  que 
la  vue  d'un  de  ces  sujets  puisse  réveiller  une  aussi 
vive  ei  longue  rénumération  de  bonheur  local. 
Evidemment,  mon  cousin  n'avait  pas  reçu  son 
singe  d'une  maîtresse  chérie;  il  était  trop  laid 
après  sa  mort,  malgré  toutes  les  ressources  de 
l'art  de  l'empailleur.  Que  devait-il  êu^e  pendant 
sa  vie ,  pelé  et  rayé  qu'il  était  ?  Mon  cousin  n'a- 
vait pas  fait  danser  un  singe,  un  Jean-Bonhomme 
sur  la  place  publique ,  fi  donc  !  quelle  pensée, 
quand  il  s'agissait  de  l'un  des  jeunes  gens  les  plus 
élégans,  les  plus  corrects ,  les  mieux  fortunés  de 
la  capitale,  toujours  choyé,  dorloté  par  l'amour 
de  sa  famille.  J'avais  épuisé  mes  conjectures,  mon 
imagination  était  à  bout  de  voie  ,  ma  divination 
sur  les  dents.  Je  me  décidai  à  demander  brave- 
ment à  Alfred  l'énigme  de  cette  singerie.  J'aurais 
peut-être  di'i  commencer  par  là. 

Il  rit  beaucoup  de  ma  curiosité  et  de  la  torture 
morale  que  l'hôte  de  sa  console  avait  causé  à  mon 
esprit.  11  promit  de  m'expliquer  cette  possession 
et  ce  culte  qui  m'avaient  tant  causé  de  vaines  re- 
cherches. Mais  comme  cette  histoire  tena  L,  disait- 
il,  à  son  mariage,  il  ^ouI■t  que  sa  femme  assistât 
à  la  conversation.  C'était  pour  moi  double  plai- 
sir, car  ma  cousine  était  gracieuse  et  aimable  à 
afloler. 

Ce  fut  un  soir  de  ce  mois  de  juin.  Nous  étions 
assis  dans  son  salon,  qui  ouvre  ses  deux  crjisci's 
sur  un  elciiaut jardin  de  la  rue  lîjanihe.  I.o  par- 
fum des  orangers  montait  luxuriant  jusqu'à  nous. 
La  lune  orgentait  les  arbres  odorans,  nous  nagions 


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dans  ralinosphùre  embaumée  du  printemps,  au 
milieu  de  cette  oci-an  d'arômes  que  dilaie  et  ré- 
pand plus  intense  la  température  de  juin.  Saclifcrc 
Lléonore  était  h  côté  de  la  fenêtre,  laissant  la 
brise  amoureuse  jouer,  heureuse  qu'elle  était  , 
dans  les  belles  toudes  de  ses  clieveu.v  noirs.  C'é- 
tait pour  moi  un  lointain  souvenir  de  ces  belles 
soirées  des  colonies,  alors  que  par  une  atmos- 
phère tropicale  en  respirant  un  air  tiôde,  on  se 
laisse  bercer  par  une  histoire  d'amour  créole  , 
que  les  tamarins  et  les  palmiers  vicnuent  écouter 
en  poussant  lem's  branches  flexibles  jusque  dans 
le  salon. 

—  J'avais  vu  Eléonore  à  Naples,  me  dit  Alfred , 
puis  à  Rome  et  à  Venise.  Alors  elle  n'était  pas  li- 
bre. .Mariée  à  un  vieillard  ,  elle  était  hée  à  un 
moribond,  au  comte  de  Moroni.  Elle  avait  les 
tristesses  de  la  viduité  avec  les  ennuis  d'un  ma- 
riage trop  réel;  et,  entre  nous,  ce  fut  bientôt  un 
amour  ardent,  immense,  volcanique,  que  rien  ne 
pouvait  dompter  ni  niodénr.  Il  f.illait  qu'il  écla- 
tât cet  amour  de  lave  et  de  feu.  Le  vieillard  de- 
vait l'apercevoir,  et  cela  fut.  Eléonore  me  dit 
ménie  qu'à  Venise  il  voulut  une  fois,  pour  se  dé- 
barrasser d'un  rival  qui  inquiétait  sa  jalouse  ca- 
ducité ,  me  faire  assassiner  par  un  de  ces  sbires 
qui  vendant  un  coup  de  poignard  comme  tout  au- 
tre service.  Je  crois  qu'il  tint  parole  ;  mais  je  fus 
assez  heureux  pour  échapper  au  bandit  qui  m'as 
saillit  une  nuit  sur  le  port  de  Rialto  comme  je  ve- 
nais de  passer  en  gondole  sous  les  fenêtres  de  son 
hôiel.  Le  mari  d'Eléonore  l'emporta  à  Paris.  Fou 
qu'il  était!  Dans  cette  ville  si  propice  aux  amours, 
si  douce  aux  amans,  si  facile  à  leurs  Maisons  ,  si 
funeste  aux  jaloux  cacochymes  et  intolérans.  J'y 
courus,  c'est  à  dire  j'y  revins.  Il  me  semblait 
qu'on  m'amenait  Eléonore,  à  envi,  dans  ma  fa- 
mille, dant  ma  maison,  dans  mon  Paris. 

Mais  le  comte  de  Moroni  muliiplia  les  précau- 
tions de  sa  surveillance  en  raison  inverse  des  fa- 
cilités qu'olTrait  à  nos  relations  le  laisser-aller  de 
la  vie  pari.-ienne.  Voyant  que  ses  peines  éiaieni 
souvent  en  pure  perte  et  qu'une  rencontre  d'un 
instant  défaisait  tout  ce  que  sa  cauteleuse  adresse 
avait  tramé  pendant  quinze  jours,  il  se  décida,  le 
croiriez-vous ,  à  tenir  Eléonore  sous  clé,  absolu- 
ment comme  si  nous  étions  à  Tunis  et  à  Bagdad. 
Il  oubliait  que  nous  étions  à  Paris,  et  qu'à  Cons- 
tantiiiople  même,  le  sultan,  réformateur  des  abus, 
ouvre  les  portes  du  sérail  à  ses  Géorgiennes. 
Maudit  il  fut  mille  fois  pour  son  système  de  geô- 
lier, pour  son  rôle  d'eunuque  du  harem  ;  mille 
fois  il  lui  fut  souhaité  de  voir  sa  vie  s'abréger  de 
ces  quelques  jours  infirmes  que  le  calendrier  de- 
vait encore  lui  accorder  à  regret. 

—  Allons,  mon  ami,  dit  Eléonore  avec  un  sou- 
pir plus  doux  que  1 1  brise  du  sud  qui  caressait 
en  ce  moment  les  fleurs  du  j.rdin  «les  boucles 
de  sa  chevelure,  ce  n'est  pasgénéreux;  pardonne- 
lui  de  m'avoir  emprisonnée;  pardonne  au  moins 
à  sa  mémoire,  ne  fût-ce  que  pour  t'avoir  laissé  sa 
femme. 

—  Tu  as  raison,  Eléonore,  laissons-le  dormir 
en  pai>L  pour  arriver  à  l'histoire  du  singe  ,  qui 
semble  là  sautiller  encore  tout  joyeux  sur  sa  con- 
sole. 

Mon  attention  redoubla.  Je  ne  voyais  aucune 
relation  rapprochée  ou  éloignée  entre  le  mari 
jaloux  cl  le  magot  empaillé.  Quelle  connexiié  y 


avait-il  entre  ces  deux  morts  ?  Alfred  allait  me  le 
dire.  Je  pendis  mon  atieniion  à  ses  lèvres. 

—  Eléonore  ne  sortait  donc  plus.  11  la  renfer- 
mait comme  une  esclave.  Nous  ne  pouvions  plus 
nous  dire  de  ces  paroles  furtives,  de  ces  riens  ra- 
pides qui  valent  une  éternité  de  bonheur  :  à  peine 
si  je  pouvais  la  voir  de  temps  en  temps  à  sa  fenê- 
tre, et  encore  le  plus  souvent  il  était  assis  à  ses 
côtés,  épiant  au  passage  le  moindre  regard  qui 
ei'it  traversé  l'espace  pour  monter  jusqu'à  sa  bou- 
che. Je  me  désespérais,  j'étais  fou  ;  les  projets  les 
plus  furieux  traversaient  ma  tète  comme  des  ou- 
ragans et  la  bouleversaient  sans  y  laisser  un  re- 
mè.le  à  mes  peines.  Eléonore,  de  son  côté,  su- 
bissait un  martyre  d'amour  dans  cette  torture  de 
la  prison  et  d'une  surveillance  odieuse. 

Un  singulier  hasard  nous  sauva,  car  ce  singe 
que  vous  voyez  fut  noire  libérateur.  Un  jour  , 
comme  je  passais  sous  les  fenêtres  d'Eléonore,  un 
de  ces  Piêniontais  qui  dressent  des  singes  à  mon- 
ter aux  fenêtres  pour  demander  un  petit  sou , 
faisait  faire  son  manège  habituel  au  singe  que 
voilà.  La  pauvre  bête  monta  à  la  croisée  sur  la- 
quelle s'accoudait  Iristenient  Eléonore.  Ce  fut  un 
irait  de  lumière,  la  découverte  d'un  monde.  Co- 
lomb ne  fut  pas  plus  heureux  que  moi  lorsqu'il  vit 
le  ciel  couronner  ses  recherches  en  face  des  An- 
tilles. 

—  Veux-lu  gagner  vingt  francs?  dis-je  au  Piê- 
niontais, lorsqu'il  eut  tourné  l'angle  de  la  rue 
Taiibout,  ofi  demeurait  le  mari  il'Eléonore. 

—  Volontiers,  signor  padroiw,  je  ferai  tout 
ce  que  vous  voudrez. 

—  Et  ton  singe  aussi  ? 

—  Il  est  dressé  à  tout  ;  c'est  un  animal  plus 
intelligent  qu'un  chrétien.  Il  est  prêt  à  vous  ser- 
vir, comme  une  adroite  mounine  qu'dest. 

—  Eh  bien!  voici  ce  qu'il  doit  faire  et  toi  aussi. 
Demain  matin,  au  numéro  7  de  la  rue  Taitbout,  à 
la  maison  où  une  dame  a  donné  tout  à  l'hi  ure  à 
ton  singe  ,  tu  lui  attacheras  a»  collier  un  billet 
que  je  te  remettrai,  et  tu  me  rendras  le  papier 
dans  lequel  sera  envoyé  le  sou  que  la  dame  lui 
donnera.  Chaque  message  le  vaudra  cinq  francs. 

—  A  l'œuvre,  mon  garçon  ! 

Le  moyen  fut  mis  œuvre  et  réussit;  le  messa- 
ger aérien  s'acquitta  de  sa  mission  avec  exacti- 
tude et  bonheur.  Des  rendez-vous  furent  donnés, 
acceptés,  changés,  contremandés par  cette  petite 
l>osle,  dont  le  mari  était  loin  de  se  méfier.  Nous 
veillons  seulement  à  ce  que  le  facteur  ne  poitàt 
passes  Diissives  lorsque  la  présence  de  l'argus  au- 
rait pu  en  compromettre  le  sort. 

Heureusement  les  jours  du  vieillard  étaient 
conqités.  Il  mourut,  laissant,  bon  gré,  mal  gré,  à 
sa  femme  la  fortune  avec  la  liberté,  qui  valait 
mieu\  pour  nous.  Un  an  après  j'épousai  Eléonore, 
et  j'achetai  pour  un  billet  de  mille  francs  le  singe 
qui  av.jt  éié  le  messager  fidèle  de  nos  amours,  et 
qui,  devenu  vieux  lui  aussi,  ne  pouvait  plus  mon- 
ter aux  fenêtres  pour  demander  le  petit  sou.  Il 
mourut  bientôt,  ennuyé  peut-être  de  sa  vie  opu- 
lente, de  son  far-nicnte  de  parvenu,  de  son  exis- 
tence de  fétiche.  Je  le  fis  empailler  pour  le  gar- 
der comme  un  souvenir  matérialisé  de  notre  bon- 
heur, et  nous  le  conservons  avec  un  respect  d'i- 
dolâtres. Voilà  son  hisioire  :  ne  vous  étonnez  pas 
du  luxe  dont  j'environne  sa  momie... 

Un  doux  silencL'  d'émotion  succéda  à  cette  ex- 


plication. Et  maintenant,  quand  je  vois  un  singe 
gravir,  matelot  agile  ,  les  tuyaux  de  fonte  et  les 
balcons  de  fer  pour  i.ller  demander  un  petit  sou 
à  (pielque  belle  dame  ou  geiite  demoiselle,  ap- 
puyées négligemment  sur  leur  fenêtre,  je  me  figure 
toujours  qu'il  y  a  un  amour  attaché  à  ce  manège 
de  gymnastique.  Maris  jaloux,  méfiez-vous  des  sin- 
ges qui  vont  demander  un  sou  aux  fenêtres  :  c'est 
l'amour  de  vos  femmes  qu'ils  vont  chercher  au 
profit  de  quelque  galant.  Léo.n  Vidal. 

(Le  Tam-Tam.) 


L'ami  dn  panvre. 


De  tout  temps  l'humanité  a  été  ingrate  cl  ou- 
blieuse; les  contemporains  sont,  il  faut  l'avouer, 
d'une  indiiférence  slupide. 

Mais  tout  a  été  dit  sur  cette  matière  ;  aussi  nous 
bornerons-nous  à  citer  un  fait  entre  mille. 

Le  7  décembre  1792,  par  le  temps  le  plus  af- 
freux, dans  le  cimetière  de  Matzieinsdorf,  un  cer- 
cueil fut  porté  vers  une  fosse  obscure.  La  neige 
tombait  par  flocons,  l'air  était  sombre  et  glacé,  et 
les  venls  hurlaient  avec  un  gémissement  si  extraor- 
dinaire, qu'on  eût  dit  que  la  nature  déplorait  un 
grand  malheur.  Derrière  ce  cercueil  fait  à  la  hâte 
avec  quelques  planches  qui  avaient  servi  pour  l'é- 
chafaudage d'un  concert,  un  homme  marchait, 
seul  comme  le  chien  au  convoi  du  pauvre. 

Cet  homcne  était  un  vieux  musicien  qui  accom- 
pagnait son  maître  à  la  dernière  demeure.  Ni  le 
froid,  ni  la  neige  ne  l'empêchèrent  de  s'agenouiller 
et  de  prier  en  silence.  Puis  il  se  retira,  jetant  un 
dernier  regard  sur  cette  fosse  que  la  terre  jaunâ- 
tre et  mouillée  venait  de  recouvrir.  «  Adieu,  dit- 
il,  toi  mon  maître  et  mon  ami;  toi  qu'aucun  autre 
que  moi  n'a  su  comprendre;  adieu,  Mozart!...  « 
Et  après  avoir  prononcé  ce  nom,  le  vieillard  s'é- 
loigna, pleurant  abondamment. 

Peu  de  leinps  après,  ce  dernier  ami,  cet  uni- 
que courtisan  de  la  misère  et  de  la  mort  fut  porté 
à  son  tour  au  cimetière  de  Matzieinsdorf.  Cette 
fois,  le  cercueil  n'était  accompagné  de  personne. 
Trouver  un  ami  du  pauvre,  c'est  rare;  en  trou- 
ver deux,  c'est  à  peu  près  impossible. 

On  savait  pourtant  l'histoire  de  ce  vieux  musi- 
cien et  son  dêvoûinent  pour  Mozart.  On  se  souve- 
nait qu'il  avait  demandé  à  être  inhumé  dans  une 
fosse  voisine  de  celle  de  l'homme  de  génie  qu'il 
avait  tant  aimé,  et  que  sa  demande  lui  avait  été 
accordée.  Aussi  de  nos  jours,  quand  l'Allemagne, 
aux  applaudissemens  de  l'Europe,  a  voulu  élever 
un  monument  à  Mozart,  après  qu'on  eut  cherché 
inutilement  les  traces  de  la  tombe  du  grand 
homme,  le  musicien  revint  dans  la  mémoire  de 
certaines  gens,  et  l'on  prit  des  informations  auprès 
de  sa  famille.  Soins  superflus  !  rien  n'a  pu  faire 
découvrir  la  fosse  du  pauvre,  ni  celle  qui  en  fut 
voisine;  leshabitans  du  lieu  n'ont  conservé  aucun 
souvenir  de  ce  qu'on  leur  demande,  et  les  fos- 
soyeurs sont  eux-mêmes  morls  depuis  long-temps. 

Mozart  ne  pourra  donc  être  retrouvé.  Elevé? 
maintenant  des  monumens  funèbres!  Une  simple 
pierre  où  son  nom  eût  été  écrit  serait  plus  pré- 
cieuse aujourd'hui  que  ne  le  seront  tous  vos  ma- 
gnifiques mausolées,  vides  dg;^vjép&mhe  mor- 
telle. Son  génie  cl  sa  gloirfl4e^)erdrdi}(!™Jk  à  ce 


—  569  — 


que  ces  ossemens  restent  ainsi  inconnus;  mais  ne 
semble-t-il  pas  que  Mozart  lui-même  refuse  à  son 
tour,  après  sa  mort,  l'hommage  d'une  estime  et 
d'une  admiration  qu'on  lui  a  refusées  pendant  sa 
rie? 


DES 

PRODUITS  DE  L  IIVDIJSTRIE. 

(Sixième  article.) 
Il  paraît  que  jusqu'à  ce  jour  nous  avions  oublié 
de  faire  une  observation  importante,  qu'une  ré- 
clamation importune  ne  nous  permet  plus  de  dif- 
férer. C'est  que  nous  n'avions  jamais  tarifé  notre 
blâme  et  nos  éloges,  et  que  par  conséquent  nous 
jugeons  sans  appel  ;  voilà  pourquoi  nous  disons 
cela. 

Les  bitumes  ont  réclamé  ,  ils  demandent  une 
preuve ,  un  fait  qui  autorise  notre  sévérité  ;  puis- 
qu'ils le  veulent,  nous  allons  citer  : 

Un  de  leurs  actionnaires ,  auquel  l'expérience 
est  venue  trop  tard,  avait  confié  à  une  société  bi- 
tumineuse le  plancher  de  la  salle  à  manger.  La  so- 
ciété déploya  tout  son  luxe  et  tout  son  savoir-faire. 
L'actionnaire  ébloui  plaça  sa  table  sur  une  mosaï- 
que en  bitume  indélébile  et  inébranlable.  0  vicis- 
situdes des  choses  bitumineuses  !  Dès  le  premier 
jour  la  table  menaça  de  s'incruster  aussi ,  l'ac- 
tionnaire y  fit  peu  d'attention,  mais  le  mouve- 
ment d'immersion  continuant  toujours  ,  le  pro- 
priétaire vit  le  moment  où  il  serait  obligé  de  ré- 
pudier ses  chai.ses  et  d'en  venir  auv  coussins  orien- 
taux sur  lesquels  on  s'assied  les  jambes  croisées. 
Le  bitume  redescendait  dans  les  entrailles  de  la 
terre,  entraînant  avec  lui  le  mobilier  qu'il  devait 
supporter  mais  non  pas  engloutir.  Et  ce  fait  n'est 
pas  le  seul  que  nous  puissions  citer,  mais  nous 
sommes  trop  généreux  pour  nos  ennemis  à  terre. 
D'ailleurs  ce  n'est  pas  nous  qui  frapperons  le 
dernier  coup,  mais  bien  M.  lluhsch.  JI.  Hubsch 
a  créé  une  de  ces  industries  nouvelles  qu'on  ne 
saurait  trop  encourager,  parce  qu'elles  se  recom- 
mandent sous  le  triple  rapport  de  la  solidité,  de 
la  beauté  et  de  l'éi  ononiie.  Les  carreaux  mosaï- 
ques de  M.  Hubsch ,  que  nous  avons  vu  fa- 
briquer sous  nos  yeux  sont  complètement  homo 
gènes,  le  feu  colore  d'une  manière  différente  les 
terres  mélangées,  mais  leur  adhésion  est  parfaite, 
rien  ne  peut  l'aliérer  et  ces  carreaux  mosaïques 
or.t  plus  de  dureté  que  les  carreaux  ordinaires. 
L'éclat  et  la  vivacité  des  couleurs  de  ces  carreaux 
dispensent  des  couches  de  peintures  à  l'huile  si 
coûteuses  et  si  difficiles  à  entretenir  ;  un  siuqile 
lavage  suffit.  Au  moyen  de  losanges  noirs,  blancs 
ou  marbrés  on  peut  muliiplierles  dessins  à  linlini, 
et  nous  avons  vu  des  modèles  qu'aucun  mode  de 
carrelage  ne  peut  égaler.  Outre  ces  qualités  qui 
suffu'aient pour  assurer  l'avenirde  celte  industrie, 
il  en  est  une  que  les  architectes  et  les  entrepre- 
neurs apprécieront  sans  doute  ,  c'est  l'économie. 
Les  plus  beaux  modèles  des  carreaux  mosaïques 
de  M.  Hubsch  sont  presque  de  moitié  moins  rliers 
que  les  carrelages  en  pierres  de  liais,  et  les  mo- 
saïques en  mastics  bitumineux. 

Aussi,  nous  prédisons,  et  cela  sans  crainte  d'ê- 
tre démentis  par  l'avenir,  que  les  fours  de  H. 


'■■^— — ■^— -y-^-^^i^—  .,aL 

Hubsch ,  que  nous  avons  vus  en  pleine  activité , 
dans  son  usine  de  Sèvres,  finiront  parétcindre  les 
fourneaux  rie  bitumes  établis  sur  l'autre  rive,  au 
moins  pour  ce  qui  concerne  les  apparleniens  ; 
quant  à  nos  places,  à  nos  rues  et  à  nos  trottoirs, 
dès  que  le  soleil  va  luire  j'irai  graver  sur  la  fa(  c  du 
bitume,  la  dernière  date  de  son  règne  :  Juillet 
1839,  et  au  dessous  :  De  profundis. 

-Nous  n'en  aurons  jamais  fini  avec  les  choses 
ridicules.  Telles  par  exeDqjle  ,  que  cette  niaise 
invention  des  cordons  conducteurs  de  la  voix. 

Ne  nous  arrêtons  pas  devant  ce  fauteuil  à  cor- 
nets acoustiques,  ni  devant  cette  barbare  inven- 
tion de  lits  mécaniques,  qui  brisent  la  poitrine 
pour  faire  rentrer  l'épaule,  ni  devant  ces  poupée,^ 
à  ressorts  ,  ni  devant  ces  lits  en  fer  ornés  de 
Heurs  que  n'a  pas  faites  madameVeni,  ni  devant  ce 
lit  en  bronze  si  exécrable,  ni  devant  cette  lourde 
glace  que  je  voudrais  condamner  à  reproduire  à 
perpétuité  les  traits  de  l'inventeur,  ni  devant  ces 
bons  hommes  rie  papier  mâché,  ni  devant  ces  fi- 
gures de  cire  ;  sans  doute  tous  ces  produits  ont 
été  reçus  par  le  jury  le  même  jour,  et  c'était  un 
jour  de  politesse. 

M.  Lemonnier,  fal  ricant  d'ouvrages  en  cheveux, 
rue  du  Coq-St-Honoré,  13,  a  exposé  une  multi- 
tude de  produits  tous  fort  remarquables  sous  le 
rapport  du  dessin,  de  la  pureté  et  du  bon  goût  ; 
nous  signalerons  entre  autres  plusieurs  bourses 
en  cheveux  d'un  travail  fort  curieux,  et  dos  fleurs 
d'une  fidélité  parfaite. 

Les  écrans,  les  papillons  artificiels,  de  M.  de 
Bemy,  faubourg  St-.\)ariin,  n"  22.  N"'  d'exposi- 
tion, 77  et  hkdi ,  méritent  surtout  nos  éloges. 

Nous  devons  à  ce  sujet  rapporter  un  fait  assez 
curieux.  Le  17  rie  ce  mois,  le  roi,  suivi  rie  ses 
aides-de-camp,  visitait  l'exposition,  lorsqu'un  in- 
cident imprévu  est  venu  révéler  à  sa  majesté  que 
la  France  possédait  aussi  son  Xeuxis.  Api  es  avoir 
parcouru  une  partie  des  gakries  en  prodiguant  à 
chacun  des  exposuis  des  nianiues  d'encourage- 
ment, le  roi  s'iirréta  devant  ces  gracieuses  pro- 
ductions du  peintre  de  Bemy  :  au  milieu  rie  ces 
gazes  transpaicntes  où  l'ariiste  jette  comme  par 
miracle  les  créations  échappées  à  son  pinceau,  se 
trouvait  un  cadre  renfermant  ries  pipilluns,  non 
(les  papillons  réels  comme  on  punirait  le  croire 
en  les  voyant  ;  mais  ries  papillons  peints,  qui  ap- 
prochent tellement  de  la  nature  que  la  nature 
même  s'y  est  laissé  prendre. 

Le  roi  s'extasiait,  lui  artiste  aussi,  dcvantce  mi- 
racle opéré  ;  mais  là  ne  devait  point  se  borner  le 
triomphe  de  l'artiste. 

On  sait  que  les  papillons  ont  entre  eux  et  par 
la  combinaison  niêuie  rie  leur  organisation  un 
contact  qui  les  en;raine  l'un  vers  l'autre.  Or,  riaus 
l'une  des  travées  prati(|uées  dans  le  centre  des 
salles  de  l'exposition,  un  p  ipillon  voltigeant  au 
moment  de  la  royale  visite,  et  trompé  lui  même 
par  l'apparence,  vint  se  fixer  sur  le  cadre  qs'ad- 
mirait  les  nobles  visiteurs. 

Il  est  fiirile  de  concevoir  l'enthousi,nsme;  ou 
peut  se  rendre  compte  des  cris  d'admiration  que 
devait  provoquer  cet  éloge  innocent  donné  par  la 
nature  à  l'ariiste  qui,  à  force  de  veille  et  de  tra- 
vail, est  parvenu  à  l'imiter. 

Le  roi ,  juste  appréciateur  des  belles  choses,  sou- 
rit au  hasard  qui  venait  en  aide  au  génie,  et  l'on 
assure  qu'en  ce  moment  le  château  des  Tuileries 


recèle  un  paravent  chinois  dont  les  dessins  exé- 
cutés sur  satin  noir  sont  un  des  mille  chefs-d'œu- 
vre de  l'artiste  de  Bemy. 

Les  janlinières  anglaises  de  M.  Joseph  Agard 
se  recommandent  aux  amateurs  d'horticulture. 
Les  crinolines  Oudinot  se  recommandent  aux 
élégans.  et  pour  finir  enfin  par  un  trait  de  satire  ; 
le^  papiers  incombustibles  brûl  nt  fort  bien. 
Nous  en  avons  fini  avec  les  objets  divers. 

Maintenant  rie  grandes  industries,  qui  exigent 
de  longs  développemens,  celles  de  la  typographie 
et  des  tissus  ,  se  présentent  à  nous.  Les  boines 
de  cet  artide  ue  nous  pernieltraient  pas  de  nous 
étendre  assez  dans  le  prochain  numéro;  nous  en 
donnerons  un  compte-rendu  détaillé. 

Nous  terminerons  cet  article  en  faisant  droit  à 
une  réclamation.  Nous  avions  cru  que  les  deux 
maisons  Susse,  place  de  la  Bourse  et  du  passade 
des  Panoramas,  n'en  faisaient  qu'une.. Cette  erreur 
est  facile  à  réparer.  .MM.  Su^se  de  la  place  de  la 
Bourse ,  31 ,  sont  les  seuls  dont  nous  ayons  voulu 
parler,  puisque  seuls  ils  ont  eu  l'heureuse  idée 
rie  mettre  à  la  portée  de  tous  les  travauv  de  nos 
habiles  statuaires. 

Georges  Janéty. 


fllÉlaugcs,  faits  curicin 


Le  vin  de  la  rose  a  brème.  —  La  cave  de 
Brème  est  la  plus  ancienne  de  toutes  les  caves 
d'Allemagne;  elle  est  située  au  dessous  delHôtcl- 
de-Ville.  Un  de  ses  caveaux,  appelé  la  Rose  [parce 
(|u'un  bas-relief  en  bronze  représentant  des  ro- 
ses lui  sert  d'ornement  et  d'enseigne},  contient  le 
f.imeux  vin  dit  Roscnwein,  qui  a  maintenant  deux 
siècles  et  quinze  ans;  en  efict,  c'est  en  l(i2.'« 
qu'on  y  a  descendu  six  grandes  pièces  du  vin  du 
Itliin  nommé  Johannisberg,  et  autant  de  celui 
nommé  Hochheimor.  La  partie  adjicente  de  la 
-ave  contient  des  vins  des  mêmes  espèces,  non 
moins  précieux,  quoique  âgés  de  quelques  années 
de  moins;  ils  sont  contenus  dans  douze  grandes 
pièces,  dont  chacune  porte  le  nom  d'un  des  douzs 
apcjlres,  et  le  vin  de  Judas,  malgré  la  réproba- 
tion attachée  à  ce  nom,  est  encore  plus  estimé  que 
les  autres.  Dans  les  autres  parties  de  la  cave  se 
trouvent  les  dilTérens  vins  des  années  postérieures; 
à  mesure  que  l'on  tire  quelques  bouteilles  du  Ro- 
seiiwcin  on  les  remplace  par  le  vin  des  apôtres, 
celui-ci  par  un  vin  |  lus  jeune,  et  ainsi  de  suite,  de 
manière  que,  à  la  différence  de  la  lonne  des  Da- 
naides,  les  pièces  ne  désemplissent  jamais. 

l  ne  seule  bouteille  de  Rosenwein  coût.' à  h 
ville  plus  de  2,000,000  de  rixdallers  (un  rixdaller 
vaut  à  peu  près  h  fr.)  Cette  somme  p.iiift  au  pre- 
mier abord  incroyable;  mais  il  est  facile  de  la  vé- 
rifier par  le  calcul  qu'un  Allemand  s'est  donné  la 
peine  de  faire.  Une  grande  pièce  de  vin,  conte- 
nant .S  oxhof;  de  20.'i  bouteilles,  coûtait,  en  liiii, 
300  rixdallers.  Kn  comptant  leiî  frais  de  l'entretien 
de  la  cave,  les  contributions,  les  intéréLs  de  cette 
somme  et  les  intérêts  des  inlérêLs,  unoxhofl  coûte 
aujourd'hui  .^.">.">,(;."^7.2ii0  rixdallers.  et  par  consé- 
quent, une  bouteille  coûte  2.723,810  rixd.illers; 
un  verre  ou  huitième  partie  de  la  bouteille,  coûte 
3^0, 'i76  rixdallers  (environ  1,361.904  fr.\  et  en- 
fin une  goutte,  en  comptant  1.000  gouttes  dan» 


—  570 


un  verre,  eoûteS.'iO  rixdalleis  {environ  1,362  fr.) 
Le  vin  des  Apùlres,  rt  surtout  celui  de  la  Rose, 
ne  se  vend  jamais  à  quicouque  n'est  pas  bourgeois 
(le  la  ville  de  Brème  ou  n'a  pas  de  droit  à  cetiire. 
Lt'S  bourgtnesires  mit  seulement  la  permission 
d'en  tirer  quelques  lioiiteilies  pour  leur  consom- 
mation particulière  ou  pour  envoyer  en  cadeau 
aux  souveniins  ou  piiuccs  léjjn.wis.  Un  bourgeois 
de  Brème,  en  cas  de  miil.idie  grave,  peut  obtenir 
une  bouteille  à  raison  de  5  rixdallers;  mais  pour 
(|u'on  lui  accorde  celle  faveur,  il  est  obligé  de 
présenter  le  certilirat  d'un  médecin  et  ]('.  consen- 
tement du  bourgiiipslre  et  du  conseil  municipal. 
l'n  pauvre  habitant  de  Brème  peut  aussi  en  ob- 
tenir une  bouteille  gratis  après  avoir  rempli  les 
mêmes  Ibrmalilés.  L'n  bourgeois  a  de  plus  le  droit 
de  deiiianiler  une  bouteille  lorsqu'il  i(  çoit  chez 
lui  un  hôie  disiingué,  dont  le  nom  est  renommé 
en  Allemagne  ou  en  Europe. 

La  ville  de  Brème  envoyait  quclqui  fois  unebou- 
teille  de  vin  de  la  Uose  à  Goethe  le  jour  de  sa 
fête. 

Pendai  t  l'occupation  française,  quelques  géné- 
raux de  l'empire  ont  vidé  sans  façon  une  quantité 
considérable  de  celte  précieuse  liqueur;  aussi  les 
bouigeoisde  Brème  préiendeiit  que  leur  ville  a 
payé  à  la  l'rance  une  plus  forte  contribution  que 
toutes  les  autres  villes  d'Allemagne. 

Affreux  massacre.  —  Les  journaux  le  Syd- 
ney-Herald et  le  Colonist,  publiés  à  la  Nouvelle 
Galles  du  sud,  lieu  de  déportation  des  condamnés 
anglais,  renf  rmcnt  lesalfreux  détails  du  jugement 
instruit  conii'e  sept  dôpoités.  Ces  misérables  s'é- 
tant  échappés  du  lieu  de  1  ur  détention  ont  atta- 
qué et  pillé  un  village  attaqué  par  une  tribu  indi- 
gène dans  les  plaines  (!e  Liverpool.  Us  étaient  à 
cheval  et  armés  d.-  f.isils.  Après  avoir  tué  ou  mis 
en  fuite  les  hommes  en  éiat  de  con)batire,  leur 
rage  s'est  assouvie  sur  les  femmes  elles  en  fans. 
11$  ont  conduit  leurs  prisonniers,  les  mains  liées, 
dans  un  endroit  où  s'tlevait  déjà  un  vaste  bficher. 
Les  malheureuses  mères  avaient  leurs  enfans  at- 
tachés sur  leurs  ép;iules,  et  ignorant  le  sort  qui 
leur  était  réservé,  elles  n'osaient  crier  de  peur 
d'exciter  encore  la  fureur  de  leurs  bourreaux.  Ln 
indigène  nommé  Davey,  sa  (ille  et  une  autre  petite 
fille  sauvage  furent  épargnés.  Deux  petits  garçons 
s'échappèrent  en  sautant  pir  dessus  une  barricade. 

Lorsque  ces  infortunés,  au  nombre  de  vingt- 
huit  ou  trente,  furent  arrivés  tout  près  du  bra- 
sier, on  les  força  en  quelipie  sorte  à  s'y  précipi- 
ter eux-mêmes  en  leur  tirant  des  coups  de  fusil. 
Les  femmes  qui  tombèrent  à  genoux  en  criant 
grâce,  et  leurs  enfans  furent  relevés  et  jetés  au 
milieu  du  feu  qui  s'éteignit  sous  tant  de  cadavres. 
Les  corps  n'étaient  qu'à  moitié  consumés.  Les 
chiens  errans,  passés  dans  cette  colonie  à  l'état 
sauvage,  et  les  vautours  sont  venus  ,  pendant  la 
nuit  et  le  lendemain,  dévorer  les  restes. 

Les  oRiciers  envoyés  par  le  gouverneur  pour 
constater  le  crime,  dont  les  journaux  dupays  n'expli- 
quent nullem<'nt  les  motifs,  ont  été  consternés  à 
la  vue  de  ce  triste  spectacle.  Un  d'eux  a  trouvé 
derrière  une  cabane  un  enfant  sauvage  qui  pleu- 
rait et  criait  en  cherchant  sa  mère  ;  il  l'a  mené  à 
Sidney. 

Les  coupables  avaient  eu  l'audace  de  rentrer  le 
même  soir  dans  l'espèce  de  bagne  oit  ib  exécu- 


tent leurs  travaux  journaliers.  Un  des  surveillans 
ordonna  le  lendemain  matin  au  nommé  Bussell 
de  se  joindre  aux  hommes  de  corvée  chargés  d'en- 
terrer les  morts.  «A  quoi  bon  ?  demanda  le  cou- 
damné,  nous  avions  fait  fi  bien  chinll'er  qu'il  ne 
doit  pas  rester  vestige  de  ces  genslà.  » 

On  trouva  piumi  Icsellèts  d'un  autre  condamné 
un  sabre  eiisangl,inté.  Des  indices  de  la  même  na- 
ture ont  fait  reconnaîire  d'autres  coupables.  Ils 
ont  été  cond minés  à  moit  aux  assises  de  Sydney, 
et  pendus  le  18  décembre  en  préseï  ce  de  tous  les 
condamnés  et  d'une  population  immense  qui,  dans 
tous  les  pays  du  monde  ancien  et  nouveau,  est 
avide  de  ces  tristes  spectacles. 

—  Les  nouvelles  qui  parviennent  chaque  jour 
de  plusieurs  départemens  dépeignent  avec  des 
couleurs  d  chirantes  l'état  d'alireuse  misère 
auquel  lis  (.rages  ont  réduit  les  malheureuses  po- 
pulations. Ce  matin,  MM.  Defiite  (Seine-et-Marne), 
Lepelleiierd'Auln  ly  (Seine-et-Oise),  Sevin-Moreau 
(Loiiet),  César  Bacot,  Tascliereau  (Indre-et-Loire), 
et  Martin  (Isère),  se  sont  rendis  auprès  de  M.  lemi- 
nistre  de  l'aLjric-nltureei  du  commerce,  pour  lui  pein- 
<lreiasituatiiiii  déploralile  dans  hiqii  elle  sont  plon- 
gés les  départemens  qu'ils  représentent,  et  que  le 
Iléau  a  particulièrement  frappés.  Le  ministre  leur 
a  promis  de  saisir  aujourd'hui  même  le  conseil 
d'une  |)roposiiion  qu'il  ferait  de  présenter  innné- 
dialement  aux  chandires  un  projet  de  loi  pour 
porter,  à  un  chiffre  ren  u  née  ssaire  par  les  cala- 
mités qui  viennent  de  marquer  le  mois  de  juin,  la 
somme  figurant  au  budget  pour  secours  aux  com- 
munes. 

Nous  apprenons  que  le  conseil  des  ministres 
s'est  en  ellet  occupé  à  midi  de  cette  proposition, 
et  que  la  demande  d'un  ciédil  a  été  résolue. 

—  Mardi,  18  de  ce  mois,  deux  orages  se  sont 
rencontrés  au-dessus  du  petitvillagc  de  Chatenay, 
situé  dans  le  canton  d'Ecouen.  Leur  choc  a  donné 
naissance  à  une  trombe  ayant  la  forme  d'un  cône 
renversé  et  que  la  poussière  et  les  branchages 
qu'elle  entraînait  reuilaientsaisissable  à  la  vue.  En 
un  instant  le  tourbillon  se  précipite  sur  le  parc 
de  Chatenay,  et  tandisquc  lestuilcs,  les  charpentes 
et  les  pierres  du  château  et  de  la  belle  ferme  qui 
estauprès  volent  et  s'entrecoupent  dans  les  airs, 
les  arbres  sont  renversés,  les  uns  déracinés,  ou 
brisés  en  éclats  ;  les  autres,  donnant  sans  doute 
par  leur  vaste  bi-anchagc  plus  de  prise  à  la  trom- 
be, sont  tor.ins  et  dépouillés  de  leur  écorce. 
Enfin,  en  moins  de  trente  secondes,  ce  parc, 
d'une  quarantaine  d'arpens ,  qu'ombrageaient  les 
plus  grands  arbres,  de  belles  allées  de  tilleuls, 
n'olfre  plus  que  l'.ispect  du  chaos,  ou  plutôt  d'un 
bois  au  milieu  duquel  des  batteries  d'artillerie  se 
seraient  donné  pendant  tout  un  jour  le  coaibatle 
plus  acharné.  II  ne  reste  pas  un  arbre  sur  pied. 
El  cependant  l'enort  que  la  terrible  colonne  a 
dû  déployer  ici  ne  l'a  point  épuisée,  l'œil  en  suit 
la  marche  aux  désordres  qu'elle  a  semés  sur  sa 
route.  Au  bord  d'un  étang,  dans  la  vallée,  on 
voit  encore  un  bois  à  demi  renversé  ;  puis,  sans 
doute,  ne  trouvant  plus  d'obstacles,  la  trombe 
déracine  encore  quel(|ues  nngées  d'arbres  dans 
la  campagne,  laissant  ainsi  l'espace  d'une  lieue 
entre  le  commencement  et  la  fin  de  sa  terrible 
course.  Le  château  et  sa  ferme  ont  perdu  toute 
leur  toiture  et  une  partie  de  leur  charpente,  les 


murs  du  parc  sont  couchés  à  terre,  des  débris  de 
cheminées,  des  colonnes  destinées  h  soutenir  des 
grilles  de  jardins  jonchent  les  chemins  loin  des 
lieux  où  elles  ont  été  enlevées  ;  mais  peu  de  mai- 
sons du  village  ont  été  atteintes.  La  force  de  cette 
trombe  était  telle  que  des  arbres  entiers  ont  été 
portés  à  plus  de  1,000  mètres,  et  chose  extraor- 
dinaire, les  uns  ont  été  portés  du  nord  au  sud, 
et  les  autres  du  sud  au  nord. 

—  On  écrit  de  Saint-Pétersbourg,  G  Juin,  au 
Journal  de  Francfort  : 

«  Les  débris  de  la  grande  armée  de  Napoléon, 
qui,  il  y  a  vingt-six  ans,  étaient  disséminés  en  Russie, 
vivent  en  partie  encore  maintenant.  Il  y  a  un  an 
environ  que  mourut  comme  cosaque  du  mont 
Oui  al  Charles  Bertue  ;  il  était  chasseur  à  cheval 
dans  l'armée  française,  eiav.dt  été  fait  prisonnier 
en  1812.  Hélait  resté  en  Russie,  s'y  était  marié, 
avait  servi  vingt  ans  dans  la  ligne,  tout  en  exerçant 
le  métier  de  cordonnier;  sou  âge  avancé  le  força 
de  prendre  son  congé.  Ses  supérieurs  lui  accor- 
dèrent la  permission  de  retourner  dans  sa  patrie 
et  lui  firent  même  obtenir  une  somme  de  500 
ruublis,  mais  il  renonça  au  voyage,  parce  que, 
disait-il,  il  ne  trouverait  plus  de  connai.--sances  en 
France,  et  que,  en  sa  qualité  de  vieillard,  il  ne 
pouvait  plus  être  d'aucun  secours. 

"Un  autre  prisonnier  français  a  épousé  une 
Mordvine  et  vit  encore  parmi  les  Mordvins  dans 
le  gouvernement  d'Orenbourg;  il  porte  une  lon- 
gue barbe  rousse  et  a  presque  oublié  sa  langue 
maternelle.  A  Orenbourg  même  il  y  a  un  Polo- 
nais qui  a  fait  la  campagne  d'Egypte  sous 
Napoléon.  » 


Eecue  "ùes  Slribunaiix. 


TRIBUNAL  CIVIL  DE  LA  SEINE. 

MM.  Francisque  et  Victor  Duclosel,  de  Rostaing 
et  de  Perdreauville  ont  été  cités  devant  IdJ?" 
chambre  pour  infraction  à  l'ar.icle  19  de  la  loi 
du  9  septembre  1835 ,  qui  veut  que  le  gérant 
d'un  journal  soit  remplacé  dans  le  délai  de  15 
jours,  sous  peine  de  1,000  fr.  d'amende  par  cha- 
que jour  de  retard,  conformément  à  la  loi  du  18 
juillet  1828. 

A  l'ouverture  de  l'audience,  M.  de  Perdreau- 
ville  explique  au  tribunal  que  depuis  div-huit  mois 
eoTiron  il  n'a  plus  aucun  intérêt  dans  le  journal, 
et  demande  en  conséquence  à  être  mis  hors  de 
cause;  le  tribunal,  faisant  droit  à  cette  demande, 
renvoie  M.  de  Perdreauville  des  fin  s  de  la  plainte 
portée  contre  lui. 

M.  V.  Duclosel  explique   ensuite  que  n'ayant 
pas  pu  trouver  de  gérant,  dans  le  délai  voulu  par 
la  loi,  il  a  été  obligé   de  demander  un  second 
délai,  puis  un  iroisème,  que  M.  le  procureur  du 
roi  a  bien  voulu  accorder;  cependant  le  terme  de 
ce  troisième  délai  est  encore   arrivé  avant  que  le 
gérant  actuel ,  M.   Larcher,  ait  pu  remplir  toutes 
les  formalités  voulues,  parce  qu'étant  alors  gérant 
du  journal  le  ZJroîf,  il  n'a  pu  cesser  ses  fonc- 
tions assez  à  temps  pour  prendre  la  gestion  du 
Journal  gênerai  de    France.  M.    Duclosel  de 
mande  que  le  tribunal,  ayant  égard  à  ca  circons 
tances  ,  tout  à  fait  indépendantes  de  sa  volonté, 
veuille  bien  le  renvoyer  des  fins  de  la  plainte. 


—  571  — 


Mais  le  tribunal  considérant  qu'il  est  constant 
que  les  sieurs  Duclosel  et  de  Rostaing  se  sont 
rendus  coupables  des  faits  prévus  par  les  arliclcs 
U  de  la  loi  du  18  juillet  1828  et  19  de  la  loi  du  9 
septembre  1835,  condamne  les  sieurs  Duclosel  et 
de  Rostaing  en  22,000  fr.  d'amendeet  aux  dépens, 
et  fixe  à  deux  années  la  durée  de  la  conlrainte 
par  corps. 

Kcmie  Oramatiquc. 

ACADÉMIE  ROYALE  DE  MUSIQUE. 

Première  représentation  de  la  Tarentule,  ballet- 
pantomime  en  deux  actes,  par  M.  Coraly,  mu- 
sique de  M.  Casimir  Gide. 

L'excellent  Dictionnaire  de  Musique  du  doc- 
teur Lichtenhal,  récemment  traduit  par  MM. 
Mondo  et  Escudier  frères,  coniicnt  decurieix 
détails  sur  1  insecte  qui  est ,  sinon  le  héros,  du 
moins  le  prétexte  du  nouveau  ballet ,  et  sur  le 
tarentisme  ,  nom  donné  à  la  maladie  soi-disant 
produite  par  la  morsure  de  la  tarentule. 

Nous  renvoyons  ii  tous  les  ouvrages  spéciaux 
pour  ce  qui  concerne  l'histoire  naturelle  de  cette 
araignée  ,  et  nous  nous  bornerons  à  dire  que  l'o- 
pinion qui  a  long-temps  eu  cours,  (|ue  la  piqûre  de 
la  tarentule  occasionne  une  dansomanie  névral- 
gique, est  née  au  temps  où  li'  charlatanisme  pré- 
tendait faire  de  la  ma-ique  un  remède  universel, 
alors  que  J.-B.  Porta,  dans  la  musique  panacée, 
aflirmait  sérieusement  que  les  instrumens  fait' 
avec  le  bois  d'arbustes  médicinaux  produisent  une 
musique  empreinte  des  propriétés  curaiives  attri- 
buées à  ces  [.laiutcs.  D'après  ce  système ,  on  de- 
vait essayer  de  guérir  les  rhumes  de  cerveau  en 
administrant  au  malade  un  petit  a  r  exécuté  sur 
une  flijte  en  racine  de  réglisse. 

Un  célèbre  médecin  italien  du  17' siècle,  Ba- 
glivi ,  raconte  qu'une  femme  dont  la  jambe  était 
devenue  subitement  enllée  ,  et  qui  éprouvait  des 
étoulfemens  et  des  si)asmes  violens  par  suite  ,  à 
ce  qu'on  croyait,  de  la  pi(iùre  d'un  insecte  veni- 
meux ,  eut  recours ,  comme  c'était  l'usage  à  celte 
époque,  à  l'assistance  de  la  médecine  lyrique.  Les 
nnisiriens  arrivèrent  près  de  son  lit  et  demandè- 
rent à  la  malade  de  quelle  couleur  et  de  quelle 
grosseur  était  la  tarentule  dont  elle  avait  été  mor- 
due, aOn  de  pouvoir  préluder  dans  un  ton  con- 
venable. La  maliide  répondit  qu'elle  ne  savait  pas 
si  elle  avait  été  luordue  par  une  tarentule  ou  par 
un  scorpion.  Les  musii  iens  ,  dans  l'incertitude  , 
essayèrent  deux  ou  trois  airs  sans  le  moindre 
effet  ;  mais  au  quatrième,  la  malade  parut  atten- 
tive. Elle  soupira  d'abord  et  lit  quelques  siuts. 
Ensuite  elle  commença  à  danser  d'une  man'èresi 
extravaijanie  et  d'une  li'lle  forie  qu'elle  fut  bien- 
tôt délivrée  de  tout  mal.  D<'puis  cette  guérison  , 
ajoute  BagUvi ,  elle  jouit  de  la  lueilleure  santé; 
mais  tous  lesan>,  à  l'anniversaiie  de  sa  morsure, 
elle  éprouvait  de  nouvelles  attaques,  quoi(|ue 
plus  faibles,  qu'on  guérissait  de  la  même  manièie, 
c'est-à-dire  par  le  moyen  d'une  dose  d'entrechats. 
Dans  ce  temps-l;i  l'orthestre-Musard  aurait  tenu 
lieu  de  pharmaine. 

Aujoui'd'hui  les  médecins  et  les  naturalistes 
nient  unanimement  le  tarentisme.  Ils  prétendent 
que  ce  n'est  qu'une  maladie  simulée,  une  jongle- 
rie inventée  et  exploitée  jadis  par  les  femau";  ner- 
veusi  s  ou  par  des  memlians  ,  les  unes  pour  tiom- 
per  leur  entourage,  les  autres  pour  piper  des 
aumônes.  Il  n'est  resté  de  tout  cela  que  le  nom  de 
tarentelle  donné  à  une  danse  vive  et  échevelée  , 
telle  que  celle  à  laquelle  se  livraient  les  amateurs 
du  genre  sous  prétexte  de  moisures. 

Inutile  de  diie  qu'en  dépit  des  assertions  de  la 
médecine  moderne,  l'auteur  du  nouveau  ballet 
n'a  pas  manqué,  pour  le  besoin  de  son  œuvre 
chorégraphi(iue ,  de  rendre  à  l'araignée  cala- 
braise les  propriétés  de  son  venin  gonflé  de  pi- 


rouettes et  de  jetés-battus  irrésistibles.  Au  lever 
du  rideau ,  le  théâtre  représente  une  douzaine  de 
guitares.  Un  jimne  villageois,  Luigi,  accompagné 
d'autres  virtuoses  rustiques  ,  est  occupé  à  donni'r 
une  sérénade  sous  les  fenêtres  de  son  aiaante  , 
lille  de  la  maîtresse  de  poste.  Au  beau  milieu  de 
leurs  accords,  les  cuncertans  aperçoivent  une 
troupe  de  bandits  qui  traversent  les  rochers  du 
fond,  entraînant  les  produits  de  leurs  rapines, 
parmi  lesquels  on  distingue  plusieurs  malles  et 
un  femme  charmante.  Luigi  et  ses  amis  jettent 
leurs  guitares,  prennent  leurs  carabines  et  se 
lancent  à  la  poursuite  des  brigands.  Bientôt  Luigi 
réparait  ;  il  a  été  vainqueur  dans  son  expédition 
contre  les  voleurs  et  ramène  triomphalement  les 
m.dles  et  la  remiiie  charmante.  Celle-ci  octroie  à 
son  libérateur  la  récompense  honnête  d'usage,  ce 
qui  le  met  h  même  d'obtenir  sur-le-champ  la  main 
de  Laurette,  la  lille  de  la  maîtresse  de  poste, 
qu'on  lui  avait  jusqu'alors  refusée  à  cause  de  son 
manque  de  fiuMune.  On  procède  aux  apprêts  de 
la  noce.  En  vain  nu  médecin  lidicule,  se  disant 
veuf  et  qui,  pendant  qu'on  relayait  sa  chais-, 
s'était  épris  de  la  jolie  fiancée,  ollre  à  Laurette  de 
l'épouser  avec  plusieurs  lailliers  de  ducats  de 
rente.  Cette  proposition  est  dédaigneusement  re- 
poussée.  Tout  à  coup  ,  au  moment  où  les  danses 
sont  le  plus  animées,  Luigi  arrive  les  cheveux  en 
désordre,  l'air  égaré.  Piqué  par  une  tarentule.  Il 
est  en  proie  à  un  accès  de  danse  chaude.  Le  mé- 
■lecin ,  après  lui  avoir  tâté  le  ptmls ,  déclare  qu'il 
ne  tardera  pas  à  exhaler  son   dernier  entrechat. 

Laurette,  désespérée,  f-iit  signe  au  vieil  esculape 
qu'elle  consentira  à  l'épouser  s'il  p uvient  à  sau- 
ver Luigi.  L'oll're  est  acceptée  ;  le  docteur  adun- 
nislre  au  iuoril).)nd  un  <'ordial  souverain  ;  il  lui 
rend  la  vie  et  lui  prend  sa  maîtresse. 

Au  second  acte,  il  fait  nuit,  le  iiaiiage  a  été 
célébré  à  la  paroisse.  Laurette,  installée  dans  la 
chambre  nuptiale,  revoit  Luigi,  qui  lui  de.  ande 
deux  heures  de  surs's  alin  d'avoir  le  temps  d'aller 
solliciter  la  protection  de  la  beih;  et  pu  ssante 
dame  qu'il  a  sauvée  des  mains  des  brigands,  pour 
faire  casser  cette  odieuse  union.  Le  \ieil  époux 
arrive  galant  et  empressé,  et  Laurette  s'ingénie  ;i 
inventer  toutes  sortes  de  ruses  alin  de  se  sous- 
traire à  sa  tendresse  (st}le  du  livret).  Ainsi, 
elle  feint  d'avoir  été,  eîle  aussi,  mordue  par  une 
tareninle;  elle  se  livre  il  des  pasdé.sordonnés,  ce 
qui  lui  <lonne  l'occasion  de  lancer  au  docteur  un 
bon  nombre  de  couiks  de  pied  convulsiis,  jeu  de 
scène  qui ,  soit  dit  en  passant,  n'est  pas  du  me.l- 
leur  goût.  Puis  elle  lonibe  comme  morte  et  se 
laisse  porter  en  pompe  an  cimetière.  Par  paren- 
thèse encore,  cette  scène  d'entei  nuuent  pour  rire 
est  puérile  et  inconvenante.  Laurette  ressus  Ile 
au  iiiomeni  où  le  médecin,  qui  s'était  cru  veuf, 
ri'trouve  sa  femme  dans  la  personne  de  la  belle 
dame  enlevée  par  les  bandits.  Rien  ne  s'oppose 
plus  au  bonheur  des  deux  tendres  amans ,  qui  en 
rendent  priices  au  ciel  et  à  la  tarentule. 

L'auteur  du  ,5«H((/io  est,  dit-on,  un  de  nos 
grands  fuiseuis  en  réputation,  que  nous  ne  nom- 
merons pas.  C'est  M.  .S(  ribe.  Il  a  nns  dans  son 
œuvre  tout  juste  assez  de  piquant  et  d'invention 
pour  constituer  ce  (|u'on  appelle  une  pièce  d'été. 

Le  principal  élément  de  succès  du  nouveau 
ballet  est  dans  le  talent  mimiipie  et  dansant  de 
mademoiselle  Fanny  Lissier.  Cette  fois  encore  elle 
.s'est  montrée  remarquable  sous  ces  deux  rap- 
ports; elle  a  surtout  dansé  la  tarentelle  avec  une 
animation  et  un  brio  tout  italiens. 

M.  Coraly  a  bien  réussi  en  général  dans  le 
dessin  des  pas  el  des  danses  d'ensemble.  La  utii- 
sique,  de  M.  Casimir  (iide,  offre  le  genre  de  mé- 
lite  que  doit  principalement  comporter,  suivant 
nous,  une  musique  de  ballet,  celui  d'expli(|uer 
la  situation  et  la  pautonnine  au  mo\en  d'airs  con- 
nus ,  agréablement  incadrés. 

On  ri'trouve  dans  les  décors  de  MW.  Feu- 
chères,  Sechan.  De.splechin  et  Diéterle  l'éclat  el 
la  vei  ité  de  louche  qui  distinguent  d'ordinaire  cet 
habile  quatuor.  A.  C 


THÉÂTRE   FRANÇAIS. 

Le  directeur  et  tes  sociétaires.  —  Débuts  de 
madernaiselle  Jvenel.  —  Mademoiselle  Vic- 
torine  Dubois.  —  Mademoiselle  Bachel.  — 
—  Mademoiselle  Mars. 

Les  recettes  baissent  à  la  Comédie-Française 
et  les  dissensions  s'élèvent  ;  le  second  fait  est  la 
conséquence  du  premier.  Dans  toutes  les  affaires 
|)écuniaires ,  la  caisse  est  le  diapazon  de  l'harmo- 
nie ,  ou  ne  pense  guère  à  se  disputer  quand  on 
roule  sur  l'or,  la  mauvaise  humeur  n'arrive  qu'a- 
lors qu'on  est  sans  le  sou;  aujourd'hui  la  position 
des  sociétaires  avec  leur  directeur  ressemble  à 
celle  du  Joueur  avec  Angélique ,  et  on  peut  dire 
à  ces  messieurs  comme  Hector  à  Valère  : 

Quand  vous  êtes  sans  fonds,  vous  êtes  fort  hargneux. 
Et  quand  l'argent  renaît,  votre  colère  f  xpire  : 
Votre  bourse  est,  messieurs,  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Un  thermomètre  sur,  lani6tljas,  tanlot  haut, 
-Marquant  de  votre  humeur  ou  le  froid  ou  le  chaud. 

En  effet ,  les  dernières  recettes  de  mademoi- 
selle Mars  et  de  maiemoiselb!  Raehel  étant  tom- 
bées très  bas,  par  l'effet  de  la  chaleur,  par  le  dé- 
part des  provinciaux  venus  pour  lexposition,  et 
surtout  par  suite  de  cette  loi  générale,  qui 
veut  que  toutes  les  vogues  linissimt,  il  en  est  ré- 
sulté un  état  de  perturbation,  un  be>oin  de  révolte 
intestine  parmi  les  sociétaires ,  qui  se  sont  résumés 
en  avalanches  de  griefs,  en  tonnerns  de  repro- 
ch  s,  en  torrens  de  récriminations  devant  néces- 
sairement amener  la  retraite  de  M.  Vcdel.  qui  ne 
pourra  jamais  résister  au  chorus  de  haine  el  de 
proscription,  aux  houras  de  réprobation  qui  le 
poursuivent,  à  tel  point  qu'il  pourra  bientôt  dire, 
comme  François  1"  après  Pavie  :  Tout  est  perdu, 
fors  l'honneur. 

Si  l'on  en  croit  les  sociétaires ,  dont  les  justes 
plaintes  n'excusent  pas  l'ingrjtitude,  la  gestion  de 
M.  Vedel  aurait  été  désastreuse  pour  eux ,  non 
seulement  par  ses  mauvaisL's  opérations  ad.ninis- 
tratives,  mai,  encore  par  ses  dépenses  absolument 
inutiles;  il  est  de  fait  qu'en  présence  d'une  pros- 
périté sans  exemple  depuis  un  an  et  d'une  vogue 
sans  analogue  depuis  cinquante  ,  les  pirts  ne  se 
sont  pas  élevées  à  cent  louis.  Les  sociétaires  ef- 
frayés, se  demandent  ce  qu'ils  vont  devenir  en 
présence  d'une  subvention  fort  menacée  par  les 
chambres,  d'un  été  sans  recett  s  el  de  deux  ac- 
trices payées  fort  cher,  dont  l'une  commence  à 
reciter  les  beaux  vers  de  R.icine  devant  1700  fr. 
de  rec  tte  et  dont  l'aiare  défend  l'honneur  de 
Mademoiselle  de  Belle-Islc.  dev  anl  le>  bauqueites. 

La  Coniedie-Française  va  retomber  dans  son 
état  normal  ;  avant  six  mois  .  mademoiselle  .Mars 
ira  se  retrancher  derrière  Celimèue  et  Araminte. 
et  mademoiselle  Rachel  derrière  Ilermionc  et 
Roxane.  Mad.  moiselle  Mars  en  est  ai  rivée  au  mo- 
ment où  les  créations  lui  deviennent  de  plus  en 
plus  chanceuses  ,  une  chute  dans  une  pièce  nou- 
velle mettrait  lin  h  sa  carrière  dramatique,  car 
elle  n'est  plus  dans  l'âge  où  l'on  a  le  temps  de  se 
ratiraper.  Mademoiselle  Rachel.  de  son  côté,  est 
très  timide  sur  les  nouveaux  rôles  ;  sur  huit  rôles 
qu'elle  a  joués,  quatre  ne  lui  ont  pas  été  favora- 
bkvs,  Eslh<r,  Laodice,  Ainénal:de,  .Monime.  ont 
été  pour  el  e  des  écueils  contre  lesquels  cile  est 
presque  venue  échouer,  ell'on  conçoit  rh,\siuition 
qu't  Ile  met  devant  de  nouvelles  lenialives  qui 
peuvent  co.npro  uettre  aujourd'hui  son  iaimense 
succès.  On  nous  annonce  depuis  long-temps 
Zcnobic  et  Marie  Stuart.  mais  nous  douions 
que  ma  lemoiselle  Rachel  se  décide  sitôt  à  piisser 
de  Racine  à  Crebiilon  ,  el  de  Corneille  à  .M.  Le- 
brun .  car  la  ti-an>ition  sera  rude  el  le  pied  pour- 
rail  bien  lui  glisser  sur  la  poéiie  rocailleuse  de 
ces  messieurs. 

Tout  cela  n'est  pas  rassurant  pour  l'avenir  de 
la  Comédie-Franç.ùsc,  qui  va  avoir  un  rude  été 
àpa.sser;  au«si  cherchet-elle  uiu'  autre  Rachel 
dans  un  genre  quelconque  ;  reine  ou  princesse , 
soubrette  ou  grande  coquette ,  peu  lui  importe , 


572  — 


sans  se  douter  que  lii  même  génération  ne  voit 
pas  (k'iiv  l'ois  iiii  pareil  plu'iioiiièiie  de  vogue,  et 
que  Us  acirices  (|ui  luiil  pendant  un  an  des  re- 
ct  ttes  de  siv  Mille  francs  dans  la  vieille  tragédie  , 
sont  de  ces  raiic  ares  qui  n'éclosent(iu(!  tous  les 
ciii(|uante  ans.  Mad'iiioiselle  Avenel  et  mademoi- 
selle \i(tiirin.'  Dubois  ne  sont  pas  de  ce  genre  ; 
ce  sont  dis  lalens  comme  on  en  voit  écloi e  tous 
les  jours  ,  des  élèves  ([ui  récitent  leur  rôle  sans 
faille ,  dans  di\s  conditions  d'école  et  de  tradition  ; 
on  s'aper(;oit  qu'elles  ont  prolité  des  lerons  de 
leurs  maiires;  elles  chantent  sur  le  même  air 
tons  les  rôles  du  répertoire,  déclami'ut  les  rcpi  o- 
clies  d'Agrippine  comme  les  conlidences  de  Jo- 
caste,  et  débitent  les  espiègleries  de  Lisette  comme 
les  niaiseries  de  Martine.  Nous  ue  prétendons 
pas  dire  pour  cela  cpie  ces  débutantes  ne  soient 
pas  un  j  lur  de  l'etolle  dans  laquelle  on  taille  h  s 
sociétaire^;  elles  nous  paraissent  avoir  tout  ce 
qu'il  faut  pour  f.dre  leurs  vingt  ans  et  gagner  leur 
pension  <ie  si\  mille  francs,  tout  comme  madc- 
nio selle  Dupont  et  midame  l'aradol.  iMademoi- 
sclle  Avenel  esl  jeune,  alerte  ;  elle  a  de  l'œJ  et 
de  l'organe  ;  vienne  l'haljiiude  de  la  scène,  et  elle 
nous  déblaiera  aussi  bien  qu  une  autre  Regnard  , 
Molière  et  Marivaux  .  devant  centécus  de  recette. 
Quant  à  niadeinoiselle  Viciorinc  Dubois,  nous  ne 
lui  croyons  pas  les  mêmes  dispositions  pour  son 
em()loi;  nous  ne  lui  trouvons  ni  assez  de  défauts 
ni  assez  de  qualités  pour  découvrir  en  elle  les 
germes  d'un  talent  tragique.  Elle  manque  de  phy- 
sionomie, de  |)uissance  et  de  chaleur;  elle  aie 
geste  gauchement  acailémique,  en  un  mot,  elle 
nous  a  paru  jusqu'à  présent  ui  peu  au  dessus  de 
mademoiselle  Churton  ,  et  foit  au  dessous  de  ma- 
«laine  l'aradol. 

L'n  autre  début  qui  n'a  guèrcs  fait  plus  de  sen- 
sation, c'est  celui  du  second  lils  de  Monrose  ,  le 
meilleur  comique  qu'ait  eu  la  Comédie-Française 
depuis  Dugazon.  M.  Eugène  Monrose  e;t  destiné 
à  l'emploi  des  jeunes  premiers  de  tragédie  et  de 
comédie  ;  c'est  un  jeune  garçon  fort  inexpérimenté, 
mais  qui  ne  parail  pas  m.inipier  d'inteliigcn'e;  s'il 
peut  acquérir  de  l'aplomb ,  de  la  grâce  et  de  la 
mesure  ,  ce  sera  peut-être  un  très  agréable  Bri- 
tunnicus  et  un  sullisant  Damis.  Nous  lui  souhai- 
tons de  porter  un  jour  l'habit  brodé  de  Dorante 
et  la  tunique  de  Cinna,  avec  autant  de  succès 
que  son  père  porte  la  ciipade  Sganarelle  et  la  ca- 
saque de  Wascarille. 

OUVERTURE  DU  CASINO. 

Le  Casino  a  déjà  donné  trois  fêtes  splendides. 
Chaque  fois  une  réunion  des  plus  élégantes  et 
des  plus  nombreuses  est  venu  admirer  ce  nouvel 
Eldorado ([ui  devenilra  le  reniez-vous  de  toute 
l'aristocratie.  Une  belle  allée  d'orangers  embau- 
mant l'air  de  leurs  parfums,  dévastes  salons  parés 
et  co(|ueLs,  ollrant  auv  auuiieurs  une  collection 
de  journaux,  d'album,  de  revues  et  de  romans 
nouveaux,  une  riche  rolon;!e  peinte  en  fresque 
par  (rh,d)iles  artisics,  pus  un  jardin  sparieuxgra- 
cicuscnit-nt  eniadré  dans  une  ceiiilure  de  fleurs, 
çà  et  la  des  bouiiueis  d'ombre  odoriférans,  des 
cascades,  des  jets  deaux  aux  lignes  capricieuses; 
dans  un  bassin  des  cygnes  dessinant  de  grac.eux 
méanilrcs;  pour  horizon  un  groupe  de  roihers 
dont  II  s  cimis  en  se  nariant  forment  une  anhe 
de  pont  de  l'i  llèt  le  plus  pitiore>(|ue,  et  partout 
dans  les  bosipies,  dans  les  sentiers  bordés  de 
moii'-se,  sous  le  fiuiiliig  •  des  oiaMgers,  au  milieu 
dis  (leurs,  dans  lenceinie  de  I  hémicycle, dans  I .s 
salons,  tout  autour  de  l'orchestre  que  dirige  la 
magique  b^iguelle  de  .lullien.  Tel  est  le  spectacle 
vraiment  féerii|ue  que  nous  oll're  le  Casino  de  la 
Chaussée-d'Aniin. 

Les  cent  (juaiante  music'ens  réunis  dans  la  ro- 
tonlc  du  Ciisino,  et  leur  habile  chel',  M.  Jullicn, 
ont  recueilli  les  plus  justes  upplaudissemens. 
l'armi  les  morceaux  exécutés  avec  un  ensemble 
et  une  verve  que  l'on  rencontre  rarement  dans 
une  telle  masse  d'instrumentistes,  nous  avons  re- 
marqué la  marche  triomphale  de  Sixte-Quint  au 


Concile.  Cette  œuvre  attribuée  à  M.  Roch-Albert. 
ne  serait  pas  désavouée  par  les  maîires  de  l'art, 
et  nous  pinsons  (|ue  ce  pseudonyme  cache  un 
compositeur  éininenl.  Nous  devons  aussi  unemen- 
tion  au  quadrille  des  lleuis,  exécuté  par  quarante 
jeunes  tilles  vêtues  de  blanc  et  de  rose,  dont  les 
danses  gracieuses  ont  été  vivement  applaudies, 
comme  l'une  des  plus  heureuses  innovations  des 
fêtes  du  Casino, 


Hcmic  îles  illoîrcs. 


Placer  le  nom  d'Alexandrine  en  tête  d'un  article 
mode,  c'est  personnilier  la  mode  elle-même;  c'est 
la  rappeler  à  tous  ceux  qui  l'ont  connue  et  appré- 
ciée dans  la  maison  que  nous  citons.  Nous  avons 
vu  ces  jours-ci  dans  ses  brillans  majjasinsde  la  rue 
Richelieu,  des  pailles  de  liz  et  de  magnili'iues 
pailles  d'Ilalie,  ornées  de  crêpe  lisse  blanc*  rose, 
paille  ou  bleu  de  ciel  et  enrichies  d'oiseaux  bleus, 
veris  ou  ponceau. 

Alexandrine  a  créé  de  nouvelles  et  délicieuses 
coillures  pour  les  reunions  brillantes  de  Bade. 

Pour  revenir  aux  spécialités  de  la  mode  et  par- 
ler de  ses  mille  accessoires,  dont  l'unité  forme 
I  é'égance,  nous  dirons  que  cette  semaine  a  été 
féconde  en  chrdcs  de  mousseline  ,  d'organdi  , 
de  dentelle.  Aux  uns  les  broderies  délicieuses  et 
les  hautes  garnitures  d'Angleterre  ,  telles  que  ma- 
dame Payan  les  compose  pour  la  femme  à  équi- 
page ;  aux  autres  la  simple  rivière  et  la  garniture 
en  points  de  Paris  pour  les  pauvres  petites  élé- 
gantes qui  se  promènent  à  pied  !  Puis  pour  toutes 
des  châles  en  oru'andi  à  filets  blancs,  d'une  légè- 
reté, d'une  simplicité  chm  lujntes.  Des  mantelcts 
touuinisen  mous.eline  à  double  châle,  avec  tri- 
ple rangée  de  petites  dentelles  tout  autour.  — 
Nous  ne  vous  dirons  rien  de  plus  sur  les  robes  de 
madame  i'ayan  ;  l'exposition  de  l'industrie  a  tout 
prouvé.  Elle  a  témoigné  de  ce  que  peut  la  per- 
leciion  d'un  travail  d'aiguille,  Pêtude  du  dessin 
d'une  robe  en  simple  mousseline. 

On  a  vu  plusieuis  robes  en  foulards  de  cou- 
leurs, ayant  de  manches  longues  en  mousseline  , 
retenues  au  bas  de  la  pi  tite  manche  de  foulard. 
Ces  manches,  qui  s'harmDu'saient  bientôt  avec  le 
li(  hu  de  mousseline,  donnaient  à  ces  toilettes  un 
ensemble  léger  qui  était  parfaitement  convenable 
pour  la  saison. 

Ce  qui  est  charmant  dans  le  négligé  des  femmes 
d'aujourd'hui ,  ce  sont  les  légers  manteaux  en 
mousseline,  à  grands  collets,  et  tout  garnis  de 
points  de  champ,  ou  do  guipure  si  on  peut.  Les 
manches  très  larges  et  sans  poignets  tombent  à  la 
religieuse.  Cesmauieaux  se  jettent  sur  les  épaules 
le  matin,  pendant  la  toilette  ou  pour  recevoir  les 
visiies  d'amis.  On  n'y  met  point  de  ceinture. 

Il  n'est  bruit  que  de  roses,  et  cela  n'est  pas 
étonnant  lians  ce  moment  ;  mais  ce  n'est  pis 
des  rose  de  parterre  ou  de  buisson  qu'il  s'agit. 
Ce  sont  des  roses  factices,  roses,  toutefois,  pleines 
de  fraîcheur,  de  suavité  et  d'éclat,  roses  enliii 
créées  par  madame  Laine  qni,  chaque  jour,  sem- 
ble répandre  de  plus  eu  plus  les  émanaiions  de 
son  ravissant  jardin  sur  la  rue  de  Richelieu.  Nous 
devons  citer  cette  charmante  pio Jucdon  entre 
beaucoup  d'autres  qui  ont  vogue  dans  ce  moment, 
et  qui  à  juste  titre  placent  madame  Laine,  rue 
Richelieu,  108,  en  piemèic  ligne  dans  le  do- 
maine des  llcurs  et  de  la  mode. 

L'emploi  des  Heurs  est  bien  certainement 
la  plus  gracieuse,  la  plus  piquante  ressource  de 
la  modiste.  L'élégance  d'un  chaiieaii,  le  charme 
(I  un  bonnet  est  dû  bien  souvent  à  une  feuille, 
à  une  Heur,  qui  sépare  un  ii.b,in  ou  soulève  une 
dentelle. 

Nous  aurons  pe'i  à  dire  sur  la  forme  des 
robes,  si  le  souvenir  de  la  maison  de  mesilam  » 
Redon  et  Frerlet  m'  nous  rappelait  ([uelqu  's  to  - 
jettes  en  foulards  délicieusement  variées  par  leurs 
garnitures  ou  accessoires.  C'est  aussi  dans  cei.e 
maison  tout  à  fait  distinguée  que  nous  avons  re- 


marqué des  robes  de  moussehne  à  corsage  mon- 
tant tout  façonné  en  coulisse  et  entre-deux  bro- 
dés, qui  étaient  d'une  grande  élégance,  et  dessi- 
naient parfaitement  la  taille.  On  sait  que  ce  genre 
de  façon  de  robe,  bien  qu'à  la  mode,  n'est  pas 
toujours  avantageux  à  certaines  tournures.  Mais 
le  talent  que  nous  venons  de  citer  a  conjuré  tous 
les  inconvéniens  et  rien  n'était  plus  élégant  et 
giacieux  que  les  toilettes  que  nous  mentionnons 
en  cet  instant. 

(Pelit  Courrier  des  Dames.) 


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dans  l' envoi  du  journal. 


îHcotie  î>£  £inq  3ottrs. 

23  JUIN. —  Les  nouvelles  d'Alexandrie,  en 
date  du  5  juin  annoncent  un  commencement  d'hos- 
tilités en  Styrie.  Quelques  vdiages  syriens  dans 
les  environs  d'Anlal  ont  été  occupés  par  les  trou- 
pes ottomanes  ;  à  la  suite  de  ce  mouvement,  Ibra- 
him Pacha  rassemblait  ses  troupes  sur  Anial  et 
Alep. 

—  La  garnison  de  Paris  va  être  décidément 
augmentée  de  deux  régimens.  Le  ;W  de  ligne  est 
attendu  pour  le  26  courant,  et  le  66"  est  déjà  ar- 
rivé à  Rueil. 

—  Les  trois  casernes  de  la  garde  municipale  du 
faubourg  Saint-Mai  tii;,  delaruede  Tournon  etde 
la  rue  Moullétard,  ont  roniinuelleinent  leurs  por- 
tes gardées  par  trois  sentinelles;  un  brigadier  et 
une  compagnie  d'hommes  sont  toujoius  prêts  à 
monter  à  cheval  ou  à  prendre  le  fusil. 

—  Le  domaine  de  Navarre  (Eure),  aliéné,  il  y 
a  peu  d'années,  avec  l'autorisation  du  gouverne- 
ment par  les  héritiers  d'Eugène  Beauharnais,  est 
de  nouveau  mis  en  vente  par  expropriation  fur- 
cée. 

Dans  l'intervalle,  le  château  des  ducs  de  Bouil- 
lon a  été  démoH.  Il  ne  reste  déjà  plus  rien  des 
deux  résidences  de  l'impératrice  Josôpliine,  la 
Malmaison  et  Navarre. 

—  Nous  apprenons  à  l'instant  qu'un  accident 
est  arrivé  à  Me^un  le  dimanche  23  juin,  sur  le  ba- 
teau à  vapeur  la  Parisienne,  n"  2,  allant  de  Pa- 
ris à  Montereau.  Au  moment  où  ce  bateau  ve- 
nait de  débarquer  les  pa.ssiigers  qui  deva  e:.t  s'ar- 
rêter à  Melun,  etse  disposait  à  reprendre  sa  route 
pour  Montereau,  un  des  tubes  bouilleurs  de  la 
chaudière  a  fait  explosion.  Le  mécanicien,  le 
chaulleur  et  un  homme  de  l'équipage  ont  été  tués; 
quatre  autres  personnes  appartenant  aussi  à  l'é- 
(juipige  ont  été  blessées  plus  ou  moins  griève- 
ment. Les  elTets  de  l'explosion  paraissent  avoir 
été  circonscrits  dans  le  local  de  la  machine,  et  au- 
cun passager  n'a  été  atteint. 

—  Une  dépêche  est  arrivée  de  Rochefort  au 
ministère  de  l'intérieur,  annonçant  l'évasion  de 
plusieurs  forçais  du  département  de  la  Seine. 

—  Le  projet  de  loi  relatif  à  la  reconstruction 
de  la  salle  Favart,  examiné  aujourd'hui  dans  les 
bureaux,  a  été  criiiqué  par  beaucoup  de  députés. 
On  a  pensé,  en  général,  iiu'au  lieu  de  recon.struire 
la  salle  telle  qu'elle  était,  liée  aux  maisons  quis'é- 
teiiilcnt  sur  le  boulevart  depuis  la  rue  Marivaus 
jusqu'à  la  rue  Favart,  il  vaudrait  mieux  obliger  les 
adjudicataires  à  établir  une  salle  de  spectacle  iso- 
lée sur  l'étendue  du  terrain  de  ces  ma'sons  etde 
l'ancienne  salle,  et  ayant  sa  faç.ide  principale  sur 
le  boulevart,  sauf  à  prolonger  la  durée  de  la  con- 
cession. 

La  plupart  des  commissaires  nommés  avaient 
paru  partciger  cet  avis. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu,  diman- 
che 23  et  lundis?!  juin  1839,  de  3.W5  déposans, 


—  573 


dont  5;54  nouveaux,  la  somme  de  503,861  francs. 

Les  rcmbouiseuions  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  50:2,000  francs. 

—  Un  orage  a  éclaté  le  18  à  Amhoise.  Les 
beaux  Vilraur  de  la  cliapelle  n'evistcnt  plus.  Les 
campagnes  oQrcnt  le  plus  ail'rcuv  spectacle. 


26.  —  Constantlne  ,  3  juin  :  «  Le  courrier  de 
France  arrivé  hier  a  été  arrêté  près  de  l'Aroucli 
par  une  liande  de  Kabyles.  Lors  de  l'attaque  de 
l'escorte,  le  maréchal -des-logis  Maraiicr  reçoit  au 
bras  un  coup  de  feu  ;  au  moine  instant  son  che- 
val blessé  s'abat  sous  lui  ;  un  Arabe  court  à  bride 
abattue  pour  arracher  la  vie  au  brave  maréchal- 
des-logis.  Celui-ci,  malgré  sa  blessure  et  la  chute 
de  son  cheval,  saisit  sa  carabine,  ajuste  l'Arabe, 
l'éiend  roide  mort,  se  débarrasse  de  son  cheval  et 
sautant  aussitôt  sur  celui  de  l'Arabe,  il  prend  le 
galop  et  va  rejoindre  les  quelques  hommes  d'es- 
corte qui  avaient  pris  les  devans  et  emmenaient 
avec  eu\  le  mulet  chargé  de  dépêches.  » 

—  Une  lettre d'Oran  du  13  juin  contient  ce  qui 
suit  :  Les  Arabes  venus  de  l'intérieur  nous  ont 
annoncé  qu'Abd-el-Kader  avait  transporté  son 
camp  vers  l'Ouest,  et  que  la  plus  parfaite  harmo- 
nie régnait  entre  lui  et  le  maréchal  Vallée.  Ainsi  , 
nous  n'aurons  pas  la  guerre  cette  année. 

n  11  vient  peu  d'Arabes  au  marché  ;  la  moisson 
les  retient  dans  l'intérieur.  La  récolle  des  céréa- 
les est  si  abondante  que  les  indigènes  ne  pour- 
ront enfermer  tous  leurs  grains,  et  seront  obligés 
d'en  laisser  une  partie  dehors  en  meules.  » 

—  Par  ordonnance  du  Ih  de  ce  mois,  le  roi  a 
nommé  à  l'archevêché  de  Lyon  ,  vacant  par  la 
mort  de  M.  le  cardinal  Fesch,  Mgr.  le  cardinal 
d'Isoard,  archevêque  d'Auch. 

—  Le  23  de  ce  mois,  vers  dix  heures  du  soir, 
le  courrier  de  la  malle  de  Gournay  montait  la 
côte  de  Saint-Jacques,  près  de  Darnétal,  quand 
un  individu  est  sorti  d'un  bois  qui  borde  la  roule, 
et  lui  a  tiré  un  coup  de  fusil.  Le  courrier  a  été 
grièvement  blessé  et  n'a  pu  continuer  sa  route. 
L'assassin  n'a  pu  être  arrêté. 

—  Aux  détails  que  nous  avons  publiés  sur  l'ex- 
plosion d'un  bateau  à  vapeur,  un  journal  ajoute 
que,  d'après  une  lettre  qu'il  a  reçue  de  Melun  , 
douze  personnes  auraient  été  dangereuseaient 
blessées  et  le  nombre  des  morts  s'élèverait  à  huit. 

—  On  peut  juger  maintenant  de  l'ellet  que  pro- 
duira la  grande  vasque  de  la  fontaine  de  la  place 
de  la  Concorde.  Elle  est  posée,  et  a  été  amenée 
d'un  seul  bloc  à  la  place  qu'elle  doit  occuper  avec 
le  groupe  de  génies  qu'elle  supporte.  La  foule 
circulait  ce  matin  autour  avec  empressement. 

—  Le  préf»  tde  police  vient  de  prendre  un  :  rrcté 
portant  qu'il  sera  procédé  à  une  visite  générale 
des  carrosses,  coupés  et  cabriolets  sous  remise  , 
oUërts  au  public  pour  marcher  à  l'heure  ou  à  la 
course. 

—  Dans  la  journée  de  Jeudi  dernier,  est  entré 
triomphalement,  dans  les  murs  du  (Juesnoy,  paré 
de  guirlandes  et  conduit  par  son  possesseur  en- 
chanté, un  mouton  monstre,  âgé  de  trois  ans,  mer- 
veille de  force,  de  forme  et  de  taille  pour  son  es- 
pèce. Ce  ruminant,  pesé  vivant,  avait  un  poids  de 
70  kilogr.  1|2;  sa  longueur,  de  l'extrémité  du 
museau  ii  l'oiigine  de  la  queue,  était  de  2  inèlres 
ÙO  centimètres  (environ  7  pieds)  ;  sa  hauteur , 
prise  au  jjarot,  était  de  3  pieds  i)  pouces  environ; 
la  queue,  dépouillée,  avait  029  centimètres.  C'est 
le  plus  gros  et  le  plus  grand  mouton  que  l'on  ail 
encore  vu.  

27.  —  On  lit  dans  la  f^cdettc  du  Limbouig 
du  22  juin  : 

(c  L'évacuation  de  la  place  de  Venloo  a  eu  lieu 
hier  à  (|uatre  heures  du  maiin  ;  immédiatement 
après ,  la  garde  civique  s'est  chargée  du  service 
jusqu'à  l'arrivé  des  troupes  hollandaises ,  qui  doit 
avoir  lieu  aujourd'hui. 

—  Il  résulte  d'un  arrêté  du  roi  Guillaume  ,  en 
date  du  12  de  ce  mois,  promulgué  le  22  à  Maês- 
Iricht  par  les  commissaires  royaux  charges  de  la 
reprise  du  Limbourg ,  (luc  tous  les  foncliynuaircs 


sans  excepiiiin  conserveront  provisoirement  leurs 
foui  lions,  que  personne  ne  pourra  être  inquiété 
à  raison  d'une  participation  directe  ou  indirecte 
aux  événemtns  politiques  ;  eiilin  que  la  monnaie 
néerlandaise,  de  même  que  les  monnaies  belges  et 
françaises  ,  aura  cours  dans  toutes  les  transac- 
tions. 

—  Aujourd'hui ,  à  deux  heures ,  les  accusés 
des  12  et  13  mai  ont  été  transférés,  dans  trois 
voilures,  de  la  Conciergerie  à  la  nouvelle  prison 
du  Luxembourg.  Chaque  voiture  aiteléc  de  qua- 
tre chevaux,  était  escortée  de  dix  gardes  munici- 
paux à  cheval.  Les  voilures  et  les  hommes  d'es- 
corte ont  fa;t  le  trajet  au  grand  galop;  ils  ont  suivi 
les  quais,  et  sont  arrivés  par  la  rue  de  Seine. 

—  Les  déclaralioiis  de  faillite  se  muliipINnt 
d'une  manière  vraiment  ellVayante;  le  mois  dejuin 
en  sera  plus  chargé  encore  que  les  mois  précé- 
dens  :  dans  les  vingt  prenders  jours  il  en  a  été 
déclaré  quaire-vingt-six,  c'est  précisément  le  chif- 
fre du  mois  dernier. 

Les  passifs  de  ces  quatre-vingt-six  faillites  dé- 
passent trois  millions  et  demi. 

Enfin,  le  cliillre  des  cinq  cents  faillites  décla- 
rées depuis  le  1"  janvier  dernier  approche  de  3.) 
millions  de  francs, 

— Le  nouveau  commandant  de  l'Ecole  polytech- 
nique, le  général  Vaillant,  se  trouvait  à  bord  du 
bateau  à  vapeur  la  Chimère,  entré  le  18  à  Tou- 
lon, venant  d'Alger. 

—  Minor  Lecomte  et  Guillemin  se  sont  désistés 
de  leur  pourvoi  en  cassation  conire  l'arrêt  de  la 
cour  d'ass  ses  de  la  Seine,  qui  les  a  condamnés 
chacun  à  cinq  ans  de  prison  et  à  cinq  ans  de  sur- 
veillani c,  C/mme  ayant  pris  part  à  la  publication 
du  Monildir  rt'publicain. 

—  Il|)araîtrait  que  l'adininislration  a  cru  de- 
voir faire  droit  à  la  réclamation  d'une  foule  d'ex- 
posans,  signataires  de  la  pétition  dont  nous  avons 
parlé.  On  annonce  que  l'exposition  sera  prolon- 
gée de  huit  jours;  le  mois  entier  serait  indispen- 
sable. L'allluence  considérable  de  public  qui  s'ett 
portée  ces  trois  derniers  jours  aux  Champs-Ely- 
sées, déuioutre  tout  l'intérêt  qu'inspire  encore  le 
spectacle  de  l'industrie  française,  non  seulement 
à  la  population  parisienne,  mais  aussi  aux  étran- 
gers. 

—  Les  quinze  premières  représentations  du 
Chat  bollv,  au  ihéàtre  Comte,  ont  produit  une 
somme  de  7,200  fr. 


28. —  Une  enquête  est  ouverte,  à  la  préfecture 
de  la  Seine,  pour  le  projet  de  construciion  d'une 
nouvelle  maison  d'arrêt  destinée  h  remplacer  celle 
de  la  Force,  sur  remplacement  des  propriétés  et 
terrains  circonscriis  par  les  rues  Tiaversière- 
Saint-Antoine,  de  15ercy,  des  Charbonniers,  et 
l'impasse  existant  dans  le  prolongement  de  la  rue 
Jean-Bouton  (8'  arrondissement). 

—  Des  troubles  éclatent  de  tout  côté  dans  les 
maisons  centrales  par  suite  de  la  mise  à  exécution 
du  nouveau  règlement.  Ils  viennent  encore  de  se 
renouveler  il  Rennes,  et  V Au.rHiaire  breton, 
après  avoir  annoncé  (lUC  l'ordre  a  été  rétabli  par 
la  présence  de  la  troupe,  sans  qu'il  ait  fallu  faire 
ujage  des  armes  et  approuvé  la  fermeté  déployée 
par  l'auiorité,  se  demande  s'il  n'y  avait  pa-  un 
moyen  ternie  à  prendre  entre  l'evlriiiie  bonté  que 
l'on  avait  pour  les  condamnés  avant  le  nouveau 
rétjlemeiit  et  la  rigueur  exlrême  de  celui-ci  : 
Il  l'ent-etre,  ajoute  t  il,  pourrait-on  demander  (jue 
l'on  établit  îles  catégories  entre  les  détenus,  dont 
quel(iues-uns  n'ont  pas,  par  un  mê  ne  degré  d'im- 
moralité, mérité  des  peines  aussi  sévères  que 
celles  du  régime  maigre  et  du  sience  absolu.» 

—  Une  lettre  de  Venise,  le  12  juin,  insérée 
dans  la  Ciuctic  de  Lci'/i.siV/.',  dit  (jue  des  lettres 
pai  ii(  ulières  annoncent  qu'une  révolte  générale  a 
éclaté  en  Sicile. 

—  On  écrit  de  Perpignan.  le  23  juin  :  «  La 
lecture  des  pièces  dans  le  procès  du  général  liros- 
sart  a  duré  jusqu'à  quatre  heures  cl  demie  du 
soir.  L'accusé  ayant  élé  introiluil,  l'avocat  a  élevé 
une  question  préjudicielle  cl  soiilcnu  que  le  se- 


cond conseil  de  guerre  ne  devait  plus  s'occuper 
des  chefs  sur  lesquels  l'accusé  avait  été  acquitté 
|)ar  le  premier.  Après  deux  heures  et  demie  de 
délibération,  le  conseil  de  guerre  a  décidé,  à  l'u- 
nanimité, que  le  général  Brossart  serait  jugé  sur 
tous  les  chefs.  .) 

—  Il  vient  d'arriver  à  Paris  une  des  célébrités 
du  royaume  des  Deux-Siciles  :  M.  Gennaro  Ruilo 
a  trouvé  le  moyen  de  simplifier  la  méthode  du 
cardinal  Mezzolante  qui  parle  ,  dit-on,  toutes  les 
langues  connues.  .M.Rullo  a  fait  le  tourdumonde 
et  se  fait  comprendre  à  merveille  en  parlant  le 
patois  napolitain,  accompagné  de  la  plus  vive  pan- 
tomime. Hier  il  a  visité  Versailles  et  a  recueilli 
toutes  les  notes  nécessaires  pour  son  voyage  qu'il 
compte  publier  toujours  dans  son  patois.  Les  em- 
ployés de  tous  les  établissemei.s  publics  compren- 
nent M.  RuIlo  avec  plus  de  facilité  que  s'il  parlait 
couramment  français. 

—  Le  prince  de  Canino  (Lucien  Bonaparte)  , 
vit  retiré  dans  la  villa  qu'il  a  louée  près  de  Munich. 

—  Un  journal  de  Bordeaux  annonce  que  la  dili- 
gence de  Perpignan  à  Figuière s  a  été  arrêtée  le  23 
de  ce  mois,  et  est  au  pouvoir  des  carlistes. 


29.  — La  demande  d'un  crédit  de  deux  millions 
pour  venir  au  secours  des  viciiiues  des  orajes  du 
mois  de  juin  a  été  vivement  appuyée  par  m!  Cor- 
ne, dans  le  deuxième  bureau,  qui  croit  que  cette 
charge  nouvelle  sera  accepiée  par  les  coniri:)ua- 
bles  comme  une  chose  de  justice,  et  la  solidarité 
d'un  malheur  commun;  qu'il  y  a  même  à  craindre 
que  la  multipliciié  des  désastres  n'atténue  trop  la 
proportion  des  secours  pour  chaque  localité.  En 
somme,  ce  projet  de  loi  a  été  bien  accueilli  par 
tous  les  bureaux. 

—.M.  Conte,  directeur  des  postes,  vient  de 
présenter  au  gouvernement  un  projet  d'établisse- 
ment de  paquebots  à  vapeur  de  Bordeaux  à  New- 
York.  Douie  paquebots,  de  la  force  de  450  che- 
vaux chacun,  seraient  alléctés  à  ce  seivire  qui 
dépendrait  de  l'administration  des  postes.  Ces  pa- 
quebois  pourraient  au  besoin  être  promptement 
converiis  en  guerre  :  un  bassin  serait  creusé  à 
Pauillac  pour  les  recevoir. 

—  Vingt  deux  millions  seraient  consacrés  à 
l'exécution  de  ce  beau  projet.  11  parait  que  ce 
projet  a  été  a -cuedh  par  le  gouv  rnement 
a\ec  une  grande  faveur.  Ordre  a  été  donne  à 
M.  Conte  de  se  tenir  prêta  présenter  ses  plans  à 
l'ouverture  de  la  session  prochaiue. 

—  On  lit  dans  une  lettre  de  ConsUintinople  du 
7  juin ,  publiée  par  le  Sémaphore  de  Marseille: 
"Les  processions  de  la  Fête-Dieu  ont  été  brillan- 
tes cette  année  par  la  présence  à  Constaniinople 
de  quatre  évêques  catholiques  de  rites  orientaux, 
ce  qui  a  donne  aux  faubourgs  de  Pera  et  de  Ga- 
lata  l'aspect  de  villes  exclusivement  ch.  étiennes  ; 
on  admire  la  tolérance  et  le  re-pect  des  Turcs 
pour  les  cérémonies  de  notre  culic  ;  ILsv  assistent 
avec  un  recueillement  édifiant,  que  l'on  ne  ren- 
couire  pas  toujours  parmi  nos  corelijjionnaircs.» 

—  Une  grande  fête  à  rindu>trie  aura  lieu  di- 
manche 30  de  ce  mois,  à  Tivoli  ;  eile  sera  specia- 
1  meutollerte  à  M\l.  les  cxposans .  négocians  et 
aiti>les.  M.  et  mademoiselle  AVimher.  acrobates 
anglais,  reunissant  au  plus  ha;it  degré  la  grâce . 
la  force,  l'agilité  et  la  harilicsse,  donneront  une 
représentation  extraordinaire  qui  se  terminera 
par  le  pas  de  Flore  et  Zephire,  dansé  sur  deux 
cordes  parallèles.  Après  leurs  danses  gracieuses 
et  légères,  la  grande  prairie  qui  peut' contenir 
plus  de  15,000  personnes,  sera  éclairée  par  des 
feux  du  Bengale.  Un  ballon  enlèvera  dans  les  airs 
Flore  et  Zephire.  représentés  de  grandeur  natu- 
relle et  faisant  allusion  au  départ  prochain  de  M. 
et  mademoiselle  ANinther  pour  l'etran^zer.  Un  très 
beau  feu  d'artifice  terminera  cette  fètoqui  réunira, 
nous  n'en  doutons  pas,  touiei  les  notabilité  indus- 
trielles. 


Le  Pirccleur.  BKRTHET. 


Imp,  d  EJ.  Prouxci C-,  rue  ^■«uv<^dcs-IJoDs  toUnt.  3 


TiLr^E  ANALYTIQUE 

DES   MATIÈRES 
Du  premier  semestre   de  1839. 


INDUSTRIE,  STATISTIQUE  GÉNÉRALE. 

Compte  aiinuil  (Ida  justice  criminelle.  .  .  10 
Revue   (les  iliêrnies  en    1S3S.    —   Budget 

liieâtral  de  1S38 11 

Nécrologie    de    1838 29 

Lo  Nesta 75 

Etat  de  la  marine  française  à  la  fin  de  1838.  76 

Pi  oduils  des  mini'sde  Russie  de  1823  à  1838.  Ib. 
Le  cai  nava  ,  le  .Mont-de-Pi(;lé,  la  caisse  tl'o- 

pargne 204 

Stati>ti(iue  linan  ière  de  la  Russie.  .  .  .  386 
Expiisitlond-  s  proJuits  df  rindiislrie,  apeiçu 

g(;néral  (1"  ariicli-),  par  Georges  Janéiy.  4.19 

—  2*  article 477 

—  3*  article 506 

—  4'  arli(  le ,     .  525 

—  8'  article 541 

—  d'  article 569 

SCIENCES  ET  HISTOIRE  NATURELLE. 

Etudes  sur  les  prairies  naturelles  et  sur  les 

plantes  qui  les  composent,  par  M.  Mérat.  61 
Les  Cil' vaux  arabes,  par  le  prince  de  Puikler- 

Musrau 212 

De  la  Neige  au  Grand-Saint-Bernard,    par 

M.    Rey 225 

Dlicsp'na  et  Zabétu'a,   singuliers  effets  d'(5- 

letiricit(" 327 

Comment  il  se  fait  que  nous  avons  eu  froid.  492 

MORALE,  PHILOSOPHIE. 

Académie  française  :  Rapport  de   M.   Ville- 
main 484 

BIOGRAPHIE,  NÉCROLOGIE, 

Shakespeare,  par  Vlllemain,   de  l'Académie 

fran(;aise 7 

La  princesse    Marie,   par  Alpli.  Karr.     .     .     37 
Les  Derniers  instaiis  de  Beethoven,  par  ma- 
dame Sojihie    Conra! 40 

Le  comte  de   Charenci-y 42 

M.  le  comte  Moié,  président  du  Conseil.     .     62 

Mario   de    Candia 173 

Les  Brigands  espagnols  :  Vie  de  José  Maria  ; 

Mort  de   José   de  Ro\as 209 

Mort  (l'Adolphe  Nourrit 252 

M.  Berlon  (Hon  i-Munlan),  membre  de  l'Ins- 
titut, par  \!.  II.  Biaiirliard 361 

QuL'l(pies  détails  nécroiogiqucs  sur  Paër.     .  413 
Fontanes,  par  le  baion  Creuzé  de  Lesser.     .  437 
Vernet  (Joseph,  Carie  et  Horace),  par  jM.  Ju- 
les A.  David 443 

Mort  du  gfni'ral   Allard 446 

Les  Deriiiurs  momcus  du  prince  de  Tallcy- 
raud,  par  un   témoin  oculaire.     .     .     .  601 

VVclliiiglun.  par  M.    Capoligue 529 

M.  Viciiiiet,  peint  par  lui-même,  par  M.  Vien- 
nel  du  l'Académie   française 561 

VOYAGES,  MOEURS  ÉTRANGÈRES. 

Etat  des  Pays  entre  l'Inde  et  la  Russie.     .     .     17 
Smvriie,  par  Pierre   David,   ancien  consul- 
général   33 


Le  Juif  Hongrois;  Justice  seigneuriale  en 

Hongrie 57 

Anrône 65 

La  Véia-Cruz. 81 

Sectes  rcliiciisps  en  Russie.  .  .  .  ,  .  87 
Excursions  en  Styrie  :  Le  Brandhof,  par  le 

docteur    Frank 119 

Le  Harem  du  Pacha  de  Widdin 129 

La  Hongrie  en    1838 145 

Bonne  Compagnie  (Mœurs  anglaises),  .  .  148 
Atelier  d'un  peintre  chinois,  par  M.  E.  J,  De- 

lécluze 161 

Les  Morts  Vivans  (mœurs  indiennes).    .    .  193 

Esquisses  Madécasses 231 

Séjours  et  voyages  au  Mexique,   de  1823 

à  1834 241 

Un  sinistre  au  désert  (fragment  d'Un  voyage 

en  Nubir),  par  Vf.  Ed.  Combe.  .  .  .355 
Prisons  (le  l'Autriche  :  Une  Visite  au  Spiel- 

bcrg,  p;:r  M.  C.  W  est 369 

Fatiné-Ellendi,  lettre  de  M.  de  Ségur-Dupey- 

ron 371 

Lettres  sur  le  Paraguay  et  le  docteur  Francia.  401 
La  terre  de  Van-Diemen,   par  M.    Adolphe 

Schiiyer 417 

Souvenirs  d'Espagne  :  La  contrebande  à  Sa- 

ragosse  (Los  Miitoncs),  par  Ad.  Guéroalt.  457 
Les  Kurdes,  les  Yesidis  (Mœurs  et  croyances 

de  ces  peuplades),  par  M.  B.   Poujoulat.  645 

VARIÉTÉS  ÉTRANGÈRES. 

Un  Tremblement  de   Terre  à  Bucharest  (Va- 

lachie) 41 

Gretna-Green  et  les  Fleet-Marriages.    .     .  170 

Album  de   Waterloo 276 

Les  Nègres  Bonis 378 

Manchester,  ses  Chemins  de  fer,  ses  Dîners, 

sesHookers,  etc 647 

MÉMOIRES   ET   SOUVENIRS   HISTORIQUES. 

Histoire  de  la  Révolution  du  Texas.  ...  5 
Un  Document  de  Cuisinede  l'an  de  Grâce  1301, 

par  M.  Berger  de  Xivra.  '.....  59 
Les  Théâtres  pendant  la  Terreur.  ...  60 
Une  Restauration  en  pleine  Mer,  par  Léon 

Gozian ,     ....     70 

Obsèques  de  la  princesse  Marie 92 

Séjour  I  e  lord  Byron  à  Pise  ;  Destinée   de 

lord  Byron,  par  M.  Poiijnulat.  ...  97 
Un  Comité  de  Lecture  en  1636,  par  Hippo- 

lyte  Rimbaut 216 

Les  six  Corps  des  Marchands  de  Paris,  par 

Horace  Raisson 245 

Les  Illuminés  :  Le  comte  de  Caylus;   le  roi 

de  Prusse  Frédéric-Guillaume  et  le  comé- 
dien Fieury 263 

Souvenirs  de  l'Ouest  :  Jambe-d'Argent,  par 

Théodore  Muret 273 

Premier  voyage  de  Mozart  à  Paris,  par  M.  E. 

Fétis 289 

Une  Election  de  Députés  au  XlIP  siècle,  par 

sir  Francis  Paljjrave 305 

Mémoires  du  comte  Rostopchin,   écrits  en 

dix  minutes  par  lui-même,  etc 344 


L'arcade  130  du  Palais-Royal,  souvenir  de 

rEm|)ire,  par   S.   Henry  Bcrthoud.     .     .  347 
Recherches  Historiques  sur  l'époque  de   la 
foiulalion  duBelIroi  et  l'origine  du  Dragon 

de   Gand 360 

Souvenirs  Intimes  du  temps  de  l'Empire  :  Le 

Divone,  par  E.  Marco  de  StHilaJre.     .     .389 
Des  Almanachs,  par  M.  Gaétan   Delmas,     .  433 

La  Presse  de  la  Révolution 449 

La  Fête  de  Schiller  à  Stuttgard 505 

CHRONIQUES  ET  LÉGENDES. 

La  Fête  du  Chevalet,  chronique  du  XIII*  siè- 
cle, par  M.  Frédéric  Thomas 49 

NOUVELLES. 

La  lettre  de  change 10 

Macaria,  ou  les  Héraclides,  par  Hégésippe 

Moreau 24 

Une  danseuse  en  1740,  par  Amédée  Achard.  2'7 
Un  Dcrcier  jour  de  Pouvoir,  par  E.  Guinot.     66 

Un  Mari  Garçon,  par  E.  Guinot 73 

La  Mésange  Bleue,  par  M.  Elle  Berthet.     .     89 

Silvio,  nouvelle    russe 90 

H  Baucolo,  ou   l'Aumône  d'un  Artiste,   par 

M.  Amédée  de  B,\st 102 

Sainte-Marie-des  Fleurs,  par  M.  Pitre-Cheva- 
lier  137 

Le  Bal  masqifé,  par  E.  Guinot 140 

Le  Manuscrit  prophétique   (Souvenirs,  d'une 

Nourrice) 165 

L'Ennui,  par  E.  Guinot.  .  .  .  ' .  .  .  185 
L'Orage  et  la  Cathédrale,  par  Maurice-Saiiit- 

Aguet -198 

Les  deux  Billets  de  Florian ,  par  Marie  Ay- 

card •  .  202 

Pauvre  Enfant  !   ou  les   deux  Familles,  par 

Emile   Deschamps 213 

Les  Camarades  de  collège,  par  Marie  Afcard.  218 
Aventures  d'Ali-Ben -Abdallah,  renégat,  espa- 
gnol, par  Félix  Mornand 227 

Une  Vocation,  par   M.   E.  Lamulonière.    .  233 

La  Langue  Musicale 236 

Un  Portrait,  anecdote  du  salon  de -1830,  par 

M.    Mercier  Lacorabe 265 

Dcu^  fois  à  la  Salpèlrière,  par  S.  Henry  Bcr- 
thoud  275 

Une  Histoire  d'hier,   par  M.   Auguste  Dela- 
croix  273 

Faveur  et  Mérite,  par  Pitre-Chevalier.  .  .  292 
Un  Sujetde Vaudeville,  par  E.  Guinot.  .  .2*7 
M.  Dumarais,  ou  la  Force  de  l'hbitude,  par 

M.  de  Berruyer 299 

La  Mal'Aria,  par  Roger  de  Beauvoir.  .  ,311 
Des  Gants,  par  M.  Auguste  Chevalier.  .  .  315 
Le  Chapeau  de  velours ,  par  M.  A.  de  Calvi- 

moni 325 

L'  Portrait,  par  E.  Guinot 345 

Donni  r  sa  vie  pour  sa  Dame,  par  Pitre-Che- 
valier  372 

Lord  Sand  Pater,  par  Pilre-rhevalicr.     .     .  376 
Nouvelles  sur  les  Cours  de  France,  (an  vu). 
La  dot  d'une  Chanoinesse  sous  le  direc- 


^  575  — 


toire,  par  le  l)aiou  de  Ciesp) -Leprince.  387 

Juge  et  Bourreau 39ô 

La  rrévt'iilioii,  par  Marie  AycarJ.     .     .     .  SDG 

Un  Jour  sans  leudeiuain,  par  Jules  Sandeau.  iOi 

Deu\  Porlraitsdu  salon,  par  t  iire-Clii  valler.  ^11 
A  Newstead  :  les  Côieleiies  à  la  Ticiiiue,  par 

S.  Henry  Bcrthoud 627 

Gianna,  par  JuKs  A.  David /i41 

Le  *ariage  Vendéen,  par  Jules  Janin.     .     .  Uô'ô 

La  Fiancée  du  soleil,  par  Jules  Janin.     .     •  i.''6 

LaFéeScientia,  par  J.  A.  David Zi(j5 

Celle  que  j'aiuie,  par  Piire-Chevalier.  .  .  674 
Le  Chasseur  de  pierres  précieuses,  par  M.  Ad. 

Lenoir 513 

La  Pierre  de  Touche,  par  Pitre-Chevalier.    .  5'21 

Le  Curé  Bonaparte,  par  Marie  Aycard.    .    .  5'23 

Le  Serment  du  Pacha 554 

ESQUISSES  DE  MOEURS. 

Le  Poète  Byronien;  le  Poète  Mélancolique; 

le   Poète  Immoral 155 

Les  Bords  du  Canal,  par  Paul  de  Kock.    .     .  249 

Les  Consolateurs .  294 

Un  Mariage  à  la  mode,  par  Pitre-Chevalier.  329 

L'Epicier,  par  Balzac 374 

Résurrection,  p  ir  E.  Cuinot.  '....;  409 
Le  Foyer  du  public  un  jour  de  première  re- 
présentation, par  Th.  Muret 421 

Les  Bourgeois,  par  ]\l.  Duiiiersan.     .     .     .  445 

Paris  en  émeute,  par  Th.  Minet 472 

Le  Foyer  des  Arti-.tes  ;  les  Choristes  ;  les  Loges, 

par  Th.   Muret. .  491 

La  Femme  comuie  il  faut,  par  Balzac.     .     .  503 

Les  Incoiupiis,  par  F.  Guinot 540 

La  Garde-Malade,  par  niailame  de  Bawc.     .  551 

POESIE. 

Hégésippe   Moreau,  par  L.  A.  Berthoud.    .       9 

L'Orient  en  1839,  par  Méry.     .....     26 

Prologue  (le  Dagobcrt,  par  MM.  de  Lcuven  et 
de   Saint-Georges 106 

A  Madame  i'ersiani,  artiste  du  Théâtre  Italien, 
par  M.  Chaudesai^iues 123 

Le  Ta^seà  Sorrente  (t'iagment),  par  M.  Jules 
Canoiige 142 

Cantique  sur  un  riyon  du  Soleil  (Exir.  des 
rtGueiUemens  poéi  iques) ,  par  A.  de  Lamar- 
tine      ;     .     .     .  2GS 

L'A  Ichindste,  drame  (fragment) ,  par  Alexandre 
Dumas 333 

L'Hirondelle,  par  mademoiselle  Olympe  Car- 
pentier,  couturière  à  la  Flèche.     .     .     .  3Gf 

Le-M  us6ede  Versailles  (fragment) ,  par  madame 
Louise  Collet 486 

La  Comédie  Humaine  (Mark),  par  M.  Ausone 
de   Chance) 563 

BEAUX-AUTS. 

Les  statuaires,  par  S.  Henry  Berthoud.     .    .     39 
Fixation  des  images  dans  la  chambre  noire 
par  a  seule  actioti  de  la  lumière  (découverte 

deM.Daguerre) 105 

Sur  la  musKpiede  la  Chapelle,  de  la  chambre 
et  de   l'écurie  du   roi  de   France ,  sous 
Louis  XIV,   par  M.  Castil-Bla?/.'.     .     .     .113 
De  rOngine  et  de   l'usiige  des  Cloches,  par 

M.    F.  DanjoM 160 

Salon  de  1839   (1"  artiile) 204 

Costumes  du  iluàireà  Paris  et  en  Province.  220 
Salon  de  1839  (2""  article) 222 

—  (3"'' article) 253 

—  (4"'-'  article).   Histoire,  par 

A.  Des  Essarts 269 

—  (5'»"  article).  Histoire  (suite) 
sujets  leligieux 281 

Concert  de  la  France  Musicale 303 

Dictionnaire  de  M usitpie  du  doctein-  Lichlen- 

tlial,  par  Stéplien  delà  Madelaine.     .     .  316 
Salon  de  1839  (6'""  article).  Genre.    .    .     .317 

—  (7'°' article).  Genre  (suite).     .  349 
•  —          (S°'°ariiclc).  Portraib,  Paysa- 
ge, Sculpture 380 


Début  de  Pauline  Garcia,  à  Londres,  par 
M.    P.   Richard 476 

PUBLICATIONS  NOUVELLES  ET  FRAGMENS. 

Coup-d'œilsurla  Valachie  et  la  Moldavie  (frag- 
ment), par  M.   Raoul  Perrin 2 

Analyses  des  pièces  de  Shakespeare  (extr.  des 
Femmes  de  Shakespeare) ,  par  MM.  de 
Pongervilli',  Ph.  Cliasles,  Paul  Duport, 
Léon  di!  Wailly,  Paris,  Emile  Deschamps, 
C.  Delavigne,  et  mesdames  Am.  Tastu, 
Collet,  Georges  SanrI,  Helloc 7 

Analyses,  etc.  (Suite),  par  MM.  Nisard,  Le- 
roux de  Lincy,  Charpentier,  Amédée  Pi- 
chet, Julia  de  Fonteiielle,  Hipp.  Lucas,  E. 
Deschamps,  de  Montigny,  Ch.  Coquerel, 
Casimir  Bonjour,  de  Rességuier,  E.  Men- 
ne(  het,  et  mesdames  de  Bradi,  Collet.     .     21 

Analyses,  etc.  (Fin),  par  MM.  E.  Fouinet, 
Léon  Halevy,  A.  Viguier,  Pli.  Lebas,  F. 
Châtelain,  E.  Dupaiy,  O'Sullivan,  et  ma- 
dame Elise   Voïart 56 

Conlidencfs  de  Jeunes  Filles  (extr.  de  Ga- 
6/ieWe),  parmadame  Ancelot 66 

L'époux  outragé  (exir.  des  Souvenirs  d'un 
Enfant  du  Peuple),  par  Mirhel  Masson.     83 

Un  Déjeuner  d'Amis  (extr.  de  Tout  pour  de 
l'Or),  par  M.    H.  Auger 99 

-e  Sac  de  Négrepelisse  (extr.  de  Catherine 
de  Le.scun),  par  M.  Eugène  Désessarls.    .  115 

L'homme  et  l'Argent  (fragment),  par  M.  Emile 
Souvesire 133 

Recette  pour  se  faire  une  réputation  (exir.  de 
Folles  Amours),   par  M.    Alph.  Brot.     .  151 

Les  (Jgains  (cxir.  de  l'Esquisse  sur  l'His- 
toire, les  Mœurs  et  la  Langue  des  Ci- 
gains),  par  JMiihel    de   Kogalnltchan.     .  172 

Les  Obsèques  du  duc  et  de  la  duchesse  de 
Bourgogne  (extr.  de  la  Chambre  des  Poi- 
sons), par  le  bibliophile  Jacob.     .     .     .  177 

Deu\  Héariages  de  Raison  (2*  extr.  de  Folles 
Amours),  par  Alph.  Brot 181 

La  Vendéenne  (>-\U'.iic<iSouvenirs  d'un  En- 
fant du  Peuple),  par  Michrl   Masson.     .  196 

ÎMarianna  (fiagnienl),  par  Jules  Sandeau.     .  257 

La  comtesse  de  Salisbury  fragment),  par 
Alexandre   Dumas 308 

L'iilamle  (fragment),  par  Capot  de  Feuillide.  321 

Le  Médecin  du  Pecq  (fragment),  par  Léon 
Gozian ,.    .     .    .  337 

L'Enfant  de  Fabrique  (extr.  des  Anglais 
peints  par   cux-mômes) 342 

Un  Libéral  sous  la  Restauration  (extr.  de 
Clotilde),   par  Alphonse   Karr.     .     .     .  423 

L'Irlande  (fragmens),  par  M.  Gustave  de 
Reaumont 481    et  497 

Isidore  et  Antoine  (extr.  A' Antoine),  par  X. 
B.    Sainiine 487 

Deux  \  icillcs  Filles  (extr.  de  Mézclie),  par 
Madame   Charles  Reybaud.    .    .    516  et  533 

CRITIQUE    LITTltRAlRE. 

Du  travail  intellectuel  en  France  depuis  1815 
jusqu'en  1837  (fragment),  par  Amédée 
Duquesncl 247 

SCÈNES  ET  RÉCITS  MILITAIRES. 

Le  navire  des  morts ,  par  M.  Patersi  de  Fos- 

sombroni |22 

L'amiral  Paiker jgg 

Aventures  d'un  Banian  ,  racontées  par  lui- 
même  ,  par  M.  Genoux 530 

ARTICIES^DE  GENRE. 

Point  de  Bœuf-gras  ! 123 

Les  cliemins  de   fer  au  point  de  vue  gaslro- 

ronique ,">,-,3 

La  civiliNaiion  par  !(•  paletot ;Hi'i 

Le  Sonnet,  par  Marie  Aycard 566 


AMXÛOÏES. 

Un  revenant 29 

Anecdotes  sur  Beethoven,  par  M.  G.-E.  An- 

ders 52 

Une  représentation  à  huis-clos  au  théâtre 

San-Carlo 75 

La  Comédie  à  Bagatelle,  par  R.  Desperrières.  172 
Un  Bonnetier  anglais  dans  le  grand  monde, 

par  M.  C.-S.  Azario 186 

Un  Petit  Souper  sons  Louis  XVI 332 

Un  Mot  du  comte  Rosiopchin  sur  Fouché , 

Talleyraud  et  Potier 345 

La  Pelisse ib. 

Le  Parrain  de  hasard 359 

La  Chasse  à  l'Aigl' 364 

Une  Dame  de  Charité '  378 

Le  Singe,   par  M.  Léon  Vidal 567 

L'Ami  du   Pauvre 568 

MELANGES,  FAITS  CURIEUX. 

Inventions  et  découvertes  :  la  Gorgone ,  ba- 
teau à  vapeur jq 

Mets  favoris  de  quelques  fortes  têtes  et  de 

quilques  beaux  espriis 33 

Article  417  du  code  pénal  contre  la  contre- 
façon étrangère l^^ 

Découverte  de  M.  Daguerre 43 

Militaire  fusillé,  pendu,  noyé  et  resté  vivant.   Ib. 

Un  homme  enterre  vivant.' ib\ 

ComI)  t  chevaleresque  en  Géorgie.     .     .     .  jb. 

Le  >aiu  du  siltan jb^ 

Les  Princes  musiciens [J^ 

Cai naval  de  taris go 

L^s  Bals  du  Th  àtre  de  la  Renaissance.  .     ',   76 

Lt  Pauvreté  avec  200,000  fr /é. 

N  niehe gj 

U,i  Concert  de  chats ^     \  jo^ 

In  Tigre  échappé  de  .«a  cage 124 

Blé  géant  de  Sainte-Hélène '.    ïb. 

Le  Prisonnier  et  le  Curé jb^ 

Infantic  des  causés  par  la  folie ib. 

Une  expérience  médicae,   morsure  du  ser- 
pent à  sonnettes i5(j 

Mademoiselle  Falcon  et  la  Cloche-Tabarié.  ".    Ib. 

Journal  en  lettres  d'or ' ,'    Ib 

Loi  (  hinoise  contre  l'usage  de  l'opium.  '.  I07 
Tremblem.nt  de  terre  à  la  Martinique.  .    .  137 

Un  tour  du  carnaval jy^ 

Un  Ouragan  auv  Etats-Unis.  ....*.'  igg 
Incendie  du  Palais   de  la  Sublime-Porte,  à 

Constantinople j/. 

Inondations  en  Belgique *  jgg 

Assassinat,  affieux  détails.    ,..'.".'.    jb. 

Un  enfantement  laborieux ',   Ib 

Une  farce ."     !  190 

La  bonne   Marraine ,'   /ô. 

L'assassinat  de  la  rue  du  Temple.  .  .  ,  20<i 
Les  gants  d'un  homme  à  la  mode.     .    ,     .    ib 

Les  Moustaches  royales ,    .    Ib 

Incendie  du  Diorama *.  2''t 

Les  Arabes  h  Marseille .'    ,  238 

Un  mauvais  songe  réalisé *    *  205 

L'annonce '.    !    !  ^70 

Une  lettre  d'Adolphe  Nourrit .'  2SS 

Déia  Is  sur  Go6(he ,    ",     .    Ib 

La  Fermière  courageuse |  ogÀ 

AiUogiaphes  de  A\  aller  Scott.  .    ,    '.    '.     .  'ib. 

Mort  d'Asia ',     '.    Ib 

Singulière  fatalité |  339 

Sentence  de  JéMis-Chrisl.  -....'.'  563 
Les  canons  de  St-Jean  >l'Ulloa.      ."     .*    .'     *    ;ft_ 

Suicide  de  Lesage !     i     *  379 

No\er  son  mei  leur  ami.     ...",',    |  38-'> 

Tra  t  de  férocité .     !    '.  ?S3 

Courses  du  Cha  np  de  .Mars.    .     .     !    !     "  399 

Courses  de  Chantilly \  ^gj 

Acailéiidedes  scicn(es  :  invention  de  M  Se- 

Maeinnes  a  vapeur jf, 

Un  chapilrede>infortunesdun  amant  heureux.  Ib, 
Le  ci>n  lamné  Ficlion ;j' 

La  fête  de  la  Caritach,  à  Pézcna-s.'     '.     '.    [  ^(j-î 

Suicide  d'une  jemie  lille ib 


—  576  — 


508 

;*. 

Ib. 


Le  Méni'lrior  niillionuaire 

Lo  cimito  (ilNp  igiie 

Fi'Jiiçois  l'oNor 

Coiisti  iiciioi'i  (lu  Théâtre-Italion  sur  l'erapla- 
ceuieul  des  bâtimens  du  Timbre  ,  rue  de 
la  l'aix 

Chiiriié  mal  placide 

La  Mauresque  viciiuie  de  son  amour  pour  les 
Français 

Commeiii  je  veux  être  enterré 558 

Le  Vin  de  la  Hose  à  Brème 5{j9 

AU'ioux  massure,  elc 570 


Ib. 
Ib. 

557 


REVUE  DES  TRIBUNAUX. 

Juscment  dans  l'affaire  du  Messager  contre 
M.  Gisquel,  ancien  préfet  de  police.   .     .     12 

Les  Boxeurs  anglais  eu  France 30 

M.  Estevès,  tuteur  de  la  jeune  comtesse  de 
Povoa  contre  le  duc  et  la  duchesse  de  Pal- 

mella;  Mariage,  linlèvenient kli 

Séquestration  d'une  jeune  lille  par  son  père 
et  sa  belle-mère  ;  atroces  tortures,  etc.    .     76 

Les  amis  d'un  vaudevilliste 93 

Tentative  d'assassinat   sur   la  personne  de 
madame  Flora  Tristan ,  par  le  sieur  Clia- 

zal,  son  mari 106 

Une  leç«n  maternelle.     . 125 

Jugement  de  Tallaire  Bcauvisage  contre  les 

Jumelles ;     .     .  157 

Tribunaux  étrangers  (cour  suprême  de  Mon- 
ténégro) :  enlèvement ,  meurtre  et  guerre 

civile;  ma'ursjuliciaires,  etc Ib. 

Un  jour  néfaste  (pol.  cor.) 158 

La  Cliasse  au  Chasseur 190 

Vol  d'une  voiture  de  roulage  ,  des  trois  che- 
vaux tt  des  marchandises Ib. 

Tribunaux  étrangers  (BurgosJ  :  le  Possédé.  .  284 
—  (Crimée):  un Filsadupiif.  285 

Premier  conseil  de  guerre  de  Paris  :  le  Muet 
volontaire,  condamnation  à  mort.  .     .     .  354 

Un  bon  Bourgeois 365 

Tribunaux  d'Afrique  :  le  Mari  assassiné.  .  .    Ib. 
Spoliation  d'une  succession;    demande   en 

restitution  de  510,000  fr Uhd 

Blessures  par  imprudence  sm-  le  chemin  de 

fer  de  Si-(ieruuiin 462 

Le  colonel  Picard  et  son  (ils  contre  le  lieutc- 

nant-gènéral  Delaroche 493 

La  Princesse  de  la  Moscovva'contre  son  mari.  509 

Framb.ine  le  priscur Ib. 

Cour  des  Pairs  :  insurrection  des  12  et  13  mal.  526 
Demande  en  main-levéed'interdiction  formée 

par  le  M.  marquis  d'Ilarcourt 526 

Les  directeurs  de  l'Amliigu  cuiilrc  un  en^te- 

preneur  de  succès  diamaliques.      .     .     .  558 
Arrestation  de  Martin  Bernard 559 

REVUE  DRAMATIQUE. 

Académie  royale  de  Musique.  —  La  Gypsy,  110. 
—  Le  Lac  des  Fées,  opéra,  301.  —  Reprise  du 
Comte  Ory,  M.  Mario,  414.  —  Début  de  ma- 
demoiselle Nathan  dans  la  Juive,  478. —La  Ta- 
rentule. 

Thédlrc-Franrais.  —  Le  Comité  de  Bienfaisance, 
174.  _  La  Course  au  Clocher,  238.  —  Made- 
moiselle (le  Belle-lsle,  comédie  en  cinq  actes  , 
d'Alexandre  Dumas,  318.— Le  Susceptible,  493. 
—  Le  directeur  c  t  les  sociétaires.  Débuis  de 
Mlle  Avenel.  Mlle  Victorine  Dubois.  .Mlle  Ra- 
chcl.  Mlle  Mars,  571. 

Thédtrc  royal  Italien.  —  L'Flissira  d'Amore  , 
par  Doniisclti,  78.  —  Reprise  des  Nozze  di  Fi- 
garo, 223, 

Opéra-Comique.  —  La  Mantille,  30.  — Régine, 
62.  —  Rentrée  de  madame  Damoreau  dans  le 
Domino  lioir,  125.  —  Le  Planteur,  206.  —Les 
Treize,  350.  —  Le  Panier  Fleuri,  414.  —  Po- 
lichinelle, 542. 

J\enaissance.  —  Balhilde,  78.  — ReinedeFrance, 
93.  —  L'Kau  mei veilleuse,  126.  —  Diane  de 
Cliivrv,  142.—  Mademoiselle  de  Fonlanges,  255. 


—  Ving-six  ans,  ib.  —  Le  24  Février,  302.  — 
L'Alchimiste,  332.—  Le  Naufrage  de  la  Méduse, 
494.  —  Deux  jeunes  Femmes,  543.  —  Madame 
de  Brienne,  559. 

Gymnase-Dramatique.  —  Le  Marqu's  en  gage  , 
13.  —  La  Gitana,126.  —Maurice,  174.  -  Ma- 
ria, 239.  —  Le  Dépositaire,  383.  —  Le  Dia- 
mant, 447.  —  Maîtresse  et  Fiancée,  ib.  —  Un 
Ménage  parisien,  559. 

Vaudeville.  —  Les  Maris  vengé.s,  14".  —  La  Fille 
d'un  voleur,  207.  —  Un  Appartement  à  louer, 
271.  _  le  Père  Pascal,  286.  —  MaiieRémond, 
366.  —  Le  Plastron,  414.  —Les  Mancini,  494. 

—  Passé  Minuit,  559. 

Variétés.—  LePuff,  46.  — MademoisellcNichon, 
126.  —  Les  Trois  Bals,  Ib.  —  Jaspin,  ou  le 
Père  de  l'Enfant  trouvé,  271.  —  Phœbus , 
écrivain  public,  303.  —  L'Allumeur  de  Cha- 
lands ,  ib.  —  La  Canaille,  333.  —  Geneviève 
la  Blonde,  495.  —  Les  Floueurs,  510. 

Palais-Royal.  —  Rothomago  ,  14.  —  Lekain  il 
Draguignan,  94. —Le  Roi  Dagohert,  ib.  —Le 
Chat  noir,  158.  —  Dieu  vous  bénisse!  191.  — 
Pascal  et  Chambord,  223.  —  Nanon,  Ninon  et 
Maintenon,  334.  — Simplette  la  Chevrière,  366. 

—  Balochard,  ou  Samedi,  Dimanche  et  Lundi, 
414. 

Por:e-Saint-Marlin.  —L'Enfant de  Giberne,  13. 

—  Claude  Stocq,  46.  —  Le  Manoir  de  Mont- 
Louvier,  175.  —  Léo  Burckart,  ou  une  Cons- 
piration d'étudians,  366.  —  La  Madone,  463. 

Ambigu-Comique.—  Le  Jour  de  Pâques,  13.  — 
Les  Mines  de  Blagues,  159.  — Jeannellachette, 
Ib.  —Bamboche,  ib.  —  La  Branche  de  Chêne, 
j6.  _  Corneille  et  Richelieu,  286.  — ThiégauU- 
le-Loup,  Ib.  —  Lc  Naufrage  delà  Méduse,  415. 

—  Moine  et  Canard,  510.  —  Une  Heure  d'ex- 
position, ib.  —  L'Infortuné,  ib. 


>.  —  Adolphine,  ib.  — 

Le  Sylphe  d'Or,  ib. 

— Les  Préventions,  ib. 


Gailé.  —  Lolo  Sirandot,  1 
Le  Cordon-Bleu,  351.  - 
Marguerite  d'Vorck,  510, 
—  Rigobert,  ib. 


Cirque-Olympique.— Thi:  Jean,  les  Bateleurs, 
les  Singes,  13.  —  La  Vivandière  et  le  Bossu, 
191.  _  L'Artiste  et  l'Ouvrier,  ib.  —  Les  Pilu- 
les du  Diable,  ib.—  Ouverture  du  Cirque  aux 
Champs-Elysées,  511. 

Folies  Dramatiques.— La  Concierge  du  Théâtre, 
13. — Le  Postillon  Francomtois  ,  159.  —La 
Baronne  de  Pinchina,  ib.  —La  Bergère  d'Ivry, 
383.  —  La  Sœur  de  l'Ivrogne,  510.  —  La  Lai- 
tière de  la  Forêt,  ib.  —  Le  Bonheur  sous  les 
toits,  ib. 

REVUE  DES  MODES. 

1/,.  _46.  -111.-127.  —239.  -253.  ^ 
Modes  de  Longchamps:  286.  —  367.—  431.  —  478. 
—  572. 

GALERIE  CONTEMPORAINE.  -  PORTRAITS. 

N°'52.  —  DeM.   le  comte  Mole,  président  du 
conseil  des  ministres.  — 20  janvier. 

53.  _  De  Mario  de  Candia,  artiste  de  l'Aca- 
démie royale  de  Musique.  —  25  fév. 

54.  —  De  Béranger —  20  mars. 

55. —De  M.  Berlon,    membre  de  ITnsiitut 

(Beaux-Arts).    .     .     .— 20  avril. 

66.  —  De  Vernet —  20  mai. 

67.  —  De  M.  Paganini —25  juin. 

GRAVURES  DE  MODES. 


'  79  bis.  —  5  janvier. 

80  —  5  février. 

81  —5  mars. 


N"  82.-5  avril 
83.  —  6  mai. 
84. —5  juin. 


AUTEURS  CITÉS   DANS  CE  SEMESTRE. 

M""  Ancelot. 

Anders. 

Marie  Aycard. 

De  Balzac. 

M°"  de  Bawr. 

Gustave  de  Beaumonl. 

Roger  de  Beauvoir. 

M'"=  Lousse  Sw.  Belloc. 

Berihaud. 

Elle  Berihet. 

Henry  Berihoud. 

Bcrton,  membre  de  l'Institut, 

A.  de  Berruyer. 

Blanchard. 

Casimir  Bonjour. 

Comtesse  de  Brady. 

Albert  de  Calvimont. 

Capeligue. 

Chabot  de  Bouin. 

Aiisone  (le  Chancel. 

P.iilaiè  e  Chasie. 

Charpentier. 

F.  Châtelain. 

M"'  Louise  Collet. 

Edmond  Combes. 

Baron  Creuzé  de  Lesser. 

J.-A.  David. 

Casimir  Delavigne. 

Gaétan  Delmas. 

Emile  Deschamps. 

Alfred  Dis  Essaris. 

Desnoyers. 

Alexandre  Dumas. 

Dumersan. 

Dupaty. 

Paul  Duport. 

Escudier  frères. 

De  Feuillide. 

Fétis. 

JuUa  de  Fontanelle. 

Ernest  Fouinet. 

GaiL 

Léon  Gozian. 

Ad.  de  Gueroult. 

Eugène  (;uinot. 

Maurice  St-Haguet. 

Léon  Halévy. 

Em.  Marco  de  Saiiit-Hilaire. 

Georges  Janéty. 

Jules  Janin. 

Le  Bibliophile  Jacob. 

Ali)h.  Karr. 

Paul  de  Kock. 

Alph.  de  Lamartine. 

P.-H.  Lebas. 

Hipp.  Lucas. 

Stéphen  de  La  Madelaine. 

Michel  M.isson. 

Edouard  Mennechet. 

Méry. 

Ed.  Monnais. 

Hégésippe  Moreau. 

Théodore  Muret. 

Nisard. 

Aniédée  Pichot. 

Pitre  rhcvaller. 

De  Pongerville. 

B.  Poujoulat. 

Le  prince  Puckler  Muskau. 

Horace  Raisson. 

Le  comte  Jules  de  Rességuier. 

M°"  Charles  Reybaud. 

Sainiines. 

Georges  Sand. 

Jules  Sandeau. 

De  Ségur  du  Perron. 

M"'  Amable  Taslu. 

Frédéric  Thomas. 

Viennet. 

Elise  Vo'iart. 

Villemaln. 

Léon  d«  Wailly. 


Dcujdcmc  Série.  (rfs^ii^*^^^^^^^'*'*^cîvh  ÎDoujtèînc  ^mtée» 

LITTÉRATCnE,  SCIENCES,  BEAUX  ARTS,  IW-  ^'^i^^ê:^^^S^^a^^S^^^^\\'lli!j^^^kî7^Pr'''^ir^  JoCn^T  AUX  ,  BEVUES  ,    OUVKAGES    INÉDITS 

DnSTRIE,COM*AlSSA> CES  UTILES,  ESQCIS-  ^^^^^^'^^K^^C^A^SV^MT^  'WK^i /■B^^'^i^  5»  PUBLICATIONS SOCVELLES,  BIOGRAPHIES, 

SES  DE  MOEURS,  MÉMOIRES  ET  VOYAGES.  S^^^HàA  ^\  '5 '.^l^^^0Jl^:v^^Wilî''//'it'/^F"  i^^^^  TRIBUNAUX  ,  THÉATBES  ET  MODES. 

ONS'ABONME  A  PARIS,  AU  BUREAU  DU  JOUR-  ^^^^H^^. '^I^Wft ^  .wW^^^^^tl '^^■71ifv^^^Jl(^M[^^  PRIX   D'ABONNEMENT 

tous'ies  Libraires  et  Directeurs  dés  postes.  ^jKjlln  ^ffl^^MMR -1,  ^!_^^»^V// JBbB^S  POCR  PARIS  ET  LES  DÉPARTEJIEXS 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royanmes ,  '''^^^^^a^^rL__=^^^^^^^^^^^  ^"."^  ^"^  ^  ^"*  ''"^  ^"  '"  Pe^onnes  qui 

au  Cercle  des  étrangers,  n.2i2Ô.Picadilly.                                               "= =^^^^g^^^*^^»^j^-'^— -.t»»  ï  abonnent  pour  EN  an  ou  6  mois,  et  en 

,„..,,                  ..  font  la  demande  par  lettres  affranchies. 

Les  abonnemens  ne  datent  que  desSet  20de  ^"  P'"  ^  "^"'  «"«  '"  «">»'«"»'»«  "««"'•                                                        

chaque  mois.  L'esprit  cCautrui  par  complément  servait.  Une  gravure  de  modes  est  jointe  an  n°  du  5 

....                                         *'  "°^  lithographie  au  w  du  20  de  chaque 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  r/  /.««,„,i„.-»   ..«™«.-i«.-»   -„™„.-;r..-#  mois, 

par  la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  "  compilait,  compilait,  compilait.                                                             

Paris.  Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 

LE  VOLEUR, 

(Bû}ttk  àe0  lournaii^  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

L'hokticulteur  (extrait  des  Français  peints 
par  eux-mêmes),  par  Alphonse  Karr.  —  La 
COMTESSE  d'Ecmont  (extrait  des  Catacombes), 
par  J.  Janin.  —  Une  histoire  étraagi:  et  un 
CONTEUR  CÉLÈBRE,  par  niistriss  Mariette.  — 
Souvenirs  du  voyage  de  La  Favorite  a  l'île 
DE  France.  —  Histoire  de  bêtes  et  bêtes 
d'histoires,  par  S.  H.  Berthoud.  —  Explo- 
sion DE  LA  machine  DU  BATEAU  la  Pari- 
sienne, —  Portraits  et  attitudes  des  ac- 
cusés   A    LA    COUR   DES  PAIRS.   —    EXPOSITION 

DES  PRODUITS  DE  L'INDUSTRIE  (O*  article),  par 
M.  Georges  Janéty.  —  Pianos  de  M.  Herz  a 
l'exposition.  —  Revue  des  tribunaux.  —  Re- 
vue dramatique.  —  Revue  de  cinq  jours. 

L'HORTIC[JLTE[IR  '). 

C'est  surtout  quand  on  voit  certains  g;oû(s  qui 
remplissent  et  rendent  heureuse  la  vie  d'un  hom- 
me, que  l'on  comprend  bien  que  chacun  a  besoin 
d'avoir  sa  madone  de  plaire  ou  de  bois  qu'il  puisse 
parer  à  sa  fantaisie. 

C'est  ce  qui  explique  comment  des  hommes  sou- 
vent très  supérieurs  consacrent  toute  leur  vie  à 
quelques  fleurs,  à  quelques  insectes,  quelquefois 
à  un  seul  insecte,  à  une  seule  fleur;  tant  un  instinct 
admirable,  ou  quelquefois  peut-être  une  sage  phi- 
losophie leur  enseigne  à  présenter  le  moins  de 
surface  possible  à  la  fortune ,  à  vivre  tout  bas ,  et 
à  se  contenter  d'un  bonheur  facile  à  cacher  aux 
yeux  du  monde. 

H  ne  faut  pas  croire  que  rinlensili'!  et  la  vio- 
lence d'une  passion  puisse  se  mesurer  à  la  peti- 

(1)  La  belle  publication  de  M.  Curuicr,  les  Fran- 
çais peints  par  ciu-mi^mcs,  se  pour.suit  avec  le 
succès  que  nous  avons  été  un  des  premiers  à  lui 
prédire.  Nous  en  avons  extrait,  pour  l'olTrirà  nos 
abonnés,  ce  spiriluel  article  de  M,  Karr.  ) 


tesse  de  son  objet.  Les  horticulteurs,  qui  vivent 
dans  les  fleurs  comme  les  abeilles,  ont  comme 
elles  un  aiguillon  dangereux.  Les  passions  douces 
s'entourent  de  férocité  comme  on  entoure  une 
plante  précieuse  de  ronces  et  d'épines  pour  la  pré- 
server de  la  dent  des  troupeaux. 

Cela  me  rappelle  comment  me  fut  un  jour  dé- 
voilé l'atroce  caractère  des  moutons,  que  j'avais 
toujours  regardés  comme  l'emblème  de  la  mansué- 
tude et  de  la  bienveillance.  —  Monsieur,  me  di- 
sait un  berger  avec  lequel  je  venais  de  voyager 
sur  la  route  d'Épernay,  il  n'y  a  rien  de  si  méchant 
que  les  moutons;  ils  n'aiment  pas  plus  l'herbe  de 
ce  champ  qui  est  ensemencé,  que  celle  de  celui 
d'à  côté  qui  ne  l'est  pas  ;  eh  bien!  ils  sont  tous 
dans  le  champ  ensemencé...  Brrrr...  brrr...  Mords 
là,  Médor,  brrr...  C'est  donc  pour  me  faire  pren- 
dre par  le  garde  et  me  faire  mettre  à  l'amende. 
Tenez,  en  voilà  un  là-bas..,  un  noir...  qui  agace 
mon  chien.  Ici,  Médor...  Il  l'irrite  à  plaisir... 
Médor,  veu\-tu  venir  ici?...  allez  derrière...  il  es- 
père se  faire  étrangler,  parce  qu'il  sait  bien  que 
quand  un  chien  étrangle  un  mouton,  c'est  le  pau- 
vre berger  qui  le  paie.  » 

Celui  qui  écrit  ces  lignes  a  failli  perdre  la  vie 
pour  s'être  permis  dédire  un  jour,  à  proposdune 
giroflée  annoncée  comme  bleue,  et  qui  avait  pro- 
duit des  fleurs  du  plus  iieau  jaune  :  — .\  qnoi  sert- 
il  d'avoir  une  giroflée  bleue  si  elle  fleurit  toujours 
jaune';' Mais  voici  une  histoire  dont  nous  avons 
été  témoin. 

On  se  rappelle  la  fureur  avec  laquelle  on  a,  il 
y  a  une  trentaine  d'années,  cidiivélestulipesdans 
toute  l'Europe,  et  surtout  en  France,  et  plus  en- 
core en  Hollande. 

Un  ognon,  scmpcr  aiigiisliis,  fut  vendu 
12,000  francs. 

Vnc  couronne  jaune,  1,120  francs  et  une  ca- 
lèche attelée  de  deux  chevaux  bals. 

Une  tulipe  médiocre,  le  vice-roi,  fut  vendue 
pour  les  objets  suivans  : 

Quatre  tonneaux  de  froment,  huit  de  seigle, 


quatre  bœufs,  huit  cochons,  douze  moutons,  deux 
tonneaux  de  vin,  quatre  de  bière,  deux  de  beurre, 
mille  livres  de  fromage,  un  lit  complet,  un  paquet 
d'habits  et  un  gobelet  d'argent. 

A  cette  époque  on  voyait  dans  les  gazettes, 
aux  Nouvelles  étrangères  : 

Amsterdam.  —  L'amiral  Liefhens  a  parfaite- 
ment fleuri  chez  M.  Berghem. 

Mais  passons  à  notre  histoire. 

Un  jour  on  avisa  que  les  tulipes  à  fond  Jaune 
n'étaient  plus  belles,  que  c'était  à  tort  qu'on  les 
admirait  depuis  si  long-temps;  que  les  seules  tuli- 
pes que  l'on  dût  avoir  et  cultiver  étaient  les  tuli- 
pes à  fond  blanc  ;  que  toute  tulipe  jaune  serait 
mise  à  la  porte  des  plates-blandes  qui  se  respec- 
taient, et  que  leur  graine  serait  maudite  et  jetée 
au  vent.  Les  amateurs  se  divisèrent;  on  écrivit  des 
lettres,  des  brochures,  des  chansons,  des  pam- 
phlets, des  gros  livres. 

Les  amateurs  des  tulipes  jaure;  furent  traités 
d'obstinés,  de  gens  enveloppés  des  langes  des  pré- 
jugés, d'illibérauv,  de  rétrogrades,  de  ganaches, 
d'ennemis  (les  lumières,  et  de  jésuites. 

Les  partisans  des  tulipes  blanches  furent  décla- 
rés audacieux,  novateurs,  révolutionnaires,  dé- 
mocrates, tapageurs,  sans-culottes,  jeunes  gens. 

Des  amis  se  brouillèrent,  des  ménages  furent 
désunis,  des  familles  divisées. 

Un  soir  que  M.  Muller  jouait  aux  dominos  avec 
un  de  ses  camarades  d'enlance,  horiiciiteur  comme 
lui,  on  parla  de  lu'ipes,  —  des  tulipes  jaunes 
et  blanches.  M.  Mullertenait  auvjaune.s;  sonanii 
ét.iit  pour  les  idées  nouvelles.  MehuI,  du  reste 
amateur  très  distingué,  venait  de  passer  aux  blan- 
ches. 

M.  Muller  et  son  ar  i.  tous  deux  homairsde 
bon  goût  et  de  savoir-vivre,  niellaient  la  plus 
grande  moiléraiion  dans  leui-s  p.iro!es,  et  évi- 
taient avec  un  soin  extrême  d'en  venir  Jusqu'à  l.i 
discus.sion. 

—  Certes,  disait  M.  Muller,  la  nature  n'a  rien 
fait  de  trop;  il  n'est  pis  une  permît  de  son  r- 


9   


rlic  énin  qui  ne  rharmc  la  vue  ;  il  est  triste  de 
voir  (Il  s  personnes  procéder  par  exclusion.  11  est 
cerlainement  quelques  tulipes  à  fond  blanc  que 
j'admettrais  volontiers  dans  ma  coUeclion,  si  mon 
Jardin  était  plus  gran;l. 

—  De  luèmc,  reprit  l'ami,  désirant  de  ne  pas 
rester  en  anièie  en  fait  de  politesse  et  de  conces- 
sions, j'avouerai  que  Erymanihe  (1),  toute  jaune 
qu'elle  est,  est  une  fleur  fort  préseninble. 

—  Je  ne  méprise  pas  l'iiiwiiic  de  Delplœs  (2), 
malipTé  son  fond  blanc,  reprit  M.  Muller. 

—  Klle  n'est  pas  ti  es  blanche,  rei)rit  l'ami  ;  ce 
n'est  qu'au  bout  de  trois  ou  quatre  jours  qu'elle 
se  débarrasse  d'une  teinte  jaune  qu'elle  a  en  ou- 
vrant ses  pétales  ;  aussi  n'en  faisoiis-nuus  pas 
grand  cas. 

—  C'est  cependant  de  votre  collection  celle 
que  je  préférerais. 

Les  deux  amis  étaient  dans  ces  e \cellens  ter- 
mes quand  uuuiaiiie  Muller  sortit  pour  faire  le 
Ibé. 

Il  est  difficile  de  bien  dire  par  quelles  imper- 
ceptibles transitions  ils  en  vinrent  à  l'aigreur,  à 
l'injure,  à  l'insulte  ;  mais  toujours  est-il  que  lors- 
qu(!  madame  Muller  rentra,  cinq  minutes  après, 
elle  les  trouva  sous  la  table,  se  tenant  aux  che- 
veux et  se  gourmant  de  tout  cœur.  M.  I\lulk'r 
avait  jeté  les  dominos  au  visage  de  son  ami,  et  la 
lutte  s'était  engagée. 

On  comprend  de  quelle  home  furent  saisis  les 
deux  antagonistes  après  que  la  première  efferves- 
cence fut  passée. 

Aussi,  dès  le  lendemain,  M.  Muller  écrivait  à 
son  ami  : 

«  Je  suis  une  bête  féroce  et  un  homme  mal 
pélevé,  recevez  mes  excuses.  Notre  ancienne ami- 
»lié  I  ff.ic.  ra  ce  moment  d'égaremenl.    Ma  femme 

•  vous  prie  de  dîner  avec  nous  aujourd'hui.  Il  y 
«aura  de  ces  petits  chouv  de   Bruxelles  que  vous 

•  aimez. 

"Votre  ami, 

"Miller.  « 
»  P.  S.    Vous  m'obligerez,    mon  cher  ami,  de 
pme  mettre  de  côté  quel  jucs-unes  de  vos    belles 
»  tulipes    blanches,   auxquelles  j'ai   réservé  pour 

•  l'année  prochaine  une  de  mes  meilleures  plaies- 
»  bandes.  Je  tiens  surtout  à  iialamùde  (3)  et  àl'a- 
pgaie  7-oyale  [li],  » 

11  reçut  immédiatement  la  réponse  suivante  : 
<i  Je  serai  chez  vous  à   cinq   heures  moins   un 
»qi;arl.  Vous  me  pcrmetirez,  mon    excellent  ami, 

•  de  vous  présetter  un  horiiculteur  qui  désJead- 
p mirer  vos  magnifiques  tulipes. 

«11  désire  surtout  voir  votre  tcnihrciisr  [h], 
fsnwii  julvécoiirt  (6)  et  votre  délicieuse /ii«  (7).» 

Par  une  dél  catesse  que  tous  deux  comprirent, 
M.  .\hdler  faisait  porter  .•■on  almiration  sur  les 
I  lus  blanches  d'entre  les  tulipes  blanches,  et  son 
omi  n'était  pas  moins  poli  à  l'égard  des  fonds 
J..unes. 

Cependant  le    mouvement  de  générosité  de 

(1)  I^rvmanihe,  feuille  morte,  rouge  et  jaune. 

CD  Violet,  pourpre  et  blanc. 

(3)  Colondtin,  rouge  et  blanc. 

('i;  fourpre  pâle,  ronge  et  bl.inc. 

(h)  l>ana(  liée,  rouge  et  jaune. 

(G)  Couleur  de  luile,  ji.une  et  rouge. 
:    (7)  no{4'« .  ora)igé  et  jaune,  par  menus  pana- 
tfie'. 


M.  Muller  ne  pouvait  se  maintenir  toujours  à  la 
même  hauteur;  M.  Wallcr,  lui,  n'avait  fait  qu'une 
concession  aussi  durable  que  le  sentiment  et  l'im- 
pulsion qui  l'avaient  causée  :  celle  de  M.  Muller 
devait  sur\ ivre  ;i  l'élan. 

La  terre  dans  laquelle  on  mit  les  tulipes  blan- 
ches ne  fut  ni  soignée,  ni  amendée,  ni  tamisée 
comme  celle  destinée  aux  fonds  jaunes. 

La  seconde  année,  M.  Muller  s'aperçut  qu'elles 
encombraient  le  jardin  ;  la  troisième  année,  elles 
furent  placées  sous  une  gouttière,  elles  fleurirent 
mal  ;  et  M.  Muller,  après  avoir  montré  ses  tulipes 
jaunes  dans  tout  leur  éclat,  disait  aux  visiteurs  : 
Voici  ce  qu'il  y  a  de  mioui  en  tulipes  blanches; 
elles  m'ont  été  données  par  mon  ami  ^VaIter,  et 
j'y  tiens  infinimen'.  Kt  quand,  dix  minutes  après, 
il  disait  :  «  Je  ne  comprends  pas  que  l'on  puisse 
cultiver  les  tulipes  blanches,  >>  on  se  trouvait  na- 
tarellemciit  de  son  avis. 

On  ne  connaissait  que  quatre  r:ses  sous  le  rè- 
gne de  Louis  XIV  ;  aujourd'hui,  les  horticulteurs 
modestes,  ceux  qui  ne  donnent  pas  quatre  ou  cinq 
noms  differens  à  la  même  rose,  ceux  qui  ne  se 
laissent  pas  aveugler  par  l'amour  du  nouveau  et 
l'orgueil  des  découvertes,  comptent  quarante  es- 
pèces et  plus  de  dix-huit  cents  variétés. 

Certains  amateurs,  entraînés  par  l'ambiiion  de 
posséder  seuls  une  variété  quelconque,  recher- 
chent dans  les  roses  les  déliiuts  avec  autant  d'em- 
pressement que  d'autres  y  cherchent  les  qualités. 
Pourvu  qu'une  rose  soit  rare,  elle  est  assez  belle 
et  elle  l'eiuporte  à  leurs  yeux  sur  les  plus  riches 
de  forme  et  de  couleur,  ainsi  que  sur  les  plus  odo- 
rantes. Ces  amateurs  cherchi'nt  depuis  cinquante 
ans  la  rose  verte,  la  rose  bleue,  la  rose  noire  et 
la  rose  capucine  double. 

Madame  de  Genlis,  qui  dit  avoir  inventé  la  rose 
mousseuse,  donne,  dans  u:i  de  ses  ouvrages,  un 
procédé  pour  avoir  la  rose  noire  et  la  rose  verte. 
Le  procédé  est  très  simple  :  il  ne  s'agit  que  de 
greffer  une  rose  sur  un  cassis  ou  sur  un  houx.  Nous 
l'avons  essayé,  et  le  houx  n'a  donné  que  des  feuil- 
les vertes  et  piquantes  et  ses  baies  de  corail,  et  le 
cassis  a  produit  d'excellent  cassis. 

Tous  V  s  ans,  vers  la  fin  de  mai,  un  bruit  se  ré- 
pand qu'on  a  trouvé  la  rose  capucine  double;  nous 
avons  fait  de  longs  trajets  pour  la  voir,  jusqu'ici 
nous  ne  l'avons  jamais  vue  ni  double  ni  capucine. 
Quant  à  la  rose  bleue,  c'est  en  vain  jusqu'Jci  que 
plusieurs  amateiu-s  remplissent  leurs  jardins  du 
très  petit  nombre  de  fleurs  bleues  que  produit  la 
nature,  dans  resj-oir  que  les  abeilles  portant  le 
pollen  d'une  de  ces  plantes  sur  un  rosier,  il  le  fé- 
condera et  fera  naître  une  rose  bleue.  Nous  avons 
à  ce  sujet  des  idées  qui  nous  appaitienni nt  et 
dont  nous  ferons  l'essai  quelqu'un  d' ces  jours. 
Les  roses  décorées  des  noms  les  plus  noirs,  la  ni- 
^riiicnne,  ourika,  etc.,  sont  des  roses  violettes. 

Les  amateurs  sont  ii  l'affût  des  moindres  diffé- 
rences. Ce  rosier  est  remarquable  par  son  bois, 
celui-ci,  par  ses  aiguillons  ;  cet  autre  est  précieux 
par  l'absence  de  telle  beauté  ;  cehii-ci  lire  toutsim 
prix  de  ce  qu'il  n'a  pas  d'odeur;  CL'lui-là  vaudrait 
bien  moins  s'il  ne  sentait  pas  légèrement  la  pu- 
naise. 

l'ius  un  sujet  s'écarte  de  la  rose  ordinaire,  de 
la  rose  que  tout  le  inonde  peut  avoir,  plus  il  ac- 
qui;  rt  de  valeur  po:ir  les  amateurs  passionnés. 

lleureu.\  celui  qui  posséderait  un  rosier  qui  se- 


rait une  vigne,  et  qui  boirait  le  vin  de  ses  roses  ! 
Nous  avons  vu  un  rosier  dont  le  possesseur  ex- 
plique que,  depuis  cinq  ans  qu'il  l'a  oiîtemi  de 
semence,  il  n'a  jamais  fleuri.  Homme  fori  une  !  plus 
fortuné  encore  si  son  rosii  r  pouvait,  l'.nnée  pro- 
chaine, n'avoir  plus  de  feuilles  ! 

Un  horticulteur  distingué  était  le  curé  de  Palai- 
seau,  petit  village  du  département  de  Seine-et- 
Oise,  là  où  mon  ami  Victor  Bohain  avait  un  rosier 
de  haute  futaie,  grand  comme  un  primier,  un  ro- 
sier qui  est  mort  dans  l'hiver  de  1838. 

Le  curé  de  Palaiseau  a  vécu  jusqu'à  Ttige  de 
quatre-vingt-deux  ans,  au  commencement  du 
printemps,  au  moment  où  il  allait  pour  la  soixan- 
tième fuis  voir  fleurir  une  précieuse  colleciion 
qu'il  s'était  occupé  toute  sa  vie  d'enrichir. 

Il  y  a  quelqes  années,  ce  respectable  prêtre  céda 
à  un  mouvement  de  curiosité,  et  alla  voir  une 
colleciion  appartenant  à  un  Anglais. 

Cette  colleciion  était  une  vraie  rose  mystérieuse 
(rasa  mystica],  comme  disent  les  Litanies.  Le 
jardin  de  l'Anglais  était  un  harem  environné  de 
hautes  murailles,  dans  lequel  personne  n'était  ja- 
mais admis,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût.  Il 
était  frénétiquement  jaloux  de  ses  roses.  C'était 
pour  lui  seid  que  ses  fleurs  devaient  étaler  leurs 
riches  couleurs,  depuis  le  pourpre  jus  ju'au  rose 
le  plus  pâle,  de|;uis  le  violet  sombre  jusqu'au  thé 
jaune,  jusqu'au  blanc;  c'était  pour  lui  seul  qu'elles 
devaient  exhaler  et  confondre  leurs  suaves  odeurs. 
Un  écrivain  allemand  a  dit  :  «  Les  gens  heureux 
sont  d'un  dilUcile  accès.  »  Notre  Anglais  était  à  ce 
compte  le  plus  heureux  des  hommes.  Personne 
n'avait  jamais  vu  ses  roses.  Il  était  jaloux  d'un 
petit  vent  d'est  qui  le  soir  en  emportait  le  parfum 
par-dessus  les  murailles.  Et  pour  compléter  les 
rigueurs  du  harem,  il  pensait  souvent  à  faire  gar- 
der ses  roses,  ses  odalisques ,  par  des  eunuques 
d'un  nouveau  genre,  par  des  gens  sinon  aveugles, 
du  moins  sans  odorat. 

Le  bon  curé  néanmoins  se  mit  en  route  une 
nuit  ;  il  fit  cinq  longues  lieues  dans  une  voiture 
non  suspendue  :  il  avait  alors  près  de  quaire- 
vingts  ans.  Il  arriva  avant  le  jour,  il  s'adressa  à 
un  jardinier,  et,  il  faut  le  dire,  on  l'accusa  d'avoir 
employé  jusqu'à  la  corruption  pour  engager  l'eu- 
nuque à  l'introduire  dans  cet  asile  mystérieux  des 
plaisirs  de  son  maître. 

Le  jardinier  se  la'issa  séduire  ou  corrompre; 
et,  aux  premières  lueurs  du  jour,  il  ouvrit  douce- 
ment, avec  une  clé  graissée,  la  porte  on  l'atten- 
dait le  bon  curé,  respirant  à  peine,  haletant,  op- 
pressé. La  porte  s'est  ouverte  sans  bruit,  les  deux 
complices  marchent  à  pas  lenis  et  silencieux.  Le 
jour  est  si  faible,  qu'on  ne  distingue  rien  encore, 
mais  il  semble  que  l'on  respire  un  air  embaumé. 
On  va  voir  les  roses...  Tout  à  coup  une  voix  sort 
d'une  persienne  : 

«  ^Viiliams  !  ohé  'Williams,  conduisez  monsieur 
hors  du  jardin.  » 

Il  n'y  avait  rien  à  répliquer  :  il  fallut  sortir,  re- 
monlci'  da)is  la  carridle,  et  revenir,  après  dix 
lieues  dans  les  plus  mauvais  (hcmiiis,  sans  avoir 
reuipli  le  but  du  voyage.  Pour  consoler  le  curé, 
un  voisin  sou  int  le  paradoxe  que  l'Anglais  ne  te- 
nait son  jardin  si  fermé  que  parce  qu'il  ne  possé- 
dait pas  une  seule  rose. 
Cuisait? 
En  général,  les  amateurs  n'admettent  pas  tout 


3  — 


le  monde  dans  leurs  jardins  :  ils  ont  surlout  hor- 
reur de  certaines  espèces  qu'ils  désignent  sous  le 
nom  de  fleurichons  et  de  curiolcls. 

La  corrupiion,  l'escalade,  la  fausse  cl<^,  l'abus 
de  conlianre,  n'ont  rien  qui  effviw  certains  ama- 
teurs pour  se  procurer  une  grrfj'e,  un  icil  d'un 
rosier  qu'ils  ne  possèdent  pas. 

En  1828,  la  dmlipsse  de  Bcrry  ohiint,  des  se- 
mis de  roses  qu'elle  faisait  tous  les  ans  à  Rosni, 
douze  (leurs  qui  lui  parurent  d'une  beauté  remar- 
quable; cependant,  comme  il  ne  s'.igis<;ait  pas 
seulement  d'avoir  de  belles  roses,  mais  des  roses 
nouvelles  et  inconnues ,  elle  chargea  madame  de 
Lirnchrjacquclein  de  les  f.iire  voir  à  un  célèbre 
jardiniir.  Le  jardinier,  après  avoir  examiné  les 
Heurs  pendant  dix  minutes,  en  dédira  trois  KOii- 
VELLEs.  L'une  surlout  lui  parut  mériter  la  préfé- 
rence sur  SOS  deux  rivales,  et  elle  fut  appelée  hy- 
bride de  Rosni. 

Deux  ans  après,  au  mois  de  mai  ou  de  juin  1830 
c'était  la  dernière  fois  que  la  duchesse  de  Berry 
devait  voir  lleiirir  ses  roses,  elle  avisa  qu'il  y  avait 
deux  ans  qu'elle  jouissait  du  plaisir  de  posséder 
seule  l'hybride  de  Rosni ,  et  qu'il  était  temps  de 
renouveler  ce  plaisir  en  le  partageant.  Elle  pensa 
que  ce  serait  pour  le  célèbre  jardinier  un  présent 
de  quelque  valeur,  et  elle  chargea  de  nouveau 
madame  de  Larochcjacqucicin  de  le  lui  ollrir  de 
sa  part. 

Madame  de  Larochejacquelein  trouva  l'horticul- 
teur lisant  à  l'ombre  de  deux  hauts  églantiers 
chargés  de  fleurs  magnifiques.  Il  reçut  l'ollre  avec 
les  témoignages  de  reconnaissance  que  méritait 
cette  honorable  et  délicate  attention.  Mais  le  bien- 
fait arrivait  tard  ;  il  avait  eu  soin,  dans  le  peu  de 
temps  qu'il  avait  eu  les  roses  dans  les  mains,  deux 
ans  auparavant,  de  couper  à  la  dérobée  deux 
yeux  de  la  plus  belle  variété;  il  les  avait  greffés 
avec  le  plus  grand  succès,  et  il  avait  reçu  la  mes- 
sagère de  la  duchesse  à  l'ombre  des  deux  hybrides 
de  Rosni,  sujets  plus  beaux  sans  contredit  qu'au- 
cun de  ceux  que  posséd.iit  Madame. 

La  plupart  des  gens  qui  s'occupent  de  fleurs,  le 
font  plus  par  vanité  que  par  amour,  plus  pour  les 
montrer  que  pour  les  voir.  Les  horticulteurs,  j'en 
excepte  bien  peu,  n'aiment  pas  les  fleurs.  Quel- 
ques-uns plantent  dans  les  cailloux  un  dalliia  (l'in- 
comparable, bordée  de  blanc)  pour  assurer  ses 
panachures  ;  d'autres  ôtcnt  toutes  les  feuilles  h  un 
camcliu.  M.  P***,  à  la  rentrée  des  Rourbons, 
guillotina  les  impériales  de  son  jardin  ;  les  violet- 
tes, mêlées  aussi  à  la  politique,  ont  été  exilées  par 
Louis  XVUl,  et  plus  tard  amnistiées.  M.  de  Castres, 
commandant  du  château  des  Tuileries,  a  fait  une 
consigne  contre  les  œillets  rouges.  Pendant  plu- 
sieurs années,  après  la  révolution  de  juillet,  les 
lis  ont  disparu  des  jardins  royaux.  Nous  respec- 
tons p.ir  tlissus  tout  les  passions  et  les  bonheurs, 
mais  la  passion  des  horticulteurs  n'est  pas  réelle. 
Alphonse  K.vnn. 
[Les  Fi'iiiiÇ<^''-''<  Mccurs  Contcmi)oiuines.) 


ESSE  mumm  m. 


1. 


La  comtesse  d'Egmont était  seule  dans  son  ora- 
toire. A  la  voir  ainsi  abandonnée  et  silencieuse  , 
on  n'aurait  pu  dire  si  elle  était  endormie  on  éveil- 
lée, si  elle  était  plongée  dans  la  prière  ou  dans  le 
songe.  Toujours  est-il  qu'elle  était  bien  jeune  et 
bien  belle.  Kilo  était  la  tille  uni(pie  du  maréch  il 
de  Richelieu,  cet  homme  qui  tut  tant  d'esprit  (pi'il 
a  passé  toute  sa  vie  pour  être  un  très  proche  pa- 
rent de  Voltaire  ,  et  tant  de  bonheur  qu'il  est 
mort,  et  de  sa  belle  mort,  sous  le  roi  Louis  \V1 
après  avoir  été  le  compagnon  et  i'hcureux  ténio'.n 
de  la  gloire  de  Louis  XIV  et  partagé  le  bonlieur 
de  Louis  XV.  Par  sa  noble  mère,  la  lille  du  maré- 
chal de  Richelieu,  madame  d'Egmont  desc  ndait 
des  ducs  de  Guise  ;  elle  portait  sur  son  écusson 
la  croix  de  Lorraine  et  les  alérions  d'or.  Son 
père,  ([ui  l'aimait  avec  passion,  l'avait  mariée  au 
plus  grand  seigneur  des  Pays-Bas,  Casimir-Au- 
guste d'Egmonl  Pignatelli.  Par  ce  mariage,  la  nièce 
du  grand  Riihelicu  et  des  princes  de  Guise  était 
devenue  comtesse  d'Eg.nont,  princesse  de  Clèves 
et  de  l'Empire,  duchesse  de  Gaeidres,  de  Juliers, 
d'Agrigenle  ,  et  grande  d'Espagne  de  la  création 
de  l'empereur  Charles-Quiut,  côte  à  côte  avec  les 
duchesses  d'Albe  et  de  Medina-Cœli;  en  un  mot , 
cette  puissante  maison  dEgmont  descendait  en 
droite  bgue  des  souvi  rains  ducs  de  Gueldrcs;  clic 
est  entrée  tout  entière  dans  la  tombe  avec  made- 
moiselle de  Richelieu. 

Depuis  son  mariage  avec  le  vieux  comte  ,  la 
jeune  femme  qui  d'abord  avait  été  enjouée  et  fo- 
lâtre ,  devint  peu  à  peu  languissante  ;  celle  qui 
avait  été  si  Gère  naguère  de  ce  grand  nom  de 
Guise  et  de  Lorraine  s'était  presque  fait  oublier, 
autant  du  moins  qu'elle  pouvait  être  oubliée,  si 
belle,  si  jeune  et  si  haut  placée.  Cet  hôtel  de  Ri- 
chelieu (lu'ellc  habitait  avec  son  mari ,  tout  à 
l'heure  si  éclatant  et  si  rempli  de  joie  et  de  fêles, 
(tait  redevenu  silencieux  et  grave  comme  s'il  eût 
encore  attendu  le  cardinalniinisire.  En  un  mot , 
c'était  plutôt  là  une  calme  et  décente  maison  du 
dix-septième  siècle  que  le  palais  d'un  favori  du  roi 
Louis  XV,  habité  par  une  jeune  femme  la  plus 
belle  du  monde,  h  celte  brfdante  époque  d'entraî- 
nement ,  de  sophisme,  d'amour  et  de  plaisir.  Tout 
entière  à  son  ennui ,  madame  d'Eginont  occupait 
l'endroit  le  plus  reculé  de  sa  |)ropre  maison. 

D'ordinaire,  quand  madame  dEgmont  voulait 
être  seule,  chacun  respeciait  sa  retraite  ;  son  père 
lui-même  ,  ce  frivole  Richelieu  qui  a  été  jeune  et 
fouJHS(iu'à  la  mort,  ne  se  présentait  ynère  chezsa 
fille  à  ces  heures  de  silence  :  il  attendait  pour  la 
voir  que  la  comtesse  ,  rendue  à  elle-même ,  fût 
redevenue  ce  (pi'elle  était  dans  les  salons  ou  à  la 
cour  ,  une  femme  pleine  de  grâces  et  d'esprit . 
dont  le  sourire,  dont  la  voix,  dont  le  regard,  dont  le 

(1)  Nous  publions  aujourd'hui  la  première 
puiie  de  cette  ]ii(piante  nouvelle  ,  écrite  pour 
réhabiliU'r  nue  des  plus  chanuantes  fiitures  du 
Wlll'  siècle;  nous  en  donnerons  la  lin  dans 
notre  prochain  numéro. 


geste  royal  ciiannaic'iit  tous  lis  es_iii  set  tous  lo« 
cœurs.  Car  une  fois  dans  le  mon  le  la  comtesse 
redevenait  une  femme  du  mon  le  :  elle  était  fièc, 
elle  était  vive,  elle  était  belle,  in  o  cianlc  de  tou- 
tes les  innovations  que  ce  sièric,  à  force  d'indé- 
pendance, de  cynisaie  et  d'esprit,  inlroduisuil  cha- 
que Jour  dans  les  mœuis  et  dans  les  lois.  Cette 
jeune  femme,  par  son  intelligenec,  par  son  es- 
prit, par  sa  grâce  parfaite,  par  celte  rare  élégance 
de  manières  qui  commençait  ù  se  perdre  mais 
dont  elle  n'avait  rien  perdu,  apj);.runait  bien  plus 
à  la  société  pasiée  qu'à  la  siciété  présente,  I)  en 
plus  à  Louis  XIV,  le  grand  roi  ,  qu'à  Louis  XV, 
bien  plus  à  madame  de  Maintenon  qui  était  mort  •, 
(|u'à  madame  de  Pompadour  qui  s'avançait  :  c'é- 
tait une  femme  au-deli  de  celte  épo  pis  toute  sen- 
suelle et  dont  l'intelligence  même  était  matéri  i- 
lisle  ;  c'était  la  seule  femme  rêveuse  de  ce  temps- 
là.  Aussi  phis  d'une  fois,  même  à  l'instant  de  s:i 
plus  grande  joie,  louibait-elle  tuut  d'un  coup  d^;rs 
ses  rêveries  profondes  ;  son  œil  bleu  deveii.  it 
lixe,  son  sourire  se  perdjit  an  l')iu  dans  ce  mon  e 
sans  forme  qui  est  l'avenir  des  âmes  tendj'es  ;  o:i 
eût  dit ,  à  la  voir  ainsi  inimobile  et  aitentive  , 
qu'elle  parlait  tout  bas  en  elle-même  à  un  être  in- 
visible qu'elle  voyait  dans  son  âme.  Pauvre  je  ne 
femme,  d'autant  plas  à  plaindre  qu'elle  vivait  dans 
un  siècle  moqueur  et  sceptique,  toujours  prêt  à 
rire  et  à  douter!  pauvre  femme  qui,  dans  ce  s  è- 
de  de  folle  joie  et  de  plaisirs  furieux  et  de  po  •- 
sic  embrouillée,  ne  pouvait  espérer  d'être  co:n- 
prise  par  personne,  elle  qui  était  foji  ne, elle  q  li 
aimait,  elle  qui  souffrait,  elle  qui  é.ait  poète,  elle 
qui  refoulait  sa  poésie,  sou  amoui- et  sa  souffrance 
dans  son  cœur  I 

Coaime  je  l'ai  dit,  madame  d'Egm'ont  était  seu'c 
dans  son  oratoire  lorsque  M.  le  maicchal  de  lii- 
ehelieu  se  présenta  chez  sa  fille.  11  enti'a  si  dou- 
cement, ou  bien  elle  était  si  profondément  plon- 
gée dans  ses  réflexions,  qu'elle  ne  l'entendit  pas 
v.nir.  El  alors  le  vieux  courtisan,  qui  ne  s'cton- 
nail  de  rien ,  s'arrêta  indécis  ;  il  allait  même  se 
retirer  quand  lout  à  coup  la  comtesse,  sortant  de 
sa  rêverie,  leva  la  tête  et  regarda  son  père  comme 
si  elle  eut  été  réveillée  en  sursaut.  Elle  était  d'une 
pâleur  efl'rayante,  son  œil  était  sec,  sa  bouche  était 
firmée.  ses  deux  mains  se  contractaient  horril/l.- 
ment.  Un  autre  homme,  moins  heare.;xque  V.  l- 
maréchal  de  Richelieu,  à  voir  ce  visage  tendu  et 
ce  beau  front  lout  couvert  de  nuages ,  et  cette 
pâleur  h  rrible,  eût  compris  que  c'éuiit  là  une 
femme  blessée  au  cœur  ;  mais  à  ces  malaJies 
morales  que  pouvait  comprendre  M.  le  marécLal 
de  Richelieu  ? 

Au  reste, la  comtesse  fut  bientôt  remise  de.'cn 
elïroi  :  son  front  se  détendit,  la  coi  1  nr  levini  à 
sa  joue,  le  mo  nemenl  à  son  sein  ,  1  •  soutire  ù 
ses  lèvres  ;  elle  présenta  ses  deux  mains  à  son 
père,  et  son  père  se  figura  qu'elle  vonai;  de  se  ré- 
veiller. 

Quand  M.  le  maréchal  de  Richelieu  cul  bien 
reg.irdé  sa  fille,  quoi  I  il  l'eut  regardée  avec  au- 
tant d'amour  qu'd  en  pouvait  irou\cr  dans  son 
cœur,  lui,  le  courtisan  et  le  favori  des  deux  rois 
de  France  les  plus  dlllicilei  à  flatter,  quand  il  fut 
lout  à  fait  revenu  de  s.i  preaiière  surprise,  e: 
qu'il  eut  retrouvé  sa  fille  tout  entière,  préveiianie. 
docile,  soumise,  pK-ino  de  déférence  cl  de  rcs- 
1  pcct  : 


^  4.  — 


—  Vous  êtes  bien  surprise,  lui  dii-il,  <lu  sujet 
de  ma  visite?  et  je  vous  jure,  mon  enfant,  que  si 
c'élait  tout  autre  que  vous,  si  vous  n'aviez  pas  du 
bon  sang  de  Lorraine  et  de  Richelieu  dans  les  vei- 
nes, j'aurais  hésité  à  vous  faire  la  demande  que 
je  vais  vous  faire. 

Ainsi  parlait  le  maréchal  ;  en  même  temps  sa 
fille  le  regardait  d'un  air  étonné  ,  mais  aussi  sans 
inquiétude,  comme  une  femme  revenue  de  toute 
surprise,  que  rien  ne  peut  plus  intéresser  en  ce 
monde  ,  et  qui  est  prête  à  tout ,  à  l'extraordinaire 
comme  à  autre  chose. 

Le  maréchal  ayant  attendu  en  vain  une  réponse 
de  sa  fille  reprit  la  conversation  en  ces  termes  : 

—  Je  vous   ai  souvent  parlé,  mon  enfant,  d'un 
vieux  gentilhomme  que  j'ai  connu  autrefois  à  l'ar- 
mée, qui  a  nom   le  vidame  de  Poitiers.  Vous  sa- 
vez que  ce  vidame  de  Poitiers  a  été  mon  ami,  et 
que  moi  j'ai  été  son  obligé;  qu'il  nous  a  sauvé  la 
vie  (excusez  du  peu)  ,  et  que  depuis  ce  temps  je 
ne  l'ai  pas  revu.   Ce  qu'on  dit  et  ce  qu'on  ne  dit 
pas  sur  ce  vidame  est  étrange.  Il  y  a  tantôt  vingt 
ans  (vous  n'étiez  pas  née,  ma  chère  lille  !  )  que 
mon  vieux  camarade  s'est  retiré  dans  une  maison 
à  lui  au  Marais ,  une  vieille  et  mystérieuse  mai- 
son, sur  ma  parole.  On  n'y  entend  point  de  bruit 
dans  le  jour,  on  n'y  voit  point  de  lumière  dans  la 
nuiL  Quand  on   frappe  à   la   porte  la  porte  ne 
s'ouvre  pas.  Les  fenêtres  sont  fermées ,  les  murs 
sont  muets  ;  la  fumée  même  est  discrète  et  elle  se 
radie  ;  on  ne  peut  rien  savoir  de  plus.  Ni  le  roi, 
ni  le  lieutenant  de  police,  ni  moi-même,  personne 
ne  sait  ce  qui  se  passe  dans  cette  maison.  On  en 
a  fait  mille  contes,  mais   ce  sont  des  contes.  En- 
fin, après  vingt  ans  de  cette  vie  et  de  ce  silence, 
voici   mon  vieil  ami  le  vidame  de  Poitiers  qui  se 
réveille  et  qui  m'écrit.  Ce  qu'il  me  demande,  de- 
vinez-le, mon  enfant,  s'il  vous  plaît. 

—  Moi,  mon  père  ?  dit  la  comtesse  légèrement 
émue. 

—  Vous-même,  ma  fille  !  Voici,  reprit  le  maré- 
chal, voici  la  lettre  du  vidame  de  Poitiers  ; 

<<  Je  vais  mourir,  mais  avant  ma  mort  il  faut 
que  je  parle  à  mademoiselle  de  Richelieu,  à  ma- 
dame la  comtesse  d'Egmont,  veux-je  dire.  Met- 
tez à  ses  pieds  les  derniers  vœux ,  et  s'il  le  faut , 
les  dernières  volontés  d'un  vieillard.  Adieu  !  » 

La  comtesse  d]Egmont  resta  confondue  ;  non 
que  l'idée  d'aller  voir  ce  vieux  homme  lui  fit 
peur,  mais  je  ne  sais  quel  secret  pressentiment 
la  vint  saisir.  D'abord  elle  voulut  traiter  en  plai- 
santant la  fantaisie  de  cet  homme  qui  la  faisait  de- 
mander; mais  quel  fut  l'ctonneinent  de  la  com- 
tesse quand  elle  vit  son  père,  son  père  lui-môme, 
qui  riait  de  tout,  ne  pas  sortir  un  instant  de  sa 
gravité,  et  lui  déclarer  positivement  qu'elle  irait 
au  rendez-vous. 

—  C'est  un  homme  de  noble  et  illustre  race , 
disait  le  maréchal  ;  c'est  un  ancien  ami  de  votre 
mère,  c'est  un  compagnon  d'armes  qui  m'a  sauvé 
la  vie,  c'est  un  des  nôtres,  c'est  un  vieillard  qui 
se  meurt  tout  seul  :  il  ne  sera  pas  dit  qu'il  aura 
en  vain  imploré  ma  pitié  et  ma  charité.  Certes, 
cela  me  touche  de  voir  cet  homme  vous  choisir, 
vous  ma  fille,  sur  votre  renom,  pour  recevoir  sa 
confession  dernière.  Ainsi  donc,  soyez  digne  de 
vous  et  de  moi  ;  partez  ;  le  vidame  de  Poitiers 
vous  attend. 


—  Partir  !  s'écria  la  comtesse,  partir  ce  soir, 
tout  à  l'heure  !  Y  pensez-vous,  mon  père  ? 

—  Oui,  ma  fille,  partir  sur-le-champ,  tout  à 
l'heure  ;  il  le  faut,  je  le  veux,  je  l'ordonne,  ou 
plutôt  c'est  la  mort  qui  commande,  soyez-y  ! 

—  Au  moins,  reprit  la  comtesse,  qui  d'instant 
en  instant  devenait  plus  craintive,  au  moins,  mon- 
sieur, prendrai-je  la  permission  et  le  congé  de 
M.  le  comte  d'Egmont? 

—  Je  ne  m'y  oppose  pas,  reprit  le  maréchal. 
En  même  temps  il  se  retira  en  faisant  à  sa  fille 

un  profond  salut. 

IL 

Madame  d'Egmont,  restée  seule,  se  trouva  dans 
une  grande  épouvante.  La  seule  idée  de  pénétrer 
ce  soir  même  dans  cette  vieille  maison  du  vieux 
vidame  de  Poitiers  lui  paraissait  une  idée  horrible. 
Tout  ce  qu'elle  avait  entendu  de  cet  homme  et  du 
mystère  qui  l'enveloppait  lui  revenait  alors  en 
mémoire.  Les  uns  disaient  qu'il  s'était  là  enfermé 
pour  un  crime,  les  autres  pardésespoir  ;  quelques- 
uns,  les  plus  forts  d'esprit,  soutenaient  que  ce 
n'était  pas  le  vidame  qui  habitait  dans  le  silence 
de  ces  murs,  mais  bien  son  âme  et  l'âme  de  ses 
serviteurs  qui  attendaient  la  résurrection  éter- 
nelle. D'ailleurs,  que  lui  voulait-il?  et  qu'y  avait- 
il  de  commun  entre  elle  et  lui?  et  que  pouvait- 
elle  pour  lui  et  lui  pour  elle  ?—  Mon  Dieu  !  mon 
Dieu!  disait-elle  en  se  tordant  les  mains;  et  cette 
jeune  femme  si  Hère  et  si  noble,  et  qui  n'avait 
jamais  eu  peur,  cette  âme  moitié  Guise  et  moitié 
Richelieu,  moitié  ligue  et  moitié  fronde,  cette 
jeune  femme  qui  avait  su  si  bien  se  taire  et  si 
bien  cacher  le  mal  qui  lui  rongeait  le  cœur  que 
personne  ne  l'avait  soupçonné,  eh  bien  !  à  pré- 
sent elle  éclate,  elle  tremble,  elle  ne  veut  pas 
obéir  à  son  père,  en  un  mot,  elle  se  l'avoue  à 
elle-même,  et  si  quelqu'un  était  là  elle  le  dirait 
tout  haut,  en  un  mot,  elle  a  peur. 

Elle  eut  si  peur  qu'elle  se  résolut  sur-le-champ 
à  aller  trouver  son  vieux  mari,  le  comte  Casimir- 
Auguste  d'Egmont  Pignatelli. 

Le  comte  d'Egmont  n'était  guère  né  pour  être 
le  mari  de  sa  femme.  C'était,  il  estvrai,  un  gentil- 
homme de  pure  race,  un  homme  d'origine  prin- 
cière,  mais  voilà  tout.  Or,  dans  ce  dix-huitième 
siècle  si  mouvant  et  si  remué,  la  noblesse  toute 
seule  commençait  à  neplussulTire  ;  déjà  de  toutes 
parts  ce  n'étaient  que  gentilshommes  révoltés 
contre  leurs  blasons,  et  qui  volontiers  grattaient 
leurs  parchemins  pour  y  transcrire  des  livres  de 
philosophie  (et  ils  les  ont  si  bien  grattés  qu'il  a 
été  depuis  impossible  de  retrouver  un  seul  mot 
sur  ces  parchemins  défigurés)  ;  de  toutes  parts 
c'étaient  des  nobles  qui  se  faisaient  peuple  dans 
ce  peuple,  par  orgueil  et  par  bon  ton,  comme  si 
on  eût  dû  les  reconnaître  à  coup  sûr,  même  dans 
la  foule  ;  de  toutes  parts  bouillonnait  et  fermen- 
tait cet  esprit  de  sarcasme  et  d'ironie  qui  brisait 
toute  barrière  ;  peu  à  peu  la  vanité  déplaçait  et 
chassait  de  ses  limites  cette  vieille  aristocratie  qui 
disait  à  la  philosophie  de  ce  temps  :  A  vous  le 
praniei-  pas,  madame  !  (héroïsme  qui  coûta 
cher  à  la  noblesse).  M.  d'Egmont  était  du  petit 
nombre  des  hommes  prudens  qui  ne  cédèrent 
pas  un  pouce  de  terrain  à  la  révolution  triomphan- 
te, et  qui  ne  l'empêchèrent  point  de  passer  outre  ; 
mais  cette  prudence  même  n'eût  rien  été  aux 


yeux  de  sa  jeune  et  spirituelle  compagne,  si 
M.  d'Egmont  n'efit  pas  été  le  plus  obstiné,  leplus 
cérémonieux,  le  plus  ennuyeux  gentilhomme  de 
son  temps. 

Aussi,  quand  M.  d'Egmont  vit  la  comtesse  en- 
trer d'un  pas  résolu  dans  sa  bibliothèque,  il  resta 
muet  et  interdit  :  c'était  la  première  fois  que  sa 
femme  l'honorait  de  cette  faveur.  M.  d'Egmont 
était  alors  occupé  à  feuilleter  ses  recueils  de  brefs 
et  ses  collections  de  bulles;  il  était  plongé  tout 
entier  dans  ses  dissertations  sur  les  décrétâtes  et 
sur  les  histoires  des  conciles  ;  mais,  à  la  vue  de 
la  comtesse,  il  oublia  tout  à  la  fois  conciles,  dé- 
crétales,  brcfset  collections  de  bulles  ;  il  se  leva, 
il  vint  droit  à  elle,  et,  la  prenant  par  la  main,  il 
chercha  vainement  un  fauteuil  où  la  faire  asseoT. 
Mais  il  n'y  avait  que  des  chaises  à  dossier  (!ans 
la  bibliothèque  du  comte  d'Egmont. 

Le  comte,  qui  tenait  toujours  la  main  de  sa 
femme,  sonna  de  toutes  ses  forces,  et  aussitôt  les 
deux  baltans  de  toutes  les  portes  furent  ouverts. 
Au  même  instant,  et  comme  il  s'aperçut  qu'il 
u'avait  pas  de  gants,  il  passa  sa  main  sous  la  bas- 
que de  son  justaucorps,  et  madame  d'Egmont, 
ainsi  appuyée  sur  son  époux,  traversa  toutes  les 
salles  de  l'hôtel  jusqu'à  l'estrade  du  dais.  Là 
M.  d'Egmont  établit  sa  femme  sur  le  fauteuil,  et 
lui-même  il  s'assit  sur  un  pliant  à  la  seconde  mar- 
che de  l'estrade,  à  la  place  de  son  chancelier  da 
Clèves  ou  de  son  majordome  de  Sarragosse-la- 
Royale. 

Alors  seulement  la  comtesse  put  parler  à  son 
mari.  Elle  lui  dit  tout  d'abord  l'ordre  étrange 
qu'elle  avait  reçu  de  M.  de  Richelieu  d'aller  ce 
soir  même  chez  le  vidame  de  Poitiers  qui  se  mou- 
rait; qu'elle  ne  voulait  pas  y  aller,  ou  du  moins 
ne  pas  y  aller  ce  même  soir,  ou  du  moins  pas  y 
aller  toute  seule.  Et  elle  dit  tout  ce  qu'elle  put 
dire,  la  pauvre  femme  allligée,  et  elle  parla  long- 
temps avec  cette  charmante  voix,  avec  cette  expres- 
sion suppliante,  avec  ce  regard  mouillé  de  larmes, 
avec  toute  cette  irrésistible  terreur  qu'elle  avait 
dans  l'âme  ;  mais  ce  fut  en  vain.  Le  comte  d'Eg- 
mont l'écouta  avec  autant  de  sang-froid  que  s'il 
eût  lu  une  décrétale  ou  expliqué  un  concile  ;  il 
lui  dit  qu'à  la  vérité  il  ne  comprenait  pas  bien 
pourquoi  M.  de  Richelieu  ,  son  beau-père  ,  vou- 
lait que  la  comtesse  d'Egmont  se  rendît  du  même 
pas  chez  le  vidame  de  Poitiers  ;  mais  que,  puis- 
que tel  était  l'ordre  du  maréchal,  il  fallait  obéir, 
que  pour  lui  il  n'y  pouvait  rien,  et  qu'il  était  bien 
ainigé  de  voir  madame  d'Egmont  si  désolée.  Il 
finit  par  se  lever  de  son  siège,  par  remettre  sa 
main  non  gantée  sous  son  justaucorps;  il  recon- 
duisit ainsi  sa  femme  dans  ses  apparlemens,  et, 
après  avoir  remis  en  ordre  ses  décrétales  et  ses 
conciles,  il  partit  pour  l'Isle-Adam,  où  il  était 
attendu  chez  M.  le  prince  de  Conti. 

La  comtesse  d'Egmont,  restée  seule,  se  dit  à 
elle-même  qu'elle  n'avait  plus  qu'à  obéir  à  son 
père  et  à  son  mari. 

III. 

Quand  le  gentilhomme  servant  madame  la  com- 
tesse d'Egmont  eut  dit  au  cocher  de  la  comtesse  : 
Au  Marais,  chez  le  vidame  de  Poitiers,  le 
cocher,  au  lieu  de  partir  comme  un  trait,  selon 
l'usage,  demeura  tout  ébahi  et  tout  étonné  sur  le 
siège  de  son  carrosse.  Le  vidame  de  Poitiers  ! 


—  5  — 


c'était  la  première  fois  qu'il  entendait  parler  d'un 
pareil  être;  telles  étaient  d'ailleurs  les  habitudes 
de  cette  maison  et  l'ordre  des  visites  de  la  com- 
tesse, qu'il  n'était  pas  un  homme  de  sa  livrée  qui 
ne  sût  à  point  nommé  chez  qui  elle  allait,  selon 
le  jour  et  l'heure  de  sa  sortie.  Néanmoins,  après 
un  instant  d'hésitation,  le  cocher  sedécida  à  fouet- 
ter ses  chevaux  et  à  s'aventurer  dans  le  Marais. 

Cependant  le  ciel,  qui  depuis  le  matin  était 
gros  de  nuages,  se  brisa  tout  d'un  coup,  tout 
d'un  coup  la  pluie  tombe  à  Bots,  et  voilà  que  les 
murs  ruissellent,  voilà  que  les  ruisseaux  se  chan- 
gent en  torrensj  voilà  que  le  ciel  est  en  feu, 
voilà  que  toute  la  ville  est  déserte;  car  il  en  est 
des  Parisiens  comme  de  ces  insectes  qui,  dans  les 
belles  soirées  d'été,  s'amoncellent  et  montent 
joyeusement  dans  un  transparent  rayon  du  soleil  : 
au  premier  nuage  qui  tombe,  plus  d'insectes,  plus 
de  Parisiens  !  Le  cocher  de  madame  d'Egmont 
eut  bientôt  franchi  la  distance  qui  sépare  l'hôtel 
de  Richelieu  du  Marais. 

Mais,  arrivée  dans  le  Marais,  la  livrée  de  la 
comtesse  ne  sut  plus  que  devenir.  Où  se  tenait 
l'hôtel  du  vidame  ?  Et  quand  on  aurait  su  où  il  se 
tenait,  comment  se  reconnaître  dans  cette  obscure 
nuit  et  par  cet  orage?  Le  carrosse,  incertain, 
allait  cà  et  là  ;  les  chevaux  se  cabraient,  épou- 
vantés par  les  éclairs;  personne  ne  se  montrait. 
A  la  fin  la  voiture  s'arrêta  vis-à-vis  un  certain 
cabaret  tout  noir  dont  l'enseigne  flottait  au  gré 
du  vent  avec  un  son  mélancoliquî  et  criard.  Le 
valet  de  pied  frappa  à  la  porte  du  cabaret. 

Aussitôt  cette  porte  s'ouvrit,  et  du  fond  de  son 
carrosse  madame  d'Egmont  put  apercevoir  l'inté- 
rieur de  ce  misérable  réduit.  Tout  ce  que  la 
misère  a  de  hideux  était  entassé  dans  cet  étroit 
espace  :  des  tables  tachées  de  vin,  des  escabeaux 
chancelaiis  ,  un  feu  à  demi  éteint,  des  pots  cassés 
et  des  verres  rougis,  un  haillon  gras  taché  de  lie 
de  vin  !  Certes,  c'éiait  un  curieux  contraste  celui- 
là  :  la  brillante  voiture  de  la  comtesse  d'Egmont, 
ses  quatre  chevau\  fringans,  son  valet  de  pied  et 
ses  heyduques,  l'éclat  des  flambeaux  que  portaient 
dcuv  cavaliers  à  ses  couleurs  et  cette  cabane  en- 
fumée et  misérable  ;  ici  la  soie,  le  velours  et  lor 
et  les  armoiries,  là  quelques  guenilles  et  le  mur 
enfumé  pour  touie  tapisserie  ;  dans  le  carrosse  la 
plus  belle,  la  plus  ji'une  et  la  plus  élégante 
femme  de  la  cour  de  France,  dans  ce  cabaret  une 
vieille  femme  hideuse,  en  guenilles,  décrépite  et 
sourde,  qui  attendait  les  chalands  éclairée  par 
une  lampe  infecte.  La  vieille,  voyant  la  porte  de 
son  cabaret  s'ouvrir  brusquement,  était  accourue, 
ou  plutôt  s'était  traînée  sur  le  seuil  de  sa  porte 
d'un  air  mécontent  et  de  mauvaise  humeur. 

Le  laquais  de  matlame  d'Eginonl,  qui  était  lier 
comme  un  gentilhomme,  car  la  livrée  de  la  com- 
tesse ne  faisait  pas  déroger,  parla  vivement  à  la 
vieille  femme. 

—  Dis-moi,  la  femme,  où  se  trouve  l'hôtel  du 
vidame  de  Poitiers  ? 

Mais  la  vieille  femme  le  regardait  sans  répondre. 

— Je  te  demande,  reprit  l'autre  en  élevant  la 

voix  et  le  geste,  la  demeure  du  vidame  de  Poitiers? 

Mais  la  vieille   ne  répondit  pas;  seulement  ses 

regards  s'étaient  portés  sur   la  belle  dame  qui  se 

tenait  dans  le  fond  de  ce  riche  carrosse,   et  elle 

semblait  ne  pouvoir  en  détacher  ses  yeux. 

net'iaiuemcut  les  gciig  de  madame  U'ISgtuont 


auraient  perdu  patience  au  sang-froid  de  la  vieille 
femme  sans  l'intervention  de  leur  maîtresse. 
Madame  d'Egmont,  qui  plus  elle  allait  moins  elle 
avaithâte  d'arriver,  mit  la  tète  hors  de  la  portière, 
comme  pour  parler  à  la  vieille  ;  mais  à  l'instant 
même  le  tonnerre  gronda  de  plus  belle,  la  lune 
se  voila  de  nouveau  ;  le  vent,  qui  s'était  un  peu 
calmé,  se  mit  à  rugir,  et  l'enseigne  du  cabaret 
tourna  plus  vite  que  jamais  sur  ses  gonds  plaintifs 
et  criards. 

La  jeune  comtesse,  sans  s'émouvoir,  laissa  pas- 
ser l'orage,  et,  quand  son  voile  eut  repris  sa  place 
accoutumée,  quand  ses  beaux  cheveux  furent  ren- 
dus à  leur  souplesse  naturelle,  elle  adressa  la 
parole  à  la  vieille  femme,  et  elle  lui  parla  d'une 
voix^si  douce,  d'un  ton  si  touchant,  avec  un  regard 
si  plein  de  bienveillance,  que  la  vieille  entendit 
la  question  sur-le-champ,  toute  courte  qu'elle 
était. 

— Vous  demandezle  vidame  de  Poitiers?  dit  la 
vieille. 

— Le  vidame  de  Poitiers,  reprit  la  comtesse; 
et  au  même  instant  elle  lut  frappée  du  change- 
ment qui  s'était  opéré  dans  les  traits  de  la  vieille 
femme. 

En  eflet,  je  ne  sais  quelle  profonde  terreur 
s'était  répandue  tout  à  coup  sur  ce  visage,  naguère 
impassible.  Toujours  est-il  qu'au  seul  nom  du 
vidame  de  Poitiers  ses  yeux  éteints  s'étaient  rani- 
més et  sa  taille  voûtée  s'était  relevée,  ses  vieilles 
mains  s'étaient  contractées,  comme  aussi  cette 
vieille  bouche  sans  dents  et  sans  sourire.  En 
mênietemps  la  vieille  répétait  tout  bas  :  Le  vidame 
de  Poitiersl  Et,  ainsi  debout,  à  la  lueur  des 
torches,  ses  vêtemens  agités  par  l'orage,  on  l'eût 
prise  de  loin  pour  quelque  immense  point  d'in- 
terrogation. Et  elle  répétait  toujours  la  question  : 
Le  vidame  de  Poitiers  ? 

En  même  temps  elle  s'ai'procha  encore  plus 
près  de  la  voiture,  et,  se  mettant  à  la  portière,  à 
la  place  des  pages,  elle  dit  tout  bas  à  la  coaitesse  : 
—  Me  parlez-vous  bien  en  ell'et  du  vidame  de 
Poitiers?  Vous  vousadressez  bien,  manobicdaine: 
c'est  notre  voisin.  Il  y  a  long-temps,  bien  long- 
temps qu'il  est  mort.  Attendez  :  dix-huit  ans  de 
cela,  vienne  la  nuit  de  Noël.  Dix-huit  ans  !  c'est 
à  peine  si  vous  étiez  née.  Depuis  ce  temps  sa 
maison  est  fermée,  sa  maison  est j muette,  on  n'y 
entend  rien,  on  n'y  voit  rien.  Quelquefois,  à 
minuit,  on  y  chante  l'oflice  des  morts,  mais  tout 
bas,  tout  bas,  et  c'est  à  peine  si  j'entends  chanter, 
moi  qui  suis  sourde,  tout  bas,  tout  bas.  0  le  vieux 
renégat  !  Ou  dit  qu'il  était  tout  couvert  de  sang  ! 
Et  figurez- vous  qu'il  n'a  pas  fait  une  seule  aumône, 
et  qu'il  est  mort  sans  prêtre,  et  qu'il  n'a  pas  été 
enterré  en  terre  s.iinte!....  Vous  vouloz  aller  chez 
le  vidame  ?  Au  fait,  ou  dit  qu'il  a  donné  sa  maison 
au  premier  qui  osera  la  prendre  ;  et  depuis  dix- 
huit  ans  je  vous  dis  que  personne  n'y  est  entré, 
ni  pauvre,  ni  riche,  ni  la  justice,  ni  les  héritiers, 
ni  les  mendians,  ni  les  vagabonds,  ni  les  voleurs, 
ni  les  amoureux,  ni  personne,  excepté  le  hibou. 
N'allez  donc  pas  chez  le  vidame  ce  soir,  n'y  allez 
pas  cette  nuit,  n'y  allez  pas  !  Qu'allez-vous  faire 
chez  le  vidame  ?  ([ucl  malheur  allez-vous  chercher? 
qui  vous  a  faite  si  hardie,  voussi  belle  et  si  jeune, 
que  d'aller  dans  un  lieu  où  je  ne  voudrais  p.is 
aller,  moisi  misérable  et  si  vieille?  Qui  vous  l'a 
dit  ?  qui  sow  l'a  ordoiiiK^  ?  répondei-moi  I 


La  comtesse,  qui  tremblait,  répondit  à  la  vieille 
femme  : 

—  C'est  l'ordre  de  mon  père  et  l'ordre  de  mon 
mari,  et  je  dois  aller  chez  le  vidame  de  Poitiers  ce 
soir. 

La  vieille  se  tut,  elle  parut  réfléchir  ;  puis,  sans 
quitter  son  poste,  elle  dit  au  cocher  : 

—  Tu  vas  aller  tout  droit  ton  chemin  ;  tu  dé- 
tourneras à  gauche,  puis  à  gauche,  puis  encore  à 
gauche  ,  toujours  à  gauche  ;  je  t'arrêterai  quand 
il  sera  temps. 

Et  voilà  la  voiture  partie  de  nouveau.  Et  ce  de- 
vait être  une  chose  bizarre,  cette  vieille  femme 
en  guise  de  page  galonné,  ses  cheveux  blancs  flot- 
tans,  tout  droits  et  tout  roides,  ces  hideuses  gue- 
nilles qui  faisaient  tache  sur  les  panneaux  de  la 
voiture  chargés  de  la  croix  des  Guise,  du  casque 
des  Richelieu  et  du  glaive  d'Egmont. 

Enfin  la  voiture  s'arrêta  vis-à-vis  une  immense 
porte  cochère.  Aussitôt  la  porte  s'ouvrit  à  deux 
battans  et  les  chevaux  entrèrent  dans  la  cour. 

La  vieille  femme,  qui  n'avait  pas  quitté  son 
poste,  ouvrit  la  portière,  déploya  le  marche-pied, 
et  tendit  son  bras  décharné  et  au  bout  du  bras  sa 
main  hvide  à  la  jeune  comtesse,  qui  descendit  pâle 
et  tremblante  sur  le  perron  de  l'hôtel;  le  perron 
était  recouvert  d'un  tapis  chargé  de  fleurs. 

Alors  commença  pour  la  comtesse  le  spectacle 
que  je  vais  vous  raconter. 

IV. 

L'hôtel  de  Lusignan  (  ainsi  s'appelait  la  maison 
du  vidame  )  était  aussi  éclatant  au  dedans  qu'il 
était  sombre  et  triste  au  dehors.  Jamais  l'ancienne 
fée  protectrice  de  celte  noble  famille,  éteinte  au- 
jourd'hui, n'avait  habité  palais  plus  brillant,  n'a- 
vait donné  de  fête  plus  magnifique.  A  peine  la 
jeune  comtesse  eut-elle  mis  le  pied  sur  le  perron 
du  palais  qu'aussitôt  une  douce  musique  se  fiten- 
tendre  ;  un  gentilhomme  su  présenta  qui  oiïrit  sa 
main  à  la  comtesse  ;  la  reine  de  France  n'eût  pas 
été  reçue  avec  plus  d'hommages  et  de  respects. 
Le  vestibule  était  garni  de  fleurs,  des  tapis  de  soie 
et  d'or  couvraient  les  escaliers,  qui  étaient  entou- 
rés de  statues  ;  des  lustres  immenses  chargés  de 
bougies  étaient  suspendus  au  plafond;  les  anti- 
chambres étaient  remphes  de  laquais  en  livrées 
magnifiques,  debout  et  rangés  sur  deux  Oies,  qui 
s'inclinaient.  La  comtesse  traversa  ainsi  plusieurs 
salons  dignes  du  palais  deVersailles,  l'un  rempli  de 
tableaux,  l'autre  rempli  de  meubles  gothiques  ;  un 
troisième  était  tout  à  fait  un  salon  chinois  ;  et 
tout  cela  avait  un  éclat,  une  pompe,  un  air  de 
fête  et  de  mystère  qui  rappelaient  beaucoup  ces 
maisons  isolées  et  habitées  par  les  génies  infati- 
gables et  invisibles  qui  reviennent  si  souvent 
dans  les  Mille  et  une  yiiits. 

Mais  ce  qui  rendait  celte  comparaison  plus 
frappante,  ce  que  je  ne  me  donnerai  pas  l.i 
peine  de  vous  expliquer,  parce  que  je  n'en  sais 
rien  moi-même,  c'est  qu'une  fois  arrivé  au  dernier 
salon,  le  gentilhomme  qui  donnait  la  maiu  à  l.i 
comtesse  l'introduisit  dans  une  galerie  longue  et 
vaste  qui  était  comme  un  jardin  d'hiver  au  milieu 
de  cet  hôtel.  Le  gentilhomme  salua  profondément 
la  comtesse  et  la  laissa  seule.  Madame  d'Egmont , 
dont  la  curiosité  était  éveillée  non  moins  que  la 
crainte,  voulut  voir  la  fin  de  cette  orcnturei  Elltf 
b'avança  toute  6eui«  «t  à  t«ut  baMtrd  datU  c«lt«  Mi 


—  u  — 


ri'l  (le  nivrlcs  verts,  de  rosiers  charités  de  boutons 
cl  il'orançiors  en  (leurs,  l'n  gazon  frais  et  fin  s'é- 
leiul.àl  sons  ses  pieils  ;  une  douce  lumière  étlai- 
ruil  CCS  beaux  arbres  ;  on  eût  dit  la  fin  et  le  calme 
«  l  les  douces  senteurs  d'un  bciui  jour  d'élé.  I.a 
comtesse  arriva  ainsi  d(  vant  une  (  si;èce  de  cabane 
toute  cliampt'tre.  f/éiaittout  à  lait  une  cabane  de 
paysan  :  des  murs  nisiiques,  des  arbres  enlevés 
et  chargés  de  leur  écorce  soutenaient  le  toit  de 
t  baume.  La  comtesse  entra  dans  cette  cabane  ; 
h;  iledaiis  de  la  cabane  répondait  tout  à  fait  au 
deliors  :  les  murs  étaient  badij^'eonnés  à  la  chaux 
vive;  sur  les  murs  on  avait  cloué  trois  à  quatre 
gravures  coloriées  ;  sur  une  table  grossière ,  qui 
éiait  au  milieu  de  celte  cabane,  on  voyait  plu- 
.sieurs  pots  en  terre  et  des  assiettes  aussi  en  terre, 
posés  sur  u!ie  serviette  bise,  maïs  tout  cela  d'une 
propreté  t  datante.  Il  y  avait  aussi  dans  cette 
(iiambre,  ou  plutôt  dans  cette  élable  ,  quatre  ou 
(  inq  belles  vaches  de  Flandre  (jui  mangeaient  nu 
râtelier.  L'une  d'elles  se  mit  à  lécher  les  mains  de 
la  comtesse  et  à  la  regarder  tendrement  lorsqu'elle 
enlia.  La  comtesse  croyait  rêver. 

Et  enfin,  tout  au  bout  de  la  table,  que  vit-elle  ? 
i;ile  vit  un  lit  de  berger  qui  était  sans  rideaux  , 
avec  une  couverture  en  laine  verte  et  des  draps 
(le  toile  écrue,  et  dans  ce  lit  un  vieil  homme  en 
bonnet  de  nuit  qui  dormait  profondément.  C'était 
le  vidante  de  Poitiers. 

Vous  pouvez  jugcrde  l'embarras  de  cette  jeune 
femme  :  tant  d'émotions  soudaines  l'avaient  as- 
saillie ce  jour-là!  son  père,  son  mari,  cette  vieille 
femme,  ce  palais  si  som!)re  ,  puis  dans  ce  palais 
ce  luxe  et  cet  éclat  qui  l'étonnaient  elle-même  , 
clic  qui  avait  été  élevée  dans  le  palais,  dans  les 
meubles,  dans  le  liixu  du  cardinal  de  Iliclielieu  ; 
puis  ce  ja:-din  provençal  en  hiver,  puis  enfin  cette 
chaumière,  cette  étabic,  ces  vaches  et  la  crèche  ; 
Cl  dans  ce  lit  de  pâtre  cet  homme  qui  dort  ,  cet 
homme  (|ui  l'a  envoyé  chercher,  elle,  la  lille  du 
maréchal  de  Richelieu,  elle,  la  comtesse  d'Egmont, 
elle,  une  des  plus  grandes  dames  de  l'Europe  ! 
Elle  ne  fut  donc  pas  fàihée,  en  attendant  le  réveil 
du  dernier  des  Liisigiiaii  ,  d'avoir  un  moment 
pour  se  remettre.  Elle  s'assit  (lonc  sur  une  chaise 
(le  pailles,  et,  le  coude  appuyé  sur  la  table,  elle 
attendit  pdsiblement. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  levidamede  Poitiers 
se  réveilla.  Jlles  Jamn. 

(La  suite  au  prochain  numéro.) 


mi  iiisTOiRi!  \mm 


Li\    COIVTELR    CELEBRK. 


Stralaw  est  un  petit  village  silué  sur  la  Sprée , 
non  loin  de  B'  liin  et  habile  par  des  pêcheurs. 
C'est  une  ancienne  coutume,  un  ancien  droit  des 
liabitans  de  jeter,  le  2/i  aofit  de  chaque  année  , 
leur  filet  cinq  fois  dans  la  rivière.  Autrefo  s  les 
quatre  premiers  coups  appartenaient  au  prêtre  ; 
maintenant  il  en  leçoit  rér|uivalcnl  en  argent,  et 
le  buiin  reste  tout  entier  à  la  commune. 

La  fête,  car  c'en  est  une,  commence  ordinai- 
rement de  grand  matin.   Dès  l'aube  du  jour  le 


peuple  s'assemble  et  se  range  en  procession  pour 
se  diriger  vers  l'endroit  où  la  pêche  doit  avoir 
lieu.  Quand  nous  entrâmes,  mon  père,  manière 
et  moi ,  dans  ce  petit  village  allemand ,  les  pê- 
cheurs arrivaient  s:ir  le  bord  de  la  livière  et  nous 
filmes  témoins  do  cinij  cciiii»  de  lilets  qui  produi- 
sirent un  pêche  vraiment  miraculeuse  et  ne  rem- 
plirent j)as  moins  de  quarante  paniers  énormes. 
Ces  poissons  furent  distribués  avec  une  rigou- 
reuse exactitude  entre  les  divers  habitans  du 
village;  tant  p;ir  tête  d  homme,  tant  par  enfans, 
tant  par  femmes.  Les  vieillards  recevaient  double 
part  quand  leur  âge  dépassait  soixante  ans  :  celte 
répartition  terminée,  chacun  se  remit  en  route. 

Comme  le  cortège  défilait,  plusieurs  étrangers 
arrivèrent ,  et  s'enquérant  des  résidtats  de  la  pê- 
che qu'ils  n'avaient  pu  voir,  grâce  à  leur  tardive 
venue,  les  pêcheurs  leur  montrèrent  aloisune 
écrevissc  grosse  comme  un  âne  qu'ils  avaient 
soigneusement  enchaînée  ,  et  devant  laquelle  se 
récrièrent  les  bons  bourgeois  de  Beilin.  Celle 
écrevissc  était  tout  bonnement  taillée  et  sculptée 
en  bois  avec  le  talent  merveilleux  qu'ont  les  pay- 
sans de  la  Prusse  pour  cette  espèce  de  travail.  La 
couleur  rouge  ajoutait  encore  à  l'illusion ,  elles 
mouvemens  que  les  pêcheurs  qui  tenaient  captive 
la  soi-disant  écrevissc  donnaient  à  cette  figure, 
ne  contribuaient  pas  médiocrement  à  la  frayeur 
cl  à  l'admiration  des  dignes  Berlinois,  qui  sans  le 
savoir  se  trouvaient  l'objet  de  la  risée  générale. 
La  matinée  se  passa  parmi  ces  folles  plaisante- 
ries. 

Vers  le  milieu  du  jour  ,  la  foule  s'était  accrue 
considérablement.  La  rivière ,  couverte  de  ba- 
teaux que  paraient  des  rubans  et  des  Heurs,  s'a- 
nimait des  refrains  joyeux  ([uc  chantaient  les  pê- 
cheurs. Les  prairies,  les  jardins,  les  champs, 
tous  les  environs  sur  les  deux  rives  du  llcuve,  se 
trouvaient  garnis  d'une  multitude  innombrable  de 
spectateurs,  qui  composaient  un  tableau  des  plus 
pittoresques.  Des  aulnes,  formant  de  fiais  bos- 
quets ,  servaient  de  refuge  contre  le  soleil  à  ceux 
qui  arrivaient  les  premiers,  tandis  que  d'autres, 
plus  tardifs,  se  voyaient  obligés 'le  camper  sous 
des  tenies  ou  d'exposer  leur  front  au  soleil. 

La  musique  retentissait  partout;  et,  ce  qui 
semblera  peut-être  extraordinaire  aux  Franç.'.is, 
on  rencontrait  quelquefois  parmi  cette  foule  de 
fort  habiles  musiciens  et  de  bons  chanteurs.  Les 
orgues,  ces  éternelles  ennemis  du  sentiment  mu- 
sical, n'y  manquaient  pas  il  est  vrai,  mais  du 
moins  ceux  qui  les  faisaient  alkr  manifestaient  la 
naïve  intention  de  dédommager  les  yeux  des  souf- 
frances de  l'oreille  en  donnant  l'explication  de 
quelques  tableaux,  qui  tantôt  représentent  une 
scène  de  brigandage,  tantôt  une  action  d'éclatant 
héroïsme. 

Là  on  voyait  danser  un  ours  au  son  du  flageo- 
let. Ici  c'était  un  artiste  humain  qui  faisait  des 
sauts  téméraires  entre  des  œufs  étendus  sur  le 
gazon ,  et  dont  il  ne  devait  écraser  aucun ,  sous 
peine  de  recevoir  tous  les  autres  sur  le  dos.  Le 
jeu  des  anciens  Germains,  le  de,  figurait  égale- 
ment dans  cette  grande  circonstance.  En  mettant 
trois  sous  sur  table  on  pouvait  gagner  un  article 
qui  valait  six  liards. 

Regardez  celte  famille  rangée  autour  d'un  petit 
pot  rempli  de  pommes  de  terre,  et  munie  d'un 
peu  de  beure  et  de  sel  !  Elle  a  l'air  tout  aussi  sa- 


tisfaite que  cette  autre  qui  étale  avec  comptai' 
sance  un  hareng  apporté  dans  la  poche  du  chef 
de  la  famille. 

Les  groupes  populaires  sont  traversés  sans  cesse 
par  des  femmes  qui  vendent  de  la  bière  blanche, 
(le  l'eau-de-vitf,  dont  on  fait  une  consommation 
prodigieuse,  et  des  cornichons  (sauergurken). 
Tout  cela  est  recherché  surtout  par  les  pauvres 
diables  qui  languissent  sans  abri  contre  les  ar- 
deurs du  ciel.  Les  cris  de  :  Cigaros  !  cigaros  ! 
retentissent  partout.  Les  cigares  cultivés  et  fabri- 
qués dans  le  pays  même  se  vendent  à  vil  prix.  Ils 
font  ruisseler  une  sueur  froide  sur  la  figure  de 
ceux  qid  en  font  usage.  La  manie  de  fumer  doit 
être  bien  grande  pour  qu'on  ait  recours ,  afin  de 
la  satisfaire  ,  à  une  herbe  aussi  détestable. 

Vous  n'avez  vu  jusqu'à  ce  moment  que  le  beau 
côié  de  la  fête.  Il  faut  cependant  vous  dire  que 
ces  scènes  qui  commencent  par  des  cris  de  joie 
et  des  danses,  et  des  repas,  finissent  souvent  par 
l'es  disputes,  des  rixes  sanglantes.  Quand  le  Ber- 
linois a  dépensé  son  argent ,  il  lui  faut  encore 
une  petite  bataille  ;  il  faut  au  moins  qu'il  égradgnc 
la  figure  à  son  voisin ,  sans  cela  îl  ne  serait  pas 
content  de  sa  journée.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire 
que  je  ne  parle  que  du  bas  peuple;  mais  pour 
vous  prouver  la  vérité  de  ce  que  j'avance  à  cet 
égard ,  il  suffit  de  vous  dire  qu'd  y  a  tel  café  à 
Berlin  ou  l'on  découvre  en  enlrant  l'écriteau 
suivant  :  «  L'on  est  prié  de  manager  les  chaises  ; 
derrière  le  fourneau  l'on  trouvera  des  gourdins.  » 

Revenons  à  notre  fête  :  ce  n'est  qu'après  midi 
qu'arrive  le  beau  monde.  Des  équipages  sans 
nombre  se  dirigeant  alors  vers  Treplow,  endroit 
siuié  vis-à-vis  de  Stralaw.  Vous  avez  peut-être  en- 
tendu parler  des  maisons  de  plaisance  de  Trep- 
low; c'est  ici  qu'il  faut  venir  les  voir:  il  n'y  en  a 
pas  d'autres ,  à  ce  que  je  sache ,  qui  portent  ce 
nom.  Le  centre  de  tout  ce  que  Berlin  a  de  plus 
élégant,  de  plus  dandy,  se  donne  rendez-vous  sur 
la  belle  terrasse  de  l'établissement  de  Boeliin.  On 
domine  de  celte  hauteur  la  scène  entière  de  Stra- 
law ,  et  l'on  s'en  montre  du  doigt  les  parties  les 
plus  intéressantes,  jusqu'à  ce  que  les  voiles  du 
soir  empêchent  l'ceil  de  suivre  les  mouvemens  du 
peuple  et  de  distinguer  les  objets. 

Or  ce  moment  arrivé ,  mon  père  nous  fit  re- 
monter en  voiture  ,  et  nous  nous  rendîaies  dans 
une  des  villa  les  plus  élégantes  de  Treplow ,  où 
nous  attendait  l'hospiialité  chez  lord  Gravensen , 
vieil  aiui  de  mon  père  et  qui  nous  avait  adressé 
depuis  huit  jours  son  invitation.  Lord  Gravensen, 
marié  depuis  trente  ans  à  une  Allemande ,  n'a 
guère  quitté  l'Allemagne  depuis  cette  époque  ;  il 
n'a  jamais  pu  se  séparer  un  moment  de  la  femme 
qu'il  aime  et  qui  malgré  ses  cinquante  ans  expli- 
que suffisamment  cet  amour  par  sa  beauté  ,  par 
sa  grâce,  par  son  esprit  et  surtout  par  sa  bonté. 
A  peine  avions-nous  vu  larly  Gravensen  depuis  un 
quart  d'heure  que  nous  l'aimions.  Le  dîner  fut 
plein  d'aménité  et  de  charme  ;  mais  de  quelques 
soins  que  la  maîtresse  de  la  maison  entourât  tous 
ses  hôtes,  elle  prodiguait  néanmoins  les  attentions 
les  plus  délicates  et  les  plus  spécia  es  à  un  beau 
vieillard  à  cheveux  blancs ,  décoré  de  plusieurs 
ordres  et  qui  semblait  un  personnage  de  haute 
importance.  Après  le  dîner ,  on  prit  place  auprès 
(lu  feu ,  (pie  rendait  non  pas  nécessaire ,  mais 
agréable,    une  soirée  un    peu  fraîche,   et   le 


l 


vieillard  et  mon  père  se  mirent  à  causer  de  leurs 
voyages  et  de  rAmérique  qu'ils  avaient  visitée 
tous  les  deux. 

—  Je  n'oublierai  jamais,  dit  le  vieillard,  une 
aventure  de  ma  jeunesse  arrivée  dans  rcs  contrées. 
Après  avoir  séjourné  di'ux  mois  sur  les  bords 
du  lac  Cliamplain,  je  (piittai  la  colonie  pour  visi- 
ter les  districts  de  l'ouest.  J'étais  curieux  de  péné- 
trer dans  ces  forêts  primitives,  habitées  par  ces 
chasseurs  intrépides,  errant  au  milieu  d'immenses 
savanes,  et  par  les  derniers  débris  de  tribus  d'In- 
diens, qui  redoutent  le  voisinage  des  visages  pâles 
et  envisagent  les  progrès  de  la  civilis-ation  du 
même  œil  que  le  naufragé  voit  s'avancer  la  vague 
qui  va  l'engloutir.  Je  n'ignorais  pas  les  périls, 
les  privations  et  les  fatigues  qui  m'attendaient; 
mais  je  ne  pouvais  plus  long-temps  résister  au  dé- 
sir de  parcourir  ces  immenses  prairies  qui,  au 
dire  des  voyageurs,  déroulent  à  perte  de  vue  leurs 
vagues  de  verdure,  de  voir  ces  lleuves  qui  res- 
semblent à  des  vastes  mers  ;  je  voulais  voir  ces 
régions  où  la  végétadon  est  si  vigoureuse  que  la 
fougère  et  les  arbustes  de  nos  chomps  y  devien- 
nent de  grands  arbres,  et  où  habitent  les  oiseaux 
au  plumage  magn'lique  et  à  la  sauvage  mélodie. 

Mon  imagination  ne  rêvait  que  lenconircs  péril- 
leuses, aventures  romanesques  :  mon  séjour  au 
milieu  de  ces  vastes  prairies,  dans  le  silence  et  la 
profondeur  des  solitudes,  m'offrait  une  série  de 
scènes  tantôt  gracieuses  et  tantôt  terribles.  L'im- 
mensité du  désert,  l'ouragan  qui  déracine  des 
arbres  énormes  et  les  transporte  à  de  grandes 
distances;  les  léopards,  les  alligators,  les  si  rpens 
à  sonnettes,  se  présentaient  h  mon  cspiit  avec  ce 
caractère  poétique  d'un  péril  qui  n'est  pas  encore 
connu. 

Poussé  par  ces  sentimens  romanesques,  j'aban- 
donnai avec  joie  ma  tranquille  demeure  et  m'a- 
vançai vers  l'ouest.  Pendant  les  premiers  jours  de 
mon  voyage,  il  ne  m'advint  aucun  incident  qui 
mérite  d'être  raconté.  Le  huitième  jour,  je  crois, 
j'arrivai  dans  une  région  sauvage  qui  porte  le 
nom  de  Vallée  de  Sang.  Ce  nom  sinistre  fut  donné 
quelques  années  auparavant  à  ce  lieu  solitaire  qui 
avait  été  le  théâtre  d'un  événement  affreux.  Des 
Peaux-Rouges  ayant  surpris  en  cet  endroit  une 
trentaine  d'Anglais  les  massacrèrent  avec  la  der- 
nière barbarie  ,  sans  excepter  les  femmes  et  les 
enfans. 

Épuisé  de  fatigue,  incapable  d'aller  plus  loin, 
mouillé  jusqu'aux  os,  car  j'avais  dû,  dans  cette 
journée  pénible,  traverser  des  marais,  d'où  mon 
cheval  harassé  avait  eu  peine  à  se  tirer,  je  me  vis 
forcé  de  passer  la  nuit  dans  cet  affreux  vallon. 
Mon  cheval  fut  bientôt  attaché  à  un  arbre,  et 
quand  je  lui  eus  donné  quelques  feuilles  de  maï*, 
j'amassai  des  branches  et  des  feuilles  sèches,  où 
je  mis  le  feu  pour  préparer  mon  souper,  et  je 
mangeai  avec  un  appétit  de  voyageur. 

Le  soleil  s'était  couché  parmiles  Ilots  de  lumière 
derrière  les  montagnes  de  l'oecideni.  l/obscurité 
ayant  étendu  ses  voiles  autour  de  moi,  j'alimentai 
mon  feu  de  façon  à  ce  (|u'il  durât  toute  la  nuit  ; 
ensuite  j'établis  ma  couche  sous  des  chênes  super- 
bes, où  j'espérais  goûter  le  repos  et  me  délasser 
des  pénibles  f;iliyues  de  mon  voyage.  Cependant 
le  silence  solennel  qui  régnait  dans  celle  région, 
silence  quelquefois  interrompu  par  (luehiues  bouf- 
fées de  vent  qui  sortaient  en  silllant  des  immenses 


■^— —— — i^i— — —  TM. 

forêts  de  l'ouest,  m'empêchèrent  de  fermer  l'œil,  et 
mon  imagination  troublée  se  rappela  les  exemples 
sans  nombre  des  massacres  récens  qui  s'étaient 
commis  dans  ces  districts,  et  dont  les  hahitans  des 
déserts  étaient  les  barbares  acteurs.  Alors  je  ne 
pus  me  défendre  d'un  sentiment  de  tristesse  et  de 
peur  de  me  voir  seul  dans  celte  forêt.  La  crainte 
qui  grossit  les  objets  commença  à  l'emporter  sur 
les  calculs  de  la  raison  et  sur  mon  courage. 

Je  parvins  àcalmer  mon  agitation,  et  le  sommeil 
connnençait  à  s'emparer  de  mes  sns  lorsque  je 
crus  entendre  s'agiter  légèrementle  feuillage  dont 
j'étais  environné  de  tous  côtés.  Je  soulevai  ma 
paupière  appesande  et  je  vis  un  Indien  debout 
sotis  ce»  mêmes  chênes  qui,  portant  encore  des 
traces  de  sang,  m'avaient  inspiré  des  pensées  si 
pénibles.  Cet  Indien  demeurait  silencieux,  immo- 
bile :  on  eût  dit  d'une  statue;  mais  ses  regards 
étaier.t  fixés  sur  moi. 

Comme  les  rayons  de  la  lune  tombaient  sur 
lui,  il  me  fut  facile  de  voir  l'accoutrement  bizarre 
de  la  Peau-Rouge.  Son  corps,  presque  nu, offrait 
un  emblème  de  mort,  tracé  de  diverses  couleurs. 
Sa  tète  rasée  ne  conservait  que  cette  loulle  de 
cheveux  que  les  naturels  des  bois  conservent  par 
bravoure  et  comme  pour  défier  leurs  ennemis  de 
la  leur  enlever  ;  elle  était  ornée  d'une  grande 
plume  dont  le  bout  retombait  sui  l'épaule.  Autour 
de  sa  taille  était  une  ceinture  d'où  pendait  un 
tomahawk  (massue)  et  un  grand  couteau  de  chasse  ; 
des  espèces  de  guêtres  de  daim  lui  enveloppaient 
les  pieds  et  montaient  jusrpi'au  genou.  Un  fusil 
de  munition  et  un  arc  complétaient  son  costume. 
Cet  indien  me  paraissat  grand,  robuste  ;  ses  mem- 
bres éiaient  bien  conformés,  et  il  était  dans  une 
attitude  pleine  de  noblesse  et  de  grâce. 

Cependant  ses  yeux  brillans  demeuraient  fixés 
sur  moi  ;  j'étais  saisi  par  une  espèce  de  fascina- 
tion. Je  n'avais  pas  fait  le  moindre  mouvement, 
et  l'Indien  n'avait  pu  s'aperc  evoir  qne  j'étais 
éveillé.  Il  me  serait  diUieile  de  peindre  toutes  les 
sensations  dont  j'étais  agité  :  tout  mon  sang  était 
glacé  dans  mes  veines;  je  respirais  il  peine,  mes 
idées  se  troublaient;  j'étais  dans  une  sorte  d'ané- 
aniissement.  Quelques  minutes  s'écou'.çrcnt  ; 
llndien  restait  toujours  dans  la  même  position, 
et  je  finis  par  croire  (|ue  ce  guerrier  qui  m'avait 
causé  un  si  grand  effroi  n'était  qu'une  vision  de 
mon  esprit.  Pen  lanl  plus  d'une  heure  je  demeu- 
rai dans  cette  incroyable  anxiété,  et  nul  mouve- 
ment de  ce  naturel  des  bois  ne  put  me  confirmer 
qu'il  jouissait  réellement  de  l'existence. 

Mes  yeux  fatigués  se  refermèrent  quelques  ins- 
lans,  et  quand  je  les  rouvris  je  ne  vis  plus  le  re- 
doutable guerrier.  Je  me  convainquis  alors  que 
mon  imagination  troublée  avait  seule  enfanté 
cette  vision. 

Dans  toute  autre  cirronsiance,  nn  événement 
de  celte  nature  n'eût  pas  manqué  de  chasser  le 
sommeil  de  mes  yeux  pour  le  reste  de  la  nuit, 
mais  telles  avaient  été  les  fatigues  de  la  journée 
que,  bien  que  j'éprouvasse  une  agitation  fiévreuse, 
je  ne  lardai  p as  ;\  m'endormir  de  nouveau. 

Il  me  serait  impossible  dédire  combien  d'heures 
se  prolongea  mon  sommeil  ;  mais  quand  j'ouvris 
les  yeux,  mon  feu  était  près  de  s'éteindre,  d'é- 
pais nuages  (pii  couvraient  la  lime  el  enveloppaient 
le  ciel  de  ton;cs  paris,  annonçaient  un  violent 
orage.  Mais  quel  ne  fut  pas  mon  saisissement  en 


apercevant  la  Peau-Rouge  à  h  même  place  et 
dans  la  même  attitude  que  je  l'avais  cru  voir  la 
veille.  Je  pris  immédiatement  un  des  pistolets  que 
j'avais  posés  ii  côté  de  moi,  et  au  moment  où  je 
l'armais,  l'Indien,  qui  s'était  aperçu  de  mon  mou- 
vement se  précij  ita  sur  moi  avec  la  rapidité  de 
l'éclair,  et  m'assénant  un  coup  de  son  tomahawk 
sur  le  bras,  fit  voler  mon  pistolet  à  vingt  pas,  me 
saisissant  en  même  temps  à  la  gorge,  il  s'empara 
de  mon  autre  pistolet,  le  déchargea  en  l'air  et 
saisit  mon  fusil.  Tijut  cela  s'exécuta  en  bien 
moins  de  temps  que  je  n'en  ai  mis  à  le  raconter. 
J'étais  en  la  puissance  de  mon  farouche  vainqueur. 
Je  pensais  qu'il  ne  me  restait  plus  qui» recomman- 
der mon  âme  à  Dieu,  et  que  ma  dernière  heure 
était  venue.  Mes  regards,  mes  gestes  montraient 
ma  soumission,  mais  pouvais-je  espérer  de  loucher 
sa  clémence? 

La  Peau-Rouge,  s'élant  assurée  que  je  n'avais 
plus  d'autres  armes,  parut  hésiter.  Sa  terrible 
massue,  qu'il  avait  fait  voltiger  quelques  instans 
au-dessus  de  ma  tète,  était  maintenant  replacée 
dans  sa  ceinture  ;  sa  main  dont  il  serrait  ma  gor- 
ge se  relâcha,  cl  je  pus  respirer  plus  à  l'aise;  ses 
yeux  demeurèrent  encore  quelques  insstans  fixé} 
sur  moi  avec  une  immibilité  et  une  expression 
affreuses,  puis  il  fit  quelques  pas  et  sembla  absor- 
bé par  une  profonde  rêverie.  Je  le  vis  ensuite 
s'approcherde  mon  foyer  mourant;  il  y  alluma  sa 
pipe,  fuma  un  instant,  et  puis  me  la  présenta. 
Dès  lors  je  n'avais  jilus  rien  à  craindre  pour  ma 
vie  :  le  symbole  de  la  paix  m'afait  été  présenté; 
jamais  les  Indiens  ne  violent  ce  gage. 

Jusque-là  nul  de  nous  n'avait  prononcé  une 
seule  parole.  Je  ne  connaissais  aucun  des  dialec- 
tes indiens,  et  je  ne  savais  comihent  me  faire  en- 
liudre  de  cet  être  singulier  lorsqu'à  mon  grand 
étonncmentje  l'entendis  prononcer  avec  sa  voix 
gutturale  ces  mots  en  anglais  :  <>  L'orage  ne  tar- 
dera pas  à  éclater  ;  partons  prompiement,  suivez- 
moi.  » 

—  Où  voulez-vous  que  je  vous  suive  ?  Cs-je 
doucement. 

—  Suivez  moi,  s'écria-t-il  avec  impatience,  le 
temps  presse. 

Il  fall.iit  obéir.  Je  montai  à  cheval  et  je  suivis 
l'Indien,  qui  s'engagea  dans  un  éiroi:  sentier  me- 
nant dans  le  plus  épais  de  la  fôrêl.  Le  temps 
était  devenu  si  sombre  que  je  perdais  fréquejii- 
ment  mon  guide  de  vue.  Il  ralentit  sa  marche, 
prit  la  bride  de  mon  cheval,  et  alors  hâtant  le  pas, 
il  suivit  avec  une  sagacité  merveilleuse,  au  milieu 
de  cent  détours,  les  sinuosités  à  peine  u-acécs  du 
sentier. 

ÏSous  cheminions  depuis  une  heure  quand  je  vis 
la  Peau-Rouge  s'arrêter,  et  en  même  temps  un 
coup  de  fusil,  suivi  d'un  hurlement  ailreux  ,  lit 
retentir  Ie5  échos  de  la  forêt,  l'n  bond  imprévu 
de  mon  chcv.il  faillit  me  jeter  par  terre,  et  j'en 
ignorais  encore  la  cau<e  quand  les  premières 
lueurs  du  jour,  qui  commençait  à  po'ndre ,  me 
laissèrent  voir  un  loup  monstrueux  que  mon  com- 
pignon  venait  de  frapper  d'mie  balle.  L'animal, 
lurieux  do  sa  blessure,  allait  se  jeter  sur  son  ai'- 
vcrsaire  quand  celui-ci  lui  p  >rta  un  coup  de  son 
tomahawk,  qui  le  fit  tomber  roidc  mort  à  ses 
pieds.  L'ardeur,  l'impéiuosilé,  radrfs>'e  et  la  \i- 
giieiir  que  l'Indien  venait  de  montrer  êiiiont 
extraordinaires,  et   la  couleur   rougeàire  de  sa 


8  — 


peau  lui  donnait  un  aspect  vraiment  diabolique. 
Je  lui  témoignai  mon  admiration  pour  son  in- 
trépidité et  son  adresse;  mais  il  ne  me  répondit 
pas  et  se  mit  tranquillement  à  recharger  son  fusil 
a!in  d  être  prêt  en  cas  d'une  nouvelle  attaque. 

Nous  continuâmes  notre  route,  et  après  avoir 
fait  cnviion  six  milles,  nous  arrivâmes  à  son  wig- 
wam  (cabane  indienne).  Je  mis  pied  à  terre,  et  je 
suivis  dans  sa  hutte  mon  tacilurne  compagnon. 
J'étais  agité  par  les  plus  tristes  rédexions.  Des 
arcs,  des  flèches,  des  tomahawks,  des  couteaux  de 
chasse  gisaient  par  terre  ou  étaient  suspendus 
aux  murailles.  Mais  combien  je  fus  frappé  d'hor- 
reur en  apercevant  dans  un  angle  de  la  cabane  une 
douzaine  de  chevelures,  la  plupart  tachées  de 
sang,  lesquelles  semblaient  avoir  appartenu  à  des 
personnes  de  sexes  et  (Fâges  diflérens!  Mes  re- 
gards distinguèrent  une  de  ces  chevelures  dont 
les  tresses  blondes  étaient  d'une  rare  beauté  et 
avaient  sans  doute  orné  le  visage  d'une  femme 
jeune,  belle,  qui  était  tombée  victime  de  l'homme 
.sanguinaire  entre  les  mains  duquel  j'étais  alors. 
Je  sentis  le  frisson  courir  le  long  de  mes  vertè- 
bres; une  sueur  froide  inondait  mon  front.  Je  dé- 
tournai la  vue  et  m'efl'orçai  de  cacher  les  angoisses 
qui  m'oppressaient. 

Mon  compagnon  s'assit  sur  des  peaux  de  buffle, 
et  me  faisant  signe  de  m'asseoir  à  ses  côtés,  il  me 
força  d'accepter  quelques  alimens  qu'il  venait  de 
préparer.  Quand  il  eut  achevé  son  repas,  je  me 
disposais  à  lui  demander  l'exphcation  de  l'étrange 
conduite  qu'il  avait  tenue  à  mon  égard  lorsque 
lui-même,  se  tournant  vers  moi,  me  tint  le  lan- 
gage suivant  : 

"  Vous  êtes  un  visage  pâle  ;  je  vous  ai  trouvé 
endormi  dans  la  clairière  de  la  forêt,  et,  quoique 
vous  ayez  tenté  de  m'ôtcr  la  vie,  j'ai  fumé  avec 
vous  le  calumet  de  la  paix.  Cependant  ce  fut  un 
visage  pâle  qui  donna  autrefois  la  mort  à  mon 
père.  J'étuis  encore  endormi  dans  le  sein  de  ma 
mère,  mais  je  jurai  de  le  venger  dès  mes  plus 
jeunes  ans  :  la  vengeance  ,  la  haine  des  visages 
pâles  furant  mes  seules  passions.  La  première 
prière  que  j'adressai  à  notre  grand  dieu  Manitou, 
ce  fut  de  ne  pas  me  rappeler  à  lui  avant  que  j'eusse 
pu  me  revêtir  de  la  sanglante  robe  de  la  vengeance, 
qui  devait  me  faire  parvenir  dans  le  royaume  des 
esprits.  Manitou  accueillit  ma  prière  ;  moi  j'ai 
gardé  mon  serment.  Je  devins  homme,  et  la  tribu 
du  léopard  me  reçut  avec  empressement  dans  son 
sein. 

1'  Je  bâtis  ma  cabane  sur  les  bords  du  lac  On- 
tario; ma  mère  me  suivit;  la  femme  que  j'épousai 
me  donna  plusieurs  cnfans  :  nous  formions  une 
heureuse  famille.  Le  jour  où  mon  premier  enfant 
vint  au  monde,  j'immolai  un  blanc  à  l'esprit  de 
mon  père  ;  cinq  lunes  après,  un  second  sacriOce 
eut  lieu.  Plusieurs  autres  victimes  ne  tardèrent 
pas  à  les  suivre  ;  mon  tomahawk  et  mon  couteau 
ont  été  funestes  aux  blancs  :  regardez.  » 

Et  (le  sa  main  il  me  montrait  les  chevelures  sus- 
pendues à  la  muraille. 

"  Quatre  ans  s'écoulèrent.  Un  soir,  à  mon  re- 
tour de  la  chasse,  je  trouvai  ma  cabane  brûlée, 
ma  femme  et  mes  enfans  égorgés.  Ma  mère,  qui 
avait  pu  échapper  au  carnage,  pleurait  auprès  des 
ruines  fumantes  :  "  Les  blancs,  me  dit  ma  mère, 
oatmassacré  ta  famille.uJc  nevcrsai  pas  de  vaines 
brmes  : <^'ou3  sommes   les    dernicrs^de  i»«tre 


race,  lui  dis-je,  retirons-nous  dans   le  désert;  la 
solitude  convient  à  des  gens  comme  nous.  » 

"Je  quittai  donc  les  bords  du  lac  Ontario,  et 
prenant  une  poignée  des  cendres  de  ma  cabane, 
je  la  mêlai  aux  cendres  de  ma  femme  et  de  mes 
enfans.  Je  me  rendis  sur  la  frontière  du  Canada 
et  je  fis  avec  les  Crecks  la  guerre  contre  les 
Américains.  Je  me  baignai  avec  délices  dans  le 
sang  des  visages  pâles.  La  guerre  terminée,  j'a- 
bandonnai mes  compagnons  et  vins  fixer  ma 
demeure  dans  ces  bois.  Une  nuit,  on  frappe  à  ma 
porte  ;  j'ouvre  :  un  chasseur  égaré  demande  l'hos- 
pitalité. Il  entre.  A  la  vue  de  l'étranger,  ma  mère 
est  frappée  de  surprise  et  d'effroi  :  «  C'est  le  meur- 
trier de  ton  père  !»  s'écrie-t-elle.  Je  ne  vous  dirai 
pas  ce  que  j'éprouvai  à  ces  mots  ;  mais  suivez- 
moi,  je  vous  dirai  le  reste.» 

L'Indien  se  leva  et  se  dirigea  vers  la  forêt.  Je 
suivis  ses  pas  sans  avoir  la  force  de  prononcer 
une  parole  et  absorbé  par  les  plus  tristes  réflexions. 
Nous  nous  détournâmes  bientôt  du  sentier  que 
nous  avions  pris  et  nous  pénétrâmes  dans  les  pro- 
fondeurs du  bois.  Des  chênes  gigantesques,  des 
cyprès,  des  cèdres,  des  érables  formaient  au-des- 
sus de  nos  têtes  un  dôme  impénétrable  à  la  pluie, 
qui  se  mit  alors  à  tomber.  L'air  embaumé  qu'on 
respire  dans  ces  régions,  le  chant  harmonieux  et 
bizarre  d'une  multitude  d'oiseaux,  l'aspect  de  cette 
natme  si  imposante  et  si  belle ,  rien  ne  pouvait 
donner  le  change  aux  pénibles  sensations  qui  op- 
pressaient mon  âme. 

Nous  avions  fait  environ  trois  milles  quand  mon 
guide  s'arrêta.  Nous  nous  trouvions  sur  les  bords 
d'un  abîme,  au  fond  duquel  bouillonnait  un  tor- 
rent. Le  bruit  des  vagues  mugissantes,  l'obscurité 
qui  régnait  autour  de  nous,  legouflie  ouvert  sous 
mes  pieds  et  la  présence  du  farouche  Indien,  qui, 
debout,  immobile  à  mes  côtés,  semblait  le  dieu 
qui  présidait  à  cette  afl'rcuse  solitude,  tout  m'ins- 
pirait les  plus  sombres  pressentimens  et  me  gla- 
çait d'épouvante. 

L'Indien  semblait  enseveli  dans  ses  réflexions. 
Enfin  il  rompit  le  silence  :  «C'est  ici,  dit-il,  que 
je  conduisis  le  meurtrier  de  mon  père.  Il  implo- 
rait ma  pitié,  car  la  mort  lui  faisait  peur.  Je  res- 
tai sourd  à  sa  prière.  La  tache  du  sang  qu'il  avait 
versé  ne  pouvait  s'effacer  qu'au  fond  de  ces  eaux 
mugissantes.  Je  le  serrai  fortement  dans  mes  bras 
et  le  poussai  dans  le  précipice.  J'entends  encorele 
bruit  que  fit  son  corps  en  roulant  dans  l'abîme. 
Heureux  d'avoir  vengé  mon  père,  je  voulus  aussi 
m'élancer  dans  le  torrent  afin  de  l'aller  rejoindre 
dans  le  pays  des  esprits;  mais  je  crus  entendre 
une  voix  qui  me  disait  :  "  Retourne  dans  ta  caba- 
ne, ton  heure  n'est  pas  encore  venue  ;  la  mort  de 
ta  femme,  de  ton  père  et  de  tes  enfans  n'est  :pas 
assez  vengée.  «J'obéis  à  cet  ordre.  » 

L'Indien  se  tut.  Le  souvenir  de  cet  acte  de  ven- 
geancelui  avaitenflammé  le  visage;  il  était  comme 
hors  de  lui.  Nous  étions  sur  le  bord  de  l'abîme, 
le  frisson  parcourait  tout  mon  corps  en  songeant 
que  la  moindre  parole  imprudente,  le  moindre 
geste  de  ma  part  pouvait  m'aitirer  le  sort  le  plus 
funeste.  Le  silence  s'étant  prolongé  quelques 
instans,  je  lui  dis  : 

—Vous  avez  fidèlement  rempli  vos  cngagemens 
en  vengeant  la  mort  de  votre  père  sur  les  visages 
pâles  et  en  versant  le  sang  de  son  meurtrier  comme 
une  dernière  oiîrandti  à  son  ombre. 


—  Une  dernière  offrande!  s'écria-t-il  avec 
colère.  Non  ;  depuis  ce  jour  j'ai  scalpé  six  autres 
chevelures  d'hommes  blancs. 

Et  prenant  ensuite  un  ton  solennel  : 

—Maintenant  j'ai  assez  vécu.  Ce  jour  sera  té- 
moin de  mon  dernier  sacrifice.  Hier,  aussitôt  que 
je  vous  vis,  je  dirigeai  mon  fusil  vers  vous.  Pour 
la  première  fois  je  me  sentis  saisi  de  tristesse  ;  les 
forces  me  manquèrent.  Je  fis  quelques  pas  vers 
vous;  pendant  votre  sommeil,  je  portai  la  main  à 
mon  tomahawk  ;  le  souvenir  même  de  mon  père, 
égorgé  par  un  visage  pâle,  ne  put  me  donner  la 
force  de  répandre  votre  sang.  Je  m'enfonçai  dans 
la  forêt,  je  suppliai  le  grand  Manitou,  je  lui  de- 
mandai ce  que  je  devais  faire,  puisque  je  ne  pou- 
vais pas  vous  frapper.  La  voix  qui  s'était  déjà  fait 
entendre  me  parla.  Je  serai  docile  h  ses  ordres  : 
vous  serez  le  témoin  de  mon  obéissance. 

L'Indien  cessa  de  parler. 

Nous  retournâmes  alors  à  sa  demeure.  Je  le  vis 
avec  surprise  se  débarrasser  de  ses  vêtemens  ; 
ensuite  il  passa  à  son  cou  un  collier  formé  de 
quantité  d'ornemens  d'argent ,  dont  quelques- 
uns  ressemblaient  à  un  croissant;  il  mit  sur  sa 
tête  une  espèce  de  turban  surmonté  d'une  p'ume 
noire  et  attacha  autour  de  sa  taille  une  tunique 
rouge.  Puis  détachant  toutes  les  chevelures  qui 
étaient  suspendues  a  la  muraille,  il  les  mit  sur  sa 
poitrine.  Je  n'ai  jamais  vu  de  plus  hideux  spec- 
tacle. Après  s'être  ainsi  accoutré,  il  prit  son  fusil, 
sa  massue,  son  couteau  de  chasse,  et  se  tournant 
de  mon  côté,  il  me  dit: 

—  Apportez  ces  deux  peaux  de  buffle  sur  les- 
quelles vous  êtes  assis  et  suivez-moi. 

Mon  compagnon  reprit  le  chemin  de  la  forêt. 
Il  marchait  maintenant  d'un  pas  lent  et  mesuré, 
sa  contenance  était  grave  et  sévère  ;  il  gardait  un 
morne  silence.  Bientôt  il  se  mit  à  entonner  un 
chœur  qui,  d'abord  bas,  sourd  et  mélancolique, 
devint  ensuite  pressé,  vif,  éclatant,  et  fit  sur  mes 
esprits  une  impression  que  je  ne  saurais  décrire. 
Je  commençai  à  comprendre  que  son  intention 
était  de  se  donner  lui-même  la  mort. 

Nous  arrivâmes  bientôt  sur  un  monticule,  et 
sur  un  petit  tertre  j'aperçus  entre  quatre  grands 
cyprès  deux  vases  de  terre  renfermant  les  cendres 
de  la  mère,  de  la  femme  et  des  enfans  de  l'In- 
dien. Celui-ci  s'avança  vers  ces  dépouilles,  quitta 
ses  armes,  et  après  avoir  étendu  par  terre  les 
deux  peaux  de  buffle  que  j'avais  apportées,  il  y 
déposa  les  restes  de  sa  famille  et  s'assit  lui-même 
tranquillement  à  côlé. 

11  me  fut  impossible  de  garder  plus  long-temps 
le  silence. 

— Voudriez-vous  donc  attenter  vous-même  à 
votre  vie  ?  Est-ce  là  ce  que  vous  appelez  un  der- 
nier sacrifice  ? 

Un  sourire  léger  erra  sur  ses  lèvres,  mais  il  ne 
me  fit  aucune  réponse.  Bientôt  il  prit  son  chant 
de  mort  dans  le  dialecte  de  sa  tribu;  et  comme  je 
demeurais  immobile,  agité  de  mille  sentimens 
divers,  lui  restait  calme  et  tranquille;  on  eût  dit 
qu'il  allait  se  livrer  au  sommeil.  Sa  voix,  qui 
avait  d'abord  un  accent  plaintif  et  Ingubre,  s'éleva 
par  degrés,  et  il  entonna  comme  un  chant  de 
guerre,  qui  fut  terminé  par  de  longs  hurlemens 
auxquels  répondirent  les  échos  des  bois. 

Il  s'arrêta  pendant  quelques  instans.  Jusque-là 
il  s'était  exprimé  dans  son  langage 


■\^ 


~  9  — 


pouvais  rien  comprendre;  mais  ensuite  ayant 
commencé  un  autre  chant  funèbre,  il  le  termina 
eu  anglais  : 

"Que  sont  devenues,  disait-il,  les  fleurs  de  tous 
les  étés  ?  elles  sont  tombées  les  unes  après  les 
autres.  Que  sont  devenus  les  membres  de  ma  tri- 
bu et  de  ma  famille  ?  ils  sont  partis  pour  la  con- 
trée des  esprits.  Je  suis  le  dernier  de  ma  race  ;  il 
faut  enfin  descendre  de  la  montagne  et  aller  re- 
joindre mon  père,  ma  femme,  mes  enfans  qui 
m'attendent  dans  l'heureuse  vallée.  Les  visages 
pâles  incendièrent  ma  cabane  et  massacrèrent 
tous  les  êlres  qui  m'étaient  chers.  Le  sang  des 
visages  pfdes  a  ruisselé  sous  mon  tomahawk. 
Maintenant  que  la  mort  de  tous  les  miens  a  été 
vengée,  le  grand  Manitou  me  rappelle  à  lui.  Je 
suis  le  dernier  de  ma  race  ;  nulle  autre  main  que 
la  mienne  ne  m'enverra  dans  la  terre  des  es- 
prits. « 

A  ces  mots,  il  saisitson  couteau  et  se  l'enfonça 
dans  la  poitrine.  Des  flots  de  sang  jaillirent  de  sa 
blessure,  sa  tête  se  pencha  vers  la  terre.  J'étais 
frappé  de  stupeur  et  d'épouvante.  Mes  yeux 
n'eurent  pas  la  force  de  contempler  cet  all'rcux 
spectacle.  Je  me  jetai  contre  un  arbre  et  me  voilai 
la  face  de  mes  mains.  J'entendais  encore  la  voix 
alTaiblie  de  l'Indien  qui  répétait  : 

«  Je  suis  le  dernier  de  ma  race  ;  je  vais  retrou- 
ver mes  pères  au  royaume  des  esprits.  » 

Peu  à  peu  ces  paroles  furent  moins  distinctes, 
et  puis  elles  cessèrent  entièrement.  Je  compris 
que  la  vie  et  les  angoisses  de  l'Indien  avaient 
fini. 

Je  me  voyais  seul  dans  les  profondeurs  de  ce 
désert;  mon  âme  était  livrée  à  la  plusvive  tristesse. 
Je  rappelai  cependant  mon  énergie  et  enveloppai 
dans  une  peau  de  bullle  le  corps  sanglant  de  l'In- 
dien. 

Dès  que  ce  devoir  fut  rempli,  je  m'éloignai 
tristement  de  cette  aflreuse  région ,  et  après  avoir, 
non  sans  beaucoup  de  dillicultés  et  de  fatigues, 
regagné  la  Vallée  de  Sang,  je  repris  en  hâte  le 
chemin  de  la  colonie  ,  où  j'arrivai  sain  et  sauf, 
jurant  bien  de  ne  plus  remettre  les  pieds  dans  les 
déserts  de  l'Ouest. 

Ici  le  vieillard  essuya  une  larme,  se  leva,  prit 
silencieusement  congé  de  la  maîtresse  de  la  mai- 
son en  lui  serrant  la  main,  et  sortit. 

—  Quel  est  ce  vieillard  qui  conte  avec  tant  de 
charme  et  dont  les  traits  sont  si  vénérables  ?  de- 
mandai-je. 

—  C'est  Goethe,  me  répondit  lady  Grave nsen. 

Mislriss  MARRIET. 


SOUVENIRS  DU  VOYAGE  DE  LA  FAVORITE 

A  l'île  de  FRANCE. 

Nous  ne  voulions  pas  quitter  l'ile  de  France  sans 
visiter  les  Pamplemousses,  lieux  que  Rernardin 
de  Saint-Pierre  a  rendus  si  rélèl)rcs  par  sou  ro- 
man de  Paul  et  Virysinic.  Nous  partîmes  quatre 
avec  un  jeune  créole,  dans  une  calèche  élégante, 
pour  cette  promenade.  Le  soleil  n'était  pas  en- 
core levé,  l'air  était  doux  et  pur,  la  campagne  éla- 
laità  nosycux  tout  le  hue  et  tous  les  trésors  d'une 
Végétation  nouvelle.  De  temps  en  temps,  nous 
(itions  tirés  de  nos  rêveries  par  le  cri  des  porteurs 


de  palanquins  et  par  les  chants  joyeux  des  négres- 
ses qui  portaient  à  la  ville  les  légumes  et  les  fruits 
de  leurs  jardins.  Vers  six  heures,  le  soleil  se  leva 
et  alors  nous  distinguâmes  V Enfoncement  des 
Praires, oii  l'autour  AuPaulet  Virginie  place  la 
maison  de  madame  de  Latour.  Il  fallait  que  Bernar- 
din comptât  beaucoupsurles  forces  de  ses  jeilnes 
amans  pour  les  envoyer  de  si  loin  entendre,  cha- 
que dimanche,  la  messe  à  l'église  des  Pample- 
mousses, cette  course  à  pied  est  d'au  moins  trois 
heures.  L'église  n'a  de  remarquable  que  son  nom 
et  sa  vétusié  ;  c'est  la  première  qui  ait  été  cons- 
truite dans  l'île.  Nous  visitâmes  ensuite  l'habita- 
tion de  madame  Pons  ou  plutôt  les  tombeaux  de 
Paul  et  Virginie.  Ordinairement,  c'est  un  noir  qui 
sert  de  guide  aux  visiteurs;  mais  dès  que  madame 
Pons  sut  que  nous  appartenions  à  la  marine  fran- 
çaise, elle  accourut  du  fond  de  son  jardin  pour 
nous  recevoir,  et  voulut  être  elle-même  noire  ci- 
ccronc.  Pendant  que  nous  nous  acheminions  vers 
les  tombeaux,  le  gendre  de  madame  Pons  nous 
raconta  ce  qu'ils  avait  de  détails  nouveaux  sur  ces 
monumens. 

«  Il  y  a  près  de  vingt  ans,  nous  dit-il,  un  M. 
Château,  propriétaire  de  cette  habitation,  homme 
original  s'il  en  fut,  résolut,  pour  se  donner  quel- 
que célébrité,  d'y  élever  deux  monumens  à  la  mé- 
moire de  Paul  et  Virginie,  dont  l'histoire  était  sa 
lecture  favorite.  Il  fitdonc  faire  en  terre  cuite  deux 
grands  vases  en  forme  A'tmies  et  les  plaça  des 
deux  côtés  de  son  parterre  à  l'ombre  de  quelques 
bambous.  Autour  de  ces  modestes  monumens,  il 
en  élevadeplus  modestesencore,  àmadame  de  La- 
tour, à  Domingo,  au  chien,  enfin  à  toute  la  famille. 
Mais  ce  que  les  romantiques  ne  pardonneront  ja- 
mais à  ce  pauvre  M.  Château,  c'est  de  n'avoir  pas 
renfermé  dans  la  môme  tombe  les  restes,  ou  du 
moins  Ips  souvenirs  de  Ci  s  amans  infortuni's 
qu'un  funeste  sort  ne  sépara  que  trop  pendant 
leur  vie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  fîmes  comme  tout  le 
monde,  nous  nous  reposâmes  sous  les  bambous 
qui  ombragent  le  tombeau  de  Virginie  et  nous  en 
détachâmes  quelques  rameaux. 

Toutes  les  chroniques  de  l'île  de  France  font  foi 
que  pendant  le  gouvernement  du  célèbre  Mahé  de 
la  Bourdonnaye,  un  vaisseau  appelé  le  Saint- 
Gvrans,  fuyant  devant  un  ouragan,  fut  obligé  de 
se  jeter  à  la  côte.  Parmi  les  pas.sigers  qui  se  trou- 
vaient à  bord  et  qui  se  sauvèrent,  une  jeune  lille 
appartenant  à  une  famille  existant  encore  à  Mau- 
rice et  qui  venait  de  faire  son  éducation  en  Eu- 
rope, refusa  d'ôter  ses  vêlemens,  périt  victime 
d'une  pudeur  exagérée,  et  entraîna  dans  sa  perte 
un  jeune  oflicier  de  vaisseau  qui  s'était  dévoué 
pour  la  sauver.  Telle  est  la  partie  historique  du 
roman;  le  reste  n'a  existé  que  dans  l'imagination 
de  l'auleur  auquel  les  habiiansde  l'île  de  France 
ne  pardonnent  pas  d'avoir  écrit  qu'ilsmallraitaient 
leurs  noirs  et  qu'ils  ne  se  nourrissaient  que  de 
riz  et  de  brèdes  (légume  d'un  goût  amer,  dont 
les  créoles  sont  très  amateurs).  Que  cette  petite 
rancune  soit  fondée  ou  non,  il  n'en  est  pas  moins 
certain  que  la  vérité  des  sites,  la  nouveauté  du 
sujet  et  le  charme  dusl\le  feront  toujours  de  ce 
joli  roman  une  des  productions  les  plus  agréables 
de  notre  langue, 

(Annales  des  voyages.) 


HISTOIRES  DE  BETES 


ET 


BÉTES  D'HISTOIRES. 


Pour  entrer  de  suite,  en  plein,  dans  le  sujet 
que  promet  ce  titre ,  disons  que  le  Jardin-des- 
Plantes  renferme  un  grand  nombre  de  mères 
prêtes  à  donner  le  jour  à  des  enfans  de  différen- 
tes espèces.  Unefemefle  de  lapins  a  mis  bas  tout 
une  portée  de  petits  dépourvus  de  l'ornement  ca- 
ractéristique de  leur  race  :  sans  oreilles  !  C'est 
quelque  chose  d'étrange  à  voir  que  ces  lapins  à 
tête  rase  et  qui  ne  dressent  pas,  au  moindre  bruit, 
de  longs  tuyaux  acoustiques.  Leur  physionomie, 
du  reste,  perd  beaucoup  à  la  privation  de  cet  or- 
nement, et  l'on  hésite  d'abord  à  reconnaître,  dans 
ces  grosses  bêles  grises,  les  rongeurs  éveillés  qui 
bondissent  avec  tant  de  grâce  et  de  prestesse  au 
milieu  des  clairières. 

La  portée  de  l'agouti  a  été  moins  nombreuse 
que  celle  des  lapins  sans  oreilles  ;  mais,  en  re- 
vanche, elle  ofl're  un  phénomène  encore  plus 
curieux  et  plus  invraisemblable  ;  car  jusqu'à 
présent  on  n'avait  aucun  exemple  en  Europe  de 
la  reproduction  de  ces  animaux.  L'agouti  dont  il 
s'agit  a  été  ramené  du  Brésil ,  en  France  ,  par 
M.  le  prince  de  Joinville,  et  a  mis  bas  un  seul  pe- 
tit, qui  se  développe  avec  une  rapidité  et  une  force 
merveilleuses.  Le  nouveau-né  ne  compte  guère 
encore  que  six  semaines,  et,  di-jà  presque  aussi 
gros  que  sa  mère,  il  bondit  dans  sa  cage,  mange 
comme  quatre,  et  se  hvre  aux  accès  de  la  gaîié  la 
plus  amusante.  L'agouti,  du  reste,  est  un  char- 
mant animal  de  la  famille  des  rongeurs.  Grand 
comme  un  lièvre,  il  rappelle  les  formes  d'une  sou- 
ris, et  son  pelage  gris  semble  parsemé  de  fils  d"or 
qui  resplendissent  au  soL'il  comme  des  milliers 
de  paillettes.  La  mère  s'occupe  assez  lenlrement 
de  son  flis,  et  lui  cède  d'abord  le  pas  lorsque  le 
gardien  ou  les  visiteurs  s'approchent  de  la  ca^e 
avec  quelque  biscuit  :  cependant  si  l'on  tarde 
trop  à  récompenser  son  abnégation  maternelle  , 
elie  \ient  sans  façon  se  placer  enu-e  son  petit  et 
les  barreaux  de  manière  à  intercepter  à  son  tour 
les  friandises  qu'on  lui  présente. 

Trois  femelles  (!e  singes,  un  grivet,  un  macaque 
et  un  papion  doivent  bientôt  metire  bas.  La  ma- 
carpie  parodie,  de  la  manière  la  plus  réjouissante, 
les  langueurs  et  les  allures  d'une  femme  prête  à 
devenir  mère.  Etendue  dans  un  coin  de  sa  loge , 
elle  appuie  sa  jolie  petite  tête  sur  l'épaule  de  son 
mari,  etSL'  livre  à  mille  exigences  capricieuses, 
qu'il  subit  avec  une  complaisance  dont  s'honore- 
raient beaucoup  d'époux  parisiens.  Quelqu'un  se 
présente  t-il  devant  la  cage  avec  un  fruit  à  la 
main  ,  aussitôt  la  femelle  jette  un  léger  cri .  et 
lève  sur  le  mâle  des  regards  où  pétille  la  convoi- 
tise. L'honnoie  animal  se  lève  aussitôt ,  après 
avoir  doucement  déposé  ,  contre  le  mur  en  bois 
de  la  loge ,  la  tête  de  sa  languissante  moitié. 
Après  quoi  ,  il  s'avance,  tend  sa  petite  main .  la 
passe  sous  l'ouverture  de  la  cage,  et  s'eflbrcc  d'ob- 
icnir  une  cerise.  Ine  fois  le  fruit  dans  ses  mains, 
la  gourmandise  le  prend  :  il  regarde  le  fruit,  il  le 
retourne,  il  le  flaire  :  ses  lè>Tes  se  remuent,  ses 
dents  blanches  se  mouircul;  mais  la  icndrcwe 


10 


conjugale  l'emporte  onliii  sur  celte  gastronomique 
lentalioii.  Il  court  à  sa  leniclle,  il  dépose  à  ses 
pieds  la  friande  cerise,  et,  t  uidis  que  la  coquette 
savoure  le  fruit ,  le  niacupie  se  livre  à  des  mines 
incroyables.  Il  finit,  d'ordinaire,  pur  ramasser  les 
débris  du  noyau  que  la  leincllc  a  cassé  pour  en 
extraire  l'amande  :  il  examine  ces  débris,  puis , 
il  se  décide  enlin  ;i  li's  rejeter,  et  à  se  contenter 
de  la  queue  qu'il  eilmbe  gravement,  lieureuv  en- 
core ([uand  sa  femme  ne  vient  pas  la  lui  aiTaclicr 
des  mains. 

L'iunire  de  la  promenade  arrive-t-clle?  Aussi- 
tôt 1>  macaciuc  se  lève  debout,  croise  ses  petits 
bias-urson  venire  arrondi,  et,  protégée  par  son 
mari,  descend  dans  la  rotonde  où  elle  reçoit  les 
vi.^iies  des  autres  l'cmclles  de  singes  qui  sembl  nt 
prendre  beaucoup  de  sollicitude  à  .'■a  grossesse  , 
et  à  riit'ureiise  issue  de  son  indisposition. 

Tandis  que  cette  scène  de  comédie  et  de  mari- 
vaudage se  joue  dans  un  coin,  une  scène  pres- 
que touchante  se  passe  dans  une  autre  partie  de 
la  rotonde.  Lu  gros  papion  descend  avec  son 
jeune  dans  ses  bras,  et  aussitôt  tous  les  singes  ac- 
courent et  s'empressent  de  faire  des  avances  de 
jeux  et  de  bienveillantes  agaceries  au  jeune  ani- 
mal. C'est  que  le  papion  est  le  plus  fort  des  habi- 
lansde  la  singerie;  qu'il  y  remplit  les  fonctions  de 
commissaire  de  police  (  t  que ,  complaire  à  son 
(ils,  est  un  moyen  infaillil)le  de  se  gagner  ses  bon- 
nes griices  et  de  s'acquérir  sa  protection.  Ce  singe 
est  l'époux  veuf  de  l'infortunée  Charlotte,  qui 
est  morte  des  suites  de  la  brutalité  d'une  rivale  , 
après  avoir  donné  le  jour  à  un  tils.  L'époux  in- 
consolable a  reporté  sur  l'orphelin  toute  la  ten- 
dresse qu'il  éprouvait  pour  la  défunte.  Il  ne  le 
quitte  point  d'un  moment  ;  il  veille  sur  lui  comme 
le  ferait  une  mère,  et  sans  cesse  il  s'occupe  deson 
éducation  ou  de  ses  plaisirs.  Malheur  h  qui  frap- 
perait le  petit  singe  qui,  plein  de  conOaiice  dans 
la  protection  tie  son  père,  accable  d'insolences  et 
de  vexations  tous  ses  commensaux,  même  les  plus 
redoutables  !  Châtier  l'eifant  gâté  serait  s'exposer 
aux  plus  rud  s  brutalités  et  presque  à  la  mort. 

11  ne  doit  pas  cependant  en  coûter  peu  à  ces 
I  animaux  pour  réprimer  ainsi  à  l'égard  d'un  do 
leurs  camarades,  l'instinct  malfaisant  qui  leur  est 
naturel,  et  dont  ils  donnent,  à  chaque  instant , 
d'autres  preuves.  Ainsi ,  par  exemple,  un  autre 
pipion  a  pris  pour  son  jouet  un  pauvre  callilri- 
che,  et  l'on  ne  peut  se  ligurer  quelle  persévérance 
il  met  aie  persécuter.  Tous  les  jours,  dès  que 
l'on  ouvre  les  cages,  il  se  Jette  sur  sa  victime,  la 
la  saisit,  la  lance  au  milieu  du  bassin  de  la  ro- 
tonde ,  se  met  il  tourner  autour  du  petit  étang,  et 
ne  permet  pas  ii  la  pauvre  béte  de  regagner  le 
bord.  Lu  vain  le  calUuiche  grelotte,  pleure,  se  la- 
mente, se  dépile  !  Plus  il  exprime  de  douleur, 
pljs  le  damné  papion  se  réjouit  et  s'amuse.  Le 
pmvre  malheureux  doit  à  ces  ablutions  perpé- 
tuelles et  à  ses  bains  sans  relâche  les  plus  doulou- 
reuses infirmités  :  des  rhumatismes  crispent  ses 
membres,  son  poil  tombe  et  sa  poitrine  commence 
à  tousser.  Il  n'en  faut  pas  moins  que  chaque  jour, 
à  la  même  heure  ,  il  se  voie  empoigné  par  son 
bourreauctque,  mouillé  jusqu'à  lacciniure,  com- 
me une  naïade,  il  reçoive,  en  outre,  sur  la  tète  , 
la  douche  incessante  du  jet  d'eau. 

Si  les  singes  ne  respectent  point  la  faiblesse, 
ils  respectent  encore  moins  l'âge.  Il  se  trouve  dans 


le  iHilais  ,  un  gros  ntaîut,  jadis  fort  méchant  et 
fort  redoutable,  mais  aujourd'hui  vieux  et  impo- 
tent :  c'est  le  doyen  desqua  Iruiuanes  qui  habitent 
le  Jardin-des-Plantcs,  et  il  ne  compte  guère  moins 
delSà  IGans.Cemagot,  d'une  laideur  repoussante, 
dont  la  télé  a  grisonné,  dont  les  yeux  sont  deve- 
nus rouges  et  clias>ieu\,  dont  le  visage  est  cou- 
vert d'cU'ioyables  liih's  ,  vit ,  mélancolique  et  mi- 
santhrope, dans  un  coin  de  sa  loge.  Vient-on  à  lui 
en  ouvrir  la  porte ,  aussitôt,  refusant  de  sortir,  il 
se  réfugie  dans  le  coin  le  plus  inaccessible  au  bâ- 
ton du  gardien,  et  il  faut  toujours  une  lutte  de 
quelques  insiaiis  pour  le  faire  déloger  et  l'obliger 
à  entrer  dans  la  rotonde.  Aussitôt  tous  les  singes 
qui  l'attendent  au  passage,  se  ruent  sur  lui  comme 
une  nuée  d'écoliers  sur  un  vieux  portier  de  col- 
lège :  l'un  lui  lire  les  poils  derrière  la  tête  :  l'au- 
tre le  fait  trébucher  ;  il  y  en  a  qui  lui  lancent  des 
cailloux  dans  les  jambes;  les  plus  petits  viennent 
à  lui ,  avec  du  pain  et  des  fruits  à  la  main  ,  les 
mangent  à  son  nez  et  le  torturent  ainsi  du  sup- 
plice de  Tantale.  Veut-il  monter  dans  la  galerie  ? 
on  l'oblige  à  en  descendre  ;  essaie-t-il  de  se  pro- 
mener sur  la  terrasse,  on  le  force  à  grimper  dans 
la  galerie.  S'il  se  dispose  à  se  baigner,  on  le  cou- 
vre de  poussière  ;  s'il  évite  l'eau,  on  le  jette  dans 
le  bassin.  Ses  persécuteurs  se  montrent  d'autant 
plus  impitoyables  que  le  malheureux  se  livre  à  des 
accès  de  rage  impuissante  et  des  plus  comiques  , 
dont  se  réjouit  la  bande  infernale. 

Parmi  les  plus  ardens  à  ce  jeu  cruel  se  fait  re- 
marquer surtout  un  bonnet  chinois,  dontles  lèvres 
noires  sont  armées  de  dents  aussi  blanches  que 
redoutables.  Du  reste,  comme  presque  tout  ce 
qid  est  méchant,  cet  animal  est  lâche,  et  il  se  dis- 
tingue autant  par  ses  flatteries  pour  le  gros  singe 
que  par  sa  malignité  pour  les  petits  et  surtout  par 
sa  rare  prudence,  en  cas  de  danger.  Dernière- 
ment, l'administration  du  Jardin-des-Plantes  avait 
fait  emplette  de  trois  magnifiques  hamadryas  , 
singes  arabes,  dont  les  mâles  portent  une  sorie  de 
pèlerine  h  longs  poils  soyeux  et  d'une  beauié  re- 
marquable. Le  nouveaux  venus  paraissaient  tout 
à  la  fois  déconcertés  et  intimidés  de  se  voir  jetés 
tout  à  coiq)  au  uiilieu  d'une  pareille  cohue.  Le 
bonnet  chinois  s'approcha  du  plus  petit.  Ut  l'aima- 
ble, et  feignant  de  le  caresser,  lui  passa  les  bras 
autour  du  cou...  Alors,  par  un  geste  habile  vX  ra- 
pide, il  lui  enlrouvit  les  lèvres,  vit  sous  ces  lèvres 
une  paire  formi(ial)le  de  crocs,  et  s'éloigna  de 
suite,  sans  essayer  de  faire  subir  au  nouveau  venu 
les  épreuves  dont  il  ne  manque  jamais  d'accabler 
les  arrivans  qui  n'ont  point  reçu  de  la  nature  des 
moyens  aussi  puissans  de  se  faire  respecter  par 
le  drôle. 

Voici  du  reste  le  moyen  que  met  en  œuvre  le 
gardien  des  singes,  homme  fort  intelligent,  pour 
assurer  un  protecteur  aux  pensionnaires  qui  lui 
surviennent.  Il  les  enferme  dans  la  même  loge 
avec  un  des  plus  forts  et  des  plus  bienveillans  ha- 
bilans  de  la  rotonde.  Celui-ci,  sensible  à  un  pareil 
témoignage  de  confiance,  prend  intérêt  au  novice 
(|ue  l'on  confie  de  la  sorte  à  son  hospitalité  ;  après 
un  ou  deux  jours  de  cohabitation,  il  l'amène  dans 
la  rotonde,  sous  ses  auspices,  et  si  quelqu'un  s'a- 
vise de  lui  chercher  noise,  il  le  prolég  ,•  et  il  le 
défend.  Ce  parrain  de  nouvelle  espèce  pousse 
même  parfois  les  bons  procédés  jusqu'il  faire  à  son 
protégé  les  honneurs  du  logis;  il  le  mène  près  du 


bassin,  il  le  hisse  sur  l'escarpolette  qu'il  prend 
soin  de  balancer;  il  tire  le  cordon  delà  cloche  afin 
de  réjouir  son  hôte  par  le  sou  agréable  de  ce  ca- 
rillon. 

Le  plus  adroit  carillonneur  est  un  singe  ;i  queue 
de  cochon  qui  déploie  dans  cet  exercice  une 
adresse  dont  n'aurait  point  rougi  Quasiinodo.  11 
réalise  même  la  plupart  des  rêves  fantastiques  du 
sonneur  de  Notre-Dame  ;  car  il  enfourche  la  clo- 
che, et  tandis  qu'un  de  ses  conqMgnons  sonne  à 
grande  volée,  il  se  livre  à  une  joie  étrange  et  sau- 
vage. 

Parmi  les  nouveaux  singes  de  la  rotonde  ,  on 
remarque  un  maki  brun,  animal  qni  n'appartient 
aux  quiulrumanes  que  par  la  forme  des  mains,  et 
dont  l'œil  féroce,  la  tète  large  elle  museau  pointa 
sembleraient  indiquer  un  carnassier,  quoiqu'il  ne 
soit,  je  pense,  qu'un  rongeur.  Il  fiiut  citer  encore 
une  nouvelle  espère  de  cinocéphaliî  qui  tient  à  la 
fois  du  papion  et  du  babouin,  et  qui  réunit  dif- 
férens  caractères  particuliers  à  chacune  de  ces 
deux  espèces.  C'est  une  récente  conquête  des  na- 
turalistes français  ;  car  cet  animal  était  jusqu'ici- 
inconnu  en  Europe. 

Du  reste  ,  si  le  Jardin-des-rianlx>s  acquiert  de 
nouveaux  habitans,  il  ne  tardera  point  à  devenir 
veuf  de  l'un  de  ses  plus  curieux  hôtes.  L'ours 
blanc,  pauvre  enfant  de  la  mer  du  Nord,  habitué 
à  l'eau  glacée,  languit  sous  notre  ciel  chaud  et 
parmi  nos  orages  perpétuels.  Trislemenl  couché 
dans  sa  fosse,  il  tourne  des  yeux  languissans  vers 
le  ciel,  entr'ouvrela  bouche,  et  montre  ses  dénis 
blanches  et  sa  langue  noire  qui  semble  desséchée 
par  la  fièvre.  Il  est  à  craindre  qu'il  ne  succombe, 
car  un  ours  blanc  ne  peut  recevoir  ni  les  conseils 
ni  les  remèdes  d'un  médecin...  peu  d'entre  eux 
se  sentiraient  disposés  à  aller  tâtcr  le  pouls  d'un 
si  rude  compère  ,  et  l'on  n'a  point  oublié  quel 
accueil  le  féroce  animal  fit  à  Biard,  lorsque  cet  ar- 
tiste descendit  dans  la  fosse  pour  dessiner  le  por- 
trait tle  l'habitant  du  Spiizberg...  Et  pourtant  Biard 
parcourt  en  ce  moment  le  pays  nalal  de  l'ot  rs 
blanc  (pii  voulait  le  dévorer  !  A  bord  de  la  Re- 
clierclie,  il  met  à  la  voile  avec  Gaymard  pour  pé- 
nétrer dans  les  parties  les  plus  redoutables  de  ces 
déserts  de  glace  et  d'eau  où  le  froid  s'élève  par- 
fois, dit-on,  à  (juarante  degrés.  Pour  ce  voyage 
périlleux  ,  hélas  !  il  a  quitté  son  bel  atelier  de  la 
place  Vendôme,  ses  travaux,  sa  vie  parisienne  et 
ses  amis  !  A  l'heure  qu'il  e^t,  tandis  que  la  se- 
maine dernière  encore  nous  ne  savions  à  quelle 
ombre  nous  réfugier  pour  respirer  à  l'aise  ,  tan- 
dis que  l'orage  éclatait  et  tonnait  au-dessus  de  nos 
têtes,  enveloppé  de  fourrures,  il  étudie  les  mer- 
veilles des  aurores  boréales,  les  aspects  fantasti- 
ques des  montagnes  de  glace,  et  les  épouvanta- 
bles solitudes  que  la  science  fait  explorer  par  des 
aventuriers  résolus  et  des  artistes  dévoués  ! 

Si  les  animaux  des  pays  froids  languissent  en  ce 
moment  au  Jardin-des-Plantes,  si  l'ours  blanc  se 
meurt,  si  les  rennes  ne  sortent  pas  de  leur  cabane, 
en  revanche  ceux  qui  viennent  des  contrées  mé- 
ridionales se  réjouissent  et  se  montrent  les  plus 
gais  du  monde.  La  girafe  dresse  son  grand  cou 
pour  mieux  humer  la  tiédeur  de  l'air  ;  les  droma- 
daires bondissent  ,  les  éléphans  tendent  leur 
trompe  aux  promeneurs  pour  en  obtenir  quelque 
morceau  de  pain  et  les  reptiles  surtout,  les  repti- 
les sortis  de  leur  engourdissement  hyémd,  silllent. 


—    li- 


se déroulent ,  se  roulent,  s'alongont  et  se  livrent 
à  d'étranges  ébats.   Chaiiue  jour,  la  petite  collec- 
tion de  cette  famille  d'aniniauv  acquiert  un  peu 
plus  de  développrnient.  Ainsi ,  deuv  nouveaux 
pythons  sont  venus  se  loger  dans  une  immense 
cage  à  claire  voie ,  en  face  des  deux  autres  boas 
que  le  muséum  possédait  déjà.  Ces  derniers  arri- 
vés sont  jeunes  et  biau\  ;  une   femelle  surtout 
dont  la  peau  diaprée   d'un   fauve  doré  ruisselle 
u'un  jaune  d'or,  déploie  une  vivacité  peu  ordinaire 
aux  repiles  étrangers  que  l'on  élève  eu  France. 
Il  faut  la  voir,  se  glisser  le  long  des  parois  de  la 
cage,  s'arrêter  brus([uemcnt  au  moindre  bruit,  se 
replier  en  rond,  dresser  la  tétc,    ouvrir  la  bou- 
che, cl  lœil  en   feu  silller,    menacer,   prête  à  se 
ruer  sur  la  main  imprudente  qui  s'exposerait  à  sa 
colère.  Plusieuis  fois  le  gardien  a  été  mordu  par 
elle,  mais  il  s'en  inquiète  peu,  car  la  morsure  du 
python  n'a  rien   de  venimeux  et  ne  mérite  guèce 
plus  d'importante  qu'une  égrat'gnure  faite  par  un 
chat.  Il  n'en  serait  pas  de  même  de  ce  petit  ser- 
pent grisâtre  ,  isolé  dans  une  cage  fermée  au  ca- 
denas ,  et  que  l'on  aperçoit  à  travers  un  treillage 
serré  de  lilsde  fer.  Longue  de  sept  à  huit  pouces, 
grisâtre,  la  tète  plate  et  marquée  d'un  V  merveil- 
leusement dessiné  par  les  taches  du  fiont;  elle 
jette  autour  d'elle  le  regard  rouge  et  féroce  de 
son  petit  œil  étincelant....  Voyez!  le  gardien  lui 
jette  une   souris...  Un  siflleuient  se  fait  enten- 
dre ,  l'animal  s'élance  comme  une   llècbe ,  et  le 
petit  rongeur  tombe  frappé  à  mort.  Dans  quel- 
ques secondes  vous  la  verrez  frissonner,  trembler 
de  tous  ses  membres  et  expirer  ;  car  le  venin  de 
la  vipère,    redoutable  même  pour  l'homme,  tue 
presqu'inst:  ntanémcntles  animaux.  Grâce  à  Dieu, 
le  vipère  est  le  seul  reptile  venimeux  qui  se  ren- 
contre en  France,  et  pourtant  la  France  compte 
de  nombreuses  variétés  de  la  rîche  et  belle  famille 
des  reptiles.   Témoin  celte  grosse    couleuvre  à 
colher  qui  vit  là,  dans  une  caisse  grillée,  en  com- 
mun avec  deux  autres  de  ses  sœurs  venues,  l'une 
d'Afiique,  et  dont  la  peau  noire  scintille  de  par- 
celles d'or;   l'autre,   originaire  de   l'Inde,  d'une 
couleur  de  chocolat  clair,  elle  ressemble  à  s'y  mé- 
prendre à  un  gros  ver  d'un  pied  de  long;   car  la 
forme  de  la  tète  ne  se  distingue  pas  du  reste  du 
corps,  et  l'extrémité  de  la  queue  coupée  par  les 
babitans  du  pays,  ligure  assez  bien  une  autre  tète. 
La  couleuvre  à  collier  est  un  reptile  fort  doux , 
fort  inoUènsif ,  qui  ne  peut  pas  faire  la  pUis  pe- 
tite morsure ,  par  la  raison   qu'il  n'a   point  de 
dents  :  elle  s'apprivoise  avec  une  grande  facilité. 
Il  y  a  deux  ans,  un  des  écrivains  qui  travaillent 
l:plus   assidûment  à  la   Pi-esse,  rapporta  de  l,i 
campagne  une  énorme  couleuvre  à  collier  qu'd 
destinait,  il  l'avoue  naïvement,  à  figurer  dans  un 
grand   bocal   rempli  d'esprit  de  vin  ,  parmi  une 
collection  assez  complète  des  reptiles  français.  La 
couleuvre ,  oubliée  pendant  quelques  jours  dans 
la  boîte  qui  la  renfeniiail,   finit  par  ouvrir  cette 
boite;  et  un  matin  ,  celui  dont  je  vous  parle  ,  non 
sans  surprise  et  sans  celte  répugnance  qu'inspi- 
rent en  général  les  aniniauv  rampans,  vit  la  cou- 
leuvre entrer  dans  sa  chaud)re  à  coucher,  recon- 
naîire  les  lieux  avec  une  hardie  circonspeciion , 
et  se  promener  paisiblement  sur  le  tapis.  A  la  (in, 
quand  elle  eut  bien  remarqué  que  le  seul  bruit 
qui  troublait  le  silence  de  l'appartement  était  le 
grincement  d'une  plume  qui  courait  sur  du  pa- 


pier,  elle  se  dressa  droite  comme  une  baguette 
contre  l'angle  des  moulures  du  lit ,  se  hissa  sur  la 
couverture  et  vint  se  bloliir  sans  façon  sous  l'é- 
dredon  qui  recouvrait  les  pieds  du  feuilletoniste, 
alors  tout  préoccupé  à   produire  son  œuvre  heb- 
domadaire. La  couleuvre  s'endormit  là  paisible- 
ment jusqu'au  moment  où  l'homme  de  lettres  se 
leva  ,  déposa  son  pupitre  sur  une  table  voisine  , 
revèiit  sa  robe  de  chambre  et  passa  dans  son  ca- 
binet. Alors  le  reptile  descencUt  comme  lui  du  lit, 
le  suivit  et  se  glissa  familièrementsous  les  coussins 
du  divan.  Elle  y  resta  toute  la  Journée  et  finit  par 
y  établir  son  domicile  ;  si  bien  que ,  peu  à  peu , 
et  après  un  mois  à  peine,  une  amitié  réelle  et  fort 
tendre  s'établit  entre  la  couleuvre  et  le  journa- 
liste. Chaque  matin,  dès  que  le  jour  paraissait , 
elle  quittait  le  salon,   entrait  dans  la  chambre  à 
coucher,  montait  sur  le  lit  et  se  blottissait  sous  le 
iraversin  de  son    maître  occupé  à  écrire.  Tant 
que  durait  le  travail,   elle   restait  là  immobile  ; 
mais  sitôt  qu'elle  entendait  la  plume  s'arrêter  et  le 
pupitre  reprendre  sa  place  sur  la  table,  Psylla,— 
c'est  le  nom  qu'elle  avait  reçu ,  —  sortait  sa  jolie 
petite  tête  de  dessous  l'oreiller ,   s'avançait  avec 
une  grâce  paresseuse ,  silllait  doucement ,  faisait 
la  belle,  s'étirait,  se  roulait,  glissait  et  venait  en- 
tourer, de  ses  longs  et  brillans  replis,  le  coude 
son    piaîire  sur  les  lèvres  duquel,  de  sa  petite 
langue  fourchue,  elle  donnait  un  baiser.  Puis  elle 
jouait  capricieusement  avec  la  main  de  l'artiste  , 
se  montrant  coquettement  à  travers  les  plis  des 
couvertures ,  disparaissait ,  reparaissait  et  prodi- 
guait mille  joyeuses  et  raille  tendres  agaceries.  Un 
bruit  mettait  d'ordinaire  un   terme  à   ces  ébats , 
c'était  le  léger   frémissement    des    porcelaines 
du  déjeuner  que  l'on   apportait.  Psylla  devenait 
alors  immobile  et  attentive.  Sa  petite  langue  four- 
chue sortait  avec  rapidité  de  sa  bouche  mignonne; 
puis,  la  gourmande  montait  sur  la  table,  circulait 
à  travers  les  tasses  sans  rien  heurter,  et  attendait 
que  le  lait  fût  versé  dans  une  soucoupe  qui  lui 
était  réservée.  Il  fidlait  la  voir  humer  les  vapeurs 
qui  s'exhalaient  de  la  tasse;  attendre,  non   sans 
impatience,  que  la  boisson  fût  assez  refroidie,  et 
finir  par  plonger  sa  jolie  tête  dans  le  vase  dont 
elle  buvait  le  contenu  jusqu'à  la  dernière  goutte. 
Le  déjeûner  fini,  Psylla  suivait  son  maître,  de 
la  chambre  à  coucher  dans  le  cabinet  de  toilette. 
Là,  elle  ne  restait   pas  oisive ,  se  plongeait  dans 
un  bassin ,  se  baignait  avec  complaisance ,  se  li- 
vrait à  mille  jeux  de  natation ,  et  venait  se  rouler 
sur  le  parquet  en  secouant  les  perles  brillantes 
qui   restaient  attachées   à  sa  peau  délicatement 
marbrée.  Après  quoi  elle  grimpait  sur  la  table, 
se  roulait  autour  d'un  large  encrier  de  porcelaine, 
et  restait  là,  semblable  à  un  serpent  d'airain  qu'un 
artiste ,  dans  un  moment  de  fantaisie  ,  aurait  ci- 
selé autour  de  l'écritoire  de  vieux  Sèvres. 

Deux  ou  trois  fois  l'année,  Psylla  était  prise 
d'un  accès  maladif  de  mélancolie  profonde.  Elle  se 
retirait  au  fond  d'un  cabinet  noir  ,  y  demeurait 
cinq  ou  six  jours  sans  se  montrer,  et  un  beau 
matin  reparaissait  plus  fraîche,  plus  vive,  plus 
alerte  et  plus  tendre  que  jamais...  Klle  avait,  du- 
rant sa  retraite,  changé  de  peau,  et  l'on  retrou- 
\ail ,  au  fond  du  cabinet,  l'enveloppe  légère  et 
transparente  comme  une  gaze,  dont  elle  s'était 
dépouillée. 
Le  malue  de  Psylla  dm  s'absenter  pendant  un 


mois  environ.  Tant  que  dura  cette  absence,  la 
couleuvre  semonira  triste  et  de  mauvaise  humeur; 
elle  silHait  dès  qu'un  étranger  s'approchait  ;  té- 
moignait de  la  colère ,  et  lançait  une  liqueur  fé- 
tide sur  la  main  qui  tentait  de  la  saisir.  Enfin, 
tous  les  elloris  pour  la  faire  manger  restèrent 
inutiles,  et  la  pauvre  bête  était  considérablement 
maigrie,  quand  son  ami  revint  de  voyage.  A  la 
vue  de  l'ingrat  qui  l'avait  quittée,  elle  témoigna 
une  joie  sans  pareille,  sillla  doucement,  s'élança 
sur  les  genoux  de  celui  qui  revenait,  et  donna 
tous  les  signes  d'une  joie  vive  et  tendre.  Une 
heure  après,  elle  mangea  une  énorme  grenoui:^^ 
et  huit  jours  s'étaient  à  peine  écoulés  qu'eUe  avait 
retrouvé  tout  son  embonpoint  et  repris  toutes  ses 
habitudes. 

Cette  amitié  de  l'artiste  et  de  la  couleuvre  dura 
deux  années  entières,  pendant  lesquelles  Psylla 
ne  s'engourdissait  point  quand  l'hiver  arrivait, 
ainsi  que  le  font  les  autres  couleuvres  en  liberté. 
La  chaleur  de  l'appartement  la  tenait  .éveillée  , 
gaie  1 1  bien  portante,  11  fallut  que  son  maître 
vers  la  fin  de  l'hiver  de  1835  entreprît  un  nou- 
veau voyage.  La  pauvre  couleuvre  ,  après  avoir 
bien  cherché  celui  qui  l'avait  encore  quittée,  vain- 
cue par  le  chiigrin  et  par  le  froid  ,  —  c'était  au 
mois  (le  février,  —  alla  se  réfugier  dans  une  ar- 
moire pleine  de  vêtemens  de  laine  et  finit  par  s'y 
endormir  d'un  sommeil  léthargique.  A  quelques 
jours  de  là,  son  maître  revint,  et  une  vieille  bonne, 
dans  un  accès  de  zèle  ,  ouvrit  brusquement  l'ar- 
moire où  se  trouvait  Psylla.  A  la  vue  inattendue 
de  la  couleuvre,  épouvantée,  elle  repoussa  brus- 
quement la  porte  de  celle  armoire...  la  téie  de  la 
pauvre  béte  engourdie  était  tombée  sur  le  bord 
de  l'armoire  et  fut  écrasée  par  le  choc  qui  la 
frappa. 

Il  faut  l'avouer,  une  larme  mouilla  les  yeui  de 
l'artiste ,  à  la  vue  de  ce  pauvre  petit  corps  ina- 
nimé, et  ce  fut  avec  un  sentiment  de  tristesse 
qu'il  déposa  la  pauvre  Psylla  dans  le  bocal  plein 
d'esprit  qui  lui  avait  été  destiné  deux  années  au- 
paravant. 

S.  H.  BEnTHOlD. 

(La  Presse.) 


Explo.'«ioii  «le  I.i  uiarliiuc  «In  bnleiiii 
à  vnpcnr  La  PAnisiE\:vr. 

"  Le  bateau  venait  de  mouiller  au  port,  hrsquc 
soudain  une  détonation  sourde,  semblable  à  uu 
coup  de  tonnerre,  se  fait  entendre.  Des  cris  d'ef- 
froi jettent  l'alarme  parmi  les  nombreux  voyageurs 
qui  couvraient  le  bateau  ;  tout  le  monde  fuit  à 
travers  les  tjuages  dune  fumée  noire  et  huiuide. 

l'Un  des  conducteursqui  transmettent  la  vapeur 
du  bouilleur  à  la  chaudière  avait  crevé  .  et  par 
suite  la  chaudière  elle  même.  Le  chauffeur,  qui,  à 
ce  moment,  était  auprès  du  f>)iirneau.  a  été  ins- 
tantanément asphyxié,  et  il  est  tombé  raide  mon, 
la  figure  horriblement  brûlée  et  les  cheveux  gril- 
lés  :  c'était  épouvantable  à  voir.  Le  mécanicien 
et  un  autre  chauffem-  sont  aussi  tombés  couutls 
de  brûlures  mortelles  et  le  corps  noir  comme  le 
charbon  ;  ils  sont  morts  peu  de  momens  après 
avoir  été  transportosà  I  hospice.  Le  capitaine,  qui 
se  trouvait  sur  le  pont  près  de  la  rampe  de  la 


—  12  — 


machine,  a  été  aussi  tiès-uialiraité,  cl  ou  l'a  em- 
poiié  les  jambes  brûlées.  On  a  l'espoir  de  sauver 
deux  hommes  de  l'équipage  qui  ont  été   allcinLs. 
"Aucun  des  voyageurs  n'a  soufl'ertdans  ce  mal- 
heur ;  on  était  bcureusement  à  terre,  et  en  cet 
instant  ils  étaient   tous  descendus.    Les  secours 
les  plus  empressés  ont  été  prodigués  aux  blessés. 
..La  cause   de  ce  déplorable   événement   est 
connue.  Dans  un  grand  nomlnc  de  machines  à 
vapeur,  il  n'existe,  pour  la  vaporisation  de  l'eau, 
qu'un  ou  deux  bouilleurs;  dans  celle  de  ce  bateau, 
011  a  adopté  en  grande  partie  le  système  Séguier, 
qui  consiste  à  disposer  parallèlement  sur  le  foyer 
un  assez  grand  nombre  de  petits  bouilleurs  ran- 
gés à  plat,  et  superposés  à  deux  étages.  Chacun 
de  ces  bouilleurs  reçoit  l'eau  de  la  chaudière,  et, 
pour  leur  alimentation  continue,  il  est  nécessaire 
que  la  chaudière  soit  toujours  remplie  d'eau  à  une 
hauteur  supérieure  "a  leur  élévation  ;   mais  si  la 
chaudière  se  vide,  sans  que  la  pompe  alimentaire 
la  remplisse  à  mesure  de  la  consommation,  bien- 
tôt l'eau  man(iue  dans  lesbouilleurs,  qui,  se  trou 
vant  vides,   s'échaullent  et  rougissent.  Dans   cet 
état  d'ardeur,  si  tout  à  coup  l'eau  leur  revient, 
alors  a  lieu  le  phénomène  qui   s'opère  quand  on 
jette  de  l'eau  sur  une  barre  de  fer  en  feu.  Toute 
celle  eau  qui  arrive  àaots  se  vaporise  instantané- 
ment, cl  avec  un  intensité  telle  qu'il  y  a  impossi- 
bilité aux  bouilleurs  de  suffire  à  leur  échappe- 
ment; il  faut  qu'ils  se  déchirent  pour  livrer  passage 
à  la  vapeur,  qui  soudain  s'élance  par   des  issues 
avec  une  force  terrible. 

..Voilà  précisément  ce  qui  est  arrivé.  L'eau  man- 
quait dans  la  chaudière,  à  la  hauteur  de  quatre 
des  bouilleurs  supérieurs.  Au  moment  où,  après 
la  dtsccnledes  voyageurs  de  Melun,  le  bateau  se 
disposait  a  continuer  sa  route  sur  \'oiitcreau,  la 
pompe  a  rendu  l'eau;  deux  des  bouilleurs  l'ont 
reçue,  cl  en  une  minute  ils  étaienl  violemment 
déchirés.  C'est  donc  à  la  négligence  du  mécani- 
cien ou  des  chaullcurs  qu'il  faut  attribuer  ce 
sinistre;  ils  pouvaient  l'éviter  et  le  prévenir,  en 
vériOaiit  sur  le  niveau  placé  près  de  la  chaudière 
la  hauteur  de  l'eau  qu'elle  contenait. 

.,l.e  bateau  appartient,  ainsi  que  les  troisautrcs 
qui  font  le  trajet  de  Paris  à  Montereau,  à  M.  Co- 
chol,  mécanicien  très-distingué.  Il  est  juste  de  lui 
rendre  le  témoignage,  dans  cette  circonstance  si 
pénible  pour  lui,  que  de  tous  les  bateaux  qui 
voyagent  sur  la  Haute-Seine,  il  n'en  est  pas  dont 
les  machines  soient  mieux  confectionnées,  mieux 
entretenues,  el  qui  fassent  plus  exactement  la 
service. « 


Vortraitm  et  attitudes  des  accusés 
à  la  COUP  des  pairs. 


Barbes  est  d'une  haute  taille;  il  porte  des  mous- 
taches et  une  barbe  épaisse.  On  remarque  sur  son 
front,  au-dessus  de  l'œil  droit,  la  cicatiire  du 
coup  de  feu  qui  l'a  frappé  à  la  barricade  de  la  rue 
Grenelai.  Barbes  parait  encore  souffrant  des  sui- 
tes de  SCS  blessures;  sa  figure  est  belle,  grave, 
fortement  caractérisée  ,  et  l'extrême  pfdeur  de  ses 
traits  donne  à  sa  phjsionomic  un  certain  mélange 
de  fermeté  cl  de  mélancolie.  Barbes  est  entière- 
ment vèlu  de  noir. 
Martin  Bernard  eel  aussi  d'une  baule  siaiurej 


son  attitude  cil  firme  et  pleine  d'assurance:  d 
regarde  souvent  Barbes  cl  semble  échanger  avec 
lui  des  signes  d'intelligence  ;  sa  mise,  plus  négli- 
gée que  celle  de  Barbes ,  est  cependant  plus  re- 
cherchée que  celle  d'un  simple  ouvrier. 

Nouguès,  placé  à  l'exlrémilé  de  droite  du  troi- 
sième banc,  conserve  une  apparente  tranquillité. 
Les  regards  que  lui  lancent  obnqueraent  ceux  de 
ses  coaccusés  qui  sont  le  plus  rapprochés  de  lui, 
ne  lui  font  rien  perdre  de  son  immobilité.  Ses 
cheveux  sont  longs  el  bouclés,  son  costume  assez 
recherché, 

Austen,  dont  les  cheveux  blonds  sont  arrangés 
avec  une  certaine  coquetterie,  jette  les  yeux  sur 
les  tribunes  publiques.  Il  paraît  d'une  santé  frêle 
et  débile  ,  cl  son  atliLudc  contraste  avec  la  gravité 
des  faits  spéciaux  qui  pèsent  sur  lui. 
Delsadc,  Lemière  et  AValch  n'offrent  rien  de 

remarquable. 

Roudd  a  l'exlérieur  d'un  enfant;  son  menton 
sans  barbe ,  sa  lèvre  supérieure  à  peine  brunie 
par  un  léger  duvet,  ses  longs  cheveux  lui  donne- 
raient tout  l'extérieur  d'un  jeune  étudiant,  s'il  n'é- 
tait vêtu  de  la  blo  use  de  l'ouvrier. 

Guilbert,  corroyeur,  est  vèlu  avec  une  recher- 
che au-dessus  de  son  état  ;  ses  cheveux  sont  d'un 
blond  ardent,  ses  traits  anguleux  et  fortement 
prononcés.  H  est  fort  occupé  à  considérer  tout  ce 
qui  l'entoure ,  et  la  curiosité  que  lui  inspire  un 
spectacle  tout  nouveau  pour  lui,  semble  pour 
quelques  insians  faire  diversion  aux  préoccupa- 
tions nées  de  sa  position. 

Mialon  a  le  costume  d'un  manouvrier.  Ses 
cheveux  épais  tombent  en  mèches  aplaties  jusque 
sur  fcs  yeux  ;  son  front  est  bas  et  déprimé ,  sa 
large  bouche  toujours  béante.  Rien  dans  son  ex- 
teileur  n'offre  de  contraste  avec  les  antécédens 
que  l'instruction  a  relevés  contre  lui.  (  On  se  rap- 
pelle que  Mialon  a  déjà  été  condamné  à  une  peine 
allliclivc  cl  infamante.  ) 

Lcbarzic,  avec  sa  veste  de  velours,  sa  figure 
ouverte ,  a  l'air  d'un  bon  et  brave  ouvrier  ;  sa  te- 
nue est  modeste,  il  parait  fort  affecté  et  conserve, 
pendant  la  lecture  de  l'acte  d'accusation,  la  plus 
complète  immobilité. 

l'hilippet  est  un  homme  qui,  arrivé  à  l'âge  mûr, 
paraît  avoir  conservé  toute  la  vigueur  de  la  jeu- 
nesse. Sa  figure  est  pleine  d'expression ,  ses  traits 
fortement  caractérisés.  Il  porte  les  cheveux  cou- 
pés très-courts  et  a  laissé  croître  sa  barbe. 

Maitiii  et  Marescal  ont  l'evléricur  d'ouvriers 
endimanchés;  leur  figure  n'offre  rien  de  remar- 
quable ,  Martin  porte  les  cheveux  longs  et  llol- 

tans. 

Pierné,  cbaussonnior ,  avec  ses  18  ans,  sa  face 
pleine,  sa  tete  ronde ,  ses  cheveux  plais  et  cou- 
pés en  ligne  droite  sur  son  front ,  son  air  insou- 
ciant, son  bougeron  bleu  et  sa  cravate  de  couleur, 
offre  l'image  parfaite  du  gamin  de  Paris. 

Grégoire  ,  fabricant  de  paillassons  ,  habitant 
une  des  rues  les  plus  ignobles  du  faubourg  Saint- 
Marceau,  arrêté  parla  garde  nationale  au  moment 
où  il  gisait  étendu  à  terre,  grièvement  blessé  d'une 
balle  à  l'épaule ,  porte  encore  le  bras  en  écharpe 
sous  la  blouse  bleue  dont  il  est  couvert. 

{Gazelle  des  Tribunaux.) 


œaiPCDSlIÏÏIKDÎÎ 


DliS 


PRODUITS  DE  L  lî^DUSTRIE. 


(Neuvième  article.)        î 

Vers  le  milieu  du  XV"  siècle,  au  moment  où 
l'esprit  humain,  se  débarrassant  de  ses  langes,  pre- 
nait rapidement  son  essor  et  préludait  par  de 
hardis  essais  à  ce  XVI'  siècle  si  fécond  en  génies, 
une  découverte  simple  et  due  peut-être  au  hasard, 
immense  et  sublime  par  ses  résultats,  mitenémoi 
tout  le  monde  intelligent  :  c'était  la  découverte 
de  l'imprimerie. 

L'imprimerie  naquit  et  apparut  comme  la  lu- 
mière, quand  Dieu  tira  le  monde  du  chaos.  Dès 
le  jour  de  sa  naissance  elle  fut  prête  à  propager 
rapidement  et  partout  les  théories  el  les  systèmes 
absurdes  ou  féconds,  conservateurs  ou  subversifs, 
catholiques  ou  hérétiques  qui  allaient  surgir  de 
toutes  parts.  Dès  le  premier  jour  elle  fut  ce 
qu'elle  est  encore  aujourd'hui ,  une  folle  esclave 
sans  cœur  et  sans  réflexion ,  aveugle  et  soumise , 
un  instrument  puissant ,  une  arme  dangereuse  li- 
vrée à  toutes  mains,  et  selon  la  main  qui  la  diri- 
geait flambeau  ou  éteignoir,  massue  ou  bouclier, 
épée  ou  stylet. 

Et  ce  qui  est  plus  remarquable  encore ,  c'est 
que  le  premier  homme  qui  encouragea  les  pas  de 
cette  esclave  qui  devait  tout  briser  et  asseoir  son 
despotisme  sur  des  ruines  ,  fut  ce  terrible 
Louis  XI ,  qui  a  mis  du  sang  sur  tous  les  écussons 
des  grands  féodaux. 

Aujourd'hui  l'imprimerie  et  la  presse  sa  fille, 
les  livres  et  les  journaux ,  forment  à  elles  deux  la 
plus  vaste  industrie,  celle  qui  occupe  le  plus  grand 
nombre  d'ouvriers  intelligens.  Cent  autres  indus- 
tries ne  sont  que  ses  vassales  et  n'existent  que 
par  elle. 

Il  serait  plus  qu'inutile  de  .'compiler  ici  les 
noms  de  tous  les  genres  de  métiers  qu'elle  sou- 
tient :  disons  seulement  que  ces  métiers  forment 
une  échelle  graduée  ,  dont  nous  occupons  le  pre- 
mier échelon ,  et  dont  le  chiffonnier  tient  le  der- 
nier. 

Depuis  que  la  vapeur  est  venue  en  aide  à  nos 
industries,  on  peut  dire  que  l'imprimerie  a  fait  en 
quelques  années  des  progrès  plus  rapides  qu'en 
deux  siècles  entiers.  Les  machines  se  sont  multi- 
pliées pour  l'impression,  comme  pour  la  fa- 
brication du  papier,  et  cette  année  encore  nous 
avons  signalé  une  nouvelle  machine  à  papier  con- 
tinu de  MM.  Kœchlin,  dont  les  perfectionncmens 
sont  de  la  plus  haute  importance. 

Et  ce  n'est  pas  tout  encore  :  à  côté  de  tout  cela 
une  admirable  découverte  va  venir  ajouter  encore 
à  la  puissance  de  l'art  typographique  ;  nous  vou- 
lons parier  de  la  lyto-lypographie  de  M.  Dupont, 
qui  a  trouvé  le  moyen  de  reporter  sur  la  pierre 
les  vieilles  éditions  et  les  anciennes  gravures. 

Les  résultats  de  cette  découverte  sont  presque 
incalculables.  Que  de  pleurs  vont  verser  les  an- 
tiquaires Cl  les  bibliomanes,  qui  vont  se  voir  en- 
tourés de  toutes  parts  de  nouvelles  éditions  de 
leur  édition  unique ,  de  nouvelles  épreuves  de 
leurs  gravures  antiques,  si  rares,  si  précieuses. 
Marc-Antoine  et  Rembrandt  vont  devenir  popu* 


—  13  — 


laires,  nos  bibliothèques  vont  s'enrichir,  mais  non 
plus  à  prix  d'or,  comme  autrefois.  On  aura  de 
belles  éditions  d'EIzcvirs  pour  moins  d'argent 
qu'un  roman  moderne.  Aussi  nous  mêlerons  no- 
tre voix  à  toutes  les  voix  qui  ont  prodigué  l'éloge 
à  M.  Dupont,  nous  ferons  des  vœux  pour  qu'il  réus- 
sisse ,  pour  qu'il  nous  livre  de  ces  belles  éditions 
de  livres  antiques  dont  nous  avons  le  modèle  sous 
les  yeux ,  et  pour  qu'il  délivre  nos  livres  moder- 
nes du  fléau  de  la  contrefaçon  étrangère. 

Parlons  maintenant  de  tous  les  imprimeurs  de 
l'exposition  :  voici  les  Didot  qui  soutiennent  di- 
gnement la  réputation  atiachée  ii  leur  nom  ;  voici 
Paul  Dupont  qui  s'en  est  fait  une;  Everat,  qui 
ajoute  de  nouveaux  succès  à  ses  premiers  suc- 
cès; et  les  Lacrampe  qui,  de  transfuges,  sont  de- 
venus rivaux. 

M.  Everat  est  aujourd'hui  l'imprimeur  le  plus 
habile  pour  les  ouvrages  illustrés  ;  mais  faisons 
aussi  la  part  du  plus  habile  de  nos  éditeurs, 
M.  Curmer ,  auprès  duquel  nous  nous  arrêterons, 
afin  de  rendre  à  chacun  la  justice  qui  lui  est  due. 

M.  Curmer  sait  illustrer  mieux  que  tous  ses  con- 
frères ;  il  observe,  il  lit,  il  étudie,  et  lorsqu'il  va 
trouver  l'artiste  en  lui  portant  sa  claquelle  de  buis, 
il  lui  communique  ses  impressions  encore  toutes 
récentes,  et  l'artiste  exécute  comme  si  l'auteur 
dictait. 

Un  coup-d'œil  jeté  sur  les  livres  que  M.  Curmer 
expose,  suffira  pour  convaincre  tout  le  monde.  Il 
n'y  a  rien  de  plus  suave  que  les  illustrations  du 
Mois  de  Marie,  de  plus  sublime  que  celles  de 
l'imitalion  de  Jcsm-Christ,  de  plus  poétique, 
de  plus  vrai,  que  celles  de  Paul  et  Virginie. 

Nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  citer  ici 
quelques  lignes  de  M.  Curmer  que  nous  avons 
sous  les  yeux.  On  verra  que,  pour  lui,  ce  n'est  pas 
un  métier  mais  un  art  que  l'état  d'éditeur. 

<(  VlUustration,  c'est  ainsi  que  l'usage  a  nom- 
mé l'application  de  l'art  de  la  gravure  à  l'art  typo- 
graphique, n'est  pas  une  affaire  de  fantaisie  où  le  ha- 
sard occupe  la  principale  place  ;  il  faut  quelque 
étude  pour  entrer  dans  le  génie  ou  l'esprit  de  l'au- 
teur, deviner  quelquefois  sa  pensée,  la  compléter, 
l'étendre  même,  sans  la  fausser,  en  reproduisant 
les  personnages  que  son  imagination  a  créés,  et 
combiner  les  ornemens  de  façon  qu'ils  soient  en 
rapport  avec  l'époque  où  le  livre  a  été  écrit,  et  les 
lieux  où  la  scène  s'est  passée. 

"Nous  pouvons  donner  un  exemple  sensible  de 
l'importance  de  ce  travail  en  indiquant  ce  que 
nous  avons  dû  faire  pour  l'illustration  de  Paul  et 
Virgine. 

)i Bernardin  de  Saint-Pierre,  dans  une  dernière 
édition  \n-k°  publiée  par  lui,  avait  cherché  à  don- 
ner à  son  hvre  tout  le  lustre  possible  ;  il  s'était 
donc  adressé  aux  principaux  artistes  de  son  temps, 
pour  obtenir  de  chacun  d'eux  une  scène  de  son 
chef-d'œuvre  :  il  n'a  pu  produire  qu'une  illustration 
décousue,  fausse,  incomplète.  Les  éloges  qu'il 
donne  à  ces  gravures  sont  plutôt  des  remercî- 
mens  aux  artistes  que  des  démonstrations  de  la 
véi  iié  de  reproduction. 

Il  Pénétré  de  la  pensée  de  lîcrnardin,  qui  par 
un  art  exquis  a  imaginé  de  placer  les  scènes  dra- 
matiques les  plus  naïves  et  les  plus  saisissantes  au 
milieu  des  scènes  de  la  nature  Içs  plus  majestueu- 
ses, nous  avons  étudié  avec  soin  la  topographie 
de  rile-dc-Francc,  le  règne  animal  et  végétal  qui 


l'animent,  les  mouvemens  des  saisons,  les  habitu- 
des dos  indigènes,  leurs  costumes,  leurs  usages; 
pour  plus  d'exactitude,  nous  avons  fait  venir  de 
Londres  les  plans  levés  à  l'Ile-de-France  (Maurice) 
par  l'Amirauté;  tous  les  ouvrages  reproduisant  les 
oiseaux,  les  plantes,  les  arbres  et  toute  la  végéta- 
tion ont  été  recherchés  et  examinés  avec  soin  ;  les 
serres  du  Jardin-du-Hoi,  explorées  sous  la  direc- 
tion d'un  botaniste  familiarisé  avec  la  végétation 
inter-tropicale. 

»La  connaisance  exacte  des  lieux,  des  êtres  qui 
les  habitent,  ainsi  acquise,  nous  nous  sommes 
adressé  à  M.  Tony  Jobannot,  dont  le  talent  gra- 
cieux se  prêtait  merveilleusement  à  reproduire 
toutes  les  scènes  de  la  famille;  en  même  temps 
d'autres  ariisles,  MM.  Français,  Meissonier,  Paul 
Huet,  Eugène  Isabey,  se  distribuaient,  selon  leur 
spécialité,  les  paysages,  les  fleurs,  les  oiseaux,  les 
grandes  scènes  de  la  nature,  les  marines.  C'est  en 
confiant  h  chacun  ce  qui  s'alliait  le  mieux  avec  son 
talent,  que  nous  sommes  arrivé  à  une  exactitude 
complète  dans  toutes  les  parties. 

»La  Chaumière  Indienne  a  exigé  un  autre 
genre  de  travail  qu'il  serait  trop  long  de  détailler 
ici  ;  il  suffira,  pour  s'en  convaincre,  d'examiner 
l'ouvrage  et  de  penser  qu'il  n'y  a  pas  une  seule 
vue,  un  seul  accessoire  qui  n'ait  été  fait  d'après  un 
renseignement  authentique. 

«L'illustration  ainsi  conçue  est  un  travail  long, 
minutieux,  et  que  l'éditeur  seul  peut  et  doit  pré- 
parer dans  son  ensemble,  afin  que  chaque  artiste 
qui  concourt  à  l'œuvre,  ne  s'en  fiant  qu'à  son  ima- 
gination, n'apporte  pas  une  pièce  de  marqueterie, 
et  ne  produise  un  disparate  choquant.  " 

On  voit  par  cequi précède  que  M.  Curmer  sait 
comprendre  et  exécuter. 

Les  Douze  Dames  de  Rhétorique  de  M.  Des- 
rosier sont  très  remarquables  ;  le  frontispice  du 
Paradis  Perdu  de  i\Iilton,  imprimé  en  camaïeu 
en  sept  couleurs  et  vingt-quatre  tons  dans  l'impri- 
merie Lacrampe,  est  un  magnifique  tour  de  force. 
Deux  planches  ont  suffi  pour  obtenir  ces  différen- 
tes combinaisons. 

La  typographie  musicale  de  M.  Duverger  mérite 
aussi  nos  éloges,  pour  la  netteté  et  la  pureté  des 
impressions,  et  surtout  pour  le  bon  marché.  Grâce 
à  M.  Duverger  les  partitions  les  plus  chères  sont 
maintenant  à  la  portée  de  toutes  les  bourses. 

Nous  ne  savons  pas  s'il  est  encore  possible  à 
l'arttypographiquede  parvenir  aun  plus  haut  degré 
de  perfectionnement,  mais  ce  que  nous  savons 
c'est  que  les  résultais  obtenus  placent  dans  ce 
genre  la  France  au  premier  rang  et  nous  espé- 
rons que  nos  imprimeurs  et  éditeurs  ne  l'en  lais- 
seront pas  descendre. 

Maintenant  plongeons-nous  dans  le  faux  ;  tout 
ce  qui  reluit  n'est  pas  or  :  ii  commencer  par  les 
tissus  de  verre  et  à  finir  par  les  imitations  de 
toutes  sortes. 

Pour  les  tissus  de  verre  nous  vous  en  parlerons 
plus  tard. 

Pour  les  imitations  nous  avons  remarqué  peu 
ou  point  de  progrès;  deux  expos  ns  seulement 
sortent  do  ligne,  bourguignon  d'abord  :  ses  perles 
sunt  vraies,  bien  montées,  ses  diamans  sont  d'une 
belle  eau,  ses  imitations  d'or  laissent  un  peu  à  dé- 
sirer, mais  avec  le  temps,  l'hypocrisie,  même  en 
matière  métallique  ou  minérale,  est  chose  facile  à 
pcrfecliouncr, 


Delamarre  ne  cède  en  rien  à  Bourguignon 
pour  l'imitation  des  pierres  fines;  nous  avons  re- 
marqué des  opales  dont  la  langue  de  feu  avait  un 
éclat  superbe,  des  diamans  faux  qu'un  homme  du 
métier  peut  seul  distinguer  des  diamans  vérita- 
bles, et  des  grenats  magnifiques.  Mais  pour  l'imi- 
tation d'or,  nous  n'hésitons  pas  à  donner  la  pré- 
férence aux  produits  de  Delamarre. 

Dans  un  prochain  article  nous  parierons  des 
tissus  de  toute  espèce,  des  porcelaines  et  des 
meubles,  et  là  plus  que  partout  ailleurs,  nous  au- 
rons à  signaler  des  progrès  et  de  la  décadence, 
de  l'habileté  et  du  mauvais  goiit,  de  l'élégance  et 
de  la  lourdeur  ;  nous  promettons  à  nos  lecteurs 
d'être  ce  que  nous  avons  toujours  été,  sévères 
mais  impartiaur, 

Georges  Janéty. 


PI.WOS  DE  M.  HENRI  HERZ  A  L'EXPOSITION. 


Les  instruraens  de  musique  occupent  cette  an- 
née une  place  importante  dans  les  galeries  de 
l'exposition.  Près  de  cent  fabricans  ont  envoyé 
des  produits  de  leurs  atehers.  Les  facteurs  de 
piiinos  sont  en  majorité,  ce  qui  prouve  que  cet 
instrument  se  popularise  tous  les  jours  de  plus  en 
plus.  Parmi  tous  les  produits  qui  abondent  dans 
les  Galeries  de  l'industrie,  on  doit  classer  au  pre- 
mier rang  les  pianos  de  M.  Henri  Herz.  A  la  qua- 
lité de  pianiste  et  de  compositeur  célèbre  ,  M. 
Herz  a  joint  celle  de  facteur.  On  doit  sa- 
voir un  gré  infini  à  cet  artiste  de  sa  persévérance 
pour  amener  le  piano  à  l'état  de  perfectionne- 
ment matériel  où  il  est  arrivé.  M.  llcrz  est  à  la 
tête  de  son  établissement,  il  dirige  lui-même  ses 
ateliers ,  il  possède  parfaitement  la  théorie  de  la 
construction ,  il  a  en  outre  ce  qui  manque  pres- 
que toujours  à  rou\rier,  cette  finesse  de  tact  et 
(le  sentiment  qui  seule  fait  apprécier  toute  la  dé- 
licatesse des  tons  et  toutes  les  nuances  des  effets. 

La  France  musicale  a  ainsi  formulé  son  opi- 
nion sur  les  pianos  de  ce  facteur  :  M.  Herz  s'é- 
lant  aperçu  que  presque  tous  les  pianos  péchaient 
par  trop  ou  trop  peu  de  légèreté  dans  le  jeu,  par 
l'absence  d'égalité  dans  les  trois  parties  qui  cons- 
tituent l'instrument  et  par  le  jeu  mal  combiné  des 
pédales,  a  cherché  à  remédier  à  ces  inconvéniens 
divers.  Dans  tous  les  instrumens  qu'il  a  exposés, 
il  est  facile  de  distinguer  les  efforts  qu'il  a  dû  fai- 
re pour  arriver  à  ce  résultat.  Ses  pianos  sont 
faits  sur  le  système  anglais  ;  l'échappement  e.-t 
perfectionné  et  mieux  fini  que  dans  les  pianos  de 
cette  nation.  Il  a  adopté  le  barrage  en  fer ,  mais 
il  l'a  établi  double;  ainsi  la  table  d'harmonie  se 
trouve  enveloppée  en  dessus  et  en  dcsous.  Le 
corps  du  piano,  encadré  de  celte  manière,  est 
d'une  solidité  parfaite  et  tient  long-temps  l'ac- 
cord. Le  clavier,  dont  personne  mieux  qu'un  fac- 
teur ne  peut  juger  les  avantages  ou  les  défauts,  a 
été  l'objet  des  soins  particuliers  de  M.  Hen,  qui  a 
résolu  un  problème  difficile,  relui  de  concilier  la 
promptitude  avec  la  force  et  la  netteté  du  jeu. 
Les  mortaises  des  touches  sont  garnies  en  buflle 
pour  éviter  le  bruit  du  fer  contre  le  lK>is.  Pour 
obtenir  un  son  plus  net  dans  la  partie  du  dessus, 
le  facteur  a  appliqué  un  chov-det  en  cuivre  d'une 
seule  pièce  et  d'une  solidité  à  toute  épreu\e,  Lej 


14  — 


ornemeiii  et  les  (oiaim  cU  ces  insiiuiueiis    sont 
simples,  gracieux  cl  de  bon  goûl. 

M.  Ikiiri  Ilcrz  est  le  pieiiiier  facteur  qui  ail 
consuuii  des  instiumens  à  sept  octaves  complè- 
tes. Il  était  bien  ilifliciie  de  faire  pai  venir  à  faire 
rendre  un  son  net  et  distinct  à  une  corde  d'une  si 
petite  étcnilue.  l.cs  sons,  dans  les  pianos  de  ce 
facteur,  sont  assii  roiids  et  assez  distincts.  Les 
facteurs  ont  beaucoup  critiqué  cette  innovation  au 
moment  de  son  apparition,  mais  aujourd'hui  nous 
voyons  plusieurs  claviers  s'éiendre  jusfiu'au  sol 
et  au/(i  aigu.  Nous  avons  également  apprécié  dans 
les  inslruniens  de  M.  Herz  l'effet  d'une  pédale 
una  conta  ;  dans  d'autres  pianos  cette  pédale  fait 
que  le  marteau  ne  frappe  qu'une  seule  corde ,  et 
voilà  tout;  ici  le  marteau,  par  un  certain  méca- 
nisme, frise  la  corde  légèrement,  et  l'étoufl'oir, 
en  retombant,  fait  sortir  des  sons  barmoniques 
pleins  de  pureté. 

L'indusUie  et  le  commerce  ont  à  se  louer  de 
M.  llerz,  qui  est  parvenu  à  diminuer  le  prix  des 
inslrumi'ns,  et  qui  donne  beau  et  bon  à  un  prix 
Uès-modéré. 

Si  la  facture  doit  à  M.  Herz  de  bons  pianos,  le 
monde  artistique  et  fasbionable  lui  doit  i;ne  dé- 
licieuse et  magnifique  salle  de  concert,  qui,  selon 
l'expression  d'un  écrivain,  est  aussi  un  excellenl 
iustrumciit,  d'une  sonorité  bien  entendue,  cal- 
culée selon  les  lois  de  l'harmonie  et  de  l'acousù- 
quc,  et  qui  niamiuait  à  la  ville  de  Taris.  Cette 
salle  qui  joint,  chose  bien  rare  en  ce  temps,  la 
commodité  à  l'élégance,  sert  à  la  fois  pour  les 
concerts  et  comme  lieu  d'exposition  ;  c'est  un  ou- 
vrage de  lu\e  dont  l'art  et  l'industrie  doivent  re- 
tirer un  égal  avantage.  Les  sacriaces  que  cette 
construction  toute  grandiose  ont  dû  coûter  h  M. 
Ilcrz,  l'intelligence  que  ce  chef  habile  a  su  dé- 
ployer dans  l'ordonnancement  des  tracés,  ainsi 
qut;  dans  la  direction  des  travaux ,  et  le  noble  dé- 
sintéressement avec  lequel  il  prête  gmluilcmenl 
ce  beau  local  aux  artistes,  doivent  recommander 
bien  haut  non-seulement  la  fabrication  ,  mais  l'é- 
tablissement de  M.  llcrz  à  l'attention  du  jury,  des 
musiciens  en  général  et  parliculieremeiit  des  pia- 
nistes, à  la  tète  desquels  il  s'est  placé  comme 
exécutant  et  comme  compositeur. 

EsccuiEa. 


Ueuuc  îits  tribunaux. 

TRIBUNAL  CIVIL  DE  LA  SEINE. 

La  veuve  Lcclerc  de  Sainte-Croix  et  le  sieur 
Pouil'ard,  condamnés  par  jugement  de  la  3* 
chambre  du  tribunal  ci\il  de  la  Seine,  en  date  du 
15  mai  dernier,  et  par  corps,  à  la  restitution  de 
tous  les  titres  et  de  toutes  les  valeurs  par  eux  dé- 
tournés au  préjudice  de  M.  Charles-Auguste  de 
Sainte-Croix,  héritier  légitime,  viennent  d'intir- 
je'.er  appi  1  de  ce  jugement.  M.  I.achèze,  député, 
présidi  ht  du  tribunal  de  Monibrison,  gendre  de 
la  veuve  Lei  1ère  de  Sainte-Croix,  sa  femme,  Cliar- 
loile-Anne  Leclercde  SainteCroiv,  et  Charles  Le- 
clerc  de  .^ainte-Croix,  cnfans  du  deuxième  lit,  ont 
aussi  interjeté  appel. 

M'  Battur,  avocat  à  la  cour  royale,  et  non  Bat- 
tier  comme  nous  l'avions  imprimé  par  erreur.... 
plaidera  la    cause  de  U,  Charles- Auguste    de 


Sainte-Croix  intimé;  il  .sera  [asaistéet  scconilé  de 
M'  rh.  Dupin  qui  a  lépliqiié  aveclui  en  pre- 
mière instance.  Demain  sera  appelée  la  cause  ou 
l'incident  quia  trait  à  Li  unse  sous  la  main  du  sé- 
questre nonnné  |iar  lejugcuicnl,  de  l'hôtel  n"  ô6, 
avenue  de  Neuilly,  qui  a  été  vendu  durant  la  li- 
tispendance,  par  la  veuve  Leclerc  de  Sainte-Croix, 
au  sieur  Meuron,  vente  dont  M.  Cliaries-.\uguste 
de  Siiiiti'-Croix  demande  la  nnll  lé.  Cet  imuieujle 
vaut  à  lui  seul  près  de  300,000  fr. 


POLICE  CORRECTIONNELLE.  * 

Les  liant  ou  fus. 

Dans  nu  boudoir  où  la  lumière  pénétrait  adou 
cie  par  un  double  rempart  de  mousseline  et  de 
soie,  une  jeune  femme  brodait.  Penchée  sur  son 
métier,  sl's  doigts  agiles  suivaient  rapidement  les 
contours  du  dessin  ;  de  temps  en  temps  elle  s'ar- 
rêtait, regardait  son  ouvrage  avec  complaisance; 
et  elle  était  heureuse,  bien  heureuse  à  la  pensée 
que  bientôt  le  bien  aimé  aurait,  brodée  de  sa 
main,  la  plus  élégante  paire  de  pantuull::s,sur  la- 
quelle se  détacherait  le  chilVre  nuptial,  deux  lettres 
entrelarécs,  L.  A.,  touchant  emblème  de  l'union 
d.  s  cœurs.  C'étiiit  pour  elle  une  joie  enfantine  de 
faire  ui\ stère  a  Auguste  des  heures  (|ii'elle  consa- 
crait à  tiavaiUer  pour  lui;  elle  voulait  le  surpren- 
dre, l'éblouir,  le  confondre,  en  déi)osant  à  ses 
pieds,  tout  d'un  coup,  sans  prépai  ation,  s;ins 
qu'il  s'en  doute,  ce  chef-d'œuvre,  témoignage  de 
sa  patience  plus  encore  que  de  son  talent  à  bro- 
der. 

Ici,  nous  quittons  le  gracieux  pour  entrer  dans 
un  ordre  de  faits  dramatiques,  dont  la  discrétion 
des  témoins  ne  nous  a  pas  permis  de  soulever  le 
voile;  nous  passons  donc  sur  plusieurs  mois,  et 
nous  retrouvons  Lucia,  non  plus  dans  son  boudoir, 
mais  dans  une  chambre  à  coucher  dont  la  déco- 
ration est  toute  nouvelle  pour  nous.  Le  seul  meu- 
ble que  nous  reconnaissons  est  le  métier  à  bro- 
der, sur  lequel  est  toujours  tendu  le  canevas  des 
pantoulles.  Lucia  y  travaille  encore,  mais  à  la 
manière  de  Pénélope,  quoiqu'en  plein  jour.  Des 
deux  lettres  du  chilli  e,  l'une  a  changé,  l'A  a  été 
remplacé  par  un  R,  ce  qui  signifie,  selon  l'expres- 
sion d'un  témoin,  que  nous  sommes  sous  le  règne 
de  Robert.  Ce  règne,  aussi  agité  et  plus  court 
que  celui  d'Auguste,  ne  devait  pas  non  plus  voir 
s'achever  le  monument  de  Lucia.  Une  troisième, 
une  quatrième  fois,  il  lui  fallut  changer  l'initiale; 
l'A  primitif,  déguisé  enR,  ne  tarda  pas  à  être  mé- 
tamorphosé en  C,  puis  ce  dernier  à  s'arrondir  en  0. 
Or,  l'A,  l'R,  le  C  et  l'O  sont  quatre  amis,  succes- 
seurs immédiats  les  uns  des  autres  et  tous  héri- 
tiers piésomptifs  de^ pantoulles. 

Des  quatre  amis,  trois,  en  hommes  sensés  et 
qui  savent  prendre  leur  parti  en  braves,  n'avaient 
fait  qui;  rire  de  leur  commune  histoire  ;  mais  le 
quatrième,  le  dernier  en  date,  coté  0,  avait  pris 
au  séiieux  les  pantoulles  et  leur  chiffre  embléma- 
ti([ue.  Forcé  à  l'abdication,  il  ne  put  contraki- 
dre  Lucia  à  une  stabilité  de  sentiment  qui  n'cftt 
pas  dans  ses  habitudes;  mais,  en  battant  en  re- 
traite, il  voulut  sauver  armes  et  bagages,  au  nom- 
bre desiiuels  il  rangea  les  pantoulles  qu'il  réclama 
énergiquement.  C'était  sa  propriété,  disait-Il,  non 


"  I  1 1  I.  Il       i 

pas  tant  à  cause  de  la  promesse  qui  lui  en    av 
été  faite,  qu'afin  de  rentrer,  autant  que  possible, 
dans   une  certaine   soiiime  de  20  fr.  qu'd  avait 
donnée  pour  achat  de  laines  assorties. 

A  celle  prétention,  léquiiablc  Lucia  avait  ré- 
pondu que  les  pantoulles  étaient  commencées  de- 
puis longtemps  et  avec  la  laine  de  ses  prédéces- 
seurs; ille  lui  ollrit  de  lui  rendre,  en  la  défilant, 
ce  (|u"il  était  entré  de  la  sienne  dans  l'initiale  O. 
Sur  le  refLis  du  jeune  homme,  la  discussion  s'était 
échauffée,  et  si  bien  écliauffre  qu'après  des  paro- 
les vives,  des  injures  échangées,  un  soulilet  ou 
des  soulllets  auraient  élé  donnés  par  Osc;îr  à  la 
dame  Lucia,  qui  prétend  ne  les  avoir  pas  rendus 
et  venait  aujourd'hui  en  demander  réparation  à  la 
police  correctionnelle. 

Les  trois  prennères  initiales.  A,  R,  C,  étaient 
citées  par  Lucia  en  témoignage  de  l'antiquité  des 
pantoufies,  et  pour,  du  reste,  dé|)oscr  de  l'ensem- 
ble (le  sa  moralité,  de  la  douceur  de  ses  mœurs, 
de  son  bon  cœur,  de  son  désintéressement.  Tous 
trois  s'en  sont  tirés  avec  esprit,  ont  ri  de  bonne 
grâce  au  souvenir  des  pantoufles  omnibus,  qui  ne 
sont  à  personne,  et  ont  du  reste,  tout  en  cher- 
chant à  justifier  Oscar,  rendu  le  plus  éclatant  té- 
moignage au  caractère  lieureux,  enjoué  et  badin 
de  ma:lemoiselle  Lucia. 

Des  autres  témoinscités,dei;xscalementétaicnt 
présens  à  la  scène  de  rupture.  L'un,  c'est  une 
dame,  qui  a  vu  donner  trois  soulllets  sur  les  deux 
dont  se  plaint  Lucia,  termine  tout  bonnement  sa 
déposition  par  ce  mot  adressé  à  Oscar  :  c'est  un 
monstre.  L'autre  témoin,  qui  n'est  qu'un  homme, 
n'a  vu  donner  qu'un  tout  petit  soulilet,  bien  un 
peu  provoqué  par  certains  outrages  'que  ne  lui 
épargnait  pas  l'enjimée  Lucia. 

Tout  bien  délibéré,  le  tribunal  a  condamné 
Oscar  il  25  fr.  d'amende,  sans  rien  préjuger  sur 
la  propriété  des  pantoulles,  dont  le  chiffre  est  de 
nouveau  veuf  de  sa  quatrième  initiale. 


Les  liaisons  dangereuses. 

Au  banc  des  prévenus  vient  s'asseoir  à  rcculoiis, 
en  minaudant  et  en  se  donnant  des  airs,  une 
assez  jolie  brune.  Si  la  toilette  suffisait  pour  clas- 
ser seule  la  femme,  Camille  Chippart  serait  une 
femme  comme  il  faut;  elle  porte  une  élégante 
capote  de  gaze  rose,  une  robe  de  soie  rayée  et 
moirée,  un  grand  schall  de  soie  noire  semé  de 
Heurs  rouges;  sa  petite  main,  couverte  d'un 
étroit  gant  de  chevreau,  ne  quitte  pas  un  flacon 
de  cristal  à  bouchon  de  vermeil,  et  malgré  tout 
cela,  ou  peut-être  à  cause  de  tout  cela,  Camille 
Chippart  n'est  pas  une  femme  comme  il  faut. 
Pourquoi?  demandez-le  à  M.  de  Balzac,  qui  vient 
A'éa'kii  IX  professo  un  excellent  article  sur  ce 
sujet.  Si  vous  ne  m'en  voulez  croire,  écoutez-la  ; 
les  choses  qu'elle  dit,  et  encore  plus  le  ton  dont 
elle  les  dit,  vous  donneront  la  mesure  de  ce 
qu'elle  peut  êlre. 

M.  le  président. — Vos  noms? 

—  Camille  Chippart,  22  ans,  lingère. 

—  Liiigère!  en  êtes  vous  bien  sûre  ?  Il  paraît 
que  vous  n'exercez  pas  votre  état...  Vous  ne 
vi\ez  pas  de  votre  travail.  Vous  demeurez... 

—  Rue  Lemercier,  aux  Catignolles. 

—  Oui,  vous  êtes  lii  en  garni,  et  puis  vous 
avez  un  autre  logement  dans  vos  meubles,  rue 


I 


15  — 


de  rrovcnce.  Il  est  vrai  qm;  vos  meubles  sont 
saisis  pour  deux  ou  trois  nii;ii>  francs.  Tout  cela 
n'annonce  pus  une  conduite  très  régulière.  Mais 
enfin,  ce  n'est  pas  de  cela  rpi'il  s'a;;it.  Vous  savez 
que  vous  êtes  prcvonu.Ml'avuir  volé  une  somme 
de  3,120  fr.  à  un  sieur  Philippe  P...  avec  l('(|ucl 
vous  aviez  entretenu  des  relations  coupables  ? 
Avouez-vous  le  fait? 

—  J'avoue  ni'èlre  emparée  de  deuv  billets  de 
mille  fraiirs,  deu\  autres  de  500  francs  chacun, 
et  de  120  fr.  environ  en  argent;  mais  je  ne  vou- 
lais pas  me  les  approprier  tout-à-fait,  je  voulais 
seulement  forcer  M.  Philippe  à  s'arranger  avec 
moi  il  r^imiable. 

—  Qu'entendez-vous  par  là,  s'arranger  à  l'a- 
miable. 

—  Il  y  avait  quelque  temps,  il  m'avait  promis 
deux  mdiefrancs  pour  m'aidera  payer  mes  dettes. 
D'ailleurs,  je  les  avais  remis  cachetés  à  mon 
oncle,  marchand  des  quatre-saisons. 

—  Et  vous  pensez  que  cela  vous  autorisait  à  le 
voler  ?  Nous  allons  entendre  les  témoins. 

M.  Philippe  P...,  2'(  ans,  étudiant  en  droit.  — 
Messieurs,  j'ai  donné  mon  désistement  purement 
et  simplement.  C'est  une  ali'uire  maintenant  arran- 
gée entre  nous;  ce  n'était  qu'un  malentendu. 

M.  l'avocat  du  roi.  —  Comment,  un  malenten- 
du! J'ai  sous  les  ycuv  voire  plainte  chez  le  com- 
missaire à  la  date  du  5  mai  ;  elle  est  formelle.  Vous 
y  racontez  qu'après  avoir  reçu  quelque  temps 
clize  vous  la  fille  Camille  vous  l'en  aviez  expul- 
sée depuis  huit  jours,  lorsque,  le /4  mai,  pro- 
fitant de  votre  absence,  elle  s'est  introduite  dans 
votre  domicile  à  l'aide  d'une  clé  qu'elle  vous  avait 
soustraite;  que  là,  connaissant  toutes  vos  habitudes 
par  suite  de  l'intimité  qui  avait  régné  entre  vous, 
elle  a  été  prendre  la  clé  de  votre  secrétaire  sous 
des  chemises  pliées  dans  une  armoire,  et  vous  à 
volé  3,120  fr.  La  justice  ne  peut  pas  entrer  dans 
vos  raccommodemens  et  vos  ariangemens  posté- 
rieurs; vous  lui  devez  toute  la  vérité  sur  l'acc- 
usation dont  vous  l'avez  saisie. 

M.  Philippe  P...  — Je  n'en  disconviens  pas...; 
mais  après  cela  j'ai  moi-même  quelques  reproches 
à  me  faire.  J'avais  depuis  plusieurs  mois  fait  des 
promesses  à  Camille.  J'ai  à  me  reprocher  de  ne 
les  lui  avoir  pas  teintes. 

M.  le  président.— j;)ue!les  promesses  lui  avicz- 
vous  faites  ? 

M.  Philippe  P...— Des  promesses  comme  tout 
le  monde  en  fait  à  ses  maîtresses  ;  je  lui  avais 
promis  de  l'aider  quclquifois.  J'ai  eu, tort  de  lui 
montrer  mes  billets  et  de  l'exposer  à  laiéntaiion..]e 
ne  pense  pas  qu'elle  ait  voulu  me  voler  définitive- 
ment ;  je  ciois  bien  plutôt  qu'elle  a  cru  pouvoir 
s'attribuer  cela  à  titre  de  compensation,  d'indem- 
nité :  elle  aura  voulu  m'amener  à  composition  et 
traiter  à  l'amiable. 

Après  un  réquisitoire  énergique  de  M.  l'avocat 
du  roi  Meynard  de  Franc,  et  malgré  les  elfonsdc 
U'  VVoIlls,le  tribunal  condamne  Camille  Cliippart 
à  six  nu)is  de  prison. 

A  peine  ce  jugement  est-il  prononcé,  que 
M.  Philippe  P.. .  traverse  la  salle,  vient  ollrir  le 
bras  à  Camille,  et  tous  deux  sortent  eiiM-mble  le 
plus  ti  anquillcmeiit  du  monde. 


Utouc  Pramatujuc. 


THÉÂTRE  DES  VARIÉTÉS. 

Emile,  vaudeville  en  1  acte,  par  MM.  Bayard  et 
Dumauoir. 

Suivant  un  dicton  assez  répandu,  l'amour  rap- 
proche les  distances;  c'est  cet  axiome  vulgaire, 
qui  suggère  un  beau  jour  à  M.  Emile  Grandjean, 
jeune  homjue  charmant  d'ailleurs,  mais  fils  d'un 
simple  fermier,  l'idée  d'ollVir  sa  fortune  et  sa  main 
à  madaaie  de  lUeuv,  jeune  veuve  fort  coquette 
et  passablement  entichée  de  son  de  nobiliaire. 
Mais  n'ayez  garde  que  madame  de  Hieux  consente 
jamais  à  ieni^randjcanev;  elle  ne  veut  pas  même 
recevoir  les  visites  de  son  adni  rateur,  et  répond 
par  des  leities  bien  sèches  à  toutes  les  protesta- 
tions d'amour  qui  lui  arrivent  par  la  petite  poste. 

Un  jour  p(mrt,uit  le  cœur  de  la  noble  dame  se 
prend  d'amour  pour  un  inconnu  que  le  hasard 
amène  dans  la  mais'ju  de  son  père  ;  comment  ré- 
sister en  ellét  à  un  homme  qui  est  à  la  fois  pein- 
tre, musicien,  médecin,  avocat,  milil.iire,  et  par 
dessus  tout  d'une  amaiiilité  charmante.  Or,  cet 
inconnu,  c'est  Emile  Grandjean  qui  a  fait  naitre 
un  prétexte  pour  avoir  l'entrevue  qu'on  lui  refuse 
si  obsiinément  depuisdeux  années. 

Emile  a  voulu  se  venger;  et  quand  il  est  bien 
assuré  de  so/i  triomphe,  il  fait  à  sa  belle  inhu- 
maine l'aveu  de  son  amour...  pour  la  jeune  Aline, 
sa  sœur. 

Otez  les  couplets,  et  ce  vaudeville  restera 
comme  une  des  plus  jolies  comédies  que  l'on 
nous  ait  données  depuis  lung-temps.  Il  y  a  un 
intérêt  vraiment  remari|ual>le  et  un  vernis  de  bon 
ton  qui  ne  nuit  en  rien  à  la  gaité  des  détails. 

Nous  ne  connaissons  qu'un  tort  au  rôle  d'Emile, 
c'est  d'être  joué  par  Brindeau  qui  l'empreint 
d'une  impertinence  et  d'une  prétention  vraiuient 
insupportables. 


THEATRE  DE  LA  PORTE  St-MARTIN. 

Le  Pacte   de  Famine,  par  MM.  Paul  Foucher  et 

Elle  Berthet. 

C'est  un  drame  tiré  à  bout  portant  contre  les 
accapareurs  de  grains  do  XVlil'  siècle.  C'est  un 
plaidoyer  plus  ou  moins  élo(|uent  pour  les  misères 
du  peuple  coiitrel'égoïsme  des  riches  et  des  grands. 
Il  y  a  dans  cette  pièce  un  certain  M.  delJeauniont, 
avocat  généreux  et  désintéressé,  tel  qu'il  n'est 
point  rare  d'en  trouver  au  théâtre,  qid  prend  har- 
diment la  cause  du  peuple ,  attarpie  les  finan- 
ciers, puis,  victime  di!  son  courage,  se  voit  jeté 
dans  un  cachot  de  la  Bastille,  pour  en  être  tiré  au 
cinquième  acte  par  le  peuple  enfin  virlorieuv. 
Tout  ceci  ne  manque  pas  de  verve,  d'entrain,  ni 
même  d'intérêt  véritable.  Les  deux  premiersacles 
se  traînent  lentement,  mais  les  trois  derniers  sont 
remplis  de  péiipéties  émouvantes.  Tous  les  jour- 
naux ont  dit  avant  nous  que  c'était  là  un  beau  suc- 
cès. Nous  ne  nous  sentons  pas  le  courage  de 
contredire  des  éloges  si  unanimes.  Nous  répéte- 
rons donc  que  c'est  un  beau  succès  et  nous  en  fé- 
liciterons les  auteurs. 


Hiuuc  bc  ciiu]  ionra. 

30  JlIN.  —  D'après  les  nouvelles  do  Ma  Irid, 
du  22  juin,  ladéiresM-  financière  est  grauiledans 
cette  capitale  ;  à  la  vérité,  on  se  flattait  do  I  espoir 
d'obtenir  une  avance  de  (iO  millions  de  réaux  de 
MM.  Gaviiia,  Casa-Iiujo,  O'Shea  et  Calderon  , 
moyennant  une  cession  momentanée  du  produit 
du  tabac. 

Par  lellresde  la  Guadeloupe  du  20  mai.  reçues 
ce  matin  à  Nantes,  on  apijnn.l  que  M.  Jubelin. 
gouvorn.  lu-  do  cette  colonie,  vciK.il  de  prendre  le 


même  arrêté  qi;  ■  !e  gouverneur  de  la  Marthii- 
que,  et  de  permettre  l'exportation  du  sucre  pour 
tout  navire  et  sous  tout  pavillon. 

—  L'arrêté  de  M.  le  gouverneur  de  la  Martini- 
que, en  date  du  1.5  mai  dernier,  qui  autorise  l'ex- 
portation des  sucres  à  l'étranger,  par  tous  pavil- 
lons, est  parvenu  le  27  juin,  au  gouvernement. 

Des  dispositions  ont  été  prises  immédiatement 
pour  en  faire  cesser  les  efi'ets. 

—  La  commission  des  sucres  a  décidé  aujour- 
d'imi  d'abaisser  la  surtaxe  sur  les  sucres  bruts 
blancs,  à  G  fr.  50  c.  ;  elle  a  résolu  aussi  qu'il  v 
avait  lieu  d'abaisser  le  rendement  de  sucre  raniné 
à  70  fr.  pour  les  sucres  coloniaux,  et  73  fr.  pour 
les  sucres  étrangers.  Il  ne  reste  plus  à  délibérer 
que  sur  le  droit  à  imposer  à  l'entrée  des  sucres 
étrangers.  Une  seule  séance  suffira  probablement 
à  l'examen  de  cette  question. 

—  On  lit  dans  le  Courrier  anglais  : 

«  Il  résulte  d'un  rapport  fait  au  Parlement  sur 
les  accidens  arrivés  à  des  bateaux  à  vapeur,  que 
dans  les  dix  années  qui  viennent  de  s'écouler,  il 
y  a  eu  dans  les  trois  royaumes  92  accidens  sur- 
venus à  bord  de  navires  à  vapeur,  qui  ont  coûté 
la  vie  à  634  personnes.  Dans  les  deux  dernières 
années,  c'est-à-ilire  en  1837  et  1S38,  il  y  a  eu  =>i 
explosions  par  suite  desquel.es  137  personnes  ont 
perdu  la  vie.  » 

—  On  écrit  de  Conslantinople,  7  juin  : 

«  La  flotte  sortira  des  Dardanelles  après  de- 
main ,  car  l'astiologue  en  chef  a  déclaré  que  ce 
jour  était  favorable.  Le  Maliinoudié  qui  porte  le 
pavillon  amiral  a  quitté  hier  l'arsenal  ;  il  a  été  re- 
moivpié  par  un  bat-au  à  vapeur.  11.000  h:)mmes 
s;  trouvent  à  bord  de  la  flotte  qui  est  destinée 
pour  les  eûtes  de  Syrie,  à  l'eflet  d'opérer  une  di- 
version en  faveur  de  Hafis-Paclia  et  de  rallier  la 
population  armée,  sur  les  derrières  d'Ibrahim.  .> 

—  Les  correspondances  de  l'Inde  confirmentla 
nouvelle,  déjà  publiée  ,  dune  collision  sanglante 
qui  a  eu  lieu,  à  Bushire.  entre  les  Anglais  "et  les 
habitans  du  pays.  Le  shah  de  Perse  se  dispose, 
suivant  toute  apparence,  à  reprendre  le  sié^e  de 
Itérât.  " 

—  On  mande  de  Rome  :  le  S  du  mois  prochain, 
il  y  aura  une  grande  promotion  de  cardinaux.  On 
annonce  que  Mgr.  Gaston  de  Pins,  administrateur 
du  diocèse  de  Lyon  ,  sera  nommé  en  remplace- 
ment du  cardinal  Fesch,  décédé. 

—  La  commission  chargée  de  l'examen  du  pro- 
jet de  loi  relatif  à  la  reconstruction  de  la  salle 
Kavart  a  repoussé  l'amendement  qui  demandait 
que  la  façade  et  la  principale  entrée  du  monument 
fussent  établies  sur  le  boulevart.  Le  chiifre  élevé 
(le  la  dépense  qu'eût  exigé  cette  construction  mo- 
numentale pour  laquelle  il  eût  fallu  acheter  la 
maison  du  (irand-Balcon,  qui  a  un  graml  nombre 
de  boutiques  sur  le  boulev.ut,  a  déterminé  celte 
déci>ion.  Après  avoir  entendu  lc«  représentations 
lie  plusieurs  entreprises  théâtrales  qui  ont  des  in- 
térêts engagés  dans  la  (|uesilon  de  la  reconstruc- 
tion de  la  salle  Favarl,  la  commission  s'est  pro- 
noncée pour  l'adoption  pure  et  simple  du  projet 
de  loi  présenté  par  le  goavernemeiit. 


1"'  JUILLET.  —  Le  19  juin,  la  gendarmerie  a 
conduit  dans  la  maison  de  dépôt  de  la  ville  d'L- 
zerche  un  jeune  prisonnier  p  irtant  le  costume  es- 
pagnol avec  le  berret  blanc  dit  à  la  Zumalacarre- 
guy.  Celait  le  marquis  de  Caniévos.  ancien  pa"e 
du  roi  de  Sardaigne  et  ofiicier  d'artillerie  au  se^- 
Mce  lUi  prétendant  don  Car'os.  11  n'est  â"é  que  de 
dix  huit  ans.  (  t  a  fait  ses  éludes  militaires  à  l'éaile 
(l'.ii  tillerie  <le  Vienne,  en  Aulrirhc.  Son  éducation 
p.iraii  des  plus  soi. -nées,  et  il  parle  avec  faiiliu-  le 
I lanças,  le  castillan,  le  ius.se,  l'allemand  et  lita- 
lien.  Il  clierchait  à  pénétrer  en  Espagne  par 
Bajonne  lorsqu'il  a  été  arrêté.  Il  doit  être  conduit 
a  Amiens. 

—  lue  lettre  de  Ncw-Vorck,  du  l'ijuin,  appor- 
tée par  le  Orcat  iratan,  anuonco  que  deiu 


—  16  — 


bâtinipns  ni^griois  C-sous  pavillon  américain),  ont 
été  capturés  par  un  vaisseau  de  guerre  anglais,  et 
conduits  à  Niw-Vorck,  alin  que  les  dOlinquans 
soient  jugés  et  punis  suivant  toute  la  rigueur  des 
lois  de  leur  pays. 

—  Le  gémral  Santa-Cruz  a  abdiqué  les  fonc- 
tions de  protecteur  suprême,  ainsi  que  celles  de 
président  de  la  Bolivie,  aUn  de  mellrc  un  terme  à 
l'anarchie  et  à  la  guerre. 

—  Des  lettres  de  Naples  annoncent  que  le  ma- 
riage du  frère  du  roi,  le  prince  Antoine,  comte  de 
Lecce,  avec  la  lille  de  la  duchesse  de  Berry,  n'aura 
point  lieu.  Les  négociations  concernant  cette 
union,  qu'on  regardait  comme  conclue,  ont  ino- 
pinément été  rompues,  et  la  duchesse  a  aussitôt 
résolu  d'aller  passer  quelque  temps  en  Sicile  avant 
de  retourner  en  Allemagne. 

—  On  mande  de  Pesth,  17  juin,  que  le  duc  de 
Bordeaux,  après  avoir  parcouru  la  Transylvanie  et 
la  Hongrie,  était  arrivé  en  cette  ville,  où  il 
comptait  passer  plusieurs  jours.  Dans  sa  suite  se 
trouvaient  le  duc  de  Levis,  le  comte  Latour-Mau- 
bourg,  le  comte  Montbel,  etc. 

—  Sept  pièces  capitales  restent  encore  à  pla- 
cer pour  terminer  la  fameuse  colonne  de  Juillet; 
quatre  (ronrons  du  fût,  le  chapiteau,  le  tambour 
et  le  génie  de  la  liberté  qui  couronnera  le  mo- 
nument. Toutes  ces  pièces  étant  prêtes,  ce  monu- 
ment pourra  être  inauguré  aux  prochaines  fêtes 
de  juillet.  Aujourd'hui  dimanche,  les  ouvriers  con- 
tinuent leurs  travaux.  ' 

—  Hier ,  un  individu  d'une  mise  assez  recher- 
chée s'est  précipité  dans  la  Seine,  au-dessous  du 
pont  des  Invalides.  Quelques  personnes  qui  se 
trouvaient  sur  le  bord  de  la  rivière,  sont  parve- 
nues à  le  retirer  de  l'eau  et  l'ont  conduit  chez  M. 
Noël,  commissaire  de  police.  Ce  magistrat,  après 
lui  avoir  demandé,  mais  inutilement,  son  nom  et 
sa  profession,  l'envoya  à  la  Charité,  où  les  plus 
prompts  secours  lui  furent  prodigués.  Mais  le  mal- 
heureux, tournant  vers  les  personnes  qui  l'envi- 
ronnaient son  regard  éteint,  leur  dit  d'une  voix 
mourante  :  <•  C'est  inutile,  je  suis  empoisonné.  » 

—  Le  roi  de  Bavière  vient  de  faire  publier  un 
troisième  volume  in-8°  de  ses  Poésies,  qui  se 
vend  à  la  librairie  de  Cotta.  11  en  avait  déjà  paru 
deux  de  (rois  cents  pages.  Le  produit  de  la  vente 
sera  remis  à  l'institut  des  aveugles  à  Munich. 


2.  —Le  Toulonnais  annonce ,  d'après  des 
lettres  de  Bougie,  18  juin,  qu'Abd-el-Kaderaparu 
dans  les  environs,  entre  autres  à  Mzaïa,  avec  une 
troupe  assez  nombreuse  et  uniformément  vêtue. 
Il  s'est  rendu  ensuite  à  un  marabout  où  les  Arabes 
tiennent  leur  marché.  En  retournant  par  le  même 
chemin,  cette  troupe  rencontra  le  commandant 
de  Bougie  qui,  avec  250  hommes  seulement,  lui 
barra  le  passage  et  voulut  savoir  quelle  était  la 
cause  de  cette  apparition  inattendue  ;  mais  l'émir 
se  relira  et  fit  dire  au  commandant  qu'il  n'était  ve- 
nu que  dans  des  intentions  pacifiques.  Il  lit  même 
promettre  de  venir  s'expliquer  en  personne  avec 
le  commandant  aussitôt  qu  il  serait  campé  à  peu 
de  distance. 

—  On  écrit  de  Constantine  : 

«  Le  bruit  s'est  répandu  que  Sétif  et  Djemmilah 
seraient  probablement  abandonnés;  M.  le  colo- 
nel Delarue  aurait,  dit-on,  fait  connaître  que  le 
gouvernement  n'approuvait  point  ce  système  d'oc- 
cupation étendue.  « 

—  Le  paquebot  anglais  Vllomére,  venant  de 
Malte,  annonce  que  le  l'i  jinn  on  avait  reçu  de 
Constanlinfip'.e  la  nouvelled'un  légerengagement, 
à  la  suite  duquel  les  Turcs  s'étaient  emparés  de 
plusieurs  villages  du  Beyiick  d'Antib.  Cet  avantage 
avait  donné  gain  de  cause  au  parti  de  la  guerre, 
rtdans  le  conseil  il  avait  été  décidé  qui;  Haliz  pa- 
cha recevrait  des  ordres  pour  aller  en  avant. 

—  Lne  inondation  subite  du  Tigre  a  causé  de 
grand} dommages  dans  la  Uésuputamie.  Plusieurs 


caravanes  ont  péri.  Une  partie  des  magasins  de 
l'armée  turque  a  été  détruite. 

—  On  lit  dans  le  Journal  du  Havre  : 

«  M.  Chouquet,  banquier,  déclaré  en  faillite 
par  jugement  du  tribunid  de  commerce  de  cette 
ville,  en  date  du  22  juin,  et  qui  était  sorti  de  pri- 
son sous  sauf  conduit,  vient  de  disparaître  sous  le 
prétexte  d'aller  passer  la  nuit  à  sa  campagne  ha- 
bitée par  sa  famille.  On  assure  qu'il  a  gagné  le 
port  de  Fécanip,  où  un  smogleur  anglais  l'atten- 
dait pour  le  conduire  en  Angleterre.  Cette  fuite, 
qu'on  aurait  dû  prévoir,  ne  laisse  plus  de  doute 
sur  la  moralité  des  opérations  de  ce  banquier, 
dont  les  écritures  sont,  nous  assure-ton,  dans  le 
plus  grand  désordre. 

—  C'est  hier,  à  cinq  heures  seulement,  que  les 
affiches  de  clôture  de  l'exposition  pour  aujour- 
d'hui ont  été  posées  dans  l'intérieur  des  salles. 
C'est  ainsi  qu'on  a  répondu  à  la  demande  de  pro- 
longation que  les  exposans  avaient  formulée. 

—  Voici,  d'après  la  Cazetle,  comment  le  juge- 
ment a  été  rendu,  dans  l'affaire  du  général  Bros- 
sard,  après  2  heures  de  délibération.  Le  général 
a  été  déclaré  non  coupable  à  l'unanimité  sur  les 
chefs  de  trahison  et  de  concussion  ;  non  coupable 
à  la  majorité  de  six  voix  contre  une  sur  le  délit 
de  corruption  de  fonctionnaires  ;  non  coupable  h 
la  majorité  de  cinq  voiv  contre  deux  sur  le  chef 
d'immixtion  dans  des  fonctions  incompatibles  avec 
sa  qualité. 

—  M.  le  comte  Daru,  pair  de  France,  épouse 
mademoiselle  Lebrun,  lille  du  lieutenant-général 
duc  de  Plaisance  et  petite  fille  par  conséquent  du 
consul  Lebrun.  Les  publications  préalables  à  cette 
union  sont  affichées  à  la  mairie  du  10'  arrondis- 
sement. 


3.  —  On  écrit  de  Constantinople ,  6  juin  : 
«  Hier,  seize  chirurgiens  sont  jwrtis  sur  des  ba- 
teaux à  vapeur  pour  Sarasun  ;  ils  se  rendent  à 
l'armée  de  Hafiz-Pacha ,  dans  le  Kurdistan.  De- 
puis quinze  jours,  plus  de  25,000  hommes  y  ont 
été  envoyés.  La  Hotte  a  4,000  hommes  à  bord,  et 
on  dit  qu'elle  est  destinée  pour  les  côtes  de  la 
Syrie.  La  rentrée  en  faveur  de  Halil-Pacha  et  sa 
réintégration  ont  fait  une  impression  favorable 
sur  les  Moslines.  » 

—  Hier  matin,  le  lieutenant-colonel  Achmet- 
Effendi,  chef  de  la  Monnaie  du  Caire,  est  arrivé 
à  Paris.  Ce  jeune  Arabe  se  rend  au  Mexique 
pour  examiner  et  étudier  les  procédés  employés 
pour  l'extraction  de  l'or.  D'abord  le  vice-roi  vou- 
lait l'envoyer  en  Russie,  mais  il  a  senti  que  c'était 
surtout  dans  le  Nouveau-Monde  qu  il  fallait  étudier 
cette  industrie.  On  sait  que  Méhémet-Ali  a  l'in- 
tention sérieuse  de  mettre  à  profit  les  mines  trou- 
vées dans  la  Haute-Egypte. 

—  Le  saint-père,  pour  reconnaître  le  zèle  de 
M.  le  maréchal  Valée  ,  gouverneur  de  l'Afrique, 
en  faveur  de  la  religion ,  et  l'appui  qu'il  accorde 
à  Mgr  l'évêque  d'Alger,  vient  de  lui  envoyer  en 
cadeau  un  superbe  dessus  de  table  en  mosaïque 
dmi  travail  précieux  et  d'un  grand  prix. 


—  Le  tirage  au  sort  des  obligations  de  la  ville 
de  Paris  s'est  fait  aujourd'hui.  Le  numéro  5,631 
a  gagné  la  prime  de  60,000  fr.;  le  n.  22,395 
celle  de  20,000  fr.  ;  le  n.  15,931  cellede  15,000  f.; 
le  n.  25, lli  celle  de  12,000  fr.;  le  n.  15,59C 
celle  de  10,000  fr. 

Les  numéros  21,804,  13.434,  28,482,  32,285, 
397,  22,812,  38,219,  22,527,  16,006,  27,539, 
chacun  une  prime  de  500  fr.  ;  enfin  ,  le  numéro 
2,084,  sorti  le  16%  la  prime  de  1,120  fr. 

—  La  caisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che 30  juin  et  lundi  1"  juillet  1839,  de  3,955  dé- 
posans,  dont  544  nouveaux,  la  somme  de  527,966 
francs. 

Les  remboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  481,500  f. 


—  La  commission  des  finances  a  pris,  dans  sa 
séance  de  ce  jour,  l'initiative  d'une  réforme  im- 
portante. A  la  majorité  de  huit  voix  contre  sept  , 
elle  a  voté  la  suppression  de  la  rétribution  uni- 
versitaire ,  dont  le  produit  pour  le  trésor  s'élève 
à  environ  1,500,000  fr. 

—  Le  nom  de  Pic  de  la  Mirandolle  vient  de  s'é- 
teindre ,  et  c'est  l'état  qui  hérite  de  celui  qui  l'a 
porté  le  deriner.  La  valeur  de  cette  succession, 
vacante  faute  d'héritiers  connus,  ne  pourra  guère 
dépasser  15  à  1,800  fr. 

4.  —  On  lit  ce  qui  suit  dans  un  post-scriptum 
de  la  Gazette  ci Ambourg: 

«Le  manifeste  contre  Mehemet-Ali  a  paru  ;  il 
est  daté  du  8  ;  Méhemet-Ali  et  Ibrahim-Pacha  sont 
privés  de  toutes  les  fonctions  et  dignités  dont  ils 
ont  été  revêtus  jusqu'à  présent,  et  le  commandant 
supérieur  de  l'armée  du  grand-seigneur,  Hafiz- 
Pacha,  est  nommé  successeur  de  Mehemet-Ali 
dans  le  gouvernement  d'Egypte.»  C'est  vendredi, 
15,  que  ce  manifeste  sera  lu  dans  les  mosquées  de 
la  capitale,  et  ensuite  dans  celles  des  provinces. 

»  Le  dernier  courrier  de  Constantinople,  du 
12,  annonce,  d'accord  avec  les  nouvelles  les  plus 
récentes  arrivées  aujourd'hui  d'Alexandrie  par 
Athènes  et  Trieste,  le  commencement  des  hosti- 
lités entre  les  Turcs  et  les  Egyptiens.  Hafiz- 
Pacha  a  pénétré  sur  le  territoire  de  Mehemet- 
Ali,  et  a  attaqué  la  position  d'Ibrahim  Pacha.  Le 
premier  combat  sérieux  aurait  eu  lieu  le  27  mai  ; 
l'avant-garde  égyptienne  s'est  retirée  en  se  battant 
vaillamment,  parcequeles  Turcs  avaient  la  supé- 
riorité du  nombre.  Ibrahim-Pacha  allait  à  la  ren- 
contre de  l'armée  du  Grand-Seigneur. 

H  Le  Sultan  veut  en  finir  à  tout  prix  avec  Méhémeî; 
toutes  les  représentations  du  corps  diplomatique 
sont  sans  effet.» 

—  Les  nouvelles  reçues  ce  matin  de  la  Jamaïque 
continuent  à  être  d'une  nature  défavorable.  Des 
avis  de  l'intérieur  de  l'île  annoncent  que  la  popu- 
lation nègre  a  en  sa  possession  une  grande  quan- 
tité d'armes  à  feu^ct  qu'elle  ne  veut  pas  travailler; 
on  ajoute  que  plus  du  huitième  de  cette  popula- 
tion ne  travaillant  pas,  quoiqu'on  lui  oflllde  bons 
salaires,  beaucoup  d'entre  eux  s'étaient  formés 
en  bandes  de  tirailleurs,  et  s'exerçaient  à  tirer  à 
la  cible,  tandis  que  la  milice,  qui  est  la  sauve- 
garde du  pays,  allait  se  détruisant  tous  les  jours, 
et  le  nombre  en  diminuait  d'un  jour  à  l'autre. 

—  Mardi  dernier,  on  remarquait  parmi  la  foule 
qui  parcourait  le  chemin  de  fer  entre  B  erlin  et 
Potzdam,  un  vieillard  d'un  air  affable  et  majes- 
tueux à  la  fois,  qui  donnait  le  bras  à  une  dame 
âgée.  Une  calèche  descendit  ce  couple  vénérable  à 
Ihôtel  de  Pétersbourg.  C'était  l'archevêque  de 
Posen  avec  sa  sœur. 

—  On  mande  de  Perpignan,  le  29  juin:  «  Au- 
jourd'hui, à  trois  heures  de  l'après-midi ,  l'écrou 
du  général  de  Brossard  dans  la  prison  militaire  a 
été  levé  ;  mais  aussitôt  cet  officier-général  a  été 
arrêté  pour  dettes  par  des  huissiers  qui  l'ont  con- 
duit à  la  prison  civile,  » 

— Dans  la  dernière  réunion  de  la  Société  royale 
asiatique,  on  a  présenté  une  immense  feuille  de 
papier  de  soixante  pieds  de  long  sur  25  de  large, 
à  Kumacre,   dans   l'Indostan.    Ce   papier  résiste 
aux  atteintes  des  insectes, 

BANQUE  PATERNELLE. 

MM.  les  actionnaires  de  la  Banque  paternelle 
sont  informés  que  le  dividende  pour  1838  a  été 
arrêté  en  assemblée  générale  ,  en  date  du  3  juin, 
à  la  somme  de  vingt-sept  francs  soixante-huit 
centimes  pour  cent ,  et  qu'il  se  paie  tous  les 
jours,  de  10  à  4  heures,  au  siège  de  l'administra- 
tion, rue  Sainte-Anne,  71 ,  à  Paris. 

Le  Directeur,  BERTHET. 


I  np,  d'Ed.  Proux et C',  rue NcuYe-des-Bons-Enfans,  3. 


LITTÉRATURE.  S^CES,  BEAUX  AHTS  ,  IN-  ^^^^K^^^^iÉi^K^I^SillTr  WT^   X  JoCRSACX  ,  BEVUES  .    OUVRAGES    INÉDITS 

DCSTRIE,  CO>XAISSA>CES  UTILES.  ESQUIS-  ■^^à^^^R^^^^^S''^    W^P^I^^èé:  PCIlLICATI0>S>0CVELLE5,^BI0G^RAPmES. 

ON  S'ABOXB  A  PARIS.  A  U  BUREAU  DU  JOUR-  ^^^^^^^^W\^\  WwB^^^^C"  - '-  '^/ ImX^^J^MÊÊ^^  PRIX   D'ABONNEMENT 

NAL.  rue  du  HELDER.  14  bis.  et  chez  ^fflJM^ ^l^^^M^^^^^^^Nii .■!    /IiÊÊÊ^Êx,  POUR  PARIS  ET  LES  DÉPARTEJIENS 

El  pour  Londres  el  les  Trois-Royaumcs ,  ''*^^^S^^^^^^^__=j=^^^^^^^^^^^^^"  g'abonîfentVû^ur  c-«  an  ou  6  mois,  cl  en 

au  Cercle  des  étrangers,  n.22ô.  PicadiUy.  jp^  ,g  demande  parletlres  affranchies. 

7- — ~      ,    .   .  on  ,  Au  peu  d'esprit  que  le  honliomme  avait,  

Lesabonnemens  ne  datent  quedcsoet  20de  r           r      t  .  j„  „„j-,  „ci  ;nini<.  an  n"  dn  l 

chaoue  mois  L  esprit  cCautrui  par  complément  servait.  Une  gravure  de  modes  est  JO'nle  au  noua 

tndque  iiioia.  f                   f           r  ^^  ^^^  lithographie  an  n°  du  20  de  chaque 

Le  prix  des  abonneraens  peut  être  transmis  II  compilait,  compilait,  compilait.  ""**"'                

par  a  poste,  ou  en  un  mandata  loucher  a  F       .        i-       .        f  Prix  des  annonces,  75  c.  la  ligne. 

E  VOLEUR, 

fc^cttc  àc0  lournaux  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

De  l'instruction  eîv   TimQiiE,   les  gendres 

DU  SULTAN,  LA  RÉFORME  DANS  LES  VÈTEMEX?, 

par  M.  d'Aubignosc— La  comtesse  d'Egmont, 
par  M.  Jules  Jamn,  (suite  et  (in).  —Moeurs, 
scènes  et  caractères  de  la  vie  anglaise: 
le  vieux  célibataire  riche,  les  apprentis, 
LES  GUEUX  ÉLÉGANS. — Lantara,  par  Marie 
Aycard.  —  Les  intriguesde  Carlton-House, 
par  M.  Eugène  Guinot.  —  Hafiz-Paciia  , 
généralissime  de  rarmce  ottomane,  par  M. 
PoujouLAT.  —Mélanges,  faitscurieux  :  Le  tour- 
noi d'Ecosse  ;  Anliquités  de  DJiimnilali  ; 
Le  palais  du  Luxembourg.  — W^sm  drama- 
tique :  Théâtre  Français  :  IL  faut  que 
jeunesse  se  passe.  —  Revue  des  modes.  — 
Revue  de  cinq  jours. 


U  imm  mmm. 

De  riustrnction  ca  Turquie.  —  Les 
geudrcM  du  isuUnii.  —  La  réfornic 
dans  les  vctciucus. 


Sa  Hautessc  entend  qu'à  l'avenir  tout,  autour 
d'elle,  s'organi.se  et  marche  à  rcuropéenne.  Mais, 
en  Europe,  tout  repose  sur  l'instruction;  elle  est 
généralement  répandue.  Dans  la  région  moyenne 
des  populations,  elle  a  atteint  un  degré  auquel  nid 
Musulman  n'est  encore  parvenu;  dans  les  classes 
supérieures  ,  clic  s'élève  auv  sominilés  de  la 
science. 

Rien  de  pareil  ne  se  voit  chez  le  peuple  domi- 
nateur en  Orient.  15  en  plus ,  il  n'existe  che/,  lui 
aucun  moyeu  d'acquérir  des  connaissances  pa- 
reilles. 


Là,  pour  les  Musulmans ,  pas  d'autre  école  que 
celles  où  l'on  enseigne  la  lecture  et  l'écriture  tur- 
ques ,  l'arabe  et  le  persan,  les  écritures  saintes  et 
les  premières  règles  du  calcul.  Quand  un  homme 
a  réussi  dans  ces  diverses  parties ,  il  passe  pour 
un  savant.  On  le  cite,  on  le  dit  apte  aux  plus 
hautes  fonctions  ;  et ,  s'il  y  est  promu,  on  pro- 
clame en  lui  un  appui  précieux  pourrimportalion 
des  idées  nouvelles. 

Mais,  d'abord,  comprend-il  lui-même  ces  idées? 
Où  a-t-il  pu  prendre  les  premières  notions  ? 

Serait-ce  dans  des  livres  ?  Les  Turcs,  si  ce  n'est 
le  Coran  et  ses  nombreux  commentaires ,  et,  de- 
puis peu  ,  quelques  traités  élémentaires  mal  tra- 
duits, n'ont  pas  de  livres  écrits  dans  leur  langue. 
Peut-être  est-ce  en  lisant  «es  ouvrages  imprimés 
dans  d'autres  idiomes?  Ils  n'en  connaissent  aucun. 
Si  qiie'ques  uns  barbouillent  un  peu  le  français 
ou  l'italien  ,  leur  science  ne  va  pas  au-delà  des 
mots  ;  le  fond  de  la  pensée  leur  échappe  toujours. 

Serait-ce  entin  dans  la  conversation  d'hommes 
éclairés?  Où  en  voit-on  parmi  eu\?  Les  Musul- 
mans, dans  leurs  cnlretieus ,  ne  peuvent  que  se 
renvoyer  le  petit  nombre  d'idées  qu'embrasse 
leur  intelligence.  L'échange  est  bientôt  f.iit ,  la 
matière  épuisée.  C'est  de  celle  indigence  que  naît 
la  réserve  dont  on  fait  honneur  à  leur  prudence 
et  à  leur  éducation. 

Au  lieu  de  celle  ardeur  à  acquérir  de  nouvelles 
Inmières  qui  est  le  propre  des  1  e  i|)les  avancés , 
le  Turc  a  de  la  répugnance  pour  tout  ce  qui  lui 
est  nouveau. 

Et  c'est  en  présence  de  ces  dispositions ,  aussi 
connues  que  constatées,  que  son  souverain  a  en- 
trepris de  renverser  l'ordre  ancien,  et  de  le  rem- 
placer par  les  principes  qui  règlent  toutes  choses 
dans  la  chrétienté  !  Pour  que  celle  intention  eût 
pu  s'aceouqilir,  il  aurait  fal  u  auparavant  que  l'in- 
struelion  eût  i)énéiré  dans  l'esprit  des  hommes  à 
qui  la  mission  en  était  conliée. 

Les  Turcs  sont  bien  éloignés,  el  c'est  Ia  leur 
plus  grand  nutlheur,   de  se  rendre  justice  el  de 


reconnaître  b  ur  nullité.  Chacun  ne  balance  pas  à 
se  croire  propre  à  tout  emploi  qu'il  plaît  au  sultan 
de  lui  donner,  et  Sa  Haulesse  partage  celte  fu- 
neste erreur,  en  admettant  que  ses  choLx  ont  le 
privilège  d'inculquer  la  capacité. 

On  peut  encore  de  nos  jours,  comme  autrefois, 
dire,  en  signe  de  remercîment,  au  porteur  d'eau 
ou  à  tout  homme  de  peine  que  Ton  rencontre 
dans  la  rue  ,  et  qui  vous  donne  une  réponse  à  la 
plus  insigniOante  demande  :  Dieu  te  fasse  grand 
vizir!  Le  commissionnaire  de  Paris  auquel,  au 
lieu  d'un  7e  vous  remercie,  vous  diriez  :  Dieu  te 
fasse  président  du  conseil  !  serait  disposé  à 
croire  que  vous  vous  moquez  de  lui,  et  même 
que  vous  l'insultez.  Le  Turc  ,  nullement  surpris , 
se  contente  de  répondre  :  Ich  Allah  ou  Allait 
Iccrim  ,  ce  qui  veut  dire  :  Dieu  est  grand ,  et  s'il 
plaît  à  Dieu.  Comment  pourrait-il  prendre  pour 
une  amère  dérision  te  souhait  que  vous  lui  adres- 
sez, et  que  le  caprice  de  son  maître  peut  réaliser 
à  rinslant  même  ? 

Les  métamorphoses  de  ce  genre  n'étaient  pas 
rares  autrefois.  Lu  sulian  du  nom  d'Amuralh 
avait  di^à  f.iil  étrangler  plusieurs  de  sesgénéraux, 
que  les  Aulrichiens  avaient  défaits  en  bataille 
rangée.  Il  apprend  que  son  nouveau  grand  vizir 
vient  d'élre  battu.  Il  envoie  aussitôt  l'ordre  de  le 
mettre  à  mort. 

Après  avoir  prononcé  celle  sentence,  il  ren- 
trait dans  son  palais,  incertain  par  qui  il  le  rem- 
placerait, loi-squ'il  aperçoit  un  homme  qui  se  li- 
vrait avec  ardeur  à  son  travail,  et  fendait  du  bois 
pour  la  cuisine  impériale. 

11  l'appelle  et  lui  dit  :  Je  le  nomme  grand  vizir. 
Cet  homme  s'incline  piofondémcnt  devant  son 
maître ,  en  signe  d'adhésion  et  de  reconnaissance  ; 
mais  il  se  redresse  bien  vite  ,  en  regardant  av.  c. 
dignité  les  courlisans  du  prince,  qui  semblci  t  lé- 
siter  à  lui  adresser  leur  homm.ige.  Aussitôt  après 
il  suit  le  suliaii,  (  i  va  recevoir  l'anneau  qui  con- 
stituait riuvestiiurc  de  la  plus  haute  dignité  do 
I  ronipire. 


—  18  — 


Ce  gént'ralissinie  inipro\isi'  part  pour  l'armé», 
et  y  ramène  la  victoire  sous  l'éicndard  du  pro- 
pliète.  Avant  sa  promotion,  il  Oiait  connu,  à  cause 
de  sa  profession,  sous  le  nom  do  lialtudji  (fen- 
dcur  de  bois).  11  retint  et  illustra  ce  nom.  Les  an- 
nales turques ,  depuis  l'invasion  des  Ottomans 
en  Kurope  ,  n'en  ont  pas  conservé  de  plus  cé- 
lèbre. 

Il  ne  faut,  en  Turquie,  ni  nrissance,  ni  édu- 
cation ,  ni  connaissance  des  affaires,  nous  allions 
dire  ni  probité,  poui-  passer  du  dernier  rang  aux 
plus  hauts  emplois.  De  la  condition  d'esclave  au 
rang  de  pacha,  il  n'y  a  souvent  qu'un  pas.  On 
voit  parmi  les  grands  dignitaires  plus  d'hommes 
de  celte  origine  que  de  si^jcis  nés  libres. 

llallil,  premier  gendre  de  l'empereur  Malimoud, 
a  été  acheté  en  Géorgie ,  amené  ii  Constantino- 
ple  et  vendu  au  vieu\  séraskier  Lzrew,  dont  il  a 
été  long-temps  le  favori,  et  qui  l'a  poussé  ensuite 
aux  plus  hautes  fonctions. 

Said,  second  gendre  de  Sa  Hautcsse ,  est  fils 
d'un  esclave  qui  avait  fait  son  chemin.  Celui-ci  est 
une  preuve  vivante  de  ce  que  nous  venons  de 
dire,  de  l'inutilité  de  la  naissance,  de  l'éducation, 
de  l'intelligence  des  affaires.  Ses  alentours  lui  re- 
fusent même  le  sens  commun. 

D'un  rrélinisme  devenu  proverbial ,  nul  avant 
comme  après  son  union  avec  la  seconde  fille  du 
sultan,  Saïd  fut  doté,  à  l'occasion  de  son  mariage, 
de  la  charge  de  séraskier  (généralissime)  d'Asie , 
du  gouvernement  supérieur  de  l'Ecole  Polytech- 
nique, du  commandement  suprême  de  la  garde 
impériale. 

Après  la  disgrâce  d'Hallil ,  qui  était  comme  lui 
gendre  du  sultan ,  exilé  à  cause  de  l'empoisonne- 
ment de  deux  dignitaires,  on  ajouta,  aux  vastes 
attributions  de  Saïd ,  les  charges  de  séraskier 
d'Europe  et  le  gouvernement  de  Constantinople , 
dont  on  dépouillait  celui-là. 

Est-ce  a\ec  de  pareils  choix  que  le  sultan  peut 
parvenir  à  la  régénération  de  ses  peuples  ?  Ce 
prince,  en  pourvoyant  ses  filles,  a  voulu  se  don- 
ner des  soutiens.  Pouvait-il  plus  malheureuse- 
ment choisir? 

La  Providence  semble  vouloir  venir  au  secours 
de  Sa  Hautcsse,  dont  les  intentions  sont  bonnes  , 
en  atténuant  les  rigueurs  de  la  fatalité  qui  le  pour- 
suit (laus  tous  ses  actes.  llallil  est  hors  des  af- 
faires par  suite  d'un  crime  honteux ,  et  Saïd  ne 
peut  tarder  h  être  rendu  à  l'obscurité  d'où  il 
n'auraitjamais  dii  sortir,  par  l'eflet  de  la  mort  de 
la  sultane  sa  femme ,  seul  lien  qui  l'attachât  à  la 
famille  impériale. 

Cette  alliance  avait  été  l'unique  cause  d'une  élé- 
vation qui  avait  surpris  tout  Constantinople  .  quoi- 
que habitué  qu'on  y  soit  à  voir  passer  les  hom- 
mes du  néant  au  comble  de  la  fortune. 

Observons ,  au  sujet  dudit  Saïd,  que  la  perte 
énorme,  dans  toutes  les  acceptions  ,  qu'il  a  ré- 
cemment faite,  celle  de  sa  femme,  fille  du  sultan , 
est  encore  duc  au  plus  absurde  préjugé.  Lesjour- 
nau\  ont  annoncé  que  la  princesse  n'avait  suc- 
combé que  parce  que  l'étiquette  avait  rais  obsta- 
cle à  ce  qu'on  pratiquât ,  sur  une  fille  du  sang 
impérial,  une  saignée  qui  devait  la  sauver. 

Avant  de  quitter  les  gendres  de  Sa  Hautcsse  , 
si  bizarrement  choisis  ,  donnons  une  idée  ,  par 
deux  faits  passés  sous  nos  yeux ,  de  la  manière 
dont  le  premier  entendait  ses  nouvelles  dignités, 


et  dont  l'autre  comprenait  sa  position  vis-à-vis  de 
la  famille  impériale  dans  laquelle  il  était  entré. 

Il  y  avait  très  peu  de  jours  (ISSG)  qu'Hallil- 
Pacha,  à  l'occasion  de  son  mariage,  était  investi 
du  gouvernement  de  la  capjale,  lequel  donne  le 
droit  de  justice  prévôtale  ,  quand  un  cas  où  il 
crut  pouvoir  exercer  ce  droit  de  ses  propres 
mains  s'offrit  à  lui.  Il  le  saisit  avec  empressement, 
et  ce  fut  avec  une  joie  bien  vive  qu'il  l'accomplit 
à  l'instant  même. 

Ce  prince  sortait  de  son  palais  avec  une  suite 
assez  nombreuse  d'officiers  ,  de  kavasses  et  de 
valets,  au  milieu  desquels  il  était  s  ul  à  cheval , 
lorsque  son  cortège  est  croisé  par  un  jeune  Grec 
de  l.")  à  IG  ans,  aussi  à  cheval ,  qui  débouchait 
d'une  rue  transversale.  Ce  malheureux  n'avait 
aperçu  le  séraskier  qu'en  arrivant  dans  la  rue  que 
celui-ci  parcourait,  et  n'avait,  par  conséquent,  pas 
eu  le  temps  de  mettre  pied  à  terre,  ainsi  que  le 
prescrit  l'étiquette. 

Halhl  ne  s'arrête  pas  à  cette  considération.  Il 
fait  saisir  ce  faible  enfant  par  un  vigoureux  ka- 
vasse.  Ce  brutal,  accoutumé  à  ces  sortes  d'exécu- 
tions, lui  place  les  bras  sous  les  aisselles ,  et,  en 
lui  fixant  la  tète  contre  son  corps,  le  contient,  le 
dos  voûté,  dans  une  altitude  propice  à  la  ven- 
geance de  son  maître. 

Le  séraskier  s'était  f;iit  remettre  un  énorme 
fouet  qu'un  homme  de  sa  suite  tient  toujours  à 
sa  disposition.  Se  redressant  alors  sur  ses  étricrs 
pour  acquérir  plus  de  force,  il  frappe  sa  victime 
à  coups  redoublés,  jusqu'à  ce  que  la  lassitude  le 
contraigne  à  cesser. 

Cette  opération  terminée,  il  se  remet  en  route, 
après  avoir  recueilli  autour  de  lui  les  félicitations 
tacites  qu'il  est  convaincu  d'avoir  méritées. 

Quant  à  l'infortuné,  abandonné  sur  le  pavé 
dans  un  état  facile  à  concevoir,  il  dut  à  des  pas- 
sans  charitables  d'être  rapporté  chez  ses  parens. 

C'est  une  tradition  qui  ne  s'est  pas  perdue  chez 
lis  Musulmans,  que  celle  d'aimer  à  faire  immé- 
diatement parade  d'un  pouvoir  qu'on  vient  d'ob- 
tenir. 

Le  baron  de  Tott  rapporte  dans  ses  Mémoires, 
qu'étant  en  première  visite  chez  un  Turc  de  ses 
amis,  promu  la  veille  au  poste  de  grand  vizir,  il 
eut,  en  le  quittant,  l'explication  d'un  geste  hori- 
zontal fait  de  la  main  par  ce  dignitaire  ,  à  nn  mot 
qu'un  de  ses  gens  lui  avait  dit  de  la  porte,  sans  en- 
trer dans  l'appartement  où  se  passait  leur  entre- 
tien. En  sortant,  il  aperçut  neuf  létes  fraîchement 
coupées  rangées  sur  son  passage.  Son  ami  avait 
été  bien  aise  de  lui  faire  voir  quelle  était  sa  nou- 
velle importance. 

Si  la  conduite  d'Hiillil-Pacha  suflit  pour  faire 
connaître  comment  la  dignité  est  comprise  dans 
les  hauts  emplois,  celle  de  Saïd  va  révéler,  avec 
la  même  évidence,  de  quelle  nature  sont  les  rela- 
tions d'homme  à  femme ,  quand  celle-ci  est  du 
sang  impérial. 

Cet  autre  beau-fils  de  Sa  Hautesse  parcourait 
un  jour  à  cheval  la  longue  rue  de  Galata,  faubourg 
de  Constantinople.  Il  était  suivi  de  trois  domesti- 
ques à  pied. 

Les  passans  sont  surpris  de  le  voir  tout  à  coup 
s'élancer  à  terre  et  se  précipiter  dans  une  bouti- 
que, où  il  se  blottit  dans  le  coin  le  plus  retiré,  en 
se  couvrant  d'un  mauvais  tapis  qui  gisait  sur  le 
sol. 


Dans  le  même  moment,  ses  gens,  qui  l'avaient 
deviné  ou  à  qui  il  avait  glissé  un  mol ,  rétrogra- 
daient rapidement  jusqu'à  une  petite  ruelle,  ou 
ils  entrèrent  avec  le  cheval  de  l'Altesse. 

Chacun  s'évertuait  à  deviner  le  motif  de  celte 
singulière  manœuvre  d'un  personnage  aussi  émi- 
nenl ,  lorsqu'il  leur  fut  expliqué  par  la  vue  d'un 
liarem  venant  du  côté  opposé  à  celui  que  suivait 
Saïd-Pacha,  quand  il  avait  si  subitement  inter- 
rompu sa  course. 

On  nomme  harem,  dans  ce  cas,  le  train  d'une 
sultane  sortie  de  son  palais  pour  affaire  ou  pour 
son  plaisir.  Il  est  composé  de  plusieurs  arabas 
(charrettes)  traînées  par  des  chevaux,  quelquefois 
par  des  bœufs,  et  plus  ou  moins  ornées  de  doru- 
res, sculptures,  rideaux,  etc. 

La  princesse  est  toujours  dans  la  première  et 
la  plus  brillante  des  voitures  du  cortège ,  assise 
sur  des  lapis  et  des  coussins  avec  ses  principales 
dames.  Les  autres  femmes  occupent  les  arabas  de 
la  suite. 

Des  kavasses  précèdent  le  train  et  font  arrêter 
ou  écarter  les  passans ,  et  deux  eunuques  noirs  à 
cheval  sont  aux  portières  de  la  voiture  de  la  sul- 
tane. Si  la  largeur  de  la  rue  ne  leur  permet  pas  , 
ils  se  placent  derrière. 

A  leur  tournure  martiale  on  les  prendrait  pour 
le  nain  Bébé  du  roi  Stanislas  de  Lorraine,  sortant 
d'un  pâté,  vêtu  en  cuirassier,  et  armé  d'un  sabre 
de  quelques  pouces  de  longueur,  pendant  à  son 
côté. 

Nous  avons  laissé  l'orgueilleux  Saïd  ,  s'annihi- 
lant  dans  une  boutique  de  raja ,  caché  sous  une 
couverture  crasseuse.  Dès  que  le  convoi  eut  dé- 
passé la  ruelle  où  ses  gens  avaient  cherché  un 
asile,  ils  lui  ramenèrent  son  cheval.  Il  sortit  alors 
de  sa  retraite,  enfourcha  son  palefroi  et  se  remit 
en  route,  aussi  sai'sfait  de  lui-même  que  s'il  eût 
remporté  une  victoire. 

Ce  gendre  de  Sa  Hautesse  avait  reconnu  de 
loin  l'équipage  dj  sa  belle-sœur,  la  princesse  llal- 
lil. Trop  tard  pour  pouvoir  rétrograder,  il  avait 
évité,  en  s'effaçant,  d'être  contraint  à  descendre 
de  cheval  à  son  approche,  à  se  prosterner  sur  le 
sol  età  faire  le  simulacre  du  baisement  des  pieds. 
Il  est  facile  de  juger,  par  cette  perpétuation  d'u- 
sages aussi  avilissans,  que  les  réformes  n'ont  pas 
encore  passé  par  là. 

On  se  rappelle  le  projet  de  révolte  tenté  par 
d'anciens  janissaires,  pendant  l'absence  du  sultan 
en  mai  1837,  et  étouffé  aussitôt  que  découv.ert, 
par  l'exécution  d'une  cinquantaine  de  conjurés. 
Nous  Ëurons  occasion,  en  traitant  dans  le  présent 
chapitre  de  la  réforme  dans  les  vètemens,  de 
signaler  les  alarmes  que  donne  encore  le  corps 
des  ulémas. 

Dès  que  le  sultan  se  fut  résolu  à  introduire  dans 
ses  états  un  régime  nouveau,  qui  devait  atteindre 
les  institutions  et  les  hommes  dans  les  plus  petits 
détails  de  leur  existence  ancienne,  il  dut  com- 
mencer celte  œuvre  par  un  changement  total  dans 
les  costumes.  Ceux  en  usage  de  tout  temps,  rap- 
pelaient des  corporations,  des  prétentions,  des 
privilèges,  des  usages,  dont  il  convenait  d'étein- 
dre jusqu'au  souvenir,  après  avoir  fait  table  rase 
de  ce  qu'ils  représentaient. 

L'ancien  équipement  des  hommes  ne  pouvait 
se  prêter  aux  nouvelles  exigences.  L'état  n'était 
pas  assez  riche  pour  en  supporter  la  dépense 


19  — 


quant  à  ses  salariés,  et  les  particuliers  avaient 
perdu  les  moyens  de  fournir  au  iuve  deleur  mise. 
Une  foule  de  dépenses  capitales,  en  usage  dans 
l'état  social  des  pays  civilisés,  n'étaient  pas  con- 
nues des  peuples  orientaux.  Là,  pas  de  modes 
dont  les  variations  sont  si  exigeantes  ;  pas  de 
spectacles,  de  visites,  d'assemblées  où  la  somp- 
tuosité des  Labits  et  des  ornemens  a  tant  d'occa- 
sions de  se  produire.  Les  maisons  des  particuliers 
étant  closes  aux  étrangers,  un  beau  mobilier  n'est 
pas  de  rigueur.  On  ne  se  donne  pas  réciproque- 
ment à  manger.  On  n'a  pas  de  voilure.  Les  Orien- 
taux sont  allianchis,  parleurs  coutumes  et  mœurs, 
de  beaucoup  d'autres  charges  qui  pèsent  ailleurs 
sur  les  foiiunes privées. 

Chez  les  Turcs,  les  rigueurs  du  luxe  n'attei- 
gnaient que  leur  personne.  Ils  pouvaient  être 
mal  logés,  mal  meublés,  mal  nourris,  eux,  leurs 
femmes  et  leurs  enl;ins,  ce  que  personne  ne  pou- 
vait vérifier,  et  cependant  paraître  opulens  aux 
yeux  du  public. 

Il  leur  suffisait,  à  cet  effet,  de  se  montrer  hors 
de  leur  domicile  avec  des  vctemens  frais,  des  pe- 
lisses et  des  châles  de  quelque  valeur,  pour  se 
donner  un  air  d'aisance  et  même  de  richesse,  qui 
contrastait  très  souvent  avec  la  détresse  de  leur 
intérieur. 

C'est  la  nécessité  de  cette  opulence  apparente, 
qu'ils  ne  peuvent  plus  satisfaire  et  qui  était  deve- 
nue de  plus  en  plus  onéreuse,  que  le  sultan  a 
senti  la  nécessité  de  faire  cesser;  et  c'est  en  cela 
seulement  que  les  réformes  ont  eu  leur  entier 
effet. 

Mais  il  était  impolitique  et  maladroit,  en  vou- 
lant pousser  tout  un  peuple  à  adopter  une  mise 
nouvelle,  de  brusfjuer  la  mesure.  Pourquoi  ne 
pas  se  donner  le  temps  de  faire  choix  de  vète- 
mens  convenables  et  commodes,  avant  d'obliger 
cette  population  à  renoncera  ceux  dont  l'habitude 
était  prise  dès  l'enfance? 

Ces  ménagemens  étaient  surtout  commandés 
par  la  constitution  physique  que  les  musulmans 
reçoivent  de  leur  éducation  et  de  leur  manière 
d'élre.  En  négligeant  c  tte  considération,  on  a 
rendu  ridicule  un  peuple  qui  en  imposait  encore, 
ily  a  peu  d'années,  par  une  belle  représentation. 
Aujourd'hui,  il  fait  peine  à  voir.  L'usage  des 
sofas  voûte  les  reins  et  enfonce  lapoitrine;  la  ma- 
nière de  s'asseoir  tourne  les  pieds  en  dedans  et 
déjetle  les  jambes  en  dehors.  Beaucoup  paraissent 
estropiés  qui  n'ont  qu'une  mauvaise  tenue. 

L'ampleur  des  anciens  vèlemens  masquait  ces 
infirmités  acquises.  Les  habits  serrés  les  dessinent 
et  les  rendi'nt  apparentes.  Ajoutez  que  tous  sont 
gauches  dans  leur  nouvel  accoutrement. 

C'est  surtout  aux  fonctionnaires  que  le  chan- 
gement n'a  pas  été  favorable.  On  ne  leur  trouve 
plus  cet  air  de  grandeur  qui,  uni  à  leur  réserve 
habituelle,  en  imposait  et  commandait  le  respect. 
Gênés  dans  leurs  habits  et  manteaux  brodés, 
sortis  de  la  main  de  tailleurs  inhabiles,  ne  sachant 
pas  porter  les  épées  ou  sabres,  parties  obligées 
de  leiu-  costume  d'apparat,  ils  sont  houleux  eux- 
mêmes  d'une  métamorphose  qu'ils  jugent  bien  ne 
pas  leur  être  favorable,  et  ils  semblent  partager 
l'hilarité  que  leur  vue  cxcile  ,  lorsqu'ils  pen- 
sent ne  faire  que  substituer  sur  leur  ligure  un 
sourire  gracieux  à  leur  gravité  d'autrefois.' 
lien  est  même  de  petite  taille,  et  parmi  ccu.v-ci 


on  remarquait  Heschild-Pacha  et  Sarim-Effendi  tous 
deux  connus  à  Londres,  que  leurs  elTorts  pour 
imiter  les  manières  qu'ils  avaient  étudiées  dans 
leurs  ambassades  en  Europe,  faisaient  prendre 
pour  de  véritables  singes. 

Les  changemens  dans  les  costumes  n'ont  pas 
été  plus  favorables  aux  armées  musulmanes.  Nous 
avons  dit  la  mauvaise  qualité  desétoiïes  dont  elles 
sont  vêtues,  et  la  parcimonie  avec  laquelle  on  les 
emploie,  qui  sont  telles,  qu'après  un  mois  de 
campagne  tous  ces  vêtemens  seraient  en  loques. 
Nous  pouvons  ajouter  que  le  dernier  di'gré  du  ri- 
dicule a  été  atteint  dans  la  forme  et  dans  la  coupe 
des  habits  de  troupe. 

Le  sultan  lui-même  n'échappe  pas  à  la  critique 
dans  cette  subversion  de  costumes,  et  dans  le 
mauvais  goût  qui  a  présidé  aux  remplacemens. 

Avant  les  réformes,  rien  n'approchait  de  la 
pompe  qui  environnait  Sa  Hautesse,  quand  elle 
sortait  de  son  palais.  Les  rois  de  l'Europe,  et  tou- 
tes leurs  cours  réunies,  ne  seraient  pas  parvenus 
à  former  un  cortège  aussi  riche,  aussi  élégant, 
aussi  imposant  que  celui  des  successeurs  des  ca- 
lifes se  rendant  à  la  mosquée. 

C'était  à  travers  une  double  haie  de  janissaires 
qu'ils  parcouraient  les  rues  conduisant  de  leur 
palais  à  la  mosquée  impériale,  désignée,  par  l'éti- 
quette ou  par  le  caprice  du  maître,  pour  les  priè- 
res du  jour. 

Ces  janissaires  n'avaient  pas  d'uniforme.  Leur 
tête  seule  était  ornée  d'une  casquette  en  cuivre, 
de  forme  commune  à  tous,  présentant  sm'  le  de- 
vant une  manière  d'étui  destiné  à  recevoir  une 
cuillère,  et  d'autres  petits  ustensiles  à  l'usage  du 
soldat.  Une  peau  de  mouton  tannée,  attachée  à 
la  partie  antérieure  de  cette  casquette,  pendait  et 
descendait  le  long  du  dos,  en  s'élargissant  jusqu'à 
la  chute  des  reins.  Elle  offrait  la  forme  d'un  trian- 
gle, dont  le  sommet  se  trouvait  derrière  la  tête. 

Dans  l'intérieur  de  Constaotinople,  les  janis- 
saires ne  portaient  pas  d'armes  :  c'eût  été  trop 
dangereux.  Du  énorme  bâton,  placé  dans  la  main 
droite,  leur  servait  à  faire  la  police  et  à  témoi- 
gner qu'ils  étaient  de  service. 

Ces  hommes  tenaient  beaucoup  à  prouver  leur 
adresse  à  manier  ce  bâton.  Pour  la  manifester, 
autant  que  pour  l'entretenir,  il  arrivait  quelque- 
fois qu'il  prenait  fantaisie  à  un  homme  de  garde 
de  le  lancer  dans  les  jambes  d'un  Grec  qui  cou- 
rait dans  les  rues.  S'il  le  touchait,  un  sourire  ap- 
probateur de  tous  les  assistans  était  sa  récom- 
pense. S'il  était  parvenu  à  renverser  le  coureur, 
lui  avait-il  même  cassé  une  jambe,  il  recevait  de 
de  ses  collègues  les  témoignages  les  plus  vifs  de 
leur  admiration.  Et  le  mutilé?...  il  allait  se  faire 
panser  où  bon  lui  semblait. 

Quand  le  sultan  passait  devant  cette  double 
haie,  il  en  recevait  le  salut  d'hommage.  Ce  n'é- 
tait point  par  des  mouvcmens  d'armes,  des  roule- 
mens  de  tambour,  des  acclamations,  que  se  dessi- 
nait cet  honneur  rendu  au  souverain.  Le  plus 
morne  silence  régnait  sur  toute  la  ligne;  mais, 
à  la  vue  du  maître ,  cha(|ue  homme',  ollicior  et 
soldat,  inclinait  sa  |iêle  sur  son  épaule  droite. 
C'était  ^lui  dire  ,  par  une  pantomime  expressive  : 
l'(iis-ta   touiller  si  til  est  ton  bon  l'iiiisir. 

Le  sultan  se  montrait  flatté  de  cette  abnégation, 
et  il  la  récompensait  en  portant  la  main  sur 
son  coeur,    et  ses  regards  alternativement  de 


droite  à  gauche,  sur  les  lignes  de  ses  fidèles, 
manœuvre  assez  fatigante,  quand  la  course  était 
longue. 

Le  cortège  de  Sa  Hautesse,  se  rendant  le  ven- 
dredi à  la  mosquée,  se  composait  de  sa  maison 
olTicielle.  Chaque  officier,  depuis  le  simple  huissier 
jusqu'au  grade  le  plus  élevé,  était  à  ciicval. 

Le  défilé  commençait  par  les  plus  petits  em- 
plois. Ceux  qui  les  occupaient  avaient  à  côtéd'eut 
un  domestique  à  pied,  paraissant  tenir  la  bride  de 
leur  cheval. 

Le  nombre  des  domestiques,  en  augmentant 
successivement,  marquait  la  nuance  de  l'élévation 
des  fonctions.  Il  était  si  considérable,  qu'une 
demi-heure  suffisait  à  peine  les  vendredis  ordi- 
naires, pour  le  passage  du  défilé." 

Arrivait  enfin  le  corps  de  Sa  Haut'ss\  Ici,  une 
haie  nouvelle,  formée  des  colonels  des  janissaires, 
que  l'on  nommait  schorbadjis  (littéralement,  don- 
neurs ou  faiseurs  de  soupe),  marchait  avec  lesou- 
verain,  autant  comme  garde  d'honneur  que  com- 
me garde  de  sûreté. 

Ces  hommes  portaient  un  costume  guerrier  à 
l'antique,  aussi  riche  qu'élégant.  Leur  arme  état 
une  espèce  de  pique,  dont  l'armure  jetait  un  vif 
éclat. 

Leur  tête  était  couverte  d'un  casque  brillant 
surmonté  d'une  aigrette  de  plumes  très  touffue, 
auquel  les  mouvemens  de  celui  qui  le  portait  im- 
primaient un  mouvement  régulier  de  l'avant  a 
l'arrière.  Les  traditions  donnaient  po  ir  origine  à 
cette  décoration  du  meilleur  effet,  l'intention  de 
dérober,  par  intervalle,  la  vue  du  maître,  de  ma- 
nière à  rendre  incertain  un  coup  de  feu  dirigé  par 
quelque  Fiesclii. 

Autour  du  sultan,  se  groupaient  une  multitude 
de  pages,  de  figures  et  de  costumes  de  choix. 

Derrière  lui,  on  voyait  deux  officiers  à  chevr.l 
portant  chacun,  sur  un  trépied  d'or,  un  turban 
pareil  à  celui  dont  Sa  lUuiesse,  en  entrant  à  la 
mosquée,  échangeait  le  turban  qui  avait  servi  au 
iraJL't,  contre  un  de  ceux  ri,  et  se  parait  du  troi- 
sième pour  retourner  à  son  palais. 

Ces  espèces  de  diadème  étaient  salués  par  l'^s 
janissaires ,  à  l'instar  du  sultan  lui-même ,  par 
l'inclinaison  de  la  tète  vers  l'épaule  dro  te. 

On  voyait  encore  quelques  chevaux  de  relais , 
tenus  et  environnés  de  nombreux  écu>crs.  l's 
étaient  couverts  de  housses  lomb.nt  jusque j)rès 
de  terre  et  couvertes  de  pierres  préc  euses. 

La  marche  était  fermée  par  les  cortèges  des 
doux  principaux  eunuques  noirs.  Le  premier,  le 
kislar-aga  (seigneur  des  filles) ,  portait,  par  assi- 
milation, le  turban  à  trois  pointes ,  marqu' carac- 
térisli(|ue  du  grand  ràiriat,  auquel  sa  place  élai: 
assimilée  quant  aux  honneurs;  le  second, I  •''kas- 
nadar-aga  (chef  de  la  cassette  particufèrc,  on 
pourrait  dire  dos  fonds  s,rrcti) ,  avait  aussi  des 
mar(iues  distinctives  de  haute  puissance. 

Ln  grand  nombre  de  valets  environnai  -Ices 
grands  dignitaires  à  facultés  écourtées. 

Uicn .  il  faut  en  convenir,  n'était  comparable 
en  richoj>so ,  en  élégance ,  en  dignité  .  à  la 
pompe  des  sultans  allant  remplir  leurs  devoirs 
religieux ,  surtout  à  l'occasion  des  fêtes  du  Baî- 
ram  et  du  Courban-Boyram,  que  l'on  peut  com- 
parer à  la  P.'iquc  et  à  son  Octave  chc7  les  rliré- 
tiens. 
Dans  ces  jouruiies  solennelles ,  tous  les  grands 


20  — 


de  l'empire,  avec  leurs  maisons  respectives  et  tout 
le  f.istc  que  chacun  pouvait  déployer,  précédaient 
la  uiarchc  de  la  cour  impériale ,  et  ne  paraissaient 
faire  qu'un  seul  corps  avec  elle. 

La  foule  atiiréc  par  ce  spectacle  était  toujours 
considérable;  on  ne  s'en  lassait  pas.  On  pouvait 
croire  que  ces  pompes  variées  avaient  le  privilège 
de  tirer  l'indoloni  Musulman  de  sa  torpeur  habi- 
tuelle. L'n  sentiment  plus  noble  excitait  son  em- 
pressement. L'aspect  de  la  grandeur  étalée  par 
son  maître  lui  faisait  croire  que  sa  nation  était 
encore  à  l'apogée  de  sa  gloire. 

Ce  prestige  a  disparu  avec  le  nouveau  régime. 
On  ne  met  plus  d'empressement  à  se  trouver  sur 
le  ji.Tssage  de  Sa  llautes.e ,  et  l'on  fuit  sa  pré- 
sence quand  il  parcourt  les  rues,  même  sans  l'ap- 
pareil de  la  souveraineté ,  tant  on  redoute  la  ru- 
desse des  gens  nommés  bavasses,  chargés  d'é- 
clairer sa  route. 

Ci  s  kavasses  forment  une  espèce  de  gendar- 
merie ,  faisant  le  double  service  d'ordonnance 
pour  la  transmission  (les  dépêches  officielles,  dans 
la  capitale  et  dans  sa  banlieue ,  et  d'agens  subal- 
ternes de  police  poiu-  le  maintien  de  l'ordre.  Il 
semble,  par  la  tenue  qu'on  leur  a  fuite,  qu'on  se 
soit  évertué  ii  les  priver  do  toute  dignité. 

Rien  de  bizarre  tomme  la  forme  de  la  redin- 
gote et  du  pantalon ,  d'un  bleu  indécis,  qui  com- 
posent leur  accoutrement.  Leur  chaussure  est  en- 
core plus  misérable.  Ce  n'est  ni  botte ,  ni  sou- 
lier ;  c'est  plutôt  un  composé  de  sandale  et  de  sa- 
va!c. 

Un  mauvais  sabre  pend  à  leur  côté  ;  il  est  si 
singulièrement  établi  dans  son  fourreau  que  l'em- 
ploi des  di  ux  mains  est  indispensable  pour  l'en 
linr. 

Auv  deux  côtés  du  ceinturon,  sont  cousues 
deux  fontes  renfermant  des  pistolets  plus  redou- 
tables ,  assure-t-on  ,  pour  les  porteurs  que  pour 
les  personnes  sur  lesquelles  ils  seraient  dirigés, 
l  ne  singularité  de  cet  armement ,  c'est  que  la  po- 
sition des  lonles  qui  contiennent  ces  pistolets 
donne  une  telle  envergure  aux  kavasses,  qu'il 
leur  devient  impossible  de  traverser  les  portes 
généralement  assez  étroites  des  habitations  ,  sans 
.s'y  présenter  de  travers. 

On  pourrait  rire  des  embarras  de  ces  gens  et 
de  leurs  évolutions  pour  les  surmonter,  s'il  était 
possible  d'oublier  qu'ils  complètent  leur  arme- 
meni  avec  de  forts  bâtons  toutes  les  fois  qu'ils 
prévoient  l'occasion  de  s'en  servir. 

Ils  usent  librement  de  ce  piivilége  quand  ils 
précèdent ,  à  quelque  distance ,  le  cortège  du 
sultan. 

L'apparition  de  Sa  Hautesse  est  annoncée  par 
la  circulation  qui  cesse  sur  les  points  où  elle  doit 
passer.  Les  uns  fuient  au  loin  les  bourrades  des 
ka\asscs;  d'autres  se  jettent  dans  les  boutiques, 
qui  se  ferment  aussitôt. 

11  en  arrivait  ainsi  autrefois  i»  l'approche  d'un 
to''i  (commissaire-juge) ,  faisant  sa  tournée  pour 
Ja  vérification  des  poids  et  mesures,  et  ne  négli- 
geant p.'S,  pour  cette  mission  spéciale,  d'exercer 
sa  juridiction  pour  d'autres  délits  portés  à  sa  con- 
naissance. Sa  venue  semait  l'ellVoi. 

On  l'apercevait  de  loin,  seul,  à  cheval,  che- 
mina t  au  milieu  de  la  rue.  A  la  tète  de  son  che- 
■val ,  marchaient  ses  vérificateurs,  et,  des  deux 
côtés ,  en  haie  i  les  exécuteurs  de  ses  hautes-œu- 


vres, munis  de  bâtons  et  des  autres  instrumens 
des  peines  qu'il  inlligeait  ]  endant  sa  tournée.  Ses 
sentences  recevaient  immédiatement  leur  exécu- 
tion. 

Croirait-on  que  c'est  une  imitation,  embellie  à 
la  vérité,  de  cet  appareil  de  police  que  le  sultan 
a  adopté  en  échange  du  cortège  royal  auquel  il  a 
renoncé  ? 

L'entourage  actuel  de  Sa  Hautesse  ,  dans  ses 
promenades  ordinaires,  notamment  pendant  la 
durée  du  raniazan  (le  carême  des  Tures) ,  est  mo- 
delé sur  celui  que  nous  venons  de  décrire. 

Ce  prince  est  seul  à  cheval.  Il  tient  le  milieu 
de  la  rue ,  ayant  deux  écuyers  à  la  hauteur  de  la 
tête  de  son  noble  coursier  et  deux  à  la  croupe. 
Derrière ,  marchent  cinq  ou  six  officiers ,  et ,  sur 
les  côtés  et  en  dehors  des  écuyers ,  douze  gardes- 
du-corps,  cheminant  en  haie.  Tout  ce  monde, 
hors  le  maître,  esta  pied. 

Quelques  ofliciers  à  cheval ,  se  tenant  vingt- 
cinq  il  trente  pas  en  arrière  du  premier  groupe , 
complètent  le  cortège. 

N'étaient  les  broderies  en  or  de  l'habit  et  du 
manteau  qui  couvrent  Sa  Hautesse,  la  beauté  de 
son  cheval ,  et  la  richesse  du  harnachement  ,  on 
pourrait  croire  que  l'on  aperçoit  le  magistrat 
voyer. 

C'est  de  la  simplicité,  dira-t-on.  Non  ;  car,  dans 
ce  sens,  il  y  aurait  trop  de  luxe  dans  le  costume 
et  dans  le  harnachement.  En  tout  cas  ,  celte  sim- 
plicité serait  mal  entendue  au  milieu  de  peuples 
qui  n'apprécient  la  grandeur  qu'en  raison  du  faste 
dont  elle  s'environne. 

Quand  le  sidtan  sort  en  voiture,  et  ce  n'est 
jar.iais  que  pour  son  agrément,  à  l'exclusion  de 
toute  idée  de  cérémonial ,  il  mène  lui-même , 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  quatre  chevaux 
et  à  grandes  guides,  la  calèche  dont  il  se  sert, 
et  il  se  tire  de  cet  exercice  avec  beaucoup  d'a- 
dresse. 

Dans  ces  circonstances ,  sa  suite  se  compose  de 
deux  ou  trois  voitures  pour  ses  favoris ,  et  de 
quelques  officiers  i>  cheval ,  qui  le  précèdent  ou  le 
suivent.  L'intervention  des  kavasses  est  alors 
moins  sensible,  parce  que  la  course  étant  plus 
rapide,  ils  ont  moins  de  temps  pour  manifester 
leur  zèle  en  refoulant  brusquement  le  public. 

Pour  en  finir  avec  les  kavasses,  cette  institu- 
tion nouvelle  et  sans  analogue  dans  les  temps 
antérieurs  aux  réformes  du  sultan  Mahmoud ,  di- 
sons qu'ils  pourraient  rendre  de  grands  services, 
s'il  existait  dans  Constantinople  une  police  bien 
organisée. 

Dans  leur  destination  actuelle,  ces  hommes  ne 
consacrent  qu'une  partie  de  leur  temps  aux  be- 
soins de  l'ordre  public.  Le  surplus  est  affecté  au 
service  personnel  d'une  foule  de  fonctionnaires, 
à  qui  l'on  a  donné  la  prérogative  d'en  avoir  atta- 
chés à  leur  personne. 

Ils  deviennent  alors  de  véritables  commensaux 
des  maisons  qu'on  leur  a  assignées.  Ils  y  trouvent 
leur  vie ,  et  paient ,  par  leur  condescendance  à 
servir  les  vues  et  les  passions  de  leurs  patrons, 
les  faveurs  qu'ils  en  reçoivent. 

C'est  encore  ici  le  cas  de  faire  observer  que  les 
avis  ayant  pour  objet  l'intérêt  ou  le  service  per- 
sonnel du  sultan ,  n'obtiennent  pas  plus  de  faveur 
que  ceux  directs  au  bien  de  l'état. 

Le  Français ,  auquel  nous  sommes  toujours  ra- 


mené par  le  système  de  nos  récits ,  avait  vu  et 
admiré,  il  y  a  une  quarantaine  d'années,  le  ma- 
jestueux entourage  des  sultans  se  communiquant 
au  public.  Il  fut  sensiblement  aflligé  lorsque  ce 
prince  lui  apparut,  pendant  le  ramazan  de  1836 
à  1837,  avec  un  cortège  aussi  mesquin  que  l'an- 
cien était  imposant. 

Il  n'entiait  pas  dans  le  programme  qu'il  avait 
accepté  en  partant  pour  l'Orient,  de  s'occuper  de 
matières  semblables.  Cependant,  il  imagina  de  se 
rendre  agréable  et  même  utile,  en  proposant  un 
mode  de  représentation  plus  en  hariuonie  avec  la 
haute  position  de  Sa  Hautesse ,  en  même  temps 
que  les  vues  d'économie  qui  avaient  dicté  les 
changemens  y  étaient  respectées,  ainsi  que  les 
exigences  des  localités. 

Il  fit  tracer  dans  ce  but,  par  un  artiste  italien, 
un  dessin  qui  rendait  exactement  ses  idées ,  et 
l'adressa  a  Pertex-Pacha  ,  alors  malade,  mais 
n'en  étant  pas  moins  le  ministre  le  plus  inlluent 
et  le  régulateur  de  l'empire.  Ce  projet  se  perdit 
dans  les  mains  des  favoris  de  ce  pacha,  qui. s'en 
aiuusèrent  comme  les  enfans  le  font  d'une  image 
qu'on  leur  achète  à  la  foire. 

L'idée  n'était  pourtant  pas  une  chose  à  dédai- 
gner pour  un  prince  qui  a  renversé  tant  d'usages 
vénérés,  qui  a  alfaibli  les  prestiges  qui  faisaient 
sa  principale  force,  et  qui  règne  sur  des  peuples 
accoutumés  à  ne  juger  que  sur  les  dehors. 

riaignons-le  de  ce  que  le  sentiment  des  conve- 
nances est  tout  aussi  étranger  aux  hommes  aux- 
quels il  remet  son  autorité,  que  les  intérêts  ma- 
téiiels  de  ses  états  l'ur  sont  indilTérens. 

Avant  de  sortir  du  chapitre  des  réformes ,  en 
ce  qui  touche  les  costumes ,  citons  un  fait  qui  a 
pensé  donner  naissance  à  un  mouvement  sérieux 
et  entraîner,  si  ce  n'est  une  révolution  ,  au  moins 
une  perturbation  grave. 

A  travers  les  changemens  opérés  dans  l'univer- 
salité des  vètemens  affiîclés  aux  corps  constitués 
et  aux  corporations,  le  corps  des  ulémas  avait 
conservé  la  coiffure  qui  le  distinguait  des  autres 
fidèles.  Elle  n'avait  subi  aucune  altération  depuis 
les  temps  des  anciens  califes.  Ils  y  tenaient  comme 
à  un  article  de  foi. 

Vers  la  fin  de  1838,  on  suggéra  au  sultan,  peut» 
être  avec  la  charitable  intention  de  lui  susciter 
des  embarras ,  l'idée  de  faire  disparaître  cette 
coiffure ,  qui  signalait  l'existence  dans  l'état  d'une 
association  puissante  ayant  ses  chefs,  ses  préro- 
gatives, ses  réglemens,  un  langage  et  une  com- 
binaison d'écritures  avec  les  caractères  usuels,' 
que  ses  membres  seuls  connaissaient.  On  la  re- 
présentait comme  dangereuse  en  raison  de  l'esprit 
de  corps  qui  l'animait,  de  l'union  intime  qui  exis- 
tait entre  ses  membres,  et  de  l'immense  chente.le 
qu'elle  pouvait  faire  mouvoir  à  son  gré. 

Pour  rompre  cette  union,  ou  du  moins  pour 
en  diminuer  la  force ,  disait-on  à  Sa  Hautesse,  il 
faut  obliger  cette  corporation  à  adopter  le  fess 
(bonnet)  rouge ,  devenu  le  bonnet  commun  de 
toutes  les  classes  de  la  société.  Par  cette  mesure , 
on  l'aura  privée  d'un  moyen  d'induence  sur  le 
vulgaire ,  toujours  enclin  à  vénérer  les  signes  ex- 
térieurs consacrés  par  le  temps;  on  aura  con- 
fondu ses  membres  avec  le  reste  de  la  nation  ;  on 
lui  aura  enfin  enlevé  un  drapeau  autour  duquel 
ses  nombreux  partisans  sont  toujours  prêts  à  se 
rallier. 


—  21  — 


Le  sultan  céda  en  partie  à  ces  insinuatioi'îs.  Il 
soumit  les  gens  de  l'uk-ma  à  l'obligation  d'adop- 
ter le  fess,  à  l'exclusion  de  l'ancienne  coiffure, 
et  n'admit  d'exception  qu'en  faveur  des  gros  bon- 
nets de  l'ordre ,  le  mufti  ou  sheik-Islam ,  les  ka- 
dileskers ,  le  stambould-cirendersi ,  et  quelques 
autres  du  rang  le  plus  élevé. 

Ces  hauts  dignitaires  ne  purent  se  dissimuler 
que  la  disposition  à  laquelle  ils  échappaient  pour 
le  moment  n'était  qu'ajournée.  Cependant,  comme 
ils  se  trouvaient  épargnés,  ils  consentirent  à  prê- 
cher la  soumisïiion  à  leurs  inférieurs. 

Ceux-ci  obéirent  ,  mais  non  sans  de  violens 
murmures.  Leur  mécontentement  fut  même  telle- 
ment manifeste,  que  l'on  crut  pendant  quelques 
jours  à  une  résistance  ouverte.  Celle  appréhen- 
sion aida  à  la  rentrée  au  pouvoir  du  fameux 
Uzrew ,  ou  Chosrew-Pacha ,  l'exterminateur  des 
janissaires.  On  jugea  nécessaire  de  l'avoir  sous 
la  main  pour  l'opposer  aux  récalcilrans. 

Ne  cherchez  plus  à  Consianiinopleles  traces  de 
ce  peuple  conquérant  qui  fut  au  moment  d'en- 
vahir l'Europe,  après  s'être  assujetti  d'immenses 
contrées  en  Asie  et  en  Africiuc.  Uion  ne  vous  le 
rappellerait.  Des  réformes  mal  conçues  et  plus 
mal  conduites  lui  ont  enlevé  les  derniers  ves- 
tiges de  sa  grandeur  passée. 

La  Turquie  est  une  proie  assurée  à  son  insa- 
tiable voisin,  si  l'Europe,  nous  ne  nous  lasserors 
pas  de  le  dire,  ne  prend  pas  sa  tutelle  d'une  main 
ferme. 

Où  sont  les  bienfaits  des  réformes?  C'est  lou- 
eur s  là  noire  refrain. 

L.-P.-B.  d'Aubignosc.  (1) 


LA  COMTESSE  D'EGMOOT. 

(Suite  el  fin.) 
V. 

Le  premier  regard  du  vidame  de  Poitiers  , 
quand  il  se  réveilla,  se  porta  sur  madame  d'Eg- 
niont.  11  la  vit  si  belle,  et  d'une  beauté  si  tou- 
chante, et  d'une  pâkur  si  pleine  d'expression  et 
si  prèle  à  tout ,  bien  qu'elle  ne  pût  rien  prévoir; 
il  la  vit  si  jeune  et  en  uicmc  te  Jips  si  mortelle, 
qu'il  la  reconnut  loul  de  suite  ,  lui  qui  ne  l'avait 
jamais  vue.  Elle  ,  de  son  côié  ,  fut  merveilleuse- 
ment étonnée  à  l'aspect  de  ce  vieillard  qui  sem- 
blait renaître  et  qui  sortait  pour  ainsi  dire  de  la 
mort  afin  de  la  saluer  une  première  et  dernière 
fois  de  l'âme  et  du  regard.  Li  tète  de  cet  homme 
était  belle;  tout  couché  qu'il  était  dans  son  drap 
de  toile  écrue,  tout  enveloppé  qu'il  était  dans  sou 
morceau  de  serge  verte ,  au  milieu  de  cette  ca- 
bane cl  entre  ces  deux  génisses  qui  lui  scrvairnt 
de  gardes-malade  ,  il  était  facile  encore  de  voir 
qu'il  y  avait  sur  cette  paille  et  dans  ce  lit  quel- 
ques nobles  restes  de  la  famille  des  Lusignan. 

Si  bien  qu'au  premier  coup  d'œil  la  jeune  com- 
tesse se  sentit  rassurée,  el  qu'en  elle-même  elle 
fut  bien  aise  d'avoir  eu  du  C(eur. 

Cependant  le  vieillard,  rappelant  toutes  ses 
forces ,  se  plaça  sur  son  séant. 

—  Madame  la  comtesse ,  lui  dit-il  d'une  voix 
éteinte ,  mais  claire  cl  calme  ,  je  commence  par 

(1)  Fragment  de  la  Tuniitk  moderne,  1  vol. 
iii-8";  chez  Delloyc,  place  de  la  Bourse. 


vous  demander  pardon  de  vous  avoir  fait  venir,  et 
d'avoir  emplojé  pour  cela  l'autorité  que  j'avais  sur 
monsieur  le  maréchal  ;  mais,  vous  le  voyez ,  je 
suis  mourant ,  je  n'attendais  plus  que  vous  pour 
mourir  ,  et  je  ne  pouvais  pas  mourir  sans  vous 
avoir  parlé,  je  le  jure  par  ce  que  nous  avons  de 
plus  cher  tous  les  deux  ! 

A  ces  mots  la  comtesse,  qui  s'était  quelque  peu 
rassurée  ,  redevint  pâle  et  tremblante  :  elle  com- 
prit tout  d'un  coup  qu'il  y  avait  un  lien  invisible 
entre  elle  et  cet  homme;  elle  baissa  les  yeux,  et 
elle  porta  la  main  sur  son  cœur  comme  pour  l'em- 
pêcher de  se  briser.  Cependant  le  vidame  conti- 
nuait son  discours. 

—  N'est-ce  pas,  dit-il,  n'est-ce  pas,  madame, 
qu'il  était  jeune  et  beau,  et  qu'il  vous  aimait  de 
toute  son  âme,  et  que  vous  l'aimiez,  vous  aussi  , 
dans  le  fond  du  cœur  ? 

Ici  il  s'arrêta,  soit  pour  reprendre  haleine,  soit 
pour  entendre  la  réponse  de  la  comtesse  ;  mais 
la  comtesse  ne  répondait  pas.  Alors  il  reprit  en 
ces  termes  : 

—  Madame,  madame  ,  je  n'iii  pas  de  temps  à 
perdre  ;  je  sens  que  je  me  meurs  :  il  faut  que  j'en 
Unisse  avec  vous ,  madame.  Ainsi  donc,  pardon- 
nez-moi et  prenez  courage,  prenez  courage,  par 
pitié  pour  vous  et  par  pitié  pour  moi  ! 

Alors  elle  releva  la  tête  ,    elle    écarta  ses  rhe-- 
venx ,  et  elle  fixa  sur  le  vidame  ses  deux  yeux  sup 
plians. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  dit-elle,  qu'y  a-til, 
et  que  lui  est-il  arrivé,  <:e  grâce,  monseigneur  ? 

La  pauvre  femme  était  si  émue  qu'elle  ne  s'a- 
perçut pas  qu'elle  venait  de  laisser  échapper  son 
secret. 

Le  vidame  lui  rendit  regard  pour  regard,  pitié 
pour  pitié;  puis,  baissant  la  voix,  il  lui  dit  tout 
bas ,  et  si  bas  qu'elle  seule  pouvait  l'entendre  : 

—  Il  est  mort! 

A  ce  mot  la  comtesse  d'Eginontse  leva  en  pous- 
sant un  grand  cii  : 

—  Que  dites-vous ,  dit-elle,  qui  est  mort?  Est- 
ce  lui  qui  est  mort  ? 

En  même  temps  elle  étendait  sa  main  vers  le 
vieillard.  Le  vieillard  lui  prit  la  main. 

—  Oui,  lui  dit-il,  il  est  mort,  c'est  bien  lui  qui 
est  mort.  Il  n'y  a  plus  de  comte  de  Gisors,  ma- 
dame ,  pour  vous  aimer  ici-bas;  il  est  mort.  Et 
comment,  je  vous  prie  ,  pouvait-il  en  être  autre- 
ment ?  il  vous  avait  vue,  il  vous  a^ait  aimée,  il 
avait  rêvé  le  bonheur  près  de  vous,  et  votre  père 
en  riant  vous  avait  donnée  à  un  autre,  et  à  quel 
autre  !  Pauvre  et  noble  jeune  homme  !  Ainsi  dé- 
pouillé de  son  bonheur  ,  ainsi  privé  de  tout  avenir, 
ainsi  isolé  dans  le  monde,  ainsi  loin  de  \o.is,  il 
est  allé  se  faire  tuer  à  une  escarmouche.  Lue 
seule  balle  a  porté  :  cotte  balle  a  été  pour  lui  ;  et 
moi  qui  l'aimais  tant  je  suis  resté  pour  vous  dire, 
à  vous,  madame,  ce  que  vous  eussiez  deviné  toute 
seule  :  le  jeune  comte  de  C.isors  s'est  fait  tuer 
pour  la  lille  du  maréchal  de  Richelieu. 

Quand  le  vieillard  eut  tout  dit,  la  comtesse  se 
laissa  retomber  sur  son  siège,  et  elle  allait  suc- 
comber sous  la  douleur  ;  mais  nialheureusemeni 
ses  larmes,  long-temps  comprimées,  se  firent 
jour.  Elle  pleura,  elle  s'abandonna  tant  qu'elle 
voulut  à  cette  douleur  qu'elle  avait  tenue  si  se- 
crète. Cette  douleur  éclatait  enfin!  le  vieillard, 
qui  semblait  ctj'c  rentré  dans  son  repos ,  laissa 


pleurer  /a  comtesse  tant  qu'elle  voulut  pleurer. 

A  la  fin  il  reprit  la  parole ,  et  ce  fut  d'une  voix 
si  solennelle  qu'il  rendit  la  comtesse  attentive. 

—  Oui,  reprit-il,  c'est  un  noble  jeune  homme, 
c'était  hi  plus  noble  cœur  et  le  plus  grand  cou- 
rage, et  qui  vous  aimait  bien,  madame  !  La  veilte 
du  jour  où  il  est  mort,  voici  la  lettre  qu'il  m'écri- 
vit, n  Aimez-la  !  et  parlez-lui  de  moi  qui  l'aimais  ! 
»et  dites-lui  que  je  l'aimais  à  en  mourir  !  Et  plaise 
«au  ciel  que  lu  sois  heureuse,  Septimanie!  Re- 
»  mettez-lui  tout  ce  que  j'avais  d'elle ,  ce  rubao 
«qu'elle  perdit  dajis  un  bal ,  à  Versailles;  cette 
«Heur  qu'elle  a  portée  ,  ce  mouchoir  brodé  aux 
«armes  de  sa  maison.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  à 
"elle.  Et  aussi  prioz-la,  pour  l'amour  de  moi  ,  de 
«veiller  sm-  mon  jeune  frère;  car  celui-là  avait 
«besoin  de  moi  sur  celle  terre,  car  celui-là  me 
«p'eurera  de  tout  son  cœur,  car  celui-là  est  un 
«innocent  et  honnête  jeune  homme  sans  foriane, 
«sans  famille,  sans  parens,  qui  n'a  que  son  épée, 
«et  qui  n'a  pas  même  un  nom  !  Mais  elle  en  aura 
«soin  :  elle  est  si  bonne!  elle  remplacera  pour  le 
"frère  cadet  le  frère  aîné  qui  est  mort.  Aussi  di- 
"tes  bien  que  je  lui  donne  ma  fui.  Et  maintenant 
"Voici  l'ennemi  :  je  vais  mourir.  Adieu,  mon  vieil 
"ami,  adieu,  adieu,  adieu!  « 

En  même  temps  la  lettre  de  l'infortuné  comte 
de  Gisors  échappait  aux  mains  trem'.lanles  du 
vieillard. 

La  comtesse  d'Egmont  ne  pleurait  plus  ,  elle 
écoutait. 

Le  vidame,  la  voyant  ainsi  aileniive,  recueillit 
toutes  ses  forces ,  qiù  lui  échappaient  pour  ne 
plus  revenir. 

—  Ecoutez,  dit-il.  Le  comte  de  Gisors,  le  mal- 
heureux jeune  homme  qui  est  mort  pour  vous  ,  il 
avait  un  frère,  un  frère  qui  n'était  pas  1.-  fils  de 
son  père  ,  un  frère  qui  était  mon  fils,  un  frère 
perdu,  égaré,  saus  nom ,  sans  famille,  mon  infant 
pourtant.  Ce  jeune  homme  s'appelle  M.  do  Guys; 
à  l'heure  qu'il  est,  il  est  simple  soMat  aux  gardes- 
françaises.  Le  comte  de  Gisors  était  son  appui  et 
lui  servait  de  père.  M.  dcGtiyseslseul  an  monde: 
Gisors  est  mort,  et  moi  je  vais  mourir.  A  présent, 
voulez-vous  accepter  le  b'gs  du  con:te  ?  voulez- 
vous  prendre  son  frère  à  miséricorde  et  merci? 
voulez- vous,  uoble  jeune  femme  de  vingt  ans , 
servir  de  mère  à  un  jeune  soldat  qui  en  a  dix- 
huit  ?  voulez-vous  être  l'ange  tutélairc  de  cet  en- 
fant sans  famille  ?  Oh  !  dites  que  vous  le  voulez  ! 
Au  nom  de  M.  Gisors  ,  qui  est  mou  pour  vous 
dans  ce  combat,  diles-le,  el  aussi  au  nom  du  vieil- 
lard qui  vous  implore,  au  nom  du  \iei;x  LiLsignan 
qui  vous  supplie,  0  noble  dame  ,  de  l'aider  à  ré- 
parer sa  faute  !  Dites  que  vous  y  consentez  , 
diles-le ,  et  je  vais  mourir  tranquille  ;  dites-lo,  et 
je  vais  en  porter  la  nouvelle  au  comte  de 
Gisors  !  Par  pitié  ,  par  ch;u-iié  cl  par  amour,  dl- 
tes,  madame,  dites  que  vous  le  voulez  bien  ! 

La  jeune  comtesse  répondit  : 

—  J'accepte  le  legs  du  comte  de  Gisors. 
Le  vieillard  reprit  : 

—  El  vous  acceptez  aussi  le  legs  du  vieux  Lusi- 
gnan ? 

Elle  répondit  : 

—  Et  aussi  le  legs  du  vieux  Lusignan. 

Alors  le  vidamo  prit  sous  son  chovvl  une  petite 
cassciie  damasquinée  en  or,  d'un  riche  el  précieux 
travail. 


—  22  — 


—  Ceci,  dit-il,  renferme  toute  la  fortune  que  je 
puis  laisser  à  M.  de  Guys,  à  moii  fils,  au  frère  du 
coinie  de  Gisors  :  voulez-vous  remporter ,  ma- 
dame ? 

i:ilc  prit  la  cassette  sans  mot  dire. 

— Et,  quand  je  ne  serai  plus,  vous  me  promettez 
de  la  renicltre  à  M.  de  Guys,  de  la  lui  remettre  à 
lui-même  et  vous-même,  sans  lui  dire  d"où  elle 
vient;  vous  me  promettez  que  ce  jeune  homme 
vous  \err.n,  madame,  car  il  faut  qu'il  vous  voie: 
vous  me  promettez  qu'il  vous  verra ,  ne  fût-ce 
qu'une  seule  fois,  qu'un  seul  instant,  madame  ? 
Car,  s'il  no  devait  pas  vous  voir,  prenez  cette  cas- 
si  Itc  cl  jetez-la  au  premier  mendiant  qui  passera 
sur  voire  chemin...  Mais  vous  me  promettez  de  la 
reinciire  vous-même  5  lui-même  t  n'est-ce  pas , 
niadami  ? 

Alors  il  lui  prit  la  main  droite,  il  porta  cette 
main  sur  sa  tète,  puis  sur  son  cœur,  puis  avec  cette 
main  hianche  il  fit  le  si^ine  de  la  croix,  puis  il  y 
porta  ses  lèvres  mourantes...  La  comtesse  relira 
sa  main.  Le  dernier  dos  Lusignan  était  mort. 

Quand  la  comtesse  revint  à  elle-même  elle  se 
trouva  au  fond  de  son  carrosse.  La  précieuse 
cassette  était  à  ses  côtés,  et  la  vieiHc  qui  l'avait 
conduite  à  l'hôtel  de  Lusignan  lui  demandait 
d'une  voix  suppliante  de  la  reconduire  à  sa  pau- 
vre maison. 

En  eflet,  la  comtesse  reconduisit  la  vieille  fem- 
me à  son  cabaret,  et  en  descendant  de  voiture  la 
vieille  femme  disait,  joignant  les  deux  mains  : 

— Saints  et  saintes  du  paradis,  priez  pour  elle! 

M. 

La  comtesse  d'Egmont  passa  ime  nuit  fort  agitée. 
Comment  donc  remettre  à  M.  de  Guys  cette 
cassette,  et  que  dire  h  ce  jeune  homme ,  et  com- 
ment lui  parler  ?  Après  y  avoir  un  moment  réflé- 
chi, elle  résolut  deconfierau  curé  de  Saint- Jean- 
en-Grève,  qui  était  son  confesseur,  tout  ce  qu'elle 
pouvait  lui  confier  de  cette  histoire,  afin  qu'il  fût 
témoin  do  son  entrevue  avec  le  soldat  aux  gardes- 
françaises,  ou  que  du  moins  il  lui  donnât  un  bon 
conseil. 

Toute  la  nuit  se  passa  ainsi  dans  mille  projets , 
dans  mille  inquiétudes,  dans  mille  terreurs  ;  elle 
voyait  tantôt  le  jeune  comte  de  Gisors  tout  souillé 
de  poussière  et  de  sang,  qui  tournait  vers  elle 
son  dernier  regard  ;  tantôt  le  vieux  vidame  de  Poi- 
tiers qui  l'adjurait  par  une  épreuve  solennelle  ; 
tantôt  l'uniforme  du  jeune  garde-française  se  dé- 
tachait entre  les  deav  linceuls  de  M.  de  Gisors  et 
du  vidame  de  Poitiers.  Ce  fut  une  nuit  d'effroi,  de 
remords,  de  frisson ,  de  transes  incroyables,  un 
véritable  cauchemar.  Une  fois  il  lui  sembla  qu'une 
main  froide  et  glacée  venait  la  saisir.  Au  contact 
de  celle  main  elle  se  réveilla  en  sursaut.  Cette 
fois  elle  ne  rêvait  pas. 

Trois  femmes  tout  en  noir,  longue  robe  noire 
à  la  queue  traînante ,  long  voile  noir  et  large 
manie  noire,  si  bien  que  c'était  à  peine  si  l'on 
pouvait  voir  leur  visage ,  étaient  debout  au  che- 
vet du  lit  de  la  comtesse.  Tant  d'événemens  s'é- 
taient passés  pour  elle  depuis  vingt-quatre  heures 
que  madame  d'Egmont  avait  tout  à  fait  oublié 
que  le  lendemain  elle  devait  assister  en  grand 
costume  aux  obsèques  de  la  reine  de  Portugal , 
morte  empoisonnée,  disait-on ,  comme  cela  se  di- 
ioit  pour  toutes  les  morb  royales.  Or  ces  trois 


dames  venaient  chercher  madame  d'Egmont  pour 
la  mènera  Notre-Dame.  Ces  troisdames,  c'étaient 
mai'ame  de  Mazarin,  madame  la  comtesse  de  Tessé 
et  madame  la  duchesse  de  Brissac.  Vous  jugez  si 
la  comtesse,  les  voyant  ainsi  toutes  les  trois  vieil  - 
les  et  grandes ,  austères  et  toutes  couvertes  de 
noir,  qui  la  tiraient  ainsi  brusquement  de  son 
sommeil,  se  prit  à  avoir  peur  et  ii  trembler  ! 

Cependant  les  femmes  de  madame  d'Egmont 
entrèrent  dans  la  ruelle  ;  la  comtesse  fut  tirée 
(lu  lit ,  elle  fut  habillée  de  deuil ,  et  elle  parut 
pour  Notre-Dame  entre  madame  de  Mazarin,  ma- 
dame de  Tessé  et  madame  la  duchesse  de  Brissac. 

Ce  jour-là  toute  l'église  de  Noire-Dame  était 
tendue  de  noir.  Mesdames,  filles  du  roi  de  France, 
assistaient  en  personne  aux  obsèques  de  la  reine 
de  Portugal,  la  reine  très  fidèle.  Voilà  pourquoi 
les  dames  les  plus  qualifiées  de  la  cour  avaient  été 
invitées  et  assistaient  en  effet  à  cette  lugubre  cé- 
rémonie. Le  deuil  élé  mené  par  madame  Louise 
de  France.  Madame  d'Egmont ,  en  sa  qualité  de 
grande  d'Espagne,  servait  de  dame  d'honneur  à  la 
princesse ,  et  portait  la  queue  de  sa  mante  ou 
plutôt  la  tête  du  voile  qui  la  couvrait  de  la  tête 
aux  pieds  et  qui  traîna  de  quatorze  aunes  lorsqu'on 
entrant  dans  le  sanctuaire  madame  d'Egmont  en 
laissa  tomber  la  pointe.  Quant  au  voile  de  ma- 
dame d'Egmont,  il  n'avait  que  trente-six  pieds  de 
roi,  ni  plus  ni  moins  ,  selon  l'usage  et  le  compas 
de  l'étiquette  du  Louvre.  Une  femme,  également 
voilée,  portait  la  pointe  du  voile  de  madame  d'Eg- 
mont. I 

Chose  étrange  !  cette  troisième  femme  voilée  , 
elle  avait  été  un  instant  la  maîtresse  souveraine 
de  cette  cour  de  France  où  elle  ne  paraissait  plus 
qu'aux  jours  de  deuil,  et  cela  par  grande  bonté  du 
roi  et  à  la  faveur  du  crêpe  qui  la  couvrait.  Celte 
femme  toute  noire  et  toute  courbée ,  elle  avait 
donné  au  dix-huitième  siècle  le  signal  du  plaisir  et 
des  folles  amours  ;  elle  avait  dansé  la  première 
sur  les  ruines  du  dix-septième  siècle ,  elle  avait 
remplacé  madame  de  Maintenon,  elle  avait  osé  , 
la  première  en  France,  être  folle  et  reine,  mener 
à  la  fois  la  vie  d'une  grande  dame  et  la  vie  d'une 
courlisanne  ;  cette  femme  avait  l'amour  le  plus 
chaste  et  la  passion  la  plus  innocente  de  M.  le 
régent  d'Orléans  ;  cette  femme,  c'était  madame 
de  Parabère,  oui,  elle-même,  si  flattée,  si  enviée, 
si  aimée,  qui  était  trop  heureuse  déporter  le  voile 
de  madame  d'Egmont  ! 

Ainsi  madame  d'Egmont  se  trouvait  tout  à  fait 
à  sa  place  entre  madame  Louise  de  France  et  ma- 
dame de  Parabère.  L'une  qui  a  passé  sa  vie  dans 
les  vertus  chrétiennes  et  qui  l'a  achevée  sous  la 
bure  de  la  sœur  grise;  l'autre  qui  consacra  sa  vie 
aux  follesamours  ;  l'une  en  retard,  par  sa  croyance 
de  plus  de  cinquante  ans  au  moins ,  l'autre  en 
avance  de  vingt  ans  sur  madame  de  Pompadour. 
Le  dix-huitième  siècle ,  en  effet ,  ce  n'est  ni  la 
vertu  de  la  sœur  grise  ni  l'abandon  de  la  courli- 
sanne; le  dix-huitième  siècle,  dans  son  acception 
la  plus  naïve  et  la  plus  aimable ,  c'est  madame 
d'Egmont,  cette  jeune  femme  (|ui  aime,  qui  est  ai- 
mée, qui  se  sacrifie  à  sa  naissance  ,  qui  pleure  un 
amant  en  silence,  et  qui  marche  d'un  pas  égal  en- 
tre la  vertu  et  le  vice ,  dame  d'honneur  de  celle- 
ci  et  faisant  porter  son  voile  par  celle-là. 

Cependant  l'oflice  des  morts  commença.  Comme 
il  ne  s'agissait  guère  que  d'une  reine  qui  était 


morte ,  et  comme  c'était  là  une  de  ces  douleurs 
officielles  qui  n'ont  jamais  fait  couler  tant  de  lar- 
mes que  lorsque  Bossuet  était  dans  la  chaire ,  se 
livrant  tout  entier  à  ces  paradoxes  de  génie  qui 
épouvantaient  la  cour  et  la  ville ,  les  funérailles 
de  la  reine  de  Portugal  ressemblaient  à  toutes  les 
funérailles  de  la  cour.  Le  grand  intérêt  de  toutes 
ces  femmes  en  grand  deuil,  c'était  de  voir,  après 
l'absoute,  madame  d'Egmont  passer  devant  le  ca- 
tafalque et  alors  faire  une  de  ces  révérences  si 
pleines  de  grâces  qu'on  admirait  si  fort  dans  la  cha- 
pelle de  Versailles.  Et,  en  effet,  parmi  les  femmes 
qui  avaient  conservé  le  secret  de  cette  charmante 
révérence  à  la  Fontange  qui  s'est  perdue  depuis 
avec  tant  d'autres  supériorités  non  moins  regret- 
tables, la  cour  de  Louis  XV  distinga  surtout  ma- 
dame d'Egmont. 

Toute  la  cour  était  donc  dans  l'impatience  de 
voir  madame  d'Egmont  saluer  le  catafalque  ,  déjà 
même  la  jeune  femme  s'avançait  sous  le  dais  mor- 
tuaire. C'était  bien  sa  démarche  élégante,  sa  char- 
mante taille,  toute  sa  belle  et  admirable  personne; 
sous  les  voiles  noirs  qui  la  recouvraient,  chacun 
l'aurait  reconnue...  Tout  à  coup,  et  au  moment 
où  tous  les  regards  étaient  fixés  sur  elle,  elle  s'ar- 
rêta au  milieu  du  chœur.  On  eût  dit  qu'une  force 
invisible  la  tenait  à  celle  place,  immobile  comme 
un  marbre;  ce  fut  un  instant  de  grande  terreur 
dans  celle  église  qui  tout  à  l'heure  était  seulement 
remplie  d'un  vain  cérémonial.  A  l'instant  même 
toutes  choses  furent  suspendues,  même  le  chant 
des  prêtres  ;  il  se  fit  un  silence  terrible.  On  ne 
voyait  pas  le  visage  de  la  comtesse,  mais  il  y  avait 
tant  d'eOroi  dans  toute  sa  personne  qu'on  pou- 
vait aisément  deviner  la  pâleur  de  son  visage.  Ce- 
pendant chacun  restait  immobile  à  la  même  place, 
dans  l'allenie  de  ce  qui  allait  venir. 

Les  plus  étonnés  dans  cette  foule  de  courtisans 
et  de  grandes  dames,  qui  se  connaissaient  depuis 
des  siècles,  c'étaient  quatre  gardes -françaises  qui 
avaient  été  placés  aux  quatre  coins  du  poêle  funè- 
bre. Ces  jeunes  gens  revêtus  de  leur  riche  uni- 
forme, l'arme  au  bras  ,  tenaient  tout  au  plus  la 
place  de  quatre  grands  cierges  d'honneur,  et  per- 
sonne n'y  avait  fait  plus  d'attention  qu'on  en  avait 
fait  aux  colonnes  même  du  catafalque.  Ces  cour- 
tisans de  Versailles  vivaient  entre  eux  et  ne 
voyaient  qu'eux  seuls  au  monde  :  comment  au- 
raient-ils fait  attention  à  quatre  gardes-françaises 
placés  en  sentinelle?  Tout  au  plus  quelques  vieil- 
les femmes  avaient-elles  porté  un  regard  distrait 
sur  un  jeune  soldat  qui  était  le  premier  à  droite, 
immobile  ;  car  en  ell'et  c'était  là  un  beau  jeune 
homme  :  dix-huit  ans  à  peine,  élancé  et  bien  pris 
dans  sa  taille,  l'œil  noir  et  grand  et  mélancoli- 
que, le  visage  pâle  et  pensif  ;  c'était  tout  à  fait  le 
port  d'un  gentilhomme  ,  tout  à  fait  la  taille  d'un 
gentilhomme,  et  sans  doute  c'était  une  méprise 
du  sort  qui  avait  fait  de  ce  jeune  homme  un  simple 
soldat  aux  gardes.  Mais ,  encore  une  fois,  c'é- 
taient là  des  remarques  que  peu  de  femmes  avaient 
faites,  si  quelques  unes  les  avaient  faites  ;  et  d'ail- 
leurs, à  cet  instant  solennel,  l'hésitation  de  ma- 
dame d'Egmont,  ainsi  arrêtée  au  milieu  du  chœur 
par  uue  force  invisible ,  atdrait  toute  l'attention , 
tout  l'intérêt ,  ou  du  moins  toute  la  curiosité  de 
cette  assemblée  réunie  par  la  même  étiquette 
dans  le  deuil. 

Ce  fut  cependant  ce  même  beaujeune  homme. 


23  — 


ce  simple  soldat,  cette  statue  vivante  placée  là  par 
hasard  comme  un  des  orncmcns  oblisés  du  céno- 
taphe, ce  fut  lui,  immobile  comme  il  était,  et  le 
regard  fi\e  et  grave  ainsi  que  le  voulait  la  consigne, 
qui  s'aperçut  le  premier  que  celte  femme  voilée 
qui  se  tenait  immobile  devant  lui  était  chancelante, 
qu'elle  allait  tomber,  et  peut-èirc  se  briser  la  tète 
contre  le  pavé  de  l'église.  Aussitôt  le  jeune  homme 
oublie  sa  consigne  et  se  précipite  vers  cette  femme 
qui  se  meurt.  Juste  ciel  !  il  était  temps  :  la  com- 
tesse d'Egmont  venait  de  tomber  inanimée  et  morte 
dans  ses  bras. 

VII.  ■ 

Dans  un  atelier  de  peinture  du  faubourg  Sainl- 
Germ.iin,  auquatrième  étage,  comme  c'est  l'habi- 
tude de  ce  faubourg  qui  n'a  pas  de  premier  étage, 
deuxjeunes  gens  étaient  assis  :  l'un,  jeune  et  vif 
et  rieur,  était  occupé  à  mettre  la  dernière  main  à 
l'un  de  ces  charmans  portraits  qui  ont  fait  la 
fortune  de  la  peinture  du  18°  siècle,  admirable 
couleur  flamande  qui  n'a  encore  rien  perdu  de  sa 
vivacité  et  de  son  coloris.  Le  jeune  artiue  s'ap- 
pelait Greuse.  Le  beau  militaire  qui  était  près  de 
lui  paraissait  plongé  dans  une  profonde  mélancolie 
qui  faisait  un  grand  contraste  avec  son  habit  de 
soldat  aux  gardes.  Greuse  travaillait,  et  de  temps 
à  autre  il  portait  son  regard  de  la  toile  sur  son 
ami. 

A  la  fln,  voyant  que  le  jeune  soldat  s'obstinait 
a  garder  le  silence  : 

—  Qu'as  tu  donc?  lui  dit-il,  et  d'où  te  vient  ce 
front  chargé  d'ennuis?  et  quel  si  grand  malheur 
est  tombé  sur  toi,  mon  ami,  pour  que  tu  sois  ainsi 
triste  et  abattu,  toi  que  j'ai  connu  l'enfant  de  la 
joie  et  du  plaisir? 

— Hélas  !  réprit  M.  de  Guys,  car  c'était  lui- 
même,  hélas  !  bien  malheureux  est  celui  qui  n'a 
pas  d'autres  parens  que  la  joie  et  le  plaisir  ;  c'est 
une  inûdèli-  famille.  Tu  sais  bien  cependant  que 
je  n'en  ai  pas  connu  d'autre;  et  maintenant  voici 
que  ma  famille  de  joie  et  de  plaisir  m'abandonne 
sans  que  je  puisse  dire  pourquoi;  elle  m'aban- 
donne, et  me  voici  maintenant  plus  triste  et  plus 
orphelin  que  jamais. 

Et  comme  il  était  en  train  de  confidences,  M.  de 
Guys  raconta  à  son  ami  comment  autrefois  une 
protection  invisible  veillait  sur  lui,  prodiguant  l'or 
à  ses  plus  folles  dépenses,  venant  à  son  secours 
dans  les  occasions  les  plus  difliriles,  et  comment 
tout  à  coup  cette  protection  était  partie  bien  loin 
sans  doute,  et  comment  il  se  trouvait  à  présent 
dans  l'étal  d'un  enfant  abandonné  à  la  merci 
publique.  Greuse  écoutait  les  confidences  de  son 
ami  avec  le  sourire  incrédule  d'une  homme  qui 
n'a  jamais  eu  de  protecteur  invisible,  qui  s'est 
toujours  protégé  lui-môme,  et  qui  ne  croit  pas  aux 
gens  qui  se  cachent  pour  faire  du  bien.  Ainsi, 
peu  à  peu  la  conversation  entre  les  deux  amis  fit 
place  au  plus  profond  silence.  Greuse  revint  à  son 
travail,  et  M.  de  Guys  se  plongea  plus  avant  dans 
ses  réflexions. 

Tout  à  coup  une  vieille  femme  se  présenta 
dans  l'atelier  du  peintre. 

—  Je  viens,  lui  dit-elle,  prier  votre  seigneurie 
de  me  faire  mou  portrait;  j'en  serais  bien  recon- 
naissante, voyez-vous  ? 

A  ces  mots,  Greuse,  le  peintre  des  femmes,  et 
des  plus  jcuues  encore  et  des  plus  johcs,  Greuse, 


celui  qui  a  tant  aimé  les  cheveux  longs  et  soyeux, 
les  lèvres  rebondissantes  et  purpurines,  les  grands 
yeux  bleus  bien  humides,  celui  qui  les  a  faites  si 
jolies  et  si  riantes,  et  si  transparentes,  les  femmes 
du  18°  siècle,  Greuse,  voyant  cette  vieille  toute 
ridée  et  toute  blanchie,  et  toute  sèche  et  toute 
courbée,  qui  voulait  se  faire  peindre  par  lui  !  ne 
put  retenir  un  grand  éclat  de  rire. 

—Mais  regarde  donc,  dit-il  au  jeune  soldat, 
regarde  donc,  mon  ami,  la  vieille  sorcière.  Veux- 
tu  te  faire  dire  la  bonne  aventure,  mon  cherGuys? 
L'occasion  est  belle,  et  tu  n'en  trouverais  pas  une 
pareille  en  ta  vie. 

En  même  temps  le  jeune  artiste  se  livrait  de 
toutes  ses  forces  à  sa  folle  gaîté. 

La  vieille,  sans  se   déconcerter,  dit  à  Greuse  : 

—  Et  vous  ferez  mon  portrait  si  je  lui  dis  sa 
bonne  aventure? 

En  même  temps  elle  étendait  sa  main  sèche  et 
décharnée  sur  le  beau  soldat,  d'un  air  demi- 
solennel. 

—Oui,  ditGreuse,  oui,  la  vieille,  je  fais  ton  por- 
trait fauve,  et  tout  velu,  et  blême,  si  tu  lui  dis,  à 
lui,  sa  bonne  aventure.  En  même  temps  Greuse, 
charmé  de  cette  idée,  s'était  levé  de  son  siège,  et 
il  avait  pris  M.  de  Guys  par  le  bras. 

—  Viens  donc,  viens  donc,  dit-il,  viens  entrer 
dans  le  secret  de  ta  destinée. 

Et  il  le  tirait  toujours  par  le  bras. 

—Prenez  garde,  dit  la  vieille  femme  à  Greuse, 
prenez  garde  à  ce  bras  malade!  le  jeune  homme 
a  été  blessé  l'auti  e  jour. 

—Lui,  blessé  !  dit  Greuse.  Tu  t'es  battu,  et  tu 
ne  me  l'as  pas  dit  ! 

—  Oh!  reprit  la  vieille  femme,  il  ne  s'agit  pas 
d'un  misérable  coup  d'épée  qui  s'oublie  du  jour 
au  lendemain  et  qui  se  guérit  en  vingt-quatre 
heures  :  c'est  une  blessure  plus  profonde,  et  qui 
vous  est  allée  au  cœur,  n'est-ce  pas,  monsieur  de 
Guys? 

A  ces  mots  le  jeune  soldat,  tiré  subitement  de 
sa  léthargie  : 

-Que  veux-tu  dire?  s'écria-t-il,  et  comment 
sais-tu  que  j'ai  été  si  profondément  atteint  là  au 
bras,  là  au  cœur?  Qui  était  elle?  Je  l'ai  portée 
toute  noire  et  toute  cachée  sous  un  voile,  et  je  ne 
l'ai  pas  vue  !  Ah  !  tu  as  bien  raison  de  dire  que  je 
suis  blessé  au  cœur  ! 

Alors  la  vieille  femme,  l'entraînant  dans  un 
coin  de  l'ateher  : 

—11  fiut,  lui  dit-elle,  que  demain,  quand  la 
nuit  sera  tombée,  vous  vous  rendiez  au  Marais, 
au  coin  de  la  maison  du  vidame  de  Poitiers,  et  là 
vous  attendrez  nos  ordres. 

M.  de  Guys  resta  anéanti. 

La  vieille,  se  retournant  vers  Greuse,  qui  ne 
comprenait  rien  à  cette  étrange  scène  : 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  j'espère  qu'à  présent 
vous  ne  refuserez  plus  de  faire  mon  portrait  ! 

El  elle  sortit,  Oère  et  déguenillée,  comme  elle 
était  entrée. 

Quand  elle  fut  sortie  Greuse  regarda  son  ami 
au  front,  et  il  comprit  qu'il  ne  fallait  pas  lui  de- 
mander son  scciet. 

VIU. 

Revenons  à  madame  d'Egmont.  Nous  l'avons 
laissée  hors  d'elle-même  et  bien  malheureuse. 
C'était  donc  là  le  frère  de  celui  qu'elle  aimait  ! 


elle  l'avait  donc  retrouvé  sentinelle  d'un  catafalque, 
ce  beau  M.  de  Gisors  qui  s'était  fait  tuer  pour 
elle  !  car  entre  les  deux  frères  la  ressemblance 
était  frappante  :  elle  l'avait  retrouvé  aussi  beau, 
aussi  jeune  ;  M.  de  Guys  était  pour  ainsi  dire  le 
reflet  de  M.  de  Gisors.  Le  voilà  donc  ce  jeuue 
homme  qui  est  son  pupille  et  dont  elle  est  le  tu- 
teur! En  même  temps  elle  se  souvientdu  lerment 
qu'elle  a  fail  au  vidame  de  Poitiers  à  son  ht  de 
mort  :  elle  a  promis  au  vidame  mourant  de  voir 
M.  de  Guys  elle-même,  de  lui  parler  elle-même,  à 
lui  même,  de  lui  remettre  à  lui-même  cette  fortune 
dont  elle  est  la  dépositaire.  Comment  le  voir  ?  où 
le  voir?  que  lui  dire  ?  comment  tenir  son  serment? 
û  Gisors  !  Gisors  ! 

Mais,  comme  c'était  une  femme  noble  et  flère, 
maîtresse  delle-même quand  elle  n'était  pas  trop 
surprise  et  trop  épouvantée,  madame  la  comtesse 
d'Egmont ,  revenue  de  ses  premières  angoisses, 
envoya  chercher  M.  de  Guys  par  la  vieille  femme; 
et,  comme  elle  ne  voulait  pas  être  connue  de  ce 
jeune  homme,  comme  elle  voulait  ne  le  revoir 
jamais,  elle  le  fit  conduire  par  la  vieille  femme 
dans  son  pauvre  cabaret;  et  c'est  là,  assise  sur  une 
misérable  chaise,  le  coude  appuyé  sur  une  table 
de  chêne,  que  M.  de  Guys  le  soldat  aux  gardes, 
se  trouva  en  présence  de  madame  la  comtesse 
d'Egmont. 

Vous  peindre  l'étonnement  et  la  respectueuse 
admiration  du  jeune  homme,  et  vous  dire  com- 
bien il  la  trouva  belle,  et  noble,  et  digne  de  toutes 
sortes  de  respects,  je  ne  saurais.  Quand  elle  le 
vit,  madame  d'Egmont  releva  la  tête,  et  avec  la 
plus  grande  simplicité,  mais  aussi  avec  le  plus 
grand  calme,  elle  parla  ainsi,  le  jeune  homme 
l'écoutant  debout  et  dans  l'altitude  du  plus  pro- 
fond respect. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  ,  une  personne  qu 
ne  veut  pas  être  nommée  et  qui  est  morte  m'a 
nommée  son  exécuteur  testamentaire.  C'est  un 
office  que  je  n'ai  pas  pu  refuser.  Voici  donc  dans 
celte  cassette  une  fortune  que  je  devais  vous 
remettre  à  vous-même,  moi-même.  La  volonté  du 
testateur  est  celle-ci  :  que  vous  soyez  heureux  et 
sage.  Il  sait  qu'il  n'est  pas  besoin  de  vous  recom- 
mander'l'être  honnête  et  brave...  El  à  présent 
que  mon  office  est  rempli,  si  vous  croyez  me  de- 
voir quelque  reconnaissance,  je  vous  prie  d'ou- 
blier que  vous  m'avez  vue  jamais. 
En  même  temps  elle  se  leva  pour  sortir. 
Elle  sortit  en  eflet.  La  porto  de  la  rue  se  refer- 
ma sur  elle.  M.  de  Guys  resta  immobile,  éperdu, 
se  demandant  s'il  n'était  pas  le  jouet  d'un  songe. 

Le  bruit  d'un  carrosse  qui  s'éloignait  le  tira  de 
sa  rêverie.  Mais  ce  ne  fut  que  lorsqu'il  eut  ouvert 
la  riche  cassette,  et  quand  il  eut  touché  de  ses 
mains  cette  fortune  qui  lui  arrivait,  que  M.  de 
Guys  se  rappela  d'une  façon  moins  confuse  la  vi- 
sion qui  venait  de  lui  apparaître.  Alors,  voyant 
qu'il  était  tout  seul,  son  cœur  se  brisa  et  il  se  prit 
à  pleurer. 

IX 

Si  cette  histoire  ne  vous  semble  pas  trop  étran- 
ge, vous  passerez,  s'il  vous  plaît,  avec  moi.  du 
cabaret  perdu  dans  lo  Marais  à  la  cour  érlat.mie 
de  1-ouis  XV,  un  jour  de  grande  réception.  Car 
c'esl  là  un  siècle  étrange  et  singulier  :  la  royauté 
y  csl  dans  toute  sa  force,  bien  qu'elle  soil  à  son 


24  — 


dédia;  les  sujets  sont  encore  dans  la  plus  pro- 
fonde soumission,  bien  qu'ils  soient  à  la  veille  de 
la  révolte.  Il  Aiut  donc  se  rappeler  les  anciennes 
splendeuis  de  cette  cour  pour  se  faire  une  idée 
du  \  crsailles  de  Louis  XV. 

Ce  jour  l'i  madame  d'Iilgmonl  avait  été  menée  à 
Versailles  par  M.  le  duc  de  Richelieu,  son  père. 
Jamais  peut-être  la  comtesse  n'avait  été  plus  belle, 
plus  biillante  et  mieux  parée.  Elle  porait  un 
grand  liabit  de  satin  tout  garni  de  broderies  en 
or;  sur  toute  sa  personne,  à  son  cou,  à  ses  bras, 
à  ses  mains,  sur  son  front  étincclaicnt  les  dia- 
mans  de  sa  maison  :  et  vous  jugez  si  elle  était 
belle  !  Ce  fut  dans  cet  appareil  et  dans  cette  beauté 
que  madame  d'Kgmont  fut  s'asseoir  au  grand 
couvert  du  Roi,  à  la  tète  des  femmes  titrées, 
co:nine  c'était  son  droit.  Il  y  avait  à  ce  grand 
couvert  toute  la  noblesse  de  France  :  duchesses, 
grandes  d'Espagne,  les  femmes  des  maréchaux  de 
France,  tous  ceux  qui  avaient  les  honneurs  du 
Louvre  et  qui  étaient  cousins  du  Roi.  Au  milieu 
do  celte  cour  se  disiiiiguail  par  sa  beauté,  par  ses 
grâces  naturelles,  par  son  esprit  si  fni  et  si  admi- 
rablement et  innocemment  railleur,  le  seul  roi 
que  pût  reconnaître  Voltaire,  le  roi  Louis  XV. 
Alors  le  dîner  royal  commença. 

Le  public  de  Versailles,  admis  au  dîner  du 
Roi,  entrait  par  une  porte  et  sortait  par  une 
autre  porte,  décrivant  dans  sa  marche  rapide  un 
quart  de  cercle  autour  du  grand  couvert.  J'ai 
oublié  de  vous  dire  que  madame  d'Egmont  se 
tenait  à  la  droite  du  Roi. 

Tout  à  coup  le  mouvement  de  cette  foule  qui 
passait  en  silence  devant  la  table  du  Roi  est  sus- 
pendu; une  légère  rumeur,  retenue  par  le  res- 
pect, se  fait  entendre.  Tous  les  regards,  qui 
étaient  tournés  vers  le  Roi,  so  portent  du  même 
côté,  et  alors  chacun  put  voir  vis-à-vis  le  Roi,  et 
le  regard  tourné  vers  lui,  fixe,  immobile,  et  cloué 
n  la  même  place  par  un  force  surnaturelle,  un 
homme,  un  soldat,  mais  bien  fait,  mais  jeune 
et  beau,  mais  d'une  noble  attitude,  mais  d'un 
charmant  regard,  mais  d'une  grâce  parfaite 
presque  aussi  beau  que  le  roi.  Comme  je  vous  le 
dis,  il  était  là  immobile,  hors  de  lui,  sans  mouve- 
ment et  sans  parole  :  il  avait  reconnu  madame 
d'Egmont! 

Il  y  eut  un  profond  silence.  Cet  intelligent  roi 
Louis  XV  eut  bien  vite  deviné  pour  qui  le  jeune 
soldat  restait  là  immobile  à  la  même  place.  Cepen- 
dant l'exempt  des  gardes  étant  survenu,  M  de 
Guys  fut  arraché  violemment  de  la  salle  •  mais 
toujours  son  regard  resta  fixé  à  la  même 'place 
toujours  son  âme  y  resta  fixée.  Madame  d  F-^- 
niont,  voyant  M.  .le  Guys  brusquement  entraîné 
par  les  gardes-du-corps,  ne  put  se  contenir  et 
elle  poussa  un  gémissement  doulourcuy.  Pauvre 
femme!  elle  oubliait  que  tout  le  monde  lare 
gardait! 

Il  fallut  tout   l'esprit  et  toute  la  bonté  du  roi 
pour  tirer  la  noble  dame  de  cet  étrange  embar- 
ras. Il  fil  approcher  l'exempt  de  ses  gardes   ei 
sans  regarder  madame  d'Egmont,  mais   lout'  en 
parlant  assez  haut  pour  être  entendu  : 

-Monsieur,  dit-il,  relâchez  ce  jeune  homme  • 
il  aura  été  surpris  par  ce  grand  a|)pareil;  je  veux 
qu'd  aille  en  pai.x. 

Puis  il  ajouta  : 


—  C'est  la  vue  de 
troublé. 

En  même  temps  il  jetait  sur 
adorable  sourire  en  s'inclinant. 


la   reine  qui  l'a  peut-être 
la  reine  le   plus 


Depuis  ce  temps  M.  de  Guys  ne  revit  pas  ma- 
dame d'Egmont  :  M.  de  Guys,  pour  se  punir  de 
l'avoir  compromise  ainsi  devant  toute  la  cour,  la 
noble  femme,  s'est  tué  de  sa  propre  main.  Quel- 
que temps  après  mourut  aussi  madame  d'Egmont, 
renfermant  son  secret  dans  son  âme,  si  elle  avait 
un  secret.  Et  à  qui  aurait-elle  pu  le  confier  ce 
secret?  Son  mari  ni  son  père  ne  l'auraient  com- 
prise; il  n'y  avait  eu  que  le  roi  Louis  XV  qui  l'a- 
vait comprise.  Madame  d'Egmont  voulut  en  finir 
avec  tant  de  douleurs  secrètes  :  elle  mourut. 

Voilà  toute  l'histoire  de  ce  soldat  et  de  cette 
grande  dame,  histoire  touchante  et  d'une  grande 
naïveté,  histoire  de  l'amour  le  plus  pur,  le  plus 
naïf  et  le  plus  chaste  des  deux  parts.  Savez-vous 
quelque  chose  de  plus  intéressant  dans  le  monde 
que  l'amour  de  madame  d'Egmont  pour  le  noble 
comte  de  Gisors,  qui  se  reporte  à  son  insu  sur  un 
enfant  abandonné  ? 

Et,  comme  déjà  dans  ce  temps-là  c'étaient  les 
philosophes  qui  écrivaient  l'histoire,  l'histoire  n'a 
rien  eu  de  plus  pressé  que  de  raconter  comment 
madame  la  comtesse  d'Egmont  avait  des  entrevues 
avec  un  beau  soldat  qui  la  prenait  pour  une 
petite  bourgeoise.  De  nos  jours  on  a  mis  cette 
anecdote  en  vaudeville  :  le  vaudeville  nous  a  été 
donné  orné  de  toutes  les  grâces  et  de  toutes  les 
inventions  de  l'esprit  contemporain. 

Jules  Janin. 


l  mm  ET  CA8ACTERES 

De  la  vîc  anglaise. 


Le  VIEL'X  CÉLIBATAIRE    RICHE.    —  Les    APPREN- 
TIS. —  Les  gueux  élégans  (I). 

On  ne  sait  pas,  en  général,  dans  quel  triste  et 
solitaire  isolement  vivent  et  meurent,  à  Londies, 
un  certain  nombre  d'individus.  Privés  de  ces  rela- 
tions habituelles  dont  une  conformité  de  goûts 
fuit  ordinairement  un  véritable  besoin,  ils  n'éveil- 
lent dans  les  autres  ni  sympathie  ni  allection  • 
personne  ne  s'intéresse  à  eux;  c'est  au  point  qu'i 
leur  mort  on  ne  peut  dire  qu'ils  ont  été  oubliés 
car  on  n'a  jamais  songé  à  eux  pendant  leur  vie' 
Il  y  a,  dans  cette  grande  capitale,  une  classe  très 
nombreuse  d'hommes  qui  semblentnepas  compter 
un  seul  ami,  et  dont  personne  ne  paraît  s'occu- 
per. 

C:!  sont,  par  exemple,  des  vieillards,  au  vifage 

(I)   C' t  ariirle  est  traduit  d'un  des  auteurs  les 

plus  populaires  de  la  Grande-Breta^np   de  Char 

les  Dinkons,  plus  connu  sous  le  pseudonyme  de 

Boz.  Apres  avoir  publié  quelques  ouvrages    dont 

p  usieurs  ont  été  vendusà  plus  de  100  m.llèexem- 

plaires,  il   a  réuni    en  un    volume    {sUctchcs  by 

/ioc)  une  foule  de /;o;/;y«7.-,  de  scènes,  de  ca- 

vX'îf/T'  tJT"""  '"""*'  remarquables  par  la 
vén  é  des  détails  que  par  une  verve  souvent  très 
comique.  ""««.(u  uts 


rubicond,  habitués  au  vin  de  Porto,  et  qui,  pour 
une  cause  réelle  ou  imaginaire,  —  réelle  assez  or- 
dinairement, car  ils  sont  riches  et  leurs  parens 
pauvres,  —  se  méfient  de  tout  le  monde,  devien- 
nent misanthropes,  et  trouvent  un  grand  plaisir  à 
se  regarder  comme  fort  misérables  et  à  rendre 
malheureux  tous  ceux  qui  les  environnent.  Un 
vieillard  de  ce  caractère  aura  un  appartement 
somptueusement  meublé,  une  bibliothèque  bien 
choisie,  une  argenterie  précieuse,  des  tableaux 
nombreux,  mais  tout  cela  moins  pour  sa  propre 
satisfaction  que  pour  exciter  la  jalousie  de  ceux 
qui  désireraient  l'imiter  et  qui  ne  sont  point  assez 
riches.  Il  fait  partie  de  deux  ou  trois  clubs  dont 
tous  les  membres  envient  sa  fortune,  le  Battent 
et  le  détestent.  Parfois,  un  de  ses  parens  pauvres, 
un  neveu  marié,  je  suppose,  le  rencontre  et  sol- 
licite quelque  léger  secours  ;  on  l'entend  alors 
déclamer  avec  une  vertueuse  indignaliou  contre 
l'imprévoyance  û\\  jeune  ménage,  les  défauts 
d'une  femme,  l'imprudence  d'avoir  une  nombreuse 
famille,  la  sottise  de  contracter  des  dettes  avec 
125  hvres  de  revenu,  et  d'autres  crimes impardon- 
nal)les;  puis  conclure  ses  exhortations  par  un  ta- 
bleau complaisamment  tracé  de  sa  propre  con- 
duite, et  par  une  allusion  délicate  aux  secours  que 
donne  la  paroisse.  Il  meurt  un  jour  après  son  dî- 
ner d'une  attaque  d'apoplexie,  après  avoir  légué 
sa  fortune  à  une  société  biblique,  dont  le  conseil 
d'administration  fait  ériger  à  sa  mémoire  une  ta- 
ble de  marbre  destinée  à  transmettre  à  la  posté- 
rité son  admiration  pour  sa  conduite  chrétienne 
en  ce  monde,  et  sa  conviction  bien  intime  de  son 
bonheur  en  l'autre. 

Il  n'y  a  aucune  classe  d'individus  qui  m'amuse 
autant  que  les  apprentis  de  Londres  ;  ils  ne  sont 
plus,  il  est  vrai,  organisés  en  corps,  liés  par  un 
engagement  solennel,  prêts  à  jeter  l'elfroi  dans  le 
cœur  des  citoyens  paisibles,  quand   il  leur  plaît 
de  se  croire  lésés,  et  de  s'armer  de  bâtons;  ils 
n'ont  plus  d'autre  contrat  que  leur  brevet;  et 
quant  à  leur  courage,  il  est   facilement   dompté 
par  la  crainte  religieuse  de  la  nouvelle  police,  et 
parla  perspective  fort  peu  récréative  delà  prison, 
que  précède  naturellement  une  apparition  au  bu- 
reau de  la  police  et  une  sévère  réprimande.  Ils 
forment  cependant  toujours   une  classe   à  part, 
classe  non  moins   intéressante,  quoiqu'inofl'en- 
sive.  Qui  ne  les  a  pas  remarqués  dans  nos  rues, 
le  dimanche  ?  Vit-on  jamais  autant  d'ellorts,  au- 
tant de  recherches   pour   arriver  à  une   toilette 
élégante  et  fashionable?—  Il  y  a  tout  au  plus 
quinze  jours  que  le  hasard  me  plaça  derrière  un 
petit  groupe  qui  me  divertit  beaucoup,  tant  que 
nous  suivîmes  la  môme  direction.  Il  était  trois  ou 
quatre  heures  après  midi,  et  l'on  voyait  aisément 
q  le,  partis  de  l'intérieur  de  la  ville,  ils  se  diri- 
geaient vers  le  parc.  Ils  étaient  quatre,  bras  des- 
sus, liras  dessous,  en  gants   blancs,   comme  au- 
tant de  fiancés,  en  pantalons  clairs  d'une   étolfe 
sans  nom,  vêtus  d'habits  pour  lesquels  noire  lan- 
gue n'a  pas  de  terrae,sortede  milieu  entre  unlia- 
bit  long  et  un  surtout,  avec  un  collet  d'une  façon, 
les  pans  d'une  autre   et  des  poches  d'une  forme 
toute  particulière.  —  Tous  armés  d'un  énorme 
bâton  orné  d'un  gros  nœud  à  une  des  extrémités, 
le  faisant  tourner  avec  grâce  ;  tous  aussi ,  pour 
paraître  libres  et  insoucians,  marchaient  avec  une 
sorte  (le  nonchalance  paralytique  dont  l'ellet  plai- 


—  25  — 


sont  provoquait  un  rire  irrésistible.  L'un  surtout, 
muni  d'une  montre  qui  par  sa  forme  et  sa  gros- 
seur ne  ressemblait  pas  mal  à  une  pomme  de 
RiLsbonnc,  la  tirait  à  cbaque  inslant  du  gousset 
dans  lequel  elle  était  emprisonnée,  pour  la  com- 
parer soigneusement  avec  les  borlogcs  de  Saint- 
Clément  et  de  l'église  Neuve,  avec  le  cadran  illu- 
miné de  la  Bourse,  de  l'église  Saint-Martin  et  de 
la  caserne  drs gardes;  et  quand  enfin  ils  arrivè- 
rent au  parc  St- James,  celui  dont  les  bottes  sem- 
blaient mieux  faites,  loua  une  seconde  chaise 
pour  y  placer  les  pieds  et  s'y  étendre  avec 
une  nonchalance  toute  champêtre. 

Il  est  cependant  d'autres  espèces  d'individus 
assez  étranges,  et  qu'on  dirait  appartenir  exclusi- 
vement à  la  métropole.   On  les  rencontre  chaque 
jour  dans  les  rues,  mais  jamais  ailleurs  ;  on  croi- 
rait qu'ils  tiennent  exclusivement  au  sol  et  font 
partie  de  la  ville,  comme  sa  noire  fumée,  ses  bri- 
ques noircies  et  son  mortier.  Je  pourrais  en  citer 
plusieurs  exemples  :  dans  le  nombre  qui  s'ollre  à 
moi  je  n'en  choisirai  qu'un  seul.   Je  m'arrêterai  à 
ceux  qu'on  a  si  bien  nommés  les  gueux-clégans. 
Les  gueux  se  présentent    malheureusement 
partout  à  nos  regards;   les  élégans  de  leur  côté, 
ne  sont  pas  plus  rares  hors  de  Londres  que  dans 
son  enceinte;   mais  l'assemblage  de  l'élégance  et 
de  la  misère  est  un  type  local  non  moins  propre  à 
la  capitale  de  la  Grande-Bretagne  que  ses  monu- 
mens.  11  est  encore  digne  de  remarque  que  les 
hommes  composent  seuls  cette  classe;  une  femme 
est  toujours  ou  sale  ou  déguenillée  à  faire  fuir,  ou 
propre  et  décemment  vêtue,  malgré  la  pauvreté 
de  ses  habits.  Mais  un  homme  pauvre  qui,  selon 
l'expression  reçue,  a  vu  des  jours  plus  heureux, 
olfreun  étrange  assemblage  de  vétemcns  auxquels 
ses  malheureux  ellbris  ne  peuvent  donner  qu'une 
élégance  llétrie. 

On  rencontre  quelquefois,  rôdant  à  Drury- 
Lane,  ou  le  dos  appuyé  contre  un  pilier  de  Long- 
Ane,  un  homme,  les  mains  dans  les  poches  d'un 
pantalon  taché  de  graisse,  retombant  amplement 
sur  les  bottes,  et  rattaché  sur  les  côtés  par  deux 
ficelles;  à  son  habit  jadis  bleu  de  métal,  à  son 
chapeau  aux  ailes  retroussées  et  singulièrement 
aplaties  sur  son  œil  droit,  on  peut  reconnaître 
qu'il  ne  fait  point  partie  de  la  classe  qui  nous  oc- 
cupe. Ennemi  de  toute  espèce  de  travail,  on  le 
retrouve  à  la  porte  de  tous  les  concerts,  sous  le 
porche  de  tous  les  théâtres. 

Mais  si  vous  apercevez  sur  un  trottoir,  cher- 
chant à  s'effacer  autant  que  possible,  un  homme 
de  quarante  ou  cinquante  ans,  couvert  d'un  vête- 
ment noir  complet,  mais  qui  depuis  long-temps 
montre  la  corde,  et  qu'ini  brossage  quotidien  in- 
finiment trop  prolongé  a  rendu  brillant  comme 
un  parquet  ciré;  si  ses  sous-pieds  fortement  tirés 
paraissent  avoir  été  adaptés  par  lui  autant  pour 
se  conformer  à  la  mode  que  pour  empêcher  ses 
vieux  souliers  de  faire  divorce  avec  ses  talons;  si 
vous  avez  remaïqué  que  sa  cravate,  d'un  blanc- 
jaune  plus  que  douteux,  ne  paraît  si  artislenient 
disposée  que  pour  dissimuler  les  solutions  de 
continuité  du  vêlement  qu'elle  recouvre,  et  (|ue 
ses  mains  sont  eniprisonnéesdans  les  restes  d'une 
vieille  paire  de  gants  de  castor,  vous  pouvez,  sans 
hésiter,  assurer  qu'il  fait  partie  de  la  classe  des 
gueux-élégans.  Lu  seul  coup-d'œil  jeté  sur  cette 
figure  souffrante,  sur  cet  air  timide  ([ue  donne  la 


pauvreté,  aura  suffi  pour  émouvoir  votre  sensibi- 
lité; car  je  suppose  que  vous  n'êtes  ni  philosophe, 
ni  politique-économiste. 

J'ai  connu  autrefois  un  de  ces  malheureux  ; 
sans  cesse  devant  mes  yeux  pendant  le  jour,  il 
était  aussi  sans  cesse  présent  à  mon  esprit  pen- 
dant la  nuit.  L'homme  dont  parle  Wallcr-Scott 
dans  sa  Démonologie  n'a  pas  souffert,  de  l'être 
imaginaire  vêtu  de  velours  noir,  la  moitié  des  per- 
sécutions que  j'ai  éprouvées  de  mon  ami  à  l'habit 
jadis  noir.  Il  attira  d'abord  mon  aitenlion  par  son 
habitude  à  se  placer  constamment  devant  moi 
dans  la  salle  de  travail  du  Musée  britannique,  et 
ce  qui  me  le  fit  surtout  remarquer,  c'est  qu'il  avait 
toujours  à  sa  disposition  une  paire  de  volumes 
gueux-élégans  comme  lui,  en  partie  déchirés,  en 
partie  jaunis,  et  dont  les  couvertures,  jadis  fort 
belles,  étaient  maintenant  moisies  et  rongées  par 
les  vers.  Chaque  matin,  quand  dix  heures  son- 
naient, il  était  sur  son  siège  ;  c'était  toujours  lui 
qui,  l'après-midi,  sortait  le  dernier  de  la  salle,  et 
encore  avait-il  alors  l'air  d'un  homme  qui  ne  sait 
où  aller  chercher  un  peu  de  chaleur  et  de  repos. 
Il  passait  donc  là  toutes  ses  journées,  aussi  près 
de  la  table  que  possible,  afin  de  cacher  l'absence 
de  quelques-uns  des  boutons  de  son  habit;  son 
vieux  chapeau  était  soigneusement  déposé  à  ses 
pieds,  dans  l'espoir  évident  de  le  dérober  à  tous 
les  regards. 

Vers  deux  heures  on  le  voyait  manger  un  petit 
pain  ;  mais  il  ne  le  montrait  pas  hardiment  comme 
un  homme  qui  ne  fait  là  qu'un  repas  accessoire; 
il  le  rompait  dans  sa  poche,  et  l'en  tirait  p.ir  mor- 
ceaux pour  le  dévorer  à  la  dérobée.  11  ne  savait 
que  trop,  hélas  !  que  c'était  là  tout  son  dîner  ! 

Quand  je  vis  ce  malheureux  pour  la  preun'ère 
fois,  je  pensai  que  jamais  l'état  de  ses  vêtcmens 
ne  pourrait  être  pire.  J'allai  même  jusqu'à  imagi- 
ner la  possibilité  de  le  voir  couvert  d'un  habit  de 
hasard,  mais  décent.  Que  j'avais  alors  peu  d'ex- 
périence !  Chaque  jour  mon  homme  devenait  de 
plus  en  plus  gueuv-élégant.  Les  boutons  ayant 
abandonné  son  gilet  les  uns  après  les  autres,  il 
boulonna  son  habit;  puis,  quand  un  des  côtés  de 
celui-ci  fut  réduit  au  même  état  que  le  gilet,  ce 
fut  l'autre  côté  qui  remi)lit  le  même  office.  Au 
commencement  de  la  semaine,  il  avait  dans  son 
extérieur  quelque  chose  de  plus  soigné  que  dans 
les  derniers  jouis;  sa  cravate,  quoique  jaunissant, 
n'était  du  moins  pas  si  noire.  Au  milieu  de  toute 
sa  misère,  il  ne  fut  jamais  sans  gants  et  sanssous- 
picds.  11  resta  ainsi  une  semaine  ou  deux.  Enfin, 
un  des  boutons  de  la  taille  de  son  habit  se  déta- 
I  ha,  et  puis  l'homme  lui-même  disparut,  et  je  le 
crus  mort. 

J'étais  assis  à  la  même  table  huit  jours  environ 
après  sa  disparition,  les  yeux  livés  sur  sa  chaire 
vide,  me  laissant  aller  à  rêlléchir  sur  les  motifs 
(|ui  l'avaient  porté  à  s'isider  de  la  vie  publique. 
Je  pensais  tour  à  tour  (lu'il  s'ct.ut  pendu  ,  (|u'd 
s'était  jeté  dans  la  rivière,  qu'd  était  mort  delà 
mort  naturelle .  ou  qu'il  avait  été  arrêté  ,  quand 
sa  présence  vint  mettre  un  ternie  à  mes  conjec- 
tures. Celait  bien  lui.  Mais  quelle  étrange  meta- 
nuirphose!  Combien  sa  démarche  témoignait  de 
la  conscience  <|u'il  avait  du  changement  avanta- 
geux opéré  dans  sa  personne!  Ce  changement 
était  vraiment  prodigieux  :  ce  drap  était  fin  ,  fort, 
bien  lustré ,  e.(  cependant  il  me  semblait  toujours 


le  même;  bientôt  je  ne  pus  en  douter;  certaines 
reprises ,  que  l'habitude  m'avait  rendues  familiè- 
res ,  reparurent  à  mes  yeux.  Quant  au  chapeau , 
personne  ne  pouvait  le  méconnaître  :  sa  forme 
haute,  évasée  par  le  sommet,  le  signalait  à  l'ob- 
servateur. Jadis  un  trop  long  service  lui  avait 
donné  une  teinte  rougeâtre,  mais  en  ce  moment 
il  était  aussi  noir  que  l'habit.  La  vérité  brilla  bien- 
tôt à  mes  yeux  de  tout  son  éclat:  la  métamor- 
phose de  toute  cette  parure  attestait  l'usage  d'une 
perfide  liqueur  qui  rend  au  noir  et  au  bleu  sa 
couleur  primitive;  d'autres  fois  déjà  j'avais  remar- 
qué ses  effets  sur  les  vêtemens  des  gens  de  la 
môme  classe.  Mais  quelle  trahison  !  Ces  malheu- 
reuses victimes  reprennent  un  air  d'importance; 
quelquefois  même  l'achat  d'une  nouvelle  paire  de 
gants  ou  de  quelque  autre  objet  de  toilette  vient 
épuiser  leurs  dernières  ressources.  Ce  Ime  dura 
huit  jours.  La  dignité  passagère  du  malheureux 
s'échpsa  dans  la  propordon  exacte  que  mil  à  se 
dissiper  la  substance  colorante.  Les  genoux  du 
pantalon,  les  coudes  de  l'habit,  ne  tardèrent  pas 
à  montrer  une  blancheur  alarmante.  Le  chapeau 
était  de  nouveau  pl.icé  sous  la  table,  et  son  pro- 
priétaire se  glissait  sur  sa  chaise  aussi  humble- 
ment qu'auparavant. 

Mut  une  semaine  entière  de  p'uie  et  de  brouil- 
lard ,  après  laquelle  la  teinte  du  liquide  précieux 
avait  complètement  disparu.  Je  n'ai  jamais  vu  de- 
puis ce  pauvre  gueux-élégant  chercher  à  rajeunir 
ses  vêtemens  délabrés. 

On  ne  peut  désigner  aucun  lieu  où  les  gens  de 
cette  profession  se  trouvent  de  préférence.  On  en 
rencontre  beaucoup  dans  les  environs  des  hôtels; 
on  en  aperçoit  aussi  dans  Holborn  entre  htut  et 
dix  heures  du  matin  ;  et  quand  on  a  la  curiosité 
de  pénétrer  dans  la  cour  de  la  prison  pour  dettes, 
on  en  rencontre  plus  d'un  parmi  les  spécial' urs 
et  les  gens  d'affaires.  Jamais  je  ne  suis  allé  à  la 
Bourse  sans  en  voir  quelques-uns ,  et  sans  cher- 
cher à  m'explicjuer  ce  qui  peut  les  amener  dans 
un  lieu  où,  certes,  ce  ne  sont  pas  les  affaires  qui 
los  attirent.  Ils  y  sont  assis  pendant  des  heures 
entières,  appuyés  sur  de  gigantesques  parapluies 
fanés  ,  ou  grignottant  quelques  biscuits  d'Aber- 
iiethy.  Personne  ne  leur  parle,  ils  n'adressent 
non  plus  la  parole  à  personne.  J'en  vis  cepen- 
dant deux  causer  ensemble;  mais  mon  expé- 
rience m'autorise  à  croire  que  ce  n'était  là  qu'une 
exception;  l'offre  d'une  prise  de  labac,  ou  qucl- 
(|ue  politesse  analogue  l'avait  fait  naiire. 

Lu  gueux-élégant  peut,  du  reste,  ou  n'avoir  au- 
cunc  espèce  d'occupaton ,  ou  être  courtier  en 
blé,  en  charbon  ,  en  vin.  collecteur  des  dettes, 
ou  prociueur  ruiné ,  peut-être  clerc  du  dernier 
ordre  ou  écrivain  de  la  même  chasse.  Je  ne  sais  si 
mes  lecteurs  ont  rencontré  ces  homn.as  anssi 
souvent  que  moi;  ce  que  je  s.ais.  c'est  que  r>  m.l- 
heureux  qui  sent  sa  pauvreté,  et  qui  cherche  en 
vain  à  la  dissimu'er.  est  un  des  objets  I,  s  plus  di- 
gnes de  pitié,  que  sa  misère  soil  la  triste  consé- 
quence de  sa  mauvaise  conduite  ou  de  celle  drs 
autres.  j.  r^ 

(Le  Capitale,) 


26  — 


ik^n^jimL« 


Ce  fut  en  1712,  trois  ans  avant  la  mort  de 
Louis  XIV,  que  Lesage  lit  rcprôsentcr  Turcaret, 
cette  satire  sanglante  contie  U'S  traitans  et  les  li- 
nanrit'rs  d'alors  :  la  k'ÇDii  profila,  et  diiquante 
ans  plus  tard  c'était  dans  les  finances  que  se  trou- 
vaient le  goût  et  quelquefois  le  savoir.  Le  prince 
était  iridillércnt  auv  l)eau\-arts,  presque  ennemi 
de  la  littérature;  Us  financiers étaii-nt  les  Mécènes 
qui  encourageaient  et  protégeaient;  on  eût  dit 
qu'ils  avaient  reçu  cette  noble  tiulie  des  mains 
du  régent,  et  siLesage  eût  pu  vivre  jusqu'en  1778, 
il  aurait  peut-être  vainement  cherché  l'homme 
qu'il  avait  peint  soixante  ans  auparavant,  et  dont 
lignorance  et  les  vices  avaient,  encll'et,  en  1712, 
tout  l'odieu.v  dont  il  a  chargé  Turcaret. 

En  1778,  dans  les  premières  années  du  règne 
de  Louis  XVI,  un  des  hommes  les  plus  recomman- 
dablcs  de  la  finance  était  M.  Lalive  de  Jully,  qui, 
par  ses  goûts  autant  que  par  son  étroite  parenté 
avec  mesdame  d'Epinay,  rie  d'Houdctot,  était  lié 
avec  tous  les  philosophes  et  les  hommes  de  lettres 
du  temps; les  sciences  néanmoins  et  les  questions 
philosophiques  qui  s'agitaient  autour  de  lui  le 
touchaient  peu;  il  laissait  volontiers  Helvétius  et 
le  baron  d'Holbach  pour  la  société  de  Jélyotte  ou 
l'atelier  de  Greuze  ;  il  était  l'ami  de  Greuze  qu'il 
protégea,  et  dont  il  étendit  autant  qu'il  le  put  la 
fortune  et  la  réputation.  M.  de  Jully  habitait  une 
terre  aux  environs  de  Versailles,  et  il  avait  pour 
commensaux  habituels  Jélyotte,  homme  modeste 
quoique  chanteur,  et  qui  passait  dans  le  monde 
pour  être  bien  venu  de  madame  de  Jully,  et 
Greuze  qui ,  malgré  sa  facilité  de  mœurs  et  sa 
bonhomie,  était  cité  pour  l'élégance  de  sa  toilette 
quelquefois  ridicule.  On  était  au  commencement 
de  septembre  et  le  déjeuner  Unissait,  lorsque  M. 
de  Jully  regarda  le  ciel  qui  avait  été  grisj asque-là, 
et  commençait  à  prendre  quelques  teintes  dorées; 
le  soleil  perçait  les  nuages. 

—  Greuze,  dit-il  au  peintre.  Je  ne  vous  pro- 
pose pas  de  venir  avec  moi  chasser  dans  le  bois 
de  Satory  ;  votre  habit  écarlate  et  vos  bas  de  soie 
à  coins  ne  s'accorderaient  pas  des  balliers  qu'il 
vous  faudrait  traverser. 

—  Ajoutez,  répondit  Greuze,  en  rajustant  ses 
manchettes  de  dentelle,  que  j'attends  une  de  vos 
bergères,  Maihurine,  qui  posera  pour  moi  pen- 
dant deux  heures  ;  j'ai  sa  parole,  je  lui  ai  promis 
deux  écus. 

—  Vous  appellerez  ce  nouveau  tableau?  de- 
manda M.  de  Jully. 

—  La  crache  cassée,  répondit  le  peintre. 

—  Hum  !  hum  !  fit  madame  de  Jully  en  minau- 
dant, je  ne  sais  pas  s'il  est  bien  prudent  de  laisser 
M.  Greuze  avec  une  jeune  fille  ? 

Greuze  avait  cinquante-deux  ans;  mais  il  était 
dameret  cl  se  croyait  encore  dangereux.  Il  s'in- 
clina avec  un  sourire,  évidemment  flatté  de  la  re- 
marque de  madame  de  Jully. 

—  Voulez-vous  venir,  Jélyotte,  dit  M.  de  Jully 
à  l'acteur;  vousaimczà  tiicr  les  canards  sauvages, 
je  vous  en  promets  en  abondance. 

Ce  fut  madame  de  Jully  qui  prit  la  parole  : 

—  Vous  n'y  pensez  pas,  dit-elle  à  son  mari. 


Jélyotte  chante  demain  Orphée,  prétendez-vous 
l'enrhumer? 

M.  de  Jully,  tout  en  convenant  de  la  justessede 
celte  obscrvalion,  quitta  la  salle  à  manger,  prit  un 
fusil,  une  gibecière,  et  partit  seul  pour  le  bois. 
Le  soleil  avait  chassé  les  nuages,  le  temps  était 
doux  et  clair,  mais  la  terre  humide  cédait  sous  le 
pas  duch.issour,  et  M.  de  Jully,  sans  trop  songer 
aux  canards  sauvages,  se  laissait  aller  à  une  des 
préoccupations  habituelles  aux  hommes  :  il  donnait 
carrière  à  son  imagination  et  changeait  sa  destinée 
au  gré  de  ses  désirs.  Ici-bas  nul  n'est  content  de 
son  sort;  la  pauvreté  désire  les  richesses,  tandis 
que  l'opulence  donnerait  volontiers  ses  trésors 
en  échange  des  facultés  ou  du  talent  qui  lui  man- 
quent. M.  de  Jully  cheminait  le  fusil  sur  l'épaule, 
et  se  supposant  pauvre,  isolé,  inconnu^niais  doué 
du  talent  de  Greuze  ou  de  Claude  Lorain,  les 
deu\  peintres  qu'il  aim;iit  le  mieux  ,  il  se  voyait 
habitant  d'abord  une  mansarde  désolée  dont  il  ne 
pouvait  pas  payer  le  loyer,  entendant  sonnersans 
argent  l'heure  du  dîner,  et  un  pinceau  à  la  main 
négligeant  les  cris  de  son  estomac  vide. 

Lospreniiers  jours  étaient  aflVeux;  cepen.iant  il 
faisait  les  portraits  de  son  boulanger  pour  avoir 
du  pain,  de  son  propriétaire  pour  payer  son 
loyer;  la  bouchère,  le  tailleur,  la  mercière  po- 
saient tour  à  tour  devant  lui  ;  de  la  mercière  il 
passait  au  marchand  de  vin,  de  celui-ci  au  vigne- 
ron, du  vigneron  au  propriétaire  et  du  proprié- 
taire à  la  grande  dame  ;  alors  sa  réputation  s'éten- 
dait, il  peignait  les  plus  jolies  femmes  de  Paris, 
tous  1  s  amatem's  recherchaient  ses  croquis,  ses 
pochades,  ses  tableaux,  et  le  peintre  inconnu  de- 
venait célèbre;  le  pauvre  habitant  d'une  mansarde 
était  le  commensal  des  rois  et  logeait  son  talent 
dans  un  palais. 

11  en  était  là  de  son  château  en  Espagne,  lors- 
qu'au détour  d'une  allée  il  aperçut  un  homme 
qui  parlait  très  vivement  à  une  jeune  fille;  dès 
que  celle-ci  se  vit  découverte,  elle  murmura  un 
adieu  en  détournant  la  tète  et  prit  un  sentier  de  la 
foret ,  non  pas  comme  Galalhée,  mais  en  souhai- 
tant évidemment  de  n'être  pas  reconnue.  M.  de 
Jully  s'avança  vers  l'heureux  mortel  à  qui  le  bois 
de  Satory  semblait  être  si  favorable,  et  il  vit  un 
homme  jeune  encore,  vêtu  comme  on  l'était  alors 
à  la  ville,  mais  avec  une  négligence  qui  touchait 
de  bien  près  à  la  malpropreté  ;  un  habit  marron 
d'un  drap  commun  et  usé,  des  culottes  de  velours 
sous  lesquelles  Buttaient  des  bas  de  laine,  de  gros 
souliers  boueux,  voilà  quel  était  le  costume  de  cet 
individu  dont  la  figure  néanmoins  relevait  un  peu 
l'accoutrement  ;  il  avait  les  traits  réguliers  ;  sa  phy- 
sionomie distinguée  respirait  la  douceur  et  la 
bienveillance;  son  œil  était  perçant  quoique  doux, 
et  un  léger  sourire  qui  paraissait  lui  être  habituel 
animait  ses  lèvres. 

—  Veuillez  me  pardonner,  lui  dit  M.  de  Jully 
en  l'abordant;  je  vous  dérange? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  répondit  l'inconnu, 
qui  tenait  un  pinceau  à  la  main  et  paraissait  con- 
sidérer attentivement  l'horizon  ;  mais  je  n'en  peux 
pas  dire  autant  de  cette  petite  folle  que  vous  avez 
fait  fuir. 

—  Vous  peignez?  monsieur,  demanda  M.  de 
Jully. 

—  Oh  !  monsieur,  presque  rien  :  un  petit  ta- 
bleau grand  comme  la  main,  un  coucher  de  soleil. 


Ils  firent  alors  un  pas,  et  sur  le  chevalet  ambu- 
lant du  peintre,  M.  de  Jully  vit  en  effet  un  petit 
tableau  qui  n'attendait  que  la  dernière  touche 
pour  être  terminé  ;  sur  le  devant  était  un  étang 
où  barbottaientles  canards  sauvages  que  le  finan- 
cier venait  chasser;  et  sur  le  dernier  plan  étaient 
les  grands  arbres  de  la  forêt  que  le  soleil  dominait 
et  dorait  de  rayons  qui  perçaient  le  feuillage  et 
venaient  faire  étinceler  l'eau  de  l'étang. 

—  Voyez-vous,  dit  le  peintre,  demain  j'achève- 
rai si  le  temps  est  beau;  aujourd'hui,  il  n'y  faut 
pas  songer.  Le  soleil  est  trop  pâle.  Ce  sont  ce- 
pendant dix  bons  écus  que  j'aurais  reçus  ce  soir 
de  M.  Logris...  Allons,  ce  sera  pour  demain.  — 
Et  il  repliait  son  bagage. 

Il  y  avait  dans  le  ton  de  cet  homme  une  rési- 
gnation douloureuse  qui  serra  le  cœur  de  M.  de 
Jully;  le  financier  regardait  alternativement  le 
peintre  et  le  tableau,  et  tout  en  se  reportant  aux 
désirs  qu'il  formait  un  moment  auparavant,  il  s'a- 
voua qu'il  venait  bien  de  souhaiter  un  talent  pa- 
reil à  celui  de  cet  homme;  mais  il  y  avait  une 
chose  qui  manquait  à  cet  artiste  infortuné  et  qu'il 
n'aurait  pas  abandonnée  pour  toutes  les  mines  de 
Golconde  :  la  santé.  L'inconnu  était  pâle  etd'une 
si  grande  maigreur  qu'il  paraissait  décharné  ;  son 
front  était  flétri,  sa  main  sèclie  et  longue  comme 
celle  d'un  malade.  Cependant,  insoucieux  de  lui- 
même,  cet  homme  faisait  l'amour  et  il  peignait 
dans  un  bois,  exposé  à  toutes  les  intempéries  de 
l'automne.  M.  de  Jully  songea  alors  au  prix  mo- 
dique que  le  brocanteur  Legris  devait  donner  du 
tableau,  et  il  comprit  que  la  misère  forçait  l'artiste 
au  travail. 

—  Dix  écus  !  dit-il. 

—  Dix  bons  écus  !  tout  autant. 

—  Comment  vous  nomraez-vous ,  monsieur  ? 

—  Lan  tara,  tout  à  votre  service. 

—  Lantara  !  Lantara  !  s'écria  M.  de  Jully,  en 
prenant  la  main  fiévreuse  du  pauvre  peintre  et 
eu  la  lui  serrant  cordialement,  vous  êtes  Lantara, 
mon  ami?  vous  êtes  Lantara,  monsieur?  et  vous 
vendez  vos  tableaux  dix  écus  à  ce  coquin  de  Le- 
gris? Je  les  lui  achète  cent  louis. 

Lantara  mit  gravement  son  chevalet  sur  ses 
épaules,  et,  blessé  d'entendre  calomnier  son  ami 
Legris,  il  s'éloigna  de  quelques  pas. 

—  M.  Legris  n'est  pas  un  coquin,  dit-il,  et  je 
suis  persuadé  que  ce  soir  il  m'avancera  un  ou 
doux  écus  rien  qu'en  lui  montrant  cette  toile  ; 
mais,  pardon;  il  est  bientôt  trois  heures  :  il  faut 
que  je  retourne  à  Paris  ce  soir,  et  j'ai  cinq  lieues 
à  faire. 

—  Vous  !  aujom'd'hui,  aller  à  Paris  à  pied  !  s'é- 
cria M.  de  Jully. 

—  Sans  doute,  répondit  l'artiste  en  frappant 
desa  main  la  poche  vide  de  sa  veste. 

—  Oh  !  mon  cher  Lantara,  vous  n'irez  pas  à 
Paris  ;  vous  dînerez  chez  moi,  vous  y  coucherez, 
à  moins  que  vous  ne  vouliez  absolument  coucher 
à  Paris;  alors  vous  prendrez  ma  voiture. 

Le  pauvre  Lantara  demeura  indécis  :  M.  de 
Jully  ne  lui  avait  pas  d'abord  inspiré  une  grande 
sympathie  ;  mais  faire  un  dîner  qui  ne  lui  coûte- 
rait rien,  chez  un  hommequi  achetait  ses  tableaux 
cent  louis  ,  s'asseoir  dans  un  bon  fauteuil,  peut- 
être  devant  un  feu  pétillant  et  gai,  il  y  avait  de 
quoi  tenter  un  malade.  Une  dernière  réflexion  le 
décida  :  il  retournerait  à  Paris  en  voiture  !  lui,  fai- 


—  27  — 


ble  et  presque  mourant,  il  n'aurait  pas  à  se  traî- 
ner durant  quatre  mortelles  heures  sur  un  che- 
min humide  et  boueux. 

—  J'accepte,  monsieur,  dit-il,  j'accepte;  et 
l'artiste  et  le  financier  reprirent  le  chemin  du 
château.  M.  de  Jully  cherchait  à  faire  parler  son 
timide  compagnon;  il  voulait  le  mettre  à  son  aise; 
maisLantara  était  préoccupé;  il  regardait  lejour 
jouant  à  travers  les  arbres  ;  il  s'arrêtait  pour 
écouter  le  cri  d'un  oiseau,  pour  contempler  rell'el 
du  vent,  qui,  en  faisant  ployer  la  cime  des  bou- 
leaux ou  des  peupliers,  donnait  à  leur  feuillage  un 
ton  diOércnt. 

—  Voyez-vous,  monsieur,  disait-il,  quandàcette 
heure  le  soleil  n'éclaire  pas  les  arbres;  ils  repren- 
nent leur  couleur  du  malin. 

Arrivé  au  château,  M.  de  Jully  fit  entrer  son 
hôte  dans  un  salon  et  le  quitta  pour  quelques 
insians.  Lantara  ébloui  n'osait  pas  d'abord  mar- 
cher sur  le  tapis,  puis  il  eut  peur  de  s'asseoir  dans 
un  fauteuil  doré  et  d'en  salir  la  soie  damassée  ; 
enfin,  il  s'enhardit  et  parcourut  le  salon.  Comme 
il  l'avait  prévu,  un  feu  brillant  échauffait  cette 
pièce  somptueuse.  Lantara  s'approcha  des  bûc  hes 
enllammécs  avec  une  joie  d'enfant,  et,  s'emparant 
d'un  couteau  d'ivoire  oublié  sur  la  cheminée,  et 
qui,  sans  doute,  venait  de  servir  à  madame  de 
Jully  pour  ouvrir  un  livre  nouveau,  il  perdit  si 
vite  la  mémoire  du  lieu  où  il  était,  qu'il  employa 
ce  petit  instrument  parfumé  ii  enlever  la  boue 
qui  couvrait  ses  souliers  et  tachait  ses  bas  de  laine. 
Quand  sa  toilette  fut  achevée,  il  se  mit  à  considé- 
rer les  tableaux  :  là  était  un  Greuze,  plus  loin  un 
Coypel;  le  riche  financier  avait  même  chez  lui 
un  Rubens  et  un  André  del  Sarto  ;  enfin,  dans 
une  place  distinguée  et  sous  le  jour  éclatant  d'une 
fenêtre,  il  aperçut  un  de  ses  ouvrages. 

—  Oh!  oh!  dit-il,  voilà  un  lever  du  soleil  de 
ma  façon...  Je  l'ai  donné  à  madame  Legris  pour 
ses  étrennes.... 

Dans  ce  moment,  M.  de  Jully  entra. 

—  Voilà  un  tableau  qui  est  à  madame  Legris, 
dit  l'artiste. 

— Vousavezfaitdesétrennesdecentlouis  à  cette 
femme,  répondit  M.  de  Jully,  et  il  l'entraîna  dans 
la  salle  à  manger.  Lantara  s'inclina  devant  Greuze, 
qu'à  son  habit  écarlate  il  prit  pour  le  maître  de 
la  maison  ;  il  se  plaça  le  plus  loin  qu'il  put  de  ma- 
dame de  Jully,  et  gauche,  embarrassé,  il  n'osait 
ni  refuser  ni  accepter  les  mets  qu'on  lui  offrait. 

—  Prenez-vous  du  potage?  lui  disait  M.  de  Jul- 
ly ;  vous  ferai-je  passer  une  aile  de  cette  poule  au 
riz? 

L'artiste  avait  un  goût  prédominant  en  fait  de 
cuisine ,  un  seul,  mais  ce  goût  le  suivit  jusqu'à  la 
mort;  il  aimait  les  tourtes  au  godiveau.  On  ra- 
conte qu'il  se  dirigeait  souvent  chez  un  pâtissier, 
son  voisin,  et  qu'avant  de  partir  pour  ses  excur- 
sions champêtres,  il  prenait  un  ou  deux  godiveaux 
suivant  l'état  de  sa  bourse,  et  c'est ,  muni  de  ce 
seul  viatique,  qu'il  allait  surprendre  les  secreLs  de 
la  lumière  et  des  rayonnemens  du  soleil;  or,  sur 
la  table  du  financier  s'étalait  un  énorme  godiveau 
que  l'œil  de  Lantara  convoitait  depuis  son  eutréc 
dans  la  salle  à  manger. 

—  Je  prendrai  du  godiveau  ,  dit-il  d'une 
voix  tremblante. 

M.  de  Jully  s'empressa  de  le  satisfaire.  Madame 
de  Jully  adressa  à  Jélyoltc  un  petit  sourire  dédai- 


gneux; et,  en  maîtresse  de  maison  soigneuse  de  ne 
pas  embarrasser  ses  hôtes,  elle  changea  la  con- 
versation. 

—  Greuze,  dit-elle,  où  en  est  la  cruche  cassée  ? 
Qu'avez-vous  fait  de  Maihurine  ;  elle  doit  être  ro- 
sière cette  année  ;  j'espère  que  vous  ne  lui  ferez 
pas  perdre  sa  couronne  ? 

—  On  court  après  à  l'heure  qu'il  est,  répondit 
Greuze  ,  ma  bergère  a  un  amoureux  dans  les 
bois  ,  et  comme  l'a  dit  ce  malin  M.  de  Jully,  je  ne 
puis  pas  la  suivre  dans  les  halliers. 

—  Mathurine  !  murmurait  tout  bas  Lantara. 
Au  même  moment  un  valet  de  pied  de  madame 

de  Jully  ramena  Mathurine  ;  la  jeune  fille  était 
pâle,  défaite,  et  suivait  malgré  elle  le  domestique 
qui  la  conduisait.  Au  moment  où  elle  aperçut  Lan- 
tara elle  s'évanouit. 

—  Nous  nous  aimons  depuis  que  je  viens  pein- 
dre dans  la  forêt ,  dit  avec  naïveté  Lantara  en 
courant  au  secours  de  Mathurine  ;  mais  je  suis 
trop  pauvre  et  trop  malade  pour  l'épouser,  sans 
cela... 

Les  yeux  de  l'artiste  brillèrent  un  moment  d'une 
ardeur  fiévreuse,  puis  s'éteignirent  de  décourage- 
ment. 

—  Vous  êtes  peintre  !  s'écria  Greuze  en  se  le- 
vant. 

—  Je  suis  Lantara. 

—  Lantara  !  notre  Claude  Lorain  !  celui  qui 
peint  le  soleil,  mon  ami ,  mon  frère  ! 

L'habit  éeariate  intimidait  un  peu  Lantara  ;  il 
se  laissa  pourtant  aller  aux  étreintes  de  Greuze  ; 
mais  ni  les  promesses  de  M.  de  Jully,  ni  les  ca- 
resses de  Jélyotte  ne  purent  faire  rentrer  l'espé- 
rance dans  ce  cœur  qui  avait  dit  adieu  même  aux 
joies  de  l'amour.  Habitué  aux  privations  du  pau- 
vre, il  était  mal  à  l'aise  dans  la  demeure  du  riche; 
le  laxe  l'épouvantait;  pour  lui,  le  godiveau  tant 
aimé  perdait  sa  saveur,  mangé  dans  de  la  vaisselle 
plate;  il  se  sentait  mourir  d'ailleurs,  et  cher- 
chait à  s'éloigner  de  celte  jeune  fille,  qui  cédait  à 
son  insu  à  un  noble  instinct  en  aimant  un  hom- 
me de  talent.  Lantara ,  non  moins  généreux,  ré- 
pugnait à  échanger  l'amour  jeune  de  Mathurine 
contre  sa  misère  et  ses  douleurs.  Toujours  simple 
et  naturel,  il  s'avança  vers  Greuze  : 

—  Vous  lui  aviez  promis  deux  écus  qu'elle  a 
perdus  par  rapport  à  mol  ;  donnez-les  lui,  je  ne 
les  ai  pas. 

Ensuite,  s'adressant  à  M.  de  Jully  : 

—  Et  votre  voiture?  lui  dit-il. 

Rien  ne  put  le  retenir,  oi  promesses,  ni  pré- 
sens. Il  voulut  retourner  vers  son  ami  Legris  et 
mourir  comme  il  avait  vécu,  sans  prendre  aucun 
souci  d'un  lendemain  besoigneux.  Nul  n'a  poussé 
plus  loin  l'incurie  autrefois  reprochée  aux  artistes 
et  dont  ils  se  targuent  à  tort  aujourd'hui. 

Lantara  n'était  point,  comme  on  le  voit,  un 
génie  incompris  ;  c'était  un  génie  qui  lui-même 
ne  se  comprenait  pas,  qui  s'ignorait;  il  ne  Siivait 
pas  qu'il  avait  du  talent,  il  ne  connaissait  ni  la 
chaleur  ni  la  naïveté  de  son  pinceau.  Il  était  de- 
venu homme  sans  cesser  d'être  enfant,  toujours 
cédant  h  des  goûts  puérils,  à  une  paresse  d'éco- 
lier; il  vivait  au  miheu  du  peuple  dont  il  avait  le 
naturel  et  qu'il  surpassait  en  naïveté.  Quand  on 
l'avait  égayé  par  un  conte,  il  donnait  un  tableau; 
si  on  avait  satisfait  à  un  de  ses  besoins  restreints, 
il  payait  encore  par  un  tableau,  sans  se  douter 


du  prix  de  ses  œuvres.  Humble  et  doux,  le  grand 
monde  l'effarouchait  ;  à  la  campagne  il  vivait  dans 
les  chaumières,  à  la  ville  dans  les  échopes,  plutôt 
peut-être  par  ignorance  et  par  timiiùté  que  par 
goût.  Lantara  ne  savait  ni  ce  que  c'est  qu'un 
peintre,  ni  qu'il  était  un  peintre.  Ses  œuvres, 
rares  aujourd'hui,  sont  fort  recherchées.  Quand 
le  mal  eut  consumé  toutes  les  forces  de  l'artiste 
et  qu'il  ne  put  plus  peindre  pour  satisfaire  l'avi- 
dité des  gens  obscurs  qui  l'entouraient,  il  ne 
voulut  être  à  charge  à  personne,  et  se  traîna  à 
l'hôpital  de  la  Charité;  il  avait  lutté  jusqu'aux  der- 
niers momens  ,  puisqu'eniré  à  l'hôpital  à  midi,  il 
mourut  le  même  jour  à  six  heures  du  soir. 

A  la  mort  de  Raphaël,  on  fit  la  remarque  que 
le  prince  de  la  peinture  avait  expiré  à  trente-trois 
ans,  comme  le  Sauveur  du  monde.  Ce  fait  ,  qui 
est  sans  portée,  offre  cependant  quelque  singula- 
rité appliqué  à  Raphaël ,  qui  a  peint  Jésus-Christ 
si  souvent  et  dans  toutes  les  phases  de  sa  vie. 
L^uitara  est  mort  aussi  à  trente-trois  ans. 

En  ISOi),  MM.  Radet,  Plis  et  Desfontaines  fi- 
rent représenter  un  vaudeville  qui  s'appelle  Lan- 
tara ou  le  Peintre  au  cabaret;  là  l'artiste  s'eni- 
vre et  charbonne  des  murailles;  là  il  chanted'une 
voix  avinée  la  riante  couleur  du  vin.  C'est  un 
des  méfaits  du  vaudeville,  de  cet  enfant  né  maUn, 
qui  quand  il  touche  à  l'histoire  ou  à  la  biographie 
prend  de  bien  étranges  licences.  Jamais  Lantara 
n'a  bu  que  de  l'eau. 

Marie  Aycard. 
(Courriel-  français.) 


£ts  iïittrigucs  bc  (farltou-ijoust. 


Ce  soir-là,  le  prince  de  Galles  avait  congédié 
de  bonne  heure  ses  courtisans  ;  il  n'avait  retenu 

auprès  de  lui  que  miss  Fanny  S la  favorite  en 

titre,  et  lord  Henri  Rutland,  l'un  de  ses  plus  in- 
times familiers. 

Depuis  Edouard  1",  le  titre  de  prince  de 
Galles  est  porté  par  le  fils  aîné  du  roi  d'Angleterre, 
héritier  présomptif  de  la  couronne.  Les  Gallois 
refusant  obstinément  de  se  soumettre  au  joug  des 
Anglais,  le  roi  Edouard,  pour  lormin.T  une  guerre 
pénible,  et  amener  un  accommodement,  s'a\isa 
d'un  de  ces  expéJiens  singuliers  que  les  princes 
bien  conseillés  imaginent  quelquefois  aux  dépens 
des  peuples  créduL'S  et  naïfs.  Ayant  assemblé  les 
plus  notables  citoyens  du  pays,  le  roi  leur  dit  : 
—  Puisque  vous  ne  voulez  pas  de  moi  pour  votre 
chef,  j'abdique  touie  prétention  ;  mais  il  faut 
néanmoins  pourvoir  sans  délai  à  votre  gouverne- 
ment. Vous  convient-il  de  vous  assujettir  à  un 
prince  qui  est  votre  compatriote,  dont  la  vie  est 
sans  reproche,  et  qui  ne  parle  pas  un  mot  d'an- 
glais? Les  Gallois  déclai-èrent  qu'ils  acceptaient 
de  grand  cœur  un  prince  remplissant  ces  trois 
conditions.  Alors  le  roi  leur  présenta  son  fils 
dont  la  reine  venait  d'accoucher  au  château  de 
Caornar\on,  dans  la  province  de  Galles:;  et  le 
peuple  lui  prêta  serment  de  lidelité. 

Cinq  siècles  environ  s'étaient  écoulés  depuis 
cette  rouerie  triomphante  ;  le  prince  de  Galles 
doni  nous  parlons  était  l'héritier  présomptif  de 
Gcoi^es  111. 

—  Voire  Grâce  est  bien  triste  ce  soir,  dit  miss 


—  28  — 


Fanny,  et  jVn  suis  fâchée,  car  j'aurais  ou  besoi  n 
de  trouver  iri  de  la  g.iiitf  pour  me  distraire. 

—  Aicz-vous  donc  quel(|ue  sujet  de  peine  et 
de  tristesse,  Fanny  ?  reprit  le  prince  avec  vivacité. 

—  Oui,  milord,  je  vois  avec  chagrin  que  vous 
n'êtes  pas  assez  de  l'opposition. 

—  Comment  !  ma  chère  amie,  vous  voulez  me 
voir  gai,  et  vous  allez  me  parler  politique  ?  sin- 
gulier moyen  ! 

—  Sans  entrer  bien  avant  dans  les  affaires  de 
l'étal,  je  puis  du  moins  vous  dire  que  je  vous 
souhaiterais  plus  de  popularité. 

—  Et  qui  vous  a  dit  que  je  n'étais  pas  populaire? 

—  Le  peuple  lui-mèinc,  le  vrai  peuple  de  la 
cité  de  Londres.  J'étais  allée  ce  matin  chez  mon 
orfèvre,  près  de  Saint-Paul,  et  en  descendant  de 
mon  carrosse  j'ai  été  insultée  par  une  troupe  de 
gens  qui  s'étaient  rassemblés  tout  exprès  pour  me 
faire  celte  avanie. 

—  Vraiment.'  Et  que  vous  ont-ils  dit? 

—  Si  je  me  rappelais  les  termes  fâcheux  et  les 
expressions  grossières  dont  se  sont  servis  ces  ma- 
nans,  pensez-vous  donc  que  j'oserais  les  répéter  ? 
Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  j'ai  été  outra- 
gée comme  jamais  femme  appartenant  à  la  cou- 
ronne d'Angleterre  ne  l'avait  été  depuis iaduchesse 
de  Portsmoulh.  Et  cela  ne  fait  pas  honneur  à 
Votre  Grâce,  car  c'est  elle  que  l'on  insultait  en 
ma  personne. 

—  Que  faut-il  donc  que  je  fasse  pour  leur 
plaire?  dites-le  moi,  Henri.  Le  parlement  m'avait 
accordé  une  misérable  dotalion  de  cimiuante 
mille  livres  sterling,  malgré  l'ox  qui  trouvait  encore 
que  c'était  trop.  Mais  depuis,  Fox  est  devenu  plus 
raisonnable,  et  je  puis  le  mettre  aujourd'hui  au 
rang  de  mes  amis  dévoués.  Cinquante  mille  livres! 
n'était-ce  pas  là  un  beau  revenu  pour  l'héritier  de 
la  plus  belle  et  de  la  plus  riche  couronne  du 
monde  !  Il  y  avait  à  Londres  trente  jeunes  lords, 
il  y  avait  même  des  fds  de  marchands,  dont  je 
n'aurais  pu  égaler  le  luxe  et  mener  le  train  avec 
cette  modique  pension.  l'ouvais-je  abaisser  ma 
dignité  et  me  p'acer  au  second  rang,  moi ,  le 
prince  de  Galles?  Non,  certes  !  Je  pensais  que 
celte  humilité  donnerait  à  la  nation  une  mauvaise 
idée  de  mon  caractère,  et  je  me  suis  mis  au-des- 
sus de  ma  fortune  en  faisant,  dans  l'espace  de 
quatre  ans,  quelques  dettes,  s'élevant  tout  au  plus 
à  trois  cent  mille  guinées.  Eh  bien!  la  nation  ne 
m'a  pas  compris,  et  s'est  scandalisée  lors()ue  mes 
créanciers  ont  adressé  leurs  requêtes  au  p;uie- 
ment.  Tant  de  rigueur,  vous  l'avouerez,  ne  con- 
venait guère  au  pays  le  plus  enleité  de  l'univers. 
Ccpendaat  il  a  été  décidé  ([ue  mes  créanciers  se- 
raient payés  avec  les  deniers  de  l'état.  Depuis 
Icrs,  j'ai  contracté  quelques  nouvelles  dettes,  et 
ne  voulant  pas  importuner  une  seconde  fois  le 
parlement,  et  chagriner  la  mauvaise  volonté  des 
représcntans  de  la  nation,  je  les  ai  acquittées 
moi-même,  et  pour  cela  j'ai  fait  vendre  publique- 
ment aux  enchères  mes  voitures  et  mes  chevaux; 
j'ai  donné  à  la  ville  de  Londresl'édifianlspectacle 
de  cette  réforme  sans  exemple  dans  l'histoire  des 
maisons  royales.  Et  le  peuple  n'est  point  encore 
satisfait! 

—  C'est  une  injustice  qu'il  faut  mépriser,  dit 
lord  Henri  Hutland. 

—  Non,  reprit  le  piince;  Fanny  a  raison; 
pour  ma  gloire  cl  dans  mon  propre  intérêt,  aussi 


bien  que  pour  la  considération  et  la  sécurité  des 
personnes  qui  me  sont  attachées,  je  dois  cher- 
cher à  me  rendre  populaire,  non  seulement  en 
allicliant  h  s  principes  de  l'opposition,  selon  la 
vieille  tactique  anglaise,  mais  encore  en  ne  recu- 
lant devant  aucun  sacrilice.  Ainsi  donc,  puisque 
le  peuple  de  la  Cité  me  chicane  sur  mes  amours, 
et  murmure  de  me  voir  une  maîtresse  qui  achète 
des  bijoux  avec  l'argent  des  impôts,  je  réforme- 
rai ce  dernier  luxe  comme  les  autres,  et  de  même 
que  je  me  suis  défait  de  mes  chevaux  de  prix  et 
de  mes  carrosses  dorés,  je  renoncerai  à  vous, 
Fanny,  et  je  vous  rendrai  à  vos  travaux  drama- 
tiques. Notre  ami  Sheridan  vous  fera  rentrer  à 
DnuT-Lane  dans  un  rôle  de  la  nouvelle  comédie 
qu'il  vient  d'achever,  et  cette  cariière  vous  pro- 
curera la  gloire  et  la  fortune  que  ne  peut  plus 
vous  donner  un  prince  réduit  à  être  pauvre  et 
sage  pour  devenir  populaire. 

Miss  Fanny  allait  essayer  ses  talens  de  comé- 
dienne dans  une  scène  de  désespoir,  lorsqu'un 
aide-de-camp  vint  annoncer  quesir  Walier  Morris, 
médecin  du  roi,  demandait  la  faveur  d'être  admis 
sur-le-champ  auprès  du  prince  de  Galles,  pour 
une  communication  de  la  plus  haute  importance. 

Le  prince  ordonna  que  sirWallerfùt  introduit, 
et  se  levant  aussitôt,  il  alla  au  devant  du  docteur. 

—  Quel  bon  vent  vous  amène  au  palais  de 
Carlton  ?  lui  demandat-il  avec  l'empressement 
d'une  vive  curiosité.  Serait-on  mala'le  à  StJames  ? 

—  Depuis  long-temps,  répondit  le  docteur,  on 
cache  à  Votre  Altesse  Royale  l'état  de  Sa  Majesté  ; 
mais  j'ai  pensé  que  mon  devoir  m'ordonnait  de 
vous  avertir. 

—  Voilà  une  bonne  idée  et  un  service  que  je 
n'oublierai  pas,  docteur.  Le  roi  est  donc  en  dan- 
ger? 

—  Sa  Majesté  Georges  111  peut  vivre  long-temps 
encore ,  mais  il  ne  peut  plus  régner. 

—  Que  voulez-vous  dire,  sir  Walter  ? 

—  Je  veux  dire  que  ce  n'est  pas  la  vie  du  roi 
votre  père  qui  est  menacée,  mais  sa  raison  qui 
est  perdue.  On  a  dissimulé  jusqu'à  ce  jour  l'affec- 
tion mentale  qui  s'est  emparée  de  Sa  Majesté; 
mais  le  roi  vient  de  donner  en  ma  présence  des 
signes  évidens  de  folie,  et  je  n'hésite  pas  à  croire 
que  le  mal  est  incurable.  Dans  cette  situation, 
Votre  Altesse  Royale  peut  aviser  au  parti  qu'elle 
doit  pri  ndre. 

— Rien  n'est  plus  simple.  Consolez-vous,  Fanny, 
vous  ne  retournerez  pas  à  Drury-l.ane.  Vous, 
Rutland,  donnez  des  ordres  pour  que  l'on  ras- 
semble et  que  l'on  amène  sur  l'heure  à  Carlton 
tous  nos  amis.  Sir  ^Valtcr,  vous  serez  des  nôtres. 
Je  veux  tenir  ce  soir,  à  souper,  mon  premier 
conseil  de  régence. 

Les  courtisans  du  prince  arrivèrent  bientôt,  et 
parmi  eux  se  trouvait  Sheridun,  qui  depuis  quel- 
que temps  avait  singulièrement  adouci  le  radi- 
calisme do  ses  opinions  pour  rechercherics  bonnes 
grâces  et  mettre  son  crédit  et  son  talent  d'ora- 
teur au  service  d'un  protecteur  puissant.  La  po- 
litique régna  seule  et  sans  partage  pendant  le 
commencement  du  souper,  et  tous  les  convives 
furent  d'accord  pour  proclamer  Fox  l'homme 
indispensable  dans  une  circonstance  aussi  grave. 
Malheureusement  Fox  voyageait  en  Italie  pour  se 
consoler  des  récens  éch^s  essuyés  par  son  am- 
bition. 


—  Il  faut  lui  écrire  de  revenir,  dit  le  prince  de 
Galles;  il  faut  lui  écrire  à  l'instant  même,  et  avant 
de  vider  les  verres  que  l'on  vient  de  remplir. 

La  lettre  fut  écrite  sur  la  table,  au  milieu  des 
bouteilles,  et  une  heure  après  un  courrier  galopait 
avec  les  dépêches  du  futur  régent. 

Quand  on  eut  dressé  le  plan  d'attaque  et  pré- 
paré la  discussion  qui  devait  être  soulevée  dans 
le  parlement,  le  conseil,  descendant  des  hautes 
sphères  gouvernementaires,  se  livra  aux  joyeux 
propos  qui  faisaient  ordinairement  les  frais  des 
réunions  du  prince.  Miss  Fanny,  qui,  par  sa  dis- 
crétion éprouvée,  avait  mérité  l'honneur  d'être 
initiée  à  tous  les  secrets  d'état,  remarqua  que  lord 
Henri  Rutland  affectait  une  certaine  froideur  vis  à 
vis  de  Sheridan. 

—  Eies-vous  brouillés?  demanda-t-elle. 

—  Oui,  répondit  Sheridan,  et  je  vais  vous  dire 
pourquoi,  bien  que  ma  modestie  doive  souffrir 
de  cette  expHcation.  Lord  Henri  m'en  veut  parce 
qu'il  a  trouvé  ma  main  sur  la  toilette  de  la  duchesse 
de  Leiccster.  Je  ne  sais  si  vous  avez  remarqué 
que  j'ai  la  main  assez  belle;  un  de  nos  sculp- 
teurs les  plus  distingués  m'a  demandé  la  faveur  de 
la  mou'er  ;  il  a  tiré  son  œuvre  à  un  assez  grand 
nombre  d'exemplaires,  et  ce  morceau  d'art  a 
obtenu  un  stccès  fait  pour  llatter  mon  amour- 
propre.  La  plupart  de  nos  ladys  ont  aujourd'hui 
sur  leur  toilette,  comme  la  duchesse  de  Leicester, 
la  main  de  Sheridan  en  bronze  doré. 

—  Quelle  fatuité!  s'écria   lord  Henri  Rutland. 
— Vous  m'en  donnerez  un  exemplaire,  Richard, 

dit  le  prince  de  Galles,  et  je  ferai  graver  sur  cette 
main  l'inscription  suivante  :  <i  Bonne  pour  se  bat- 
tre, bonne  pour  écrire,  bonne  pour  donner,  dé- 
testable pour  payer.  » 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  Sheridan;  et 
sous  ce  quadruple  rapport,  nous  pouvons  nous 
toucher  la  main. 

Le  vin  de  Champagne  avait  rendu  Sheridan 
très  éloquent  sur  le  chapitre  de  ses  divers  mérites  ; 
il  parla  de  sa  force  corporelle  avec  tant  d  entraîne- 
ment, qu'il  finit  par  offrir  de  paiier  trois  cents 
guinées  qu'il  traverserait  toute  la  ville  de  Londres 
en  portant  le  prince  de  Galles  sur  ses  épaules, 
depuis  la  Tour  jusqu'à  l'extrémité  de  Piccadilly. 

Le  prince  s'empressa  de  tenir  le  pari,  et  le  len- 
demain matin  le  conseil  de  régence  se  réunit 
devant  la  porte  de  la  Tour  de  Londres.  Bien  que 
l'épreuve  fût  au-dessus  d'une  force  humaine, 
Sheridan  faisait  bonne  contenance. 

—  Etes-vous  prêt  ?  lui  demanda  le  prince. 

—  Oui,  répondit  Sheridan;  ôtez  votre  habit. 

—  Pour(iuoi  donc? 

—J'ai  parié  que  je  porterais  le  prince  de  Galles, 
mais  je  n'ai  pas  dit  que  je  le  porterais  avec  ses 
vêtemens.  Mon  droit  me  permet  donc  d'alléger  le 
poids,  tout  en  restant  dans  les  termes  rigoureu  x 
de  la  gageure.  Maintenant,  ôtez  votre  chapeau  et 
vos  bottes, 

—  Est-ce  tout? 

—  Non  ;  je  prétends  réduire  la  charge  à  sa 
plus  simple  expression  et  à  son  état  naturel. 

—  Voilà  vos  trois  cents  guinées,  dit  le  prince 
en  riant  ;  vous  avez  gagné,  car  je  renonce  à  soute- 
nir le  pari. 

—  C'est  dommage ,  reprit  Sheridan  ;  je  vous 
aurais  bien  porté  pendant  un  bon  quart  d'heure, 
et  cette  nouvelle  comédie  eût  été  sans  doute  meii  ■ 


29  — 


leure  et  plus  applaudie  que  toutes  celles  dont  j'ai 
gratilié  le  public  de  Londres. 

Quelques  semaines  après  celte  aventure ,  la 
question  de  la  régence,  débattue  dans  les  assem- 
blées parlementai!  es,  avait  pris  une  lournurc  fa 
vorable  aux  prétcnlions  du  prince  de  Galles.  Fox 
était  venu  en  huit  jours  du  fond  de  l'Italie  ;»  Lon- 
dres, et  sa  voix  puissante  avait  eu  une  grande  in- 
fluence dans  le  débat.  L'éiat  de  Georges  III,  ne 
devenant  pas  pins  satisfaisant,  il  était  à  peu  près 
impossible  de  lui  conserver  la  responsabilité  roy;ile. 
La  veille  du  jour  où  une  décision  ollkielle  devait 
f trj  priSL-  par  les  représeiitans  de  la  nation  ,  le 
prince  de  Galles  ,  plein  d'espoir,  avait  réuni  tons 
ses  amis  dans  un  souper  h  Carlton-IIouse.  Sheri- 
dan  arriva ,  porté  en  triomphe,  car  il  avait  eu  les 
honneurs  d'une  séance  orageuse,  et  il  avait  ter- 
rassé ses  adversaires,  non  par  l'habileté  de  sa  lo- 
gique, mais  par  l'ellet  prodigieux  de  ces  sarcasmes 
amers  et  de  ces  personnalités  violentes  que  per- 
met l'usage  dans  les  parieuiens  anglais. 

— Pitt  et  Burke  ne  s'en  relèveront  pas,  s'écria 
Fox  avec  enthousiasme. 

Le  prince  se  fit  rendre  compte  de  la  discus- 
sion, et  Fox,  après  une  analyse  claire  et  rapide, 
revint  sur  les  hauts  faits  de  son  ami. 

—  Avant  de  débuter  dans  la  carrière  politique, 
dit-il,  nous  avions  coutume,  Burke,  Sheridan, 
moi  et  queli]ues  autres,  de  nous  réunir  pour  nous 
essayer  aux  débals  parlementaires  ;  le  lieu  de  nos 
réunions  était  un  entresol,  au-dessus  de  la  bouti- 
que d'un  boucher.  Faisant  allusion  à  cette  épo- 
que de  noviciat  et  d'inexpérience,  Burke,  devenu 
aujourd'hui  notre  adversaire,  a  dit  à  Sheridan  : 
— «  Ce  sont  là  de  faibles  raisons,  et  voire  élo- 
quence sent  le  boucher.  »  —  «  C'est  possible,  a  ré- 
pondu Richard,  mais  je  me  félicite  du  moins  de 
ne  l'avoir  jamais  vendue  pom- payer  le  boulanger.» 
Le  mot  frappait  juste  sur  la  misère  vénale  de 
Bm-ke.  Prenant  la  parole  à  son  tour,  Pitt  s'est 
écrié  :  — «  L'honorable  Sheridan  nous  donne  des 
raisons  et  nous  débite  des  phrases  de  comédie  ;  il 
ferait  mieux  de  retourner  à  la  direction  du  théâtre 
de  Drury-Lane;  là  est  sa  vériiable  place.  »  — «  Je 
remercie  le  ministre  de  ce  bon  conseil,  a  répli- 
qué Sheridan  ;  je  n'ai  pas  renoncé  à  ma  carrière 
d'auteur,  et  je  compte  bien  un  jour  enrichir  la 
scène  d'un  caractère  nouveau  que  j'ai  étudié  ici  ; 
Je  crois  que  le  public  reconnaîtra  le  modèle  lors- 
que je  ferai  représenter  à  Drury-Lane  le  Jeune 
homme  en  colère.  »  Ce  pauvre  petit  Pitt,  qui. 
était  rouge  comme  un  coq  irriiô,  est  devenu  pâle 
comme  un  spectre. 

—  Bravo  et  merci,  mes  bons  amis  !  reprit  le 
prince;  les  vainqueurs  hériteront  des  vaincus, 
Sheridan  sera  trésorier  de  la  marine;  vous.  Fox, 
vous  rentrerez  au  ministère  des  allaires  élran^ô- 
res,  et  cela  pas  plus  tard  que  domain,  puisque 
demain  je  serai  le  chef  de  l'état. 

—  Pas  encore, milord!... 

A  ces  mots,  tous  les  regards  se  tournèrent  vers 
la  porte  qui  venait  de  s'ouvrir  :  un  homme  était 
entré  ;  il  se  tenait  au  milieu  de  la  salle,  debout, 
les  bras  croisés  et  la  télé  couverle.  Tous  les  as- 
sistans  s'inclinèrent  profondément,  et  le  nouveau 
\enu  continua  d'une  voix  ferme  et  sévère  : 

—  Demain,  vous  serez  comme  aujourd'hui 
prince  de  Galles,  duc  de  Cornouailles,  et  rien  de 
plus,  demain  comme  aujourd'hui,  il  n'y  aura  d'au- 


tre roi  ici  que  moi,  Georges  III;  car  il  faut  que 
vous  le  sarhiez,  s'il  y  a  dans  la  famille  loyale  un 
homme  privé  de  raison,  c'est  vous,  milord  ;  et  si, 
moi  vivant,  l'Angleterre  avait  besoin  d'une  ré- 
gence, ce  ne  serait  pas  vous,  milord,  qui  en  se- 
riez investi;  ce  serait  la  reine! 

Après  ces  foudroyantes  paroles,  le  roi  se  re- 
tira. Les  hôtes  de  CarllonHouse,  revenus  de  leur 
stupeur,  cherchèrent  à  consoler  le  prince,  en  lui 
disant  que  c'était  là  seulement  un  moment  lucide 
dans  la  folie  de  Georges  III,  et  que  la  régence 
n'était  qu'ajournée.  —  Le  présage  était  vrai; mais 
on  sait  aussi  que  l'ajournement  fut  long. 
Eugène  Guinot. 
(Courrier  français.) 


HAFIZ-PAGHA, 

GÉNÉRALBSIME  DE  l'aRMÉE  OTTOMANE. 

L'extrait  suivant  des  Soiweniis  d'Orient,  de 
M.  Poujoulat,  est  tout  à  fait  de  circonstance  au- 
jourd'hui qu'Hafiz-Pacha  est  appelé  à  jouer  un  si 
grand  rôle  : 

"  Hafiz-Pacha  est  de  moyenne  taille  et  sans 
embonpoint.  Sa  ligure  est  longue,  maigre  et  for- 
tement caractérisée.  Les  feux  du  soleil  d'Asie  ont 
bruni  son  visage.  Sa  barbe  est  noire  et  courte. 
Ses  yeux  noirs  sont  pleins  d'une  vivacité  tempérée 
par  une  grande  douceur.  Il  a  dans  ses  manières 
ce  calme  imposant,  cette  noble  distinciion  qu'on 
trouve  presque  toujours  chez  les  Turcs  en  dignité. 
Le  visir  porte  le  costume  de  la  réforme  ;  une  dé- 
coration en  diamans  brille  sur  sa  poitrine. 

1)  Méhémet-Hafiz  est  né  en  Circassie  dans  l'an- 
née 179G.  Sa  famille,  une  des  plus  honorées,  des 
plus  puissantes  parmi  celles  qui  sont  répandues 
sur  le  revers  septentrional  du  Caucase,  a  été  dans 
tous  les  temps  l'ennemie  jurée  des  Russes.  Cette 
famille  a  toujours  Dguré  aux  premiers  rangs  dans 
les  guerres  qui  ont  eu  lieu  entre  ks  Musulmans 
et  les  Moscovites.  Méhémet-llaliz  reçut  dans  son 
pays  une  éducation  soignée.  A  dix-sept  ans,  il 
connaissait  à  fond  les  langues  turque,  arabe  et 
persane.  A  cet  âge  il  avait  déjà  appris  le  Koran 
en  entier  et  le  récita  par  cœur  d'un  bout  à  l'autre 
en  présence  d'une  assemblée  de  docteurs.  Ce 
triomphe  d'étude  lui  valut  le  litre  distingué  de 
/i«/ic  qui  signifie  homme  sacliant  de  mémoire. 
Le  litre  de  Hafiz  est  un  des  plus  beaux  qu'un  Mu- 
sulman puisse  porter.  On  a  vu  des  kalifes  et  des 
sultans  ambitionner  le  titre  de  haliz. 

«Méhémcl-IIaliz  n'a  donc  pas  éléesclavecomme 
la  plupart  des  Circassiens  haut  placés  aujour- 
d'hui dans  l'empire  ottoman.  Le  désir  de  voir  le 
monde  et  de  se  faire  un  nom  conduisirentle  jeune 
Méhémet  dans  la  capitale  de  l'empire  à  l'âge  de 
dix-huit  ans.  Il  entra  au  ser\ire  du  sultan  dans  le 
corps  des  habigi  (corps  nidilaire  du  sérail].  Peu 
de  temps  api  es  son  admission  dans  ce  corps,  il  en 
devint  un  des  olliriers  stqiérieurs.  Lors  de  la  for- 
mation t\e^  troupes  régidières,  Méhémet-llafiz  de- 
manda son  incorporation  dans  un  régiment  de  ca- 
valerie comme  simple  scdd.it.  Il  passa  rapidement 
par  plusieurs  grades.  Il  était  lieutenant-colonel  de 
cavalerie  à  l'époque  de  la  dernière  guerre  entre 
la  Porte-Oitomane  et  la  Russie.  Après  cette  cam- 
pagne, ou  il  fui  blessé  ^cux  fois,  Méhémet-llaliz 


parvint  tour  à  toiu-  auxgrades  dégénérai  debriga- 
de  et  de  général  de  division.  Plus  tard,  le  jeune 
général  Circassicn  fut  choisi  pour  aller  mettre  fin 
aux  troubles  de  l'Albanie.  Il  réussit  pleinement 
dans  celle  mission.  Revenu  victorieux  auprès  de 
son  souverain,  il  fut  nommé  successivemenl  gou- 
verneur de  Scutari  et  gouverneur  de  Kutaych,run 
des  plus  grands  pachalicks  de  l'empire. 

"Dans  le  mois  de  février  dernier,  Hafiz-Pacha 
remplaça  Reschid-.Méhémet  dans  le  poste  de  gé- 
néral en  chef  de  l'armée  du  Taurus.  Dans  cette 
carrière  honorable  et  brillanie,  Hafiz-Pacha  n"a 
rien  dû  aux  faveurs  de  la  cour  ottomane,  aux 
complaisances  du  sérail  ;  il  a  conquis  tous  ses  ti- 
tres par  son  habileté  et  sa  bravoure. 

"Dans  l'état  d'inceriitudeinquièie  où  se  trouve 
l'Orient,  et  quand  je  songe  que  la  grande  lutte 
entre  l'empereur  ottoman  et  son  vassal  d'Egypte 
doit  tôt  ou  tard  se  terminer  par  la  guerre,  il  m'est 
permis  de  penser  que  des  hommes  tels  que  Méhé- 
mel-Haliz  pacha  sont  appelés  à  jou^ir  un  grand  rôle 
dans  les  éventuaUiés  de  l'avenir.  » 


fllcliingcs,  faits  nirieu-r. 


Le  TouRNo'i  d'Ecosse.  —  On  sait  que  le 
noble  comte  d'Eglinlon  se  propose  de  dépenser 
dans  celte  fèleplus  de 20,000  liv.  st.  (.500,000  fr.), 
que  lady  Seymour  en  sera  la  reine.  Mais  ce  qu'on 
ne  sait  pas,  ou  du  moins  ce  qu'on  n'a  pas  dit,  c'est 
que  la  famille  du  noble  comte  Eglinton  a  une  mo- 
nomanic  héréditaire  de  tournois,  et  une  triste 
célébrité  dans  ce  g.  nre.  Le  comte  Archibald 
Eglinton,  qui  est  un  jeune  homme  de  vingt  sept 
ans  et  l'un  des  plus  riches  seigneurs  de  l'Angle- 
terre, descend  en  ligne  directe  de  Roger  de  Mun- 
degumbrie,  dont  on  a  fait  depuis  Monigomery, 
qui  suivit  le  duc  de  Normandie  lors  de  la  con- 
quête. In  membre  <:e  cette  famille  vint  s'établir 
en  France  dans  les  premières  années  du  règne 
de  François  I",  et  son  fils,  Jean  de  Monigomery, 
plus  connu  sous  le  Dom  de  capitaine  de  Lorges  . 
était  renommé  pour  son  adresse  à  tous  les  exer- 
cices du  corps,  ce  qui  ne  lempéclia  pas  de  blesser 
au  front,  avec  un  tison  allumé,  le  roi  Françoisl", 
pendant  une  espèce  de  siège  simulé,  dont  la  corr 
se  donna  le  divertissement  à  l'hôtel  de  Saint-Pol. 
Le  fils  de  ce  gentilhomme,  Gabriel  de  Monigome- 
ry, grand  amateur  de  joutes  et  de  tournois,  eut  le 
malheur,  dans  ymc  fête  de  ce  genre,  donnée  dans 
la  rue  Saint-Antoine,  de  blesser  moriellement  , 
dans  une  passe  d'armes,  le  roi  Henri  II  qui  jou- 
tait contre  lui  ;  après  une  vie  des  plus  agitées, 
suite  du  régicide  involontaire  qu'il  avait  commis . 
il  fut  pris  en  I.'iT'i.  enfermé  dans  une  des  loursdc 
la  Conciergerie,  qui  a  long-teaips  gardé  son  nom, 
et  eut  la  tète  tranchée  par  ordre  de  Caiherinede 
Médicis  ,  qui  vengea  ainsi  la  mort  de  son  mari. 
vini;t-(|uatre  ans  après.  H  est  bien  singulier  que 
plus  de  deux  siècles  et  demi  a;irès  cet  événement, 
un  desrendant  de  Gabriel  de  Monigomery  ait 
conservé  à  tel  point  le  çioùi  des  lourooU,  qu'il  sa- 
crifie une  partie  de  sa  fortune  pour  se  donner  a> 
passe-iemps  du  moun-àge. 

—  La   correspondance  du  Toiilomiais  donne 
les  détails  suivans  sur  les  anUquités  de  Djimnii- 


—  30  — 


lah.dans  la  province  de  Constantine,  où  nous 
avons,  dopuis  plusieurs  mois,  un  camp  retrandié  : 
Cuieulum,  appelé  aujourd'hui  Djimmilah,  est , 
sans  contredit,  un  des  débris  en  Afrique  les  plus 
beaux  de  la  magnificence  romaine  :  située  dans 
un  pays  qui  a  été  beau  cl  bien  cultivé,  celte  ville 
a  dû  beaucoup  prospérer;  célèbre  par  ses  huiles, 
ses  srains  et  son  sel  gemme,  elle  devait  nécessai- 
rement correspon  Ire  avec  la  côte  et  les  principa- 
les villes  delà  Numidic  et  de  la  Mauritanie.  11  n'est 
donc  pas  étonnant  que  ses  habiians  aient  voulu 
utiliser  leurs  richesses  et  en  perpétuer  le  souve- 
nir par  le  luxe  et  le  bon  goût  de  leurs  monum  ens. 
Il  est  même  à  présumer  que  cette  ville  aura  rendu 
de  très  grands   services  pendant  les  mille  et  une 
contestations  qui  ont,  à  diflérentes  époques  ,  dé- 
chiré la  république  et  l'empire  ;  et,  pour  récom- 
pense, elle  aura  reçu  de  plus  d'un  des  maîtres  de 
Rome  des  témoignages  signalés  de  reconnaissance. 
Une  grande  quantité  d'inscriptions  votives,  géné- 
ralement assez   bien  conservées  ,   autorisent  ces 
suppositions;  elles  sont  presque  toutes  ou  gravées 
sur  des  piédestaux  à  riches  ciselures,  ou  sur  de 
magnifiques  frontons  de  monumens,  les  uns  sup- 
portant autrefois  des  statues  élevées  à  la  mémoire 
ou  à  la  reconnaissance  ,  les  autres  perpétuant  le 
souvenir  de  grandes  actions,  ou  celui  de   l'apo- 
théose de  quelques  chefs  de  l'état.  De  tous  côtés 
on  remarque  des  tronçons  de  cloches  de  dilférens 
dessins  d'architecture,  des  corniches,  des  bas-re- 
liefs et  de  belles  sculptures  ;  des  chapiteaux  d'ordre 
corinthien,  d'un  travail  exquis,  jonchent  le  sol.  Il 
eiiste  premièrement  un  fort  bel  arc  de  triomphe, 
qui  avait  la  forme  de  celui  du  Carrousel  sans  être 
double  ;  une  inscription  en  assez  bon  état  décore 
le  fronton  du  monument,  dont  la  porte  du  centre 
seule  existe. 

On  remarque  ensuite  un  fort  joli  ihéiître  bien 
conservé  ;  la  presque  totalité  des  gradins  existe 
encore  ,  ainsi  que  les  trois  portes  de  face  ;  les 
irois  séparations  dans  la  ligne  des  gradins  existent, 
U  manque  une  gracieuse  rangée  de  colonnettcs 
qui  ornait  l'cnlrée. 

Vous  voyez  ensuite  les  restes  d'une  magnifique 
mosaïque  servant  de  parquet  ii  un  temple  élevé  à 
la  terre  productrice ,  comme  le  prouve  une  ins- 
cription qui  est  fort  bien  conservée  ;  une  statue 
dédiée  à  la  déesse  de  la  terre  était  placée  dans  ce 
sanctuaire. 

On  voit  aussi  un  fort  beau  reste  du  temple  dans 
le  genre  de  la  Maison-Carrée  de  Nîmes,  mais  moins 
vaste  ;  il  y  avait,  au  couchant,  un  magnifique  por- 
tail et  un  frontispice  ([ui  a  dû  être  remarquable  , 
il  portait  une  inscription  qui  est  complète. 

Les  restes  d'un  fort  beau  parvis  en  dalles  de 
granit  ;  des  colonnes  qui  ont  de  quatre  à  cinq 
pieds  de  diamètre  ;  enfin  une  innombrable  quan- 
tité d'objets  curieux. 

_Le  palais  du  Luxembourg  fut  bâti  de  1615 
à  1620  par  Jacques  Debrosses  pour  Marie  de  Mé- 
dicis,  qui  ne  l'habita  que  peu  de  temps;  cette 
prfucesse  en  fit  don  à  Gaston,  son  deuxième  fils. 
n  fut  successivement  possédé  par  mademoiselle  de 
Montpcnsicr  et  la  duchesse  de  Guise  ;  cette  dir- 
nièrc  le  vendit  \\  Louis  XIV,  en  16%. 

En  1778,  Louis  XVI  en  fit  don  au  comte  de 
Provence,  depuis  Louis  XVIII. 

En  1786,  l'abbé  Miolan  y  fit  des  expériences 
aérostatiques  qui  manquèrent  complètement. 


En  1792,  il  fut  converti  en  prison. 

En  179'i,  le  U  novembre,  le  directoire  exécutif 
s'y  inst;illa. 

En  1798,  l'abbé  Poncelin,  rédacteur  d'un  jour- 
nal, y  fut  fouetté  pour  avoir  mal  parlé  de  Barras. 

En  1799.  Bonaparte,  nommé  premier  consul, 
s'installa  au  Luxembourg,  après  en  avoir  chassé 
les  directeurs. 

En  ISO-'i,  Napoléon,  fait  empereur,  fit  don  du 
Luxembourg  à  son  frère  Joseph. 

U  fut  ensuite,  jusqu'en  ISHi.'le  palais  du  sé- 
nat conservateur. 

Depuis  cette  époque,  il  est  occupé  par  la  cham- 
bres des  pairs. 


drames  encore  qu'il  a  imités  de  loin  ,  sans  les 
surpasser.  Il  faut  que  Jeunesse  se  pusse  passera 
plus  vite  encore  que  la  jeunesse,  qui  pourtant 
passe  si  rapidement.  M. 


Kenne  ÏDramatiiiue. 

THÉÂTRE  FRANÇAIS. 

Il  faut  que  jeunesse  se  passe,  comédie  en  trois 

actes  et  en  prose,  par  M.  de  Rougcmont. 

/(  faut  que  jeunesse  se  passe!  Eh!  certaine- 
ment, nous  ne  le  savons  que  trop,  nous  l'éprou- 
vons chaque  jour  :  la  jeunesse  passe  pour  tout  le 
monde,  avec  plus  ou  moins  de  bonheur,  plus  ou 
moins  de  folies,  plus  ou  moins  d'orages!  Et  quand 
elle  est  passée ,  qu'en  restet-il  ?  mais  il  n'est  pas 
question  de  cela:  il  s'agit,  non  de  la  vie  humaine, 
considérée  dans  son  principe  et  dans  sa  fin,  mais 
d'une  comédie  en  trois  actes,  dont  M.  de  Rouge- 
mont  est  l'auteur.  Dans  cette  comédie,  nous 
voyons  une  femme,  une  mère,  qui  répèle  tou- 
jours pour  excuser  les  fautes  de  son  fils  :  //  faut 
que  jeunesse  se  passe  l  Or  la  comédie  a  pour 
but  de  montrer  qu'au  fond  de  ce  refrain  mater- 
nel il  y  a  plus  de  faiblesse  que  de  prudence. 

En  eiïet,  le  jeune  Alexandre  Despalières,  fils 
d'un  conseiller  au  parlement,  se  trouve  place 
dans  une  situation  pénible.  II  a  voulu  séduire  une 
jeune  et  modeste  plébéienne ,  dont  le  frère  se 
destine  à  l'art  des  Lepaute  et  des  Breguet.  Ce 
frère  surprend  le  séducteur  et  le  provoque  en 
duel.  D'un  autre  côté  ,  Alexandre  Despalières  a 
aussi  une  sœur,  et  tandis  qu'il  s'oublie  auprès  de 
Pauline,  un  certain  duc  d'OIbreiise  traite  fort  ca- 
valièrement Eugénie,  d'où  il  suit  qu'Alexandre 
est  obligé  ii  son  tour  de  provoquer  le  duc.  Deux 
adairesà  la  fois,  c'est  trop  de  moitié.  Par  bonheur, 
le  père  d'Alexandre,  le  conseiller  Despabères  a 
tout  entendu  et  se  propose  de  tout  arranger.  Il 
serait  trop  long  de  vous  dire  comment  le  conseil- 
ler reconnaît  dans  Pauline  et  dans  son  frère  les 
légitimes  héritiers  du  tourangeau  Nogeret,  lequel 
a  jadis  été  ruiné  par  une  seutence  inique,  éma- 
née du  pai  lement  d'Aix.  L'auteur  responsable  de 
la  sentence  était  un  magistrat,  appelé  Montraeil- 
lan ,  père  de  madame  Despalières  :  le  gendre  a 
reçu  du  beau-père  expirant  mission  de  réparer 
sa  criante  injustice,  et  la  réparation  consiste  en 
une  restitution  de  huit  cent  bonnes  mille  livres. 

Vous  comprenez  que  le  mariaj»  d'Alexandre  et 
de  Pauline  ne  soullreplus  la  moindre  ditUcullé.  U 
n'en  est  pas  de  même  de  celui  du  duc  d'Olbreuse 
et  d'Eugénie.  Le  duc  persiste  à  refuser  l'alliance 
d'une  siniple  bourgeoise,  comme  auparavant  ma- 
dame Despalières  rejetait  celle  d'une  simple  ou- 
vrière. Alleri  ne  feccris  quod  tibi  fieri  non 
vis.  Ne  faites  pas  h  autrui  ce  que  vous  ne  voulez 
pas  qu'on  vous  fasse  :  tel  est  l'axiome  moral  sur 
lequel  est  fondée  toute  la  comédie.  Bref,  Alexan- 
dre Despalières,  réconcilié  avec  Henri ,  le  frère 
de  Pauline,  va  se  battre  avec  le  duc  d'Olbreuse, 
et  tire  vengeance  de  lui ,  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
qu'Eugénie  épouse  le  duc;  du  moins  pour  elle 
tout  est  perdu,  fors  l'honneur. 

Ce  n'est  pas  l'esprit,  ni  le  métier  qui  manquent 
dans  cette  pièce,  dont  les  premiers  actes  ont  été 
beaucoup  mieux  reçus  que  le  dernier.  L'aut  ur 
s'est  souvenu  du  Pire  de  Famille  et  de  plusieurs 


Hcuue  Î)C3  iîToï)c0. 


On  a  dit  souvent  que  toute  la  poésie  d'une 
femme  était  dans  sa  toilette,  et  nous  comprenons 
cela,  nous  qui  sommes  habitués  à  pénétrer  tous 
les  secrets  d'un  réseau,  d'un  ruban,  d'un  corset 
dont  la  grâce  est  souvent  toute  cachée  dans  la 
magie  desdoigts  de  madame  Ciéniançon,  rue  Riche- 
lieu, 92.  Celte  poésie  exista  sans  doute  de  tout 
temps ,  car  de  tout  temps  les  femmes  eurent  les 
mêmes  moteurs  pour  aimer  le  luve  et  la  parure  ; 
et  cependant  il  nous  semble,  à  nous,  que  jamais 
les  costumes  n'eurent  plus  d'inspiration  que  de 
nos  jours,  plus  de  variété,  plus  de  richesse  de 
style  et  de  goût.  Cette  supériorité  lient  peut-être 
à  la  perfection  apportée  dans  nos  tissus,  nos 
broderies,  nos  mille  fantaisies. 

Et  pour  expliquer  cette  séduction  des  modes 
actuelles,  prendre  l'idée  la  plus  complète  de  cette 
perfection  de  goût  et  du  travail  appliqué  simple- 
ment aux  costumes  de  l'été,  il  sulTirait  de  vis  ter 
la  maison  de  madame  Hermel,  d'y  examiner  quel- 
ques-uns de  ses  superbes  objets  de  lingerie,  et 
l'on  saurait  en  peu  de  temps  jusqu'où  s'est  portée 
la  recherche  des  toilettes  d'été.  Il  est  vrai  (jue  la 
maison  que  nous  venons  de  citer  excelle  dans  le 
choix  de  ses  broderies,  de  ses  dentelles,  dans  le 
goût  toujours  neuf  des  formes  et  des  coupes 
qu'elle  emploie. 

Aujourd'hui ,  surtout,  ce  sont  les  châles  que 
nous  devons  citer,  les  uns  en  mousseline  brodée, 
garnis  de  points  ou  d'application;  d'autres  garnis 
de  guipures  ou  entièrement  en  guipures;  les 
fichus  ravissans  dans  la  simpUcitô  de  leur  luxe, 
des  mouchoirs  qui  feraient  envie  à  la  femme  la 
plus  sage  en  toilette,  tant  leurs  broderies  sont 
belles  et  distinguées  et  combinées  pour  réunir  la 
durée  à  l'élégance. 

Des  beautés  de  la  lingerie  passons  à  la  grâce 
des  chapeaux,  cette  autre  séduction  qui  plaît  et 
subjugue  lorsqu'on  la  trouve  avec  tous  les  pi;es- 


tiges  du  goût,  les  charmes  de  la  mode,  l'attraction 
de  la  nouveauté,  lorsqu'on  la  trouve  enfin  telle 
qu'elle  est  dans  les  salons  d'Alexandrine  :  lorsque 
nous  avons  dit  cependant  que  pour  cette  autre 
mode  nous  abandonnions  les  dentelles,  nous 
avons  eu  quelque  peu  tort;  car  Alexandrine  en 
lire  un  pai  ti  admirable  pour  former  les  plus  dé- 
licieuses capotes  d'été;  soit  qu'elle  les  compose 
de  plusieurs  rangs  de  dentelles  étages  et  tuyau'és 
pour  former  une  passe  transparente  et  d'une 
fraîcheur  charmante,  soit  qu'il  supplée  à  ces  dif- 
férentes rangées  de  dentelles  par  une  seule  voi- 
lette en  point  dont  elle  forme  un  chapeau  si 
léger,  si  diaphane,  qu'on  tremblerait  du  poids 
des  Qeurs  qui  l'ornent,  si  ces  Heurs  n'étaient  de 
chez  Ballon,  Chagot  ou  Carder.  Quelques-unes 
de  ces  charmantes  capotes  sont  doublées  en  gaze 
rose  ou  bleu,  ce  qui,  sans  altérer  leur  légèreté, 
produit  un  reflet  séduisant  sur  le  visage.  Puis  les 
bouquets,  les  rubans  qui  accompagnent  tout  ceia 
sont  si  jolis,  si  bien  choisis,  si  délicats  ! 

Dans  les  étoCfes,  il  n'y  a  guère  de  changemens 
depuis  quelque  temps.  Seulement  on  peut  conti- 
nuer à  rappeler  celles  de  la  maison  Gagelin, 
comme  possédant  tout  ce  que  le  goût,  la  mode,  la 
nouveauté,  peuvent  exiger  de  plus  complet.  Nous 
mentionnerons  surtout  un  nouveau  tulle  fond  de 
champs  avec  dessins  brodés,  quisonld'adinirables 
châles  d'été.  Ce  tulle  est  souple,  riche,  solide,  et 
soit  qu'on  le  double  ou  qu'on  le  porte  simple, 
soit  qu'on  l'entoure  de  garnitures,  de  points  de 
Paris  ou  d'ellilés,  il  forme  les  plus  jolies  fantaisies 
qu'on  puisse  imaginer,  en  même  temps  qu'il  est 
vraiment  utile  et  simple  à  la  fois.  Un  autre  mérde 
de  ces  nouveaux  châles  est  dans  leur  transparence 


31  — 


qiii    laisse    parraitcuieiil    apercevoir    louies    les 
grâces  de  la  robe. 

—  Les  tliâtolaincs  sont  toujours  de  mode  et 
et  trts-re(hercli(5es  pour  les  toilettes  de  campagne; 
ce  simple  et  noble  bijou  va  parfaitement  avec  les 
négligés.  On  en  trouve  de  charmâmes  chez  mada- 
me Geslin,  place  de  la  Bourse,  12. 

On  voit  beaucoup  de  robes  en  mousseline 
brochée  lilas  sur  fond  blanc,  avec  trois  volans, 
pour  négligé  de  ville  ;  peignoirs  en  mousseline  de 
i'Inde,  garnis  de  Unes  dentelles;  des  jupes  tuni- 
ques ouvertes,  laissant  entrevoir  une sousjupe  ; 
des  robes  d'crgandi  de  l'Inde,  garnies  de  six  pe- 
tits volans  pareils  festonnés,  manches  courtes  gar- 
nies de  mousseline  pareille,  corsage  à  pointe,  à 
demi  couvert  par  un  lichu  de  dentelle  noire  ;  une 
ceinture  longue  en  tallitas  glacé  bleu  et  rose 
complète  fort  bien  cette  toilette. 

Pour  toilette  habillée  ,  on  porte  beaucoup  de 
robes  de  soie  ou  de  mousseline  brodées  d'une  ma- 
nière ravissante,  avec  une  perfection,  une  délica- 
tesse de  travail  qui  trahissent  l'œuvre  de  madame 
Follet,  dont  je  vous  citerai  encore  les  bonnets  en 
gaze  garnis  d'une  petite  dentelle  excessivement 
claire,  qui  font  de  cette  coili'ure  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  léger  et  de  plus  élégant. 

Les  pailles  d'Italie  deviennent  plus  grandes.  On 
porte  beaucoup  de  chapeaux  à  l'anglaise,  petits  de 
fond,  i>  passe  horizontale  et  basse  des  joues. 

Avant  de  finir,  je  veux  vous  parler  des  ombrel- 
les d'Hammelaerts,  rue  St-Sauveur,  2i  ,  qui  ont 
été  si  favorablement  distinguées  à  l'Exposition  , 
et  qui  sont  aujourd'hui  placées  sous  le  pa- 
tronage de  la  famille  royale.  Rien  de  plus  co- 
quet, de  plus  léger,  de  plus  gracieux  que  l'om- 
brelle Hammelaerts;  rien  de  plus  commode  que 
cette  brisure  qui  permet  de  renverser  l'ombrelle 
à  volonté  dans  tous  les  sens. 

L'ouverture  du  Chalet,  ce  magnifique  jardin 
caché  derrière  les  ombrages  de  l'Elysée-Bourbon, 
a  eu  lieu  sous  la  direction  de  Juben ,  et  la  foule 
s'est  portée  avec  empressement  vers  ce  jardin 
enchanté.  Jamais  toilettes  plus  élégantes,  jamais 
plus  riche  essaim  de  jolies  femmes  ce  s'étaient 
trouvés  réunis. 

Je  ne  dois  pas  oublier  non  plus  les  concerts 
Dufrêne.  C'est  pour  les  amateurs  de  bonne  mu- 
sique un  véritable  plaisir  d'entendre  M.  Lavigne  , 
M.  Kémusat,  M.  Jancourt,  M.  Autrique,  M.  Ber- 
nard, etc.  M.  Dufrène,  dont  la  verve  ne  tarit  pas, 
vient  encore  de  donner  un  nouvel  aurait  à  ses 
soirées  délicieuses  en  composant  plusieurs  nou- 
veaux quadrilles,  au  nombre  desquels  se  distin- 
guent le  CarUlonneur  et  la  Ronde  de  nuit,  ()ui 
augmenteront,  s'il  est  possible ,  la  vogue  de  ces 
concerts. 

Enfin  nous  annonçons,  comme  une  bonne  for- 
tune musicale ,  la  grande  matinée  vocale  et  ins- 
trumentale que  doit  donner,  dimanche  prochain  , 
li  juillet,  M.  Alexanilre  Malibran  dans  la  salle 
du  Ranelagh.  Toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  musi- 
que, ce  nom  de  Malibran  porte  bonheur. 


PANORAMA  DES  CHAMPS-ELYSÉES. 


MOSCOU. 

Le  nom  de  M.  Th.  Langlois  est  aujourd'hui  un 
des  noms  les  plus  populaiies  de  la  peinture,  et 
rien  n'est  plus  simple  et  plus  naturel  que  cette 
grande  popularité.  Depuis  dix  ans,  M.  Langlois, 
anci<  n  ollicier  supérieur  des  armées  de  l'empire 
et  élève  de  (iros,  a  oll'ert  au  public  ses  tableaux 
sous  forme  de  panorama  ,  et  il  a  toujours  em- 
prunté les  sujets  de  ses  tableaux  aux  plus  belles 
pages  de  nos  fastes  militaires. 

H  y  a  dix  ans,  en  ellet,  (pie  1\L  f-anglois  débuta 
dans  son  panorama  de  la  rue  des  Marais-du-Tem- 
ple,  par  laBalaille  de  Savarin.  On  se  rappelle 
encore  tout  rcmprcssemeul  du  public  ;  ce  lui  un 


succès  sans  exemple  !  Le  Panorama  d'Alger, 
vu  au  moment  du  bombardement  par  les  Fran- 
çais, obtint  la  même  vogue.  Enfin  arriva  cette 
gigantesque  Bataille  de  la  .i;oi7.o«Ja,  qu'il  y  a 
(|uil(|ues  jours  encore  nous  ne  pouvions  trop  ad- 
mirer. Nous  avons  assez  souvent  dit  combien  cette 
peinture  était  belle  et  hardie ,  combien  l'elTet  de 
ce  tableau  était  saisissant ,  pour  répéter  encore 
des  éloges  que  d'un  accord  unanime  toute  la 
presse,  tout  le  public  ont  accordés  à  M.  Langlois. 

Depuis  un  mois  environ,  M.  Langlois  a  quitté 
sa  rue  des  Marais-du-Templc,  et  est  venu  dérou- 
ler son  colossal  panorama  de  l'Incendie  de  Mos- 
cou dans  cette  jolie  rotonde  qui  s'élève  aux  Champs- 
Elysées  ,  entre  le  quai  et  les  baraques  de  l'expo- 
sition. Cette  gigantesque  toile  de  l'Incendie  de 
Moscou  n'a  pas  moins  de  dix-huit  mille  pieds 
carrés  !  Toute  cette  immense  ville,  devenue  la 
proie  des  llammes  et  vue  du  haut  des  tours  du 
Kremlin,  présente  réellement  un  spectacle  ter- 
rible, inconcevable.  L'elfetde  perspective  est  très 
bien  rendu,  et  la  confusion  de  tous  ces  hommes 
au  milieu  des  Hammes  ajoute  encore  à  l'ellet  de 
cet  épouvantable  drame.  Ici  les  Russes,  qui,  après 
avoir  mis  le  feu  aux  quilre  coins  de  la  ville  ,  se 
jettent  en  désordre  dans  les  barques  qui  couvrent 
la  Moskowa;là  les  Français  vainqueurs,  ellrayés 
de  leur  conquête  même,  et  comme  frappés  d'une 
elliayante  révélation  de  l'avenir,  restent  muets  , 
terrifiés  devant  cette  grande  catastrophe,  devant 
cet  acte  sublime  des  vieux  Moscovites,  devant  ce 
grand  suicide  national  ;  et,  au  milieu  des  llam- 
mes ,  les  milliers  de  clochers  de  la  ville  de  Mos- 
cou, hérissant  avec  fierté  leurs  Uèches  dorées  , 
qui  refiètent  les  clartés  de  l'incendie. 

Nous  le  répétons,  c'est  une  œuvre  magnifique, 
merveilleuse,  que  le  panorama  ;  du  reste  l'em- 
pressement de  la  foule  à  visiter  le  nouveau  pano- 
rama de  M.  Langlois  témoigne  assez  du  succès 
qu'il  obtient  et  qu'il  mérite. 


ïltBtte  île  cinq  3onv8. 

5  JUILLET.  —  La  chambre  a  rendu  aujour- 
d'hui un  vote  déplorable.  Elle  a  décidé  que  la  loi 
sur  les  sucres  ne  serait  pas  discutée  cette  année. 
M.  Berryer  a  parfaitement  caractérisé  ce  vote. 
Ajourner,  s'est-il  écrié,  c'est  en  réalité  faire  dès 
aujoiiid'hui  une  loi,  une  loi  de  mort  et  de  des- 
truction contre  les  colonies,  les  ports  de  mer,  le 
commerce  et  l'agriculture  !  Malgré  toutes  les  re- 
présentations de  M.  le  ministre  du  commerce,  la 
chambre  a  voté  l'ajournement  par  assis  et  lever, 
au  milieu  d'une  ellroyable  confusion. 

—  Le  Mémorial  bordelais  a  reçu  de  Madrid 
des  nouvelles  qui  contrastent  avec  tout  ce  qu'on 
a  publié  sur  l'Espagne  : 

Il  Madrid  s'eiid)elllt  et  se  civilise  h  vue  d'œil, 
dit  le  correspondant  de  ce  journal,  In  grand  Ca- 
sino à  la  française  réunit  dans  un  grand  local,  au 
centre  de  la  ville,  la  première  classe,  l'élite  de  la 
société  ;  on  y  lit,  on  y  joue,  et  on  y  dine  très  con- 
fortablement. Les  théâtres  snnt  toujours  pleins; 
l'opéra  italien  et  la  comédie  espagnole  alternent 
successivement  aux  deux  théâtres.  In  Athénée, 
un  Lycée  et  d'autres  établissemens  scientifiques 
et  de  goût  ajoutent  aux  agrémens  de  cette  ville, 
dont  l'aspect  extérieur  est  tout  à  fait  changé  de- 
puis la  destruction  descouvens  et  leur  destinniion 
appropriée  aux  besoins  publics.  A  considérer  la 
situation  de  Madril  et  les  améliorations  sensibles 
qui  s'y  font  tous  les  jours,  on  dirait  que  la  guerre 
civile  est  éteinte;  l'étranger  remarque  avec  éton- 
ne ment  le  contraste  de  cet  étal  de  choses  avec  les 
lunreurs  que  l'on  nous  ilépeiiit  dans  les  corres- 
pondances, horreurs  ipii  existent  réellement,  m.iis 
<pii  ne  nuisent  guère,  jusqu'ici,  à  la  prospérité  do 
la  capitale. 

—  On  mande  de  l.ologne,  en  date  du  l.">  juin  : 
<i  Une  mêlée  sanglante  entre   le  peuple  cl   la 

garnison  suisse  s'est  renouvelée  le  12  juin.  Plu- 


sieurs suisses  ont  été  blessés;  l'un  d'eux  est  mort 
le  lendemain.  » 

—  Tous  les  principaux  corps-de-gardes  de  la 
capitale  reçoivent  en  ce  moment  des  portes  en 
chêne  de  deuv  pouces  d'épaisseur,  doublées  inté- 
rieurement d'une  feuille  de  tôle  et  garnies  au  mi- 
lieu d'un  étroit  guichet, 

—  Avant-hier,  une  voiture  de  place,  descen- 
dant le  faubourg  du  Temple,  renversa  et  écrasa 
un  malheureux  enfant  vis  à  vis  le  passage  du  Re- 
nard. Le  cocher,  cause  involontaire  de  ce  mal- 
heureux événement,  eut  à  peine  aperçu  le  pauvre 
enfant  sur  la  chau-séc,  qu'empressé  de  lui  porter 
secours  il  s'élança  brusquement  de  son  siège. 
Mais,  dans  la  vivacité  de  son  généreux  mouvement, 
il  se  brisa  un  vaisseau  dans  la  poitiine,  et  suc- 
comba en  quelques  minutes,  à  une  violente  hé- 
morrhagie.  Uuani  à  l'enfant,  il  n'a  pas  survécu  un 
instant  au  terrible  acciduit. 

—  Quatre  ouvriers  appelés  hier  pour  réparer 
un  des  caveaux  du  cimetière  de  l'Est,  n'y  sont  pas 
plus  tôt  descendus,  qu'ils  sont  tombés  asphyxiés. 
Tous  les  secours  n'ont  pu  en  rappeler  que  deux  à 
la  vie. 

—  La  fête  de  J.-J.  Rousseau  a  été  célébrée  le 
27  juin  h  Genève.  Près  de  trois  mille  enfans  ont 
défilé  devant  la  statue  de  l'illustre  cito\en,  dépo- 
sant des  fleurs  à  ses  pieds.  Le  soir,  le  quai  de 
Bergues,  la  rue  et  l'île  de  Rousseau  étaient  bril- 
lamment illuminés;  une  excellente  musique  mili- 
taire jouait  des  airs  nationaux,  et  un  feu  d'artifice 
a  terminé  cette  fête,  favorisée  par  un  temps  su- 
perbe. 


G.  —  A  part  l'armement  extraordinaire  que  le 
crédit  des  10  millions  va  permettre  de  faire,  voici 
comir.cnt  le  budget  de  ISiO  a  fixé  le  pied  de  paix 
de  notre  marine  : 

hO  vaisseaux  de  ligne ,  50  frégates  et  220  bâti- 
mens  de  rang  inférieur,  y  compris  UO  bateaux  à 
vapeur.  Mais  moitié  seulement  de  ces  220  bâti- 
mens  sont  tenus  à  flot.  La  moidé  seulement  des 
vaisseaux  et  des  frégates  doit  être  lancée;  l'autre 
moitié  doit  rester  sur  les  chantiers  aux  22|24  d'a- 
vancemenl.  (Ord.  du  1"  février  1S37). 

L'ellectif  est  de  78,000  hommes  et  9,200  bou- 
ches à  feu  en  batteries. 

—  Le  nombre  des  accusés  détenus  en  raison 
des  troubles  de  mai  est  encore  d'environ  22-^ , 
outre  ceux  qui  se  trouvent  en  ce  moment  devant 
la  cour  des  pairs.  D'après  les  renseignemens  qui 
nous  sont  parvenus  sur  l'état  de  l'instruction  ,  il 
paraîtrait  que  deux  nouvelles  catégories  seront 
renvoyées  devant  la  juridiction  criminelle,  et  se- 
ront jugées,  soit  par  la  cour  d'assises,  soit  par  la 
cour  des  pairs  elle-même. 

Les  tribunaux  correctionnels  seraient ,  dit-on, 
saisis  du  surplus.  11  ne  parait  guère  possible  que 
tout  puisse  être  terminé  avant  les  vacations. 

—  Les  cardinaux  Tiberi  et  Dandini  sont  sé- 
rieusement malades.  Le  peuple  de  Rome  s'attend 
il  leur  mort  prochaine  ,  ou  au  moins  à  celle  de 
deux  autres  cardinaux  ,  parce  qu'il  est  convaincu 
(pie  la  mort  d'un  cardinal  est  toujours  suivie  de 
celle  de  trois  autres. 

—  L'almanach  du  bureau  des  Longitudes  qui 
vient  de  paraître,  constate  pour  lannee  iS37, 
■J!).l()2  naissances,  et  28,l;Vi  décès.  Les  naiss.in- 
ces  sur  lesquelles  on  compte  9,,S72  enfans  natu- 
rels, dépassent  les  décès  de  l.OôS.  Il)  a  eu  du- 
rant la  mêuK'  année  S, •'>;<()  mariages. 

—  Le  nomm.'  Bry,  ouvrier  éWnisle,  condamné 
L'  17  février  IS.-S.  à  six  années  de  rérhisionpour 
tentative  d'iissasMiiat  sur  la  personne  d'une  jeune 
femme  qu'il  devait  épouser,  a  été  exir.iit  hier  de 
la  prison  de  la  Roqurtie.  comlnit  à  la  mairie  du 
S'  arrondissement  cl  de  là  à  l't*-^li>e  Sainte-Mar- 
gueriie-St-Antoino,  où  il  a  contràclé  mariace  avec 
celle-là  même  que,  dans  un  accès  de  j.ilouste,  il 


32  — 


avait  voulu  poignarder.  Di^jà,  par  l'eni-t  de  la  dé- 
mencc  royale,  sa  peine  de  la  réclusion  avait  été 
toniHUiée  eu  celle  de  remprisonnement. 

—  Hier,  les  employés  de  la  barrière  Passy  ont 
saisi  plusieurs  caisses  remplies  de  fusil  qu'on 
cliercliait  à  introduire  dans  la  lapitale;  elles 
étaient  censées  contenir  delà  porcelaine,  et  étaient 
en  ell'et  mêlées  à  d'aulies  caisses  qui  en  étaient 
pleines. 

—  Il  paraît  que  les  dépèches  des  préfets  qni 
sont  parvenues  à  Paris  portent  déjà  à  plus  de  cent 
millions  les  dommages  causés  par  les  orages  du 
mois  de  juin. 

—  Parmi  les  condamnés  exposés  ce  matin  sur 
la  place  du  Palais-de-Justice ,  on  remarquait  le 
noauné  .Micaud ,  l'un  des  complices  des  assassins 
de  la  dame  Renaud.  Ce  condamné  n'a  cessé  de 
plemer  pendant  tout  le  temps  qu'à  duré  l'exposi- 
lion. 

—  La  malle-poste  du  nouveau  service  est  arri- 
vée à  Bordeaux  en  moins  de  36  heures.  Elle 
pourra  gagner  une  heure  dans  ses  prochains 
voyages.  La  distance  de  Paris  à  Bordeaux  est  de 
155  lieues. 

—  Le  22  juillet  courant,  le  préfet  de  police 
doit  procéder  à  l'adjudication  de  la  fourniture  de 
79i  lanternes  destinées  au  service  public  d'éclai- 
rage au  gaz,  de  200  candélabres  et  de  59i  con- 
soles en  fonte  pour  supporter  ces  lanternes. 

—  Les  journaux  anglais,  qui  faisaient,  il  y  a 
peu  de  jours,  tant  de  bruit  de  la  naissance  d'une 
giratl'e  au  Jardin  de  zoologie  de  Londres ,  nous 
annoncent  d'un  ton  fort  triste  la  mort  de  cet 
inlviessant  animal,  attribuée  au  lait  de  la  vache 
qu'on  lui  avait  donnée  pour  nourrice,  sa  mère 
n'ayant  j  inials  voulu  le  nourrir.  "  Ce  sera,  dit  le 
iilobe ,  une  grande  perte  pour  le  jardin  de  zoo- 
logie ,  qui ,  jeudi  dernier,  n'a  pas  fait  moins  de 
75  liv.  st.  de  recette.  " 


7.  —  Six  régimens  d'infanterie,  six  régimens  de 
cavalerie,  et  plusieurs  batteries  d'artillerie  doivent 
Olre  réunis  à  Fontainebleau,  le  13  août  prochain. 
L'infanterie  sera  campée  sous  la  tente,  la  cavale- 
rie occupera  les  casernes  de  la  ville,  et,  en  cas 
d'insuffisance,  sera  cantonnée  dans  les  villages  voi- 
sins. Ces  troupes  formeront  deux  divisions,  l'une 
d'infanterie  et  l'autre  de  cavalerie,  avec  l'artillerie 
correspondante.  Ce  petit  corps  d'armée  sera  sous 
les  ordres  du  duc  de  Nemours,  qui  sera  de  retour, 
p  )ur  cette  époque  ,  de  son  voyage  sur  les  côtes 
d'Kspagne  et  du  Poitugal. 

—  Le  tribunal  de  Bourganeuf,  après  trois  jours 
de  débaLs,  vient  de  juger  les  prévenus  des  trou- 
bles survenus  dans  cette  ville  lors  des  dernières 
élections.  Trois  d'entre  eux  ont  été  condamnés  à 
vingt-quatre  heures  de  prison,  trois  à  huit  Jours 
et  un  seul  à  quinze  jours. 

—  Le  cardinal  Sala  est  mort  à  Uome  le  23  juin, 
à  l'âge  de  77  ans.  11  était  lié  depuis  de  longues  an- 
nées avec  le  cardinal  Fesch,  qui  l'a  précédé  d'un 
mois  dans  la  tombe. 

—  Aujourd'hui,  entre  midi  et  une  heure,  un 
homme  s'est  précipité  du  haut  de  la  colonne  de 
la  place  Vendôme,  et  on  l'a  relevé  mort.  Nous 
n'avons  aucun  renseignement  sur  le  nom,  la  posi- 
tion et  les  antécédens  de  cet  homme  qui,  du 
reste,  paraissait  bien  vêtu,  et  nous  ignorons  les 
causes  qui  ont  déterminé  son  suicide. 

—  Le  projet  de  loi  tendant  à  accorder  une  pen- 
sion à  MM..l)aguerre  et  Niepce    fils,    pour  leur 

belle  découverte  étant  à  l'ordre  du  jour,  plusieurs 
des  dessins  obtenus  par  le  Daguerrotype  étaient 
exposés  dans  une  salle  du  palais  de  la  chambre. 
MM.  les  députés  n'ont  pas  cessé  de  se  succéder 
dans  cette  salle  pour  admirer  les  résultats  de  ce 
merveilleux  procédé.  Parmi  les  dessins,  on  remar- 
que une  li/ie  de  Jupiter  Olympien,  une  vue  des 
Tuileries,  une  vue  de  NoUe-Dame  et  plusieurs 
vues  d'intérieur,  dont  l'effet,  la  vérité  et  la  per- 
fedion  passinttoui  coque  l'imagination  peut  se 
figuier.   Les  conclusions  du  rapport  ne  peuvent 


pas  être  appuyées  par  un  argument  plus  puis- 
sant. 

— D'i'près  une  lettre  de  Manille,  du  15  janvier, 
le  commerce  des  Européens  en  Chine  venait  d'ê- 
tre suspendu,  par  suite  d'une  saisie  d'opium  faite 
chez  un  négociant  anglais  à  Canton.  Des  rixes  sé- 
rieuses s'itaient  engagées,  et  le  sang  même  avait 
coulé  devant  Us  factoreries  étrangères  ;  mais  com- 
me aucun  Chinois  n'avait  perdu  la  vie, on  espérait 
que  le  commerce  ne  demeurerait  pas  long-temps 
arrêté. 

—  On  écrit  de  Constantinople  ,  20  juin  :('  Le 
suUan  vient  d'accorder  à  Ali-Aga,  comédien  turc, 
la  permission  d'ouvrir  un  grand  théâtre  sur  la 
place  de  Taxime,  et  d'y  faire  représenter  des 
comédies  et  des  mélodrames  en  langue  turque.» 

—  Aujourd'hui,  par  un  temps  magniticiuc,  le 
baromètre  s'est  élevé  à  22  degrés  8(10"  Réauinur. 
Le  baromètre  est  à  28  pouces  (variable)  et  le  vent 
au  sud. 

8.  —  Les  grands  travaax  pubhcs  conlinuenl 
d'être  poursuivis  sur  quelques  points  de  Paris 
avec  une  très  grande  activité. 

Le  fût  de  la  colonne  de  juillet,  place  de  la  Bas- 
tille, est  à  peu  près  dressé. 

On  termine,  au  collège  de  France,  une  grande 
façade  sur  la  rue  Saint-Jacques. 

Rue  de  Grenelle  Saint-Germain,  on  poursuit 
avec  rapidité  l'agrandissement  des  ministères. 

Sur  la  place  de  la  Concorde,  on  vient  d'ache- 
ver l'une  des  grandes  fontaines  monumentales 
qui  accompagneront  l'obélisque. 

Saint-Germain-l'Auxerrois  est  bientôt  restauré. 

On  creuse  des  égouts,  on  fait  circuler  l'eau 
et  le  gaz  d'éclairage  dans  plusieurs  quartiers. 

Enfin,  les  travaux  particuliers,  eux-mêmes,  ont 
reçu  une  remarquable  impulsion  ,  depuis  quel- 
ques mois. 

—  La  ville  de  Paris  va  établir  dans  les  grandes 
salles  du  palais  des  Thermes  un  musée  municipal 
où  seront  recueillis  tous  les  débris  d'architecture, 
d'ornementation,  de  sculpture  et  de  peinture  dis- 
persés sur  divers  points,  et  qui  appartiennent  à 
l'époque  romaine  aussi  bien  qu'à  celle  du  moyen- 
âge.  C'est  une  résurrection,  dans  un  local  magni- 
fique, du  Musée  des  monumens  français. 

—  M.  de  Pins ,  évéque  d'Amasie  ,  qui  atlminis- 
irait  le  diocèse  de  Lyon,  refuse,  dit-on,  et  le  car- 
dinalat cl  l'archevêché  d'Auch  ,  pour  se  retirer  à 
la  Grande-Chartreuse.  Quant  à  M.  d'Isoard,  avant 
de  prendre  possession  du  siège  de  Lyon ,  il  doit 
se  rendre  à  Paris. 

—  On  assure  que  M.  le  préfet  de  la  Seine  va 
conserver  la  tourelle  de  St-Victor,  placée  en  re- 
gard de  la  Pitié,  près  du  Jardin  i\e-i  Plantes  ,  et 
qu'il  fera  encastrer  dans  l'une  des  faces  de  ce  pe- 
tit monument  une  tablette  de  marbre  où  seront 
gravés  plusieurs  faits  realifs  à  la  fameuse  abbaye 
St-Victor,  dont  cette  tourelle  est  l'unique  débris. 

—  M.  Verneilh-de-Puyrascau,  ancien  président 
de  chambre  près  la  cour  royale,  est  mort  diman- 
che à  quelques  lieues  de  Limoges.  Il  était  parti 
le  matin  pour  Pai  is,  par  la  diligence,  dans  un 
parfait  état  de  santé,  et  avait  déjeuné  en  route. 
Après  ce  repas,  il  s'endormit,  et  comme  son  som- 
meil se  prolongeait,  ses  compagnons  de  voyage 
essayèrent  de  le  révedler,  mais  ce  fut  en  vain,  il 
était  mort. 

M.  Verneilh-de-Puyrascau  est  né  en  1756,  à 
Noxou,  préside  Limoges. 

—  On  lit  dans  le  .S/an(/(»rf,  journal  de  Londres, 
du  5  juillet  : 

«  Nous  apprenons  que  la  nouvelle  de  la  mort 
de  Runjeet-Singh  est  arrivée  ce  matin  à  la  compa- 
gnie des  Indes.  Si  cet'e  nouvelle  est  exacte,  elle 
aura  une  inlluence  considérable  sur  les  affaires  de 
l'Inde.  .> 

—  Hier  samedi ,  vers  midi  ,  tfut  le  Palais- 
Royal  était  en  rumeur.  Lps  gardes  nationaux  oui 
ariêté,  dans  les  galeries,  deux  filoux  surpris  en 
llagranl  délit  alors  qu'ils  brisaient  avec  un  diamant 


le  vitrage  de  la  boutique  de  M.  Pec-Olivier,  bi; 
jouticr,  afin  d'enlever  à  leur  aise  les  bijoux  qu' 
étalent  exposés  dans  l'étalage.  Ces  individus 
avaient  une  mise  recherchée  et  élégante. 

—  On  a  célébré  dans  l'église  d'Arcis-sur-Aube, 
la  cérémonie  du  mariage  de  la  cinquantaine  en- 
tre deux  époux  qui  ont  eu  du  même  lit  vingt-cinq 
cnfans.  L'ofhce  a  été  fait  par  le  vingt-cinquième 
enfant ,  qui  est  curé  d'une  paroisse  des  envi- 
rons. 

—  Madatne  veuve  Nourrit,  qui  était  enceinte 
lors  de  la  mort  de  son  mari,  vient  d'accoucher  de 
son  sixième  enfant. 

—  Aujourd'hui  le  thermomètre  s'est  élevé  h  2^ 
degrés  il  10".  Le  baromètre  descend;  il  est  ce 
soir  h  27  pouces  10  lignes,  2  lignes  au  dessons 
du  variable.  Il  a  dû  faire  ce  soir  de  l'orage  aux 
environs  de  Paris.  Le  ciel  est  couvert,  et  on  voit 
des  éclairs  de  tous  les  côtés  de  l'horizon.  A  minuit, 
un  ouragan  souille  violemment ,  et  il  pleut  assez 
fort.  ^^^^ 

9.  —  M.  le  président  Pasquier  a  fait  afficher 
hier  matin,  à  la  grande  porte  du  Luxembourg, 
rue  de  Tournon,  trois  ordonnances  de  déchéance 
contre  les  sieurs  Auguste  Blanqui,  homme  de  let- 
tres; Meillard  et  Doy,  graveurs;  tous  trois  com- 
pris dans  la  procédure  dont  les  débats  se  poursui- 
vent en  ce  moment. 

Les  ordonnances  dont  il  s'agit  portent  somma- 
tion aux  sieurs  Blanqui,  Meillard  et  Doy  de  se 
présenter  devant  Pautorité  compétente  dans  un 
délai  de  dix  jours,  sous  peine  d'être  déclarés  re- 
belles à  la  loi,  privés  de  leurs  droits  civiques  et 
de  voir  leurs  biens  séquestrés. 

—Jeudi  matin,  on  a  fait  à  Kingston  l'essai  d'un 
nouveau  projectile  vraiment  formidable,  qui  est 
destiné  à  remplacer  non-seulement  le  boulet  de 
canon,  mais  aussi  l'obus.  Le  poids  de  l'appareil 
ne  dépasse  pas  12  ou  15  livres;  une  main  habile 
lança  le  projectile  sur  une  barque  placée  à  une  cer- 
taine distance;  il  traversa  l'air  sans  bruit,  mais, 
arrivé  à  son  but,  il  produisit  un  effet  terrible. 
L'explosion  fut  si  violente  que  la  barque  éclata  en 
morceaux;  les  débris  volèrent  dans  toutes  les  di- 
rections. Plusieurs  fragmens  tombèrent  dans  les 
campagnes  voisines.  L'explosion  ébranla  les  mai- 
sons situées  à  une  grande  distance.  A  Kingston, 
on  s'imagina  que  le  moulin  à  poudre  de  Houns- 
lovv  venait  de  sauter  et  les  habitans  furent  en 
proie  aux  plus  vives  alarmes. 

—  Un  projet  vient  d'être  soumis  au  ministère 
par  un  de  nos  plus  habiles  sculpteurs;  l'auteur 
propose  d'achever  la  décoration  de  la  place  Ven- 
dôme en  l'entourant  de  douze  statues  de  bronze 
rangées  en  deux  demi-cercles  et  qui  représente- 
raient autant  d'illustrations  militaires  de  l'empire; 
Napoléon,  dit-il,  limerait  sur  ce  cortège  de 
grands  guerriers  de  même  que  Charlemagne  s'a- 
vançait escorté  de  ses  12  pairs. 

—  On  nous  apprend  que  par  l'ordre  de  l'auto- 
rité un  plan  de  Paris  vient  d'être  dressé  où  sont 
tracées  une  multitude  de  zones  militaires.  Chaque 
point  a  son  rassemblement ,  de  station  et  de  par- 
cours. Les  lignes  que  doivent  sillonner,  en  cas 
d'émeute ,  les  grandes  colonnes  de  troupes  y  sont 
minutieusement  indiquées. 

—  D'après  une  lettre  de  Rome,  en  date  du  17 
juin ,  et  publiée  par  la  Gazette  wiiverselle  de 
Leipsick,  un  j('une  peintre  français  qui,  pendant 
une  procession  ,  avait  maltraité  un  grenadier  du 
pape,  a  été  condamné  à  une  année  de  prison 
par  les  tribunaux  romains.  L'ambassadeur  fran- 
çais a  refusé  d'intervenir  pour  le  condamné. 

—  On  écrit  de  Lyon ,  6  juillet  : 

M.  le  baron  de  Talleyrand  est  mort  mercredi 
dernier  à  la  campagne,  près  le  bois  d'Oingt,  chez 
M.  Elleviou. 


Le  Directeur,  BERTHET. 


Imp,  d'Ed .  Prow  et  C',  rue  Neuve-des-  Bous  Enfaus . 


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15  JUILLET  1339.  C^^               ^%ËH  ^                    '''^  ^"  ^• 

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Les abonnemens  ne  datent  quades5el  20de  "*"  ''*"  ««^P"^»'  ?««  '«  honhomme  avait,  I 

chaque  mois.  L'esprit  d'autrui  par  complément  servait.  Une  gravure  de  modes  est  jointe  an  n°  du  5 

etune  lilbograpbieaa  D°  du  20  de  chaque 

Le  prii  des  abonnemens  peut  être  transmis                          „.       '.,'.', .',".!   '.,".' mois, 

par  la  poste,  ou  en  un  mandat  à  toucher  à  ''  ««""P"»''.  compilait,  compilait.  

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LE  VOLEUR, 

(Bû}ttk  bes  lournaitx  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

Route  de  l'Inde  par  l'Egypte  et  la  mer 
Rouge,  par  M.  Labat.  —  Pèlerinage  a  Go- 
RiTz,  par  M.  le  vironUe  DEi.AROciiEFOucArr.n. 
Souvenirs  intimes  du  temps  de  l'empire  :  His- 
toire d'un  SABRE  DE  PAIN  D'ÉPICES,  A  PROPOS 

de  la  bataille  de  Leipzick  et  de  la  place 
Vendôme,  par  M.  Emile  Marco  de  Saint- 
HiLAiRE.  —  Le  feu  de  Saint-Gildas,  par 
Pitre  Chevalier.— Les  marins  d'eau  douce, 
—  Mélanges ,  faits  curieux  :  Manuscrit  de 
Cesprit  des  lois  ;  Exposition  des  produits 
du  Daguerotype  ;  Persécution  contre  les 
millionnaires  en  Chine.  —  Thi^âtre  de  la  Re- 
naissaiice  :  Le  Fils  de  la  Folle.  —  Revue  de 
cinq  jours. 

ROUTE  DE  L'INDE 

par 

L'EGYPTE  ET  LA  MER  ROI  (.1!, 

considérée 

sous  LE  POINT  nu  VUE  DE  L.\  QUESTION 
D'ORIENT. 


Les  inl(5r(^ts  politiques  et  commerciaux  de  l'Iùt- 
rope  sont  si  intimement  li(''s  à  ceux  de  l'Orient , 
qu'on  ne  saurait  trop  approfondir  les  dilïérentes 
questions  qui  se  rallachent  à  l'avenir  de  l'Efïypte. 
La  France  surtout  ayant  un  («raud  iutOrèl  aux 
progrî-s  de  la  civilisation  en  Orient,  toi  est  le  uu)- 
lifqui  uoiisa  porté  à  étudier  la  facilité  de  commu- 
nication que  l'Kgypte  présente  avec  les  riches  con- 
trées de  l'Inde.  Placée  sur  les  confins  de  l'Afriqtie 
et  de  l'Asie,  baignée  d'inie  pari  par  la  mer  Rouge 
qui  n'est  ipi'uu  prolougeiiicut  de  l'Océan  indien , 
et  de  l'autre  pai'   la  iMédilerranée,  rKgyplc  sem- 


blait avoir  été  desiiuéc,  par  son  admirable  posi- 
tion géographique,  à  régir  les  destinées  de  tout 
le  continent.  Aussi  voyons-nous  les  conquérans  de 
toutes  les  époques  diriger  leur  ambition  vers  cette 
terre  privilégiée,  comme  point  central  d'une  mo- 
narchie universelle.  Sésostris,  maître  de  l'Egypte, 
marche  à  la  conquête  de  l'Asie,  de  l'Afrique  et 
de  l'Europe  orientale.  Alexandre,  victorieux  de  la 
Grèce  et  de  l'Asie,  s'empare  de  l'Egypte,  dont  il 
veut  faire  le  centre  du  commerce  de  tous  les  peu- 
ples. César  et  Pompée,  Antoine  et  Auguste  ,  se 
disputent  aussi  la  riche  possession  de  l'Egypte , 
qui  devient  pour  eux  le  champ  de  bataille  de  leurs 
projets  ambitieux.  Caïubyse  et  Tauierlan  ,  h  deux 
époques  très  éloignées ,  s'élancent  du  fond  de 
l'Asie  et  viennent  planter  leurs  étendards  victo- 
rieux sur  l'aurienne  terre  des  Pharaons.  Saladin, 
le  plus  grand  conquérant  de  son  siècle,  après 
s'être  rendu  maître  de  l'Egypte  ,  s'empare  de  la 
Syrie,  de  l'Arabie,  de  la  Perse,  de  la  Mésopota- 
mie, et  fait  de  la  ville  du  Kaire  la  capitale  de  son 
vaste  empire.  Louis  XIV,  qui  semblait  aussi  régir 
les  destinées  de  tout  son  siècle ,  prépare  un  plan 
d'invasion  en  Egypte,  mais  cette  glorieuse  expé- 
dition l'ut  réservée  pour  le  fondateur  d'une  nou- 
velle dynastie  française.  En  ellet  ,  Napoléon  , 
pressentant  de  bonne  lienre  les  hautes  desiinées 
de  sa  gloire  impériale,  s'empare  de  l'Egypte,  d'une 
partie  de  la  Syrie,  et  couçoit  le  projet  de  conqué- 
rir le  vaste  empire  des  luile.s.  «  Si  j'avais,  dit-il  , 
enlevé  Saiut-Jcand'Acre,  j'opérais  une  révolution 
dans  loul  l'Orient  ;  j'aurais  atteint  Constanliuople 
et  changé  la  face  du  monde.  »  Plus  récemment 
encore,  Mohammed  Ali^  après  avoir  retrempé  par 
son  génie  la  nationalité  du  peuple  égyptien,  fait 
la  con(|uête  de  l'Arabie  et  de  la  Syrie,  s'empare 
du  Sennar,  de  rvbyssinie,  du  Dongola,  étend 
son  invasion  victorieuse  dans  toute  l'Asie  mineure, 
et  se  serait  rendu  maître  de  lout  l'empire  otto- 
man ,  si  la  politiiiue  de  l'Karope  n'y  eût  mis  obs- 
tacle, Enlin  ,  les  Anglais,  dont  le  sy.-tème  de  do- 
iniualioii   couiiuerciale  s'éleiul  comme  un  vaste 


réseau  sur  toute  la  sui  face  du  globe ,  ont  égale- 
ment essayé  de  s'emparer  de  l'Egypte ,  pour  en 
faire  le  lien  d'union  de  leur  puissance  en  .\sic  et 
en  Europe  (1). 

La  civilisation  et  l'immense  puissance  de  l'Oc- 
cident, relutivement  à  tout  le  reste  du  globe,  ne 
hiissant  plus  entrevoir  la  possibihté  d'une  monar- 
chie orientale  dictant  des  lois  à  l'Afrique,  à  l'Asie 
et  à  l'Europe  ,  examinons  quelle  peut  être  l'iui- 
portancc  de  la  situation  géographique  de  l'Egypte 
comme  pays  intermédiaire  entre  ces  trois  parties 
de  l'ancien  continent. 

Long-temps  avant  que  Vasco  de  Gaina  eût  dé- 
couvert ou  retrouvé  la  route  des  Indes  par  le  cap 
de  Bonne-Espérance,  la  mer  Rouge  avait  fourni 
une  voie  de  communication  plus  courte  et  moins 
périlleuse  aux  rois  de  l'antique  Egypte  ,  ainsi 
qu'aux  Grecs  et  aux  Romains.  A  une  époque 
moins  éloignée  les  Vénitiens  llrent  aussi  tous 
leurs  elforts  pour  entretenir  par  la  mer  Rouge 
des  relations  commerciales  avec  l'Inde.  On  peut 
encore  constater  à  Suei  et  au-delà  de  la  haute 
Egypte  des  traces  remarquables  de  leurs  comp- 
toirs et  de  leurs  postes  militaires.  On  retrouve 
même  parmi  les  peuplades  ,à  demi  sauvages  de 
ces  conU'ées  d'anciens  fusils  à  mèche  qui  appar- 
tinrent aux  soldais  vénitiens  de  cette  époque.  Au- 
jourd'hui que  la  question  d'Orient  préoccupe  tous 
les  cabinets  de  l'Kurope  sous  le  double  point  de 
vue  politique  et  commercial ,  il  convient  d'exami- 
ner avec  soin  le  rtile  important  que  l'I.gypte  es{ 
appelée  à  remplir  dans  la  lutte  de  tant  d'inté- 
réis  divei-s.  Long-temps  coiuWe  sous  le  joug  hu- 
miliant et  destructeur  des  mamelouks,  l'Egvpic, 
après  avoir  été  délivrée  de  s?s  insolcns  oppres- 

(i)  En  1S07,  une  Hotte  ang'ai.so  de  vingl^-inq 
voilus  .  commandée  p<r  l'amiral  Lewis,  deù.irqua 
un  corps  d'ar.iiée  de  cinq  uiiUehjm'ues  s<>u$  les 
onires  du  gônér.il  Fraiser,  qui,  aiuès  s'èlre  c.ii- 
paré  tl'Alevandrie  et  de  Rosette,  fut  complètement 
Iwtiu  pir  Mohammed- Aly.  ri  oi>liï;é  de  se  ivm- 
baripter. 


—  34  — 


st'urs ,  a  pu  letrouvcr  dans  ses  ressources  terri- 
lorkiles,  et  surtout  dans  le  génie  de  Mohamnied- 
Aly,  une  puissance  de  régi^nération  qui,  dans  l'es- 
pace de  trente  années ,  l'a  presque  placée  au 
niveau  des  monarchies  européennes.  Il  ne  man- 
que en  effet  ix  JIoliammed-Aly,  pour  compléter 
tlignement  l'œuvre  de  régénération  de  l'Egypte  , 
qne  «le  recevoir  Ja  sanction  légale  d'une  indé- 
pendance qu'il  a  su  conquérir  de  fait,  mais  qu'une 
puliiiiiue  aussi  méticuleuse  que  contraire  à  nos 
intérêts  s'obstine  à  ne  pas  vouloir  reconnaître. 
L'Egypte  devenue  libre,  et  son  indépendance  une 
fois  reconnue,  la  lutte  destructive  et  ruineuse 
qu'ellcsoutient  depuis  si  long-temps  contre  la  Tur- 
quie cesserait  aussitôt.  Dès  lors  une  alliance  of- 
fensive et  défensive  unirait  ces  deux  parties  viva- 
ces  de  l'empire  d'Orient,  qui,  ainsi  constitué,  de- 
viendrait une  barrière  puissante,  une  digue  pro- 
videntielle contre  les  cnvaliissemcns  ultérieurs 
de  la  Russie.  Pouvant  alors  disposer  de  tous  ses 
moyens  d'action  pour  donner  un  plus  grand  dé- 
veloppement aux  instiiuiions  politiques ,  commer- 
ciales et  industrielles  de  son  pays,  Mohammed- 
Aly  fonderait  avec  sécurité  un  empire  puissant  et 
durable,  qui  oflrirait  à  l'Europe  entière  une  libre 
et  fiicile  communication  avec  les  riches  contrées 
<le  la  Perse,  de  l'Inde  et  de  la  Chine. 

La  France,  par  ses  ports  sur  la  Méditerranée  , 
Cl  l'Angleterre,  par  la  rapidité  de  ses  communi- 
cations avec  ses  possessions  dans  l'Inde  ,  trouve- 
raient à  cet  état  de  choses  une  garantie  suffisante 
pour  leurs  intérêts  commerciaux,  et  une  alliance 
durable  d'où  dépendra  toujours  le  repos  du  monde 
entier.  La  civilisation  marcherait  alors  à  grands 
pas  dans  tout  l'Orient,  et  s'étendrait  bientôt  dans 
toutes  les  belles  contrées  de  l'Asie  méridionale  , 
qui  nous  enverrait  en  échange  une  partie  de  ses 
ri'  lies  productions.  L'Egypte  deviendrait  ainsi  le 
point  central  ou  le  lien  d'union  entre  l'Asie,  l'A- 
frique et  l'Europe.  Devenu  assez  puissant  pour 
faire  respecter  sa  neutralité  au  milieu  de  nos  dé- 
bals politiques  et  commerciaux,  Mohammed-Aly 
rendrait  bientôt  a  l'empire  ottoman  la  puissance 
dont  il  jouissait  à  l'époque  de  sa  plus  grande  pros- 
périté. Par  ce  moyen,  la  Russie,  dont  le  despo- 
tisme de  fer  et  de  glace  menace  l'Europe  entière, 
se  trouverait  déçue  dans  ses  projets  d'envahisse- 
ment en  Orient ,  et  reléguée  pour  jamais  dans 
ses  steppes  du  Nord.  En  un  mot  la  possession 
des  Dardanelles  intéresse  trop  vivement  les  desti- 
nées politiques  de  l'Europe  occidentale,  et  l'isth- 
me de  Sue/,  importe  trop  à  notre  bonheur  à  venir, 
pour  qu'il  ne  soit  pas  urgent  de  les  donner  en 
garde  à  deux  puissances  neutres  et  indépendan- 
tes ,  telles  que  le  deviendraient  la  Turquie  et 
l'Egypte  ,  dès  l'instant  que  l'on  aurait  établi  et 
garanti  leurs  droits  respectifs.  C'est  ainsi  que 
devrait  se  résoudre  la  question  d'Orient ,  dont 
le  sialu  quo  actuel  est  alarmant  pour  notre  ave- 
nir, et  ne  peut  que  servir  les  projets  ambitieux 
delà  Russie  et  de  l'Angleterre,  qui  désirent  l'affai- 
blissement ou  la  ruine  de  l'empire  turc  pour  en 
faire  leur  proie. 

Examinons  maintenant  les  avantages  respectifs 
des  deux  modes  de  communication  qu'on  peut 
établir  entre  la  Méditerranée  et  la  mer  Rouge  , 
soit  au  moyen  d'un  canal,  soit  au  moyen  d'un 
chemin  de  fer. 
L'islbiae  de  Suez,  qui  sépare  la  mer  Rouge  de 


la  mer  d'Europe ,  présente,  en  ligne  droite,  une 
largeur  de  dix-huit  à  vingt  lieues  ;  le  terrain  en 
est  inculte,  sablonneux,  uian([uant  d'eau ,  et,  par 
conséquent ,  dépourvu  des  ressources  de  toute 
espèce.  L'étude  géographique  de  cette  langue  de 
terre  aride,  que  nous  avons  parcourue  dans  tous 
les  sens,  et  jur  laquelle  nous  avons  séjourné  et 
campé  durant  plusieurs  mois,  ne  nous  a  laissé  au- 
cun doute  sur  sa  fertilité  primitive ,  qu'attestent 
d'ailleurs  les  vestiges  d'anciennes  et  opulentes 
cités.  Des  recherches  attentives  nous  ont  égale- 
ment fait  reconnaître  d'une  manière  positive  l'exis- 
tence d'un  ancien  canal  de  communication  entre 
le  point  le  plus  nord  de  la  mer  Rouge,  où  se  trou- 
vait jadis  la  ville  d'Arsinoë,  et  la  branche  orientale 
du  Nil ,  aux  environs  de  l'antique  Bubaste.  Le 
lac  Amer  [Amari  Laciis) ,  situé  dans  l'intervalle 
de  ces  deux  points ,  avait  été  utilisé  pour  servir 
d'intermédiaire  entre  la  portion  du  canal  qui  pre- 
nait son  point  de  départ  à  Arsinoë  et  celle  qui  se 
rendait  un  peu  au-dessus  de  Bubaste.  Les  anciens 
avant  reconnu  que  le  lit  de  la  mer  Rouge  s'avan- 
çait jadis  Jusqu'au  lac  Amer ,  suivirent  ce  même 
trajet  pour  leur  canal  de  communication,  et  abré- 
gèrent ainsi  cette  première  partie  de  leurs  tra- 
vaux. Une  fois  parvenus  à  ce  lac  situé  vers  le  mi- 
lieu de  l'isthme  de  Suez,  il  leur  restait  à  continuer 
le  canal. soitdirectement  jusqu'à  la  Méditerranée, 
soit  jusqu'au  Nil,  pour  qu'il  servît  ainsi  de  pro- 
longation jusqu'à  la  mer. 

Ce  trajet,  quoique  le  plus  long,  fut  adopté  , 
parce  que  le  terrain  est  plus  favorable  à  la  cana- 
lisation, et  surtout  parce  qu'il  offre  des  communi- 
cations commerciales  avec  toute  l'Egypte  et  un 
débouché  par  les  ports  de  Péluse,  de  Canopeet 
d'Alexandrie.  En  effet,  depuis  le  lac  Amer  jus- 
qu'à la  Méditerranée,  l'isthme  de  Suez  étant  sa- 
blonneux et  mobile,  on  ne  pouvait ,  comme  l'a 
très  bien  dit  Volney,  pratiquer  dans  les  sables 
mouvans  un  canal  durable.  D'ailleurs,  cette  partie 
de  la  côte  étant  un  peu  profonde,  et  la  côte 
manquant  de  p  orts ,  il  aurait  fallu  en  construire 
un  de  toutes  pièces  et  le  creuser  très  avant  dans 
la  mer  pour  permettre  l'entrée  et  la  sortie  des 
vaisseaux  (1).  Telles  furent  les  circonstances  qui 
engagèrent  les  anciens  rois  d'Egypte  à  joindre  les 
deux  mers  par  un  canal  conduisant  au  Nil. 

On  a  peine  à  comprendre  que  la  plupart  des 
historiens  modernes  aient  mis  en  doute  l'existence 
de  l'ancien  canal  de  communication  entre  la  mer 
Rouge  et  la  Méditerranée  ,  lorsqu'il  est  si  facile 
d'en  retrouver  les  traces  évidentes  tant  dans 
l'histoire  ancienne  que  sur  les  lieux  mêmes. 

Une  des  grandes  pensées  de  Napoléon,  lors  de 
son  expédition  en  Egypte,  fut  de  contrebalancer 
la  suprématie  anglaise  ,  soit  maritime,  soit  com- 
merciale, en  créant  au  travers  de  l'isthme  de  Suez 
un  canal  de  communication  entre  l'Océan  indien 
et  la  Méditerranée.  Dans  l'établissement  d'une 
rapide  et  facile  communication  avec  la  mer  des 
Indes,  il  entrevoyait  la  possibilité  d'aller,  jusque 
dans  le  Bengale,  frapper  au  cœur  le  plus  redouta- 
ble ennemi  de  la  république.  11  voulait  enfin  par 
une  création  merveilleuse  creuser  sur  celte  terre 
égyptienne  le  tombeau  du  commerce  anglais. 
Préoccupé  de  cette  haute  pensée  ,  il  voulut  d'a- 

(I)  Cette  partie  de  la  côte  est  si  peu  profonde, 
que  les  vaisseaux  ne  peuvent  s'en  approcher  qu'à 
la  distance  d'une  lieue  environ. 


bord  constater  l'existence  de  l'ancien  canal  ,  le 
suivre  ensuite  dans  ses  développemens  et  mettre 
à  profit  toutes  les  données  antiques  pour  rétablir 
l'ancienne  communication  des  deux  mers.  Si  cette 
pensée  de  génie  avorta  dans  son  exécution ,  c'est 
que  celui  qui  l'avait  conçue  n'eut  pas  le  temps  de 
la  féconder.  D'autre  part ,  l'Angleterre  sentait 
trop  ce  qu'elle  avait  à  perdre  dans  l'exécution  de 
ce  projet,  pour  ne  point  y  apporter  tous  les  obsta- 
cles possibles.  En  outre  de  son  intervention  hostile 
sur  les  deux  mers,  elle  suscita  des  attaques  inces- 
santes de  la  part  du  gouvernement  turc  contre 
notre  armée  d'expédition  en  Egypte,  et  provoqua 
par  tous  les  moyens  le  retour  de  Napoléon  en 
France.  Malgré  toutes  ces  difficultés  ,  au  milieu 
des  graves  embarras  d'une  occupation  militaire  très 
étendue.  Napoléon,  suivi  des  membres  de  l'Insti- 
tut ,  se  rendit  à  Suez  et  voulut  présider  à  l'explo- 
ration de  l'ancien  canal.  Ce  fut  lui  qui  en  signala 
les  traces  vers  l'extrémité  la  plus  nord  du  golfe 
Arabique  où  se  trouvait  jadis  la  ville  d'Arsinoë  ou 
de  Cléopauis.  11  retrouva  la  tête  des  digues  peu 
saillantes  près  du  rivage,  à  cause  des  sables  qui 
les  avaient  comblées  dans  quelques  parties.  Il  en 
snivit  les  traces  dans  l'étendue  de  cinq  lieues  jus- 
qu'à la  limite  sud-est  de  l'espace  qu'occupait  au- 
trefois le  lac  Amer.  Le  canal  dans  sa  plus  grande 
largeur  présentait  de  35  à  40  mètres  :  sa  profon- 
deur variait  davantage  et  se  trouvait  dans  quel- 
ques endroits  de  4  ou  5  mètres,  compris  la  hau- 
teur des  digues.  Ce  premier  point  constaté  et  re- 
levé par  les  géographes  de  la  conunission  ,  Napo- 
léon voulut  aussi  reconnaître  l'autre  extrémité  du 
canal.  11  se  dirigea  dans  ce  but  dix  lieues  vers  le 
nord-ouest  dans  VOuady-Toumylat,  où  il  retrouva 
des  traces  du  canal  sur  plusieurs  lieues  d'étendue. 
Pressé  alors  de  se  rendre  au  Caire  pour  veiller 
aux  intérêts  de  la  défense  de  l'Egypte  menacée  par 
les  Anglais  (1)  ,  Napoléon  laissa  ses  instructions 
aux  membres  de  la  commission  pour  continuer  le 
relèvement  de  ce  qui  restait  à  voir  et  étudier  avec 
soin  le  nivellement  de  terrain  parcouru  par  le 
canal.  Ils  en  suivirent  la  branche  nord  jusqu'à 
Abbassih  ,  parvinrent  ainsi  jusqu'au  canal  d'irri- 
gation Bahr-el-Baqàr,  qui  faisait  probablement 
partie  de  celui  fourni  jadis  par  la  branche  Pelusia- 
que,  et  arrivèrent  enfin  au  canal  de  Balir-Abou- 
Admed  ancien  canal  du  Prince  des  fidèles.  Ces 
travaux  accomplis  indiquèrent  de  la  manière  la 
plus  explicite  le  cours  de  la  route  marine  qui  joi- 
gnait autrefois  la  mer  Rouge  à  la  Méditerranée. 

Plus  tard  Mohammed-Aly  ayant  fait  à  son  toiu- 
la  conquête  de  l'Egypte  qu'il  arracha  à  l'oppres- 
sion des  mamelouks  et  aux  intrigues  des  pachas, 
le  projet  de  canalisation  de  l'isthme  de  Suez  s'offrit 
bientôt  à  son  esprit  comme  un  sûr  moyen  d'a- 
grandir et  d'assurer  sa  puissance.  Il  réunit  d'a- 
bord Alexandrie  avec  le  Nil  par  un  nouveau  canal 
de  25  lieues  d'étendue,  partant  du  Port-Vieux, 
port  Eunoste  des  anciens  pour  se  rendre  à  la 
branche  occidentale  du  Nil  presque  en  regard  de 
la  ville  de  Fouâli  (2).  Malgré  la  mobilité  du  ter- 


(1)  A  celte  même  époque,  il  fut  aussi  obligé  de 
faire  son  expédition  contre  Djezar,  pacha  de  St- 
Jean-d'Acre,  dont  les  Anglais  avaient  excité  l'a- 
gression conU-e  l'armée  française. 

(2)  Ce  canal,  que  nous  avons  librement  par- 
couru à  la  voile  sur  une  grosse  barque  presque 
aussi  forte  qu'une  corvette,  suit  la  longue  digue 


—  35 


rain  et  beaucoup  d'autres  difficultés  tenant  à  la 
localité,  le  creusement  de  ce  canal  fut  terminé 
dans  le  court  espace  de  dix  mois.  Mohanied-Aly, 
en  employant  pour  ce  canal  313,000  ouvriers, 
renouvela  dans  cette  circonstance  un  de  ces  tra- 
vaux prodigieux  dont  l'antique  Egypte  nous  a  lé- 
gué des  souvenirs  presque  fabuleux.  Ce  canal  a 
reçu  le  nom  de  Malimoudieh  en  l'honneur  du 
sultan  Mahmoud  sous  le  règne  duquel  il  a  été 
creusé. 

Mohammed-Aly  fit  aussi  creuser  un  autre  canal 
qui,  partant  de  celui  de  ilioî/er*,  fourni  par  le  INil, 
passe  près  de  Kttioub  et  de  Belbeys  pour  se  ren- 
dre dansVOuady  ToumyUic.M.  Coste, ingénieur 
français,  chargé  de  ce  travail,  suivit  pour  l'exé- 
cuter les  traces  de  l'ancien  canal  de  Trajan,  ainsi 
que  sa  jonction  avec  le  khatig  d'Amrou.  Peu 
de  jours  de  travail  suDQrent  à  80,000  ouvriers 
pour  creuser  vingt  raille  cinq  cent  quatre-vingt- 
dix  mètres,  espace  compris  depuis  son  point  de 
départ  jusqu'au  village  d'Abassich,  situé  à  l'entrée 
delà  vallée  de  l'Ouady  Toumylat.  L'eau  du  !^il, 
parvenue  dans  cette  vallée,  qu'elle  arrose  dans 
toute  sa  longueur,  n'aurait  besoin  que  d'être  con- 
duite jusqu'au  lac  Amer  (1),  pour  se  trouver  seu- 
lement à  quelques  lieues  de  distance  de  Suez. 

L'utilité  immédiate  que  Mohammed  retira  du 
grand  canal  Mahmondiek  fut  de  fournir  un  facile 
débouché  entre  Alexandrie  et  toutes  les  provinces 
de  l'Egypte,  sans  aller  traverser  la  rade  d'Abou- 
kyr,  et  par  conséquent  sans  risquer  le  périlleux 
passage  du  Boghâz  (embouchure)  de  Rosette. 
Quant  au  second  canal ,  qui  se  rend  du  sommet 
du  Delta  dans  la  vallée  longitudinale  de  l'isthme 
de  Suez,  il  a  pour  objet  principal  d'aller  porter 
l'eau  du  Nil  dans  VOitady-Toumylat,  qu'elle 
rend  fertile. 

Tous  ces  travaux  créés  par  le  génie  de  Mo- 
hammed-Aly ne  sont  sans  doute  qu'une  ébauche 
imparfaite  du  grand  système  de  communication 
maritime  qu'il  projette  entre  la   Méditerranée  et 
la  mer  Rouge,  mais  la  guerre  incessante  et  rui- 
neuse qu'il  est  obligé  de  soutenir  contre  la  Porte 
ottomane,  les  projets  ambitieux  de   l'Angleterre, 
qui  convoite  la  possession  de  Suez,  ainsi  que  la 
navigation  exclusive  de  la  mer  Rouge,  sont  tout 
autant  de   circonstances  impérieuses   qui    l'ont 
obligé  d'ajourner  la  création  d'un  canal  de  jonc- 
tion qui  transmettrait  à  la  postérité  la  plus  recu- 
lée la  gloire  de  son  illustre   fondateur.  La   diffi- 
culté matérielle  de  creuser  et  surtout  d'entretenir 
ce  canal  est  grande  sans  doute  ;   mais,  comme  le 
dit  très  bien  M.  Jomard,  dans   une  intéressante 
brochure  sur  l'Etat  présent  de  l'Ef^ypte,  ..  une 
"telle  opération  devant  changer  de  face  les  rap- 
xports  derindc  avec  l'Europe,  il  y  aurait  à  crain- 
))dre  que  ce  canal  ne  fût  creusé  qu'au  profitd'une 
»natiou  rivale.  ..  Les  Aughiis,  moyennant  certains 
privilèges  d'installation  et  de   droit  commercial, 
avaient  proposé  à  Mobammed-Aly  d'entreprendre 
à  leurs  frais  le  creusement  de  ce  canal,  et   plus 
récemment  encore  la  consUuction  d'un  chemin  de 


t\m  sépare  le  lac  Marrolis  d'avec  le  lac  A'.lbou- 
kir,  laisse  ensuite  Dainmilioiir  à  droite  le  lac 
A^Elkoii  à  gauche  ,  et  va  s'aboucher  au  Nil  di\ 
leues  envuoii aa-dcssus  de  Rosette  et  une  demi- 
lieue  au-dessous  de  Fouâli. 

(1)  Birket:TemstiU  des  Arabes,  qui  veut  dire. 
mer  du  crocodile.  cm  une. 


fer.  Mais  de  sages  avis,  pareils  à  ceux  de  l'ancien 
oracle  consulté  par  le  roi  Néthao,  lui  ont  fait  en- 
trevoir quel  pouvait  être  le  but  caché  d'une  pos- 
session ultérieure  que  se  proposaient  les  Anglais. 
Non  seulement  il  n'a  point  accédé  à  ces  insi- 
dieuses propositions  ;  mais  il  a  dû  même  résister  à 
la  volonté  expresse  du  sultan,  qui  lui  enjoignait  de 
laisser  passer  par  l'Egypte  les  troupes  anglaises  se 
rendant  aux  Indes  (1).  Plus  prudent   que  Mah- 
moud, qui  a  dernièrement  consenti  au  débarque- 
ment des  Russes  sur  les  bords  du  Bosphore,  Mo- 
hammed-AIy,  quelles  que  soient  les  nécessités  de 
sa  position,  ne  permettra  jamais  aux  soldais  an- 
glais de  débarquer  en  Egypte.  Le  sultan  de  Cons- 
tantinople  et  le  vice-roi  d'Egypte  ont  chacun  leur 
ennemi  mortel  ;  l'un  convoite  la  possession  des 
Dardanelles  et  l'autre  celle  de  l'isthme  de  Suez. 
Ces  deux  possessions  une  fois  acquises,  lapremière 
à  la  Russie,  et  la  seconde  à  l'Angleterre,  l'équili- 
bre européen  est  à  jamais   rompu,  et  la  France 
perd  toute  prépondérance  en   Orient.  Les  portes 
des  Dardanelles  une  fois  fermées  sur  l'empire  russe, 
et  la  communication  avec  la  mer  Rouge  une  fois 
acquiseà  l'Angleterre,  il  n'existera  plus  que  deux 
grandes  puissances  continentales  et  maritimes  :  la 
Russieet  l'Angleterre.  La  première,  inexpugnable 
derrière  le  détroit  desDardanellt  s,  réchauffera  son 
vaste  empire  du  Nord  par  le  sang  chaleureux  de 
ses  nouvelles  populations  méridionales,  et  une  fois 
maîtresse  de  toute  la  mer  Noire,  ainsi  que  de   la 
mer  Caspienne,  elle  marchera  bientôt  ii  la  con- 
quête de  la  Perse.  La  seconde,  possédant  alors 
tous  les  points  maritimes  importaûs  du  globe,  tels 
que  Gibraltar,  Malte,  Suez,  Kosseir,  Aden,  à 
l'entrée  de  la  mer  Rouge,  Abbasie  à  l'entrée  du 
golfe  Persiquc,  le  cap  de  Bonne-Espérance,  l'île 
Sainte-Hélène,  etc.,  deviendra  à  jamais  sûre  de 
ses  communications  rapides   avec  l'Inde,    où  se 
trouve  la  source  vivace  de  sa  puissance  maritime 
et  commerciale.  Il  ne  nous  restera  alors  qu'à  as- 
sister à  la  lutte  ultérieure  des  deux  colosses,  qui, 
par  leurs  invasions  successives  en  Asie,  devenant 
ennemis  géographiques  l'un  de  l'autre,    auront  à 
s'y  disputer  une  suprématie  absolument  étrangère 
à  tout  le  reste  de  l'Europe  occidentale. 

L'occupation  de  Constaniinople  et  des  Darda- 
nelles, la  possession  de  Suez  et  du  détroit  de  la 
mer  Rouge,  tels  sont  les  deux  plans  d'invasion 
que  la  Russie  et  l'Angleterre  chercheront  toujours 
à  réaliser,  et  qu'ils  effectueront  par  la  seule  pro- 
longation du  statu  quo  oriental,  qui  n'est,  à  vrai 
dire,  qu'un  système  russo-britannique.  L'impé- 
ratrice Catherine  avait  montré  à  ses  dcscendansie 


(1)  L'établissement  d'un  chemin  de  fer  traver- 
sant l'isthme  de  Suez  permettrait  de  se  rendre  de 
Paris  au\  Indes  dans  trente  joins  au  plus.  En  ce 
moment,  le  trajet  de  Londres  à  l'Inde  s'accomplit 
dans  quarante-six  jours  :  de  Douvres  ii  Marseille 
quatre  jours;  de  Marseille  à  Alexandrie,  treize 
jours;  d'Alexandrie  à  Suez,  quatre  jours;  de 
Suez  a  Bombay,  vingt-cinq  jours  ;  total,  quaraute- 
six  jours.  Si  le  trajet  de  Marseille  à  Alexandrie 
était  direct,  il  pourrait  être  réduit  à  dix  jours; 
celui  d'Alexandrie  à  Suez  par  un  chemin  de  fer  h 
un  jour;  celui  de  .Suez  à  lioinbnv  par  un  service 
régulier  de  bateaux  à  vapeur  à  quinze  jours,  ce 
qui  ferait  que  l'on  pourrait  se  rendre  de  Douvres 
a  Bombay  en  trente  jours.  Pour  les  bàtimens  à 
voiles  passant  par  le  cap  de  Bonne-Espéranre, 
c'est  un  voyage  de  quatre  ou  cinq  mois  si  la  Ua- 
versée  est  heureuse. 


chemin  de  Byzance  où  se  trouve  tuut  l'avenir  de 
la  Russie.  Aussi  voyons-nous,  un  siècle  plus  la  d, 
l'armée  victorieuse  de  l'empereur  Nicolas  compter 
les  étapes  de  la  routejusqu'à  AnJrinople,  et  der- 
nièrement son  escadre  venir  détorquer  une  ar- 
mée de  secours  jusque  sou.s  les  murs  de  Constan- 
tinople  (1). 

Amie  ou  ennemie,  la  Russie  est  devenue  égale- 
ment redoutable  pour  la  Turquie.  Ses  invasioi  s 
successives  l'ontdéjà  rendue  maîtresse  de  la  Cri- 
mée, de  la  Géorgie,  de  la  Circassie,  des  bou- 
ches du  Danube,  et  lui  ont  ainsi  assuré  les  deux 
tiers  du  liitoral  de  la  mer  Noire,  au  pf>int  qu'une 
(lotte  russe  partant  de  Sébasiopol  peut  en  detx 
jours  arriver  devant  Constaniinople,  soit  pou:- 
s'en  rendre  maîu-esse,  soit  pourladéfencfre  cven- 
tuellement  contre  une  agression  qui  contrarie- 
rait ses  vues  ultérieures.  Non  contente  de  s'emp.i- 
rer  par  ruse  ou  par  force  des  riches  dépouilles  de 
l'empile  ottoman,  la  Russie  ne  manque  jamais 
l'occasion  de  lui  susciter  des  embarras  toujours 
croiss;ins,  soit  en  provoquant  l'émancipation  de 
la  Morée  ou  la  révolte  de  V Albanie,  soit  en  pre- 
nant sous  sa  protection  la  Servie,  la  Valachie 
et  la  Moldavie.  C'est  le  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg qui  a  concerté  la  destru-'tion  de  la  fl  lie 
turco-égyplienne  à  Navarin.  La  France  et  l'An- 
gleterre ne  firent  en  cette  occasion  quo  secoml'T 
la  politique  russe  dans  ses  plans  de  démerabii;- 
ment  progressif  de  l'empire  ottoman.  Ce  fui, 
comme  l'a  très  éloquemment  dit  lî.  de  Lamartini-, 
un  acte  de  démence  nationale  de  la  France  et 
de  l'Angleterre  au  profil  de  la  Russie. 

D'autre  part,  l'Angleterre,  n'ayant  pu  s'emparer 
ni  ouvertement,  ni  par  surpiise   de  l'isthme  de 
Suez,  travaille  sans  cesse   à   y  arriver   par  d<  s 
voies  détournées.  Son  intervention  entre  la  Tur- 
quie et  l'Egvpte  n'a  pour  but  que  de  faire  renirer 
Mohammed-Aly  sous  le  joug  despotique  de  Mah- 
moud, afin  d'obtenir  de  ce  dernier  le  salaire  de 
l'insidieuse  protection  qu'elle  lui  aurait  accordée, 
c'est-à-dire  la  cession   de  Suez,  pour  avoir  une 
rapide  et   sûre  communication  avec  l'Inde.  Eh 
bien  !  qu'on  ne  se  fasse  pas  d'illusion  à  cet  égard, 
dès  l'instant  que  l'autorité  du  sultan  serait   res- 
taurée au  Caire,  soit  par  la  diplomatie  rosse,  suit 
par  la  politique  anglaise,   toute  inlluence   de   la 
France  en  Egypte  aurait  cessé,  et  un  /'»  r;;i(s  bri- 
tannique nous  deviendrait  nécessaire  pour  y  abor- 
der. 

Les  Anglais  ne  pouvant  agir  direclemrnt  sur 
Mohammed-Aly,   qui  se  tient  sur  ses   gardes   et 
déjoue  autant  que  possible  leurs  projets,  c'est  à 
Mahmoud  qu'ils  s'adressent   pour  obtenir  de  sa 
colère  et  de  son  orgueil  ce  qu'ils  ne  peuvent  ar- 
racher à  Mohammed-Aly.  Ils  irritent  sans  ce<sele 
sultan  contre  un  vas-;,d  relK'Ile,  promettant  assis- 
lance  au  gouvernement  turc  pour  faire  rentrer 
l'Egypte,  ou  tout  au  moins  la  SvTie.  sous  sa  do- 
mination légitime,  et  Ton  sait  combien  la  Syrie 
est  devenue  nécessaire  au  maintien  de  1 1  puis- 
sance égvptienne.  Par  cette  diplomatie  tortueuse 
qui  sert  leurs  intérêts  au  dêlrimeni  de  la  Turquie 
et  de  l'Europe,  lord  l'onsomby   oliiint  dernière- 
ment an  firman  du  grand-seigneur  qui,   rendant 

(2)  En  is;î;>.  le  génénd  Mourawief,  à  la  lèie 
de  onze  mille  Russes,  débarqua  sur  les  rives  du 
Bosphoiv  pour  aller  ^'opposer  à  la  m.irrhe  victo- 
rieuse d'IbraUim-Fachj  »ur  Coustauiiuoiilc, 


=  3G  — 


libre  le  rommcrce  de  tout  l'empire  ottoman,  en- 
joignait par  conséquent  à  Moiiammed-Aly  de  se 
dessaisir  de  tous  ses  monopoles  commerciaux.  Or, 
vouloir  enlever  à  l'Egypte  la  principale  source  de 
SCS  linances,  lorsqu'elle  est  obligée  de  maintenir 
une  armée  et  une  Hotte  puissantes  pour  défendre 
son  indépendance,  c'est  vouloir  sa  ruine  iuimé- 
<liaie.  Cette  conduite  madiiavélique  des  Anglais 
n'ayant  pas  eu  le  résultat  qu'ils  en  attendaient, 
non  seulement  ils  ont  obtenu  un  permis  du  sultan 
pour  le  passage  de  leurs  troupes  par  Suez,  mais 
fntore  l'autorisation  de  s'emparer  d'Aden,  puis- 
sant port  de  l'Arabie  près  du  détroit  de  la  mer 
liouge.  C'est  en  vain  que  Mohammed-Aly,  com- 
prenant niieuv  les  intérêts  de  l'islamisme,  a  voulu 
s'opposer  à  cette  invasion  anglaise,  cela  ne  lui  a 
servi  qu'à  encourir  une  colère  de  plus  du  sultan. 
Kosseir,  qu'occupait  autrefois  l'armée  française  et 
qui  appartient  à  l'Egypte,  est  également  devenu 
l'objet  de  leur  convoitise,  parce  qu'il  domine  le 
long  canal  de  la  mer  Rouge. 

C'est  ainsi  que  leur  système  d'invasion  progres- 
sive les  rapprochant  peu  à  peu  de  Suez,  ils  fini- 
ront par  s'en  emparer,  si  la  France  n'intervient 
avant  que  le  fait  soit  accompli.  Eli  !  puisque,  dans 
le  système  de  modération  qui  nous  régit  en  ce 
moment,  on  a  tant  de  respect  pour  les  faits  ac- 
complis, qu'on  ait  au  moins  la  sage  prévoyance 
<le  mettre  opposition  à  ceux  qui  doivent  nous  de- 
venir si  préjudiciables.  Certes,  les  occupations  de 
<;il)raltar  et  de  Malle  sont  malheureusement  pour 
nous  des  faits  accomplis;  mais  que  n'auraitil 
pas  follu  faire  pour  les  prévenir  !  Aujourd'hui  Suez 
et  les  Dardanelles  sont  encore  libres  pour  les  in- 
léréts  commerciaux  de  l'Europe  et  du  monde 
«rhtier,  atteudrons-nous  que  les  deux  puissances 
neutres  qui  pourraient  en  rester  les  gardiens 
tombent  sous  la  «erre  du  czar  ou  sous  le  mono- 
pole exclusif  de  TAngleterre?  Loin  de  nous  la 
pensée  de  provoquer  un  conflit  qui  pourrait  ame- 
ner une  guerre  générale  en  Europe;  mais  dans 
l'intérêt  de  la  France  ainsi  que  de  l'Autriche,  no- 
tre alliée  naturelle  dans  cette  question,  nous  de- 
vons tout  faire  pour  prévenir  un  partage  de  cette 
nature,  qui  détruit  l'équilibre  européen  et  com- 
promet notre  avenir  politique.  M.  de  Lamartine, 
«laiis  sa  prosopoiice  politique  à  la  chambre  des 
députés,  compare  l'empire  ottoman  à  un  immense 
cadavre  qu'on  ne  peut  ressusciter,  mais  seule- 
ment exciter  par  le  galvanisme  de  l'intervention 
européenne.  Partant  de  ce  point,  il  conclut  à  la 
nécessité  d'une  dislocation  de  l'empire  turc,  et  à 
son  partage  à  l'amiable  entre  les  quatre  grandes 
puissances  de  l'Europe  intéressées  à  réclamer 
leur  part  de  l'héritage.  C'est  là  ce  qu'il  nomme  le 
.systi'ine  occidental,  qui,  loin  d'être  funeste  à 
l'Europe,  serait  un  fait  heureux  pour  l'humanité, 
si  ce  partage  s'accomplissait  à  l'aide  d'une  inter- 
vention qui  piU  compenser  pour  la  France  l'éta- 
Llissement  des  Russes  à  Constanlinople  et  celui 
des  Anglais  en  Egypte.  cLe  premier,  dit-il,  J'ose- 
Tai  dire  ma  pensée  tout  entière.  L'empire  otto- 
man une  fois  disloqué,  les  nombreuses  nationali- 
lés  européennes  et  asiatiques  qu'il  étouffe  sous  son 
poids  inerte,  reprendraient  à  l'instant  même  la 
»ie  et  l'activité.  Vous  auriez,  avant  vingt  ans,  des 
millions  d'hommes  de  plus  sur  les  rivages  de  la 
Méditerranée,  pour  consommer  les  produits  de 
\os  maiiufaclures,  vivilier  votre  marine,  adopter 


votre  civilisation.  La  Méditerranée  deviendrait  le 
lac  français  et  le  chemin  des  deux  mondes.  Voilà 
ce  que  la  Providence  met  dans  vos  mains,  si  vous 
savez  voir  et  comprendre.  »  Il  est  vraiment  dé- 
plorable qu'une  pareille  utopie  ait  pu  se  produire 
à  une  tribune  où  les  idées  poétiques  doivent  s'ef- 
facer devant  les  intérêts  réels  ;  car  elle  boule- 
verse, dans  la  question  qui  nous  occupe,  les  faits 
les  mieux  connus  et  les  enseignemens  politiques 
les  plus  élémentaires. 

Ce  qui  doit  surtout  nous  étonner  de  la  part  d'un 
orateur  comme  M.  de  Lamartine ,  qui  a  récem- 
ment visité  l'Orient,  c'est  de  le  voir  traiter  avec 
tant  de  dédain  cette  race  arabe  dont  quelques 
tribus  éparses  nous  disputent  l'Algérie  avec  une 
constance  et  une  énergie  si  remarquables.  N'est- 
ce  point  avec  une  armée  arabe  qu'Ibrahim,  après 
avoir  conquis  Saint-Jean-d'Acre  et  la  Syrie  en- 
tière, marchait  victorieux  sur  Constanlinople  ! 
M.  de  Lamartine  a-t-il  donc  oublié  que  cette  race 
arabe  couvre  presque  toute  l'Afrique  et  une 
grande  partie  de  l'Asie  !  qu'une  même  religion, 
une  même  langue  et  des  mœurs  uniformes  sont 
pour  cette  immense  population  un  lien  d'union 
qui  n'attendait  qu'un  homme  de  génie  comme 
Mohammcd-Aly,  pour  rendre  à  l'Orient  la  puis- 
sance politique  qu'exige  l'équilibre  européen! 
Dans  cette  question  si  ardue,  l'esprit  politique  de 
M.  de  Lamartine  n'est  pas  resté,  de  bien  s'en  faut, 
au  niveau  de  son  éloquence,  car  il  a  méconnunos 
véritables  intérêts,  qui  se  rattachent  directement 
à  cette  nati»nalité  arabe  qu'il  traite  de  chimérique. 
Que  la  France,  élevant  sa  puissante  voix,  ose 
proclamer  ou  seulement  reconnaître  l'indépen- 
dance de  l'Egypte  telle  que  l'a  constituée  Moham- 
med-Aly, et  dès  lors  Mahmoud  ne  comptant  plus 
sur  le  secours  elTicace  des  gouvernemens  d'Eu- 
rope pour  combattre  avec  chance  de  succès,  la 
guerre  cesse,  parce  qu'elle  devient  sans  objet. 

Alors  seulement  la  Turquie  et  l'Egypte,  désar- 
mant une  partie  de  leur  flotte  et  de  leur  armée 
qui  épuisent  leurs  linances,  pourront  s'occuper 
activement  de  leurs  réformes,  et  les  assurer  par 
de  bonnes  institutions.  Alors  seulement  la  Tur- 
quie pourra  se  soustraire  à  la  protection  ruineuse 
que  lui  accorde  la  Russie,  et  pourra  ainsi  annu- 
ler l'ignominieux  traité  d'Unkiar-Skelessi  (1). 
Alors  seulement  Mohammed-Aly,  rassuré  sur  son 
indépendance  et  la  durée  des  améliorations  suc- 
cessives dont  il  veut  doter  l'Egypte  et  la  Syrie, 
pourra  le  faire  dans  l'intérêt  de  tous,  sans  crain- 
dre que  l'Angleterre  s'en  empare  pour  elle  seule. 
Alors  seulement  pourra  surgir  l'ère  de  liberté 
pour  l'Egypte,  parce  que,  rassuré  sur  son  trône 
par  le  développement  progressif  des  institutions 
dont  il  aura  doté  son  pays,  Mohammcd-Aly  pourra 
sans  danger  se  dessaisir  d'une  partie  de  son  pou- 
voir, faire  l'abandon  de  ses  monopoles,  donner 
une  libre  extension  au  commerce,  et  créer  enfin 
une  représentation  nationale  qui  placerait  bien- 
tôt l'Egypte  au  niveau  de  nos  gouvernemens  d'Eu- 
rope. 

La  tâche  est,  sans  nul  doute,  grande  à  remplir; 
mais  que  ne  peut  accomplir  l'homme  de  génie  ?  11 

(1)  Une  des  clauses  principales  du  traité  d'Un- 
kiar-Skelessi, arraché  par  la  Russie  à  la  faiblesse 
de  Mahmoud,  c'est  le  droit  exclusif  du  passage 
des  Dardanelles  en  cas  de  guerre,  ce  qui  équivaut 
à  la  cession  de  celte  clé  de  l'Orient. 


y  a  trente  ans,  lorsque  Mohammed-Aly  eut  con- 
quis 1  Egypte  sur  les  mamelouks  pour  l'arracher 
ensuite  au  joug  stupéfiant  de  la  Porte  ottomane,  la 
terre  privilégiée  des  Pharaons,  devenue  presque 
inculte,  ne  rapportait  qu'un  faible  revenu  et  ne 
pouvait  se  garder  contreaucune  espèce  d'invasion 
sérieuse.  Un  quart  de  siècle  a  suffi  au  moderne 
réformateur  de  l'Egypte  pour  opérer  une  com- 
plète révolution  politique,  industrielle  et  commer- 
ciale. Mohammed-Aly,  comprenant  admirable- 
ment l'œuvre  de  réforme  que  les  destinées  de 
l'Orient  semblaient  lui  réserver,  a  développé 
avec  toute  l'énergie  de  son  îime  le  plan  de  régé- 
nération orientale  que  lui  ont  légué  Napoléon  et 
son  armée  d'Egypte.  Aussi  est-il  le  premier  à  ren- 
dre hommage  à  la  mémoire  du  grand  homme 
dont  la  France  et  l'Europe  entière  conservent  un 
si  grand  souvenir.  C'est  surtout  par  suite  de  ses 
relations  bienveillantes  avec  la  France  que  Mo- 
hammed-Aly possède  maintenant  une  armée 
puissante,  une  marine  redoutable  et  un  commerce 
étendu.  Ce  sont  des  officiers  français  qui  ont  or- 
ganisé l'armée  et  la  marine  égyptiennes  ;  ce  Sont 
des  ingénieurs  français  qui  ont  fait  creuser  des 
canaux  et  fondé  des  arsenaux  en  Egypte;  ce 
sont  des  médecins  français  qui  ont  créé  sur  les 
bords  du  Nil  des  écoles  de  médecine  et  des  hô- 
pitaux à  l'instar  de  ceux  d'Europe  ;  c'est  princi- 
palement à  M.  Clot-Bey,  dont  les  journaux  vien- 
nent de  nous  annoncer  le  retour  en  France,  que 
l'Egypte  est  redevable  d'un  enseignement  médical 
qui  rivalise  presque  avec  nos  écoles  de  médecine 
française. 

Rendons  alors  hommage  à  Mohammed-Aly  d'a- 
voir réalisé  en  partie  le  projet  de  résjénération 
orientale  que  Napoléon  avait  rêvé  dans  les  pre- 
miers jours  de  sa  gloire.  L.  Labat, 
Ex-chirurgien  du  vice-roi  d'Egypte, 
{Revue  du  XIX'  siècle). 


PËLERINAGË  h  GORITZ, 

Par  m.  le  vicomte  DELAROCHEFOUCAULD. 

fNous  offrons  à  nos  lecteurs  quelques  fragmens 
détachés  de  ce  livre  qui ,  pour  ne  point  aller  à 
toutes  les  opinions ,  ne  saurait  néanmoins  ne 
point  éveiller  un  intérêt  inoffensif  dans  les  cœurs 
qui'  professent  le  respect  des  vaincus  et  la  reli- 
gion du  malheur] . 

Une  petite  ville  de  dix  mille  âmes ,  entourée 
de  collines  arides ,  qui  semble  toucher  au  bout 
du  monde,  une  population  généralement  laide 
et  sale,  des  maisons  affreuses,  des  rues  mal  pa- 
vées ,  et  tournant  sur  elles-mêmes  comme  des  ser- 
pens;  pas  de  routes  de  communications,  des 
abords  difficiles,  nulle  ressource  ;  enfin,  ime  four- 
milière au  milieu  des  montagnes ,  voilà  Goritz  (i)  ! 
En  vain,  en  arrivant,  vous  cherchez  des  yeux  et  du 
cœur  un  château ,  ou  du  moins  une  habitation 
convenable  :  une  petite  maison  tristement  assise 
sur  une  colline  et  qui  paraît  abriter  tout  au  plus 


(1)  Telle  fut  du  moins  ma  première  impression. 
Je  la  rends  simplement  et  telle  qu'elle  me  vient. 
Quand  j'aurai  habité  quelque  temps  cette  ville  , 
peut-être  la  jugerai-Je  moins  sévèrement. 


37 


une  famille  de  bourgeois ,  voilà   l'habitation  qui 
contient  la  dynastie  des  Bourbons. 

Soumise  à  la  domination  de  l'Autriche,  Goritz 
fait  partie  du  littoral  illyrien.  Cette  province  se 
compose  de  deuv  cercles  ou  districts,  dont  le  siège 
est  Trieste  où  habite  le  gouverneur.  L'Autriche 
est  représentée ,  à  Goritz ,  par  un  capitaine  du 
cercle ,  homme  de  mérite. 

Je  dois  à  la  vérité  de  dire  que ,  loin  de  paraître 
mécontens  de  l'autorité  qui  les  gouverne,  les 
habitans  des  pays  que  j'ai  traversés  en  sont  gé- 
néralement satisfaits.  L'Allemagne  elle-même  of- 
fre beaucoup  moins  de  foyers  d'insurrection  qu'on 
ne  le  croit  en  France. 

Une  des  causes  auxquelles  j'attribue  la  tran- 
quillité dont  jouissent  ces  populations,  c'est  que 
le  moindre  des  habitans  des  provinces  lllyriennes, 
et  par  conséquent  de  l'Allemagne  ,  peut,  s'il  croit 
avoir  quelque  motif  de  se  plaindre ,  se  rendre 
à  Vienne ,  siège  du  gouvernement  autrichien  ;  et 
il  est  sûr  d'y  obtenir  bonne  et  prompte  justice. 
Cette  conviction,  qui  est  dans  tous  les  esprits, 
doit  donner  une  force  immense  à  un  pouvoir  qui 
se  montre  d'ailleurs  aussi  sage  que  paternel. 

A  Goritz ,  il  n'y  a  pas  d'opposition ,  pas  d'aris- 
tocratie intluente  ;  on  s'y  occupe  assez  peu  des 
affaires  politiques,  et  les  choses  vont  si  bien  d'elles- 
mêmes  ,  que  l'autorité  des  fonctionnaires  y  est 
aussi  insensible  que  peu  nécessaire. 

C'est  h  Goritz  que  le  général  Junot  a  éprouvé 
les  premières  atteintes  de  cette  aliénation  mentale 
qui,  plus  tard,  causa  sa  mort.  Le  général  Ber- 
trand a  séjourné  dans  cette  ville  ,  qui  est  deve- 
nue l'asile  de  toute  une  génération  de  rois.  Que 
de  souvenirs  attachés  à  cette  modeste  cité  !  et 
comment  ne  pas  aimer  ses  habitans,  en  les  voyant 
suppléer,  par  leurs  hoiniuagcs ,  à  ceux  que  tant 
de  Français  voudraient  rendre  à  la  famille  de 
leurs  anciens  rois?  Comment  n'être  pas  louché 
de  l'accueil  qu'ils  font  aux  voyageurs  qui  vien- 
nent visiter  leurs  nobles  hôtes?  comment,  en 
mon  particulier  ,  ne  serais-je  pas  l'econnaissant 
de   la  bienveillance  qu'ils  m'ont  témoignée  ?  ; 

Si  des  marques  de  vénéraiion  pouvaient  com- 
penser, pour  nos  princes,  les  douleurs  et  les  pri- 
vations de  l'exil ,  ils  seraient  heureux  ,  car  il  est 
impossible  de  se  montrer  plus  pénétrés  de  leur 
malheur,  et  plus  respectueux  envers  eux ,  que  ne 
le  sont  les  bons  habitans  de  Gorilz.  Cette  ville 
contient  beaucoup  de  noblesse  ruinée ,  et  l'on 
pourrait  concevoir  les  sympathies  qui  lui  arrivent 
de  ce  côlé-là ,  mais  les  gens  du  peuple  sont  à  l'u- 
nisson ,  et  tels  sont  les  égards  cpi'ils  ont  pour  nos 
princes  que  ,  lorsqu'ils  les  rencontrent ,  sortant  à 
pied  et  sans  suiie  pour  ko  rendre  à  l'église  ou  ii  la 
promenade,  ils  s'empressent  de  passer  de  l'autre 
côté,  pour  leur  céder  le  trottoir  qu'ils  occupent. 

Siiué  sur  la  cime  d'une  colline  d'où  l'on  décou- 
vre une  immense  étendue ,  le  couvent  des  Capu- 
cins de  l'Annonciation  de  la  très  sainte  Vierge ,  à 
Castagnavizza ,  louche  ii  la  ville  de  Goritz.  Il  a 
été  bâti  en  l(jr)0,  aux  frais  du  comte  Malhias 
Thurn  de  la  Tour ,  pour  les  carmes  (jui  l'ont  oc- 
cupé jusqu'au  jour  où  l'empereur  Joseph  11  , 
croyant  alïermir  son  pouvoir  en  désertant  la  cause 
de  Dieu,  supprima  cette  communauté,  en  17S'i. 
À  cette  époque ,  le  «lOMiisière  fut  mis  en  vente  ; 
mais  ,  grâce  à  l'intercession  des  pieux  habitans 
de  Goriu ,  et  à  cdlc  d'un  desccudaul  du  c^mle  de 


Thurn ,  la  vente  ne  fut  pas  effectuée.  Douze  ans 
après,  sa  jolie  chapelle  fut  rouverte  et  desservie 
par  Philippe  de  PoU,  qui  reçut  du  gouvernement 
la  permission  de  donner  asile  à  plusieurs  ecclé- 
siastiques français,  que  la  ré  volution  avait  chassés 
de  leur  pays. 

En  1811,  le  maréchal  de  Raguse ,  étant  gouver- 
neur des  provinces  lllyriennes  ,  établit  i»  Casta- 
gnavizza une  communauté  de  franciscains,  dont 
Joseph  II  avait  aboli  l'abbaye ,  située  autrefois  à 
Goritz  ;  et,  depuis  1822,  Castagnavizza  est  devenu 
le  séminaire  de  douze  autres  communautés  qui 
composent  ce  qu'on  appelle  la  province  francis- 
caine de  la  Sainte-Croix.  C'est  là  aussi  que  réside 
le  provincial ,  homme  d'un  grand  mérite ,  et  qui 
rempht ,  en  outre  de  ses  devoirs  de  supérieur,  les 
fonctions  de  professeur  de  théologie. 

Confondu  jusqu'alors  avec  ces  pieuses  maisons 
dont  les  vertueux  habitans  se  plaisent  à  être  igno- 
rés du  monde  entier ,  le  couvent  de  Castagna- 
vizza a  pris  place  dans  l'histoire  le  11  novembre 
1836,  en  recevant  les  dépouilles  mortelles  de 
Charles  X ,  roi  de  France. 

Placé  directement  sous  l'autel  de  la  sainte 
Vierge  du  mont  Carmel,  ce  roi,  qui  avait  une 
dévotion  particulière  pour  la  protectrice  de  la 
France,  jouit,  sous  son  invocation,  du  repos  des 
justes.  Sur  la  pierre  qui  couvre  son  cercueil  on  a 
gravé ,  en  lettres  d'or,  l'épitaphe  suivante  : 

ICI    A   ÉTÉ   DÉPOSÉ, 

LE   XI   NOVEMBRE  MDCCCïfxVI, 

TRÈS   HAUT,    THÉS   rnsSA>T 

ET  TRÈS  EXCELLENT   PRINCE 

CHARLES,  DIXIÈME  DC  NOM, 

PAR  LA  GRACE  DE  DIEU 

ROI   DE   FRANCE  ET  DE   NAVARRE  , 

MORT    A   GORITZ 

LE   VI    NOVEMBRE    MDCCCWXVI  , 

ÂGÉ   DE    LXXIX    ANS  ET   DE   XWIII   JOURS. 

Sachant  qu'on  célébrait  tous  les  matins  dans  le 
couvent  une  messe  pour  Charles  X  ,  je  lu'iirriiu- 
geai  de  manière  h  y  assister,  et  je  lis  pendant 
neuf  jours  ce  pèlerinage  devenu  pour  moi  si  cher 
et  si  sacré.  Et  quels  que  fussent  les  souvcuirs  que 
ce  lieu  évoquait  eu  moi ,  jamais  je  n'ai  entendu 
le  service  divin  avec  plus  de  recueillement. 

Après  la  messe,  qui  fut  dite  en  présence  de 
quelques  personnes  ,  dans  une  église  jolie  mais 
petite  ,  je  passai  à  la  sacristie,  et  je  demandai  h 
descendre  dans  le  caveau  (|ui  contenait  la  tombe 
royale.  Un  capucin  me  coniluisit  chez  le  prieur, 
je  inc  nommai;  il  comprit  mon  désir,  et  poussa 
l'obligeance  jusqu'à  vouloir  bien  me  conduire  lui- 
même. 

Kous  traversâmes  le  jardin  ,  et ,  guidé  par  ce 
bon  prieur,  qui  portait  une  lanterne,  je  pénétrai , 
en  me  courbant  beaucoup  ,  dans  l'étroit  et  som- 
bre caveau  ,  dernier  asile  que  la  terre  ait  voulu 
donner  à  celui  qui  possédait  naguère  un  si  beau 
royaume.  En  me  tournant  à  droite,  j'aperçus  la 
pieire  noire  sur  laquelle  est  gravée  l'épitaphe 
qu'on  a  lue  plus  haut  ;  à  cet  aspect  mon  cu-ur  se 
gonfla ,  mes  genoux  fléchirent  ;  et  je  puis  aflirmer 
que  toutes  les  pompes  dont  j'av.iis  vu  Charles  \ 
entoure ,  lors  de  soncouiouiioiiicai  à  lleims ,  ne 


m'inspirèrent  pas  une  vénération  aussi  profonde 
que  celle  que  j'éprouvai  devant  son  sépulcre. 

C'est  qu'en  présence  de  ces  froids  débris  de  la 
grandeur  royale ,  la  chute  de  l'homme  s'offrait  à 
ma  pensée  en  même  temps  que  la  chute  du  roi; 
mon  affection ,  repoussée  par  ces  images  de  des- 
truction ,  s'était  réfugiée  dans  le  ciel  où  je  le 
voyais  dans  la  gloire  immortelle ,  et  le  front  ceint 
d'une  couronne  que  les  hommes  ne  pouvaient  lui 
Oter 

Aux  yeux  même  des  gens  qui  font  consister  la 
beauté  dans  la  parfaite  régularité  des  lignes  du 
visage  ,  et  dans  l'exacte  proportion  des  membres 
du  corps,  le  duc  de  Bordeaux  paraîtrait  beau,  car 
il  est  impossible  de  joindre  des  traits  plus  fins  à 
une  expression  plus  noble ,  à  un  port  de  tète  plus 
remarquable,  à  une  taille  mieux  prise  et  plus  for- 
tement constituée. 

Non  moins  favorisée  que  son  frère  des  dons  de 
la  nature,  Mademoiselle  est  faite  à  peindre,  et  ses 
traiis  sont  cbarmans.  Rien  de  plus  spirituel  que 
son  regard,  de  plus  fin  que  son  souriic,  de  plus 
gracieux  que  l'ensemble  de  sa  personne,  dont  les 
mouvemens  doux  et  légers  vous  font  croire  à  la 
marche  aérienne  des  sylphides. 

Douée  d'une  intelligence  supérieure  ,  mais  qui 
ne  se  révèle  que  dans  l'intimité  de  la  famille. 
Mademoiselle  est  fort  instruite.  Elle  possède  des 
talens  de  tous  genres,  et  l'on  voit,  à  l'air  dont 
elle  écoute  les  conversations  sérieuses ,  qu'il  n'y 
a  rien  de  trop  élevé  pour  son  âme ,  de  trop  pro- 
fond pour  son  esprit ,  de  trop  exalté  pour  son 
noble  cœur.  Sa  finesse  est  exucme,  elle  entend  à 
demi-mot  et  sait  vous  répondre  sans  vous  parler, 
pieuse  comme  un  ange  ,  sa  rehgion  éclairée  se 
répand  en  indulgence,  en  vertus,  en  bienfaits  sur 
tous  ceux  qui  l'approchent;  mais  ce  qui  m'a 
frap|)é  surtout ,  c'est  son  tendre  respect  pour  ses 
parens  et  son  amour  jjour  son  frère. 

Quelque  justes  et  naturels  que  soient  sesscnti- 
mens,  on  ne  saurait  se  figurer  la  douceur  que 
cette  ravissante  princesse  sait  répandre  dans  leur 
expression  ,  et  l'espèce  de  culte  rpi'cllo  rend  au 
duc  et  à  la  dnrhcsse  d'Angoulème  ;  comme  on 
ne  peut  se  faire  une  juste  idée  de  la  joie  qui 
brille  dans  ses  regards  lorsqu'elle  entend  faire 
l'éloge  du  duc  de  Bordeaux  ,  du  plaisir  qui  vient 
animer  sa  physionomie  quand  il  s'approche 
d'elle,  et  de  la  reconnaissance  quelle  éprouve 
pour  tous  ceux  qui  ont  occiision  de  rendre  quel- 
que service  à  ce  frère  bienaimé. 

De  quels  trésors  de  grâces  et  de  vertus  ce  prince 
est  entouré,  et  combien  Ma  îcmoisclle  lui  est 
lionne  et  utile  !  Ne  semble-t-il  pas  que  le  ciel  ait 
voulu  adoucir  ce  qu'il  y  aurait  eu  de  trop  austère 
dans  les  cnseignemens  de  l'exil ,  en  plaçant  à 
côté  du  prince  cet  ange  terrestre,  dont  l'âge,  le 
caractère,  la  figure,  sont  en  si  parfaite  harmonie 
avec  les  siens. 

On  sera  bien  aise .  je  le  suppose  ,  de  pouvoir 
se  faire  une  idée  de  la  maison  qui  sert  d'.isile  à 
ces  princes  dont  la  généreuse  imprévojance  a 
tant  fait  pour  les  arts,  pour  les  infortunés  et  pour 
la  France ,  que  le  jour  du  malheur  étant  arrivé 
pour  eux ,  ils  se  sont  trouvés  pau\res  cl  dOnué.s, 
cl  ont  pniféré  abdiquer  leur  bicn-tiro  arec  kw 


—  38  -^ 


toiii-onne ,  que  de  contracter  des  obligations  en- 
vers l'inraiiger,  ou  envers  ceux  dont  ils  eussent 
rougi  d'accepter. 

A  l'extrémité  de  la  petite  ville  de  Goriiz ,  et 
CD  bas  (lu  fort,  se  trouve  une  place  triste  et  mal 
pavce,  entourée  de  laides  arcades  et  de  laides 
maisons  à  portes  mesquines,  au  milieu  desquelles 
ligure ,  à  gaucbe,  une  porte  cochère.  flanquée  de 
deux  factionnaires.  Voilà  la  demeure  royale. 

lin  dépit  du  titre  pompeux  d'hôtel  de  Stras- 
soldo,  dont  on  la  décore ,  ceue  maison  semble 
<'lre  l"lial)liation  de  quelque  bourgeois  retiré  du 
commerce,  plutôt  que  celle  de  toute  une  généra- 
tioa  de  rois. 

In  seul  étage,  ayant  quinze  fenêtres  de  front, 
contient  les  appartemens  de  la  famille  royale ,  et 
ceux  des  sci  viteurs  dévoués  qui  sont  restés  atta- 
chés à  leur  infortune. 

Vous  entrez,  sans  être  interrogé,  bien  qu'il  y 
ait  un  portier,  dans  une  cour  dont  le  terrain ,  al- 
l.Mit  en  pente,  vous  conduit  sous  une  voûte  où 
vient  aboutir  l'escalier.  Au  premier,  en  tournant 
à  gauchi' ,  on  aperçoit  une  petite  porte  qui  con- 
duit chez  la  vicomtesse  d'Agoust  et  chez  Made- 
moiselle. En  face  de  l'escalier  s'ouvre  une  porte  à 
deux  batians ,  qid  donne  dans  une  vaste  salle , 
servant  à  la  fois  d'antichambre  et  de  salle  à  man- 
ger à  la  famille  royale  :  là  des  serviteurs  dévoués 
sont  toujours  à  leur  poste.  'î"'^'  ?  '•" 

A  droite  de  cette  pièce  se  trouve  l'appartement 
de  M.  le  duc  de  Bordeaux,  composé  d'une  salle 
d'étude  et  de  sa  chambre  à  coucher,  qui  donne 
<lans  celle  du  comte  de  Montbel.  Le  prolonge- 
ment de  cette  face  du  bâtiment  contient  l'appar- 
tement de  Mademoiselle,  distribué  comme  celui 
de  son  frère,  et  termine  par  la  chambre  à  cou- 
cher de  madame  de  Nicolaï. 

liirn  de  plus  simple  que  l'ameublement  de  ces 
dilVérentes  pièces.  Chez  Mademoiselle,  un  lit  en 
fer  envoyé  de  Paris;  deux  grands  tal)leaux,  dont 
l'un  représente  M.  le  duc  de  Bordeaux,  etrauirc 
malame  la  duchesse  de  Beny  ;  une  petite  table  à 
ouvrage ,  et  quelques  sièges ,  voilà  pour  la  cham- 
bre à  coucher.  Un  meuble  de  l'étoffe  la  plus  mo- 
deste, une  bibhothèque,  quelques  petites  sta- 
tuettes, parmi  lesquelles  on  distingue  un  Ecce 
Homo;  quelques  tableaux  ,  et ,  sur  une  console, 
quelques  verres  de  Bohême  de  dillérfutcs  cou- 
leurs ,  voilà  pour  le  salon  ;  mais  tel  est  le  charme 
et  l'élégance  naturelle  que  Mademoiselle  sait  ré- 
pandre sur  tout  ce  qui  l'entoure  ,  qu'il  est  impos- 
sible de  s'apercevoir  qu'il  manque  quelque  chose 
dans  le  cadre  où  elle  est  placée. 

l'ius  simple  encore  est  la  retraite  de  monsei- 
gneur le  duc  de  Bordeaux.  Dans  la  pièce  qui  lui 
sert  à  lu  fois  de  salon  et  de  salle  d'étude ,  on  voit 
pour  tout  ornement  deux  beaux  vases  qui  lui  ont 
été  envoyés  de  Paris ,  par  des  ouvriers  recon- 
luiissuHS.  L'n  cadre  où  sont  renfermés  sous  verre 
les  beaux  cheveux  de  sa  mère,  et  le  portrait ,  en 
pied,  du  duc  de  Berry.  lue  grande  table  d'aca- 
jou ,  sur  laquelle  le  prince  travaille;  une  biblio- 
thèque,  un  chevalet,  et  qu(!lques  sièges  complè- 
tent lameublemcnt  de  cette  salle,  qui  s'ouvre  sur 
un  Lirge  balcon.  La  chambre  à  coucher  du  prince 
est  ornée  de  quelques  peiiis  tableaux  peints  par 
lui  ou  par  sa  sœur;  du  reste,  point  de  marbre, 
point  de  dorures  et  point  de  ces  recherches  de 
jnoUessc  qui  affaiblissent  l'âme  et  le  corps.  C'est 


dans  les  exercices  gymnastiques  où  il  excelle, 
que  le  duc  de  Bordeaux  retrempe  ses  forces; 
les  armes  sont  les  bijoux  qu'il  préfère ,  et  c'est 
sur  son  cheval  qu'il  aime  à  se  reposer  de  la  con- 
tention de  l'étude. 

En  retour  de  l'appartement  des  jeunes  princes , 
et  en  sortant  de  chez  monseigneur  par  la  salle  à 
manger,  on  voit  en  face  de  la  porte  d'entrée  de 
cette  salle  une  autre  porte  à  deux  battans  qui 
s'ouvre  dans  l'appartement  de  la  reine,  composé 
d'un  salon  et  d'une  chambre  à  coucher.  A  l'autre 
extrémité  de  la  salle  h  manger  se  trouve  une 
porte  toujours  ouverte,  et  donnant  dans  une  pe- 
tite pièce  où  se  tient  un  valet  de  chambre  chargé 
d'introduire  chez  le  roi  ceux  auxquels  S.  M.  ac- 
corde des  audiences.  C'est  dans  le  salon  où 
Louis  XIX  a  reçu  le  matin  que  la  famille  royale  se 
lient  le  soir;  et' c'est  là  que  se  réunissent  toutes 
les  personnes  qu'elle  veut  bien  admettre  dans  son 
intimité.  Plus  loin  est  la  chambre  du  roi. 

Assurément,  il  est  impossible  de  se  figurer  rien 
de  plus  modeste ,  de  plus  restreint  que  l'intérieur 
que  je  viens  de  décrire;  quand  on  vient  à  songer 
que  les  nobles  hôtes  qui  l'habitent ,  ont  joui  du 
luxe  et  de  la  grandeur  de  vingt  châteaux  royaux, 
qui  leur  appartenaient  par  héritage,  avant  qu'ils 
les  eussent  reçus  en  usufruit  desmains  de  la  révo- 
lution ;  on  serait  tenté  de  les  plaindre ,  si  l'on 
ne  savait  pas  qu'ils  ont  trouvé  dans  les  joies  de 
famille,  dans  l'affection  inaltérable  de  leurs  amis, 
et  surtout  dans  cette  religion  qui  leur  avait  appris 
à  posséder  comme  ne  possédant  pas ,  les  seules 
consolations  qui  pouvaient  adoucir  d'aussi  grandes 
infortunes. 

Et  d'ailleurs ,  comment  trouver  des  heures  pour 
la  tristesse  dans  une  vie  toute  consacrée  au  tra- 
vail et  à  la  vertu? 

Levés  à  sept  heures  du  matin  ,  le  roi  et  la  reine 
commencent  leur  journée  en  allant  sans  suite  et 
presque  toujours  à  pied  ,  entendre  la  messe  à  la 
cathédrale;  touchante  habitude  qui  prouve  que 
nos  Bourbons  comprennent  la  véritable  égalité. 
A  dix  heures  le  déjeuner  réunit  tous  les  membres 
de  la  famille  royale;  à  onze  heures  chacun  rentre 
chez  soi  pour  vaquer  aux  occupations  du  jour , 
qui  se  composent ,  pour  la  reine,  de  ces  travaux 
à  l'aiguille  que  nous  voyons  figurer  dans  nos 
loteries  ,  car  Marie-Thérèse  trouve  encore  le 
moyen  de  souKigerses  pauvres  de  France  ;  des  au- 
diences qu'elle  accorde  aux  étrangers  ou  à  ses 
amis;  de  quelques  lectures  et  des  ferventes 
prières  qu'elle  adresse  à  Dieu  pour  sa  famille  et 
pour  sa  patrie.  Pendant  ce  temps,  le  roi  reçoit 
de  son  côté  ceux  qui  ont  obtenu  l'honneur  de 
s'entretenir  avec  lui.  Toutes  ses  actions,  comme 
toutes  ses  pensées  terrestres ,  ont  pour  objet  l'a- 
venir de  son  neveu,  et  les  intérêts  de  la  France. 
La  matinée  se  termine  ordinairement  par  une 
proraenaîle  dans  laquelle  Marie  -  Thérèse  et 
Louis  XIX  n'admettent  personne  entre  eux. 

A  six  heures  précises,  un  diner  bon  et  sain , 
mm  où  l'on  chercherait  en  vain  cette  délicatesse 
de  mets  et  cette  élégance  de  service  auxquelles 
les  grands  sont  accoutumés,  réunit  encore  une 
fois  la  famille  royale  ,  et  ceux  qui  ont  été  invités 
à  ce  repas;  faveur  d'autant  plus  précieuse  qu'elle 
ne  s'étend  jamais  à  plus  de  trois  ou  quatre  per- 
sonnes à  la  fois.  Vers  sept  heures,  on  passe  au 
sal^n;  à  sept  heures  et  demie  ,  quelques  habitans 


de  Goritz ,  les  Français  et  les  étrangers  qui  ont 
droit  à  cette  distinction ,  sont  admis  à  faire  leur 
cour  aux  exilés;  à  neuf  heures ,  le  roi  et  la  reine 
se  lèvent,  les  princesse  retirent,  et  la  reine  les 
suit  après  avoir  dit  un  mot  aimable  à  tout  le 
monde. 

La  maison  de  la  retne  se  compose  de  madame 
de  Nicolaï,  dont  les  soins  éclairés  ont  fait  de  Ma- 
demoiselle une  princesse  accomplie  ;  et  de  la  Vi- 
comtesse d'A  goust ,  qui  a  su  conserver  dans  l'exil 
toute  la  chalem-  de  son  cœur,  si  tendrement  dé- 
voué à  Marie-Thérèse.  ''' 

Auprès  du  roi  j'ai  retrouvé  ,  à  côté  du  comte 
de  Monibel,  mon  bon  et  spirituel  ami ,  M.  de 
Bouille ,  qui  malheureusement  n'est  ici  qu'en  pas- 
sant, sa  santé  l'ayant  obligé  de  prendre  sa  re- 
traite. M.  de  Bouille  a  passé  plusieurs  années  au- 
près du  duc  de  Bordeaux,  occupé  à  diriger  son 
esprit ,  et  à  développer  sa  jeune  âme.  On  n'est 
pas  plus  distingué  que  M.  de  Bouille ,  et  ce  fut 
pour  moi  un  vrai  bonheur  de  le  trouver  à  Goritz. 
Ses  conseils,  dictés  par  son  amitié  comme  par 
son  expérience,  m'y  furent  d'une  grande  utilité. 

La  longue  et  douloureuse  maladie  du  duc  de 
Blacas  est  venue  créer  une  lacune  dans  les  roya- 
les intimités  ;  Louis  XIX  la  remplit  en  allant  visi- 
ter tous  les  deux  jours  cet  ancien  ami ,  dont  le 
dévouement  éprouvé  mérite  cette  honorable 
preuve  d'affection. 

C'est  l'abbé  Trébuquet,  l'élève  et  l'ami  de  mon- 
seigneur l'évèque  d'Hermopolis ,  qui  dirige  la 
conscience  des  jeunes  princes.  On  ne  pouvait 
faire  un  plus  digne  choix,  car  ce  saint  prêtre 
joint ,  à  l'instruction  la  plus  profonde ,  la  piété  la 
plus  douce  et  la  plus  éclairée. 

Inaperçu  dans  cette  petite  cour,  où  il  vit  à  part, 
le  vertueux  abbé  se  renferme  tellement  dans  ses 
attributions ,  qu'il  décline  toute  autre  conversa- 
tion que  celles  (jui  se  rapportent  à  son  ministère , 
et  ne  parie  qu'à  Dieu  des  affaires  de  la  France. 

Le  vieux  cardinal  de  Latil,  habite  dans  la  ville, 
et  jouit  au  château  de  toute  la  considération  qu'on 
doit  à  son  caractère  et  à  la  pourpre  dont  il  est 
revêtu ,  mais  il  est  entièrement  étranger  à  la  po- 
litique de  Louis  XIX;  et  toute  son  inHuence , 
comme  il  me  l'a  dit  lui-même ,  se  renferme  dans 
le  cercle  de  ses  attributions  et  de  ses  devoirs. 

Le  confesseur  du  roi  est  un  ecclésiastique  qu'on 
ne  voit  jamais. 

M.  d'O'Hegerty,  ancien  écuyer  de  Charles  X, ,. 
remplit,  malgré  son  grand  âge,  les  mêmes  fonq-  , 
lions  auprès  de  monseigneur  le  duc  de  Bordeaux,  u 
avec  un  zèle  qu'd  puise  dans  son  cœur,  et  il  fait  , 
les  honneurs  de  la  table  du  roi.  • . 

M.  et  madame  de  Saint-Aubin  et  leur  famille , 
dévoués  à  Louis  XIX  et  à  son  neveu  ,  comme  ils 
le  furent  à   Charles  X  ;  le  docteur  Bougon  aux 
soins  éclairés  duquel  on  doit  en  partie  la  bonne/ 
santé  du  prince  ;  sa  femme  et  sa  fille ,  personueii 
vraiment  distinguée  par  son  caractère,   comme") 
pÂr  son  instruction  ,  habitent  dans  la  même  ville,  v^ 
Le  roi  et  la  reine  sont  d'une  extrême  bonté  i' 
pour  leurs  gens  ;    et  bien  qu'ils  soient  forcés  à  • 
une  grande  économie  ,  il  n'ont  jamais  voulu  con- 
sentir à  en  diminuer  le  nombre  ,  et  ils  ont  tou- 
jours répondu  à  ceux  qui  leur  conseillaient  d'en 
réformer  quelques-uns,  que  ce  serait  méconnaître 


I 


—  30  — 


leur  dévoÛDient.   Telle  est  la  seule  magniOcence 
de  nos  princes  :  elle  se  traduit  en  bienfaits. 

Si  l'on  ajoute,  aux  personnes  que  j'ai  nommées, 
les  deux  fils  du  duc  de  Blacas  et  le  jeune  de  Fo- 
resta ,  bons  et  aimables  jeunes  gens  qui  accom- 
pagnent souvent  le  duc  de  Bordeaux  dans  ses 
promenades;  et  mademoiselle  Athénais  Coronini, 
jeune  personne  que  son  excellente  éducation,  sa 
raison  ,  et  l'affection  qu'elle  a  conçue  pour  Made- 
moiselle ,  ont  attachée  à  cette  princesse ,  on  con- 
naîtra les  principaux  commensaux  du  château,  et 
l'on  conviendra  que  leur  petit  nombre,  qui  se  se- 
rait augmenté  de  beaucoup  si  nos  princes  avaient 
pu  donner  asile  à  tous  ceux  qui  leur  sont  dévoués, 
est  compensé  par  la  certitude  qu'ils  ont  acquise 
que  c'est  à  leur  personne  et  non  à  leur  fortune 
que  ces  courtisans  du  malheur  sont  attachés. 


SOUVENIRS  INTIMES 

DU 

TEMPS  DE  L'EMPIRE. 

Histoire  d'an  sabre  de  pain  d'épices, 
A  propos  de  la  bataille  de  Lelp- 
zick  et  de  la  place  Vendôme» 

Au  mois  de  juillet  1813 ,  l'Autriche  s'étant  dé- 
ci  dément  déclarée  contre  nous,  les  négociations 
du  congrès  de  Prague  furent  brusquement  rom- 
pues, et  l'armistice  de  Dresde  dénoncé  le  10 
août  suivant.  La  bataille  de  Dresde,  livrée  les  27 
et  28  du  même  mois,  ne  fut  que  la  conséquence 
.  de  ces  deux  événemens.  Cette  bataille  est  certai- 
nement une  de  celles  où  le  génie  de  Napoléon 
brilla  du  plus  vif  éclat  (nous  la  raconterons  un 
jour);  elle  devait  avoir  les  immenses  résultats 
qu'il  s'en  était  promis;  mais  la  fortune  qui  com- 
mençait à  nous  abandonner,  en  décida  autrement. 
En  même  temps  que  Vandamme,  en  Bohème,  se 
voyait  contraint  de  poser  les  armes  à  Kulm  pour 
s'être  aventuré  imprudemment  dans  la  profonde 
vallée  de  Tœpliiz,  Macdonald  se  faisait  battre  à 
Gross-Beern  par  Bernadette.  Le  maréchal  Ney, 
envoyé  de  ce  côté  pour  rétablir  les  affaires, 
n'ayant  pas  été  plus  heureux  à  Dennewiiz  et  à  Bu- 
terborg,  ces  désastres  avaient  détruit  toutes  les 
espérances  de  paix  que  l'empereur  avait  fondées 
sur  sa  récente  victoire. 

Après  avoir  appris  le  détail  de  ces  pertes.  Na- 
poléon dit  froidement  à  ceux  qui  étaient  présens 
dans  son  cabinet  : 

«  Que  voulez-vous,  messieurs,  je  ne  puis  pas 
être  partout!...  Mais  ce  que  je  ne  puis  concevoir 
c'est  que  Vandamme  se  soit  laissé  entraîner  en 
Bohème.  A  une  armée  qui  fuit  il  faut  faire  un 
pont  d'or  ou  opposer  une  barrière  d'acier;  or, 
Vandamme  ne  pouvait  être  cette  barrière.  » 

Puis  s'adressant  au  major  général  : 

«  Aurions-nous  donc  écrit  quelque  chose  qui 
ait  pu  lui  inspirer  cette  fatale  pensée?...  Berthier, 
allez  chercher  vos  minutes,  et  vous,  Fain,  voyez 
les  miennes  ;  vérifions  tout  ce  que  nous  avons 
écrit.  » 

Le  major-général  apporta  son  livre  d'ordre  ;  le 
secrétaire  du  cabinet  représenta  ses  minutes,  on 
relut  toutes  les  lettres  et  l'on  n'y  trouva  rien  qui 


pût  autoriser  le  malheureux  général  à  quitter  sa 
position  de  Peterswald,  dans  laquelle  l'empe- 
reur lui  avait  recommandé  de  se  tenir  coi , 
selon  l'expression  textuelle  employée  dans  la  dé- 
pèche. 

('  Eh  bien  !  dit  l'empereur  au  duc  de  Bassano , 
voilà  la  guerre.  » 

Puis,  devenu  tout  à  coup  pensif,  il  fixa  de  nou- 
veau les  yeux,  sur  sa  carte,  et,  mesurant  machi- 
nalement les  distances  avec  un  compas,  on  l'en- 
tendit répéter  tout  haut  ces  vers  qui  lui  revenaient 
à  la  mémoire  : 

J'ai  servi,  commandé,  vaincu  quarante  années  ! 
Du  monde,  entre  mes  mains,  j'ai  vu  les  destinées. 
Et  j'ai  toujouvs  connu  qu'en  chaque  événement 
Le  destin  des  états  dépendait  d'un  moment. 

«  Ah  !  Talma  disait  bien  cela  !  ajouta-l-il  en  pa- 
raissant se  livrer  à  d'autres  pensées.  Pauvre  Tal- 
ma, il  y  a  long-temps  que  nous  nous  connaissons. 
C'est  un  honnête  homme;  mais  il  aime  mieux 
être  à  Paris  qu'à  Dresde  ..  Il  a  parbleu  raison; 
cela  se  conçoit,  mais  moi  !  Allons  !  il  faut  chan- 
ger mes  plans;  et,  cette  fois,  faisons  en  sorte  de 
me  multiplier.  » 

En  effet ,  dès  le  soir  même  il  indiqua  aax 
principaux  officiers  de  son  état-major  Leipzick 
comme  devant  être  désormais  le  point  de  réunion 
de  tous  les  corps  de  l'armée;  puis,  le  3  septem- 
bre, il  quitta  Dresde. 

A  partir  de  ce  jour  commença  une  série  de 
marches  et  de  contremarches  remarquables,  au- 
tant par  la  vivacité  des  manœuvres  exécutées  par 
l'empereur,  que  par  la  patience  avec  laquelle  il 
poursuivit  un  dénoûment  qui  devait  nous  être 
bien  funeste. 

Dans  ce  trajet  de  Dresde  à  Leipzick,  trajet  qui 
dura  six  semaines,  il  fit  plus  d'une  fois  la  triste 
observation  qu'une  fatale  disposition  au  découra- 
gement dominait  les  esprits  ;  les  signes  de  mécon- 
tentement n'étaient  que  trop  visibles  à  ses  yeux 
clairvoyans. 

«Il  semble,  dit-il  un  jour  à  cette  occasion, 
qu'une  lime  sourde  cherche  à  rompre  tous  les 
liens  de  confiance  et  de  dévoûment  qui  si  long- 
temps ont  rendu  l'armée  et  moi  forts  l'un  par 
l'autre,  et  l'un  par  l'autre  invincibles.  »  Enfin,  le 
15  octobre  1813,  il  arriva  à  Leipzick,  déjà  occupé 
par  les  troupes  du  maréchal  Marmont  et  du  duc 
de  Casliglione. 

Mais  pour  l'intelligence  de  ce  qui  va  suivre,  je 
crois  devoir  donner  brièvement  la  description 
topographique  de  cette  ville  de  la  Saxe  qui,  sans 
être  d'une  grande  étendue,  est  cependant  devenue 
importante  à  cause  des  événemens  dont  elle  ^ut 
le  théâtre  à  cette  époque. 

Leipzick  est  renfermée  dans  une  enceinte  ir- 
régulière, de  forme  presque  quadrangulaire,  qui 
consiste  en  une  vieille  chemise  de  maçonnerie  ; 
elle  est  protégée  par  un  fossé  sans  contrescarpe 
et  presque  comblé  par  le  temps.  Autour  de  ce 
fossé  règne  un  large  boulevart  planté  de  deux 
rangées  d'arbres.  Quatre  portes  servent  de  com- 
munications à  la  ville  avec  ces  boulcvarts  :  au 
nord  se  trouve  la  porte  appelée  Halle  ;  c'est  la 
route  de  Lindeneau  par  le  pont  de  l'Elster . 

Au  midi  est  celle  de  Grimma,  qui  est  en  même 
temps  le  nom  du  faubourg  le  plus  considérable 


de  la  ville;  à  l'ouest  est  la  porte  Saint-Pierre,  e' 
à  l'est,  du  côté  de  Lindeneau,  les  faubourgs  de 
Randstadt,  qui  conduisent  à  Lulzen  par  un  long 
défilé  renfermé  entre  les  marais  de  l'Elster  et  de 
la  Pleisse.  Ce  faubourg  n'a  pour  débouché  que  le 
pont  qui  est  à  l'extrémité  du  boulevart  du  côté  de 
la  porte  de  Halle,  et  pour  issue  que  la  ruelongue 
et  étroite  qui  mène  h  la  barrière  de  Machrans- 
tadt.  Nos  soldats  appelèrent  cette  sortie  barrière 
de  la  Massacradc  à  cause  de  l'horrible  boucherie 
dont  ce  lieu  fut  témoin  quelques  jours  plus  tard; 
ce  fut  par  l'a  en  effet  que  l'armée  française  tenta 
d'opérer  sa  retraite. 

Murât,  instruit  de  l'arrivée  de  l'empereur,  s'em- 
pressa de  se  rendre  auprès  de  lui  pour  lui  donner 
des  détails  sur  les  divers  combats  qui  avaient  eu 
lieu  auparavant,  et  pour  lui  rendre  compte  en 
même  temps  de  la  position  qu'il  avait  fait  prendre 
à  l'armée  pour  couvrir  Leipzick.  Napoléon,  vou- 
lant s'assurer  par  lui-même  des  dispositions  prises 
par  son  beau-frère,  remonta  à  cheval,  se  dirigea 
du  côté  des  campemens;  il  arriva  bientôt  au  pied 
d'un  coteau  qui  domine  une  immense  plaine  et 
sur  lequel  est  une  maison  isolée  appelée  la  6er- 
gerie  de  Meusdorf.  Après  avoir  jeté  de  ce  point 
un  premier  coup  d'oeil  sur  l'ensemble  de  nos  po- 
sitions, il  voulut  les  parcourir  en  détail,  et  redes- 
cendit dans  la  vallée,  où  la  tête  des  premières  co- 
lonnes autrichiennes  commençait  déjà  à  se  mon- 
trer. En  avançant  un  peu,  les  vedettes  des  deux 
armées  ne  furent  plus  éloignées  les  unes  des 
autres  que  de  quelques  portées  de  fusil  tout  au 
plus. 

De  nouveaux  régimens  étaient  arrivés  de 
France;  pour  la  première  fois  ils  allaient  paraîu-e 
en  ligne  sous  les  yeux  de  l'empereur.  Parmi  eux 
se  trouvaient  le  régiment  de  cuirassiers  comman- 
dé par  M.  d'Avranges,  un  des  plus  jeunes  colo- 
nels de  l'armée,  et  que  Napoléon  connaissait  par- 
ticulièrement. Ces  régimens  n'avaient  point  en- 
core inauguré  leuis  aigles,  et  l'empereur  ordonna 
qu'on  procédât  sur  le  champ  à  celte  solennité. 

Aussitôt  les  troupes  se  rangèrent  sur  les  trois 
côtés  d'un  grand  carré  ;  l'état-major  occupe  le 
quatrième.  Napoléon  s'avance  au  milieu  de  l'en- 
ceinte; tous  les  officiers  des  régimens  se  groupent 
devant  lui.  Le  prince  de  Neufchatel,  exerçant 
alors  la  charge  de  vice-connéuble.  met  pied  à 
terre;  des  officiers  de  son  éut-major  ont  tiré  les 
aigles  des  étuis  qui  les  renfermaient  ;  les  banniè- 
res dont  elles  sont  ornées  déploient  leurs  cou- 
leurs, tous  les  tambours  battent  aux  champs  ;  Ber- 
thier. chargé  de  ce  noble  faisceau,  vient  se  pla- 
cer an  centre  des  officiers,  en  face  de  lompereur 
qui.  tenant  d'une  main  les  rênes  do  son  cheval  et 
do  l'autre  montrant  les  drapeaux,  s'écrie  d'une 
voix  vibrante  : 

..  Soldats!  que  ces  aigles  soient  désormais  vo- 
tre point  de  ralliemeni  !  Jurez-moi  de  mourir  plu- 
tôt  que  de  les  abandonner!....  Me  jurez-vous 
de  préférer  la  mort  au  déshonneur  de  nos  ar- 
mes?.,. 

—  Oui  !  oui  !  Vive  l'empereur  !  .  s'écrièrent 
fc?s  officiers  et  les  soldats  sur  lesquels  œs  paroles 
semblent  produire  un  effet  magique. 

Alors  Napoléon  élevant  la  voix  ot  désignant  de 
son  br.is  étendu  les  Autrichiens,  reprend  avec 
plus  d'ëucrgie  que  la  première  fois  : 


—  40  — 


"  Soldais,  voilà  l'cniicuii  !  Soufirirez-vous  ja- 
mais un  afliont;'... 

—  .Non,  non,  jamais!  Vive  rcmpereur!  rcpè- 
lont  encore  tous  les  olliciers  ou  brandissant  leurs 
Opécs. 

—  Alors  je  confie  ces  aigles  à  votre  courage  et 
à  votre  honneur.  >> 

A  CCS  mois,  chaque  légiment reçoit  un  drapeau 
tics  mains  de  son  colonel,  et  toutes  les  iroujjes, 
iranspoi  lues  d'enthousiasme,  se  séparent  et  défi- 
lent eu  poussant  des  civat  que  les  échos  portent 
jusqu'aux  Autrichiens. 

Lors(iue  le  régiment  de  cuirassiers,  commandé 
l>ar  AI.  d'Avranges,  vint  ii  passer  devant  Napoléon, 
et  quand  le  colonel  lui  eut  adressé  le  salut  d'usa- 
ge, l'cmperem'  se  découvrit  en  disant  à  voix 
basse  : 

Il  Encore  un  de  mes  braves  colonels  !  >> 

11  continua  son  inspection  ;  arrivé  au  village  de 
Wachau,  occupé  par  le  duc  de  Bellune,  il  lui 
ilouna  de  vive  vou.  quelques  inslruciions,  puis  il 
ro^JiiUi  lu  bergerie  de  iMeusdoriï,  où  il  lit  une 
halte.  Les  fourgons  de  la  cantine  n'étant  pas  en- 
core arrivés,  Napoléon  dut  se  contenter  pour 
souper  de  quelques  noix  sèches  ;  elles  étaient  le 
seul  mets  qu'on  pût  se  procurer  tant  l'habitalion 
était  pauvre.  Le  duc  de  Bassano  ajouta  à  ce  fru- 
gal repus,  une  tablette  de  chocolat;  mais  en  re- 
vanche l'empereur  s'étendit  sur  un  monceau  de 
foin  et  prit  avec  délices  quelques  hem'es  de  re- 
po^. 

Dans  la  nuit  du  15  au  16,  il  apprit  que  l'enne- 
mi débouchait  par  toutes  les  routes  qui  aboutis- 
sent à  Leipzick  ;  il  lit  de  suite  toutes  ses  disposi- 
tions. Le  lendemain,  à  neuf  heures  du  matin,  la 
fusillade  qui  se  fit  enlendre  au  sud  de  Leipzick 
annonça  que  Schwarizenberg  avait  engagé  la  ba- 
taille dans  cette  direction.  Le  canon  répondit 
bientôt  de  tous  les  points  de  l'horizon  aux  dé- 
charges d'arlillerie  qui  tonnaient  du  côté  de  Wa- 
chau  :  à  midi,  l'engagement  devint  général. 

Napoléon  était  descendu  de  la  bergerie  deMeiis- 
dorir,  et  s'était  dirigé  en  toute  hâte  sur  ce  point; 
mais  avant  d'y  arriver,  il  aperçoit  sur  la  droite 
des  colonnes  autrichiennes  qui  se  sont  avancées 
en  bon  ordre  par  Mackclberg.  L'atlaque  semble 
furieuse  de  ce  côté,  elle  est  accompagnée  de  cris 
si  terribles  que  tout  le  monde  en  est  frappé. 
L'empereur  s'arrête,  et  ne  connaissant  au  juste 
ni  les  desseins,  ni  le  nombre  des  ennemis,  il  fai  t 
avancer  les  grenadiers  de  la  vieille  garde  qui  ne 
sont  qu'à  peu  de  distance  derrière  lui  ;  il  leur  fait 
former  le  carré,  et  sûr  qu'aucune  puissance  hu- 
maine ne  pourra  ni  vaincre  ni  dépasser  cet  obs- 
lacle,  il  s'élance  dans  la  plaine,  il  arrive  au  mo- 
ment où  notre  grosse  cavalerie  se  distinguait  par 
des  charges  irrésisiibles,  suivant  son  expression, 
et  tandis  queMacdonald  faisait  d'héroïques  effbits 
pour  enlever  la  redoute  de  Gross-Possand'défeh-,^ 
due  par  une  artillerie  formidable.' 

^Napoléon  juge  à  la  première  vue  que  delà  prise 
de  cette  redoute  dépend  peut-être,  le  succès  de 
la  journée;  il  s'y  porte  de  toute  la  vitesse  de 
son  cheval  et  vient  se  jilaccr  sous  Je  feu  de  l'en- 
nemi. ' 

a  Quel  est  ce  régiment?  demanda-t-il  avec  vi- 
vacité au  général  Charpentier,  près  duquel  il  s'est 
arrciépom-  lui  désigner  du  doigt'  un  tégimcnt  j 


d'infanterie  qui  restait  en  position  au  pied  de  la 
hauteur. 

—  Sire,  c'est  le  22'  léger. 

—  Cela  n'est  pas  possible,  général  ;  je  connais 
le  22'  léger  :  il  ne  resterait  pas  là  l'arme  au  bras, 
à  se  faire  mitrailler  ;  finissons-en  !  » 

Et  sur  un  signe  ce  régiment  s'élance...  la  re- 
doute est  emportée. 

L'empereur  songe  alors  à  porter  le  coup  décisif 
en  perçant  le  centre  de  l'ennemi  pour  le  mieux 
culbuter.  La  cavalerie  de  Latour-Maubourg,  de 
Kellermann  et  de  Poniatowski  se  jette  aussitôt  à 
droite  et  à  gauche  pour  le  déborder  ;  toutce  qu'elle 
rencontre  est  écrasé ,  tué  ou  mis  en  fuite. 

Cependant  la  nuit  approche,  et  l'extrême  fati- 
gue des  combattans  ne  permet  pas  de  songer  à  de 
nouvelles  entreprises.  A  six  heures  la  canonnade 
cesse  entièrement,  et  les  feux  des  bivouacs  des 
deax  armées  en  présence  se  rallument  à  piu  près 
dans  les  mêmes  positions  où  il  s'étaient  éteints  le 
matin.  Les  tentes  de  l'emperem'  ont  été  dressées 
en  avant  de  la  bergerie  de  MeusdorOf,  autour  de 
laquelle  la  vieille  garde  vient  s'établir.  Napoléon 
passa  la  soirée  à  recueillir  les  rapports  de  la 
journée. 

Tout  le  monde,  généraux  et  soldats,  avait  fait 
son  devoir.  La  cavalerie  s'était  surtout  distinguée. 
Malheureusement  Latour-Maubourg  avait  eu  la 
cuisse  emportée  par  un  boulet. 

Pendant  l'opération  que  subissait  avec  un  cou- 
rage sloïque  le  général  sur  le  champ  de  bataille 
même,  son  domestique  se  livrait  à  un  désespoir 
qu'il  manifestait  par  des  cris  et  des  pleurs. 

Il  Ah  ça!  veux-tu  te  taire,  lui  disait  Latour- 
Maubourg,  que  ces  clameurs  impatientaient;  de 
quoi  te  plains-tu?  Tu  es  gros  et  gras  et  il  ne  te 
iiianiitw  vicn. 

—  Ah!  général,  c'est  votre  jambe.  Quel  mal- 
heur pour  moi  ! 

—  Mais  au  contraire,  nigaud,  reprit  celui-ci, 
croyant  ainsi  consoler  le  fidèle  serviteur,  c'est 
fort  heureux  pour  toi,  parce  que  tu  n'auras  plus 
désormais  qu'une  botte  à  cirer  au  lieu  de  deux.  » 

A  ce  combat  de  Wachau,  Poniatowski  gagna 
son  bâton  de  maréchal.  Cédant  à  je  ne  sais  quel 
pressenliment,  Napoléon,  comme  s'il  n'eût  pas  eu 
de  temps  à  perdre  pour  acquitter  sa  dette  envers 
le  Polonais,  lui  envoya  le  soir  même  les  insignes 
de  maréchal  de  l'empire. 

Parmi  les  colonels  qui  se  sont  rendus  dignes 
des  faveurs  de  l'emperem" ,  Bcrthier  cite  avec 
orgueil  le  jeune  d'Avranges,  qui  est  son  neveu. 

'1  Ah!  oui,..  d'Avranges!  »  répète  Napoléon 
d'un  air  pensif;  «  on  ne  saurait  êlre  bon  fils  sans 
êlre  brave  soldat.  Celui-là  a  foi  en  sa  mère  et  en 
son  empereur:  il  ira  loin  si  la  fortune  ne  le  trahit 
pas.  Je  pense  à  votre  parent,  Berthier,  et  d'A- 
vranges ne  sera  pas  oublié,  mais  il  ne  faut  pas  al- 
ler trop  vite,  avec  les  jeunes  gjçijs,  de  crainte  de 
ks  gâter.  »;,  ,.,'  .,,.,  ;.,..,   „..  .„^„_  ■. 

A  cet  instant,  l'aide-de-camp  de  service  entra 
dans  la  tente  impériale  pour  annoncer  l'arrivée 
du  général  autrichien  Merléldt,  qui  ayait  été  fait 
prisonnier  le  malin  dès  le  commencement  de  l'ac- 
lioa.  Napoléon  avait  donné  l'ordre  qu'on  le  lui 
amenât. 

i>  Attendez  un  moment,  répondit-il  à  son  aide- 
de  camp.  Lui  avez-vous  rendu  son  épée? 

—Sire,  on  ignorait  que  votre  majesté  voidùl..., 


—  Qu'on  remette  au  général  son  épée  ;  vous 
l'introduirez  ensuite.  » 

Puis  se  retouinant  vers  Berthier  il  ajouta  ; 

li  Merfeldt  est  une  ancienne  connaissance,  vous 
devez  vous  le  rappeler.  C'est  lui  qui  est  venu  à 
Léoben  solliciter  l'armistice;  c'est  avec  lui  que 
j'ai  négocié  à  Campo-Formio.  Vous  souvenez-vous 
de  la  nuit  d'Austerlitz  ?  Ce  fut  encore  lui  qui  me 
ût  passer  le  billet  écrit  au  crayon  pour  obtenir 
les  premières  paroles  de  paix  auxquelles  le  salut 
de  l'empereur  d'Autriche  et  celui  d'Alexandre 
étaient  attachés.  N'est-ce  pas  une  singuUère  des- 
tinée que  la  sienne  ?  Elle  me  le  ramène  au  mo- 
ment où  j'aurais  moi-même  besoin  d'armistice  et 
de  paroles  de  paix.  » 

Aussitôt  que  le  général  autrichien  fut  introduit, 
l'empereur  lui  adressa  des  paroles  consolantes 
sur  son  malheur,  l'invita  à  partager  avec  lui  et 
les  olliciers-généraux  de  son  état-major  le  mo- 
deste repas  qu'on  avait  préparé.dans  la  tente  voi- 
sine, en  lui  disant  avec  bienveillance  : 

l' Je  vous  préviens,  général,  que  vous  allez  faire 
un  mauvais  souper;  mais  ensuite,  pour  vous  en 
dédommager,  je  vous  renverrai  sur  parole;  seu- 
lement, vous  voudrez  bien  vous  charger  de  por- 
ter à  votre  maître,  l'empereur  d'Autriche,  de  nou- 
velles oll'res  de  concihation.  » 

Après  un  repas  qui  ne  dura  que  dix  minutes, 
Napoléon  quitta  la  table. 

«  Notre  querelle  devient  bien  sérieuse,  n'est- 
ce  pas,  général  ?  »  dit-il  à  M.  de  Merfeldt.  «Vous 
voyez  comme  on  m'attaque  et  comme  je  me  dé- 
fends. Est-ce  que  votre  cabinet  ne  prévoit  pas  les 
suites  d'un  tel  acharnement?....  S'il  est  sage,  s'il 
est  bien  conseillé,  il  peut  encore  tout  arrêter  ;  il 
le  peut  dès  ce  soir,  mais  demain  peut-être  il  ne  le 
pourra  plus,  car  qui  peut  prévoir  les  événemens 
de  demain?...  » 

Comme  le  général  autrichien  nerépondaitrien, 
après  un  moment  de  silence  Napoléon  ajouta,  en 
mettant  dans  son  débit  plus  de  vivacité  : 

Il  Notre  alliance  est  rompue,  c'est  vrai  !  mais 
entre  votre  maître  et  moi,  n'en  existe-t-il  pas  une 
autre  ?...  et  celle-là  n'est-elle  pas  indissoluble  ?... 
Eh  bien  !  c'est  elle  que  j'invoque.  Je  veux  avoir 
toute  confiance  dans  les  sentimens  de  mon  beau- 
père.  C'est  à  lui  que  je  n'ai  cessé  d'en  appeler 
depuis  le  commencement  de  tout  ceci.  AUtzdonc 
le  trouver,  et  lepétez-lui  ce  que  je  lui  ai  fait  dire 
par  Bubna.  il  y  a  quatre  mois,  lorsque  j'étais  à 
Dresde.  Je  ne  saurais  trop  vous  le  répéter,  géné- 
ral, on  se  trompe  étrangement  sur  mon  compte. 
Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  me  reposer  à 
l'ombre  de  la  paix  et  de  rêver  le  bonheur  de  la 
France  après  avoir  rêvé  sa  gloire...  Et  cependant 
votre  politique  sacrifie  à  la  peur  qu'elle  a  de  moi 
non-seulement  les  affections  les  plus  naturelles, 
mais  encore  se?  pluscheishitérêls.  Vous  craignez 
jusqu'au  sommeil  du  lion  ;  vous  croyez  ne  pou- 
voir être  tranquilles  qu'après  lui  avoir  arraché 
les  grilles  et  coupé  la  crinière. . .  Eh  bien!  quand 
vous  l'aurez  léduità  ce  triste  état,  quelles  en  se- 
ront les  suites?  Les  avez-vous  prévues  ?.,..  Tour- 
mentés par  le  désir  ardent  de  recouvrer  d'unseul 
coup  tout  ce  que  vous  avez  perdu  par  vingt  ans 
de  malheurs,  vous  n'avez  que  celte  idée,  et  vous 
ne  lemarquez  pas  que  depuis  vingt  ans  tout  a 
changé  autour  de  vous,  que  vos  inlérêts  ont  chan- 
gé de  même,  et  que  désormais,  pour  rAutriche, 


41  ^ 


gagner  aux  dépens  delà  France,  c'est  perdre. 
\  ous  y  réfléchirez,  général  ;  ce  n'est  pas  trop  de 
l'Autriche,  de  la  France  et  même  de  la  Prusse 
pour  arrêter  sur  la  Vislule  le  débordement  d'un 
peuple  à  demi  nomade,  essentiellement  conqué- 
rant, et  dont  l'immense  empire  s'étend  depuis 
nous  jusqu'à  la  Chine,,.,  la  Russie  enflu,  dont 
l'ambition  vous  aurait  dévorés  déjà  si  je  n'avais 
eu  Je  soin  de  la  tenir  muselée. 

»  Au  surplus,  je  dois  finir  par  faire  des  sacrifi- 
ces, je  lésais,  je  suis  prêt;  et  pour  gage  de  l'ar- 
mistice à  concl  ure  dans  les  vingt-quatre  heures, 
j'offre  d'évacuer  sur  le  champ  l'Allemagne  et  de 
me  retirer  derrière  le  Rhin.  Adieu  donc,  général, 
ajouta  Napoléon  eu  congédiant  M.  de  Merfeldt  ; 
lorsque  de  ma  part  vous  parlerez  de  paix  aux  deux 
empereui's,  je  ne  doute  pas  que  la  voix  qui  frap- 
pera leurs  oreUles  ne  soit  pour  eux  bien  éloquente 
en  souvenirs;  voilà  pourquoi  je  m'attends  à  vous 
revoir.  » 

Le  générai  autrichien  fut  aussitôt  reconduit 
par  son  ordre  aux  avant-postes,  et  ce  fut  dans  le 
moment  où  ses  amis  déploraient  sa  captivité  qu'ils 
le  virent  reparaître  au  milieu  d'eux,  honoré  d'une 
mission  qu'un  vainqueur  eût  ambitionnée...  Mais 
M.  de  Merfeldt  ne  devait  pas  revenir. 

La  journée  du  lendemain  n'ayant  pas  été  trou- 
blée par  un  seul  coup  de  canon,  ce  calme  absolu 
sembla  de  bon  augure  à  Napoléon,  qui  ne  doutait 
pas  que  la  mission  de  AL  de  Merfeld  n'eût  un  bon 
résultat.  Il  s'abusait. 

Presque  toute  sa  vie  il  se  ût  illusion  sur  les 
sentimens  de  ces  rois  qui  l'avaient  tant  flatté  dans 
sa  prospérité.  Il  oubliait  qu'à  leurs  yeux,  lui,  em- 
pereur de  fortune,  n'était  qu'un  intrus,  fils  de  la 
révolution  et  représentant  de  cette  France  contre 
laquelle,  depuis  vingt  ans,  ces  mêmes  rois  cons- 
piraient. L'occasion  était  trop  belle  pour  se  ven- 
ger à  la  fois  d'une  nation  qu'ils  n'avaient  pu  em- 
pêcher de  s'allianchir,  et  de  l'homme  qui  les  avait 
vus  tous  à  ses  pieds,  après  les  avoir  tous  vaincus. 

En  retardant  leur  attaque  d'un  jour,  les  alliés 
n'avaient  eu  d'autre  intention  que  de  donner  le 
temps  à  Bernadotle  de  se  rallier  à  Bedigsen  et  à 
Collorédo,dont  les  corps  d'armée  réunis  formaient 
120,000  hommes.  Ce  que  Napoléon  ne  sut  pas 
deviner,  ses  généraux  en  chef  le  devinèrent,  et, 
après  s'être  long-temps  consultés,  ils  furent  d'a- 
vis d'appeler  Beiihicr  et  Daru  à  un  conseil  qu'ils 
tinrent  à  ce  sujet. 

On  discuta  long-temps,  et  en  résumé  les  avis 
se  trouvèrent  tous  d'accord  sur  un  point  :  c'était 
que  l'empereur  ne  devait  pas  livrer  bataille  avec 
des  forces  aussi  faibles  que  les  siennes  ,  compa- 
rées à  celles  des  ennemis.  Il  nous  restait  à  peine 
(JOO  pièces  de  canon,  et  les  alliés  en  avaient  l.i'OO; 
Napoléon  ne  pouvait  mettre  en  ligne  que  Ki'i.OOO 
hommes  au  plus,  tandis  qu'un  pouvait  lui  en  op- 
poser 350,000,  Tout  ce  que  notre  armée  avait 
conservé  de  bonnes  troupes  ,  de  vieuv  soldats  , 
était  resté  à  Dresde,  ou  renfermé  dans  les  places 
de  Dantzicii  ,  de  Magdebourg  et  de  Hambourg'. 
Il  fut  convenu  qu'après  la  conférence  Rerthier 
et  Daru  iraient  trouver  l'empereur  pour  déposer 
à  ses  piedsde  resiiccluvtiscs  innisjiulcs  remon- 
trances. Ces  messieurs  avaient  sans  douie  ou- 
blié qu'on  n'était  plus  au  temps  de  Louis  W  et 
des  paricmens. 

Un  les  voyant  entier  dans  sa  tente ,  où  il  était 


seul ,  Napoléon  remarqua  tout  d'abord  l'agitation 
de  Daru  ;  mais  l'air  solennel  du  major-général  le 
frappa  davantage ,  et  s'asseyant  devant  sa  table  il 
leiirdemanda  d'un  ton  fioid  ce  qu'ils  lui  voulaient. 
Berthier  prit  la  parole  le  premier  et  lui  repré- 
senta ,  dans  les  termes  les  plus  doux  et  en  em- 
ployant d'excessifs  ménagemens ,  le  désavantage 
qu'il  y  aurait  à  Uvrer  bataille  dans  un  pareil  mo- 
ment. Il  lui  exprima  une  vérité  que  l'empereur 
avait  sentie  avant  lui,  à  savoir  que  les  généraux 
étaient  eux-mêmes  si  découragés  qu'ils  ne  pou- 
vaient ranimer  le  courage  de  leurs  soldats. 

«  Et  cependant,  ajouta  le  major-général ,  votre 
majesté  sait  jusqu'où  vont  leur  amour  et  leur  dé- 
voûment  à  son  auguste  personne.  Tous  sont 
prêts  à  sacrifier  leurs  biens,  leur  vie  pour  elle; 
mais  si  ces  sacrifices  ne  peuvent  servir  à  rien,  si 
votre  majesté,  en  s'exposant  elle-même  comme 
elle  le  fait  chaque  jour,  avec  une  témérité  qui...» 

Ici  un  regard  foudroyant  de  Napoléon  arrêta 
court  l'orateur.  Toutefois  il  se  remit  et  termina 
son  tableau  en  balbutiant  et  en  rappelant  quelles 
seraient  les  terribles  suites  d'une  bataille  perdue , 
qui  ouvrirait  auv  ennemis  la  route  de  Paris. 

Enhardi  par  le  silence  de  l'empereur,  qui  avait 
écouté  Berthier  avec  une  morue  atttention,  Daru 
prit  la  parole  à  son  tour.  Il  démontra  que  les 
munitions  seraient  insuUisantes  pour  peu  que  l'ac- 
tion se  prolongeât  plus  d'un  jour;  que  l'armée 
n'avait  pas  d'ambulances,  qu'aucun  hôpital  n'avait 
pu  être  formé  sur  les  derrières  de  l'armée. 

«  Ces  précautions,  sire,  dit  Daru  en  terminant, 
ont  toujours  rendu  les  soldats  de  votre  majesté 
invincibles,  parce  que,  lorsque  le  soldat  sait  que 
des  secours ,  des  soins  et  un  Ut  l'attendent  s'il  est 
blessé  ou  malade ,  il  va  au  feu  avec  plus  d'assu- 
rance. Votre  majesté  sait  encore  que  dans  cet  état 
de  choses  il  n'y  a  de  la  faute  de  pitrsonne  ;  l'admi- 
nistration a  constamment  fait  son  devoir.  » 

Lorsque  rintendant-général  de  l'armée  eut  fini 
de  parler.  Napoléon,  qui  jusqu'alors  n'avait  pas 
dit  un  mol,  regarda  tour  à  tour  Daru  et  Berthier 
avec  une  expression  extraordinaire  ;  puis  il  leur 
dit  avec  une  tranquillité  feinte,  mais  pleine  d'iro- 
nie :  «  Messieurs,  tandis  que  vous  )  êtes ,  avez- 
vous  encore  quelque  chose  à  diie?  l'aili'z,  je  vous 
écoute.  Par  ma  foi,  le  moment  est  bien  choisi  !  » 
Et  ses  bras,  qu'il  avait  croisés  sur  sa  poitrine  , 
empêchaient  qu'on  vit  ses  doigts  crispés  froisser 
les  revers  de  son  habit.  Daru  et  Berthier  ayant 
témoigné  par  une  légère  inclinaison  de  lOte 
qu'ils  n'avaient  plus  rien  à  dire  :  »  th  bien  !  c'est 
à  mou  tour,  n'est-ce  pas,  messieurs?  »  s'écria-t- 
il  eu  se  dressant  de  toute  sa  hauteur;  puis,  fixant 
des  yeux  de  feu  sur  l'intendant  de  l'armée  ,  il  lui 
dit  avec  ce  calme  qui  était  toujours  chez  lui  pré- 
curseur de  l'orage  : 

«  Comte  Daru,  vous  êtes  un  homme  de  plume 
et  non  (l'épée ,  en  un  mot  vous  êtes  l'intendant 
de  l'armée,  et  par  cela  même  inhabile  à  juger 
une  pareille  allàiro.  Je  ne  vous  veuv  aucun  mal 
du  zèle  inconsidéré  qui  vous  a  dicté  le&.  paroles 
que  je  viens  d'enteudre;  cependant,  croyez-moi, 
vous  eussiez  mieux  fait  do  vous  abstenir.  » 

Puis  se  retournaut  vivement  vers  BerUiier  et  le 
Uiisant  de  la  tèteauv  pieds,  il  dit,  en  alïectant  en- 
core plus  de  calme,  quoique  son  vis^e  lût  devenu 
aIVreusemeut  pâle  :  <<  Quant  à  \t>U!>,  M.  le  m^\jor- 
genérid,  j'ignorais  <iu'cntre  nous  deux  les  rôles 


pussent  changer;  mais  je  sais  maintenant  que, 
de  même  que  la  fortune  ,  il  y  a  des  hommes  qui 
changent  du  jour  au  lendemain.  Je  sais  qu'il  ea 
est  ici  quelques  uns  qui  préféreraient  les  douceurs 
d'une  vie  oisive  aux  nobles  fatigues  des  camps  ;  » 
puis  faisant  deux  pas  vers  le  major-général,  qu'il 
regarda  fixement  : 

«  Il  en  est,  vous  dis-je ,  qui  aimeraient  mieux 
chasser  dans  leurs  terres  princières  que  de  tra- 
vailler avec  moi  à  la  conservation  intégrale  du 
territoire ,  au  maintien  de  l'honneur  national  ; 
n'est-ce  pas,  prince  de  Neufchàtel  :'  Et  ceux-là ,  je 
les  connais,  vous  dis-je  encore  une  fois.  Ce  sont 
des  hommes  que  j'ai  tirésde  la  poussière  pour  les 
combler  d'honneurs  et  de  richesses  ;  des  hommes 
qui  ma  doivent  tout,  excepté  de  la  reconnaissance. 
Mais  ceux-là  ne  sont  pas  mes  soldats  !  Mes  sol- 
dats n'ont  point  changé  et  ne  changeront  jamais. 
Messieurs,  avec  l'aide  de  Dieu  et  de  cela  (l'empe- 
reur avait  frappé  vivement  du  plat  de  sa  main 
gauche  sur  le  fourreau  de  son  épée) ,  je  saurai 
bien  réduire  des  princes  qui ,  parce  que  je  les 
ai  trop  ménagés,  ont  conjuré  ma  perte.  Mais  mal- 
heur aux  traîtres  ou  aux  ingrats  !  » 

Au  geste  subUmc  que  Napoléon  avait  fait ,  à  ses 
paroles  dites  avec  feu,  Berthier  et  Daru  avaient 
éprouvé  comme  un  sentiment  de  terreur,  bien 
qu'à  coup  sûr  ils  ne  pussent  prendre  pour  eux 
ces  mots  si  durs  de  l'empereur,  et  que  lui-même 
ne  songeât  point  à  les  leur  appliquer. 

"  Au  surplus ,  vous  le  savez  depuis  long-temps, 
reprit-il  bientôt,  toujours  en  s'adressant  à  Berthier, 
votre  opinion  n'est  jamais  entrée  pour  rien  dans 
mes  déterminations  ;  vous  pouviez  donc  vous  épar- 
gner la  peine  de  parler  comme  vous  venez  de  le 
faire  tout  à  l'heure;  et  quant  à  ceux  qui  vous  ont 
envoyés  vers  moi,  s'écria-t-il  avec  un  éclat  de  voix, 
diics-leur  qu'ils  n'ont  qu'à  obéir  ?  ■•  Enfin,  se  cal- 
mant peu  à  peu.  il  s'assit ,  et,  après  s'être  essuvé 
le  front  avec  son  mouchoir,  il  ajouta  froidement  : 
<■  MesMcms,  vous  avez  ma  réponse.  <>  Et  d'un  si- 
gne il  les  congédia. 

Il  est  à  remarquer  que  lorsque  Napoléon  avait 
quelque  mauvaise  humeur,  ou  lorsqu'il  croyait 
avoir  à  se  plaindre  de  quelqu'un,  son  méconten- 
tement passait  comme  un  orage,  parce  qu'il  l'ex- 
halait aussitôt  en  paroles  dures  quelquefois  et  en 
apusUophes  toujours  vives.  Le  premier  moment 
de  sa  colère  était  conmie  un  coup  de  massue 
sous  lequel  il  était  ditlieile  de  ne  pas  succomber; 
ce  n'était  qu'à  l'aide  de  beaucoup  de  sang-froid  ,  - 
de  franchise  et  d'inipjssibihté  qu'on  pouvait  espé- 
rer d'en  atténuer  l'eûet.  Mais ,  une  fois  calmé . 
non  seulement  l'empereur  ne  peusait  plus  à  la 
scène  (lu'il  avait  faite,  mais  même  il  ne  voulait 
pas  que  ceux  qui  l'avaient  provoquée  ea  conser- 
vassent le  moindre  souvenir. 

Puis,  comme  au  foud  du  cœur  il  était  essentiel-, 
lenieut  bienveillaut.  comme  il  avait  une  extrême 
sensibilité  et  ^  qu'on  me  pardonue  l'eiprt^sion ) 
comme  il  était  un  bon  liomHw,  il  lui  arrivait  tou- 
jours de  regretter  d'avoir  iKiussé  Ks  càuises  un 
peu  trop  loin,  comme  il  le  disait  encore,  et  il 
fiusait  en  quelque  sorte  des  avances  pour  qu'on 
ne  lui  gardât  pas  rancune.  L'expression  de  sa  fi- 
gure s'épanouissaii,  il  devenait  enjoué,  indulgent; 
ses  paroles,  sou  regiu-d,  son  sourire,  ses  gestes 
miwe,  avaient  uu  charme  auquel  il  éiait  impos- 
sible de  résister  :  ou  peut  dire  que  remi)€reHr 


K 


—  42  — 


avait  une  physionomie,  des  manières,  un  langage 
pour  chacune  des  émotions  qui  l'agitaient.  Il  est 
vrai  que  nous  ne  pourrons  jamais  convaincre 
certaines  gens  de  cette  viMité,  que  Napoléon  était 
homme  et  homme  comme  un  autre,  avec  cette 
différence,  toutefois,  qu'il  valait  par  le  cœur  infi- 
niment miciLx  que  la  plupart  des  autres  hommes , 
de  même  qu'il  leur  était  éminemment  supérieur 
par  l'intelligence.  Il  le  prouva  plus  que  jamais  le 
soir  même  du  jour  où  il  avait  lavé  la  U'te  à  Daru 
et  à  Berlhier;  il  employa  toute  la  nuit  du  16  au 
17  il  faire  avec  eux  ses  dispositions  pour  le  lende- 
iiinin,  comme  s'il  ne  se  fût  rien  passé  d'extraor- 
dinaire entre  lui,  l'intendant  et  le  major-général 
de  l'armée. 

Le  17  au  malin,  le  temps  était  pluvieux  et  som- 
bre. La  venue  du  jour  n'avait  pas  interrompu  le 
calme  qui  régnait  dans  le  camp.  Tandis  que  les 
caissons  se  remplissaient ,  que  les  ambulances 
s'improvisaient,  que  le  soldat  disposait  ses  armes 
et  que  de  tous  côtés  on  se  préparait  au  combat , 
l'empereur  passa  la  journée  dans  sa  tente  et  arrêta 
le  nouvel  ordre  de  bataille  dans  lequel  il  voulait 
recevoir  l'ennemi.  Il  retint  à  dîner  Daru  et  Ber- 
thier,  comme  pour  effacer  jusqu'au  souvenir  de 
la  mercuriale  de  la  veille.  La  nuit  arriva  ainsi 
sans  qu'on  eût  aucune  nouvelle  de  M.  de  Mer- 
feld. 

«  Ponialovvski  pourrait  bien  avoir  raison  >> ,  dit 
plusieurs  fois  Napoléon  en  regardant  à  sa  mon- 
tre. Pour  comprendre  ces  paroles,  il  faut  savoir 
que  l'empereur  avait  fait  part  au  prince  Ponia- 
towski  de  son  espoir  dans  la  mission  de  M.  de 
Merfeld,  vis-o-vis  d'Alexandre  surtout ,  et  que  le 
Polonais  ,  dans  sa  franchise  toute  militaire  ,  lui 
avait  répondu  :  "  N'y  comptez  pas,  sire.  L'empe- 
reur de  Russie  vous  jouera.  "  L'événement  prouva 
que  le  prince  avait  deviné  juste. 

Cependant  la  pluie  continua  de  tomber  à  tor- 
rens  sur  les  bivouacs.  Un  profond  silence  légna 
autour  des  tentes  du  quartier-général  jusqu'au 
moment  où  le  lever  de  la  lune  permit  enfln  à 
l'empereur  de  monter  à  cheval  et  de  se  porter 
dans  la  direcdon  de  Leipzick.  Il  était  une  heure 
du  mEffin.  Chemin  faisant,  un  moulin  à  tabac  qui 
se  trouve  en  arrière  du  Probstbeyda  ,  sur  une 
émincnce  appelée  Le  Thonberg,  lui  parut  être 
un  emplacement  favorable  pour  son  état-major. 
En  effet,  après  avoir  tout  visité,  il  revint  à  huit 
heures  du  matin  à  ce  même  moulin  de  Thonberg. 
A  peine  eut-il  mis  pied  à  terre  que  le  canon  de 
Schwarlzenberg  se  fit  entendre.  ' '''  - '''^ 

«  Ah  !  ah  !  dit-il  en  écoutant,  il  paraît  que  les 
autres  ne  perdent  pas  de  temps!  N'est-ce  pas 
aujourd'hui  le  18  juin  !  Eh  bien  !  il  y  a  précisé- 
ment treize  ans,  à  pareille  heure  ,  que  j'assistai  , 
dans  la  cathédrale  de  Milan  ,  au  Te  Deum  chanté 
en  commémoration  de  la  victoire  de  Marengo. 
Messieurs,  c'est  un  glorieux  anniversaire  que  ce- 
lui-là !  Faisons  en  sorte  de  nous  le  rappeler  !  » 

El  il  remonta  à  cheval  aussitôt. 

Du  moment  où  l'ennemi  avait  abordé  nos  li- 
gnes, la  bataille  était  devenue  terrible  :  on  s'était 
heurté  avec  furie  ;  mais,  quels  que  fussent  lem-s 
efforts,  les  assaillans  avaient  trouvé  partout  une  ré- 
sistance invincible.  Pendant  sept  heures  que  dura 
ce  comliat  de  géans,  on  vit  cent  vingt  mille  Fran- 
çais repousser  victorieusement  trois  cent  trente 
mille  enoemis.  Pendant  sept  heures,  quatre  cent 


t!.r«i>i(î.  ,'i 


lM,.i., 


cinquante  mille  hommes  se  battirent  sur  une  sur- 
face de  moins  de  trois  lieues  carrées,  et  par  des 
miracles  de  valeur  et  d'audace  les  Français  re- 
poussaient les  attaques  sans  cesse  renaissantes 
d'une  masse  ti'ois  fois  plus  forte  qu'eux. 

Malheureusement,  ce  que  le  nombre  n'avait  pu 
contre  la  valeur,  la  trahison  devait  le  faire.  Tout 
le  monde  sait  l'immense  désastre  qu'entraînèrent 
la  défection  des  Saxons  et  cette  rupture  du  pont 
de  Leipzick  qui  coupa  la  retraite  à  l'arrière -garde 
de  notre  armée.  Nous  ne  nous  arrêterons  donc 
pas  sur  ces  faits,  qui  sont  l'une  des  pages  les  plus 
douloureuses  de  notre  histoire,  et  nous  passerons 
enfin  à  l'épisode  qui  doit  seul  nous  occuper,  mais 
pour  l'intelligence  duquel  cesdétails  préliminaires 
étaient  indispensables. 

Le  1h  octobre  l'empereur  était  arrivé  de  bonne 
heure  à  Freybourg  ,  où  son  logement  avait  été 
préparé  dans  la  maison  du  pasteur  protestant.  Il 
s'enferma  avec  Berthier,  et  avant  de  prendre  la 
moindre  nourriture  il  s'occupa  des  affaires  de  la 
France,  dicta  le  décret  de  convocation  du  corps 
législatif,  distribua  de  l'avancement,  des  dotations, 
des  honneurs. 

Le  major-général  lui  mit  ensuite  sous  les  yeux 
le  rapport  plus  détaillé  de  nos  pertes.  Berthier 
lui-même  avait  à  regretter  celle  de  son  neveu  ,  le 
jeune  d'Avranges,  ce  colonel  d'un  nouveau  régi- 
ment de  cuirassiers,  auquel  Napoléon  avait  fait  don 
d'une  aigle  quelques  jours  auparavant.  Ce  brave 
officier  était  mort  en  combattant  près  du  prince 
Poniatowski ,  pour  protéger  sa  retraite  dans  le 
faubourg  de  Leipzick. 

A  ce  nom  de  d'Avranges ,  prononcé  par  Ber- 
thier avec  une  émotion  bien  naturelle.  Napoléon 
avait  éprouvé  comme  un  tressaillement  ;  puis  il 
avait  regardé  le  prince  de  Neufchâtel  avec  une 
expression  extraordinaire  en  lui  disant  d'un  ton 
bref:  «  Et  après  ,  M.  le  major-général,  quelles 
pertes  ai-je  encore  h  déplorer  ? 

—  Sire,  le  général  de  division  Delmas  ,  qui  est 
tombé  sous  le  feu  de  l'artillerie  saxonne,  et  avec 
lui  Vial ,  Rochambeau... 

—  Assez  !  assez  !  fit  Napoléon  en  couvrant  son 
visage  de  ses  deux  mains  ;  puis  il  répéta  tout 
bas  :  ('  Ressières,  Duroc,  Kirgener,  Bruyère, Vial, 
Rochambeau,  Delmas,  Poniatowski!...  Ah!  oui, 
Poniatowski ,  voilà  quel  devait  être  le  vrai  roi  de 
Pologne  !  et  aujourd'hui  il  est  mort  !  tous  sont 
morts!  tous.'  Ah!  c'est  affreux!  quand  donc  cela 
finira-t-il  !  n'est-ce  pas  déjà  assez  de  sang  versé  ? 
Encore  si  ce  n'était  qu'à  moi  qu'ils  en  veulent  !  » 
Et  après  un  silence  il  ajouta  :  «  Vous  disiez  donc 
que  parmi  mes  braves  colonels,  d'Avranges... 

—  Sire ,  les  Prussiens  l'ont  massacré.  Les  der- 
nières paroles  de  mon  neveu  ont  été  un  remercî- 
Hient  à  votre  majesté  de  toutes  les  bontés  qu'elle 
a  eues  pour  lui ,  et  son  dernier  soupir  a  été  pour 
sa  patrie,  pour  sa  mère.  Sire ,  elle  est  ma  sœur, 
et  lui...  » 

A  ces  mots ,  Berlhier  se  tut  et  se  couvrit  les 
yeux.  ■ ''■ '^3  aya   i\u-<  -.v. -A  .uvx\'^  -.H.i.AUywi^f 

Tandis  qu'il  parlait,  un  léger  tremblement  avait 
agité  les  mains  de  l'empereur,  ses  lèvres  avaient 
pâli,  et  chez  lui  c'était  là  le  signe  d'une  émotion 
profonde.  Il  s'était  penché  sur  la  table  devant  la- 
quelle il  était  assis ,  il  avait  allongé  le  bras  pour 
chercher  la  main  de  Berthier, et  il  la  lui  avait  serrée 
à  deux  reprises,  mais  sans  prononcer  une  parole. 

1  >  " 


Cependant  le  prince  de  Neufchâtel  avait  ainsi 
continué  :  «  Sire,  entre  autres  particularités  rela- 
tives à  la  mort  de  mon  neveu,  il  en  est  une  qu'on 
ne  saurait  expliquer,  car  bien  qu'elle  m'ait  été  at- 
testée, j'ai  peine  à  y  croire... 

—  Qu'est-ce  donc?...  demanda  Napoléon. 

—  Sire,  une  chose  inimaginable,  une  puérilité: 
on  a  trouvé  sur  lui,  entre  sa  veste  et  sa  cuirasse... 
Et  cependant  d'Avranges  n'était  pas  fou... 

—  Mais  qu'est-ce  donc  ?  répéta  l'empereur  avec 
la  plus  vive  impatience. 

— •  Sire,  on  a  trouvé  un  petit  sabre  de  pain  d'é- 
pices,  de  ceux  qu'on  donne  aux  enfans ,  mais  tel- 
lement durci  par  le  temps  que  d'abord  on  ne  sa- 
vait pas  ce  que  ce  pouvait  être.  Toutefois,  le  soin 
avec  lequel  il  était  enveloppé  dans  un  papier  de 
soie  et  roulé  dans  le  brevet  d'olficierde  la  Légion- 
d'Honneur  dont  votre  majesté  daigna  honorer 
mon  neveu  l'année  dernière,  a  donné  à  penser 
qu'il  tenait  beaucoup  h  cet  objet. 

—  Cela  est  étrange  !  avait  dit  Napoléon  à  voix 
basse  et  en  regardant  fixement  devant  lid ,  mais 
avec  distraction  et  comme  une  personne  qui  re-  ^ 
garde  sans  voir, 

—  Il  est  présumable  qu'il  lui  aura  été  donné , 
lorsqu'il  était  enfant,  par  une  femme ,  sa  cousine 
peut-être.  11  avait  pour  elle  beaucoup  d'attache- 
ment. 

—  Vous  vous  trompez ,  Berthier,  avait  inter- 
rompu l'empereur  en  passant  légèrement  sa  main 
sur  son  ftont.  Oui,  ma  foi!...  Puis  il  était  rede- 
venu pensif. 

—  Quoi  qu'il  en  soit ,  ajouta  Berthier,  ce  fait 
est  vraiment  bizarre.  » 

A  peine  le  prince  de  Neufchâtel  eut-il  prononcé 
ce  mot  qu'il  fut  effrayé  de  l'effet  qu'il  avait  pro- 
duit. L'empereur  se  leva  brusquement  et  mar- 
chant droit  à  lui,  lui  serra  le  bras  avec  une  vio- 
lence presque  convulslve  et  fut  quelques  secondes 
sans  pouvoir  parler.  Enfin  il  sourit ,  mais  ce  sou- 
rire avait  tant  d'amertume  que  Berlhier  craignit 
de  l'avoir  offensé,  surtout  lorsqu'il  entendit  ces 
paroles  : 

«  Vous  vous  trompez  encore  ;  ce  n'est  pas  bi- 
zarre, c'est  sublime  !  D'Avranges  a  été  de  parole, 
il  a  tenu  son  serment.  Maintenant ,  M.  le  major- 
général,  avez-vous  autre  chose  à  médire? 

—  Non,  sire, 

—  En  ce  cas,  c'est  bien.  Occupez-vous  sur-le- 
champ  de  faire  ordonnancer  les  gratifications  que 
j'ai  accordées.  Allez ,  Berthier,  je  désire  être 
^eul.  »  '" 

Et  Napoléon  posa  ses  deux  coudes  sur  la  table, 
sa  tête  dans  ses  mains,  et  il  se  mil  à  réfléchir. 
Le  major-général  le  quitta  en  cherchant  vaine- 
ment quel  rapport  pouvait  exister  enire  Napo- 
léon, son  malheureux  neveu  et  un  petit  sabre  de 
pain  d'épices.  Nos  lecteurs  font  sans  doute  en  ce 
moment  comme  le  prince  de  Neufchâtel  :  nous 
leur  donnerons  dans  noire  prochain  numéro  l'ex- 
plicatiou  de  cette  énigme. 
!  ■  '  "■'  Emile  Marco  de  Saint-Hilaike. 

{Le^  Siècle.) 


I 


—  43  — 


LE  FEU  DE  SAINT-GILDAS. 


SIMPLE  HISTOIRE. 


Saint-GildDS  est  on  promontoire  situé  sur  la 
côte  méridionale  de  la  Bretagne.  C'est  un  des 
points  de  démarcation  entre  les  départemens  de 
la  Loire-Inférieure  et  le  département  de  la  Ven- 
dée. Avancé  à  l'ouest  de  l'orageuse  baie  de  Por- 
nic ,  il  f  lit  souvent  le  désespoir  des  pilotes  du 
pays,  obligés  de  le  doubler  dans  les  gros  temps, 
et  quelquefois  la  ruine  de*  navires  étrangers,  que 
l'inexpérience  de  leurs  équipages  jette  sur  ses 
noirs  écueils.  La  pointe  de  Sainl-Gildas  est  d'ail- 
leurs un  remarquable  belvéder.  A  droite  et  à 
gauche  l'œil  se  perd  sur  l'Océan ,  qui  joint  le  ciel 
à  l'horizon.  En  face  apparaît  l'île  de  Noirmou- 
tiers ,  noyée  dans  les  vapeurs  quand  le  temps  est 
sombre ,  et  faisant  étinceler  ses  rochers  de  gra- 
nit quand  le  soleil  y  lance  ses  rayons.  Vers  l'est 
s'étendent  ou  se  dressent  les  énormes  rocs  de 
Sainte-Marie  et  de  Pornic ,  à  demi  cachés  par  la 
mer  qui  secoue  autour  de  leurs  flancs  des  cein- 
tures d'écume  argentée.  A  l'ouest  se  dessine  la 
côte  de  Saint-INiazaire,  tour  à  tour  lumineuse  et 
noire,  sourcilleuse  et  souriante,  marquée  dans 
tous  ses  contours  par  une  ligne  frémissante  et 
nacrée.  Quant  à  la  grève  de  Saint-Gildas  en  elle- 
même  ,  c'est  un  panorama  maritime  aussi  mono- 
tone que  grandiose.  Ici  une  anse,  abritée  du  vent 
par  un  rempart  de  roche  feuilletée ,  forme  un 
étang  circulaire  et  tranquille  h  deux  pas  d'une 
mer  en  furie.  Là  des  rochers  à  fleurs  d'eau  sem- 
blent autant  de  phoques  endormis  près  du  rivage, 
laissant  voir  au  soleil  leur  dos  informe ,  noir  de 
goémons  ou  blanchi  par  les  vagues.  Plus  loin ,  le 
sol  présente  une  sorte  de  gueule  béante  au  flot 
qui  s'y  précipite  en  grondant,  pour  en  ressortir 
aussitôt,  rejeté  à  gros  bouillons  dans  l'abîme.  Ail- 
leurs enfin  s'échanrrent  des  golfes  inattendus, 
vastes  morsures  du  vieil  Océan  dans  ses  jours  de 
colère... 

Au  milieu  de  ce  farouche  paysage,  sur  la  pointe 
même  du  promontoire  ,  s'élevait,  il  y  a  quelques 
années  ,  une  seule  habitation ,  formée  de  terre 
glaise  et  de  gocaion  pétris  ensemble.  Dans  cette 
pauvre  cabane,  digne  de  la  Laponie  ou  du  Kamt- 
chatka, deux  êtres  analogues  à  la  demeure  se 
trouvaient  réunis  par  un  soir  d'automne.  L'un 
était  un  vieillard  de  soixante  ans,  cassé  par  la 
soulfrauce  plutôt  que  par  l'âge;  l'autre,  une  jeune 
fille  dans  sa  dix-septième  année,  dont  la  beauté 
brillait  encore  sous  les  haillons  de  la  misère. 

A  certains  rapports  de  visage,  on  reconnaissait 
le  père  et  l'enfant  ;  mais  il  eôtété  difficile  de  trou- 
ver deux  physionomies  CApriiuant  des  scniimens 
plus  opposés.  Tandis  que  la  plus  candide  naïveté 
se  peignait  sur  la  figure  ouverte  de  la  jeune  lillc, 
deux  pensées  également  mystérieuses  semblaient 
occuper  l'esprit  du  vieillard  ;  l'un  le  portait  à  sur- 
veiller avec  une  sombre  inquiétude  une  cassette 
en  fer  rouillé,  scellée  dans  la  pierre  de  l'àlre; 
l'autre  dirigeait  son  regard  dans  un  sens  contiuiire, 
du  côté  de  la  porte  de  la  cabane.  Là ,  toutes  les 
(ois  que  le  vent  venait  à  rugir,  l'ermite  de  Sainl- 
Gildj^Irémi^sail  d'une  joie  sinistre ,  et  cette  joie 


éclatait  par  un  ricanement  prolongé  si  le  mugis- 
sement de  la  mer  se  joignait  au  bruit  du  vent. 

La  jeune  fille,  alors,  pâlissait  en  regardant  son 
père  avec  anxiété ,  et  suspendait  ses  travaux  de 
ménagère  pour  lui  adresser  quelques  douces  pa- 
roles... 

Tout  à  coup,  comme  neuf  heures  sonnaient  à 
Sainte-Marie,  un  roulement  de  tonnerre  ébranla 
le  ciel ,  et  la  pluie  se  mit  à  tomber  avec  force... 

—  Très  bien  !  très  bien  !  dit  aussitôt  le  vieil- 
lard qui  courut  à  la  porte  ;  la  nuit  sera  bonne , 
ajoula-t-il  en  se  frottant  les  mains  ,  pendant  que 
son  œil  cave  semblait  refléter  les  éclairs. 

—  Jésus  !  Marie  !  soupira  la  jeune  fille ,  voilà 
son  idée  qui  va  le  prendre! 

—  Voyons,  Marthe,  dit  le  vieillard ,  après  s'ê- 
tre assuré  que  la  nuit  et  l'orage  arrivaient  ensem- 
ble ;  allume  la  lanterne  de  corne  et  va  chercher 
Pet  il- Noir. 

—  Petit-Noh- 1  répéta  la  pauvre  enfant  avec 
terreur  ;  vous  allez  donc  ce  soir  encore ,  mon 
père  ,  allumer  le  feu  de  Saint-Gildas  ! 

—  Ne  vois-tu  pas  le  temps  qu'il  fait  ma  fille ,  et 
ne  penses  tu  point  qu'il  y  aura  des  navires  en 
mer? 

Ces  paroles  furent  suivies  d'un  sourire  étrange, 
et  d'un  allons  vite  qui  imposa  silence  à  Marthe. 

Elle  franchit  une  porte  intérieure  de  la  cabane, 
et  revint  traînant  après  elle  un  jeune  taureau. 
C'était  Petit-Noir,  ainsi  nommé  pour  sa  taille  et  sa 
couleur,  et  seul  compagnon  des  deux  solitaires  sur 
le  promontoire  de  Saint-Gildas. 

—  Salut,  Petit-Noir,  salut!  dit  le  vieillard  en 
caressant  le  dos  de  l'animal.  Nous  allons  illu- 
miner ce  soir,  mon  ami ,  ajouta-t-il  ;  tâchons  de 
tanguer  comme  il  faut,  entends-tu? 

Laissant  sa  fille  préparer  la  lanterne,  il  saisit  le 
taureau  par  une  de  ses  cornes,  et  l'emmena  der- 
rière la  cabane ,  du  côté  de  la  mer.  Là ,  il  l'atta- 
cha à  un  poteau  fiché  en  terre,  lui  laissant  assez 
de  corde  pour  marcher  à  l'entour.  Puis,  liant  un 
de  ses  pieds  de  devant  avec  son  licou ,  de  façon  à 
le  faire  boiter  très  bas  ,  il  appela  Marthe  (|ui  lui 
remit  la  lanterne  allumée ,  et  la  fixa  comme  un 
phare  entre  les  deux  cornes  de  la  bête.  Petit- 
Noir  se  laissa  équiper  ainsi ,  en  animal  soumis  par 
une  longue  habitude  ;  et  quand  l'opération  fut 
terminée  ,  il  se  mit  à  brouter  l'herbe  autour  du 
poteau.  A  chaque  pas  qu'il  faisait ,  sa  tète ,  entraî- 
née par  le  licol ,  élevait  et  abaissait  la  lanterne  , 
et  tel  était  l'éclairage  mobile  et  fantastique  (jue  la 
jeune  fille  avait  appelé  le  feu  de  Saint-Gildas. 

Après  avoir  bien  combiné  cet  cllet  de  lumière 
avec  la  marche  éclopée  du  taureau ,  le  vieillard 
jeta  encore  un  regard  joyeux  sur  les  sombres  res- 
cil's  du  promontoire ,  et  regagna  sa  cabane  en 
murmurant  d'une  voix  mordante  : 

—  Les  navires  anglais  peuvent  navi  guer  main- 
tenant dans  la  baie  de  Pornic! 

—  Vous  dites  les  navires  anglais?  repartit  la 
jeune  fille ,  frappée  de  ces  paroles. 

—  C'est  qu'ils  sont  les  plus  nombreux  dans  ces 
parages,  mon  enfant,  et  que  le  feu  de  Saint- 
Gildas  doit  les  sauver  comme  les  autres. 

—  Le  feu  de  Saint-Gildas  ne  doit-il  point  plu- 
tôt les  perdre ,  mon  père  ?  dit  Marthe  eu  rcgar- 
dantle  vieillard  dans  les  yeux. 

—  Enfant!  répliqua-t-il ,  qui  peut  te  faire  pen- 
ser cela? 


—  L'histoire  d'Y  van,  mon  père!  répondit  la 
jeune  fille. 

Ce  nom  fit  tressaillir  l'ermite  et  lui  arracha  tinc 
espèce  de  rugissement  étoufl'é. 

—  Oui ,  l'histoire  divan,  reprit  Marthe,  votre 
joie  quand  la  nuit  annonce  des  naufrages...  les 
navires  que  le  feu  de  Saint-Gildas  attire  sur  cette 
côte,  au  lieu  de  les  en  écarter...  la  défense  que 
vous  m'avez  faite  de  raconter  le  secret  de  Petit- 
Noir...  et  puis,  et  puis... 

—  Et  puis  quoi?  demanda  le  vieillard,  plus  ef- 
frayé de  cette  réticence  que  des  révélations  qui 
l'avaient  précédée. 

—  Et  puis  ce  qu'on  m'a  dit ,  ce  matin ,  au  vil- 
lage de  Sainte-Marie  ,  reprit  la  jeune  fille,  en 
s'armant  d'un  pénible  courage. 

—  Ce  qu'on  t'a  dit ,  s'écria  le  vieillard  ;  on  t'a 
parlé  du  feu  de  Saint-Gildas? 

—  Oui, mon  père... 

—  Eh  bien  !.,. 

—  Eh  bien  !...  C'est  Eon-le-locman  (pilote- 
côtier) ,  celui  qui  m'aime...  et  qui  me  prie  de 
vous  quitter  pour  devenir  sa  femme... 

—  Après  ! 

—  Il  m'a  parlé  de  son  amour,  comme  il  fait 
tous  les  malins ,  et  il  m'a  dit  pourquoi  je  ne 
pouvais  pas  l'épouser  sans  me  séparer  de 
vous...  C'est  que  tout  le  monde,  dans  le  pays, 
pense  que  le  feu  de  Saint-Gildas...  est...  une 
invention  du  diable...  pour  égarer  les  navires,  et 
que  le  diable...  vous  charge...  de  l'allumer  cha- 
que soir...  avec  une  flamme  de  l'enfer  !  —  Si 
vous  ne  m'aviez  pas  interdit  de  parler  de  Petit- 
Noir,  vous  jugez  que  j'aurais  détrompé  fccilemeut 
Eon  ,  en  lui  disant  comment  j'allume  moi-même 
le  feu  de  Saint-Gildas  ;  mais  j'ai  réfléchi  qu'en 
efl'et  notre  phare  ne  sauve  pas  un  seul  navire  de- 
puis dix  ans,  et  j'ai  résolu  de  vous  raconter  tout 
cela,  ce  soir,  parce  que  si  nous  faisions  le  mal , 
mon  père,  le  bon  Dieu  nous  punirait  sansdoute... 
Et  je  n'épouserais  jamais  le  locman... 

—  \oilà  tout  ce  qu'on  l'a  dit  au  village ,  mon 
enfant?  demanda  le  vieillard  rassuré  par  ce  récit 
naïf. 

—  Voilà  tout,  mon  père!  repartit  Marthe. 

—  Eh  bien  !  ma  fille ,  reprit  l'ermite ,  lu  seras 
la  femme  d'Eon  quand  tu  voudras.  Dis-lui  seule- 
ment,  ajouta-t-il,  en  jetant  un  coup-d'œil  à  la 
cassette  do  l'àtre,  dis-lui  de  venir  causer  demain 
une  heure  avec  moi,  dans  notre  cabane,  et  ne 
cherche  plus  à  savoir  si  le  feu  de  Saini-Gildas 
perd  ou  sauve  les  bùtimens  qui  passent  sur  cette 
côte. 

En  parlant  ainsi,  le  vieillard  aperçut  par  la  fe- 
néu-e  de  sa  hutte  la  lumière  d'un  navire  égaré 
dans  la  baie.  Il  s'assura  aussitôt  que  Petit-Noir 
manœuvrait  suivant  son  dé^ir,  et  il  envoya  safillo 
se  coucher,  tandis  que  lui-même  rest.iit  à  veiller 
près  de  r.'itre... 

Maintenant  quels  étaient  ce  vieillard  et  cette 
jeune  lille ,  ce  feu  de  Saint-Gildas  et  celte  hisioirc 
d'Y  van  ?  C'est  ce  qu'il  est  temps  de  révéler  an 
lecteur,  sous  peine  de  pousser  à  bout  sa  curiosité. 

Ouinxe  années  environ  avant  la  scèJic  qui  pré- 
cède ,  vers  la  fin  de  nos  guerres  contre  les  .An- 
glais, sous  l'empire,  un  pécheur,  nommé  Hervé- 
Pen-Fol .  habitait  avec  sa  femme  et  deux  enfans 
sur  la  côte  de  Sainte-Marie.  Riche  pour  un  homme 
de  sa  condition ,  grâce  à  son  habileté  et  à  son 


I 


;-  4-4^ 


.  *•■-  »r.->»t«. . 


courage,  Hervé-Pen-Fol  avait  un  grand  défaut 
compensé  par  une  grande  qualité;  il  aimait  du 
niciue  amour  son  or  et  ses  cnfans.  Son  jeune  fils 
surtout,  Vvan-le-Biond,  et  certains  quadruples 
qu'il  avait  rapportés  d'un  voyage  aux  îles ,  parta- 
gcaient  ses  allections  les  plus  profondes  et  ses 
caresses  les  plus  douces.  Un  jour  que  l'en-Fol 
était  allé  à  Pornic  convertir  quelques  nouveaux 
écus  en  napoléons  et  acheter  une  croix  de  Saint- 
Yves  pour  son  enfant  chéri ,  il  trouva ,  en  reve- 
nant, sa  femme  et  sa  fille  en  pleurs  sur  les  débris 
de  sa  maison  incendiée.  Des  corsaires  anglais 
avaient  fait  une  descente  sur  la  côte  pendant  son 
absence  ,  et  c'était  là  tout  ce  qu'ils  avaient  laissé 
au  pêcheur,  de  sa  famille  et  de  sa  richesse. 

—  Yvan ,  mon  trésor  !  s'écrièrent  à  la  fois  le 
père  et  l'avare. 

La  pauvre  femme  montra  la  mer  pour  toute  ré- 
ponse, et  Pen-Fol  tomba  le  visage  contre  terre, 
en  poussant  un  grand  cri  (1)... 

Quand  il  se  releva,  il  n'avait  plus  qu'une  pen  • 
sée  :  se  venger  des  Anglais. 

Prenant  aussitôt  sa  femme  et  sa  fdie  par  la 
main  ,  il  s'éloigna  des  ruines  fumantes  de  son 
habitation.  Il  gagna  ainsi  la  pointe  de  Saint-Gil- 
das ,  où  il  éleva  la  misérable  cabane  qu'on  a  vue. 
Sa  femme  y  mourut  d'abord  de  douleur  et  d'ina- 
nition ,  mais  il  n'en  persista  que  plus  fortement 
dans  son  projet.  Ce  projet  consistait  à  attirer,  du- 
rant les  nuit  d'orage ,  les  navires  étrangers  sur 
les  écueils  de  Saint-Gildas.  Comme  les  bàiimens 
de  commerce  anglais  fréquentaient  particidlère- 
nient  ces  côtes,  la  vengeance  de  Pcn-Fol  s'exer- 
çait sur  eux ,  au  péril  de  tous  les  autres ,  et  l'on 
conçoit  maintenant  comment  il  atteignit  son  but 
par  le  perfide  stratagème  du  feu  de  Saint-Gildas. 
Le  mouvement  du  taureau  boiteux  ,  porteur  de  la 
lanterne ,  imitant  le  langage  d'un  navire  ballotté 
par  la  mer,  les  navigateurs,  égarés  la  nuit  dans  la 
baie ,  se  perdaient  infailliblement  en  arrivant  sur 
ce  feu  trompeur. 

11  y  avait  près  de  quinze  ans  que  le  pêcheur 
exerçait  sa  funeste  ruse  ,  et  nombre  de  naufrages 
avaient  payé  le  tribut  a  sa  vengeance  et  à  son 
avarice.  Le  trésor  de  la  première  s'amassait  au 
fond  de  l'âme  d'Hervé,  et  celui  de  la  seconde 
dans  la  vieille  casSL'tte  de  l'âtre...  Ignorans  et 
superstitieux  comme  de  vrais  Bretons,  les  gens 
du  pays  attribuaient  naturellement  au  diable  le 
feu  de  Saint-Gildas ,  et  c'était  pour  empêcher  les 
suppositions  d'aller  plus  loin  que  le  vieux  Pen- 
Fol,  alarmé  par  les  soupçons  tardifs  de  sa  fille, 
avait  résolu  de  la  donner  dès  le  lendemain  au 
locman  qui  l'aimait,  avec  quelques  louis  d'or  pré- 
levés sur  sa  cassette. 

Après  une  veillée  prolongée  jusqu'aux  '  deux 
tiers  de  la  nuit,  le  vieillard  s'était  endormi, 
comme  sa  fille,  lorsqu'un  bruit,  aussi  doux  îil'un 
qu'horrible  pour  l'autre  ,  vint  les  réveiller  tous 
deux  en  sursaut.  Des  cris  désespérés  se  faisaient 
entendre  au  milieu  du  fracas  de  la  tempête  et  du 
tonnerre,  et  Petit-Noir  mêlait  à  cette  lugubre 
harmonie  de  longs  mugisscmens  d'épouvante. 

(1)  Les  corsaires  et  les  pirates  de  ce  temps-là  , 
comme  ceux  de  tous  les  temps,  au  reste,  ne  se 
contontaent  pas  de  piller  et  de  brûler  les  habita- 
tions des  ilotes  ennemies,  ils  enlevaicni  encore 
les  enfanS  en  bas  âge  pour  cH  faire  des  marifls  à 
leur  uianlëre> 


—  Encore  un  naufrage!  dirent  le  père  et  la 
fille  sur  un  ton  dillérent. 

—  Allons  voir  si  ce  sont  des  Anglais,  ajouta 
Pen-Fol  en  lui-même ,  tandis  que  Marthe  le  con- 
sidérait avec  elTroi ,  à  la  lueur  des  éclairs  qui  en- 
flammaient la  cabane... 

11  jeta  sa  souquenille  sur  ses  épaules,  enfonça 
son  chapeau  sur  ses  yeux ,  prit  son  bâton  ferré  et 
sortit. 

Il  était  environ  trois  heures  du  matin.  La  nuit 
commençait  à  devenir  moins  noire ,  sans  être  en- 
core moins  afl'reuse  ;  la  côte  se  dessinait  fantasti- 
quement aux  livides  clartés  de  la  foudre  et  de 
l'écume  des  vagues...  Un  navire  venait  d'échouer, 
à  la  distance  d'un  demi-mille ,  sur  le  plus  terrible 
écueil  du  promontoire.  Autant  qu'on  pouvait  le 
distinguer  du  rivage,  il  était  déjà  irréparablement 
fracassé,  et  les  cris  de  détresse  poussés  par  les 
matelots  indiquaient  qu'ils  ne  songeaient  plus 
qu'à  sauver  leur  vie.  A  certain  accent  que  Pen- 
Fol  retrouva  dans  ces  cris,  son  oreille  exercée 
reconnut  des  Anglais.  Il  laissa  aussitôt  échapper 
son  ricanement  habituel ,  éteignit  la  lanterne  de 
Petit-Noir  et  attendit  dans  l'ombre... 

Au  bout  d'une  demi-heure,  une  clameur  im- 
mense annonça  que  le  navire  était  en  pièces. 
Quelques  iiistans  après ,  des  cris  partiels  et  rap- 
prochés retentirent,  au  pied  du  promontoire  :  le 
mauvais  sort  des  naufragés  les  avait  poussés  con- 
tre des  rochers  à  pic,  où  ils  devaient  tous  périr 
infailliblement.  En  cllei,  les  cris  diminuèrent  peu 
à  peu ,  étoulTés  par  les  vagues  ;  puis  on  n'enten- 
dit plus  rien  sur  la  côte  que  le  bruit  de  la  tem- 
pête qui  hurlait  encore... 

Aux  premiers  rayons  du  jour,  Hervé  Pen-Fol 
descendit  sur  la  grève  abandonnée  par  la  mer. 
Parmi  les  débris  du  naufrage  oll'erts  à  son  ava- 
rice ,  il  trouva  un  corps  étendu  la  face  contre  le 
sable,  il  s'en  approcha  par  un  instinct  de  ven- 
geance ,  retourna  la  tête  en  la  saisissant  par  ses 
cheveux  blonds,  et  tressaillit  d'une  pitié  involon- 
taire à  la  vue  d'une  belle  figure  de  vingt  ans. 

—  Pauvre  jeune  homme  !  soupira-t-il  ;  voilà 
l'âge  qu'aurait  mon  fils  ! 

Puis,  retrouvant  tout  à  coup  sa  fureur  dans  ce 
rapprochement ,  il  frappa  le  corps  de  son  bâton 
ferré,  et  reprit  ses  investigations. 

Mais  à  pcini;  avait-il  fait  deux  pas,  qu'il  se  re- 
tourna avec  surprise  ;  le  cor  ps  avait  gémi  douce- 
ment sous  le  bâton,  et  avait  fait  un  mouveuient 
pour  se  relever. 

— 11  n'est  pas  mort!  dit  le  vieillard  en  se  pré- 
cipitant sur  lui....  Non  !  non!  il  respire  1...  il 
entr'ouve  les  yeux!...  Marthe!  Marthe!  viens  ici, 
cria-t-il  en  même  temps  de  toutes  ses  forces. 

Le  souvenir  d'Yvan,  cette  fois,  avait  réveillé  la 
pitié  à  la  place  de  la  colère,  et  l'espoir  de  sauver 
le  jeune  marin  avait  remué  les  entrailles  du  vieux 
pécheur. 

Fn  un  instant,  Marthe  fut  près  de  son  père,  et 
tous  deux  portèrent  le  corps  palpitant  dans  leur 
cabane. 

—  Dieu  soit  loué!  pèiisait  la  jeune  fille,  èii  ai- 
dant avec  ardeur  le  vieillard,  mon  père  ne  vetit 
pas  la  mort  des  naufragés  puisqu'il  les  sauve,  et 
je  dirai  au  locman  que  le  feu  de  Saint-Gildas  n'est 
point  ce  qu'on  croit  an  village; 

Quand  le  jeune  marin  fut  installé  devant  le 
foyer  de  la   cabane,  il  revint  toul-à-fait  à  lui. 


Marthe  et  Hervé  remplacèrent  sesvêlemcns  trem- 
pés d'eau  par  les  meilleurs  habits  de  leur  pauvre 
garderobe  ;  mais  en  achevant  cette  pieuse  opéra- 
tion le  vieillard  poussa  un  cri  d'horreur  et  d'eflroi. 
Le  malheureux  portait  aux  flancs  une  large  et 
profonde  blessure,  dont  le  contact  de  l'eau  salée 
avait  épanché  le  sang  à  l'intérieur... 

Pen-Fol  comprit  qu'il  s'était  déchiré  la  poitrine 
sur  la  pointe  des  rescifs,  et  pour  la  première  fois 
il  sentit  sa  vengeance  empoisonnée  par  le  remords. 

Le  naufragé  raconta  qu'en  efl'et  il  s'était  éva- 
noui le  malin,  cramponné  à  l'angle  d'un  roche, 
et  qu'il  venait  sans  doute  de  rouler  sur  le  sable 
lorsque  le  vieux  pêcheur  l'avait  rencontré. 

Puis,  sentant  ses  forces  s'affaibir,  malgré  tous 
les  soins  de  ses  hôtes  : 

—  Mes  amis,  leur  dit-il,  vous  ne  pouvez  m'em- 
pêcher  de  mourir  ;  mais  je  vous  bénis  de  m'avoir 
fait  renaître  uninstant;  vous  serez  les  dépositaires 
de  mes  dernières  volontés. 

Marthe  et  Hervé  se  rapprochèrent  religieuse- 
ment du  jeune  homme,  et  recueillirent  avec  émo- 
tion les  paroles  suivantes,  qu'il  laissa  tomber,  une 
à  une,  de  ses  lèvres  : 

— Je  ne  suis  pas  Anglais,  mes  amis,  quoique 
j'aie  été  matelot  sur  un  navire  d'Angleterre.  La 
France  est  ma  patrie,  et  la  Bretagne  mon  pays 
natal. 

—  La  Bretagne  !  dit  Hervé,  et  quelle  partie  de 
la  Bretagne  ? 

—  Je  ne  sais  trop  ;  j'ai  joué,  enfant,  sur  une 
côte  pareille  à  celle-ci.  Je  l'ai  quittée  si  jeune  que 
j'en  ai  oublié  même  le  nom.  Elevé  par  des  ma- 
rins anglais,  j'ai  grandi  sur  le  pont  des  navires, 
et  après  avoir  couru  toutes  les  mers  d'Europe 
et  d'Amérique,  j'ai  passé  près  de  dix  ans  dans 
l'Inde  ;  j'y  ai  amassé  une  petite  fortune,  dont  une 
portion  est  en  pièces  d'or  dans  les  vêtemens  que 
vous  venez  de  m'ôter.  Je  l'apportais  en  France 
pour  la  donner  à  mon  père  si  je  pouvais  le  re- 
trouver ;  il  doit  être  vieux  et  pauvre,  et  cet  or 
adoucirait  ses  derniers  jours. 

—  Quel  est  son  nom?  demanda  Pen-Fol,  à  qui 
cette  confidence  rappelait  d'horribles  souve- 
nirs.... 

—  Son  nom?  répondit  le  marin;  Hélas!.. 
J'ignore  si  je  l'ai  jamais  su....  je  vous  ai  dit  que 
j'ai  disparu  si  jeune!.... 

—  Mais  comment  avez-vous  disparu? 

—  Dans  nnincendie,  autant  que  je  me  rappelle... 
—Dans  un  incendie  !    répétèrent  Marthe  et 

Hervé  en  se  regardant. 

Et  le  vieillard  reporta  sur  le  jeune  marin  des 
yeux  où  se  peignait  la  plus  douloureuse  angoisse. 

—  Voilà,  mes  amis,  poursuivit  le  moribond 
d'une  voix  éteinte,  voilà  les  seules  indications  que 
je  puisse  vous  donner  pour  chercher  ma  famille... 
Cependant,  reprit-il  avec  effort,  tandis  que  le 
vieux  pêcheur  et  la  jeune  fille  s'inclinaient  sur 
son  visage,  j'ai  toujours  porté  sur  moi,  et  vous 
trouverez  dans  mon  habit  une  petite  croix  de 
plomb  qui  ne  peut  m'ctrc  venue  que  de  mon 
pèrc;.j 

—  Une  croix  de  Saint-îves!  s'écria  Peii-Poi," 
qui  venait  de  la  trouver;  une  croix  comme cellèS" 
que  j'achetais  à  mon  pauvre  Yvan.;  ■  "^ 

—Yvan,  dit  le  jeunehommcifl-appé  de  ce  mot; 
c'est  ainsi  qu'on  m'appelait  autrefois...  ïvan-le- 
Blond!... 


i 


—  45  -^ 


—  Vvaii-le-Bloii(l  !  répétèrent  à  la  fois  Marthe 
et  Hervé  ! 

Et  tous  deux  se  jetèrent  dans  les  bras  du 
marin,  en  criant  :  «Mon  frère  !  Mon  fils  !» 

—  Grand  Dieu  !  dit  le  mourant,  liors  de  lui. 
Vous  êtes  ma  sœur?  Vous  êtes  mon  père?... 

—  Oui,  ton  père  malheureux,  reprit  le  vieil- 
lard ;  ton  père,  que  tu  peux  maudire,  car  c'est 
lui  qui  l'a  tué!.... 

En  même  temps  il  tomba  à  la  renverse,  en 
prononçant  des  paroles  sans  suite  ,  assez  claires 
cependant  pour  révéler  à  son  fils  et  à  sa  fille  l'af- 
freuse vengeance  qu'il  expiait   si  cruellement  ! 

Un  quart-dhcure  après,  Yvan  et  Hervé  n'exis- 
taient plus,  et  Marthe,  réfugiée  chezEon  le  locman, 
lui  racontait  l'histoire  du  feu  de  Saint-Gildas.... 

Au  bout  de  quelques  semaines  tout  le  monde 
la  connut;  et  c'est  aujourd'hui  le  récit  habituel 
des  pilotes-côtiers,  lorsqu'ils  doublent,  par  un 
gros  temps,  le  terrible  promontoire. 

Pitre-Chevalier. 
[pourrier-français] . 


LES  MARINS  D'EAU  DOUCE. 


Pour  se  consoler  de  n'être  pas  encore  un  port 
de  mer,  Paris  se  fait  marin  pendant  l'été.  Autre- 
fois les  plaisirs  de  la  natation  lui  suflisaient  ;  il  y 
avait  la  confrérie  des  caleçons  bleus  et  l'ordre  des 
caleçons  rouges ,  des  joutes  sur  l'eau ,  des  cour- 
ses à  la  nage;  on  y  faisait  des  merveilles  ;  du  pa- 
rapet du  pont  Royal ,  on  piquait  des  tiHes  ,  on 
allait  à  SaintCloud  tout  d'une  brassée ,  sans  pren- 
dre pied,  et  sans  autre  répit  que  de  s'abandonner 
au  fil  de  l'eau  en  faisant  la  planche  après  les  fati- 
gues de  la  coupe. 

Sous  l'empire  et  pendant  les  premières  années 
de  !a  restauration ,  la  Seine  avait  ses  nageurs , 
comme  les  salons  avaient  leurs  danseurs ,  comme 
le  Champ-dc-Mars  avait  ses  coureurs.  Maintenant 
elle  a  ses  matelots,  ses  navigateurs,  ses  capitaines 
au  long  cours  et  son  cabotage,  à  peu  près  comme 
le  roman  a  ses  corsaires,  ses  armateurs  et  ses 
amiraux. 

Pouvait-il  en  être  autrement  sur  un  lleuve  qui 
a  ses  bateaux  à  vapeur,  en  amont  et  en  aval,  des 
pyroscaphes  avec  leurs  équipages ,  leur  patron  , 
des  hommes  qui  portent  la  veste,  la  casquette  et 
les  boutons  aux  ancres  brodés  et  dorés,  et  qui  fu- 
ment leur  cigare  majestueusement  assis  sur  leur 
banc  de  quart,  au  pied  du  grand  mât  représenté 
par  un  tuyau  de  cheminée? 

Sous  ces  aventureuses  inspirations ,  nous  avons 
vu  les  yoles,  les  canots,  les  embarcations  de 
toutes  les  espèces,  coquilles  de  noix  et  calebas- 
ses ,  se  multiplier,  se  pavoiser  et  livrer  au  vent 
une  voile  latine ,  ou  quelques  foulards  mouillés 
qu'on  fait  sécher  au  soleil.  Les  intrépides  marins 
sont  arrivés  de  toutes  parts  avec  des  chemises  de 
laine  rouge ,  les  caleçons  du  calfat ,  le  bonnet  des 
gabiers,  la  casaque  des  gondoliers,  l'acrouire- 
ment  de  toutes  les  cfites,  depuis  celles  de  la  Bal- 
tique jusqu'aux  parages  des  pflles  ;  ils  juraient , 
ils  buvaient,  ils  se  barbouillaient  de  goudron  et 
ils  chantaient  avec  de  terribles  accompagnemens 
de  refrains  de  gaillard  d'avant;  oh!  ce  sont  de 
rudes  lurons  1 


Que  de  découvertes  ont  faites  ces  hardis  explo- 
rateurs !  L'un  doit  à  son  chien  de  Terre-Neuve 
la  connaissance  du  gisement  d'un  îlot  désert  et 
dans  lequel  croissent  admirablement  la  pâquerette 
et  le  pissenlit  sauvage  ;  l'autre  a  osé  remonter  la 
Seine  jusqu'à  la  Marne,  et  là  il  a  trouvé  des  ré- 
gions inconnues  et  des  osiers ,  avec  lesquels  les 
naturels  du  pays  font  des  corbeilles;  il  a  écrit  son 
voyage  dans  un  moment  de  relâche ,  dans  une 
baie  où  il  voyait,  disait-il,  des  habitations  qui , 
Il  posées  sur  le  rivage  comme  des  nids  de  martiii- 
pècheurs,  se  miraient  dans  les  eaux,  pendant 
que  le  faux  -  ébénier  balançait  ses  grappes  de 
Heurs  jaunes  sur  le  fond  d'un  ciel  bleu.  » 

Malheureusement  des  nacelles  ont  chaviré  ; 
imprudence ,  maladresse  ou  sottise ,  nous  ne  sa- 
vons quelle  est  la  cause  de  ces  malheurs  ;  c'est  un 
triste  spectacle  que  celui  de  malheureux  jeunes 
gens  dans  la  folie  et  l'ivresse  du  plaisir,  au  mi- 
lieu des  fumées  du  repas ,  se  ruant  pêle-mêle 
dans  une  barque  qu'ils  sont  inhabiles  à  diriger, 
tantôt  allant  au-devant  du  remous  et  de  l'agita- 
tion du  sillage  des  bateaux  à  vapeur,  et  se  plai- 
sant au  balancement  de  ces  puissantes  oscillations, 
et  tantôt  donnant  eux-mêmes  une  fatale  impul- 
sion à  leur  frêle  embarcation ,  et  à  la  fin  de  ces 
jeux  d'cnfans ,  la  mort  entre  deux  rives  de  ver- 
dure ,  tout  près  de  ces  riantes  prairies  étonnées 
que  les  uns  prennent  si  fort  au  sérieux  un  fleuve 
si  gai,  et  que  les  autres  traitent  si  joyeusement 
un  danger  qui  expose  la  vie. 

Heureusement,  et  pour  les  graves  insensés  ,  et 
pour  les  étourdis,  veillent  d'autres  hommes  ,  peu 
soucieux  de  mœurs  maritimes,  fidèles  aux  tradi- 
tions séquaniennes,  le  vieux  marinier  de  la  Râpée, 
du  Gros-Caillou  et  de  la  Grenouillère,  celui  qui 
va  danser  à  VEcit ,  celui  qui  chante  encore  les 
gaudrioles  de  Vadé  ,  celui  qui  préfère  le  caniche 
aux  chiens  de  Terre-Neuve  et  la  raatelotte  aux 
huîtres,  enfin  celui  dont  se  moquent  les  marins 
de  la  Seine  ;  il  lui  arrive  aussi  de  s'égayer  aux 
dépens  de  ces  écervelés  qui  jouent  aux  matelots 
comme  les  enfans  jouent  aux  soldais  ;  il  raille 
leur  ridicule  importance  et  toutes  ces  impru- 
dentes caricatures  ;  monté  sur  son  bachot ,  il  les 
suit  de  l'œil  ;  il  sait  que  la  rivière  est  périlleuse  ; 
il  est  attentif  comme  un  vieux  soldat  qui  regar- 
derait des  marmots  manier  une  arme  à  feu  ou 
des  sabres  tranchans;  et  quand  la  catastrophe 
qu'il  a  prévue,  sans  pouvoir  l'empêcher,  engloutit 
le  navire  et  l'équipage,  le  marinier  plonge  ,  cher- 
che, explore  le  fond  ,  les  rives ,  les  courans ,  les 
grèves,  toutes  les  profondeurs  et  toutes  les  si- 
nuosités ,  et  il  dispute  à  l'élément  mortel  les  vic- 
times une  à  une.  Hélas  !  tant  de  zèle  est  souvent 
infructueux;  dernièrement  encore,  ne  pleurait-on 
pas  à  la  Rourse  trois  jeunes  gens  perdus  ainsi 
dans  ces  ébats  nautiques  !  {L'Entr'acic.) 


iïlclangcs,  faits  niricuv. 


MAM'scniT  DE  l'esprit  DES  LOIS.  —  l"n  dc 
nos  concitoyens,  dit  le  Courn'n-  rie  Bordeaux, 
qui  a  en  main  le  manuscrit  dc  VEspn'i  drx  lois, 
nous  fournit  à  cet  ég.ird  quelques  particularités 
qui  nous  semlilcnt  d'un  haut  intérêt,  en  considé- 
rani  l'homme  au(iucl  elles  se  rapportent. 


Ce  manuscrit  comprenait  quatorze  cahiers  in-8, 
entièrement  écrits  de  la  main  de  madame  Dar- 
magean,  lille  de  Montesquieu. 

Avant  de  le  livrer  au  public,  l'auteur  avait  jugé 
convenable  de  soumettre  son  ouvrage  à  l'examen 
critique  de  quelques-unes  des  capacités  du  siècle, 
et  pour  cela  il  l'avait  adressé  à  Diderot,  d'Alem- 
bertet  Fontenelle.  Ainsi  s'expliquent  les  notes  et 
observations  mises  en  marge,  et  portant  toutes, 
non  sur  le  fond  des  idées,  mais  seulement  sur 
quelques  expressions  obscures  ou  hasardées,  sur 
quelques  tournures  de  si.\le  qui  avaient  paru  de- 
voir être  changées. 

Enfin,  le  président  à  la  cour  des  Aides  de  Bor- 
deaux, M.  Barbot,  homme  remarquable,  avec  qui 
Montesquieu  entretenait  des  relations  très  suivies, 
qu'il  n'oubliait  jamais  de  consulter,  et  qui  légua 
ses  livres  à  notre  bibliothèque  publique,  eut  aussi 
en  main  le  précieux  manuscrit. 

Après  l'avoir  examiné  avec  tout  le  soin  que 
méritait  le  sujet,  il  dit  à  son  ami,  en  le  lui  remet- 
tant :  '  Vous  êtes  original,  ne  perdez  pas  cette 
qualité  en  vous  faisant  imprimer,  •> 

L'ouvrage  vit  le  jour  en  17/iS.  Après  cette  pu- 
blication, qui  mit  le  sceau  à  la  gloire  du  philoso- 
phe, Montesquieu  écrivait  à  un  autre  de  ses  amis  : 
«  Je  vais  me  reposer,  je  ne  travaillerai  plus.  . 

—  Nous  avons  dit  que  M.  Daguerre  avait  ex- 
posé dans  une  des  salles  dc  la  chambre  des  dé- 
putés plusieurs  produits  du  Daguerrotype  ;  on 
remarquait  trois  rues  de  Paris,  l'intérieur  de  l'a- 
telier de  M.  Daguerre  et  un  groupe  de  bustes  du 
Musée  des  Antiques.  On  admirait  la  prodigieuse 
finesse  des  détails  si  multipliés  dont  sont  chargés 
les  tableaux  représcniant  les  rues  de  Paris  et 
notamment  la  vue  du  pont  Marie.  Les  plus  petits 
aecidens  du  sol  ou  des  bàiimens,  les  marchandi- 
ses qui  sont  entassées  sm-  la  berge,  les  objets  les 
plus  délicats,  les  petits  cailloux  sous  l'eau  près  du 
bord,  et  les  diûérens  degrés  de  transparence 
qu'ils  donnent  à  l'eau,  tout  est  reproduit  avec 
une  incroyable  exactitude. 

Mais  l'étonnement  redouble  lorsque,  en  pre- 
nant la  loupe,  on  découvre,  principalement  dans 
le  feuillage  des  arbres,  une  immense  quantité  de 
détails  d'une  ténuité  telle  que  la  meilleure  vue  ne 
saurait  les  saisir  à  l'œil  nu.  Dans  le  tableau  de 
l'intérieur  de  l'atelier  de  M.  Daguerre,  tous  les 
plis  du  rideau  et  les  effets  d'ombre  et  de  lumière 
qu'ils  produisent  sont  rendus  avec  une  vérité 
merveilK'Use.  La  tête  d'Homère,  qui  forme  le 
principal  morceau  du  tableau  représentant  plu- 
sieurs sujets  antiques,  a  conservé  un  très  beau 
caractère  ;  aucun  des  mérites  qu'elle  a  dans  la 
sculpture  n'est  perdu  dans  cette  reprodui-tion, 
malgré  la  dill'érence  considérable  de  grau  leur. 

L'enduit  sur  lequel  la  lumière  agit  par  le  pro- 
cédé de  M.  D.igiierre  est  éloiulu  siu"  une  planche 
de  cuivre.  Les  table.tux  exposés  aujourd'hui  à  I.) 
chambre  ont  tous  neuf  ou  dix  pouces  de  haut  sur 
six  ou  sept  pouces  de  large.  M.  Daguerre  évalue 
à  ■")  fr.  M)  c.  la  planche  d'un  tableau  de  celle 
grandeur.  Il  estime  que  l'appareil  nécessaire  pour 
faire  des  tableaux  de  cette  même  dimension  de- 
vra, dans  le  principe,  coûter  environ  .'iiH1  fr.  ; 
mais  il  ne  doute  pas  que  le  perfectionnement  des 
mo\  eus  de  fabrication  ne  réduise  bieaiùl  ce  prix 
d'une  manière  seusiljle. 


—  46  — 


—  Un  journal  de  Saint-Edennea  rcniiucomptc, 
il  y  a  quelques  jours,  d'un  horrible  assassinat  qui 
avait  (île  commis  dans  la  commune  de  Saint-Ge- 
nest-Malifaux,  et  les  journaux  de  Paris  ont  tous 
reproduit  celte  relation.  Or,  nous  apprenons  au- 
jourd'hui qu'aucun  crime  de  celte  nature  n'a  été 
commis.  Voici  le  fait  qui  a  donné  lieu  au  bruit 
répandu  : 

Un  gendarme  avait  reçu  une  fort  belle  tète  de 
veau,  à  St-tienest-Malifaux,  comme  un  témoi- 
gnage de  bienveillance  de  la  part  de  quelque  gé- 
néreux boucher,  et  il  était  bien  aise  de  l'entrer 
en  ville  franche  de  droits.  Il  avait  enveloppé  sa 
tète  dans  une  blanche  serviette  et  s'acheminait  à 
•Saint-Etienne,  où  il  amenait  un  soldat  insoumis. 
Arrivé  au  bureau  d'octroi,  on  demande  au  gen- 
darme ce  qu'il  porte  dans  son  linge.  Celui-ci  ré- 
pond en  montrant  le  prisonnier  :  «  Vous  ne  voyez 
pas  que  voici  un  malheureux  qui  vient  de  couper 
la  tète  à  sa  femme.  J'apporte  la  pièce  de  convic- 
tion. Voulez-vous  mieux  voir  encore  ?  »  Et  l'em- 
ployé de  l'octroi  de  s'éloigner  avec  horreur,  et  le 
gendarme  de  suivre  sa  rouie.  Celle  plaisanterie 
devait  avoir  un  succès  bien  plus  grand  que  son 
auteur  ne  s'en  était  douté.  L'employé,  qui  avait 
pris  le  récit  du  gendarme  au  sérieux,  en  (it  part  à 
ses  camarades,  et  chacun  de  ceux-ci  en  lit  part 
sans  aucun  doute  à  sa  ménagère,  et  chaque  mé- 
nagère en  régala  ses  commères;  et  enfin,  grâce  au 
babil  empressé  de  celles-ci,  avant  le  milieu  du 
jour  cette  fable  avait  trouvé  créance  chez  le  plus 
grand  nombre,  quoique  l'on  se  demandât  vaine- 
ment des  détails  circonstanciés. 

—  Une  effroyable  persécution  vient  d'éclater, 
en  Chine,  contre  les  missionnaires  catholiques. 
L'Univei-s  donne  ce  malin  les  détails  suivans  à 
ce  sujet  : 

Des  lettres  récentes  contiennent  les  plus  tristes 
nouvelles  sur  une  des  missions  catholiques  de  l'A- 
sie. Depuis  Ihorrible  persécuiion  du  Japon,  il  ne 
s'était  encore  rien  vu  de  semblable  à  celle  qui 
vient  d'ensanglanter  la  chrétienté  du  Tong-King. 
Le  prince  qui  gouverne  ce  pays  a  résolu  d'extir- 
per entièrement  le  christianisme  de  ses  états.  Un 
arrêt  de  mort  a  été  lancé  contre  tous  le  mission- 
naires. Dix-huit  ont  iléjà  péri,  presque  tous  ont 
eu  la  tète  iranchée,  et  entre  autres  deux  évèques 
espagnols,  l'un  vicaire  apostolique  et  l'autre  coad- 
juteurdu  Tong-King  oriental.  Deux  missionnaires 
sont  morts,  dans  les  bois  où  ils  se  cachaient,  de 
faim  et  de  fatigue.  M.  Havard,  évèque  français, 
et  vicaire  apostolique  du  Tong-King  occidental, 
a  succombé  à  une  maladie  justement  attribuée  aux 
violentes  persécutions  dont  il  était  l'objet. 

La  désolation  règne  dans  cette  malheureuse 
chrétienté.  Aussitôt  que  le  récit  détaillé  de  cette 
épouvantable  persécution  nous  sera  parvenu, 
nous  nous  empresserons  d'en  faire  part  à  nos 
lecteurs. 

En  ailcndant,  voici  la  liste  des  premiers  mar- 
tyrs :  '         ' 

1"  Les  trois  évèques  que  nous  venons  de  nom- 
mer; 

2"  Trois  prêtres  espagnols  ; 

3°  Un  prèlre  français; 

U"  Neuf  prêtres  du  pays  ; 

6"  L'abJjO  Jacard,  prêtre  savoyard  et  mission- 


naire français,  martyrisé  après  cinq  ans  de  pri- 
son ; 

G'  Un  jeune  étudiant; 

7"  Un  missionnaire  français  mort  en  fuyant  en 
Cochinchine. 


Hcnttc  îllrnmnttque. 

THÉÂTRE  DE  LA  RENAISSANCE. 

Première  représentation  du  Fils  de  la  Folle, 
drame  en  cinq  actes  et  en  prose  ,  de  M.  Fré- 
déric Soulié. 

Si  toutes  les  sommités  de  la  littérature  imi- 
taient M.  Frédéric  Soulié  et  formulaient  comme 
lui  leur  pensée  sous  les  deux  espèces,  que  devien- 
draient, bon  Dieu  !  les  dramaturges  du  Vaudeville 
et  du  G)  ninase  qui  s'inspirent  dans  les  cabinets 
de  lecture,  et  se  battent  les  lianes  pour  mettre 
en  pièces  les  œuvres  du  génie  qui  meurent  entre 
leurs  mains  inhabiles!  M.  Soulié  craint  pour 
lui  les  honneurs  d'une  semblable  reproduction  , 
à  peu  près  autant  que  nos  compositeurs  de  musi- 
que redoutent  les  mutilations  populaires  de  l'or- 
gue de  Barbarie  ;  il  a  pris  le  parti  de  dramatiser 
lui-même  ses  romans.  Nous  l'en  félicitons  pour 
deux  puissans  motifs  :  c'est  qu'au  lieu  de  gâter  un 
beau  travail  il  lui  donne  deux  fois  la  vie.  Car 
nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  affectent  un  su- 
perbe dédain  pour  les  émotions  palpitantes  du 
drame  bourgeois  ,  de  ce  drame  où  toutes  les  réa- 
lités de  l'existence  prennent  la  place  des  tableaux 
de  convention,  des  peintures  fardées  de  l'an- 
cienne école.  M.  Soulié,  dont  l'une  des  plus  no- 
bles qualités  littéraires  est  le  sentiment  du  vrai . 
possède  au  degré  le  plus  éminent  l'art  dégrouper 
des  situations  naturelles  et  saisissantes;  il  noue 
vigoureusement  son  action  ,  amoncelle  des  em- 
barras qui  semblent  inextricables  ,  et  qui  cepen- 
dant se  déroulent  d'eux-mêmes  avec  un  imprévu 
qui  couronne  presque  toujours  heureusement  la 
pensée  créatrice. 

Le  Fils  de  la  Folle,  qui  vient  d'obtenir  un  écla- 
tant succès  au  théâtre  de  la  Renaissance,  est  tiré 
d'un  roman  publié  récemment  dans  les  feuilletons 
du  Journal  des  Débals,  sous  le  titre  du  Maître 
d'Ecole.  Nous  allons  suivre  pas  à  pas  l'au- 
teur dans  le  remaniement  curieux  de  son  premier 
travail ,  convaincu  que  cette  analyse  conscien- 
cieuse ne  sera  pas  sans  intérêt,  même  pour  ceux 
qui  connaissent  le  livre. 

Fabius,  pauvre  maître  d'école  d'un  village  des 
environs  de  Grenoble,  est  devenu  le  secrélairc 
du  riche  comte  de  Malta.  Fabius  est  un  beau  jeune 
homme,  bien  simple ,  bien  tendre  ;  un  excellent 
lils  qui  se  dévoue  avec  une  énergie  touchante  aux 
soins  qu'exige  sa  mère.  Cette  femme  est  une  mal- 
heureuse folle  qui  est  arrivée  il  y  a  quelque  vingt 
ans  dans  le  pays  avec  une  fille  en  bas  âge  ;  elle  a 
été  recueillie  par  la  charité  publique  ,  et  peu  de 
temps  après  elle  a  mis  au  jour  l'enfant  qui  est  de- 
venu son  soutien. 

Le  comte  a  une  nièce  qu'il  va  bientôt  nommer 
sa  fille.  Un  mariage  de  convenance  est  arrangé 
par  les  grands  parens  entre  mademoiselle  Fanny 
et  Achille  de  Malta,  jeune  merveilleux  à  tête  vide, 
qui  n'a  pas  pour  sa  fiancée  tout  l'empressement 
que  sa  positioii  près  d'elle   autoriserait.  Fanny,' 


qui  paraît  avoir  donné  toute  sa  confiance  à  Fabius, 
lui  fait  part  de  ses  peines  et  de  ses  craintes  ;  elle 
le  prie  de  surveiller  la  conduite  de  son  fiancé  dont 
la  froideur  cache  peut-être  une  indigne  perfidie. 
Ceci  est  de  l'espionnage,  et  le  bon  jeune  homme, 
tout  dévoué  qu'il  est,  recule  à  l'idée  d'une  bas- 
sesse. Mais  il  aime  en  secret  Fanny  ;  son  bonheur 
lui  est  nécessaire,  et,  comme  l'amour  est  la  science 
de  rabaissement,  Fabius  se  résigne  au  rôle  qu'on 
lui  impose. 

Un  incident  vient  révéler  tout  de  suite  h  Fabius 
le  secret  qu'il  est  chargé  de  dépister.  Le  ressenti- 
ment d'un  rustre  qui  a  demandé  inutilement  la 
main  de  Célestine  ,  sœur  de  Fabius  ,  évente  le 
m)stère  ;  le  paysan  apprend  à  Fabius  que  le  vi- 
comte de  Malia  est  épris  de  Célestine,  qu'il  la  voit 
tous  les  soirs  chez  elle  ,  tandis  que  lui,  Fabius , 
qui  passe  dans  le  village  pour  le  complice  d'une 
pareille  intrigue,  quitte  la  chaumière  pour  venir 
au  château. 

L'ex-maître  d'école  saute  à  la  gorge  du  paysan 
et  va  l'étrangler,  lorsque  le  comte  de  Mtaia  sur- 
vient avec  sa  nièce  et  son  fils,  et  le  prem  ier  acte 
se  termine  sur  cet  incident. 

Nous  voici  maintenant  dans  la  chaumière  de  la 
folle.  Elle  est  irritée  de  l'absence  de  son  fils  et 
sort  pour  aller  à  sa  rencontre.  Célestine  profite 
comme  à  l'ordinaire  de  sa  solitude  pour  recevoir 
son  amant.  Ici  l'auteur  développe  une  incroyable 
scène  de  séduction,  où  chaque  personnage  s'ef- 
force de  tromper  de  son  mieux  et  avec  le  moins 
de  risque  pour  lui-même.  La  jeune  fille  veut  une 
promesse  de  mariage  dont  elle  connaît  bien  la 
nullité  ,  mais  qui  sera  du  moins  un  moyen  de  for- 
tune entre  ses  mains  ;  le  vicomte,  qui  n'a  pas  la 
vue  si  perçante,  signe  cet  acte  parce  qu'il  ne  l'en- 
gage h  rien.  Quand  cette  hideuse  transaction  est 
stipulée,  Fabius  arrive  à  temps  pour  en  interrom- 
pre les  résultats,  et  le  vicomte  se  retire  dans  une 
pièce  voisine.  Mais  la  folle  qui  survient  aussi  de 
son  côté,  l'y  découvre  et  révèle  sa  présence.  Fa- 
bius sort  pour  aller  demander  compte  au  séduc- 
teur du  déshonneur  qu'il  jette  dans  une  fa- 
mille honnête  et  malheureuse. 

Lorsque  le  secrétaire  de  M.  de  Mtata  arrive  au 
château ,  il  se  trouve  en  présence  du  comte  qui 
est  instruit  de  tout ,  et  qui ,  pour  se  délivrer  de  la 
maîtresse  de  son  fils,  offre  à  Fabius  l'intendance 
d'un  domaine  éloigné.  Celui-ci  refuse  ;  il  veut  une 
autre  satisfaction  ;  il  supplie  d'abord ,  il  menace 
ensuite.  Il  va  sortir  du  château,  mais  une  circons- 
tance l'y  retient  :  sa  mère,  qui  s'est  échappée  de 
la  chaumière,  s'est  réfugiée  dans  le  parc  ;  Fanny 
lui  a  donné  asile  et  la  jeune  fille  a  reçu  d'elle  la 
confidence  involontaire  de  la  perfidie  qu'elle 
soupçonnait.  Fanny  laisse  à  son  tour  échapper 
l'aveu  de  son  amour  pour  Fabius. 

Ici  l'analyse  aurait  peine  à  suivre  la  marche  des 
scènes  que  l'auteur  coupe  et  relie  avec  un  art  in- 
fini ;  nous  arrivons  tout  de  suite  à  la  péripétie  de 
cet  acte  remarquable.  La  folle  a  trouvé  des  pa- 
piers que  le  comte  avait  confiés  à  Fabius  pour  les 
transcrire  ;  en  les  parcourant  un  éclair  de  raison 
vient  lui  rappeler  le  passé;  elle  voit  le  comte  et 
pousse  un  cri  terrible...  elle  a  reconnu  l'auteur 
de  tous  ses  maux  ! 

M.  de  Malta  et  Célestine  ont  une  entrevue  dans 
la  chaumière.  L'avide  jeune  fille  veut  de  l'or  ; 
elle  se  fait  plus  coupable  qu'elle  ne  l'est  en  effet 


-47  - 


pour  rendre  la  réparation  plus  splendide ,  et  elle 
va  recevoir  le  prix  de  cette  honteuse  superche- 
rie, lorsque  Fabius  qui  a  tout  entendu  se  pré- 
sente. Sa  juste  colère  épouvante  le  comte.  Ce 
n'est  rien  encore  :  la  folle  survient  à  son  tour  en 
lisant  ces  papiers  qui  ont  ravivé  sa  mémoire  !... 
—  Mensonge  !  s'écric-t-elle  !  tout  cela  n'est  qu'un 
mensonge  infâme  !...  La  folle  a  recouvré  la  rai- 
son. Alors  elle  exhume  de  ses  souvenirs  une  ef- 
froyable histoire  qui  va  serrer  de  plus  en  plus  les 
nœuds  de  ce  drame  terrible. 

La  marquise  d'Esgrigny.  dont  le  mari  a  été 
coildamné  à  mort  pendant  la  terreur,  a  demandé 
sa  grâce  au  commissaire  de  la  république  qui  pré- 
sidait au  supplice  des  victimes.  Cet  homme,  inac- 
cessible aux  séductions  de  l'oi-,  a  consenti  cepen- 
dant à  faire  grâce.  En  présence  de  l'échafaud  il  a 
fait  connaître  à  la  malheureuse  femme  les  inlùmes 
conditions  de  ce  marché.  Elle  résiste;  une  pre- 
mière tète  a  tombé;  une  autre  lui  succède...  sa 
résolution  chancelle;  elle  se  livre.  Mais  le  scélérat 
I  a  trompée;  le  marquis  est  evécuté,  et  sa  veuve 
déshonorée  devient  folle...  Or,  ce  Bénard,  c'est 
le  comte  de  Malta  !  -  Fabius  s'élance  et  va  frap- 
per le  monstre.  —  Bien ,  s'écrie  la  marquise  avec 
un  rire  affreux,  le  digne  fils  qui  va  tuer  son  père  ! 
A  cette  exclamation,  dont  l'ellet  est  plein  de  puis- 
sance, le  malheureux  jeune  homme  tombe  à  la 
renverse  et  s'évanouit. 

Le  cinquième  acte ,  le  plus  beau  et  le  mieux 
travaillé  de  l'ouvrage,  amène  à  travers  toutes  ces 
douleurs,  tous  ces  ressentimens  implacables,  un 
dénoument  complètement  inattendu.  Nous  n'en 
détlorerons  pas  les  eflets  sagement  gradués,  pour 
laisser  au  moins  un  aliment  à  la  curiosité. 

Le  Fils  de  la  Folio  est  une  œuvre  de  haute  por- 
tée. Son  succès,  le  plus  grand  qu'ait  obtenu  jus- 
qu'à ce  jour  le  théâtre  de  la  Renaissance,  com- 
mencera, nous  n'en  doutons  pas,  une  nouvelle 
ère  pour  l'administration. 

Madame  Moreau-Sainti,  qui  débutait  par  le 
rôle  de  la  folle,  est  une  belle  et  intelligente  ac- 
trice que  la  Renaissance  a  bien  fait  de  s'attacher; 
toutes  les  inspirations  de  madame  Moreau  ont  été 
naturelles  et  heureuses.  Mademoiselle  Jourdain , 
qui  paraissait  aussi  pour  la  première  fois,  ne 
manque  ni  de  grâces  ni  de  talent.  Guyon  a  créé 
le  rôle  du  maître  d'école  avec  sa  supériorité  ac- 
coutumée. Chéri  et  Mondidier  méritent  aussi  des 
éloges. 

^  Nous  ne  terminerons  pas  cet  article  sans  parler 
d'une  heureuse  innovation  introduite  dans  ce 
théâtre.  La  Renaissance  s'est  souvenue  de  ces 
précédens  nautiques ,  un  bassin  ,  alimenté  par 
un  jet  d'eau,  a  été  placé  dans  le  foyer  ;  des  fleurs 
et  des  arbustes  ont  été  disposés  de  tous  côtés,  et 
tandis  qu'on  étouffe  dans  les  autres  salles,  on  res- 
pire là  comme  sous  les  marronniers  des  Tuileries, 
Les  chaleurs  ne  porteront  point  d'obstacle  au  suc- 
cès de  la  Folle ,  qui  fournira  sa  carrière  en  plein 
été  comme  elle  l'eût  fait  pendant  la  belle  saison 
des  spectacles. 

Stépiien  de  la  Madelaine. 


IcMne  îrc  cinq  Jours. 

10  JUILLET.  —  Les  orages  du  mois  de  juin 
ont  ravagé  plusieurs  communes  du  dépai  temciU 


d'Eure-et-Loir.  Dans  plusieurs  de  ces  communes 
le  peuple  a  attribué  aux  curés  les  fléaux  qui  vien- 
nent de  frapper  le  pain.  A  Géronville,  la  supersti- 
tion et  la  violence  en  sont  venues  au  point  que  le 
desservant  ne  se  voyant  plus  en  siireté  chez  lui  a 
été  obligé  de  quitter  sa  paroisse.  C'est  un  mem- 
bre du  conseil  municipal  qui ,  ayant  vu  dans  la 
plaine  le  pasteur  faire  des  signes  de  croix  en  di- 
sant son  bréviaire  ,  s'est  mis  dans  la  tète  qu'il 
commandait  aux  nuées,  et  il  a  soulevé  la  populace 
contre  lui.  Les  paysans  des  environs  de  Nogent- 
le-Rolrou  ont  poursuivi  leurs  curés  à  coups  de 
pierres.  Ils  prétendent  que  le  jourdu  grand  orage 
qui  a  dévasté  complètement  les  récoltes  ,  ils 
voyaient  et  distinguaient  parfaitementdans  la  nuée, 
au  dessus  du  château  de  St-Jean,  trois  curés. 

—  La  peur  de  la  (in  du  monde  paraît  se  mêler, 
dans  certain*  s  localités,  à  la  désolation  que  les 
derniers  orages  ont  semée.  A  Caen,  dans  la  jour- 
née^  du  ."50  juin  ,  les  églises  étaient  envahies  par 
une  foule  qui  venait,  avant  l'heure  fatale,  sollici- 
ter son  absolution.  Le  trouble  des  esprits  était  au 
comble.  Dans  la  cité  et  dans  les  rues  basses,  une 
partie  de  la  population  a  veillé  toute  la  nuit.  A 
Saint-Vaast,  la  nouvelle  répandue  par  un  mauvais 
plaisant  que  la  montagne  du  Roule  s'était  écroulée 
et  avait  enseveli  sous  ses  ruines  une  partie  de 
Cherbourg,  a  causé  une  panique  impossible  à  dé- 
crire. Clia  cun  s'est  aussitôt  préparé  à  la  mort , 
croyant  à  tout  moment  entendre  souner  sa  der- 
nière heure. 

—  Le  préfet  des  Vosges  vient  de  prendre  un 
arrêté  pour  empêcher  la  vente  scandaleuse  que 
faisaient  certa  ns  spéculateurs,  des  matériaux  de 
l'amphithéâtre  romain  découvert  dans  la  commune 
de  Grand  (Vosges).  Des  ordres  ont  été  donnés 
dans  le  but  de  conserver  ces  restes  précieux  de 
la  domination  romaine. 

—  Les  deux  compagnies  de  soldats  du  génie 
arrivées  récemment  à  VincenKes  poursuivent 
activement  les  travaux  pour  achever  la  restaura- 
tion de  cette  place.  Une  galerie  blindée  à  l'épreuve 
de  la  bombe  tourne  maintenant  tout  autour  du 
fort  :  celte  galerie  est  remplie  de  canons  de  tout 
calibre. 

—  La  chambre  des  députés  a  adopté  aujour- 
d'hui le  projet  de  loi  relatif  à  l'invention  de  M. 
Daguerre.  Ce  projet  de  loi  a  été  adopte  à  l'unani- 
mité :  c'est  par  suite  d'une  erreur  que  trois  bou- 
les noires  ont  été  déposées  dans  l'urne. 

—  On  vient  de  terminer,  dans  le  cimetière  du 
Père-Lac  h  aise,  l'un  des  plus  beaux  mausolées  qui 
soient  dans  ce  vaste  champ  de  repos.  Ce  mausolée 
est  destiné  à  M.  Robertson. 

—  On  écrit  de  Rome  :  «  M.  le  vicomte  de  la 
Bouillerie  vient  d'entrer  dans  la  carrière  ecclé- 
siastique avec  deux  de  ses  amis  ,  MM.  Véron  et 
Jules  Lefèvre.  Ces  trois  jeunes  gens  s'adonnent 
particulièrement  à  l'étude  de  la  chaire  chrétienne.  » 

—  Un  ancien  militaire  ,  nommé  Bajot,  parti 
d  Isles-sur-Suippe  (Marne) ,  vient  de  rentier  dans 
ses  foyers,  après  /i(i  ans  de  service.  Il  a  retrouvé 
comme  maire  celuiquiy  élaitquan.l  il  est  parti,  le 
magistrat,  âgé  de  71  ans,  est  eu  foncUons  depuis 
aO  ans  8  mois. 

—  La  tour  de  Plongasnou,  près  Morlaix,  vient 
detre  frappée  parla  foudre.  En  tombant,  dans  la 
nuit  dulG  au  17  juin,  sur  une  maison  du  villa"c 
deKergroas,  près  Pont-Croix,  la  foudre  a  produit 
en  ce  lieu  un  effet  assez,  singulier,  mais  nue  plu- 
sieurs exemples  justifieraient  sans  doute.  Trois 
lenimcs  qui  couchaient  dans  nu  appartement  dans 
lequel  elle  est  entrée,  ont  été  saisie  ou  frappées 
de  manière  à  ne  recouvrer  l'usage  de  la  pnrole 
que  quatre  heures  après. 


11.— Une  riiTul.iire  du  ministère  de  l'intérieur 
don,  sous  peu  de  jours,  être  adressée  au\  préfets 
pour  les  inviter  à  dresser  un  état  des  pertes  es- 
suyées par  les  communes  viclimes  de  la  grêle  • 
m  coium-cnt  i»joporiioiiael  aux  pertes  sera  assi- 


gné à  chaque  dépai  lement.  La  répartition  des 
secours  aux  particulieis  se  fera,  sous  la  responsa- 
bilité des  préfets,  d'après  un  travail  qui  sera  exé- 
cuté par  les  contrôleurs  et  les  répartiteurs  des 
conuibutions  directes  dans  chaque  localité.  Le 
secours  sera  spécialement  affecté  au.x  cultivateurs 
peu  aisés  et  à  ceux  que  les  désastres  survenus 
ontréduitsà  une  véritable  détresse. 

—  Dimanche,  de  neuf  heures  à  minuit,  lesen- 
virons  de  Londres  ont  éprouvé  un  des  plus  vio- 
lens  orages  que  l'on  ait  vus  depuis  plusieurs  an- 
nées. Le  ciel  avait  été  noir  à  l'ouest  et  au  sud 
pendant  toute  la  journée,  et  vers  huit  heures  il 
se  couvrit  d'une  teinte  jaunâtre,  comme  s'il  eût 
été  chargé  de  matière  électrique.  La  chaleur  était 
étouffante  et  on  ne  sentait  pas  une  boullëe  d'air. 
A  huit  heures  et  demie,  il  tomba  de  larges  gouttes 
de  pluie,  et  quelques  instans  après  l'orage  com- 
mença. Les  éclairs  du  côté  de  l'ouest  étaient  re- 
marquables non-seulement  à  cause  de  leur  durée 
et  de  leur  éclat,  mais  en  ce  qu'ils  n'étaient  accom- 
pagnés de  presque  aucun  tonnerre.  L'orale  attei- 
gnit la  force  de  sa  violence  àneuf  heures  et  demie; 
à  ce  moment,  des  torrens  de  pluie  et  de  grêle  et 
des  éclairs  incessans,  s'échappant  des  nuages 
présentaient  un  de  ces  spectacles  imposans  et 
terribles  que  l'on  voit  sous  les  tropiques.  Cette 
tempête  dma  deux  heures;  après  quoi  elle  s'a- 
paisa graduellement. 

—  L'armée  navale  du  sultan  Mamoud  a  changé 
tout  récemment  d'uniforme  :  cet  uniformeressem- 
ble  à  peu  près  à  celui  des  troupes  anglaises.  Ils 
ont  la  veste  rouge,  le  pantalon  blanr,  très-large; 
enfin,  ils  sont  coiffés  d'un  bonnet  rouge,  portant 
sur  le  devant  deux  branches  de  laurier,  avec  un 
croissant  et  une  ancre. 

L'armée  de  terre  compte  aussi  quarante-deax 
bataillons  organisés  à  l'européenne. 

—  Par  jugement  contradictoire,  rendu  hier,  le 
tribunal  de  simple  police  a  condamné  le  sieur 
Paris,  armurier,  demeurant  rue  de  Seine  (fau- 
bourg Saint-Germain),  à  l'amende  et  aux  dépens 
pour  être  contrevenu  à  l'ordonnance  de  M  le 
préfet  de  police,  du  l"juin  dernier,  en  détenant 
dans  ses  magasins  et  ateliers  plusieurs  fusils  à  per- 
cussion en  état  de  faire  feu  immédiatement. 

—  Il  a  été  imprimé  en  France,  dans  les  six  nre- 
miersmois  de  cette  année,  3,î!06  ouva-'es  en 
langue  française  ,  langues  étrangères  et  langues 
mortes  ;  le  catalogue  des  estampes,  cravores"  et 
lithographies  va  jusqu'au  numéro  ô9(j-  mais  la 
plupart  des  numéros  se  composent  de  plusieurs 
sujets;  enfin  il  y  a  22S  numéros  de  musiouc 
auxquels  s'appUque  la  même  observation.  ' 

—  On  écrit  de  Zurich  (Suisse)  : 

<■  Un  déplorable  événement  a  en  lien  dernière- 
ment a  Andellingen,  oti  nn  banquet  avait  réuni 
les  membres  d'une  société  de  chant.  Plus  de  iOO 
personnes  qui  avaient  manné  d'un  mets  préparé 
dans  un  vase  de  cuivre,  où  on  lavait  imprudem- 
ment laissé  refioiilir.  sont  tombées  malades  Plu- 
sieurs  (1  entre  elles  sont  déjà  mortes,  et  la  santé 
d  un  grand  nombre  est  encore  gravement  corn- 
promise.  « 

—  M.  le  baron  Ligarde,  ancien  sorrét.iire-!»éDé- 
ral  du  directoire,  puis  des  consuls,  et  ancien  pré- 
fet de  Seine-et-Marne,  est  décédé  aujourd  hui  à 
I  âge  de  8ô  ans. 

-Rossini.  dont  on  annonçait  le  prochain 
voyage  a  Pans,  a  bien  quitté  Bolosrne.  mais  po<ir 
une  excursion  à  Naples.  et  l'on  crovait  à  Ro- 
logne  quilne  larderait  pas  à  y  revenir,  avant 
accepté  1 1  direction  générale  honoraire  du  Lvcée 
musical  de  cette  ville.  ' 

—  Dernièrement,  un  voleur  détenu  dan-i  les 
pontons  de  Wooiwich,  a  failli  s'évader  à  i'aide 
d  un  stratagème  très  ingénieux.  Après  avoir  atii- 
rlu-sur..a  lêteun  panier  à  ch.irbon  renversé  il 
s  était  l.iissé  glisser  le  long  du  bâtiment,  et  n-wait 
sans  eue  vu,  du  côté  de  la  terre.  M.ilbeurens- 
mem  pour  lui,  U  descendait  le  lleuve  pendant  que 


—  48  — 


la  marée  montait.  Un  dos  gardes,  étonné  de  voir 
un  panier  à  tliarbon  llolter  sur  l'eau  contre  la 
marée,  envoya  un  batelier  s'informer  de  ce  qu'il 
contenait,  et  le  malheureux  inventeur  de  ce  nou- 
veau mode  de  navigation,  ainsi  découvert,  ne  tar- 
da pas  à  être  réinstallé  dans  son  cachot, 

12.  —  Presque  tous  les  bâtimens  armés  qui  se 
trouvent  dans  le  port  de  Toulon  ont  reçu  l'ordre 
de  partir  successivement  pour  le  Levant.  On  as- 
sure que  sous  peu  de  jours  l'escadre  de  M.  le 
contre-amiral  Lalande  atteindra  l'elloctif  imposant 
de  8  vaisseaux ,  ;>  frégates ,  h  corvettes  cl  /i  bricks  ; 
tjtal  19  voiles. 

—  On  compte  dans  le  cadre  des  capitaines  de 
vaisseau  de  notre  armée  navale  un  brave  et  digue 
ofluier  du  nom  de  Marceau.  C'est  le  neveu  du  gé- 
néral Marceau ,  si  illustre  dans  nos  annales  répu- 
blicaines. 

—  Le  10  juin,  au  matin,  entre  3  et  4  heures, 
le  magnilique  bateau  à  vapeur  John-Bull  est  de- 
venu la  proie  d'un  incendie,  à  la  hauteur  de  La- 
veltrie ,  à  huit  milles  environ  au  dessus  de  Sorel. 
Plusieurs  passagers  ont  péri.  Ce  bateau  à  vapeur 
avait  coûté  22,680  liv.  st.  ;  il  n'était  assuré  que 
pour  5,000  liv.  st. 

—  La  vieille  grille  de  la  place  Royale  a  été  en- 
tièrement enlevée,  et  l'on  est  occupé  à  terminer 
la  base  en  pierres  de  taille  qui  doit  supporter  la 
nouvelle.  Cette  base  figurera  une  sorte  d'octo- 
gone :  mais  pour  donner  cette  forme  au  jardin  , 
qui  était  carré  auparavant,  on  est  forcé  de  saeri- 
lier  les  quatre  arbn  s  placés  aux  quatre  coins. 
Cette  innovation  a  lieu  pour  faciliter  la  circula- 
tion autour  de  la  place. 

—  M.  \anderm;ireq  ,  maire  de  Sceaux-Pen- 
ihiévre ,  vient  de  faire  exhumer  les  restes  de  Flo- 
rian  ,  pour  les  faire  transporter  dans  un  monu- 
ment élevé  à  la  mémoire  de  cet  écrivain.  En  at- 
tendant que  le  monument  soit  terminé,  M.  le  curé 
de  Sceaux  a  fait  déposer  ces  restes  dans  une 
chapelle  ardente  en  son  église. 

—  La  mort  vient  d'enlever  à  sa  famille  et  à  ses 
amis  une  femme  d'un  haut  mérite  et  du  plus  no- 
ble caractère,  madame  Scheller,  mère  de  MM. 
Ary,  Arnold  et  Henri  Schelfer. 

—  Les  compositions  du  concours  général  com- 
menceront, à  la  Sorbonne  ,  le  18  juillet ,  et  se- 
ront continuées  jusqu'au  19  août  ;  les  distribu- 
tions i)articulières  auront  lieu  dans  les  collèges  le 
mardi  20  ;  les  vacances  commenceront  le  mercredi 
21;  et  la  rentrée  des  classes  sera  faite  le  lundi  7 
octobre. 

—  M.  Bihin ,  le  fameux  géant  à  qui  nous  avons 
vu  jouer  le  rôle  de  Goliath  au  Cirque-Olympique, 
l'année  dernière  ,  vient  de  se  marier  en  Angle- 
terre. Les  journaux  d'Anvers,  qui  donnent  celte 
nouvelle  ,  en  annonçant  son  retour  dans  sa  patrie 
(M.  Bihin  est  Belge) ,  ont  soin  de  rappeler  que 
leur  gigantesque  compatriote  a  7  pieds  G  pouces  ; 
mais  ils  ne  parlent  pas  de  la  taille  de  madame 
Bihin. 

—  On  écrit  de  Bade  : 

<■  M.  Mevcrbeer  est  arrivé  ici  depuis  la  fin 
du  mois  dernier  ;  mais  il  ne  restera  parmi  nous 
que  fort  peu  de  temps  ,  car  il  doit  accompagner 
aux  bains  d'Ems  sa  femme  qui  est  très  soutirante.  » 

—  Deux  hommes  attablés  chez  un  marchand  de 
vin  du  quartier  Popincourt,  tenaient,  il  y  a  quel- 
qucsjours,  le  langage  suivant  en  vidant  leur  qua- 
trième litre  :  «  On  dit  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
agréable  (pie  d'être  pendu  par  son  cou.  J'ai  connu 
un  ami  qui  s'était  trouvé  dansce  cas,  et  il  m'a  as- 
suré que  de  sa  vie  il  n'avait  été  aussi  joyeux.  — 
C'est  égal,  je  ne  goiltcrai  point  de  celui-là,  et 
j'aime  "mieux  un  coup  de  piéton.  Garçon  ,  un  li- 
tre! >i  Le  litre  arrive,  la  conversation  se  renoue, 
ei  le  premier  interlocuteur  ,  laisant  l'éloge  de  la 
corde  à  me.^urc  que  le  vin  lui  monte  à  la  tête,  finit 
en  se  rendant  chez  lui  par  accrocher  sa  cravate  à 
un  clou  et  se  pendre.  Le  lendemain  on  l'a  trouvé 
mon. 


—  Les  journaux  de  Londres  estiment  la  dé- 
pense totale  du  tournoi  de  lord  Eglinton  à 
50,000  liv.  st.  (1,250,000  fr.) 


13.  — L'arrêt  de  la  cour  des  pairs  a  été  rendu 
hier  à  neuf  heures  du  soir. 

Par  cet  arrêt. 

Barbes,  reconnu  coupable  d'attentat  et  d'assas- 
sinat sur  la  personne  du  lieutenant  Drouineau, 
est  condamné  à  la  peine  de  mort. 

Mialon,  déclaré  coupable  d'attentat  et  d'assassi- 
nat sur  la  personne  du  maréchal-des-logis  Jonas, 
est  condamné  aux  travaux  forcés  à  perpétuité. 

Sont  condamnés  comme  coupables  d'attentat, 

Martin  Bernard  à  la  déportation. 

Delsade,  Austen,  Philippet,  à  15  ans  de  déten- 
tion. 

Nouguès  et  Martin"  (Noël)  h  six  ans  de  déten- 
tion. 

Guilbert,  Roudil  etXemière  à  cinq  ans  de  dé- 
tention. 

Longuet  h  trois  ans  d'emprisonnement. 

Marescal  à  trois  ans  d'emprisonnement. 

Walch  et  Pierné  à  deux  ans  d'emprisonnement. 

Bonnet,  Lebarzie,  Dugast  et  Grégoire  sont 
acquittés. 

Martin,  Longuet,  Marescal,  Walch  et  Pierné 
seront,  à  l'expiration  de  leur  peine,  placés  sous  la 
surveillance  de  la  haute  police  ; 

Martin  pendant  dix  années  ; 

Longuet,  Walch,  Pierné  et  Marescal,  pendant 
cinq  années  ; 

Les  susnommés  condamnés  solidairement  aux 
frais  du  procès. 

—  On  écrit  de  Lisbonne,  le  2G  juin,  à  un  jour- 
nal de  Madrid  : 

«  L'entrevue  du  duc  de  Nemours  et  de  la  prin- 
cesse Victoire  de  Saxe-Cobourg  dans  cette  capi- 
tale n'a  pas  été  due  au  hasard,  elle  avait  été  con- 
certée d'avance  entre  le  roi  des  Français  et  le 
roi  des  Belges,  dans  le  but  d'amener  un  mariage, 
bien  que  le  père  ne  soit  pas  duc  régnant,  mais 
simple  général  au  service  de  l'Autriche. 

—  On  écrit  de  Nancy,  10  juillet  : 

«  La  princesse  de  Leuchtemberg  et  sa  fille,  ar- 
rivées à  Nancy  dans  la  journée,  et  descendues  à 
l'hôtel  de  France  avec  leur  suite,  assistaient  hier 
au  soir  au  spectacle.  La  princesse  de  Leuchtem- 
berg est  fille  du  roi  de  Bavière  et  veuve  d'Eugène 
de  Beauharnais,  vice-roi  d'Italie.  Ces  dames  vont 
prendre  les  bains  de  mer  à  Dieppe.  >> 

—  Un  agronome  de  la  Seine-Inférieure  vient 
d'inventer  une  machine  très  remarquable  pour  le 
fauchage.  Dans  un  temps  donné  égal,  cette  ma- 
chine fera  l'ouvrage  de  seize  faucheurs  et  seize 
ramasseurs  (c'est-à-dire  de  plus  de  trente  per- 
sonnes), avec  un  cheval  et  un  seul  homme  pour 
diriger  et  surveiller  le  mouvement  de  la  machine 
et  conduire  le  cheval, 

—  Les  faillites  se  multiplient,  et  ces  désastres 
commerciaux  atteignent  particulièrement  l'impri- 
merie et  la  librairie.  Plus  de  800  compositeurs, 
pressiers  et  autres  auxiliaires  de  la  typographie, 
sont  en  ce  moment  sans  travail  à  Paris.  Sept  nou- 
velles faillites  ont  été  déclarées  dans  la  seule  jour- 
née du  10  juillet. 

—  Le  premier  million  de  l'indemnité  due  aux 
Français  est  arrivé  à  la  Vera-Cruz. 

—  Le  monde  est  véritablement  en  progrès.  11 
y  a  dix  ans  qu'une  machine  à  vapeur  était  pres- 
que un  objet  de  curiosité  ;  aujourd'hui  déjà  les 
quincailliers  des  quais  de  la  Mégisserie  et  Lepelle- 
tier  en  vendent  de  toutes  les  puissances  et  de  tous 
les  systèmes. 

iU.'—  Une  certaine  agitation  a  régné  hier 
dans  Paris. 

«Vers  midi,  dos  groupes  nombreux  ont  com- 
mencé à  se  former  on  divers  quartiers,  et  se  sont 
bientôt  tous  réunis  en  un  seul  sur  le  boulevart 
du  Temple.  Le  rassemblement,  composé  de  trois 


à  quatre  cents  personnes,  s'est  alors  dirigé  vers 
la  chambre  des  députés.  Les  individus  dont  i' 
était  formé  étaient  généralement  ou  bien  vêtus  ou 
en  blouse.  Vers  deux  hoBres,  ils  ont  paru  sur  la 
place  de  la  Concorde,  se  dirigeant  vers  la  cham- 
bre des  députés.  Un  homme  qui  marchait  au  pre- 
mier rang  portait  au  bout  d'un  bâton  un  écriteau 
sur  lequel  on  lisait  en  grosses  lettres  ces  mots  : 

PÉTITION  CONTRE  LA  PEINÇ  DE  MORT. 

"Au  moment  où  la  tête  de  cette  colonne  allait 
déboucher  du  Pont  Royal,  les  divers  postes  du 
Palais-Bourbon  ont  pris  et  chargé  les  armes. 
Deux  compagnies  d'infanterie  se  sont  rangées 
en  b.'itaille  devant  le  péristyle  de  la  chambre. 

uUn  commissaire  de  police  s'est  avancé  seul 
vers  le  groupe  et  a  fait  sommation  à  ceux  qui  le 
composaient  de  se  dissiper  ;  au  même  instant,  un 
peleton  de  la  garde  municipale  à  cheval,  a  dé- 
bouché au  trot  de  la  rue  de  Bourgogne,  la  bande 
s'est  aussitôt  dispersée  en  fuyant  à  toutes  jambes 
par  les  quais  des  deux  rives.  On  a  arrêté  celui  qui 
portait  l'écriteau. 

«Pendant  ce  temps,  un  autre  groupe  bien  plus 
nombreux  et  composé  presque  en  entier  d'étu- 
dians,  s'est  porté  au  ministère  de  la  justice.  Les 
individus  qui  marchaient  à  la  tête  du  rassemble- 
ment et  qui  paraissaient  le  diriger,  ont  demandé 
à  parler  à  M.  le  ministre.  Ils  ont  été  reçus,  par 
M.  Boudet,  secrétaire-général,  auquel  ils  ont 
remis  une  pétition,  et  qui  s'est  ellbrcé  de  les  cal- 
mer. Lorsqu'ils  sont  sortis  du  ministère,  le  ras- 
semblement dont  ils  faisaient  partie  s'est  dissipé 
de  lui-même. 

»  Le  reste  de  la  journée  s'est  passé  fort  tran- 
quillement. Les  Tuileries  sont  restées  ouvertes, 
et  nulle  part  on  ne  rencontrait  de  groupes  tumul- 
tueux. Seulement  un  grand  nombre  de  curieux 
circulaient  sur  le  boulevart.  Au  moment  où  le 
jour  a  cessé,  des  attroupemens  assez  nombreux  se 
sont  formés  à  la  pot  te  et  au  carré  Saint-Martin; 
mais  ils  n'avaient  aucun  caractère  hostile.  Vers 
dix  heures,  une  bande  d'environ  200  hommes  par- 
courait la  rue  Montmartre  en  poussant  des  cris 
qu'il  était  dilhcile  de  distinguer.  Mais  partout  les 
postes  étaient  renforcés.» 

—  Ce  matin  madame  Cari,  sœur  de  Barbes,  en 
compagnie  de  son  mari  et  de  M.  Berthomieu,  son 
parent,  s'est  rendue  chez  M.  de  Lamartine  pour 
lui  demander  une  lettre  d'introduction  pour  le  pa- 
lais de  Neuilly.  M.  de  Lamartine  a  répondu  qu'il 
n'avait  pas  de  moyen  direct  d'introduction  ;  mais 
il  a  remis  à  M.  Cari  une  lettre  pour  M.  de  Mon- 
talivet. 

M.  de  Montalivet  s'est  empressé  de  donner  à 
M.  et  madame  Cari  une  lettre  pour  Neuilly,  lettre 
au  moyen  de  laquelle  ils  ont  été  introduits  sur-le- 
champ.  Le  roi  a  accueilli  les  solliciteurs  avec 
beaucoup  de  bienveillance  et  de  bonté,  et  s'est 
exprimé  à  peu  près  en  ces  termes  : 

(I  Je  suis  très  personnellement  porté  à  l'Indul- 
gence, mais  la  solution  de  la  question  ne  dépend 
pas  de  moi  seul.  Le  conseil  s'est  occupé  ce  matin 
de  cette  allaire.  Rien  n'est  encore  décidé.  Des 
raisons  d'état  doivent  être  prises  en  considération; 
mais  s'il  ne  tenait  qu'à  moi ,  dès  à  présent,  vous 
retourneriez  à  Paris  avec  la  grâce  de  Barbes.  Es- 
pérez, prenez  courage...  « 

—  Il  y  a  eu  ce  matin  conseil  des  ministres  pour 
délibérer  sur  l'exécution  de  l'arrêt  de  la  cour  des 
pairs  en  ce  qui  concerne  Barbes.  On  assure  que 
quatre  ministres  se  sont  prononcés  pour  une 
commutation  de  peine. 

—  Barbes  a  vu  aujourd'hui  son  frère  et  ses  dé- 
fenseurs ;  aucune  prière  n'a  pu  l'engager  à  former 
un  recours  en  grâce. 

—  11  est  question  d'avoir  une  exposition  an- 
nuelle par  série  pour  tous  les  produits  de  l'indus- 
trie française,  divisés  en  cinq  grandes  classes. 


Le  Directeur,  BERTHET. 


Irap,  UEd .  Proui  et  C',  rue  Neuvc-des-BonsEnfans. 


IDewxièmc  ôt^%'. 


•< 


20  JUILLET  1339. 


LITTÉRATCHE,  SCIENCES,  BEAUX  ABTS  ,  IK- 
DCSTniE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUIS- 
SES DE  MOEUnS,  MÉMOIRES  ET  VOYAGES. 


ON  S'ABONNE  A  PARIS.  A  U  BUREAU  DU  JOUR- 
NAL, rue  du  HELDER  ,  14  bis,  et  chez 
tous  les  Libraires  et  Iiirecteurs  des  postes. 


Pour  toute  rAUemagne,  chez  M.  Alexandre, 
Directeur  des  saloss  littéraires,  a  Stras- 
bourg. 

Et  pour  Londres  et  les  Trois-Royaumes , 
au  Cercle  des  étrangers,  n.22j.Picadilly. 

Les  abonnemeDs  ne  datent  que  des  5  et  20  de 
chaque  mois. 


Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis 
par  la  poste,  ou  en  un  mandata  toacher  à 
Paris. 


Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait , 
L'esprit  d'autrui  par  complément  servait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


N»  4. 

Journaux .  bévues,  ouvrages  inédits 
publications  nouvelles,  biogbapdies, 
tribunaux,  théâtres  et  modes. 


PRIX  D'ABOWNEMENT 

POUR  PARIS  ET  LES  DÉPARTE5IEX3 

POUR  UN  AN ^8  Ir 

POCB  SIX  MOIS 25 

POUR   TROIS  MOIS 13 

POUR  L'ÉTBASCER  EN  SUS  PAB  AN.         6 


On  ne  lire  à  vue  que  sur  les  personnes  qui 
s'abonnent  pour  un  an  ou  6  moi»,  et  ta 
font  la  demande  par  lettres  aUrancbies. 

Une  gravure  de  modes  est  jointe  an  n°  du  5 
et  une  lilbographie  au  n'  du  20  de  chaque 
mois. 


Prix  des  annonces,  75  c.  U  ligne. 


(Sa^cttc  be0  Jfournaitx  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

Les  enfass  tbouvés  avant  et  depuis  l'éta- 
blissement DU  ciimsTiAMsMË.  —  Souvenirs 
intimes  du  temps  de  l'empire  :  Histoiue  d'un 

SABRE  DE  PAIN  d'ÉPICES,  A  PKOPOS  DE  LA  BA- 
TAILLE DE  LEIPZICK  et  de  LA  PLACE  VEN- 
DÔME, par  M.  Emile  Marco  de  Saint-Hi- 
LAIRE  (suite  et  fin).  —Madame  de  Marcilly, 
par  Gustave  Héquet.  — Le  singe  de  Biard, 
par  S.  H.  Bertuoud.  — AcADiJMiE  des  scien- 
ces (séance  du  l.ï  juillet).  —  Mort  du  sul- 
tan Mahmoud,  par  Henri  Cohnille.  • —  Mé- 
langes ,  faits  curieux  :  Guèrison  de  ihidro- 
phobie ;  Constanline;  Les  deux  pigeons; 
Superstition  ;  (Chemin  de  fer.  —  Revue  des 
tribunaux  :  Société  en  participation  pour  un 
cheval,  bénéfices  au  profit  des  épouses  des 
contractans  ;  Barbes,  —  Revue  dramatique  : 
les  Brodequins  de  Lise  ;  Les  trois  Quenouilles. 
Kevue  de  cinq  jouis. 

N.  iS.  —Périrait  de  Bouffé ,  ariistc  du  Gymnase. 


DES  ENFANS  TROUVÉS 

Avant  et  depuiM  l'étnl>li»>senient  «la 
chrlstianisuica 


«  La  taxe  des  pauvres  crée  des  pauvres  eu 
»  Angleterre  ;  les  hospices  d'cnfaiis  trouvés 
»  mulliplicnt  les  enTans  abandonnés'.  » 

DUCUATEL. 

La  condition  des  enfans  trouvés  se  lie,  chez 
les  peuples  anciens  et  nioderiics,  à  l'histoire  des 
mœurs  et  peut  èlrc  étudiée  à  trois  grandes  épo- 
ques :  la  première  au  temps  du  polythéisme,  la 
seconde  depuis  ravèncment  de  l'ère  chréiicnne 
jusqu'à  Vincent  de  l'aiiîc;  la  tioi.siéiiie  depuis 
Vincent  de  P.uile  jusqu'à  nos  jours.  Les  enrans 
trouvés  ou  ahaiidoniiOs  ne  reconnaissaient  pas 
chez  les  peuples  anciens  la  même  origine  que  chez 
les  modernes.  Si  ihcz  nous  la  plupart  des  enf.ins 
trouvés  .sont  regardés  avcr  raison  roainie  li  s  pro- 
duits de  naissances  illégitimes  ;  si  l'exposition  d'un 


enfant  chez,  les  modernes  suppose,  de  la  part  de 
ceux  qui  l'ont  exposé,  le  désir  de  lui  conserver 
la  vie,  chez  les  anciens  l'exposition  ne  différait 
que  peu  de  l'infanticide,  qui  était  non-seulement 
toléré,  mais  même  prescrit  par  la  loi  dans  plu- 
sieurs états,  et  frappait  également  tous  les  enfans 
qui  se  trouvaient  dans  une  certaine  position,  de 
quelque  union  qu'ils  fussent  nés.  Le  but  de  la 
loi  chez  quelques  peuples  anciens  étant  de  ne 
laisser  élever  que  les  enfans  qui,  par  la  force  de 
leur  ccnstiiHtion,  paraissaien'.  appelés  à  fournir  à 
l'état  des  citoyens  utiles  :  tous  ceux  qui  venaient 
au  jour  faibles,  mal  constitués,  destinés  à  eue 
toujours  valétudinaires  et  à  imposer  un  fardeau 
continuel  à  la  patrie,  étaient  rcjctés  du  sein  de  la 
société  ;  on  permettait  le  meurtre  de  la  plupart 
des  filles  et  celui  des  garçons  qui  naissaient 
chélifs.  La  loi  ne  considérait  pas  si  elle  faisait  lor 
à  l'individuelle  ne  considérait  que  l'intérêt  pu- 
blic; son  but  principal  était  d'obtenir  des  citoyens 
d'une  santé  vigoureuse  et  capables  de  transmettre 
leur  force  à  d'autres  et  de  maintenir  la  popula- 
tion dans  certaines  limites.  Aussi  l'infanticide 
est-il  recommandé,  par  les  philosophes  dont  nous 
admirons  le  plus  la  morale.  C<  lui  r{ue  l'anli(|uilé 
a  surnommé  le  divin,  Platon  ,  défend  de  laisser 
vivre  les  enfans  mal  constitués,  et  il  ordonne  de 
mettre  à  mort  ceux  qui  sont  nés  de  pères  âgés  de 
plus  de  50  ans  et  de  mères  qui  sont  parvenues 
à  /iO.  Le  sage  Aristole  réclamait  une  loi  qui  dé- 
terminât qui'lsenfans  devaient  être  élevés  et  quels 
exposé.»,  c'est-à-dire  mis  à  mort  ;  lui  aussi  ne  vou- 
lait pas  que  la  vie  fût  conservée  aux  nouveau-ni's 
déb;les  et  contrefaits.  Le  nombre  de  ceux  qui  se- 
raient appelés  à  vivre  serait  réglé.  Sénèiue  le 
philnsophe  s'elTorcede  démontrer  que,  lorsque  la 
société  ri  tr,inc!ie  de  son  sciii  l'un  de  .ses  meai 
brcs,  elle  obéit  h  la  r.iison  et  non  à  un  senlimeul 
(le  colère,  de  même  qu'on  noyé  ceux  de  ses  en- 
fans qui  nai-seiit  débiles  et  coiiln'faiis.  Le  bon 
Plulai'niio  m'con;lainne  nulle  part  l'exposition,  et 
teinblo  l'uUtoriscr  quelquefois.    Quiiililien,  dant 


certains   cas,   appelle  le  meurtre  des  enfans  une 
très  belle  action. 

Cependant  le  sentiment  maternel  que  la  loi  ne 
pouvait  faire  complètement  disparaître,  suggérait 
quelquefois  aux  malheureuses  mères  le  moyen 
de  l'éluder;  quelques-unes  parvenaient  à  dcjouer 
la  surveillance  de  leurs  époux,  et  faisaient  exposer 
dans  un  lieu  fréquenté  l'enfant  dont  la  mort  avait 
été  ordonnée.  C'est  dans  un  romau  grec,  dans  la 
pastorale  de  Longus  que  l'on  trouve  les  rensei- 
gnemens  les  plus  étendus  sur  l'exposition  des 
nouveau-nés.  Il  est  curieux  d'entendre  le  riciie 
père  de  Daphnis  raconter  les  motifs  qui  l'avaient 
porté  à  exposer  son  enfant  avec  quelque  objet  de 
valeur  :  "  Je  pensa'is  avoir  assez  de  trois  en.'ans 
et  fis  exposer  ceslui  petit  enfant  de  maillot,  qui 
estoit  venu  après  tous,  avec  ces  jo>auz  que  je  lui 
baillai,  non  pa.s  en  intention  de  le  retrouver  et 
le  reconnoiire  en  temps  à  venir,  mais  afin  qu;; 
celui  qui  le  trouveroit  eût  de  quoi  l'enseve- 
lir. »  Ainsi  Dyouisophjne  a\ait  fait  exposer 
son  enfant  avec  la  volonté  ferme  de  lui  donner  li 
mort;  d  était  riche  cependant.  Cette  action,  qui 
caractérise  les  mœurs  de  l'époque,  ne  lui  inspire 
aucun  regret,  et  parait  fort  naturelle  aux  person- 
nes auxquelles  le  vieillard  la  raconte. 

Cet  usa^ze  n'existait  pas  cepend.int  chez  tou.s 
les  peuplis  de  l'antiquité.  .\u  mil. eu  de  la  Grèce 
même,  Thèbcs  offrait  une  exception  à  cet  égard. 
La  loi  y  défendait  l'abandnn  des  nouveau-nés. 
Chez  les  Hébreux  et  les  Egyptiens  l'exposition  dos 
enfans  et  l'infanticide  ne  par.'.is,scnt  avoir  clé.  à  au- 
cune époque,  une  pratique  ii.itionale.  Deux  peu- 
ples donl  les  usages  remonli  ni  à  des  temps  très 
reculés,  les  Indous  et  les  Chinois,  semblent 
avoir  toujours  prati^iué  riaf.inlicide.  Si  l'on  en 
croit  r.arrow,  le  nombre  des  enfans  exposés 
ch.itpie  année  dans  la  seule  ville  de  Pékin  dé- 
passe '.t.OtlO. 

Les  ma-urs  de  la  société  roaiainc  n'étaient  pa« 
plusélevées  que  celles  de  la  société  grec.|:ie,  sous 
ce  rap^orl.  Il  y  a  dans  l'une  des  comédies  de  Té- 


—  50  — 


\C\cc  «d'Eaiitontimoriimcnos  )),  une  scène'qui 
représente  l'upinion  des  Romains  de  son  temps 
sur  l'exposition  des  nouveau-nés.  Non-seule- 
ment un  certain  nombre  d'enfans  nouveau-nés 
étaient  exposés  à  Rome,  mais  l'autorité  de  Sénè- 
que  ne  permet  pas  de  douter  qu'au  temps  d'Ho- 
race, d'Auguste,  deCicéron  et  de  Virgile,  il  était 
permis  à  des  spéculateurs  de  mutiler  ces  enfans 
de  la  manière  la  plus  atroce  pour  en  faire  des 
niendians.  Le  titre  seul  de  l'espèce  de  plaidoyer 
dans  lequel  Sénèque  débat  très  froidement  la 
question  de  savoir  si  mutiler  ainsi  de  jeunes  en- 
fans  c'est  causer  un  dommage  à  la  république,  est 
l'accusation  la  plus  forte  que  l'on  puisse  porter 
contre  les  mœurs  de  celte  époque. 

La  condition  des  enfans  trouvés  continua  à 
être  déplorable  sous  les  empereurs,  ppnJant  les 
premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne.  Ces  malheu- 
reux orphelins  demeuraient  placés  en  dehors  du 
droit  commun  ;  leur  nombre  était  considérable  , 
non-seulement  à  Rome,  mais  dans  la  plupart  des 
provinces  de  l'empire.  Trajan,  dans  une  réponse 
à  Fline  qui  lui  avait  demandé  des  instructions  sur 
le  sort  de  ceux  qui,  nés  de  parens  libres,  avaient 
été  exposés  et  étaient  devenus  esclaves,  suivant 
la  loi ,  de  ceux  qui  les  avaient  recueillis  ,  lui  dit 
qu'aucune  des  lois  de  ses  prédécesseurs  n'avait 
réglé  cette  question  pour  toutes  les  provinces  de 
l'empire. 

Cependant  les  progrès  de  la  raison  publique , 
l'adoucissement  des  mœurs  et  une  iniluence  bien 
plus  puissante  encore  ,  celle  d'une  religion  nou- 
velle ,  dépouillèrent  par  degrés  le  chef  de  la  fa- 
mille de  cette  terrible  puissance  paternelle  dont 
les  anciennes  lois  romaines  l'avaient  investi;  l'état 
prit  sous  sa  protection  tous  les  citoyens  et  de- 
manda compte  au  père  de  la  vie  de  ses  enfans 
dont  celui-ci  avait  disposé  jusque-là  d'une  manière 
absolue.  A  peine  la  religion  chrétienne  eut-elle 
été  fondée  qu'elle  se  prit  corps  à  corps  avec  les 
doctrines  barbares  du  paganisme  qui  ordonnaient 
le  meurtre  des  enfans  trouvés  et  réduisaient  à 
l'état  d'esclavage  ceux  qui  ne  périssaient  pas  de 
misère  et  de  faim.  Dès  leurs  premiers  combats 
avec  les  défenseurs  du  paganisme  encore  maîtres 
du  monde ,  les  pères  de  l'église  se  constituèrent 
l'appui  des  enfans  trouvés  ,  et  foudroyèrent  de 
leur  mâle  éloquence  la  cruautédes  mœurs  payennes 
envers  ces  infortunés;  mais  le  combat  fut  long; 
leurs  belles  allocutions  peu  écoutées  d'abord  ne 
passèrent  que  peu  à  peu  dans  les  opinions  et  dans 
les  mœurs.  Le  premier  empereur  chrétien ,  Cons- 
tantin ,  n'osa  pas  même  répudier  ce  déplorable 
héritage  du  paganisme  et  parut  tolérer  l'infanti- 
cide; en  315  ,  il  fit  publier  dans  toute  l'Italie  la 
loi  suivante  :  «  Si  un  père  ou  une  mère  vous  ap- 
»  porte  son  enfant ,  qu'une  extrême  indigence 
»  l'empêche  d'élever ,  les  devoirs  de  votre  place 
j)  sont  de  lui  procurer ,  et  la  nourriture  et  les 
»  vctemens,  sans  nul  retard,  parce  que  les  be- 
»  soins  d'un  enfant  qui  vient  de  naître  ne  peu- 
1»  vent  être  ajournés.  Le  trésor  de  l'empire  et  le 
»  mien ,  indistinctement,  fourniront  à  ces  dépen- 
»  SCS.»  Constantin  dit,  dans  le  préambule,  que 
son  motif  est  de  prévenir  l'infanticide.  Mais  il  ne 
prononce  aucune  peine  contre  ce  crime  :  il  se 
contente  de  chercher  a  en  détruire  les  causes. 

En  322,  mêmes  dispositions  pour  l'Afrique. 
C'est  aux  proconsuls  à  fournir  des  secours  à  tous 


ceux  qui  se  trouvent  dans  l'impossibilité  d'entre- 
tenir leurs  enfans. 

Mais  bientôt  Constantin  se  vit  contraint  de  re- 
noncer il  ce  sysième  :  en  329  il  remit  à  la  pitié 
et  à  l'intérêt  individuels  le  soin  de  nourrir  les  en- 
fans abandonnés  par  leurs  parens.  En  même 
temps ,  pour  engager  à  recueillir  ces  enfans ,  il 
déclara  formellement  qu'ils  seraient,  comme  dans 
les  temps  anciens,  la  propriété  de  ceux  qui  les 
auraient  élevés,  et  il  protège  contre  toutes  récla- 
mations les  maîtres  des  esclaves  acquis  de  cette 
manière. 

Dans  ce  temps  de  malheur  et  de  misère ,  non 
seulement  les  parens  exposaient  les  nouveau-nés, 
faute  de  moyens  de  les  élever,  mais  encore  ils 
vendaient  les  adultes  ou  pour  payer  leurs  dettes  , 
ou  pour  acquitter  les  impôts. 

Tel  était  l'état  des  choses  au  quatrième  siècle  ; 
point  de  secours  publics,  servitude  pour  les  en- 
fans exposés  ,  absence  de  peines  positives  contre 
l'infanticide. 

Ce  ne  fut  qu'en  37i  que  les  empereurs  Valence 
et  Gratien  déclarèrent  l'exposition  des  nouveau- 
nés  punissable,  et  firent  à  tous  les  pères  une  obli- 
gation de  nourrir  leurs  enfans. 

La  société  nouvelle  qui ,  après  la  chute  de  l'em- 
pire romain ,  naquit  de  la  conquête  de  l'Europe 
par  les  Barbares,  montra  ,  quoique  peu  avancée 
dans  la  civilisation ,  plus  d'humanité  pour  les  en- 
fans trouvés  que  ne  l'avaient  fiit  les  nations  les 
plus  civilisées  de  l'antiquité.  La  loi  des  Francs  et 
celle  des  Allemands  protégèrent  la  vie  des  enfans 
trouvés  et  s'occupèrent  de  leur  sort.  Ces  lois  qui 
furent  long-temps  en  vigueur  furent  une  véritable 
transition  de  la  législation  des  anciens  sur  les  en- 
fans trouvés,  à  celle  qui  est  en  vii,'ueur  aujour- 
d'hui. 

Ces  premières  améliorations  du  sort  des  enfans 
trouvés  n'avaient  point  encore  été  jusqu'à  les  dé- 
rober à  l'esclavage  qui  avait  été  maintenu  par 
plusieurs  conciles;  ce  fut  Justinien  qui  le  premier 
proclama  la  liberté  absolue  des  enfans  trouvés,  et 
déclara  qu'i's  n'étaient  la  propriété  ni  du  père 
qui  les  avait  exposés ,  ni  de  la  personne  qui  les 
avait  recueillis  ,  et  ordonna  pour  eux  l'institution 
de  maisons  de  bienfaisance ,  sur  l'organisation  et 
la  durée  desquelles  nous  ne  possédons  pas  des 
renseignemens  positifs.  Nous  allons  voir  mainte- 
nant des  établissemens  analogues  faits  à  diverses 
reprises  et  dans  plusieurs  contrées  où  le  code 
Justinien  n'avait  pas  force  de  loi. 

En  Occident ,  il  y  avait  à  la  porte  des  églises 
une  coquille  de  marbre  dans  laquelle  les  mères 
déposaient  l'enfant  qu'elles  voulaient  abandonner. 
En  Espagne,  l'église  de  Séville  entretenait  les  en- 
fans trouvés  avec  ses  revenus  ;  mais  l'enfant  res- 
tait la  propriété  de  celui  qui  l'avait  élevé  ;  et  si 
cet  état  n'eût  été  un  passage  à  de  nouvelles  con- 
cessions ,  ces  changemens  auraient  été  peu  hono- 
rables pour  la  société  qui  ne  sauvait  la  vie  à  ces 
malheureux  que  pour  les  réduire  à  l'esclavage. 
On  rencontre  encore  dans  les  vi%  vu'  et  viu' 
siècles  quelques  indices  de  l'existence  de  maisons 
destinées  aux  enfans  trouvés  à  Trêves,  à  Milan, 
à  Angers;  mais  il  serait  fort  dilTicile  de  détermi- 
ner d'une  manière  positive  ce  que  furent  ces 
asiles  pour  les  nouveau-nés  ;  après  tout ,  n'étant 
que  le  résultat  d'ell'orts  indiviùuek ,   ils  ne  pou- 


vaient avoir  une  grande  influence  sur  le  sort  de 
ces  enfans. 

11  faut  ensuite  franchir  trois  siècles,  et  surtout 
celui  de  Charlemagne,  pour  trouver  dans  l'his- 
toire l'indication  de  quelques  tentatives  en  faveur 
des  enfans  trouvés,  et  arriver   au   11°  siècle  où 
les  hôpitaux  se  multiplièrent  et  où  plusieurs  de 
leurs  fondateurs  comprirent  très  expressément 
les  enfans  trouvés  au   nombre   des   malheureux 
qui  devaient  y  recevoir  des  soins.    Nous  voyons 
alors  s'établir  des  hôpitaux  mixtes  de  ce  genre  à 
Jérusalem  en  1210,  à  Rome  sous  le   pape  Inno- 
cent, en  Perse  sous  l'empereur   Mahmoud-Gha- 
zand-Khand  ;  en   1316,    un   magnifique  hospice 
d'enfans  trouvés  fut  élevé  à   Florence.  Il  est  pé- 
nible de  voir  qu'à   Paris,    quelques  années  plus 
tard,  une  confrérie  uniquement  vouée  à  l'œuvre 
des  enfans,  excluait  de  ses  bienfaits   les  enfans 
trouvés,  inconnus  ou  bâtards,    pour  lesquels  on 
continua,    disent  les  lettres  patentes  que  leur 
accorda     Charles    VII     en   itxliS,    de    quêter 
à   l'entrée     de     l'église   cathédrale    de    Paris, 
et  de  crier  aux  passans  :  «Faitesdu  bien  aux  enfans 
trouvés.  1)  Il  existait  encore  au  temps  de  Fran- 
çois I",  dans  l'église  cathédrale  de  Paris,  à  Notre- 
Dame,  un  grabat  appelé  la  crèche,  sur  lequel  des 
filles  charitables  déposaient  les  enfans  nouveau- 
nés  que  leurs  païens   avaient  délaissés,  et  re- 
cevaient les  dons  des  fidèles  pendant  l'office  divin. 

L'église  qui  servit  d'abord  de  mère  aux  enfans 
abandonnés  ne  tarda  pas  à  trouver  ce  fardeau 
beaucoup  trop  pesant  et  s'empressa  de  le  trans- 
mettre aux  hospices  qui  le  supportèrent  tantôt 
avec  leurs  propres  revenus,  tantôt  avec  l'aide 
des  communes  et  des  seigneurs  hauts  justi- 
ciers, mais  toujours  avec  une  extrême  diffi- 
culté, de  nombreux  conflits  et  force  arrêts  de 
parlemens. 

Les  malheureux  enfans  trouvés  portaient  la 
peine  de  cet  état  de  choses,  aucune  loi  ne  déter- 
minant la  durée  et  la  quantité  des  secours  aux- 
quels ils  avaient  droit;  rarement  ces  secours  arri- 
vaient à  temps,  et  presque  toujours  ils  cessaient 
au  moment  où  la  nécessité  était  la  plus  grande  ; 
aussi  très  peu  de  ces  petits  malheureux  arrivaient 
à  l'âge  adulte,  et  les  institutions  n'avaient  rien 
prévu  pour  ceux  qui  avaient  échappé  à  tant  de 
malheurs;  nulle  part  l'état  ne  les  avait  pris 
sous  sa  garde  ;  chez  aucun  peuple  de  l'Europe  le 
gouvernement  ne  s'était  chargé  de  pourvoir  à  la 
conservation  de  leurs  jours. 

Emue  de  pitié  à  la  vue  de  tant  de  malheurs, 
qui  dépassaient  à  Paris  tout  ce  que  l'on  pourrait 
supposer,  une  pieuse  veuve  voulut  recevoir  les 
enfans  trouvés  dans  sa  maison,  rue  St-Landry,  qui 
devint  la  maison  de  Ui couche;  mais  ses  moyens 
bornés  ne  lui  permettaient  d'y  admettre  qu'un  pe- 
tit nombre  de  ceux  qui  lui  étaient  présentés. 
Après  sa  mort  elle  ne  fut  pas  dignement  rempla- 
cée. Cette  maison  instituée  dans  un  but  de  bien- 
faisance, devint  le  siège  d'un  afl'reux  commerce. 
Là  on  vendait  pour  la  modique  somme  de  20  sous 
des  enfans  à  tous  ceux  qui  en  demandaient;  aux 
bateleurs  qui,  comme  du  temps  du  paganisme, 
leur  mutilaient  les  membres  ou  les  couvraient 
d'horribles  plaies  dans  le  but  d'émouvoir  la  com- 
misération publique,  ou  bien  à  des  misérables  qui, 
dit-on,  répandaient  le  sang  humain  dans  l'accom- 
plissement d'horribles  maléfices. 


> 


—  ai 


Ce  spectacle  émut  rSine  de  Vincent  de  Paulc, 
qui,  aidé  de  quelques  femmes  charital)les,  fonda 
l'œuvre  des  enfans  en  IGiO.  11  eut  le  mérite  d'at- 
tirer sur  cet  établissement,  par  son  zèle  et  l'ha- 
bileté de  ses  démarches,  l'attention  du  chef  de 
l'état,  Louis  XIII.  En  1670,  des  lettres-patentes  de 
Louis  XIV  déclarèrent  la  maison  dfS  enfans  trou- 
Tés  l'un  des  hôpitaux  de  Paris.  Dès  lors  les  enfans 
qui  se  trouvèrent  à  portée  d'y  être  admis  n'eu- 
rent plus  à  redouter  les  malheurs  dont  nous  ve- 
nons déparier;  mais  la  loi  ne  s'était  pas  chargée 
de  leur  avenir  et  n'avait  pas  encore  déterminé 
leur  état;  c'est  la  révolution  de  89  qui  devait  ac- 
complir ce  grand  acte  de  justice;  elle  les  plaça 
tous  sous  l'empire  d'une  juridiction  uniforme,  leur 
donna  un  état  civil,  et  régla  la  manière  dont  leur 
éducation  serait  dirigée. 

Cuelqii'  années  plus  tard,  le  gouvernement 
iapéna  s'iilit  la  nécessité  de  refondre  la  législa- 
tion relative  auv  enfans  trouvés,  et  rendit  le  dé- 
cret organique  de  1811,  qui  est  encore  en  vi- 
gueur aujouru'iiui  en  France  et  dont  quelques 
clauses  rappellent  le  despotisme  glorieux  qui  en- 
laçait alors  ce  pays  de  toutes  parts,  et  dirigeait  ses 
vues  vers  un  but  unique.  Par  ce  décret,  les  en- 
fans trouvés  sont  mis  hors  du  droit  commun  et 
déclarés  la  propriété  de  l'état  ;  dès  qu'ils  auront 
atteint  leur  douzième  année,  ils  seront  mis  à  la 
disposition  du  ministre  de  la  marine;  seuls  parmi 
les  citoyens  ils  ne  jouiront  pas  des  chances  du  ti- 
rage, lorsqu'ils  seront  arrivés  à  l'âge  où  la  loi  sur 
le  recrutement  devra  leur  être  appliquée. 

Tels  sont  les  faits  les  plus  importans  de  l'his- 
toire des  enfans  trouvés  en  France  jusqu'aux  pre- 
mières années  du  XIX*  siècle. 

La  condition  des  enfans  trouvés  est  loin  d'être 
la  même  dans  tous  les  états  de  l'Europe  ;  la  plus 
grande  différence  se  trouve,  sous  ce  rapport,  en- 
tre les  pays  prolestans  et  les  pays  où  règne  le  ca- 
tholicisme. 

Dans  les  pays  catholiques,  des  hospices  sont 
ouverts  en  grand  nombre  aux  nouveau-nés  que 
leurs  mères  abandonnent.  Ces  enfans  sont  dépo- 
sés dans  des  tours,  disposés  de  manière  à  entou 
rer  leur  admission  d'un  profond  mystère  ;  aucune 
enquête  n'est  faite  sur  les  circonstances  de  leur 
exposition  ;  la  législation  défend  la  recherche  de 
la  paternité.  Dans  les  pays  protcstaiis,  au  con- 
traire, il  n'y  a  point  d'hospice  affecté  aux  enfans 
trouvés,  point  de  tour  pour  l'admission  des  nou- 
veau-nés abandonnés,  point  de  clandestinité.  L'é- 
tat et  la  loi  mettent  à  la  charge  de  la  fille  l'enfant 
dont  elle  est  devenue  mère,  l'en  rendant  respon- 
sable ;  mais,  comme  la  législation  autorise  la  re- 
cherche de  la  paternité,  une  lille  qui  est  devenue 
mère  nomme  le  père  de  son  enfant,  et  la  loi,  au 
défaut  de  mariage,  lui  adjuge  des  dommages  et 
intérêts.  Cependant,  si  les  protestans  n'ont  pas 
d'hospices  pour  les  enfans  trouvés,  ils  ont  du 
moins  du  travail  et  des  établissemens  nombreux 
pour  les  orphelins  et  les  enfans  abandonnés. 

Anoletekhe. — Ce  royaume  a  eu  fort  tard  des 
enfans  trouvés  et  ne  les  a  pas  gardés  long-temps. 
L'institution  d'une  maison  d'enfans  trouvés  à  Lon- 
dres fut  arrêtée  en  ll'M),  g-âce  aux  soins  de  Tho- 
mas Coram,  dont  le  nom  mérite  d'être  mis  à  côté 
rie  celui  de  Vincent  de  Paule.  Ce  généreux  citoyen, 
après  avoir  gagné  dans  le  commerce  maritime  une 


honorable  fortune,  la  consacra  tout  entière  à 
l'œuvre  philantropique  des  enfans  trouvés. 

Un  hospice,  bâii  et  doté  par  lui,  fut  immédiate- 
ment entouré  de  la  faveur  publique.  Plusieurs 
fois  même,  du  vivant  de  Coram ,  (|ui  mourut  en 
1751,  au  comble  de  ses  vœux,  le  parlement  s'as- 
socia à  son  œuvre  par  un  vote  de  subsides  ;  muis 
quand  on  vit  cette  maison,  fondée  pour  quatre 
cents  enfans,  obligée,  dès  1752,  de  pourvoir  aux 
besoins  de  plus  de  mille,  et  ce  nombre  s'élever 
encore  avec  une  extrême  rapidité,  en  1769;  quand 
on  vit  que,  malgré  l'existence  d'un  hospice  entre- 
tenu à  très  grands  frais,  il  n'y  avait  aucune  dimi- 
nution dans  la  mortalité  des  nouveau-nés  et  dans 
le  nombre  des  infanticides,  la  dépense  occasionnée 
par  cette  ins'iiution  parut  n'être  autre  chose 
qu'une  taxe  pesant  au  prolit  des  naissances  il- 
légitimes, un  encouragement  à  la  paresse  donné 
au  peuple.  On  l'accusa  de  tendre  à  éteindre  les 
sentimens  du  cœur,  à  dissoudre  les  liens  de  fa- 
mille, à  favoriser  la  violation  du  plus  sacré  devoir 
de  la  nature. 

Malihus  ne  conteste  pas  la  possibilité,  dans 
quelques  cas  exceptionnels,  du  meurtre  d'un  en- 
fant par  une  mère  qu'égare  le  sentiment  de  sa 
honte;  mais  prévenir  ce  crime  par  l'insiitution 
d'hospices,  c'est  payer,  selon  lui,  un  petit  avan- 
tage au  prix  kien  élevé  du  sacrifice  des  sentimens 
les  plus  nobles  et  les  plus  utiles  du  cœur  humain, 
dans  une  grande  partie  de  la  nation.  Ces  opinions 
ont  été  adoptées  par  tcut  ce  que  l'Angleterre 
compte  d'hommes  éclairés. 

Le  parlement,  alarmé  de  l'augmentation  rapide 
des  enfans  trouvés,  modifia  la  destination  des 
établissemens  destinés  à  ce  service,  et  aujour- 
d'hui il  n'y  a  point  à  Londres  d'hospice  pour  les 
enfans  trouvés,  car  l'établissement  qui  porte  ce 
nom,  Foundling  Hospital,  ne  reçoit  aucun  en- 
fant trouvé,  pas  même  ceux  qui  sont  exposés  à  sa 
porte.  Quelque  peu  nombreuses  que  soient,  dans 
la  capitale  de  l'Angleterre,  les  expositions  des 
nouveau-nés,  elles  ont  lieu  cependant  quelquefois, 
et  leur  nombre  s'élève  annuellement  à  trente  en- 
viron. Ces  enfans  demeurent  ii  la  charge  des 
paroisses  sur  lesquelles  ils  ont  été  trouvés. 

iRi,A>DE.  —  L'hospice  de  Dublin  est  le  seul  qui 
soit  dans  les  trois  royaumes.  On  jugera  l'action 
désorganisatrice  d'un  semblab'c  établissement, 
quand  on  saura  que,  sur  26,085  enfans  que  reçut 
cet  établissement  de  1800  à  1811  ,  11,117  furent 
déposés  par  leurs  parens  et  l/*,95.'i  abandonnés. 

On  a  tenté  à  diverses  reprises  de  fonder,  dans 
plusieurs  villes  d'Angleterre,  des  hospices  pour 
les  enfans  trouvés  ;  mais  ces  essais  sont  tombés 
devant  l'opinion  qui  regarde  ces  établissemens 
comme  un  encouragement  à  l'immoralité. 

SUISSE.  —  La  république  de  Genève  a  fait  une 
longue  expérience  du  système  catholique,  sous 
l'administration  française;  lorsqu'elle  devint  le 
chef  lieu  du  déparlement  du  Léman,  qui  compre- 
nait une  partie  de  la  Savoie,  elle  eut  un  hospice 
d'enfans  trouvés  et  un  tour.  Le  nombre  des  en- 
fans trouvé»  sous  ce  régime  a  été  croissant  d'année 
en  année.  Mais,  lorsque  cette  riche  et  intéressante 
cité  eut  recouvré  son  indépendance,  en  ISli, 
elle  ferma  son  tour,  dès  lors  le  chiffre  des  expo- 
sitions s'abaissa  progressivement,   et  descendit 


jusqu'à  un  point  bien  voisin  de  zéro.  11  n'y  a  eu 
que  deux  enfans  exposés  en  1836. 

Dans  le  canton  de  Berne,  dont  les  mœurs  ne 
sont  pas  célèbres  par  leur  pureté,  on  punit  des 
travaux  forcés  l'ixposiiion  des  enfans;  on  n'y 
trouve  point  de  tours,  mais  on  renrr,n;re,  danî 
Vllô/niat  des  bourgeois  des  enfjns  a  andonnés 
en  petit  nombre.  Dans  toute  la  Suisse,  on  a  adop- 
té le  même  système  sur  les  enfans  trouvés,  et  il 
a  eu  le  même  résulut  qu'en  Angleterre,  à  de  très 
légères  différences  près. 

ALLEMAGNE. —Partout,  daus  l'Allemagne  pro- 
testanie,  l'exposition  des  nouveau-nés  est  ron-iidc- . 
rée  comme  un  délit  très  grave  et  punie  de  pcinc.^ 
sévères;  la  recherche  delà  paternité  n'e.t  pas 
autorisée  dans  tous  les  états  do  l'Aliemagne  ; 
elle  est  interdite  en  lîavière  depuis  1S;5'(.  L-.s 
enfans  illégitimes  dont  les  n;ères  sont  indi- 
gentes et  les  pères  inconnus  ,  tombent  à  la 
charge  des  communes ,  qui  les  mettent  en  pon- 
sinn  ,  soit  chez  des  paysans  ,  soit  chez  d,  s 
chefs  d'atelier.  Dans  quelpics  états  dans  le  \\  uj-- 
temberg,  en  Prusse,  des  hoaimcs  intcl  ig-ns  oui 
institué  des  maisons  d'éducation  et  de  travail  pour 
les  enfans  trouvés,  et  qui  sont  à  peu  près  l'équi- 
valent de  nos  hospices;  elles  en  différent  cepen- 
dant sous  ce  point  de  vue  fondamental  que  les 
enfans  y  reçoivent  une  éducation  vraiment  libé- 
rale, et  que  le  secret  et  la  banalité  n'en  ont  pas 
corrompu  la  nature.  Ces  maisons  sont  administrées 
avec  une  très  grande  économie;  leurs  dépenses 
sont  à  la  charge  d  s  communes  et  des  districts, 
et  supportées  en  partie  p^ir  l'état,  en  partie  par 
des  associations  de  bienfaisance. 

PRISSE. —Ce  pays  suit  le  système  protestant 
dans  toutes  ses  conséquences;  il  y  a  beaucoup  de 
naissances  naturelles  et  peu  d'expositions  de  nou- 
veau-nés à  Berlin.  La  Suède,  le  Danemarck  ,  la 
Norwège  suivent  également  le  même  systè  ne. 
ainsi  que  tous  les  états  de  l'Amérique  du  nord. 
Le  système  catholique,  au  contraire,  ré^ne  dins 
tout  son  éclat  en  Italie,  en  Espagne,  en  l'ortui;a'. 

AUTRICHE.  —Vienne  possède  un  grand  hôpital 
des  enfans  trouvés,  où  l'on  fait  beaucoup  d'expé- 
riences sur  les  soins  qu'ils  réclament  après  l..ur 
acimission,  et  où  l'on  a  reconnu  l'inconvénient 
grave  d'allaiter  les  enfans  dans  l'éla  i  issomcni 
même  et  la  nécessité  de  les  placer  chez  des  nour- 
rices à  la  campagne. 

BRÉSIL. —  Si  nous  en  croyons  quelques  rap- 
ports, les  enfans  exposés  y  seraient  l'oljei  de 
soins  que  ne  reçoivent  pas  les  enfans  légiUmes 
dansdespays  plus  civilisés,  et  les  filles  receiraient 
à  leur  sortie  des  maisons  de  la  misériconle,  où  les 
enfans  trouvés  sont  reçus,  une  dct  qui  ferait  en- 
vie à  bien  des  tilles  d'honnêtes  ariLsans  de  nos 
contrées.  Eh  bien  !  malgré  toutes  les  facilités  et 
les  enrouragemens  donnés  à  l'cxpnsiiinn.  il  n'est 
peulêire  pas  de  pays  où  l'infanticide  soit  pLa 
fréfiuent. 

RUSSIE.  — Cet  empire,  qui  n'appartieni  pas  à  la 
communion  romaine,  a  cependant  adopté  com- 
plètement le  sjsième  catholique  sur  les  enfans 
trouvés.  Moscou  et  Pétersbourg  possèdent  deux 
établissemens  d'enfans  trouvés,  disposés  sur  les 
proportions  les  plus  \.is;es  et  hautement  prolixes 


—  52  — 


par  le  gouvernement.  Dans  ces  deu\  capitiiles,  le 
rclàchemenl  (les  ma-nrs  cslextrème,  elle  nombre 
des  naissances  illégiiimes  considérable.  La  loi  a 
prodigué  dans  ce  pays  de  servage  de  tels  avan- 
tages auxenfans  trouvés,  que  leur  condition  est 
de  beaucoup  préférable  à  celle  des  cnfans  légi- 
times. M.  de  GourolV,  qui  avait  été  chargé,  par 
rimpérairice-mère,  d'écrire  l'histoire  de  ces  deux 
établissemens,  après  avoir  déclaré  qu'ils  sont  les 
meilleurs  de  ceux  qui  existent  sur  un  pied  aussi 
libéral,  avoue  cependant  les  tristes  conséquences 
morales  de  l'institution  de  ces  deux  maisons  : 
..  C'est  qu'il  n'y  a  pas  de  puissance  sur  la  terre 
qui  puisse  faire  prospérer  des  établissemens  contre 
natme,  et  telles  sont  malheureusement  les  mai- 
sons d'enfans  trouvés. "Le  gouvernement  russe, 
ayant  reconnu  ce^  résultats,  a  voulu,  par  une 
loi  nouvelle,  en  1837,  dont  on  ne  connaît  pas 
encore  les  résultats,  mettre  un  terme  aux  nom- 
breux abus  qu'entraînent  cesdcuv  étal)lissemens. 
L'un  (les  reproches  les  plus  graves  que  l'on  ait 
faits  aux  maisons  dcstinéis  à  recevoir  les  enfans 
trouvés,  c'est  l'immense  mortalité  qui  y  a  lieu, 
c'est  la  consommaiion  d'existences  qui  s'y  opère, 
et  qui  est  telle  que  lla'.lhus,  qui  s'est  occupé  de 
l'accroissement  de  la  population  et  des  moyens 
propres  à  l'enrayer,  a  dit  que,  «  pour  arrêter  le 
«mouvement  progressif  de  la  population,  un 
vhomme,  indillércnt  d'ailleurs  sur  le  choix  des 
«moyens,  n'aurait  rien  de  mieux  à  faire  que  de 
«multiplier  les  maisons  d'enfans  trouvés  où  les 
»  cnfans  seraient  reçus  sans  disiinciionni  limites.» 
Trop  de  aits  malheureusement  incontestables 
confirment  ce  que  celte  opinion  a  de  vrai  et  de 
douloureux  ! 


SOUVENIRS  INTIMES 

DU 

TEMPS  DE  L'EMPIRE. 

Histoire  d'nn  sabre  de  p.iiu  d'épiccs, 
A  propoN  de  1.1  bntitilic  de  Leip- 
zick  et  de  lu  place  Vcndùuie. 

(Suite  elfin.) 
Au  temps  où  la  place  Vendôme  portait  le  nom 
de  Places  des  Piques  et  où  les  pierres  du  monu- 
ment élevé  à  Louis  XIV  étaient  encore  éparses  sur 
les  pavés  encadrés  d'herbe  verte  et  toull'ue,  en 
ITO'i,  un  homme  velu  du  costume  d'un  ollicier 
d'artillerie  dont  la  propreté  minutieuse  faisait 
encore  ressortir  la  vétusté,  se  promenait  circu- 
lairement  sur  cette  place  à  peu  près  déserte,  l'air 
pensif  et  les  mains  croisées  sur  le  dos.  Cet  homme 
paraissait  avoir  vingt-cinq  ans  au  plus;  il  était  de 
petite  taille,  maigre  et  svelte.  Ses  longs  cheveux 
noirs,  coupés  en  oreilles  de  cliien,  selon  la  mode 
de  l'époque,  qui  descendaient  jusque  sur  ses 
épaules,  donnaient  à  sa  physionomie  naturelle- 
ment pâle,  mais  animée  par  des  veut  d'une  viva- 
cité extrême,  un  caractère  indéfinissable  d'origi- 
nalité. Cet  ollicier  s'arrêtait  de  temps  à  autre 
pour  contempler  d'un  air  mélancolique  celte 
place  veuve  de  l'espèce  de  trophée  qui  naguère 
encore  l'embellissait.  Puis  il  fixait  ses  regards  sur 


le  piédestal  de  la  statue  absente  et  les  élevait  en- 
suite jusqu'au  ciel,  comme  un  homme  qui  bâtit 
en  imagination  un  temple,  un  arc,  une  colonne. 

L'ollicier  était  plongé  dans  celte  espèce  d'exta- 
se, lorsqu'un  jeune  enfant  s'élança  de  la  porte 
d'un  des  hôtels  voisins  et  s'approcha  de  lui  à 
l'improviste  en  lui  demandant  avec  une  hardiesse 
toute  martiale  : 

«N'est-ce  pas,  citoyen,  que  vous  êtes  général? 

—  Non,  mon  petit  ami. 

—  Ah!...  vous  n'êtes  pas  général!  vous  n'êtes 
donc  pas  dans  l'artillerie  ? 

—  Pardonnez-moij  j'ai  l'honneur  d'appartenir 
à  cette  arme  ;  mais  je  ne  suis  encore  que  com- 
mandant     C'est  bien  peu  de  chose,  n'est-ce 

pas  !  .ijouta-t-il  avec  simplicité. 

—  Commandant!  commandant  !»répéta  l'enfant 
en  .tyant  l'air  de  rélléchir;  puis,  relevant  la  tète 
et  ouvrant  de  grands  yeux  :  «  C'est  égal,  reprit-il 
en  grossissant  sa  voix,  je  voudrais  être  comman- 
dant, moi! J'ai  entendu  dire  à  mes  oncles 

(|ue  c'était  déjà  joli.  Je  voyais  bii'n  à  votre  uni- 
forme que  vous  étiez  dans  l'artillerie,  quoique 
Job  ne  voulût  pas  le  croire  ;  mais  il  ne  cherche 
qu'à  me  taquiner. 

—  Et  quel  est  donc  ce  M.  Job,  qui  ose  vous 
contrarier? 

—  C'est  le  jociicy  de  maman.  Nous  étions  tous 
les  deux  sur  le  balcon,  occupés  à  vous  regarder, 
là-i^iaut,  voyez-vous,  où  il  y  a  écrit  en  rouge,  à 
côté  de  la  grande  fenêtre  :  Vivre  libre  ou  mou- 
rir... Il  y  a  au  moins  une  heure  que  vous  vous 
promenez  autour  de  ces  pierres,  n'est-ce  pas  ?» 

A  cette  brusque  demande  le  militaire  rougit. 

«H  est  vrai  que  depuis  long-temps  j'attends  ici 
quelqu'un,  réponiht-il  en  souriant. 

— Alors,  puisque  votre  ami  ne  vient  pas,  re- 
prit le  petit  bonhomme  en  jetant  autour  de  lui 
des  regards  curieux,  je  puis  vous  adresser  une 
question  sans  crainte  de  vous  ennuyer? 

—  Faites-moi  toutes  les  questions  que  vous 
voudrez,  se  hâta  de  répondre  le  militaire,  qui, 
bien  qu'il  ne  conntll  pas  cet  enfant,  se  sentait 
pris  déjà  d'un  intérêt  tout  particulier  pour  lui  : 
je  serai  enchanté  d'y  répondre  si  je  le  puis. 

—  Eh  bien  !  dites-moi  tout  de  suite  si  vous  me 
recevriez  dans  votre  régiment?  Je  suis  grand,  je 
sais  très  bien  lire,  j'écris  passablement  en  fin,  et 
j'apprends  la  géographie.  Mon  précepteur  m'a 
assuré  que.... 

— Oh!  oh!  mon  jeune  camarade,  interrompit 
l'ollicier,  on  ne  prend  pas  les  soldats  à  la  taille, 
vous  pouvez  en  juger  par  moi,  mais  à  l'âge  et  au 
patriotisme.  Quel  âge  avez-vous? 

—J'aurai  bientôt  huit  ans,  citoyen  !  regardez- 
moi  bien.» 

Et  le  petit  bonhomme  prit  la  position  du  soldat 
sans  arme,  les  talons  rapprochés,  les  coudes  au 
corps;  et,  se  tenant  droit,  la  têteliauto,  le  regard 
fixe,  il  ne  perdait  pas,  dans  cette  posture,  une 
ligne  de  sa  taille  élancée  et  gracieuse.  Le  com- 
mandant le  regarda  un  moment  avec  tendresse; 
un  sourire  vint  de  nouveau  errer  sur  ses  lèvres 
minces  et  colorées. 

«Mon  petit  ami,  reprit-il,  vous  êtes  encore 
beaucoup  trop  jeune.  Il  faut  avoir,  à  défaut  de  la 
taille  exigée  par  l'ordonnance,  la  force  de  suppor- 
ter les  fatigues  de  la  guerre. 

—  Mais  il  y  a  des  fifres  et  des  tambours  qui  ne 


sont  pas  plus  grands  que  moi  !  Si  Job  était  là  il 
vous  le  dirait  ;  hier  encore  nous  en  avons  vu  pas- 
ser sur  le  boulevarl  des  Droits  l'Homme,  à  la 
tête  d'un  régiment  et  même  devant  la  musique  : 
on  disait  qu'ils  allaient  se  battre  à  l'armée  de 
Sambre-et-Meuse. 

—  C'est  possible,  mais  ce  n'est  pas  là  une  rai- 
son, fit  l'ollicier  en  hochant  la  tète.  11  ne  s'agit  ici 
que  de  la  force  et  il  faut  avoir  celle  de  manier  une 
épée  :  car,  voyez-vous,  mon  jeune  ami,  en  pré- 
sence des  ennemis  de  la  patrie^  le  cœur  et  le 
courage  ne  suffisent  pas. 

—  Oh  !  si  ce  n'est  que  cela,  je  manie  très  bien 
une  épée;  demandez  plutôt  à  mes  oncles,  qui 
sont  militaires  comme  vous,  si  je  ne  sais  pas  te- 
nir même  leur  grand  sabre  d'une  seule  main  :  vous 
allez  voir.» 

El,  montant  avec  la  rapidité  d'un  chat  sur  la 
borne  près  de  laquelle  ils  causaient  tous  deux,  le 
petit  homme,  s'appuyant  d'une  main  sur  l'épaule 
du  commandant  et  de  l'autre  saisisianl  la  poign:  e 
de  son  épée,  allait  la  tirer  de  son  fourreau... 

A  ce  geste  inattendu ,  celui-ci  fit  un  mouvement 
brusque,  et  retenant  la  main  de  l'espiègle,  il  lui 
dit  d'un  ton  sérieux  et  le  regard  très  animé  : 

l'Un  moment!  personne  ne  touche  à  cela  que 
moi!  Il  est  de  ces  chosesavec lesquelles  un  enfant 
ne  doit  jamais  badiner  ;  descendez  à  l'instant, 
monsieur  ! 

—  C'était  seulement  pour  vous  montrer,  bégaya 
l'enfant  d'un  air  contrit  ;  êtes-vous  fâché  contre 
moi,  citoyen  ?  » 

En  disant  ces  mots,  il  enlaça  doucement  de 
ses  deux  bras  le  cou  du  commandant,  et,  le  front 
appuyé  contre  la  joue  du  militaire,  sur  laquelle 
celui-ci  sentit  couler  une  larme  brûlante,  il  répé- 
tait d'une  voix  que  le  repentir  rendait  encore  plus 
touchante  : 

Il  Pardonnez-moi,  citoyen,  je  ne  le  ferai  plus 
jamais.» 

Emu  au  dernier  point  de  l'émotion  même  de 
l'enfant,  l'olTicier  l'embrassa  plusieurs  fois  : 

<i  Non,  non,  lui  dit-il  en  le  posant  à  terre;  mais 
je  ne  pouvais  vous  permettre  l'expérience  que 
vous  vouliez  tenter.  Pour  vous  prouver  que  je 
ne  vous  en  veux  pas  et  pour  satisfaire  votre  ar- 
deur belUqueuse,  je  vous  offre  un  beau  sabre  de 
pain  d'épices  :  l'acceptez-vous  ?  Peut-être  un 
jour  vous  en  donnerai-je  un  d'une  autre  espèce  ; 
mais  c'est  à  la  condition  que  vous  ne  pleurerez 
plus,  parce  que  vous  me  feriez  du  chaSrin,  à  moi 
aussi. 

—  Ah  !  je  veux  bien,  s'écria  le  petit  bonhomme 
en  sautant  de  joie  et  en  battant  des  mais;  mais 
c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  marchande  de  pain  d'épices 
sur  cette  vilaine  place,  ajouta-t-il  en  essuyant  ses 
yeux. 

—  Nous  en  trouverons  à  quelques  pas  d'ici, 
dans  le  Jardin  des  Capucines,  si  vous  voulez  me 
faire  l'amitié  d'y  venir  avec  moi....  Cependant, 
interrompit-il  après  un  moment  de  réilexion,  ne 
craignez-vous  pas  qu'on  ne  soit  inquiet  de  voire 
absence?...  Au  surplus,  je  vous  ramènerai  à  cet 
endroit. 

—  Bah  !  on  me  laisse  aller  seul  sur  la  terrasse 
des  Feuillans  ;  cependant,  pour  ne  pas  faire  gron- 
der Job  par  maman,  il  faut  le  prévenir  que  je  vais 
avec  vous  et  que  nous  ne  serons  pas  long-temps 
absens. 


53  — 


—  C'est  plus  convenable. 

—  Job  !  cria  l'enfunt,  en  faisant  un  signe  au 
jorkcy  qui  Ha\i  resté  en  sentinelle  sur  le  balcon 
de  l'hôtel,  je  vais  au  jardin  des  Capucines  avec  le 
commandant  acheter  un  beau  sabre  ;  si  maman 
me  demande,  tu  lui  diras  que  je  reviendrai 
bientôt.  » 

Le  jockey  s'était  empressé  d'accourir  vers  son 
jeune  maître  en  voyant  l'oHicicr  disposé  à  l'emme- 
ner; mais  le  petit  bonhomme  ayant  deviné  les 
scrupules  de  Job,  reprit  d'un  ton  d'humeur  et  en 
frappant  du  pied  avec  pétulance  : 

K  Puisque  je  te  dis  que  je  vais  revenir  tout  de 
suiic!"Et  se  rapprochant  encore  davantage  du 
commandant,  qui  le  tenait  par  la  main,  il  ajouta 
avec  une  sorte  d'orgueil  et  de  fierté  dans  le  re- 
gard :<iJe  le  savais  bien,  moi,  que  le  citoyen  était 
dans  l'artillerie!  mais  tu  ne  veux  jamais  me 
croire.» 

Le  militaire  et  son  jeune  compagnon  curent 
bientôt  rencontré  ce  qu'ils  cherchaient.  Ce  fut 
l'enfant  qui  lui  montra  du  doigt  une  vieille  femme 
assise  devant  una  petite  boutique  de  gàieaux.  Lui- 
nièmii  choisit  un  sabre  de  pain  d'épices,  le  pins 
baau  qu'il  put  trouver,  après  les  avoir  tous  exa- 
minés et  comparés  les  uns  aux  autres. 

«Combien?  de.iianda  le  commandant  à  la  mar- 
chande en  fouillant  dans  la  poche  de  côté  de  son 
uniforme. 

—  Ceux-là,  deux  sous,  citoyen;  les  autres  ne 
coûtent  qu'un  sou  la  pièce.  » 

Le  commandant  présenta  à  la  marchande  un 
assignat  de  cinq  livres.  C'étuii  pour  le  moment  sa 
seule  fortune. 

«Tenez,  rendez-moi!»  lui  dit-il. 

A  cette  vue  la  vieille  femme  fit  un  peu  la  gri- 
mace. 

«  Hélas  !  mon  cher  citoyen,  dit-elle  d'un  ton 
piteux,  cet  assignai  ne  vaut  plus,  au  jour  d'aujour- 
d'hui, que  quinze  sous  de  bon  argent. 

—  Je  lesa's,  reprit  sèchement  le  militaire. 

—  J'aimerais  mieu\,  si  cela  vous  était  égal,  que 
vous  ne  me  donnassiez  qu'un  sou  en  numéraire, 
car  je  n'aurais  pas  as'-ez  pour  vous  rendre. 

—  Je  n'ai  point  de  numéraire  sur  moi»,  répli- 
qua le  com.nandant  avec  un  léger  sourire  de 
honte.  «  Mais  gai'dez  tout. 

—  Ah  !  Jésus,  bon  Dieu  !  Pour  qui  me  prenez- 
vous?....»  fit  la  bonne  femme  en  reculant  d'un 
pas.  «J'aime  mieux  vous  faire  crédit;  vous  m'avez 
l'air  d'un  ci-devant.  La  patrie  n'est  pus  en  dan- 
ger, comme  la  semaine  ))assée  ;  vous  me  devrez 
deux  sous  en  numéraire",  ajouta  t-cllc  on  ap- 
puyant sur  le  mot. 

Le  militaire  se  trouvait  dans  un  effroyable  em- 
barras, lorsqu'au  mémo  instant  il  se  sentit  lou- 
cher doucement  l'épaule.  Croyant  que  c'était  le 
petit  bonhomme,  il  ne  tourna  pas  même  la  tète; 
mais  celui-ci  une  fois  possesseur  du  sabre  de 
pain  d'épices,  avait  prolilé  du  débat  (|ui  s'était 
élevé  pour  traverser  le  jardin  ;i  toutes  jambes  et 
rejoindre  Job,  qui  commençait  à  se  repentir  de 
ne  l'avoir  pas  suivi. 

«Ace  que  je  vois,  le  commandant Uonaparle 
aime  le  pain  d'épices  et  en  l'ait  provision!...  «dit 
le  nouveau  venu  d'une  voiv  grave  et  sonore. 

—  Ah  !  c'est  vous,  Talma...  parbleu,  mon  cher, 
vous  arrivez  bien  à  propos  !  Donnez  pour  moi, 
je  vous  prie,  deux  sous  i»  tctto  bouiie  femme  qui 


n'a  pas  grande  confiance,  à  ce  que  je  crois,  dans 
la  monnaie  de  la  république.  » 

L'artiste  tira  de  sa  poche  une  pièce  de  douze 
sous  et,  cette  fois,  la  marchande  se  trouva  assez 
riche  pour  rendre  les  dix  sous  qui  revenaient  sur 
la  pièce. 

«Je  vous  ai  attendu  plus  d'une  heure  sur  la 
place  Vendôme,  mon  cher  Talma,  dit  ensuite 
.Napoléon  d'un  ton  de  reproche  amical,  car  nous 
supposons  qu'on  a  deviné  que  c'était  lui.  Je  serais 
parti  depuis  long-temps  si  un  charmant  petit  gar- 
çon... Eh!  mais...  par  où  est-il  donc  passé  l'es- 
piègle ?  Ct-il  en  jetant  autour  de  lui  des  regards 
inquiets. 

—  Ne  vous  en  tourmentez  pas,  je  l'ai  vu  se  di- 
riger en  courant  et  en  agitant  un  sabre  de  pain 
d'épices  qu'il  tenait  à  la  main  vers  l'hôtel  que  ses 
parens  occupent  sur  la  place  Vendôme.  Je  le  con 
nais...  Mais, pardonnez-moi,  mon  cher  Bonaparte, 
si  je  vous  ai  fait  attendre  si  long-temps,  interrom- 
pit Talma  en  lui  serrant  une  main  dans  les  sien- 
nes, je  ne  fais  que  sortir  de  la  répétition. 

—  Le  Théâtre  de  la  Ilépubli(|ue  va-t-il  donc 
enfin  nous  donner  quelque  chose  de  nouveau  et 
de  bon  ? 

—  De  nouveau,  pas  précisément;  de  bon, 
je  l'espère  pour  mes  camarades  :  c'est  le  Charles  IX 
de  Chénier,  et  cette  fois  j'ai  recréé  le  rôle.... 

—  Que  vous  êtes  heureux,  Talma!  interrompit 
à  son  tour  Napoléon  avec  un  mélange  de  satisfac- 
tion et  d'amertume.  Vous  avez  obtenu  les  suffrages 
du  peuple;  vous  jouissez  chaque  jour  d'un  triom- 
phe nouveau,  votre  art  est  le  premier  de  tous  ; 
être  applaudi  chaque  soir  par  une  foule  enthou- 
siaste!... ah!  Talma!  votre  position,  comme 
artiste,  est  bien  supérieure  à  toutes  les  positions 
possibles!...  Il  me  faudrait  des  victoires  à  moi, 
pour  conquérir  le  quart  de  la  popularité  que 
vous  possédez  déjà,  et,  pour  les  obtenir,  ces  vic- 
toires, il  faut  des  soldats,  des  canons,  de  l'ar- 
gent.... 

—  Et  vous  aurez  tout  cela  un  jour,  snycz-en 
sûr,  mon  cher;  votre  mérite  sera  reconnu,  appi'é- 
cié,  mis  en  lumière  et  récompensé  plus  que  vous 
ne  crojez  peut-être.  C'est  moi  qui  vous  le  dis.» 

Et  prenant  tout  à  coup  une  po.sc  théâtrale, 
Talma,  avec  un  geste  plein  de  dignité,  toucha  lé- 
gèrement le  bras  de  Napoléon  en  ajoutant  : 

Cet  oracle  est  plus  sûr  ([ue  celui  de  Calchas  ! 

— Bravo!  Talma!  vous  dites  toujours  ce  vers 
d'une  manière  admirable. 

—  Mon  cher  commandant,  vous  me  Hattez  tou- 
jours, vous  !..  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'agit  à  l'heure  qu'il  est.  Nous  devions  aller  dîner 
ensemble  iiii.v  Fiires  Provciirtiii.v;  une  invita- 
tion du  général  d'Avranges  d'HaugcrauvilIc  que 
j'ai  trouvée  chez  moi,  hier  au  soir  en  rentrant,  ne 
me  permet  pas  de  dîner  aujourd'hui  ailleurs  que 
chez  lui.  Je  suis  alié  le  voir  ce  matin  jiour  lâcher 
de  lui  faire  agréer  mes  excuses  ;  impossible  :  on 
veut  absolument  que  je  me  trouve  à  ce  dîner  où 
Chenicr  sera  et  où  seront  aussi  les  frères  de 
madame  d'Avranges,  César,  Léopoldct  Alevandre 
Berihier,  dont  vous  avez  sans  doute  entendu  par- 
ler ;  puis  Barras,  Perregauv et  d'autres  encore.... 
Bien  plus,  j'ai  promis  au  général  de  vous  amener 
avec  moi  ;  or,  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'en  dédire. 

—  Mais  je  ne  puis  aller  dîner  dans  une  maison 
où  je  n'ai  j>as  encore  été  présenié. 


— Vous  n'avez  pas  besoin  d'être  présenté  puis- 
que vous  êtes  attendu.  Madame  d'Avranges,  qui  a 
des  enfans  charmans,  ses  frères,  ses  sœurs,  qui 
sont  fort  aimables,  toute  sa  famille,  en  un  mot, 
brûlent  du  désir  de  vous  voir. 

—  Mais,  encore  un  coup,  je  ne  puis  y  aller  vêtu 
de  la  sorte!  dit  Napoléon  avec  un  geste  d'impa- 
tience et  jetant  un  regard  soucieux  sur  son  habit, 
dont  la  vétusté  attestait  suffisamment  l'ancienneté 
de  service.  On  me  prendra  pour  un  émigré,  ou 
tout  au  moins  pour  un  aristocrate,  ajouta-t-il  eu 
souriant  à  demi. 

—  Mon  cher,  l'uniforme  d'un  officier  supérieur 
d'artillerie  peut  toujours  aller  de  pair  avec 
les  cli-nquans  et  les  panaches  de  nos  sommités 
républicaines.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas  fâché  que 
vous  fassiez  connaissance  avec  tout  ce  monde-là. 

—  Eh  ,  bien,  soit!»  fit  Napoléon  ,  et  tâchant 
d'imiter  le  geste  et  la  voix  du  tragédien,  il  ajouta  : 

«Ami,  jem'abandonne  audestin  qui  m'entraîne. 

Seulement,  reprit-il ,  vous  m'excu'crez  auprès 
de  ces  dames.  » 

Talma  fit  un  s'gne  afiirmatif  et  conduisit  le 
commandant  vers  l'un  des  plus  beaux  hôtels  de  la 
place  Vendôme.  Ils  entrèrent,  et  la  pr.mière  per- 
sonne que  Napoléon  aperçut ,  quand  sou  ami 
l'introduisit  dans  un  somptueux  salon  déjà  rempli 
de  monde,  fut  le  petit  girçon  au  sabre  de  pain 
d'épices.  En  le  voyant,  l'enfant  s'élança  de  des.^us 
les  genoux  de  son  oncle,  Alexandre  litithier,  et 
vint  se  jeter  dans  ses  bras,  en  s'écriani  : 

'Ah!  mamm  !  c'est  mon  bon  ami  de  lout-à- 
l'heure.i  Puis,  s'adrcssanl  à  Napoléon  :  «  N'est-ce 
pas,  citoyen,  que  vous  m'avez  promis,  lorsque  je 
serai  grand,  de  me  changer  ce  sabre  contre  un 
beau  sabre  de  vnu  qui  coupera  bien  ? 

—  Certainement,  monjcunc  ami,  olui  ditNapo- 
léon  en  l'embrassant  tendrement. 

I.e  général  d'Avranges  était  allé  au-Jevant  de 
lui  et  l'avait  présenté  à  sa  femme.  Cette  dame, 
après  lui  avoir  adressé  un  compliment  avec  uac 
gi  âce  parfaite,  dit  à  son  Bis  : 

«Oui,  mon  ange,  cunserve-le  bien,  afin  qu'un 
jour  le  commandant  Bonaparte  n'ait  pas  plus  à  se 
repentir  de  t'avoir  donné  ce  sabre  de  pain  d'é- 
pices qu'un  sabre  de  coloneL  » 

C'est  de  ce  jour  que  date  la  fameuse  amitié  qui 
oista  pendant  di\-huit  ans  entre  Napoléon,  le 
jeune  d'Avranges  et  Alexandre  Berihier.  Peut- 
être  même,  il  sans  que  le  major-général  de  l'ar- 
mée s'en  fùl  jamais  douté,  le  souvenir  de  ce  sabre 
de  pain  d'épices  contribua-t-il  à  placer  dans  ses 
mains  l'épée  de  vice-connétable,  qu'au  reste  il 
élait  si  digne  de  porter. 

Quant  à  TiUma,  tout  le  monde  sait  avec  quelle 
bienveillance  et  quelle  générosité  l'empereur  le 
traita  toujours.  Plus  d'une  foi.<,  en  payaul  ses 
dettes,  Napoléon  acquitta  celle  que  le  commandant 
d'artillerie  avait  contractée  jadis  envers  le  grand 
acteur  à  l'égard  de  la  pauvre  marchande  de  paiu 
d'épices  du  jardin  des  Capucines. 

Mainienaul  reportons-nous  à  dix-neuf  ans  plus 
tard,  c'cst-à-dirc  au   commencement  do  lannéf 

isi.r 

In  dimanche  du  mois  de  mars  1S15.  six  se- 
maines environ  avaut  le  départ  de  l'euipiTiur 
pour  ceite  mjlhcurcu>e  camp.ync  de  Save  iiai 
devait  »c  terminer  par  le  granJ  d<^«a»trc  de  L«ip< 


—  54  — 


lii  k.  Napoléon  passait  en  revue  dans  la  cour  des 
Tuileries  les  troupes  qui  devaient  le  lendemain 
même  rejoindre  la  grande  armée;  et,  malgré 
rcii;lioiisiasme  que  sa  présence  faisait  toujours 
éclater  parmi  les  troupes,  pour  l'augmenter  encore 
et  stimuler  davantage  les  sentimens  de  patriotisme 
dont  elles  paraissaient  animées,  l'empereur  se  lit 
amener  le  roi  de  Rome,  et  le  prenant  dans  ses 
bras,  parcourut  les  lignes  des  régimens  en  mon- 
trant son  fds  aux  soldats.  Ce  fut  alors  comme  un 
délire  qui  se  manifesta  par  des  vivats  et  des  pro- 
testations dont  la  sincérité  ne  pouvait  être  sus- 
pectée, car  il  était  facile  de  voir  que  ces  cris  par- 
taient du  cœur.  Napoléon  en  fut  profondément 
ému,  et  rentra  au  palais  dans  une  disposition  d'es- 
prit dont  plus  d'un  courtisan  sut  habilement  pro- 
fiter. 

En  traversant  la  grande  galerie,  encombrée  ces 
jnurs-là  de  personnages  de  toutes  sortes  dans  la 
hiérarchie  civile  et  militaire,  il  caressait  son  fds, 
le  couvrait  de  baisers  et  faisait  remarquer  à  ccuv 
qui  l'entouraient  l'intelligence  précoce  de  cet 
enfant. 

1 11  n'a  pas  eu  peur  du  tout»,  dit-il  avec  bon- 
homie à  quelques  officiers-généraux  devant  les- 
quels il  s'était  arrêté.  <■  Il  semblait  deviner  que 
tous  les  braves  que  je  lui  ai  fait  voir  étaient  de 
la  connaissance  de  son  papa.» 

Puis  il  parla  à  ceux  qui  s'approchaient  de  lui 
pour  quêter  un  regard  ou  une  parole,  tout  en 
pinçant  doucement  le  bout  du  nez  de  l'enfaut, 
qu'il  tenait  toujours  dans  ses  bras,  ou  en  lui  tirant 
les  mèches  de  cheveux  blonds  qui  s'échappaient 
de  son  petit  béguin  de  velours  vert  parsemé  d'é- 
toiles d'or. 

Apercevant  son  premier  architecte  confondu 
dans  un  groupe  de  membres  de  l'Institut,  il  fit 
quelques  pas  de  ce  côté  : 

<' Kh  bien  !  monsieur  Fontaine»,  lui  demanda- 
t-il  avec  gaîté,  «  songez-vous  à  notre  palais  du  roi 
de  nome  ?  Avance-t-il  ?» 

L'architecte  s'inclina  respectueusement  en  signe 
d'affirmative. 

!■  Mon  Ois  l'habitera  un  jour,  »  ajouta-t-il. 

Et  ses  regards  s'étant  fixés  sur  l'enfant  avec 
tout  l'orgueil  de  la  tendresse  paternelle,  il  l'em- 
brassa une  dernière  fois  avec  effusion  et  le  remit 
aux  mains  de  sa  gouvernante.  Mais  en  le  voyant 
parcourir  cette  longue  galerie  d'un  pas  encore 
mal  assuré,  son  front  devint  toutàcoup  soucieux, 
et  lorsque  l'huissier  eut  refermé  les  deux  battans 
sur  le  jeune  prince.  Napoléon  dit  à  demi-voix, 
après  un  soupir  : 

<'  Oui  !...  nous  te  bâtissons  un  beau  palais  !... 
Et  s'ils  nous  accablent,  cette  fois,  tu  n'auras  peut- 
être  pas  de  chaumière.» 

Ces  paroles  de  l'empereur  sont  d'autant  plus 
remarquables  qu'elles  semblaient  être  prophéti- 
ques. Cependant  son  visage  reprit  bientôt  toute  sa 
sérénité,  et  il  commença  de  faire  ce  qu'il  appelait 
sa  tournée. 

On  sait  qu'après  les  grandes  parades,  les  offi- 
ciers-généraux et  les  colonels  des  régimens  qui 
avaient  passé  sous  les  yeux  de  l'empereur  se  réu- 
nissaient dans  cette  galerie,  et  que  là  Napoléon 
distribuait  lui-même  la  part  d'éloge  ou  de  blâme 
aux  chefs  de  corps  dont  les  troupes  avaient  bien 
ou  mal  manœuvré.  Cette  fois  il  n'eut  que  des 
paroles  flatteuses  à  adresser  à  chacun  d'etu.  A 


celui-ci  il  dit  :  nje  vous  fais  compliments  ur  le 
choix  des  hommes  dont  vous  avez  formé  vos  com- 
pagnies délite.»  A  un  autre  :«Vos  officiers  et  moi 
nous  nous  sommes  vus  sur  plus  d'un  champ  de 
bataille.  »  A  un  quatrième  :  «  Vos  chevaux  semblent 
avoir  la  même  ardeur  que  leurs  cavaliers  ;  c'est 
d'un  heureux  augure.  »  Puis  avisant  tout  à  coup 
à  l'extrémité  de  la  galerie,  un  jeune  colonel  de 
cuirassiers,  il  se  dirige  vivement  de  ce  côté,  et 
s'arrête  en  face  de  lui.  Sa  physionomie  semble 
rayonner  de  joie. 

"Bonjour,  M.  d'Avranges,  lui  dit-i!  avec  un 
accent  qui  dut  faire  battre  le  cœur  du  jeune  colo- 
nel ;  je  suis  bien  aise  de  vous  voir  ici  avant  votre 
départ.  Comment  se  porte  madame  voire  mère?» 

Napoléon  avait  tenu  la  promesse  qu'il  avait  faite 
au  jeune  d'Avranges  dix-neuf  ans  auparavant.  Dès 
l'âge  de  17  ans,  ce  jeune  homme  était  sorti  du 
Prytanée  français  pour  rentrer  dans  une  école 
mihtaire  où  il  était  resté  deux  ans  ;  et  avec  l'épau- 
lette  de  lieutenant  il  avait  fait  dans  un  régiment 
de  cavalerie  les  campagnes  de  Prusse  et  de  Polo- 
gne. A  Wagram,  où  il  s'était  particulièrement 
distingué,  d'Avranges  avait  été  décoré  et  nommé 
capitaine  sur  le  champ  de  bataille.  Avant  l'expé- 
dition de  Russie,  il  était  déjà  chef  d'escadron;  au 
retour  de  cette  désastreuse  campagne,  l'empereur 
l'avait  nommé  colonel  et  de  plus  officier  de  la 
Légion-d'Honneur.  Il  avait  à  peine  28  ans;  mais 
il  est  juste  dédire  que  malgré  les  services  écla- 
tans  du  jeune  d'Avranges,  le  souvenir  que  Napo- 
léon en  avait  conservé,  Joint  à  sa  parenté  avec 
le  prince  de  Neuchâtel,  avait  peut-être  un  peu 
contribué  à  ce  rapide  avancement,  qui  n'était 
pas  sans  exemple  à  cette  époque. 

A  la  question  de  l'empereur,  le  jeune  d'Avran- 
ges, baissant  modestement  les  yeux,  répondit  : 

«Sire,  ma  mère  est  bien  âgée;  cependant  sa 
santé  est  assez  bonne  pour  lui  permettre  d'aller 
chaque  jour  adresser  au  ciel  des  vœux  sincères 
pour  le  bonheur  de  votre  majesté  et  la  glbire  de 
ses  armes. 

—Je  sais  que  madame  d'Avranges  est  très 
pieuse;  je  sais  aussi  qu'elle  donne  journellement 
à  sa  famille  l'exemple  des  vertus  et  de  l'obéissance 
qu'on  doit  au  souverain  qui  se  sacrifie  pour  le 
bonheur  de  tous...  A  propos,  colonel,  interrom- 
pit Napoléon  d'un  ton  moins  solennel  et  en  chan- 
geant de  manières  et  d'inflexion  de  voix,  vous 
rappelez-vousencore  notre  première  entrevue  sur 
la  place  Vendôme?  Il  y  a  long-temps  de  cela  ! 

—Ah  !  sire,  le  souvenir  m'en  est  toujours  pré- 
sent à  la  mémoire. 

—  C'est  comme  à  moi  ;  je  n'étais  alors  que 
simple  commandant  d'artillerie,  ajouta-t-il  en 
hochant  la  tête  ;  tandis  que  vous  aujourd'hui  vous 
êtes  colonel;  vous  commandez,  moi  j'obéissais  ; 
et  cependant  je  n'étais  guère  moins  âgé  è  cette 
époque  que  vous  ne  l'êtes  à  présent. 

— Oui,  sire,  répliqua  d'Avranges  en  souriant  ; 
mais  depuis,  votre  majesté  a  bien  su  rattraper  le 
temps  perdu.  » 

Cette  réponse  fit  à  son  tour  sourire  l'empereur, 
qui  reprit  aussitôt  ; 

(i  Ma  foi,  mon  cher,  j'espère  que  vous  n'avez 
pas  à  vous  plaindre  non  plus.  Il  est  vrai  que  les 
temps  sont  bien  changés  ;  mais  on  regrette  tou- 
jours celui  de  sa  jeunesse,  celui  où  on  croquait 
les  sabres  de  pain  d'épices,  n'est-ce  pas  ?  avait-il  | 


ajouté  avec  un  coup  d'œil  significatif.  Vous  rap- 
pelez-vous celui  que  je  vous  donnai  pour  faire  la 
paix,  car  nous  nous  étions  un  peu  brouillés  ? 

—  Ah  !  sire  je  ne  le  croquai  pas,]e  le  conser- 
vai religieusement,  je  l'ai  encore.» 

Et  comme  en  disant  ces  mots  le  colonel  était 
vivement  ému  : 

«  Bah  !  vraiment,  dit  l'empereur  d'un  ton  de 
surprise  et  de  ravissement  tout  à  la  fois,  au  moins 
n'est-ce  pas  de  ce  sabre-là  que  vous  vous  êtes  si  bien 
servi  à  la  tête  de  votre  escadron,  à  la  Moscowa? 

—  C'est  vrai,  sire,  et  cependant  je  l'ai  emporté 
avec  moi  dans  toutes  mes  campagnes. 

—  Eh  bien!  colonel, si  vous  l'emportez  encore, 
dit  l'empereur  avec  un  gracieux  sourire,  je  sou- 
haite bien  sincèrement  que  vous  le  rapportiez  de 
même  au  retour  de  celle-ci. 

—  J'ai  fait  le  serment  à  ma  mère  de  ne  le  quit- 
ter qu'avec  la  vie,  reprit  d'Avranges  avec  feu,  et 
croyez-le,  sire  je  tiendrai  ma  promesse.  » 

A  ces  paroles  prononcées  avec  efl"usion,  Napo- 
léon regarda  fixement  M.  d'Avranges,  puis  lui 
faisant  de  la  main  un  petit  salut,  il  passa  outre  en 
lui  disant  encore  de  cette  voix  qui  allait  au  cœur  : 
«Adieu  donc,  colonel;  bientôt,  je  l'espère, 
nous  nous  reverrons.» 
On  sait  le  reste. 

Emile  Marco  de  Saiist-Hilaibe. 
(Le  Siècle). 


MADAME  DE  MARGILLY. 


—  Tout  ce  que  vous  voudrez,  madame;  mais, 
quant  à  moi,  je  ne  saurais  voir  en  quoi  le  cour- 
roux de  M.  de  Morange  est  si  déplacé. 

—  Vous  n'y  pensez  pas,  ma  chère  1  Battre  l'abbé 
était  déjà  d'assez  mauvais  goût  ;  mais  enfermer  sa 
femme  !  à  Paris  !  en  l'an  de  grâce  1785 1  Allons 
donc  I  cela  n'est  plus  de  mise  :  M.  de  Horange 
est  un  brutal ,  et  voilà  tout. 

M.  le  marquis  de  Morange  avait  interrompu  sa 
femme  au  milieu  d'une  conversation  très  intéres- 
sante avec  un  jeune  abbé;  il  avait  soufileté  l'abbé 
et  envoyé  madame  la  marquise  aux  Ursulines.  Ce 
petit  événement  était  depuis  trois  jours  le  sujet 
de  toutes  les  conversations,  et  selon  l'usage  d'a- 
lors, on  plaignait  tout  bas  la  femma ,  et  l'on  se 
moquait  tout  haut  du  mari. 

Contredire  l'opinion  reçue  est  en  tout  temps 
un  acte  de  courage  :  à  cette  époque ,  et  dans  ce 
qu'on  appelait  alors  le  monde,  c'était  héroïque. 
M"*  de  Marcilly  avait  eu  pourtant  cette  témérité; 
elle  avait  osé  prendre  devant  quinze  personnes  le 
parti  de  M.  de  Morange,  et  venait  de  recommen- 
cer la  discussion  avec  la  vieille  baronne  de 
Luxeuil ,  qui  la  remenait  chez  elle,  dans  son  vis- 
à-vis. 

—  J'en  conviens,  ma  petite,  disait  madame  de 
Luxeuil,  vous  avez  admirablement  prêché  ce  soir, 
et  de  façon  à  donner  une  aussi  haute  idée  de  vo- 
tre vertu  que  de  votre  éloquence  ;  mais  n'est-ii 
pas  un  peu  hardi  de  se  mettre  ainsi  en  avant  ? 
Est-on  bien  sûr  de  n'avoir  Jamais  besoin  de  l'in- 
dulgence du  public  pour  son  propre  compte? 
Qui  peut  dire  que  le  diable  ne  le  tenterajamais  1... 
à  moins  d'avoir  fait  d'avance  un. pacte  aveclui? 


i 


—  55  — 


I 


Et  vous  même,  quels  que  soient  les  agrémens  de 
M.  de  Marcilly... 

—  M.  de  Marcilly,  madame,  est  un  honnête 
homme  qu'on  doit  respecter  !... 

—  Et qui  vous  plaira  toujours?  Tant  mieux  pour 
vous,  ma  toute  belle!  mais  tout  le  monde  n'est 
pas  aussi  bien  partagé.  Toutes  les  âmes  ne  sont 
pas  non  plus  également  stoïques,  et  je  sais  de 
pauvres  femmes  à  qui  il  ne  prolite  guère  de  se 
dire  tous  les  matins  :  C'est  celui-ci  que  je  dois 
aimer,  et  non  celui-là....  Souhaitez-vous  que 
je  lève  la  glace,  mon  ange  ? 

Cela  signiliait:  Auriez-vous  froid?  et  auriez- 
vous  froid  devait  se  traduire  par  cette  autre 
phrase  :  I\'e  laissez  donc  pas  ainsi  trembler 
vos  genoux  ! 

Si  la  scène  que  nous  racontons  avait  eu  pour 
théâtre  un  salon  bien  éclairé ,  et  non  l'intérieur 
d'une  voiture,  madame  de  Marcilly  aurait  eu  bien 
plus  de  peine  encore  à  dissimuler  son  émotion  , 
car  son  visage  ,  habituellement  pâle  ,  avait  deux 
fois  changé  de  couleur,  et  le  battement  tumul- 
tueux de  son  cœur  la  contraignit  pendant  quelques 
momens  à  g.irder  le  silence. 

—  Vous  m'avez  mal  comprise,  dit-elle  enfin. 
Nos  alleciions  ne  dépendent  pas  de  nous ,  je  le 
sais  de  reste.  On  aime  qui  l'on  peut,  madame , 
mais  on  trompe  qui  l'on  veut  ;  et  voilà  justement 
ce  que  je  re|iroche  à  madame  de  Morange.  Elle 
n'a  pas  été  seulement  inconstante ,  elle  a  été  hy- 
pocrite et  perfide.  Si  M.  de  Morange  s'était  plaint 
de  n'être  point  aimé,  il  eût  été  fort  ridicule  ;  c'é- 
tait à  lui  de  savoir  pi  ire  ;  mais  il  s'est  plaint 
d'avoir  été  dupe,  et  en  cela,  madame,  il  était  dans 
son  droit. 

—  C'est-à-dire  ,  s'écria  la  baronne  ,  qu'une 
femme,  à  votre  avis ,  doit  commencer  par  préve- 
nir... 

—  A  mon  avis,  madame,  une  femme  doit  agir 
de  telle  sorte  que  le  père  de  ses  enfans  ne  soit 
jamais  incertain. 

Tout  lerteur  assez  complaisant  ou  assez  désœu- 
vré pour  aller  jusqu'à  la  fin  de  ce  récit,  a  le  droit 
de  savoir  pourquoi  madame  de  Marcilly  s'était  si 
vivement  récriée,  quand  il  avait  été  que.-tion  des 
ag7X7nenf  de  son  époui.  M.  de  Marcilly  n'avait  pas 
encore  tout  à  faiisulxanteans.  Il  n'a\ait  pas  non  plus 
tout  à  fait  quatre  pieds  huit  pouces  de  haut.  Mais 
l'échelle  de  proportion  admise  ,  les  dillérentes 
parties  dont  se  composait  sa  petite  personne 
étaient  entre  elles  dans  un  rapport  assez  agréable, 
et  autrefois,  sous  le  règne  de  madame  de  Pompa- 
dour,  quelques  femmes  de  goût  s'étaient  aperçues 
qu'il  avait  un  fort  joli  pied  au  bout  de  sa  petite 
Jambe  ,  et  une  main  délicate,  blanche  et  potelée 
au  bout  de  son  petit  bras.  Etait-ce  la  conscience 
de  ces  avantages  qui  lui  avait  inspiré  l'audace  d'é- 
pouser à  cinquante-quatre  ans  une  jeune  fille  qui 
n'en  avait  pas  dix-sept  ?  Des  méchans  l'avaient 
assuré  ;  des  sots  l'avaient  seuls  pu  croire  ;  mais 
il  y  a  bien  des  sots  dans  ce  monde ,  et  le  mariage 
de  M.  de  Marcilly  avait  généralement  donné  lieu 
aux  interprétations  les  plus  ridicules. 

Madame  de  Marcilly  n'avait  pu  longtemps  par- 
tager l'erreur  commune.  Mariée  non  seulement 
contre  son  gré,  mais  en  dépit  de  sa  résistance, 
de  ses  supplications,  de  ses  larmes ,  et  par  un  do 
ces  abus  de  la  puissance  paternelle  si  Iréquens 
alors  et  si  rares  aujourd'hui,  l'événement  avait 


bientôt  démenti  ses  craintes,  et  la  conduite  de 
M,  de  Marcilly  avait  été  si  réservée ,  si  délicate  , 
si  pleine  de  convenance,  de  tact  et  de  goût,  qu'elle 
lui  avait  peu  à  peu  pardonné  son  âge,  et  avait  fini 
par  trouver  son  nouvel  état  supportable  ,  sinon 
délicieux.  Puis,  après  quelques  mois  passés  dans 
le  monde  ,  elle  s'était  expliqué  l'empressement 
avec  lequel  son  père,  vieux  et  pauvre,  avait  saisi 
cette  occasion  inespérée  d'assurer  à  sa  fille  un 
avenir  honorable  ,  elle  avait  compris  que  si  M.  de 
Marcilly  s'éiait  ainsi  dévoué  à  toutes  les  chances 
d'une  union  disproportionnée,  c'est  qu'il  n  avait 
guère  que  ce  moyen  d'obliger  uu  ami  dans  l'in- 
foriune  et  d'être  mile  à  une  jeune  fille  qui  l'inté- 
ressait, sans  offenser  la  fierté  de  l'un  et  la  répu- 
tation de  l'autre.  A  mesure  enfin  que  les  circon- 
stances lui  avaient  révélé  les  qualités  éminentes 
de  M.  de  Marcilly,  son  esprit  élevé,  son  âme  no- 
ble et  généreuse,  son  angélique  bonté,  elle  lui 
avait  rendu  pleine  et  entière  justice,  et  avait  pour 
lui  une  reconnaissance  vive  et  profonde,  une  con- 
fiance et  un  dévouement  sans  bornes,  un  respect 
qui  allait  jusqu'à  la  vénération.  Malheureusement 
tout  cela  n'est  pas  de  l'amour. 

Voilà  pourquoi  elle  s'était  trouvées!  faible  con- 
tre les  <itia(iuesde  madame  de  Luxeuil.Depuislong- 
temps  elle  avait  inspiré  à  M.  de  Nyon  une  passion 
profonde.  Ce  n'était  pas  le  premier  dont  les  vœux 
se  fussent  adressés  à  elle,  mais  les  autres  avaient 
d'abord  exprimé  leurs  intentions,  ou  du  moins 
laissé  entrevoir  leurs  espérances,  et  elle  les  avait 
éloignés.  M.  de  Nyon,  tendre ,  discret ,  timide  , 
avait  au  contraire  pris  autant  de  peine  pour  ca- 
cher les  sentimens  qu'il  éprouvait  que  ses  prédé- 
cesseurs pour  manifester  ceux  que  peut-être  ils 
n'éprouvaient  pas  ;  et  l'amour ,  maladie  conta- 
gieuse, s'était  peu  à  peu  communiqué  de  l'un  à 
l'autre .  probablement  à  l'insu  de  tous  les  deux. 
Lorsqu'enfin  madame  de  Marcilly  put  lire  dans 
son  cœur,  il  était  déjà  trop  tard  et  elle  n'avait 
plus  assez  de  force  pour  prendre  une  résolution 
décisive.  Cependant  elle  résistait  encore,  elle  se 
défendait  de  son  mieux,  mais  en  reculant,  en 
s'affaiblissant  par  degrés,  et  déjà  elle  sentait  va- 
guement que  le  jour  de  sa  défaite  viendrait  tôt 
ou  tard. 

Il  vint  en  effet.  Mais,  semblable  au  géant  de  la 
fable,  sa  chute  lui  rendit  ses  forces  ;  elle  se  releva 
avec  toute  l'énergie  de  son  caractère,  toute  la 
puissance  de  sa  volonté. 

—  C'en  est  fait,  dit  elle  à  M.  de  Nyon.  Je  suis 
à  vous,  c'est  assez  dire  que  je  ne  pcu.\  plus  être  à 
un  autre.  Je  n'ai  jamais  trompé  personne  et  je 
ne  commencerai  pas  pir  l'homme  du  monde  que 
j'estime,  que  je  respecte  le  plus. 

—  Adrienne... 

—  Il  saura  tout,  vous  dis-je  !  Indigne  désormais 
de  vivre  sous  son  toit  ,  dans  une  heure  je  l'aurai 
quitté  pour  toujours. 

—  Que  voulez-vous  faire,  6  ciel  ! 

—  Mon  devoir. 

—  Mais,  où  irez-vous  ? 

—  Ma  tante,  abbesse  à  Panthemont,  ne  m'y  re- 
fusera point  un  ;\sile.  Dans  trois  jours...  trois 
jours,  entendez-vous?...  Venez  me  demander  au 
parloir.  Si  je  n'y  suis  plus,  ne  me  cherchez  pas. 
Si  vous  m'y  trouvez...  Vous  me  direz  alors  si  j'ai 
eu  tort  ou  raison  de  vous  livrer  ma  destinée  ;  si 

l  e  dois  vivre  ou  mourir  ! 


M.  de  Nyon  voulut  répliquer  mais  un  coup 
d'œil  de  son  étrange  amante  arrêta  les  paroles 
dans  sa  bouche,  et  fut  le  signal  de  son  départ.  II 
s'éloignait  à  pas  lents ,  et  touchait  déjà  la  porte  , 
quand  elle  se  leva  tout  à  coup,  arriva  d'un  seul 
bond  jusqu'à  lui,  et  l'entourant  de  ses  bras  trem- 
blans  :  «  Tu  ne  m'as  point  trompée ,  nest-ce 
pas  ?  Tu  m'aimes!  Oui!  oui!  j'ai  cru  et  je 
croirôi  toujours  en  toi!...  Adieu!  Je  t'attends 
dans  trois  jours.  ) 

Une  heure  après  elle  était  à  Panthemont 

M.  de  Marcilly  rentra  dins  la  soirée,  et  son  va- 
let-de-chambre lui  remit  le  billet  suivant,  à  demi 
effacé  par  des  larmes  : 

«  Je  suis  coupable  envers  vous  :  vous  ne  me 
»  reverrez  de  ma  vie.  Si  vous  croyez  devoir  me 
«punir,  on  me  trouvera  chez  ma  tante  :  pendant 
"trois  jours  j'y  attendrai  vos  ordres.  Si  le  plaisir 
»de  la  vengeance  est  trop  bas  pour  vous,  oubliez 
«pour  jamais  celle  qui  ne  vous  oubliera  point. 
»De  loin  comme  de  près  mon  vœu  le  plus  ardent 
«sera  pour  votre  bonheur...  Hélas!  mon  regret 
«le  plus  amer  est  de  n'y  avoir  pu  contribuer  !  » 

Tant  de  gens  ont  pu  se  trouver  dans  une  situa- 
lion  analogue  à  celle  de  M.  de  MarcUly ,  qu'il  se- 
rait, je  crois,  superflu  de  décrire  en  détail  tous 
les  sentimens  qui  l'agitèrent.  11  était  très  attaché 
à  sa  femme,  et  ce  fut  sans  doute  un  coup  affreux 
pour  lui  que  de  perdre  en  un  moment  le  bonheur 
dont  il  avait  joui  pendant  six  années  ;  mais  son 
aOection  n'était  point  égoïste,  et  son  âme  était  au 
dessus  des  petitesses  de  la  vanité.  Il  avait  aimé 
autrefois,  et  s'en  souvenait  encore;  et,  comme  l'a 
dit  une  femme  illustre ,  comprendre,  c'est  par- 
donner. Assez  éclairé  d'ailleurs  pour  qu'aucun 
préjugé  ne  vint  mettre  des  bornes  à  sa  générosité 
naturelle,  son  caractère  sortit  bientôt  vainqueur 
de  la  lutte,  et  s'éleva  beaucoup  plus  haut  que  sa 
position.  Le  troisième  jour  au  matin,  Adrienne 
reçut  sa  réponse  ;  la  voici  ; 

((  A  votre  place,  Adrienne,  tout  autre  eût  es- 
«sayé  de  me  tromper,  et  telle  était  en  vous  ma 
nconûance,  que  vousy  auriez  probablement  réussi. 
«Vous  avez  dédaigné  de  le  faire...  Hélas!  mon 
«malheur  serait  moins  cruel  peut-être,  si  en  vous 
«perdant  je  pouvais  cesser  de  vous  estimer.  Me 
«venger  !  vous  punir  !  et  de  quoi?  D'avoir  donné 
»  votre  amour  à  qui  l'a  su  mériter  ?  Je  sais  trop 
«qu'à  mon  âge  il  ne  m'était  plus  permis  d'y  pré- 
»  tendre.  Vivez  donc  heureuse  avec  l'homme  que 
«vous  avez  choisi ,  et  si  vous  quittez  ce  pays, 
«comme  je  le  pense  et  vous  le  conseille,  prenez 
«son  nom  ;  je  n'y  mettrai  point  obstacle.  Mais  je 
«n'entends  pas  que  vous  soyez  jamais  à  sa  merci, 
«et  vous  recevrez  demain  le  premier  quartier 
«d'une  pension  de  quinze  mille  livres,  laquelle 
>vous  sera  toujours  régulièrement  payée.  C'est  le 
«tiers  de  mon  revenu  :  je  ferais  mieux,  sans  les 
«obligations  que  m'impose  mon  état  dans  le  monde. 
«Adieu  donc  ,  Adrienne;  puisqu'il  le  faut,  adieu 
«pour  toujours...  à  moins  que  vous  n'ayez  besoin 
«quelque  jour  d'un  consolateur,  d'un  appui.  Je 
»me  croirais  offensé  cruellement  si,  dans  ce  cas, 
«vous  vous  adressiez  à  un  autre.  • 

M.  de  Nyon  trouva  Adrienne  baignée  de  lar- 
mes ,  et  celte  lettre  à  la  main.  —  Tenez .  lui  dit- 
elle,  et  vo>cz  ce  que  je  \ous  ai  sacrifié. 

11  lut,  il  admira;  il  pleura  lui-même.  —  Vous  le 
regretterez,  Adrienne? 


^—  56  — 


—  Cela  (Ic^pendra  de  \oiis...  Puis  ,  se  repio- 
naiit  aussitôt  :  Nun  !  non  !  jamais ,  n'est-ce  pas  '.' 

.M.  (te  .Nvon  fil  le  scr.iicnl,  ot  il  tint  parole.  Re- 
tirés dans  iMie  habiiatidn  (Ulicieiiî-e  à  (jneliiiies 
lieues  (le  Fl;)rence,  ils  jouirent  durant  sept  an- 
nées d'un  bonheur  qui  eût  été  sans  mélange  si 
Adrienne  avait  pu  oublier  M.  de  Marcilly.  Cepen- 
dant la  position  de  te  dernier  s'élait  giandi  nie;il 
niodiliée.  Il  n'était  ies;é  étranger  à  au'dn  des 
graves  éVL'nenieiis  qui  avaient  Iransloiniéla  Franee. 
iMeniljre  du  parlement,  et  l'un  des  pUis  éela;res 
de  sa  compagnie,  il  fut  comme  Duval  d'Esprémé 
nil,  mais  avce  ries  vues  ))lus  cii-vecs  ,  rMisligateui 
des  manifestations  (jui  aiiirèrent  à  ce  grand  eorp 
la  disgiâcede  la  cour,  liepvésent^inl  delanobless' 
aux  éiats-généraux,  il  fut  d'avis  de  la  réunion  des 
trois  ordres,  et ,  l'un  des  premiers,  il  en  donna 
l'exemple.  Puis  il  vota  surcessivcmeni  tnules  les 
grandes  mesures  qui  assurèrent  à  la  nation  la  ii 
luMté  politi([i:e  et  l'égal  té  devant  la  loi.  Mais, 
plus  que  peisonne,  il  lionorait  les  v-  rtus  privées 
du  monarque,  et  déplorait  le  i'alal  aveuglement 
qui  lui  avali  fait  une  position  si  périlleuse  ;  cl 
lors(|u'enlin  les  courtisans  de  la  royauté  cureu! 
disparu ,  le  roi  uiallieuieuv  et  presipie  eapiii 
trouva  tout  à  coup  en  lui  ui  défenseur  intj'épide. 
11  lut  un  des  a^ens  de  la  fuite  à  Varcnnes  :  il  mit 
son  num  sur  la  liste  des  otages  de  Louis  XVI,  i 
protesta  éiieigi(iuenient  confie  l'altentat  du  20 
juin.  Api  es  le  10  août  il  lut  enlernié  à  l'AbJiaye. 

Adrienne.qui  voy.iit  de  loin  se  foraur  l'oi'age, 
éiail  à  Genève  depuis  (|uciques  semaines.  El  e 
apprit  rarrestaiion  de  son  mari  le  2i  aofit  :  elli 
arriva  à  Paris  le  28.  Elle  avait  exi^'é  que  M.  de 
Nyon  demeurât  à  Genève,  jugeant  avec  raison 
qu'une  femme  qui  vojagerait  seule  passerait  pai- 
tout  plus  librement.  Elle  était  parente  d'Hérault 
de  Sechclles,  et  courut  aussitôt  cbez  lui.  —  An- 
noncez madame  de  llarcilly,  dit-elle  au  valet  d'an- 
ticliauibre.  C'était  la  première  fois  depuis  sept  ans 
qu'elle  se  faisait  appeler  de  ce  nom. 

—  Vous,  ma  cousine  !  bon  Dieu  !  est-ce  donc 
une  résurrection  ? 

—  Trêve  de  plaisanteries,  mon  cousin;  ce  n'en 
est  pas  le  cas.  U.  de  Marcilly  est  arrêté  :  il  me 
faut  un  permis  pour  entrer  à  l'Abbaye, 

—  Cela  ne  sera  pas  très  facile  peut-être;  mais 
j'essaierai  :  je  verrai  Danton.  Revenez  dans  trois 
jours. 

L'invasion  subite  des  Prussiens  avait  exaspéré 
les  passions  populaires  et  donnait  crédit  aux 
bruits  les  plus  extravagans.  On  parlait  vaguement 
d'intrigues  secrètes  à  déjouer,  de  complots  à  pré- 
venir :  tout  se  préparait  entin  pour  la  catastrophe 
du  2  septembre.  Madame  de  Marcilly  comprit  la 
nature  du  danger  qui  menaçait  sou  mari,  et  aus- 
sitôt sa  résolution  fat  prise.  Au  jour  indiqué  elle 
se  rendit  chez  Hérault  de  .Sechclles. 

— Voici  ce  que  vousm'avcz  demandé,  lui  dit-il; 
mais  cela  ne  vous  servira  qu'une  fois,  et  je  ne 
vous  dissimule  pas  qu'après  cette  démarche  vous 
serez  vous-même  horriblement  compromise.  Il  y  a 
aussi  des  femmes  à  l'Abbaye  !  Vous  en  sortirez 
cependant;  mais  je  vous  conseille  de  quitter 
aussitôt  Paris  et  même  la  France.  Pourquoi  ne 
rclournereiz-vous  point  à  Genève  ? 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

— Eh  bien  !  voiti  un  passeport  qui  vous  y  con- 
duirasûremeut;  vous  passerez  sur  la  route  pour  un 


es))ioii  des  all'aires  étrangères....  Mais  que  vous 
importe,  pourvu  que  vous  arriviez  ?  Adieu  donc, 
cousine,  et  puissé-je  vous  revoir  dans  un  moment 
plus  calme! 

Adricnne  avait  un  domestique  intelligent  et 
lidèle  ;  elle  lui  donna  ses  ordres,  prit  rapidement 
toutes  ses  mesures,  ei  se  rendit  ii  l'Ab'jaye.  Dire 
ce  qui  se  passa  d.ins  l'àine  de  M.  de  Marcilly  lors- 
(|u'il  la  reconnut,  serait  une  tâche  au  dessus  de 
nos  forces;  cil  l'arrêta  bientôt  dans  l'expression 
de  sa  reconnaissance. 

—  Nous  nous  reverrons  plus  lard  ;  mais  il  faut 
que  sur-le-cbainp  vous  soitiez  d'ici.  Demain  peut- 
être  vous  n'y  seriez  p'us  en  siuelé.  Moi,  c'est 
ililléreni  ;je  ne  suis  qu'une  femme;  et  d'ailleurs 
Héraidt  de  Sechclles  doit  venir  me  réclamer  : 
c'est  convenu.  Nous  allons  donc  changer  de  vcle- 
men-;.  Vous  n'êtrs  pas  plus  grand  que  moi,  vous 
portez  comme  moi  de  la  poudre,  cl,  grâce  à  la 
finesse  de  vos  ti  ails,  quand  vous  aurez  mon  bon- 
net sur  la  tête,  vous  aurez  tout  l'air  d'une  femme. 
C'est  ce  qu'il  vous  faut.  Mon  domestique  attend  à 
la  porie.  Quand  vous  serez  so;ti,  vous  direz  : 
R.'yuionrI  !  Il  vous  donnera  son  bras,  et  vous  vous 
laisserez  conduire.  11  y  a  chez  moi  une  voiture  de 
poste  tout  attelée  tjui  vous  mènera  droit  à  Genève. 

Tout  cela  s'exécuta,  et  le  surlendemain,  lors- 
qu'Adrienne,  en  culottes  de  salin  noir  et  en  robe 
de  chambre,  comparut  devant  le  terrible  tribunal 
ipi'avaii  improvisé  l'éineuie,  personne  ne  se  dou- 
tait cniore  de  la  substitution. 

—  Ton  nom,  lui  dit  le  président  Maillard. 

—  Théodore  Gabriel,  comte  de  Marcilly. 

—  Drôle  de  voix,  pour  un  comte!....  observa 
Maillard.  F.t  qui  t'a  appris  à  te  présenter  devant 
un  tribunal  le  chapeau  sur  la  tête  ?... 

Un  des  hommes  qui  l'avaient  amenée  fit  sauter 
le  chapeau  d'un  coup  de  la  pointe  de  son  sabre, 
et  les  longs  cheveux  de  madame  de  Marcilly  se 
répandirent  sur  ses  épaules. 

—  J'ai  fait  échipper  mon  mari,  et  j'ai  pris  sa 
place,  dit  elle  avec  la  plus  grande  simplicité.  Pri- 
sonnier pour  prisonnier,  que  vous  faut-il  de  plus? 

—  Pas  mal  joué,  ma  foi  !  pas  mal  joué,  dit  Mail- 
lard. Qu'en  pensez-vousj  citoyens  ? 

Une  acclamation  unanime  témoigna  del'admira- 
tion  générale,  tant  le  courage  et  le  dévoûment 
commandent  impérieusement  la  sympathie. 

—  Citoyenne,  ajouta  gravement  Maillard,  le 
peuple  fiançais  n'.n  veut  point  aux  femmes.  Tu 
as  sauvé  ton  mari  :  une  aussi  bonne  épouse  ne 
peut  être  qu'une  bonne  Française  :  acquittée  ! 

—  Vive  la  république  !  cria  la  foule  ;  et  madame 
de  Marcilly  fut  conduite  hors  de  la  prison  au 
bruit  des  acclamations. 

Elle  courut  à  Genève  ;  mais  la  fatigue  et  des 
émotions  trop  violentes  avaient  épuisé  les  forces 
du  vieilKird,  et  elle  n'arriva  près  de  lui  que  pour 
lui  fermer  les  yeux. 

Gustave  Héquet. 
(Courrier  français.) 


LE  SirVGE  DE  BIARD. 


Au  coin  de  la  place  Vendôme  ,  noble  encadre- 
ment du  plus  grand  monument  de  l'empire,  — 
de  la  Colonne  —  s'élève  une  maison  surmontée 
du  n°  8.  C'est  un  de  ces  vastes  hôtels  qui  sentent 


leur  Louis  XIV  et  dans  l'ensemble  duquel  on 
trouve  de  la  noblessedès  que  l'on  y  met  le  pied. 
En  effet,  une  large  cour  permet  aux  voitures  de 
manœuvrer  avec  facilité  ;  un  balcon  de  fer  sert 
de  rampe  à  l'escalier  tout  en  pierre  de  liais  et 
dont  chaque  marche  reçoit  à  l'aise  quatre  per- 
sonnes à  la  fois  ;  enfin,  les  appartenions,  élevés 
comme  dans  les  palais  royaux  ne  ressemblent 
pas  aux  petites  boîtes  de  pierre  ou  de  plâtre  dans 
lesquelles  s'étiolent  la  plupart  des  Parisiens.  — 
Laii-  et  la  lumière  sont  prodigués  de  toutes  parts 
<lans  cet  hôtel. 

Donc ,  poriez  votie  main  sur  la  rampe  de  fer 
de  l'esca'ieret  moniez  !  moniez  jusqu'au  dernier 
.tage  de  la  maison  !  Ne  craignez  pourtant  point 
trop  la  fatigue,  car  un  large  palier,  d'étage  en 
étage,  un  palier  presque  aussi  grand  qu'un  ap- 
partement tout  entier  de  la  Chaussé. -d'Antin  , 
vous  donnera  du  repos  et  la  facilité  de  respirer  à 
l'aise...  Vous  voici  arrivés  en  face  d'une  galerie  : 
I  rez  la  sonnelte.  Une  femme  de  chambre  proven- 
çale vient  ouvrir  et  vous  salue  avec  cède  bonho- 
mie méridionale ,  vive ,  alet  le  et  dévouée  qu'on 
est  si  loin  de  trouver  dans  les  domestiques  cor- 
rompus de  Paris.. .  Elle  vous  introduit  dans  un 
immense  atelier. 

Voyez  !  de  riches  tentures  de  brocart  et  de  da- 
mas,  d'une  vigouieuse  ciuleur  lie  de  vin,  retoni- 
iient  sur  une  tapisserie  de  cuir  de  Flandre  ,  re- 
iiamsée  de  dorures  en   or.   Un  divan  de  même 
étoile,  surmonté  d'un  baldaquin  royal ,  couronne 
ce  divan  tout  couvert  de  moelleux  coussins  :  une 
pendule  de  Boule,  placée  au  dessus  de  la  porte  , 
sonne  les  heures  avec  un  timbre  puissant,  pur  et 
■lOnore  ;  des  pavillons  maritimes  de  toutes'  les  na- 
tions se  détachent  sur   les  draperies   mates  qui 
retombent    du  plafond  en    plis    immenses,    et 
deux  piédestaux  soutiennent  les  bustes  antiques 
de  l'Apollon  et  de   la  Diane.  Puis  ce  sont  des 
éludes  faites  par  l'artiste  dans  les  diverses  con- 
trées du  monde  qu'il  a  parcourues,  et  il  les  a  par- 
conrues  presque  toutes.  Puis  ,  mille  objets  rares, 
curieux ,  inouis  qu'il  a  rapportés  de  ces  mêmes 
contrées  :    la  nacelle  d'un  Esquimaux  étroite  , 
pointue  et  taillée  en  poisson;  des  vases  orientaux; 
des  coiffures  de  plumes  achetées  sur  les  côtes  de 
l'Afrique  ;  des  verroteries  qui  ont  paré  les  noires 
épaules  d'une  négresse.  Ces  armes  ont  appartenu 
à  un  des  héros  de  \V aller  Scott,  et,  pour  les  possé- 
der, l'artiste,  alors  pauvre  et  inconnu,  s'est  astreint 
durant  huit  jours  aux  privations  les  plus  pénibles! 
Ce  cangiar  est  le  don  hospitalier  d'un  habitant 
d'Alexandrie;  ces  palmiersarriventdela  Calabrc; 
et  voici  des  banderoles  a  ux  mille  couleurs  qui  se 
sont  nouées  autour  de  la   taille  souple  et  brune 
d'une  jeune  Indienne.    Pour  tout  décrire ,  pour 
touténumérer  seulement,  la  faconde  du  plus  ha- 
bile commissaire   priscur  ne   suffirait  pas.    Or 
comme  je  ne  suis  point,  hélas  !  commissaire  pri- 
scur, vous  nie  permettrez  de  ne  ^loi ni  étendre 
plus  loin  ma  description,  car  il  faudrait  parler  en- 
core de  bahuts  du  qainz  ème  siècle,  d'armes  ara- 
bes, de  flèches  et  de  carquois  du   Congo ,  de  pi- 
pes turques,  d'épées  chetaleresques  et  de  mille 
autres  trésors  des  temps  anciens   et  des  pays 
éloignés,    recueillis  par  le  jeune,  infatigable  et 
célèbrejmaîlre  du  logis,  Auguste  Biard...  Augu  ti 
Biard,  peintre  du  poétique  tableau  du  Désert,  du 
Combat  contre  les  ours  blancs  et  de  cent  œu- 


^  57  — 


vrcs  dramatiques  ou  plaisantes  ,  puissantes  ou 
folles,  toutes  marquées  au  sceau  le  plus  vrai ,  le 
plus  digne  et  le  plus  heureux  du  talent  et  de  l'art. 

L'atelier  de  Biard  sert  de  point  de  réunion  à 
de  nombreux  amis  qui  l'aiment  tendrement  et  (|ui 
recherchent  sa  causerie  (ine,  piquante,  méridio- 
nale, dans  htquelle  il  a  toujours  mille  aventures 
étranges  et  attachantes  qui  lui  sont  survenues  dans 
les  voyagi'S  auxquels  ,  tout  jeune  qu'd  est,  il  a 
consacré  vingt  années  de  sa  vie.  Sorti  à  dix  ou 
douze  ans  de  la  maison  paternellf,  tour  à  tour  la 
mer  du  Nord  et  l'Orient,  TEspagne  et  l'Italie  ,  la 
Grèce  et  l'Ecosse,  la  Hollande  et  rAfri(iue  l'ont 
vu  mousse,  écrivain  ,  ollicier  de  marine,  artiste 
d'abord,  pauvre  et  inconnu,  puis  riche  et  célèbre  : 
toujours  jeune,  gai,  entreprenant,  aventureux , 
heureux  et  aimé,  se  gagnant  tous  les  cœurs,  du 
premier  abord,  par  sa  bêle  et  régulière  physio- 
nomie, moins  encore  que  par  la  franchise  de  son 
caractère  loyal. 

Donc,  on  trouvera  chez  lui  ('es  oiïiciers  de 
marine,  des  compagnons  d'armes  ,  des  artistes  , 
des  écrivains ,  ses  compagnons  de  renommée  et 
ses  rivaux  de  talent  ;  <!es  médecins,  des  acteurs , 
des  savans.  Aussi  la  conversation  va  d'un  pro- 
blème de  maihémaiique  à  une  aventure  de  navi- 
gation ,  d'un  cas  curieux  de  pathologie  h  une 
anecdote  de  coulisse,  d'un  tableau  h  un  progrès 
de  la  chimie,  d'un  calembourgboull'onncment  bête 
à  quelque  discussion  de  vaste  portée. 

L'un  des  plus  assidus  et  des  plus  spirtuels  visi- 
teurs de  Biard  est  un  vieux  savant,  jeune  malgré 
ses  soixante  et  dix  ans,  aimable  malgré  une  éru- 
dition sans  exemple  ;  chacun  l'a  nommé  rien  qu'à 
l'énumération  de  ces  deux  qualités  : 

—  Messieurs,  nous  disait-il  par  un  après-midi 
que  les  flâneurs  abondaient  dans  l'atelier  de  Biard, 
non  sans  tousser  un  peu  de  la  fumée  de  nos  ci- 
garettes que  nous  nous  étions  empressés  d'étein- 
dre h  son  arrivée  ;  messieurs,  aujourd'hui  vous 
remettez  tout  en  question,  et  rien  ne  se  trouve  à 
l'abri  du  paradoxe  et  du  doute ,  rien  ,  pas  même 
ce  que  l'on  avait  été  élevé  à  regarder  comme  des 
chefs-d'œuvre  admirables.  On  craint  à  chaque  in- 
stant de  voir  détruire  les  traditions  les  plus  eliai- 
mantes  et  les  plus  précieuses.  Que  l'on  prenne 
au  sérieux  cette  monomanie  destructive  ,  il  faut 
renoncer  à  toute  idée  reçue  ,  à  toute  croyance 
établie  ,  et  ne  plus  avoir  foi  que  provisoirement 
dans  la  bonté  de  Henri  IV  et  dans  la  férocité  ma- 
niaque de  Caligula.  Je  m'attends  à  voir  Lucrèce 
perdre  sa  réputation  de  vertu,  et  infailliblement 
Mucius  Sccvola  sera,  l'un  de  ces  Jours,  déclaré 
traître  à  la  patrie. 

»  SI  l'on  sape  ainsi  les  grandes  bases  sur  les- 
quelles repose  l'histoire  ,  je  vous  laisse  à  penser 
du  cas  que  l'on  montre  pour  les  fiiits  anecdotiques. 
Adieu  à  ces  légendes  naïves  qui  se  racontaient 
depuis  des  siècles  !  L'épéc  de  Oamoclès  devient 
une  plaisanterie  absurde;  Diogène  n'a  jamais  de- 
mandé pour  toute  faveur  à  Alexandre  de  ne  pas 
lui  ôter  son  soleil,  et  le  chien  de  Monlargis  de- 
vient une  pure  invention,  indigne  d'être  mention- 
née, même  dans  les  recueils  i['Ànas  ;  jamais  la 
lidèle  béte  n'a  existé;  ou  bien  si  le  combat  a  eu 
lieu  entre  elle  et  le  chevalier  Macaire,  le  chevalier 
Macairc  est  resté  vainqueur...  Une  telle  Saint-Bar- 
Ihéle ni  des  idées  reçues  devient  fort  embarrassan- 
te, et  pour  le  peu  qu'elle  continue,  Dieu  veuille 


qu'elle  n'aille  point  toutefois  jusqu'aux  sciences 
mathématiqufs  ;  car  si  l'on  se  trouvait  réduit  à  ne 
plus  croire  que  le  plus  court  chemin  d'un  point  à 
un  autre  est  la  ligne  droite  et  que  deux  et  deux 
font  qiiatre,  crite  innovation  jetterait  singulière- 
ment de  confu -ion  dans  le  monde.  Et  cepen'lant 
j'ai  peur  qu'on  en  arrive  là  ;  il  ne  reste  guère  plus 
que  cela,  sinon  à  détruire,  du  moiis  à  attaquer. 

"  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux  c'est  que  ce  parti 
pris  de  dénigration  du  passé,  ce  delenda  estCar- 
tlutp;o  !  de  toute  cioyance  héré  litairc  gagne  du 
journalisme  aux  lecteurs.  Le  public  fc  laisse  aller 
naïvement  aux  abus  d'esprit  des  écrivains  ,  les 
prend  au  sérieux  et  linit  par  les  imiter.  Ainsi  , 
pour  ne  citer  qu'un  exemple,  il  y  a  peu  de  jours 
des  personnes  de  beaucoup  de  bon  sens  se  sont 
mises  à  révoquer  en  doute  l'histoire  de  l'araignée 
de  Pélisson  ;  chacun  renchérissait  d'incrédulité 
sur  son  voisin.  J'ai  vu  le  moment  où  la  captivité 
de  Pélisson  lui-mcnic  etjusiju'à  Louis  XIV  allaient 
cire  démontrés  des  erreurs  historiques. 

"  '  omiue  c  tte  histoire  do  l'araignée  m'avait 
toujours  beaucoup  amusé  et  qu'on  venait  de  me 
la  gâter,  je  m'en  revenais  chez  moi  avec  la  mau- 
vaise humeur  d'un  homme  qui  a  perdu  un  bijou 
auquel  il  attachait  du  prix,  lorsque  je  me  trouvai 
face  à  face  avec  un  vieux  savant  de  mon  âo;(;  et 
de  mes  amis.  C'est  un  de  ces  homuies  que  l'on 
peut  interroger  comme  une  véritable  encyclopé- 
die, qui  sait  immensément  de  choses  et  qui  cite 
une  date  et  un  auteur  à  l'appui  de  tout  ce  q^i'il 
sait.  Je  lui  fis  part  de  la  mauvaise  humeur  dans 
la(iuelle  m'avaient  jeté  L-s  paradoxes  que  je  venais 
d'entendre  et  l'anxiété  à  laquelle  ils  me  rédui- 
saient. Mon  savant  sourit,  passa  son  bras  sous  le 
mien  et  me  conduisit  dans  sa  maison  ,  vaste  bi- 
bliothèque reiiiplie  de  livres  depuis  le  rez-de- 
chaussée  jusques  aux  combles.  11  me  condui.it 
dans  son  cabinet  :  là  ,  au  fond  d'une  armoire 
précieusement  fermée ,  dont  il  tira  la  clé  de  sa 
poche,  il  prit  un  petit  manuscrit  relié  en  chagrin 
avec  des  fermoirs  et  des  coins  de  cuivre  et  me 
montra  sur  le  papier  juinâlrc  une  date  :  1062. 
Après  cette  date  venaient  quinze  ou  vingt  pjgcs 
écrites  en  Allemand. 

1)  —  Ce  registre,  me  dit-il,  contient  les  rapports 
écrits  chaque  jour  par  un  espion  allemand  placé 
près  de  Pélisson  ,  durant  la  captivité  de  ce  der- 
nier, pour  tâcher  de  capter  sa  coiiliance  et  de 
.s'emparer  des  secrets  du  secrétaire  courageux  et 
lidèle  de  Fouquet.  J'ai  aL-heté  ce  précieux  docu- 
ment historique,  en  1793,  d'un  ouvrier  qui  l'avait 
ramassé  dans  le  pillage  que  l'on  avait  fait  des  ar- 
chives de  la  police.  Ecoutez ,  je  vais  vous  traduire 
les  premières  pages  tpn  parlent  préi  isémeut  du 
fait  dont  vous  ave/,  tout  à  l'heure  entendu  contes- 
ter l'authenticité  ;  je  tradu's  littéralement  : 

«J'ai  été  ce  matin  (l'i  juin  Ifiti-J)  introduit  dans 
"le  cachot  de  M.  Pélisson.  Je  l'ai  trouvé  enveloppé 
•idans  son  manteau,  tâchant  de  se  soustraire  au 
«froid  et  marchant  vile  dans  ce  petit  espace  qui 
«n'est  pas  chaulVé.  Quand  j'entrai,  il  me  regarda 
«des  pieds  à  la  tète  avec  attention  :  «Bonjom-,  ■> 
"lui  dis  je  en  allemand.  Il  me  réponilit  par  un  si- 
"gnc  de  tète  et  continua  sa  promenade  sans  me 
«prêter  plus  d'attention. 

«Au  bout  d'une  heure,  le  soleil  vint  jeter  quel- 
•  ques  rayons  à  travers  les  barreaux,  et  cela  parut 
«causer  beaucoup  de  joie  à  M.  Pélisson  (jui  se  dé- 


«pouilla  de  son  manteau,  prit  sa  chaise  et  alla  s'as- 
«seoir  à  l'endroit  où  venait  frapper  le  soleil.  Au 
»  bout  d'un  quart  d'heure,  je  l'ent  endis  soupirer  et 
«le  vis  se  lever  et  rejeter  son  manteau,  car  le 
«soleil  avait  disparu.  Alors  il  alla  prendre,  d?ns 
"le  coin  le  moins  éclairé  de  la  chambre,  un  bocal 
"de  verre  blanc  assez  large,  et  il  le  plaçî  sur  la 
«chaise  qu'd  venait  de  quitter.  Après  quoi  il  lira  un 
«morceau  de  sucre  de  sa  poche,  le  muuil'alégèrc- 
»ment  et  en  frotta  le  bord  du  soupirail.  Bientôt 
«quelques  mouches  vinrent  se  placer  dans  cet  en- 
«droit  de  la  pierre  ;  il  les  attrapa  une  à  une,  les 
" plaça  dans  une  petite  cage,  comme  les  enfans 
"en  fabri  lUiMit  avec  un  bouchon  et  des  épingles, 
"Ct  garda  un  des  insectes,  qu'il  prit  par  l'ade  et 
«promenaautourdu  bocal.  Je  vis  alors  unegrosse 
«araignée  noire  se  lever  dans  le  vase  de  verre  et 
«suivie  lentement  la  mouche  avec  nonchalance. 

«Quand  il  se  fut  amusé  quelque  temps  de  ce 
"jeu,  IM.  Péli-^son  siflli  d'une  certaine  façon  ct 
«plaça  dans  le  bocal  une  petite  échelle  fabriquée 
«avec  des  morceaux  de  bois  détachés,  je  pense, 
«d'un  balai  de  bouleau.  Au-sitôt  l'araignée  s'élan- 
«ça  d'un  bonJ  sur  l'échelle,  grimpa  sur  le  bcas  de 
«  .\L  Pélisson  et  se  mil  à  poursuivre  avec  une  ar- 
«deu  •  incroyable  la  mo  iche  que  le  prisonnier  lui 
«montrait  sans  la  lui  laisser  saisir.  Il  hnil  pour- 
«tant  par  laisser  l'insecte  dévorer  sa  proie  ;  après 
«quoi  l'araignéeredesceniliisursa  toile,  et  il  remit 
"le  bocal  dans  le  coin  où  il  l'avait  pris. 

«Le  17  jun,  conformément  auv  initructions  de 
«M.  le  gouverneur,  qu'il  fallait  ôter  à  M.  Pcl  Sion 
«un  diveriissement  qui  ne  lui  lai-saii  pas  assez 
«l'ennui  delà  prison  et  nj  le  réduisait  pas  à 
"  n'avoir  d'autre  ressource  pour  se  distraire  que 
«de  causer  avec  moi,  j'ai  profité  du  sommeil  da 
«prisonnier  pour  me  glisser  près  du  bocal  où  se 
"trouvait  larai^'née  et  tâcher  de  m'en  emparer. 
«Mais  en  mett.mt  la  main  dans  le  vase,  je  sentis 
«que  je  brisais  plusieurs  petits  fils,  tt  qu'il  était 
«impossible  detuer  l'insecte  sans  laisser  des  Uaces 
"irrécusables  de  mes  elTorls  pour  la  saisir.  Je  ré- 
«solusdonc  d'user  de  liuesse  ct  de  le  tuer  d'une 
"autre  manière.  Je  me  couchai  juste  à  l'endroit  où 
«j'avais  vu,  la  veille  M.  Pélisson  jilacer  le  bocal  pour 
"S'amuser  du  manège  de  l'araignée,  ct  il  lui  fallut 
«le  lendemain  à  l'heure  ordinaire  renoncer  à  son 
«plaisir  habituel  ou  mettre  la  chaise  tout  près  de 
«moi.  Ce  fut  à  ce  dernier  parti  qu'il  s'arrêta.  Il 
«prit  une  mouche  dans  la  cage  de  bouchons,  la 
«lit  désirer  comme  la  veiilc quelque  temps  ài'ai-ai- 
«gnéc,  et  finit  par  la  lui  donner.  Je  profitai  de 
"l'instant  où  l'msecle  rentrait  dans  le  bocal,  ct  fei- 
«gnanl  de  m'éxeiller,  je  renversai  en  éten  lam  les 
-bras  la  chaise  et  le>ase,  quisebiisa  eu  cent  mor- 
ceaux. M.  PelLssonjeia  un  cri,  me  repoussa  ru- 
«dementetse  mit  à  reg.mler  à  terre  »vec  le  té- 
«moignage  d'une  grande  tristesse  ei  d'une  crainte 
-extrême.  Il  répétait  le  cri  par  lequel  il  appelait 
■HrorJin.ùie  son  araignée  ;  il  soulevait  soigneuse- 
«  ment  chaque  niorcciu  de  verre  afin  de  s'assurer 
«que  l'insecte  ne  se  trouvait  pas  blotti  dessous. 
«Mais  j'avais  vu  l'araignée  se  sauver  dans  un  coin 
«du  cachot,  et  sans  faire  semblant  de  rien,  je  me 
"levai  et  l'écrasai.  Mon  mouvement  n'échappa 
«point  à  M.  Pélisson,  qui  se  jeta  sur  moi.  la  main 
«haute  pour  me  fi  appcr  ;  mais  il  s'arrêta  tout  à 
•coup  : 

.—Vous  avei  fait  une  mauvaise  acUou,  medi(< 


—  58  — 


))il  en  allemand  ;  j'aimerais  mieux  que  vous  m'eus- 
»  siez  cassé  une  jambe. 

u  Depuis  lors,  il  ne  m'a  pas  adressé  une  seule 
«parole,  et  il  resta  enveloppé  dans  son  manteau, 
«triste  et  immobile.  " 

—  Eh  bien  !  nous  dit  le  vieillard,  cesdocumens 
sont-ils  précis,  et  croyez-vous  qu'il  vous  soit  per- 
mis decroire  à  l'existence  de  l'araignée  apprivoisée 
de  Pélisson  ? 

— Sans  doute,  lui  répondis-jej  mais  ma  conver- 
sion empécliera-t-elle  les  autres  de  révoquer  en 
doute  ce  fait?  A  quoi  sert  une  croyance  que  l'on 
a  seul  et  que  ne  partage  personne  ? 

11  sourit,  ôla  ses  lunettes,  les  remit  silencieuse- 
ment dans  sa  poche,  nous  Ot  un  profond  salut  et 
se  disposait  à  sortir  de  l'atelier,  quand  Biard  le 
rappela  : 

—  Docteur,  lui  dit-il,  j'ai  aussi  mon  araignée; 
permettez-moi  de  vous  la  présenter. 

Il  sonna.  Mariette ,  la  bonne  provençale,  ac- 
courut. 

—  Envoyez-moi,  dit  l'artiste,  envoyez-moi 
Mouniss. 

Un  instant  après,  un  des  plis  de  l'immense 
rideau  qui  ferme  l'atelier  se  souleva ,  et  l'on  vit 
paraître  une  petite  créature ,  haute  de  dix-huit 
pouces  tout  au  plus. 

Au  premier  aspect,  l'œil  déconcerté  se  deman- 
dait avec  inquiétude  ce  que  pouvait  être  un  pareil 
nain,  car  l'avorton  qui  venait  d'entrer  présentait 
en  petit  toutes  les  apparences  d'une  créature 
humaine.  Il  marchait  sur  ses  pieds  de  derrière  et 
portait  un  vêtement  de  groom  fort  élégant,  ma 
foi  !  la  culotte  et  les  guêtres  de  velours  épingle, 
le  gilet  rouge  à  boutons  d'or ,  la  livrée  bleue, 
chamarrée  de  galons  resplendissans  sur  toutes  les 
coutures.  Puis  sous  son  chapeau  à  trois  cornes 
se  montrait  un  visage  étrange,  sans  pareil,  sans 
exemple.  Le  front,  sillonné  de  rides  et  de  plis 
comme  celui  d'une  vieille  femme  septuagénaire, 
surmontait  deux  petits  yeux  vifs,  mobiles  à  l'excès  ; 
tandis  qu'au  dessous  d'un  nez  camard  s'ouvrait 
une  bouche  fendue  jusqu'aux  oreilles  et  dont  les 
lèvres  rosi's  laissaient  voir  une  double  rangée  de 
jolies  petites  dents  blanches.  Debout  quelques 
instans  p' es  de  lapoite,  il  salua  par  un  mouve- 
ment brusque  du  bras  et  de  la  main  qui  lui  lit 
soulever  son  chapeau  sans  l'ôter  tout  à  fait.  Ce 
devoir  de  civilité  rempli,  il  se  tourna  pour  atta- 
cher ses  yeux  sur  les  yeux  de  son  maître.  Le 
mouvement  qu'il  fit  laissa  voir  une  énorme  queue 
qui  sortait  de  dessous  les  basques  de  la  bvrée, 
et  l'on  constata  que  Mouniss  n'était  pas  un  homme 
réduit  à  l'état  de  miniature,  mais  bien  un  singe  de 
la  famille  appelée  capucin,  et  dont  un  caprice 
d'artiste  avait  rasé  le  visage  et  peint  lesjoues. 

Vous  pouvez  juger  des  éclats  de  riie  qu'excita 
dans  l'atelier  la  présence  inattendue  de  ce  gnome, 
génie  familier,  serviteur  mystérieux  du  magicien 
qui  l'habite.  Mouniss  reçut  gravement  cette  bor- 
dée d'hilariié,  en  homme,  en  singe,  veu\-je  dire, 
qui  la  dédaigne.  Puis  tout  à  coup,  avisant,  sur  la 
chaussure  du  vieux  savant  qui  tout  à  l'heure  avait 
conté  l'histoire  de  Pélisson,  une  large  tache  de 
boue,  il  courut  saisir  une  petite  brosse,  enfourcha 
le  pied  du  vieillard  et  se  mit  bravement  à  frotter 
la  tache  jusqu'il  ce  qu'elle  eût  tout  à  fait  disparu 
et  que  le  cuir  eût  entièrement  repris  son  brillant. 
Après  quoi,  il  se  mit  élégamment  à  lécher  ses 


petites  mains,  auxquelles  étaient  demeurées  atta- 
chées de  parcelles  sucrées  de  cirage. 

Tandis  que  l'on  s'émerveillait  de  l'adresse  du 
petit  décroteur,  deux  jolies  petites  mains  blanches, 
celles  de  l'ange  à  chevelure  blonde  qui  semble 
venu  des  cieux  pour  veiller  sur  l'artiste  et  répan- 
dre sur  son  front  les  mystérieux  parfums  de  l'ins- 
piration, pour  le  soutenir  da  ns  les  découragemens, 
pour  le  consoler  dans  les  chagrins,  deux  jolies 
mains,  mignonnes  et  belles  à  faire  envie  aux 
Hébés  de  Canova,  se  posèrent  sur  les  touches  du 
piano.  Alors  Mouniss  jeta  loin  de  lui  la  brosse, 
saisit  un  triangle  et  se  mit  à  frapper  sur  l'instru- 
ment sonore  de  manière  à  marquer  la  mesure 
avec  beaucoup  de  précision,  je  vous  l'assure.  Puis, 
sur  un  geste  de  la  musicienne,  il  jeta  le  triangle, 
l'échangea  contre  un  tambour  de  basque  et  se  mit 
à  balancer  gracieusement  en  l'air  les  grelots  de 
ce  nouvel  instrument.  Il  fallait  le  voir,  de  sa  petite 
main  velue,  frapper  la  peau  de  ce  tympanum  grec, 
suivre  la  marche  de  la  valse  et  se  livrer  à  cent 
minauderies  réjouissantes  et  devant  Icsquelle 
n'eût  pas  résisté  la  gravité  de  Caton  l'ancien.  Qua 
vous  dlraije  encore?  Mouniss  joua  de  la  guitare, 
Mouniss  fit  des  armes,  Mouniss  prit  des  pinceaux, 
grimpa  sur  une  chaise,  se  hissa  devant  un  che- 
valet et  fit  un  tableau,  glorieux  amas  de  couleurs 
entre-choquées  et  stupéfaites  de  se  rencontrer  les 
unes  à  côté  des  autres.  Son  maître  lui  jeta  un  sou, 
et  Mouniss  fourra  le  sou  dans  sa  poche  avec  le 
soin  qu'un  avare  mettrait  à  recueillir  une  pièce 
d'or.  Enfin  las  de  déployer  un  si  grand  nombre 
de  lalens  divers,  il  alla  se  blottir  sur  les  genoux  de 
sa  maîtresse,  où  il  s'endormit  bientôt  d'un  som- 
meil profond. 

—  Mouniss,  nous  dit  Auguste,  Mouniss,  que 
vous  venez  de  voir  aujourd'hui  pour  la  première 
fois,  est  pourtant  un  de  mes  vieux  amis.  Il  y  a 
deux  jours,  le  hasard,  après  bien  des  épreuves  et 
une  longue  séparation,  nous  a  réunis  l'un  à  l'autre 
d'une  manière  qui  certes  ne  manque  pas  de  roma- 
nesque. 

—  Contez-nous  cela  !  Tel  fut  le  chœur  de  solli- 
citations qui  répondit  à  cette  parole  du  peintre. 

Sans  quitter  sa  palette,  et  tout  en  continuant 
à  ébaucher  la  figure  qu'il  peignait,  il  nous  dit  : 

<i  Vous  connaissez  tous  ma  vie  aventureuse  : 
pauvre  enfant  jeté  dans  les  agitations  les  plus 
romanesques;  tour  à  tour  enfant  de  chœur,  musi- 
cien, dessinateur  de  papier  peint  ;  tantôt  riche  et 
tantôt  pauvre,  jamais  paisible  et  sans  soubresauts 
de  fortune,  je  finis  par  m'embarquer  à  bord  d'un 
bâtiment  avec  l'épaulette  d'officier,  et  un  voyage 
de  long  cours  me  fit  parcourir  des  mers  immenses. 
Or  un  jour  que  nous  étions  descendus  sur  les 
côtes  d'Afrique  pour  remplir  d'eau  nos  tonneaux 
vides,  j'aperçus  sur  un  cocotier  un  singe  qui  sau- 
tait ou  plutôt  qui  volait  d'arbre  en  arbre  et  sem- 
blait tenir  un  pai|uet  dans  ses  bras.  J'armai  mon 
fusil,  je  visai  le  singe,  le  coup  partit,  et  une  se- 
conde après  une  pauvre  guenon  tombait  à  mes 
pieds,  expirante  et  un  petit  singe  dans  ses  bras. 

»  Faut-il  vous  l'avouer?  en  tuant  cette  caricatu- 
re de  notre  espèce,  il  me  semblait  que  j'avais  tué 
plus  qu'un  animal  ordinaire  ;  je  sentis  presque 
des  remords  dans  mon  cœur,  et  je  jurai  sur  le 
cadavre  de  la  mère  de  devenir  le  père  de  l'orphe- 
lin. » 

Sans  le  scintillement  railleur  qui  rayonnait  vive- 


ment à  travers  les  paupières  de  l'artiste,  on  aurait 
presque  pu  prendre  ces  paroles  au  sérieux,  tant 
il  les  disait  gravement. 

Il  Je  pris  donc  le  petit  singe,  je  le  baptisai  du 
nom  de  Mouniss  et  je  rejoignis  le  bâtiment  avec 
ce  nouvel  hôte,  que  j'installai  dans  ma  cabine  et 
confiai  aux  soins  sépéciaux  d'un  mousse. 

«A  bord,  où  les  sujetsde  distraction  n'abondent 
guère,  l'arrivée  d'un  singe  était  un  événement  qui 
ne  pouvait  manquer  de  produire  une  vive  et 
joyeuse  sensation.  De  son  côté  Mouniss,  le  lende- 
main de  son  arrivée  parmi  nous,  semblait  y  avoir 
passé  toute  sa  vie,  tant  il  se  montrait  confiant, 
gai,  hardi  et  j'ajouterai  même  effronté  :  il  grim- 
pait sur  les  cordages,  sautait  sur  l'épaule  des  ma- 
telots, tirait  les  cheveux  aux  mousses,  venait  pren- 
dre place  à  la  table  des  officiers  quand  l'heure 
des  repas  arrivait  et  ne  dédaignait  pas  en  outre  de 
voler  aux  gens  de  l'équipage  des  biibes  de  bis- 
cuit et  de  viande.  Vous  dire  tous  les  tours  mau' 
vais  ou  plaisans  qu'il  fit  à  chacune  des  personnes 
du  bord  me  tiendrait  des  heures  entières.  J'étais  le 
seul  qu'il  respectât,  par  cette  raison  bien  simple 
que  j'étais  le  seul  qui  lui  parlât  en  maître  et  dont 
le  fouet  vînt  de  temps  à  autre  réprimer  ses  pen- 
chans  à  faire  le  mal. 

"Près  d'une  année  s'écoula  de  la  sorte,  durant 
laquelle  la  taille  de  Mouniss  prit  un  développe- 
ment merveilleux,  grâce  à  la  température  méridio- 
nale des  mers  dans  lesquelles  nous  naviguions. 
Enfin  nous  mîmes  à  la  voile  pour  Marseille;  nous 
descenaîraes  à  terre,  avec  Mouniss  bien  entendu, 
et  à  quelques  jours  de  là  le  contre-amiral  nous 
passa  en  revue. 

uQuand  le  commandant  du  bord  lui  présenta 
chacun  des  officiers  en  les  désignant  par  leur 
nom  et  que  mon  tour  fut  venu ,  l'amiral  me  de- 
manda : 

»—  Ètes-vous  parent,  monsieur,  d'un  peintre 
nommé  Biard  et  qui  cetteannée  aobtenuà  l'expo- 
sition du  Louvre  la  grande  médaille  d'or  ? 

»  A  ces  mots,  mon  cœur  battit  avec  violence, 
car  avant  de  quitter  la  France  j'avais  laissé  à  un 
de  mes  amis  un  tableau  peint  dans  un  moment  de 
loisir,  et  je  l'avais  chargé  de  l'envoyer  à  tout  ha- 
sard au  jury  chargé  de  l'admission  des  tableaux  au 
Salon. 

»  —Quel  est  le  sujet  de  ce  tableau?  mon  amiral. 

»  —  Des  sorcières. 

»Je  faillis  tomber  de  mon  haut Ce  tableau 

était  le  mien. 

»—  C'est  moi  !  moi  !  m'écriai-je  éperdu  de  joie 
et  plus  encore  de  surprise. 

»  L'amiral  me  félicita  ,  et  quelques  semaines 
après  j'arrivai  à  Lyon,  libre  de  la  profession  mili- 
taire, devenu  artisteet  monsinge  sur  mon  épaule. 

"Après  avoir  séjourné  quelque  temps  en  pro- 
vince, je  partis  pour  Paris,  léger  d'argent  et  plein 
d'espérance  pour  l'avenir.  Je  laissai  Mouniss  à  un 
de  mes  amis,  car  un  singe  m'aurait  singufière- 
ment  gêné  dans  ma  petite  et  unique  chambre. 
Bien  du  temps,  bien  des  événemens,  bien  des 
changemens  dans  ma  position  survinrent,  durant 
lesquels  l'ami  auquel  j'avais  confié  mon  singe  en- 
treprit un  long  voyage.  Bref,  je  n'entendis  plus 
parler  de  Mouniss,  et  j'ignorais  ce  qu'il  était  de- 
venu, lorsqu'il  y  a  deux  jours,  en  revenant  chez 
moi,  je  me  vis  accoster  par  un  petit  Savoyard  qui 
me  demanda  l'aumône.  Tandis  que  je   fouillais 


—  59  — 


dans  ma  poche  pour  y  puiser  quelques  pièces  de 
monnaie,  le  singe  qu'il  tenait  enveloppé  dans  sa 
veste  me  regardait  d'une  manière  étrange...  Tout 
à  coup  il  se  débat,  s'arrache  des  bras  du  Savoyard, 
me  saute  au  cou,  se  met  à  proférer  un  petit  cri 
plaintif  et  mélodieux,  et  me  prodigue  les  caresses 
les  plus  afl'ectueuses...  C'était  Mouniss. 

«Quand  le  Savoyard  stupéfait  voulut  reprendre 
son  siuge,  rien  ne  put  détacher  de  moi  le  pauvre 
animal,  et  je  me  sentais  moi-même  trop  ému  de 
la  reconnaissance  pour  me  séparer  ainsi  de  la 
Adèle  bestiole.  Trois  pièces  d'or  passèrent  de  ma 
poche  dans  la  poche  du  petit  Savoyard,  et  Mou- 
niss, amené  dans  mon  atelier,  échangea  sa  robe 
de  drap  rouge  et  son  ignoble  bonnet  crasseux 
contre  la  hvrée  que  vous  voyez.  Il  exerce  près  de 
nous  les  agréables  talens  qu'il  doit  au  Savoyard, 
son  instituteur,  mange  comme  quiitre,  et  a  pris 
pour  ma  femme  l'allection  la  plus  vive.  Enlin  des 
habitudes  gamines  qu'il  avait  à  bord,  il  ne  lui  res- 
te plus  qu'une  très-vive  propension  à  tirer  la 
queuede  mon  petit  chien  La  Poune,  et  à  se  venger, 
en  le  tourmentant,  de  la  faveur  dont  le  roquet 
jouit  au  logis.  » 

Je  vous  laisse  à  penser  si  chacune  des  personnes 
qui  avaient  entendu  cette  histoire  prodiguèrent 
les  caresses  et  les  bonbons  à  Mouniss. 

Hélas  !  ces  caresses  ne  lui  furent  que  trop  fata- 
les. Mouniss  se  bourrait  de  bonbons  du  matin  au 
soir  î  Mouniss,  qui  prenait  place  à  table  à  côté 
de  son  maître,  se  gorgeait  de  viande,  buvait  du 
vin  et  se  montrait  fort  satisfait  de  savourer  un 
verre  d'eau-de-vie.  Souvent  même,  il  ouvrait  l'ar- 
moire où  se  trouvaient  renfermées  les  liqueurs, 
débouchait  les  bouteilles,  et  buvait  de  manière  à 
s'enivrer.  11  fallait  le  voir  alors,  la  démarche  chan- 
celante, l'œil  brillant,  les  bras  aviiiés,  se  livrer  à 
mille  extravagances  dont  eût  rougi  même  un  inva- 
lide pris  de  boisson.  Mais  bientôt  une  pareille  in- 
tempérance lui  causa  des  symptômes  de  toux; 
puis  des  coliques  violentes  se  déclarèrent,  et  Mou- 
niss rendit  le  dernier  soupir  malgré  les  soins  de 
deux  célèbres  médecins.  Il  ne  reste  plus  aujour- 
d'hui de  la  pauvre  et  fidèle  bcte  que  le  portrait 
qu'en  publie  le  Musée  et  une  peau  bourrée,  des- 
tinée à  prendre  place  près  du  bocal  qui  coniient 
un  caméléon,  jadis,  lui  aussi,  l'ami  et  le  serviteur 
de  Biard. 

Peut-être  un  jour  vous  conterai-je  la  vie  et  les 
aventures  du  caméléon. 

S.  Henry  BERTIIOUD. 
(Musée  des  Familles.) 


ACADEMIE  DES  SCIENCES. 


Séance  du  15  juillet. 
Tout  le  monde  a  entendu  parler  du  ravage 
exercé  il  y  a  quelques  temps,  par  l'un  de  ces  grands 
orages  qui  ont  parcouru  la  France  entière,  sur  le 
parc  de  Chatcnay,  situé  à  six  lieues  de  Paris,  en- 
tre Kcouen  et  l.ouvres;  nous  n'avions  accueilli 
qu'avec  beaucoup  d'hésitation  le  récit  que  l'on 
nous  en  avait  fait,  et  dont  nous  avons  puMié  un 
extrait  abrégé.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins  en 
effet  que  d'un  grand  et  beau  parc  entièrement 
bouleversé,  que  d'arbres  déracinés,  de  toitures 
enlevées,  de  murs  renversés,  enfin  d'un  château 


avec  sa  ferme  et  toutes  ses  dépendances  à  moitié 
détruit  par  la  violence  de  l'ouragan  et  la  lutte  des 
élémens  déchaînés  auxquels  le  parc  de  Chatenay 
avait  servi  de  champ  de  bataille. 

Une  trombe  fondant  tout  à  coup  des  hauteurs 
de  l'atmosphère  sur  le  coteau  et  les  belles 
plantations  qui  l'entouraient,  avait  arraché, 
comme  en  se  jouant,  des  arbres  demi -séculaires, 
les  avait  tantôt  briiés  comme  des  allumettes, tantôt 
tordus  sur  eux-mêmes,  ou  bien  les  emportant  dans 
sa  course  vagabonde  avec  tout  ce  qu'elle  rencon- 
trait sur  son  passage,  chariots,  bestiaux,  toitu- 
res, poutres,  etc. ,  les  avait  rejetés  à  plusieurs  cen- 
lainis  de  mètres  du  lieu  où  ils  étaient  solidement 
implantés  dans  le  sol  ;  des  tuiles,  des  pierres, 
lancées  comme  par  la  poudre  à  canon,  avaient 
traversé  des  cloisons  et  des  portes,  ou  s'étaient 
enfoncées  profondément  dans  la  terre;  enfin,  le 
ciel  et  la  terre,  les  eaux  et  le  feu  des  nuages, 
semblaient  s'être  un  moment  confondus  et  avaient 
englouti  dans  leur  vaste  tourbillon  les  productions 
du  sol  et  des  ouvrages  de  l'homme. 

Eh  bien  !  tout  ce  récit  pour  lequel  nous  avons 
eu  besoin  des  attestations  les  plus  dignes  de  con- 
fiance, était  encore  au-dessous  de  la  vérité  ;  et 
aujourd'hui  que  le  désastre  du  parc  de  Chatenay, 
que  cette  espèce  de  chaos  qui  a  tout  à  coup  suc- 
cédé à  ces  plantations  si  belles  et  si  régulières,  à 
ces  construciions  si  solides  et  si  bien  entretenues, 
sont  visités  de  dix  lieues  à  la  ronde  et  deviennent 
un  but  de  promenade  pour  les  oisifs  et  les  cu- 
rieux de  la  vallée  de  Montmorency;  il  n'y  a  plus 
moyen  de  douier  des  elVels  produits  par  ce  singu- 
lier et  redoutable  phénomène  atmosphérique  qui 
parait  être  une  véritable  trombe. 

La  destruction  de  la  terre  de  Chatenay  devient 
d'ailleurs  en  ce  moment  la  matière  d'un  procès 
entre  le  propriétaire  et  la  compagnie  d'assuran- 
ces contre  les  pertes  causées  par  les  orages,  la 
grêle,  les  inondations  et  autres  catastrophes  cé- 
lestes; la  compagnie  prétend  qu'elle  n'a  garanti 
que  des  effets  des  orages,  et  que  par  orage  on 
entend  non  pas  une  trombe,  mais  un  phénomène 
où  la  foudre  joue  le  principal  rôle  ;  de  là  recours 
à  M.  Arago  pour  savoir  si  une  trombe  doit  être 
rangée  parmi  les  orages  ou  non. 

M.  Arago  a  renvoyé  les  consultans  au  physi- 
cien qui  s'occupe  avec  le  plus  de  suite  et  de  suc- 
cès en  ce  moment  de  tout  ce  qui  concerne  l'élec- 
tricité atmosphérique,  et  M.  Peltier  a  été  nommé 
arbitre  afin  de  visiter  les  lieux  et  de  décider  sur 
le  terrain  si  les  dégâts  de  Chatenay  doivent  être 
attribués  à  l'action  du  fluide  électrique. 

C'est  hier  que  cette  visite  a  eu  lieu,  et  M.  Pel- 
tier a  rendu  compte  aujourd'hui  de  ses  observa- 
tions à  l'Académie,  sous  le  point  de  vue  scienti- 
fique, et  laissant  de  côté,  bien  entendu,  toute  la 
question  du  procès. 

Voici  ce  que  raconte  M.  Peltier  : 

«  J'ai  visité  hier  la  commune  de  Chatenay, 
canton  d'Ecouen,  département  de  Seine-et-Oise, 
et  j'ai  étudié  les  désastres  qu'elle  a  éprouvés  le 
18  juin  dernier,  par  l'effet  d'une  trombe  qui  s'est 
formée  à  l'exirémité  delà  plaine  dominant  au  stid 
la  vallée  de  Kontenay-los-Louvres.  Arrompagné 
de  M.  llérellc,  propriétaire  du  château  de  Cha- 
tenay, dont  le  parc  a  été  si  horriblement  dévasté, 
etde  M.  Bouchaixl,  ancien  élève  de  l'Ecole  poly- 
technique, d'une  grande  instruction,  entouré  de 


tous  les  renseignemens  que  me  fournissaiem  k9 
témoins  oculaires,  les  habitans  de  Fontenay  etde 
Chatenay,  j'ai  suivi  siu-  le  terrain  l'origine  de  la 
trombe,  sa  marche,  ses  déviations ,   ses  effets  et 
sa  terminaison.  J'ai  interrogé  toutes  les  personnes 
signalées  comme  ayant  vu  et  suivi   des  parties 
plus  ou  moins  étendues  de  ce  météore   destruc- 
teur. J'ai  eu  des  témoins  pour  chacun  des  faits 
particuliers,  pour  chacune  des  apparences  que 
présentait  la  trombe,  reladvement  à  la  forme  des 
nuages  qui  la  constituaient,   aux  vapeurs  qui  en 
sortaient,  aux  flammes  ou  sjlobes  de  feu  qui  l'ac- 
compagnaient, enfin  aux  tourbillons  de  poussière 
qui  s'élevaient  de  la  terre,  et  liaient  ainsi   le  bas 
du  cône  au  sol.  Aidé  des  lumières  de  M.  Hérelle, 
de  celles  de  ses  fils  et  de  M.  Bouchard,  qui  sui- 
vait avec  moi  la  marche  de  la  trombe,  je  crois  être 
en  mesure  de  faire  une  relation  exacte  et  détail- 
lée du  météore  qui  a  déva-té   Chatenay,  de  pou- 
voir indiquer  la  cause  de  sa  formation,  de  sa  mar- 
che et  de  sa  terminaison,  enfin,  je   crois  pouvoir 
dire  ce  qu'était   la  trombe  de  Chatenay,  n'osant 
encore  dire  ce  que  sont  les  trombes  en  généra?, 
et  quelles  sont  leurs  causes  communes.  Je  me  ré- 
serve de  rechercher  les  descriptions  des  princi- 
pales trombes,  et  de  juger  alors  si   les   caoseï 
sont  diverses,  ou  si  toutes  peuvent  être  ramenées 
à  la  cause  naturelle  et  toute  simple  qui  a  proJuit 
celle-ci. 

»  Je  ne  puis  donner  aujourd'hui  qu'une  rela- 
tion sommaire  de  ce  grand  phénomène.  Dès  le 
matin,  un  orage  s'était  formé  au  sud  de  Chatenay, 
et  s'était  dirigé,  vers  les  dix  heures,  dans  la  val- 
lée située  entre  les  collines  d'Ecouen  et  le  monti- 
cule de  Chatenay.  Les  nuages  étaient  assez  élevés, 
et,  après  s'être  étendus  jusqu'au  dessus  du  village, 
ils  s'arrêtèrent.  L'orage  paraissait  staiionnaire  et 
simldait  devoir  se  résoudre  dansia  plaine  à  l'ouest, 
ne  couvrant  Chatenay  que  par  son  extrémité  est. 
Le  tonnerre  grondait,  et  ce  premier  orage  suivait 
la  marche  ordinaire,  lorsque  vers  midi  un  second 
orage  venant  également  du  sud,  et  marchant  assez 
rapidement,  s'avança  vers  la  même  plaine  et  le 
même  monticule.  Arrivé  à  l'extrémité  delà  plaine 
au-dessus  de  Fonlenay,  en  présence  du  premier 
orage  qui  le  dominait  par  son  élévation,  il  y  eut 
un  temps  d'arrêt  à  distance,  qui  laissa  un  instant 
les  témoins  de  cette  scène  incertains  sur  la  direc- 
tion nouvelle  que  le  second  orage  serait  obligé  de 
prendre.  H  est  évident  que,  puisque  les  deux  ora- 
ges se  tenaient  ainsi  en  respect,  c'est  qu'ils  se 
présentaient  l'un  à  l'autre  par  leurs  nuages  char- 
gés de  la  même  électricité,  qu'ils  agissaient  l'un 
sur  l'autre  par  répulsion,  et  qu'il  devait  en  naître 
une  nouvelle  direction  et  des  coml)aL<  dans  les- 
quels les  accidens  de  terrain  joueraient  un  grand 
rôle.  Jusque  là,  le  tonnerre  s'était  fait  entendre 
dans  le  second  orage,  lorsque  tout-à-coup  un  des 
nuages  inférieurs  s'abaiss.int  vers  la  terre,  se  mit 
en  rommuniraiion  avec  elle,  et  toute  explosion 
parut  cesser.  Ine  attraction  prodigieuse  eut  Leu; 
tout  les  corps  légers,  toute  la  poussière  qui  re- 
couvraient la  surface  du  sol  s'élancèrent  vers  la 
pointe  du  nuage;  un  rou'ement  continuel  s'y  fai- 
sait entendre,  de  petiLs  nuagesvoltigeaient  et  tour- 
billonnaient autour  du  cône  renversé,  et  mon- 
taient et  descendaient  rapidemenL  In  obscrra- 
teur  intelligent.  M.  Dutour,  étant  parfaitement 
placé,  vit  le  cône  terminé  à  sa  partie  inférieure 


GO  — 


par  une  raloite  ('e  feu,  tandis  fine  le  berger  Oli- 
vier, qui  t'tnitsurlis  lieux  mèinos,  mais  enveloppi'! 
dans  le  tourbillon  dépoussière,  ne  put  rien  voir 
de  semblable.  Les  arbres  placés  au  sud-est  de  la 
trombe,  dans  la  moitié  nord-ouest  qui  la  regar- 
dait, ont  été  viokMnmeiit  arrachés;  ceux  de  l'autre 
moitié  n'ont  pas  été  atteints  et  ont  conservé  b'ur 
état  naturel.  Les  portions  atteintes  ont  éprouvé 
une  altération  profonde  dont  nous  parlerons  tout- 
à-l'heure,  tandis  que  les  autres  portions  ont  con- 
servé leur  sève  et  leur  végétation.  La  trombe 
descendit  dans  la  vallée  ii  IVxlrémiié  de  Fonte- 
nay,  vers  des  arbres  plantés  le  long  d'un  ruisseau 
sans  eau,  mais  encore  hunvde;  puis,  après  avoir 
tout  brisé  et  déraciné  elle  traversa  la  vallée  et 
s'avança  vers  d'autres  plantations  d'arbres  à  mi- 
côte  qu'elle  détruisit  également.  Là,  la  trombe 
s'arrêta  quelques  minutes,  comme  incertaine  de 
sa  route  ;  elle  était  parvenue  au-dessous  du  pre- 
mier orage.  Le  premier  orage,  jusque  là  station- 
naire  et  repoussé  par  la  trombe,  commença  à  s'é- 
branler et  à  reculer  vers  la  vallée  ouest  de  Chate- 
nay. 

«De  son  côté,  la  trombe,  arrêtée  comme  nous 
l'avons  dit,  sur  le  plan  Thibault,  aurait  infailli- 
blement repris  sa  marche  vers  un  bois  placé  h 
l'ouest,  si  le  premier  orage,  qui  couimençait  à  s'é- 
branler, ne  l'avait  pas  protégé  par  la  répulsion 
qu'il  exerçait  !-ur  elle.  La  trombe  ayant  desséché, 
détruit  et  renversé  tout  le  plan  Thibault,  s'avança 
vers  le  parc  du  château  de  Chatenay  en  renver- 
sant tout  sur  son  passage.  Arrivée  dans  le  parc 
du  château,  sur  le  sommet  du  monticule,  elle 
transforma  en  lieu  de  désolation,  une  des  plus 
agréables  habitations  des  environs  de  Taris  ;  le 
parc  a  perdu  tous  ses  arbres  les  plus  beaux  ;  les 
plus  jeunes,  placés  a  l'extrémité  et  en  dehors  de 
la  tro:ube,  sont  seuls  restés;  les  murs  sont  ren- 
veisés,  le  château  et  la  ferme  ont  perdu  leurs 
toitures  et  leurs  cheminées,  des  arbres  ont  été 
transportés  à  plusieurs  centaines  de  mètres;  des 
pannes,  des  chevrons,  des  tuiles,  projetés  jusqu'à 
500  mètres,  etc.  Tels  sont  en  extrême  abrégé  les 
dégâts  qu'a  éprouvés  cette  belle  habitation.  La 
trombe  ayant  tout  ravagé,  descendit  le  monticule 
vers  le  nord,  s'arrêta  au-ticssus  d'un  étang,  ren- 
versa et  dessécha  la  moitié  des  arbres,  tua  tous 
1  es  poissons,  marcha  lentement  le  long  d'une  allée 
de  saules  dont  les  racines  trempaient  dans  l'eau, 
perdit  dans  ce  passage  une  grande  partie  de  son 
étendue  et  de  sa  violence;  clic  chemina  plus  len- 
tement encore  dans  une  plaine  à  la  suite,  puis  à 
1,000  mètres  de  Chatenay,  près  d'un  bouquet 
d'arbres,  elle  se  partagea  en  deux  portions,  l'une 
'  élevant  en  nua^c,  et  l'autre  s'éteignant  sur  la 
erre. 

uDanscette  trop  rapide  relation,  j'ai  omis  à 
dessein  de  parler  de  l'état  des  arbres,  me  réser- 
vant d'y  revenir.  Tous  les  arbres  frappés  par  la 
trombe  présentent  les  mêmes  caractères  ;  toute 
leur  sève  a  été  vaporisée  ;  le  ligneuv  est  resté  seul 
et  a  perdu  sa  cohésion,  il  est  desséché  comme  si 
on  l'avait  tenu  pendant  quarante-huit  heures  dans 
un  four  chaullé  à  l.ïO  degrés;  il  ne  reste  plus  ves- 
tige de  substance  humide.  Cette  quantité  im- 
mense de  vapeurs,  formée  instantanément,  n'a 
pu  s'échapper  qu'en  brisant  l'arbre,  en  se  Liisant 
Jour  de  toutes  parts;  et  comme  les  fibriles  ligneu- 
ses accolées  sont  moins  cohérentes  dans   le  sens 


longitudinal  que  dans  le  sens  horizontal,  ces  ar- 
bres ont  tous  été  réduits  en  lattes  dans  une  por- 
tion de  leur  tronc.  Quinze  cents  pieds  d'arbres 
attestent  qu'ils  ont  servi  de  conducteurs  à  ries 
masses  d'électricité,  à  des  foudres  continuelles, 
incessantes;  que  la  température  fortement  élevée 
par  cet  écoulement  de  (luide  électrique,  a  vapo- 
risé instantanément  toute  l'humidité  de  ces  con- 
ducteurs végétaux;  que  celle  vaporisation  instan- 
tanée a  fait  éclater  tous  les  arbres  longitudinale- 
nieni;  que  l'arbre  ainsi  desséché,  ainsi  clivé  et 
devenu  mauvais  conducteur,  ne  pouvait  plus  ser- 
vir à  l'écoulement  du  fluide  ;  et  comme  il  avait 
perdu  toute  sa  force  de  cohésion,  la  tournieiite 
qui  accompagnait  la  trouibe  le  cassait  au  lieu  de 
l'airacher. 

"En  suivant  la  marche  de  ce  phénomène,  on 
voit  la  transformation  d'un  orage  ordinaire  en 
iroud)e;  on  voit  deux  orages  en  présence,  l'un 
supérieur  immobile,  l'autre  inférieur  se  présen- 
tant parles  nuages  chargés  delà  même  électricité; 
le  premier  orage  repoussant  l'autre  vers  la  terre. 
Il  s  nuages  en  tête  de  celui-ci  s'abaissent  et  com- 
muniquent au  sol  par  des  tourbillons  de  poussière 
et  par  les  arbres.  Cette  communication  une  fois 
étabhe,  le  bruit  du  tonnerre  cesse  aussitôt,  les 
décharges  ont  lieu  par  un  conducteur  formé  des 
nuages  ainsi  abaissés  et  des  arbres  de  la  plaine. 
Ces  arbres,  traversés  par  l'électricité,  ont  leur 
température  tellement  élevée,  qu'eu  un  instant 
toute  la  sève  est  réduite  en  vapeur  et  les  arbres 
lacérés  par  sa  tension.  On  a  vu  des  flammes,  des 
boules  de  feu,  des  étincelles  accompagner  ce 
météore;  une  odeur  de  soufre  est  restée  dans  les 
maisons  plusieurs  jouis,  des  rideaux  ont  été  rous- 
sis, tout  confirme  donc  que  la  trombe  n'est  qu'un 
conducteur  nusgnn,  qu'elle  sert  de  passage  aux 
décliarges  continuelles  des  nuages  supérieurs,  que 
la  dillérence  entre  un  orage  ordinaire  et  l'orage 
accompagné  de  trombe,  est  dans  ce  conducteur 
servant  à  établir  le  combat  entre  l'extrémité  de 
la  trombe  et  la  portion  du  sol  situé  au  dessous.  A 
Chatenay,  ce  conducteur  a  été  formé  sous  l'in- 
fluence de  l'action  répulsive  d'un  orage  supérieur 
qui  a  fait  baisser  les  nuages  avancés  de  l'orage  in- 
férieur jusqu'à  terre.  » 


MORT  DU  SULTAN  MAHMOUD. 


Sultan  Mahmoud  n'est  plus!  l'un  des  plus 
grands  hommes  dont  le  génie  ait  honoré  l'empire 
de  Turquie  ;  l'homme  énergique  ,  audacieux  ,  té- 
méraire qui,  seul  et  contre  tous,  à  cet  âge  où 
commence  à  peine  la  virilité ,  transporté  tout  à 
coup ,  des  solitudes  du  sérail  sur  ce  trône  de 
Consianiinople,  volcan  sans  cesse  en  agitation, 
où  les  souverains  Osmanlis  ne  faisaient  trop  sou- 
vent que  se  montrer  et  disparaître  ;  l'homme  qui, 
bravant  à  la  fois  tous  les  préjugés  de  son  peuple , 
ne  craignit  pas  d'abattre  sous  ses  pieds  le  vieil 
édilice  de  l'Orient,  de  lutter  corps  à  corps  contre 
le  fanatisme  aveugle ,  impitoyable  de  ces  nations 
indomptées  pour  qui  les  traditions  des  anciens 
temps  étaient  plus  que  la  vie  ,  |)lus  que  les  tom- 
beaux de  leurs  pères  ;  l'homme  eulin  qui ,  après 
avoir  renversé  la  toute  puissance  des  janii^saires  , 


des  visirs  et  des  ministres  de  la  religion  ,  jeta  les 
fondemens  d'un  empire  nouveau,  et  prépara,  au- 
tant qu'il  fut  en  lui ,  la  régénération  des  Musul- 
mans; Sultan  Mahmonda  cessé  d'être! 

Il  meurt  d'une  mort  prématurée,  laissant  son 
œuvre  inachevée  ;  laissant  l'empire  encore  tout 
rempli  d'agitations  et  de  troubles;  çà  et  là,  mille 
germes  de  choses  nouvelles,  mille  débris  de  cho- 
ses anciennes,  ambitions  de  fraîche  date ,  ambi- 
tions vieilles  dans  lesilence  etla  contrainte,  guer- 
res civiles  au-dedans ,  embarras  et  incertitudes 
au-dehors;  triste  et  fatal  assemblage  qui,  après 
tout,  représente  assez  bien  l'image  de  ce  règne, 
où  chaque  conquête  fit  une  ruine ,  où  chaque 
monument  nouveau  s'éleva  sur  des  décombres,  oii 
rien  ne  fut  entièrement  détruit,  rien  entièrement 
édifié.  —  Oh  !  il  est  vrai  de  dire  que  le  règne  de 
Mahmoud  fut  grand  et  glorieux  ,  vrai  de  dire  est 
aussi  que  cette  gloire  et  celte  grandeur  furent 
tristes  ,  douloureuses  ,  et  que  cette  existence  du 
sultan,  si  pleine  et  si  féconde,  se  résuma  en  une 
longue  tourmente  et  une  cruelle  insomnie. 

Sultan  Miihmoud  était  né  le  quatorzième  jour 
du  mois  de  rbamazan  ,  sans  doute  dans  la  1192'' 
année  de  l'hégire  (20  juillet  1785). 

Fils  de  sultan  Abdul  Hamid  et  cousin  du  mal- 
heureux Selim ,  que  renversa  la  révolution  de 
1807,  IMahmoud  avait  succédé  à  son  frère  aîné 
Mustapha  IV,  et  le  23*  jour  du  mois  de  Djemadi , 
1223  (28  juillet  1808),  ces  paroles  sacramentelles 
avaient  retenti  dans  l'empire:  Que  Consianiino- 
ple la  bien  gardée  et  que  toutes  les  cités  mu- 
sulmanes  apprennent  le  glorieux  avènement 
du  1res  puissant  et  tris  majestueux  Malimoud- 
Kliand,  dont  le  règne  béni  du  ciel  assure  la 
paix  de  l'Univers. 

Ajoutons  que  la  mère  du  sultan  était  une  es- 
clave française  nommée  mademoiselle deLépinay, 
femme  énergique  et  d'une  âme  élevée,  qui  ever- 
çaitsur  l'esprit  d'Abdul-llamid  une  influence  puis- 
sante. 

Au  moment  où  Mahmoud  prit  en  main  les  rê- 
nes de  l'état ,  ce  vieil  empire  ottoman  penchait 
déjà  sur  cet  abîme  où  nous  le  voyons  vaciller  de- 
puis dix  années ,  comme  ces  rochers  suspendus 
au  sommet  des  montagnes  et  que  chaque  souille 
du  vent  menace  de  précipiter. 

Si  l'on  reporte  ses  regards  vers  ces  temps  re- 
culés, on  verra  l'empire  attaqué  au  dehors  par  la 
Russie  qui,  depuis  Pierre-le-Grand,  sape  les 
fondemens  de  l'antique  Hyzance;  on  verra  ,  au 
dedans,  les  trésors  épuisés ,  les  pachas  révoltés, 
ministres,  généraux,  magistrats,  ouvertement  ven- 
dus à  l'ennemi;  on  y  verra  des  armées  indisci- 
plinées ,  sans  tactique ,  sans  lois ,  toujours  prêtes 
pour  la  révolte  ;  au  centre  de  l'empire,  dans  les 
mur.i  de  Conslantinople,  /lO  mille  janissaires,  ces 
prétoriens  de  l'empire  ,  dont  le  caprice  faisait  ou 
défaisait  les  sultans;  et  enfin,  dans  les  derniers 
groupes  du  peuple,  ces  ministres  des  temples,  ces 
oulémas,  gardiens  farouches  et  opiniâtres  de 
tous  les  vieux  abus,  de  tous  les  préjugés,  et  tou- 
jours empressés  à  convier  le  ciel  aux  vengeances 
de  la  terre. 

Voilà  sous  quels  auspices  et  dans  quelle  situa- 
tion Mahmoud  arrivait  à  l'empire  !  Voilà  quelles 
plaies  il  avait  à  guérir,  quels  ennetnis  à  combat- 
tre, quelles  puissances  à  délruij'e  ;  et  il  guérit,  et 
il  combattit,  et  il  détruisit  tout  cela ,  lui ,  souve- 


—  61  — 


rain  âgé  de  vingt-quatre  ans  ,  lui  qui ,  tout  à 
l'bcure  encore ,  ne  connaissait  du  monde  que  les 
rares  esclaves  enfermés  avec  lui  dans  les  cages 
des  Chah-Zadès. 

Et  quelles  inspirations,  quelle  énergie  ne  fallait- 
il  pas  à  Mahmoud  pour  qu'il  étoullàt  lui-même, 
dans  son  cœur,  les  traditions  de  ses  pères,  les 
préjugés,  les  erreurs  de  tout  genre  dont  il  avait 
reçu  l'héritage  en  recevant  le  jour  ! 

Surpris  à  i'iniproviste  par  la  nouvelle  de  cette 
mort ,  resserré  dans  les  limites  d'un  feuilleton , 
nous  ne  pouvons  exposer  ici  le  détail  de  cette 
œuvre  immense  ;  et  cependant  nos  souvenirs  se 
pressent  ;  jetons-les  à  la  liàte  : 

Dés  les  premiers  jours  de  son  règne ,  Mahmoud 
travaille  à  ressaisir  les  déljris  du  pouvoir.  Il  en- 
voie contre  l'armée  russe  de  nouvelles  troupes 
que  la  trahison  et  la  famine  vont  livrer  sans  dé- 
fense à  la  Ru.ssie.  Cependant  les  pachas  révoltés 
de  Bagdad,  de  Damas  et  les  bcys  de  l'Egypte  sont 
soumis  par  la  force;  les  Uahabis  sont  chassés  de 
la  Mecque;  la  Servie  est  reconquise;  la  Bosnie 
pacifiée.  L'aristocratie  des  Dere-Beys,  ces  grands 
fondataires  d'Asie,  est  réduite  au  néant. 

C'était  le  temps  heureux  du  règne  de  Mah- 
moud, ou  du  moins  le  temps  des  victoires;  puis 
vint  le  massacre  des  janissaires ,  cet  audacieux 
coup  d'état  qui  affranchit  l'empire  de  ses  quarante 
mille  tyrans.  Puis  arriva  la  réforme  militaire,  puis, 
comme  expiation  des  victoires  remportées  ,  les 
désastres  de  la  Grèce  ,  parmi  lesquels  domine , 
fatal ,  irréparable ,  le  grand  désastre  de  Navarin. 

Voici  les  jours  néfastes  :  la  Morée  arrachée  à 
l'empire ,  la  (lotte  turque  anéaniie  ,  le  Delta  du 
Danube  occupé  par  les  Russes  ;  les  principautés 
soumises  au  pouvoir  de  StPélersbourg;  l'insur- 
rection du  vice-roi  d'Egypte ,  les  désastres  de 
Beylan,  deKouieh;  enfin,  ce  pacte  de  secours, 
ce  traité  d'Unkiar  Skelessi  qui  met  à  la  face  du 
monde  le  vieil  empire  des  Osmanlis  sous  la 
tutelle  de  l'étranger. 

Tel  est  l'état  de  la  Turquie  au  moment  ou  nous 
écrivons.  Le  successeur  de  Mahmoud ,  Abdul- 
Medjid,  est  à  peine  âgé  de  17  ans;  est-il  assez 
fort  pour  marcher  d'un  pas  sûr  dans  les  voies  de 
son  père  !  Sa  main  sera-t-elle  assez  ferme  pour 
étouffer  toutes  les  prétentions  qui  vont  surgir  au- 
tour de  lui;  sa  voix  assez  puissante  pour  conjurer 
l'orage  qui  plane  sur  Constantinople  !  atUih  bilir, 
disent  les  Turcs  ;  Dieu  le  sait  !  Dieu  est  grand  ! 

Mahmoud-Khan  est  mort  à  la  peine  ;  quel  que 
soit  le  destin  réservé  aux  lils  d'Othman,  l'histoire 
et  la  postérité  diront  que  si  l'empire  de  Turquie 
avait  pu  être  sauvé,  il  eût  été  sauvé  par  Mahmoud- 
Khan, 

Henri  ConiviLLE. 
(La  Presse.) 


ilUliuigcs,  fait0  turiciu. 


GiiÉiiisox  DE  L'iiYDnopiioBiE.  —  Une  lettre 
de  Vienne,  venant  d'une  source  qui  mérite  con- 
fiance, contient  la  communication  suivante,  d'a- 
près laquelle  on  pouriait  espérer  être  enlin  par- 
venu à  découvrir  un  spécifique  contre  l'hydro- 
phobie. 

Dans  une  localité,  sur  la  frontière  de  la  Croatie, 
nommée  Skarc,  un  loup  enragé  avait  exercé  les 


plus  grands  ravages.  Plusieurs  chiens  avaient  été 
saisis  de  la  rage,  et  quelques-uns  y  avaient  suc- 
combé. Quelques  personnes  avaient  été  mordues, 
et  enlr'aulres  les  trois  gardes  forestiers  qui  les 
avaient  tués,  étaient  cruelli'mcnt  blessés. 

Ces  trois  hommes  furent  transportés  à  l'hôpital; 
au  bout  de  quarante  jours  la  maladie  se  déclare 
chez  l'un  d'eux,  et  il  meurt  le  cinquantième.  Aux 
premiers  symptômes  du  mal  on  avait  envoyé  à 
son  secours  un  maître  d'école  nommé  Lalick,  qui 
demeurait  à  quelques  lieues,  et  qui  passait  pour 
être  en  possession  d'un  remède  assuré  contre  la 
rage.  Mais  il  arriva  trop  tard.  Ccpenrlant  les  deux 
autres  étaient  encore  sains,  mais  quand  ils  1rs 
eut  examinés  il  (li''clara  qu'ils  n'échapperaient 
point  au  sort  de  leur  compagnon;  il  indiqua 
même  celui  des  deux  qui  serait  le  premier  at- 
teint, et  il  fixa  même  le  temps  oîi  les  symptômes 
se  manifesteraient.  Ainsi  que  Lalick  l'avait  pré- 
dit, le  55°  jour  un  des  deux  blessés  commença  à 
se  plaindre  d'un  malaise,  et  soudain  l'hydropho- 
bie  apparut  avec  tous  ses  caractères.  Une  com- 
mission fut  nommée  pour  suivre  les  progrès  du 
mal,  et  examiner  les  moyens  curatifs  que  Lalick 
allait  y  apposer.  Le  président  de  cette  com- 
mission, qui  était  chirurgien  d'un  régimeii',  dé- 
clara que ,  comme  jusqu'à  présent  l'art  de  guérir 
ne  possédait  aucun  remède  contre  la  rage,  il  fal- 
lait sans  plus  ample  information  remettre  le  ma- 
lade aux  soins  de  Laliik.  La  cure  commença  sous 
les  yeux  de  la  conunission. 

Lalick  débuta  par  faire  la  section  d'une  veine 
souslinguale,  d'où  il  sortit  pendant  trois  quarts 
d'heure  un  sang  noir  et  épais  ;  puis  il  scarifia  les 
plaies  résultant  de  la  morsure,  les  oignit  d'un 
baume,  et  fit  prendre  au  malade  un  extrait  d'her- 
bes et  de  racines.  Le  résultat  de  ce  premier  trai- 
tement fut  un  bien-cire  sensible  qu'éprouva  le 
malade  ;  une  heure  après  il  demanda  de  la  nour- 
riture et  on  lui  servit  une  soupe  qu'il  prit  avec 
appétit.  Pendant  neuf  jours,  tous  les  malins,  on 
lui  fit  réitérer  la  même  potion,  et  le  quatorzième 
il  était  guéri. 

Lalitk  indiqua  de  la  même  manière  pour  l'au- 
tre malade  le  temps  de  l'invasion  de  la  maladie. 
Le  cinquante-huiuème  jour,  la  commission  attesta 
la  présence  de  l'hydrophobie  ;  cependant  on  con- 
vint d'en  différer  le  traitement  jusqu'au  soir,  afin 
d'avoir  à  lutter  avec  le  mal  arrivé  ii  un  plus  haut 
degré  d'intensité.  En  effet,  le  chirurgien  du  régi- 
ment déclara  que  les  symptômes  étaient  les  mê- 
mes que  ceux  qu'il  avait  observés  quelques  heu- 
res avant  la  mort  du  premier.  Néanmoins,  au 
grand  étonnement  de  la  commission,  Lalick  af- 
firma qu'il  le  sauveraiL  II  procéda  de  la  même 
manière  que  pour  le  premier,  et  l'effet  instantané 
du  remède  frappa  tout  le  monde  d'admiration. 
L'appétit  revint  au  malade  en  peu  d'instans.  Il 
passa  la  nuit  dans  un  sommeil  paisible,  et,  dès  le 
lendemain,  il  sortit  pour  aller  faire  une  prome- 
nade. Il  est  guéri. 

—  La  ville  romaine  de  Constantinc,  dont  il  ne  reste 
que  des  ruines,  offrirait  matière  à  des  explorations 
curieuses  et  savantes.  Lii  rivière  du  Uuminel  en- 
touie  une  partie  de  la  ville ,  en  coulant  ou  plutôt 
se  précipitant  avec  fracas  dans  un  encaisse- 
ment très  étroit  et  très  profond  formé  par  d'énor- 
mes rochers,  en  sorte  qu'on  peut  dire  que  la  ville 
est  entourée  d'affreux  précipices. 


Le  pont  del  Kaniara,  jeté  sur  ces  précipices,  est 
un  chef-d'œuvre  de  construction  romaine  ;  il  a 
été  restauré,  dit-on,  par  des  Espagnols.  On  a  dé- 
couvert sur  une  des  arcades  de  ce  magnifique 
pont,  un  bas-reliefassez  bien  conservé,  représen- 
tant la  Madone  :  c'est,  pense-ton,  une  Assomption 
de  la  Vierge. 

H  y  a  d'autres  ponts  formés  par  des  rochers  , 
dont  un  a  plus  de  300  piels  de  hauteur.  En  quit- 
tant la  ville,  le  Rummel  forme  la  plus  belle  cas- 
cade qu'on  puisse  voir  ;  ses  eaux  tombent  de  plus 
de  100  mètres  de  hauteur,  et  sont  divisées  par 
d'énormes  blocs  de  rochers.  Les  alentours  de 
cette  cascade  iiiiposanle  sont  vraiment  pittores- 
ques. On  y  voit  encore  plusieurs  autres  chutes 
d'eau  à  travers  des  massifs  de  verdure  et  quelques 
roches  dépouillées. 

Dans  cet  endroit  tout  ii  fuit  romantique  se  trou- 
vent plusieurs  fontaines  d'eau  chaude  et  des  dé- 
bris de  bains  romains  qui  ont  dû  être  d'une  grande 
magnificence  ,  à  en  juger  par  des  tronçons  de 
colonnes  canelées,  des  voûtes  assez  bien  conser- 
vées et  des  restes  de  mur  d'une  épaisseur  prodi- 
gieuse. Il  y  a  là  plusieurs  moulins  arabes,  ou 
plutôt  plusieurs  masures  bâties  sur  ces  belles  mi- 
nes, qui  forment  le  contraste  le  plus  frappant  et 
le  plus  bizarre  de  ce  magnifique  tableau. 

Selon  l'usage  des  Arabes,  leur  cimetière  entoure 
la  ville  de  tous  les  côtés,  en  sorte  qu'on  ne  peut 
sortir  de  la  ville  sans  fouler  une  tomba  sous  les 
pieds  et  sans  se  heurter  contre  les  lib  de  briques 
qu'ils  élèvent  sur  tous  les  tombeaux. 

—  Voici  un  fait  de  nature  à  intéresser  tous  les 
éleveurs  et  a;natcurs  de  pigeons  : 

Il  y  a  quelque  temps ,  un  habitant  d'Anvers 
s'embarqua  à  bord  d'un  navir.-  de  commerce,  de- 
vant relâcher  à  Alger,  où  le  passager  va  fixer  sa 
résidence.  Ayant  eu  toute  sa  vie  des  pigeons 
voyageurs,  il  voulait  importer  ce  mode  de  corres- 
pondance sous  le  ciel  de  l'Afrique,  t'est-à-dire 
reporter  à  leur  origine  primitive  les  messagers 
ailés;  car  il  est  certain  que  les  peuples  orientaux 
se  sont  les  premiers  servis  de  ce  moyen. 

11  fit  donc  choix  de  sa  meilleure  couple  de  pi- 
geons, persuadé  qu'elle  suffirait  pour  en  propa- 
ger la  race  ;  pendant  la  traversé^e,  il  donna  tous 
ses  soins  à  ces  intércssans  animaux.  Malheureu- 
sement ou  heureusement  peut-être,  le  panier  qui 
ser\ait  de  gîte  aux  enfans  des  airs,  devenus  ma- 
rins, s'usa  :  arrivé  dans  le  Tage  devant  Lisbonne, 
où  le  navire  devait  s'arrêter  quelques  jours  ,  là 
première  occupaUon  de  notre  compatriote'  fut 
d'acheter  un  nouveau  panier;  au  moment  où  il 
allait  y  mettre  ces  deux  pigeons,  la  personne  qui 
les  tenait  les  lâcha,  soit  par  malice  ou  autrement. 

Les  deux  pigeons  sont  i  evenus  sains  et  sauf» 
au  gîte  qui  les  avait  vu  naître.  Il  sont  à  Anvers 
depuis  cinq  ou  six  jours.  Qui  pourrait  dire  les 
distances  qu'ils  ont  parcourues,  le  degré  d'instiod 
qui  leur  a  fillu  pour  s'orienter,  les  privations 
qu'ils  ont  supiorlées?  Ont-ils  suivi  la  mer,  ont- 
ils  suivi  les  côtes  ?  Bien  ne  leur  était  connu  ;  au- 
cun point  indicateur  ne  pouvait  les  guider.  Im- 
possil)le  de  mettre  en  doute  maintenant  que  les 
pigeons  peuvent  être  empioyis  aux  plus  longs 
trajets. 

—  In  jeune  homme  des  environs  de  Chartres 
avait  disparu  ;  on  le  crov  ait  nov  é,    car  on  avait 


—   t>2   — 


trouv(^  près  de  la  rivière  sa  r asqueite  et  sa  canne  ; 
mais  la  manière  dont  on  a  découvert  le  corps 
vient  do  prouver  de  nouveau  combien  il  y  a  en- 
core d'idées  superstitieuses  dans  cert  inos  lètes. 
A  la  suite  de  sa  disparition,  des  recherches  in- 
fruriueuses  dans  la  rivière  avaient  (té  f.iites.  Une 
personne  indiqua  auv  parens  un  moyen  infaillible, 
suivant  elle,  de  découvrir  le  corps  de  leur  (ils,  s'il 
se  trouvait  dans  la  rivière  :  c'était  de  prendre  un 
pain  bis,  rond,  de  quatre  livres;  de  se  munir  d'un 
cierge  bénit  que  l'on  planterait  tout  allumé  sur  le 
pain  ;  de  poser  le  pain  dans  l'eau,  à  la  place  où 
l'on  croyait  que  l'accident  était  arrivé  ;  d'aban- 
donner le  pain  à  la  direction  de  l'eau,  et  défaire 
rechercher  là  où  le  pain  s'arrêterait  et  où  le 
cierge  s'éteindrait.  II  fallait  de  plus  dire  certaines 
paroles  pendant  les  recherches,  et  surtout  ne  pas 
regarder.  Les  parens  suivirent  strictement  celte 
étrange  prescription,  et  le  hasard  voulut  que  le 
corps  de  leur  lils  ait  été  retrouvé  à  l'endroit  où 
le  cierge,  vivement  secoué  par  un  tourbillon,  s'é- 
teignit. 

—  On  écrit  de  Berlin  : 

«Les  entreprises  de  chemins  de  fer  qui,  jusqu'à 
présent  jouissaient  de  moins  défaveur  dans  notre 
pays  que  partout  ailleurs,  commencent  maintenant 
à  avoir  la  vogue  et  attirent  des  capitaux  très  con- 
sidérables 

«Les  travaux  de  celui  de  Magdebourg  à  Leipzick 
marchent  depuis  peu  avec  une  grande  rapidité. 
La  première  section  de  ce  cht-min,  celle  qui  va  de 
Magdebourg  à  Schoenebeck,  est  d<jà  entièrement 
terminée  et  sera  inaugurée  demain,  jour  anniver- 
saire de  la  naissnnce  de  S.  A.  R.  le  prince  Charles- 
Frédéric-Alexandre  de  Prusse. 

uLa  construction  du  chemin  de  fer,  qui  doit 
joindre  Berlin  à  Stetlin,  et  dont  la  longueur  sera 
d'environ  vingt-hmt  lieues  de  France,  commence- 
ra dans  les  premiers  jours  du  mois  prochain, 
griiceà  la  municipalité  de  Berlin,  qui  »ient  depren- 
dre  cinq  cents  actions  dans  cette  entreprise,  cl 
qui,  pour  accélérer  le»  travaux,  a  renoncé  à  pro- 
fiter de  la  facilité  laissée  aux  actionnaires  de  ver- 
ser le  prix  des  actions  par  dixièmes,  et  a  payé 
Bur-le-cbamp  le  montant  intégral  des  siennes. 

ïleuue  îi£0  Cribumutit. 

TRIBUNAL  DE  1"  INSTANCE  DE  LA  SEINE. 

Société  en  participation  pour  un  cheval.  — 
Bénéfices  au  profil  des  épouses  des  contrac- 
tons. 

L'n  procès  d'une  nature  fort  piquante  égayait 
aujourd'hui  les  habitués  de  la  cinquième  Chambre. 
M'  Cb.  Ledru,  avocat  de  M.  Bennett,  gentiemann 
augla  s,  exposait  ainsi  les  faits  : 

M.  Bennett  cit  grand  amateur  de  chevaux  : 
M.  Ch.  Lallite,  banquier  a  les  mêmes  goûts.  Ces 
messieurs  se  trouvant  à  Boulogne  au  mois  d'août 
dernier,  furent  charmés  des  qualités  d'un  cheval 
entier  tout  crins,  du  nom  de  Jemes,  qui  avait  ga- 
gné sous  M.  Bennett  plusiiurs  prix  dont  M.  Lalliite 
avait  encaissé  le  montant,  et  qui  avait  des  disposi- 
tions pour  deven.r  un  exrellent  cheval  de  dames. 

Tous  deux  avaient  déjà  des  chevaux  de  selle 
pour  leurs  épou-es.  Madame  Bennett  avait  Jean- 
Ban  ;  madame  Lulliite  aimait  à  faire  sapromenade 
au  bois  avec  Soliman.  Mais  les  deux  maris,  plus 
a  imables  et  plus  galans  que  des  époux  vu  gaires, 
magiaèrent,  dans  ce  pays  où  l'on  voit  tant  d'asso- 


ciations de  toute  espèce,  de  créer  une  société  en 
parlicipalion  pour  l'acquisition  et  la  revente  de 
Jeme,  revente  qui  deva.t  avoir  lieu  au  profit  des 
dames.  C'était,  comme  on  dit,  pour  les  épingles. 

Jemes  revintdonc  à  Paris;  il  lutchoyé,  dressé... 
Il  portait  tantôt  madame  Bennett,  tantôt  madame 
Ladite,  toujours  son  fardeau  était  une  des  plus 
jolies  femmes  de  Paris.  Mais,  hélas  !...  l'intimité 
des  deux  amies  se  refroidit,  et  alors  ce  cheval  à 
deux,  dont  le  nom  est  destiné  à  plus  de  célébrité 
que  le  cheval  de  Troye...  Jemes  fut  l'occasion 
d'un  débat  terrible. 

M'  Ledru  raconte  que  M.  Lalliite,  méconnais- 
sant le  contrat  verbal,  voulut  tout-acoup  s'empa- 
rer violemment  du  cheval.  Qui  le  croirait  ?  poussé 
par  on  ne  sait  quel  mauvais  génie,  M.  Lalliite  ou- 
blia les  convenances  au  point  de  décider  la  ques- 
tion de  propriété  par  une  plainte  correctionnelle; 
il  osa...  (c'est  le  mol)  porter  plainte  en  abus  de 
conGance  contre  M.  Benn  tt. 

Le  magistrat  fut  saisi,  et  ivl.  Bennett,  étranger, 
ne  voulant  pas  s'exposer  aux  tribulations  de  la  jus- 
tice dans  un  pays  dont  il  ignore  la  procédure, 
abandonna  ses  droiis  sur  le  cheval,  pour  échap- 
per à  l'ennui  d'une  poursuite  sans  fondement. 

Ce  n'est  pas  tout  :  le  monde  fashionable  s'occu- 
pa de  celle  allaire,  on  en  parla  dans  tous  les  sa- 
lons, qui  se  trouvèrent ,  pour  ainsi  dire,  partagés 
en  deux  camps  :  le  camp  Lainite...  et  le  camp 
Bennett.  11  n'y  avait  plus  de  juste-milieu. 

Peu  importait  à  M.  Bennett  la  perte  de  la  moi- 
tié des  bénéfices  ;  mais  il  lui  importait  de  répon- 
dre aux  cercles  Lalliite,  où  Ion  murmurait  tout 
bas:»  M.  Bennett  a  perdu...  il  a  été  traduit  de- 
vant le  ju;,'e  criminel  pour  abus  de  conliance.» 

M"  Lidi u,  consulté  par  M.  Bennett,  fut  d'avis 
de  constituer  unTrihunal  arbitral,  composé  d'amis 
communs  dont  la  décis  on  éclairerait  l'opinion 
publique.  M.  Bennett  y  souscrivit.  M.  Lallitte 
voulut  un  procès. 

Le  procès  étant  devenu  nécessaire,  M.  Bennelt 
assigne  M.  Lallitte  en  paiement  de  1,000  francs, 
moulant  des  dépenses  qu'il  a  faites  pour  la  nour- 
riture du  cheval  qu'il  a  gardé  six  mois.  Car  si  le 
cheval  a  pour  propriétaire  M.  LiIGtie  seul,  c'est 
celui-ci  qui  doit  subir  les  charges  de  la  propriété. 

Pour  apprécier  le  mérite  des  conclusions  de 
M.  Bennett,  M'  Ledru  demande  que  le  Tribunal 
entende  les  parties  en  personne.  M.  Charles 
Lallitte  ne  niera  pas  devant  le  tribunal  la  société 
en  participation  ;  enfin,  s  il  la  nie,  il  paiera  les 
frais  faits  pour  son  cheval. 

M*  Leiliu  demande  en  outre  qu'il  lui  soit  accor- 
dé des  réserves  pour  poursuivre  M.  Lalliite  comme 
ayant  porté  contre  M.  Bennett  une  accusation 
calomnieuse. 

M'  Baroche,  avocat  de  M.  LalBtte,  s'étonne 
d'abord  du  procès  bizarre  qui  a  été  intenté  à  son 
client  ;  il  ne  s'attachera  pas  à  répondre  en  détail 
à  tout  ce  qui  a  été  avancé  par  son  adversaire  ;  il 
ne  s'agit  ici  ni  de  madame  Bennett,  ni  de  madame 
Lafliite,  mais  d'un  arrangement  tout  simple. 

M.  Lallitte  a  acheté  un  cheval,  il  en  a  en  mains 
la  quittance  du  prix,  qui  est  de  1,000  fr.;  il  était 
lié  avec  M.  Btnnett,  et,  à  ce  titre,  il  lui  a  prêté 
son  cheval  ;  mais  un  prêt  d'ami  cesse  quand  l'a- 
mitié s'en  va,  il  cesse  quand  le  propriétaire  veut 
reprendre  sa  chose  :  c'est  naturel. 

Cependant  M.  Bennelt  a  voulu  conserver  le 
cheval;  il  voula't  même  que  le  pauvre  animal  ne 
rentrât  jamais  vivant  chez  M.  Lallitte,  dans  le 
cas  où  celui-ci  obtiendraitqu'illuifut  rendu.  C'est 
dans  ces  circonstances  que  M.  LalQlte  a  demandé 
aide  et  protection  pour  le  valeureux  Jemes  à  la 
magistrature. 

M' Baroche  nie  la  société  dont  on  a  parlé.  Il  y  a 
b  en  des  associations,  mais  celle-là  n'a  pu  venir  à 
la  tête  de  personne. 

Un  procès  l'ondé  sur  une  pareille  allégation  est 
une  vraie  plaisanterie. 

M'  Baroche  résiste  à  la  comparution  de  M.  Laf- 
fitte  en  personne.  Celte  comparution  est  le  but 
unique  de  M.  Bennett,  qui  a  voulu  déranger  M. 
LaiÛtle  de  ses  allaires  pour  lui  rendre  quelque 


chose  des  désagrémens  que  M.  LaOitte  lui  avait 
procurés  en  l'assignant  devant  le  juge  d'instruc- 
tion. 

En  droit  il  y  a  un  titre  qui  constate  que  le 
propriétaire  du  cheval  est  M.  Lallitte.  Voici  ce  ti- 
tre, dit  M'  Baroche  :  J'ai  reçu  de  M.  Lallitte  mille 
francs  pour  la  vente  de  Jemes. 

M' Ledrn.  —  Vous  n'avez  que  la  copie  du  titre  ; 
il  est  en  mes  mains. 

M'  Baroche.  —  Evciisez-moi,  le  voici. 

M'  Baroche  répond  à  l'argument  tiré  des  lettres 
de  madame  Lalliite  pour  demander  à  madame  Ben- 
nett qu'elle  lui  prêtât  son  cheval ,  en  disant  que 
c'étail  là  une  formule  de  politesse.  M.  Bennett, 
nourrissant  le  cheval,  en  avait  seul  la  disposition; 
madame  LalBue  ne  pouvait  donc  le  monter  sans 
adresser  sa  requête  ad  hoc. 

En  résumé,  M.  Lallitte  a  seul  payé  le  cheval  ; 
il  lui  a  convenu  d'en  laisser  l'usage  à  son  ami 
pendant  un  certain  temps  ;  il  a  retiré  sa  propriété 
des  m, lins  de  M.  Bennett  (|u  ind  il  l'a  voulu  ;  et 
celui-ci,  qui  a  usé  de  l'animal,  n'a  rien  à  réclamer 
pour  le  foin,  la  paille  et  l'avoine.  C'est  là  une 
prétention  dont  le  tribunal  fera  justice. 

M.  le  président.  —  Y  a-t-il  deux  quittances  du 
prix?  M'  liaroche  a  une  quittance.  M*  Ledru  en 
présente  une  aussi  ;  expliquez  cette  c.rconstance. 

M*  Ch.  Ledru.  —  Le  f a  t  est  bien  simple.  Il  y 
a  deux  quittances  délivrées  par  le  vendeur,  parce 
que  l'assofiation  en  participation  était  faite  de- 
vant lui.  Pour  donner  à  M.  Bennett,  qui  n'est  pas 
français  et  qui  ne  fait  pas  les  choses  dans  toute  la 
rigueur  légale,  une  espèce  de  titre,  il  a  reçu  cet 
acquit.  Il  est  vrai  qu'il  est  délivré  au  nom  de 
M.  LalTitte;  mais  comme,  en  ell'et,  c'est  M.  Laf- 
fitte  qui  donnait  les  fonds,  M.  Berne»  ne  pouvait 
demander  ce  reçu  en  son  propre  nom. 

M*  Ledru  donne  lecture  des  liltres  écrites  par 
madame  Laflitte  à  madame  Bennett,  on  y  lit  : 

«  Je  vous  remercie  beaucoup  pour  Jemes,  qui 
était  charmantj  très  tranquille...  Si  vous  ne  le 
montez  pas  demain  je  puiscontinuerà  l'essayer... 
J'espère  que  quand  Soliman  (c'est  le  nom  du  che- 
val de  madame  Lattitte)  voudra  se  porter  bien, 
nous  nous  promènerons  à  cheval  ensemble. 

»A  ce  soir,  chez  ce  l)onpr7fet.  F.  Laffitte.» 

M*  Ledru  termine  en  disant  :  M.  Bennett  s'en 
rapporte  à  M.  Laffitte  lui-même,  sur  la  question 
d'association.  Que  M.  Laflitte  consente  donc  à 
venir  ;  s'il  s'y  refuse,  c'est  qu'il  n'ose  déclarer  ce 
qu'on  sont  ent  pour  lui. 

Le  motif  qu'on  donne  pour  dire  que  M.  Laf- 
fltte  ne  doit  pas  déclarer  la  vérité  devant  la  justice 
est  inadmissible.  M.  Laflitte  a  un  titre,  une  quit- 
tance :  on  ne  le  nie  pas.  Nous  demandons  sa  pa- 
role ;  elle  décidera  la  question.  Ce  procès  n'est 
pas  une  affaire  d'argent  :  c'est  un  appel  à  l'opi- 
nion publique,  M.  Laffiite  doit  le  comprendre. 

Enfin  M'  Ledru  soutient  que  si  M.  Lafiitteavait 
eu  le  bon  droit  pour  lui,  il  n'eût  pas  manqué  à 
tous  les  égards  qu'on  doit  même  à  des  inconnus, 
et  à  plus  forte  raison  à  un  ami,  en  le  traduisant, 
lui  étranger,  ignorant  les  lois  de  la  nation  chez 
laquelle  il  se  trouve,  devant  un  juge  d'instruction» 

(I  Le  tribunal, 

»  Attendu  que  la  quittance  du  sieur  Grégory  a 
été  délivrée  à  Laffitte  comme  ayant  payé  le  prix 
du  cheval;  que  si  Bennett  a  nourri  ce  cheval  il  en 
a  eu  l'usage,  le  déboute  des  0ns  de  sa  demande 
et  le  condamne  aux  dépens.  » 

{Le  Droit.) 


Les  détails  suivans  sont  extraits  de  la  Gazette 
des  Tribunaux  : 

«  Barbes  depuis  le  moment  de  sa  condamna- 
lion  avait  conservé  toute  son  impassibilité,  et  il 
semblait  fonder  peu  d'espoir  sur  les  démarches 
qu'il  savait  que  sa  famille  avait  faites.  Hiersurtoiit 
dans  la  matinée,  bien  qu'il  n'eût  rien  perdu  de 
son  calme  et  de  sa  résignation,  son  attitude  avait 
quelque  chose  de  plus  mélancolique  :  il  croyait 
que  l'exécution  de  son  arrêt  devait  avoir  lieu  le 
lendemain  et  il  avait  passé  une  partie  de  la  jour- 


-  63  - 


née  dans  sa  cellule,  occupé  à  lire  le  Manuel  du 
Chrétien. 

»  A  quatre  heures,  le  greflicr  de  la  prison  vint 
le  prévenir  qu'il  eût  à  descendre  iminédiatenoent 
au  parloir.  M.  le  directeur  avait  fait  ouvrir  le  gui- 
chet qui  sépare  d'ordinaire  les  visiteurs  et  les  dé- 
tenus ,  et  à  peine  Barhès  était-il  sur  le  seuil  que 
déjà  sa  sœur  et  son  heau-frère  s'étaient  jetés  dans 
ses  bras... ,  et  tous  fondirent  en  larmes. 

«Après  quelques  instans  donnés  aux  émotions 
d'une  pareille  scène.  Barbes  demanda  quelle  était 
la  peine  prononcée.  Sa  famille  l'ignorait  encore. 

"Durant  une  partie  de  la  soirée ,  Barbes  s'en- 
tretint longuement  avec  les  employés  de  la  mai- 
son, et  ne  chercha  en  aucune  fiiçon  à  déguiser 
les  sentiiuens  qu'il  éprouvait:  «Lah'çonaété  rude 
pour  moi,  (lisait-il,  et  quoi  qu'on  fasse  de  moi,  mon 
rôle  politique  est  Uni.  » 

"A  minuit,  M.  Guillot,  entrepreneur  du  trans- 
port des  condamnés  ,  a  reçu  de  M.  le  préfet  de 
polire  l'ordre  de  se  rendre  dans  la  nuit  à  la  pri- 
son du  Luxembourg  avec  deuv  voitures  cellulai- 
res pour  conduire  les  condamnés  à  leur  destina- 
tion. Malgré  le  peu  de  temps  qui  était  donné  à 
l'entrepreneur,  le  service  fut  proraptcment  orga- 
nisé. A  deux  heures  du  matin  ,  les  deux  voilures  , 
escortées  par  un  détachement  de  gardes  munici- 
paux à  cheval,  partirent  des  ateliers  rue  du  Che- 
min-Vi'rt  et  se  dirigèrent  vers  la  prison  du  Luxem- 
bourg par  le  poul  d'Austerlitz,  les  quais  et  la  rue 
de  Seine. 

»Dès  une  heure  du  matin,  tous  les  condamnés 
détenus  à  la  prison  du  Luxembourg  avaient  été 
prévenus  séparément  qu'ils  devaicntse  tenir  prêts 
à  être  transférés.  Tous  demandèrent  dans  quel 
lieu  ils  allaient  être  conduits,  mais  les  employés 
de  la  prison  l'ignoraient  eux-mêmes. 

"  A  5  heures,  les  deux  voilures ,  l'une  de  dix 
cellules,  attelée  de  cinq  chevaux,  l'autre  de  huit  , 
attelée  de  quatre  chevaux,  étaient  entrées  dans  la 
cour  de  la  prison. 

i>Aux  termes  du  cahier  des  charges  imposé  à 
l'entrepreneur,  tous  les  conilainués  qu'il  trans- 
porte doivent  être  ferrés  aux  pieds  et  revêtus  d'un 
costume  mi-parti  rouge  et  jaune.  11  paraît,  toute- 
fois, qu'aujourd'hui  l'administration  a  permis  à 
l'entrepreneur  rinfraction  de  cette  partie  du  rè- 
glement ,  car  aucun  des  condamnés  du  Luxem- 
bourg n'a  été  ni  ferré  ni  habillé.  Une  autre  dis- 
position réglementaire  enjoint  de  ne  laisser  aux 
condamnés  ni  tabac,  ni  argent,  ni  livres  non  au- 
torisés. Celte  disposition  a  été  exécutée  aujour- 
d'hui :  tous  les  condamnés  s'y  sont  soumis  sans 
observations,  à  l'exception  de  Philippet  qui  ne 
s.'est  dessaisi  de  sa  pipe  qu'après  beaucoup  d'hé- 
sitation. 

«Chacun  des  condamnés  a  été  con  luit  séparé- 
ment et  enfermé  dans  la  cellule  qui  lui  était  des- 
tinée, et  saus  savoir  ni  s'il  partait  seul  ni  avec  qui 
il  partait. 

«Dans  la  plus  petite  voiture  ont  été  placés 
Martin  Bernard,  Dcisadc,  Austen,  Mialon  et  Barbes 

«Barbés  est  monté  le  dernier.  Lorsqu'on  lui  a 
fait  les  questions  d'usage  pour  savoir  s'il  avait  de 
l'argent  ou  du  tabac,  il  a  répondu  négativement. 
«Avezvous  des  livres  ?  lui  a-t-on  dit  encore.  — 
En  voici  un,  a-til  répondu,  il  ne  m'était  pas  inu- 
tile hier.  —  C'était  le  Manuel  du  Chrclien  :  ce 
livre  lui  a  été  laissé.  Au  moment  de  partir.  Barbes 
a  remercié  le  directeur  de  tout  ce  qu'il  avait  fait 
pour  lui  ;  et  apercevant  le  grellier  qui  la  veille  lui 
avait  annoncé  la  venue  de  sa  famille  et  sa  com- 
mutation: «  Je  vous  remercie,  lui  at-il  dit,  delà 
bonne  nouvelle  que  vous  m'avez  donnée  hier.  » 

«A  l'instant  où  les  portes  de  la  voiture  ont  été 
fermées.  Barbes  ignorait  encore  quelle  peine  les 
lettres  de  commutation  avaient  pro  noncée. 

«Aucune  escorte  n'accompagnait  relie  voiture 
dans  laquelle  se  trouvaient  seuleuieut  un  adjudant 
degenilaimeric  et  deux  gardiens  orilin  lires.  Elle 
est  sortie  par  la  rue  Vaugirard  ,  a  franchi  l'esp  a- 
nade  des  Invalides,  le  pont  d'iéna,  et  la  barrière 
des  Bons-Hommes. 

«Dans  la  seconde  voitiu'e  ont  été  placés  Nou- 


guès,  Philippet,  Roudil,  GuUbert,  Lemière,  Noël 
Martin,  Longuet ,  Walrh ,  Marescal  et  Pierné. 
Cette  voiture,  escortée  par  un  détachement  de  gar- 
des municipaux,  a  traversé  les  rues  de  Seine,  des 
SainisPères,  Rivoli,  Louis-le-Grand,  la  Chaussée- 
d'Antin  et  de  Clicby.  Arrivée  à  la  barrière,  où 
son  escorte  l'a  quittée,  elle  a  pris  le  chemin  de  la 
Révolte. 

«Un  courrier,  en  avant  de  chacune  des  deux 
voitures  ,  doit ,  durant  tout  le  trajet ,  faire  pré- 
parer les  relais. 

«La  première  voiture  est  partie  dans  la  direc- 
tion du  Mont-St-MichrI. 

«La  seconde  dans  la  direction  de  DouUens.  » 

En  ell'et,  le  Siècle  annonce  ce  matin  que  Bar- 
bes a  été  conduit  au  fort  Saint-Michel. 


ïleDue  ^Dramatique. 

THEATRE  DU  GYMNASE. 
Les  Brodequins  de  Lise,  vaudeville  en  un  acte, 
par  MM.  Laurencin,   Gustave  Vaez  et  Du- 
vergers. 

Cette  petite  pièce,  renouvelée  des  Souliers 
mordorés,  ne  manque  ni  d'entrain  ni  d'esprit, 
et  bien  qu  il  soit  déplorable  de  voir  trois  hommes, 
dont  le  plus  jeune  a  bien  passé  trente  ans  ,  s'at- 
tacher de  front  à  une  pareille  fantaisie  ,  il  faut 
reconnaître  que  celte  bluelte  se  fait  remarquer 
par  certaines  qualités  qui  glsseraient  inaperçues 
ailleurs,  mais  qu'on  applaudit  au  Gymnase,  tant 
elles  y  sont  rares  et  inaccoutumées.  Il  s'agit  tout 
simplement  d'un  mari  trompé  et  digne  de  l'èire , 
petit  imbroglio  qui  ne  saurait  se  raconter,  mais 
qui  se  laisse  entendre.  Mademoiselle  Nongaret , 
qui  débuta  t  dans  le  rôle  de  Lise,  a  tout-à-fait  la 
beauté  de  son  rôle  :  c'est  une  fniirhe  petite  mère, 
vive,  alerte,  égrillarde,  jetant  le  coui)let  avec  un 
merveilleux  aplomb ,  et  une  douce  voix  qui  ne 
manque  point  do  charme.  Les  honneurs  de  la 
soirée  ont  été  pour  cette  jeune  et  jolie  personne. 

M.  Scribe  vient  de  passer  avec  M.  Poirson  un 
traité  qui  l'attache  exclusivement  au  théâtre  du 
Gymnase  :  il  est  bien  entendu  que  les  théâtres 
royaux  ne  sont  point  frappés  de  cette  exclusion. 
Puisse  donc  cet  éternel  esprit  qui  a  su  résister 
même  à  l'Académie  ,  tirer  ce  malheureux  théâtre 
de  la  soliiude  où  l'a  plongé  l'administration  la 
plus  mesquine,  la  plus  étroite,  la  plus  déplora- 
ble en  tout  sens  que  la  critique  puisse  signaler  à 
la  justice  du  pubhc  !  J,  S. 


THEATRE  DU  PALAIS-ROYAL. 

Les  trois  Quenouilles,  féerie  en  deux  actes,  par 
MM.  Cogniard  frères. 

C'est  une  de  ces  pièces  qui  ne  sont  pas  du 
ressort  de  la  ci  ilique  :  la  critique  n'a  rien  à  faire 
en  tout  ceci.  Vous  souvenez-vous  ,  quand  vous 
étiez  enfant,  d'avoir  été  bercé  par  un  conte  char- 
mant dont  l'héroïue  était  la  princesse  Finette  ? 
Vous  souvenez-vous  de  ces  trois  quenouil- 
les de  verre  qui  répnndaient  de  la  vertu  de 
trois  bell  s  lileuses?  c'était  là  une  histoire 
qui,  je  m'en  souviens,  m'a  coûté  bien  des  lar- 
mes ;  heureux  temps  que  ne  nous  rendront  pas 
les  vaudevilles  de  MM.  Cogniard  frères  !  Alcide 
Tousez  a  égayé ,  par  sa  merveilleuse  bêtise,  cette 
pièce  sans  gaîté  ;  précieux  acteur  dont  la  char- 
mante bêllse  peut  supjiléer  à  l'esprit  des  auteurs  ! 
("et  Alcide  Tousez  est  un  de  ces  vires  qui  ont  le 
divin  privilège  de  ne  pouvoir  montrer  le  bout  de 
leur  nez  queli]ue  part  sans  éveiller  aussitôt  le 
rire  :  il  parle,  on  ril  ;  Il  tousse,  on  rit  ;  il  éier- 
nue,  on  ril  ;  quoiqu'il  fasse,  on  rit  toujours.  l>ans 
une  époque  comme  la  nôtre  ,  où  tant  de  graves 
préoccupations  attristent  les  co'urs  et  les  esprits, 
u'esl-ce  pas  là  ,  je  vous  le  demande,  un  privilège 
diviu ,  comme  je  vous  le  disais  tout  à  l'heure  ? 


Reçue  bc  cinq  3onv5. 

15  JUILLET.— Le  conseil  des  ministre  s'estréuni 
deux  fois  hier,  et  une  fois  ce  matin  à  Neailly,  pour 
délibérer  sur  l'exéction  de  l'arrêt  de  la  cour 
des  pairs,  qui  condamne  Armand  Barb  es  à  la 
peine   capitale. 

Déterminé  par  la  gravité  du  double  crime 
dont  Barbes  a  été  reconnu  coupable,  le  conseil  a 
proposé  au  roi  de  laisser  à  la  justice  son  libre 
cours. 

Mais  le  roi  a  persisté  dans  l'opinion  contraire 
et,  usant  de  sondroit  constitutionnel, il  a  commué 
la  peine  de  Barbes  en  celle  des  travaux  forcés  à 
perpétuité. 

—  M.  Rotschild,  acquéreur  de  l'hôtel  Talley- 
rand,  a  fait  ellacer  d'au-dessus  de  la  porte  prin- 
cipale le  nom  du  fameux  diplomate.  On  lit  main- 
tenant à  la  place  :  hôiel  Saint  Florentin. 

M.  le  marquis  de  la  Vrillière,  duc  de  Saint-Flo- 
rentin, ministre  favori  de  Louis  XV,  est  celui  qui 
a  fait  bâtir  ce  grand  et  magniCquc  hôtel,  qui  fut 
payé  par  la  ville  de  Paris. 

—  La  fabrication  des  monnaies  s'exerce  an- 
nuellement sur  210,620  kil.  dematière,  et  produit 
i8  millions,  dont  5  millions  en  or  et  /i3  millions 
en  argent.  L'atelier  de  Paris  absorbe  à  lui  seul  le 
tiers  de  la  fabrication  :  de  sorte  que  les  douze 
ateliers  des  départemens  n'ont  à  monnoyerque 
l/i!t,000  kilog.  de  matière  chaque  année.  Les  frais 
de  monnayage,  avant  1838,  s'élevaient  à  6  fr. 
par  kilog.  d'or  et  2  fr.  par  kilog.  d'argent,  sans 
compter  les  traitemensde  la  commission  des  mon- 
naies, ceux  des  fonctionnaires  attaches  aux  éta- 
blissemens  monéltires.  la  valeur  du  matériel  des 
bâimens,  etc.  En  tenant  compte  de  tous  ces  frais, 
les  dépenses  de  fabrication  s'i  lèvent  à  près  de  3 
p.  100  de  la  valeur  monnayée. 

—  Aujourd'hui,  à  six  heures  du  matin,  une  dé- 
tonation d'arme  à  feu  s'est  fait  entendre  dans  une 
des  chambres  de  la  maison  n"  UO,  rue  Saint-Tho- 
mas-du-Louvre.  Les  habitans  de  la  maison  étant 
accourus,  on  a  trouvé  mort  et  baigné  dans  soa 
sang  M.  Boucheron,  sous-préfetdeMoilaix depuis 
18;î0,  et  destitué  depuis  peu.  In  pistolet,  trouvé 
auprès  de  lui,  ne  laisse  aucun  doute  sur  son  genre 
de  mort.  On  attribue  ce  suicide  au  chagrin  qu'il  a 
ressenti  de  la  perte  de  sa  place. 

—  Le  porte-bannière  arrêté  hier  à  la  tête  da 
rassemblement  qui  s'était  porté  vers  la  chambre 
des  députés,  est  un  ouvrier  cordonnier,  âgé  de 
2i  ans.  Ce  jeune  homme,  nommé  Cottereau,  tra- 
vaillait chez  M.  Aupin,  rue  de  Lancry. 

—  On  cite  de  Barbes  le  fait  suivant  :  Barbes 
avait  un  parent  qui  laissa  en  mourant  un  héritage 
de  300,000  fr.  Les  hérili  rs  directs  de  ce  parent 
avaient  été  volontairement  oubliés  par  lui.  Bar- 
bes pouvait  entrer  légitimement  en  possession  de 
cette  somme  :  il  fit  venir  ses  collatéraux,  déchira 
devant  eux  le  testament,  et  rendit  aux  héritiers 
leurs  droits  à  la  succession. 

—  Hier,  à  minuit,  le  thermomèu-c  de  l'ingé- 
nieur Chevallier  marqu^ut  IV  au-dessus  de  0  ; 
aujourd'hui,  à  quatre  heures  du  malin.  il'SilO; 
à  midi,  21°  'i|10  ;  à  une  heure,  2r  ,MiO;  à  deux 
heures,  22°  ùilO. 


l(î.  —  Le  programme  des  fêtes  de  juillet  vient 
d'être  arrêté  ;  il  y  aura  le  29  une  grande  revue. 
Le  baptême  du  comte  de  Paris  est  encore  une 
fois  ajourné. 

-  -  Depuis  avant-hier .  le  service  public  de  la 
fontaine  de  la  l'iirie-S.ilnt-Denis  se  fait  en  eau 
clariliêe  et  dépurée  par  les  appareils  de  la  com- 
pagnie franç.iise  du  liltrage.  Ui  qu.tntité  actuelle- 
ment dlsirihiiêe  à  celte  fontaine  approche  de  qua- 
tre cent  mille  litres  par  jour  ^'i.OOO  hect.'  Cotte 
eau  est  d'une  admirable  limpidité,  et  elle  se  trouve 
liltrêe  à  ce  degré  de  perfection  avec  toute  la 
promptitude  exirême  que  rend  nécessaire  l'em- 
phssage  des  tonneaux  qui  se  succèdent  sans  dis- 


—  64  — 


cont  luiation  pen<lant  tout  le  temps  du  service  , 
caj-  les  porteurs  d'eau,  eliarmés  de  trouver  là  de 
l'eau  limpide  au  lieu  de  l'eau  toujours  louche 
et  souvent  si  sale  qui  eoule  aux  autres  foulaiues  , 
allUient  depuis  deux  jours  à  la  fontaine  StDenis. 

—  On  assure  que  rabaissement  du  pavé  à  la 
montée  de  la  Porte  St. -Martin  sur  le  boulevart  va 
être  inressaminenl  mis  à  exécution.  C'est  une 
amélioration  depuis  long-temps  désirée  et  qui  va 
donner  lieu  à  des  travaux  importans. 

—  On  place  en  ce  moment  de  r.ouveaux  vi- 
traux de  couleur  dans  l'église  Saiut-Gerniain- 
l'Auxerrois,  au  dessus  du  maître-autel.  Trois  de 
ces  vitraux  représentent  les  douze  apûlrcsmagni- 
liquemcut  encadrés. 

Ces  verres  sont  de  fabrication  toute  moderne. 
On  sait  (|uc  le  secret  de  l'ancienne  fabrication  a 
été  retrouvé  par  la  manufacture  de  Sèvres. 

—  A  la  date  du  19  juin,  le  prince  Georges  de 
Cambridge  était  ii  Constantinople  depuis  une  se- 
maine. Il  n'a  pas  de  suite,  et  vit  très  modestement 
sous  le  titre  de  prince  de  Culloden.  Il  visite  très 
assidi'iment  les  mosquées,  les  bazars  et  toutes  les 
curiosités  de  la  capitale.  En  revanche,  le  prince 
Pukler-Muskau  attire  l'attention  générale  :  ses 
porte-pipes  sont  deux  jeunes  femmes  d'Abyssi- 
nle,  (lu'il  a  métamorphosées  en  pages,  et  qui  lui 
présentent  son  café  et  le  narquilé  de  la  manière 
la  plus  gracieuse. 

—  On  cite  deux  ou  trois  beaux  mariages  dans 
le  grand  monde...  entre  autres  celui  de  made- 
moiselle de  Sesmaisons,  la  petite-tille  du  chance- 
lier Dand)ray,  avec  le  comte  de  Goulaines,  des- 
cendant d'une  des  familles  illustres  de  la  Bretagne. 

—  La  Ciiisse  d'épargne  de  Paris  a  reçu  diman- 
che Oi  ei  lundi  15  juillet  183'J,  de  3,M5  dépo- 
sans,  dont  /i51  nouveaux,  la  sonmie  de  Zi74,135fr. 

Les  reniboursemens  demandés  se  sont  élevés  à 
la  somme  de  ?i71,300  francs. 

—  Un  notaire  ne  peut  refuser  communication 
de  la  minute  d'un  acte  ii  une  partie  qui  y  a  figuré, 
par  le  niotif  que  les  frais  de  l'acte  ne  lui  ont  pas 
étépa\és.  Ainsi  jugé  le  !)  juillet,  en  référé,  par 
M.  le  président  Dcbclleyoïe. 

17.  —  Le  sultan  Mahmoud  est  mort  le  30  juin. 
Son  lils  aîné,  déclaré  majeur  par  le  divan  ,  a  été 
proclamé  empereur.  Le  28  l'ordre  avait  été  en- 
voyé à  llaf.z  Pacha  de  suspendre  les  hostilités. 

—  Dans  un  moment  où  tout  le  monde  s'occupe 
de  la  peine  de  mort ,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
rappeler  que  cette  peine  avait  été  abolie  par  la 
loi  non  abrogée  du  26  octobre  1795. 

Voici  le  texte  de  cette  loi  : 

"  Art.  1".  A  dater  du  jour  de  la  publication 
de  la  paix  générale,  la  peine  de  mort  sera  abolie 
dans  la  république  française. 

»  Art.  2.  La  place  de  la  Révolution  portera 
désormais  le  nom  de  la  place  de  la  Concorde.  «> 

— 11  paraît  certain  que  le  maréchal  Clauzel  , 
qui  fait  ses  préparatifs  de  départ  pour  Alger,  ne 
sera  pas  le  seul  cette  année  il  visiter  notre  colo- 
nie d'Afri(|ue.  On  annonce  que  MM.  Billaudel, 
Barbet,  Cibiel ,  d'Angeville ,  Garcias,  Lasnyer  et 
autres  membres  de  la  chambre  des  députés  se  pro- 
posent de  l'accompagner. 

—  On  lit  dans  l'Univers  :  n  On  assurait  ce 
soir  qu'un  jeune  homme  s'était  présenté  dans  la 
journée  chez  M.  le  garde-dessceaux,  accompagné 
de  M'  Dupont,  l'un  des  défenseurs  de  Barbes,  et 
que  lii,  après  avoir  obtenu  du  ministre  la  pro- 
messe que  ses  révélations n'entr.iîneraient  pour  lui 
aucune  conséquence  fâcheuse,  il  avait  déclaré  être 
l'auteur  du  meurtre  du  lieutenant  Drouineau.  » 

—  11  a  été  frappé  depuis  quelques  jours  à  la 
Monnaie  des  médailles,  soixante  médailles  en  or, 
trois  cents  en  argent ,  et  une  beaucoup  plus 
grande  quantité  eu  bronze.  Toutes  ces  niédailN  s 
sont  destinées  aux  exposans  des  produits  de  l'in 
riustrie  que  le  jury  désignera  au  ministre  du  com- 
merce. 

—  On  annonce  que  M.  le  duc  d'Orléans  doit 
quitter  Paris  dans  les  premiers  jours  d'août  pour 


se  rendre  à  Bordeaux.  De  là  le  prince  irait  s'em- 
barquer à  Marseille  pour  faire  une  tournée  dans 
les  possessions  françaises  du  nord  de  l'Afrique. 

—  On  écrit  de  Toulon  :  «  Des  avis  parvenus 
de  Constaiitine  font  connaître  que  le  conseil  de 
guerre  de  cette  ville  s'est  occupé  de  l'all'aire  de  la 
conspiration  (|ui  a  été  découverte  le  1"  mai.  Le 
conseil  a  été  sévère;  cinq  individus,  parmi  les- 
quels on  remarque  deux  cuids  ,  l'nn  de  Milah  et 
l'autre  du  Sabcl ,  ont  été  condamnés  à  avoir  la 
tète  tranchée.  On  se  rappelle  que  ces  Arabes  en- 
tretenaient dos  relations  avec  Achmet-Bey,  et  que 
leur  correspondance  fut  heureusement  intercep- 
tée. 

"Nous  avons  appris  en  même  temps  le  retour  à 
Conslantine  des  jeunes  Arabes  qui  ont  quitté  Paris 
tout  récemment.  Lenrs  parens  les  ont  accueillis 
avec  de  grandes  démonstrations  dejoie.  » 

—  Quarante  et  une  fidllites  ont  encore  été  en- 
registrées pendant  la  première  quinzaine  de  juillet. 
L'ensemble  ^des  passifs  s'élève  à  six  millions 
cent  mille  francs.  L'une,  la  faillite  V...,  présente 
un  passif  de  3,3^0,000  fr.  ;  l'autre,  la  failhte 
G...,  1,209,000  fr. 

—  Le  Courrier  de  l'Isère  annonce,  dans  son 
numéro  du  10,  la  nouvelle  d'un  suicide  d'une 
singulière  espèce.  Un  habitant  d'une  commune 
des  environs  de  Grenoble  s'est  plongé  la  tète 
dans  un  tonneau  rempli  d'tau,  et  il  est  resté  dans 
cette  position  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  asphyxié. 

18. —  Le  sultan  Mahmoud  est  mort,  non  le  30 
juin,  mais  le  27.  Cet  événement  a  été  caché  trois 
jours  par  le  ministère  turc.  Ce  temps  a  été  em- 
ployé à  régler  dans  un  conseil  secret  les  mesures 
à  prendre  pour  empêcher  les  désordres  que  l'on 
craignait  et  pour  assurer  la  succession  d'Abdul- 
Medjid. 

Cette  version  paraît  d'autant  plus  vraisemblable, 
que,  d'après  la  dépêche  d'hier,  l'ordre  de  suspen- 
dre les  hostilités  a  étéexpédié  le  28  à  llafiz-Pacha. 
On  ne  comprcnilrait  pas  que  cet  ordre  eût  été 
expédié  deux  jours  avant  la  mort  du  sultan  ;  mais 
on  comprend  très  bien  qu'il  l'ait  été  le  lendemain. 

—  Depuis  lundi  les  troupes  qui  forment  la  gar- 
nison de  Paris  ont  cessé  d'être  consignées,  et  les 
postes  ont  été  réduits  à  leur  contingent  ordinaire. 

—  Un  camp  de  dix  mille  hommes  et  de  quatre 
mille  clievauv  va  être  établi  à  Fontainebleau  le 
15  aofit  prochain,  et  ne  sera  levé  que  le  15  oc- 
tobre. 

Il  sera  composé  d'une  division  d'infanterie, 
d'une  division  de  cavalerie,  et  de  quatre  batteries 
d'artillerie  des  2'  et  10'  régimens  de  celte  arme. 

—  La  reine  des  Français  vient  d'envoyer  à 
l'église  d'Alger  un  magnifique  tableau  de  l'Assomp- 
tion de  la  Vierge  ;  ce  tableau  a  cinq  pieds.  Le  roi, 
de  son  côté,  a  envoyé  un  tableau  représentant  le 
rachat  des  captifs  par  les  moines  de  la  Merci  en 
1757,  de  plus,  un  ornement  complet  en  drap 
d'or,  quatre  calices,  des  burettes  en  argent,  plu- 
sieurs boites  à  saintes  huiles,  des  chandeliers,  un 
crucifix,  etc.,  etc.  M.  Dupuch  a  reçu,  en  outre, 
un  pupitre  en  bronze  doré  dont  le  travail  est  très 
remarquable. 

—  Depuis  plus  d'un  demi-siècle  qu'elles  sont 
élevées,  les  deux  grandes  colonnes  d'ordre  toscan 
de  la  barrière  du  Trône  étaient  restées  jusqu'ici 
inachevées;  on  va  les  terminer  :  l'une  d'elles, 
celle  du  nord,  est  déjà  échafaudée  du  haut  en 
bas  pour  faciliter  les  travaux  des  sculpteurs  orne- 
mentistes. 

Ces  colonnes  ont  75  pieds  de  hauteur  ;  elles 
reposent  sur  des  espèces  de  pavillons  ;  leur  inté- 
rieur évidé  peut  recevoir  un  escalier  tournant  qui 
conduira  sur  le  chapiteau. 

Sur  le  ventre  de  chacune  de  ces  colonnes,  on 
va  sculpter  des  trophées,  et  placer   deux  statues  ' 
colossales  auv  sommets  des  chapitanx. 

—  On  vient  de  commencer  aux  Champs-Ely- 
sées, sur  l'esplanade  des  Invalides  et  à  la  barrière 
du  Trône,  les  préparatifs  pour  les  fêtes  de  Juillet. 


—  Un  jeune  homme  de  15  ans,  ouvrier  carre- 
leur, est  tombé  hier  matin  du  troisième  étage 
d'une  maison  en  construction,  ruede  l'Ecluse,  aux 
Batignolles.  11  ne  s'est  point  blessé  et  en  a  été 
quitte  pour  quelques  contusions  fort  légères. 

—  On  écrit  deNapIcs,  29  juin  : 

Il  Rossini  est  arrivé  dans  notre  ville  avant-hier 
au  soir,  et  le  lendemain  matin  il  en  est  reparti 
pour  la  villa  de  M.  Barbaja,  situé  au  pied  du 
mont  Pausilippe.  On  assure  positivement  que  l'il- 
lustre maestro  s'y  occupera  à  mettre  en  musique, 
p)ur  le  théâtre  royal  de  St-Charies,  un  opéra  sé- 
ria en  quatre  actes,  intitulé  :  Giovanna  ai  Mon- 
ferrato,  dont  le  libretto  est  de  M.  Lugi  Guarnic- 
cioli,  de  Naples.  » 


19.  —  La  ville  de  Birmingham  vient  d'être  le 
théâtre  de  nouveaux  désordres.  Lundi  soir,  vers 
neuf  heures,  des  rassemblemens  se  sont  répan- 
dus dans  la  ville  et  ont  mis  le  feu  à  la  maison  de 
MM.  Bournes  et  comp.,  ont  forcé  et  ravagé  celles 
de  plusieurs  autres  marchands,  qu'on  suppose 
avoir  aidé  les  magistrats  qui  ont  mis  fin  aux  réu- 
nions des  chartistes. 

Après  une  heure  de  ces  scènes  déplorables,  la 
police  et  les  troupes  sont  parvenues  à  disperser 
les  révoltés.  Deux  ont  été  tués,  plusieurs  ont  été 
arrêtés. 

—  Nicolas  Canaris,  fils  de  ce  Canaris  dont  le 
nom  a  retenti  si  brillamment  dans  les  diverses 
phases  de  la  révolution  grecque,  a  passé  à  Aix  le 
13  juillet. 

—  On  est  occupé  depuis  quelqes  temps  à  éta- 
blir des  communications  souterraines,  d'une  cons- 
truction fort  I  emarquable,  entre  le  château  des 
Tuileries,  les  bords  de  la  Seine,  le  Palais-Royal 
et  le  grand  égout  de  la  rue  de  Rivoli,  par  lequel 
on  peut  remonter  jusqu'au  haut  du  faubourg 
Saint-Ilonoré.  Dans  plusieurs  endroits  ces  immen- 
ses voies,  cachées  à  vingt  pieds  sous  terre,  sont 
fermées  par  d'énormes  grilles  à  trois  serrures. 

—  Les  salles  de  l'exposition  sont  à  peu  près 
dégarnies.  On  commence  même  la  démolition  de 
quelques  parties  de  cette  immense  construction. 

H  n'y  aura  pas,  dit-on,  de  séance  royale  pour  la 
distribution  des  récompenses. 

—  Notre  armée  navale  est  commandée  par  3 
amiranx,  10  vice-amiraux,  20  contre-amiraux,  SO 
capiiainesde vaisseaux, 150  capitaines  decorveile?, 
^50  lieutenans  de  vaisseaux,  550  enseignes  de 
vaisseaux,  et  300  é'èves  de  1"  et  de  2*  classe. 
Total:  1,568  officiers,  dont  les  appointemens 
s'élèvent  à  8,268,000  fr.  C'est,  terme  moyen, 
2,000  fr.  à  chacun. 

—  Le  dernier  ornement  de  la  fontaine  de  la 
place  de  la  Concorde,  du  côté  du  palais  Bourbon, 
vient  d'être  posé.  Toute  la  charpente  qui  a  servi 
pour  les  travaux  de  cette  fontaine,  est  transportée 
près  de  celle  du  côté  du  Garde-Meuble,  où  des 
ouvriers  commencent  déjà  à  placer  les  statues  qui 
doivent  en  orner  le  bassin. 

—  Le  bateau  à  vapeur  le  IVaterloo,  qui  devait 
porter  des  armes  et  des  munitions  à  don  Carlos, 
a  pris  feu  en  dehors  du  phare  de  Nab.  Le  navire 
est  perdu,  l'éqidpage  sauvé. 

—  Ibrahim,  pacha  d'Egypte,  est  petit-fds  d'une 
Française,  et  lorsqu'il  rencontre  quelqu'un  de  nos 
compatriotes,  il  n'oublie  Jamais  de  lui  dire  :  «Ma 
granil'mère  était  Française.  »  C'est  même  la  se  ul 
chose  que  le  généralissime  prononce  très  correcte- 
ment en  français. 

—  Le  beau  temps  a  favorisé  la  fête  donnée 
mardi  dernier  à  Tivoli  ;  la  bonne  compagnie  s'y 
était  réunie,  on  comptait  plus  de  6,000  personnes. 
La  fêle  de  dimanche  promet  d'être  au  moins  aussi 
brillante.  Ce  vaste  parc  a  le  double  avantage  d'of- 
frir une  promenade  variée  ,  et  dans  les  grandes 
chaleurs  on  peut  respirer  un  air  pur. 

Le  Directeur,  BERTHET. 
Imp,  d' Ert .  Proux  et  C',  rue  Neuve-dwBoas  Enfan» . 


ÎOeuxicmc  Série.  .j^\tvJ^»^i'*"^^^'*<»^««Cïî^^ 


25  JUILLET  1339. 


tITTEBATCBE,  SCIENCES,  BEAUX  AHTS  ,  II«- 
DOSTBIE,  CONNAISSANCES  UTILES,  ESQUIS- 
SES DE  MOEURS,  MÉmolRES  ET  VOTAGES. 


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NAL, rue  du  HELDER  ,  li  bis,  et  chez 
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Directeur  des  salons  littéraires,  à  Stras- 
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Par 


CÎ.S" 


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Au  peu  d'esprit  que  le  bonhomme  avait, 
L'esprit  dautrui  par  complément  tervait. 

Il  compilait,  compilait,  compilait. 


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Journaux,  revues,  ouvrages  inédits 
publications  nouvelles,  biograpaus, 
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l'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en 
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Une  gravure  de  modes  est  jninle  au  n°  du  5 
et  une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaque 
mois, 

Prix  des  8DDODC«8,  75  c.  la  ligne. 


fc^ctte  bcs  lournaux  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

LaFAMILLE  lMPÊni.\LE,  LES  MINISTRES  ET  AUTRES 

GRANçs  ÇERS0^J\AÇES  TURCS,  pat  L.-P.B.  d'Au- 
BicNosc.  —Le  doyen  de  Saint-Patrice,  par 
Eugène  Guinot.  —  Histoire  de  la  civilisa- 
tion, PAR  les   boutiques,   pOT  EUGÈNE  BniF- 

FAULT.  —  Un  ennemi  secret,  par  L.  R.  — 
Combat  du    corsaire  le  Itenard  contre  la 

GOELETTE  ANGLAISE  l'jUpIlia,  fit  VerUSMOR. 
— FlNÉRAILLES  DU  SULTAN  MAHMOUD.— ReVUe 

dramatique  :  Gaité  :  Isabelle  de  Montréal; 
Le  petit  Poucet;  Le  Tribut  des  Vierges;  Le 
marché  de  S  ajnt  Pierre.  —  Revue  de  cinq 
jours. 


i\  FAMILLE  \mMM, 

LES  MINISTRES   ET  ADTBES  GRANDS  PERSONNAGES 
TURCS  (1). 


L'empereur  Mahmoud  a  quatre  enfans  vivans 
(1839),  deux  gardons  et  deux  filles.  Dans  le  cou- 
rant de  1838,  il  a  perdu  un  garron  cl  une  fille. 

La  maladie  qui  emporta  le  jeune  prince  est 
restée  inconnue,  un  absurde  préjugé  ayant  mis 
obstacle  à  l'autopsie  du  corps  du  défunt,  que  les 
médecins  réclamaient  avec  d'autantplus  déraison, 
qu'un  frère,  né  avant  celte  jeune  altesse,  était 
près  de  succomber  sous  le  même  mal.  On  sait 
que  celui-ci  avait  dû  son  rétablissement  à  l'cmpi- 


fl)  Extrait  de  la  Turtfuic  moderne  ;  2  vol.  in* 

8%  cbet  Dclloye,  place  de  la  Bourse»  b» 


risme,  et  quelle  avait  été  la  récompense  accordée 
à  la  femme  arménienne,  artisan  de  ce  prodige. 

Un  autre  préjugé  ,  non  moins  déplorable,  en- 
traîna, quelques  mois  après,  la  perte  d'une  prin- 
cesse, deuxième  fille  du  sultan  et  épouse  deSaïd- 
Pacba,  qu'une  saignée  pratiquée  à  temps  eût  sau- 
vée. Elle  était  du  sang  impérial,  de  ce  sang  que 
des  révolutions  de  palais  ont  souvent  fait  couler 
sur  les  marches  du  trône,  mais  qui  ne  saurait 
être  versé  pour  les  jours  précieux  d'un  membre 
de  la  famille.  O  bizarrerie  !  Deux  faits  aussi  la- 
mentables établissent  jusqu'à  l'évidence  la  force 
des  résistances  rencontrées  par  le  réformateur 
dans  l'ordre  moral  comme  dans  les  choses  maté- 
rielles. 

La  succession  au  trône  des  califes  est  encore 
assurée  par  l'existence  rie  deux  princes.  Heureu- 
sement, son  chef,  si  faibled  ans  les  deux  cas  qui 
viennent  d'être  rapportés,  a  eu  la  force  de  résister 
à  une  coutume  trop  souvent  suivie  par  ses  pré- 
décesseurs, laquelle  autorisait  la  destruction  des 
fils  puînés  des  sultans,  pour  prévenir  des  rivalités 
entre  les  héritiers. 

Les  fils  de  Sa  Haulesse  sont  âgés  (1839),  l'aîné 
de  dix-sept  ans,  le  second  de  quatorze.  On  les 
voit,  dans  le  temps  du  Ramazan,  parcourir  à  che- 
val les  rues  où  le  sultan  fait  ses  promenades  or- 
dinaires. Pendant  la  belle  saison,  ils  se  rendent 
assez,  fréquemment  en  caïque  ou  en  calèche  aux 
rendez-vous  où  ce  prince  va  prendre  ses  délasse- 
mens.  A  part  ces  deux  circonstances,  on  ne  les 
rencontre  nulle  part. 

L'éducation  qu'ils  reçoivent  est  intérieure  et 
isolée.  Quelquefois  on  leur  choisit  pour  compa- 
gnons d'études  quelques  jeunes  esclaves  attachés 
à  leur  service. 

L'instruction,  i's  la  tiennent  de  maîtres  musul- 
mans. On  peut  apprécier  la  nature  et  l'étendue 
de  ce  qu'ils  peuvent  apprendre  d'instituteurs  à  qui 
toute  science  utile  est  étrangère. 

Le  plus  profond  mystère  enveloppe  les  pre- 
mièrcs  année»  de  ces  enfins  appelé»  aun  plus- 


hautes  destinées,  et  à  l'exercice  u'une  autorité 
sans  limites  sur  de  nombreuses  population-. 

U  y  aurait  lieu  de  rire  de  pitié,  s'il  n'y  avait  nw- 
tière  aux  plus  douloureuses  réflexions  dans  l'a- 
veuglement qui  préside  aux  premiers  pas  de  ces 
jeunes  altesses,  quand  on  lit  dans  des  journaux: 
sérieux  des  détails  comme  ceux-ci  :  <■  On  écrit  de 
«Constantinople  que  le  sultan,  appréciant  les 
..bienfaits  de  l'éducation,  fait  élever  ses  enfant  à 
•  l'instar  de  ceux  des  maisons  royales  de  l'Euro- 
»pe.  Des  maîtres  renommés  pour  l'étendue  et  la 
..variété  de  leurs  connaissances soniiilacés auprès 
..d'eux,  etc.,  etc.  .> 

Nous  serions  tenté  de  sommer  ces  audacieux 
correspondans  de  nous  citer  le  nom  d'un  de  ces 
savans,  et  de  nous  dire  surtout  comment  l'on  s'y 
est  pris  pour  abaisser  les  barrières  que  réti<[oetie 
et  les  préjugés  élèvent  contre  l'introduction  d'é- 
trangers dansie  .sera  I  et  leurlibre  communication 
avec  les  héritiers  de  la  couronne. 

Nous  avons  eu  une  occasion  unique  d'obtenir, 
»ur  la  nature  de  l'instruction  donnée  à  ces  jeunes 
gens,  des  notions  qu'il  est  toujours  très  difficile, 
pour  ne  pas  dire  impossible,  de  se  procurer. 

Admis  dans  l'intimité  d'un  personnage  arraché 
depuis  peu  à  une  position  à  presque  souvcraice, 
nous  l'avons  toujours  trouvé  occupé  de  l'éduca- 
tion de  trois  jeunes  princes,  ses  enfans,  âgrt  do 
dix-sept,  quatorze  et  neuf  ans. 

Déchu  ^'un  rang  auquel  il  ne  lui  sera  peut  être 
plus  possible  de  remonter,  il  .sent,  il  a  la  convic- 
tion que  c'est  à  l'aide  d'études  solides  qu'il  peut 
procurer  ii  ces  victimes  de  révolutions  si  fréquen- 
tes en  Orient,  un  dédommagement  du  pouvoir, 
des  richesses,  de  la  considération  qu'il  n'a  pu 
leur  conserver. 

Chaque  fois  que  nous  visitions  ces  altesses  dé- 
chues, nous  les  vov  ions  environnées  de  maîtres 
musulmans,  qui  leur  enseignaient,  indépendam* 
ment  di  s  préceptes  religieux,  la  lecture,  l'écri- 
ture, les  règles  les  plus  élémentaireo  des  mal'jé« 
matiques  et  lo  |  er>aii.  L*  p^e  «uhall  l.>  l«<;OM 


=^  66  — 


aicc  une  assiduité  et  une  persévérance  exemplai- 
res. 

Sur  l'observation  que  nous  lui  fîmes  un  jour, 
et  que  nous  réitérâmes  plusieurs  fois,  que  l'étude 
(l'une  langue  européenne,  du  français,  par  exem- 
ple, leur  faciliterait  l'acquisition  de  connaissances 
qu'ils  n'obtiendraient  jamais  des  cnseignemens 
flHvjuels  on  les  réduisait,  il  en  convenait.  — 
Mai.'i,  ajoulaltil,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  me 
modeler  sur  le  sultan,  mon  auguste  maître. 

Le  système  que  je  suis  pour  mes  enfans,  est 
celui  qu'il  a  adopté  pour  les  siens.  On  m'informe 
exactement  de  ce  qu'U  fait,  et  je  l'imite.  Quand 
les  jeunes  sultans  passeront  à  l'étude  des  langues 
européennes  et  des  sciences  qui  constituent  un 
bon  système  d'instruction,  mes  fils  auront  des 
maîtres  pareils.  Je  le  répète,  je  ne  puis  mieux 
faire  que  de  suivre  un  tel  guide. 

11  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  le  res- 
pect et  la  fidélité  qui  prescrivent  et  maintiennent 
une  semblable  abnégation.  Si  elle  est  imitée,  et 
nous  croyons  qu'elle  l'est  généralement  dans  les 
hautes  classes,  on  ne  peut  en  déduire  une  ten- 
dance à  de  grands  progrès  chez  une  nation  oii  la 
subordination  s'étend  aussi  loin. 

Le  sultan  a  entendu  se  donner  des  appuis  et 
d'utiles  coopérateurs,  en  choisissant  autour  de  lui 
des  gendres  pour  ses  filles;  et,  chose  remarqua- 
ble comme  opposition  aux  anciens  us  et  préjugés 
de  sa  couronne,  il  a  permis  la  cohabitation  entre 
les  conjoints. 

Autrefois,  les  sultans  choisissaient  aussi  des 
gendres  parmi  leurs  sujets  ;  c'était  alors  dans  des 
vues  poUtiques  :  la  tendresse  paternelle  restait 
étrangère  à  ces  combinaisons. 

La  Sublime-Porte  apprenait  de  ses  surveillans 
qu'un  pacha  d'une  province  éloignée,  de  Bag- 
dad, par  exemple,  se  formait  par  ses  exactions  un 
trésor  considérable  pouvant,  avec  le  temps,  ap- 
puyer des  projets  de  révolte,  favorisés  par  les 
grandes  distances  qui  le  séparaient  du  siège  du 
gouvernement. 

Aussitôt  un  oITlcier  du  sérail  lui  était  envoyé 
avec  la  mission  de  lui  annoncer  qu'il  était  l'objet 
du  plus  insigne  honneur,  que  le  sultan  daignait 
lui  accorder  une  de  ses  filles  pour  épouse.  Cet  of- 
ficier lui  remettait  en  même  temps  les  firmans, 
une  pelisse  d'honneur,  et  autres  insignes  attestant 
son  admission  a  cette  haute  faveur. 

Le  premier  acte  du  nouveau  gendre  était  de 
répudier  sa  ou  ses  femmes  légitimes.  Il  gardait 
ses  concubines,  mais  seulement  à  titre  de  servan- 
tes ou  esclaves  de  son  impériale  moitié,  qui  ne 
l'était  pourtant  que  de  nom,  car  les  époux  ne  se 
réunissaient  pas. 

11  avisait  ensuite  à  la  dotation  de  cette  prin- 
cesse en  lui  faisant  passer  de  riches  présens  et 
une  dot  en  espèces  d'or.  Il  pourvoyait  aussi  à  son 
entrelien  par  une  allocation  annuelle  proportion- 
née à  son  rang. 

Si  le  pacha  faisait  les  choses  convenablement 
et  qu'on  les  trouvât  en  harmonie  avec  les  richesses 
qu'on  lui  supposait,  le  sultan  le  considérait  dès 
ce  moment  comme  un  homme  qui  lui  était  acquis. 
Sa  faveur  s'établissait  et  sa  femme  devenait  un 
appui,  qui  non-seulement  le  maintenait  dans  son 
gouvernement,  mais,  souvent  aussi,  servait  à  lui 
«n  procurer  un  autre  plus  important.  Si,  au  con- 
iraire,  sa  conduite  était  marquée  au  coin  de  la 


lésinerie,  sa  perte  était  jurée;  et  les  tendances  du 
beau-père  et  de  la  bru  étaient  tournées  vers  le 
but  de  le  perdre  sans  éclat;  le  cas  arrivant,  les 
richesses  dont  il  avait  ménagé  l'emploi  devenaient 
la  proie  du  fisc. 

Les  époux  s'écrivaient  fréquemment  :  c'était  la 
seule  faculté  que  l'himen  leur  eût  procurée.  Ils 
ne  s'épargnaient  pas  les  complimens,  et  se  com- 
plaisaient dans  les  avantage?  corporels  qu'ils  s'at- 
tribuaient réciproquement  ;  car  ils  ne  s'étaient  ja- 
mais vus,  même  en  peinture,  la  loi  du  prophète 
prohibant  inexorablement  toute  représentation 
humaine.  L'illusion  allait  quelquefois  jusqu'à  leur 
persuader  qu'ils  s'aimaient  tendrement. 

Le  hasard  pouvait  cependant  les  réunir.  Les 
intrigues  de  la  femme  réussissaient  quelquefois  à 
procurer  à  son  époux  une  des  grandes  dignités 
de  l'empire,  telles  que  celle  de  grand  vizir  et  de 
capitan-pacha,  qui  donnaient  la  résidence  dans  la 
métropole.  Dans  ce  cas,  la  cohabitation  était  per- 
mise. 

Mais  quel  n'était  pas  leur  désappointement, 
quand,  à  la  première  entrevue,  ils  ne  se  trouvaient 
plus  cette  beauté,  ces  grâces,  ces  perfections, 
dont  leur  imagination  orientale  s'était  plue  à  se 
doter  mutuellement! 

Un  fait  de  ce  genre  arriva  sous  le  règne  de  Sé- 
lim  III.  Le  pacha  d'Erzeroum  avait  été  choisi  par 
ce  prince  pour  mari  d'une  de  ses  filles.  Au  mo- 
ment où  cet  honneur  venait  le  chercher  dans  sa 
résidence,  il  eut  le  malheur  d'avoir  un  œil  crevé 
par  un  de  ses  favoris,  dans  le  jeu  du  djirid,  au- 
quel il  se  livrait  avec  passion. 

Les  conséquences  de  ce  cruel  accident  avaient 
été  aggravées  par  l'impéritie  de  l'esculape  du  pa- 
cha. Le  cartilage  gauche  du  nez  avait  dû  être  am- 
puté, et  remplacé  par  une  lame  d'argent. 

Ce  fut  peu  de  temps  après  sa  guérison  qu'il 
arriva  à  Constantinople  pour  occuper  la  place  de 
grand  vizir,  à  laquelle  le  crédit  de  la  sultane  l'a- 
vait fait  élever.  Il  était  hideux.  Personne  ne  fat 
surpris  de  la  répugnance  que  témoigna  la  prin- 
cesse à  la  vue  de  celui  qu'elle  s'était  figuré  un 
Adonis  ;  elle  quitta  sur-le-champ  le  palais  où  la 
rencontre  s'était  faite;  et  le  bon  Sélim,  son  père, 
approuva  la  séparation. 

Le  nouveau  vizir  n'en  conserva  pas  moins  la 
faveur  de  son  maîue.  Il  a  laissé  de  bons  souvenirs. 
S'il  n'a  pas  joui  de  la  possession  d'une  belle  prin- 
cesse, adorée  de  son  père,  U  a  au  moins  échappé 
aux  terribles  épreuves  qui  l'attendaient  dans  le 
cours  de  son  union. 

Une  loi  horrible  et  barbare  condamnait  tous 
les  enfans  issus  d'une  princesse  du  sang  impérial 
et  d'un  sujet ,  à  une  mort  immédiate  après  lem- 
naissance.  Ces  infortunés,  quel  que  fût  leur  sexe, 
ne  traversaient  la  vie  que  pour  passer  des  mains 
de  la  sage-femme  qui  les  avait  reçus  à  leur  en- 
trée dans  ce  monde ,  dans  celles  du  muet  chargé 
de  leur  ravir  le  jour.  On  voulait  prévenir,  par  ces 
inhumaines  précautions  ,  les  velléités  d'ambition 
que  des  alliances  avec  le  sang  ottoman  eussent  pu 
faire  éclore,  si  ces  enfans  eussent  vécu. 

On  doit  faire  honneur  au  sultan  Mahmoud  de 
l'abolition  de  cette  odieuse  pratique.  Hallil-Pa- 
cha ,  son  premier  gendre,  eut,  de  son  épouse,  un 
fils  qui  vécut  pendant  six  mois,  et  qu'il  ne  perdit 
que  de  mort  naturelle. 

Noua  avons  dit  qu'Hallil,  esclave  géorgien, 


n'avait  dû  l'immense  faveur  d'être  choisi  par  son 
souverain  pour  être  l'époux  de  sa  première  fille, 
qu'à  la  tendresse  que  lui  portait  le  vieux  séraskier 
Uzrew ,  ou  Chosrew-Pacha,  dont  il  était  le  favori, 
et  qui  était  lui-même  l'objet  de  la  plus  haute  fa- 
veur de  son  auguste  maître ,  l'empereur  régnant. 
Il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  découvrir  la 
cause  d'une  pareille  faveur  accordée  à  Saïd-Pa- 
cha,  qui  a  épousé ,  en  1837,  la  seconde  fille  de 
Sa  Hautesse. 

Ces  choix  n'ont  pas  justifié  les  espérances  de 
ce  prince.  L'idiotisme  de  l'un ,  la  pardcipation  de 
l'autre  à  un  crime  honteux,  ont  rendu  stériles 
des  pensées  conçues  dans  des  idées  d'avenir.  Il 
reste  à  Sa  Hautesse  une  troisième  fille  à  pourvoir. 
Ce  prince  y  songe ,  écrit-on  de  Constantinople. 
Sera-t-elle  plus  heureuse  ou  mieux  inspirée  dans 
cette  troisième  recherche  ? 

Le  sultan  a  une  sœur  qui  frise  la  soixantaine. 
Elle  a  profité  du  relâchement  introduit,  à  l'ombre 
des  réformes,  dans  les  rigueurs  de  l'étiquette, 
pour  se  donner  plus  de  liberté  qu'elle  n'en  eût  eu 
autrefois. 

Elle  occupe  un  palais  dans  une  situation  ravis- 
sante, sur  le  Bosphore.  On  rencontre  assez  sou- 
vent son  harem  (cortège)  dans  les  rues  de  Cons- 
tantinople. Elle  aime  le  mouvement,  et  fait  volon- 
tiers elle-même  ses  affaires  et  ses  emplettes.  Sui- 
vant les  mauvaises  langues ,  elle  sait  combattre 
les  ennuis  du  célibat;  le  public  rit  de  ses  écarts 
et  les  lui  pardonne ,  parce  qu'au  total  elle  est 
bonne  personne. 

Les  différences  entre  les  hommes  proviennent, 
en  tout  autre  pays,  de  la  naissance,  de  la  fortune, 
de  l'éducation ,  des  dispositions  naturelles  déve- 
loppées par  l'étude.  En  Turquie ,  ces  causes  de 
différence  sont  nulles. 

La  naissance  n'y  donne  aucune  prééminence. 
Mieux  a  valu ,  jusqu'à  ce  jour ,  chez  les  Turcs , 
sortir  de  la  classe  du  peuple  ou  de  celle  des  es- 
claves ,  que  d'un  père  tenant  un  rang  élevé.  Il  y 
a  de  rares  exceptions  ;  elles  confirment  la  règle. 

La  fortune,  —  elle  a  toujours  été  chanceuse, 
en  raison  de  l'usage  des  confiscations,  qui  très 
rarement  permettait  aux  fils  d'hériter  des  biens 
de  leurs  auteurs.  En  échange ,  les  mille  portes 
ouvertes  à  l'acquisition  des  richesses  tendaient  à 
confondre  toutes  les  positions. 

L'éducation ,  —  elle  était  si  restreinte  dans  son 
développement,  que  la  limite  atteinte  par  l'enfant 
de  bonne  maison ,  et  par  des  études  précoces , 
pouvait  l'être  très  rapidement  par  l'esclave  que 
son  maître  voulait  faire  instruire  dans  les  mêmes 
proportions. 

Quant  aux  dispositions  naturelles,  nulle  culture 
ne  leur  étant  donnée  dans  l'âge  tendre ,  elles  ne 
créaient  pas  une  supériorité  prononcée ,  comme 
cela  arrive  dans  les  pays  civilisés ,  entre  l'enfant 
issu  de  parens  riches  et  l'individu  à  qui  la  fortune 
souriait  dans  un  âge  plus  avancé.  Les  qualités 
innées  se  font  jour  à  tout  âge ,  quand  la  nature 
est  secondée  avec  intelligence. 

Dans  une  sphère  aussi  bornée ,  qu'attendre  de 
rationnel  des  hommes  parvenus  à  de  si  hautes 
positions?  Et  d'ailleurs,  l'usage,  si  despotique 
chez  les  Musulmans ,  ne  proscrit-il  pas  les  inno- 
vations? Ce  peuple  semble  entraîné,  par  un  pen- 
chant irrésistible,  à  se  révolter  contre  tout  ce  nui 


—  67  — 


est  nouveau.  On  le  voit  assez  dans  les  résistances 
incessamment  opposées  aux  réformes  tentées  par 
le  pouvoir  quasi-divin  du  chef  de  l'islamisme. 

C'est  un  fait  constant  que  nulle  création  de 
durée  ne  peut  marquer  le  passage  d'un  homme 
au  ministère.  En  Europe,  chacun  s'impose  volon- 
tiers la  loi  d'améliorer  le  service  dont  il  reçoit  la 
direction  ;  si  les  efforts ,  dans  ce  genre ,  ne  sont 
pas  toujom's  couronnés  de  succès ,  au  moins  si- 
gnalent'ils  l'intention.  C'est  le  contraire  en  Orient. 
Les  mesures  du  sultan  Mahmoud  n'ont  fait 
qu'effleurer  les  surfaces;  le  fond  est  resté  le 
même.  Un  ministre  du  seizième  siècle  pourrait 
venir  reprendre  les  fonctions  qu'il  a  remplies  il 
y  a  cent  cinquante  ou  deux  cents  ans  :  il  retrou- 
verait les  choses  telles  qu'il  les  a  laissées  ;  seule- 
ment ,  il  pourrait  y  rencontrer  des  innovations 
qu'il  ne  comprendrait  pas. 

Un  Turc  qui  est  appelé  à  un  grand  emploi 
n'a  qu'un  but,  c'est  de  s'y  maintenir  dans  la  ligne 
suivie  par  son  prédécesseur  ;  il  s'informe  comment 
faisait  celui  qu'il  a  remplacé  ;  il  ne  vise  pas  à  ce 
que  l'on  dise  :  il  fait  mieux  ;  il  se  contente  qu'on 
pense  qu'il  ne  fait  pas  plus  mal. 

L'imitation  est  servile  au  matériel,  comme  dans 
la  pensée.  La  maison  d'un  nouveau  dignitaire  se 
montre  sur  le  pied  où  son  devancier  la  maintenait. 
Les  anciennes  habitudes  survivent;  les  mêmes 
erremens  sont  suivis  ;  on  ne  s'aperçoit  de  la  mu- 
tation qu'en  voyant  de  nouvelles  figures. 

Il  perce  bien,  à  la  vérité,  quelque  nuance  dans 
la  manière  dont  l'autorité  est  exploitée.  Elle  dé- 
viant plus  douce  ou  plus  acerbe,  suivant  le  carac- 
tère du  fonctionnaire;  mais  ce  sont  encore  là  des 
exceptions.  L'ensemble  reste  et  se  maintient. 

Autrefois  ,  lorsque  le  peuple  dominateur  acca- 
parait toutes  les  richesses,  un  homme  promu  h 
un  grade  élevé  passait  souvent  de  la  gêne  à  la  plus 
grande  opulence.  Le  jour  qui  suivait  sa  nomina- 
tion le  trouvait  riche;  la  semaine  ou  le  mois  d'a- 
près ,  sa  fortune  était  fondée.  Cela  ne  voulait  pas 
dire  qu'elle  fût  solide;  carleschances  qui  l'avaient 
improvisée  ,  pouvaient  tout  aussi  bien  l'anéantir 
d'un  seul  coup. 

Le  sultan  ne  proclamait  l'élu  de  son  choix 
qu'en  lui  faisant  remettre  des  présens  d'un  prix 
proportionné  à  la  splendeur  de  la  dignité  qu'il  lui 
accordait.  Par  exemple,  pour  la  charge  de  grand 
vizir,  c'était  d'abord  un  forte  somme  en  espèces  ; 
ensuite  des  bijoux  et  des  armes ,  avec  garnitures 
de  diamans,  de  perles,  de  pierres  précieuses  ;  des 
schals  de  la  plus  grande  valeur  ;  des  chevaux  pa- 
rés de  magnifiques  harnais  ;  enfin ,  des  esclaves 
des  deux  sexes ,  d'origine  géorgienne  et  circas- 
sienne. 

A  l'imitation  du  maître ,  les  grands  dignitaires 
envoyaient  leur  offrande  ;  elle  était  en  rapport 
avec  leur  position  sociale. 

Après  ceux-ci,  les  individus  qui  aspiraient  aux 
bonnes  grâces  du  nouveau  favori  de  la  fortune , 
ceux  qui  désiraient  sa  protection,  les  postulansde 
places,  etc. ,  s'efforçaient  de  prendre  date  dans 
son  esprit  par  l'empressement  et  le  choix  de  leurs 
cadeaux. 

Ce  devait  être ,  pensercz-vous ,  une  charge 
bien  pesante  pour  Sa  llautesse,  que  cet  usage 
d'accompagner  les  nominations  supérieures  de 
largesses  aussi  étendues  !  Bannissez  cette  idée. 
Une  nomination  supposait  une  disgrâce  ;  et  ce 


que  le  trésor  retirait  de  celle-ci  couvrait,  et  au- 
delà,  ce  qu'il  accordait  à  celle-là. 

En  effet ,  ce  que  l'on  donnait  à  l'élu  n'était,  à 
proprement  parler,  qu'un  signal  pour  que  les  dons 
lui  arrivassent  de  tous  côtés  ;  tandis  que  ce  que 
l'on  confisquait  sur  le  disgracié  se  composait  de 
ce  qu'il  avait  reçu  ou  acquis  pendant  le  cours  de 
sa  faveur.  Le  trésor  du  prince  semait  avec  éclat , 
mais  c'était  pour  recueillir  avec  usure. 

En  tout  pays,  un  homme  qui  accepte  une  haute 
position  se  complaît  dans  la  pensée  qu'elle  lui  était 
due,  qu'elle  n'est  que  la  reconnaissance  éclatante 
de  son  mérite,  et  qu'il  saura  bien,  par  son  adresse 
et  par  la  manière  dont  il  la  remplira,  se  l'inféoder. 
L'illusion  se  conçoit  dans  les  pays  régulièrement 
gouvernés.  Les  places,  en  général ,  ne  s'y  donnent 
pas  légèrement.  Le  candidat  a  fait  des  éludes  ;  il 
a  des  antécédens  ;  on  lui  a  reconnu  quelque  ca- 
pacité analogue  à  la  nature  de  sa  nouvelle  mis- 
sion; il  n'a,  au  surplus,  h  redouter,  ni  la  mort, 
ni  la  confiscation.  Les  revers  n'entraînent  que  la 
révocation. 

Les  Turcs  ne  raisonnent  pas  ainsi.  Chacun 
aussi  se  croit  propre  à  l'emploi  qu'il  obtient,  quel- 
les  que  soient  son  ignorance  native  et  la  com- 
plète inexpérience  de  ses  antécédens;  seulemen  t, 
ils  ne  peuvent  se  dissimuler  que  le  hasard  et  le 
caprice  ayant  seuls  déterminé  le  choix  de  leur 
personne,  les  mêmes  causes  peuvent  le  lendemain 
ruiner  l'œuvre  de  la  veille.  Bien  que  cette  convic- 
tion soit  commune  à  tous  les  ambitieux  de  cette 
nation,  quelque  pénible  que  soit  la  perspective 
de  la  privation  de  la  vie  et  de  la  fortune ,  consé- 
quences assez  ordinaires  des  élévations  trop  su- 
bites ,  aucun  ne  balance  à  accepter  le  pouvoir, 
tant  il  y  a  d'attrait  dans  sa  jouissance,  ne  dût-elle 
être  que  de  courte  durée. 

Cette  ambition  d'arriver  aux  honneurs  et  à  la 
puissance  est  encore  plus  prononcée  dans  les 
familles  grecques  qui  habitent  le  quartier  de  Cons- 
tantinople  nommé  le  Fanai:  Ces  familles  se  pré- 
tendent descendues  des  plus  grandes  maisons  du 
Bas-Empire.  C'est ,  en  effet ,  dans  cette  partie  de 
la  ville  qu'elles  furent  reléguées,  quand  la  victoire 
fit  passer  leurs  somptueux  palais  dans  les  mains 
des  conquérans.  Là  s'est  conservée  toute  la  mor- 
gue de  la  cour  de  Constantin  :  plusieurs  siècles 
écoulés  depuis  la  chute  du  Bas- Empire  n'ont  pu 
l'éteindre.  Chacun  y  fait  des  rêves  de  grandeur  ; 
un  petit  nombre  les  voient  se  réaliser;  et  le  suc- 
cès est  très  souvent  funeste  à  ceux  qui  réussissent. 
Ces  Grecs  du  Fanar,  très  supérieurs  par  leur 
intelligence  et  leur  instruction  à  leurs  domina- 
teurs, étaient  devenus ,  dès  le  temps  de  la  con- 
quête ,  les  intermédiaires  nécessaires  entre  leurs 
maîtres  et  les  gouverneraeos  de  la  chrétienté. 

La  connaissance  des  langues  française  et  ita- 
lienne, que  les  principales  familles  ne  manquaient 
pas  de  faire  apprendre  à  leurs  enfans ,  leur  avait 
procuré  deux  emplois  importans  dans  le  gouver- 
nement :  celui  d'interprète  du  divan ,  puis  celui 
d'interprète  de  la  marine. 

Le  premier  mettait  le  titulaire  en  contact  im- 
médiat et  journalier  avec  le  grand  vizir  ;  le  se- 
cond procurait  le  même  a\'antage  auprè  s  du  capi> 
tan-pacha. 

Dans  la  suite  des  temps,  les  provinces  de  Mol- 
davie et  de  Valachic  passèrent  sous  la  domination 
de  la  Tortc.  Par  leurs  capitulations ,  elles  obtin- 


rent de  ne  pas  être  gouvernées  par  des  Musul- 
mans. Le  divan,  de  son  côté,  ne  trouva  pas  pru- 
dent d'y  confier  l'autorité  à  des  indigènes.  Les 
Grecs  du  Fanar,  au  moyen  de  leurs  affinités  avec 
les  grands  dignitaires  de  l'empire ,  réussirent  à 
voir  le  pouvoir ,  dans  ces  deux  provinces ,  remis 
en  leurs  mains. 

Jusqu'au  règne  du  sultan  Mahmoud ,  les  inter- 
prètes de  la  Porte  et  de  la  marine  furent  promus 
de  ces  emplois  à  la  dignité  d'hospodar  (prince)  de 
Moldavie  et  de  Valachie.  La  faveur  présidait  aat 
choix ,  mais  les  cadeaux  les  dirigeaient  plus  sou- 
vent. 

Celui  qui  obtenait  la  préférence  passait  de  l'ab- 
jection la  mieux  constatée  à  la  souveraine  puis- 
sance ;  il  se  formait  une  maison  à  l'instar  des 
têtes  couronnées,  et  se  donnait  une  garde  nom- 
breuse, à  la  tête  de  laquelle  il  partait  pour  aller 
prendre  possession  de  son  apanage.  Mais  peu 
rassuré  par  l'éclat  et  les  prérogatives  de  sa  nou- 
velle dignité,  par  le  pouvoir  qu'il  allait  atteindre 
aux  limites  de  son  nouveau  gouvernement ,  et  par 
la  présence  des  gardes  dont  il  s'était  environné, 
il  ne  manquait  pas  de  se  procurer  l'escorte  de 
trois  ou  quatre  janissaires,  chargés  de  le  protéger 
et  de  le  faire  respecter  aussi  long-temps  qu'il 
cheminerait  sur  le  territoire  ottoman. 

Un  de  ces  princes,  quittant  Constantinople 
pour  se  rendre  à  son  nouveau  poste,  fut ,  malgré 
son  brillant  entourage,  insulté  sur  la  route  par  un 
fanatique  musulman ,  qui  lui  barrait  le  passage  et 
lui  jetait  de  la  boue  au  visage.  Irrité  et  plein  de 
de  son  rôle ,  il  le  fait  saisir  et  pendre  par  son 
bourreau,  personnage  obligé  du  cortège  officieL 
L'admiration  excitée  par  cet  acte  de  rigueur 
fut  grande  parmi  les  rajas  ;  mais  il  souleva  une 
tempête  chez  les  Musulmans.  On  demanda  haute- 
ment la  mort  de  l'audacieux  djaour  Cmfidèle).  Des 
largesses  semées  h  propos,  et  la  protection  du 
capitan-pacha  qu'il  venait  de  quitter ,  conjurèrent 
l'orage. 

Les  places  d'hospodar  étaient  scabreuses  ;  les 
dépositions  étaient  fréquentes.  Heureux ,  quand 
les  dépositions  n'étaient  pas  suivies  de  la  perte  de 
la  vie  ,  ou  tout  au  moins  de  celle  de  la  fortune  ! 
La  liste  de  ceux  de  ces  princes  qui  ont  eu  une  fia 
malheureuse,  est  très  longue.  L'n  plus  grand  nom- 
bre, de  retour  à  Constantinople ,  ont  dû  acheter 
la  conservation  de  leur  existence  par  d'énormes 
sacrifices,  qu'au  surplus  leurs  exactions  les  avaient 
préparés  à  supporter. 

I\ien  n'était  cependant  capable  de  refroidir 
l'ardeur  avec  laquelle  les  emplois  de  princes  de 
Moldavie  et  de  Valachie  étaient  recherchés  par  les 
familles  en  possession  de  les  occuper.  Celles  qui 
étaient  au  second  rang  n'éprouv.^ent  qu'un  re- 
gret :  c'était  de  ne  pouvoir  y  prétendre.  Qu'é- 
taient h  leurs  yeux  des  risques  trop  évidons.  à 
côté  du  bonheur  d'exercer  le  pouvoir  ?  On  a  en- 
tendu une  femme  dont  le  mari  ,  par  sa  position  . 
était  assez  rapproché  de  la  ligne  où  l'on  y  parve- 
nait, s'tScrier  avec  effusion  :  Que  mon  mari  soit 
prince  un  seul  jour,  qu'on  lui  coupe  ta  ti'lc  le 
lendemain  ,  notu  ne  nous  en  plaindrons  pas  ; 
CM  moins  aurons-notu.  poùté  du  suprCmc  hon- 
neur \  et.  pendant  ce  discours,  le  mari  levait  les 
yeux  et  les  bras  an  ciel ,  en  signe  d'adhésion  et 
de  résignation. 
Les  derniers  trait«is  entre  la  Tortc  cl  la  Russie 


-—  68 


et  l'infliience  saus  limite  que  l'autocrate  s'est  ad- 
jiisit^e  sur  la  Moldavie  et  la  Valathic,  en  attendant 
(lii'il  les  incorpore  à  ses  vastes  déserts  ,  ont  an- 
nulé ce  système  de  roiation  dans  les  emplois  de 
princes ,  qui  conrenlraicnt  et  absorbaient  les  fa- 
cultés et  les  ambitions  des  familles  fanariotcs.  Les 
hospodars  actuels  sont  élus  pour  sept  ans,  et  réé- 
ligibles.  C'est  ia  Russie  qui  commande  les  choix. 

Les  Grecs  sont  également  privés,  de  nos  jours  , 
du  drogmanat  de  l'empire  et  de  l'amirauté.  Le 
tlivan  est  à  présent  servi  par  des  interprètes  mu- 
sulmans ;  il  y  a  peut-être  perdu  sous  le  rapport 
de  la  finesse  et  du  savoir-faire;  en  compensation, 
il  a  gagné  sous  celui  de  la  bonne  foi  et  de  la  pro- 
bité. 

Les  Turcs,  nous  l'avons  dit,  ne  redoutent  pas 
I  lus  que  les  Grecs  les  chances  qui  rendent  incer- 
taiies  les  permanences  dans  les  places.  Il  y  avait 
autrefois  autant  de  périls  dans  les  places  réser- 
vées uniquement  aux  fidèles,  que  les  Hellènes  en 
rencontraient  dans  les  emplois  dont  ils  étaient  en 
possession. 

£n  1837,  Perlew-Pacha,  ministre  de  l'intérieur, 
et  AYassal-Eflendi  ,  son  gendre,  premier  secré- 
taire de  Sa  Hautesse  ,  firent  la  dure  expérience 
que  la  mort  et  la  confiscation  pouvaient  encore 
accompagner  les  dépositions.  Ces  conséquences 
ne  sont  plus  en  principe;  et  dans  la  même  année, 
et  plus  tard,  d'autres  destitutions  ,  entre  autres 
celle  de  Hallil-Efl'endi ,  séraskier,  premier  gendre 
du  sultan,  et  celle  d'AIkif-Pacha,  autre  ministre 
de  l'intérieur,  ont  eu  lieu  sans  ces  circonstances 
aggravantes. 

Dans  l'impossibilité  de  signaler,  chez  les  minis- 
tres et  dignitaires  turcs ,  des  vertus  qui  honorent 
leur  caractère,  ou  des  actes  qui  révèlent  leurs  la- 
lens,  nous  sommes  réduit  à  les  peindre  par  des 
faits ,  décelant  en  eux  l'absence  de  toute  dignité , 
une  négation  générale  de  probité. 

Nous  citerons  des  traits  particuliers  ;  nous  en 
rapporterons  qui  sont  communs  à  tous;  et,  sans 
emprunter  nos  exemples  à  des  époques  éloignées 
qui  rendraient  les  vérifications  difllciles,  nous  les 
pidscrons  dans  les  vingt  mois  écoulés  de  l'au- 
tomne de  1836  à  l'été  de  1838;  c'est-à-dire  que 
nous  avons  été,  en  quelque  sorte,  témoin  des 
sujets  de  nos  récils. 

On  a  vu  qu'en  1837,  Akif-Pacba,  ce  minisire 
des  affaires  étrangères,  destitué  l'année  précédente 
sur  la  demande  formelle  de  lord  Posomby,  am- 
bassadeur d'Angleterre,  en  expiation  de  l'attentat 
exercé  sur  l'Anglais  Churchill,  rentra  aux  affaires 
avec  le  portefeuille  de  l'intérieur. 

Les  ministres  turcs  ,  qui  aiment  beaucoup  la 
représeniaiion  quand  ils  peuvent  s'en  donner  les 
apparences  à  bon  marché  ,  ont  toujours  autour 
d'eux  un  grand  nombre  de  valeLs.  Ils  leur  donnent 
le  couvert,  le  vêtement,  la  nourriture;  de  gages, 
peu  ou  point.  Mais  ils  leur  laissent  la  faculté  de 
de  s'en  procurer  d'assez  forts,  en  rançonnant  les 
visiteurs  et  les  solliciteurs.  Cet  abus  est  enraciné 
auprès  de  tous  les  fonctionnaires  publics.  Etre 
laquais  en  Orient,  c'est  être  mendiant  autorisé. 

Nul  particulier  ne  peut  aborder  un  dignitaire 
sans  satisfaire  l'avidité  de  ses  gens,  qui  se  mani- 
feste toujours  avec  insolence  ,  et  souvent  avec 
brutalité,  vis-à-vis  des  rajas. 

Cet  usage,  révoltant  en  tous  cas ,  l'est  au  der- 
nier point  auprès  d'Akif ,  de  cet  homme  dont  la 


capacité  est  mise  au  niveau  de  celle  qu'on  attri- 
bue à  Réchild.  Il  n'a  pas  honte  d'exiger  une  part 
dans  les  conU'ibutions  levées  par  sa  domesticité. 
11  n'y  a  pas  à  en  douter  :  d'abord,  c'est  de  noto- 
riété publique  ;  et,  en  outre,  nous  le  tenons  de  la 
bouche  de  ses  gens,  qui  nous  ont  dit  plusieurs 
fois,  en  présence  de  drogmans  de  la  Porte ,  lors- 
que nous  nous  refusions  à  l'acquit  de  ce  tribut  : 
Ce  n'est  pas  nous  que  vous  refusez,  c'est  notre 
rnaitrc  ;  il  saïu-a  bien  s'en  venger. 

Réchild,  type  de  l'urbanité  et  de  la  science,  à 
ce  que  disent  ses  louangeurs,  a  une  façon  plus 
relevée  de  s'avantager  aux  dépens  de  ceux  qui 
ont  affaire  à  lui. 

Dans  le  courant  de  mars  1838,  il  fit,  par  ses 
mains,  un  paiement  de  5,000  piastres  (1,250  fr.). 
La  somme  en  or  était  contenue  dans  un  petit  sa- 
chet de  taffetas  vert,  fermé  d'une  manière  usitée 
chez  les  ministres ,  quand  ils  paient  eux-mêmes 
une  dépense  publique. 

L'étiquette  et  le  respect  ne  permettent,  en  leur 
présence,  aucune  vérification  de  la  somme  et  des 
espècesqui  la  composent.  Il  faut  recevoir  ce  qu'ils 
donnent,  tel  qu'il  est  donné  ;  et  l'on  sent  que 
l'on  serait  mal  venu  si ,  après  avoir  quitté  le  cabi- 
net de  l'excellence,  on  voulait  récriminer  sur  le 
contenu.  On  va  voir  combien  ce  système  est  fa- 
vorable aux  déceptions. 

La  personne  qui  reçut  ces  5,000  piastres  était 
accompagnée  d'un  drogman ,  et  le  prince  de  Sa- 
mos  était  présent  :  où  ne  se  fourre-t-il  pas  ? 
Quand  la  remise  du  sachet  eut  lieu  ,  le  preneur 
se  rendit  de  suite  chez  un  négociant  français  éta- 
bli à  Galata  ,  pour, convertir  ces  espèces  en  un 
mandai  sur  Marseille. 

Le  négociant  s'entretenait  avec  son  courtier.  Un 
Européen  présent  sur  les  lieux ,  et  ses  commis , 
prenaient  part  à  la  conversation.  Après  que  l'on 
eut  long-temps  examiné  le  sachet,  l'élégance  de 
son  étoffe  ,  l'artifice  de  sa  clôture,  on  le  donna 
au  caissier  pour  en  faire  recette  après  vérifica- 
tion. Il  s'y  trouva  un  déficit  de  288  piastres,  for- 
mé par  la  rognure  de  diverses  pièces  de  20  pias- 
tres, la  fausseté  de  trois  de  ces  pièces,  l'évalua- 
tion donnée  à  quelques  autres.  Ces  dernières 
avaient  eu  cours  jusqu'alors  sur  le  pied  de  23 
piastres  l'une  ;  mais  un  firman  daté  de  la  veille 
du  jour  du  paiement  les  avait  ramenées  au  taux 
de  20  piastres  ,  et  Réchild  le  savait.  Il  profitait  de 
la  circonstance  pour  se  débarrasser  de  celles 
qu'il  avait. 

Chez  le  négociant,  on  prévint  toute  observa- 
tion de  la  part  du  porteur  ainsi  volé  et  mystifié  , 
en  l'avertissant  que  ce  ministre  ne  manquerait 
pas  de  dire  pour  sa  justification,  qu'il  avait  reçu 
du  trésor  le  sachet  tout  préparé ,  et  qu'il  était  au- 
dessous  de  lui  d'en  vérifier  le  contenu.  Pourquoi 
alors  exigez-vous  que  le  preneur  reçoive  sans 
compter?  Le  prince  de  Samos  tint  un  autre  lan- 
gage ,  lorsque  le  lendemain  on  lui  donna  ces  dé- 
tails. Il  s'empressa  de  dire  :  Oardez-vons  bien  de 
faire  La  moindre  réclamation.  Ce  sont  de  pe- 
tits revenant-bon  auxquels  leurs  excellences 
sont  habituées. 

Terminons  ces  tristes  citaiions  par  un  dernier 
fait.  Celui-ci  concerne  le  fameux  Uzrew  ou  Chos- 
rew-Pacha,  dit  le  vieux  séraskier,  le  second  per- 
sonnage de  l'empire,  décoré  aujourd'hui  du  titre 
nouveau  de  président  du  conseil. 


Ce  vieillard,  chez  lequel  la  soif  de  l'or  a  tou- 
jours égalé  celle  qu'il  éprouve  pour  le  sang  hu- 
main ,  était  hors  des  affaires  depuis  l'automne  de 
1S3G.  Le  Moniteur  Ottoman  avait  annoncé,  en 
même  temps  que  sa  retraite ,  que  le  sultan,  en 
raison  de  son  âge  et  de  la  longue  durée  de  ses 
services,  lui  avait  alloué  une  pension  de  60,000 
piastres  {15,000  fr.)  par  mois. 

On  devait  croire  que  cette  munificence  de  son 
maître,  jointe  à  ses  incalculables  richesses  et  au 
repo»  dont  il  allait  jouir,  calmerait  les  élans  de 
son  insatiable  cupidité.  Quelle  ne  fut  pas  la  sur- 
prise du  public,  quand  un  jour  on  apprit  que  cet 
éminent  personnage,  après  cinquante  ans  de 
possession  des  emplois  les  plus  élevés  et  les  plus 
productifs,  se  plaignait  de  la  détresse  à  laquelle  il 
était  réduit  sur  ses  vieux  jours ,  et  faisait  vendre 
ses  meubles  pour  pouvoir  s'alimenter  de  leur 
produit  ! 

On  eut  la  clé  de  ce  manège ,  quand ,  quelque 
temps  après,  il  fit  offrir  à  ses  créanciers,  et  les 
força  d'accepter  ,  50  pour  100  du  montant  de 
leurs  titres.  Est-ce  là  de  la  moralité?  Quel  exem- 
ple donné  par  le  plus  haut  dignitaire,  qui  n'a 
point  d'enfans  et  qui  regorge  de  richesses!  Craint- 
il,  comme  il  le  disait,  de  manquer  du  nécessaire? 
Ignore -t-il  que  sa  fortune  est  dévolue  au  fisc 
après  sa  mort  ? 

Cette  ruse  honteuse,  pratiquée  parle  vieux  sé- 
raskier pour  s'autoriser  à  faire  une  réduction  de 
moitié  dans  ce  qu'il  devait  à  ses  fournisseurs,  rap- 
pelle un  trait  non  moins  singulier  du  fameux  Ali- 
Pacha  de  Janina  (Albanie). 

Cet  homme ,  après  quarante  ans  de  jouissance 
de  la  puissance  suprême  dans  l'ouest  de  l'empire, 
non  content  d'avoir  épuisé  tous  les  moyens  con- 
nus et  inconnus  d'extorquer  de  l'argent,  imagina 
de  se  transformer  en  mendiant  et  d'escompter  la 
compassion  publique. 

Il  s'habillait  de  haillons,  et,  quittant  son  palais, 
il  allait  se  placer  dans  la  rue  près  d'une  borne. 
Là,  d'une  voix  piteuse,  il  sollicitait  les  passans, 
en  leur  disant  :  N'oubliez  pas  le  malheureux 
Ali  ;  il  est  dans  le  besoin. 

A  cette  voix  connue  et  si  redoutée,  chacun  vi- 
dait ses  poches,  ou,  s'il  n'avait  pas  d'argent  sur 
soi,  courait  en  chercher  à  son  logis.  Malheur  à 
qui  hésitait,  ou  ne  donnait  pas  en  raison  de  ses 
facultés  connues  ! 

Ali  rentrait  dans  son  palais,  chargé  des  dons 
obtenus  par  ce  bizarre  moyen,  et  les  enfouissait 
à  côté  de  ses  immenses  épargnes.  On  lui  arracha 
la  vie  par  surprise  :  et  tous  ses  trésors  devinrent 
la  proie  du  fisc  impérial. 

Cette  passion  effrénée  pour  les  richesses  existe 
chez  tous  les  Turcs.  Rien  ne  peut  la  calmer,  rien 
ne  peut  la  satisfaire  ;  elle  les  suit  au  tombeau ,  et 
l'on  peut  croire  qu'elle  leur  survit  ;  car  l'appro- 
che de  la  mort  ne  les  détache  pas  des  biens  de 
ce  monde.  On  eut  une  preuve  de  cette  opinion 
présumée,  dans  un  cas  remarquable  arrivé  vers 
la  fin  du  dernier  siècle. 

Un  très  haut  dignitaire  s'était  relire  des  affaires 
à  cause  de  son  grand  âge  et  d'une  grave  infirmité  ; 
il  était  attaqué  d'une  hydropisie,  que  ses  méde- 
cins n'avaient  su  ni  combattre  ni  guérir,  et  qui 
faisait  des  progrès  inquiétans. 

Avant  le  règne  actuel ,  la  place  de  médecin  du 
sérail  était  toujoiîrs  donnée  à  un  Musulman*  On 


—  69  -^ 


ne  s'informait  nulloracnt  s'il  avait  fait  ses  études, 
s'il  était  reçu  docteur.  C'était  une  dignité  comme 
une  autre ,  et  la  faveur  seule  en  disposait. 

A  côté  de  cet  Esculape  ad  honores  était  un 
praticien  européen  ,  qui  remplissait  réellement  la 
place  sans  contrôle,  et  aussi  bien  que  le  lui  per- 
mettait la  dose  de  ses  talens,  en  général  assez  lé- 
gère. 

Quand  celui-ci  avait  de  l'entregent  et  du  goût 
pour  l'intrigue,  sa  situation  lui  imprimait  de  l'im- 
portance. Ses  fonctions  lui  donnaient  entrée  au 
sérail ,  d'un  difficile  accès  pour  tout  autre  que  les 
ministres  de  Sa  Ilautesso,  et  même  dans  le  harem, 
impénétrable  pour  tout  homme,  autre  que  l'eu- 
nuque. 

Les  Turcs  ont  la  manie  de  consulter  sans 
cesse  les  médecins  ;  et  dans  leur  ardeur  et  leur 
crédulité,  tout  Européen  de  bonne  tenue  passe 
pour  avoir  cette  qualité. 

Le  docteur  du  sérail  qui  la  possédait  réelle- 
ment, était  continuellement  assailli  de  consulta- 
tions par  tous  les  habitans  du  lieu  sacré,  désigné 
sous  le  nom  de  harem.  Il  pouvait  voir  et  entendre 
bien  des  choses,  s'initier  dans  des  mystères,  et, 
s'il  était  adroit ,  se  faire  consulter  dans  une  foide 
de  circonstances. 

De  quelle  utilité  ne  pouvait-il  pas  être  pour  une 
légation,  dont  il  aurait  embrassé  les  intérêts!  et 
comme  il  était  présumable  que  ses  préférences  se 
porteraient  vers  celle  h  laquelle  il  appartenait  par 
sa  naissance,  il  existait  un  accord  tacite  entre  les 
grandes  puissances ,  pour  empêcher  leurs  sujets 
respectifs  d'accepter  les  fondions  de  médecin  du 
sérail. 

A  leur  défaut ,  le  divan  portait  son  choix  sur 
des  Ragusais  ,  des  Vénitiens  ,  ou  des  sujets  d'au- 
tres petites  puissances  de  l'Italie.  Alors  les  grands 
cabinets  rivalisaient  d'cITorts  pour  s'attacher  ce 
titulaire.  C'étaient,  dans  ce  cas  ,  les  plus  belles 
propositions  d'avantages  effectifs,  qui  l'empor- 
porlaient. 

En  1799,  le  sultan  Sélim  III  voyant  arriver  l'é- 
poque où  son  médecin  allait  le  quitter  pour  ren- 
trer dans  sa  patrie,  imagina,  pour  rompre  les  in- 
trigues qui  se  nouaient  autour  de  lui,  de  s'adres- 
ser directement  au  pape,  à  l'effet  d'en  obtenir  un 
médecin  auquel  il  pût  donner  sa  confiance. 

Sa  Sainteté  jeta  les  yeux  sur  un  fils  naturel  du 
prétendant,  le  dernier  des  Stuarts,  qui  avait  reçu, 
à  sa  naissance,  le  nom  de  cette  infortunée  mai- 
son. Cet  enfant  était  né  à  Rome,  et  élevé  dans  la 
religion  catholique;  il  avait  été  admis  dans  le 
service  de  santé  de  Sa  Sainteté,  après  avoir  étu- 
dié et  pris  ses  grades  dans  la  faculté  de  médecine 
de  Montpelher. 

Le  docteur  Stuart  est  agréé  par  le  sidtan  sur  la 
recommandation  du  Saint-Père.  Il  accepte,  à  son 
tour,  l'offre  qui  lui  est  faite.  Il  se  rem!  dans  le 
Levant,  séjourne  d'abord  à  Smyrne  ,  ensuite  à 
Brousse,  dont  les  eaux  minérales  attirent  beau- 
coup de  malades,  cl  arrive  enfin  à  Conslantino- 
ple,  un  an  après  son  départ  de  Rome. 

La  lenteur  de  cette  marche  avait  eu  pour  objet, 
ainsi  qu'on  le  lui  avait  prescrit  avant  son  départ, 
de  déguiser  le  motif  de  sa  venue,  qui  ne  devait 
èlre  ébruitée  qu'au  moment  où  sou  prédécesseur 
se  retirerait. 

La  chose  n'avait  pas  encore  été  rendue  pulili- 
qiie,  quanil  le  vieux  dignitaire,  gisant  sur  son  lit 


de  douleur,  en  proie  aux  souffrances  et  à  l'inquié- 
tude la  plus  vive,  apprit,  au  moyen  des  relations 
intimes  qu'il  avait  conservées  dans  l'intérieur  du 
sérail,  qu'un  médecin  habile  était  envoyé  par  le 
pape  au  sultan,  pour  exercer  sa  profession  auprès 
de  sa  personne  et  de  sa  cour. 

Il  se  décide  à  faire  appeler  le  docteur,  se  livre 
à  son  examen,  et  après  une  minutieuse  explora- 
tion ,  lui  demande  ce  qu'il  pense  de  son  état.  — 
Il  est  grave,  répond  celui-ci  ;  il  y  a  cependant  des 
chances  de  salut  si  vous  consentez  à  suivre  exac- 
tement mes  prescriptions.  —  Et  combien  cela  me 
coûtera-t-il  ?  s'écrie  aussitôt  le  malade,  que  l'in- 
térêt de  sa  caisse  dominait  au  dessus  de  celui  de 
sa  santé.  Le  docteur,  qui  savait  avoir  affaire  ii  un 
homme  opulent,  dit,  à  tout  hasard,  10,00(J  pias- 
tres. —  Comment,  djaotir  (infidèle),  oses-tu  bien 
faire  une  demande  aussi  exorbitante  ?  Est-ce  que 
tu  me  crois  riche  ?  Sors  d'ici  ;  ta  vue  redouble 
mes  maux. 

Le  docteur  vit  bien  ,  à  la  manière  dont  le  ma- 
lade s'exprimait,  que  la  proposition  avait  déplu  ; 
mais  on  lui  cacha  ce  qu'il  y  avait  d'injurieux  dans 
la  réponse. 

Cependant  le  mal  allait  en  empirant.  Le  malade 
se  détermine  à  le  faire  appeler  de  nouveau,  et  le 
docteur  à  faire  une  seconde  visite.  Après  un  nou- 
vel examen,  le  dignitaire  veut  savoir  ce  qu'il  pense. 
«Vous  avez  eu  tort,  dit  Stuart,  de  tant  tarder  à  me 
«rappeler;  le  mal  s'est  aggravé.  Quand  je  vous  ai 
»vu  la  première  fois,  je  pouvais  répondre  de  vo- 
Btre  guérison.  En  ce  moment,  il  reste  bien  en- 
»core  quelque  chance  de  réussite,  mais  le  danger 
«est  grand.  —  N'importe,  je  veux  que  lu  tentes 
«tout  ce  qui  sera  possible;  mais  auparavant,  sa- 
«chonsceque  tu  me  demanderas."  C'était  là, 
toujours,  la  question  absorbante. 

Le  docteur,  qui  marchait  cette  fois  sur  desren- 
seignemens  plus  précis  ,  et  qui  avait  appris  que 
son  malade  reposait  sur  un  trésor  évalué  ii  vingt 
millions,  placé  dans  une  pièce  située  au-dessous 
de  celle  dans  laquelle  il  couchait,  comme  s'il  ne 
s'en  fût  rapporté  qu'à  lui-même  dans  la  garde  de 
ses  richesses  ,  le  docteur ,  disons-nous ,  répond 
50,000  piastres. 

Le  coup  pensa  devenir  funeste  au  moribond. 
La  colère  altérant  sa  voix,  il  ne  put  que  balbutier 
ces  mots  :  Ahl  hrii;and,  tu  n'es  venu  en  Tur- 
quie que  pour  dépouiller  les  Musulmans.  Sors  , 
djaour  maudit,  et  que  je  ne  te  revoie  plus  ! 

Le  docteur  fut  rappelé  h  quelques  jours  de  là  , 
et  ne  consentit  à  faire  une  nouvelle  visite  que  sur 
les  instances  pressantes  de  plusieurs  légations. 
Après  avoir  exploré  une  dernière  fois  le  malade, 
il  lui  déclara  (|ue  pour  100,000  piastres  il  n'en- 
treprendrait pas  de  le  traiter.  "Ce  serait  vous  vo- 
«ler,  ajouta  t-il;  car  il  n'y  a  plus  d'espoir,  et  ma 
«conscience  s'y  refuse;  et,  en  outre,  la  mort  d'un 
■ihomuie  de  votre  rang, entre  mes  mains  et  à  mon 
«début,  ferait  un  tort  irréparable  à  ma  réputation." 

Peu  de  jours  après,  le  malade  avait  succombé  ; 
et  quelques  minutes  s'étaient  à  peine  écoulées  de- 
puis qu'il  avait  rendu  le  dernier  soupir,  lorsque 
les  gens  du  lise,  aposiés  d'avance,  niellaient  la 
main  sur  ce  trésor  de  20  millions,  dont  il  n'avait 
pas  su  détacher  10,000  piastres  pour  recouvrer  la 
santé. 

Le  docteur  Sluarl  lui  survécut  peu  de  temps.  11 
n'était  pas  Anglais,  puisqu'il  était  ne  à  Rome,  d'un 


père  banni  par  arrêt  du  parlement;  mais  il  eut 
l'imprudence,  à  son  arrivée  à  Constantinople,  de 
céder  aux  cajoleries  des  Anglais  et  de  leur  léga- 
tion. Il  se  lia  étroitement  avec  la  nation  qui  avait 
détrôné  et  expulsé  du  territoire  britannique  la  fa- 
mille à  laquelle  il  appartenait ,  quoique  par  des 
nœuds  illégitimes. 

On  feignit  de  le  prendre  pour  Anglais,  el  le 
poison  punit ,  en  sa  personne  ce  qu'on  regarda 
comme  une  infraction  à  la  convention  tacite  qui 
interdisait  les  fonctions  de  médecin  du  sérail  à 
tout  sujet  d'une  grande  puissance. 

La  place  fut  donnée,  au  moment  où  il  allait  en 
prendre  possession,  à  un  Ragusais  nommé  Ruïni, 
qui  ne  se  trouvait  pas  dans  la  catégorie  des  ex- 
ceptions. 

Les  trois  faits  exposés  ci-dessus  sont  récens  et 
faciles  à  vérifier  ;  ils  appartiennent  à  la  vie  privée 
des  trois  hommes  les  plus  en  évidence  en  ce  mo- 
ment, Lzrew,  Akif  et  Réchild,  pachas. 

L.-P.B.  d'Aibigsosc, 


f  c  iioi)cn  Lie  Satnt-yatrice. 


Au  déclin  d'une  carrière  consacrée  tout  en- 
tière  à  l'exercice  ^les  fonctions  politiques  les  plus 
élevées,  le  chevalier  Temple  s'était  retiré  au  châ- 
teau de  Sheene,  près  de  Rithmond.  Là,  un  soir 
d'été,  l'illustre  diplomate  se  promenait  dans  les 
allées  de  son  jardin,  avec  un  jeune  homme  nou- 
vellement arrivé  de  l'Université  d'Oxford,  où  il 
venait  d'achever  ses  études.  Le  chevalier  Temple, 
qui  portait  à  ce  jeune  homme,  nommé  Jonathan 
Swift,  une  affection  toute  paternelle,  l'entretenait 
des  chances  de  l'avenir  avec  une  bienveillante  sol- 
licitude ; 

—  Mon  ami,  lui  disait-il,  vous  entrez  dans  le 
monde  à  une  époque  difficile.  L'Angleterre  vient 
de  subir  une  révolution  dont  elle  n'est  pas  encore 
bien  remisa  ;  de  toutes  pans  s'agitent  autour  de 
nous  le  mécontentement  des  chutes  récentes  et 
l'ellort  des  ambitions  nouvellement  éveillées; 
quelle  que  soit  la  route  que  vous  preniez  pour 
chercher  la  fortune  qui  vous  manque  et  la  renom- 
raéc  dont  vous  êtes  avide,  le  terrain  tremblera 
sous  vos  pas  ;  rien  n'est  sûr  ni  solide  dans  le  temps 
où  nous  vivons.  A  ces  dillicultés,  qui  naissent  des 
circonstances,  il  faut  ajouter  celles  que  vous 
créera  votre  caractère,  et  celles-là,  je  le  prévois, 
seront  les  plus  grandes.  Vous  n'avez  jamais  su  • 
vous  défendre  contre  les  mauvais  conseils  de  vo- 
tre vanité;  vous  êtes  l'esclave  obéissant  des  dan- 
gereuses inspirations  de  votre  esprit;  et  ce  sont 
là,  Jonathan,  de  fâcheuses  faiblesses!  Votre  ima- 
gination, si  heureuse,  si  brillante,  est  devenue 
déjà  votre  plus  terrible  ennemie;  elle  vous  con- 
duit où  bon  lui  semble,  comme  un  enfant  que  sa 
nourrice  mène  avec  des  lisières  ;  vous  cédez  sans 
réflexion  à  toutes  les  idées  bizarres  qu'elle  vous 
souille  indiscrètement,  et  jamais,  quoi  qu'il  doive 
en  coûter,  vous  ne  résistez  au  plaisir  de  dire  un 
bon  mol.  C'est  ainsi  qu'à  l'I'niversité  vous  vous 
êtes  rendus  hosiilos  tous  vos  professeurs,  que 
vous  poursuiviez  impitoyablement  de  vos  sarcas- 
mes. Que  de  contrariétés  ne  vous  ctes-vous  pas 
suscitées  par  ces  impruJcnccs!  Mais,  à  r.:\en:r, 
le  toi  I  que  vous  vous  feriez  serait  plus  grave,  cjtr 


~  70  — 


les  p('!dans  de  la  cour  de  Saint-Jaaies,  où  vous 
comptez  vous  montrer,  sont  plus  venimeux  que 
ceux  de  Hart-Ilall  et  d'Oxford.  Veillez  doncallen- 
tivemcnt  sur  ces  défauts,  qui  ne  manqueraient  pas 
de  perdi'e  et  d'anciantir  les  avantages  que  vous 
pouvez  tirer  do  vos  bonnes  qualités  et  de  vos  ta- 
lons. Du  reste,  l'occasion  de  commencer  votre 
fort  une  se  pnsentera  pour  vous  aujourd'hui  même; 
jaitends  la  visite  d'un  personnage  qui  peut  tout 
faire  pour  vous, 

—  Et  quel  est  donc,  niiiord,  cet  homme  si  in- 
llucnt?  demanda  Swift  avec  vivacité. 

—  Je  voulais  vous  laisser  le  plaisir  de  la  sur- 
prise, mon  cher  Jonathan,  car  vous  n'êtes  pas  de 
tes  gens  qui  ont  besoin  d'être  préparés  aux  grands 
événemens;  mais  puisque  j'ai  éveillé  voire  curio- 
sité, je  vais  la  satisfaire.  Le  personnage  qui  doit 
aujourilhui  m'honorerde  sa  visite  n'estrien  moins 
que  S.  M.  le  roi  d'Angleterre. 

—  Le  roi  Guillaume?  Je  ne  vous  croyais  pas 
en  aijssi  bon  termes  avec  lui. 

—  On  ne  peut  pas  résister  toujours  aux  avan- 
ces d'un  roi  :  ce  serait  de  la  pruderie  et  presque 
de  la  rébellion.  Je  ne  vais  pas  à  la  cour  ;  je  ne 
rechrrche  aucune  faveur,  mais  quand  le  roi  vient 
chez  moi,  puis-je  lui  fermer  ma  porte,  et  quand 
il  me  demande  des  conseils  pour  le  bien  du  pays, 
puis-je  refuser  de  les  donner  ?  Après  la  fin  si 
mallieureuse  de  mon  fils  John,  le  roi  a  daigné 
venir  me  consoler  dans  ma  retraite;  depuis  lors, 
il  ne  se  passe  guère  de  semaine  sans  que  j'aie 
l'honneur  de  le  recevoir  à  Slieene. 

L'cnirclieu  du  chevalier  Temple  et  de  Swift  fut 
interrompu  par  un  domestique  qui  annonça  que 
le  toi  entrait  au  château.  Au  bout  de  quelques 
inslaas,  le  chevalier  étant  allé  se  renfermer  dans 
son  cabinet  pour  rédiger  une  note  diplomatique 
impôt  tante  et  pressée,  le  roi  invita  Swift  à  l'ac- 
riK.ipagner  dans  une  promenade  qu'il  voulait  faire 
;m  bord  de  la  Tamise  en  attendant  le  travail  de 
son  conseiller  intime.  C'était  là  une  bonne  for- 
tune qui  porta  très  haut  les  espérances  du  jeune 
bommr. 

Dans  la  vie  privée,  et  lorsqu'il  se  reposait  des 
fatigues  du  gouvernement,  le  roi  Guillaume  était 
un  prince  plein  de  bonhomie  et  de  cordialité  ; 
Swift,  doué  de  cette  intelligente  hardiesse  qui  ne 
s'intimide  de  rien  et  ne  s'embarrasse  d'aucune 
situation,  se  mit  bientôt  à  l'aise  avec  son  auguste 
compagnon  ;  sans  sortir  des  justes  limites  que  lui 
Imposait  le  respect,  il  charma  le  roi  par  les  libres 
allures  d'une  conversation  spirituelle  ;  il  fit  tout 
ce  qu'il  fallait  pour  plaire,  et  il  réussit.  Après 
l'avoir  questionné  sur  sa  position,  le  roi  lui  dit  : 

—  Puisque  vous  avez  votre  fortune  à  faire,  je 
m'en  charge.  Demain  vous  recevrez  un  brevet  de 
capitaine  de  cavalerie. 

—  Sire,  répondit  Swift,  votre  bonté  me  touche 
profondément;  mais  je  dois  vous  dire  que  l'état 
militaire  n'est  ni  dans  mes  goûts  ni  dans  mes 
moyens.  J'ai  souvent  dans  ma  vie  monté  à  che- 
val; mais  je  ne  me  souviens  pas  d'en  être  jamais 
descendu,  c'est-à-dire  que  le  cheval  s'est  toujours 
débarrassé  de  moi  en  me  jetant  sur  la  poussière. 
La  11  :ture  ne  m'a  pas  créé  pour  l'équitation  ;  mal- 
gré toute  ma  bonne  volonté  je  ne  saurais  parve- 
nir à  dompter  un  cheval  d'escadron,  et  je  ne  me 
sens  que  tout  juste  assez  d'adresse  pour  conduire 
une  douce  et  bénigne  monture  ecclésiastique. 


J'aime  la  paix  et  l'étude  par  dessus  toutes  choses, 
et  un  presbytère  me  conviendrait  mieux  qu'une 
caserne. 

—  Tant  pis,  reprit  le  roi  Guillaume  ;  car  l'é- 
glise est  singulièrement  encombrée  par  le  temps 
qui  court,  et  l'Angleterre  a  besoin  de  solialsplus 
que  de  prédicateurs....  Mais  n'importe;  je  ne 
prétends  pas  contraindre  votre  inclination,  et 
puisque  vous  ne  voulez  pas  de  l'épaulette,  nous 
verrons  à  vous  donner  la  première  prébende  va- 
cante à  Westminster  ou  à  Cantorbéry. 

Le  soir,  lorsqu'ils  furent  seuls,  Swift  rapporta 
au  chevalier  Temple  l'entretien  qu'il  avait  eu  avec 
le  roi. 

—  Maladroit  !  s'écria  le  chevalier,  vous  vous 
êtes  fait  par  votre  étourderie  un  tort  incalculable! 
11  était  impossible  de  plus  mal  débuter  dans  la 
carrière  de  courtisan,  et  vous  apprendrez  à  vos 
dépens  que  l'on  ne  doit  jamais  refuser  ce  qu'un 
roi  daigne  offrir.  Les  convenances  vous  com- 
mandaient d'accepter  d'abord,  et  puis  nous  nous 
serions  arrangés  pour  échanger  le  brevet  de  ca- 
pitaine contre  autre  chose.  Maintenant,  et  après 
la  faute  que  vous  avez  commise,  je  vous  prédis 
que  vous  n'aurez  jamais  rien  de  sa  majesté  le  roi 
Guillaume,  et  qu'il  vous  faudra  patiemment  at- 
tendre un  autre  règne,  si  vous  aspirez  aux  grâces 
de  la  cour. 

—  J'attendrai  donc,  répondit  Swift,  ou  bien  je 
tâcherai  de  me  pourvoir  ailleurs. 

Les  prévisions  du  chevalier  Temple  n'étaient 
que  trop  justes,  lorsqu'il  montrait  à  son  jeune 
protégé  un  avenir  hérissé  d'obstacles.  Swift  pos- 
sédait au  plus  haut  degré  toutes  les  faiblesses  qui 
sont  souvent  le  partage  des  esprits  supérieurs  et 
que  l'on  remarque  quelquefois  chez  les  écrivains 
les  plus  distingués.  Son  orgueil  était  sans  bornes, 
et  son  originalité  naturelle,  excitée  par  le  besoin 
d'attirer  l'attention,  le  jetait  dans  toutes  sortes 
d'excès.  Il  aurait  cru  manquer  de  respect  à  son 
esprit,  en  retenant  une  parole  hardie,  ou  en  évi- 
tant d'accomplir  une  idée  bizarre.  Nul  homme  ne 
subit  plus  durement  que  lui  la  peine  de  sesdéfauts. 
Les  travers  de  son  caractère  firent  tourner  à  son 
préjudice  toutes  les  heureuses  qualités  que  la  na- 
ture lui  avait  accordées  pour  sa  gloire  et  pour  son 
bonheur;  l'intempérance  de  son  imagination  le  fit 
échouer  dans  presque  toutes  ses  entreprises;  fait 
pour  plaire,  doué  d'un  cœur  ardent,  et  habile  à 
inspirer  l'amour,  il  dut  aux  femmes  la  plus  grande 
partie  de  ses  malheurs. 

Il  y  avait  au  château  de  Sheene  une  jeune  or- 
pheline nommée  Stella  Johnson,  fille  d'un  ancien 
intendant  du  chevalier  Temple.  A  peine  âgée  de 
quinze  ans,  Stella  était  admirablement  belle;  Swift, 
qui  s'était  avisé  de  lui  donner  des  leçons  de  lit- 
térature et  de  poésie,  sentit  bientôt  naître  dans 
son  âme  une  vive  passion  pour  la  charmante 
écolière,  et  Stella  ne  tarda  pas  à  partager  cet 
amour.  Tout  entier  à  ce  premier  sentiment,  Swift 
ne  songeait  plus  à  son  ambition,  lorsque  le  che- 
valier Temple  lui  annonça  qu'il  venait  d'obtenir 
pour  lui  une  prébende  de  cent  livres  sterling  de 
revenu  en  Irlande.  Swift  reçut  cette  bonne  nou- 
velle avec  un  profond  déplaisir;  mais,  n'ayant  au- 
cun prétexte  pour  refuser,  il  partit,  arriva  à  Du- 
blin, prit  possession  de  sa  prébende,  la  vendit, 
et  revint  à  Sheene.  Cette  escapade  fut  mise  sur  le 
compte  (le  sa  bizarrerie  naturelle,  et  le  chevalier  I 


Temple  fut  le  premier  à  s'en  divertir.  Malheureu- 
sement pour  Swift,  en  revenant  chez  son  protec- 
teur, il  ne  retrouva  plus  Stella,  qui  était  allée 
passer  quelque  temps  chez  une  de  ses  tantes  en 
Ecosse.  L'absence  de  miss  Johnson  fut  longue, 
et  en  attendant  un  retour  qu'il  appelait  de  tous 
ses  vœux,  Swift,  pour  prendre  patience  et  occu- 
per ses  loisirs,  écrivit  le  conte  du  Tonneau. 

Le  succès  qu'obtint  cet  ouvrage  réveilla  l'or- 
gueil et  l'ambition  de  l'auteur,  et  la  gloire  fit  quel- 
que tort  à  l'amour  dans  le  cœur  de  Swift.  Sur 
ces  entrefaites  le  chevalier  Temple  mourut;  le  fils 
du  chevalier,  John  Temple,  avait  été  ministre  du 
roi  Guillaume;  après  quelques  mois  d'une  gestion 
inhabile,  sentant  que  ses  forces  et  son  inteUigence 
ne  pouvaient  suQire  à  un  emploi  si  difficile,  ils'é- 
tait  noyé  dans  la  Tamise  par  désespoir  de  son 
incapacité.  Deux  filles  qu'il  avait  laissées  furent 
appelées  à  recueillir  l'héritage  de  leur  grand-père; 
mais  Swift  ne  fut  pas  oublié  par  le  chevalier  Tem- 
ple qui  lui  fit  un  legs  considérable,  ce  qui  n'é- 
tonna personne,  car  Swift  passait  pour  le  fils  du 
chevaUer,  et  il  avait  lui-même  répandu  et  accré- 
dité ce  bruit  qui  flattait  son  orgueil.  Il  disait  fiè- 
rement à  ce  sujet  :  — «  Je  pense  comme  Alexan- 
dre, qu'il  vaut  mieux  être  le  fils  naturel  de  Jupi- 
ter, que  le  fils  légitime  de  Philippe.  » 

Chargé  de  publier  les  mémoires  du  chevalier 
Temple,  Swift  plaça  en  tète  de  cet  ouvrage  une 
flatteuse  dédicace  adressée  au  roi  Guillaume.  Le 
roi  le  reçut  avec  une  froide  politesse  ;  mais  Swift 
ne  se  découragea  pas  et  il  résolut  de  se  montrer 
exactement  à  Saint-James  jusqu'à  ce  qu'il  vît  le 
soleil  de  la  faveur  se  lever  pour  lui. 

Un  jour,  comme  il  entrait  au  palais,  il  rencon- 
tra sur  l'escalier  le  vicomte  de  Bolingbroke,  un 
de  ses  anciens  camarades  de  collège. 

—  Comment  I  c'est  toi,  Jonathan,  s'écria  le  vi- 
comte; et  que  viens-tu  faire  ici? 

—  Hélas  I  répondit  Swift,  je  cours  après  l'om- 
bre d'une  promesse  royale  ! 

—  Prends  garde  !  reprit  Bolingbroke  ;  il  y  a 
dans  le  lieu  oît  nous  sommes  des  oreilles  qui 
sont  fines  et  des  langues  qui  sont  promptes  pour 
entendre  et  répéter  les  mauvais  propos.  J'ai  grand 
peur  pour  toi  dans  ce  logis,  car  je  connais  tes 
prouesses,  et  je  me  souviendrai  toute  ma  vie  de 
la  réponse  que  tu  fis  un  jour  à  un  de  nos  pro- 
fesseurs d'Oxford.  Les  fourmis  venaient  de  tuer 
un  oranger  de  ton  jardin,  tu  étais  de  mauvaise 
humeur  en  entrant  dans  la  classe,  et  tout  en  écou- 
tant le  pédant  qui  débitait  sa  leçon  de  philoso- 
phie composée  d'une  foule  d'argumens  absurdes, 
tu  plaças  tes  deux  mains  jointes  devant  ta  bouche, 
sans  doute  dans  la  crainte  de  laisser  échapper 
quelques  cridques.  Le  professeur,  choqué  de 
cette  posture,  t'interpellant  d'un  ton  ironique,  te 
dit  :  —  «  Que  demandez-vous  donc  au  ciel  dans 
vos  prières  ?  —  Je  lui  demande  de  nous  délivrer 
des  fourmis  et  des  sophistes.  »  Tu  payas  cette  ré- 
ponse à  l'époque  de  tes  examens  ;  cependant  tu 
n'es  pas  corrigé  ;  mais,  je  l'en  avertis,  si  tu  sol- 
licites ici  quelque  faveur,  garde-toi  de  tout  sar- 
casme ;  à  la  cour,  on  n'aime  pas  les  gens  qui  ont 
trop  d'esprit  ;  donne-loi  plutôt  la  tournure  d'un 
sot  si  lu  veux  réussir. 

—  Merci  du  conseil,  mon  ami,  je  vais  me  ré- 
gler sur  la  physionomie  des  gens  que  je  rencon- 
trerai là  haut. 


71  ~ 


—  Fort  bien  ;  lus  bons  modèles  ne  te  manque- 
ront pas;  et  après  la  réception,  viens  me  rejoin- 
dre à  la  taverne  du  Renard  bleu  ;  je  te  ferai  sou- 
per avec  quelques  hommes  d'esprit  pour  te  dé- 
dommager. 

Ce  soir-là,  en  quittant  le  cercle  de  la  cour  fort 
mécontent  de  ce  que  le  roinelui  avait  pas  adressé 
la  parole,  Swift,  à  la  porte  de  la  sallede  réception, 
se  trouva  face  à  face  avec  sir  Henry  Tyndurce, 
jeune  baronnet  qui  devait  sa  fortune  au  cheva- 
lier Temple.  Sir  Henry  avait  vu  souvent  Swift  au 
château  de  Sheene  ;  cependant  il  ne  fit  pas  sem- 
blant de  le  reconnaître.  Outré  de  ce  procédé  de 
courtisan,  Swift  lui  dit,  assez  haut  pour  être  en- 
tendu de  tous  les  assistans  : 

—  Eh  !  eh  1  l'ami,  je  crois  que  tu  fais  le  roi  ! 

A  la  taverne  du  Renard  bleu,  le  vicomte  de 
Bolingbroke,  pour  faire  honneur  à  son  ancien 
camarade,  avait  réuni  tous  les  beaux  esprits  du 
temps,  Halifax,  Congrève,  Pope,  lord  Lansdown, 
le  comte  d'Horrery  et  quelques  autres  notabilités. 
Swift  laissa  éclater  sa  mauvaise  humeur,  et  les 
convives,  tout  en  fêtant  les  vins  de  France,  lui 
prodiguaient  des  consolations  et  des  encourage- 
mens. 

—  Mon  cher  docteur,  lui  dit  Pope,  il  faut  être 
philosophe  et  savoir  attendre  le  bon  vent.  Le  roi 
est  parfois  oublieux  et  inconstant  ;  mais  il  vous 
reviendra,  et  sa  faveur  alors  égalera  son  injustice 
d'aujourd'hui. 

—  Sans  doute,  reprit  Halifax,  et  pour  réparer 
ses  torts,  il  fera  pour  vous  ce  qu'il  ferait  pour  un 
ami  ou  même  pour  un  parent. 

—  Oui,  répondit  Swift,  vous  avez  raison  ;  il  me 
traitera  en  parent,  et  je  ne  saurais  en  douter,  car 
déjà  il  commence  à  me  traiter  en  beau-père. 

On  sait  que  Guillaume  HI  avait  détrôné  son 
beau-père  Jacques  II. 

Cependant  le  docteur  Swift,  fatigué  d'attendre 
vainement  le  bénéfice  que  le  roi  avait  promis  de 
lui  donner  à  Westminster  ou  à  Cantorbéry,  ac- 
cepta la  prébende  de  Laracor  en  Irlande,  que  lui 
fit  obtenir  le  comte  de  Berkeley.  En  passant  à  Du- 
blin, dans  le  temps  des  assises,  il  prêcha  devant 
une  assemblée  nombreuse,  composée  en  grande 
partie  de  juges  et  d'avocats,  et,  sa  malignité  na- 
turelle l'emportant,  il  prit  pour  texte  de  son  ser- 
mon l'avidité  des  gens  du  barreau,  qui  ont  l'habi- 
tude de  soutenir  les  plus  mauvaises  causes  pourvu 
qu'on  les  paie  bien.  Après  l'olTice  il  alla  dîner 
chez  lord  Berkeley  qui  était  président  des  assises, 
et  là  il  se  trouva  en  compagnie  de  quelques-uns 
des  avocats  qui  avaient  entendu  sa  harangue. 

—  Monsieur,  lui  dit  un  d'eux,  ne  pensez-vous 
pas  que  si  le  diable  venait  à  mourir,  on  trouve- 
rait pour  de  l'argent  un  minisUe  qui  se  chargerait 
de  son  oraison  funèbre? 

—  Sans  doute,  répondit  froidement  Swift;  moi 
le  premier  je  m'en  chargerais,  et  je  serais  charmé 
de  traiter  le  diable  comme  j'ai  traité  aujourd'hui 
$es  enfans. 

Le  malencontreux  docteur  indisposa  si  bien 
contre  lui  l'opinion  publlipie  ,  et  les  avocats  de 
Dublin  lui  firent  une  si  mauvaise  réputation,  que 
le  jour  où  il  se  présenta  pour  la  première  fois 
dans  son  église  de  Laracor,  il  trouva  le  temple 
désert.  Pourtant  c'était  un  dimanche  ,  à  l'heure 
ordinaire  de  l'ollice  divin.  Swift  aiiendil  long- 


temps, et  voyant  que  personne  ne  venait ,  il  dit  à 
son  clerc  : 

—  Mon  cher  ami ,  puisque  nous  voilà  seuls 
tous  les  deux ,  remercions  Dieu  dont  la  sainte 
grâce  nous  permet  d'élrc  assis  à  l'aise  et  sans 
mauvaise  compagnie. 

Puis  il  lecita  l'oflice  divin  ,  et  après  avoir  rem- 
pli ce  pieux  devoir,  il  quitta  Laracor  pour  n'y  plus 
revenir. 

Londres  avait  pour  le  docteur  Swift  des  char- 
mes irrésistibles.  —  C'est  là,  seulement ,  pensait- 
il  ,  que  je  pourrai  acqu  erir  de  la  gloire  et  devenir 
évêque.  Après  le  mauvais  succès  de  sa  seconde 
tentative  dans  l'église  irlandaise ,  il  retourna  en 
Angleterre ,  et  la  littérature  occupa  tous  ses  ins- 
tans.  Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  commença  sa 
charmante  histoire  de  Gulliver,  qu'il  écrivit  non 
pas  dans  le  silence  du  cabinet,  mais  en  courant  le 
monde,  en  voyageant  à  pied  et  au  hasard,  comme 
un  vagabond,  et  en  s'arrètantdc  préférence  dans 
les  plus  chétives  auberges.  Soit  par  un  penchant 
naturel ,  soit  pour  faire  parler  de  sa  bizarrerie  , 
Swift  affectait  de  vivre  avec  des  gens  de  la  plus 
basse  condition  ,  et  affichait  dans  sa  toilette  ce 
désordre  poétique  et  cet  oubli  de  la  propreté 
dont  la  tradition  s'est  perpétuée  chez  quelques 
écrivains  de  notre  temps. 

L'avènement  de  la  reine  Anne  offrit  au  docteur 
Swift  l'occasion  de  se  signaler  dans  la  carrière 
poliiique  ;  il  s'attacha  aux  torys  et  il  soutint  leurs 
principes  .avec  un  talent  et  un  succès  qui  méri- 
taient une  éclatante  récompense.  Le  comte  d'Ox- 
ford demanda  un  évêché  pour  lui  à  la  reine  ,  et 
cette  faveur  allait  lui  être  accordée,  lorsque  Swift 

s'attira  la  haine  de  la  marquise  de  G ,  une 

des  dames  les  plus  influentes  de  la  cour.  Celte 
dame,  qu'il  avait  gravement  offensée  ,  tenait  de 
près  à  l'archevêque  d'York  qui  le  peignit  à  la  reine 
sous  les  plus  noires  couleurs  ;  et  il  en  fut  de  l'é- 
vêché  de  la  reine  Anne  comme  de  la  prébende 
du  roi  Guillaume. 

Alors  Swift  menaça  les  torys  de  tourner  contre 
eux  une  plume  qui  leur  avait  été  si  secourable , 
et  pour  l'apaiser,  on  lui  offrit,  en  attendant  mieux, 
le  doyenné  de  Saint-Patrice,  à  Dublin. 

—  C'est  un  exil ,  dit-il  à  ses  protecteurs  ;  mais 
si  l'on  m'y  oublie ,  je  reviendrai  bientôt  vous  ra- 
fraîchir la  mémoire. 

En  effet,  un  an  ne  s'était  pas  écoulé ,  que  déjà 
l'impatient  docteur  revenait  à  Londres.  S'étant 
arrêté  en  route  chez  un  de  ses  amis,  il  npprit 
la  mort  de  la  reine.  Cet  événement  le  contraignit 
à  remettre  en  d'autres  temps  son  voyage  et  ses 
espérances,  et  il  retourna  à  Dublin,  où  l'amour  le 
suivit  pour  lui  offrir  le  bonheur  et  la  richesse. 

Pendant  son  dernier  séjour  à  Londres  ,  Swift 
avait  rencontré  une  jeune  personne  d'une  grande 
beauté,  nommée  Esther  Van  Ilomrigh,  fille  d'un 
négociant  hollandais  qui  lui  avait  laissé  en  mou- 
rant un  revenu  de  trois  mille  livres  sterling.  Le 
docteur  était  encore  jeune  et  plein  d'agrément; 
les  charmes  de  son  esprit  surtout  séduisirent  la 
sensible  Esther,  qui  nliésita  pas  à  lui  déclarer  son 
amour  eu  lui  offrant  sa  maiOt 

Le  docteur  fut  ravi  de  sa  bonne  fortune  ;  une 
jolie  femme  et  soixante  mille  livres  sterling  ,  c'é- 
tait plus  qu'il  n'en  (allait  pour  le  consoler  des  mé- 
comptes de  son  ambition.  Déjà  il  avait  reçu  les 
félicitations  Uc  ses  amis ,  et  les  préparatifs  du  ma- 


liage  étaient  faits,  lorsqu'un  m^tin  Swlf;  se  rendit 
chez  Esther  et  lui  dit  : 

—  Tout  est  rompu  ;  nous  ne  nous  reverrons 
jamais. 

Ni  le  désespoir  d'Esther,  ni  les  renrésenlations 
de  ses  amis  ne  purent  le  faire  revenir  de  cette 
inconcevable  exécution.  Quelques  personnespcn- 
seront  qu'il  était  devenu  fou.  Mais  on  fut  bien 
surpris  quand,  peu  de  temps  après  cette  aventure, 
une  jeune  fille  étant  arrivée  à  Dublin,  le  doct'.ur 
la  présenta  comme  sa  future  épouse. 

Esther  Van  Homrigh,  en  apprenant  cette  nou- 
velle et  en  recevant  ce  dernier  coup,  tomba  ma- 
lade et  mourut  au  bout  de  trois  jours.  Et  comme 
un  des  amis  du  docteur  lui  reprochait  son  étrange 
et  barbare  conduite  ,  Swift  lui  apprit  qu'autrefois 
il  avait  aimé  une  jeune  fille  nommée  SicUa  John- 
son ,  et  que  cette  jeune  fille  avait  rtçu  ses  pre- 
miers sermens. 

—  J'avais  oublié  Stella ,  njouta-t-il  ;  mais  le 
ciel  a  voulu  la  rappeler  à  mon  ingrate  mémoire 
en  me  faisant  retrouver,  à  côté  de  l'acte  de  nais- 
sance que  je  cherchais  pour  mon  mariage ,  des 
vers  composés  jadis  pour  elle.  Je  ne  vous  dépein- 
drai pas  ce  qui  s'est  passé  dans  mon  âme  lorsque 
ce  doux  souvenir  de  ma  jeunesse  s'est  réveillé , 
plein  de  giâce  et  de  fraîcheur.  Il  fallait  choisir 
alors  entre  deux  trahisons,  et  j'ai  donné  la  préfé- 
rence aux  anciens  droits  sur  les  nouveaux  ;  mes 
premiers  sermens  ont  brise  les  derniers  ;  j'ai  dé- 
couvert la  retraite  de  Stella ,  je  l'ai  appelée,  elle 
est  venue,  et  c'est  elle  que  j'épouse. 

Stella  était  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté  ;  elle 
avait  conservé  tout  son  amour  au  docteur  qui , 
en  la  voyant ,  sentit  renaître  sa  passion  aussi  vive 
et  aussi  ardente  qu"autrefoL«. 

—  Me  voilà  revenu  à  ma  vingiièmc  année ,  di- 
sait-il le  jour  où  son  mariaj;e  fut  célébré. 

Mais  le  soir  de  ce  beau  jour  le  docteur  Swift 
ayant  reçu  une  lettre  de  Londres ,  tomba  tout  à 
coup  dans  un  abattement  profond  dont  il  ne  sortit 
que  pour  se  livrer  aux  accès  d'une  violente  co- 
lère. Stella  essaya  de  le  calmer  en  lui  prodiguant 
de  tendres  soins  et  de  douces  paroles,  et  le  doc- 
teur, reprenant  son  sang-froid,  lui  dit  : 

—  Adieu,  madame,  il  faut  nous  séparer. 
Et  il  ajouta  après  un  moment  de  silence  : 

—  Je  tléclare  ici ,  en  présence  de  nos  parens 
et  de  nos  amis ,  que  je  n'ai  pas  cessé  de  vous  ai- 
mer et  de  vous  estimer;  mon  amour  et  votre 
vertu  doivent  êtic  à  l'abri  du  soupçon  :  mais  nous 
ne  pouvons  habiter  sous  le  même  toit. 

L'épouse  se  résigna;  elle  quitta  tristement  la 
maison  conjugale  et  se  retira  dans  une  petite  mai- 
son de  campagne  aux  environs  de  Dublin.  Le 
docteur  ne  la  rappela  jamais  auprès  de  lui;  seule- 
ment il  allait  quelquefois  lui  rendre  visite,  mats 
toujours  eu  compagnie  de  deux  ou  trois  de  ses 
amis ,  auxquels  il  avait  soin  de  dire  en  pren-iut 
congé  de  sa  femme  :  —  <•  Vous  m'êtes  témoins 
que  je  ne  sors  pas  des  bornes  d'un  amour  pla- 
tonique. ' 

—  Décidément,  disaient  les  commères  de  Du- 
blin ,  notre  bon  doj  en  est  fou  ;  s'il  avait  sa  rai- 
son, il  faudrait  le  lapider. 

Mais,  d'un  autre  côté,  le  docteur  s'était  relevé 
dans  l'opinion  publique  en  prenant  chaudement 
les  intérêt  tlu  peuple  irlandais ,  que  l'An^leierrc 
voulait  opprimer,  et  qu'il  défendit  si  Olt>qucu' 


—  72  — 


ment  dans  les  Lettres  du  Drapier.  Ce  fut  là  le 
dernier  ouvrage  du  grand  écrivain  ;  mais  ni  la 
gloire  qu'il  en  relira ,  ni  la  popularité  qui  en  fut 
le  fruit ,  ne  le  consolèrent  de  la  mortelle  bles- 
sure que  reçut  son  âme,  le  jour  où  Stella  mourut 
entre  ses  bras. 

La  douleur  tua  Stella  comme  elle  avait  tué  Es- 
tlier  ;  l'amour  de  Swift  avait  été  également  fatal  à 
ces  deux  charmantes  femmes. 

A  genoux  auprès  du  lit  de  mort  de  sa  seconde 
victime ,  le  docteur ,  baigné  de  larmes ,  lui  pré- 
senta sa  justiGcation  :  c'était  la  lettre  qu'il  avait 
reçue  le  jour  de  son  mariage  ;  cette  lettre  ne  ren- 
fermait que  ces  mots  : 

«  Stella  est  la  fille  du  chevalier  Temple.  » 

Et  en  donnant  à  la  mourante  le  baiser  d'adieu, 
Swift  lui  dit  ; 

—  Vous  étiez  ma  sœur,  Stella.  Priez  pour  moi 
dans  le  ciel  : 

Un  orgueil  indomptable  ,  absurde  et  criminel 
avait  causé  ce  dernier  malheur,  auquel  Swift  ne 
survécut  pas.  Pour  rien  au  monde  il  n'aurait  re- 
noncé à  l'idée  que  le  chevalier  Temple  était  son 
père,  et  les  preuves  qu'il  recueillit  plus  tard  sur 
la  naissance  de  Stella  l'empêchèrent  de  consom- 
mer l'union  qu'il  regardait  comme  un  inceste. 
Vainement  il  essaya  de  se  distraire  en  réunissant 
dans  sa  maison  une  académie  composée  de  tous 
les  bas-bleus  de  Dublin.  H  alla  bientôt  rejoindre 
Stella  dans  la  tombe,  et  il  ordonna  par  son  testa- 
ment que  tous  ses  biens  fussent  employés  à  la 
fondation  d'un  hôpital  de  fous. 

Bien  des  gens  dirent  en  apprenant  ce  legs  : 

—  Il  a  eu  pitié  de  ses  semblables. 

ElCÈNE  GUINOT. 

[Courrier  français.) 


HISTOIRE  DE  LA  CIVILISATION 

PAR  LES  BOUTIQUES. 


«  Rien  n'est  indilTérenl  dansla  physionomie  des 
villes  ;  sur  leur  visage  de  pierre,  comme  dirait 
M.  Victor  Hugo,  tous  les  traits  ont  une  significa- 
tion. Les  villes  peuvent  être  soumises  à  des  re- 
cherches et  à  des  investigations  d'après  Lavater 
et  Gall  ;  leurs  formes  extérieures  racontent  leur 
histoire,  leurs  mœurs,  leurs  vertus  et  leurs  vices, 
toute  leur  existence  sociale.  » 

C'est  ainsi  [que  me  parlait  hier  un  des  plus 
doctes  et  des  plus  infatigables  explorateurs  de  nos 
annales  parisiennes  ;  nous  étions  en  ce  moment 
arrêtés  en  face  d'un  des  plus  somptueux  magasins 
«le  la  rue***.  «Croyez-vous,  ajoutait-il,  que  je 
puisse  faire  rapidement  et  en  quelques  lignes 
l'histoire  des  boutiques  de  Paris ,  en  soulevant 
par  la  pensée  et  par  le  souvenir  la  boiserie  de 
cette  riche  devanture?  Ecoutez  : 

«  Rassurez-vous  ,  nous  ne  remonterons  pas 
Jusqu'au  déluge ,  nous  nous  arrêterons  au  xv'  siè- 
cle ;  on  voyait  alors  au  dessus  de  cette  boutique , 
.non  pîssplendide  comme  aujourd'hui, mais  étroite, 
iasse  et  fort  obscure,  une  image  du  grand  saint 
Hloi  ;  et  elle  était  sculptée  en  pierre  et  repré- 
sentait le  bienheureux  attachant  un  fer  au  pied 
■il'un  animal  quadrupède.  Les  uns  attestaient  que 


c'était  le  cheval  de  saint  Georges  ;  les  autres  af- 
firmaient que  c'était  l'âne  de  Balaam ,  et  il  faut 
bien  avouer  que  le  dessin  semblait  confirmer 
cette  dernière  opinion.  Ce  logis  était  occupé  par 
un  maréchal-fcrrant,  qui  avait  mis  son  travail  sous 
la  protection  d'un  habitant  du  paradis  ,  parce 
que,  dans  ce  temps  de  dévotion,  ceux  qui  che- 
vauchaient pour  courses,  voyages  ou  services, 
aimaient  à  se  concilier  les  bonnes  grâces  du  ciel, 
et  croyaient  pieusement  que  les  fers  forgés  sous 
une  sainte  invocation  préservaient  de  tout  mal  le 
cavalier  et  la  monture. 

»  Après  bien  des  années  écoulées,  nous  re- 
trouvons cette  boutique  non  pas  agrandie,  mais 
plus  éclairée,  moins  enfumée  et  parée  de  belles 
armes  luisantes ,  damasquinées  et  ciselées  ;  le 
bruit  de  l'enclume  y  retentit  encore,  mais  la  forge 
est  plus  étroite  ;  elle  est  reléguée  dans  le  fond , 
et  n'occupe  plus  la  place  d'honneur.  Un  large  fau- 
teuil recouvert  de  velours  rouge ,  avec  un  passe- 
ment jaune ,  semble  destiné  à  recevoir  de  nobles 
acheteurs.  Le  portail  est  surmonté  d'une  croix  de 
Lorraine  en  fer  et  à  Oeurons  ;  elle  est  posée  en 
saillie  et  tourne  sur  ses  gonds.  Nous  sommes  au 
temps  de  la  Ligue,  chez  un  armurier,  celui  qui  a 
le  meilleur  renom  auprès  des  Guisards. 

«Pendant  le  grand  règne,  la  boutique  est  calme; 
quel (juefois  le  matin,  on  entend  résonner  le  mar- 
teau sur  l'enchune,  mais  ce  n'est  pas  l'atelier  du 
laborieux  Vulcain,  dont  se  plaint  Boileau.  Une 
grande  clé  de  bois  peint  en  gris  et  dont  le  profil 
se  voit  au  loin  indique  bien  la  demeure  d'un  ser- 
rurier, mais  peu  de  mouvement  et  une  solitude  à 
peu  près  complète  feraient  croire  qu'elle  est  dé- 
serte ,  si  l'on  n'apercevait  dans  le  fond  une  porte 
eiilr'ouverte  sur  une  arrière-cour,  des  ouvriers 
occupés  à  forger,  limer  ,  polir  et  assembler  des 
barres  d'un  métal  neuf  et  éclatant.  D'ailleurs, 
voyez  attachées  aux  barreaux  qui  servent  de  ram- 
pes aux  fenêtres  basses  de  la  devanture,  ces 
deux  clés  en  sautoir  au  dessous  d'une  thiare  avec 
deux  crosses  pour  support.  11  y  a  dans  cet  em- 
blème une  idée  du  blason  pontifical,  ce  serrurier 
est  un  dévot  personnage  ;  il  achève  en  ce  mo- 
ment la  grille  de  l'Oratoire  de  Saint-Cyr,  cage 
d'acier,  merveilleuse  et  coquette  qui  doit  isoler 
celle  qui  s'y  renferme  sans  qu'elle-même  elle  soit 
séparée  du  monde. 

"Le  petit-fils  de  cet  artisan  était ,  sous  la  Ré- 
gence, le  serrurier  le  plus  habile  ù  fabriquer  des 
clés  mignonnes,  imperceptibles,  et  qui  savaient 
tout  ouvrir  ;  il  avait  discrètement  fermé  sa  bouti- 
que par  de  grands  châssis  garnis  d'une  toile  de 
treillis  fort  épaisse.  La  porte  de  la  rue  était  tou- 
jours close;  il  y  avait  une  autre  entrée  presque 
mystérieuse  et  qui  ouvrait  sur  une  ruelle  qui  a 
disparu  aujourd'hui.  La  grande  clé  et  les  panon- 
ceaux romains  de  son  aïeul  avaient  été  enlevés , 
mais  il  avait  imaginé  de  poser  au  dessous  de  sa 
porte  un  tableau  encadré  ,  et  d'une  dimension 
moyenne,  sur  lequel  un  peintre  avait  retracé 
l'histoire  d'une  petite  clé  d'or,  donnée  par  un 
magicien  à  un  damoiseau  qui  pénétrait  ainsi  sans 
obstacle  dans  la  tour  où  gémissait  la  beauté  qu'il 
adore  ;  au  dessous  de  cette  représentation  on  li- 
sait en  lettres  dorées  :  <■  A  i.v  clé  enchantée.» 
On  regarda  généralement  cette  enseigne  comme 
une  innovation  hardie,  mais  qui  fut  réputée  fort 
ingénieuse  et  des  plus  galantes. 


"Pendant  les  années  qui  touchent  presque  à 
l'époque  de  la  révolution,  celte  boutique  prit  une 
extension  remarquable  ;  il  y  régnait  la  plus  grande 
activité;  de  nombreux  ouvriers  y  travaillaient 
sans  relâche.  Aux  deux  extrémités  de  la  devan- 
ture était  écrit  en  gros  caractères  jaun  s  :  N 

MAÎïKE  SERnuniEB.  C'était  effectivement  le  siège 
du  chef  de  la  corporation  des  serruriers  ,  fier  de 
ses  droits  et  de  ses  privilèges  ;  il  avait  donné  des 
leçons  de  serrurerie  au  dauphin  devenu  roi,  sous 
le  nom  de  Louis  XVI,  et  il  avait  profité  de  son 
inCuence  et  de  sa  faveur,  ainsi  qu'il  le  répétait 
lui-même ,  pour  faire  rétablir  dans  toute  leur  ri- 
gide intégrité  les  statuts  et  préceptes  de  la  maî- 
trise et  de  la  jurande  :  les  ouvriers  dont  le  nom- 
bre et  le  zèle  frappaient  les  regards  étaient  autant 
de  compagnons  réduits  en  servage  chez  le  maiire, 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  rempli  de  longues  cl  minu- 
tieuses formalités,  afin  d'obtenir  le  droit  de  tra- 
vailler pour  eux-mêmes. 

»II  y  a  une  lacune  dans  l'histoire  de  cette  bou- 
tique. Je  ne  sais  si  en  1793  elle  était  encore  oc- 
cupée par  le  professeur  du  dauphin  ;  mais  je  me 
rappelle  qu'à  cette  époque  elle  était  toujours  à 
peu  près  fermée  :  au  dehors,  régnaient  des  gril- 
les élevées  et  placées  devant  les  fenêtres  ;  elles 
étaient  fermées  par  des  piques  de  fer  ;  au  dedans, 
on  apercevait  un  amas  confus  et  énorme  de  vieil- 
les ferrailles  qui  paraissaient  provenir  de  démoli- 
tions. 

"  Sous  l'empire,  cette  boutique  fut  spacieuse  ; 
c'était  un  grand  entrepôt  de  quincaillerie  :  les 
magasins  étaient  larges  et  remplis  de  marchan- 
dises de  toutes  les  espèces.  On  voyait  s'agiter 
dans  l'intérieur  des  commis  jeunes  et  fort  élégam- 
ment vètns;  ils  montaient  et  ils  descendaient  des 
escaficrs  qui  conduisaient  à  des  salles  élevées;  le 
mouvement  de  tous  les  habitans  de  cette  maison 
témoignait  de  sa  vogue  et  de  son  activité.  La 
façade  était  décorée  d'un  tableau  dont  les  propor- 
tions étaient  considérables  ;  on  y  voyait,  tout  res- 
plendissant d'or,  d'azur,  de  panaches  et  de  pier- 
reries, deux  chevaliers  qui,  au  milieu|d'un  site  ver- 
doyant et  Heuri,  présentaient  à  un  Jeune  homme 
couronné  de  roses ,  drapé  dans  une  gaze  rose  , 
teint  de  guirlandes  de  roses,  et  couché  près  d'une 
femme  ravissante  de  beauté  et  enveloppée  d'une 
tunique  lilas,  un  bouclier  de  diamant  ;  au  dessous 
était  écrit  :  Au  bouclier  magique.  L'opéra 
(TAi-mide  était  alors  très  à  la  mode. 

"Sous  la  restauration ,  le  quincailler  ou  son 
successeur  était  devenu  orfèvre  ;  sa  boutique  étin- 
celait  d'objets  d'or  et  d'argent.  On  voyait  appen- 
dus  aux  glaces  de  son  étalage  les  croix ,  les  pla- 
ques, les  ordres  et  les  décorations  de  toutes  les 
puissances  européennes;  il  exposait  aux  yeux  des 
passans  les  armes  de  quatre  cours  étrangères 
dont  il  annonçait  avec  orgueil  qu'il  était  l'orfèvre 
breveté  :  jamais  on  ne  porta  plus  fièrement  une 
livrée. 

"Aujourd'hui,  comme  vous  pouvez  le  voir,  ce 
local  magnifique  est  garni  d'ouvrages  curieux  et 
riches  ;  il  y  en  a  de  toutes  les  formes  et  pour  tous 
les  usages  ;  jamais  le  fer,  l'acier,  le  cuivre  et  le 
bronze  n'ont  été  plus  admirablement  travaillés  ; 
la  profession  du  maître  de  céans  n'est  indiquée 
que  par  ces  mots,  écrits  en  lettre  de  bronze  de 
dix-huit  pouces  de  hauteur,  massives  et  saillantes  : 
INCÉMFXR-MÉCAMCIEX,  Au  licu  dcsiiisigncs  qui 


—  73  — 


se  sont  succédés  en  cet  endroit,  depuis  l'image  du 
grand  saint  Eloi  jusqu'aux  armoiries  des  cours  du 
Nord  ,  nous  voyons  dcu\  simulacres  de  médailles 
d'or  et  d'argent,  décernées  comme  récompense 
nationale  au  talent  industriel. 

«Tel  est,  en  1839,  le  vrai  blason  et  les  vérita- 
bles titres  de  noblesse  de  l'industrie  et  du  travail. 

«Voici  le  marchand  qui  sort  de  chez  lui  ;  il 
porte  l'uniforme d'oflicier  de  la  garde  nationale;  il 
a  la  croix  de  la  Légion-d'Honncur;  son  hausse-col 
indique  qu'il  est  de  service...  Ne  l'entendez-vous 
pas  ?...  il  vient  de  dire  à  son  secrétaire  qu'avant 
de  se  rendre  aux  Tuileries,  il  irait  à  l'Hôtel-de- 
Ville  pour  assister  à  la  séance  du  conseil  munici- 
pal dont  il  est  mcmbi'e. 

.  "Je  n'ai  rien  inventé;  il  n'est  pas  à  Paris  un 
seul  magasin  de  quelque  importance  dont  l'exis- 
tence n'expose  ainsi  dans  ses  phases  diverses  l'his- 
toire de  notre  commerce  ;  la  boutique  d'abord 
si  dédaignée,  aujourd'hui  si  exaltée  ,  a  discrète- 
ment reçu  et  réiléchi  les  impressions  de  tous  les 
temps  et  de  tontes  les  circonstances.  Si  je  reve- 
nais au  monde  après  une  léthargie  d'un  siècle  , 
pour  connaître  bien  et  prompleuicnt  l'état  de  la 
société,  c'est  la  physionomie  industrielle  que  je 
consulterais  d'abord;  c'est  d'elle  seule  qu'on  peut 
dire  avec  quelque  chance  de  vérité  qu'elle  est 
l'expression  de  la  société.  » 

Eugène  Bdiffault. 
(Le  Temps.) 


UN  ENNEMI  SECRET. 


I. 

J'avais  vingt  ans,  une  belle  fortune  dont  j'étais 
le  maître  absolu ,  des  chevaux  que  l'on  m'enviait, 
et,  fort  amoureux  d'une  des  actrices  de  Paris  la 
plus  à  la  mode  ,  je  croyais  pieusement  à  la  ten- 
dresse qu'elle  voulait  bien  me  jurer.  Or,  vous  le 
voyez ,  c'était  une  heureuse  existence  que  la 
mienne,  et  dans  laquelle  l'amour-propre  surtout 
avait  large  satisfaction  ;  aussi  m'étais-je  parfaite- 
ment habitué  à  cette  douce  pensée  que  la  fortune 
me  traitait  en  enfant  chéri ,  et  je  me  laissais  ber- 
cer dans  ses  bras. 

Un  jour,  j'eus  une  grande  joie  :  Gaston,  mon 
cheval  favori ,  l'emporta  au  Champ-de-Mars  sur  le 
coureur  de  lord  Altfort,  qui  n'avait  jamais  été 
vaincu.  11  y  avait  eu  course,  prix  royal,  que  sais- 
je  ?  Et  à  cette  époque,  où  le  maquignonnage  n'é- 
tait pas  encore  devenu  la  fureur  universelle,  c'était 
une  véritable  solennité  pour  toute  notre  jeunesse. 
Jamais  triomphateur  traînant  à  sa  suite  les  royau- 
tés vaincues  etinchaînées  ne  fut  plus  fier  en  mon- 
tant les  marches  du  Capitole,  que  je  ne  l'élaisen 
recevant  dans  mon  salon  de  Paris  les  amis  que 
j'avais  conviés  pour  célébrer  ce  mémorable  évé- 
nement, lis  étaient  là  tous  ,  et  nous  n'attendions 
plus,  pour  que  la  fête  fût  complète,  que  la  sou- 
veraine adorée  qui  devait  en  faire  les  honneurs  ; 
mais  l'heure  avait  sonné,  elle  était  passée  depuis 
longtemps, et  Zélia  n'arrivait  pas. 

—  Tu  es  trahi ,  Maurice ,  et  ta  ligure  ressem- 
ble déjà  prodigieusement  à  celle  d'un  amant  con- 
gédié, me  disait  en  riant  Edouard  ,  mon  plus  an- 
cien camarade  et  le  conOdent  obligé  de  mes  folies. 

—  Moi  trahi  !  trahi  par  elle ,  répondis-je,  m'ef- 


forrant  de  dissimuler  l'inquiétude  qui  malgré  moi 
me  dévorait.  Jamais,  jamais!  AUonsdonc,  mes- 
sieurs, notre  bonne  humeur  doit-elle  s'enfuir  de- 
vant le  caprice  d'une  femme ,  et  ne  connaissez- 
vous  pas  ces  mille  riens  importans  qui  les  retar- 
dent sans  cesse  à  leur  toilette?...  A  table  !  et  vive 
la  gaîté,  le  Champagne  et  mes  amours  !...  Zélia 
viendra. 

—  Madame  Zélia  ne  peut  venir,  et  voici  une 
lettre  pour  monsieur,  dit  un  domestique  qui  en- 
trait en  ce  moment. 

—  Ah!  des  excuses  !  voyons  les  excuses  ,  s'é- 
crièrent-ils tous  d'une  voix ,  et  je  décachetai  en 
tremblant  un  billet  ainsi  conçu  : 

"  On  m'apporte  à  l'inslant,  mon  ami,  un  écrin 
»  de  10,000  francs  de  la  part  d'une  personne  qui 
»  me  fait  les  offres  les  plus  brillantes  à  la  seule 
»  condition  que  je  ne  vous  reverrai  pas.  Vous 
»  savez,  hélas!  quelles  folles  dépenses  j'ai  faites 
'1  celte  année  et  combien  je  suis  gênée.  La  rai- 
"  son  m'oblige  donc  à  accepter  ce  qui  est  pour 
»  mon  cœurun  bien  douloureux  sacrifice.  Plaignez- 
»  moi,  Maurice,  et  gardez-moi  un  souvenir. 

i>  Zki.i.\.  1) 

—  Oh  !  qu'est-cela,  grand  dieu  !  dis-je,  en  lais- 
sant tomber  ce  papier  maudit. 

—  Mais  c'est  tout  simplement  un  congé  en 
bonne  forme,  me  répondit-on. 

Ces  mots  me  rappelèrent  la  situation  ridicule 
dans  laquelle  je  me  trouvais  alors ,  blessé  dans 
mon  orgueil  par  les  rires  étouffés ,  les  sarcasmes 
à  demi-voix  que  l'on  échangeait  autour  de  moi. 

—  Messieurs,  m'écriai-je,  en  relevant  fière- 
ment la  tète,  ne  croyez-vous  pas  que  je  mourrai 
de  désespoir  d'un  pareil  abandon?  Une  femme 
perdue  devait  ce  soir  vous  offrir  à  souper.  Veuillez 
revenir  dans  un  mois  à  pareil  jour  et  c'est  une 
jeune  fille  pure  et  sainte  qui  vous  recevra,  ni  vous 
ni  moi  n'aurons  perdu  à  cet  échange. 

—  Es-tu  fou,  Maurice?  que  veux-tu  dire?  de- 
manda Edouard. 

—  Je  veux  dire  qu'un  amour  indigne  sera  rem- 
placé par  un  amour  meilleur,  et  j'engage  ici  ma 
parole  de  gentilhomme  qu'avant  un  mois  cette 
femme  que  vous  avez  tant  admirée  au  Champ-dc- 
Mars  sera  ma  maîiresse. 

—  Mon  cher,  je  vous  parie  cinquante  louis  que 
cela  ne  sera  pas ,  dit  avec  un  dédaigneux  sang- 
foid  le  jeune  comte  de  B.  Celte  belle  enfant ,  si 
jolie  et  si  timide  au  bras  de  sa  mère  ,  appartient , 
j'en  suis  sûr,  à  la  bourgeoisie  parisienne  :  c'est  la 
lille  de  quelque  honnête  marchand  du  quartier 
Saint-Denis,  et  ces  vertus-là  ne  s'enlèvent  pas  d'as- 
saut, croyez-moi. 

—  C'est  possible,  répliquai-je  ;  mais  ces  vertus- 
là  cèdent  comme  les  autres  à  qui  sait  se  faire  ai- 
mer, et  je  tiens  le  pari. 

—  Bravo  !  .Maurice ,  bravo  !  s'écria-t-on  de 
toutes  parts  ;  buvons  à  l'oubli  du  passé  et  à  votre 
nouvelle  dame  ! 

—  A  elle  !  répondis-jc  en  élevant  mon  vcrro. 

II. 

Trois  semaines  environ  après  celle  soirée  où 
l'honneur  d'une  femme  avait  été  marchandé  et 
estimé  cinquante  louis  par  deux  enfans  à  moiiié 
ivres,  je  courais  fou  d'amour  et  de  joie  à  un  pre- 
mier rendez-vous.  Vingt  lellros  étalent  restées 
sans  réponse  ;  mais  à  force  d'or  cl  surtout  de  pro- 


messes pour  le  bonheur  de  sa  maîtresse  ,  j'étais 
parvenu  à  gagner  la  vieille  servante  de  Louisa,  et 
cette  digne  femme  ,  qui  ne  voyait  en  tout  cela 
que  l'espoir  d'une  grande  fortune  et  d'un  titre  de 
baronne  pour  celle  qu'elle  appelait  sa  fille,  avait 
plaidé  la  cause  de  ma  passion.  Grâce  à  elle ,  j'a- 
vais vu  bien  souvent  une  tète  d'ange  se  glisser 
radieuse  entre  les  rideaux  de  mousseline  d'une 
des  étroites  fenêtres  du  Paris  industriel;  grâce  à 
elle  on  m'avait  regardé,  on  m'avait  souri,  et,  le 
cœur  aidant,  j'allais  être  reçu  enfin. 

Messieurs,  êles-vous  jamais  entré  dans  une 
chambre  de  jeune  fille,  le  soir  alors  qu'elle  vient 
de  la  quitter  pour  aller  chercher  les  baisers  de 
sa  mère  ?  Avez-vous  entendu  la  voix  de  celle  qui 
vous  a  secrètement  introduit,  vous  dire  bien  bas  : 
Attendez  ,  prenez  patience  ,  elle  va  revenir. 
Puis,  resté  seul  dans  ce  templt;  mystérieux,  avez- 
vous  senti  vos  désirs  d'amant  se  purifier  et  s'é- 
teindre sous  cette  atmosphère  de  pudeur  virgi- 
nale, et  détourné  la  tête  pour  ne  pas  souiller  d'un 
regard  ce  petit  lit  tout  blanc  que  protège  une 
image  de  la  Vierge  et  le  rameau  bénit  ?  Oh  !  c'est 
un  instant  d'ineffable  et  pur  bonheur  que  celui-là  ! 
une  heure  dans  la  vie  où  le  temps  devrait  faire 
halle  !  La  présence  même  de  la  femme  adorée  ne 
vaut  pas  celle  délicieuse  attente  ! 

Le  bruit  d'une  porte  qui  s'ouvrait  doucement, 
le  frôlement  d'un  tablier  de  soie  me  tirèrent  de 
ma  rêverie.  Elle  étîit  près  de  moi  toute  pâle  et 
tremblante  la  naïve  et  belle  enfant,  et  je  tombai  à 
ses  genoux  en  m'écriant  ; 

—  Pardonnez-moi  !  pardonnez-moi  ! 

Ces  mois,  c'était  le  cri  de  ma  conscience,  l'ex- 
pression des  remords  qui  me  torturaient  l'âme  , 
car  je  subissais  l'ascendant  du  bien  sur  le  mal,  (îe 
la  vertu  sur  les  vices  hrillans  du  monde  ,  et  en 
présence  de  ce  voile  d'angélique  pureté  qui  enve- 
loppe une  fille  de  seize  ans,  j'eus  honte  de  l'abo- 
minable projet  qui  m'avait  amené  là!  Mais  elle, 
qui  ne  pouvait  comprendre  mes  paroles ,  répon- 
dit doucement  : 

—  C'est  moi,  Maurice,  qui  ai  besoin  de  par- 
don. Je  fais  mal  en  vous  recevant  ainsi ,  puisque 
je  le  cache  à  ma  mère...  Oh  !  oui,  bien  mal;  et 
elle  fondit  en  larmes. 

J'employai  alors  pour  la  r.issurer  tout  ce  que 
mon  cœur  put  me  fournir  de  ruses  gracieuses , 
de  paroles  caressantes. 

—  Que  craignez-vous  près  de  moi,  ma  Louisa 
bien  aimée,  lui  dis-je?  N'êtes-vous  pas  un  an^c 
que  je  révère,  et  dont  je  n'oserais  baiser  le  bas 
de  la  robe  blanche...  Laissez-moi  donc  être  heu- 
reux à  vos  pieds,  heureux  comme  je  ne  le  fus  ja- 
mais, et  ne  pleurez  pas...  Oh!  ne  pleure  pas, 
car  tu  es  belle  à  me  rendre  fou,  et  je  t'aime  tant  ! 

Puis  ses  joues  devinrent  moins  pâles;  elle  osa 
poser  ses  petites  mains  dans  les  miennes,  peu  à 
peu  elle  retrouva  son  charmant  babil,  et  nous 
courions  tous  deux  à  periire  baleine  dans  les 
vastes  champs  de  l'avenir  cl  de  l'espérance,  quand 
la  vieille  Catherine  vint  m'avcrtir  qu'il  fallait  me 
retirer. 

—  A  demain,  chère  amie,  dis-je  en  partaol. 

—  A  demain,  murmura-t-clle. 

Et  le  lendemain  ,  je  retrouvai  ce  même  bon- 
heur qui  m'avait  enivré  la  veille,  cl  comme  un  in- 
sensé, je  pris  mon  ctrur  à  deux  mains  pour  le  je- 
ter aux  chances  de  cet  amour  si  frais,  si  jeune  et 


—  74  ~ 


qui  resscmblaii  si  peu  à  ce  que  jusqu'alors  j'avais 
appelé  de  ce  nom  ! 

Quelques  jours  s'étaient  écoulés  ainsi ,  pendant 
lesquels  j'avais  oublié  tout  ce  qui  n'était  pas  elle  , 
lorsqu'un  matin  on  m'annonça  uu  M.  Bernard , 
qui  insistait  pour  me  parler  immédiatement. 

—  Faites  entrer,  répondis-je,  fort  troublé,  car 
ce  nom  était  celui  du  père  de  Louisa,  et  cette  ma- 
tinale visite  ne  me  présageait  rien  de  bon. 

—  Monsieur  ,  me  dit-il  après  s'être  recueilli 
quelques  instans,  vous  aimez  ma  lille  et  elle  vous 
aime,  je  le  sais  ;  mais  comme  vous  êtes,  je  veux 
le  croire,  un  homme  d'honneur  et  de  courage,  je 
viens  vous  dire  que  ma  fille  ne  peut  vous  appar- 
tenir et  qu'elle  est  perdue  pour  vous. 

—  Perdue  pour  moi  !  Louisa  ,  ra'écriai-je  !  Oh  ! 
monsieur,  cela  ne  peut  être...  je  suis  libre,  je 
suis  riche,  et  dussé-je  lui  offrir  mon  nom,  elle 
sera  à  moi...  Dites ,  monsieur,  m'acceptez-vous 
pour  votre  gendre  ? 

—  Non,  monsieur  le  baron,  répondit-il  en  s'in- 
dJnant  et  avec  un  imperceptible  sourire  ;  non , 
parce  qu'à  l'heure  qu'il  est,  ma  fllle  est  la  femme 
d'un  autre. 

—  Cela  n'est  pas,  dis-je  en  me  levant  furieux , 
rétractez  cette  parole,  monsieur  :  cela  n'est  pas, 
car  elle  m'aime  ! 

—  Calmez-vous,  reprit-il,  calmez-vous  et  écou- 
tez-moi ! 

Et  sans  plus  paraître  faire  attention  à  l'atroce 
douleur  qu'il  m'avait  apportée,  il  continua  lente- 
ment en  appuyant  sur  chaque  mot  : 

—  Je  ne  suis  pas  noble  comme  vous  ,  monsieur 
le  baron  ;  je  suis  tout  simplement  un  honnête  né- 
gociant qui  mourrait  plutôt  que  de  déshonorer 
son  nom  ,  qui  aurait  tué  celui  qui  voulait  désho- 
norer sa  fdie.  Eh  bien  !  il  y  a  dix  jours ,  une  voi- 
lure magnifique  s'est  arrêtée  à  ma  porte;  un 
homme  jeune  et  fort  beau  en  est  descendu  ,  et 
voici  ce  que  m'a  dit  ^cet  homme  :  La  maison  X. 
et  C* ,  avec  laquelle  vous  êtes  lié  d'intérêt ,  va 
vous  entraîner  dans  sa  faillite  et  vous  serez  ruiné. 
Le  baron  Mauricede  R...  fait  la  cour  à  votre  fille; 
il  s'en  fera  aimer  certainement  et  il  a  parié  cin- 
quante louis  que  le  28  de  ce  mois  elle  ferait  les 
honneurs  d'un  souper  qu'il  donne  à  ses  amis.  Vo- 
tre fille  sera  perdue. 

Je  vous  apporte  100,000  fr.  avec  lesquels  vous 
allez  arranger  vos  aû'aires  et  entreprendre  tout 
ce  que  bon  vous  semblera.  Je  ne  vous  lesdeman- 
derai  jamais ,  et  vous  ne  me  les  rendrez  que  le 
jour  où  vous  en  serez  embarrassé  ;  mais  en  échange 
de  ce  service,  j'ai  des  conditions  à  vous  imposer, 
et  les  voici  :  Vous  ne  surveillerez  en  rien  votre 
fille ,  il  faut  qu'elle  agisse  seule  et  libre  pour 
que  le  baron  de  R.  se  croie  sûr  de  son  amour  ; 
mais  vous  allez  tout  de  suite  lui  chercher  un  mari 
à  votre  convenance,  à  la  sienne,  si  c'est  possible; 
vous  remplirez,  sans  lui  en  parler,  les  formalités 
nécessaires,  de  manière  à  ce  que  tout  soit  prêt 
pour  la  cérémonie.  Le  28,  à  six  heures  du  matin, 
emmenez-la  à  la  campagne ,  faites  ce  que  vous 
voudrez;  son  obéissance  ne  me  regarde  pas.  Seu- 
lement j'exige  que  ce  même  jour,  à  midi  au  plus 
tard,  vous  alliez  dire  au  baron  Maurice  :  Louisa 
est  mariée,  et  vous  ne  la  re  verrez  jamais  !  J'exige 
encore  que  vous  lui  rendiez  un  compte  exact  de 
ma  visite,  afin  qu'il  sache  bien  que  c'est  seu- 
lement la  volonté  d'un  homme  qui  s'est  placée 


entre  lui  et  celle  qu'il  aimait.  Me  donnez-vous 
votre  parole  d'honneur  qu'il  sera  fait  ainsi  que 
je  le  désire  ?....  J'ai  juré,  monsieur,  vous  le  pen- 
sez bien,  et  cet  être  inconcevable  est  parti) sans 
vouloir  entendre  un  seul  mot  de  reconnaissance, 
sans  vouloir  m'apprendrc  son  nom  ! 

—  Oh  !  cet  homme  !  cet  homme  qui  me  tue  vo- 
lontairement, où  est-il  ?. . .  qui  est-Il  ?  demandai- 
je  dans  une  rage  indicible. 

—  Je  ne  sais  rien  de  plus,  répondit  M.  Ber- 
nard ;  un  léger  accent  et  la  gravité  de  son  main- 
tien m'ont  fait  supposer  qu'il  était  Anglais,  mais 
je  n'en  ai  pas  la  certitude...  Quel  qu'il  soit,  ajou- 
ta-t-il  en  se  levant,  c'est  le  bon  ange  de  ma  fa- 
mille, et  j'ai  rempli  ses  ordres Adieu,  mon- 
sieur le  baron  ,  ma  fille  sera  heureuse;  oubliez- 
la  ! 

Les  quelques  heures  qui  suivirent  celte  étrange 
vis,' Je  furent,  je  le  crois,  les  plus  douloureuses  de 
ma  vie.  J'aimais  profondément  cette  femme  que 
l'on  arrachait  à  mon  amour  ;  puis  tout  cela  était 
si  imprévu,  si  inoui,  que  ma  pauvre  tête  se  per- 
dait dans  d'inextricables  conjectures.  Quel  était 
donc  cet  ennemi  acharné  et  si  puissant  qu'il  pou- 
vait disposer  d'une  fortune  pour  m'enlever  ma 
maîtresse?  Etait-ce  lui  déjà  que  j'avais  rencontré 
sur  ma  route,  et  devais-je  l'y  retrouver  encore  ? 
—  Je  parcourais  à  grands  pas  mon  appartement 
en  prononçant  d'incohérentes  paroles  ;  j'accusais 
tour  à  tour  le  ciel  et  l'enfer,  quand  un  éclat  de 
rire,  parti  à  mes  côtés,  me  fit  brusquement  retour- 
ner. 

—  Par  Dieu,  moucher,  me  dit  le  comie  de  P. , 
car  c'était  lui,  sont-ce  les  apprêts  du  souper  de 
ce  soir  qui  vous  mettent  en  si  grande  agitation  ? 
Pour  ma  part,  j'ai  pensé  qu'il  était  de  bonne  com- 
pagnie de  venir  m'informer  d'avance  si  j'étais 
assez  heureux  pour  vous  devoir  les  cinquante  louis 
en  question;  card'honneui'cene  serait  pas  payer 
trop  cher  le  plaisir  de  revoir  ces  grands  yeux  noirs 
que  je  n'ai  pu  oublier...  Mais  qu'avez- vous  donc! 
Maurice?  ajouta-t-il  plus  sérieusement  et  remar- 
quant enfin  l'état  d'horrible  souffrance  dans  lequel 
j'étais  plongé. 

Sans  lui  répondre,  je  courus  à  mon  secrétaire  ; 
je  chargeai  mes  poches  de  tout  l'argent  qui  s'y 
trouvait  et  jetant  à  ses  pieds  un  sac  de  cinquante 
louis  : 

—  Dites-leur,  s'ils  viennent  ce  soir,  m'écriai-jc, 
que  je  suis  un  homme  déshonoré....  Elle  est  ma- 
riée ;  j'ai  perdu  et  je  pars...  Adieu  !  Il  voulut  me 
retenir  ;  mais  je  m'élançai  dehors  comme  un  fou , 
et  deux  heures  après  j'avais  quitté  Paris. 

L'impression  que  me  laissa  celte  bizarre  aven- 
ture fut  profonde  et  douloureuse  ;  j'avais  été  tou- 
ché au  cœur,  et  craignant  à  chaque  pas  de  ren- 
contrer dans  les  hasards  de  la  vie  quelque  chose 
qui  vînt  raviver  ma  blessure ,  je  vivais  seul  et  re- 
plié sur  moi-même.  Trois  années  se  passèrent 
pendant  lesquelles  je  voyageai  presque  continuel- 
lement; mais  à  la  fin,  celte  sorte  d'instinct  qui 
nous  ramène  toujours  aux  lieux  où  nous  avons 
longtemps  vécu ,  cet  amour  que  nous  gardons 
tous  au  fond  de  l'âme  pour  le  sol  qui  nous  a  vus 
naître,  l'emportèrent.  Cependant,  je  rentrai  en 
France,  et  j'allai  m'en  fermer  dans  le  vieux  château 
que  m'avait  laissé  mon  père ,  là  où  petit  enfant 
j'avais  passé  de  si  heureux  jours.  Je  ne  lardai  pas 
à  rencontrer  tantôt  à  la  chasse  >  tantôt  dans  mes 


longues  promenades,  un  de  mes  voisins  de  cam- 
pagne, le  marquis  de  N.  C'était  bien  le  plus  ado- 
rable vieillard  que  l'on  se  puisse  imaginer,  sévère 
pour  lui-même  parce  que  sa  vie  avait  été  irrépro- 
chable, mais  indulgent  aux  fautes  d'autrui ,  com- 
patissant à  toutes  les  erreurs,  à  toutes  les  fai- 
blesses, comprenant  tout  excepté  le  mensonge  et 
l'oubli  de  la  foi  jurée.  Je  me  pris  d'une  affliction 
presque  filiale  pour  cet  excellent  homme,  et  bien- 
tôt il  y  eut  entre  nous  un  échange  de  visites  pres- 
que journalier.    M,  de  N.  avait  près  de  lui  une 
nièce  bien-aimée ,  la  fille  de  son  frère  mort  de- 
puis long-temps ,  et  il  était  plus  qu'un  père  pour 
cette  Julie  Cassilda,   doux  et  charmant  rayon  qui 
jetait  avant  de  s'éteindre  l'astre  de  leur  antique 
famille.   Il  me  présenta  à  elle  comme  un  jeune 
compagnon  qui  allait  égayer  sa  solitude.  Il  nous 
dit  de  chanter  ensemble  pour  lui  plaire,  de  sortir 
ensemble   avec  mes  pinceaux  pour  chercher  de 
beaux  sites  et  de  grandes  inspirations;  et  moi,  s 
isolé  quelques  jours  plutôt,  je  retrouvai  près  d'eux 
toutes  les  joies  du  foyer  de  famille. 

—  Mon  vieil  ami ,  dis-je  un  jour  au  marquis  , 
me  trouvez-vous  digne  de  votre  Cassilda  ?  Voulez- 
vous  me  la  donner  pour  épouse,  voulez-vous  que 
nous  soyions  deux  désormais  à  vous  aimer  et  à 
vous  bénir  ? 

—  Vous  avez  deviné,  mon  enfant,  répondit-il , 
le  plus  cher  de  mes  vœux,  et  Dieu  sait  avec  quelle 
sainte  confiance  je  vous  remettrai  le  soin  du  bon- 
heur de  ma  nièce;  mais  vous  aime-t-elle? 

—  Je  n'en  sais  rien ,  balbuiiais-je ,  en  baissant 
la  tête  ;  je  l'ai  espéré  quelquefois ,  mais  sans  ja- 
mais oser  le  lui  demander. 

Il  fit  appeler  mademoiselle  de  P...,  et  quand 
elle  fut  là,  près  de  nous ,  toute  folle  et  rieuse  : 

—  Ecoute  ,  Cassilda ,  lui  dit-il ,  voilà  notre 
Maurice  qui  trouve  que  nous  ne  l'aimons  pas  assez, 
qu'il  passe  trop  d'heures  éloigné  de  nous...  En 
un  mot,  Maurice  veut  être  de  la  famille,  et  il  ré- 
clame l'honneur  de  te  nommer  sa  femme...  Tu 
sais  avec  quel  bonheur  je  verrais  cette  union , 
mais  l'aimes-tu ,  chère  fille ,  c'est  toi  qui  dois  ré- 
pondre. 

Le  visage  si  frais  et  si  rose  de  Cassilda  pâlit 
légèrement,  et  croisant  les  bras  sur  sa  poitrine, 
elle  parut  se  recueillir  pendant  quelques  instans 
avant  de  prononcer  Un  mot  qui  allait  enchaîner 
sa  vie;  mais  elle  se  leva  enfin,  et  me  présentant 
sa  main  : 

—  Maurice ,  me  dit-elle ,  je  ne  sais  trop  pour- 
quoi vous  voulez  changer  votre  titre  de  frère 
contre  celui  de  mari.  J'étais  bienheureuse  entre 
vous  deux  et  il  me  semblait  que  nous  devions 
toujours  vivre  ainsi  ;  mais  puisque  vous  ne  pen- 
sez pas  comme  moi ,  puisque  mon  oncle  approuve 
vos  projets ,  eh  bien  !  prenez  ma  main  ,  car  vous 
savez  qu'après  lui  vous  êtes  ce  que  j'aime  le  mieux 
au  monde. 

Je  la  remerciai  à  genoux ,  sans  comprendre 
que  cet  aveu  si  naïf  n'était  pas  de  l'amour;  d'ail- 
leurs moi-même  j'avais  attaché  à  ce  mariage  non 
pas  les  rêves  diamantés  d'une  passion  de  jeune 
homme ,  mais  toutes  les  espérances  d'une  vie  obs- 
cure et  calme  ,  telle  que  seule  je  la  désirais ,  et 
Cassilda  devint  ma  femme. 

La  première  année  de  notre  union  fut  paisible 
et  presque  heureuse  ;  mais  à  cette  époque  un 
grand  malheur  vint  nous  accabler,  ce  fut  la  mort 


~  75  — 


de  celui  que  nous  appelions  notre  père.  Cassilda , 
qui  depuis  quelque  temps  déjà  était  devenue  mé- 
lancolique et  grave ,  de  joyeuse  enfant  qu'elle 
était  autrefois,  Cassilda  fut  cruellement  frappée 
par  cette  allliction.  Mes  soins  de  tous  les  moraens, 
ma  tendresse  idolùtre  ,  ne  pouvaient  rien  contre 
le  mal  intérieur  qui  semblait  miner  son  existence. 
Elle  faisait  de  longues  promenades  dans  lesquel- 
les nul  n'avait  le  droit  de  la  suivre.  Elle  rentrât 
pfde  et  émue  ,  s'enfermait  dans  son  appartement 
dont  elle  me  refusait  l'entrée  ;  puis  tout  à  coup , 
comme  si  elle  obéissait  à  la  voix  d'un  remords , 
elle  tombait  dans  mes  bras  baignée  de  larmes,  et 
m'accablait  de  caresses  conv^ilsives. 

Les  mois  s'écoulaient  sans  apporter  aucun 
changement  à  cet  état  maladif  qui  me  mettait  au 
désespoir.  Alors  un  médecin  que  je  Os  appeler 
me  conseilla  les  distractions  et  le  bruit  du  monde. 

—  Conduisez  Mme  la  baronne  à  Paris,  me  dit- 
il  ;  donnez  des  fêtes ,  fatiguez-là  de  plaisirs  :  elle 
est  si  jeune  et  si  belle  que  l'admiration  des  hom- 
mes formera  sur  ses  pas  un  concert  de  louanges , 
et,  croyez-moi,  bien  des  douleurs  s'endorment 
au  bruit  de  celte  enivrante  musique. 

Il  avait  raison  peut-être ,  le  docteur  ;  mais  Cas- 
silda refusa  absolument,  ne  voulant  sous  aucun 
prétexte  quitter  le  coin  de  terre  où  elle  avait 
passé  sa  vie,  et  je  revins  encore  une  fois  à  mon 
vieux  médecin. 

—  Eh  bien  !  dit-il ,  si  elle  ne  veut  pas  vous 
suivre  à  Paris ,  forçez-la  à  se  sacrifler  pour  vous 
ici.  Je  sais  de  bonne  part  qu'il  va  y  avoir  un 
changement  à  notre  préfecture.  Partez ,  monsieur 
le  baron  ;  allez  solliciter  cette  place  que  l'on  doit 
accorder  à  votre  nom,  à  votre  fortune,  à  votre 
influence  dans  le  pays.  Vous  direz  à  votre  femme 
que  l'inaction  dans  laquelle  vous  vivez  ne  saurait 
convenir  plus  long-temps  à  un  homme  de  votre 
âge,  que  vous  voulez  servir  votre  pairie,  que 
vous  devez  le  concours  de  vos  talens  et  de  vos 
lumières  à  la  mère  commune  ;  que  sais-je  moi  ! 
Vous  lui  direz  tous  les  lieux  communs  qui  se  dé- 
bitent en  circonstance  pareille.  Mme  la  baronne 
sentira  que  son  devoir  d'épouse  est  de  courber 
la  tête  sous  votre  volonté.  Et  que  diable  !  il  fau- 
dra bien  après  tout  que  la  femme  de  notre  préfet 
fasse  les  honneurs  de  sa  maison  !  Or,  quand  elle 
aura  passé  quinze  jours  seulement  tout  occupée 
de  bals ,  de  toilette  et  de  visites ,  quand  elle  sera 
fière  de  sa  beauté  qu'elle  ignore ,  je  me  trompe 
fort  ou  nous  la  reverrons  bientôt  plus  fraîche  et 
plus  gaie  que  jamais. 

—  Oh  !  vous  êtes  mon  génitf  protecteur,  m'é- 
criai-je  en  serrant  les  mains  de  ce  digne  homme. 

Et  le  lendemain  je  roulais  sur  la  route  de  la 
capitale.  A  peine  arrivé  j'écrivis  au  ministre  de 
Tintérieur,  qui  heureusement  était  quelque  peu 
mon  parent ,  et  lui  demandai  une  audience  qui 
me  fut  aussitôt  accordée. 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez  sera  fait ,  mon 
cher,  me  dit-il,  lorsque  je  lui  eus  exposé  le  mo- 
tif de  ma  visite  ;  ou  je  n'ai  aucun  pouvoir ,  ou 
vous  serez  préfet;  re\T3nez  me  voir  dans  trois 
jours. 

Trois  jours  après,  la  tête  toute  pleine  de  rêve- 
ries ambitieuses,  j'entrais  encore  dans  le  cabinet 
de  S.  Exe.  ;  mais  cette  fois ,  au  lieu  des  paroles 
bienveillantes  qui  m'avaient  accueilli  d'abord ,  je 
trouvai  des  formes  cércmouicuscs,  uuu  diguitc 


glaciale ,  et  avant  d'avoir  entendu  un  mot ,  je  sen- 
tis que  tout  était  perdu. 

—  Baron  de  R.,  me  dit  le  ministre,  je  ne  veux 
pas  me  servir  pour  vous  d'une  de  ces  phrases 
toutes  faites  que  nous  adressons  aux  solliciteurs 
malheureux.  Je  suis  votre  ami,  votre  parent,  et 
je  vous  dois  la  vérité.  On  m'a  envoyé  de  très 
haut  lieu  l'ordre  exprès  de  ne  pas  vous  laisser  es- 
pérer la  préfecture  de  M...  Vous  avez  un  ennemi 
dans  le  inonde ,  assurément ,  et  il  est  assez  fort 
pour  que  ce  soit  folie  de  vouloir  lutter  avec  lui. 
J'ai  cherché  à  savoir  d'où  cette  réprobation  pou- 
vait venir;  on  a  murmuré  quelques  mots  de  l'am- 
bassade anglaise;  mais  je  n'ai  rien  appris  de  po- 
sitif, rien  vraiment  si  ce  n'est  que  le  chemin  du 
pouvoir  vous  sera  fermé  par  quelque  côté  que 
vous  essayiez  de  l'atteindre.  Retournez  donc,  mon 
cher,  à  votre  vie  de  famille,  elle  est  préférable, 
d'ailleurs ,  je  vous  le  jure  ,  au  tourbillon  d'intri- 
gues sans  fin  dans  lequel  nous  sommes  lancés,  et 
quelle  que  soit  ma  bonne  volonté  je  suis  trop  ché- 
tif  pour  pouvoir  vous  être  du  moindre  secours. 

Puis  son  evcellence  se  leva,  me  congédia  d' un 
froid  salut  et  tout  fut  dit. 

J'eus  besoin  alors  d'appeler  à  moi  tout  ce  que 
le  ciel  m'avait  donné  de  courage  et  de  philoso- 
phie pour  ne  pas  chercher  jusque  dans  les  moin- 
dres coins  de  ce  Paris  infernal  l'être  inconnu  qui 
me  poursuivait  ainsi  de  sa  vengeance  ou  de  sa 
haine;  mais  le  souvenir  de  Cassilda,  de  ce  que 
je  devais  à  son  état  de  souffrance ,  l'emporta  sur 
les  pensées  mauvaises,  et  bien  convaincu  qu'à  ses 
côtés,  en  me  dévouant  pour  elle,  je  retrouverais 
assez  de  bonheur  pour  oublier  le  reste  du  monde, 
je  ne  pensai  plus  qu'à  hâter  le  moment  qui  devait 
nous  réunir. 

Je  me  mis  en  route  par  un  beau  temps  du  mois 
de  septembre ,  et  après  avoir  couru  la  poste  toute 
la  nuit ,  j'arrivai  près  de  ma  demeure  vers  le  soir 
du  second  jour.  Bien  des  fois ,  dans  mes  prome- 
nades, nous  avions  admiré, Cassilda  etmoi,  l'aspect 
poétique  et  pittoresque  de  ce  château  des  temps  an- 
ciens, éclairé  par  les  derniers  rayons  du  soleil  cou- 
chant; bien  des  fois  sur  ce  chemin  que  je  parcou- 
rais seul  maintenant ,  je  l'avais  trouvée  à  mon  re- 
tour de  la  chasse  lorsqu'elle  venait  toute  joyeuse 
à  ma  rencontre;  et  dominé  par  ces  souvenirs.  Je 
penchai  ma  tète  à  la  portière  pour  voir  si  je  n'a- 
percevrais pas  au  loin  le  bord  de  sa  robe  ou  son 
voile  de  gaze  verte  ;  mais  le  chemin  était  désert  et 
tout  fermé  là  bas  comme  en  l'absence  des  maî- 
tres. 

—Avancez,  avancez  donc,  criai-je  au  postillon, 
tandis  que  mon  cœur  se  brisait  dans  une  inexpri- 
mable angoisse. 

La  grande  grille  tourna  sur  ses  gonds,  le  con- 
cierge et  les  domestiques  s'avancèrent  pour  me 
recevoir. 

—  Ma  femme  est-elle  malade?....  Pourquoi 
n'cstelle  pas  ici'.'  demandai-je,  respirant  à  peine. 

Ces  gens  se  regardaient  dans  un  muet  étonne- 
ment;  mais  enfin  Joseph,  mon  valet  de  chambre, 
se  détacha  du  cercle,  et,  venant  à  moi  : 

—  Madame  la  baronne  est  absente  depuis  deuv 
jours,  dit-il;  monsieur  ne  le  sait-il  pas?  Voilà  une 
lettre  qu'elle  ma  chargé  de  lui  remettre. 

Ce  billet  ne  contenait  que  ces  mots  : 

«Je  pais,  il  le  vcui  cl  je  u'ai  pas  la  force  de 


lui  résister  !.,.  Oubliez  moi,  Maurice J'ai  tant 

souffert!  Ne  me  maudissez  pas  !■> 

Eh  bien  !  messieurs,  continua  Maurice,  après 
un  silence  que  pas  un  de  nous  n'avait  osé  inter- 
rompre; eh  bien!  cette  histoire  n'est-elle  pas  bi- 
zarre, qu'en  dites-vous?  Oliij'ai  bien  accusé  le 
ciel,  j'ai  bien  pleuré,  j'ai  bien  couru  par  tout  le 
monde,  en  demandant  où  était  ma  femme  que  l'on 
m'avait  arrachée  !....  Mais  il  y  a  cinq  ans  que  ces 
événemens  sont  passés;  depuis  ce  temps,  j'ai 
retrouvé  du  courage,  et  j'ai  apprisà  vivre  seul.... 
oui,  bien  seul  ;  qui  oserais-je  aimer  maintenant  ! 
et  si,  pour  tromper  mon  cœur,  je  voulais  occu- 
per mon  esprit,  que  puis-je  faire  :  tout  ce  que  je 
touche  ne  se  briset-il  passons  mes  doigts? 

La  tête  du  conteur  sinclina  sur  sa  poitrine,  et 
il  tomba  dans  une  profonde  méditation. 

Au  moment  même  un  homme  entra  dans  l'ap- 
partement où  cette  iriste  histoire  m'était  contée. 

—  Comte  de  U...,  dit-il,  au  malheureux  qui 
pleurait,  la  tète  cachée  dans  ses  mains  ;  votre 
ennemi,  le  voici  !  Je  suis  le  lord  Alford,  le  vaincu 
du  Champ-de-Mars. 

—  Malheureux,  s'écria  le  comte  de  R....,  pour 
une  futile  victoire,  vous  avez  trois  fois  brisé  mon 
cœur,  votre  orgueU  s'est  acharné  à  ma  perte? 
C'est  vous  qui  m'avez  enlevé  Zélia? 

—  Oui. 

—  Qui  avez  empêché  mon  mariage  avec  la  fille 
de  M.  Bernard  ? 

—  C'est  moi-même. 

—  \'ous  qui  m'avez  enlevé  ma  femme,  ma  Cas- 
silda, mon  bonheur? 

—  Oui,  répondit  gravement  l'Anglais,  dont  la 
figure  altérée  prouvait  les  souffrances;  oui,  je 
vous  ai  ravi  la  danseuse,  j'ai  éloigné  de  vous  la 
fille  de  Bernard  ;  j'ai  enlevé  votre  femme ,  mais 
cela  vous  venge  ;  elle  vous  aime  et  me  dédaigne, 
aussi  il  me  faut  votre  vie... 

—  Ah  !  j'aurai  la  vôtre,  s'écria  le  comte  de  R... 

—  Et  tout  cela  pour  un  cheval  !  dis-je  à  mon 
tour. 

—  Oui,  me  répondit  tout  bas  l'Anglais,  pour  on 
cheval  d'abord  ;  je  n'ai  pas  pu  d'abord  supporter 
l'humiliation  d'être  vaincu  au  Champ-de-Mars; 
mais  maintenant  j'aime,  j'adore  U  femme  de  cet 
homme;  je  donnerais  tous  les  chevaux  du  monde 
pour  un  de  ses  regards,  et  je  cherche  à  mourir, 
car  elle  ne  m'aime  pas. 

Ils  se  battirent  sur-le-champ  ;  l'un  des  deux 
devait  laisser  sa  vie  dans  ce  combat,  et  cette  fois 
le  ciel  fut  juste  :  ce  fut  l'homme  orgueilleux  et 
vain,  le  provocateur  implacable,  l'ennemi  cruel 
qui  succomba. 

—  Allez  voir  ma  femme,  me  dit  le  comte  de 
H...;  apprenez-lui  qu'elle  est  délivrée  d'un  persé- 
cuteur ou  d'un  amant....  je  ne  sais...  Elle  n'en- 
tendra plus  parler  de  moi.  L.  R. 

[Courrier  fritnrais). 


^COMBAT  Dl  t.OR!»iinE  Li.  Hkivàrd 

CO>'TES 

LA  GOELETTE  ANGLAISE  f.lLPHIjt. 

Le  coi^saire  k-  Renaît ,  arm4  à  Saiut'Malo  par 


—  76 


le  fameux  Siircouf,  el  commandé  par  le  capitaine 
I-proux,  était  un  joli  cotre  portant  quatorze  caro- 
iiaJes  (le  12  et  soixante-quatre  iiommcs  d'éqùl- 
pa^îc.  Il  avait  traversé  la  Manche  et  se  trouvait 
près  du  cap  de  Starpointe,  labourant  péniblement 
une  mer  houleuse,  dans  l'attente  de  quelque  cap- 
ture, lorsque,  le  9  septembre  ISlo,  dans  l'après- 
midi,  sa  vigie  aperçut  aux  limites  de  l'horizon  une 
voile  sous  le  vent ,  couraut  tribord  amures.  Le 
corsaire  cingla  droit  sur  elle,  et  bientôt  il  recon- 
nut que  ce  braiment  était  une  goLMette  de  guerre 
anglaise  de  l'escadre  de  Plymouth.  On  en  était 
encore  à  deux  lieues  ;  il  était  possible  d'éviter  le 
combat.  Le  capitaine  Leroux  tint  conseil  à  bord. 
L'avis  de  l'équipage  fut  qu'il  n'y  avait  que  boulets 
à  recevoir,  des  hommes  à  sacriDcr  et  peu  de  bulin 
à  espérer  en  s'attaquant  à  un  bâtiment  de  guerre. 
Le  virement  de  bord  fut  résolu  et  exécuté  sur-le- 
champ.  Mais,  comme  la  présence  du  corsaire  al- 
lait être  signalée  dans  ces  parages  sans  cesse  sil- 
lonnés par  les  croiseurs  anglais,  il  dut  s'en  éloi- 
gner pour  parer  une  capture  inévitable.  Il  s'orienta 
le  cap  au  sud-est,  dans  le  dessein  de  relâcher  à 
Cherbourg  ;  il  était  alors  cinq  heures  de  l'après- 
midi. 

A  dix  heures  du  soir,  alors  qu'une  partie  de 
l'équipage  était  couché  cl  qu'on  ne  s'attendait  à 
rien  moins  qu'à  une  alerte,  la  vigie  signala  un 
bâtiment  qui  arrivait  sous  toutes  voiles.  L'ofiicier 
de  quart  avertit  le  capitaine  ;  l'éveil  est  donné , 
tout  le  monde  est  sur  pied.  On  s'empresse  de  mon- 
ter sur  le  pont  les  caronades  qu'on  avait  descen- 
dues dans  la  cale  pour  soulager  le  navire  pen- 
dant le  gros  temps  de  la  veille.  Les  uns  les  met- 
tent en  batterie  et  les  chargent;  les  autres  garnis- 
sent les  parcs  de  boulets  et  de  paquets  de  mitraille. 
On  dispose  les  gargousses,  on  allume  les  mèches  : 
en  moins  d'une  heure ,  tout  est  préparé  pour  le 
combat. 

Pendant  ce  temps,  l'ennemi  s'était  approché  du 
corsaire  et  avait  commencé  l'action  en  tirant  à 
balles  avec  ses  canons  de  chasse  ;  déjà  plusieurs 
hommes  étaient  blessés  sur  le  pont  du  cotre  fran- 
çais. 

Le  capitaine  Leroux  put  reconnaître ,  malgré 
l'épaisseur  des  ténèbres,  la  force  du  bâtiment  qu'il 
avait  à  combattre;  c'était,  comme  on  le  sut  plus 
tard,  la  goélette  anglaise  l'Alphia,  armée  de  IG  ca- 
nons de  12  et  de  16  pierriers,  et  montée  de  quatre- 
Tingls  hommes  d'équipage;  elle  appartenait  à  l'es- 
cadre de  l'iymouth.  Le  corsaire  jugea  sur-le- 
champ  qu'il  avait  affaire  à  forte  partie,  que  la  lutte 
serait  chaude.  Le  Renard  était  bon  voilier;  il 
pouvait  se  couvrir  de  toile,  prendre  chasse  et 
échapper  aux  Anglais ,  quoique  l'ennemi  fût  très 
près.  Leroux  rassembla  ses  hommes  pour  connaî- 
tre leur  résolution. 

—  Votre  intention  est-elle  de  livrer  combat  ? 
leur  dit-il. 

—  Oui,  oui  !  lui  répondent  ses  compagnons  de 
fortune. 

—  Alors  nous  vaincrons  ou  nous  périrons  en- 
semble, car  ici  c'est  la  victoire  ou  la  mort.  Mon 
parti  est  pris,  je  n'irai  jamais  sur  les  pontons 
d'Angleterre.  Si  l'ennemi  monte  d'un  côté,  je  me 
jette  à  la  mer  de  l'autre  ,  ou  bien  je  fais  sauter  le 
navire. 

Un  hourra  général ,  un  tonnerre  de  vice  C em- 
pereur !  des  bravos  répétés,  disent  assez  au  capi- 


taine Leroux  que  son  courage  est  partagé  par  son 
équipage. 

"  Eh  bien  !  s'écria-t-il ,  nous  allons  la  dan- 
ser !  >i 

J^es  acclamations  redoublent.  Celui-ci  entonne 
le  chant  de  Rouget  de  Lisle  : 

Allons ,  rnrdiis  de  la  patrie , 
Le  jour  de  gloire  est  arrivé. 

Celui-là  chante  l'hymne  de  Chénier  : 

Veillons  au  salut  de  l'empire. 

C'était  la  joie ,  le  délire  de  l'héroïsme  chez  ces 
intrépides  corsaires  qui  allaient  se  jeter  dans  les 
bras  de  la  mort...  Mais  le  combat  était  le  jour  de 
fête  des  corsaires  ;  l'odeur  de  la  poudre  était  leur 
parfum,  les  boulets  étaient  leurs  jouets,  et  le  san- 
glant abordage  leur  récréation. 

I^e  capitaine  fait  hisser  le  pavillon  national.  Un 
matelot,  nommé  le  Grand-1-.ouis  ,  va  le  genoper  h 
la  tète  du  mât;  il  reçoit  en  descendant  une  balle 
dans  la  cuisse  :  arrivé  sur  le  pont,  il  arrache  tran- 
quillement cette  balle  de  sa  blessure  ,  en  charge 
son  fusil  et  la  renvoie  à  l'ennemi. 

Une  distribution  de  vin  est  faite  à  l'équipage  ; 
puis  chacun  se  rend  à  son  poste  en  chantant  en 
chœur  un  hymne  impérial. 

En  ce  moment  la  lune  apparaissait  entre  les 
nuages  sur  l'horizon  ;  elle  venait  éclairer  de  sa 
pâle  lueur  l'horrible  scène  de  carnage  dont  les 
eaux  de  la  Manche  allaient  être  le  théâire. 

Après  plusieurs  manœuvres  exécutées  par  les 
deux  bâiimens  pour  prendre  leur  place  de  bataille, 
ils  engagèrent  la  lutte  à  petite  portée  de  pistolet. 
Alors  ce  ne  furent  plus  des  coups  de  canon  isolés 
tirés  comme  pour  s'essayer  au  combat  :  c'étaient 
des  bordées  entières  qui  se  succédaient  sans  in- 
terruption ,  et  une  vive  fusillade  perdue  dans  le 
fracas  de  l'artillerie,  qui  mêlait  ses  balles  à  la  mi- 
traille et  aux  boulets  vomis  de  part  et  d'autre. 

Bientôt  le  pont  du  Renard  est  couvert  de  sang  : 
trois  ofliciers  sont  blessés,  plusieurs  matelots  sont 
mis  hors  d'action.  Le  capitaine  Leroux ,  voyant 
qu'il  n'avait  pas  l'avantage  sur  le  feu  d'un  bâtiment 
double  du  sien,  voulut  suppléer  à  cette  infériorité 
par  le  courage  et  l'audace  ;  il  commande  d'aller  à 
l'abordage,  se  met  à  la  barre,  et ,  dans  un  mou- 
vement sur  le  tribord ,  les  grappins  du  corsaire 
tombent  dans  les  cordages  de  son  antagoniste;  les 
deux  navires  sont  accrochés  bord  à  bord. 

Les  hommes  de  l'escouade  d'abordage ,  ayant  à 
leur  tète  le  lieutenant  Galipet,  second  du  corsaire, 
s'élancent  sur  l'Alphia,  le  pistolet  d'une  main,  la 
hache  d'armes  de  l'autre.  L'ennemi,  armé  de  pi- 
ques de  neuf  pieds  de  longueur,  les  culbute  sur  le 
gai. lard  d'avant;  ils  reviennent  à  la  charge;  les 
équipages  se  confondent. 

Une  mêlée  terrible  s'engage  au  milieu  des  ténè- 
bres sur  le  pont  des  deux  bâtimens  :  on  lutte 
homme  à  homme ,  on  se  bat  corps  à  corps ,  on 
s'arrache  les  armes  des  mains,  on  se  tue  à  bout 
portant,  on  se  sabre  avec  rage.  Les  uns  se  pren- 
nent aux  cheveux  ;  les  autres  s'assènent  des  coups 
de  poing;  ceux-ci  se  lancent  avec  la  main  des  bis- 
cayens  et  des  boulets,  ceux-là  s'assomment  à 
coups  d'anspect;  c'est  le  comble  de  l'acharne- 
ment, et  la  nuit  rend  encore  plus  affreuse  cette 
scène  de  carnage. 

Pendantce  temps,  les  deux  navires  ne  cessaient 
de  faire  feu  de  leur  ariillerie ,  quoiqu'ils  fussent 


si  rapprochés  qu'ils  se  heurtassent  dans  les  coups 
de  roulis  ;  ils  se  canonnaient  à  bout  portant  et  se 
couvraient  de  flammes  :  plus  d'une  fois  la  volée 
des  canons  de  l'un  se  trouva  engagée  dans  les  sa- 
bords de  l'autre.  L'acharnement  était  tel  à  bord  du 
Renard  que  les  canonniers,  manquant  d'écouvil- 
lons ,  arrachaient  avec  les  doigts  les  culots  des 
gargousses  restés  dans  l'âme  enllammée  des  caro- 
nades ,  refoulaient  la  charge  avec  la  main  et  se 
brûlaient  les  bras  ;  ils  ne  sentent  point  la  dou- 
leur, ils  ne  s'aperçoivent  même  pas  que  le  feu  de 
l'ennemi  grille  leurs  cheveux  et  consume  leurs 
vètemens  :  tout  entiers  à  l'héroïsme ,  ils  surmon- 
tent les  obstacles,  ilsLravent  le  danger;  la  mort 
seule  peut  arrêter  leur  intrépidité. 

Cependant  le  pont  du  corsaire,  inondé  de  sang, 
se  couvre  de  moris  et  de  blessés.  Le  brave  Gali- 
pet, premier  lieutenant,  est  frappé  d'un  biscayen 
qui  lui  traverse  la  poitrine.  On  le  transporte  dans 
la  cabine  ;  le  chirurgien  veut  le  panser  : 

—  Ne  voyez-vous  pas,  lui  dit-il,  que  je  suis 
perdu?  Allez  donner  vos  soins  à  ceux  qui  ont 
besoin  de  vous;  moi,  je  n'ai  plus  qu'à  mourir. 

Cet  incident  ne  ralentit  point  le  combat  :  un 
brave  venait  de  to;nber,  un  brave  lui  succéda  ; 
Herbert,  second  lieutenant,  remplaça  Galipet  dans 
son  commandement. 

Des  grenades  sont  apportées  sur  le  gaillard 
d'avant;  on  les  jette  pir  centaines  sur  le  pont  de 
l'Alphia;  elles  éclatent  de  toutes  parts  et  mettent 
un  désordre  affreux  à  son  bord.  Le  commandant 
anglais,  déjà  blessé  d'un  coup  de  feu,  est  tué  par 
une  de  ces  grenades.  On  saisit  le  moment  de  con- 
fusion qui  règne  chez  l'ennemi  pour  redoubler 
d'ardeur.  Une  vive  mousqueterie  part  de  l'avant 
du  corsaire;  les  pièces  d'artillerie ,  chargées  jus- 
qu'à la  gueule,  criblent  de  boulets  le  flanc  de  l'Al- 
phia, le  combat  redouble  d'acharnement. 

Mais  le  capitaine  Leroux,  qui  n'a  plus  que  le 
tiers  de  son  équipage  en  état  de  se  battre,  voyant 
l'impossibilité  de  prendra  à  l'abordage,  avec  si 
peu  de  monde,  le  bâtiment  anglais,  élevé  de  cinq 
à  six  pieds  au-dessus  du  sien,  fait  larguer  les 
bosses  des  grappins ,  et  les  deux  navires  se  sépa- 
rent. 

f)n  était  au  milieu  de  la  nuit;  le  temps  était  cou- 
vert, et  la  lune,  masquée  par  de  noirs  nuages,  ne 
dissipait  que  faiblement  les  ténèbres;  le  vent  avait 
faibli,  mais  la  mer  était  restée  houleuse. 

Le  iJenarrf  avait  ses  manœuvres  coupées,  ses 
voiles  en  lambeaux;  il  était  dans  un  état  de  déla- 
brement qui  lui  permettait  à  peine  de  se  mou- 
voir. 

Mais  les  deux  bâtimens,  quoique  séparés  ,  ne 
cessaient  pas  de  se  battre  ;  la  canonnade  roulait 
comme  auparavant.  Tout  à  coup  une  volée  de 
l'Alphia  coupe  le  beaupré  du  corsaire  et  balaie 
son  gaillard  couvert  de  ses  hommes  qui  n'étaient 
point  blessés.  De  ce  momînt ,  le  Renard  ne  fit 
plus  feu  qu'avec  trois  caronades ,  faute  de  monde 
pour  servir  les  autres  :  cependant  le  feu  continuait 
avec  vigueur  ;  on  se  battait  à  demi-portée  de  pis- 
tolet. 

Une  seconde  bordée  de  l'ennemi ,  aussi  bien 
dirigée  que  la  précédente ,  foudroie  de  nouveau 
le  bâtiment  français.  Le  capitaine  Leroux  est  at- 
teint d'un  boulet  qui  lui  enlève  le  bras  à  l'articu- 
lation de  l'épaule,  d  nouveau  malheur  met  la 
raje  du  désespoir  dans  le  cœur  des  quelques  hom- 


—  77  — 


mes  qui  survivaient  encore  à  leurs  valeureux  com- 
pagDons  ;  ce  n'est  plus  le  sang-froid  du  courage , 
ce  n'est  plus  de  l'ardeur,  c'est  une  véritable  fu- 
reur. Les  canonniers  du  corsaire ,  tirant  à  double 
charge,  mettent  deux  à  trois  boulets  dans  chaque 
pièce,  et  criblent  l'Alf>hia  de  leurs  décharges 
sans  cesse  répétées. 

EnDn,  le  feu  faiblit  à  bord  des  deux  navires.  On 
avait  perdu  beaucoup  de  monde  de  part  et  d'au- 
tre ,  et  le  peu  d'hommes  qui  restaient  pour  servir 
quelques  pièces  tombaient  de  lassitude.  La  fusillade 
avait  cessé  ;  on  n'entendait  plus  le  canon  que  de 
loin  en  loin.  Deux  caronades  tiraient  encore  sur 
le  pont  du  Renard  :  un  de  leurs  boulets  coupe  la 
drisse  du  pavillon  de  L'AljMa,  et  l'étendard  bri- 
tannique tombe  à  la  mer. 

Nos  héros,  croyant  que  le  bâtiment  amenait, 
firent  retentir  les  échos  de  la  nuit  des  cris  de  vioe 
l'empereur  !  Mais  l'ennemi  les  détrompa  sur-le- 
cbamp  en  répondant  à  ce  cri  de  victoire  par  des 
coups  de  canon  ;  le  combat  recommença. 

Les  deux  caronades  du  llcnard  partent  à  la 
fois  :  aussitôt  des  tourbillons  d'une  fumée  rou- 
geâtre ,  suivis  de  torrens  de  flamme  ,  s'élèvent  à 
bord  de /'y4//)/tia,-  puis  une  explosion  terrible  , 
un  fracas  épouvantable  se  fait  entendre...  c'était 
l'Alphia  qui  sautait  en  l'air  !...  Il  était  alors  trois 
heures  et  demie  du  matin. 

La  mer  était  couverte  de  débris  consumés.  On 
entendait  les  cris  plaintifs  de  quelques  malheureux 
perdus  dans  les  vogues  :  on  les  appela ,  ils  pous- 
sèrent des  cris  de  pitié;  on  les  appela  encore... 
personne  ne  répondit  :  le  silence  de  la  mort  ré- 
gnait sur  les  Ilots  !  !  !  on  ne  put  sauver  aucun  de 
ces  infortunés.  L'yilphia  et  tout  son  équipage  pé- 
rirent dans  ce  sanglant  combat,  qui  dura  cinq 
heures  et  demie. 

Au  jour,  les  vainqueurs  purent  enfin  se  recon- 
naître. Il  ne  restait  plus  à  bord  du  corsaire  que 
huit  hommes  en  éiat  de  travailler.  Sur  un  eOec- 
tif  de  65  hommes,  ôti  étaient  morts  ou  blessés. 

L'intrépide  capitaine  Leroux  avait  repris  con- 
naissance. En  apprenant  que  la  goélette  anglaise 
avait  sauté  avec  son  équipage,  il  s'écria  tout 
joyeux  :  «  Grand  Dieu!  je  vous  remercie,  je 
meurs  content...  Ceux  qui  ont  vu  sauter  ces 
chiens-là  sont  heureux...  J'aurais  bien  voulu  voir 
les  entrechats  qu'ils  faisaient  en  l'air  !  » 

Le  lieutenant  Herbert,  qui  avait  succédé  au 
capitaine  Leroux  dnns  le  commandement  du  Re- 
nard, visita  le  bâtiment. 

On  comptait  dans  sa  coque  plus  de  200  coups 
de  boulets,  particulièrement  dans  son  flanc  de 
tribord  ;  plusicuis  étaient  à  flottaison  ;  on  boucha 
les  plus  dangereux  en  y  frappant  des  lappes  faites 
avec  des  bouts  d'aviron  de  galère.  Ses  pavois 
étaient  rasés  des  deux  bords,  son  beaupré  était 
perdu,  sa  mâture  entamée;  ses  niana'uvrcs  cou- 
rantes et  dormantes  n'existaient  plus  ;  ses  hau- 
bans étaienthachés,  toutsongrécmentétaitcoupé; 
ses  voiles,  Irouécs,  déralinguées,  n'étaient  que 
(i'informes  lambeaux. 

On  passa  toute  la  journée  du  10  à  réparer  les 
principales  de  ces  avaries,  pour  mettre  le  navire 
en  état  de  gagner  la  côte  de  France. 

Sur  les  ciiKi  hciucs  du  soir,  le  llcnard  put  s'o- 
rienter et  partir.  11  donna  la  rouleau  sud-est  pour 
se  rendre  à  Cherbourg;  une  bonne  brise  favori- 
lait  sa  marche.  Le  lendemain,  au  lever  de  l'au- 


rore, il  découvrit  l'ile  de  Guernesey;  et,  le  même 
jour  11  septembre  1813,  dans  l'après-midi,  le  glo- 
rieux corsaire  entrait  dans  les  eaux  de  l'anse  de 
Vauville,  portant  le  pavillon  national  en  berne, 
et  tirant  le  canon  de  détresse. 

Nos  héros  voulaient  se  rendre  à  Cherbourg,  où 
ils  étaient  sûrs  de  trouver  tout  ce  que  réclamait  la 
situation  de  leurs  nombreux  blessés,  qui  n'avaient 
reçu  qu'un  premier  pansement  depuis  deux  jours; 
mais  un  pilote  vint  à  bord,  et  déclara  que  la  ma- 
rée ne  permettait  pas  de  vider  la  baie  ni  de  pas- 
ser le  raz  Blanchard.  On  résolut  de  mouiller  pour 
débarquer  à  Dieppe. 

Le  capitaine  Herbert  envoya  un  exprès  au  che- 
valier Molini,  préfet  maritime  à  Cherbourg,  pour 
lui  annoncer  l'événement,  et  le  prier  d'envoyer 
proniptement  des  chirurgiens  à  Dielette.  L'ensei- 
gne Lavergne  descendit  à  terre  pour  préparer  des 
logemens  d'ambulance. 

Le  bruit  du  combat  du  Renard  se  répandit,  et 
bientôt  le  corsaire  fut  entouré  des  embarcations 
de  la  douane  et  des  pêcheurs  de  la  côte. 

On  débarqua  dans  la  soirée.  Les  malheureux 
blessés  furent  reçus  à  bras  ouverts  par  les  habi- 
tans,  qui  eurent  pour  eux  toutes  sortes  d'égards; 
madame  la  marquise  de  Bruc,  surtout,  les  traita 
comme  s'ils  eussent  été  ses  enfans  :  les  soins  les 
plus  empressés,  la  sollicitude  la  plus  active,  les 
secours  les  plus  généreux,  tout  leur  fut  prodigué 
par  celte  respectable  dame.  C'est  dans  son  châ- 
teau de  FlamanviUe  qu'elle  fit  transporter  le  ca- 
pitaine Leroux. 

Le  Renard  fut  mis  en  réparation  à  Dielelte  ; 
huit  jours  de  travail  le  mirent  en  élat  de  repren- 
dre la  mer.  Il  appareilla  pour  son  port  d'arme- 
ment le  22  septembre;  et  le  lendemain,  dans  l'a- 
près-midi, il  arriva  à  Saint-Malo,  la  ville  des  cor- 
saires, où  son  héroïque  combat  lui  valut  une  vé- 
ritable entrée  triomphale. 

Verusmor. 
{Pkare  de  la  Manche.) 


Ii\CEI\DIE 

DE  LA  CATHÉDRALE   DE    DIUJGES. 

Bruges,  19  juillet. 

0  C'est  le  cœur  navré  de  chagrin  et  sous  le 
poids  des  craintes  les  plus  vives  que  je  vous  écris, 
je  ne  dirai  pas  seulement  à  la  clarté  du  soleil,  parce 
que  ses  rayons  sont  éclipsés  par  l'incendie  horri- 
blequi  dévore  un  de  nos  vieux  nionu mens,  or- 
gueil de  notre  Flandre  et  rappLhint  les  plus  beaux 
souvenirs  historiques  de  la  patrie.  Voici  rapide- 
ment les  faits  : 

»A  midi  dix  minutes,  la  cloche  d'alarme  de  l'é- 
glise de  Notre-Dame  se  lit  entendre,  et  l'on  aperçut 
bientôt  lii  toiture  de  r(^glise  cathédrale ,  dite  St- 
Sauveur,  en  feu.  11  parait  que  les  plombiers,  quit- 
tant leur  ouvrage  à  midi,  n'avaient  pas  éteint  leurs 
fourneaux.  Dans  un  instant ,  tout  fut  embrasé  , 
jusqu'à  la  toiture  du  rlochor.  et  ce  terrible  incen- 
die ,  alimente  par  un  fort  vent  de  sud-ouest,  do- 
minait ainsi  une  grande  partie  de  la  ville  sous  le 
vont,  en  même  temps  qu'il  l'inondait  d'étincelles 
et  de  petites  fl.imèches. 

»Les  pompes,  les  pompiers,  la  gendarmerie,  les 
autorités  civiles  et  militaires  avec  la  ]u.'\jeurc  par- 


tie de  la  population  et  de  la  garnison,  se  sont  im 
médiatement  rendus  sur  les  Ueux  ;  tout  ce  qu'on 
a  pu  faire  a  été  de  sauver  d'abord  quelques  mai- 
sons voisines  qui  commençaient  à  briller  par  les 
débris  enflammés  que  le  vent  portait  dans  sa  di- 
rection. 

»A  trois  heures  toutes  les  toitures  de  cette  belle 
église,  ainsi  que  de  ses  nefs  latérales  et  celles  du 
clocher,  avaient  disparu.  Ce  spectacle  affligeant  a 
pu  être  vu  de  loin  en  mer,  car  la  tour  de  Saint- 
Sauveur  servait  de  point  de  direction  aux  naviga- 
teurs ;  elle  ressemblait  à  un  volcan  en  éruption. 

»  11  parait  que  notre  régence  a ,  au  premier 
symptôme  du  danger,  fait  demander  par  le  che- 
min de  fer,  à  la  régence  de  Gand  et  d'Ostende, 
de  lui  envoyer  des  secours,  surtout  des  pompes, 
parce  que,  dit-  on,  nos  magistrats  avaient  né- 
gligé de  faire  faire  les  vérifications  ordinaires  de 
ces  machines  ,  et  par  cette  incurie ,  seulement 
trois  pompes  se  sont  trouvées  en  élat  d'agir.  » 

On  lit  aujourd'hui  dans  le  Journal  de  Bruges: 

Nous  écrivons  ces  lignes  sous  la  plus  doulou- 
reuse impression.  L'église  de  St-Sauveur,  notre 
belle  cathédrale,  est  en  flammes,  le  toit  et  le  clo- 
cher sont  déjà  écroulés,  et  la  voûte  percée  en 
plusieurs  endroits  ;  ks  pompiers  et  la  troupe  sont 
sur  les  lieux.  Le  vent  violent  qui  règne  fait  crain- 
dre pour  les  bàtimens  environnans. 

Ln  cuirassier  s'est  tué  en  tombant  du  toit  d'une 
maison  voisine;  on  assure  que  ce  sont  h  s  ré- 
chauJs  des  plombiers,  qui  travaillaient  à  l'église, 
qui  ont  mis  le  feu. 

Voici  la  version  du  youvelliste  de  Bntgcs  : 

Trois  heures.  —  A  midi  et  demi  le  feu  s'est  dé- 
claré au  toit  de  la  cathédrale  de  cette  ville.  En  un 
clin-d'œil,  une  foid<i  considérable  se  trouva  dans 
l'église.  L  n  service  fut  organisé  immédiatement , 
les  vases  sacrés,  les  oriiemens,  les  tableaux,  tous 
les  objets  enfin  qu'on  pouvait  sauver,  furent  por- 
tés à  l'évéché. 

A  une  heure  un  vent  violent  s'éleva,  et  poussa 
les  flammes  vers  le  nord;  une  pluie  de  cendres 
brillantes  et  de  charbons  ardens  tomba  sur  les 
maisons  avoisinantes,  qui  se  trouvèrent  bientôt 
en  flammes.  Les  pompes  à  incendie  furent  mises 
en  jeu  ;  mais  à  peine  eut-on  éteint  le  feu  sur  un 
endroit,  qu'il  se  déclara  sur  un  autre.  C'est  alors 
qu'on  commença  à  craindre  un  embrasement  gé- 
néral, et  des  bourgeois  firent  des  démarches  pour 
obtenir  un  renfort  de  pompes  à  incendie.  M.  le 
commandant  de  la  province,  et  .\I.  llutteiis.  rece- 
veur de  la  stauon,  qui  se  sont  trouvés  constam- 
ment sur  les  lieux,  prirent  des  mesures  en  consé- 
([uence  et  des  locomotives  furent  expédiées  poor 
Gand  et  pour  Ostende. 

Dcuj:  heures.  —  Le  vent  n'e>t  plus  si  vio- 
lonl.  Tous  les  efl^oris  possibles  sont  faits  pour 
sauver  les  maisons  du  quartier  avoisinant.  Les 
pompes  à  incendie  jouent  constamment;  et  un 
service  est  organisé  pour  transporter  les  meubles. 

Au  moment  de  mettre  sous  presse.  Nous 

apprenons  positivement  qu'il  ny  a  plus  de  dan- 
ger iuimincLt  pour  les  maL-ous,  on  s't^t  partout 
rendu  maître  du  feu.  Quant  à  l'i^li.-e.  tous  les 
toiis  sont  réduits  en  cendres,  et  les  poutres  brû- 
lent sur  la  voûte.  De  la  tour  il  ne  reste  plus  que 
les  quatre  murailles.  Toutes  les  cloches  sont  fon- 
dues. 

r.v'-.  Nous  i»ouvoijs  aisurer  que.  u»qu'iciU 


78 


voûte  a  ri'sislt',  et  qu'on  a  l'espoir  de  conserver 
rintéricur  de  IVglise. 

Le  Mcssaga-  de  Garni  ajoute,  d'après  des  ren- 
scigiiciiiens  ultérieurs,  que  vers  cinq  heures  et 
demie  du  soir,  on  était  entièrement  maître  de  l'in- 
cendie ;  que  les  flammes  n'ont  pas  atteint  l'inté- 
rieur de  l'église  et  que  les  ornemens  du  temple 
n'ont  reçu  d'autre  dommage,  que  cel  ui  qui  aura 
pu  leur  être  causé  en  les  transportant  au  dehors 
par  surcroît  de  précaution. 

Toutes  les  maisons  voisines  sont  restées  pré  • 
servées  de  l'incendie ,  et  les  hahitans  n'en  ont 
éprouvé  d'autre  perte  que  quelque  détérioration 
dans  les  meubles  qu'ils  ont  sauvés  dès  que  le  feu 
a  commencé  à  se  manifester  dans  l'église. 

Outre  le  cuirassier  dont  les  journaux  de  Bru- 
ges annoncent  la  mort,  on  a  aussi  à  déplorer  la 
nn  malheureuse  d'un  enfant  qui  a  péri  écrasé 
dans  la  foule. 

Voici  les  détails  ultérieurs  que  donne  le  Nou- 
velliste de  Bniges  : 

Nous  venons  de  parcourir  la  cathédrale,  et  c'est 
avec  les  larmes  aux  yeux  qu'on  contemple  la  des- 
trucdon  de  tant  d'objets  d'art,  de  tant  de  richesses. 
Les  tableaux  qui  se  trouvaient  flxés  aux  murs  ont 
été  arrachés,  la  toile  de  quelques  uns  coupée  en 
lambeaux  avec  le  sabre. 

Nous  ne  pouvons  parler  avec  trop  d'éloges  de 
la  conduite  admirable  de  toute  la  bourgeoisie,  et 
en  particulier  des  marguillers  de  l'église. 

«  Nous  devons  à  M.  Rjelandt,  marguiller,  la 
conservation  de  la  chaire,  de  la  belle  statue  de 
marbre  blanc,  représentant  Dieu  le  père  qui  se 
trouve  h  la  hauteur  du  jubé.  Des  personnes  mal 
conseillées  se  mettaient  en  devoir  de  démonter 
ces  objets,  lorsque  M.  Ryelandt,  qui  avait  pu  s'as 
surer  qu'aucun  danger  ne  menaçait  ces  monu- 
mens,  a  donné  l'ordre  de  les  conserver. 

i)Ce  n'est  que  lorsque  les  charbons  ardens  tom- 
baient par  les  trous  de  la  voûte,  et  menaçaient  de 
mettre  le  feu  à  l'intérieur,  qu'on  a  cru  nécessaire 
de  tout  emporter.  Cette  opération  présentait 
beaucoup  de  dangers;  car  on  n'avait  pas  encore 
acquis  la  certitude  que  la  voûte  résisterait  à  l'ac- 
tivité inconcevable  du  feu;  d'ailleurs  ceux  qui 
s'aventuraient  dans  la  nef  principale  étaient  sou- 
vent atteints  par  les  charbons  et  les  parties  de 
poutres  enflammées  qui  s'échappaient  de  la  voûte. 
On  n'avait  aucun  moment  à  perdre,  le  feu  avait 
pris  déjà  aux  chaises  et  aux  bancs;  heureusement 
que  le  zèle  et  l'activité  des  habitans  ont  suppléé  à 
tout. 

"Le  moment  le  plus  terrible  de  l'incendie  a  été 
celui  de  la  chute  de  la  voûte  inférieure  de  la 
tour,  qui  se  trouve  au-dessus  de  l'entrée  princi- 
pale de  l'église.  Dans  ce  moment,  toute  la  tour, 
depuis  la  base  jusqu'au  som  met,  présentait  un 
spectacle  dont  on  ne  saurait  se  faire  une  idée.  Le 
choc  fut  si  terrible,  que  la  flamme  s'élança  dans 
Tintérieur  del'église  à  la  huuteur  de  trente  pieds. 
Heureusement  quinze  à  seize  personnes,  qui  tra- 
vaillaient sous  la  voûte,  s'étaient  mises  un  peu  à 
l'écart  une  minute  avant  le  terme  fatal. 

»  On  ne  connaît  pas  au  juste  la  cause  de  ce  si- 
nistre. L'opinion  la  plus  accréditée  l'impute  à  la 
négligencedes  ouvriers  plombiers.  On  se  demande 
cependant  comment  il  ait  pu  se  faire  qu'une  demi- 
heure  après  la  descente  des  ouvriers,  toute  la 
toiture  de  la  grande  nef  et  la  tour  aient  été  embra- 


sées au  point  d'ofliir  le  spectacle  d'un  foyer  de 
feu  le  plus  vaste  et  le  plus  actif  que  l'on  puisse 
imaginer.  Cette  circonstance  pourrait  faire  soup- 
çonner que  la  malveillance  n'a  pas  été  étrangère 
à  cet  an"reux  malheur.  Une  enquête  judiciaire 
éclaircira  sans  doute  ce  mystère. 

"Espérons  que  le  gouvernement  et  la  province 
ne  tarderont  pas  à  aviser  aux  moyens  de  faire 
couvrir  auplustôt  ce  superbe  monument  gothique» 
afin  de  le  préserver  d'une  ruine  totale  • 

«  Parmi  les  objets  d'art  qui  ont  été  brisés  ou 
brûlés ,  on  regrette  surtout  les  fonts  baptismaux 
en  porphyre  du  Nord.  Cette  belle  pièce,  d'un 
volume  extraordinaire,  remontait  à  une  haute 
antiquité.  E  Ile  a  été  mise  en  pièces  par  la  chute 
de  la  voûte  inférieure  de  la  tour.  Les  ornemens 
sacrés  qui  ont  été  transportés  à  l'évêché  ont  né- 
cessairement beaucoup  souffert. 

Au  reste,  nous  croyons  que  peu  d'objets  ont  été 
égarés  ou  volés;  tout  le  monde  montrait  le  plus 
vif  empressement  pour  sauver  tout  ce  qu'on  pou- 
vait soustraire  à  la  fureur  des  flammes.  Les  im- 
portantes archives  de  l'ancienne  cathédrale,  qui 
se  trouvaient  au-dessus  de  la  sacristie,  ont  été 
jetées  pêle-mêle  par  les  fenêtres  et  transportées, 
immédiatement  h  l'évêché.  Il  faudra  bien  de  la 
patience  pour  les  classer  de  nouveau.  Le  toit  de 
la  sacristie,  située  entre  deux  chapelles  qui  ont 
été  brûlées,  a  été  heureusement  préservé,  grâce 
à  sa  construction  et  à  l'activité  des  ouvriers. 

»  La  sonnerie  de  la  cathédrale  consistait  en 
une  clochette,  et  en  un  accord  de  quatre  cloches, 
dont  la  pins  grande  était  peu  inférieure  au  grand 
bourdon  de  la  tour  des  Halles. 

«Les  ouvriers  plombiers  qui  travaillaient  hier  à 
la  cathédrale  ont  été  arrêtés  cette  nuit  et  mis  au 
plus  grand  tecret. 

La  régence  vient  de  faire  publier  que  quicon- 
que aurait  en  sa  possession  quelque  objet  appar- 
tenant à  la  cathédrale,  est  obligé  d'en  faire  la  dé- 
claration au  commissaire  de  policedans  les  vingt- 
quatre  heures,  sous  peine  d'être  considéré  comme 
injuste  détenteur." 


Funérailles  <1ii  snltau  nialiiuond. 

On  écrit  de  Constantinople,  2  juillet  : 
«  Hier,  le  corps  du  sultan  Mahmoud  a  été  trans- 
féré de  la  rive  asiatique  du  Bosphore  au  sérail,  où 
le  cortège  des  vassaux  qui  l'escortaient  arriva  à 
deux  heures  de  l'après  midi.  Le  nouveau  sultan 
s'y  était  rendu  un  instant  auparavant,  après  la  so- 
lennité de  l'hommage.  Le  cortège  partit  du  sérail 
h  cinq  heures  du  soir  et  traversa  les  rues  de  la 
capitale. 

»Uue  aflluence  immense  est  accoiu-ue  des  fau- 
bourgs et  des  environs  de  la  ville  pour  voir  défi- 
ler le  cortège  funèbre.  Le  palais  de  la  Porte,  la 
monnaie  et  divers  établissemens  fermés  en  signe 
de  deuil.  L'ordre  le  plus  parfait  a  présidé  à  la  cé- 
rémonie :  c'était  un  spectacle  à  la  fois  curieux  et 
caractéristique,  que  celui  oOèrt  par  les  hommes 
et  par  les  femmes  religieusement  recueilUs  sur  le 
passage  du  cortège  et  entièrement  séparés  suivant 
l'usage  oriental.  La  haie  était  formée  d'un  côté 
par  les  hommes  et  de  l'autre  par  les  femmes.  La 


tristesse  manifestée  par  les  hommes  était  plus 
calme,  celle  des  femmes  plus  expansive.  Elle  se 
produisit  au  dehors  par  des  gémissemens  et  des 
sanglots,  tandis  que  les  hommes  plus  recueillis 
semblaient  absorbés  par  une  douleur  muette. 

«Tous  les  officiers  de  la  maison  du  sultan  et 
les  divers  dignitaires  de  l'empire  ont  défilé  d'a- 
bord dans  un  ordre  parfait.  Les  deux  gendres 
du  sultan  se  faisaient  distinguer  au  milieu  du  cor- 
tège par  leur  attitude  noble  et  touchante.  Kosrew- 
Pacbaet  d'autres  dignitaires  venaient  ensuite;  le 
cercueil  fermait  la  marche.  Il  était  d'une  grande 
simplicité  ,  mais  entièrement  recouvert  par  6 
châles  du  plus  graud  prix  et  d'une  rare  magnifi- 
cence. En  tète  avait  été  disposé  le  turban  (fez) 
du  sultan ,  les  plumes  dont  il  était  décoré  et  une 
agraffe  en  diamant.  On  se  disputait  l'honneur  de 
porter  le  cercueil  contenant  les  restes  du  sultan, 
et  dans  la  foule  chacun  se  montrait  empressé 
et  heureux  de  toucher  le  cercueil.  Des  officiers  à 
cheval  parcouraient  les  rangs  pressés  de  la  foule 
et  distribuaient  de  l'argent  au  peuple. 

"La  plus  belle  oraison  funèbre  qui  puisse  être 
faite  en  l'honneur  du  sultan  décédé  est  la  tris- 
tesse générale  produite  par  sa  mort  parmi  les 
diverses  classes  de  la  population  de  toutes  les 
croyances  religieuses.  Le  corps  du  sultan  Mahmoud 
a  été  déposé  dans  le  quartier  de  Fazli-Pacha, 
près  de  la  colonne  Brûlée.  La  construction  d'un 
turbe  ou  mausolée  est  déjà  commencée  sur  cet 
emplacement.  Dans  le  même  kiosque  est  morte, 
il  y  a  vingt  ans,  la  mère  du  sultan  Mahmoud. 

»Le  sultan  actuellement  régnant,  Abdut-Mes- 
chid,  est  resté  quelques  jours  avant  la  mort  de 
son  père  sons  la  garde  de  sa  mère  la  sultane 
actuelle  Validé,  qui  a  toujours  exercé  une  grande 
influence  sur  ce  prince.  Ce  n'est  que  depuis 
trois  mois  que  le  sultan  avait  fait  disposer  un 
palais  près  de  Begler-Bey,  dans  le  voisinage  du 
palais  de  Mustapha-Pacha-Nuri-Effendi,  et  l'avait 
désigné  pour  son  muestan.  Ce  prince  est  timide, 
d'un  caractère  doux  et  d'une  constitution  faible. 
C'est  un  fait  rare  que  parmi  les  six  enfans  du 
sultan  Mahmoud,  l'empereur  régnant  et  son  frère 
Nizannedin  et  quatre  sœurs,  les  princesses  Saliha, 
épouse  de  Halil-Pacha,  Hadisdsch,  AdileetKairée, 
sont  nés  d'une  même  mère.  Sultan  Mahmoud 
avait  cinq  cents  femmes  dans  son  harem,  mais  il 
n'avait  en  réalité  qu'une  épouse  :  c'était  une  Ar- 
ménienne ;  c'est  elle  qui  fit  appeler  la  célèbre 
religieuse  arménienne  Charia  dans  le  harem,  lors- 
que le  sultan  fut  attaqué  d'une  inflammation  de 
poitrine  et  déclaré  incurable.  Nizannedin,  le  frère 
du  sultan,  est  depuis  quinze  jours  séparé  de  sa 
mère  et  enfermé  dans  le  palais. 

Immédiatement  après  la  mort  de  Mahmoud,  qui 
expira  dans  les  bras  de  sa  fille ,  la  princesse  Sa- 
liha, femme  de  Halil-Pacha,  le  divan  s'assembla 
et  resta  en  permanence.  Le  2  juillet,  le  corps  di- 
plomatique reçut  l'avis  officiel  que  le  gouverne- 
ment du  sultan  Abdul-Meschid  persisterait  dans 
les  principes  de  la  réforme ,  de  la  modération  et 
de  la  paix. 


—  Yd  - 


E«Dttc  ÏDramatiqtte. 

THÉÂTRE  DE  LA  GAITÉ. 

Isabelle  de  Montréal ,  le  Petit-Poucet ,  le  Tri- 
but des  Vierges,  le  Marché  de  Saint-Pierre. 

Isabelle  de  Montréal  est  l'histoire  de  deux 
amans  qui,  après  avoir  échoué  dans  une  tenta- 
tive de  double  suicide,  se  jettent  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre  et  se  marient,  à  la  grande  satisfac- 
tion des  moralistes  du  boulcvart  du  crime.  A  la 
chute  du  rideau  et  de  la  pièce,  on  a  nommé 
MM.  Paul  Foucher  et  Cordelier  Delanoue. 

Le  Petit-Poucet ,  ce  charmant  conte  de  Per- 
rault, réglé  en  ballet,  n'a  point  trouvé  grâce  de- 
vant les  sifllets  du  parterre. 

Le  tribut  annuel  imposé  par  les  descendans  de 
Tarick ,  vainqueurs  des  Castillans ,  est  la  donnée 
du  nouveau  drame  de  MM.  Alboise  et  Bernard 
Lopez. 

Il  manque  une  vierge  pour  compléter  la  rede- 
vance que  réclame  le  kalife  de  Cordoue.  Marcella 
tombe  au  sort.  Toute  vierge  peut  se  racheter 
moyennant  mille  dinars.  Mille  dinars  !  où  Zuniga 
son  frère  les  aura-t-il?  lui  le  plus  brave  soldat  de 
la  chrétienté,  mais  aussi  le  plus  pauvre.  Au  com- 
bat de  Penalield ,  il  a  sauvé  le  roi  Ferdinand  IV, 
et  le  roi,  en  récompense,  lui  a  passé  au  doigt  son 
anneau,  s'engageant  h  lui  accorder  tout  ce  qu'il 
lui  demanderait  :  c'est  donc  à  la  cour  qu'il  ira 
chercher  les  mille  dinars.  Malheureusement,  en 
imprudent,  il  conOe  son  anneau  et  ses  projets  au 
fripon  Benaviedes,  qui ,  après  avoir  fait  usage  du 
talisman  pour  son  propre  compte,  annonce  à  Zu- 
niga que  le  roi  a  perdu  la  mémoire.  Celui-ci  jure 
de  se  venger  dans  le  sang  du  royal  parjure ,  et  sa 
main  va  frapper  Benaviedes,  en  croyant  atteindre 
le  roi.  Jusque-là  tout  va  pour  le  mieux. 

Mais  on  est  à  la  poursuite  du  meurtrier.  Al- 
phonse Carvajal,  duc  d'Olmedo.  qui  a  déchiré  ses 
titres  de  noblesse  pour  épouser  Marcella,  offre  son 
dévoûment  en  compensation  des  services  que  lui 
a  rendus  Zuniga  lorsque,  proscrit,  il  se  cachait 
sous  le  nom  de  Naguan.  Le  frère  de  Marcella  re- 
fuse ,  et  le  roi ,  en  apprenant  celte  lutte  de  géné- 
rosité ,  va  se  placer  devant  le  condamné  au  mo- 
ment où  passe  le  san-benito  :  cette  action  vaut  la 
grâce  de  Zuniga. 

Des  situations  trop  en  dehors  de  la  pièce  ont 
nui  au  succès  de  cet  ouvrage.  Francisque  aîné , 
Delaitre  et  Saint-Mar  ont  fait  ressortir  tout  l'éclat 
de  leur  voix  dans  le  Ti'ibiit  des  Vierges, 

Arrivons  enfin  au  Marche  de  Saint-Pierre.  La 
scène  se  passe  à  la  Martinique ,  comme  le  titre 
l'indique  assez.  Un  certain  M.  de  La  Rebellière  vit 
heureux  avec  sa  sucrerie ,  sa  pupille ,  ses  nègres 
et  ses  épaulettes  d'or  :  malheureusement  il  fait  un 
trop  fréquent  usage  du  rotin  sur  le  dos  de  Palôme, 
noir  de  l'habitation.  Palème,  devenu  marron,  va 
demander  l'hospitalité  h  Lépare  Donation.  Celui- 
ci  sauve  Eléonorc,  pupille  de  M.  de  La  Rebellière, 
du  déshonneur  dont  Palème  la  menace ,  et  obtient 
son  amour  en  échange  de  ce  signalé  service.  Mais 
tandis  qu'Eléonore,  retirée  aux  eaux  chaudes,  qui 
sont  le  Spa  de  la  Martinique,  s'abandonne  aux 
joies  de  son  cœur,  M.  de  La  Rebellière  survient  et 
surprend  Lépare  avec  sa  pupille.  Furieux ,  il  veut 
empêcher  le  mariage  projeté  par  les  amans  ;  mais 
aucune  entrave  ne  les  elVraie ,  et ,  au  cinquième 
acte,'  nous  retrouvons  Lépare  rendu  à  l'indépen- 
dance par  son  maiiagc  avec  Eléonore,  et  La  Uo- 
brllière  assassiné  par  Palème ,  le  fidèle  ami  de 
Lépare. 

Le  drame  de  MM.  Antier  et  Comboroussc  pèche 
par  beaucoup  d'invraiscrabUuice.  Quand  la  Gaîté 
remplacera-t-ellc  son  Sonneur?.,. 

Mademoiselle  Maria  a  fiiit  preuve  de  talent  dans 
\c  rôle  d'Eléonore.  C.  R.  Desp. 


^tmt  lît  tmq  l'ours. 


20  JUILLET.  —  Le  dommage  que  la  ville  de 
Birmingham  a  éprouvé  par  suite  des  derniers  évé- 
nemens  est  évalué  à  .30  ou  l\0  mille  livres  ster- 
lings  pour  le  moins. 

—  Le  jury  d'expropriation  du  département  de 
la  Seine  vient  de  prendre  une  délibération  qu'il 
est  important  de  signaler.  Deux  propriétaires, 
expropriés  par  la  ville  de  Paris  pour  le  percement 
de  la  rue  Chabannais  sur  la  rue  Richelieu,  récla- 
maient une  indemnité  de  72,000  fr.  pour  la  dou- 
zième partie  de  leur  propriété  que  la  rue  nouvelle 
devait  occuper.  La  ville  de  Paris  soutenait  que  le 
résultat,  devant  cire  de  mettre  ces  maisons  en 
façade  sur  une  rue  importante,  la  plus-value  dé- 
passait l'indemnité  qui  pouvait  être  due.  Le  jury 
a  adopté  ce  système,  et  il  a  déclaré  qu'en  raison 
de  la  plus-value  il  n'était  dû  aucune  indemnité 
pour  la  portion  expropriée. 

—  Malgré  les  nombreux  averiissemens  de  !a 
presse,  les  ouvriers  employés  au  curage  des  puits 
sont  chaque  jour  victimes  de  leur  imprudence. 
Hier  encore,  rue  Contrescarpe,  faubourg  Saint- 
Autoine,  dans  l'atelier  des  malles  postes,  un  père 
de  famille,  à  peine  descendu  dans  un  puits  qu'il 
était  chargé  de  nettoyer,  en  a  été  retiré  asphyxié , 
et  n'a  pu,  malgré  la  promptitude  des  secours, 
être  rappelé  à  la  vie. 

—  Les  arts  mécaniques  viennent  de  s'enrichir 
d'une  découverte  qui  peut  être  appelée  à  obtenir 
un  grand  succès  :  on  a  trouvé  le  secret  de  pro- 
voquer, par  le  moyen  de  ressorts  combinés,  la 
marche  des  bateaux  sur  les  fleuves  et  rivières  na- 
vigables et  sur  les  canaux  et  des  véhicules  sur  les 
chemins  de  fer.  Un  brevet  accordé  à  l'auteur  a 
consacré  cette  utile  invention. 

—  Un  Israélite  de  Berlin  vient,  dit-on,  d'inven- 
ter une  machine  à  l'aide  de  laquelle  il  peut,  en 
quelques  secondes,  tirer  une  copie  de  tout  tableau 
à  l'huile,  quelque  ancien  qu'il  soit,  et  avec  une 
exactitude  merveilleuse.  Cet  Israélite,  nommé 
Lipmann,  aurait  fait  l'expérience  de  sa  machine 
dans  le  Musée  royal  de  Berlin,  en  présence  des 
directeurs,  et  aurait  obtenu  le  plus  grand  succès. 
Cette  machine  serait  le  résultat  de  dix  années  de 
travaux,  pendant  lesquelles  M.  Lipmann  aurait 
eu  à  lutter  contre  tous  les  genres  de  privations 
et  contre  les  douleurs  d'une  maladie  organique. 

—  Une  jeune  fille  fort  jolie,  dont  la  famille 
est  honorablement  connue  dans  le  9°  arrondisse- 
ment, ayant  éprouvé,  de  la  part  de  ses  parens. 
quelques  contrariétés  dans  son  inclination,  dis- 
parut de  chez  eux  dans  les  derniers  jours  de  la 
semaine  dernière.  Toutes  les  recherches  pour  la 
retrouver  avaient  été  jusqu'à  présent  inutiles, 
Hier  seulement  son  cadavre  a  été  retiré  du  canal 
Saint-Martin,  où  il  paraissait  avoir  séjourné  plu- 
sieurs jours. 

—  La  condamnation  prononcée  par  la  cour  des 
pairs  a  inspiré  à  M.  LMctor  Hugo  le  quatrain 
suivant  qui  a  été  envoyé  au  roi  : 

Par  votre  ange,  envolée  ainsi  qu'une  colombe, 
Par  le  royal  enfant  doux  et  frêle  roseau. 
Grâce,  encore  une  fois,  grâce  au  nomdclatombe. 
Grâce  au  nom  du  berceau. 

—  On  répète  au  théâtre  de  la  Renaissance  la 
Lncia  diLammcrmoor,  de  MM.  Alphonse  Rover 
et  Vaez.  Donizetti  a  écrit  pour  cet  ouvraa;e  plu- 
sieurs fragmens  que  l'on  dit  fort  beaux  ;  on  cite, 
entre  autres,  une  mélodie  destinée  à  faire  les  dé- 
lices de  la  saison  prochaine.  Jamais  les  recettes 
n'avaient  atteint,  à  ce  théâtre,  un  chiffre  aussi 
élevé  que  cette  semaine.  Le  beau  succès  du  Fils 
de  la  F()//(' justifie  au  reste  pleinement  l'cmprcs- 
scmcut  du  public. 


21.  —Tout  est  tranquille  à  Birmingham,  et  la 
crainte  de  nouveaux  désordres  a  cessé. 

—  M.  Dnpin  aîné,  l'un  des  membres  les  plus 
anciens  du  conseil  privé  du  roi ,  vient  d'être  nom- 
mé président  de  ce  conseil  en  remplacement  de 
M.  Borel  de  Bretizel ,  qui  avait  succédé  au  véné- 
rable Henrion  de  Pensay. 

—  On  assure  que  l'abaissement  du  pavé  à  la 
montée  de  la  Porte-St-Martin  sur  le  boulevard  va 
être  incessamment  mis  à  exécution.  C'est  une 
amélioration  depuis  long-temps  désirée,  et  qui  va 
donner  lieu  à  des  travaux  importans. 

—  Au  nombre  des  travaux  importans  qui  vont 
incessamment  être  mis  à  exécution  et  dont  le» 
adjudications  sont  autorisées  comme  devant  être 
faites  prochainement  on  remarque  :  1"  l'élargisse- 
ment du  quai  de  Passy,  dépense  160  mille  fr.  — 
2"  la  construction  d'un  réservoir  rue  de  Vaugi- 
rard ,  dépense  173  mille  firancs.  —  3  '  enfin ,  l'a- 
grandissement de  l'hôpital  Beaujon ,  dépense 
80,000  fr. 

—  Imitant  ce  que  fit  Louis  XIV  pour  planter 
Versailles ,  la  Ville  de  Paris  est  en  marché  pour 
faire  amener  et  planter  sur  les  boulevarts  inté- 
rieurs quatre  ou  cinq  cents  pieds  d'arbres ,  âgés 
de  cinquante  ans  au  moins,  de  belle  venue  et 
ayant  au  moins  trois  pieds  de  circonférence,  pour 
remplacer  les  arbres  morts  ou  mourans  sur  ceUe 
magnifique  promenade.  La  dépense  est  évaluée  à 
250,000  francs. 

—  En  fouillant  dans  la  rue  Molay  pour  établir 
une  conduite  de  gaz ,  les  ouvriers  ont  découvert 
ce  matin  une  grande  quantité  d'ossemens  et  un 
cercueil  en  plomb  parfaitement  conservé.  Ces 
débris  paraissent  provenir  du  cimetière  des  Tem- 
pliers qui  s'étendait  jusque  dans  cette  partie  du 
Marais,  sur  laquelle  a  été  ouverte  la  rue  qui  porte 
le  nom  d'un  des  grands  maîtres  de  cet  ordre  cé- 
lèbre. 

—  Hier  le  tribunal  a  déclaré  en  état  de  faillite 
M.  Losseur,  faisant  le  commerce  de  vins.  Le  passif 
de  celte  faillite  s'élève,  dit-on,  à  deux  millions. 

—  L'approvisionnement  de  la  Halle -aux -Blés 
est  de  9,151  sacs.  Cours  du  jour,  G9  fr.  40;  de 
la  taxe ,  67  fr.  62.  La  hausse  continue  avec  une 
progression  effrayante  ;  de  là  l'augmentation  dans 
le  prix  du  pain ,  qui  se  paie  quinze  sous  deux 
liards  les  quau-e  livres. 

—  Hier,  vers  midi,  une  espèce  de  tourbillon  est 
passé  sur  les  Champs-Elysées,  le  jardinet  le  palais 
des  Tuileries.  Dans  sa  marche,  il  brisait  les  bran- 
ches d'arbre  et  faisait  voler  les  ardoises  sur  les 
toits  absolument  comme  des  feuilles  desséchées. 

—  C'est  p.ir  erreur  qu'on  a  dit  que  le  sultan 
Mahmoud  était  fils  d'une  Française,  mademoi- 
selle de  lEpiniv.  La  mère  de  l'empereur  qui  vient 
de  mourir  était  une  esclave  géorgienne. 

—  11  y  a  quelques  jours,  un  servent  du  21'  lé- 
ger appelle  un  soldat  et  lui  présente  une  lettre 
à  son  adresse.  Le  soldat  n'avait  que  quelques 
sous,  et  comme  la  lettre  n'était  pas  affranchie, 
il  refuse  de  la  prendre.  Un  officier  du  régiment 
qui  so  iiouvait  présent,  paie  le  port.  Le  soldat  lit . 
et  au  lieu  de  complimens  insignifians  auxquels  il 
s'attendait ,  il  trouve  la  nouvelle  qu'il  vient  d'hé- 
riter   de  deux  tn  illions  ! 

—  Vatel  vient  de  trouver  un  imitateur.  Il  y  a 
quelques  jours,  la  servante  d'un  restaurateur  d'El- 
heuf  se  jeta  à  l'eau.  In  dos  hommes  du  port  par- 
vint à  la  sauver.  Elle  adit  qu'elle  avait  été  poussée 
à  cet  acte  de  désespoir  parce  qu'elle  s'était  aper- 
çue que  son  dîner  ne  serait  pas  prêt  pour  l'heure 
lie  la  table. 


22.  —  On  Ht  dans  le  Globe: 

'•  Lundi  dernier,  le  nombre  des  lettres  qui  ont 
passé  à  la  poste  a  été  plus  considérable  qu'd  n'a- 
vait jamais  été.  Il  s'est  élevé  à  plus  de  iHI.OtXl , 
et  le  montant  du  droit  de  poste  a  été  de  4.050 
liv.  st.  (101.25(1  fr.),  ce  qui  présente  un  eacé- 
t  dajit  de  530  Liv.  (1S,:250  fr.)  sur  la  pluj  forte  re* 


—  so  ~ 


celte  qu'iiit  jamais  faite  l'administration  des  postes 
dins  un  jour.  Ce  nombre  énorme  de  lettres  pro- 
vient de  l'arrivée  simultanée  de  la  malle  poste  de 
l'Iode  parterre,  de  celles  des  colonies  et  du 
continent,  et  des  nombreuses  lettres  reçues 
d'Angleterre,  d'Irlande  et  d'Ecosse.  Pour  opérer 
le  triap:e  d'un  nombre  aussi  prodigieux  de  lettres, 
il  n'a  pas  fallu  moins  de  '200  employés  qui  ont 
travaillé  sans  interruption  pendant  cinq  heures, 
çt  à  la  lin  du  travail  plusieurs  d'entre  eu\  se  sont 
trouvés  si  fatigués,  soit  a  cause  de  la  besogne 
qu'ils  venaient  de  faire ,  Soit  h  cause  de  l'extrême 
chaleur  qui  régnait  dans  les  bureaux,  qu'ils  pou- 
vaient à  peine  marcher.» 

—  11  y  aura  ^1  ans  aujourd'hui  22  juillet,  que 
Napoléon  gagnait  les  fameuses  batailles  des  Pyra- 
mides et  du  Caire,  sur  les  Egyptiens. 

—  La  pèche  du  maquereau  étant  terminée , 
nous  nous  sommes  procuré  les  documens  statisti- 
ques suivans: 

Du  11  avril  au  3 juillet,  il  est  entré  dans  le 
port  de  Fécamp  60  grands  bateaux  venant  de  la 
pédte;  lesquels  ontdébarqué,  ensemble,  2,7/i0j/r33 
maquereaux  salés.  Le  poisson  a  été  vendu,  terme 
moyen,  15  c.  l'un,  ou  19  fr.  80  c.  les  132  ma- 
quereaux. Cette  pèche  a  fait  mouvoir  dans  Fé- 
camp, pendant  cette  périodede  temps,  iil, 065  fr. 

11  y  a  un  an,  59  bateaux  avaient  apporté 
2,576,'i56  maquereaux  salés,  qui  avaient  été  ven- 
dus, terme  moyen,  17  c. ,  ou  23  fr.  76  c.  les 
132,  ce  qui  donnait  un  total  de  i63,758  fr.  66. 

—  Les  ruines  de  la  salle  Favart  vont  enfin  dis- 
paraître du  quartier  des  Italiens  :  celle  salle  sera 
reconstruite  pour  l'Opéra-Comique  d'ici  au  1" 
mai  prochain.  La  chambre  l'a  ainsi  décidé  par  as- 
sis et  levé  dans  sa  séance  d'hier.  Ainsi  se  trouve 
assuré  le  sort  d'une  scène  lyrique  à  laquelle  se 
rattachent  les  intérêts  des  compositeurs,  des  ar- 
tistes et.  des  théâtres  de  provinces. 

■ —  Une  nouvelle  cargaison  d'animaux  étrangers 
est  arrivée  avant-hier  au  Jardin-des  Plantes;  on  y 
remarque  un  lion  superbe ,  un  renard  bleu  et  une 
grue  couronnée. 

'—Les  statues  en  pied  et  en  marbre  de  Cuvier, 
Jussieu  et  de  BulTon,  viennent  d'être  placées  dans 
la  grande  galerie  minéralogique.  On  pose ,  en  ce 
moment  même  sur  un  terre-  plein  devant  cet  édi- 
fice, deax  statues  représentant  les  sciences  natu- 
relles et  exactes. 

—  On  écrit  de  Londres  : 

•'  Il  a  été  solennellement  déridé  qu'au  tournoi 
de  Eglinton  Caslle ,  pendant  toute  la  durée  de  la 
passe  d'armes ,  les  nobles  hommes  et  les  nobles 
dames  ne  se  serviraient  que  du  langage  français.» 

—  Ole  Bull  a  acheté  à  Peslh  le  célèbre  vio- 
lon (Carlûc.  Stradivarius  (Kunstvioline),  qui  était 
la  propriété  de  M.  Xoiats,  pour  la  somme  de 
6,000  fr.  Ce  violon,  le  seul  que  le  célèbre  fac- 
teur ait  fait  avec  des  ornemcns  en  ébène  et  en 
ivoire,  se  distingue  autant  par  la  finesse  du  tra- 
vail ,  que  par  la  force  et  la  qualité  du  son,  et  on 
peut  regarder  ce  violon  comme  l'inslrument  le 
plus  curieux  fabriqué  par  Stradivarius.  On  lit 
dans  l'intérieur  •.Antonim  Slradivurius  Crcmo- 
ncnsis  faciebat ,  anno  1637. 

—  On  écrit  de  Cette,  Paganini  est  aux  eaux  de 
Balaruc,  atteint  d'une  aphonie  complète;  déjà 
toutes  nos  dames  sont  allées  le  voir;  mais  ces  vi- 
sites paraissent  l'incommoder;  nos  amateurs  de 
Cette  et  de  Montpellier  allciident  qu'il  soit  mieux 
pour  aller  en  corps  lui  rendre  les  honneurs  qui 
sont  dus  à  une  des  plus  hautes  illustrations  musi- 
cales. Hier  au  soir ,  il  s'est  promené  dans  notre 
port,  dans  la  gondole  vénitienne  du  génie. 


23.  —  La  Porte  vient  de  recevoir  la  nouvelle 
qu'une  bataille  a  été  livrée  dans  le  voisinage  d'Alep 
et  que  l'armée  turque  a  été  détruite. 

Les  débris  ont  repassé  la  frontière  :  on  ne  dit 
pas  que  l'armée  égj-p'iènne  les  ait  poursuivis. 


Le  consul  de  France  à  M,  le  président  du 
conseil. 

(C  Alexandrie,  G  juillet. 

"  L 'armée  égypiiennc  ,  sous  les  ordres  d'Ibra- 
him, ayant  attaqué  l'armée  turque  commandée  par 
le  séraskier  Haliz-Pacha,  à  Hézib,  au-delà  d'Alep, 
celle-ci  a  abandonné  le  champ  de  bataille  après 
un  combat  de  deux  heures  :  tout  le  matériel  en 
fusils,  canons  et  munitions,  est  tombé  au  pouvoir 
des  Egyptiens. 

V  Ibrahim  a  écrit  cette  nouvelle  le  23  juin,  sous 
la  tente  du  général  en  chef  turc,  llétaitde  retour 
le  28  ;  mais  il  avait  donné  ordre  au  3*  régiment 
d'infanterie  et  trois  régiiJiens  de  cavalerie  de  se 
porter  en  avant  sur  Orfa  et  Diarbekir.  « 

—  Plusieurs  marchands  d'Islington  ont  été  cités 
hier  devant  les  magistrats  de  Haitton-Garden  par 
les  autorités  de  la  paroisse  pour  avoir  fait  des  actes 
de  commerce  le  dimanche  ;  la  plupart  ont  été  con- 
damnés à  5  shelUngs  et  aux  frais.  Les  marchands 
d'Islington»  mécontens  d'avoir  été  ainsi  poursuivis, 
viennent  de  former  une  association  à  l'effet  d'éta- 
blir un  fonds  commun  sin-  lequel  seront  payés  les 
amendes  que  pourraient  encourir  ceuxqui  seraient 
ultérieurement  cités  devant  les  magistrats  pour 
infraction  à  la  loi  qui  ordonne  de  respecter  le  di- 
manche. 

—  On  écrit  de  Lyon  :  Hier  soir  la  police  a  sur- 
pris en  llagrant  défit  une  femme  qui  jetait  de  l'a- 
cide sur  les  robes  des  dames  afin  de  les  brûler  ; 
elle  était  munie  d'une  petite  seringue.  Son  arres- 
tation a  produit  une  espèce  d'émeute.  Dans  les 
rues  (|u'clle  a  traversées,  la  foule  s'est  précipitée 
sur  elle  et  l'a  poursuivie  de  ses  huées  jusqu'à  l'Hô- 
telde-ville. 

—  Le  public  s'arrêtait  aujourd'hui  devant  un 
caveau  creusé  rue  Chilpéric.  On  croit  qu'il  com- 
muniquait à  l'ossuaire  Saint-Germain  ;  c'est  du 
moins  ce  qu'on  cherche  à  savoir, 

—  On  écrit  de  Bamberg  (Franconiej  :  Parmi 
les  spectacles  donnés  pendant  la  fête  populaire 
qui  vient  d'avoir  lieu  ici ,  on  a  remarqué  un  tour- 
noi composé  de  vingt-six  cavaliers  bien  exercés, 
suivi  d'une  danse  d'armes,  exécutée  par  seize 
écuyers.  C'était  une  représentation  des  combats 
et  des  jeux  turcs  et  grecs ,  ainsi  qu'un  souvenir 
des  tournois  du  seiz  eme  siècle.  La  beauté  des 
chevaux ,  la  richesse  des  costumes  ,  l'adresse  des 
cavaliers  à  lancer  le  dscherid ,  et ,  en  général ,  la 
manière  habile  dont  les  champions  ont  tous  rem- 
pli leur  rôle ,  ont  fait  de  ces  exercices  la  partie  la 
plus  intéressante  de  la  fête. 

—  Le  19 ,  à  Reims ,  deux  grands  berceaux  de 
cave  superposés  se  sont  écroulés  dans  la  rue  de  la 
Gabelle.  Plus  de  60, 000  bouteilles  de  vin  de  Cham- 
pagne étaient  contenues  dans  ces  caves.  L'Indus- 
triel de  la  Champagne  évalue  celte  perte  à  plus 
de  100,000  fr. 

—  Il  vient  d'arriver  à  Londres  un  véritable 
vampire.  La  foule  s'est  aussitôt  portée  Vers  le  na- 
vire où  se  trouvait  cet  animal  extraordinaire  sur 
lequel  existent  tant  de  traditions  cfl'rayantes.  On 
l'a  transporté  dans  les  jardins  de  Surrey,  où  il  doit 
rester.  Aucun  animal  vivant  de  cette  famille  n'avait 
encore  été  transporté  en  Angleterre;  il  est  de  l'es- 
pèce qu'on  trouve  à  Sumatra. 

L'aspect  du  vampire  est  hideux,  et  il  justifie 
parfaitement  le  surnom  que  Linnée  lui  avait  as- 
signé: vespcrlitio  speclram.  Il  reste  constam- 
ment suspendu  au  haut  de  sa  cage  par  les  énor- 
mes grilles  qui  garnissent  le  bout  de  ses  ailes.  Il 
laisse  pendre  sa  tête  dans  laquelle  on  voit  rouler 
ses  yeux  d'un  éclat  evtrême.  Dazara,  célèbre  na- 
turaliste, prétend  que  le  vampire  attaque  les 
chevaux,  les  niuh  ts  et  les  ânes.  L'animal  qu'il  tj^u- 
che  meurt  ordirtairementde  la  gangrène.  Le  même 
naturaliste  dit  avoir  été  quelquefois  pendant  son 
sommeil  dans  la  campagne,  saigné  par  ce  chirur- 
gien improvisé.  On  ne  sent  pas  la  blessure  au 
moment  où  elle  est  faite,  parce  que  le  vampire 


suce  doucement  le  sang  des  vaisseaux  capillaires 
de  la  peau  sans  attaquer  les  veines  et  les  artères , 
et  pendant  qu'il  suce  sa  victime ,  il  l'endort  par 
le  frémissement  de  ses  ailes. 


24.  —  Les  dispositions  accoutumées  se  font  en 
ce  moment  pour  la  célébration  des  fêtes  de  Juil- 
let. On  élève  sur  l'esplanade  du  Louvre  un  mo- 
nument funéraire  de  forme  pyramidale  et  d'une 
assez  grande  hauteur,  et  d'autres  dispositions 
analogues  sont  prises  sur  les  divers  points  où  ont 
été  enterrés  les  restes  des  victimes  des  trois  jours. 
Aux  Champs-Elysées,  aux  Invalides,  au  pont  de  la 
Concorde,  ce  sont  des  préparatifs  de  fêles  et  de 
feux  d'artifice;  mais  rien  n'annonce  jusqu'ici  qu'il 
doive  y  avoir  revue  de  la  garde  nationale. 

—  Le  minisire  des  travaux  pubHcs s'entretenait 
hier  à  la  chambre  des  députés  d'un  projet  qui 
consisterait  à  transporter  la  Bibhothèquc  royale 
dans  un  édifice  qu'on  construirait  sur  le  quai  en- 
tre le  palais  Bourbon  et  l'esplanade  des  Invali- 
des. Ce  monument  aurait  pour  pendant  un  édi- 
fice consacré  aux  expositions  des  produits  de 
l'industrie  française. 

—  Un  voyageur  français  en  Perse,  M.  E.  Bore, 
a  conçu  l'idée  d'élabhr  à  Tebriz  une  université 
fondée  sur  l'enseignement  de  la  langue  française. 
Ce  projet  a  fortement  été  appuyé  par  les  princes 
Quahraman  Mirza ,  frère  du  shah  et  gouverneur 
de  l'Aderbidjan.  ainsi  que  par  Mehk-Uassan  Mir- 
za, fils  de  Feth-Ali  Schah ,  le  roi  précédent,  et  il 
a  été  accueilli  avec  une  espèce  d'enthousiasme 
par  toute  la  jeunesse  de  Tebriz,  qui ,  désireuse 
instinctivement  de  connaître  et  d'apprendre  le 
français,  avait  été  réduite  jusqu'ici  aux  leçons 
d'un  cuisinier  suisse. 

—  Le  beau  château  de  La  Brède,  qui  a  appar- 
tenu à  Montesquieu,  vient  d'être  acheté  par  M.  le 
duc  d'Orléans,  s'il  faut  en  croire  l'Indicateur  de 
Bordeaux.  S.  A.  R.  pourrait  alors  visiter  sa  nou- 
velle ac(|uisition  dans  le  voyage  qu'elle  se  propose 
de  faire  à  Bordeaux. 

—  M. et  Mme  Cal'l,donl  le  dévofilnent  fratertlel 
vient  d'être  récompensé,  sont  retournés  à  Car- 
cassonne.  Ils  vont ,  dit  l'Emancipation  ,  mettre 
ordre  à  leurs  affaires ,  ainsi  qu'à  celles  de  Bar- 
bes, et  sont  dans  l'intention  d'aller  s'établir  à  pro- 
ximité du  Mont  St-Micbel. 

—  Les  travaux  pour  l'érection  de  la  grande  co- 
lonne de  Boulogne  se  poursuivent  rapidement. 
La  statue  colossale  qui  la  couronnera  a  été  confiée 
à  Bosio;  les  deux  bas-relifs  du  piédestal  sont 
donnés  à  Lenlaire  et  à  Bra.  Ce  monument  sera 
terminé  l'année  prochaine. 

^  Les  opérations  pour  la  nomination  d'un  pré- 
sident du  tribunal  de  commerce  en  remplacement 
de  M.  Michel,  viennent  d'avoir  lieu.  Voici  le  ré- 
sultat du  dépouillement  du  scrutin  :  volans  55l  ; 
majorité  276.  M.  Pépin-Lehalleur  a  obtenu  309 
voix;  M.  Itorace  âay,  223;  M.  Lebobe,  10;  M. 
Feron,  S. 

M.  Pépin-Lchallçur  a  été  proclamé  président. 
Ce  choix  a  obtenu  l'assentiment  général.  M.  Pé» 
pin-Lehalleur  est  un  homme  d'une  haute  Capacité 
et  d'une  loyauté  reconnue. 

—  M.  Teisseire  a  débuté  vendredi  dans  le 
Philtre  par  le  rôle  de  Guillaume  ;  il  faut  enten- 
dre ce  jeune  artiste  dans  un  rôle  plus  irapor  tant 
pour  le  juger.  La  charmante  Lucile  Grahn  a  con- 
tinué ses  débuts  le  même  soir  et  a  été  très  ap- 
plaudie dans  un  pas  de  deux  qu'elle  a  dansé  avec 
M.  Mabile. 

— Madame  Dorval  vient  de  résilier  son  engage- 
ment avec  le  Gymnase.  L'intention  du  directeur 
de  ce  théâtre  étant  de  revenir  exclusivemenlj  au 
genre  du  Vaudeville. 


Le  Directeur,  BERTHET. 


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au  Cercle  des  étrangers,  D. 225.  Picadiljy.  ~^           — ^=^^=*^^=5^r^?^^^Sî^=i«»'  l'abonnent  pour  un  an  ou  6  mois,  et  en 

ju  no» /i-,>o«r.-r  «..,.  r,.  i.»«i,„««..  ^..„.-<  font  la  demande  par  lettres  affranchies. 

LesabonnemensnedatentquedesSetaOde  Au  peu  d  esprit  que  le  bonhomme  avatt ,  _^ 

chaque  mois.  L'esprit  dautrui  par  complément  servait.  One  gravure  de  modes  est  jointe  au  n"  du  5 

et  une  lithographie  au  n"  du  20  de  chaque 

Le  prix  des  abonnemens  peut  être  transmis  „           ■>   •.            .,  .,            .,  ..  mois 

par  la  poste,  ou  en  un  mandat  a  touchera  "  comptlaU.  compilait,  compila,!.  °'°"'               

^"'^-  Prix  des  anDODces,  75  c.  la  ligne. 

E  VOLEUR, 

fc^ettc  hts  journaux  français  et  étrangers. 


SOMMAIRE. 

L'alchimie  et  la  pierre  philosophai.e.  — 
Souvenirs  d'Allemagne  :  Le  dipi.oiiate  russe, 
par  André  Delrieu.  —  LonE^zo,  par  Au- 
guste Arnould.  —  Liberté,  ordre  public  : 
Une  promenade  dans  la  banlieue  de  Paris, 
par  Léon  Gozlan.—  La  harpe  mystérieuse. 
— Mélanges,  faits  curieux  :  Testament  du  car- 
dinal Fesch;  Siège  de  Toulon,  etc.,  etc.  — 
Revue  des  tribunau.\  :  Demande  d'une  peu- 
sion  alimentaire  ;  ingratitude  des  enfaus  ; 
suicide  du  père;  détresse  de  la  mère.  —  Bé- 
vue dramatique  :  Renaissance  :  Carie  Blan- 
che; Folies-Dramatiques  :  La  Bourbon- 
naise; Daniel  et  Marie;  Le  Beau  Martial, 
—  Revue  des  modes.  —  Revue  de   si\  jours. 

L'ALCHIMIE 

et 
LA  PIERRE  PHILOSOPIIALE. 


Il  n'y  a  peut-être  pas ,  dans  l'histoire  de  la  phi- 
losophie, de  chapitre  plus  curieux  que  celui  qui 
traite  de  l'origine  et  des  progrès  de  l'alchimie  ; 
pas  une  branche  des  connaissances  terrestres  qui 
montre  davantage  la  force  et  en  même  temps  la 
faiblesse  de  l'esprit  humain  ,  pas  un  travail  qui 
réalise  mieux  la  fable  de  la  montagne  accouchant 
d'une  souris. 

Ce  désir  de  l'infini  qui  vit  dans  l'homme,  et  qui 
est  la  plus  grande  preuve  de  sa  perfectibilité,  qui 
le  rend  ami  du  merveilleux  et  l'entraîne  au  surna- 
turel, l'a  fait,  dans  les  siècles  d'ignorance,  alchi- 
miste et  astrologue,  en  attendant  qu'avec  le  temps 
et  les  lumières,  l'astrologie  enfantât  raslrononiio, 
que  l'alchimie  engendrât  la  chimie,  que  la  science 
succédât  à  la  cabale,  que  lesanagiciens  et  les  soi- 
ciers  devinssent  des  savans.  C'est  à  la  (in  du  sei 


zième  siècle  que  s'opéra ,  en  partie  du  moins  , 
cette  permutation  des  sciences  surnaturelles  en 
sciences  positives,  de  l'idéalité  en  la  réalité,  que 
l'alchimie  enfin  dut  mourir  ou  plutôt  se  transfor- 
mer!... Qu'était-il  besoin,  en  en"et,  de  la  pierre 
philosophale  après  la  découverte  du  Pérou  ? 

Que  l'on  croie  ou  non  à  l'alchimie  ,  qu'on  lui 
donne  ou  non  pour  base  un  principe  vraiment 
philosophique  ,  quelque  altération  que  lui  aient 
fait  subir  les  bévues  de  ses  prôneurs,  toujoui'S  est- 
il  qu'on  ne  peut  nier  que  les  cabahstes  n'aient  dit 
la  vérité  en  allirmant  que  la  Syrie  et  la  Chaldée 
ont  été  le  berceau  de  cette  science,  et  que  sa  dif- 
fusion remonte  à  la  plus  haute  antiquité. 

Les  théosophisles  juifs  et  syriens,  chez  lesquels 
nous  voyons  briller  les  premières  lueurs  de  l'al- 
chimie et  apparaître  les  premières  initiations  mys- 
tiques, telles  qu'elles  étaient  pratiquées  chez  les 
Esséniens,  étaient  tous  des  philosophes  du  feu,  sui- 
vant la  dénomination  qu'on  leur  appliquait  ajuste 
titre.  Ils  considéraient  le  feu  comme  le  premier 
et  le  plus  grand  emblème  physique  de  la  divinité, 
comme  le  premier  et  le  plus  grand  élément  de  la 
nature,  comme  le  premier  et  le  plus  grand  mo- 
teur de  la  vie  universelle;  en  un  mot,  ils  se  regar- 
daient comme  l'nme  du  monde;  et,  à  l'exemple 
des  sectes  et  des  nations  orientales,  telles  que  les 
Sabéens,  les  Perses,  les  Indiens,  les  Arabes  et  les 
Phéniciens ,  ils  vouaient.')  l'élément  du  feu  un  res- 
pect qui  n'était  autre  chose  (lu'une  espèce  de  culte. 
On  trouve  des  traces  de  cette  adoration  dans  toute 
la  mythologieet  la  poésie  de  l'Asie  et  de  l'Kurope. 

Il  devient  donc  indispensable  ,  dans  une  es- 
quisse de  l'histoire  de  l'alchimie  ,  de  rechercher 
la  nature  de  ce  feu,  de  ce  feu  hermétique  et  phi- 
losophai, que  les  alchimistes  proclament  univer- 
sellement le  iliaumaiurge  et  le  merveilleux  artisan 
de  toutes  les  métamorphoses  les  plus  singulières 
du  monde  physitpie,  ce  feu  si  diflicile  à  se  pro- 
curer, et  (lue  l'on  vénérait  comme  le  seul  agent 
qui  piit  produire  la  transmutation  des  métaux. 

Lei  cabidisies  juifs  déclarent  que  le  feu  sur  le- 


quel ils  ont  écrit,  le  feu  hermétique  ou  philo- 
sophai, qui,  suivant  eux,  anime  tous  les  corps 
physiques,  est  une  essence  parfaitement  invisible 
et  universelle,  i;tsi6/e seulement  dans  son  second 
développement,  la  lumière,  et  sensible  dans  son 
troisième  développement,  la  chaleur.  Ce  feu,  pré- 
sent partout  et  cependant  toujours  latent,  était 
une  espèce  de  protée  ou  de  cause  première  que 
les  anciens  théosophisles  cherchaient  tous  à  saisir, 
et  qu'aucun  d'eux  ne  pouvait  trouver.  Suivant 
eux,  il  ne  fallait  pas  le  confondre  avec  la  lumière 
ou  la  flamme,  qui  ne  sont  que  les  développemens 
perceptibles  de  ce  feu  :  il  est,  disaient-ils,  le  gé- 
nérateur de  ce  feu  commun  dont  on  perçoit  les 
efiels  par  le  sens,  et  non  ce  feu  lui-même;  celui- 
ci  n'est  qu'une  manifestation  evterne  d'un  prin- 
cipe interne  et  mystérieux. 

.Si  donc  on  pouvait  hasarder  une  conjecture 
sur  le  feu  philosophai  des  anciens  alchimistes  ca- 
balistiques, nous  dirions  que  ce  n'était  ni  plus  ni 
moins  que  Célectricilé.  Nous  pensons  même  que 
ce  feu  portait  le  nom  A\lectriciii  dans  les  plus 
célèbres  écoles  d'initiation,  plusieurs  siècles  avant 
l'ère  chrétienne.  Cette  assertion  paraiu-a  .<;ans 
doute  paradoxale  à  ceux  qui  assignent  une  date 
toute  moderne  à  la  découverte  de  la  nature  et  du 
nom  de  l'électricité.  .Nous  nous  hâterons  donc  de 
citer  les  autorités  sur  lesquelles  nous  nous  ap- 
puyons pour  croire  que  rêlectricilé  était  aussi 
connue  des  anciens  que  de  nous,  et  que  c'est  là 
le  feu  hermétique  au  moyen  duquel  lès  alchimistes 
ont,  de  temps  immémorial .  essayé  de  faliriqucr 
!'(  /i.i  i;-  de  vie,  la  pierre  philosophale  et  la  tiaos- 
muiation  des  métauv. 

Si  nous  réussissons  à  le  prouver,  nous  pour- 
rons au  moins  dire  que  l'alchimie  a  une  ba.<e  ra- 
tionnelle ,  et  aflirmer  que  les  alchimistes  ont  tra- 
vaillé d'après  un  principe  capable  de  produire  une 
foule  de  métamorphoses  plu  siques.  Nous  dorons 
dès  lors  traiter  les  alchimistes  avec  plus  de  res- 
pect qu'on  ne  leur  en  accorde  généialemenl.  Nous 
poiirrous  les  placer  avec  jujtc  raison  à  l'av.uit- 


—  82  — 


garde  tle  la  science,  et  leur  attribuer  l'initiative 
des  hautes  recherches  dans  les  mystères  de  la  na- 
ture, recherches  dans  lesquelles  les  philosopha  s 
hermétl(|Ufs  ont  peut-être  devancé  les  grandes  dé- 
couvertes des  temps  modernes  ,  et  se  sont  rap- 
prochés des  expériences  curieuses  qui  ont  récem- 
ment illustré  Cross,  Fox  et  Faraday,  habiles  chi- 
mistes et  physiciens  anglais. 

Citons  d'abord  quelques  passages  de  Dutcns  et 
d'autres  auteurs  qui  ont  traité  cette  question. 

«  Les  anciens,  dit  Dutens,  invoquaient  Belus, 
Osiris  et  les  grandes  divinités  du  l'eu  et  de  la  lu- 
mière sous  des  épithètes  qui  confirment  notre 
opinion.  Ainsi  ils  appelaient  le  soleil  Eleclor, 
c'est-à-dire  le  principe  tout  puissant  qui  anime 
toutes  choses.  Ainsi  ils  adoraient  Jupiter  sous  le 
nom  (VElicitis,  c'est'à-dire,  suivant  ces  peuples  , 
le  principe  électrique  ou  cause  premure  qui  at- 
tire [eliàt]  et  vivifie  tous  les  objets  de  la  nature. 
Jupiter  Elicius,dit  Varron,  est  ainsi  nommé  parce 
qu'il  extrait  et  attire  [ab  eiiciendo  sive  extrahen- 
do  )  ;  c'est  dans  ce  sens  qu'Ovide  a  dit  : 

Eliciunt  cœlo  te ,  Jupiter ,  undè  minores 
Kunc  quoque  le  célébrant  Eliciumque  vocant.  » 

Empédocle  semble  avoir  consacré  le  même  prin- 
cipe universel  d'électricité  sous  le  nom  ù'essenlia 
ignis,  ou  élément  du  feu,  ce  qui  est  une  défini- 
tion assez  juste.  «Ce  feu,  dit-il,  se  divise  en  qua- 
tre élémens  unis  par  une  harmonie  serrète  et  sé- 
parés par  une  cause  invincible  de  division.  Tou- 
tes leurs  parties  s'attirent  les  unes  les  autres  ou  se 
repoussent  niutuclieraent;  de  telle  sorte  qne  rien 
ne  périt  :  au  contraire,  toutes  choses  sont  en 
perpétuelle  évolution  dans  la  nature.  » 

C'est  à  ce  principe  d'électricité  que  les  anciens 
attribua'ent  le  tonnerre  et  les  éclairs.  Nunia 
Pu!ijpi!ius,  qui  était  initié  à  la  science  des  Pytha- 
goriciens ,  et  qui  était  aussi  bon  naturaliste 
que  bon  physicien  ,  connaissait  un  moyen  d'at- 
tirer la  foudre  bien  long-temps  avant  la  ficelle 
du  cerf-volant  de  Franklin.  Numa  profita  habile- 
ment de  sa  science,  et  gouverna  facilement  un 
peuple  grossier,  en  appliquant  la  connaissance 
des  forces  de  la  nature  à  un  système  de  cérémo- 
nies religieuses  qui  fit  croire  qu'il  était  en  com- 
merce avec  les  dieux.  Pline  nous  dit  qu'au  moyen 
de  certains  sacrifices  et  de  certaines  formules,  ce 
roi  pouvait  forcer  le  tonnerre  à  descendre  sur  la 
terre  ;  il  ajoute  que,  suivant  une  tradition  authen- 
tique, la  même  expérience  fut  faite  en  Etrurie  , 
chez,  les  Voisques.  Il  cite  Lucius  Pison,  écrivain 
d'un  grand  poids,  qui  rappelle  que  Tullus  Ilosti- 
lius,  s'étant  trompé  dans  cette  mystérieuse  opéra- 
tion ,  fut  lui-même  frappé  de  la  foudre.  Tite-Live 
nous  donne  un  récit  plus  détaillé  de  ce  remar- 
quable accident.  Voici  comment  il  s'exprime  : 

(1  Le  roi  Tullus  ayant  trouvé  ,  dans  les  Cora- 
mont  lires  de  Numa,  l'indication  de  certains  sacri- 
fices solennels  éminemment  mystérieux,  faits  par 
ce  législateur  à  Jupiter  Elicius,  s'enferma  en  un 
lieu  secret  pour  essayer  cette  pieuse  expérience. 
Mais  n'ayant  pas  exactement  observé  les  rites 
prescrits,  soit  au  commencement ,  soit  dans  le 
cours  de  l'opération,  lui  et  toute  sa  maison  furent 
consumés  par  la  foudre.  » 

Platon  attribue  à  la  même  puissance  électrique 
le.  nom  et  le  propriétaire  de  Ydectntm  ou  ambre. 
Pour  expUquer  la  propriété  d'aliraciion  de  celle 


substance,  il  dit  «qu'il  sort  de  Velectrum  ou  am- 
bre une  certaine  matière  subtile  ou  esprit ,  au 
moyen  de  laquelle  il  attire  les  autres  corps.  » 
Plutarque  fait  remonter  à  la  même  cause  l'action 
de  la  torpille. 

C'est  aussi  à  l'électricité  que  les  anciens  ratta- 
chaient les  propriétés  de  l'aiuiant  :  de  même  qu'ils 
appelaient  l'ambre  electrum  parce  que  celte  subs- 
tance est  animée  du  souille  de  VElector  ou  le  so- 
leil; de  même  ils  nommaient  l'aimant  lapislltra- 
ctini  (pierre  Héracléenne),  parce  qu'ils  le  sup- 
posaient doué  de  l'énergie  et  de  la  puissance 
d'Hercule,  dont  le  nom  s'appliquait  aussi  au  soleil 
et  aux ageus  solaires.  «L'aimant,  ou  pierred'Her- 
cule,  dit  Plutarque,  attire  les  corps  comme  l'am- 
bre. »  Il  explique  cette  action  par  un  «  courant 
d'atomes,  »  et  il  se  sert  à  peu  près  des  mêmes 
expressions  que  Descartes. 

Cette  connaissance  de  l'action  électrique  de 
l'aimant  est  attribuée  à  presque  toutes  les  ancien- 
nes nations  pardessavans,  tels  que  Kircher.Hyde, 
Herward,  Van  Dale  ,  sir  William  Jones,  et  d'au- 
tres auteurs  respectables  cités  par  Dutens  et  Mau- 
rice ;  et  cette  opinion  est  généralement  accrédi- 
tée par  les  juges  compétens. 

Après  avoir  prouvé  que  le  feu  électrique  pro- 
prement dit  était  connu  des  anciens  théosophistes 
dans  ses  manifestations  les  plus  importantes  ,  il 
nous  reste  à  montrer  qne  ce  feu  a  été  dans  tous 
les  temps  le  feu  hermétique  ou  philosophai  des 
alchimistes,  l'agent  le  plus  puissant  dans  toutes 
leurs  opérations  secrètes  ;  que  c'est  pour  cette 
raison  qu'ils  le  tenaient  aussi  caché  que  possible, 
et  qu'ils  n'en  révélaient  la  connaissance  qu'à  leurs 
adeptes.  Cette  opinion  est  aussi  celle  de  domPer- 
nety,  le  grand-prêtre  des  mystères  alchimiques. 

«  Notre  feu  philosophai,  dit-il  ,  est  un  labyrin- 
the ,  dans  les  détours  duquel  les  plus  habiles  peu- 
vent se  perdre  ;  car  il  est  occulte  et  secret.  Le 
feu  du  soleil  ne  peut  pas  être  ce  feu  secret  ;  il  est 
interrompu  et  inégal  ;  il  ne  peut  fournir  une  cha- 
leur toujours  la  même  en  intensité  et  en  dm-ée. 
Son  ardeur  ne  peut  pas  pénétrer  la  profondeur 
des  montagnes,  ni  animer  le  froid  des  rochers  et 
du  marbre  qui  reçoivent  les  vapeurs  minérales 
dont  se  forment  l'or  et  l'argent. 

Il  Le  feu  vulgaire  de  nos  cuisines  empêche  l'a- 
malgame des  substances  susceptibles  d'être  mêlées; 
il  consume  ou  fait  évaporer  les  liens  délicats  des 
molécules  constituantes  :  c'est ,  dans  le  fait,  un 
tyran. 

«Le  feu  central  et  inné  de  la  matière  a  la  pro- 
priété de  mêler  les  substances  et  de  leur  donner 
des  formes  nouvelles.  Mais  ce  feu  si  renommé  ne 
peut  être  le  feu  ordinaire,  qui  produit  la  décom- 
position des  semences  métalliques;  car  ce  qui  est 
de  soi-même  un  principe  de  corruption  ne  peut 
être  un  principe  de  régénération,  si  ce  n'est  acci- 
dentellement. « 

Al  téphius  a  traité  au  long  du  feu  philosophai , 
et  Pontanus  devint  un  disciple  et  le  propagateur 
de  ses  doctrines.  Voici  ce  que  ce  dernier  dit  sur 
ce  sujet  important  :  «  Kotre  feu  est  minéral  et 
perpétuel  ;  il  ne  s'évapore  pas  s'il  n'est  pas  excité 
outre  mesure;  il  participe  du  soufre,  il  ne  procède 
pas  de  la  matière  ;  il  détruit,  dissout;  congèle  et 
calcine  toutes  choses.  Il  faut  beaucoup  d'habileté 
pour  le  découvrir  et  le  préparer;  il  ne  coûte  rien, 
ou  presque  rien.  En  outre,  il  est  humide,  cliargé 


de  vapeurs,  pénétrant,  subtil,  doux,  éthéré  ;  il  ana- 
lyse, métamorphose,  n'enflamme  pas,  ne  consume 
pas,  entoure  lout,  contient  toiu  ;  enfin,  il  est  seul 
de  son  espèce.  11  est  aussi  la  fontaine  d'eau  vitale, 
dans  laquelle  le  roi  et  la  reine  de  la  nature  se 
baignent  continuellement.  Ce  feu  humide  est  né- 
cessaire dans  toutes  les  opérations  de  l'alchimie  , 
au  commencement ,  au  milieu  et  à  la  fin  ;  car 
toute  la  science  est  dans  ce  feu.  C'est  à  la  fois 
un  feu  naturel,  surnaturel  et  anti-naturel  ;  un 
feu  à  la  fois  chaud,  sec,  humide  et  froid,  qui  ne 
brûle  ni  ne  détruit.  » 

Nous  le  demandons,  que  désigne  cet  étrange 
jargon  des  anciens  alchimistes  sur  le  feu  philoso- 
phai, si  ce  n'est  Vélectvicité  ?  A  coup  sûr,  c'est 
le  seul  élément  auquel  puissent  s'appliquer  toutes 
ces  définitions.  Et  pourquoi  refuserions-nous  d'ad- 
mettre cette  vérité  en  présence  des  nombreux 
témoignages  de  l'existence  et  de  l'eDîcacité  de  l'é- 
lectricité ,  considérée  comme  une  des  propriétés 
occultes  de  la  nature?  et  ces  témoignages  datent 
de  l'antiquité  comme  du  moyen-âge,  pendant  le- 
quel Abcn-Ezra  ,  Scot,  Erigène,  Alcuin  ,  Rahan- 
Maurus,  Albert-leGrand  et  Roger  Bacon,  ont  écrit 
sur  la  science  hermétique.  L'électricité  s'obtient 
si  aisément  et  si  promptement,  que  nous  pour- 
rions dire  à  priori  qu'elle  est  toujours  l'agent 
principal  de  l'alchimie,  comme  elle  l'est  de  la  chi- 
mie. Du  reste ,  aucun  écrivain  recommamlable 
n'a  encore  prétendu  que  la  découverte  de  l'élec- 
tricité dût  être  attribuée  aux  physiciens  modernes 
qui  ont  si  bien  déterminé  les  mystérieuses  lois  de 
son  action. 

La  nature  du  feu  philosophai  une  fois  reconnue, 
examinons  quels  étaient  les  autres  élémens  cons- 
titutifs du  grand  œuvre  de  Vélixir  de  longue-vie 
et  de  la  pierre  ptiilosophale.  Ces  élémens  sont 
le  nitre,  le  soufre  et  le  mercure,  trois  des  agens 
les  plus  universels  et  les  plus  actifs  qui  aient  été 
découverts  dans  le  monde  physique,  et  qui  en- 
trent dans  la  composition  d'une  foule  de  corps. 
Déterminons  la  nature  de  ces  élémens  si  vantés 
par  les  alchimistes,  comme  étant  les  bases  prin- 
ci|)ales  de  leur  science. 

Le  nitre  est  connu  pour  être  un  élément  cons- 
titutif de  la  plupart  des  corps  naturels  :  combiné 
avec  le  piincipe  alkalin,  il  produit  le  nairumAes 
anciens  elle  salpêtre  des  modernes.  Les  écritures 
et  les  ouvrages  des  savans  s'accordent  à  recon- 
naître à  cet  agent  chimique  les  vertus  d'un  dissol- 
vant universel.  Les  Juifs  l'employaient  en  bains, 
et  c'est  pour  cela  que  Jérémie  a  dit  :  «  Si  le  pé- 
cheur se  baigne  dans  le  nitre,  son  péché  ne  sera 
pas  lavé.» 

Les  chimistes  tirent  de  ce  sel  leur  eau  forte  et 
leur  eau  régale,  qui  sont  les  principaux  agens 
employés  en  métallurgie  ;  mais  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  d'exposer  leurs  propriétés. 

Le  second  élément  principal  de  l'alchimie  c'est 
le  soufre,  substance  simple  et  universelle,  qui  se 
trouve  à  chaque  instant  mentionnée  dans  la  tra- 
dition sacrée  et  classique.  Le  soufre  a  un  ellet 
singulier  sur  le  nitre,  l'eau  forte  et  l'eau  régale  ; 
il  les  dispose  à  agir  sur  le  mercure,  en  produi- 
sant des  amalgames  métalliques. 

Le  troisième  élément  alchimique  esl  le  mer- 
cure, que  les  alchimistes  supposaient  être  la  base 
de  tous  les  métaux. 

Orl'élixirde  longue  vie  et  la  pierre  philosophale 


"Xi 


—  83  — 


n'étaient  ni  plus  ni  moins  que  des  combinaisons 
(le  CCS  trois  éléniens,  à  l'état  liquide  pour  l'élixir, 
et  à  l'état  solide  ou  pulvérulent  pour  la  pierre 
philosopliale. 

L'élixir  ou  essence  de  longue  vie  était  considé- 
ré comme  également  précieux  en  médecine  et  en 
métallurgie.  Les  physiciens  alchimistes  connais- 
saient parfaitement  les  puissantes  propriétés  thé- 
rapeuiiques  du  nifrc,  du  soufre  et  du  mercure, 
qui  entrent  dans  la  composition  de  la  pillule  alchi- 
mique de  Plumar,  et  dans  plusieurs  remèdes 
modernes. 

Cet  élixir,  cette  goutte  de  vie,  ce  merveilleux 
conservateur  et  réparateur  de  la  jeunesse  et  de 
la  beauté,  supérieur  même  au  baume  de  Gilead 
du  docteurSalomon,  et  à  l'incomparable  Macassar 
de  nowlaud  ,  était  encore  rendu  plus  elBcace 
par  l'afljoiiftion  d'un  peu  d'or  en  dissolution. 
L'élixir  composé  de  l'élément  nitrique  de  l'eau 
régale,  corroboré  par  le  soufre  et  le  mercure, 
étaii,  dans  certaines  circonstances,  parfaitement 
capable  de  dissoudre  l'or,  surtout  quand  l'élec- 
tricité, ou  le  feu  philosophai,  ou  bien  même  le 
feu  ordinaire,  était  placé  sous  l'alambic. 

Cet  élixir,  qui  contenait  une  dissolution  d'or, 
devint  le  fameux  aurum  potabile  (or  potable), 
ce  nectar,  cette  ambroisie,  dont  les  poètes  de 
l'antiquité  ont  proclamé  rc\celleuce.  C'est  ce  qui 
expliquerait  \'aiui  sacra  faînes  ;  car  lorsque  les 
hommes  crurent  que  l'or  pouvait,  non  seulement 
remplir  leurs  coUres,  mais  encore  leur  donner 
une  jeunesse  éternelle; que,  comme  la  nourriture 
des  anges,  il  les  ferait  vivre  de  la  vie  des  habitans 
célestes;  lorsqu'ils  furent  persuadés  qu'il  leur 
procurerait  une  santé  invariablement  bonne,  la 
force  et  la  beauté  dont  notre  ancêtre  Adam  jouis- 
sait dans  l'Éden  avant  la  peccadille  de  sa  moitié, 
ils  durent  naturellement  lui  vouer  un  culteenthou- 
siaste. 

Nul  doute  que  cet  élixir,  cet  or  potable,  ne  fût 
une  médecine  puissante  et  vivifiante  ;  nul  doute 
que  des  ingrédiens  médicinaux  si  énergiques  ne 
pussent  être  combinés  de  façon  à  produire  une 
dépuration  et  une  espèce  de  résurrection  de  l'or- 
ganisme humain.  Et,  en  vérité,  nous  avons  eu 
nous-mêmes  quelquefois  l'idée  de  prier  Faraday 
de  nous  prépaier  une  dose  de  cet  élixir,  en  choi- 
sissant pour  cette  opération  le  momenide  la  con- 
jonction de  Mercure  et  de  Vénus.  Nous  vou- 
drions bien  voir  reverdir  notre  jeunesse,  comme 
le  saint  Léon  de  Godwin  et  le  Melmoth  de  Matu- 
rin,  i)ar  l'eU'et  de  ce  breuvage  précieux,  sans 
toutefois  vendre  pour  cela  notre  âme  au  diable. 

Les  mêmes  substances  qui ,  combinées  d'une 
certaine  manière,  composaient  l'élixir  de  vie, 
amalgamées  et  préparées  dune  auire  façon,  pro- 
duisaient la  pierre  philosophale,  soit  en  poudre, 
soit  à  l'état  de  concrétion.  Le  nitre,  le  soufre  et 
le  mercure  étaient  mêlés  en  proportions  variées, 
suivant  la  nature  du  métal  qu'on  voulait  trausfor- 
Uier.  Ici  l'électricité,  ou  le  feu  philosophai,  était 
absolument  indispensable.  C'est  pour  cela  que  ce 
feu  devint  l'objet  des  constantes  recherches  des 
alchimistes.  Les  adeptes  consommés  paraissent 
l'avoir  trouvé  facileaient  ;  mais  li;s  t'svtri  ùiiics 
des  grades  inférieurs  d'initiation  pouvaient  rare- 
ment obtenir  ce  feu  si  admirable.  Us  étaient,  en 
consé(|uence,  obligés  de  se  contenter  du  feu  or- 
diaaire,  qui,  biea  qu'il  soit  utile  pour  la  fusion 


des  métaux,  était  incapable  d'opérer  leur  décom- 
position et  leur  mélange.  Dès  lors,  on  mit  sur  le 
compte  du  feu  philosophai  les  innombrables  fautes 
commises  par  la  tourbe  des  alchimistes. 

Quant  aux  adeptes,  ils  suivirent  une  route  dif- 
férente ;  il  paraît  qu'ils  entouraient  le  vase  mys- 
tique, la  cornue  ou  alambic,  comme  on  voudra 
l'appeler,  de  courans  incessans  de  feu  électrique. 
Ouand  les  métaux  étaient  en  fusion,  ils  jetaient 
dans  l'alambic  un  morceau  de  pierre  philoso- 
phale, contenant  les  quantités  de  nitre,  de  soufre 
et  de  mercure,  qui  devaient  produire  la  transmu- 
tation désirée.  Au  fait,  si  on  excepte  leur  grand 
agent  d'électricité  ,  appliqué  aux  métaux  à  l'état 
de  fusion  ,  on  reconnaîtra  qu'ils  procédaient  ab- 
solument comme  nos  modernes  métallurgistes. 

La  pierre  philosophale  était  donc  une  composi- 
tion contenant  telles  quantités  de  nitre,  de  soufre 
et  de  mercure,  qui  étaient  nécessaires  pour  pro- 
duire une  transmutation  complète  de  certains  mé- 
taux donnés,  transmutation  qui  s'opérait  par  l'ac- 
tion de  l'électricité  lorsque  les  métaux  étaient  ar- 
rivés à  l'état  de  fusion.  L'ignorance  où  l'on  a  long- 
temps été  de  ces  procédés  explique  les  grossières 
accusations  et  les  observations  absurdes  qu'une 
foule  d'auteurs  se  sont  permises  au  sujet  des  alchi- 
mistes, don  i  ils  ne  connaissaient  pas  les  moindres 
secrets. 

Il  fallait  bien  exposer  les  élémens  de  cette  mé- 
tallurgie alchimique  qui,  pendant  tant  de  siècles, 
a  exercé  les  plus  hautes  facultés  des  physiciens, 
pour  faire  comprendre  les  descriptions  de  la 
pierre  philosophale  que  nous  ont  laissées  desa- 
vans  écrivains.  L'un  deux  a  fait  sur  cette  matière 
des  observations  que  nous  ne  saurions  nous  dis- 
penser de  reproduire. 

(I  La  pierre  philosophale,  le  grand  but  de  l'al- 
chimie, est  une  préparation  spécifique  d'agens 
chimiques,  qui,  une  fois  trouvée,  est  destinée  à 
convertir  toute  la  partie  mercurielle  d'un  métal 
donné  en  un  or  plus  pur  que  celui  qu'on  extrait 
des  mines;  et  cela  en  jetant  seulement  une  petite 
quantité  d'or  dans  les  métaux  en  fusion,  tandis 
que  la  partie  de  ces  métaux  qui  n'est  pas  le  mer- 
cure est  immédiatement  brfdée,  et  disparait.  Celte 
pierre  a  la  pesanteur  de  l'or  :  elle  est  fragile  comme 
le  verre,  de  couleur  rouge  foncé  ;  elle  fond  comme 
la  cire  au  contact  du  feu.  Voilà  ce  que  les  alchi- 
mistes promettaient  de  trouver;  mais  ils  assuraient 
aussi  qu'ils  feraient  la  même  pierre  pour  l'argeni, 
et  celte  p  erre  devait  tranformer  en  argent  d'une 
qualité  supérieure  tous  les  métaux,  excepté  l'ar- 
gent et  l'or.  Ils  ont  de  plus  promis,  dit  Boêrhaave, 
de  perfectionner  la  pierre  philosophale  à  un  de- 
gré tel  que,  jetée  dans  une  certaine  quantité  d'or 
fondu,  elle  changerait  toute  la  substance  en  pierre 
philosophale.  Us  ont  enfin  allirnié  qu'ils  lui  don- 
neraient une  force  et  une  vertu  telles  que,  mêlée 
avec  le  vif  argent  pur,  elle  le  transformerait  éga- 
lement en  pierre  philosophale. 

"Tout  ce  dont  il  s'agit,  disent  les  alchimistes, 
c'est  de  faire  par  la  science  ce  que  la  nature  ac- 
complit en  plusieurs  années,  et  même  en  plusieurs 
siècles.  Tout  est  dans  tout,  selon  le  dogme  pan- 
théiste. Il  y  a  dans  le  plond)  du  mercure  et  de 
l'or  :  eh  bien  !  si  on  trouvait  un  corps  qui  agitât 
toutes  les  parties  du  plomb  de  façon  à  consumer 
tout  ce  qui  n'est  pas  mercure,  en  tenant  compte 
du  soufre  pour  fixer  le  mercure,  n'y  a-i-il  pas 


lieu  de  croire  que  le  liquide  restant  se  transfor- 
merait en  or  ?  Telle  est  la  base  de  l'opinion  qui 
admet  comme  probable  la  découverte  de  la  pierre 
philosophale,  de  celte  pierre  que  les  alcbiraistes 
prétendent  être  une  essence  concentrée  ei  flx'^e, 
qui,  dès  qu'elle  est  fondue  avec  un  métal  quel- 
conque, s'unit  immédiatement,  par  la  pui.-ancc 
magnétique,  à  la  partie  mercurielle  du  métal, 
volatilise  et  chasse  tout  ce  qui  s'y  trouve  d'impur, 
et  ne  laisse  subsister  que  l'or  pur. 

»  Les  alchimistes  onlemployé  deux  autresnioyens 
pour  arriver  à  faire  de  l'or.  Le  premier  est  la 
sc'paralion  :  car  ils  disent  que  chaque  métal  con- 
nu contient  unecerlaine  quantité  d'or;  seulement, 
dans  la  plupart,  la  quantité  est  si  minime  qu'elle 
ne  défraierait  pas  les  dépenses  qu'on  ferait  pour 
l'obtenir.  Le  second  moyen  est  la  maluraiion. 
En  elTet,  les  alchimistes  considèrent  le  mercure 
comme  la  base  et  la  substance  de  tous  les  métaux, 
et  ils  allirment  qu'en  le  subtilisant  et  en  le  puri- 
fiant, avec  beaucoup  de  peine,  et  après  de  longues 
opérations,  on  le  changerait  infailliblement  en  or 
pur.  I 

C'est  d'après  les  mêmes  principes  qu'on  a  essayé 
aussi  de  transmuter  les  animauv  en  hommes,  et 
le  grand  Frédéric  de  Prusse  a  fait  des  expériences 
qui  tendaient  à  humaniser  les  bêtes  et  à  blanchir 
les  nègres  par  le  croisement  des  races. 

La  question  fondamendale  en  matière  alchi- 
mique reste  ce  qu'elle  a  toujours  été  jusqu'à  ce 
moment.  Les  métaux  ont-ils  une  base  commun^-, 
un  principe  métallique  commun  qui  leur  donna 
le  nom  et  la  nature  de  ce  que  nous  enten.lons  par 
mt<«/?  Peuvent-ils  être  transformés  par  l'action 
électrique,  lorsqu'ils  sont  en  fusion,  par  l'addition 
de  certaines  quantités  de  nitre,  de  soufre  et  Ac. 
mercure,  c'est-à-dire  peuvent-ils  produire  la  pierre 
philosophale  ? 

Ce  grand  problème  de  l'alchimie  n'a  pas  encore 
avancé  d'un  pas  ;  les  chimistes  modernes  n'ont 
pu  ni  le  résoudre  ni  en  démontrer  l'absurdité,  et 
il  occupe  encore  l'attention  de  plusi'  urs  savaus 
qui  se  livrent  à  de  constantes  recherches  pour 
arriver  à  un  résultat  quel  qu'il  soit. 

Je  ne  puis  mieux  terminer  ces  considérations 
sur  l'akhimie  qu'en  citant  l'opinion  d'un  ingé- 
nieux écrivain  moderne  sur  la  question  de  la 
U'ansmutation  des  métaux  : 

«  C'est  là,  écrit-il,  une  question  qui  s'adresse 
aux  chimistes  philosophes,  et  non  aux  charl  :tans 
qui  prononcent  sur  toutes  choses  avec  une  assu- 
rance imperturbable  et  une  ignorance  parfaiio. 
Les  métaux,  suivant  eux,  sont  en  elTet  des  r  trps 
simples  ;  il  est  donc  absurde  de  chercher  à  les 
transformer.  Mais  qui  prouvera  que  les  mél.mx 
sont  véritablement  des  substances  simples?»  Cela 
est,  répondent  les  empiriques,  parce  qu'il  est  im- 
possible de  les  transformer;  "C'csi-à-diro  (|u'i's 
sont  simples  parce  qu'on  ne  peut  les  transformer 
et  qu'on  ne  peut  les  transformer  pirce  qu'ils  sont 
simples.  Singulière  logique  que  celle  qui  explique 
l'elïet  par  l'elTet  ! 

(Juand  on  rénêrhii  que  les  autres  genres  du 
règne  minéral  ofl'reni  une  immense  quantité  de 
corps  dill'erens  d'aspect  et  de  nature,  et  que  les 
chimistes,  maigre  leur  désir  de  voir  dans  tous  ces 
corps  des  substances  simples,  n'ont  jamais  pu  'ne- 
pas  y  trouver  les  neuf  olouiens  primiiits,  dont  ils 
disculeut  encore  les  propriélfe  ;  quand,   dls-jc. 


'—  84  — 


on  considère  de  pareils  faits,  peut-on  raisonna - 
blcineiit  admettre  à  priori  que  les  inétau\  puis- 
sent èu-e  des  corps  paifaltemcnt  simples  et  homo- 
gènes ?  Et  cependant  ces  manipulateurs  émérites 
proclament  jusqu'à  tiente-huit  substances  métal- 
liques siin|)les  !  Mais  écoutons  l-innt' :  «La  mé- 
tamorphose des  métaux,  dit  l'illustre  savant,  se 
dérobe  vainement  ii  nous,  dans  le  temple  de 
Vulcain  ;  c'est  dans  les  profondeurs  de  la  nature 
que  nous  devons  la  chercher.  Peu  de  pères  pro- 
duisent immédiatement  des  bâtards  ;  Mars  était 
décidément  polygame. 

"Je  n'étais  pas  présent,  en  1GG7,  lorsque  Helvé- 
lius  transforma  le  plomb,  ni  quand  Bcrigard  et 
Van  Helmont transformèrent  le  mercure,  ni  même 
à  la  projection  que  l'empereur   Ferdinand,  en 
IG'jS,  et  l'électeur  de  Mayence,  en  1658,   opérè- 
rent à  la  satisfaction  des  assistans.  c>  Ces  faits,  dit 
Bergmann,   nous  ne   pouvons  les  révoquer  en 
doute  sans  refuser  tout   crédita  l'histoire.  »  Nous 
avouons  qu'il  y  a  tant  d'exemples  d'eflionlerie  et 
de  mensonge  dans  la  foule  des  gens  qui  se  don- 
nent  pour  alchimistes,  que  leur  mauvais   renom 
nuit  aux  vrais  adeptes,  s'il  y  en  a  jamais  eu.  Une 
basse  cupidité  ayant  été  le  mobile  de  leurs  stéri- 
les travaux,  ils  méritaient  bien  d'être  désappointés 
dans  leurs  recherches.  Mais  il  y  a  eu  dans  les 
arts  et  les  sciences  tant  d'inventions  et  de  décou- 
vertes qui  autrefois  étaient  dans  le  domaine  public, 
et  qui  maintenant  sont   pour   nous  des  secrets, 
qu'on  ne  peut  sans  témérité  nier  l'existence  de  la 
pierre  philosophale,  dont  on  ne  peut  d'ailleurs 
démontrer  l'impossibilité.  Sans   consulter  les  an- 
nales de  l'alchimie,  il  suflit  de  rappeler  les  sabres 
de  Damas,  si  renommés  autrefois,  et  dont  le  pro- 
cédé  de  fabrication   est    perdu   pour    nous.  Ils 
étaient  faits  d'un  acier  si  dur  et  en  même  temps 
si   flexible,    qu'ils  coupaient  les  corps   les  plus 
consislans  et  pouvaient  se  ployer  de  manière  à  ce 
que  la   pointe  touchât  la  garde.  C'étaient  une 
demi-transmutation  du  fer,   une  substance  entre 
le  fer,  le  mercme  et  le  cinabre. 

«Les  métaux,  dans  mon  système,  sont  des 
substances  terreuses,  minéralisées  par  le  feu. 
Tous  contiennent  donc  du  feu  et  de  la  terre  ;  et 
leurs  différences  proviennent  des  proportions 
variées  de  l'él  m  ent  aérien  qui  entre  dans  leur 
composition.  Comme  la  terre  et  l'air,  en  se  com- 
binant, forment  des  sels,  je  définis  tout  métal  une 
espèce  de  sel  chargé  d'autant  de  feu  que  sa  nature 
en  comporte.  On  peut  induire  de  cette  définition 
qu'un  minéral,  réduit  h  son  état  métallique,  ne 
peut  recevoir  une  plus  grande  quantité  de  subs- 
tance ignée.  La  surabondance  de  cet  élément  ne 
servirait  qu'à  volatiliser  le  métal.  Ainsi,  lorsque 
la  terre,  chargée  de  feu,  est  devenue  du  mercure 
liquide,  elle  ne  peut  en  absorber  une  plus  grande 
quantité;  un  feu  plus  intense  ne  ferait  que  la  su- 
blimer. 

»I1  suit  delà  que  si  la  transmutation  des  métaux 
est  possible,  elle  ne  peut  avoir  lieu  que  par  l'ad- 
dition d'un  sel  qui  change  la  nature  secrète  du 
plomb  ou  du  mercure  en  celle  de  l'or  et  de  l'ar- 
gent, comme  la  pierre  philosophale  peut,  dit-on, 
le  faire.  Cette  opinion  peut  sembler  étrange  à 
ceux  qui  n'ont  jamais  pénétré  les  causes  et  l'es- 
sence des  choses;  mais  Bergmann  et  Scheel  sont 
des  autorités  respectables,  et  on  peut  les  citer  à 
l'appui  de  ce  système.» 


Quant  à  nous  ,  nous  avouons  avoir  peu  étudié 
l'essence  et  la  nature  des  métaux  ;  mais  nous 
croyons  être  autorisés  par  les  résultats  récemment 
acquis,  à  espérer  que  le  moment  n'est  pas  éloigné 
où  l'on  trouvera  les  bases  premières  des  métaux, 
et  où  l'on  saura  enfin  si  les  alchimistes  sont  les 
plus  sublimes  philosophes  ou  les  rêveurs  les  plus 
insensés. 

En  attendant,  la  science  moderne  a  tiré  grand 
profit  des  travaux  consciencieux  des  alchimistes, 
des  astrologues,  et  en  général  des  philosophes 
mystiques.  C'est  à  Arnaud  de  Villeneuve,  le  célè- 
bre alchimiste,  qu'on  doit  les  acides  muriatique, 
nitrique  et  sulfurique,  ainsi  que  les  premiers 
essais  de  distillation  qui  ont  amené  la  fabrication 
de  l'alcool.  Quoique  Roger  Bacon  feignit  de  dé- 
daigner la  magie,  quoiqu'il  ait  même  écrit  contre 
elle,  il  est  très-probable  que  c'est  en  se  livrant 
aux  investigations  mystérieuses  de  la  philosophie 
hermétique  qu'il  découvrit  la  poudre  à  canon  : 
découverte  dont  il  exagère  tant  les  effets,  que, 
selon  lui,  une  fraction  de  cette  terrible  subs- 
tance, grosse  comme  l'extrémité  du  pouce,  pour- 
rait renverser  une  ville  au  milieu  des  éclairs  et  du 
tonnerre.  C'est  aussi  lui  qui  a  été  conduit  par  ses 
recherches  astrologiques  à  la  découverte  du  téles- 
cope. Paracelse,  le  mystique  auteur  de  l'Archée, 
a  introduit  l'usage  des  préparations  antimonialcs, 
salines  et  ferrugineuses,  si  précieuses  en  théra- 
peutique. La  science  des  mathématiques  est  rede- 
vable à  Cardan,  astrologue  fameux,  du  cas  irré- 
diiciible,  et  de  l'application  de  la  géométrie  à  la 
physique  ;  c'est  le  même  rêveur  extatique  qui 
aperçut  le  premier  la  multiplicité  des  équations 
des  degrés  supérieurs  à  l'existence  des  racines  né- 
gatives. N'oublions  pas  enlin  VJrs  magna,  ce 
livre  curieuv,  dans  lequel  Raymond  Lulle  exposa 
un  vaste  système  de  philosophie  puisé  en  Asie, 
et  résuma  les  principes  encyclopédiques  des 
connaissances  humaines  qui  devaient,  plus  tard, 
jeter  une  si  vive  lumière  sur  l'Europe. 

Les  savans  de  nos  jours  doivent  donc  se  rappe- 
ler qu'en  tout  cas,  insensés  ou  sublimes,  les  phi- 
losophes hermétiques  n'en  resteront  pas  moins 
leurs  véritables  aïeux. 

Frazer's  Magazine. 
(Revue  britannique). 

SOUVENIRS  D'ALLEMAGNE. 


LE  DIPLOMATE  RUSSE.] 

Lorsque  Catherine  II  eut  imposé  Stanislas  aux 
habitans  de  Varsovie  ,  M.  de  Stackelberg  fut  le 
diplomate  choisi  par  l'impératrice  pour  tempé- 
rer, au  moyen  de  caïmans  gracieux,  le  misérable 
état  auquel  on  réduisait  Poniatowski  et  la  Pologne. 
M.  de  Slackelberg  se  conduisit  avec  une  aménité 
si  parfaite  qu'il  devint  bientôt,  au  milieu  de  la 
nouvelle  cour,  un  foyer  de  conciliation  et  de  tran- 
saction entre  les  rancunes  diverses  qui  succé- 
daient à  la  chute  de  la  république  et  aux  victoires 
de  Souvarow. 

Il  arriva  que  le  ministre  d'Autriche,  M.  de  Thu- 
gut,  si  célèbre  depuis  cette  époque  par  ses  tra- 
vaux diplomatiques  contre  la  révolution  française 
et  contre  Napoléon,  fut  introduit ,  le  jour  de  son 


audience  chez  Poniatowski ,  dans  un  salon  où 
Stackelberg  trônait  en  quelque  sorte,  mais  avec 
un  embarras  modeste,  au  centre  d'une  foule  re- 
connaissante et  empressée.  M.  de  Thugut,  voyant 
un  homme  gravement  assis  et  entouré  de  seigneurs 
polonais  qui  se  tenaient  debout  avec  respect ,  le 
prit  naturellement  pour  le  roi  et  lui  débita  sa  ha- 
rangue. Qu'on  juge  de  l'effet  de  cette  méprise  !  Il 
suffisait  d'un  mot  poli  de  la  part  de  M.  de  Stackel- 
berg, qui  était  homme  d'esprit,  pour  que  son 
malentendu  ridicule  ne  se  poursuivît  pas  ;  mais 
le  diplomate,  se  souvenant  qu'il  était  Russe,  c'est- 
à-dire  qu'il  devait  chercher  par  tous  les  moyens 
possibles  l'accroissement  de  l'influence  de  sa  sou- 
veraine sur  l'imagination  des  peuples  ,  garda  un 
silence  imperturbable  et  laissa  M.  de  Thugut  se 
méprendre  jusqu'au  bout  de  son  discours.  Il  souf- 
frait peut-être  intérieurement  de  cette  mystifica- 
tion, mais  la  gloriole  moscovite  lui  fermait  la 
bouche. 

Le  soir  du  même  jour,  on  jouait  un  jeu  effréné 
chez  Poniatowski ,  car  on  a  toujours  joué  beau- 
coup en  Pologne ,  même  dans  li-s  plus  grands 
désastres.  M.  de  Thugut,  selon  l'étiquette,  faisait 
sa  partie  avec  le  roi  cl  M.  de  Stackelberg.  Il  tour- 
ne une  carte  en  disant  :  <i  Roi  de  trèfle.  » 

Le  trèfle,  comme  plante  symbolique,  était  assez 
étrangement  choisi ,  maison  ne  s'aperçut  pas  d'a- 
bord de  l'intention;  on  ne  crut  voir  qu'une  erreur. 
«\  ous  vous  trompez  !  s'écrient  de  toutes  parts 
les  courtisans.  C'est  le  valet.  » 

M.  de  Thugut  se  frappe  le  front ,  s'incline  de- 
vant le  roi  et  se  confond  en  excuses. 

«  Ah  !  pardon ,  sire  ,  dit-il ,  c'est  la  seconde 
fois  qu'il  m'arrive  aujourd'hui  de  prendre  un  va- 
let pour  un  roi.  »  [Mcmoires  de  Masson.  ) 

Cette  riposte  est  célèbre  dans  l'histoire  secrète 
des  chancelleries,  elle  fait  beaucoup  d'honneur 
aux  diplomates  auti-ichiens ,  qui  ne  sont  pas  géné- 
ralement d'un  esprit  très  prompt  ;  mais  elle  n'a 
pas  corrigé  la  morgue  russe.  Rien  n'arrête  la  di- 
plomatie du  nord  ,  pas  même  la  cruauté. 

A  l'époque  où  l'aigle  moscovite  commença  à  vo- 
ler au-delà  du  Caucase,  en  1786,  le  général  Paul 
Potemkin  (prononcez  Paiiomkine)   commandait 
à  Kislar.  Catherine  attendait  que  les  dissensions 
du  prince  persan  lui  permissent  d'envahir  la  Géor- 
gie ,  on  sait  que  cette  conquête  fut  plus  tardive. 
Un  parti  vaincu  se  présente  dans  la  rade  de  Kis- 
lar ;  il  fuyait  de  Derbent  avec  des  femmes  et  des 
trésors,   il  demandait  un   refuge  à  Potemkin. 
Le  général  russe ,  diplomate  élevé   à   l'école  des 
Orloff,  parlementa  jusqu'au  moment  où  il  aperçut 
la  flotte  émigrée  tout  entière  dans  la  rade.  On  se 
faisait  alors  en  Europe  une  idée  vraiment  orien- 
tale des  richesses  de  la  Perse  ,  dont  les  statisti- 
ciens, les  voyageurs  et  les  géographes  ne  possè- 
dent pas  même  encore ,  à  l'heure  où  nous  écri- 
vons ,  le  calcul  seulement  approximatif.  Des  cha- 
loupes armées  abordent  la  flotille  ,  les   Persans 
accueillent  les   Russes  comme  des  libérateurs  , 
mais  l'illusion  ne  fut  pas  longue  ;  on  massacra  tous 
les  fugitifs.  Le  chef,  jeté  à  l'eau,  se  cramponne 
d'une  main   aux  chaloupes  ;  c'était  le  prince  de 
Géorgie  :  un  coup  de  sabre  sépare  cette  main  de 
son  bras.  Le  prince  plonge  ,  reparaît ,  et ,  de  la 
main  qui  lui  reste ,  saisit  encore  le  navire.  Cette 
main,  également  abattue,  tombe  frémissante  dans 
la  chaloupe.  Le  prince  rougit  la  mer  de  son  sang 


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—  85 


et  un  dernier  coup  de  pique  le  fait  enfin  disparaî- 
tre. Ce  nialtieureux  avait  un  frère  qui  eut  la  bon- 
homie de  courir  h  Pétersbourg  et  de  se  précipiter 
aux  genoux  de  l'impératrice  en  demandant  ven- 
geance. Catherine  le  retint  ;  il  servit  de  prétexte 
h  la  guerre  de  179G,  qui  ouvrit  à  l'empire  russe 
le  chemin  de  l'Asie  centrale.  Telle  fut  la  diploma- 
tie des  czars  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle.  Mas- 
son  raconte ,  dans  ses  Mémoires  ,  que  la  veuve 
de  Potemkin  se  montrait  encore  à  la  cour,  sous  le 
règne  de  Paul ,  avec  les  diamans  du  prince  per- 
san tué  dans  la  singulière  entrevue  diplomatique 
de  Kislar.  (Guerres  de  Perse.) 

Ces  traditions  se  sont  adoucies  avec  le  temps  , 
et  il  faut  faire  la  part  de  l'exagération  des  libellis- 
tes  ;  le  règne  d'Alexandre  fut  une  impulsion  de 
générosité  qui  s'étendit  même  aux  chancelleries. 
Mais  on  ne  sait  pas  tout  ce  qui  se  passe  dans  leurs 
ténèbres.  Il  en  est  de  la  diplomatie  moscovite 
comme  de  ces  armées  russes  qui  disparaissent  eu 
Circassie ,  et  dont  le  gouvernement  tient  la  mort 
secrète.  Nous  ne  connaissons  guère  de  cette  par- 
tie du  service  russe  que  la  forme  la  plus  extérieure, 
forme  polie,  charmante,  irrésistible  quelquefois 
et  toujours  française.  L'Allemagne  est  sillonnée 
d'une  foule  de  jeunes  hommes  spirituels,  rieurs, 
généralement  blonds,  d'une  instruction  très  éten- 
due et  d'une  réserve  impénétrable  ,  qui  pour  la 
plupart  n'ont  jamais  vu  Paris  et  qui  parlent  fran- 
çais mieux  que  beaucoup  de  gens  ne  le  parlent  à 
Paris  ,  sous  le  rapport  des  intonations,  bien  en- 
tendu ! 

Je  ne  saurais  mieux  comparer  leur  accent  doux 
et  musical  qu'à  la  voix  pénétrante  de  M.  le  comte 
Plaier  ;  les  personnes  qui  ont  écouté  religieuse- 
ment cet  illustre  proscrit  quand  il  raconte  dans 
notre  idiome,  avec  tant  de  mélancolie  et  de  grâce, 
les  malheurs  récens  de  la  Pologne ,  se  feront  ai- 
sément une  i'Jée  du  langage  français  des  diploma- 
tes russes.  On  les  rencontre  dans  tous  les  bains  h 
la  mode;  Spa,  Ems,  Carlsbad,  Wisbad,  les  trois 
Bade,  Kreuth ,  Tœplilz,  Ncnd)orf,  Putibiis,  Pyr- 
mond ,  Aix-la-Chapelle ,  se  les  disputi'nt  avec  ja- 
lousie. Partout  l'homme  élégant ,  l'homme  qui 
perd  au  jeu ,  l'homme  dont  on  cite  la  cravate  , 
l'homme  dont  on  parle  dans  les  tables  d'hôte, 
l'homme  dont  on  montre  le  cheval  et  la  maîtresse, 
partout  cet  homme  est  un  diplomate  russe  et  né- 
cessairement un  peu  prince.  Ils  achètent  des  ta- 
bleaux ,  se  connaissent  en  manuscrits  ,  amusent 
les  dames  ,  boivent  sec ,  fument  comme  des  Turcs 
et  pleurent  au  nom,  de  Mozart.  C'est  le  Méphisto- 
phélès  de  Goëihe,  moins  les  cornes  et  les  griffes, 
mais  avec  de  belles  mains  blanches  dont  les  bai- 
gneuses rêvent  en  prenant  leurs  douches. 

J'étais  encore  sous  le  charme  de  ces  joyeux 
cosmopolites  ,  lorsque,  sautant  d'un  pied  léger 
dans  la  malle-poste  de  Francfort  pour  retourner 
à  Paris  ,  je  ne  fus  pas  médiocrement  surpris  d'y 
trouver  pour  partner  un  monsieur  très  blond, 
vêtu  d'un  pantalon  blanc ,  d'une  polonaise  en  ve- 
lours noir  et  à  brandebourgs  ,  coi  lié  d'une  cas- 
quette de  chasse  dans  le  dernier  goût,  et  révélant 
par  le  comme  il  faut  de  sa  tenue  la  classe  d'élile 
précisément  qui  sert  de  Mercure  aux  chancelle- 
ries de  Nicolas.  L'étranger  excessivement  aimable, 
fut  si  aise  de  rencontrer  un  être  sociable  dans 
cette  boîte  où  nous  devions  jouir  ensemble  de 
cinquante  heures  de  crampe ,  qu'il  prétendit  ui'a- 


voir  déjà  vu  quelque  part  ;  je  le  reconnaissais  bien 
aussi ,  mais  comme  espèce  et  non  comme  variété. 

La  question  d'Orient  commençait  à  poindre 
sur  l'horizon  politique  ;  mon  compagnon  me  mon- 
tra une  passe  de  M.  de  Bacourt ,  notre  chargé 
d'affaires  à  Carisruhe,  pour  franchir  la  frontière. 
C'était  vraiment  un  diplomate  du  czar  qui  allait 
secrètement  à  Paris,  en  courrier  de  cabinet,  por- 
ter une  dépèche  à  l'ambassade  russe.  Comme  il 
était  personnellement  attaché  au  service  de  l'em- 
pereur, on  ne  lui  avait  accordé  que  vingt-quatre 
heures  de  séjour  à  Paris,  qu'il  n'avait  jamais  vu  , 
et  d'où  la  jalousie  du  czar  écarte  les  hommes  de 
talent  qui  lui  sont  dévoués ,  aussi  long-temps  que 
cette  interdiction  n'est  pas  nuisible  au  service. 
D'ailleurs,  en  politique,  le  diplomate  fut  d'un  mu- 
tisme absolu  ;  il  me  fit  toucher  seulement  sa  dé- 
pêche qu'il  avait  placée  sur  sa  poitrine  et  avec  la- 
quelle même  il  couchait  depuis  Carisruhe.  Nous 
parlâmes  littérature,  femmes,  chemin  de  fer,  et 
autres  intérêts  matériels,  avec  beaucoup  d'aban- 
don. Je  lui  demandai ,  avec  un  sentiment  d'or- 
gueil national,  ce  qu'il  pensait  d'un  de  mes  plus 
spirituels  confrères  qui  s'est  élevé  par  le  feuille- 
ton à  la  diplomatie ,  et  qui  fut  même  présenté  à 
l'empereur. 

«  C'est  un  homme  charmant,  repondit  le  prince 
K...  ;  nous  le  connaissions  déjà  par  ses  articles, 
et  il  a  eu  beaucoup  de  succès  à  Pétersbourg; 
mais  il  ne  sait  pas  chasser  Tours. 

—  Ah  hah  ! 

—  Voyez-vous,  monsieur,  il  y  a  deux  manières 
de  chasser  l'ours.  Dans  les  deux  monts  Krapacks, 
ou  l'ours  est  noir  ,  il  fait  tache  sur  le  versant 
blanchi  par  la  neige;  sa  peau  devient  un  point  de 
mire  ,  on  le  tue  facilement.  Jlais  dans  la  Finlan- 
de ,  comme  l'ours  est  blanc  et  le  pays  plat,  la  bête 
se  confond  avec  la  neige.  La  chasse  alors  est  très 
dillicile,  et  les  Français  qui  ont  le  plus  d'esprit 
n'y  entendent  rien.  » 

Là  dessus  le  diplomate,  qui  avait  une  voix  d'une 
douceur  exquise  ,  fit  entonnoir  avec  les  deux 
mains  sur  sa  bouche  et  poussa  plusieurs  cris  ou 
paroles  ,  en  langue  fi  noise  ,  d'une  âpreté  si  hor- 
rible que  les  chevaux  de  la  malle  faillirent  s'em- 
porter. 

«Qu'est-ce  que  c'est  que  cela?  m'écriai -je 
épouvanté. 

—  J'appelle  un  ours  blanc  de  la  Finlande,  dit  le 
prince  K ;  et  il  se  mit  à  rire  comme  un  fou. 

Son  humeur  mobile  effleura  avec  la  même  gaité 
la  civilisation  entière.  Bientôt  je  sus  qu'il  possé- 
dait cinq  mille  paysans,  qu'il  avait  fait  autant  de 
lieues  qu'il  y  avait  de  jours  dans  sa  vie,  et  qu'il 
connaissait  toute  l'Rurope ,  même  Chàlons-sur- 
Marne ,  tout,  excepté  Paris.  Je  sus  que  le  prince 
K..  pouvait  rester  une  semaine  sans  prendre  d'autre 
nourriture  qu'un  peu  de  punch  ,  marcher  dans 
l'eau  jusqu'à  la  ceinture  sans  attraper  de  rhume, 
et  tuer  sous  lui  plusieurs  bidels  de  poste.  Néan- 
moins, comme  l'air  de  France  ne  lui  était  pas  fa- 
milier, il  s'enveloppa  d'un  épais  manteau,  en  dé- 
pit de  la  chaleur ,  se  plaignit  des  ressorts  du  gou- 
vernement ,  et  lorsque  nous  traversâmes  la  ville 
de  Metz  durant  la  nuit ,  éprouva  le  pressant  be- 
soin de  croquer  un  poulet  froid.  Le  prince  K...  , 
malgré  ses  cinq  mille  paysans,  n'avait  pas  tou- 
jours le  temps  de  manger. 

Tandis  que  le  dii)|omaic  cherchait  un  poulet 


rôti  dans  Metz  à  deux  heures  du  matin  ,  moi , 
blotti  dans  la  voiture,  je  n'étais  pas  fort  rassuré  , 
car  enfin,  depuis  que  nous  avions  quitté  la  mo- 
narchie prussienne,  le  ministère  avait  pu  changer 
en  France  autant  de  fois  que  la  malle  de  chevaux, 
et  l'équilibre  du  monde  se  déranger  aussi  souvent 
que  l'appétit  du  prince  K...  Qu'on  suppose  ua 
instant  la  paix  rompue,  la  Russie  mise  au  bande 
l'Europe,  le  télégraphe  portant  ces  nouvelles  à  la 
frontière,  et  mon  diplomate  surpris  à  la  recher- 
che d'un  poulet  froid  par  une  patrouille!  Le  noc- 
tambulisme  de  ce  monsieur  eût  paru  fort  étrange 
dans  un  temps  de  crise  politique;  la  question  d'O- 
rient découverte ,  quoique  si  bien  ficelée ,  entre 
son  ombilic  et  ses  pectoraux ,  fût  tombée  proba- 
blement sous  les  lunettes  d'un  caporal  civique, 
très  pressé  de  sauver  la  pairie  ,  afin  d'avoir  la 
croix  comme  tout  le  monde  ;  on  aurait  jugé  que 
le  poulet  était  un  pigeon,  qu'il  était  froid  de  sai- 
sissement et  rôti  par  frime ,  qu'il  cachait  dans  soq 
ventre  ,  en  place  de  gésier,  une  lettre  mystérieuse 
en  chiffres,  et  qu'il  venait  de  choir  du  ciel,  où  il 
volait  à  tire  d'ailes  pour  le  compte  de  la  Sainte- 
Alliance  ,  dans  la  cuisine  et  sous  la  broi  he  d'un 
restaurateur  vendu  à  l'étranger. 

Du  poulet  au  jeune  touriste,  la  transition  était 
facile.  On  me  trouvait  dans  la  voiture,  dissimulant 
autant  que  possible  sous  un  grand  nnnteau  et 
par  un  faux  passeport  mon  origine,  ma  figuredc 
cosaque,  ma  langue  zaporogue  ,  mon  accent  kal- 
mouck  ,  mes  papiers  incendiaires  et  mes  projets 
liberiicides.  La  mairie  se  tiansportail  en  corps 
de  ville  auprès  de  mon  cuir  à  chapeau  et  de  mon 
sac  de  nuit,  le  caporal  mettait  ses  lunettes  direc- 
tement sur  ma  complicité,  et  j'étais  placé  du  haut 
en  bas ,  comme  une  vieille  commode  ,  sous  le 
scellé  provisoire  de  la  sûreté  publique.  C'était 
payer  un  peu  cher  le  plaisir  d'avoir  fait  la  con- 
naissance du  prince  K... 

Quand  on  bâille  beaucoup  en  voyage  et  par  un 
temps  lourd  ,  l'iuiagination  va  Ijin.  Je  marchais 
déjà  à  l'échalaud ,  lorsque  le  diplomate  reparut. 

«  Et  le  poulet  ?  m'ocriai-je. 

—  Je  le  tiens,  dit  le  Busse  en  souriant,  mais  il 
faut  que  vous  m'aidiez  à  lui  persuader  de  me  sui- 
vre. 11  est  encore  plus  Français  que  vous.  ■ 

Me  voilà  donc  dans  les  rues  de  Metz ,  debout 
avec  le  diplomate  ,  à  l'entrée  du  soupirail  d'un 
traiteur  qui  couchait  apparemment  dans  uni-  cave 
et  qui  ne  voulait  pas  se  réveiller.  Le  prince  K..., 
tenant  d'une  main  la  question  d'Orient,  et  de  l'au- 
tre se  cramponnant  à  la  grille  du  soupirail,  s'éten- 
dit sans  façon  sur  le  pavé  ,  afin  de  se  rapprocher 
de  l'oreille  du  traiteur.  Dans  celte  position,  cl  de 
la  voix  dont  il  amadouait  les  ours  blancs  de  la 
Finlande ,  mais  toujours  d'un  style  parfaiteui:nt 
poli .  je  l'entendis  crier  à  plusieurs  reprises  : 

Il  Monsieur  le  traiteur,  je  vous  en  prie...  c'est 
un  voyageur  de  la  malle  qui  souhaiterait  d'avoir 
un  poulet  froid .  un  morceau  de  pain  et  une  bou- 
Iciltc  df  .S'iiinr-Pi  ;•<"■.'  ■• 

Il  paraît  que  les  ours  blanR>  sont  plus  so- 
ciables que  les  rôtisseurs,  car  on  ne  bougeait  p  s 
de  la  rave.  J'étais  confondu.  «  Ksl-d  pojsiMe,  me 
disais-je,  que  le  représeniani  d'un  grand  cmpi.e 
se  couche  à  plat-venire  devant  un  simple  rOais- 
scur.  Si,  dans  ce  moment,  la  question  d'Orient, 
se  faisant  jour  h  travers  la  polonaise  déboutonnée 
du  prince   K..,,  glis>jil   parle  M)upirail  dans  la 


Louiique ,  et  tombait  sur  le  nez  du  traiteur,  que 
deviendrait  noire  gouvernement ,  qui  n'attend 
pcut-ôlre ,  en  face  de  la  crise  ,  qu'une  note  de 
l»  chancellerie  russe  pour  se  décider?  » 

Ainsi  me  parlaisje  à  moi-même,  lorsque,  frap- 
fé  d'une  réilcxion  utile,  je  me  hasardai  à  tirer  le 
prince  K...  par  les  basques  de  sa  polonaise.  Le 
llusse  se  leva  rouj;e  comme  le  coq  des  bruyères , 
si  fameux  dans  son  pays. 

u  Monsieur,  permettez,  dis-je  avec  déférence, 
vous  vous  exprimez  admirablement  dans  notre 
langue  ,  mais  peut-être  n'avez-vous  pas  encore 
Laranguê  un  rôtisseur  français.  Il  faut  flatter  tou- 
tes ses  passions.  Je  connais  toutes  les  passions 
d'un  rôtisseur.  Il  faut  dire,  par  exemple  :  Garçon  ! 
Voilà  un  prince  russe  qui  entre  dans  la  ville  avec 
ses  équipages;  son  excellence  est  indisposée  ;  le 
médecin  ordinaire  fait  chercher  un  poulet  froid. 
Le\ez-vous  promptement!  on  vous  paiera  au 
poids  de  l'or ,  etc.  »  Et  puis,  pourquoi  parler  de 
Saitit-Pérai?  C'est  un  vin  blanc  de  l'Ardèche,  très 
estimable  sans  aucun  doute ,  mais  prodigieuse- 
ment rare  ;  il  ne  saurait  qu'ajouter  au  désespoirdu 
rôtisseur ,  dont  vous  humiliez  la  cave.  » 

Ici,  le  prince  K...  m'interrompit  par  un  mot 
d'une  singulière  portée  : 

('Vous auriez  demandé,  vous,  du  Màcon  vieux, 
•duPoiiiard!  me  dit-il,  mais  quel  rôtisseur  en 
France ,  je  vous  prie ,  n'a  pas  à  toutes  les  heures 
du  jour  et  de  la  nuit  un  Màcon  plus  ou  moins 
vieux  ?  Le  Saint-Pérai ,  au  contraire ,  est  à  peu 
près  introuvable ,  et  c'est  pour  cette  raison  que 
le  rôtisseur  finira  par  sortir  de  son  lit  pour  prou- 
Ter  qu'il  en  possède.  » 

Elleclivcment,  ce  mot  magique  secoua  à  la  fin 
le  sommeil  du  rôtisseur  ;  nous  l'entendîmes  gein- 
dre et  trottiner  dans  la  cave,  et  bientôt,  à  l'entrée 
du  soupirail,  parut  une  main  assez  culinaire  qui 
tendiiit  respectueusement  au  prince  K...  un  pain 
mollet ,  un  poulet  rôti  et  une  bouteille  de  ce  fa- 
meux Saint-Pérai.  A  l'aspect  du  flacon  ,  malgré 
mon  patriotisme,  il  me  fut  impossible  de  ne  point 
partager  Ihilaritédu  diplomate  ;  la  vanité  gauloise 
<;tait  prise  au  piège. 

Sur  la  route  de  Carlsruhe  à  Kanstad ,  j'avais 
failli  croire  qu'un  ministre  des  finances  du  grand- 
duc  (le  Bade  <:tait  un  voleur  ;  en  sortant  de  Metz, 
il  m'i  tait  dilTicile  de  ne  pas  voir  dans  le  Russe  un 
clerc  de  notaire  déguisé.  Mais  en  approchant  de 
Paris,  le  pri nce  K. . .  devint  grave  ;  il  jetait  de  temps 
en  temps  les  yeux  sur  la  question  d'Orient  pour 
se  convaincre  qu'elle  ne  remuait  pas  plus  le  long 
de  son  estomac  que  dans  la  diplomatie. 

Comme  nous  étions  à  Saint-Dizier,  le  Russe  me 
prit  la  main.  Je  me  sentis  ému,  car  je  n'avais  pas 
cessé  d'être  Français. 

«  Vous  me  voyez,  dit-il,  dans  un  grand  embar- 
ras. Mon  séjour  à  Paris  doit  rester  secret  ;  je  ne 
me  présemerai  qu'à  l'ambassade.  On  m'a  bien 
donné  une  lettre  pour  la  dame  d'un  hôtel  où  mon 
incognito  sera  respecté  ;  mais  je  ne  connais  pas 
votre  capitale,  je  crains  d'y  faire  quelque  fausse 
démarche  qui  compromette  mes  instructions  ; 
d'ailleurs  la  malle  arrivera  pendant  la  nuit.  Tout 
cela  m'inquiète. 

—  Monsieur,  répondis-je  au  diplomate  avec 
quelque  solennité,  vous  n'ignorez  pas  que  nos 
principes  politiques  sont  tout  à  fait  difl"érens;  je 
VOUS  prie  doue  de  ne  voir  dan-s  mes  ouvres  aucune 


86  — 


concession  ,  mais  uniquement  ledésir  de  vous  être 
agréable.  Il  me  serait  doux  que  la  Russie  et  la 
France  fussent  un  moment,  dans  nos  personnes, 
réunies  comme  elles  le  seront  un  jour,  n'en  dou- 
tez pas ,  dans  l'œuvre  de  la  civilisation  générale. 
Vous  restez  vingt-quatre  heures  à  Paris  ;  faites- 
moi  l'honneur  de  les  passer  dans  mon  domicile. 
Je  n'ai  pas  cinq  mille  paysans,  je  ne  suis  pas  dé- 
coré de  l'ordre  de  Saint-Vladimir,  je  ne  chasse 
pas  l'ours  blanc  de  la  Finlande,  mais  j'ai  un  assez 
bon  lit ,  quand  ma  portière  n'oublie  pas  de  re- 
tourner les  matelas,  et  ma  portière  connaît  les  de- 
voirs de  l'hospitalité.  » 

Combien  je  regrette  que  mes  ennemis  politi- 
ques ne  m'aient  pas  vu  dans  cette  circonstance  ! 
Tout  homme  a  un  beau  moment  dans  sa  vie.  En 
descendant  de  voiture ,  dans  la  cour  de  l'hôtel 
des  Postes,  le  prince  K.... ,  déjà  enchanté  de  Pa- 
ris, laissa  tomber  vingt  francs  au  fond  de  la  cas- 
quette  du  courrier.  Cet  homme  se  pencha  à  mon 
oreille  et  me  dit: 

»  On  voit  bien  que  c'est  un  Polonais  !  i> 

Chers  lecteurs,  dans  une  rue  que  plusieurs  da- 
mes ne  me  permettent  pas  de  nommer,  j'occupe 
à  l'arrière,  au  sommet  d'une  maison  propre,  deux 
petites  chambres  qui  ont  sullisamment  de  soleil, 
de  grand  air,  de  verdure  et  de  repos  pour  m'ins- 
pirer  les  idées  riantes  avec  lesquelles  je  gagne  ma 
vie.  Pardonnez-moi  un  détail  privé  ;  le  dénoû- 
ment  de  mon  histoire  me  l'impose.  C'est  là  que, 
durant  la  nuit  et  un  rat  de  cave  à  la  main  ,  j'in- 
troduisis le  porteur  de  la  pensée  intime  du  cabi- 
net de  Pétersbourg;  vous  comprenez  mon  émo- 
tion.  J'ofl'ris  un  verre  d'eau  claire  au  diplomate. 

a  A  voire  santé  !  dit-il  ;  nous  boirons  un  jour 
ensemble  du  Johannisberg  dans  mon  palais  de 
Tauride,  à  Baiitchiverai. 

—  Bien  obligé ,  mais  ce  palais  a  un  nom  trop 
dur.  >i 

Comme  le  Russe  ne  pouvait  décemment  se  pré- 
senter à  l'ambassade  que  dans  la  matinée ,  nous 
soutirâmes  en  silence  la  question  d'Orient  de  son 
thorax  ,  où  efle  se  trouvait  réduite  depuis  deux 
jours  à  l'état  de  système  portatif  excessivement 
comprimé,  et  nous  la  renfermâmes  dans  mon  ar- 
moire, dans  je  tendis  la  clé  au  prince  K...  ;  il  re- 
fusa de  la  prendre.  Tant  que  dormit  le  Russe,  je 
montai  la  garde  devant  l'armoire  pour  le /Jort/b/io, 
absolument  comme  l'Arabe  veille  devant  sa  tente 
pour  le  chameau  qu'il  a  recueilli  dans  le  désert. 

Vers  le  matin ,  si  c'était  un  créancier  qui  tirât 
vigoureusement  le  cordon  de  ma  sonnette,  j'en- 
trebâillais la  porte  en  disant  :  «  M.  Noirot ,  M. 
Codot,  M.  Cruchot,  M.  Sirot  (ou  tout  autre  nom) 
ne  faites  donc  pas  de  bruit!...  J'ai  là  sous  clé 
cinq  mille  paysans  de  la  Finiandie,  sans  compter 
les  ours  blancs.  C'est  une  rafle  dans  les  peaux  de 
Russie.  Je  vous  donnerai  une  action.  » 

Le  créancier  s'éloignait  avec  la  conviction  que 
j'étais  arrivé. 

Si  c'était  au  contraire  une  femme  aimée  qui 
heurtât  par  cinq  petits  coups  et  en  toussant  un 
peu  ,  je  m'adressais  à  ses  sentimens ,  j'ouvrais 
franchement  la  porte,  en  lui  disant  à  voix  basse  : 
—  oLucy,  Nancy,  Mary,  Betzy  (ou  tout  autre 
nom) ,  sois  indulgente!  il  faut  bien  que  je  fasse 
mon  chemin.  On  a  dit  que  les  alouettes  tombaient 
toutes  rôties;  il  paraît  maintenant  que  ce  sont  les 
Russes.  Les  événemens  ne  m'ont  pas  permis  de 


refuser  mon  appartement  pour  vingt-quatre  heu 
res  à  celui  qui  dort  là.  En  revanche,  il  m'appren- 
dra comment  on  chasse  les  ours  blancs.  C'est  sé- 
rieux, vois-tu  !  il  s'agit  de  venger  la  littéraiure  du 
feuilleton  qui  s'est  compromise  dans  la  Finlande.  » 

La  femme  aimée  s'en  allait  furieuse ,  mais  elle 
s'en  allait. 

Après  avoir  transporté  la  question  d'Orient  en 
fiacre  à  l'ambassade,  le  diplomate  revint  chez  moi 
pour  n'en  plus  sortir  qu'au  moment  du  départ. 
Nous  passâmes  le  temps  d'une  manière  assez  ori- 
ginale; je  lui  expliquais  Paris  à  vol  d'oiseau,  du 
haut  de  mes  fenêtres ,  c'est-à-dire  que  ,  par  le  la- 
byrinthe des  tuyaux  de  poète,  le  zigzag  des  che- 
minées et  l'ondulation  des  toitures,  je  lui  démon- 
trais le  tracé  correspondant ,  mais  invisible  ,  des 
rues  ,  des  carrefours  et  des  édifices.  Il  est  impos- 
sible de  se  figurer  une  occupation  plus  charmante. 
Quand  nous  eûmes  successivement  admiré  le  ciel , 
le  haut  des  monumens,  le  bruit,  l'étendue  ,  l'his- 
toire et  la  renommé  de  la  capitale  de  la  France , 
le  diplomate  russe  termina  ses  remarques  par  cette 
observation  vraie  : 

«  U  y  a  beaucoup  de  moineaux  dans  votre 
ville.  » 

Je  ne  raconterai  pas  nos  adieux;  rien  ne  fut 
plus  touchant.  En  revenant  de  l'hôtel  des  Postes , 
mon  appartement  me  sembla  privé  de  quel(|ue 
chose.  O  prince  K...,  serais-tu,  pour  le  service 
de  ton  maître,  empalé  sur  un  pic  du  Caucase? 
puisse  mon  souvenir  arriver  sous  tes  yeux  franc 
de  port,  nullement  trempé  de  vinaigre,  avec  la 
bande  du  journal,  et  ce  témoignage  éphémère  de 
mes  sentimens  de  respect  et  de  ma  considération 
la  plus  distinguée  ! 

André  Delhieu. 
(Le  Siècle.) 


LOB.EITSO. 


L 

Dans  une  chambre  retirée  du  palais  ducal  de 
Florence ,  deux  hommes  étaient  couchés  en  f ice 
l'un  de  l'autre  sur  de  riches  coussins  de  soie.  Une 
lampe  suspendue  au  plafond  éclairait  la  vaste 
salle  où  régnait  le  silence.  La  flamme  qui  brûlait, 
tranquille  et  sans  mouvement  au  fond  de  l'albâtre 
transparent  ,  jetait  une  vive  lumière  sur  la  partie 
supérieure  des  panneaux  sculptés  et  couverts  de 
peintures  voluptueuses,  tandis  qu'au  dessous  tous 
les  objets  étaient  plongés  dans  une  demi-obscu- 
rité. Sur  le  parquet  étaient  éparses  des  couronnes 
de  fleurs  fanées;  des  flacons  brisés  jonchaient  de 
leurs  débris  une  table  où  le  vin  ruisselait  entre 
les  restes  d'un  festin  splendiile  et  des  coupes  d'or 
ciselé  qui ,  elles-mêmes,  avaient  chancelé  sur  leurs 
pieds  comme  si  elles  eussent  partagé  l'ivresse  qui 
avait  renversé  les  convives.  C'était  l'image  de  la 
débauche  opulente ,  débauche  de  prince  et  de  fa- 
vori, séduisante  d'abord,  élégante  et  parée,  mais 
aussi  hideuse  que  celle  du  peuple,  quand  le  fard 
a  coulé  des  joues ,  quand  les  vêtemeus  ont  perdu 
leurs  parfums.  Ces  deux  hommes  étaient  jeunes 
encore,  et  cependant  on  n'aurait  pu  contimpler 
sans  éprouver  une  sorte  d'eflroi  leurs  visages  dé- 
vastés. Les  ravages  de  l'orgie  y  étaient  profon- 
dément empreints  comme  un  châtiment  du  ciel,  et 


87  — 


devant  cette  première  et  inrible  punition  ,  la 
haine  et  le  nu^pris  seraient  peut-être  devenus  de 
la  compassion. 

L'un  d'eux,  la  tète  et  les  jambes  pendantes, 
dormait,  terrassé  par  ce  sommeil  allicuv  qui  suit 
l'ivresse.  Des  couleurs  livides  couvraient  ses 
joues  :  sa  respiration  était  pénible,  entrecoupée  ; 
et  de  temps  en  temps,  par  un  mouvement  machi- 
nal, ses  mains  ,  ramenées  sur  sa  poitrine,  cher- 
chaient à  écarter  ses  vètemens  dont  le  poids  l'é- 
touffait.  L'ensemble  de  ses  traits  était  régulier  : 
ils  avaient  dû  même  offrir  autrefois  un  caractère 
de  finesse  railleuse  et  mordante,  et  cette  sorte  de 
beauté  commune  et  vulgaire  d'où  une  pensée  sé- 
rieuse est  absente.  Il  était  aisé  de  deviner  que 
chez  cet  homme  aucun  sentiment  élevé  n'avait 
lulié  contre  la  brutalité  de  ses  instincts ,  et  qu'il 
s'y  était  livré  tout  entier  et  sans  combats  inté- 
rieurs. 

L'autre ,  au  contraire ,  avait  une  physionomie 
où  brillaient  de  vives  lueurs  d'intelligence.  La 
débauche  et  les  excès  de  table  qui  avaient  épaissi 
le  sang  de  son  compagnon  et  chargé  ses  membres 
d'une  obésité  précoce,  l'avait,  lui,  rongé  jus- 
qu'aux os.  Il  se  tenait  à  demi-couché,  la  tèie  ap- 
puyée sur  sa  maindroite,  et,  dans  cette  position, 
la  lumière  de  la  lampe  le  frappant  de  haut  en 
bas ,  creusait  des  ombres  aux  angles  de  son  front, 
et  dans  les  cavités  de  ses  joues  pfdes.  Celui-là 
avait  connu  des  plaisirs  plus  nobles  et  d'autres 
joies  que  celles  de  l'orgie.  Ses  lèvres  flétries  s'é- 
taient autrefois  ouvertes  pour  réciter  des  chants 
que  toute  la  Toscane  avait  répétés.  Le  doigt  de 
Dieu  avait  écrit  sur  son  crâne  les  signes  certains 
dont  il  marque  les  hommes  à  part  :  il  lui  avait 
donné  la  pensée  et  l'action,  la  ruse  persévérante 
et  l'audace  qui  exécute,  et  dans  ce  moment  même 
où  son  intelligence  semblait  s'éteindre  dans  la 
honte  et  P/nfamie;  on  eût  dit  que  le  remords 
prêtait  une  force  factice  à  ce  corps  presque  en- 
tièrement dépouillé  de  chair  :  elle  le  soutenait 
au  bord  du  tombeau  pour  une  grande  expiation. 

Le  premier  de  ces  deux  hommes  était  le  bâtard 
du  feu  pape  Clément  VII  et  d'une  esclave  mores- 
que ,  l'époux  de  la  lille  bâtarde  de  Charles  V , 
Alexandre  des  Médicis,  duc  de  Cita  dePenna, 
doge  de  la  ville  de  Florence. 

Le  second  était  le  descendant  légitime  à  la  qua- 
trième génération  de  Laurent-le-Magnifique,  Lo- 
renzodes  Médicis,  appelé  communément  Loren- 
zino  ,  à  cause  de  la  petitesse  de  sa  taille. 

La  nuit  était  déji»  avancée.  Alexandre  se  ré- 
veilla en  bâillant,  et  se  mit  sur  son  séant.  Au 
premier  mouvement  qu'il  fil ,  Lorenzo  se  releva 
aussi.  Le  duc  promena  quelque  temps  autour  de 
lui  des  regards  hébétés. 

—  Quelle  heure  est-il  donc,  Lorenzo,  de- 
manda-t-il. 

—  DeiLx  heures  bientôt,  monseigneur. 

—  Nous  sommes  seuls?  Francesca  et  Véroni- 
que sont  parties  ? 

—  Oui,  parties  comme  elles  étaient  venues,  en 
riant  et  en  chantant  ;  parties  avec  l'or  que  vous 
leur  avez  donné. 

—  Ces  créatures-là  ont  un  corps  de  fer.  De- 
main, elles  seront  fraîches  encore  ;  elles  auront  le 
teint  clair  et  les  yeux  brillans...  Verse-moi  du 
viu,  Lorenzo.  Pourquoi  ne  les  as-tu  pas  rete- 
nues? 


—  Vous  dormiez. 

—  Et  toi? 

—  Moi ,  je  ne  dors  plus,  monseigneur. 
Alexandre  vida  sa  coupe  et  dit  : 

—  Cette  vie  de  plaisirs  te  tue  en  effet ,  Lauren- 
zino,  et  je  crois  que  j'aurai  bientôt  la  douleur 
de  voir  passer  ton  enterrement.  Tu  changes  et 
maigris  à  vue  d'œil.  Tu  n'es  plus  le  joyeux  con- 
vive que  j'ai  connu  autrefois,  le  débauché  spiri- 
tuel qui  inventait  chaque  jour  de  nouvelles  vo- 
luptés. Plus  de  joie,  plus  de  chansons,  et  tu 
ressembles  ,  à  s'y  tromper,  avec  tes  joues  caves 
et  ton  corps  diaphane,  à  quelqu'une  de  ces  âmes 
en  peine  errant  dans  l'enfer  du  Dante. 

—  On  vieillit  vite  à  votre  service,  monseigneur, 
répondit  Lorenzo  avec  un  sourire  amer. 

—  Allons,  ne  te  chagrine  pas.  Je  te  ferai  faire 
une  magnifique  épitaphe  ;  à  moins  qu'en  ta  qua- 
lité de  poète  tu  ne  veuilles  rimer  toi-même  la  liste 
de  tes  vertus. 

—  Merci,  monseigneur,  c'est  une  offre  dont 
malgré  vos  prédictions  je  ne  veux  pas  encore 
profiter.  D'ailleurs,  que  ma  mort  soit  prochaine 
ou  reculée,  ce  n'est  pas  moi  qui  me  chargerai  de 
mon  panégyrique. 

—  A  ta  place  pourtant  je  ne  laisserais  pas  ce 
soin  h  un  autre  ;  tu  risques  beaucoup  d'être  mal 
recommandé  à  la  postérité. 

—  Bah  !  monseigneur,  qu'est-ce  de  nos  jours 
que  le  vice  et  la  vertu  ?  des  mots  vides  de  sens , 
rien  de  plus.  Pourquoi  me  Oétrirait-on,  moi ,  mi- 
nistre et  confident  de  vos  plaisirs,  quand  on  vous 
aime,  vous  ,  qui  ravissez  les  filles  à  leurs  mères, 
les  femmes  à  leurs  maris? 

—  Mais  es-tu  sûr,  Lorenzo,  que  ces  respects 
apparens  ne  cachent  pas  une  haine  profonde. 

—  Et  quand  cela  serait,  qu'importe?  le  lion 
muselé  est  à  craindre  encore,  car  il  peut  briser 
ses  liens  ;  mais  le  lion  à  qui  on  a  arraché  les 
dents  et  coupé  les  ongles ,  on  le  méprise.  Voilà 
Florence ,  monseigneur,  Florence  la  ville  d'é- 
meutes et  des  révolutions  sanglantes.  Florence 
n'a  plus  ni  ongles  ni  dents;  vos  espions  ont 
fouillé  et  désarmé  toutes  les  maisons  ;  le  beffroi 
du  palais  n'appelle  plus  le  peuple  à  la  révolte: 
Savonarola  préchant  dans  les  rues  serait  silllé,  et 
Jésus-Christ  lui  même  ,  proposé  par  un  nouveau 
Nicolas  Capponi,  n'obtiendrait  pas  aujourd'hui 
vingt  voix  au  scrutin  seciet  pour  être  nommé  roi 
des  Florentins  (1). 

Kous  avons ,  vous  le  savez  bien  ,  philosophé 
longuement  tous  deux  sur  cette  grave  matière,  et 
décidé  qu'à  des  sujets  corrompus  il  faut  des  maî- 
tres corrupteurs.  Soni-ce  des  courtisanes  de  pro- 
fession que  ces  deux  femmes  qui  sortent  d'ici  ? 
L'une  est  l'épouse  de  Malatesta,  un  homme  riche; 
l'autre  était,  il  y  a  un  mois,  la  fiancée  de  Dieu, 
et  elle  a  quitté  son  couvent  pour  devenir  la  mal- 


(1)  Le  1"  juin  1.Ï27,  après  l'expulsion  des  Mé- 
dicis rétablis  plus  tard  par  Charles  V.  le  gonfalo- 
nier  Nicolas  Capponi ,  pour  calmer  lell'ervt s- 
ceiicc  des  citoyens  et  les  ramener  à  des  idées  d'o- 
béissance ,  proposa  d'élire  au  scrutin  du  grand 
conseil,  composé  de  mille  votans ,  Jésus  Christ 
roi  des  Florentins.  Quoiqu'une  pareille  monar- 
chie ne  pùi  être  iransinise  par  hérédité,  et  qu'on 
ne  pilt  se  défier  chez  le  nouveau  roi  d'un  eniéte- 
nieiit  (l>nasti(|ue  ,  Jésus  ne  fut  pas  ilu  à  l'unani- 
mité. Il  y  eut  contre  lui  une  opposition  quand 
mfmc  de  vingt  boules  noires. 


tresse  du  prince.  Qui  s'en  étonne?  qui  voit  là  un 
scandale?  personne.  Soyez  donc  aussi  tranquille 
sur  la  durée  de  votre  règne,  que  moi  sur  l'époque 
de  ma  mort.  Et  puis,  monseigneur,  vous  faites  en 
ceci  acte  d'un  profond  diplomate.  Marguerite, 
votre  femme,  n'est  encore  qu'une  enfant;  mais 
eût-elle  vingt  ans ,  le  double  de  son  âge,  fût-elle 
belle  et  séduisante  autant  quelle  promet  de  de- 
venir laide  ,  l'empereur  votre  beau-père  ne  vous 
imposerait  pas  comme  un  devoir  la  fidélité  con- 
jugale. L'austérité  des  mœurs  serait  d'un  exemple 
dangereux  et  qui  pourrait  réveiller  des  souvenirs 
d'un  vieux  levain  d'indépendance.  La  corruption 
convient  aux  desseins  de  Charles  V,  dont  le  bras 
vous  a  élevé  et  vous  soutient,  et,  pendant  que  les 
femmes  se  prostituent  ici  et  que  les  maris  vivent 
de  leur  dé  honneur,  nul  ne  songe  à  conspirer. 

—  Pourtant,  répondit  Alexandre,  d'une  voix 
sombre,  j'ai  à  Florence  un  ennemi  invisible  que 
je  ne  puis  atteindre.  Les  murs  de  ce  palais  ont 
des  yeux  et  des  oreilles  ,  et  quelquefois  ce  qui  a 
été  délibéré  entre  nous  à  voix  basse,  s'est  redit  à 
haute  voix  sur  la  place  publique.  Mon  cousin 
Ilyppolyte,  cet  ennuyeux  pédagogue,  est  mort  à 
Itry  en  allant  rejoindre  Charles  V  dans  son  ex- 
pédition d'Afrique.  Le  poison  qui  l'a  tué  ne  lais- 
sait pas  de  traces,  et  un  matin,  sur  les  portes 
mêmes  du  palais,  une  main  inconnue  avait  écrit  : 
Le  cardinal  Hippolyte  des  Médicis  est  mort 
empoisonné  par  l'ordre  du  tyran  de  Florence. 
Qui  donc  avait  surpris  le  secret  de  cette  ven- 
gcunce  ?  Qui  donc  livrait  ainsi  mon  nom  à  l'exé- 
cration, et  ma  vie  à  de  sanglantes  représailles? 
Eh  !  Lorenzo,  si  mes  soupçons  étaient  vrais  ! 

—  Et  qui  soupçonnez-vous  ? 

—  Un  homme  dont  le  visage  est  aussi  pâle ,  le 
front  aussi  soucieux  que  le  tien:  le  fils  de  Jean 
le  Grand-Diable. 

—  Côme?  un  chimiste!  un  astrologue!  an 
vendeur  de  diamans  1  Le  pauvre  homme  ne  son<»e 
qu'à  ses  fourneaux  et  à  son  commerce.  Je  l'ai  fait 
surveiller  de  mon  côté  ,  monseigneur  :  je  lui  ai 
parlé  ,  et  pour  supposer  une  pensée  dans  cette 
têti'-là ,  il  faudrait  croire  que  Côme  est  Satan  en 
personne. 

—  Mais  qui  donc  avait  écrit  ces  mots  ? 

—Je  n'en  sais  rien  et  m'en  inquiète  peu.  Voyez 
le  bel  effet  qu'ils  ont  produit  :  le  matin  on  les 
répétait;  le  soir  on  les  avait  oubliés.  Monsei- 
gneur, ajouta  Lorenzo  après  une  courte  pause, 
c'est  cette  nuit  même  que  Buondonte  doit  être 
introduit  auprès  de  nous  et  nous  rendre  compte 
de  la  mission  nouvelle  dont  nous  l'avons  chargé. 

—  Celte  nuit  même! 

—  11  a  reçu  l'ordre  hier. 

—  Tiens ,  Lorenzo,  je  voudrùs  maintenant  qu'il 
ne  l'eût  pas  exécuté. 

—  Vous  devenez  peureux ,  monseigneur.  Xe 
vous  souvenez-vous  plus  des  outrages  et  des  sar- 
casmes que  vous  a  valus  la  présence  de  cette 
femme  !  Qu'elle  disparaisse  ,  que  la  tombe  ren- 
ferme cette  preuve  vivante  d'une  mauvaise  ori- 
gine, et  personne  ne  pensera  plus  à  joindre  à  vo- 
tre litre  de  doge,  l'épithète  flétrissante  do  bâtard. 
Ne  jouons  pas  sur  les  moLs;  vous  n'avti  pas  de 
remords .  vous  craijmez  seulement.  Eh  bien  !  no 
laissons  pas  cette  fois  à  Buondonti  le  temps  d'être 
imbscret  et  de  bavarder.  Ne  nous  fions  pas  à  la 
parole  qu'il  nous  donnerait  et  qu'il  pourrait  trahir. 


~  88  — 


—  Fais  ce  que  lu  voudras,  Lorenzo.  En  vérité, 
lu  prêches  Tassassinal  et  rempoisonnemenl  avec 
le  calme  et  le sang-fioid d'un  professeur  comnien- 
taiit  des  textes  de  lois. 

—  C'est  que  j'ai  beaucoup  réllécbi ,  monsei- 
gnem-,  et  la  rétlexion  m'a  appris  à  ne  tenir  aucun 
Compte  des  opinions  des  hommes.  Ils  pèsent  diffé- 
remment les  mêmes  faits,  et  leur  balance  s'élève 
ou  descend  selon  la  condition  de  celui  qu'ils  ju- 
gent. L'action  qui  déshonorerait  un  homme  obs- 
cur et  pauvre  qui ,  pour  la  commettre,  risquerait 
sa  tête ,  n'est  qu'une  tache  légère  dans  la  vie  du 
prince  à  qui  elle  ne  coûte  que  la  peine  de  l'or- 
donner. L'un  voudrait  en  vain  s'en  laver  et  re- 
dresser son  front  courbé  sous  le  poids  d'un 
meurtre  :  on  ne  croirait  pas  même  à  son  repentir 
sincère.  L'autre  l'efface  quand  il  veut;  le  sang  de 
dix  mille  hommes  égorgés  sur  un  champ  de  ba- 
taille lave  le  sang  versé  dans  l'ombre  et  qui  criait 
vengeance.  Le  peuple  est  une  matière  molle 
qu'on  pétrit  à  son  gré,  et  qu'il  faut  mépriser. 
(}Hand  nous  ne  serons  plus  jeunes,  quand  l'âge 
auiu  amorti  la  fougue  de  nos  passions,  vous  don- 
nerez une  bonne  loi  à  Florence,  vous  ferez  élever 
un  riche  monument,  vous  prodiguerez  l'or  à  un 
grand  poète  ,  et  votre  règne  sera  glorieux  chez 
vos  contemporains  et  dans  la  postérité. 

Alexandre  s'était  recouché  sur  les  coussins. 
Lorenzo  se  tenait  toujours  debout  devant  lui ,  et 
ses  regards,  où  s'allumait  un  feu  sombre ,  s'atta- 
chaient sur  le  doge  dont  la  figure  exprimait  tou- 
jours l'hésitation.  Mais  son  compUce  savait  bien 
quelle  corde  il  faUait  faire  vibrer  pour  lui  rendre 
de  l'énergie.  Après  l'avoir  regardé  quelque  temps 
encore  avec  une  expression  étrange,  il  dit  : 

—  J'ai  revu  Catherine,  monseigneur. 

A  ce  nom  ,  Alexandre  se  releva  tout  à  coup 
comme  ferait  un  homme  blessé  à  l'improviste. 
Ses  yeux  étincelaient ,  et  un  autre  sentiment  que 
celui  de  la  peur  ,  le  désir  impur ,  brilla  sur  son 
visage. 

—  Tu  l'as  revue,  Lorenzo  !  s'écria-t-il ,  et  tu 
ne  m'en  parlais  pas  ! 

Lorenzo  reprit  tranquillement  : 

—  J'ai  profité  de  l'absence  de  Léonard  Ginori 
son  mari,  pour  m'introduire  de  nouveau  chez 
elle.  \ous  savez  que  j'attendais  une  occasion  favo- 
i-able.  Léonard  est  amoureux  de  sa  jeune  femme 
Il  est  jaloux,  et  vos  ordres  n'ont  peut-être  pa^ 
c^é  exécutés  si  fidèlement  qu'il  ne  reste  chez 
quelques  nobles  de  Florence  des  poignards  bien 
affilés.  La  vue  d'une  arme  nue  me  fait  pâlir.  J'ai 
donc  été  chez  Catherine  Ginori. 

—  Eh  bien  ! 

—  Eh  !  la  négociation  a  été  longue  et  pénible, 
monseigneur.  Catherine  est  mariée  depuis  un  aii 
à  peine;  c'est  sa  première  intrigue;  elle  craint 
d'être  novice  dans  l'art  de  tromper;  elle  redoute 
1.1  vengeance  de  son  mari. 

—  ^e  lui  as-tu  pas  promis  un  secret  inviolable? 

—  Sans  doute  i  mais  elle  a  peur. 

— EnQn,  que  faut-il  pour  la  rassurer?  Parle 
donc!  Aime-t-elle  son  mari? 

—  Non,  reprit  Lorenzo.  Mais  vous,  monsei- 
gneur, l'aimez-vous  bien  ? 

—  Jamais  femme  ne  m'a  inspiré  des  désirs 
pareils. 

—  Rien  ne  vous  coiiterait  pour  obtenir  sa  pos- 
session ? 


—  Rien,  pourvu  qu'elle  soit  à  moi.  Que  de- 
mande-telle ?  De  l'or.  Je  lui  en  donnerai. 

—  Catherine,  dit  Lorenzo  qui  semblait  pren- 
dre plaisir  à  ne  pas  répondre  directement  aux 
questions  impatientes  du  duc,  Catherine  est  une 
femme  comme  toutes  les  autres,  facile  à  séduire. 
Elle  a  accepté  les  présens  que  je  lui  ai  portés 
en  votre  nom  :  elle  a  essayé  devant  moi  les  pa- 
rures dignes  d'une  reine  que  vous  lui  avez  en- 
voyées, et  elle  s'est  trouvée  belle,  et  le  démon  de 
l'orgueil  lui  a  souillé  à  l'oreille  des  pensées  d'a- 
mour et  d'adultère;  mais,  je  vous  le  répète,  elle 
a  peur,  et  elle  ne  serait  rassurée  que  si  Ginori, 
maintenant  absent  de  Florence,  ne  devait  pas  y 
rentrer. 

—  Ce  soin  te  regarde,  Lorenzo  ,  répondit 
Alexandre.  Où  est  Ginori  I 

— APise. 

—  Quand  doit-il  revenir  ? 
— Dans  trois  jours. 

—  Et  peux-tu  promettre  qu'il  ne  reviendra  pas  ? 

—  Ceci  vous  regarde  à  votre  tour,  monseigneur: 
le  bras  attend  les  ordres  de  la  tête. 

— Ginori  ne  doit  pas  revenir. 

—  Après-demain,  Catherine  sera  à  vous. 

—  Dis-tu  vrai  ? 

—  Oui,  après-demain ,  à  minuit,  elle  se  ren- 
dra secrètement  chez  moi  :  la  maison  que  j'habite 
communique  au  palais.  Vous  rentrerez  seul  dans 
vos  apparlemens,  et  je  viendrai  vous  chercher 
quand  il  sera  temps. 

—  Ah  !  Lorenzo,  s'écria  le  duc,  Lorenzo,  je 
ferai  de  cette  femme  la  plus  fière  et  la  plus  heu- 
reuse courtisane  de  Florence  !  Catherine  est  si 
belle  !  Tu  diras  à  Francesca  de  ne  plus  se  pré- 
senter devant  moi.  Ne  devait-elle  pas  revenir 
demain  ?  je  ne  veux  plus  la  voir.  Mais  pourquoi 
Catherine  a-t-elledifférérinstantdemon  bonheur? 

—  Pure  coquetterie,  sans  doute.  C'est  pour  se 
faire  désirer. 

—  Et  pourquoi  ce  rendez-vous  a-t-il  lieu  chez 
toi? 

—  Elle  croit  y  trouver  plus  de  sûreté  et  plus 
de  mystère. 

En  ce  moment,  un  léger  bruit  se  fit  entendre 
dans  les  chambresqui  précédaient  celleoù  étaient 
Alexandre  et  Lorenzo.  Ce  dernier,  après  avoir 
prêté  l'oreille,  dit  : 

Ce  doit  être  Buondonte.  Je  vais  m'en  informer, 
monseigneur. 

Il  sortit.  Le  duc,  resté  seul,  fit  à  grands  pas  le 
tour  de  la  chambre  ;  il  marchait  la  tête  baissée 
et  le  regard  fixe.  Ses  joues  étaient  devenues 
pâles.  Pour  la  première  fois,  lui,  qui  venait  de 
prononcer  l'arrêt  de  mort  d'un  noble  Florentin 
coupable  seulement  d'être  un  obstacle  à  ses  hon- 
teux plaisirs,  il  semblait  reculer  devant  un  meur- 
tre accompli,  et  une  sorte  de  remords  jetait  une 
clarté  sinistre  dans  les  ténèbres  de  cette  âme  de 
boue.  Il  s'arrêta  et  dit  avec  un  soupir  : 

—  C'était  ma  mère  pourtant  !  Mais  aussi,  pour- 
quoi a-t-elle  bravé  ma  colère  ?  pourquoi  l'esclave 
moresque  Ainha  m'a-t-elle  poursuivi  de  ses  plain- 
tes et  de  ses  cris?  Je  l'aurais  laissée  vivre  obscure 
si  elle  ne  m'eût  pas  insulté.  Puis  il  reprenait  sa 
marche,  et  malgré  tous  les  affreux  sophismes 
dont  il  cheiThait  à  endormir  sa  conscience,  il  ré- 
pétait de  temps  à  autre  :  Ma  mère  !  c'était  ma 
mère  ! 


Lorenzo  rentra.  Il  était  accompagné  d'un  homme 
dont  la  profession  d'assassin  à  gages  étah  écrite 
sur  la  figure.  Alexandre  s'avança  vers  lui  pour 
l'interroger,  mais  il  ne  put  prononcer  une  parole. 

—Buondonte,  dit  Lorenzo,  est  un  bon  et  fidèle 
serviteur.  L'esclave  est  morte  ce  malin,  il  l'a  vue 
expirer. 

Buondonte  confirma  par  un  signe  de  tête  ce 
que  venait  de  dire  Lorenzo. 

Celui-ci  prit  une  coupe,  et,  la  remplissant  de 
vin,  fit  signe  au  meurtrier  de  s'approcher  de  la 
table. 

—  Bois  ceci  à  la  santé  de  monseigneur. 
Pour  un  homme  habitué  comme  Buondonte  à 

verser  du  poison  aux  autres,  le  piège  était  gros- 
sier. Cependant  il  prit  la  coupe  sans  hésiter,  et 
la  vida  d'un  seul  trait.  Pendant  qu'il  buvait,  Lo- 
renzo adressai  Alexandre,  toujourspàle  et  muet, 
un  regard  d'intelligence. 

—  Maintenant,  dit-il,  voilà  ton  salaire,  et  il  dé- 
pend de  toi  qu'il  soit  doublé.  Peux-tu  être  demain 
àPise? 

— Oui,  répondit  Buondonte. 
— Connais-tu  Léonard  Ginori? 
— Je  le  connais. 

—  Et  après-demain  dans  la  journée  tu  seras  de 
retour  ici  ? 

— Après-demain. 

—  Tu  sais  quelle  question  je  l'adresserai  et 
quelle  réponse  tu  devras  me  faire  ? 

—  La  même  que  je  vous  ai  faite  ce  soir.  11  n'y 
aura  que  le  nom  de  changé. 

—  Nous  n'avons  plus  rien  à  le  dire. 
Buondonte  s'inclina  et  sortit.  Quand  le  bruit 

de  ses  pas  ne  se  fit  plus  entendre  : 

—  Imbécille,  s'écria  Lorenzo,  qui  ne  sait  pas 
que  des  secrets  de  cette  nature  donnent  la  mort. 
Le  vin  qu'il  a  bu  était  empoisonné. 

—  Mais  Ginori  ?  demanda  Alexandre. 

—  Un  autre  partira  cette  nuit.  J'ai  quelqu'un, 
monseignem'.  Celui-ci  aura  seulement  le  temps 
de  sortir  de  Florence  et  il  mourra  comme  un 
chien  sur  la  grande  route.  Il  est  tard,  allons 
prendre  quelque  repos.  Je  ne  sais,  mais  il  me 
semble  que  je  dormirai. 

Ils  se  séparèrent.  Leur  secret  était  bien  gardé, 
et  cependant,  le  lendemain  le  peuple  lut  sur  les 
portes  du  palais  ces  mots  tracés  par  une  main 
inconnue  et  qui  reparaissaient  à  chaque  crime 
nouveau  : 

l'esclave  ainha  *est  morte  empoisonnée 

PAR  l'ordre 
DU  TYRAN  DE  FLORENCE. 

II. 

Cette  révélation  troubla  pendant  quelques  heu- 
res le  peuple  de  Florence:  on  s'abordait  aux  angles 
des  rues  et  sur  les  places  pour  se  dire  :  —  Eh 
bien!  savez-vousla  nouvelle?  Le  doge  a  fait  em- 
poisonner sa  mère  ;  —  mais  aucun  cri  sérieux  ne 
s'éleva  au  milieu  de  cette  foule.  C'était  moins  un 
sentiment  d'indignation  qu'une  curiosité  frivole 
qui  la  portait  à  s'entretenir  de  cet  horrible  forfait 
et  de  la  manière  mystérieuse  qui  le  traînait  au 
grand  jour.  Personne  ne  le  mettait  en  doute  ; 
mais  personne  ne  le  flétrissait.  Florenee  en  était 
venue  à  ce  point  de  lâcheté  et  de  corruption,  que 
le  parricide  ne  l'épouvantait  plus.  Elle  avait  raillé 
Alexandre  sui'  sa  naissance,  et  déjà  elle  cherchait 


89  — 


par  quels  autres  sarcasmes  elle  se  vengerait  sur 
lui  de  son  avilissement.  Tout  l'effort  de  sa  vertu 
allait  jusqu'à  si/lier  ses  maîtres.  Courtisane  enri- 
chie, elle  voulait,  avant  tout,  garder  ses  richesses 
et  sa  vie  débauchée.  Qu>;lque  temps  avant  ce 
meurtre,  Benvenuto  Cellini  avait  reçu  du  duc 
l'ordre  de  graver  son  portrait  pour  un  coin  de  la 
monnaie.  L'ouvrage  terminé,  l'artiste  alla  un  jour 
au  palais,  et  demanda  à  Lorenzo  de  lui  fournir 
un  sujet  pour  le  revers  de  la  médaille.  —  J'y  son- 
gerai, répondit  le  favori;  mais  il  en  faudrait  un 
qui  fût  digne  de  son  excellence.  —  Cellini  avait 
raconté  sa  conversation,  et  quand  la  mortd'Aïnha 
fut  connue  le  peuple  disait  en  riant  dans  les 
rues  :  —  Voilà  le  revers  de  la  médaille  de  Ben- 
venuto, 

Les  lanciers  allemands  qui  formaient  la  garde 
du  doge  parcoururent  la  ville,  ses  espions  se  mê- 
lèrent à  tous  les  groupes,  et  la  journée  se  passa, 
bruyante  et  agitée,  mais  sans  apparence  de  ré- 
volte. Seulement,  le  soir  et  pendant  la  nuit,  plu- 
sieurs réunions  eurent  lieu  dans  des  maisons  par- 
ticulières. Des  imprécations  énergiques  furent 
prononcées,  des  haines  vigoureuses  s'exhalèrent 
en  termes  sonores  et  pompeux.  Mais  ce  n'étaient 
pas  encore  là  des  conspirateurs  redoutables  ;  c'é- 
taient des  jeunes  gens  riches  amollis  eux-mêmes 
par  les  plaisirs,  des  rhéteurs  et  des  pédans  qui 
évoquaient  les  souvenirs  de  la  république  romai- 
ne. Us  parlèrent  beaucoup  et  éloquemment  de 
Brutus  et  de  César,  de  JNéron  et  d'Agrippine,  et 
rentrèrent  ivres  chez  eux. 

iir. 

Cependant,  la  nuit  ou  Catherine  Ginori  devait 
se  rendre  chez  Lorenzo  était  arrivée.  Le  palais  du 
doge  était  sombre  et  silencieux  comme  un  tom- 
beau. On  n'y  entendait  d'autre  bruit  que  le  pas 
sourd  et  monotone  des  sentinelles  qui  veillaient 
dans  l'ombre  ;  et  comme  si  le  ciel  eût  été  com- 
plice des  événemens  terribles  qui  allaient  s'ac- 
complir, la  lune  avait  voilé  sa  lumière.  Le  ton- 
nerre grondait  à  l'horizon,  et  de  temps  à  autre 
des  éclairs  sillonnaient  les  nuages  qui  pestiicnt  sur 
la  ville.  Dans  une  chambre  éloignée  de  celle  où 
nous  avons  déjà  vu  Alexandre  et  son  confident, 
deux  hommes  parlaient  à  voix  basse,  et  à  chaque 
phrase  ils  prêtaient  l'oreille  pour  s'assurer  que 
personne  ne  pouvait  les  surprendre  dans  leur 
conversation. 

—  Tu  es  bien  sûr,  Buondonte,  qu'on  ne  t'a 
pas  vu  rentrer  à  Florence,  disait  Lorenzo. 

—  Bien  sûr,  monseigneur. 

—  Hier  et  aujourd'hui  tu  n'as  été  aperçu  dans 
ta  retraite  par  aucun  espion  du  doge  ? 

—  Je  n'ai  rencontré  âme  qui  vive. 

—  Voici  la  lettre  qu'il  faut  porter  à  Léonard 
Ginori.  Tu  la  lui  remettras  avec  cet  autre  papier; 
c'est  un  blanc-seing  que  le  duc  m'a  abandonné 
dans  un  moment  d'ivresse  et  que  j'ai  rempli  avec 
l'ordre  de  le  tuer,  afin  que  Ginori  ne  puisse  pas 
plus  douter  du  crime  que  de  son  déshonneur. 
Pars  et  sois  de  retour  demain  soir  avec  lui.  Ce 
que  Léonard  doit  faire  pendant  mon  absence,  je 
le  lui  ai  écrit.  C'est  ta  fortune  que  tu  vas  gagner, 
Buondontc. 

—  Je  lésais,  monseigneur,  répondit  cet  homme 
avec  un  sourire  étrange.  Mais,  dussé-je  ne  rece- 
voir aucun  salaire  de  vous,  je  vous  servirai  aussi 


fidèlement.  Je  n'ai  pas  oublié  que  je  vous  dois  la 
vie,  car  d'ordinaire  ceux  qui  reçoivent  de  pareil- 
les confidences  n'ont  pas  le  temps  de  les  trahir. 
Etes-vous  sûr  de  la  bonté  de  vos  armes  ?  Donnez- 
moi  votre  poignard  et  prenez  le  mien.  C'est  une 
lame  dont  je  réponds  et  qui  ne  se  brisera  pas  si 
vous  savez  vous  en  servir. 

Lorenzo  examina  le  poignard  et  le  cacha  sous 
ses  vêtemens. 

—  Nous  allons  sortir  ensemble  du  palais,  dit-il, 
le  moment  est  favorable. 

—  M'accompagnez-vous  jusqu'à  la  porte  de  Flo- 
rence ? 

—  Non,  d'autres  soins  me  retiennent  ici. 

Ils  quittèrent  la  chambre  et  gagnèrent,  par 
des  détours  que  Lorenzo  connaissait,  la  place 
alors  déserte.  Là  ils  se  séparèrent.  Buondonte 
se  dirigea  vers  la  porte  qui  conduisait  au  chemin 
de  Pise,  et  Lorenzo  vers  la  maison  de  Catherine 
Ginori. 

Ce  n'était  plus  le  même  homme.  Le  sang  avait 
reparu  sur  ses  joues.  Sadémarche  habituellement 
chancelante  comme  celle  d'un  efféminé,  était  fer- 
me, ses  mouvemens  brusques  et  assurés.  Lue 
force  surnaturelle  semblait  animer  ce  corps  frêle 
et  ces  membres  usés.  Il  ne  marchait  pas,  il  cou- 
rait, et  quelques  minutes  lui  suffirent  pourgagncr 
la  maison  de  Catherine.  Elle  l'attendait.  11  reiiira 
avec  elle  par  les  mêmes  détours  qu'il  avait  suivis 
avec  Buondontc  pour  sortir.  Quoiqu'il  eût  dit  au 
duc  que  Catherine  avait  exigé  que  le  rendez-vous 
eût  lieu  ailleurs  que  dans  le  palais  même,  celle-ci 
ne  témoigna  aucun  étonnement,  et  ne  fit  aucune 
résistance  quand  il  l'introduisit  dans  la  chambre 
à  coucher  d'Alexandre. 

—  Attendez  ici,  lui  dit-il  ;  je  vais  le  prévenir 
de  votre  arrivée. 

Puis  il  s'éloigna,  et  sans  que  Catherine  se  ren- 
dît compte  de  cet  excès  de  précaution,  il  ferma  la 
porte  en  dehors,  comme  s'il  eût  voulu  s'assurer 
d'une  prisonnière. 

Dans  une  autre  partie  du  palais,  Alexandre 
comptait  les  minutes  avec  impatience.  Lorenzo  se 
présente  devant  lui,  le  visage  calme  et  le  re- 
gard assuré.  Ils  traversèrent  tous  deux  de  lont^ 
corridors  et  arrivèrent  à  la  chambre  désignée. 

Lorenzo  dit  au  duc  ce  qu'il  avait  dit  à  Cathe- 
rine : 

—  Attendez  ici,  monseigneur.  Je  vais  la  cher- 
cher. Dans  une  demi-heure,  je  serai  de  retour  : 
c'est  le  temps  qui  m'est  nécessaire  pour  l'amener 
de  chez  elle. 

Alex.uulrese  débarrassa  d'une  grande  simarrc, 
garnie  de  martre,  dans  laquelle  il  s'était  envelop- 
pé. Il  ôla  aussi  la  cuirasse  qu'il  portait  sous  ses 
vêtemens,  et  qu'il  ne  quittait  que  bien  rarement, 
et  avec  l'aide  de  Lorenzo,  il  se  coucha  a  près  avoir 
placé  auprès  de  lui  son  épée. 

—  Monseignour,  dit  le  favori,  ne  vous  défaites 
pas  de  cette  arme,  j'y  consens  ;  mais  au  moins 
épargnez-en  la  vue  à  une  femme  dont  vous  n'avez 
rien  à  craindre. 

Il  prit  alors  l'épée,  et  pendant  qu'il  Li  cachait 
sous  l'oreiller,  il  passa  plusieui-s  fois  le  ceinturon 
autour  de  la  garde,  de  façon  qu'on  ne  pût  la  ti- 
rer aisément. 

—  Adieu,  adieu,  monseigneur,  ajouta-t-il  en 
s'éloignant.  Cette  porte    que    je    referme  sur 


moi,  ne  se  rouvrira  plus  que  pour  laisser  entrer 
Catherine. 

Il  traversa  deux  chambres  ;  arrivé  dans  la  troi- 
sième, il  s'assit  près  d'une  fenêtre  ouverte.  Son 
front  était  brûlant,  la  fièvre  le  dévorait,  et  le  sang 
battait  avec  bruit  dans  ses  artères.  Il  pencha  la 
tête  et  l'appuya  sur  le  balcon  pour  que  l'air  de 
la  nuit  frappât  son  visage  et  le  rafraîchit. 

—  Je  le  liens  donc  enfin,  dit-il,  et  j'ai  amené 
pas  à  pas  la  victime  dans  le  piège.  Voici  l'heure 
qui  va  faire  de  moi  un  assassin  ou  un  libérateur  ! 
Tu  dors,  Florence,  et  tu  ne  sais  pas  encore  quel 
réveil  je  t'ai  gardé.  Tu  as  cru  que  la  débauche 
seule  consumait  ma  vie,  et  qu'il  n'y  avait  dans 
cette  tête  et  dans  ce  ctcur  que  pensées  infâmes  et 
désirs  impurs.  Je  t'ai  déjà  avertie  deux  fois,  et 
l'empoisonnement  et  le  parricide  ne  t'ont  pas 
émue.  J'ai  écrit  de  ma  main  et  mis  sous  tes  yeux 
l'aveu  des  crimes  que  j'avais  conseillés,  et  tu  es 
restée  indifférente  !  mais  je  m'étais  promis  à  moi- 
même  qu'un  Médicis  te  rendrait  la  bberté  que  les 
Médicis  t'ont  volée.  Demain  Ginori  rentrera  dans 
tes  murs  :  il  verra  sa  maison  déserte,  il  viendra 
chercher  ici  une  épouse  adultère,  il  te  demandera 
de  venger  son  offense,  et  moi  je  ramènerai  les 
nobles  bannis  qui  songeaient  toujours  à  toi,  Flo- 
rence, quand  tu  les  oubliais  peut-être,  et  nous  te 
rendrons  les  armes  qu'on  t'a  enlevées  et  qu'ils 
ont  emportées  dans  l'exil. 

Il  ferma  les  yeux,  laissa  retomber  sa  tête  sur  sa 
poiuine  et  resta  immobile  et  affaissé  comme  si  une 
idée  de  découragement  pesait  sur  lui. 

—  Quelques  minutes  encore!  dit-il  après  un 
long  silence,  et  quand  il  dépend  de  moi  d'abréger 
ce  temps,  je  demeure  cloué  à  celte  place  !  quand 
il  faut  agir,  je  m'arrête  au  point  fatal  qui  sépare 
les  deux  moitiés  de  ma  vie,  le  passé  où  je  ne  puis 
retourner  et  l'avenir  où  je  n'ose  entrer.  Si  ces 
germes  déposés  si  patiemment  devaient  être  sté- 
riles! 11  y  a  entre  la  pensée  et  l'exécution  un  abî- 
me immense  ;  la  tête  tourne  à  relui  qui  le  sonde 
du  regard,  et  le  vertige  à  ce  momt  nt  suprême 
trouble  l'esprit  le  plus  ferme  et  le  cœur  le  plus 
convaincu.  Sur  quelle  base  solide  faut-il  donc 
s'appuyer,  et  le  doute  éternel  de  toute  chose,  du 
bien  et  du  mal,  est-il  la  loi  de  ce  monde  et  le  der- 
nier mol  de  la  sagesse  humaine.'  Je  pouvais  vivre 
comme  un  aulrc,  vcriueux  ou  criminel  à  mon 
choix,  mais  insouciant  et  tranquille,  et  jai  pris 
parti  dans  la  querelle  de  la  vertu  contre  le  crime, 
de  la  liberté  contre  la  tyrannie,  et  j'ai  voué  ma 
vie  h  l'accomplissement  d'une  pensée,  et  j'ai  juré 
que  les  projets  éclos  dans  le  silence  et  l'ombre  de 
mon  cœur  passeraient  un  jour  par  mes  mains,  et 
j'ai  peur  aujourd'hui  de  me  retrouver  seul  après 

le  meurtre  comme  avant  le  meurtre!  Qu'est-ce 
donc  que  la  conscience  si,  l'instant  venu,  elle  hé- 
site à  frapper  ce  qu'elle  n'a  pas  hérité  à  condam- 
ner? La  mort  change  et  renouvelle  les  générations 
épuisées,  mais  la  moi-t  de  l'homme  par  l'homme 
n'est  peut-être  qu'une  usurpation  impie  du  droit 
que  Dieu  s'est  réservé. 

Le  son  de  l'horloge  vibrant  dans  les  airs  le  fit 
tressaillir  :  il  se  leva  brusquement,  porta  la  main 
à  son  poignonl  et  s'écria  : 

—  Le  sort  en  est  jeté,  il  n'y  a  plus  maintenant 
que  le  remords  qui  puisse  m'apprendre  si  je  me 
suis  trom|xS 

Malgré  l'obscurité,  il  traversa  précipitamment 


—  m  — 


liNdcin  rliamhios,  rcfi'rma  sur  lui  la  porte  de 
celle  où  tHaii  Alexandre,  et  courut  vers  le  lit.  Le 
doire  s'était  assoupi.  Loreiizo  lui  dit  en  lui  posant 
la  main  sur  l'épaule  : 

—  C'est  moi.  —  Et  sans  lui  laisser  le  temps 
de  parler,  il  le  frappa  dans  le  dos  d'un  coup  de 
poignard. 

La  blessure  devait  être  mortelle,  et  cependant 
Alexandre  se  retourna  par  un  mouvement  si  brus- 
que que  l'arme  érliappa  à  la  main  de  Lorenzo  et 
resta  dans  la  pl.iie. 

—  Ail  !  tiaiire  !  s'écria  le  doge,  je  ne  m'atten- 
dais pas  à  cela  de  toi  ! 

Il  s'engagea  alors  entre  ces  deux  hommes  une 
lutte  liurrible,  désespérée  de  part  et  d'autre.  A 
demi  renversé  sur  son  lit,  Alexandre,  plus  vigou- 
reux que  son  adversaire,  se  débattait  toujours, 
ma'gré  le  sang  qu'il  perdait,  et  tous  les  efforts  de 
Lorenzo  pouvaient  h  peine  l'euipèclier  de  se  re- 
lever. Le  duc  lui  avait  pris  avec  les  dents  le  pouce 
de  la  luaiti  gauche  et  le  b  royait  avec  une  rage 
convul-ive.  Enlin,  il  s'affaiblit  :  Lorenzo  rassem- 
bla ses  forces  et  parvenant  à  le  saisir  à  la  gorge, 
il  l'étendit  sur  le  lit.  Le  fer  pénétra  plus  avant 
dans  le  corps.  Alexandre  poussa  un  cri  :  ses 
membres  se  roidirenl,  ses  yeux  se  fermèrent  et  il 
expira. 

—  Te  voilà  libre  à  présent,  Florence,  dit  Lo- 
renzo, libre,  si  lu  veux  du  présent  que  je  te  fais. 
Resieencore  dans  l'ignorance,  treniblanieeiasser- 
vie  sous  les  soldats  de  ton  maître,  jusiiu'à  ce  que 
je  revienne  te  dire  :  Lève-toi,  ta  chaîne  est  brisée! 
Adieu,  dernier  doge  de  celte  noble  cité,  esclave 
insolent  d'un  empereur;  adieu,  duc  Alexandre. 
Les  ordres  sont  donnés  pour  que  demain  on  res- 
pei  te  ton  repos  ei  tes  amours  ;  personne  ne  vien- 
dra jeter  un  linceul  sur  ton  corps  glacé  et  j'em- 
porte avec  moi  la  clé  de  ton  tombeau. 

Il  ferma  la  porte  de  la  chambre  et  sortit  de  sa 
maison.  Un  quart  d'heure  après,  il  avait  quitté 
Florence.  Tout  était  préparé  pour  l'exécution  de 
ses  desseins.  Philippe  Slrozzi,  chez  le(|uel  il  se 
rendit,  avait  déjà  réuni  auprès  de  lui  un  grand 
nombre  d'exilés.  Les  armes  furent  partagées  entre 
eux.  11  fut  convenu  que,  dès  la  nuit  suivante,  les 
conjurés  rentreraient  dans  la  ville  et  se  cache- 
raient chez  leurs  parens  et  leurs  amis,  attendant 
l'inslanl  favorable  pour  se  répandre  tout  à  coup 
dans  les  rues,  proclamer  la  mort  du  tyran  et  sou- 
lever le  peuple,  à  qui  Lorenzo  se  chargeait  de  li- 
vrer les  armes  renfermées  dans  le  palais.  Les 
troupes  surprises  et  sans  chef  ne  pourraient  op- 
peser  une  longue  résistance,  et  d'ailleurs  l'or  de- 
vait avoir  raison  de  leur  fidélité. 

IV. 

Le  succès  paraissait  assuré.  Jamais  projet  n'a- 
vait été  mûri  plus  longement,  préparé  avec  plus 
de  mystère,  exécuté  plus  à  l'improvisle.  Mais 
Buondonte  n'avait  pas  pris  le  chemin  de  Pise,  et 
Léonard  Ginori  n'avait  pas  reçu  la  lettre  qui  lui 
était  adressée.  Mais  il  y  avait  à  Florence,  comme 
l'avait  dit  le  feu  duc,  un  homme  dont  le  visage 
était  plus  pâle  encore  que  le  visage  de  Lorenzo, 
et  qui  le  suivait  pas  à  pas  avec  autant  de  patience 
et  de  dissimulation  que  celui-ci  en  mettait  ii  épier 
sa  victime.  La  nuit  même  du  meurtre,  cet  homme 
rentra  dans  Florence  en  même  temps  que  Lo- 
renzo en  sortait.  Des  courriers  partirent  dans  tou- 


tes les  directions  et  tout  le  jour  de  nouvelles  trou- 
pes s'avancèrent  il  marches  forcées  vers  la  ville  où 
il  se  passa  une  étrange  comédie. 

Dès  le  matin,  le  palais  prit  un  air  de  fête.  Mu- 
satola,  le  cardinal  Cibo,  créatures  dévouées  à 
Alexandre  et  à  l'empereur  Charles  V,  les  magis- 
trats (iuiccardini,  lîaccio  \alori  et  quelijues  au- 
tres se  montrèrent  aux  fenêtres,  et  traversèrent 
plusieurs  fois  la  foule.  La  place  avait  été  couverte 
d'un  sable  lin  ;  on  avait  d.essé  de  grands  mâts, 
auxquels  pendaient  dans  les  airs  des  objets  pré- 
cieux. Des  concurrens  se  présentèrent  pour  dis- 
puter les  prix,  et  l'attention  du  peuple  fut  dis;raile 
par  ces  spectacles.  A  tous  les  fauiiliers  qui  ve- 
naient pour  visiter  le  doge,  des  visages  rians  et 
joyeux  répondaient  qu'il  avait  travaillé  toute  la 
nuit,  qu'il  était  fatigué  et  qu'il  reposait.  Cepen- 
dant, malgré  le  serment  qu'avaient  prononcé  tous 
ceux  qui  étaient  dans  le  secret,  le  bruit  de  l'as- 
sassinat avait  circule  vers  le  soir.  Une  heure  après, 
chacun  le  racontait  avec  des  détails  nouveaux.  H 
n'y  avait  qu'un  point  sur  lequel  on  ne  variait  pas, 
c'est  que  Lorenzo  devait  être  le  meurtrier.  Ce  fut 
le  sujet  de   toutes  les  conversations  de  la  nuit. 

Quelques  conciliabules  se  formèrent,  mais  ils 
étaient  composés  d'élémens  isolés,  sans  appui  et 
sans  racines.  Partout  ailleurs,  c'étaient  des  volon- 
tés inertes,  des  cœurs  indifférens,  qui  assistaient 
à  une  révolution  naissa  me  comme  ils  avaient  as- 
sisté aux    spectacles  de  la  vei  le.  Si  Florence  eût 

bougé,  elle  eût  été  détruite  par  le  fer  et  la  llamme, 
à  moins  d'un  de  ces  élans  unanimes  qui  soulèvent 
tout  un  peuple.  Ni  Loreiizo,  ni  les  Slrozzi,  ni  au- 
cun des  exilés  qui  auraient  peut-être  secoué  et 
réveillé  de  sa  léthargie  la  patrie  de  Savonarola  et 
du  cardeur  de  laine  Michel  Lando,  ne  purent 
rentrer  dans  ses  murailles  hérissées  de  soldais.  Ils 
entendaient  de  loin  les  cris  de  la  populace  qui 
saluait  son  nouveau  maître,  Conie  1",  fils  hypo- 
crite du  rusé,  du  vaillant  Jean  des  Médicis,  géné- 
ral des  bandes  noires,  qui  avait  défendu  contre 
les  troupes  impériales  la  ville  que  Côuie  mettait 
avec  sa  puissance  sous  la  protection  de  l'empe- 
reur. Le  premier  acte  de  son  règne  fut  de  faire 
raser  la  maison  de  Lorenzo,  et  la  place  où  elle  s'é- 
levait fut  appelée  la  Place  du  Traître.  Côme, 
porté  au  trône  par  un  meurtre  qu'il  n'aurait  osé 
commettre,  mais  qu'd  laissa  s'exécuter  pour  en 
recueillir  tous  les  fruits,  régna  trente-huit  ans. 
Lorenzo,  chargé  d'un  crime  inutile,  mena  pendant 
dix  années  une  vie  errante,  de  Venise  à  Constan- 
tinople  et  en  France,  et  fut  tué  dans  la  première 
de  CCS  villes  par  deux  anciens  soldats  de  la  garde 

d'Alexandre. 

Auguste  Abnoijld. 

(Le  Commerce.) 


LIBERTE,  ORDRE  PUBLIC. 

UNE  TROMENADE  DANS  LA  Banlieue  DE  PARIS 

Ni  la  peinture  ni  les  lettres  ne  doivent,  au  point 
de  vue  de  l'art,  demeurer  étrangères  au  prodi- 
gieux désastre  causé  à  Chalenay  par  les  derniers 
orages  ,  et  principalement  par  celui  qui  restera 
dans  la  mémoire  ellrayée  des  gens  comme  un 
ouragan  des  Antilles ,  comme  le  tremblement  de 


terre  de  Lisbonne.  Mon  illustre  ami,  Camille  Ro- 
queplan  et  moi ,  résolûmes  hier  de  nous  trans- 
porter sur  les  lieux  où  le  fléau  de  l'air  a  éclaté. 
Roqueplan  allait  remplir  son  regard  intelligent 
des  traits  épars  de  cette  formidable  scène  de  dé- 
solation, pour  les  fixer  SJr  la  toile,  et,  de  mou 
côlé  ,  je  comptais  confier  à  la  pubhcité  quoti- 
dienne quelques  détails  fidèles  recueillis  de  la 
bouche  de  ceux  qui  les  disent  en  pleurant.  Le 
dernier  bulletin  de  l'Académie  des  sciences  vint 
entraîner  ma  ri'soluiion  ch  ncelante.  Un  fait  sur- 
tout nie  détermina  de  tenter  le  curieux  pèleri- 
nage. 

Il  est  dit  dans  ce  bulletin  que  «  tous  les  arbres 
"touchés  par  la  trombe  furent  frappés  d'une  des . 
iisication  extrême  :  toute  leur  sève  avait  été  vapo- 
»risée.  "  Je  doutais  beaucoup  du  phénomène; 
maintenant  je  n'en  doute  plus,  je  le  nie;  mais 
tel  n'est  point  le  sujet  de  celte  lettre.  Mon  mal- 
heur particulier  et  celui  de  mon  célèbre  compa- 
gnon passeront  aujourd'hui  avant  celui  de  Chale- 
nay. 

Après  avoir  marché  non  sans  précaution  sur 
les  fiagmensde  ce  jugement  dernier  d'un  paysage 
qui  n'est  plus  ,  après  avoir  mesuré  d'un  œil  d'ef- 
froi chacun  de  ces  deux  mille  pieds  d'arbres  ar- 
rarhés  à  la  terre  comme  les  dents  molaires  du 
fond  des  gencives ,  laissant  derrière  eux  un  trou 
hideux ,  après  avoir  vu  des  tuiles  enfoncées  dans 
des  troncs  de  chêne,  des  carpes  jetées  au  milieu 
d'un  champ,  et  le  lac  où  elles  nageaient  cinq  mi- 
nutes auparavant  vaporisé  par  la  trombe,  Roque- 
plan  et  moi  nous  descendîmes  à  Ecouen. 

Nous  avions  déjà  fait  huit  beues  ,  il  nous  en 
restait  encore  quatre  à  mesurer  avec  les  roues 
d'un  déplorable  coucou  pour  trouver  notre  dîner. 
Nous  arrivâmes  à  Ecouen  vers  dix  heures,  à  onze 
heures  nous  rentrions  dans  notre  chambre,  lui 
pour  dormir,  moi  pour  rédiger  quelques  notes 
destinées  à  devenir  la  base  d'un  morceau  spécial 
sur  l'orage  de  Chalenay.  Cette  station  avait  lieu 
à  notre  grand  regret.  Nous  aurions  voulu  rentrer 
à  Paris.  Mais  notre  cheval,  cette  superbe  con- 
quête qu'a  faite  l'homme  ,  ne  consentit  pas  à  se 
laisser  conquérir.  Je  crois  que  le  cocher  contri- 
bua un  peu  à  le  rendre  indomptable. 

Renfermés  dans  notre  chambre,  Roqueplan  s'a- 
perçoit que  nous  n'avons  pas  d'oreillers;  il  sonne 
du  pied,  on  ne  sonne  pas  autrement  à  l'hôtel  de 
M.  Langlet,  à  Ecouen  ,  et  après  beaucoup  d'ex- 
plications on  nous  apporte  uu  oreiller  pour  deux 
lits. 

M.  Langlet  se  dit  aussitôt  :  ces  deux  messieurs 
me  sont  suspects,  ils  aspirent  à  deux  oreillers. 

Je  vois  à  mon  tour  que  nous  n'avons  ni  eau  ni 
serviettes,  nouvelles  explications  à  la  suite  des- 
quelles nous  avons  de  l'eau,  mais  pas  de  serviettes. 

M.  Langlet  s'indigne  de  rechef  et  dit  :  décidé- 
ment ces  messieurs  sunt  des  hommes  politiques 
fort  dangereux.  Pourquoi  souhaiter  deux  ser- 
viettes ? 

Troisième  remarque  de  ma  part.  Résigné  à  ne 
pas  dormir  dans  un  lit  qui  me  convenait  peu  ,  je 
projette  d'écrire  jusqu'au  malin  ,  et  dès  lors  une 
seule  chandelle  ne  suflisant  plus  ,  je  sonne  (j'ai 
dit  de  quelle  manière  on  sonnait)  pour  qu'on  en 
monte  une  seconde.  Trois  fois  la  demande  a  lieu, 
trois  fois  elle  reste  sans  effet. 

A  la  quatrième  fois,  au  lieu  d'une  chandelle,  en- 


! 


—  01  — 


Iront  quatre  gendarmes,  tout  le  personnel  de  la 
force  armée  d'Ecouen,  pius  des  paysans  qui  ve- 
naient en  amateurs  pour  nous  arrêter. 

DIALOGUE. 

Vos  papiers  ?  —  Nous  n'en  avons  pas.  —  On 
ne  voyage  pas  sans  papiers  de  Paris  à  Cliatenay. 
—  Pourquoi  ce  poignard  sur  cette  table?  —  Ce 
poignard  est  un  cadeaud'une  vraie  amitié. —  Con- 
naissons pas  d'amiiié.  — ■  Je  l'ai  pris  pour  sonder 
les  arbres  de  Chateniiy,  alin  de  savoir  au  juste  si 
le  bois  était  ou  non  calciné  dans  sa  sève.  Je  ne 
pouvais  pas  apporter  un  couteau  do  cuisine  pour 
expérimenter.  Cette  lame  de  fantaisie,  fabriquée  à 
Langres  et  cachée  dans  un  élégant  fourreau  de 
Velours  ,  a  vu  le  jour  pour  la  première  fois  au- 
jourd'hui. 

—  Marchez  devant  nous,  et  en  roule  chez  M.  le 
juge  de  paix. 

]1  était  minuit.  Nous  voilà  ,  Camille  Roqueplan 
et  moi,  sur  la  route  d'Ecouen  ,  cnire  quatre  gen- 
darmes et  une  foule  de  ces  vertueux  hommes  des 
champs  célébrés  par  M.  Dolille. 

Si  la  justice  veille  toujours  en  France,  ceux  qui 
la  rendent  dorment  parfois.  M.  le  juge  de  paix 
d'Ecouen  sommeillait.  Qu'il  nous  pardonne  de 
l'avoir  éveillé,  nous  lui  pardonnons  de  nous  avoir 
tenus  à  sa  porte  entourés  de  sabres  comme  deux 
criminels. 

Ces  messieurs,  lui  dirent  MM.  les  gendarmes  , 
n'ont  pas  de  papiers,  mais  ils  ont  un  poignard. 
Que  faut-il  faire  ?  D'abord  on  n'a  pas  un  poignard 
à  deux,  objecta  M.  le  juge  de  paix,  car  l'un  porte- 
rait la  lame  et  l'autre  le  fourreau.  Vous  n'avez 
donc  pas  de  papiers?  Je  répondis  que  je  ne  sai- 
sissais pas  bien  la  valeur  de  la  question.  Faut-il 
avoir  un  passeport  pour  aller  à  huit  lieues  de  Pa- 
ris, à  quatre  de  la  limite  du  département?  Oui  ! 
répondit  un  des  quatre  gendarmes ,  lesquels  ré- 
pondent beaucoup  trop  souvent  pour  leur  chef 
légal. 

—  Nous  étions  toujours  gardés  à  vue. 

Voilà  des  lettres  et  dos  cartes  de  vis' te  qui  con- 
statent l'identité  de  mon  nom.  Le  magistrat  ba- 
lançait à  me  croire.  Les  gendarmes  nous  voyaient 
déjà  sur  la  route  de  Paris,  les  menottes  aux  poi- 
gnets. En  tout  cas,  dit  M.  le  juge  de  paix,  je  garde 
votre  poignard.  Rentrez  à  l'hôtel  de  Lille,  Procès- 
verbal  sera  dressé. 

Nous  étions  à  peu  près,  non  pas  libres,  mais 
libérés.  De  deux  heures  et  demie  qu'il  était  jus- 
qu'au jour,  on  pouvait  revenir  sur  unacted'  pure 
indulgence  aux  yeux  de  MM.  les  gendarmes.  I.cs 
paysans  de  Virgile  et  de  Gessner  n'étaient  pas 
coutens.  De  doux  choses  l'une  :  ou  nous  avions 
arrêté  la  semaine  dernière  la  malle-poste  sur  la 
route  de  Chantilly,  ou  nous  étions  d^s  condamnés 
contumaces.  On  ne  demande  pas  deux  oreillers  et 
deux  chandelles  sans  des  précédons  suspects. 

Vous  logerez  ces  messieurs  jusqu'à  demain,  dit 
un  des  gendarmes  à  l'Jionorablc  M.  Eanglei.  Mais 
M.  Langlot  ne  consentait  plus  à  nous  rerevoir. 
Si  le  juge  de  paix  nous  avait  presque  acquittés, 
lui  ne  nous  faisait  pas  grâce. 

Nous  avons  su  ce  matin  que  le  juge  do  paix  s'é- 
tait livré  jusqu'à  quatre  heures  du  malin  à  un 
long  interrogatoire,  subi  par  notre  cocher.  Avions- 
nous  parlé  politique?  étions-nous  réellement  allés 
à  Chateuay  ?  qui  étiuns-noiis  ?  liidillérent  magis- 


trat, qui,  à  sept  lieues  de  Paris  ,  ne  sait  pas  que 
Camille  lioqueplan  est  le  peintre  le  plus  giacieux 
de  la  France  ;  un  des  peintres  favoris  de  la  cour, 
l'artiste  bienaimé  des  princesses  ! 

Il  nous  a  été  dit  que  toute  la  nuit  l'aubergiste 
armé  d'un  fusil  s'était  promené  devant  noire  porte. 
Je  puis  attester  qu'on  l'avait  verrouillée  sur  nous 
de  peur  d'accidcns  terribles. 

Enlin,  nous  avons  pu  à  sept  heures  du  matin  , 
aujourd'hui  jeudi,  quitier  l^couen  ,  au  milieu  de 
ces  âmes  simples  de  paysans  qui,  sur  un  signe  de 
la  gendarmerie ,  nous  aurait  portés  au  bout  de 
leurs  fourches. 

La  conclusion  de  cette  lettre  est  que  M.  le  juge 
de  pai\  d'Ecouen  aura  l'extrême  urbanité  de  ne 
pas  déposer  au  trésor  archéologique  de  la  gen- 
darmerie locale  mon  poignard  ;  j'y  tiens  beau- 
coup. Il  voudra  bien  me  le  renvoyer  chez  moi,  à 
mon  adresse. 

Et  la  mora  le  de  tout  ceci  est  que  les  personnes 
tentées  de  voiries  résultats  du  plus  beau  phéno- 
mène météorologique  du  siècle  ,  feront  bien  de 
prendre  un  passeport  pour  aller  à  Chalenay,  et 
mieux  encore  de  ne  pas  dîner  à  Ecouen. 

En  thèse  générale,  si  ce  spirituel  état  de  choses 
devait  durer,  ce  n'est  pas  l'abolition  de  la  peine 
de  mort  qu'il  faudrait  demander,  mais  l'abolition 
de  la  peine  de  vivre.  Léon  Gozla.n. 

[Messager.) 


LA  HARPE  MYSTERIEUSE. 


Dans  une  petite  chambre  du  quartier  de  la 
Madeleine,  un  jeune  homme  à  peine  âgé  de  dix- 
neuf  ans,  la  tète  appuyée  sur  une  de  ses  mains, 
les  yeux  lixés  sur  les  grands  arbres  qui,  chose  rare  à 
Paris,  arrivaient  jusqu'à  ses  fenêtres,  semblait 
abandonné  à  une  rêverie  profonde  ;  un  certain 
désordre  qui  régnait  dans  cette  chambre,  dos 
livres  à  demi  ra'ngés,  des  malles  entr'ouvertes,  la 
mise  même  du  jeune  homme  ,  et  sa  ligure  fraîche 
et  candide,  indiquaient  au  premier  coup  d'œil  un 
nouvel  arrivé  de  province.  Sa  préoccupation  était 
si  grande  qu'il  n'eniendit  pas  ouvrir  la  porte  et 
venir  à  lui  un  de  ses  amis  qui,  après  être  resté 
quelques  secondes  à  le  regarder,  lui  dit  en  lui 
frappant  sur  l'épaule  : 

—  A  quoi  songes-tu  donc,  Gustave? 

Le  jeune  hoiiune  qui  venait  d'entrer  pouvait 
avoir  vingt-cin:|  ans;  sa  ligure  n'avait  rien  de  re- 
marquable comme  contours;  tuais  des  yeux  vifs; 
de  longs  cheveux  noirs  ,  un  front  élevé  ,  indi- 
([uaiont  une  imagination  ardente  ,  une  nature  im- 
pressionnable. 

—  Ah!  bonjour,  ht  Gustave  en  sortant  de  sa 
rêverie. 

—  l'ne  chose  bizarre  et  dont  tu  ne  te  doutes 
probablement  pas ,  reprit  aussitôt  le  plus  âgé  de 
nos  jeunes  gens,  c'est  que  la  chambre  où  tu  es 
maintenant  est  précisément  colle  où  je  vins  m'ins- 
tidlor  il  y  a  six  ans  lors(|ue  j'arrivai  à  Paris. 

—  C'est  assez  singulier  on  effet  ! 

—  Oh  !  ma  chère  petite  chambre .  si  tu  savais 
que  de  souvenirs  elle  me  rappelle  !  Comme  toi 
j'avais  encore  toutes  les  illusions  de  la  pn'Uiioro 
jeunesse  :  je  voyais  la  vie  avec  les  yenx  de  l'iuia- 
çinution,  je  formais  les  projets  les  plus  fantasti- 


ques !  —  Je  passais  de  grandes  heures  à  rêver 
comme  je  t'ai  surpris  à  rêver  tout  à  l'heure!  Oh.f 
j'étais  bien  fou!  et  cependant  j'échangerais  bien 
volontiers  mes  connaissances  acquises  et  la  posi- 
tion que  je  me  suis  faite  contre  cette  douce  igno- 
rance du  monde  dans  laquelle  je  vivais  alors! 
Ecoute;  il  faut  que  je  te  raconte  ma  première 
aventure:  elle  a  justement  pour  théâtre  la  cham- 
bre où  nous  nous  trouvons, 

—  J'écoute, 

—  Il  y  a  six  ans ,  comme  je  te  l'ai  dit ,  je  vins 
m'installer  ici  en  arrivant  de  Bordeaux.  On  dort 
peu  la  première  nuit  que  l'on  passe  à  Paris  :  les 
mille  impressions  de  la  journée  ,  les  projets ,  les 
espérances ,  tout  cela  vous  entretient  dans 
une  agitation  continuelle.  Cependant  vers  le 
matin  je  commençaisà  m'assoupir,  lorsque  je  crus 
entendre  les  sons  harmonieux  d'une  harpe.  Déjà 
les  rayons  du  soleil  pénétraient  timidement  à  tra- 
vers le  feuillage,  et  projetaient  dans  ma  cha libre 
un  jour  doux  et  my>térieux  comme  celui  d'une 
église  gothi(|ue.  J'étais  dans  cette  espèce  d'assou- 
pissement où  l'on  ne  dort  ni  l'on  ne  veille,  où  le 
réel  se  confond  avec  le  songe  et  vient  se  mêler 
aux  bizarreries  de  l'imagination.  Je  ne  saurais  ex- 
primer l'émotion  douce  et  pénétrante  que  me  fai- 
saient éprouver  ces  sons  vagues  comme  les  voix 
(|ui  s'élèvent  de  la  mer,  mélodieux  comme  un  chant 
du  ciel.  Lh  beauté  idéale  que  j'avais  rêvée  m'ap- 
paraissait  le  cou  gracieusement  penché  sur  une 
harpe  d'or  ;  ses  mains  blanches  et  transparentes 
se  promenaient  en  cadence  sur  les  cordes  har- 
monieuses, et  la  brise  du  matin  agitait  mollement 
ses  beaux  cheveux  tombant  en  tresses  vagabon- 
des. 

Lorsqu'enfin  je  sortis  du  charme  où  j'étais 
plongé ,  je  n'hésitai  pas  à  croire  que  tout  cela 
n'était  qu'un  songe,  et  cependant  cette  image  ne 
me  quittait  pas,  et  toute  la  journée  j'enten  lis  sou- 
pirer à  mon  oreille  les  sons  mystérieux  qui  m'a- 
vaient si  vivement  ému. 

Le  lendemain,  bien  avantio  jour,  j'étais  éveillé, 
et  je  me  demandais  si  j'entendrais  encore  celle 
douce  musique  dont  le  seul  souvenir  fa  sait  battre 
mon  cœur.  Je  no  fus  pas  trompé  dans  mon  es- 
poir: la  harpe  préluda  comme  la  veille  par  une 
harmonie  vague  et  indécise  ;  peu  à  peu  elle  ren- 
dit des  accords  d'un  temps  plus  marqué  :  c'élail 
un  air  doux  et  mélancolique  comme  un  cri 
d'amour,  comme  un  chant  d'adieu.  J'étais  traits- 
porié  !  Le  bru  tque  je  fis  l'avait  sans  doute  olVrayée: 
je  n'entendis  plus  rien. 

Cette  fois  c'était  bien  une  réalité ,  j'aurais  redit 
l'air  tout  entier.  Oh  !  mon  sang,  ma  vie,  je  l'eusse 
donnée  pour  un  do  ses  regards,  pour  un'>  boucle 
de  ses  cheveux!  Et  cependant  je  ne  l'avais  jamais 
vue,  je  ne  sav.iis  même  pis  son  nom  !  Je  hasardai 
bien  quelques  questions  ;  mais  je  ne  pus  obt<  nir 
que  des  renseignemcns  asseï  vagues,  c  Ce  pour- 
rait bien  être,  modii-on.  1.»  tille  du  génér.il  L 

fort  jolie   personne   que  l'on   dit  bonne  musi- 
cienne. •• 

Fille  d'ungénéral!  bclic  !  oh!  lamoar  ne  trompe 
pas.  Toute  la  nuit  je  fus  bercé  dos  plus  doux  son- 
ges; j'éLiis  à  SOS  pieils  .  elle  m'abandonnait  sa 
jolie  main  que  je  couvrais  de  baisers!... 

Hion  avant  le  levirdu  soleil  j'étais  lové  et  j'at- 
tendais a^ec  impalionco  le  prélude  qui  m'anuon- 
I  çail  le  lever  de  l'aaige  de  mes  pensées.  Elle  Tint 


'—  92 


comme  la  veille  m'enivrer  de  Tharmonie  de  ses 
accords;  son  jeu  ,  toujours  tendre  et  mélancoli- 
que ,  mais  plus  brillant  cette  fois ,  me  porta  jus- 
qu'à l'àme.  J'avais  couché  les  croisées  ouvertes  , 
pour  ne  pas  l'ellraj  cr  ,  comme  la  veille  ;  je  m'a- 
vançai doucement...  J'entendais  bien  d'où  les 
sons  partaient ,  mais  je  ne  pouvais  rien  voir  ;  j  c 
montai  sur  l'appui  de  la  fenêtre,  au  risque  de  me 
briser  le  crâne  en  -tombant:  je  n'aperçus  que  le 
haut  de  l'instrument.  Que  faire?  lui  écrire?  je 
ne  savais  pas  son  nom.  Aller  la  trouver?  jamais 
je  n'eusse  osé  ;  et  puis  à  quoi  ne  l'exposerais-je 
pas?  L'expédient  le  plus  romanesque  me  passa 
par  la  tète:  je  me  rappelai  l'opéra  de  liic ha id 
Cœiir-de-Lion ,  et  la  scène  où  Blondel ,  monté 
sur  un  arbre,  parvint  à  se  faire  reconnaître  de  son 
roi  en  lui  chantant  une  romance.  Ce  fut  pour  moi 
un  trait  de  lumière  ;  je  m'emparai  de  ma  guitare, 
et,  comme  le  troubadour,  je  me  mis  à  chanter 
sur  un  air  provençal  : 

Ange  exilé  sur  celte  terre , 

Seras-tu  toujours  un  mystère 

Et  pour  mes  yeux  et  pour  mon  cœur  ? 

Voudras-tu,  quand  ma  voix  l'appelle, 

Replier  pour  un  jour  ton  aile  , 

Et  prendre  la  forme  morlellc 

Ou  d'une  femme  ou  d'une  lleur? 

Dans  les  autres  couplets,  que  je  ne  me  rappelle 
qu'imparfaitement,  je  la  suppliais,  toujours  dans 
mon  langage  allégorique,  de  ne  pas  se  cacher  plus 
long-temps  à  mes  regards ,  ou  du  moins  de  me 
faire  savoir  si  elle  m'avait  compris. 

Respirant  à  peine,  les  yeux  attachés  sur  ses  fe- 
nêtres, je  désespérais  de  lavoir  céder  à  ma  prière, 
lorsqu'on  sonne  chez  moi.  —  Une  lettre!  une 
lettre  d'elle!  —  Non,  cela  n'est  pas  possible;  com- 
ment aurait-elle  su  mon  nom? 

Mon  cœur  bondissait  dans  ma  poitrine  ;  je  te- 
nais dans  mes  mains  cette  lettre  exhalant  un  par- 
fum délicieux  ;  mes  regards  étaient  fixés  sur 
l'écriture  fine  el  déliée  de  l'adresse  ,  et  je  n'osais 
briser  le  cachet.  Je  m'y  décidai  enfin ,  et  je  lus  : 
«  Mon  cher  Gustave , 

..  Une  affaire  de  cœur  m'empêche  d'aller  au- 
jourd'hui au  concert  du  Conservatoire,  où  je  suis 
abonné.  Connaissant  la  passion  pour  la  musique , 
je  l'envoie  mon  ^coupon  ;  j'espère  que  lu  ne  lais- 
seras pas  échapper  cette  occasion  de  faire  con- 
naissance avec  le  premier  orchestre  de  l'Europe. 
»  Tout  à  loi ,  Auguste.  » 

Décidément ,  m"écriai-je  ,  cette  jeune  fille  me 
fera  perdre  la  tête  ;  je  ne  vois  qu'elle  partout  ;  je 
n'avais  pas  même  reconnu  l'écriture  d'Auguste , 
mon  ami  de  collège,  dont  j'ai  p  us  de  vingt  lettres. 
—  Allons  au  concert,  ce  sera  une  distraction  ; 
peut-être  metira-til  un  peu  de  calme  dans  mes 
esprits. 

Arrivé  rue  Bergère,  je  présentai  mon  billet,  el 
l'on  m'indiqua  au  bout  du  couloir  des  premières 
loges  la  place  que  je  devais  occuper.  Au  premier 
moment  je  me  figurai  être  l'objet  d'une  mystifi- 
cation ;  il  serait  dillicile  de  donner  un  nom  à  l'en- 
droit où  je  me  trouvais:  il  ressemblait  assez,  quoi- 
que le  rapport  soil  un  peu  éloigné,  aux  coulisses 
d'un  théâtre.  Des  murs  sales  et  dégarnis ,  une 
grande  toile  tendue  sur  des  châssis,  une  petite 
lucarne  éclairant  tout  cela  d'un  jour  douteux  ; 


du  reste,    aucune  ouverture  sur  la  salle,   aucun 
moyen  de  voir  l'orchestre  ou  le  public. 

Un  de  mes  voisins ,  voyant  mon  étonncment, 
me  dit  en  souriant  : 

—  C'est  la  première  fois  sans  doute  que  mon- 
sieur vient  dans  la  toge  des  aveugles  ? 

—  Des  aveugles  !  m'écriai-je  en  jetant  les  yeux 
sur  ceux  qui  m'entouraient  et  qui  ne  me  parais- 
saient pas  le  moins  du  monde  allligés  de  cécité. 

—  C'est  ainsi  que  l'on  nomme  ces  loges ,  non 
qu'elles  soient  spécialement  fréquentées  par  des 
aveugles  ,  mais  parce  qu'elles  leur  conviendraient 
parlai  tement;  la  vue,  en  effet,  est  à  peu  près  inu- 
tile ici;  on  entend,  mais  on  ne  voit  pas. 

Les  concerts  du  Conservatoire,  ajouta  mon  in- 
terlocuteur, sont  tellement  courus ,  la  salle  est  si 
petite,  qu'il  faut  s'y  prendre  long-temps  h  l'avance 
pour  se  procurer  des  places  :  c'est  ce  qui  a  engagé 
la  société  à  utiliser  ces  petits  coins,  et  ce  n'est  pas 
une  mauvaise  idée  ;  car  moyennant  quatorze 
francs  le  dilellaute  peu  aisé  peut  assister  aux  con- 
certs pendant  toute  la  saison.  D'ailleurs  ces  places 
ne  sont  pas  si  mauvaises  que  vous  semblez  le 
penser;  car,  n'étant  séparées  de  l'orchestre  que 
par  une  simple  toile  on  entend  aussi  bien  que  si 
l'on  était  aux  premières  loges. 

A  peine  mon  voisin  avait-il  achevé  son  expli- 
cation, l'on  commença  ,  et  je  reconnus  aussitôt 
l'exactitude  de  ce  qu'il  avait  avancé.  On  exécuta 
la  symphonie  pastorale  de  Beethoven  ;  l'orchestre 
semblait  n'avoir  qu'une  voix.  Ces  sons,  m'arrivant 
aux  oreilles  sans  que  je  pusse  voir  d'où  ils  par- 
laient ,  me  plongeaient  dans  une  rêverie  qui  me 
fit  oublier  jusqu'au  lieu  même  où  je  me  trouvais. 
J'étais  dans  la  campagne ,  j'entendais  chanter  les 
oiseaux  et  le  vent  agiter  les  feuilles  ;  l'image  de 
mon  inconnue  venait  encore  se  mêler  à  tout  cela 
en  se  jouant  de  ma  pensée.  L'orchestre  avait  cessé 
depuis  long-temps  que  je  rêvais  encore.  —  Mais 
on  recommence.  Les  sons  d'une  harpe!...  C'est 
elle ,  c'est  son  prélude ,  c'est  l'air  qu'elle  jouait 
encore  ce  matin.  J'allais  donc  enfin  la  voir!...  Je 
sors  précipitamment  de  ma  place,  je  renverse  tout 
ce  qui  s'oppose  à  mon  passage,  malgré  les  efforts 
de  l'ouvreuse  pour  me  retenir,  je  pénètre  dans  la 
salle...  Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise!  Ma  belle 
inconnue,  celle  qui  depuis  huit  jours  me  faisait 
toiuner  la  tête,  —  c'était...  —  Je  m'en  suis  assuré 
depuis;  c'était  Labarre,  notre  célèbre  harpiste, 
l'auteur  de  Jeune  Fille  aux  yeux  noirs. 

[Le  Tam-Tam.) 


iHélttiigea,  faits  taricujt, 

AjAccto.  —  M.  Perald,  maire  de  notre  ville,  a 
reçu  de  la  chancellerie  de  France,  à  Rome,  une 
copie  auihentique  du  testament  du  cardinal 
Fesch.  Ce  magistrat  a  bien  voulu  nous  la  commu- 
niquer. Elle  contient  diverses  dispositions  que  la 
dernière  lettre  de  notre  ambassadeur  près  le  Saint- 
Siège  ne  nous  avait  pas  fait  connaître.  Nous  nous 
empressons  de  les  publier. 

Ce  n'est  pas  cent  mille  francs,  comme  nous  l'a- 
vions annoncé,  mais  deux  cent  mille  qui  seront 
prélevés  sur  la  vente  du  premier  cinquième  de  la 
grande  galerie  de  tableaux,  pour  la  construction 
d'une  église  où  seront  déposées  ses  dépouilles 


mortelles  et  celles  de  Madame-Mère.  Le  cardinal 
désire,  en  outre,  que  celte  église  contienne  les 
dépouilles  de  tous  les  membres  de  la  famille 
Bonaparte. 

11  veut  que  cette  somme  soit  prélevée  la  pre- 
mière, et  qu'on  travaille  le  plus  tôt  possible  à  la 
construction  de  cet  édifice. 

Il  lègue  au  roi  Joseph  200,000  fr.pour  en  faire 
tel  usage  qu'il  lui  indique  dans  une  lettre  close. 

Il  lègue  150,000  fr.  à  ses  exécuteurs  testamen- 
taires, pour  être  affectés  à  des  œuvres  pies,  selon 
les  intentions  qu'il  leur  a  manisfcslées  de  vive 
voix,  et  qu'il  ne  veut  pas  consigner  dans  son  tes- 
tament, ainsi  que  la  destination  des  200,000  fr. 
ci-dessus. 

Il  lègue  100,000  fr.  destinés  à  revendiquer  la 
maison  paternelle  et  autres  biens  que  possédait 
la  famille  Bonaparte  sur  le  territoire  d'Ajaccio. 
Les  revenus  de  ces  biens  doivent  être  afièctés  à 
l'entretien  de  cette  maison. 

Il  ordonne  que  l'on  ne  fasse  aucune  transaction 
avec  le  propriétaire  actuel,  tant  que  la  maison 
paternelle  ne  sera  pas  l'entière  propriété  de  la  fa- 
mille Bonaparte. 

Les  1 ,  000  tableaux  pour  l'établissementd'Ajaccio 
doivent  être  choisis  par  M.  Ingres ,  directeur  de 
l'Académie  française  à  Rome. 

LE  SIÈGE  DE  TOULON.  — Une  feuillc  loulonnaisc 
public  ce  qui  suit  :  "  Très  peude  personnes  savent 
qu'à  l'époque  du  siège  de  Toulon,  Bonaparte  avait 
presque  toute  sa  famille  dans  le  département  du 
Var.  Sa  mère,  ses  frères  el  sœurs  étaient  venus 
dans  la  commune  du  Beaussct,  à  deux  lieues  de 
Toulon,  pour  être  plus  à  portée  de  connaître  les 
événemens  auxquels  était  attaché  le  sort  de 
Bonapai  te.  Comme  les  fréquentes  sorties  des  assié- 
gés compromettaient  la  sûreté  des  personnes  dans 
les  villages  voisins,  le  jeune  officier  d'artillerie 
conseilla  à  sa  famile  de  s'éloigner.  Elle  se  rendit 
pédestrement  dans  le  village  de  Méounes,  sur  la 
roule  de  Brignolesà  Toulon,  et  vint  se  loger  dans 
une  auberge  de  peu  d'apparence,  où  l'hôte  qui  la 
reçut,  le  sieur  Gaillard  qui  vit  encore,  montre 
aux  curieux  l'appartement  habité  par  madame 
Bonaparte  el  ses  filles  Eliza,  Pauline  et  Caroline, 
celui  qu'occupaient  Lucien,  Joseph,  Louis,  Jérôme 
et  leur  oncle  le  cardinal  Fesch.  La  plus  grande 
économie  régnait  dans  ce  ménage.  Seulement 
toutes  les  fois  que,  par  des  chemins  détournés, 
l'officier  d'artillerie  venait  embrasser  sa  famille, 
la  rassurer  sur  les  dangers  auxquels  l'exposait  le 
fendes  batteries  de  la  place,  et  lui  remettre  le 
fruit  de  ses  économies,  c'était  un  jour  de  fête 
pour  elle.  Le  tendre  attachement  que  l'empereur 
n'a  cessé,  jusqu'à  ses  derniers  jours,  d'avoir  pour 
ses  parens,  prouve  qu'à  l'amour  de  la  gloire  il 
réunissait  toutes  les  belles  qualités  qui  distinguent 
le  grand  homme.  » 

— Le  capitaineSaunier  a  rapporté  de  Batavia,  sur 
son  navire  l'Ècote,nne  curiosité  d'histoire  naturelle 
d'une  espèce  peu  commune,  et  assez  rare  même 
dans  le  pays,  pour  que  les  indigènes  vinssent  en 
foule  le  visiter  à  bord.  C'est  un  tigre  dont  la  robe 
est  entièrement  noire  des  pieds  à  la  tête,  à  la 
seule  exception  des  moustaches  qui  sont  blanches. 
Ce  curieux  animal,  pris  dans  un  junggle,  proba- 
blement très  peu  de  temps  après  sa  naissance,  est 
à  peine  âgé  de  quatorze  à  seize  mois  ;  il  a  environ 


deux  pieds  et  demi  de  hauteur,  surquatre  et  demi 
à  rinq  de  longueur.  Durant  la  liavcisée  il  restait 
presque  continuellement  couché  dans  sa  cage, 
construite  en  bois  de  fer,  et  placée  dans  la  cha- 
loupe. 11  est  assez  doux,  et  respecte  fort  son  gar- 
dien, matelot  de  l'équipage,  qui  le  fait  obéir  à  la 
menace. 

Pendant  les  quatre  mois  de  séjour  qu'il  a  faits  à 
bord,  il  a  dévoré  500  pièces  de  volaillcet  1-i 
petits  cochons  que  l'on  avait  logés  à  côté  de  lui,  et 
sur  lesquels  il  étendait  sans  façon  sa  large  griffe, 
quand  l'appétit  le  pressait  de  faire  un  choix. 

Kous  croyons  savoir,  ûillc  Jounuddu  Havre, 
que  cet  individu,  rare  dans  son  espèce,  et  dont  le 
transport  a  coûté  beaucoup  de  soins  et  de  sacrifi- 
ces, est  destiné,  par  ses  propriétaires,  au  Jardin- 
dcs-Plantes  de  Paris. 

—  Il  y  a  quelque  temps,  la  femme  Giroux, 
porteuse  de  pain  dans  le  quartier  du  Faubourg- 
du-Temple ,  était  assise  sur  le  pas  de  sa  porte  et 
tenait  dans  ses  brassa  petite  fille  âgée  de  deux  ans , 
lorsqu'une  dame  vêtue  avec  quelque  élégance 
l'aborda  et  lui  demanda  si  elle  était  la  mère  de 
cette  enfant.  Sur  la  réponse  affirmative  de  la 
femme  Giroux ,  la  dame  la  pria  de  lui  permettre 
de  prendre  la  petite  fille  dans  ses  bras ,  et,  s'exta- 
siant  sur  sa  beauté,  elle  se  mit  à  l'embrasser  avec 
une  effusion  vive  et  passionnée.  Cette  dame,  qui 
prit  le  titre  de  vicomtesse  de  la  Chennaye,  revint 
plusieurs  fois  chez  la  femme  Giroux,  jamais  les 
mains  vides. 

Enfin,  l'inconnue  vint  supplier  un  jour  la  femme 
Giroux  de  lui  laisser  sa  fille ,  lui  promettant  qu'elle 
l'adopterait,  et,  se  soumettant  même  à  toutes  les 
exigences  maternelles,  il  fut  stipulé  que  la  femme 
Giroux  conserverait  toujours  tous  ses  droits  de 
mère.  L'acte  fut  signé  vicomtesse  de  la  Chennaye, 
et  revêtu  d'un  cachet  armorié. 

La  femme  Giroux  devait  le  surlendemain  aller 
passer  la  journée  auprès  de  sa  fille  et  de  sa  se- 
conde mère.  Quel  fut  son  effroi  lorsque,  arrivée  ii 
l'adresse  indiquée ,  le  concierge  lui  répondit  qu'il 
ne  connaissait  pas  de  vicomtesse  de  La  Chennaye. 

La  malheureuse,  maudissant  sa  confiance ,  jette 
des  cris  de  douleur;  elle  court  de  tous  côtés  s'in- 
former à  toutes  les  portes,  mais  partout  ses  infor- 
mations restent  sans  résultat.  Elle  a  pris  enfin  le 
parti  d'aller  implorer  la  protection  du  procureur 
du  roi.  Ce  magistrat  a  ordonné  de  suite  une  en- 
quête sur  cette  affiiirC;  jusqu'à  ce  jour,  les  recher- 
ches de  la  police  ont  été  infructueuses. 

—  Voici  la  manière  dont  se  fait  le  commerce 
des  cachemires.  Ces  beaux  produits  enveloppés 
dans  des  peaux  cousues,  sont  apportés  du  fond  de 
la  vallée  à  travers  les  déserts  jusqu'à  la  foire  de 
Makarief,  aux  confins  de  l'Asie.  Il  faut  quelque- 
fois trois  jours  pour  vendre  un  châle.  Les  tran- 
sactions se  font  tout  bas ,  celui  qui  achète  et  ce- 
lui qui  vend  se  tenant  par  la  main.  L'homme  qui 
{achète  le  premier  tissu  fait  semblant  de  n'en  pas 
vouloir ,  l'homme  qui  vend  ne  vend  jamais  que 
comme  contraint  et  forcé  ,  en  pleurant,  et  quel- 
quefois même  ,  pour  achever  l'^iflaire,  on  est  forcé 
de  lui  donner  (|uelques  coups  de  bâton.  (Juand 
enfin  l'affaire  est  toutâ-fait  conclue,  quand  le 
châle  est  livré,  quand  il  est  payé  ,  acheteur  et 
Tendeur  prennent  le  café  ,  puis  ils  se  jettent  à  ge- 
•otix  et  récitent  la  prière  suivante  :  »  Oh  !  grand 


—  93  — 

"  Dieu,  toi  qui  es  le  dieu  des  vendeurs  et  des  mar- 
»  chands  de  châles ,  fais  en  sorte  que  toutes  les 
»  femmes  de  l'Europe  soient  toujours  ce  que  tu 
"  les  as  faites  dans  ta  bonté,  vaines,  coquettes, 
»  frivoles,  infidèles,  afin  que  nous  ayons  toujours 
»  des  châles  à  leur  vendre!  »  Void  bien  long- 
temps que  les  marchands  de  Makarief  adressent 
cette  prière  à  l'Eternel ,  et  depuis  ce  temps- là 
la  prière  a  toujours  été  reçue  favorablement  de 
l'Eternel. 

—  Valenciennes  possède  aujourd'hui  son  Hamp- 
den  femelle;  on  sait  que  John  Hampden,  fameux 
républicain  anglais,  laissa  vendre  ses  propriétés 
plutôtque  de  payer  la  taxe  de  mer  sous  Chariesl"; 
en  ce  moment,  une  vieille  demoiselle  de  notre 
ville,  qui  n'a  aucun  des  motifs  du  célèbre  breton, 
se  laisse  exproprier  pour  avoir  le  plaisir  de  ne 
pas  payer  ses  contributions.  Elle  est  riche,  sans 
charge,  possède  maisons  à  la  ville  et  à  la  campagne, 
et,  depuis  plusieurs  années,  elle  a  la  sinjuiière 
monomanie  de  ne  pas  vouloir  louer  ses  propriétés, 
parce  que  ses  locataires  paieraient  des  contribu- 
tions, et  qu'elle  a  juré  de  n'en  pas  payer.  Une  de 
ses  maisons,  située  à  Raismes,  abandonnéedepuis 
longtemps,  a  été  dévastée  par  des  malfaiteurs,  qui 
en  ont  tiré  tout  ce  qu'ils  ont  pu  en  fer,  en  pierre 
et  en  bois.  Comme  elle  servait  de  refuge  aux  ban- 
dits, la  gendarmerie,  assistée  de  M.  le  maire,  a 
dû  elle-même  en  clouer  les  contrevens  pour  en 
interdire  l'entrée.  Les  maisons  de  la  ville  sont 
dans  un  état  non  moins  déplorable  d'abandon. 
Enfin,  après  beaucoup  de  longanimité,  l'adminis- 
tration financière  fait  procéder  à  une  expropria- 
tion qui  va  sans  doute  changer  celte  situation 
bizarre  et  peut-être  unique  en  France, 


ïlcDue  ïi£B  «îlribumuijt. 

TRIBUNAL  CIVIL  DE  LA  SEINE. 
Demande  en  pension  alim  entaire.  —  Ingra- 
titude des  enfans.   —  Suicide  du  père.  — 
Détresse  de  la  mère. 

Une  de  ces  affaires  trop  communes,  et  qui  pas- 
sent ordinairement  inaperçues,  a  vivement  excité 
l'attention  des  personnes  qui  assistaient  à  l'au- 
dience. 

Voici  les  faits  tels  qu'ils  ont  été  exposés  par 
M'  Blot-Lequesne,  avocat  de  la  demanderesse  : 

Les  époux  Derecq  avaient  acquis  une  fortune 
indépendante ,  dans  le  commerce  d'abord  ,  puis 
dans  l'administration  des  droiis  réunis.  Trois  en- 
liuis  composaient  toute  leur  famille.  On  leur 
donna  une  éducation  brillante  ;  quand  vint  le  mo- 
ment de  les  établir,  on  leur  partagea  la  meilleure 
partie  de  la  fortune  paternelle.  Le  fils  aîné,  le 
sieur  Derecq  fit  plus  tard  de  fausses  spéculations 
sur  les  terrains  :  on  le  cautionna  pour  des  som- 
mes considérables.  L'une  des  filles,  la  dame  Lesse, 
éprouva  les  vicissitudes  du  commerce  ;  on  vint 
(.paiement  à  son  aide.  Enfin,  la  dernière  fille  ,  la 
dame  Lefranc  ,  avait  épouse  un  architecte  de  la 
couronne;  elle  était  riche,  elle  était  opulente: 
elle  n'en  fut  pas  moins  avide;  et  sous  prétexte  de 
rétablir  l'équilibie  entre  elle  et  ses  aînés ,  pour 
lesquels  on  avait  fait  de  nombreux  sacrifices  .  elle 
obtint  (|ue  son  père  lui  abandonnât  la  propriété 
des  trois  derniers  immeubles  qu'il   posaHIait  à 


Vaugirard.  C'est  ainsi  que  ce  vieillard ,  dans  son 
aveugle  tendresse  ,  consomma  sa  ruine  au  profit 
de  ses  enfans  !  Voici  quelle  fut  sa  récompense. 

Le  lendemain  même  de  la  donation  ,  un  huis- 
sier se  présente  et  signifie  aux  parens  désabusés 
qu'il  fiut  sortir  de  ces  lieux  qu'ils  habitent  de- 
puis quarante-quatre  ans  et  dont  ils  viennent  de 
se  dépouiller,  la  veille,  en  faveur  de  leurs  enfans. 
Ils  demandent  merci ,  mais  on  est  sourd  à  leur 
prière;  il  font  un  appel  à  la  justice,  mais  la  jus- 
tice est  impuissante  :  les  actes  étaient  réguliers. 
Il  fallut  donc  obéir;  et  le  terme  expiré  ,  on  vit, 
au  miheu  des  larmes  et  de  l'indignation  publique, 
ces  deux  vieillards  ,  infirmes  et  malades  ,  traînés 
hoi-s  de  leur  demeure  par  l'ordre  d'une  fille  impi- 
toyable ! 

Ils  se  retirèrent  à  Thommery,  petit  village  voi- 
sin de  Fontainebleau.  Il  ne  leur  restait  pour  sub- 
sister qu'une  modique  pension  sur  la  ville  de  Pa- 
ris et  une  riche  argenterie,  dernier  débris  de 
leur  opulence  bourgeoise.  Il  se  défirent  de  tout 
ce  luxe  et  vécurent  ainsi  pendant  cinq  années. 
Cependant  leurs  ressources  s'épuisaient ,  M.  De- 
recq avait  même  contracté  quelques  légers  em- 
prunts, pour  lesquels  il  avait  engagé  sa  signature. 
Les  billets  allaient  échoir;  la  pensée  de  ne  pou- 
voir faire  honneur  à  son  nom  révolta  ses  cheveax 
blancs  ;  il  prit  une  résolution  extrême. 

11  arrive  à  Paris,  de  là  il  se  rend  à  Neuillv  ; 
madame  f.efranc  montait  en  voiture  pour  sa  pro- 
menade du  mntin  ;  on  crie  au  vieillard  de  s'éloi- 
gner (t  on  lance  les  chevaux  au  galop.  Rien  ne 
le  rebute ,  il  attend  dans  une  antichambre,  au  mi- 
heu de  nombreux  domestiques  ;  sa  fille  rentre,  il 
s'approche,  il  lui  parie  ,  et  pour  toute  réponse  on 
le  jette  dehors.  Navré  de  douleur,  il  revient  à 
Paris ,  il  s'enferme  dans  sa  chambre ,  il  écrit  un 
dernier  mot  à  celle  qu'il  nomme  encore  sa  Clle  : 
«  Si  demain  à  midi ,  lui  dit-il ,  vous  n'êtes  pas  ve- 
nue à  mon  secours ,  craignez  tout  de  mon  déses- 
poir. "  On  se  rit  de  son  désespoir  comme  on 
s'était  ri  de  ses  larmes;  l'heure  fatale  sonne  enfin, 
aucune  espérance  ne  luit  ,  et  ce  vieillard  de 
soixante-quatorze  ans  ,  fou  de  douleur  et  de  dé- 
sespoir, arme   un  pistolet  et  se  brûle  la  cervelle. 

Cette  mort  est  un  coup  de  foudre  pour  la  dame 
Lefranc ,  elle  apprend  qu'avant  de  mourir  son 
père  a  remis  une  plainte  à  M.  le  procureur  du 
roi  ;  elle  a  peur  ,  elle  court  à  Thommery  ;  elle 
demande  audience.  Cette  pauvre  mère ,  hélas  ! 
elle  avait  tant  besoin  de  consolation  !  elle  croit  à 
un  retour  de  tendresse  ,  elle  tend  les  bras  à  ceue 
fille  quelle  n'a  pas  vue  depuis  cinq  ans.  Eh  bien  ! 
ce  n'était  encore  là  qu'une  exécrable  comédie  : 
la  dame  Lefranc  fait  acceptera  sa  mère  une  pen- 
sion de  .'lOO  fr.  qu'elle  ne  paiera  pas,  s'empare 
des  papiers  de  son  père  et  disparaît.  Comment 
cette  malheureuse  mère  a-t-elle  traversé  les  ri- 
gueurs de  l'hiver?  C'est  aux  paysans  de  Thom- 
mery à  le  dire,  eux  qui  l'ont  nourrie. 

Madame  Derecq  revint  à  Paris  au  mois  d'avril , 
clle  n'avait  pour  tout  vèlemont  qu'une  misérable 
robe  ;  elle  se  tr.iine  un  jour  à  Nouilly.  demande 
à  sa  fille  quelque  débris  de  sa  ganlerobe  inutile  à 
son  luxe,  elle  ne  l'obtient  pas.  •■  Au  moins,  lui 
ilit  sa  mère  .  songe  que  ton  père  a  souscrit  un 
billet  qui  va  échoir,  et  je  n'ai  pas  une  obole  !...  • 
Je  ne  vous  dirai  pas  la  réponse  de  la  fille. 

Eoiin  .   voici    un  dernier  Irait  :  il  n'est  pas 


—  94  — 


le  moins  odieux  de  cet  odieux  taljjcau  :  dans  le 
courant  du  mois  dernier,  pendant  les  chaleurs  les 
plus  ardentes ,  madame  Dererq  se  traîne  encore 
à  Neully  pour  solliciter  une  faible  aumône  ;  on 
lui  répond  par  des  mots  si  cruels  pour  le  cœur 
d'une  mtne  qu'elle  doit  désormais  s'interdire  la 
\ue  de  sa  flUe. 

M'  Blot-ixquesne  conclut  en  demandant  pom- 
la  dame  Derecq  une  pension  alimentaire  de 
2,'i00  fr.  contre  ses  deux  enfans.  Cette  somme 
est  du  reste  en  rapport  avec  les  besoins  de  la 
mère  et  la  fortune  des  défendeurs. 

Conformément  aux  conclusions  de  M.  l'avocat 
du  roi  Anspacli ,  le  tribunal  a  condamné  les  sieur 
«t  dame  Lefranc  à  payer  a  leur  mère  1,^00  fr. , 
de  mois  en  mois  ei  d'avance ,  et  l'autre  enfant  à 
payer  200  fr.  Les  dépens  seront  supportés  ,  sa- 
voir :  les  deux  tiers  par  les  sieur  et  dame  Lefranc, 
et  l'autre  tiers  par  leur  frère. 


îHeunc  ïDramatu-iue. 

THÉÂTRE  DE  LA  RENAISSANCE. 
Première  représentation  de  CrtJ-ie  blanche,   co- 
médie en  un  acte  et  en  prose  de  MM.  Halévy 
et  Duporl. 

Le  sujet  de  celte  bluetie  échappe  a  l'analyse.  11 
s'afit  d'un  monsieur  qui  a  la  manie  d'obliger 
comme  iOjjiclmx  de  feu  Pigault  Lebrun.  Il  se 
fait  donner  carte  blanche  par  ses  amis  et  les  sert 
en^uiIe  à  s.i  manière. 

Il  fait  obtenir  à  sa  cousine  une  bourse  pour  son 
fih  en  laissant  ci  oire  au  ministre  qu'il  a  plus  d'une 
raison  pour  s'intéresser  au  sort  de  l'enfant.  Il  dé- 
cide ladite  cousine  il  donner  sa  nièce  à  un  jeune 
homme  qui  l'aime,  sous  prétexte  que  le  mariage 
est  devenu  indispensable.  —  Grande  fureur  sou- 
levée contre  l'officieux  quand  on  vient  il  recon- 
naître les  motifs  dont  il  s'est  appuyé.  Puis  ,  pour 
terminer,  le  monsieur  qui  se  met  en  quatre  pour 
les  autres  quand  il  néglige  ses  propres  all'aircs, 
obtient  une  place  pour  lui-même  ,  en  croyant  la 
solliciter  pour  un  autre. 

Quelques  détails  heureux  ont  demandé  grâce 
pour  la  stérilité  de  cette  donnée.  Les  auteurs 
toutefois  ont  été  sobres  d'esprit  et  de  gaité;  peut- 
être  chacun  d'eux  avait  donné  carte  blanche  à 
l'autre  pour  ce  genre  de  dc^pense. 

STÉniEN  DR  LA  MADEL.\1NE. 


THÉÂTRE  DES  FOLIES  DRAMATIQUES. 

Daniel  et  Marie.  —   La  Bourbonnaise.  —  Le 
Beau  Mur  liai. 

Daniel  et  Marie,  tel  est  le  titre  du  vaudeville 
sentmienl  il  qui  a  .servi  de  début  ;i  Armand  Villot. 
Deux  jeunes  aveugles  apprennent  ii  s'aimer  en 
toucliant  (lu  piano  ;  puis  l'un  d'eux  recouvre  la  vue 
pour  épouser  l'autre,   .'auteur  est  .VI.  l'ayn. 

La  Bourhonnuise  ,  de  M  VI.  Du  nersan  et  Car- 
mouche  ,  est  une  jolie  lille  d'auberge  qui  a  l'all'a- 
bilité  et  l'entrain  de  madame  (irégoire.  Autour 
de  la  joyeuse  et  insouciante  Vlargurrite  vient  pa- 
pillonner un  pèle-méle  d'amoureux  ;  mais,  chaste 
tomme  Suzanne,  file  les  joue  tous  pour  leur 
pn  féicr  un  beau  capitaine  de  dragons.  Sa  mau- 
vaise étoile  le  porte  ;i  lancer  uneépigramme  con- 
tre madame  de  l'om;'a(lour,  et  r.ussilôt  les  portes 
de  la  IJastille  se  referment  sur  lui. 

Que  do  progrès  et  de  séductions  viennent  alors 
assaillir  la  malheureuse  servanle  du  l.ainii  cuu- 
roniifi.  Elle  reste  ferme  et  sa  vertu  est  récom- 
pcn.sée,  car  elle  ap,)rend  il  la  fois  et  la  mort  de 
madaïuede  Pompaduur  et  la  déliviaacu  du  jeune 


ollicier.  Puis  enfin  un  mariage  bien  en  règle  vient 
légitimer  les  amours  de  Vlarguerite. 

Les  trois  actes  île  cette  pièce,  remplis  d'esprit 
et  de  gaité  n'auraient  point  été  déplacés  sur  un 
plus  grand  cadre.  Mademoiselle  Kihn  a  été  déli- 
cieuse et  charmanie  dans  le  pi'incipal  rôle. 

Le  Beau  Marliul,  de  MM.  Arvers  et  Fortuné 
fait  palpiter  le  cœur  de  tous  les  vrais  Français. 

C.-U.  Desp. 

Le  théâtre  St-Marcel  est  décidément  en  voie  de 
prospérité,  grâce  aux  soins  et  îi  r;.cliviié  de  son 
nouveau  directeur,  M.  Antony-lîéraud.  Cliim- 
pan^c,  tel  e^tle  tiire  d'un  drame  fantastique  qui 
a  obtenu  le  plus  briilanl  succès.  Décors,  mise  en 
scène,  rien  n'a  été  négligé  ;  le  rôle  de  Chimpanzé 
est  rempli  pai-  Klisnigh,  mime  anglais,  qui  a  fait 
preuve  d'une  souplesse  et  d'une  agilité  surpre- 
nantes. Les  noms  lie  MM.  Antony  Céraud  et  Mon- 
nier  ont  été  prononcés  au  milieu  des  applaudisse- 
niens.  Nous  saisissons  avec  empressement  l'occa- 
sion de  parler  d'un  jeune  acteur  qui  tous  les  jouis 
l'ail  de  nouveaux  progrès;  M.  Kopp  est  un  comi- 
que plein  d'intelligence  et  d'avenir,  que  plusieurs 
de  nos  grands  ihéiitres  seraient  heureux  de  pos- 
séder. S.  L. 


îlcuue  îics  iflîoïics. 


Les  corsages  l\  revers  ont,  .selon  moi,  un  bien 
grand  avantage,  en  ce  qu'ils  élargissent  la  poitrine 
et  augmentent  l'aisance  sans  nuire  en  rien  à  la 
grfxe.  Aussi  cette  soite  de  corsages  est  aujour- 
d'hui généralement  adoptée  par  nos  élégantes. 
Cepemiant  il  y  a  quel(|ues  précautions  il  prendre, 
car  cette  coupe  ollre  de  très  grandes  dillicultés 
que  beaucoup  de  nos  couturières  ne  sont  pa;  sou- 
vent capables  de  résoudre.  Si  donc  vous  voulez 
un  corsage iirevers  ly'wn réussi,  c'est  àAugustine, 
rue  Louis-le-Grand.  27 ,  qu'il  faut  vous  adresser, 
d'autant  plus  que  cette  coupe  est  en  quelque  sorte 
sa  propriété. 

Parmi  les  créations  de  cette  habile  artiste  ,  je 
dois  vous  signaler  encore  ses  volans  ,  plus  hauts 
derrière  que  devant,  innovation  qui  a  été  géné- 
ralement goûtée,  comme  on  peut  s'en  convaincre 
aux  fêtes  du  Casino,  ou  bien  encore  à  la  salle 
Ventadiiur.  La  première  représentation  du  Fils 
(le  lu  Folle  a  été  pour  Augustine  un  véritable 
triomphe,  tant  le  nombre  était  grand  des  robes 
en  mousseline  claire  avec  un  volant  de  moyenne 
hauteur  garni  d'une  valenriennes  et  plus  haute 
derrière  ,  mais  cependant  sans  exagération  ;  cela 
est  d'un  fort  joli  ellèt. 

Faut -il  vous  parler  des  délicieuses  broderies 
de  madame  Pollei,qui  jouissent  depuis  long-temps 
d'une  grande  faveur?  Madame  Pollet  crée  chaque 
jour  quelque  chose  de  nouveau,  et  ses  créations 
sont  adoptées  aussitôt  par  toutes  nos  élégantes. 
C'est  ipi'il  sera  vraiment  dilticile  de  rien  voir  de 
plus  délicatement  exécuté  que  ces  châles  en 
mousseline  de  l'Inde,  où  une  main  intelligente  a 
semé  avec  tant  de  goût  des  fleurs  si  fraîches  et 
si  naturelles;  ces  bonnets,  ces  cols,  ces  man- 
chettes, ces  robes  !  il  doit  y  avoir  de  l'admiration 
pour  tout  ce  que  fait  madame  Pollet. 

L'une  de  ses  plus  récenies  créations,  et  celle 
qui  est  la  mieux  appréciée  aujourd'hui ,  c'est  le 
lichupélerine  en  mousseline  fermant  derrière  et 
faisant  le  cœur  par  devant,  arrêté  dans  la  cein- 
ture (les  deux  côtés,  et  garni  il  l'cntour  de  quatre 
rangs  de  valenciennes. 

Pour  en  revenir  un  peu  aux  robes,  sur  les- 
quelles nous  avons  ii  peine  dit  un  mot,  j'ajouterai 
que  les  biais  paraissent  en  ce  mo  iient  vouloir 
remplacer  les  volans.  Au  lieu  des  bouillons  et  des 
gariiliuies  on  met  trois  biais  au  haut  des  man- 
ches, ce  (|ul  est  bien  moins  gracieux.  Les  man- 
chcs  courtes  sont  presque  exclusivement  en  fa- 
veur. Le  négligé  et  la  grande  loiletie  les  ont  éga- 
lement adoptées.  Les  bouillons  vont  bien  aux 


étoiles  claires  ;  les  imnches  sont  presque  toujours 
accompagnées  de  miiaines  noires  en  filet. 

Pour  donner  plirs  de  légèreté  et  d'élégance  aux 
jupes,  surtout  à  celles  des  redingotes,  on  fait  les 
volans  très  petits. 

Les  jupes  sont  toujours  très  amples.  On  ne  voit 
presque  pas  de  corsages  à  pointes;  ils  sont  ajour- 
nés à  l'hiver,  et  ce  n'est  pas  sans  raison,  car  celte 
coupe  va  rarement  bien  aux  étoiles  légères  qu'il 
est  presque  indispensable  de  froncer. 

Les  ceintures  en  ruban,  un  peu  larges  et  nouées 
sur  le  côté  reprennent  faveur. 

La  forme  des  chapeaux  d'étoUc  a  gagné  quel- 
que chose  du  côté  de  l'élégance  ,  en  ceiiue 
maintenant  elle  est  assez  baissée  pour  ne  pas  met- 
tre tout  le  visage  à  découvert. 

Les  ornemens  se  font  en  crêpe  ou  en  gaze  lis.se 
de  la  couleur  du  chapeau  ;  les  Heurs  se  posent  au 
bas  de  la  pa.sse  et  très  en  arrière.  Le  dessous  du 
chapeau  est  généralement  plus  garni  que  le  des- 
sus, et  ce  n'est  pas  toujours  pour  le  plus  grand 
avantage  des  cheveux. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  léger  et  de  plus  frais  après 
la  paille  de  riz,  ce  sont  les  crêpes  blancs  ,  roses 
ou  bleus  ,  d'Alexandrine,  rue  Richelieu,  104;  les 
chapeaux  de  dentelle  ,  les  capotes  de  tulle  noir 
sont  aussi  fort  bien  portés,  quoiqu'ils  commencent 
à  devenir  un  peu  communs. 

Les   plumes   d'auiruche  ont   quelque  faveur. 

Avant  de  terminer  ce  bulletin  ,  je  veux  vous 
parler  d'une  nouveauté  qui  amènera  peut-être  une 
révolution  dans  l'empire  de  la  Mode.  M.  Bienvenu, 
rue  Taitbout,  5,  vient  d'inventer  un  corps  méca- 
nique pour  l'essai  des  robes  de  toutes  tailles.  Au 
moyen  de  cet  appareil,  qui  se  grossit  et  se  dimi- 
nue à  volonté,  il  sullira  aux  dames  d'envoyer  leur 
corsage  chez  leurs  couturières  pour  que  leurs  ro- 
bes soient  essayées  comme  si  elles  étaient  pré- 
sentes elles-mêmes. 

Quelques  journaux  parlent  avec  une  emphase  vrai- 
ment ridicule  des  crinolines,  des  agnolines,  des 
sous  juges  Oudinot,  qui  obtiennent,  disent-ils,  un 
succrs  colossal.  Toute  cette  exagération  d'éloges 
nous  paraît  aujourd'hui  assez  mal  justifiée  :  aussi 
attendrons-nous  quelque  temps  encore  avant  de 
nous  prononcer  sur  le  plus  ou  moins  d'utilité  de 
cette  excellente  création,  style  d'annonces. 


Avis  aux  Abonné  s. 

MM.  les  souscripteurs  çlonl  l'abonnement 
expire  le'oljttillet,  sont  pries  de  vouloir  bien  le 
renouveler,  s'il  ne  veulent  éprouver  du  retard 
dans  l'envoi  du  journal. 


J^tmt  be  sU  Jourff. 


25.  —En  fouillant  dans  la  rue  Molay,  pour  éta- 
blir une  conduite  de  gaz,  les  ouvriers  ont  dé- 
couvert samedi  matin  une  grande  quantité  d'osse- 
mens  et  un  cercueil  en  plomb  parf  litement  con- 
serve. Ces  débris  paraissent  provenir  du  cimetière 
des  Templiers,  qui  s'étendait  jusque  daûs  cette 
pa'  tie  du  Marais,  sur  laquelle  a  été  ouverte  la  rue 
qui  porte  le  nom  d'un  des  grands-maîtres  de  cet 
ordre  célèbre. 

—  On  lit  dans  V Armoricain  : 

Il  Un  évêque  syrien  vient  d'arriver  à  Brest  ;  il 
parcourt  U  France  de  diocèse  en  diocèse  et  doit 
visiter  ainsi  l'Europe.  11  ne  sera  de  retour  qu'au 
bout  (l'un  an  dans  son  pays  qui,  en  ce  moment, 
attire  si  vivement  l'attention  publique.» 

—  On  écrit  d'Alexandrie  :«  M.  de  Salles,  orien- 
taliste français,  quitte  l'Kgypte  demain  et  s'ein- 
baripiera  pour  Athènes.  Eu  deux  années  il  .a  tra- 
versé la  Syrie,  le  désert  de  Sinai,  l'Egypte  et  une 
partie  de  la  Nubie.  U  retourne  en  Europe  avec 
une  précieuse  collection  de  manuscrits  arables.» 

—  On  a  commencé  vendredi  de  poser  le  pié- 


—  95  — 


douche,  les  supports  elles  grandes  vasques  de  la 
foiiiaiiiL'  (le  la  place  de  Pandeii  0()(^ra,  rue  de 
Richelieu.  Touies  ces  pièces  sont  eu  foute. 

—  La  di;;nité  de  grand-amiral  remonte  à  l'an 
lî!70,  Forent  de  Varennes  lut  le  premier  grand- 
amiral  et  M.  le  duc  d'Angouléme  le  00°  et  dernier. 

En  1777  la  France  avait  C6  vais,  à  Qot  et  61  frég. 
1787  70  OG 

1791  82  73 

1801  55  /i3 

ISL'i  (Rn  mars)        103  52 

1814  (En  juin)  73  Ul 

En  1839  nous  avons  /|0  vaisseaux  et  SOlrtîgales 

tant  en  mer  que  dans  les  chantiers. 

Brest. — Une  tempête,  comme  la  Bretagne  n'en 
a  jamais  vu  diins  celle  saison  depuis  un  temps  ira- 
mémorial,  a  exercé  depuis  deux  jours  d'allreux 
ravalées  sur  nos  côtes  et  dans  nos  campagnes. 
Celles-ci  sont  jonchées  de  branches  d'arbns, 
d'arbres  brisés,  etc.  Plusieurs  bâtimens  ont,  dit- 
on,  l'ait  naufrage,  entre  autres  la  iSouoelic-Con- 
fuince-en-Dint,  capitaine  Porge,  dans  la  baie  de 
Bcriheaume.  Dans  le  port  même,  une  gabarre  de 
l)ois  a  coulé. 

Le  niau\ais  temps  n'a  pas  entièrement  cessé  ; 
il  vente  encore  beaucoup,  et  l'on  ne  se  ressent 
pas  le  moins  du  monde  du  soleil  de  juillet. 

—  M.  Biard,  qui  fait  partie  comme  peintre  de 
l'expédition  scientilique  envoyée  par  le  g'Uiverne- 
ment  au  Spitzberg,  en  se  rendant  par  terre  de 
Christiana  a  Hammerfelt.^ur  les  bords  de  la  mer 
Glaciale,  a  é|)rouvé  un  allVeux  accident.  La  chaise 
de  poste  dans  laquelle  i!  se  trouvait  ainsi  que  sa 
Jeune  épouse,  a,  par  l'inexpérience  du  postillon, 
versé  dans  un  allhux  précipice,  où  il  eut  trouvé 
une  mort  infaillible  si  la  voilure  n'eût  été  retenue 
au  milieu  de  sa  chute  par  des  sapins  entrelacés. 
Api  es  être  resté  pendant  (luelques  instans  au-des- 
sus de  rabiine,  il  a  été  tire  de  celte  horrible  posi- 
tion parquelcjues  paysans,  et  a  pu  continuer  sa 
roule  sans  avoir  reçu  de  blessure,  non  plus  que 
madame  lîiard,  qui,  dans  cette  circoriitance,  afjit 
preuve  d'un  courage  et  d'un  sang-froid  au-dessus 
de  son  sexe. 

—  Les  statues  en  pied  et  en  marbre  de  Cuvier, 
Jussieu  et  de  Bullon,  viennent  d'être  placées  dans 
la  grande  galerie  minéralogique  au  Jardin  des 
Plantes.  On  pose,  en  ce  moment  même  sur  un 
terre-plein,  devant  cet  édifice,  deux  statues  repré- 
sentant les  sciences  naturelles  et  exactes. 

—  M.  Valgalier,  qui  a  tenu  à  Toulouse  l'emploi 
de  ténor,  s'est  décidé,  après  une  entrevue  récente 
avec  un  prédicateur  de  Paris,  qui  est  son  oncle,  à 
embrasser  l'état  ecclésiastique,  l  e  Journal  de 
Toulouse  d'il  que  cet  artiste  doit  entrer  prochaine- 
ment au  séminaire  de  Saint-Sulpice. 


26.  —  Nous  recueillons  de  nouveaux  détails  sur 
la  découverte  faite  rue  Molay.  L'empI  'Cement  sur 
lequel  cette  rue  a  été  percée,  en  1772, était  occupé 
par  l'hospice  des  Enfans-Houges.  Cette  pieuse 
fondation,  due  U  Marguerite  de  Valois,  sœur  de 
François  1",  recueillait  les  enfans  nés  à  l'Hôtel- 
Dieu  de  Paris,  auxtiuels  on  faisait  porter  un  cos- 
tume rouge,  d'où  ils  tirèrent  leur  nom.  L'église  et 
tout  Ihosplcc  furent  construiLs  sur  les  terrains 
appartenant  aux  anciens  templiers,  et  qui  ont  été 
confisqués  par  Philippe-le-Bel ,  après  le  supplice 
du  grand-maitre  et  la  destruction  de  l'ordre.  Ce 
sont,  selon  toute  apparence,  les  restes  d'un  digni- 
taire de  cette  comiiinnaulé  religieuse  et  militaire 
qu'on  a  trouvés  dans  le  cercueil  qui  vient  d'être 
exhumé.  Ce  cercueil ,  en  plomb ,  portail  sur  le 
couvercle  une  croix  en  relief  du  même  ini'tal  ;  il 
était  pai  faiteinent  conservé  ,  mais  seulement  un 
peu  allaissé  dans  riiilerieiir;  il  y  avait,  comme 
dans  tous  les  cercueils  anciens,  une  niche  réser- 
vée pour  placer  la  tète. 

—  11  est  définitivement  décidé  que  la  c  iir  des 
pairs  ne  s'occupera  pas  avant  le  mois  de  novem- 
bre prochain  do  la  seconde  catégorie  des  accusés 


qui  doivent  comparaître  devant  elle.  La  commis- 
sion des  mises  en  Hbrrté  doit  se  réunir  proihai- 
nement,  et  ordoiini'r  l'élargissement  de  tous  ceux 
il  l'égard  desquels  il  n'existe  pas  de  charges  sulli- 
santes. 

Le  nombre  des  détenus  s'élève  encore  à  plus 
de  deuv  cents. 

—  On  écrit  de  Riom  :  «  L'n  tentative  d'évasion 
a  eu  lieu,  le  9  du  courant,  à  la  maison  centrale 
de  Riom.  H  paraît  qu'un  grand  nombre  de  déte- 
nus,:>,39,  dit-on,  étaient  entrésdans  le  complot.L'ne 
grille,  dont  les  baireauv avaient  été  sciés  la  veille, 
devait  leur  livrer  passage  jusqu'aux  portes  exté- 
rieures ,  qui  eussent  été  aisément  forcées  par  un 
si  grand  nombre  d'hommes  résolus.  Ln  redu- 
sionnaire,  libéré  le  jour  même,  choisi  pour  l'exé- 
cution, a  donné  avis  de  ce  qui  se  passait,  et  l'au- 
torité s'est  trouvée  en  mesure  de  déjouer  cette 
trame  dangereuse  ;  plusieurs  détenus  ont  élétrou- 
vés  porteurs  de  poignards.  » 

—  Le  pont  suspendu  de  la  Caille  a  été  solen- 
nellement livré  au  public  le  11  juillet.  Ce  pont, 
qui  a  reçu  le  nom  du  roi  Cliarles-Albert,  est  har- 
diment jeté  sur  une  prol'on  le  vallée  creusée  par 
le  torrent  des  L'sses.  11  abrège  notamment  la  route 
de  Chambéry  h  (Jenève  par  Annecy. 

Ce  pont  remarqiiable,  qui  embellit  et  enrichit 
un  des  plus  beaux  sites  de  la  Savoie,  a  188  mè- 
tres de  longueur.  Le  fameux  pont  de  Fri bourg 
en  a  2G3;  mais  relui  de  la  Caille,  placé  ii  la  hau- 
teur de  178  mètres,  est  près  de  quatre  fois  plus 
élevé. 

—  Le  navire  n/spatet,  du  port  de  362  ton- 
neaux, vient  de  brûler  en  mer  à  cinq  journées 
(le  Sidney.  Ce  iiivire  avait  été  acheté  pour 
6,000  liv.  st.  par  un  déporté,  qui  se  trouvait  lui- 
même  à  bord ,  et  qui  a  su  faire  une  si  belle  fii- 
tune  à  Sidney,  qu'il  a  donné  un  warrant  de 
'lO.OOO  liv.  sterl.  au  gouvernement  pour  revoir 
l'Angleterre  et  retourner  après  dans  la  colonie. 

Ce  navire,  construit  en  1812  il  Portsmouih, 
appartenait  autrefois  ii  l'état.  Le  capitaine  et  cinq 
h  mimes  d(!  l'eiiuipage  se  sont  sauvés  dans  une 
embarcation.  Ouant  au  déporté  et  au  resie  des 
hommes  du  bord ,  on  n'a  pas  encore  eu  de  leurs 
nouvelles,  et  sans  doute  tous  auront  péri. 


■27.  —  Nous  lisons  dans  le  Journal  des  Débals 
la  lettre  suivante,  écrite  de  Péra  le  8  juillet  : 

«  On  rapporte  qu'il  s'est  élevé  des  trouilles  sé- 
rieux il  Consianlinople.  Les  vieux  Turcs,  les  ja- 
nissaires échippés  au  massacre  ,  les  ennemis  de 
la  réforme  européenne,  ont  cru  que  la  mort  de 
Malimoiid  était  le  signal  du  retour  aux  anciennes 
idées;  mais  la  force  était  aux  mains  de  leurs  en- 
nemis ,  devenus  les  conseillers  du  jeune  sulian. 
Il  y  a  eu  de  nombreuses  exécutions  à  Consianli- 
nople, à  Smyrne  et  dans  plusieurs  autres  villes 
de  l'empire. 

«On  annonce  que  le  gouvernement ,  sans  doute 
en'r,i\é  des  mouvemens  de  Consiantinople  et  des 
autres  villes  de  l'empire ,  rappelle  son  armée  il 
l'intérieur.  Les  Russes  n'ont  pas  encore  paru  sur 
le  Bosphore.  » 

—  On  a  évalué  à  un  demi-million  de  francs  les 
dégâts  causés  ii  lacaihédrale  de  Bruges. 

Les  ouvriers  plombiers,  qui  avaient  été  arrêtés 
ont  été  mis  en  liberté. 

—  Il  a  été  déposé  hier  ;i  la  chambre,  par  M. 
Teulon,  député  du  (iard,  une  pétition  de  M.  Pla- 
net,  dans  laquelle  il  demande  que  les  dilTérenles 
lignes  d'omnilins  qui  desservent  la  capitale  soient 
mises  en  adjuiliialimi.  \l.  Planet  a  pris  l'enijaie- 
nuiil  (Il  porter  ii  100,000 fr.  par  an  le  priv  de  la 
ligne  des  boulevarts.  Ce  serait  lit  une  nouvelle 
brandie  de  revenus  considérables  pour  la  ville  de 
Pans,  et  un  mov<  ii  infaillililede  prévenir  les  abus 
que  nous  a  révèles  le  procès  (iisquel. 

—  Les  arlionuaircs  du  journal  la  Prrssc ,  réu- 
nis le  20  juillet  en  assemblée  générale  eviraordi- 
iiaire,  ont  prononcé ,  ii  runaiiimite  de  V  voix  re- 
présentées par  37  personnes,  la  dissolution  de  la 


société  ;  mais  il  a  été  formellement  stipulé  que  la 
publication  du  journal  coniinuerait,  comme  par  le 
passé,  .sous  son  même  tiire  et  sans  qu'aucune 
augmentation  de  prix  pût  être  demandée  sur  les 
aboiinemens  actuels.  Les  droi  s  et  les  intérêts  des 
abonnes  delà  Presse onl  donc  été  respectés  reli- 
gieusement et  nepouiTont,  d'après  la  rédaction 
(lu  cahier  des  charges,  recevoir  la  plus  légère  at- 
teinte de  la  mise  en  licitation  de  la  propriété  du 
journal. 

—  Les  Banians  résidant  à  Muscat,  ont  une  ma- 
nière particulière  de  se  déclarer  en  faillite  :  un 
individu  qui  a  décidé  de  faire  banqueroute,  s'a i- 
.seoit  en  plein  jour  dans  sa  boutique,  avec  une 
chandelle  allumée  devant  lui,  Ses  créanciers  n'ont 
pis  plus  tôt  remarqué  ce  fait,  qu'ils  se  précipi- 
tent chez  lui,  l'accablent  des plu> grossières  inju- 
res, et  finissent  par  le  batue.  Lue  foii  le  premier 
mouvement  de  colère  pa>sé,  les  créanciers  ce-isent 
de  le  molester  jus  ju'u  ce  qu'il  ait  recommence  ses 
affaires;  mais  une  fois  qu  il  est  rétabli ,  les  impor- 
tunités  se  renouvellent  et  durent  ju>qî'à  ce  qu'il 
ait  faithonneur  à  ses  premières  obli^adons. 

—  Le  nouveau  quartier  St-Bernard  vient  d'élre 
percé  d'une  rue  qui  porte  déjii  le  nom  de  Tourne- 
fort.  L'anc  enne  prison  de  la  garde  njtion.de,  rue 
des  Fossés-Si-Bernard,  a  di>.)aru.  et  son  emplace- 
ment a  été  absorbé  par  l'entrepôi  des  vins.  Euijn, 
l'immense  quai  Saint-Bernard  ,  déjà  planté,  .sera 
complètement  terminé  avant  la  fin  de  cette  campa- 
gne. 

—  Pour  éviter  l'embarras  de  la  foule  attirée  par 
le  grand  ossuaire  découvert  à  côté  de  St-Girmain- 
l'Auxerrois,  l.'s  ouvriers  ont  passé  la  nu  t  dans 
la  rue  Chdpéric  à  faire  des  remblais  et  à  poser 
au  miheu  des  con.luits  en  fonte. 

—  Par  une  dr.-onslanre  assez  singulière,  tan- 
dis que  le  feu  dévorait  la  cathédrale  de  Bruges,, 
on  plaçait  dans  une  des  .sa, les  du  Louvre,  à  Paris! 
les  estampes  en  plâtre  de  plusieurs  monumens 
appartenant  à  cette  v.lie,  et  particullërcaienl  les 
inagniU(|ueN  tombeaux  de  Charles-le-Hardi,  et  Ma- 
rie de  Bourgogne,  qui  se  trouvent  dans  la  catbé- 
drale  incendiée. 

—  On  lit  dans  le  yatioiial  de  l'Ouest  : 

i<  Dans  la  nu  t  de  lundi  à  mardi,  un  ouvrier  de 
vingt-neuf  ans,  qui  était  récemment  arrivé  de  Ren- 
nes, s'est  pendu  à  un  pommier  sir  la  route  de 
Vannes.  11  avait  écrit  derrière  son  passeport  :  Je 
meurs  au  clair  de  la  lune,  -i 

—  La  Comédie-Française  tout  entière  va  pren- 
dre un  congé  d'un  mois  pendant  la  restauration 
de  la  salle.  Mlle  .Mars  va  à  Dieppe  ,  Fir.iiin  à 
Caen,  Sainson  à  la  Rochelle,  Monrose  à  Marseille. 


2S.  — Le  Courrier  de  Bombay  rapporte  une 
lettre  de  Bengale,  du  25  avril,  mentionnant  la  dé- 
couverte d'un  vaste  conspirât  on  ourdie  contre 
le  gouvernement  anglais,  tt  qui  s'eten  Irait  à  tous 
leschefs  iniluens  de  l'Inde;  Dost-Muhamed-khan, 
le  roi  de  Perse,  et  Maun-Sing-<!e-(.iod-por  s<-raieiit 
à  la  tête  de  ce  complot.  La  découverte  est  due  à 
un  magisfat  de  la  prt'sidence  de  Madras,  lequel 
en  a  trouvé  toutes  les  indications  manuscrites, 
cousues  dans  I  s  ceintures  de  deux  agcns  qui  se' 
faisait  nt  p.isser  pour  p«-lerins. 

—  Nous  lisons  ce  soir  d  iiis  le  Messager  : 

<>Si  nous  .sommes  bien  informés,  cl  n-Mis  avons 
tout  lieu  de  croire  qu'il  en  est  ain.si,  Mehem''(-Ali 
aurait  accepté  les  propositions  du  ca|iiian-p.ichj 
Ahmed-Fewzi.  et  il  aurait  pr  s  sous  sa  protection 
la  Ilote  ottomane. 

«Ln  envoyé  d'Alidul-Medjid  serait  venu  en 
outre  conférer  au  vice-roi.  non-seiileoient  l'hiVé- 
dité  de  l'Egypte  et  l'invesiitun'  des  i>arhaliksde 
Sy  rie  et  il' Aialiie.  mâi>  encore  la  charge  d  *  géné- 
ral ssiine  des  années  de  terre  et  de  mer.  aver  l'in- 
vlt.iilon  de  se  rendre  à  Coustantiuof.le,  pour  y 
iraiier  des  haiiLs  inléréLs  de  l'état. 

—  Les  immen.ses travaux  derilôleNe-Villesont 
poursuivis  .ivec  une  telle  activité,  quecertainis 
parties  des  façades  qui  regarderont  la  BoaveUc 


—  96  — 


rue  de  Lobau  et  la  rue  de  la  Tixerandrie,  com- 
mencées cei  liiver,  sont  déjà  montées  jusqu'au 
plancher  du  premier  étage. 

On  poursuit  avec  une  grande  vigueur  l'acliève- 
ment  de  l'aile  du  midi,  donnant  sur  le  quai,  afin 
d'y  loger  le  préfet  qui  laissera  aux  démolisseurs 
niôtcl  qu'il  habite  actuellement, 

—  L'allairc  de  M.  (iros,  avocat,  contre  M.  le 
comte  (le  Montalivet,  iiitendantde  la  liste  civile,  a 
été  appelée  hier  à  la  1"  chambre  du  tribunal.  On 
se  rappelle  que  M.  Gros  prétend  avoir  donné  à 
M.  de  iMontalivet  des  indications  qui  devaient  le 
mettre  sur  la  iiace  d'un  trésor  caché  dans  lé  jar- 
din lies  Tuileries,  et  qui  aurait  été  enlevé  à  son 
insu.  M.  Gros  demande  des  dommages-intérêts. 
La  cause  a  été  remise  à  huitaine. 

—  Une  jeune  femme  de  trente  ans,  demeurant 
me  du  lloi-de-Sicile,  il,  était  atteinte,  depuis 
quel(|ue  temps,  d'une  maladie  douloureuse.  Une 
consultation  de  médecins  avaiteu  lieu  récemment, 
et  le  résidtat  de  la  conférence  lui  avait  été  caché. 
Le  silence  que  l'on  gardait  a  ce  sujet  cllrayait  la 
malade,  qui,  hier  matin,  demanda  h  l'un  de  ses 
parens  si  elle  pouvait  espérer  de  voir  adoucir  ses 
souffrances.  0  Sans  doute,  lui  répondit  vivement 
celui-ci.  — Maisguérirai-je,  enlin?  ajouta  la  pauvre 
femme.  "Ici  la  réponse  se  lit  attendre  quelques 
secondes,  et  un  oui  mal  articulé  révéla  à  la  patiente 
la  terrible  vérité.  Dès  ce  moment  sa  résolution 
fut  prise  :  profitant  d'un  instant  où  on  l'avait  lais- 
sée seule,  elle  monta  ii  l'étage  le  plus  élevé  de  la 
maison  et  se  précipita  dans  la  rue.  On  s'empres- 
sa de  la  relever,  mais  elle  n'existait  plus. 

—  Lowe,  acteur  américain  de  Louisville,  en 
scène  avec  la  célèbre  danseuse  Céleste,  dans  la 
pièce  mûliûée  tlw Frencli Spy  (l'Espion  français), 
s'étant  enfoncé,  par  accident,  une  baïonnette  dans 
le  ventre,  est  mort  sur  le  ihé.ître  sans  qu'on  ait 
même  eu  le  temps  de  l'emporter.  Le  sang  ruisse- 
lait jusque  dans  l'orchestre  des  musiciens. 

— On  écrit  de  Lyon,  25  juillet  ;«  Un  événe- 
ment déplorable  a  eu  lieu  dimanche  dernier  à 
Vernaison.  Ln  ouvrier  met  le  fou  à  une  boîte, 
elle  ne  part  point;  il  s'en  approche  pour  savoir 
ce  qui  l'empêche  de  proiluire  son  effet;  l'explo- 
sion s'opère  au  même  instant,  et  la  tête  du  mal- 
hcurciu  est  emportée  au  loin.  » 


29.  —  On  écrit  de  Saint-Pétersbourg,  14  juil- 
let : 

(i  Le  mariage  du  duc  de  Leuchteraberg  avec 
la  grande-duchesse  Marie  a  eu  lieu  aujourd'hui. 
Le  Te  Deum  a  été  chanté  à  trois  heures  après- 
midi.  » 

—  Le  duc  régnant  de  Saxe-Cobourg  partira 
bientôt  de  Cobourg.  pour  Londres,  accompagné 
de  son  fds  puîné,  le  prince  Albert,  qui  vient  d'être 
déclaré  majeur  avant  l'âge  pour  pouvoir  épouser 
la  reine  d'Angleterre. 

—  Une  lettre  d'Orient,  publiée  par.  la  Gazette 
jÀémontaisc  du  24,  assure  que  le  nombre  des 
prisonniers  turcs  faits  dans  la  bataille  de  Nezib 
ne  s'élève  pas  ii  moins  de  13,000.  Ces  prisonniers 
seront  envoyés  dans  l'Hegdjaz  (Arabie  occiden- 
tale}. La  même  lettre  ajoute  que  4,000  Turcs  ont 
abandonné  leurs  drapeaux  et  ont  demandéàpren- 
dre  du  service  dans  l'armée  égyptienue. 

—  La  gendarmerie  de  Vincennes  a  arrêté  hier, 
dans  le  plus  épais  du  bois,  quatre  jeunes  gens 
dont  deux,  Kdouard  C...  et  Raoul  B...,  élèves 
récemment  sortis  de  l'école  mihtaire  de  SaintCyr, 
venaient  de  se  battre  à  l'épée,  assistés  de  deux 
militaires  de  la  garnison,  qui  leur  avaient  servi  de 
témoins.  Tous  deux  étaient  blessés,  Raoul  B.... 
au  sein  gauche,  et  Edouard  C...  à  l'épaule.  Ce  der- 
nier, cepcniliint,  a  trouvé  moyen  d'êch^ippir  aux 
gendarmes,  dans  le  trajet  de  Vincennes  à  la  pré- 
fecture, et  son  adversaire  seul  a  été  écroué  et  mis 
à  la  disposliiun  du  parquet,  tandis  (|ue  les  deuK 
témoins,  appartenant  à  l'armée,  étaient  envoyés 
»  la  pri.son  militaire  de  l'Abbaye, 


—  Malgré  les  belles  apparences  de  la  récolte, 
le  cours  des  farines  reste  élevé,  et  le  pain  de  qua- 
tre livres  sera  payé  à  Paris  seize  sous,  à  partir 
du  l°'août. 

—  Sur  la  liste  de  souscription  ouverte  pour  ve- 
nir au  secours  des  ouvriers  sans  travail,  figure  une 
somme  de  15  francs,  adressée  par  un  nommé 
Macdonald,  galérien  au  bagne  de  Rochefort.  Les 
commissaires  ont  un  moment  hésité  à  recevoir 
cette  souscription  ;  mais  pouvaient-ils  refuser, 
oprès  avoir  lu,  dans  la  lettre  de  Macdonald,  ces 
paroles  touchantes  :  «  .le  craindrais  que  mon  of- 
»frande  fût  rejetée,  si  je  ne  me  rappelais  que 
"M.  Desgenettes,  à  l'époque  du  choléra  parisien, 
>i  me  fit  la  faveur  d'accepter  le  fruit  de  mes  tristes 
»  économies.  Vous  réfféchirez,  d'ailleurs,  que  mes 
"15  francs  empêcheront  peut-être  quelque  mal- 
»  heureux  ouvrier  de  tomber  dans  la  position  dé- 
"plorablcqui  m'a  conduit  ici.  » 

—  La  duchesse  de  Bragance,  fille  d'Eugène 
Beaubarnais  et  veuve  de  don  Pedro,  est  arrivée 
en  Angleterre,  où  elle  a  été  reçue  avec  le  céré- 
monial d'usage. 

—  M.  l'archevêque  de  Paris  est  très  gravement 
indisposé. 

30.  —  La  journée  a  été  très  favorable  à  la  fête 
d'aujourd'hui.  Un  temps  magnifique  avait  attiré 
tout  le  monde  dehors.  Depuis  midi  jusqu'à  dix 
heures  du  soir,  les  Tuileries  et  les  Champs-Ely- 
sées ont  eu  peine  à  contenir  la  foule  qui  s'y  por- 
tait et  s'y  renouvelait  sans  cesse.  Les  marchands 
forains  et  tous  les  cafés  et  reslaurans  auront  fait 
de  bonnes  affaires.  Tout  s'est  passé  selon  le  pro- 
gramme :  joûtessur  l'eau,  spectacles  en  plein  vent, 
mâts  de  Cocagne,  jeux  publics  ont  été  comme  de 
coutume  ;  mais  le  feu  d'artifice  a  été  beaucoup 
plus  long,  plus  variée!  plus  abondant  qu'à  l'ordi- 
naire. Il  a  duré  plus  de  trois  quarts  d'heure  ,  et 
l'on  n'avait  ménagé  ni  les  bombes  ni  les  fusées  qui 
/retombaient  en  véritable  pluie  de  feu.  Ce  soir, 
'les  (lanses  continuent  aux  Champs-Elysées.  Au- 
cun n'accident  ne  paraît  avoir  troublé  les  réjouis- 
sances du  neuvième  anniversaire  de  juillet. 

—  On  lit  dans  le  Morning-Chronicle  en  date 
de  Philadelphie,  le  6  juillet  : 

«  Nous  avons  eu  hier  un  arrivage  de  la  Hava- 
ne, qui  nous  transmet  une  nouvelle  assez  curieuse. 
11  y  a  à  peu  près  trois  semaines,  un  homme  qui 
se  disait  prophète  annonça  au  peuple  de  la  Ha- 
vane ,  u  que  toute  l'île  de  Cuba  serait  détruite 
par  le  feu  le  24  juin.  »  Cette  prophétie  avait  ré- 
pandu dans  l'ile  une  grande  terreur;  les  affaires 
avaient  presque  toutes  été  suspendues.  Les  habi- 
tans  allaient  confesser  leurs  péchés  et  faire  péni- 
tence, et  les  églises  étaient  remplies  de  monde 
jour  et  nuit.  Le  bâtimentqui  nous  a  transmis  cette 
nouvelle  était  parti  le  22 ,  ainsi  que  beaucoup 
d'autres ,  et  ce  jour-là  une  certaine  agitation  ex- 
traordinaire régnait  parmi  toutes  les  classes.  Une 
corvette  anglaise  venait  de  conduire  dans  le  port 
delà  Havane  un  bâtiment  négrier,  ayant  à  bord 
plus  de  100  malheureux  noirs.  Toute  l'escadre 
française  était  partie.  » 

—  On  écrit  d'Aix,  le  23  juillet  : 

c<  Un  événement  déplorable  vient  d'arriver  dans 
notre  ville.  M.  le  comte  Alexandre  d'Alen  s'est 
précipité,  dans  la  nuit  d'avant-hier,  du  haut  de  sa 
maison.  On  assure  que  la  faiblesse  de  sa  vue  et 
d'autres  souffrances  continuelles  lui  avaient  fait 
prendre  la  vie  en  dégoût,  et  qu'il  y  a  mis  fin  dans 
un  moment  de  désespoir.» 

— Un  cousin  de  S.  M.  le  roi  de  Suède,  Berna- 
dotte  (Pierre),  a  été  arrêté  le  19  à  huit  heures  du 
soir  à  Beauvais,  pour  avoir  coupé  du  bois  dans 
les  environs  de  Sempigny.  La  gendarmerie  a  été 
obligée  de  requérir  une  voilure  pour  le  conduire 
jusqu'à  Noyon,  vu  sa  vieillesse. 

—  Le  concours  annuel  pour  la  distribution  des 
prix  aura  lieu  au  Conservatoire  de  musique  et  de 
déclamation,  dans  l'ordre  suivant  : 

Jeudi,  1"  août,  chant  ;  vendredi,  2,  piano. 


harpe;  samedi,  3,  instrumens  à  cordes;  mardi, 
(5,  déclamation  lyrique;  mercredi,  7,  déclamation 
spéciale. 

Les  concours  commenceront  à  neuf  heures. 

— Les  galeries  de  l'exposition  sont  aujourd'hui 
entièrement  vides  de  tous  les  ouvrages  qui  com- 
posaient l'exposition  de  1839.  Sous  quelques  jours 
elles  seront  démolies,  si  bien  que  ce  sera  à  re- 
commencer à  nouveaux  frais  en  1844. 

—  Un  loup  marin  a  été  pris  dimanche  dans  la 
baie  de  Cancale.  Cet  animal,  de  la  variété  dite  à 
double  poil,  a  été  trouvé  gisant  sur  le  sable.  Quoi- 
que blessé  par  les  pêcheurs,  il  vivait  encore  le 22. 
Il  a  été  monlréhierà  Saint-Méloir,  et  il  y  avait 
attiré  un  grand  nombre  d'acheteurs  et  de  ciuieux. 


Sous  le  n"  (513,  M.  Montignac,  fabricant  d'us- 
tensile de  pêche ,  rue  St-Honoré  ,  414,  expose 
des  produits  fort  remarquables.  Jusqu'ici  personne 
en  France  ne  s'était  spécialement  occupé  d'une 
branche  aussi  intéressante  de  notre  industrie,  qui 
chez  nos  voisins  les  Anglais ,  est  considérée  com- 
me une  des  branches  fort  importantes  de  leur  com- 
merce. 

Grâce  aux  inventions  et  perfectionnemens  de 
M.  Montignac,  amateur  distingué,  la  France  peut 
prétendre  à  une  supériorité  incontestable  sur  les 
produits  anglais  de  cette  espèce. 

M.  Montignac  expose  celte  année  : 

1°  Les  Lignes  en  soie  dont  il  est  l'inventeur  et 
le  seul  fabricant.  Ces  Lignes,  de  10  à  600  pieds 
de  longueur,  étant  sans  nœuds  et  imperméables, 
ont  l'avantage  inappréciable  d'être  les  plus  solides 
et  d'une  grande  durée,  de  ne  jamais  se  tordre,  se 
détordre,  vriller  ou  s'amollir  à  l'eau  ,  ainsi  que 
ses  lignes  dites  queues  de  rut,  pour  la  pêche  à  la 
truite  au  saumon  ,  à  la  mouche  artificielle. 

2°  Ses  Cannes  en  bambou  de  Chine  et  ses  Can- 
nes pour  Truite  et  Saumons,  qui  ,  sous  le  rap- 
port de  la  solidité,  du  fini ,  de  l'assemblage  des 
pièces  et  delà  légèreté,  ne  laissent  rien  à  désirer. 
Cannes  générales  et  Moulinets  de  tous  les  mo- 
dèles. 

3°  Sa  mécanique  à  prendre  le  Poisson  seul 
(moyeu  ou  gros) ,  se  démontant  à  volonté  et  pou- 
vant se  porter  dans  la  poche  ;  cette  mécanique  à 
laquelle  est  joint  un  petit  carillon ,  avertisseur  par 
lequel  le  poisson  victime  sonne  lui-même  sa  dé- 
faite. 

4°  Les  filets  imperméables  ne  prenant  jamais 
l'odeur  du  poisson,  S.  A.  R.  le  duc  d'Orléans, 
reconnaissant  leur  bonté,  lui  en  a  commandé  un. 

M.  Montignac  a  obtenu  en  1834  une  mention 
honorable  et  le  brevet  de  fournisseur  de  la  mai- 
son du  roi.  Heureux  de  ces  encouragemens ,  il 
n'est  pas  resté  stationnaire  ,  son  exposition  de 
cette  année  en  est  la  preuve.  Nous  avons  visité 
ses  magasins  ,  et  nous  nous  sommes  convaincu 
qu'il  dirige  tout  par  lui-même  ;  c'est  le  meilleur 
moyen  d'arriver  à  un  bon  résultat ,  et  les  témoi- 
gnages de  confiance  et  d'approbation  qu'il  re- 
çoit tous  les  jours  d'amateurs  distingués  en  sont 
la  preuve. 

A  VENDRE , 

Enfoui  ouenpartie,  avec  facililé  de  paiement. 

Terrain  couvert  de  Bâtimens, 

POUR  RECONSTRUCTIONS, 

Contenant  230  toises,  ayant  195  piedsde  façade 
sur  les  rues  du  Faubourg-Montmartre  et  Grange- 
Batelière. 

S'adressera  M'Cahouet,  notaire,  rue  des  Filles- 
Saint-Thomas,  13,  dépositaire  des  titres. 

A  MM.  Loiseaude  Joguetet  comp.,  rue  Grange- 
Batelière,  28. 

Et  à  M.  Trimaille,  rue  du  Faubourg-Montmar- 
tre, 4. 

Le  Directeur,  BERTHET. 


Imp,  U'Ed ,  Proux  et  C-,  rue  Neuvedes-Bons-Enfui»,