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http://www.archive.org/details/janlevoleur1839pari
5 JANVIER 1839.
«.'«^■'T'i'""^'"'*.
tlTTERlTURE, SCIENCES, BBIUX-IRTS, INDUSTRIE,
GONNtISSANCES UTILES, ESQUISSES DE MOEDKS ,
MÉMOIRES ET VOYAGES.
OU yAEONNE t PARIS , IV BUREAU DU JOURNAL ,
ruediiHELDER, 15, et chez tous les Libraires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre ,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg. ^
Et pour Londres et les Trois-Royaumes, à t'Vni'
versai Literary Cabinet, 64, St. James's Street,
Les abonnemens ne datent que des 5 et 30 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
b ^ste, ou en un mandat à toucher iParis. j
Au peu d'eipril que le honhomme aiail ,
Veiprit d'autrui par eomplémentitervait ,
U\eompilait ,\compilaiti, compilait.
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V 1.
JOCRNADX, RETUES, GIVRAGES ISE'dITS , l'UBMCA-
TIONS NOUVELLES, BIOCRArUIES , TRIBC.NACS,
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POUR PARIS ET LES DÉPARTEMENS:
rocR UN AN 48 fr.
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bonnent pour un an ou 6 mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Uue gravure de modes est jointe .in n» du 5 et
une lithographieau n° du 20 de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c, la lignes
LE VOLEUR,
<iba}dte îr^e Jaurnaur français tt ftrangfre.
SOMMAIRE.
Prospectus contre les prospectus: — Coup
d'oeil sur LA Moldavie et la Valachie,
par M, Raoul Perrin. —Histoire de la
révolution du Texas. — Shakspeare; ana-
lyse de pièces, par MM. Villemain de Pon-
gerville, Casimir Delavigne, de l'Acadé-
mie Française, Emile Deschamps, Georges
Sand, etc. — Poésie : Hégésipi'E Moreau,
par M. L. A. Berthaud. — La lettre de
change. — Compte annuel de la justice
criminelle. — Revue des théatresen 1858.
— Mélanges, fails curieux : Inventions et de-
couvertes. — Revue des tribunaux : Juge-
ment dans {affaire Gisquet contre le Mes-
sager. — Revue dramatique. — Revue des
modes. — Revue de cinq jours.
Gravure de modes. — N° 79 bis.
PROSPECTUS CONTRE LES PROSPECTUS.
L'époque où nous avons la commandite de vi-
vre s'est peinte elle-même sous une foule de
types qui resteront pour l'instruction de nos
neveux. Ce sont comme autant de petits miroirs
que les amateurs futurs de curiosités feront bien
de recueillir avec soin , à défaut du grand mi-
roir que le théfttre contemporain n'a pas encore
fourni et peut-être, hélas! ne fournira jamais.
C'est ainsi que les Prudiionnic , les Roliert-Ma-
caire, les Mayeux, b'S Bertrand , et tant d'ati-
tres personnages symltoliques, se sont posés
tour .N tour devant la société comme ses vivantes
images. Mais, quelle que soil la vérilé de la pein-
ture, le portrait est loin encore d'être complet.
11 est surtout un type qui manque à la collec-
tion, et qui représenterait le côté purement hâ-
bleur de nos mœurs actuelles.
Le marchand d'orviétan , le marchand de
thé suisse, le marchand de mort-aux-rats, le
mai-chand de pommade ultra-capillaire , larra-
cheur de dents , tous ces négocians de carre-
four , tous ces artistes de place publique en
fourniraient le costume, le langage et la phy-
sionomie.
Convenons-en : il y a de la grosse caisse dans
l'air, et le monde présent est aux marchands
d'au de Cologne. Combien de fois ne vous est-il
pas arrivé, en regardant tel ou tel industriel, de
voir idéalement une immense plume roui;e se
balancer ati dessus de sa tête; en lenlciKl.int
parler, d'ouïr comme un canard de clarinette
avec accompagnement de cymbales; en recevant
sa poignée de main, de croire ((u'il allait vous
dégraisser la manche de votre babil; combien
de ces fringans écpiipages qui devraient avoir
une livrée ronge à faux galons d'aigent ! com-
bien de ces lUlboquel cpii ne devraient vous
parler de leurs projets, de leurs entreprises, de
leurs partitions, de leurs poèmes, de leurs bon-
nets de coton, de lein-s romans, de leurs soc-
ques articulés, de leurs mesures administra-
tives, de leurs romances, de leurs discours, de
leurs chapeaux de soie, de leurs exploita guer-
riers, de leurs amours même, qu'entre deux so-
los de trompette ! aussi voyez quel développe-
ment ont pris l'annonce, le prospectus, la ré-
clame, raftiche!
Vous vous éveillez, votre pendule sonne midi
midi ! et c'est à peine si vous voyez à deux pas
dans l'apparlemeM le inieu\ éclairé de Paris !
M. Ilcrschcll aurait-il empêché le soleil de
se lever comme à l'ordinaire pour pouvoir
plus longtemps examiner les babilnns de l.i
lune i' M. Arago aurait-il frappé l'univers d'un
brouillard impénétrable :' M. I'.:illanche enfin
serait-il passé devant votre domicile ':' Pouninoi
CCS ténèbres extérieures '.' Vous vous dirigez à
talons du côté de la fenêtre, vous l'ouvrez, vous
tendez le bras : qu'est-ce ? votre main enfonce
un épais châssis... C'est une affiche monstre
qu'un spéculateur a fait coller pendant la nuit
sur la façade de la maison tout entière, pour
annoncer la découverte d'un nouveau moyen
d'éclairage. C'est ce moyen-là qui vous a empê-
ché d'y voir clair en plein midi.
Vous flânez tranquillement dans les passages ,
sur les boulevarls, sur les quais, sur les pools ,
vous avez gagné la nuit précédente un rhume
de corps-de-garde h défendre le^ propriétés de
vos concitoyens , vous portez la main à votre
poche pour en tirer votre foulard ; votre fou-
lard estab-ent, mais votre poche est pleine ;
pleine de prospectus dont l'a bourrée en pas-
sant l'adroite m:;in des dislriimtenrs des coins
de rue ; au lici du foulard qu'une autre main
en a retiré , c'est un prospectus que vous pré-
sentez à vos fosses nasales ; ce prospectus vous
offre au meilleur prix possible des mouchoirs
en til d'écorce de jonc, par brevet d'invention,
capital social : 2 millions, 75 centimes.
Vous êtes curieux de lire l'analyse du roman
de la veille, de la pièce du jour, du chef-d'œu-
vre du leuiiemain , vous ouvrez votre journal
pour chcrclicr une o|>inion quelconque à iO fi-.
par trimestre, la place est envahie par l'annonce;
au lieu de roman, de pièce, de chef-d'œuvre .
vous y trouvez à 20 sous la ligne une littérature
de Caoutchouc, de Nafé et de Salsepareille.
(>n n'en finirait pas; l'annonce vous accom-
pagne, l'attiche vous éborgue, la réclame vous
persécute, le jour, la nuit, au dedans, au de-
hors, chez vous, chez les autres, partout; le
paff vous suit, vous poursuit, ToaMricMine. vous
en««hit, vous, vos gens, voire nMîaon, vos ha-
bits, votre personne, par la porte, (lar la fenê-
irc, par la cheminée et par la poche; l'invasion
des barbares n'est auprès qu'une facétie.
l,a librairie elle-même et tout ce qui tient .>
la librairie , y compris le jotirnalisme. ont subi .
comme tout le reste, cette impulsion presque ir-
o
ri'sistililc qui jioussc toute chose vers le niiro-
lui[;int. vers le foil"anles(]ue, et cela se conçoit ;
«luaiiil tout le monde (lie, il faut l)iense mettre
à crier eoiiinie tout le inonde pour se l'aire eu -
tendre de tout le monde et même de ((uelqu'un.
Kn consî'(iuence, que n'a-t-on pas dit, (jiic
n'a-t-on pas fait dans ces derniers temps pour at-
tirer quel(|ne peu de celte attention dont le pu-
lilie est parfois si j)rodiijue à un rien, à un sin^je
savant, et dont en revanche il se montre si avare
pour les meilleures choses ?
En entrant dans sa douzième annfe, le Vokur
se ijardera hien d'imiter ce qu'il Idàme ; aussi
me sonijeail-il [las à adresser à ses lecteurs le
plus léycr programme , persuadé que son passé
était une suffisante (;araniie de son avenir; que,
pour un journal, la nieiili'ure annonce est sa
prospérité , le ciiarlalanisme le plus habile ce-
lui de n'en iioint avoir, cl que, pour lui en
particulier, le plus louangeur des prospectus
devait être cette phrase si simple, si positive -.
Onze 0718 (Texisteiwce et de succès.
Si donc le Voleur rompt aujourd'hui le si-
lence c'est pour j)arler d'une association qui
\ient de se former sous ce litre : Société des
gens de lettres , association fondée jiour in-
terdire ou taxer la reproduction et (jui au pre-
mier abord semblait devoir menacer l'existence
des journaux reproducteurs; mais nous avons
adhéré aux statuts de cette société, et dès lors,
aux sources où nous pouvions déjà puiser et qui
mous restent, nous venons d'en ajouter d'autres
ijul nous étaient fermées, et t)ui dans notre spé-
cialité ne sont ouvertes qu'à nous seuls. Cet
avantage, nous l'achetons , il est vrai, par un
sacrifice pécuniaire; mais nous sommes loin de
le regretter, puisqu'il donne à notre recueil une
existence nouvelle et à jamais inattaqualile.
Désormais il n'existe plus un seul nom remar-
cjuable dans la litlcraturc contemporaiiiit (jui ne
mous doive sa contribution d'esprit et de talent.
La preuve en est dans la table des matières jointe
à notre dernier numéro. Les noms en littéra-
ture sont comme les chiffres en statistique; ils
ne souffrent [las de réplique , avec eux le doute
n'est pas permis.
Kous ne battrons donc pas plus longtemps
la caisse à notre profit; jdus réservés en cela et
surtout plus modestes quu certain journal qui
ces jours derniers , hautement et avec une
incroyable audace , proclamait sa publicité
bien iitconlestablemeiilplus étendue quevuWc
d/aueuii autre journal littéraire ; la forfan-
terie n'est pas de notre fait; passons. Ce même
journal parlait ensuite d'une concurrence, qui
mérite à peine de fixer son attention. ^Dans ce
VM)\. concurrence un ami trop obligeant , il y
en a tant ainsi, a cru voir une attaque dirigée
conlre nous-, et vite de nous signaler l'agression
malencontreuse ; malencontreuse en vérité , car
entre nous [et ce journal la partie no serait Jpas
^•galc ; agression portant à faux, puisipie le Vu-
leur existait deux ans avant le journal que nous
citons; puisque c'est lui-même qui est une con-
cjrrencc au Co/ewr qu'il a suivi dins toutes ses
améliorations, servilement, (las à pas, connue
l'omlire suit le corps; puisque en'in, et nous le
lui avons déjà dit, c'est le Volturi[\\\ luia appris
Comment on existe et comment l'on dure.
I Non , ce n'est pas de nous qu'en continuant son
' factum ce journal disait encore: Cette préten-
I due concurrence... 11 est impossible que ceci
I s'adresse au Voleur, /'rf/ewt/we serait trop naïf
I et par trop joli! impossible! mille fois impossi-
ble! Le contrefacteur peut maudire /// petto l'in-
venteur ; il ne lui jette pas au grand jour l'aecu-
sation de jdagiat. La copie n'a jamais fait la gri-
mace à son original, à moins d'être mauvaise.
Mais notre ami insiste : eh mais , si cela était
pourtant; oh! alors la partie serait trop belle
pour le Voleur, et il en aurait long à réjiondre,
non pour se défendre ; il n'en a pas besoin, Dieu
merci ! mais pour accuser à son tour.
Comment! dirait-il au journal en question, ce
n'est pas assez de m'avoir pris mon cadre , mon
prix, ma forme, mon mode de publication, mes
gravures de modes, mes portraits , et tant d'au-
tres amélioialions dont j'ai eu l'initiative, voilà
que vous prétendez encore être le premier des
recueils , le seul renfermant tout ce qui se pu-
blie de remarquable dans le monde litté-
raire, etc. S'il en est ainsi, montrez-nous, je
vous prie, les articles de votre dernier semestre
signés d'Alexandre Dumas, de Frédéric Soulié,
de Michel Masson , d'Eugène Guinot, de lîer-
thoud , de Jules David, de Louis Desnoyers, de
Léon Gozian , du bibliophile Jacob , d'Alfred
de Musset, de Méry, de Souvestre, d'Eugène
Sue, etc., etc.
Vous dites que vous représentez le tapis virt
d'un salon littéraire abonné à tous les U-
rres, à tous les journaux. ..Où sont, en ce cas,
vos fragmens de romans, vos feuilletons de la
Presse, du Siècle, du Courrier .^ Il faut conve-
nir (pie le tapis dont vous vous faites le rcjiré-
senlant meuble un bien pauvre salon lilléraire;
je crains pour vous que sa faillite ne soit i)ro-
chaine.
Mais à (juoi bon nous arrêter plus lonijtcnips
sur une attaque imaginaire, et (pii, fftt-elle vraie,
ne saurait nous atteindre? Nous ne voulons jtas
abuser des loisirs de nos lecteurs. Que le fan-
tasliipie toutefois ne vienne pas ^à l'étal de réa-
lité, car alors /e Voleur se défendrait sérieuse-
ment, et il aurait beau jeu.
SIR
La Valachle et la lïloldavie. (1)
( Lnjcune Fran(;ais, que des intérêts graves
forcèrent à l'âge de vingt ans de parcourir la Va-
laehie etla Moldavie, et qui aujourd'hui, deveiui
chef d'un vaste établissement commercial si-
tué dans une de nos belles provinces, s'amuse à
recueillir ses souvenirs et impressions, vient de
piii)iiei', sous le pseudonyme de Kaoul Perrin ,
une curieuse brochure, dont nous extrairons
([uebiues pages relatives à Bukarcst, aux mœurs,
aux plaisirs et à la manière de voyager en usage
dans les deux principautés. )
Les traditions du pays nous apprennent qu'un
(1) Paris, Ambroisc Dupont, rue Vivieune, 7,
riche marchand nommé Houkor vint s'établir
sur les bords rians de la Dembowilza, jolie ri-
vière (jui coule au milieu de la ville de Buka-
rest. Enchanté de la délicieuse position (|u'il
avait choisie, il fit construire à grands frais do
nombreux caravansérails, apjx^la des étrangers
à son aide, et forma une petite colonie qui
s'augmenta en peu de tcmi)s, devint d'abord luie
bourgade, ensuite une ville, enfin une capitale,
en acceptant, parreconnaissance pour le fonda-
teur, le nom de lîoukor-aské (ville de Boukor) ,
et par corruption, Uoukourest et Bukaresl. De •
puis lors, et à cause de la bonté des eaux et de
la beauté des environs, couriil par lepenide
un dicton dont voici le texte :
Dembowitza apa doultze d:ine bea non ci
mai doute hé.
« Dembowitza , tes eaux sont si douces, (|ue
quiconque en a bu ne peut plus les (|uilter. ■»
Biikarestest à 70 lieues delà mer Noire, dans
une ])Osition heureuse, quoi(iue basse, et, en
certains endroits, marécageuse. La Dembowitza,
qui la traverse, prend sa source dans les Kra-
packs de la Transylvanie, forme par ses gracieu-
ses sinuosités un des principaux agrémcns de lu
ville et va se jeter dans le Danube, en roulant
devant ses Ilots des monlicules de .9able fin el
brillant comme le sile.v et le mica. Par un Iieau
soleil, on dirait du Pactole traînant ses vagues
d'or et d'argent. La ville, en général , est loin
d'êire belle ; les rues, au nombre de I,ô00, sont
longues, assez larges, mais mal ou iioiiit jiavées.
Celles (jui jouissent de certains privilèges sont
recouvertes de madriers placés transversale-
ment, de manière à former des espèces de ponts
sous lesquels s'écoulent les immondices de la
ville, ce (pii, l'été, i)ourrait bien, sans la vijjueur
paralélère de l'air, occasionner des maladies en-
dénii(|ues et dangereuses. Les maisons n'ont
(pi'iin ou deux étages, à cause des treiuhlemcns
de terre, qui sont assez fréquens pour causer de
graves accidens si les édifices étaient plus élevés.
L'arehileeture on jdutôt le maçonnage de ces
maisons est grossier et mal entendu.
Ilukarest est iiinnensément glande à cause des
vastes jardins ou terrains incullcs qui se trou-
vent dans son intérieur, et encadrent les bftti-
mens en les isolant. La plus importante portion
de la ville est(:oinprise entre sept madla ou fau-
bourgs, dont les rues sont bordées de haies vi-
ves ou de planches mal ajustées, et derrière les-
quelles on entrevoit de petites maisonnettes qui
renferment une nombreuse populace. Bukarest
est d'une étendue à contenir aisément 500,000
habilans, et n'en renferme que 1.30,000. Elle est
divisée en cinq (|uartiers distingués pardes cou-
leurs et qui tous partent d'un fpoint central.
Chaque quartier a un commissaire de police et
cinq sous-commissaires, assistés de dorobans
ou sergens de ville, et tous soumis à la capitai-
nerie d'un aga ou préfet de police. En résumé ,
la ville ne présente à l'œil (|u'une aggloméra-
tion irrégulière de maisons sans structure, sans
gortl, sans propreté, de rues tortueuses, tristes,
solitaires, et au milieu desquelles on ne trouve
l'hiver qu'une boue noiie, épaisse, el l'été une
poussière blanche et bri'ilantei^jr'i.,"'
Il y a à Bukaresl un nombre conSdér^le de
iens qui sepromènent/iiar lesrueg et^ieiment,
i affamés qu'ils sont parjde.ionçs jeùneSi^îîjrer
— 3 —
de violentes attaques aux passans. Ces chiens , \
tolérés jusqu'en 1834, avaient tellement peuplé [
la ville de leurs rares multiformes et omnicolo- {
l'es , que l'on en comptait jusqu'h 30,000. Sor- !
liez-vous à pied ou sans gourdin , aussitôt un !
boule-dogue pelé, desséché, hargneux, venait !
se rouler îi vos pieds en grognant d'une ma-
nière très significative, et ces menaces étaient
toujours suivies d'effet; d'un autre côté, un
mjtin efflanqué, osseux, le poil hérissé, surve-
nait traînant danssa gueule sanglante une viande
dérobée audacieusement à l'étal d'un boucher.
Alors, le boule-dogue et le mutin se regardaient,
l'oreille droite, l'œil enflammé, puis, courant
l'un sur l'autre, ils se prenaient aux crinsen se
ruant dans vos jambes ; une escouade canine
apportait son renfort de crocs et d'aboiemens ;
litie meute tout entière vous entourait ; souvent
vous trébuchiez, souvent vous .lerviez de pAture
à ces lyrans de la rue avides de curée ; et ces
scènes récréatives se renouvelaient îi chaque in-
stant, à moins que vous n'eussiez un bon et frin-
gant équipage qui vous préservât des accidens.
Heureusement une récente mesure de police
^ient de couper court à ces désordres qui, par
leur multiplicité toujours croissante , engen-
drjienl des épizooties et des hydrophobies ilont
le geiu-e humain , h fo7-ce d'humanité , deve-
nait la triste victime. Des esclaves, des zigans ,
alléchés par l'appât de quelques paras, parcou-
rent quotidiennement les rues, poursuivent la
gent canine, la Iraqnenl, et, armés d'une longue
pique, l'embrochent comme un poulet, puis la
portent en triomphe sur un petit char pour l'al-
ler ensuite dépouiller, afin d'utiliser les peaux
au profit de la société des esclaves, dite rfe«-
/riictirc. Au moment où nous arrivâmes à Bu-
karest, celle mesure était en ideine vigueur, et
malgré cela, le soir, on entendait dans les carre-
fours et dans les rues sombres des hurlemens
qui n'avaient rien d'harmonieux ni de rassurant.
Vous eussiezdilde lou|>s-cerviurs aiguisant leurs
dents voraces et acéiées.
Les Valaques sont divisés en quatre classes
bien distinctes :
1° Les boyaids, ou nohics du premier rang ;
2° Les tschoUoï, ou pelils nobles ,
3° La bourgeoisie marchande ;
4° Le peuple, artisans, paysans ou raïas.
Les boyards portaient autrefois un énorme
bonnet en forme de ballon, une longue tunicpie
doublée de fourrures et serrée au corps par une
large ceinture formée d'un riche cachemire.
Aujourd'hui, on en remarque encore quelques
uns avec ce costume, mais la majeure partie
d'entre eux a adopté notre vêtement européen.
Ceux qui sont restés fidèles aux vieilles haliitu-
des nationales et traditionnelles portent la luni-
(pie rouge ou bleue, les babouches jaunes, la
longue barbe et les moustaches. Ce costume est
riche et majestueux.
Les tschokoïjgentillâtres campagnards, aussi
vains et prétemieux que les premiers de la prin
cipaulé, nevoidant pas dérogera leur dignité,
conservent un costume sendilaiile à celui des
grands boyards, moins le luxe et la richesse (|uc
leurs faibles ressources ne leur permetient gé-
néralement pas d'égaler.
Les marchands , amalgame indéfinissable de
peuples orientaux , porleiit le costume tic leurs
nations respectives. Les Valaques se distinguent
par leur veste à grandes manches, par leur cou
sans cravate, par le bonnet de peau de mouton
onde pelleterie précieuse qui couvre leur léte ,
par le pantalon à la mamelouk qui bouffe sur
leursjambes et par leurs longues bottes montant
jusqu'au genou.
Le peuple, dont le vêtement n'a ni forme ni
désignation, porte habituellement des sandales
de lanières et d'écorce flexihle. Sa poitrine ve-
lue , ses bras nerveux, son cou musclé sont tou-
jours nus. Ses épaules larges et trapues sont re-
couvertes d'un lambeau de toile qui retond)e à
la grecque sur un pantalon de peau de mou-
ton mal tannée. La bigarrure de la populace,
qui , h certaines heures, à certains jours, circule
dans les rues fangeuses de Bukaresl, présente au
premier aspect une mosaïque humaine quelque-
fois intéressante, quelquefois hideuse de misère
et de malpropreté. Ce sont des Vala(jues , des
Moldaves, des Turcs, des Rouméliens, des bul-
gares, des Serviens , des Bosniens, des Grecs,
des Arméniens, des Russes, des Criméens,des
Bessarabes, des Transylvaniens, des Hongrois,
des Italiens, des .Allemands, et surtout des Juifs,
cette race que l'on trouve partout et qui se fait
remarquer en Orient par le désordre et la mal-
propreté la plus cynicpie, la plus révoltante. A
voir un Juif avec sa barbe fi'isée et grasse , son
bonnet de fourrure taché, sa soutane de serge
luisante et ses mains crochues et terreuses, vous
iliriez d'un sac de cuir noir que l'on vient de
rouler dans l'huile et le cambouis.
Dans son insouciance ou sa pauvreté, le ma-
nœuvre valaque emprunte un turban au Turc ,
un calpac au Grec , une sandale à l'Arménien,
une ceinture au Bulgare, un surtout au Cri-
méen , une grègue à l'Albanais , de sorte que
cette confusion bizarre forme pour un Euro-
péen un spectacle beaucoup plus attrayant que
celui de nos carnavals mesquins.
Les VabKjues , par suite de leur fusion avec
les hordes barbares qui vinrent successivement
occuper le pays , étaient devenus plus cruels
même que les Turcs , leurs nouveaux voisins.
Les hos|)odars, ayant eu pendant longtemps
droit de vie et de mort sur les raïas, usaient de
cette odieuse prérogative avec une barbarie
souvent inouïe. Par exemple, entre deux blocs
de pierre ils enfermaient un homme dans un
moule taillé vers la base en forme de récipient
ovale. Dans cet état, v\. habille de pierre jus-
qu'au menton, ils l'exposaient au soleil, lui ar-
rachaient les paupières, et jouissaient de la vue
de ce supplice jusqu'à ce que la mort, toujours
trop lente en pareille circonstance, vint leur
ravir la mallieureusc victime de leur férocité.
D'autres l'ois, au milieu d'un bienfaisant som-
meil , ils réveillaient brusquement de pauvres
prisonniers, et, sur le moment même, ils leur
faisaient coudre des vètemens sur la peau . sans
avoir égard à l'âge, au sexe, â la force ou à la
faiblesse de l'individu. Ou a vu de ces hospo-
dars sanguinaires ([ui se plaisaient eux- mêmes à
trancher le nez, les mains, les oreilles, â enlever
les lèvres, lesjoues, à dépouiller le front, à ar-
racher les ongles, â faire subir enfin toutes sor-
tes de iniililalions ,^ des malheureux coupables
d'avoir eutoiiru le déplaisir de ces altesses avi-
l des de cruauiés. Nous eu ciieiions plusieurs
qui , dans leur féroce barbarie , se plaisaient à
faire enterrer debout , vivans et jusqu'au cou,
de pauvres diables inoffeasifs ; puis, avec des
boules de marbre , s'amusaient à prendre leur
tête pour point de mire, n'abandonnant la par-
tie qu'au moment oii, à la place d'une tête vi-
vante , il ne restait plus qu'un fragment défi-
guré. Chacun sait encore en Valachie que TUr?
de ces princes impitoyables, nommé Dracula
;Diable) , avait reçu le surnom de If'oziclu-
ff'oda. , ou le faiseur de pieux , à cause de la
barbarie avec laquelle, pour la plus légère in-
subordination, il avait fait empaler 6,000 hom-
mes.
Et celle redoutable puissance accordée aux
gouverneurs du pays ne leur était pa» exclusive-
ment dévolue. Les boyards , les riches boyards
des principautés, ceux qui avaient à leursei*vice
de nombreux esclaves, usaient à l'égard de ces
derniers du même droit que les hospodars
envers la niasse du peuple. Celte révoltante
ursupalion du pouvoir de l'homme sur son sem-
blable ne s'est ralentie que depuis l'avènement
du dernier vaïwode Aleko-Cihika. Qu'on nous
permette néanmoins de rapporter ce que deux
personnes recommandables et dignes de foi nous
ont confié lors de notre dernier séjour à Buka-
resl, en 1835. Bien que les exemples de cruauté
soient rares aujourd'hui, bien que peu deboyards
se laissent aller au dévergondage de la colère
jusqu'à maltraiter des malheureux de manière à
leur causer une mort lente ou immédiate, il
n'en est pas moins vrai qu'il y en a, que nous en
avons même vu qui, en notre présence, oubliant
toute décence et toute humanité, fermant l'oreille
à nos supplications, à nos jirières, s'oubliaient
jusqu'à lever le fouet, le bois ou le fer sur de
chétifs esclaves souvent incapables de les com-
prendre , bêtes brutes recevant le châtiment
sans en concevoir l'application. Nous sommes
donc fondé à croire que les traits infâmes que
nous allons relater sont de la plus exacte vérité.
Un riche boyard, maître de Cv-tiOO esclaves, ne
sachant plus comment réprimer l'insurbordina-
tion de ces malheureux, avait inventé un supplice
pour len punir. Il passait une forte corde dans
une poulie attachée au idafond. liait avec celte
corde les deux ]ioigncts du patient . puis, lui
trouant le lobe des oreilles, afin d y suspendre
des poids de force à les déchirer, il lélevait en
l'air à l'aide de sa poulie, le laissait suspendu
pendant quebiues minutes , souvent chaussé
de poids de 20 à 30 livres; ensuite, armé de
longues, fines et dures lanières, il le frappait à
lui enlever à chaque coup des lambeaux de
chair!!... Tour l'obliger à se taire, car l'infor-
tuné pou.ssait des cris à fendre r;\me. le boyanl
rciloiiblaii l'ajqilication tortionnaire, et ne ces-
sait son horrible corredion que lorsipie le mal-
heureux esclave ne proférait plus »ine plainte,
ou succombait aux souffrances.
In autre, ajoutaient les mêmes personnes, un
noble oiq>ïilcnt. avait unjour du monde à dîner.
.Son cuisinier a le nidheur de inaucpicr un plat
favori dont lui . seigneur orgueilleux . à cause
de la rareté, de la délicatesse, de la cherté du
mets, se promettait un succès d'amour-propre.
Transporté de fureur, et exalté par les fumées
de l'alcool . il sort de l'apparlement . appelle
dcvaul lui le chefel le sous-chef, ordonne à lAr-
naoïitc lie tirer son yalaijan. cl ilc faire tomber
la tOtf tlu lu-ciiikT roupalilc. Tour lui, boyard,
feisanl placer le sous-chef à une dizaine de pas,
le long d'un mur, il l'ajuste froidement, armé
dune carabine chaii;ée à balles, et lui fait sauter
la cervelle.
De pareils fiiits n'ont pas besoin de commen-
taires. L'alfairc s'ébruita, mais léjièrcment, puis
Mentùt on n'en entendit plus parler. La rumeur
pulilic|ue nous rapporta que le boyard tenait de
près au hospodar , et (ju'on s'était contenté de
radmonesler vivenicnt.
Que ceci ne surprenne pas encore, car la Vala-
chie, tout en ayant lait un i)as immense, n'a
cependant pas entièrement franchi le douzième
ou le treizième siècle de notre ère féodale.
Tirons maintenant un voile sur ce revers
hideux de la médaille et resardons-en l'autre
face, que la civilisation éclaire de rayons plus
consolans.
Généralement les Valaques sont bons, hospita-
liers,aH"ables, agréables dans les relations et dési-
reux d'arriver au niveau des autres nations par
une prompte et radicale émancipation. Aussi
accueillent- ils avec bienveillance et empresse-
ment tous les étrangers et surtout les Français
pour lesquels ils ont une prédilection particu-
lière. Ils admirent en eux le résumé le plus com-
plet de la civilisation européenne. Ils les admet-
tent avec une joie expansive à leur table, dans
leur intimité, dans leurs plaisirs , dans leurs
promenades, etc.
Les Valaques aiment à s'instruire, et , pour
cela, ils font énergiquement violence à l'indo-
lence naturelle (pi'ils tiennent du ciel et du ter-
roir. Ils se livrent à l'élude (lour arriver à con-
naître, pour devenir aptes à résoudre , pour
se rendre dignes d'apprécier les bonnes institu-
t ions et de rejeter les mauvaises.
Les Valaciues sont généralement grands ,
robustes , leur taille (St élégante et bien prise,
leur physionomie un peu enivrée, grave et impo-
sante; leurs manières engageantes et promple-
ment amicales; leurs avances pleines de dévoue-
ment, et leur langage, français ou valaque, eni-
]>reint d'une certaine rudesse qui ne messied pas
au caractère de l'homme.
Les femmes sont bien faites; leur taille, qui
n'excède pas la moyenne , est svelte et d'une
coquetterie séduisante. Elles sont bonnes, douces,
aimables, prévenantes. Elles reçoivent chez elles
avec cette aménité de manières , cette élégance
de formes, cette captivante familiarité , cpii
étonnent l'Européen nouvellement dé!)anpié en
Valachie. INous le confessons encore , sous le
rapport de l'affabilité, elles font les honneurs de
leurs cases avec ce bon ton, ce caractère em-
preint d'orientalisme que ne renieraient point
nos charmantes Parisiennes. Elles traitent toute
conversation en françaisaussi (lur, aussi coircci,
aussi choisi <pie celui du lUaisois. Leur parure
est celle de nos pelilcs-maitresscs, et générale-
ment elles sont excellentes musiciennes.
Les Valaquesne connaissent pas déplus grand
plaisir que les douceurs enivrantes du far
■/lieiite. Etendus sur de moelleux divans, les
jambes rejdiécs à la turque , les hommes fument
fle(;matiquement pendant plusieurs heures dans
de longs nagilecks, ou de beaux ciiibucks au
' Lalakié.Tanl'que la fumée s'échappe par flocons
du muinoiilé précieux, ou observe le silence le
plus strict. La conversation, du reste, n'ayant
ni texte ni aliment, ne peut réellement pas avoir
de charmes pour eux. Le soir, ils montent dans
leurs somptueux équipages et se font conduire à
la promenade ou au spectacle.
Les femmes se roulent nonchalamment sur un
autre divan, et songent à leurs intrigues; ce
chapitre quotidien forme la plus sérieuse occu-
pation de leur vie. Du reste, elles dédaignent les
soins du ménage et toute autre occupation inté-
rieure. Au contraire elles sont douées de qualités
précieuses qu'elles font valoir avec ce tact, cette
finesse de perception, cette entente de la vie qui
dénote de naturelles dispositions au plaisir
([u'elles savent admirablement varier. Ce qui
vingt fois excita notre surprise et notre admira-
tion, c'est l'étonnante facilité, l'iiabileté, l'expé-
rience avec la(|uelle elles entament, nouent et
dénouent une intrigue d'amour.
Les Valaques affectionnent en outre les récréa-
tions bruyantes, les bals, les jeux, les bals mas-
qués surtout. Nous rendons ici hommage au
talent avec lequel les dames ordonnent et con-
duisent des fêtes souvent répétées pendant le
carnaval. Le quadrille français l'emporte habi-
tuellement sur les autres danses de caractère,
nationales, hongroises ou polonaises. La mazurka
n'a (jue le second rang dans la faveur publique.
Tour les distractionsextérieures, ce sont, dans
le (|uartierdes Leïpsikani, deux cafés nouvel-
lement ouverts, et où l'on trouve les journaux
valaques et étrangers; une bibliothèque nationale
située au collège de Saint-Sava. Cette bibliothè-
que est en majeure j)artie composée de livres
fiançais. Aux portes de la ville, des promenades
fort agréables, telles que lîagniassa, Kerestreo,
Kolinlina, Marcoutza, Panthélemon, Léordani
et Plomboita. Dans plusieurs de ces promenades
on rencontre de petits Tivoli où l'on sert d'excel-
lentes glaces, des sorbets, des doullchaz, etc.
Nulle part, si ce n'est en Russie peut-être, on
ne voyage avec plus de rapidité , avec moins de
commodité qu'en iMoldovalachie. A cheval, on
est toujours accompagné d'un postach, qui
mène ventre à terre; en voiture, on rase à peine
le sol : c'est îi en perdre la respiration. Néan-
moins, nous conseillerons à ceux (pii ont l'épi-
derme assez fortement tissu pour résister au
martellement de la selle de voyager h cheval, et
de préférence h tout autre moyen. Si vous man-
quez d'appétit, si vous redoutez une mauvaise
ou difficile tligestion, le destrier valaque vous
procurera l'un et vous dégagera de l'autre. Lue
poste de six lieues, parcourue à bride abattue,
vous aguerrira pour toujours. Le cheval devien-
dra le compagnon indispensable de chacune de
vos courses ; vous le monterez avec l'agilité et la
séi'urilé d'un écuyer hai)ilc.
Vivent les jiostes ! Avec elles, par exemple, si
vous ne vous rompez le cou, vous devrez pour
le moins vous fracasser les côtes; c'est de ri-
gueur. Avis aux touristes : Vous voulez voyager
en Valachie , allez à la poste générale, à liuka-
rest, ou à Craïowa ; là, on vous demande ])Our
quel endroit vous désirez partir. — Monsieur,
pour Ibrad, Semendrla ou autre. — Monsieur,
c'est 2, 3 ou 4 ducats. — Vous versez la somme ;
jiout d'andu-e, le délicieux tabac de Métclin et de I on vous remet un jwduivge ou passejiort de
poste, et, sans vous occuper d'autre chose, vous
retournez chez vous. A l'heure que vous avez
iu(li(piée, devant votre porte vous voyez s'arrê-
ter une petite voiture haute de deux pieds,
presque carrée , ressemblant identiquement ft
l'auge d'une étable , et supportée par quatre
petites roues (|u'on a eu riulention d'arrondir.
Des harnais de cordes attachent huit chevaux à
un timon encore paré de son écorce ; trois de
ces chevaux sont montés à poil, sans étrierset
sans mors , par trois Valaques qui , le fouet de
liane en main , attendent impassiblement que
vous soyez prêt. Le mpinent du départ arrivé,
vous grimpez sur votre auge délicatement rem-
plie de foin , et, une fois juché sur ce moelleux
coussin , n'ayant nul appui pour le dos , nul
abri pour la léte, vous donnez le signal. Alors le
[ircmier soiiroiidfioii (guide) pousse un cri rau-
(|ue et strident, enfourche son coureur, fait vol-
tiger son fouet autour de sa tête, imprime une
secousse à l'équipage , qui s'ébrahle et part
comme un trait. Arrivé à la porte de la ville ,
vous soumettez votre podoroge au visa d'un
préposé; vous remettez un hacchis àt passage,
et vous n'avez plus , comme chez nous à chaque
poste, à vous occuper du paiement; vous avez
satisfait à tout, et il ne vous faut ])lus que dis-
tribuer quelques paras à vos guides pour leur
donner du nerf, et leur faire gagner une heure
par poste. Maintenant, que nous vous signalions
un petit inconvénient, car chaque chose a son
bon et son mauvais côté. Une fois que le pre-
mier postillon a entamé ses exclamations, qui
n'ont pour terme que le manque d'haleine , le
second reprend , le troisième vient ensuite, et
enfin le premier recommence comme de plus
belle ; tout cela pendant la durée de la poste, et
avec accomiiagnenient de gestes furibonds , de
coups de fouet effrénés , afin , prétendent-ils,
que les chevaux ne puissent ralentir leiu' course.
Les postillons valaques n'ont pas pour habitude
de redouter les fossés, les petites haies, les
ravins, les courans d'eau ou autres bagatelles
Comment en effet s'arrêter pour si peu ! On fran-
chit tout sans sourciller. Qu'arrive-t-il alors ?
C'est que l'une des roues se brise contre un
bloc de rocher ; la voiture chavire , étale à dix
|i3S le pauvre voyageur, lui passe sur le dos en
lui cassant une épaule , et continue sa route en
bondissant en tous sens, comme un ballon élas-
tique. Vous avez beau appeler, crier de toute la
puissance de vos poumons.... inutile! Le suu-
roudjiou valaque n'a ni yeux ni oreilles ; il ne
détourne pas la tête. Arrivé à la poste, il s'aper-
çoit seulement alors qu'il lui man(iue une roue
et un voyageur. En homme d'habitude , il se
prend à raccommoder son équipage, et quant à
vous , malheureux blessé , si vous n'êtes pas
assez rompu pour ne pouvoir bouger de place,
nous vous conseillerons de vous relever, et, tant
bien (|uc mal , de vous diriger vers le relais ; au-
trement vous risquerez fort de passerjla nuit à
la belle étoile, et d'assister au concert des loups.
Une mesure de police, h l.uiuelle nous applau
dissons vivement, vient de prescrire aux voya-
geurs de se munir d'un pistolet chargé à pou-
dre, de manière à pouvoir, en cas d'accident ,
avertir le postillon en lui tirant l'arme aux
oreilles.
Aujourd'hui, il ne nous reslc qu'un vœu à
exprimer pour cjue la posle valaque devienne
inliniiDiMU supériome à la ndlrc : c'est ijue l'ad-
miiiistralion siiptrieuri' apporte un peu jilus
sinon de dilioeiice, au inuiiis de commodité dans
les équipages et dans le service ; (juc nous ne
soyons plus obligés de ne trouver pour siège
que du foin, et pour appui que des bords de
sapin si mal rabotés que les éclis (|ui se redres-
sent nous égratignent les mains et nous poi-
gnardent les cotés. iNous en appelons àla philan-
thropie du gouvernement valaque.
HISTOIRE
DE LA
HETOLUTIOlTDUTBZi^S.
C'est de 1821 à 1S22 que date l'établissement
des colons américains dans le Texas. Ce pays,
dune fertilité remarquable, dépendait du Mexi-
que, alors impuissant à répi imer les incursions
(les tribus sauvages, dont les ravages s'étaient
étendus jusqu'aux bords de Rio-Gramle. Le
Mexiijue aurait donc été forcé d'abandonner en
quelque sorte ce pays, si, suivant l'exemple ré-
cemment donné par les Etats-Unis , il n'avait
pensé à appeler h son secoursTémigration étran-
gère. Ainsi le Mexique, en ouvrant le Texas aux
Américains du nord, y trouvait l'avantage de se
créer des défenseurs et une espèce de boulevart
contre les tribus barbares, en même temps qu'il
livrait à la culture un pays fertile qui par suite
augmenterait sa richesse et , se fondant avec lui,
concourrait à l'agrandissement et au bien-être
de la patrie commune.
D'un autre c6lé, les avantages qu'en devaient
retirer les colons n'étaient pas moins considéra-
bles. Ils trouvaient là des terres à exploiter, un
climat sain, une protection certaine, enlin une
existence sfire, riche et tranquille.
Les conditions que le Mexique mettait à la dé-
livrance des terres étaient celles- ci : Les familles
de colons devaient être de la Louisiane , catho-
liques, d'origine espagnole ou française ; elles
devaient bâtir des églises, fonder des écoles, sui-
vre la religion calholicjue , et enlin apprendre
l'espagnol à leurs enfans. Ces conditions ne lais-
saient pas de doute sur l'intention du Mexique
de considérer le Texas comme partie intégrante
du royaume, et par là de conserver l'intégrité du
territoire qui leur appartenait.
La loi décolonisation de 1823 et la constitu-
tion de 1824 protégeaient la personne et les pro-
priétés des colons.
Par la loi de 1823, ils furcntautorisés à appor-
ter avec eux, sans payer aucuns droits, tous les
ustensiles, instrumens et machines nécessaires à
leur industrie ; et aussi, dans le cas de l'émigra-
tion d'une famille entière , des marchandises
pour une valeur de 2,000 dollars.
La loi de 1824 les exemptait de toute espèce
d'impôt pendant quatre ans, à partir du jour de
la promulgation de la loi. Des lois postérieures
conlirmèrent et étendirent encore ce privilège.
Ce (jui par dessus tout encourageait et attirait
les colons, c'est la libéralité apportée par le
Mexiipic dans la concession des terrains. La
quantité (jui leur était abandonnée variait sui-
vant leurs occupations et leurs besoins ; mais la
générosité qui présidait à ces partages ne fut
certainement jamais égalée lorsqu'il fut question
de coloniser d'autres pays.
Le gouvernement autorisait en outre cette
émigration étrangère jusqu'à l'année 1S40, à
moins (jue des circonstances impérieuses n'en
commandassent la cessation.
Ces premières notionsétaient nécessaires pour
api)récier sainement les événemens de la lutte
qui s'engagea depuis, évéuemens jugés diverse-
ment selon les partis, mais dans le jugement
desquels on a certainement apporté troji de
partialité à l'égard des Texains. En effet, au sim-
ple examen des condilions de colonisation et des
avantages qui en résultaient , nous voyons le
Mexi()ue donner libéralement des terrains vastes
et fertiles, et n'imposant d'autres conditions aux
colons que de se mettre en état de faire partie
du peuple qui les adoptait; et cependant on
s'est beaucoup récrié sur l'injustice du Mexique
faisant peser un joug de fer sur ces malheureux
Texains. Ceux-ci dans leur révolte se sont re-
tranchés derrière ces mots d'indépendance et de
liberté, prestiges puissans qui ne servent trop
souvent qu'à entraîner les peuples dans des abî-
mes de maux, et alors on s'est empressé d'ap-
plaudir à des hommes généreux, disait-on, qui
voidaienl s'affranchir de l'esclavage et du des-
potisme.
Mais cependant, à bien prendre les choses, s'il
faut reconnaître que i)lus tard les Mexicains, en
proie eux-mêmes à une anarchie désolante, ont
commis des actes qui méritent un blâme sévère,
toutefois doit-on reconnaître que ce ne sont pas
eux qui les premiers ont allumé la guerre, et que
la cause qui poussa les Texains à la révolte n'est
pas aussi honorable qu'on s'est plu à la l'aire. On
n'a pas voulu voir qu'il était arrivé là ce qui ar-
rive dans toutes les colonies naissantes. Que le
Texas servit d'asile aux débiteurs insolvables et
aux criminels des pays voisins, à tous ceux en un
mot qui cherchaient un abri contre la juste sé-
vérité des lois, que des gens perdus en quelque
sorle ont entraîné la partie saine de la popula-
tion à combattre contre leurs bienfaiteurs pour
une cause peu respectable. Mais laissons ]Kirlcr
les faits, et la vérité en ressortira d'elle-même.
De|)uis (jnebiues années l'a'uvre de la colo-
nisation s'accomplissait avec tranquillité, et à
l'exception de quelques querelles avec les In-
diens, ont n'avait à déplorer aucun événement
funeste. La bonne intelligence régnait entre
les colons et le gouvernement. Le général
xVustin, estimé jiartout où il était connu, obtenait
facilement du pouvoir la réparation de quelques
torts involontairement causés, chacun par son
intermédiaire se voyait délivrer autant de terres
iiuil pouvait en désirer , les colons étaient
exempts de toutes les charges et impots que
supportait le reste du Mexique , et tout sem-
blait devoir prospérer. Cet étal de choses dura
jusipi'en I8i7. C'est à cette époque qu'eut lieu
la fatale rébellion d'Edward , rébellion qui fut
pour ainsi dir<! le sii;nal dune révolution géné-
rale.
Edward avait obtenu du gouvernement nu'xi-
cain le droit de coloniser une (lortion de terres
dans laquelle se trouvait compris le bt^ury de
j Nacogdoches. Il prétendit que le gouvernement
les lui avait accordées en récompense de ses ser-
{ vices; qu'il avait le droit d'en disposer et même
de les vendre, et en conséquence exigea des co-
lons qu'il avait amenés une certaine somme par
acre de terre. Ceux-ci regardèrent avec raison
cette exigence comme injuste et ne voulurent
l)as s'y soumettre. Plainte lut portée au gouver-
nement, qui révoqua la concession faite à Ed-
ward. Celui-ci se joignit à quelques Indiens et
se déclara contre le gouvernement ; mais ne
trouvant que peu d'appui parmi les colons , il
fut bientôt forcé d'abandonner le jiays.
Toutefois il résulta de cette révolte un fii-
clieux effet , et malgré eux les Mexicains sen-
tirent diminuer leur conliance dans la loyauté
de leurs colons. Pour éviter le renouvellement
de semblables événemens, ils songèrent à intro-
duire des troupes dans le Texas; mais usant de
ménagement et (lour n'alarmer personne ils ne
les introduisirent qu'en petit nombre, à diffé-
rentes époques et sous des i)rétextes spécieux. Des
compagnies de douze ou vingt hommes appa-
raissaient tantôt sur un point, tantôt sur un au-
tre, pour protéger des dépêches ou pour d'autres
motifs. Mais on les laissait là où elles arrivaient,
de sorte (pie bientôt il se trouva à Nacogdoches
deux cent cinquante hommes environ. Puis de
petites garnisons furent établies sur d'autres
points du Texas, et toujours, pour ne point ef-
frayer les colons, prenait-on le prétexte d'assu-
rer les recouvremens des revenus. Jusque-là il
n'y avait aucune i)lainte de la part des Texains,
et il est probable (piil ne s'en serait jamais éle-
vé , si la question de l'émancipation des esclaves
n'était venue là comme ailleurs agiter et soule-
ver des intérêts divers. Cédant aux vœux du
monde entier, Cuerrero, président de la répu-
blique du Mexique, promulgua, en IS29, un
décret qui affranchissait tous les esclaves du
Mexique. Les Texains, semblables en cela à tous
les propriétaires d'esclaves, se voyant avec re-
gret dépouillés d'un moyen facile de s'enrichir,
prétendirent que c'était une atteinte portée à
leurs droits, etCuerrero, satisfaisant à leurs re-
présentations, consentit à suspendre l'effet de ce
décret à l'égard du 'fexas.
Quoi(iue ce décret n'eût pas re(.u une exécu-
tion inunédiale , et quoi qu'en puissent dire les
défenseurs du Texas, il ne faut pas chercher ail-
leurs la véritable cause de leur révolution. Cer-
tainement la suite des événemens, la conduite
postérieure des Mexicains et la manière dont les
Texains eu.\-mêmcs agirent pendant la guerre,
a eidevé en grande partie à leur révolution ce
qu'elle pouvait avoir d'odieux dans ses causes
premières. Mais il n'est pas moins vrai que c'est
de cette ép0(iue que datent les premiers mécon-
tenlemens manifestés contre le gouvernement
mexicain , et chacun de ses actes devint dès lors
le sujet de représentations nouvelles.
L'esprit de rébellion s'étendait : c'aurait donc
été une folie de la part des >lexicains de recevoir
de nouveaux ennemis dans son sein , et de don-
ner des alliés à ceux qui voudraient se révolter.
Eu conséipieuec il fut déclaré que l'émigratioa
devait cesser, et que les coKms ne seraient plus
rci'us. Néanmoins le gouvernement mexicain ne
se montra pas plus sévère dans l'application du
décret relatif à l'émigratiou , qu'il uç l'avait étO
lors du décret concernant les esclaves. Les colons
ronlinui i-ent à trouver au Texas des terres et
des secours, et jusqu'en 183-' louldeineura à peu
près dans le iiiùuie état.
A cette épocpie il se tiouvait des ijarnisons
dans presque toutes les villes. L'esprit remuant
et inquiet des Américains du nord , toujours
pr(Ms ;i prétendre leurs droits attacjués, s'arran-
ijeail diUicilcment de cette espèce de surveil-
lance , liien naturelle cependant, et ciiez lieau-
coup d'individus se manifestaient déjà des inlen-
tions hosiiles, notamment chez ceux qui, comme
nous lavons dit, avaient cherché dans le Texas
un refuijc contre les lois, i;ens toujours portés à
s'atfranchir de toute espèce de contrainte, et à
remanier comnie ennemi tout pouvoir qui se fait
respecter.
Lî partie saine des colons cherchait à répri-
mer, à calmer les esprits. Ils représentaient aux
Tcxains (|u'ils avaient reçu de la libéralité du
(;ouveriieinent des terres vastes et productives
au (jrr de leurs désirs, et les prenant par le sen-
timent de leur intérêt, les priaient de ne pas ris-
([uer le fruit de leurs travaux et de ne pas com-
promettre leur existence future. Vains efforts!
la paix n'était pas du jjoiit de la plupart aux con-
ditions où il fallait l'obtenir, et la [irivalion de
leurs esclaves leur apparaissait toujours comme
devant les forcer procbaineraent à une diminu-
tion de profits qui effrayait leur avidité. D'ail-
leurs les discussions auxquelles le Mexique lui-
même était alors en proie leur paraissaient une
occasion trop favorable pour la laisser éciiapper.
Cependant ils ne découvrirent pas tout d'a-
bord leur pleine intention, et prétendirent ne
prendre les armes tjue pour défendre leurs
droits en même temps que ceux du Mexique ,
au(iuel ils se regardaient comme unis, droits
viole s par Bustamente , alors président de la ré-
])ubliiiue. Ils firent cause commune avec Santa-
Anna , qui s'était déclaré contre ce président et
s'était mis à la tête d'un parti. Mais bientôt,
quand l'esprit de rébellion se fut répandu, qu'ils
se virent soulenus, et que même ils trouvèrent
dans les Ltats-linis des secours d'arycnt, alors,
guidés par des hommes qui pensaient déjà à se
saisir de la conduite des affaires, ils déclarèrent
qu'ils ne se fiaient plus à la bonne disposition de
Santa-Auna et ([ue désormais ils allaient pour-
voir à s'organiser et se préserver d'une ruine
imminente, qu'ils ne feraient ni pétitions ni re-
quêtes, mais (jue c'était les armes à ia main qu'ils
allaient soutenir leurs droits.
En vain les partisans de la paix leur firent des
représentations. Où vous engagez-vous? leur di-
saient-ils; Santa-Anna est favorablement disposé
pour le Texas; le gouvernement vient de pren-
dre vos réclamations en considération et d'y
faire justice ; il vous a accordé tout ce que vous
demandiez; il a établi un tribunal avec un jury,
et organisé une cour spéciale pour le Texas. Si
vos commissaires ont été emprisonnés , c'est
qu'ils vous dictaient des mesures violentes. L'a-
narchie dont vous vous plaignez va cesser; les
deux partis vont se réconcilier. Considérez (jue
vous vousjelez dans une révolte ouverte, et que
vous allez précipiter le pays dans toutes les hor-
reurs d'une guerre civile.
Mais ces représentations fiirent inutiles; les
Mexicains , embarrassés eux-mêmes dans leur
propre dissension, ne purent distinguer et sépa-
rer le coupable d'avec l'innocent ; et les mesures
répressives qu'ils adoptèrent durent embrasser
le Texas tout entier. Dès ce moment tout fut
perdu. Ceux-là même dont l'esprit était le plus
tran(iuille crurent sincèrement que le moment
était arrivé pour tout bon citoyen de combattre
pour son pays. Ils avaient désiré la paix, cherché
à éviter la guerre; mais une collision devenant
inévitable, ils se disaient : le ciel le veut ainsi.
Les routes étaient couvertes de citoyens qui al-
laient rejoindre le drapeau de leur pays, et tous
s'écriaient : « A lort ou h raison , combattons
pour notre pays. » Mais aussi dès ce moment ,
avouous-le, la lutte prend un caractère et plus
grave et plus noble, et nous concevons qu'on se
soit laissé aller à l'enthousiasme en voyant le
courage de ces hommes après la défaite, leur
conduite généreuse après la victoire. Us tirent
de cette guerre civile une guerre de citoyens
opprimés par des étrangers, tandis qu'aux Mexi-
cains , qui ne les legardaient que comme des
sujets révoltés, on eut plus d'une fois à repro-
cher et la traîtrise et la cruauté.
Un des hommes qui se dessinent le plus noble-
ment et le plus héroïquement, c'est le colonel
Travis , défendant pendant trois semaines, avec
cent quarante hommes, le fort Alamo, assiégé
par environ quatre mille Mexicains. Dans une
lettre adressée au peuple du Texas, pendant le
siège , il écrivait : « Nous sommes a.ssiégés par
plusieurs milliers de Mexicains sous la conduite
de Santa-Anna. Nous avons, pendant vingt-
quatre heures, soutenu un bomltardcment et
une canonnade continuelle , et cependant nous
n'avons pas perdu un seul homme. L'ennemi
nous a sommé de nous rendre à discrétion , si-
non que toute la garnison serait passée au lil de
l'épée quand le fort serait pris. J'ai répondu
à celte sommation par un coui> de canon. Je ne
veux me rendre ni me retirer La valeur et le
courage déterminés dont mes hommes ont fait
preuve jusqu'à présent se soutiendront jusqu'au
dernier moment ; et, s'il faut que nous soyons
sacrifiés à la vengeance de ces ennemis barbares,
je veux du moins que la victoire leur coûte si
cher que, pour eux, mieux vaudrait une dé-
faite. Dieu et le Texas, la victoire ou la mort! »
Dans une lettre qu'il écrivait à ses amis, il leur
disait, après avoir fait la peinture de ce qu'il
avait à souffrir ainsi ([ue ses compagnons : «Dites
à la convention d'aller en avant et de faire une
déclaration d'indéiiendance, alors nous saurons
et le monde entier saura pourquoi nous combat-
tons. Si l'indépendance n'est pas déclarée jemels
bas les armes, et mes braves avec moi ; mais sous
le drapeau de la liberté, nous sonuiies prêts à
ris(iuer notre vie cent fois par jour. A moins
que mes concitoyens ne me tirent d'ici, je suis
décidé à périr à la défense de cette place. »
Ce fut la dernière lettre qu'il écrivit Quelques
jours après, les Mexicains entourèrent le fort,
et Santa-Anna commanda le siège en personne.
Les Tcxains étaient épuisés [lar des fatigues et
des veilles continuelles , et cependant leur
courage ne faillit pas. Deux fois les assiégeans
appliquèrent leurs échelles contre les remparts,
et deux fois furent repousses. Enfin, une troisième
attaque réussit ; les assiégés blessés combattaient
' encore jusqu'à ce que la vie les eût tout-à-fail
abandonnés; et quand les assiégeans entrèrent
dans le fort, ils n'y trouvèrent que des cadavres.
.Ins(iu'au dernier momeni, le colonel Travis se
tint sur les rempails. Courage , mes enfans ,
s'éi;riait-il tout en combaltant. Un oilicicr mexi-
cain lui porta un coup mortel, mais en tombant
Travis rassembla ses forces, passa son épée au
travers du corps de son ennemi, et la mort em-
porta deux victimes.
Une partie des Mexicains, et Santa-Anna lui-
même, ne durent la vie qu'au hasard. Une balle
vint frapper le major Evans au moment où il al-
lait mettre le feu à une traînée de poudre con-
duisant à un magasin (jui devait faire sauter une
partie de. remparts.
Mais bientôt après les Tcxains prirent leur
revanche, etla bataille de San-Jacinto éteignit la
puissance mexicaine dans le Texas.
Nous terminerons cet extrait par le récit de
la prise de Santa-Anna , qui porta le dernier
coup aux Mexicains. Ace récit, fait par des
Tcxains, on peut reprocher peut-être un peu de
partialité ; nos lecteurs en jugeront.
Le 23 avril au matin, ou apprit au camp que
MM. Carnes etSecrelts, avec environ 25 soldats,
se trouvaient à lu milles du camp , et tenaient
cernés Santa-Anna avec 50 Mexicains. AussilCit
50 volontaires sortirent du camp pour aller à
leur aide. Ils se dirigèrent du côté de la i ivière
lîayou, où ils complaicnt les rencontrer ; mais,
ne les apercevant pas, vingt seulemenl conti-
nuèrent à aller en avant, et les trente autres re -
l)rirent la route du camp; ils suivirent le lîayou ,
et, lorsqu'ils furent arrivés à un bras de cette
livière qui se détourne dans la plaine, ils aper-
çurent un iMexicain (jui courait vers le pont. Il
regaida un instant autour de lui, et le traversa.
Aussitôt qu'il les vil, il se laissa tomber au milieu
des herbes qui étaient assezhautes pour le cacher.
Ils se dirigèrent vers l'endroit où ils.ravaient vu,
et ils le trouvèrent couché sur le côté et le visage
couvert. Ils lui dirent de se lever, mais il se con-
tenta de se découvrir la figure ; ce ne fut qu'à la
seconde injonction qu'il se leva, et, se voyant
entouré, il s'avança vers eux et leur tendit la
main. L'un d'eux lui donna la sienne, il la pressa
etla baisa, il leur offrit une montre d'une grande
valeur et une somme d'argent assez forte, mais
ils les refusèrent. Alors il leur denianda ou était
leur brave Houston ( c'était le général). Dans le
camp , répondirent-ils. Celui des volontaires
qui servait d'interprète lui demanda qui il était;
il réponilit qu'il n'était que simple soldat. Un
autre cependant fit remarquer la blancheur et
la finesse de sa chemise. Il leur dit aussitôt qu'il
était un aide de Santa-Anna, et fondit en larmes.
Il les pria de ne lui faire aucun mal, et se plai-
gnit d'être très-fatigué ; on le fit monter à cheval
et on le conduisit au camp. Quand le prisonnier
fut arrivé dans la tente de Houston, il lui dit:
« Je suis Antonio Lopez de Santa-Anna , prési-
dent de la république mexicaine, et général en
chef. Vous êtes destiné à de grandes choses,
général, carvous avezpris le Napoléon delAmé-
rique. »
Un ne sait comment faiie accorder ces paroles
si fîères avec les larmes qu'il versa, dit-on, lors-
qu'il fut pris ; et encore moins peut-on croire
qu'il ait versé ces larmes , lorsque le général
Houston lui-même assure que c'était J'homme Je
plus capable de l'Amérique, et qu'il se con-
iluisit, quanil il fui fait prisonuier, aussi tliijuc-
uu'iit qiiuu homme peut le faire.
{Revue du XIX" siècle.)
(La Ciakrie des Femmes de Shakspeare (I)
nous a déjà fourui le portrait de Catherine
d'Aragon , tracé i)yr la pluinc savante et spiri-
tuelle de M. Amédée Pichot; aujourd'hui nous
mettons encore à contribution ce maynifique
lvee|)salie. La vie et les ouvra^jcs du yrand poète
tiramatiiiue anglais sont admirés de beaucoup
sans doute , mais surtout des érudits et des
hommes qui s'occupent spécialement de lilléra-
liu'e; nous voulons initier aussi les gens du
monde îi la connaissance de ces œuvres du gé-
nie. C'est dans ce but que nous donnerons l'a-
nalyse de toutes les tragédies et comédies du su-
blime William ; une courte notice biographi-
que était nécessaire pour compléter cette im-
portante reproduction ; nous empruntons celle
(jue iM. VVillemain, de l'Académie française, a
écrite pour la Galerie des Femmes. Pour celle
notice, comme pour les analyses, nous ne pou-
vions certes puiser à meilleure source.)
Shakspeare (William) , fils aine d'une famille
dedixenfans, na(initle23avril 1.564, àStratford,
dans le comté de Warwick. On ne sait rien avec
certitude sur les premières annéesdccel homme
célèbre ; on n'a pu même déterminer bien nette-
ment s'il éiait catholique ou protestant. Son père,
occupé d'un commerce de laines, avait successi-
vement remidi dans la corporation de Slratford
les fondions de juge de pai.x, de grand-bailli ,
et celles d'aldermaii , jusqu'au moment où des
perles de fortune lui firent al>andonncr une
charge honorifique dont il n'était plus en état
de j)aycr les frais. A dix-huit ans et demi Shak-
speare épousa la fille d'un riche fermier du voi-
.sinage. 11 eut d'elle une fille et deux eulaiis ju-
meaux. C'est deux ans après ([ue, chassanllanuil
dans le parc du chevalier Thomas Leucy, shérif
(lu couilé de Warwick , il fut i)ris en llagrant
délit. Il fut condamné b la réprimande publique;
blessé de cet alîi'ont, il se vengea par des vers,
eu affichant à la porte du parc une ballade in-
jurieuse. Le seigneur doubbincnl oH'cnsé vou-
lant poursuivre de nouveau le braconnier sati-
riqtie, Shakspenreiiuitta brusquement Slratford
et vint se réfugier à I^ondres. Ses premiers pas
y furent assez obscurs ; Shaksi)carc , (pudquc
dans un siècle fort érudit, n'avait pas fait d'é-
ludés classi(pu's ; mais il connut rauli(iuité par
Plutar(pie. A la forme de ses premiers ouvrages
on a peine à croire qu'il ne sût pas l'ilalien. Dès
1.J80, on voil son nom figurer parmi ceux des
comédiens de lllack-l'riars. Chargé de modestes
rrties, Shakspeare dut s'employer de bonne heure
î\ corriger, à remanier ses pièces, souvent anony-
mes. Il publia successivement Vénus et .-idonis
(1) CUci Uclloyc, place Uc 1« Boiusc, 13,
son poème de Lucrèce , des sonnets mythologi-
ques, et le Pèlerin passionne. La liste des i)iè-
cesde IbéJdre non contestées de Sliaksj)eare ren-
ferme Irenle-cinq ouvrages produits dans les-
])ace de vingt-ein(i ans. Chaque année il donnait
une ou deux pièces, dont quelques unes ont été
remaniées et augmentées presque du double , et
il allait passer i|ueli]ue temps près de sa femme,
lie ses enfans et de son vieux père, à Slratford ,
où il acheta plusieurs petits domaines. Le pro-
duit de ses ouvrages lui acquit une certaine ai-
sance, car il demandait, pour son droit de pro-
priété dans le mobilier du théâtre et pour quatre
parts de sociétaire, la somme considérable alors
(le t,4oO livres sterling (35,000 f.) Shakspeare,
rentré à l'âge de cinquante ans dans sa ville
natale, semblait destiné à jouir du repos dans
une heureuse aisance ; mais ce repos fut court ;
le 23 avril IGIC, jour anniversaire de sa nais-
sance, Shakspeare mourut à 52 ans révolus, lais-
sant un nom à la postérité la plus reculée.
YlLLIi>I.\I?(
(De r Académie française).
lia Teniiiéte.
Prospero, duc de Milan, préférant le sa-
voir cabalistique à l'art de régner, se laisse
détrôner par son frère Antonio; banni , er-
rant sur la mer avec son enfant, la jeune
iMiranda , Prospero aborde une lie déserte qui
appartenait à une espèce de sauvage amphi-
bie nommé Caliban, fils monstrueux d'un génie
anéanti par les esprits des airs. Prospero asser-
vit ce Caliban (jui devient son esclave. Dans l'ile,
un esprit aérien était enfermé dans lécorce d'un
arbre; la science magique de Prospero le déli-
vre. Celui-ci se nomme Ariel, et se consacre jiar
reconnaissance au service de Prospero. Caliban
est le serviteur grossier attaché à la terre ; Ariel,
pure intelligence, exécute les volontés de sou
maître dans les airs. Ces deux personnages, par
un admirable contraste, représentent l'abrutisse-
ment de l'ignorance et du vice et la légèreté vive
cl brillante de 1 intelligence. iMiranda dans son
désert, choyée par l'amour de son puissant père,
devient à quinze ans une merveille de beauté,
d'innocence et de grâces. Alonzo parvenu au
lr()ne de INaples, son fils Ferdinand , Antonio
lusiupaleur de illilau, et Sébastien frère du roi,
Iraveisent la mer. Prospero lappreiul par son
art; il coiiimande à son serviteur Ariel (le sou-
lever vnie lemiièle qui jetlera dans l'ilc sa fa-
mille coupable. L'ordre s'exécute ; les voyageui-s
séparés par le naufrage sont à leur insu portés
sjn- la rive. Ferdinand devient le compagnon
d'esclavage de Caliban ; il est soumis à de rudes
travaux. iVliranda l'aper(;oit; elle le plaint, le
contenqile el le protège. Inspiré par Prospero
lui-même, un violent amour les embrase tous
deux. Le roi de INaples, Sébaslieu , Antonio et
leur suite errent dans une autre i)artie de l'ile
surveillés par des esprits in\isibles. Le perfide
Antonio conseille à Sébastien de tuer le roi iieu-
danl son sommeil. Ariel, envoyé par Prospeio,
éveille le roi; les traîtres remettent rexécution
(le leur forfait à la nuit suivante. Les voyageurs
pressi's par la faim, se placent â une table que
plusieurs l'aiil()mes avaient couverte de mets •
mais Ariel, sous la forme d'une harpie, leur re-
proche leurs l'orfuits, leur annonce que les dieux
vengent ici le crime qu'ils ont commis envers
Prospero, puis il disparaît au bruit du tonnerre.
Rien de plus comique que la tentative des mate-
lots ivrognes qui, aidés de Caliban, veulent se
rendre maîtres de l'ile et dépouiller une se-
conde fois Prospero qu'ils ne reconnaissent pas.
Mais l'omniscience de l'ancien duc de Milan dé-
joue leur complot, il ordonne à Ariel de lui ame-
ner tous les autres voyageurs. Alors il se fait re-
connaître de ses ennemis, leur pardonne , unit
Ferdinand à Miranda et retourne en Italie avec
sa famille heureuse et repentante.
De Pij.xgerville.
'B.OyiSLO ET JULIETTE.
Deux puissantes familles deî Vérone, les
Montagu et les Capulet, sont divisées par une
haine invétérée. Une fêle que le vieux Capulet
donne chez lui procure à Koméo, unique fils de
Montagu, l'occasion de s'introduire masqué avec
quelques amis dans la maison de l'ennemi de sa
famille pour y trouver une autre dame; mais,
charmé par lespremières paroles que Juliette lui
adresse, Roméo oublie complètement la pre-
mière dame de ses pensées. L'amour des deux
jeunes gens eut un rapide progrès. Cependant
les hostilités renaissent entre les deux familles.
Roméo, pour épouser Juliette, fut obligé de s'a-
dresser à un moine, frère Lorenzo, qui consent
à servir les deux amans et à les marier. Le plai-
sant Merenlio , l'ami de Roméo, a été tué par
Tybalt, parent de Julielle. Roméo l'a vengé. Il
tue Tybalt. Roméo est condamné à l'exil; son
seul chagrin, en s'éloignant de Vérone, c'est de
quitter celle qu'il aime. Bientôt le père de Ju-
liette vent la marier an comte Paris, mais elle
est déjà la femme de Roméo; désolée, elle de-
mande conseil au secourable moine. Celui-ci
administre à la jeune fille un breuvage narcoti-
que ; elle passe pour morte. Un accident égare
la lettre que Lorenzo adressait à Roméo dans son
exil ; ce dernier, averti trop tôt de la mort de sa
femme (mort qu'il croit réelle), revient à Vé-
rone, pénètre dans la sépulture des Capulel et
se tue sur le cadavre de Juliette, (pii rouvre les
yeux, recoiMiait Roméo et exi)ire à son tour. Le
j)rince de Vérone arrive, attiré i)ar le bruit- il
saisit cette occasion de réconcilier les deux.
\ ioillards; ceux-ci, baignés de larmes, s'embras-
sent et promettent d'élever à frais communs un
monument ipii transmette à la postérité l'his-
toire touchante de leurs enfans.
Pliilarète Cuasles. ^---3
JULES-CESAO.
César, entouré d'un nombreus cortège , va
célébrer la fête des Lupercale*; un devin l'a-
vertit de prendre garde au.\ ides de Mars,
lirutus , Cassius cl Casca, apprenant qu'.\u-
toine vient d'olfrir la couronne à César, con-
spirent la mort du dictateur et délibèrent long-
temps. Calpurnia, épouse de César, s'efforce de
le dissuader d'aller au sénat; César refuse de
cédera celle prière. Le dictateur toudtesous les
coups des conjurés; .\uloine parait , verse des
larmes sur le corps de César , cl prononce soo
éloge devant le peuple. Les Romains commeu-
ceut a murmurer contre l'injustice de ce meur-
tre et jureulUc le veii(jerj .\m«iue, Octave e|
'— 8 —
Lépiilc forment un parti conlre les meiirtrieis
«leCfear tl iliessent une liste de proscription.
l/arni(!e ilesTriumvirs triomphe <lans les plaines
de riiilippes de celle de iirutus et de Cassius ,
qui se donnent tous deux la mort.
jMadame Amable Tastu.
CYMBELINX.
Cyinbeline , souverain qui commande à
la Brelagne, mais qui obéit à sa femme, décou-
vre que la belle Imogène, sa fille dun pre-
mier lit, s'est unie en secret à Poslhumns, jeune
seiunenr de la cour. Animé par le» instigations
de la marâtre, il sépare les deux époux. Dans
son exil, l'osthumus rencontre un Romain, Jae-
liimo, qui, pour subjuguer Imogène, ne de-
mande quun moyen de s'introduire auprès
d'elle. Ln pari s'engage. Jaehirao part, se pré-
sente à la jeune princesse comme un ami de son
époux, et, après avoir essayé vainement de la
séduire, parvient, sous un prétexte, à lui faire
recevoir pour une nuit un coffre dans sa cham-
bre à coucher. Dès qu'elle repose, le couvercle
du coffre se soulève, Jaehirao en sort, observe
lameublcment , la disposition delà chambre,
et passant à un examen plus doux , prend note
d'un signe naturel empreint sur le corps de la
belle endormie. Revenu près de Posthumus, il
l'accable de preuves, en apparence irrécusables,
de la trahison de sa femme. Posthumus charge
un serviteur dévoué, Pisanio, du soin de sa ven-
geance ; trop fidèle à son mallre pour lui obéir
cette fois, Pisanio, loin de frapper Imogène, lui
donne les moyens de se déguiser en jeune page,
pour entrer ainsi au service d'un général romain
envoyé contre la Bretagne et se rapprocher de
Posthumus qui sert dans l'armée d'invasion.
.Mais le malheureux époux, qui, sur la nouvelle
tle l'assassinat de sa femme, se repent trop tard
«le sa cruauté, voulant expier ses torts envers
Cymbeline, passe du camp des Romains dans
celui des Bretons , qu'il fait Iriomjjher par sa
valeur, et dont ensuite il feint d'être l'ennemi,
])0ur être immolé par eux. On l'amène devant
le roi avec jjlusieurs prisonniers romains parmi
lesquels le sort a rassemblé le traître Jaehimo et
Jmogène sous son déguisement. Une soudaine
sympathie parle à Cymbeline en faveur du jeune
page, qui en profite pour forcer Jaehimo à l'aveu
de ses perfidies. Les deux époux se font alors re-
connaître du roi , qui, n'étant plus en puissance
de femme, reprend le droit d'élre père et bénit
leur union.
Paul DupoRT.
I.X COMTE S'H-rTER.
Léontcs, roi de Sicile, ordonne à Camillo, l'un
de ses gentilshommes, d'empoisonner Polixène,
roi de Bohême, qui est à sa cour. Il le soupçonne
«l'être épris de la reine Hermione sa femme. Ca-
millo avertit Polixène et prend la fuite avec lui.
I.éontfs fait arrêter Hermione (|u'il accuse pu-
])li(|uemenl d'adultère. Celle-ci accouche dans
sa prison d'une fille que Léontes veut faire ex-
poser dans un jiays sauvage. Il donne cet ordre îi
Antigone, un des seigneurs de sa cour, qui aban-
donne l'enfant sur la lisière d'une forêt de
Bohême. Léonlcs est sur le point de faire périr
Hermione; mais l'oracle de Delphes qu'il a con-
sulté la déclare innocente ; il n'est plus temps,
on lui apprend que cette malheureuse reine
vient de mourir de chagrin.
A|)rès seize ans d'intervalle , le roi Polixène
parait au quatrième acte. Son fils, le prince
Florizcl , violemment épris de Perdita , et
voulant se soustraire aux menaces de son père ,
fuit en Sicile avec elle. Le roi de Bohême fait ar-
rêter le pâtre qui passe pour le père de Perdita;
celui-ci effrayé par l'image du supplice déclare
qu'elle n'est pas sa fille et qu'il l'a trouvée, il y a
seize ans, avec une cassette renfermant de l'or
et des papiers. Polixène ouvre celle cassette et
reconnaît que Perdita est la fille de Léontes, roi
de Sicile. Cet événement redouble les remords
de ce prince. Pauline, ancienne amie et confi-
dente d'Hermione, lui montre une statue de la
reine faite en secret par un sculpteur habile.
Léontes tombe aux pieds de ce simulacre ; mais
le marbre s'anime, c'est Hermione, Hermione
qu'on croyait morte, et qui depuis seize ans a
vécu cachée chez Pauline.
■' Louise Collet, née Révoil.
RICHARD III.
Richard, duc de Glocester, rencontre son
frère le duc de Clarenceque l'on traîne à la cour
de Londres par ordre du roi Edouard, leur frère
commun. 11 affecte de plaindre le prisonnier
dont il a secrèleraenl préparé la disgrâce. 11 ac-
cuse la reine de cet emprisonnement, parvient à
faire signer au roi l'ordre d'exécuter le duc de
Clarence, et charge deux assassins de ce meur-
tre. Après la mort du roi, Richard prend avec
Buckingham des mesures pour s'emparer du
jeune prince Edouard, fils aîné d'Edouard IV ; il
force l'archevêque d'York à lui remettre le plus
jeune des fils du roi, et délibère avec Bucking-
ham sur les moyens de s'emparer du trdne. Ri-
chard se présente au lord-maire et au peuple,
accompagné de deux ecclésiasiiques pour justi-
fier le meurtre d'Hastings qu'il a ordonné , feinl
de refuser la couronne qui lui est offerte, et
finit par l'accepter. Il commande à Buckingham
le meurtre du fils de son frère; celui-ci recule
devant cette nouvelle atrocité, et se retire de la
cour. Richard envoie Tirrel à la Tour assassiner
ses deux neveux, fait périr son épouse, et s'ap-
prête à demander la main de la jeune Elisabeth,
fille de son frère , lorsqu'on lui annonce la ré
voile de Buckingham. H se prépare à marcher
conlre lui; il apprend en même temps le débar-
quement de Richmond. Buckingham est fait
prisonnier et condamné à mort. Richard ren-
contre Richmond dans la plaine de Bosworth, et
meurt sur le champ de bataille.
Léon de Waillyv
TROXIilTS ET CRESSII>A( Pièce en cinq actes] .
Troilus, fils de Priam, est amoureux de Cres-
sida , fille de Calchas, prêtre troyen qui a passé
dans le parti des Grecs. Cressida est restée dans
Troie sous la surveillance de son oncle Pandau-
rus, et Troilus trouve celui-ci disposé à le ser-
vir. Les deux amans se voient, s'entendent et
sont heureux ; mais leur bonheur n'est pas de
longue durée. Calchas obtient l'échange de sa
fille contre un prisonnier troyen. Adieux de
Troilus et de Cressida. Tous deux se jurent une
fidélité inviolable. Cressida retourne au camp
des Grecs, sous la conduite de Diomède qui de-
vient également amoureux d'elle. Troilus, à la
faveur d'une trêve , passe une nuit dans le camp
des Grecs et acquiert la conviction de l'infidélité
de Cressida. Il s'en venge sur son rivalDiomède,
qu'il combat tandis qu'Hector luttecontre Ajax,
mais la victoire reste indécise. Le lendemain ,
Andromaque, Cassandre, Hélène et Priam, ef-
frayés par de sinistres présages, s'efforcent vai-
nement de détourner Hector de combattre
Achille. Hector tue Palrocle; mais il est à son
tour tué par Achille, qui le traîne à son char
autour des murs de Troie. Tous les guerriers de
l'Iliade passent en revue dans celle pièce, sur
laquelle Thersiteet Pandaurus répandent beau-
coup de comique, l'un par son caractère lâche ,
envieux et cynique , l'autre par son odieuse
complaisance, qui a rendu son nom synonyme
d'un officieux entremetteur d'intrigues galantes.
Paris.
ANTOINE ET CLÉOFATRE ( Tragédie en
cinq actes].
Vainqueurs des meurtriers de César, dans les
plaines de Philippes, les Triumvirs se partagent
les dépouilles du monde : l'Occident échoit à
Octave, l'Orienta Antoine, etl'Afrique à Lépide.
Antoine, captivé par les soins de Cléopàtre, né-
glige tous les soins de l'empire et oublie Rome
même. Mais la mort de Fulvie son épouse le tire
de sa léthargie; il se prépare à partir. Cléopàtre
essaie en vain par ses artifices de le retenir.
Antoine se réconcilie avec Octave, et pour
mieux cimenter leur union il épouse sa sœur
Octavie, et s'apprête à marcher avec «es collègues
contre Sexte Pompée. Fureur et jalousie de
Cléopàtre en apprenant le mariage d'Antoine. Ce
dernier s'irrite contre Octave, devenu seul maî-
tre du monde par le renvoi de Lépide. Octavie
revienlbientôt à Rome pour réconcilier son frère
avec son époux. Pendant ce temps, Antoine re-
tourne auprès de Cléopàtre. Octave lui déclare
la guerre. Antoine, par complaisance pour la
reine d'Egypte, se décide à combattre Octave sur
mer. Cléopàtre prend la fuite au plus fort de
l'action. Antoine la suit honteusement ; il est
réduit à faire des propositions à Octave qui les
rejette. Antoine, vainqueur dans une seconde
bataille, dispose tout pour une bataille décisive
qui doit se donner sur terre et sur mer. Mais
la flotte d'Antoine se joint à celle d'Octave. Sa
cavalerie l'ayant ensuite abandonné, il est battu.
Cléopàtre, pour se soustraire à sa colère, se ren-
ferme dans le tombeau de Ptolémée, et fait ré-
pandre le bruit de sa mort. Désespoir d'Antoine
qui se frappe de son épée. Antoine mourant se
fait porter auprès de Cléopàtre et expire dans
ses bras. Octave essaie de se rendre maître de
Cléopàtre. Il a une entrevue avec elle et cherche
à la rassurer. Mais la reine d'Egypte,voulant évi-
terla honte d'être conduite en triompheà Rome,
pose sur son sein un aspic dont la piqûre lui
donnelamort. Georges Sand.
I.E SONGE D'UNE NUIT D'ÉTÉ (Pièce en
5 actes].
Nous sommes dans Athènes ; deux noces vont
se célébrer, celles de Thésée avec Hippolyte, cel-
les tle Démétrius avec Heriuia; maisHermia s'est
0 —
jtrise d'amour pour Lysandre, el le prince Théste
lui annonce que, d'après la loi d'Athènes , si elle
n'obéit pas à son père , elle n'a qu'à choisir en-
lie la mort et le cloitre des Vestales. Les deux
jeunes gens quittent furtivement la ville, lis se
sont donné rendez-vous dans un bois voisin. La
vengeance et l'amour y poussent Dèmétrius.
Hélèney court aussi, Hélène que Démélrius avait
aimée avant de voir Hermia , et qui est restée
fidèle à ce volage amant. Dèmétrius, qui cher-
chait Hermia, rencontre Hélène et l'accable de
dédains. La nuit arrive. Oberon et Titania, le roi
ella reine des fées reprennent possession de leur
empire. Un sommeil magique s'empare des qua-
tre amans , et alors commence une action fan-
tastique mêlée à l'action réelle ; ce ne sont plus
que méprises réciproques et échanges d'amours
occasionnés par les philtres et les talismans ; car
Oberon etTitania étaient en guerre cette nuit-là.
Enfin ils se raccommodent, et l'harmonie se réta-
blit dans le cœur des mortels, si bien qu'au ré-
veil Dèmétrius retrouve son premier amour pour
Hélène et renonce à la main d'Hermia ; tout s'ar-
range, les trois couples sont heureux, et pour
léter ces belles noces , des artisans d'Athènes
viennent représenter devant la cour une tragé-
die de Pyrame et Thisbé, sorte de prologue où
Shakspeare nous donne une spirituelle critique
des auteurs de son temps.
Lmile Deschamps.
MSSU&X POna MESURX (SramecnBactes).
Le duc de Vienne, qui a laissé en son absence
plein pouvoir à l'austère Angelo afin qu'il re-
mit ett vigueur les lois tombées en désuétude ,
parcourt ses états déguisé en moine. Il a pénétré
dans la prison de Claudio; il a entendu d'un
lieu secret la scène entre Isabelle et son frère ;
il a reçu les confidences de Marianne, qu'An-
gelo a abandonnée après lui avoir promis de
l'épouser. 11 obtient d'Isabelle qu'elle accorde à
Angelo un rendez-vous où Marianne doit la
remplacer. De son cùté le gouverneur a promis
à Isabelle la grâce de son frère ; mais fidèle à son
caractère d'hypocrisie et d'orgueil , quand il
croit avoir assouvi sa passion , il donne ordre
d'exécuter le prisonnier. Le duc a tout vu , il
suspend l'exécution. A son entrée triomphale
dans la ville de Vienne , sur l'appel des deux
femmes, Isabelle et Marianne, il fait Angelo
juge en sa propre cause, et rentre comme
témoin sous son premier déguisement. Le
moine accuse hautement Angelo , celui-ci le
traite d'imposteur et veut le faire arrêter, on lui
arrache son capuchon, et on reconnaît le duc.
H force Angelo Ji épouser Marianne, condamne
Sucio à devenir le mari d'une courtisane, et
met son duché aux pieds d'Isabelle. Le poète ne
dit pas si la noble fille accepte ou retourne dans
son couvent. Mesure pour mesure est une des
pièces de Shakspeare les moins connues en
France, c'est cependant un magnifique drame où
abondent des beautés de premier ordre, qui à la
vérité se trouvent mêlées à des scènes d'une
grande licence de mœurs, mais (juc le sujet mo-
tive, et qui font encore mieux ressortir la pensée
morale de la pièce et la pure et chaste figure
(l'Isabelle.
Louise Sw, Uelloc.
HENRI VI , TROISIÈME PARTIE [ pièce his-
torique en cinq actesj.
On a contesté que Shakspeare fût l'auteur des
trois parties de Henri VI, et ce n'est pas sans
quelque apparence de raison. Elles offrent , en
effet, moins de poésie, moins de pathétique, plus
de verbosité et d'enflure de style (lue les autres
ouvrages du grand tragique anglais. Cependant
il y a dans la deuxième et la troisième [)arlie de
Henri VI des passages magnifiques où l'on re-
connaît la touciie de Shakspeare. La troisième
l)arlie est remarquable par le grand nombre de
batailles, d'assassinats et d'événemens qui s'y
entassent.
Le duc d'Yorkdispute la couronne à Henri VI,
qui consent que I héritage passe à son rival et à
sa famille pour avoir le privilège de régner le
reste de sa vie. Marguerite d'Anjou engagée dans
une lutte terrible pour le trône de son mari, ac-
cable de reproches le faible Henri qui a lâche-
ment abandonné les droits <le sou fils. Margue-
rite triomphe d'York, et fait le duc lui-même
prisonnier, à la suite d'une autre bataille gagnée
par le fils d'York, depuis Edouard IV. Henri est
renfermé dans la Tour de Londres. Ici com-
mence l'amour d'Edouard IV pour Elisabeth
Woodville, veuve de lord Grey. Sur ces entre-
faites, Warwick envoyé en ambassade auprès de
Louis XI demande pour Edouard la main de la
princesse Bonne, belle-sœur du monarque fran-
çais. Ce dernier, piqué du mariage d'Edouard et
de la belle veuve, accorde des secours à Margue-
rite. Warwick, surnommé le faiseur de rois, in-
digné de la conduite d'Edouard, se joint au parti
de Marguerite, et donne sa fille en mariage au
jeune fils de Henri VI.' Warwick détrône
Edouard et l'enferme dans un château du duché
d'York. L'hypocrite et ambitieux duc de (ilo-
cester, depuis Richard III , aspire lui-mêiuc à la
couronne , mais pour y parvenir il lui faut dé-
truire les ennemis de sa famille, afin delà dé-
truire ensuite elle-même. Kichard ramène
Edouard vainqueur à Londres. Henri VI, qui
tombe de nouveau entre les mains de son rival ,
est jeté en prison. Après la défaite de War-
wick par Edouard IV, Marguerite livre la ba-
taille de Tewkesburry qu'elle perd. Le hideux
Richard poignarde Henri VI dans la luur de
Londres, et par cet assassinat fait triomplicr la
rose blanclie de la rose rouge. ( Voir l'analyse de
Richard 111.)
Casimir Delavioe.
IIég:éi<«l|>pc Moroitu.
11 s'cndoriiiil, rêvant bonheur et gloire ; mais
L'une arriva trop lard, l'autre ne vint jamais.
II. UonEAL.
Voici àcjii cinq nuits qu'il dort au cimetière.
Ciel! as-tu ricliaulTé sa funtbre liUèrc ?.,.
Il doit faire si froid dans la fosse où, tout seul,
Nous Tatous \ii\wii vOtu du blanc linceul !
Quand l'étoile du soir i l'horiion fidèle
Vole comme au printemps la frileuse hirondelle,
L'ange qu'il a rêvé vienl-il, aimant et beau,
Lui faire compagnie au fond de son tombeau ?
Il nie l'a dit souvent : Le trésor que j'envie,
Le pain qui soutiendrait ma défaillante vie.
C'est r.imour ! mais l'amour, me disait-il eucor,
Pour le prendre ici-bas il faut des filets d'or.
Pauvre enfant I il n'avait que des réseaux de laine
Troués en maint endroit, et que, de son baleine.
Un amour éphémère, après deux ou trois jours,
Aux caprices du sort faisait voler toujours.
Celles qui pur hasard avaient lu le volume,
Le li*i'>; saint tombé de sa magique plunu'.
Et qui levaient de lui pendant les noirs hivers,
Refaisant dans leur cœur sa pensée et ses vers;
Quand un autre hasard leur montrait son image,
Murmuraient, la vojaut si pauvre : «Quel dommage!»
Et puis, plus rien. L'amour, semblable aux papillons,
Se pose sur les (leurs et non sur les haillons.
11 était beau pourtant, et sa voix était douce ;
Comme l'onde qui pleure en fuyant sur la mousse,
Les mois qu'il avait dits faisaient songer longU mps ;
Le vent qui s'égarait dans ses cheveux llottans
En sortait parfumé de l'indicible arâme
Qui roulait au désert autour de Saint-Jërome ;
Car son amour, bravant le sarcasme moqueur,
Brûlait toujours sur lui quelque part de son cœur.
Certes 1 ce n'était pas cet amour du grand monde,
Ce louche Cupido tout plein de grâce immonde,
Et dont les doigts, cachés sous des gants de chamois.
Usent en minaudant trente noms dans un mois.
C'était ce noble amour, besoin des grandes Ames,
Qui peuple les cœurs purs de fantômes de femmes ;
Étoile qu'on épie h l'horizon lointain,
Pour la baiser des yeux le soir et le malin ;
.Ange, fée ou péri que l'on voudrait connaître
Pour jeter à se» pieds sa peusée et son être.
Pour avoir un sommeil doux et réparateur,
Pour sentir, pour aimer, pour croire au Créateur ;
Inextinguible amour, flamme chaste et divine.
Astre qu'on ne voit pas, mais que le ca>ur devine.
Et dont il faut mourir lorsque, l'ayant rêvé.
Sur dix ans de prière il ne s'est pas levé I
Vere ce mirage en vain il tourna sa paupière.
Un jour, assis tousdeu\ sur un \ieui banc de pierre,
11 m'ouvrit en pleurant le puits noir et profond
Qu'il appelait son âme ; et j'en ai vu le fond.
Hélas I ce n'était plus qu'un vaste cénotaphe
Où sommeillaient, chacun avec souépilaphe.
L'un sur l'autre couchés, tous ces morts de l'esprit
Qui succombent en nous quand l'espoir s'y nélriL
La jeune liborlc que juillet (il éclore,
Le front p,1le el couvert d'un lambeau tricolore,
Y donnait, il coté d'un visage cliarmaiil
Dont le triste poète avait été l'amanu
■ Eblouis el jaloux de sa vive lumière,
Les inéchans, me dit-il, ont tué la première,
El pendant que j'allais pleurer au Golgotba,
L n monsieur qui passait v il l'autre, cl l'acheta .'
C'étaient mes seuls irésors ; à présent, la tempête
l'eut rouler sous mes pieds ou gronder sur ma tète ;
Et la mort iwul venir ; el voici bien longtemps
Déjà que, n'jy,inl plus d'autre espoir, je l'alleadsl...»
Elle est venue, euGu I J'ai revu le poète :
Vu sourire Ooltait sur sa boucbc muette ;
10 —
Ses yeux tournés au ciel et cliaslemeiil ouverts
Etincelaieiit du feu qui brûle dans ses vers.
On voyiiil que la mort, sans luttes et sans peines,
Goutte ù goutte a\ait l)u tout le sang àc ses veines ;
Et que, l'aidant lui-même à son dernier moment.
Lorsqu'elle est arrivée, il l'attendait vraiment:..
O mon Dieu : quand l'tloile à l'horizon lnK\c
Vole comme au printemps la frileuse liirondellc.
L'auge qu'il a rêvé vient-il, aimant et beau.
Lui faire compagnie au fond de son tombeau ?
L. A. BEUXHAUD.
24 décembre 1838.
a,â» aiSS'iL'^iiiîS a>;2 'B;î2fliî.t*û3*
Célail une de ces nuits froiiks et sombres
comme on n'en voil qu'en Flandre. Le ciel était
cliai-gé de C'"os nuaijes noirs iiui , dans leur
course rapide, laissaient de temps à autre percer
un rayon de lune sur la cnne des loils et des clo-
chers de la lionne ville de Lejden. On n'eiiten-
dail que le bruit des ijiruneltes qui lournaient
en gémissant sur leur aie de fer rouillé. 11 tom-
bait une petite pluie fine qui , poussée par le
vent, venait fouetter la façade des maisons. Les
carillons ileS diverses liorloi;es de la ville ve-
naient de sonner deux heures; le nachl-water
(garde-nuil, avait aussi répondu aux liorlo;jis
par la lugubre et antique formule des yarde-
nuil Hamands: 11 est deux heures; éleiynez vos
feux, et priez pour les trépassés du pur;;atoire!
Ce|)endant, dans une des petites rues du cen-
tre de la ville, on voyait encore de la lumière
à une fenêtre du rez de chaussée. L'intérieur de
celle chambre élail occupé par un pauvre save-
tier et sa femme. Ces braves ijeus devaient tra-
vailler une partie delà nuit, car célail un rude
hiver que celui de 1007. Donc, ils iravailluieiit
tous deux à coté d'un berceau dans lequel dor-
maient deux enluns. « Déjà deux heures! dit la
femme en soupirant, el tant d ouvrage à faire en-
core ! » /andre ne répondit rieu à celle triste
réflexion de sa fennne ; il continua son liavail.
« l'emine, dit-il un instant api es, nas-ln
pas entendu queb|ue bruit '.'— Xou , répondit
Marianne , c'est sans doute le vent qui l'aura
trompé »
Zandre s'était remis au travail, à moitié sa-
tisfait de lexplication de sa fennue : il était in-
quiet. « .Marianne , sécria-l-il , je te réponds
que j'ai entendu la voix dun liomme ; celle
fois , j'en suis certain. C'est peut-être quelque
malheureux. — Allons, ne voulez-vous pas sor-
lii- de ce temps-lh '.' et pour qui :• jiour quelqu
ivrogne on (pielquc méchant coupe-jarret , ou
peut-être pis encore, quelque ûme en peine
qui vient réclamer la femme de notre voisin,
Torfévre 'i ots, qui est mort hier. — Laisse donc
tes sottes idées de revenans, continua le savetier,
et suis-moi; nous allons voir ce qui se pa.sse
dans la rue. » H fallut obéir. A peine avaient-ils
fait quelques pas (ju'ils entendirent distinc-
tement de» cris plaintifs. Zandre se dirigea vers
ce c6té, et s'approchant avec sa lanterne des
échafaudages d'une maison en réparation , il vil
gne masse noire «{ui se mouvait au milieu des
décombres, de la Iioue et du mortier. Il s'avance
de plus près, el examine plus altenlivemcnl. 11
reconnaît bien distinctement cjne le malheureux
tombé dans ce cloaijuc y sera mort avant le
jour, s'il ne lui porte secours. Voilà donc ces
braves gens faisant tous leuis elîorts pour soule-
ver et transporter chez eux ce fardeau extraor-
dinaire. Us en viennent cependant à bout. Une
fois chez eux , cet homme , tombé dans un état
d'ivresse voisine de la léthargie , fut l'objet de
leurs soins les plus empressés. Ils le lavèrent, le
couchèrent dans un lit bien chaud, que .Ma-
rianne fil tout exprès dans une chambre voisine
de celle qu'ils habilaienl. Ils ne se couchèi-ent
eux-mêmes quapiès s'élre bien assurés que leur
hOte ne mau(|uait plus de rien et qu'il dormait
d'un profond sommeil.
(Jnand le jour parut, le premier soin de Zan-
dre et de Marianne fut d'aller voir celui qti'ils
avaient, pour ainsi dire, miraculeusement sauvé
d'une mort certaine.
Mais quel élonnemenl fut le leur en entrant
dans la chambre de leur liôle! 11 n'y avait plus
personne. Tout y était parfaitement leniis en
ordre, la fenêtre entr'ouverte , et les meubles à
leur place.
l'oule la journée se passa en conjectures. La
rumeur fut grande parmi les commères du
quartier; les plus habiles furenl consultés,
mais l'énigme n'en resta que plus inextricable.
Deux ou trois jours après les événemens que
nous venons de raconter un homme très élé-
gamment vêtu se présenta chez Zandre VVer-
mans. 11 paraissait avoir trente ou trente-cinq
ans; il portait les cheveux longs et bouclés .'i la
mode du temps, une mouche sous la lèvre infé-
rieure et des moustaches relevées vers les coins.
Son costume, entièrement de velours el de salin
noir, n'était relevé que par une magnifique chaîne
d'or qu'il portait au cou. 11 avait à la main quel-
que chose de plat et de forme carrée, envelojqté
dans du parchemin et entortillé d'une coide
scellée avec un gros cachet de cire rouge. Ajirès
avoir salué Marianne et serré affectueusement la
main au savetier -. « Mon ami , d:l-il à ce dernier,
vous m'avez sauvé la vie, il y a trois jours ; il est
juste qu'une telle action ne soit pas oubliée, et
qu'un jour vous ayez (juelque plaisir à vous la
rappeler. Tenez, prenez ceci, enfermez-le avec
ce que vous avec de plus précieux. iNe vous in-
quiétez pas de ce que cela peut être, seulement
au jour du malheur souvenez-vous-en; portez-
le à maître Jacques Maas, notre bourijmeslre, à
.M. l'aats.ou à M. Cornille i'ools , ou au inar([uis
de Bélhune, ou à qui vous voudrez enlin, et vous
en aurez quelques centaines de florins.
L'inconnu prit ensuite très poliment congé des
époux Werinans, et sorlit avant qu'ils eussent
eu le temps de le questionner; Zaniire, son mys-
térieux paquet à la main, et Marianne se prirent
à se regariler d'un air hébété; soit superstition,
soit insouciance, ils exécutèrent ponctuellement
les instructions du visiteur. Le prétendu talis-
man fut précieusement renfermé, cl huil jours
ajU'ès on n'y pensait pas jilus qu'à l'avcntuie de
cet ivrogne d'une espèce nouvelle.
Ce fui pour la Hollande une bien terrible an-
née que l'année 1672. Trois armées françaises,
commandées i)ar M. de Turcnne, le iirince de
Coudé et M. de Chantilly, el ayant à leur lOie le
roi Louis XIV en personne, se précipitèrent sur
ce malheureux pays. Donc la Hollande devait
supporter toutes lescalamités de l'invasion étran-
gère. Zandre el sa femme furent réduits à la
dernière misère. In jour que le froid et la faim
se faisaient pins rudement sentir, ils se souvin-
rent de la singulière aventure de l'ivrogne et de
son présent. Zandre se rendit ce matin-là chez le
bourgmestre, maître Jacques IMaas, el lui ra-
conta ce qui lui était arrivé. Celui-ci ouvrit le
pai|uel, lirisa le cachet , dénoua les cordons. Un
lalileau d'une admirable perIVclion frappa ses
regards : « Ce n'est pas de Gérard Dow, sécria-
l-il, il n'a jamais su si bien peindre, il n'y a que
Miéris au monde pour peindre comme cela. Ce
lalileau est de Miéris, l'honneur delà peinture
llainande; Miéris seul est capable d'exécuter
un tel chef-d'œuvre. >> Et en elfet, dans un petit
coin de son panneau, l'immortel artiste avait si-
gné son nom : « François Miéris, de Delst, ICTO./)
Quant à la prédiction de Miéris, elle fut plus que
réalisée; le pauvre savetier Zandre "vVermans
se coucha ce soir-là avec 1,200 florins dans son
tiroir.
{Petit-Cotirrier des Dames.)
C'OBSBgtle nnniit'l de la .justice
CB'îiiiini'Ile.
Le Moniteur publie le rapport nu roi sur
l'administration de la justice criminelle j)endant
l'année l«3G. .Nous en avons extrait succincte-
ment les résultats géiiéiaux. Ce rapport est lui-
même un résumé des tableaux dont se compose
le compte-rendu. La première partie fait con-
naître les travaux des cours d'assises.
En 18JG, ces cours ont statué su4" 5,300 acru-
sations;en 1835, 5,2à8 leur a'iaient été soumises;
la diiTérence en plus est de 72. Le ministre obser-
ve que le cbilîre îles accusations decrimes contre
les propriétés est augmenté, et celui des accusa-
lions de crimes contre les personnes diminué.
De 1825 h 1830, les crimes contre les personnes
ont diminué presque chaque année : ils étaient
de 24 sur 100 en 1828, de 25 eu 182<), de i>3 en
1830 ; en 1831, le cliilne s'est tout à coup élevé ;
il n'accssé de monterjusqu'en 1835; il était alors
de 34 sur 100. En i83G, il tombe à 29 pour 100.
Si l'on met le nombre des accusés en rapport
avec la population du royaume, on trouve que
la moyenne est d'un accusé sur 4,038 habitans.
Celle moyenne a été tiépassée dans 28 départe-
mens. Dans le déparlement de la Seine, où l'on
relève 1 accusésur 1,231 habitans; dans la Corse,
I sur 1,540; dans les Pyrénées-Orienlales, l sur
2,029; dans le Haut-Rhin, 1 sur 2,235; dans le
Finistère, 1 sur 2,617, etc. Les déparlemens
dans lesquels celle moyenne n'a pas été alleinle
sont au nombre de 58. Il en est 5 où la différence
a été très sensible. Le Cher n'a qu'un accusé sur
12,037 habitans; l'Aude, sur 11,710; la Drôme,
sur 11,315; les Landes, sur 10,553; les Hautes-
Alpes, sur 10,089.
L'auteur du rapport recherche quels ont élé
les accusés, leur sexe, leur position, leur état
civil, leurs anlécédens, etc.
133U Iciuines ont été accusées de crime, c'est
11
;i (!ii"p que sur 100 accusés il y a eu 19 femmes.
P;iimi files, 3-1 sur 100 avaient eu des enfans
naturels, ou avaient vécu en concubinage avant
(le comniellre le crime. Ce dernier résultat sem
lile n'être n.is en ihoniicur des bonnes mœnis ;
mais il faut observer que tous les docnmens
oiTirielssoiilIoin de conslaslcr tous les désordres
<lomesli(|UfS. Il n'y a donc ici rien à conclure de
la stalistii|ue. Les femmes, comparativement aux
hommes, commellent plus de crimes contre la
propriété quecoiilre les personnes.
Dans lesclassificalionspar Aijes, nous trouvons
les résultais suivans : Si l'on divise les accusés
de crime contre les personnes en trois parties,
les accusés de moins île 25 ans, ceux de 25 à 60,
et ceux de plus de GO, on vsit que, dans la pre-
mière classe, la proportion est de -2i sur 100,
dans la seconde de 31 , et dans la troisième de
37. Ainsi le pendianl au crime contre les per-
sonnes augmenterait avec l'àue.
Sur le nombre général des accusés, 60 sur 100
étaient célibalaires, 30 étaient mariés, 1 étaient
veufs. Parmi les accusés vivant dans le veuvage,
77 sur lOJ avaient des enfans.
Les observations laites sur l'état intellectuel
des accusés constatent (|uc leur nombre diminue
en proportion iluilegré d instruclion. Le nombre
des accusés ne sachant ni lire m" écrire a été de
59 sur 100.
Le compte répartit en neuf classes les profes-
sions (]u'exerçaienl les accusés. La i)reniière
classe est composée d'hommes occupés aux Ira-
vaux de la terre, la huitième d'hommes ayant
embrassé des professions libérales; c'est dans
ces deux classes iju'il s'est commis le jdus de
crimes contre les personnes. Les deux classes
où il y à le nioiiis de crimes de cette nature soni
la cinipiièine et la neuvième, c'est à dire la classe
lies conimercans et celle des gens sans aveu.
Ticnle individus ont été condamnés à mort ;
24 ont été eséculés; pour les (i qui ont été ijia-
ciéSjla peine denioi-1 a élécommuéc en celle des
travaux forcésà perpétuité.
La proportion du nombre des acquittés par
les cours d'assises à celui des accusés a été de
.36 sur 100. En 1835, elle était de 39. Cette pro-
portion a varié selon le degré d'instruction
qu'avaient reçue les accusés. Sur lOOaccusés en-
tièrement illettrés, 33 ont été acquittés ; sur 100
accusés sachantlire et écrire imparfaitement, 38;
sur lOOaccusés ayant un degré d'instruction su-
périeur , 57.
Le nombre des délits politii|ues et de la presse
soumis au jugement des cours d'assises a diminué
annuellement dans la proportion suivante; 071
en 1831 ; 602 en 1832; 3.56enl,s33; 210 en 1831;
177 en 1835 ; 96 en 1836. Nous observerons que
parmi les causes qui ont ))U faire diminuer le
nombre de cessorles d'accusations, il fautcom-.v
ter les loisqvii ont distrait du jury les délits poli-
tiques et de la presse, et nolamnienl les lois de
septembre 1835. Nous ferons observer encore
qu'ici le nombre proportionnel des acquittc-
mens a été plus élevé ijuc dans les accusations
ordinaires. Sur 78 jirévcnus de délits de la
presse, 50 (0 i sur 100) ont été acquittés. Sur 17
prévenus de délits politiques, 31 i,CO sur 100)
l'ont été également.
Le rapport contient des résultats curieux sur
ks récidives. La proportion des récidivistes Jiux
accusésest en général de 21 sur 100. C'est parmi
les libérés des bagnes que les récidives sont
moins fréquentes, et elles le sont d'autant moins
que le séjour au bagne a été plus long. De 1832 à
1836 inclusivement, il est sorti des trois bagnes
de Brest, de Toulon et de Rochefort, 3,398 con-
damnés; il en est sorti 25,807 des maisons cen-
trales. Parmi les libérés des bagnes, le nombre
des récidivistes a été de 19 sur 100; parmi les
libérés des maisons centrales, il a été de 21 sur
100. « La dilférence en faveur des bagnes est
d'autant plus remarquable, dit le rapport, que
la population des maisons centrales renferme
des femmes, (|ui tombent en récidive bien moins
fréquemment que les hommes; et que dès lors
cette population devrait offrir moins de chance»
îi la récidive que celle des bagnes. » Ce résultat
confirme les observations faites par M. Chailes
Lucas dans l'ouvrage dont nous avons rendu
compte. Nous sommes lâchés de ne pas trou>cr
dans le rapport le chiffre proportionnel des réci-
divistes parmi les libérés des maisons correc-
tionnelles : ce chiffre eût été nécessaire à la vé-
rification des faits d'où cet auteur conclut que
la perversité des condamnés est en sens inverse
de la gravité des condamnations. La. dilférence
en laveur des forçats se trouve encore augmentée
par ce qui résulte d'un autre passagedurappori.
La répression est toujours plus sévère à l'égard
des libérés des bagnes qu'à l'égaid des autres
lihérés. Tandis que sur 100 forçats libérés repris,
31 sont condamnés à des peines infamantes, 55 à
des peines correctionnelles et 4 acquittés, ces
proportions sont, ])our les libérés des maisons
centrales, de 15 condamnés à des peines infa-
mantes,de81 à des peines coirectionnelles et de
4 ac(|uittés.
en 1838.
L'année qui vient de linir a été iicureiii-e pour
les tliéùlres de Paris, s'il faut en juger par le
nombre de pièces et des auteurs représentés.
Cependant, excepté le Hrassetir de Prcston h
l'()[)éra-(;omique, te. S*/// //((//• de Sl-Pinil â la
Gatté , et les Suliiin'm/iqites aux Variétés, il
' n'y a point eu de grand succès littéraire. — Hinj-
lihis, la Popularité, le Bourgeois de Cntid ,
sont les trois pièces qui, seules, ont excité celle
année l'attention sérieuse de la critii(ne et du
monde littéi'aire.
Mais l'événenu'nt dramatiiiuc qui domine
ioule l'aïuiéc théâtrale, c'est l'éclatant début de
'Mlle Uachel sur la scène française , dont elle fait
la fortune et dont elle réveille les vieilles et il-
lustres gloires. Après le début de Mlle Uachel ,
celui du chanteur iMario, ^ l'Opéra, est des plus
imporlaiis.
L'année 1S38 a vu deux tristes événemens dia-
matiques ; l'incendie du liiéMre Italien , et l'iu-
eendie du \ audcvillc.
Lu revanche elle a vu s'ouvrir la salle de la
Renaissance , et le nouveau thé.Mre St-'Marcel.
Quant aux lioulîes , on sait que Vcntadour d'a-
bord , jiuis i'Odéon, leur ont donné asik, cl l'on
sait aussi que le Vaudeville va provisoirement
occuper l'emplacement du café-spectacle.
Voici maintenant la liste des pièces et des
auteurs joués à ch.Kiue théâtre de Paris.
Le nombre des nouveautés dramaliiiues aug-
mente d'année en année : en 1834, on n'a joué
que 188 pièces nouvelles ; en 1835, il y en a eu
221; en 1836, 296; en 1837, 298. Si l'année 1838
n'en a vu naître que 285, cela tient à la ferme-
ture du Vaudeville depuis 5 mois.
Le nombre des au uni s a été en proporliim de
celui des pièces : de 127, il s'est élevé , en IS37
à 219. Celle année , il est de 274. Le plus pro-
ductif est M. Théaulon , qui, pour sa part,
compte dix nouveautés. Après lui vieumut
MM. Aaicet , Dennery et Laurencin , pour 8 ;
.laime , Desnoyers , Duporl et Cornion pour o.
Huit couiposiltUi'S seulement avaient pu se
faire entendre en 18j7; celte année on en compte
seize qui sont : iMM. Adam, berlioz, Bordèze,
Caraffa , Casimir (jide, Adrien Boieldieu , (la-
pisson , Despréaux , Donizetli , Grisar, Leborne
Léon llalévy, Monpou, Pilati, Kons.selol, Am-
broise Thomas.
Les auteurs dont les ouvragesont été joues sont:
M.M. Abel, Ader, Adolphe, Albéric-Second ,
Albert, Albilte, Alphonse, Alzay, Anatole de Beau-
lieu, Ancelot, Ancelot (Mme, , Andrand, Angel,
Anicet Bourgeois, Antier JJenjamin , Antierlils,
Arago'Lliennei, Arago Jaciues, , Armand, Ar-
nould, Arvers, Auger Mippolytej, Augier.
MM. Barré (feuj. Barbier (Aug.„ lîayani, Réc-
rier (Constant^, Beruay ;Camille;, Bernaid, Ber-
ruyer, Bièville (Edmond; , Desuoyers , liiol Al-
l)honse:, Bonchardy, Boucher Alexi.s; , Boulé,
Braitier Jeu, , Biizebane, Brunswick.
.M.M Carraouche, Chabot de Bouin, Clairville
Charles L...., Cogniard frères, Colomb, Combe-
rousse (Alexis;, Constant, Cordier Jules dt V
Cormon (Pieslre}, Cornille, Courcy l'rédéric;'
Couailhac.
M.M. Davrecourt, Davesues, Davrigny (Robil-
lard), Dartois (.-Vchille), Danois (Armand), de Cey,
Décour Eugène, , De kock Paul, , Delaporlé
Michel,, Delatour, Dela\igne ^Casimir , Delit^ny
Eugène , Dellers, Dcl.iunay, Deforge , Deleris,
, DemolièrcDenn.ry \dolphe, , Desarme (Justin '
Descaraps, Deslamles, Despajjny, Desvergers!
Didier, Doniergue, Doucel, Dufaul Henri ,'du-
manoir, Dumas (Alexandre), Dumas .Adolphe .
Dumersau. Dysarn Justin . Dupeuly , Ch. '
Du|4n Henri,, Duporl J'aui,, Dutertrej Duvert'
Duveyrier (Cli.).
Lissier Mlle), MM. Lmj.is, Eugène, Eugène
Roger de B r).
.MM. Ferdinand Laloue, Ferlé ,1. P.. Filioii
Eugène , Fleury, l'oulan , Fontaine vÉmJ|,>^
Fouché Paul , Fournier, Francis Cornu.
MM.(.al>ricl.(;ilU\Ariuand , CirandiXuguslc^
(ioubaux Diuaux), Grange, Cuénée (ils.
MM. Harel, llcslienne, llolslein Jlippolyic .
Hugo .Victor , Huart .Louis . Ihacinihe. Ilippo-
lyle. ■ ' '
.MM. Jaime, Jemma, Jouhaut , Jousseruudol.
MM. Labat, Labiche ^Eugène;, Labié, La-
brousse, Lagrangc, Laurenoin-Chapello , Lau-
sanne , Leblanc de Fcrrère , Lelxui , Lemoine
Gustave , Lefebvre , Lefranc , l.egouvé . Léon
Buquel, Léonce, Li-onlhis .Léon-Laurier , Léon-
Villiers, Leroux ..H'PPolyle , LesyuiU„u, Leu»en
12 —
(Ailolplic , l-tM^iue illippolytc , l,ivry (.Charles),
I.DiHJiiir Alexamlri' , l-ul)ize (iMartin).
MM. Maillaii, Maillard >". , Mayné (Charles),
Mallelille, Maniuals, Massclin, Massoii (Michel),
Malhuii, \hl^ilIIillell ^Maxime île Heilon), Méles-
ville, MriiissiiT, Meyor, Miloii, Moiinais (Lil.), |
Jlimlnjiiy, Moreaii, Morel, Murin, Muret (Théo-
dore,.
MM. iNézel ^Théodore), Neuville.
MM. Ov...y (Armand), Oscar.
MM. l'errot, Piis (feu), l'icard (Louis), Pla-
nard , l'iuchouneau, l'ouyin , Poujol, Pourcelt-
llaron.
M. (Jueiiliu Luuène,.
M.M. liaijaiiie, Kaiinbaut, Ratier (Victor), Ray-
monl , Renaud , Rocne , Rocheforl , Romand
Hipp.';, Ronteix, Rosier, Roujjcmont , Rousseau,
Rover.
I MM. St-Amand, St-George, Saintine (Xavier),
Sl-Yves (.Déadé;, Sarlange lAntony Réraud), Sal-
vat. Scribe, Sauvage, Simar (Isidore) , Simonin,
Siran (Mme,, Sirodin, Souveslre (Emile) , Sté-
]ihan.
MM. Taslé Jirtéc;, Théaulon , Thibouville ,
Tirpenne, Tournemine, Tully (Henri).
M.W. Valory Mourier) , Vanderburck , Vanel
{¥..), Varin, Varner, Veyrat, Victor (Reveillée),
Villeueuve (Ferduiand), Wailly (Léon),
ISiidget tliétitral de 1S3S.
AC.ADÉMIF. ROYALE DE MISIQUE, 3. — Guido
et Ginevra, Beuvenuto Cellini, opéras. — La
Volière, ballet. — Reprises de la Somnambule,
de la .Sylphide, de la Fille du Danube et de Ro-
bert-le-Diable.
TiiÉATUEKHA.NT.Ais, 12. — Une Saint-Hubcrt,
Isabelle ou deux jours d'expérience. Faute de
s'entendre, les Adieux au pouvoir, le Ménestrel,
la Popularité, comédies. — L'Attente, Louise
de Lignerolles, un Jeune ménage, RiclianI Sa-
vage, drames. — l'hliippe III, Maria l'aililla,
tragédies. — Reprise de dix-sept ouviages.
oi'KKA-COMiyCE, 11. — Le Fidèle lierger, Ln
Conte d'aulrelois. Lequel Pie Perruquier de la
régence, Marguerite , la Figurante, Thérèse, la
l)anied'lioniu'in-,le lirasseurdc l'rcstoii, Zurich,
la ALiiilille , «(léras.
TUÉATKE irAi.ii;>, 2. — Parisina, Roberto
Devereux , opéras.
oi>Éo.>' (du 3 janvier au G juin), 4. — Le Camp
des Croisés, les Suites d'une faute, le Bourgeois
de <jand , drames. — Lue Veuve h marier, co-
médie.
THEATRE I>E LA RENAISSANCE (ouvcrt le 8 no-
vembre,. — Ruy-Blas , drame. — Olivier Basse-
lin, Lady Melvil, la Pérugina, vaudevilles. —
Le Mariage in extremis, les Parens de la lille ,
coméilies.
VALUEViLLE 'duSjanvier au 16 juillet), 13. —
Le Serment de collège, A Trente ans, ITIlustre
Gaudissart, les Industries forcées, le Cabaret de
Lustucru, le Mariage d'Orgueil, la Demoiselle
majeure, Arthur ou Seize ans après. Mademoi-
selle l)aloi,juy lieutenant de dragons, le Lac de
(jomorrhe ou la Bourse de Paris, ITnsomnie,
les Impressions de voyage, Juana, vaudevilles.
VARIÉTÉS, 28. — La Mardiande de la Halle,
les Saltimbanques, l'Amour vient après, Midi ù
quatorze heures, la Foire St-Laurent, Bouton
de rose Jer, .Mme el M. J'inch<>n, la Voix de
Duprez, le Mariage en capuchon, A bas les
hommes, la Bourse, Un Frère de ([uinze ans,
Mathias l'invalide, la Femme au salon. Mousta-
che, Léonce ou propos de jeune homme, les
Bayadères, l'Ouverture de la ch: sse , la Reine
des blanchisseuses, la Vie de château, la Bou-
langère a desécus, le Dernier élève de maître
Evrard, C'est Monsieur qui paie, Tronquelte la
somnambule , les Trois sœurs, le Sosie d'Odry,
le Puff, vaudevilles. — La Suisse à Trianon, opé-
ra-vaudeville.
GV-MNASE, 25. — La Vie de garçon, le Commis
voyageur. Un Ange au sixième étage, 99 Mou-
tons, Clermont ou Une Femme d'artiste. Une
Vision, la Bourse de Pézénas, Duchesse, Simon
Terreneuve, Précepteur à vingt ans, le Médecin
de campagne, l'AiÉtorité paternelle, la Cachu-
cha, l'Orage ou un Tèie-à-tête, Mademoiselle,
Grand-papa Guérin, Mademoiselle Clairon, le
Discours de rentrée, Candinot roi <le Rouen, le
Marquis en gage, vaudevilles. — L'Interdiction ,
la Belle-Sœur, drames. — Henri llamelin, co-
médie.
l'ALAis-ROVAL, 21. — L'Ile de la Folie, la Liste
de mes maîtresses, le Pasteur de Ramberg, Fras-
cati, la Maltresse de langues. Gras el maigre, le
Pioupiou, la Petite maison. Mademoiselle Dan-
geville, les Enfans du délire, le Tireur de Caries,
les deux Pigeons, un Drame, Coyiiii, la Pièce de
■24 sous, Ploock le pécheur, les Trois Dimanches,
Assurances conjugales, les Coulisses, la Levée de
300,000 houmies, Françoise el Francesca, vaude-
villes.
GAITÉ, 29. — David Rizzio, Marcel ou l'inté-
rieur d'un ménage, la Fille du taiiissier, le Duc
de Sin rey, le Pauvre Idiol, la Croix de feu ou
les Pieds noirs, la comtesse de ChamiUy, le Son-
neur de St-Paul, Guillaume de ÎNorwood, dra-
mes.— Les Hussards el les lingères, les Femmes
libres, le Page et la danseuse, l'Ordre du jour
ou la Prise de Mahon, Morin l'ouvrier, le Maii
prêté, la Guérite abandonnée, les Banquisles,
lAHiclieur soiiinamlmle, l'Or[)liclin du parvis,
la Veuve du marin, (Madelon ou Repentir d une
danseuse, le Plaisir de la chasse, Babel ou la
Petite bonne, la Taientule, Lolo Siraudot, un
Bal de griselles, vaudevilles. — Le Père Brice,
Vvan le Itarbicr, la Famille Dulaure, drames-
vaudevilles.
l'OUTE-.SAi.NT-.MARïiN. 13. — Capsali, bal.-
panl.; Don Sébastien, tragédie. — François!''
el Charles-Quint, Alix ou les Deux-Mères, la
Pauvre Fille, Matéo, Adrianne Riller, la mort du
duc de Clarence, Randal, drames. — L'Enfant
de giberne , drame-vaudeville. — Les Deux-Ma-
ris, comédie. — Le Quatorzième, vaudeville. —
Peau-d'Ane, folie-vaudeville.
A.MiiiGL-coMigL'E, 21. — L'Elève de Saint-Cyr,
Sarauel-le-Marchand, le Chevalier du Temple,
le Toréador, Gaspard Hauser, Rafaël ou les
mauvais conseils, les chiens du Mont-Sainl-
Bernard, le Général el le Jésuite, Pierre d'A-
rezzo, le Jour de Pùques, drames. — Les Deux
Orphelines , drame - vaudeville. - Le Bal de
l'Ambigu, la Maîtresse d'un ami, les Pècheurs-
Pirales, le Vieux paillasse, la Famille d'Arle-
quin, Veuve à marier, un Amour de .Molière, le
Testament d'un dragon, la Zimbinella, les Mines
de blagues, vaudevilles.
ClBiiUE-OUMflftVE, 7, — Le Oéant Goliatli,
drame. — Le Soldat de Briennc, Lucelle ou la
chaumière allemande, les Pécheurs du Tréport,
Père Jean ou le sac à charbon, les Bateleurs,
vaudevilles. — Bijou, folie-vaudeville. — Les
singes, parade.
FOLIES- DRAMATIQUES , IG. —Geneviève de
Brabant, drame. — La cordonnière de Biberac,
drame-vaudeville. — La lionne vieille, un Car-
naval d'ouvriers, la Bouiiuetière des Champs-
Elysées, le Parisien, le Domino blanc, les Lilas
et les griselles, l'Enfant de la balle, Prelty ou
seule au monde, A bas les maris, Anacréon ou
l'Enfant chéri des dames, les Bayadères de Pi •
Ihiviers, Juana ou les deux dévoùmens, une
Vengeance de modistes, la Concierge du ihéâlre,
vaudevilles.
Rr'-sumé: 3 tragédies, 3 ballels-pantomimes,
13 comédies, 18 opéras, 50 drames ou mélo-
drames el98 vaudevilles. — Total, 285.
[Revue des Ihéùtres.)
i\\i\m^(^^ fuits ciiviniiT.
liNVENTITONS ET DÉCOUVERTES.
En 1814 , un seul bateau à vapeur de 69 ton-
neaux flottait sur les eaux de l'Angleterre; en
181.5, il y en avait deux, leur tonnage était de
456; en 1824, leur nombre s'élevait déjà à 126,
portant 15,739 tonneaux; en 1835, 538 bateaux,
68,520 tonneaux; en 183G, 600 bateaux et 77,969
tonneaux.
Dans ce moment où toutes les puissances ma-
ritimes rivalisent d'efforts pour appliquer la na-
vigation par la vapeur à la guerre, appelons
l'attenlion publique sur ceux des Anglais.
La Gorgone , Irégale ù vapeur dont on vient
d'achever l'installation, est le plus grand et le
plus fort batimenl à vapeur appartenant à la
marine militaire anglaise. On a fait dernièrement
l'épreuve de ses machines et le résultat a été ex-
trêmement satisfaisant; la frégate jauge 1 150 ton-
neaux ; elle a 183 pieds de longueur sur le ponl;
sa largeur en dedans des roues est de 37 i)ieds et
demi et de 45 en dehors. Les Anglais considèrent
ce bùtimenl comme surpassant en beauté, en so-
lidité et en force olfensive ou défensive, tous les
bàtiinens à vapeur qui existent aujourd'hui dans
les diverses marines de l'Euroi)e. H réunit au
plus haut degré toutes les qualités nécessaires
pour naviguer à la voile.
L'arinemenl de la Gorgone se composera de
16 canons de 32 longs, dont 12 établis dans sa
partie couverte et 4 sur le pont supérieur. 11
sera de plus armé de deux de ces énormes ca-
nons-obiisiers de 10 pouces de calibre, un placé
sur l'avant, l'autre sur l'arrière, et montés sur
pivot et coulisses, de manière à pouvoir battre
dans toutes les directions. Le moteur a une force
de 160 chevaux par machine : il y a deux machi-
nes et quatre chaudières.
Hfpuf ïifs ti-ibunau*-.
Après sept jours de débats relatifs à l'action
en diffamation intentée par M. Gisquet, ancien
préfet de police, au gérant du journal le messa-
ger, voici le jugement qui a été rendu le 8 jan-
vier-
— 13
Les deux questions suivantes ont été soumises
à MM. les jurés : Achille Biindeau sest-il rendu
coupable, dans le numéro du Messatjfr du fi
septembre dernier, f" du délit de diffamation
envers un fonctionnaire public .' 2" du délit de
diffamation envers un particulier en lui impu-
tant des faits d'immoralité ciui sont de nature à
porter atteinte h sa considération et à son hon-
neur ?
M. le président rappelle à MM. les jurés qu'en
matière de délit de la presse, il ne saurait exis-
ter de circonstances atténuantes.
A 7 heures Ii2 les jurés rentrent dans la salle.
(Profond silence.)
La déclaration du jury est sur le fait de diffa-
mation envers un fonctionnaire public : Oui, le
prévenu est coupable. (Mouvement; mar(|ues
universelles de surprise dans l'auditoire; M. l'a-
vocat-général regarde les membres de la cour.)
Sur le second fait principal, la déclaration du
jury est : Non, l'accusé n'est pas coupable. (Nou-
velles marques de surprise.)
(Un mouvement général, une sourde rumeur
se manifestent à l'instant dans l'auditoire. Des
conversations 'à voix basse s'engagent de toutes
parts sur le résultat inattendu du verdict, con-
traire en tous les points à l'attente du public et
au réquisitoire si formel de M. l'avocat-général.)
La course relire pour délibérer dans la cham-
bre du conseil ; au bout de cinij minules, elle
prononce un arrêt par lequel :
M. lirindeau est condamné à 100 fr. d'amende
(minimum de la peine), ordonne que le numéro
du 12 septembre dernier sera saisi et que le ju-
gement sera inséré dans le message?-.
Hccuf îintmatuiiif.
GYMNASE DRAMATIQUE.
Marquise en gage, vaudeville en un acte,
de MM. Mélesville et Eugène.
Le marquis de Flory a hérité de sou père fort
peu de biens, qu'il a mangés promptement, et
le goût du luxe qui la ruiné de fond en comble.
Ses créanciers se sont partagé toutes sos dé-
pouilles : il ne restait plus que la personne du
pauvre gentilhomme. On l'a adjugée comme
gage à son cordonnier, maître Magloire, à qui il
est dû 21,000 livres , ce qui suppose une fu-
rieuse consommation d'escarpins. Magloire ne
perd pas de vue son gage i)récieux, et il a tou-
jours sous la main (jnelque recors pour le faire
jeter en prison s'il tentait de s'échapper.
L'honnête cordonnier s'ingénie à trouver un
moyen de tirer son argent du marcinis, et à ma-
rier richement son déditeur pour se jiayer sur
la dot : une occasion excellente vient s'offrir ;\
tes vœux. Il y a peu de jours, mademoiselle l)e-
fréne, ex-cantatrice de l'Opéra, un peu mùro,
mais jouissant de cimiuanto mille livres de ren-
tes, a été insultée h la sortie d'un bal par une
baronne h (jui elle ne voulait point céder le pas.
Dès lors elle de rêve jdus ((u'au mariage avec
un homme titré. Magloire, ipii la i-omi>t(' panui
ses pratiques, a connaissance de l'aventure dont
ilprolite pourproposer et amener .son marquis.
Celui-ci, ne se voyant recherché que pour son
nom, rougit d'une pareille transaction , et il ne
se prèle plus tard aux (irojets de l'ex-actrice et
du cordonnier (pie pour servir les amours d un
peintre et d'une nii'ce de mademoiselle Defrène,
tpi'il unit en dépit de la tante. Puis, lorsque le
lionheur de cesjeunes gens est assuré, il déchire
ie contrat qui le liait à la vieille fille et redevient
libre et pauvre comme devant; mais par bon-
heur pour lui et surtout pour Magloire, le mar-
i[uis, <]ui s'était fait écrivain philosophe, reçoit
par une lettre de Voltaire la nouvelle que son
dernier païupldeta été acheté quarante mille li-
vres par les liliraires de la Hollande. Voilà de la
déclamation assez cien payée, comme on voit.
Cette invraisemblance ne doit pas nous empê-
cher de dire ijuclo pièce imitée pour la seconde
fois d'une jolie nouvelle de M. Eugène Roger de
lieauvoir, intitulée : le (•.o>iTit.\T, est fort amu-
sante, et que IVernard-Léon, Numa et madame
Julienne, y font assaut de verve et de naturel.
PORTE SAINT-MARTIN.
L'Eu /mil de giberne, drame -vaudeville en
quatre actes. — Les alcidesdu septentrion.
Vcnfaiil de giberne, création nouvelle de
MM. Tourneminc etPoujol, est tout simplement
l'histoire fort originale d'un pauvre diable de
serijcnt qui lève la main sur son chef, est traduit
devant nu conseil de guerre, condamné à la peine
de mort, et sauvé par la clémence de S. M. l'em-
])creur Napoléon ; histoire assaisonnée de cou-
plets malins sur la gloire, la victoire, les guer-
riers et les lauriers. Cette épopée militaire a
singulièrement étonné les spectateurs par son
étrangeté. Nous conseillons aux auteurs de ne
plus sortir aussi audacieusement des routes
battues.
Que dire des Alcides du septentrion ? Que si
ces messieurs viennent de Relgique , comme
l'annonce 1 affiche, ils am-aient bien dû y rester.
Nous sonnucs indulgens; sans cela, nous en di-
rions davantage.
THEATRE DE L'AMBIGU COMIQUE.
Le jour de Pâques, drame en trois actes , par
M. Paul Foucher.
Nous sommes en plein moyen-àge , au milieu
des perséculions exercées contre lesjuife. Parmi
les oppresseurs des enfans de Judée, est un
chrétien riche , noble, Iftchc et empoisoinienr.
l'.umi les opprimés, un juif pauvre, aux mœurs
patriarcales et douces. Le chrétien périt vic-
time des macliinalions par lui (lis[iosées pour
perdre le juif, et la vertu triompiie. Tels sont
les ressorts dramatii|ues de la nouvelle pièce de
M. Paul Foucher. Pourcpu)! l'auteur dans son
ouvrage a-t-il voulu réhabiliter les de.scendans
d'Aliraham et de Jacob aux dépens ilu ciuistia-
nisme'.' est-ce par esprit de corps ? c'est ce que
nous ne pouvons approfondir...; est-ce ime
spéculation ayant pour but d'attirer au thé;'>tre
de rAml)igu les Israélites du >larais? si cela est.
nous la croyons fausse. Nous espérons que l'an
teurde D()/( Sebastien de Portugal yivcnàn sa
revanche îi la première occasion.
vive , coquette , monte à cheval et a des amans
Dorothée, qui l'emporte sur sa rivale ])ar l'âge ,
vent aussi l'éclipser par les petits soins et les
prévenances. Cependant l'ingrat Lolo héjite ;
mais les tribulations que lui fait éprouver An-
gélique fixent son choix et Dorothée devient sa
femme.
Ce léger vaudeville a réussi , grAce au vrai co-
mique de Francisque jeune.
Adolphine ou un Bal de Griiettes, vaudeville
en deux actes.
Des grisettes se sont réunies chez Adolphine,
leur compagne, pour travailler. Tout en faisant
marcher l'aiguille la langue va son train et la
conversa tion tombe sur l'isolement , dans lequel
les amans de ces dames les abandonnent. Sur la
proposition de Tourloure, le boute-entrain de
la société, on forme la résolution de se venger
de ces monstres. On fait une cotisation pour
fournir aux frais d'un bal <]ui sera donné chez
la vertueuse Adolphine. Mais le violon com-
mandé se fait attendre et la suite nous apprend
<|ue l'argent du bal est sorti des mains d'AdoI-
phine pour soulager unepauvre famille. Au bruit
lie cette belle action, arrivent les infidèles avec
des musiciens, le bal a lieu, et Edouard, jeune
peintre au cœur sensible et passionné pour Adol-
phine et sa belle conduite, lui offre sa main.
Mademoiselle Clarisse est une jolie griselte qui
comprend fort bien la prose et les couplets de
M. Paul de Kock. C.-R. Desp.
THEATRE DE I.AGMTE.
lolo Siraudenu , vaudeville en un acte , par
iNIM. Lauzanne et tiuslave Lemoine.
Lolo Siniudeau a deux futures, ainsi que Fin
di(pic le double titre de la pièce. Angélique est
FOLIES DRAMATIQUES;
Le Concierge du t/ie'tilre , vaudeville en ud
acte de MM. Valory et Paul de Kock.
Après avoir été cordonnière , puis comtesse,
la bonne madame KralF, ou plut<it madame
Oudry, nous est ajiparne ('sous les traits delà
concierge du tlié.'ilre. dans la pièce de MM. Va-
lory et Paul (leKoclv, «pii n'a de commun avec
celle du Palais-Royal que le titre.
Un certain M. (jrossel délaisse si femme pour
veuir déposer sa Hamiue auK pieds dune actrice
nommée Aurore, et pour |daire ii la beauté , il
paie les dettes de l'un, prête ses habits à l'au-
tre et se revêt d'une peau de singe. La concierge
furieuse de se voir préférer Aurore , se ligue
avec madame Crossel qui , feignant un amour
passionné pour le premier sujet de la troupe,
oblige son mari à s'amender, et la trnijnilité
rentre dans^le ménage. C. R. Desp.
THEATRE DU ClRQUE-OLYMPIol F."
l'ère Jean.— Les Bateleurs.— Débuidcs singes.
Avant de parler des bêles nous parlerons îles
gens, c'est très naturel, et nous procéderons par
ordre de dite. /,■ l'ire Jeun est un vaudeville
assez ordinaire de M. Ferdinand Laloue, qui est
décidément le fournisseur breveté de ce lhé;1lrr.
Les Bateleurs de MM. Poujol cl Tourneminc
nous étaient déjà connus , cl déjà le public en
avait fait justice à la tiaité. sons le titre du Pan-
quiste. Les acteurs n'onf pu sauver cette pièi«
d'une seconde chute qui était certaine.
Laissons reposer les morts et passons actuel-
lement à ceux qui présentent plus de chance de
vie. Uvspeciacle des singes se compose de trois
parties. La première nous représente différente*
singeries de la vie privée , telles que la carte à
payer, les belles manières , etc. Les deuxième cl
— u —
Iroisièmr parties nous offrent les pliases de la
vie nvlitoivc et se terminent par la prise du fort
kokoriiini. Les exercices îi feu se font avec au-
tatil de précision ipic dans la garilf iialioiiale.
Somme toute, les slinjcs sont plus i|u'e\lrai)r-
•linaires el les Ikiiuimcs plus i|irordiiiairrs.
C.-U. Di;sf.
TI1E\THK DU PALAIS UO> AL.
-V ^olliomago , revue-vaiuleville en un acte, de
IMM. Cofjniard frires.
r.oliioiuauo est une liOlise fort spirituelle et
fort amusante. Fieurez-vous un vieil éditeur
rlassitiue (|ui veut faire un aliuanach elijui n'a
rien h mettre dedans. 11 a en vain invoqtié Nos-
Ir.idamus , et il va être oMijjé de passer pour un
i'uoiaul, lorsipie U<illioma;;o,releiiu riiez M. Sé-
r'a|>luu par un ilialde de premier ordre, s'échappe
de sa prison tout exprés pour tirer noire hiininie
d"eml)arras. A la voix du maijicien viennent toitr
:i tour se faire enregistrer les ridicules qui ont
illuslré l'année 1838. Arrive d'abord L'Alouelle,
fournisseur de liéles diamatii|ues , c'est lui ipii
a iiislruil les cliiens du mont .Saint- Ijernard de
rAmliii;u , les deux iiiccons du l'alais Koyal , le
cliien Mousiaclie des Variélés, la Mclie des Folies
lliamatiques, Fane de la Porle Sainl-Marlin, et
eutin les singes qui font actuellement fureur au
Ciripie Olympique. A L'Alouette succéda Coeo-
Lavioletle, haliilant le Paris souterrain; il vient
avertir M. le préfet de police que des batail-
lons immenses île rais sont orsjanisés et menacent
sans cesse la tranquiUilé dis liabilans; ce sont
«■ux ;qni ontjfait renchérir le pain en cliippaiit
:îO),00.' hectolitres de farine à la Halle au Blé,
ce sont eux qui ont opéré certaines arrestations
nocturnes ,[^ce sont eux enlin qui ont volé les
diamans de mademoiselle Mars. Mais ce n'est pas
tout; vient ensuite Robinson Cruzoé qui , en
cinq miiuiles, vousbàlit h ravir un opéra-coml-
(pie avec ouverture, cireurs d'ouvriers ou lic
buveurs itd libilu ')i] , duos, airs de musette, etc. ;
il y a eu vérité de quoi démonter MM. tels et
tels.
Mademoiselle Rachel, la popnlai'ité et le [jéanl
<ioliath viennent tour à lour cbeicher leur petit
paciuet;''mais Ruy-lîlasa,comme on le pense bien,
' occupé la plus larfje paît de la critique , elles
principales étrani;etés de ce drame ont été paro-
diées par Lemesnil dune manière tout h fait
heureuse^
Pliardin, qui est évidemmi'ut une contrefa-
çon du père Vestris, vient se plaindre de ce
qu'on abandonne la danse classique pour une
danse ([ui n'a paslesens commun. Heureusement
il rencontre la Gitana ipii veut l)ien danser avec
lui \,\<]nt-otle, et la toile tombe.
Levassor et Dejazet ont été ravissans , Fun
dans le rrtle de Pliardin, Faulre dans le rôle de
la (jilana ; tout le monde voudra leur voir danser
ce que j'ai lucn voulu npi>eler la garo/lt.
A. li.
UciUlC îtC6 iUoïifs.
Modes D'hommes. — Les habits de bals ou de
soirée sont à collet-s fort bas, les amjlaises étroi-
tes cléchancrées tn Y. Elles s'arronJisseul un
peu du bas. — Sesbasqnos effilées, mais cou-
pées carrément, sont doublées de soie. I
Les gilets de Casimir blanc îi petits boulons i
d'orciselés, picpiés eljiarnis de lilets roujjes, sont
fort bien portés. Les ;;ilcls à cliMe de satin noir
et ,'i boutons de jais sont éijalement à la moile;
leur éléi;anre est presqiK' toute entière dans leur
siniplicilé. Pour les i;rands bals, les (jilels de
saiiu el de velours semés de petits bouquets
brodés d'or et de soie conservent leur vogue.
Les chemises sont piissées h petits plis, Jaliois
courts, garnis de petites dentelles; manchetles
également garnies de dentelles.
Pour les panUdons, l'éternel pantalon demi-
collant en Casimir noir. Pour les grands bals,
on trouve au Ëlasu/i des chaiissiers de Paris,
rue Richelieu, 93, des pantalons de tricot de
soie noir ou blanc collans qui sont du plus bel
elîet.
1/s souliers n'ont ((ue des iietils nieuds ou
des pelils boulons d'acier. On voit aussi des flot-
tes en maroquin à semelle aussi (ine que les es-
caïqiins.
Les magasinsde Rrousse, viennent de s'enri-
chir de nombreuses étoffes de soie remarqua-
bles )iar leur nouveauté, la fraicheur,la richesse
de leurs impressions et des dessins brochés sur
le pékin; le salin, le velours, etc. Les cachemi-
res de la Curaraite, rue Richelieu, 82, ont bien
eerlainenienl aussi le premier rang parmi les
choses les plus précieuses et les jilus séduisan-
tes à offrir- L'assoitiment de ces châles, toujours
beaux, toujours de mode, toujours engrande fa-
veur pour les cadeaux dj tous genres, est aussi
complet c|ue i-eclierché dans la maison (|ue nous
citons, tu cachemire fond bleu, ou pour mieux
dire sans fond, tant il est surchargé de magnifi-
ques dessins, est vivement ennvoilé dans ce mo-
ment jiai' les visiteurs de la Caravane. A la vé-
rité, il est d'une étrangeté, d'une magnificence,
d'une beauté bien laites pour exciter tous les dé-
sirs de la haute fashion. C'est un joyau an mi-
lieu de tous les cachemires. Heureuse celle à qui
il appartiendra!
— S'il s'agit d'un cadeau à faire à une fille,
une sœur, une e/xiu.vc, vous avez près de vous
les magasins de madame Dasse**^ où vous êtes
sftrs de trouver en cet instant les modes les plus
fraîches, les i>lus élégantes, les plus convenables
à toutes les physionomies, ii toutes les habitudes,
à toutes les élégances ; et vous ne pensez peut-
être ]ias combien dans ce caileau de famille il
est (|uelqnefois à propos d'entremêler un cha-
pe.lu avec son voile d'Angleterre, un petit bon-
net avec sa Rerthe en renaissance , un petit
bord avec son oiseau, sa plume ou so n bouquet
de marabout. Tout cela sert tant ! tout cela va si
liien ! 11 en est de même pour les objets de linge-
rie : un j(di sachet que vous remidissez de mou-
choirs garnis de trois rangs de dentelles élagées
les unes sur les autres, ou bien festonnées et
brodées en or formant des jours et des dessins
gothiques comme ceux que nous avons vus chez
madame PoUet*, n'est-ce pas là encore une ra-
vissante étrenne de famille , d'amis , et plus
encore ? — >Iais, s'il vous faut un sachet jiarfu-
mé des oilenrs les plus délicates ponrrenlermer
ce mouchoir dit oriental, n'oubliez jias Laboul-
lée** et ses délicieuses essences, ses flacons, ses
bourses, ses éventails, ses sultanes brodées de
soie, d'or, et terminées par des glands.
INous ne dirons plus rien des dentelles,, cl
Violard*** est là qui vous séduit et vous attire
par toutes les productions de ses belles manufac-
tures, que doivent encourager à la fois l'amour
de la toilette et l'amour nalional.
— S il se pré|)are chez vous une belle soirée
dansante, une noce, une naissance, que sais-jei'
allez donc chercher la délicieuse robe de
moiisseline des Indes , brodée aux points
gothiques, que nous avons vue chez Mme Pa-
yan****, et (pii formerait bien la plus simple et
la plus merveilleuse toilette. Peut-être n'y scra-
tnlle plus, mais tant d'autres jolies choses sont
aninès! tant d écherpes! tant de fichus! tant de
mantilles de tons genres! de petits bonnets jolis
pour le lever, jolis pour s'habiller, jolis même
pour se coucher.
— Maintenant à des goûts plus élevés, àee(|Uc
hommes et femmes, jeunes et vieux, artistes et
grands seigneurs, aiment avant tout, plus que
tout, au-delà de tout : les bromes d'art, les
bronzes tels qu'on les trouve chez Debreaii, ra-
vissant assemblage de sujets les plus opposés, el
tous produits par les plus grands talens, et tons
également recherchés pour orner un ' cheminée,
une étagère, une table de salon. Une garniture
en bronzes d'art est surtout aujourd'hui le
type d'une cheminée à la mode ;
On doit d'abord se figurer une cheminée prise
dans les salons de la plus haute l'ashion, el sur
celle iheminée on verra que la mode et le goùl
ont placé le Lion de Barye, la INégresse de Pra-
dier, le Uanseiu- napolitain de Duret. Voilà le
cachet d'un luxe distingué ; luxe qui d'ailleurs
peut se reproduire en diminutif par lescharmans
modèles (jne nous offre M. Delireau, el uni tons
ont leiu' vogue, leur réputation dans le monde
et dans ks arts.
— A(iueli|iie chose de bien beau encore, de
bien recherché , de bien aimé partout, aux
tapis, ce premier élément de tout luxe , cet
accessoire fondamental de tonte élégance !
Le tapis est aussi indispensable à un beau sa-
lon que la rivière limpide est nécessaire au
paysage d'une belle campagne. Le tapi^ esl ce
qui fait ressortir on peut dire les meubles et les
femmes. H jette du luxe sur toutes les simplici-
tés; il répand de la distinction dans l'apparte-
ment le plus modeste; il donne à la démarche
qnehiue chose de moelleux, de silencieux, un
charme tout oriental, un attrait qui semble ap-
partenir à ces femmes de distinction et d'élé-
gance, dont les pieds ont été faits pour ne jamais
toucher la terre.
Aux magasins des Deux Mérinos donnons
donc un nouveau triomphe aujourd'hui ; car ils
sont remplis des plus riches lapis auxquels l'Au-
busson, la Savonnerie, la Moquette prêtent leurs
noms si recherchés.
( Petit Courrier.)
ïîrmif île cinq jours.
?A DECEM15RL. — En vertu d'un arrét^j du
préfet de la Seine en date du 27 décembre 1 830,
une enquête vient d'être ouverte sur le projet de
tracé définitif du chemin de fer de Paris à
Rouen, au Havre et à Dieppe, pour ce qui con-
cerne sa traversée dans les cumniiinçs de La
— 15 —
Cliapcllo. Sailli-Denis et Epinay, département
de la Seine.
Cette enquête durera huit jours.
— M. Dupiich , évé(|uc d'Alger, est arrivé à
Rome le 1 i décembre, lia été reçu dès le lende-
main par sa sainteté , àlaiiuelle ila expliqué .les
plans i|tril compte niellrc h exécution pour la
|)r()p:i;)alion de la foi dans l'Algérie. M. Dupuch
devait partir dans les derniers jours de décem-
lire pour Toulon, et de là se rendre directement
à Alger.
— Un rasseml>lemenl lumnllueux, composé
d'un grand ùomlire d'habilans de Cadillac, s'est
porté dans la joiM-née davant-hicr à la mairie
dans le but de faire prononcer pav le maire l'a-
bolition d"un droit d'oclroi (pi'ils prétendaient
Injuste. M. le maire était absent et les perturba-
teurs ont pu, à ce qu'il parait, pénétrer dans
rHiUcl-dc-ViDe- Nous apprenons que M. le pro-
cureur du roi et M. le juge d'instruction sont
jiarlis hier matin pour Cadillac, accompagnés
d lin piquet de troupe de ligne, |)our faire réta-
blir l'ordre.
pi^ — M. .loseph Berchonx, chevalier de la Lé-
gion-d'Honneur, auteur de la Gax/ro/ioniie et
de plusieurs antres poèmes, est mort à Marci-
gny( Saône-et-Loire), le 17 décembre 1838, âgé
de 7S ans. 11 était né ii Lay, département de la
l.oire.
— L'Annoricai/t,lourn:i\ de Brest, rapporte
qu'un malheureux ayant subi une condamnation
au iinwnt Saint-Michel, se trouvant lilféré, était
venu à lîrest chercher de l'oecuiiation. I\e pou-
vaiil s^'n procurer et réduit à la dernière misère,
il sollicita une admission à l'hospice et ne put
rohtenir. Ne voulant |>as voler, il se décida, au
moijient du passage d'une voiture, à tirer son
sabot et à se faire écraser le pied sous la roue,
alin de rendre son admission certaine.
L'Armoricain, qui est le journal de l'auto-
rilé, dit cei)endant en terminant son récit .a Hon-
neur à l'homme, quel qu'il soit, qui a le courage
de se mutiler pour échapper au vice ! Mais com-
bien (le semblables déterminations aecusenl l'é-
tat actuel des choses !
— Caroline Lreporati, née à Parme et en ce
moment à Paris, a aujourd'hui vingt-un ans-
Elle est hante de trois pieds ; enceinte et à la
veille (le faire ses couches, elle manda plusieurs
médecins. Le docteur (iros-,lean, l'un des méde-
cins de la société gratuite d'accouchement , se
chargea de l'opération. Elle eut lieu en présence
de MM. P. Dubois, Roux, Rruguièrcs, Rertaull,
etc. L'accouchée fut quarante -huit heures en
léthargie. Pendant ce temps riiabile docteur dé-
livra Caroline d'un enfant niMe, |irsant cinq
livres. Cet enfant vécut queh|ues heures. La
mère, bientôt remise, est aujourd'hui parfaite-
ment portante.
1" JANVIER. — Alger, 22 .lécemhro.
Le marc'clialSalée ù M. le mitiiulre de la
guerre.
La division de Constantine s'est élablie le 15 à
Sélif, sanscoipp férir; elle a été partout très-bien
accueillie p:u' les indigènes, et aucune hostilité
n'a été commise contre elle. Le général tialbois,
après avoir t'ait reconnaitre l'aulorilé du kalifat
lie la iMéjana, est rciUrc à Milah.
— On lit dans le Belge :
« On nous assure que la bancpie de Relgiq^ie
échangera des billets au i>ortenr à dater du 31
décembre. »
— Unelellrede Rome, en date du 18, donne
des nouvelles de la santé de M. le cardinal i'eseh:
«Sansélre aussi malade qu'on le disait à Lyon,
écril-on. Il est pourtant dans un état d'alfaiblis-
.seinent très grand ((ui laisse toutefois ses faeultés
intellectuelles parfaitement intactes, mais lui
fait envisager et prévoir sa fin prochaine. Il est
toujours très occupé de sa magnifique galerie
de tableaux. Il nous disait il y a trois jours :
« Ma galerie était ma joie et devient mon tour-
ment, car II faut s'en séparer et ne i)liis penser
qu'à l'élernilé. Mon plus grand désir aurait été
de la donner à la France. »
» On est généralement convaincu à Rome que
si le gouvernement français rayait le cardinal de
la liste de proscription qui pèse sur lui comme
membre de la famille Bonaparte, il léguerait ses
tableaux à la ville de Lyon. Sa galerie est cer-
tainement une des plus riches et des |dus consi-
dérables de Rome.»
— La caisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che 30 et lundi .SI décembre 1838, de 2, -M 3 dépo-
SdUs, (lontaGO nouveaux, la somme de 37S,'K;fif.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de 425,000 fr.
Il y a loin de ces demandes, qui ne sortent pas
de la proportion habituelle à celle éjioque de
l'année, aux millions dont on avait parlé.
— Le conseil d'état tout entier a.ssistait à la
délibération sur l'appel comme d'abus relatif à
l'évéque de Clermont. Un seul membre était
absent, c'était M. Gisquet.
— Edwin Jones vient d'être jugé aux assises de
Westminster, pour le vol qui lui était imputé,
et connnis par lui dans le palais de la reine.
Le défenseur a repré.senlé son elietit comme
une jeune imaginaliou séduite par des leciurcs
romanesques. L'argent trouvé dans sa ]ioche n'y
était ijueiiour prouver aux camarades de son
âge qu'il avait vu le palais de Buckinglinm. Le
jury, après qiieb|nes minutes de déliliéralion, a
acquitté le prévenu.
2.— L'Académie Française, dans sa séance du
jeudi -27 décemlire, a nommé M. Ennnanuel Du-
paly, directeur, et M. Nodier, chancelier.
— Il a été imprimé à Paris, <lans le cours de
1838, savoir :
(i,G03 ouvrages français, latins, grecs, italiens,
allemands, anglais, polonais, espagnols, portu-
gais , etc.
'J7() estampes cl lithographies.
173 plans et cartes ijéographlques.
Enfin plus de 1000 ouvrages de musique.
— Le Courrier de l'Isrrn rapjjorte le fait
suivant sous la date de Grenoble, i9 décembre :
« Jeudi dernier, un voyageur prit place dans
une des voitures qui font le service de Lyon à
«irenoble. Pendant la première partie de la roule,
cet individu ganla un silence obstiné i|ui se
coiUiiiua lorspic la nuit vint liitcrroiniire les
causeries des autres voyageurs. Le matin chacun
reprit sa position de la \ cille; .seul, le silencieux
inconnu n'avait pas cessé de faire reposer sa
teic sur l'épaule d'uucjeuuc femme, sa voisine;
I celle-ci atlendit le grand jour, en supportant ce
j fardeau incominode. Mais (piel ne fut pas S)n
effroi lorsfjii'ellc s'aperçut que la léte qui s'ap-
puyait .sm- elle était glacée, et que les veux de
l'inconnu étaient mornes et hagards. A "ses cris,
les voyageurs s'enq)iessèrenl autour de l'in-^
connu , mais Jeurs efforts fineni vains, il élait
mort. «
— Voici l'état exact des voilures publiques ei
particulières qui sillonnent chaque jour les rues
de la eapiide, en menaçnnt à tout instant la vie
des piétons.
Cabriolets, coucous, fiacres, diligen-
ces, omnibus, " 20,000
Haquets, camions, tombereaux, char-
reues,elc. 3.-j,(,o
Voilures à quatre roues de remise et
bourgeoises, qqq-)
Total. 01,000
En 1813, ce chifi^re ne s'élevait i)as à 15,000.
— Les repré.senlalions an Café-Spectacle du
boulevard !5onne-\onvelle , où va être élabK
le Vauileville , ont ressé depuis lun.li. Les ou-
vriers ont commencé les travaux. On dit (jne la
salle sera aussi riche que coquette, et appellera
le monde élégant. Elle .sera petite, mais elle sera
pleine et la caisse aussi. On prépare beaucoup
d'onvi-ages nouveaux.
^ Il n'est bruit que des alhléles qui se mon-
trent depuis quelques jours k la Port* St-M«rlin.
Ces hamiwes extraordinaiies déjiassfnl de beau-
coup en force, en agilité, en grj'^ce, ioui ce qu'on
a vu dans ce genre jus(|u'à ce jour, ll-ehelle
d'honuncs, établie sur toute la distance du cin-
tre et i\n plancher de la scène ,32 pieds), est
faite à elle seule pour altii-er tout Paris.
3. — 11 vient de paraître à Varsovie un almi-
nach publié par ordrede 1 empereur Nicolas, on
la Belgique ne figure poinlcoinine puissance eu-
ropéenne. On n'y l'ait rueiine mention du ma-
riage de la princesse Louise avec le roi l.éopold
(luoique les mariages des princesses Marie et Hé-
lène y soient fidèlement relatés. Si doua Maria el
Christine y sonl i|nalifiées. del'une reine de Por-
tugal el l'aulie île régente d'Espagne, en revan-
che Isabelle II n'y obtient que le litre d'infenle ;
il est vrai (|uc litre de roi n'esl pas accordé ii don
Carlos. Quant à Louis-Philippe, on le désigne
sous le nom de roi, mois on a soin de faire ob-
server, dans l'énuméralion de la branche ainée
<les Bourbons, que Charles \ el le daupliin oui
abdiqué en fttveur du duc de Bordeaux sens le
nom de Henri V.
— Cet hiver s'annonce en Russie comme relui
de 1812. Aucommencemenldedécemhre le froid
était de 2 1 à 22 degrés dans les provinces du Cau-
case. ;
— Le comie rascher de la Pagerie a épousé,
le -J7 du mois deriner, ,i Augsbourg, mademoi-
selle Caroline de la Pagerie.
— Le 10 décembre est arrivé à Rome, avec
une nombreuse suite, legrand-dnc Alexandre ,
fils aine de l'empereur de Russie el héiitierdii
irOne. Le prince est descendu au jialais Ode.<oaI-
elil, qui est occupé par le prince Potcmklu . en-
voyé extraordinaire el minislrc plénipolentiaire
de Russie prés le .Saint-SIége. Le lendemain le
jcuuc piiuce est allé au \ alicau visiter k Saim-
— 16 —
Père, qui l'a a' -ueilli avec les égards dus à son
TltUC,.
— Leshabitans du Limbourf; et du I.uxem-
boi ri;ont ouvert une souscription pour frapi>er
des niril.iillcs dcstini'cs à MM. de Moniale mberl,
de Mt'Tode et Dumontier. Le Belf/e annonce
qu'une médaille, destinée ?i Hélrir la conduite
du comte de Quarré, sénateur du Luxembourg,
qui a adhéré au morcellement, sera frappée.
« Cette médaille , dit le Belge, sera en bronze
et portera sous l'effigie, ces mots : L'n infâme!
et sur le revers ; Lf.s Li xii.MiiOLUf.EOis a leur
SÉNATEUR LE COMTE DE Ql ARRÉ, 1838. »
— Un ouvrier nommé Hayward, est mort mer-
credi dernier, h l'âge de 74 ans. Cet homme i)a-
raissait si dénué de tout, qu'il se refusait les
choses les plus nécessaires à la vie : en dix ans
il n'a brillé quetroispaquetsdechandelIes.il
évitait avec le plus grand soin toutes les femmes
qu'il rencontrait. On a trouvé dans la paillasse de
son grabat une somme de près de 1 ,000 liv. sterl.
(Jô,«'00 fr.j , en gninées et en souverains d'or,
Viliés dans de vieux morceaux de linge. Comme
il est mort ab intese.vp, cette somme reviendra
à deux neveux qu'il avait et qu'il ne voulailja-
mais voir.
4.—^ amélioration qui s'était manifestée dans
la santé de la princesse Marie, duchesse de Wur-
temberg, ne s'est malheureusement pas soute-
nue. Ce matin, ld>. MM. ont reçu des nouvelles
inijniétantes qui ne permettent pas que la ré-
ception annoncée pour ce soir aux Tuileries ait
lieu. Dansla journée, des billets d'avis ont élé
répandus dans Taris, alin d'éviter un déplace-
ment inutile aux personnes qui devaient y as-
sister.
— M. Lepavee, missionnaire lazariste à Smyrne,
vient d'arriver à Paris avec deux jeunes per-
sonnes qui veulent entrer dans la communauté
des sœurs de la Charité. Toutes deux sont Grec-
ques, mais d'origine persane. L'une d'elles parle
très bien le grec, le turc, l'italien et le français.
Elles doivent, après leur noviciat, retournera
Smyrne pour y former un établissement de
sœurs de la Charité.
11 a été déclaré au tribunal de commerce
de la Seine, pendant le cours de l'année 1838,
443 faillites dont les divers passifs s'élèvent à
environ -25 millions de francs. En 1837, les fail-
lites s'étaient élevées à 510 avec un passif total
de 27 millions.
— On lit dans le Commerce :
INous avons appris et nous annonçons avec
I plaisir que les paiemens de la fin de l'année se
sont très bien faits. Aussi remarquait-on aujour-
d'hui plus de confiance dans les opérations
d'escompte. C'est une situation qui ne peut que
s'améliorer.
— Le théâtre de la Renaissance ne donnera ,
pendant ce carnaval, que six bals mas.qué$ ;
mais il se dispose à y déployer un luxe des plus
distingués : fleurs, dorures et lumières , or-
chestre et costumes, tout rappellera les plus
belles nuits de Ridotto à San Carlo et à la Fe-
nice. La direction de Ventadour, profitant du
vaste espace qui comprend l'enceinte de ce mo -
nument, a réuni la scène à la salle par un
décor ^merveilleux de richesse , et la salle au
foyer, par un escalier qui remplacera les loges
de face.
— BALS MUSARD. — Samedi, 5 janvier, pre-
mier bal dans la salle Vivienne. Les bureaux
ouvriront à 11 heures; les voitures arriveront
par le boulevard et partiront par la place de la
Bourse. Les bals se renouvelleront tous les sa-
medis, et, à partir du 16 janvier, ils auront lieu
tous les mercredis et samedis.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
9, Rue Vivienne.
Ci-deran/ rue JSeuve-Sl-Mnrc , 10.
Etrenneis . papier» de luxe, afsrendas et nouveautés.
t 'j.\z\t ^khh >f-yw >■ 1 <i^* =*T¥H
PoT\RU, pharm.. me Si-Honoré, 271. Guérissent toux, calarrl.is,a ■' -
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par feu Hégésippe Moreau. — Poésie :
L'orient en 1839, par Méry.— Une danseuse
EN 1740, par AI. Amédée Aciiard. — Un re-
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France. — Revue dramatique : Opéra-Comi-
que : La Mantille. — Revue de cinq jours.
ÉTAT DES PAYS
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d'après les voyages réoens des Anglais.
Le pays des Af(;lians, la grande Boiilvharic el
le Kiiorrassan séparent l'Hindoustan de 1cm-
pire russe. Ils furent partiellement visités par
Elphinslone et par Fra.ser ; MM. Stii liin;, Co
noUy, Buriics et CcranI les ont traversés sur des
routes dilïércntes, et nous eu ont donné les iti-
néraires. La lioukharie el l'Afghanislan sont
d'autant plus intéressnns pour le naturaliste.
que leur aspect est plus nionlaijncu.\. Les moiils
Brahouï séparent l'Afghanistan du liassin de
l'indus; l'Hindou-Kosch elle Paropamistis for-
ment entre le dernier pays et la Boukharie une
barrière redoutable qui s'abaisse en se prolon-
geant à l'ouest dans le Khorassan, jusque veis
les bords de la mer Caspienne, où elle se relève
de nouveau. Ces montagnes se composent d'un
certain nombre de chaînes parallèles, que l'on
franchit par une suite de cols d'une grande élé-
vation, et que de hautes vallées séparent les unes
des autres. La neige encombre ces vallées pen-
dant six mois de l'année. M. E.Slirling se ren-
dit d(î Tehran à Attock par la voie d'Astrabail,
Niscliaiiour, Mesehed, Schurruks, Merouchakh,
Muzar (près de Baikh), khouloiim, lîaniian, Ca-
boul et Peschaoïir. Ce voyage s'effectua pemiant
l'hiver de 1828 à 1829.
Les défilés d'Astrabad à Shabroud ( rivière du
roi) sont fort élevés ; la route est coupée et diffi-
cile; les montagnards, pauvres, courageux, et
aguerris par la nécessité de combattre sans re-
lâche contre les Turcomans. Ue nouvelles mon-
tagnes séparent N'ischapour de Mesilied. La
route directe d'Hérat à Caboul offre des dangers
qui en écartent les voyageurs , et cmpéclieiU
même de trouver des guides qui la connaissiMit.
Celle d'ilérat h Candahar olïrc moins de dilli-
cullés; mais les montagnes qui la bordent au
nord servent d'asile à des tribus adonnées au
brigandage. De Peschaour à Caboid, M. Biirncs
eut à franchir une série de déhlés, et, fréipicm-
mciit, la roule se trouvait encaissée entre des
parois de rochers de 2,000 pieds de hauteur;
mais les délilés les plus élevés se trouvèrent en-
tre Caboul et Balkh. En escaladant le col de
Ounna, il rencontra de la nei;;e avant d'atteindre
le sonuiut, élevé de 11,000 picils anglais. En
suivant la base des pies de kohi-liaba ^IS.OOO p.)
il arriva au col Iladjigouk, dont la hauteur est
de 12, iOO pieds. Quoique l'on filtau T2 ilii mois
de mai, la neige élail eniore asse.r- ferme pour
porter les chevaux ; le thermomètre marquait i
^^ degrés 1. au dessous du point de congélation.
A|irès le col d'Hadjîgouk (Hajeeguk , on [lar-
vienl à celui de Kalou (Kaloo) plus élevé de niilla
pieds; le chemin, bordé de précipices effrayans,
était trop dangereux pour le suivre à cheval. Les
habitansde ces montagnes restent, pendant six
mois, confinés chez eux par des neiges qui les
couvrent; mais quoiqu'ils vivent souvent à une
hauteiM- de 10,000 pieds au-dessus de la mer,
ils ne sont pas sujets à avoir des goitres. .\près
une marche pénible, le lieutenant Burnes par-
vint à Bamian;maiseene futquepliLsieursjoiirs
après qu'il sorlit des montagnes , enlre les-
quelles serpente une vallée souvent étroite, en-
caissée de rochers semblables à un mur de
3.000 pieds de hauteur. La ville de Caboul,
qui luiservit depoint de départ, se trouva être
élevée de 6,000 pieds au-dessus de la mer. et
celle de Balkh, placée au nord des montagnes, à
1,800 pieds s'^uleraent. M. Slirling, qui suivit la
même route au cirur de l'hiver, en sens in-
verse, compte plus de vingt Jours de marche
dans les montagnes. 11 n'en faudrait que quinze
par une autre route, située pins à l'est, mais im-
praticable en été et semée de dangers innombra-
bles. Elle fut suivie par une division de l'armée
de .Schakh Nadir , lorsqu'il envahit le Caboul,
alors soumis à l'empire mogol. Baber, fondateur
de cet empire, a laissé des mémoires oi"l il décrit
cinq autres routes au travers de la chaîne de
l'Hindou-kosch.
Les pays qui nous occupent avaient, dans
l'antiquité, une grande réputation de richesse.
On les désignait alors sous 1rs noms de Mar-
giane, de Bactriane, de Sogdiane. d'Arie el de
Paropamise. r.actra, >Iaracanda .Samareande),
AiUioohia Margiana étaient jusicmeni célèbres
pour leur commerce el l'admirable licondilé de
leur sol. Baclra. séjour de Zerdoucht Zoroastre)
fui, pendant un grand nombre de siècles, le
siège principal do la religion des Mages. Aniio-
chus, roi de Syrie, enveloppa de murailles le
district enlicr d'Aniiochi.i Margiana pour le
mettre h couvert des incursions des nomades du
'- 18
1 i»^— ^»^— 1—
tlcsert ; les fruits qu'on }• recueillait étaient d'un
goiU cx(juis et dune yrosseur considérable.
Au nioyen-àije, le nom de Bactra a fait place
à celui de Bulkli, la Soydiane se nomme Mauer-
el-Nahr et Fernanab, et le Khorassan a remplacé
la Margiane et la Tarlliie; le Khowaresm ( Klia-
rizme), enfin, figure dans l'histoire. Mais le sol a
conservé sa fertilité; ses industrieux luiliilans,
agriculteurs laborieux, de race persane, pullu-
lent encore plus, sous les califes , que sous le
gouvcrnfment des Partlies. Plus de i,20()
puits remédient au nianq\ie dVau dans le Kho-
rassan, et cette province se couvre de villes sans
nombre, parmi lesquelles Tous, Mesched, et sur-
tout iMschapour, lierai et Hlarou (.Uexandria
Wargiana, maintenant Merveî passent jjour avoir
égalé les capitales les plus llorissantes de l'Eu-
rope. Mschapour ornait une des plus belles val-
lées de la Perse. l>alkh , la cite la plus an-
cienne du monde, au dire des Asiatiques, et la
mère deg villes de P Orient, tlorissait dans un
pays que fertilisaient dix-huit canaux tirés d'un
grand réservoir dans les montagnes. Les noms
de Samarcande et de Bokhara étaient devenus
synonymes de richesse et de splendeur.
Tout le pays compris entre lOxus et les mon-
tagnes du Khorassan porte actuellement le nom
de Turkestan, étant habité par un grand nombre
de tribus turcomanes qui se sont partagé le dé-
sert et uneportion du Khorassan. CesTurcomans
vivent en partie de l'éducation de leurs bestiaux,
et en partie de la culture du sol qu'ils ont ac(|uis
sur les Persans. Quelques particuliers possèdent
jusqu'à 700 chameaux, .5,000 moutons et chè-
vres, 200 jumens et plusieurs P0«« d'argent. Ils
tiennent leur argent et ce qu'ils possèdent d'ef-
fets précieux dans de grandes bourses, faites de
la peau du cou d'un chameau. On les divise en
Turcs Tcharwars (nomades) et en Turcs Tchou-
mours (sédentaires). Les premiers élèvent une
race de chevaux (argamaky renommés pour letn-
vitesse et [lour leur vigueur extraordinaire. Les
Turcomans reçoivent l'investiture de leurs terres
et de leurs pâturages du schakh de Perse et du
khan de Khiva, selon la proximité où ils sont de
l'un ou de l'autre de ces pays; mais leur obéis-
sance est purement nominale, et, appartenant à
la secte des Sounnites, ils ne se font aucun scru-
pule d'enlever un grand nomlire de Persans
schiites, qu'ils vendent aux marchés de Khiva et
de Bokhara. De sorte qu'un l'ersan d'Astrabad
ose à peine s'aventurer à ([uebjues lieues de
cette ville sans l'escorte d'un Turcoman, qui, S
son tour, n'oserait venir à Astrabad sans un sauf-
conduit.
Schakh Abbas, voulant neutraliser la puissance
railles et leurs tours, les villes deviennent cha-
que année la proie de quelque nouvelle bande
de pillards; chaque année voit combler et dis-
paraître des centaines de puits , espoir de l'agri-
culteur et du voyageur.
Schurruks, IMerochnket Bala-Mourghah sont
réduites a des forts entourés de camps turco-
mans. Si iMesched doit à sa sainteté d'avoir con-
servé quelque importance. Tous et Balkh n'of-
frent plus que des monceaux de ruines. De tous
côtés, en traversant ce qu'on appelle maintenant
le désert entre l'Oxus et les montagnes du
Khorassan, le voyageur est frappé de la multi-
tude de villes , de châteaux, de villages, de ci-
ternes et de caravanséraï en ruines , sur les-
quels la tradition ne peut pins donner aucune
information , mais où l'on trouve une grande
quantité de monnaies anciennes.
Pour concevoir comment un changement aussi
grand a pu s'opérer dans ces pays, jadis riches et
populeux, il suffira de tracer, en pende mots, le
tableau des principales révolutions dont ils ont
été le théâtre. Les Arabes y apportèrent la reli-
gion de Mahomet , sous le règne des califes
Omeyades, Yézid et Walid, entre les années
C80 et 71 1 de notre ère. Le bassin de l'Oxus était
alos habité par des peuples sédentaires et agri-
culteurs, de la même race que les Persans. Au
nord-est, le pays non moins fertile de Ferganah
formait une principauté turque , dans le bassin
deSzir-Déria.La nation turque habitait, encore
au delà , les plaines élevées et les rochers de
l'Altaï, jusqu'aux bords de l'Irtich. Les uns
étaient nomades, possesseurs d'une nombreuse
c.ivalerie ; les autres exploitaient pour leurs
maîtres les mines de l'Altaï. Ces maîtres étaient
les tribus , alors innombrables , des nations
hunniques ou mongoles , qui parcouraient le
plateau central de l'Asie et les plaines de la
Alongolie. Plus tard, elles refoulèrent les Turcs
a l'occident.
En 750, Ja race d'Aboul-Abbas remplaça sur
le trône celle d'Omeyah ; Bagdad devint la rési
dence de ces nouveaux califes. Mais l'enthousias-
me et le dévouement qui avaient causé les suc-
cès des Arabes , s'élcignant peu h peu, firent
l>larc à la mollesse des califes et à l'ambition de
leurs lieutenans. Talier se icndil indépendant
(813 ) dans le Khora.ssan , que ses descendans
gouvernèrent jusqu'à 872, pour le- bonheur des
peuples. Les Soffarides leur succédèrent, et
dominèrent dans toute la Perse centrale. Ce
démembrement de l'empire des califes excita les
Samanides, la plus pauvre des tribus turques,
à s'emparer (874) des pays situés au delà de
l'Oxus; plus tard, ils franchirent ce fleuve avec
des hordes turcomanes, introduisit parmi elles dix mille cavaliers, et se rendirent maîtres du
une tribu de Kourdcs transplant s de Ij Frontière
occidentale de son emi)ire. Cette tactique a si
peu réussi, que ces Kourdes ne sont pas actuel-
lement les ennemis les moins dangereux des
Persans.
Les Hazaris forment une autre nation de hri-
gands sauvages, cantonnés la plupart dans les
montagnes du Khorassan, et dans les lieux les
moins accessildes entre Caboul, Héral et Balkh.
Des bords de la mer Casi)ienne aux rives de
rindus, les moindres villages sont entourés {de
fortifications, derrière lesquelles les malheureux
Khorassan , qu'ils gouvernèrent pendant dix
générations. Le célèbre Avicenne vécut à leur
cour. L'arrivée de plusieurs centaines de mille
de leurs compatriotes (!I80) assura la domina-
tion des Turcs dans les pays de l'Oxus et du
Szir-Déria, qui jiorlèrent dès lors le nom de Tur-
kestan.
Thogroul-Bek, petit-fils de .Seidjouk, fut le
premier sultan des Turcs Seidjoucides, qui do-
minèrent avec éclat dans l'Asie occidentale pen-
dant un siècle. Il vainquiH1038), à Zendekan ,
Masoud, sultan de <ihazna. Son neveu, Alp-Ars
paysansae SOBlpastu sûreté. Malgré leurs mu- I lau (brave lion), parcourut la Perse en vainqueur,
fit trembler sur son trône le calife de r)agdad,
et fit prisonnier (107 1) l'empereur Romain-Dio-
gène, dans une sanglante bataille. Il eut pour
successeur son fils Walek-Schah , surnommé
Djelaleddin ( la gloire de la foi), qui vainquit
(1072) auprès de Tous les princes ses compéti-
teurs. Joignant aux talens militaires de ses pré-
décesseurs l'amour des arts, de la paix et des
lettres, Malek-Schah fit, pendant vingt ans , le
bonheur de ses sujets. Mschapour, Rey et Ispa-
han furent des cités royales. Marou possédait le
tombeau d'Alp-Arslan. A la moi t de Malek-
Schah (1092) , la Perse, avec Moussoul, passa à
son fils Barkiarok, mais le Kernian, la Syrie et
l'Asie - Mineure furent démembrés en faveur
d'autres princes de la race de Seidjouk.
Les sultans turcs de Kharizme régnèrent dans
la Perse orieniale, le Khorassan e! leTurkesian,
pendant toute la durée du douzième siècle. Ma-
rou fiitleur capitale ; leurs richesses étaient im-
menses, et 400,000 combatlans marchaient sous
leurs drapeaux. Mais la félicité de ces contrées
touchait à son ternie. A mesure que les Turcs
avaient quitté les solitudes de l'Altaï pour s'éta-
blir sur les rives de l'Oxus, les peuples de race
jaune ou mongole avaient suivi leurs traces vers
l'occident. Réunis sous les ordres de Djinghiz-
Khan, ces peuples barbares attaquèrent (1218) et
délirent Mohamed et Djelaleddin , les derniers
sultans de Kharizme ; ils se jetèrent , comme
l'Ange de la mort , sur ces contrées naguère si
Horissantes. Un million trois cent mille person-
nes périrent dans Marou , 1 .(500,1 00 à Hérat , et
1,747,000 à Mschapour; Balkh fut détruite.
Deux cent cinquante ans plus tard, Timour et
ses Tatares assouvirent encore leur rage sur ce
malheureux pays. L'affaiblissement où tomba à.
son tour la nation Inique, par suite de tant de
guerres et d'émigrations, ouvrit enfin le Turkes-
tan à l'établissement permanent des peuples
mongols. Les Ouzbeks, branche de celte race
sauvage, s'emparèrent , en 1500, des pays que
les Turcs abandonnaient pour se trans|)orter en
Perse. Ils forment actuellement uneportion con-
sidérable de la population de la Boukharie, du
Kharizme et du Turkestan ; ils donnent dessou-
verains à ces pays ; ils y occupent tous les em-
plois , et ohtienncnt même le gouvernement de
plusieurs des districts du Khorassan encore sou-
mis à la Perse. De tous les peuples mongols , les
Ouzbeks ont le plus dérogé à leurs mœurs pri-
mitives , en embrassant la religion de Mahomet,
et en sélablissant dans les villes de la Grande-
Boukharie; mais ils n'y ont pas, comme les Turcs
Samanides el Seidjoucides, adoucil'âprelé natu-
relle de leur caractère.
M. Arthur Conolly, lieutenant au servie; de
la Compagnie des Indes, quitta r.^ngleterre, au
mois (l'août de l'année 1829 , et, traversant la
Russie, les pays du Caucase el la Perse, il arriva,
en avril 1830, à Astrabad, à l'extrémité de la mer
Cas()ienne. Il voulut se lendie à Khiva, mais la
perfidie de ses guides l'obligea de revenir sur ses
pas, après avoir traversé la moitié du désert ha-
bité jjar les Turcomans. Il visita jMesched, puis
Hérat. Celle dernière ville a une étendue de
trois quarts de mille carré, et peut contenir
enviion 45,000 habitans, dont un petit nombre
sont des Hindous el ciueli(ues uns juifs. Elle a
pour défense une bonne muraille et un fossé
— 19 —
in-ofonil. La malpropi-elé de la ville et de ses ha-
liilans passe loiilo desciiplion. Aux principales
rues en aboutissent de plus petites, fort étroites,
couvertesde manière à ne l'ormer que des voûtes
obscures et basses, où l'on rencontre toute es-
pèce d'ordures ; aussi ne doit-on pas s'étonner
que, sous un climat, tiu reste salubre, la petite-
vérole etle choléra exercent iiueli|uefois en cette
ville de grands ravages. Toutefois les faubourgs
et la banlieue olfrent de grandes beautés. Hérat
est bâti dans une plaine de douze milles de lar-
geur, entièrement couverte de villages fortifiés,
de jardins, de vergers, de vignobles et de champs,
au (l'avers desquels serpentent, dans toutes les
directions, de petits ruisseaux d'uneeau limpide.
La rivière lléri-roud , barrée par une digue ,
fournit de l'eau à une multitude de canaux, et
les fruits les plus délicieux récompensent les
soins du cultivateur. Le manque d'argent mit
M. Conolly dans une position très difficile, dont
il fut tiré par l'obligeance de Syud-Muheen-Shah,
négociant de Kandahar et l'un des Syuds ou an-
ciens de Pisching; cette li ibu , établie ù trois
journées au sud de Candahar, est l'objet dun
grand respect, parce iju'elle tire son origine de
Mahomet. Syud-Muheen-Shah avait voyagé dans
l'Hindoustan et connaissait de nom les princi-
paux An;;lais (jui riialiilent; il en avait reçu de
bons offices : « M. Eipbinstone avait donné à son
frère une poignée de pièces d'argent pour avoir
réponilu à quehiues questions; M. Cole, de Maï-
sour, lui avait acheté un cheval, et Hunter Sahib
lui avait fait cadeau d'une carabine ; il nous re-
gardait comme une excellente tribu, fidèle à sa
l)arole, cl, avec l'assistance de Dieu, promettait
de me cautionner, et de me conduire sain et
saufdans l'inde. »
Il remplit cette promesse de la manière la plus
honorable. Son caractère sacré et son extrême
habileté fuient nécessaires, dans un si longvoya-
ge, au travers des montagnes des Afghans, infes-
tées de biigands beloulchis et semées de forts,
(|ui sont autant de repaires pour les gouver-
neurs encore plus rapaccs que les Beloulchis.
Une maladie dangereuse retint M. Concilly hors
des murs de Candahai', (iMel'oii dépeint comme
une ville autrefois très fiorissante, mais encore
])opuleuse, et passablement fortifiée, avec de l'ar-
tillerie. Ses environs sont plus fertiles cl mieux
arrosés que la plaine d'ilérat. M. Conolly éprouva
toute rhosjiilalilé de son guide pendant son sé-
jour dans la vallée de l'isching, dont les habi-
lans, grâce à leur origine sacrée et à leur carac-
tèn^ paisible , vivent respeclés de leurs voisins
lurl)ulens. 11 visita ensuite Quetta, centre d'un
commerce considérable, qui y attire beaucoup
de négocians hindous et afghans ; on y achète des
ciievaux. Entre celte ville et les bords de llnthis,
notre voyageur traversa, avec une extrême difh-
culté,le col de llolau et d'autres défilés des hau-
tes montagnes de Kirkiekki. C'est une barrière
naturelle entie le lîeloul( hislan et le Sindy.
INous avons le plaisir d aiuumcer (jue la géné-
rosité du bon Syucl-Mulieen-Shah a reçu la ré-
compense (|uellf mérilail. Outre un graLul nom-
bre de riches présens, le gouverneur-général,
lord William lîentinck, lui offrit en prêt la som-
me de 12.5, ()()() fr., pour trois ans , sans intérêt ,
îi coiulilion que, au boni de ce leiine, d souinet-
liail SCS livres il uu c.\uiutu qui ^>ùl duiiucT une
idée de la nature et de l'étendue du commerce de
son pays. Syud-Muheen n'a accepté que .50,000 fr.
La province de Mazanderan est trop voisine
de la capitale actuelle de la Perse pour n'avoir
pasattiré l'attention des voyageurs anglais. M.
Fraser la décrivit en 1S22 ; lîurnes la traversa
dix ans plus tard. En 1830, M.E. d'Arcy Todti en
a levé une carte expédiée sur l'échelle àe-~,~,
ou un pouce pour six milles anglais. Le Mazan-
deran forme une plaine bornée au nord par la
mer Caspienne, et au sud par ime chaîne délian-
tes montagnes , qui le séparent du plateau de
Perse, élevé de 4001) pieds environ au dessus du
niveau de la mer. Les montagnes forment une
série de chaînes parallèles, dont lu largeur to-
tale est de 20 à 2-5 lieues, et dont le pic de Dema-
vend et le monl Elbourzou El liuidj (Tour de
Gardc; sont les points les plus élevés. La neige y
tombe en abondance dès le mois de seplembre,
et ne fond guère qu'en avril et en juin, gonfiant
alors, au point de les rendre im))assables, les tor-
rens qui descendent vers la mer Caspienne et
vers le plateau central delà Perse. Le mont EI-
bourz forme, au nord-est de Tehraii, un massif
h peu près inaccessible. Plus à l'est, deux passa-
ges s'offrent aux voyageurs pour descendre vers
la mer Caspienne. La hauteur en est considéra-
ble et les difficultés effrayantes ; mais ce sont
presque les seuls praticables. La première roule
mène de Tehrau à Amol par le pied méridional
del'Elbourz et du Deraavend, et s'élève à une
hauteur de 7000 pieds , auprès du village de
Iman-Zadeh-Hashim. Malgré les immenses tra-
vaux exécutés sous le règne de Schah Abbas el
renouvelés depuis ce prince, le chemin est géné-
raliMuenl exécrable, souvent impraticable pour
les chevaux, et dangereux même pour les piétons.
La chaussée de Schah Alibas, construite à grands
frais, a presque entièrement disparu; Ihumidilé
du climat, l'abondance des neiges et des plnir.s,
la violence des torrens qui descendent de ces
montagnes boisées, rendent difficile la construc-
tion des routes et nécessiteraient des réparations
dispendieuses et continuelles. Les avalanches de
terre y sont fréquentes, ainsi fine la chute dfS
rochers. Le sentier, taillé dans le Ranc des ro-
chers , n'est souvent qu'une corniche de trois
jiieds de largeur, suspendue à iuO et même à
1300 pieds au dessus du lit d'un torrent. On aper-
çoit quel(|uefois dansées défilés les restes d'an-
ciennes fortifications.
A 10 lieues à l'esl du col d'lman-/adeh-Has-
him s'élève, au pied des montagnes, le rocher
de l'iruz-Kuh (montagne victorieuse on bleue),
ilont le sommet ]iorte, ^ une hauteur de 7.50
pieds, les vestiges dune forteresse autrefois ré-
putée imprenable. La seconde route jiart de
l'iruz-Kuh , el conduit, parle col de Gudouk, à
IJalfurush et <à Sari, dans le Mazanderan. Le
sommet du col , élevé de G, 000 pieds, est encore
couvert de neige au mois d'avril. Le chMeaii du
Diable-lilanc (Div Sefid: en défend le revers
septentrional. Celte route fut suivie par Uurnes .
qui la regarde comme étant la même que l'an-
cien iléfilé des Portes Caspicnnes.
On peut se rendre de Firuz-Kuh ^ Astrabad
par une troisième roule, meilleure ipie les au-
tres, et située .'t 20 lieues au noid-esl de la se-
conde.
La gruuJc hauteur Uu pic do l>ema\cud le
rendant visible de tous côtés h une distance
considérable, il élait important d'en déterminer
exactement la hautfuret la position. « A mon
arrivée à Ask, dit M. Taylor Thomson , village
situé au pied de la montagne, à 42 milles nau-
tiques est nord-est de Tehran, je remis la lettre
et les présens dont l'ambassadeur m'avait pour-
vu ,, à la mère d'Abbas Kouli Khan, le chef du
district, alors a!)sent. Elle prit immédiatement
les mesures nécessaires pour mon ascension. Je
montai desuite àGermah, le village le plus élevé
sur le côté méridional de la montagne; il est
distant d'une heure de celui d'Ask , et jjIus élevé
de 900 pieds anglais , étant à une hauteur de
6,700 pieds au dessus de la mer. On me donna
quatre guides, dont un seul, comme je !e dé-
couvris plus tard , avait aujiaravant gravi la
montagne. Le 8 septembre 1S37 , nous mon-
tâmes pendant deux heures au dessus de Ger-
mah; mais le ciel , couvert depuis la veille, de-
vint bientôt menaçant; nous essuyâmes une
forte pluie accompagnée de tonnerre, et filmes
obligés de chercher un abri imparfait sous un
pan de rochers. Nous y passâmes le reste du
Jour et la nuit suivante, percés par U pluie et
transis par le froid. Le 9, il se trouva que la
neige, qui la veille était encore bien éloignée de
nous, couvrait le flanc de la montagne jusqu'au
lieu de notre bivouac ; néanmoins le temps étant
redevenu serein, nous partîmes pleins d'ardeur,
au point du jour, dans la confiance que nous ar-
riverions vers midi au sommet du pic.
» Sachant qu'au besoin je pourrais trouver un
abri dans une grotte qui en est voisine, je m'é-
tais pourvu d'habits pour changer, et de pain
pour quatre jours. .Mais au bout d'une heure de
marche, deux des hommes ayant refusé d'avan-
cer , il fallut abandonner avec eux les vivres et
les vêtemens. Les autres se plaignirent bientôt
de maux de tête et de palpitations au cœur; mais
je les retins à force de {woniesses et de menaces,
et nous parvinmes au sommet. L'obscurité et le
froid nous obligèrent de chercher immédiate-
ment un abri et de passer la nuit dans la grotte
de soufre, sans faire d'autres observations i;ue
celles du baromètre, l'n vent glacé de la mer
Caspienne nous surprit dans l'état de transpira-
tion où la marche nous avait mis.
» Les premiers rayons du soleil , pénétrant
dans la grotte, annoncèrent un ciel serein. J'at-
tendis, pour en soi tir, que l'air fût suffisam-
ment réchauffé; mais à peine eus-je fait quel-
ques pas que je me sentis saisi par un froiJ si
intense, que mes habits se gelèrent immédiate-
ment, el, malgré le vif regret que j'éprouvais i
laisser mes observations incomplètes, je dus,
pour sauver ma vie, descendre la montagne en
courant.
» Si deux guides ne m'eussent pas abandonné,
les vêlemens dont ils étaient porteurs nous eus-
sent permis de supporter le froi.l du sommel.
Je recommanderai toutefois irexéculer l'ascen-
sion lin Pic de Pemavend deux mois plus tôt ipic
je ne le fis. En quittant ;i minuit, nu clair de la
lune, la grotte qui est au pied de la montagne,
on peut p.nsser la journée entière au sommet,
sans s'exposer aux vapeurs dangereuses de l.t
grotte sulfureuse. »
L'itinéraire de M. James lîranl , d.ins l'Armé-
nie cl la purliou oriculalc de r.isic-.>l incure ,
•20 -'.
nous fournil rncore un moyen irapiirécioi' IV'tnl
nrtuel irunc des portions 1rs jilus imporUinIcs
de eellelij;ne, (|ui maiiilcn.inl si'parerindupnrc
liritanniciue des nouvelles provinces asinliqnes
de l'empire russe.
L'cxlension récenle du eomnieree de Trébi-
zonde nous cnjîa.ie à transcrire à entier la des-
cription qu'en donne M. lirant. « Tréiiizonde ,
située sur la crtto méridionale de la mer Noire,
fut une ville considérable parson commerce dés
l'époque de sa fondation par leslirecs, c'est-à-
dire de temps immémorial. C'est ici que Xéno-
plion atteit;nil le rivai;e du Pont-Iùixin , dans sa
retraite ilu centre de l'Assyrie, et, à moius (pic
l'aspect du pays n'ait complètement changé de-
jinis lors, la route qu'il tint pour y arriver doit
être la même que l'on suit maintenant pour
franchir les montagnes, d'autant jdns que les
neiges, dont les autres passages sont couverts,
les rcmlent inaccessibles en hiver, et c'est pré-
cisément dans cette saison que s'opérait la re-
traite des dix mille Grecs au travers de l'Ar-
ménie.
»Sons la domination des Romains, leur com-
merce avec l'Inde se faisait par la voie de Tré-
bizonde. Elle dut sa splendeur et ses richesses .^
la munificence d'Adrien, .juiy avait fait crenser
un port artificiel. La ville était grande et fort
peuplée. Malgré la double enceinte de murs dont
elle était défendue, les (Joths s'en emparèrent
sons I empereur (;alien ; ils y firent un immense
l)utm, la saccagèrent et la réduisirent en cen-
dres.
« Plus tard les Cénois y Apportèrent dlsi-ahan
les produ.-iions de l'Inde, qu'ils faisaient passer
dans leur colonie de Calfa, en Crimée, et à Cons-
tantinople. Les souverains de l'Arménie cl les
ftnbles empereurs deTrébizonde leur permirent
d établir, au travers de ces pays , une li-ne de
postes fortifiés, commençant à Trébizonde et
•••hou tissant a liayazid, sur la frontière de l'erse
<es postes étaient bfttis à la distance de 35 à -!0
mdles les uns des autres, dans des positions fa-
ciles à défendre, linc enceinte de murs soliiles
et étendus offrait une rcirailc aux marchands et
il leurs caravanes, cl des quartiers aux troupes
chargées de les escorter d'une station à l'auiic
linibout ou Pa'iponrlh (Po.nth veut dire v„
<-/mUon en arménien; et Erze-Rouin étaient
'leux de ces forteresses, et la force de leurs an-
tiennes forlih'calions atteste rimj.ortancc que
les Génois attachaient à ce commerce. Les pro-
fils diirent en tHre immenses, pour enrichir la
l•él)ul^^i<HIc après avoir défrayé de si grandes
slq>ctiscs.
» Après deux siècles de po.sscssion, les (;énois
fr'urenl chassés, par Mohamed II , de Trébizonde,
«*!t jieu après 1260- |/i7i: de Caffa et delà Crimée;
fdès lors la mer Noire fut fermée au commerce
îles Européens. Les armes des Russes et leder-
nif r traité Andrinople) l'ont enfin rouverte à
toutes les nations. L'ancienne route du com-
merce des Indes et de la l'erse est maintenant
reprise ; et <iuoiqu'il en existe d'autres plus avan-
•lageuses pour communiquer par 1 Ilindonstan,
Trébizonde demeure la clef de l'Arménie et de
la l'erse. La valeur croissante de ses imjiorta-
lionslepronvcclaireraent; en 1830, un an après
fa paix d'.VridrinopIcon y débarqua :.,ooy balles
J
de marchandises d'Europe destinées ])Our la
l'erse. Ce nombre fut quadruplé en 1835.
» On ne voit dans la ville aucune trace d'édi-
fices pins anciens que la domination des empe-
reurs chrétiens. Le nombre des églises y est très
considérable. Elle est bfttic sur le penchant d'une
colline en face de la mer, et enfermée partielle-
ment d'une enceinte de murailles flanquées de
tours, décrivant un parallélogramme. Elle est,de
droite et de gauche, limitée i)ar deux ravines
profondes remplies de jardins ondn-agés d'ar-
bres; on les passe sur deux ponts d'une grande
longueur. Au dessus delà ville s'élève une cita-
delle presi|ue ruinée et commandée par les col-
lines voisines. Faute d'un meilleur port, les vais-
seaux européens restent ^ l'ancre pendant l'été
dans une petite baie ouverte , à l'extrémité
orientale de la ville. Après l'équinoxe d'au-
tomne, les Turcs et les Européens se rendent à
l'Ialana, rade ouverte à sept milles à l'ouest.
Mais les vais.seaux anglais ne quittent jamais
Trébizonde, dont ils trouvent l'ancrage aussi
sûr (jue celui de Platana , même par les jihis
gros temps. De hantes montagnes neigeuses em-
pêchent lèvent desoufller contre la cùte; la mer
y reste souvent calme par les plus fortes tem-
pêtes, et la brise de terre se fait sentir réguliè-
ment toutes les nuits pendant l'année entière.
» Toutes les maisons possèdent une courplan-
tée d'arbres fruitiers et un jardin, qui donnent
à celte ville, vue de la mer, laspeci d'une forêt.
Elle contient de 2', à 30,000 habitans, dont 20 à
'i4, 000 musulmans; le reste se compose d'Armé-
niens et de Grecs. Les mahométans seuls dcmeu-
renl dans l'eneeinlc des murailles.
«.le m'embarquai, dit M. iii'ant, à Trébizonde
le 10 mai 1835, et côlojai jusqu'aux frontières
de la Russie un pays d'une beauté i-emar(juable.
Des montagnes de 1 ti .5,000 pieds de hauleursé-
lèvcnt immédiatement du bord de la mer, cou-
vertes (réi)aisscs forêls de cb:Uaignii rs, de hê-
tres, de noyers, de peupliers et de saules; de
loin en loin on voit de i)etils chênes, dn buis, des
ormeaux, des |rénes et des érables; le sapin
couvre les sommités les ]>!iis élevées. Il n'existe,
le long de celle côte, aucunehanlier pourlacon-
sirnction des vaisseaux ; et le gouvernement turc
proiiibaiil toute exportation de bois de con-
struction, onse borneà y fabriquer du charbon,
à construire quelques bateaux, et à approvision-
ner de bois les villes de la côte. Le jiays est si
couvert de bois et de montagnes que les grains
sont loin de suffire h la consommation des habi-
tans, malgré le soin extrême avec lequel ils met-
tent en culture tous les terrains qui en sont
susceptibles. On voit souvent des champs de blé
suspeinlus au-dessus de précipices inaccessibles
à la charrue.
«Celle côte est habitée par plusieurs peuplades
différentes; mais les Lazes étant les plus nom-
breux, on lui donne généralement le nom de
Lazislan. Ces pcuiiles marchent toujours armés
d'une carabine, dont ils se servent avec habileté.
Leur réputation de courage et d'audace les fait
recherelicr dans les armées du sultan, et pour le
service de l'arsenal de Conslantinoi)le. La ma-
nière donl ils ont défendu leur pays, en 1829,
contre les Russes aux ordres de Paskévvitch, n'est
pas indigne de celle anli(|ue réputation attestée
par .Xéuophon, et par ks guerres de Wilhridale
et de Chosroes. D'après un recensement réceiU,
on compte actuellement 18,000 hommes en état
de porter les armes dans le Lazislan, et 24,000
dans le pays voisin d'Of. Les Oflis habitent un
pays montagneux, et inaccessible en hiver; ils
ont des villes, des maisons bien liAlies, et vivent
ilans l'aisance. D'un caractère jiaisiljle lorsqu'ils
voyagent dans les pays étrangers, ils passent
pour être sauvages, indépendans chez eux, cl
ils se livrent à des querelles longues cl sanglan-
tes. On trouve le long de la côte un certainnom-
bre de villes avec des cafés et des bazars, mais
foit peu (riuibilans;on s'y rend, des villages en-
vironnans, au marché qui se tient un jour dï
chaque semaine ; mais il y règne si peu de sécu-
rité, que les marchands giecs se tiennent dam
leurs bouliques armés de fusils. »
M. lirant quitta la côle àTehoronk-.Sou, pour
s'enfoncer dans rinjérieiir; il pénétra, par le
col de Kolowah-dagh, dans la vallée d'Adjarah,
puis au district de Paschkov, et h Ardahan, dans
la Géorgie lur(iue, ensuivant la nouvelle fron-
tière tracée par les con(|iiêtes des Russes. Il vi-
sita successivement Kars, Erze-Roum, Erzingan,
les rives de l'EupIiiate et DwirRékir.
Erze-Roum, le LSheffield de la Turquie, était
remplie de boutiques d'armuriers, et l'on y em-
ployait une quantité considérable de fer de Si-
bérie et des Indes. Ce dernier servait à faire des
sabres damasquinés, d'une grande réputation.
On estimait, en 1827, sa population à 130,000
àines, nombre probablement exagéré ; cent vil-
lages florissans, peuplés surtout d'Arméniens,
élaicnt répandus ilans la plaine fertile d'Erze -
Rdurn. 'dais M. Brant, qui rempliten celle ville
les fonctions dcconsnl britannique, n'estime pas
sa |)opnlation actuelle à plus de 15,000 flmes,
aux(juel!cs s'ajoutent un grand nombre d'étran-
gers en passage. L'invasion des Russes a porté ù
cette ville un con() dont elle a peine à se remet-
tre; rémigraliondc plusieurs milliers d'.\rmé-
niens industrieux a consiilérablemcnt réduit l»
population. Plus de la moitié des villages de bi
pVd'me sonlej/fièrenidit de'serfs; les autres le
sont presiiue. Erze-Roum est siluéc an bord du
bras oeciiïenlal de l'Euphrate, auquel les Turcs
donnent le nom de Kara-sou (rivière noire).
L'eau y entrain en é!)ullilion à 20i.° du thermo-
mètre de Fahrenheit, cela indiijnerait (ju'eile
se trouve à 7000 pieds anglais au dessus du ni-
veau de la mer; mais, par une série d'observa-
tions baroinélriques, faites au mois de décem-
bre 1830, M. Urant fixe celte hauteur entre
.3000 et 5300 pieds. Le véritable nom de cette
ville est Arze. Les Turcs l'appellent Arzc-el-
Roum (Arze chez les Romains), contracté en
Arze-Roum ou Erze-Roum. Sa position lui a
donné une grande importance commerciale et
militaire dès le temps de l'hégire. Elle est en-
core en partie environnée d'un mur flan(|né de
tours construites par les Génois. Un chfileau fort
la défend ; mais une grande partie de la ville est
située hors de l'enceinte des murailles.
Les ravages des Konrdes et l'invasion des
Russes ont contribué ;» ruiner et à dépeupler
l'Arménie. Toute la iio|iulation mnsubnaiie émi-
gra des villes occupées par ces derniers, et ceu.x.
qui revinrent trouvèrent leurs habitations démo-
lies ou incendiées; tandis que la poimlation
arménienne , habituée à considérer les Rufises
■21 —
comnie leurs libres, et rempcreur comme leur
souverain n;itiirel, ayant pris les armes à leur j
approche, se trouvèrent trop compromis pour
attendre le retour lies Turcs. Ils suivirent l'ar- j
mée russe dans sa retraite, et laissèrent le pays
privé (le ses haliitans les plus lal)orie\ix. Le dis-
trict ou saiidjakde Pasclikov fut occupé par les
Russes jusqu'à la fixation délinitivc des fron-
tières; tous les villages y furent détruits pendant
l'occupation ou h l'époque de la retraite. Ils
n'ont laissé que 70 maisons habitées à Ardahan,
qui en contenait auparavant 300. Kars était une
ville importante de 30, à !0,O0O âmes, défendue
par plusieurs enceintes de murailles, et par une
citadelle construite par le sultan Mourad III
(Amurath).Elle fut prise d'assaut par Paskéwitch,
et n'offre plus !;uère maintenant qu'un monceau
de ruines, habitées par 150e à 2000 familles. On
en peut dire autant de l'ancienne forteresse
iiénoise d'Hasan-Kaléh.
La population de la frontière septentrionale
se compose de Mahométans, qui décèlent, parla
beauté de leurs traits, leur origine géorgienne.
Ils marchent toujours armés d'une carabine et
d'un grand couteau à deux tranchans, et i)ortent
suspendue à leur ceinture une corde dont ils se
servaient autrefois pour garrotter les captifsgéor
giens qu'ils pouvaient faire dans leurs courses ;
maintenant celte corde n'est plus considérée que
comme un ornement , com[ilément nécessaire
de leur costume.
La partie occidentale de l'Arménie, arrosée
par l'Euphrate, offre un air de prospérité peu
commun dans le reste de l'empire ottoman. Le
sol en est fertile en grains, bien cultivé, couvert
de jardins et de vergers; malgré la nature mon-
tagneuse du pays, les vallées profondes et les
précipices dont il est coupé, la chaleur est assez
forte en été pour permettre aux fruits des cli-
mats méridionaux d'arriver en maturité dansune
foule de localités. Des villes poiuileuseset indus-
trieuses sont entourées d'un grand nombre de
villages. Tel est le tableau que présentent les
villes antiques d'Lrzingan , Egin , Arab-Gir ,
Kharpoul, Aspouzi etMelatiyah, lancienneMeli-
tène. Kliarpout présente un tait unique dans
l'économie des pays de l'Orient , savoir, un dis-
trict fertile et agréable, parl'aiteraent cultivé,
mais trop peuplé. Une partie des habitans
doivent aller chercher de l'ouvrage et des subsis-
tances dans la capitale et dans les autres grandes
villes, lai.ssant leurs familles dans le besoin,
comme garantie de leur relotir, à charg*^ aux
habitans plus aisés. Il leur serait facile de trouver
des établissemens dans les districts du voisinage,
mais, comme ceux d'entre eux cpii sont chrétiens
paient inie capitation au chef du district, il ne
leur est pas permis d'émigrer. Quelle distance
d'une pareille législation à celle ipii a établi la
taxe des paiirrt's en Angleterre !
Le goitre est une maladie coranuine h Egin. On
exploite sans profit des mines de plomb argen-
tifère h Kcban-Madcn (luiiic dn défilél, au fond
d'une valléccnfermée de hautes montagnes arides.
Les mines d',\rghaa domu'iit du cuivre.
Diyar-Iîekr ou Diyar-liékir est située sur la
rive droite du Tigre, dans une plaine fertile et
bien arrosée. Elle fut célèbre dans ranlii|uité et
dans l'histoire du llas-Enqiire, par la force de sa
situation et de ses murailles, le courage de ses
habitans et les sièges nomiircux quelle soutint
contre les Persans. Quoi(iuc sans garnison, elle
servait de boulevart à l'empire du côté de
l'orient. Son ancien nom était Amide. Dans le
style de la chancellerie luniue, elle s'appelle
encore Kara-Aniid (Noire Amide), îi cause delà
couleur sombre des hautes murailles crénelées
dont elle est environnée, et qui datent dumoyen-
àge. Son nom arabe Dii/ar Belir signifie Tentes
de Behr, (\vi\ était le quatrième descendant de
Rabiah, descendant d'ishmacl. Cette ville, admi-
rablement située pour le commerce, possédait,
il y a 30 ans, des métiers innombrables de tisse-
rands; de nombreuses caravanes y arrivaient
tous les jours de Bagdad, de Mossoul et d'Alep;
40,000 familles habitaient la vaste enceinte de
ses murailles ; des villages populeux et Horissans
étaient en grand nombre répandus sur la plaine
fertile qui l'environne. Mais les Kourdes rava-
gèrent les campagnes, et bientôt les citadins
furent comme assiégés derrière leurs murailles.
La ville a perdu toute sa splendeur, et quoique
les armes de Reschid Pacha y aient en partie
ramené la sécurilé , la population se trouve
maintenant réduite à 8,000 familles, l'industrie à
peu de chose, et la campagne reste sans habitans.
{Bibliûtlièque de Genève.)
SHAZSP^AÎIZ ').
OTH£IiIiO , tragédie en cinq actes.
Othello, guerrier maure, général au service
de Venise, épouse secrètement Desdeinona à
qui il inspire de l'amour. Le père de la jeune
Vénitienne , Rrabantio, accuse Othello devant le
sénat qui l'absout et lui donne le commande-
ment d'une expédition formidable contre les
Turcs. Jago, officier d'Othello, se voyant trompé
dans ses espérances d'avancement, cherche à
supplanter Cassio en excitantia jalousie d'Othello
par d'odieuses insinuations contre l'hoiuieur de
Desdemona. L'intérêt que celle-ci témoigne pour
Cassio, contre lequel de légers torts ont indis-
posé Othello, augmente les soupçons du Maure.
.lago poignarde Rodrigo, seigneur vénitien ,
amoureux de Desdemona , après l'avoir excité à
tuer Cassio dont les explications pourraient
éclairer Othello. Celui-ci, jaloux jusqu'à la lu-
reur, étouffe Desdemona ; mais convaincu bien-
tôt de son innocence , il se donne la mort.
NlSAKD.
lie roi Xi£AIl, tragédie en cinq actes.
Lear, roi delà Crande-Bretagne, a trois filles;
deux sont mariées, l'une au duc de Cornouailles,
l'antre au duc d'.\lbanie. La troisième est de-
mandée par le roi de l'raïu'c et par le duc de
Ronrgogne. Se sentant déjà vieux, Lear prend
la résolution de partager ses états entre ses en-
fans , et de finir en paix ses derniers jours. IMais
auparavant il veut connaître laquelle de ses
filles a le plus d'attachement pour lui. et il in-
terroge chacune d'elles à cet égard. Les deux
(1) Nous conliuurous les analyses des piî'ccsdu grand
(ragiquc anglais ; notre prochain numéro en contiendra
la Un.
\
ainées, (jonerille et Regane, prodiguent ai
vieillard les plus flatteuses paroles; elles exa-
gèrent un sentiment qu'elles sont loin d'éprou-
ver. Cependant Cordelia, la plus jeune des trois,
tendre, mais sincère , ne sait comment expri-
mer avec des paroles la vérité de son amour
filial. A son père étonné et qui lui fait ce repro-
che : Quoi\ si jeune et si peu tendre , elle ne
sait que répondre : C'w;, mon père , jeune et
vraie. Cette noble simplicité irrite le vieillard
qui déshérite Cordelia et partage son royaume
entre Gonerille et Regane, ne réservant i)0ur
lui que cent chevaliers qui doivent garder sa
personne, et vivre alternativement aux frais des
deux cours de Cornouailles et d'Ecosse. Quant
à Cordelia, repoussée par le duc de Bourgogne
depuis quelle est sans dot , elle épouse le roi de
Eraneequi consent à s'unir à elle malgré sa dis-
grâce. Lear est bientôt puni cruellement de son
injuste préférence. A peine supporté à la cour
de ses deux filles, il voit son escorte réduite de
moitié et ses fidèles compagnons en butte à tous
les outrages. Indigné de tant de bassesse et d'in-
gratitude, il (juitte la cour, il reste sans demeure
dans son vaste royaume qui naguère obéissait à
sa voix ; exposé aux coups de la tempête, il s'en
va errant au milieu des forêts , et enfin accablé
sous le poids d'une si grande infortune, il perd
la raison. Alors Cordelia , la bonne et simple
fille, vole au secours de son père; elle prend
soin de sa misère, elle cherche à le guérir de
son égarement ; de plus elle guide au combat
des amis fidèles contre les troupes de l'infâme
(louerille; mais abandonnée par la fortune,
Corilelia vaincue tombe au pouvoir de l'amant
de sa sœur qui la fait étrangler. Lear expire de
douleur aux pieds de sa fille. Quant à Regane et
Gonerille, éprises Lune et l'autre du même
homme, elles s'empoisonnent mutuellement.
Le Roi X DE LicoY.
CORIOIiABI' , tragédie en cinq actes.
Coriolan, vainqueur des Volsques, a vu ses
services méconnus par Rome; forcé par la haine
du peuple et la jalousie des tribuns d'abandon-
ner une ville qui lui avait dû tant de triomphes,
il va s'asseoir au foyer de son ennemi, de
Tullus, et demander un asile et des armes, pour
se venger, à ces mêmes Volsques qu'il avait tant
de fois vaincus. Les Volsques épousent son res-
sentiment. A leiu- tête il marche contre Rome,
et aussi heureux contre sa patrie qu'il lavait été
en combattant pour elle, Coriolan, après avoir
ravagé le territoire romain , parait en vain-
queur sous les murs de la ville ingrate. .\ son
aspect tout tremble, tout s'humilie, le sénat ,
le peuple, les prêtres des dieux. Vaines priè-
res! Coriolan n'est fidèle qu'au souvenir de
l'outrage ([u'il a reçu; il veut demander compte
à chaque citoyen de l'injure (pie chaque citoyen
lui a faite; la voix même de la nature, la vue de
ses enfans, les larmes de son épouse, n'ont pu at-
tendrir sa victoire; il ne se laisse fléchir qu'aux
prières de sa mère ; c'est Volumnie qui sauve
Rome.
Tel est le sujet que Tite-Live et Plutarque
offraient à Shakspeare , et qu'il a fidèlement
suivi. Cu.iRPEMIER.
IiES niÉFmSES, comédie en cinq actes.
Les habitans de Suacusc et ccui d'tphvse,
— 22 -;
jaloux récipioqHeraent de leurs succès dans le
commerce , onl i)roiiiulgué une loi barbare qui
coiulamne b mort les marchamls de chacune de
ces deux villes qui seront pris sur le territoire
delà ville ennemie,s"ilsne paient iMiei'uorme ran-
çon. Egéon, syracusain, comparait devant So-
iinus, duc d'Ephèse , qui, avant de l'envoyer
au supplice , lui demande quel sujet l'a décidé à
braver un péril inév ilable. Le Syraeusain raconte
que dans un voyage par mer qu'il entreprit
\inijt-cinq ans auparavant avec sa femme , ses
deux liis jumeaux et deux petits esclaves ju-
meaux aussi, une tempête ayant fait périr leur
vaisseau, il vit son épouse, un de ses fils et un
.les enfans esclaves , recueillis par une barque
lie pécheurs corinthiens, tandis que lui, son
second lils et l'autre esclave étaient sauvés sur
un vaisseau qui faisait voile d'un cOté opposé.
Son fils Anti|>holus, le jeune esclave Dromio
l'ont iiuilté deimis cinq ans pour aller tous deux
à la recherche «le leurs frères , qui se nomment
aussi AntiphoUis et Dromio. Egéon, désolé, vou-
lant à son tour retrouver le lils qui lui était
resté, est venu jus«iu'à Ephèse, où, dit-il, il re-
cevrait la mort volontiers s'il connaissait le sort
«'.e ses enfans. Le duc Solinus remet son sup-
jdice au lendemain, dans l'espoir (|u'il trouvera
la somme nécessaire au rachat de sa vie. Per-
sonne ne se présentant pour cautionner l'infor-
tuné Egéon, il va perdre la vie, lorsqu'une suite
de circonstances extraordinaires amènent vers
le lieu où il doit périr les deux Antipholus, ses
enfans , et les deux Dromio , ses esclaves, qui ,
sans s'être jamais vus , se retrouvent réunis à
Ephèse; les deux Antipholus sont reconnus par
leur père, à (pille duc fait grâce, et dont le
bonheur est complet quand, dans l'abbesse d'un
monastère où l'on avait donné asile à un de ses
fils cru fou, il découvre sa femme Emilie.
Ces ((u.itre jumeaux, |)arfailement semblables,
donnent lieu, pendant tout le cours delà pièce,
à une foule de méprises, plaisantes et graves al-
ternativement, (pii rappellent les Ménechraesde
Plaute et l'Amphitryon de Molière.
La comtesse deBradi.
HENRI VIII, tragédie en cinq actes.
Dans celle tragédie, Shakspeare nous montre
d'abord le roi (jui, dominé par le cardinal, est
sur le point <le briser cette tutelle. La reine lutte
noblement contre le ministre ; mais déjà Henri
a vu Anne Bobyn, et un scrupule de conscience
lui prend sur son mariage avec Catherine, veuve
de son frère. Il la répudie, après avoir en vain
réclamé d'elle le consentement au divorce, et il
fait couronner sa rivale. Le cardinal est disgra-
cié, Catherine meurt délaissée, et Anne Boleyn
met au monde Elisabeth.
Amédée Pichot.
XE SUCCÈS JUSTIFIE TOUT Tragédie,
comédie].
Bertrand, comte de Roussillon , se dispose à
partir pour la cour du roi de France ; ce déjiart
fait couler les larmes de sa mère et celles de la
jeune lléléna, lille d'iui médecin distingué qui ,
en mourant, l'a confiée à la comtesse. Mais les
larmes d'iléléna ont une autre cause; ce sont
celles du violent amour ([u'elle éprouve pour
Berliand et iiu'clle cache soigneusement dans
son sein. Pendant ce temps, le roi est atteint
d'une maladie mortelle qui résiste à tous les ef-
forts de l'art. De son côté lléléna , en proie à son
désespoir, voit son secret dévoilé h la comtesse
par son intendant. Celle-ci, loin de s'en offenser^
lui demande quelle est son espérance. lléléna
répond ((u'clle a ilessein d'aller trouver le loi et
de le guérir à l'aide de quelques remèdes infail-
libles dont son père lui a laissé le secret pour
tout héritage. L'indulgente et compatissante
comtesse api>rouve non seulement ce projet,
mais elle l'encourage de son argent et de si s re
eommandalions. Héléna part ; elle est présentée
an roi par un vieux courtisan nommé Lafeu, qui
lui annonce que cette jeune fille vient pour le
giu'rir. Le monarque , après avoir questionné
longtemps cet esculape en jupons , consent à
prendre le médicament qu'elle lui présente ,
mais sous la condition que la mort d'iléléna sera
le prix de sa témérité si ce breuvage ne produit
pas la guérison ; dans le cas contraire, le roi
s'engage à lui donner pour époux celui des jeu-
nes seigneurs de sa cour qu'elle choisira. Hé-
léna accepte ces propositions : le roi est guéri,
et Bertrand désigné par Héléna. L'orgueil de
celui-ci se révolte en songeant à un mariage
aussi disproportionné ; mais le roi commande ,
il faut obéir. IJienlùt après il part pour Florence,
en faisant savoir à sa femme (ju'il ne la recon-
naîtra jamais comme telle, à moins qu'elle ne
parvienne à posséder la bague qu'il porte h son
doigt et à lui donner un fils. Tout entière à son
amour et ne voyant rien d'impossible pour le
satisfaire, lléléna part, se déguise, et arrive à
Florence, où elle apprend que le comte est pas-
sionnément amoureux de la (iile d'une veuve
qu'elle vient à bout de gagner par son or et ses
larmes. Trompé par l'une et par l'autre, le comte
passe la nuit avec Héléna et lui donne la bague,
croyant en graliliersa maîtresse. Peu de temps
après il revient en France où elle le suit, lui
présente cette même bague , et l'instruit de
tout le mystère. Touché de tant de persévérance
et d'amour, le comte l'embrasse et la reconnaît
pour son épouse. — L'intrigue de cette pièce est
tirée de la riche mine anccdotique de Boccace
(dec. 3) ; ce choix a été si heureux qu'il a été re-
produit, il y a peu d'années, avec succès, sur le
ihéfitre des Nouveautés, sous le titre de Gù/elle
de ISarboHiie.
JULIA DEFONTENELLE.
IiE nOI J£AIIJ [Tragédie en cinq actes ■
L'ambassadeur de Philippe-Auguste réclame
à Jean-Sans-i'crre le trône il'Angletcrre pour le
jeune .\rlhiir Plantagenet de Bretagne ; Jean
refuse et s'embarque avec une armée pour la
France. Après des menaces de part et d'autre ,
Jean offre d'unir sa nièce au tils du roi de
France. Coiist,iiice, mère d'Arthur, maudit les
rois qui abandonnent sa cause. La guerre s'al-
lume; Jean s'empare d'Arthurct charge Hubert,
un de ses jjartisans, de le faire périr. Hubert,
ému de pitié, lui laisse la vie, m.ds on le croit
mort et sa mère succombe ft son désespoir. Les
lords et le pcuide accusent Jean de la mort
d'.Ulluu' qui s'est tué en voulant fianchir les
murs de sa prison. Le fils de Philippe-Auguste
arrive en Angleterre pour combattre Jean, qui
tout à coup est frappé d'une mort subite, attri-
buée au poison.
Madame Lollse Collet.
COMME IL VOUS FLAIRA (Comédie en cinq
acte»l.
Frédéric a usurpé le duché de son frère aine.
Le vieux duc s'est exilé dans la forêt des Ar-
dennes avec quelques seigneurs fidèles, parmi
les(|uels se dislingue yo^^MÊS, le mclancoU-
r/iie Jacques, un <ics caractères les plus inté-
ressans et les plus ori;;ina\ix créés par le génie
de Sliakspeare. Rosalinde, fille du vieux duc, est
restée à la cour de l'usurpateur, qui l'a retenue
toute petite auprès de sa propre fille Célie. Ce-
pendant Frédéric, jaloux du mérite de sa nièce
et de l'affcclion que tout le monde lui porte, la
chasse bientôt de ses états. Célie la suitpardé-
voùment d'amitié jusque dans la forêt des Ar-
dennes. Pour éviter les périls, Rosalinde s'est
déguisée en jeune garçon et Célie en bergère.
Là se trouve le seigneur Orlando qui, après
avoir condiattu et triomphé dans une lutte à la
cour de Frédéric, était venu rejoindre le vieux
duc , dont il partageait la mauvaise fortune.
Mais il avait vu Rosalinde dans le palais de Fré-
déric, et il en était aimé. Trompé , comme tous
les autres , par son dégtiisement, il ne la recon-
naît pas. De là une intrigue romanes(iue, amu-
sante , des épreuves amoureuses d'un excellent
comique ou d'une poésie délicieuse. A la fin
Frédéric, qui venait avec une armée pour s'em-
parer de son frère et le faire périr, est arrêté
par un ermite qui le convertit ; il rend au vieux
duc ses états et se relire dans un monastère.
Rosalinde se découvre et épouse Orlando ; Célie
épouse le seigneur Olivier, sou amant ; Phébé ,
une bergère des Ardennes, épouse son berger
Sylvius ; et tous s'en vont avec joie à la cour du
vieux duc, excepté le mélancolique Jacques, qui
est heureux de tout ce bonheur, mais qui de-
mande à rester dans les forêts.
Emile Descuamps.
FEIKTEES S'AMOUR PRSUES [Comédie en
cinq actes i
Ferdinand, roi de Navarre, dégoûté des plai-
sirs, se décide , avec ([uelques uns de ses courti-
sans, à une retraite de trois ans pour se livrer
tout entier à l'étude. Lu jilan de vie austère est
dressé, cl tous jurent de s'y .louraettre. A peine
ont-ils signé cet engagement qu'une fille du roi
de France arrive en ambassade de la part de son
père avec plusieurs demoiselles françaises pour
réclamer le duché d'A«iuitaine. Le rang de la
princesse exige ([u'on se relâche, en sa faveur,
de l'article de l'engagement qui interdit aux
nouveaux ermites la vue des femmes. On dresse
des tenteshors de la ville pourloger l'ambassadrice
et sa suite; c'est là que Ferdinand leur donne au-
dience, bien résolu de les congédier le plus tôt
qu'il pourra. La princesse et ses dames sont vi-
ves et aimables ; elles savent d'avance les projets
du roi et de ses courtisans, et elles se promettent
de travailler à les redresser. Dès la troisième en-
trevue l'amour triomphe et les sermenssônt ou-
Miés. On parle de mariage; mais lesdames, pour
punir les ,\avarrois de leur résolution, les con-
damnent à un an d'épreuve et de retraite.
HippoLïïE Lucas.
— 23
X.A MÉCHANTE FEMME COB.KIGEE. I
comédie en cinq actes.
Cette comiHiie otfre deux pièces en une par
l'originalité ilu prologue. Un lord, au retour de
la chasse, voit à la porte d'un cabaret un homme
ivre profondtîment' endormi. Ce seigneur, pour
se divertir, le fait transporter dans son château.
Sly, c'est le nom de l'ivrogne, se trouve à son ré-
veil couché dans un lit somiitueux, entouré de
valets en riche livrée, au nombre desquels est
le lord déguisé. Notre homme demande d'abord
un pot de bière; on lui fait accroire que depuis
quinze ans , en proie à une maladie cruelle, il
oublie et son nom et son rang ; mais qu'il vient
enfin de se réveiller avec sa raison. On lui pro-
pose des divertissemens de toute espèce , et l'on
faitjouer devant lui une comédie par des comé-
diens nouvellement arrivés au château. 11 s'en-
dort vers la fin de la jiièce ; le lord profite de ce
soiinneil pour le faire reporter à la porte du
cabaret dans l'état où on l'avait trouvé. L'insou-
ciante gaité de ce dormeur éveillé, ses commen-
taires piquans à la fin de chaque acte de la co-
médie, font regretter que Shakspeare n'ait pas
donné plus de développement à ce caractère ori-
ginal.
Baptiste, riche gentilhomme de Parme, est le
père de deux filles à marier. Catherine, l'ainé^ ,
est d'un caractère orgueilleux et emporté.
Bianca , la seconde, est un modèle de douceur.
Deux cavaliers prétendent à la mahi de celle-ci;
mais ils soupirent en vain, son père ne veut la
marier qu'après sa sœur aînée. Les deux rivaux
travaillent de concert à trouver un mari pour
Catherine. L'un d'eux , Hortensio, la propose à
l'etruchio, son ami, sans lui déguiser ses défauts.
Pétruchio, qui ne pense qu'à la valeur de la dot,
accepte avec empressement, et l'entrevue a lieu.
Catherine accable de mépris et d'insultes son
nouvel amant qui , de son côté, ne demeure pas
en reste. Cependant elle accepte sa main en se
promettant bien de l'en faire repentir. Pétru-
chio , le jour de son mariage , déi)ute par mille
extravagances qui excitent la fureur de Cathe-
rine ; mais en même temps il se livre à de
tels emportemeus contre ses gens , contre le
prêtre même, qu'elle cède à la frayeur, et, au
sortir de 1 église, obéissant aux ordres de son
mari, elle monte à cheval et le suit îi son château.
Les accès de colère de l'etruchio contre ses va-
lets, qu'il accuse de ne pas être assez attcnliis
]iour Catherine, la privent de nourriture et de
sommeil. LUe pleure enfin! Soumise désormais,
par la crainte, aux volontés de son mari, elle
devient douce comme un mouton. Bianca
épouse un jeune homme riche, appelé Luceutio,
qui s était introduit (U'ès d'elle sous le déguise-
ment d'un inécepieur. Hortensio revint à une
veuve qu'il avait laissée jiour bianca, et Gremio,
son premier rival etdc^jà sur le retour, se cou-
sole en prenant pari aux fêtes de ces divers ma-
riages.
Cette comédie a été plusieurs fois imitée;
d'abord jiar le poète anglais Kobiii, dans sa pièce
la Lune de Miel , reproiluite avec succès au
théâtre de /t/arfame; ensuite par MiM. Jouy et
Roger, à rOpéia-Comiipie , l.iiiKiiitct le Mari-
puis par M. Ltieniie, dans sa charmante comédie
la Jeune Femme colère.
Du MONTKJNV.
XES DEUX GENTIIiSHOMMES de Vérone , |
comédie en cinq actes*
Deux gentilshommes, jeunes et joyeux, habi-
tent Vérone. 11 leur prend envie de voyager ;
l'un d'eux, Valentiu, amant préféré de bilvia,
fille du duc de Milan, s'arrête ilaiis cette der-
nière ville avec sa belle ; l'autre, Protéus, amant
de Julia, d'une noble famille de Vérone, se trans-
porte aussi à Milan, où il oublie tout son amour
pour Julia et le doux échange de leurs bagues;
il ne songe qu'à faire la cour à Silvia , qui le
dédaigne. 11 s'occupe aussi à perdre son ami et
rival en le noircissant dans l'esprit du duc et
en lui faisant croire que Valentiu se disposait à
enlever sa fille. Cette ruse odieuse réussit; le
duc de Milan bannit Valentin et i-elègue sa fille
dans une tour. Valentin, errant aux environs
de la ville, tombe dans une embuscade de bri-
gands proscrits. Le sang-froid et le courage qu'il
montre excitent l'enthousiasme des brigands,
qui se le donnent pour chef. Silvia, qui avait
réussi à fuir la captivité , est arrêtée dans la fo-
rêt par la baude que commande son amant.
Mille sermeus d'amour viennent confirmer leur
constance. Protéus, chargé de ramener Silvia à
son père, se trouve dans la forêt avec Julia dé-
guisée en jtage, et qu'il avait prise à son service.
11 avait chargé son page de remettre à Silvia la
bague d'amour que Julia lui avait donnée. Julia
est obligée de convenir qu'elle n'a nullement
rempli cette commission, et cet aveu amené la
réconciliation des amans et le dénoùment de la
pièce. Ajoutons que les personnages fort comi-
ques de Speed et de Launce, domestiques des
deux gentilshommes, ne se rattacheut point di-
rectement à l'action.
Charles Coquerel.
BEAUCOUP DE BKUIT POUB. RIEN , co-
médie en cinq actes.
La scène se passe à Messine. Claudio, jeune
seigneur Horeniiu, est épris d'amour pour lléro,
la charmante fille du gouverneur de Messine ,
Léonato; don Pédre , prince d'Aragon, dont il
est le favori , lui prête ses bons offices pour l'ai-
der à captiver le coeur de la jeune fille. Don
Juan, frère naturel de don l'cilre, jaloux de
l'afii'Ction du prince d'Vragou pour Claudio ,
impatient de nuire au futur époux d'Héro,
trouve moyen de jiersuader au jeune seigneur
fioreiiliu que sa fiancée l'a tromiiê. Claudio ilê-
citle qu ilalieudra d'être au pieu de I autel pour
confondre la fille de Léonato. Le jour du mariage,
quand le prêtre demande à Claudio s'il veut
s'unir à lléro, Claudio iléclare à Léonato qu'il
lui rend sa fille, femme impure, vile courti-
sane. Béalrix, nièce de Léonato, jure qu ou ca-
lomnie sa cousine, lléro s'était évanouie an pied
de l'autel; on répand le bruit qu'elle a terminé
sa vie. lanilis que les pareus de la pauvre fian-
cée la fout passer pour morte, on découvre que
don Juan a souillé la mémoire d lléro par une
horrible imposture. Le prince calomniateur
preiulla fuite. Claudio pleure sa fiancée, outia-
gée si cruellement; Léonato, à détautdc sa fille,
lui olïre jiour femme une fille île sou frèie.
Claudio, n'ayant pu être son geiulre, se trouve
heuicus, de pouvoir Cire au moins sou utvcu.
ggg^— — — ^— ggggB»*
Quelle n'est point la joie du jeune seigneur flo-
rentin lorsque c'est Uéro elle-même qui lui est
rendue ! Don Juan, pris dans sa fuite, doit être
puni. — Shakspeare a emprunté Tidée de Beau-
coup de bruit ]iour rien à une histoire de Ban-
dello. Casimir Bonjour.
IiE MABCHAND DE TXNISE, drame e
cinq actes.
Portia, riche héritière, dont le père a laissé
trois coffres, l'un en or, l'autre en argent, et le
troisième en plomb, ne doit épouser que celui
de ses prétendans que le sort favorisera dans le
choix d'un de ces coffres. Bassanio , inspiré
par l'amour, choisit le troisième et y trouve le
portrait de Portia, laquelle partage son ivresse:
Cependant Antonio, pour obliger son ami Bas-
sanio, ayant emprunté une somme au juifSby-
lock, riche marchand, avait consenti à lui don-
ner une livre de sa chair s'il ne lui rendait pas,
au jour fixé, la somme empruntée. Sur cesen-
irelaites, Lorenzo, amoureux de la tille de
Shylock, la cuarmante Jessica, l'enlève et l'é-
pouse. Antonio n'ayant pu satisfaire le cruel
Shylock, celui-ci réclame l'exécution rigou-
reuse de leur convention et refuse d'accepter
de Bassanio jusqu'à dix fois la valeur de la
somme promise; alors la belle Portia, dégui-
sée en juge , s'annonce , suivant la coutume d'I-
talie, comme venant prononcer sur des cas dif-
ficiles. A cette époque les points religieux n'é-
taient pas décidés par les juges ordinaires, mais
par des docteurs en droit (jne Ion faisait venir
de Bologne et autres villes éloignées. Le juge
improvisé, consulté sur la légitimité des récla-
mations du juif, décide qu'il aie droit d'exiger
la livre de chair convenue ; mais qu on tran-
chera , sa tête s il répand une seule goutte du
sang de son débiteur. Shylock, ettrayé U'une telle
sentence , déclare qu'il renonce à la clause et se
décide à accepter simplement la somme slipuléej
mais il n'est plus temps , et comme il a attenté
par voie indirecte à la vie de son débiteur, d'a-
près la loi il a mérité la mort; cependant, par
faveur, on ne le condamne qu à fui donner la
moitié de sa fortune; à cette condition on lui
laii grâce delà vie. Bassanio, qui u a pas re-
connu lejuge, lui olfre sa bague nuptiale comme
un gage Ue sa reconnaissance pour le service
rendu à son ami. Sa charmante fiancée , après
avoir repris le costume de son sexe, lui adresse
de vifs et piquans reproches sur la perte de cette
bague dont elle feint d ignorer l'usage qu'il en
a tait. Enfin tout s'explique, et Jessica apprcuj
que son père approuve son mariage, el qu il lui
donne la fortune qu'il aura à sa mort.
Le comte Jules ue KesséCiier.
IiESJOTEUSESBOUBGEOISESDEWIMD
SOB , comédie en cinq actes.
l'Mislress Fonl et mistress Page, toutes deux
courtisées par Jean K.dstatF, s uuisseul pour se
jouer de lui. .>listrcss lord, après a<oir ni,vsiifié
sou mari , jaloux à l'excès , le uicl dans la louti-
deuce; le mari de mistress i'ai,e, iusUuit,
comme Ford, des poursuites de halsialf par ses
vakisquila congédies iiuprudeiuiutut, euli-e
aussi Udus lecomplçii. FaJsialt juppi^rle avec uq
24 —
héroïsme chevaleresque les tours el les brocards
dont il est l'objet, et se console de ses mésaven-
tures par larGeiit que lui laisse Ford. La pièce
linil par le maria^'C de miss l'a[je avec le cheva-
lier l-'enloii, mariage qui détruit aussi les espé-
rances des deux poursuivans Stendcr elCaVus.
INous avons au Théâtre-Français un joli acic
de comédie par M. Bartlie, intitulé : lesFaiisscx
iiifidélilf'.f , qui n'est qu'une imitation en mi-
niature du urand tableau de ShaUspeare. L'esprit
copiant le génie ne pouvait ipie le rapetisseï-.
Li). .Men-neouht.
Mi-aîi.3.IA ,
In jour, la date précise m'échaiipe , mais c'é-
tait deux ans environ après la mort d'Ikrcule, il
y avait grande foule et [jrand biiiit à iJelpIies. Ce
jour était le dernier des jeux l'ythiens, et, chose
inouïe! les luttes et les courses expiraient sans
spectateurs, les athlètes et les cochers triom-
phaient inconnus, et l'on dit même que le poète
Simonide, qui chantait alors en plein vent la
gloire de je ne sais ([uel cheval, n'eut, ou peu
s'en faut, que son héros pour auditeur. Mais si
l'arène élaifvide, en revanche la l'oulc débor-
dait du temple d'Apollon. Ln mot, un mot ma-
Uiipie avait suffi pour l'y [irécipiter : Voici les
lléraclides! Lt ce mouvement de tout un peu-
ple soulevéparunnom, vousle comprendrez sans
peine : les lléraclides étaient les lils d'Hercule. Lu
mois auparavant, Athènes les avait trouvés à son
réveil détrônés, persécutés, sans asile, et em-
brassant sur la place publique l'autel de la Mi-
«<?'rkort/e. Leur^laiute y avait renuié tous les
cœurs et toutes les épées, et la ville hospitalière,
armée en leur faveur,les envoyait en ee moment,
îi la tète d'une théorie, interroger, suivant l'u-
sage, l'oracle de Delphes sur 1 issue de la guerre.
La (irèee entière, à leur aspect, n■épron^a
qu'un sentiment, l'admiration; et ce sentiment
éclata par une exclamation unanime et bruyante ;
« Dieux immortels ! qu'ils sont grands et forts !»
Ln vieillard de haute taille, cju'à son biton
doré el à son bandeau de laine i)lan(:lie on pou-
vait reconnaître pour un des vingt rois de la
Grèce, se pencha vers l'oreille d'un prêtre d'A-
pollon qui traversait le temple, [lortant une cas-
solette de parfums.
« J'ai connu beaucoup llenmle el Déjanire,
dit-il, et ne leur savais (|ue trois lils. Quelle est
donc cette vierge voilée, assise au même banc
que les lléraclides '.'
— Vous ne vous trompez pas, mon père : Her-
cule n'eut que trois enfans de Déjanire : mais sa
dernière épouse, lole...
— C'esljusle ! interrompit le vieillard, se frap-
pant le front du doigt en signe de réminiscence :
i'hiloctète m'a vingt fois raconté ces détails,
mais... deux siècles en tombant sur une tète y
peuvent bien ébranler la mémoire. .. Oni, je me
ra))pelle parfaitement à cette heure (ju'une tille
est née de ce mariage...
— Une fille et un garçon, mon père, prononça
une voix douce derrière le vieux roi. » Il tourna
Ja télé, el vit un adolescent pâle et frêle qui por-
tait le costume de l'Argolide.
« Lue lille et un garçon, répéta l'interrupteur
en rougissant : Ixns etiMacaria. »
Et le vieillard sourit : « Voyez, dit-il au prê-
tre; on admire ma science à l'ylos, et voilà main-
tenant ([u'Argos m'envoie ses écoliers pour m'in-
struire.
— Qui vous a si bien appris, et comment vous
appelez-vous, mon bel enfant i' »
Mais l'adolescent, sans répondre, glissa sous
une caresse de Nestor, car c'était lui, et se perdit
dans la foule.
La même louange y bourdonnait sans varian-
tes : « Dieux ! qu'ils sont grands et forts ! »
En France, ce compliment vous parait sans
doute bien étrange et presque ironique; mais
vous êtes ici dans un pays que les caprices du
terrain et de l'ambition découpaient en vingt pe-
tits états, et où l'usage, communs toute l'anti-
quité, de combattre homme à homme et corps
à corps, taisait delat'orce physique la seule puis-
sance, je dirai presque la seule vertu. On augu-
rait alors du mérite d'après les poings el les
épaules, comme on le cherche maintenant sur le
front el dans les yeux. Enlin, et c'est tout dire,
Hercule, la personnification de la force, Her-
cule était dieu !
Le pythie tardait bien à paraître, et l'on nen-
lendail pourtant aucun murmure d'impatience.
La curiosité publique avait sa pâture. Hyllus,
1 aîné desHéraclides, attirait surtout les regards.
C'était un guerrier gigantesque, aux bras nuiscu-
leux et nus, à la grosse face insouciante, et qui,
une peau de lion sur les épaules, une massue à
la main, alfcetait les poses paternelles; on eût
(lit Hercule lui-même, Hercule à vingt ans. An-
ténor, le puîné d Hyllus, avait les traits plus lins
et la taille [dus élancée. H se drajiait avec com-
plaisance dans sa divinité toute neuve, souriait
auxjeunesCreeques, et les narines gonflées, hu-
mait avec délices les parfums de l'admiration.
En un mol, le divin Anténor était ee que nous
autres mortels nous appelons vulgairement un
fat. Quant à leur frère Egysle, il n'avait rien,
sauf la force et la bravoure, de commun avec ses
aines. C était à celte époque el dans ce pays un
anachronisme vivant. Chose étrange! il avait les
cheveux blonds, el sa figure exprimait la mélan-
colie, seiUiuient tout niuderiie et tout chrétien.
11 revenait des combats les {dus terribles, doux
et timide à la maison ; on eût dit, sous le ciel de
l'Attique, un de ces blonds guerriers du Nord
qui terrassaient des géans el des monstres, puis
courbaieiU la tête saiisnuirmui'csousla baguette
d'une petite fée. H semblait, en regrettant Ar-
gus, pleurer quelque chose de mieux (luun
trône. Où donc s'envolaient ses soupirs i' au
foyer d'un ami? au tombeau d'une mère? Nul
ne le sait, car il n'a jamais dit son secret à per-
sonne, pas même à sa jeune sueur l'Macaria, la
conlidcnle pourtant des douleurs de toute la fa-
mille! A côté de lui Maearia priait, l'ardonnez-
moi, mesdemoiselles, d'avoir si longtemps ou-
blié la vierge pour les héros. N'est-ce pas sa
faute ? Voyez ! cachée à l'ombre de ses frères,
elle fait tout pour iju'on l'oublie : elle n'a jias
encore levé son voile, et ses traits vous sont in-
connus; mais vous l'aimez d'avance, n'est-ce
pas ? car vous savez déjà qu'elle est pieuse et
modeste.
On annonce enfin la pythie : toute brisée en-
core de ses dernières convulsions prophétiques,
elle se traîne lentement jusipiau trépied, ap-
puyée sur deux prêtres d'Apollon. Voilà tout
à coup qu'au fond du sanctuaire une porte s'ou-
vre à deux baltans, et (ju'une bouffée de vent
s'en précipite, large el sonore, balayant la fu-
mée des sacrifices el secouant sur l'assemblée cet
avis sacramentel prononcé d'une voix tonnante :
Le dieu ! voici le dieu ! Déjà la prophétesse dans
la douleur s'agite sur le trépied, el l'on écoule.
Ce furent d'abord des sanglots, puis des syllabes
plaintives, des mo ts insaisissables. Enfin le dieu
parla :
« Miuerve conibaltral.. . sur son casque divin
I Le bibou dit : j'ai soif; el se débat en vain...
1) Minerve appelle la victoire...
« La victoire est sa sœur, et ne la fuit jamais...
0 Je l'entends : elle arrive à grand bruitd'ailes... mais
» Le hibou dit -.fcii soif, cl veut du sang à boire.
» Argos attend ses rois pour les déifier :
» Tremble, Argos 1 le hibou, dans son val homicide,
» ïourne, et cherche un front pur qu'il faut sacrifier,
» Tourne, tourne et s'abat Dieux 1 sur un fils d'Al-
(cide I »
A celte réponse si fatale pour les Héraclides,
il n'y eut dans le temple que trois hommes qui
ne frémirent pas : les lléraclides.
« Désigne la victime par son nom, cria Hyllus
à la pythie. »
Mais elle haletait presque mourante sur les
marches du trépied.
« Le dieu a été bien terrible, et une seconde
épreuve la tuerait, dit solennellement le chefdes
prêtres : (ju'un des Héraclides se dévoue.
— Je me dévoue, cria dans la foule une douce
voix, la même qui tout à l'heure avait parlé der-
rière Nestor.
— Qui es-tu, et comment le nommes-tu ? dit
le prêtre d'un ton sévère.
— Je suis un fils d'Hercule, et je m'appelle
Ixns. »
Un bourdonnementde surprise accueillitcette
réponse.
« S'il dit vrai, il est bien nommé », murmura
une voix railleuse.
Vous saurez, mesdemoiselles, qu'Ixus est, ou
peu s'en faut, un mol grec qui signifie le gui.
Les parcns de l'enfant à sa naissance lui avaient
sans doute jeté ce nom dans leur dédain, el en
effet, celle débile créature, entée sur une aussi
forte race, ressemblait beaucoup à la petite
plante parasite qui frissonne au vent sur les
grands chênes.
ce Nous l'avions défendu de nous suivre à
Delphes », dit Anténor, qui s'avança menaçant
verslxus... Mais la fille d'Hercule, immobile
dans l'ombrejusipie alors,s'élança entre lesdeux
frères, saisit la main du plus jeune, el l'entraîna
hors du temple. Sourde à la voix d'Hyllus (jui la
rappelait, sourde à l'admiration qui murmurait
sur son passage, car dans la rapidité de sa mar-
che son voile s'étail soulevé de lui-même, et
Maearia était belle! belle de beauté et de grâce,
el belle surtout en ee moment de celle pitié dans
les yeux et dans la voix, qui embellirait la lai-
deur même.
_- ')
Zi)
n^-^-,--^w^-^.^—^v.«^a.--i->^^rf.*>^
De retour à Athènes, où le même char ramena
toute la famille, les trois guerriers décidèrent
qu'ils tireraient au sort le lendemain, dans le
temple de Minerve, pour savoir lequel d'entre
eus devait mourir. Mais quand le pauvre Ixus
arriva toutjoyeus et tout fier, pour glisser son
nom dans l'urne avec ses ft-ères, ils le repoussè-
rent, pensant que ce serait insulter les dieux que
de présenter ainsi au destin, souvent moqueur,
l'occasion de leur jeter cette offrande maigre et
dérisoire. Quant à Macaria, ils ne souffrirent pas
non plus, mais pour une raison différente, qu'elle
courût avec eux une chance de mon. Elle était
fiancée à Lycus, un des chefs influens d'Athènes
(d'Athènes qui s'armait pour eux), et, soit poli-
tique ou reconnaissance, ils exigèrent mémeque
les préparatifs du sacrifice n'interrompissent
en rien ceux des noces. Aussi Macaria trouva-t-
elle au retour sa chambre toute parfumée des
présens de Lycus. Mais dans un pareil moment,
ses pensées, qui d'avance portaient le deuil d'un
frère, n'étaient pas des pensées d'hymen; et
pourtant la guirlande nuptiale était composée
de si beaux lis que, d'une main distraite et pres-
qu'involontairement, Macaria la posa sur son
front. Elle entendit, en ce moment, un soupir
mal étouffé derrière elle et se retourna... C'était
Ixus, Ixus son frère et dont elle était la mère au-
tant que la sœur, Ixus qu'elle enlaçait de ses
soins parce qu'il était souffrant et dédaigné;
Ixus, qui ne pouvait faire un pas dans la maison
sans trouver Macaria pour lui sourire, et à qui
la maison allait sembler bien vide et bien grande
lorsque Macaria ne l'emplirait plus. 11 regardait
les fleurs symboUques avec des yeux brillans de
larmes, et sa figure alors exprimait une telle
douleur que sa sœur, habituée pourtant depuis
douze ans à le voir souffrir, en fut épouvantée.
« Oh! pauvre enfant! dit-elle; pardonne-
moi!
— Te pardonner, Macaria! quoi donc? tous
les bonheurs (jue tu me fais ?
— Ne me remercie plus de mes soins pour
toi : c'est une dette, c'est une expiation... »
Les regards ébahis de l'enfant sollicitaient le
mot de cette énigme.
« Ecoute, dit-elle, il y a quatre ans (tu en avais
huit alors, et moi quatorze), il s'est passé dans
notre famille des choses merveilleuses et fatales
que mon père et mes frères ont toujours igno-
rées. Tu te souviens de cette cabane qu'ils bâti-
rent au bord de la mer, pour se dérober à de
nombreux persécuteurs'? Un soir, mon pèie et
mes frères étaient à la chasse : las d'avoir couru
depuis le matin par les bois, tu venais de t'cn-
dormir d'un profond sommeil, bercé par le bruit
monotone de la pluie sur la cabane; la imit était
tombée depuis longtemps, et mon père et mes
frères ne rentraient pas encore. Enfin j'entendis
beurter à la porte, et j'ouvris, croyant leur ou-
vrir : c'était un voyageur (|ui sollicitait, pour un
instant, un abri et un foyei'. Il entra. Assise i'i
ton chevet, pendant (juil faisait sécher ses habits
devant l'fttre, je vis avec surprise une douce et
vague lumière courir sur ses cheveux blonds.
J'allribuai cela d'abord au reflet du foyer ; mais
le foyer s'éteignit, et le front du voya[;t'ur resta
lumineux. Alors, je reconnus Apollon ; Apollon
qui, chassé de l'Olympe, courait déguisé par le
monde, mais qui n'avait pu parvenir à éteindre ^
tout à fait son auréole. i
— Grand Uieu! m'écriai-jeen joignantlesmains, t
que voulez-vous de moi ? I
— Rien, me répondit-il, rien qu'un abri, mais j
le temps va se faire beau et je pars : reçois ce bai- j
ser d'adieu.
Alors je m'avançai tremblante au-devant de
mon oncle ; et, le conduisant par la main vers la
couche où lu dormais encore : Caressez plutôt
ce pauvie enfant, lui dis-je, car aucun dieu ne le
caresse; touchez ses joues pâles pour iiu'elles re-
fleurissent, et soufflez sur ses lèvres pour qu'el-
les chantent.
Le dieu céda à ma prière; il se pencha sur toi
et souffla sur ta bouche; mais cette baleine ar-
dente glissant jusqu'à ton cœur l'emplit et le
gonfla... et voilà i)ourquoi, depuis, ce cœui
iMûle et palpite toujours; voilà pourquoi tu lan-
guis et tu meurs, pauvre enfant. ..Et maintenant
que tu sais tout, dis, me pardonnes-tu ? »
Ixus l'embrassa : c'était répondre.
K Eh bien! prouve-le-moi donc en suivantmts
conseils. Imprudent ! par quel heureux prodige
n es-tu pas mort de faim et de soif sur le long
chemin d'Athènes à Delphes ?
— Oh! dit Ixus, j'avais fait dès le matin, ma
chanson de voyage. Qandje voyais sur une mai-
son la fumée d'un banquet, je frappais à la porte
en chantant et l'on m'ouvrait toujours.
— Cette chanson merveilleuse, dit Macaria en
souriant, il faut me rapprendre, Ixus, pour que
je la chante aussi, moi, quand j'irai à Delphes ou
à Olympie. »
Ixus, par une coquette modestie, commune, à
ce qu'il parait, aux faiseurs de chansons de tou-
tes les époques, se fit prier quelque temps, puis
céda.
CHANSOIN D'IXUS.
1.
Ouvrez! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne
qu'un coup de vent ferait mourir.
Ln jour, il y a douze ans, un pygmee tomba
de la peau de lion d'Hercule : ce pygmée, c'était
moi. Mon père ne m'aimait pas, parce (jue j'étais
faible et petit; et lorsque, enfant, je me heurtais
à ses genoux, ^'entendais sur ma tète une voix
gronder comme l'orage. .Mes frères me battent
quand je les appelle tout haut mes frères, et
pourtant je veux vivre, car j'ai une sœm', une
sa-ur qui m'aime... Elle est si bonne, Macaria !
Ouvrez! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne,
qu'un coup de vent ferait mourir.
11.
IMes frères m'ont dit un jour : « Sois bon à
iiuebiue chose : apprends à élever des statues cl
des autels, car nous serons dieux peut-être. » Et
j'essayai d'obéir à mes licres ; mais le ciseau et
le marteau étaientibicn lourds ! Et j)uis des vi-
sions étranges passaient, |>assaicnt sans cesse en-
tre moi et le bloc de Taros; et mon doi,,t dis-
trait écrivait sur la poussière un nom, toujours
le mOme, le dou\ nom de Macaria.
Ouvrez! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne,
qu'un coup de vent ferait mourir.
m.
.Mors mes frères m'ont dit ; « Nous avons pour
hùlc au palais uu blanc vicilhird de la Chaldée,
qui saitlire dansle ciel les choses à venir : écoute
ses leçons, et dis-nous si tu vois dans les nues
venir des trésors ou des victoires.» Et j'ai écouté
le vieillard, j'ai passé de longues nuits sereines à
regarder le ciel ; mais je n'ai vu ni victoires ni
trésors, je n'ai vu ipie des étoiles humides et
!iiillant('S(|ui me regardaient avec pitié... comme
les yeu\ de Ma<:aria.
Ouvrez! jesuis Ixus, le pauvre gui de chêne,
qu'un coup de vent ferait mourir.
IV.
Alors mes frères m'ont dit ; « Prends un arc
et des llê<lies, et va chasser dans les !)ois. » Et
j'ai couru par les bois avec un arc et des flèches :
mais j'oubliai bientôt lâchasse et mes frères.
Pendant que j'écoutai» chanter les vents et les
rossignols, une biche mangea mon pain dans ma
robe, et un petit oiseau, fatigué d'un long vol,
vint s'endormir dans mon carquois. Je l'ai porté
à Macaria.
Ouvrez! je suis Ixus, le pauvre gui de chêne,
((u'un coup de vent ferait mourir.
V.
Alors mes frères m'ont dit : « Tu n'es bon à
rien », et m'ont battu; mais je n'ai pas pleuré
parce que je pensais à ma sa-ur. Et demain, on
me prendra ma sœur, et ilemain, quand \laca-
ria, assise au banquet nuptial, dira : «Quelle est
donc cette fumée bleue qui monte là-bas derrière
ce bois de lauriers ? — Oh ! ce n'est rien », di-
ront les convives.
C'est le bûcher d'ixus, le pauvre gui de chêne,
qu'un coup de vent a fait mourir.
«Non, tu vivras! s'écria la jeune fille atten-
drie. Je l'abriterai si bien dans mon cœur que
toutes les tempêtes passeront sans que le moin-
dre souffle l en arrive. Lycus est heureux et fêté
lui, et les vierges d'Athènes sont nombreuses. \
toi, seul et souffrant, toutes laes heures et tous
mes amours! Pauvre gui de chêne! tu pareras
mon sein mieux que le bouquet des mariées.
Tiens, mon frère, tiens, mon poète, voilà le pris
de ta chanson. » Et arrachant de ses cheveux la
guirlande nuptiale, elle la jeta , trempée de lar-
mes, aux pieds d'Ixus. Ixus voulut répondre;
mais, foudroyé d'émotions imprévues, le pau-
vre enfant eut à peine la force d'une exclama-
tion. «Oh!» fit-il; et, portant la main à son
cœur, il tomba. La fièvre lagita toute la nuit, et
toute la nuit Macaria veilla et pleura près de la
couche de son frère.
C'était le lendemain que les trois Héraclides
devaient aller au temple interroger le sort sur le
choix de la victime. Ils se présentèrent à l'autel
comme au comiiat ; intrépides et insoucians.
Après les cérémonies diisagc, répétition à peu
près exacte de ce que nous avons vu à Delphes,
un prêtre de .Minerve ballotta les noms dans
l'urne, lin enfant s'approcha, les yeux couverts
d'un bandeau. Sa main effleurait déjà les bords
du vase sacré pour en sortir bientôt avec un ar-
rêt de mort... ipiand tout .'i coup une voix de
fenune retentit au seuil du temple :
« Arrêtez ! voici la victime. »
Celait Macaria qui s'avançait lentement vers
l'autel ; Macaria paie et parée, et balançant sur
son beau front les bandelettes funèbres, tgyste
s'élança vers elle:" Vous ici, ma sœur! vous
m'aviez promis de rester pr^ d'isus !
— 26 —
_ Ixus! dil-elle en <'loulVant un saiiijlot ,
mort!... et maintenant rien ne memi.iche de
mouiiil'ourvous. »
El eïU- poursuivit sa marrlic vers l aulel.
La roule applau.lil, les H^M-adides se résignè-
ftnt \ celle épo-iuc, où l'on croyait voir la maui
,les ilieux derrière luulcs les choses cxlraordi-
n lires on atlriliua ualurellemenl à leur luspua-
lion u'n .USouement si sul.lime. Aussi Macaria
s'i .enouilla-l-elle sans obstacle devant 1 autel,
tire arrêta d'un ocste le fer impatient du sacri-
ficateur, pour jeter son dernier sourire à ses
frères; puis ferma les yeux, eulr ouvrit le voile
qui couvrait son sein...
Et deux minutes après son corps palpitait sur
'on ne fil .luuii bùelier pour Ixus et Macaria.
Et alors, par uu i.rodiue ou une illusion qui se
répéta plus lard au supplice de noire .leanne-
(lÂrc ou vil ou l'on crut voir (luehiue cliose
qui sélanea des llammes vers la nue avec un
doux bruit d'ailes.
Ce qui coiiUibua sans doule à propager celte
tradition loucliaule, eesl quai.rèsla vieloirc des
lléraclides, victoire payée trop cher pour ([ue les
dieux la leur fissent longtemps atleiube, les ha-
bilans de Mycèncs, après avoir inauguré en
triomphe la statue d Hercule nu bord des mers ,
y surprirent un jour deux alcyons dans la peau
du lion de Némée.
Et voilà comment passèrent un jour, à tra-
vers un siècle antiiiue, les deus plus belles choses
de ce monde et de Ions les siècles : la poésie et la
ypplu! HÈGÉSIPKE MOREAU.
[Jour nul des Demoiselles.)
(ice
oe6ui^.
I^'ORIEAT KX 1839.
A. Théophite Vautler.
Marseille, le 26 décembre 1838,
Parlons de l'Orient ; c'est un sujet de mode !
La terre qui donna tanl de beaux vers à l'ode,
La terre de Mcmpbis, de Thtbcs, de Sien ,
Abjure son passé , change de mission ;
En face du soleil qui ne luit que pour elle,
Elle embrasse du Nord la lointaine querelle ;
Et, que son avenirsoit heureux ou fatal,
L'Orient aujourd'hui se fait occidental.
L'Eg)pte d'oii tu viens, et dont le noir squelette
Avait repris sa chair sous la vive palette ,'
N'est plus ce désert morne, aux orages brfiians ,
(Jui, la nuit, écoulait, depuis qualre mille ans,
Ce drame solennel que jouait, en trois actes ,
Le Nil avec la voix de ses trois calaracles,
La main qui civilise a pétri le limon
Que le fleuve dépose aux oasis d'Ammon :
La vieille pyramide, immense reliquaire ,
Va paver un chemin d'.Mexandrie au Caire î
L'harmonieux Memoou, le colosse thibain
Qui se lavait au Nil , comme un géanlau bain ,
El chantait une gamme, à cinq heures précises.
On va le diviser, an couteau, par assises,
Equarrir chaque pierre, et bûtir un palais
De ses os, pour loger quelque consul anglais,
Caruu industriel doit arriver d'I-lcosse
Etlondorun cumploirsur l'orleil du colosse.
Déjà, veis Teiiljris, on ne trouve plus rien
De la noble cite que bâtit Adrien :
Deux marchands de Brigliton, alléchés par le lucre,
Out fait de tout soinuarbie une usine de sucre :
Sa colouue est taillée en meules ; le marteau
Creuse une auge ù rebords dans le vieux chapiteau
Afin que les chevaux puissent y Loire ù l'aise
Lorsque passe, en hiver, la caravane anglaise.
Dans le lointain vallon, pleiu d'un sable mouvant,
Où Caïubyse mourut étouUé par le vent.
Trois clnmisles d'Oxford composent des lemùles
Avec les ossemeiis des Perses et des Mèdes.
Ces insolens Anglais 1 à la barbe du Nil,
Du temple de Karnak ils ont fait un chenil 1
lis onl forcé le lleuve, aux écluses voisines.
Ce saiul lleuve 1 à tourner la meule des usines !
El puis, quand ils out faim, ils vont dans l'oasis
Mettre leur grand couvert sur les genoux d'isis ,
Et dévorer un ba-uf qui desceud de la côte
D'Apis, dieu luniinaulqu'adurail Hérodote
Lorsque vers Méroe, presqu'île au terrain sec ,
Passa, mourant de soif, ce philosoiihe grec !
Oui , rien n'est respecté ! Le l'ellah, humble paire ,
Pollue, avec son pied, tes bains de Cléopatie ,
Ces bains délicieux que ton àme rêvait
Sous l'aile d'un démon, riant à ton cbeveti
l'iiur deux ou trois sequius, coiuiue des odalisques
Au bazar de Louqsor ou vend les obélisques ;
On veud de graves sphinx, qui, loin du ciul natal ,
Vontchercber, eu pleuiaul, un fiele piédestal :
A vingt spéculateurs, qui ue sont pas timides,
On vend, par livraisons, les grandes pyramides ,
Tombeaux de Pharaon et de ses successeurs ;
Deux colonnes du ciel, deux gigantesques sœurs ,
Qui croyaieut toujours vivre, et (lui vont mourir ; l'une
Atlendaille soleil, l'autre attendait la lune
Pour arrêter leur chute, au jourdu jugemement,
Quand Josapuat,d'un cri, fendra le iirmament.
L'Anglais n'a pas assez de continens et d'iles ;
Il lui faut le Nil jaune avec ses crocodiles ;
Il lui faut, pour ses parcs, ces sphinxinforlunés
Qui déjà, sous Cambyse, avaient perdu leurs nez ;
Il lui raull'obélisque, aiguille inipéiissable ,
Qui marquait midi plein sur le cadran de sable.
Quand le soleil moiitaiitau trône du Zénith
lletire l'ombre aigué à l'angle du granit.
Que lui faut-il eucor? l'éternel scarabée
Déplojaut ses couleurs sur la frise tombée ;
|,es pylônes massifs , les sévères typhons.
De divin zodiaque, arraché des plafonds :
Les langes du caveau, la poussière du crypte
Où dormait Israël en sortant de l'Egypte ;
La Canope, oi'i fumait le lock de uénuphar
Que buvait tous les soirs l'ardente Putiphar ;
La vei^e d'Aaron , par Moïse égarée
Sur l'antique chemin qui mène à Césarée :
11 lui faut tojt enfin, depuis le Delta vert.
De raisins, de colon, et de dattes couverl.
Jusqu'au désert lointain où la fauve girafe
Du tombeau de Cambyse a brisé l'épitaphe ;
Jusqu'aux monts de la Lune, où le Nil, jeune enfant ,
Ne baigne qu'à demi le pied d'un éléphant I
Déjà l'ingénieur a posé le grand axe
Du chemin de Siani par l'Oronte et l'Araxe :
L'Egypte ue sera qu'un long chemin sablé
Entre deux horizons de maïs et de blé,
El l'agile wagon que la vapeur seconde
Ira, dans quinze jours, de Dublin à Colcondc.
Les Turcs sonl supprimés : le croissant a pâli ;
Oui ; j'ai vu le Joseph de Mehemel-Ali
Ce matin, de ce mois de décembre le seize ,
Oui lisait, comme nous, une feuille française 1
« La presse, disait-il (la presse en général)
.A son insu , messieurs, nous fait beaucoup de mal :
«Elle pnvrrait pourtant nous être bien utile :
»0n croit que iMeheinct au sultan est hostile ;
» Erreur; nous n'u\ons point un sentiment si bas.
vComiualionnel, Courrier, Siècle, Débuis
» Partagent celte erreur, et sans le moindre indice!
«Cela peut nous poiter le plus grand préjudice.
nMehemcl est puissant, mais il veut vivre en paix
«Avec le grau j-seigneur comme avec les Anglais, »
Et \ oilà sans ôter une seule syllabe
Un discours tout français, tenu par un Arabe,
Av ec un accent pur et le geste élégant
Comme un habitué du boules ail de Gand ;
Uudiscouis lel eutin qu'ici je vous l'imprime.
Je crois même, ma fui ! qu'il j mettait la rime.
Il faut donc, si déjà Jus Turcs parlent aiusi ,
Oler le coui-s d'Arabe à Caicin de Tassy.
La mode européenne en tous lieux se propage.
0 progrès ! un brick turc versa son équipage
Sur le quai, l'aulie jour : quinze Turcs dePéra
Au théâtre , le soir, écoutait ni l'opéra,
Kl dans uu français pur adressaient leurs éloges
Aux dames qui brillaient comme un sérail en loges ;
Us avaient pour voisins six Arabes deThor ;
Ces jeunes Turcs poi talent le chapeau de castor,
Le pantalon tendu, le col de crinoline.
Chemise à larges plis, jabot de mousseline
Et redingote noire expirant aux genoux :
O Mahomet ! ils sont habillés comme nous I
Ad.eu, donc, pour toujours, costume poétique
Des hommes de Alemphis, d'Abydos, de l'Allique ! ,
Mauleaux pris aux luisons des soyeuses brebis ;
Tuibans de cachemire, aigrettes de rubis,
Caftans aux boutons d'or, éloQes de l'Asie
Où l'aiguille semait ses llcurs delknlaisie.
On ne les verra plus, a l'an nouveau, jeciois ,
Que dans les cadres d'or d'iiugène Delacroix !
Knfans de Mahomet, du biamine, du mage,
L'Anglais, bientôt, valons les faire ù sou image :
Le UAIL de Manchester au sahle oriental
Fondera, l'aupiochain, l'Appia du métal.
Et delà croix du sud ù la polaiie étoile
L'insecle d'Albion tramant sa longue toile
Sentira tressaïUr sur la terre et les eaux
Cent peuples aUacbés au lil de ses réseaux.
Tout voile est déchiré, toute illusion morte 1
Le tout de l'univers va s'asseoir à ma porte:
Plus de ces beaux pays d'un lointain fabuleux I
Adieu le lleuve jaune et tous les contes bleusl
Que vas-tu devenir, fabuleuse planète.
Toi, qu'un père Kirchcr vit avec sa lunette ,
Petit monde greffé sur le nôtre, dit-on
El ilout le péristyle est «tu porl Ue Kanton?
■zi
On la noinniait la Chine ; et pour nos rêveries ,
Elle existait, au moins, sur les lapi«series :
Fille du grand soleil , elle nous consolait
L'hiver, quand nous prenions du thé noir dansdu lait,
Derrière un paravent, et que, la lasse pleine ,
Nos doigts avec respect serraient la porcelaine ,
niant tableau d'émail où, sur un palanquin ,
Passait, au bord d'un lac, la femme de Nankin.
Dernier rOve de l'Iiomnie ! illusion dernière I
Laissez au feranglais linirsa doujjle orriiire,
Et nous allons apprendre un jour, eu nous levant ,
Qu'il Taut briser les dieux de notre paravent ;
Que la cbinoiserie élait folle dépense ;
Que la Cliiue n'est pas ce qu'un van peuple pense.
Et qu'après sa muraille, on n'a rien découvert
Qu'un sol inhabité, sans Qiagols ni thé vert I
Quelque prosedu jour que le poète lise,
L'Orieui, dit la prose, eutin se civilise ;
11 faut pour conquérir de glorieux destins
Que l'homme, r.jetant des hochets enfantins ,
Soit plein de gravité, car l'Egypte et l'Asie
Sont des lieux de travail et non de poésie;
Car le jour est venu de rendre à leur néant
Tous ces rêves éclos d'un esprit fainéant.
Ainsi donc, qu'il soit fait selon celte parole 1
Que le bel Orient commence un nou\ eau rôle ;
Que le pacha, le bey, le sultan et l'émir,
Sur des coussins de Heurs houleux de s'endormir,
De l'isthme de Suez auï murs des Dardanelles ,
Se façorinent aux mœurs constitutionnelles,
Suppriment le sérail et uiarcheut au progrès
Avec l'élection à deux ou trois degrés 1
'foi, poète, qui sais le prix du temps qui vole,
Toi, le grave penseur, loi, le dandy frivole ,
Théophile, demanda' à ton sphinx complaisant
Quel sera l'aveuir de ce IriSlo présent ;
Quel piètre ù Mahomet donnera le baptême.
Cependant le soleil, lidèle à son système ,
De nus humbles débats témoin insoucieux,
A gardé son costume et son nom dans les cieux;
Toujours il verse l'or au berceau de la terre ;
11 regarde toujours d'un air froid l'Angleterre,
El, pour tes nuits d'hiver, il envoie en riant
Atjx sphiux de tes cheuêts un tison d'Orient.
MÉRY.
[La Presse.)
Une <ians«eiisc en 1940.
Depuis une semaine que le comte Réginald
ySiillivan vivait à Soissons dans la plus com-
ilète solitiitie, il avait eu le tenips de compreu-
Ire comliieii c'est folie de coiiiliseï- les luaitres-
«s de ijens ([ui ont l'oreille des iniiiislres du roi.
ieul, isolé, loin de Paris et de ses plaisirs, il
>ayail parl'exil l'audace deses pi:élculions. M. le
nai'(iiiis deCliarmiane n'avait pas vu sans colirc
'amour iitte M. le comte O'Sidlivaii allicliait en
ons lieux pour l'adorable mademoiselle Corné-
ie, premier sujet de la danse à l'Opéi'a. Madc-
imiselle Cornt'lie, comme chacun le savait, a|>-
1 lUiiail au iiiari|uis (|ui délVayail sa maison, et
lis lit force dépenses |)ourelle. Lorsque lejcmie
il.milais osa luélendre aux lionnes (jrAces de la
lansciise, M. de tlianniane, ii qui sa position
l'homme niaiié ne periucltuil plus de rompre
une épée en faveur de ses maîtresses, sollicita et
obtint du ministre de la guerre un ordre de dé-
part (|ui força Réginald à ijuilter Paris pour
Soissons. La colère du comte égalait pres(ine
l'ennui mortel (jui le dévorait; l'élude n avait
Jamais eu de charmes pour son eœtir; on ne fu-
miit pas encore; les petites bourgeoises de sa
petite ville avaient peu d'attraits pour un hom-
me encore sous rem|)ire du souvenir des gran-
des darnes de la cour et des coryphées de I O-
péra. Il n'était aucui) moyen d'éluiler l'ordre du
ministre; la plus courle apparition à Paris pou-
vait lui faire perdre Ses épaulettes, et le comte
irlandais, gentilhomme au service du roi, n'a-
vait que sa cajie et son épée pour toute fortune.
Il s'ennuyait donc à son aise ; quelquetois il dor-
mait dix-huit heures par jour.
Un soir, il eut la fantaisie d'aller à un bal mas-
qué que, pendant le carnaval, un entrepreneur
de divertissemens publiis donnait dans une salle
assez peu vaste. Ln bal masqué dans une ville
de province, dans une petite ville surtout, se
composait alors, comme il se compose encore
aujourd'hui, de quelques dominos, de plusieurs
bergères et de certains personnages grotesques,
vêtus de costumes hétéroclites qui appartien-
nent au domaine des imaginations locales.
Le plus souvent l'ennui préside à ces bals; un
orchestre maigre joue des airs de danse que
septoti huit masquesexécutent nonchalamment;
trois ou quatre (|uini|uets fumeux jettent une
clarté douteuse au traveis de la poussière, et
des bancs d'une projireté équivoque reçoivent
les dominos qui demandent au sommeil une dis-
traction à leurs plaisirs. Le comte O'Sullivan er-
rait comme une àme en peine au milieu du
vide; il allait et revenait, rêvant à Paris, ot'i de
splendides hôtels se peuplaient de jolies fem-
mes à cette heure, et il soupirait après le bon-
heur perdu. En cet instant, une petite per-
sonne, mince, alerte, légère comme les fées, sai-
sit son bras en écartant plusieurs masques qui
cherchaient à la retenir.
Le comte O'Sullivan la considéra quelques in-
stans en gardant un profond silence. La femme
qui s'était appuyée sur son bras avait une taille
souple et cambrée, un pied délicat étroitement
chaussé dans une [lanloulle de satin, de grands
yeux dont le regard pétillait sous le niasipie, et
:ivec tout cela un je ne sais quoi qui décelait la
jeune et jolie femme ; mais le domino noir ne
laissait rien deviner.
— Voyons, dit-elle, comptez-vous longtemps
encore prolonger cet examen ; en vérité, (|u'es-
pérez-voiis'.' Il se peut (|uedéj.'i vous m'ayez vue;
mais vous ne sauriez me reconnaître. D'ailleurs,
pour vous prouver que je ne redoute rien de
votre souvenir, voici ma main, et tirant avec
brusquerie un gant parfutné, elle posa sur le
bras du comte une main blaiiciie et gracieuse-
ment effilée. Cette main de marbre n'avait au-
cune bague, et les femmes alors avaient l'habi-
tude de s'en charger les doigts jusqu'aux ongles.
Elle resta froide et muette sous la pression »iui
la caressait.
— Maintenant, reprit-elle, je puis être sûre de
mon incognito. Ne cherchez donc plus à percer
un mystère qu'il vous importe peudeconuaitre;
au surplus, nous ne jouons pas à armes égales.
Vous Clés le comle liéyiiiidd O'Sullivan, capi-
taine aux gardes irlandaises, exilé à Soissons
pour avoir fait la cour à la maîtresse du marquis
de Charmiane. Suis-je bien informée?...
— Fort bien, chai'uiante enchanteresse; mais,
à mon tour, savez-vous bien que je pourrais
vous deviner : ne seriez-vous pas par hasard
cette maitresse elle-même? Voyons, Cornélie, de
grâce, dites un mot, et vous me rendez le plus
heureux des lionmies.
— Mademoiselle Cornélie, que vous aimez
tant, vous a-t-elle écrit depuis votre départ de
Paris ?
— Hélas' non, répondit le comle en baissant
la léle.
— Alors, croyez-vous qu'une demoiselle qui
ne trouve pas le tem|is d'écrire un billet puisse
en avoir assez pour courir la poste jusqu'à Sois-
sons, un jour d'opéia ?
— Vous n'êtes donc pas Cornélie ? Alors que
me voulez-vous ?
— C'est précisément ce que vous saurez plus
lard. Et d'abord, pour être franche, M. le comte,
je vous avouerai sans plus de façon que c'est
vous que je eherehais ici. N'ayez donc pas l'air si
fort étonné. Etes-vous si peu liai)itué à ces sor-
tes d'aventures, que celle-ci doive vonssurpren-
dre ?
— En vérité, ce langage....
— Est fort clair, monsieur. Je suis allée chez
vous; votre valet m'a fait jiart de voire présence
en lin lieu où, ainsi que moi, vous êtes fort dé-
placé. Ce|iendant rintérèl qui m'anime est si
puissant, que je suis venue...
— Tout ceci a passablement l'air d'un roman,
madame '
— C'est qu'apparemment les histoires d'au-
jourd'hui ne sont pas plussérieuses quedeseon-
tes. CepeniLnnt le temps presse et nous perdons
en parolesdes heures précieuses. Vousétes hardi,
n'est-ce pas, et les folles aventures ne vous dé-
plaisenl guère ?
— Fort peu, lorsque surtout il s'agit de les
avoir avec vous.
— Doucement, ne pressez donc pas si fort une
taille qui n'esl pas celle de mademoiselle Cor-
nélie, la seule femme que vous aimiez !
— Je la déteste.
— Ah ! vous la ilétestez, maintenant ! Voil!» de
rapides amours! L'Irlande sesl donc tout à fait
francisée ? Mais que m'importe. Ce n'est pas
d'une danseuse qu il s'agit. Voyons, monsieur le
capitaine, si je vous demandais une grâce, me
l'accorderiez-vous ?
— Sans hésiter.
— Il me faut un chevalier fidèle à sa parole et
dévoué.... Oserez-vous bien être le mien pour
vingt-quatre heures au plus, jusqu'à ce soir
seulement tietil-être ?
— Si peu de temps! vous me laisserez bien des
regrets. Que faut-il faire ?
— Me suivie à linslanl.
— Oi"! donc ?
— A Paris !
— V pensez-vous ? et mon exil !
— Quoi, vous hésitez déj.'i ; et celle hardiesse,
ce dévouement dont vous faisiez parade ! Que
craignez-vous ? M. de Charmiane ? il ne saura
rien de votre présence à Paris si vous n'allez pas
voir mademoiselle Cornélie. Le ministre de la
tjucrrePje me charge de calmer soa courroiu,
— 28
si, par hasard, il ai)|>rfiiail (|iicl(|iie chose.
— Mais qui donc ^les-vous t* L'ne fée...
— ÎNon, une femme, que vous remercierez de-
main parce'(iu'flh' aura assur/' votre bonheur.
— .le nht'sitc plus. Ordonnez.
— lié bien, >ui\ez-iuoi. Mais songez-y bien,
monsieur le l'uiiile. ne rlieichez pas à inVnlever
cemasipie, si le sommeil venait à fermer mes
yeux. .N'essayez auoune violence, ne questionnez
aiiriin de mes ijeiis ; je me lie à votre promesse
de (jinlillioniiiie; vous pourriez d'ailleurs être
le piemier à vous re|ienlir.
— Je vous obéirai, madame.
C'est bien ; maintenant jetez un manteau sur
vos épaules et donnez-moi la main.
Le comte O'Sullivan sortit du bal. A la porte
une voiture de voyaje attelée deiiuatre chevaux
attendait la jeune lenmie; le capitaine s'assit à
côté de sa mystérieuse compagne. A Paris, dit-
elle, et les chevaux partirent au galop.
Pendant la route O'Sullivan essaya de décou-
vrir le nom delà charmante personne qui causail
à ses côtés ; mais toute son habileté échoua de-
vant la présence desprit qu'elle déploya en
toute occasion. Ses prières n'eurent aucun résul
tat; ses souvenirs restaient muets;lavoix qu'il
entendait dans l'ombre n'apportait aucune émo-
tion àsoncœur, car elle était déguisée à l'aide
d'une petite lame métalliiiue entourée de soie
que le domino serrait entre ses lèvres ; après une
heure de conversation le dépit ferma sa bouche
et la rêverie emporta son imagination. Le domi-
no pencha sa gracieuse té;esur les coussins du
carrosse et s'endormit paisildement.
Le comte eut le courage de résister à ses désirs,
sa main n'elfleura pas le masque.
Lorstiu'ils étaient partis de Soissons, l'aube
n'était pas éloignée ; quelques nuages blanchis-
saient îi l'horizon. La voiture allait grand train.
Cependant lomhre cou rail dans la vallée, lorsque
le cocher arrêta ses chevaux.
— Nous sommes aux portes de Paris, madame;
où dois-je aller ?
— Vous le saurez tantôt... C'està présent qu'il
faut nous séparer, monsieur le comte.
— Quoi ! déjà :' mais où vous reverrai-je , ma-
dame?
— N'en ayez aucune inquiétude. Tenez, voici
votre manteau; couvrez-vous donc comme un
contrebandier. Vous m'avez promis de m'obéir
en toutes choses; voici le moment de tenir votre
promesse. V consentez-vous encore ?
— Toujours!
C'est fort bien. Prenez donc ces deux clefs.
Quand huit heures sonneront au clocher voisin,
vous suivrez le chensin qui conduit au château
que vous voyez là-bas entre ces arbres. La
grande clef ouvre la porte d'un pavillon adossé
au mur du jardin ; vous grimperez un escalier
obscur tout au bout d'un corridor.La petite clef
vous introduira dans unesalle vaste et richement
meublée ; ouvrez hardiment la porte ([u'un rayon
de lumière vous indiquera et vous vous trouverez
en présence de (juclqu'un que vous ne serez pas
fâché de voir.
— Mais quelle comédie est-ce cela ?
— Auriez-vous peur ?
— Non, certes.
— Qui vous retient donc ? Allez, je réponds
de iQul. D'ailleurs ne scntcz-vous pas votre épée
à votre ceinture, monsieur le comte!' Parlez,
mais surtout pas avant huit heures, et ne vous
laissez pas découvrir en attendant.
Le comte baisa la main qu'on lui temlait, et la
voiture disparut derrière un bos(|uet.
— Voilà bien îles façons, se dit-il, pour don-
ner un rendez- vous.
Quand huit cou pssonnèienth l'horloge voisine,
Kégiiiald partit pour le château. Il exécuta
ponctuellement les prescriptions (|ui lui avaient
été indiiiuées. Les serrures n'opposèrent aucune
résistance; un rayon furtif, égaré sur un lapis
moelleux, lui indiqua la dernière porte ; il l'ou-
vrit sans hésiter, et se trouva face à face avec
mademoiselle Claire de Charmiane , la lille ihi
marquis. Lin cri expira sur les lèvres du comte ;
mais la jeune lille dormait à moitié couchée sur
un sofa de velours au coin du feu. 11 resta (jnel-
(|uesinslans penché vers elle, muet, palpitant,
pouvant à |ieine respirer. Alors mille souveniis
a.ssaillirentson esprit troublé ; Claire, qu'il avait
aimée, reposait sous ses yeux, plus belle encore
qu'au jour on, après une heure de dépit enfan-
tin, il l'avait quittée pour ne i)!ns la revoir. Celle
liaiche bouche, (pli bien des fuis lui avait juré
un amour éternel, souriait dans le sommeil ; sa
longue chevelure blonde , dont il avait encore
une boucle sur le cœur, encadrait son cou de
cygne. Uéginald comprit à l'émotion de ses sens,
au trouble de son esprit, aux battemens de son
caur, (jne c'était toujours elle qn il aimait. 11
s'agenouilla, et prenant une de ses mains, il l'ef-
(leura d'un long baiser; il allait se relever et
partir, lorsque mademoiselle de Charmiane s'é-
veilla ; la vue d'un homme à ses pieds la lil yMiv
daliord ; mais reconnaissant bientôt 0 Sullivan,
elle s'écria : Vous ici, monsieur, et qu'y venez-
vous chercher ?
— De grâce, pardonnez-moi , Claire ; je ne
sais par ({uel hasard je me trouve chez vous à
celle heure ; je ne puis moi-même me l'expli-
quer : c'est un rêve. IMais (|ue pouvez-vous
craindre de moi ? Vous le voyez, je suis à vos
pieds, soumis et repentant ; dans une heure, je
serai loin de vous; mais laissez-moi croire que
vous m'avez enlin pardonné les indignes soup-
çons (jui me chassèrent de votre présence.
Le comte était jeune, éloquent comme on l'est
toujours (juand la passion vous inspire. 11 avait
l'altitude humbb; de la prière. Mademoiselle
de Charmiane l'avait aimé sincèrement, et sou-
vent elle regrettait qu'il ne ffit pas venu cher-
cher un pardon qu'elle avait grande envie de lui
accorder. Une heure s'était à peine écoulée que
déjà les deux amans, assis sur le même sofa, cau-
saient les mains entrelacées. Les heures fuyaient;
mademoiselle de Charmiane , qui avait foi en
la loyauté du comte, l'avait retenu jusqu'au ma-
lin auprès d'elle; elle ne voulait pas le laisser
fuir avant que tous les gens du château, qui veil-
i laient fort tard et se levaient de même, fussent
tous retirés. O'Sullivan l'aimait d'un amour
trop jmr pour ne pas la respecter. Quand l'aube
vint, Claire dormait la tête api)uyée sur son
épaule avec le sourire de l'innocence. Il la ré-
veilla avec un baiser et disparut l'âme pleine de
bonheur.
Tandis que ces choses se passaient au château,
M. le marquis de Charmiane assistait au désha-
biller de mademoiselle CornClie. La nymphe re-
venait île l'Opéra. Bientôt assis en face l'un de i
l'autre, devant une table chargée des mets les
|iUis friands et des vins les plus délicats, ils en-
tamèrent simultanément un pâté succulent et
une conversation frivole.
— Hé bien, mar(|uis,éles-vous satisfait de votre
voyage à Versailles? Espérez-vous être bientôt
nommé ineslre-de-cainp ?
— Cela pourrait bien être; j'ai la promesse du
roi.
— Avez-vous décidé quelque chose au sujet
du mariage de votre sœur, mademoiselle de
Charmiane ? Vousparaissiez fort ennuyé des pro-
jets qu'un grand personnage avait conçus.
— Grâce àDieu, il n'en est plus question ; ilne
m'en a pas été pailé.
— En ce cas, pourquoi ne la donneriez-vous
pas à celui qu'elle aime ?
— A qui donc ?
— Mais au comte Réginakl O'Sullivan.
— A mon rival!... Jamais.
— Sottise. Vous serez bien plus tranquille;
lié à votre sœur, jolie, jeune et riche, amoureux
comme il l'est, il n'aurait plus guère le temps de
penser à votre maîtresse. Quant à moi, voyez-
vous, ajoula-t-elle en se renversant dans son
fauteuil, je ne vous cacherai pas qu'il me plaît
fort, et s'il revient à Paris, je ne réponds plus de
ma fidélité ; à moins que son mariage...
— Epoux ou célibataire, au premier regard,
ma charmante , vous seriez conduite au Fort-
l'Evêque.
— Croyez-vous qu'une danseuse puisse être
traitée comme un capitaine ? Un ministre peut
parfoisexiler celui-ci; mais il faut la signature
du roi pour arracher aux coulisses les déesses de
l'Olympe. Vous plaisantez !
— Mais qui vous fait donc désirer si fort ce
mariage ?
— L'envie de faire du bien ; l'occasion s'en
présente si rarement dans notre vie folle et dés-
ordonnée, que ce serait une faute de ne pas la
saisir aux cheveux. Voyons, soyez raisonnable,
vous perdrez un rival, et un rival dangereux, je
vous en avertis; depuis surtout que vos rigueurs
le frappent à cause de moi ; et vous gagnerez un
ami (piivous sera dévoué, parce qu'il vous devra
le bonheur. Et vous hésiteriez encore !
— Que savez-vous des intentions du comte ?
— Ne m'avez-vous pas dit qu'il aime made-
moiselle de Charmiane ? ne me l'a-t-il pas dit
lui-même ? et il faut qu'il en soit bien épris
pour en parler ainsi à celle dont il recherchait
les faveurs.
Mademoiselle Cornélie était ravissante de
grâce après souper; M. le marquis avait un
grand faible pour elle; le mariage dont elle l'en-
tretenait avait été longtemps dans ses inten-
tions; la colère sans cause qui sépara sa sœur
et M. le comte, et la tentative que dans son dépit
celui-ci avaitessayée auprès deCornélie, avaient
seules rompu ses projets. Vers le matin M. de
Charmiane était presque décidé à tout permettre
si M. le comte O'Sullivan venait lui-même lui
demander la main de sa sœur. C'était ce que
mademoiselle Cornélie avait prévu avec la pers-
picacité d'une femme qui, habituée aux intri-
gues d'amour, connaît toutes les faiblesses du
cœur. Ce qu'elle savait de Pamour du comte
pour mademoiselle Claire et des causes de leur
2D
Sïii\ii/iVJWiP}iinr:jZ
hroiiillcrie lui avait inspiré la folle envie de les
réunir pour une nuit , à rimproviste. Le pavil-
lon qu'liabilait la jeune personne avait été long-
temps la pt'lite maison mystérieuse où le marquis
I la recevait incognito au sortir Je rO|i('ra. Quand
j sa sœur en prit possession, il oïdilia de récl;:-
i mer les clefs que la danseuse possédait. On a vu
l'usage qu'elle en avait fait.
Ce fut précisément la bizarrerie de ses projets
et la difficullé de leur rénssile qui la décidèrent
à tenter l'aventure. Et puis cela était si |daisanl,
si incroyable, im mariage fait par une dansense!
Mademoiselle Cornélie sYcliappa une minute
dn boudoir il l'heure oti les bou(;ics se mouraient:
elle griffonna à la hMe quelques lignes, et les
remettant à un de ses laquais elle lui ordonna
de se rendre au ehftteau de M. de (^harmiane,
d'attendre à la porte du jardin, et de donner le
billet au comte O'SuUivan qu'il en verrait sortir
au point du jour.
Elle avait encore deviné que Réginald serait
longtemps releniL au près de mademoiselle Claire.
Mais elle s'était trompée de cause. Elle avait
auguré du résultat avec l'esprit d'une danseuse
qui ne comprend pas l'amour comme le cœur
d'une jeune fille qui n'a encore rien deviiié.
Quand le comte O'Sullivan reçut cette lettre,
voici ce (lu'il lut :
« Monsieur le comte,
» Vous ne vous souvenez peut-être ]>lus d'une
femme que l'an dernier vous avez défendue, au
sortir d'un bal masqué, contre les tentatives in-
solentes de quelques mousquelaii-es échauffés
par le vin. Vous filtes blessé en la sauvant. Celle
femme, c'était moi. Uepuisloisvous m'avezcour-
tisée ; mais i)our acquitter la dette de ma recon-
naissance, il vous fallait mieux que ma personne.
Vous aimez mademoiselle lie Charmiane et vous
la méritez. Elle vous a pardonné sans don le.
M. le mar(|uis consent à vous doiuicr sa main ;
osez la lui ilcniander. Encore une fuix, je rv-
poiidx du succès. ^
» Cornélie, danseuse à l'Opéra. «
Le soir même M . de Charmiane avait donné sa
partdc à M. le comie O'Sullivan; l'orilre d'exil
éiait retiré; Héginald rêvait le ciel aux pieds de
Claire, et Cornélie, en Diane chasseresse, dansait
à l'Opéra.
ÂMÉDKli Ar.UAUI).
[Cotirrier françiiis.)
Un Kevciiitiif.
Voici un fait assez extraordinaire (pii s'est
passé il y a (piel(|ues jours ,^ Paris. M. N..., mar-
chand de vin , tomba subitement malade et le
mal lit tant de progrès, qu'au bout de (pu'biues
jours on le crut mort. C'est au moins ce ((ue le
médecin déclara en se retirant. Madame N... fut
douloureusement affectée de la mort de son
mari aucpu'l elle portait une vive affection, et ce
qui rendait cette circonstance jibis allligeante
encore pour elle, c'est que le défunt n'avait pu
I mettre ordre à ses affaiies, et que son avenir et
I celui de ses enfans étaient compromis. Cette
dame était demeurée auprès de son mari tant
qu'il avait été malade ; el couune clic élait épui-
sée de douleur et de fatigue, ses parcus, au der-
nier moment, l'arrachèrcnl î« ce triste spectacle,
et chargèrent la femme B... de veiller le mort et
de l'ensevelir. Le cadavre fut transporté dans une
chambre à l'entresol ; on étendit un matelas sur
une table, et il y fut placé, recouvert seulement
du drap qui devait bii servir de linceul. Un cierge
bri'dait à coté de lui.
Avant de procéder aux tristes fonctions de
l'ensevelissement, la garde, que la compagnie
d'un mort n'effarouchait guère , commença par
souper et finit par s'endormir. Elle somnieillail
depuis (jucl(|ue leuips, lorsque tout à coup une
voix forte vient résonner à son oreille. Elle se
frotte les yeux et pense que quelqu'un l'appelle
en dehors de la chambre ; elle se lève pour aller
ouvrir, mais (juel est son effroi, en voyant son
mort assis sur son séant, et qui la regarde avec
des yeux fixes. La pauvre femme fit un effort
sur elle-même pour se remettre. Le ressuscité,
(|ui ne connaissait pas la femme B..., lui adressa
de nouveau la parole.
— Qui étes-vous, lui dil-il, et comment vous
trouvez-vous ici, à la place de ma femme?
La garde comiiril qu'il fallait dissimider à
M. N... la croyance où l'on élait de sa mort, el
comme sa ft'ayeur commençait à se dissiper, elle
retrouva sa présence d'esprit. Elle commença
|iar i-elirer le cierge qui brûlait à côté de l'ex-
iléfunt, et lui dit (|ue sa femme, sélant trouvée
indisposée, avait été obligée de se coucher.
— Mais comment se fait-il, ajouta le marchand
de vin, que je sois dans cet état ?
— C'est par ordonnance du médecin, répli-
qua la femme lî... Vous avez eu tanWt un trans-
port de fièvre ciiaude, et il a fallu pour vous
calmer vous laisser découvert.
— Mais maintenant je suis gelé elje meurs de
soif; couvrez-moi et donnez-moi <'i boiie.
Or, les couvertures étaient renfermées dans la
elianilire où selronvail madame i\...,et il eût
été impriulcnt de lui ap[ucndre brusquement la
résurrection de son luari. D'un autre côté, tou-
tes les potions et tisanes avaient été jetées; il
fallait cependant ne pas avoir l'air d'iiésiler. La
femme U... commença donc yinv verser un vcire
de vin au marchand, el pour qu'il ne s'élonnft!
pas, elle lui dit encore (|ue c'était une i)rescrip-
tion du médecin l'uis elle sorlit pour aller ré-
veiller le garçon (|ui était couché <lans un cabi-
net h côté. Mais celui-ci ne voulut jias croire ?i
la résurrection de son patron; il traita la garde
de vieille folle cl refusa de lui onviir sa porte.
Connue une explication avec lui aurait pu être
entendue par M. N... , elle avisa un autre moyen.
Ce fut de ramasser dans la bouliiiue et ilans les
salles loules les nappes et servietles (|;;'elle put
trouver, et d'en envelopper son malade. M. \'...
trouva ([ue l'ordonnance du médacin était salu-
taire ; il redemanda du vin et finit par s'endor-
mir d'un profond sommeil jusqu'au lendemain
matin.
C'était un nouvel embarras pour la femme
15... que d'annoncer .'i madame ^... que son
mari n'était pas uu)rt. Il fallait s'y décider pour-
tanl. Elle y mit toute l'adresse et tous les ména-
gemens possibles, mais î> cette nouvelle la mal-
he\ireuse dame éprouva un tel saisi.ssement
((u'cllc ue put la supporter; le paroxysme dcjoic
au<pul clic lut en proie la tua , et au bout de
trois jours clic reiuplaçait sou mari dans la tombe
qu'il venait de quitter.
mécroIojKÎe de 1S3S.
.Sonreraim. — Princes. — Princesses. —
Ducs et duchesses. — Le prince régnant de Hc-
lienzollern-Hechingen ; le prince Maximilicn ,
(lère du roi de .Saxe ; le prince de Talleyrand ; la
lu-incesse douairière Nassau de Saarbruck ; le
duc de Wurtemberg, oncle du roi ; la duchesse
de Fellre ; la duchesse de Narbonne, née de La-
roche-Aymon ; la duchesse d'Abranlès.
Pairs de France. — .Sylvestre de .Sacy; d'Os-
luond ; marquis de Bougé ; marquis de Castel-
1 in ; Cassaignoles ; le comte Casimir Dangosse ;
le comte d'Hunolslein ; le duc de La Force ; le
maréchal l.obau ; le duc de Choiseul; le comte
de Montlosier.
Lieufenans - généraux. — Dupont - Chau-
mont ; Valazé; le baron Bigaré ; Haxo ; Delaij-
Ire ; Scherb-lîucet ; Isidore Lynch.
Maréehau.r-de-camp.— Der\ ieiix-Duvillars;
le baron Chaslaignier ; marquis César de Vérac;
Lacroix-Buquet ; Debellaire-Daumas ; le baron
Chauvel ; le comte de Divonne ; Léglise ; Dhu-
mières; le baron Vino; le duc de Duras ; Boulin
de Roville; Dupuis, baron de Saint-Florent;
Scbauenberg ; Carrier ; le duc de Fitz-James ;
Cissé de Bressoles ; le baron Gaussarl; baron Fla-
mant ; L. Lamarre.
Marine. — Le contre-amiral Fleury ; Casimir
de Bonnefoux , ancien contre-amiral et préfet
marilime.
Oepu/és. — Pouycr, Valazé, Harlé, Louis Boi-
gnes, Fitz-James.
Anciens dépulés. — Comte de Duret ; l'ros-
pcr Delauna); Desiousseaux; Jagot (eonvention-
ncb; Debouville; Saulnier ; (lénin; Allier; le
clunalier Lemore-liaulier des Oievères; F. Hou-
chaton ; Dixmull de Monlbrun; Bormond père ;
<;henet; Saint-Martial; Laval; Bogne de Faye ;
Martineau; .SoulignacSaint-Bome; Légier: Du-
luas ; Cassagnoles ; Devanx; Blanchard; Carrelet
de l.oisy; André Dumont ;conventionnel ; Henri
de la Bivière; Bodet de l'Ain; le comte de
lirnyèrc-Chalabre; Ga.spard Got; de Boignes ;
l'iuel (conventionnel); René Chondieu 'conven-
tionnel) ; Baslhoul ; Thomas de la Prise conven-
tionnel) ; Merlin (de Douai ; lluet de Froberville.
Tri/iunau.v îprésidens et procureurs du roi .
— Lculicr,vice présidenldu tribunal de Melnn;
(iornu, procureur du roi i Romorantin ; Paul
Lochel, procureur du roi à Soissons ; le baron
illlaruonville. ancien piemier président iMelz;
Millet de Chevcrs, premier président ;i Colmar;
t;lienct, présidenl h Monlmédy ; F. (ialcçou.pro;
cureur du roi à Falaise; Trolticr, premier prési -
dent à Bourges; Cassagnoles, ancien premier
président à Nimes ; Fluchères, président à Mont-
pellier ; l.afon, vice-président à AIbi ; Fievé-Ma-
rais , vice-président à Lille; liastoulh. ancien
procureur-général i Toulouse ; Bureau de Va-
rennes, président à Clamecy ; Raplcler, ancien
avocal-général à Colmar.
Conseillers. — Légier. à Orléans ; chevalier
Lemore , à Paris ; André 'Mcyer, à Strasbourg ;
Co(-hel d'Attecourt, .^ Douai ; l.emercier. à Ren-
nes; Vavin , i( Paris; Philippe Beaumont . .\
Douai ; Benoit Severin, à Aix ; Blondet, à Bour-
jfcs ; Thomas Scot . à Rennes ; Paris, à Rennes ;
lilaizo , à Rouen ; lîraucousin, à Amiens ; Car-
ron, à Rennes ; Daris, ancien conseiller à la cour
impériale .le l.it'iïe ; Montréal, à Limoges.
Cour de cansalioii. — Rolot île Sl-Sauveur ;
Henri de Larivièrc.
Cuiir des comptes. — Monlel, conseiller réfé-
rendaire; Nalailon ; Lerosnier.
(^lg,.gc. — ¥. lie liovet, ancien archevéii\ie de
Toulouse ; Guériner, évi^cpie de Nantes ; Gallieu
de Chahons, évéque d'Amiens.
AdtrmiiKtralioii. — Ch. Thierret, audiencicr
au conseil détat; André .Martin, consul de Fran-
ce ;Saint-C.yr, directeur des douanes ; de Hou-
j;erâout, ancien directeur des douanes; le baron
de Uonnefond, ancien préfet maritime; le duc
de Duras, ancien chambellan ; Euiiéne llumann,
maître des reiiuétes; Delamarre, intendant mi-
litaire ; le comte Carrère, ancien préfet des Lan-
des ; Dulour de Salverl , ancien sons-préfet ;
liiiinon, idem ; Genijoult, idem.
Barreau. — Lacoste; Archambanlt; .lustcxes;
Urbain; Loiseau.
Peintres. — Leltrelon; Théveniu ; ISoisfre-
mont; Caslellan; Uurupl ; Chenavard ; Chéry;
Mallebranche;Lani;ilois.
Statuaire. — Raniey père.
médecins. — Salmade; Ytard; Garnol; Rrous-
sais roui|ueville.
Chirurijien. — Guerbois.
Jwtilut. — Castellan ; Ramey ; Dtilong; Cu-
vier;Frédéric); l'ereier; Amaury-Duval ; lirous-
sais ; lluzard ; l'ouqueville ; Merlin (de Douai) ;
Lanylois.
Auteurs. — lîelîara; la comtesse de Choiseul-
Meuse ; lirazier; Kt.Requet; Ramond de laCroi-
selte ; Berehoux.
Compositeurs. — Uns Desforees ; liifaul ;
F. Béer.
Acteurs et anciens odeurs. — Jules Derip-
pel (à Lyon) ; Deviijny (du llié.'itre du Luxem-
bourg) ; Martin Thouring, ancien comédien et
correspondant de théâtre ; Etienne Thénard (à
Bruxelles) ; Potier père ; Lafont, de l'Académie
royale de musique; Alphonse Camiuiis (à
Bruxelles) ; Sarthé; Léopold (à Bordeaux).
Actrices et anciennes actrices. — Virginie
lilasis; .lannard ; Mars mère; Flora Lefèvre (à
Besançon); Augustine Prieur; Auzet(née Jeanin
l,eeordier),?iMmes.
Ancien danseur. — Rhénon.
Danseuse. — Joséphine HuUin.
Directeurs et anciens directeurs. — Walter
(de Rouen) ; Senepart; Severini.
UrDUc îifô tiibunaïu.
POLICE CORRECTIONNELLE.
Les Boxeurs anglais en France. — Nos
lecteurs se rappellent sans doute un article em-
prunté au Droit (voir notre numéro du 25
septembre dernier , article qui, sous l'impression
du dégoût et de l'indignation que doit laisser un
send)lable spectacle, rendait compte de la lutle
de deux boxeurs, Swift et Adam,dans un eham|)
de la comnuuie de Charenton.
Une enquête provoquée par le ministère public
n'a pas tardé à contirmer les faits <iuc nous signa-
— 30 —
lions, et aujourd'hui les deux boxeurs étaient
traduits en police correctionnelle [T chambre ),
sous la iirévcntion de coups et blessures volon-
taires. Swift et Adam ont fait défaut. Deux
ténmins ont été appelés, le propriétaire du ter-
rain où s'est livré le combat, et le garde cham-
pêtre de la commune de Charenton.
Le propriétaire n'a [las assisté à la lutte ; ce
qu'il sait il la entendu dire, il ne connaît aucun
détail nouveau.
Le garde champêtre. — Le G septembre,
j'étais en tournée sur le chemin de Gravelle \\
Saint-Maurice. Je vis venir plusieui's voitures
bourgeoises, se dii igeanl vers le pré de M.Junot,
et loué ilepuis tP'ès lon8iem[)S h M. Drake,
marchanil de chevaux , demeurant rue de la
Madelaine, 10. Ce M. Drakeétait présent. Bientôt
après je rencontrai un jeune Anglais, à pied, h
qui j'adressai cette question : Qu'avez-vous donc,
que voici tant de monde dans notre pays !' 11 me
répondit; Nous allons nous amuser à la mode
<le chez nous. Rassuré par cette réponse, et ne
me doutant pas de ce (|ui allait se passer, je
continuai ma route. Ce ne fut que plus tard,
lorscjne je fus chargé de l'enquête, que j'apjuis
ce ([ui s'élaitpassé, et qu'un des combattans avait
été laissé pour mort sur la place.
M. l'avocat du roi Thévenin ajustement (létri
cette nouvelle importation d'oulre-mer, et a
appelésur ce délit toute la sévérité du tribunal.
En l'absence des prévenus, il a donné lecture de
l'interrogatoirede Swift par M. le juge d'instruc-
tion ; nous le reproduisons textuellement ,
curieux qu'il est parla naïveté des réponses :
D. Quels sont vos noms, âge, profession ef
domicile? — R. Owen Swift, ùgé de 24 ans,
boxeur, né à Londres, demeurant à Paris,
passage Tivoli, 19.
D. Le .5 septembre dernier, n'avez-vous point
engagé une lutle au pugilat dans la commune de
Charenton ? — R. Oui, monsieur.
D. N'avez-vous pas été provoqué à ce comliat
par des tiers ? — U. Des personnes du Jockeij's
Clnh m'y ont engagé moyennant cinquante
napoléons.
D. Quelles sont ces personnes ?— R. Je ne les
connais pas. Seulement j'ai reçu.500 fr. ;i compte
chez le sieur Charles Latfitte, quidememe place
Vendôme, 18. J'ai reçu en outre 20 livres ster-
ling de M. Antonyde Rothschild pour lui donner
des leçons de boxe.
D. Par qui avez-vous été préparé à ce combat?
— l\. Par le nommé Burke, (jui en a fait les
frais. Cet individu est anglais, nedemcure point
en France et n'y est plus actuellement.il m'y a
disposé dans un local joignant une ferme de
lord Seymour, près Versailles; j'ignore le nom
de cet endroit.
D. En quoi consistait cette préparation? —
R. Elle consistait à se coucher et à se lever de
bonne heure, à manger de bon bœuf, de bon
mouton, il faire beaucoup d'exercice et à courir
pour se donner bon vent.
D. Le combat que vous avez soutenu contre le
nommé Adam est un fait puni par nos lois, et
vous êtes inculpé d'avoir porté des coups Ji cet
individu.— R. Je ne savais pas que ce frttdéfen-
du ; je le croyais d'autant moins ((ue c'était la
seconde rencontre de ce genre que j'avais en
France.
I). Où la première a-t-elle eu lieu ? — U. Au
bois de Boulogne.
D. par.qui ont été faits les frais ? — R. Par le
Jockey's Club. Je me trompe en disant qu'il n'y
avait eu qu'une lutte. Avant celle du bois de
Boulogne, il y en avait en une première, il y a
environ quatre mois, mais Adam ei moi avions
des gants rembourrés. C'était lord Seymour qui
présidait à la première de ces luttes.
D. N'avez-vous pas déj,^ été poursuivi pour
pareil motif? — P». Non, monsieur, y)aree que je
me suis sauvé en France après un combat à la
suite duquel j'ai tué mon adversaire. Je devais
être traduit aux assises de mars en Angleteire,
D. Oii est le nommé Adam? — R. 11 est à
Londres en ce moment.
Après une courte délibération , le tribunal,
par application de l'article .il t du Code jiénal,
condamne Swift et Adam chacim en treize mois
d'emprisonnement.
Le sieur Courtois, fruitier, rue St-Nicolas,
i.'i, et la femme Valtener, marchande de beurre
au marché des Carmes, n. 108, cités en police
correctionnelle pour vente à faux jioids, ont
été condamnés aujourd'hui, le|.remier à 2 mois
la seconde à 8 jours de prison, tous deux à 50 fr.
d'amende et à la confiscation des poids, balances
et mesures saisis.
(Droit.)
Ucmie îiiainaliqur.
THEATRE ROYAL DE L'OPEKA-COMIQUE.
Première représentation de la Mantille, opéra-
comique en un acte, paroles de M M. d'iiaute-
rive et Planard, musique de M. Bordèze.
M. Bordèze est un jeune compositeur ipii n'a
rien produit encore et qui vient de faire ses lu'e-
raières armes dans un petit opéra, sans consé-
i|nence pour lui comme pour le théftlie de la
lîourse. M. Bordèze est Italien et il est de son
pays pour le fond et pour la forme de son opus-
cule. Ses mélodies sont simples, son instrumen-
tation est nette, claire, facile, et la coupe mélho-
dii]ue des divers morceaux de son petit o|)éra
montre que le compositeur n'ambitionne pas le
titre de novateur. Il n'y a pas grand mal h cela.
MM. Planard et d'Hauterive ne St sont |ias mis
en frais d'imagination poin- broder le canevas de
la mantille. Le titre, c'est l'ouvrage, et avant le
lever du rideau le public enavait fait le scénario.
Il s'agit tout bonnement d'une dame espagnole
(jui fait une conquête sous le masque de velours
et sous la mantille qui cachent ses attraits. Celte
femme est l'épouse d'un alcade, jaloux comme
tout alcade qui se respecte doit l'être; l'amant
im|)rovisé devient gênant ; on le cède à une belle
et bonne sœur qui se trouve à point nommé
toute disposée à la permutation. Tout le monde
s'arrange à merveille de cette innocente super-
cherie et le public fait comme tout le monde. '
Nous avons remarqué dans cette Iduette un
quiutettod'une facture élégante et franche, un air
bien chanté,iiuoique avec un peu d'aiféteric, jiar
madame Jeuny Colon-Leplus,et quelques motifs
heureux dont le plus saisissant se trouve dans
l'ouverture.
Grignona dit et chanté son rôle avec intelli-
gence; mademoiselle Berthaut est charmante
sous le costume espagnol ; madame Boy ne man-
([ue ni de finesse ni de naturel. Quant à Fleury,
nous ne pouvons lui dissimuler qu'il a bien des
habitudes à perdre... ou à gagner.
STÉI'UEN de la M-VDliLAUSE.
— 31 —
Urintc ^c cinq iauvs.
ô .1 \NV1ER. — Les nouvelles de Piso n'annon-
cent nucune amélioiation sensible dans la santé
(ie madame la diiehesse de WcirleinUery.
— Les journaux anglais annoncent que miss
rénélope, princesse de Capoue, est assez' jjravc-
menl malade.
— On lit dans le Moriiing Herald:
Il n'y a en ce moment que cinq peLils-fds de
George III vivants, savoir : la reine Victoria, âgée
de U) ans; le prince George de Cumberlami,
âgé de 19 ans; le prince George de Cambridge,
âgé de 19 ans; la princesse Augusta-Caroline
deCambridge, àjïi'e de 15 ans, et Marie-Adélaïde,
âgée de 4 ans. Les sept enfants survivants de
George III sont : la princesse F.lisabetb (de Hesse-
Hombourg), âgée de 08 an ; le duc <le Cumber-
Jand (roi de Hanovre), âgé de 07 ans ; le duc de
Susses, âgé de 05 ans; le duc de Cambridge, âgé
de 64 ans; la princesse Marie (duchesse de Glou-
cesler) , âgée de 61 ans, et la princesse Sophie,
âgée de Oj ans.
^ — La banque de Belgique a repris ses paie-
mens depuis le i de ce mois.
— On assuie que Cabrera a reçu de don Carlos
l'ordre positif de changer de système de guerre,
et de s'arrêter dans sa carrière d'atrocités. La
courdu prétendant elle-même a recnléd'horreur
devant les llotsde sang que Cabrera a lait couler.
Les communes sont rançonnées de la manière la
plus lyranniijiie.
— Par (M'donnance du 3 janvier, M. Gisqnct,
conseiller d"élat en service extraordinaire, a
cessé de faire parlicdu conseil d'état.
Par ordonnance du même jour, M. Doyen,
receve,ur-générfll de laHautf-Vienne.estnommé
receveur-général de l'Aube, en remplacement de
M. Na, S évoqué.
— La Uttolidieune annonce que le duc de
Bordeaux a fait un voyagea >lilan dans les pre-
miers jours du mois de déceailire, (ju'il a été
reçu par les autorités religieiKses, civiles et mili-
taires, avec le respect dû à son rang, et qu'il
est reparti le 28 décembre pour Venise, on il a
dii rencontrer madame la duchesse de Berry,
qui se rend à Naples auprès du roi son frère.
— Des lettres de Rome annoncent d'une ma-
nière positive que le [vrince archevênue de
Cologne sera nommé cardinal, et qu'il résidera
dans la capitale du monde chrétien. Celte nomi-
nation a pour objet de calmer les dissensions
leligieuscs (pii ont éclaté d.ins les |irovinces
rliénanes; elle est appuyée, dit-on, dans ce but
par les cours de France et d'Autriche auprès du
sacré collège.
— L'n des plus gracieux poôlesde l'Angleterre,
une desesmusesde prédilection, mad.imr' Mac-
lean , vient de mourir. Elle était la femme de
George Maclean , gouverneur de Cap-Coast-
Castle.
— La brochure de Laity, jugée et condamnée
par la cour des pairs, a été traduite en russe
avec l'autorisation de la censure, cl elle circule
librement à Saint l'étersbourg.
G. — Onécrit des Indes orientales:» Le na-
bab Nazim est mort subitement, le 3 octobre,
dans son palais de Moorsliedabad. 11 était im-
n)ensément riche. Le docteur Macpherson , chi-
rurgien à licrhami)hore, est son exécu'eur testa-
mentaire. Il lai.sse pourHiéi-iticr un lilsâgé de dix
ans, (jni aura 7iO,00i) roupies à dépenser par
an. On lui a <lonné pour luteurs trois Anglais.
Son oncle, (|ui jouit d'une pension de 15,00i)
roupies par mois, est arrivé à Calcutta, pour re-
voniliqn(îr la su'Mressiou: mais le gouvernement
de l'Inde ayant reconnu lesilroits (lu fils du na-
bab, celle réclamation serarcpousséc. »
— On a reçu des nouvelles du Canada jusqu'à
la date du 4 décembre. Le gériéral polonais Von
Schultz, traduit devant la courmartiale de Kings-
ton, avait été condamné à la peine de mort pour
avoir excité les citoyens à la guerre civile. La
sentence devait être mise à exéculion sans délai.
Les prisonniers de Prescott sont classés de la
manière suivante: i:3l Américains, 9 Allemands,
Polonais et Français, 8 habitans du Bas-Canada,
I Ecossais, 4 habitans du Haut-Canada, 3 Irlan-
dais, 1 .Anglais.
— On a beaucoup parlé aujourd'hui de cer-
taines révélations qu'aurait à faire M. Gisi[uet;
on parle de mémoires devant cire publiés par
l'ex-préfet de police.
— On compte à Paris 22,051 portes cochères,
f,6S5,5(i:î fenêtres, 28,00!)i)ropriélés, l,68:J voies
publiques; la valeur locative des maisons s'élève
â plus de 110 millions; l'impôt direct est de
27 millions.
— la plainte en diffamation portée par MM.
Péi'ier frères contre les gérans du !\'n/io/ni/ et du
Corsaire a élé appelée mercredi dernier dcvanl
la sepiièrae chambre. Aucune des parties ne s é-
lant présentée, l'aliâire a été remise à quatre se-
maines.
— En vertu d'un mandat de M. le procureur
duroi, W.deSainl-Cricq fils a élé arrêté hier
dans son domicile.
— Hier, dans la nuil, la charrette qui trans-
poi'tfl les mortsde la Morgue an cimetière a vei'sé
en roule; le conducteur en relevant les cadavres
tombés a aussi relevé un pauvre ivrogne endinmi
contre une borne, le pienant pour un des siens.
Qu'on juge de son effroi, quand en les jelant
dans la fosse, il a senti l'ivrogne, que lessniilire-
sauls de la charrette avaient t(Uit-à-fait dégrisé .
se déballre dans ses mains et crier au secours de
toute la force deses poumons. Le lâcher cl pren-
dre la fuite fut pour lui l'alf lire d'une seconde :
mais bientùt le sang-fioiil, reprenant la place de
la terreur, Fa ramené auprès del'ivrogne ettout
s'est expliqué.
(Journal de Paris.)
7. — De'j'i'c/ies officielles. « ISe\v-"i ork, le l(i
décembre La Vera-t^rnz v ent d'être pris e par
l'escadre française, après un bombardeinent de
trois heures seulement. S. A. R. Mgr. de .loin-
ville a pris la part la plus honorable dans l'atta-
que et se porte bien.
)) Cesl le -n novembre, â deux heures du jour,
que cette atla(jneaeu lieu. Trois de nos frégates,
une corvette (celle du |)rinc^ ) et deux bomiiardes
ont été se postera une portée de canon du fa-
meux château d'IJIloa , et ont fait de Ih un feu si
violent et si habilement dirigé, ((n'en moins di'
quatre heures il a éteint celui de Failillerie
mexicaine, démoli tous les ouvrages extérieurs,
y compris la fameuse redoute appelée el Cahal-
lero. et tué et blessé OOO hommes de la garnison.
A six heures après midi environ, le connnandant
mexicain ca]>ilula , et se relira du château ,
qui fut immédiatement occupé par les forces
f'ançaises. »
— Les nouvelles reçues «h; Pise n'annoncent
malheureusement aucune amélioration dans la
santé delà princesse Marie, ilnchesse de Wur-
tend)erg. La princesse a reçu les sacremens avec
une piété louchante. Ces tristes nouvelles ont
excilé dans Paris les plus ilonloureuses .sympa-
ihies. La reine doit i)arlir demain pour Pise ;
elle sera accompagnée, dit-on, par la reine des
Belges.
— Une descendante d'Vméric Vespuce a
adressé â la chamiire des députés du Brésil une
demande tendant ,^ obtenir une pro[)riélé «lans
ce pays et le litre de citoyenne brésilienne.
— Le i' du ramazan, selon l'anliipie usage, le
séraskier a fail cadeau au snllan dune jeune
vierge avec laquelle S. II. a passé la nuil au pa-
lais de Serail-Bouruou. Le bruiiilu canon a fait
cuuuuiUx cette ijalaDtcrie ù tous les musuliuaus.
— Il y a en ce moment à bord du brick VEli-
sabelh-Ann , capitaine Ellis, nn sarcophage
égyptien d'une très haute antiquité, qui va être
liansporté au musée britannique. H a 8 pieds six
pouces de long el trois pieds six pouces de pro-
fondeur. Il est couvert de curieuses figures hu-
maines, d'hiéroglyphes el de devises emblémati-
ques. H a été découvert très au loin dans l'inté-
rieur de l'Egypte et a été envoyé en Angleterre
]iar notre consul à .\lexandrie."On estime que le
))rix du transport dépassera 1,000 liv. sterling
^25,0(iO fr.), â cause du manque de routes en
ïgyjile et de la nécessité d'emplojerdes hommes
pour l'extraire et le traîner.
— Une affiche, ainsi conçue, a été récemment
apposée sur les murs dé la capitale: « 11 a élé
|)crdu un portefeuille contenant des papiers et
lin billet de banque de 500 francs. La personne
<|ui trouvera ce iiorlefeuiUe est priée de remet-
tre îi.. les papiers qu'il renferme et qui ne peu-
vent êtie utiles qu'à leur propriétaire; elle est
aussi priée de garder le billet de 500 francs. »
— (3n porte à 42 millions le nombre total des
journaux lrans|>ortés par la poste dans le
royaume-uni de la Grande-Bretagne pendant
l'année 1838,
— On a calculé qu'il s'était fait hier cent cin-
(juanie mariages environ aux douze mairies de
la caiiilale. La sortie de FAvent et l'approche du
Carême sont, dit-on, causes de cette recrudes-
cence.
S. — On nous écrit de La Rochelle :
« ÎNotre ville a été depuis deux jours le théâtre
de scèi.es aliligeantes; elles ont commencé par
les portefaix à l'occasion des embarquemens de
grains. Anjourd hui, les agitateurs ont élé sou-
tenus ^ar des renforts venus des cam])agnes : la
général a élé battue , mais à peine une moilié
des citoyens s'est rendue â l'appel, el l'autorité ,
faible et indécise, a été impuissante pour arrêter
le désordre.
» Les maisons de MM. Cormerais, Coniée et
Martin, Fr;iii;nand. A. Seignelte, Lévéque fils et
coinp.,Gon. adjoint , ont élé mises au pillage
(larunc population qui ne connaissait plus de
frein. Ce n'est t(ue chez M. Basieau. maire, qu'on
est parvenu à arrêter le mal, el encore avec l'in-
tervention de la tjonpe de ligne. On s'estvu dans
la dure nécessité de taire feu, el quelques per-
sonnes , dit-on . ont élé blessées.
» 4 janvier : La tranquillité est rétablie ici ;
mais bien que la mise en état de siège n'ait pas
i^ié prononcée, nous sommes comme dans une
place blo(iuée. Les ponts sont levés et on ne laisse
entrer que les personnes connues. La cause de
celle rigueur vient de ce quelouteslescampagnes
i|ni nous envi-onnent sont sur pi''d. l.iOO hom-
mes environ se sont portés au bas de la rivière de
Marans pour arrêter les navires chargés de blé.
cl sur tonte leur roule ils ont changé les maires
cl les commanda ns des gardes nationales.
— \e Journal de Paris dit (]uc le ministère
ne s'est point arrêté â la révocation de M.M.Gis-
quci el Say. ^1. Aragon, M. Charles (îisipiet * ien-
nenl de perdre leurs emplois. « On a.ssuraii ce
soir, ajoute cette feuille, ipi'un des autres té-
moins au procès avait été invité â donner sa dé-
mission du titre de maiire des requêtes au con-
seil d'état el de la place de commissaire royal
près l'Ctpéra, le Théâtre-Italien el l'Opéra-Comi-
que. Cette décision aurait élé prise par le con-
seil lies ministres â la majorité desepl voix con-
tre une. »
— Les propriétaires des Angustines Tiennent
{Pécrire au préfet de police pour lui offrir de
ver.ser dans la caisse des pauvres le dixième de
leur recelle brûle, ce qu'ils évaluent ^ O.i.O'H» fr.
par an. s'il vcnl les autoriser .'i s'arrêlersur les
iioulevarts pour prendre des vovageurs. Les rt^
vélations du procèsGisquelont déjà produit leur
fruit.
— Un journal annonce qwe mademoiselle Jen-
j ny Vcripré va rclouiucr i u Anglelcrre, où elle
— 32 —
esl;lppcl^•e^ remiilirlcs fondions de directrice
du tliéâtre français de Londres.
9. — Les nouvelles que le roi a reçues hier de
Pise ne laissaient aucun espoir sur la conserva-
tion des jours de la princesse Maiie, et elles ont
fait contremander les préparatifs du départ de la
reine
— Vohnervaleur belge, du «janvier, con-
tient ce c|ui suit :
On nous assure qu'hier six officiers supérieurs
hollandais ont élé faits prisonniers parles avant-
postes belges, «ur la ligne de West Capelle, près
du fort de Hazegras. Deux sont parvenus h se
sauver, et les quatre autres ont été dirigés sur
Bruges.
— L'n fait grave vient d'être constaté par les
bureaux du ministère de la guerre. Dans au-
cune des années qui se sont écoulées depuis la
révolution , le nombre des officiers démission-
naires n'avait été aussi grand qu'eu 1838. Artil-
lerie,génie. infanterie, cav.derie, toulesles armes
ont conlriinié, dans une pro|iorlion inattendue,
h grossir le chiffre habituel. Nous donnerons une
idée suffisante de l'importance de ce résultat en
disant que le corps de l'artillerie a fourni tout
juste un nombre de d'''missions double de la
niojenne des huit dernières années.
— Depuis la révolution de juillet, il y a eu en
France huit ministères, dont(iuelques-unsse sont
modifiés plusieurs fois. Le personnel de ces mi-
nistères forme un total de 38 ministres, dont 4,
MM. Louis, Mortier, Périer et Rigny, n'existent
plus. Les 34 autres sont MM. d'Argout, lîassano,
liignon, de Broglie , DuchMel , Duperré , Du[>in
(aine), Dupin (Charles) , Dupont (de l'Eure) , de
(JHSparin, (jérard, (iirod (de l'Ain), (iuizot, llu-
niann , Jacol) , Lailïtte, Maison, Mérilhou, Passy,
Pelel (de la Lozère) , Persil , Sauzet , Sébastiani ,
Soult, Teste, Thiers.
II esta remarquer que les plus considérables
de tous ces personnages ministériels appartien-
nent à l'opposition.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che 6 et lundi 7 janvier 1839, de 6,993 déposans,
dont 935 nouveaux, la somme de 884,759 francs.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de 510,000 francs.
— La sonde des foreurs est arrivée au puits
artésien que la ville fait percer dans la cour des
abattoirs de la barrière de Grenelle îi l'énorme
profondeur de 1,400 pieds. C'est trois fois la
hauteur du clocher de Strasbourg, le plus haut
clocher de France. Jamais le sol de Paris n'avait
été fouillé îi cette distance-là. L'eau, malgré cela,
ne parait pas encore. On doit forer jusqu'à 1500
pieds.
— Un journal du matin croit devoir appeler
l'attention sur une spéculation cruelle qui lui a
été signalée ces jours derniers. Un petit Sa-
voyard, presque nu, grelottant de froid, était ac-
cueilli dans un foyer où il venait habituelleraen
se chauffer. Emu de pitié pour ce pauvre enfant
on lui donna de (pioi se vêtir chaudement j
mais (piel étonnement n'éprouva-t-on pas , lors-
ipu' le lendemain on le vit revenir vêtu aussi
légèrement que la veille.
« Qu'as-lu donc fait des habits que nous
t'avons donnés hier ? — Mon père me les a pris.
— Eh bien! nous t'en donnerons d'autres. —
Merci, c'est inutile ; mon père ne veut pas que
je les porte, parce que si j'étais mieux vêtu on
ne me ferait pas tant la charité.»
lîALS MusARD. — Les bals Musard ont été so-
lennellement inaugurés; samedi, la salle Vivienne
présentait l'aspect le plus magnifique que l'on
puisse concevoir; bien avant l'ouverture du bal,
toute la rue Vivienne était encombrée de monde
et la queue se prolongeait jusqu'au boulevart;
il fallait voir avec quel entrain, excité par les
quadrilles elles galops froudroyans de l'orches-
tre Musard , environ 4,000 personnes , presque
toutes déguisées, s'agitaient et dansaient dans
cette vaste et magnifique salle. Jamais on n'a-
vait vu plus de variété dans les costumes, et de
franche gaité dans une réunion d'élite.
Samedin prochain, 12 janvier, deuxième bal
dans la salle Vivienne.
Le Rédacteur en chef, BERTHET
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ET DE quelques BEAUX-ESPRITS. — LeS STA-
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derniers instans de Beethoven, par Mada-
me Sophie Conrad. — Un treiMBLement de
terre aBlcharest (Valachie). — Nécrolojjie :
M. DE Charengey, ancien député. — Mélaiijjcs,
faits curieux : Article du code pénal contre
la contrefaçon étrangère ; Découverte de
M. Daguerre; Militaire fusillé, pendu, noijé
et resté vivant ; Combat chevaleresque en
Géorgie; Le nain du sultan. — Revue des
tribunaux : M. Estevès, tuteur de la Jeune
comtesse de Poroa, contre le duc et la du-
chesse de Palmella. — Revue dramatique;
Variétés; LePuff; Torte-Saint-Martin;
Claude Stocq. — Revue des modes. — Revue
de cinq jours.
SMYUNE.
D'oH vient ce nom? Smi/rna, jirincesse
d'Eiihèse , fut |oMi(iéc , comme Didon , de
quitler sa pairie, et vint fonder une colonie dans
l'Eolie, au pied du mont Sipyle. Le peuple re-
connaissant donna ^ la ville lo nom de sa fonda-
trice, et lui éleva une statue. On en voit encore
un fragment au cluMeau-forl qui domine la
Smyrne d'Alexandre. Celle ville fui b.Mie d'a-
bord sur les bords du "Mêlés, ipii, après avoir re-
çu les eaux de l'Aclu'Ioiis d'Asie, sous les grottes
des Nymphes, descend du mont Sipyle à travers
les marbres , le i)i'aiiil et les lauricfs-roscs qui
• ornent son lit, et va se perdre dans le golfe Hé-
racéen. Ce fut dans cette première Smyrne que
naquit Homère , ainsi que l'indique son surnom
de Mélésigène. On trouve encore sur son em-
placementl, si favorable h une réunion d'habita-
tions, un grand village où tous les Européens éta-
blis cà Smyrne ont leur maison de campagne et
un beau jardin. Ce lieu nommé Bouromi-abat
(nez du vent), et par corruption Bournahnf, est
rempli de vieilles colonnes brisées et autres rui-
nes de ranti(|iiité grecque. Le Mélès , après
avoir baigné Smyrne , courait pendant deux
lieues dans une iietite plaine, au pied de la chaîne
de montagnes où Ion voit encore le tombeau de
Tantale , et de là se jetait dans la mer. Smyrne
éprouva plusieurs révolutions qui délruisirenl
ses murs sans effacer son nom. Les Lydiens, ja-
loux de la prospérité de cette colonie ionienne ,
saccagèrent la ville et dispersèrent les habilans
dans les campagnes environnantes, avec défense
(le relever jamais leurs reinjiarts. Celle oppres-
sion dura quatre siècles, comme celle des Grecs
modernes.
Après un si long intervalle, Alexandrc-le-
(Jranil, cet héroïque admirateur d'Homère, vou-
lut relever la ville natale de ce beau génie ; mais
les mœurs, les besoins, les intérêts, tout avait
changé deiniisle siècle du grand poète. La na-
vigation était devenue nécessaire h la prospérité
des populations. Ce con(|uérant le sentait bien ,
et jiour faire adopter plus aisément une idée
nouvelle, il feignit qu'endormi au pied du mont
Pagus, la déesse dont lo temple était voisin lui
avait connnandé en songe de relever Smyrne au
lieu même où il dormail : c'était le bord de la
mer. L'oracle de Claros conlirraa celui de ^éi^é -
sis , et Smyrne> bâtie où elle est encore , est de-
venue l'une des villes les plus connnerçantes et
les plus riches du moiule. L'élève d'Aristolc avait
le coup d'u'il admirable iioiir ces sortes de fon-
dations. Son Alexai'.diie d'Egyple, cette sœur de
Smyrne, est une seconde jucuve de celte rare
_ pcrsineacilé. La science et le génie s'uuissaicut
pour lui donner de ces illuminations soudaines
qu'il est plus court d'attribuer aux dieux que
d'expliquer aux hommes. Pierre-le-Grand, en
(piitlant la vieille capitale des czars pour les
marais de l'élersliourg, parait avoir eu celte vue
lointaine (]ui embrasse tout un horizon de puis-
sance et de prospérité. Si Napoléon avait pu de
nos jours faire parler les oracles , il aurait eu
les mêmes succès , et ses fondations n'eussent
pas été si facilement détruites. Smyrne, tour à
tour greeijue, génoise et turque, a toujours jus-
tifié les prévisions de son second fondateur. EUû
s'est rendue dominante dans toute l'Asie mi-
neure par sa situation et ses richesses. Elle reçoit
dans ses murs les caravanes de l'Asie et dans son
port les vaisseaux de l'Europe; c'est là que se
consomme l'échange de tant de productions di-
verses qui enrichirent autrefois Marseille et tout
le midi île la l'rance. Alors, le pavillon français
pouvait seul être admis dans les ports de l'empire
ottoman, cl les antres nations n'osaient y abor-
der que sons cet insigne lutélaire..\ussi le solli-
eilaient-ils connue une haute faveur de l'am-
bassadeur de l'rance à Constantinople , le pre-
mier et le plus influent alors des envoyés des
peuples du Messie , comme nous désignaient
les lirmans. Aujourd'hui tous ces avantages sont
perdus pour la France ; le temps cl les événc-
mens ont fait admettre les autres puissances au
partage. Notre longue guerre maritime écarta
trop longtemps notre pavillon du l-evanl. l u
consul de France en Bosnie ouvrit par celle pro-
vince sanva^jc une nouvelle route au commerce
de l'Europe et de l'Asie ; il y prospéra pendant
les dernières années de l'empire ; la chute de
-Naiioléon le fil cesser. Les .\nglais se liAtcrenl k
la restauration d'aller prcnilre notre place à
Constantinople. à Smyrne, h .\lexandric ; Smyr-
ne était occupée quand nos bAlimens provençaux
y revinrent; la Porte subissait d'autres influen-
ces, et les peuples orientaux s'accoutumèrent à
d'autres productions industrielles , ^ d'autres
débouchés pour les matières premières qu'il?
— 3'. —
r «
îtL'LZi
livrent en (l^clinnge (les olijols raaniifarlnrés. Ce
riche commerrc de IMarsoille avec Smyrne, in-
terrompu si lonjîtemps, ne put donc se relever,
et le peu (pi'il en reste va déeroissant de plus en
plus depuis la paix maritime et la concurrence
lie toute l'Eiiropc manufaclurii^rc. Marseille elle-
ni(*nie a d'autres inlci'cHs ; el IMalle lient un (ilel
sous les mers du Levant , où nos néjiocians, pris
une fois, apr^s la paix d'Amiens, ne veulent pas
retomber. Smyrne ne perd pas grand'chose à ce
changement, ellegajïne aulant avec les Anglais ,
les Autrichiens, les lîelgcs, les Italiens, les Hol-
landais et les Américains (]ue jadis avec les Fran-
çais. Aussi sa population est-elle stationnaire ,
]>eiit-étre miîme ascendante; car de 120,000 in-
dividus dont elle était composée on la porte au-
jourd'hui;! 150,000.
Cette poi)u!alion est une cspc^ee d'abrégé de
l'univers : les Turcs et les Grecs y sont les plus
nombreux ; et parmi les musulmans il faut
compter les Africains, les Arabes, les Persans ,
les Candiotes, qui se fondent dans cette masse
dominante ; puis viennent les Arméniens et les
Juife, généralement adonnés au commerce et à
lies fonctions subalternes. Tous les Orientaux
habitent la vieille ville , b.'itie en amphilliéfitre
sur la croupe du Pagus. Au pied de ce mont s'é-
tend dans la plaine, jusqu'au bord de la mer, le
quartier franc. C'est le séjour des Européens.
Toutes les nations commerçantes ont là leurs
consuls , leurs négocians, leurs artisans, leurs
églises ou chapelles, et leurs hôpitaux. C'est un
jicuple à part , qui parle toutes les langues do
l'Europe, mais surtout l'italienne, et qui diffère
<les Orientaux par les mœurs autant que i)ar
Jes vélemens. Aux yeux des Turcs, ils ne forment
4 u'une race, qu'ils nomment d'un seul mot , les
JrancSjti plus souvent les rf^î'aoMrs (inlidèles);
ils les tolèrent et ne les aiment pas. Ils avouent
la supériorité industrielle des Francs; mais ils
méprisent cet avantage, etlOtloman dit comme
l'ancien Romain : « Que le Grec excelle dans les
arts ; notre art, à nous, c'est de gouverner le
inonde. » Ce sentiment d'orgueil semble inné
dans le Turc. 11 faut avouer que s'il n'a point le
génie des anciens dominateurs de la terre, il eu
a du moins la dignité. Jamais vous ne le verrez
courir, sauter, rire aux éclats; bien moins en-
core danser, chanter, causer avec [U-écipitation,
agir avec pétulance. Il est calme, digne el solen-
nel jusi|uc dans ses moindres mouvemens ; sa
joie la plus vive est toujours intérieure, comme
son regret est sans soupirs et sa douleur sans
larmes. Le Turc de Smyrne ressemble au Turc
de toutes les autres provinces de l'empire. C'est
un peuple moulé, comme les statues de nos mu-
sées, llssont en Asie tels qu'on les voilenLurope,
et dilFèrent beaucoup moins entre eux que nos
Gascons et nos Kormands.
.Smyrne prospéra longtemps sous la domina-
tion paternelle de la riche famille Cara-Osman-
Oglou. Cesscigneurs terriens ménageaient cette
ville, la protégeaient comme une des sources de
leurs richesses. Ils étaient trop intéressés à sa
prospérité pour l'écraser d'Impôts ou alarmer
l'inilépendance et la sûreté de tant d'étrangers.
Cette domination bienfaisante a fait place au ré-
gime destructeur des pachas annuels, espèce dé-
vorante qui se hâte de s'enrichir, et fait payer
puif peuples les piéseiissompiucui que ces cou-
verncursenvoiont s leurs prolecteurs de|Constan-
lino|)le, pourétreconfirniésdans leurs satrapies.
On promet que tout cela va changer; que les
pachas aurontdes appoinleraens comme nos pré-
fets, et (pi'au lieu d'avanie on imposera des con-
tributions régulières. Mahmoud aurait di"! com-
mencer par Ih, s'il a voulu réellement la civili-
sation de son em|iirc; mais il est douteux que son
bras de feratleigne tant d'abus , étouffe tant de
vices, et relève tant d'ftmes avilies -. on baisera ses
firmansavec respect; on ne les exécutera ]>as.
Avant ces institutions, Smyrne avait desjanissai-
res comme les autres villes deTurquie ; c'étaient
des espèces de gardes nationaux , enrôlés par
ortas, comme les nôtres par légions , se livrant
comme eux aux métiers et occupations de la vie
civile; mais obligés de prendre les armes et de
se réunir aulnur de leur chef, aussitôt que ce
chef avait arboré ledrapeaude Porta. Outre cette
force publique il y avait un corps de police, sol-
dé, sous les ordres du sardar. Celui-là seul oc-
cupait les corps-dc-garde et veillait à la sûreté
publique. Le corps des janissaires n'était appelé
qu'en (emps de guerre ou pour des occasions
extraordinaires. C'étaitdanscecorps que les con-
suls européens choisissaient les janissaires qui
devenaient leurgarde personnelle et les exécu-
teurs de leurs sévérités juridiques. Ce corps si
terrible aux sultans Pétait également aux popu-
lations. Un outrage fait à un seul allumait la fu-
reur de tous. Smyrne, à la fin du dernier siècle,
en offrit un exemple effroyable. Un janissaire ,
de garde à la porle d'une enceinte où des bate-
leurs devaient danser sur la corde, lut tué par la
foule qui s'y précipitait. Le corps des janissaires
demanda vengeance et indemnité aux Européens.
11 accorda trois jours pour en délibérer, et dé-
clara qu'en cas de refus ou de satisfaction insuf-
fisante, il brûlerait le quartier franc. On eut
l'imprudence de résister, les autorités étaient
trop faibles pour contenir les janissaires , et le
feu dévora en effet tout ce quartier, ses richesses,
et plusieurs de ses habitans. Une école d'enfans
devint lebùcbcr de ces jeunes victimes, et raille
autres cruaulés signalèrent la vengeance de ces
barbares. L'église française fut préservée : les
franciscains qui la desservaient crurentvoirsaint
Polycarpe, auquel elle est dédiée, descendre du
ciel dans les tourbillons de fumée, et de ses
mains écarter les flammes.
Smyrne est le siège de trois archevêques, le
grec, le latin, l'arménien. Les luthériens, calvi-
nistes, anglicans, n'y entretiennent (pie des mi-
nistres du Saint-Evangile; les catholiques y pos-
sèdent deux églises et deux monastères; ils ont
déplus des prêtres séculiers, el une congréga-
tion enseignante : les lazaristes y ont remplacé
les jésuites. Les Turcs y permettent l'exercice
public de tous les cultes, et même les proces-
sions dans les enceintes exiérieures des établis-
seraeiis religieux. On ne saurait trop louer en
eux le sentiment qui les porte à cette tolérance
et à ce respect des différentes manières d'invo-
quer la divinité. Ils estiment beaucoup plus un
infidèle persuadé de sa religion qu'un aihée ; ils
espèrent toujours (jue le chrétien finira par
croire au troisième prophète; les juifs en sont
le plus loin , puisqu'ils se sont arrêtés au pre-
mier ; les chrétiens se sont approchés de la vé-
jilé en admettant Moïse et Issa (Jésus) ; les vrais
croyans seuls ont le complément de la loi divine
dans le Koran. Tel est l'état religieux de cette
Ismir, que les bons musulmans surnomment
Y Infidèle. Son infidélité, c'est-à-dire sa tolé-
rance, est précisément la source de ses richesses.
Toutes les nations commerçantes ont des repré-
sentans dans ses murs et sur sa rade. Cette rade,
sans port , est l'une des plus belles et des plus
sûres du monde ; tous les pavillons s'y mêlent,
toutes les solennités nationales , tous les événe-
mens i)olitiques, y sont librement célébrés, par
le canon , les pavoiscmcns , la musi(iue et les
illuminations; on y boit , on y danse en l'hon-
neur de tous les princes, de toutes les époques
historiques et de toutes les victoires.Cctle rade est
souvent remplie de idusieurs escadres, outre
d'innombrables bâtimens marchands. Ceux-ci
peuvent mouiller jusiju'au bord des quais , et
les frégates s'en approcher sans péril jusqu'à
deux encablures. C'est l'Elysée des marins dans
le Levant. Les consuls leur ouvrent leurs vastes
maisons, leur donnent des fêtes , et les dédom-
magent ainsi des ennuis et des périls de leur
rude carrière. Les négocians y contribuent dans
le bel établissement qu'ils nomment le Casin. On
y donne des bals, où le luxe oriental ajoute à la
beauté naturelle des femmes de Smyrne. C'est un
des cercles les plus brillans et les plus variés
que l'on puisse voir , puisqu'il se compose de
toutes les nations. Cet établissement avait pour-
tant un mauvais côté : on y jouait le pharaon ;
les négocians, leurs femmes, leurs fils, leurs
commis, s'y ruinaient. Les consuls s'accordèrent
pour inlerdire ce jeu public. On y avait substi-
tué une académie des sciences, des lettres et des
arts: elle s'éteignit après le départ du fonda-
teur; mais la passion du jeu ne s'éteindra ja-
mais, et je crois bien plus à la renaissance du
pharaon qu'à la renaissance littéraire.
Smyrne fut la première ville de la Turquie
qui eut un journal. 11 fut créé pour seconder
l'instruction publique et servir le commerce :
il était rédigé en français et s'appela d'abord
le Spectateur oriental. Il ne fut pas longtemps
littéraire : la révolution grecque le rendit poli-
tique. Cette révolution vint bouleverser Smyrne,
qui pourtant demeurait fidèle à ses mœurs eiré-
minées et à son régime semi-municipal et semi-
absolu. Les Grecs qui l'habitaient étaient loin de
prendre parti pour leurs coreligionnaires de
Morée et des Iles. Ils n'avaient de grec que le
nom elle rite. C'étaient de véritables Asiati(pies,
de timides Ionien^, faisant peu de cas des liber-
tés publiques, mais beaucoup de leurs richesses
et (les molles voluptés de leur beau climat. En
avril 18:21, aux itremières nouvelles des troubles ,
de Moldavie et île Morée, lesplus riches Grecs de
Smyrne s'embarquèrent avec leurs familles et
leurs richesses et se répandirent dans tous les
ports de PEurope où ils avaient des correspon-
dans. Les Turcs , pendant plus d'un mois , les
laissèrent partir. Smyrne perdit ainsi la plus
b(dle population féminine qu'il y eût peut-être
dans aucune ville du monde. A la fin, l'insurrec-
tion éclatant dans l'Archipel, les Ottomans s'in-
(luiétèrenl de celte émigration. Des firmans la
défendiient sous peine de mort. Les premiers
revers des Turcs les rendirent cruels, el leur dé-
fiance engloba dans une même proscription les
populations les plus inoffcnsivcs avec les plus
35 —
turbulentes. Ils se crurcnl en danger au milieu
de celte ville si calme ; ils songèrent à extermi-
ner la racegrecc|uc, pour n'être pas exterminés
eux-mêmes. Mais admirez le tiegme ottoman et
l'habitude de réflexion qui accompagne toutes
les actions de ce peuple. Les autorités de la ville
s'assemblent, présidées par le mollah, grand-
juge et chef de la loi. Elles appellent heureuse-
ment à ce grand divan les consuls européens, et
l'on y pose froidement la question de savoir si
Ion exterminera inimédiatement la population
grecque de Srayrne, c'est à dire près de soixante
mille individus. On va aux opinions. La jikipart
de ces graves musulmans votent pour l'affirma-
tive. Ceux i|ui avaient des sentimens plus hu-
mains n'osaient trop les exprimer. On arrive en-
fin aux consuls et ou leur demande leur avis.
Le consul de France prend la parole au nom de
tous ses collègues. C'était une chose convenue,
el d'ailleurs d'un antique usage dans un pays où
l'usage est loi sous le nom iVadet. Ce consul sa-
vait, par expérience, qu'il faut parler aux Turcs
de leur intérêt présent, si l'on veut faire impres-
sion sur eux, et non s'étendre en maximes d'hu-
manité. 11 attaque donc par là leur opinion
presque unanime pour l'extermination des
Grecs, de cette population tout industrielle el
qui les sert dans tons les besoins de la vie. « Si
vous tuez aujourd'hui les Grecs, leur dit-il,
qui vous fera demain du pain? ils sont seuls
boulangers. Qui gardera demain vos troupeaux?
ils sont seuls pasteurs. Qui conduira vos bar-
ques? ils sont seuls pilotes. Voulez-vous vous
priversubitement de tout ce qui conserve votre
vie et vos richesses?...» Il poussa cette argu-
mentation jusqu'à ses extrémités, elles vieillards,
caressant leurs longues barbes, commençaient à
ré|)éler à demi-voix : Pek ciil (très bien)! Ce mot
de bon augure encourageait l'orateur, lorsque
tout à coup un plus jeune Turc l'apostropha et
lui demanda s'il était du parti des Grecs. « Je ne
suis d'aucun parti, répondit le consul, ou pln-
lûtjesuis du parti de vos intérêts. Que me font
ù moi, Français, vos Grecs et leur insurrection?
Ce que je l'aispour eux, je l'ai fait ailleurs pour
des Turcs qui se trouvaient dans le même dan-
ger. Voyez ce cimeterre (le consul portait heu-
reusement, au lieu d'épée, un sabre turc (|ue
lui avait donné Kosi'cvv-Pacha en Bosnie); savez-
vous de ([ui je le tiens ? d'un visir que vous con-
naissiez bien à Smyrne, (juand il y vint, comme
capilan-pacha, vous enlever votre jnousselitn.
Savez-vous pourquoi il me l'a donné ? c'est pour
avoir défendu contre lui plusieurs beys de Ho.s-
nie injusiemenl accusés de trahison, ,1e leur
sauvai la vie ; je lui épargnai une injustice, et
il m'en témoigna sa gratitude par ce présent.
Voilà comme je suis du parti grec. «Cette réponse
triompha du mauvais vouloir de l'interrupteur,
mérita le nnirmure approbateur du divan, et
ajouta une nouvelle force à l'argumentation du
consulcnfaveurdesGrecs.il fut décidé qu on
ne les tuerait pas.
Un mois plus lard, le 1 G juin 1823, la popu-
lace, irritée de la sage résolution de ses luajjis-
trats, se souleva de grand matin, alla égorger
dans les maisons, et, maîtresse de la ville, sans
guide el sans frein, connuença le massacre des
Grecs. Ce n'est point ici le lieu de rapporter des
tlélails qui soûl dans loulcs les histoires de la
révolution grecque, el notamment dans celles de
Raffenel et de l'ouqueville. Nous dirons seule -
ment que le pavillon français, qui couvrait le
consulat, l'archevêché, le couvent des cai)ucins
el trois bàlimens de guerre en rade, devint en-
core une fois le orotecleur el le sauveur de celle
population. Le commandant Kergrist, ([ui n'a-
vait qu'une faible corvette et deux gabarres, en
fit, par son énergie, son activité elle courage de
ses compagnons, une puissante division navale.
Il devint maître de la rade, cl y mi! à l'abri de la
fureur ottomane la plupart des (irecs et tous les
Européens : ils furent embarqués en quelques
heures. Les bâtimens du commerce en étaient
remplis comme les bàlimens de guerre, et toutes
lescinbarealionsdeces navires en étaient com-
blées. La rade était couverte, el semblait porter
une de ces armées d'invasion que le Nord jetait
jadis sur nos rivages. Ces malheureux en étaient
bien loin, car c'était l'émigration d un peuple
innocent el sans armes. Son salut dépendait du
succès d'une négociation entre le consul de
France el celui de Russie, pour obtenir qu'un
bâtiment russe, qu'on croyait chargé d'armes
pour les Grecs, fût visité par des commissaires
lurcs. Si cette visite n'avait pas lien, le quartier
franc était encore une fois brdlé, et les Grecs ne
remettaient pas pied à terre sans y trouver im-
médiatement la mort. Quelle alternative! On
était déjà au troisième jour. Les marins avaient
bientôt épuisé leurs provisions de biscuit et
d'eau qu'ils partageaient avec ces malheureux
proscrits. Ceux-ci mouraient déjà de chaud, de
soif et de faim. Mais enfin la populace turque fui
calmée et éteignit ses torches déjà allumées. Les
Européens rentrèrent dans leurs maisons; les
Grecs, à leur suite, se glissèrent dans les leurs,
et Smyrneful sauvée d'un désastre épouvantable
et d'une conqilète ruine. Pendant tout le reste
de l'année, M. l'amiral Halgan, M. le capitaine
de Reverseaux. M. le lieulenantde vaisseauMat-
lercr, et plusieurs autres officiers de notre ma-
rine militaire, secondèrent le consul pour sau-
ver des milliers de Grecs toujours menacés de
perdre la vie.
Le fléau des révolutions est heureusement fort
rare dans ce pays ; celui des tremblemens de
terre, et surtout le fléau de la peste el des incen-
dies, y sont plus fréquens. Pour l'un il n'y a point
de garantie : on esl surpris au momenloù l'on y
pense le moins, et quebiuefois les maisons de
pierre se fendent et vous écrasent. Au.ssi pres-
que toutes les maisons de Smyrne sont en bois,
comme à Constantinople, où l'on craint le même
fléau. In tremblement de terre renversa pres-
que toute la ville a\i xvir' siècle. Le consul de
France fut si profondément enterré dans l'abime
t|ni s'ouvrit sous sa maison, qu'on ne put jamais
retrouver son corps pour lui donner la sépul-
ture ebréli<'nne. Quant à la peste, elle est moins
elîrayante, puisqu'on peut se préparer à la rece-
voir, el s'en garantir en se gardant bien de tout
contact avec les per.sonnes ou les objets non pu-
rifiés à l'entrée de chaiiuc maison.
En dédommaijrmenl lie ces inconvéniens, les
Sniyrnioles jouisseni du plus heureux climat et
d'un territoire fertile. Ils ont tous les légumes el
tous les fruits de nos provinces méridionales. La
nourriture y est excellente et variée; el les nei-
ges que l'on recueille sur le soiniuct des moula-
gnes en hiver suffisent pour leur procurer en
été les boissons les plus fraîches, des sorbets et
des glaces aussi abondans qu'à Naples. Les oran-
gers elles citronniersy viennent en pleine terre;
les grenadiers y mûrissent, les lauriers y don-
nent de grandes ombres, el les myrtes y forment
les haies des champs.
Les aspects de cette ville el de ses environs
sont très pittoresques; ils devaient l'être bien
plus encore dans l'antiquité, à cause de l'heu-
reuse situation des monumens d'architecture.
En se plaçant sur le Pagus, dans l'enceinte du
Stade, en relevant en idée le temple d'Eseulape,
el en voyant au travers de ses colonnades de
marbre blanc la mer scintillante sous le soleil,
ou pourjjrée par le couchant, on devait avoir un
de ces tableaux que l'imagination du Poussia
ou du Claude n'a point surpassés. On voit en-
core les ruines, ou du moins l'emplacement de
tous ces monumens. Ils ne sont remplacés par
aucun édifice remarquable; il n'y a pas même
une belle mosquée à Smyrne. Le commerce seul
y occupe les hommes, et la volupté les femmes.
Ces deux préoccupations s'embarrassent peu du
grandiose de la vie. Le commerce est à la fois
d'exportation et d'importation. L'une consiste
en cotons, laines, cire, noix de galle, alizaris,
fruits secs, opium, plantes médicinales, et au-
tres productions du pays. Les caravanes de l'Asie
centrale n'y apportent plus les produits de la
Perse et de l'Inde; elles ont pris le chemin de
Trébisonde et d'Odessa.
L'importation à Smyrne consiste principale-
ment en draps légers de toutes couleurs, loiles
peintes, mousselines, dorures, bonnets rouges,
laine fine, horlogerie, bijouterie, quincaillerie,
et autres objets de l'industrie européenne.
Ainsi, le Turc fournit nonchalamment ses ma-
tières premières el ses fruits au Franc, qui, plein
d'activité, met ces matières en œuvre, et les rap-
porte à l'Asiatique qui lui en paie la façon. De
là (c mépris du musulman pour le commerce et
l'iiuluslrie. 11 croit que nous manquons, dans
nos tristes climats, de tout ce que la nalur,; lui
prodigue presque sans travail, et que nous ne
pouvons y suppléer que par notre habileté. Il
est volontiers agriculteur; il répugne à devenir
ai tisan. Il tient encore beaucoup de l'esprit féo-
dal. Les ljrecs,les .arméniens étaient ses vassaus;
ils le sont encore. Le maître porte désarmes à sa
ceinture; les serfs y portent une écriloire dans
les villes et un outil dans les campagnes. II jouit
et ils travaillent ; il s'appauvrit el ils s'enrichis-
sent. Mais, quelque pauvre qu'il soit, il c*i res-
pecté par les plus riches, qui lui cèdent partout
le pas, et son orgueil se contente de cette supé-
riorité.
Smyrne est la Naples du Levant, moins ses
théâtres, ses musées cl son Vésuve : si l'une est
le tombeau dc\ irgile, lautre esl le berceau d'Ho-
mère, et toutes deux ne songent guère à ces
trésors iulellecluels.
Pierre D.vvin ,
Ancien consul-géuéral à Snivroe.
[DiclUuiiiaire delà Cotirctfativii.)
\
— 30
fSuUe et fin des analyses.)
HBXNRI IV ^ PREMIÈRE PARTIE ).
Henri apprend que Morlimer, envoyé contre
Glendowcr, chef de rebelles de la province de
Galles ; a été défait, et que llarry l'ercy, son
général , a vaincu le comte de Doublas , chef
des révoltés d'Ecosse, mais qu'enllé de sa vic-
toire il ne veut pas que le roi dispose de ses pri-
sonniers. Parmi ces prisonniers se trouve le fils
de Douglas même. Le roi , irrité, s'en plaint a
^orthumberland et à \\ orcester, l'un père, l'au-
tre oncle de Percy. Celui-ci arrive et nie avoir
refusé les prisonniers au roi; il demande seu-
lement que le prix de leur rançon serve h rache-
ter Mortiraer , son heau-frère , prisonnier de
Glendower. Le roi, ()ui soupçonne Morlimer
d'infidélité, déclare qu'il ne le rachètera jamais
et s'emporte même contre Morlhumherland,
Worcester et Percy. Dès lors , tous trois pro-
jettent de le détrôner et de couronner Morlimer.
Adieux de Hoispur'etde lady Percy. Hotspur
renvoie tous ses prisonniers sans rançon , même
le lils du comte de Douglas. Le roi appelle son
fils aine, Henri , j)rince de Galles, sur les désor-
dres duquel il gémit, et emploie tout ce que la
tendresse paternelle peut inspirer pour le ra-
mener à la vertu, il lui fait part de la conjura-
tion prête à éclater contre lui, et excite son
émulation par le tableau de la gloire de Percy.
On vientannoncer que les rebelles et les Ecossais
réunis doivent arriver au premier jour à Shrews-
Lury. Henri, qui a fait toutes ses dispositions
pour les prévenir, ne parait point ému ; Percy
et Douglas, quoique inférieurs en nombre, veu-
lent tenter la bataille, malgré les remontrances
de VVorccster. Cependant on < jnvient d'une en-
trevue avant le combat; Worcester parait de la
part des rel)elles. Le prince de Galles proi)osc
un combat sin;;ulior entre lui et Percy; mais
Worcester, se défiant des promesses du roi , ftiit
échouer ce projet. La bataille se livre ; le prince
de Galles sauve son j)ère que Douglas allait
frapper. H atta(iue ensuite Percy et le lue;
Worcester est fait i)risonnieret envoyé au sup-
plice. Douglas tombe de cheval dans sa fuite, et
se rend prisonnier au i)rince de Galles, qui de-
mande sa grâce au roi et l'obtient. Henri mar-
che avec ses cnfans contre Glendower, le sou-
met, cl le reste des mécoiilens avec lui.
EllNEST l'OUJNET.
Z.A DOuzii:r<is nuit ou comme ii, vous
PZiAXI\A , comédie en cinq actes*
Sébastien et Viola sont deux jumeaux dont la
ressemblance esttelUque, lorsque la sfi'ur re-
vêt les habits du frère, on prend lune pour
l'autre. Dans un voyage sur mer la tempête brise
leur navire; ils sont sauvés séparémenl : \iola,
par le capitaine i|iii, à l'aide de la chaloupe,
parvientà la côte, et .Sébastien, parun pirate au
moment où.porlé p,;r un débris de bâtiment, le
jeune homme luttaitcontreles flots. Viola aborde
en Illyrie et se met à la recherche de son frère
qu'elle su]>pose avoir été sauvé comme elle ; elle
prend des habits d'homme et entre en qualité
de page au service d'Orsino, duc d'illyrie. Celui-
ci , jeune et beau , est éperdument amoureux
de la belle ,et vertueuse comtesse Olivia , qui,
demeurée orpheline , et ayant jierdu un frère
qu'elle chérissait, fuit le monde, vit dans la
retraite, et ne veut recevoir ni le duc ni ses pré-
sens. Orsino ne se rebute point. H envoie son
nouveau page vers la cruelle , et Césario, c'est
le nom qu'a pris Viola, parvient enfin h s'en
faire écouter. 11 plaide la cause de son maître
avec une chaleur d'autant plus généreuse que
la tendre Viola a conçu elle-même une vive et
soudaine passion pour le prince qu'elle sert.
Mais la douce et persuasive éloquence du faux
page produit sur l'aimable et craintive Olivia
une impression toute différente de celle qu'il se
liroraettait. Passant de la plus profonde indiffé-
rence à tout l'entraînement de la passion, Oli-
via se plait aux discours du jeune messager;
elle l'engage à revenir fréquemment dans cette
maison « où nul homme ne doit pénétrer « , et
finit par lui laisser voir sa faiblesse. Tout en ré-
pondant d'une manière évasive , Viola, qui veut
garder son secret , ne la détrompe point. De
son côté , Sébastien , qui cherche partout sa
sœur, vient jeter une nouvelle confusion dans
les événemens. Sa ressemblance et ses babils le
font prendre pour le fameux page par Olivia qui
lui renouvelle ses tendres instances. Sébastien,
charmé de la beauté de la dame, croit rêver, et
se rend avec joie à une si douce prière. Un
prêtre, appelé par Olivia, les marie secrètement.
Le duc , apprenant cet événement, se croit hon-
teusement trahi par son page ; sa douleur est
égale à sa colère , car il éprouve à son insu un
sentiment très tendre poin- le faux Césario.
Celui-ci interpellé par la comtesse , (pii le prend
pour son époux, et ]iar le duc (pii l'accable de
reproches, ne sait comment se défendre , quand
Sél)astien, accourant au bruit de la discussion,
reconnaît sa sœur, et met fin à toute méprise, en
déclarant son mariage avec Olivia. De son côté,
Orsino, éclairé sur la nature de ses sentimens
))our Viola , offre sa main à cette dernière et se
console de la perle d'Olivia en devenant son
beau frère.
Elisi; VoiAUT.
(1) Voir les Duméros des 5 cl 10 janvier.
HAMXiI^T ) tragédie en cinq actes.
Claudius, meurtrier de son frère, monte sur
le trône de Danemarck, et épouse la reine Ger-
trudc, sa comidicc. Hamlet apjn'end ce forfait
de l'ombre même de son frère. H feint la folie;
il fait jouer ilevant lui une pièce qui rappelle le
crime. Le trouble de Claudius ne laisse plus de
doute dans son esprit. Pendant une entrevue
avec sa mère, il tue Polonius, père d'Ophélia,
(ju'il avait pris pour Claudius. Celui-ci charge
deux de ses satellites de conduire Hamlet en
Angleterre et de le faire mettre à mort; mais
Hamlel revient en Danemarck après avoir dé-
couvert ce complot. Qui ne connaît la touchante
folie d'Ophélia et la scène déchirante de ses fu-
nérailles'.' Claudius excite Laèrtes à venger la
mort de sa sœur Oiihélia. H fait empoisonner
le fleuret de Laërtes el prépare une coupe' de
poison pour Hamlet. Les deux combattans chan-
gent de fleurets pendant l'assaut; Laërtes,
blessé et mourant , avoue la trahison du roi ,
qu'Hamlet , dans sa fureur, perce de son épée.
La reine boit la coupe empoisonnée et meurt.
Hamlet ne tarde pas à la suivre; Fortinbras,
jeune prince de Norvège , est |iroclamé roi de
Danemarck.
LÉON Halévv.
HSZKTliî V 9 pièce en cinq actes*
Le prince de Galles, devenu Henri V, n'oublie
pas les avis de son père mourant , que pour
avoir la paix au dedans, il faut occuper les An-
glais au dehors. 11 songe à i)orter la guerre en
Fiance, mais il vent auparavant prendre des
mesures pour mettre le royaume à l'abri d'un
coup de main de la part des Ecossais. Pendant
qu'il fait ses dispositions arrive un ambassadeur
du roi de France qui lui envoiejun défi insolent;
dès lors son parti est pris; il rassemble ses trou-
pes et se dispose à s'embaripier. Sur ces entre-
faites, il envoie à la mort trois des |irincipau.'i
seigneurs de sa cour qui ont conspiré contre sa
vie.
L'auteur a introduit des chœurs destinés à
apprendre aux spectateurs ce qui se passe dans
l'intervalle d'un acte à l'autre; ces chœurs, imi-
tation des Grecs, que reproduisit Fiacine dans
Est/ier et dans Athalie, se distinguent par une
fraicheur de poésie avec laquelle depuis lutta
Schiller. Les événemens compris dans celle
pièce commencent vers la dernière moitié de la
première année du règne du roi Henri, et se
terminent à la huitième, au mariage de ce prince
avec Catherine de France, qui met fin aux diffé-
rends entre les deux couronnes. Ce drame fut
écrit en 1-599, époque à laquelle le comte d'Esse.x
commandait en Irlande les forces d'Elisabeth.
Shakspeare a montré le i)rince de Galles comme
il fallait montrer un roi, et an roi qui a assez
de grandeur pour ne pas craindre de paraître
franc et rond dans cette fameuse scène avec Ca-
therine, que Voltaire s'est abstenu de compren-
dre.
A. VlCUIER.
TITUS AiySRONICUS , pièce en cinq actes.
Presque tous les commentateurs doutent que
Shakspeare soit Fauteur de celte pièce. Suivant
une tradition rapportée par îMaloue , le tragi-
que anglais n'aurait fait que retoucher deux des
principaux caraclèi-es du drame de Titus Andro-
nicus, (pii lui avait été confié par un jeune au-
teur resté inconnu.
Titus Andronicus a commandé avec gloire
pendant dix ans les armées romaines; rappelé à
Uome iiom- l'élection d'un nouvel empereur, il
revient chargé de lauriers, mais des vingt-cinq
fils qu'il avail, vingt-un sont resléssur le champ de
bataille. Les quatre qui ont survécu demandent,
pour apaiser les mânes de leurs frères, qu'on
leur abandonne le plus il nslre des prisonniers
faits par Andronicus. Celui-ci leur livre Alarji
bus, fils de Tamora, reine des (ioths , et le jeune
prince est immolé : Saturninusesl proclamé «iui
pereur, grâce au suffrage d'Andronicus dont il
veut épouser la fille Lavinia ; mais Bassianus ,
frère du nouvel empereur, la réclame comme sa
fiancée, et l'emmène. Andronicus s'oppose à
r- 37 —
celle union et frapjte de son poignard son fils
Mutins qui cherche à prot^'gerle départ de La-
vinia. L'empereur, qui tout à coup change de
sentiment, épouse la reine des Golhs, à laquelle
il avait déjà conté fleurette. Celle-ci, devenue
tonte-puissante, ne songe pins (ju'à venger la
mort de son fds. Une occasion ne tarde pas à se
présenter : pendant (pie l'empereur est à la
chasse , l'impératrice est surprise par Bassianus
et sa jeune épouse Lavinia dans un téte-à-téte
coupable avec Aaron le More, dont le cœur est
aussi noir (|ue le visage. Tamora, craignant de
voir trahir son secret, songe à l'ensevelir dans
latovnbe; elle appelle ses deux (ils Chiron et
Démétrius , et leur demande vengeance des ou-
trages qu'elle prétend avoir reçus de Lavinia et
de son époux. Les princes goths poignardent
Bassianus, enlrainent Lavinia, lui font subir le
plus sanglant outrage et lui coupent la langue et
les mains. Cependant Quiutus et Martius, lils de
Titus , surpris par Aaron auprès du cadavre de
Bassianus , sont accusés de l'avoir assassiné ; ils
sont condamnés à mort, bien que leur père ait
consenti ;i perdre une main i>our les sauver, et
Lucius, leur frère, qui voulait prendre leur
défense, est banni à perpétuité. 11 se réfugie
chezles Goths et parvient à rassembler nne ar-
mée. En même temps, le malheuieux Androni-
cus apprenti le déshonneur de sa liile et sa mu-
tilation; mais quels sont letns noms? Lavinia
trace sur le sable, à laide d'un bâton qu'elle
tient entre ses jambes , ces mots : Déme-
/rius , Chiron. Le vieillard a compris ; il con-
certe ses projets de vengeance avec son frère
JVIarcus. Quelque temps après, limpératrice met
au monde un fils dont la couleur trahit l'ori-
gine. Aaron veut sauver son (ils sans compro-
mettre Tamora; après avoir égorgé la nourrice,
il substitue le fils d'un de ses amis dont la fem-
me était accouchée en même ten]|is que l'impé-
ratrice , et va chez les Golhs pour y cacher le
prince nouveau-né. Mais chemin faisant il est.
surpris endormi par les soldats de Lucius, qui
l'amèneiit lui et son fils îi leur général. Celui-ci
arrive aux portes de Rome et menace d'imiter
Coriolan dans l'accomplissement de sa ven-
geance. A son approche Salurniuus est effrayé,
mais l'impératrice relève son courage et lui pro-
met d'engager Andronicus à détacher son fils du
parti des Goths. En elfet, elle se rend auprès du
vieillard avec ses deux fils, mais déguisée sous
les traits de la Vengeance, suivie de ses deux mi-
nistres, le Viol et le Meurtre. Titus, malgré l'af-
faiblissement de ses facultés, les a reconnus ; il
relient près de lui Démétrius et Chiron. et quand
l'impératrice s'est retirée, il s'arme de son poi-
gnard, et les égorge sans pitié. Puis il invile à un
feslin l'empereur et sa femme , et pendant le
repas, auquel il luéside en habit de cuisinier, il
demande à Saturninus s'il approuve Virginius
d'avoir tué sa lille de sa propre main parce
qu'elle avait été déslionoréc , et sur sa réponse
aHirmative, il s'élance sur Lavinia cl la poignarde.
L'empereur apprend eu même temiis le crime de
Chiron et de Démétrius, cl veut les faire compa-
rallre;|niais Andronicus répond qu'il a su se ven-
ger par lui-même , et que leurs membres ont
servi à préparer le pftlé que l'inipéralriee a
trouvé si fort de son goût. « J'en atteste, dit-il ,
le tranchaul affilé de mon jjoignard. » Et en mê-
me temps , il frappe Tamora. .Saturninus, fu-
rieux, lui plonge son épée dans le cœur, et Lu-
cius, à la vue de son père mourant, s'élance sur
l'empereur et le poignarde. Andronicus vengé ,
Lucius fait rendre ;les derniers devoirs à son
père et à Lavinia ; il ordonne qu'on jette aux
bêles fauves le corps de Tamora , qu'Aaron ,
l'instrument odieux des malheurs de sa famille,
soit enfoui dans la terre jusqu'à la ceinture;
puis, devenu empereur, il s'occupe à rétablir la
paix et l'ordre dans l'état.
Récapitulons le nombre des morls dont il est
mention dans cette tragédie de cannibales :
1° Lesvingl-un fils de Titus, morls pour dé-
fendre Rome contre les Golhs et que leur père
vient déposer dans le tombeau de sa famille;
2" Alarbus, fils de Tamora , immolé aux mânes
des fils de Titus ;
3° Mutins, fils de Titus, lue par son père pour
avoir voulu protéger la fuite de sa sœur qu'en-
lève Bassianus ;
4° Bassianus , époux de Lavinia , poignardé
par les fils de Tamora ;
5° Quiutus et Martius, fils de Titus, décapités
par l'ordre de Saturninus ;
6° La nourrice de l'enfant nouveau-né de Ta-
mora, poignardée par Aaron ;
7" Le Clown, jiendu par ordre de Jafnora ;
8" Chiron et Démétrius, fils de Tamora, égor-
gés par Titus, qui en fait un pàlé qu'il sert en-
suite à Saturninus et à sa femme ;
9° Lavinia, qu'Andronicus immole pour laver
dans le sang le déshonneur de sa famille ;
10", 1 1", 12" Tamora , poignardée par Titus ,
lequel est tué i)ar Saturninus , qui, à son tour,
est percé par Lucius, le tout comme par ricochet;
13° Le More, condamné à mourir de faim, en-
terré jusqu'à la poitrine.
Total, 3.5 morts, sans compter la mouche que
IMarcus perce de son couteau parce qu'elle |res-
senible au perfide Aaron. Ajoutez à cela la lan-
gue de Lavinia, ses deux mains, la main de son
père , et convenez (ju^une telle pièce convient
mieux à des anthropophages qu'à un peuple ci-
vilisé. Pu. Leb.vs
(De l'Académie îles iiiscriplions
et belles-lettres),
HENRI 'VI ( FediiÉBE partie ) , tragédie en
cinq actes.
H<'nri V vient de mourir ; au milieu des prépa-
ratifs iju'on lait pour ses funérailles, une que-
relle survenue entre les ducs d'York et de Som-
mers et donne naissance aux deux factions con-
nues sous le nom de la Hose ronge et de la
Rose blanche. En même temps on reçoit de
France les nouvelles les plus désastreuses : le
dauphin s'est fait couronner à Reims, et Jeanne
d'.Vrc a lait lever le siège d'Orléans. Le duc de
Glocester mène en France le jeune Henri VI et le
fait couronner à Paris; mais le due de Bourgo-
gne, gagné par la pneelle, abandonne le parti
des .Vnglais. Bcdford meurt devant Rouen cl Sa-
lisbury devant Orléans. Bientôt la cause des
Anglais est perdue en France, cl Charles a recon-
quis la plus grande partie de son royaume. Ce
pendant le duo d"\ork triomphe devant Com-
liiègne ; la pucelle et Marguerite d'Anjou, fille
du roi René , sont faites prisonnières. Le roi
Heiui, épris des charmes de Marguerite, rompt
son mariage conclu avec la fille du comte d'.\r-
magnac et fait la paix avec Charles VII. Quant à
Jeanne d'Arc, elle est amenée devant ses juges
et brûlée à Rouen comme sorcière.
F. Châtelain.
HENRI VI DETJXIÊBIE PARTIE^ , tragédie.
Le duc de Glocester , protecteur du royaume
d'Angleterre , voit avec peine le mariage de
Henri et de Marguerite d'Anjou. 11 fait partager
son mécontentement à Salisbury et à Warwick ;
ainsi qu'au duc d'York. De son côté, le due de
Beaufort, ennemi de Glocester, forme une ligue
avec SufFolk , Sommerset et Buckingham. Tous
deux ont des prétentions au trône qu'ils veulent
faire valoir; la reine elle-même entre dans le
comjdot dirigé contre le protecteur. Le duc de
Glocester succombe; il est dépossédé de son
protectorat. Sa femme est condamnée à faire pu-
bliquement amende honorable; lui-même est
étranglé secrètement par les ordres du cardinal
de Beaufort, Henri, touché du sort de son oncle,
fait exiler le meurtrier. Bientôt des troubles
éclatent en Irlande , et le duc d'York marche
contre les rebelles ; mais il profite de cette occa-
sion pour faire revivre ses prétentions au trône,
et par le moyen d'un imposteur appelé Morti-
mer, qu'il met en avant , il revient en Angle-
terre et fait soulever le comté de Kent. Alors il
lève l'étendard de la révolte , porte la terreur
dans Londres , et gagne la bataille de Saint-
Albans. Henri est obligé de prendre la fuite.
Dri' \TY , de r Académie française.'
MACBETH , tragédie en cinq actes»
La tragédie de .Macbeth est tirée d'une chro-
nique de Holnished. En voici le résumé : .Mac-
beth vivait en Ecosse vers le milieu du dixième
siècle, sous le règne de Duncan , prince doux
et humain , mais qui n'avait pas tout le génie
nécessaire pour gouverner un pays aussi turbu-
lent et aussi déchiré par les intrigues et les hai-
nes de Macbeth. Ce dernier, prince puissant et
allié de la couronne , non content d'entraver
l'autorité du roi , porta son ambition encore
plus loin : il assassina Duncan à Invernesset
s'empara du trône. Craignant ensuite qu'un
pouvoir si mal acipiis ne lui fût arraché, il exila
en Angleterre .Malcolm, héritier du trône, et fit
mourir !Mac-Gill et Banco, les deux seigneurs
les plus puissans du royaume. Mac-Duif , de-
venu bientôt l'objet de ses Soupçons, s"cnfuit. Le
sangtiinaire usurpateur fit tomber sa vengeance
sur sa femme et sur ses cnfans , qu'il fit massa-
crer, Siward , beau-frère de .Malcolra , sur l'or-
dre d'Edouard, conduisit une armée en Ecosse ,
défit et lua Alacbeth dans une bataille , et réta-
blit enfin Malcolm sur le trône de ses pères.
D. 0SULL1VA\.
a^iii. ^35^SÎC323^ ii2iiai;i3.
iNousenii.i unions ^ ts l'retse Ves.lr3\l suivant
d'un article publié par >l. .Viphonsc Karr.)
La princesse Marie avait vingt-cinq ans.
Vu milieu des lléau'^ dont il accable les familles
royales, le ciel semblait avoir rassemblé sur sa
vie tous les élémens d'un facile bonheur. Elle
— 38 —
^lait IicIIp; un talent plein de noblesse et de
ilistinciion l'avait placée au prciiiior rang parmi
les arlistcs, qu'il suffisait aulrel'ois aux per-
sonnes royales de prolcî'ger pour s'élever avec
eux h l'imniorlalité.
Outre la Jeanne dArc, que tout le monde a
remarquée à V< isailles, avant de savoir <iue
célail rouvraGedunelilledu roi, la princesse a
laissé iiu liuyard mourant, qui n'a pas été
exécuté en grand, et une autre Jeanne d'Arc
(jue la pensée pleine de poésie qui a guidé la
jeune artiste met encore au-dessus de celle (pie
Ion connail. Jeanne d'Arc est à clieval; elle
vient pourla première fois de frapper un homme
de sa hache, et Ihonune est tombé sur la pous-
sière dans des Ilots de sang. Jeanne est en proie
il des sentimens opposés et éijaicment vrais, qui
sont admirablement rendus par son attitude et
l'expression de son visaye.
Cet homme est un Anijlais, un ennemi de la
France; elle voit que son bras blanc et ses doigts
effilés manient la hache comme les guerriers
couverts de cicatrices et brise les casques et
les fronts des ennemis. Elle voit que Dieu ne l'a
j)as trompée, qu'elle sauvera la France, et que
Cliarles sera sacré à Reims, et un noble orgueil
se lit dans les regards de l'inspirée ;— mais en
niéme temps, l'aspect du sang, la vue de la mort
1 élonuent et la troublent; la jeune fille frémit
du coup qu'a porté la guerrière; et elle se rap-
pelle encore une fois ce que la nature l'avait
faite, au moment suprême où elle devient ce
que Dieu veut qu'elle soit.
A Fontainebleau, la princesse a fait exécuter,
sur ses dessins, des vitraux peints dans la cha-
pelle de Sl-Saturnin. Ces vitraux représentent
une Sainte Amélie, palrone de sa mère. C'est un
ouvrage estimé des artistes, et remarquable sur-
tout par la noblesse, caractère particulier de son
talent. On montre également dans l'église d'Eu
]dusieurs de ses dessins.
Avant son mariage, la princesse avait arrangé
son ai)parlemenl des Tuileries dans le genre de
la renaissance , avec un goût ravissant ; elle
vivait an milieu de sa famille, dont elle était
tendrement aimée et quelle charmait par son
esprit léger, piquant et tout français, soccupant
des arts qu'elle chérissait, et se nîontrant peu
au dehors. Sa beauté était faite surtout de
pràce etd'élé,(ance,etsapbysionomie, remarcpia-
Memenl mobile et expressive, ne pouvait dégui-
ser aucune impression. Quand elle quitta l'ai-is
et la France, ce fulpour goiller un bonheur qui
n'est pas fait d'ordinaire pour les filles de roi, ce
fut pour suivre un mari qu'elle avait choisi et
dont elle était adorée. Mais pour les Français,
la ducliesKC de flui'lemberg est tonjouis restée
hprincetse Marie; c'est sous ce nom seul,
devenu populaire, qu'elle est connue en France,
et c'est ce nom dont nous devons nous servir
pour être compris. On a fait une copie, sur une
petite échelle, de la Jeanne d'Arc de Versailles,
et de toutes les statuettes qui ornent les riches
boutiques c'est une de celles qui ont eu le plus
de vogue cet hiver. Quand la maladie de la
princesse a été connue, c'a été une douleur pu-
blique, et les marchands di,saient aux personnes
qui les visitaient : «C'est la Jeanne d'Arc delà
princesse .Marie. Cette pauvre princesse Marie
e$t bien malade,. i Sait-on de ses nouvelles?»
En Allemagne, la princesse fut admirablement i
accueillie; il n'y a guère qu'en France que l'on '
n'est plus Français; les Allemands connaissent
beaucoup mieu.x les écrivains et les artistes de
ce pays-ci que les Français eux-mêmes. Elle
avait été précédée par sa réiiutalion, et quand
elle paraissait dans les théâtres, les spectateurs
se levaient avec acclamations.
On se rappelle l'incendie ([ui dévora son palais
pendant la nuit, et qui l'obligea, dans un état de
grossesse très avancé, de traverser presque nue
une cour glacée. — De ce moment, commença
la maladie qui l'a enlevée. Les médecins conseil-
lèrent de lui faire respirer un air chaud et pé-
nétrant, et elle partit pour l'Italie, regrettant
l'Allemagne et une maison de son mari appelée
Fantaisie, dont le scyonrlui plaisait infiniment,
et dont elle parlait encore dans les derniers
raomens de sa vie.
On avait d'abord offert à la princesse une
charmante habitation î> cinq lieues de GéneSj
mais des vents n;alsains qui y régnent forcèrent
la i)rincesse delà quitter pour se rendreà Pise.
On eut alors un moment d'espoir, mais le mal ne
taida i>as à faire de nouveaux progrès, et la reine
envoya le duc de Nemours auprès de sa sœur.
Toute la cour de Toscane s'était transportée à
Pise pour en rendre le séjour plus agréable à la
duchesse de Wurtemberg; mais sa position ne
lui permit jias de la recevoir. Bientôt elle-même
ne s'abusa plus sur son état désespéré, et elle se
jeta dans les bras de la religion, dont elle accom-
plit tous les devoirs avec une piété touchante.
Qucbjues jours avant le dernier, réveillée par la
douleur, elle demanda de la lumière, et dessina
pendant quelques heures; dernières imi)ressions
d'un artiste, qui fout songer à la dernière pen-
sée lie VVeber et aux vers de Gilbert :
AU banquet de la vie, infortuné convive, etc.;
belle musique et beaux vers, qui disent les
mêmes regrets, et qui, par ime singulière coïn-
cidence, s'allient parfaitement et se chantent
ensemble.
Alors la reine Amélie voulut aller à Pise, et la
reine des Belges vint à Paris pour l'accompagner
dans ce voyage de près de quatre cents lieues
au(|uel le roi avait consenti. Une lettre du duc
de Nemours, qui annonçait du mieux, en sus-
peuilil les préparatifs.
Dimanche dernier, la famille royale était à
déjeimer, le repas était triste; to;us les cœurs
étaient en ju-oie à une double anxiété : la pi-in-
cesseM(u-ie, dont les nouvelles n'arrivaient (jue
six jours après leur départ, et le duc de Join-
ville, qui se battait sur l'escadre française devant
Ulloa. Tout à coup on vint avertir le roi que le
ministre de !a marine, arrivé précipitamment
aux Tuileries, lui faisait demaniier un entretien
particulier. Le roi se leva et sortit, la reine
devint pale et tremblante; cette apparence de
mystère lui fil supposer quelque nouveau mal-
heur, et son cœur se l'emplit des plus tristes
pensées. Pauvre mère de neuf enfans, dont le
cœur présente tant de surtaee aux coups du
sort, et qui peut mourir tant de fois sans cesser
de sonfl'rir et sans oublier ! Le roi alors rentra ;
il tenait à la main la dépêche que lui avait re-
mise le ministre de la marine, et il dit ^ la reine
en l'embrassant : «L'iloa est pris, et Joinville se
porte bien, »
Quelques instans s'étaient à peine écoulés, la
reine commençait à reprendre sa sérén ité, lors-
qu'on apporta une lettre du duc de Nemours,
adressée à son frère, le duc d'Orléans. — Toute
la famille se leva et se groupa dans l'embrasure
d'une fenêtre pour lire celte lettre ; sans annon-
cer la mort de la duchesse, elle la donnait
comme inévitable et prochaine. — La reine tom-
ba sur les genoux en s'écriant : « 0 mon Dieu !
j'ai une fille de moins et vous avez un ange de
plus. » Elle ne ])ut se relever et on l'emporta.
Marie, vous êtes morte, mais votre nom vivra
dans les cœurs et dans la mémoire des hommes,
car vous avez illustré les arts par lesquels les
rois jusqu'ici s'étaient laissé illustrer. Marie,
vous êtes morte, mais, avec Geneviève la sainte
et Jeanne la guerrière, vous serez une des pa-
tronnes de la France. Marie, comme l'a dit votre
mère, ce n'est pas Irop aujourdhui d'un an{;c
de plus dans le ciel, jiour prier Dieu qu'il rie se
fatigue pas Ae protét/er la France
Alphose Karr.
tètes et «le i|iiel«iiie;s beaux es-
prits.
Dans plusieurs cercles il est devenu d'usage de
tenir des notes sur les habitudes et la manière
de vivre des poètes et des prosateurs, d'étudier
leurs petites faiblesses, leurs caprices et leurs
goiits particuliers , et d'en profiler pour rire
ensuite des sentimens et des assertions qui se
trouvent dans leurs écrits. Celle manière de
procéder est celle de manvaisportraitisles aux-
quels l'artellelalentéchappenl; si celle manière
de faire avait été naguère d'usage, quelje riche
moisson n'eussent pas eue dans les champs de la
littérature nos collccleurs de notices i^ Avouons
cependant <|u'une liste complète des jienchai.s
gastronomiques et des habi Indes d'hommes dis-
tingués serait encore plus intéressante qu'une
de ces colle<^lions d'aulogra[dies qui donnent
aujourd'hui pleine carrière au sarcasme physio-
nomiipie.
Charlemagne préféraità tout des viandes rôties,
surtout du gibier. Des chasseurs étaient tenus de
lui aiqiorter ces mets favoris tout embrochés
sur table.
Les boissons favorites de Luther, mort en I,'>40,
étaient de la bière de Torgan et du vin du Rhin.
Mélancliton, mort en 1500, fut, du moins
durant toute sa jeunesse , grand amateur de
soupes à Forge. Il donnait souvent une portion
de viande ])our une portion desoupe semblable,
lorscpi'il étudiait auConluberiiium de Tubingen.
Il aimait de plus les goujons et d'autres pelils
poissons de ce génie {melanuraset jundulos),
en outre des légumes et toutes sortes de puttieu-
las ( décoction de légumes et de viandes hachés).
Les viandes et les gros poissons lui répugnaient;
il éiaildu reste ennemi de tout ban(|uel. Il disait
qu'il lui serait facile de suivre la manière de
vivre dePythagore.
LcTasse aimait passionnément les fruits confits,
les massepains et les autres mets sucrés cuits au
four. U manGeait la salade avec du sucre.
—"30
Henri, roi de France, niortenlGlO, était un
mangeur immodéré dliuilres et de melons; il
n'était pas rare de le voir s'en chareer l'estomac.
Sa boisson favorite était le vin d'Arbois, qm
croit en Franche-Comté, dans un terrain fort
médiocre.
Charles Xll, roi de Suède, mort en 1718, pré-
férait, dit-on, une tartine de beurre à toute
friandise.
Voltaire était un insatiable buveur de café,
comme Napoléon et Frédéric-Ie- Grand. Le mets
favori du dernier était du polenta , espèce de
gft'eau d'orge torréfié, réduit en poudre.
Crébillon le jeune, mort en 1777, se distin-
guait par une force tout extraordinaire dans
l'art d'avaler les huîtres.
Les mets favoris de Lessing , mort en 1781,
étaient les lentilles.
Klopslock, mort en 1803, était un amateur
passionné de raisins. Parmi ses mets favoris
figurent les pàlés, principalement ceux au.K
truffes, le saumon, la truite saumonée, les
viandes boucanées, et parmi les légumes, les
pois. 11 affectionnait le vin du Rhin d'une
manière toute particulière, et buvait souvent,
dans ses dernières années, sa bouteille de Bor-
deaux.
Kant, mort en 1804, comptait jusque dans les
dernières années de sa vie, au nombre de ses
mets favoris, une purée de lentilles, une purée
de panais préparée au lard, un pudding au lard
à la poméranienne, un pudding de pois secs
aux pieds de porc, des fruits séchés au four de
Poméranie. — Il restait ordinairement à table
d'une heure à quatre.
Schiller, mort en 1805, aimait, dans sa jeunes-
se, le jambon dune manière toute particulière.
— Nous avons sous nos yeux une note étendue
des dépenses faites par M. Schiller, en 1783,
pour ses soupers chez un aubergiste de Stull-
gard. Ony trouve chaque jour du jambon et
une quantité minime de vin du pays.
Wieland, à l'exemple des Athéniens, affection-
nait d'une manière toute particulière lesgâteau.x
et les mets cuits au four. Lorsqu'il savait ([ue
sa femme avait dans ses armoires quelque chose
de semblable, il se levait souvent encore après
minuit pour lui dérober la petite friandise et la
manger tranquillement dans son lit. Vers 1774,
il avait à souper tous les dimanches une tatsche,
gâteau assez renommé ([ue l'on mange h lîiberach.
Les truites des Alpes, tirées des vallées du Ziller,
lui paraissaient tellement succulentes qu'il lui
arrixait souvent de parler deux années après
d'un repas oii ces poissons avaient figuré. Dans
sa vieillesse il aimait à prendre un verre d'eau
de cerises.
Maunisson a lui-même raconté qu'il préférait
à tout des pois, des haricots secs et de la viande
])oucanée.
Le biographe d'Alexandre Poppe, mort en
174 j, a mentionné que rien n'était [ilus cher au
poète ((u'un menu friand et bien composé ; et
celui de Gœlhe , que son auteur affectionnait
particulièrement le Champagne. 11 y a de fortes
présomptions pour croire qu'il en est ainsi de
tous les poètes; nous le croirons du moins jus-
qu à jtreuve contraire.
Nous terminons ces notices gastronomiques
par quelques indicalioiis sur les chaugemeiis
introduits dansles heures des repas. Nous ferons
d'abord observer combien il est impropre d'ap-
peler en allemand repas de midi le principal
repas du jour, que les Pïomains nomment la
cena, les Français le dîner, les Anglais le din-
ncr, mots diverspar lesquels on désigne le repas
au(iuel on consacre le plus long espace de temps,
auquel on prend part avec le plus de plaisir et
qui fait éprouver le plus de jouissance, et après
lequel on se livre à des heures de récréation ou
de douce somnolence. A la porte de la salle à
manger de Pacca, secrétaire du sénat , on lisait
dans la seconde moitié du xvi" siècle l'inscrip-
tion suivante: Pransurus anteXne re/iito,
Post X ne maneto : ne venez dincr ni avant ni
après dix heures.
En 1545, les étudians nobles de Toulouse
dînaient à 10 heures et soupaient à 6 heures.
Lors du mariage du prince de Julier», célébré
à Dusseldorf, on se mita table entre 5 et 6 heures
pour prendre le souper.
Il était d'habitude jusqu'en 1606, dans le cha-
pitre de Tubingue, de dîner à 9 heures du
matin. On n'y déjeunait jamais.
Les comtes d'Erbach dînaient, en 1627, à neuf
heures du matin.
D'après les réglemens d'intérieur du duc
Ernest de Gotha de 1648, on mangeait chez lui,
en été et en hiver, à dix heures trois quarts du
matin et à cincj heures trois quarts du soir.
— Le roi Georges I"'' d'Angleterre , mort en
1727, mangeait après deux heures , et les classes
distinguées de Londres ne dînaient, en 1760,
qu'à quatre heures.
Georges 111 dînait , en opposition avec le§
mœurs anglaises, à une heure après midi ef
soupait à dix heures du soir.
Philippe V d'Espagne, mort en 174G, dinail à
midi. 11 en fut de même de Charles 111, mort en
1788 ; on avait alors la coutume de montrer au
roi et à ses convives cent plats différens dont
une quarantaine seulement étaient posés sur
table.
Entre 1760 et 1770, les doges et sénateurs de
Venise, ainsi que la classe ouvrière, dînaient ù
midi précis ; toutes les classes de la société en
faisaient de même ù Batavia et dans lu ville du
Cap. En 17'J8, on dinait aux tables d'hote Je
Florence à trois et quatre heures.
La classe tMstinguée do Berlin dinait, en 1778,
à deux heures et soupait ù neuf heures.
Catherine 11 et l'empereur Paul dînaient habi-
tuellement aune heure; Ale.\anUre, au contraire,
dinait à l'anglaise, entre quatre Ci cinq heures.
L'heure des repas n'était pas fixée chez
.loseph 11. Il dînait h trois heures, à quaire
heures, à cinq heures. En 180G, au jour de Fan,
l'empereur François donna encore un grand
diner îi midi.
En (786, le bourgeois de Paris mangeait îi
deux heures, le marchand à trois, le noble h
(juatrc heures.
En tSOG, les Français appartenant ît la classe
élevée dînaient au Canada à qualrc heures, ope-
ration qui, cinquante ans plus lOt, s'exécutait à
midi.
llyder-Ali, mort en J782, dinait à dis heures
I du malin.
y L'empereur delà Chine qui régnait eu 1773
dinait à huit heures du matin et soupait à dcus
heures après midi.
Les repas de la classe distinguée se prennent,
comme on sait, en ce moment, à Paris et à
Londres, entre six et huit heures du soir: ce
sont là les bornes extrêmes. Depuis que les
soupers ont été de nouveau introduits dans dif-
férens lieux, il est arrivé de voir ce dernier
ouvrir la journée suivan'e, de manière que l'on
souperait, du moins en hiver, très-souvent à
Fheure où Fhabitant des campagnes prend en
été son repas du matin.
Le diner à des heures avancées ne veut point
prendre racine dans les petites villes d'Allemagne.
Mais aussi longtemps que l'Allemand n'arran-
gera pas son principal repas de manière à clore à
Faise avec lui sa journée de travail, aussi long-
temps qu'il n'emploiera pas à se récréer en
société l'espace de temps qui s'écoule entre •
l'heure où il dîne et Fheure où il se couche, il
restera toujours un profane en gastronomie
moderne.
[Vorgenbtatl.)
2*33 SSïii»^''5ii.22i33»
Sur l'un des flancs de l'immense jardin du
Luxembourg, s'allonge la rue de FOi est, ijrande
et mélancolique Thébaïde, bordée de murs escar-
pés et nus, crénelés, à de rares intervalles, par
des fenêtres armées de barreaux de fer, et bas-
tionnés par de petites portes dont le front laisse
voir l'œil craintif d'un [irudenl Judas. La rue de
FOueslest la métropole d'une colonie d'artistes,
ou plutôt de statuaires. Ses provinces sonlla rue
d'Assas habitée par David, la rue de Vaugirard
au coin de laquelle s'élève la maison deLemaire,
la rue de Seine où demeure Pradier, la rue des
Alaiais qui compte les deux r)arre parmi ses h<)
tes, la rue Saint-Dominique où Dantan aine pé-
trit la glaise, la rue Notre-Uame-des-Champs ,
séjour de Dcbay et de Joseph Greefe, jeune hom -
me destiné à devenir iieul-étre , un jour, le ri-
val de son frère le Flamand ; enfin la rue de
l'Abbaye où Duret s'apprête à fondre le [lendant
de son Saltnrello. Non seulement les maîtresse
sont établis dans ce qu;irtier, mais encore des
nuées d'élèves, de praticiens, de mouleurs , de
marbriers , de tout ce qui manie et de tout ce
qui aspire à manier le ciseau et la râpe, soit par
vocation d'artiste, soit par vocation mécanique
et mercenaire. Non loin .le la maison qui porte
le numéro 43,, et qu'habite Elc\, s'ouvre une
grande cour fermée par une seule grille de fer,
et dans laquelle on aperçoit, en passant, quatre
ou cinij petites portes basses, façonnées de plan-
ches sans moulures cl rabotées à peine. C'est Ih
que le hasard a réuni les trois statuaires français
qui semblent s'être dévoués le plus exclusive-
ment, et avec une ardeur pleine de mysticité, à
l'art catholique : un prêtre et deux vic.iircs :
Théophile Rra. Jean Duscigncuret lîion.
Depuis quelques semaines, Bra xicnl rarement
à son atelier. Celte imagination puissante , cet
Cjîprit religieux rêve et se livre tout entier à la
pensée d'une iruvre bien aimée. M doit exécuter,
poiii- la Madeleine, un Ange g.irdicn , cl vous
coiuiucneieoaibicuuniclsujelplailauslaluairs
— /iO —
qui a conru et excouté une Vierge dont la vue
rapiiclle les plus célestes nwdones île Rapluiél.
Après avoir terminé la statue ilu nuuéchal Mor-
tier et la (ij;ure île sainte Amélie ; après avoir
ébauché l'esquisse d'un bas -relief pour la co-
lonne du camp de BouIoj;ne, il se donne sans
réserve ;i la création de sa statue chrétienne.
Duseiijncur, dont les praticiens ébauchent en
marbre le Dagobert destiné à Versailles , com-
mence pour la Madeleine une Sainte Agnès. La
légende de Sainte Agnès est une des plus gra-
cieuses chroniques de la vie des saints. Née de
haute condition et tendrement aimée par le lils
de l'un de ces jjroconsuls sans nom qui jouent,
dans toutes ces naïves histoires, le rôle de tyran,
elle refuse la main du jeune seigneur, en répon-
ilaiU ([u'cUe se trouve liancée à un prince bien
plus puissant que le lils du proconsul. Lamant
dédaigné cherche quel est ce rival et ne tarde
point îi décourir l'hymen mystique d'Agnès au
Christ. Dans sa colère , il dénonce la Vierge
comme chrétienne ; on l'arrête et elle se trouve
condamnée au lupanarium. iMais un ange la
protège dans ce lieu infâme, et une main invisi-
ble renverse tous ceux qui s'y présentent. Le lils
du proconsul , frappé par le divin défenseur
d'Agnès, reste lui-raème mourant sur la jilace.
Alors le proconsul désespéré envoie Agnès au
bûcher ; avant le supplice le bourreau la dé-
pouille de ses vétemens... Voici que les cheveux
de la sainte croissent tout à coup et l'envelop-
pent d'un chaste et merveilleux manteau ;
l'homme de sang la jette dans les flammes et les
flammes s'éteignent. La hache termine, comme
d'ordinaire, cette longue suite d'épreuves, et en-
fin la jeune martyre monte au ciel pour y recevoir
la palme du martyre et l'auréole de la béatiiica-
lion. La fête de Ste-Agnès se célèbre à Rome
tous les ans le 21 janvier, dans l'église de St-
l'ierre. On bénit, ce jour-là, la laine recueillie
sur certains agneaux blancs, premiers nés de
jeunes brebis, et cette laine reste exposée sur
le tombeau du fondateur de l'église romaine
jusqu'au ,28 du môme mois, jour anniversaire
d'une apparition de SainteAgnès à ses compagnes.
Alors le souverain pontife bénit de nouveau les
toisons sans tache, et elles sont employées exclu-
sivement à la fabrication des pallium des arche-
vêques.
L ne telle figure à exécuter convenait exclusi-
vement, pour ainsi dire, au talent naïf et fervent
de Duseigneur. Aussi l'ébauche de cette statue,
latèle pieusement élevée vers le ciel, un petit
agneau dans les bras et ses longs cheveux épars
sur les épaules , annonce déjà avec quel senti-
ment juste et profond l'artibtc coaqircnd la sta-
tue qu'il doit exécuter.
Frappez à la porte voisine, et vous entrerez
chez iJion : Bion commence le premier de douze
tableaux en relief destinés à former un chemin
de la Croix. C'est la scène qui ouvrit la Passion :
Pilatese lave les mains et livre lejuste aux for-
cenés qui crient : Crucifige\ criiciligel La tète
du juge romain offre une expression remarqua-
ble d'apathie et de faiblesse. Le regard du Christ,
plein de résignation et de mélancolie, n'apiiar-
tiont déjà plus à la terre ; il ne chciclie même pas
à lire sur ks traits de l'ilatc ce qu'il va décider
de son sort ; car il sait tout ce qui doit s'accom-
plir et que|toul doit s'accomplir.
lîion et Duseigneur viennent de recevoir pour
le musée de Versailles la commande de deux
bustes : l'un est celui de Jean de Bourbon, tué
en 1571 à la bataille de St-Quentin ; l'autre de
Pierre de Bourbon, mort en 135G.
H faut maintenant quitter le quartier du Luxem-
bourg et descendre vers l'Institut, dans ks ateliers
qui se trouvent réunis au milieu de la seconde
cour. Là , Carie Elschoèt fait couler en plâtre
deux tritons gigantesques destinés à l'une des
fontaines de la place de la Concorde. Chacun des
pcrsonnaues de ce couple étrange , terminé par
une large queue de dauphin , élreint dans ses
bras un poisson qu'il va dévorer sans doute. La
femme couronnée de roseaux montre une beauté
puissante et sauvage qui commande l'attention;
l'homme avec ses oreilles de faune, ses larges
épaules, sa poitrine athlétique, parait vivre et
bondir au milieu des eaux, tant l'artiste a su lui
donner de mouvement. On voit encore dans l'a-
telier d'Elschoc't une statuette de Jean-Bart ,
étude préparatoire d'une grande statue de bronze
destinée à Dunkerque,et une figurine de femme
tort gracieuse de désinvolture. Elschoèt termine
encore un buste du co.mpositeur Gomis.
Dantan aine aura, au salon , un Ange gardien
destiné à la Madeleine, comme celui de Bra, et
un buste de mademoiselle Rachel, celte pauvre
cl sublime jeune fille, passée, tout à coup et pres-
(pie sans transition, du métier de modèle et d'ac-
trice du théâtre Molière, aux honneurs les plus
enivrans du succès et de la gloire scénique ; ma-
demoiselle Rachel qui, par soirée, fait faire six
mille francs de recelte à la Comédie-Française
avec l'entourage que vous savez , et malgré la
direction de M. Védel !
David ébauche un buste de Béranger, et vient
de terminer plusieurs médaillons parmi lesquels
on cite les portraits de MM. Pierre Leroux [et
JeanBeynaud,directeursder£«c2/c/o/)É'(//e«OM-
velle; Barye a mis enfin la dernière main à _ce
magnifique surtout commandé par M. le duc
d'Orléans, et refusé l'année dernière d'une façon
si ridicule etsi honteusement jalouse par le jury
de l'exposition. Pradier achève, pour Versailles,
une figure couchée du comte de Beaujolais, mort
à l'ile de Malte et frère du roi actuel ; la statue
i(u'il a faite du général Damrémont ne tardera
point non plus à prendre place dans la galerie
de ce musée national. Les initiés admirent, dans
l'atelier de Bosio,une femme nue, que le statuaire
nomme Flora-la-Courtisane, et pour laquelle il
a prodigué tous les secrets, tous les trésors vo-
luptueux et florentins de son art. Une tête de
vierge forme un bizarre contraste avec cette œu-
vre lascive; et M. Bosio prépare cncoreune vaste
composition destinée à Versailles et qui a pour
donnée : la France dirigeant les génies des
arts. Enfin , il ébauche une statue de Napoléon ,
haute de quatorze pieds, qui occupera le sommet
de la colonneélevée sur l'emplacement du camp
de Boulogne.
Foyaticr a livré aux praticiens le marbre d'une
statue du général Combe, qui se dressera sur la
place publique de la ville où est né ce brave of-
ficier ; Triquety exposera au salon un bas-relief
en bronze, dans lequel Thomas Morus, entouré
de sa famille, commente ce texte pronliétique
des livres saints pour lui : ira: régis nuiitiœ
mortis. Maindron vient d'envoyer en Vendée
une stattie du général Travot ; Antonin Moyn
achève les deux tritons qui doivent compléter
les fontaines delà place de la Concorde, avec
ceux d'Elschoëtet de Merlieux; Duret, je vous
l'ai dit, fait une figu'-e nue, pendant de son
Sallarello , et un journal parlait avec éloge, il
y a peu de jours, d'une Velleda de Maindron.
A l'autre extrémité de Paris, dans la nouvelle
Athènes, se trouve une seconde colonie de sta-
tuaires, parmi lesquels Desbœufs, à peine de re-
tour d'un voyage en Italie, termine déjà un l)uste
du savant Sylvestre de Sacy. Puis Gayrard fait»
comme Dantan aine, un buste de mademoiselle
Rachel. Dantan jeune est tout préoccupé d'un
grand buste de M. Marjolin. Jamais Dantan n'a
mieux fait. Les traits du célèbre médecin, ren-
dus avec une exactitude mathématique , repro-
duisent à merveille celte physionomie spirituelle
et [deine de bonhomie, rêveuse et riante, qui ca-
ractérise l'homme auquel les femmes doivent
tant de merveilles découvertes dans les maladies
qui leur sont le plus fatales. C'est un grondeur
que l'on aime, un savant qui se fait pardonner
son savoir; une intelligence forte que trahit un
front large, nu et vaslement développé.
Dantan, dont les charges ne sont que le délas-
sement, qui ne donne guère à leur exécution
que son temps de loisir, a fait en outre, depuis
quatre mois, les bustes , en petit, de l'abbé de
Lamennais, du peintre de fleurs Wandael, du
compositeur Donizetti et de M. Viardot, direc-
teur des Italiens et traducteur si heureux du Dow
Quichotte. On voit encore dans son atelier une
joiiestatuettedeMassol avec le costume dePorte-
Bracchio, et une fort bouffonne caricature du
commandant des Tuileries, M. le colonel de
Castres.
Enfin, vous le savez, l'auteur de la statuette si
populaire du maréchal Lobau va reproduire dans
un buste les traits du commandant de la garde
nationale parisienne.
S. Henry Berthoud.
LES DERNIERS INSTANS
SE
WMM^
>Au printemps de l'année 1827, dans une
maison de l'un des faubourgs de Vienne, quel-
ques amateurs de musique étaient occupés à
déchiffrer le dernier quatuor de Beethoven, qui
venait d'être publié. C'était avec une sensation
de surprise mêlée de dépit qu'ils suivaient dans
ses élans capricieux cette bizarre production
d'un génie épuisé. On n'y retrouvait point ces
mélodies si suaves et si gracieuses, ce style si
original, si élevé, ces idées si grandes etsi belles
qui avaient fait de lui le premier des composi-
teurs.Son goût, jusque alors si parfait, n'est plus
que le sombre pédantisme d'un contrepointiste
sans talent; le feu qui brillait jadis dans ses
rapides aZ/É'//»'*', qui allait en croissant du scherzo
au finale et se répandait, comme une lave bouil-
lante, en magnifiques harmonies, n'est plus
qu'une série de dissonances changeantes et in-
— /il
intelli;;ililcs; 1rs jolis tlit'nu'S de ses incnufls,
jadis si pleins de galté et doriginalilé, se sont
changés en sauts et en bonds irréguliers et en
cadences impossibles à exécuter; ce ne sont
plus qu'autant d'efforts impuissans à atteindre
des effets inconnus en musiijue.— Lst-ce bien
1>\ du Beethoven i' — se disaient les musiciens
désespérés de ce galimatias et en quittant leurs
archets. — Est-ce bien là une œuvre de notre
célèbre compositeur , dont, jusque aujourd'hui,
nous ne prononcions le nom qu'avec orgueil et
vénération? IN'est-ce pas plutôt une [larodie
faite sur les chefs-d'œuvre de l'immortel émule
des Haydn et des Mozart ?
Les uns attribuaient cette décadence à la sur-
dité dont Deethoven était atteint depuis quel-
ques années ; d'autres s'en prenaient à un dé-
rangement survenu dans ses facultés mentales;
mais, ressaisissant aussitôt leur achet, par res-
pect pour l'ancienne gloire du symphoniste, ils
se faisaient une obligation de continuer à dé-
chiffrer l'œuvre indéchiffrable.
Tout à coup la porte s'ouvre, et l'on voit en-
trer un homme vêtu d'une redingote noire,
sans cravate et les cheveux en désordre; ses
yeux sont brillans, mais ce n'est plus le feu du
génie qui les anime ; son front seul, par son dé-
veloppement remarquable, décèle l'organisation
de ce cerveau extraordinaire. 11 entre tout dou-
cement, les mains sur le dos; on lui fait place
avec respect ; il s'approche des musiciens, penche
sa tête de côté et d'autre, comme pour mieux
entendre ; mais en vain : nul son ne pénètre
dans son oreille.Des ruisseaux de larmes s'échap-
pent de ses yeux ; il cache son visage dans ses
mains, s'éloigne des exéculans et s'assied au
fond de la chambre. Tout h coup le premier
violoncelle fait entendre une note ajoutée à l'ac-
cord de septième, et ce son bizarre est repro-
duit par tous les autres instrumens. L'infortuné
tressaille et s'écrie : — J'entends ! j'entends ! —
11 se livre à une joie impétueuse et applaudit
des pieds et des mains.
— Louis, lui dit une jeune fille qui entrait à
ce moment, Louis, il faut rentrer, il faut nous
retirer ; nous sommes de trop ici.
Il jeta un regard sur la jeune Idle, la comprit
et la suivit en silence, et avec la docilité d'un
enfant soumis et habitué à obéir.
Au quatrième étage d'une vieille maison en
briques, située au bout de la ville, était une
petite chambre qui , pour tous meubles, n'a
qu'un lit avec une couverture déchirée, un vieux
piano discord et quelques liasses de musi(iuc :
c'était là la demeure, l'univers de l'immiuortel
Beethoven.
Il ne parla point pendant le trajet ; mais, ren-
tré chez lui, il se mit au lit, prit la main de la
jeune fille et dit :
— Bonne Louise! tu es le seul être qui me
comprenne; le seulqui ne me craigne i)as et au-
quel je ne sois point à cliarge.Tu crois que ces
messieurs, qui déchiffiaieut ma musi(|ue, me
comprennent : point du tout. J'ai surpris un
sourire sur leurs lèvres pendant qu'ils exécu-
taient mon quatuor ; ils s'imaginent ([ue mon
géniecst sur sou déclin, et cependantc'est à pré-
sent seulement que je deviens vraiment grand
musicien. Tout à l'heure, ehcmin taisant, j'ai
composé une symphonie qui mettra le sceau h
ma gloire , ou plutôt (jui, seule, immortalisera
mon nom. Je vais l'écrire et brûler toutes celles
qui l'ont précédée. J'ai changé toutes les lois de
l'harmonie, j'ai trouvé des elfets dont personne ,
jusque aujourd'hui , n'avait deviné l'existence.
Ma symphonie aura |)Our base une mélodie
ehromatiquî de vingt timbales; j'y introduirai
les accords de cent cloches de diapason divers;
car, ajouta-t-il en se penchant vers l'oreille de
Louise, je vais te confier un secret. L'autre
jour, lorsque lu me conduisis au haut du clocher
de Saint-Stéphen, je découvris une chose igno-
rée de tous : je m'aperçus que la cloche est l'in-
sli'umentle plus harmonieux et qu'on peut l'em-
ployer avec le plus grand succès dans l'adagio.
11 y aura, dans mon finale , des tambours et .des
coup» de fusil... et j'entendrai cette symphonie,
Louise! oui, s'écria-t-il avec enthousiasme, je
l'entendrai :... Te rappelles-tu, reprit-il après
une petite pause, te rappelles-tu ma bataille de
Waterloo et le jour où j'en dirigeai l'exécution
en présence de toutes les tètes couronnées île
l'Europe? Des milliers de musiciens, n agissant
que d'après mon geste; onze maîtres de chapelle
dirigeant, en sous-aide, un feu de peloton, des
coups de canon... C'était bien beau, n'est-ce pas?
Eh bien ! ce que je vais créer surpassera même
cette œuvre sublime. Je ne puis résister à l'en-
vie de t'en donner une idée.
A ces mots , Beethoven s'élance de son lit, se
met au piano, auquel manquait un grand nom-
bre de cordes, et frappe, d'un air grave et im-
posant, les touches de l'instrument. Des figures
savantes, à cinq ou six voix, se succèdent et re-
tentissent sous les doigts du créateur de Fidéliu,
qui cherchaità donner le plus d'expression <[u'il
pouvait à son jeu. Tout à coup il applique sa
main entière sur le clavier et s'arrête.
— Entend-lu ?... dit-il à Louise , voici un
accord dont personne n'osa encore se servir.
Oui, je réunirai en un seul son tous les tons de
la gamme ciu'omatique , et je prouverai (jue cet
accord est le véritable accord parfait. Mais je ne
l'entends pas , Louise, je ne l'entends pas ! Con-
eois-tu l'angoisse qu'on éprouve ijuand n'on en-
tend pas sa propre musique ? Et cependant il me
semble que , lors(|ue j'aurai réuni tous ces sons
en un seul son , ils retentiront à mon oreille,
riusje suis triste et plus je voudrais ajouter de
notes à l'accord de septième, dont personne
avant moi n'a reconnu le vrai mérite. iMais en
voilà assez : je t'ai peut-être ennuyée. El moi
aussi je m'ennuie de tout! 11 faudrait, pour me
récomi)enser de ma sublime invention, me don-
ner un verre de vin. (Ju'en penses-lu, Louise?
Des larmes coulèrent le long des joues de la
pauvre, lille, la seule, de toutes les élèves de
r>eelhoven , qui ne l'ciU pas abandonné et qui
le nourrissait du travail de ses mains , sous jiré-
texte de prendre des leçons. Elle ajoutait le pro -
duitde ses veilles au mince revenu ipie rappor-
taient les compositions de Ueethoven. Il ny avail
pas de vin à la maison ! à peine rcstaii-il eu ce
moment quehiues grosches pour acheter du
pain ! elle se détourna pour,caclier son émotion,
versa de leau dans un verre à pied cl le présenta
à Ueethoven.
— N oil,\ de bon vin du Rhin ! dit-il en dégus-
tant le breuvage limpide; c'est un vin digne d'un
roi. On l'a tiré de la cave de feu mon père, je le
reconnais ; il devient de jour en jour meilleur.
Ayant dit ces mots, il se mil à chanter, d'une
voix enrouée, mais juste, sur les paroles de Mé-
phistophélès dans le Fausl de Goethe :
« Es war einmal ein kœnig der hutV
einen grogsen Floh. »
Mais, comme lui, il revenait de temps en temps
à la mélodie mystique (|U il avail euniposée jadis
j)Our la charmante chanson de Mignon.
Ecoule, Louise, dit-il en lui rendant le verre,
ce vin m'a fortifié ; je me sens un peu mieux ;
je voudrais en profiler pour travailler, pour
créer, mais ma tête s'alourdit de nouveui , mes
idées s embrouillent, tout se eomre a mes ycux
d'un voile épais. Un m'a comparé quelquefois à
Michel-Ange, et on a eu raison : dans ses momens
d'extase il frappait à grands coups de ciseau le
marbre Iroid et inanimée et en faisait ainsi jail-
lir sa pensée cachée sous lenvelojqje de pierre ;
je fais de même, je n'ai jamais compris lesalla-
lion à Iroid. Quand mou génie m'inspire, l'uni-
vers entier se transforme pour moi en une seule
harmonie; tout seuliment, toute pensée devient
musique; mon sang bouillonne dans mes veines,
un frissou parcourt tous mes membres, el mes
cheveux se dressent sur ma tète... Mais quen-
tends-je ?....
Beethoven se précipite vers la fenêtre, se hâte
de louviir, et des sons harmonieux, venant de
la maison voisine, y péuétrèrenl.
— J'entends! sécrie Beethoven attendri, en
se jetant à genoux et en étendant les mains vers
la fenêtre ouverte; j'entends! c'est mon ouver-
ture i\ Egmont ! Uni, je la reconnais : voilà les
cris sauvages de la bataille; voici la tem|)ête des
passions; elle grossit, elle gronde, elle menace -
puis tout rentre dans le calme; mais le son des
trompettes retentit de nouveau ; il remplit l'uni-
vers entier, et rien ne saurait 1 étouffer.
Et deux jours après cette soirée de délire et
d'extase, une foule de personnes allaient et
venaient dans le salon du conseiller d'état \V.
premier ministre d'Autriciie, qui donnait utî
grand diner.
— C'est bien dommage ! dit l'un tics convives,
Beethoven, maître de eliapellc du Théâtre- Impé^
rial, vient de mourir, et l'on dit qu'il n'a pas
même laissé de quoi subvenir aux frais de son
enterrement.
Mais celte voix n'eut pas d'écho. Tous les
autres invités s'efforçaient d'entendre ce que se
disaient deux diplomates qui s'entretenaient
d'un certain différend qui avait eu lieu entre
certaines personnes au palais de certain prince
allemand...
Sophie CoMun.
Un Irnublfinnit ^l• laïf ii Ouiliim-ct
(VAL.\CI1IE).
On jouait Aiigelo. Ob ! je me le rappellerai
toute ma > ie , la salle . pour la première fois de-
puisuos représentations, Ouii remplie d'un nom-
— 42 —
lucnix imblic. Neuf heures venaient de sonner.
Iloinodei (personnage de la jiiùee) menaçait de
lui enfoncer son poignard dans le cœur, si elle
ne gardait un profond silence sur tout ce qui al-
lait se passer, lorsque tout à coup les acteurs
semblent chanceler, un craquement horrible se
fait entendre, le lustre se balance avec vitesse,
les quimiuelsse heurtent les uns contre les au-
tres, les galeries paraissent agitées; des cris d'ef-
froi retentissent dans toute la salle, la terreur
est peinte sur tous les visages, on veut se sauver,
on se bouscule, on se foule, on se précipite vci-s
les portes du thcfttre, 1 alarme est générale, prin ■
CCS, boyards et manaiis, acteurs et machinistes ,
tous en ce moment sont égaux ; on veut sortir,
on cherche un abri , mais, (> malheur ! 6 déses-
poir! la terre tremble sous les pas , on ne peut
se tenir debout, des pierres, des planches volent
sur nos tiHes, des maisons s"écrouleut de tous
les côtés; un bruit épouvantable, bruit qu'il
m'est impossible de retracer, vient briser 1 ùm«
de tous ces hommes qui en ce moment ne peu-
vent douter de la puissance de Dieu, et qui im-
plorent alors avec lerveur sa protection, car im-
mobile chacun s'attend à voir la terre s'entr'ou-
vriret dévorer celle ville immense. Lntin pen-
dant Irois minutes que cet horrible tremblemeijt
se lit sentir nous fûmes entre la vie et la mort , «t
chose alfreuse, sans pouvoir nous secourir Içs
uns les autres; car dans cette triste situation
nous ne pouvions <(ue nous traîner à genoux, et
encorCj en quittant une place où notre vie était
sauvée peut-être, allions-nous chercher la mort
deux pas plus loin. C'est alors que dans ce mo-
ment sinistre mes regardset ma pensée se repor-
tèrent vers la France que je pleurais et que Je
n'espérais plus revoir.... J appelais ma mère...
Mais , hélas ! rien ne me répondait que les cra-
quemcns horribles de la terre et la voix de dé-
tresse de tous les malheureux habitans.
Enlin les secousses cessèrent et nous fûmes
sauvés ; et moi et mes camarades nous nous em-
brassâmes lous en remerciant la providence (jui,
cette lois, ne nous avait pas abandonnés.
l'nis après, quel effroyable spectacle s'offrit à
mes yeux!... quel tableau !... des palais en ruine,
des rues inabordables par les décombres des
maisons écroulées, des morts de tous les côtés ,
des voitures ensevelies. Jamais àBucharest on
n'avait ressenti un tremblement de teire aussi
fort : une minute de plus, il ne restait plus un
seul bfttiment debout. Lorsque je songe à cet ac-
cident, il me semble que c'est un songe, un rôve
de mon imagination; on eût dit la fin du monde.
Toutes les haliilations étaient plus ou moins
endommagées ; il y a un couvent dans la ville dont
lesmurs lrèsélevés,et dequatrepiedsd épaisseur,
se sont écroulés et ont causé la mort de plus de
200 personnes.
Tous les jours on déblayait les décombres el
on trouvait dessous des cadavres. Ce tremble-
ment a eu lieu dans d'autres villes près de bucha-
rest. Une caserne d'une des villes voisines s'est
écroulée el 500 soldats ont été vielimes.
Le lendemain à la même heure une nouvelle
secousse se fit senlir-rJnais elle fut très faible et
n'occasionna aucun accident. La consternation
était générale, on croyait toujours à un nou-
veau malheur.Quant à moi je n'y faisais plus at-
tention ; il me lardait de quitter l'affreux pays
des boyards.
{Journal de Paris.)
ITÊCiïwOLOC-IZ.
Dans celte transformation sociale qui s'ac-
complit sous nos yeux dans le vaste mouvement
des hommes et des choses, où tous nous som-
mes acteurs et témoins, le temps signale à cha-
que instant son inexorable puissance, et par une
action inévitable et providentielle poursuit celle
rénovation, loi suprême de l'humanité, qui rem-
phute incessamment le passé par l'avenir.
Chaque jour voit disparaître les .hommes qui
ont été mêlés aux aifaires publiques à une éi>o-
que antérieure et sous un autre régime. Parmi
ceux qu'il a frappés récemment, el que l'année
qui commence redemande en vain à l'année qui
vient de linir , nous devons citer M. le comte de
Charencey, longtemps député de l'Orne sous la
restauration.
Nul plus que lui n'a droit aux regrets du pays,
si le pays est reconnaissant pour ceux qui lui
furent constamment et profondément dévoués.
iM. de Charencey était du petit nombre de ces
hommes qui, par la loyauté de leur caractère, la
pureté el l'élévation de leurs vues, savent obte-
nir l'estime , conquérir même les suffrages de
tous les parlis.
rNonimé une première fois député en 1822 à
une forte majorilé, il fut réélu à la presque una-
nimité en ia24 eleu i^il; ainsi ceux même qui
ne partageaient pas ses opinions aimaient à ho-
norer ses intentions, et savaient qu à délïiut d'un
représeulant politique, ils auraient en lui un
mandaiaire irréprochable. L'homme public pro-
lilail ib.' Ihommage rendu à l'honime éclairé, à
Thonuête homme.
Dans sa carrière parlementaire, M. de Cha-
rencey se fit remarquer par une indépendance
et un désiuléressenieul vériljble, par une haujte
et sage appréciation des évéacmens auxquels il
prit part. Dans ses opinions modérées et géné-
reuses se trouvaient et un respect raisonné pour
d'anciens principes , et uii attachement sincère
aux libertés nouvelles. '_ ' '
Il avait pressenti quelquefois qu'il serait une
preuve des vicissiiudes électorales. Quand vint
1829, celle époque tant agitée, où chaque parli
semblait combattre pour sou existeuce el croyait
ne pas même pouvoir vivre s'il ne parvenait à
irioinpher el à régner seul, la calomnie s'accré-
ditait facileiueiit dans certains esprits, contre
les hommes amis des tempérainens el des transac-
tions constiluliouncls , jaloux de défendre et
d'assurer les droits de tous.
M. de Charencey sut qu'il était en butte à ses
attaques, il ne répondit point, laissant à ses
seuls actes le soin de lejuslilier; mais comme
un senlimcnt d'honneur l'empédiail de quitter
volontairement un poste où il pouvait être utile,
H voulut courir la chance d'avoir à se plaindre
de ceux qui jamais n'avaient eu à se plaindre
de lui.
11 s'exposa donc à un échec avec la convic-
tion qu'il remplissait un devoir; cet échec , il
faut le dire, fui l'œuvre de quelques amis Irom-
pés et infidèles. S'il s'en affligea, ce ne fut pa
pour lui , car lui il était resté fidèle à la justice
et à la vérité.
11 s'applaudit, au reste, de renlrer dans la vie
privée , cl de pouvoir contempler de loin cette
leinpêle imiiiiiiente à l'avance pour quelques-
uns, pour tous lerrilde cl mystérieuse dans ses
résultats, qu'il avait voulu conjurer avec les
inspirations d'une conscience droite et les sen-
limens d'un bon Français. ' '
lieliré depuis ce moment dans sa fanaiille, il y
jouissait paisiblement de l'esiime de tous ceux
qui le connaissaient , du respect plein de ten-
dresse de ceux qui l'enlouraient , lorsqu'une
maladie , suite d'un fatal voyage, vint le frapper
à riminoviste el l'enleva presque subitement.
A ses derniers momens^uiloul , il fut occupé
de iicnsées digues et louchantes ; il confia avec
espoir et résignation sa mort à cette religion
dont l'idée lui avait été présente dans toutes les
occasions graves de la vie, mêlant ainsi ses con-
solations à la douleur dont dallait être l'objet.
De lui il ne reste plus maintenant qu'un exem-
ple et un souvenir, et c'est à quoi, hélas! se ré-
duit l'homme tout entier. Heureux au moins
ceux dont l'exemple est fait pour les nobles
cœurs, el dont le souvenir,sacré pour quelques-
uns, est cher à plusieurs, el doit être honoré
par tous!
iUflttUi|(!p, tiiitô A-m-icar,
L'article 417 du Code pénal renferme une
disposition destinée à proléger linduslrie irau-
çaise contre la spolialion et la contrefaçon
étrangère. Cet article est ainsi conçu :
« (Quiconque , dansl inlenlion île nuire à l'in-
dusine française, auralaii passer en pays étran-
j^er des direcieurs, des comiuisou des ouvriers
d un élablissemeni, sera puni d un emprisonae-
meut de six mois à deux ans, et d'une amende
de 50 fr. à BOU fr. »
Il est assez singulier que les éditeurs, français
n'aient pas encore songé à s'armer de celle dis-
posilion contre les conuelacleurs belges , dont
les iréquens voyages à l'aris ont pour objcl des
démarches qui coasliluenl les délits prévus par
l'article 417. Les êdiieurs de iUisluire de Na-
poléon, avec 600 dessins, par M. Horace Vernet,
ayant appris que le sieur VVahlea, éditeur de
la conlreiaçou de cet ouvrage k Bruxelles, était
venu à Paris dans 1 inleulion d'enrôler des gra-
veurs pour la Ijelgique , d embaucher des au"
vriers imprimeurs pour le tirage des livres illus-
trés, cl de cberelier par toutes sortes de moyens
à se procurer à l'avance des épreuves de leurs
dessins, ont déposé une plainte contre le contre-
facteur, et dénoncé au procureur du roi des
manœuvres entreprises contre leur industrie.
Celle plainte aurait eu son etretsi le sieur Wah-
len lient eu la prudence d'échapper , par un
prompt départ , à une arresiation certaine cl
itont 1 ordre avait été donnépar AL legarde -des-
sceaux lui-mcme.
Voilà les éditeurs avertis : on pourra encore
contrefaire leurs livres à Bruxelles; mais, grâce
à l'art. 417 el à d'autres moyens qui dépendent
d'eux-mêmes, el qui ont été déclarés à M. VVah-
len pendant sou dernier voyage àJi'ariSy, il ne
— /.3
tient qu'il eux (renipèclier les conlreracleiirs île
venir à Paris pour séduire, corrompre les em-
ployés de leur iiuluslrie, se faire livrer à l'avance
les feuilles des livres , les épreuves des gravures
qu'ils OUI rinleiuion de contrefaire.
La eoiilrcfaçon peul élre dans le droit des
Belges ; mais ou ne contestera pas aux éditeurs
irauçais le droit d'enipéelier , chez eux , dans
leurs ateliers, sous leurs yeux , les pratiques
irauiluieuscs (|ui tendent à rendre la-contrela-
çon ]ihis prompte, [dus siire et mieux exécutée.
— Dans la dernière séance de l'Académie des
sciences, M. Arago a rendu compte à l'Académie
dune belle découverte récemment faite par
M. Uaguerre, le célèbre auteur du Diorania.
On eoauait les effets de la chui/iùre noire, et
la netteté avec laquelle les objets extérieurs vien-
nent se peindre en miniature sur le papier blanc
ilisposé pour en recevoir l'image fugitive. Lh
bien! M. Uaguerre est parvenu, à force île re-
cherches clnmi(jues sur les propriétés de la lu-
mière et des couleurs, à /ixcr presque inslaïUa-
iiément cette image sur le papier qui la reçoit,
et qui a reçu pour cet elïet une préparation
chimique. Certaines substances, telles que le
c/i/o/7<»'e rf'a/'(/e///, ont la propricé de changer
de couleur au simple contact île la lumière.
C'est par une combinaison de cette nature que
M. Daguerre est parvenu à fixer, eu clair el en
iimbre, l'image reproduite i)ar le ])ioeédé de la
chamhre noire. Dans cette gi-avure singulière,
ks foi mes sont de l'exactitude la plus parfaite,
et les coiileuis sont indiquées par les nuances
des ombres et par une dégradation insensible
comme &AnsVaqualtiila. Lne vue quelconque,
un paysage, un [lortrait, sont obtenus en quel-
ques minutes, sans qu'il soit besoin de la main
d un artiste, el avec une \érité (moins la cou-
leur) que 1 art ne saurait atteindre; c'est le plus
parfait de tous les dessins.
M. Daguerre, il y a quelques années, n'avait
pas encore trouvé le moyeu de lixer ilurable-
nient cette miraculeuse empreinte; l'action de
l'air la taisait iieu à peu disparaître; il parait
que ses travaux chimiques, dont les résultats
sont tout à lailsurprenans, lui ont donné la puis-
sance de rendre durable cette image qui n'était
qu'éphémèi-e.
11 y a là une révolulion dans l'art du dessin
et dans celui de la gravure, dont l'art souffrira
grandement peut-être, puisque... par le pro-
cédé dont il s agit, la nature elle-même sera re-
produite en un clin d œil , s.ins le secours de la
main de I homiiie. Constatons seulement aujoiu'-
d'hui la réalité de la miraculeuse découverte de
M. Daguerre.
MILITAIRE FUSILLÉ, l'ENDU , NOYÉ EX RESli:
VIVANT. — Pendant la première guerre d'Es|>a-
gne, le commandant i\lonet , attaché a l état-ma-
jor du nuircchal Soult, el.un détachenieiit qu il
commandait, touillèrent entre li's mains d'une
guérilla, qui les lit mettre sur plusieurs rangs,
el tira dessus connue sur un troupeau de bètes
fauves. Tous tombèrent, et les guérilleros s'éloi-
gnèrent dans la persuasion qu'aucun n'avait
échappé à la mort; mais à peine les ennemis fu-
rent-ils hors de vue, que le coiiinuiiulant Mouet
se retira de dessous les morts, n'ayant pas reçu
ia plus petite blessure. A la lin du jour, il avait
rejoint un poste français. A quelque temps de
là , riuvuluéiablc coimnaudaut cul encore le
malheur d'être fait prisonnier par une autre
guérilla ; cette fois, on le mit nu comme la main,
et on le pendit à un arbre. .Mais il y fut à peine
quelques secondes; un détachement de cavalerie
française, arrivant sur ces entrefaites, mit les
Espagnols en fuite , et décrocha M. Monet qui
revint iiromplemcnt à la vie. Repris une troi-
sième fois, le malheur voulut que ce fût parla
guérilla qui croyait l'avoir fusillé ]ieu de jours
au]iaravant. Grand fut l'étonnement des Ésiia-
gnols, car ils le reconnurent parfaitement bien,
d'abord aux insignes de son grade, ensuite à sa
large face et à son encolure herculéenne; aussi,
après l'avoir dépouillé comme de coutume, ils
lui réservèrent un genre de mort qui devait, à
leur avis,les débarrasser pour toujours du Iran-
chant de son saiire, avec lequel plus d'un Espa-
gnol avait fait connaissance; ils le mirent donc
entièrement nu, lui lièrent fortement avec des
cordes les pieds et les mains, ces dernières atta-
chées derrière le dos, et le jetèrent en cet éiat
dans une rivière large et iirofonde qui coulait
jirès de là. Le coiumandant iMonet, après avoir
touché le fond, revint naturellement sur l'eau,
tout étourdi de sa chute. 11 se laissa aller au
courant, gardant l'immobilité d'un cadavre, mais
observant sesassassins qui, du rivage, cherchaient
à s'assurer de sa mort. 11 vogua ainsi fort long-
temps. Lorsqu'il fut entièrement hors de la vue
des guérilleros, il essaya de débarrasser ses poi-
gnets; cela fut long et fort diirleile, l'eau ayant
fait gonfler les coi-des; comme il était fort et
vigoureux, il parvint à rompre ses liens, gagna le
rivage, et peu de temps après il était au milieu
de ses frères irarmes , racontant en riant cette
troisième aventure , d'oii chacun tira la consé-
quence qu'il était impérissable.
UN no.MMi: ENTiiURÉ VIVANT. — Le 7 décem-
bre, un habitant de Tonneins ( Lot-et-G;ironne)
mourut dans la force de l'âge; telle fut l'opinion
des personnes dont il était entouré. Le lende-
main , on s'occujia de lui rendre les derniers
devoirs. Or, à peine le cercueil avail-d été dé-
posé dans la fosse el recouvert de quelques pel-
leltécs de terre, que des retentissemens sourds,
pareils à des coups fortement donnés contre les
planches delà bière, se tirent entendreà plusieurs
reprises. Aussitôt le fossoyeur s'enfuit à toutes
jambes et ne revient qu'avec un nombre sulH-
sanl de personnes capables de lui prêter main
forte.
Craignant d'enfreindre les réglemens de sa
profession, cet homme n'osa pas d'abord retirer
le cercueil de la fosse, et ce ne fut que contraint
|iar la foule qu'il adopta ce parti. On décloua les
premières planches, mais quel horrible speclailc
s'olfrit alors à la vue des assistans ! Le malheu-
reux (|u'on avait cru mort avait été enseveli vi-
vant; sur sa physionomie était empreinte l'ex-
liression des plus aIVreuses douleurs , consé-
quence ife la lutte qu'il venait d'essayer contre
les planches ijui le pressaient de toute part. Ses
bras encore fortement contractés étaient com-
plètement hors du linceul qui naguère les avait
tenus enveloppés comme le reste du corps. Un
médecin qui se trouvait sur les lieux se hàla
de pratiquer une saignée; mais il n'était plus
temps.
— On écrit de Tiflis (Géorgie) :
Un combat dont les circonstances rappellent
les temps de la chevalerie vient d'avoir lieu dans
noire pays. Le jeun: prince cabardien Schne-
hedeli avait enlevé la fille du beg (seigneur) de
IJoiuiiaki,et la retenait chez lui sans vouloir l'é-
pouser. Le père de la jeune lille voulant venger
cette insulte faite à sa famille, qui est une des
plus anciennes et des plus illustres de nos con-
trées,ordonna à son fils aine, Meslick, de provo-
quer le ravisseur au combat.
Celui-ci accepta le défi, et, le 25 octobre der-
nier, à midi précis, on vit arriver dans la plaine
d'ArsIana, située entre Derbent et liouïnaki, les
deux adversaires, à cheval , chacun accompagné
de douze non kirs (écuyers), également à cheval ,
qui portaient les bannières de leurs maîtres;
tous en armure complète, avec la cotte de mail-
les, la cuirasse, les brassards, les gantelets et le
casque ombragé de panaches; l'espadon au côté
et la lance au poing.
Sur les bannières du prince était figuré un
faucon en or sur un écusson vert ; sur celles du
jeune beg il y avait un écusson rouge avec un
sanglier noir, surmonté de trois étoiles d'argent.
Quatrevieillards, choisis de part et d'autre pour
remplir les fonctions de juges du camp, étaient
assis sur une estrade et annoncèrent au prince et
au beg, qu'ils avaient décidé que celui des deux
ijui serait désarçonné ou dont la suite serait
vaincue ou mise en fuite subirait la loi du vain-
queur.
Le combat s'engagea avec une égale confiance
des deux côtés et devint bientôt opiniâtre ; les
comliattans luttèrent corps à corps, et déjà qua-
torze écuyers étaient à terre, lorsipie JNleslick,
bien qu'ayant reçu trois blessures, par une atta-
que aussi hardie ijnadroite et subite, parvint à
désarçonner le prince Schenehedeli. Le vain-
qucurn'imposa au vaincu d'autre obligation que
celle d'épouser sa sœur sans délai, ce que le
prince fit le surlendemain 27 octobre.
Le gouverneur-général de la Géorgie a fait
adresser des réprimandes sévères à tous ceux
qui ont pris part à ce combat, et il leur a ftilt
dire nue s'il ne les traduisait pas devant les tri-
bunaux pour ce fait, c'était seulement parce que
personne n'avait été tué ni grièvement blessé.
—On lit dans une correspondance de Constan-
tinople : « L'n personnage de la cour vient de
tomber dans la disgrâce du sultan, et ce person-
nage n'est rien moins que le nain de sa hantesse
le célèbre Ahined-Aga. Depuis nombre d'années
Cl* personnage trouvait une sorte de com|iensa-
tion aux disgrâces dont l'a comblé la nature
dans la laveur de son maître et le privilège inouï
d'être admis librement auprès des beautés in-
comparables <pii ornent le harem du sultan.
Dans un moment malheureux pour ce fortuné
mortel, le sultan remarqua que sa figure ne con-
servait pas l'impassibilité que doivent avoir, en
présence des liouris , les êtres chargés de la
garde de pareils trésoi-s. De noires iilées de soui>-
çon germèrent dans l'àme de S. M. L, qui prit
les informations ie« )dus minutieuses sur son
nain. Il n'est pas besoin de dire que , par suite
du rap|)ort du Ivislar-Aga, le p.iuvre nain fui
déclaré indigne de rester une minute de plus
dans le harem , et qu'il en fui expulsé pour ja-
mais. On disait que le moins qu'd pouvait lui
arriver serait d'être pendu à la porte du palais
inqiérial. si long leiups souillé de son in-
digne présence ; mais, et ceci ne sera pas un
des moindres traits de clcmencc du sultan, non
scultuicul le ^/"«/«f coujtablc ,a eu U vie sauK,
— h
mais 1)11 annonce i|uc , dans pcn dr jours, son
mariaije avec la belle oiialisniie (|u"il ne pouvait
jamais regardei- sans émolion sera célébré avec
une iinm|)e exlraonlinaire en |>résenee de loiite
la ronr et de Ions les yimds de l'empire. »
— Un écrit de C^oliouri;, le l(i décembre; «iliei'
soir la Société des ditellunli de noire ville a
donné, dans ré(;lisedn Sainl-Espiit. an bénélice
dos tamilles indijjentes, nn concerl nu les mem-
bres de celte Société ont exécuté l'ouverlure des
Francs-Juges , de M. Berlioz, un motel de
Haendel, et Toralorio des Sept paroles du Sau-
reiirsur la croix, par Haydn. Le nombre d'ama-
teur? i|ui ont concouru à l'exécution de ces
ciiefs-d ci'iivre élail de cent ([ualre-vingt-dix, et
parmi eux on rcmar((uait les princes Krnest de
U'urlembcr;; , Loiiis-Hcnri de Reuss, et Albert
de t^obouro, dont le premier jouait le premier
violon, le second l'alto, et le troisième le violon-
celle.
» La veille , il y avait eu à la cour un i}rand
concert où les artistes de l'Opéra onl exécuté ,
entre autres morceaux , une cantate inlilnlée
Der If'iiiteralieiid (la Soirée d'iiiver) , diuU les
paroles sont du jirince Alljerl de Coiioiiro, et la
iinisicuiedu (irince Louis-Henri de iicuss. »
Uemtf ^ft• ti'ilnmaui'.
TilllîL.NAL Dl-; rr.KMlERE INSI'ANCE DE
LA SEINE.
m. Eitcvès, titlcuv de la jeune coiiUcsse de
Povoa, contre le duc et la duchesse de Pal-
mella. — iMariage. — Eitléoemeiit. — Or-
donna >i ce d'arrestation.
IVoiis avons déjh |>ai'lé des incidens judliiaires
aux(|uels a donné lieu le déiiart piécipllé do
madame la duchesse de l'almella, emmenant
avec elle la demoiselle doua Maria Luisa de ^o-
ronha è Sampayo, comtc.se de Povoa, la ])lns ri-
che hérilicre du l'orlu;jal. Le tuteur de celle
jeune perNOnnc, M. Estevès, représenté à l'aris
par M. Sampayo en même temps qu'il attaquait à
Lisbonne le mariarje de sa pupille avec le HIs du
duc de l'almella, le mari(uis de l'ayal, iirésenlait
requête pour obtenir que, provisoirement, la
mineure fi'il placée dans telle maison tjue M. le
président du tribunal de première instance ju-
gerait convenable poursuppléer à l'exécutiondes
conventions solennelles intervenues avec la fa-
mille de l'almella, aux olfres d'en référer à
.M. le président en cas de diilicnllé dans l'exé-
cution.
Sur celle requête, M. le président rendit, le
19 décembre dernier, l'ordonnance suivante :
« Vu la reiiuéte, etc., ordonnons qu'5 la re-
quête du sieur Estevès ès-cpialité qu'il ajjit, ou
du sieur \nlonin Samjiayo, son mandataire à
l'aris, la mineure donaAIarie-Lonise delNoronha
è Sampayo sera phuée dans la maison des dames
Augustines, à l'aris, à tilre de mesure provisoire
et conservatrice, jusqu'à ce qu il eu ait été au-
trement ordonné.
» Par suite, autorisons le sieur Estevès, ou
son mandataire, h reipiérirau besoin tout juge
de paix do rarroudissemcnt ou du canton oil
l)ourra se trouver ladite demoiselle mineure,
accompagnée ou non delà duchesse de Palmclla,
.M'effet de faire elfecluer i)ar les voies dues et
raisonnables la translation de ladilc mineure
dans la maison sus-désignée,<'ii :ie faisant assister
an besoin do loutes aulorilés compétentes ]iour
c]ue force demeure à justice;
» \nlorisons enlin ledit i'equri'y;;t à faire, à
l'elfel d'exéculer l:i préseulcordonn;ince, opérer
toules peripii'iiliiMi.s dans la demeuiT ou l'ésj-
(lence des duc cl duclicsse de i'aiiuella, et du
maripiis de Fayal leur (ils, etc. »
Onsait encore i|ue la vigilai'.cc ilu Iclégraiihc
ne put assurer l'exécution de celle mesure. Ma-
dame la duchesse de Palmella s'éloignait des cd-
tesdc France avec son i)récicux (lépôl lors(iue la
dépécliedu niinislreile l'intérieur arriv.iil à ISou-
logne. Malgré son dép.irl, mail.iuie la duclicsse
de Palmella deiuandail aujourd'hui larévocalion
(le l'ordonnance de M. le président.
Une afllueuce considérable avait envahi l'en-
ceinte du prétoire avant l'ouverture même de
l'audience. On reiTiar(|uait plusieurs Poriiig.iis
de dislinclion, et |)armi eux le général Saldaiiha
cl M. Jules de Lasteyrie , aide-de-camp de don
Pedro [)endaut les dernières guerres de Portugal.
M" lierryer,a vocal du i\\n- et de la duchesse de
Palmella, ai)rès avoir piis ses conclusions, s'ex-
prime ainsi :
Messieurs, voici en peu de mois les faits 1res
simples d'ailleurs, et dont la connaissance vous
siiliira jiour apprécier la demande ipie nous
vous av(ms soumise.
La demoiselle MarieLouise de Samiiayo est
une des riches bériiicrcs du Portugal; elle n'a
pas alleinl sa douzième année. En 183!, on pensa
qu il était à projios d'assurer son avenir; elleve-
iiaitde perdre son jière, et malgré l'existence de
sa mère, un luleur testamentaire, le sieur Este-
vès, veillait sur elle. Des liancailles eurent lieu à
Lisbouiieenlre la mineure et le (ils du duc de
PaliiKdIa, le mariinis de Fayal. liieulôt après des
dispenses royalcssont obtenues, et malgré l'ftge
des futurs époux, un contrat de mariage est ré-
digé jiour en déterminer les conditions civiles,
le même jour a eu lieu l'acte de célébration. La
famille décide que le marquis et la maniuise de
Fayal vivraientséparés jusqu'à l'âge de mibililé.
Le iiremier n'avait alors que dix-sept ans, et la
jeune enfant neuf ans et demi seulement.
(le mariage, ainsi célébré avec des autorisations
et des dis|icnses spéciales, en présence du duc
deTerceire, repiésentant le roi de Portugal, et
la première dame d'honneur, rei)résenlant la
reine, après des fiançailles, paraissait à l'abri de
toutes critiiiiies; la famille y donnait son assen-
timent. Mais alors, quoique déjà 1res riche, la
comtesse de Povoa n'avait pas recueilli tout l'hé-
ritage iiaternel. Elle avait un frère, en faveur du-
quel de nombreux majorais étaient constitués.
Ce frère est mort en ls3(), et la fortune de la
marquise de Fayal s'est élevée à 1,500,000 livres
de rente. Les héritiers présomptifs de la jeune
personne se sont émus en présence de cet événe-
ment; leurs regrels ont éveillé leur sollicitude:
ils sont venus auprès du duc et de la duchesse
de Palmella, etleur ont fait entendre que la va-
lidité du mariage n'était pas certaine; (|ue les
dis()cnscs royales avaient été obtenues par suite
de l'influence personnelle du duc, et qu'il élail
de sa loyauté d'attendre que la comtesse de
Povoa filt en âge de se |)rononcer librement.
Alors intervint, à la date du ISoclobre dernier,
un acte dont voici les principales dispositions :
1" le duc et la duchesse de l'almella et le mar-
I quis de Fayal s'obligent à ne pas célébrer le ma-
riage avant que la mineure ait atteint 21 ans, et
même après sans qu'elle ait déclaré devant sa
famille réunie sa libre volonté; 2° le mariage ne
I peut êlro célébré qu'.'i Lisbonne, Paris ou Lon-
dres; cl dans lecas où le duc et la duchesse vou-
draient résider en i|uel(pie antre ville, ils se-
raient Icuus de laisser la mineure dans l'une des
dites trois villes; 3° celte convention est approu-
vée [lar le conseil de famille sous la condition
expresse que dans le cas où le iliic et la duchesse
ou leur lils manqueraieulà l'uneou à l'autre des-
di les coud il ions, le maria;;e sera considéré comme
iiyaiit été conclu sans le eonsentemenl de ladite
miiieui'c.
Telle est, mes.'îieurs, la série des fails et des
actes qui se son! accomplis jusqu'à l'époque où
iinedemande en nuUilé de mariage a été portée
de\aiU la cour ecclésiastique de Lisbonne. Celte
demande émaue-t-elle des parties contractantes?
Non. Du luleur ou delà mère? pas davantage.
Elle vient descollatéraux, qui n'ont jias cl'inté-
rêl actuel, et malgré toute la solennité du ma-
riage, ils n'hésitent pas à l'allai|ner. Il ne faulpas
se méprendre sur le earaclère de la décision ipii
a élé rendue par la cour ecclésiastique sur le
réquisitoire diii)rocureur-général. Ce n'est pas,
ainsi que le porte la traduction qui en a été faite,
un jugement dans le sens habituel du mot, mais
une ordonnance, une mesure préparatoire. En
voici du reste les termes.
« Attendu ()uil est reconnu qu'il y a vérita-
blement nullilé de mariage, et (pie par consé-
quent leurs excellences M. le marquis de Fayal
et dona Maria Louise de Noranho è Sampayo ne
peuvent pas être considérés comme époux tant
que leur mariage ne sera jias eanoni(iuement re-
valiilé, nous ordonnons que les eonlraclans sus-
nommés se soumettront à la sépai'ation canoni-
(|ue et légale endroit à lacjiielle nous les con-
damnons, jus(ju'à ce que leur maiiage soit dû-
ment revalidé, ou jusqu'à ce que par une action
civile, la nullité en soit prononcée. La )?iariée
der,, ni 7-ester en attendant, et provisoire-
ment, chez son excellence M. le duc de Pal-
mella, sous la responsa'rilité de tnudaine la
duchesse son épouse, lacjaelle en fixera la
durée, si elle i^eut se charger d'eu cire dépo-
sitaire. Accl edVl, le présent jugemenl serasi-
gnilié à leurs excellences les deux eonlraclans, à
M. le duc et à matlaiiie la duchesse de Palmella,
au moyen d'une commission rogatoire adressée
auxjuges etautorilés tantccclésiasliques que sé-
culières du diocèse de Paris, etc.
)> Lisbonne, le 8 novembre 1838. «
Vous le voyez, messieurs, le juge ecclésiasll--
que a fait réserve de la voie civile, et cependant
comment a-t-on agi ?0n s'est présenté devant le
président du tribunal, on lui a dit que la nullilé
du mariage était prononcée, qu'il s'agissait de
mesures provisoires de la compétence des tribu-
naux français, et alors est intervenue l'ordon-
nance sous le coup de laquelle nous sommes
placés.
ÎMadame la duchesse de Palmella m'a de-
mandé quelle devait être sa conduite, et d'après
mes avis elle a accepté le dépôt judiciaire qui
luiétait confié; elle s'est rendue auprès de son
conseil, et elle a déclaré qu'elle s'engageait
sous sa resiionsaliilité à accomplir la mission
que lui donnait le tribunal ecclésiastique. Que
devait-elle faire après cette acceptation, en pré-
sence de ces héritiers possibles d'une fortune de
I 150,000 fr. de rente? On sollicite à Lisbonne la
hh —
niiUilé ilu mariage, elle s'y leiul ; elle va lejoin-
(lie le liileur, la nitre, lamlis ([iie le mari, le
iiian|iiis(le Fayal, resleà Paris; elen cemoiiicnl
même la jeune lille est aux jiieds Ju conseil cc-
elésiasliiiue, en [irésence de tous ses protecteurs
naturels.
Mainlcnanl, messieurs, nous demamiona ([ue
l'ordonnance de référé soit rainiorlée et ([ue le
jugement provisoire soit latilié. Un effet, rien
n'est souverainement décidé par la cour ecclé-
slasiii|uc. Il reste encore à vider entre les par-
lies une queslion d'état dont vous ne pouvez
connaître; (jnant à la mesure provisoire, pour-
ijuoi la clianj;er? Le tribunal de Lisbonne a
))ensé que la demeure de madame la ducliesse
de Palraella était à la fois un asile et une ijaran-
llc pour la mineure, et vous, vous décideriez ([ue
madame la duchesse de l'almella ne eon\ient
pas, et qu'il faut demander à un couvent une
retraite plus certaine!
Oui, messieurs, je comprends que lorsijue le
tribunal nalional n'a rien dit, quand il ne peut
pas protéger, à litre d'hospilalilé, notre justice
doit intervenir. Il n'en esl plus de même s'il y a
une décision émanée dune juridiction étran-
gère; il n'appartient pins alors au>L tribunaux
français de s'immiseei' dans une question déci-
dée; ils n'ont qu'à faire valider les mesures (jni
ont élé jirises.
Messieurs, dit M' Teste, avocat de M. Estevès,
on a cru signaler le lint et le caractère de ce dé-
bal, mais la démo;istraiion est encore à faire. Le
mot du i)rocès, le voici. Suivant la législation en
vigueur en Portugal et dans les Algarves, un
mariage nul est à l'abri de toute atteinte, si la
jeune tille ayant accompli sa douzième année, la
consommation a suivi. L'enfant devient pour
toujours la proie de celui qu'on luiatlonné pour
époux. La jeune duchesse de Sampriyo a onze
ans cl six mois; si on la veut conseiver sous sa
garde, on a des motifs faciles à pressentir. Voilh
le mot de la conleslation.
De quoi s'agirait-il donc dans ce procès!' S'a-
git-il de perquisitions injurieuses à prévenir i'
Non. — La mineure a été soustraite aux recher-
ches; on l'a enlevée hors de France : on se
donne aujourd'hui le stérile plaisir de demander
le retrait d'une ordonnance sagement reiulnc.
C'est un caprice de madame la duchesse de l'al-
mella. 11 faut le lui passer.
M' Teste reprend les faits antérieurs à la célé-
bration du mariage. La jeune duchesse, dit-il,
était orpheline de père dès l'âge le plus tendre ;
le duc de Sampayo laissait deux eiifans et une
fortune de 1,500,000 fr. de rente environ. La
famille de Palmella élail moins riclu' (jne noble,
spcculalion magnilii|ue sans doute, si des maux
physi(iucs ne paraissaient avoir alléréla santé du
jeune époux. Le projet conçu, on a marché droit
à l'exécution. W. Lstevès, tuteur de la liiture,
avait suivi un ])arli contraire à celui du duc de
Palmella dans les agitations politiipies du Por-
tugal; ces différences de sentimens ixjuvaient
compromettre le succès de cette brillante idée ;
on imagina de placer l'enfant sous la protection
du pouvoir royal. Des disiienscs sont accordées ;
le nu''me jour on obtient du lutciM- une leKre de
quasi-consentement, acte de condescendance du
sujet envers le souverain ; le contrat de liançail-
les est passé devant les mandataires du roi et de
la reine, en l'absence delà lainillc de la fiancée ;
le mariage esl célébré dans une chapelle parti-
culière,
Cependant la famille de Sampayo ignorait ce
mariage iirélentlu, et la preuve de cette igno-
rance est dans l'acte du 13 octobre 1H38. Le
mariage y est considéré comme un événement
futur : on indi(|ue le lieu où il sera célébré, si la
jeune fille, ùgée de quinze ans, déclare, en pré-
sence de sa famille, accepter le due de Palmella
pour époux. !>isbonne, Paris ou Londres seront
témoins de ce grand événement , secret encore
de l'avenir. Voilà ce ipii a élé signé par le duc et
par la duchesse de Palmella ; voilà la promesse
donnée sous la foi de l'honneur !
Eh bien ! le mariage ; mais c'est un sacrement
indélébile , et cependant l'acte du 15 octobre
parle d'un mariage futur! L'n second mariage
alors ! mais c'est un sacrilège! Et faut-il plus
que la justice la i)lus vulgaire |)our voir (|ne
celte enfant n'a pu contracter sérieusement
iju'avecsa poupée.
>r Teste, après avoirrappeléles circonstances
de la cause, et donné lecture des pièces princi-
pales, abordcla question soulevée par le référé.
On invocpie, dit-il, la sentence du tribunal
ecclésiastique de Lisbonne ; on l'accepte avec
joie, mais dans tonte sa teneur ; on y voit une
impossibilité devant lai|uelle aurait dû s'arrêter
M. le président, alors qu'il s'agit ici, avant tout,
d'une queslion d'état, et que i)ar la sentence il a
élé fait droit au provisoire. Examinons.
Je reconnais avec mon adversaire Pinconi|>é-
tence des tribunaux français sur une queslion
d'élat entre étrangers, sous la réserve cependant
d'ordonner les mesures provisoires que lesfails,
que la morale i>ourraicnt réclamer. La loi doit à
tous sa protection. Or, M. Estevès n'a sollicité
ici <|u'unc mesure provisoire : vous êtes a|iles à
connallre du mérite de l'ordonnance qui vous
est dénoncée. iMais y a't-il lieu de rétracter celle
ordonnance i' Je n'examine pas si c'est alîaire
de luxe ou plutôt dérision, alois i|u'on a su
rendre son exécution impossible.
En Portugal comme en l'rance, la tulelle est
l'image de laulorilé iiaternellc. Le tuteur peut
et doit faire lont ce que le père vivant eût f.iil
lui-même. AI. Estevès deviendra nécessaire-
ment acteur dans la question principale devant
la jiuidiclion de Lisbonne ; mais la question
peut disparaître non par un jugement, mais par
I un fail sur lc(|nel on |)eut dès à iirésenl porter
un jugement sévère, par un fait qui serait la
conséquence du séjoiu' prolongé de la jeune fille
chez madame la duchesse de Palmella. Voilà
pounpioi la résidence jirovisoire de la jeune
fille dans la maison îles dames Auguslines est
dcveiuie de la plus impérieuse nécessité.
Quel droit, après tout, madame la duchesse
de Palmella aurait-elle de crili(pier l'ordonnan-
ce de IM. le président ;' La jeune fille a onze ans
et cinq mois; la loi portugaise fait durer jus-
qu'à vingt-cinq ans la puissance du lulcnr.
Comment donc se trouverait anéantie l'aulorilé
de M. Estevès i'Devant (pu4 fait aurait-elle dû
céder? Devant un mariag'c , dites-vous ? Eh !
faut-il être légiste pour comprendre qu'il ne
penl être question de mariage entre deux enl'aus.
à moins qu'il wv s'agisse de têtes couronnées, et
M. le duc de Palmella n'eu est pas là.
Enfin, et pardessus tout, il y a l'intérêt def
mœurs. Un mariage clandestin est découvert. Il
est arrêté pourtant (|u'on laissera l'enfant gran-
dir pour (|uc sa volonté puisse se former et se
manilcster libre, cl vous pourriez admettre que
l'enfant demeurera sous l'influence immédiate
de la famille de son époux [)rétendu, lorsi(u'on
demande qu'un asile protecteur lui soit ouvert!
Est-ce (piil ne suiht pas de vous montrer le
sujet même du procès, de vous dire que celte
enfant on l'entraîne je ne sais où? est-ce (jue
vous ne vous sentiriez pas pressés de statuer,
même d'office? y aurait-il possibilité d'hésiter
un instant ?
iMais, dit-on, la senteni-e du tribunal ecclé-
siastique a statué sur les mesures j)rovisoires; la
question est épuisée. Ajoutez donc qu'on a
voulu par la sentence effacer l'autorité du tu-
teur ; dites-le, comme s'il ne faudrait ]»as une
disposition rendue contre lui pour lui ravir des
droits (|ue la loi lui donne! La sentence de Lis-
bonne ordonne une ]irécaulion que vous ne
pouvez tourner en mesure exclusive. Ces pré-
cautions, ces mesures provisoires doivent cesser
alors que le tuteur reparait revendiquant un
droit sacré. Autrement, je n'hésite pas à le dire,
loin de devoir à la sentence Xa pareulis ^\w\i\\
invoijuc, vous devriez la repousser.
Ici, d'ailleurs, la position est sin;;ulière. C'est
le tuteur, c'est le conseil de famille qui s'alar-
ment justement, et à leurs volontés, énergique-
menl exjirimées, vient s'ajouter unecomniission
rogatoire des tribunaux de Lisbonne , (jui
demandent à la justice française sa protection.
Que pouvez-vons reprocher à cette ordonnance
qui ne compromet les intérêts de personne, et
qui laisse au moins à l'intelligence et au cœur
delà jeune fille le temps d'éclore ? Laisserez-
vous cette enfant sous l'infiuence de cette famille
qui, pour réparer les brèches que les événemens
politiques ont faites à sa fortune...
Une voix au banc opjnigé. — C'est une abo-
mination '...
.1/' Tente, avec chaleur. — Vous répondrez, il
n'y a jamais d'abomination dans mes paroles : jo
dis ce que mon devoir m'oblige à dire. La polict;
de 1 audience est dans de trop sages mains pour
{(ue de pareilles interruptions puissent se re-
nouveler.
*
Un mouvement d'agitation suit ces paroles de
M'' reste, (pii rcprcnil ainsi :
.\ moins qu'on ne me fasse voir que la mesure
excède les pouvoirs du tuteur , nous sommes
fondés !
Enfin, quel grief peut alléguer madame la
duchesse de Palmella ? Quand la jeune fille aura
alleinl sa ipiinzièmc année, que d'un signe, en
présence de sa famille, elle désigne pour époux
le marquis de l'.iyal, son sort sera fixé, aucun
nuirmurc ne se fera fntemlre. Mais jusque-là
qu'elle respire au moins, que sa volonté puisse
se former libre, voilà ce que tout requiert dans
ce procès, voilà ce que vous devez décider.
Le tribunal, après inie courte réplique de
M' lîerryer, rend un jugement ainsi conçu :
<i Le tribunal,
» .attendu que la sentence rendue par le tri-
bunal ecclésiasli<|ue de Lisbonne n'est pas revê-
tue de l'ordonnance d'cxcquaiur ; que son exé-
cution ne peut être ordonnée en état de référé;
"Que d'ailleurs, en présence d'une demande
en nullité de mariage, la .sentence pourrait bien
ne pas recevoir son exécution ;
» Attendu qu'en cette matière l'intérêt du
mineur est la seule loi. ei(|ue le tuteur a «G'
dans la limilo de ses ailribuiious:
/.r» —
» Attendu que les conventions du 15 oclobre
dernier doivent être exécutées...
M Maintient l'ordonnance rendue....»
(Le Droit.)
lu'pur irmnattquf.
TIIE.\TRE DES VARIETES.
Le Puff, revue vaudeville en trois tableaux,
par MM. Carmoiiche, Varin et L. Huart.
La revue-vaudeville n'a pas fait défaut 5 la dé-
funte année : elle Ta mise sur la sellette, comme
elle y avait mis toutes ses sœuis, elle lui a dit ses
vérités. Le Puff lui en décoche de très mor-
dantes, assisté de ses deux filles la Blague et la
Réclame. Le Puff est un particulier très connu
dans Paris, ipii se présente à nous sons le bril-
lant appareil d'un chef de saltimbanques , et
p\iis nous voyons se grouper autoiu- de lui une
foule de personnages vivans ou morts, animés
ou inanimés, l'invalide et son lampion, repré-
sentant lesembellisseniens de Paris, les villes de
France, telles qu'on les a taillées pour la place
de la Concorde , le Sonneur de la Gaité , le
Géant du Cir(iue , Peau-d'Aiic de la Porte-
Saint-Martin. Nous entendons ,^l.deCandia et
madame Thillon, Robert-le-Diable et Lady
Melril , lutter d'italianisme et d'anglicisme :
nous retrouvons Amany , la belle et rêveuse
bayadère, dont Gabriel reproduit admirable-
ment les grâces ; enfin Odry et Flore nous don-
nent toute une parodie de Rwj-Blas. Cette pa-
rodie est aussi boulfonne que possible, et l'hila-
rité qu'elle excite ne le cède en rien à celle que
provoqtie la pièce même. Il est certain qu'avec
tous ces moyens de séiluetion le P;///" doit exer-
cer une heureuse iulUience sur les recettes. Il y
a là surtout de cet esprit qui déchire etemporte
le morceau, de cet esprit aristophanescjne qu'il
apparlinait à notre époipie de roueries et de
scandales de réveiller. Les auteurs du Puff oni
été à la hauteur des ridicules qu'iés avaient en-
trepris de flageller sans pitié ni merci.
Quant aux acteurs, ils sont tous fort diver-
tissans; nous avons surtout remar(iué le jeune
\illars, nouvellement engagé aux Variétés, et
qui s'est acquitté avec une verve entraînante de
deux rôles, dans le second desquels, celui de
don Salluste, de la parodie, il imite à s'y mé-
prendre la diction et les gestes d'Alexandre,
l'acteur du drame de la Renaissance.
THEATRE DE LA PORTE St-MARTIi\.
Claude Slocq, drame en cinq actes, avec prolo-
gue, de .MM. Arnould et Fournier.
A l'époque des sanglantes discussions des ca-
tlioli(iues et des protestans, Claude Stocq, pré-
senté comme un agent aussi enireprenant qu'ac-
tif du connélal)le de Montmorency, assassina
dans la forêt de Tallemont le baron de Roche-
maure, (|ui avait été chargé de faire exécuter les
édits contre les protestans.
Au moment du meurtre, le marquis de Savi-
gny, l'un de ceux ipie le bai on de Rochemaure
avait mission de poursuivre et d'expulser, tra-
versait la forêt. On le trouve auprès du cadavre,
lui prodiguant des secours devenus inutilesj on
J'airêlC; on le juge, on le pend.
/ Alors existait le célèbre Ambroise Paré, le
créateur de la chirurgie française; le cadavre
du mar(iuis lui est remis, et au moment de le li-
vrer au scalpel, il y découvre quelques signes
d'txislence. Il rappelle le condamné ;i la vie, et
bienli'il, sous le nom de Landry, le manjuis,
dont la carrièie vouée à d'aussi dramatiques
périls, épouse une femme qu'il aime, la belle
I Marguerite , qui précisément était recherchée
par le véritable assassin de Rochemaure , par
Claude Stocq.
En proie à la jalousie la plus vive, cet homme
cherche à se venger du rival (|u'on lui a préféré,
et malheureusement il ne tarde pas à pénétrer le
secret du marquis. Certain que Landry n'est au-
tre que le condamné Savigny, échappé par mir,)-
de à une mort infâme, il le fait arrêter. L'infor-
tuné serait peut-être pour la seconde fois livré
au bourreau, si une émeute exciiée contre les
protestans n'avait lieu.
Au milieu du clésordre, Landry est tué; Mar-
guerite de\ ient folle à la vue du cadavre de son
éiioux, et le seul rejeton de ce eoii|de infortuné,
le jeune Raoul, ne doit la vie qu'à la protection
de Marie Sluarl.
Quinze années après ces événemens qui pren-
nent eux-mêmes un assez grand espacede temps,
Raoul, quia fait son chemin, va, sous le nom du
chevalier Rasieigh, é[iouser la jeune Louise, hé-
ritière du baron de Rochemaure, lorsque, comme
son père, il se trouve en rivalité avec l'irrécon-
ciliable ennemi de sa famille.
Pour perdre ce nouveau rival, qui vient le
blesser dans ses affections, Claude Stoc(j, en pré-
sence de la famille de sa future, dévoile le se-
cret de la naissance de Raoul. Cette révélation,
grùce à des preuves (|ui ont été fournies au jeune
chevalier, tourne contre le dénonciateur. Un
duei est la suite de sa vengeance, et le misérable
est tué par Raoul avec le poignard qui longtemps
auparavant avait servi à frapper le baron de
Rochemaure dans la forêt de Tallemont.
Ce drame, emiirunlé à une nouvelle de ma-
dame Charles Reybaud, a obtenu un succès re-
mar(pialde. il est juste de dire que les acteurs
ont bien joué '• mademoiselle Théodorine a été
magnifK|ue dans le rôle de Marguerite; Sl-Hi-
laiie et Lajariette ont bien rendu ceux de Savi-
gny, père et (ils; Raucourt est plein de verve
dans le personnage [irineipal, et madame Char-
les Cabot a dignement représenté la reine Marie-
Stuart.
Rfinte îles illaîtes.
.l'assistais, dimanche dernier, au premier bal
masqué donné i)ar la direction du théâtre de la
Renaissance, etje ne crois pas me tromper en
prédisant à ces bals une grande vogue. On peut
dire que la somptuosité la plus riche s'est Linie
au goût le plus irréprochable pour enfanter des
meiveilles. L'effet magique de l'illuminalion à
<7WV/o sur une[décorationétincelante de dorure,
la profusion des fleuis et des draperies, enfin le
choix de l'orchestre, habilement dii'igé par Tol-
becque, tout avait été i)rép,né avec une magnifi-
cence jusqu'ici sans exemple ; tout a dignement
répondu à l'attente du public. l'ne heureuse in-
novation, empruntée au luxe raffiné de l'Italie,
permcitait aux personnes qui avaient loué une
avant-scène de souper dans le salon qui en dé-
pend, et de jouir ainsi des plaisirs de la table
sans se priver du coup d'œil du bal.
Nous voici donc entrés dans cette heureuse
époque de l'année si chère à la mode, où chaque
jour amène un nouveau plaisir. Spectacle, bal,
concert, soirée, on n'a que l'embarras du choix,
et ce n'est pas seulement un plaisir circonscrit
dans les limites dti moment, il se devance lui-
même par les préparatifs et il se survit par le
souveuii'.
Les frères Chagot enrichissent chaque jour la
mode de (piel(|ues nouvelles créations, i)our le.s-
(juelles ils niellent à contribution l'or et l'argent,
les plumes et les Heurs, tpi'il est impossible de
combiner avec une entente de véritable fashion
aussi distinguée, un gofil aussi exquis. Quoi de
plus élégant ipie celle guirlande arabe , cep à
feuilles de velours et d'or, qui encadre si déli-
cieusement la figure ? Y a-t-il rien de plus ra-
vissant queces gi-acieux chaperons à boulnnsde
rose et feuilles d'or ? ,1e neveux pas oublier la
jjuirlande Adonis et citrvnelle, la guirlande à
la coquette, crésenline bleu ciel majestueuse-
ment relevée de feuilles d'argent, et avant tout
l'Adonis en brillans, création remarquable,
dont la richesse le dispute à l'élégance, et (|ui
emprunte à la lumière un éclat presque fantas-
ii([ue.
Les coiffures à la grecque sont assez recher-
chées, avec un cercle d'or sur le front et une
Mèche en or et pierreries qui traverse les che-
veux par derrière.
Les petilsbordsdeMaxence, rue Vivienne, 16,
font toujours fortune. J'en ai vu de fort jolis en
velours bleu, heureusement entremêlés de den-
telle d'or, et ornés d'oiseaux, de plumes blanches,
de feuillages et de iîeurs en or.
Pour roI)es de soirées , la mousseline des
Indes et l'organdi brodés en blanc e' en couleur
sont toujours fort bien portés. On gaa-nitles
robes d'un ruban de tulle brodé, avec deux
bouillons au-dessus du volant, et dans chacun
d'eux un ruban de satin gros bleu (pii ressort
pour former un nœud sur le côté de la jupe.
Les manches sont fort courtes, composées de
trois bouillons de tulle, un ruban dans chaque
bouillon, unnœudsurle dessusdu bras. Corsage
plat et presque toujours à nervure sous la gorge.
Mais si le choix des étoffes et la forme que sa-
vent leur douner des mains habiles contribuent
beaucoup à l'élégance, il y a une condition plus
indispensable encore : c'est celle du corset. Pas
d'élégance possible si cette partie du vêlement
est mal confectionnée. Pas de grâce si vous êtes
gênée dans vos mouvemens, car la grâce et la
gênenevont pas ensemble. 11 est facile de n'a-
voir à redouter aucun de ces ineonvéniens. Le
corset mobile de Pousse, rue Montmartre, 171,
vous salisfait sous tous les rapports. M. Pousse,
qui a obtenu un brevet d'invention pour ses cor-
sets , fruits de longs et consciencieux travaux ,
a fait disparaître peu à peu tous les ineonvéniens
reprochés jusqu'à ce jour à cette partie delà toi-
lette ; tousles avantages qu'onpouvait ajouter,
il lésa obtenus : le corset, entre ses mains ha-
biles, est arrivé à sa véritable perfection, et c'est
avec justice qu'il a reçu du monde élégant le
nom àe corset merveilleux , soi\i\ei\\\t\ il est
généralement connu aujourd'hui. Débarrassé de
tout mécanisme compliqué, il est réduit à une
expression si simple , qu'une légère pression du
doigt suffit pour se lacer et se délacer à volonté;
kl —
on n'a plus à lui reprocher ces aspérités qui se
dessinaient peu gracieusement sur la robe : il est
uni maintenant connue une lame Je baleine, et
doué d'une souplesse et d'une flexibilité vrai-
ment admirables. Il soutient, favorise les mou-
vemens du rorps, auxquels II donne une grâce
el une aisance naturelles. Il donne mieux que
l'élégance, il donne la santé, car il est basé sur
une connaissance approfondie de notre organi-
sation , et les savantes éludes analomiques du
fils de M. Pousse n'ont pns peu contribué à
amener le corset moljile \\ ce degré de perfec-
tion. Je suis persuadée que son usage constant
suffirait pour empêcher tontes ces déviations de
taille, si tristement communes aujourd'hui, et
qui, pour la plupart du moins, n'ont pas d'autre
cause que la mauvaise confection d'un corset
qui s'oppose au développement naturel de nos
organes, et conduit souvent à une mort préma-
turée par une route douloureuse. Si le beau
sexe doit des éloges à M. Pousse pour la grâce
de son invention , l'humanité lui doit des re-
mercimens pour soti utilité.' (te Follet.)
ïlfuuc î)r cinq jinirs.
10 JANVIER.— S.A. R. Madame la duchesse
de Wurtemberg est morte à Pise , le 2 janvier, à
huit heures du soir, dans les bras de son mari et
de son frère.
La duchesse de Wurlemlierg avait à peine
vingt-cinq ans. Elle s'était inariée en 1837. 11
était né un i)rinoe de c(i mariage. C'est à la suite
des conciles de la princesse (pie se sont déclarés
les premiers symptômes de la maladie dont elle
est morte.
, — La Sentinelle de Hayon ne assin-e que le
conseil de ijucrre, qui avait été chargé d'exami-
ner la conduite des généraux Elio Gomez et Za-
riatcgul, a terminé son travail en faveur de ces
officiers ; on croyait en conséquence ([u'ils se-
raient incessamment appelés à descommande-
mens.
— Un journal assure que l'amiral Bandin a
été nommé membre de la chambre des pairs,
et que M. Emmanuel de Las Cases, membre de
la chambre des députés, est nommé ministre plé-
nipotentiaire au Mexique.
— Madame la duchesse de P.errl, dit une
feuille allemande, se |dait de plus en plus dans
la Styrie , pays romantique où elle parait vouloir
prolonger sou séjour. Sa position tinauciére
s'est améliorée ; la duchesse n'a [)as pu faire
rac(|uisitlon d'un domaine dans le voisinage de
sa propriété de Drunnsée, le prix demandé était
trop élevé ; mais elle embellit sa )n-o|nlété avec
un goitt parfait. L'ingénicaix dessinateur des si-
tes enchanteurs du cliftleau du Luxembourg, le
conseiller du gouvernemenl liled, a séjourné
longtemps à l>i unnsée , pour y tracer des plans.
L'épouK de S. A. R., le comte luchesl, a quitté
Vlenneil y a peu detemps; Il fait avec la priu-
cessc un voyage de trois mois à Mai)les.
— Cornélius, le célèbre peintre allemand, vient
de recevoir, par l'Intermédiaire de l'ambassadeur
de France, une lettre de M. le comte Mole, (jui
lui annonce que S. M. le roi des Français l'a
■nommé chevalier de la Léglon-d'Uonneur.
— Avant-hier, l'Académie des sciences a élu
pour vici'-présideut M. Poisson, pair de France,
lequel, en conséipieuce , présidera l'Académie
l'année prochaine. Dans la même séance, M.
Aragoa (exposé l'ailin irabh; découverte (|ue vient
de faire le peintre du Diorarna, M. O.ijiuerre ,
T]ui a trouvé le moyen <le //.f/?r din-ablenu'nt . en
quelques minutes, au loyer (run<' rhnmbre olis-
furcj Ions les objets qiii vicimcul s'y pciiulrc.
Grftce à cette merveilleuse invention, où c'est
la lumière elle-même qui dessine les tableaux ,
les voyageurs les plus inexpérimentés pourront
faire le panorama de l'univers. Cette découverte
va révolutionner les arts du dessin.
— On lit dans le Sémaphore de Marseille :
«Nous apprenons (|ue des pièces en argent du
duché de Luci|ues commencent à être en circu-
lation sur noire place. Craignant que ces mon-
naies, îi l'effigie de Carlo Lord. J. D. S. iJuca de
Luccca, ayant au revers un écusson à 3 Heurs de
lis comme celles de Charles X, et de la même
forme et du même ijoids que nos ])ièces de 40
sous , soient acceptées comme telles, vu que les
monnaies d'Italie ont cours en France , nous
cioyons nécessaire d'avertir le commerce que
leur valeur Intrinsècpie n'est cpie «le 28 sons.
Cet avis sera sans doute im obstacle à leur plus
ample émission, et préviendra, nous l'espérons,
bien des pertes. »
— C'est décidément le 20 de ce mois (pi'on
ferme lesgalerles du Louvre, à cause (k-s prépa-
ratifs du salon de 1839, qui ouvrira le 1"' mars
prochain.
— Un ouvrier cordonnier de la rue Sainte-
Maiguerile-Saint- Antoine, le nommé lionillon,
est mort hier victime de son intempéiance. Ce
malheureux, qui avait reçu à titre d'étrennes une
boui.eille d'eau-de-vie, l'avait bue tout entière en
queli[nes Instans. Presque aussitôt II est tombé
comme frappé de la foudre, et tons les elforts
de la science ont été inutiles pour le rappeler à
la vie.
— La Seine déborde aujourd'hui sur tous les
ports, où l'on se presse d'enlever les marcïaan-
dises qui les encombraient. Le niveau des eaux
était, h midi, à 4 mètres 1)2 à l'échelle du Pont-
Royal. Acctie élévation la Seine cesse tout ii fait
d'être naviga!)Ie , les arches des ponts n'étant
plus assez hautes pour donner passage aux em-
barcations.
II. — Un officier des Etats-Unis', comman-
dant le cutter iroodhtirij, donne les détailssul-
vans sur la piise du château de Sainl-Jean-
d'Liloa, dant 11 a été témoin. Les Mexicains ont
perdu beaucoup de monde dans ratta()ne du
château; on évalue h 500 le nombre des tués et
des l)lessés. Parmi ces derniers, il y a S-îofliciers.
Le commandant en second du cliâieau , le colo-
nel Cela, a été tué. L'intérieur du cliâleau et
pres(|ue tontes les liatteries basses ont été dé-
truils par l'explosion des poudrières et |>ar la
bombe. L'éclat d'une seule bombe de 82 a (létrult
l'Observatoire, l't beaucou]) de soldais oui été
ensevelis sous ses ruines. Quand le bombar-
dement a commencé, je me trouvais ,'\ portée de
pistolet de la Hotte française. Le prince de Join-
ville , ([ni commandait la {-orvclte //a Créole.
s'est conduit vaillanuuciil. On évalue â 5,0(1(1 les
boulets lancés par la Hotte française. Le château
en a lancé 1,700. ji.î
— La nouvelle de la mort de la princesse
Marie, dit tni journal, élaitconnue au cliâlcau
depuis trois j(un's. Ou n'a pas voulu l'annoncer
à la reine avant l'arrivée de sa lillc la reine des
lieiges. C'est en déjennaul , dimanche, (|ue le
duc d'Orléans a reçu le fatal niessag(>. Le cha-
grin s'est tellement emparé de lui, (|u'il lui a été
impossible de cachera la duchesse d'thléans la
teneur de la lettre du duc de Nemours (]ui an-
nonçait la mort de lein- so'ur. La btirc a été
portée de suite au roi, ([ul a ordonné de tenir la
nouvelle sccrèle. et, le soir même, ini article du
.Vonitenrparixien annonçait qu'on avait perdu
tout espoir. Il n'y aura pas de ftMes à la cour cet
hiver. Le duc de \Vurtend)erg ne restera pas
longtemps â Paris. Il Ira , dil-ou , ^ la cour de
Copeniiagiic , où sa position personnelle et ses
alliances lui |)crnn'tlront d'appuyer la politique
de sa nouvelle lamille.
— La correspoiulance d'Espagne annonce que
le jjéncïitl iNai'vaa s'esl ilécidc à aboud(.mucr
^ son pays et à passer à l'étranger. La bande de
1 Munagorri, qui avait pour but de faire diver-
I sion au parti carliste, est décidément dissoute.
— On annouce que la cour de Poitiers doit
évoquer l'affaire des troubles de La Rochelle et
de Marans. La Irancpiillité est maintenant tout
à fait rétaidie dans ces deux villes..
— Le Griffon apporte d'Haïti deux envoyés
du gouvernement et 350,000 piastres en à-
compte de la dette.
— Le Toiilonnals annonce que la santé de
M. le contre^amiral Gallois continue h donner
queli(ues inquiétudes à ses amis. Lors de leniréc
en libre pratique du Triton, on a été obligé de
porter cet officier-général jusqu'à sa demeure.
— Le journal le Bon Sens annonce iju'à dater
de dimanche prochain il cessera d'être journal
quotidien, et ne paraîtra plus que le dimanche.
— Le tribunal de police correrrtionnelle de
Périgueux vient de prononcer son jugement
dans 1 alfaire de la compagnie Gaillard frères et
Penicault contre les messageries royales et gé-
nérales. Il a décidé (jne le transport des person-
nes par les messageries doit être considéré com-
me une marchandise dans le sens de l'article 419
du Code pénal, (jui punit la coalition entre les
principaux détenteurs d'une même marchandise
ou denrée.
— Avant-hier un ivrogne s'était couché et
était endormi sur le cordon ([ul borde extérieu-
rement le Pont-Neuf; mais en faisant un mouve-
ment pour se retourner, il tombe dans la Seine
el disparaît au fond de l'eau. Chacun le croyait
perdu, lorsqu'au bout de quelques secondes. Il
réparait à la surface cl regajfno le l»ord h la nage
du côté du Pont-des-Arls, puis, tout grelottant
de froid, il se sauve à toutes jambes et disparaft
à tous les regards.
12. — Au moment où l'on croyait les troubles
apaisés dans le département de la Charente-In-
férieure par le rétablissement de la tranijuillilé
à La Rochelle et dans les campagnes voisines,
l'ordre était de nouveau troublé à l'autre extré-
mité du département.
Des désordres ont éclaté le ô de ce mois sur le
marché de Sainl-Jean-d'Angély [ Charente-Infé-
rieure au sujet du prix des blés. Le |ieuple s'est
soulevé au milieu \\u marché, s'est emparé de
tous les grains et se lesest a(>i>ropriés au prix
de Itifr. l'hect. Plus de 2ii0 liectol. de blés se
sont ainsi vendus; bien des sacs ont été même .
dit-on, enlevés sans avoir été payés un seid de-
nier. Une vingtaine de gendarmes qui se trou-
\aleuldansla > ille ont voulu pénétrer dans la
halle pour rétablir l'ordre, mais ils ont été re-
poussés à coups de pierres; plusieurs même ont
été blessés, et force leur a été de se relirer. La
populace menaçait ensuite de piller les magasins
et les habitations des manhands de blés.
'l'rois g.abares chargées de blés pour létal, et
qui descendaient la l'xMilonne, se rendant à
Roclicfort, ont élc arrêtées le (! â Tonnay-Rou-
lonne, près de Saint Jean-d'Aogely. C'est. dilHin,
le maire ipii. à la Icte de la garde nationale et île
la popuUitii>n soulevée, a rais l'embargo sur la
cargaison des gabares.
— Un attroupement de femmes qui ne vou-
laienl pas laisser embarquer des grains s'est
formé dernièrement .'i Ponllvy. Les voitures qui
Iransportaient les grains ont été déchargées par
elles ; il a fallu avoir recours ;i la force publique
pour mettre un terme â ce ilésordre. Une dou-
zaine de femmes des plus turbulentes ont été
arrêtées.
Les journaux de Londres sont aujourd'hui
tout remplis de détails sur les désastres causés
par la dernière icmpêtc. Les navires n'ont pas
seids souH'crt. Un grand nombre de maisons,
des églises même ont été remersées. Les ilégàls
sont immenses.
r-Ou écrit tic Copciihngiic. le H «lcccml>iC t
48 -
« I/éinnnripalion complote des juife vient d'être
voire pnr rassemblée des états à la majorité de
32 voix contre 30.»
— M. Lepellctier, ex-conventionnel, vient de
mourir.
— On annonce que M. Gisquet prépare des
mémoires . et rpie i)our se livrer entièrement à
leur rédaction il se rend en Italie.
— r)an> les premiers jours du mois, une pau-
vre fille d'une commune du dépaitement de
r^onne s'est jetée dans un puits assez profond.
Les voisins, la croyant morte, se sont transpor-
tés chez le maire, et l'ont prié de venir relever
le cadavre. Ce fonctionnaire répondit qu'il s'en
occuperait le lendemain. Heureusement, les voi-
sins ont eu plus d humanilé , et aidés du jujje-
dc-paix, ils ont retiré de l'eau la pauvre fîlle,
i|ui n'était pas morte, et qu'on a espoir de sau-
ver.
13. — Paris est surrbondamment approvi-
sionné maintenant de blés et de farines : .')0,000
sacs de farines sont aux magasins de réserve;
10,394 sacs sont à la Halle; 80,000 sont dans les
entrepôts et magasins particuliers, total 140,394
sacs.
l'aris consommant 2,000 sacs de farine par
jour, l'approvisionnement est comme on voit
d'environ soixante-dix jours; il faut remar-
quer encore que les arrivages , en ce moment ,
surpassent la consommation quotidienne. Enfin
les prix sont modérés ; voici les cours du der-
nier marché : Cours moyen du jour 67 — 56;
cours aux taux de la taxe d" 68—09.
— On sait que le conseil municipal a décidé (jue
l'ile Louviers, qui depuis deux siècles est oc-
cupée par les chantiers de bois, allait élre livrée
aux constructeurs pour y bâtir tout un nouveau
quartier sur un plan régulier. Pour faciliter
celte opération importante, le bras de la Seine,
toujours si fangeux, qui passe devant l'Arsenal,
va être supprimé ; à cet effet, une enquête préa-
lable vient dctre ouverte à l'Hôtel-de-Ville.
— Le Slandard évalue à plus de cent le nom-
bre des personnes qui ont perdu la vie dans la
dernière tempête sur la côte d'Angleterre.
— On annonre que mademoiselle de l'radel ,
dite madame de i\ieul, s'est retirée dans un cou-
vent.
— Vendredi dernier, un habitant de la Ferté-
sur-Aube (Haute-Marne) s'est donné la mort.
En butte à une mélancolie opiniâtre, il congé-
dia un malin sa servante, puis s'occupant à
dresser autourdesa maison de |)elits tas de bois,
il y mit le feu, rentra, s'enferma chez lui, et
Iranquillement assis dans son fauteuil , il alten-
dil de sang-froid cpie la maison fiit embrasée :
l)renant alors un pistolet fj-u'il avait préparé
d'avance , il se brûla la cervelle. Les voisins , ai-
tirés par le bruit de la détonation et l'éclat des
flammes, se hâtèrent de porter secours. On ar-
rêta l'incendie assez à temps ponr ]>réserver les
maisons voisines, qui ne furent que légèrement
atteintes.
— Un secrétaire double, ayant appartenu à
Louis XVI, a été vendu hier dans la salle des
ventes, rue des Jeûneurs. L'adjudication de ce
beau meuble , orné de glaces et de cuivres do-
rés, garni de serrures à secrets, a eu lieu moyen-
nant 2,815 fr. .50 cent.
— Hier soir, â l'Opéra-Comique, pendant la
seconde pièce, le cri : Au feu ! a été proféré par
quelques spectateurs. TJne soixantaine de per-
sonnes ont immédiatement quitté la salle, et la
représentation a été interrompue. On a bienlôt
appris qu'il n'y avait aucun danger. Lu tuyau de
calorifère, qui avait été chaulîé trop vivement,
avait mis le feu â quebjues ustensiles de théùlre,
mais on s'en était aperçu à l'instant même, et il
avait suffi d'un seau d'eau et dune éponge pour
éteindre ce feu.
14. — La courroyale (chambre des appels cor-
rectionnels) a confirmé aujourd'hui le juge-
ment (jui a condamné le nommé l'aullet à deux
ans de prison , 500 fr. d'amende, 5,000 fr. de
domitiagrs-intéi'êts,et à la contrainte par corps
pendant cinq années, pour crime d'adultère
commis avec la femme du capitaine N...
— Un journal anglais, le Globe, fait la remar-
quesuivante : « Le lord maire de la viliede Lon-
dres coûte par an 25,()00 liv. sterl. Le clerc de la
ville reçoit 3,580 liv. sterl. Si l'on considère (|ue
le premier niiiiislre en France ne reçoit pas
plus de 3,200 liv. sterl. par an, on trouve que
le jtremier magistrat de la ville de Londres a un
traitement huit fois plus considérable. »
— 11 y a qiiehjucs jours, nu propriétaire d'Ar-
l'as, M. Corroyer, a terminé sa carrière à l'âge de
90 ans. Sa feiiune, (jui était âgée de 78 ans, ne lui
a survécu <|ue de qiiebpies heuies. Les deux
cercueils ont été aujourd'hui conduits ensemble
â l'église. Là un seul service a été célébré pour
ces deux époux, qui, unis dans la mort comme
ils l'avaient été pendant leur longue carrière,
ont pris ensemble le chemin de l'éternité.
— S'il faut en croire tous les bruits qui cir-
culent sur le comple de la tille du pacha d'E-
gypte, cette princesse aurait un caractère fort
singulier. Elle change très souvent d'amant. Un
jeune Grec qu'elle avaittendrement aimé s'était
conduit d'une manière si ridicule envers elle,
que non seulement elle le congédia , mais l'em-
l>oisonna. Le docteur B..., qui se trouvait alors
au Caire, fut appelé auprès de ce jeune homme,
et ses secours empressés le rappelèrent à la vie.
La princesse, informée de ce qui se passait,
manda aussitôt le médecin auprès d'elle ; celui-
ci décline l'invitation. La princesse le fait avertir
quelle est malade ; forcé alors de se rendre au
palais, il trouve la princesse en parfaite santé.
Elle le retient une demi-journée pour l'empê-
cher de donner ses soins au malade. Enfin elle
apprend que, tel jour, le jeune Grec subira une
opération; elle se hâte d'appeler le médecin
jiour la rendre impossible. Le docteur se rend
au palais et déclare que l'opération est termi-
née et a parfaitement réussi. Alors elle a l'au-
dace de lui demander ce qu'il exigerait pour
laisser mourir le jeune Grec. Pour toute ré-
ponse, le docteur B... fit partir duCaire le jeune
Grec qu'il avait sauvé.
— L'ouverture du Vaudeville aura lieu défini-
tivementle 15 janvier, dans la jolie salle dubou-
levart Bonne-Nouvelle. Le spectacle sera com-
posé d'un Prologue, joué par tous les artistes
de la troupe, de la Demoiselle majeure, par
Bardou et mademoiselle Brohan, et de Rena u-
clin de Cacn, par Arnal et Lepeintre aine.
Bals Musard. — La seconde fête de nuit de
la salle Vivienne n'a pas été moins belle que la
première. On a remarqué beaucoup de costumes
nouveaux , éltgans et riches , en plus grand
nombre encore qu'au bal précédent : ainsi la vo-
gue reste toujours acquise â Musard. Pour va-
rier de plus les plaisirs du public, l'habile chef
d'orchestre vient de composer, dit-on, pour les
prochaines fêtes de nuit, de nouveaux quadrilles
et des valses nouvelles. Le troisième bal aura
lieu samedi prochain 19 janvier.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
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SOMMAIRE.
La FÊTE DU CHEVALET, chroiiique du XIII" siècle,
par M. Frédéric Thomas. — Anecdotes sur
Beethoven. — Un dernier jour de pouvoir,
par Eugène Guinot. — Le juif hongrois;
justice seigneuriale en Hongrie. — Un
document de cuisine del'an decrace 1301.
— Les théâtres pendant la terreur. —
Etudes sur les prairies naturelles et
SUR LES plantes QUI LES COMPOSENT, | ar
M. MÉRAT. — Biographie : M. le comte Mole.
— Revue dramatique : Opéra-Comique :
Régine. — Carnaval de Paris. — Revue de
cinq jours.
N" 52. — Portrait de M. le comte Mole, pair
de France, ministre des affaires étrangères ,
président du conseiL
LA FÊTE DU CESTALST.
chronique du treizième siècle.
l.
pagué-te d'aqui!
La plus ingénieuse comme aussi la plus histo-
rique entre les étymologies du nom de Mont-
pellier est celle-ci : tnont et verrou. Cette dou-
ble signification s'obtient en divisant le mot ,
soit qu'on traduise les expressions latines :
morts, pessulns , ou les romanes : mont, pei/-
Jat , (|ui réunies forment le nom de la ville
dans ces deux langues.
L'origine de IMontpcllier se charge de nous
expli([uer cette singulière alliance.
Il existait priniitivcineul non loin de Maguc-
lonc un coteau rcnominé pour rubondancc et la
fraîcheur de ses pâturages. Les habitans de Sus-
tantion, dans la dépendance desquels il se trou-
vait, voulurent le soustraire à la rapine des
voisins et aux incursions de l'ennemi ; à cet effet
ils le fortifièrent comme un camp. Dès lors, le
monticule fut condamné à verdoyer derrière une
ceinture de fossés, de chaînes et de palissades ;
il n'était accessible que par un seul endroit,
encore ce passage était-il défendu par une porte
armée d'un gros verrou. On l'appela le Mont
Verrouillé, lUont l'eylat, ou Pesselat.
Après la ruine de Maguelone, au huitième
siècle, les habitans de cette Ile, de concert avec
les Visigollis, chassés d'Espagne, cherchèrent un
refuge contre l'invasion sarrasine et sétabliient
dans cet enclos. Quelques maisons sélevèrcnl,
et, de ce primitif ensemble, naquit Montpellier.
Le fidèle verrou qui avait protégé le monticule
à l'état de pâturage devint aussi le gardien de
la ville naissante ; mais celle-ci, s'accroissant
bientôt, ne se contenta plus du domaine commis
à la protection de son tuteur originaire, et une
ceinture plus large et plus forte de bons et soli-
des remparts vint supplanter le pauvre verrou.
Mais la ville, reconnaissante des anciens services,
octroya à son premier défenseur une glorieuse
sinécure et l'inaugura en qualité de verrou hono-
raire h la porte de l'église.
Dès lors il devint le j)(j//arfm/n de Montpel-
lier, cpii se plut îi le vénérer comme le monu-
ment de son anti(iuilé, et l'adopta même connue
lesymboledc scsdroils et de sa puissance. Aussi
le banipieroulier, qui par son méfait se plaçait
hors la loi et rompait avec la ville, était-il con-
damné il faire amende honorable sur ce verrou.
I.c débiteur insolvable, après une cession com-
plète de tous ses biens aux créaiuicrs, était atta-
ché le dimanche suivant, .'i l'issue de la grand'-
messe, au verrou de SaiiU-Fiiinin, et l.'i, tète et
pieds nus, et certaine partie du corps î» décou-
vert, il criait d'une voix dolente: Pagué-te-d'a-
i/iii\ Paie-toi de lî» ! A cet aiqu-l du palienl.
toutes les munis s'armaient de \crges. Le ban-
queroutier e.xpiaitméme force dettes inconnues
à son bilan ; par droit ou jiarabus, tout le monde
venait prendre part à son supplice. Créanciers
fictifs et réels s'associaient dans une commune
barbarie; ils tournoyaient impitoyables autour
de la victime, et, chose singulière, les tourmen-
teurs frappaient pins fort en raison directe de
l'exiguité ou de la nullité de leurs créances.
Malheur à celui que ce pilori de ridicule et
d'humibalion avait déshonoré ; l'exil pouvait à
peine le soustraire à l'opprobre et au mépris.
La curiosité publique, toujours avide de ces
scandaleux spectacles, devait avoir bientôt à so-
Icnniser par sa joie féroce cette peine infamante
à la pins grande honte de Michel Oderic, mar-
chand de soieries de la rue des Eluves. Etait-ce
faute ou crime de la partdu tc'dier? Qui le sait ?
Et la foule éprouvait trop de joie d'avoir trouve
un patient, pour s'enquérir de son degré de cul-
pabilité. Quoi (ju il en soit , réservons noir,
pitié pour Abélise, la fille du banqueroutier,
que l'infamie de son père doit atteindre mém
derrière son innocence et sa vertu; car Fin-
famie ne respecte rien, car l'infamie est
contagieuse, héréditaire surtout : le crime s'i-
sole souvent, l'infamie jamais. Le crime peut
maniiuerde complices, et l'infamie trouvera tou-
jours des victimes. Pauvre Abélise !
Bien (jne d'origine et de condition bourgeoi-
ses, la fille d'Oderic laissait î( son insu percer
dans SCS manières et dans son maintien la di-
gnité d'une demoiselle de souche seigneuriale et
la noblesse gracieuse d'une châtelaine. Du reste,
rien chez elle de ce dédain orgueilleux ou de
cette résignation plus orgueilleuse encore qui
l>envent se traduire ainsi : Je suis au dessus de
ma position. Non ; grAceset dignité émanaient
sans effort cl comme virtuellement de toute .*.i
personne, semblable à ces jolies Heurs qui n'en
prodiguent pas moins leur parfume! Irurécl.it
sans garder rancune au vase grossier qui leur
sert tic piédestal.
La beauté d'.^bé'lise n'avait pu rester ijour^
— 50
malfirc^ sa vie Sf/dentaire. Aussi parfois, durant
la promenade qui se faisait le dimanche à la sor-
tie des V('i)res, les jeunes gens de la bourgeoisie,
des seigneurs miîme, avaienl-ils suivi Abt''lise en
échangeant entre eux des paroles d'admiration
(jui dépitaient ses eonii>agnes. On ajoutait encore
([ue le roi Pierre d'Aragon, seigneur de i\lont-
pellier, avait paru charmé des grâces naïves 'et
du port majestueux de la jeune fille, un jour
(|nil la vit à la procession de ^otre-^)ame-de-
la-Cliandeleur. Le sulfrajje d'un roi si expert en
ces matières avait amassé sur le toit d'Oderic
d'envieuses rivalités, (|ui se réjouissaient en se-
cret de voir la tille humiliée par l'ignominie du
père.
Le jour dont nous parlons était le l.">'' du mois
d'avril del'annéc t-JU7, et le lendemain avaitété
fixé pour le supplice du seclier. Un rassemble-
ment, toujours nombreux et renouvelé sans
cesse, investissait sa demeure. On eût dit que
tout ce peuple avait h ca'ur de ne pas se dessai-
sir de sa proie et qu'à ces fins il venait la garder
lui-même, presque à vue, jusqu'au moment t\\i
barbare spectacle; caries six archers qui veil-
laient devant la maison semblaient plutôt char-
15és de contenir ce populaire (jue d'empêcher
l'évasion du banqueroutier.
Avisez d'ici au premier étage cette fenêtre go-
thique : une colonnetlcla divise dans sa hauteur
etserldebasecouimune à deux ogives (jui, en
se mariant, viennent s'appuyer sur elle et lais-
sent s'épanouir entre leur double sommet une
sorte de grossière rosace. Cette fenêtre éclairait
une chambre octogone, haute et froide; et à
côté d'une petite table, seul meuble qui, avec
un lit, garnissait cette triste solitude, était assis
un homme déjà vieux, les bras pendans, un air
morne et quelque chose de cet abrutissement
stupide que le malheur imprime sur la face de
ses victimes. Sa fille, n'osant regarder le vieil-
lard, semblait respecter cette alïliction muette ;
son œil aride apiK'Iait eu vain le soulagement
des pleurs, car deux sillons creusés sur ses joues
attestaient qu'elle avait dépensé tout son trésor
de larmes. Celte double douleur se manifestait
par des signes différens. Sur la (îguredu père on
lisait : Désespoir ; sur la figure de la fille : Rési-
gnation.
Tout à coup, comme une liranche pliée qui
rompt le lien (jui l'inclinait vers la terre, Abé-
lise se relève par un mouvement spontané. Son
visage s'illumine, son œil rayonne. Sans doute
une inspiration soudaine vient de s'abattre sur
cette femme. Elle se jette aux genoux de son
père.etlesétreint dansunemiirassement énergi-
que en s'écriant :— Si je vous sauvais, mon père,
si je vous sauvais !
A cette parole, le vieillard tressaillit : son œil
quitta sa désolante fixité pour s'arrêter avec une
vague expression sur sa fille; jjuis il secoua tris-
tement la tête avec un froid sourire d'incrédu-
lité et reprit sa première attitude.
— .le veux vous sauver, entendez-vous? ré-
péta i)lus fermement la jeune fille, oui, je le
veux, je le dois, fût-ce au prix de mon honneur!
Le roi d'Aragon m'aime, adieu.
— Malheur sur moi, cette fille est folle, arrê-
tez-la! s'écriait Dderir; et il se leva pour la sui-
vre; mais elle avait déjà fui, et les archers (jui
gardaient la porte repoussèrent brutalement le
banqueroutier.
Il était nuit quand Abélise s'échappa de la
maison paternelle. Tout absorbée par son gé-
néreux dessein elle se jeta au hasard dans la pre-
mière rue c|ui s'offrit. Le tumulte de ses pensées,
la précipilation desa fuite ne luipermirentpoint
d'attend(-e la réflexion. Elle n'avait qu'une idée,
le salut de son pèe; hors de là elle ne voyait
rien, ne sentait rien, n'entendait rien, ne com-
prenait rien. Il fallut que la fatigue d'une mar-
che hâtée et la fraîcheur de la nuit vinssent ai)ai-
ser l'ardeur de sa têle brûlante pour ramener sa
pensée aux calculs de l'exécution, aux moyens
à employer pour atteindre son but. Alors elle
jeta un regard autour d'elle, et la solitude qui
l'environnait la fit frissonner.
Puis, agissant en désespérée au vis-à-vis de
son courage et de ses jambes, elle se prit à cou-
rir de toutes ses forces. N'écoutant d'autre con-
seil que la peur, elle erra au hasard dans des
rues désertes, inconnues ; trompée par sa mé-
moire, elles'aventurait dans une direction qu'elle
abandonnait ensuite, et souvent, après de péni-
bles courses, elle reconnaissait une route déjà
suivie. Enfin, éperdue, accablée de désespoir, de
fatigue et de frayeur, elle tomba presque éva-
nouie sur les dalles d'un perron.
Le ciel, touché sans doute de la sincérité de
ce dévoûment filial, voulut qu'une noble dame ,
qui prolongeait sa veillée dans son oratoire, en-
tendit les soupirs de la pauvre fille et la recueil-
lit sous son toit hospitalier.
II.
AUX ÉCOUTE.?;
Dès le lever du soleil les plus curieux étaient
sur pied, attendant l'issue de la grand'messe pour
jouir de la. fustigation publicpie du marchand
de soieries Michel Oderic. L'assistance tumul-
tueuse grossissait en s'échelonnant au bas de la
porte de Saint-Firmin. Enfin, le grand viguier
parut sur le perron de l'église, et annonça que
la peine était remise au sédier Oderic; aloi's les
imprécations et les menaces, qu'accompagnait
en basse-taille un grognement sourd et nouiri ,
partii'cnt de cette foule mécontente de se voir
arracher un os promis à son avidité et acheté par
sa patience.
Quia fait grâce? s'écria-t-on avec humeur,
(pii a fait grâce? — Moi! dit la reine, qui soitait
du lenqile, accompagnée d'une demoiselle d'hon-
neur, modeste et voilée : c'était Abélise. La cha-
rité vigilante de Marie de Montpellier était venue
au secours de la pauvre fille égarée la nuit et
coucliée sur la froide pierre auprès de la maison
de Tournamire (]u'habitait la reine. La douleur
et les larmes d'une part, la compassion de l'au-
tre avaient opéré ce double bienfait de la charité
et ce triomphe de l'amour filial. La foule devina
tout, et elle, un instant auparavant hargneuse et
gronilante, se divisa avec respect pour livrer
passage à la reine (lu'elle escorta en faisant en-
tendre des cris d'allégresse et des paroles de bé-
nédiction. Cet événement défraya longtemps
l'admiration et les causeries de la ville. L'amour
qu'on portait à Marie s'en accrut encore, car
dans tout le Moiilpellierais, ])eut-èlre, elle n'a-
vait inspiré delaliaiue ou de l'antipathie que pré-
I cisément aux deux personnes qui par devoir
étaient le plus tenues de l'aimer ; savoir : Agnès,
sa belle-mère, et Pierre d'Aragon, son mari.
Celui-ci, vrai chevalier errant en matière d'a-
mour, courait aux glorievses et aux faciles ,
oubliant dans ses orgies nocturnes de la rue
Chaude le délaissement et les larmes solitaires
de sa légitime épouse, dont il vivait séparé pres-
que depuis lejour de son mariage.
Les prud'hommes de Montpellier voyaient
avec grauile peine les criminelles débauches de
leur souverain ; marris, il idlaient réiléchissant
sur les malheurs et dissensions réservés à leur
ville si le roi ne laissait un héritier. Us déplo-
raient la triste nécessité de passer à sa mort en
des mains étrangères, moins habiles ou moins
valeureuses peut-être.
Seule, Marie, qui attendait tout secours d'en
haut, conservait une lueur d'espérance. Un soir
elle s'était attardée plus que de coutume dans
l'église de Notre-Dame , ses prières avaient été
plus tendres , ses larmes plus abondantes ; aussi
rentrait-elle presque consolée dans sa maison de
Tournamire. Malgré les ténèbres , elle aperçut
dans la cour un homme deiiout et parlant à quel-
qu'un du castel aussi bas que pouvait le permet-
tre la distance qui le séparait de son interlocu-
teur. C'était de la fenêtre de son oratoire même
que répondait à la personne de la cour une voix
qui décelait une femme ou un page par son tim-
bre argentin et sa fraîcheur enfantine.
Marie, inspirée à propos par sa divine patron-
ne , s'avança dans l'ombre, s'introduisit dans le
castel et alla se placer en tapinois dans son ora-
toire. Soit qu'elle eût réussi à faire peu de bruit,
soit qu'Abélise fût trop occupée de sa causerie,
son entrée ne fut pas entendue. C'était bien Abé-
lise,la belle dame d'honneur. La reine eut bonne
envie de la semondre et morigéner sur sa pro-
fanation , de la chasser sur l'heure ; mais après
létlexion elle se contint, et, soit indulgence, soit
curiosité de femme, se prit à écouter. Or, voici
ce qu'elle put saisir de la causerie à grand ren-
fort d'attention et d'oreilles.
— On vous dit grand et généreux , sire, vou-
driez-vous contraindre une faible fille comme
moi à payer par la discourtoisie et la trahison
celle près de qui j'ai trouvé protection pour moi
et salut pour mon père ?
— Oh! dites seulement que la reine a été plus
heureuse que moi, gracieuse Abélise; mon amour
pour vous est si grand que je rachèterais un seul
de vos chagrins au prix de ma couronne. Eh
bien, s'il fallait vous voir malheureuse et votre
père persécuté de nouveau, j'y consentirais , je
crois ; je subirais ce supplice s'il m'était offert
comme runi(jue moyen d'obtenir votre amour ,
de sécher vos pleurs, de consoler votre tristesse,
de réparer votre infortune. Vous parlez de félo-
nie envers la reine votre prolectrice, vains scru-
pules ! que lui importent nos amours ? Oubliez-
vous que notre mariage s'est conclu par ambas-
sade ? Or,(iuandla politique parle, le sentiment
se tait ; ce que l'intérêt lie , le cœur le disjoint.
Ces paroles sévères,dont la royale écou teuse ne
perdait rien, venaient réveiller dans son cœur
des douleurs endormies, des illusions longtemps
caressées. Cette révélation brutale et inattendue
d'une vérité jusque alors déguisée par le doute
lui porta un coup terrible, et son aiïliction se
51 —
trahit par un soupir qu'elle ne put romprimer.
Abélise effrayée se retourna. — Me seml)le ouïr
quelqu'un, relirez-vous, sire, nous voici en nuit
close, on pourrait nous surprendre , fuyez ,
fuyez (le grftce !
— J'y consentirai, ma toute belle, si voussouf-
frez que ce parchemin teiniiiie une conversation
que vous me forcez (liiitcrrompre.
— Puis-je le recevoir sans forfaire à la vertu
et à l'honneur ':'
Et le roi, sans prendre garde à ce scrupule ,
tendait une missive nu l)out de son épée en im-
plorant du geste et de la |)iirole.
iMarie protite de cet instant favorable, s'élance;
puis dune main ferme la bouche île sa damoi-
selle, et de l'autre saisit la lettre impatiente.
Le monarque, enchanté du triomphe, remer-
cie avec transport et s'en retourne en disant
tout bas : Pauvre Abélise! voilà comme elles sont
toutes ; et joyeux, alerte, il s'élança sur son des-
tier qui l'attendait à la porte, et bientôt on l'en-
tendit fredonner à mi-voix ces vers que le Irou-
veur Vidal avait composés en son honneur.
C'est Pierre d'Aragon, sur son blanc palefroi ;
Lui qui sème en courant ou l'amour ou l'effroi.
Connaissei-vous un preux ? savcz-vous une dame
Que n'ait dompté sa dague ou dévoré sa flamme ?
C'est Pierre d'Aragon, sur son blanc palefroi ;
Lui qui sème en courant ou l'amour ou l'elTroi.
Abélise, altérée par la présence de la reine, dé-
tourna sa tête en tremblant, et, sans oser lever
les yeux sur cette (igure austère et silencieuse,
son visage dans ses mains, elle se jeta aux pieds
de sa maîtresse demandant grâce.
Marie, sans la relever : — Votre criminelle
conduite m'offense autant (pi'elle offense Dieu
et la sainte Vierge, dont vous avez profané l'ora-
toire par des causeries d'amour.
— Oh! par pitié, noble dame , ne m'accablez
pas d'une aussi cruelle injure. Le Seigneur peut-
il permettre que l;i où le bienfait a été semé il
naisse ingratitude et perfidie? J'en atteste Dieu
et Notre-Dame de Vauvert , je suis innocente
d'intention du nime dont vous m'accusez , je
n'en suis que l'involontaire complice.
— S'il en est ainsi, pourquoi n'osez-vous lever
la tête et soutenir mon regard I* Pourquoi ce
trouble, cette confusion '} Ma ))résence vous ef-
fraie; maiss'ils'offrait un moyen, nu seul de me
prouver votre innocence i'
— Oh! alors je bénirais le eiel, car je pourrais
reconquérir votre estime; alors j'aurais le droit
devons répondre sans rougir, sans trembler.
Mais parlez, je vous en supplie, madame, en
existerait-il (juclqu'un ? Oh ! non, je n'aurais
pas lantdeboiilunr ! et ce|iendant vous n'avez
pas voulu me leurrei- d'un espoir mensonger; me
faire entrevoir votre estime pour me laisser dans
votre mépris. Oh ! par pitié, délivrez-moi de ce
doute insupportable ; dites , et quel que soit le
moyen , je i.romcls et je jure de m'y soumettre.
Je vous le demande à genoux, «luel est-il ?
— Vous le saurez plus tard, laissez-moi seule.
Quand Abélise fui sortie, la reine put abdi-
quer le rôle d'insensibilité qu'elle jouait avec
grande contrainte devant sa dame d'honneur.
l.Ue ouvrit alors, aiirès un inslaiil d'hésitation ,
la lettre froissée dans ses mains, et lut :
« A la gente et gracieuse Abélise, moi, Pierre
» d'Aragon, salut, amour et liesse.
» On ne jieut vous voir sans vous suivre, vous
» entendre sans se sentir ému, vous connaître
» sans vous adorer. Las ! telle est ma chevanee.
» Si vous avez pilié de ma tristesse, vous daigne-
» rez répondre ocà ma requête de tendre merci.
» On dit que dimanche prochain vous accompa-
» gnez la reine à sa ehfttellenie d'Omelas. Jirai
» ce jour-là chevaucher dans ces parages ; vous
>> m'entendrez chanter sous votre fenêtre, et,
» s'il vous plaît ne pas me voir mourir de déses-
» poir et de douleur, vous laisserez tomber de la
» tourelle un bouquet de violettes. A ce signal, le
» pluséprisetle plus fidèle des amoureux entrera
)) dans le manoir, si vous daignez lui ouvrir la
» poterne. »
Atroce félonie ! murmura la reine. Qu'y a-t-il
de sacré et de respectable pour vous, 6 Pierre
d'Aragon ! vous nous faites là une guerre de lâ-
che et de traître, sire! Je me sens la force de
vous mépriser ipiand je ne vous aimerai jdus. 0
sainte Vierge, ayez pitié de lui et protégez-moi.
III.
NOTRE-DAME DES TABLES.
Or, nous sommes au dimanche, et les prières
sont chaudes et ferventes dans l'église de Notre-
Dame des Tables.
C'est donc un secours bien important que tous
ces fidèles demandent au ciel par l'intercession
de la Vierge ? Sans doute, car le sort et l'avenir
de Montpellier en dépendent. Que leurs vœux
soient exaucés, et les divisions qui affligent leur
ville cesseront, et la paix et la concorde rentre-
ront dans la famille de leurs seigneurs, et l'am-
bition d'Agnès, la marâtre et lenuemiejurée de
Marie de Montpellier, s'éteindra dans l'ombre
faute d'espoir et d'aliment.
Pendant ce temps-làque fait la reine PRetirée
dans son oratoire, elle s'est associée par la prière
et le jeune aux dévotions de son peuple. Après
six jours d'oraisous ferventes, on la vuepartir
ce malin pour Omelas. Elle est allée sans doute
demander à la solitude de sa châtellenie plus
de recueillement pour ses prières, plus de calme
pour sa retraite.
Et le roi ? -^ Nous osons à peine nous adres-
ser celte question. Pourtant il faut bien nous en-
quérir de ses faits et gestes.
Avisez là-bas sur ce palefroi blancun seigneur
qui vient de sortir de la ville, par le faubourg
de Lates. Le sourire sur les lèvres et dans les
yeux, le front rayonnant d'une vague joie , il
regarde le soleil couchant et semble maudite sa
lenteur à s'ensevelir au-delà des monts dans sa
couche cnnaininée. A souélégautelsingulier cos-
tume , ou ne devine guère si c'est un troureiir
ou un chevalier qui le porte. La toque et la sou-
tanelle verte du trouviiir s'unissent à l'épéc cl
au maiilclit du chevalier. C'est un Irouveur,
voyez celte mandore appendue à la selle. C'est
un chevalier, voyez ce gantelet et ces éperons
d'or. C'est l'un et l'aulre, reconnai.ssez le roi
Pierred'AiMgou. Où court-il ainsi, alerte et riant:'
Sans doute à quelque rendez-vous d'amour ; car
il est sans escorte, car il se plaint de la longueur
de lesiiacect plus encore de celle du tenqis.
Enliulanuitélaitvcnuc.L'nelciulcblauchùtrc,
légèrement tissue, atténuait, en la couvrant d'un
voile diaphane, la crudité de lazur du ciel, et la
lune, mollement dessinée sur ce fond bleu , se
promenait, triomphante et rêveuse, sur un massif
de vieux ormes qui décorait les alentours du
château d'Omelas. Ce manoir à l'allure impo-
sante, au maintien sévère, à la figure noircie,
semblait un vassal du bon Raymond , comte de
Toulouse, qui se serait endormi debout, armé
de pied en cap, attendant le signal des alarmes,
dans une vallée ombreuse cl fleurie, à deux
lieues de la ville de Montpellier.
Arrivé prèsdu manoir, Pierre d'Aragonattacha
son fidèle palefroi aux branches d'un olivier, prit
sa mandore, fit le tour du castel et s'arrêta sous
une tourelle octogone , aux pieds de laquelle
venaient mourir les eaux du Lez. Il fallait la
fixité de son regard et sa connaissance des lieux
I>our deviner une petite fenêtre qui s'ouvrait
dans Pombre, à l'un des angles les plus discrète-
ment ménagés par l'architecture de ce castel.
Pierre se prit à chantera mi-voix sonairrenle
favori que nous allons essayer de traduire.
Des doux ébats, des causeries,
Voyez arriver les beaux jours;
Vergers touffus, vertes prairies,
Des ruisseaux les rives fleuries
Rendent la voix aux troubadoure.
Moi, suis muet, rien ne m'inspire,
Rien ne peut éveiller ma lyre.
Fors les amours.
G tant belle
Damoiselle,
Sous la tourelle
Me Toici ;
Par la patronne,
G toi si bonne.
Ne m'abandonne
Longtemps ici.
— La fenêtre reste fermée, peut-être ma vois
se perd dans l'espace. Chantons plus fort.
Sa beauté, son nom, sa noblesse.
Parlent si haut à tous les cœurs,
Qu'à ses pieds chagrins et tristesse
Valent mieux que joie et liesse
Qu'on pourrait coiiquéter ailleori.
G (lame, devenez ma mie,
El je verrai mourir d'envie
Tous les seigneurs.
O lanl belle
Damoiselle,
Sous la tourelle
Me voici.
Par la patronne,
G loi si lionne,
Ne m'atundoone
Longtemps ici.
— Rien... j'ai cru l'apercevoir ^ travers cf.
cadre de verdure. Je ne me trompe pas. A moi
la victoire !
S'il vous plail, niailresse idor^.
Du bonheur me faire Toclttii,
Je I iMuiel» sur l.i foi jurèo
Que votre couleur préféra
— 52 —
rft
Sera reine dans un tournoi.
Vous lie mon coeur la suzeraine.
Daignez (ircndre en pilié ma peine,
Secourei-moi I
O tant belle
Damoisclle
Ici un bouquet tomba sur lamandorc du chan-
teur; l'instrument rendit un son discordant
pareil h celui dune corde qui se casse. Le trou-
Tciir se tut, s'approcha du fosst-, et l'on entendit
dans l'ombre la poterne rouler sur ses gonds
rouilles pour s'ouvrir et se refermer en criant.
IV.
LE CHEVALET.
Le lendemain, toute la ville de Montpellier
était en fête.
Or, s'il eût ^té donné à quel(|u'un devoir cette
ftHe bruyante, animée, diverse, du haut du clo-
cher de Aolre-Dame des Tables, il eiit distingué
entre tous un lieu privilégié de la foule, où la
rumeur était plus éclatante et mieux nourrie,
les guirlandes plus belles, les arcs-de-triomphe
plus riches, plus multipliés; et il eût remarqué
toutes ces choses aux alentours de la porte de
Sainte-Foy.
Au milieu et au bout de sept gradins circu-
laires recouverts de tapis, surgissait un trône
magnifique protégé par un pavillon de damas
Liane. Au bas et î» l'entour, une mosaïque de
têtes pittoresque, agitée; des yeux ouverts outre
mesure, des bouches béantes, le tout surmonté
par quelques figures rieuses et fleuries de petits
enfants que les femmes élevaient sur leurs bras
et les hommes sur leurs épaules. Le cercle vivant
et fluctueux se ruait par saccades sur une triple
haie d'archers et de gendarmes chargés de le
contenir. Pour qui cette alîluence, pour qui
cette allégresse, pour qui ce trône I' Pour Pierre
d'Aragon et Marie de Montpellier, sa femme,
qui, pour la première fois peut-être, viennent
de sanctionner leur union conjugale par une
nuit d'amour au chi'iteau d'Omelas.
Cela vousétonne? Pas autant ([ue le roi sans
doute lorsque ce malin il a reconnu sa femme
au lieu de sa maîtresse, Marie dans sa couche à
la place d'Abélise. Une ingénieuse ruse,exécutée
par la reine en collaboration de sa dame d'hon-
neur et avec l'assistance des consuls de Mont-
pellier,a légitimé unenuitdc félonie amoureuse
que se proposait Pierre d'Aragon. S'il a rempli
devoir d'époux , ce n'est pas sa faute , il s'est
trompé.
Seulement, en roi ipii sait vivre, il en a pris
gaiment son parli , riantle premier de sa mésa-
venture. « Ce ([ue femme veut, Dieu lèvent»,
a-t-ildit h Marie; et s'approchant de l'oreille
d'.\bélise, il a ajouté tout bas: «Je vous remer-
cie, gente damoisellc , de m'avoir déguisé le
devoir sous le charme du plaisir, l'ar saint .!ac-
ques ! je me suis cru pleinement heureux, gricc
à votre tromperie. I.a foi sauve. « Puis .s'adrcs-
sanl à toutes les deux : « Je comprends mainte-
nant les prières 'a ^ol^e-Dame cl la fête qui nous
attend. Ma foi, tout le monde s'était conjuré pour
mon bonhi'iir. Il est doux de rendre les armes ;i
de pareils ennemis ; allons les faire jouir de leur
triomphe.»
Noël! Psoél ! les voici! les voici, s'écria de
toutes parts la foule tumultueuseen se haussant
sur la pointe des pieds et allongeant de toute
l'élasticité des cous ses innombrables têtes,qu'elle
tournait devers un nuage de poussière.
Enciret,on entendit bientôt du côté de la
grande avenue les sons criards des hautbois, des
sistreset des cornemuses. Les jongleurs ouvraient
la marche , suivis par douze damoiselles et
douze dames des plus notables de Montpellier,
toutes habillées de blanc et portant en leurs mains
des chandelles de cire. Après elles venaient les
sergens à pied, les arbalétriers à cheval, l'offi-
cial de l'évêque, deux chanoines, deux notaires,
le bailc entouré de ses assesseurs. Au-dessus de
toutes ces têtes se déployaient de distance en
distance les bannières des sixquartiers de la ville
appelés xi.raùis; et enfin les douze consuls, avec
leurs robes mi-partie rouges et noires, marchaient
lentement côte a côte des comtes, barons et che-
valiers qui servaient d'escorte à Pierre d'Ara-
gon, Marie de Montpellier et Abélise qui termi-
naient le cortège.
Le peuple devisait, chantait, criait, dansait
toujours pour célébrer dignement la réconcilia-
tion de ses maîtres et seigneurs. Heureuse nuit
consacrée par une belle et mémorable fête dont
la noblesse et I3 peuple devaient se réjouir : la
noblesse, car celte nuit devait enrichir la dynas-
tie d'Aragon d'une de ses gloires les plus pures
en la personne du roi Jacques, le fils et l'héritier
de Pierre ; le peuple, car de cette fête devait
dater un joyeux amusement que la tradition a
conservé jusqu'à nous dans le midi de la France.
Abélise chevauchait à côté du roi sur une ha-
quenée blanche. Les bourgeois de Montpellier,
flattés de l'honneur insigne octroyé à leur con-
citoyenne , demandèrent et obtinrent cette
même haquenée qu'ils s'engagèrent à faire nour-
rir aux dépens de la ville. Tous les ans, à pareil
jour, on promenait cette haquenée par des sen-
tiers couverts de fleurs au milieu des chants et
des danses de la foule. On prit goût à cette fête,
et l'on s'avisait de la régulariser, quand la haque-
née mourut ajjrès vingt anniversaires de cette
ovation.
La fête sera-l-elle viagère? son existence est-
elle liée à l'existence de la haciuenée ?se deman-
dèrent avec inquiétude les jeunes gens de Mont-
pellier. Non, sans doute. Et la bête morte, ils
rempaillèrent. A l'aide de cet ingénieux slrata-
gème, elle put encore présider à leurs fêtes;
seulement, le plus habile se chargeait d'en faire
manœuvrer le cadavre : c'est de là (jue la fête du
chevalet prit naissance et devint l'ornement
obligé de toutes les grandes réjouissances du
Le 21 août 1721, le roi de France Louis XV le
bien-aimé voulut charmer sa convalescence par
une représentation du chevalet. Des jeunes
gens de Montpellier, mandés à la cour, y célé-
brèrent en grande pompe cette fête nationale.
Maisdès cette époque elleavail considérablement
dérogé au rite jirimitif; et cette joyeuse solen-
nité, en passant i)ar la filière prestigieuse de la
tradition, en était sortie brillante et perfection-
née, à peu près telle qu'on l'observe encore de
nos jours.
lin jeune homme se plonge jusqu'aux reins
dans un petit cheval de carton (pi'il altachc à s;
ceinture. Un caparaçon descendant jusqu'à lerr
a pour but de cacher les jambes du cavalier qui
fontionne de son mieux, pendant que des jambes
factices, dessinées en relief des deux côtés de la
selle, favorisent l'illusion et dissimulent à l'œil
l'absence des jambes réelles.
Le cavalier saute, trépigne, danse aux sons du
tambourin et dnhantbois. Un deses camarades,
un tambour de basque dans les mains, tourne
sans cesse autour du chevalet comme pour lui
présenter de l'avoine. Le jeu consiste, de la part
du chevalet, à fuir constamment le donneur de
fù'rtrfo, en cherchant à l'embarrasser dans ses
caracoles. Si la bouche du chevalet ne peut évi-
ter le tambour de basque , l'assistance s'écrie :
nianxo civado , mange avoine , et le cavalier
a perdu. La victoire lui reste dans le cas contraire.
De part et d'autre, ce singulier manège réclame
autant d'adresse que d'agilité, et doit s'exécuter
en cadence. Vingt-quatre danseurs, les jambes
entourées de grelots, se divisent en deux camps,
et, sous les ordres de deux capitaines, prennent
parti pour ou contre le donneur d'avoine. Ils
composent diverses figures de ballets et s'entre."
lacent de mille manières en dansant toujours les
mêmes rigodons ([ue le chevalet. Une fois la lutte
terminée, les deux compagnies de chorégraphes
environnent le vainqueur, qui entonne la chan-
son languedocienne de circonstance.
0 contrées méridionales ! conservez avec soin
cet héritage de joie et de plaisir laissé par vos
ancêtres, ces professeurs de la gaie science. Les
traditions meurent •■ n'effeuillez pas ce bel arbre
jusqu'au tronc, car plus de printemps qui lui
rende ses fleurs, plus de soleil qui régénère sa
sève.
Une fête provient d'ordinaire d'un événement
si heureux, que la somme de joie qu'il exigeait
ne put s'acquitter par les réjouissances d'une
seule année. On l'ajourna doue aux années sui-
vantes pour finir de se libérer envers lui à l'aide
de paiemens partiels appelés anniversaires.
Aujourd'hui que nous contractons si peu de
pareilles dettes, soldons avec scrupule l'arriéré
de nos pères.
Frédéric TuOMAS.
(Revue du XIX' Sïècle.)
ANECDOTES
SUR
EEETHOTEIT.
La biographie de Beethoven est encore un ou-
vrage à faire. Ce que l'on possède sur la vie de
cet homme extraordinaire se réduit à une mes-
quine brochure allemande publiée par Schlosser,
défectueuse sous plusieurs rapports ; à une es-
quisse intéressante, mais incomplète du chevalier
de Seyfried, qui se trouve en tête d'un ouvrage
apocryphe de Ueethoven, et enfin à des articles
de dictionnaires, de recueils périodiques et de
journaux qui, pour la plupart, ont puisé dans
les deux ouvrages ((ue nous venons de citer.
(lait depuis longtcmi)S à voir coni-
que nous venons de signaler :
•c en partie. Deux hommes se
— 53 —
sont réunis pour remplir cette tâche à laquelle
leur position semblait particulièrement les ap-
peler.
Personne plus que Ferdinand Ries, compa-
triote, élève et ami de Beethoven, n'était à même
de fournir des renseiynemens précieux sur cet
homme de jjénie. Aussi, depuis longtemps. Ries
était-il obsédé par tous les amis de l'art, qui le
pressaient vivement d'écrire ses souvenirs, et de
sauver de l'oubli toutes les particularités qu'il
savait sur son maître. Ries avait promis de le
faire ; mais, toujours occupé d'autres travaux,
il avaitditféré l'accomplissement de sa promesse.
Enfin, un mois avant sa mort, il prit la plume ,
et écrivit ce que l'on pourrait appeler le croquis
de ses souvenirs. Le manuscrit fut remis entreles
mains du docteur Wegeler, qui , également
compatriote et ami d'enfance de Reethoven, se
chargea d'en diriger la publication.
Le livre a paru; nous l'avons sous les yeux (1).
Ce volume se divise en deux parties qui ap-
partiennent chacune exclusivement à un des ré-
dacteurs. C'est M. Wegeler qui commence. 11
donne d'abord des documens précieux sur la
naissance et sur la famille de Beethoven ; puis il
passe à la jeunesse et à l'éducation de notre
compositeur , dont il raconte quelques anec-
dotts piquantes; enfin suivent des lettres de
Reethoven, accompagnées de notes explicatives.
La seconde partie est due à Ferdinand Ries. Ce
sont des anecdotes, des pensées, des réflexions,
une foule de petites notes jetées là au hasard et
sans ordre, comme se les rappelait l'auteur.
L'éducation de Beethoven, sans être distin-
guée, ne fut pas tout-à-fait négligée. Il alla à
l'école, où il apprit à lire, à écrire, le calcul et
un peu de latin ; mais la musique resta le but
principal,et son père se chargea lui-même de
commencer cette partie de l'instruction. Il lui
enseigna les principes du piano; mais comme il
ne jouait pas lui-même de cet instrument, un
autre professeur devenait nécessaire, et ce fut
un homme dont personne n'a fait mention jus-
qu'ici : il se nommait Pfeilfer. Plus tard il devint
chef de musique dans un régiment bavarois à
Dusseldorf ; c'était un artiste consommé et de
beaucoup de génie. Beethoven lui dut la plus
grande partie de ce qu'il ajiprit dans son en-
fance, et il en garda toujours un souvenir re-
connaissant ; de sorte que plus tard, établi à
Vienne, il lui envoya des secours en argent.
Dans l'église catholique de Bonn il était d'u-
sage de chanter, pendant trois jours de la se-
maine sainte, les lamentations de Jérémie. C'était
une espèce de plain-chant fort simple qui se
bornait à quatre notes , dont une était souvent
répétée sur plusieurs mots, et même sur des
phrases entières, jusciu'à ce qu'enfin, au dernier
mot, le chant tombât dans la finale. L'emploi ilc
l'orgue étant défendu pendant ces trois jours; il
y avait dans l'église un piano pour soutenir la
voix du chanteur.
Un jour, lorsque ce fut le tour de Beethoven
de servir d'accompagualetn- , il demanda au
chanteur Ilcller, renommé i)ar la sûreté de son
intonation, s'il lui peimcltait de le dérouter et
{l)liioynip/asiiic ^otizcn iitvr Liidwiy ranBi-clhorcn.
(Notes bio^rLiphiques sui- Louis >ari Ikrlliovcn, pu- lé
ilocleurl'.-G. WeoeluicI IcraiuaiiU IUes. CoWcuiz.
de lui faire perdre le ton. Heller ayant accepté
le défi , Beethoven se mit à moduler de telle
sorte que le chanteur, trompé par la savante
combinaison des accords, ne put retrouver la
finale. Ileller,dansun mouvement de colère, alla
se plaindre auprès de l'électeur. Ce prince , qui
aimait à rire, trouva le tour fort plaisant, mais
il ordonna au jeune organiste d'accompagner à
l'avenir d'une manière plus sira|de et moins sa-
vante. Beethoven n'avait alors que seize ans. A
la même époque il fut encore nommé musicien
de la chambre de l'électeur. Son emploi consis-
tait à jouer du piano aux soirées musicales de la
cour.
Reethoven, à l'âge de seize ans, n'avait pas eu
occasion d'entendre un virtuose sur le piano.
Dépassant de bien loin ses maîtres et tous les pia-
nistes de Ronn, il était livré à lui-même pour
l'exercice de son instrument; aussi son jeu,
bien que remarquable sous le rapportde l'habi-
leté et de la force, laissait-ilà désirer pour la dé-
licatesse et le goût. Ce fut Sterkel qui lui fit voir
ce qui lui manquait de ce côté. Dans un voyage
à Mergentheim, l'électeur se fit suivre par toute
sa chapelle. On passa par la ville d'Aschaffen-
bourg, où Beethoven eut l'avantage d'être pré-
senté à Sterkel qui l'accueillit avec bienveillance.
Sterkel, sans pouvoir exécuter de grandes diffi-
cultés, se distinguait par un jeu élégant dont la
précision et la netteté faisaient le principal mé-
rite. Cédant aux instances de la société, il se mit
au piano. Beethoven, se plaçant derrière lui,
resta immobile, les yeux fixés sur les touches et
sur les mains qui les parcouraient en les cares-
sant. Lorsque Sterkel eut fini, l'on pria Beetho-
ven de jouer à son tour. Il refusa. Mnis la con-
versation étant tombée sur un air varié de Bee-
thoven récemment publié, et Sterkel ayant fait
quelques observations sur l'excessive diliicullé
de ce morceau, ajoutant que l'auteur lui-même
ne saurait l'exécuter en entier d'une manière
satisfaisante, Beethoven se sentit vivement piqué
dans son amour-propre et demanda le cahier.
Sterkel ne le trouva pas, et déclara qu'il était
égaré. Alors Beethoven se mit à jouer par cœur
ce qu'il avait retenu de ses variations; il en ajou-
ta d'autres qu'il improvisa, de telle sorte que
Sterkel et tous les assistans restèrent stupéfaits.
Ce qu'il y eut encore de remarquable dans celle
improvisation , c'est que Beethoven , s'appro-
priant tout à coup les qualités de l'exécution de
Sterkel, joua avec une précision, une netteté et
une délicatesse qu'on ne lui avait pas vues jus-
que-là.
Ce voyage laissa encore, sous d'autres rap-
ports, un doux souvenir dans la mémoire de
Beethoven , lui rappelant des momcns d'une
gaité folle , trop rares, hélas ! dans le reste de sa
vie. Toute la chapelle de l'électeur se trouvait
réunie dans deux yachts qui longeaient, dans la
plus belle saison de l'année, les bords admira-
bles du Rhin. Les musiciens enjoués conçurent
l'idée de se constituer en royaume, et choisirent
pour roi un acteur comique assez célèbre de
son temps, nonuné Luchs. Dans la distribution
de l'étal de la maison rojale, lieclhoven et le cé-
lèbre Bernard Romberg furent nommés garçons
de cuisine. Ou leur remit un diplôme en règle
que Beethoven conserva religieusement comme
souvenir de ces belles journées. Ou se souvient
peut-être d'avoir lu dans un de nos journaux
un conte écrit par un spirituel auteur et inti-
tulé : Beethoven cuisinier. L'incident dont
nous venons de parler , et que Reethoven se
plaisait à raconter à ses amis, aurait-il donné
lieu à cette anecdote sans fondement '.'
Avant de quitter la première période de la
vie de Reethoven , nous dirons quelques mots
sur une famille qui exerça une heureuse influen-
ce sur la culture de cou esprit. Uniquement oc-
cupé de la musique (car son père ne connaissait
et ne voulait que cela) , Reethoven était resté
étranger à la connaissance de la littérature de
son pays. Ce fut dans le sein de la famille dont
nous allons parler qu'il puisa les premières no-
tions littéraires, et qu'il contracta le goût de la
lecture pour tout le reste de sa vie.
La famille de Breuning se composait de la mère
(veuve d'un conseiller de cour) , de trois fils et
d'une fille. Les fils, du même âge que Beetho-
ven, se lièrent avec lui d'une étroite amitié.
Madame de Rreuning lui portait un sincère at-
tachement et le recevait comme un enfant de la
maison. Rudement traité par son père, ne ren-
contrant chez lui que chagrin et dégoût, Bee-
thoven trouvait dans la maison Breuning un
asile toujours ouvert; c'est là qu'il se sentait à
son aise. Y rester une partie de la journée, y
passer des soirées entières, c'était pour lui un
extrême bonheur ; aussi madame de Breuning
avait-elle sur lui un ascendant prononcé. Ce
que personne ne pouvait obtenir du jeune ar-
tiste revéche et morose, elle n'avait qu'à en ex-
primer le désir, elle était sûre d'être obéie. Une
seule chose faisait cependant exception; elle ne
réussissait pas toujours à vaincre la répugnance
qu'il avait à donner des .leçons de musique. Ré-
duit à ce moyen de gagner de l'argent pour
augmenter le revenu de son père, qui, sans être
pauvre, était loin de se trouver à son aise, Bee-
thoven avait pris quelques élèves. Mais profes-
ser était pour lui un vrai tourment. 11 ensei-
gnait le piano à la fille et au fils cadet de mada-
me de Rreuning; ici l'amitié qu'on lui prodi-
guait lui faisait un devoir d'être exact; mais il
n'en fut pas de même pour ses autres élèves il
ajournait les leçons de ceux-ci autant qu'il le
pouvait. Lu jour madame de Rreuning l'ayant
vivement pressé d aller donner sa leçon ordi-
naire de piano dans l'hôtel de l'ambassadeur
d Autriche qui se trouvait en face de sa maison
Beethoven se mil en roule. .Mais, arrivé devant
la porte de Ihôlel, sa répugnance naturelle
remporta; il retourna sur ses pas chez madame
de Breuning, et lui dit : De grâce, madame, il
m'est impossible de donner cette leyon au-
jourd'liui; demain fcn donnerai deux.
Cette répugnance pour l'enseignement, Reetho-
ven la conserva pendant loiiie sa vie.
Ici finissent les renseiguemens sur l'enfance
et la jeunesse de ReethoTen..En 1703, il quittasa
ville natale pour se rendre à Vienne, où il passa
comme on sait, le reste de sa vie. Dans les pre-
mières années il eut le bonheur de ne pas être
entièrement sép iré de ses amis. \\ egder. se
proposant de suivre les cours de médecine dans
la capitale de FAutriche, était venu le joindre,
et leurs relations se renouvelèrent cl deviureut
même plus intimes. Beethoven, malgré les suc-
cès qu il oblcuoit dans sa carrière d'artiste, i)<
— 54 —
se trouvait pas heureux. (Hélas! il ne Ta jamais
été!" Dans des momens de tristesse et d'accable-
ment, c'était j)Our lui unlioiilieur de venir épan-
cher ses cliaj;riiis dans le sein de son ami, dont
la conversation réussissait ordinairemenl .'i lui
dérider le Iront et à rendre le calme et la séré-
nité à son ùrae. 11 eût été très heureux pour Kee-
thoven de cons'.'rver auprès de lui plus long
temps cet ami dévoué. Mais Wegeler, a|)rès
a^oir lerniiué ses études, dut re;)agner ses foyers
et retourna à Uonn. Alors une correspondance
sélahlil entre eux , mais elle lut jieu suivie, les
lettres de Beethoven n'arrivèrent qu'à de fort
longs intervalles
Ce fut en ISOO que Ferdinand Ries,alors àgéde
«piinze ans, arriva à \ieiuie, où son i)ère l'avait
envoyé pourse perfectionner sous les auspices de
son célèbre compatriote. Muni d'une lettre de
recommandation, il se présenta chez Beethoven.
Celui-ci, très occupé par son oratorio du C/irisl
ainnont des Olivi&rs, dont il préparait l'exé-
cution, parcourut la lettre et lui dit : « Je ne
puis dans ce moment répondie à votre père;
mais écrivez-lui que je n'ai pas oublié la mort de
ma mère, cela lui sutiira. » Ries apprit plus lard
que son père avait donné des secours à Beetho-
ven, dont la famille se trouvait fort gênée àcette
époque.
Le noble caractère de Beethoven ne se dé-
mentit point. Le cœur plein d'un souvenir de
gratitude, il traita le jeune Ries avec une affec-
tion toute paternelle. On sait quelle répugnance
Beethoven avait à donner des leçons ; nous l'a-
vonsdit plus haut. X Vienne, toute demande de
cette nature était constannuent repoussée par
lui, et il n'a eu que deux élèves, l'archiduc lio-
dol|ibe et Ferdinand Ries.
Lorsque Steibelt arriva Ji Vienne, précédé
d'une brillante réputation, les amis de Beetho-
ven, qui alors passait pour être le premier pia-
niste de la capitale , étaient vivement préoccu-
pés de la concurrence qni allait s'établir entre
les deux artistes, bien entendu sous le rajjport
de l'habileté d'exécution. Ce fut dans une soirée
musicale donnée par le comte de Fries, que les
deux rivaux se virent pour la première fois.
Beethoven y joua son trio en si bémol (œuvre
10) , qui n'avait pas encore été exécuté jusque-là.
Steibelt écouta avec une espèce de condescen-
dance , et dit à l'auteur quelques mots Hatteurs,
se croyant sur de la victoire. Il joua un quintette
de sa composition, ajirès (iuoi il improvisa , et
produisit beaucoup d'eiîet avec ses accords de
trémolo qui étaient alors une nouveauté. ^Bee-
thoven, pressé déjouer encore, s'y refusa.
Huit jours après il y eut une autre réunion
chez le comte de Fries. Steibelt, apiès avoir exé-
cuté avec beaucoup de succès un nouveau quin-
tette, se mit à jouer une brillante fantaisie pour
laquelle il avait choisi le thème des variations de
Beethoven qui se trouvent dans le trio dont nous
venons de parler.
C'était jeter le défi au compositeur, et les
amis de Beethoven, sentant tout ce qu'il y avait
tic blessant dans un pareil procédé, le pressè-
rent vivement de relever le gant et d'aller impro-
viser. Tiqué lui-même de la conduite de Stei-
helt, il se dirigea vers le piano, enleva, en pas-
«anl duant les musiciens, la partie de basse du
•guialetlç de Steibelt; encore posée sur le pu- i
pitredu violoncelliste, et la plaça devant lui en
sens retourné. Etait-ce à dessein, ou parhasard ?
on l'ignore. H commença à toucher d'un seul
doigt ijnehiues noies qu'il choisit dans celte par-
tie de basse, et dont il se forma un motif. Puis il
se livra tout entier à son inspiration et improvisa
de manière que Steibelt, écrasé par l'immense
supériorité du plus grand génie musical, jugea
bon de quitter la place sans attendre la fin.
Depuis ce temps Steibelt évita la présence de
Beethoven, et n'accepta aucune invitation pour
des soirées que sous la condition expresse que
Beethoven n'y serait point admis.
Beethoven ne se bornait pas à jeter sur le pa-
pier des gloses satiriijues sur des règles qu'il
croyait mal fondées; il faisait aussi sur ce sujet
des plaisanteries de vive voix lorsque l'occasion
s'en présentait. On lui a souvent reproché des
incorrections, il se moquait de ces critiques pé-
dantesqnes; quand il était de bonne humeur, il
se frottait les mains d'un air content , et puis
s'écriait , en éclatant de rire : « Oui , oui , ils
s'étonnent et se cassent la tête, parce qu'ils n'ont
pas trouvé cela dans les traités d'harmonie ! »
Voici à ce propos une anecdote racontée par
Ries.
« Un jour , nous promenant , je lui parlai de
deux quintes justes qui se trouvent dans un de
ses premiers quatuors pour violons (en ut mi-
neur) et qui produisent un effet frappant et de
toute beauté. Beethoven ne se rappelait jias le
passage en question et prétendait que je me
trompais , et que ce n'étaieht pas des quintes.
Comme il avait l'habitude de porter toujours
sur lui du papier réglé, j'en demandai et je no-
tai le passage à quatre parties. Beethoven,
voyant que j'avais raison , me demanda -. Eh
bien, qui les a donc interdites, ces quintes '>
Je ne savais comment prendre celle question , il
la répéta plusieurs fois, jusqu'à ce que je répon-
disse tout étonné : «Llles sont proscrites par les
premières règles fondamentales de l'harmonie. «
La question fut encore une fois répétée et
j'ajoutai : " C'est Marpurg , c'est Kirnberger,
Fux, en un mot tous les théoriciens qui pro-
scrivent ces quintes. — Eh bien , répliqua Bee-
thoven, alors itioi je les permets. »
Lois de son séjour à Berlin, Beethoven se
trouvait souvent en société avec Himmel , l'au-
teur de fa«e/iy« et d'une foule de morceaux
qui ont joui d'une grande popularité en Alle-
magne. Himmel était en même temps pianiste,
et bien qu'il ne put se mesurer avec les virtuoses
de son temps, il jouait d'une manière agréable
et gracieuse qui lui valut du succès.
L'n jour Himmel pria Beethoven d'improviser
ce que celui-ci s'empressa de faire. Himmel, en-
gagé à son tour de jouer, se mit au piano sans
éprouver de l'embarras , et sans redouter une
comparaison qui devait lui êtie désavantageuse.
11 travailla les touches de son mieux, et il était
en train depuis assez long-tem|)s, lorsque Bee-
thoven l'interrompit par celte apostrophe :
» Eh bien! quand comméncerez-vous enfin ? »
Le mol était sanglant. Himmel se leva en colère,
et l'on finit par se dire de part et d'autre des
mots blessants.
— Je croyais en effet, dit Beethoven plus
tard à Ries, que Himmel ne faisait que pré-
luder..
I Une réconciliation eut lieu quelque temps
I ajirès ; mais elle ne fut qu'apparente ; car Him-
mel , qui semblait pardonner à son adversaire,
se proposait «le tirer vengeance parles armes du
ridicule. 11 lia correspondance avec Beelboven
qui était retourné à Vienne , et lui écrivit un
jour qu'on venait de faire une découverte in-
comparable, en inventant une lanterne pour
les aveugles.
Or, il faut savoir que Beethoven avait la pas-
sion des nouvelles. Dès qu'il avait appris quelque
chose de nouveau , il en parlait à toutes ses
connaissances, et rien de plus facile que de lui
faire croire des absurdités. Vne lanterne pour
les aveugles', c'était chose trop extraordinaire,
pour que Beethoven, frappé d'étonnement, ne
s'empressât pas de raconter à tout le monde
celte merveilleuse découverte. L'incrédulité de
quelques amis fut incapable de le désabuser.
xMais comment est-elle donc faite cette lan-
terne î*)) C'est ce que la lettre n'expli(iuait pas.
Beethoven écrivit à Himmel pour lui demander
des détails à ce sujet. Voilà où l'attendait l'ar-
tiste prussien. Sa réponse ne tarda pas à donner
le mot lie l'énigme ; mais la plaisanterie , trop
grossière , n'a pu être rapportée par Ries.
Beethoven, dans sa colère, eut la maladresse de
montrer cette lettre , les rieurs , on le pense
bien, furent du côté de Himmel qui en éprouva
sans doute une singulière satisfaction.
Beethoven avait le cœur naturellement bon ;
mais il était excessivement irascible, et sa co-
lère , lors(iu'elle faisait explosion , dépassait
quelquefois toutes les convenances, et lui atti-
rait des désagréments et des humiliations. Voici
quelques anecdotes que Ries rapporte à ce sujet.
Dans un concert donné par Beethoven , on
exécuta pour la première fois sa fantaisie pour
piano avec orchestre et chœurs. La clarinette se
trompa de huit mesures , et comme c'était dans
un moment où peu d'inslrumens jouaient, la
faute perça davantage. Beethoven se leva en fu-
reur, et se lournant vers l'orchestre , adressa
aux musiciens des injures qui furent entendues
de tout l'auditoiie. Recommençons! s'écriat-il
enfin d'une voix de tonnerre; et rorchestre,|, fas-
ciné par le regard et la voix impérieuse du
maître, obéit sans dire mot. Cette fois l'exécu-
tion fut parfaite , et obtint un grand succès.
Mais à peine le concert fut-il terminé, que les
artistes, se rappelantles épithètes peu honorables
dont Beethoven les, avait largement gratifiés, se
soulevèrent en masse contre lui, et jurèrent de
ne jilns jouer en sa présence. Cette colère ce-
pendant ne fut pas de longue durée. Beethoven,
ayant terminé peu de temps après une nouvelle
composition , la curiosité de l'entendre l'em-
porta sur la rancune des musiciens qui s'em-
pressèrent de rexé(;uter sous la direction du
compositeur.
A cette irritabilité se joignit plus tard un«
méfiance outrée qui prenait omjjrage de tout,
et qni s'accrut à mesure que la surdité faisait des
progrès.
Celle surdité date de plus loin qu'on ne l'a cru
jusqu'à présent. La lettre que Beethoven écrivit
en 1800 à son ami "Wegeler prouve que déjà à
celle époque la maladie avait commencé. Mais
alors ses amis ne s'en aperçurent pas encore ; et
si Beelhoven n'entendait pas toujours trop bien
ce qu'on lui disait, on mit cela sur le compte de
sa distiaclion , à laquelle on était habitué. Ries
lui-même ne connut la surdité de son maitre
qu'en 1802. Ce fut à une promenade S la cam-
pagne qu'il en Rt la triste expérience. Dans un
Lois qu'ils traversaient ensemble , un berger
jouaitdelafiùte. Charmé de cette musique cham-
pêtre, Ries voulut la faire remarquer de Beet-
hoven. Celui-ci prêta l'oreille, mais n'entendit
rien. 11 devint morne et triste. Ries, frappé de
cette circonstance , s'efforça de l'égayer en lui
assurant que les sons de la flûte avaient cessé
(bien qu'ils continuassent encore). Mais Beetho-
ven poursuivit son chemin en silence , i)longé
dans une j)roroDde mélancolie.
Beethoven ne pouvait se plier aux exigences
de l'étiquette. Tout ce qui apportait de la gêne
à ses habitudes et à ses allures un peu sauvages
le contrariait vivement. Plus d'une fois il re-
nonça à des avantages réels qui s'offraient a lui,
mais qu'il trouvait incompatibles avec sa ma-
nière d'être et son amour pour une liberté
pleine et entière.
Le prince Lichnowski, grand amateur de mu-
sique et pianiste distingué , avait pris Beetlioven
sous sa protection à une époque où celui-ci se
trouvait gêné. Outre une pension de GOO florins
par an , le prince lui avait offert sa table, régu-
lièrement servie à quatre heures. Beethoven ac-
cepta d'abord ; mais bientôt cette régularité lui
devint à charge. « Quoi! s'écria-t-il en se plai-
gnant à quelques amis, il me faudra tous les jours
rentrer chez moi à trois heures et demie pour
me raser et faire ma toilette ! C'est insupporta-
ble, je n'y tiendrai pas. » En effet, îl quitta peu
après la table du prince pour l'échanger contre
un modeste repas chez le restaurateur.
Beethoven fréquentait les salons de l'archiduc
Rodolphe, qui était, comme on sait, son élève,
et qui reslimail beaucoup. Mais là, non moins
qu'ailleurs , i'éli(iuette (et encore l'étiquelle de
courj faisait le supplice de l'illustre comj)osi-
teur. On lui adressait continuellement des ob-
servations sur quelques bévues qu'il ne cessait
de faire, on s'efforçait de lui enseigner les règles
cie la politesse ; mais ce fut toujours peine per-
due, l'aligné eiilin de ces interminables admo-
nestations, Beetlioven s'avance un jour vers l'ar-
chiduc, et, devant toute la société, lui adresse la
parole en ces termes : «Prince, je vous estime, je
von* vénère autant que qui que ce soit ; mais
l'observation de tous ces détails d'une gênante et
minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir
m'apprendre , est pour moi une mer à boire. Je
prie Votre Altesse de m'en l'aire grftce. » L'ar-
chiduc , souriant à ce propos, donna ordre que
Beethoven ne fût plus inquiété, u Laisssez-le
faire, ajouta le prince; que voulez-vous I' Il est
comme cela. » Beethoven se relira fort coulent
d'aller son train en pleine liberté dans le palais
archiducal.
L'indépendance était pour Beethoven le bon-
heur suprême. Pour la conserver pleine et en
lière il repoussait des eff'orts et des services que
toutaulrc se fût empressé d'acceiiter avec re-
connaissance. Ainsi, par exemple, lorsqu'il lo-
geait chez le prince Licluiowski (car, avec la
taille, le prince lui avait offert un appartement
dans son palais, ce que Beethoven accepta mo-
incuUiuémcut}, celui-ci , sachuni combien uolre
artiste s'impatientait lorsqu'il était mal servi ,
avait donné ordre à ses domesti([ues que toutes
les fois qu'ils entendraient sonner ensemble les
deux sonneltes (celle de Beethoven et celle du
pi'ince) ils eussent à servir Beethoven le premier.
Beethoven ne connut pas plus tùtcel ordre, qu'il
se hùta de prendre h ses gages un domestique en
dehors de ceux du prince, bien que cette dépense
le gênàl.
Ces distractions, plus fréquentes lorsqu'il était
préoccupé de quelque grande composition,
poursuivaient Beethoven dans son intérieur, et
lui faisaient oulilier ou négliger les affaires qui
regardaient son petit ménage de garçon. Voici
une anecdote qui prouve jusqu'où pouvait aller
cet oubli.
Beethoven avait dédié un air varié au conile
de Browne. Celui-ci, pour lui témoigner sa re-
connaissance, lui donna un cheval magnifique.
Beethoven, fort satisfaii de ce cadeau, s'en servit
pendant (luelque temps ; mais bientôt, entraîné
par le travail, il renonça à l'équilation , et finit
par oublier complètement qu'il était possesseur
d'un cheval. Son domestique soigna de son mieux
la bête délaissée , mais se garda bien d'en parler
au maitre, dont l'oubli devait tourner à son pro-
fit. U imagina de louer le cheval à l'heure et à
la journée, ce qui lui rapporta un bénéfice assez
rond en dehors de son salaire. Longtemps ai)rès
Beethoven eut connaissance de ce trafic, lorsqu'il
fallut payer les comptes de fourrage. 11 se dé-
barrassa aussitôt de la bête ; on ne dit pas s'il se
défit également du fidèle domestique.
Ce ne fut, du reste, pas la seule fois que la dis-
traction et l'oultli ilevinrent funestes à notre
compositeur et portèrent préjudice îi sa bourse,
souvent assez peu garnie. Les logemens absor-
baient une partie de ses revenus ; ce n'est pas
étonnant d'après la manière dont il s'y prenait.
On sait par l'esquisse biographique du cheva-
lier de Seyfrie que Beethoven avait la passion
des déménagemens. « A peine établi dans un lo-
gement, il y trouvait (pielcjuc chose (pii lui dé-
plaisait, et il n'avait point de repos qu'il n'en eût
découvert un autre.» C'était très bien ; à chacun
son goût. Mais il fallait donner congé pour l'an-
cien logement, et c'est h quoi Beethoven ne pen-
sait pas toujours. Quebiuefois il chargcail de ce
soin un de ses amis, également oublieux ; il don-
nait à d autres la commission de chercher cl de
louer un appartement pour lui, si bien qu'une
fois il se trouva avoir quatre logemens à la fois.
Heureusement l'un était gratuit; mais il fallut
payer les trois autres , et cette aliaire cul une
suite Iftcheuse, elle le brouilla avec un ami d'en-
fance ; cependant ce ne fui pas pour longtemps.
Les deux amis s'étanl quelques mois après reu-
coiilrés par hasard, se réconcilièrent, et l'ancien
attachemenl reprit le dessus.
Beethoven était d'une lourdeur cl d'une gau-
cherie extrêmes dans tout ce qu'il faisait ; ses
mouvemens étaient entièrement dépourvus de
grftce. U prenait rarement un objet sans le laisser
tomber ou sans le casser. Plus d'une fois il ren-
versa son encrier dans le piano ouvert et placé à
côté de son bureau. Malheur aux meubles, sur-
tout aux meubles élégans qu'on lui confiait;
tout était bousculé, taché et gftté. Cependant il
se rasait lui-même ; aussi de nombreuses cou-
pures Icuioiguaienl-cllcs de sou habilelé dans
celle laborieuse opération. A ces observations.
Ries en ajoute une autre que l'on aura de la
peine à croire, c'est que Beethoven n'a jamais
jni apprendre à danxer en mesure.
^ous abordons une circonstance bien pénible
dans la vie de Beethoven; nous voulons parler
de la gêne per[iéluelle qui le tourment a jusqu'à
la fin de ses jours.
On sait qu'avant sa mort il reçut des secours
de la Société philharmonique de Londres;on sait
également que les habitans de Vienne se forma-
lisèrenl de la générosité anglaise , prétendant
ipie Beethoven n'en avait eu nullement besoin ,
et qu'ils auraient eux-mêmes secouru le com-
positeur , s ils avaient connu la gène dans la-
quelle il se trouvait. Ces belles paroles ont hau-
tement retenti après la mort de Beethoven; on
est parvenu à donner le change à l'opinion pu-
blique qui s'est rassurée à cet égard. Eh bien!
quoi qu'en disent les écrivains viennois , il est
maintenant prouvé que le grand homme était
continuellement en bulle aux soucis pour son
existence.
Le génie de Beethoven luttant contre les mi-
sères de la vie , voilà un bien triste tableau; ce-
pendant il se déroule devant nous à la leclur*
des lettres que le maitre écrivait à son élève, et
qui se trouvent insérées dans l'intéressant vo-
lume qui nous occupe. Qui de nos lecteurs ne
se sentira vivement ému en lisant les fragmens
que nous allons faire connaître ?
Dans une lellre datée du 22 novembre 1813,
annonçant à Ries l'envoi de plusieurs composi-
tions qui devaient être gravées et publiées à
Londres, Beethoven continue ainsi :
«Je vous |)rie instamment, mon cher Ries,
de pousser celte alfaire , afin que j'en reçoive
l'argent; j'en ai bien besoin.
» J'ai perdu uou florins sur ma pension an-
nuelle Je paie 1,000 florins de loyer; faites*
vous une idée de la misère qui résulte de la déi
précialion du pa[pier-nionnaie j). Mon pauvrt
inforluné trère Charles vient de mourir; il avait
\nie femme méchante , il était depuis quelques
années poitrinaire , et je puis dire que pour le
soulager j'ai bien dépensé I0,0i»0 florins. C'est
bien peu pour un Anglais, mais c'est beaucoup
pour un pauvre .Vllcmaïul, ou plutôt Autrichien.
Mon pauvre fière était bien changé dans ses dciv
nières années; je le plains de tout mon cœur,
et j'éprouve une grande satisfaction à pouvoir
me dire à moi-même que je n'ai rien négligé
poui lui conserver la vie. »
Ces cilaiions suthront pour montrer quelle
était la gêne continuelle du célèbre compositeur.
Ajoutez à cela sou élal physique , affligé du plus
grand malheur qu'un mu>icien puisse éprou-
ver; imus voulons parler de la surdité complète
qui , loin de céder aux remèdes, ne fil que s'aug-
menter; ajoutez les souifrauces d'une profonde
mélancolie qui en tut la suite iné\ilable et qui
le rendit mi»antln-opc au point de lui faire uai-
Ire l'idée de mellre fin à ses jours, et vous aurez
un fidèle mais cit'rayant tableau d'une triste
existence , qui eût éloullé le génie de loul autre
artiste moins l'orlemeut li-empé. L'admiralioa
(I) Le noriu eii papier-monnaie vaut ordinairement
un ûauc; mais le cours a souicnt laiie, et à l't^poqUQ
> Où BwUioveu torivit ceue lcttn>, il éuil au p lui Us.
— 56 —
pour les œuvres du grand homme ne peut que
s'accroître à la vue des souffrances qui accablè-
rent sa vie.
G. E. Amjeks.
{Revue musicale.)
Utt rtornler jour do pouvoir.
Ce jour-là, l'horizon politique s'était singu-
lièrement rembruni pour le ministère en géné-
ral , et en particulier pour son excellence le
baron D...., ministre secrétaire d'état au dépar-
tement de.... — Ici , nous devons déguiser avec
soin les noms et les dates pour éviter les allu-
sions et les personnalités. — La séance de la
chambre des députés avait été orageuse ; le ba-
taillon sacré des représentans attachés à la cause
du pouvoir avait Héchi sous le nombre et sous
la vigueur des attaques. Voyant le ministère
chanceler, toutes les ambitions avaient jeté le
masque et pris la parole. Du haut de la tribune,
chaque orateur pointait son éloquence sur le
ministre qu'il aspirait à remplacer, et chaque
discours aurait pu se résumer par ce dicton vul-
jjaire : — « Otc-toi de là que je m'y mette. »
Après un naufrage , lorsque l'équipage d'un
navire s'est embarqué sur un radeau, cl se trouve
en pleine mer, entre le ciel et les flots, privé de
boussole et d'alimens , l'heure vient où la faim
et le désespoir ouvrent un avis terrible : — 11
faut tirer au sort une victime qui servira de
nourriture au reste des naufragés, et prolongera
leur vie d'un jour pendant lequel le salut peut
arriver... C'est ainsi que dans un cabinet en pé-
ril on immole quelquefois une excellence pour
essayer de sauver les autres.
Mais, de même que sur le radeau celle loterie
de mort n'est pas toujours faite avec une scru-
pule'jse probité, et que Ton fraude ordinaire-
ment le hasard pour vouer au trépas le plus fai-
llie et le plus innocent de la bande, de même le
conseil des ministres périclitans choisit pour être
offert en holocauste celui de ses membres qui a
le moins de consistance.
Le baron D... , qui était un homme judicieux,
cbmpriti)arfaitemeiit sa position, etvitbienquil
devaitêtrele premier, sinon le seul, & succom])er
dans celte lutte. Avec une entière abnégation
d'amour-propre et un effort de modestie philo-
sophique, il aurait pu comparer son rôle à celui
de l'une dans la fable At% Animaux malades
de la peste. Ses collègues d'ailleurs avaient eu
soin de le prévenir par quelques demi-mois si-
gnificatifs, comme des médecins qui averlissent
un malade que le moment est venu de raeltre
ses affaires en règle et son testament au complet.
Le ministre agonisant rentra tristement chez
lui, et dit à sa femme :
— C'en est fait, ma chère amie, je n'ai plus
ju'un jour à vivre !
La baronne jeta un cri de surprise et d'effroi.
— Vous vous Irompez sur le sens de mes pa-
roles, reprit le baron ; je ne suis pas malade et
je ne songe nullement à co[iier la fin tiagi(iuc de
CastJeragh. La mort dont je jinrle est tout sim-
Vlement une destitution.
— Comment ! le ministère est renversé?
— Entre nous, je vous dirai qu'il ne peut pas
se tirer d'affaire. C'est le cabinet le plus étrange-
ment composé et le j)Ius foncièrement incapable
que l'on ait vu depuis longtemps, et je donne-
rais beaucoup aujourd'hui pour n'en avoir pas
fait partie. Dans leur aveuglement, mes chers
collègues s'imaginent qu'ils peuvent encore se
maintenir au moyen d'une concession , et ils
nous sacrifient , B... et moi, pour faire entrer
au conseil deux de leurs adversaires ; de sorte
que le cabinet sera plus que jamais formé d'élé-
niens hétérogènes. Du reste , je me félicite de
cette retraite anticipée ; par délicatesse, je n'au-
rais pas voulu donner ma démission , mais j'ac-
cepte volontiers un arrangement ijui m'épargne
la confusion d'une chute honteuse.
— Ainsi, nous allons rentrer dans la vie pri-
vée, et reprendre notre petit appartement de la
rue...?
— Oui, madame, et nous n'en serons pas plus
à plaindre , croyez-moi. Tant de fatigue et de
tracas environnent cette fragile grandeur!
— 11 faut dire adieu à ce bel hôtel, à ces riches
appartemens ! Comme je vais me trouver à l'é-
troit dans notre logement d'autrefois ! Et com-
bien je serai désœuvrée quand je n'aurai plus à
faire les honneurs des grands dîners et des bril-
lantes soirées du ministère !
— Eh bien ! tout cela peut revenir. D'ailleurs,
nous sommes riches....
— Ah ! vraiment ?
— Mais vous comprenez bien qu'il serait in-
convenant d'afficher le moindre luxe en quittant
le pouvoir; mes ennemis ne manqueraient pas
de dire que j'ai profilé de ma position pour m'en-
richir d'une manière illicite. Nous vivrons quel-
que temps avec simplicité pour échapper aux
atteintes envenimées de la calomnie.
— Voilà le mauvais côté de la position.
— Après, je serai toujours député, conseiller
d'état et ancien ministre , c'est à dire du bois
dont on fait les excellences. Les hommes d'état,
les hommes éprouvés, sont rares aujourd'hui ,
et l'on sera bien obligé de revenir à moi ; j'entre-
rai dans quelque nouvelle combinaison plus so-
lide que celle-ci.
— Oui, mais quand?... Et en attendant, ce
que je vois de positif, c'est qu'il faut songer au
déménagement.
— Apprenez, madame, à supporter avec cal-
me et avec une noble confiance dans l'avenir ces
revers passagers, inséparables de la haute car-
rière que je parcours. Vos regrets finiraient par
ébranler mon courage, et vous me feriez com-
promettre la dignité que je dois déployer dans
ce moment d'épreuve. Du reste , vous n'aurez
pas la peine de vous contraindre en public, car
le sort qui me menace est connu, tout le monde
sait que ma fin est prochaine, et ce soir nous
n'aurons personne, nos salons resteront déserts.
Le ministre se trompait; sur ce point l'expé-
rience lui mamjuait ; il avait appris à manier le
pouvoir, mais il ignorait encore ce qui se passe
dans un ministère aux approches d'une retraite.
Sur les montagnes de la Suisse , au bord de
l'Océan et de la !\l('diterranée, les voyageurs cu-
rieux des beaux S|iectacles de la nature ne sont
pas |dus empressés à contempler le coucher du
soleil ([ue les courtisans et les solliciteurs ne le
sont à venir saluer le déclin du pouvoir. De
même que le riche compte tous ses collatéraux
autour de son lit de mort, un ministre , à ses
derniers momens, est assisté par la foule avide
de ses familiers et de sescliens. Jamais les sa-
lons du ministère n'avaient été mieux remplis
que ce soir-là ; le baron ne revenait pas de sa
surprise : on l'accablait d'hommages, on le flat-
tait comme aux plus beaux jours de sa prospé-
rité, si bien que, se faisant illusion sur son état,
il crut à un retour inespéré de la fortune.Trente
audiences particulières lui furent demandées
pour le lendemain, et il les accorda toutes avec
celte grâce si facile aux gens heureux.
Le lendemain, à son réveil, le ministre vit s'é-
vanouir toutes ses espérances; les journaux of-
ficiels lui annonçaient clairement que son der-
nier jour était venu. — Cependant son courage
de la veille ne l'abandonna pas ; il se sentait fort
de son mérite, et son amour-propre lui brodait
l'avenir. Il entra, le front serein et le sourire
aux lèvres, dans le salon où l'attendait déjà le
secrétaire-général du ministère.
— Eh bien! lui dit-il, la partie est décidément
perdue ?
— Votre excellence gagnera la revanche, ré-
pondit le secrétaire-général en s'inclinant pro-
fondément.
— Avons-nous quelque travail à terminer ? Je
ne veux laisser ici aucune affaire en souffrance.
— Mais je crois que nous sommes au courant.
L'activité de votre excellence a toujours été si
grande !... Je ne vois guère à vous présenter ce
matin qu'une seule requête , qui m'est person-
nelle. Monseigneur ne doute pas de mon dé-
vouement ; je suis attaché à sa fortune politique,
et je sortirai du ministère avec lui. Votre excel-
lence, qui a toujours été si bienveillante envers
moi, ne voudrait pas en partant me laisser sur le
pavé ?
— Vous avez raison, mon ami ; que puis-jc
faire pour vous?
— Un ministre qui a rempli ses fonctions avec
autant d'éclat que votre excellence conservejus-
qu'au dernier moment assez de crédit pour pro-
téger dignement]ses serviteurs. Il y a une place
vacante au conseil d'état....
— C'est bien ; j'irai tout à l'heure au conseil
des ministres, et je proposerai votre nomination.
— Ma reconnaissance sera sans bornes , et en
toute circonstance vous pourrez compter sur
moi.
Cela dit, lesecrétaire-généralse relire, monte
en cabriolet, et court chez le successeur du mi-
nistre, essayant par un sublime effort de se ren-
dre favorable le soleil levant, et de cumuler la
place qu'il a avec celle qui lui est promise.
La foule des solliciteurs remplit l'antichambre
du baron; l'huissier de service introduit d'a-
bord le directeur et l'un des rédacteurs d'un
journal bien pensant.
— Monsieur le ministre, dit le directeur du
journal, nous vous avons soutenu de toutes nos
forces pendant que vous étiez au pouvoir, et
nous venons mettre notre feuille à votre dispo-
sition pour vous aider à reconquérir un poste
que nul ne saurait mieux remplir.
—Tant de zèle et de dévouement me touchent,
messieurs, et je voudrais pouvoir vous témoi-
gner combien je suis sensible à vos procédés !
— Si votre excellence est disposée à faire quel-
57 —
que chose pour ses amis, elle le peut aisément.
Je sollicite depuis huit jours le privilège d'une
salle de concerts; il s'agit simplement d'une si-
gnature...
— Donnez-moi votre pétition.
Le ministre écrit en marge l'heureux mot : —
Accordé; puis, se tournant vers le rédacteur :
— Et vous, monsieur, avez-vous aussi quelque
chose à demander ? Je n'ai pas oublié vos excel-
lens articles; vous avez de la facilité, de l'adresse
dans le style, de la finesse dans le raisonnement;
vous devez faire votre chemin. Vous n'avez rien
à votre boutonnière? Voulez -vous la croix?
C'est toujours ça.
— J'accepte , monsieur le ministre, mais je
vous avoue quej'avaisie dessein de sollicilerune
autre marque de votre bienveillance.
— Parlez !
— Je désirerais obtenir une mission littéraire.
— Rien n'est plus facile, et la croix sera par
dessus le marché. Ofi voudriez-vous aller ?
— Où il plaira à votre excellence.
— Voyons ! Je ne vous parle pas de la France ;
cela n'en vaut pas la peine. L'Italie ? c'est bien
uséîL'Anglelerre?...
— J'ai déjà fait un voyage à Londres et à
Edimbourg.
— L'Espagne ?
— Le pays n'est pas très sur.
— L'Allemagne ?... Non, j'ai déjà envoyé en
Allemagne sept ou huit écrivains qui n'ont rien
rapporté. Voulez-vous la Russie ?
— Volontiers.
— Eh bien! va pour la Russie, avec douze
mille francs de frais et de gratifications. L'or-
donnance sera expédiée ce matin.
Aux deux journalistes succède un jeune pein-
tre qui se présente avec un album richement
relié.
— Voici l'album de madame la baronne, dit
l'artiste ; j'ai fait de mon mieux pour l'enrichir ;
j'ai mis toutes nos célébrités à contribution. Vo-
tre excellence me permettra-t-elle de lui offrir
cette miniature ? C'est le portrait d'une personne
dont elle a eu la bonté d'encourager les débuts à
l'Opéra...
— La ressemblance est parfaite ! Mille grâces ,
monsieur. Voudriez-vous me dire quelle somme
je vous dois pour ces ouvrages...
— Votre excellence est trop bonne !... Je l'ai
servie en artiste , et s'il lui plaît de me récom-
penser en ministre ?...
— Fortbien, monsieur; vous recevrezaujour-
d'hui une commande de deux tableaux d'his-
toire. Vous peignez aussi l'histoire, n'est-ce pas?
— Je peins tous les genres.
Sur ces entrefaites, la pendule ministérielle
sonne l'heure du conseil ; le baron sort de son
cabinet et passe dans le salon d'attente. Vingt
solliciteurs se lèvent à son aspect, et l'entourent
avec un respectueux empressement.
— Remettez-moi vos pétitions, messieurs, dit
l'excellence; je vais au conseil, et je tâcherai d'en
rapporter de quoi satisfaire tous ceux qui m'ont
prouvé leur dévouement.
En effet , dans ce conseil suprême auquel il
assiste pour la dernière fois, le baron reçoit la
nouvelle de sa déchéance, et avant de se séparer
de ses collègues, il leur dit :
'- Je vous quitte sans rancune; mais j'espère
que vous voudrez bien me mettre à même de
faire honneur à mes affaires et de récompenser
mes amis. Pendant que j'avais mon portefeuille,
j'ai toujouis cherché à vous être agréable en ce
(lui concernait mes attributions; aujourd'hui je
léclame de chacun de vous deux ou trois nomi-
nations qui relèvent de son déparlement.
Le baron savait bien des secrets ; 11 pouvait
devenir un ennemi dangereux, et l'on avait in-
térêt à le ménager ; il sortit du conseil les poches
pleines de brevets. A six heures , tous ses amis
se trouvaient réunis autour d'une table somp-
tueusement servie : c'était le dîner d'adieu ; ja-
mais repas ne fut i)lus gai ; on but à la santé dun
nouveau ministère dont le baron serait prési-
dent, et, le vin aidant, on s'oublia jusqu'à faire
de l'opposition révolutionnaire. Au dessert, le
ministre se leva, et prononça d'une voix grave le
discours suivant :
— « Messieurs , demain le Moniteur contien-
» dra une ordonnance qui me destitue et qui
» nomme mon successeur. J'ai gouverné sans
» peur et j'abdique sans crainte. Je sors du mi-
» nistère les mains nettes, et je retourne comme
» Cincinnatus dans mes foyers domestiques.
>> C'est là que l'on me retrouvera lorsqu'on aura
» besoin de moi , et en toute occasion je serai
» prêt à sacrifier mes justes ressentimensauser-
« vice du pays. Je regrette de n'avoir pas fait
» davantage pour la France et pour mes amis. Le
» temps seul, et non le zèle, m'a manqué. Ce
» matin je n'ai pas pu vous donner audience ; un
» dernier devoir m'appelait aux Tuileries. Ce
» soir,je suis encore, grâce au ciel, assez puissant
» pour vous faire du bien. Simon , apportez le
» plateau! »
Sur un magnifique plateau en laque de Chine
étaient amoncelés vingt brevets.
— Voici le dernier gâteau que je vous offre ,
continua le ministre, je vais vous le partager.
11 y avait une recette générale, une place de
premier président, deux places de conseiller,
trois recettes particulières , une i)lace de chef
de division, six bureaux de tabac, deux consu-
lats, une ligne d'omnibus, un privilège de théâ-
tre, un brevet de capitaine de frégate, etc. etc.
Chacun eut son lot d'emplois et de faveurs. La
distribution faite, le baron congédia ses convives
pour songer à ses i>ropres affaires. Pendant que
la baronne veillait à de menus intérêts, il s'oc-
cupa du déménagcni'Ut politi(|ue.
La nuit fut employée au triage des j>apiers
importans; le baron brilla ceux qui pouvaient
être utiles à son successeur, et il s'empara de
tous ceux qui pouvaient lui servir un jour à
compromettre le ministère et à ressaisir le por-
tefeuille.
11 savait ce mot du célèbre Pitt :
— Rien sot qui sort du ministère sans empor-
ter de quoi y rentrer.
I.e jour suivant , l'ordonnance fetale parut
dans le Moniteur, et alors Icx-ministre put dire
avec raison à sa femme : — « Mous n'aurons per-
sonne ce soir. » Le soleil était couché.
Le baron d'il , homme d'état, disait un jour
à ses amis :
— Je viens de rencontrer Talleyrand : il est
disgracié. 11 sortait du cabinet de sa majesté ,
impassible comme toujours ; mais je savais sa
disgrâce : je l'ai regardé fixement sans le saluer.
Il doit avoir une bonne opinion de moi.
Et comme ses amis se récriaient , le baron
d'H.... ajouta :
— Sans doute! je suis de la bonne école. Sa-
luerun ministre disgracié, c'est une niaiserie po-
litique, c'est se compromettre sottement, et je
suis sur que si tout à l'heure je lui avais fait la
moindre politesse , Talleyrand me mépriserait.
Le baron d'H avait raison.
Elgè.ne Guinot.
{Courrier français.)
aa ^Tiaraiî ss^ïï'Sasx/jijs,
JUSTICE SEIG.NECRL\LE EN HONGRIE.
Le 2 septembre dernier, vers le château sei-
gneurial du comte Drawetsky , situé dans le
bourg de Mehadia, comté de Temeswar, se di -
rigeait une troupe de paysans dont les uns con-
duisaient, garrottés, un homme et une femme
qu'à leur costume on reconnaissait pour appar-
tenir à la nation juive, et dont les autres por-
taientsur un brancard un homme dont lexirème
pâleur et les traits contractés anuouçaient l'état
de souffrance.
Le cnef de cette espècedeconvoiétaitun jeune
homme en costume de voyage ; mais bien que sa
veste et son dolman ne fussent ornés que d'une
simple broderie de soie , sans or ni argent, la
tournure distinguée, 1 air quelque peu hautain
du personnage, semblaient indiquer un gentil-
homme. En effet, en arrivant à la porte du châ-
teau , il déclara à la seutinelle qu'il était Jean-
Malhias-Louis Berzewilchy, lils de Rerzewilchv
seigneur de Tchorody; qu un assassinat venait
d'être commis sous ses yeux, qu'une tentative
d'assassinat venait aussi d'être dirigée contre sa
personne; qu'il avait pu se rendre maiire des
coupables , et qu'il les amenait au comte Dra-
wetsky, afin que, en sa qualité de seigneur haul-
juslicier de Mehadia, et investi du droit déju-
ger tous les crimes et délits commis dans l'éten-
due de son tenitoire, il punit ces malfaiteurs.
Aussitôt la porte s'ouvrit , et la troupe péné-
tra ilans le château.
Le comte Drawetsky expédia aux juges du
comté (les lettres portant invitation de se trouver
le lendemain, à dix heures précises, au château
seigneurial; puis, assisté de son grefHer, il se mit
en devoir d'interroger à l'instant même les
accusés, le blessé qui paraissait avoir peu de
temitsà vivre , lierzewilchy ijui s'était porté ac-
cusateur, etles autres témoins. En conséquence,
l'accusateur et les témoins , qui professaient la
religion catholique romaine, après avoir prêté,
ilans la chapelle du château, le serment de dire
toute la vérité et de ne faire nul mensonge , fu-
rent il abord introduits sucecssivemeni dans le
cabinet du comte.
Le juif et la juive, bien qu'accusés, prêtèrent
seriucul sur une plaque en argent, sur laquelle
ciaiciit gravés les dix coium.indcmens de l»ieu.
Le moribond fut aussi euteiulu eu témoignage;
mais, comme il fallait songer ù la fois au salut
- 58
de son àtne et à celui de son corps, il était assisté
du médecin du château et du diapelain.
Le lendemain, 3 septembre, à dix heures du
matin , la grande salle du chfileau piésenlail
l'appareil le plus im|>osant. Autour (riiueijraiide
table couverte d'un drap noir étaient assis les
sis juijes du comté, revêtus du costume natio-
nal de la Hongrie (veste et dolnian à la hussarde),
etporlant un manteau noir avec veste et bran-
debourgs eu ari^enl. Au milieu dcu\ et sur un
siéije plus élevé était le comle LIrawetskj , |)rési-
denl. Sou costume était le même que celui des
autres juges, à celte seule dilîéreuce près que
les ornemens de sa veste et de son dolmaii
étaient en or, et (jne les boutons étaient en dia-
mans. Sur sa poitrine brillait la décoration de
Marie-Tliérese.
Debout devant les juges se tenait le greffier.
Daus un des angles de la salle était placé un
prie-dieu sur lequel était posé un christ en
ivoire ■ à côté du prie-dieu était assis un prêtre
en habits sacerdotaux. Les témoins étaient sur
des bancs à droUe des juges. Le public était
placé à l'autre e.\trémilé de la salle, dont il était
séparé par une grille. ^
La porte était gardée par des hussards de la
maison Drawetsky, portant pantalon et veste
bleus et dolman jaune, couleurs du blason du
comte Drawetsky, poria-U un lion d'or sur
champ d'azur.
Enlin les portraits de famille , rangés autour
de la salle, étaient couverts de crêpes noirs,
pour indiquer qu'on allait juger une accusation
capitale.
Le comte Drawetsky, après avoir constaté que
le tribunal était assemblé, se leva :
« Nobles de la Hongrie, mes frères, nous som-
mes ai)pelés aujourd'hui à rendre justice ter-
restre • prêtons serment devaut Dieu , notre
souverain seigneur à tous, que nous la rendrons
en toute conscience et loyauté, et comme il
convient à des lidèles croyans de la foi catnoli-
que, apostolique et romaine, et de vrais gentils-
hommes de la Hongrie. " Ayant dit^ il alla vers
le prie-dieu , s'agenouilla , leva la main droite
et répéta la formule récitée par le prêtre. Cha-
cun des juges ayant rempli celte formalité, tous
reprirent leurs places; le président frappa trois
fois sur la table et déclara la séance ouverte.
Les deux accusés sont amenés entre six hus-
sards. On les place sur un banc vis-à-vis des
témoins. Le juif est un homme de trente ans,
pâle , maigre , aux cheveux roux et aux yeux
gris. Sa compagne , qui a vingt-deux ans, est
grande, bien faite et dune remarcjuable beauté.
Sur un signe du président le greffier lit les
pièces de l'instruction.
« .Moi , Sigismond Ladislas, coraie Drawetsky,
seigneur de >Iehadia, major du régiment royal-
hussard, descendant légitime, par la suite tou-
jours noble de mes aïeux, de Aspad-Drarva,
lieutenant d'Alaric, roi des Huns 'X , investi pav
les rois et reines de Hongrie du droit de rendre
la justice sur le territoire de Meliadia, privilège
g(l) Presque toutes les familles nobles de Hongrie ont
la niaDie de pousser leur gOuéalogie jusqu'à l'anliquilé
la plus reculée : les Tekes prélendeul reuiouler jusqu'à
Stiu, lilsde iNcé; les Esterhazyreuiouleul jusqu'à Adam,
ce qui pui'tùl bk'i ittt^iuj Ci^ulcslitble,
concédé à mes aïeux, à moi et à mes descendans
à perpétuilé.
» Conformément aux lois de la Hongrie , j'ai
convoqué le tribunal seigneurial de Mehadia, cl,
en présence de mon greffier Mcolas-Zacliarie
Krap , j'ai procédé h l'interrogatoire de Jean-
Malliias-Louis llerzewitchy, noble, de Sébas-
tien Djulay, paysan, d'Ezéchiel Souk, Israélite,
et de Rachel Irma, sa femme ; et il en résulte ce
qui suit :
» Jean-Mathias-Louis Berzewitcliy, fils du sei-
gneur de Tchorody, âgé de vingt-cjuatre ans, a
déclaré qu'envoyé par son père à Dedahia pour
toucher mille ducals que devait le seigneur
Buskary au seigneur lierzewitchy, il voyageait à
cheval , en vrai genliUiomrae hongrois , sans
suile.
» Le 15 août, cheminant vers Mehadia, il s'ar-
rêta devant un cabaret alfermé à Ezéchiel Souk
le juif, et qui n'est éloigné de Mehadia que de
500 toises. Comme le jour commençait à baisser,
il se décida à passer la nuit dans cette auberge.
Avant que de se coucher, il causa avec Ezéchiel
et sa femme , et ceux-ci connaissant la famille
lîuskary, Berzewitcliy ne fit nulle difficulté de
leur dire quel était l'objet de son voyage. Le len-
demain matin , au moment de se remettre en
route, Lierzewitchy présenta au juif une pièce
d'or pour payer la dépense. Souk déclara qu'il
n'avait pas de monnaie, et dit au voyageur qu'il
paicrail en repassant.
« Berzewitcliy partit donc sans payer. En re-
venant de Dedahia, le T' septembre, il s'arrêta
au cabaret et voulut payer Ezéchiel, puis conti-
nuer sa route, attendu qu'il avait encore quel-
ques heures de jour devant lui; mais le juif le
pria avec tant d'instance , lui vanta avec tant
d'éloquence l'oie rôtie, le brochet aii poivre, le
tokai qu'il se proposait de lui olîrir, que Beize-
wilchy se décida à rester.
)) Pendant le souper Souk, sa femme et Sébas-
tien Djulay, leur serviteur, échangèrent quel-
ques mots à voix basse, mais Berzevvitchy n'y
lit pas attention. H s'agenouilla, récita la prière
du soir et la termina en chantant, suivant sa
coutume, les hymnes : Dieu, preiidn-mui sous
la garde... t\.{)ui est avec son Seigneur ne
craint rien , etc., etc., hymnes qu'alfectionnent
les catholiques hongrois. Pendant qu'il chantait
il entendit distinctement une voix qui accompa-
gnait la sienne : il se tut, et la voix se tut.
)) 11 se coucha et ne tarda pas à s'endormir.
Vers le milieu de 'la nuit il s'éveilla; inquiété
par un léger bruitj-il prêta l'oreille et n'entendit
plus rien que le ronflement du juif, qui élail
couché avec sa femme dans la chambre voisine.
Bientôt il se rendormit : tout à coup il fut tiré
de ce second sommeil par un cri [)er(.ant et par
cette exclamation :« Je suis assassiné! » Il se
jeta eu bas de son lit; n'ayant point de briquet,
il arracha de son lit une poignée de paille, l'al-
luma en déchargeant^ un de ses pistolets, et à
la lueur delà llamnie il vit Ezéchiel sortant de
l'écurie et se précipitant dans sa chambre un
couteau à la main. Berzevvitchy sauta sur le juif,
le saisit à la gorge et lui arracha son couteau.
» Des paysans, attirés par le bruil, aidèrent
Berzewitchy à lier le juif et sa femme, qui vou-
lait lui porter secours : ensuite on pénétra dans
l'égufie où l'oQ U'ouva ôéba$liea Djulay baigné
dans son sang, répétant sans cesse : « Ezéchiel^
Ezéchiel, tu m'as assassiné! » Berzewitchy alors,
ne pouvant obtenir de ce malheureux aucune
explication, ordonna aux paysans de le placer
sur un brancard formé de branches d'arbre, et
le fit conduire, ainsi que le juif et la juive, au
chCiteau seigneurial. »
Le président. — Seigneur Berzewitchy, avez-
vous quelque chose à ajouter à votre déclara-
tion ?
Beizewitchy. — Rien, comte Drawelsky.
Le président. — Greffier, continuez.
Le greffier. — « Sébastien Djulay, Agé de 55
ans, paysan de Dedahia, deux fois condamné
pour vol, la première à cinquante coups de bâ-
ton, la seconde à cent coups et à deux mois de
prison, a déclaré que depuis son entrée au ser-
vice du juif Ezéchiel Souk, qui date d'un an,
deux mois et dix jours, il a commis, de conni-
vence avec son maître, plusieurs vols sur des
voyageurs; que le 20 août Ezéchiel lui raconta
la conversation qu'il avait tenue avec le seigneur
lierzewitchy, et l'engagea dès lors même à assas-
siner ce dernier, promettant à Djulay de parta-
ger avec lui l'argent par la moitié. Lui, Djulay,
accepta la proposition : ils achetèrent et aigui-
sèrent deux couteaux, et attendirent le retour
de Berzewitchy. Lorsque Ihôtesi impatiemment
désiré arriva dans le cabaret, Ezéchiel appela
Djulay, le força îi boire plusieurs verres d'eau-
de-vie, et lui dit :<' Sitôt qu'il s'endormira, lu
fi-apperas. » Djulay couchait ordinairement à
l'écurie sur la paille. Le soir étant venu, il s'ap-
procha de la porte de la chambre de Berzewit-
chy, qui donnait sur l'écurie ; il entendit le gen-
tilhomme entonner l'hymne :
" Dieu, preuds-nioi 9oas ts ganlé.'ji "
» Djulay, qui dans son enfance avait chanté
cette hymne avec sa famille, et qui avait la
croyance que celui qui lachantait est à l'abri de
tout danger et tromperait infailliblement son
assassin, céda à une influence qu'il ne put s'ex-
pliquer, tomba à genoux, unit sa voix à celle de
Berzew itchy. Dès ce moment il prit la résolu-
tion de ne pas attenter à la vie du voyageur, et
il eut même [lendant quelques instansla pensée
de le défendre. Cependant il se relira et s'étçfli-
ditsur sa botte de paille.
* ■'''-■(
))Dans la nuit, Ezéchiel vint le trouver, tenant
d'une main un couteau et de l'autre une lanterne
sourde et lui dit : « Le bétail dort, il est temps,
lève-loi.» Djulay lui répondit: « Ecoute, Ezé-
chiel, laissons la vie à cet homme ; il est sous
la protection divine, et la main de l'homme ne
pourrait le toucher, car il chantait : « Dieu,
prends-moi sous ta garde » ; et c'est une chose
certaine que celui qui a chanté cette prière
triomphe de son ennemi. Les paroles de Djulay
parurent faire impression sur le juif : «Eh bien !
dit-il, si tu n'en veux pas, laissons-le en paix. «
Elil s'en alla.
_^)> Djulay, dans un sentiment de joie, le seul
qu'il ait, dit-il, éprouvé depuis quinze ans, ré-
cita une prière et s'endormit paisiblement. Un
coup violent dans la poitrine l'éveilla, il sentit
aussitôt une douleur atroce; il s'écria : «Je suis
assassiné ! » 11 vit Ezéchiel s'enfuir, perdit con-
naissance, et lorsqu'il la reprit, Ezéchiel était
entre le$inaiii$ 4€$^'>ys<>ii$,l'ranspoi-lé au cliâ-^
— 59 —
toau seigneurial, il ilemauda un pi(?lie, se con-
fessa, reçut lalisolulion et fit la iléclaïalion
qu'on vient de lire. »
Le greffier donne ensuite lecture de l'interro-
gatoire de Kachel Irma, femme de Souk. Elle a
avoué qu'elle n'avait connu le complot formé
contre la vie du voyayeui' (|ue le soir même du
jour où il était revenu dans le cabaret ; elle pré-
tendit qu'elle avait conjuré son mari d'aban-
donner son projet criminel, et qu'elle avait cru
jusqu'au dernier moment i(u"il s'était laissé vain-
cre par ses larmes. Elle ajoute que la première
pensée du crime est venue de Djulay.
Le président. — Femme Racliel, persistez-
vous dans votre déposition '.'
Rachel. — Oui, seigneur et maître, mon mari
est innocent. C'est Sébastien, ce brigand sans foi
ni loi, (|ui a été le démon tentateur. Ezécliielest
si bon ! Avant de connaître ce brigand il n'aurait
pas été capable de plumer une poule ou de vo-
lerun seul Ixreutzer [un sou). S'il a voulu tuer
Djulay, c'était pour l'empêcher de tuer le voya-
geur.
Ezéchiel Souk, interrogé ensuite, s'exprime
ainsi :
« C'est Sébastien Djulay qui voulait assassiner
l>f rzewitchy ; moi je ne voulais que le voler.
Craignant que Ujulay n'accomplit son dessein,
je me rendis à l'écurie; je trouvai Djulay se di-
rigeant vers la chambre du voyageur, un cou-
teau à la main. Je voulus me précipiter au de-
vant de Djulay ; alors le gentilhomme s'est jeté
furmoiet m'a maltraité; je ne sais comment
tout ça s'est fait, Djulay s'est blessé lui-même en
se débattant. »
Le comte Drawelski.' — Juif, tu mens; Djulay
était couché quand il a été blessé.
Ezéchiel. — l'eulêtre dans la lutte est-il tombé
sur le couteau.
Le comte, prenant les deux couteaux déjiosés
sur la table. — Ezéchiel, le couteau ensanglanté
est le tien, celui dont la lame est pure de toute
souillure est le couteau de Djulay; et lu pré-
teiuls que ce n'eslpas ton couteau qui a frappé
Djulay, que c'est Djulay qui s'est frappé lui-
même ?
ilj^Ezéchiel. — Oui,je le soutiens... D'ailleurs,
ou a pu changer les couteaux.
Le comte. — Djulay est presque mourant, et
j'avais cru devoir ne pas le faire comparaître à
cette audience; maisi>uisqu'il le faut, j'ordonne
qu'il soit transporté ici.
Djulay est apporté par quatre gardes. La pft-
leur de la mortcouvre déjà ses traits. Le prêtre,
.sur sa demande, lui présente le Christ et l'ap-
proche de ses lèvres. Le grefKer lit lentement la
déclaration d'Ezéchiel. Alors Djulay soulève sa
tête avec effort et articule à peine ces mots :
— Dieu, pardoune-moi je meurs j'ai
dit la vérité. Dieu, pardoime-moi comme je
pardonne à mon assassin ; j'ai dit la vérité.
A peine a-l-il prononcé ces paroles qu'il ex-
pire.
Le corps de Djulay est emporté hors de la
salle; les témoins et le publie se retirent, et les
jui;cs délibèrent.
Lorsque deux lieuresaprèson rmivrc les por-
tes au public, le greffier donne lecture de celle
■ gentcnce :
Il Au nom dg Dieu, uotic souverain scicneur
à tous, avec l'autorisation de S. M. R. Ferdinand,
noire gracieux maître et seigneur, nous, Sigis-
mond-Ladislas comte Drawelski, président du
tribunal seigneurial de iMehadia; nous Jean
Chrysostôme Behieche, Louis-Ladislas Hahary,
Sigismond-Jérôme Tehadii , Jean-Casimir l5or-
kolsy, Michel-Jean llaclik et Charles-Edouard
Genezy, juges du Iriimnal:
"Après avoir reconnu i(u'Ezéchiel Souk, Is-
raélite, s'est rendu coupable de tentative d'as-
sassinat et de vol sur la personne de Jean-Ma-
thias-Louis Berzewitchy, noble hongrois, et de
l'assassinat de Sébastien Djulay, i)aysan hon-
grois;
» Ayant reconnu que Rachel Irma, Israélite,
femme d'Ezéchiel Souk, savait le dessein cri-
minel de son mari, sans toutefois en être com-
plice;
» ÎS'ous condamnons Ezéchiel Souk à être
pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive, el disons
(jue l'exécution aura lieu à l'endroit même où
les crimes ont été commis;
» Nous condamnons Rachel Irma à cinquante
coups de verge et à être enfermée pour six mois
en prison. «
Cette sentence est suivie des signatures du
président, des juges et du greffier.
Les coupables ont été conduits dans la prison
du château, el la sentence envoyée à Temeswar,
pour recevoir l'approbation du vice-comte du
coraital , et de là à l'est pour être revêtue de
l'approbation de l'archiduc-palatin, gouverneur
de la Hongrie.
Le tribunal supérieur, présidé par le vice-
eomle, et le tribunal suprême , présidé par l'ar-
chiducpalatin, ayant approuvé la sentence, ont
rejeté la demande en grâce d'Ezéchiel Souk, et
n'ayant pas jugé nécessaire de renvoyer cette
aliaire à l'empereur Ferdinand, roi de Hongrie,
onl donné l'ordre d'exécution.
Le 12 novembre, le juif Ezéchiel a été pendu
à une potence élevée devant son cabaret. Rachel
a reçu la fustigation, et a élé ensuite transférée
dans les prisons de Temeswar ]iour subir sa
peine.
{Gazelle des tribunaux.)
Un «loeunieiit tic oiaiisiiae de l'an
de sràce 1301.
Un lambeau de parchemin écrit il y a cinq cent
trente-huit ans, et qui a élé trouvé dans les ar-
chives de roitierspar M. Ilcdcl, ancien élève de
l'Ecole des Chartes, el archiviste du département
de laVienne,conticntuu compte dcdépenses de la
table d'une abbesse. Ces détails intérieurs, joinls
à quehiues rapprocheniens <lu uu'nu' genre eldes
mêmes temps, peuvent oll'rir qucliiue inlérêt ,
sans (|ne nous prélendious le moins du monde
trailer la ((urstion des repas du moyen-.'ige.
Nous nous bornerons à dire en quoi ont consisté
quchpies repas dont nous citerons la description
ou pliiUit le menu. Ce sujel, qu'on Iraiie onlt-
nairemenl en badinage, peut tori bien s'éliidier
connue partie essenlielle des imvurs ; car il y
lient par des cùlés graves : les prescriptions reli-
gieuses, l'économie domestique, l'extension du
luxe yu les ybsuicles au bicu-Olie, les wojeus •
de communication plus ou moins faciles, le taux,
des valeurs représentatives et le prix comparatif
des denrées dont l'homme fail sa subsistance ;
toutes questions d'une apprécialion délicate, qui
ne peut jamais être absolue et qui doit se borner
à des approximations.
Le fragment de comptabilité domestique qui
ftiit le sujet de ces réflexions contient une pre-
mière iiarlie donl nous ne nous occuperons pas,
et qui détaillait les dépenses étrangères à la ta-
ble. La seconde, qui est le commencement d'un
aulre chaj)iue de dépenses, nous a consei-vé un
spécimen cuiieux, quoique dans des proporlions
restreintes. On y voit, en elfet , le menu el la
dépense de la table d'une vénérable abbesse, jour
par jour, pendant trois semaines, à la fin de
chacune desquelles se trouve le chilfre de la
dépense hebdomadaire.
« Compte de H..., économe el écuyer, le lun-
» di avant la Nativité de la bienheureuse vierge
» .Marie, l'an du Seigneur I30I , comprenant
» toutes les dépenses failes par 4ui, depuis le
» lundi, veille de FAssompliou de la bienheu-
» reusevieige Marie, jusqu'au jour du présent
» compte, sur 100 sous qu'ila reçusde Madame.
» —Plus, le lundi, veille de l'Assomption de la
» bienheureuse vierge .Marie, j'ai encore reçu de
» la main de madame l'abbesse, ao ious.— Jtem
» le mercredi avant la fête de sainl liarlhélemy,
■1 40 sons. ))
L'économe, qui n'a écrit que la lettre initiale
de son nom, ajoute à son titre celui d'ccuyer.
Ce second litre, d'origine militaire, qu'on est
surpris de trouver dans la maison d'une abbesse
se rencontre plusieurs hjis parmi les officiers de
moines. Nous allons donc suivre l'écuyer de
notre abbesse dans une partie de l'emploi des
220 sous dont il avait à rendre compte.
Dépense de la maison de madame t.ibbetie
de ^uinteCroix-de-Poiliers , iuu du 6e<'-
gtieur I3iil.
« Le mardi, jour de l'Assompiion de la biea-
w heureuse .Marie: Pour un mouiou cl demi,
» 4 sous 1 denier. — Pour une longe de porc,
» 2 sous 4 deniers. — Pour du bœuf, 2 sous 4
» deniers. — Pour de la mouiarde, 2 deniers.—
» Pour des poires, 3 derniers.
» Jlei/i, le mardi suivant, pour des poissons
» blancs, 19 deniers. — Pour des œufe, li de-
» niers.
» y/t/w, le jeudi suivant: Pour du mouton,
» 3 sous 2 deniers. — Pour uue longe de porc
» 20 deniers.
» Item, le vendredi suivani: Pour des ha-
» rengs frais, 2 sous G deniers. — l'our six gar-
» dons, 5 sous. — Pour des œufs, 6 deniers.
)> Pour un pourpris, 3 den.ers.
» Jtem,\e s;imcdi suivant: Pour deux gar-
» dons, G deniers. — Pour Acs 7 deniers.
» Dépense de la semaine, J3$ous.
Par la simpliciie des mets, un aussi grand
jour de tête que L^ssoiupliou, Ion peut juger du
peu de somptuosité de notre abbesse. Le lende-
main, lexiguilé du repas, qui ne figure sur les
com|iios que pour du |ioi.vsun blanc et des œufs
peui taire sui)poscr qu'une partie de la chair
surabondante de la veille auiit élé représentée.
Les gardons el le pourpris, que nous voyons ,<er-
vir le vendredi, sont des espèces de poissons
Uoul il tsl sy u\ eut, «luesiiyu dans U'auires l'Ucti
_ no —
de CCS icmps-lh, et (lui pioli.iMcinenl portent
encore les iiu^mcs noms s\ir t|\ul(|ues points de
la France. Le .Icrnicr mets de cette semaine,
dont nons avons laissé le nom en blanc, se repré-
sente trois fois dans les deux autres semaines ;
mais nons i-norons ce «lue c'est ((vrmerw ) 7/ (/•)
Fn citant les mois <ln te\le (jui nous ont arrêté,
ni.ns olïVons à de plus hal.iles les moyens d'expli-
iiucr ce (|uc nous n'avons pu entendre.
I.a semaine suivant.' oifre une dépense de 40
sons -1 deniers, dans laquelle on reman ne G .le-
niers pour façon de pâtés. 11 est évident que
cette somme peu considérable s'apphque uni-
queuu'Mt an Uavail du pâtissier. Quant anxélé-
luensdeee mets, qui a toujours été esi.mé en
France, surtout au moyen-ftae, la farine et le
beurre élaienlnaturellement fournis parla mai-
son abbatiale, dont le four servait à la cuisson,
et pourlecontenu,nousen trouvons la solution
dans la douzaine de poulets et la longe de porc;
car il est probable que le porc et la volaille for-
maient alors la garniture ordinaire de ces plats,
comme encore aujourdliui, et comme au onzième
siècle, ainsi que nous l'apprend Jean de barlan-
de danssondictionnairedes diverses professions
de son temps. «Les pMissiers , dit (iarlande,
• arnent beaucoup d'arsent -. ils vendent î. tout
le monde des pMés de cocbon, de poulets et
a-ui-uiUes , assaisonnés avec du poivre ; ils ex-
, osent à l'étalage des tartres et des Hancs garnis
.!,, fromage mou et dœufs frais, voire même par-
fois d'œufs gMcs. »
Le poivre, dont il est fait mention dans ce pas-
sade de Jean de Garlande, parait avoir été très
iortdugoilt de nos pères; mais il était dune
,„erté ex.essive; car près de deux siècles après
,otre abbesse de Sainte-Croix, il coûtait 15 sous
H livre et c'était un luxe presque royal de pio-
dVuer une épice aussi précieuse, sans aucun
ménagement pour le palais des convives, que
l-habiiude endurcissait, sans doute, contre la
violence des assaisonnemens.
Les revenus de notre abbesse ne lui permel-
laient probablement pas le luxe des épices ; du
moins le poivre ne ligure-t-il pas dans ce frag-
ment de dépense de sa lable.
Ou remarque aussi un diner de vendredi,
inur maigre, où le menu était encore fort conve-
nable Cesl en considération de l'abstinence de
"; iourque nous avons traduit par deuxpeitte,
trLes\cs mots II parri. tnrl.nl^us, qui
auraient pu également signiHer deux tourterelles
e mêmes deux grives, s'il se fût ag.d un docu-
ment plus ancien de deux siècles : car alors la
volaille et tout le gibier de plumes étaient classés
parmi les alimens maigres, conformément aux
versets 20 et 21 du premier cbapitre de la
Genèse, qui rapportent au même jour de la créa--
Uon le cimiuième, la création des poissons et
les oiseaux. Maiscet usage, qui subsiste encore
en certains pays, cessa en France par le change-
ment qu introduisit dans la discipline un décret
du concile d'Aix-la-Chapelle en 8t7. Quelques
oiseaux aquatiques sont seuls restés, comme 1 on
sait, exccpiés de cette prohibition.
BerckudeXivra.
{Motiileur Parisien.)
PENDANT LA TER P. ELU.
Pendant que le sang coulait fi (lots sur l'é-
chafaud révolutionnaire , et que tout ce que la
France avait de population valide défendait le
sol de la patrie contre l'invasion étrangère, les
nombreux tlu'àlrcs que renfermait Paris (.et
ils n'étaient pns moins de vingt ) , appelaient
comme aujourd'hui la foule, toujours avide de
spectacles. On a eu raison de dire, en parlant
de celte terrible époque, fjiie le drame était
dans la rue et la pastorale sur la scène. A
(jnatre heures l'aiirèsmidi , une tragédie san-
glante se jouait sur les places de la Révolution ,
du Carrousel, de Grève, et sur les places Antoine
et barrière Renversée (ci-devant barrière du
Trône). A six heures, la scène changeait, l'idylle,
les pièces bucoliques avaient leur tour.
En parcourant en effet dans les journaux du
leinp;- les annonces des spectacles, ce n'est pas
sans quelque éloiincmcnt qu'on les trouve, au
plus fort de la terreur, comiiosés de pièces pres-
que toutes champêtres, si l'on peut les qualii^er
ainsi. Le Devin du village, Rose et Colas , Aih
nette cl Lubin, la Uuse du village , la Pielc
filiale ou la Ja>nlie de bois, la Mariée du vil-
lage , l'aulet Virginie, etc., etc., en faisaient
les principaux frais. Anlony, la Tour de Kesle,
Lucrèce iiorgia, et tous les noirs mélodrames
de nosjours, auraient 4té peu goûtés. Peut-être
même si le célèbre Robert-Macaire, et le forçat
Bertrand, son digne compagnon, eussent paru
sur la scène et se fussent joués aussi de la justice
nationale, il y aurait eu danger pour ceux qui les
auraient représentés : quelque zélé sans-culotte
eut fort bien pu les accuser de vouloir avilir le
peuple souverain ; et les têtes des auteurs, com-
me des acteurs, auraient répondu de cet attentat
contre-révolutionnaire.
Cependant, il n'est presque pas besoin de le
dire, on représentait aussi des pièces patriotiques,
surtout dans les grandes fêtes, les solennités ré-
volutionnaires , et aux anniversaires des événe-
mens mémorables. Mais la pureté des mœurs,
les vertus privées étaient peut-être ce qui exci-
tait au plus haut point la sollicitude de l'auto-
rité. On peut s'en convaincre aux termes de l'a-
vis suivant qui fut affiché dans tout Paris, et pu-
blié officiellement par tous les journaux d'alors,
et que l'on pourrait croire avoir été rédigé par
dessagesdes temps antiques, cherchant à perj.é-
tuer l'âge d'or.
«RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.
«Paris, 0 pluviôse an ii.
« Le comité de sûreté générale de la Conven-
» lion a mandé les directeurs des différens spec-
» tacles de Paris ; et, dans un entretien amical et
» fraternel, leur a recommandé de faire de leurs
» théâtres une école de mœurs et de décence ,
» leur permettant de mêler aux pièces patrioti-
» ques que l'on donne chaque jour, des pièces où
» les vertus privées soient représentées dans tout
« leur éclat.
» Le comité de surveillance du département de
» Paris vient de seconder ces mesures dictées par
» un esprit d'ordre et de sagesse. Il a fait afficher
« un avis aux différens artistes des théâtres de
«cette ville, qui renferme des exhortations et
» des conseils propres à conserver la pureté des
» mœurs publi(ines et à vivifier ces arts qui cm-
» bellissent la société. »
La Convention accordait aussi au peuple dans
les grandes circonstances des spectacles gratis.
Le premier anniversaire du2l janvier,quirépon-
dait an 2 pluviôse an ii (21 janvier 1794, vieux
style, comme on disait aiors), fut marqué pardes
démonstrations que l'on a peine à comprendre
aujourd'hui. Les théâtres furent invités à don-
ner des représentations gratuites, et les direc-
teurs n'eurent garde d'y manquer.
11 était juste de les dédommager, et dans ce
but, le représentant Lombard-Lachaux lit, deux
jours après, une proposition qui fut adoptée en
ces termes : le décret m'a paru assez curieux
pour mériter d'être reproduit textuellement :
« La Convention nationale décrète qu'il sera
» mis à la disposition de M. le ministre de l'in-
» térieur la somme de cent radie livres, laquelle
» sera répartie, suivant l'état annexé au présent
» décret , aux vingt spectacles de Paris , qui, en
» conformité du décret du 21 août (vieux style),
» ont donné chacun quatre représentations pour
» et jiar le peujile. »
A l'Opéra-Nalional, 8,500 livres ;
AuThéàtre-Nalional, ci-devant Français,7,OO0liT.
— De la République, rue de la Loi, 7,500 liv.
._ De la rue Feydeau , 7,000 liv.
— Comique-National, rue Favart, 7,000 liv.
— National, rue de la Loi, 7,000 liv.
— Rue ci-devant Louvois, 3,.')00 liv.
— Vaudeville, 4.i00 liv.
— Montansier, jardin de l'Egalité, 4,G00 liv.
~ Palais-Variétés, 5,000 liv.
— National de Molière, 5,800 liv.
— Délassemens-Coiniques, 4,800 liv.
— Ambigu-Comique, 4,800 liv.
— Gaité, 3,5110 liv.
— Patriotique, 3,ii00 liv.
_ Lycée-des-Arls, 3,200 liv.
— Comique et Lyrique, 3,200.
— Variétés-Amusantes, 3,2(10 liv.
— Franconi (spectacle d'équitation), 2,400 1.
— Républicain de la foire St-Germ., 2,800 1.
La pièce qui eut ce jour-là le plus de vogue
populaire et excita le plus d'enthousiasme fut
la Prise de Toulon, pièce de l'Opéra-Comique.
Cette victoire était encore toute récente, et il est
diflicile de se faire une idée des transports de
joie que firent éclater à cette occasion les comi-
tés, la Convention, les clubs elles sociétés popu-
laires. Un vieux numéro, presque tout déchiré,
de la Feuille du Salut Public , du 3 ventôse an u
(21 février 1C94), m'est tombé sous la main etj'ai
été assez heureux pour y trouver un compte-
rendu de cet opéra. 11 donne une idée de ce
(ju'était alors le feuilleton dramatique, qui se
glissait modestement à la fin du journal, et n'a-
vait garde d'usurper la place destinée à publier
les séances de la Convention , les sentences de
mort du tribunal révolutionnaire et les bulletins
de nos armées républicaines. Dans ce bulletin
se trouvent les noms de trois célébrités drama-
tiques, dont deux vivent encore. Voici ce docu-:
— fil -=
^K3t^M^3E:==«s3fEmK«V7ri;^^-'i^E^^^^^BW^^oam«^ra«
ligiBsargiBtmggaBi
ment littéraire, qu'on me saura gré, je pense, de
reproiluire, puisqu'il se rallache ili une t'poiiuc
de notre histoire,si palpitanted'ailleursdintérét.
THÉÂTRE Dli LOPÉRA-COMIQUE NATIONAL.
« La reprise de Toulon était pour la France
un événement d'une si haute importance ; cette
conquête si brillante a été accomiiaisnéc de cir-
constances qui en augmentent encore si puis-
samment l'intérêt, (pie tous les cœurs républi-
cains se sont enflammés à cetle heureuse nou-
\elle.Tous les cerveaux plus ou moins poétiques
se sont empressés de la chanlcr. Tous les théâ-
tres, le lendemain, Tniit iiromise sur leurs affi-
ches, se disi>utant h (pii la ferait paraître le pre-
mier. 11 n'était pas mOme question, dans un mo-
ment pareil, d'en calculer froidement le mérite
dramatique. On sentait bien que tout Français,
regrettant de n'avoir pu être acteur de ce drame
puiilic, ne pouvait s'en consoler qu'en ilcvenanl
acteur d'une rei)résentalion qui lui en retraçait
la réalité. Le succès militaire garantissait le suc-
cès théâtral; il ne s'agissait donc que de l'obtenir.
» Quelques auteur? cependant ont eu l'art d'a-
jouter à l'intérêt du sujet le mérite dramatiipie;
et celui de l'ouvrage dont nous rendons compte,
donné à l'Opéra-Comiciue national , doit être
compris dans ce nombre. Le citoyen Duval, ci-
devant acteur du théâtre du faubourg Sl-(ier-
main, et plus connu par le succès de sa jolie co-
médie de la Vraie bravoure , <[u'il a donnée en
société avec le citoyen Picard, au théâtre de la
République, a montré dans ce dernier ouvrage
des preuves d'un talent digne d'être encouragé.
Les contrastes qu'il a établis entre une famille
très patriote et les généraux enneiuis, dont un
Anglais très immoral, 'qu'une ridicule imitation
de la légèreté française rend très comiipie; et un
Espagnol, plein de fanatisme et d'orgueil, réi)an-
dent h la fois sur cette pièce beaucoup d'intérêt
et de gaité. Elle n'est guère susceptible d'ana-
lyse; les scènes ne peuvent être détachées du ca-
dre destiné à les recevoir.
» La musique est le coup d'essai du citoyen
Leraierre, qui n'est encore connu que par (picl-
ques morceaux détachés. On a surtout distingué
un fort joli air, très plaisamment chanté dans le
baragouin anglais par EUeviou. Plusieurs autres
morceaux annoncent des intentions qui ne sont
pas toujours remplies, défaut qui ne vient (pie
du peu d'habitude de travailler pour la scène.
On doit avertir ce jeune compositeur que les ac-
compagnemens exécutés ,'par les instrumens à
vent, lorsqu'ils sont trop ligures, forment avec
le chant une opposition trop forte (jui l'eiu-
brouille et empêche d'en entendre les paroles.
Plusieurs morceaux de son ouvrage feraient
plus d'eU'et s'ils étaient moins chargés. On en an-
nonce un autre de lui, dont on ne peut conce-
voir qu'une idée favorable. «
On n'avait pas le tenq)S alors de remplir plusieurs
colonnes de journaux, de variétés et d'articles
littéraires ou dramatiques. 11 n'y avait place (pic
pour les terribles périiiéties politiques. A tout
prendre, mieux vaut encore l'époiiue actuelle ,
avec ou peut-être malgré ses feuilletons (pioli-
diens.
A. T.
{Gazette des Théâtres.)
I
f](BB«le?4 S5ar les prairies natn-
relle» et Niar les piaules (fui
les coB^spof^eiit.
Sionaiiandonneà lui-même, pendant plusieurs
années, un champ labouré, on le voit se couvrir
peu à peu de végétaux divers et se transformer,
avec le temps, en une prairie naturelle.
D'abord il y croit des plantes fort variées, sur-
tout des plantes annuelles , rampantes ou de
grosses espèces carduacées; mais le défaut de
labour fait périr les plantes annuelles dèsla'pre-
mièrCjOii, au plus tard, dès la seconde année,
et les bisannuelles à la deuxième ou à la troi-
sième année; petit à petit les graminées dominent,
étouffent toutes les plantesrampantes, délicates,
et au liout de ipialre ans, plus ou moins, on a
dans les terrains ordinaires un pré composé,
pour la plus grande partie, de graminées péren-
nes entremêlées de quelques légumineuses etde
quehpies chicoracées vivaces.
L'avantage du cnltivateur n'étant pas d'atten-
dre trois ou quatre ans pour jouir d'un pré
naturel, on ensemence les terres labourées que
l'on veut transformer en prairies. L'usage est d'y
répandre des graines récoltées dans de bons
prés, à peu près analogues à celui ([u'on veut
établir, et dès la première année on commence
à y récolter du foin.
On a l'habitude de couper les prés avant la
maturité des graines, parce que le foin en est
plus nourrissant, plus pesant, et les tiges plus
délicates. Non seulement les graines mêmes ne
servent à rien dans un pré, parce qu'elles ne se
ressèment pas, les terres étant trop compactes
pour que leur germination puisse avoir lieu ;
mais il faudrait, pour cette maturité, attendre
un temps (pii durcirait les tiges et en ferait un
mauvais foin.
Lors donc qu'on veut établir une [irairie na-
turelle, il faut observer celles du voisinage, re
connaître les plantes qui en font le fond , et
s'en procurer des graines . Un propriétaire qui
entend ses intérêts laisse dans ce cas un quar-
tier ou un demi-arpent du pré voisin mitrir ses
graines, et les récolte pour en répandre la se-
mence dans la terre dont il veut faire un pré.
Les prés , pour acquérir toute leur bonté ,
doivent être épine')! tous les ans, c'est ^-dire
(pi'ondoit en enlever les plantes épineuses,
i-omme ronces, rosiers sauvages, épine blanche,
et même toute espèce de végétal ligneux. Dans le
Nivernais, on impose par le bail celte condition
aux fermiers, ainsi (jue A'étaujyer, c'est-îi-dire
de répandre la terre des taupinières et de l'éga-
liser; on y stipule aussi ipie le foin sera coupe
le plus près (le terre possitile. Si la maiii-d'rt'u-
vre n'était pas aussi chère, ou si on avait des
enfans ?i souhait, on pourrait de même faire
enlever tout ce qui n'est pas de la famille des
graminées, (Mer les plantes nuisibles, en un mol
sarcler les prés, comme on le fait pour les bou-
lingrins de nos parcs et les moissons bien tenues;
car les végétaux dicolylédons tiennent bien plus
de place ipie celles-ci, déparent le foin, le ren-
dent grossier, et il se vend alors moins cher.
Les graminées vivaces sont donc essentielle-
ment des plantes de prairies; elles tallent de la
racine; leur tige monte bien droit; elles ont j'en
ou point de branches, et leurs fleurs, petites,
squameuses, tiennent très peu de place; elles
paraissent avoir besoin d'air, car elles se lassent
el se rapprochent beaucoup, sans inconvénient;
de tous le» végétaux , dans un espace donné, ce
sont les graminées qui y viennent en plus grand
nombre ; elles sont d'ailleurs très robustes, ne
craignent ni les grands froids, pendant lesquels
on les voit toujours vertes, ni les grandes cha-
leurs, qui r(jtissent leurs ligessans nuire à leurs
racines, qui reverdissent à la première pluie.
On sait que les graminées sont les plus subs-
tantiels des végétaux pour la nourriture des
animaux; comme aliment, le foin les alimente
quatre fois comme le même poids de navets ou
de panais, trois fois comme la betterave, deux
fois comme la pomme de terre et la carotte
{Almaiiach de France, I838j. Aussi un pré est-
il le meilleur de tous les biens, puisqu'il produit
beaucoup en demandant comparativement peu
de soins et de dépenses. Dès le temps de Calon,
cité par Pline, cette vérité était connue ; car il
fait demander par un interlocuteur : Quel est le
meilleur de tous les biens ? Les prés, répondit-
il. Et ensuite ? lui demanda-t-on. Les prés
encore.
Une contrée fraîche, ou du moins un peu né-
buleuse, un air épais , sujet aux brouill.irds,
sont avantageux pour la perfection des prés
naturels ; c'est ce qui expli(iue pourquoi ceux
de la Belgique, de la Hollande et de l'Angleterre
sont si admirables, semblables en cela à ces
monoeotylédons despremiersftges du inonde qui
vivaient dans une atmosphère qui ne permet-
tait pas encore à l'homme de l'habiter. En avan-
çant vers le centre delà France, ils diminuent
de bonté et cessent presque complètement dans
les régions chaudes méditerranéennes, à moins
qu'ils ne soient entretenus par l'irrigation. L<ur
abondance, dans les pays où le transport des
foins est difHcile,permet l'éducation des bestiaux,
source de richesses jiour ces cantons, tandis
que leur rareté opère des changemens dans les
usages alimentaires. Par exemple, on remplace
le beurre en Périgord et en Gascogne par la
graisse d'oie , comme on fait par l'huile en
Provence; on y mange plus de moutons etde
chevreaux que de baufs, etc.
Les graminées engraissent les terres par la
destruction de leurs racines pourvues de tant de
chevelu, dégaines foliacées, de la base de leurs
tiges, des premières feuilles, etc., (jui y laissent
un f/(7;7/i/.< abondant; au.ssi, après un certain
nombre d'années, le sol, devenu moins bon à la
production des graminées, est-il excellenl pour
celle des céréales, ce ijui expli(pie la beauté des
blés semés sur des prés retournés. La terre des
vieilles prairies un peu fraîches ou dont le .soi
est argileux est p:u-fois comme tourbeuse, et
alors les mou.ssess'y produisent. (Vcst un signe
indubitable du besoin d"en changer le mode dt
production : cetle propriété que poi^-ièdent les
prairies naturcllesd'cngrai,<scr la terre, explique
ponripioi elles ont si peu besoin d'être fumées.
Pour la bonté des produits, il ne faut p.is plus
fumer les bons prés ipie les vignes.
Pans les hautes montagnes, le foin est d'une
— 62 —
finesse remarquable ; j'ai vu au Mont-d'Or, en
Auvergne, celui que les paysans vont récoller en
se faisant altaiher avec des cordes au-dessus des
précipices; il a la délicatesse delà soie et est
fort court. C'est lui qui donne aux vaches de ce
pays ce lait exciuis, mais peu butyreux, avec
le(iuel on fait les excellens fromages de ce nom.
Si les prairies naturelles supportent bien le
froid des hautes montagnes, elles ne craignent
pas non plus, comme je lai déjà dit, des chaleurs
humides assez fortes : on voit aux hains d'Aix ,
en Savoie, de riches prairies traversées par des
ruisseaux formés des eaux bouillonnantes et sul-
fureuses qui s'échappent des sources thermales.
La dessiccation des foins et leur conservation
méritent de la part du fermier la pins grande
attention : il ne faut pas les rentrer trop secs ;
cependant il y amoinsdinconvéniens à cela que
de les serrer troj) verts, attendu ([u'étant hygro-
iuélri(iues, ils reprendront l'humidilé qui leur
maniiue. Lu excellente méthode est de bolteler
le foin de suite, parce que les espaces vides qui
existent entre 1 es bottes permettant l'accès de
l'air, il ne fermente jamais; il se sèche, s'il est
un peu trop frais rentré, et reprend ce (lui lui
manque en humidité, s'il était trop sec. En Ni-
vernais, pays si arriéré sous le rapport de l'agri-
culture, et que nous nous elForc ons d'améliorer
depuis quatre ans iiue nous appliquons nos con-
naissances botaniques et physiologiques à cette
science , on ne met pas les foins en meule, on
les engrange ; mais les couvertures de ces gran-
ges étant ordinairement en chaume, l'air y a un
accès facile ; aussi les consommateurs préfèrent-
ils ce foin à celui qui est serré dans des granges
ayant la couverture en tuiles. '
F. V. MÉRAT.
( Temps. )
ElOG-ni-PEIS.
M. lE COMTE MOIÉ (Iouis-MathIed ,
pair de Trance , ministre des affaires étran-
gères»
M. le comte Mole appartient à l'une des fa-
milles les plus anciennes et les plus honorées de
la magistrature. Originaire de Troyes en Cham-
pagne, la famille INlolé a fourni plusieurs pre-
miers présidens et plusieurs procureurs-géné-
raux au parlement de Taris. Il n'est personne
qui ne connaisse la grande et belle réputallon
laissée par l'illustre président Mathieu Mole.
M. le comte Mole est né à Paris en 1780; li-
vré de bonne heure à la littérature, il publia,
dès rage de vingt-sis ans, des Essais de mo-
rale elde politique; il ne nous appartient pas
de juger cet ouvrage qui soulève aujourd'hui
de vives récriminations.
>l. Mole franchit rapidement les premières
marches qui devaient le porter à une haute for-
lune. 11 fut nommé auditeur au conseil d'état,
puis maître des requêtes. En 1808, Napoléon lui
confia l'administration du département de la
Côte-d'Or; puis, rapi>elé h Paris, il fut nommé
conseiller d'état, et un an après directeur-géné-
ral des ponts et chaussées. Napoléon lui donna
aussi le titre de comte et le cordon de comman-
deur de l'ordre de la Réunion. 11 était membre
du corps législatif en 1813, lorsque lui fut con-
fié le portefeuille delà justice, à la retraite du
gran<l-juge Hégnier.
Ce fut en (]ualilé de grand -juge que, lors des
événemensde 18t4, M. Mole accompagna, ainsi
que tous les autres ministres, Pimpératrice Ma-
rie-Louise à Ulois. Resté hors des fonctions \m-
bli(|nes i)endantla première restauration, il fut,
aux cent-jonrs, replacé ii la direction des ponts
et chaussées. Il refusa cependant d'entrer à la
chambre des pairs, où il ne prit place qu'au se-
cond retour des Bourbons. En 1817, il fut nom-
mé ministre de la marine, poste qu'il occupa
jus(iu';i la fin de l'année suivante. Depuis lors
et jus(|u'à la révolution de 1830, M. Mole ne fut
que ])air de France.
Appelé le 11 août 1820 au ministère des af-
faires étrangères, M. Mole céda bientôt la place
à M. Laffitle.
Chacun sait que depuis le 15 avril 1837 ill. le
comte Mole est ministre des affaires étrangères
et président du conseil. Peul-être au moment
où paraîtra notre journal, M. Mole aura-t-il
cessé d'être ministre , et avec lui , le cabinet
actuel aura cessé d'exister; mais si l'homme
d'état est en dehors de notre appréciation ,
nous ne pourrons nous empêcher de reconnaî-
tre que M. le comte Mole, qui avait été un écri-
vain facile, a fait preuve dans la discussion de
1 adresse, d'un grand talent oratoire.
Hcmic îiittmatiiiuf.
THEATRE ROYAL DE L'OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Régine, opéra co-
mi(iue en 2 actes , paroles de M. Scribe, musique
de M. Adolphe Adam.
Le succès qui a couronné la nouvelle partition
de M. Adolphe Adam manquait de cet entrain
bruyant qui caractérise ses |)récédente3 ovations.
Quehiues auditeurs inexpérimentés , quoique
bons juges en matière de musique , s'étonnaient
tout naïvement de cet accueil un peu froid;
d'autres étaient tous prêts h formuler ce terri-
ble analhème de succès d'estime, que les Italiens
appellent un mezzo-fiasco.
Tout le monde s'est trompé , public et con-
naisseurs : Pun parce qu'il ne retrouvait plus
dans tni nouvel ouvrage de M. Adam ce cachet
populaire que nous regrettons d'y rencontrer
si souvent : lesj autres tombaient dans l'erreur
contraire en voyant des beautés de premier or-
dre passer en quelque sorte inaperçues.
Régine nous réconcilie franchement avec
M. Adam dout nous n'avons jamais contesté du
reste le réel et beau talent. Celte partition, écrite
avec une rare délicatesse de style et dans laquelle
brillent une finesse de détails, une pureté de for-
mes qui font le pins grand honneur au maître,
estdu petit nombre de celles que la saine partie,
c'est-à-dire la partie intelligente du public
se complaît h étudier. Nous n'oserions certes
pas diie que la destinée de Régine soit d'éclipser
le triomphe ^n Brasseur et l'apothéose du Pos-
tillon, mais elle marchera de pair avec celle du
Chalet , petit chef-d'œuvre de naturel et de
grùce , que les amis de l'art n'ont pas oublié et
qui n'a d'autre tort que d'avoir fourni de trop
abondantes curées à M. Musard.
11 nous serait agréable d'analyser les divers
morceaux dont se compose la partition de Ré-
gine, mais le cadre de cet article ne comporte
pas un pareil examen; nous nous bornerons à
mentionner parmi les fragmcns les plus saillans
de l'ouvrage le duo d'introduction , dont la fac-
ture toute classiipu' est soutenue par une in-
stiiuuentation brillante et ornée de mélodies
pleines de clarté; le duo du second acte entre
Mlle Rossi et M. Roger mérite les mêmes éloges.
Il y a ensuite le finale du premier acte qui étin-
celle d'élégentes et gracieuses intentions ; les
couplets chantés par iVl. Roger amènent un can-
tabile délicieux et parfaitement en situation ;
ceux ([ue fait valoir la bonne et franche voix
d'Henri sont d'un comique parfait.
Le libretto n'est point le meilleur ouvrage de
M. Scribe; on y retrouve ses qualités et ses
défauts ordinaires. Mais ceci est un éloge, car
tout le monde sait ([ue M. Scribe a eu le rare
bonheur de faire adopter ses défauts , parce
qu'il n'est jamais plus .spirituel que quand il a
qvielqu'invraisemblance à sauver, quelque partie
faible d'un ouvrage à dissimuler.
L'intrigue est éminemment dramatique et
peut se raconter en deux mots.
Une jeune fille de noble origine, et dont la
famille est en émigration, attend son frère en
secret pour lui donner asile pendant une nuit
dans la maison paternelle et faciliter sa fuite.
Un jeune homme se présente en effet , il est in-
troduit par une jeune servante qui le fait cacher
dans l'appartement de sa maîtresse. Un hasard
révèle sa présence à Pautorité ; la jeune fille dé-
clare que l'étranger est son mari.
Or cet étranger , qu'elle croit son frère et
qu'elle n'a point vu encore , est un simple sol-
dat qui s'était présenté avec un billet de loge-
ment et qui est fort étonné delà réception qu'on
lui a faite. Le jeune et loyal militaire accepte
généreusement le rôle que l'erreur de sa noble
hôtesse lui impose, et comme on ne plaisantait
pas avec la justice expéditive de cette époque,
cet imbroglio amène des résultats qu'il est fa-
cile de deviner et que nous n'expliquerons pas,
pour ne point enlever à celle piiiuante produc-
tion l'intérêt de curiosité qui s'y attache.
Régine a été jouée et chantée avec un ensem-
ble vraiment remarquable. Nous avons déjà dit
notre opinion sur le talent de M. Roger : c'est
l'avenir de POpéra-Comique. Ce jeune chanteur
a créé son rôle avec une intelligence et une roii-
deur qu'on ne pouvait attendre de son inexpé-
rience de la scène; M. Roger jouera parfaite-
ment la comédie. —Henri écrase un peu ses per-
sonnages ; mais il est si gai, si spirituellement
naturel, qu'on lui pardonne aisément cettejexu-
bérance; d'animation. — Mlle Ross travaille
beaucoup et fait de notables progrès ; son ta-
lent surgit de jour en jour.— Mlle Berthaut est
une charmante camériste , pleine de grâce et de
gentillesse. Stéphen de la Madelaine.
Carnaval <Ic P.aris.
Voici retentir de toutes parts un bruit de gre-
lots qui domine toute musique,c'estle carnaval:
— 63 —
I/Opt^ra a donné enfin samedi sa prcmièi e fêle
de nnit. C'est encore et ce sera toujonrs le liai le
plus dislinijué , le plus artiste de tous ceux que
cette folle époque ofFi-e ît nos plaisirs ; ce n'est
que là en effet que Ton trouve, hors de la foule
des danseurs , ce spirituel foyer oîi se croisent et
bourdonnent mille paroles maliijnes, mille intri-
gues charmantes ; là seulement les limites de la
cachucha ne sont jamais dépassées; dansTeni-
vrement même il y a encore un parfum de bonne
compagnie. L'inauguration de samedi promet un
cariiaval brillant. Les costumes de caractère
étaient en grand nombre et donnaient ainsi au
mystérieux domino noir jjIus de piquant qu'il
n'en avait autrefois, quand c'était, sans excep-
tion , le costume des dames. Les danses espagno-
les ont eu beaucoup de succès, surtout la der-
nière si originale accompagnée par la voix. Et les
danseuses, elles sont si jolies viaiment , que ce
serait t^éjà un attrait suffisant pour faire courir
lef bals de l'Opéra cette année. Du reste le qua-
drille et la valse y régnent décidément |>ar droit
de conquête et s'y maintiendront. Mais aussi l'or-
chestre de JuUien éclate avec un entrain si irré-
sistiide, qu'il fait, malgré vous, tournoyer vos
pas sous la cadence de Pnsila et du Itossigiiol,
deux valses ravissantes qui ne dateront réelle-
ment que d'aujourd'hui , bien (lu'elles aient été
composées pour les concerts du Jardin-Turc ;
mais il faut au compositeur des moyens d'exé-
cution, cl c'est ce qui a manqué jusiju'ici à . lui-
lien : l'orchestre dont il dis|)Ose aux bals de l'O-
péra va établir sa réputation de compositeur
comme il convient : plusieurs valses nouvelles
ont été composées exprèspar lui pour ces bals;
ejlcs spiù annoncées déjà sous les titres de la
Fauvette, la Gazelle, la Reine de France. On
pourrait parler également avec éloge de ses qua-
(Jrilles remarquables par l'innovation des chœurs
chantés qui s'y mêlent ; mais ce qui nous fait
donner plus particulièrement notre attention
aux valses, c'est qu'il nous semble (|ue ce genre
décomposition est pour M. Jullien unevéritable
spécialité ; elle est à lui, en Fi-ance, comme elle
est à Strauss en Allemagne. Nous voici rentrés
dans notre cercle musical par une appréciation
que nous trouvons lieu de faire au sujet du bal
de l'Opéra, lequel nous avait fait sortir de notre
domaine; mais si bruyante qu'elle soit, la ma-
rotte de la folie ne nous distraira pas complè-
tement du culte de l'art.
flfuuf îJf finq jours.
15 JANVIER. — Les fâcheux événemcns de
La Rochelle portent déjà leurs fruiis : le com-
merce , abirmé des désordres de l'émeule, a
cessé de diriger des grains sur ce point, et cette
population abusée, cpii a cru ipie la force pou-
vait lui procurer r.diondance , ou au moins
modifier les prix des grains, serait exposée au-
jourd'hui à la disette, si la [irévoyance <le l'ad-
ministration ne veillait à un prompt approvi-
sionnement.
— Les architectes de la ville sont fort occupés
en ce moment à dresser les plans des grands
travaux (|ui vont être exécutes dans la cam-
pagne ((ui va s'on\rir. On cite entre autres:
t" La conlinualion des agraudissemens de
rilAtel-dc-Villc;
-' " L'isolement et la restauration du Palais-de-
Jnstire;
:'" L'achèvement des quais Saint.-Paul et
bauU-Bcrnard ;
4» L'embellissement des Champs-Elysées ;
5" L'achèvement de Saint-Vincenl-de-Paule ;
G' Et le remblai du bas de la Seine , à l'Ile
Louviers.
— On nous écrit de Londres que lord Castle-
maine a péri pendant l'ourôgan de dimanche
I soir. Sa seigneurie voulut fermer une fenêtre
dans sa ehandire à coucher, le vent s'y en-
goulfi'a avec violence; le noble lord fut renversé
et jeté sur le |iar(|uet avec tant de force, qu il
expira à l'inslant.
— Le journel de F Armée pultlie l'état géné-
ral de nos troupes sur le pied de paix et sur
lejiieddc guerre. Cet état a été rédigé d'après les
documensofliciels distribués aux chamlires.
Il en résulte que, sur le pied de paix , l'ar-
mée française compte ;Mt,119 hommes et
fyJMi chevaux ; ipie sur le pied de guerre,
elle compte 420,265 hommes et t21,892 chevaux.
— Les conseils deguerrequi siégentà Paris ont
prononcé, dans les quatre derniers mois de
18.38, cent quatorze condamnations: cjuatre-
vingt-deux à la pri.son et trente-deux à des
peines infamantes, y compris une peine de mort
commuée; i|uarante-deux de ces condamna-
tions frap|)enl des jeunes soldats servant pour
pour leur compte , et soixante treize des rem-
plaçans ou des engages volontaires.
— On raconte que dans une ville des trois
royaumes , après un meeting radical-industriel,
l'honoralde sir fut reconduit cliez lui par la
foule. L'enthousiasme était tel qu'on détela ses
chevaux et qu'on traîna son carrosse à brns
d'hommes. Depuis ce jour, sir n'a jamais
revu son attelage. D'adroits filous avaient orga-
nisé ce triomphe pour s'emparer d'une m:igni-
fique paire de chevaux gris pommelés (|ûils
onvoitaient depuis longtemps. AI. C
avigne n'a pas songé à ce trait.
Casimir De-
un chiffre total
G(4,.il:i.O0Ofr.
(i30,29.>,00e
8.^0,I8.'),0(KI
IG. — Le Moniteur publie aujourd'hui les
états comparés du produitdes impôts etrevenns
indirects de l'année 1838 avec ceux des années
1836 et 1837 :
L'année 1336 a donné
de.
Celle de 1837, un de. . .
Celle de 1838, un de. . .
Il résulte de ces étals comparatifs' t[\H' Tannée
1838 présente un total de recettes qui excède
de 3.';,G72,000 celui de 183C, et de 19,8'JO,000 fr.
celui de 18o7.
— On écrit de Lisbonne:
« .Madame la duchesse de Palmella est arrivée
avant-hier dans celte ville avec la jeune mar-
(|iii.se de l'ayal, et s'est empressée, aussitôt son
arrivée, d'aller présenter la jeune mineure à
M. Eslevès, son Inleur, etau tribunal suprême,
devant le(|uel doit être portée la conteslatioil
relative à la validité de son mariage avec M. le
marquis de Eayal. »
— Notre correspondant de Constanlinoide
nous appicnd danssa dernière lettre (pic le sul-
tan se propose de faire donner aux pi-inces ses
lils iiiK' éducation europécniu',dès tpiils aiironl
terminé celle (|u'ils rci;oivent d'après les rites
de l'islamisme. C<'tlc délermination du sultan
prouve ([u'il vont (|ue l'ainre immen.se ipi'il a
si glorieusement entreprise lui suivive,ct que
son successeur la maintienne dans la large voie
de progrès où sa main puissante l'a placée.
— Le roi porte en noir le deuil de .sa fille la
princesse Marie, contrairement à rancienue éli-
tpielle, ([ui veut que les rois portent le deuil en
violet.
— Le nom de Simon Deulz, voué désormais à
une si triste célébrité, retentira bient(M. dit-on,
devant le Iribniial de police correclionnelle!
\oici dans (|ncllcs circonstances: Deiilz. après
des démêlés assez vils avec M. t;..., s'c.sl pré-
tendu menacé |iar lui ; il a, en conséquence. <lé-
posc une plainte entre les maius de Al. le com-
missaire de police, qui a dft mander les parties
devant lui.
— M. le comte Christian de Nicolaï, pair de
France, est mort avant-hier 14 janvier.
— Le conseil municipal de Saumur, afin de
ne point laisser périr le souvenir de quelrnies
hommes célèbres nés dans celle ville, a résolu
de donner leurs noms à i.liisieurs rues dont les
dénominations .sont insignifiantes ou ridicules
Parmi ces noms justement honorables nous
avons remarqué ceux de liodin, l'ilhislre auteur
des Recherches .sur Saumur et sur l'Anjou et
Diipetil-Thouars, brave marin, mort dune ma-
nière si glorieuse à la bataille d'Alioukir.
— Voici deux fautes d'iinpre.ssiou a.ssez bouf-
fonnes. Lu journal deCand annonce que la (lotie
trançaise a lancé 4,(10(1 ;?o(/fe/* boulets sur le
fort deSaint-Jean-d I lloa; un journal de Liépe
annonce de son côté que le gouveinemenl belSe
va envoyer 20,000 paillatses 'palissades )"à
Venloo.
— Il y a quelques années , un riche banquier
prêta à un jeune écrivain une .somme dont ce-
lui-ci avait besoin pour assurer ses juemiers
pas. « Vous me rendrez cela , dit le prêteur
quand vous aurez fait votre chet-d'<cuvre. » L'é-
crivain publia successiv, ment trois romans Le
banquier les lut cl ne réclama rien. Lu qua-
trième roman vient de pai-aiire; le ban<|uier
n'osa |ias le lire . mais en le vovani célébré par
tous les journaux il écrivit à son débiteur ■ « .Si
f en crois ce qu'on dit de voire dernier ouvrape
le moment de vous acquitter envers moi est
venu.» A celle lettre, il recul pour loule réponse
ces seuls mots : « J'espère faire mieux. »
17. — Depuis le moment où la reine a ainiris
la mort de la princesse Marie, elle ne veut ad-
mettre personne près d'elle, (.'est avec peine
qu on est parvenu à la décider à paraître pour
recevoir la chambre d.'s «léputés et la chambre
Mes pairs. Elle a reçu hier, pour la première fois,
M. le maréchal Cérard.
^ —\: Indicateur i\e liordeaux.du 13, annonce
qiiune émeute a eu lieu à Koyan. La halle aux
.es a ete envahie. Des charrettes chareécs de
ble ont été arrêtées et les sacs ont été ouverts et
pilles. La garde nationale a réiabli l'ordre. On
a lait de nombreuses arrestations.
— Par une lelire delà Pointe-à-Piire l.iiade-
loupe) du 30 novembre ilernier, reçue par le
navire Vlnvu, de liordeaux . entré en'rel'icheà
SiMartin (lie de Ré), on apprend que les affii-
res dans celte colonie sont on ne peiii plus tris-
tes; la lin de l'année s'annonçait 1res ni.d sous
tous les rapports. Les n(>gres de trois habita-
tions (sucreries . au quartier des Trois- liiw'ères"
viennent de se révolter. Aucun détail à C( 1 é anl
ne nous est encore parvenu. Les nèfres de M
liiguon .trèredu <léputé de Nantes, au nombre
de quatorze, ont au.ssi quitté l'habiUiiion qu'il
possède à une lieue d'ici.
— Le maire et le premier adjoint de la ville de
Cambrai viennent de donner leur démissioni
une autre ville importante du déparUaienl da
Nord, \alencicnnes. était déjà .sans administra-
tion municipale.
— Le duc de Rordeau.x est revenn î> Gorilz de
son vi.yageà\enisecià Milan. Il compte enirc-
jucudre incessamment un plus long voyage que
le ilernier. et visitera Florence. Koine et .Naples.
--On apprend que le pei-sonncl du Iransport
de lclat/<? 0«w/vr. nautngé, comme on .vail
sur les récifs de File <Ie Hé, était oomin.-»ndé par
M. Ple.ssis. Il y avait 13 hommes déquipago. 13
condamnés. 14 gardcs-chionrmcs, la p..ss'ij;rrs
marins et iin<' femme. .\u nombre des „a:< riens
se Ironv.iil le nommé François, comi'ilice de
Lt< Claire. con<lamiu- par la cour l'a.vsist s de la
Seine aux travaux forcés à perpétuité.
— On démolit en ce monienl même la dernière
maison (jui masquait encore le CoLéjc de France
— fU
vers la rue Saint-Jacques. Suivant le nouveau
plan de cet édifice, commencé, comme on sait,
sous François 1", le Collège de France aura deux
grandes façades , l'une sur la place Cambrai,
l'autre sur la rue Saint-Jacques.
^ — On écrit de Rouen :
" » Le proct's des gens de lettres contre le ^/ewo-
rial de Hoiie/i, l\ l'occasion de la rcpoduclion
dans ses colonnes du feuilleton intitulé : le Pied
d'Argile , s'est terminé hier îi l'avantage du
journal. Le tribunal, sur les conclusions confor-
mes du ministère public, a déclaré M. Ch. de
Bernard, auteur du Pied d'Argile, non rece-
vable dans son action, par le seul motif qu'il
n'en avait pas préalablement effectué le dépôt,
conformément à l'art. 6 de la loi de 1793 sur la
propriété littéraire.
— Le prix du pain blanc, à Paris, demeure
fixé à 15 sous )i2 les quatres livres pour la se-
conde quinzaine de janvier, le prix des farines
n'ayant pas éprouvé une variation suffisante pour
établir une différence dans le prix du pain.
18. — Le Courrier belge publie la nouvelle
suivante :
DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE.
Anvers, le d5 janvier, 2 heures 3i4.
Ce matin, entre neuf et dix heures, une divi-
sion de l'armée hollandaise se trouvait placée en
bataille sur l'extrême frontière entre Westwe-
zel et Turnhout; elle était observée par deux
escadrons du 1" régiment de chasseurs.
Nous avons déjà annoncé hier que l'armée
oelge, sur la nouvelle du mouvement des trou-
pes hollandaises, s'était mise en mesure de s'op-
poser à toute attaque. Ainsi l'on peut dire que
les deux armées sont en présence ; mais rien
n'est venu confirmer ce qu'on avait annoncé de
violations de territoires et de patrouilles enle-
vées.
— Un journal de Madrid annonce que le gé-
néral Narvaez est arrivé le 27 décembre à Gi-
bialtar, où il aurait reçu l'accueil le plus hono-
rable de la part des autorités anglaises.
— A la date du 1" décembre, l'amiral Bau lin
avait fait offrir au gouvernement de Mexico les
mêmes conditions qu'avant la prise du fort. La
Créole attendait la réponse du président Busla-
menle pour la porter en France.
— Les mèilecins ordinaires du roi ont passé
une grande partie de la matinée au château des
Tuileries. On dit que l'état d'affliction dans le-
quel est plongée la reine inquiète vivement la fa-
mille royale.
— On lit dans les feuilles allemandes :
« La grande fabrique de vins de Champagne
de Mayence continue à faire d'excellentes affai-
res depuis la mise en vigueur de l'union des
douanes. C'est une guerre ouverte déclarée au
véritable Champagne.»
— Les eaux de la Seine ont encore grossi cette
nuit; elles sont maintenant à près de cinq mè-
tres aux échelles des ponts de Paris.
— On attend sous quelques jours à Paris le
chevalier Filippa, le célèbre élève de Paganini.
19. — On écrit de Smyrne :
« Nous apprenons la mort de M. Edme Mé-
chain, vice-consul de France à Tripoli de Syrie ,
enlevé par les fièvres de ce pays.»
M.Lemercier, statuaire, vient d'être chargé
par l'empereur de Russie de l'exécution du fron-
ton principal de l'église d'isaao à Saint-Péters-
bourg. Ce magnifique monument est, comme on
sait, exécuté sur les dessins et sous les yeux d'un
Français , M. de Monferrand. Le fronton confié
à M. Lemaire esl égal en grandeur au fronton
de la Madelaine ; mais , à Pétersbourg , le bas-
relief sera coulé en bronze. Les colonnes du pé-
ristyle qui supportent le fronton , formées cha-
cune d'un seul morceau de granit , ont 54 pieds
de hauteur.
L'église d'isaac a trois antres frontons ; ils sont
donnés à un artiste bavarois, à un Prussien et
à un Russe.
— 11 résulte de rapports officiels que depuis
le commencement des voyages en chemins de
fer en Angleterre , il n'a été tué que dix voya-
geurs, surplus de 44 milions qui ont pris ce
mode de transport.
— On écrit de Londres, le 14 janvier:
Dans la matinée de vendredi, les é(|uipages de
chas.se de S. M. poursuivaient un cerf dans le
boisde Houslovv Mealh, et étaient suivis d'une
foule de geniilshommcs à cheval et de dames en
calèche. La chasse était si animée, (jue le cerf
ajaiit enfilé la ligne du chemin de fer de Great-
VVcstern, fut poursuivi par plusieurs piqueurs
et cavaliers; un des chevaux tomba dans les rails,
et un convoi de wagons étant venu à passer, le
corps de ce pauvre animal fut broyé et ses mem-
bres disperses. On n'a pas eu à déplorer d'autre
perte pendant cette chasse.
— Les communes de Plogastel, Plouéis, Plu-
guffant el Penhars, près de Quimper, sont en ce
moment désolées par une bande de loups qui
égorgent les troupeaux et même les chiens qui
les gardent. Le ravage est considérable.
— M. Leralde, juge de paix à Compiègne, vient
de voir naître dans sa famille un arrière-petit-
fils ; et M. Leralde a encore son père. Ce dernier,
qui est âgé de quatre-vingt-douze ans, se trouve
ainsi le chef d'une famillle qui se compose de
cinq générations. Il n'existe dans la langue fran-
çaise aucune qualification applicable au nou-
veau-né relativement à son trisaïeul.
— On rapporte que M. Gisquet fait vendre
son mobilier , et qu'il se propose de faire en
Italie un voyage dont le terme n'est pas fixé.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
Les Pendules de la fabrique de M, Henri. Robert,
rue du Coq, 8, près le Louvre, peuvent être recomman»
dées aux amateurs de bons meubles. La société d'en-
couragement pour l'industrie nationale, si connue par
les services qu'elle a rendus en France, a constaté, dani
son bulletin de 1834, que cet artiste est sorti de la rou-
tine ordinaire des horlogers, qu'il a monté une fabrique
de mouven-ens de pendule très-supérieurs, et cepen-
dant à bas prix. Pour preuve de l'importance que cette
Société met aux travaux de M. Robert , elle lui a dé-
cerné une médaille d'or.
Cet artiste est celui qui fabrique les réveille-matin
auxquels toutes les montres s'adaptent, et les montres
solaires, si commodes pour régler les montres et le»
pendules, à l'usage des personnes qui habitent la cam-
pagne.
Il est prouvé que les annonces dans les journaux
sont tellement fructueuses au commerce et à l'industrie,
que la prospérité des maisons qui annoncent leur com-
merce est incomparablement plus grande que celles de
ces maisons qui , comptant sur leur ancienne réputa-
tion , n'en font pas usage. Si de faire annoncer son
industrie par Its journaux c'est une chose importante,
il n'est pas moins important de confier les annonces à
des personnes probes, intelligentes, actives, et doni
les relations constantes avec les organes de la presse
promettent aux personnes qui ont recours à la publi-
cité une prompte exécution de leurs affaires. L»
maison Suîot et Défos , rue de Grammont , 5, se dis-
tinf;uc parmi celles qui s'occupent de ce jenre d'affaires-
Huil années d'existence déposent sullisamment en sa
laveur el la recommandent particulièrement.
EiTvêiiierâujouririiHri 5 janvier, clie* AMIOT, liliiaii-e, rue de la Paix, 6,
Et chez les pt^incipattae libraires 9
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charge aussi de confeclionner tous les objets du ressort de
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che d'induslrie. Celte cause oblige ces derniers à faire supporter à leurs bons cliens,
les perles que les mauvais leur font éprouver. M. Sesquès, ayant dix ans de prati;uc
à Paris, offre aux personnes d'ordre et d'économie de leur fournir AU COMPTANT,
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logerie à Henri Robert, horloger de la reine, rue du Coq, 8, près du Louvre. (Affranc.)
Observation. — Indépendamment des articles spéciaux qui se fabriquent danscette
maison elle fait tous les genres d'horlogerie. Les montres de cou, pour dames , sont
exécutées avec le plus grand soin et dans le meilleur goût, ainsi que les montres d'hom-
mes, tant simples qu'à répétition. Les montras à secondes, dont on fait souvent pré-
sent à un médecin, sont très recherchées pour leu r précision.
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^a}ttU îri^ô J0unîaui* français û rtranjjrrs.
SOMMAIRE.
Ancone. — Confidences de jeunes filles
^ (extr. de Gabrielle),\>ar madame Ancelot.
— Une restauration en pleine mer, par
LÉON GozLAN. — Un mari garçon, par
Eugène Guinot. — La Mesta. — IIjue Re-
présentation A HUI-CLOS AU THÉÂTRE
San-Carlo (anecdote sur M. le marquis de
Louvois). — Les bals du théâtre de la
Renaissance. — Mélanges, faits curieux:
Une mendiante millionnaire; Etat de la
marine française ; Or et argent extraits
des mines de Russie de 1823 à 1838.—
Revue des tribunaux : Séquestration d'une
^ jeune fille par son père et sa belle- mère, etc.
— Revue dramatique : Théâtre Italien :
Elijlsire d'amore, par Donizetti ; Théâtre
de LA Renaissance : fia//u7rfe. — Revue de
cinq jours.
Ancône estune ville de 24,000 îimes, située sur
une langue de terre qui s'avance dans la mer. Son
port, formé par uu mOle bien entretenu et par
l'enceinle même de la place (pii le conloiirnc
en forme d'arc, peut recevoir deu\ ou trois vais-
seaux de liaut boi'd et six à liiiit frégates. Il est
défendu par la citadelle et par le lazaret, penta-
gone régulier à double face et entouré d'eau.
La citailclle, b.Mie au sud-est , est un autre
pentagone, dont les ouvrages suivent les irrégu-
larités dii terrain. Il est rouvert, <lu c(Mé de la
campagne, par \\n grand et bizarre ouvrage à
corne (laïKpié par deux deini-bastious ; an
nord, sur la liauleur des Capucins, se trouve nu
aulrc fort irrégulicr. L'espace le long de la
I mer entre le fort et le môle n'est protégé que
par un escarpement très raide; mais entre les
Capucins et l'ouvrage à corne ,J on trouve une
enceinte flanquée par un bastion et des tours
carrées. L'intervalle entre la citadelle et le laza-
ret est à l'abri par un escarpement semblable à
celui qui règne entre le fort et le môle. Du
reste l'enceinte n'a ni chemin couvert ni ouvrage
extérieur. Les remparts en sont étroits et en-
combrés de maisons.
Le terrain sur lequel est assis celte place étant
tourmenté, on a établi sur les hauteurs envi-
ronnantes (jui la commandent plusicins ou-
vrages détachés, qui forment une espèce d'en-
ceinte extérieure ou camp retranché, h l'aide
duquel une garnison de 2 à 3,0U0 hommes peut
tenir longtemps l'assiégeant à distance respec-
tueuse du corps de la jdace. Ces derniers ou-
vrages, construits par les Français en 1799, rec-
tifiés dans leur tracé et leur profil aux frais du
royaume d'Italie de 1804 à 1811, ont été dé-
truits par les Autrichiens en 1815, avant qu'ils
remissent la place aux autorités ))ontifieales.
Mais leurs masses existent, et on pourrait les re-
lever sans peine et à peu de frais dans un coint
espace de temps.
Depuis 1532 Ancône était sous la domination
du pape, lorsqu'au mois de février I7'.)7, le gé-
néral Victor l'errin, anjourd'hui duc de liel-
lui.e, pénétra dans la marche d' Ancône, à la lOlc
de sa division. La garnison papale , composée de
1,200 hommes, crut lui imposer en se portant
sur les montagnes; mais Victor manativra si
bien, ipiil la prit toute sans tirer une amorce,
et entra sans résistance dans la \ ille , qui secoua
tout au.ssilôt le joug du pape.
En 1709, lorsque les l'rançais évacuèrent le
royaume de Naples, le général Meiniier fut
laissé il Ancône avec une brigade d'environ
quatre mille Français et Italiens. Sa ^,^che él.iit
gr.uulc; il fallait conserver cille place, tpii n'i-
lail pas en état de défense, contre trois «'l quatre
mille Uiisses, aulanl de Turcs, cl loulc la popu-
lation du pays insurgée. 11 y parvint néanmoins
malgré la présence successive des escadres lur-
co- russe etanglaise quibombardèrent le port, el
effectuèrent des déiiarquemens partiels à plu-
sieurs reprises, en tenant la campagne avec une
partie de ses forces et ap|diquant l'autre à la
construction et h l'armement des ouvrages re-
connus indispensables. Il maintint son autorité
dans un rayon de six myriaraèlres pendant plus
de six semaines, et ne rentra à Ancône qu'après
avoir, dans sa dernière expédition, parcouru
400 railles d'Italie en vingt jours, pris sept villes
d'assaut, dispersé les nombreux bataillons d'in-
surgés, de Russes, d'Esclavons et d'.Xutrichiecs,
qui prétendaient lui en fermer le retour.
Les insurgés, aidés des Anglais, des Turcs el
des Russes, n'auraienl pu réduire la place: l'em-
pereur envoya le général Frœhlich avec environ
12,000 Autrichiens pour en commencer le siège.
Celui-ci, enariivaut le 17 octobre, trouva les
sommités des neuf monts qui environnent .\a-
côuc couvertes de redoutes et de retraiichc-
mens; il les relia par des caponnières. les arma
d'artillerie de gros calibre, et le 29 novembre
commença uu feu terrible sur la place avec qua-
rante-sept pièces. En même temps tous les avanl-
posles furent attaqués vivement. La garnison
sortit : le combat fut sanglant sur tous les
points. Les ]ioslcs imporlans furent pris et re-
pris. L'ennemi perdit plus de cinq cents hom-
mes, fut forcé de rentrer dans .ses lignes el de
demander une suspension d'armes pour enter-
rer ses morts. Le leuilemain cepend.uil quatre
batteries, ayant concentré leur feu sur la cila-
delle, ouvrirent une brèche dans \? courtine du
bastion principal, l.a garnison ne pouvant ré-
pondre que faiblement ii leur feu. faute de pou-
dre, le gouverneur saisil l'occasion d'une nou-
velle .soramalion pour entrer en pourparler. Les
troupes obtinrent les honneurs de la guerre
avec la f.icidlé de rentrer en France jusqu'.'i p.ir-
f.iii cch.inge. I.esolliciers et sons-oiticiers con-
6Ci\èicul leurs sabres, «l uuç garde d'honucur
— Cfi —
de quinze cavaliers et tle trente carabiniers fut
accordée au général !>Ieunier.
Au moment où la yarnison défila , le 6 décem-
bre, devant les coalisés, ce brave général lui
adressa cette allocu lion : "Soldats! la longue
» résistance que vous avez faite en défendant
» Aucune vous couvre de gloire; elle sera citée
5) par la postérité Les conditions qui nous
» sont accordées sont les mêmes pour le général
» (lue pour l'officier et le soldat. Nous rentrons
» tous en France sur parole. Vous allez traverser
» l'Italie abandonnée, mais qu'un jour les armes
» françaises, mieux dirigées, sauront reconqué-
« rir. »
Les Napolitains, après avoir bloipié étroite-
ment Anc6ne à la lin de ISK!, y entrèrent dans
les premiers jours de 1814; la garnison, forte de
deux mille liommes la leur céda faute de vivres;
mais les Napolitains ne conservèrent pas long-
temps cette place ; ils furent contraints de la cé-
der aux Autrichiens le !■=' juin 1815, après un
Llocus de vingt-sept jours.
Telles sont les vicissitudes de l'histoire mili-
taire d'Ancône. Elle prouve du reste qu'on eût
pu le mettre aisément en état de défense et le
faire servir de place d'armes dans cette partie de
l'Italie contre les Autrichiens.
(Le Messager.)
mmimi de jeunes filles.
{Gabriellc, de madame Ancelot, vient enfin de
paraître à la librairie dAmbroise Dupont, rue
A ivienne, 7. Ce livre était impatiemment attendu
]i:m- tous ceux, et le nombre en est grand, qui
oui applaudi le talent dramatique si fin, si dé-
licat de l'auteur de Marie ou les Trois époques.
Catrielle est de nature h répondre à tous les
Tceux, à toutes les espérances. C'est une œuvre
élégante, gracieuse, intéressante, spirituelle par
dessus tout, et la réputation du romancier ne
fera point de tort à celle île l'auleur des char-
mantes comédies que tout le monde connaît. —
Gabrielle, l'héroïne du nouveau roman de ma-
dame Ancelot, a seize ans ; elle est fille d'une
femme du peuple enrichie qui n'a pas cru néces
saire de donner d'éducation à son enfant, dans
la persuasion que des millions sont le meilleur
parchemin qu'une jeune fille puisse présenter
pour être admise à une noble alliance; c'est, en
effet, ce qui arrive à Gabrielle; grâce aux soins
d'un M. Simon, personnage fort mystérieux , un
mariage est convenu entre la jeune personne et
le jeune duc Yves de Mauléon. Après la pre-
mière entrevue, Gabrielle, quia trouvé le duc
de son goftt mais (juine comprend rien aux sen-
timens nouveaux qui s'élèvent en elle, va rece-
voir les confidences de son amie de pension ,
Elénore. La scène se passe dans un couvent de
la rue des Postes. Il est bon de savoir, pour l'in-
telligence de ce (|ui suit, que le duc de Mauléon
a aimé une madame Rose de Savigny. Les deux
i)cn»|onnaireg trouveiu ainsi^ «ans le savoir, un
point de contact dans leur destinée, et la naïveté,
le laisser-aller de leur causerie gagnent beau-
coup à cette ignorance.)
Elles arrivèrent donc ensemble dans le fond
d'une allée , et s'assirent sm- un banc de gazon ,
toutes deux pensives celte fois ! Ainsi près l'une
de l'autre, Gabrielle dépassait Elénore delà
moitié delà télé; ses cheveux noirs et ses vives
couleurs faisaient le plus frappant contraste avec
la tête blonde et la figure décolorée de sa jeune
amie, qu'elle avait attirée doucement conlre la
sienne en la forçant de s'appuyer sur son cœur.
— N'es-lu pas bien 1^ , Elénore? disait Ga-
brielle qui semblait proléger par sa force jibysi-
que la faiblesse de sa compagne : car la sauvage
fille du peuple avait , en elfet, des formes qui an-
nonçaienUin précoce déve loppement. Si sa taille
était très-mince à la ceinture, sa poitrine large,
ses épaules bien placées , ses bras déjà un peu
forts, quoique ses mains et ses pieds fussent ex-
cessivement délicats, le son argentin de sa voix ,
ses sourcils prononcés et se ra|)prochant de ses
yeux transparens, ses vives couleurs tjui s'aug-
mentaient ous'effaçaientà la plus légère impies-
sion physique ou morale, tout annonçait une de
cci vigoureuses conslitutions (jui n'ont jamais
été étiolées par l'air des salons , ni comprimées
ou tourmentées par aucune de leurs lois et de
leurs idées. Le feu de ses regards et la mobilité de
sa physionomie apprenaient en même temps que
ce beau corps, si bien développé, renfermait
une nature aussi puissante au moral qu'au phy-
sique, et (jue l'ftme devait être aussi énergique
«[ue les formes qui la recouvraient.
Au contraire, la mignonne Elénore avait déjà
sur sa délicate figure, avec toute l'apparence de
la faiblesse , la trace de ces regrets et de ces
douleursqu'apportent les relations avec le mon-
de, douleurs qui sont rendues plus cruelles par
la nécessité de les lui arracher ; et c'étaient ces
traces légères de chagrins ignorés et de pensées
inconnues que Gabrielle voulait sonder à l'insn
de son amie. Pour la première fois elle essayait
(l'apprendre (pielque chose de la vie; car, pour
la première fois, l'insouciante enfant commen-
çait à se douter qu'elle ignorait quelque chose.
— Elénore, disait la jeune curieuse, raconte-
moi donc comment se sont passées pour toi les
années oi'i tout le couvent et tes anciennes amies
te regrettaient '.' dis-moi pourquoi tu les avais
(|uittées? pourquoi, à louage, à l'âge ofi l'on
n'est plus enfant, tu es revenue chercher une
vie enfantine qui te convient si peu ?
Elénore la regarda avec surprise.
— Tu t'étonnes de mes questions ? reprit Ga-
brielle; mais ne devrais-tu pas bien plutôt t'éton-
neniue je ne te les aie pas déjà faites ? Elénore,
sais-tu que plus d'une fois, pendant (jue tout
était bruit et joie autour de toi... tu restais là
pensive et regardant sans voir 1' lorsque j'allais
te faire juge de nos jeux ou arbitre de nos dis-
cussions, tu ne savais ce que je voulais te dire ,
tu étais près de nous les yeux altachéssiu' ce qui
t'entourait, mais tu n'avais rien vu, rien en-
tendu; où était donc ta pensée ? que regrettais-
tu ? et qui donc remplissait tout ton cœur pour
qu'il fût si insensible à mon amitié ?
— Qui ? reprit Elénore en regardant sa com-
pagne avec inquiétude, pensant que {«çuMU'C
Gabrielle ne l'interrogeait ainsi que parce qu'elle
avait déjà découvert quelques raisons à son in-
souciance et à sa rêverie ; et celte idée colora s:ï
pâle figure d'une légère iniance de rose.
— Oui, qui? dit en riant la jeune fille : ca:'
voilà déjà que je sais (]ue c'est quelqu'un ! mais
ne crains rien, Elénore, je ne suis plus une en-
fant ; je viens d'avoir seize ans , et maman dit
qu'elle veut me marier bientôt. Une femme ma-
riée c'est quelque chose de très raisonnable,
j'espère... et tu me devras du respect !... mais
)e t'en tiendrai ipiitte pour de l'amitié... situ
as eu confiance en moi maintenant.
Elénore la regarda avec attenlioii, et le drôle
de petit air imposant que voulait prendre alors
la figure enfanlinede la future mariée fit sourire
sa rêveuse amie. Dans la jeunesse la tristesse
même est gracieuse; l'orage brise (juelqucfoi;
les Heurs; mais, en tombant, elles sont encore
jolies. Les regrets d'Elénore ne l'empêchaient
pas d'éprouver quelquefois encore une douce
gaité, et la laissaient toujours charmante.
— Je te respecterai déjà si tu veux, Gabrielle;
mais je ne t'attristerai jamais ! Ce serait domma-
ge , ajouta-t-elle en riant.
— Ne dirait-on pas que la vie se compose seu-
lement de malheur, reprit gaiment Gabrielle ;
(|ue le monde est rempli de précipices; que l'on
ne peut faire un pas dans les salons sans tomber
dans un abime ? Va... quand j'arriverai là aussi,
moi, je marcherai paisible et sans soucis, comme
dans le parc d'Arnouville : j'espère bien m'en
tirer comme des buissons d'églantier au milieu
desquels je courais avec tant d'adresse que je
n'attrapais jamais une égratignure; toi, je parie
(|ue tu y aurais laissé la moitié ai» moins de la
toilette, et un peu de ta personne ' Avec ton air
raisonnable et calme, tu vas toujours sans voir,
et, avec mon élourderie, moi, rien ne m'échappe.
Elénore la regarda encore en souriant...
— C'est i)ossil)le! dit-elle; mais, crois-moi ,
Gabrielle, il est des choses (ju'on ne peut ni pré-
voir ni éviter... il faut alors plier sa tête sous la
douleur, ne point lutter conlre la destinée, et
peut-être, ajoula-t-elle avec lui soupir, la rési-
gnation nous complera-t-elle comme une vertu.
Gabrielle était d'une nature si vive et si im-
pressionnable que toutes les émotions se com-
muniquaient suijilement à elle... Aitendrieà ces
mots, elle pressa avec alïection Elénore conlre
son cœiM', ('t rien n'était plus gracieux que ces
deux charmantes jeunes filles ainsi groupées ;
toutes deux vêtues de blanc, toutes deux belles
de beautés différentes, et toutes deux se commu-
niquant tour à tour leurs joyeuses ou mélanco-
liques impressions; Elénore souriant à la gaîté
de Gabrielle, Gabrielle s'altendrissanl à la rêve-
rie d'Elénore, sans qu'elles sussent pourquoi ,
dans ce moment plus que dans aucun autre,
l'une était disposée à la galle, l'autre à la tris-
tesse.
Elénore, avec un sourire luélancolique, re-
garda longtemps la figure de Gabrielle avant de
dire :
— Tu es jolie... très jolie !
Gabrielle se mita rire : — Jolie? dit-elle, sans
avoir l'air d'atlacher plus de sens à ce mol qu'elle
n'eu attachait, le matin même de ccjoui', à relui
de mariage. Mais tout à coup elle reprit un air
çériewx, et ajouta :
— &î —
— Tu me Irouvcs jolie, Eléiiore , parce iiiic
lu inaimcs; mais quelqu'un ijui me verrait pour
la première fois , crois-lu qu'il me trouverait
jolie ?
— Sans nul doute , répondit Elénore.
— Et quand on est jolie, ou vous aime? de-
masida Gabrielle.
— Oui... les hommes, dit enriant Elénore; car
les femmes, au contiaire. vous détestent.
— Ah ! tu me détestes donc, toi ? reprit <Ja-
briclleen riant.
— Oh! c'est différent... je parle des femmes
du monde... des femme» mariées «lui veulent
plaire à tous , ou bien i|ui aiment quelqu'un...
Vois-tu, moi qui t'aime tant , eh bien ! il y a...
une personne...
Elle s'arrêta ; Gabrielle ajouta :
— A qui tu ne me pardonnerais pas de vouloir
paraître jolie, n'est-ce pas ?
— Peut-être! dit Elénore en sjupiranl ; mais
pourtant qu'importe '.'
(jabrielle vit un nuage passer sur le front de
son amie, et se baissa pour y déposer un baiser.
— Chère Elénore ! dit-elle avec tendresse ; toi
aussi tu seras heureuse, tu seras aimée ; car tu
es bien jolie et bien bonne.
— Heureuse! reprit tristement la jeune lille ;
je ne l'ai jamais été... Sais-tu que je ne me sou-
viens de rien avant l'époque où Ton me mit dans
ce couvent ? j'étais encore enfant, je n'avais plus
de mère... et M. Simon...
— M.Simon ? interrompit Gabrielle étonnée j
c'est aussi M.Simon ?
— Jamais, dit Elénore, je n'avais vu que lui
prendre intérêt à mon sort, jusqu'au jour où ce
fut lui encore (|ui vint me chercher il y a trois
ans, pour m emmener hors <rici. Jamais un père
n'eut pour sa lille une plus vive tendresse que
celle qu'il me montre chaipie jour ; mais, en vé-
rité, je crois (|ue son amitié porte malheur.
— Que dis-tu ? s'ée ria Gabrielle effrayée.
— Ne crains rien, loi , Galirielle, dit Elénore
en souriant ; tu as de quoi conjurer les mauvais
sorts : ton caractère d'abord , une bonne mère
ensuite, et une immense fortune ! Moi, je n'ai
rren de tout cela.
— Mais tu as une amie, Elénore, reprit (Ja-
brielle; luic amie à qui ton bonlieurest devenu
nécessaire, et si, à loi seule, tu n'as pas pu l'ar-
ranger, eh bien ! ce sera sûrement plus facile à
présent (pic nous serons deux pour cela.
— Gabrielle, dit avec reconnaissance Elénore,
tu as toujours été bonne, mais il y a aujour<rhiii
en toi quehiue chose de tendre et d'affectueux
que je ne l'avais jamais vu ; je t'aimais comme
une aimable enfant, et, dans ce moment , je
l'aime comme une sœur à qui je juiis ouvrir
toute mon Ame; car tes paroles me font du bien,
et je sens que je puis pleurer près de loi.
— Oui, reprit Gabrielle , ce jour marquera
dans une amitié (pii sera de toute la vie. Ecoule;
voici une |ietile baj;uc que trois années déjà ont
vue conslannneiil h mon doiyl, mets-la au tien,
qu'elle te rappelle à chaque instant (pic lu as une
amie surfpii tu peux compter à jamais.
Elénore était émue... — Oui , dit-elle , je la
garderai... et, séparées ou ensemble, elle restera
là.... seulement elle te reviendra un jour...
Quaiitl jesculivai luiHOit s'uppioclicr, je te la
rendrai, et tu la porteras ensuite pour l'amour
de moi. çif-*'^*
Elles s'embrassèrent tendieraent. Elénore es-
suya une larme et continua :
— Il y a trois ans, M. Simon vint ici, un ma-
tin, pour me chercher; j'avais dix-sept ans , et
je savais qu'à cet âge je devais quitter le cou-
vent. Au moment de sortir, M. Simon médit :
« Vous n'avez plus de mère, Elénore ; mais vo-
tre père existe , et s'il ne s'est pas fait connaître
à vous, c'est que la destinée de sa fille est ce qu il
a de plus cher au monde, et qu'il vaut mieux
pour cette fille chérie (|ue le nom de son père
lui reste encore inconnu. » Heureusement ces
dernieis mots laissaient un espoir dont je me lis
une consolation , et je demandai si celle igno-
rance sur ma famille durerait longtemps ?
— Dès que votre sort, répondit M. Simon, se-
ra assuré par un bon mariage, votre père ne se
refusera plus au bonheur d'embrasser son en-
fant, et, en attendant, il veut que votre vie offre
assez de distractions et de plaisirs pour que
vous n'ayez aucun regret. 11 a voulu même que,
dans le monde où vous allez entrer, vous eussiez
jioiir appui une personne qui vous est déjà con-
nue , dont l'âge se rapproche du vôtre, et qui
fut votre compagne dans la maison que vous
quittez.
En effet, Gabrielle , c'était chez une personne
élevée ici, et que j'y avais vue quand j'étais tout
enfant , que M. Simon me conduisait.
Cette femme, oh ! tna chère Gabrielle, permets-
moi de te cacher son nom ; je puis te confier mes
secrets, mais non te dire ceux d'une autre. Elle
se trouve tellement liée à mes chagrins que je
serai obligée de la mêler à mes récits, et, quoi-
que sans doute tu ne doives jamais la connaître,
je ne le la désignerai (juc par un nom de baji-
tême, par le nom... de... Rose... qui est un de
ses noms, et qui vraiment lui était dû , car rien
n'était plus frais que sa beauté deux ans aupara-
vant... 11 est vrai que, depuis cette époque , ses
couleurs et sa galté avaient disparu... elle se
plaignait de sa santé... peut-être pour cacher un
autre mal qu'elle ne voulait p;»s avouer, et qui
détruisait sa jeunesse avant le temps.
Rose, lorsque j'arrivai près d'elle, aval ta peine
vingt-sept ans ; son mari en avait i)lus de soixante;
ses habitudes, plus encore cjne son âge, le fai-
saient \ ivre souvent loin de sa femme, et au mi-
lieu de relations cpii n'étaient pas les siennes ;
elle souhaitait une compagne... une amie... et
M. Simon, qu'elle voyait (luelquefois, avait ar-
rangé notre réunion ; Rose me plut dès le pre-
mier moment. En moi, Gabrielle iet ce sera sû-
rement la même chose pour loi, c'est un défaut
ou une qualité de femme) , eh bien ! en moi ,
tout est attrait involontaire; mon cœur se sent
pris ou repoussé à la premiè;'c vue, et tous les
raisonnemens jiossibles ne peuvent me faire
vaincre ma répugiianoo ou détruire ma !;ympa
thie.
Rose excita vivement la mienne ; son accueil
fut affectueux ; elle semblait éprouver pour moi
ce que je sentais pour elle : nous devînmes en
peu tic jiuiis amies intimes ; son expérience du
niiiiulc m'éilairait sur mille choses, et je passai
ainsi deux .mnécs dclicicuses qui me parurent
aussi vHi'C Jouées ci l)oiiucs pour elle, luaijirc
le fond de mélancolie et de regret que renfer-
mait son âme.
Son chagrin commençait à devenir de la rêve-
rie, elle semblait même résignée ! Voici ce que
sa confiance m'avait appris avec mille détails
qu'il serait trop long de te dire : Rose, entourée
de toutes les séductions qui assiègent une jolie
femme dans le monde, avait longtemps résisté ;
mais un homme aussi distingué de cœur et d'es-
prit que de manières était devenu l'objet de toutes
ses alfeclions. Son nom, elle ne voulut pas me
le dire ; les raisons qui l'éloignèrent d'elle, peut-
être ne pouvait-elle pas les confier, peut-être
n'en n'existait-il pas, car souvent elle répétait :
Ce sentiment qu'on appelle l'amour cesse sans
motif comme il nait sans raison : placer le bon-
heur de sa vie sur une base aussi fragile, c'est la
jouer sur un coup de dé, et quand on a perdu ,
Elénore , ajoutait-elle , on ne doit accuser per-
sonne que soi.
Chaque jour on la voyait dans les salons, dans
les spectacles : elle s'occupait de la peinture et
de la musique; sa vie était celle de toutes les
femmes ; mais je surprenais sans cesse une pen-
sée intime qui se plaçait à côté de tout pour en
ôterla joie. L'n mot, un soupir, un regard qui
échappa t aux autres, me révélait toute une souf-
france dont je cherchais souvent à la distraire à
son insu, et sans m'expliquer. La plaie était en-
core trop douloureuse , il ne fallait pas y tou-
cher.
Souvent elle me parlait de mon avenir, jamais
du sien. Quand je l'interrogeais, elle répondait :
«Pour moi tout est fini... mais toi, mon Elénore,
il faut que lu sois heureuse ! il faut que tu choi-
sisses librement, avec toutes les lumières de ta
raison, les conseils de mon amitié, et l'instinct
de ton cœur, un homme jeune dont l'âme ait
encore de douces illusions , dont l'intelligence
éclairée t'inspire la confiance, dont le caractère
doux et sage te donne l'espoir d'une vie douce
et paisible : il faut surtout qu'il te plaise dès le
premier aspect ! Que ton cœur batte en le voyant,
(luetu éprouves ce qu'aucun autre n'a fait naî-
tre en toi ; cela, vois-tu, c'est l'amour!
— Quedis-lu? s'écria Gabrielle interromiiant
son amie... le trouble... l'intérêt... la crainte
qu'on ressent tout à coup... c'est l'amour ?
Elénorevoiilut la regarder; mais la soirée s'a-
vançait, elle ne distingua plus le visage rouge et
confus de Gabrielle ; elle sentit seulement que
sa main avait vivement pressé la sienne.
— Est-ce que tu sais cela, toi ':' dit-elle.
— Je ne sais rien, dit Gabrielle en riant, maïs
je veux savoir ! El ton amie , la femme do vingt-
sept ans ([ui savait... t'apprit donc à quoi tu re-
connaitrais celui que tu devais aimer ? Le ren-
contras-tu bieutiil ?
— Trop lût ; puisqu'il ne m'était pas réservé
de passer ma vie près de lui. Il y a des biens
qu'il faut ne jamais connaître ou regreitcr tou-
jours! Ma forluiic coiisisle en dix mille livres de
rente le jour de mon mari.ige ! Je savais que cela
ne suffit pas à la viedispeudieusîeJes plaisirs et
des Pèles, mais que c'est assez pour vivre modes-
tement et sans soucis dans les ilouceurs d'une
vie intime. On m'avait dit ; Choisis ! Nous ne
recevions que îles hommes bien élevés; plusieurs
. déjà avaieul dciuaudc lua luaiu , mois nul ai
— 68 —
m'avait plu ! J'attendais donc avec beaucoup de
calme ; j'étais contente.
Je suivais Rose dansles ftHes et les bals, ou je
I estais avec elle à recevoir du monde. Son mari
nous accompagnait quand ses loisirs ou ses in-
firmités le lui permettaient. Quelques autres
personnes venaient aussi avec nous; rien de
jiarticulierne distinguait notre existence de tous
les jours de celle des autres femmes riches.
Rose était d'une ancienne famille ; pauvre , elle
avait épousé un ancien receveur-général; elle
voyait donc la haute finance et le faubourg
Saint-Germain .
Dn jour, nous étions ainsi venues à un bal ;
tUe, brillante sans joie, moi, joyeuse sans envie
(le briller. Cette fois , son visage resta radieux
toute la soirée , et les hommages les plus em-
jiressés l'entourèrent. Je crus enfin avoir deviné
son secret, et ma surprise fut grande, je l'avoue ;
lien n'expliquant pour moi sa constante gaité
que les assiduités dune seule personne, il fallut
liien penser que cette personne était l'objet des
vœux et des regrets qu'elle gardait depuis si
longtemiis : tout alors sembla s'expliquer nalu-
lelleraent.
Dans ces fêtes que cherchent les jeunes fem-
mes avec tant d'avidité, ce qui semblait offrir un
liut constant à tomes les coquetteries, c'était un
jeune prince étranger, souverain d'une île ces
])etites cours d'Allemagne dont les honneurs
héréditaires et le solennel ennui s'échangent
]iarfois contre les joyeux aransemens et les suc-
cès des salons de Taris. 11 oubliait volontiers sa
l)uissance pour ses plaisirs. Qu'il eût été aimé
d'une, ou même de quelques-unes, on eût sup-
jiosé que l'amour les entraînait vers lui. INlais
toutes ! mais que celles qui étaient irréprocha-
Mes avant de le voir, mais tue celles qui ai-
maient ailleurs, que toutes enfin se jetassent sur
ses pas, voilà ce que Rose avait cent fois blfinié
comme un.désir de vanité et non d'amour... et
je la voyais là enivrée des hommages de ce même
lirince ! 11 est vrai que j'attribuai bientôt ses
épigrammes contre la conduite des autres fem-
mes à une rivalité jalouse, et que je vis dans les
soins que le prince lui rendit un retour aux
sentimcns qu'elle avait tant regrettés. L'air de
triomphe avec lequel elle prit la main qu'il lui
offrit pour danser, le bonheur qui brillait dans
ses yeux, tout annonçait un bonheur réalisé ,
une joie vive et complète qui ne laissait plus au-
cune arrière-pensée de chagrin.
Mais je comprenais aussi comment une con-
quête si enviée avait dft lui être disputée ; com-
ment le jeune prince avait pu oublier longtemps.
II avait tant à penser ! Je m'elfrayais seulement :
car les visages des autres femmes exprimaient
l'envie, le dépit, la colère, et je devinais
qu'un tel amour devait donner plus de craintes
que d'espérances.
Rose ne paraissait i)lus rien redouter. Con-
duite encore par le prince au moment de i)asscr
àtablepourle souper, elle s'arrêta devant moi,
et, me désignant un jeune homme debout à mon
côté, et qui venait de la saluer : « Elénore, me
dit-elle, je te présente monsieur... « Oh! Ga-
brielle,je ne veux pas, je ne peux pas non plus
te dircson nom, s'écria la jeune fille d'une voix
^ roublée.
' — Enfla! c'est donc lui! dit Gabrielle en frap-
pant ses petites mains l'une contre l'autre; voici
le héros de ton cœur ! Sais-tu que j'étais impa-
tiente de le voir arriver ? Tu ne veux pas dire
son nom? eh bien, soit! mais donne-lui-en un
au moins Albert, Alfred, Arthur, Fernandou
Yves...
— Yves ? répéta Elénore d'une voix singu-
lière.
— Pourquoi pas ? ce nom est joli, simple, et
peu commun : moi je l'aime ! ainsi appelle-le
Yves... pour me faire plaisir.
— Comme tu voudras, reprit la jeune fille un
peu émue. Rose me dit donc : « Voilà mon-
sieur... Yves... une ancienne connaissance, que
je revois aujourd'hui pour la première fois de-
puis des années de séparation. Et, se tournant
vers lui : Je vous présente ma meilleure amie,
monsieur, lui dit-elle...
Il y avait dans l'inflexion de sa voix quelque
chose d'extraordinaire qui me fit croire à une
intention cachée... Je ne te dirai rien deses traits
réguliers, de sa belle taille, de ses manières
charmantes. Dès le premier moment, il fnt pour
moi beau comme celui qu'on aime! c'est tout
dire.
Que puis-je t'apprendre après cela, Gabrielle ?
Il vint dès le lendemain chez Rose; nous le re-
trouvâmes dans le mon le, au spectacle, chez
elle, presque chaquejour. C'était une foule d'é-
motions nouvelles, de j)laisirs indicibles dès
qu'il était là!... il ne me parlait pas d'amour;
mais il ne parlait qu'à moi, c'était moi à qui
son bras était offert, qu'il priait à danser, qu'il
écoulait chanter, qu'il cherchaitparlout.
Deux mois se passèrent ainsi : Rose, toujours
folle de ji -', lirillanle de parure, se montrant à
toutes les .'êtes, et y étant toujours la plus re-
cherchée et la plus entourée; enfin c'était la
femme à la mode pour cet hiver-là, grâce aux
assiduités du jeune prince... car un amour de
prince est, à ce qu'il parait, une espèce d'ensei-
gne qu'on met à sa beauté pour attirer la foule.
Depuis un jour où elle lui avait montré dans
un bal un bouquet de roses qu'elle tenait à la
main, en lui disant : C'est mon nom! le prince
témoignait un goût particulier pour ces fleurs,
et nous ne le rencontrions jamais qu'il n'en eût
une à la main, ou à la boutonnière. Tout le
monde le remarquait, et rien n'était aussi public
(jue ce mystérieux amour.
Moi, je ne voyais partout que M. Yves, et je
ne doutais pas que Rose ne désirât qu'il en fûl
ainsi ; pom'lant je voulais enfin lui faire la con-
fidence démon cœur, et lui parler aussi du sien;
mais, le croirais-tu P le tourbillon dans lequel
nous vivions ne me laissait pas un instant seule
avec elle... peut-être aussi voulait-elle m'en
éviter l'occasion; car elle était toujours sortie
quand je la cherchais dans la matinée, et, plus
tard, il y avait toujours du monde. J'éprouvai
donc une grande joie quand on annonça le dé-
part pour la campagne, où Rose n'allait plus
dcimis ([uelques années, et où elle voulait celle
fois se fixer de très bonne heure... Parmi les per-
sonnes invitées, était M. Yves... Je crus encore
comprendre le projet de Rose; hélas! mii chère,
je m'étais trompée sur 'ont : il n'y avait de vrai
que mon amour.
— Comment cela ? demanda Gabrielle éton-
inée; sais-tu que ta Rose avec son mari, son
prince , et peut-être encore l'envie de plaire à
j M. Yves, me semble une inconcevable personne
• que je ne puis pas souffrir? Je suis sûre que c'est
! elle qui a causé tous tes chagrins.
— Ah! reprit trislcmcnt Elénore , ce fut ma
faute et non la sienne. Rose n'aima jamais
qu'une seule personne , qui ne l'aimait plus, je
crois; mais (|ui peut connaître ce qui se passe
dans le cœur d'un homme ? Gabrielle, tu ne sais
pas qu'il y en a qui sont capables d'aimer plu-
sieurs femmes à la fois.
— Oh ! ce n'est pas possible , dit naïvement
Gabrielle.
— Cela s'est vu , continua la jeune fille qui
avait plus d'expérience , ou du moins ils le di-
sent à chacune avec autant de vivacité, et un air
aussi sincère que si cela était parfaitement vrai.
— Mais alors comment peut-on reconnaître
la vérité? demanda l'enfant qui voulait s'ins-
truire.
— Je ne sais pas trop , répondit Elénore lin-
certaine : mais M. Yves m'avait Iiien convaincue
de son amour sans parler... Il ne doit donc pas
être difficile de tromper avec des paroles.
— Comme c'est inquiétant! se dit à elle-même
Gabrielle pensive.
Elénore reprit :
— Depuis quelques jours nous étions arrivées
à cette terre , et je commençais à croire que
nous y serions encore plus rarement ensem-
ble qu'à la ville. Déjà on attendait le jeune
prince, et l'on préparait une fête , pour le
surprendre le lendemain à son arrivée ; il de-
vait venir du monde des environs ; la société du
château s'augmentait de quelques personnes de
Paris, et le mari de Rose était attendu. Je pen-
sai qu'une fois ce surcroît d'hôtes installés , il
me serait encore plus difficile de trouver un
instant pour parler seule à mon amie , et mon
cœur éprouvait un tel besoin de lui faire confi-
dence de mon secret, que je résolus de descen-
dre chez elle, le soir, dès que l'on serait retiré.
La veillée se prolongeait moins qu'à la ville;
Rose l'abrégeait souvent , et chacun était rentré
dans son appartement à onze heures. Rose habi-
tait le rez-de -chaussée du château, à côté des
salons de réception ; moi , j'avais choiii l'appar-
tement le plus près du sien : en effet, un petit
escalier pouvait me conduire à toute heure dans
un boudoir communiquant avec la chambre de
Rose par une porte vitrée. Dans le projet que
nous avions fait les années précédentes d'habiter
ce château l'été, projet qui n'avait pas eu d'exé-
cution jusque-là , cet appartement m'avait été
destiné pour faciliter les bonnes causeries inti-
mes qui étaient alors notre plus grand plaisir.
Je me le rappelai, et je résolus d'en profiter
au moins une fois, pour avoir avec Rose une ex-
plication qui me semblait nécessaire.
La veille du jour où le prince devait être reçu
au château, Rose abrégea encore plus qu'à l'or-
dinaire la veillée en commun; les dames avaient
des préparatifs de toilette à faire , les hommes
devaient aller de bonne heure le lendemain au-
devant du prince. Chacun se retira dans sa
chambre à dix heures : j'attendis jusqu'à onze
pour laisser à Rose lejÊiJUTS de donner ses or-
dres de maitresse,,i*!ff^aistôn|"^ je descendis
alors par le petiw^iliiei.y,pefeï^^ que je de-
vais la trouver^feylêt'ilU'^l^efltrtagerait la
^ 69 —
oie que je me promettais de ces instans de con-
lulence. La chambre était vide , Rose n'y était
]ias... Je m'assis pour l'attendre, et ramassai ma-
(liinalement un petit papier évidemment tombé
1 ar hasard sur le parquet : il était tout ouvert ;
ces mots frappèrent mes yeux :
« Le château m'est connu ! ce soir j'entrerai
» par la petite porte du parc , et à onze heures
)' je serai près de vous ! »
Au moment où mes yeux étaient encore atta-
chés sur ce billet , un léger bruit se lit à la fe-
nêtre. Mon premier mouvement fut de me dé-
rober aux regards , en rentrant précipitamment
dans le cabinet, et en poussant la porte vitrée
qui me permettait de tout voir sans être vue , la
chambre étant éclairée, et le cabinet dans l'obs-
curité. A peine y étais-je entrée, que la fenétie
s'ouvrit : comme elle était au rez-de-chaussée ,
elle présentait une issue commode , et le prince
entra, à mon grand étonnement!... mais ma
surprise s'accrut bien autrement, quand je vis
Rose arriver presque en même temps par la
porte , suivie de M. Yves qui disait avec empor-
tement :
— Je vous le répète , madame, c'est lui que
vous alliez chercher !
Et , la prenant par la main brusquement, à la
vue du prince :
— La preuve.... s'écria-t-il, c'estque le voilà!
Rose jeta un cri douloureux à ces mots, et resta
ensuite immobile et muette... Les deux jeunes
gens se regardèrent avec colère sans rien dire.
Après quelques instans de silence, M. Yves,
qui semblait plus maître de lui, prit un ton
plein d'ironie, en disant -.
— Puisque vous vouliez, madame, nous en-
voyer demain matin au-devant de monsieur,
vous devez être charmée que je puisse le rencon-
trer ici dès ce soir, et lui faire compliment sur
des succès dont vous ne m'auriez peut-être pas
chargé de le fïliciter.
— O ciel ! s'écria Rose effrayée du ton inso-
lent et moqueur de ces paroles et de l'elîet
qu'elles produisaient sur le prince, songez-vous
à qui vous parlez ?
— Oui, madame, reprit Yves encore plus dé-
daigneux; je sais très-bien à qui je parle, et je...
Le prince linierrompit à ces mots, en disant
d'un ton simple, quoique encore un peu ému :
— Vous parlez, monsieur, à un jeune homme
comme vous... qui croit, comme vous, avoir le
droit d'être ici, que vos paroles ont olfensé, et
dont la présence vous offense ; et ce jeune homme
est prêt, monsieur, i» vous en demander et à vous
en rendre raison; rien de plus !...
— Tiès-bien, monsieur, reprit Yves d'un ton
plus poli ; mais, souriant amèrement, il .ijouta ;
Nous verrons maintenant à qui restera le champ
de bataille...
Le prince était en uniforme, il avait une épée;
Yves y porta les yeux, et dit... Venez!...
— INous ne sortirons jias dici; il y aurait du
danger pour vous, monsieur, dit le prince...
Avez-vous des armes t*
— J'allais au-devant devons, monsieur, répon-
dit Yves, quand j'ai rencontré madame près de
la porte du parc : j'étais donc préparé à vous
recevoir.. .
A ces mots, il prit une épée qu'il avait posée
jur un fauteuil en entrant dans la chambre.
Rose voulut se jeter entre eux.
— Restez donc tranquille ! dit M. Yves avec
dédain; vous êtes notre témoin.
Rose, sans force contre son mépris, resta sur
un siège, anéantie : je vis l'épée du jirince se di-
riger contre le cieur de celui que j'aimais ; j'ou-
bliai tout, j'entrai brusquement, je me précipi-
tai près de lui avec un cri terrible !... Chacun
fut interdit de ma présence ; le prince venait
d'être blessé à la main droite, le sang coulait
abondamment ; il était impossible qu'il tînt son
épée, fet le combat était fini.
— Monsieur, dit le prince, je dois à la vérité
de déclarer que, si tout a dû me donner l'espé-
rance d'être bien reçu ici ce soir, rien ne m'a
jamais donné le droit d'y rester !... En achevant
ces mots, il sortit.
Rose sembla se ranimer un peu à ces paroles.
— Vous l'entendez? dit-elle à M. Yves; je
n'eus aucun tort envers vous !... et toi, Elénore,
laisse-moi t'expliquer...
— Je ne veux rien entendre! m'écriai-je; je
sais tout ! Ah ! c'est alfreux !
Affreux ! reprit Rose avec une profonde dou-
leur ; car, depuis huit années, tout mon cœur
est à lui, à lui seul !
Et elle désignait M. Yves, qui parut plus sur-
pris que touché de ces paroles.
Ai>rès deux années d'absence, continua-t-elle
en sanglottant, deux ans où je l'avais regretté
chaque jour, il revint d'Angleterre triste et dé-
couragé; il lui fallait, disait-il, un peu de bon-
heur pour supporter la vie... Ah ! Elénore, la
meilleure leçon pour une jeune fille, c'est d'ap-
prendre la vérité, de voir le monde tel qu'il est !
Moi, c'était toute mon existence que cet
amour ! ce fut à peine pour lui une distraction!
11 s'affligeait encore d'une position perdue,
d'une carrière interrompue, que sais-je ? de
mille choses que je ne comprenais pas '... même
à mes c6lés, même avec mon amour ! et quand
j'oubliais tout pour lui, il regrettait encore, il
s'in(iuiétait sans cesse.
Ueux années se passèrent ainsi ; lui, toujours
ennuyé, moi, toujours désolée et blessée de son
ennui ! Des reproches et des jdaintes achevèrent
de I éloigner. C'est ainsi, Elénore, que finissent
dans les regrets et les humiliations quelques
jours de lourmens et de troubles qu'on appelle
du bonheur!... Lui, il chercha des plaisirs
nouveaux... le dépit me prêta assez de force
pour ne le pleurer ([u'cu secret. C'est alors que
tu vins près de moi, et toi seule as su ce que
recouvraient d'amères douleurs ces parures,
ces fêtes et ces plaisirs par Ics.iuels je cherchais
h m'étourdir.
Je voulus interrompre Rose ; mais elle parlait
avec tant d'emportement, iiu'ellc ne m'entendit
l>as, et qu'elle continua malgré moi, malgré
M. Yves, qui restait interdit d'une véhémence si
peu naturelle au caractère de Rose, et que la
situation cruelle où elle venait de se trouver lui
avait setde donnée.
— Elénore, conlinua-t-cUo, tu feu souviens'.*
il y eut une fête où il vint par hasard, où je le
le présentai, où ses regards ne me quillorent
pas, où jo crusl'avoirretrouvé !... où, me voyant
entourée et courtisée par la foule et par les hom-
mes les plus èlégans , par le jeune prince dont
toutes ciiviaicul l'hommage, il sembla revenir à
moi!... Enfin, que te dirai-je? j'espérais de II
vanité ce que je n'attendais plus de l'amour ; j(!
voulus que ma tendresse, dont il ne se souciait
plus en secret, fût encore cherchée par lui en
public, qu'il y mit de l'orgueil, que mes succès
I>ussent llatter son amour-propre ! Je souhaitai s
avoir encore des sacrifices à lui faire pour payer
son retour!... Que veux-tu? quand on sent
qu'on s'égare, et qu'on se perd, on prend tous les
chemins qui se présentent ; on essaie de toutes
les routes que l'on rencontre ; onvoudrait attein-
dre le but à tout prix! Je ne raisonnais plus, je ne
voyaisplus, je voulaisle ramener près de moi!...
et pour cela tous les moyens mesemblaientbons,
toutes les folies me semblaient raisonnables !
Ah! tu l'as vu comme moi, Elénore, il était
lîi'... il était revenu ! je le trouvais chez moi, je
le rencontrais dans tous mes plaisirs... il parais-
sait occupé des assiduités du prince... il vient
de s'en offenser... Il m'aime donc encore, puis-
qu'il est jaloux !... Je n'ai plus qu'à le convaincre
que sa jalousie était le seul but que je poursui-
vais; que si ma folie a donné des espérances à ua
autre, je ne voulais pas, je ne pouvais pas les
réaliser, car je n'ai jamais aimé, je n'aimerai
jamais que lui.
A ces mots, qu'elle m'adressait pour convain-
cre un autre, car toutes ces paroles étaient dites
devant lui, moi, dont elles enlevaient tout l'es-
poir, dont elles détruisaient toutes les illusions,
je ne pus m'empêcher de m'écrier malgré moi :
Ah ! pourquoi ne me l'ivais-tu pas dit ? pour-
quoi sacrifiais-tu jusqu'au bonheur de ton
amie ?
Je ne puis te dire, Gabrielle, quel effet pro-
duisirent ces paroles qui s'échappèrent avec
amertume de mon tueur..; Oh !je ne me trompai
point alors ! non ! elleétait réelle la joie qui bril-
la dans les yeux de M. Yves ! c'était une expres-
sion de bonheur, un mouvement involontaire de
plaisir, qui lui fit répondre vivement, en s'ap-
prochant de moi et en me prenant les mains :
— Serait-il vrai, vous m'aviez deviné? vous
partagiez mon amour ?
— Quel bonheur ! s'écria Gabrielle en embras-
sant Elénore avec transport; c'est toi qu'il aime!...
Ah ! c'est bien à lui, c'est un honnête homme ! Et
tu pourras lui promettre mon amitié, aussitôt
que vous serez mariés... car je parie maintenant
•lue les obstacles vont venir de cette femme que
je déteste puisqu'elle t'a fait du chagrin ! Mais
il faudra que nous en triomphions ! Je t'aiderai,
c'est mon droit, tu es mon amie; est-ce qu'on
aime une personne pour autre chose que pour la
rendre heureuse ? il faudra bien que tu le soi».
Elénore sourit tristement de la vivacité naïve
et bonne de Gabrielle, et continua :
— Te dire, ma chère amie, ce que le cœur de
cette femme, ulcéré depuis si longtemps, éprouva
dece nouveau malheur inattendu, est impossible.
-Si j'en juge par la souffrance qui parut sur son
visage, par les impressions di> erses qu'on put y
lire, son àme ressentit une telle douleur, que
je ne fus pas maîtresse d'un mouvement de pitié;
mais son mal ne s'exprima plus par des paroles.
Elle, qui avait trouvé tant de mots passionnés
pour l'amour qui espérait encore, resta muctie
iloant ledéses|>oir. ou les mots lui semblèrent
Inipuissaiis pour exprimer sa pensée. In geste
nidiciblc, dont rien ne peut donner luie idie
— 70 —
précise, iiileiTogea seul celui devant qui Rose
paraissait maintenant trembler :
— F.st-il donc vrai que vous ne m'aimiez plus?
semldait demander énerjjiquement le gesle
muet qui disait tant «le chose-.
M. Yves hOsila, puis rc^pontlit avec douceur :
-^ Ma vie..., livri'c depuis longtemps à de
grandes dissipations, ne m'offrait rien qui res-
scmblAl aux douces et tendres impressions que
j'éprouvais envoyant votre amie... vous m'atti-
riez vous-même auprès d'elle... et, sans projets,
sans espérances, je cédais au charme puissant de
l'innocence et de la beauté, voilà tout !
Rose voulut parler, demander raison de celte
jalousie qui avait ajouté àson erreur : du moins
je crus la comprendre, et, lui aussi, il interpréta
de même quelques mots inarticulés (pii s'écliap-
paient de ses lèvres pâles et tremblantes ; car il
reprit :
— Il y avait, madame, tant d'affectation
Pardonnez-moi d'oser rappeler ici toute la
vérité, dit-il en s'intcrrompant. Eu ce moment
M. Yves semblait autant craindre d'olïenser Rose
qu'il avait eu l'air de chercher à l'irriter quel-
ques instans auparavant; son ton était gracieux
et plein de respect... l'amour qu'il ne partageait
plus lui inspirait autant de pitié (jue la coquet-
terie et l'inlidélité qu'il avait soupi;onnées lui
causaient avant de dédain et de mépris... 11 y
avait dans la vérité de la passion de Rose quelque
chose qui imposait...
— Oui, madame, continua-t-il de ce ton doux
et bon... je voyais, je croyais voir del'affectation
à me condamner sans jiilié h un rôle ridicule ; à
me retenir... pour me rendre témoin de votre...
empressement... pour un autre... Je croyais...
Pardonnez... Et il hésitait à chaque mot, sem-
blant craindre de l'olîenser et de l'affliger.
Je croyais, dit-il, que les reproches adressés
par vous... à mon inconstance... cesseraient en-
fin quand j'acquerrais devant vous la preuve de
la vôtre. Convenez que ma surveillance a dû un
moment se croire bien inspirée... que j'ai pu
dosuer delavérité... et oublions l'un et l'autre,
madame, ce qui peut. ..dans tout cela avoir blessé
votre cœur et le mien. Je quitte ù l'instant le
château... il est probable que nous ne nous re-
verrons plus... nos entrevues n'offriraient rien
d'aijréable ni pour vous...
Sou regard me chercha, puis il salua profon-
dément... Je ne l'ai plus revu.
— Comment cela:* demanda vivement Ga-
brielle.
— Ro5e tomba sans connaissance à mes pied.s,
et ne revint à elle qu'avec une lièvre ardente qui
mit sa vie en danger pendant plusieurs jours;
les létes n'eurent pas lieu; la société (juitla le
château. Le monde, dit-on, parla beaucoup de
cette nuit funeste où chacun i)ourtant était inté-
ressé au secret; mais rien n'échappe à la mali-
gnité. Seulement, dans ce qui devrait rester
mystérieux, comme on ne sait jamais au juste
les détails, chacun les arrange àson gré, et l'on
fait du récit d'un malheur secret mille récits pu-
blics [dus bizarres les uns ([ue les autres.
Cependant, dés que la fièvre laissait à Rose la
possibilité de reconnailre ce qui l'entourait, ses
yeuxse portaient sur moi avec tant de colère et
de soulirance, et, dès qu'elle fut un peu mieux,
Jsnt de trouble et d'agitation continuèrent à la
toiu-mentcr à ma vue, (pie je lui exprimai le
désir de la quitter. Elle accueillit si vite celte
idée, annonça si promptement à M. Simon ma
volonté de retourner, au moins pour (pielque
temps, dans celte maison, et mit tant d'ciiques-
sement à me facililerles moyens d'y rentrer, que
je me retrouvai ici avant d'avoir '^u le temps de
réfléchir que j'y rapporterais des chagrins et
des regrets qui rendraient la solitude bien diffi-
cile à supporter.
— El depuis trois mois , Elénore, dit Gabrielle
avec intérêt, tu n'as pas cherché à savoir ce qu'il
devenait? N'as-tu conlié tes regrets à personne?
N'as-tu pas demandé conseil à M. Simon ?
— Hélas ! reprit Elénore, que pouvais-je faire ?
Celui que je regrette n'avait-il pas appris qu'il
était aimé? Ne sait-il pas que je suis libre ? Ne
l)0uvait-il pas me chercher s'il m'eût aimée réel-
lement ? Ah ! je connais assez le monde pour sa-
voir tout mon malheur ! Les hommes attachent
peu d'importance à notre destinée ; s'ils se ma-
rient , c'est pour une fortune , une position ,
pour mille choses où la femme qu'ils épousent
n'entre pour rien.
— C'est peut-être la faute des femmes , dit en
souriant Gabrielle.
Madame Ancelot.
TTlXa IIESTAITHATIOIT
EN
PILlSll MIS.
J'élais couché au pied des montagnes dont
Maaseille se fait une ceinture, et je vais vous
dire paroi» l'on y parvient. Vous me suivrez et
vous m'écouterez , car ce n'est pas de moi que
je vous parlerai, pauvre rêveur qui n'ai rien à
vous couler de mon passé, si ce n'est que j'ai-
mais à en pleurer les nuits d'été, et la mer où
j'aurais peut-être défié Ryrou s'il avait voulu ne
se mesurer avec moi que comme nageur.
J'ai à vous parler d'un grand de la terre, d'un
roi, et d'un grandroi,caril futbien mallieureux:
il était exilé.
Et tandis que je regardais, étendu sur le sable,
(anlùt le ciel et tantôt la mer, sans oser me dire
quel ravissement plus grand j'éprouvais pour
l'un que [lour l'autre, j'entendis le boin-donne-
, ment mélancolique d'un cornet à bouquin. C'est
un lierger, me ilis-je, qui rentre au village, et
ma suave tristesse reprit son cours. Je ne me
préoccupai pas autrement de ce bruit dans la
montagne.
Je m'enveloppais à peine dans mon assoupis-
sement, quand je crus distinguer à quelques
loises, sur la surface de l'eau, une voile blanche,
une lueur agitée. J'arrêtai mon attention.
Mais le son du cornet la détourna de nouveau;
cette fois le bruit était plus près de moi, il tour-
nait autour de la place où j'étais avec tant de
précision, que je supposai que le berger cher-
chait un cliennn dans la colline pour arriver au
bord de la mer.
En-me levant pour juger de la vraisemblance
de ma supposition, je m'assurai que la lueur
aperçue sur les Dois était une barque de pêcheur
catalan. Célail un bateau long et eflilé comme
un poisson-épée, avançant à la rame, car l'air *
n'était pas assez ému pour gonfler la plus faibU
voile.
Je me mis sur pied; le berger était derrière
moi, elle bateau s'ensablait au même instant.
— lionne nuit, (iervaisy !
— lionne nuit, Mateo !
Gervaisy était le berger ; Mateo, le pécheur. Je
compris que c'était une rencontre ; le cornet à
bouquin était le signe de rappel.
Ils se touchèrent la main après m'avoir salué.
Seraient-ce des contrebandiers?pcnsai-je; ont-ils
profilé d'une nuit aussi claire pour faire leur
coup ? Je croyais les contrebandiers plus adroits.
— On dirait que nous en sommes, me dit en
mauvais français le pêcheur Matéo.
— Ma foi, oui, répondis-je. Ce bateau que
vous montez... ce panier qu'a votre camarade,
le berger...
— Ce panier contient des fruits, me dit le
berger, des raisins, des figues, quelques poi-
gnées d'amandes.
— Et le bateau ne porte que des rougets et
des sardines, ajouta le pêcheur en me prenant
par la main pour m'aider à sauter dans sa cale,
pleine en effet de menus poissons péchés dans
la soirée.
— C'est pour loi, Mateo. Le berger déposa
dans le bateau la corbeille de fruits qu'il venait
de me montrer.
— Et ceci pour toi, (ïervaisy, répliqua le pê-
cheur en posant sur les mains calleuses du ber-
ger un petit panier en roseaux rempli de pois-
sons encore tout frétillans dans l'algue qui leur
servait de lit.
— Vous voyez que nous ne sommes pas préci-
sément des contrebandiers, me dit I\laleo d'un
air qui pouvait signifier : — mais je pourrais
l'être à la rigueur. Et je le croyais sur parole, en
voyant sa figure ovale et brune comme une olive
à la fin de la saison; à l'aspect de ses membres,
aussi fins que ceux d'une goélette aniéiicaine, à
son œil catalan, noir et vit, à sonnez d'oiseau de
mer.
— Vous n'êtes pas un contrebandier aujour-
d'hui.
— Aujourd'hui !... Ce mot laissa voir les denti
de.Maleo. Il avait souri.
Il reprit :
— Nous sommes deux vieux amis, Gervaisy et
moi.
— Pas mal vieux, dit le berger; et il ajouta :
Moi plus vieux ipie loi, Mateo. J'ai eu quarante-
trois ans à Noèi, tu n'en as pas quarante.
— Je vois que vous avez été élevés ensemble
dans ce pays-ci. Vous y êtes peut-être nés Ions
les deux?
— Non, me répondit le pêcheur. Mon pay«
est Sl-Feliu, en Catalogne; mais je suis venu en
Provence à cinq ans; Gervaisy, lui, il est né à
Sainte-Marguerite, à trois lieues d'ici. N'est-pas,
Gervaisy ?
Au lieu de répondre, Gervaisy se mit à sonner
du cornet, dans le but, je présume, de rallier
plus i)rès de la mer les moutons qu'il avait lais-
sés dans la montagne. Après avoir sonné, il
écouta et nous limes silence. Puis nous enten-
dimes des bêlemens lointains et des tintemeiis
dans l'air. Le commandement du berger était
parvenu au troupeau. Lt le chien ((ui était aussi-
tôt venu se ran^ier sous les plis du manteau du
— T1 ~
berger confirmait l'exactilude avec laquelle on
avait obéi.
Le berger fit sijjne au chien (le se coucher à
ses pieds. Mateo avait dit au mousse, qui avait
fini il'égoutler le bateau et de ployer les lilels, de
se reposer et île dormir s'il en avait envie. Et le
mousse et le chien dormaient déjà.
Que la mer était belle ! ne la reverrai-je donc
plus !
— Nous sommes deux vieux amis, répéta Ma-
léo avec Téncrgiquc concision d'un Espagnol
pour qui un pareil aveu n'est pas une protesta-
tion frivole. Gervaisy et moi nous nous sommes
connus ici il y a vingt ans.
Vingt ans, alKrma le berger qui s'était accrou-
pi sur le sable à la place que j'occupais aupara-
vant, tandis que Mateo et moi étions, lui d'un
côté, moi de l'autre , assis k la proue à demi en-
sablée de son bateau.
— Nous étions, Gervaisy et moi, dit Màleo
avec la lenteursolennelle des conteurs d'Orient,
que rien ne liAte dans leur récit, car ils savent
que les nuits sont longues et que la mort est au
bout de tout; — nous étions moi et Gervaisy
tous deux attachés au service du roi d'Espagne,
Charles IV, — Dieu ail son âme I
Mateo (>ta son bonnet de laine rouge et regarda
le ciel. Gervaisy mit à profit ce temps donné par
Mateo h un souvenir religieux, pour dégager du
ruban de son chapean de berger un vestige de
jiipe, vieux volcan enfumé. 11 la bourra avec
son large pouce tant et si longtemps cjuc je fus
étonné de ue pas la voir éclater. 11 i>arail qu'ils
se connaissaient de lougue date, elle et lui. Mon
second étonnement fut de voir comment il s'ar^
rangeait pour la placer dans sa bouche. La pipe
n'avait littéralement pas de (uyau sensible à
l'ceil, et le nez du berger était fort long et fort
incliné vers ses lèvres, excessivement rentrées.
Pendant quelques minutes, il la tint entre ses
doigts, attentif au récit de Mateo, qui avait re-
pris ainsi :
— Nous étions attachés, moi et Gervaisy, au
service du roi d'Espagne, Gervaisy conune ber-
ger, moi comme fournisseur de poissons.
Ce mot de berger rappela à la mémoire de
Gervaisy qu'il avait des moutons aux environs,
et de sensation en sensation réperculée, il porta
de nouveau le cornet à bouquin à ses lèvres cl
sonna sans se déranger. Le chien secoua un peu
les oreilles, mais comprenant qu'on n'en voulait
passérieuseuient à son sommeil, il se reiulormit.
— C'était un bon roi, dit Mateo avec un ho-
chement de tète bien plus significatif qu'une his-
toire morale et philosophi<iuc delà décadence
de la monarchie espagnole.
— Un lier homme! ajouta le berger après
avoir posé sa pipe siu- le sable et en battant le
briquet. 11 vous tuait les perdrix au vol couime
personne. S'il était faible, on chargeait son fu-
sil et il lirait; s'il était malade, il chassait dans
son fauteuil; s'il ne pouvait pas marcher, nous
le prenions dans les bras, Maleo et moi, et il
chassait encore sur nos lOles; et il ne manquait
jamais!
Interrompu par Gervaisy, Maleo avait pris du
tabac fin dans sa poche, roulé du papier d'al-
coy sur sacuisseet confectionne un cigarctlo de
véritable origine.
La pipe et le cigaretlo étant allumés, .Maleo
continua :
— Voilà comment mon camarade et moi avons
fait connaissance, ici, dans la propriété du roi
d'Espagne où nous sommes.
Et le marin et le berger se mirent à fumer.
La phrase de Maleo resta suspendue.
Un hasard comme l'histoire les aime a con-
servé à la propriété magnifique à l'extrémilé de
a quelle nous étions, le berger, Mateo et mol, le
nom de campagne du roi d'Espagne, quoitju'elle
ait fait retour d'abord au premier propriétaire,
fort peu roi, je présume, et plus tard à une suc-
cession de négocians, insoucieux acquéreurs de
cette splendide relique. Aucun de nos châteaux,
si beaux du reste, qui environnent Paris, ne
peut être comparé à celui qu'occupa le roi d'Es-
pagne, Charles IV, pendant son exil en Provence
où il trouva, en compensation d'une couronne
perdue, la santé que les chagrins lui avaient
ôlée. C'est un jardin de Malte, un palais embau-
mé comme on en voit aux eaux douces d'Asie,
visa vis Constanlinople. Pour sol un sable doux
et tamisé, â marcher nus pieds sans éprouver la
moindre gène; pour horizon et pour mur d'en-
ceinte un arc de montagnes dont les premiers
pins qui les couvrent sont dans la propriété
même, et dont les derniers n'ont à l'œil qui les
voit trembler et folâtrer que la grosseur d'une
touH'e d'herbe; pour limite ouverte aux regards
la mer, la Méditerranée, l'iramensiié verte; |)our
dôuie le ciel des Antilles, chaud etaéré, |)resque
jaune l'éléj tant l'odeur du genétle remplit avec
abondance sous un soleil qui dilate les pierres.
Ce n'est pointcetteprodigaliléd'eaude nos cam-
pagnes du nord, qui n'en ont que trop pourles
baigner ; mais c'est une eau fine, vive comme un
serpent, rubaunée, fraiche à briser les dents sans
être crue ou dure aux lèvres, enivrante à voir
dans le creux des rochers ou dans le vase de
cristal, et qui est aux autres eaux ce que le vin
de Champagne est aux autres vins. C'est une
eau de Champagne. Cette eau limpide et rare
emplit dans cette propriété des bassins de mar-
bre cachés sous des platanes, et rompt de sa
Iraichcur l'ardeur de l'atmosphère, les après-
midi d'automne, quand le soleil a flétri dans la
journée et lait ployer les arlires et les Heuis. Et
tics orangers partout daus les allées, des myrtes
autour des orangers, et des oliviers dans la
plaine. L'olivier! cet arbre grec, dont l'ombre
eslgreci|ue, sévère et poéti(iue, et dont le mur-
mure régulier peut être scandé comme une ode
il'Anacréon. Admirable >illa où le palmier et le
citronnier viendraient s'ils pouvaient prévoir
comme ils y seraient bien ! Si ce n'est pas l'ilalie
plus chaude, et l'Orient plus impétueux, c'est
ce qui y ressemble le plus et le mieux. L Europe
n'est i)lus là si ce n'est pas l'Afrique. Et que d'au-
tres beautés n'olïre-'.-elle pas i* mais conunenl
en parler après avoir dit que la mer se montre
au bout de chaque longue allée, et si bien que
t-anl(\l c'est un pommier qui empêche de voir un
brick «lui revient des Indes à toutes voiles et
lanlol c est une goêleiie (jui passe ;i travers les
feuilles d'un acacia en Heurs.
— El il chassa tant, poursuivit Gervaisy, qu'au
bout de deuxans, il avait retrouvé ses jambes cl
syucslomac. Voyez-vous d'ici celle ligne blanche
dans la pinède? la lune vous la montre comme
en plein jour.
— Je crois la voir, répondis-je au berger.
— C'est un mur qui avait été élevé sur les ro-
chers, afin que le roi pût s'appuyer quand il
était fatigué au milieu de la chasse. A mesure
que ses forces revenaient, on allongeait le mur.
— Il est d'une belle longueur, interrompis-je.
— C'est que le roi Charles IV avait fini par
se bien porter.
La figure du Catalan Mateo s'épanouissait pen-
dant que le berger rappelait, avec des pauses
commandées par le jet de la fumée du tabac, ces
lambeaux de l'histoire privée du malheureux
Charles IV d'Espagne, exilé par Napoléon qui ne
savait pas encore ce qu'était l'exil.
Gervaisy, ayant consommé sa pipe, souSIa de
nouveau dans son cornet, et nous entendîmes
immédiatement le bêlement des moulons et le
bruit argentin des sonnettes.
— Minuit bientôt, dit Mateo, en regardant
l'ombre des montagnes projetée sur la mer.
— Pas encore, dit le berger en fixant ses yeus
sur une étoile qui descendait à l'occident. Il
s'en faut d'un quart.
— Avec un si beau bassin au bout de sa pro-
priété, est-ce que le roi ne se livrait jamais au
plaisir de la pèche P il n'aimait peut-être pas la
pèche '.'
Après ma question, le Catalan et le berger se
regardèrent pendant quelques minutes.
Gervaisy ne répondit pas , mais Mateo laissa a
tomber un oui bref accompagné d'un soupir. ^
— Au fait, ajouta-l-il en trempant le bout de
ses pieds dans Icau, et comme un homme triste
et distrait, tout cela est mort comme le vent de
cette nuit. N'est-ce pas, Gervaisy?
— Ah ! mon Dieu oui , .Mateo.
— El c'était par une aussi belle nuit que celle-
ci, ajouta Mateo le pêcheur; une mer unie
comme la main, une lune ronde et blanche
comme un écu neuf, et un vent d'enfer, à pous-
ser des coquilles de noix en .Amérique.
— Je m'en souviens , atfirma le berger en ra-
clant avec son couteau la corne torse et huileuse
dans laquelle il soufilail.
— Vous vous souvenez sans doute tous deux
en ce moment de quelque grande pêche , de
quelque promenade sur l'eau où se trouvait le
roi ? Vous, \ous éliez, je prwume, le patron de
barque '.'
— Je n'étais pas le patron de la barque, car
j'étais Irop jeune alors, mais c'était mon ]>ère
qui lélail. Moi, j'étais novice abord.
— .\ bord de quoi i*
Sans me répondre, le Catalan frappa du talon
le bateau à la proue duquel lui et moi nous
étions assis. Je compris.
— Le roi Charles IV, rcpris-je, monta donc
cette barque la nuil de celte pêche.
Et allâtes-vous loin ? 1res loin?
Un rire aussi mélancolique qu'expressif écarta
les lèvres brunes de >l.ileo.
Le berger eoniinuail à polir avec ton couteau
son cornet â bouquin.
— ^ oyez-vous celle belle étoilclà-bas?
— Oui , Mateo.
— Plus loin . TOUS en distinguez aussi troij
dans la même direction ;'
— Parfaitement : elles sont sur .Marseille,
— 72 —
— A peu près.
— Vous voulez me désigner, dis-je , le village
des Catalans.
Tn signe de tôle de Mateo m'apprit que je
ne me trompais jias.
Si l'on sY'tonnait delà lenteur de nos propos,
on oublierait que la conversation était soutenue
par un berger et un Espagnol. Des hommes so-
litaires comme les bergers sont solires de paro-
les , et les Espagnols ont des heures de silence
comme les Orientaux, surtout quand le vent, et
il n'y en avait pas un brin , n'exalte pas les tou-
ches subtiles de leurs nerfs. D'ailleurs j'avais in-
finiment plus d'intér(*t à les écouter qu'ils n'en
avaient îi parler. Parfois, îi leurs visages grecs,
à leurs airs de tête silencieux, à leurs costumes
sauvages, et h considérer le lieu où nous étions,
je me croyais en Arcadie, au temps des bucoli-
ques et des églogues.
— Je suis presque né là-bas, au village des
Catalans, reprit Mateo.
Le village que m'indiquait le pécheur m'était
parfaitement connu. C'est une bourgade de la
Catalogne, fondée au fond du golfe de Provence,
mais une bourgade espagnole avec sa langue ,
ses mœurs maritimes, ses coutumes et toute sa
physionomie extérieure et morale. Ils sont c(uinze
cents ou deux mille habitans, tous pécheurs,
tous passant un tiers de leur vie en Espagne, un
autre tiers en Provence, dans leur seconde pa-
trie , l'autre tiers entre la Provence et l'Espa-
gne, c'est-à-dire sur la mer. Intrépides matelots,
en vingt heures souvent ils visitent l'Espagne et
relournent en France. La mer est le jardin con-
tign à leurs deux propriétés. Leur fortune est
la pêche; leur ressource un filet ; leur mise de
fonds un bateau, leur e.'ipoir le vent. Avec cela ,
ils ont du pain de France et du vin d'Espagne,
du poisson qui frétille encore dans la poêle, des
femmes souples comme un jonc et déliées comme
un fuseau , et le soir , sur leurs portes , d'éter-
nels boléros joués sur des guitares de Malaga.
— In jour, poursuivit Mateo, mon père dit à
ses neveux et cousins : — J'ai à vous parler. Ve-
nez ce soir après la veillée. J'aurai du tabac, des
oranges et du vin du pays. — Entendu ! répon-
dirent les cousins. Aucun ne manqua. Les fem-
mes dormaient et leurs enfans dormaient sur
leurs genoux. On fuma, on but, on fuma encore.
J'étais là aussi, mais je ne disais rien ; tiop
jeune encore pour ilire mon avis, assez raison-
nable cependant pour être admis à beaucoup en-
tendre. Voilà que mon père parla. — L'autre
jour, dit-il, Mateo et moi nous avons conduit le
roi... Tous les cousins et neveux se levèrent,
quittèrent leurs pi|)es sur la table et leurs ciga-
rcttos, et se découvrirent au nom du roi. —
JN'ous avons conduit le roi dans notre barque ,
là-bas, au-delà des iles, où je pensais lui pro-
curer le plaisir de pêcher quelques rougets ,
qu il aime beaucoup. Un nuage passe, le vent
tourne, il fraîchit, la mer blanchit, c'est le com-
mencement dune bourrasque; il y avait eu de
l'orage quelque part, c'est sur. Rentrer, impos-
sible. J'abats les voiles, je ferme le pont, j'atta-
che le roi autour de moi et je m'attache au màt.
IMateo était au gouvernail pour jiarer à la lame.
Mon père disait vrai. — Je voyais bien, pour- i
suivil-il , où nous allions. —En Catalogue ! saint I
Jean de Dieu ! crièrent les cousins. — En Cata- *
logne , reprit mon père. Et nous la vimes au
bout de six heures de tempête. — Et le roi ? de-
mandèrent les neveux et cousins , le roi... —
IMateo ! interrompit mon père, va voir si les ba-
teaux sont bien amarrés à la plage : va, mon fils !
Ainsi je sortis, continua Mateo, sans savoir la
fin de ce que mon père racontait à ses cousins et
à ses neveux, ou plutôt sans savoir pourquoi il
leur faisait cette histoire, car je n'ignorais pas
que le roi avait beaucoup pleuré en voyant les
côtes d'Espagne , et qu'il avait pleuré encore
plus fort lorsque, le vent ayant changé, nous
traversâmes de nouveau le golfe de Lyon pour
rentrer au château. C'est ici, dit Mateo, que
nous débarquâmes. On croyait que nous avions
péri. La reine était désolée. Elle avait fait allu-
mer les cierges de la chapelle du château eu
nous attendant.
— Est-ce là tout l'événement ? demandai-je
avec une précipitation d'auditeur blasé sur les
plus fortes catastrophes et oubliant qu'il s'agis-
sait, non d'un drame arrangé parles machinis-
tes ordinaires des menus plaisirs des revues,
mais d'un fait réel survenu à un roi d'Espagne
exilé par Napoléon , à un descendant de
Louis XIV et d'Henri IV.
Mateo ne remarqua pas même mon inconve-
nante vivacité. Je l'ai dit : il ne racontait pas
pour moi ; il parlait pour complaire à sa mé-
moire, pour remuer les feuilles sèches du passé
que le vent du hasard avait poussées à ses pieds,
par une belle nuit étoilée.
— Je vous ai dit , reprit Mateo , après avoir
fait signe à Gervaisy de lui donner du feu pour
allumer un cigarelto , que mon père ne m'avait
pas permis d'entendre la tin de son récit. Voici
ce qui se passa un mois après environ.
— Ah ! ce fut un mois après , interrompit le
berger en tendant un morceau d'amadou em-
brasé à Mateo.
— Oui ! un mois après. Nou? abordâmes ici à
trois heures du matin avec trois bateaux, mon-
tés par les cousins et les neveux dont je vous ai
déjà parlé et commandés par mon père. Ce ba-
teau était un des trois, et je m'y trouvais. C'était
pour une grande partie de pêche que le roi
avait désiré faire en compagnie de ses fidèles et
pauvres sujets les Espagnols de la Catalogne.
Elle devait durer tout le jour. Nous avions des
toiles pour le vent, des rames pour le calme,
des tentes pour le soleil , car nous étions au fort
de l'été. 11 était à peine jour quand le roi
Charles IV se rendit du château à l'endroit où
nous sommes , accompagné de deux de ses do-
mestiques.
— Et de moi , son berger, son compagnon de
chasse.
— Et de toi , Gervaisy : j'allais te nommer.
— Un ventsuperbe se leva , dit Mateo , dont
la voix me parut changée , un vent comme nous
l'espérions, comme nous l'avions souhaité et
demandé à Notre-Dame-de-Mont-Jouy, toute la
nuit de la veille , à genou.x , en prière , mon
père, moi , mes cousins et ses neveux , les bons
et pieux Catalans. Au bout de deux heures nous
ne voyions plus les montagnes de Marseille et
du golfe que comme cette fumée.
Mateo, qui avait avalé, depuis quelques se-
condes, deu.v ou trois gorgées de fumée, lâcha ,
pour justifier sa comparaison , le nuage amassé
dans sa poitrine.
Nous dépassâmes les îles du golfe une à une.
Enfin le roi qui souriait comme un saint en face
de Dieu , chaque fois qu'une bouffée du vent
d'Espagne enlevait son chapeau, car nous allions
grand largue , ce qui nous vaut mieux à nous
que le vent arrière , comme vous savez , le roi
enfin s'informa du moment et de l'endroit où
nous commencerions à jeter les filets et à tendre
les lignes. Dans une heure, sire, lui répondit
mon père. Dans une heure, soit ! L'heure n'était
pas encore écoulée que Charles IV s'était en-
dormi à l'abri de la voile. 11 dort, force de voi-
les, s'écria sourdement mon père dans le creux
de ses deux mains réunies, aux deux bateaux
naviguant de conserve avec le nôtre. Force de
voiles ! Mettez tout dehors ! Les trois bateaux
mangeaient le vent! Saint Jean de Dieu, c'est la
vérité. Je ne sais pas comment nous n'avons
pas volé en charpie. Le roi dormit cinq heui'es.
C'était l'effet de la mer. Quand il s'éveilla nous
étions en vue des côtes d'Espagne. La Catalogne
s'étendait devant nous. Le soleil se couchait.
— Où suis-je? demanda le roi qui s'éveilla
aussitôt que les bateaux s'arrêtèrent et qui fut
étrangement surpris de se voir entouré d'une
foule d'autres bateaux chargés de gens.
— Majesté, lui dit un ancien officier de ses
armées, vous êtes dans le golfe de Roses, en Ca-
talogne, en Espagne, et vous voyez devant vous
vos fidèles sujets qui viennent vous demander à
genoux de débarquer chez eux. Dans un mois
vous serez à Madrid. Sire, notre village donnera
l'exemple aux autres; le feu passera aux villes;
et de ville en ville, il traversera l'Espagne. Ces
braves marins vous ont délivré ; ces braves gens
veulent mourir pour vous replacer sur le trône.
Et Charles IV, que nous soutenions dans nos
bras, se mit à pleurer comme un enfant. Il n'en
revenait pas de voir les montagnes d'Espagne,
les jardins de la Catalogne, d'entendre parler
espagnol autour de lui. 11 bénissait, il embras-
sait, il pleurait encore.
J'avais à la main la canne et le chapeau du roi.
— Non, mes amis, dit-il, je suis exilé; je tra-
hirais ma parole de roi si je vous écoutais. Mais
je vous pardonne de m'avoir trompé cependant.
Mateo, c'était là la partie de pèche! Je te par-
donne aussi. Vous m'avez rendu bien heureux.
Espagne ! Espagne ! Espagne ! s'écria-t-il en
pressant sur son cœur le vieux soldat qui l'avait
conjuré de débarquer. Et en laissant flotter sa
main sur vingt bateaux couverts de têtes sup-
pliantes : Espagne ! Ah ! vous êtes moins à plain-
dre que moi ! Vous ne perdez qu'un roi et je
perds une patrie ! Au large ! Mateo, s'écria-t-il :
et en France|! Au large !
Mon père hésitait.
— Je le veux ! répéta le roi.
Le lendemain, au point du jour, le roi Char-
les IV débarquait sur cette plage.
La tête du pécheur catalan tomba sur sa poi-
trine et il se tut avec profondeur; comme s'il eût
reganlé dans lablme des vingt années écoulées.
Quand il eut assez donné à la réflexion, il re-
leva le front et il dit comme pour chasser de
tristes pensées : Le temps change ; la mer se
ride; nous allons avoir du vent.
^ — Peut-être, dis-je alors avec trop peu de
— 73 —
respect pour son émotion, Charles IV eût recon-
quis son trône s'il fût descendu en Espagne.
— Il n'y serait pas descendu vivant, dit Ger-
vaisy, le berger, en remettant dans sa gaine le
couteau avec lequel il n'avait cessé de jouer pen-
dant que Mateo parlait.
— Tu étais un espion de l'empereur, je l'ai su
depuis, dit Mateo; je ne t'ai pas jeté plus lard
du haut de ces montagnes dans la mer, parce
que lu ne nous dénonças pas.
— Je n'en eus pa» besoin. Charles IV écrivit
aussitôt à l'empereur de lui défendre désormais
la pèche. Et Napoléon ajouta : Le roi d'Espagne
ne couchera jamais à son château. Depuis il n'y
passa plus une seule nuit.
— Mais le vent fraîchit, répéta Mateo. Enfant !
hausse l'antenne. Au large !
— Et moi, à mon troupeau, dit Gervaisy : le
berger et le chien se levèrent. Gervaisy sonna
encore une fois dans le cornet à bouquin et le
bruit mélancolique me suivit jusqu'au fond de
la campagne au milieu des pins et des genêts
éclairés par les rayons de la lune.
LÉON GOZL.VN.
{Revue du XIX!' siècle.)
Un Mari g^arçon.
Les avis sont partagés sur le chapitre du ma-
riage : — les uns prétendent que c'est le meil-
leur des biens ; les autres disent que c'est le pire
des étals ; ceux-ci en font un paradis, ceus-là un
enfer ; les plus sages en font'un purgatoire , ce
qui n'est guère séduisant, surtout si l'on consi-
dère que les juges naturels de la question sont
portés par l'amour-propre à ne pas dire tout ce
qu'ils savent des inconvéniens de leur position.
Aussi, la plupart des jeunes gens, pendant
leurs belles années, ne manquent pas de pro-
mettre qu'ils ne se marieront jamais, et cepen-
dant presque tous sont ramenés au mariage par
une foule de raisons que font naitre la maturité,
l'ambition et le hasard. Et puis il en est beau-
coup qui , après s'être engagés légèrement ou
par nécessité dans ce lien sacré, reviennent à
leurs anciennes idées, et font tous leurs efforts
pour regagner quelque chose de leur indépen-
dance. Ces maris indisciplinés mellent tout leur
génie à s'affranchir de leur monotone devoir ; ils
allongent de leur mieux la chaîne qu'ils ne peu-
vent rompre; ils se créent à plaisir d impor-
tantes affaires qui les retiennent hors du domi-
cile conjugal. Ce sont eux qui ont inventé ces
couvens d'hommes que l'on appelle des cercles
ou des clubs ; quelques-uns poussent si loin le
fanatisme de la liberté, qu'ils regardent comme
un bienfait la corvée de la garde nationale, cl
qu'ils ne donneraient pas leur billet de garde
pour un billet de banque. Plusieurs vont même
intriguer auprès du scrgcnt-niiijor pour obtenir
la faveur de faire un service extraordinaire.
L'indépendance est un besoin de notre épo-
que, qui se fait sentir en toutes choses et surtout
dans le mariage: — c'est Ih une inconlcslable
vérité. Le nombre des niaris-gar(;ons augmenle
tous les jours; parmi ces rebelles, les uns ont .'i
soutenir de pénibles luttes, les autres, plus ha-
biles ou plus heureux, s'arrangent pour avoir la
paix avec la liberté.
Edouard Langet avait dit bien souvent : — «Je
ne me marierai jamais ! » Alors il avait vingt ans,
cent louis de pension, une chambre dans la rue
deVaugirard et huit inscriptions à l'école de
médecine. Il passa sa thèse, il eut la libre dispo-
sition de son patrimoine, et il le dépensa gai-
ment. Temps heureux qui s'écoula trop vite! A
vingt-quatre ans, Edouard était docteur et rui-
né, avec peu de goût pour son étal et des créan-
ciers pressans.
Un oncle dont il lorgnait l'héritage lui dit un
jour : — Mon ami, tu perds ton temps ; j'ai placé
tout mon bien en viager; ainsi, tu n'as rien à at-
tendre de moi ; mais j'ai un frère à la Guade-
loupe, qui est ton oncle aussi, et qui, de plus,
est très riche et n'a pas d'enfans. C'est à lui que
lu dois l'adresser.
L'avis était bon. Edouard descendit la Seine
jusqu'au Havre , s'embarqua sur la Jeune-
Amélie , et arriva sain et sauf à la Guadeloupe,
où son oncle, M. de Neuillan, le reçut à bras
ouverts. Au bout de huit jours, Edouard élait
tranquille sur son avenir ; après lui avoir fail
visiter ses riches domaines, M. de Neuillan lui
avait dit :
— Tout cela te reviendra un jour. Tu t'es rui-
né à Paris : c'est fort bien, il faut que jeunesse
se passe ; mais pour être sûr que tu ne recom-
menceras pas plus tard ces folies, et que lu ne
gaspilleras pas des biens que j'ai péniblement
amassés, je veux que tu te maries ; mon héritage
est à cette condition. J'ai un parti à te proposer,
c'est la fille d'un de mes amis que je regarde
comme la mienne...
L'amiiié est un lien si étroit dans les An-
tilles!
Edouard oublia facilement les promesses de
fidélité qu'il avait faites au célibat. La protégée
de son oncle, mademoiselle Louise d'Abelvilliers
était une jeune personne de seize ans , parfaite-
ment belle et douée des plus aimables qualités;
elle n'avait pas de fortiuie, mais M. de ^eulllan
dotait convenablement son neveu, et lui assurait
tous ses biens dans le contrat de mariage.
Edouard épousa Louise et la rendit très heu-
reuse.— A la Guadeloupe on n'a rien de mieux
à faire que d être bon uiari.
Cependant, au bout de deux années, durant
lesquelles la lune de miel avait eu vingl-quaiie
édilionssuccessives, Edouard commençait ;") être
rassasié de son bonheur, lorsque M. de i>euillan
tomba dangereusement malade. Les médecins
déclarèrent bientôt qu'il fallait renoncer h l'es-
poir de le sauver; Edouanl alors examina atten-
tivement la nouvelle et brillante position dans
laquelle il allait entrer. Tout en rendant à son
oncle mourant des soins assidus et empressés, il
se livrait a (le profondes réfiexions sur l'avenir.
— Je vais être millionnaire, se disait-il, et libre
de retourner ù Paris... A Paris où j'ai passé de
si heureux jours ! Quelle belle vie je pourrais
mener si j'étais encore garçon! Mais avec une
femme et un enfant, il faudra me contenter
d'une existence paisible et richement fade ; il
faudra vivre au milieu de ce tourbillon comme
je vivais ici!...Lt mes amis d'autrefois, que vont-
ils dire en me voyant marié, eux ijui m'ont si
souvent entendu déclamer contre le mariage 7
Aurai-je assez de vertu pour me maintenir dans
la ligne rigoureuse que me tracent mes devoirs
d'époux ? saurai-je résister aux charmes des
souvenirs et aux séductions nouvelles qui vont
ra'environner ':"...
Dans ce sévère examen, Edouard trouva la
conviction de sa faiblesse, et il en fut vivement
affligé; car il aimait sa femme, et pour rien au
monde il n'aurait voulu lui causer un chagrin.
La lutte qui s'éleva entre ses passions de jeune
homme et sa tendresse d'époux devait finir par
un accommodement, et ce fut là qu'Edouard dé-
ploya toutes les ressources d'un esprit fertile en
combinaisons et en expédiens. Au chevet du lit
de mort de son oncle, et après avoir promis au
vieillard de continuer à faire le bonheur de
Louise, il conçut le plan de conduite le plus
hardi qui ait jamais été exécuté par un mari re-
belle aux tranquilles douceurs de l'hyménée.
Et d'abord, pour arrivera son but, il eut le
talent de cacher k sa femme l'importance de
l'héritage qu'il réalisait. La li(juidalion des biens
de M. de Neuillan produisit près d'un million-
Edouard ne déclara que quatre cent mille francs.
Cette précaution est de rigueur, et les maris-
garçons qui savent leur métier ne manquent ja-
mais de la mettre en pratique et de s'appauvrir
ainsi, afin de pouvoir déiienser sans contrôle
pour leurs plaisirs de célibataires l'argeni qu'ils
détournent du ménage.
Après une heureuse traversée, Edouard ren-
tra riche, époux et père, dans ce port du Havre,
d'où il était parti trois ans auparavant pauvre
et garçon. Il se hâta d'établir sa fenunedans le
meilleur hôtel de la ville, et il partit seul pour
Paiis, sous prétexte que Louise, déjà fatiguée
par un long voyage, ne pouvait sans danger se
remettre immédiatement en route.
— Repose-loi, lui dii-il; moi je cours à Pa-
ris, je loue un apparlemenl, je le feis meubler;
puis je reviens te prendre ici : ce sera l'affaire
de quelques jours.
L'oncle de la Guadeloupe avait, par une clause
de son testament, enjoint à Edouard de porter
son nom; Edouard avait souscrit avec empresse-
ment ii ce vœu formel qui servait ses projets. Il
s'était fait nommer d abord Langet de .Neuillan-
puis, il s'était contenté de signer; — L. de Neuil-
lan. Ce que d autres font par vaniié, Edouard le
faisait pour de plus graves et , il faut bien le
dire, pour déplus coupables motifs.
Enfin il revoyait Paris' Après trois ans d'ab-
sence, il se retrouvait dans celle ville bien pour-
vue d'attraits el si prodigue de jouissances pour
ceux qui sont jeunes et riches : deux avaniages
que possédait Edouard, — Edouard qui était
millionnaire et qui n'avait que v ingi-sept ans.
Les amis qu'il a» ail laissés jeunes et fous
étaient encore dans toute leur jeunesse et d.ins
toute leur folie. — Deux ou trois seulement
avaient disparu de l'horizon sous le nuage de la
ruine ou du mariage ; ceux-là étaient oubliés.
Les autres firent ,'i Edouard un joyeux accueil,
surtout lorsiiu'ils eurent appris qu'il revenait
avec la dépouille dorée d'un oncle d'Amérique.
— Je suis des vôtres, leur dit Edouard ; je re-
prends ma place parmi vous ; vous me mellrci
de vos fêtes , el vous verrez que je n'ai riea
perdu de ma verve.
— 74 -
— lîah! lui npomlaifiil-ilS; te voilà riche, lu
te marieras!
—Jamais ! je vous le jure.
Lorsqu'il eut reuoué ses anciennes liaions,
Eiluuard loua deux appartemens : — l'un au
Marais, sous le nom «le AI. L. .le Neuillan, doc-
teur-m(:-deein ;— l'autre rue de l'roveuce, sous
le nom d'Edouard Lanyet, rentier, liieu entendu
t^u'il n'avait rien dit du NeuiUan à ses amis.
_ Uès ce moment, vous le voyez , il y avait
deux hommes dans Kdouard. Le rôle de mari-
gargou lui paraissait trop daniiereux et trop fé-
cond en désordes et en oraijes domfstiiiues,
pour «lui veut cumuler et mener de Iront ses
diverses attrihutions; Edouard lavait nettement
parlaiicendeux, se sentant assez fort el assez
habile pour remplir deux personna(jes sur la
scène du monde.
Encore qnehiues bonnes années , disail-il;
puisj quand viendra la satiété, j'abdiquerai le
célibat, et je me consacrerai tout entier à ma
femme, qui ne saura rien de mes écarts.
Quinze jours avaient suffi à Edouard pour
dresser ses batteries et faire tontes ses disposi-
tions préliminaires. Revenu au Havre, il an-
nonça à Louise un grand malheur.
— Le banciuier auiiuel j'avais adressé mes
fonds, lui (lit-il, vient de disparaître ; sa faillite
enalonlil presque toute notre fortune ; il ne nous
reste guère que (pialre ou cinq mille livres de
rente. Mais rassure-toi- jai du courage et je
saurailtombaltre l'adversité. N'ai-je pas mon di-
plôme de docteur ? tli bien, .j'exercerai la mé-
decine, el je trouverai d'abondantes ressources
dans cette honorable profession.
Louise, qui connaissait le peu de i)enchant
qu'Edouard avait au travail , sentit redoubler sa
tendresse i)our un époux si dévoué.
L'état de médecin était parfaitement aiqiro-
prié à la circonstun.e ; il permettait à Edouard
de s'absenter depuis le matin jusqu'au soir, sous
prétexte de faire des visitesà sescliens; un mé-
decin, mieux que tout autre, peut sans trouble
et sans scandale jouer le rôle de mari-garçon.
Le docteur Neuillau habitait, à l'extrémité du
Marais , le rez-de-chaussée d'un vieil hôtel par-
lementaire, avec jouissance d'un vaste jardin et
d'un pavillon isolé, ayant issue sur une ruelle
étroite et déserte. Edouard avait fait de ce pavd-
lon son appartement particulier pour les cbens
qui venaient, le malin, demander des consulta-
tions- et presipie tous les soirs il s'y retirait
pour travailler à un grand ouvrage sur le systè-
me nerveux, qui devait lui ouvrir le chemui de
l'Institut et lui acquérir une renommée produc-
tive
Vous pensez bien que le pavillon n'était qu'un
passage de la vie conjugale à la vie de céldia-
taire. Edouard, à peine entré par la porte du jar-
din sortait par la porte de la ruelle, et s élan-
çait'vers la rue de Trovence. Là, dans un déli-
cieux petit appartement de garçon, décoré avec
un «ont ex.juis, Langetle dandy, après avoir dé-
pouillé la lourde enveloppe du docteur ^euil-
lanel la Hgure soucieuse d'un mari, apparais-
sait à ses amis dans tout l'éclat de son luxe trin-
,,ant llavaitunlilbury,desclievaux,un groom;
il allait se promener au bois et dans les coulisses
de l'Opéra. A minuit, un cabriolet de place le ra-
pienaiUu Marais, et il disait à Louise;
— Je suis content de ma journée; je com-
mence à me faire une belle clientelle; ainsi ne te
refuse rien , et fais comme si nous avions encore
vingt mille livres de rente, car je suis sûr main-
tenant de gagner dans l'année ce qui nous man-
que de ce revenu.
— Pourquoi donc alors, répondait Louise,
passer prescjne toutes les nuits au travail ?
Ces tendres reproches étaient interrompus
par un coup de sonnette. Un domestique venait
en toute hâte appeler le docteur Neuillan auprès
d'un malade en danger. Ces alertes se renouve-
laient fort souvent; le docteur Neuillan avait
une foule de cliens qui réclamaient de lui des
soins nocturnes : ces cliens se tenaient au Café
Anglais, au bal ou ailleurs.
Louise restait quelquefois deux ou trois jours
de suite sans voir son mari que l'on faisait appe-
ler de dix lieues à la ronde.
— Ce pauvre homme, disait-elle, comme il
s'immole pour nous enrichir !
Pouvait-elle se plaindre de ses longues ab-
sences? N'avait- elle pas un enfant? Et ce tra-
vail qui tenait Edouard éloigné d'elle ne réiian -
dait-il pas l'aisance dans sou ménage?— Car
Edouard, avec une rare probité, avait partagé
sa fortune en deux portions égales : l'une dont
M. de Neuillan apportait religieusement le re-
venu à sa femme -.l'autre que Langet dépensait
joyeusement dans ses fredaines de garçon.
De sorte (jue pendant trois ans , passés ainsi,
aucun nuage ne troubla la sérénité de cet hy-
men si indignement outragé. Louise vivait reti-
rée ; elle n'allait pas dans le monde où son mari
n'aurait pas pu l'accompagner, et son isolement
la menait à l'abri de tout soupçon et défont avis
officieux. D'un autre côté, les amis d'Edouard
ne se doulèrent jamais du secret que l'élégant
Langet cachait au fond du Marais! Quelle sur-
prise pour eux et quelle joie, si on leur av:iit
appris que leur fashionable compagnon, le beau
Lanuel, qui les éclipsait si bien par léclat de ses
bonnes fortunes, avait une femme et un enfant
légitimes dans les environs de la place Royale,
et était inscrit sous le nom de Neuillan au ta-
bleau de la faculté de médecine. Langet, céliba-
taire de contrebande et médecin supposé'
Quelle chute!... Ou plutôt cette découverte
n'aurait-elle pas mis le comble à sa gloire ? N'é-
tait-ce pas là le sublime de la rouerie ?
Edouard, (pii chérissait sa femme presque au-
tant que la vie de liarçon, avait dans sa perver-
sité trouvé le moyen d'être doublement heureux.
Mais c'est trop de deux bonheurs pour un hom-
me seul. Toute félicité fondée sur le dérègle-
ment est fragile ; Edouard l'éinouva.
Un soir, dans un souper de garçons, un de
ses amis qui l'avait par hasard rencontré plu-
sieurs fois au moment où il rentrait le soir dans
le domicile conjugal, et qui avait pris de légères
informations, dit aux convives :
— Messieurs, j'ai une nouvelle à vous ap-
prendre ; Langet se dérange, il a une passion au
Marais.
— Au Marais ! s'écrièrent les dandics ; et pour-
quoi pas? il y a de jolies femmes partout.
Sous ce rapport nous devons féliciter no-
tre ami; j'ai vu sa conquête , elle est charmante.
— Savez-vou8 son nom? demanda un petit
jeune homme nommé Henri Ducrest , fraîche-
ment émancipé.
— C'est la femme d'un médecin.
— D'un médecin ! reprit Henri avec vivacité ;
son nom ?
— Aladame de Neuillan.
Edouard se troubla, et il iiàlii en se voyant
ainsi dépisté; mais comme on était à la lin du
souper, et qu'il avait bu déjà plus qu'il n'aurait
du le f.iiie, il reprit bieiitôtson assurance, et ré-
pondit ;
— Vous êtes un indiscret, Breville, et puis
vous r.e savez ce que vous dites. Quand on fait
le métier d'espion, il ne faut pas se tromper de
porte.
— A la bonne heure ! s'écria le jeune Ducrest;
dites bien, monsie;ir,qiie vous ne connaissez pas
madame de Neuillan !
— Qu'en savez-vous , et que vous importe ?
— Je le sais, et cela m'intéresse si bien que
j'exige formellement que vous déclariez ici que
vous n'avez jamais eu la moindie relation avec
la femme dont il a prononcé le nom.
Etes-vous donc lié avec le mari dont vous
voulez défendre l'honneur ?
— Je ne connais pas M. de Neuillan; je ne
l'ai jamais vu, et ce n'est pas surprenant, car il
n'esl jamais chez lui.
— Alors, c'est... c'est sa femme que vous con-
naissez? .
— Avant de m'iuterroger, monsieur, donnez-
moi la satisfaction que je vous demanile.
— Halte- là, Ducrest ! dit Brevilie ; la. querelle
est pour moi ; il m'a appelé espion. Mais s'il di-
sait ce que tu veux qu'il dise, il menlirait, car je
jure jcisur l'iionncur que je l'ai vu entrer à mi-
nuit chez madame de Neuillan, et sortir à huit
heures du matin.
— Oh! non, BrcNiUe, non!... El ce que lu dis
là, monsieur ne le répéterait pas devant moi !
— l'ourquoi donc ?
— Parce (jne j'aime madame de Neuillan, et
que j ai le droit de jeler un démenti au visage de
quiconque la calomnierait.
— C'est vous qui la calomniez, et c'est moi
seul (pii ai droit de la défendre.
— Vous! misérable imposteur!
Henri s'était levé, el sa main fit retentir un
soulïlet sur la joue d'Edouard.
11 y eut un moment de tumulte, puis l'affaire
fut réglée, et les joyeux compagnons se sépa-
rèrent.
Edouard, après l'injure reçue, avait gardé le
silence: — Une explication, avait-il pensé, ne
servirait qu'à me rendre ridicule et me forcerait
à renoncer pour toujours à mon double rôle;
le mieux est de terminer au plus vile celte fâ-
cheuse alïaire, tout en conservant mou incognito
de mari.
Le lendemain, Edouard et Henri, accompa-
gnés de leurs témoins, se rencontrèrent dans les
plaines de Charenlon. 11 était eouvenu que l'on
se battrail au pistolet. Edouard lira le premier
et manqua son adversaire; Henri tira ensuite ;
Langet tomba frappé au cœur, et une heure
après on rapportait le corps de M. de Neuillan
dans la maison de sa veuve.
EuGÈMJ GumOT.
{Courrier français.)
\
— Yr, —
■^gj^p^^gl^^j^-j-SirTlIM^rt »irWWI1I^JWI»»»MI^*i*-Mag
LA KSSTA.
11 est un fait parfaitement connu des gastrono-
mes, c'est que la chair des animaux à l'élat
sauvaije est en uéiiéral plus savoureuse et plus
délicate que celle des animaux domestiques de la
même espèce.
Deux causes princii>ales concourent à pro-
duire ce résultat ; Texercice avec la liberté
d'abord, puis l'abondance et la plus grande
variété d'alimens (|ue les premiers ont d'ordi-
naiie à leur disposition.
L'iulluence qui résulte de ces deux étals {l'élal
sauvage et l'état domestique ) n'est pas moins
sensible à l'égard de la qualité ilu pelage. Cette
obseivalion, faite et mise de bonne heure à pro-
til en Espagne, a donné naissance à l'étalilisse-
meut célèbre dont nous nous proposons d'entre-
tenir le lecteur.
On sait d'ailleurs que dans ce pays la pioduc-
tion des belles laines lut de tout temi)S un objet
de sérieuse attention pour les agronomes.
(Je lut donc dans ce but que se forma celte
vaste association connue sons le nom de .Mesta,
composée des hommes^ les plus marquans dans
lesditférensordres, età laciuelle appartient cette
réunion immense de moutons nomades qui
voyagent sans cesse de i)rovince en province, en
suivant l'ordre le plus favorable des saisons,
(jrfice donc à ces migrations perpétuelles, les
moutons jouissent de la même liberté qu'à l'état
sauvage.
Une nouriture j)lus variée , plus abondante,
des déplaceraens fréquen» et sagement combinés,
voilà ce qui doit nécessairement contribuer à
l'amélioration de la laine; sous ce rapport du
moins, et saui cerlaines modifications que l'expé-
rience indique, il serait sans doute à désirer (jue
li) iVlesta fut maintenue en Espagne. L'association
on compagnie à laquelle appartiennent ces trou-
peaux nomades se comi>ose, avons-nous déjà
dit, des hommes les plus considérables, lels que
nobles, hauts dignitanes ecclésiastiques, riches
propriétaires, etc.; leurs bestiaux réuins pren-
nent le nom de merùius ou de Iras ImmaïUes
et se partagent en plusieurs séries de divisions,
dont les principales peuvent s'évaluer chacune à
dix mille têtes de bétail.
Achaque troupeau séparé, formant unesubdi-
vision de la Alcsta, est attaché un employé nom-
mé majorai, et dont les fonctions consistent à
surveiller les bergers, dirigei' leurs mouvcnuns,
à ('lioisir reuqilacemenl le jilus convenable aux
pâturages, et enhn à [irescrire aussi au besoin
les traitemens les plus appropriés aux maladies
anx(inelles les moutons sont le plus ordinaire-
ment sujets.
Ces employés sont fort bien payés; ils ont un
eheval cl connnandent à cinquante bergers divi-
sés en quatre classes, lesquels reçoivent, iiulé-
1 endannnent de leurs gages, une ration île deux
livres de pain par jour. .\u départ ainsi qu au
retour de la Mestu, chaque berger reçoit encore
mie iietite somme à titre d'indeminté de route.
On calcule (pic le nombre ilhommes attachés
à cet établisseiueutpeulbious'clevcr à cinquante
piillc.
Dans le seizième siècle, les troupeaux noma-
des dépassèrent quebiuefois le chiffre de sept
millions. Sous le règne île l'hilip|)e III on n'en
comptait jdus guère que deux millions. De nos
jours, une évaluation que je ne crois pas exagé-
rée doit en porter le nombre à six millions.
Après avoir passé l'hiver dans les plaines de
riistrama<line, du royaume de l.éon, des Deux-
t^aslilles et de l'Andalousie, la Mesia commence,
dès les premiers jours de mai, son mouvement
vers le nord de l'Espagne, pour de là s'étendre
juscju'anx montagnes de l'Aragon, de la Biscaye
el de la Navarre.
Durant leur séjour dans ces montagnes, on
<lislribue abondammentdu sel aux bestiaux afin
de neutraliser, dit-on, les elfels nuisibles de
certains herbages.
Vers la tin de jjuillet, on laisse paître ensem-
ble les béliers et les brebis, qui jusque-là avaient
été soigneusement séparés.
Dans lecourant deseptemlu'e, on frolleledos
et les lianes ileces animaux avec de la craie rouge
dissoute dans de l'eau; on prétend que l'ocre,
en se combinant avec la matière grasse que ren-
ferme la toison, forme un composé à peu près
analogue dans ses effets à celte autre substance
dont, aux a|)proches de la pluie, les oiseaux ont
l'habitude d'enduire leur plumage afin de se
garantir de l'humiilité.
Quelques personnes pensent aussi que la ma-
lièrc calcaire, enabsorbant la lianspiration suia-
i)ondante, doit conserver à la laine sa finesse et
son moelleux.
Un peu plus tard, c'est-à-dire à la fin de sep-
tembre, la température des monlagnes devenant
trop rigoureuse, la Mestase met encore une fois
en mouvement pour regagner les chaudes plaines
lie l'Andalousie, où elle passe tout 1 hiver.
liéguliêrement au mois de mai, el durant la
marche des troupeaux vers les montagnes, on
procède avec activité à l'importante opération de
la tonte. C'est pour l'Espagne un travail du plus
haut intérêt, et qui y occupe le même r.ing que
les moissons et les vendanges en d'autres pays.
Celle opération se fait dans de vasles bàluuei]»
apiielés esqii'iteos et [louvant conleuir environ
cinquante mille moutons.
Des festins mêlés de danses et de chants, espèce
de saturnales où se eonfondent propriétanes et
bergers, sont les préludes obligésde cette grande
affaire.
Les ouvriers employés à ce travail sont divisés
en aulanl de classes qu'il y a d'opérations diver-
ses. Mille brebis emploient environ cent vingt
ouvriers; le même nombre de mâles en exige
deux cents.
Eu égard à la jiarlie du corps de l'animal d où
la laine se tire, on peut dire qu il eu produit de
trois à quatre qualités différentes. .\ussilOl que
la loison est enlevée, on la réunit eu ballolseï
<lle est sin'-le-ehainp dirigée sur les dilf'érens
porls, d'où plus lard on de\ ra l'expédier i)onr
lélranger. La laine destinée à la consommation
intérieure se transporte dans les dépiMs connus
sous le nom de stations de lavage.
L'un des plus imporlans ctaldisscmcns de ce
genre eslcelni qui existe non loin île Madrid. La
laine y est Iransporlce à l'état de bourre, puis
livrée au.xaparlaJorcsqui opèrent sur-le-champ
la scpuralivn des diverses qualités.
L'habitude a donné à ces hommes une telle
sûreté de conj) d'œil, qti'ils reconnaissent, à la
première inspection, de quelle partie de l'animal
a été tirée la laine qu'on leur présente.
Une lois que la séparation a été exactement
faite, les laines sont mises à sécher sur des claies
el exposées, avant le lavage, à l'action de l'air et
du soleil ; on les bal ensuite avec le pius grand
soin, afin d'en chasser les corps étrangers qui
pourraient y adhérer encore. Ln nouveau triage
a lieu, ajnès (jnoi tout ce qui ne saurait figurer
comme laine de première qualité est mis aussitôt
à part pour être vendu au profit des âmes du
purgatoire.
Il y a nn tribunal spécialemenlehargé de faire
I l'application des lois et des réglemeiis relatifs à
la Mesta. Cette cour, qui porte le titre de Hono-
rable Conseil de la Mesia, est présidée par ud
membre du grand eonseilde Caslille, et se com-
pose de (jualre juges nommés alcade» muijurtt
entreijudote»; chacun de ces juges a «ous ses
ordres plusieurs agens eomptableset un alguazil
mayor. Privilèges, droits, usages, tinauces, tout
ce qui concerne la .Mesta est soumis à la juridic-
tion de cette cour; elle levé différeus impOts sur
les liergers et sur leurs troupeaux; elle luier-
vienl dans les conleslalioas et les rixes (jui ue
s'élèvent que trop souvent entre les preniiers j
elle désigne d'av.ince l'itinéraire que devront
suivre les troupeaux pour l aller et le retour des
nioiilagnes ; elle prononce sur tes incideus qui
peuvent survenir durant le voyage, et exerce, eu
un mol, 1 autorité la plus absolue sur toutes les
altaires de la .\lesta. Des plaintes très graves se
sont depuis ^longtemps élevées contre i établis-
sement cjui forme le sujet de cet article. On a dit
i\\XK la Mesta enlevait à l'agriculture un grand
nombre de bras ; que le passage de tant de mil-
liers de moulons sur les propriélés des particu-
liers devait uécessairemeut y causer des dégil«.
D autres abus ont été tour à tour signales, des
personnes plus ou moins sérieusement atteintes
par ces abus oui même, à diverses reprises, dé-
posé leurs dcdèances au pied du Irone ; mais il
n'esl poinl j noUe connaissance que ces démar-
ches aient eu jusqu ICI pour résultat de remédier
au mal.
La Mesta, nous le répétons, est, sous l>eaucoup
de rapports, un établissement tort utile; à tout
pi eiitlre même, il ue lui manque que de subir
i criailles inoduications, rerljiues réformes de-
puis longlempsjngées indispensables par tous
les hommes l'ex périence et de lumière^
,Coiislilutii.nnel.)
\ IllIS-Ot.OS
Ai: TllÉ.VTKE SA.\-C\RLO.
.Anecdote sur M. le marquis de XM>nrois*)
M. de Louvois, grand amateur de musique et
de peinture, aime surtout à voir des ariisies, à
vivre avec eux ; il est pour ainsi dire arliste lui-
même. \ovageant seul, il y a quelque temps, eu
Musse, il rencontra madame la comtesse Mer-
lui cl madame Je Sparre, couuues dans les sa-
I loD$ de la haute fashiou pour cbouler comme
76 —
Malibran et Grisi dont elles ont été les amies.
Ces (lames éiaient venues en Suisse, disaient les
uns, pour prendre sur nature quelques cosluraes
vrais qui pussent leur servir dans les bals de
l'hiver procbain. D'autres assurent que le seul
plaisir de voir, d'étudier, de respirer l'air pur
des clianips, de Uessnier les chalets de la belle
Helvélie, comme disent toutes les tyroliennes
passées, présenies et à venir, d entendre les
chants niélaucoliquesoujoyeux des monlaynards,
les ranz des vaches des treize cantons, les avait
conduites en Suisse. Quoi qu'il en soit, cette
rencontre fut des plus aijréables pour les trois
voyaueurs ; on parla de la beauté des sites, du
voisinage de la belle Ausonie, de cette pairie des
arts et de la musique surtout.
Le marquis, Ihomme des parties improvisées,
propose un tour en Italie à nos deux belles voya-
geuses. On rejette cette folle proposition en, hé-
sitant cependant, car depuis longtemps on dé-
sire voir la belle salle de Saint-Charles à Maples,
dont on parle tant. Sur un signe de M. de Lou-
vois une chaise de poste se trouve là comme par
enchantement, et moitié par enlèvement, moi-
tié par consentement, voilà nos aimables voya-
geuses, comme deux Hélènes avec un nouveau
Paris, sur la route d'ltaiie..lls traversent rapide-
ment la Toscane, les Etats-Romains, et arrivent
à .Naples, but de leur voyage.
Fendant que ses compagnes se reposent, le
marquis se rend immédiatement al teatro 6'a«-
Curlo, demande à parler au directeur ; visage
de bois : la saison est finie, plus d'imprésario,
pas le mointlre petit accord qui résonne dans la
vaste salle de Saint-Charles : elle est veuve de
dilettanli, et les chants ont cessé!
Le marquis, par galanterie, veut sauver au
moins la moitié du désappointement qu'il éprou;
ve à ses deux compagnes de voyage, il donne ses
insiruclious en conséquence, et le soir, après
avoir annoncé à ces deux dames que les repré-
sentations sont interrompues jusqu'à la pro-
chaine saison, il les conduit cependant dans la
salle Saiiil-Cbarles, resplendissante de bougies
parfumées, et leur en donne ainsi le coup d œil
imposant, ne pouvant leur en offrir le spectacle
animé par l'endiousiaaiiie napolitain.
— Quel dommage, dit la comtesse, de ne pou
voir entendre ici l effet d un morceau de Uos-
sini ! Comme cette salle doit être sonore !
— Eh bien, comtesse, dites-nous avec votre
belle VOIX de soprano la cavalint du Uarbier :
liia voce pocu jà. Votre amie et moi serons
votre public.
Oui chanter sans accompagnement, n'est-
ce pas P Cela ferait un bel effet !
— Quà cela ne tienne, dit le marquis. Et sur
un signe qu'il fait à un homme qui était là, l'or-
chestre se peuple aussitôt de musiciens qui at-
tainient avec l'ensemble dont un orchestre d'I-
talie eslcapable, ce qui certes n'est pas trop dire,
l'ouverture d'i7 Barbiere, puis ensuite la ri-
tournelle de la cavatinede Roniia. La corUtesse,
forcée de paraître sur la scène à la demande d'un
public composé de deux personnes, chante son
air à la satisfaction générale , et vient faire pu-
blic ensuite avec le marquis, lorsque son amie
chante à son tour, et non sans que le cœur lui
batte, se rappelant ses anciens succès .Di placer
mi balta il cor, etc. Puis ces dames, y prenant
goût, se mettent à chanter le beau duo délia Se-
iiniumide;el le large contralto de l'une et le
brillant soprano de l'autre de i-ésonner dans
cette iniinense salle vide de Saint-Cliarks pour
un seul spectateur applaudissant comme un di-
lettante frénétique, et recevant ainsi, tout seul,
le prix de celte galanterie française des beaux
temps de la chevalerie.
{La Gazette musicale.)
DU
Tbéàtre do la Renuissasice.
Nous ne serons pas les derniers à constater le
succès des fêtes de nuit de la Renaissance, qui
sont aussi une véritable renaissance du carna-
val élégant.
Le dernier bal a dépassé le premier par le
nombre , le luxe et le choix des mascarades.
11 faut signaler entre autres l'apparition d'un
géant Goliath à l'imitation du géant du Cirque.
Seulement la copie a huit ou dix pieds de plus
que l'original et traînait assez d'étottes à son cos-
tume pour déguiser quinze danseurs de taille
ordinaire.
A une heure du matin s'est annoncé ce fameux
galop des tambours dont il était parlé sur l'affi-
che. On s'attendait à quelques roulemens invisi-
bles dans l'orchestre, mais c'était un spectacle
entier qu'on joignait au bal et qui n'a pas été le
moins curieux de la nuit.
Par une porte ouverte à l'avant-scène, a paru
tout à coup dans la salle un tambour-major gi-
gantesque, qui rasait de son panache les rebords
des galeries.
Cet autre colosse était suivi de quarante tam-
liours en un forme de gardes françaises, qui ont
défilé autour de la salle en battant la marche.
Rangés en bataille sous l'orchestre, un immense
roulement joint aux quelque cent trente musi-
ciens de l'orcheslrc a donné le signal du galop.
La salle tremblait jusque dans ses fondemens ,
et jusqu'aux simples spectateurs des loges sau-
taient en mesure.
Nous n avons plus d'éloges pour le merveil-
leux éclairage a giorno, qui lait de véritables
jours de ces nuits de carnaval.
Une chose à remarquer entre toutes, c'est le
bon ton qui piéside à tant de galle et de folies et
qui permet enfin à la meilleure compagnie d'en
prendre sa part.
illclangcs, faits furifU'T.
La veuve R... vivait retirée dans une petite
chambre rue Montmartre, 1 18, et paraissait dans
la misère la plus affreuse. Vêtue de haillons et
couchée presque sur un grabat, elle avaitsouvent
sollicité la charité publique et recevait des
secours du bureau de bienfaisance. Personne ne
pénétrait dans son taudis, et ses parens eux-
mêmes ne pouvaient avoir accès auprès d'elle.
La veuve R... esl morte il y a quelque temps,
et en l'absence de ses héritiers les scellés ont été
{ipposés sur son cbétif mobilier par Mi le juge
de paix du 3* arrondissement. Ces scellés vien-
nent d'être levés en présence des héritiers, de
M'' Berçon, notaire, chargé de faire l'inventaire,
et de M" Sciiayé, commissaire-priseur. Quels
n'ont pas été l'étonnement de tous les assistans
et la joie des héritiers lorsqu'au milieu des chif-
fons et des plus dégoûtantes guenilles on a
trouvé la somme énorme de 100,000 fr. en or,
en billets de banque et en inscriptions de renies
sur l'état, et de plus des créances sur particuliers
pour une somme importante, entre autres une
créance de -lOjOOO fr. pour laquelle la veuve R...
a retenu pendant trois ans le uébileur à Sainte-
Pélagie!
— La marine française se composait, à la'fin de
l'année qui vient de s'écouler, deiSt bâlimens
à flot, savoir : 24 vaisseaux, 37 frégates, 22 cor-
vettes de guerre, 8 corvettes-avisos, 49 briks,
74 petits bâlimens tels que goélettes , cutters
bombardes, navires de flollille, etc. ; 15 corvettes
de charge , 24 gabarres de charge et 29 bateaux
à vapeur. Nous avons en outre en construction
27 vaisseaux et 26 frégates, sans compter les bâ-
limens d'un rang inférieur.
Armés ou en construction, total 51 vaisseaux,
G3 frégates.
Nous avons en outre 3 frégates en radoub, la
Caiypso, la Magicienne et l'Atalante;d bâli-
mens à vapeur eu construction.
— V Abeille du Nord, du 12-14 décembre,
contient un tableau détaillé de la quantité de
I or et de l'argent extraits en Russie, depuis
1823 jusqu'en 1838, des mines de la couronne et
des particuliers. Pendant ces seize années les
mines de l'Oural et de la Sibérie ont produit
4,750 ponds d'or pur et 388 pouds d'argent : ce
qui fait un total de 235 millions 903,767 rou-
bles. Sur ce chiffre , la moitié revient aux pro-
priétaires particuliers.
Les mines les plus riches et les plus avanta-
geuses sont celles de l'Oural; elles ont fourni,
depuis 1823 jusqu'en 1838 plus de 4,000 pouds
d'or. Pendant l'année 1838, il a été extrait des
mines de l'Oural, appartenant à la couronne, 141
pouds d or; aux particuliers, 153; des mines de
la Sibérie appartenant à la couronne, 27 pouds;
aux particuliers, 135. Total, 456 pouds d or.
iUfoue îifs tribunaux.
COUR D'ASSISES DE LA IVIEUSE (Saint-Mihiel^
Séquestration d'une jeune fille par son père
et sa belle-mère. — Atroces tortures. —
Incident jmr suite du verdict. — Double
condamnation à la peine de mort.
L'attention publique est à peine remise des
effroyables détails del affaire WiUand, que nous
sommes obligés de mettre sous les yeux de nos
lecteurs un crime du même genre. Cette fois,
c'est un sentiment inexplicable, mêlé à une cupi-
dité honteuse, qui arme le bras d'un père et le
rend le bourreau de son enfant.
Avant l'entrée de |la cour, les regards se por-
tent sur une table placée près du prétoire et des-
tinée à recevoir les pièces de conviction. On y
remarque une lourde chaîne couverte de rouille
par l'humidité, et toute tachée du sang desséché
de la victime; une écuelle enduite d'une épaisse
couche dlordure dans laquelle on jetait à la
— 77 —
pauvre enfant, comme ?i un chien, et à de rares
intervalles, les restes du repas de la famille.
Un frémissement instinctif et involontaire
agite la foule à l'arrivée des accusés , que les
gendarmes amènent sur le banc de l'infamie.
C'est en effet un couple bien hideux i|ue les
époux Guyot. La froide cupidité a mar(|ué leurs
i visages de sa dure empreinte. Tous les instincts
I bas et vifs d'une nature perverse se lisent dans
I les yeux ronds et saillans, sur le front déprimé et
j à demi couvert de cheveux rares et en désordre,
! sur la figure horrible et d'un rouge presque
violacé du mari ; dans les regards fixes et d'une
; transparence presque vitreuse, sur les traits hâves,
amaigris et blafards, sur les lèvres crispées de la
j femme, voilà bien renveloiqieciuiconvient àunc
1 nature hideuse ! Ils écoutent avec une fi-oide im-
passibilité l'acte d'accusation suivant, qui retra-
ce le tableau de leurcruauté envers leur victime.
JNicolasGuyot,cultivateuràGérauvilliers, avait
eu d'une première union quatre enfans, un fils
et trois filles, lorscpi'il contracta un second ma-
riage avec Anne Guyot, sa cousine germaine.
Plusieurs enfans furent les fruits de cet hymen
nouveaii : la tendresse qu'ils recueillirent de
leurs parens ne fait que rendre plus hideuse
encore la conduite de ceux-ci envers les enfans
du premier lit.
L'aînée des filles, âgée de 21 ans, ne put se
soustraire aux mauvais traiteraens paternels
qu'en prenant la fuite; le garçon (juitta é(;ale-
ment la maison de son père, pour entrer en
j domesticité, et cela, selon ses expressions, dans
I la crainte d'être victime d'un assassinat. La
' deuxième fille est morte à l'âge de 17 ans, et la
rumeur publique attribue cette mort aux excès
auxijuels elle fut en butte de la part de son père
et de sa belle-mère.
De cette famille ainsi décimée par l'atroce
brutalité d'une marâtreet d'un père, un dernier
et faible rejeton était resté à Gérauvilliers, Fran-
çoise-Sidonie Guyot, pauvre jeune fille, à peine
j âgée de 15 ans, et qui, à cet âge, devait seule,
sans secours, rongée par le froid, la misère et la
' vermine, succomber, la chaîne au cou, dans une
\ écurie où, pendant plusieurs mois, la séquestra
la cruauté de son père !
Mais parcombien de tourmensla malheureuse
arriva-t-elle à sa dernière heure !
On lui refusait à mangerdans la maison pater-
nelle : la pauvre enfant promenait sa faim dans
le village, demandantauxuns, volantaux autres;
d'ordinaiie, elle prenait ses repas â part, le (>lus
souvent dans l'écnrie. Il arriva fré{|uemment ([ue
l'ainée lies enfans du second lit les lui portait;
elle lui disait alors: « Tiens, mange, chameau. »
D'ailleurs pas de soins, malgré sa jeunesse et
son état de maladie. Pendant long-temps la
pauvre Sidonie habita l'étable de son père : on
l'y tenait renfermée jour et nuit. 11 y avait â cette
étable un trou par lequel l'enfant passait parfois
la tête pour respirer et voir le soleil ; sa sirur,
l'aînée du second lit, l'espionnait; elle allait dire
à sa mère : « Voilà le chameau qui regarde»; et
celle-ci de s'écrier : « Mille vaches, m'y feras-tu
aller!...»
Cette étable ne parut bientôt plus une prison
assez sûre : les enfans du village l'ouvraient par-
fois h la malheureuse jeune fille. C'est alors
qu'on lui dressa un lit dans l'écurie entre la
vache et les chevaux, si toutefois on peut appe-
ler un lit la couchette remplie de paille sur la-
quelle Sidonie reposait ses douleurs, dépourvue
de draps, d'oreiller, de bonnet de nuit, n'ayant
pour se protéger contrele froid qu'une méchante
couverture de laine.
L'esprit et le cœur se refusent à s'appesantir
sur les détails de la longue agonie de cette enfant;
il faut bien cependant dominer l'horreur qu'ils
inspirent pour en redire quelques scènes.
Il y a six ans, Sidonie avait neuf ans alors, elle
était à Radonvilliers ; son père vint l'y chercher,
et la ramena à Gérauvilliers en la frappant d'une
corde pliée en quatre. Sur le chemin, il la ter-
rassa, la foula aux pieds, en lui portant des coups
siu' le ventre. Parvenu à peu de distance du
village, il lui mit la corde au cou et la traîna
comme on mène unebéte.
Vei's la même épo(|ue, Sidonie était entrée, à
cause du froid, chez la femme Labourasse ; son
père y vint bientôt à sa poursuite : il avait à la
main un trait de charrue en corde ; il le plia en
((uatre et en frappa l'enfant à la figure, puis il
In renversa eu lui portant un coup de pied dans
les reins.
Il y a deux ans, Sidonie s'était sauvée et ca-
chée dans le jardin d'un voisin; son père l'y
retrouva, il la frappa violemment, puis il la traî-
na avec une chaîne passée autour du cou. Dans
le même temps, à peu près, le maire, averti que
les jours de Sidonie étaient menacés, se rendit
chez Guyot; il la trouva attachée à la grange,
sur une couchette. Une autre fois, elle resta
ainsi attachée au milieu du corps et sans manger
depuis six heures du matin jusqu'à midi.
Un jour Guyot lia les mains de Sidonie der-
rière le dos ; puis il l'attacha avec une chaîne
fixéepar un cadenas à un pilier de l'écin-ie ; il
prit ensuite un balai et l'en frappa à diverses
reprises. La petite tourna autour du poteau,
jusqu'à ce que la chaîne l'eilt complètement en-
veloppée. Le père frappait toujoiu's, et l'enfant
tendait le dos en criant vainement : « Finissez
donc, papa, je saigne.» Un témoin (|ui se trou-
vait là dit enfin à Guyot : « Finissez donc, jiar-
rain »; à quoi il répondit : " Retire-toi , ou je
t'en ferai autant. » Le témoin se retira en effet :
ilentendit que Guyot continuait de battre l'en-
fant; puis celle-ci crier encore: « Pajia, je
saigne, finissez donc »; puis enfin le père blas-
phémer ces horribles paroles : « Saigne si tu
veux; je voudrais avoir la dernière goutte de
ton sang. »
Il y a trois ans à peu près, (ïuyot trouva sa
petite fillequijouait danslevillage; il l'entraiua,
prit une branche d'épine dans un fagot, l'en
frappa violemment, et comme il passait près de
la fontaine, il y plongea la tête de l'enfant, et il
la rapporta chez lui, en la tenant suspend.ic par
les pieds et la tête en bas.
La femme Guyot , premier mobile de celte
atroce conduite, l'a elle-même imitée; souvent
on l'a vue battre violemment Sidonie, lui refu.ser
à manger, l'enfermera l'écurie, l'attacher soit
avec des cordes, soit avec une chaîne. Le 5 mars
dernier, l'enfant, disparue depuis<|ucl<pie temps,
venait d'être rctrouvécsur le i;rcnier il'un sieur
I Saleur. Avertie, la femme Guyot alla la chercher
I et la conduisit directemcHl à l'écurie. Elle vint
jirendrc ensuite un cadenas .'t la oiisine. De
i retour près de Sidonie, elle lui porta à la figure
un coup de poing i[ui fit jaillir le sang. La pauvre
petite pleurait cls'c<'riail ; u Mon Dieu, maman !»
La marâtre lui dit: « Tend.s-moi la palte, gueuse.»
El Sidonie de présenter la main en gémissant.
. Cette main s'abaissa aussit(>t sous un vi^joureux
coup de chaîne : l'enfant la tendit de nouveau,
et réi)ouvantable femme, non désarmée par tant
de douceur et de soumission, y passa la chaîne
et la fixa avec le cadenas autour du poignet.
Depuis lors Sidonie vécut à l'écurie, retenue,
soitpar le bras, soit parle cou, sur la paille de
sa couchette. Trois mois s'écoulèrent et person-
ne ne la revit. Le 3 juin, son père la trouva
morte en revenant de la campagne : morte, la
pauvre enfant, sans médecin, sans prêtre, sans
que la main d'un père ou d'un parent calmât ses
dernières douleurs ou essuyât ses dernières
larmes.
Ce fut un triste et douloureux spectacle pour
celle qui l'ensevelit que le cadavre de cette
enfant, amaigri par ledernierdeg^édu marasme,
sans bonnet, étendu, froid et sale, sur de la
paille souillée d'excrémens, à moitié recouverte
par une mauvaise guenille, rongé par la vermine,
les pieds gelés à tel point que les doigts en étaient
dénudés et privés de chairs.
Les médecins qui l'ont examinée ont attribué
la mort de la pauvre enfanta une phlhisie tuber-
culeuse ; ils ont reconnu aussi que la maladie
avait dû être développée par le défaut de soins
et les mauvais traitemens dont Sidonie avait été
la victime.
En conséquence, Nicolas Guyot et Anne Guyot,
sa femme, sont accusés :
D'avoir, de concert et volontairement, séques-
tré Françoise-Sidonie Guyot , en la détenant
d'abord dans une étable à porcs, puis dans une
écurie, avec les circonstances : 1° que chacune
de ces séquestrations a duré plus d'un moi."!,
2° et que Sidonie a été soumise à des tortures
corporelles.
En tout cas, de s'être rendus complices de ce
même crime , soit pour y avoir provoqué par
dons , promesses , menaces, abus iraiilorité ou
de pouvoir, machinations ou artifices cou|ia-
bles ; soit pour avoir donné des instructions
pour le commettre, soit pour en avoir aidé ou
assisté l'auteur ou les auteurs dans les faits qui
l'ont préparé ou facilité, ou dans ceux qui l'ont
consommé.
Crimes prévus par les articles 341, 342, 54.i,
59 et 60 du Code pénal.
Li-s nombreux témoins entendus à la barre,
et à peine rassurés en présence de la justice
contre la terreur que leur inspiraient les époux
Guyot, sont venus ajouter une nouvelle cra>ité
lux faits contenus en l'acte d'accusation. Tout
l'auditoire a frémi d'horreur en entendant l'un
deux raconter avec détail qu'il avait \u U inal-
licureuse Sidonie accrouiue sur le fumier de la
bauge où elle avait d'abord été renfermée par sa
marâtre, la bouche souillée de ses cxcréraens
(pie la faim l'avait forcée de dévorer; qu'il l'a-
vait eniendue lui dire que le besoin de manger
l'avait déjà plusieurs fois contrainte à porter à
Ses lèvres celle dégoûianle pâture.
Ce témoin avail des larmes dans les jeu\ au
souvenir de ces atrocités, qui l'avaient, a-t-il
dil, fait pleurer souvent.
Rien ne peut rendre la profonde émotion qui
s'est emparée de l'âme des juges et des nom-
breux spectateurs . en entendant l'ensi vclis-
seuseapprcndre aux jurés. d^ns son Lu\;age nai
cl populaire, comiui nt elle avail trouvé le ca-
k\mtc étendu dans l'étable, enire une vache ec
un chev.d . sur un t.is de paille pourrie; eom-
mcnt des plaies profondes, creu.vées le long da
dos, s'étaient remplies de lumicr ; ccnmeul
— 78
figure était toute bleue des coups qu'elle avait
reçus; comment ses pieds avaient été pourris
par la gelée, de façon <|ue les os des doigts pas-
saient à travers les chairs ; comment le stinelelle
amaigri (la jeune tille avait éié fraidie et ver-
meille) exhalait nue odeur si félide, que la
belle-mère avait été obligée de donner à celte
même ensevelissruse un verre d'ean-de-vie pour
la soutenir et lui donner la force d'achever sa
triste besogne.
En entendant retracer ces scènes d'horreur,
les accusés seuls sont restés impassibles; pas
une larme ne s'est échappée de leurs yeux, pas
une protestation de leurs lèvres.
M. le procureui- du roi l.ionville a reproduit
avec lidélité, vigueur et énergie, les faits horri-
bles dont les témoins étaient venus déposer. Il a
fait passer lans tous les cœurs l'indignation
dont le sieuéla;'. rempli, en retraçant dans son
ré(|iusilou-e les scènes atroces de ce lugubre
drame. Ou croyaii presipie y assister en l'écou-
lant. 11 a produit m\!- le jury une impression
diflicile à décrire, lorscpie, répondant à la dé-
fense, qui argumentait du dioit de coneclion
que les pères ont sur les enfans, il s'est écrié
d'une voix fortement accentuée parla convic-
V lion : « Les coups sont faits pour les esclaves et
les barbares ! »
Les clforts pleins de conscience et de talent des
deux jeunes avocats MM" Hast et Ardouin, qui
avaient accepté la lâche difficile de défendre les
accusés, n'ont pu sauver leurs têtes. Après un
quart d'heure de délibération , le jury a rap-
porté un verdict de culpabilité.
La cour, faisant droit aux réipiisitions ilii
ministère public, condamne les coupables à la
peine de mort.
En entendant prononcer celle terrible con-
damnation, le mari est resté assis, impassible et
froid. La femme s'est levée, a Icndii les mains
vers la cour et les jurés, qui étaient restés sur
leurs sièges, prononçant à travers les sanglols
des paroles dont le bruit de la foule, qui s'écou-
lait mcrne et lente au milieu des ténèbres , ne
nous a permis de saisir que celles-ci : « Mes en-
fants, mes eufanis! »
Les deux condamnés ont été reconduits dans
la prison; la femme s'est abandonnée aux lar-
mes et aux sanglots; le mari, toujours impassi-
ble, a transporté lui-même la paille de son ca-
chot dans celui des conilamnés à mort, décla-
rant (ju'il ne voulait p.is se pourvoir.
{Le Droit.)
Ecuuc îiiMiuiUituif.
THEATRE UOYAL ITALIEN.
Première représentation d'Elissire d'amoie,
opéra -bulla eu deux actes, musique de Do-
uizetti.
Enfin voilà de la comédie , voilà de la gaité
franche et vive! Avec quel i)laisir ne voyons-
nous pas le théâtre Italien se rappeler son ori-
gine, et revenir an genre bouffe, qui Ht long-
temps sa gloire et nos délices! Reposons-nous
up, i)eu de ces éternels tyrans, princes, cheva-
liers et jiirates, de ces élènielles reines et |)iin-
ce.sses , toujours plongés dans le même déses-
poir, dans les mêmes <louleurs, toujours (inis-
ïant par le même supplice, le même suicide ou
U iv4m lolie! U y aloiijjtcmps ^ue le Uïaïue lyri-
que est tombé chez nos voisins auinêine état i|ue
chez nous la tragédie classique , avant les tenta-
tives de rénovation, de qiiebjues mains qu'elles
soient venues. 11 faut de toute nécessité (jue le
lexiesoit modifié, si l'on veut que l'inspiration
renaisse. Auber n'aurait pas composé la Miietle,
ni Meyerbeer Robert-le-Diable et les Huf/iie-
nols sur un livret taillé comme Ipliigénie en
Aiiliile on OEdipe à Colonne; et (|iie n'ertl pas
fait Rossiiii sur un poème tel que Giisl(ive\
Nous n'apiirendrons à personne que VElisaire
d'ttfnoreesl le frère jumeau du Philtre, ce char-
mant petit opéra, ingénieux d'itlées, si éléjîant ,
si gracieux de forme dramatique et musicale.
Le l'hiltrc est le meilleui- ouvrage en deux actes
de Scribe et Auber, ces deux hommes d'esprit,
qui s'entendent si bien ! Le poêle italien n'a eu
qu'à traduire littéralement la |)ièce française ,
substituant de temps en temps un duo à un aii-,
un air à un duo , retranchant un chœur, et le
plus souvint ne changeant pas une syllabe. Le
composileiir n'a pas suivi la même méthode : il
a trouvé de jolis chants, qu'il a exploitésavecson
talent ordinaire; il s'est montré facile, abondant,
joyeux. A-t-il vaincu Auber dans ce duel musi-
cal ? Ce n'est pas notre avis ; et ici nous ne par-
lons )>as au nom d un patriotisme exagéré qui ,
dans les i|uestions d'art, mène droit au ridicule
et à l'absurde. Nous préférons la partition d'.Vu-
ber, non j)arce qu'Auber est Français, mais i)ar-
ce qu'il nous scndde avoir mieux compris le su-
jet, l'avoir traité avec ])lus d'adresse, de variété,
d'originalité; ce qui n'empêche pas la |)artition
de Donizctli d'être une chose très remarquable
et de mériter tout sou succès.
Donizelli n'a (las écrit d'ouverture, à la diffé-
rence d'Auber, qui en a fait une très brillante.
Après quel(|ues mesures de preludio, l'Elig-sire
commence par un chœur villageois de couleur
douce et fine. L'amoureux Nemorino vient chan-
ter qnel(|ues unes de ces phrases vagues que tout
maestro falu-ique si aisément et dont la coqnetle
Adina nous dédommage |>ar la cavaline; Dellii
crudele Isolta. Le refrain de cette cavatine est
d'une expression ravissante:
Elissir di si perfella ,
Di si rara (|ualilà ,
Ne sapessi la licctla ,
Conoscessi clii ti r<i.
L'entrée du sergent Belcore n'offre rien qu'on
puisse comparer aux couplets de la partition
française :
Je suis sergent,
Brave et galant.
Le duelto de Neinorino et d'Adina ne vaut pas
l'air de Thérésine : La coquetterie fait mou
sculhonlietir ; il en est de même du grand mor-
ceau que le charlatan Uulcamara chante à son
arrivée, et qui ne saurait soutenir le ])arallèle
avec celui du doclenr Fontanarose. Mais , en re-
vanche, Dnnizetli a remplacé le récitatif dialo-
gué de Fontanarose et (juillaume par un très
bon et très joli duo ipie chaulent Diilcamara et
Nemorino. Le reste du premier acte est peu
saillant : nous n'y trouvons rien (|ui balance
l'air ; Philtre chiirniaiit, le duo si comique et
si passionné de (iuillaume et de Thérésine : Au-
joard'/iui , laisso/m-la faire, elle m'aimera
demain, ellefinale si heureux : Enfin, j'aurai
mon tour...
Au sei-ond acte, le comi)ositeur italien s'ani-
me, se relève; la barcarole : lo .son riccoetii
■sei ttella est d'un nalurel parfait ; elle rap]pelle
un air de Mcolo : L'étude est inutile; de nu'iiie
([lie le joli chœur déjeunes tilles : Saria pos-
iil>ile rappelle un cliienr d'Aiilier : Garde à
V0U.1 ; et pourtant Dieu nous jiréserve d'accu-
ser Donizetti de plagiat, ni même de rémini-
scence; nous savons qu'en fait d idées musicales
les rencontres sont inévitables et ne prouvent
rien, sinon qu'une bonne pensée peut venir à
deux bons esiuits. Nous aimons beaucoup le
duo du sergent et de Nemorino, l'inti scudi; h;
duo du Dulcamaru et d'Adiiia ; (^uanto amore;
et aussi la romance de Nemorino -. l'na furtiva
lafjrinia; l'air d'Adina ; Prendiper me sei li-
bero. L'opéra se termine gaiment, et en ma-
nière de vaudeville, par la reprise de la barca-
role, dont le charlatan chante seul plusieurs
couplets.
L'Elissire d'amore iouil d'une vogue popu-
laire en Italie, et nous le concevons sans peine.
Depuis les chefs-d'œuvre bouffons de Rossini,
les Italiens n'ont rien produit de supérieur ,'i
l'ElixKire. Donizetti possède éminemment iilii-
sieiirs ipialiiés essentielles an genre comiijue :
d'abord la franchise et la vivacité, ^.e qui lui
maïKiue toujours plus ou moins, c'est le cachet
ti'inventenr, c'est le caractère, qui fa t qu'en
entendant une musi(|ue, on peut dire à coup
sftr : Ceci est d'un tel et non pas d'un autre. A
défaut de cette iiulividnalité, qui n'apiiarlienl
ipi'aux génies de premier ordre , il faut encore
s'estimer heureux de trouver des reflets liinii-
iienx, des imitations dont l'alluie est si facile et
si libre (|u'on est tenté de les prendre pour des
créations.
H est plus que probable que Donizetti n'avait
encore vu sou ouviage moulé nulle part comme
il vient de l'être à l'aris. Im 'giuez, si vous pou-
vez, Lablache, le roi des charlatans, l'idéal du
docteur Dnicamara! Quelle animation ! quelle
verve! quelle surabondance de gaîté ! (|uelle
omnipotence d organe ! Quoi(jue le rôle du ser-
g'ent lielcore ne soit pasdes plus loris, Tamburini
sy montre excellent. C'est dommage que son
escouade ne ré|>onde pas mieux à ses comman-
demens, et se soit divisée, comme la chand)re,
en deux fractions, dont l'une fait demi-tour à
droite, quand l'autre fait demi-tour à gauche.
Iwanoff n'a pas, comme acteur, ce ([n'il faudrait
au rôle de Nemorino; mais il chante supérieu-
rement, et nous devons lui rendre la justice de
dire que, cette année, il a fait uu progrès très
notable en abjurant toute parodie d'une nié-
Ihode étrangère, en se servant de sa voix |)ure
avec sagesse etavecgoilt. Cetteannée aussi , Mme
Persiani s'est élevée an premier rang des canta-
j trices |)résentes et passées. Sauf la tendance
constante de sa voix à l'aigu, que pourrait on
désirer de plus expressif, de plus élégant, du
plus iini que le chant de celte prima donna '?
L'habile décorateur Ferri doit rendre grâce à
lincendie (|ui lui fournit l'occasion d'improviser
coup sur coup des palais, des ruines, des paysa-
ges du plus bel effet. Nous avions oublié de men-
tionner les superbes décors que devait à son
pinceau Roberto Devereux; payons nos dettes
arriérées, et disons que la campagne de Rome
dans \ Elissire est digne de l'architecture britan-
nique dans Roberto.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation : Bathitde, drame en
trois actes, par M. Auguste Mac-Keat. — Dé-
but de mademoiselle Ida Ferrier.
Dans la société de madame de Tencin , société
composée de gens d'esprit de son temps (elle les
appelait ses bêtes , par antiphrase), on se plai-
gnait, un jour, de la marche uniforme de tous
les romans : le commencement, les jtrogrès d'une
passion, puis la possession de l'objet aimé: voilà,
disait-on, le début, le dévtdoppement et le but
inévitable de ces compositions. Les accidens et
les incidens(|ui remplissent l'espace enire ces
trois points, seules dilférences que l'on puisse jr
trouver, ne sont guère que des variations sur un
même thème. Frappée de la justesse de l'obser-
vation, madame de Tencin s'engagea à composer
une histoire qui commencerait comme les autres
linissenl... .le pense que c'est de ce jour-là que
date l'expression : Prendre le ro?nan par la
(jucue... Madame de Tencin tint sa parole et
donna /e Siège du palais.
M. Auguste iMac-Keat paraît aussi avoir été
douloureusement alfecté de la forme monotone
de nos drames. En effet , de même que les ro-
mans, ils tendent, pour la plupart, soit au ma-
riajje^ (jue l'on commence jjourlaiu à IrouYev
79=-*
bien rocoeo, so\l à toute aiitie chose d'nppro-
chant. A son tour, pour innover, i/ a pris le
drame par la queue , et nous a donné comme
laites , au lever liu rideau, les choses qui n'arri-
vent <1 hahilude qu'aiirès sa chute.
Mais voyez la ili.rér(^nce des lemiis!
Madame de Tencin, ancienne maîtresse du
vêlent et (h^l'alilié l)ul)ois, chanoiiiesse, mère de
d'Alembert, n'iHait certes pas une bé;jueule! et
pourtant elle n"a pas osé présenter un homme
s'aulorisant dune surprise, d'un ahus de con-
fiance poin- dominer, tyranniser toute la vie
d'une l'enmie : elle aurait été !;énéralement blâ-
mée; cela aurait révolté toute cette société vi-
cieuse, si vous voulez, mais honnête et loyale
dans les formes. M. de Canaples, le liéros de son
roman, dès le connnencement, et par un con-
cours de circonstances Fortuites, en ariive avec
madame de (iranson à ce que nous appelons le
dénoCiment. Eli bien, dès lors, an lieu de profi-
ter de ses avantages, il s'éloiijne connue un cou-
pable . honleuK et timide; tous ses soins, tous
ses elîorls n'ont plus pour objet ipie de faire ou-
blier ses torts, eld'obtenir, de plein gré, cequ'il
n'a d'aboril dil (pi'an hasard.
M. Wac-keat a juijé cela trop fade pour notre
fjoùt émoiissé : il a peint l'homme à la fois lâche
et hardi ipii avait elfrayé madame de Tencin.
lîalhildeesl une jeune et belle veuve, ipieson
défunt mari, M. d libères, avait en quelquesorle
remariée, avant de mourir, en la léijuant par
acte de volonté dernière à un sien ami i\l. l)e-
worlte. ÎMais un IM. Marcel s'est introduit auprès
de Ualhilde, et, sans respect pour les morts,
sans é(;ardpour les vivans, a tenté de s'appro-
prier le ciiur et la maindela veuve. Les procé-
dés de ce monsieur ne se distin^jucnt pas par un
excès de délicatesse. Dans une ])romenadç sur
l'eau, la barque (pii le portait, lui et Balhible, a
chaviré ; il a ramené sur le rivage llathilileéva-
nouie, et, pour dire la chose comme l'auteur
lui-ménu:, s'il lui a sauvé la vie, il lui a volé
l'honneur ! Ceci est du ressort de la cour d'assi-
ses ; mais on conçoit que Balhilde n'ait pas vou-
lu faire d'éclat ; elle est revenue deXouraine à
, Paris ; elle a retrouvé Deworbe, et se dis|)ose à
l'épouser mal^îré l'attentat ci-de.ssus. Deworbe
ignore tout, et l'on conçoit encore (pie Bathilde
ne snit pas très iiressée de l'instruire.
Mais Marcel reparait, et s'obstliie à |)oursni-
vie. à menacer IJatiiilde. Un certain Guillanmln,
orii;inal louranjjean, ami commun de Marcel et
de Deworbe, éveille innocemment lessou|)çons
lie ce dernier. Quel parti prendre? En vcnirà un
aveu bien franc et liien net : assurément c'est ce
queIJathilde auraitde mienxa faire, et ce (pi'elle
ne fait pas. Au lieu d'opposer à Marcel un peu
de courage, de volonté , d'énergie, elle faiblit,
hésite, capitule, promet des rendez-vous, en se
réservant dans sou f(U' intérieur le d."oil de ne
pas tenir sa promesse.
Aloi-s Marcel ne ménage jilus rien ; en honune
sans pudeur et sansdéliealesse, il vient clierelier
liathibh^ chez elle, pendant un bal, à deus. Iieu-
res du niiiliu, et la force h le suivre chez lui la
tète nue, b s (lieds chaussés de satin, par ipiinze
deipés de IVoid, malgré la brise et la neige ! Au
lieu d'appeler à son secours, Bathilde suit .Mar-
cel. Qu(^ craint-elle donc i' une esclandre '.' et
comnienl pourrait-elle l'éviter I*
Deworbe snit les traces du ravisseur de Ba-
lhilde, et se présente armé de jiislolets. Il y a là
deux belles scènes, d'abord celle où Deworbe
feint d'avoir tout aiqiiis de la bouche de llathil-
de, alin de relever sa loyauté, sa coiiliance; en-
suite celle où Balhilde, iiour tenir compte à De-
worbe <le son généreux sacriliee, pour l'empè-
<lur de se faire tinu- peut-être par Marcel , lui
déclare (pi'elle ne l'ainie pas el ue l'a jamais ai-
mé, tresi un noble et douloureux iiiensonge !
Deworbe s'éloii'.ue el Marcel dit à Balliilde ;
<i l'uis(ine vous n'aimez pas Deworbe, vous m'ai-
mez donc, moi ? — Vous, je vous mépri.se.» C'est
une haute vl digue féponse ! Après quoi , Ba-
lhilde se reliie au couvent de la Visitation.
CeltQ rapide analyse doit faircconqirendrctonl
PO tjii'il y a il'iiivritisoiubJaiicc, de (.Ivriiisoiitiablc
dans cette pièce. JMême en admettant le point de
départ odieux, repoussant, d où découle l'action,
tous les ressorts, tous les moyenssontdétestables.
Madame de Linières n'aime jjas Marcel ; bien
[dus, elle le hait, elle le méprise. Que peut-il
coutie elle !' Bien; car il ne la déshonorerait
pas(mê:;.e ipiand il oserait pousseï- l'effi-onlerie
jusi[ue-là; par le récit d'une Klcheté, d'un crime
dont il est seul coupable. rour(ph)i lecrainl-elle
donc, lorscpi'elle a près d'elle un homme sensé,
hoiuiéte , courageux ? Pourcpioi, au moment
d'appart.'nir à cet homme, chez elle, au milieu
de ses amis et de ses gens, se laisse-t-elle entraî-
ner sans résistance par Marcel ? Pourquoi, lors-
que Deworbe, pour ne pasrevenirsur seseugage-
meiis, feijit d avoir connu l'aventure de la Eoux-,
pourquoi nuMit-elle à son cœur, eu disant qu'elle
ne r.iime pas? .\ 'est-ce pas une délicatesse ridi-
cule 1' Quant à Marcel, il n'y a pas d'explication
à chercher pour un jiareil personnage, il est en-
tièrement absurde, et, par conséquent, au-des-
sous de la crilicpie; et cependant c'est une de
ces pensées folles (|ui sont dangereuses au théâtre,
car c'est encore un cv'wmneX excutse par lu
pax.sioii.
Dans ce drame, l'exécution n'est pas meilleure
que la conception.. L'exposition, amenée sans
adresse, se fait péniblement el longuement, les
scènes se suivent sans corrélation et se déduisent
sans art. Le style est celui de l'école /reuetique ;
toujours de l'exagération, jamais de naturel.
En voulez-vous un échantillon ?
Balhilde , entraînée au troisième acte par
IMareel, arrive chez lui tremblante et glacée.
IMaicel, pour la réchanifer, rallume toutbonne-
nn-iit h' lèu dans la cheminée... Voilà du moins
(|ui est naturel ; puis il lui dit à peu près ceci :
« .l'ai cherché dans ce foyer une étincelle, et j'ai
ranimé cette flamme: cherchez, Balhilde, dans
votre cœur, n'y trouverez-vous pas aussi une
étincelle pour ranimer votre ancien amour ?'
Y a-t-iliiuehpie chose de plus ridicule que
celte poésie iléplacée ?
Si cette pièce était une tentative de jeune
homme seul et sans guide, il y aurait beaucoup
à louer, comme à blâmer; mais si , comme on
l'assure, l'aulenr d'.J/(/o//// a rel'ail l'ouvrage, il
faut dire seulement i^u'Anlony valait mieux , el
t\n\inloii!i n'est |)lus de mode. Nous avons ren-
voyé les amoureux de sa trempe au bagne, d'où
ils n'auraient |ias dû sortir.
Dans cette représentation , les aeleiirs ont
|ues(pie Ions lail preuve d'intel!igcn(;e : on a pu
voir(|u'en s'h.ibiluanl à jouer ensemble, cette
trotipi^ (ditiemlra des succès, .\lexandre Manzin
a <le la tenue, de la chaleur, de l'énergie. 11 a
bien dit, quoi(iue avec trop de prétectioii, le
lole de Worms.
iMontdidier, malgré un accent méridional as-
sez jirononcé, sera, je crois , un jeune premier
agr<'able.
Pour mademoi.selle Ida Ferriei- «jne mins re-
trouvons sur ces planches après lavoir déjà vue
sur tant d'autres, depuis le théâtre Doinienil jus-
(pTau rhéfttrc-l'rançais,je vomirais bien appren-
dre qu'elle a vingt-cinq, trenle, ciuiiuante nulle
livres de renies, enlin qu'elle se trouve assez
riche pour se dispenser de jouer le drame. Ce
li'est lias que j'accuse madènioiselh' Ida d'im-
puissance, au contraire ! elle dit juste el bien,
elle a de la décence, de la sensibilité, le son de sa
voix est liariuoui(Mix et lialleur, sa physionomie
(Si charmante et s'endiellil encore desilolsd une
admirable chevelure blonde... et poin'tanl je
doute (jue le public |)uisse jamais s'acc(UHnmer
à sa présence, je doute i|u'clle obtienne les ap-
plaU(ii,sscmens(|u'elle nuM'itcra.— Kli ! iinnrquoi?
— ('eci esl dillicile à dire, lorsqu'on veul élre à
la fois poli, gatantel vr li.
Les lunnbrcuses inconvenauccR ipic pn'sente
ce dr.nneoni provoqné(iin'l(pu^s sitllets; le talent
des acteurs l'a pn^servé d'une chute C(Utnilète,
Vu reste, ce n'est qu'un ouvrage de transition.
On réjièle activement, pour les débuts de Ouyon
et de mad: me Mberl, un drame de M. Frédéric
Soulié. I u autre drame eu cimi actes el en vers,
l'osilivciiK'ul Cl ambciiiiqiicmcul de .M, .Ucxau-
dre Dumas cette fois, viendra ensuite. Puis nous
aurons une coméilie en cinq actes, en vers, de
M. Théaidon.
Rcuuc î)c cinq imii-ô.
20 JANVIER. — Onécril de Constanlinople, le
28 décend)re ;
« Avant-hier, 26, dans la soirée, les Hanunes
ont eniièrement dévoré unmagnllique palais qui
était en construction sur b; Bosphore et destiné
à la sultane Atié, la dernière fille du Sultan, dont
les noces doivent se célébrer au printemps. Le
feu a [Mis, dit-on, jiar la négligence des ou^
vriers.»
— Une récompensede 2,000 liv. st.<.50,O(i0fr.),
plus une rente viagère de 10() liv. si. (2,500 fr.)
sont offertes à celui ipii fera découvrir, dans le
délai de six mois, l'assassin du feu cgmie de
^orbury. Les lords Oxmaniown, Devonsliire,
Charleville et Bossmore ont olfèrl de contribuer
chacun de 2oO liv. si. pour compléter la somme
eu question. Les tenanciers des biens du noble
comte oui offert tô.5 liv. et le gouvernement
j 1,000.
— Un bateau à vapeur français, FF.lbe. vient
de se pei-dre sur les ( ôles d'Ecosse Le Journal
t/w //«<:/ e, qui publie celle triste nouvelle, ne
dit pas si 1 équipage de ce naviie destiné à faire
un service régulier entre Dnnkerque el llaïu-
boLirg, a jiu èlrc sauvé.
— On nous écrit de la Campine, 17 janvier :
« L intervalle qui sépare larmée hollandaise
de larmée belge se rétrécit d'inslanl en in.stant.
Chaque jour les troupes des deux pays se rap-
prochent desfroulières. «
— On commence à se porter dans le vasie
temple de la iMadelaine, décoré dans 1 intérieur
avec une richesse dont ou n'avait posd'iib'ejus-
qu'ici : les grandes slalues qui do'iveul dominer
les six autels latéraux, entre autres la sLitup de
sainl .\uguslii., qu'un aduiiiaiîà l'exposilion
dernière, y sciut arrivées ce maUu.
— Ciiui eenis ouvriers environ, eu tous gen-
res, sonl occiijiés présenleraenl -i dre.ss r dans
lest.hamps-Elysées, malgré les intempéries de
la saison, les immenses gileries de IVxiHisillon
des produits de linduslrie. loul un corps de
bâtiment esl (bjà prél.
— On vient de placer sur la terrasse des In-
valides la moitié a peu près de,s belles pièces de
canon de siège, reste des tiopliéesd(; nosancieii-
lU's vicloiies, turdes alfùts en fonte d'un nou-
veau modèle du dépôt central d'artillerie.
— Le tiibunal correclionuel de la Seine a
condaiinu' aujourd'hui, pour détention illé-gale
de (loudre de chasse, de poudre de i;uerre el
d'armes, à dix-h'iit mois de prison. ij.oiH» fr.
d'aniciide el deux ans de surveillance, lenoinnu^
•lean .Normond. porteur dVau, à,jé de trenlc-
Iruisans, chez lequel la police a s;nsi au luoU
daoùt deruir o,300cail.)uches à balles, 2.49v)
b.dies, onze nuuiles à balles. iMn capsules, une
hache et une paire de pislolels d'arçon.
— Uiichimiste, qui fait partie du conseil de
salubrité, s'est as.-iocié avec un boiil.ingerde Pa-
ris dans le but de reconuallre le meilleur parti
(|u'on peut tirer, dans le moment actuel, de la
pomme de terre, doni la rtVolie a été 1res alion-
danle, el si on peut s'en ,scr> ir dans la panilica-
tion. Les essais faits onl eu un ijrand succès.
Les auteurs oiil préparc du pain qui contenait
.'>0. (il) el T.") pour ceut de fécule, et ce jiain n'a-
vait pas de i;0i1t désagréableelél.iil d'une grainlc
blancheur. Des écli.uiIilUui- de ce pain ont été
cuMiv.'sà \l, Içpiéfel de police el à divers«s so-
ciétés s.ivantes.
21. — \.'fii(iirat,ur itc Bonlfitur annonce
ijuc, le iti J» comoui, liuclqm.» diHTtkcs ou»
F- 80 —
eu liPU 'l.ins la petite ville .le Castel.ialoux; cin.i
à six cents individus se seraient portés à la mairie
pour obtenir la diminution du prix du pain.
— Les éludians des écoles de Paris signent en
ce inonientune adresse aux éludianshelges.pour
les enpager h défendre jusqu'à la dernière ex-
trémité linléBrilé de leur territoire.
« On écrit de Calcutta, 2 novembre : Il y a eu
ici un ouragan terrible ijui a oceasion'ié le nau-
frage de plusieurs navires dans le golfe; de ce
nombre est le Prolector, de Londres, qui avait
à bord 250 personnes et qui toutes ont péri.»
— D'après une statistique de la population du
royaume de tapies, il y ^ dans ce royaume
6,02 1 ,234 habitans, 27,705 prêtres, 1 1,777 moines
et 9,528 religieuses.
_ Le pain de quatre livres se paie en ce
moment à Londres il deniers (l fr. 10 c.)
— Dernièrement, il s'est forméà Coire (Siiisse)
une société dont la tendance est vraiment digne
d'élopes. Elle a pour but de fournir aux eiitans
pauvres les moyens d'apprendre un métier,
fchaque apprenti reçoit de la société un tuteur
chargé de le surveiller pendant et après son
apprentissage; en revanche, il s'engage, lorsqu il
sera passé maître, à apprendre sratuilemenl sa
profession à un enfant pauvre qui lui sera dési-
gné par la société.
—On assure que les préfets ont reçu ordredu
ministère de reprendre cet hiver le cours des
fêtes que le triste événement de la mort ae la
princesse Marie avait fait interrompre.
—Un des plus grands seigneurs de l'Angleterre
et de l'Europe, le duc de Buckingham, pair
d'Angleterre, est mort le 17 de ce mois, à btowe,
dans la soixanie-troisième année de son âge.
Le nom du duc de Buckingham était Richard-
Temple - Nugent-Brydges-Chandos-Uenydle
duc et marquis de Buckingham e de Chaudos
comte Temple, comte Temple de btowe , et
vicomte et baron Cobhamde Kent dans la paiiie
du Royaume-Uni, comte Nugent en Irlande, et
chevalier de la Jarretière.
Le titre de duc de Buckingham et la pairie
passent au mar.iuis de Chandos , actuellemen
membre de la chambre des communes ou il
Sait! comme son père dans la chambre des
lords, sur les bancs des tories.
Le feu duc de Buckingham était le descendant
en lirfne masculine , au vingtième degré, de Ro-
bert Grenville, qui vivait sous le règne de Ri-
chard Cœur-de-bon , roi d'Angleterre. Il des-
cendait parles femmes de sir Richard Temple ,
arrière-pelit-fils du Saxon Leofric , comte de
Mercie, mort en 4057.
22 —M le comte Mole, président du conseil
et ministre des affaires étrangères; M. Barthe,
perde des sceaux, ministre de la justice et des
cultes- M. le comte de Monialivet, ministre de
l'intérieur; M. Martin (du Nord), ministre du
commerce 'et des travaux publics ; M. de Salvan-
dv ministre de 1 instruction publique; M. le gé-
néral Bernard, ministi e de la guerre ; M. e vice-
amiral Rosamel, ministre de la manne , et M. La-
cave-l.ai.lagne, ministre des hnances, ont dé-
posé aujourd'hui à midi leur démission entre les
mains du roi.
— Aujourd'hui, à onze heures du matin la
reine a tait célébrer un service funèbre dans 1 e-
plise Saint -Roch. pour le repos de l'âme de ma-
dame la duchesse de Wurtemberg.
^ Le chœur était décoré et tendu de noir. Les
écussons portaient uniiiuement la lettre ,W. y e-
tait la lille, c'était la princesse ,U../'(e qui était
en ce jour l'objet de regrets augustes. La tri-
bune ordinaire de la reine était tendue te noir ;
et S M. , entourée de S. A. le duc de Wurtem-
berg de S. M. la reine des Belges, des jeunes
princes et princesses , et de ses daines d honneur,
y a assisté au service que sa pieuse douleur avait
oj-donné.
L'office a été célébré par M. le curé de Saint-
Roch ; M. l'évêque de Meaux y assistait.
— Par ordonnance du roi, l'exportation des
grains et farines est provisoirement suspendue
sur tous les points de la frontière maritime de
l'Océan.
— On lit dans le Phare de La Rochelle du
lOJanvier :
» D'après les nouvelles que nous recevons, la
tranquillité est entièrement rétablie sur les dif-
férens points des départemens de l'Ouest oix elle
avait été troublée à l'occasion de l'enlèvement
des blés et de la cherté du pain.
— Les nouvelles de la Catalogne confirment le
massacre de 300 prisonniers christinos que Ca-
brera faisait conduire de Morella à Recette.
— On nous écrit des frontières d Italie :
« L'autopsie de la duchesse de Wurtemberg a
donné les résultats suivans : les organes digestifs
présentaient tous les caractères d'une lésion in-
curable; la poitrine et les poumons étaient dans
un état satisfaisant. »
— Il parait décidé que le fils de la princesse
Marie restera à Paris, où il sera élevé sous les
yeux de la reine. Le duc de Wurtemberg repar-
tira dans un mois pour l'Allemagne.
23. —Le service funèbre du 21 janvier, pour le
repos de l'âme du roi Louis XVI, a été célébré
avant-hier h la chapelle expiatoire de la rue d An-
jou- Saint- Honoré. Aux églises Saint -Roch,
Saint-Eustache et Saint-Germain-l'Auxerrois ,
des messes ont été dites.
— Le sultan a adopté le projetdes lignes télé-
graphiques qu'il veut établir entre Constanti-
nople et le Bosphore, les Dardanelles, lAnato-
lie et la Rouraéiie; ce projet va être mis à exé-
cution.
— On écrit de Niort, le 17 janvier :'
Les troubles qui avaient éclaté dans notre
ville, vendredi et samedi derniers, sont complè-
tement apaisés. Dimanche, unecerlaine fermen-
tation régnait encore dans les esprits ; mais le
déploiement de forces imposantes, et l'arresta-
tion de huit ou dix individus désignés comme
insligateurs de l'émeute, ont ramené le calme,
et tout est rentré dans l'ordre.
— La tranquillité est complètement rétablie à
Montsoreau; les troupes sont rentrées à Saumur.
On nous annonce que la garde nationale de
Montsoreau sera dissoute.
— On écrit de Bourges :
La session des assises du Cher (Bourges) , qui
doit s'ouvrir le 21 janvier, n'aura qu'une seule
affaire à juger. Cette circonstance est assez rare
pour mériter une mention honorable pour le
déparlement.
— La dépouille mortelle de la princesse Marie
de Wurtemberg a traversé Lyon le 19. Les trou-
pes de la garnison étaient échelonnées depuis le
matin sur la ligne qu'elle devait parcourir. Les
autorités et tout le clergé ont assisté au serv ice
funèbre qui a eu lieu à l'église Saint-Jean.
— On ne met en ce momentquequarante-cinq
jours pour aller de Londres à Calcutta, capitale
desposs ssions anglaises dans l'Inde.
— M. Richon, ancien membre de la Conven-
tion, est mort à Ihouars le 5 de ce mois.
â4. — Le corps d'armée française qui doit se
réunir sur les frontières du nord sera composé
de quatre divisions d'infanterie commandées
par les généraux Schramin , Bugeaiul, Ayinard
et Achard , et de trois divisions de cavalerie
commandées parlesgénéraux Latour-Mauboiirg,
Oudinot et le duc de Nemours. Le général en
chef de cette armée n'est pas encore désigné ;
mais on pense que ce sera le duc d'Orléans. On
porte à 150 le nombre des pièces d'artillerie
.[ui seioni aliachées à ce corps.
Ou ne sait point encore quel maréchal sera
envové à la frontière avec le duc d'Orléans ;
mais^on a peine â croire que le prince se passe
d'un éditeur responsable et veuille encourir la
responsabilité morale attachée à un commande-
ment supérieur en cas de guerre.
— C'est lundi prochain qu'auront lieu, à Dreux
les cérémonies pour les funérailles de la prin-
cesse Marie.
— On lit dans le Handelsblad du 22 janvier :
« Le correspondant de Londres d'une maison
de commerce d'Amsterdam lui écrit que, jeudi
dernier, le trailé des 24 articles a été signe par
le ministre français à londres. »
— Mademoiselle Hennequin, fille du député,
épouse M. le vicomte de Montfort, officier de
dragons.
— On lit dans le Joumml des Pyrénées~
Orientales :
La nouvelle instruction de l'affaire Brossard
se poursuit avec activité à Perpignan. Un grand
nombre de témoins ont déposé, et dernièrement
encore Ben Durand a été entendu par M. le
commandant rapporteur. Plus de cent vingt
témoins, dit-on, sur la demande de M. le géné-
ral Brossard, doivent être entendus par commis-
sion ragatoire. Cette affaire ne pourra donc pas
se juger dans le courant du mois, ainsi quel'out
affirmé plusieurs journaux de la capitale.
— La représentation de retraite de Lafont, an-
cien sociétaire de la Comédie- Française, est tou-
jours fixée au 29 janvier. Cette solennité drama-
tique se composera de la tragédie de Nicomède,
dans laquelle mademoiselle Rachel remplira pour
la première fois le rôle de Laodice ; et du lUi-
saulhrope, où mademoiselle Mars jouera Céli-
mène. Le bénéficiaire jouera Nicoraède et Al-
ceste.
— M. J. Boulay (de la Meurthe) , secrétaire-
général du ministère des travaux publics, de l'a-
griculture et du commerce, a donné sa démis-
sion.
M. Jazet , dout les nombreux ouvrages at-
testent le talent et l'étonnante facilité , vient de
graver V Assaut de Constantine, d'après uu ta-
bleau deM.Horace'Vernet.Cetteplanche, fortbien
exécutée dans toutes ses parties, offre un grand
intérêt et doit être recherchée, car elle retrace
un des faits d'armes les plus glorieux de nos an-
nales. Le peintre a représenté la première co-
lonne de l'armée d'Afrique attaquant la porte de
la rue du Marché. Le colonel Lamoricière, le
commandant du génie, le capitaine Richepanse
et d'autres officiers, après avoir avec intrépid ité
fronchi la brèche à la tête des compagnies d'é-
lite du 2" léger, des zoaves et de quarante sa-
peurs, forcent la porte malgré le feu meurtrier
de l'ennemi et essaient de pénétrer dans la ville.
Tel est le sujet qui a fourni â M Horace Vernet
une de ses belles pages historiques, et à M. Jazet
une de ses meilleures planches.
Pendant que M. N. Boubée termine son Traite
sur la Géologie considérée dans ses rapports
avec la Religion, il a eu l'heureuse idée de
faire cet hiver son cours ordinaire de géologie
d'après l'ordre et le cadre de cet ouvrage. Un
cours aussi neuf présentera sans doute un haut
intérêt si, comme l'a déjà écrit M. Boubée dans
son Manuel de Géologie, page 63, «le premier
chapitre delaGenèse peut êlreconsiderée main-
tenant comme le somnaire ou la table des ma-
tières d'un cours de géologie le plus élevé. » Au
reste, le coursdoit embrasser la Cosmogonie, la
Céugenle, la Géolofjie , et les principes de la
Géognosic. Il s'ouvrira le lundi 28 janvier, à
midi, rueGuenégaud, 17.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Imp. etiond. dcl'ÉLixLocyujiN et comp., rue
Nolre-Dame-des-Vicloires, ic.
31 JANVIER 1839.
HTTBRATDRE, SCIENCES, BEAUX-iRIS, IKDUSTBIE,
C0NN1ISSÂ5CE3 l'TILES , ESQUISSES DE MOEURS,
UÉUOIRES ET VOYAGES.
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Et pour Londres et les Trois-Royaumes, à l'Uni-
versai Literary Cabinet, 64, St, James's Street.
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bonnent pour un an ou G mc>is, et en font la
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LE VOLEUR,
^<K)ûXî îri^ô Jauntaur français et ftraniicre.
SOMMAIRE.
La Véra-Cruz.— L'époux outragé (extrait des
Souvenir d'un enfant du petiple) , par
Michel Masson. — Sectes religieuses en-
Russie. — La Mésange bleue , par Elie
Berthet. — SiLVio, nouvelle russe. — Obsè-
ques de la PRINCESSE Marie. — Mélanges,
faits curieux : Mtiiche. — Revue des triliu-
naux : Les amis d'un vaudevilliste. —
Revue dramatique : Renaissance : Reine de
France ; Palais-Royal : Lekaiu à Dragui-
gnati; Le roi Dagobert. — Revue de six
jours.
LA TSB.A-OÎH'JZ (1).
Le château de Saint-Jean d'illloa, sur lequel la
marine française, jiar un des faits d'armes les
plus brillans, vient d'arhorer le drapeau trico-
lore, est la plus vaste fortification (pic les Esjia-
gnols eussent consiniile sur le continent améri-
cain. Complètement entourt' par la mer , il
s'élève en face de Vera-Cruz sur le bas- fond de
la Galléga. Au centre de l'espace qu'il occupe il
(1) Nous avons déji donné à la fin de septembre
dernier un article sur la Véra-Cruz et Saint-Jeaii d'illloa;
mais nous n'avonspas craint de reveuir sur ce sujet qui
emprunte à notre récente victoire uo si palpitant inlorùt
d'actualité, lemoicenu que l'on va lireélant d'ailleurs
de beaucoup plus Oétaillc et plus complet (pie le premier.
y avait autrefois un petit ilôt , sur lequel le pre-
mier Espagnol qui ait débarqué au Mexique ,
Juan de Grijalva, qui précéda Cortès d'un an,
mit pied à terre avant d'aborder le continent, et
lui donna le nom que l'intrépidité de la marine
française vient de rendre impérissable. Y ayant
trouvé les restes de deux malheureuses victimes
qui venaient d'être immolées aux dieux, il de-
manda aux indigènes pourquoi ils sacrifiaient
des hommes, On lui répondit que c'était par
ordre des rois d'AcolLua (nom d'une des parties
tlu plateau mexicain), et de ce uiot il fit celui
d IJlua ou l.lloa, supposant que celait ainsi (juc
s'appelait 1 ilôt. Le chAleau commande la ville,
dont il n'est qu'à demi-porlée de canon, cl (jui
n'olfre de ce côlé que deux petites redoutes. Il
domine encore mieux le port, car tous les navi-
res sont obligés de se tenir entre le fort et la ville,
et les bâlimens de guerre s'amarrent à des
anneaux de bronze fixés dans les murailles du
fort.
Le château de Saint-Jean d'Ulloa offre ce luxe
de solidité que les Espagnols avaient déployé
dans leurs coustruclions civiles et militaires du
Nouveau-Monde, et ([ui atlcste quelle était au-
trefois la grandeur de ce peuple , aujourd hui
tombé si bas. La science des ingénieurs esi>aguols,
alors les plus savans de l'Europe, avait cru le
rendre inexpugnable. 11 comprend de vastes
magasins; et pour lui assurer une abondante
provision d eau ilouie , on y a établi à grands
frais d'immenses liternes qui fournissent îi la
garnison une boisson plus salubre ((ue celle que
les habitans de la Vera-Cruz tirent des mares
stagnantes dont leur ville est cernée. L'opinion
populaireau Mexique est que le château d'I lloa a
coi'ilé au trésor espagnol 40 millions de piastres
(200 millions de francs'i. On conçoit, en effet ,
i[ue pour fonder sous leau plusieurs fronts de
loililicalion qui pussonl résister à une luer ipicl-
quetois épouvantable, et pour les proléger par
dos cnrocheniens, puis pour bftlir toute une ci-
_ tadclle dans le Style espagnol ([ui rappelle celui
des Romains, en des parages où la journée d'un
maçon vaut jusqu'à 1 5 fr.,il ait fallu des sommes
énormes.
La réputation du fort d'Ulloa est colossale
dans toute l'Amérique espagnole. De l'embou-
chure du Rio Bravo del Norte prés de ia Loui-
siane jusqu'au cap Horn , il passait jotir une
merveille, pour un colosse contre Icqiril toutes
les flottes de l'Europe s'acharneraient ru vain.
Et il a suffi de quatre heures è une ew-adrille
française de trois frégates pour soumelire ce mo-
nument de la science, de laforce et de l'orgueil
dune grande nation. Témoignage éci tint do
l'habilelé et de la bravoure rélléchi; de nos of-
ficiers ainsi que de l'héroïsme de ros malclolsj
preuve manifeste que désormais la France ne
craindrait au besoin personne sur les mers;
mais aussi démonstration irrécusable drs humi-
liations dont sont bientôt abreuvés les peuples les
plus )>uissans et les plus fiers, lorsqu'ils restent
slalionnaires pendant que tout le monde marche
autour d'eux '
Quel que soit cependant le renom de puissance
dont jotiit le château d llloa, son aspect n'a rien
d'imposant. L'ilol dont il embrasse toute l'éten-
due, et qu'il déborilc même, était à fieur d'eau.
Les murailles sortent à pic du sein des flots et
n'atteignent qu'une médiocre hauteur , car elles
n'ont pas besoin d'être élevées pour que leurs
canons dominent soit les batteries des navires
qui seraient tentés de l'aHaquer, soit la plage qui
est elle-même fort dé|irimée. Le niveau des mu-
railles, hérissées d'embrasures, était seulement
dépassé par deux tours qui ont clé, l'une et l'au-
tre, renversées par noire artillerie; celle qu'on
nommait le Cavalier Calxi/lero), et la Tour «les
Signaux , d'où l'on voyait venir les IvMimens du
large, et qui portait le phare. L'ensemble de la
côte est sans grandetn-.
A gauche du château , à une lieue environ, le
navigateur qui arrive aperçoit un autre Ilot al-
lons^é. inculte et déserl. celui de Sacri/irios, qui
doit son nom aiLX sacrifices humains dont il était
f - 82 —
>« g^^— — — —
aussi le llu'ftlre sous le rèijne «les empereurs
Aztèques, adorateurs du dieu sanguinaire Mexi-
tli, dont Montezuiua fut le dernier. A gauche au
delà de lile «le Sucri/icios , et à droite îi perte
«le vue, sYteud une plage sablonneuse sur laiiuclle
l'œil distingue çà et là queliiues pieds de ces
cactus {nopals) «pii jouent un si grand rôle dans
la végétation du Mexiijue , et de loin en loin
qucliiues troncs d'arbres d<?i)ouill(''S «juc la va -
gue y a di''pos«''S, et qui i>roviennent sans doute
de ces interminables trains de bois de dérive (]uc
roiiio et le Mississipi , dans leurs grandes crues
périodiques, amènent à la mer. Derrière le châ-
teau se montre la ville avec ses dômes et ses clo-
chers. A quelques lieues on arrière de Vera-Cruz
commence le prcmieréchelon des inonlagncs «jui
se projettent en bleu foncé sur le bel azur du
ciel des régions équinoxiales. Depuis quinze
ans surtout, ce panorama est triste et inanimé.
Le fort parait inhabité , quoiipi'il fût , avant
d'être pris par notre escadre, en fort bon état,
parce cjne les Espagnols édifient pour des siècles.
A peine, dans le port , cinq ou six goélettes et
trois ou quatre briks ou trois-màls, épars autour
des carcasses de ci-devant navires «le guerre,
comme l'Asia et le Giierrero désarmés, déman-
telés et transformés en pontons de galériens, ou
même à demi submergés parmi les récifs. Au
milieu du port, dans la direction du château, un
môle que la mer a détruit aux trois quarts, et
que les autorités du Mexique indépendant n'ont
jamais réparé. Les murailles dont la ville est en-
tourée cachent la circulation des rues, qui d'ail-
leurs sont presque désertes.
A part une ou deux sentinelles qui se promè-
nent à pas lents, qui se montrent par les em-
brasures du fort , les seuls êtres vivans qu'on
aperçoive sont d'immenses volées de vautours
s'ébatlant sur les dômes des églises de Vera-Cruz,
et que les habitans laissent croître et multiplier,
parce que ces oiseaux carnivores nettoient les
rues des immondices et des débris d'animaux
qui sans eux s'y amoncelleraient; car ils sont les
seuls qui s'occupent de la police de la voirie. Le
voyageur se sentira profondément désappointé ;
il croirait que le pilote s'est fourvoyé et l'a con-
duit ailleurs qu'au Mexiciue, dans cet admirable
pays Où la renommée dit que le sol est si riche
et la nature si majestueuse, s'il n'apercevait h sa
droite le pic superbe du volcan d'Oiizaba, «Ires-
sant sa rime neigeuse et déployant ses (lancs
couverts de forêts, qui apparaît comme un con-
trefort, avancé vers la mer , de ce vaste plateau
mexicain, véritable terre promise.
La ville de 'Vera-Cruz, dont nous sommes les
maîtres jiar le fait seul de l'occupation du châ-
teau d'Llloa, était, avant lindépendance, le seul
port ouvert au commerce du MeNiijue sur l'At-
lantiiiue. C est là ijue Corlès était «lébanpié le
21 avril 15t9 , lorscju'à la tête de .500 hommes il
entreprenait la concjuéte de l'empire de ÎVIonte-
zuma que défendait une armée innombrable et
l)rave. Les Espagnols, «lui s'entendaient dans
l'art d'organiser des colonie?, et qui ont laissé
sous ce rapport «les modèles qu'aucun des jieu-
ples qui leur ont ravi le premier rang n'ont en-
cor'-, égalés , avaient pensé que leur système
commercial, fort restrictif il faut le diie, exigeait
que toutes les affaires du Mexique avec l'Europe
^t l'Asie fussent faites par deux ports, Yera-Cruz
sur la côte orientale, et Acapulco sur l'autre merce s'était réfugié au petit port voisin d'Alva-
revers du plateau mexicain. Cesréglemens, qui
étaient devenus funestes du moment oîi le Mexi-
que avait eu besoin de rapports fréquens avec
l'ancien hémisphère , avaient valu à Vera-Cruz
des éla!)iisscmens et des créations dont aucun
autre port mexicain ne jouit encore ; car les
autorités du Mexique affranchi n'ont su que
détruire ; elles ont été impuissantes à fonder.
Vera-Cruz est le seul port du Mexicpie qui
soit lié avec l'intérieur du pays par une route
cairossable.
De ISOO à 1810 le Consulado de Vera-Cruz,
institution municipale dont les attributions em-
brassaient avec quelques soins de police celles
d'une chambre et d'un tribunal de commerce ,
avait, sur ses revenus et parles souscriptions
qu'il avait réunies, construit, de Vera-Cruz au
sommet des montagnes , une route non moins
belle que celle du SImplon et aussi longue. Pour
se rendre de tous les autres poris à Jlexico, il
faut gravir, par des sentiers où deux mulels ne
peuvent passer de front, une hauteiu' égale à
celle «lu Mont-Blanc. La route de Vera-Cruz ,
au contraire, offre ou du moins offrait du temps
des Espagnols une voie superbe , dont le milieu
était occupé tantôt par un pavé de trente jiieds
de large , en échantillons réguliers du basalte
des montagnes, tantôt par une chaussée maçon-
née. Comme les voies romaines , elle semblait
braver les ravages du temps. Mais pendant la
guerre de l'indépendance, pour barrer le passage
aux convois qui venaient d'Espagne au secours
des troupes de la métropole, on l'a rompue sur
plusieurs points, particulièrement dans les
rampes les plus difficiles.
Depuis lors le pays n'étant jamais sorti de
l'anarchie et des révolutions , personne ne s'est
in«juiété «le les remettre en état. La puissante
végétation des lro|)iques, joignant ses efforts au
vandalisme de la guerre civile , a ajouté aux dé-
gradations de ce bel ouvrage. Çà et là des arbres
semblables au tnala ficus du poète ont surgi
du milieu de la chaussée , et les muletiers, qui
seuls aujoiM'd'hui , avec un mauvais service de
ddigence, fréijuentent cette route, n'ont pas eu
l'idée de les couper par le pied quand ils étaient
jeunes encore, elles ont laissé grandir.
Vera-Cruz est une ville considérable. Les rues
en sont larges, tirées au cordeau et bien bâties.
On y trouve plusieurs églises monumentales; un
bel hôlel du gouvernement et de grandes caser-
nes. En été , la chaleur y est dévorante, et rien
ne la tempère ; car la race espagnole, qui a une
invincible horreur des arbres , n'a pas songé à
en planter dans les rues, ou à en distribuer en
avenues autour du mur d'enceinte. Il y a trente
ans , la prosjiérité de la Vera-Cruz était jirodi-
gieiise. On y comptait une population fixe de
2i),000 âmes, sans compter 4,i)00 gens de mer, 7
à 8,000 muletiers employés à transporter au pla-
teau les marchandises d'Europe, et 4,500 hom-
mes étrangers, voyageurs et militaires, en tout
3.5,0'jO habitans. Alors ses exportations et ses
importations atteignaient 200 millions; 400 à
500 navires arrivaientà son port.
A l'époque de l'indépendauoe , Vera-Cruz eut
beaucoup à souffrir. Les Esj)agnols restèrent les
maîtres du château d'Ulloa plusieurs années
après avoir évacué la terre ferme, Tpifl le com-
rado. Lors(iue les Espagnols se lassèrent d'occu-
per Saint-Jean-d'Elloa , la vie revint à Vera-
Cruz, et aujourd'hui c'est de beaucoup le port
le plus considéralde dii Mexique. Mais la liberté
n'a pas été féconde pour les provinces mexicai-
nes; elles se sont soumises h des expériences
politiques qui les ont ruinées , mais dont les
Mexicains ne doivent pas être les seuls à sup-
porter la responsabilité. Ils voulaient s'organi-
ser en monarchie, et le plan célèbre d'Iguala
auquel ils s'étaient ralliés avec transport appe-
lait Ferdinand VII à occuper le trône constitu-
tionnel de l'empire mexicain, ou, à défaut de
Ferdinand Vil, l'un des infans ses frères.
Ferdinand Vil ne voulut de celle couronne ni
pour lui ni pour les siens. Après l'impuissant
effort de don Augustin Iturbide pour fonder
une dynastie impériale au profit de sa famille,
ils ont écouté les imprudens ou perfides don-
neurs d'avis qui leur conseillaient de copier la
constitution républicaine et fédéralive des Etals-
Unis. Ils ont donc dépecé la Nouvelle-Espagne
en étals libres et souverains, avec un «listrict fé-
déial et deux chambres. Eux qui, par leur» qua-
lités comme par leurs défauts, sont les antipo-
des des Anglo-Américains, ils se sont laissé per-
suader de calquer servilement le régime de
l'Union. Quel a élé le résultat de cet essai fatal
«ju'ils ont vainement voidu amender par une
tentative récente de centralisation ? L'aspect de
morne désolation de Vera-Cruz le dit hautement
à l'étranger qui débarq\ie.
Le ))ort de Vera-Cruz est le meilleur ou plutôt
le moins mauvais de toute la côte orientale du
iMexique. Il peut recevoir des vai.sseaux de ligne.
Mais il est resserré et les abords en sont dange-
reux. Les pilotes de Certes le «;omparèrentà une
poche percée. L'ile de Sacrificios, et les bas-
fonds d'.i»"ec(y«? delMcdio, Isla-Verde, Anegci-
da de Dctitro, lilaiiquilla et Gallega forment
avec la lerre-ferme une sorte d'anse ouverte
d'un côté au vent du nord-ouest, qui est le vent
des tempêtes, et offrant un paasage libre du côté
opposé, si bien «pi'un bâtiment «jui perdrait ses
ancres par le nord-ouest serait poussé indéfini-
ment jusqu'à Campéche. Il est même arrivé, à la
fin du siècle dernier, dans un oura(;an de violence
extraonlinaire, que le vaisseau de ligne la Cas-
tilta, amarré par neuf câbles au bastion du châ-
teau d'Ulloa, arracha les anneaux de bronzefixés
au mur du bastion et alla échouer sur la côte
dans le port même. C'est dans ce vaisseau que
par une incroyable fatalité se perdit le grand
quart de cercle qui avait servi aux observations
astronomiques de l'infortuné Chappe , et que
l'Académie des sciences «le Parisavait redemandé
pour en faire vérifier les divisions. Les autres
jiorls du Mexique sur l'Atlantique , bien diffé-
rées en cela du magnifique port d'Acapulco,
sur la mer Pacifique , n'ont pas un meilleur
mouillage et manquent de profondeur à ce point
qu'un navire de guerre n'y saurait entrer.
Si Vera-Cruz a cessé d'être ini port fiorissanl,
tout en demeurant le premier port du Mexique,
il n'a pas cessé d'être la métropole de la fièvre
jaune. Ce fléau des ports de l'Amérique équi-
noxiale semble depuis longtemps avoir choisi
Vera-Cruz pour son quartier-général. La plaine
dans laquelle est située Vera-Cruz est parsemé!?
— 83 —
-ik.
(le très pcliles dunes 'megaiiog] pressées les
unes contre les autres. On dirait, au premier
aIiord,une région salilonncuse comme les dé-
serts de l'Afrique. Mais au milieu des dunes, à
leur pied, fxistent de grandes étendues de ter-
rains marécageux couverts de mangliers et dau-
tres broussailles. Les exhalaisons de ces eaux
bourbeuses et dormantes remplissent l'air de
miasmes empestés. Les tnegaitos, ^[m accumu-
lent la chaleur , comme l'a remarqué M. de
Humboldt, convertissent Vera-Cruz et les envi-
rons en une sorte de fournaise, et développent
ainsi tous les germes de maladie. Rassurons-nous
cependant , nos braves marins n'ont plus de
grands dangers à courir. Une fois que les vents
du nord ont commercé à soulHer, la lièvrejaune,
si elle ne disparait j)as complètement, ne fait
plus que très peu de ravages et elle ne se remet
à sévir que lorsque les venlsdu nord se sont tus,
c'esl-à-direàla (in d'avril. Suivantrilliislreauteur
de Vr.ssaisiir la ISouvellv-lispague, dans l'hô-
pilal Je Saint-Séliaslien, à Vera-Cruz, en 1803,
la mortalité, qui avait été considérable de mai à
septembre, fut tout-à-fait nulle en décembre, et
il n'y eut qu'une victime en janvier et deux en
février.
Mexico est à cent lieues environ de la Vera-
Cruz. On s'y rend en gravissant la pente de la
Cordilllère, par la route du Consulado , qui ,
malgré les dégradations qu'elle a subies , n'est
pas seulement la plus i)raticable entre le plateau
et la mer, mais qui, je le répète, est la seule. A
la Vihas on est sur le plateau. On se trouve alors
à 2,400 mètres au dessus de la mer. De Pérotc à
Mexico on passe par la ville de la Piiebla de los
Angelos, cité de 70,000 âmes, dont les habitans
sont persuadés que leur cathédrale a été bille
par les anges. Entre la l'uebla et le bassin de
Mexico, Il faut traverser l'iio l'rlo, et franchir un
col de ;{,;iOO mètres. La partie du jiays qui est la
plus rapi)rochée de notre escadre victorieuse
est sans contredit la plus Intéressante. Dans
l'espace d'un jour on peut aller du littoral , où
régnent en été des chaleurs sulfocantes, à la
région des neiges éternelles. A mesure que l'on
monte de Vera-Cruz vers l'érote , on voit à
chaque ])as changer la physionomie du pays,
l'aspect du ciel, le port des plantes, les mœurs
des habitans et la culture à la((uelle Ils se livrent.
C'est une revue rapide de tous les végétaux, ile-
|)uis le café, la canne à sucre et le prodiiellf
bananier, jusqu'aux arbres de nos climats, à
l'agave, sorte d'aloès qui, de temps Immémorial,
remplace, pour les habitans du plateau, la vigne
eurcqiéenne, quoliiue la vigne réussisse chez eux,
et depuis noire lègue végétal jus((u'au sapin du
Nord et au liclien des terres polaiies. iSulle part
on ne volt ïéunie en un aussi pclii espace une
])areille variété, nue semblable richesse. Là sont
des cotons célèbres par leur finesse et par leur
blandieur; là vient un cacaoyer d'espèce supé-
rleuie. Au pied de la Cordillière, dans les foréis
toujours vertes de l'apanlla et de >aulla , qui
ombragent d'anti(|ues monumcns du culte mexi-
cain, croit la liane dont le fruit est l'odoriférante
vanille. Près des villages Indiens de Colipa et de
Mlsantla se trouve la belle convolvulacée dont
la racine lul>ércuse jiroduit le jalap. Plus loin
vers l'ouest , on élève sur les cactus la célèbre
poçUpDilIe dOaxaca. Les champs semés en fro-
ment, et rendant trois fols plus que nos meil-
leures terres d'Europe, succèdent aux champs de
maïs et aux vergers d'orangers , et ceux-ci aux
plantations sucrièrcs. Parvenu à la hauteur d'en-
viron 1,200 mètres on rencontre le chêne mexi-
cain, dont la présence rassure le voyageur dé-
barqué à la Vera-Cruz, et lui ajjprend qu'il a
dépassé les limites de la fièvre jaune. Et ce sol
mexicain, ainsi [irivilégié, recèle dans son sein
des mines d'argent les plus belles du monde en-
tier. La ville de Xalapa, bàtle à 1,300 mètres au
dessus de la mer, dans la région dite tempérée,
où règne un jirinlemps iierpéluel, ressemble à
un paradis terrestre. Autour d'elle toutes les
cultures se touchent et sont confondues. Là, sur
le même oranger , on voit en même temps la
Heur, le fruit vert et la pomme d'or. En deux
étapes un régiment franchirait la distance de
Vera-Cruz à Xalapa, et, grâce à la route ouverte
par le Consulado , Il n'existe entre ces deux
points que deux passages difficiles, l'un à Piieiite
del Rey , appelé maintenant l'uente nacional ,
l'autre à Plan de Rio, et sur l'un et l'autre de
ces points il n'existe (jue des fortifications pas-
sagères à enlever d'un couj) de main.
a'as'^^ss <i>isra^ii.<as3i,
(La troisième livraison, contenant les tomes 5
ti G, Aes Souvenirs d'un Enfa/if du peuple ,
par Michel Masson, va paraître prochainement
à la librairie d'Ainbroise Dupont (I). Une com-
munication amicale nous permet de détacher
le fragment qui suit du cinquième volu-
me de cet ouvrage si impatiemment attendu :
nous ne doutons pas, quant à nous, que cette li-
vraison n'obtienne autant et même plus de suc-
cès que les deux premières. — Jean Christophe ,
le héros du livre est en prison, sous le consulat,
avec M. de Martlienais,donlll a été le secrétaire.
C'est M. de Marihenais ijui raconte au jeune
homme le omiuencemeut ( de la vie du person-
nage avec lequel les lecteurs vont faire connais-
sance. Nous leurs laissons le plaisir d'aller cher-
cher dans le roman de Michel Masson le secret
de l'avide intérêt que met .lean Christophe à
écouler l'histoire de liernard l'aventurier.)
«Vers le milcu <lu nu)is de juin de l'année
l7t)S, le jeune clK'valierde Morangis, marié eu
grande pompe à Versailles, depuis trois jours
seulement, avec la noble héritière du comte d'.\-
nisy, enlevait sa charmante épouse aux homma-
ges de la cour, et la conduisait, pour ainsi dire
clandestiui nient, à sa terre du Lyonnais, où ils
désiraient passer eu tête à lète conjugal ce |)re-
luier mois de mariage si doux qu'on l'a nommé
la lune de miel.
» Un complot délicieux avait Hô formé par les
jeunes ,m,iriés. Eux ([ue la fortune obligeait à
.s'entourer d'ordinaire d'un nombreux domesti-
que, ils avaient résolu de partir sans suite, afin
|i) Hue Yiviciiiip, 7,
de savoir ce que c'était que de se devoir mutuel-
lement et rien (prà soi-même les bons soins, les
attentions , le bien-être en voyage. Monsieur
voulait être seul à servir madame; madame
trouvait plaisant de n'avoir pas d'autre femme
de chambre «pie monsieur. Ils dépêchèrent donc
leurs gens à l'avance pour le château de Moran-
gis, et ce fut avec une inexprimalile émotion de
joie et de bonheur qu'ils montèrent dans leur
chaise de poste, taudis qu'on les croyait oc-
cupés des préparatifs d'un bal pour le" lende-
main.
» Maitresde leur temps et livrés à eux-mêmes,
celle-ci rendait en amour ce que celui-là lui
payait en prévenances; Ils allaient au gré de leur
caprice, tantôt s'arrêtant dans un simple village,
tantôt traversant les villes avec ia])ldité; ils son-
geaient peu à remarquer la beauté des sites, la
majesté des monumens; mais ils jouissaient de
tout, instinctivement, au vol, par bouffées, com-
me cela arrive toujours lorsqu'on est heureux.
» Le couple charmant était en route de;.uis
huit jours, quand il arriva à Villefranche, où .le-
vait avoir lieu la dernière couchée. Le chevalier
de Morangis, qui ne négligeait aucun détail de
son emploi de cavalier servant, avait lui-même,
ce jour-là, comme toujours depuis leur départ,
choisi le plus joli appartement du meilleur hô-
tel de la ville; puis, veillant à ce que sa ch.ir-
manle femme eût bon lit et bonne table, il .nait
présidé à l'arrangeuicnt du coucher comme à
l'ordonnance du souper. Tout ayant été exécuté
ainsi qu'il l'avait commandé, les amans voya-
geurs s'étaient encore une fois joyeusement ji- é-
parés à faire honneur à ce gentil repas du -nir
qui, n'eùt-ll été que médiocre, n'en aurait :.rn
moins paru excellent, grâce au plaisir qui laisai-
sonnait.
» — Laissez-nous seuls, avait dit le jeun*"
mari au chef d'office , et aussitôt la porte sV-ni(
refermée sur celui-ci. Mais un instant aprè.<; '.i:
maître de l'Iiôlel rentra, ce qui contraria («vl
M. de Morangis, occupé alors de ses amus.^is
devoirs de femme de chambre.
» — Que nous voulez-vous? demanda-;-;!
avec impatience.
M — Pardon , monsieur : mais comme vous pa-
raissez tenir à tout comm inder pour votre ser-
vice, je n'ai rien voulu f.ùrc donner au petit,
avant d'avoir reçu vos ordres à ce sujet.
"Ces mots: — le petit! — causèrent une
grande surprise à M. et à madame de Morangis;
ils en demandèrent rexplicalion, ce qui parut
étrange à l'hôtelier; cependant il réitéra sa
question en ajoutant que le petit bonhomme qui
les accompagnait avait réclamé son souper.
» Les voyageurs, ne coraprcnanl pas encore
ce que l'hôtelier voulait leur dire avec ce pelil.
ilont ils entendaient parler pour la preiiterc
fois, se déeidèreui à faire comparaître dc\..ut
eux l'objet de e.^ ;ipparent m.ilenlrndii.
» C était un petit garçon de huit h neuf ,ms.
assez pauvrement vêtu, mais qui avait le regar»!
intelligent, la parole f.uile, et la pliysionoi-.i,'
avenante. Interrogé sur la prélenlion qu'il . \,.it
manifestée île se faire servir à souper aux déji is
de M. lie Morangis, il répimdil . sans se dtxo;)-
oerlcr le moins du monde, que depuis huit
i jours il n avait pas fait autre chose <jue de s?.r-
I rêlcr dansjcs hôtels où le chevalier et sa iVmmé
— 84 —
descendaient, et de se donner auprès des gens
de service de la maison comme appartenant au
couple voyageur.
» — Si M. le chevalier, dit-il, avait mieux re-
gardé ses comptes de dépense, peut-être se se-
rait-il aperçu déjà (jue j'étais de sa suite; car,
pour dire vrai, voilà plus d'une semaine que
nous voyageons ensemble, lui dans le carrosse,
et moi derrière.
» La franchise, je dirai mieux, l'effronterie du
petit drôle eut un plein succès.
» L'enfant, que je nommerai désormais Ber-
nard, fut donc adopté sur-le-champ par les deux
époux, et, de prime saut, il se trouva invité à
finir dans le carrosse le voyage (ju'il avait fait
presque tout entier sur le marchepied de der-
rière.
» M. de Morangis, qui n'avait eu le projet de
quitter Versailles seulement que pour un mois,
resta onze ans dans sa terre du Lyonnais. Une
folie amoureuse, une équipée de jeune marié
lui avait fait déserter la cour : l'amour du mé-
nage, et les goûts sétlentaires qui en furent la
suite, le déterminèrent à vendre son régiment
et à renoncer à des faveurs royales auxquelles
son nom, sa bonne mine, et mieux encore une
valeur éprouvée et des talens acquis lui don-
naient d'incontestables droits. Il se consacra en-
tièrement à ses devoirs de famille, devint un
bon gentilhomme campagnard, de brillant hom-
me de cour qu'il était, et, dans son .intérieur,
durant quelques années, un bonheur qu'il de-
vait croire solide le récompensa amplement de
quelques sacrifices imposés à sa vanité.
» Sans être absolument une merveille, le pe-
tit Bernard avait reçu de la nature une intelli-
gence assez remarquable : c'était un de ces rares
enfans que le ciel doue en naissant d'une apti-
tude également flexible à tout ce qu'on peut
Touloir leur enseigner, et qui deviennent leurs
propres instituteurs quand la fortune leur en
refuse d'autres. M. et madame de Morangis ne
tardèrent pas à s'apercevoir des heureuses dis-
positions de leur protégé, et comme la faible et
imprudente jeune femme attachait, à sa conduite
envers cet enfant une sorte de conliancesupersti-
tieuse touchant la durée de son propre bonheur,
elle détermina sans peine son mari à faire sortir
le petit Bernard de l'état de domesticité dans le-
quel on l'avait placé lors de son arrivée au châ-
teau. Donc, peu de jours après, il entra de plain-
pied de l'anlichambre dans le salon; il eut son
couvert à la table des maîtres, la bibliothèque
du chevalier fut laissée à sa disposition, des
professeurs vinrent de la ville voisine lui don-
ner des leçons ; bref, on le mit à même de culti-
ver son esprit précoce , et de se livrer librement
à son goiit pour l'étude.
■» Cette protection, plus généreuse que sage ,
ne laissa pas ([ue d'exciter des murmures dans
les deux familles de Morangis et d'Anisy; mais
le chevalier n'avait pas d'enfans, mais sa femme
semblait mettre toute sa joie , toute sa félicité
dans les soins prcscjuc maternels «[u'elle don-
nait au jeune Bernard ; le mari laissa s'exhaler
la mauvaise humeur de parens intéressés, el,
toujours heureux de complaire à sa bienfai-
sante compagne, il poursuivit sa tâche de père
d'adoption auprès de l'eufant abandonné.
)i A huit ans de là, continua M. de Marthenais,
mon voisin et ami le président Du Perthuis
mourut, laissant par testament la tutelle de sa
fille Adrienne, qui venait d'entrer dans sa dix-
septième année, à son cousin le chevalier de
Morangis. J'eus mission de conduire la jeune
pupille à son noKjâ tuteur ; c'est alors que je
connus l'aimable oouple, et que je vis pour la
première fois l'enfant adoptif du chevalier,
ce Bernard dont l'éducation était à peu près
terminée.
» ....Indifférent aux charmes d'Adrienne ,
ce misérable , ce mendiant ramassé sur une
grande roule par le bon chevalier, conçut l'in-
fernal projet de payer par le déshonneur de la
femme i.rhospitalité que lui avait accordée le
mari.
» A quelle époque commença cette criminelle
liaison? par quelle i use, par quel philtre par-
vint-il à troubler la raison de madame de Mo-
rangis jusqu'au point de la faire tomber si bas
quelle n'a jamais pu se relever de son avilisse-
ment, lui qui ne dut qu'à l'imprévoyante pitié
d'un honorable gentilhomme de pouvoir dépas-
ser le seuil d'une antichambre ? L'origine, les
causes, les moyens de cet amour infâme sont
restés un secret entre les complices et Dieu;
mais toujours est-il que la découverte de l'in-
trigue fut cause d'un grand scandale, et qu'elle
amena à sa suite d'irréparables malheurs.
)) Bernard, tout occupé de sa glorieuse con-
quête, n'avait point été sensible aux charmes de
mademoiselle Du Perthuis ; cependant au châ-
teau de Morangis on soupçonnait le contraire,
et bientôt les soupçons se changèrent en une
sorte de certitude; car, soit conseil de madame
de Morangis, — les femmes vont si loin quand
elles mettent le pied dans une mauvaise voie ! —
soit perversité naturelle de Bernard, celui-ci fit
tous ses efforts pour cacher, sous les apparences
d'un amour qu'il n'éprouvait pas, celui qu'il lui
importait de ne pas laisser soupçonner. Grâce à
son adroit calcul, Adrienne elle-même s'y trom-
pa et se crut aimée !
» Le chevalier ne vit pas sans quelque inquié-
tude se former entre les jeunes gens une liaison
dans laquelle sa probité de tuteur pouvait se
trouver compromise ; il fit quelques observa-
tions qui furent écoutées avec respect et suivies
durant quelques jours avec docilité. Mais
Adrienne, il faut bien le dire, était malheureuse-
ment née : elle joignait à Pardente activité mé-
ridionale un cœur singulièrement enclin aux
passions profondes et durables. Le soin que Ber-
nard prenait de l'éviter, depuis la semonce du
chevalier , lui parut un supi)lice intolérable.
Elle souffrait : elle crut son ami malheureux.
Pour en finir avec une soumission qui lui ren-
dait l'existence difficile , parce qu'elle s'exagé-
rait la douleur de celui qui avait joué l'amour
auprès d'elle, Adrienne alla un jour trouver
M. de Morangis. La pauvre fille, qui venait de
prendre une résolution bien pénible pour une
demoiselle de haute naissance et élevée dans de
sévères principes de vertu, fut sur le point de
s'évanouir, tant elle était émue et confuse de sa
démarche. Rassurée par les témoignages d'inté-
rêt de son tuteur, elle lui dit qu'il répugnait à
sa franchise de le tromper plus longtemps ; mais
qu'elle aimait Bernard, el que, quelnue chose
(ju'on entreprit pour les séparer, elle ne sera/t
'jamais à un autre qu'à lui. Elle supplia M. de
Morangis de permettre qu'ils vécussent comme
par le passé.
» Le chevalier de Morangis, embarrassé de
sa ]>osilion délicate entre les deux amans, mena-
ça Adrienne ou d'éloigner Bernard, ou de la ren-
voyer elle-même; mais elle jeta l'honnête gen-
tilhomme dans une bien plus grande perplexité
par ces mots qui ne lui laissaient plus de doute
sur la funeste résolution de son imprudente
pupille.
» — Qu'il parte ! dit-elle, je saurai bien où le
rejoindre, soit dans cette vie, soit dans l'autre.
Eloignez-moi de lui, et partout où je serai, je ne
l'attendrai pas longtemps !
» Alors M. de Morangis interrogea Bernard,
qu'il trouva plus docde au langage de la raison.
11 consulta sa femme, et celle-ci lui fit observer
qu'il serait dangereux de fournir un prétexte à
l'exaltation d'une jeune personnequi ne deman-
dait, pour ne |)as manquer à son devoir, que de
conserver une honnête liberté et de pouvoir
manifester sans contrainte un innocent amour.
Alors le chevalier, sans renoncer à son droit de
surveillance , laissa les choses revenir d'elles-
mêmes sur l'ancien pied; jiuis tout alla bien
pendant quelque temps encore.
» Adrienne, rétablie au château par les con-
seils demadame deMorangis,et sans doute aussi
d'après un calcul de Bernard, se doutait peu
qu'on ne la retenait ainsi que pour servir de
chaperon à une liaison criminelle; cependant
elle s'étonnait de la réserve que son ami conti-
nuait à affecter avec elle , et cela malgré l'es-
pèce de consentement tacite que le chevalier
avait accordé à leur amour. La jalousie, ce don
de seconde vue, qui nous fait voir souvent ce
qui n'est pas encore, mais grâce auquel nous ne
nous aveuglons jamais sur ce qui est, la jalousie
lui ouvrit les yeux. Adrienne comprit bientôt
que ce n'était pas seulement par soumission aux
volontés de son bienfaiteur et par respect pour
sa maison que Bernard prenait à tâche de l'é-
viter et de ne pas lui répondre. Afin d'éclaircir
le doute accablant qui la tourmentait , la jeune
fille imagina mille prétextes et fit naître toutes
les occasions possibles d'entretenir seul à seul
son ami; elle s'aperçut alors que celui-ci n'é-
tait pas moins ingénieux à rompre l'entretien
qu'elle l'avait été, elle, à le provoquer. De là
des reproches, de là une surveillance de tous les
instans, un tyrannique espionnage qui dut rom-
pre pour quelque temps les rapports de l'é-
pouse coupable et de l'ingrat protégé.
» Bernard, placé entre son double crime,
l'amour qu'il avait fait partager et celui qu'il
avait voulu feindre, se rapprocha enfin d'A-
drienne; mais, à mesure qu'il redoublait pour
elle d'assiduités, et que la sécurité renaissait
dans le cœur de la jeune fille, M. de Morangis
revenait à ses iiremières inquiétudes. Quant à sa
femme, elle ne tarda pas .à éprouver à son tour
les tourniens de la jalousie, de sorte qu'un jour,
à quelques minutes d'intervalle, le chevalier dit
à Bernard :
» — Mon devoir de tuteur exige que vous
nous quittiez; vous paitirez dans huit jours.
)> Puis, madame de Morangis, qui en était
venue à s'effrayer pour son amour réel de cet
85
nmoiii- sii|i|i(ist' quo lU'innrd ne jouait que trop i
Ijidi, munmiia à l'oi-iille de son amant : ]
» — Il faut qu'avant peu Advienne parte d'ici;
je ne venx pins vous souffrir auprès d'elle !
» Par une iiironcevalde fatalilif-, la pupille du
chevalier availsurpris l'ordre de son tuteur, et
les paroles de niaihune de iMorangis ne lui (jchaii-
pèrent pas non plus.
)! Elle prit à part celui qui avait si indigne-
ment abus(5 de sa bonne foi, et lui dit à son
tour :
» — Si vous ne vous êtes pas fait un jeu de
mon malheur , si mes soupçons n'ont aucun
fondement, vous me le prouverez, Bernard, en
quittant cette maison en même temps que moi.
Mais si vous restez seulement un jour ici après
que j'en serai partie, je vous préviens que je
considérerai votre persistance à demeurer au-
près de madame de Moriugis comme une preuve
de vos coupables inlelligences avec elle, et que,
dussions-nous en mourir, vous, elle et moi,
mon tuteur sera instruit de tout !
» Bernard n'avoua rien; il repoussa, au con-
traire, par des témoignages du plus pur amour,
les doutes trop bien fondés de la jalouse
Adrienne, et il promit, avec serment, que si le
chevalier s'obslinait à vouloir les séparer, il ne
la laisserait pas pMilir seule.
Le premier châtiment, le plus cruel de tous
peut-être, pour ceux qui, par imprudence ou
par IJiche calcul, se sont fait une position fausse,
c'est cette impitoyable nécessité dans laquelle
ils se trouvent d'en subir à toutes les heures du
Jour les fatales conséquences.
» A défaut de données positives, ceci suffirait
pour nous faire deviner quelle fut l'existence
tourmentée des hùtes du château de Morangis
durant la dernière semaine qui devait précéder
le départ simultané d'Adrienne et de Bernard.
Le chevalier, puni d'un excès de bonté, qui peut
être quelquefois un crime et qui est toujours
une mauvaise action alorsqu'il va jusqu'à la fai-
blesse, le chevalier, dis-je, surveillant désormais
pas à pas, mot à mot, toutes les démarches, tou-
tes les paroles de sa pupille et de l'amaut
supposé de celle-ci, avait dû passer plus d'une
fois si près des indices de la trahison de sa
femme et de l'ingratitude de son protégé ,
qu'en essayant de prévenir les progrès d'une
liaison blessante pour sa qualité de tuteur et
pour son orgueil de gentilhomme , il s'était
trouvé à chaque minute sur le point de décou-
vrir un amour bien autrement coupable.
Enfin, on était à la veille du jour lixé pour les
adieux. Dès le lendemain matin M. de Moran-
gis devait prendre la poste avec sa pui)ille et
accompagner celle-ci chez une de ses parentes
qui demeurait auprès d'Avignon, dans le déli-
cieuxvillage de Sorgues. Bernard, muni de lettres
de recommandation pour (juclques amis puis-
sans que le chevalier avait encore à Versailles,
devait également se mettre en route le lende-
main, mais une heure au moins avant le départ
d'Adrienne : c'est elle-même qui avait réglé les
choses ainsi. 11 est inutde, je pense, de vous en
expliquer le ponrcpioi.
» On s'était dit bonsoir avec une fausse sé-
curité; car, d'une i)art, le chevalier avait en-
tendu un mol que luadcmoisclleUurcrlliuis ve-
nait de glisser dans l'oreille de son amant, et ce
mot lui avait fait dire, en lui-même : ,
» — Je veillerai !
i> De son côté, Adrienne n'avait que trop bien
interpréié un furtif coup d'œil que madame de
Morangis avait, à la dérobée, adressé à Bernard,
et, tout bas, la jalouse jeune fille s'était dit
aussi :
'> — Je veillerai !
» Vers une heure du matin tout dormait dans
le château de Morangis, ou plutôt chacun pa-
raissait s'être livré au sommeil, excepté Ber-
nard, que ses apprêts de voyage tenaient sans
doute éveillé, car à travers le rideau de sa fenê-
tre on voyait trembler la lumière d'une bougie.
Le chevalier, qui ne s'était retiré dans son ap-
partement que pour en ressortir presque aussi-
tôt à bas bruit, avait passé près d'une heure à
écouler aux portes, sans que quelque chose vint
justifier son inquiétude. De là, il s'était rendu
dans le parc ; il en avait parcouru avec soin les
allées les plus solitaires, il avait interrogé les
bosquets, visité le pavillon, et rien encore ne le
mettaitsur la trace du rendez-vous qu'il avait
cru surprendre. Au retour, il aperçut encore de
la lumière dans la chambre de Bernard, et ceci
le rassura complètement.
» — Si vraiment, se dit-il, il y avait eu com-
plot entre les amans pour échapper à ma sur-
veillance, ils se seraient bien gardés d'éclairer
leur rendez-vous.
» Persuadé qu'il n'avait fait qu'obéir à une
crainte mal fondée, il remonta chez lui à tâtons,
car la prudence lui faisait un devoir d'ensevelir
dans l'obscurité la plus profonde son projet de
surveillance. Au moment où il se disposait à
faire tourner doucement la clef dans la serrure,
une main saisit la sienne, et une voix , qu'il re-
connut aussitôt pour être celle de sa pupille ,
lui dit:
» — Je vous attendais; venez ! venez ! et sur-
tout qu'on ne nous entende pas !
» Ignorant où et pour([uoi Adrienne l'eu-
trainait ainsi, en lui recommandant de faire si-
lence, il lasuivitcependant ; et tous deux, re-
tenant leur souffle, marchant sur la pointe du
pied, ils arrivèrent, par un petit escalier de
service , jusqu'à la porte d'un cabinet qui com-
muniquait à l'apparteraenl de madame de Mo-
rangis.
» Quand ils furent là , Adrienne voulut en
vain contenir l'explosion de fureur à laquelle
le chevalier ne se sentait pas la force de résis-
ter: la porte ébranlée violemment céda bientôt,
et le mari outragé, le bienfaiteur trahi, n'eut
plus à douter du crime de sa femme et de son
protégé.
» Quelque terrible que fût la scène qui suivit,
nul autre ([ue les auteurs principaux du drame
n'en fut instruit dans le château. Seulement, le
jour veiui, et quand tous les gens de service fu-
rent sur pied, M. de Morangis donna l'ordre de
renvoyer les chevaux de poste qu'il avait com-
mandés la veille, et les apprêts de départ demeu-
rèrent non avenus.
)i On lit appeler le médecin de la famille pour
mademoiselle Du l'erlhuis «[ui se trouvait dan-
gereusement malade. Oh ! oui, bien dangereuse-
ment; car, prise par le froid et la lièvre, durant
celle uuil d'uugoisscs, la pauvre jcuuc ûllc suc-
comba après deux jours de délire, bien plutôt
frappée mortellement par la jalousie que par le
mal dont on la supposait atteinte.
» Quant à Bernard, M. de Morangis le retint
chez lui; il y demeura sur le même pied que par
le passé. Que dis-je ! son impatronisation chez le
chevalier sembla avoir pris encore plus de con-
sistance. Il devint aux yeux de tout le monde le
véritable fils de la maison, et ce surcroit de fa-
veur n'étonna personne. On attribuait la mort
d'Adrienne à la résolution sévère que M. de
Morangis avait prise de les séparer, et par suite
de ce raisonnement assez naturel , on en vint à
croire que, regrettant d'avoir été si rigoureux
pour les Jeunes amans, le bon chevalier voulait
expier, à force de bienfaits envers Bernard, la
fin prématurée de son infortunée pupille.
» Mais c'était une vengeance qu'il exerçait
contre les complices, et une cruelle vengeance
de mari , je vous assure. Au surplus, jugez-en.
■» Adrienne morte, M. de Morangis ne croyait
plus avoir à craindre l'indiscrétion de personne
touchant les rapports criminels de sa femme et
du misérable enfant qu'il avait recueilli ; car ni
l'épouse adultère ni son amant n'avaient in-
térêt à dévoiler leur turpitude. Le mari, qui avait
perdu confiance et repos, mais qui voulait gar-
der la considération, sans cependant renoncer
à punir ceux qui l'avaient trahi , conçut le plus
étrange dessein que le besoin de se venger ait
jamais peut-être inspiré à un homme dont on a
trompé l'amour.
M S'il faut en croire ce que m"a rapporté un
valet que je pris plus lard à mon service , en
considération de ce qu'il avait été longtemps à
celui de M. de .Morangis, voici comment ,le$
choses se sont passées :
» Au retour du service funèbre] qui venait
d'avoir lieu pour l'inhumation d'.Xdrienne, le
chevalier, rentré dans l'appartement de sa
femme , fit appeler Bernard : c'est pâle de peur,
et non pas de la douleur que lui causait la triste
cérémonie, que l'indigne protégé se rendit aus
ordres de son maître.
» ,\lors celui-ci, persuadé qu'ils n'avaient
aucun témoin de leur entretien, dit à sa femme
et à Bernard : ^^
» — A genoux ! tous deux à genoux !
» L'un, et c'était le lâche jeune homme, s'y
précipita en demandant pardon; quant à ma-
dame de Morangis, c'est en implorant la mort
qu'elle s'agenouilla. . ,
» .Mais, pour plus de clarté dans mon récit,
interrompit -M. de .Marthenais, je vais laisser
mainteuanl parler le valet qui, caché derrière
une porte, prétend, avoir tout vu et tout en-
tendu.
» — Monsieur le marquis, me disait-il, quand
mon maître les vil tous deux dans cette posture
huiuiliée, il parut iireiulrc plaisir à les con-
templer longtemps en silence, et à étudier dans
les yeux de Bcruard la terreur qu'il éprouvait;
dans ceiLX de sa femme, le calme résigné du re-
pentir. Puis après, lorsqu'il crut avoir assez joui
de ce premier supplice, il ouvrit uuc bulle de
pistolets (lui se trouvait là, sur une console, il en
retira deux armes toutes chaigccs, et les diri-
geant l'une et l'autre sur la poitrine des cou-
pables, il sembla se consulter pour décider
qui des deu\ dcvatl iHOUtir k prciuicr, ou plu-
— 86
lot s'il ne fernil pas mieux de les tuer en même
trmjis.
» Ce pauvre Dernaril fnisait vraiment peine à
voir, tant il semblait avoir peur de mourir ; sa
Il r.i.lie s'ouvrait eoinme s'il eût voulu rrier,
liK:'..-. on voyait liiin (ju^ii n'en avait pas la force;
loiil son corps était en convulsion.
» Pour madame, c'était bien diiférent, elle
ne lisait que répéter à vois basse :
» — 3l:us par pitié, monsieur , finissez-en )
(la: ! tuez-nous sur-le-champ; tuez-nous, vous
eu .ezle droit!
» Le chevalier de Moran;;is, ipii avait en léte
bien d'autres projets de vengeance, alla froide-
ment replacer ses pistolets dans leur lioite;il
commanda impérieusement à sa femme de se re-
lever, etlui avança un fauteuil sur lequel celle-
ci se laissa tomber liien piuK'it qu'elle ne s'assit.
Alois il regarda de nouveau, l'un après l'autre,
la pauvre dame qui se cachait le visage dans ses
mains, et le coupable jeune homme toujours à
genoux; car, à celui-lî), le mari outragé n'avait
pas dit: Relevez-vous!... Mais, en eùl-il eu le
droit, il est présumable que la force lui aurait
manqué pour changer de position.
» Les regardant, dis-je, tantôt l'amant, tantôt
l'épouse couiialde, voici à peu prés ce qu'il leur
dit:
)i — N'est-ce pas qu'en descendant en vous-
mêmes vous vous jugez bien lâches, bien misé-
rables tous les deux ? N'est-ce pas que vous vous
reconnaissez bien indignes de la miséricorde de
Dieu et de celle des hommes , vous qui avez
méconnu tout sentiment de pudeur , vous qui
avez fait si lion marché de la reconnaissance!'
L^ti .\près un instant de silence, il reprit :
» C'a été un bien grand crime, convenez-en,
que de surprendre ainsi ma sonfiance, mon
honneur, mon amour, pour en faire un si dé-
plorable usage ! Mais, dites-moi, c'est donc une
bien douce chose, madame, que de s'abandon-
nei' ainsi corps et àme au mépris d'un valet? Il
y a donc bien de la joie , malheureux enfant, au
fond de cette idée: Je souille, par une abominable
traliison, le pain de l'aumône et le lit de l'hos-
pitalité! Oh ! sans doute, il faut qu'il soit bien
enivrant, le crime, puisqu'il vous a fait oublier
tant de nobles et saints devoirs, qu'il est si satis-
faisant, pourla^conscience, d'accomplir!
)) Il s'arrêta encore une fois, comme s'il eût
voulu donner aux deux coupables le terai)S de
s'a!)reuver lentement de leur ignominie; puis il
continua :
« — Un autre que moi vous aurait tués, vous
le savez bien, et peut-être même que si j'avais
été moins cruellement offensé par vous, vous
seriez morts maintenant; mais une vengeance
ordinaire ne saurait suffire pour expier un
crime qui ne l'est pas ; comme vous avez été sans
reuiorils, je serai sans pitié : je vous condamne à
vivic !
» — Oh ! monsieur, me dit le valet de qui je
litMis ces détails, lorsijue monsieur le chevalier
prononça ces mots : Je vous condamne à vivre !
SI voix et son regard étaient si terribles , que je
vis liii-u qu'en renonçant à les assassiner, ce n'é-
tait pas une grâce qu'il leur accordait.
■; !! poursuivit de la sorte :
1) — Je ne vous chasse pas, Bernard ; car
ulovi, au lieu d'un chùlimeut, ce serait peut-
être un nouveau service que vous me devriez. '
Qui sait si, depuis longtemps qu'elle dure, votre
abominable intrigue , vous ne vous êtes pas
fatigué de l'amour de madame i' Qui sait si ma-
dame elle-même n'attendait pas avec impatience
votre départ pour se donner un autre amant?
car il n'y a pas que vous seul de laquais dans ma
maison !
» — C'était horrible, me dit encore l'ancien
valet du chevalier, de voir comme elle soulîrait
dans son orgueil et dans son amour, la malheu-
reuse femme: elle semblait si désolée, que je
fus sur le point de crier grâce pour elle. Mais de
quoi allais-je me mêler ? je n'en lis rien, et je
lis bien.
■» M. de Morangis , qui les étudiait toujours
du regard, reprit alors:
» — Mais non, je veux croire que vous n'ê-
tes point encore arrivés à cette heure de dégofit
et de satiété où l'on est si las l'un de l'autre, que
c'est un ineffable bonheur que de se quitter
pour ne plus se revoir; mais patience ! elle son-
nera ])Our vous, l'heure où il n'y a plus de joie
à espérer q>ie dans la séparation, et c'est là où
je vous a'teu Is pour avoir satisfaction jjleine et
entière de vos déréglemens ; car vous ne vous
séparerez pas ! ce n'est plus vous, c'est moi qui
vous condamne au malheur de vivre ensemble !
Ainsi, soyez sans crainte pour la durée de votre
infamie, elle se continuera ici, sous mes yeux,
jusqu'à ce que l'horreur que vous aurez l'un
pour l'autre vous tue !
» A ces mots , madame de Morangis parut
frappée de stupeur, car elle regarda son mari
comme si la torture qu'il voulait lui imposer
ne disait rien à son intelligence. Le chevalier
semblait savourer avec délices l'elfet puissant de
ses paroles. Il ajouta:
» — Oh! certes, je me garderai bien de rom-
pre des nœuds qui vous sont si chers ; c'est dans
le crime lui-même que je puiserai le châtiment !
celui qui fut votre amant, madame , restera vo-
tre amant; non plus parce i[ue vous le souhai-
tez, mais parce que je le veux!
» — C'est impossible ! murmura enfin, â tra-
vers les sanglots, la pauvre femme qui, sans
doute, venait de se rendre compte du supplice
(|ue son mari voulait lui faire subir.
» — C'est impossible ! disait son complice,
d'une voix étoulK-e.
» — Impossible ? répéta le chevalier avec un
sourire qui me glaça le sang dans les veines. Eh'
pourquoi donc? qu'y a-l- il d'impossible à cela?
Parce que le seoiet de votre liaison m'est ré-
vélé , est-ce une raison pour qu'elle cesse brus-
quement, tout à coup ? mais à tous les amours
ne faut-il pas un confident ?... je serai le vôtre !
il n'y aiu'a qu'une personne de plus dans le se-
cret; autant vaut que ce soit moi qu'un autre,
car vous pourrez du moins compter sur ma dis-
crétion.
« Après qu'il les eut encore une fois exa-
minés , lui se tordant avec désespoir sur le par-
quet de la chambre, elle se faisant de nouveau
im voile île ses deux mains, il leur dit du ton le
plus calme, mais d'un calme elïrayant, je vous
assure :
>> — J'ai toujours pensé que le idiis grand
supplice à infilger à unefeinme criminelle, ainsi
qu'à son complice , «e serait de les obliger à
continuer, en présence du mari, ce commercg
clandestin, dont tout le charme, tout le piquant,
peut-être, est dans ( elle pensée : Je trompe uu
honnêie homme ! Eh bien ! l'occasion est belle ,
j'en veux faire l'expérience. C'est, je vous le ré-
pèle, h celle torture que je vous dévoue l'un et
l'autre; rien ne sera changé â notre existence
d'autrefois; vous vous rencontrerez à toutes lej
heures de la journée ; je m'engage à vous ména-
ger souvent de ces délicieux tête-à-tête que, sans
le savoir, j'ai plus d'une fois troublés, n'est-ce
[las ? Désormais, protégés par le mari, vous,
les amans, n'aurez plus à redouter le danger
d'une surprise. Ce n'est pas le crime, c'est la
honte qui vous fait peur! rassurez -vous: vous
n'aurez à rougir que devant moi! le monde ne
saura rien , car le mari, lui-même, prendra soin
de sauver les apparences et d'éloigner le soup-
çon. Et d'ailleurs, pourquoi s'étonnerait-on de
vous voir ensemble ? madame de Morangis n'est-
elle pas la protectrice avouée de Bernard ? Ber-
nard n'est-il pas l'enfant de la maison ? L'e«-
faiit de la maison ! répéta-l-il avec un affreux
grincement de dents, l'enf.vint de la maison!!
c'est iiourtant le nom qu'il s'est donné ici, ce
misérable, et moi je le lui ai laissé prendre !
>) M. de Morangis fit un geste si menaçant ,
que je crus qu'oubliant sa résolution de ven-
geance terrible, mais lente, il allait en finir d'un
seul coup avec son ingrat protégé; mais aussitôt
lise remit, et reprit en changeant de ton :
» — Voilà qui est bien réglé ainsi; qu'en pen-
sez-vous ? maintenant que la tombe s'est fermée
sur ma malheureuse pupille, et que les révéla-
tions de sa jalousie ne sont plus à craindre
pour nous, redevenons donc ce que nous étions
par le passé; et nous verrons alors si ceux ([ui
ne se cherchaient que pour se rencontrer dans
un coupable mystère, n'auront pas besoin d'un
courage surhumain pour vivre librement ensem;
ble face à face avec le mépris qu'ils s'inspirent
mutuellement.
" Le chevalier, ayant ainsi développé son pro-
jet de vengeance et condamné les amans à cette
expiation bien plus cruelle qu'on ne le suppose
peut-être; les laissa seuls.
» De la place que j'occupais, me dit de nou-
veau le valet du chevalier, il me fut possible de
suivre tous leurs mouveraens, d'entendre toutes
Icin-s paroles. Enfin Bernard releva la tête; la
pâleur de la mort faisait comme un masque à
son visage; il y avait de l'égarement dans ses
yeux; cependant il essaya d'interroger la pensée
de madame de Morangis dans le regard de celle-
ci ; mais, à part les larmes qu'elle s'efforçait de
sécher et le tremblement de ses lèvres, on ne
devinait pas ce qui se passait en elle. Il y eut
entre eux un long moment de silence, après
quoi l'épouse adultère prit la parole :
« — Vous avez eu bien peur! dit-elle à son
amant avec une expression d'ironie telle que, de
jiâle qu'il était, son visage se colora d'une vive
rougeur.
» Madame de Morangis avait espéré 'que Ber-
nard lui répondrait ; elle attendit vainement : il
resta muet.
— Vous aecepteriezdonc la vie telle qu'il veut
nous la faire? lui demanda-t-elle encore.
« Bernard ne répondit pas davantage.
» — Cependant, moi, je n'en veux pas de cette
^ 87 —
xistence insiipportable! voyons, in'airaez-vous
assez pour mourir avec moi ?
» En lui disant ceci, la malheureuse femme
avail tourné les yeux du côté de la boite à pisto-
lets qui était restée sur la console. Bernard
comprit quel dessein le désespoir venait de lui
sugjjérer; il se précipita vers la boite et s'en em-
para :
» — Non, madame, lui dit-il, je n'accepte pas
un pareil sacrilice.
— C'est-à-dire que vous craignez moins l'hu-
niiiiation que la mort! Ah! misérable que je
suis, c'est à un lâche que je m'étais donnée!
)) — C'est ce que j'avais oublié de vous dire!
repiit en rentrant M. de Morangis, qui, à ce
qu'il parait, avait ainsi que moi écoulé aux
portes. Il les contemjila un instant l'un et l'au-
tre, puis il sortit en emportant la boite de pis-
tolets.
» La prudencejie me permettait pas de demeu-
rer plus longtemps aux écoutes; je sortis de ma
cachette, et pour ce jour-li je n'en entendis pas
davantage.
» — Vous avez vu, reprit M. de Marthenais,
comment au début du supplice qu'on lui avait
imposé, le mépris, succédant tout à tout à l'a-
mour dans le cœur de madame de Morangis, lui
rendit les remords d'autant plus pénibles à sup-
porter, qu'elle n'avait plus même, pour excuser
sa faute, le droit de se dire :
» — J'ai succombé, mais c'est îi l'attrait irré-
sistible d'un noble caractère; où j'ai failli, il
n'est pas une seule femme (pii n'eût manqué de
force; sans doute mon crime est grand, mais il
ne l'est pas plus que le mérite de celui qui me
l'a fait commettre !
» Je vous laisse à juger ce que la désillusion
dut lui faire souffrir durant les deux années qui
suivirent la scène de ménage que je vous ai rap-
portée. Je ne sais si c'est un scrupule religieux
qui la fit renoncer à son projet de suicide, ou
bien si, non moins cruelle pour elle-même (jue
le chevalier ne l'était pour tous deux, elle ne ré-
solut pas de vivre alin de subir complètement
ici-bas lexpiation de sa laute. Toujours est-il
que madame de Morangis vécut, si toutefois
faiblir dix fois par jour sous le poids d'une
écrasante pénitence, cela peut s'a[]peler vivre.
» Le mari outragé, trop bien fidèle à rengage-
ment qu'il avail pris de protéger ce qu il ajipe-
lait encore, mais par dérision seulement, les
amours de sa femme et de Bernard, prenait à
lùche de leur ménager des rendez- vous , et les
contraignait à demeurer tète à tète durant des
heiives entières. Ce qu'il avait prévu arriva : le
dégoût, l'aversion, prirent la place des senti-
mens les plus tendres, et le seul moment heu-
reux qu'il leur lût possible d'espérer désormais,
c'était celui où le chevalier venait cnliu mettre
un terme à la gène horrible qu'ils éprouvaient à
se regarder ainsi seul îi seul.
» (Juand leur lourinenteur, certain qu'ils s't--
laicnt, encore ce jour-1^, sutlisannuent abreu-
vés de honte, d'humiliation, île douleur et de
mépris dans les yeux l'un de l'autre, leur disait,
du ton de l'ironie :
» — Il ne faut pas user tout son boidienr dans
un seul jour ; d ailleurs, cela pourrait éveiller
des soupirons; dites-vous au revoir,
» Alors, madame de Morangis, m'a-t-on dit,
se jetait à genoux et remerciait le ciel d'être en- i
(in délivrée de la présence d'un homme qui lui
était devenu odieux. Quant à Bernard, comme j
un jeune cheval qui ne sentait plus le joug, il
courait dans la cam[)agne demandant à l'espace
de l'air et de la liberté; mais il ne fallait pas
qu'il s'éloignât; car , dès qu'il avait pris sa volée
un peu plus loin qu'on ne le lui avait permis,
aussitôt un domestique, envoyé à sa recherche
par M. de Morangis, (|ui craignait que sa proie
ne lui échappât, arrêtait le déserteur dans sa
course et le ramenait au château.
» Étonnés de la vive inquiétude que manifes-
tait leur maître lorsque l'absence de Bernaril se
prolongeait, tous les gens de service, un seul
excepté, se disaient :
» — C'est plus qu'une amitié de père que
M. le chevalier a pour ce jeune Bernard; il ne
peut pjs se passer de lui un seul instant.
» Pourtant cette torture de tous les jours était
devenue intolérable pour les amans d'autrefois :
aussi, sans se communiquer le dessein qu'ils
avaient formé de s'en affranchir, ils prirent, le
même jour, h la même heure, les mesures né-
cessaires pour échapper à la surveillance de
M. de Morangis; si bien qu'un soir ils disparu-
rent du château , €t prirent une route différente.
C'est à un couvent que se rendit madame de
Morangis; quanta Bernard, ilallasans savoir où;
mais tout chemin lui semblait bon pourvu qu'il
put échapper au double contact de l'homme
qu'il avail offensé, et de la femme qu'il n'aimait
plus. Vain espoir ! deux jours après .M. de Mo-
rangis les avait de nouveau remis sous sa puis-
sance; de nouveau l'implacable volonté de fer
s'apesantissait sur eux. Us durent croire alors
que leur supplice ne finirait qu'avec leur vie.
» Habile en ressources, alors qu'il s'agissait
d'assurer la durée de sa vengeance, le chevalier
trouva le moyeu de justifier, dans l'opinion des
gens de sa maison , la double absence de sa fem-
me et de Bernard. Ainsi, il eut soin de dire que,
poussée par un sentiment de piété, madameétait
allée accom|ilir un vœu dans ce couvent, el que
Bernard, chargé d'une commission ini;-nrîjiiie
concernant les affaires de sou protecteur, devait
y reprendre madame de Morangis et l'accompa-
gner à son retour au château. On n'avait donc
pas été surpris de les voir revenir ensemble.
» Les choses arrivées îi ce point, la fuite ileve-
nait désormais impossible pour l'une ou pour
l'autre des deux malheureuses créatures .que le
chevalier prenait plaisir à tourmenter. Cepen-
dant il fallait ipie cjuchiu'un céïKM; car si la lutte
n'avait pas encore laligué suffisamment la ven-
geance du mari, elle avait épuisé la pauvre fem-
me et son complice. Ce fut la plus courageuse,
mais la [>lus faible des trois, (lui succomba : une
sombre fureur s'empara ilclle; sa raison l'aban-
donna; tout ce qu'elle avail amassé de haine
contre llcrnard durant ce long supplice, se ma-
nifestait par des cris, par des mouvcmens de co-
lère contre lui, si bien qu'on ne pouvait plus
même prononcer le nom de celui-ci devant elle,
sans qu'elle fût prise d'attaques de nerfs dont la
violence faisait craindre p(Uir sa vie. (Juaul il
supporter sa vue, cela I aurait lucc. C'est alors
que la lamille s'asseudila poiu- obliger M. de Mo-
rangis à se séparer d'un jeune homme dont la
présence menaçail la maison d'un si grand deuil.
Le chevalier n'y consentit qu'à grand'peine, en-
core voulut-il avoir un dernier entretien avec
Bernard. On ignore ce qui se serait passé dans
ce dernier téte-à-léte, sans doute il eût été ter-
rible; peut-être le mari outragé voulait-il le
couronner par un meurtre. C'est , du reste, ce
qu'a supposé le valet qui m'apprit toutes ce.i
horribles choses.; Heureusement que les parens
empêchèrent l'exécution de ce dessein qu'ils ne
soupçonnaient même pas : ils crurent que le
chevalier ne désirait si vivement s'entretenir en-
core une fois avec Bernard que pour lui donner
les dernières et magnifiques preuves d'une Ubé-
ralité qu'ils traitaient de folie. Pour raeltre bon
ordre à cela, ils enlevèrent le soir même le soi-
disant protégé de M. de Morangis, ils le placè-
rent dans une voiture de voyage et lui ordonnè-
rent , sous menace d'une lettre de cachet, de ne
jamais reparaître au château.
Michel Massok.
SfftfS rclic|tfU6f5 fil Uussic.
Nous allons donner une courte notice des
sectes russes, connues sous le nom général de
Berzpupurshcliina ou sectes sans prêtres. La
plus importante est celle des Pomeraues. Ce
nom, qui signifie habitans des côtes de la mer,
fut donné à cette secte parce qu'elle prit nais-
sance sur les rivages de la mer Blanche. Les Po-
?nei-aites sont encore nommés anabaptistes,
parce qu'ils soumettent leurs néophytes à uq
nouveau baptême. Ils prétendent que tous les
prêtres de 1 église grecque, ordonnés depuis le
temps du patriarche Mcon, portent un titre
usurpé, et que !e baptême administré j>ar eux
est une profanation; que les mariages solennisés
conformément aux rils de l'église grecque n'ont
aucune validité, parce qu'il n'y a plus de vérir
tables prêtres pour donner la bénédiction nup-;
liale; que le marijge est conséquemment disso-
'■.:bie â >olonlé; que les églises sont les maisons
de l'Antéchrist, qui, bien ((u'invisible encore,
règne déjà en esprit. Les Pomeraues se confes-
sent l'un à l'autre et s'administrent réciproque-
ment la communion. Le pain qu'ils emploient
provient, disent-ils, de quelques pains consa-
crés, sauvés du couvent de Solovetsk, autrefois
la forteresse de ces fanatiques, mais d'où iU fu-
rent chassés en 1675 par les troupes du czar.
Ces pains consacrés ne se multiplient point par
un miracle comme les sept pains et les deux
poissons de l'tvangile, qui rassasicrcul cimi
mille personnes, mais par un procédé horaœo-
palliique. Ils en mêlent des miettes à une nou-
velle pâte , et les pains ainsi composés sont
considérés comme aussi, saints que les premiers.
Leur pain sacré descend ainsi par une succes-
sion non interrompue, des pains cous.icrés a^ant
l'hérésie de Mcon ccst-.'i-dire à la révision de
la liturgie;. Chaque indivulu de la secte est tou-
jours muni d'une miette au moins du pain ea
question , afin de pouvoir communier en cas
d'accident. Les riches paient fort cher leur part.
Les l'oiiitraiies ont des églises où ils s'assem-
blent pour prier ; un des membres de la congré-
gation remplit l'otRce, mais sans ordination, et
il abdique bientôt pour un autre emploi sou sai
J
88 —
t'enloce temporaire. Ils diffèrenl eu ce jtoint des
Popovshchina, qui reconiuiisscnl la nécessité
de prêtres ordonnés et la validité de l'ordina-
lion faite parl'éijlise grecque, malgréles erreurs
dont cette éijlise est affectée. Les Pomeranes,
au contraire, maintiennent que tout ce (jui ap-
partient à cette éylise ou en est dérivé procède
derAnléclirist.
La province d'Archangel fut, en 1712 , le théâ-
tre duu exemple remarquable du fanatisme de
ces sectes. Une commission denquôte, envoyée
par le gouvernement, se présenta aux portes
d'un mouastère nouvellement construit, où lo-
geaient une cinquantaine de pères. Les coninus-
saires, trouvant les portes fermées et se voyant
accueillis de dessus le miu- d enceinte par des
outrages et des imprécations, ordonnèrent d'en-
foncer les portes; mais cet ordre n'était pas exé-
cuté qu'ils apert;ureut le couvent en (lanimcs.
Toutes les approches étaient barricadées avec
des sommiers et des poutres; et il fut impossi-
ble de sauver aucune de ces victimes volon-
taires.
L'enquête officielle qui eut lieu après cette ca-
tastrophe rapporte que certaines personnes de
celte secte font levijLU de jeûner jiendant qua-
rante jours, à riniitation du jeUne de Jésus-
Christ dans le désert, lilles sont ordinairement
poussées à cet acte de fanatisme par les instiga-
tions de leurs prédicateurs, qui s'emparent d une
partie des biens délaissés par les martyrs. Ces
infortunés se font enfermer dans une maison,
dans une grange, ou dans toute autre espèce de
bâtiment, si c'est en un lieu écarté. On les y sur-
veille rigoureusement, et lorsque après les pre-
miers jours de jeune les pauvres victimes se re-
pentent de leur vœu, toutes leurs prières pour
obtenir quelque chose a manger ou à boire
trouvent souvent leurs gardiens sourds comme
la pierre. On raconte de ces sectaires une foule
d'autres anecdotes non moins remarquables.
Quelques uns, ayant calculé le tem,)s qui les sé-
parait encore du jugement dernier, s'imagi-
naient avoir déterminé le jour et l'heure de ce
cataclysme linal. Alin de n être pas surpris et de
se présenter convenablement tlevant le souve-
rain juge, ils creusaient leurs fosses et s'y cou-
chaient ensevelis dans un linceul; mais la trom-
pette des anges lardaiU trop à se faire entendre
et les étoiles ne voulant pas te détacher du ciel,
ils perdaient patience à les attendre, etfinissaient
par céder aux suggestions el aux tiradlemens
de leur estomac.
Les Capiloiiie/is, fondés par un moine nom-
mé Capitun, n'ont pas d'église, mais s'assem-
blent pour prier dans leurs maisons, et y célè-
brent les rites sacrés. Chez eux comme chez les
Pomerancs, le luaiiage estdissoluble à volonté
et ou assure qu'ils vivent dans le plus scanda-
leux désordre. Lue fraction de celte secte ad-
ministre les sacremens ilune laçon singulière.
Une jeune tt,le utlaehe sur sa tète un crible rem-
pli de raisins, et, après des prières accompagnées
de nombreux prosternemcns, elle présente ces
raisins à l'assemblée. Celte secte doit à cet usage
le sobriquet de Podrcsiietnikec ou dessous le
crible.
Les SamoliresUchennikis ou sui-baptistes
s'administrent à eux-mêmes le baj)téme en se
plongconl à ji'iusieurs reprises dans un courant
d'eau. Les plus rigides ne se servent que d'eau
de pluie, et soutiennent que toutes les autres
eaux sont i)0ssédées par l'Antéchrist. Un habi-
tant de Moscou, portant plus loin le scrupule,
se persuada que l'eau de pluie recueillie à une
grande distance de l'habitation des hérétiques
jiouvait seule remplir son but. 11 se relira, en
conséquence, dans une forêt , s'y bâtit une hutte,
et creusa une espèce de citerne destinée à rece-
voir les eaux du ciel; étant parvenu à en réunir
assez iiour s'y plonger, il s'imagina qu'il était
devenu saint par cette seule immersion, et que
le pouvoir de faire des miracles lui était dévolu.
11 retourna à Moscou, assembla un certain nom-
bre de ses co-sectaires, el essaya, dans un dis-
cours furibond, de leur prouver sa sainteté.
Son éloquence ayant trouvé des incrédules, il
offrit de faire des miracles. Mais son auditoire
contenait plus d'un Thomas : et l'un d'eux lui
dit que , s'il voulait donner un signe de son pou-
voir, il fallait qu'il ressuscitât une mouche
morte. Le nouvel apôtre déclina cette épreuve
indigne de lui; mais il offrit d'avaler du poison.
Plusieurs des sectaires étaient sur le point de
lui verser à boire du vitriol; l'un d'eux, plus
raisonnable, lui présenta un verre d'eau-de-vie,
qu'il avala dans la persuasion intime que c'était
du poison. 11 n'avait jamais goûté de liqueurs
fortes. Dès qu'il saper(;ut qu'au lieu de le faire
soulîrir, l'eau-de-vie l'égayait, il coannença à
triompher, et s'écria : « Donnez-moi du poison,
que j'eu avale encore ; la dose n'est pas assez
forte. — Fort bien » , dit l'individu qui lui ver-
sait l'eau-dc-vie , « nous allons mettre votre
sainteté à une épreuve décisive. Si vous restez
debout sans chanceler après avoir bu ce poison,
vous êtes un grand saint; mais si vous chance-
lez, et vous vautrez par terre, vous êtes un im-
posteur. » Le déli fut accepté, et le saint finit
par tomber ivre-mort. Les esprits forts et les
esprits crédules à demi n'en attendirent pas da-
vantage. Les crédules hésitaient encore; mais
ils suivirent l'exemple des premiers, en soite
que le saint resta couché par terre jusqu'à ce
qu'il s'éveillât épuisé de corps et d'esprit, mais
délivré pour jamais de ses visions de sainteté.
Les Samostrigolniliis, ou sectaires qui s'oi'-
dunuent eui-nu'mes, prétendent que tout le
monde a le pouvoir de s'ordonner soi-même et
de devenir moine ou religieuse, pourvu qu'on se
rase la tête, qu'on prenne l'habit monastique et
qu'on change de nom devant l'image d'un saint.
Les Douuclwborlz'is, ou combuUaits en es-
prit, sont les plus respeclables d'entre tous ces
sectaires. Leur conduite morale est irréprocha-
ble. H est question d'eux pour la première fois
sous le règne de l'impératrice Anne, de 1730 à
1740. Ils sont anti-tnnilaires, ne reconnaissent
que l'Evangile, et rejeilenl le reste des Écritures.
Ils n'ont ni prêtres ni églises, et ne font usage
que du Faler nusier, se fondant sur ce passage
du sermon de Jésus dans saint Matlhicu: « Quand
vous priez, n'usez point de vaines redites, com-
me font les païens, qui s'imaginent être exaucés
en parlant beaucoup... Vous donc, priez ainsi :
.Notre l'ère, etc. » Les douuclwbuiizis s'interdi-
sent de verser lesang humain. Sur dilïérens points
ils ont de grands traits de ressemblance avec les
quakers et les mennonites ; mais ces principes, le
dernicrsurtout, celui quicommande desabstenir
de verser le sang humain, étant incompatibles
avec les devoirs de sujet d'un empire aussi guer-
rier que la Russie, les doouchobortzis essuyè-
rent une persécution des plus rigoureuses sous
les règnes de Catherine II et de Paul. Ils la sup-
portèrent avec courage; ils endurèrent avec
constance les rudes travaux auxquels on les con-
damnait, et prièrent pour leurs persécuteurs.
Sous Alexandre, ils furent plus heureux ; cet
empereur leur accorda une complète tolérance,
et permit à un très grand nombre d'entre eux de
s'établir dans les steppes fertiles qui s'étendent
entre le Don et la Crimée. Ils y ont fondé plu-
sieurs établissemens très llorissans aujourd'hui.
Il existe une autre secte, dite des Soubotni-
kis, hommes du sabbat (samedi), que son nom
a fait confondre avec la secte judaïque. Les
principes des soubotnikis sont un mystère. On
sait seulement qu'ils mangent du lait et des
œufs les vendredis et samedis, licence accordée
par l'église catholique romaine, mais strictement
interdite par l'église grecque. Us observent le
jeûne prescrit par cette dernière église pour les
samedis : de là, leur nom de soubotnikis. On les
nomme aussi molokans, ou laiiiers, parce qu'ils
boivent du lait et accommodent des ragoûts avec
le lait les jours où l'église grecque l'interdit.
Les Shielnikes, ou hommes à la fente, sont
très nombreux parmi les Cosaques du Don. Ils
doivent ce bizarre surnom à une coutume stric-
tement observée par eux, et qui consiste à re-
garder par une fente que traverse un rayon de
lumière pendant tout le temps de leurs prières.
Ils rejettent les images sculptées. Ils n'ont pas
d'églises, et prétendent que la divinité ne s'em-
prisonne pas dans une maison bâtie par l'homme,
mais quelle est partout. Ils font usage du texte
révisé des Ecritures, et se distinguent en cela de
tous les autres dissidens.
Les iconobortzis (iconoclastes) n'adressent
aucun culte aux images ; ils prient toujours en
plein air. Les Akulinowtzes sont ainsi nommés
d'Akulina, leur fondatrice. Us sont ennemis des
vœux monastiques : les prêtres , les moines et
les religieuses se trouvent déliés de leurs vœux
en y entrant. Les choovstvennikis, ou les seii-
timentalistes, maintiennent qu'on est sûr d'ar-
river à la vie éternelle, pourvu qu'on soit fidèle
au vieux texte. Les Bogumiles descendent de la
secte du même nom qui produisit une si grande
sensation à Constantinople, dans le douzième
siècle. Leur nom dérive des deux mots slavons
flogr. Dieu, et /«(Voifc/, avoir miséricorde. Us
croient qu'une prière fervente exclut tous les
autres devoirs.
Les dissidens de l'église grecque en Russie
appartiennent généralement aux basses classes ;
néanmoins on compte parmi eux un grand nom-
bre de riches négocians. Leur nombre, déjà très
élevé, augmente chaque jour, surtout parmi les
populations des campagnes. Ce résultat s'expli-
que en partie par le zèle des missionnaires dis-
sidens el la nonchalance de l'église grecque. Le
nombre des dissidens de toutes les dénomina-
tions s'élevait en 1830 à cinq millions. Presque
toute la population chrétienne de Sibérie et la
plus grande partie des Cosaques du Don appar-
tiennent à l'une ou l'autre de ces sectes. On ren-
contre également des dissidens dans les diverses
piovinces de l'empire ainsi que dans les deux
— 89
capitales. Les dissidens russes, si on en excepte
les doouchobortzis et un petit nombre d'autres
sectes, considèrent tous ceux qui n'appartien-
nent pas à leur secte comme des enfans de l'An-
téchrist. Us ne mangent jamais avec des indivi-
dus d'une autre croyance, et se persuadent que
la nourriture achetée dans les marchés publics
doit être purifiée avant d'entrer dans l'estomac
des vrais croyans. Pour cet objet, ils pei-cent un
grand nombre de trous dans les difîérens vases
destinés a la cuisson de leurs alimens, afin que
leurs prières y pénètrent sans qu'il soit besoin
d'ôter leur couvercle, et en chassent l'influence
de l'Antéchrist. Celte superstition nous en rap-
pelle une autre répandue parmi les fidèles de
l'église grecque dans les provinces les plus éloi-
gnées, oii les fermes sont situées à une grande
distance de la résidence du prêtre de la pa-
roisse, ce qui empêche celui-ci de visiter ses
ouailles. En pareil cas, le fermier se met en route
pour l'habitation de son pasteur, et emporte avec
lui un bonnet ou chapeau dans lequel le pasteur
enfonce sa tête et récite les prières accoutumées.
Le chapeau, fermé à l'instant, est enveloppé dans
un mouchoir, et le fermier, de retour chez lui, '
fait le tour de sa maison en le secouant violem-
ment, afin de répandre la prière qu'il est sup-
posé contenir.
Ces sectaires, étant persuadés que l'ordre de
choses actuel en Russie dépend du règne de l'An-
téchrist, ne prient jamais pour le czar et con-
sidèrent la soumission aux autorités établies
comme une conduite illégitime que la nécessité
seule excuse. Ces doctrines ont éveillé l'atten-
tion du gouvernement, qui a refusé ù leur reli-
gion la protection accordée aux autres cultes :
leur clergé nejouit d'aucun des privilèges atta-
chés à sa profession , et dont les mahométans
mêmes ne sont pas exclus ; les maisons où ils se
rassemblent pour célébrer leur culte ne portent
aucun signe extérieur qui annonce leur desti-
nation; l'usage des cloches leur est également
interdit, et ils y suppléent par celui des crécelles.
Mais cette espèce d'humiliation n'est guère faite
pour assurer leur alîection à un gouvernement
qu'ils considèrent comme celui de l'Antéchrist.
{Revue britannique.)
S&â. IEÎS^A^<SS& @â&^W^g
Pendant une belle journée de l'hiver dernier
je me promenais au Jardin des Plantes. La neige
couvrait la terre , et les arbres avec leur tête
poudrée semblaient de petits-maitres de la
régence. Peu de promeneurs se montraient
dans les vastes allées, et le soleil terne qui,j)er-
çait avec peine un voile épais de vapeurs ne
réchaulfait pas la nature silencieuse.
J'errais au hasard dans un des endroits les
plus écartés du jardin, «piand une jolie scène
attira mon attention. Lu jeune garçon de douze
h treize ans, partaitemenl mis et en grand dcnil ,
avait écarté la neige dans un étroit espace et
s'amusait à jeter (lueliines miettes de pain aux
oiseaux du voisinage. Derrière lui un vieux
domestique en livrée semblait veiller sur lui, et
portait le manteau que l'enfant avait quitté pour
ne pas clîrayer ses i>rotégés.
Beaucoup de charmans oiseaux étaient venus
à ce petit banquet. Les moineaux, si familiers et
si gourmands , se disputaient les morceaux les
plus gros avec un ramage continuel ; des rouges-
gorges descendaient timidement du sommet des
raarroniers pour prendre part à la fête; les
mésanges arrivaient les unes après les autres et
emportaient avec elles dans les buissons les plus
solitaires la mietie de pam qu'elles avaient ravie
en jtassanl; et toutes ces gracieuses petites lȐies
chantaient, pépiaient et rossignolaient à plaisir
comme pour remercier leur bienfaiteur.
L'enfant regardait avec une vive expression
de joie ces délicieux ébats des oisillons; il sui-
vait de l'œil ceux qui paraissaient les plus timi-
des et qui restaient à l'écart, il leur jetait leur
nourriture sans les elfrayer et il souriait naï-
vement quand ils avaient pu la soustraire à la
voracité des plus lorts et des plus hardis. Je
m'approchai à mon tour et je partageai aux pau-
vres affamés un gâteau (jue je venais d'acheter.
L'enfant me remercia par un sourire.
— Les malheureuses créatures, me dit-il, ne
trouvent pas leur nourriture sur cette terre
couverte de neige; il faut bien avoir pitié
d'elles.
— Vous aimez donc bien les oiseaux ? lui de-
mandai-je avec intérêt.
— Oh ! oui, me répondit-il en détournant les
yeux comme pour cacher une larme; surtout les
mésanges.
Je compris qu'il y avait dans celle affection
quelque douloureuse histoire elje n'osais l'in-
terroger davantage , cependant il me semblait
bien intéressant de pénétrer ce secret d'un en-
fant chez qui je trouvais tant de candeur et de
poésie. Je ne vous dirai pas par quels moyensje
parvins à exciter sa confiance et comment je
l'amenai à me faire ce récit que je désirais du
fond de mon cœur sans le demander; mais il
consulta à voix basse le vieux doineslique qui
semblait lui servir de mentor et II nie dit d'une
voix douce el mélancolique , pendant que nous
nous promenions à pas lents dans une allée so-
litaire :
— Oh! oui, monsieur, j'aime ces jolis oiseaux
des champs, car ils me rappellent de bien ten-
dres et bien chers souvenirs ; je les aime, non
pas comme les autres enfans, en les emprison-
nant dans une cage et en les privant de l'air et
de la liberté dont ils jouissent par la volonté de
Dieu, mais en leur conservant celte frêle exis-
tence qui ne nuit.') personne el qui csi un charme
pour tous.
Ces paroles si simjjles, et pourtant si sages,
m'étonnèrent dans un enfant de cet Age. Mais
je me souvins qu'il y a aussi une sorte de pré-
co'Mlé (pie donne la douleur, et sans doute
cette précocité n'avait pas manqué h mon jeune
ami. Il reprit avec un soupir :
« J'avais une sœur moins Agée que moi d'une
année, qui déjà pensait tout comme moi. Pau-
vre petite Mna! elle crtt pleuré à voir souffrir
le papillon (pfclle avait surpris sur une Heur !
EUeélait si douce, si bonne, si craiiiiivc! pauvre
petite Mna! »
Je jetai les yeux sur les vêtemens noirs de
l'enfant et je compris pourquoi il pleurait.
n L'été dernier , coullnua-t-il a|irès un mo-
meul de silence , j'étais à la campagne avec
Mna. Un jour nous nous promenions dans le
parc et nous jouions tout à l'aise, quand le cri
rauijue d'un épervier se fit entendre dans un
buisson voisin. Mna eut peur et voulut s'enfuir,
mais je la letlns et nous nous approtliàmes du
buisson iiour en chasser le vilain oiseau de
proie qui s'envola lourdement avec ses grandes
ailes. Des plumes fines et déliées volaient çà el
là, nous écartâmes les branches de coudrier et
nous vimes un pauvre nid (|ue l'épervier avait
saccagé. Les petits avalent été dé\orés; un seul
était encore vivant au milieu des restes sanglans
de ses frères et poussait des cris de désespoir
comme pour nous appeler à son secours. La
mère avait péri peut-être en défendant sa cou-
vée; il n'y avait que celui-là, peut-étie le plus
chétif de tous, qui eût été épargné.
» Mna le prit délicatement dans sa main.
» — Pauvre petit ! dit-elle, il n'a plus sa mère
ni ses frères, et peut-être le méchanl épervier
va revenir ! Si nous l'abandonnons , il mourra
de faim ou il sera dévoré !
«—Eh bien! lui dis-je , il faut le garder;
quand il sera devenu fort el quand II jiourra
chercher sa nouriture, nous lui rendrons la li-
berté.
» Nina fut toute joyeuse, et elle apporta le
petit oiseau à la maison. Elle lui fît un nid de
coton blanc, et tous les deux nous en eûmes le
plus grand soin.
)' Bientôt notre favori prit de l'accroissement.
Au lieu de celle petite créature nue et soulfie-
teuse que nous avions recueillie , nous eilmes
une jolie mésange, vive et sémillante, avec des
ailes bleues, un ventre jaune citron, et une
huppe azurée qu'elle relevait fièrement dans ses
momens de joie ou de colère. Elle voltigeait
dans la chambre , sautant et pépiant toute la
journée, et elle semblait nous redemander sa
liberté. Alors je dis à Mna ; 11 ne faut pas que
nous ayons sauvé la vie à celte pauvre bêle i>our
la retenir prisonnière.
» i\ina se mit à pleurer ; mais elle prit la mé-
sange et nous descendîmes tous les deux au
jardin.
>> Le temps était serein, le ciel pur. le soleil
biillaii dans lnut son éclat. Les arbres étaient
couverts de fruits et les plates-bandes du parterre
remplies de Heurs. Quand Mna vil la nature si
belle, elle dit en regardant l'oiseau qui se débal-
lait dans sa main ;
» — L'in|;ralc va nous oiiMier bien vile!
» i\ous doiuiànies chacun un baiser à notre
élève, cl Mna ouvrit sa main en détournant les
yeux.
» La mésange toute joyeuse fendit l'air d un
i coup d'aile rapide el alla se percher sur un arbre
voisin. Là elle commença à chanter comme
pour célébrer sa délivrance | el tout harmo-
nieux qu'était ce ramage . il déchirai! le cœur
de Mna. Elle s'était assise au pied de l'arbre et
elle en regardait trislement la cime. Tout à coup
elle ne put plus contenir sa douleur, elle tendit
les bras vers la mésange en appelant : —
lUucIte ! hluel/e'. celait le uoiu qu'elle lui avait
donné.
» Bluetle , à cette vois si connue, descendit
de l'arbre et vint se percher sur l'épaule de sa
jeune maiiresse. Oh ! connue Mna fui heureuse
alors ! Combieu «lie fil de caresses à sou amie
^ 90
qui l'agaçait avec son petit bec jaune ! Ma sœur
parlait de sa voix douce et musicale, et la mé-
sange chantait toujours; des larmes coulaient
encore sur les joues de Nina , et Bluette les
essuyait doucement de son aile soyeuse !
» — Tu vois bien, me dit iNina avec orgueil,
Bluette ne veut plus me quitter jamais !
1) Pauvre petite sœur ! elle ne savait pas
qu'elle disait si vrai !... »
L'enlant s'arrêta encore, oppressé par tous
ses souvenirs, il passa la main sur ses yeux
et reprit :
« Dés ce moment commença une amitié plus
intimecncore entre iNina et la mésange. L'oiseau
ne quittait plus sa maîtresse; il la suivait en
voltigeant dans toute la maison ; il la reconnais-
sait au son de sa voix, au bruit de ses pas. Le
nom de lUuette prononcé par Nina le taisait ac-
courir du fond du jardin où il allait en liberté.
Le matin c'était lui (|ui venait la réveiller; il
écartait, en chantant, les rideaux , venait se po-
ser sur son chevet et béquetait les lèvres roses
de la petite tille endormie. Heureuse Bluette !
qui embrassait Nina avant notre bonne mère et
avant moi !
» Cependant la belle saison s'écoula et il fallut
revenir à l'aris. Ma sœur était maladive et on
disait qu'elle avait besoin des secours des plus
grands médecins. Quand nous fûmes arrivés ici ,
elle se trouva encore plus mal qu'auparavant, et
bientôt elle ne sortit plus de sa chambre. Sou-
vent je voyais les femmes de service échanger à
voix basse des paroles tristes, ^ et ma mère en
causant avec ma-«œuret avec moi se détournait
quelquefois pour pleurer; mais je ne compre-
nais pas encore ce que c'était que mourir !
» Bluette ne quittait pas sa maitresse. Celle-ci
ne jiouvait soulhir non plus que sa mésange
fût loin d'elle, et dans sa naïveté d'enfant et de
oialade, elle contait ses souffrances à son amie.
Que de fois ai-je vu Bluette perchée sur le petit
doigt blanc et etiilé de Nina, écoutant avec sym-
pathie les plaintes de ma sœur ! Dans ces mo-
mens douloureux, elle avait perdu son ramage;
plus d'agaceries , de baltemens d'aile. Elle élait
triste , pensive , comme si elle avait senti les
maux dont on lui faisait le récit. Quand Nina,
épuisée de sa causerie, gardait le silence, Bluelle
avançait bien doucement sa petite tète bleue pour
lui donner un baiser d'encouragement, puis
toutes deux s'endormaient dans leur alcôve de
gaze blanche !
» Un jour on m'avait laissé seul un moment
dans la chambre de ma sœur. Je la croyais
assoupie, quand tout à coup je l'entendis m'ap-
peler d une voix faible. Je m'approchai d'elle
avec empressement.
» — Adieu, frère, dit-elle, je sens que je vais
mourir. Où est maman ?
» Je voulus la rassurer et je lui dis que ma-
man allait rentrer.
» — Embrasse-moi, me dit-elle.
«Je me penchai vers elle pour l'embrasser;
mais elle venait de retomber sans mouvement
sur le chevet.
n Elle élait morte !...
)> Je poussai un grand cri et je tombai à ge-
noux auprès de son lit, évanoui de douleur et de
saisissement.
» En ce moment la mésange qui reposait près
de ma sœur prit son vol et s'échappa par la
fenêtre eutr'ouverte avec un petit ramage doux
eti)laintif. Je crus voir l'àme angélique de ma
petite Nina monter vers .le ciel sur ses ailes
d'azur !...»
Ici je pris la main de l'enfant et je la pressai
dans la mienne. Il me remercia par un signe de
tète. Son vieux domestique, qui s'était rappro-
ché de nous pendant le récit, avait les yeux
pleins de larmes.;
« Us vous diront tous ce que j'ai souflert,
continua l'enfant en me montrant son fidèle
surveillant; ma pauvre sœur n'aimait pas nu in-
grat!»
Comme il se taisait, je lui demandai timide-
ment pour faire diversion à ses chagrins : — Et
la mésange, savez-vous ce qu'elle est devenue?
Il fit un effort sur lui-même et continua :
u Aussitôt que j'eus repris un peu de force,
je demandai qu'on me conduisît au tombeau
de Nina, dans le cimetière du l'ère Lachaise. Je
m'agenouillai sur le marbre et je priai pour
ma sœur. Le chant d'un oiseau qui se fit enten-
dre tout près de moi attira mon attention. Je
levai la tête et j'aperçus sur un cyprès voisin
une mésange bleue. Mon cœur battit violem-
ment. J'appelai : « Bluette ! Bluette ! » comme
appelait ma sœ'ur, et la mésange vint se placer
sur mon doigt.
11 Je mouillai de mes larmes cette charmante
créature; je la couvris de baisers. Elle se tut,
et au bout d'un moment elle alla se réfugier
dans les couronnes de fleurs d'oranger et d'im-
mortelles qui ornaient la croix du tombeau,
comme pour me dire qu'elle appartenait en-
core à celle qui gisait sous nos pieds.
» Chaque lois que j'ai visité le cimetière , j'ai
vu Bluette auprès de sa petite maitresse. Le jour
elle chante sur sa tombe et la nuit elle couche
dans les fleurs virginales que des mains amies
y sont venues déposer.
» 11 y a ([uelques jours , nous avons trouvé
Bluette morte de froid à sa place accoutumée.
Elle n'a pas voulu quitter la pauvre Nina. »
Pendant le récit , nous étions arrivés à la
grille du jardin du côté du pont d'Austerlilz.
Une voiture attendait l'enfant et son conducteur.
Au moment de me quitter il me dit dans un sou-
rire mélancolique : — Vous voyez pourquoi
j'aime les oiseaux ! Elie BERriiiiT.
{Paris Élégant.)
SILTIO.
NOUVELLE RUSSE.
En 182. j'étais avec mon régiment dans la pe-
tite ville de X Tout le monde connaît la vie
d'un officier ; le matin l'exercice elle manège,
l'après-midi le dîner chez le commandant ou
dans quelque taverne juive, le soir une partie
de whist ou un bol de punch. Telles étaient les
occuiiations de ma journée et celles de presque
tous les olîiciers de mon régiment, lorsque nous
fîmes connaissance d'une personne chez qui
nous allâmes souventposser nos soirées. C'était
un homme d'une trentaine d'années environ ;
ce qui, pour nous, dont le plus vieux avait
peut-être vingt-deux ans, était un Age très rai-
sonnable. 11 avait plus d'expérience que nous;
son caractère sérieux, l'opiniâtreté avec laquelle
il soutenait son opinion, sa parole brève et ira-
pérative, exercèrent bientôt sur nos jeunes es-
prits une inlluence extraordinaire. Ce qui ajou-
tait encore i l'empire qu'il avait su prendre sur
nous, c'était l'espèce de mystère qui l'environ-
nait. A ses manières , à son langage, il était im-
possible de ne pas le prendre pour un Russe, et
cependant son nom était étranger. 11 avait au-
trefois servi dans les hussards. Depuis quand et
pourquoi avait-il quitté le service? voilà ce que
personne ne savait. Nous l'avions trouvé dans
cette ville, où son existence semblait tenir tout
à la fois de la richesse et de la pauvreté. 11 était
toujours vêtu de la même redingote brune, qui
depuis longtemps avait perdu sa fraîcheur,el te-
nait table ouverte pour tous les officiers de no-
tre régiment. Ces dîners ne se coinjiosaient or-
dinairement que de trois à quatre plats, préparés
par un vieux soldat aussi retiré du service , et
cependantle Champagne y était servi avec abon-
dance et même profusion. Sa petite bibliothè-
que se corai>osail [iresque tout entière d'ou-
vrages militaires et de quebiues romans ; et, à
celui qui en voulait, il en prêtait sans jamais les
redemander. Son passe-temps favori , c'était de
tirer le pistolet; il le tirait dans sa petite cham-
bre, dont les murs étaient garnis de balles qu'il
y avait en quelque sorte incrustées. Une magni-
fique paire de pistolets formait tonte la décora-
lion et l'ornement du modeste séjour qu'il ha-
bitait. Son adresse à cet exercice était incroya-
ble, et nous l'avions vu si souvent s'y livrer sans
jamais manquei le but (ju'il s'était proposé, que,
s'il en eût eu l'envie, nous aurions, sans hésiter,
placé notre tête au-dessous du point qu'il visait.
Si (juelquefois on parlait de duel dans notre so-
ciété, Silvio (tel était le nom de notre ami ) ne
prenait jamais part à la conversation. Que quel-
qu'un lui demandât s'il avait jamais eu un duel,
un oui répondu sèchement prouvait que la
question était indiscrète et lui déplaisait. Nous
en avions conclu qu'il avait sur la conscience la
mort de quelque victime de son adresse. Mais il
ne nous vint jamais dans l'esprit qu'il pût être
lâche ; car il y a certains hommes dont la vue
seule et les manières suffisent pour repousser un
parei 1 soupçon. Aussi un événement qui eut lieu
quelque temps après nous jeta-t-il tous dans un
étonnement incroyable.
Nous étions un jour dix officiers à la table de
Silvio; parmi nous était un jeune homme arrivé
tout nouvellement dans notre régiment et qui
se trouvait là pour la première fois. A dîner on
but comme à l'ordinaire, peut-être un peu plus,
et après dîner nous demandâmes à Silvio à jouer,
et le priâmes de tenir la banque. 11 résista quel-
que temi)S, enfin il céda, prit les cartes, jeta sur
le tapis environ 50 ducats , et le jeu commença.
Silvio veillait à ce que chacun gardât un silence
absolu, empêchait les discussions et ne se laissait
jamais aller lui-même à disculer. Si le pointeur
se trompait , il le faisait compter de nouveau,
quelquefois même, pour éviter tonte apparence
de contestation, il se contentait de marquer avec
de la craie, sur une petite ardoise, la dill'érence
qu'il trouvait et la faisait valoir le coup suivant,
— 91 —
Nous étions habilucs à ses manièreSj et rcspèce
de iléférence que nous avions pour lui ne nous
permettait jamais (le faire la moindre réHcxion.
rciiilaiU le jeu le nouveau venu se trouva ra-
masser, par hasard , un paroli de i)lus (ju'il ne
lui revenait. Silvio, comme à l'ordinaire, le nota
sur son ardoise. Le jeune olîicier saisit violem-
ment l'ardoise et effaça ce (|u'avait écrit Silvio.
Celui-ci , sans s'émouvoir, le récrit de nouveau.
L'olîicier, croyant qu'on se mo(|ue de kw et la
tête d'ailleurs un peu échaulfée par les fumées
du vin, saisit un cliandelier et lelanie droit ^ la
tijiire de Silvio qui , liaissanl |)récipitamment
la léte, put à peine éviter le coup. Quand il re-
leva la tête il était pâle de colère, ses yeux élin-
celaient. Sortez, monsieur, s'écria-t-il en s'a-
dressantau jeune officier, sortez, et à l'instant.
Rendez orâce au ciel que ceci se soit passé chez
moi.
iNous doutant bien de ce qui résulterait d'une
])areille scène , nous regardions déjà notre ca-
marade comme un homme mort. Il s'éloigna en
disant ipiil était prêt adonner toutes les satis-
faelions ((u'on pourrait lui demander. Le jeu
reprit, dura encore quehjues minutes ; mais,
comme on le pense hien , nous n'étions plus
guère en disposition déjouer, et bien'ôt chacun
se retira et regagna sa demeure , plaignant dii
fond du cœur noire pauvre camarade (jui s'était
jeté <'n si mauvaise aventure.
Le lendemain matin noire service nous réunit
connue d'habitude au manège , et tous nous
pensions, sans oser nous le dire, ([ue notre nou-
veau compagnon n'était déjà probablement plus
de ce monde, lorsque tout à coup lui-même
])arut. — Eh bien ! lui demanda-t-on de Ions
côtés, et Silvio V — Je n'en ai pas reçu la moin-
dre nouvelle. Nous nous regardâmes tous d'un
ail- étonné. Ne sachant «pie penser, nous allâmes
chez lui; nous le trouvâmes parfailemi nt Mmu-
ipiille , soecupatit comine d'habihule à tirer le
]>islolet, et s'amusant à viser un sou ipi'il avait
lîxé à la porte ; cluKiue balle allait , jiour ainsi
lïire , s'aplatir sur la précédente. H nous reçut
comme si rien n'était arrivé. Trois jours se pas-
sèrent et notre camarade était encore vivant. Le
quatrième, Silvio se contenta de légères excuses.
Cet arrangement inatten<lu lui lit perdre beau-
coup dans notre considération; nous aurions
pu lui passer bien des défauts, des vices même,
mais ce manque de courage était une chose (pie
des jeunes gens, et surtout des oHiciers, ne pou-
vaient lui pardonner. A quoi attribuer sa con-
duite dans cette occasion, si ce n'était à un man-
que décourage? Tout cependant parut oublié,
et Silvio revint avec nous connue auparavant.
Pour moi, il m'était impossible de le revoir du
même ail , et d'être avec lui sur le même pied
qu'auparavant. Mon esprit lomancsque m'avait
•un lies premiers entraîné vers fct homme, qui
était pour nous un secret, une énigme; et luij
de son côté , paraissait m'aimer plus que tous
les autres, quoique ses manières froides et réser-
vées ne laissassenl jamais échapper un mouve-
ment, uneparolequipnSHMil lelaiiesoupconner.
niais avec moi , dans toutes les conversations, il
s'abandonnait plus qu'avec aucun de mes cama-
rades. Depuis la malheureuse soirée, j'étais ob-
sédé de celte continuelle et triste pensée que
cet homme s'élail laissé insulter, et loul le pres-
tige de grandeur et de noblesse dont mon ima-
gination s'était plu à le parer s'était évanoui.
Sans pouvoir me rendre compte de ce (pie j'é-
luouvais, je ne voyais plus en lui cet homme su-
périeur que j'y avais vu autrefois , et ce senti-
I ment perçait malgré moi dans mon ton et mes
manières avec lui. Silvio s'en aperçut et en de-
vina bien le motif: plusieurs fois il parut cher-
cher l'occasion de s'expliquer avec moi ; mais
je les fuyais toujours , et nous linimes par ne
jiliis nous voir (jue de temps en temps et avec
mes camarades.
In matin il vint nous trouver au manège, et
nous dit : Messieurs , je viens de recevoir une
lettre (|ui m'obligea ])arlir pour Moscou cette
nuit même : j'es|ière (jue vous voudrez bien ve-
nir diiieravec moi une dernière fois, bans tous
les cas , ajouta-t-il en se tournant vers moi , je
compte toujours sur vous.
Le soir nous trouva tous réunis chez lui. Ce
diner fut jilus copieux que d'ordinaire : les bou-
chons de Champagne sautèrent, les verres se
ehocinèrent, la joie et la conliance étaient reve-
nues sur tous les visages; Silvio lui-même parut
plus gai que je ne l'avais jamais vu. Enfin, nous
faisions à notre hôte un dernier et cordial .^dieu.
L'heure vint de nous séparer, et j'allais me reti-
rer avec les autres, quand Silvio me retint par
le bras. Restez, je vous prie, me dit-il; j'ai à
causer un instant avec vous.
INoijs étions seuls. Silvio me fit signe de m'as-
seoir, puis s'assit près de moi sans dire un mot.
Tout l'abandon et le laisser-aller qui semblaient
l'animer un instant auparavant étaient disparus
tout à coup. Sou visage était pfde, ses yeux bril-
laient, mais d'un éclat fauve et sinistre ; il pa-
raissait tourmenté dune agitation fébrile; sa
bouche souriait , mais d'un souriie méchant;
loule sa physionomie avait quelque chose de sa-
lani(|iie. Nous restâmes loiiglenips en silence;
lui, jdongé dans une rêverie sombre , sendjiait
m'avoir oublié, tantôt il riait convulsivement ,
tantôt il reprenait un air furieux, son sourcil se
fionçait et une rougeur subite ,se répandait sur
son front. Pour moi,j'avais les yeux fixés sur lui,
fasciné en quebpie sorte par l'étrange expres-
sion de son visage, ciierehant à deviner quels
sentimmens l'agitaienl, me demandant (piel se-
cret il allait me révéler, et si j'allais avoir enlin
le mot de l'énigme qui avait si longtemps et si
vainement exercé mon imagination. Enlin il se
louriia vers moi, et, comme s il m'eût vu seule-
ment |iour la première fois :
— Ah, vous voilà ! me dit-il.
Son visage reprit alors une expression plus
calme ; il sembla rappeler son esprit d'une scène
lointaine.
— ,1e vais partir, Fidelio; mais, avant de nous
séparer, je veux m'expliquer avec vous. ,Ie fais
peu de cas, vous avez pu le voir, de l'opinion
des hommes. Leur bbme ou leurs éloges sont
pour moi moins que rien, moins que le bruit du
TîMit (pli sililc en ce moment : mais vous , l'idelio,
j(' vous ai distingué du comimin de ces hommes,
.levons aime, cl i>artirais le cd'ur serré si jeni'é-
loiiïuais avccla conviction (|ue vous m'avcj! mal
Il s'arrêta quebpies instans ; puis il reprit :
— Vous vous êtes étonné, sans doute, que j'aie
laissé sans punition la violence de ce jeune fou
(pie le vin avait fait s'emporter contre moi. Je
tenais sa vie dans mes mains : j'avais le choix des
armes et le droit de tirer le premier. Je pourrais
me targuer de générosité et faire le noble cd'ur ;
mais je ne veux pas mentir avec vous, Fidelio.
Oui, je l'avoue; si j'avais été sûr du hasard et
(pie je n'eusse pas appréhendé quelque danger
pour ma vie, croyez-moi , votre jeune compa-
gnon d'armes ne vivrait plus en ce moment.
— Est-il possible ! m'écriai-je. Je me levai
subitement presijue effrayé d'un pareil aveu qui
faisait de Silvio un véritable lâche à mes yeux.
— Calmez-vous , calmez-vous , et écoulez-
moi. Ma vie ne m'appartient pas et il m'est dé-
fendu de l'exposer. Il y a aujourd'hui six ans
((lie j'ai reçu un soufflet , et celui qui me l'a
donné respire encore.
— Quoi! vous ne l'avez pas provoqué, vous ?
vous ne vous êtes point battus ?
— Si, si, nous nous sommes battus, et en voi-
ci la preuve : disant cela, Silvio me monlrait un
bonnet de hussards, et, à un jiouce au-dessus du
front, le trou d'une balle qui l'avait traversé.
Vous savez, continua-t-il, que j'ai servi dans les
hussards; mais si vous avez pu me connaître
depuis quelque temps, vous ne savez pas quel
j'étais alors. J'étais jeune , vaniteux , et toule
mon ambition élait de jouer le premier rôle dans
mon régiment. C'était une mode parmi les offi-
ciers d'être duelliste, j'étais le premier duelliste
de l'armée. Aucune affaire d'honneur ne se dé-
cidait sans que j'y prisse une part active; mes
camarades me respectaient, me redoutaient, et
mon commandant me regardait comine un mal
nécessaire. Dans la ville, j'étais reçu partout el
par tous ; i)as une dame qui n'cfit été honorée
d'avoir SiUio pour cavalier, pas un homme (|ui
ne l'ertt désiré pour atiii , qui ne l'eût reilouté
pour ennemi.
Je jouissais sans trouble île ma gloire et de
ma répnt.tion , (piatid vint au régiment un
jeune homme d'une noble ftimille. A ce jeune
homme était échu en partage tout ce que peu-
vent donner la nature et les hommes: esprit,
beauté, cour.ige, un nom brillant, une fi,)rtune
immense, tels étaienl les avantages avec lesquels
lise présentait cl qui suffirent pour me le faire
détester dès la première vue. Lui, attiré par ma
iéputation,sembla il abord rechercher mon ami-
tié, mais la froideur avec laquelle je le reçus
léloigna bientôt. Mon aversion pour lui croissait
dejour en jour, en même temps que ses succè»
auprès des plus nobles daines et la réputation de
^aleur ipi il aciiuérail tous les jours en faisaient
jiour moi un rival plus important, un eunem
plus envié. Je lui cherchais ([uelques légèr.sdis-
pules cha(|Ue fois que loccasion s'en présentait ;
je n'épargnais pas les railleries sur son romple ;
lui se servait des mêmes armes que moi, mais ses
plaisanteries étaient plus mordanles el plus
amères, soil (ju en effet sou esprit fût supérieur
au mien, soil qu'on filt las de me voir briller et
que la f.ivcur avec laquelle étaient accueillis ses
bous mots leur donnât plus de valeur. La
jour, nous nous lrou>ions tous deux dans un
b.il où éiaicnt réunies les plus nobles dames de
la ville. Won rival élail le héros de la soirée
chacune de ces dames semblait .«e dispuler .*e»
regards et les mots aimables qu'il laissai: lora
ber. J'étais avec la nialiresse de la maison dan
-9^ -
une rerlaine inliini'.r ; je ni ,i|:|)ri>ili;M d t Ile cl
lui adressai qiieli ues mois; à peine eul-elle l'air |
d'avoir écoulé mis parole», tilt- se relouriia pour
répotiilre aux propos que lui adressail ilaLis le
lutiiue luoiiieui mou lieureux rival. Celle fois, je
semis luou sciU); iiouiilouuer <i:uis mes veines,
et ne coiilcuam plus ni.i ia^c,ji- m approchai de
lui:— \uus u CHS (piuu Ml, lui iiis-jc assez
haut poui- eue euteuiiu de» personnes qui 1 eii-
louraienl. A peine cus-je prononcé ces mois ,
qui! se relouine eljc iciois un soulflel en pré-
sence de presque luule la ville, l'orlcr la main à
nosépécsemonséiancci ruusiiil autre ne lui que
l'altaire d une minule, taudis que tout le monde
se précipitait eu tumulte au milieu des cris pour
nous séparer. Un nous entraîna chacun d'un
coté, mais a>aul nous nous promîmes d'échanger
une tialie le lendemain matin.
A peine le soleil était- il levé, que jetais au
lieu du rendez-vous le cœur plein de vengeance
et <ic haïue. bientôt je vis venir à nous mon ad-
versaire qui causait irauquiUemenl avec son té-
moin; il tenait à la main son bonnet rempli de
cerises qu'il mautjeait avec un sany-hoid éton-
nant. Les témoins mesurèrent douze pas. Le
droit de tirer le premier m'appartenait, mais je
sealais que mon sang bouillait avec trop de vio-
lence ; le désir île me venyer faisait trembler ma
main, et dans la crainte que mon adresse ne
faillit à ma colère, je voulu.s qu'il tirùt le pre-
mier; il n'y voulut point couseutir : le sort dut
en décider. Le sort fil ce que je désirais, mon
adversaire dut lirei le premier, elc'est alorsque
la balle de sou pistolet vint frapper mon bonnel
à cette place que je vous montrais tout à l'heure.
C'était à mon tour, et je me préparai lentement,
épiant sur le visajje de mon rival un siijne de
crainte, le plus létjer mouvement d'effroi. Mais
lui se tenail tranquillement devant la bouche de
mou pistolet, continuant à manger ses cerises
avec un calme parfait et poussant la raillerie jus
qu'à m'en lancer les noyaux. Une telle insou-
ciance m'exaspéra; je ne me trouvai pas satisfait
de le tuer sans exciter chez lui ni regret ni
frayeur.
_ Uois-je mettre du plomb dans celte jeune
tête me dis-je, quand elle parait sijieu tenir à la
vie? IJne cruelle pensée me passa dans l'esprit ;
j'abaissai mon pistolet. Vous paraissez, luidisje,
ne pas vouloir faire connaissance avec la mort,
et vous êtes si bien en train de déjeuner que je
crains de vous troubler. — Vous ne me troublez
pas le moins du monde, me dit-il; ayez la com-
plaisance de tirer, je vous prie, si toutefois c'est
votre bon plaisir. C'est à voire tour, et je vous
attends. — Je ne tirerai point aujourd'hui, dis-
ie aux témoins, et je déchargeai mon pistolet en
l'air. Le combat en resta là. Je ne rentrai pas
dans la ville, el c'est depuis ce temps que je suis
venu m'établir ici; mais depuis ce temps aussi,
pas un jour, pas une heure ne se sont écoulés
que je naie songé à ma vengeance; enfin l'heure
a sonné. Voyez cette lettre, lisez; el il me mon-
trait, en appuyant sur les mots et suivant du
doigt, celle phrase de la lettre qu'il avait reçue le
matin : « La personne en question va se marier
à une belle et riche jeune personne d'une des
plus nobles familles de Moscou. »
Vous devinez bien, continue Silvio, quelle
est la personne en question. Celle nuit je pars
pour Moscou, bicnlôl je verrai s'il est loiijonrs
aussi calme en présence de la iii()rt,el s'il est
toujours aussi bien disposé à déjeuner vis-à-vis le
canon d'un pistolet.
En disant ces mots, Silvio sélait levé et se
promenait à grands pas, s'agitaiU dans celle
chambre comme un tigre dan» sa cago; il frois-
sait avec fureur son bonnel entre ses mains
comme s'il eût tenu la tète de son ennemi, cl ses
yeux brillaienî d'une joie féroce. A ce moment
arriva son domestique, et Incntôt j'adressai de la
main un dernier adieu à Silvio (|u'cnlrainail ra-
pideinenlunc chaise de poste.
Quelques années après, j'avais cpiitté le ser-
vice et je vivais retiré dans une peiile terre près
du bourg de R...; je passais le temps à lire, à
chasser, el souvent aussi je m'exerçais à tirer le
pistolet pour ne pas perdre l'habitude de celte
arme. Mais chaque fois que je prenais un pisto-
let je ne pouvais m'empécher de penser à Silvio,
et |e regrettais de ne pouvoir connaître la suite de
sesprojels. Lnjour qu'avec un de mes amis nous
parlions de tireurs habiles, je lui dis que je n'en
avais jamais connu déplus habile qu'un ancien
hussard avec qui j'avais vécu longtemps dans
linlimité dans la petite ville de X..., el je lui di-
sais que bien souvent je l'avais vu s'amuser,
quand une mouche se promenait sur le mur de
sa chambre, à l'y fixer avec une balle. - Voilà
certes une adresse bien remarquable; et com-
ment appelez-vous cet habile tireur ;*
— Silvio.
— Silvio ! est-il possible, vous le connaissez?
— Certainement, je vous dis que j'ai longtemps
vécu avec lui dans l'intimité; mais vous, le con-
naissez-vous donc aussi ?
— J'en ai entendu parler. Vous a-t-il jamais
raconté une aventure qui lui était arrivée lors-
qu'il servait dans les hussards ?
— Oui. Un soufflet qu'il reçut au milieu d'un
bal; et je contai alors à mon ami mon dernier
entretien avec Silvio.
— Eh bien, repril-il, je puis vous dire com-
ment s'accomplit sa vengeance. Le rival dont il
vous a lu le nom c'est le comte Vouganovv. 11 y
avait quelque temps que le comte était marié,
quand on vint l'avertir un jour qu'un homme
l'atlendail dans sou cabinet, qui ne voulait pas
dire son nom. Le comtes'y rendit. A peine étail-
il entré : Comte, me reconnais-tu ? lui cria Silvio
d'une voix stridente. — Silvio ! s'écria le comte
qui sentit malgré lui ses cheveux se dresser sur
ga i^ie. — Moi-même; et à présent, c'est à mon
lour à tirer. Es-tu prêt ? — Le comte , sans rien
réiiondre, compte douze pas. — Tirez mainte-
nant dit-il, avant que la comtesse vienne.
Silvio arme son pistolet. — Sais-tu, comte, que
ce pistolet n'est pas chargé de noyaux de cerises;
c'est une lourde balle de plomb, et je manque
rarement mon but. Maisje ne veux pas tirer; ce
ne serait pas un duel, ce serait un meurtre que
de tirer sur un homme désarmé. Tiens, voici un
autre pistolet, le sort décidera qui tirera le pre-
mier. Le sort désigna le comte. —Tu as un
étrange bonheur, lui dit Silvio. Le comte était
paie et tremblant, el la balle de son pistolet alla
se perdre dans les jardins. Mais le bruit avait
attiré la comtesse : Silvio tenait le pistolet dirigé
sur le comte quand elle entra; elle se jette sur le
bras de Silvio en poussant uu cri. —Laisse-nous,
rdaria, lui dit le comte, s'efforçantde sourire; tu
l'es effrayée à tort. Nous plaisantons ; Silvio est
un ancien camarade.
— Est-ce bien vrai ? demanda la comlesse à
Silvio le regardant avec anxiété el cherchant à
lire dans son regard, est-ce bien vrai ? vous plai-
santez ?
— Votre noble cpoiixaime la plaisanterie, ma ■
dame, el en plaisantant il cherchait à me meltre
une balle dans la tête ; mais à présent c'est à mon
lour de plaisanter, et je serai peut-être plus
adroit que lui.
La comlesse se jeta aux pieds de Silvio : —
Lève-toi, Maria, lui cria le comte, ne l'humilie
pas devant cet homme. El vous, Silvio, vous con-
vient-il de vous amuser des terreurs d'une fem-
me ? Tirez, je vous attends.
Silvio dirige de nouveau son pistolet vers le
comte; la pauvre comlesse tenait ses genouv
embrassés et se pendait à son bras. — Par piiié,
cria-l-elle, je vous supplie. Et les larmes et les
sanglots étouffaient sa voix. Le cruel Silvio sem-
blait prendre plaisir à voir sa terreur et à pro-
longer celle scène de désolation.
— Eh bien ! Silvio, lui cria le comte , qu'atten-
dez-vous, bourreau ! l'agonie est-elle assez lon-
gue à votre gré ? Allons, tirez , et que le ciel dé-
cide.
— Je ne le veux plus, dit Silvio abaissant son
pistolet, il me suffit d'avoir vu tes frayeurs, in-
trépide comte ; tu ne m'oublieras pas, j'espère,
el le souvenir de Silvio restera gravé dans ta
mémoire. Du reste, je prendrai soin moi-même
de me rappeler à ton souvenir, je viendrai te re-
voir, tu sais que c'est encore à mon tour à tirer.
Et Silvio sortit sans que le comte stupéfait son-
geât à l'arrêter. Quelques minutes après, le
comte entendit la voiture qui s'éloignait, et Sil-
vio lui criait encore d'une voix insultante : Au
revoir, comte !
Quant à la pauvre comtesse, continua mon
ami, depuis ce jour terrible, le bruit d'une voi-
lure qui s'arrête devanl son château la fait tou-
jours tressaillir, elle jour où j'allai la voir, je
la trouvai encore pâle et tremblante: mon arri-
vée avait réveillé chez elle le terrible souvenir de
Silvio.
{Revue du XW siècle.)
Obsèques de la princesse ITIarie.
Dreux, le 26 janvier 1839,
Aujourd'hui, à dix heures,ont eu lieu en pré-
sence du roi, des princes et d'un immense con-
cours de peuple, les obsèques de S. A. R. mada-
me Marie d'Orléans, duchesse de Wurtemberg.
Le roi, LL. AA. RR. le duc d'Orléans, le duc
de Nemours, le duc d'Aumale, le duc de M.mt-
pensier, et Mgr le duc Alexandre de Wurtem-
berg, étaient partis des Tuileries à une heure
après minuit. A 8 heures du matin, Sa Majesté
traversa la ville de Dreux et monta jusqu'à l'en-
ceinte de l'ancien château, où se trouve aujour-
d'hui la chapelle sépulcrale.
MM. les membres de la députalion d'Eure-et-
Loire, Chasles, Raimbaud elle baron Desmous-
seaux de Givré, s'étaient rendus spontanément à
Dreux, ainsi que lesautorités du département.
Le convoi funèbre était entré la veille à
— 93 —
Chartres, et y était demeuré toute la nuit. Ce
matin, vers neuf heures et demie, lorsqu'on
annonça qu'il arrivait h Dreux, et que le corps
venait d'élre reçu à l'entrée de la ville par les
autorités et le clerffé, les princesse rendirent à
sa rencontre jusqu'à la cathédrale; Mgr le duc
de Wurtemherf; voulut s'y rendre aussi : Ih de-
vait s'accomplir la triste cérémonie de la remise
du cercueil, en même temps eut lieu une scène
des plus touchantes qui a douloureusement et
profondément affecté tous les assislans. Au
moment où on déposait le corps de la princesse,
M. le duc de Wurtemberg s'est jeté à genoux
devant le cercueil et a fondu en larmes.
Après avoir quitté l'église, le cortège se remit
en marche jusqu'à la chapelle où les dépouilles
mortelles de la princesse devaient être déposées.
Les princes et le duc de VVurtemlierg ont suivi
le char funèlire à ]>ied pendant tout le trajet, qui
a duré une heure. Quand le char s'approcha, le
roi descendit jusqu'au boid de la route, où il
devait le rejoindre. Quelques instans après, le
cortège et le char étaient en sa présence.
Le roi n'avait cessé de pleurer, et son visage
était baigné de larmes; la profonde douleur em-
preinte sur tous ses traits était vivement sentie
par la foule qui se pressait autour de lui. On
partageait les regrets de ce père, de cet époux,
de ces frères, de toute cette royale famille pleu-
rant sur le tombeau d'une fille, d'une épouse,
d'une sœur chérie, enlevée si jeune à tant d'affec-
tions. On s'entretenait de ses vertus, de ses
talens, de ses bienfaits. On pensait à sa mère
absente; son nom était dans toutes les bouches,
on associait sa douleur el ses larmes à celles de
tous ces princes éplorés.
Cependant le roi s'avança, seul , en habit
noir, et prit place le premier derrière le char,
pour mener le deuil. Les princes suivirent, en
grand uniforme, avec le manteau de deuil, et
l'on arriva ainsi à la chapelle tendue, de noir
el resi)lendissante de lumière. M. l'évêque de
Chartres, assisté des évéques de Meaux et de
Maroc, célébra le service divin. Après la messe
et les prières des morts, le cercueil fut porté
dans les caveaux destinés jusqu'ici à la sépulture
des princes d'Orléans. Le roi et LL. AA. RU. y
descendirent pour achever celte douloureuse
cérémonie, et adresser un dernier adieu à ces
restes si chers !
Une heure après, la famille royale avait quitté
la ville de Dreux.
iilélaii^cs, faite niriciur.
NiNiciiE. — Les ^liens, ))ar leur intelligence
ci leur atUichemenl pour l'homme, ont mérité
qu'on écrivit leur histoire. Voici un nouveau trait
de leur fidélité qui peut ajouter une page inté-
ressante à ce recueil. M. Berthaut, vieux soldat
de l'empire, mourut il y a un an environ , lais-
sant deux êtres qu'il alfectionuait, sa femme cl
son chien [<iiniclie. La veuve Berthaut resta,
par k mort de son mari, dans un état voisin de
la misère; et connue Ninichc était un fort m.'ilin,
dont rentretien'deveualt une charge piuir cette
pauvre fennnc, clic juit la triste résolution de
s'en débarrasser. C'était un dur sacrifice, car la
femme Berthaut avait aussi un grand fond daf-
fection jvour le fidèle compagnon de son mari ;
elle le confia donc à un commis-voyageur qui
partait pour Lyon, en lui recommandant, les
larmes aux yeux, d'en prendre soin. Niniche fut
donc forcé de suivre son nouveau maitre; mais
au bout de deux ou trois mois, il était de retour.
Il fut ainsi successivement confié h différentes
personnes, mais chaque fois il trouva le moven
de s'échapper et de revenir vers ses premiers
pénates. Ces preuves de fidélité rendaient plus
amère pour la malheureuse veuve la nécessité
d'un nouvel abandon. Elle trouve enfin une
personne qui partait pour la Russie et qui deman-
dait à se charger de Niniche, et elle crut bien
que cette fois son sacrifice serait définitif; en
effet, un Iciiips assez considérable se passa sans
i|ue la femme Berthaut entendit parler de son
chien; mais voili qu'un beau jour elle entend
gratter à plusieurs reprises à sa porte : Niniche
est encore de retour, dit-elle avec un accent
rempli d'émotion à une personne qui se trouvait
près d'elle en ce moment. C'était bien lui en
effet; mais dans quel état ! maigre, décharné et
tellement accablé de fntigue qu'il tombe .sans
pouvoir arriver jusqu'à sa maîtresse. On lui
avait passe un anneau de fer dans le tendon du
jarret, et cet anneau tordu en plusieurs endroits
orouvait que la j^auvre bêle avait dû faire des
efforts inouïs pour le détacher de la chaîne où
sans doute il était adhérent. La veuve Berthaut,
le creur gonflé d'attendrissement, s'empre»sa de
prodiguera Niniche les soins que son état récla-
mait, et elle jura que jamais, quelle que fût sa
situation, elle ne se séparerait de lui. Mais elle
ne savait pas encore de quel endroit le chien lui
était revenu, et c'est seulement depuis quel((nes
jours qu'elle a appris que c'est à Saint-Pélers-
bourgmême que le fidèle animal s'est débarrassé
de celui ampiel elle l'avait confié. Son instinct
seul et son attachement l'ont aidé à retrouver sa
route à une distance aussi considérable, et ce
fait nous [larailrait douteux h nous-même , si
nous n'eu avions la preuve authentique.
llfyiic îifô tribuiuiiu-.
JUSTICE DE PAIX.
Les amis d'un vauxlertUisle. — Diogène ,
une lanterne à la main, cherchait un homme;
l'auteur du Gamin de Paris , M. E. V..., cher-
chait l'autre soir une lanterne dans la moderne
Athènes, une lanterne, enseigne obligée de l'ex-
cellent M. X..., commissaire de police, son ami
de vingt ans , qui l'avait invité à l'un de ces
diners où , suivant l'axiome de Brillât-Savarin ,
les convives ne s'asseyent jamais moins nombreux
que les liraces, jamais plus (pie les Muses. M. E.
V. cherchait donc une lanterne , quand tout à
COU]) voilà (pi'il lui en tombe une sur la tête, et
iiumédiatenu'ut après il entend crier: gare!
Son chapeau avait cédé sous l'elfort , Ihuile de
colza cdidait à Hots sur son bel habit noir, et sur
les parois de sa prison de verre il lisait d'un
cùlé : Dîners à 32 sous, potage , Irais plats cl
du dessert ; de l'autre : restaurateur, cahinets
de société. « Parbleu, s'écria galment le vaude-
villiste dès (pi'on l'eut aille à sortir de là, je n'ai
jamais aimé les diners à Ircnlc-ilenx S(Uis; mais
je ne me doutais pas ipiils imssent faire tant de
mal. Enfin, c est égal, je ne suis ni tué ni blessé...
allons-nous-en. — Un moment, dit M. L., im
moment . vous m'avez cassé ma lanterne , que je
descendais pour l'allumer. Vous connaissez le
proverbe : il faut me la payer. — Vous la payer,
moi ! allons donc ! vous voulez rire. — Je ne ris
pas du tout. — En ce cas, mon cher, permettez-
moi de vous dire que vous me paraissez on ne
peut plus risible. — Pas âemon cher, s'il vous
plait, payez-moi ou je vous mène chez le com-
missaire. — Chez le commissaire ? Vous êtes un
brave homme. J'accepte ; on n'est pas plus aima-
ble. Voilà un quart d'heure que je cherche sa
maison. »
Nos deux adversaires se rendent donc chez le
magistrat suivis d'un corlége de badauds. L'uni-
que servante de M. X... donnant pour le moment
tous ses soins à la broche , ce fut lui-même qui
ouvrit la porte, une serviette à la main. « Allons
donc, E.., toujours en retard, nous avons com-
mencé sans vous. — Permettez -moi de vous pré-
senter monsieur, qui a bien voulu m'accompa-
gner jusqu'ici. — Si monsieur est de vos amis, il
est le bien venu , nous nous serrerons , plus on
est de fous , plus... — Je ne suis pas venu pour
diner, je me plains de monsieur, i|ui m'a cassé
ma lanterne. — Dites donc que c'est votre lan-
terne qui m'a aplati mon chapeau et gâté mon
habit. Prêtez-moi votre serviette, X...; les an-
ciens s'oignaient d'huile avant le diner, mais ils
n'en prenaient pas de ce parfum-là. Maintenant,
donnez audience à monsieur, moi je vais me
mettre à table.
Resté seul avec M. L..., M. X..., après lui avoir
vainement expliqué comment et pourquoi sa
plainte n'a pas le sens commun, finit par lui
dire : « Après tout, il n'y aurait là ni crime ni
délit, cela n'est pas de ma compétence. M. E...
V... demeure telle rue, n" tant; faites-le assigner
chez le juge de paix, el s'il perd il paiera ; je suis
sa caution. »
Les deux parties ont donc comparu en per-
sonne devant M. le juge de paix. A peine sont-
elles entrées et se sont-elles nommées, que ce
magistrat s'adressant à M. V...: « N'êtes- vous
|ias , monsieur, l'auteur de....? — Oui. mon-
sieur. — Tous les pères de famille vous doivent
des remercimens, et pour ma part je vous offre
les miens. »
L'affaire expliquée à l'aud ence, M. le juge de
paix trouva comme M. le commissaire que la
plainte n'était pas soutemble. Il condamna le
traiteur aux dépens, ajoutant i|u'il devait s'esti-
mer heureux que >1. E. V. ne lui eût pas réclamé
reconventionncllemcnt le prix de sou chapeau
et de son habit.
« Diable d'homme, s'écria M. I.., il dine avec
le commissaire , etlejui;ede paix lui fait des
complimens; ilest quciquechosedans legouver-
nement, c'est sur. "
C est fort drOle, disait M. E. V. en se retirant;
maisje n'aurai pas perdu pourrien mon chapeau,
mon habit et ma journée... Je ferai un vaude-
ville là-dessus. — Monsieur, dit raudiencier, le
tirant par la manche , je vous retiens un billet
pour la première.
Ufoiif ^l•amlltiqlIf.
THEATRE DE LV RENAISSANCE.
Reine de France , comédie en un acte et en
prose, par .MM. Colomb et Bcllet.
Les auteurs de la pièce nouvelle disent à leur
manière comment la pauvre Marie l.eczinsk.i de-
vint reine de France. Leur manière n'est pas
du tout celle dc5 historicus. ,\vani dépouseï;
— 94 —
Louis XV, Marie avait M un assez pauvre parii. I
Le l'omte tlEslr^es la rcclirrclia ; mais lemaiiai;e
maii(| lia, parce que , dit Vollaiie, on ne vonliit
pas faire dnc et pair le romte d'Estrées en con-
sidération de cette alliance. Ce mariai;e maniiné
afoiirni ?i iM. Titre Chevalier le sujet d'une jolie
nouvelle intitulée le Mauvaù pàr/i [t]. L'au-
teur suppose (|iie d'Estrées, devenu en elFetduc
et paii-, se trouve trop ijrand seigneur pour épou-
ser la tille d'un roi sans couronne et sans liien ,
qui vit d'une petite pension mal iiayée. Il re-
nonce .'i elle pour prendre la lille d'un traitant
enrichi dans la rue yuincampoix ; ctMarie, dé-
daignée par le i]eiitilhomnie, devient la femme
(In roi de France.
Les auteurs de Reine de France ont tout
simplement tourné la nouvelle en comédie ,
comme Barlhoio tourne Fanchoniiette en Ro-
sinetle , sans trop s'in(|uiéler d'accorder l'air
avec la chanson , c'est h dire le sujet du récit
avec les vraisemblances et les liienséances du
théâtre, ^ous voyons d'ahord Stanislas Leczinsiii,
dans sa retraite de Weissendioul'g , pleurant sa
couronne et sa (jloire déchues, recommençant
sur la carte ses eampa;;nes et celles de son hé-
roïque protecteur Charles XI 1 ; introdnclion
liien solennelle pour une u'uvre aussi mince. Il
songea marier sa fille , dotée de heaucoup de
grâces, de vertus , d'une excellente éducation ,
mais d'argent, pas un rouge denier. Cependant
il croit lui avoir trouvé un époux. Le comte
d'Estrées l'a vue, il en a été charmé; il neini
manque pour oser faire sa demande en forme
que d'obtenir la dignité de duc et i)air. Il l'ob-
tient enfin; Stanislas en reçoit lavis , il attend
son futur gendre en i)ersonne. Sans avoir en-
core rien dit à sa fille, il fait part de son projet
a sa sœur la princesse Hadzivill. Celle-ci, enti-
chée de royauté , crie à la mésalliance. On an-
nonce iVl. d'Estrées ; ce n'est pas le nouveau duc,
c'est son jeune frère, sous-lieutenant imberbe ,
<pii vient en cpialité de |)lénipoteidiaire négo-
cier le mariage. Fort mal reçu par la vieille
princesse, il reçoit de la jeune un accueil plus
encourageant. En un clin d'oeil il l'aime et Ini
plait. Qui le croirait ? le soi-disant sous -lieute-
nant, c'est Louis XV. Il a eu la fantaisie assez
peu royale de voir la femme qu'il iloit épouser.
Comme son armée est campée non loin de l;i, il
s'est échappé seul et déguisé, et s'est piésenté
dans la maison de Stanislas sons un nom dem-
iirunt. Il est présent lorsque Stanislas reçoit la
lettre par laquelle le duc dEstrées relire déloya-
lement sa parole. 11 se piojiose lui-même pour
gendre au père indigné. Des cris de vive le roi !
expliiiuent le mystère. Les officiers de S. iM. in-
quiets de son escapade se sont mis à sa pour-
suite, et arrivent enlin au moment où Louis sa-
lue Marie reine de France.
Il y a un proveibeqni dit(|u'('//a«</(/«'rcc;^,r
qu'on tôle. Or, MAI. Colomii et IJellet ont laissé
très bien portant l'auteur du Mauvais par/i ;
la coméilie est loin de valoir la nouvelle. Cette
])ièce est écrite avec une innocence digne de
lierquin, et parfois le style s'émancipe en des
singularités familières quisrappellent fort peu
l'espiil de Pitre-Clievalier. Heine île France est
une chute poiu' le thc;"itre de la lieniiissance qui
trouve d'ailleurs une ample comiicnsation à ce
petit échec dans raci|nisilion de mademoiselle
Fédé, jeune et charm.mte actrice cpii débutait
par le rôle de Marie Leczinska.
THE.\TRE DU PALAIS-ROYAL.
Lekaiii à l)rng}iignan , vaudeville en deux
actes , par MM. Deforgesct l'aul Vermond.
Lekain est attendu .'i Draguignan , oii il doit
donner queb|ues re|)résentations. Retardé par je
ne sais (luelle aventure, il y est ])récédé d'un
pauvre histrion, nommé Doguard, qui , chasse
de partout , vient chercher fortune à- Dragui-
(1) Le VoLECs a reproduit cette jolie nouvelle dans son
l}iW}6r|) (ji| 20 sentemhre 1§^8, , \
gnan. Celle respectable cité est en proie aux
émotions les plus vives , comme vous pouvez le
penser. L'affiche a promis Lelcain. Toutes les
l>Iacesdu Ihcftlresont retenues : madame la i)ié-
sidente a quitté son chftteau , escortée du capi-
laine Rourdas , son sigisbé, pour venir admirer
le Lovelace tragi(|ue (lont les correspondances
l)arisiennes ont porté jusqu'à elle la renommée
amoureuse. Enfin , un magnili(]ue souper, (pii
doit suivre la représentation, est déjà préparé ,
lorS(|ue arrive Doguard, à demi mort de fatigue
et de faim. Repoussé d'abord de toutes jiaris, il
s'avise, pour se faire écouter, de jirononcer le
nom magique ipii court sur toutes les lèvres.
Aussitôt l'attenlion se poite sur lui , sur ce
voya(;eur inconnu , et (piebiue difficile i|ue soit
la méprise, on croit voir en lui l'élève de Vol-
taire, le camarade de Clairon , le soutien delà
scène française. Doguard , un peu effrayé de
lette erreur flatteuse, déclinerait i)eul-élre un
iionneur dangereux ; mais l'odeur ilu souper ipii
atten.l le grand homme l'a tout d'aiiord séduit.
Il consent donc à passer pour Lekain, sans réflé-
chir aux suites d'un tel aveu. Et d'aliortl , et
avant de souper, il va falloii' remplir le rôle
il'Orosmane. En vain il prétexte une fatigue ex-
trême, en vain l'absence de ses costumes enle-
vés par des brigands. Le directeur a réponse à
tout: on apporte à Orosmane son turban , son
dolman, son poignard; il faut se résij;ner , il
faut jouer; Doguard prend son parti. Plusieurs
verres de Chanq)agne avalés coup sur coup lui
rendent le courage, et il se piécipite comme un
furieux sur la scène où l'attend Zau-e.
Son succès est immense. Les Dragnignannais
sont dans l'enthousiasme, la présidente met à
la disposition du grand homme sa main, son
cœur et vingt mille livres de rente. Doguaid ,
exalté par le triomphe, le prend au sérieux et
s'admire : il donne audience avec la dignité d'un
l'oi et traite de liant en bas un pauvre acteur
qui se présente à lui, sollicitant en toute mo-
(ieslie le droit de Ini donner la réplique. Ce
nouveau venu n'est autre que Lekain lui-même,
fort diverti par l'impertinente suffisance de son
étrange sosie : au plus beau monicnl de la le-
çon que ce dernier croit lui donner, le nom de
Lekain, écritsur le volume de Racine que tient
Doguard, vienl lui révéler tout le ridicule de sa
position. H s'humilie alors et ne demande qu'à
résigner le sceptre de bois doré, si imprudem-
ment usni'pé par lui. Mais Lekain ne l'entend
pas ainsi. Obligé de se cacher à la suite d'un
duel, il trouve ti'ès commode d'être rem|dacé,
|)our la maréchaussée comme pour les Dragui-
gnannais, par l'honnête Doguard auquel il aban-
doinie très volontiers sa partile recette montant
à SnO livies tournois. Cependant le ca|)ilaine
Rourdas vient provoquer l'acteur qui lui ravit
la belle présidente, et Doguard passeiait peut-
être un assez mauvais quart d'heure, si tout ne
venait à s'expliquer.
Cette pièce , empruntée à une nouvelle de
M. Eugène (iuinot, intitulée ; lekain en l'ro-
r/nce, t\iie nos lecteurs doivent se rajqieler, a
conqilétemeut réussi. lieaucou|> degaité, beau-
(oup d'esprit animent celle intrigue légère et
facile; les bons mois sont semés à ])leines mains
dans le dialogue, et le franc rire s'épanouit de-
puis la ])remière scène jns(|u'à la dernière. 11
faut dire et répéter qu'Alcide Tousez estun mer-
veilleux Lekain, un prodigieux Orosmane, et
qu'après mademoiselle Hachel il ne pouvait y
avoir dans la tragédie de début plus éclatant (jue
le sien.
Lekain à Drafjiiignan a \)our auteurs MM.
Delorges et Paul Vermond, autrement dit Eu-
gène (j ni no t, le spii'iluel au leur du spirituel feuil-
leton dont nous parlions tout à l'heure.
Leroi Dagobert, tragédie en trois actes et en
vers, de MM. Saint- Georges, Leuven et Des-
landcs.
Nous commettrions un faux matériel en écri-
ture publique si nous disions que Dagoberl est
une excellente pièce; çt qu'elle a étés'upépieijre-
menl accueillie. Mais aussi quel sujet difficile à
traiter que la fameuse histoire de ce roi de la
IH'emière race ! (jnel problème à résoudre que
celui de celte culotte mise à l'envers par le mo-
narcpie et remise à l'endroit par les conseils de
saint Eloi, ce serviteur sage et fidèle? Qui croi-
rait (|ue tout un système de haute politique lïit
caché dans le fond du vêtement nécessaire, ib)nt
liouitanl il est douteux (|ue Dagobert connût
l'usage '' Eh bien ' voilà ce que des hommes d'es-
prit ont voulu nous révéler. A les en croire, Da-
gobert s'endormait dans une apathie effrayante ;
ses chiens l'occupaient tout entier, et \\'\ son
royaume, ni sa femme Iblasperge, n'oblejiaicnt
de lui le moin<lre soin : c'était un roi crétin s'il
en fut, et sa femme Iblasperge abusait de son
crélinisme pour se livrer à toutes sorte» de dé-
portemcns; lorsipie le prince <le (jouesse s'avisa
de lui envoyer, en manière de pi-ésent royal, un
vêtement fasliional)le adopté par les éléj'.ans <le
sa cour, une culotte de velours l'onge, doiddée
de drap d'or. Dagobert admira fort la richesse
du présent, mais ne put deviner d'abord la ma-
nière de s'en servir. Fall.iit-il y passer les bras
ou lesjambes? fallait-il mettre le velours en de-
liors ou en dedans!' Saint Eloi, ])ar un éclair
de génie, dit au roi qu'il fallait mettre le veionis
en ilehors, et que i)ar eonséiiuent le dra|i d'or
devait s'applicpier à cru snrla peau royale.
Sitôt dit, sitôt fait ; le drap d'or agit avec tant
de force que le roi changea de caractère et de
mœurs en un clin d'œil. Comme un taureau, dans
les flancs du(]uel on aurait enfoncé des milliers
d'aiguillons, il redevint fier et superbe; il agita
ses cornes, et frappa l'air de ses mugissemcns.
Iblasperge se flattait de le reléguer dans un cloi-
tre, et de régner désormais seule avec Fleur-
d'Amour, son amant. Vains projets! vain es-
poir! La culotte à l'envers a renversé tous ces
plans coupables. Les ruses d Iblasperge tournent
contre elle-même : au lieu de tondre son mari,
eesl Fbiir-d'\mour qu'elle dépouille de sa flol-
lante crinière ; au lieu de l'élever sur le trône
roy.il, ellele préci;iite dans une triste niche, où
il languit, enchaîné par le cou, parmi divers au-
tres ipiadrnpèdes.
Enfin la culotte à l'envers a sauvé la France ;
mais Dagobert n'y peut plus tenir. Son héronpie
exallalionse change en fin'cnr, en frénésie. Alors
saint Eloi vient à son secours, et lui conseille de
retoinmer sa culotte. Le roi suit son conseil, et
le calme renait dans son àme, et la clémence
coule sur ses lèvres ; il ne reste plus de mécon-
tens que dans le [lartcrre el dans les loges. Ce-
|)endant les auteurs avaient pris avec le public la
plus ailroite des |>récautions : ils l'avaient pré-
paré à lindulgence par un prologue, commen-
çant ainsi :
Bonjour, cliarmaiit iiulilic, comment vous portez-vous?
Moi, ça ue va pas mal, merci 1 Salut à tousl
Ce prologue avaitle double avantage d'êlre plein
d'esprit, de bon goûl, d'à propos, et débité |>ar
Levassord'un ton, d'un air, d'un geste parfaits.
Dans le bon tem|)s de la comédie française, on
n'aurait pas trouvé d accent plus vi'ai, plus na-
turel, plus comitpie. Le prologue fait beaucoup
d honneur aux auteurs et à Levassor, nous ne
pouvons en dire autant de la pièce.
M. Henri Herz donnera le mardi 5 février,dans
sa nouvellesalle un grand concert vocal et instru-
mental, dansle(|ucl on entendra madame Dorus-
(iras, de l'Académie royale de Musicpie, mailame
Laty, MM. (jeraldi, l'onchard et Roulanger.
M. Hauman, célèbre violoniste, exécutera une
grande fantaisie pour le violon; M. Heni'i Herz
exécutera plusieurs morceaux de sa coraposiliou
et pour la première fois de nouvelles variations
sur la Sonnaminila; mademoiselle Reltz se
fera entendre sur la liaipe. Le concert sera ter-
miné par im grand duo coneeitant pour deux
|)ianos exécuté |iour la première fois à Paris par
MM. Henri Heizet Th. Doehler. Prix des places :
Stalles d'orcheslre, Vi h\ ; pourlour, lOfr.jpar-
95 —
qiict, 8 francs. S'adresser pour la location à la
manufacliire de pianos de IM. Henri IIerz,38,rue
de la Vicloiie et chez les principaux marcliands
de musique.
I g n
Rrouc îir ôix jours.
23 JANVIER.— On écrit des province du Rhin
au Courrier de la Moselle, t|ue le cini|nième
corps irarmée prussien, cantonné aux environs
de Berlin, venait de recevoir l'ordre pour se
mettre en marche vers les frontières de Relgi-
(lue. Déjà plusieurs régiments d'autres coips
(l'armée de la vieille Prusse et de la Polodue
])russienne viennent d'entrer dans la Prusse
rhénane.
— Un événement grave est annoncé par les
journaux de jMadrid, du 17. La garnison de Me-
lilla, ville ai)partenant aux Espagnols et située
dans le royaume de Fez, en Afiicpie, près de la
mer, s'est .soulevée et a proclamé Charles V. Une
junte royale a été instituée sur le champ pour
gouverner la |dace au nom du roi. Celle nou-
velle répand à [Madrid des in(|uiétudes sérieuses.
— La fièvre typhoïde fait en ce moment d'as-
sez grands ravages \\ Londies, et particulière-
ment dans le (juartier de Clerkenwelle et dans
le voisinage de Gray's-im-Lane.ll y a eu plusieurs
casviolensde lièvre scarlatine (jiii n'ont pas tar-
dé à prendre le caractère du typhus. C'est cette
dernière alfection qui règne en ce moment.
— Des plaintes étaient adressées depuis quel-
que temps au conseil de discipline de l'ordre
des avocats sur la manière dont sont souvent
jirésentées les défenses d'office devant les cours
d'assises.
Le conseil a décidé hier (|ue , tous les trois
mois, il serait dressé un taldeau dans lequel fi-
gureiaienl quinze avocats piis soit dans le sein
(lu conseil, soil parmi les anciens, et vingt sta-
giaires , et que ce tableau serait remis aux prési-
dens d'assises aliu (ju'ils pussent être guidés
dans la désignation qu'ils l'ont pour les dél'enses
d'office.
dame qui est aujourd'hui propriétaire Je celle
liague a (^cril à Donizetti pour lui adresser tous
lescomplimcns (|ue mérite sa belle n)usi(iue et
pour lui offrir de confier, au moins pour une
soirée, la bague même aux acteurs du poème.
Ainsi, la prochaine représentation de Roherto
olfnra |)rolpablemenl celtesingularilé que le pré-
cieux joyau du comte d'Essex figurera de nou-
veau, après si longtemps, mais il est vrai sur une
aiiiie scène, au milieu des tragiques douleurs
de la cour d'Elisabeth.
2C.— Outre la 3' division de l'armée belge
dont les quartiers généraux sont établis h Diesl,
Lierre et Namur, la 4" division a son quartier
général à Malines sous les ordres du général
Uuvivier; elle est composée de 22 escadrons de
grosse cavalerie.
5" Division, dile division des Flandres, quar-
tier-général à Cand, commandée par le général
segmieu (Saint-
— On lit dans le Mercure
Elienne) :
<c l-a fabrication des fusils de luxe, pendant
l'année 1338, a été pour notre commerce de
3y,0'12 fusils, dont '20,074 fusils à canon double
et 18,908 armes simples , et pour les i)istolels
3;231.»
-' — Le capitaine Smith, frère de la princesse de
Capoiie,vabientôtépouser miss Catherine Abjjols
sirurdc lord Tenderden. La belle mademoiselle
de Crillon, fille du duc de Crillon et sœur de la
comtesse Ch. Pozzo di Rorgo, est à la veille de
se marier avec le comte de iMercy, jeune Fran-
çais très riche.
— La commune de .«aint- Aubin (Maine-et-
Loire) vient d être le théùlic d'uii liorril)le assas-
sinat. Liiejeune fille de cet endroit étail recher-
chée par deux jeunes gens, dont l'un semiilait
être piefcre à cause de sa forlune ; l'autre , iiiii
devait hériter d'une taiilc avancée Cii fti>e ('t se
tr(Miv(!rpar là au niveau de son anlaS'onisIe
coïK-utet exécula le i)rojetde rassassliu'r. Après
S'être introduit chez elle par la toiture dV sa
maison, il lui serra la gorge avec un mouclioir
et lui porta un coup de couteau au (-(Piir. Il la
laissa ainsi gisante dans son sang, et se sauvi
après lui avoir volé 900 fr. L'assassin a été arrêté.
— La célèbre bague du comte d'Essex est en-
tore en la pos.sessiou d'une noble famille an-
glaise qui conserve héri'dilaireiuent
précieux souvenir. Celte famille est
meut à Paris, et n'a |)as inaii(|ué, comme on "le
pense bien, de se rendre aux Italiens pour en-
tendre l'opéra de Robcrlo Dercrcu.r mû a
pour sujet les aventures du conile d'Essex et
pour lULMid principal la fameuse bague doniîée
|)ar hlisabeUi au comte.
\4ti \m\mm 4o la rem-ésciumion, la noble
Cliimb;elle se compose de plusieurs régimens
de réserve et des 4" bataillons des régimens de
ligne.
C Division, dite division de l'Escaut, quartier-
général à Anvers, commandée par le général
comte de Looz. Elle comprend les deux rives de
1 Escaut, la ville et la citadelle d'Anvers.
— Hier au soir, les deux drapeaux prisa la
citadelle de Sainl-Jean-d'Llloa ont été placés
dans l'église des Invalides.
— La Gazette dAugsbourg , après avoir
annoncé que les troubles de Faenza sont complè-
tement apaisés, cite une lettre d'Ancône portant
qii on a découvert, dans cette ville, un complot
dirigé contre le gouvernement pontifical, et que
de nombreuses arrestations ont été ojiérées.
— La grille du [liédestal de l'obélisque de
Louqsorvient d'être posée. M. Hittorlf,aicliitecte
(je la place d(' la Concorde, se propose d'en faire
dorer les ornemens jiour la mettre en harmonie
avec les candélabres qui décorent la place.
— Madame Laréveillère-Lépaux , femme de
l'ancien membre du Directoire, vient de mourir
à Paris dans un âge fort avancé.
— Le doyen des rois d'Europe, Charl-s-Jean
(Bernadotle), roi de Suède , entre aujourdlini
-2G janvier, dans sa 76= année, élaii't né le •'«
janvier 17G4.
— Paris a quatorze hiipitaux, contenant .ï 397
lits, et douze hospices de charité (parmi lesiincbs
sont aussi comptés les maisons d'orplielins b^
liospi(;es d'incurables, etc.), où se trouvent l->' 1 58
lus. Les dépenses ordinaires qu'exigent Ions ces
établissemens s'élèvent à I1.255,(i,57 francs On
compte, pour la nourriture et le traitemeiit des
malades: f'arine, 1,020,000 fr.; vin r)3iMI0fr'
viande, 1,200,000 fr.; autres provisio'ns débou-
che, OriS.OOO fr ; inédicainens, ;ii)0,7i;o fr • baii-
'iges, etc., 58,(i:i2 fr.; habillement, cliaiilfaVe
uiclussage, 1,572,243 fr. L'enlretien des bà'lil
trais d'adminis-
b
mens coûte 538,728 fr., et les
tration s'élèvent à 1,230,535 ft
— Un singulier mode de n'sistance conlie
laugmenlation de l'impcH de consommalion
s organise en ce moiKeiil dans le canl(m des
(.risons Le premier jour de I an, io„s les fui
meurs de tabac delà C(imniiiiie de Kiiblis soûl
convenus de consigner leurs pi|i(\s chez un "
silairecommiin, et d'en Cesse
suppression du nouvel impiM
neraux Schramm, Rugeaud, Achard, de Faudoas
Lalain d Audenarde, de Lascouis, de Rumicnv
Henry, Bourckholz et RIanquefort sont de ce
nombre.
— Le pays apprendra avec joie, dit le Sun
que le point le jdiis iiitéiessant du discours du
trône aux deux chambres du parlement et au
pays tout entier, sera l'annonce du mariage pro-
jeté de S. M. la reine d'Angleterre. Lheureuî
objet du choix de la reine est le prince Albert
fils du due régnant de Saxe-Cobourg, et cousin
des. M. Le prince Albert est un beau jeune
homme de vingt-deux ans. 11 a demeuré quel-
que temps en Angleterre pour visiter la famille
royale.
A quelle époque lu-ochaine aura lieu cet évé-
nement, nous ne jiouvons encore le dire- mai»
nos lecteurs peuvent compter sur l'authenticité
de nos informations.
-le Diariodi lio?na annonce la mort .In
'"'■'T/''f.';''^,î''"- P ''^'^'"•'^ diplomate russe
es ,le.',^dé a Rome le -8 janvier. Le mêmej,.ur-
nal parle dune nouvelle éruption du Vésu^dui
a eu lieu le 8 janvier. '
. —Un voyageur écrit de Valcnciennes le 22
janvier : « Une digue a été renversée aux Crénins
routle pays est inondé. Le locsin sonnai de
plusieurs villages pour demander des secours
Le soir, une partie de la levée de Coudé à Va-I
ée'"»""'"* ^^' '^^'^""•-'^e «' est en partie submer-
— Le maire, un adjoint et quinze conseillers
mumcipaux de Dieppe viennent de donner leu?
démission. ""'ci icur
- Anjour(|'hiii MM. Soyer et Ingé ont fondu
d un seul jet le chapiteau et le laud.oiir ,,ui ."o"
vent couronner la colonne de juillet; le cli iiW-
teau, k m()iT,^au le plus important ,,ui ait 'é é
jamais fondu d un seul jet, présenle 84 pieds , e
développement et a nécessité 18 mois de travail
I »^ '^','J''""'<'bui l'Académie des inscriplions e'i
belles-lettres a procédé à la nomination "un
membre en remplacement de M. Amaurv-ll„val
Au premier tour de scrulin, M. Cli. Lenormand
conservateur de la Ribiiotheque rovale, a obtenu
2/ suffra;;es sur 3.5 votans et a été proclamé
membre de l'Académie. protianié
epo-
' usage jusqu'à la
ce triste et
en ce iiio-
27. —Une lettre de Yenloo. en date du 54 an-
nonce qu'une partie de l'armée liollandaîse 1
passe la Meuse et s'est portée sur la rive droite
de ce neuve. Elle pourra s'appuyer, par ce mou-
vement, sur la forlerc.sse de Miestrielil. L'a
belge se dispo.sait à mannuvrer dans 1, "
sens.
—Plusieurs géiiéraux ont reçu l'ordre deiiar-
tir pour aller prendre le cDminaiulcmenl des
divisions et brigades du corps de rassciablcmeiit
qui lie forme sur les froailCres ilii uord. Les (jé-
luee
e même
.h^fT\-^ ^^"^■'■''' ■?'<".''ne'-ki, commandant .n
mte ; e ' ^;,'"r'' l'."''^"-^e pendau.l i,n.„or,e le
iiltede 1831, le vainqueur de Dcmbed d'I > mie
le luMos d ( strolenka, vient .lêlre appelé nârTé
■01 Leopo d à servir s.mis les drapeaux 'de a
Re g.q.ie. I ,^sl parvenujàse soustraire à' la sur-
veillance dont ,1 étail l'objet delà pari d pou_
vernement autrichien à Prague. Airi'é ë '4 à
L.mdres. il d,„t être en ce moment à Rriixelles.
-Toui(|s les nouvelles ,|ne Ton recoii de la
, (.harente-lntérieure font c.nnaiire quel, .' î„e
règne sur tous les poinis de ce dépar.ement
ne (^er aine ,n,„„éliide existe cepen.lau. p. rû j"
les habilans de la campagne, et l'exporlation de"
giams.|ii. ront.uuailles pr.-.occuile beaucoup
L ordonnance (|iii défend l'cxporlalion «
sans doute les rassurer. «-"ou va
— La cour royale de Paris est .saisie en ce mo-
'"•■01. il une affaire grave: il s'agit d'un procureur
du roi accusé d intrigue et de fraude pour,,<s„-
rcr son clcdion comme membre d'un consèil-
gcnera! L ne audience extraordinaire a été coii-
M.'-'n. ''eue '■'"''•'' *''. anirs avoir entendu
M C laix-d Est-Ange. charg(< de .soutenir la de-
mande eu aiinulaliou de léleciiou de M Mon-
g.s procureur du roi à Troves . lacoura remis
I .iff.ureà huitaine, et a iuviié J'avotai-général à
prendre des reiiseiguenieiis sur les feiis allégués.
— Le./<>(^r/»r?/ de Sim/rue, du 9 janvier!' an-
noiic,' ,pic le sulLiu Mahmoud vieui .{accorder
à M. .Mole la grande décoration du Mc/ian Ifii-
-Nous rc^-relious d'avoir k annoncer la mon
.lu mm uarurabsie ,^|, Archer île 13Jojs' ,S
— 96 —
livrait k des recherches scientifiques dans les
provinces méridionales de la Perse.
— Le clocher de Ferrières, dans l'arrondisse-
ment de Montaruis, vient de s'écrouler. Ce clo-
cher était un des plus auciens de France.
— Ali;er possède en ce moment un théâtre
italien ; les pièces (|ui y ont été chantées sont :
Belisuriii, la I\orma , Torquato lasso et la
Lueia di Lamermoor. Le prix élevé des jilaces
nempéche pas le public de s'y porter avec un
empressement assez marcpié. Il est question de
reconstituer à Alger un théâtre de vaudeville
avec les débris de la troupe française qui a
échoué l'an dernier dans la comédie, la tragé-
die et le drame.
29. — La Gazette cTAugsbourg publie, sous la
date de Naples, 10 janvier ; « La reine douairière
doit épouser, le 15 de ce mois, le chevalier de
Balzo, colonel du 1" réjjiraent de lanciers.»
— Le général Narvaez est parti de Gibraltar
pour Londres dans les premiers jours dejanvier,
a ce que rapporte le Diario de Séville, sur la
foi d'un voyageur.
— On mande de Constantinople :
Abdul-Heimid, le plus jeune des fils du sul-
tan, annonce de grandes dispositions pour l'art
militaire. Son sabre ne le quitte point. 11 a une
prédilection marquée pour les exercices straté-
giques et pour les travaux de jardinage. Néan-
moins il se livre aussi â des éludes sérieuses, et
le sultan a, dit-on, le projet d'appeler à sa cour
quelques célébrités françaises pour initier les
jeunes princes aux sciences européennes et les
faire voyager ensuite.
— L'armée vient de perdre une de ses gloires,
et la France un de ses meilleurs citoyens. Le
lieutenant-général Sémélé a succombé, à Urville,
près de Metz, seulement âgé de 66 ans, dans la
journée du 24 janvier 1839.
— M. le ministre de la guerre vient de trancher
Fimportaiite (piestion de savoir comment les
officiers d'état-major doivent porter le chapeau
à cornes. Aux revues et aux défilés, dit le mi-
nistre, le chapeau sera porlé en bataille, c'est
à dire de travers; dans tous les autres cas, il
sera porté en colonne, c'est à dire une pointe
en avant.
— On avait reçu d'Oran une fâcheuse nou-
velle. Le bcy \ oussouf était à la chasse avec quel-
ques autres personnes; il fui attaqué à l'impro-
viste par un énorme sanglier, qui l'aurait mis en
lambeaux sans l'arrivée d'un autre chasseur (|ui,
d'un coup de fusil a abattu I animal. >lais la balle,
après avoir traversé le sanglier, a malheureuse-
ment atteint Youssouf à la cuisse et lui a fait une
Llessure que l'on dit très grave.
— Hier, à minuit, le thermomètre de l'ingé-
nieur Chevalier marquait 3° 5|10 au-dessous,
je 0 ; aujourd'hui, à 4 heures du matin, 5*; à 6
Ijeures.S" 5|I0; à midi, 1» 5iI0. 11 n'y a pas
d'apparence que le froid soit excessif, au moins
pour sa durée.
— M. le ministre de l'intérieur vient d'accor-
der une somme de t,,m{) fr. à la ville de Bayeux,
pour la conservation de la tapisserie de la reine
Malhilde, représentant la conquête de l'Angle-
terre par les Normands.
30. — On écrit de Saint-Pétersbourg au Com-
inerce , le 12 janvier:
Le gouvernement russe augmente de plus en
plus ses pré|>aratifs de guerre, .lusqu'à présent,
tous les mouvemens de forces de terre et de mer
oui se sont opérés ont eu lieu au midi et à l'est
lie l'empire; mainlenant il va yen avoir aussi
dans les provinces et les parages du nord.
— L'ordre vient d'être donné à la corvette de
charge la niante, commandée par M. Bar-
bier, capitaine de frégate, de partir de Toulon
pour aller opérer le sauvetage de la frégate
f Herminie. On a re.u des lettres du comman-
dant Bazoche, et, comme on devait s'y atlendre,
le naufrage de son bâtiment est un de ces événe-
mens de mer ([u'aucune prévoyance humaine ne
peut empêcher.
Voici un extrait de la lettre écrite par M. Ba-
zoche : « Parti de la Havane le 1.5 novembre ,
j'ai éprouvé une série de vents contraires, mais
sans mauvais temps. Me trouvant près des Ber-
mudes, et en situation de prendre bonne con-
naissance de ces îles, je voulus en approcher au-
tant que possible. Jélais encore à quatre lieues
de terre, quand la frégate échoua sur des récifs
qui s'étendent jusqu'à cette distance et qui ne
sont portés sur aucune des cartes françaises, je
n'en avais pas d'autres à bord.
^Pendant un instant je n'ai eu que quarante
hommes valides en état de faire le service de la
frégate. Je faisais moi-même le quart; seul de
l'état-major, je n'étais pas malade ! »
— M. Pavy, ancien député, l'un des plus ho-
norables fabiicans de Lyon, vient de mourir su-
bitement dans celte ville, à l'âge de 72 ans.
— Le procèscoiilre M. de Montalivet, à raison
des fouilles prali(|uées aux Tuileries au mois de
septembre 1830, vient d'être mis au rôle, elsera
vraisemblablement appelé dans les preniieis
jours du mois prochain.
M" Crèvecœur, avoué, doit occuper pour M.
Gros.
M. Montalivet a constitué M' Balatier , aussi
avoué au tribunal de première instance de la
Seine.
C'est M. Jules Favre qui doit plaider pour le
demandeur; suivant les on dit du Palais, M.
Philippe Dupin plaiderait pour l'ancien inten-
dant de la liste civile.
M. de Montalivet ayant renoncé à proposer un
déclinatoire, cette intéressante affaire sera tout
de suite plaidée au fond.
— Hier matin, îi dix heures, il y a eu à l'église
Saint-Roch un service anniversaire pour M. Se-
verini , qui a péri , il y a un an , par suite de l'in-
cendie du Théâtre-Italien.
— Il est bruit en ce moment, dit- on, au Théâ-
tre- Français, de réclamations élevées par made-
moiselle Rachel, au sujet de son traitement.
Sans vouloir nous ^'ai^e juges de cet incident ,
et sans contester les grands services que cette
jeune actrice rend chaque jour à la Comédie-
Française , nous croyons devoir dire que le di-
recteur (le ce théâtre n'a pas attendu ipi'une
demande de celle nature lui fût faite pour don-
ner à mademoisell ■ Rachel un témoignage de
son équiié. En elîet l'engagement de mademoi-
selle Rachel , d'abord de 4,000 fr. , a été porté
par lui, et de son propre mouvement, à 8,000 fr.
au mois d'octobre , et à partir de ce moment
il lui alloueen outre une gralificaiion de l,000f.
par mois, ce qui porte le traitement annuel de
mademoiselle Rachel à 20,000 fr.
Rais de l'Opéra. — On se souviendra long-
temps du dernier bal de l'Opéra. Dés minuit la
salle élail co'nble. Dans les loges, dans les cor-
ridors, dans le foyer, en bas, en haut, partout la
foule, joyeuse, animée, haletante de plaisir. Plus
de 5,000 i)ersonnesse pressaient dans cette im-
mense enceinte magnifiquement décorée, éblouis-
sante de lumière, de parure et de fleurs. On ne
marchait pas, on se portait. Les riches et nom-
breux équipages qui attendaient à la porte de
l'Opéra annonçaient que cette imposante réu-
nion était composée de l'élite de la société de
Paris.
Les danses, dirigées evec une admirable pré-
cision par Jullien, se sont prolongées jusqu'au
jour. Sa nouvelle valse, la Fauvette, exécutée
par lui sur la petite flûte, a obtenu un immense
succès.
Bah de la Henaissance. — 11 faut obéir au
public, surtout quand il se prononce dune ma-
nière aussi péremptoire qu'il la fait dimanche
dernier au bal de la Renaissance. La foule s'est
portée à cette belle fête avec une telle violence
qu'une grande oartie du puldic a été forcée de
renoncer à pénétrer dans la salle, même après
plusieurs heures d'aitenle sous le pévystile, par
un froid de 10 degrés. L'ascalier, les couloirs,
toutes les loges, tous les lieux oii pouvaieni se
placer deux pieds et s'appuyer une main étaient
occupés par les masques, les dominos, les dan-
seurs, les curieux, tout Paris enfin. En présence
d'une vogue aussi prononcée, l'adminislration a
dit compenser la courte durée du cai'naval et se
relâcher un peu du nombre restreint des bals
qu'elle avait promis. Elle en donnera donc un
cinquième CE soir jeudi, et la beauté de ce bal
extraordinaire ne laissera rien à regretter aux
personnes puiont dû se priver de celui de di-
manche dernier.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
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LE VOLEUR,
(èa}HU îr^ô Jaurnaui* français stHvan^iv^.
SOMMAIRE.
SÉJOUR DE LORD ByRON A PiSE; DESTINÉE DE
LORD Byron, par M. Poujoulat. — Un dé-
jeuner d'amis (extrait de Tout pour de F Or),
par M. HiPPOLYTE Alger. — Il Bancolo,ou
l'aumône d'un artiste, par M. Amédée de
Bast. — Fixation des images dans la
chambre noire par la seule action de la
LUMIÈRE. — Poésie : Le prologue de Dago-
berl , tragédie, par MM. de Leuven et de
Saint-Georges. — Revue des tribunaux :
ij Accusation de tentative d'assassinat sur
la personne de madame Flora Tristan,
parle sieur Chazal, son ?nari. — Revue
dramatique : Académie royale de Musique :
, la Gypsy, — Revue des modes. — Revue de
cinq jours.
Gravure de modes. — N" 80.
SÉJOUR DE LORD BYRON A PISE.
Destinée de lord B^ron (I).
Pise 30 décembre 1838.
Souvent, dans nos promenades sur le (juai de
la rive droite de l'Arno, je passe devant le palais
Lanfrane qui fut habile par lord Byron en 18-22.
On lit dans un roman récemment publié «jue la
cupidité exploite aujourd'hui au palais Lanfrane
le souvenir du poète anglais. C'est une erreur.
Depuis le passage de lord Byron, ce palais a été
acheté par un riche seigneur de Toscane, qui en
fait sa demeure, et la cupidité n'en ouvre point
les portes. Voulez-vous savoir comment l'auteur
(1) Nous empruntons cet article à une Ictlre que
Ml Poujoul»! Tient d'adresser à <ii (JuoiMiennc,
de Child-Uarold vivait à Pise ? 11 se levait très
tard, parce qu'il travaillait la nuit; c'est de mi-
nuit à trois heures qu'il battait monnaie dans
son officine poétique, selon ses propres expres-
sions; vous savez que ses vers étaient comme des
lettres de change payables à vue à Londres. U
avait, dit-on, coutume d'allumer sa verve au feu
des liqueurs fortes. Je pense pourtant que le
poète avait d'autres moyens de s'inspirer, i)uis-
qu'il composait aux heures de la nuit ; le specta-
cle d'un beau ciel étoile pouvait bien autrement
éveiller son génie que l'usage des meilleurs spi-
ritueux britanniques. De onze heures à midi,
Byron prenait son premier repas; sa nourriture
était toujours maigre. La raison qu'il donnait de
ce régime, c'est que la viande rend féroce; mais
on pouvait en trouver le motif véritable dans la
peur qu'il avait de prendre de l'embonpoint.
Cet homme, que son pied-bot rendit si malheu-
reux, avait, comme on sait, une grande préten-
tion à la beauté des formes; il aurait acheté de
plusieurs années de sa vie l'idéale perfection d'A-
pollon, pour faire oublier une infirmité qui mit
tant d'amertume dans son àme, et qui peut-être
fut la cause première de sa sombre humeur, de
sa haine si profonde contre la société, contre les
hommes. La manière dont Byron sentait son in-
firmité est le plus incroyable petit côté de cette
grande nature.
Après le repas de midi, le poète, accompagné
de quelques Anglais ses amis, s'tn allait à cheval
à travers les campagnes de Pise. Le divertisse-
nunl ordinaire de la cavalcade était délirer des
coups de pistolet contre des/>ay/i ^petites pièces
d'argent du pays) qu'on lau<;ail en l'air. Byron
lirait habilement le pistolet et mamiuail rare-
ment la pièi.'c d'argent. V l'approclu- du soir la
cavalcade rentrait dans la ville. Le poète pre-
nait son second repas de sept ù iiuit heures. Ses
soirées se passaient chez madame Guiccioli ,
qui demeurait dans un autre quartier de Pise.
A onze heures le poète rentrait au palais Lau-
^ franc et iccouiment;ait son nocturne labeur.
Ainsi vivait Byron sur les .bords de l'Arno. Il
recevait peu de monde chez lui , et poussait le
dédain aristocratique jusqu'aux limites les plus
extrêmes ; ce qui ne l'empêchait pas de profes-
ser les doctrines les plus libérales, et de répou-
dre à une obligeante invitation du grand-duc de
Toscane, par ces mots d'une assez bonne cru-
dité démocrati(|ue : Je n'aime pas les rois !
La vie de Byron s'écoulait donc paisiblement
à Pise, lorsque le 21 mars de celte année 1822
un événement fâcheux vint jeter le trouble daus
ses jours; je veux parler de l'affaire du sergent
Masi , ({u'on a diversemant racontée en Angle-
terre, et que je puis vous donner dans toute sa
vérité. Etienne Masi, d'origine toscane, était
sergent-major dans la compagnie des chasseurs
à cheval , et se trouvait alors de garnison à Pise ;
il n'est pas chevalier de notre Légion-d'Honneur,
comme on l'a dit, mais il a combattu a\ec dis-
tinction sous les bannières françaises, au lemps
de Napoléon. Masi vit encore; il habite Pise.
J'ai demandé à voir cet homme qui , par le ha-
sard des choses de la vie, a exercé une grave in-
Huence sur le destin d'un grand poêle : on nous
l'a amené ; c'est uu homme de quarante-six ans;
sa physionomie est ouverte; elle respire I.t bonté
et la loyauté. Masi nous a raconté l'événement
du aï mars; je vais le laisser parler :
« C'était vers le coucher du soleil , nous dit le
sergent; je revenais à cheval d'une paiiie de
campagne, et je me trouvais .'i un quart d'heure
de Pise , du cùlé de la porle d' (//(• l'iaggi ; de-
vant moi , je vois la roule occupée, envahie par
ime cavalcade qui regagnait lenlemenl l.i ville;
c'était lord lUron. accompagné de ses amis, ains
que je l'ai su depuis; auparavant je n'avais ja-
mais enlcudu lu'ononrer son nom; dans mon
humble vie de garnison , je n'étais guère au
courant des renommées |ioéiiques. Il m'impor-
tait de rentrera Pise le plus lOl possible, car j'a-
vais h cotimiander pour le soir quinze soldats
de faction au tlié.llre. Je cherchais donc .'i mou-
J vrjr passage à travers la cavalcade , mais le che^
— 98
min restait toujours fermé, et pas un des cava-
liers ne se dérangeait ; je m'aperçus au contraire
que ces messieurs se moquaient de mon impa-
tience et qu'ils avaient envie de se jouer de moi.
A la "tin je perdis patience; mon cheval, qui
<tait fougueux et que j'avais eu de la peine à re-
tenir jusque-là, passa rapidement au liord du
chemin sur des las de pierres destinées h l'entre-
tien des routes. Aucun des cavaliers n'avait eu
l'air de prendre garde au bruit des pas de mon
cheval sur les pierres; toutefois, en passant rapi-
dement, je touchai un de ces messieurs, je ne
sais si ce fut lord Byron, et la secousse lui lit
tomber son chapeau. Je continuai ma route,
lorsque tout à coup le courrier de lord Byron,
lançant son cheval, me louche h dessein assez
fortement la jambe ; je feignis de ne pas com-
prendre son intention et je ne dis mot.
)) Un instant après, toute la cavalcade m'en-
tourait ; ces messieurs me demandent raison de
l'insulte qu'ils ont reçue, disent-ils; lord Byron
et un colonel à grosses moustaches me donnent
leurs cartes et me demandent la mienne; je
réponds que je n'ai pas de carie, que je m'appelle
Masi, sergent-major à la compagnie de chasseurs
à cheval, et que je n'ai jamais reculé devant un
duel. Mais lord Byron et le colonel s'obstinaient
à vouloir ma carte ou au moins mon nom par
écrit ; moi je répondais toujours que je m'appe-
lais Masi et que cela devait suffire. J'avais trente
ansalors, j'étais vigoureux et je n'avais pas peur.
Tout à coup un des cavaliers me donne un coup
de cravache qui m'atteignit à peine, mais le
coup était donné et l'injure était faite; mon
sang bouillonnait; je tirai mon sabre, et à coups
de plat de sabre je les démontai tons, tant qu'ils
étaient. Cet hotnme-tà est un diable, disaient
les Anglais déconcertés. Une dame qui était en
voiture, et qui avait l'air de connaître ces mes-
sieurs (c'était madame Guiccioli), en voyant lord
Byron démonté, s'écriait : Ciel! ayez pitié de
noiisl
» J'entrai dans la ville ; je prévins les gardes
de la porte A' Aile Piagge et leur lis dresser pro-
cès-verbal. Tandis que je m'avançais seul sur
le quai de l'Arno, on vient me prévenir que mes
jours sont en danger ; on m'engage à ne pas
suivre le quai, mais à passer sur le pont voisin
de la [)orte A' Aile Piagge. Je n'écoutai point ce
qu'on me disait et je poursui\is ma marche vers
le palais Lanfrane, ignorant que c'était là l'habi-
tation de lord Byron. Soudain plusieurs Anglais
m'entourent; je leur fais croire d'abord que j'ai
une paire de pistolets à ma selle; je feins d'y
porter la main et je menace de brûler la cerv»-lle
du premier qui s'approchera. Cette ruse produit
d'abord son effet. Peu de temps après, un Anglais
se précipite vers moi avec un pistolet, mais je
l'enlace dans mes bras et je l'empêche de lâcher
son coup. Pendant ce temps la ville était en
mouvement; la population de Pise s'ameutait
Tcrs le palais Lanfrane; au milieu du désordre,
un homme sorti du palais de lord Byron me
perça le côté avec une canne à dard à deux
tranchans ; je ne vis point cet homme, et dans
mon trouble et dans la situation violente ofi
j'étais alors, je ne fus en (|uelque sorte averti du
coup que par le sang ipii coulait. On m'emporta
à l'hôpital \i'. plus voisin ; le cliirurgicn Vacca, que
pou» avons perdu depuis, dont vous avez pu
voir le tombeau au Campo Santo, fut appelé ; il
déclara la blessure mortelle et annonça qu'il me
restait à peine vingt- quatre heures de vie.
» Le lendemain, lord Byron m'envoya son
chirurgien et cent louis en or, me faisant dire
qu'il déplorait ce malheur et qu'il ignorait le
meurtrier. Je ne voulus pas voir le chirurgien
anglais et je renvoyai h lord Byron son or; je lui
répondis que je n'avais pas besoin de ses se-
cours et que ma solde me suffisait : je répondis
aussi que si je ne mourais pas de la blessure,
j'irais lui en demander raison ; et que si je mou-
rais, d'autres me vengeraient. Lord Byron disait
qu'il ne savait pas celui qui m'avait percé le
Hanc ; il l'ignorait peut-être, mais c'était pour-
tant un homme de sa maison. Je vous ai dit que
la ville de Pise avait été en mouvement, cela
devint en effet une grande affaire ; les étudians
s'étaient rassemblés et voulaient chercher le
coupable ; le commandant de Pise eut beau-
coup de peine à contenir la compagnie de chas-
seurs qui voulait venger son sergent. Le gouver-
neur de Pise mit en prison tous les serviteurs
de lord Byron, et signifia à tous ses compagnons
l'ordre de quitter la ville ; il accordait à Byron
un délai. Ma convalescence fut bien longue,
mais, comme vous voyez, je ne suis pas mort,
malgré l'arrêt du célèbre Vacca ; toutefois mon
malheur a été grand, car ma carrière militaire
s'est trouvée interrompue, et je suis père de
famille. Le grand -duc de Toscane, qui m'a fait
plusieurs fois raconter celte aventure, est venu
à mon secours par une pension de cinquante
francs par mois. Souvent aussi des voyageurs
anglais veulent que je leur raconte tout cela;
ils me disent qu'on parle plusde moi- à Londres
qu'on ne parle du Saint Père à Rome. »
Pendant que Masi nous redisait cette histoire,
sa physionomies'animait; toutes les impressions
de ces momens-là , déjà si lointains , se pei-
gnaient dans ses yeux ; de temps en temps il es-
suyait des larmes. J'ai remarqué que pas une
parole amère contre lord Byron n'est sortie de la
bouche du pauvre sergent. « Mon portrait a couru
à Londres, nous a dit Masi, et voici comment il
a été fait. Deux ans après mon malheur, je m'é-
tais fait marchand de tabac; un jour un Anglais
entre dans ma boutique et achète un paquet de
eigai'es; il paie le paquet , mais il désire le lais-
ser chez moi et se réserve de venir prendre les
cigares l'un après l'autre, à mesure qu'il en aura
besoin. Cha(pie fois que cet Anglais entrait dans
ma boulique, il me regardait avec une attention
extraordinaire. Le paciuet de cigares tirait à sa
fin, lorsqu'on vint m'annoncer qu'on avait fait
mon portrait et iju'il était fort ressemblant.» Au
rapport de Masi, les serviteurs de lord Byron
fuient mis en liberté sans qu'on eût pu décou-
vrir le nom du meurtrier ; ce nom est resté un
myslèi'e. On a insinué que Masi pouvait liien
avoir éié frappé par l'ordre de lord Byron. INous
pensons (pic cette insinuation est une des nom-
breuses calomnies dont on a chargé la mémoire
du poète, (jui malheureusement ne fut pas tou-
jours sans reproche. Les torts de Byron dans
cette affaire peuvent se réduire à ceux qui ré-
sultent du récit simple et vrai du sergent toscan.
Le funeste accident du 21 mars avait changé
la vie de lord Byron à Pise ; ses compagnons
étaient dispei*sés ; il restait seul et sous le coup
de la malveillance publique. On comprend le
désir qu'il eut de s'éloigner pour quelque temps
de la ville où souffrait un homme frappé par un
des siens. Byron alla passer plusieurs semaines
dans le voisinage de Livourne, à Monleriero ; il
occupait une villa appelée Casa Rossa, et retrou-
vait là son jeune ami Gamba, frère de madame
Guiccioli. Ses jours étaient tristes à Monlenero j
privé de sa chère Ada, il s'était attaché à une fille
naturelle nommée Allegra,etla regardait comme
l'espoir de son cœur, comme la consolation de
sa vie; or, celte pauvre petite créature, qui oc-
cupait tant de place dans l'àme de Byron , ne
devait qu'apparaître sur la terre ; elle mourut à
Bagnacavallo , le 22 avril, ùgée de cinq ans et
trois mois. Vous eussiez dit qu'Allegra était
montée au ciel pour demander d'avance à Dieu
le pardon de son père. Les restes d'AUegra fu-
rent portés et ensevelis en Angleterre, avec une
inscription où le poète disait: J'irai à elle,
mais elle ne reviendra point à moi (Atidro à
lei, ma ella non ritornera a me).
De nouvelles affaires qu'il est inutile de rap-
porter amenèrent une décision sévère contre le
jeune Gamba; il lui fut ordonné de quitter la
Toscane sous trois jours. Le gouvernement avait
espéré que Byron suivrait son ami , mais celui-
ci laissa partir Gamba pour Gènes et revint à
Pise. Le poète songeait pourtant à quitter les
bords de l'Arno, la Toscane n'avait plus pour
lui ni repos ni charme ; mais vers quel pays de la
terre devait-il porter ses pas ? Sur quel rivage
devait-il chercher un asile ? 11 l'ignorait. Un
beau rayon de gloire s'attachait à son nom en
Europe , mais la malédiction, la haine s'y atta-
chaient aussi. Pendant que Byron abandonnait
son esprit à toutes les incertitudes de l'avenir,
de tristes nouvelles lui arrivèrent; le 8 juillet ,
ses amis Shelley et William-Smith, traversant
avec une barque le golfe de Spezzia, avaient été
surpris par un violent coup de vent et avaient
terminé misérablement leur vie sous les flots.
Cène fut qu'après quinze jours de recherches
vaincs qu'on trouva les deux cadavres rejetés
sur la rive, à quatre milles l'un de l'autre. Shel-
ley n'avait que vingt-neuf ans; ses compositions
intitulées : l'Esprit de la Solitude, Béatri.v
rf/(CJ, révélaient de hautes facultés poétiques.
Ce malheureux était athée ou du moins se van-
tait de l'être: mais dans ses compositions Shel-
ley n'a pu échapper à Dieu, il s'y montre reli-
gieux et mélancolique. Son âme valait mieux
que son esprit.
Après en avoir obtenu l'autorisation des gou-
vernemens de Toscane et de Lucques, Byron
s'occupa d'honorer les dépouilles des deux amis;
Il se rendit au bord de la mer, entre Bocea di
Ferchioet Viareggio, petit port du duché de
Lucques, où deux bûchers furent construits
pour brûler les cadavres dont on voulait trans-
porter les cendres. Ces funèbres cérémonies du-
rèrent deux jours : le premier jour on brûla le
corps de William, le second, le corps de Shel-
ley. Trelawney avait particulièrement aidé Byron
dans l'accomplissement de cette œuvre d'un si
étrange caractère. Depuis les siècles lointains de
l'Etrurie et les vieux temps de la domination
romaine, rien de semblable ne s'était vu dans ce
pays de Toscane. Une tellescène, qui rappelle si
complètement les mœurs de l'Enéide, était
— 99 —
bien ili{jne de Bjron. Si j'élais peintre, je trou-
verais un grand sujet de tableau dans le specla-
clc de ces Inlchers dressés sur la plage solitaire,
dans le speclarle de la mer de Toscane] mêlant
le bruit de ses Ilots au long pétillement du sapin
embrasé, et dans l'imposante perspective des
Apennins de l'autre côté de l'horizon. IJyron et
ses conii)agnons, debout cl tristement immobiles
sous les ardeurs d'un ciel d'été, animeraient ce
sévère tableau. Les cendres de Shelley tinrent tran
sportées à Rome dans le cimetière protestant,
auprès du tombeau d'un enfant ((u'il avait perdu
en Italie. Les cendres de William furent tran-
sportées en Angleterre. Cespoélicjucs bonneurs,
rendus à la mémoire des deux amis, lurent pour
ainsi dire les adieux de Byron à la Toscane. Deux
mois après, il était établi à Gènes dans le palais
Albaro. C'est V\ qu'il demeura jusqu'à l'époque
de son départ pour la Grèce, où la mort l'atten-
dait.
On peut regarder le séjour à Pise comme le
temps des dernières joies, des dernières inspira-
tions de lord Hyron ; c'est la dernière bonne
page de sa vie d'Europe. La Toscane vit aussi
commencer, pour le poète, cette série d'accidens
et de misères qui achevèrent d'assombrir l'ho-
rizon de ses jours. Les mois passés à Gènes, et
qui /)récédèrenl le départ pour les contrées hel-
léniques, furent des temps d'agitation et d'an-
goisses, quoique mêlés à je ne sais quel passe-
temps d'amour. Byron était fatigué de son des-
tin; l'Occident n'avait plus rien à lui offrir;
pressé d'en finir avec l'Europe, il hésitait entre
l'Amérique et la Grèce; il se décida pour la
Grèce parce qu'il y avait de ce côté-là quelque
bruit de gloire. 11 y eut du désespoir dans son
aventureux pèlerinage ; Byron quitta l'Europe
à peu près comme on déserte la vie aux mauvais
jours.
Je n'ai pasl'intenlion de faire ici des discours sur
lord Byron, qu'on a tant de fois jugé; j'ai trouvé
son souvenir à Pise comme je l'avais trouvé à
Athènesetaux lieuxbords de l'Hellespont, et j'ai
demandé aux où je suis ce qu'ils savaient de cet
homme (jui a passé comme un météore sur notre
génération : il y a des renommées qui ontle pri-
vilège de vous saisir le cœur. Nous avons eu des
gens qui avaient la prétention de continuer By-
ron ; ceux-là ressemblent aux gens qui veulent
continuer Bonaparte ; de pareils destins n'ont
point d'héritiers. Ces hommes se lèvent sans
qu'on les attende, passent sur notre ciel au bruit
de l'enthousiasme et de la haine, et puis tom-
bent dans l'histoire; la page qu'ils ont remplie
ne se tourne pas. Byron a beaucoup maudit
parce qu'il a beaucoup souffert. Il a été l'ex-
pression d'un temps où la douleur, oubliant les
destinées futures de l'homme, aurait voulu tout
refaire on tout briser.
Les vers de l'iyrou ne mourront point ; ils sont
chargés d'apprendre à la postérité tout ce (lu'on
souffre quand on ne croit pas. Les chants du
poète anglais retentissent trop souvent comme
les harmonies de l'abime, et v<uis diriez que sa
muse habite le Tartare, ce sondireTarlareqne
nous a peint son compatriote Milton. C'est alors
«,ue Byron se montre à nous connue l'interprète
du mauvais côté du civnr de l'homme. iVlais il en
a connu aussi le côté élevé, le côlé généreux, et
voilà pourquoi de nobles àmcs se sont attachées
à lui, voilà pourquoi il a inspiré un tendre inté-
rêt aux cœurs les plus purs. On a cité de jeunes
femmes (|ui, menacées d'un précoce trépas, ne
voulaient pas sortir du monde sans remercier
le poète des consolations qu'elles en avaient re-
çues.
La prière trouvée dans l'Album de la jeune de
Sommerset après sa mort, n'est-elle pas un tou-
chant et honorable souvenir dans la vie de By-
ron ? Celte pieuse femme , émue du sort du
poète , appelait ariiemment sur lui la divine
miséricorde. Touché d'une telle prière, Byron
écrivait que cette intercession de l'angélique
femme pour son salut dans la vie à venir, il ne
l'échangerait pas contre les gloires d'Homère ,
de César et de Napoléon , si toutes ces gloires
pouvaient se réunir sur une seule tête.
POUJOULAT.
X (Le fragment que l'on va lire est emprunté à
Toutpourde ror{\), nouveau roman de JI. Hip-
polyle Anger. Ce livre a un grand mérite de style
et l'action en est bien conduite; mais nous ne
donnerons pas des éloges sans restriction à la
portée morale de l'idée qui y domine : comme
l'indique le titre, c'est l'amour de l'or, l'ambi-
tion de la richesse, celte fièvre qui dévore l'é-
pocjue actuelle, que le romancier a voulu stig-
matiser; jusqu'ici rien de mieux. Par malheur,
tous les personnages, moins un, de l'ouvrage de
M. Auger, sont en proie à celte même soif de
l'argent, et commellent à l'envi des bassesses et
des crimes pour arriver à leurs fins. Or, si c'est
là une peinture de mœurs, elle est exagérée,
fausse par conséquent. Nous croyons qu'en fait
de mœurs et de morale, il faut s'attaquer non
pas à l'exception, mais à la généralité, et qu'un
hideux tableau ne saurait jamais être une leçon
pour personne. — Ce qui suit est le preraiercha-
pitre du roman.)
Au troisième étage d'une maison de l,i rue
Saint-Hyacinthe , dans un petit appartement
composé de deux chambres d'étudians , vivait
Charles Géraril : les voisins n'avaient jamais eu
à se plaindre de lui; pas de bruit, une régula-
rité de vie peu ordinaire chez les jeunes habi-
lans du (|uarticr, des nurursdoiu'cs et polies;
tout ce i|ui nispire la confiance, rien de ce qui
autorise les oisifs à s'immiscer dans lesalîaires
d'aulrui, à prendre des informations indiscrètes.
Aussi la jeune femme qui partageait la modeste
fortune de l'étudiant était-elle appelée par la
portière de la maison, et à son exemple par tous
les locataires, madame Gérard , sans qu'on
songeftt le moins du monde à savoir si les é,iou\
élaicnl de ceux dont parle le [locie , qui jwur
se panser du dirorce se sont passés du curé.
L'ordre et l'économie réijnaient tlans leur de-
meure. Charles étail studic\ix, Marianne était
laborieuse, le bonheur les liait : tout allait bien
pour eux.
i (t) 2 voli iD-8) chet Ambroise Dupon t, rue Vivicime, 7.
Un jour quatre amis étaient assis à la table de
Gérard , et la jeune femme ne présidait pas un
déjeuner splendide , pour le pays. Marianne
était donc une de ces créatures dévouées qui
consacrent leur existence à celui qu'elles aiment,
qui trouvent dans leur cœur la force de sup-
porter une vie sans considération , san» protec-
tion, en butte h tous les caprices d'un jeune fou,
esclave de ses plaisirs, veillant ])onr ses besoins,
oubliant les peines , les fatigues sous un sourire
du despote, heureuse et fière de le voir répondre
à ses caresses. Seulement le caractère de Charles
Gérard rendait le sort de Marianne moins à
plaindre ; l'étudiant était doux, modeste, satis-
fait de sa .situation, et la grisette n'exigeait ja-
mais les [daisirs de la guinguette ou du théàlre.
D'ailleurs Charles et Marianne étaient trop bien
unis pour vouloir ce qui aurait pu les distraire
de leur félicité. H fallait donc une circonstance
bien importante pour (ju'ils consentissent à se
séparer, ne fut-ce qu'une matinée.
Cette circonstance n'avait cependant rien qui
lesobligeàt à changer leurs heureuses habitudes,
Gérard venait de passer sa thèse, il était reçu
docteur en droit, il avait été félicité par ses
meilleurs camarades, et, dans sa joie, il avait
voulu les réunir, et se reposer, dans un joyeu.K
repas, de la vie pénible de travaux, de veilles et
de soucis , avant de s'élancer vers l'avenir, tout
riant d'espéraces.
Cette petite débauche avait , comme on le
voit, son beau côté : il n'y a que le méchant qui
ne sache pas faire quelquefois une folie. Le
bon cœur de Charles n'avait pas prévu que Ma-
rianne ne pouvait pas assister à ce festin, bien
que ses amis connussent leur intimité; mais
prudente, léservéc, elle s'était refusée à paraî-
tre , non pas , disait-elle, parce que ces mes-
sieurs étaient au dessus d'ellepar leursiluation,
mais parce qu'elle ne voulait pas que sa pré-
sence mit obstacle à leur gaiié. — Ils m'embar-
rasseraient ou je les gênerais , ajoutait-elle, il
est plus sage de ne pas être là. — Gérard à
cette observation avait éprouvé, au fond du cœur,
une atteinte de regret; mais en la voyant pré-
parer de si bon cœur, avec tant de zèle et de
soins , le repas qu'elle n'allait pas embellir, il
se consola par la pensée qu'un semblable dé-
voùmenl l'unissait encore plus étroitement à
elle.
Ils étaient donc cinq autour dune table char-
gée de mets et de vins. Gérard avait fait grande-
ment les choses, toujours relativement parlant :
le vin de Champagne pétillait dans les verres,
on s'échauffait à parler, et l'observateur calme
et froid aurait saisi dans leur conversation des
traits distincts de caractère, comme le peintre
eût tracé des portraits variés.
Les quatre convives de Gérard, à peu prt\5 du
même âge , s'étaient liés avec lui et entre eus
sur les bancs de l'école . en assistant aux cours ,
et comme on.sc lie d'ordinairedans le pays latin,
sans trop savoir (|ui l'on est, par la raison qu'on
n'est rien encore. Cependant la fortune et la
position d'un père se reflètent sur l'éludianl par
le langage , par les habitudes . par la tenue . par
le C(isiiimc, comme elles sauront bientôt lui
ouvrir une cu-rière, lui faciliter tous les moieus
d'arriver où tendent ses vaux cl vaincre tous les
obstacles, ïk commencer par la conscription,
^ 100 —
car, à vrai dire, il n'y a île charges que pour les
pauvres.
Contran , dont le père jolipiait au titre de
liaron cent ciiiqunnle mille francs de rente ,
assis gaimenl à la talilc du pauvre Gérard, était
loin de se douter ((u'il fût né pour quelque fa-
veur, avant qu'il put la mériter. Mais l'avarice
du baron de La Roche retenait son lîls dans une
situation favorable à l'élude du droit, obliga-
toire aujourd'hui, et le monde ne lui avait pas
enseigné par les nnturs ce droit du plus riche,
qui est maintenant le droit du plus fort. Con-
tran, beau garçon, bon garçon, se trouvait sans
scrupule au déjeuner de son ami Gérard , car le
déjeuner était bien servi, et les sympathies de
l'adolescence y conservaient toutes leurs illu-
sions.
A côté de lui, se trouvait Frédéric, élève en
médecine: c'était un de ces esprits pMes, qui
prennent au frottement toutes les nuances; il
pouvait faire une chose aussi mal qu'une autre,
plaider ou donner des ordonnances. La froideur
de son intelligence lui valait une sorte d'aplomb
qui ne laissait pas de faire des dupes; il avait
l'apparence de ce qu'on appelle un homme de
poids , formule destinée à déguiser l'homme
lourd ; et, comprenant à merveille la thérapeu-
tique, il en appliquait les moyens à ses rela-
tions sociales; sa théorie était de traiter ses
amis d'après ses propres besoins. Faux sans le
savoir , perfide sans le vouloir , son langage
avait la double faculté de calmer par la forme,
et dirriler par le fond. Avec lui le baume en-
venimait la plaie, les antiphlogistiques redou-
blaient l'ardeur fébrile; appliquant à sa con-
duite les diverses doctrines étudiées à l'école,
les poisons y jouaient un grand rôle, d'après le
système homœopathique similia similibus , et
son visage impassible le servait d'ailleurs admi-
rablement pour tout ce qu'il voulait entrepren-
dre.
Emilien, autre convive, était un de ces jeunes
gens dont la beauté frappe \x la première vue;
réunissant , comme les statues d'Antinolls , la
grâce et la force , il était magnifique à montrer :
malhenreusemenl le beau front du jeune homme
prétendait à la pensée , sa belle bouche à la pa-
role spirituelle ; il tenait une plume entre ses
doigts effilés, avec la conviction la plus jho-
fonde qu'elle écrivait des vers. Cependant , la
vérité oblige à le dire, il n'était (las parfaitement
absurde, il avait le secret bien rare de rester
dans les limites du supportable, et la personne
perçait toujours un peu dans ses jjaroles, comme
cllese reilélaitsur ses écrits.
Mais à la place d'honneur brillait Eugène,
l'homine capable de la réunion : l'esprit, l'au-
dace, une sorte de logi(|ue imagiée donnaient à
sa faconde l'enlrainement et la verve d'une im-
provisation de tribune; il semlilait qu'il parh'it
sanscesseà des masses; jusqu'au bonjoui', tout
j)renaitdan! sa Ijoiiche une emphase de rhétori-
que, une ah'eclatioii de style, un coloris de iilii-
losoiihic, (juil soutenait avec une inlrépiilité
foudroyante et capable de confondre l'intention
la |dus déterminée de le surprendre en défaut.
Sa prodigieuse mémoire fom-nissait à tous les
textes, comme elle venait de tous les textes; il
parlait pour et contre un même sujet avec une
çonviclion digne de notre époque ; rareiucnt em-
barrassé, le moyen ne lui manquait jamais pour
une péroraison hors de propos ; se pavoisant de
citations grecques et latines, il s'étayait surtout
des Allemands, des Ecossais; Kant etDugald Ste-
wart paraissaient tout à coup dans les passe-
passes de sa métaphysique et sous les gobelets
de son éloquence. Puis, raisonnant à la façon de
Sganarelle, il concluait, après un débordement
de mots, par une explication digne du Médecin
malgrélui: les humeurs peccantes, comme
qui dirait... peccanles; A argumentait delà
même manière : Dieu, messieurs, c'est Dieu,
nous tenons Dieu : l'âme, messieurs, c'est l'âme,
nous tenons l'âme, etc., etc.
Eugène était plus âgé que ses amis; un em-
bonpoint précoce menaçait son corps d'étrebien-
tôt aussi hideux que son âme. Capable des plus
grands excès, parcourant toutes les routes, il
résumait en lui le satyre de l'antiquité, le satan
et le clerc sans frein du moyen-âge, et le luthé-
rien hypocrite de nos jours, sous le masque d'af-
fectation et de coquetterie d'un élégant de Paris.
Son regard de boue étinselait dans les chairs
informes de son visage ; c'était son seul rapport
avec Mirabeau, qu'il aspirait à reproduire; mais
le marquis coramençaitla révolution, et le jeune
plébéien, ne s'en tenant pas ans mœurs de 1790,
aurait voulu la terminer, lui, en imitant Barras.
Positif, sensuel, souple, la réhabilitation de la
matière, préchée par le saint-simonisme, l'au-
rait rendu infailliblement pape dans la nouvelle
religion, si elle eiit triomphé en police correc-
tionnelle. Du reste, habile à déguiser ses vices, il
les rattachait tousâ une qualité, et dans l'exu-
bérance de la bonne opinion qu'il avait de lui-
même, le moi ne lui suffisait plus, il se person-
nifiait sous le pronom royal et collectif //ow* ;
aussi disait-il • Pious sommes jeune, nous som-
mes inielligentetfort, l'avenir est à nous, tious
aurons le pouvoir.
Les cinq amis étaient donc comme on l'est à
la fin d'un déjeuner, devisant sous l'influence
du vin de Champagne; prévoyant l'avenir de
leur amphitryon, avec une bonne volonté qui
prenait sa source dans les rêves qu'ils faisaient
poiu- eux-mêmes, ils formulaient l'horoscope
par ce dicton banal : // ira loin ! vive Gérard !
il ira loin !
— J'irai loin, réjiondit Gérard; cela vous est
facile à dire, mes chers amis... Il faut, avant
tout, savoir où l'on peut aller. Je suis sans for-
tune, sans protecteurs; je viens d'être reçu doc-
teur, c'est vrai; mais cet avantage, chacun peut
se le procurer avec une centaine d'écus, de la
bonne volonté, un peu de mémoire et quelques
études... On ne refuse de diplôme à personne.
Tous les Français sont égaux et admissibles à
tous les emplois... à l'école de droit; et, malgré
la rigueur des examenset desexaminateurs, tous
seront docteurs s'ils le veulent, ni plus ni moins
que le malade imaginaire. Le diijnus est in-
//■«/■e s'acquiert en payant ses inscriptions
Alaissous la robe et le bonnet, messieurs, on se
demande bientôt, comme moi dans ce moment ;
Que vais-je faire à présent? les voies sont en-
combrées, les portes sont gardées... et il faut vi-
vre...
— Tout le monde vil, s'écria Eugène dont les
fréquentes libations épaississaient la langue et
ralenlissaieut la fougue ordinaire : tout le \
monde vit, quoique tout le monde ne sache pas
vivre. D'ailleurs le talent se fait toujours une
place.
— Aujourd'hui tout le monde a du talent, dit
Gérard...
— Pas comme toi, cher ami, pas comme loi...
ton vin est excellent... laisse-moi t'embrasser...
— Finis donc, Eugène, dit Emilien en repous-
sant ses caresses; es-tu ivre au point de mépren-
dre pour Gérard?...
— Ivre! oii que non! je puis vous griser tous
avant de perdre la parole... liuvons!... Plus de
vin ! conlinua-t-il en regardant toutes les bou-
teilles, plus de vin de Champagne !... Ah! c'est
mal, c'est bien mal !...
— Soyons raisonnables, dit Frédéric en inter-
posant son autorité; tu crois donc qucGérarda
ses caves pleines; causons tranquillement, par-
lons raison.
— Oui, oui ! toujours la raison, la philosophie
et le vin... Emilien, laisse-moi t'embrasser... il
faut que j'embrasse quelqu'un... je suis philan-
thrope après boire.
— Soit, dit encore Frédéric avec un sourire
moqueur, mais philos veut dire ami, et le pau-
vre Emilien te rappelle à létymologie. *'
— Nous agitions l'importante question de no-
tre avenir, se hâta de dire Gérard afin de diriger
la conversation : que serons-nous tous cinq ?
— Nous serons tous avocats, s'écria Eugène.
— A merveille ! pour l'honneur de voir nos
noms inscrits au tableau et pour plaider d'office.
— Avec de l'éloquence, on figure dans un
procès politique, on fait trembler les juges!
— Pour faire condamner les accusés.
— Qu'importe, si l'on acquiert une réputa-
tion...
— 11 y a trop d'avocats, dit Gontran.
— Eh bien, livrons-nous tous à l'enseigne-
ment, le haut enseignement Qu'en dites-
vous ? devenir professeur, avoir une chaire de
philosophie!...
— Elles sont toutes occupées.
— On en créera de nouvelles pour nous : la
philosophie est un thème si beau, si large, si
commode, on fait tout ce qu'on veut avec la phi-
losophie : on fait sa réputation, sa fortune... On
devient maître des requêtes, conseiller d'état,
député, ministre, pair de France, académicien.
La fumée du vin de Champagne avait cessé
d'embrouiller le cerveau d'Eugène; à sa voix
les quatre amis hochaient la tête comme pour
reconnaître la justesse de ses paroles, et, la par-
lie intellectuelle reprenant son empire, l'impa-
tience dcsigiialer sa supériorité lui rendit aus-
sitôt l'énergie de son raisonnement, dégagé cette
fois de la pompe ridicule de sa phraséologie ac-
coutumée, comme pour faire mieux sentir la
profonde corruption qui était innée en lui.
— Il faut de l'or, c'est une chose convenue!
Eh bien, mes amis, tout pour de l'or, telle doit
être notre devise aujourd'hui. Gontran, c'est
uneiicllect bonne chose que de naitrefils unique
duniièremillionnaiie, et tu as sur nous unavan-
tageimmense; maisqu'esl-ce que cent cinquante
mille francs de rente quand on en hérite? le
premier écu de la fortune qu'on doit acquérir.
En fait de richesses, troj) n'est pas encore assez,
et l'on est en bon chemin d'avoir vingt millions
quand on en possède trois. Ne l'endors pas, mqn
— 101
oher; les besoins s"aiiGnientent îi mesure qu'on i
parvient a les satisfaire, cl récononiic est nne
douleur cuisante pour les gens qui n'en ont pas
d"autres. 11 n'y a pas d'agent de cliange qui ne
vous laisse en arrière avec vos pauvres cent cin-
quante mille francs de rente; cinq cent mille
francs par an ! voilà quelle doit dlve ton am-
bition.
— J'y ai déjà songé, répondit Contran.
— A merveille! — Frédéric, tu seras médecin,
loi; c'est une position admirable, pour qui sait
en tirer parti. Le médecin, c'est l'être providen-
tiel, le lien des familles, le confesseur, le direc-
leur;on a les secrets du mari, ceux de la femme,
ceux du fils, ceux de la fille ; on ordonne, on in-
fluence, on conduit, et, en s'y prenant bien, on
devient nécessaire à tout le monde à son propre
profit. 11 n'y a pas de remède universel, dit Fi-
garo; c'est une règle de conduite plus qu'une
excuse : enfin l'homme habile qui sait tout, peut
tout ; la science, c'est de l'or en barre.
— Avec la conscience, répondit Frédéric.
— Bon! voilà un mot qui vaut de l'or aussi.
Tu seras le docteur le plus à la mode de toute la
Faculté de médecine. — Quant à loi, Emilien,
avec les avantages, il ne s'agit que de savoir les
mettre en œuvre pour avoir autant d'or quil y
en a à la disposition des veuves et des filles ma-
jeures. Les mariages de convenance deviennent
l'élément naturel où tu peux vivre. Dans cette
carrière, lout ce qui est plaisir devient profit ; il
y a des bizarreries, mais elles rapportent, et
l'homme habile, Fhomme souple, tourne les
préjugés qu'il n"est pas assez fort pour vaincre.
D'ailleurs, manquons-nous de mots pour tout
colorer, poiu- tout adoucir ? On a l'amitié, on a
l'estime, qu'onjette à la face des indiscrets. L'im-
portant est de flatter les travers en s'y prêtant;
les vices sont les marchepieds les plus solides ;
partout où il s'en trouve, on exploite la mine
tant qu'elle donne; puis on se fait ce qu'on veut
être par vanité. Les chevaliers à la mode au-
jourd'hui s'élèvent aux plushauls emplois, dans
la magistrature, dans la finance, dans Farmée;
les maladroits seuls sont ridés avant d'épouser la
fille d'ime ;Maî/rc*«<; ou d'un mni; seuls, ils
n'ont pas un hôtel et des chevaux pour se repo-
ser de leurs fatigues, l'our un homme comme
toi, Emilien, tout est amour dans la vie; mais
rien pour rien, mon gan-on. La richesse est la
seule excuse delà beauté.
Le conseil fut si bien accueilli , la leçon si
parfaitement comprise , qu'Emilicn ne repoussa
plusles eudjrassades du docte professeur.
— Quanta notre hôte, continua Eugène, son
éloquence, sa dialectique, la prompliludc et
l'intelligence de ses investigations, marquent sa
place au barreau, dont il sera l'aigle et Ihou-
neur, s'il sait comprendre sou devoir selon l'é-
poque. Aujourd'hui qui sait parler règne. La
parole se vend, la parole s'achète. Qui donne sa
parole n'y lient pas. Quand on sait tout ce qu'on
ne doit pas faire, on arrive facilement à faire ce
que l'on doit... i>our être riche. Il y a mille cir-
constances dans la vie où la science du mal nous
conduit à bien. Le bien, mes amis, c'est le
profit. Didi mal iicf/ui.s ne profile pas est une
vieille erreur détrùnée; c'est la sagesse des sots
tpii fait celle des gens habiles. L'avocat, dit-on
doit avoir une conviction profonde. Qui le niel'
il doit être convaincu d'une chose avant toute
autre, c'est qu'il faut être riche.
— Tout ce que tu viens de dire, répondit Gé-
rard, est une triste vérité.
— En philosophie, répliqua vivement Eugène,
on doit d'aliord constater les faits. Tous nos
grands avocats sontiiches, tous gagnent cent
mille francs par an : donc, il faut gagner cent
mille francs par an pour être un grand avocat ,
et c'est la plus louable des ambitions que de se
poser priinus inter pares, comme nous le di-
sions au collège.
La réplique fut vivement applaudie par les
quatre amis.
— Mais toi , lui demandèrent-ils , que feras-
tu ? que seras-tu ?
— Nous ? s'écria-t-il après une pause , en
frappant son front, en relevant ses yeux sous
ses sourcils froncés au point de n'en laisser voir
que le blanc , comme s'il eût été chercher l'ave-
nir dans les mystères de sa pensée... Nous serons
tout ce que nous voudrons être... D'abord ,
n'aspirant rien moins qu'au pouvoir... à la dic-
tature... il faut un point de départ : nous pren-
drons la popularité.
Un éclat de rire involontaire vint l'interrom-
pre.
— Vous riez , poursuivit-il sans se troubler,
enfaus ! celui qui vient de vous tracer la route
dans une société hérissée d'obstacles, celui qui
a vu clair dans le chaos des intérêts qui se heur-
tent, des velléités sans force qui s'enlrenuisent,
ne pourrait-il rien pour lui-même ? Nous avons
soif de jouissances ; pour les assouvir, il nous
faut de For, beaucoup dor, des complaisans,
beaucoup de complaisans, le pouvoir nous est
indispensable. Or, la source du pouvoir aujour-
d'hui , c'est la popularité. Et l'obtenir est-il donc
si difficile à Fhomme doué du talent d'exciter
les passions, de souffler sur les masses le feu de
la révolte? Nous avons la volonté, donc nous
avons la force ; pour qui se sent orateur tout est
tribune... Sous le nom de philosophie, nous
professerons les doctrines démagogiques qui
plaisent à la jeunesse, nous l'appellerons sur la
place publique: dès qu'on se fait craindre on
domine. Redouté, nous traiterons de puissance à
puissance avec les hommes jaloux de conserver
les positions qu'ils occupent... l'our être sur de
ce qu'on pe\il, il faut oser ce qu'on veut. On
triomphe bientôt de ((uiconquc est assez faible
pour craindre. L'ambition est une guerre d'ex-
termination ; en politique , il n'y a que les morts
qui ne reVieuncnt plus. Avec la jeunesse , nous
arriverons, par elle, l'our clic , contre elle.
Enfin, par For et pour For, nous régnerons.
11 y a des surprises si grandes qu'elles para-
lysent moinentanément nos facultés; c'était une
sluiu'ur à peu près semblable qui s'empara des
([ualre amis ; l'audace île tout ce (pi'ils venaient
d'entendre pour chacund'eux individuellement,
et pour celui qui faisait, par de tels pronostics,
une analyse si épouvantalde de notre état social,
Icsrcntlit muets et presque tremblans; puis,
comme s'ils étaient sortis tiuitàcoup d'un songe,
ils se deiuandèrcnl l'un à 1 autre si le vin n'a-
gissait pas sur leur cerveau d'une façon bizarre,
etsi c'élaitbicn Eugène ipi'ils avaient euleudii.
Aviez-vous donc attendu jusipi'à ce jour
pour m'apprécier 'P répondit Eugène en prome-
nant sur eux un sourire moqueur ; allons, je
suis bon prince, et je vous le prouverai dans
l'occasion. La camaraderie doit être l'unique
parenté de nos jours : jurons-nous réciproque-
ment aide et protection.
— Ma foi, s'écrièrent les amis, nous ne pou-
vons qu'y gagner : nous le jurons.
— Voilà le pacte conclu : Gérard, si je suis
accusé, ton éloquence m'appartient , tu me dé-
fendras dans l'opinion comme au palais. Fré-
déric , on court bien des risques dans une vie
consacrée au culte des plaisirs, tu ne m'em-
poisonneras pas trop. Emilien, je t'invite à sou-
per chaque jour au ministère ; toi , Gontran ,
comme on ne saurait te soupçonner de trahir
les secrets des autres pour augmenter tes riches-
ses, tu me les livreras sans scrupule : grâce à ce
pacte-là , nous serons tous heureux, tous ri-
ches, l'un portant l'autre. Vive nous !
Les amis répétèrent ce cri. Le jour baissait, on
se sépara , non sans trébucher un peu ; chacun
était ivre, moins de vin que de cette espérance
dégradante dont on venait de saturer leur coeur.
Il y avait à peine une minute que Gérard était
seul, le coude ajipuyé sur la table , la tête bais-
sée, le regard morne, dans l'atlilude d'un homme
absorbé i)ar de tristes réflexions, lorsqu'une
voix douce le fit tressaillir; c'était Marianne qui
se trouvait près de lui... 11 la vit ]Klle, trem-
blante, les yeux baignés de larmes.
— Ils sont partis, dit-elle... j'ai tout enten-
du... Charles, si j'avais écouté l'instinct secret
qui nous avertit quelquefois du danger, je me
serais opposée à cette réunion ; mais je n'ai
pas voulu vous priver du plaisir de célébrer
avec vos amis votre nouvelle dignité... Le droit
de se faire appeler docteur devrait exclure ce-
lui de dire des folies... Ecoutez-moi, Charles,
c'est à mon tour de parler. Je vous aime tendre-
ment, en doutez- vous ?
Gérard prit la main de Marianne et la couTrit
de baisers.
— Je ne fais rien que dans le but de vous
plaire ; je ne i^ense et ne vis que pour vous ; je
suis dévouée à vos intérêts, à votre personne...
— Oui, oui, chère .Marianne ! s'écria Gérard
vn maîtrisant la vive émotion dont il n'avait pu
se défendre ; je serais bien ingrat de ne pas le
recounaiire, c'est à toi que je dois l'ordre de
ce petit ménage d'étudiant... tu le transformes
en palais !— Et cette tranquillité qui m'a permis
de suivre mes études , c'est à loi que j'en suis
redevable; je te dois mon pain , mon bonheur,
et juscpi'au jilaisir d'avoir pu réunir ce matin
mes amis... Je t'aime, Marianne, je t'aime !
— J'ai rempli mon devoir, dit la jeune fille
en étouffant un soupir ; vous i.e me devez rien ,
Charles , parce que je vous aime aussi, parce
(pieje tiens de vous le repos et l'honneur... j'é-
tais perdue sans l'amour que vous m'avez inspi-
ré... L'amour, il élève lout ce qu'il ne dégrade
pas, il épure dès qu'il ne parvient pas à cor-
rompre... Je me suis donnée avons, Charles,
mais pour vous; ma destinée était remplie d'être
voire femme : tout a été commun entre nous ,
joie et chagrin , travaux et profits... Nous axez
vos \'\\ rcs. moi j'ai mou aiguille.
— El c'est au fruit de tes veilles que je dois
encore d'être paiveuu au grade le plus élevé de
la science.
— 102 —
— 11 ne fiiut pas parlei-ile choses si simples, si
naturelles, monsieur le docleur... En commcn-
eant votre avenir, j'assurais le mien : vous pou-
vez maintenant prétendre à tout... si vous ue
suivez pas les conseils pernicieux de vos amis...
Quels hommes , mon Dieu ! Ne croyez pas au
succès de la corruption ; ne pensez i)as qu'on
décide soi-même de sa destinée... La perversité
est-elle donc si générale dans la jeunesse, (jue
pas un mot ne se soit élevé en faveur du devoir,
pendant cette horrible apologie du vice qui me
rend ircniMante et craintive à ce point de dou-
ter en ce moment que je l'aie entendue! Pas un
sentiment généreux, pas un mouvement noble ,
pas un seul cri d'une conscience pure, et vous
étiez cinq ! tous jeunes, tous au seuil de la vie ,
tous libres de penser et d'agir !... C'est un songe
épouvantable que j'ai fait, nest-cc pas, Charles,
dites-le-moi? 11 est impossible que dans notre
société polie, avec tant de lumières, dans l'âge
où l'expérience n'a pas encore détruit les illu-
sions ni corrompu le Sang, il est impossible de
concevoir de telles idées, d'arrêter de tels pro-
jets, de raisonner avec tant d'impudeur, de cal-
culer d'une façon si contraire aux plus simides
notions de la justice... Je ne suiscju'une femme,
je sais peu de choses, je me suis reposée sur vo-
tre savoir, Charles; mon éducation s'est faite de
vos lectures, de nos travaux; mon esprit s'est
orné par le secours de mon cœur; mais mon
cœur et mon esprit repoussent les odieux prin-
cipes, les systèmes faux qu'on a déveloiq)és ici ,
dans celte chambre , où l'amour nous a liés ,
nous a donné tant d'espérance ! Oh ! de l'air!...
de l'air!... on doit mourir bien vite dans cette
atmosphère du vice.
L'indignation animait le visage de Marianne
avec tant d'énergie , sou désespoir était si réel
que Gérard se précipita vers la fenêtre avant
qu'elle l'ouvrit, comme s'il eût craint qu'elle ne
commit cpiebjue acte de délire. 11 la ramena
doucement et la forçant à s'asseoir :
— Celle exaltation n'est pas pardonnable, dit-
il en la calmant par des caresses ; vous exagérez,
Marianne, vous n'avez pas compris... Nous vi-
vons dans une époque de lutte , où l'on ne peut
quelque chose qu'en se servant des armes dont
tous font usage. 11 importe surtout de ne i)as
être dupe de ses scnliniens.
— l'ar pitié ! s'éciia Marianne en tombant il
genoux, ne soutenez pas de pareilles maximes,
laissez-moi respirer... Je vous demande une
grftce, Charles, mon ami, mon amant!... Je vous
la demande par le droit que me donne sur vous
ce dévoùment dont vous avez reçu des preuves ,
qui me rend heureusect (ière!... Ne revoyez plus
cet homme... cet Eugène... Eugène ! ce nom de-
vient pour moi le synonyme de tout ce qui est
vice et lâcheté. Cet homme, n'en doutez pas, est
un agent du mal, il a mission de vous corronii)re
tous, de vous dégrader, de vous entraîner dans
l'abimc. Cet lionmie, qu'il arl'ive seul an faite où
sa place est marquée... Qu'on l'y voie pour être
l'elfi-oi des mères de famille, la honte de .ses pro-
tecteurs cl de ses protégés ; qu'on l'enivre de
vins, (|u"on le gorge d'or... qu'il soit un nou-
veau miuotaure dans le lal)yrinlhe du pouvoir :
il le faut, car l'infamie dégoûte de l'infamie...
Mais vous , Charles , dont l'ùme doit être un
foyer Ue nobles pensées, vous qui avez juré à la
pauvre Marianne, laborieuse et résignée, de vi-
vre avec; elle et |)Our elle ; vous qui méritez le
boidienr qu'on peut avouer, tjue votre vie soit
sanctiliée par le travail de chaque jour et la pu-
blicité de vos œuvres!... Croyez-le bien, dans la
carrière où vous allez paraître, la dignité de vo-
tre conscience doit inlluersur l'esprit des magis-
trats, sur la conscience des citoyens. La parole
n'a de puissance que par l'indépendance du ca-
ractère ; la vénalité marque tout d'un stigmate,
flétrit tout... Aux yeux de Dieu, aux yeux des
concitoyens, Charles , rien pour l'or , et tous les
salaires sont justes et toutes les actions sont
pures.
Gérard ne réponditpas,mais il i)ressa la jeune
fille dans ses bras, et leurs larmes se confondi-
rent. Hli'POLYTE AUGER.
IL EAITCOLÔ ,
ou
L'AUMONE D'UN ARTISTE.
Toute la population de Marseille était as-
semblée sur le port, le 15 mars de l'année
1735. Une cérémonie grave, noble et tou-
chante allait avoir lieu. Les religieux Ma-
thurius ramenaient d'Alger, de Tunis, de
Maroc et de Tripoli, les esclaves chrétiens
qu'ils avaient rachetés. Le vaisseau qui por-
tail les pères rédempteurs et les pauvres cap-
tifs était entré la veille dans la rade, et son
arrivée avait été signalée aussitôt, au grand
contcnlemenl d'une multitude de lauiillcs qui
espéraient retrouver des parens et des amis
parmi les malheureux dont une magnanime
charité avait brisé les fers.
Les captifs rachetés elles pères delà Mer-
ci débarquèrent enfin sur la plage. On voyait
plusieurs de ces infortunés, qui portaient en-
core des marques de la barbariede leurs maî-
tres, baiser en se prosternant la terre de
France, qu'ils n'espéraient plus revoir. D'au-
tres appelaient en pleurant de joie les parens
qu'ils reconnaissaient dans la foule , des lar-
mes d'aitendrissenienl coulaient de tous les
veux, et au niilieu de celte béatitude univer-
selle, "les vénérables religieux, auteurs de
cette sublime félicité, marchaient calmes et
silencieux à travers cette foule qui les com-
blait de bénédictions.
Le cortège alla entendre une messe d'ac-
tions de grâces à la cathédrale ; puis chaque
captif fut rendu à ses amis, à ses parens.
Ceux (pii n'avaient ni parens ni anus dans la
capitale; d(î la Provence furent recueillis par
les bourgeois qui les mireui en état, au bout
de quelques jours de repos, de retourner
dans leurs familles.
Un gi'and nombre d'étrangers avaient as-
àislé à cette cérémonie touchante; tous
avaient payé un tribut d'admiration à l'intré-
pide charile;, au dévoùment surhumain des
religieux de la Merci. Lorsque la cérémonie
fut terminée, un de ces étrangers , qu'à son
accent et à son costume on reconnaissait
pour Vénitien, s'approcha du plus âgé des
religieux.
— Parlez, monsieur, dit le religieux, je
suis tout prêt à répondre.
— Si je ne me trompe, le nombre des cap-
tifs que vous avez ramenés s'élève à plus de
deux cents? — Oui, monsieur. — Combien
en reste-t-il dans les fers en Afrique? — Hé-
las! monsieur, plus de six cents encore, ré-
pondit le leligieux en soupirant ; les aumônes
que nous avons reçues dans ces dernières an-
nées n'ont pas été considérables; nous n'a-
vons pu racheter cette fois que les vieux
esclaves chrétiens; encore a-t-il fallu que
trois de nos confrères restassent en otage
pour que nous pussions ramener trois nial-
Jieureux captils italiens que l'âge et les infir-
mités allaient vraisemblablement conduire
au tombeau. — Trois captifs italiens! inter-
rompit l'étranger; et de quelle partie de l'Ita-
lie, s'il vous plaît? — Ils sont, je crois, de
Sicile. — Leurs noms? — Je vais vous les
dire, repartit le religieux , car je crois avoir
ici la liste de nos malheureux frères.
Le père de la Merci fouilla dans sa longue
robe de bure, et en retira une pancarte de
parchemin. [
— Voici les noms que vous désirez con-
naître, dil-il, après avoir rapidement par-
couru la liste. D'abord Paolo Bancolo, âgé
de quatre-vingt-six ans, receveur des tailles
et gabelles à Païenne, pris dans l'île de S^ ra,
en 1700.
— 0 ciel ! s'écria l'étranger, vos yeux ne
vous trompeut-ils pas, mon révérend père?
Est-ce bien le nom de Paolo Bancolo , qui est
tracé sur ce papier?
— Lisez vous-même, monsieur, répondit
le religieux.
— Paolo Bancolo ! oui, oui, c'estbien cela!
Oh ! dites-moi , monsieur, où est ce vénéra-
ble vieillard ? où esl^ii? je vous supplie de me
dire où il est!
— Paolo Bancolo , repartit le religieux
étonné de la révolution qui s'était opérée
dans la physionomie de l'étranger, est en ce
moment chez le comte de Langeron, gou-
verneur de Marseille. L'intrépide et géné-
reux Langeron ne se conlenle pas de se mon-
trer plein de courage et de dévouement quand
la guerre et la peste déchirent le sein de la
patrie, il veut encore être le grand hospita-
lier de jMarseille, quand la paix et la prospé-
rité y régnent enfin. Oui, je vous le repèle,
monsieur, Bancolo a trouvé un asile dans le
palais du gouveineur, cl il n'en sortira que
pour monter sur le navire qui le ramènera
dans sa pairie.
— Oh! mille fois merci, mon révérend
père, répondit l'étranger, en baisant avec
enthousiasme les mains du religieux ; mais
je désirerais vous revoir ; où vous trouve-
ra i-je?
— A mon couvent, qui est à quelques pas
d'ici. Vous demanderez le père gardien.
— Au revoir donc, mon révérend père.
Et l'étranger gagna à toutes jambes la rue
— 103 —
qui conduisait au palais du gouverneur. Ce
lie fui qu'au uiomenl du sa reiraite que le re-
ligieux s'aperçul que deux laquais , couveils
d'une riche livrée, le suivaient à une di-
slance respectueuse.
Il était nuit close : déjà la cioche du cou-
vent des Mailuirins appelait les religieux au
chœur pour célébrer l'oflice du soir, lorsque
le portier vint avertir le père gardien que
deux étrangers l'altendaient au parloir.
Il s'y i-endit et il reconnut dans l'un des
deux visiteurs l'étranger qui lui avait parlé
le matin; l'autre était Paolo Bancolû,le vieux
captif. Mais l'extérieur de ce dernier avait
subi une métamorphose complète. Il avait
quitté les haillons de l'esclavage pour revêtir
les somptueux habits de l'homme opulent. Il
embrassa tendrement le père de la IMerci, et
lui exprima encore une fois sa profonde re-
connaissance.
— Paolo Bancolo, lui répondit le père gar-
dien, Dieu, après tant de cruelles calamités
et de longues tortures, vous réservait, à ce
qu'il paraît, une grande et heureuse exi-
stence. Bénissez-le, Bancolo, et n'oubliez pas,
dans la brillante position où vous semblez
être, que nous avons laissé là-bas des mal-
heureux qui pleurent et qui soupirent après
leur libcité et leur patrie.
— Oh ! non , monsieur , repondit l'étran-
ger ; Paolo Bancolo n'oubliera pas ses com-
pagnons d'infortune et de captivité, et il es-
saiera, autant qu'il est en lui, d'alléger leurs
souffrances et de briser leurs fers. Il en
prend aujourd'hui l'engagement devant vous,
et c'est moi, moi son fils, qui suis son garant.
— Vous êtes le fils de Bancoio, monsieur?
demanda le religieux.
— Oui, monsieur , et le ciel, jusqu'à ce
jour, m'avait privé du bonheur de voir mon
père , qui fut ravi à sa famille lorsque j'étais
encore au berceati.
Le religieux éleva les yeux au ciel.;
— Huit jours après ma naissance, conti-
nua l'étranger, mon père, qui, comme vous
le savez, était receveur des tailles et gabelles
à Palerme, fut invité à se rendre dans l'île de
Syra par quelques négocians grecs auxquels
il avait été assez heureux pour rendre des
services importans. Il s'embarqua dans le
port de Caiane ; depuis ce temps notre la-
mille n'en a plus entendu pailer. Wa niere
envoya à Syra des personnes de conliance.
Les négocians grecs affirmèrent que non-
soulcment ils n'avaient pas vu mon père,
mais cncoi'c que le iia\ire sur lecpiel il avait
embarqué n'avait pas paru à Syra. On l'avait
cru mort, et jugez de mon étoinienient et de
mon bonlieur, lorsque ce matin le nom de
Paololiancolo lui prononcé par vousl Le nom
l'âge, la date de la captivité, tout me faisait
croire que le presseuliment de mon cœur ne
me trompait pas. J'ai couru chez M. de Lan-
geron. J'ai vu le pauvre eajUif, et bientôt je
pressais mon père dans mes bras.
— Les décrets de la Providence sont im-
pénétrables, s'écria le religieux j mais vous,
Paolo, n'avez- vous donc pas pu faire savoir i
à votre famille que vous existiez encore ? i
— Des corsaires de Tunis nous priient à >
quelques lieues au large , et en sortant du !
port, répondit le vieillard, et une fois arrivés !
à Tunis, ils nous vendirent au dey, qui nous '
envoya à plus de soixante lieues dans les
terres travailler aux fortifications d'une ville
de guerre; et je n'ai dû qu'à mon grand âge
de revenir à Tunis, où vous m'avez racheté,
mon révérend père, par l'échange d'un de
vos jeunes religieux.
— Mon révérend père , interrompit vive-
ment le fils de Paolo Bancolo , combien
croyez-vous qu'il faille d'aigeni pour rache-
lei' les six cents esclaves chrétiens qui se
trouvent encore en Afrique?
— Les Mahométans sont de rudes mar-
chands d'hommes, repartit le père gardien ,
et ils sont insatiables et rapaces. Pourtant, je
crois qu'avec 500,000 livres on pourrait ve-
nir à bout de délivrer tous nos frères.
— Eh bien! mon révérend père, reprit
l'étranger, il ne tient qu'à vous de recevoir
cette somme. Vous ne craignez pas les
voyages ?
— Les trois quarts de ma vie, répondit le
religieux, se sont passés dans des diflërens
pays; j'ai vogué sur la mer, j'ai parcouru les
déserts de l'Afrique, toujours soutenu par la
confiance en Dieu et par l'amour du pro-
chain; jugez, monsieur, si je reculerais de-
vant l'idée d'entreprendre un nouveau voyage
qui aurait pour résultat la rédemption de
tous ces malheureux !
— Trouvez-vous donc à Venise la veille du
mercredi des Cendres de l'année prochaine,
repartit le fils du captif, dans le palais Or-
sini , sur la place Saint-Marc ; j'irai vous y
rejoindre. Songez-y bien, je vous y attends,
et de votre exactitude dépendra le salut de
vos frères d'Afrique. Adieu, mon révérend
père.
Et après avoir embrassé cordialement le
digne religieux, les deux Bancolo se retirc'-
rent. A la porte du couvent un magniliciue
équipage les attendait , et les entraîna rapi-
dement sur la route d'Italie.
Le mardi-gras de l'année suivante, le théâ-
tre de la lenice, à Venise, présentait le coup
d'œil le plus magnifique et le plus ravissant.
Les huit rangs des loges, occupés par tout ce
que l'Italie renfermait déjeune, de beau, de
riche et d'illustre, étaient resplendissaus de
clarté. Vingt-quatre mille bougies brûlaient
sur douze cents candélabres d'argent dore,
et aux rayons de ce soleil artificiel scintil-
laient des miroirs de diamans, des nœuds
d'escarboudes, desdiadènius de perles, des
chaînes d'emeraudes et d'améthystes , des
carcans de topaze et de rubis , des camées en-
châssés dans l'or vierge. Toutes les contrées
de l'Italie semblaient s'être donné rendez-
vous a la l'enice; c't'tait un veiitable con-
grès aiiisiique. On reconnaissait les dames
romaines à la pureté des lignes de leur visage,
les Bolonaises à leur soui ire gracieux, les Mi-
lanaises à leurs corsages mignons, les ÎV'apO'
litaines à leurs regards ardcns, les Manloua-
nes à la blancheur de leur peau, les l'Iorenti-
nes à leur chevelure noire, les Vénitiennes à
l'élégante désinvolture de leur taille. Au mi-
lieu de toutes ces femmes célèbres à plus d'un
litre , on remarquait les illustrations de l'an-
tique et de la jeune Italie ; lesdescendansdes
Gracchus, des Scipions, desSforce, desMé-
dicis; les successeurs des Michel-Auge , des
Titien, des Caravages et des Beruin. Science,
arts, noblesse, dignités, puissance politique,
puissance intellectuelle, se trouvaient la pêle-
mêle dans un paradis mythologique où le
PLAISIR , ce grand monarque du monde, pré-
sidait sur un trône de saphirs enties ses deux
ministres favoris, la mode et le bon goût.
Les seuls joies du carnaval n'avaient pas
suffi pour convoquer cette magnifique assem-
blée. Un attrait irrésistible s'eiait mêlé a la soif
des plaisirs annuels. La renommée avait
pioclamé dans toutes les parties de l'Italie la
prochaine retraite du célèbre polichinelle de
Venise. Pour la dernière fois le seigueiu- Ban-
colo devait paraître dans tout 1 éclat de sa
gloire et de son talent sur le théâtre de la^Fc-
uice, et l'Italie tout entière, prodigue de
couronnes et d'ovations, de dithyrambes et
de palmes , s'était levée comme un seul
homme pour venir payer â l'artiste qui avait
si longtemps présidé a ses plaisirs le tribut
de sa gratitude et de son admiiation.
Bancolo, en homme supéiieui', avait senti,
dès son entrée dans la carrière , tout le pai-li
qu'un véritable artiste pourrait tirer du per-
sonnage multiple de polichinelle.il s'eiait ap-
pliqué à étudier ce cai-aclere, et il avait si
bien réussi a surprendre loules ses faces , il
s'était si courageusement incorpore dans sou
essence, que le comédien disparaissait, ei que
le public ne voyait plus, n'applaudissait plus
que polichinelle. Bancolo reçut le piix de
tant de persévérance et de tant d'elluris. H
fut proclamé le premier polichinelle de l'Ita-
lie, et ceux de Aaples, de Palerme, de Bo-
logne, de Pise et de Ilorence lurent obliges
de le reconnaître pour maître. Sa lepuialiou
grandit avec le succès. Elle traversa les.ypes
et les Pyrénées : ou voulut voir polichinelle a
.Madrid, a Vienne, â Paris, a Berliu. Bancolo
parcourut toute l'Europe, moissonna de l'or
et de la gloire ; mais il revint , tils soumis et
reconnaissant , apporter a sa patrie, comme
un pieux holocauste, le dernier eclal dun
talent qu'il vouiail retirer du monde. — Aous
ne verrons plus Bancoio! — Cesi ladeiuiei-c
lois qu'il joue. 11 uous fait ses adieux ce soir.
— Quelle pei le poiu' la Feuice ! Quel deuil
pourl'llalic loin enliere.'...
Depui^ que celle bonne el pauvre Italie ne
produisait plus de heroselde grands artistes,
la perle d'un polichinelle, d'un arlequin ou
d'un scarauiouche , était mise au rang des
calamités nationales.
Ceiaii partout un concert de plaintes et de
doléances ; el cependant les femmes sou-
riaient à l'abri de leui-s e\ emails de deuielle:
=. 104 —
l'orchestre , un oichostrc digne de l'Olympe,
répandait des flots d'harmonie. Des glaces, des
SOI bcts délicieux, circulaient sur des plateaux
on cristal, portés par des valets éthiopiens, et
l'averse de (leurs ne cessait pas de tomber sur
les épauletles d'or, sur les brillans uniformes,
sur les dragonnes des jeunes officiers du
parterre.
Bancolo se surpassa ce soir-là. Il fit rire
aux éclats , puis pleurer à chaudes larmes.
Tantôt vingt mille mains applaudissaient
avec fureur ; et c'étaient des exclamations :
« Braro ! hravi ! per Bacco ! hravù-
simo ! » Tantôt dix mille mouchoirs cou-
\raienl tous ces visages tout à l'heure joyeux,
et alors c'était un silence solennel qui n'était
troublé que par des soupirs. Vus du haut de
la salle, tous ces visages de femmes, cachés
par ces voiles blancs, paraissaient appartenir
à ces momies royales qui dorment , chargées
d'atours et des joyaux splendides , dans les
cavernes de la pyramide deGiseh.
Le Bancolo avait arrangé en drame ses
propres aventures. Polichinelle, en proie à la
bonne et à la mauvaise fortune , après avoir
été orphelin et mendiant, marquis et prêteur
sur "âges , marin et soldat, prélat et mar-
chand, finissait par retrouver sou vieux père
captif chez les Marocains. El dans toute cette
Odyssée il y avait des scènes à faire pleurer
les hommes. On passait subitement de l'al-
lé"resse la plus vive à l'attendrissement le
plus profond. Le Bancolo était un grand ma-
gicien : il semblait tenir dans sa main le cœur
de celte multitude ; et le prenant à volonté,
en faire sortir des larmes et des rires.
Le drame eut un succès fou. La toile bais-
sée des milliers de voix s'élevèrent comme
un tonnerre , et demandèrent : « Bancolo !
Bancolo ! Bancolo , l'illustre polichinelle !
qu'il vienne , qu'il paraisse ! »
El les mouchoirs s'agitaient, les bras s'éle-
vaient • toute celte foule était haletante de
plaisir ,' d'émotion et de bonheur.
Bancolo parut en habit de combat, en
habit de triomphe, en habit de polichinelle.
Les cris, les trépignemens de joie redou-
blèrent les vivat partirent de tous les coins
de la salle. On eût dit, à voir toute cette liesse,
toutce bonheur, queVenise.avait reconquis le
sceptre des mers, et qu'on allait célébrer de
nouveau les fiançailles de son doge avec la
mer Adriatique.
• a Vivat! vivat polichinelle! » criaient
mille voix , comme on criait autrefois Vivat !
vivat Othello! quand l'illustre iMaure appa-
raissait dans les lagunes sur sa galère capi-
lanc, entouré de ses soldats esclavons qui
portaient, immobiles comme des caryatides,
les drapeaux , tout ruisselans d'or et de
sang, arrachés aux bataillons turcs.
■ Cependant Bancolo ôta son masque; il pa-
rut pour la première fois avec sa figure
d'homme di-vant cette foide ivre d'entliou-
siasnie et de plaisir. Des bravos plus ter-
/Ibles éclatèrent encore : on eût dit que l'ini-
mense édifice de la Fenice allait s'abîmer dans |
ce volcan de gloire.
Bancolo fit signe qu'il voulait parler. Ans- |
sitôt les mains cessèrent de battre: les oreilles
se dressèrent comme pour saisir une harmo-
nie nouvelle ; et un silence profond s'établit
d'un bout à l'autre de la vaste salle. Bancolo
s'avança vers les trois cents lampes de feu
qui brillaient à la rampe , salua trois fois le
public, et dit d'une voix émue :
« Messieurs,
"Vous voyez devant vous un homme péné-
tré de reconnaissance des bontés que vous
avez eues pour lui. Vous couronnez , mes-
sieurs , ces bontés ineffables par les témoi-
gnages flatteurs que vous daignez me donner
aujourd'hui. Si j'ai été assez heureux pour
vous plaire pendant près d'un quart de siècle,
si mon faible talent a pu trouver grâce de-
vant vous, j'en rends grâces à celui qu'on ne
peut nommer ici sans irrévérence. Oui, mes-
sieurs, j'en rends grâces à celui dont la puis-
sance infinie sait, quand il lui plaît , doter un
pays de guerriers illustres, d'artistes admi-
rables, de personnages vertueux; le divin
ouvrier, qui a si richement répandu sur notre
terre ces vases d'élection, vous avait jeté un
pauvre vase de terre ; c'est moi. Vous l'avez
reçu, vous l'avez accepté, messieurs, et vous
l'avez paré de toute la splendeur qu'on acl
corde à ce qui est rare et précieux. Recevez,
messieurs, tous mes remercîmens , ou plutôt
acceptez et conservez le souvenir de ma re-
connaissance éternelle. J'emporte dans ma
\ retraite une idée bien consolante , celle de
n'avoir j'amais fait le mal et d'avoir contribué,
autant que je l'ai pu, à adoucir et à soulager
les douleurs de notre patrie. Adieu , mes-
sieurs. »
De nouveaux bravos retentirent encore ;
mais cette fois aux acclamations , de tout
genre vint se joindre une nouvelle manifesta-
tion de sympathie et d'intérêt. Toutes les
femmes jetèrent leurs bouquets sur la scène;
des couronnes, des palmes, des sonnets, des
vers de toutes mesures, en anglais, en italien,
en français, tombèrent des cintres aux pieds
de polichinelle. On vit même des princes et
des marquis arracher les décorations qui or-
naient leurs poitrines et les Jeter en signe
d'honneur à celui qui avait si bien compris la
mission du comédien.
Bancolo s'inclina ; il pleurait. Il leva la
' main, cl le silence se rétablit aussitôt :
« Messieurs, dit Bancolo, aujourd'hui est
le dernier jour du carnaval de Venise; dans
une heure cette salle superbe va être trans-
formée en salle de bal et vous allez y revenir
sous des costumes divers. Le grand seigneur
y paraîtra eu berger; la noble châlelaine eu
bayadère ; le page en barbon ; la jeune fille
en duègne; tous les âges, toutes les condi-
tions, tous les étals vont être intervertis jus-
qu'aux premiers rayons de l'aurore. On va
bien s'amuser!... Que de danses légères! que
d'émotions ardentes! que de félicité! que
de bonheur!!!... Mais avant de vous livrer à
ces plaisirs, ne trouverez-vous pas bon qu'un
comédien , qui vient de déposer son masque
de théâtre, vous supplie de préluder par une
bonne et sainte action aux diverlissemens de
la nuit? Messieurs, tandis que vous danserez
ici au milieu de parfums , aux accords d'une
musique enivrante ; tandis que vous pres-
serez la main d'une femme aimée, d'une sœur
ou d'une épouse, il y a là-bas, en Barbarie,
des chrétiens , des frères, qui languissent,
qui meurent dans l'esclavage , et qui tendent
vers nous, pendant leur lente et cruelle agonie,
leurs bras meurtris paroles fers de l'infidèle.
Messieurs, au nom du ciel, secourons-les ;
mettons , vous , le plaisir que vous aller goû-
ter cette nuit ; moi, la liberté que je vais in-
staller au milieu de mes lares, sous la sauve-
garde d'une bonne œuvre. Il y a sur la place
de St-Marc un bon religieux de l'ordre de la
Rédemption , qui recevra nos offrandes. J'y
vais : imitez-moi, messieurs, et vous, nobles
dames ; et que, pour la première fois peut-
être, la voix de polichinelle soit venue en
aide au triomphe delà charité chrétienne. »
Tout le monde se leva.Polichinelle descen-
dit gravement les degrés du théâtre, suivi par
toute celte foule éiincelante qui fut saluée
par les acclamations du peuple. Le cortège
arriva ainsi , escorté par les gondoliers , qui
avaient voulu lui servir de gardes d'honneur,
jusqu'à la place St-Marc , où le lion de i'an-
tiqueVenise tressaillit sans doute sur son pié-
destal de bronze , en voyant la magnificence
et la grandeur étaler pompeusement ses tré-
sors dans la cité aquatique, comme aux
beaux jours des conquêtes et des triomphes
de la république de Neptune.
Au seuil du palais Orsini, le vénérable père
de la Merci était assis sur un siège d'ivoire ;
à sa droite était le protonotaire apostolique,
à sa gauche un sénateur de la république.
Tout autour d'eux brillaient des lampes d'ar-
gent, et la salle du palais des anciens gonfa-
lonniers, où ils se tenaient , était tendue de
magnifiques tapisseries. Les dalles étaient
cachées sous de moelleux tapis de Turquie.
Polichinelle, suivi de son éclatant cortège,
s'avança lentement sous les silencieux ar-
ceaux du palais Orsini. Au moment d'y en-
trer, il se trouva, par une espèce de prestige,
dépouillé de son habit de polichinelle, et pa-
rut en habit de velours bleu à brandebourgs
d'or, suivant la mode des nobles vénitiens.
Il entra, déposa une bourse remplie d'or
devant le père de la Merci , et lui dit à voix
basse :
—Mon révérend, j'acquitte ma parole et la
rançon de mon père. Priez pour qu'un jour
Dieu daigne accepter la mienne.
—Mon fils , répondit le pieux Mathurin,
on fait son salut dans tous les états; et je puis
vous l'assurer , de toutes ces offrandes que je
vais recevoir, I'aumone de polichinelle ne
sera pas la moins agréable à Dieu.
On évalua à plus de quatorze cent mille
francs la somme reçue dans cette seule soirée
— 105
à Venise. L'entraînement était tel, qu'on vit
les plus belles et les plus élégantes dames
jeter sur la table où l'on recevait les aumônes,
des bagues, des bracelets, des anneaux, des
parures, des éventails incrustés de diamans,
et d'autres joyaux de prix. Le peuple , qui
imite volontiers les bonnes actions, se mit de
la partie; et, en moins de quelques semaines,
le bon et respectable père de la Merci revint
à Marseille avec les fonds nécessaires pour
racheter tous les esclaves chrétiens qui se
trouvaient non seulement dans les régences
de Maroc, de Tunis et d'Alger , mais encore
ceux qui étaient retenus sur les côtes de la
Thrace et de la Propontide.
Amédée de Bast.
{Conitilutionnel.^
Fixation des Ininges dans la eltani-
bre noire par la seule action de
la lumière (1).
Tout le monde sait en quoi consiste l'appa-
reil que l'on nomme une chambre obscure ;
c'est une boîte close avec soin de toutes parts
et dans laquelle les rayons des objets exté-
rieurs étant reçus à travers un verre convexe,
ces objets sont représentés distinctement et
avec leurs couleurs naturelles sur une surface
blanche placée en dedans de cette boîte , au
foyer de la lunette. M. Daguerre est parvenu
à fixer ces images si parlaites, mais si fugi-
tives, non pas avec les couleurs de la nature,
maisavecleursombresetleurlumière,comme
pourrait le faire le dessinateur le plus habile,
ou plutôt avec une perfection dont aucun des-
sinateur n'approcherait et avec un fini de dé-
tails qui surpasse toute croyance.
L'image,dans la chambre obscure,est d'une
netteté parfaite quand la lentille est achroma-
tique. Cette netteté est la même dans les ima-
ges obtenues par le procédé de M. Daguerre ;
de sorte que les détails qui, à la vue simple,
ne s'aperçoivent pas, se voient très distincte-
tement quand on les regarde à la loupe. C'est
la lumière, en effet, qui forme l'image colorée
de la chambre noire, qui décalque en quel-
que sorte cette image , qui la reproduit en
camayeu sur une planche recouverte d'un en-
duit particulier.
Or, combien faut-il de temps à la lumière
pour exécuter ce travail? huit à dix minutes
par un temps ordinaire, et dans notre climat;
et sous un ciel pur comme celui d'Egypte, il
suflirait de deux minutes , d'une seule peut-
être , pour exécuter le dessin le plus com-
pliqué.
M. Daguerre n'est pas le premier qui ait eu
l'idée de faire exécuter, dans la chambre ob-
scure, des dessins par la lumière elle-même.
Depuis longtemps on avait imaginé d'on-
ployer à cet effet certains composés chimi-
H) Le Voleur a déjà annoncé celte curieuse et im-
porunie dtcouTerte de M. Daguerre,
ques, qui changent de couleur sous l'im-
lluence de la lumière. Un de ceux qu'on a
employés jusqu'à ce jour est le chlorure
d'argent, qui, lorsqu'on l'a préparé en blanc,
sous riiiduence des rayons lumineux, passe
ensuite au bleuâtre et au noir.
Aussi, quand on plaçait convenablement
dans la chambre obscure une feuille couverte
de ce chlorure tout frais préparé, elle était
plus ou moins altérée de couleur dans ses di-
verses parties, suivant que les portions de
l'image correspondante oifraient une lumière
plus ou moins vive. C'est à dire que dans les
points où il arrivait de la lumière blanche, la
feuille passait au noir, et que dans les lieux
où il n'arrivait pas de lumière, elle restait
blanche. On voit qu'il n'en pouvait pas résul-
ter une image véritable des corps extérieurs,
puisque les blancs se dessinaient en noir sur
la feuille, et les noirs en blanc; on obtenait
seulement des espèces de silhouettes. Mais
ces silhouettes mêmes ne pouvaient pas être
conservées, car du moment où l'on voulait
voir le dessin qu'on avait obtenu, dès qu'on
l'exposait au jour, le jour commençait à l'al-
térer.
M. Daguerre a trouvé une substance infini-
ment plus sensible à la lumière que le chlo-
rure d'argent, qui s'altère en sens inverse ,
c'est à dire qui laisse, sur les diverses parties
de la planche correspondantes aux différentes
parties de l'image, des teintes obscures pour
les ombres, des demi-teintes pour les parties
plus claires, et ne laisse aucune teinte absolu-
ment sur lesparties complètement lumineuses.
Quand cette action de la lumière sur les diffé-
rentes parties de la planche a produit l'effet
désiré, M. Daguerre l'arrête tout à coup , et
le dessin qu'il retire de," la chambre obscure
peut être exposé en plein jour sans en éprou-
ver aucune altération.
M. Daguerre paraît avoir travaillé pendant
de longues années, avec une persévérance et
une intelligence qui l'ont enfin conduit au but
qu'entouraient de nombreuses difficultés ; et
maintenant que le résultat est obtenu , qu'il
est parvenu à rendre inaltérables ces effets
produits par la lumière, ce procédé de AL Da-
guerre se trouve être tellement simple, tollf-
ment à la portée de tout le monde, qu'il ris(|uc
de ne pas trouver dans l'exploitation de sa
découverte le fruit de ses études et de ses ef-
forts; un brevet d'invention serait impuissant
à lui garantir la propriété d'une idée que cha-
cun peut mettre à exécution de soi-même ,
une fois qu'elle sera répandue.
M. Arago se propose donc de demander au
ministre de faire l'acquisition du procédé de
M. Daguerre et de lui en donner une juste
récompense.
Si Ion considère la découverte de ]\L Da-
guerre sous le point de vue de ruilllté qu'elle
peut avoir pour les sciences, on reconnaît
qu'un réactif aussi sensible que celui qu'il a
trouvé peut permettre de faire des expérien-
ces pliotoniéiriques qui jusque-là avaient
été réputées impossibles. • Telles sont, dit
M. Arago, les expériences sur la lumière de
la lune ; des expériences , à ce sujet, avaient
semblé assez importâmes à l'Acailémie pour
qu'elle chargeât une conmiission, qui était
composée de M. de Laplace, de M. Malus et
moi, du soin de les poursuivre. La lumière
de la lune est trois cent mille fois plus faible
que la lumière du soleil, cependant on ne
désespérait pas, en conceniram ses rayons
au moyen dune lentille de très grande di-
mension, d'obtenir quelques effets sensibles.
jVous fîmes usage d'une très grande leniille
et en plaçant au foyer du chlorure dardent
le réactif le plus sensible que l'un conmji, il
n'y eut aucun phénomène de décoloiation ■
j'ai pensé que M. Daguerre aurait plus dé
succès au moyen de son nouveau réactif, et
en effet, en employant une lentille de beau-
coup moins puissante que la nôtre, il a ob-
tenu en vingt minutes, sur son enduit obscur
une image en blanc de la lune. Jusqu'à pré-
sent on ne connaissait qu'un corps quj fût
sensible à la lumière de la lune, c'est l'œil
dont la pupille se contracte sous l'influence
des rayons lunaires. •
M. Biot ajoute quelques détails à ceux qu'a
donnés M. Arago. « J'ai vu plusieurs fois
dit-il, M. Daguerre, et je peux dire que dans
les nombreux essais qu il a faits pour arriver
à ces étonnans résultats, il a découvert plu-
sieurs propriétés extrêmmeent intéressantes
de la lumière, propriétés dont quelques unes
pouvaient être prévues par les physiciens
du moment où ils auraient cherché ce qui
devait arriver dans certaines circonstances
données, mais dont les autres étaient com-
plètement inattendues. <
Quant à la principale découverte, je puis
parler de la perfection des résultats obtenus,
non pas d'après mon jugement, mais dapres
celui d'un artiste célèbre; M. PaulDelaroche
pense que de pareils dessins peuvent donner
même aux plus habiles peinins d'utiles le-
çons sur la manière dont on peut, au nioveu
de l'ombre et de la luniicre, exprimer non
seulement le relief des corps, mais la teinte
locale. Le méiuo bas-relief en marbre et en
plaire sera (lillcreniinent reprén'iiio dans les
deux dessins, tie sorle (|u'on dira au premier
abord celui qui est l'image du plâtre.
On sent, dans un de ces dessins, presque
jus(iu'à l'heure de la jouriu-e. Trois vues d'un
monument sont prises, l'une le malin, l'autre
dans le milieu du jour, la dernière le soir, et
personne ne confondra l'effet du malin avec
l'effet du soir, quoique la hauteur du soleil
aux deux époques, et par conséquent les lon-
gueurs relatives des ombres, soient sensible-
ment les mêmes.
On conçoit bien que puisque l'aciion de la
lumière surle réaciif n'esi pas inslauianee. il
faut que l'imago qu'elle y trace soit nette,
que Ions les corps qui viennent se peindre
dans la chambre noire soient complètement
immobiles. Aussi arrive-t-il souvent que It^
arbres, s'il s'en trouve dans la vue que l'on
prend , ne soiçui pas aussi bien représentés
— 106 —
que le resle; il siillil puiir cela qu'un peu de
brise ait agile leurs brauelies.
Cet effet de l'agitaliou d'une partie est
marqué d'une niauiere singulière dans deux
des vues qui se liouvenl chez M. Daguerre.
Dans l'une il y a au premier plan une voilure
attelée d'un cheval qui se tient ininiobile de
tout le corps, et qui a sou corps très bien re-
présenté, mais il baissait à chaque iuslaiil la
tète pour |)reudre à terre une bouchée de
foin , et sa lêle et son cou ne sont point mai--
qu('s ; nuiis il exisie une soi-le de traîmle entre
la place la plus basse et la plus haute qu'oc-
cupait la tète. Dans l'auti e, on voit un liumnie
qui se fait décrotter; il n'a pas bougé, et il
est très bien représeuié ; mais le décrotteur,
qui se donnait beaucoup de inouvenienl, n'of-
fie (lu'une image coulure, surtout vers les
bras.
(France industrielle.)
Prologruc de Itagobet't.
{Le Voleur, en rendant compte, dans son der-
nier numéro, de la tragédie du l'alals-Royal, in-
titulée Daguhevt, citait avec éloges le prologue
de celle tragédie, sorte de discours d'ouverture
si spirituellement prononcé par Levassor. Nous
avons obtenu de lamiliédes auteurs ce morceau
original et curieux, et nous nous empressons de
l'offrir h nos abonnés qui, sans doute, le trouve-
ront aussi comi(iue, aussi charmant que nous
Pavons trouvé nous même.)
OH VIEDX SAVANT faprès les trois saluts d'usage.)
Bonsoir, charmant public, comment vous portez-vous ?...
Moi, ça ne la pas inul... imici... Sultit à Ions !...
De voiis voirsi nourbreuv viaiuienlje suis bien aise;...
El je viens, avec vous, causer, ne vous déplaise.
Vous voji'i, deviiiil vous , un siwaiitissimiis ,
Un docteur estimé par tous les gens en us ,
Un docliur renommé pour niaiules découvertes ,
L'inventeur breveté des aclitms sans pirles ;
Sur quoi, me dire/.-vous, sont ces acl ions-là?...
Revenez lous deraiiiii, ou vous en donnera...
11 s'agit, pour ce soir, d'une bien aulre affaire...
De l'hisloire de France explorant un mystère,
Savw-vous bien , messieurs, que moi, j'ai découvert
Conimeiil noire grand roi, le puissant Oagobert ,
Pour la première fois, mil une... ah 1 saperlotte I...
Kaul-il dire le mol?... mil une... une culotte 1...
Oli I sexe féminin, sexe rempli d'appas ,
Que ce mol 1res français ne l'ellarouclie pas !...
[Mijstcrieiisemciit.)
Car de ce vêtement, dans plus d'un bon ménage ,
Aux dépens du mari la femme fait usage....
Cliul'.... ne bavardons pas... ceci bien en re nous...
Je ne le dirais pas à messieurs les époux.,..
Or, sur ce vêtement, à bon droit bislorique ,
J'ai composé, messieurs, une œuvre dramatique,
El pour écrire au mieux sur un si noble objet,
J'entrais, dés le malin, en plein, dausmon sujet.
[lieijavdani su culotte furi diiubiée. )
J'y travaillai ijuinze ans, et sans miséricorde...
Aussi, je l'ai, je crois, usé juscpi'à la corde.
Kl nul aulre, après moi , ne pourra s'en servir.
Mon drame, assurément, doit se faire applaudir ;
D« la prose écarlanl les allures trop plates.
Ma plume l'éiriviten vers de douze pattes;
La rime à la raison s'y marie à propos ,
El je le crois, enfin, digne de mon héros.
On devait le jouer sur la brillanle scène
Du Théâtre-français, où règne Melpomène ;
Mais un vieil intrigant, Racine,.,, un imitprteli
Accapare pour lui notre jeune Rachel ,
Rachel aux bruns cheveux, à la voix prophétique ,
Ce rameau renaissant du laurier dramaUque,
Qui nous rendrait un jour tout ce qui nous charma...
Si le ciel bienfaisant nous rendait un 'falma 1...
Mais laissons là, messieurs, et Rachel et iiaciue,
El revenons encore à mon œuvre divine....
D'ici , je \ ois déjà p!us d'un censeur jaloux
Me dire... " Dans quel genre, eulin, écrivez-vous ?...»
Dans un genre nouveau, le genre drolaUque...
'votre drame, d'ailleurs, est toujours historique ,
Et, si j'étais, ce soir, silllépar des méchans ,
Cessilllets-là, messieurs, seraient des ignorans.
Ku parlant de silUel, je veux, en conscience ,
Siircelinslrumeul-là dire ce que je pense....
C'csl un vilain oulil, dont tout homme de bien
Ne devrait se servir qu'àl'égard de son chien...
J'ai pouriaul vu des gens d'une humeur peu farouche.
Bons pères , bons époux, se rétrécir la bouche ,
\ous ne le croiriez pas, pour s'en faire unsilUel I
Si vous saviez, messieurs, comme ce jeu rend laid !...
Et puis', c'est défendu, surtout en médecine...
Les silUeurs, c'est connu, meurentdela poitrine...
Mais s'il est un seul cas où le silQet est beau ,
C'est sur mer, c'est à bord d'un courageux vaisseau;...
Quand il est dans la main d'uu vaillant capitaine,
Uespriuicdes mois, il commande, il entraîne 1...
Au lieu de le troubler, il assure uu succès...
Près du fort d'Ulloa, sur les vaisseaux français.
Retentissant au loin d'uuéclal électrique ,
A notre pavillon il soumet le Mexique.
Ces silllels-là, messieurs, avaient un noble but;,..
Mais les autres silllets... au rebul 1 au rebut 1
J'ai dit... et maintenant, que ma pièce commence;...
Le mot d'ord re, ce soir, messieurs, c'est : indulgence 1
De Leuven et Ue Saimt-Georges.
Eruiic Des tvibuimur.
> COUR D'ASSISES DE LA SEINE.
Accusulion de lentalive d'assassinat sur la
personne de madame Flora Tristan, par
le sieur Cliazal,sun mari.
Les tribunaux civils avaient déjà retenti des
discordes qui ont éclaté entre les deux époux ;
le déploralile événement qui donne naissance à
un procès bien autremenigrave, avait amené un
(H)iicoiiis nombreux de spectateurs. Les daines
sont en majorité et l'on en voit parmi elles
plusieurs qui se sont fait un nom dans la litté-
rature.
L'accusé est introduit à dix heures et demie.
Sa ligure est pâle, sa santé parait chancelante. 11
a des besicles d'argent, et porte par dessus son
habit une redingote d'une couleur blanchâtre.
Il tient sous son tiras une liasse volumineuse de
jiapiers, et dans sa main un crayon pour prendre
des notes.
Interpellé par M. le président sur ses nom,
âge, etc., l'accusé répond se nommer André-
François Chazal, âgé de quirante-deux ans,
peintre, né à Paris. II est assisté de AP Jules
Favre.
M. l'iougoulra, avocat-général, remplit les
fonctions du ministère public.
Voici le texte de l'acte d'accusation dont lec-
ture est donnée par le greffier.
« André-François Chazal a épousé, en 1831,
Flora -Célesline-Thérèse-Henriette Tristan y
Moscoso. De cette union trois eufaus naquirent;
deux existent encore : Ernest-Camille , âgé de
quatorze ans et demi, et Aline-Marie, âgée de
treize ans.
)i En 1825, de graves mésintelligences écla-
tèrent entre les époux, et ils se séparèrent. La
dame Chazal lit, en 1828, prononcer sa sépara-
tion de biens. En I83G, une contestation judi-
ciaire s'éleva au sujet d'Aline Chazal, qui s'était
enfuie d'une pension où elle avait été placée par
son père. ChazaKorma unedemandeen 10,000f.
de dominages-intéréls contre les mailresscs de
la pension, mais nu jugement confirmé depuis
par la cour le débouta de cette demande. Cepen-
dant, en novembre 1836, Aline fut remise à son
père i).»r autorité de justice.
» Au mois de juillet 1857, Chazal distribua un
écrit autographié qu'il avait composé pour sa
défense, et qui contenait contre sa femme les
accusations les plus dillamaioires. La dame
Chazal s'en prévalut pour demander sa sépara-
tion de corps. Elle l'obtint en elîet par jugement
du 14 mars 18158, sur le fondement inie les accu-
sations contenues dans l'écrit présentaient le
caractère d'injures graves. Quant aux enfans, il
fui statué <pie le lils resterait entre les mains de
son père, et que , dans le mois dii jugement, la
tille serait placée en appienlissage dans une
maison de commerce dont les époux feraient
choix, ou qui, laute par eux de s entendre sur
ce choix, serait désignée parle liibunal. Cepen-
dant le (ils demeura auprès de sa grantl'mère, à
llelaix{Scine-et-Oisej,et la lille ne tut pas placée
comme le jugement lordoniiait. Chazal en con-
çut une exlreineirritalloii. Bientôt elle fui pous-
sée au point qu'il résolut de donner la mort à sa
teinine, dans le but, dit-il, de soustraire ses
eiifans à l'iniluence qu elle exerç .il sur eux.
1) Le 20 mai, jour où cette pensée lui vint pour
la première lois, il tit le dessin d'une pierre sé-
pulcrale destinée au lomliean de sa femme.. Eu
;tète on lisait ces mots : La Paria, allusion à un
ouvrage publié par la dame Chazal, sous le titre
de Pérégrinations d'une Paria, l'ius bas on
lisait, entre autres passages : « Il est une justice
que tu fuis qui ne t'échappera pas. Dors en paix
pour servir tl'exempleà ceux qui s'égarent assez
[lour suivre tes préceptes immoraux. Doit-on
craindre la mort pour punir un méchant i* ne
sauve-t-on passes victimes t*»
» Vers le 1 1 juin, il acheta une paire de pisto-
lets; il acheta en même temps une cirquantaine
déballes, deux moules pour en fondre, de la
pondre, du ploinh et des capsules, dont partie a
été saisie plus tard à son domicile. Sa femme de
ménage remarqua, vers la même époque, qu'il
était plus sombre que de coutume.
»Let'' juillet il contia à Robert, un de sesamis,
ipi'il était déterminé à tuer sa femme ; qu'il avait
acheté des pistolets, et qu'il voulait mettre son
projet à exécution dans une huitaine. Roherl,
n'ayant i)U le faire changer de résolution, en
prévint Badly, autre ami île Chazal. Le 2 juillet,
Bailly et le frère de Chazal se rendirent chez
celui-ci ; ils firent de vains elibrts pour obtenir
de lui la promesse qu'il renoncerait à son projet,
et il refusa de leur remettre ses pistolets. Ils
crurent devoir informer le maire deiVIontraartre,
où Chazal demeurait. Le maire leur promit de
tâcher de calmer Chazal, et d'avoii ses pistolets.
Le 7 juillet, Bailly écrivit une lettre à la mère
de la ùame Chazal ; il y témoignait la crainte que
Chazal, irrité de rmexécuiiou du jugement, ne
se portât à des excès; il la conjurait donc de
renvoyer Ernest chezson père le plus tôt possible.
Ernest rentra en elfel auprès de son père ; niais
ce dernier n'en garda pas moins son projet. Le
31 juillet, il demanda par écrit une entrevue à
sa femme, demande à laquelle elle ne répondit
pas. Depuis le commencement d'août, Ernest le
vitsottvent manier une paire de pistolets chargés.
Dans la seconde quinzainedu même mois, Chazal
les tira deux fois de sa poche, en rentrant vers
six heures de l'aprts-midi, et les déposa sur son
bureau, enveloppés dans son mouchoir. Presque
lous les dimanches il s'exerçait à tirer ces pis-
tolets.
' » Vers le 30 août, la dame Chazal, qui avait son
logement à Paris, rue du Bac, 100 bis, le ren-
contra au coin de la rue de la Planche. 11 lui
lança un regard plus terrible encore qu'à lor-
dinaire. Le cocher d'un cabriolet d'où elle venait
de descendre s'aperçut de l'elFroi de la dame
Chazal, et la lit rentrer dans la voilure. Vers la
même époque, Chazal rédigea une lettre au
procureur-général , où il disait notamment :
«Quand vous recevrez ce mémoire, justice sera
faite, et je serai à votre discrétion. » 11 rédigea
deux autre lettres, l'une à sa belle-mère, l'autre
à sa femme de ménage, qui fut retrouvée depuis
cachetée sur son bureau, et qui toutes deux
élaient datées ^w août 1838. Duns ces lellres il
leur recommandait son lils.
107 —
" L)e(>uis celle tjioqiic, il ;\lla six ou sejU fois
iléjeiiiUT cliez un iraileur on ftice de la luyison
lit' s:i femme. Il se plaçait toujours cà la mOine
table, près d'une feniJlre donnant sur la rue, de
façon à voir la dame Cliazal sortir. Il restait ainsi
(|Utli|nefois en ol)servalion pendant plus <le
deux heures. Le 2 septembre, lirnest alla chez
sa mt're, et eonirauni(|ua ses craintes que son
père neiit (pieli|ues projets sinistres contre sa
mère on eonlre sa sœur.
» Le 4 septembre, dans le but d'attirer sa
femme au dehors, Chazal lui lit éciire, par un
écrivarn public, une lettre au nom du sieur
l'ommier, ayent de la société des jjens de lettres.
Pommier l'y invitait à passer à son cabinet.poui'
alKiire qui l'intéressait, le lendemain entre dix
et onze heures. Le lendemain, à l'heure iiiditpiée,
Chazal lattendit en effet dans la rue du liac ;
mais la dame Chazal, sou|Honnant le pié;;e,
était allée au prétendu rendez-vous avant neui
heures. Ern» st demanda à sou père, le 9septem-
bre, pourquoi lis pistolets étaient toujours
charj;és, et s il voulait faire un mauvais coup.
« C'est possdde, si on me pousse à bout» , répon-
dit-il. Le 10, Il partit de Montmartre, selon son
usaye, entre neuf et dix heures du matin. Selon
son usage aussi, il arriva à onze heures pour
déjeuner chez son traiteur de la rue du Bac.
» A trois heures et demie de l'après-midi, la
dame Chazal revenait chez elle : en approchant
de sa maison, elle vit de loin son mari ; il avait
les mains ilans les goussets de son pantalon, la
forme des pistolets s'y dessinait parfaitement. 11
s'avançait vers elle. Arrivé à quatre ou cinq pas
de distance, il quitta le trottou-, il fil un circuit
et, revenant par derrière, il lui tira un coup de
pistolet à bout portant; puis il posa sur le trot-
toir le pistolet dont il venait de se servir, et il
prit son autre arme dans la maiu droite, il tenait
encore ce second pistolet armé, <iuand le con-
cierge de la dame Chazal, attiré par le bruit de
la détonation, le somma de remettre son arme.
» Arrêté aussitôt, il dit aux personnes qui le
conduisaient chez le commissaire de police, que
le pistolet qui était encore chargé n'était jias
pour lui, qu'il n'était pas assez lâche pour se
tuer, et que loutce qu'il regrettait, c'était d'avoir
manqué son coup et de ne pas avoir fait deux
ov]iiielins. Devant le commissaire de police et
dans l'instruction il a renouvelé ces mêmes
aveux, ajoutant que c'était la crainte de blesser
tine autre (icrsonne que sa femme qui avait dé-
truit son courage, et qui l'avait empêché de
décharger son second pistolet.
)) La charge retirée de ce second pistolet par
un armurier se composait d'une balle, d'un
grain de plomi) et de poudre. L'accusé a avoué
(pie la cliargc du pistolet déchargé |)ar lui était
la même. A peine frappée, la dame Chazal avait
.^ senti ses jambes fléchir, et elle était tombée sur
ses i;enoux ; il fallut la transporter à son do-
micile.
» Les médecins appelés reconnurent en arrière
et un peu plus bas que la partie postérieure de
l'aisselle, une plaie d'arme à feu ((ui causait à la
blessée une douleur aignè dans la région du
cœur, et (jni lui lit cracher le sang. La balle n'a
pu être extraite, et la malade a été obligée de
garder le lit pendant longtemps. »
IM. M. le président procède à rinlcrrogatoire
de l'accusé.
Lu I82H, vous étiez graveur en laillc-douce ; à
cette épo(iue, vous avi(!z chez vous, comme ou-
vrière coloriste , la demoiselle llora Trislan ;
vous avez recherché celte jeune lillc, et eu 1821
elle devenue votre femme.
Chazal. — Oui, monsieur.
D. Il parait que la mésintelligence ne larda pas
à éelaler dans \olre ménage, et dans le courant
de ranuée 1825 vous vous êtes volontairement
séparé de fait de votre femme i' — K. C'est vrai.
I). De voire union avec mademoiselle l'Iora
Trislan sont nés trois enfans; l'un dCux est ukuI,
les deux antres vous ont été confiés en t.s;if). —
R. Ln 1833, ma femme et ma fille disparurent de
la société ; celle dispiwilisn do la sociélé lUc fui
pénilde, à cause de ma fille surtout ; car quant
à ma femme... C'est seulement en 183.5 que je
connus la retraite <le madame Chazal : elle de-
meuraitalors rue Chabannais, n. 12. C'est jalors
ipie je retrouvai mon enfant, suiiprimé de la so-
ciété pendant trois années.
U. Lors de votre séparation volontaireen 1825,
le sort de vos enfans ne fut-il pas réglé entre
vous et votre femme P— R. Non , monsieur, il
n'y eut aucune convention à cet égard.
D. Votre fille Aline ne fut-elle pas placée en
pension? — R. Uni, monsieur, chez madame
Deriquème, et elle en disparut, soit par conni-
vence avec ma femme, soit par négligence ; et
je dois de suite relever une inexactitude de
l'acte d'accusation , dans lequel on a dit que
j'avais voulu i)roliter de la fuite de ma fille pour
me faire payer, |>ar la maîtresse de pension, une
somme de dix mille francs. Non , messieurs, tel
n'est pas mon caractère ; je ne suis jias avare ; ce
n'est ()as là ma position légale. Je voulais seule-
ment contraindre madame Deriquème à me ren-
dre ma fille.
D. Cependant vous avez demandé 10,000 fr. ,
et vous avez fait à ce sujet un procès à la dame
Deriquème ? — R. Je n'ai formé cette demande
que pour contraindre la maltresse de pension à
me rendre ma fille.
D. N'avez-vous pas publié un mémoire inju- j
rieux contre votre femme , et ce mémoire n'a-t- '
il pas déterminé une séparation de corps? —
R. Publié... Je ne sais si on peut dire qu'un
inémoin! a été publié lorsqu'on en a distribué
une dizaine d'exemplaires à des amis. Toujours
est-il certain que j'ai fait un mémoire pour ma
justification, car dans le public il pouvait rester
des doutes graves sur ma moralité ; j'avais donc
besoin de me justifier devant la société tout en-
tière, car nous, messieurs, pauvres i»rolétaires,
nous vivons beaucoup plus dans la société
qu'avec la magisiralure. Oui, nous vivons dans
la société, et c'était de la justice de la sociélé que
j'avais besoin.
D. Le jugement qui a prononcé votre sépara-
tion de corps ordonnait (|ue voire fils vous
serait rendu, et que votre flUeserail placée dans
une maison de commerce choisie par vous et par
votre femme. Cette disposition du jugement a-t-
elle donné lieu à des difficultés ?— li. Ma femme,
eu eifet, par ses intrigues et son influence sur
tous ceux auxquels elle s'est adressée, m'a créé
de nombreuses difficultés.
D. N'est-ce pas à la suite des difficultés qu'a-
nimé de sentimens de haine et de vengeance con-
tre votre femme vousavez résolu de l'assassiner?
— R. J'ai eu la pensée de luer ma femme, mais
je n'étais pas animé par la haine et la vengeance;
mon cœur ne peut concevoir de pareils senti-
mens.
D. Vous avez acheté deux pistolets , de la
poudre, des balles, des capsules ; dans quel but
avez-vous fait ces aci|uisitions ? — R. (Avec
étonnement.) Je ne comprends pas pourquoi
vous m'adressez celle question ; vous savez bien
ce que j'ai dit à cet égard.
D. Mais il faut le répéter ici. — R. Mon but
est évident, j'ai acheté les pistolets pour me
défendre.
D. Pour vous défendre? — R. Pourmedéfen-
dre,en cas d'agression suscitée par ma femme.
D. Mais ne deviez-vous pas, au (;onlraire, en
faire usage pour assa.ssinor votre femme ? — R.
Oui, c'est vrai, je voulais m'en servir contre ma
femme, ou pluUH contre une autre personne. Je
vous l'ai dit, la haine et la vengeance n'entrent
pas dans mon e<i'ur ; je ne voulais pas frapper
ma femme parce que c'est ma femme, et ([uelles
(inesoient lesdouleurs (lu'cUe m'a fait éprouver,
je voulais l'épargner et frapper l'avoué Duclos,
soncomplicc, l'artisan de toulcs les machinalions
infernales ijui m'ont réduit au désespoir; je
voulais aussi faire périr un autre individu.,.
D. Ne vous êles-vous pas exercé îi tirer le
pistolet iilusieurs jours avant le crime? — R.
Oui, monsieur.
D. N'élail-cc pas pour être plus sur de votre
coup? — R. Non, puisque je voulais tirer sur
ma femme à bout portant. (Sensation.)
D. Ainsi, vous avouez que votre volonté a
toujours été de tirer à bout portant sur votre
femme?— R. C'est la vérité (mouvement).
D. Le 20 mai 1838, n'avez-vous pas dessiné le
modèlede la pierre qui devait être placée sur le
tombeau de votre leiiime ? — R. Oui.
D. N'avez-vous |ias tracé de votre main son
épiiaphe ? — R. Oui.
D. Ainsi, dès le ai» mai, vous aviez pris la réso-
lution d'attenter aux jours de voire femme.
R.La résolution, non., l'expression n est jias exac-
te, uuiisj'en avais la pensée. Je su|)plie MM. les
jurés de ne pas oublier ma situation ; je ne sau-
rais vous détailler tontes les douleurs parlés-
quelles j'étais assiégé. Oui, au 20 mai la |>ensée
de tuer ma femme a été en quelque sorte arrê-
tée : cependant je luttai contre moi-même, cette
rfensée m'accablait , mal>imait ; je cherchais les
moyens d'y échapper, et c'est pour tenter une
dernière épreuve que j'écrivis à ma femme en
lui demandant un rendez-vous.
D. Si votre femme n'a pas accepté ce rendez-
vous, c'est queilea craint pour sa vie , que vous
aviez déjà menacée. — R. Permettez-moi de
n'en rien croire. Je pense beaucoup plutôt que
ma femme, étant dune haute famille, n'a pas
voulu condescendre à me donner des explica-
tions.
D. N'avez-vous pas confié au sieur Robert que
Vous aviez l'intention de tuer votre femme ?
R. Oui, monsieur, il fut témoin de ma douleur.
D. Ne chercha -t-il pas à vous détourner de
l'e.xécution de votre i)rojet, et ne vous deman-
da-t- il pas vos pistolets ? - R. Il chercha à me
consoler et à faire fléchir ma résolution, mais je
ne lui promis rien.
l>. Le sieur Robert ne parut pas d'ailleurs, à ce
qu'il semble, attacher une grande importance à
vospaioles, et il crulquece n'était de votre part
((ue de vaines menaces. — R. Je ne pense pas
qu il ail cru cela. Je lui ait dit que ma résolution
était prise; je lui en ai fail connaUre les molilà.
En m'écoulanl, les larmes lui sout venues au.\
yeux ; il ma supplié tie ne pas tuer ma femme.
Je n'ai pris.comme je vous lai dit, aucun eiii-a-^
geinent vis-à- vis de lui. Mou frère, plusieurs
personnes de sa sociélé m ont engagé à abandon-
ner mon projet. Les uns trouvaient ipi il y avait
sagesseà suivie ces conseils, dantres auraient iiu
penser qu'il y avait faiblesse , telle a été ma ma-
nière de voir; j'ai cru devoir agir ainsi que je
l'ai fait i)oiir proléger mes enfans, pour les ar-
racher à l'inlliienee pernicieuse de leur mère
Le jugement qui a prononcé contre moi la .sépa-
ration de corps a été pénible pour moi ; permet-
lez-moi de vous dire que je le trouve inique.
Cependant ce jugement m'accordait une étin-^
celle de bonheur ; cette étincelle, on me l'a re-
fusée, cette étincelle je n'ai pu l'avoir.
D. Mais vouspou\iez obtenir l'exécutimi de
ce jugement en >oiis adressant à la justice.
R. Mais, mon Dieu, c est ce que j'ai fait jiendanl
quatre ans. J'ai constamment demandé mes en-
fans. J'ai écrit à M. le président de la cour.
D. Ce n'est pas par des lettres que Ion s"a-
dre.sse à la justice, il fallait former une demamlc
devant le tribunal. — R. (Ju'enlendc7-vous par
une demande ?
D. Une assignation. — R. Lue assignation ! Il
y en a eu assez dans mon affaire d assignations
et elles n'ont pas produit grand résultai. D'.iil-
leurs, r.ivoué Duclos est aussi de la jiislire lui
cl c'est lui qui a toujours tout enira>é, qui à
empêché que mon fils ne me fat remis, que m,i
fille fill soustraite aux iniluencesde sa mère. Mu
femme, elle a beaucoup d amis: ou l'écoute fa-
vorablement quand elle se plaint, et elle a plus
d'iiiHuence que moi sur la justice. On m'a dit
plusieurs fois : La fi-mme a gagné .«on procès
parce qu'elle est femme, parce qu'elle esl ai>-
puyée, rccomm.mdée ; parce qu'à «ôié d'elle elle
a l'avoué Duclos, ijiii connaît toutes les ruses de
la chicane. Pour signifier mou assignation , il
m'aurait fallu un huissier, n'est-ce pa> ? Des
- 108 —
huissiers, j'en ai eu plus de vingl ; voyez h quoi
ils moût servi. D'ailleurs , je uavais plus île
quoi les payer, ces messieurs; car il faut bieu
se garder de les abonler sans arijcnt. (On rit.)
D. Ainsi, vous avez tué voire femme pour ne
pas payer de frais de justice.' — U. Permettez-
moi une oliservalloii ; jetais dans le dénrtmcnt,
c'est vrai, maisjclaisd ailleurs convaincu que la
justice liait iiniiulssanle vis-à-vis de ma femme.
D.En aoiU 1S3S, vous êtes sorti plusieurs fois
avec l'inteulion de frapper votre femme, si vous
l'aviez rencontrée ? — Û. Oui.
D. tUe vous a échappé un jour en se jetant
dans un cabriolet? — K. Ma femme a pu me
voir, mais j'atteste que je ne me rappelle nulle-
ment cette circonstance.
D. Vous lui avez écrit une lettre par laquelle
vous vouliez lui faire croire qu'un rendez-vous
lui était donné pour onze heures du soir chez
M. Pommier qui, ce soir-là , devait réunir des
gens de lettres ? — K. Oui , monsieur.
D. Quel était votre |projet? — K. D'exécuter
la résolution que j'avais prise (sensation).
D. Votre fennue a fort heiireusenjent échappé
au piège que vous lui aviez tendu en allant chez
M. Pommier à neuf heures au lieu de onze heu-
res. Vous saviez que votre femme sortait rare-
ment; vous avez été, pendant plusieurs jours,
vous placer dans la boutique d'un marchand de
vins qui se trouve vis-à-vis de sa demeure; ei
là, placé pr^s de la fenêtre, vous attendiez le mo-
ment o\x elle sortirait?— R. Le fait est vrai.
D. Le 10 septembre, à trois heures de l'a-
près-midi, vous avez vu votre femme sortir de
son domicile, vous avez été vers elle..., qu'a-
vez-vous fait? — R. (Avec calme). La chose est
très simple. J'ai été à elle, j ai tiré de, ma poche
l'un de mes pistolets et j'ai tiré sur ma femme.
Voilà la chose qui est très simple. (Mouvement.)
D. Vous avez été arrêté à l'instant même, et
lorsque vous aviez à la main un second pistolet
chargé dont vous alliez faire usage contre votre
femme. — R. Je n'ai pas été arrêté aussitôt, et
certes, si j'avais été un malfaiteur, j'aurais bien
pu m'échapper, car personne ne voulait m'arrê-
ter- enfin, on s est décidé à le faire; j'ai remis
mes pistolets, et j ai même demandé à être con-
duit chez le commissaire de police.
D. Pouvez-vous dire quel motif a pu vous
norter à commettre sur votre femme le crime
qui vous amène aujourd'hui sur le banc de la
cour d'assises? . , „ i- .•
L'accusé entre dans une foule d exi)lications.
Il parle de nouveau de la plainte portée contre
luiparsafemme, du jugement qui a prononcé
la séparation de corps, des tentatives qu il a
faites à plusieurs reprises pour reprendre ses
enfans. M. le président est obligé de l'arrêter
fréquemment dans ses interminablcsdivagations.
M le président. — N'aviez-vous pas consenti,
en 1832, à la séparation de corps ?
L'accusé. — Oui, monsieur.
Interpellé de nouveau sur les motifs qui ont
nu le déterminer à tuer sa femme, Chazal ne
précise aucun fait. U rapporte qu'il était très
malheureux, que la vie lui était devenue insup-
portalile, qu'il était dénué de ressources, et
tiu'il ne voyait qu'un avenir de misère pour lui
et .ses enfans. Mais le grief sur lequel il parait
insister i)rincipalement, c'est de n avoir pu ar-
racher à sa femme ses enfans, (jui ne portaient
même pas son nom, et qui, suivant lui, étaient
sans famille et sans état social.
M l'avocat-iiénéral. — Avez-vous quelques
reproches à adresser à votre femme relative-
ment à sa conduite?
L'accusé. —Certainement.
D. Quels reproches? — R. Des reproches
d'immoralité dans sa conduite et dans ses écrits,
oi"i elle professe les doctrines les plus subversi-
ves de l'ordre socialet de la morale.
D. Avez-vous des faits précis d'immoralité ?
R. ^on pas; je ne suis pas de ces maris iiui
vont attendre derrière la jiorte pour prendre
leur femme en flagrant délit; non, je ne suis pas
de ces maris, et ma dignité d'homme...
D. Ainsi 'vous n'avez aucun fait, et vous ne
pouvez présenter ici que des allégations? —
R. On m a refusé les enquêtes.
D. En elîel, lors du procès en séparation de
corps, vous avez demandé que la séparation fut
lirononcée à votre proht et contre voire femme ;
mais votre demande a été repoussée, et le tribu-
nal, ainsi que la cour, n'a jkis cru devoir or-
donner la preuve des faits que vous alléguiez.
M. l'avocat-général donne leclure des conclu-
sions prises au nom du sieur Chazal, et de la
partie du jugement qui repousse ces conclu-
sions.
L'interrogatoire terminé, M. le] président
donne l'ordre d'introduire madame Chazal (Flo-
ra Tristan).
L'huissier audiencier annonce que madame
Chazal ne s'est pas encore présentée.
L'audience est suspendue pendant une demi-
heure. A la reprise de l'audience, madame Cha-
zal est introduite. Tous les yeux se lixent sur
elle. On la voit s'avancer lentement; elle dé-
tourne ses regards du banc des accusés.
Madame Chazal est vêtue avec élégance ; son
chapeau de velours vert, orné d'un voile noir,
encadre gracieusement une ligure remarquable
par la délicatesse des traits et leur régularité.
Un joli nez grec, de beaux cheveux noirs, des
yeux expressifs , un teint d'Espagnole, lixent
agréablement l'attention, et un vif sentiment
d'intérêt s'attache à cette femme qui a si miracu-
leusement échappé à la mort.
M. le président fait donner un siège à madame
Chazal, qui déclare s'appeler Flora Tristan, fem-
me Chazal, âgée de trente- deux ans, sans profes-
sion.
La voix du témoin, qui parait en proie à une
vive émotion, est si faible que personne ne peut
l'entendre.
M. le président. — Madame, veuillez parler
plus haut.
Madame Chazal. — Je ne peux, monsieur.
M. le président. Prenez un instant de repos,
madame.
Madame Chazal, chancelant sur son siège. —
De l'eau !
On s'approche de madameXhazaI, on lui pro-
digue des soins; elle parait se remettre et boit
une partie du verre d'eau que le garçon de salle
vient d'appoi ter.
Après quelques minutes de silence, M. le pré-
sident s'adressant au témoin. — Madame, vous
avez épousé raccusé en 1821 ?
Madame Chazal. — Oui, monsieur.
D. N'étiez-vous pas antérieurement chez lui
comme ouvrière coloriste ? — R. Non, monsieur;
je travaillais pour lui, maisj'étaischezmamère,
et je n'ai été chez lui que pour prendre quel-
ques leçons.
I). 11 parait que la mésintelligence ne tarda
pas à éclater entre vous et votre mari ? — R. 11 n'y
a pas eu mésintelligence, mais il n'y avait pas de
sympathie. J avais dit à M. Chazal, antérieure-
ment au mariage, que je ne l'aimais pas, que je
ne l'aimerais jamais. 11 a pourtant voulu m'é-
pouser, et forcée de céder à la volonté de ma
mère, j'ai donné mon consentement à ce ma-
riage; mais M. Chazal savait fort bien que ce
consentement n'était pas libre de ma part.
D. En 1825, votre mari a consenti à une sépa-
ration de fait ? — R. Oui, monsieur.
D. Qu'avez-vous fait depuis celte époque? —
R. J'ai voyagé; j'ai été au Pérou, dans mon pays.
D. A quelle époque êtes-vous revenue à Pa-
ris?—|R. En 1828.
D. Vous avez obtenu votre séparation de corps?
— R. Oui , monsieur.
D. Vos enfans ne sont-ils pas restés à votre
charge? — R. M. Chazal prétendait nu'il n'était
pas heureux ; je ne lui ai rien demanué pour mes
enfans.
I). X quelle époque Chazal a-t-il réclamé ses
enfans?— R. En 1832. J'ai élé forcée de lui con-
fier mon fils. 11 l'a exigé pour consentir à la sé-
paration de corps ou au divorce, si la loi était
adoptée.
1 D. Qu'est devenu votre fils? — R. Je l'ai placé
en pension et j'ai ])ayé tous les frais.
D. Chazal na-t-il pas réclamé sa fille? —
R. Elle a été enlevée en 1338; elle allait dans une
pension de la rue d'Assas. Dans le trajet, elle fut
accostée par deux hommes qui lui demandèrent
si elle était mademoiselle Tristan. Sur la ré-
ponse affirmative de l'enfant, elle fut arrachée
des mains de sa bonne, et me fut ainsi enlevée
par suite d'nu affreux guet-apens.
Chazal convient qu il a enlevé sa fille, ainsi
que vient de le dire le témoin, mais il soutient
qu'il n'a agi ainsi que d'après le conseil du pro-
cureur du roi, qui lui auraitdit ; Votre fille vous
appartient, allez la chercher.
M. le président. — Vous avez repris votre
fille?
Madame Chazal. — Ma fille m'avait été enle-
vée; j'étais désespérée. J'allai à Montmartre
chez mon mari. Il était absent, mais je sus qu'il
avait été à Versailles. Je pris la voilure, et j'allai
aussitôt à Versailles. En arrivant, je trouvai ma
pauvre fille qui se précipita dans mes bras en
pleurant. Je m'emportai contre M. Chazal, qui
fut contraint de sortir de la maison de mon on-
cle, et je voulus revenir avec ma fille à Paris. U
était nuit. 11 pleuvait. J'errais sur les boule-
varts de Versailles, ne sachant de quel côté je
devais aller, tant ma douleur était grande. Sur
sur l'une des avenues, je ne sais laquelle, je vis
arriver mon mari ; il était habillé en garde natio-
nal, lise mita crier, en me désignant du doigt:
«Arrêtez cette voleuse! » J'étais alors près d'un
poste de troupe de ligne. La ligne, comme on
le sait, obéit toujours aux ordres de la garde
nationale. Je fus arrêtée ainsi que mon enfant,
et jetée dans le poste. Ma position était affreuse ;
j'avais la tête perdue; j'espérais échapper aux
tortures de M. Chazal, en disant qu'il n'était pas
mon mari ; mais on n'écouta pas mes plaintes,
mes prières. J'étais épuisée , malade; on me
transporta à l'hôpital. Le lendemain ji; fus con-
duite devant le procureur du roi, qui consentit
à me laisser partir pour Paris. Mais mon mari
ne m'avait pas quittée; lise disposait à monter
avec moi dans la voiture des Gondoles. Pour lui
échapper, je me précipitai dans une petite voi-
ture, et je donnai 10 francs au cocher pour
qu'il ne laissât pas monter M. Chazal. Je pus
enfin revenir avec ma fille à Paris.
Madame Chazal rend compte de toutes les
tentatives faites par son mari pour lui ravir sa
fille, et continue ainsi :
J'avais à peine ma fille depuis six mois que,
par suite d'une permission délivrée par M. Dieu-
donné, juge d'inslruciion, un commissaire de
police se présenta chez moi pour m'enlever ma
lille. J'étais absente ; elle fut saisie violemment,
arrachée de chez moi malgré ses pleurs et ses
cris. Ma pauvre fille a été si violemment impres-
sionnée qu'elle était comme folle ; elle est restée
pendant trois mois chez son père, et c'est pen-
dant ce séjour de trois mois qu'elle m'a écrit
la lettre qui a donné lieu à fa plainte portée
contre M. Chazal.
M. le président. — Chazal prétend que cette
lettre a été suggérée par vous.
Le témoin. — Mais, monsieur, je n'ai pas vu
une seule fois ma fille pendant qu'elle a été chez
son père.
M. le président. — N'avez-vous pas su plu-
sieurs jours avant le crime que votre mari avait
encore des projets violens à votre égard ?
Le témoin. — Je savais que M. Chazal roulait
dans sa tête des projets sinistres; mais je croyais
que ces projets étaient formés contre ma fille, et
non contre moi. Quelques jours avant le 10 sep-
tembre, je rencontrai plusieurs fois sur mon
passage M. Chazal; il me regardait avec un air
furieux, etjavais remarqué qu'il avait des pis-
tolets dans les i>oches de son pantalon; enfin, le
10 septembre, je l'aperçus à trente ou quarante
pas de moi ; il vint à ma rencontre, quitta le
trottoir, fit un détour; je le suivis des yeux, je
ne doutai pas (lu'il ne voulût m'assassiner, car je
lisais ses projets dans ses regards. J'aurais pu lui
— 109 —
échapper en me précipitant dans une l)ouliiiue,
mais je souffrais depuis bien longtemps, j'étais
résignée à mon sort, et je le subissais sans vouloir
opposer de résistance. A peine avais-je perdu de
vue M. Chazal, qui était venu se placer derrière
moi, que j'entendis un coup de pistolet, et je
tombai sur le trottoir. (Sensation.)
M. l'avocat général. — Est-il vrai que vous
auriez fait saisir les meubles de votre mari ?
Madame Chazal. — J'ai fait des frais considé -
rables; mon avoué m'avait conseillé de saisir et
défaire vendre les meubles de mon mari, pour
que son dénùment filt constaté et que je pusse
par suite reprendre mon fils.
D. A-t-on vendu les meubles de votre mari ?
— R. Non, monsieur; ils ont été saisis, mais
soustraits par mon mari, et le jour de la vente
tout avait disparu , et elle n'a pas eu lieu.
M. Duclos m"a dit que c'était un cas de police
correctionnelle; j'ai reculé devant une pour-
suite pareille.
D. Madame , croyez-vous devoir dire , dans
votre intérêt et dans celui de vos enfans, quels
sont vos moyens d'existence ? — R. Mon oncle
me fait une pension de 2,500 fr., et la preuve en
est dans les pièces.
rj D. Vos érils doivent vous rapporter quelque
«chose? — R. Peu de chose, monsieur; il n'y a
/ijque quinze mois que j'écris.
L'audition des témoins commence. Nous en
extrayons seulement les questions adressées J»
l'accusé et à madame Flora Tristan, ainsi que les
réponses de ceux-ci.
M. l'avocat général. — MadameChazal, nous
désirons vous adresser quelques questions sur
votre position. A quelle époque avez-vous reçu
de votre oncle la pension de 2,500 fr. dont vous
avez parlé ?
Madame Chazal. — En 1851 ; mais en ISi"
j'avais reçu 3,000 fr. de mon oncle. '
D. Depuis 1825 jusqu'en 1830, quelles ont été
vos ressources ? — R. Je me suis placée comme
dame de compagnie chez des dames anglaises, et
j'ai voyagé avec elles en Suisse, en Italie et en
Angleteri'e.
D. Avez-vous quelques pièces, des lettres (|ui
éjabliraient la réalité de la position dont vous
venez de parler? Remarquez (jue nous vous a-
dressons celte question pour que votre conduile
soit parfaitement justifiée , et (juelle réponde
aux attaques dont elle a été l'objet, et (jue vous
sortiez victime pure de cette alfaire. — R. Je
dois vous avouer que depuis que j'ai changé de
position , un sot amour-propre m'a fait anéantir
toutes les preuves d'une situation qui m'avait
paru fâcheuse.
D. Cette position n'avait rien d'humiliant ,
puisqu'elle était nécessitée par l'intérêt de vos
enfans. — R. Cela est vrai, monsieur; aussi je
reconnais que j'avais agi par suite d'un sot
amour-propre.
* D. Quelijues personnes pourraient-elles at-
tester cette position de dame de conliance chez
des Anglaises? — U. Non.
ÎM. le président. — Chazal, vous avez dit (pie
vous n'aviez aucun reproche à adresser h la mo-
ralité de votre femme jusipi'en 1855; quels sont
vos griefs depuis cette épo(jiie?
Chazal. — Ses voyages, les apparences, le
mystère dont elle s'est environnée.
M. le président. — Ainsi vous n'avez aucun
fait?
Chazal. — Mais je n'attaque pas la moralité
de ma femme à moins ([u'on nem'y force; d'ail-
leurs ses ouvrages font assez connaître sa mora-
lité. Au surplus, (ont cela est iiidiliércnl ;j'avais
droit d'obl(Miir mes enfans. Je voulais les sous-
traire à l'influence de leur mère.
M. l'avocat général. — Chazal, vous avez parlé
de l'immoralité de votre femme : vous avez fur-
temenl insisté sur cette iiiiiiioralilé dans voire
procès en séparation de corps; vous avez, ici
principalement, déclare cpie vos elïoris avaient
eu pour but d'arracher vos enfans h rinHuciice
jiernicicuseile leur mère. Nous vous dcinandons
encore .une fois quels sont les faits d'iuiuioralilé
(|iie vous avez h reprocher à votre femme? Vous
venez de l'entendre : elle repousse avec indi-
gnation les imputations dont elle a été l'objet.
Expliquoz-vous,car il ne faut pas (|iic voscnftns
soient Hétris par leur père et par des allégations
non juslilîées de l'imnioralilé de leur mère.
Chazal. — M lis puisque les enquêtes m'ont été
refusées. D'ailleurs je ne crois pas qu'il me soit
bien avantageux comme mari de dire ce que
ma femme a pu faire à cet égard.
M. l'axocat général. — Mais remarquez que
vous avez parlé des désordres de votre femme,
et que vous avez indi()ué (|Up ces désordres
avaient été , en partie du moins, la cause de
votre crime.
M« Jules Favre. — Puisque madame Ciiazal
prétend avoir été constamment en communica-
tion avec sa mèie , comment se fait-il que celle-
ci ait écrit en 183-1 à M. Chazal, que depuis deux
années elle n'avait pas entendu]parlerdesa fille,
et qu'elle avait refusé une somme de 200 fr. que
madameChazal lui envoyait pour la pension de
ses enfans ?
M. le président. — Msis cette lettre prouve
que madame Chazal envoyait ce qui était néces-
saire à la pension de ses enfans.
M" Jules Favre. — Mais elle prouve du moins
qu'elle n'avait pas conservé de bonnes relations
avec sa mère.
Madame Chazal. — J'ai dit hier que j'avais été
à Versailles pour y trouver ma fille, que
M. Chazal m'avait enlevée. J'étais très exaltée,
j'étais folle ; une scène assez violente eut lieu,
;et il est vrai (|ue M. Chazal ayant pris une
chaise, je saisis une assiette que je lançai, mais
qui ne l'alteignit pas. Mon oncle survint, attiré
par le bruit. Il crut que cette scène était simulée,
parce que dans la journée il avait été question
d'une scène pareille qui devait avoir pour bul
de motiver notre séparation de corps. J'avais
beau dire h mon oncle que ce qui venait de se
passer était fort sérieux , il n en voulut rien
croire , et rac fit de vifs reproches d'avoir pris
sa maison pour jouer une pareille comédie
Cette opinion démon oncle, contre laquelle je
prolestai avec la plus grande énergie , me mit
fureur. Je le quittai fâché, et depuis je ne l'ai
plus revu. Telle est la circonstance (pii a rompu
mes relations avec mon oncle.
Un autre jour, revenant de Versailles avec ma
mère, en rentrant h Paris, je trouvai sur mon
chemin M. Chazal. Depuis trois jours je n'avais
pas mangé ; j'étais exallée, j'étais folle. Mon mari
vint à moi : je vis qu'il voulait me faire une
scène, et que connaissant mon irritation, il es-
pérait me |)ousser à quelque acte de violence,
bien méclaira dans ce moment; je restai calme.
M. Chazalalors m'injuria de la manière la |>lus
grave : il me fit arrêter et conduire cliez le com-
missaire de police. Ce magistrat me renvoya sans
vouloir écouter M. Chazal. Il était trois heures ;
il me suivit dans la rue, me fit plusieurs scènes
et me conduisit dans ibnix corps de garde. En-
fin, à six heures du soir, il me saisit au coin de
la rue Servandoni par mon manteau, et il me
poussa avec tantde violence, (|iie l'agrafe de mon
manteau se brisa, et (|ue j'allai tomber sur trois
étmlians <iiii passaient. Nous tomiifimes ,'i terre
Ions les ipialrc. Ces jeunes gens élaienl furieux ;
ils firent de vifs reproches ?i M. Chazal, <iui se
défendit en disant que j'étais sa femme, et i|iii
renouvela contre moi ses injures et ses attaques.
J'eus le, tort de convenir (levant ces messieurs
(lue M. Chazal était mon mari, et comme ils
étaient éluilians endroit, ils m'ont dit : Si c'est
votre niiiri, nous ne jumvons rien f.iire pour
vous ; s'il n'avait pas éle voire m \ri, nous vous
aurions vengée aussit(H des violences exercées
sur vous. Celle scène horrible a eu pour léinoiiis
pins de trois cenis personnes, et j'étais en proie
aux lonriiiens les plus cruels, (jn'oii s'imagine
mon aiVreusc position' Toutes ces scènes, ipii
mêlaient faites dans la rue , me mettaient au
désespoir ; depuis trois jours je n'avais rien
mangé, pendant trois jours je n'avais pas dormi.
J'allai le Icudcmoiq voir lua uèrc ci je lut dis :
«Comment ! ma mère, vous m'avez toujours té-
naoigné la pins vive affection ; vous m'avez pro-
digué tous les témoignages de tendresse ; en me
((uittant vous m'avez serré affectueusement les
mains, et vous ne m'avez pas dit que pendant
()ue nous éli(ms dans le coupé de la voilure,
mon monstre de mari était dans la rotonde, et
vous m'avez exposé sans défense aux outrages de
cet homme ! » Je m'expliquai, je dois le dire ,
devant ma mère avec une certaine vivacité ; je
lui ai pardonné le mal qu'elle m'a fait dans cette
circonstance, mais je ne pourrai l'oublier jamais.
Voilîi pourquoi j'ai cessé mes relations avec ma
mère,et poiinpioi je ne lui ai pas fait part de
mon voyage au Pérou.
M" Jules Favre. — M. l'avocal-général nous
demande constamment des faits contre madame
Chazal, et des preuves de rirrég(darilé de sa
conduile. Madame Chazal a publié ses Mémoires
et la relation de son voyage au Pérou, et voicice
([ue nous trouvons dans ces Mémoires :
«Je pus me convaincre dans celle circonstance
jusqu'à quel degré M. Chabrié portait la délica-
tesse de ses sentimens. J'ai dit comment j'avais
accepté son amour autant pour ne pas le déses-
pérer que pour m'assurer sa puissante prolec-
lion. Depuis ce moment il faisait des projets
brillans d'espérance, persuadé qu'il était tie trou-
ver le bonheur dans notre union. J'écoulai d'a-
liord, j'écoutai ses plans de félicité sans songer
à entrer dans leur réalisation; puis graduelle-
mentson amour me persuada d'une telle admi-
ration que je me fis à l'idée de l'épouser en res-
tant avec lui en Californie.
«J'entends des gens confortablement établis
dans leur ménage, où ils vivent heureux et hono-
rés, se récrier sur les conséquences de la bigamie,
etapi)elerle mépris et la honte sur l'individu
qui s'en rend coupable; mais qui faille crime,
si ce n'est l'absurde loi qui établit l'indissolubi-
lité du maria(;e ? Sommes-nous donc tous sem-
blables dans nos penchans . nos afFections, lors-
(|ue nos personnes sont si diverses, pour que les
■promesses du Cd-ur, volontaires ou forcées, soient
assimilées aux contrats (|ni ont la propriété
pour objet ? Dieu, ijiii a mis dans le sein de ses
créainres les .sympathies et les antipathies, en
a-t il condamné aucune à l'esclavage et à la
slérililé ? 1,'esclave fugitif est-il criminel à ses
yeux? Ledevient-il lorsqu'il suit les impressions
de son cœnr, la loi de la création ?
11 L'affection que je ressentais pour>l. Chabrié
n'était pas de l'amour passiunné comme j'en
avais éprouvé avant dele connaître, mais c'était'
un sentiment d'admiration et de reconnaissance,
l'ne fois sa femme, je l'aurais aimé davantage,
et je sentais (|ue si, avec lui, je ne rencontrais
pas ce suprême bonheur dont plus jeune j'avais
rêvé la chimère, je retrouverais au moins ce
repos, ce calme aii((uel j'aspirais ; celle affection
vraie et si"ire ipi on apprécie si haut après les
déchirantes déceptions d'une vie orageuse.»
Madame Chazal. avec vivacité. — li y a une
très grande mauvaise foi...
M'' Jules Favre. — Je prie...
M. le président. — N'inlcrrorai>ez pas le té-
moin.
M' Jules Favre. — J'entends qu'on respecte ici
la robe que je porte. Je remplis un ministère
sacré; j'accomplis un devoir, el je neveux pas
(juc personne ici m'accuse de m luvaise foi.
M. le président. — Témoin, continuez.
M. l'avocat-i;énéral. — Madame Chazal. cal-
mez-vous, el n'imputez pas de mauvaise foi au
défenseur : dites qu'il y a erreur.
Madame Chazal. — Il n'y a pas erreur. Cha-
brié était en efiV't capilaiiie du b.llimcnt sur le-
iinci je m'étais embar(piée. Je fus cinq mois et
ilcnii sur ce iLMimciU; i'élais seule à bord avec
cet homme, qui s'allacnait constamment à mes
pas... Si (lueliin'un a été à bord, il comprendra
la position d'une femme en pareille circonstance.
Chabrié m'accabhiil de soins, de prévenances; il
était plein de franchise et de kuaulc; je dois
avouer <|uc je sympathisais avec lui. Je ne vou-
lu» pas, ddus niuu iulérOi, dans celui de axa eu-
- 110 —
fans aire à Chal.i-ié que jV-lais mariée ;.ie lui .lis
,iuf iïtais encore acmoisellc, et je lui hs cnlve-
voii- la possil.ilité >le nous unir par le inariaiie.
Si j'ai afii ainsi, messieurs, c'était pour ecliap-
per aux poursuites .le cet homme ; car si je lui
avais fait Vonuaitre ma position de femme mariée,
il n'aurait pas voulu me .piitter, et je n aurais
trouvé aucun prétexte pour repousser ses solli-
citations. Mon liul était >\f temporiser, je cher-
cliais à .léloiirner Ohal.ric ilelamonr qii il avait
pour moi ; je ne laimais pas assez pour 1 épou-
ser en Californie, comme je le lui avais dit.
Ou Tient .le aire .pie ma liUe était en miel.pie
sorte délaissée par moi; ceci <;st faux el e était
avec moi, elChahrié l'avait a.loptee. C est ce .|ue
prouve une lettre écrite par Chal.rié, et que j ai
piiMiée. C.halirîé était le seul ami .pie j eusse an
monde, je Ini avais recommande ma hlle.
Le témoin est vivement ému. \pres nn mo-
ment aesilciKe, il .-ontiuiic ainsi Ne sachant
comment m.^ aéfaire .L- (.hal.rié, je l'-J'^^"^ J'^
i'acceplaissonanmnr,eti|ue nous irions nous
marier en Califmnie.Cet acte, .pu a été aenature
.>, a ssein, lors .le la séparati.ni .e corps, .pii le
sera encore sans .lonle par le aefenseur ou M.
Chazal, était nu acte de dévoilment de ma part :
je voulais me conserver pure pour mes enfans, et
cepenaanton aeulaaéloyanlé... ,,.„■„
M- Jules Favre. — Si les attaques du témoin
contre moi continuent, et .si M. le présulent ne
croit pas devoir y mettre un terme, je ne puis
pins «léfenilre et je vais me retirer.
M le prési.lent. - Madame Chazal, je vous
enp.a'ae à mettre aans vos expressions plus .le
""MÏÏam^eOiazal.- Mais, M. le président, je
suis victime, et ici on fait planer sur moi les a.:-
cusations les plus graves; vous devez compren-
dre mon irritation. / , ,
M. l'avocat-cénéral. - Nous nous écartons
beaucoup du procès. Le livre aont le .le enseur
vient .l'extraire .luel.pies passages parait être la
relation d'une partie .le la vie de madame Cha-
zal ■ ce sont là .les confessions, el 1 on sait qu à
Il suite de certaines paires, on trouve dans ces
sorles d'onvraiîcs d'autres pasies qni e>'Pl"'l"e"'
celles qui précédent. N.ms demanderons à ma-
dame tîhazalsi elle a tait I ap.iloiTie de la biga-
mie, si elle apprmive la biijamie ^
Madame Cl.'zd. - Je n'ai jamais fait 1 apolo-
rie.lela bii'amie. Dans mon malheur, j étais
a.altée, au ilésespoir; j'avais quitté la France
avec la pensée de n'y plus revenir.
M.ravocat-sénéral. - Vous désapprouvez la
,.^'Ma.laine Chazal.- Oui, certainement; mais
,'ie d.)isdire .lue .lans mon état de désespoir, au
I milieu des tourm.ns .|ue j'éprouvais, j ai pu par-
ler ahisi que je l'ai fait de la bifiamie ; mon ima-
ninalion était e.\altée ; j'étais folle.
'' M lavoeal-GéuéraL- Vous n avez fait aucune
tentative pour vous marier en Californie i
Madame Chazal. —Jamais, monsieur.
On entend ensuite un grand nomhrede témoins
à.lécbari'e qui viennent attester la moralité de
l'a.-cusé. etles tentatives qu'il a faites pour se
rapi.rocher de sa femme ; il paraissait surtout
préoccupé du sort de ses enfans .(U il voyaitavec
louleur sous linfluence de sa femme, dimt la
conduite irréguliére et les principes manifestés
dansses ouvrages lui donnaient de sérieuses in-
quiétudes sur le sort de sou lils et de sa hlle.
M le président. — Chazal, le 10 septembre,
au moment où vous veiii.z .le tirer sur votre
femme, vous avez dit .pie vous regrettiez . avoir
mauiiué votre coup. Lors.ine vous étiez .leleiiu
à la Conciergerie, navez-vous pas dit a un pri-
sonnier que si vous étiez acinitte, vous exécu-
teriez vos projeU criminels contre votre femme t»
(Sei.salion.) . . i „ . i„
Chazal. —Le propos est inexact. La mort de
ma femme n'est pas né.-essaire à mon existence,
et si on me laissait calme, si on ne me perse(;u-
lait pas, je ne ferais aucune tentative ; mais .si ce
(luiaeu'lieu iecommen.;ail, si on voulait me
priver de me» enfans, «i, par suite des attaque»
dont j'ai été l'objet et des livres que ma femme a
publiés contre moi, j'étais encore assassiné mora-
lement ; car, messieurs, la vie morale est plus
précieuse pour moi que la vie physique ; les
mêmes faits amèneraient problablement les
mêmes résultats.
M. le président. — Avez-vous tenu le propos
dont je viens de vous parler ? avez-vous dit .pie
si vous étiez acquitté vous tueriez votre femme ?
Chazal. — Je répèle oue les mêmes causes
auraieul problahlemenl les mêmes effets si on
continuait à me ravir ma qualité de père, en
piihliantontre moi des ouvrages injurieux pour
ma (lualité d'houime el pour ma famille, comme
je pense .pion le fera ; car dans ce moment il y
asaus.loutesous presse de nouvelles diatribes
(|ui n'attendent que le résultat .le ce procès pour
paraître. Je dis .piej'aime mieux finir mes jours
dans les pi is.ms qnede reparaître dans la société
|iour y être sali, avili et y jouer le rôle d'un être
ignoble et dégradé. Je réclame donc d'être con-
damné à la prison.
M. le président. —Ainsi, vous reconnaissez
avoir .lit que si v.itre position restait la même,
vous cherclieriez à attenter aux jours de votre
femme? -
Chazal. —Oui, monsieur. (Mouvement.)
M. ravocat-général.— Ainsi, vous pensez avoir
le droit de tuer votre femme?
Chazal. — On a attaqué mon existence, mon
existence morale qui m'est plus précieuse que
l'existence pliysi.iue; si on avait continué contre
moi le système de persécution organisé par ma
femme, oui, j'aurais cru avoir le droit....
Après l'au.lition des témoins la parole est
donnée au défenseur. M'= JuI-iS Favre ayant dit,
en racontant la vie des deux époux ; ils sai~
mèreat, madame Chazal interrompt vivement
el s'écrie : .^on !
Le défenseur, après avoir, dans un plaidoyer
très remarquable, passé en revue les différentes
phases .le la vie de madame Chazal, après avoir
examiné les griefs du mari contre la femme , ter-
mine en demandant an jury un verdict d'acquit-
tement, en représentant son client comme ayant
agi sous l'intluence a'une provocation morale, et
par suiteanaésespoiraans lequel l'avaient plongé
l'immoralité de sa femme et les tortures qu'elle
lui avai( fiit subir.
M. l'avocat-général Plougoulm, après avoir
donné .le justes éloges à la plaidoirie de l'avocat,
discute les allégations de la .léfense. Il soutient
que les atta.|UPS contre madame Chazal sont im-
méritées et calomnieuses. 11 termine en décla-
rant .pie tous le reproches adressés par Chazal à
sa femme fussent-ils fondés, ils ne pourraient,
dans aucun cas, motiver et encore moins excuser
le crime dont l'accusé s'est ren.ln coupable. Le
ministère public reconnaît toutefois .pi'il existe
iles circonstances atténuantes en faveur de Cha-
zal, et engage le jury à les lui accorder.
Après une courte réplique de M'' Favre, les ju-
rés entrent dans la salle .le leurs délibérations.
Ils en sortent avec lin verdict .le culpabilité ac-
compagné d'une déclaration de circonstances
atténuantes.
La cour condamne en conséquence Chazal à
vingt années de travaux forcés et à l'exposition.
Chazal enlenil prononcer sa condamnation
sans manifester la moimlre émotion.
A peine l'audience est-elle levée que MM. les
jurés se .lirigent vers M. le présiaent et lui re-
mettent une. lemanae en commutation de peine
.pii porte la signature de tous les jurés.
Kcouc ïrramntiintf.
ACADKMIE RO'i'ALE DE MUSIQUE.
La Gypsjj, ballet-pantomime en trois actes et en
cin.| tableaux, par MM. de Saint-Georges et
Mazilier, musique de MM. IJenoist , !"■ acte;
Thomas , 2" acte ; et Marliani , S' acte ; décors
de MM. Philastre et Camhon.
C'est au trarer» du prisme de la poésie et avec
les souvenirs , non pas de l'histoire, mais .li-
.pielqiies délicieuses pages de Walter Soit et de
Vi.nor Hugo, que le ballet nouveau nous fait une
exhibition des enfans de la Bohême.
ylPte Y\ — L'action se passe en Ecosse , comme
l'inilii|nelenoin de Gyp.sy,. pie portent en ce pays
les liohémiens. Lord Campliell , l'un des officier»
les plus dévoués à la vieille monarchie anglaise,
fêle .lans son chAleaii , avec .le nombreux amis ,
l'avénemcnt au Irôue de Charles 11. Avant d-^
partir pour la chasse, il recommande sa hlle.
Sarah , âgée de six ans , aux soins .le Megge , sa
nourrice. Narcisse de Crakenlorp, neveu .le lord
Campbell , es^ièce de sot suffisitUl , qui se prive
sans legiel des plaisirs dangereux , lui promet de
surveiller lui-même l'enfant pen.laut son ab-
sence.
A peine la chasse s'est-elle éloignée que Slénio,
jeune officier puritain , accourt avec les signes
d'niie vive terreur ; il est poursuivi ; s'il est pris
i.ar lis gens du roi , il y va pour lui île la têlc.
Une statue de Charl<\s 11 l'avertit .pi'il est cli.z
desenn.mis; ilse .lisiioseà continnerses courses
vagabondes; maisnne Iroupe .le lîohéminis com-
maii.b's |>ar Trous--e-Dialde s'élance sur lui pour
le dévaliser. La vue de ces hommes errants lui
donne l'idée de se cacher parmi eux. La prop.i-
sition est acceptée avec reconnaissance. Dépouille
de son habit .l'officier, il est aussitôt revêtu de la
défro.iue d'un bohémien.
Une bête fauve traverse un pont de sapins qui
unit les .sommets de deux montagnes; elle se .li-
rige du côté où Sarah et sa nourrice sont allées
pour suivre de l'œil la partie de chasse. Narcisse
.s'enfuit effrayé , ahaii.lonue tftcliemeut les d(u>L
femmes. La liête se précipite sur reufanl et va le
ilévorer; mais Sienio s'.mpare de la carabine ilé-
laissée par Narcisse, fait feu, jette son arme,
disparaît , et bientôt rapport.' Sarah presque éva-
nouie, blessée au bras. Lor.l Campbell etsasiiile
accourent. Stéulo, malgré son accoutrement
é.niivo.iue, est forcé .ra.-cppler une placv an
banquet. Bientôt l'air national de God sarc llie
Kinq éclate avec force; tons les convives se dé-
couvrent, Stenio refuse de prendre part an ton t
porté au roi. Le fanatisme de («arti fait taire foui
autre sentiment , et déjà l'in.ligi'ation îles amis
de lord Cempbell ne eoniiait plus de bornes.
Trousse-Diable se mêle de la querelle; un reste
dereconnaissauce protège la lib.rté de Sténio,
mais Tr.nisse-Diahle est arrêté et enfermé dans
la prison du château.
Un cri se fait eniendre dans les^appartemens
Megge éper.lue apprend .pie Sarah a disparu.
Au même instant, l'on aperçoit au hatit de la
montagneTrousse-Diableemportanll'enfanldans
ses bras. Le pont de sapins est brisé; nn al. îme
infranchissable sépare le ravisseur du père df la
victime. C'est parce tableau dramatique que se
termine le premier acte.
^clg iie_ — Douze ans se sont écoulés depuis
l'enlèvement de Sarah , lorsque nous retrouvons
la bande de bohémiens dont Trousse-Diable est
le lientenanl, bivouaquant sous .les tentes dans
les rues aEainhourg. La nuit est sombre; Nar-
cisse deCrakentorp s'est atlardé à une orgie dans
rhôtellerie voisine, il .se dispose à regagner sont
logis, quand Trousse-Diable, de la façon la plus
polie du monde, le prie de lui confier sa montre,
ses bagnes et son riche médaillon. Les Bohémiens
achèv.nt de le dépouiller; leur chef, suffisam-
ment pourvu, leur a abandonné le reste.
Au milieu de celle scène , une femme paraît ;
les bohémiens reconnaissent .Mab, leur souve-
raine , et s'inclinent avec terreur et respect. Elle
ordonne irapérieuseinent de rendre à Narcisse
tout .:e ipi'ils lui ont pris; Narcisse ne peut tou-
tefois ravoir le médaillon ; Trousse-Diable, qui
s'en est emparé, s'est enfui à l'approche de la
A ce bruit, Sarah s'est réveillée et est sortie
de sa petite tente ; elle raconte à Sténio le rêve
qu'elle vient de faire ; riche, grande dame , Sté-
nio l'aimait toujours comme il aime la pauvre
Bohémienne. Sténio la presse sur son cœur;|f»a-
rah pousse un cri de douleur, en indiquant le
- 111 —
Iirns où elle a été blessée flars son enfonce. Elle
l'interroge sur cet événement, Sienio luiapiirend
l'aventure de la chasse; pressé parles demandes
de la jeune lille, attendri par ses témoignages
d'amour et de reconnaissance , il va lui révéler sa
naissance , ce secret (pii l'éloigné à jamais d'elle,
lui proscrit, condamné.
Ace moment, Mal) parait; pâle et tremldante
en voyant Slenio aux genoux de Sarah , elle le
somme de se prononcer entreelleel sa rivale. Le
choix n'est pas douteux ; Sarah et Slenio se pré-
cipitent dans les bras l'un de l'autre. I,a trihii
s'assemble ; Mali et forcée , en qualité de reine,
d'unirles deux amans. Dans son dépit, elle exi-
ge de Troiisse-Diahle la reslilulion du médaillon
qu'il a voléàNarcisse;elle s'en empare. L'émeute
est dans les rani;s des Bohémiens ; ils se révol-
tent contre la fierlé de Mal), et refiis(Mit de lui
obéir et de la suivre à la fi'le ipii va commencer
sur la principale place d'Edimlioiirg. Idole delà
tribu, Sarah, dans le costume le plus poétique et le
pliisélégant, agileson tamliour debasque, se met
à danser avec tant de verve, d'abandon et de puis-
sance, que l'entrainement gagne, malgré eux,
les mutins; ilss'élancentsur les tracesdela belle
Gypsy, et disparaissent avecelle.iMab,jalousede
l'empire que Sarah exerce sur les Bohémiens,
jure de se venger de sa rivale.
Au milieu des diverlissemens, des jeux, des
escamoteurs, des charlatants de toutes les espè-
ces, une troupe de Bohémiens s'empare du mi-
lieu de la scène pour s'y livrer à ses exercices.
Après un pas d'ensemble exécuté par les jeunes
filles de la tribu, Mabet Sarah (Thérèse et Fanny
Elssler) dansent un pas original où les deux ri-
vales, déposant (juelques instans leur antipa-
thie, semblent n'obéir ipi'ît une imiuilsion uni-
que, ne sentir qu'avec une même ame, n'avoir
«lu'iine volonté, tant il y a d'unité, d'harmonie
dans leurs gracieuses évolutions.
Lord Campbell , shérif d'Edimbourg, traverse
en ce moment la [dace et soupire en regardant
la jeune Gypsy; sa lilieaurait son âge. Ces amers
souvenirs l'arrachent à ce spectacle.
Le divertissement continue par un pas craco-
vien dansé par Sarah (Fanny Elssler). Il est im-
po.ssible de raconter tout ce que cetieadmirnble
danseuse a déployé degrficeet desédiicliondans
cette polonaise ; l'eulhousiasme était à son com-
ble; cin(| niinutesde sus])eiision ontà peinesuffi
pour remettre de l'émoiiou agréable que la cra-
covienne avait excitée.
Narcisse, passionné tout à coup pour la bril-
lanie danseuse, s'approche d'elle, et pour prix
de ses galanteries et deses impertinences, en re-
çoit un vigoureux soufflet. Mab vient aussi lui
faire des coraplimens sur les succès de sa danse,
et comme récompense , lui passe autour du cou
le riche médaillon qu'elle a repiis à Trousse-
Diable.
Narcisse ne larde pasà reconnaître , au coude
la Gypsy, le bijou qui lui a été volé la nuit pré-
cédenle. Appelés par lui, les gardes du shérif
arrélentSarah et laconduisent chezie juge. Mab
triomphe en voyant la perle de sa rivale.
C'est au prétoire de lord CampUell (|u'on con-
duit cette jeune et belle enfant, ai-cuséede vol.
Elle prend Dieu .'i lémoiii deson innocence; mais
la possession du bijou esl une iireiiveaccablanle
conircelle. La bohémicnueest condamnée, l'ouï-
sesoustraireà l'infamie, elle prend un poignard
et vase frapper. Campbell relient sou bras; les
yeux du juge tombent sur la cicatrice; le itère a
reconnu su lille. Slenio, stii|)él'ait ;i ce spectacle,
(Si arraché par Troiisse-Dia!)le de cet luUul oîi
il semble laisser ton! son boubcur.
Acte III. Lord Campbell vu donner un bal
pour célébrer l'heureux événeiiunt qui lui a
rendu sa lille. Narcisse rcporlc ^ sa belle et no-
ble cousine toute la passion qu'avait excitée en
lui la ravissante danseuse. Deveiiuegrande ilame,
Sarah n'a (las oublié son humble et premier
amant. Mais ci pendant , malgré les instances de
Slenio, qiiis'eslinli'odiiil l'iirlivinienl dausl'hi^-
tel , elle re|)onsse la proiiosiiinn ([ii'il lui f.i'l
d'abandonner son pèie. Lord Caïupbell, îi Li léle
de la noblesse du canton , vient rompre leur en-
tretien ; Sarah a à peine le temps de jeter Slenio
dans un cabinet voisin. Un menuet général com-
mence, dansé par Sarah et tous les invités. Mab,
lareinedes Bohémiens, (rouble la fête; elle vient
inslriiire lord Campbell que .Sarah a pouramant
un Bohémien, et que cet amant esl caché dans
l'hAtel. Découvert , Slenio est chassé par le lord;
mais Sarah , un instant abatiiie, saisit avec fer-
meté la main du jeune homme , le retient . et le
|irésenlcà tous comme l'homme de son choix,
son époux enfin.
Tous les conviésde la fétese retirent ; Mab les
a précédés, triomphante. Stenio, resié seul en
présence de son amante et de lord Campbell,
leur révèle que, banni, proscrit , officier, gen-
tilhomme aussi, le hasard lui a fait embrasser
une odieuse profession dans laquelle la pitié
pour une pauvre enfant enlevée à sa famille l'a
ensuite retenu. Touché, allendri , lord Camp-
bell relève le jeune homme qui est à ses genoux
et va placer sa main dans celle de sa fille. Pen-
dant la fin de cette scène, la pâle figure de Mab
a paru à la fenêtre; elle a désigné Sténio à l'un
de ses gens; leBoiiémien ajuste, et Sténio frajipé
va tomber inanimé aux pieds de Sarah. La fii-
reurse peint dans tous les traits de la jeune fille;
elle cherche un poignard afin de s'élancer sur
Mab, puis elle tombe évanouie dans les bras de
son père.
Ce drame-pantomime, dont nous avons, avec
une scrupuleuse fidélité, suivi, dans cette ana-
lyse, l'action dans ses moindres délails, olFreuii
très vif intérêt. Le ballet proitrement dit est ce-
pendant tout entier dans le second acte, l'un des
plus variés et des plus brillans du répertoire. Le
premier el le dernierforment, comme on l'a vu,
un prologue et un épilogue qu'il eût été facile
de réduire à deux tableaux.
Ce n'est pas seulement la belle et gracieuse
danseuse que nous avonsâadmirer dans Fanny
Elssler; c'est la grande comédienne; les anciens
habitués de l'Opéra avouaient que la célèbre Bi-
gottini ne s'était jamais élevée si haut t|iie Fanny
dans cette nouvelle création, surtout dans la scène
du procès.
La séduisante Gypsy paraît en effet devant le
shérif: innocente, elle se sent accablée par les
apparences, elle proteste, le juge résiste; l'imli-
gnation s'empare deson âme; elle prenil Dieu à
témoin de l'injustice de sa condamnation , el ,
pour éviter l'infamie, elle va se frapper deson
poignard. La ravissante bayadère, cette Bohé —
mienne aux contours voluptueux , aux gestes
amoureux et pélulans, s'est tout à coup clTacée ;
quelle dignité! (jiiclle élévation! i|uelle fierté!
lesentiment de son innocence, de l'injustice qui
va la flétrir, se peint sur sa physionomie pâle el
indignée. Dans cette scène, Fanny a été sublime
de passion et de noblesse dans sa traduction mi-
mique.
Thérèse Elssler a donné h la reine l\Iab une
physionomie froide, sévère et mystérieuse, bien
en ra|iport avec le rôL" réservé et cruel qu'elle
joue dans ce drame. Quant au personnage prin-
cipaldeStenio, Mazilier r.Mitour n'apas cru pou-
voir mieux le confier i|ir,'i Mazilier le mime; et
le publie; a ratifié par ses applandissemens celle
préférence. Simon , ce brigand né de la danse,
connue >lnssol l'est du chant , a été eirrayant dans
le personnage de Trousse-Diable.
Mlles Maria el Nathalie Fiiz-,lames ont dansé
nu premier acte un fort joli pas de deux qui au-
rait encore gagné 5 plus d'ensemble.
La miisiipic, confiéeâMM. Benoist, Thomas et
Marliaiù , esl liabilement arrangée; le 5- acte
(de Thomas) est , sous lef apport musical, le plus
riche d'invention.
La mise en scène elles décors sont dignes des
préeéilens de l'Ojiéra.
lii'uuc ifii ilUiîif!.".
Les bals ont recommencé la scmaiDc dernière;
il y en a eu de très beaux; celui que M. W*** a
donné dansson élégant hôtel de la place Saint-
Georges était fort brillant, et les toilettes d'une
grande fraîcheur, .^ousy avons remarqué ma-
dame A*** portant dans ses beaux cheveux noirs
une grappe de lilas blanc et lilas de Cartier ; une
agrafe de diaiiians maintenait la hampe de cetie
fieur,eldeux rangs de brillans figuraient sur le
sommet de la tête. Les boucles étaient longues
et retombaient de chaque c6té. La robe était en
crêpe blanc avec dessous de gros de iNapîes; pour
ornement trois agrafes de Heurs assorties à la
coiffure, façon de mademoiselle Mouton, rue
Sdint-Honoré, ;}46. Les manches plates étaient
ornées de rangées de dentelle La demoiselle de
madame A*** avait pour coiffure des bandeaut
et une seule branche de camélia blanc. Les che-
veux très en arrière formaient une torsade, le
bout retombait sur le côté.
Que de femmes voudraient avoir une toilette
pareille à celle de madame de M*" ! La robe était
en damas cerise avec bordure blanche, corsage
en pointe, j^arnilure de nœuds de rubans rehaus-
sant par leur éclat l'une des plus superbes gui-
pures que l'on ait encore vues. Le volant était
également comiiosé d'une guipure de haiilétage.
Les manches étaient bouillonnécs avec sabots de
guipure. On devine que cette robe, aussi remar-
(iiiable par sa richesse mie jiar sa forme, sortait
des mains de Camille. Une guirlande formait la
coiffure en entouiant un chou de mèches lisses
et un rameau de volubilis blancs et cerise qui
retombait sur le côté; une aulr» guirlande en
diamans était posée à un pouce environ au dessus
du front, et plusieurs agrafes de diamans entou-
raient le chou.
Madame la comtesse de L*** portait une petite
coiffure en velours et dentelle, créée par ma-
dame Lassalle, passage des Panoramas, 56; robe
de velours noir.
Toutes les daines tenaient des bouquets aussi
admirables par leur fraîcheur ipie par le choix
des Heurs; ils étaient (iresque tous de madame
Michon, passage de l'Opéra, cette bouquetière
artiste qui a composé <lernièrement en fleurs na-
turelles de merveilleuse coiffures et des garni-
tures entières de robes.
— Le bal de la liste civile a été très brillant,
suivant l'usage !... Les vastes s;illes du cercle des
Ufiix-Mo/ides étaient magnifiquement et sei-
gneurialement décorées; seulement on regret-
tait qu'au lieu d'un certain nombre de pièces
séparées on n'eût pas un salon spacieux ou une
immense galerie où l'ensemble de la fête eût of-
fert un coup d'a'il admirable. S'il fallait citer
toutes les toilettes remarquables, il faudrait dire
comment chaque dame était costumée; entre
toutes ne choisissons donc pas, prenons au ba-
s;ird, à mesure qu'elles nous ont apparu; cet
aperçu donncr;i toujours une iilée des autres.
Madame la comtesse B*** avait une robe de
velours vert-priiilcmps garnie d'une délicate
guipure; sur la tête une coiffure luoycu-Age en
velours assorti, avec rivière de di.imans f(,>riuant
jjnirlandc à la Bruneha'.il ; les cheveux en ban
deaux.des nattes tombant au niveau du cou.
Madame la marquise lie (i*** portait une robe
de crêpe blanc, relevée de chaque côté au moyen
d'agrafes composées de grosses roses; pour coif-
fure une guirlande de roses rosées; les cheveux
frisés et un chou de mèches lisses. La robe de
madame de C*** était en gros d' Vfriipie bleu,
garniture d'Angleterre; des marabouts blancs
dans les cheveux: deux rangées de diamans sur
le front , deux grosses tresses â la Berthe placées
derrière les oreilles; deux br.uu'lies de mara-
bouts, mêlées d'éjiis de diamans. accompagnaient
ces tresses ; les cheveux noués très bas. et une
grosse torsaile mainicnuc par des agrafes de
brillans serpent;iii nulourdii cou.
Madame la coiniesse de P*** avail pour orne-
mcus et coiffure îles camélias cerise, entourés
de denlellc bl.iiirhe.ct des bouquets de diamans,
les cheveux .'i la Monicsi>an; robe de damas blanc
broché couleur cerise. Madame la duchesse de
Y*" avait , selon sa coutume, une parure toute
— 112 ^
»im|ilc, mais aussi toute gracieuse : la robe en
mousseline brodée, rehaussée ilun chef d'or ;
des feuilles de lierre, vert et or nuancé, for-
maient guirlande au dessus du chef; autour des
cheveux, une guirlande du même genre.
Une société d'élite s'est réunie, mercredi der-
nier, chez madame la comtesse de Bourbon-
Conti. Les apparlemens décorés à neuf avec une
intelligente somptuosité semblaient ajouter à
l'éclat des toilettes; nous citerons, entre autres,
celle de madame la marquise de *** ; robe de ve-
lours émcraude , garniture composée de deux
rangs d'Angleterre, rehaussée par des bouquets
de rubis et de diamans ; pour coiffure un tur-
ban composé d'une écharpe algérienne qu'en-
tourait une riche Angleterre, et que bordurait une
rangée de diamans. Madame de C*** était coiffée
en boudes très tombantes, des camélias naturels,
panachés de cerise,entourés de bruyère blanche,
se mêlaient à ses beaux cheveux noirs; deux ri-
Tières de diamans décoraient le sommet de la
«te, et deux barbes d'Angleterre retombaient en
arrière d'un chou composé de coques et de
nattes.
{Le bon Ton.)
RfDUf ÎTf finq jours.
31 JAÎSVIER. —Un échange de prisonniers a
eu lieu le 18, dans le bourg de Mendivil, près de
Vittoria, entre les troupes carlistes et les troupes
de la reine Christine. Les prisonniers échangés
étaient au nombre de 4 ou 500.
— A Paris, la température offre des variations
vraiment extraordinaires. Hier à minuit, il pleu-
rait. Ce malin, le pavé des rues était recouvert
dun verglas uni comme une glace. La circula-
tion des voitures et même des piétons était très
difficile. Pendant toute la journée, avec un beau
soleil, la gelée a continué. Ce soir il fait encore
1res froid, mais le ciel est couvert; le baromètre
est à grande pluie et le vent à l'ouest sud-ouest.
La Seine charrie des glaçons.
Cette nuit des voleurs ont descellé et enlevé
deux candélabres à gaz qui se trouvaient devant
le café du Grand-Balcon, en face de la porte
Saint Denis. On ne comprend pas que ce vol,
qui a dû nécessiter un certain travail, ait pu
s'exécuter dans un endroit fréquenté à toute
heure*
— Les habitans de Trébisonde, écrasés d'im-
pôts, se sont révoltés : ils ont mis à mort le per-
cepteur des douanes.
M. Steuben se présente à l'Institut pour
remplir la place laissée vacante par la mort de
M. Langlois.
On compte en ce moment à Rome plus de ,
12,000 Français et Anglais.
Le doyen de la Faculté de médecine de Pa-
ris, M. Ortila, a lu hier, à l'Académie royale de
médecine, un mémoire intéressant sur la ma-
nière de constater chimiquement, dans le corps
humain, dans les organes eux-mêmes, et dans le
sang, les plus petites particules d'arsenic. Les
procédés dont il se sert sont tellement exacts et
puissants, qu'il peut reconnaître un simple grain
d'arsenic déjà absorbé dans l'estomac et réparti i
entre tous les organes. Il nous a paru d'autant
plus ulili' de publier un pareil résultat qu'il est
de nature à épouvanter le crimcle plus habile et
le plus prudent.
»»^^ —
1" FEVRIER. — Les attaques à main armée
qui , depuis ipielque temps, désolent les arron-
disseiiients d'Arras, de Douai tl d'Avesnes , com-
mencent à se répandre dans l'arrondissement de
Cambrai.
— Pendant son séjour à Echwadl (Munich),
S. E. le duc de Leuchtenberg a échapoé à un
grand danger dans une partie de chasse; le prince
se trouvait dans une voilure attelée de 4 che-
vaux; avant d'arnvtr au sommet d'une monta-
gae les chevaiu prirent le murs aus. dents, il s'é-
lança par la portière, et la voiture tomba dans
un précipice et se brisa.
—Voici les ouvrages français que l'inquisition
vient de mettre à l'index : la Chute (Tun Ange,
épisode, par M. Alphonse de Lamartine; la Vie
de Grégoire VII, par M. A. de Vidaillan.
— Les journaux du Midi annoncent que les
routes sont couvertes de neige et que les voilures
publiques éprouvent les plus grands embarras
pour la circulation.
— Plusieurs communes de la vallée de l'Oise
sont en ce moment menacées par une inondation
qui, de mémoire d'homme, n'a pas eu d'exemple
dans le pays. Une partie des grosses eaux , reje-
tées par le canal, a fait irruption dans la direc-
tion d'Hamégicourt , Bressy et Brissay-Choigny.
La ferme de M. Brancourt et d'autres habitations
d'Hamégicourt ont déjà souffert ; la chaussée de
May est en partie envahie.
— Le docteur Blache, médecin de l'hôpital
Cochin, vient d'être nommé médecin du comte
de Paris.
— Le prix du pain , pour la première quin-
zaine de février, est fixé ainsi qu'il suit : 15 sous
deux liards les quatre livres, première qualité;
et 12 sous deux liards les quatre livres, deuxième
qualité.
— M. Adolphe d'Eichtal vient d'être nommé
régent de jla Banque de France par l'assemblée
générale des actionnaires. Il a obtenu 75 voix sur
125. Il avait pour concurrent MM. Costaz et Le-
gentil , membre de la chambre des députés.
8. — M. le général Gourgaud a reçu ordre
hier au soir de partir pour l'armée du Nord , où
il va prendre le commandement de l'artillerie.
M. le général Fleury , qui part en même teu ps,
va prendre le commandeiîient du génie.
— Il est positif que le général Skrzipecki est
arrivé à Bruxelles le 28 janvier, et que le roi
Léopold lui a confié le commandement d'une
division de l'armée.
— On écrit de Berlin , 28 janvier :
La demande faite par l'archevêque deCologne,
qui réclamait l'instruction judiciaire ou sa li-
berté , a été écartée par un simple refus. La cap-
tivité de l'archevêque semble dès lors devoir se
prolonger indéfiniment. Le neveu du prélat , in-
quiet pour la santé de l'archevêque, a offert
caution pour le cas où l'on voudrait autoriser
son oncle à se retirer, en engageant sa parole
d'honneur, dans sa terre de Darfeld, près de
Munster. Cette offre a également essuyé un
refus à Berlin.
— Hier, à minuit , le thermomètre de l'ingé-
nieur Chevalier marquait 4° 1/10' au dessous de
zéro. Aujourd'hui, à quatre heures du matin,
6" 3/10''; à six heures, 6*, à midi, V 5/10".
Le froid commence à devenir plus intense ; la
rivière charrie avec assez d'abondance. Cepen-
dantla saison déjà avancée permet d'assurer que
cet hiver sera un hiver moyen , et qu'il ne sera
pas aussi rigoureux que l'hiver de 1838, où, dans
la nuit du 19 au 20 janvier , le thermomètre est
descendu à 15*.
Ce soir il tombe encore de la neige, la tem-
pérature est moins froide , et cependant le ba-
romètre a beaucoup monté.
— Les artistes qui se (iroposent d'exposer au
prochain salon, qui ouvre, comme on sait,
te l" mars prochain, à 10 heures du matin,
commencent déjà d'envoyer au Louvre divers
ouvrages d'art pour Pexamen et la réception du
comité académique.
Z.^ Dissolution de la chambre. — Une
ordonnance royale dissout la chambre des dépu-
tés, fixe au 3 mars les nouvelles élections et con-
voque la chambre pour le 26 du même mois.
Le roi n'ayant pas accepté la démission des
ministres, ils ont repris leurs portefeuilles.
— Une prorogation de délai d'un mois est ac-
cordée à MM. les artistes, manufacturiers et
fabricaos du département de la Seine, pour
faire la déclaration des objets qu'ils auront l'in-
tention de présenter à l'exposition des produits
de l'industrie. Les registres ne seront! définiti-
vement clos que le 28 février au soir.
— La cour de cassation a rejeté hier le pour-
voi de VViUand, condamné aux travaux forcés à
perpétuité par la cour d'assises de la Seine,
pour crime de séquestration de son fils et d'at-
tentat à la pudeur.
— Le Théâtre-Français vient de s'enrichir d'un
lalma... de marbre, dûau ciseau de notre illus-
tre sculpteur David. La statue du grand tragé-
dien s élèvera à côté de celle de Voltaire, dans
le vestibule où LeKain doit avoir aussi sa place.
— Le bal de la liste civile était fort beau, mais
les salons du cercle des Deux-Mondes, si riche-
ment meublés, sont trop petits et peut-être trop
coquets pour une fête publique. CMlait une fête
à trois étages, il y avait autant de bals que de
salons. Le froid avait retenu chez elles pltisieurs
aimables patronesses dont l'absence était fort
remarquée.
Le bal des Polonais aura lieu dans la salle du
Casino que l'on a tant admirée l'année dernière.
4. — Un aide-de-camp du général Espartero
est arrivé à Madrid. Il est porteur de dépêches
pressantes pour la reine et pour le ministrede la
guerre. Le comte de Luchana se plaint d'être
abandonné par le gouvernement , qui ne lui
envoie pas les ressources nécessaires pour
tenir tête à un ennemi actif et ne manquant de
rien.
On prétend que le gouvernement a reçu pres-
qu'en même temps l'avis officiel qu'une expédi-
tion carliste formidable devait passer PEbre et
envahir la Vieille-Castille. Cette armée sera
commandée par le prince des Asturies, fils de
don Carlos. Ce généralissime a l'ordre de s'avan-
cer jusque sous les murs de Madrid pour essayer
d'y faire déclarer un mouvement carliste dont
on profiterait.
— Cabrera vient, dit-on, d'adresser aux puis-
sances étrangères un manifeste dont la rédaction
rappelle les études antérieures de ce jeune chef
carliste. Il prétend, dans ce mémoire justifica-
tif, éloquent et élégant, n'avoir été forcé à user
de représailles que par la conduite froidement
barbare des généraux delà reine S'il autorise le
pillage par ses troupes, c'est la nécessité qui l'y
contraint. Les prisonniers christinos dans
les divers dépôts subissent des privations parce
que leurs amis les abandonnent : quand sespro-
près soldats meurent de faim, il ne lui est pas
possible de traiter mieux ses prisonniers.
— Un fait, peut-être sans exemple à Mar-
seille dans les annales du notariat, est l'objet de
tous les entreliens : M. Arnaud de Fabre, no-
taire, a pris la fuite avant-hier , laissant après
lui un déficit considérable dont il est difficile
d'apprécier dès à présent l'importance, mais que
nous avons entendu évaluer depuis huit cent
mille francs jusqu'à un million et demi.
— Les bals de l'Opéra Jouissent cette année
d'une vogue extraordinaire. Jamais ces fêtes de
nuit n'avaient été fréquentées par une société
plus nombreuse et plus brillante. Le Quadrille
français, avec costume des quatre nations, est
une des innovations chorégraphiques les plus
heureuses qu'on ait trouvées depuis longtempsj
Il a été exécuté aux derniers bals avec un en-
semble, une précision et un entraînement qui
font le plus grand honneur à l'orchestre de Jul-
lien, etàJullien lui-même. L'Opéra doit donner
encore cinq bals d'ici à la fin du carnaval. Par
extraordinaire, il y en aura un jeudi prochain;
on parle aussi d'une fête à laquelle prendraient
part toutes nos célébrités artistiques, donnée au
bénéfice de Jullien. On déploierait pour cette
soirée toutes les séductions d'un luxe oriental.
Le Rédacteur en chef, BERTHET
'mp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
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10 FÉVRIER 1839.
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Uue gravure de modes est jointe au n" du 5 et
une lithographieau n" du 20 de chaquemois.
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LE VOLEUR,
<èa^ctU îrf0 Jaurnaur français et ctranijcrs.
SOMMAIRE.
Sur' LA MUSIQUE DE 'LA CHAPELLE, DE LA
CHAMBRE ET DE L'ÉCURIE DU ROI DE FRANCE,
SOUS LE RÈGNE DE LoUIS XIV. — Le SAC DE
KÉGREPELISSE (extrait de Catherine de
Leicun), par M. Eugène Des Essars. —
Excursion en Styrie : Le Brandhof, par
le docteur G. Frank. — Le navire des morts,
par M. A. I'atersi de Fossombroni. — Poésie:
Amadame Persi ani, artiste du théâtre Italien,
par Ch AUDESAIGUES. — Point de boeuf gras !
— Mélanges, faits curieux: Un concert de
chats ; Un tigre en promenade ; Blé géant
de Sainte-Hélène; Le prisonnier et son
confesseur ; Une mère meurtrière de ses
trois ertfans. — Revue des tribunaux: Une
leçon maternelle. — Revue dramatique :
Opéra-Comique : Ketitrée de m-adame Dn-
moreau ; Renaissance : L'Eau merveil-
leuse ; Gymnase : La Gitana ; Variétés :
Mademoiselle Nichon ; Les trois bals. —
Revue des modes : modes d'hommes. — Revue
de cinq jours.
Be la chapelle, de la chambre et de l'écurie du
roi de France, sous le règae de Iiouis XIV.
Si l'on jette un coup d'œil sur l'état delà mu-
sique à la fin du quinziî'nie et pendant le sei-
zième siècle, et si on le compare avec ce qu'il fut
ensuite sous les règnes de Louis Xlll, de
Louis XIV, de la Régence, de Louis XV, on est
frappé d'étonnement du peu de rapport qu'il y
eut entre la situation florissante oi"i cet art se
trouva d'abord en France, et le peu de progrès
qu'on y lit ensuite. Les compositeurs attachés à
la chapelle de Louis XI, du duc de Uourgogne
Charles-le-Témérairc, de Louis Ml, de Fran-
çois 1" et de leurs successeurs juscpi'^ Char-
les IX, ne furent point inférieurs xax maîtres
des Pays-Bas et l'emportèrent même d'abord
sur ceux de l'Italie ; mais après le massacre de la
Saint-Barthélémy, où périt Claude Goudirmel,
le dernier grand musicien de ce temps, l'art dé-
généra dans l'école française et s'anéantit pres-
que complètement, jusqu'à ce que Lully le fit re
vivre en lui donnant une nouvelle forme. Mais,
si l'art d'écrire fut cultivé avec succès par quel-
ques musiciens français à ces époques reculées,
il n'en fut pas de même de l'exécution, qui fut
presque constamment mauvaise jusqu'à la fin
du dix-huitième siècle. En cherchant les causes
de l'infériorité des artistes de la France à l'égard
de ceux des autres nations de FEurope, nous
avons cru les trouver dans la part que l'autorité
administrative a constamment prise, dans ce
pays, à tout ce qui concerne les arts et paitiou-
lièrement la musique. Au lieu de leur laissée la
liberté sans laquelle ils ne peuvent prendre leur
essor, uue multitude d'ordonnances, de réglc-
mens, de petits usages consacrés par le tcmiis,
tenaient les musiciens dans un état de dépen-
dance et de gène qui s'opposait au développe-
ment de leurs facultés naturelles et de leur ta-
lent. Nous croyons ((u'on ne verra point sans in-
térêt quchjues détails relatifs à ce sujet.
A la liberté dont les trouvères et les trouba-
dours avaient joui dans les douzième et trei-
zième siècles, succéda dans le quatorzième siè-
cle un état de choses bizarre qui, pendant près
de quatre cents ans, paralysa les efforts que fi-
rent les musiciens pour s'élever dans l'ordre so-
cial; nous voulons parler de l'association des
ménétriers de Saint-Julien et des privilèges qui
lui furent accordés. En 1330, quelques mènes -
trels de Paris, des joueurs dinstrumens pour la
danse, des chansonniers et des faiseurs de tours
de gibcc'ière se réunirent pour former une cor-
poration ([iii prit pour ses patrons s.iiiU Julien
et saint (ienest et (|ui fonda un iiOpilal pour les
pauvres musiciens. Le principe de cette associa-
tion se trouve dans le besoin (|u'on éprouvait à
cette époque féodale de se proté^jcr contre les
abus de la force, besoin d'autant plus impérieux
alors pour les musiciens, qu'ils élaient généra-
lement méprisés et soumis à toutes sortes de
mauvais traitemens de la part des gens d'armes
et dérobe. Les actes de la nouvelle confrérie fu-
rent enregistrés au Chàtelet, le i'3 novem-
bre 1388. Celle-ci reçut le nom de Ménestra/i-
die; mais comme une foule de bateleurs et de
gens méprisables s'y trouvaient mêlés, les musi-
ciens s'en séparèrent et rédigèrent en 1397 de
nouveaux régleraens qui furent conlirmés par
une ordonnance de t:harles \l,en date du 2t
avril 1407. L'institution était bonne dans l'o-
rigine et pour le temps qu'elle était établie : plus
tard elle ne se trouva plus en rapport avec les
mœurs cl devint un obstacle considérable aux
progrès de la musicpie. Comme toutes b s corpo-
rations, celle-ci avait un chef sous ladépendance
duquel cliaipie individu du métier se trouvait
placé. Les ménétriers ei les raailres de danse
étaient véritablcracnlles subordonnés du roi des
violons (c'esl ainsi qu'on ntunmait le chef de la
corporation des musiciens: ; ils lui payaient une
redevance pour exercer leur état. On comprend
que de pareils privilèges donnèrent à ce roi des-
pote le désir d'étendre sa Juridiction jusque sur
les organistes elles compositeurs. qui résistèrent
et soulinrentdcs procès pendant plus d'un demi-
siècle. Si ces derniers parvinrent a conserver
leur indépendance, il n'en fut pas de même des
violonistes ni des joueurs dinstrumens à vent,
car les ordonnances royales et île police don-
naient aux musiciens de la confrérie des méné-
triers le nom de joueurs dinstrumens tant hauts
que bas, dénommalion «pii s'appliquait consé-
qiieinment à tous les insUumenlistes, et qui
n'excluait que les chanteurs.
Louis \IV, qui conlirnia l.i charge du roi des
ménélriers, régla par les statuts du mois d'oc-
lobre 10'>S les droiis et le:5 émolumens qui y
étaient allachés. Les musiciens de sa chaprlle
même étaient soumis à cette juridiction birarrf ;
ce qui explique le pen d'habitude de ce» musi-»
'- 114 —
ciens «nie LuUy traitait de maistres aliborons] et
de maistres ignorans. Louis XIV ne se borna
point à I l'aler tout re qui eoncernait la nuisique
jiar roriionnancequi vient d'être citée. Il entra
dans les moindres délails relatifs à l^rganisation
de sa chapelle, de la nuisique de sa chambre cl
de sou écurie. Il lU pour tout cela des réî;lemens
fort curicuv dont nous allons donnerun aperçu.
Le compositeur chargé décrire les messes,
motets, vêpres, Te Deuin, etc., et d'en diriger
rexéculion, n'avait iioint en France,comme dsns
le reste de TEuroiie, le titre de maître de cha-
pelle. Le maître de la cliapcllc de Louis XIV
était Parchevéquc de Reims, t[\\\ avait pour cette
charge douze cents livres d'appoiulemens, payés
par les trésoriers de la maison du roi, et trois
mille livres pour sa bouche à la cour. Son jiou-
voir s'étendait à la fois sur les ecclésiastiques de
la chapelle et sur les musiciens chargés d'en
faire le service. Deux maîtres d(! musique, ser-
vant par semestre et battant la mesure, étaient
placés sous ses ordres. En 1G84, il en fut établi
quatre au lieu de deux, qui servaicnt;7n/- rjua)--
tiers, c'est à dire par trimestre ; leurs appointe-
mcns étaient de 900 livres par an, et par une
singulière distinction, deuxde CCS maitresétaient
payéssur la caisse des menus plaisirs, etlesdeux
autres jiar le trésor public.
Il fallait que le maître de musique se rendît
en cérémonie, suivi d'un huissier, près du maî-
tre de chapelle pour lui demander la permission
de faire accorder les musiciens, ce iiui devait
toujours se faire longtemps avant (lue le roi vînt
à la chapelle. Or, il arriva quelquefois que
Louis XIV, dans les dernières années de sa vie,
tlevança l'heure indiqu('e jiour la messe et que la
permission de s'accorder fut refusée. Il fallait
alors (juc le roi se contenlAt d'une musique faite
pour blesser les oreilles les moins sensibles. Les
femmes n'étaient point admises à chanter dans
la chapelle du roi, mais comme il était néces-
saire d'avoir des voix aiguës, on établit six pages
de la musique. Deux maîtres de chapelle furent
chargés, chacun jiar semestre, de nourrir et
d'entretenir ces enfans. Comme il était difficile
de faire de la musique supportable avec six voix
de dessus seulement, on (it venir quelques cas-
trats d'Italie.
Outre les quatre maîtres de musicpie de la
chapelle, il y avait un compositeur dont le trai-
tement était de 300 livres par an. Dumont avait
eu longtemps cettecharge. Après samort, onen
donna la moitié à l'abbé Robert, prieur d'Hou ;
l'autre moitié fut partagée entre Lalandeet Co-
lasse, en sorte (pie ceux-ci eurent chacun
soixante-quinze livres par an pour composer la
musiipie qu'on exécutait à la chapelle du plus
grand roi de la terre ! Si l'on faisait peu de dé-
pense pour le compositeur de la chapelle, en re-
vanche onen faisaitbcaucoup 'comparativement)
pour les organistes. Ils étaient ipiatre servant
par quartier, et recevant chacun r,oO livres par
an. Les hautes-contre delà chapelle étaient au
nombre de treize, dont cinq ecclésiastiques pour
le chœur et huit laïques. Tarmi ceux-ci était
Charles Lemairecpii passe pour avoir introduit
en France la syllabe *(, et qui fut reru à la cha-
pelle en 16G9.
Les chœurs de la musicpie du roi étant pres-
que toujours à cinq parties, on distinguait IcsIÉt
nors en hautes-tailles et lasses-tailles. Les
cinij voix que l'on a appelées depuis lors basses -
tailles se nommaient basses chantantes. Parmi
les hautes-tailles se trouvaient un musicien
nommé Jean Dassy, qui étant entré à la chapelle
en 10 18, y chantait encore en XlO'i; Jean Ivabiel,
aïeul du compositeur de ce nom, qui fut direc-
seurdc l'Opéra; Jean C.aye, qui eut une fort
belle voix et (lui chanta, tant à la chapelle qu'à
la table du roi, depuis 1066 jusqu'en 1701, et
Michel LalFdard, qui s'est fait connaître par de
bonsélémensdcmusi(|ue. Les chanteurs de cette
partie étaient au nombre de dix-huit.
Parmi les basses-tailles ou seconds ténors, qui
étaient au nombre de vingt et un , se trouvait
Antoine Brossard, frère de Séba.5lien Brossard,
auleiu- du plus ancien dictionnaire de musique
français. L'orchestre qui accompagnait ce
chœur était peu considérable : il se composait
de quatre dessus de violons, trois parties d'ac-
compagnement exécutées par des violes, deux
flûtes d'Allemagne, deux basses de viole, une
une grosse basse ou contre-basse de viole , deux
bassons et une basse de Cromorne. La composi-
tion de cet orchestre fera sourire ceux qui sont
accoutumés au grand développement instru-
mental des partitions de l'école actuelle, et qui
ne conçoivent pas que des musiciens privés de
toutes les ressources modernes aient pu faire
des œuvres passables. Il est certain, cependant,
qu'il y avait déjà un grand progrès.
Nous avons sous la main la partition d'un
opéra d'Orphée, composé par Monteverde en
1G07, le premier ouvrage de ce genre qui ait
paru en France. L'indication des instrumens qui
accompagnent le chant a queUiue chose de bien
plus étrange. Ainsi, deux clavecins jouaient les
ritournelles du prologue chanté par la musique
personniliée; deux contre-basses de viole ac-
compagnaient Orphée, tandis que dix dessus du
même iiislrumenl suivaient le chant d'Eurydice.
La hari)e double servait à l'accompagnement
d'un chœur de nymphes; l'Espérance était an-
noncée par une ritournelle de deux violons
français. Le chant de Caron était accompagné
par deux guitares, un chœur d'esprits infernaux
par deux orgues, Apollon par un petit orgue de
régale (instrument qui avait de l'analogie avec le
philiiarmonica de nos jours); enfin le chœur linal
des bergers, par un flageolet, deux cornets, un
clairon, deux trompettes^ sourdines. Voilà une
composition d'orchestre plus bizarre encore que
celle de la bande qui charmait les oreilles de
Louis XIV.
On y remarque surtout cela de singulier, que
les dilférens instrumens jouaient alternativement
et ne formaient jamais un ensemble par leur
réunion. La musique d'Orphée causait cepen-
dant les sensations les plus agréables à ceux qui
l'entendaient. 11 faut donc moinss'étonner de ce
(pie le grand roi se soit contenté de ses musiciens,
et (pie ceux-ci aient pu plaire à la cour la plus
brillante de son siècle, surtout lorsqu'ils obte-
naient la permission de s'accorder.
Par une exception singulière, Louis XIV or-
donnait (jne les symphonistes de la chapelle fus-
sent payés sur l'état des menus plaisirs comme
les autres musiciens. Les chanteurs avaient
900 livres d'appointcmens, mais les instru.Tien-
listes ne recevaient que 500 livres.
A certaines grandes fêtes de l'année, les musi-
ciens qui étaient sur Fétat des menus plaisirs re-
cevaient du pain, du vin et de la viande, ce qui
les rendait commensaux du roi. Ceux-là jouis-
saient d'un privilège assez bizarre; ils ne pou-
vaient pas être poursuivis pour dettes. Lorsque
la cour voyageait, deux fourriers de la chapelle
étaient chargés de foire le logement des musi-
ciens.
Le copiste de la chapelle avait 00 liv. de gages;
il s'appelait noleur et régleur de musique du
roi. Outre le personnel qui vient d'être indiqué,
il y avait un musicien chargé d enseigner à jouer
du luth aux pages delà chapelle, ses appointe-
mens étaient de 300 livres. Un certain Léonard
Hier conserva cette charge pendant cinquante
ans.
La musique de la chambre du roi n'offre pas
moins de singularité que celle de la chapelle.
On y voyait deux suriiUendans dans la musi(pie
faisant leur service par semestre, et recevant
chacun 9,230 livres 10 sous de trailemenl, sa-
voir ; 660 livres de gages, 900 livres de nourri-
ture, 319 livres pour ce qu'on nommait les mon-
tures, et 360 livres « pour la nourriture d'un
page mué » (ayant perdu la voix). Au semestre de
janvier, Jean Bousset, seigneur de Haut, était
surintendant de service; outre ses appoiute-
mens, il avait 4,t4o liv. pour enseigner la musi-
que aux pages de la chambre, 1,980 livres pour
leur nourriture, et 226 livres pour leur mou-
ture.
Le surintendant du second semestre était Mi-
chel Richard de Lalandc. Ce musicien, ipii dut
à une circonstance heureuse autant qu'à son
talent la place qu'il occupa auprès du roi de
France, était le ([uinzième enfant d'un pauvre
tailleur de Paris. Ses parens, chargés dune fa-
mille si nombreuse, ne purent l'élever et le pla-
cèrent, comme enfant de chœur, à St-Germaiii-
l'Auxerrois , leur paroisse. Le jeune Lalande
avait une belle voix, elles curieux venaient l'en-
tendre réciter, ce qui arrivait souvent , car le
maître de musi(iue Faimait à cause de ses gran-
des dispositions et lui donnait la partie impor-
tante dansles offices. Lorsqu'il sortit de St-Ger-
main, après avoir perdu sa voix, il fut recueilli
par un de ses lieaux -frères, honnête et riche
marchand, qui lui procura les moyens de se faire
connaître eu donnant des concerts où Fou chan-
tait ses ouvrages.
Le duc de Noailles eut occasion d'entendre
parler de lui et le fit venir pour donner des le-
çons à sa fille, (iiii éjiousa depuis le maréchal de
(Jrammont. Celte circonstance fut l'origine de sa
fortune; M. de Noailles fit son éloge à Louis XIV;
et, grâce à cette recommandation, il fut choisi
pcJur enseigner la musique aux princesses, made-
moiselle de Rlois et mademoiselle de Nant-îs.
Lorsqu'il fui en possession de cette place, le roi
lui fit composer de petites pièces de musique, et
prit plaisir à les examiner lui-même. Tout ce
qu'il faisait plut si fort à Louis XIV, que ce mo-
narque lui donna successivement les charges de
maître de musi(iue de la chambre, de composi-
teur, de maître de chapelle et de surintendant
avec plusieurs pensions. De cette façon, Lalande
réunissait plusieurs traitemens, plus 600 liv.
comme compositeur Ue la musique particulière,'
— 115
1,200 liv. depeDsion pour lui-même, et (,200liv.
pour sa femme sur la caselte du roi.
Le surintendant de service avait l'inspection
des voix et des instrumens « pour faire bonne
musique au roi». Tout ce qui se chantait par
les musiciens de la cliamlire devait être répété
chez lui. Les dessus de la musique de la cham-
bre étaient chantés par les pages au nombre de
trois. 11 n'y avait point de hautes-contre , mais
(rois hautes-tailles, deux basses-tailles et deux
basseschantantes. L'accompas;nenient se compo-
sait d'un clavecin, d'un petit luth, d'une r«o/e
et A'ymthéorbe, insti-ument du temps. Celui ((ui
jouait le clavecin n'avait point le titre de clave-
ciniste , mais de clavecin du roi. 11 recevait
600 livres de gages, 900 livres pour la nourri-
ture, 213 livres de monture et 270 livres pour la
nourriture de son porte-epinette.
Michel Lambert, beau-père de Lully, excel-
lent musicien, duquel Boileau a fait dire dans sa
troisième satire :
Molière avec Tarlufe y doit jouer son rôle ,
Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole ,
pour prouver combien il était recherché à cause
de son talent, Michel Lambert avait 1,140 livres
de gages pour apprendre pendant six mois la
musique aux payes de la chambre , 1,980 livres
pour leur nourriture et 426 livres pour leur
monture. Les maîtres des pages de la musique
avaient le droit de diriger l'exécution de la mu-
sique en l'absence des surintendans.
Il y avait aussi pour la musique instrumentale
de la chamhve quatre petits violons, h 2,000 liv.
d'appoinlemens, et quatre basses de viole dont
trois étaient jouées par des demoiselles. Par une
galanterie digne dune cour chevaleresque, ces
trois artistes féminins recevaient 1,200 livres,
tandis que leur collègue, Antoine Forcroy, mu-
sicien de mérite, n'en avait queCOO. Le premier
luthier fut un nommé Jacques Lebreton, qui
fut reçu en cette (jualité au mois d'avril 1655, et
qui iiréta serment entre les mains du duc'de
Ludre, premier gentilhomme de la chambre.
Outre le petit orchestre de la chambre, il y
avait la grande bande des vingt-qualie violons ,
dont linstitution était fort ancienne. Chacun
des musiciens qui la composaient recevait par
an 365 livres de gages. La grande bande avait
pour office de jouer au diner du roi, aux bal-
lets, à la Comédie, ;. l'Opéra, et aux autres divcr-
lissemens. Dans les occasions, telles que le pre-
mier janvier et la fête du roi, les musiciens re-
cevaient cin(iuante livres de gratilication. De
plus , h toutes les fêtes de l'année on leur don-
nait une large ration de pain, de viande et de
vin. Ce dernier présent leur était surtout agréa-
ble, et ils ne se faisaient faute d'en user plus
que (le raison. 11 arrivait souvent ((u'après avoir
eu leur part des libéralités dn grand échansou ,
ils paraissaient devant le roi hors d'état d'exécu-
ter leur partie , et jouaient à contre-mesure les
airs de dan.se sur Icsiiucls les demoiselles de la
cour déployaient leurs nrAccs. Louis \IV s'aper-
cevait bien que les nuisiciens de sa grande bande
étaient de liePFés co.piins desquels on ne pou-
vait tirer aucun bon service; mais quehiue
mauvais qu'on les trouvM, ils étaient encore les
meilleurs.
Un ex-niarmilon de mademoiselle de Monl-
pensier , dont les dispositions extraordinaires
l'avaient fait remarquer dans son humble con-
dition, et qui s'éleva parla suite jusqu'au poste
de secrétaire du roi , s'avisa de proposer à
Louis XIV la création d'une nouvelle troupe
moins nombreuse que laulre, mais composée
de meilleurs musiciens. Cet ex-marmiton était
Lully , dont les ouvrages firent pendant près
d'un siècle les délices des amateurs de l'Opéra
français. Son idée fut bien accueillie, et la i)er-
mission de l'exécuter lui fut donnée sui-le-
champ. Lully, qui était devenu en peu de temps
très habile dans l'art de jouer du violon, eut
bientôt formé assez de bons exécutans pour en
composer une troupe qui reçut le nom de bande
des [letils violons de Lully ou de violons du ca-
binet. Le nombre des musiciens, qui n'était d'a-
bord que de seize, fut porté à vingt-trois ; ils
étaient payés à raison de trente sous par jour.
La bande des petits violons suivait le roi dans
tous les voyages et servait dans tous les diverlisse-
mens de la cour, tels que sérénades, bals, ballets,
opéras des appartemens et concerts particuliers,
ainsi que les fêtes qui se donnaient sur l'eau
dans les jardins des maisons royales. Elle se trou-
vait au sacre, aux entrées des villes, aux maria-
ges, aux pompes funèbres et autres solennités
extraordinaires. Les différentes bandes de la
chambre se réunissaient à la musique de la cha-
pelle dans les grandes fêtes de l'église ; mais, par
un ordre exprès du roi, elles devaient tenir le côté
de l'épitre , pendant que la musique de la cha-
pelle était du côté de l'évangile. Unepareille di-
vision n'était pas propre à rendre l'exécution
meilleure.
Plusieurs privilèges avaient été accordés à la
musique de la chambre du roi. Par exemple,
(juand elle allait se faire entendie, avec per-
mission de sa majesté, devant les princes du
sang (excepté les enfans de France) et devant les
princes étrangers, fussent -ils souverains, si les
princesse couvraient,les musiciens se couvraient
aussi. Cette licence , autorisée par l'étiquette ,
déplaisait fort aux princes, et rendait au con-
traire les musiciens très fiers. Le prince Mor-
guas, homme d'esprit, irouva le moyen d'éluder
ce que cette coutume avait de blessant pour des
étrangers qui n'avaient pas l'habitude de s'y
conformer, en écoutant la musique tête décou-
verte. Le» musiciens ftirenlobliiîés de s'aeijiiitler
de leur besogne chapeau bas, et ne purent pas
profiler de leur privilège. Louis \1V, craignant
(pie ses chanteurs ne s'enrhumassent dans les
fêles qu'il donnait. sur l'eau,disait ordinairemeul,
avant ((u'on commenç;M : « ,1c permets h mes mu-
siciens de se couvrir, mais seulement à ceux qui
chantent.»
Ln aiilreprivib'iic d'une espèce plus singuli(Te
était accordé aux musiciens de la chambre du
roi ; il consistait dans le droit d'ouvrir boii-
ti(iue roiiime les barbiers de la cour, en toute
ville de France, sans être tenu dépaver ni pa-
lenle ni triliul de corporation. Les musiciens ne
|irofilaieiil pas pour eux-mêmes de celle faculté,
ils la cédaient ordinairement moyennant cent
crus.
Les fêtes, tournoiset carrousels quise disaient
à la place royale depuis le r(Yne d'Henri IV, et I
qui avaient élé fort brillans ,\ lavénemenl dt '
nisation complète d'un corps de musique atta-
ché à l'écurie. Ce coi-ps était composé de douze
dessus de hautbois, deux contre-basses de haut-
bois, deux tailles et deuxbasses du même instru-
ment, deux dessus de cornet, taille, (luinlo et
basses de cromorne, deux trompettes marines ,
douze trompettes ordinaires et timbales. Cette
réunion d'instrumens gothi(iues était faite plu-
tôt pour déciiirer l'oreille que pour la charmer;
cependant, quoique les carrousels et les tour-
nois eussent cessé d'êlre en usage longtemps
avani la fin du règne de Louis XIV, la musique
de l'écurie fut conservée ju,squ'en 1785.
En accordant aux différens corps de musique
de sa chapelle et de sa chambre beaucoup de
privilèges et le droit de cumuler des emplois,
Louis XIV avait pour but d'encourager les jtro-
grès de l'art musical en France ; mais le succès
ne répondit pas à son altenle, parce qu';i ces en-
couragemens s'était jointe la vénalité des char-
ges. Une place de chanteur, de violon, de haut-
bois ou de maitre de chapelle, s'achetait comme
un emploi dans les gabelles ; il en résultait que
le plus riche l'emportait sur le plus habile, et
que le dégoût s'empaj-ait de ceux qui n'avaient
pour eux que leur jeunesse et leur lalent. Enfin,
l'on n'opérait jamais de réforme, parce que les
places étaient des propriélés,et que les pensions
de retraite n'étaient accordées que lorsqu'elles
étaient demandées par des musiciens importans.
Lorsqu'on jette un coup d'œil sur les anciens
états de la chapelle et de la musique de la cham-
bre, on est surpris de retrouver les mêmes noms
pendant quarante ou ein([iiante ans.
Tous ces abus ont disparu en 1760. l'n édit du
mois d'aoïli de celle annt'e a réformé les diffé-
rens corps de musi(pie de la chapelle et de la
rliambre pour les réunir en un seul , dont les
membres furent choisis avec plus de discerne-
ment iiu'on n'en avait misjusque alors. La charge
de maitre de la chapelle fut supprimée ; le soin
de choisir les chanteurs et les instrumentistes
fut laissé aux compositeurs de la musi(iue (lu roi.
A celle supi>ression fut jointe celle de tous les
chanlcurs et des symphonistes. Mais la forUinc
des titulaires pouvant être anéantie, ou du mi ins
diminuée par l'extinction de ces diverses char-
ges , le roi ordonna que les appointemens ipii
y élaicnt attach('s leur fii.ssent p.ayés pendant
leur vie , et (juc des pensions fussent donnée.<: à
leurs veuves. C'est de ce moment que l'exécu-
tion de la musique commença h se perfectionner
a Paris , et que se préi>ara la gloire de léoole
fran(;aise. \. \.
France miixicah .'
LE î;\i: de \Êr.REPEiiSj;E.
(Catherine de Lesciin r, île M. Eugène
Des Essars, est un roman historique, conscien-
cieusemeul élaboré, ipii a pour grand mérite une
étude sérieuse des quatre années du règne de
Louis Xlll, 1618—1622, qui ont précédé l'avéne-
menlau ministère du canlinal de Richelieu. Ces
Louis XIV au trône, donnèrent lieu à uuc orga-
;i1 2 volumes in-S . ii l.i librairie de Ch. Gos.<cliu,
rue Sl-ticnnoiu-dci-ra's, ?,
116 —
o,ntrc annt^es forment une époque féconde en terrible. Votre colère, sire, n'est que trop juste ;
quatre anni es roi meiu .. i. i j M/„,.„„<.iiccp a mMtè. «n chfiliment sannlant;
épisodes guerriers et dramatiques; c'est d'abord
le réijne du favori Albert de Luynes ; ce sont
ensuite les dissensions religieuses etles quertlles
entre le roi et sa mère Marie de Médicis. L'au-
teur a su résumer avec talent ces phases diver-
ses, ces événemens si graves et si intéressans
quoiiiue peu connus, dans un récit plein de sa-
gesse et d'action -lia fois. Cràce h ce livre, nous
assistons aux conciliabules des protestans ; aux
intrigues de cour dont le centre est le favori ; à
IV-lévation prodigieuse et à la mort de ce der-
nier ; au siège de Montauban, à l'affaire du Tonl-
de-Cé ; à l'évasion de la reine-mère du châ-
teau de Blois, etc. Parmi tant de chapitres histo-
riques et romanesques , nous avons choisi le sui-
vant. — L'héroïne de l'ouvrage de M. E. Des Es-
sars, aprèsle siège de Montauban, a choisi pour
refuge la maison du capitaine de Vermorac dont
les filles l'ont accueillie avec amitié. Le capitaine
est un fougueux protestant, et avant , les événe-
mens qui suivent, il a fait égorger, dans une
nuit, quatre cents hommes du régiment de Vail-
lac qui tenaient garnison à Négrepelisse. C'est
après ce massacre que Louis XIII en personne
vient mettre le siège devant cette petite ville. —
Nous regrettons de ne pouvoir initier nos lec-
teurs à la partie individuelle du roman , et
leur faire connaître les amours si chastes de
Maurice et de Catherine, ainsi que la folie du
pauvre Vincentio, cet ancien serviteur du ma-
réchal de Concini, dont le meurtre a troublé sa
raison.)
— Eh bien ! Bassompierre, en quel état est la
brèche ?
Elle est raisonnable, sire : un sergent du
Bourdet, nommé Boutillon, vient de la recon-
naître. 11 a eu le bras cassé d'une mousquetade ;
mais il ne nous a pas moins fait son rapport.
L'assaut sera donné quand il plaira à votre ma-
jesté. Le plus tôt sera le mieux, sire, car les en-
nemis, a notre vue, barricadent la brèche avec
force charrettes ; plus ils auront le temps de se
préparer, plus nous trouverons de résistance.
— Mais, monsieur, dit le cardinal de Betz (I),
on vient de m'assurer que les gens de Négrepe-
lisse demandent h capituler.
_ Cela est vrai, monsieur le cardinal, répond
le colonel des Suisses; et quoi(iue, depuis trois
jours, nous leur ayons inutilement secoué la
bride, si sa majesté veut recevoir en grâce leur
soumi'ssion un peu tardive, j'exécuterai ses or-
dres avec joie.
— Non, non ; pas de capitulation, monsieur le
cardinal ; ils ont égorgé <inatrc cents hommes de
Vaillac. Je vous ordonne, Bassompière, de ne
point leur faire de (luarlier. Ces gens-là m'ont
irrité; je veux que vous les traitiez comme ds
ont traité ks autres.
—Sire, continue le cardinal sans être intimidé
parla mauvaise humeur du roi, que votre ma-
jesté daigne rétléchir sur les suites de cet ordre
(1) 11 ne faut pas confondre le cardinal de Retz dont il
est queslion dans celte histoire, avec son neveu, ûgé
alors de huit ans, cl qui depuis joua un grand rùleUans
la fronde, sous le litre ducoadjateur.
Négrepelisse a mérité un châtiment sanglant;
mais tous ses habitans ne sont pas également
criminels. Pardonnez au plus grand nombre, et
ne punissez que les coupables. En suivant ainsi
les lois de la religion, de l'humanité, votre ma-
jesté épargnera le sang de ses propres soldats.
Etes-vous, sire, dédommagé de la perte d'un
seul d'entre eux par la mort de dix révoltés?
Pourquoi donc réduiriez-vous les assiégés au
désespoir, et les condamneriez-TOUs îi vendre
chèrement leur vie?
— Belle politique! murmure le prince de
Condé en faisant tourner brusquement entre ses
doigts le bréviaire dans lequel le roi vient de
suivre les prières de la messe.
L'exclamation de son altesse n'interrompt pas
le discours du prélat.
— « Sire, la clémence est la vertu favorite
« des grands princes. Au milieu de leurs plus
» belles victoires, ils n'ont pas honte de céder à
,, la compassion. Quand vous voyagez dans vos
» provinces, vous devez ressembler autant que
>. possible à ces rivières qui coulent doucement,
» et portent partout l'abondance et la fertilité.
» A Dieu ne plaise que votre passage se puisse
» comparer à celui des torrens dont les eaux im-
» pétueuses et violentes ravagent et ruinent tout !
» Rien n'est plus avantageux à un monarque qui
» veut régner par lui-même que la réputation
» d'être humain et clément. »
Louis paraissait ému. Un rhume accompagné
de fièvre le retenait couché dans une chambre
assez semblable à un grenier; on ne pouvait y
accéder que par une échelle. L'exiguité du local
ne permettait d'admettre auprès du roi qu'un
petit nombre de courtisans. Le cercle ne se com-
posait en ce moment que de M. le prince, du
cardinal de Retz, de Bassompière, d'Hérouard,
premier médecin, et de Bernard, historiographe
de France. Tous, excepté Condé, tournaient
vers le roi un regard suppliant ; ils le voyaient
prêt à faire grâce, ou au moins à restreindre de
beaucoup le nombre des coupables voués à
l'expiation du crime. Us attendaient des paroles
de clémence. Cet espoir ne se réalisa pas.
Le raonaroue, après un moment d'hésitation,
ayant repris 'son calme habituel, se tourne vers
le prince de Condé. .
_ Et vous, mon cousin, partagez-vous 1 avis
ideM. le cardinal?
f — Cela dépend de vos intentions, sire. Votre
miijesté veut-elle trouver partoutune résistance
opiniâtre ? veut-elle se divertir à faire en per-
sonne le siège en règle delà plus méprisable bi-
coque ? si tel est votre bon plaisir pardonnez aux
hommes de Négrepelisse; si vous voulez que
votre autorité soit respectée, soyez sévère et
faites un exemple. , ,. , ,•
_ Notre sainte religion.... réplique le cardi-
nal de Retz.
_ Notre sainte religion ! monsieur, dit brus-
quement Condé en l'interrompant; notre sainte
religion veut qu'on obéisse à son roi, représen-
tant de Dieu sur la terre. Ennemi du roi, en-
nemi de Dieu; et Dieu, ne vous en déplaise,
monsieur le cardinal, n'entend point que Ion
fasse grâce à ses ennemis. 11 est assez plaisant
,,ue je sois appelé à citer l'Écriture à un homme
d'église. Vous venez de réciter avec nous l'office
du jour ; précisément nous trouvons dans les le-
çons tirées du prophète Samuel un texte appli-
cable à la circonstance. Écoulez, continue le
prince en lisant à haute voix dans le bréviaire
qu'il avait en main; ceci est tiré du l" livre des
Rois, chapitre xv :
« Voici ce que dit le Seigneur des armées : Je
» me suis souvenu de tout ce qu'Âmalec a fait à
» Israël, et de quelle sorte il s'opposa à lui dans
>) son chemin lorsqu'il sortait de l'Egypte.
» C'est pourquoi, marchez contre Amalec,tail-
>. lez-le en pièces, et détruisez tout ce qui est à
» lui. Ne lui pardonnez point... mais tuez tout
» depuis l'homme jus((u'à la femme, jusqu'aux
» petits enfans, et ceux qui sont encore à la ma-
»melle...
» Et Saul tailla en pièces les Âmalécites il
» prit Agag, leur roi, et fit passer tout le peuple
» au fil de l'épée. Mais Saul avec Israël épargna
» Agag ....
» Le Seigneur adressa alors la parole au pro-
» phèle Samuel, et lui dit : Je me repens d'avoir
>, fait Saul roi, parce qu'il m'a abandonné et
» qu'il n'a point exécuté mes ordres. Samuel
«vint trouver Saiil. Permettez -moi, lui dit-il,
» de vous déclarer ce que le Seigneur m'a feit
» entendre cette nuit. Parlez, répondit Saul.
„ Samuel continua : Le Seigneur vous a sacré
« roi sur Israël.... Il vousa envoyé à cette guerre
xenvousdisant: Allez, faites passer au fil de
«l'épée les Amalécites qui sont des méchans;
« combattez contre eux jusqu'à ce que vous
» ayez tout tué.
» Pourquoi n'avez-vous pas écouté la voix
..du Seigneur?... Puisque vous avez rejeté sa
,. parole, il vous a rejeté ; vous n'êtes plus roi
>. d'Israël. »
Louis, habituellement superstitieux, peut-
être aussi moralement affaibli par la maladie,
fut profondément frappé de l'application faite
par Condé de ce passage de l'Ecriture : Dieu
permettait que l'église l'eût placé dans l'office du
jour. .
— C'est la voix de Dieu ! dit le roi, ils méri-
tent tous la corde. Bassompière, dis de ma part
au maréchal de Praslin de faire donner l'as-
saut... pas de quartier.... Attendez, je vais me
lever pour être présent à l'attaque.
— Sire, s'écria Hérouard, votre majesté ne
peut supporter cette fatigue sans s'exposer à un
redoublement de fièvre.
Le roi, sans écouter son médecin, se leva sur
son séant; mais ce mouvement provoqua un
violent accès de toux. La contraction nerveuse
qui l'accompagnait lui arrachait des larmes. Au
bout d'un quart d'heure il retomba anéanti sur
son oreiller. Bassompière, immobile, attendait
de nouveaux ordres. Peut-être espérait-il qu'ils
seraient moins sévères que les premiers.
— Partez, Bassompière, lui ditleroid'unevoix
presciue éteinte... . pas de quartier.
— Sire, s'écria Condé, je vais, en ma qualité
de votre lieutenant-général, pourvoir moi-même
à l'exécution de vos volontés.
LecardinaldeRelzinclinapieusementsesche-
veux blancs, comme si d'avance il eût demandé
pardon à Dieu des crimes qu'une soldatesque ef-
frénée allait commettre.
— Nous mourrons en gens de cœur, répon-
dirent lesassiégésen apprenanlles ordres du roi.
«
— 117 —
Ils tinrent parole. « Ils n'avaient point il'ar-
» mes au-dessus du mousquet, écrit Bassom-
» pière, et ils se défendirent contre une armée
» royale munie d'une artillerie formidable. »
L'assaut fut donné, et la place emportée en un
instant. Quelques révoltés, s'adossant à des
murs, croisaient le fer avec les assaillans. Une
seule épée avait à répondre à dix épées, et ne re-
tardait pas longtemps le coup mortel. Grùce !
criaient, étendus par terre, des blessés suivis de
longues traces de sang attestant leur volonté et
leur impuissance de fuir; un soldat, en grinçant
les dents, laissait tomber sur eux un affreux sou-
rire; puis, comme s'il se fût agi d'un but insen-
sible offert à son adresse, il frappait de sa pique,
là une tête, là une poitrine.
Bientôt il n'y eut plus à combattre dans les
places et dans les rues. Les portes etles fenêtres
de presque toutes les maisons étaient closes et
barricadées. Des catholiques, rassurés par la pu-
reté de leurs opinions bien connues, affectaient
de laisser libres l'accès de leur demeure. Ces
gens bien pensans furent les premières victimes.
Les maisons fermées furent attaquées de tou-
tes paris. C'était à qui entrerait le premier dans
celles dont l'apparence dénotait l'opulence du
jiropriétaire. Il en coûta cher à quelques pillards
accueillis par des niousquetades à bout portant.
La résistance toutefois ne fut pas longue. La plu-
part des corabattans avaient péri sur la brèche ;
d'autres s'étaient retirés dans le château. La ville
n'était plus peuplée que de vieillards,cle femmes
et d'enfans. Epargnons au lecteur le récit descè-
nes horribles, variées, il est vrai, dans leurs dé-
tails, mais au fond desquelles se retrouvent tou-
jours le meurtre, le viol et le pillage. Un seul
événement de cette journée doit trouver place
dans ces pages.
La maison du capitaine de Vermorac ne tarda
pas à être cernée : le nom et le caractère du
maitre étaient connus. On se doutait bien qu'on
n'entrerait pas dans cette espèce de forteresse
sans qu'il en coûtât du sang aux plus empres-
sés. On crut prudent, avant toute hostilité, de
tenir un conseil de guerre.
L'un proposa d'abord d'aller chercher du ca-
I non pour enfoncer la porte d'entrée. Ou douta
que M. de Schomberg consentit à permettre
' l'emploi de l'artillerie dans une telle circons-
tance. Cet expédient fut abandonné.
* — Enfumonsle renard dans sa tanière ! s'écria
l'un des influens de la troupe.
— Eh ! dis-moi, compère Jacques, te charges-
tu de placer la torche ?
— Volontiers, repartit l'auteur de la proposi-
tion.
Cette parole fut la dernière que prononça sa
bouche : une balle partie de la maison lui tra-
versa la tète. Ainsi fut vengé l'assassinat du ser-
gent Turpin.
Ses compagnons, effrayés, jugèrent à propos
de tenir conseil en lieu plus sûr. Le siège fut
levé pendant quelques instans. Une bande plus
déterminée survint et se mitsur le champ M'œu-
vre. Déjà la hache était venue s'émousser contre
les clous qui garnissaient la porte massive. Un
soldat, brandissant riustrument juscjuc-U'i im-
puissant, s'apprêtait à tenter une nouvelle
épreuve. Une explosion se lit entendre ; l'assail-
lant tomba ti la renverse, expirant Uaiis d'affreu-
ses convulsions. Des éclats de rire accueillirent
celte catastrophe. En sûreté derrière un mur,
les camarades de Jacques raillaient les nouveaux
venus de leur défaut d'expérience.
Les vainqueurs n'étaient pourtanlpasdisposés
à abandonner l'espoir d'un butin considérable.
Les derniers arrivés se réunirent aux premiers.
Le plan de campagne fut bientôt arrêté. Ln in-
stant sulfit pour apporter plusieurs échelles.
Toutes les fenêtres furent escaladées à la fois.
Les barres de fer dont elles étaient garnies cé-
dèrent à l'action de fortes pièces de bois em-
ployées en guise de leviers ; les volets intérieurs
furent enfoncés; une troupe nombreuse, entrant
par différens côtés, se trouva réunie dans l'inté-
rieur de l'hôtel. De grandes armoires, ouvertes
et vides, s'offrirent aux regards : pas un meuble
précieux, pas un lambeau d'étoffe. On eût dit
que le pillage avait déjà passé à travers ces murs.
— Où sont donc les meurtriers de nos cama-
rades .^ se disaient entre eux les soldats, chez
lesquels l'étonnement avait remplacé la colère.
Cet hôtel est sans habitans. Les scélérats ont em-
porté ailleurs leurs richesses! Mais deux hom-
mes ont été tués par des monsquetades tirées de
l'intérieur. Vermorac est là; par l'enfer ! il faut
qu'on le trouve.
— Mettons de l'ordre dans nos recherches, s'é-
cria maître La Rapière, se souvenant de ses fonc-
tions d'archer; allons, Ribaudin, Gibeteau, Mar-
botin, mes compères, mettez-vous à la tête de
ces braves, et fouillons dans tous les recoins, de-
puis la cave jusqu'au grenier.
— Us sont tous partis.
— Quel malheur 1 II y avait ici, m'a-t-on dit,
de si jolies femmes!
— Et des tonneaux d'or, ajouta un autre ; car
il parait que l'on déposait ici les trésors du duc
de Rohan.
— Cherchons, mes amis, ne perdons pas cou-
rage.
Laissons ces hommes avides se livrer à leurs
perquisitions, et revenons au moment où une
balle mortelle répondit aux coups de hache frap-
pés sur la porte d'entrée.
Le capitaine de Vermorac avait seul combiné
le plan de défense de sa maison ; il résolut aussi
de l'exécuter seul : c'était une défense désespé-
rée, telle que ce cœur fanatique pouvait la con-
cevoir. Le but qu'il se proposait était d'assurer
sa mort et celle des êtres faibles pour lesquels il
ne redoutait que l'outrage ; mais il voulait qu'aux
derniers soupirs de ceux qui lui étaient ohers
vinssent se mêler les ràlcmens funèbres de ses
ennemis.
Cet homme, malgré son caractère dur et in-
flexible, ne s'était pas résigné d"abord à cet hor-
rible sacrilice. 11 eût voulu faire sortir de i>égre-
pclisscsa mère, ses filles et mademoiselle de
Lescun ; mais l'assassinat du régiment de Vaillac,
auiiucl ilavait présidé comme chef, l'avait chargé
d<; pesantes obligations. Le moment de subir les
conséquences du crime approchait. 11 devait
donner l'exemple à ses complices. Eloigner de la
ville les personnes de sa maison, c'était se mon-
trer craiiUif et incertain du succès de la défense.
Sou ca'ur de fils et de père l'exhorta souvent à
suivre le parti le moins noble, mais le plus hu-
main. Déchiré par des résolutions contraires, il
ouvrit j»ou c^IUC à madame de Vermorac.
— Nous faire quitter la ville, mon fils ! y pen-
sez-vous ? lui répondit cette femme, forte et con-
fiante dans sa cause. Vous, donner le signal de
la faiblesse, de la peur? A iMontauban vous étiez
le modèle du dévoûment et de l'énerfjie. Si nous
partons, vos filles et moi, les bourgeois feront
sortir leurs mères, leurs femmes, leurs filles;
aux premiers coups de canon ils fuiront pour
aller les rejoindre. Si elles sont là, prés d'eux,
sous la seule protection de leur courage, ilsvain-
cront ou mourront en martyrs.
— Mais s'ils meurent, ma mère, songez au sort
qui vous attend.
— Mon fils, vous ne serez plus ; les êtres qui
vous sont chers iront vous rejoindre.
Ces conseils triomphèrent de l'irrésolution du
capitaine. Aucune femme n'osa fuir en appre-
nant que mesdames de Vermorac ne fuyaient
pas. Le chef donna l'exemple en soutenant l'as-
saut. Renversé et foulé aux pieds, il passa pour
mort. Protégé par le désordre des vainqueurs, il
se releva sans avoir reçu aucune blessure. 11 eût
voulu combattre, on ne combattait plus. 11 vit
les scènes horribles auxquelles se livraient les
troupes royales. Sa maison allait bientôt être té-
moin de pareils excès. Son plan était concerté
d'avance ; il rentre chez lui pour l'exécuter.
Entre la voûte de la cave et le plancher du
rez-de-chaussée existait un vide assez vaste, plu-
tôt semblable à un lieu de sépulture qu'à un
asile destiné à recevoir des êtres vivans. Le ca-
pitaine y fit entrer sa mère, ses trois filles et ma-
demoiselle de Lescun.
Catherine, pâle et couverte d'habits de deuil,
descendit là comme si elle eût été résignée à
n'en jamais sortir. Elle avait appris que, grâce à
la généreuse intervention de madame de Ver-
morac, Maurice avait échappé au poignard de
Fleuranges; mais depuis, qu'était-il devenu '! Je
ne sais quel pressentiment lui disait qu'elle ne le
verrait plus.
Un dernier malheur était venu récemment
navrer cette àme déjà si torturée : M. de Lescua
avait été comdamné à mort par ses juges; sa tête
était tombée sous le fer du bourreau. Un servi-
teur dévoué, chargé d'annoncer cet affreux évé-
nement, avait remis à Catherine une lettre de
son père, écrite au pied de l'échafaud. Le pieux
liéarnais était mort en chrétien des premiers siè-
cles; sa constance avait arraché des larmes à ses
ennemis. La pauvre orpheline, courbée sous le
poids de tant d'infortunes, aspirait au repos de
la tombe. Quand elle se plongea au sein de l'ob-
scurité, image d'une nuit éternelle, un rayon de
joie ranima son ftont pâle, déjà empreint du
sceau de la mort.
Ces quatre femmes, privées d'air et d'espace,
furent renfermées dans cette cachette. L'œil le
plus hiilùle ne pouvait, à l'extérieur, en soup-
çonner l'existence. Le capitaine descendit en-
suite dans la ca>c; il souleva une large planche
(jui couvrait le sol immédiatement au-dessous
du milieu de la voùlc, et par conséquent au-
dessous du lieu où ces dames venaient d Oireen-r
tassées, l-à une énorme quantité de poudre oc-
cupait une cavité prolvnde. \ ermorao trouva
sans doute que tout émit préparé selon ses dé-
sirs, car il replaça la planche et remonu à l'élace
supérieur.
L'alUquc de la maison était déjà commencée.
— 118 —
On sait conimcut il se coDiluisil envers les assail-
laiisjusiiu'au moment où ceux-ci se furent in-
lioiluils dans les apparteinens en escaladant les
Ccnctrcs. Suivant froiiiement ses plans, le capi-
lai'.ic n'avait laissé aucun meul)le ipii put salis-
f^iii'c la cupidité des i>iiUu(ls; il voulait les con-
duire là où ses moyens de vengeance étaient pvé-
paiés. En attendant le moment favorable, il se
renferma dans une cachette d"où on pouvait
tout entendre. Le tumulte s'était pioiircssivc-
nient accru. La porte d'entrée, ouverte de l'in-
térieur, avait crié surscsyonds; l'oreille distin-
guait facilement l'arrivée d'une nouvelle troupe
d'hommes armés.
— L'iiùtel n'en peut contenir un plus grand
nombre, se dit en lui-même le capitaine Vcrmo-
rac.
En mémo temps il sortit de sa retraite, et s'of-
frit sans armes aux yeux des vainqueurs.
— Je suis le capitaine de Vermorac, leur dit-
il ; vous me cherchez, je viens à vous.
— De l'argent ! — Du vin ! crièrent de toutes
parts les soldats.
— Livrez-nous le trésor de Rohan, ou nous
vous brûlons à petit feu.
— Mauvais moyen, messieurs, répondit le ca-
liitaine : mes cendres ne vous diraient pas où
est ce dépôt précieux.
— Laissez-nous faire, dit La Rapière en s'a-
vançant au milieu du cercle, escorté de ses ti-
déles IMarbotiu, (.iiieleau et Riiiaudin; à nous
quatre nous nous chargeons de lui donner la
iiueslionordiuaire et extraordinaire. Allons, du
feu et ijuelques bottes de paille ; déshabillez ce
gentilhomme; vous tiendrez note de ses répon-
ses.
Le capitaine n'opi>osa pas de résistance; il se
laissa mettre dans un état de nudité complet, et
souffrit sans se plaindre les plus grossiers sar-
casmes. La paille fut apportée; le feu ne tarda
pas à y être mis. Le foyer était précisément au-
dessus de la tête des pauvres recluses; quehjues
l)0uces d'épaisseur le séparent d'elles. Vermorac
fut renversé. La Rapière, lui saisissant les pieds,
Jes présenta à la flamme.
— Capitaine, dit-il alors, livrez-nous le trésor
de M. de Rohan.
Aucune répon.se ne suivit cette demande.
L'archer rapi)rocha du feu les pieds du patient.
In mouvement brusiiue annonça que le vieux
guerrier éprouvait une douleur supérieure à la
force de ses nerfs.
— Montrez-nous le trésor, répéta La Rapière.
Vermorac se tut. Ses ])ieds etses jambes furent
alors placés et maintenus au milieu du l)rasier
ardent.
— Faites cesser ce sui)plice, s'écria-t-il parais-
sant céder à la souffrance. Le trésor dont vous
parlez est dans cette maison; je consens à vous
le livrer; mais faisons d'abord nos conditions.
— A la fia, il est raisonnijble, dit La Rapière.
— Votre pesant d'or, et vous aurez la vie
sauve.
— 11 ne s'agit point du prix de mes services,
mais seulement de régler la manière dont nous
procéderons. Je ne veux pas qu'on m'accuse
d'avoir abusé d'un dépôt; il me faut des témoins.
Lappartementoùgitle trésor iieutcontcnir en-
viroA vingl personnes. Vingt d'entre vous m'y
accompagneront; les autres se rassembleront
I tous ici, et y attendront notre retour.
— Accordé ! accordé ! s'écrièrent plus de deux
cents voix.
— Marchons donc, et soutenez-moi; car,
grùceàvotre feu, je crois, à chaque pas, ap-
puyer les pieds sur des épines. A propos, n'ou-
blionspas cette torche; elle nous sera nécessaire:
vous pensez bien que les trésors ne se cachent
pas dans un lieu exposé au grand jour.
La Rapière et Gibeteau prirent le capitaine
sous les bras ; Ribaudin les jirécédait avec une
torche allumée. Plus de vingt soldats, ayant
Marbotin à leur tête, servirent de cortège. Tons
eussent voulu en faire partie; mais Vermorac
tenait à ses conditions. Avant de franchir le seuil
de l'appartementjil déclara d'un ton décisif qu'il
n'en voulait pas voir à sa suite un plus grand
nombre, et d'un signe impératif il indiqua de
nouveau le lieu où l'on devait se réunir en at-
tendant l'effet de ses promesses.
Pour qu'aucun prétexte ne retardAt l'indica-
tion et la remise du trésor, les plus influens se
chargèrent d'obliger leurs camarades à déférer
aux volontés de M. de Vermorac. Chaque nou-
vel arrivant était conduit dans la salle indiquée.
Au bout de quehiues minutes, cette pièce fut
complètement remplie. Les derniers venus se
pressèrent dans le vestibule: d'autres, ne pou-
vant même y pénétrer, s'accrochèrent à l'exté-
rieur des fenêtres, jtlongeant des yeux avides au
milieu de la foule entassée dans l'intérieur.
Le capitaine se lit descendre dans la cave, et
déposer pi es de cette traïqie qu'il était venu vi-
siter et soulever avant l'attaque de sa maison.
— Approchez la torche, dit-il à Ribaudin.
Ce commandement reçut une prompte obéis-
sance. Un espace de quelques pieds était resté
vide au milieu delà foule; Vermorac l'occupait
à genoux la torche à la main. La lueur rougeA-
trede la résine i)rojetait une teinte sanguino-
lente sur ses membres nus. Un combat terrible
se livre au dedans de cet homme; ses traits sont
contractés; sesyeux sortent de leurs orbites; ses
cheveux se dressent sur son front.
Les piétinemens des curieux rassemblés dans
la sallesupérieure deviennent plus bruyansd'un
instant à l'autre ; on dirait le roulement du ton-
nerre. Au milieu île ce bruit monotone retentit
tout à coup un cri perçant. 11 vient d'en haut;
mais il n'a point traversé le pianclier de la salle :
son intensité le fait <\s.sez connaître. C'est une
exclamation de ^louleur échappée à la poitrine
d'une femme. V^erraorac lève ses regards vers la
voiite; des larmes jaillissent de ses yeux; il les
couvre un instant de l'une de ses mains; puis
s'cxaRant aij-dessus de ce mouvement de fai-
blesse, il se dresse comme si ses pieds n'eussent
pas été en lambeaux.
— 11 est temps de vous tenir ma promesse!
s'écrie-t-il d'unevoix forte, assurée.
Et s'inclinanl vers la terre, d'une main il lève
brus(iucmentla trappe fatale, de l'autre il plonge
la torche enllammée dans la cavité entr'ouverte.
Une épouvantable explosion se fait entendre :
l'hôtel de Vermorac a disparu ; la terre est jon-
chée au loin de décombres, de cadavres et de
membres sanglans.
l'eu de lemjts après, le capitaine Maurice et
Vincenlio Ludovic! raarchaiciH parmi des rui-
nes. Ils cherchaient dansée champ de mortsiune
vie bien chère à l'un d'eux n'aurait pas été épar-
gnée.
Le duc de Chevreuse, l'abbé Ruccelai et Roger,
premier valet de chambre du roi, iiarcourant
les rues de ^égrepeliàse, chacun une bourse à la
main, rachetaient à prix d'argent l'honneur des
femmes livrées par la victoire à la brutalité du
soldat.
Maurice courut à leur rencontre. Celles que
ces hommes généreux avaient préservées de l'ou-
trage, redoutant de nouveaux périls, se pres-
saient à la suite de leurs bienfaiteurs. Mademoi-
selle de Lescun n'était pas parmi elles.
— Morte ou vivante, s'écria son amant, elle
est au milieu des ruines.
11 achevait ces paroles, quand ses pieds heur-
tèrent une masse informe couverte de lambeaux
d'étolfe noire : c'étaient les restes d'une femme.
Ses cheveux épars entouraient ses traits; sa tête
seule paraissait avoir été préservée de la des-
truction. Le cœur de Maurice se serra ; un sen-
timent intime lui disait que là devait s'arrêter
ses recherches. 11 mit un genou en terre ; sa
main, avec un pieux respect, écarta les cheveux
qui lui dérobaient le visage... 11 ne la nomma
pas , mais il étendit son manteau sur la terre et
fit signe à Vincentio de lui aider à placer dessus
le corps de l'infortunée. Tous deux ensuite por-
tèrent au cimetière ce lugubre fardeau. Une
fosse, creusée par leurs mains, en devint déposi-
taire. 11 faisait nuit; le pillage et la débauche
hurlaient dans les rues. Desllammes s'élevèrent
en tourbillons ; puis, s'étendant successivement
sur tous les quartiers, dévorèrent les restes de
Négrepclisse. A la lueur de l'incendie, Maurice
priait sur une tombe.
Le lendemain, sur l'emplacement de l'hôtel
de Vermorac, quel(|ues pillards entendirent un
gémissement étouffé. Soit par humanité, soit par
l'espoir de quelque gain, ils se mirent à l'ouvra-
ge, et dégagèrent d'une étroite prison un être
vivant, mais conservant à jieine la ligure hu-
maine. Son corps, entièrement nu, noirci par le
feu, était moucheté de [plaies vives et saignan-
tes; ses membresavaient été préservés de toute
fracture par une sorte de voûte que le hasard,
au moment de l'explosion, avait formée autour
de lui. Le contact du grand air ranima ses sens
prêts à s'éteindre. 11 ouvrit les yeux; puis, «éle-
vant sur son séant :
— 0 Jésus, mon Sauveur! s'éeria-t-il, ne m'est-
il pas possible de mourir ?
— Votre nom ? lui demandèrent les soldats.
— Le capitaine de Vermorac, qui vous sup-
plie au nom de Dieu de lui passer vos épées au
travers du corps, et d'abréger ses horribles souf-
frances.
En entendant ce nom, les soldats crurent
qu'une si bonne prise leur vaudrait une récom-
pense. Loin d'achever le capitaine, ils le placè-
rent sur un brancard improvisé, et le portèrent
au grand-prévôt de l'armée.
Vermorac vécut encore deux jours au milieu
de douleurs inouïes. Son sang-froid ne l'aban-
donna pas ; il racontait avec calme les détails de
sa résolution dernière, et se glorifiait d'avoir par
la mort garanti de l'outrage les êtres faiblesdont
il était le protecteur; piiis il s'élçnditit avçc
— 110 —
romplaisance sur rénuméralion du grand nom-
bi-eil'ennemistués par rexplosion.
— Avec quelciucs trésors comme le mien,
ajoutait-il en souriant, onviendrail à liout d'une
arm/'C royale.
Eniin il rendit le dernier soupir.
Eugène Des E.ssaks.
LE BRANDIIOF.
Un jour, .je partis de Mariazell , pédestre-
nient, dans le simple éqnipage d'nn herbori-
sateur. Mariazell est peut-être, de tous les
lieux de pèlerinage en Europe, aujourd'hui
le plus fréquenté, le plus fameux.
A peu de distance de Mariazell estWeicli-
selboden , célèbre dans la contrée pour la
chasse aux chamois. Les environs sont, as-
sure-t-on, la résidence favorite de ces jolies
«gazelles des Alpes. Je tenais à les rencon-
trer vivantes et libres une fois dans ma vie.
Donc l'aubergiste de Weichselboden eut beau
vanter sou hôtellerie, sa cuisine et sa cave,
je tins bon. Un sinueux sentier m'éloigna
promptenient du village. Quest-ce qu'une
course dans les montagnes pour un natura-
liste, surtout lorsqu'il est curieux de voir de
près un chamois ou deux? Vous l'ignorerez
toujours, vous qui suivez paisiblement les
roules tracées à travers vos champs où l'hom-
me et sa demeure élèvent à chaque portée de
fusil un jalon sur vos pas. Après une demi-
heure de marche, je fus dans une espèce de
désert : à l'horizon, d'ailleurs fort rétréci par
un cercle d'abruptes rochers, nul chalet, nul
pâtre, nul signal, pour m'indiquer ma route.
Je marchais toujours, prenant chaque sen-
tier qui s'offrait à moi et suivant au hasard
lorsque le sentier manquait. Je me meurtris
les pieds et les mains en glissant à vingt re-
prises sur les aspérités du sol; je faillis me
iio^er eu traversant sur des pierres mal assi-
ses un torrent glacial ; j'endurai patiemment
tontes les fatigues dans l'espoird'une récom-
pense. Mais la récompense, hélas ! me lit dé-
faut. Des plantes rares, de précieux insectes,
oui ; des chamoisaux alluressauvages, point.
J'enrageais.
Trois heures durant , j'avais ainsi couru
par monts et par vaux. (Jiiétais-je? Ce qui
me préoccupait, ce n'étaient plus les chamois
auxquels, en vérité, je ne pensais que pour
les maudire. lime fallait un gîte, un couvert.
Aussi, tout en lan(;ant contre ces jolies gazel-
les des Alpes luille imprécations de touriste
égaré et d'iiomme affamé, j'iuvoquais avec ar-
deur l'instinct des lieux, ce bon ange du voya-
geur qui tant de fois m'avait tiré d'embarras.
Ma prière fut eulendiu-. Au milieu de la
solitude, toulàcoup retentit uu joyeux aboie-
ment. Par ici, me criait-il. Surpris, je ne le
fus pas, car cette protection do num guide
iiiyslérieux ne m'a jamais l'a» faute, jiiais
reconnaissant, à la bonne heure! Je marchai
vers la meute , dont les cris se rapprochaient
de plus en plus. En ce moment, je n'étais
plus le voyageur inquiet qui cherche sa rou-
te sans la trouver; j'avais l'allure insoucieuse,
dégagée, du promeneur qui en prend à ses
aises. Au bout de quelques pas, un homme
débouche devant moi. Je l'aborde, et sans af-
fectation, sans empressement:
— La route de Weichselboden? lui de-
mandai-je .
— C'est la mienne, me répondit-il , et, si
vous m'en croyez, vous nie suivrez.
L'avis me parut bon. Cependant, bien que
je l'eusse accepté, la défiance me fit réfléchir.
Quel est cet homme? me disais-je. C'est peut-
être uu braconnier. Alors, autant aurait va-
lu m'égarertout à fait, car un tel compagnon
n'est guère sîir. Eu marchant, nous n'échan-
gions que de brèves paroles. Il appelait, il
caressait, il guidait ses chiens. Quant à moi,
je l'observais du coin de l'œil, cherchant à
définir avec netteté ce que pouvaient être
chez lui les rapports du physique au moral,
ce que sa figure et son accoutrement devaient
par leurs pronostics ajouter à la somme de
mes craintes ou en retrancher.
Une veste grise à collet vert formait son
vêtement principal. Venait ensuite une cu-
lotte courte , en peau noire de chamois, dont
la poche laissait sortir les manches d'un cou-
teau , d'une cuiller, d'une fourchette, fabri-
qués avec la corne du même animal et garnis
d'ar"ent. Avec cela , des bas blancs et des '
brodequins lacés. J'allais oublier ce que j'a-
visai tout d'abord, son chapeau de feutre vert
à large bords, avecun gros bouquet en plumes
de coq de bruyères. A en supputer le nombre
je conclus que mon homme était un tireur
habile.
Cette première observation allait en ame-
ner une autre, car, du costume, mon examen
s'était porté sur les traits du visage, lorsque
l'inconnu s'arrêta.
— Voici la route, fit-il en désignant du
doigt un sentier qui fuyait sur la gauche.
Puis il se détourna, sans attendre mes re-
mercîmcns. Peut-être aussi, me dis-jc, se-
raient-ils prématurés? Alorsje m'assis. Après
ou avant tout exercice, louie fatigue du corps
ou de la pensée , c'est , n'importe en (pielie
circonstance, mon premier soin. Recueille-
mcul ou repos, j'y tiens. L'homme au feutre
enipluuK' en fil autant, mais dune fayon as-
sez bizarre : par derrière, le canon de son
fusil; par devant son bàlou l'erré. Ainsi cam-
pé ou plutôt suspendu, il fixa ses yeux sur
ma boîlecn Ici -blanc et m'inieipella sur la rc-
coli(! du matin. — Eiaii-elle abundaïUe et
belle? — Sans façon, j'ouvris la boîte, et,
poiu' moi aussi bien que pour lui, j'étalai
mes itianles devant nous. Qui fut étonné?
C'est moi, puisque aussi bien j'ai confessé
déjà mes ironqKHises suppositions.
Voilà le prétendu braconnier qui désigne
chaque brin d'herbe par son nom latin : sol-
danclla (ifi>iiullay<:ic., savante nomcnda-
■B— — — — ^— —^iW
ture qu'il augmentait encore de réflexions sur
les vertus médicinales de telle ou telle. C'é-
tait un confrère en botanique ! S'il avait des
ai'uies, il n'(.'u avaitque par précaution. Ouf 1
Dégageant ma poitrine par un large soupir ,
j'apostrophai l'étranger en le proclamant sa-
vant natuialiste. Le mol le fit sourire. Alors
la conversation s'engagea, cordiale et suivie.
Il me questionna sur mon itinéraire et prou-
va qu'il connaissait dans leurs moindres de '
tails les montagnes que j'avais visitées. Quel
guide excellent j'aurais eu en lui ! pas un sen-
tiar, pas un recoin de la Styrie et du Tyrol
qui lui fût inconnu. Il y avait là de quoi re-
nouveler mes incertitudes sur sa véritable
qualité. Éiail-ce un chasseur, uu herborisa-
leur, un braconnier, un contrebandier?
Pourtant, en étudiant sa physionomie, j'é-
cartai bien vite toute mauvaise pensée à son
égard, car je n'y trouvai ({u'une franche ex-
pression d'intelligence et de bonté.
L'hallali des chasseurs mit fin encore une
fois à mes déductions phrénologiques. Du
fond de la forêt venaient à nous les sons du
cor, les aboiemens des chiens. Bientôt une
douzaine de ces animaux s'élancèrent au-delà
des arbres et coururent vers leur maître,
mon compagnon, le saluant, le flattant de
leurs queues agitées. Cinq autres chasseurs
parurent en même temps, vêtus du même pit-
toresque costume que le premier. Une troupe
de paysans les suivaient, chargés de. porter
les deux chamois qu'ils avaient tués dans la
matinée.
Quelque plaisir que j'eusse à entendre l'in-
connu dans ses conimeulaires sur la llore des
Alpes tyroliennes et styriennes, l'interrup-
tion ne me fut nullement désagréable. A'al-
lais-je pas apprendre enfin qui il était ?
On s'établit au milieu d'une spacieuse et
verte pelouse d'où la vue plaue au loin sur
cette région de vallées et de monuignes. Le
feu fut allumé. On apprêta la fressure des
chamois à la mode appétissante du chasseiu-,
et, lorsqu'on vint me convier à ce repas di-
gne des gourmets les plus dilhciles, j'accep-
tai, stimulé par rinstinct de la faim autaut
que par l'intérêt de la science. L'air qu'on
respire sur les Alpes est un apéritif puiss;int,
vous pouvez m'en croire; plus d'une lois
j'en ai l'ail l'expérience. Là-haui, égalemeuî,
si l'appétit est grand, la digestion est active.
On y mange inqmnéineut des substances qui,
jirisesdans les [daines, délabreraient promp-
lenu'ni restomac. .\près ma course peuible
de la journée, qu'on juge donc si je fis hon-
neur au festin hospitalier du Kutcdeisieiu :
c'est le nom de la pelouse où il fut servi '.
J'y voudrais être encore. Pendant qu'assis
on rond les sept convives faisaient honneur
au gibier alpestre, les paysans chantaient des
inelodios nationales, dos Jod/cr, espèce de
tyroliennes, (pie le cor accompagnait, .répété
au loin jiar vingt échos successifs. Le soir
s'approchait , dnipanl les cimes vaporeuses
des montages d'un voile aux reflots de poui^
pie et d'or. Quel luaguilique spectacle 1
— 120
La cûiiversaiion aussi m'intéressait. Pour 1 luation provisoire où l'on n'ose commencer à j
«loi, seul ('tranger, les indigènes racontaient
ciuKlue incident de leurs chasses à travers les
glaces et les rochers. Bien que très nom-
breux, dans celle partie de la province, les
chamois sont difficiles à atteindre. Ils sont
si rusés, si agiles, franchissant d'un bond les
précipices, escaladant les rochers comme
des oiseaux. I Souvent les chasseurs passent
la nuit auprès d'un feu sur un plateau élevé,
pour attendre qu'à l'aube du jour, poussé
par la faim , le gibier descende des cimes du
feislringstein, où ne sauraient arriver ni le
pied ni la balle de l'homme. Là-haut, ras-
semblés en .troupes, les chamois se rient de
leur enuemi. Aussi, les poursuil-on, ils dé-
ploient toute leur finesse, tout leur instinct,
peut-être bien quelque chose de plus, pour
regagner ces retraites inaccessibles où, entre
rimniensilé du ciel et la profondeur de l'a-
Lùne, ils reposent en paix.
Aucun chasseur ne se souvint d'avoir vu
un bouquetin. Là, comme en Suisse 'et en
Tyrol, cet animal paraît avoir complètement
disparu. .Un jour, probablement, il 'en sera
de même des grands aigles des Alpes, car
à peine aperçoit-on quelqu'un de ces redou-
tables voleurs, qu'on se met à sa poursuite.
Un chasseur lira de sa carnassière un coq
de bruyère (tetrao uragallus, L.), qu'il
avait tué sur le Zellerstarize. Son plumage,
d'un beau noir, ressemble d'ailleurs à celui
d'un faisan. Sa grosseur est celle d'une dinde.
C'est au printemps qu'on va surtout à la chasse
de ces oiseaux. On part le malin, alors que
les étoiles éclairent encore les sentiers de la
montagne , un peu avant que le soleil, en se
levant, vienne à rougir les plus hautes cimes
et pendant que les vallées sont encore plon-
gées dans l'ombre. .\ cette heure, les coqs de
bruyères sont tranquillement perchés sur les
arbres donl ils choisissent les plus hauts
pour asile. La finesse de leur ouïe est telle
qu'ils saisissent le moindre bruit qui vient à
troubler l'espace, même à des distances dés-
espérantes pour le succès du chasseur. Le
meilleur moment pour les surpiendre est ce-
lui où ils chantent, soit qu'ils s'écoutent avec
trop de complaisance, soit que leurs fioritu-
res couvrent tout autre bruit.
La collation finie, on se mil eu route. A la
clarté des milliers d'étoiles qui s'allumèrent
au ciel, nous desceudimes plusieurs heures
durant. Un charmant pavillon de chasse fut
la première habiiation <|iie nous rencontrâ-
mes. Là eut lieu nue halte. Plus loin, s'offrit
à nous une grande ferme, la résidence de
mon compagnon mystérieux. Il m'engagea,
sans tarder, à y passer la nuit, avec une cor-
dialité si franche, si pressante, que j'aurais
été embarrassé de trouver une formule de re-
fus s'il ne m'avait pas été doux d'acceplei'.
On m'installa dans une, 'petite chambre dont
le comfort inespéré surprit mes habitudes,
fort peu sybariliqucs, de touriste.
Grâce à ma facilité d'acclimaialion, je ne
suis jamais gêué pur la froideur de celte ti-
aimer ceque l'onva quitter. Aprèsune minute
ou deux d'attitude à moitié cérémonieuse , je
fus chez moi sans honte et sans empresse-
ment, je dis un mot de satisfaction à toutes
ces commodités de la vie, dont il est bon de
savoir se passer, mais qu'il serait niais de dé-
daigner quand elles s'offrent à nous. Ensuite
je m'occupai de mettre un peu d'ordre ,
d'une part , dans ma récolte de plantes, de
l'autre, dans mes sentimens de reconnais-
sance pour cet homme qui me faisait un ac-
cueil si chaleureusement sincère, si naturel-
lement sans façon. Il ne me connaissait pas,
je ne le connaissais pas davatange. Qu'im-
porte ! Comme nos relations ne devaient être
que d'un jour, je ne songeai point alors à
ni'enquérir de ses noms et de ses qualités.
M'avait-il demandé les miens, pour me don-
ner une part à son engageante causerie, une
place à son festin si bien venu, un lit dans sa
demeure hospitalière? D'ailleurs, avec cet
homme, dans cette maison, on se sentait tout
de suite à l'aise comme avec un ami de tous
les jours, comme dans la maison de toute sa
vie.
Au matin suivant , j'étais de bonne heure
à la fenêtre , pressé de jouir des franchises
de Ihospitalité qu'on m'octroyait. En moi-
même , je donnais un avis sur tout ce qui s'of-
frait à mes regards. Me plaçant au point de
vue du maître, m'identifiant avec ses inten-
tions, j'approuvai le choix et le caractère du
site, je blâmai l'agencement de certaines
plantations qui coupent la perspective , je fis
çà et là des éclaircies dans des massifs trop
étendus, j'établis sur le versant des monta-
gnes des roules commodes et partout des
banquettes gazonnées...
Voilà les pensées que me suggérait l'in-
spection du Brandhof. C'est ainsi qu'on ap-
pelle la ferme de mon hôte. Autrefois, elle
n'était qu'un chalet, plus grand, mais aussi
simple que les autres. Bâtie sur le Seeberg, à
une hauteur de 3,000 pieds, elle est située sur
le chemin vicinal de Mariazell à Bruck, à
mille pieds environ de la cime même de la
montagne. Grâce aux accidens du terrain et
aux caprices de la végétation, le site est en
vérité un des plus pittoresques de la contrée.
Des groupes de rocheis, que tapissent de
sombres lichens ou qu'égaient les touffes de
la bruyère rose, dominent de vertes pelouses
où s'éparpille sous mille couleurs la flore des
-Vlpes, si riche et si vivace. Sur ce fond
brillant serpententdes sentiers qui vontbrus-
quement aboutir à de profonds ravins. Puis
ce sont les sapins, jetés de mille façons au
travers du paysage, par noirs et épais bou-
quets, par files prolongées comme des allées,
seuls encore et semblables à des sentinelles
perdues qui surveillent les abords de la place.
Un peut les suivre au loin, se glissant presque
à perte de vue dans les fentes des rochers
décharnés et balayantla neige de leurs pana-
ches que le vent fait ondoyer. Quelques mé-
lèzes, tristes, rabougris, croissent aussi par
hasard au milieu des pierres. Mais à côté de
ces avortons , le chêne étale ses branches
touffues qui projettent sur le gazon une ombre
proleclrice. A l'est surgit, comme une haute
muraille, uue montagne calcaire, le Zellers-
tarize, haute de 6,000 pieds, et couverte de
chalets et de vacheries.
Voulez-vous un contraste à la richesse du
site, jetez les yeux sur la ferme au milieu. A
part son étendue, à part son exquise propre-
té, elle ressemble extérieurement à toutes les
fermes. C'est un assemblage de plusieurs bâ-
timens couverts de chaume et percés de fe-
nêtres étroites. Seulement au centre de tous
une jolie chapelle est adossée.
Partout, des ruisseaux semblent se cher-
cher, s'éviter, faisant mille circuits pour ar-
river devant la ferme , et lui offrir, avec leurs
eaux limpides , un abondant tribut d'écre-
visses et de poissons délicieux.
Aux fenêtres grimpent, s'enlacent, s'éta-
lent les plus belles plantes que produit la
montagne. Une cour spacieuse sépare les
granges des étables. Plus loin est la char-
mante habitation du forestier, avec la meute
bruyante des chiens de chasse. Sur des ter-
rasses élevées s'épanouit un ravissant jardin,
avec les plantes les plus rares, les plus cu-
rieuses, les clochettes alpestres, les bleus aco-
nits, les roses des Alpes , les gracieux rho-
dodendrons. Ce jardin est unique en son
genre. Au fond se trouve une chapelle gothi-
que avec la statue de Rodolphe de Habsbourg.
Au milieu de mes investigations, je fus dis-
trait par un bruit de voiture. Qu'est-ce que
cela peut être? L'équipage s'est arrêté. Deux
hommes en descendent ; ils parlent anglais ;
à l'aisance de leurs manières , à la tenue de
leurs gens, je devine sans peine des per-
sonnes de distinction. Décidément, me dis-
je, je suis chez un riche propriétaire qui ,
pour échapper aux ennuis du monde, a pris
le déguisement d'un campagnard. Alors je
me pris en pitié d'en avoir eu peur sur la
montagne.
On dîna dans le jardin. Je m'attendais à
voir le maître de la maison paraître en habit
de ville et j'espérais trouver dans sa mise le
secret de sa position sociale que pas un mot
n'avait trahi jusque-là. Il était vêtu comme la
veille ; les domestiques non plus n'avaient pas
d'autre costume. Je m'y perdais.
Vers la fin du dîner, la musique se fit en-
tendre. Cette fois, elle fut loin de me char-
mer, tant elle se trouvait en désharmonie
avec l'ordonnance du repas. C'était comme
une note fausse et criarde au milieu d'une sa-
vante exécution. Je ne reconnus ni Mozart,
ni Beethoven , ni même Strauss. Pourtant
c'étaient des valses.
— Ceci ne fait pas partie du dîner, dit en
souriant notre hôte qui avait partagé ou de-
viné les souffrances de nos oreilles de dilet-
tanti. Ce sont des violons qui, dans la grange
voisine, font sauter nos bons paysans. Si vous
le trouvez à propos, nous irons les voir.
Au sortir de table , on alla , comme il l'a-
î- i2\ —
vait proposé, faire un tour au bal. Notre en-
trée fit sensation. Un crescendo d'enthou-
siasme anima les violons, les pieds des dan-
seurs préeipitèrent le mouvement delà valse,
sur toutes les figures brilla subitement uu
éclair de bonheur. On aurait dit que c'é-
taient autant d'enfans qui manifestaient leur
joie à voir leur père au milieu d'eux. La danse
finit. Alors des groupes nombreux s'empres-
sèrent autour de notre hôte. C'était à qui lui
parlerait, à qui, le premier, lui dirait: « Bon-
jour, bon ami Jean ! » A contempler ces té-
moignages d'affection si simples , si respec-
tueusement familiers , je me sentais ému.
C'est ainsi vraiment que l'on s'adresse à Dieu,
et je le bénissais de m'avoir fait rencontrer un
homme qui semblait avoir donné pour but à
sa vie l'amour de ses semblables.
L'un lui disait : — Jean , la récolte a été
bonne, et cette année vous pourrez donner
vos secours à d'autres qui seront aussi mal-
heureux que nous l'étions l'été dernier. —
Jean, disait un autre, notre belle vache est
perdue. — Bien, répliquait Jean. C'était ré-
pondre qu'une autre vache la remplacerait.
Chacun eut ainsi sa parole de bonté. Puis,
notre hôte les engagea gaîment à continuer
leur danse. Alors tous se mirent en branle.
Jamais je ne fus témoin d'une semblable joie.
C'était mieux que le galop de nos salons, plus
vif, plus bruyant, plus fou. Chaque homme
entourant sa compagne la fit lestement tour-
ner, tantôt en frappant des mains sur les ge-
noux, tantôt eu battant la mesure avec les
pieds, accompagnant ces rapides évolutions
de la voix qui lançait de temps en temps des
sons grêles et brefs comme ceux du refrain
des lodler. Au résumé, c'était bien là la
danse d'un peuple heureux et fort.
Nous restâmes longtemps dans la grange.
Au deparl, les paysans nous suivirent avec
des cris incessans et tumultueux : «Vive noire
bon Hans (diminutif amical de Jean) ! Vive le
bon archiduc! »D'abord,jecrus que l'archiduc
était un des personnages arrivés le matin et
couverts de décorations, mais, suivant la di-
rection que prenaient tous les regards, je
m'aperçus bientôt de mon erreur : l'archiduc
Jean, frère de l'empereur d'Autriche, n'était
autre que mon compagnon de la veille , ce
chasseur si simple, si instruit, si hospitalier!
Chaque année , il passe cinq à six mois
dans sa modeste ferme. Quelques amis et
deux secrétaires, MM. B..ten et Weidmann,
l'auteur des jolies Esquisses de voyages, l'ac-
compagnent, se transformant conmic lui en
paysans pour toute la saison. Là, il retrempe,
au sein de la nature, son âme et son esprit,
fatigués du monde et des affaires de la capi-
tale. On dit que son cœur aussi a trouvé son
compte à celtcvie retirée. Un certain diman-
che, j'avais vu arriver solennellement une
troupe de montagnards ayant à leur tèle >>ix
jolies filles, ils venaient saluer rarchiduc.
L'une d'elles, et ce n'était pas la moins belle,
me parut fixer l'attention de l'excellent Jean.
C'esuujgm-a'hui lu baronne de Braiidhof.
Plus lard je visitai la ferme avec détail.
Les chambres sont garnies de boiseï ies et de
meubles sculptés euboisdepiu (/>e«u« cim-
ira), le même avec lequel les Tyroliens fabri-
quent leurs jouets d'enfans. Pour ornemens,
la salle des chasseurs a desarmes'précieuses;
des têtes de chamois et de bouquetin sont at-
tachées à la muraille avec les dépouilles em-
pennées du coq de bruyère et de l'aigle des
Alpes, animaux fabuleux pour les habitans
du Nord. Plusieurs tableaux de Schnorr dé-
corent le salon : à droite , l'empereur Maxi-
milien, en costume de chasseur, avec celte
inscription : Au plus noble chatteur ; à
gauche, le patriote André Hofez , avec ces
mots : Jlu plus fidèle chatteur. A voir
en si illustre compagnie un simple mais glo-
rieux paysan, mon cœur fut vivement ému.
Au dessus du portrait de Hofer est suspendue
sa carabine, dont il disposa, par sa dernière
volonté, en faveur de l'archiduc. Dans la ca-
thédrale d'Inspruck également, la simple sta-
tue du chef héroïque des insurgés tyroliens
s'élève auprès du magnifique mausolée de
Maximilien , qu'entourent vingt-huit figures
colossales '
J'ai parlé de la chapelle qui occupele cen-
tre des bàtimens. On y a pratiqué, dans un
pilier, passage pour une fraîche source d'eau
qui, descendant de la montagne, s'épanche en
un bassin étroit. Quandj'y allai, des pèlerins
en roule pour Mariazell se reposaient pieu-
sement dans l'enceinte consacrée.
Depuis cette première visite, le noble pro-
priétaire a tous les ans fait faire d'importan-
tes améliorations, de telle façon que la ferme
champêtre est devenue un des monumens les
plus curieux de l'Autriche. Le salon a été
agrandi ; on a élevé les ienêties, où deux ar-
tistes distingués ont exécuté de précieuses
peintures sur verre d'après les dessins de
M. Schnorr. Sur les murailles sont de pieuses
inscripiions, pour la plupart empruntées à la
Bible et qui prouvent les sentimens religieux
du maître. On a sculpté les boiseries dans
l'ancien goût germanique. Le plafond est
composé de petits carreaux gothiques en bois.
Ces ornemens, ciselés avec un art parfait
forment une continuelle allégorie à la situa-
lion du lieu. Ce sont des plantes alpeslies, des
touffes de myrte, des feuilles de chêne et de
palmier, qui, s'enlaçant, se confondanl, pro-
duisent le plus gracieux effet. Au milieu
s'allonge, en descendant, pour supporter le
lustre, une tige plus vigoureuse qui aepré-
sente la plante connue dans le pays sous le
nom emblématique de FidcUtd dct hommes
(Mannttrue. — Eryngium alpestre). Dans
les quatre angles, quatre animaux : uu cha-
mois, un aigle, un butlle, un chien, nioulreni
leurs figures montagnardes précieusement
taillées dans le bois. Des piédestaux, soute-
nus par dus têtes d'anges, sont placés à tous
les coins. Us portent les ancêtres de l'archi-
duc, le duc terdinaud de Tyrol, qui a l'aigle
tyrolienne dans ses armoiries, Charles H de
Siyiic avec la puuthèrc naiiouaic , Rodol-
phe de Habsbourg, Maximilien, puis les
membres de la famille impériale acluelle-
ment régnante. La belle Marie-Théiese n'a
pas été oubliée, comme bien on pense. Cha-
que personnage a son inscription caracté-
ristique. Notons aussi, du côté du nord, un
immense poêle antique tel qu'on en voit en-
core en Souabe.
La salle des chasseurs a eu sa part de ces
embellissemens. On a enrichi la collection des
armes de prix de plusieurs magnifiques mor-
ceaux. Les vitraux desfenêtres ont été peints
avec un rare talent. On y voit le portrait de
l'empereur Maximilien , des scènes de la
chasse au chamois et de jolis paysages. Seu-
lement, en admirant, la réflexion vientqu'une
pierre lancée par mégarde ou malveillance,
qu'un grêlon poussé par le vent suffirait, s'il
brisait un carreau, pour détruire un de ces
petits chefs-d'œuvre.
L'archiduc eut la complaisance de nous
montrer ses nombreux portefeuilles. C'est
une délicieuse collection de croquis représen-
tant les costumes, les mœurs, les fêtes de
la Styrie. Ils sont dus au crayon de M.M.
Schnorr, Loder, Enderet Gauermann. Mais
ce que nous remarquâmes particulièrement,
ce sont les paysages de Sleiufeld, artiste émi-
nent qui est attaché à la personne du prince.
Même en Autriche , ses productions sont peu
connues, car toutes sont immédiatement ac-
caparées par l'archiduc ou par M. List, de
Vienne. Ce dernier s'est fait un musée com-
plet d'ouvrages de ce peintre. Un coloris vif
et brillant, mie rare fidélité, une extraordi-
naire finesse d'exécution, telles sont les qua-
lités qui le mettent hors de ligne.
Comme on le voit, le noble propriétaire du
Brandhof rapporte tout à la Styrie. Outre ces
tableaux, cesdessins empreints de lacouleur
nationale, il a un iuunense recueil de chan-
sons, d'extraits historiques et de notes «Géo-
graphiques. Voila vingt ans (pi'll travaille
aux préparatifs d'un grand ouvrage sur les
AlpesNoriqueset en particulier sur la Sty-
rie. Encouragés par lui , des savans la par-
courent de toutes parts poury rassembler des
observations gt-ologiques et liiiéraires. 11 a
fallu faire de grautls sacrifices pour amener
le travail au point de peifeciion ou il est ar-
rivé déjà; mais à l'archiduc Jean n^siera la
gloire d'avoir accompli la publication la plus
riche, la plus complète qui jamais ait paru
sur celte intéressante contrée.
Un mot maintenant sur la chapelle. C'est
un chef-d'icuvre de goi'it. Les piliers gothi-
ques qui la supporleni et qui sallongenl en
pointes se réunissent au sonunet pour former
un vaste t'ry «<//««!, dont les feuilles étalent
les divers écussons de lu monarchie autri-
chienne. Des peintures priH:ieuses couvrent
les fenêtres et produisent un elfei magique.
L'auiel est de marbre gris. .Vu dessus
est uu tableau représentaul le Christ. Le
tabernacle qui contient les vases sacrés en
argent est modelé dans l'ancien style , avec
tut laleui Ktuaiquable. .Le Iwis ejuplo)é
1'22 —
à ce sailli usage vient des cèdres du Liban.
J'ai encore admiré, dans ce sanctuaire de
l'art et delà rclision, deux statues de la Vierge
fl de saint Jeaii-lîaptisie, plusieurs tableaux
de Schnorr , un délicieux orgue golhiciue,
nue horloge qui est l'ouvrage de deux méca-
niciens montagnards. Enfin, sur la croix de
Brandlior, est un C.hrist de Boelini, véritable
meivcille di' sculpture.
C'est là, dans celte chapelle, (|ue reposera
probablement le noble archiduc. Il l'a décidé
lui-même, voulant être inhumé au milieu d'un
peuple qu'il a depuis longtemps adopté pour
ses eiilans. .Vux soml)rcs caveaux des capu-
cins de Vienne, sépulcre auguste de ses an-
cC'lres cl de ses parens , il prélère un tran-
quille mausolée au uulien de ces montagnes
agrestes, de cette belle naline, ([ui jjour lui
autant de charmes. Mais, quoi qu'il en soit,
toujours, certainement, Jean vivra dans la
mémoire, dans le cœur de ses braves Sly-
riens.
Le docteur G. 1'ra>k.
(Panorama de l'Allemagne.)
Au mois de juin 1813 parlitde Toulon lebrick
Je guerre le Cuirassier, transportant à Smyrne,
avec toute sa famille , M*", consul français aux
échelles du Levant. Chargé moi-même d'une
mission pariiculiire, j'avais reçu un ordre d'em-
l)arquement sur le miîme bord.
Le CM(rawV''^laitun joli bâtiment, bien pro-
pre bien coquet, ayant bonne tournure sous
voile et très bon marcheur; il était nécessaire
uuilfilt ainsi, car la mer était couverte de
vaisseaux anglais. De plus il avait été muni par
le commandant B"*, qui savait qu'il aurait des
dames à son bord, de toutes sortes d'objets de
luxe et d'agrément : dans la chambre , ornée
avec un goUt exquis, on voyait un superbe piano
de l'etzold et daulrcs instrumens de rausiiiue qui
faisaient un agréable contraste avec les trophées
de sabres et de pistolets qui sont la décoration
habituelle de cette pièce. iNos repas , auxquels
le capitaine inviuit toujours quelques uns de
ses officiers, étaient servis avec toute la recher-
che qu'on aurait pu désirer à Paris. Quand il
faisait beau , nous passions la soirée à causer et
à nous promener sur le pont, regardant le cie!
bleu, la mer bleue, cl respirant l'air parfumé de
la Méditerranée. Quand le temps était froid ou
somltre , on restait dans la chambre ; alors les
dames faisaient de la musique ou venaient s'as-
seoir avec nous autour du commandant , qui
nous racontait des aventures de mer ou des
combats contre les Anglais. Ces soirées avaient
j)our moi un charme indicible, qui a gravé pour
toujours dans ma mémoire cette traversée, la
première et la plus agréable que j'aie jamais
faite. Tu lugubre incident qui nous advint en-
viron quatorze jours après avoir quitté Toulon
m'empêchera de l'oublier.
L'empire français guerroyait alors contre toute
l'Europe, et (juoiiiue/eCwiraMi'erfùt bien armé
el l'équipage excellent, le commandant, d'après
les instructions du ministre de la marine et des
colonies, duc Decrès, avait ordre de toujours
éviter rcnuemi, et de ne se battre qu'à la der-
nière extrémité , jusqu'à ce qu'il efit conduit à
desliiKilion le consul de Smyrne. En route, nous
avions rencontré plusieurs bàtimens de guerre
anglais ou russes; mais de longs détours nous
avaient mis hors de leurs atteintes. Enfin de-
puis plusieurs jours la mer semblait j)lus libre,
et nous espérions regagner par la supériorité de
notre marche tout le temps que nous avions
perdu.
Le 30 juin au soir, on venait de piquer neuf
heures, nous étions à peu près à la hauteur d'Al-
ger. Le temps était clair et assez beau ; mais
une brise carabinée qui venait de l'ouest avait
forcé les dames de rester dans la chambre après
le diner; le navire courait grand largue, toutes
voiles dehors, tout était en ordre. Le comman-
dant se mil à nous raconter son premier combat,
celui de Trafalgar. Il en était à la mort de lord
Nelson, lorsque nous entendîmes en haut un
bruit confus de voix et de pas; au même instant
l'aspirant de quart entra et annonça au capitaine
que la sentinelle venait designaler un grand na-
vire. Le capitaine interrompit sa narration pour
monter sur le pont et regarder avec sa Innelte le
navire signalé : c'était un grand bâtiment qui
venait au vent et (jui marchait droit sur nous.
Le commandant emboucha son porte-voix :
— Tout le monde en haut !
C'était déjà fait.
— lîranle-bas général partout !
Cela se fit en un clin d'ceil.
Puis on laça les bonnettes. Aussitôt le navire
donna un violent coup de tangage, comme s'il
eût voulu fendre les ondes et entrer dans l'a-
bîme , puis il se redressa gracieusement et se
mil à serrer le vent avec une vélocité merveil-
leuse : nous avions pris chasse.
Tontes choses ainsi disposées, et le navire in-
connu paraissant perdre beaucoup sur nous, le
commandant redescendit et se disposait à conti-
nuer sa narration ; mais il n'y fallut pas penser.
Les dames s'étaient mises à se raconter des
histoires épouvantables de corsaires algériens.
Le commandant, blasé sur ces récits, alla fort
tranquillement se coucher tout habillé dans son
cadre, après avoir donné ordre qu'on le réveil-
lât sur-le-champ s'il se présentait quelque chose
d'extraordinaire.
Pour moi, je tins compagnie aux dames, qui
ne se couchèrent point. Il faut avouer que je
n'étais pas tout à fait à mon aise, non pas que je
craignisse en aucune façon les corsaires barba-
resques : «Allah nous garde, avaient-ils dit sou-
vent, de toucher à quelque chose qui appartienne
à son fils legrand ISapoléon !» Sur ce point , j'é-
tais fort tranquille; mais pour ce qui regardait
les pontons d'Esi)agne ou d'Angleterre, ma sé-
curité n'était point aussi complète.
Quand vint l'aube du jour, le commandant
monta sur le pont ; le Cuirassier filait toujours
avec la même vitesse, et l'autre navire apparais-
sait encore à l'horizon, suivant la même route
que nous.
Vers huit heures, lèvent fraîchit tellement
que la mâture en pliait; ses craquemens firent
craindre qu'elle ne se brisât. On fut obligé d'a-
mener quelques voiles. Alors l'autre navire ga-
gna tellement qu'à onze heures il était dans nos
eaux. C'était un grand navire peint en noir, de
bonne construction , ayant toute la tournure
d'un pirate ; cependant parmi son gréement ,
dont quelques manœuvres étaient brisées , on
remarquait un désordre ipii n'est pas ordinaire
à bord deces sortes de bâlimens. Du reste, per-
sonne ne paraissait ; les sabords étaient fermés.
Les bàtimens marchèrent cpieh|ue tempsde con-
serve. Alors le commandant, jugeant qu'il était
trop tard pour éviter le combat, fit manœuvrer
de manière à se ranger bord à bord avec l'in-
connu, à portée de fusil. Alors il alla lui-même
enfermer les dames dans la chambre et remonta
en grand uniforme , l'épée d'une main et le
j)orte-voix de l'autre ; le tambour battit et cha-
cun se mit à son poste , puis tout se tut et on at-
tendit.
Le commandant monta sur le couronnement
et bêla l'inconnu.
— Oh ! du navire , oh !
Pas de réponse.
— Oh ! du navire , oh!
Pas de réponse, et personne ne parut.
— Ah ! çà, dit le commandant, est-ce qu'ils se
moquent de nous? Hissez pavillon français et
appuyez d'un coup de canon à poudre.
Aussitôt un vaste pavillon tricolore se dé-
ploya majestueusement en montant à la corne ,
et le tonnerre roula dans l'immensité.
Aucun pavillon ne parut à bord du navire si -■
lencieux.
— C'est singulier, dit le commandant; tirez à
boulet.
Un second coup de canon retentit dont le
boulet saborda quehiues pieds dn plat-bord et
coupa les écoutes de la grande voile, qui s'en
alla en bannière; l'ennemi perdit de sa vitesse,
et nous carguâmes un peu de toile pour rester
à portée.
Le coup de canon resta sans riposte. Le com-
mandant braqua sa lunette sur l'ouverture du
plat-bord Tout à coup sa figure peignit un
grand étonnement.
— Ah! çà , dit-il , est-ce qu'ils sont morts?
Regardez au pied du grand mât, monsieur.
Et il passa la lunette à son second.
— Commandant, dit celui-ci , je vois deux ou
trois hommes couchés par terre, et un autre de-
bout et appuyé près du grand mât, mais ils ne
bougent pas.
— Oh ! du navire, oh !
Personne ne bougea. Le commandant saisi
une carabine, ajusta l'homme appuyé contre le
mât et tira... L'homme fit un léger mouvement
en avant, mais il resta debout.
— Décidément, messieurs, dit le commandant
en posant sa carabine le long du plat-bord, il
faut aller les reconnaître de plus près; allons,
une embarcation à la mer, douze hommes et ,un
aspirant.
Les matelots hésitèrent. Des souvenirs de su-
perstition s'étaient emparés de leur esprit. L'n
vieux maître d'équipage grommela d'une ma-
nière )u-esque inintelligible quelques mots où
je distinguai le nom du Voltigeur hollandais,
— Est-ce que vous vous moquez de moi, tas
de badernes ? dit le commandant. Ne savez-vous
peut-être point, tout aussi bien que moi, n'est-«,
ce pas, que le Voltigeur hollandais ne navi-^
— 123
gue que dans les parages tlu cap de Bonne- Espé- 1
rance ? i
— C'est vr;ii ya , dirent Ions les hommes de •
l'équipage. !
— Kl allons donc, rcnibarcalion à la mer, et
plus vite que ça.
Je demandai h faire partie de l'expédition et
je descendis dans le canot. Nos hommes nagè-
rent vigoureusement vers le lifttiment inconnu ,
et cinq minutes après nous passions sous la
poupe pour savoir son nom.
On y voyait écrit en grandes lettres blanches :
La Annu^ciacion.
Nous entrâmes , aimés jusqu'aux dénis, par
les sabords de la chambre. Tout était brisé et en
désordre. Les tiroirs forcés et ouverts , et quel-
ques pièces d'or qui avaient roulé dans les coins
nous firent penser que le navire avait été pillé;
un grand pavillon bleu , jaune et rouge , et des
chaînes qui se (rouvaient là, nous firent de plus
supposer que nous avions affaire à un négrier
colombien.
Dans tout le navire régnait le même désor-
dre. Nous visilùmes la cale et les ponts avant de
monter en haut. Les poudres, les vivres, les ar-
mes, tout était noyé dans la cale, et pas un élre
vivant ne s'offrait à notre vue. Cependant nous
enleudions sur nos têtes un bruit confus et sin-
gulier. Lespanneaux étaient ouverts : nous mon-
tâmes le pistolet dans une main et le sabre dans
l'autre; mais sitôt que nous mîmes le pied sur
le pont , une odeur infecte nous suffoqua et le
spectacle le plus hideux frappa nos regards.
Environ quatre-vingts malheureux étaient
étendus , cloués au pont par les pieds et les
mains; leurs cadavres, d'une maigreureffrayante
et dans un état complet de putréfaction, étaient
déjà à demi dévorés par une multitude innom-
lirable de gros rats dont les cris et les piétine-
mens formaient ce murmure étrange (|ue nous
entendions d'en bas. Lin de ces marins, qui nous
semblait avoir été le capitaine du navire, était
cloué de même jiar les quatre membres, mais
debout et le long du grand mût ; hors de sa por-
tée, on avait amarré, sans doute par une atroce
dérision, un tonneau plein del)iscuitet un au-
tre d'eau douce; le corps, dont la poitrine était
trouée par la balle de notre capitaine, était pen-
ché en avant, comme s'il cilt cherché à s'arra-
cher les mains pour atteindre les tonneaux.
D'après la maigreur de tous les cadavres , il était
probable que l'équipage avait été cloué vivant et
était mort de faim. Les jambes du capitaine
avaient été dévorées par les rats jusqu'au genou,
et les os étaient h découvert.
Nous étions saisis d'horreur, et nous ne sa-
vions (jui accuser de celte épouvantable cruauté,
lorsqu'un matelot resté eu bas remonta tenant
une bouteille qu'il avait trouvée dans un dés
tiroirs de la chand)re. Nous en rclirftmes un pa-
pier écril en anglais cl dont voici le contenu :
«Le 27 décembre ISI2 , dans les parages do
» Puerto niayor de las Esmangas , le capitaine
»W...z, conmiandanl la frégate de S. M. B.
» Ifainlet, rencontra le négrier colombien la
» Annuuciacioii . Conformément aux lois an-
» glaises sur la traite des nègres, le commandant
» du Ilamlet donna ordre de prendre tout Ic-
»quipage, qui était dans un état complet d'i-
» vressc. Mais ayant trouvé dans la cale de la
» Amiunciacion les cadavres de deux Anglais ,
» qu'on n'avait pas eu le temps de jeter à la mer,
» et desmarchandises pillées sur un bâtiment de
li cette nation , le commandant du Ilamlet a
1) usé de représailles : il a fait clouer l'équipage
» sur son pont et l'a livré aux vents, toutes voi-
» les dehors.
» En mer, le 27 décembre 18f2.
» Le capitaine commandant la frégate de
» S. I\I. B. //flw/eA \V...z. »
Les malheureux avaient ainsi erré , jouet des
vents et de la tempête, qui, par un singulier
hasard, leur avait fait passer le détroit de Gi-
braltar.
Par ordre de notre commandant, les cada-
vres furent décloués et ensevelis dans de vieilles
voiles. Le capitaine fut cousu dans son pavillon
colombien, et au soleil couchant- tous furent
lancés à la mer au bruit du canon.
On mit le feu à la Annuuciaciou , (jui brûla
toute la nuit; au point du jour elle s'abiraa dans
les flots.
Quelques jours après, le brick le Cuirassier
entrait dans le port de Smyrne.
A. Pateusi de Fossombrom.
{Musée des Familles.]
IJttCiîic.
ARTISTE DU THÉÂTRE ITALIE>.
D'où nous venez-vous donc, femme au gosier divin ?
Les insensés qui vont criant que tout e.sl vain,
Que l'art est une chose im|)uissante et frivole,
Dlile seulement ù rendre l'âme folle ;
Qu'au fond de tout plaisir, de toute passion,
Se cachent la tristesse ou la déception ;
Ohl ceux-là n'ont jamais, dans une heure bénie,
De voire lèvre sainte aspiré l'Iiai monie !
Ohl ceux-là n'ont jamais, heureux et palpitans,
Oubliant tout le bruit qu'on (ait de notre temps,
Senti, — comme un fleur de rayons inondée, —
Sous vosaccensde feu leur tèle fécondée,
Et, muets devant vous, ils n'ont jamais rêvé
Que le voile des cieux s'était enfin levé 1
Pour moi, j'ai bien souvent, dans mes sombres journées,
Pris plaisir à fouler quelques feuilles fanées,
A marcher au hasard, eu recueillant les sons
Qu'une brise amoureuse arrachait aux buissons ;
Je me suis bien des fois attardé par les plaines
Pour entendre passer des rumeurs incertaines.
Ou voix d'cnfans, ou bruits de feuillages troublés,
Ou cris aigus sortis de l'épaisseur des blés.
Souvent, à l'heure aimée où lu lune se lève,
Silencieusement élcudu sur la g^^vc,
Les yeux baiiïnés de pleurs, et le front dans ma main.
Je me suis enivré jusques au lendemain
Des iijniiios qu'au Seigneur récitent les étoiles,
Des chants qui, sur les flol-s, parlent des blanches voiles,
Des sanglots de l'orage, et du gémissement
Que pousse chaque nuil la mer en s'endonnant,
lîicu souvent, pour nourrir de leules rêveries,
M'égarant à dessein sur les herbes Hcurics, •
Ou sur le gaion vert, par de beau"^ soirs il'ét ,
Dans le ravissanent je suis longtemps resté, ■ j
Pendant qu'à l'horiion uneclocbe pieuse.
Elevant lout à coup sa voix myslérieuse.
Envoyait jusqu'à moi, qui l'écoutais chanter.
Des accords que le ciel semblait me disputer.
Eh bien ! je vous le dis : toutes ces symphonies
Que l'on croirailvenird'un palais de Génies,
Ces sons mélodieux, ces ravissans concerts
Des étoiles, des flots, des forêts et des airs ;
Ces invinsibles luths, mis pour nous sur fa terre
Que Dieu seul, à son gré, fait vibrer ou fait taire ;
Tous ces accords sans noms, ces magnifiques bruiu
Qui de l'homme enivré se disputent les imils;
Oui, tous ces instrumens et ces voix, — dont if semble
Que rien n'approchcia jamais, —oui, tous ensemble,
Moi je les donnerais pour vous entendre, ô vous
Devant qui l'ange même incline un front jaloux !
Oui, je les donnerais, tous ces chants, et miffe autres.
Car je n'en connais pas d'aussi purs que fes vôtres,
Car vous seule avez pu dans ma poitrine en feu
Mettre une telle soif de l'amour et de Dieu I
Car, je le dis ici : nulle part mon oieille
N'a jamais entendu de luusique pareille
A celle qui, ce soir, comme l'eau d'un torrent.
De votre sein ému débordait en pleurant.
S'il est vrai que du beau toujours on se souvienne.
Je ne t'oublierai pas, divine Italienne 1
Je garderai longtemps, dans mon cœur enfouis,
Les merveilleux accens si tôt évanouis,
A défaut de ce chant, qui trop vile s'envole.
Je me rappellerai le son de ta parole,
Ta démarclip, ton air, le regard de tes yeux.
Et le petit ruban qui nouait les cheveux.
Et lorsque, désormais, ma pensée inquiète.
Recherchant vaguement lout ce qu'elle regrette,
j S'en ira de nouveau sous les ombrages verts
Pour se seulir bercée en des songes divers.
Je dirai, m'adrcssant à l'arbre, au vent qui pleure
A la cloche, à la mer que le navire effleur*,
A l'oiseau qui se plaint en murmures si doux :
— Oh! je sais bien quelqu'un qui chante mieux qoe vous!
ClIAlDESAICL'ES.
Point (le bœuf g;ras!
Deptiis (|iicliiues jours, un bruit étran.'re,
fatal, circule dans la population parisienne
épouvantée; bruit sourd et funèbre qui se tra-
duit |>ar CCS mots horripilans : point de bœuf
gras !
Point de biruf gras !!!! ,
IMais à quoi eilt donc servi le carnaval ? A quoi
servirait donc l'année 1839 elle-même , si celle
année doit être frappée de stérilité dans la jicr-
soimc de l'un de ses plus beaux ornemens : le
bien f gras !
Vous tous (pii portez sans souci la livrée mul-
ticolore cf les rhumes de cerveau que le carna-
val dislrilme à tant par tête, avez-vous songé,
au milieu de vos danses , plus ou moins édifian-
tes , à ce quadrupède duquel dép<'nd le sort,
bien mieux, rilliistration de vos saturnales?
Avez-vous pensé que ce bœuf monstre . en sa
qualité d'animal . était sujet à autant de mala-
ilies (iiicn déi.iille M. Purgou dans sa kyrielle
[ effrayante du .Valade imaginaire?
_ 124 —
Si vous avez pensé à cela , vdiis deviez vous \
atlenilie au niallieui- qui nous airive... Le bœuf
gras est malade!!
Oui, malade, sérieusement malade; et M.
Cornet de Caen (ne pas lire cornet de papier)
en est dans la consternation ; et le Loucher qui
achète le Ixruf ijras de toute éternité, M. Roland,
en est furieux. L'épizootie qui désoleles quadru-
pèdes cornus a élu domicile chez le pension-
naire de M. Cornet (sans piston).
Gémissons sur cet infortuné Cornet qui sem-
blait prédestiné par son nom h nous fournir de
bu;ufe jusqu'à la consommation et pour la con-
sommation des siècles. Pauvre Cornet! vous
êtes déshérité de voire gloire par un seul bœuf.
C'est assommanl. Et nous tous qui attendions
avec autant de contiance que d'impatience cette
marche antique et annuelle , nous sommes volés
par le piélin ou la cocote. La cérémonie triom-
phale sera supprimée par indisposition de l'ac-
teur principal ; que dis-je ? par son trépas in-
glariùt, c'est-à-dire dans l'étable.
j. Plus de bœuf, partant plus de joie.
Tambours retentissans, que ftrez-vous de vos
casques en carton renouvelés des Grecs ? vous
battrez avec désespoir votre peau d'âne à domi-
cile.
Et vous, sauvages , qui complétiez votre cos-
tume en ravageant les queues de tous les coqs
circonvoisins ; vous , Hercules à massues et à
peau de panthère ; et toi surtout, loi , jeune et
intéressant moutard blond qui t'étudiais à faire
l'amour sous les yeux et les taloches paterno-
maternelles, que vas-tu devenir, qu'allez-vous
devenir tous, orphelins du bœuf gras ?
El nous tous qui avions coutume de courir au
devant du cortège! curieux sans objet, et ba-
dauds sans ouvrage , il nous faudra battre le
pavé de colère sous nos bottes désolées. Quelle
affliction générale! ^ous ne craignons qu'une
chose, c'est que le peuple désespéré ne prenne
pour des bœufe tons les gens un peu obèses et
ne les porte en triomphe pour la glorilicalion
de leurs ventres. On prétendait aussi que M.
Cornet allait s'engraisser lui-même , quand le
bulletin suivant nous est parvenu ce matin à
minuit troig quarls.
Cl Des herbage» de Caen , samedi, 6 heures
du malin. — Le bœuf dit gras n'était (ju'éva-
noui; en revenant à lui, il a donné une heu-
reuse preuve de sa force : il a éventré son garde-
malade d'un coup de corne. Nous sommes dans
la joie.
» 2 heures précises, de la même écurie. —
Le bœuf est beaucoup moins pâle ; on lui a joué
une sonate sur l'accordéon , (jui a paru lui faire
plaisir, ce qu'il a daigné témoigner par un léger
moulinet , exécuté avec sa propre queue (ne
pas prendre le mot propre à la lettre). Nous
continuons d'être dans la joie.
» M. Cornet et M. Roland se sont embrassés
en pleurant comme des veaux. »
[LEntt'acte.)
iUflauljrti, failô luvicur.
u\ CONCERT Dii CHATS. — Le dimanche de
l'octave de l'Afcension , l'empereur Cliarles-
(Juinl, son lils l'iiilippe 11 et les reines turent,
du balcon de l'hùlel-de-ville de IJnixelles , té-
moins d'un de ces spectacles où le profane se
mêlait au sacré , où le grotesque et le bouffon
marchaient de compagnie avec les images les
plus vénérées... Je veux parler d'une procession
en l'honneur d'une image miraculeuse de lu
Vierge , conservée dans l'église du Sablon.
Parmi les croix, les bannières, les longues files
de piêlres et de moines, s'avançaient , à la ma-
nière des entremets ou intermèdes, le diable,
sous la forme d'un taureau, jetant du feu |iar les
cornes, l'archange saint Michel , et, derrière ce
patron de IJruxelles, un chariot où un ours tou-
chait un orgue, non pas composé de tuyaux
comme les autres, mais d'une vingtaine de chats
enfermés séparément dans des caisses étroite,
où ils ne pouvaient remuer; leurs queues sor-
taient par le haut et étaient attachées à des cor-
des correspondant au registre de l'orgue ; à me-
sure que l'ours en pressait les touches, il levait
ces cordes et tirait les queues des chats (lour
leur faire miauler des basses, des tailles et des
dessus, selon la nature des airs que l'on voulait
exécuter. Au son de cet orgue burlesque , dan-
saient des singes, des ours, des loups, des cerfs
autour d'une grande cage où des singes jouaient
de la cornemuse; puis venaient l'arbre de Jessé
et tous les mystères de la Vierge. L'abbé Mann
dit que ce concert démonta toute la gravilé de
Philippe II, le plus sérieux des hommes.
Sous Louis XI, on avait été plus loin, puisque
l'abbé de Baigne régala un jour ce monarque
d'un concert de pourceaux, et il y a quelques
années que l'on renouvela à Londres les concerts
de chats.
(Extrait d'un Mémoire du baron de ReifFen-
berg sur l'ouvrage de Juan Chrisloval Calvete
d'Estrella, lu tout récemment à l'Académie de
Bruxelles, et communiqué à la France Musi-
cale.)
— On écrit de Londres : « Diraanclie dernier
un tigre du Bengale s'échappa, à sept heures du
soir environ, de la ménagerie de Wombwell et
alla sejpromencr fort tranquillement au milieu
de Commercial-Road , l'une des rues les plus
fréquentées de Londres. Tout à coup un individu
nommé Thomas, qui passait à côté de lui, s'aper-
çut qu'un pareil animal ne pouvait pas être un
animal domestique, et, le prenant pour un ours
se sauva à toutes jambes, en criant : « Un ours !
un ours ! » lAvertis par ces cris les policemen
s'empressèrent de courir dans toutes les direc-
tions, afin de prévenir ceux qui allaient de ce
côté de s'enfuir au plus vite. Cependant le tigre
royal continuait sa promenade , et il paraissait
s'occuper fort peu de l'effroi qu'il causait, quand
il se rencontra face à face avec un gros mâtin.
S'élançant aussitôt sur lui, il le jeta à terre d'un
léger coup de patte, le tua d'un second coup, et
s'étant amusé quelques instants avec son cadavre,
comme un chat avec une souris, il entra dans
un petit jardin dontla porte était ouverte, pour
dévorer sa proie.
» Enfin, avant qu'il eût achevé son repas,
uu i>oliceman plus hardi ((ue les autres osa ve-
nir fermer la porte du jardin , et un quart
(1 heure après l'animal , saisi à l'aide d'un nœud
coulant, et convenablement garrotté , était, à la
grande satisfaction des habitans du quartier,
mais à son grand mécontenlemenl, rémstallé
par ses gardiens dans la cage de fer qu'il habi-
tait déjà depuis plusieurs années. »
Çi^ht GÉ.'iNT DE Sainte-Hélène. — On cul-
tive depuis 1836 dans l'élablissement des sieurs
Costecalde père et fils jeune, jardiniers-fleu-
ristes et pépiniéristes à Montpellier, le blé géant
de Sainle-liélène. Il a été oliservé avec exacli-
ludeet rei^onnu comme devant occuper une des
liremières places parmi nos céréales. Voici le ré-
sultat de trois années d'observations : En 1836,
M. Bonschet nous donna quarante grains de blé
géant. Sur ce nombre, un seul leva et produisit
vingt-deux épis, qui produisirent deux mille
grains. Cette plante étant seule prit une grande
étendue et devint d'unehauteur prodigieuse. La
paille de ce blé rivalise de grosseur avec nos
petits roseaux, puisqu'elle est employée dans
cet établissement pour soutenir, comme tuteur,
les petites plantes. En 1837, ayant semé soixante-
huit grains à trois pouces l'un de l'autre, dans
un terrain assez léger et ombragé par quelques
arbres (ce qui ne pouvait que lui porter préju-
dice), cependanlle résultat futassez satisfaisant,
puisque ces soixante-huit grains produisirent
sept litres de blé (chaque litre contient seize mille
grains environ). En 1838, le 4 janvier, nous
avons semé deux mille grains sur ime surface
de sept mètres de largeur sur vingt-un mètres
delongueur, dans un terrain un peu léger. Quoi-
que semées lard, les piaules devinrent très bel-
les, et firent, l'une dans l'autre, de cent quatre-
vingt à cent quatre vingt-deux montans chacune,
qui ont acquis la hauteur de cinq pieds six pou-
ces et beaucoup de six pieds. Le produit de celte
année a été de quatre cents pour un, puisque
deux mille grains ont produit cinquante litres
(un setier). Ce blé renferme plus d'un vingtième
de gluten de plus que les meilleurs blés que
nous ayons dans le pays, puisqu'il absorbe une
plus grande quantité d eau qu'aucun autre.
Mous avons vendu sept litres de ce blé de la ré-
colte de 1837, dont nous ne connaissons pas le
résultat; mais s'il a produit [dans les mêmes
proportions, c'est-à-dire quatre cents pour un,
les septiitres ont dûdonnervingt-huithectolitres
ou cinquante-six seliers. On peut voir par ces
résultats quelle est la prodigieuse fécondité d'un
seul grain cultivé pendant trois années avec soin
et patience. D'après nos observations, ce blé de-
vrait être cultivé dans un terrain gras et substan-
tiel, et semé de bonne heure.
— Un fait assez remarquable vient de se pas-
ser dans les prisons de Caen.
Un malfaiteur de profession, qui venait devoir
tomber trois de ses amis et associés sous le glaive
des lois, avait contre lui deux poursuites du mi-
nistère public, et fut condamné d'une part à la
peine de mort et de l'autre aux travaux forcés à
perpétuité, bien entendu que la première con-
damnation l'exemplait naturellement de la se-
conde. Cependant, peu jaloux d'aller rejoindre
ses anciens camarades dans l'autre monde , il
forma son recours en grâce pour obtenir remise
de la peine capitale.
Pendant que le recours à la clémence du roi
suivait son cours, ce misérable était retenu, bien
— ns —
attaché, dans un cachot des prisons de Caen : il I
était surveillé avec d'autant plus d'attention,
qu'on lui avait découvert une lime qu'il s'était
cachée dans le fondement.
11 y a quelques jours, ce dangereux prisonnier
se prit à faire le malade, et demanda un confes-
seur. On fit venir un prêtre , que le concierge
introduisit dans le cachot. Après avoir jeté un
coup dœil de surveillance sur le condamné, le
concierge se retira , laissant ainsi l'homme de
Dieu avecson pénitent.
Tout à coup, des cris décrirans se font enten-
dre et viennent trouider le silence de ce sinistre
séjour , interrompu seulement de temps à autres
par le bruit des fers, des portes et des serrures.
Le concierge écoute attentivement et ne tarde
pas à rconnaitre que ce bruit part du cachot
qu'il vient de quitter. Il accourt, fait jouer ses
clefs, entre et trouve le prêtre aux jirises avec le
criminel , qui le tenait à la gorge pour l'étran-
gler. Le concierge et ses garçons se rendent
bientôt maîtres de ce scélérat et le mettent en
état de ne pouvoir plus se révolter.
Le prisonnier, ayant conservé une lime qu'il
avait, on ne sait comment, soustraite h toutes les
recherches, s'en était servi pour briser ses chaî-
nes ; à l'entrée du prêtre , il avait adroitement
dissimulé son état de liberté ; et, au départ du
concierge, il s'était rué sur le prêtre pour le
tuer, mettre le corps à sa place, se revêtir de ses
habits et prendre ensuite la clef des champs.
— On écrit de Beaune : « Une de ces aberra-
tions mentales que l'esprit humain ne i)eut ex-
pliquer, mais que certains faits mettent dans la
nécessité d'admettre, vient de consterner notre
arrondissement. Une mère , une malheureuse
mère, qui idolâtrait ses trois enfans, était depuis
deux ans obsédée d'une idée fatale , celle de les
noyer. Chaque fois que cette idée venait la tour-
menter, cette pauvre mère se jetait au cou de ses
enfans et les couvrait de ses baisers, appelant
ainsi l'influence de l'amour maternel au secours
de sa raison égarée. Mais enfin, chose inconceva-
ble, l'amour maternel a succombé dans cette
lutte extraordinaire : dimanche dernier, cette
femme, qui habite Grugey, où elle jouit de la
considération générale , ne pouvant plus résister
à son idée qui la poursuit à outrance , va cher-
cher sa fille aînée, âgée de quatorze ans, l'amène
sur le bord du canal sous prétexte de lui mon-
trer un beau poisson et la pousse dans l'eau au
moment où elle se penche pour regarder. Puis,
usant du même prétexte, elle retourne à la mai-
son chercher sa seconde fille, âgée de dix à onze
ans, et la précipite également dans le canal. En-
fin, restait son petit garçon âgé de huit â neuf
mois...-, toujours sous l'empire irrésistible de la
même idée, elle va le prendre k son berceau et le
jette dans l'eau, comme les deux autres, avec la
même satisfaction. Tous les trois ont succombé
immédiatement, personne n'^ayant été témoin de
leur immersion et n'ayant pu conséqueniment
leur porter secours; quelques heures après, on
a retiré les trois cadavres. A peine l'acte a-t-il
été consommé, <iue la malheureuse mère, ap-
préciant toute l'horreur de sa conduite, et en
proie au plus violent désespoir, s'est sauvée au
presbytère où on l'a trouvée cacliée dans l'é-
curie. Le procureur du roi et la gendarmerie se
sont immédiatement transportés à Grugey, can-
ton de Bligny sur-Ouchc , et la femme a été
écrouéc dans la maison d'arrêt de notre ville. »
Hftjuc ïifg trtbunaur.
Une leçon maternelle. — Un jour le diable,
qui ne rêve qu'à faire de méchans tours, vit pas-
ser la mère Poitou, marchande ambulante de
pains d'épices, de macarons et de sucre d'orge
d'occasion... Que lit le diable?... Mangea-t-il
d'une seule bouchée le fonds de boutique de la
mère Poitou ? — Non; ce n'eût été que simple
péché de gourmandise, et le diable étant tout
damné n'a pas besoin de se charger la conscience
de nouvelles peccadilles... cela serait peine per-
due... il vaut mieux travailler à la perdition du
prochain... Satan, se faisant ces réflexions et bien
d'autres plus diaboliques, saute dans l'éventaire
delà marchande, et, comme il a le don de se
transformer de mille manières, il se fourre dans
les galettes, dans les brioches, dans les tartelet-
tes, il leur donne un air de fraîcheur, une phy-
sionomie proprette et appétissante , et fait mar-
cher la mère Poitou, qui ne se doute de rien,
dans la direction de la rue des Gravilliers; il la
fait s'arrêter sur une borne, en face de la bouti-
que du tabletier Jourdieu : «Voyez! voyez!
messieurs et dames, les gâteaux, les pâtés tout
chauds, sortant du four. » La bonne femme sa-
vait fort bien qu'elle mentait comme une mar-
chande ; car ses friandises dataient au moins du
dimanche et l'on était au samedi, jour du sab-
bat... ; mais, à vrai dire, depuis que sa pâtisserie
avait le diable au corps, on eût juré qu'elle n'a-
vait pas plus d'une heured'existence.
Le diable avait son projet en poussant la mère
Poitou devant l'atelier du nommé Jourdieu. H
connaissait lù-dedans un petit apprenti appelé
Langot, qu'il avait déjà commencé de s'appro-
prier en lui soulîlant dans la bouche le vice de la
gourmandise. De la gourmandise au vol il n'y a
qu'un pas..., et ce pas Langot allait sans doute le
faire, en présence de la tentation que Satan con-
duisait devant le magasin de son patron.
En effet Langot, attiré par la voix séduisante
de la mère Poitou, se montre sur la porte; la
marchande s'approche. N'oubliez pas (juc le dia-
ble la poussait toujours. — Qu'est-ce qu'il te
faut, petit!' veux-tu ce grand honune de pain
d'épices... veux-tu celte tartelette â la frangi-
pane... ou ce cornet à pislonde régli.sse?— Je...
voudrais bien, la mère, dit Langot en ouvrant
de grands yeux de convoitise... mais c'est que...
c'est que... combien ce petit pâté-lâi'— Deux
sous pour toi... je le vends trois sous aux autres;
mais t'es bien gentil, je te le laisserai pour deux
sous. — C'est que... c'est que... la mère... — Eh
ben! quoi! voyons... est-ce que tu ne le trouves
pas ben frais, ben doré, ben sucré?... — Que
si... oh ! diable que si !... mais je... je peux pas...
— T'as donc pas envie d'y goûter ?... c'est fière-
ment bon, pourtant... — Oh diable ! j'saisiben...
mais, voyez-vous, la mère, j'ai qu'un liard...—
Un liard ! li ! dit la mère Poitou, j'nai rien à un
liard... et elle fit mine de s'éloigner. Langot la
retint ; Ne vous en allez pas comme ça, la mère,
vendez-moi ibuic quchiuo cliose|iour nuiu liard.
— Pour \ni liard... voyons... pour un liarJ ,
j'pcux te faire sucer un sucre d'orge, mais â con-
dition que lu n'y mordras pas... — Eh ben!
j'veux ben, la mère ; mais je le tiendrai. — Non,
c'est moi qui le tiendrai... Donne d'abord ton
liard.
L'enfant donne son liard et ouvre la bouche ;
la mère Poitou lui passe deux ou trois fois sur
la langue un bâton de sucre d'orge, puis, le re-
mettant dans son éventaire, elle s'en va, en lais-
sant le malheureux Langot alléché, affriandé, et
dans la position de feu Tantale, de pitoyable mé-
moire. En partant, la mère Poitou avait dit : « Je
reviendrai dans une heure; si tu as de l'argent,
tu achèveras le sucre d'orge que tu as commencé,
sinon je le vendrai à un autre. »
Langot, comme on le pense bien, se trouvait
seul à la boutique pendant cette scène, car son
maître lui aurait sagement tiré l'oreille s'il eût
été là. Satan avait combiné tout cela. La blan-
chisseuse venait d'arriver, elle avait laissé le
linge surl'établi. Langot, excédé par la gour-
mandise, s'empare de trois serviettes, court chez
un brocanteur, les lui vend pour 35 sous, et se
mettant ensuite sur les traces de la mère Poitou,
il la rejoint, lui achète la moitié de son fonds,
se bourre, se gorge, manque de s'étouffer, et re-
vient enfin chez son patron, où il boit une carafe
d'eau pour recouvrer la respiration. Le patron
s'aperçoit du vol, Langot avoue en pleurant.
M. Jourdieu renvoie l'apprenti chez sa mère, et
huit jours après, sur la prière de la mère, fait
arrêter le petit voleur, qui comparaît aujour-
d'hui devant les ju^es correctionnels. La mère
Langot se présente pour réclamer son fils. — Je
l'ai fait arrêter, dit-elle , pour lui donner une
crainte et pour qu'il ne commette pas d'autres
vols plus conséquens.
M. le président. — Avant cette mauvaise ac-
tion, se conduisait-il bien, aviez-vous à vou»
plaindre de lui?
Lanière Langot. — Vous savez... un enfant
fait toujours de petites bassesses à sa mère,
M. le président, au petit Langot. — Si le tri-
bunal vous acquitte, ce qui vous arrive aujour-
d hui vous servira-t-il de leçon ? Vous voyM où
vous conduit la gourmandise... vous êtes sur le
banc des voleurs, des mauvais sujets... Promet-
tez-vous d'être bien honnête et bien laborieux ?
Langot, larmoyant. — Oui, m'sieur C'est
ces diables de brioches et ce sucre d'orge sucé...
ça m'avait mis l'eau à la bouche...
La mère Langot. — C'est pas manque de lui
avoir formé son éducation, à cet enfant... chaque
fois ([ue la chaîne passait devant notre porte, je
lui disais : « Voilà comme tu deviendras, si lu
fais des ba.sscsscs » , et je lui flanquais un souf-
Hcl pour lui remémorer la chose.
L'enfant est renvoyé delà prévention comme
ayant agi sans discernement ; il est rendu à sa
mère. Comment la bonne femme pourra-t-elle
achever l'éducation de son fils, aujourd'hui qu«
la chaîne est transformée en voilures ceUv
laires ?
(U Droit.)
ï\(vu( ^vamaliquf.
TU.\TRE ROYAL DE L'OPÉRA-COMIQUE.
Reprise du Domino noir. — Rentrée de ma-
dame Cinti-Damoreau.
M.ulamcDanioreau. après une maladie longue
et douloureuse, nous est revenue avec unevoix
plus brillante, plus suave, plus purcque jamais.
Les amis de l'art, en saluant la présence de celle
reine du chant mmlerne, comparaient instincti-
vement ce beau talent, si jeune par son énrrgit,
— 126 —
si aiicif n déjà iiar ses succès, îi un autre talent
dont il était rinlei-prèle. Heureux associés de
mérite et lie renommée, Cinti et vous Auber,
puissiez-vous nous faire entendre loni;lemps en-
core des acccns et des accords semblables à ceux
i|ui nous on', ravis et (jui mailieureusement niui-
mortalisernnl (pie voire nom !
La reprise thi Dinniuo noir est une for-
lune pour r()|)ér,i-i:o!nique. Cette u-iivre capi-
tale, il tant le dire, est exécutée avec une verve
d'ensemble ipii rappelle les beaux jours de l'an •
cien Feydeau. M. Ro|;cr, (|ui succrde à Couderc
dans le riMe difticile et im|K)rlant du jeune Ho-
race Massarena, a surpassé toutes les espérances
<|ue ses débuts ont fait concevoir. Toulesles par-
lies de ce rrtle plein d'o|ipositions finement nuan-
cées, ont été rendues par lui avec un rare bon-
heur; il est impossible de peindre les trans|)orls
d'un naïf amour avec plus d'abandon, devérilé,
(ie chaleur palhétii|ue. .\ussi le puldic l'a-t-il
confondu avec son illustre et redoutable parte-
naire dans une ovation méritée ; M. Roi;er a été
reilemandé après la pièce et applaudi à colé de
madame Uimoreau ! Un tel succès fera faire un
i;rand pas à ce jeune et habile cb.inleiir.
N'oublions personne : mademoiselle Iterihand
a ditavecsanifice et son esprit ordinaires le joli
rrtle de Brigile; madame Boiilan;;er est un peu
elfecée dans celui de la duèjjne ; Koy a été comi-
(|ue, et Moreau-Saiiili a retrouvé de bons rao-
mens.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation de l'Eanmerveilleuse,
opéra bouffon en deux actes, paroles de
iM. Sauvage, musique dé M. Grisar.
Ce théâtre commence à prendre son existence
au sérieux; il se débat victorieusement contre
les obstacles dune mise en train, et par une ac-
tivité sans é];ale il enrichit chaque semaine son
répertoire d'une nouveauté. Aussi.dèsà présent,
son affiche, très afiréablement variée, olfre-t-
elle des spectacles très attrayans et bien compo-
sés, de drames, de comédies, de vaudevilles et
d'opéras; il enlève le (jrand drame à la Comé-
<lic -Française, et l'opéra de r;enre à l'Opéra ;
c'est nue heureuse position prise, et dont, le pu-
blic aidant, les directeurs doivent tirer bonparli
pour le succès de leur enlreprisc.
La petite pièce (ju'on vient de janer sous le
titre de FEna merreilleiise, est un opérette
bouffe des plus gais et des plus amusans, joué et
chanté avec le brio (pi'auraient pu y mettre La-
blache, Rubini et madame Persiani. C'est un
canevas à trois acteurs, h la manière des i)arades
«le l'ancienne Comédie-Italienne, avec le cassan-
dre, la colombiue et l'arleiniin, ou pour mieux
dire le Docteur, ArgeutiiieetScaramouche. L'in-
trigue n'en est pas très compliquée; l'opérateur
jacopo Belloni aime Argentine, pupille du vieux
charlatan Tartaglia, l'inventeur de l'eau merveil-
leuse; les amans ne savent comment faire pour
avoir leconseiitcinentde Tartaglia, ipii s'obstine,
comme tous les tuteurs, ii vouloir éiioiiser sa
pupille. S(;aramouclie lirlloni s'avise dune ruse
diijue d'arlequin; il feint de s'empoisonner et
vient faire part à Tartaglia du projet qu'il a de
donner, avant île mourir, tout son bien à Argen-
tine, qu'il a tant aimée; mais pour (pic la dona-
tion ne soit pas sujette à être disputée (lar ses
parens, il profiose au crédule et avare Tartaijlia
de faire sa donation par contrat de mariage, s'il
consent à lui laisser épouser Argentine in exlre-
mis. Tartaglia ne voit pas d'inconvénient à satis-
faire cette fantaisie de moribond, qui lui assure
une fortune de dix mille écus. Le contrat est
dressé et signé par toutes les parties; mais tout
aussitôt le mourant revient k la vie, le malade
retrouve la santé i;rrice à Icau merveilleuse du
docteur, et Arjjenliiie trouve nu mari fiais, dispos
et bien portant. Le docteur, plus avare qu'amou-
reux, se console en pensant que celte cure éton-
nante va donner une vogue et une réputation
immenses à soii eau merveilleuse, et que sa for-;
tune est plus assurée (pie ne l'eût été son bon-
heur avec la vive et sémillante Argentine.
<:e lild-etto, sur leipiel les saillies et les lazzis
sont semés à ])leiiies mains, est orné d'une mii-
sique boulf(Mine, remanpiable par sa verve etson
originalité; on la dirait inspirée sous le beau
ciel de Naples, à la vue des parades animées de
la ( hioja, ou écrite sous l'influence des joyeuses
foliesd'iin jour de carnaval h Venise. Tous les
morceaux de ce joli ouvrage sont ravissans par
la vivacité des mélodies, le pi(|uant du rhythme
et l'esprit des accompagnemens. Un débutant,
nommé llurteaux. (|ui possèilc une très belle
bas.se, a obleiiu beaucoup de succès dans le riile
du vieux cliarlalan Tartaglia. Féréol s'est sou-
venu du bon temps de la Comédie-Italienne, par
la manière comi(pie dont il a joué et chanté le
rAle de Scaram()ii<;he; mais le r()le d'Argenline
a été l'occasion d'un vrai Iriomidie pour lajeune
et jolie madame Thillon ; il est impossible d'être
plus gracieuse, jibis vive et plus émerillonnée,
de se servir avec plus de goût et d'éclat d'une
voix fraîche, brillante et étendue, et de montrer
de plus heureux progrès dans l'art de bien pro-
noncer ; en un mot, cette jeune Anglaise a joué
son rù\e comme une Française, et elle l'a chanté
comme une Italienne.
GYMNASE DRAMATIQUE.
La Gilatia. Drame-vaudeville en trois actes ,de
MM. Desvergers et Laurcncin.
Les succès enlevés par mademoiselle Nath.'lie
dans plusieurs cacluiclias ont sans doute donné
aux ailleurs l'idée de faire une Gildita jioiir
celte charmante aclrice. Il importait cependant
qve toute l'intrigue ne roulât pas sur un tour de
jambe [iliis ou moins é(piivo(|iie. MM. Lauren-
cin et Desvergers étaient gens à comprendre,
mieux que personne , qu'on ne fait pas nn vau-
deville en trois actes sur la pointe d'un pied,
quelipie spirituel ([ii'il soit.
Aussi ont-ils fait courir, à ciMé des danses de
la séduisante (jitana, une intrigue dans laipielle
se trouvent enveloppés Richelieu, mademiiis( lie
de La Fayette et Louis Xlll lui - même. Ces per-
sonnages sont les moins amusans de la pièce ; il
n'y paraissent pas, ou du moins ils ne s'y mon-
trent (pie par fraction. Oiianl à ceux i|iii s'y
monlreiu Iniit entiers , ipii jouent l-.ledaus un
rrtie actif, Boizanval , (iaillanlan , Grégorio , la
Gitana , ils plaisent , amusent et conjtitiieiit en-
tre eux un ([iiaterne avec Icipicl il était difficile
aux auteurs de ne (las g igner la partie.
Boizanval , c'est Klein , qui de par Richelieu
entraine la (jilana à la cour, aliii d'établir dans
lecteur du roi nue rivalité entre la jolie Bohé-
mienne et nijilemoiselle de La Fayette.
Ciaillardau, c'est Bernard - Léon ipii , étant
amoureux de la Gitana , la dispute au roi
Louis Xlll.
Grégorio , c'est Paul , voleur par état , amou-
reux |iar iiatuie, et ipii dispute la Gitana à
Louis Xlll et à Boizanval.
La Gitana eniin , c'est mademoiselle Nathalie ,
la i;racii'iise liohémienne iple vous savez, ado-
rable pour Ions, mais aiiiialile pour nu seul ,
Gréjîorio, ,'i qui cependant elle ne parle d'amour
ipie le poignard ,'i la main.
Otte pièce, légère comme une Gitana, a toutes
les allures du vaudeville. Les couplets y abon-
dent, et aussi les traits d'esprit, et aussi les ef-
fets de scènes , et aussi les situations comiques.
THEATRE DES VARIETES.
Mademoiselle lyichon. Comédie-vaudeville en
un acte, par MM. de Saint-Georges et de
Leuven.
Mademoiselle Nichoii, ou plutiitla petite Ni-
chon, qui occupe dans celle pièce la première
place , est une fraîche et gentille laitière. Elle
vendait sa marchandise h la porte de l'hc'itel de
Nangis , dont le lu-opriétaire était souvent plus
mallienieiix ipi'elle. Il était vieux , il était ma-
lade, abandonné, sans fimille, car il n'avait pas
voulu reconnailre un fils naturel ipii ne lui
avait causé ipie du cliagrin. La petite Nichon
vint auprès de lui, l'égaya, le consola, lui prodi-
gua les soins les plus touehans, lui renilit enfin
ses derniers jours moins pénibles. Il mourut, et
le ^lendemain de son déeès on trouva dans ,ses
papiers un tcstaineiil ipii faisait de la Nichctle
riiéritière unique iFiin liclie hôtel et de biens
immenses.
Les auteurs ont donné pour parent Ji la jolie
lîlle l'un des oncles les plus cocasses que l'on
puisse imaginer. On le nomme Cabochet, et ce
brave homme est fripier de son état. Cabochet
donc, voyant sa nièce riche et presipii; marfpiise,
imajjinede lui donner un mari titré. Parmi ses
praliipies , ou pliiliH parmi ses débiteurs , se
trouve un jeune gentilhomme poursuivi [lar
tous ses fournisseurs ; il le décide, moyennant le
paiement ds ses dettes, à épouser la nouvelle en-
richie. Mais alors une découverte toul-à-fiit
inattendue vient iléranger les projets du fripier
diplomate.
Le jeune homme est le fils naturel que le dé-
funt repoussait. Ov , pendant que Nichon , qui a
découvert c mystère, exige de son notaire ([u'il
rende au véritable héritier le litre et la fortune
(pii lui appartiennent, celui-ci repoussait les
projets de mariage sous prétexte que les riches-
ses léguées .') la jeunehlle n"étaient(|ue le prix du
déshonneur. On s'expli(pie; et le nouveau mar-
(pns de Nangis, certain de la vertu et du désin-
léresscment de Nichon , lui offre sa main cl sou
cueur.
- Ce dénouement, f(u-t satisfaisant, a assuré le
siieci^s de ctle production tour à tour comique
et draiiiati((iie. Madame .lenny-Vertpré est char-
mante sous les traits de la laitière devenue iiiar-
ipiise. Caznl représente l'oncle Cabochet de la
manière la plus comique ; Brindeau est fort bien
sous les iraits du marquis dissipateur.
Les truis bals, folie-vaudeville en 3 tableaux,
par M. Bayard.
Ces trois tableaux, dans lesquels nous passe-
rons en revue les bals de griselles, les bals du
grand monde, et le bal Miisard, sont d'une gaîlé
folle, et l'esprit y pétille comme la mousse du
Champagne au bord des verres. Avec M. Bayard,
du reste, il n'en pouvait être autrement.
Quant à l'intrigue , elle est bien simple : un
jeune homme épris d'une grisette, et qui veut
fuir avec elle en Angleterre, est sauve par sa
tante, jeune et jolie personne, qui lui prouve la
perfidie de sa maltresse. Pour arriver à son but,
la compatissante Amélie s'introduit dans un bal
d'ouvriers, et se hasarde au milieu de la foule
(|ui abonde chez Musard. Tons les personnages
se reirouvent également dans le bal du grand
inonde : ouvriers, griselles, jeunes gens a la
mode, comtesses et barons. Tout cela amène une
suite de scènes fort divertissantes; mais le der-
nier acte surtout, celui du bal de larue Vivienne,
ipii nous initie aux danses de caractère usi-
tées dans cet enfer, comme on dirait à Londres,
olïre bien le spectacle le plusenlrainant, le plus
fou ((lie l'on puisse voir. Rien d'étourdissant et
d'échevelé comme le galop qui termine ce ta-
bleau.
Esprit, gaité, folie, en faut-il davantage pour
célébrer dignement les jours gras ?
Cazot, (Jabriel et Adrien sont d'un comique
achevé; mesdames Caroline Olivier et Bressant
sont charmantes; mademoiselle Quaisain est
bien jolie. Mademoiselle Esther s'ac([uille avec
beaucoup de verve de son rôle de jeune amoii- |
leux , transformé, au troisième tableau, en ma~ S
lin de bon ton.
— 127 —
ncintr îles illûîics.
MODES d'homme.
Les habits de bal de celte annexe diffèrent trt's
jieii de ceux de l'hiver dernier. Les couleurs
sombres sont toujours les mieux portt^es; quant
.^ la forme, ce sont encore les mêmes collets bas
et rt^unis aux revers par une petite (^chancrure
en V. Os revers sont (étroits et garnis, de même
ipie le collet et les paremens, d'une petite ganse
de soie. Les basques sont doublées de soie bro-
chée. Pour ces bas(|ues, M. Robin a trouvé une
coupe aussi nouvelle (|ue j;racieuse; elles sont
échancrées sur la hanche, et elles s'élargissent
en s'arrondissant vers le bas. Les boutons sont
de soie Ouvragée.
l'our les habits bleus, les boulons dorés et ci-
selés sont à la mode.
Les gilets de bals les |)lus élégans sont de cou-
leiirsclaires, gris-perle, blancs ; on en porte éga-
lement en velours, brodés de petits bouquets de
soie, d'or, d'argent, et en satin rehaussé de des-
sins brodés ou en relief. Ces gilets sont à chftie,
et ornés de petits boutons d'or ciselé. Quelques
fashionables en portent dont les poches .sont re-
couvertes de petites pattes à trois pointes, sur
les(]uelles sont trois petits boutons d'or sembla-
ides à ceux qui ferment le gilet.
Il est inutile de dire (pie la mode des panta-
lons n'a pas changé; elle est aujourd'hui ce
(juelle est depuis vingt ans, ce (pie probablement
elle sera encore dans vingt ans, à moins que la
prétendue réforme du costume des hommes s'o-
père jamais; ce que malheureusement nous
C"oyons fort pe>i probable.
Disons donc que le pantalon de bal est en Ca-
simir noir. Pour les grands bals on le porte aussi
blanc. Les pantalons collans se font également
en ci.simir ou en tricot de soie. Nous avons vu
au magasin du Blason des c haussiers de Pa-
ris, rue Richelieu, 92, de ces pantalons de soie,
d'une souplesse, d'une force, d une élégance ra-
vissantes. Dans le même magasin, nous avons en-
core vu des bas de fil d'Ecosse à coins à jour
pour le bal.
-■ Quant aux paletots, nous espérons pour l'hon-
neur de notre goût ipie celte année sera la der-
fii(''ic de leur vogue. 11 paraîtra môme incroya-
ble il ceux (|ui dans (juehpies années regarde-
ront l'album de nos gravures, (ju'une telle mode
ait pu durer aussi lon(;tem|)s.
Les redingotes d'hiver sont toujours courtes,
bordées de fourrures, à châle doulilé de velours,
et ;i garnitures de brandebourgs sur la poitrine.
Les gilets de cachemire îi deux rangs de bou-
tons de soie assortis sont les plus fasliionables et
les plus confortables en même temps.
[Petit Courrier des Dames.)
ncuuf î)ir cimi imirs.
5 FÉVRIER. — D'après le compte des opé-
rations de la l!an([ue, iJcndant l'année I83H ,
soumis aux actionnaires dans leur assemblée
générale, on remarque (jue les bénéliccs ont
été de 7,740,710 fr. .51 c. pour l'année.
Le dividende réparti du i" semestre a été de
52 fi"., et celui du 2' .semestre de 62 fr.
— C'est le 22 septembre 1843 que le privilège
de la Banipie expire. Ce privilège, (jui était (le
quarante années, a commencé à courir le 23
septembre 1803.11 résultait des lois des 21 germi-
nal an ( 1 et 22 avril 1800.
— La cour de cassation vient de décider une
question longtempscontroverséc, el(|ui intéresse
toutes les classes delà société. Il s'agissait de
.savoir si le billet, (|ui ne porte pas un hou ou un
approuvé de la sonuue eu toutes lettres, est
absolument nul, ou bien au contraire s'il ne
peut pas ('tre valide, suivant les circonstances,
par les tribunaux juges du fait. La chambre
civile s'était païtagée sur celte iiucslion. Mais
j dans l'audience d'hier, après avoir entendu les
plaidoiries de MM" Legé et Lucas, avocats des
parties, et après un délibéré de plus de trois
lieures, elle a vidé ce paitage, et s'est prononcée
en faveur de la dernière opinion.
— M. le général .Skrzynecki, dont le Moniteur
a annoncé hier l'admission dans l'armée par
arrêté du premier de ce mois, a été placé en
disponibilité, en attendant ([u'iin emploi puisse
lui être a.ssigné, conformément,'! l'article .5 de la
loi du 16 juin 1836 sur la position des officiers.
— Il y a eu cinquante-huit faillites dans le
mois de janvier dernier enregistrées au greffe
dii Irilnnial de commerce de Paris; les divers
passifs dépassent sept millions de francs.
— On nous écrit de Douai, le 3 février : « Un
incendie vient de dévorer de fond en comble le
corps principal du bel hdtel habité par le gêné- :
rai Toin-nemine, commandant de l'école d artil- '
lerie de cette ville; le feu a éclaté hier à neuf
heures du soir avec une violence telle que, mal-
gré les prompt» secours des sapeurs-pompiers et
du régiment d'artillerie, on n'a pu s'en rendre
maiire (pie vers deux heures du malin. Deux
artilleurs et un ouvrier de l'arsenal ont été
grièvement blessés.
— Hier dimanche , mademoiselle Desessarts,
petite-fille de madame la comtesse de Pontevès
et petite- nièce de feu .S. E.M. le cardinal du
Itelloy, ancien archevê(|ue de Paris, a pris l'iiabit
et prononcé ses vœux au couvent de l'Abbaye-
aiix-lîois. C'est M. de Qiiélen (|ui a présidé à la
cérémonie.
— Hier, dans la rue du Faubouig-du-Templc,
deux enfans, l'un Agé de deux ans et l'autre de
six mois, ont été brûlés dans une chambre où
leur mèrclesavait laissés seuls pendant quebpies
instans pour aller chercher une cruche d'eau.
— L'élection du bœuf gras ne s'est pas faite
sans peine cette année. Une contestation sé-
rieuse, et pour la(|uelle il a fallu nommer un
jury de douze membres , s'est élevée entre
les deux bouchers, acipiéreurs des deux plus
beaux bœufs, dont l'un est desliné ;i la prome-
nade des jours gras. M. Maison, boucher, grande
rue Verte, 3, et M. Rolland , aussi boucher, rue
.Saint-Honoré, 365, avaient acheté, le premier
de M. Delaville, et le second de M. Cornet, tous
deux propriétaires en Normandie , chacun un
bœuf, et les avis étaient partagés sur les titres
d'aibnissioii de l'un d'eux aux honneurs de la
piomenade dans Paris. Alors les deux rivaux fu-
rent mesurés dans leur longueur, leur hauteur,
leur pesanteur. Un scrutin secret fut ouvert, et
à runanimilé des votes l'avantage est resté cette
fois encore à M. Cornet, de C.ien. Le Ixeiif ache-
té par M. Hollanda plus de iiiiit pieds de lon-
gueur, celui de M. Delaville a près de huit pieds.
Us sont, à deux centièmes |)rcs, de la même hau-
teur. Le plus petit était parfait dans ses propor-
tions.
6. — Un arrêté du roi des Belges, daté du »
février, prorogeleschanibresau i m.irs prochain.
Il parait aussi positif ((ue par suite de la nomi-
nation du gént^ral pobuiais Ski-zynecki au gra(ie
■de général de division dans l'armée belge, les
ministres d'Autriche et de Prusse près la cour
de Uruxelles ont demandé leurs passeports et
(|u'ils sont sur le point de se retirer.
— Le roi, sur la demande du préfetdu Cantal,
vient d'accorder un nouveau secours au vétéran
dcnoire armée, Vnloiuc Dclpnech . de Saint-
Cernin. L7:(7iO(/(/ ru//^)/i)u!die i» ce sujet la
note suivante, qui lui a été coniiuuni(iuée par
M. 11. deCalonne:
(^)u(l(pus i>(i\soniies ont prétendu que ce
vieill ird n'avait pas ^,^;;e (pi'on lui donnait ; je
puis atlirmer (lu'il est dans sa cent dix-huilièiiic
iinnée, et qu ila assistée la bataille de ronlenoy,
eu 17 i."», avec mon grand-|ièic,,leaiide Cilonne,
(pii le ramena, lui cinquième de sa compagnie.
Doipucch a eu sept frères quî sont tous dé-
cèdes, et dont le plus jeune aurait aujourd'hui
cent (pialre ans , ainsi que le prouve son acte de
naissance, qui est entre les mains de .M. Bon-
nefons, député.
— M. (le Mao-Mahon, descendant d'une illus-
tre famille dlrlaiide, et l'un des hoinmes ipil ont
ciillivé l'agriculture avec le (dus de fruit et ((iii
ont su la faire pro;:resspr, vie.nl de mourir dans
son château de Caumont (Gersj.
— En 130 ans la iiopiilation de la France a
doublé ; son revenu total est devenu six fois plus
fort, l'impôt total a (piintiqilé. le revenu et l'im-
pôt moyens (lar habitant ont triplé.
— Saitit-Petersbourg.— A la fin de l'année
1838, notre capitale comptait une populatiou de
469,720 âmes, dont 333,609 hommes et 136,0-51
femmes. Le nombre des suicides a été de 34
pendant l'année.
— Uneordonnancedii préfet de police, affichée
ce matin dans Paris, fait défense expresse aux
grosses diligences d'entrer dans Paris ou d'en
sortir par la barrière de l'Etoile.
— Un fait grave, (iiii peut avoir de déplorables
résultats, s'est passe dernièrement à la barrière
de l'Etoile. Une caisse de tableaux anciens arri-
vait par le roulage; celte caisse était déclarée, et
portait une inscription en loime. Les pri'posés,
au lieu de l'ouvrir, piiis(|ue la déclaration ne
leur suffisait pas, ont brisé une planche et fait
dix trous de sonde dans les toiles! Et c'est à
Paris (pie de pareils actes de vandalisme sont
commis!
— Un Allemand écrit à la Gazette d'Augs-
hourq qu il est sûr de posséder It- secret (i«
M. Da^îiierie. Il a. dit-il, arrangé, à laide
dune petite lentille, une chambre idiseure , et
il a pris, au lieu d'une feuille d • métal, un carcé
de papier à lettre. Au bout d'un quart d heure,
la fenêtre de sa cliainbre setioiiva leprodiiite sur
le papier avec sa vue sur la maison en face , aussi
bien (jue le dessin le plus achevé. Il a renoiivlé
deux fois rex(iérience avec un plein succès, bien
(pie le temps ne fûl guère favor.ible; ei il se croit
sûr (le posséder le secret de M. Daguerre. Il ne
uoniniera [).is la »iibsl nce ipii serl à la prépa-
ralion , pour ne pas ravir à .M. Daguerre le fruit
de ses travaux.
— On dit (|ue madame de .Nikll, qui a figuré
dans le procès liis(|uel contre le Hessagcr, va
publier un volume (pii doit vivement exciter la
curiosité.
7. — Par ordonnance royale du 6 février ,
M. Persil, directeur de la 'VIo'nnaie, estrévo(iuf.
— M. P. de lionnaiilt, sous-préfet de Cannai,
vient, en recevant l'ordoir ance qui dissout la
chaiiibrc des députés, d'envoyer sa démission.
La ('(nidiiite de M. de Itonnault est parfaitement
loyale et entièrement conforme aux vrais prin-
ci|ies du gouvernement représentatif.
— Marseille, 2 février : « La justice poursuit
activement ses recherches dans l'affaire de M.
Arnaud de Fabre ; hier les deux frères du fugitif
ont étéarrêt(''S.Cha(]uejoiir apporte de noiiTelles
lumières sur les faits imputés à ce notaire el sur
leurs déplorables consé(iuences.
Ou dit que la chambre des notaires à Mir-
scillcs veut s'entendre avec les créanciers de M.
Arnaud de Fabre cl les désintéresser.»
— Marseille n'est pas la seule ville qui ail à
déplorer les suites désastreuses des graves abus
de confiance d'un olttcier public. La |>elite ville
de l'crtiiis \aiiclusc <ienl d'être plongée dans
hiconstcrn ition par la disparition d un notaire.
M. Aillaiid. lequel s est soustrait par la fuite au
jugement du tribiin.d de commcice de Pcrtuis.
«pii le déclarait en fiilliteel ordonnaitsoD arres-
tation.
— La\illede Parisva fiiire prononcer l'expro-
pri.ition des maisons situées dans la rue iJf la
llarpeentrc la rue de rtcole-de-Médint f l U-6
Thermes de Julien. Ctsl vers ce poinl fort us-
- 128 -
serri- qu'a ^'té tu^e, il y a quelques jours, mada-
me I.esueur, écrasée par un omnibus.
— La rue Notre-Dame-des-Vicloires va être
prolongée jusqu'à la rue Feyileau.
M. liarillon, avocat du barreau de Paris,
épouse lundi prochain, 1 1 février, mademoiselle
Tascher de la Pagerie, parente de l'impératrice
Joséphine.
— Le propriétaire des animaux qui attirent
maintenant la foule au Cirque Olympique avait
passé un traité avec le directeur de ce théâtre.
Atin de remplir ses enfiagemens, et d'élre rendu
à Paris au jour fixé, il courait la poste depuis
Itruxellcs, payant généreusement les postillons
qui brûlaient le pavé, lorsque les roues de l'une
lies voitures ([ui composent son cortège se bri-
sèrent. On l'abandonna sur la route à la garde
d'un enfant, et ce ne fut que trois jours après
qu'elle fut relevée et amenée à Paris. Or, cette
Toiture contenait cent soixante mille francs en
or, valeurs ou billetsde banque!... Pendant que
la plus grande partie de sa fortune était ainsi
étendue sur la route, M. Didelbeer faisait débu-
ter tran<[uillenient ses pensionnaires à Paris. Ce
ne fut que pressé par le directeur du Cinjue
qu'il se décida ;i partir de nuit pour aller re-
prendre sa voiture et son trésor.
8. — On vient de placer dans les cahiers à ce
destinés, aux portes des douze mairies de la ca-
pitale , les listes électorales et du jury, telles
qu'elles furent arrêtées le 20 octobre dernier,
et telles qu'elles serviront aux prochaines élec-
tions.
— Un incendie s'est manifesté, ces jours der-
niers, dans les bàtimens de l'ancienne abbaye
de Sainte-Geneviève, dont les étages inférieurs
sont occupés par le collège Henri IV, et l'étage
supérieur par la bibliothèque Sainte-Geneviève.
Le feu avait pris ^ une des cheminées du col-
lège qui traversait le local de la bibliothèque ;
mais, grâce à l'active intervention des sapeurs-
Euiupiers, on est parvenu îi s'en rendre maître,
es craintes avaient été d'autant plus vives que
le défaut de communication entre le collège et
la bibliothèque apportait de grandes difficultés
dans les manœuvres.
Cet accident démontre combien il est désira-
ble c|ue deux établissemens qui n'ont entre eux
aucun rapportsoient séparés, et qu'un des plus
Tastes dépôts littéraires delà capitale soit enfin
mis à labri des dangers qui le menacent inces-
samment.
— M. le ministre de l'instruction publique, in-
formé par lesjournaux de l'étal de dénuement
dans lequel avait été trouvé, au pied de l'un de
nos monumens publics, iM. Cousin d Avallon ,
presque octogénaire et l'un des doyens de nos
hommes de lettres, a décidé sur-le-champ qu'il
lui serait accordé , sur les fonds d'encourage-
ment aux sciences et aux lettres, une indemnité
littéraire fixe «le 800 fr. Pour lui fournir les
moyens d'attendre l'échéance du premierterme,
il lui a envoyé immédiatement un secours de sa
propre bourse, au dépôt de la préfecture, où le
malheureux vieillard avait été conduit.
— On écrit de IJayonne, 2 février :
« La neige obstrue tous les passages et inter-
cepte toutes les communications : elle n'a pas
cessé de tomber depuis plusleursjours.
» Cabrera a fait, dit-on, une magnifique prise
dans l'enlèvement du convoi sur la route de Sa-
ragossc àCalalayud. Parmi les bagages appar-
tenant au marquis d'Espeja, ancien ambassa-
deur d'Espagne ;i Paris, se trouvait un très beau
service en vaisselle plate, or, vermeil et argent ,
confectionné à Paris pour la table de la reine
Christine. Le chef carliste s'est empressé d'ex-
pédier ces objets de luxe à la résidence de don
Carlos, qui a refusé d'en faire usage à sa table. »
— Un journal publie la lettre suivante, datée
de Berne , i" février : « Depuis plusieurs an-
nées on connaît ici l'art de reproduire les objets
à l'aide de la chambre obscure. Le professeur
Gerber a fait, il y a deux ans , des expériences
qui semblent l'avoir conduit plus loin que M,
Daguerre lui-même. 11 a déclaré qu'il était par-
venu à reproduire sur des feuilles de papier
blanc, en employant du nitrate d'argent dans la
chambre obscure, et qu'il avait trouvé le moyen
de représenter les effets d'ombre et de lumière ;
enfin qu'il connaissait un procédé, fondé sur le
même principe, à l'aide duquel on pouvait tirer
autant de copies que l'on désirait d'une épreuve
quelconque.
9. — Etal des navires de la marine mexi-
caine à Vera-Cruz , pris le 28 novembre 1 838.
— L'^7Mt/fl, corvette de 18 canons de 16; l'I-
turbide, brick de 16 caronades de 16; l'Urrea ,
brick-goèlette, une pièce à pivot et 4 caronades
de petit calibre ; le Lougre [nom mconmi); le
Libertador, brick avec tme pièce à pivot et 4 i
caronades de petit calibre ; te firavo, goélette ,
un canon derrière; quatre chaloupes canon-
nières.
t<f( — Etat faisant connaître les bouches à
feu trouvées dans le fort Saint-Jean d'Ulloa.
— En bronze : 50 canons de 24; 20 de 16; 16 de
12 ; 9 de 8 ; 2mortiersde 14 pouces; 1 de 13 ;
3 de 12.
En fer : 1 canon de 36 ; 1 de .32 ; 24 de 24 ; 1
de 18 ; 2 de IC ; 1 de 8 ; 2 de 6 ; 49 caronades de
16; 1 mortier de 12 pouces; 1 id. de 8 ; 7 mor-
tiers en bronze, non montés. Total : 193.
— Les dernières correspondances de Portugal
s'accordent a dire que le pays se tranquillise de
plus en plus, et l'on peut prévoir une améliora-
tion notable dans les affaires financières, si ce
progrès n'est pas interrompu par quelque événe-
ment imprévu.
— Le National a été saisi hier à la poste et
dans ses bureaux.
— VEclio Français a été également saisi pour
avoir reproduit une fraction d'article du Na-tw-
nal.
Le boeuf r.RAS. — Journée du dimanche 10
février 1839. — Le cortège partira h 10 heures
de l'abattoir du Roule , et suivra les rues de Mi-
roménil, Faubourg-Saint-Ronoré , Saint-Ho-
noré , Castiglione, Rivoli , pont de la Concorde ,
place de la Chambre des Députés , les rues de
Bourgogne, de Varennes, Hillerin- Berlin , de
Grenelle, de l'Université, des Saints-Pères,
Jacob, du Colombier, de Seine, deTournon,
de Bussy, Dauphine, quai desGrands-Augustins,
pont St-Michel , rue de la Barillcrie, Pont-au-
Change , quai Pelletier , place de l'Hôtel-ùe-
Ville, rues du Mouton , des Coquilles, Bar-du-
Bec, Sainte-Avoye, des Audriettes, du (irand-
Chantier, de la Corderie, du Temple, N.-D. -de-
Nazareth , Neuve-St-Martin , Sainte-Apolline,
Bourbon - Villeneuve , Montmartre , faubourg
IMontmartre, Saint-Lazare, delà Pépinière,
avenue de l'Abattoir.
Mardi fi février. — Le cortège partira de
l'abattoir à 10 heures du matin, et suivra les
rues de Miroménil, Faubourg-St-Honoré, du
Roule, de la Monnaie, le Pont-Neuf, le quai des
Orfèvres, rue de Jérusalem, pont Saint-Michel,
ouai des Grands-Augustins , Pont-Neuf, [quai
ae l'Ecole , place du Carrousel , Palais-Royal ,
rue Saint-Honoré , place Vendôme . rue des
Capucines , la Madeleine , faubourg Saint-
Honoré, rueîde la Pépinière,avenue del'abattoir;
— Nous avons dit que le bœuf gras, vendu
par M. Cornet, avait été acheté par M. Rolland,
rue du faubourg St-Honoré. Ce boucher était
en même temps acquéreur d'un mouton gras
pesant 276 livres. Des dispositions sont prises,
dit-on, pour que ce mouton ait aussi les hon-
neurs de la promenade du carnaval. On doit
construire au milieu du char une petite estrade
sur laauelle serait placé ce mouton sous la hou-
lette d un petit Saint Jean.
BEAUX-ARTS.
A.ssAUT DE CoNSTANTiNE, estampe grdvée par
Jazet père, d'après Horace Vernet. Pris :
30 francs avec la lettre et 60 francs avant la
lettre.
Les Enf.\ns de Parts devant Witepsk, estam-
pe gravée par J. L. Alexa>dre Jazet fils
aine, d'après Horace Vernet : Prix 40 francs
avec la lettre et 80 francs avant la lettre.
Chez les éditeurs Jazet et Vibert , rue de
Lancry, 7, et chez Bance et Schroth , rue du
Mail, 5.
L'auteur de Réhecca à la fontaine, de Ju-
dith et Holopherne, du Pont d'Aréole et d'une
quantité prodigieuse de fort belles estampes,
M. Jazet, dont l'étonnante facilité atteste le ta-
lent, vient d'ajouter aux productions remar-
quables qui ont si solidement et si justement
établi sa réputation d'artiste, une nouvelle gra-
vure d'après un tableau de M. Horace Vernet,
tableau qui fera partie de la prochaine exposi-
tion au Louvre, l'Assaut de Constantine. Cette
planche parfaitement exécutée dans toutes ses
parties offre un grand intérêt, elle retracée un
des faits d'armes les plus glorieux de nos annales
et donne les portraits des braves qui ont pris
part à l'action que le peintre a représentée. En
voici le sujet :
La première colonne de l'armée d'Afriaue at-
taque la porte de la rue du Marché. Le lieute-
nant-colonel Lamoricière, le commandant du
génie, le capitaine Richepansc;, et d'autres offi-
ciers,après avoir, avec une rare intrépidité, fran-
chi la brèche à la tête des compagnies d'élite du
2' léger, des zouaves et de quarante sapeurs, for-
cent la porte malgré le feu meurtrier de l'enne-
mi, et essaient de pénétrer dans la ville un in-
stant avant Pexplosionde la mine.
Cet épisode de la prise de Constantine a fourni
à M. Horace Vernet une de ses belles pages his-
toriques, et à M. Jazet une de ses meilleures
planches. VAssaut de Constantine est une
composition pleine de chaleur, de mouvement,
d'énergie ; c'est un opiniâtre et sanglant com-
bat, dont cha«|ue groupe, chaque figure sert à
l'action, l'explique et la complète. La nationalité
du sujet, le talent du peintre, celui du graveur
assurent un grand débita cette belle estampe.
M. Jazet a deux fils qui l'un et Pautre entrent
dans la carrière qu'il a si honorablement par-
courue; le plus jeune a débuté par une estampe
dont nous avons parlé (le Marchand descla-
ves) ; ce coup d'essai a été des plus heureux. Au-
jourd'hui, l'aîné met au jour une planche assez
capitale, dont l'exécution montre de grandes
dispositions et donne de hautes espérances. On
ne croirait pas que c'estle premier ouvrage d'un
jeune artiste, tant il y a de fermeté et de finesse
dans le travail, de pureté dans le dessin, et d'har-
monie dans l'ensemble. C'est aussi d'après M.
Horace Vernet que M. Alexandre Jazet a gravé
les En fans de Paris devant Ifitepsk. Nous
rappellerons ce fait mémorable pour donner
une idée de l'estampe et des difficultés qu'avait à
vaincre un débutant.
«En 1812, la division Broussier traversa la
Duina pour marcher sur Witepsk. Deux cents
voltigeurs passèrent les premiers et se dirigèrent
en côtoyant un ravin vers la droite des Russes,
composée de cavalerie. Attaqués par de nom-
breux escadrons, ils repoussèrent toutes les
charges des Cosaques de la garde en se faisant
un rempart des chevaux et des cavaliers enne-
mis. Napoléon, témoin de ce beau fait d'armes,
envoya demander à quel corps appartenaient
ces soldais. « Au 9' régiment, et les trois quarts
enfant de Paris, répondirent-ils. — Dites-leur,
ajouta l'empereur, que ce sont des braves, et
qu'ils ont tous mérité la croix. »
Les Entans de Paris recevront un favorable
accueil. M. Alexandre Jazet est en trop beau
chemin pour ne pas se faire un nom dans un
art dont son père a reculé les limites; nous le
croyons appelé, ainsi que son jeune frère, à lui
succéder un jour. P. J. Ch.
Le Rédacteur en chef, BERTHBT
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Dame-des-Vicloires, 16.
15 FÉVRIEr1839.
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[SOMMAIRE.
Le harem du pacha de Widdin. — L'homme
ET l'argent (fragmont), par M. Emile Sou-
VESTRE. — Sainte-Marie-des-Fleurs, par
Pitre-Chevalier. — Le bal masqué, par
Eugène Guinot. — Poésie : Le Tasse a Sor-
RENTE (fragmenl), par M. Jules Canonce.—
Revue dramatique : Renaissance • Diane de
Chivrij, drame en 5 actes de Frédéric Sou-
LiÉ ; Vaudeville : Le» maris vengés. — Re-
vue de cinq jours.
LE SAB.E1£
DU
3Piv,<Bas<fiu 2B>2s "^aî&a&iss?.
Dans les derniers jours du mois de juillet de
cette année, je partis de Constantinople pour
retournera Londres sur lepyroscaphe le Ferdi-
nand r, qui remontait le Ùanube. Chemin fai-
sant je trouvai à bord une jeune dame urecnue
de Péra qui allait à llcluiade , et «jui, pendant
tout le voyage , me raconta des particularités si
curieuses de la vie actuelle des femmes turques
francisées, que la navigation lut tij^s suppor-
table. Mme Lampugnani (cest le nom de ma
compagucj , qui fait partie par correspondance
de la Société des femmes .le lettres de Bucha-
i-est pour la traduction des enivres de lady
Aloniaeue et do Georges iJaud, m'amusait sin-
gulièrement par son enthousiasme à rendroit
de Mahmoud et de ses réformes.
Quand des femmes se rencontrent en voyage,
surtout dans les contrées un peu lointaines ,
elles se lient ensemble plus facilement que les
hommes. Une sorte de conformité dans la ma-
nière de sentir et de juger spéciale à notre sexe,
la nécessité de nous rapprocher et de nous asso-
cier pour une foule de besoins qui deviennent
plus intimes, plus pressans, loin de nos foyers,
et que nos adversaires ne peuvent comi)rendre ;
le sentiment de notre faiblesse, rendu plus évi-
dent par une vie nomade et un déplacement
coûteux; la démangeaison de nous communi-
quer des impressions personnelles sur une mul-
titude de singularités sociales (pi'on n"ai)crçoit
jamais dans sa pairie, et qui nous frappent chez
les autres peuples; enfin l'esprit de corps, si
dominant parmi les femmes, toutes ces raisons
font naître promptement une intimité passagère,
si l'on veut, mais assez franche. L'amour même
n'y jette pas de nuages, et les rivalités s'effacent
devant un danger commun. Par ces divers mo-
tifs, Mme Lanipugnani et moi nous fûmes bien-
tôt amies autant qu'on peut l'être sur un steamer
<|ui remonte le Danube , et nous finimes par
nous avouer réciproquement que toutes deux
nous mourions d'envie de voir un harem. Ma
compagne avait passé six ans et moi six semaines
en Turquie , sans que l'une ou l'autre eût sa-
tisfait ce désir bien légitime.
Il y avait d'ailleurs parmi les passagers un
original qui excitait beaucoup notre enthou-
siasme pour les dames turques; c'était un mé-
decin juif, de la tribu des Karaïtes, ((ui avait
récemment guéri Hussein , [lacha de \\ iddin ,
d'une violente attaque tic goutle, et (pii icioiir-
nait chez Hussein , parc.' que <c parha ctail
touillé de nouveau malade et réclamait lessecours
lie son siiii;ulier ilocleur.
Hussein, pacha de Widdin, est un des hommes
i|ui ont le plus conlnbiié au spectacle élrani;e
^ dont rcmi'iic d'OlUiuaii est aujourd'hui k ihtà- 1
Ire. On sait que les ténèbres de la naissance ei
l'obscurité de la condition forment dans ce bi-
zarre gouvernement, au reliours des autres états,
le plus sûr moyen de parvenir à la fortune; les
violences journalières de la politique à l'usage
du divan portent à la faveur du maître des gen-
inconnus avec autant de rapidité qu'elles fou-
droient les illustrations de la patrie. Pauvre ja-
nissairCj Hussein était devenu aga, lorsque, sou;
Sélim, l'infortuné prédécesseur de Mahmoud,
l'amour le vint tirer de sa caserne pour en faire
un personnage. Dans le tendre Racine, ce sont
les charmes de liajazLt qui séduisent Roxane;
ce furent aussi les charmes de Hussein qui re-
muèrent le cirur de la sultane favorite de Sélim.
A l'avènement de Mahmoud , Hussein , recom-
mandé par les femmes, se trouva grand-visir.
Déjh roulait dans la pensée de Mahmoud le
hardi projet de renverser les prétoriens de Con-
stantinople ; Hussein profita de sa dignité nou-
velle pour tourner à son protit cette mesure po-
litique; il en fut l'instrument. Les janissaires se
doutèrent bientôt du coup qui les menaçait, et,
le 10 juin 182(5, ils se réuuiient en tumulte de-
vant le palais du sultan , demandant avec des
cris féroces la tète du grand-visir et îles quatre
principaux ineiiibres du divan. Hussein et .Mah-
moud n'étant pas d'humeur .1 les satisfaire, ils se
retirèrent en désordre dans V.II-.Veidan , ou
hippodrome , et , renversant leurs marmites . se
iléclarèreiu en insurrection ouverte contre le
gouverneincnt. On sait que les marmitct l.a-
*(///* lies janissiires sont des chaudrons de cui-
vre, où ces soldais font cuire leur pilau, et qu'on
dé|iose dans une leiiie spéciale comme les éten-
dards du corps. Ouaiid les marmites étaient ren-
>ersées , jetées hors de la caserne et placées en
travers sur le chemin du camp, cela voulait dire
c|uc ces messieurs dèsiraiint un changement de
ministère, ou même davauiago,coiunie une sir.in-
gulation di- dynasiir.
Dans cete situation crili(|uc . Mahmoud ne
perdit pas sou saug-fioiJ. 11 s'adressa d'ahorJ à
— 130 —
l'époiivantail orilinaire des pcuiiles miilin('s,à
la rt'liijion, et onloniKi au miilïi (ranatlu'maliser
les relxlles. Mais les janissaires apparemiiiciit
avaient •'•tiidié la philosophie du dix-liuilièine
siècle; car ilsl)afouèrenl l'étendarj du prophète,
dont on avait secoué la poussière après en avoir
tiré les plis des armoires de ta mosquée, et lors-
(|uc le mufti les appela (/ù/ofrM, ils voulurent
le inctlre au pal , ([ui est la lanterne de c(^ ])ays-
là. 'Maliiuoud , poussé à lioiil, invoipia l'ordre
)nil)lic, marcha résilumcnt et en personne avec
Hussein vers les casernes de l'At-Meidan, où les
nuitins s'étaient retranchés. Le visîr embarqua
sur le Bosphore les topshis, ou l'artillerie nou-
vellement formée, jeune troupe ([ui ne deman-
dait i)as mieux que d'écraser les prétoriens pour
les remplacer. On prit les insurges en liane, on
les foudroya horrihlement avec la mitraille. Les
casernes s'enliammèrenl. Pour échapper aux
Itoulets et à l'incendie , les janissaires tentèrent
de se faire jour à travers la ceinture de bronze
et de feu qui les dévorait ; mais ce fut en vain.
Douze raille cadavres attestèrent que Mahmoud
était un grand prince, et son visir un grand mi-
nistre.
Hussein, mailre du champ de bataille, s'établit
en permanence dans l'hippodrome. On continua
lâchasse aux janissaires; leurs létes vinrent suc-
cessivement s'accrocher aux murailles du divan,
et bientôt ce hideux rempart fut complet. La
tuerie dura plusieurs jours. Un employé de la
chancellerie russe, témoin oculaire, m'a raconté
avoir vu descendre de l'hippodrome sur le Bos-
phore de véritables charretées de tètes cotipées
qu'on jetait dans la mer , parce qu'il n'y avait
plus de place aux murs de l'éditice. Longtemps
aprè.s cette sanglante époijue , aucun habitant de
Constantinople ne voulait encore manger du pois-
son péché dans la rade.
Le coup d'élat de Hussein rendit sa faveur
immense. Nommé généralissime des armées tur-
<jues durant l'invasion de l'empire ])ar les Russes
en 1828, il se signala à la défense de Schumia,
et arrêta les progrès de Diebilsch. En IS32, Il fut
opposé, en Syrie, à Ibrahim-pacha ; mais la for-
tune lui tourna le dos. Battu par les Egyptiens,
il fut obligé de remettre son commandement à
Reschid-pacha, (jui cependant ne rétablit pas les
affaires de la Porte ; car Ibrahim le fil prisonnier.
Ce fut alors (|uc Hussein reçut pour retraite le
pachalik de W iddiu , où son plus grand plaisir
iiujourd'iiui est d'héberger les voyageurs de dis-
tinction <]ui descendent et qui remontent le Da-
nube pour aller dans l'Oiicnt ou en revenir. Les
Anglais surtout ont le don de lui plaire ; il les
reçoit confortablement, leur donne le thé, leur
apprend les nouvelles de France, s'apitoie sur
les Polonais , cause de Louis-i'hilippe , pleure
Napoléon , et souscrit à tous les heepsalfes de
Londres, pourvu que les éditeurs y mettent une
vue du Bosphore et une ruine de Syrie. Mais la
meilleure spécialité du pacha, sans contredit,
est de montrer aux curieux son harem révolu-
tionnaire , où il se console de ne plus réformer
de janissaires, en réformant les sérails de l'em-
jiire sur un petit modèle. Ne pouvant plus ni;:s-
sacrer de prétoriens, il civilise des femmes. C'est
le plus infatigable jacobin et à la fois le plus ga-
lant saint-simonicn de l'islanilsme. ;
A'pilà donc à quel i)ersonnage nous allions,
Mme Lampngnani et moi , demander humble-
ment la perrai.ssion de visiter un harem oriental.
>line l.anqniguani , qui parlait turc admirable-
ment bien, lui lit savoir qu'une dame anglaise,
dont elle était l'interprète , souhaitait de causer
un moment avec son intéressante famille. C'est
notre Karaïte (|ui fut porteur du message. Un de
ses coréligionairês , un sadducéen,se trouvait
être alors secrétaire particulier de Hussein. On
rapporta sur-le-champ le firman désiré. Nous
nous ])réparâmes à cette entrevue avec une joie
d'enfant tout à fait ridicule.
Le secrétaire ))articulier, qui s'exprimait dans
un italien fort drôle , nous attendait chez le di-
recteur de la douane. Il ôta son bonnet avec
courtoisie.
« Mesdames , dit-il , son altesse est on ne peut
plus flattée de l'empressement dont vous l'hono-
rez. Dans ce moment, ses trois épouses sont en
promenade , et cueillent des grenades dans les
jardins du harem, mais on a expédié des noirs
pour les avertir, et elles ne tarderont pas à ren-
trer. »
Cette harangue dans le goilt d'un opéra-comi-
que de Grétry nous parut aimable. Le secrétaire
ouvrit la marche d'un air grave; vous eussiez dit
(pi'il lisait le Talmud. Nous nous rendîmes, en le
suivant, à la citadelle, dont les ouvrages à corne
entourent le palais de Hussein. Après avoir tra-
versé d'immenses cours et de longues galeries,
où des noirs, des eunuques, des ycoglaiis et tout
le peuple muet des harems, étaient rangés comme
des ombres et nous regardaient passer avec des
yeux de momies, nous parvînmes à la salle d'au-
dience ou divan du pacha. Là, dans le coin d'un
sofa, près de la fenêtre, Hussein, le destructeur
illustre des janissaires, était assis les jambes re-
pliées sous le corps, cl contemplant par la croi-
sée les détours majestueux du Danube à l'aide
d'une lorgnette de spectacle: premier témoignage
de civilisation européenne !
C'était un beau vieillard , habillé dans le vrai
style ture, à l'exception du fez, dont l'usage est
historique pour ce grand homme. H substitua le
fez au tui ban le jour même de la bataille de
l'hippodrome, où il foula aux pieds cette coif-
fure séditieuse, à la face des janissaires insurgés,
avec les plus horribles imprécations. Le pacha
agilait d'une main un magnifique éventail de
plumes de héron , avec le(|uel il chassait les
moueiies fort empressées autour de sa personne,
et de l'autre il comptait pieusement les grains
d'un chapelet en bois de la Mecque, ornement
obligé de tous les musulmans un peu notables.
Hussein me parut un vieillard de soixante-cinq
ans environ; ce ((ui reporterait la déroute des
janissaires vers le milieu de sa vie, à l'époque où
les forces morales et physiques de l'homme d'é-
lite sont au grand complet. Sa figure, profondé-
ment jaune et assez semblable au revers des
boites d un groom , est creusée par les ravages
de la petite-vérole; mais ses yeux respirent l'é-
nergie et les passions. L'ampleur de sa barbe
parfumée et taillée avec soin ne contribue pas
médiocrement à rendre son extérieur prévenant
et gracieux. Son corps est extrêmement replet,
mais il me fui imi)ossible d'en déterminer au
juste la dimension , l'éticiuette musulmane ne
permettant pas au pacha de se lever, ou seule-
ment de décroiser les jambes, même en présence
d'une dame. L'amabilité de Hussein ne se dé-
mentit pas durant le ccmrs de l'entrevue ; il me
dispensa du baiser que toutes les personnes de
notre compagnie étaient tenues d'appliquer sur
sa main redoutable, et celte galanterie me toucha
beaticoup , car le souvenir des janissaires m'en
faisait apjjrécier la valeur.
Des chaises étaient placées vis à vis du sofa, et
lorsque je me fus assise, mes regards commen-
cèrent à se porter avec curiosité autour de moi.
Tout un côté du salon était occupé, suivant la
mode orientale, par tin de ces longs divans qui
vont d'une muraille à l'autre ; c'était le côté des
fenêtres. Les deux angles sont regardés comme
les sièges d'honneur; le satin en est plus riche,
et les broderies des coussins y tranchent sur le
fond généi-al du meuble. Le reste du mobilier
de l'appartement se composait de véritables ca-
napés français, recouverts d'un damas superbe,
avec des tapis de Perse jaiines et pourpres-. Le
plafond était peint et doré à la manière turque,
et les corniches étaient embellies de j)aysages à
fi-esques , représentant des points de vue de
Constantinople et du Bosphore, où les lois de la
perspective et les règles du coloris et du dessin
se trouvaient passablement violées. Deux rani's
de serviteurs se tenaient debout, pieds nus, au
fond de la salle , et on voyait leurs j)antouHes
empilées en dehors, près de la porte.
La conversation s'établit: Mme Lampugnani
y étala ses connaissances de la langue turque
avec une grâce qui , souvent , arracha de fins
sourires au pacha. Notre entretien, au surplus,
dont le drogman se réserva tous les frais comme
tous les profits , ne roula guère que sur les lieux
communs d'usage en pareil cas. Hussein nous
demanda quel âge nous avions: c'était bien
oriental.
— L'fige des roses, répondit énigmatiquement
Mme Lampugnani.
A ces mots, la physionomie de l'ancien visir
prit une expression mystérieuse : il fit un signe,
et aussilôt on nous servit quelijucs fiaeons de la
fameuse essence , que le pacha nous remit de ses
mains, en assurant Mme Lamimgnani que c'était
la meilleure de la Turquie , et qu'il priait les da-
mes de Londres de venir lui dire un jour ce
(|u'elles en pensaient. Cette galante recomman-
dation d'amateur me plut beaucoup ; car cer-
taines Anglaises seraient capables de quitter le
\V est-End, seulement pour aller prendre chez
le pacha des Hacons d'un parfum si absorbant.
Cependant le juif karaïte, qui jusque alors s'était
éclipsé derrière un grand vase de porcelaine de
Chine, s'approcha fort respectueusement du sofa,
et tùta le pouls de son altesse avec toute la grftce
d'un médecin de Paris. Il parait que noire vue
avait donné un peu de fièvre au vieillard infiam-
roable. Le docteur nous prévint qu'on allait rac-
courcir la cérémonie , parce que le pacha crai-
gnait une atta(i\ie de goutte. Cela signifiait que
l'heure de prendre le café était venue. Quand
on ne sait plus (jue dire dans une visite en Tur-
q\iie, on boit du café; alors chacun, en vidant
sa tasse, prépare son compliment d'adieu, et on
puise dans la licjueur assez d'esprit pour se quit-
ter avec politesse.
Nous vîmes donc entrer un domestique, por-
tant par les deux anses une sorte de baquet
couvert d'un voile de pourpre à riches crépinwj
131 —
le voile enlevé , nous aperçûmes un charmant
service en émail île Perse , incrusté lie iliamans
et d'une forme élégamment baroque , avec îles
soucoupes ilor. Ln esclave noir versait le café
dans les tasses , qui étaient apportées aux con-
vives les unes après les autres, chacune jiar un
domestiiiue différent. L'étiquette veut qu'on
s'alistienne de boire la tasse entière ; et comme
la liqueur était excellente, j'en éloignai mes
lèvres à regret, lorsqu'un mouvement extraor-
dinaire se fit derrière moi dans le groupe des
serviteurs qui formaient la haie en avant de la
porte. C'étaient les femmes du pacha qui reve-
naient de la promenade. Plus polies que
Louis XIV, elles n'avaient pas voulu se faire at-
tendre.
Je confesse naïvement que mon cœur fut un
peu ému quand je me sentis sur le point d'en-
trer même dans une très courte intimité avec
lies personnes de mon sexe, dont les mœurs, les
habitudes, la langue, les idées et aussi la toilette
diffèrent si essentiellement de tout ce que nous
voyons au milieu des populations chrétiennes.
Les trois épouses de Hussein , traînées sur des
chariots arabes , précédées d'une façon de pi-
queur noir qui galopait ventre à terre , péné-
traient alors dans la cour intérieure du harem,
et descendaient à l'entrée de l'escalier de la
galerie. Notre cortège reflua vers cette partie de
l'édifice. Le noir sauta de son cheval , monta
rapidement quelques marches , et nous fit une
grimace horrible pour nous inviter à le suivre.
C'est le chef des six eunuques attachés au harem,
le personnage important de cet établissement.
Sous les auspices de ce haut fonctionnaire, nous
traversâmes la cour, et nous fûmes introduites
dans un édifice parallèle à celui d'où nous sor-
tions, et qui est occupé par les appartemeus des
femmes. La première créature humaine qui
s'offrit à nos regards dans ce lieu sacré fut une
soubrette, dont les doigts , garnis de bagues,
préparaient le thé à l'anglaise, avec des tartines
de beurre, comme dans une soirée de famille de
la Cité. (Juel désenchantement! Une jiersonne
voilée s'éclipsa à notre approche. Cette anti-
chambre était remarquable par une (ouïe de
cagos dorées qui pendaient du plafond, et dans
lesiiuelles chantaient des serins de Canarie. IJn
magnifiiiue piano à queue, de Pleyel , tenait là
singulièrement sa ])lace entre un faisceau d'ar-
mes égyptiennes et tin jet d'eau en plein par((uel,
à la manière des habilalions chinoises. Mon ima-
gination poétique se remit en travail.
Ln harem n'était pas tout-à-fait meublé comme
le salon du pacha : les divans me parurent beau-
coup plus bas ; ils étaient tous vides , à l'excep-
tion d'un seul où se tenaient accroupies > t im-
mobiles sur deux rangs les danseuses ordinaires
de la maison ; car on a en Turquie des danseu-
ses tout comme on a un frotteur à Londres.
Les bayadères de Hussein étaient jeunes , pe-
tites, gaies, velues de basquines or et argent
conmie les bohémiennes qui sautent le fandango
dans les carrefours de iMadrid, mais jiieds nus ,
avec de larges pantalons, et les paupières teintes
en noir ; ce cercle livide décrit autour des yeux
donnait à leurs figures une élrangcté dont l'ex-
pression devait s'étendre îi leurs danses. Je ne
me trompais pas. L'eunuiiue nous pria de nous
m, et le bal commença,
En 1828, une bayadère de Shiraz, appelée
Touti, fut élevée, du rang le plus humble parmi
les danseuses des rues, à la première place dans
le sérail du roi de Perse. Toitti est le nom d'un
perroquet pour lequel les Hindous ont une pro-
fonde estime, et qui occupe toujours un emploi
fatidi<iue dans leurs romans de mœurs. La chro-
ni(|ue rapporte qu'un grand monarque arménien
entretenait dans le corps d'un Touti un esprit
très amusant, qui, sous cet habit loquace, venait
lui conter des histoires pour charmer les ennuis
du trône. Cet esprit, ou velala, n'avait point
paru à la cour de Perse depuis longtemps, sans
doute parce que la couronne est aujourd'hui fort
douce à porter dans ce royaume ; il plut au mo-
narque régnant de le retrouver dans la personne
de la jolie nautch dont nous parlons, et comme
les souverains de la Perse sont encore absolus,
malgré les Russes et malgré les Anglais, la fan-
taisie du roi fut imposée à la nation. Touti ré-
gna dans ces derniers temps à Shiraz. La Taglioni
de l'Orient fut pour ce prince « un océan où tous
les fleuves de la pensée se précipitaient ; les em-
pires de l'Inde et de la Chine ne valaient pas un
éclair de ses yeux; l'ondoyant cyprès imitait
seul l'élégance de sa taille ; les Heurs du Naga-
cesera, les plus belles du Tropique, qui ornent
le carquois de Camadéva, étaient moins belles
que le duvet de ses joues; elle était formée par
les mains du Créateur avec la terre du paradis
et l'eau de l'immortalité ; ses embrassemens res-
semblaient aux caresses qu'un rayon lunaire
prodigue au nuage sur lequel il s'endort, etc..»
Telles étaient les expressions emi)hatiques du
Karaïte, en me donnant ces détails avec un feu
que je m'étonnais de rencontrer dans un juif si
ferré sur le Talmud... C'était pour moi une fa-
çon très agréable de me distraire en attendant
que les épouses du pacha eussent (juitté leur toi-
lette de promenade et mis une parure digne de
la réception qu'elles comptaient me faire. Entre
femmes, on se pardonne et on comprend ces co-
quetteries. Le bal continuait sous mes regards,
mais il était fort paie et fort insignifiant; on avait
l'air de réserver les danses choisies pour l'heure
de l'entrevue.
— La divine Touti mourut, ajouta le Karaite
en regardant madame Lampugnaui comme s'il
eût cherché des larmes dans nos réponses , la
divine Touti mourut, et le chasirin blanchit les
cheveux du roi de l'erse, ([ui était un brun, dans
la première nuit fatale dont celte |icrle fut sui-
vie. l)n a élevé à la bayadère un tombeau magni-
fique aux portes de Shiraz; les ministres ont dû
souscrire pour ce monument , comme s'il était
d'utilité pulilii|ue. Les prunelles de Touti, dou-
ces comme les yeux de l'antilope, et ses lèvres
parfumées comme lis feuilles île l'amni, se fer-
mèrent au milieu du deuil et des gémissemens
de toute la monarchie. (,)n répéta en son honneur
les vers célestes de Feredd-ed-Din Allar, le La-
martine et le llyron de la Perse, et sa délicieuse
romance, Gulrulil< et Couru, fut chantée autour
du sépulcre, avec accompagncmeiis sinistres de
tamtam et de barbu/. \ celle époipie, llussein-
pacha était dans l'Anatolie. Un négociant de
lifiis lui vendit le <'/ur/i (Ijre) de Touti, qu'on
avait \olé au roi de Perse dans les troubles in-
séparables d'une catastrophe si cruelle, chez un
mari ainourcu!vdoiil Ic^^WUÇSU^Uesuc pria-
gentpas la douleur. Vous serez admises bientôt
à toucher et même à entendre cette guitare, dé-
bris d'une existence si iJiltoresque et si gra-
cieuse !...
Le Karaïte se tut; nos petites danseuses Te-
naient d'interrompre leur exercice et de se rap-
procher du divan pour qu'on examinât leur cos-
tume. C'était le même que portait la belle Touti
lorsqu'un nouveau calife de Jiagdad, se pro-
menant entre chien et loupdans les rues de Shi-
raz, prit cette femme parmi les aimés de carre-
four qui faisaient des ronds de jambe pour les
oisifs des caravansérails; on croit lire l'histoire
de madame du Barry et de Louis XV. Mes lec-
trices comprendront d'ailleurs en quoi la toilette
des bayadères de Hussein excitait ma curiosité-
c'est une affaire départi. Nousfiïmesaidées dans
cet examen par le Karaïte, par son ami le secré-
taire de la douane, et par une vieille ilucgne qui
se montra tout d'un coup, et que les eunuques
nommaient la mère des filles , à peu près une
camarera-mayor. Les couturières de Paris
n'auraient pas mis dans cette grave appréciation
le jugement dont nous fimes preuve, et les cor-
rectifs qu'il plut à madame Larapugnani d'indi-
quer soulevèrent des paroles d'enthousiasme que
je regrettais beaucoup de ne pas entendre. Dans
ce moment, le noir me pria, par un geste fort
naturel, d'ôter mes brodequins. Un petit air de
viole résonna dans la chambre. Les femmes de
Hussein étaient prêtes à nous recevoir.
Pour attirer davantage les regards des sultanes,
madame Lampugnani s'était habillée entière-
ment en deuil, tandis que moi, j'avais eu soin de
me vêtir d'une manière très voyante. Nous en-
trâmes dans une pièce où se tenait isolée la favo-
rite du pacha; elle n'est pas précisément l'épouse
en titre, car Hussein a deux femmes légitimes;
mais celle-ci possède toutes les affections du
maître, et elle en est digne; quant à la beauté,'
on trouverait difficilement une personne plus
charmante. C'est une esclave grecque; on Inl
donne vingt ans; taille, peau, mains, jambes ,
chevelure, sourire, dents, yeux, tout semble ad-
mirable dans cette femme. Elle était assise en
face de la porte sur une ottomane ; mais, à notre
arrivée, elle se leva, et nous invita d'une voix
douce à prendre place, en nous disant :
— Que votre entrée soit bénie, et puissiez-
vous rester aussi longtemps <|u"il vous plaira !..
La blanciicur de son teint et le bleu clair de
ses prunelles lui donnnaient plutôt l'appa-
rence d'une jolie Française que dune odalisque.
Elle avait même le nez retroussé, que Marmoniel
vola dans ses Contes , sur la figure des Pari-
siennes, pour le joindre à la physionomie de sa
Roxclane. Le Karaïte nous dit à voix basse , en
italien, que nous devions être Hattées que Zu-
lickha eût interrompu sa promenade ; car l'or-
gueil et la domination de son caractère ne cètlent
qu'aux volontés homicides du pacha. La belle
(irecque mil. du reste, de l'exagéralion dans se*
civilités, assurément pour détruire la mauvaise
opinion qu'elle nous supposait avoir de son
genre il'csprit; elle loucha légèrement, en signe
d'amitié, mon sein, mes lèvres et ma poitrine, et
m'aliauilonna sa main lorsque je l'eus baiséoj
C'était une main charmante, et le vermillon
dont les doigts étaient pcinis à leur extrémité
rendait encore $a blancheur plus ébloui$WQt|y
— 132 —
Zulickha était mollement assise sur une pile de
coussins en satin Lieu ; elle portait autour île
^on fez un voile île gaze noire, dont les plis ca-
chaient entièrement sa chevelure, mais ijui lilail
si chargé de diamans, que sa coilîure lançait
des flammes de tous côtés et ajoutait à l'éclat
surnaturel de ses yeux. Le voluptueux désordre
de sa pose, h l'angle du divan, ne me permit pas,
non plus (juc chez le pacha, de saisir l'ensemble
rigoureux de la toilette de la favorite ; cepen-
dantj'aperçus, h la dérobée, des jupons de satin
bleu et de brocart d'argent, au-dessous d'une
magnifique pelisse en drap de pourpre, bordée
de martre zibeline; ses mulesétaient d'une étoffe
d'or, éraaillée de perles, mais cette chaussure ne
couvrait que le bout des pieds nus sur une lar-
geur d'un denii-poucc; quand Zulickha mar-
chait, elle était obligée de retenir sa babouche
par le gros orteil et le premier doigt.
La conversation fut plus animée que dans la
chambre un peu politique de Hussein; je vis
bien que Zulickha était sentimentale. Après dif-
férentes questions et réponses fort vagues, nous
en vînmes à l'amour : et quelle ne fut pas ma
surprise, d'entendre la prisonnière d'un ha-
rem raisonner sur l'amour absolument comme
la petite-maitresse la plus indépendante de Bath
ou de Vienne ! Zulickha, très instruite pour son
rang et pour son état, avait lu les poètes per-
sans; elle avait lu le Gelaleddin, surnommé le
nioolah of Room, le Balzac du Korassan ; elle
connaissait également la collection des .Menesvi ;
les Cinq Trésors, de Mizami; le hhamsah, de
ilatifi; enfin toute la littérature de Shiraz.
Je pris congé de Zulichka et nous passâmes à
la seconde favorite.
Celle-ci, qu'on nomme Shirin, n'est pas une
Ilydriote comme sa rivale, mais une Circas-
sienne. Il y avait dans sa toilette une infériorité
légère, preuve que celte beauté n'occupe réelle-
ment que la deuxième place dans le cœur si bien
rempli du pacha. Sa pelisse était néanmoins de
velours noir, h lames d'or; dans le voile de gaze,
nous aperçûmes moins de diamans que de Heurs
naturelles ; cela était d'un gracieux tout orien-
tal. Elle me parut aussi blanche, aussi purpu-
rine que Zulickha, mais plus maigre, et d une
langueur qui accusait une mauvaise santé. Les
yeux de Shirin avaient le même éclat, la même
limpidité que les prunelles de Zulickha, mais
aussi une mélancolie profonde, i|uehiue chose
des femmes vaporeuses de Coleridge et de Sou-
they ; un lakisle en serait devenu fou, et si ja-
mais leurs disclides s'égarent "a AViddin, je re-
doute le sort du pacha. Shirin, (luoiiiue moins
rompue aux mines françaises que sa rivale, fut
cependant jdus amicale, plus sans façon avec
moi et madame Lampugn.ini; elle se mit au
piano en s'accroupissant sin- une pile de carreaux
«ju'elle jeta du divan avec les folâtreries d'un en-
fent, et nous joua l'ouverture de la Violette, an-
rangée par llerz, dune manière aussi parfaite
qu'un premier prix du Conservatoire. En frap-
jjant le dernier accord, elle me présenta sachi-
iouque ornée de diamans, et demeura stupé-
faite quand je lui fis répondre par madame Lam-
pugnani ((uo ma bouclie ne tavait pas aspirer la
vapeur du labac. Alors elle me proposa devi«iter
ia galeiie ilr tableaux ; celait une pelilc cham-
We où i|ucb|iifs toiles à l'huile et une douzaine
d'aquarelles couraient les unes après les autres
sur les matelas d'un divan circulaire. Il y avait
des Bonington, des Lawrence, des Decamps, un
délicieux VVatteau, et même une esquisse fan-
tastique de iMartyn, achetée à la vente de M. Can-
ning.
La touchante Circassienne, voyant que la chi-
bouque me répugnait trop, me fit servir du
café dans un bol d'argent, recouvert, selon l'u-
sage, d'un superbe cachemire. Soit que ses hu-
meurs noires eussent été dissipées par le moka,
soit qu'elle voulût, sur la fin de la visite, redou-
bler de {irévenances et de caresses, Shirin de-
vint d'une familiarité fort douce. C'est alors que
je m'aperçus que sa toilette, pour être moins
splendide, n'était pas moins riche que le cos-
tume de Zulickha : elle avait réellement sur son
corps un trésor en diamans ; un collier de trois
rangs de perles fines entourait son cou de neige,
et plusieurs châles de Perse, d'une grande va-
leur, lui ceignaient la taille; ses doigts de pieds
étaient, comme ceux de la main, teints de ver-
millon; des bagues brillantes relevaient l'éclat
de sa peau, et enfin un camée antique, précieux
travail pourun amateur de médailles etde sculp-
tures, retenait sur la gorge les plis de sa robe
avec la précision classique d'une toge latine.
La troisième épouse de Hussein ne touchait
pas du piano, elle faisait de la tapisserie. Son
costume, des pieds à la tête, était entièrement
couleur de rose , avec la même profusion de dia-
mans et de perles. Elle avait à ses côtés, sur un
tapis, un charmant enfant, Ali-Bey, qui est son
fils, et qui ne ressemble pas mal à wnpoussah
chinois. Plein d'esprit et de gentillesse, ce petit
garçon, malgré la difficulté où nous étions de
nous faire entendre mutuellement, me divertit
beaucoup par sa pantomime expressive; elle
remplaçait très bien pour moi l'idiome turc. Sa
mère, voyant combien il m'avait (du, se prit
d'une belle amitié pour moi, et détachant une
guitare du plafond, me chanta une romance de
Balfi, le compositeur chéri des femmes de Lon-
dres, sur un air composé par ce musicien pour
l'infortunée madame Crescini, morte dernière-
ment à Riga , comme elle revenait de Péters-
bourg. La romance de Balfi est faite pour un
contralto , et la troisième épouse du pacha ,
Léila, avait précisément ce genre de voix, qui
s'accordait avec les tresses brunes de sa cheve-
lureet les tons ambrés desoni ou.
Léila me captivait; ses accens rappelaient, à
s'y méprendre, la malheureuse cantatrice qui
faisait les délices du salon de lady Uurham, en
183G; j'étais charmée, lorsqu'on annonça la vé-
ritable favorite d'Hussein, celle qui règne au-
dessus des trois épouses, la douce et incompara-
ble Cocila. Près d'un soleil aussi radieux, Shi-
rin, Zulickha et Léila n'étaient que des étoiles
filantes. Je n'entreprendrai pas de décrire celte
gazelle du sérail de Widdin. La mère des
vierges marchait devant la favorite avec un
( trousseau de clefs à la main. A un signe de Co-
cila, cette respectable matrone ouvrit un ca-
binet particulier, dont la porte était dissimulée
par une psyché d'assez mauvais goût, et dans le-
quel étaient pendus les châles consacrés aux
bayadères du harem, ainsi que des pantoufles de
velours. Celait le préliminaire du bal définitif,
dont les premières danses ne nous avaient pas
singulièrement diverties; on réservait quelque
chose d'imprévu pour le moment des adieux. En
effet, Cocila, suivie de ses rivales, de madame
Lampugnani, de tout le corlége des femmes, de
moi et du sérail, se dirigea vers le grand salon
par lei|uel nous étions entrées dans le harem.
Nous y reprimes nos places sur les divans; la
musique ne tarda pas à charmer nos oreilles. Je
crois qu'il serait difficile d'imaginer un plus
étrange charivari.
L'orcheslre se composait de six jeunes filles,
accroupies en rond sur un sofa et chantant un
lai plaintif, accompagnées de tambourins et
dandinant en même temps leurs cor^s de droite
à gauche , connue se balancent des peupliers
agités ])ar le vent. Dans la galerie, à l'entrée du
salon, se tenait solennellement la mère, qui
distribuait avec gravité aux danseuses les ba-
bouches de velourset les châles qu'elles tortil-
laient sur-le-champ en ceinture autour de leur
taille, entrelaçaient dans leur chevelure, ou
laissaient flotter sur leurs épaules. Bientôt les
castagnettes retentirent ; les doigts brillaient et
claquaient dans l'air comme des sonnettes de
métal. C'est alors que la Taglioni de la bande,
parée d'un habit court et jaune, et d'un panta-
lon écarlate brodé d'or, l'oeil étincelant de plai-
sir, s'avança devant nous en exécutant différen-
tes poses où le corps Jaisaitplus de frais que
les pieds (I). Elle fut rejointe par deux de ses
compagnes, et toutes les trois, se guidant sur les
chants de l'orcheslre et sur le son du tambou-
rin, dansèrent un pas qui n'était, 5 peu de chose
près, que le fandango. A chaque nouveau sujet
qui venait rejoindre les jeunes filles entraînées
déjà par la musique, leur extase semblait aug-
menter. Je partage enlièrement l'opinion de
lady MaryWortlay Montague; rien de plus gra-
cieux que ces ballets, et il est faux que le spec-
tacle en soit indécent pour une femme. Tandis
([ue le crescendo des tambourins ravissait les
nymidies de Cocila, l'eunuque noir parut, et
nous avertit que le steamer se préparait à conti-
nuer sa roule. Aussitôt les danses furent inter-
rompues, les femmes de Hussein nous enlourè-
rent avec les marqties les plus vives de regrets,
et notre costume obtint le dernier hommage.
Toutes ses parties devinrent successivement
l'objet d'un examen rapide, mais attentif : le
cercle était connaisseur. Ce qui excita au plus
haut degré la surprise et les cris dejoie des fem-
mes du harem, le croirait-on? ce furent mes
gants. Aucune d'elles ne parvint à les mettre ,
non point que leurs doigts fussent trop grands,
mais leur gaucherie était extrême, et leurs mains
n'avaient pas la forme ou le pli qui convient
pour subir à volonté l'étroit emprisonnement
d'une peau cousue. Le petit Ali-Bey fut le seul
qui réussit à fourrer sa main dans un gant, qui
fut impitoyablement rompu ; mais je lui pardon-
nai ce tort en faveur des cachemires que sa mère
me força d'accepter, et que j'eus la faiblessse de
prendre. Il fallut enfin se séparer; les *a/«wi»
recommencèrent de part et d'autre, les baisers
ne manquèrent pas , et le Karaïte en eut sa part.
Pourun homme qui lisait le Talmud, je le trou-
vais bien familier avec les femmes du harem ; il
(l)Ces mots soulignés se irouveut en français dans
l'originalt
— 133 —
est vrai qu'il ^'tail médecin de la maison. Ce
qu'il y eut de plus curieux dans la cér(!''monie
des adieux, ce furent les doléances et les mines
du vieil eunuque noir, qui batifolait avec les da-
mes comme un don Juan de la côte d'Afrique.
Tout le monde se mit aux fenêtres pourvoir le
steamer fuir avec majesté sur les flots du Da-
nulie. Cocila fut la dernière qui se laissa voir, et
elle agitait encore son écharpe de pourpre,
ra'envoyant des baisers avec la main, quand les
créneaux de la forteresse disparurent à nos
yeux.
Je me retrouvai seule avec madame Lampu-
gnani et le Karaïte ; la scène orientale dans la-
quelle nous venions de jouer un rôle nous éblouis-
sait toujours de ses rayons.
Mais ce qui fut humiliant pour moi, c'est l'in-
diUîérence avec laquelle ces pelites-raaîtresses ac-
cueillirent des nouvelles qui nous semblent fort
importantes au-delà du Danube. Je croyais me
rendre très intéressante en décrivant les mer-
veilles du couronnement de la reine Victoria.
Quelle fut ma surprise de voir que les houris du
pacha ne savaient pas bien de qui je voulais par-
ler! Mais pendant la danse, la duègne, en bu-
vant son café, me demanda, d'un air grave, s'il
était vrai que Napoléon était mort à Sainte-Hé-
lène?
Pour adoucir mes regrets, le Karaïte me ra-
conta l'histoire de Cocila, qu'il ne m'avait pas
été possible d'entretenir avec le même soin que
ses compagnes. Ce roman prouve à quelles sin-
gulières traverses une femme de l'Orient, mal-
gré la retraite apparente de sa vie, est souvent
exposée.
Cocila, originaire de l'Inde, et du mystérieux
sang de Vishnou, n'avait pas encore quinze ans,
et habitait Moscou, vers l'époque où les Fran-
çais y entrèrent. Elle était une de ces jeunes bo-
hémiennes si remarquables, dont les grftccs, l'a-
mabilité et les attraits irrésistibles doivent pa-
raître fabuleux à quiconque ne les a pas vues
dans cette ville fantastique. Placée sur les limi-
tes de l'Asie et de l'Europe, Moscou sert de re-
fuge à toutes les familles indigènes des bords du
Gange que diverses aventures poussent au-delà
de l'Himalaya , vers les frontières sepientrio-
les de l'Hindostan. Les bohémiennes, ou nautch,
ou bayadères, qui viennent furtivement y ap-
paraître, comme des génies des Mille et une
Nuits, sont, pour la plupart du temps, des pré-
tresses de Vishnou, dont le cœur fut assez faible
pour trahir les lois de Vesta , si rigoureusement
vengées dans l'ancienne Rome, et que les brah-
mines font respecter par les j>lus horribles sup-
plices. La séduisante Cocila était arrivée à Mos-
cou depuis un an, avec une troupe de danseuses
de sa mystérieuse tribu, lorsque Napoléon scm-
para delà ville incendiée, et établit son quartier-
général au Kremlin. Epouvantés par la victoire
delà Moskowa, et croyant que les Irançaisétaient
un peuple surnaturel mangeant de la neige et
chevauchant sur des dragons ailés, les com-
pagnons hindous de la bayadère avaient décam-
pé et fui comme des gazelles limides vers la pa-
trie de Brama. La tille de Vishnou était restée
seule, avec un nègre, dans une demeure soli-
taire, aux portes de la ville, mais entourée de
toutes les commodités du luxe, et il lui avait été
facile d'obtenir, en sa qualité de danseuse et
d'étrangère, un sauf-conduit de la part des au-
torités militaires de l'armée française.
Peu de jours après l'installation de l'empereur
au Kremlin, un jeune officier du corps du
général Delzons, instruit par quelques juifs
opulens qui étaient ,en rapport d'intérêts avec
Cocila, et recommandé d'ailleurs par ces obli-
geans pourvoyeurs de la conquête, se rendit
plusieurs fois nui tamment au gite de la bayadère,
situé, comme nous l'avons dit, dans un faubourg
écarté, et que les flammes de Rostopchin n'a-
vaient pas atteint.
Les visites du Français furent d'abord sans ré-
sultat. Un soir qu'il avait été plus pressant :
— Écoute, Léonard, dit Cocila, suis-moi...
fuyons, fuyons!... ne nous quittons plus... A
cette condition seule je reconnaîtrai que tu
m'aimes!...
Le Français, amoureux fou, tenait fort peu à
la grande armée, pourvu qu'il fût heureux ; il
accepta la proposition de la bayadère, il prit le
costume oriental, se teignit le visage, et dit
adieu à sa patrie comme à son épée. Cocila ob-
tint un sauf-conduit, par l'intermédiaire du
juif, par lequel on lui permettait de passer à
Pétersbourg avec tous ses domestiques, au nom-
bre desquels le lieutenant Léonard était com-
pris. Ils partirent tous deux , plus passionnés
<jue jamais, pour Pétersbourg, où Léonard ré-
sida près de seize ans sous les vêtemens orien-
taux et avec le titre de frère de Cocila. La baya-
dère exerça dans la capitale de toutes les Russies
le métier qu'elle exerçait dans Moscou : devine-
resse pour les femmes, enchanteresse pour les
hommes, se faisant payer fort cher par les unes,
n'accordant rien aux autres. Léonard lui-même,
bien qu'il fût récompensé de son dévoùraenl,
n'avait aucun empire sur cette créature mysté-
rieuse, dont l'existence antérieure resta, au sur-
plus, toujours un secret impénétrable pour
lui. Durant celte longue vie en commun, la [pas-
sion du Français ne se démentit pas, ni la beauté
de Cocila, bien qu'elle fût parvenue à ti'cnte ans.
Vers l'époque où commença la guerre de la
Russie contre la Porte, le gouvernement mosco-
vite donna l'ordre à Léonard de rejoindre les
armées concentrées sur la frontière turque pour
y servir d'interprète. Cet ordre tomba comme un
coup de foudre sur les amoiu's si constantes du
lieutenant; mais il n'y avait pas moyen de dés-
obéir , sous peine de trahir un incognito si
longtemps gardé et qui faisait toute la sécurité
de leur liaison.
La résolution de Cocila fut bientôt prise : elle
prit des habits d'homme, laissa à Pétersbourg
ses richesses et ses domestiques, n'emmena que
son nègre favori, et suivit Léonard dans les li-
gnes de Urahilolf, au siège de Schumla. Mais
dans une reconnaissance, les deux amans,
sélant trouvés au milieu des avant-postes avec
un escadron ,de lanciers, furent enveloppé.s par
un millier de spahis turcs • Léonard expira, lia-
clié de coups de yatagan, avec plusieurs otticiers
russes ; Cocila fut sauvée par son noir, mais faite
aussitôt prisonnière et soigneusement épargnée
par les musulmans, (lui la prenaient encore
pour un bel adolescent à peine sorti de l'en-
fance. Hussein obtint facilement que cette proie
lui fût cédée, et depuis ce moment elle fait par-
tie de son harem. Le noir que vous avez vu est
le nègre qui a été si romanesquement fidèle à sa
fortune.
{Revue britannique.)
a'>a2<î>£2ï223 3^ a»»ii,S^3Bïît? (1).
'Tel est le titre d'un livre intéressant, habile-
ment conduit, simplement et énergiquement
écrit, de M. Emile Souvestre. Ce roman, qui mé-
rite et qui doit obtenir les sympathies de toutes
lésâmes honnêtes, est une critique de l'amour
de l'argent, cette soif immorale qui veut s'as-
souvir à tout prix, même en ruinant l'homme
probe et industrieux dont le travail est la seule
ressource et la seule fortune. — Dans le frag-
ment que nous empruntons à cet ouvrage émi-
nemment utile, nous voyons en présence les
deux personnages principaux de l'action : l'in-
dustriel honnête homme, Severin, le papetier
de la vallée de Penhôat, en Bretagne, et son ef-
fronté concurrent, Caillot, le banquier parisien,
qui à force d'or a élevé autel contre autel, a dé-
truit le crédit de son antagoniste, et a fini par
l'écraser. Bonheur, réputation, Severin a tout
perdu; Caillot a acheté des créances qui, non
payées à l'échéance, doivent consommer la ruine
du malheureux Severin. C'est lorsqu'il a acquis
cette certitude, que, pour en finir avec le sort,
Severin se résout à aller trouver son ennemi. --
Ajoutons, pour l'intelligence complète de ce qui
va suivre, que le neveu de Caillot, Elie de Beau-
court, aime la jeune et belle .Vnna, fille du pa-r
petier . Rien de gracieux, de naif et de suave
comme l'amour de ces deux jeunes gens, si purs
au milieu de la corruption et des intrigues qui
les environnent. Hâtons-nous aussi d'avertir le
lecteur que c'est à tort que Severin va croire sa
fille coupable : l'aveu d'Anna est celui d'une
passion cachée que sa candeur lui fait apparaî-
tre comme une faute.)
Ce jour-là même, Gaillot donnait à diner. La
compagnie était nombreuse, les vins précieux
circulaient, et la galté devenait plus bruyante,
lorsqu'un bruit de voix qui se querellaientse fit
entendre, t n valet, qui semblait vouloir arrêter
quelqu'un, entra; au même instant, Severin pa-
rut sur le seuil; il était pâle et souillé de
boue, et la pluie ruisselait de ses cheveux blan-
chis.
A sa vue, il se fit un raouTeraent parmi tous
les convives. Caillot, qui avait commencé une
dissertation sur les vins qu'il faisait goûter, s'ar-
rêta court et reposa son verre sur la ial)le en
pâlissant.
Tout entier à ses préoccupations , Severin ne
remarqua point le trouble qu'avait excité sa pré-
sence. H s'avança vers le banquier, comme s'il
n'eût aperçu que lui.
— H f.tutqueje vous parle, monsieur, dit-il
d'un accent calme cl profond.
Presqu'au même instant, ses yeux tombèrent
(0 2 vol. in-S«, chez Charpentier, libraire, rue d«i
Beaui-Arts, 6,
134 ^
sur les convives assis près de Gaillot, et il parut
remari]Ut'i', iiour la pieiiiit-re fois , que celui-ci
n'i'tait point seul ; il se découvrit alors lenle-
nient, et laissant voir son front devenu chauve
en quelques jours :
— Pardon ! messieurs, dit-il, j'ai dérangé vo-
ire joie.
— En effet, répondit le ban<iuier (jui s'était
déjà remis, votre affaire n'est pas, je pense, si
presst'e ((u'on ne puisse laremellic, cl.... si vous
voulez nous tenir compaijnie...
— J'attendrai , dit Severin en croisant les
bras avec calme.
Gaillol sembla consulter du rci;ar(l ses convi-
ves embarrassés, but pour se donner une con-
tenance, et se décidant enfin :
— Allons, dil-il avec clfoit...., puisque vous
le voulez absolument '... je jH-ie ces messieurs
de m'exeuser...
11 se leva et passa avec le fabricant dans une
pièce voisine.
— Je suis à vos ordres, dit-il en montrante
relui-ci un fauteuil.
Mais Severin resta debout. Gaillot, qui tenait
à se donner l'air assuré, s'assit.
— Je viens confesser mon erreur et reeonnat-
Irevotre supériorité, monsieur, dit Severin.
— Comment? demanda le banquier avec éton-
nement.
— J'ai refusé de vous croire quand vous m'a-
vez averti que l'argent était plus fort que l'hom-
me ; j'ai voulu opposer mon intelligence à vos
riehesses , ma science à votre habileté ; j'ai
l)ensé qu'il fallait chercher le gain du travail
dans le travail même, et que le seul moyen d'ob-
tenir le succès était de le mériter !... J'étais un
enfant, et ma ruine a puni ma crédulité.
— J'ai toujours regretté que, dans le principe,
nous n'ayons pu nous entendre, dit M. Gaillol.
— C'est ma faute, monsieur; j'aurais dû com-
prendre que nos industries, à nous autre gens
de peu, ne vivaient que par votre tolérance, et
que le jour où notre place vous faisait envie ,
nous n'avions qu'à prendre nos enfans par la
nain et partir. Les conquérans d'autrefois ex-
propriaient le travailleur par le fer, vous l'ex-
propriez par l'or. Le progrès est là. En soldant
au lieu de bravi un avoué subtil , vous pou-
vez nous égorger au nom de la loi , car notre
existence, notre repos, noire honneur , tout est
Il votre merci.
Mais qu'importe, après tout? ajouta-t-il en
voyant que Gaillot ouvrait la bouche pour ré-
pondre; ce qui est n'est mal que pour ceux qui
en souffrent, et, comme parties intéiessées ,
ceux-là ne doivent point être écoutés. Dans no-
tre société nous n'avons le droit de nous plain-
dre quede ce cpii ne nous blesse pas; aussi n'est-
ce point pour discuter la légitimité de ma ruine
(jue je suis venu , monsieur, mais pour savoir
jusqu'où vous voulez qu'elle aille.
— Je ne com|irends pas bien comrtient je puis
avoir une part si importante dans vos affaires.
— Oh ! de glace, monsieur, point de détour,
tlft Severin avec impaiience, si ce n'est poui'
nioi, quecc soit [lourvous! Songez que vos con-
vives vous attendent et que chaque faux-fuyant
laisse refroidir un plat. A i]uoi bon, d'ailleurs ,
cette dépense d'habileté contre moi '.' Ne m'a-
yez-vous pas les poings liés et la gorge tendue à
votre couteau ? A quoi vous servirait la ruse dé-
sormais ? et quel escompte vous rapporterait le
plus adroit mensonge ? Ne croyez -vous pas que
vous devez être franc, ne fût-ce que par écono-
mie de temps ?
— Encore faudrait-il savoir ce que vous de-
mandez , dit sèchement Gaillot.
— A la bonne heure.... Voici, monsieur. Vous
avez i>our quatre-vingt-dix mille francs de bil-
lets signés de moi ; en exigeant leur paiement
aux échéances, vous pouvez me forcer à déposei-
mon bilan. Je sais que la fiùllite d'un concurrent
est chose heureuse, c'est comme la mort d'un
adversaire pour un duelliste; c'est, en même
temps, une vengeance et un avertissement ; puis,
dans le commerce , la honte des autres vous
tient lieu de bonne réputation. Elle vous re-
hausse par comparaison. C'est une ombre qui fait
ressortir un honneur trop pâle peut-être sans
cela. Mais, dans celte circonstance, je ne puis
faillir sans vous exposer à perdre une partie de
votre créance; ce que je veux donc, c'est savoir
si vous tenez assez à l'éclat de ma chute pour la
payer aussi cher.
— J'entends, dit Gaillot, qui avait réfléchi pen-
dant que Severin parlait; vous voudriez faire
votre liquidation à l'amiable , dans l'intérêt de
votre réputation et de vos créanciers, que vous
désirez payer intégralement.;
— Et je le puis, monsieur, en obtenant du
temps.
— Je le sais. Vous avez pour soixante 'mille
francs de produits fabriqués, trente-cinq mille
francs de matières premières, cinquante-cinq
mille francs de recouvrement à diverses épo-
ques ; total , cent cinquante mille francs. En
supposant que le moulin et les terres représen-
tent une somme égale, votre actif l'emporte sur
votre passif d'une vingtaine de mille francs.
— Vous êtes singulièrement au courant des
affaires des autres, dit Severin stupéfait.
Gaillot fit un sourire narquois.
— C'est le seul moyen de bien connaître les
siennes, répondit-il.
— Alors , monsieur , vous voyez qne Je puis
faire honneur à tous mes éngagemens.
— En estimant les terres et le moulin à cent
cinquante mille francs !...
— On m'en a offert deux cent mille !...
— Avant mon établissement, sans doute; niais
maintenant ipii voudrait acquérir ? Prendre vo-
tre place serait s'exposèi' au même sort que
vous : car, moi , je reste là, et les conditions de
la lutte ne changent point pour voire succes-
seur.
— A'rti'oiTis que ses ressources ne soient égales
âlix vôtres, monsieur.
— Alors mon intérêt est de l'empêcher de ve-
nir. La difficulté est vraiment là. Vous ne pou-
vez vous libérer (pi'en vendant votre usine, et
pour le faire avantageusement, vous me deman-
dez du temps. Mais, si l'acheteur a peu d'argent,
il ne se présentera point, parce qu'il ne pourrait
soutenir ma concurrence ; s'il en a beaucoup,
c'est moi qui ne pourrai soutenir la sienne, et je
dois l'éloigner. De toute manière , la vente est
donc impossible pour vous ou dangereuse pour
moi ; tandis que, si je vous mets en faillite , je
sors de suite de celle incertitude, et je vous force
à vendre immédiatement au premier venu , qui
( transformera votre usine en laminoir ou en
moulin à farine.
— C'est juste, dit Severin , que le raisonne-
ment du banquier avait paru frapper ; je le vois
maintenant, ce n'est |)as seulement mon indus-
trie que vous avez détruite, c'est l'instrument
que vous avez brisé dans mes mains. Je croyais
n'avoir perdu que la moisson, et vous me prou-
vez {{we, grâce à vous, le champ est devenu sté-
rile. Que faire alors, monsieur, de ce que vous
m'avez laissé ? Apprenez-moi, au moins, com-
ment je puis consommer ma ruine sans nuire à
personne. Il y a tant de moyens de fausser sa pa-
role, n'en connaissez-vous aucun de la tenir ?
Puisque, de nos jours, la probité est plus dif-
ficile que le vol, conseillez-moi ; mettez pour
une fois votre habileté au service d'un ami
qui voudrait payer ce qu'il doit , fallût-il ven-
dre son sang jusqu'à la dernière goutte.
— Le banquier laissa glisser vers Severin un
regard sournois qui riait sous sa paupière.
— 11 y aurait un moyen, dit-il, mais vous avez
espéré sans doute sauver quelque chose de ce
naufrage , et il faudrait vous dépouiller com-
plètement.
— Je suis prêt , monsieur, dit le fabricant ;
dites, dites, que je sorte seulement de cetabime
d'incertitudes ; que je puisse quitter la maison
où j'ai été heureux trente années, le bissac de
mendiant sur l'épaule, mais la tête haute et ne
craignant la rencontre de personne : je ne de-
mande point autre chose.
— J'achèterai votre moulin, dit Gaillot d'un
ton indifférent.
— Vous ! s'écria Severin en tressaillant.
— Pourquoi pas ?
— Mais que ferez-vous de deux papeteries ?
— Ce sera un acheminement à en avoir davan-
tage. J'ai calculé qu'aucun pays ne valait la Bre-
tagne pour cette fabrication : cours d'eau, ma-
tières premières, économie de la main-d'œuvre,
commodité du transport, tout m'y favorise. Vous
avez ici vingt papeteries, mais qui manquent de
capitaux ; avant deux ans, j'aurai fait fermer
celles que je n'aurai point achetées.
— Ah! je comprends, dit Severin; c'est un
monopole qu'il vous faut : vous voulez être le
fermier général d'une grande industrie !... Vous
avez commencé par moi la ruine de vingt famil-
les dont il vous faut le pain pour faire vernir
vos équipages ; les sacrifices ne vous ont rien
coûté, parce qu'il fallait que je servisse d'cxem-
pleienécrasant d'abord le plus forl,vous avezpen-
queles faiblesse montreraient moins rebelles!...
Mais que n'exigez-vous que je publie moi-même
ma ruine comme une leçon et un avertissement,
monsieur ? Que ne me gardez-vous ici comme
ces rois vaincus que les anciens conquérans con-
servaient en cage pour effrayer les autres ?
Voyons , que demandez-vous ? qu'exigez-vous
de moi ? J'écoule.
Et le fabricant s'assit en croisant les bras sur
sa poitrine, comme s'il eût voulu y comprimer
l'indignation.
— Vous exagérez tout, dit Gaillot avec une
fausse bonhomie ; je ne suis point si diable que
vous me faites.
— Vos conditions, monsieur ?
d'Anna.
— Les voici. Vous avez hâte d'^
H
135 —
>fbûsP eh bien, je vous propose de me substi-
tuer en votre lieu et place, et de me charger de
votre liquidation, en vous assurant quittance
générale de vos créanciers.
— En effet, dit Severin avec un sourire amer ,
vous pourrez olilenir des transactions que je n'o-
serais proposer, des atcrmoiemcns qu'on me re-
fuserait ; l'affaire, difficile pour moi, peut être
profitable pour vous : je comprends.
— Acceptez-vous?
— J'accepte, monsieur ; ensuite?
— Je prendrai le moulin pour cent mille
francs , qui seront imputés en déduction de ma
créance.
—Prenez, monsieur; il est juste que le vaincu
paie les frais de la guerre.
— Vous me reconnaîtrez la propriété exclu-
sive des différentes machines de votre invention
qui s'y trouvent.
— Soit, dit Severin, dont l'impalience deve-
nait visible. Le cerf est abattu, il faut que la cu-
i'ée soit complète. Après les membres, le cer-
veau : tout vous appartient. Demandez des bre-
vets pour ce que j'ai inventé; faites de ces dé-
couvertes, qui m'ont coûté trente années d'étu-
des , les épingles d'un marché; dtfendez-moi
même d'en essayer d'autres; après l'instru-
ment, prenez-moi la pensée : ne suis-je pas dans
votre main, et ne vous ai-je pas dit que j'étais à
votre merci ? Allons, monsieur, votre dernière
condition ?
— Vous devez la deviner, dit Caillot avec une
apparente simplicité ; vous êtes un fabricant
trop habile poUr (jue je ne craigne pas de votre
part une concurrence directe ou indirecte, tant
que nous serons l'un près de l'autre.
— Eh bien ? demanda Severin.
; — Eh bien..., ce que je désire est sans doute
d'accord avec Vos projets...
— Enfin ?
— Enfin...., je voudrais que vous prissiez
l'fehgagement de (lartir sur-le-champ.
Severin se leva d'un élan.
. — Assez..., assez... , dit-il d'une voix trem-
blaiite ; j'ai tout écouté jusqu'ici avec calme, je
liiesuis contenu, j'ai écrasé mon cœur sous mes
poings i)our l'empêcher de se révolter : vous
m'avez demandé ma fortune, j'ai donné ; mon
industrie, j'ai donné encore ; mes décou-
vertes, j'ai donné toujours, et cela ne vous
iiiffit pas ! Maintenant, vous osez me demander
ma liberté,.. ; vous ne voulez pas même me lais-
ser ce qu'on laisse au dernier mendiant, le droit
de souffrir où il veut ! Vous me chassez d'ici ,
vous ! vous qui êtes arrivé d'hier, qu'on ne con-
hàit pas ; qui n'avez fait jusqu'îi présent que re-
muer des pierres , abattre dos arbres et Iniser
des êxislcnces; vous qui n"avcz, dans ce coin de
terre, que de l'argenl, quand moi j'y ai tous mes
souvenirs, quand j'ai vu ceux que j'aime y naî-
tre ou y mourir! Ah ! c'est trop ; faites valoir
vos droits , monsieur : vos poursuites valent
mieux que vos faveurs.
En parlant ainsi , Severin s'avançait vers la
porte. Gaillot l'arrêta.
— Vous ne m'avez point laissé achever, dit-il.
— J'en sais assez.
— J'ai une autre |uoposiliou.
— Je ne veux point la ronualtrc,
— Ecoulez-moi, vous dis-j<'.
— Kon.
— Mais...
— Adieu, monsieur.
— A votre aise, s'écria Gaillot en le laissant
aller. Vous ne voulez point m'entendre jusqu'au
bout, vous vous emportez avant de ra'avoir com-
ju-is ; faites!... Une fois déjà vous avez rejeté
mes olfres , et vous voyez où ce refus vous a
conduit. Je pouvais vous fournir un moyen de
vous tirer d'affaire, de recommencer votre for-
lune... ; mais vous êtes le maître de vous per-
dre... -. puissiez-vous seulement, monsieur, ne
point vous repentir d'avoir volontairement con-
damné votre fille à la misère.
Aces derniers mots, prononcés d'un accent
sérieux, le fabricant, qui allait sortir, s'arrêta
comme frappé au cœur. Il est des noms et des
souvenirs (jui, jetés au milieu des plus vives
colèi es, les éteignent subitement. Le cœur de
Severin était, d'ailleurs, pareil à une coupe
pleine que le moindre choc fait déborder. Se
défiant de lui-même, comme tous les malheu-
reux, les sentiments ne faisaient que traverser
son unie, et n'y trouvaient point d'attaches. La
persévérance n'est que la continuité de l'espoir,
et l'homme qui n'attend plus le succès flotte à
toutes les émotions du découragement ou de la
crainte. En entendant le nom de sa fille, le gon-
fiement d'indignation que la proposition du
banquier avait soulevé chez lui retomba, et il
fut saisi d'un attendrissement si profond qu'il
se sentit près de pleurer.
Gaillot remarqua cette émotion.
— Allons, dit-il en prenant Severin par la
main et le ramenant, point d'enfantillages ;
soyons calmes et entendons -nous une fois.
— Ce que vous faites est d'un homme sans
cœur, monsieur, dit le fabricant les yeux baissé''
et d'une voix plus triste qu'indignée. Quand je
veux sortir, vous me jetez le nom de ma fille
en travers de cette porte ; après vous être armé
contre moi de mon malheur, vousvous armez de
mes alîections, vous en faites un moyen de tran-
saction ; vous me rappelez cruellement le sort
qui menace une enfant que j'aime, pour m'enle-
vcr même le choix demes douleurs !... Eh bien,
monsieur, soyez content; vous m'a\ez envié jus-
([u'à la fierté du malheur ; vous aviez bien
deviné qu'au souvenir de ma fille je serais sans
force pour vous résis'ter : c'était bien là le joint
du cœur.
Il y avait dans l'accenl de Severin une désola-
tion si digne et une humilité si noble, que
Gaillot en fut remué.
— Ecoutez-moi, monsieur Severin, dit-il en
forçant le père d'.\nna à se rasseoir ; sur l'hon-
neur, je veux vous adoucir le coup (|ui vous
frappe , et j'en ai les moyens. La eoncurreiue
est une guerre où l'on lue son adversaire parce
qu'il le faut, et non parce qu'on y prend jdaisir.
Tâchons de tomber d'accord, el tout est répa-
rable.
La condition de (luitlcr le pays vous a blessé
tout il 1 heure, mais liU ou tanl ne faudra-l-il
pas que vous vous y décidiez ? Qui vous retien-
drait ici désormais ? Tout ce qui vous attachait à
Pcnhùat va être perdu pour vous ; la vue même
de ce (pie vous avez aimé vous rappellera perpé-
tucllemeut votre changement de position : puis
vous ne pouvez vivre ici sans fortune cl sans iu- j
— — — — ^■^■IMLx*»— Bi—^l^
dustrie. Eleverez-vous une nouvelle usine ? Ce
serait vous préparer une nouvelle ruine. D'ail-
leurs, où trouver l'argent nécessaire ? Il faudra
donc que vous cherchiez ailleurs les moyens de
vivre avec votre fille... Eh bien, je vous les offre,
moi I... Seulement, je vous le dis de suite et sans
détour, il y a un sacrifice à faire : il faut, pen-
dant quelques années, quitter la France...
Severin fit un mouvement.
— Oh ! je sais que cette condition est dure, re-
prit vivement le banquier; mais aussi, songez
qu'il n'est point question d'avantages incertains,
mais de profits assurés d'avance. 11 ne s'agit pas
seulement de vivre, mais d'acquérir plus que
vous n'avez perdu , et d'ac(juérir à votre fille une
fortune qui peut assurer son bonheur.
— Et quelle est cette affaire , monsieur ?
— La direction d'une maison de consignation
à la Nouvelle-Orléans. Dix mille francs vous sont
assurés par les associés, outre une part dans les
bénéfices. Je m'engage à vous prouver jusqu'à
l'évidence que dix années suffisent pour rétablir
convenablement vos affaires.
Pensez-y donc, ajoula-t-il en voyant que Se-
verin restait rêveur ; je ne veux point vous sur-
prendre : prenez (juelques jours pour réfléchir.
— iNon , dit le fabricant en se levant , au point
où les choses en sont venues, à quoi sert la ré-
flesion ? c'est ouvrir dans son âme un champ de
bataille sur lequel sentiments, rêves, pensées, se
he\n-tent inutilement, et où la nécessité décide
seule en dernier ressort. Que mon sort s'accom-
plisse!... J'accepte, monsieur.
Gaillot frappa ses mains l'une contre l'autre
avec une exclamation de joie.
— Eh! allons donc! s"écria-t-il, à la bonne
heure; dès demain nous signerons nos conven-
tions.
— Sur-le-champ, sur-le-champ, monsieur,
répondit Severin , dans la résolution duquel il y
avait un peu d'égarement; je veux que tout se
termine à l'instanl même.
— Soit, dit le banquier; tout est clair et facile.'
J'avais d'avance fait un brouillon d'acte; vous
allez voir s'il vous convient.
11 chercha dans un carton et en tira un papier,
qu'il lut à Severin. Il lui développa ensuite l'af-
faire relative au comptoir de la Nouvelle-Or-
léans, en lui présentant les pièces à l'appui.
Severin suivait tout avec cette perspicacité
profonde et rapide que donne rexallation. Il fit
quelques observations qui frappèrent Gaillot par
leur portée, obtint quelques modifications, relui
les conventions, (jui étaient vraiment avanta-
geuses , puis signa.
Le banquier signa après lui.
Ces débats s'étaient prolongés outre mesure ■
Eulalie fit prévenir M. Gaillot que sa compagnie
s'iuquiélaii de sa longue absence.
— Adieu, monsieur, dit Severin en se levant;
dans huit jours je serai au Havre et prêt à partir.
Le fabricant sortit de l'usine de M. Gaillot dans
un état d'exaltation difficile à exprimer.
Tant d'émotions l'avaient agité depuis quel-
ques instants, un changement si prodigieux s'c-
lait accompli dans sa < ie entre le moment de son
entrée chez le banquier et celui de sa sorlie ï
qu'il s.ivait à peine si tout cela n'était point ua
rOvo. Il se dirigea vers le moulin, la tête eu feu
cl uu seulout point la (erre sous ks pieds.
1 se-
llais lin scnliment dominait en lui tous les
autres, l'impatience d'instruire Anna ! Semblable
à un homme qu'écrase un trop lourd fardeau, il
ne i)ensait tiu'à se déiharder de cette confidence.
Il eiU voulu pouvoir crier à sa fille, dans un seul
mot, tout ce (|ui s'était passé, afin de n'y plus re-
venir. Devinant que cette nouvelle serait pour
elle une vive douleur, et incapable de trouver un
détour pour l'y i)réparcr, il avait h la lui annon-
cer la même liâle (|ue l'on éprouve îi voir exécu-
ter sur quehiu'un de cher une oi)ération dange-
reuse, mais inévitable. Il pensait d'ailleurs qu'il
était moins douloureux au cœur de se sentir
écrasé d'un seul coup que de passer par toutes
les crises de l'inquiétude, et que les malheurs
étaient , dans la vie , des médecines amères qu'il
était sage de boire d'un trait.
Lorsqu'il entra au moulin , la vieille nourrice
IMarguerile fut la première qui l'aperçut.
— Où est Anna ? demanda-t-il sans lui donner
le temps de rien dire.
Marguerite montra le salon ; il y courut.
La jeune fille se détourna au bruit que fit la
porte en s'ouvrant, jeta un grand cri, et vint
tomber dans les bras de son père. Severin , trop
ému pour pouvoir parler, la tint serrée contre
sa poitrine.
— Toi! toi de retour!... s'écria la jeune fille
ai)rés les premiers baisers; et sans m'avoir pré-
venue, sans m'avoir écrit!...
— Je n'en ai point eu le temps, dit Severin;
mais embrasse-moi encore..., pauvre et aimée
enfant.
Elle fut frappée de l'accent entrecoupé de son
père, et remarqua ses traits altérés.
— Que tu es jiftle ! dit-elle.
Severin s'assit sans répondre; Anna s'appro-
cha avec une sorte d'effroi.
— Mon pèi'e! répéta-t-elle encore.
Elle s'arrêta, et ses regards interrogèrent Se-
verin ; il l'attira sur ses genoux.
— Tu n'oses rien me demander, n'est-ce pas ?
dit-il, et pourtant... Tu as du courage... lu
m'aimes bien ?
— Ah! peux-tu douter...
— ;\on, je ne doute pas... ; mais écoute-moi...
et aie du courage...
11 l'approcha de son cœur.
— Je suis ruiné ; il ne me reste plus rien, en-
tends-tu bien? rien (jue toi... Ce moulin ne m'ap-
partient plus. Tout ici est vendu à d'autres ; il
faut que je cherche un nouvel état pour nous
faire vivre : on vient de m'en offrir un... C'est
un emploi avantageux, mais qui nous force à
aller bien loin d'ici... à la Nouvelle-Orléans.
— Dieu ! s'écria Anna.
— ^ous partirons dans quelques jours.
La jeune fille se dégagea des bras de son père.
— Dans quelques jours ! c'est impossible !
— Il le faut, Anna; hélas, il le faut!
— Mon père, sécria-l-elle en joignant les
mains... ne pars pas... par pitié... Je ne puis
point partir.
Le fabricant parut surpris.
— Qui peut le retenir ici désormais? deman-
da-t-il.
,. l.lle se laissa glisser h terre, et cacha sa icte
sur les genoux de son père.
— Qu'as-tu , Anna ? s'écria celui-ci ému.
— ;J« l'aime!... raurmura-t-elle.
Severin pSIit.
— Qui ?... demanda-t-il d'une voix tremblante;
Élie?
La jeune fille se cacha davantage.
— Oh ! ce malheur nous manquait... Mais
lui...
— Il m'aime aussi.
— 11 te l'a dit?
— Oui, mon père... Il voulait me demander à
loi... puis... il est parti... sans m'avertir.
— Pauvre et crédule enfant, dit-il , et tu n'as
pas compris que M. Caillot avait effrayé son ne-
veu... qu'Élie a voulu te fuir... et qu'il ne re-
viendra pas?
Anna leva sur son père un regard éperdu.
— Il m'a promis, dit-elle.
— Il oubliera sa promesse.
— Que dis-tu ?... mon Dieu !... mais il ne peut
m'abandonner maintenant.
— Comment?
— Je l'ai cru, moi... S'il ne revient pas...
— Eh bien ?
Je suis perdue!...
Severin se leva d'un bond.
— Perdue ! s'écria-t-il; cela ne peut être... Tu
es folle... parle... explique-loi !
Mais Anna, suffoquée de sanglots, ne pouvait
répondre.
— Perdue ! répéta Severin... Comprends-tu ce
que tu dis là, malheureuse!... Est-ce possible ?...
La voix du fabricant avait pris un accent ter-
rible ; la jeune fille , à genoux, tendit les mains
vers lui comme un naufragé qui s'abîme.
— Grâce , mon père ! balbutia-t-elle.
— C'est donc vrai ? s'écria Severin.
Et il leva les deux bras avec un geste fou,
comme s'il eût voulu écraser cette enfant abattue
à ses pieds ! Anna ferma les yeux , baissa la tête et
attendit.
Mais il se rejeta tout à coup en arrière.
— Va-t'en ! dit-il d'un accent étouffé , va-t'en !
Elle fit un effort pour se relever, et retomba
sans forces.
Alors Severin regarda autour de lui comme un
homme en délire, chercha la porte d'une main
tremblante, l'ouvrit à tâtons et s'élança hors du
salon.
Ne sentant, dans le premier instant, que le
besoin d'échapper aux tentations d'une douleur
furieuse qui l'eût j)orté à quelques violences, il
sortit du moulin comme un insensé, courant de-
vant lui sans savoir où il allait et sans s'aperce-
voir de la pluie qui tombait à.torrens.
Cependant le premier transport s'apaisa bien-
tôt. Il avait, depuis quelque temps, subi tant
d'épreuves, que le malheur n'excitait plus en
lui de longs étonnemens : il avait fini par s'y
accoutumer et par ressembler à ces plongeurs
habiles] qui, au plus profond du gouffre, gar-
dent l'instinct du salut , et retournent vite re-
prendre haleine sous le ciel.
Quelque terrible que fût le coup qui venait de
le frapper, son ilésespoir ne pouvait être de
longue durée. Il y avait en lui une force native
développée par cette rude gymnastique du mal-
heur à laquelle il avait été soumis depuis quel-
que temps. Puis, au milieu du transport insensé
dans lequel l'avait jeté l'aveu d'Aiiua , la vague
pensée de la sauver avait surnagé. Sans avoir
pleine conscience lui-même de cet instinct, il y
avait obéi ; et , lorsque le premier nuage de dou-
leur et de colère fut tombé de dessus ses yeux, il
se trouva, pour la seconde fois, devant la porte
de M. Caillot
La fête venait de finir, et les conviés avaient
pris congé du banquier. Les .salles étincelaient
de bougies, quelques bouquets oubliés jon-
chaient les causeuses , et la flamme des casso-
lettes s'éteignait en répandant un dernier nuage
parfumé.
Severin traversa d'un pas rapide le salon dé-
sert, alla droit au cabinet de M. Caillot et l'ou-
vrit.
A la vue du fabricant , celui-ci fit un geste de
surprise.
— Vous, à cette heure, mon voisin , dit-il en
se levant.
— Il faut que je vous parle, dit Severin en re-
fermant soigneusement la porte derrière lui.
— Qu'est-ce donc ? Avons-nous oublié quel-
que chose dans l'acte ?
— Quelque chose, en effet, monsieur, et de
plus grave que tout le reste.
— Quoi donc ?
— Le mariage de M. de Beaucourt et de ma
fille.
Caillot recula surpris.
— Comment! balbulia-t-il ; que signifie?...
— Cela signifie que votre neveu est un Iftche ,
monsieur, répondit Severin d'une voix concen-
trée ; que j'avais confié ma fille à son honneur, et
que ma fille est déshonorée.
— Qui vous a dit ?...
— Elle-même, tout à l'heure, à genoux et
suffoquée de larmes!... J'ai fui pour ne pas la
tuer!... Et cependant, de quoi est-elle coupa-
ble , elle ? d'avoir cru à la parole de l'homme
qu'elle préférait, d'avoir eu amour et pitié ! car
qui ne connaît les moyens employés par ces in-
fâmes ? despromesses, des prières, des larmes!...
Comment de crédules enfans résisteraient-elles?
Savent-elles seulement ce qu'on leur demande ?
Quand elles le comprennent, elles sont déjà
perdues!
— Permettez, permettez, monsieur Severin,
balbutia Caillot, qui cherchait évidemment,
sans le trouver, un moyen de sortir d'embar-
ras... Certainement je prends part à votre dou-
leur... Cependant, je veux croire mon neveu
moins coupable que vous ne le supposez.
— Il épousera ma fille, dit Severin; il le faut,
monsieur, il le faut.
— C'est ce dont j'aime à douter, car vous com-
prenez quelles difficultés... Il y a des conve-
nances...
— Oh! je sais... je sais, s'écria le fabricant
avec impétuosité : nous sommes trop pauvres ,
n'est-ce pas ? — Pauvres , en effet; car ce que
j'avais gagné avec le travail assidu de trente an-
nées, vous me l'avez ravi en quelques jours!
Mais, si l'indigence de ma fille la rendait indi-
gne de M. de Beaucourt, pourquoi est-il venu
vers elle ? Est-ce nous qui l'avons cherché ? Ne
lui ai-je pas fait jurer suy son honneur qu'il ne
reverrail plus Anna?... et il l'a revue pourtant ,
malgré sa promesse et en mentant à son hon-
neur... Ah ! maudit soit le jour où le hasard m'a
fait rencontrer cet homme ! Ce jour, je me le
rappelle encore, je m'en revenais joyeux et le
cœur tranquille; je traversais nos landes peu-
- m? —
ries en calculant nos espérances; j'arrivais près
de ma fille , qui m'attendait avec de douces et
pures confidences!... Deux années ne se sont
pas encore écoulées, et, aujourd'hui, je suis
venu ici , à pied , un bâton à la main , comme
,un mendiant; j'ai traversé vos salons somp-
tueux, en me demandant combien de mes sueurs
avaient payé chaque lumière et chaque parfum;
j'ai accepté , en vaincu , les conditions que vous
m'avez dictées ; et quand, écrasé de tant de dou-
leurs, je suis allé vers ma dernière consolation,
vers ma fille, je l'ai trouvée déshonorée !
Severin s'arrêta ; l'émotion étouffait sa voix.
Gaillot s'agita sur son fauteuil, et toussa plu-
sieurs fois pour ne pas perdre contenance.
— i'excuse ces reproches, dit-il; je les con-
çois..., mais vous me permettrez de ne pas y
répontlriC... Elie est absent...
— Où est-il ? demanda brusquement Severin.
— Je ne pourrais le dire au juste...; mais
vous comprenez que ceci le regarde plus que
moi ; que je ne dois point prendre à sa place...;
il peut avoir des projets..., des engagemens.
— Des engagemens ! s'écria Severin en tres-
saillant; mais votre neveu est libre , monsieur?
— Je ne sais , répondit le banquier avec hési-
tation.
— Que dites-vous?... Oh! ce serait horrible !
Mais songez donc qu'il n'a qu'un moyen de ré-
parer sa faute ; que si ce moyen était impossi-
ble... Oh! non, non; voire neveu est libre,
monsieur, n'est-ce pas ?...
— 11 se rendait à Paris pour un mariage con-
«enu depuis longtemps..., dit Gaillot d'un ton
contraint. Il est arrivé depuis plusieurs jours, et
il doit être...
— Marié ? cria Severin.
Gaillot baissa la tête : il y eut un moment de
silence terrible; le fabricant s'était appuyé
àes deux mains à un fauteuil pour ne pas tom-
ber.
—Marié! répéta-t-il enfin d'une voix sourde...
Ainsi.... , il a déshonoré celte enfant sans amour,
par passe-temps; la voilà perdue à jamais!...
Marié!.. Oh! malheur alors! car, dans quel-
ques jours, sa femme sera veuve ou ma fille or-
pheline.
Il fit un mouvement pour sortir.
— Où allez-voust" dit Gaillot, qui commen-
çait à être effrayé.
— M. de Beaucourt est toujours à Paris ? de-
manda le fabricant.
M. Gaillot lui prit les mains.
— De grâce , écoutez-moi , monsieur Seve-
rin.., Mon Dieu, je comprends votre douleur... ,
je la partage...; mais elle vous aveugle... Du
calme, je vous en conjure... Voyons... En toute
chose , il faut examiner la fin. Pounjuoi songer
à des violences qui ne peuvent remédier à rien P
Vous connaissez la vie, monsieur Severin; vous
savez que le sage accepte les malheurs irrépara-
bles. La vengeance est une folicde jeune iiommr;
elle coûte toujours plus .pfcllc ne rapporte!
gue gagnera votre fille îi un scandale qui achè-
vera de la perdre ?
— Oh! pardonnez-moi , monsieur, dit Seve-
rin ; je sais qu'on peut déshonorer une femme
sans craindre la réprobation; qu'il y ait des
cœurs brisés, qu'importe au monde i' Il raille la
victime! mais lorsque le sang coule, les rires
s'arrêtent, et on n'insulte plus à une honte ca- .
chée derrière un cadavre; l'opinion fait justice I
quand on meurt en l'invoquant: maintenant, .
on peut applaudir votre neveu d'avoir désho- j
noré ma fille ; mais, quand il aura tué le père, il
sera infâme.
— Qu'y auri'z-vous gagné ?
— D'avoir fuit mon devoir, monsieur; d'avoir
vengé la famille outragée !... Ah! puisqu'il est
des crimes que la loi ni le monde ne punissent,
honte à (|ul les soulFie! c'est la lâcheté des vic-
times qui fait la force des scélérats.
— Allons, dit Gaillot, qui comprenait peu
les subtilités d honneur dans lesquelles ne man-
que jamais de nous jeter une grande passion;
revenez à vous, votre tête s'exalte!... Qu'avez-
vous besoin de moyens extrêmes pour étouffer
cette affaire? L'absence n'est-elle point plus
sûre que tout le reste ? Ce ([ui s'est passé est se-
cret, et vous quittez le pays dans quelques
jours.
— Je ne pars plus, dit Severin.
— Réfléchissez, mon cher monsieur; votre
fille est jeune..., ,vous pouvez compromettre
son avenir par un éclat..., tandis qu'une fois
parti...
— Je ne pars plus, vous dis-je.
— Je conçois, je conçois, dit Gaillot d'une
voix câline..., dans le premier instant on ne
songe qu'à sa colère!... mais demain vous serez
plus calme..., vous réfléchirez... Mes associés
et moi comptons sur vous... Vous avez signé
un engagement... , vous êtes trop galant homme
pour ne pas le remplir.
— Que voulez-vous dire? s'écria Severin de-
venu attentif.
— 11 faut que vous partiez... , dit le banquier
avec une apparence de franchise amicale; vous
vous y êtes obligé..., et dans votre propre in-
térêt... je l'exigerais. j
Le fabricant fut frappé d'un trait de lumière;
il recula, et regardant Gaillot en face :
—Vous saviez tout, dit-il; c'est vous qui avez
fait partir M. de Beaucourt... il n'est pas ma-
rié!... tout ce qui s'est passé entre nous était
une comédie préparée... Cet acte, ce dédit...
oh! je comprends tout maintenant! Vous vou-
liez m'avoir en votre puissance pour me forcer
à ni'éloigner... Mais cestune surprise odieuse!...
Vous ne vous servirez pas de cet acte, mon-
sieur..., rendez-le-moi...
Il fit un pas vers Gaillot, et tendit la main
avec un geste impérieux; mais le banquier avait
retrouvé toute son audace, en voyant cpril n'a-
vait rien à ménager.
— Cela est impossible, répondit- il sèche-
ment.
Les yeux de Severin s'allumèrent.
— Monsieur, dit-il d'une voix conleniie, mais
qui tremblait de fureur, monsieur, ne me pous-
sez pas à bout, au nom du ciel ! Depuis iliu\ an-
nées, je n'ai pas épromé une souffraïuo >pii ne
soit venue de vous ! Dans le monde, à mon usi-
ne, près de mon foyer, j'ai ressenti partout vo-
tre maligne influence!... Vous avez obsédé mes
jours et mes nuits comme un mauvais génie!...
Vous avez mis le feu à mou paradis terrestre
vous m'avez chassé de toutes mes joies..., et
vous voulez encore me voler frauduleusement
l'honneur!... Oh! ne me poussez pas .^ bout,
monsieur, car vous ne savez pas quels rêves
fous j'ai faits pendant ces dernières heures de
désespoir! Rendez-moi cet acte..., rendez-le-
moi..., je le veux!
La voix de Severin s'était élevée à mesure
qu'il pariait ; ses poings s'étaient fermés et ses
yeux étincelaient, il s'avança vers le bureau de
Gaillot.
— Prenez garde à ce que vous allez faire, mon-
sieur, s'écria celui-ci en voulant lui barrer le
passage.
— Cet acte! cria le fabricant.
Et il l'écarta avec violence. Gaillot tendit la
main vers le cordon de la sonnette, mais Se-
verin la lui saisit et la rabattant avec emporte-
ment :
— N'appelle pas, misérable! dit-il, ou je ne
réponds plus de moi.
Il y avait tant d'égarement dans les yeux de
Severin, que Gaillot en fut épouvanté. Faisant
un effort désespéré, il se dégagea de son étrein-
te, courut à la fenêtr? et rouvrit en appelant
du secours. La pensée qu'on allait venir et qu'il
aurait la honte d'être arrêté traversa l'esprit de
Severin et le rendit fou. Saisi dune inexprima-
ble rage, il se précipita vers Gaillot, le prit à la
gorge et le renversa sur le balcon!... Dans ce
moment, ses regards tombèrent sur le gouffre
obscur ouvert au dessous ; les immenses roues
de la papeterie y tournaient avec un mugisse-
ment monotone et puissant; le père d'Anna eut
un vertige !... Ses mains se crispèrent, la balus-
trade fléchit sous les pas du banquier rejeté en
arrière; elle allait céder, lorsqu'un cri àlasicu-
sùi partit du dehors.
Ce cri terrible rappela Severin à lui-même ;
ses bras se détendirent. 11 regarda autour de lui
comme un homme qui sort d'un rêve horrible,
et portant les deux mains à son front avec un
gémissement de douleur et de honte, il s'élança
hors du cabinet de M. Gaillot.
Emile Souvestrk.
ôatiitf-iJlaiif-îirs-JHfuiti.
André Orcagna (1) fut non seulement un des
premiers peintres de son pays et de son temps,
mais, en quelque sorte, un des créaleurs delà
peinture en lialie ; on pourrait même dire qu'il
le fut aussi de la sculpture et de l'architecture;
car il acheva, avec Giotto, Gaddi et Brunelsco,
cette merveilleuse basilique de Florence, qui fai-
sait dire à Michel-Auje ; l'otcri egli imilare
appcme.iioit .mpcrare con tarie.
Orcagna se livrait surtout ;i la sculpture en
bois, qu'il avait perfectionnée en y joignant la
couleur, ce «pii lui mérita, de la part de ses
contemporains, le nom de maître île la .«culpiure
pcinle. Le plvis précieux chef-d'œuvre de ce
genre, enfanté par son ci.-;eau et son pinceau
réunis, fut une statue lie la Vierge, qu'il fit en
1357, pour le chœur de la basilique dont nous
avons parlé, et qui s'est malheureusement per-
due le jour même de son iunuguralion.
Les biographes cl les chroniqueurs expliquent
cet événement de diverses manières; les unsl'at-
(1) N* â Florence en 1320, mort en 1JS9 (École
flore Dilue).
— 138 —
Il il)utiU à un luiraile ilu titi, (jui sciait toulà la
gloire (lu talent il'Orcajjna, les autres à une
aventure jjalante, qui fait le plus grand honneur
à son caractère. Ouoi(jup la première version
soil plus poéliiiue peut-être, et assez en rapport
avec l'esprit île répo<iue,nous croyons avou'deux
excelleiitis raisons pour préférer la seconde :
dabord, elle a l'avantage de se concilier avec
l'autre, tout en la réduisant aux termes de la
vraisemblance; ensuite elle s'accorde parfaite-
ment avec les mœurs florentines, au temps des
Médicis.
Il y avait près d'un mois (]u"André Orcagna
lravaill:iit .': sa statue, qu'on avait apjielée tl'a-
vance Sainte-.Marie-des-1'leurs, du nom de l'é-
{jlisc dont elle devaitétre leprincipal ornement.
Enfermé, du malin au soir, dans le magnifique
atelier (jue le comte Calfart-Ui lui avait élevé près
de son palais, l'artiste s'était engagé à livrer son
u'uvre pour la veille de l'Assomption, à la con-
dition expresse, toutefois, que personne necon-
naitrait avant ce jour la composition de son su-
jet, et que lui seul découvrirait sa Vierge au j)U-
blic, sur le piédestal même qui l'attendait, au
fond du cijœur de Sauta -Maria.
Dans une ville aussi occupée d'art que Flo-
rence, ce mystère avait donné lieu à mille con-
jectures. Pendant que les membres de la com-
mission ducale et les esprits forts de là noblesse
ouvraient des opinions et des paris sur la ques-
tion de savoir si la statue serait assise ou debout,
velue de l)leu ou de rouge,avecou sans&a/«6<//o,
/etc., les superstitieux et les gens du peuple al-
laient plus loin dans le champ de l'imagination,
et voulaient absolument trouver quelijne chose
d'étrange sous une exigence d'artiste aussi na-
turelle ([Uordinaire. De l'étrange au merveil-
ieux, il n'y a qu'un pas fort glissant. Ce pas fut
franchi, (•uivant l'usage, par les esprits les plus !
trédules, à la suite des plus téméraires ; et, en-
tre autres interprétations, également inviaisem-
l)lables, voici le bruit miraculeux qui finit par
s'accréditer dans ilorence.
La mère de Dieu, disait-on, invoquée par le
sculpteui ch;.rgé de faire son image, lui était ap-
parue dans son atelier, telle iiu'elie voulait être
représentée aux hommts.
.adoptée avec ardeur et commentée parchacun
celle histoire prit en (leii de jours des dévelop-
pemeos incroyables. Au lieu d'une apparition,
- ■ V en avait eu deux; puis bientôt le prodige
',,', t. renouvelé à plusieurs reprises, puis en-
fia
toutes les ...
ville dormait -''^."» ^ "'"l^'-^'' '1"*^ f verge Mane
•1 . «commençait tous les jours, ou plutôt
1 \ -«uits; car c'était la nuit, tandis que la
descendait du ca
gna.
•"lau milieu de l'atelier d'Orca-
Des lé-ions d'o'Uues venaient ensuite, sou-
tènànl le nuage qui po."lait leur souveraine Elle
mettait pied à terre, au m'I'eu d une gloire
rayonnante, enbauiuait, en passant, tout le pa-
lais Calfarelli, el entrait à la dérobée dans Iha-
bilalion du statuaire. Il y avait des gens qui
assuraient l'avoir entrevue. Elle avait glissé près
deux comme une ombre voilée, el ils avaient pu
respirer ses célesles parfums. Ln page des Calfa-
relli mil un malin le quartier en rumeur, en
montrant un lis qu'il avait trouvé à la porte du
peintre, tout humide encore de la rosée du ma-
tin.... Cette fleur tut reconnue par des experls
pour n'avoir rien de lerrestre : elle venait donc
en droite ligne de quelque jardin du paradis, et
c'était la reine des anges qui l'avait laissé choir
par mégarde. Une autre preuve, au reste, (juil
se passait chez l'artiste des choses surnalurelles,
c'était l'excessive lumière qui éclairait son ate-
lier depuis le soir jusqu'à l'aurore, et en faisait
une sorte de phare éclatant au milieu des som-
bres monumens d'alentour.
Sans a|>puyer ni démentir ces bruits, Orcagna
se contentait de sourire lorsqu'on lui parlait de
son divin modèle, et, si quelques uns s'expli-
quaient défavorablement ce silence, par l'a-
monr-propre obligé du sculpteur, le plus grand
nombre, au contraire, y voyaitune confirmation
du miracle.
Le fait est que la croyance populaire n'était
pas dénuée de tout fondement. Etre réel ou fan-
lastiqiic, habitant du ciel ou de la terre, (jnel-
(ju'un s'introduisait véritablement chez Orcagna
à l'heure où on le supposait visité par la Vierge,
et ceux-là ne s'étaient pas trompés tout à fait,
qui disaient avoir vu une ombre mystérieuse se
glisser à la faveur des ténèbres, le long du palais
Calfarelli. Tous les soirs, en effet, ou presque
tous les soirs, celte ombre apparaissait dans un
angle de l'édifice, prenait sa route vers le même
point sous les blanches colonnades des péristy-
les,et, arrivée à l'extrémité de l'aile, devant l'a-
telier du statuaire, disparaissait subitement
par une porte dérobée. Quiconque l'etit obser-
vée de près, dans celte furtive expédition, eût
reconnu une femme, voilée des pieds à la tête,
et eût pu s'étonner de la rencontrer en un tel
lieu, à la première inspection de ses modestes
vèleinns; mais sous les plis vulgaires d'une
mante empruntée, un examen plus altetitif eût
fait deviner bientôt une main blanche et délicate,
un pied d'une finesse extrême, une taille rem-
plie d'élégance et de grandeur, et une démar-
che, surtout, particulièrement aristocratique.
C'est que la personne qui visitait ainsi Orca-
gna n'était rien moins (ju'une des plus puissan-
tes et des plus belles dames de Florence, la com-
tesse Antonia d'Orso, fille Unique de l'alné des
Caffarelli et veuve d'Andréa d'Orso, premier
chambellan du duc de Médicis. Dans ce vérita-
ble âge d'or de l'arl et de la galanterie, où tout
ce (jui était grand s'i'ssociait à tout ce qui était
beau, où le peintre et le sculpteur marchaient
de pair avec les princes, André Orcagna avait
été reçu chez la comtesse d'Orso, au milieu de
ce que la Toscane possédait de plus illustre.
Homme de génie et brillant cavalier, ces deux
titres avaient suffi au statuaire pour le faire re-
marquer d'abord de la noble dame. Bientôt son
amour avait mérité une attention plus sérieuse.
Elle l'avait écouté avec une secrète complaisan-
ce ; et, comme sa parole partageait le pouvoir
de son pinceau, elle lui avait insensiblement ou-
vert son cœur, pour ne lui avoir pas tout de
suite fermé son oreille.
Etre aimée en secret du premier artiste de
Florence ! avoirpersonnifié labeauté idéalepour
l'esprit qui en avait l'intelligence la plus exquise !
cela valait certes la peine de réaliser aussi la
passion rêvée pour le cœur qui devait la sentir
mieux que tout autre ; et c'étaient là une gloire
et un bonheur qui ne i)ouvaient pas se rencon-
trer deux fois dans la vie.
Digne de ce bonheur et ambitieuse de cette
gloire, la fille des Caffarelli avait donc aimé Or_
cagna; elle l'avait aimé comme il l'aimait lui-
même, sans autre concession que le mystère
aux préjugés qui les séparaient. Elle avait juré
d'être à lui devant Dieu, ne pouvant lui apparte-
nir devant les hommes. Elle était allée seule chez
lui, à défaut de le recevoir seul chez elle ; et elle
avait été fière et contente d'inspirer son génie,
en posant devant son ciseau pour Sainte-Marie-
des-Fleurs.
C'est ce qu'elle allait faire tous les soirs sons
le déguisement qu'on a vu, et voilà pourquoi,
chaque nuit le sculpteur travaillait aux lumières.
Ces mystérieuses relations se continuèrent
heureusement jusqu'au terme solennel qui de-
vait les interrompre. Le matin même de la veille
de l'Assomption, la commission ducale fit de •
mandera Orcagna si la statue était achevée. Soil
<pie l'amant voulût prolonger son bonheur, soit
que l'artiste eût à retoucher son œuvre, Orca-
gna répondit qu'il était prêt à tenir son engage-
ment, mais que la commission l'obligerait beau-
coup en lui accordant un sursis de vingt-quaire
heures. On accéda officieusement à cette demande
sans consiilttr l'impatience publique, et il fut
décidé que la statue serait inaugurée le jour
même de l'Assomption.
Le sculptiur et la comtesse ne mantiiièreni
pas de profiler de ce délai. Antonia, cette fois,
trouva moyen d'aller à l'atelier beaucoup plus
tôt que de coutume. Sept heures n'étaient pas
sonnées, et il faisait encore grand jour lorsqu'elle
se présenta à la petite porte secrète. Elle était
mieux cachée que jamais sous son déguisement
ordinaire, et Orcagna lui-même hésitait à la
reconnaître...
— C'isl moi déjà, lui dit-elle de sa voix la
plus douce. V^ous désiriez donner, à la lumière
du soleil, le dernier coup de pinceau à Sainte-
Marie-des-Fleurs; prenez votre palette, siguor,
voici votre modèle !
Et, jetant loin d'elle sa mante avec une tendre
coquelterie, elle montra en effet au statuaire
une si brillante réalisation de sa pensée, qu'il ne
put que pousser un cri d'amour et d'admiration
tout ensemble.
— Je vous salue, Marie ! dit-il en tombant à
deux genoux, dans une sorte d'extase qui absor-
bait l'amant, le chrétien et l'artiste; jevous salue,
Marie ; vous êtes pleine de grâces ; vous êtes bé-
nie entre toutes les femmes!...
Simple comme son époque et na'if comme sa
foi, Orcagna avait voulu faire, à la lettre, une
Sainte-Marie-des-Fleurs. 11 avait donc orné el,
pour ainsi dire, habillé sa statue de toutes les
fleurs que la nature lui avait offertes. Il lui en
avait nus dans les mains et sur les cheveux : il
en avait semé sous ses pieds et sur sa robe; il
lui en avait fait une ceinture et une écharpe, un
bouquet et une guirlande, un collier et un dia-
dème. Peu lui importait que son travail fût cen-
tuplé par cette multiplicité de détails, pourvu
que son œuvre fût complète, que sa pieuse fan-
taisie trouvât une forme!... Les nuits ne sup-
pléaient-elles pas, d'ailleurs, à l'insuffisance des
jours, et le modèle adoré n'était-il pas là tous les
soirs ?
Or, après avoir posé successivement pour cha-
que partie de la statue, la comtesse avait résolu,
ce jour-là de poser pour la statueentière.RéuniS".
r
— 139 —
saut donc avec une amoureuse patience toutes
les plus belles Heurs choisies pai- Orcayna, elle
avait passé la journée à s'en former une parure,
et elle s'était faite si seml>lable S la Vierge du sta-
tuaire, que ce dernier, en la voyijnt apparaître
ainsi, crut que son propre ouvrage venait de s'a-
nimer à ses yeux.
— Allons, niaitre, dit Antonia, en lui tendant
la main, relevez-vous, et ne perdons pas une
minute.
Orcagna obéit àcetle voix toute puissante, prit
une couronne de marguerites qu'il avait cueil-
lies le jour même, la posa doucement sur les
cheveux de la jeune femme, yajoutala!;uirlande
de roses qui servait d'écharpe à sa Vierge; puis,
prenant son pinceau et se mettant à l'ouvrage,
Commença celte séance qni devait compléter son
chef-d'œuvre, en achevant d'élever la copie à la
hauteur du modèle.
Tendant prés de deux heures, il travailla sans
reiftche. Des couleurs plus vives animèrent le
bois insensible. La lîgure devint plus belle et
son sourire plus céleste; l'ombre et la lumière
se jouèrent mieux dans les draperies; les fleurs
surtout s'épanouirent plus fraichemenl. Toute
la statue enlin respira davantage.
— Assez! mail re, assez ! s'écria tout à coup
Ii: comtesse en coirrant à l'artiste. Votre œuvre
est parfaite et il n'y faut plus mettre la main.
— Elle est pourtant moins belle que vous en-
core, Antouia!
— Elle est divine, vous dis-je, et Marie sera
jalouse de ceux qui l'adoreront. Oubliez-la donc,
Orcagna, poursuivit-elle en entraînant le sculp-
teur, et ne pensez plus qu'à moi désormais; soyez
â moi seule, ù mon tour !
Tandis qu'elle parlait ainsi, un changement
."Singulier s'opérait dans sa personne. A la joie
pure et assurée qni avait animé jus(|ue alors son
Visage succédait rapidement une préoccupation
mélancolique.
— Qu'avez-vous, ùrae de ma vie ? demanda le
statuaire étonné.
— Orcagna, répondit-elle en se laissant lom-
Iier près de lui sur des coussins de velours, de ■
puis trois semaines que je viens ici presque Ions
les soirs, jusqu'à ce dernier moment où m'y
voici encore, je vous ai toujours semblé satisfaite
et tramiuille. Pour donner le bonheur à votre
amour et l'inspiration à votre génie, il fallait bien
que mon front fût calme et ma bouche souriante.
Mais aujourd'hui que votre génie et votre amour
n'ont plus rien à me demander, je dois être sin-
cère enfin, et je peux vous confier ma peine.
— Que voulez-vous dire, juste ciel ! Parlez !
parlez vite!
— Vous me voyez pour la dernière fois, Orca-
gna. La comtesse d'Orso va vous quitter avec
Sainte -Miuie-des-Fleurs.
—Me quitter, Antonia ! oh ! c'est impossible...
.,;, . — C'est décidé par ma fainlle, el nous n'y pou-
.yons rien tous deux. Le marquis de liuondcl-
. çionte, ambassadeur du prince de Lucques, est
. ici depuis trois jours pour ra'éponscr au nom de
. son maître, Dcinaiii matin je serai princesse de
Luc(jucs, et demain soir je ne serai plus à l'Io-
. renée...
j, i — Plus à Florence! soupira le sculpteur avec
)a voix d'un mourant qui fait sesadiexxà la vie.
Hélas! hélas !ajouta-t il douloureusement; mon
bonheur aura donc été un beau rêve...
— Comme le mien, Orcagna, et c'est demain
ipie nous nous réveillons ensemble. Mais le re-
gret même de ce rêve sera encore le plus pré-
cieux de nos souvenirs. Soleil disparu sous l'ho-
rizon de notre passé, il dorera notre avenir de
ses reflets éternels. Mon cœur vivra de voire pen-
sée, et le vôtre de la mienne. Nous n'aurons plus
pour être heureux (junne image insaisissable,
mais celle image vaudra mieux que toutes les
réalités du monde !
— Oui, dit le statuaire, en prenant les deu.x
mains d'Antonia pour la contempler à loisir ;
oui, ton image et ta pensée seront désormais
toute mon existence! Ange aux ailes invisibles,
descendu pour moi seul sur la terre, idole chère
et sacrée, que les hommes ont prise pour la reine
du ciel, oui, tu habiteras mon âme jusqu'à ce
qu'elle aille se rejoindre à la tienne; oui, tu in-
spireras mon pinceau, jusqu'à ce que la mort
le bi-ise entre mes doigts.
— Et, comme à vos travaux, mon maître, je
me mêlerai à votre gloire; et quand l'appaiilion
d'un nouveau chef-d'œuvre fera retentir votre
nom jusqu'à moi, je prendrai ma part secrète
dans l'admiration de toute l'Italie.
Orcagna sourit avec tristesse, et tourna vers sa
Vierge un regard découragé.
— L'admiration de toute l'Italie ! soupira-t-
il amèrement, mais comment la méiiler encore,
après cette œuvre accomplie sous vos yeux?
Comment imiter loin de vous ce que voire pré-
sence a rendu inimitable; comment rester à la
hauteur de votre amant, n'étant plus que votre
peintre et votre sculpteur "^ Non, Antonia, non.
Voici ce (|ui arrivera, au contraire. Avant vous,
je n'avais que du talent, je n'aurai tpie du ta-
lent après vous. Mais avec toi, un jour, j'aurai
eu du génie, j'aurai fait une merveille (car celle
tatuc en est une). Etc'est toi qui auras été toute
ma gloire, comm* tu auras été tout mon amour!
Pendant que le peintre et la jeune l'emme pro-
longeaient ainsi leurs adieux, le soleil couchant
avaitjeté ses derniers rayons dans l'atelier, et la
nuit tombait insensiblement sur le palais Cdlîa-
relli.
Tout à coup, au moment où la comtesse re-
mettait sa mante pour se retirer, Orcagna tres-
saillitde surprise en eutendaut frappera sa porte.
Il avait donné une consigne si sévère à ses élèves
et à ses serviteurs, i|u'il lui fut impossible «l'ima-
giner qui pouvait venir à une heure pareille. Il
courut à la porte dérobée pour assurer la fuite
d'Antonia, mais ciuel fut sou élonnemeut de la
trouver gardée à vue, et de voir une foule de
jeunes seigneurs répandus dans la cour dupa-
lais.
— Malheureuse ! je suis perdue ! s'écria la
comtesse avec elfroi. Quel. pi'un m'aura épiée,
et l'on va me sur|)rendre ici !...
— Ne craigne/ rien, réiiondii Orcagna. dissi-
mulant mal sa propre inquiétude, et permettez-
moi d'abord de vous quitter un instant, pour
aller savoir ce qu'on vient l'aire chez moi.
11 enlerm a la dame dans l'alclier el alla ouvrir
à celui qui frappait. Mais avant de montrer aux
lecteurs ce nouveau persoiuiage, nous leur de-
vons des explications sur les causes de son arri-
vée.
Lorsque la comtesse d'Orso avait quitté le pa-
lais Caffarelli pour se rendre à l'habitation d'Or-
cagna, le comte de Cimarello, président de la
commission ducale, en était sorti en même temps,
prenant le chemin de l'hôtel où demeurait 1 en-
voyé du prince de Lucques. U avait cru entrevoir
la ligure de la jeune femme, dans un moment
où elle oubliait de la cacher, el fort intrigué d'un
soupçon (pi'il avait voulu changer en certitude,
il l'avait suivie de loin jusqn'au détour de l'édi-
fice. Là, sans i|u'il fût parvenu à revoir son vi-
sage, il lui avait semblé ipielle entrait chez Or-
cagna, et, plaçant (juclqu'un en embusca.le
pour la gueller si elle sortait, il avait couru con-
ter son aventure au marquis de buondelmonle.
— Je ne saurais jurer que c'est la comtesse
avait-il dit malicieusement; mais je le gagerais
assez volontiers.
— Eh bien, avait répondu le marquis, je tiens
la gageure. Si je gagne, je sauverai la réputation
d'une femme d honneur ; si je perds j'épargnerai
à mon prince une alliance indigne de lui.
Là-dessus, uncon.seil déjeunes seignrursavalt
été assemblé, et on avait cherché des inspirations
dans des llacons de vin de Syracuse. Les inspi-
ralions s'étaient fait attendre, et le temps com-
mençait à s'écouler avec la précieuse lii)ueur,
lorsqu'un incident inattendu était venu au se-
cours des délibérans. Une députation du clergé
deSattta-AJaria s'était présentée au comte de
Cimarello, réclamant la statue d'Orcagtia, pour
l'inaugurer à la cérémonie du soir, et déclarant
ne pouvoir admettre le délai arbitraire accordé
par la commission.
L'occasion était faite exprès pour Surprendre
la comtesse chez le sculpteur. A l'instant même
les ordres sont donnés en conséquence. Artistes
et seigneurs, peuple et clergé, tout le monde est
prévenu, excepté Orcagna : et, pendant que les
complices de la gageure cernent l'atelier, comme
on a vu, le comte de Cimarello s'avance , à la
tête de la commission, suivi processionnelleaient
du clergé de Sanla-Maria , et d'un coiifours de
peuple aussi im|)alient qu'innombvahle.
Tel fut le spectacle qui s'offrit aux yeux du
statuaire, lorsqu'il ouvrit sa porte au président
de la commission.
A l'aspect inatlendn de CCS im|.osans person-
nages, enlourés .le valets armés .le torches llam-
banlcs, de ces prêtres eu robes blanches, précé-
dés de la croix et de la bannière, de celte mults
tude empressée, ondulant à perte de vue. Or-
cagna se crut .l'abord le jouet d'un r-'»,. et se fit
répéter deux fois l'or.lre .le livrer son cuivrage.
-La statue, à l'instant n,éme! .lisaient le»
membres de la coip;nission.
— La statue- ! la statue ! répétait le cler<;é de
la basilique.
— Sainte-Marie-des-Fleui-s ! criait la foule
avec ses mille voix.
L'artiste éperdu représenta en vain et le délai
qui lui avait été accordé par les commissaires,
et lanéc(\<silé pour lui de retoucher encore son
travail. Il lui fui répondu que les commiss.ùrcs
av.iieni oulrcp.issé leurs pouvoirs, .juil pourrait
d'ailleurs, le lendemain, retoucher son travail
dans l'église, mais qu'il fallait aux prêtres et aux
li.lèlcs la statue, telle qu'elle élait , pour être in-
augurée à la cérémonie du soir.
Sous l'instance parUculicrc du comte de Cima-
— 1/,0
rello, Orcagna devina sans peine un piège, et il
en sentit le but indirect en reconnaissant les
seigneurs (jui entouraient son atelier. Oubliant
donc aussitôt son propre ii)tér(H pour un intérêt
cent fois plus précieux , il comprit (juil devait
avant tout sauver l'honneur de la comtesse. Re-
fuser sa Vierge,c'élait s'exposer à la l'aire enlever
de force , tant était grande l'impatience du
peuple de voir enfin l'image mystérieuse pour
laquelle la mère de Dieu elle-même avait voulu
servir de modèle ! D'un autre côté , s'il préten-
dait interdire l'entrée de sa demeure à ses visi-
teurs intéressés , ils trouveraient bien le moyen
d'y pénétrer malgré lui, et, de toutes les façons,
Antonia strait jierdue.
Dans celle cruelle perplexité, l'amour vint au
secours de l'artiste, et lui inspira un de ces stra-
tagèmes héroïques dont lui seul est capable.
De toutes les ouvertures de l'atelier, il n'y en
avait qu'une qui filt libre; c'était une large fe-
nêtre au dessous de laquelle coulait l'Arno.
Dans celte issue terrible sur un abime de
soixante pieds, Orcagna vit le salut de la
comtesse !...
— Messeigneurs, dit-il aux prêtres et aux com-
missaires, en reprenant une contenance assurée,
quelque surprise que votre empressement m'ait
causée d'abord, il m'est trop honorable pour que
je puisse refuser de m'y rendre, et je vais me
mettre en mesure de vous livrer ma statue. Sou-
venez-vous toutefois de la condition que vous
m'avez accordée : Sainle-Marie-des-Fleurs doit
être portée sous un voile jusque dans le chœur
de la basilique, et, sur son piédestal seulement,
je la découvrirai de ma main.
Ce droit du sculpteur était formellement éta-
bli, comme on sait.ll fut donc accordé à l'instant
et sans la moindre méfiance.
— Je commence à croire, dit Cimarello à
Buondelmonte, que vous allez gagner la gageure,
et que j'ai pris quelque fantôme pour la com-
tesse d'Orso.
— C'est ce que nous allons savoir , répondit
l'envoyé du prince de Lucques , se réservant de
juger la chose après l'inspection de l'atelier...
Cependant , sous prétexte de voiler sa slalue,
Orcagna était rentré près de la comtesse et se
trouvait de nouveau enfermé avec elle.
— Eh bien! lui demanda la jeune femme
qui l'avait attendu dans des angoisses affreuses.
— Eh bien! Antonia, dit l'artisle, c'est vous
qu'on vient chercher ici en feignant d'y venir
chercher ma Vierge.
— J'en étais siire!
— Il n'y a qu'un moyen de vous sauver, et ce
moyen, le voici...
Orcagna poussa le brancard qui portait sa sta-
tue, la roula ainsi jusque devant la fenêtre ou-
verte, et, la renversant alors d'un geste vi-
goureux, envoya tournoyante au gouffre de
lArno...
— Plutôt ma honte, malheureux ! cria la com-
tesse, en venant tomber toute pâle aux pieds du
statuaire...
L'n bruit léger se fit entendre au dehors...
L'eau du Heuve s'ouvrit, avec deux flots d'écume,
et entraîné par le plomb incrusté dans sa base,
le chef-d'œuvre d'Orcagna disparut pour ja-
mais.:.
— Maintenant j Antonia > montez à sa place,
reprit-il résolument, en saisissant la main de la
jeune femme , et en plaçant au milieu du bran-
card le piédestal de bois peint sur lequel elle s'é-
tait assise devant lui pendant ses veillées labo-
rieuses.
Subjugué par sa propre douleur, non moins
que par l'ascendant de l'artiste qui lui sacrifiait
sa gloire, la comtesse obéit sans prononcer une
parole, et s'assit en frémissant à la place de la
statue.
— Eh ! qui ne s'y méprendrait ? s'écria le
sculpteur, avec un sourir plus sublime encore
quesondévoùment. Ne craignez rien, cher ange,
ajouta-t-il en l'adorant du regard , et en lui
remettant sur le front sa couronne de margue-
rites, je marcherai près de vous jusqu'à la fin de
cette épreuve.
Et , lui jetant sur la tête un grand voile de
soie blanche qui la couvrit tout entière, il alla
dire aux commissaires que sa Vierge était prête,
et ouvrit son atelier à tous ceux (jui voulurent
en franchir le seuil.
— J'avais rêvé, marquis, et vous avez gagné ,
dit le comte de Cimarello à Buondelmonte, après
s'être assuré, par une perquisition scrupuleuse,
qu'il n'y avait d'autre femme que la statue dans
la demeure d'Orcagna.
Le sculpteur pria trois confrères de s'atteler
avec lui au brancard; et, précédée de la croix
et de la bannière , entourée des prêtres et de la
multitude , à la lueur des torches et au son des
cantiques , au bruit des cloches en branle et des
acclamations du peuple, la Vierge voilée s'ache-
mina lentement vers la basilique de Santa-Ma-
ria, tandis que les membres de la commission et
les seigneurs désappointés s'en retournaient cau-
ser de leur aventure chez l'envoyé du prince
de Lucques.
La grotte isolée qui attendait la statue se trou-
vait au fond du chœur, à une assez grande élé-
vation, à laquelle on parvenait par derrière au
moyen d'un large escalier. Arrivé au sommet de
cet escalier, et devant la grotte même, Orcagna
dit à ses compagnons qu'ils pouvaient le laisser
seul, et, pendant que ceux-ci rejoignaient les
prêtres et le peuple dans la nef de la basilique, il
poussa doucement la Vierge du brancard au pié-
destal , disposa artislement les lumières qui de-
vaient l'éclairer, et enleva enfin le voile de soie
qui la dérobait aux regards
Lin cri d'admiration retentit aussitôt dans l'é-
glise, el tout le monde tomba à genoux devant le
chef-d'œuvre du statuaire. — C'est bien là la
vierge Marie! et il n'est plus douteux qu'elle n'ait
posé elle-même pour un ouvrage aussi incom-
parable! Celte figure, en effet, n'est-elle pas cé-
leste et vivante? Ces yeux n'ont-ils pas un re-
gard véritable , cette bouche un sourire tout di-
vin ? Ces fleurs ne viennent-elles pas de s'épa-
nouir ? Tout ce travail n'est-il pas un miracle ?
Plusieurs membres du haut clergé font seule-
ment une remarque. Sainte- Marie-des-Fleurs
leur rappelle quelque noble dame dont ils ne
peuvent trouver le nom, mais qu'ils ont vue
souvent, à en croire leurs souvenirs. — Mille fois
heureuse la mortelle qui ressemble à la reine des
anges !
Cependàht, apfèé avoir soigneusement re-
fermé le fond de la grotte, Orcagna s'était em-
pressé de descendre dans l'église. Là, oubliant
qu'il avait sacrifié son chef-d'œuvre, il laissa son
amour jouir du triomphe décerné à son génie ,
et il savoura le bonheur de voir celle qu'il ado-
rait adorée par tout le monde.
Il ne revint à lui-même qu'à la fin de la céré-
monie, lorsqu'il vit la foule quitter Santa-Maria.
Se cachant alors avec soin dans l'ombre d'un pi-
lier, il attendit le moment où il se trouverait
seul dans la basilique ; el , quand il fut bien sur
que ce moment était arrivé, il se glissa dans le
chœur, remonta vers la grotte, et enleva la
statue
Le lendemain , toute la ville de Florence ap-
prit que la Vierge d'Orcagna avait disparu de
dessus son piédestal , et, comme deux miracles
ne coulent pas plus qu'un, il fut décidé à l'una-
nimité que la divine image était allée rejoindre
son modèle , que Sainte-Marie-des-Fleurs s'é-
tait envolée aux cieux!...
Buondelmonte, en recevant cette nouvelle,
devina trop tard qu'il avait été dupe. 11 venait de
conclure irrévocablement le mariage de son maî-
tre avec la comtesse d'Orso, et tout ce qu'il put
-faire fut de cacher au prince de Lucques qu'il
avait épousé Sainle-Marie-des-Fleurs.
Quant à Orcagna , il garda toute sa vie le se-
cret de son dévoûment, et il renonça pour ja-
mais à la sculpture en bois.
Pitre-Chevauer.
{Commerce.)
L'Italie, qui a tant fait pour les arts, la poésie"
et l'intrigue, a inventé le bal masqué, et ce n'est
pas là son moindre titre à notre reconnaissance.
Le carnaval est une heureuse époque dont tout
le monde profite plus ou moins ; les uns y dépen-
sent ce qu'ils ont de trop, les autres y cherchent
le bénéfice d'un facile mensonge. Au bal masqué,
les vives imaginations nagent en pleine eau et en
pleine lumière; les cœurs blasés se réveillent au
tumulte des mille passions factices qui s'agitent
dans la foule : le hasard libéral leur rend sinon
des illusions, du moins des souvenirs, et quel-
quefois mieux. Il est de charmantes duperies
auxquelles on se prête volontiers, et les esprits
les plus graves se plaisent à deviner des charades
en domino.
Aussi le bal masqué a-t-il fait fortune en tout
temps à Paris. Quand les mœurssont libres com-
me sous la régence elle directoire, le bal masqué
séduit par sa mystérieuse retenue; à une époque
sérieuse, comme celle où nous vivons, il plaît
par ses libres allures et ses galantes attaques.
Chaque année sa vogue s'accroit, et aujourd'hui
c'est une véritable fureur. Quelques philosophes
pourtant s'élèvent contre ce qu'ils appellent les
saturnales de la gaité, car la philosophie ne perd
jamais ses droits, et la morale est si difficile à
placer aujourd'hui, qu'elle ne laisse échapper
aucune occasion de se donner carrière. Un de
ces boudeurs de carnaval énumérait, dans un de
ses derniers sermons, tout ce que l'on perd au
bal masqué; le compte était long; le moraliste
n'avait rien omis, et dans cette thèse féconde il
.s'était donné trop largement raison pourn'avoir
pas un peu tort. On pouvait d'ailleurs lui répli-
quer par le système des compensations, et lui
— 141
dire qu'à tous les jeux de ce monde, si les uns
perdent, les autres gagnent nécessairement; car
le néant, si avide qu'il soit, ne prend pas tout
pour lui, et laisse encore d'assez belles Heurs à
glanerdans le champ des plaisirs. Nos épicuriens
entendent trop bien la vie et connaissent trop le
prix du temps pour se donner la peine d'écrire;
tant d'autres, qui n'ont rien de mieux à faire, se
chargent de ce soin ! Mais si quelque héros du
carnaval voulait, pour se reposer de sesjoyeuses
fatigues, nous raconter entre le mardi gras et
la mi-caréme tout ce qu'il a trouvé au bal masqué,
nous aurions peut-être une de ces bonnes histoi-
res qui sont si rares dans notre temps d'abon-
dance littéraire.
Le romancier le plus habile à manier la fiction
sera toujours surpassé par l'homme sans art qui
écrira simplement sa propre histoire; il y a dans
le vrai un fond d'intérêt que ne peuvent obtenir
les esprits les plus ingénieux et que ne sauraient
reproduire complètement les plus subtiles intel-
ligences. Malheureusement les hommes dont la
Tie est animée, ceux qu'un poète a surnommés
des hommes k événements, se soucient peu de
charmer nos loisirs par le récit de leurs aventu-
res; tout ce qu'ils ont d'activité et de courage
recule devant l'idée de remplir un cahier de pa-
pier blanc. La nature Ta voulu ainsi, et c'est dom-
mage pour le bal masqué, qui aurait pu rencon-
trer une brillante apologie dans les mémoires
d'un jeune aventurier nommé Alexis Aron-
del.
L'histoire dont nous venons de parler est toute
neuve, et ses événements les plus dramatiques ne
remontent pas plusloin que le 5 janvier 1839. —
Toute la vie d'Alexis Arondel a été dominée par
le mystère. Le nom qu'il porte est celui de sa
mère, morte en lui donnantle jour; il n'a jamais
connu son père, et tous ses efforts n'ont pu réus-
sir à dissiper l'obscurité qui environne son ori-
gine. A l'âge de dix-huit ans, il perdit un oncle
qui l'avait élevé et dont il espérait recueillir l'hé-
ritage; mais cette succession lui fut disputée par
les autres parensdu défunt, et Alexis, né en pays
étranger, ne put établir ses droits de neveu en
apportant son acte de naissance; en vain selivra-
. t-il aux recherches les plus actives : cette pièce
, importante ne fut pas retrouvée. Dans l'âge heu-
. reux où la vie est florissante et l'avenir rayon-
nant, Alexis renonça aisément à ses espérances
. le fortune; il possédait d'ailleurs cent mille
Francs placés en son nom sur le grand-livre de la
Ici te publique: c'était plus qu'il n'en fallait pour
iKMier une existence modeste, h l'abri du besoin
1 (lu travail. Et puis,àcette épo(|uc, Alexis avait
lans le cœur ce (jui console de tout : — unepas-
I iion. Il aimait épcrdumcnt une jeune personne,
, Amélie de C..., qui avait accueilli avec bienveil-
, lance l'expression de ce tendre sentiment. (Ju'im-
1 porte la richesse lorscpie le bonheur se présente
j paré de tous les charmes de l'amour et de toute
^ a sainte majesté du mariage?
, Mais, après s'être vu privé de l'héritage de son
, )ncle, Alexis n'avait j)as encore subi toutes les
j mu'^res conséquences du mystère et de l'illégili-
^ nilé qui planaient sur sa naissance. Les [larens
I l'Amélie ne voulurent pas consentir à une union
jui blessait leurs préjugés; un jeuiu' homme sans
'amillc leur parut indigne d'obtenir l'honneur
j le leur alliance; Alciis fut écouduii, cl ;\iuClif ,
cédant à de puissantes volontés, épousa M. deiV...,
gentilhomme très bien et très ofRcielleraent
né.
Ce premier acte de la vie d'Alexis Arondel se
passait au fond de la Bretagne; lorsque tout es-
poir fut éteint dans son cœur, Alexis quitta la
province et vint à Paris, ce refuge des affligés. Là,
pour s'étourdir et vaincre ses chagrins, il se livra
résolument aux agitations d'une vie désordon-
née; il ne négligea rien de ce qui pouvait tuer le
sentiment dont son âme était remplie, et pour
accomplir ce suicide moral, il dépensa la fortune
dont un bienfaiteur inconnu l'avait doté. Au
bout de cinq ans, Alexis était à peu grès ruiné,
— ruiné par le luxe et par les plaisirs; et son
premier amour tenait plus encore à son cœur
par un souvenir doux et mélancolique.
Il envisageait avec insouciance la position
critique où ses égaremens l'avaient jeté, lorsqu'il
apprit la mort du mari d'Amélie.
— 'Veuve! s'écria-t-il avec joie..., et peut-être
ne m'a-t-elle pas oublié!.... Mais comment me
présenter devant elle après le retentissement et
le résultat qu'ont eus mes folies ! Elle est
maîtresse de disposer de sa main aujourd'hui;
mais moi, puis je encore y prétendre? Croira-t-
elle à mon amour lorsque je viendrai lui rappe-
ler le passé, et ma pauvreté n'est- elle pas main-
tenant une nouvelle barrière qui s'élève entre
nous ? Car Mme de N. est riche, et ma fierté pour-
rait avoir à rougir d'un soupçon.
Ces tristes réflexions découragèrent la passion
renaissante d'Alexis. 11 ne retourna pas en Bre-
tagne, mais il eut l'ambilion de refaire sa fortune,
et, pour parvenir à ce but, il recouru ta un moyen
désespéré ; il intenta un procès aux héritiers de
son oncle.
L'avoué aïKjuel il s'adressa ne poussa pas la
délicatesse jusqu'à l'avertir que sa cause était
mauvaise ; les tribunaux fiu'cnt saisis de la re-
quête, et le feu croisé du papier timbré com-
mença entre Paris et la Bretagne. D'un autre
côté, Alexis se mita solliciter une place, et même
plusieurs places, car en pareille occurrence la
pluralité des demandes est une condition indis-
pensable, et sans laquelle il n'y a pas de succès
à espérer. Mais Alexis n'avait pas de protecteur,
et ses démarches multipliées restèrent sans ef-
fet.
L'année 1839 s'ouvrit pour lui sous des aus-
[>ices peu rassurans; ce qu'il y avait de plus
clair dans s(ui avenir, c'était une lettre de change
qui bornait l'horizon, — une lettre de change
l'cdoutablement suspendue à la date du lundi
7 janvier. Pour se distraire des inquiétudes de
l'écliéance, Alexis se rendit au premier bal de
rOl)éra; c'était le samedi, 5 janvier; trente-six
heures le séparaient du terme fatal, et il voulait
essayerde se divertir encore une fois en attendant
les tribulations du tribunal de commerce, les
l>ouisuitcs des recors cl les ennuis de la prison
pour dettes.
Ce soir-là, comme à tous les bals de l'Opéra,
la foule était grande, et Alexis ne pénétra que
dirticilemcnt dans le foyer. A peine avait-il fait
quelques pas à travers les flots pressés des pro-
ineneiM-s. qu'un bras vint se nouer au sien, et
une douce voix lui dit sous le masque :
— Âlcxib Aitfudçl, je vcu^ cau»cç avec \oi;
peux-tu m'accorder un quart d'heure d'entre-
tien ?
Alexis découvrit, d'un rapide coup d'oeil, un
pied mignon, une main délicate, de belles boucles
de cheveux châtains et une taille charmante co-
quettement resserrée dans l'étroite ceinture d'un
domino noir; il était maître de son temps, et il
accorda avec empressement l'audience deman-
dée.
Le domino noir le connaissait el l'intrigua par-
faitement, en lui parlant du passé et du présent.
Après avoir longtemps écouté, Alexis répondit :
— Tout ce que tu viens de me dire est vrai,
excepté une seule chose.
— Laquelle ?
— Tu prétends qu'un vieil amour s'est efFacé
de mon cœur : tu te (rompes.
— Quoi ! cinq ans de constance ?... Mais la vie
que tu as menée t'absout de ce ridicule.
— C'est bien. Ne parlons pas de ces choses qui
l'intéressent peu.
— Pourijuoi ?
— Connaitrais-tu Amélie?.... je veux dire
Mme de N...?
— Non, je ne la connais pas.
— Tu dis cela d'une singulière façon ? En
vérité je serais presque tenté de soupçonner
mais non, elle a les cheveux noirs.
— Tu es fou. Veux-tu un bon conseil ? Reviens
de tes erreurs parisiennes, et... espère !
— Hélas! mes erreurs sont finies, et mes cinq
années de folies vont être expiées par cinq an-
nées de... Mais à quoi vais-je penser! te parler
de cela à toi !
— Je sais ce (|ue tu veux dire, et j'en parlerais
volontiers si l'heure ne m'obligeait de quitter le
bal.
— Je l'accompagnerai; je te suivrai.
— Je te le défends. C'est impossible. Reste ici.
— Aune condition!
— Parle.
— C'est que je le reverrai. Donne-moi un ren-
dez-vous.
— Tiens ; sous cette enveloppe tu trouveras ma
réponse. Adieu !
Elle s'échapp.i lestement; Alexis courut jusque
sur l'escalier; elle avait disparu. 11 décacheta
l'enveloppe et il trouva.... sa lettre de change
acquittée.
L'aventure était singulière ; et il y rêvait en-
core trois jours après, lorsqu'il reçut une lettre
de Bretagne. On lui disait que le jugement de
son procès avait été remis à un mois, et qu'il
pcrdrailinfailliblenicntsi d'ici là il n"a>ait trouvé
la pièce importante qui lui manquait. — On lui
donnait en même temps des nou> elles de
Mme de N. qui, disait-on, supportait fort pa-
tiemment son veuvage.
Alexis eut l'idée d'aller en Angleterre afin de
se livrer lui-même à des recherches dans la ville
où il supposait avoir reçu le jour. Ln de ses
amis lui .ivança généreusement les fonds néces-
saires à ce voyage. La veille du jour où il devait
partir, il reçut un petit billet ainsi conçu :
a Venez ce soir au bal de la Renaissance.
" I <>/;•(' ùicomiiit. »
Pour rien au monde Alexis n'cilt manqué à ce
rendez-^ous. Au bal de l,i Renaissance, celte
n'ervcilleuse fêle que le monde clcgani a mise si
lurt à Id mode, .\leu$cbcrcbaii sou domino itoir
aux chcvrux châtains, il rencontra un domino
bleu, avec des ciicveux très blonds, (lui lui dit :
— Elle ne viendru pas.
— nei|ui parles-tu?
— r>u domino noir de l'Opéra.
_ Elle ne viendra pas? Ce n'est donc pas elle
qui m"a écrit?
— ÎNon... Mais pourquoi as-lu lair si triste?
L'aimais-tu iléjà ?
Mcxisau lieu de répondre examina Icdommo
bleu ; d était plein de yraces et de séductions.
Alexis passa deux délicieuses heures avec lui, et
lui trouva autant despril <pic d'attraits. Au mo-
ment de se séparer, ce i)iipiaul domino lui mon-
tra un petit billet, eu lui disant :
— Si tu me promets de ne pas partir pour
r\ni;leterre. je te remettrai ce papier (jui, je n'en
doute pas, te sera fort agréable.
"'— bonne, carie reste.
Lf domino bleu s'esquiva comme le dommo
noir, en rcmeltant son billet. Alexis l'ouvrit et il
y trouva son acte de naissance.
Cette seconile aventure était plus singulière
encore ipie la première; mais Alexis se trouvait
trop heureux pour chercher longtemps l'expli-
cation de ce mystère. Il pensait à Mme de N. et
à sa nouvelle fortune ; et comme les bals mas-
(|uéslui portaient bonheur, il alla de lui-même
et sans invitation au bal Musard, la plus joyeuse
et la plus bruyante de toutes les fêtes du carna-
val.
— Retrouverai-je ici, pensait-il, mon domino
noir ou mon domino bleu ?
11 ne rencontra ni le domino noir aux cheveux
châtains, ni le domino bleu aux cheveux blonds,
mais un domino vert aux cheveux noirs cpii ne
se montra ni moins spirituel ni moins aimable
que les deux autres et qui acheva de lui tourner
la tOte. A l'heure où l'on se quitte, Alexis lui dit
en souriant :
Je serais bien surpris si tu ne me remettais
pas un billet.
— lin mot d'abord. Si lu voulais m'en croire,
avant de partir i>our la iJrctagne, tu solliciterais
une place (pii est vacante dans le pays. La for-
tune ne suffit pas et les honneurs ne gfttent rien.
— Je le sais; mais je n'ai pas de protections.
—Si tu veux obtenir celte place, tu n'as qu'une
chose àfaire... jeter celte lettre à la poste. Adieu.
Et le domino vert disparut laissant entre les
mains d'Alexis une lettre à l'adresse de M. le
marquis de***, pair de France.
Le surlendemain, Alexis reçut son brevet et
la nouvelle du (jain de son procès.
. —Maintenant, s'écria-t-il, en route pour la
Brelagne !
Comme il se disposait îi sortir pour aller pren-
dre son passeport, un domino rose entra chez
lui.
— De l'intrigue à domicile, dit-il gaiment ;
c'est parfait ! Qui es-tu, beau masque rose ?
—,1e suis le domino noir de l'Opéra, le domino
bleu de la Renaissance, et le domino vert de
Musard; la femme aux cheveux châtains, la
blonde et la brune; celle qui t'a rendu trois
services, et qui vient eherclicr sa récompense.
— Rien de plus juste ; que voulez-vous ?
— T'épouscr,
r" Epouser trois femmes charmantes à la foi» ?
— 142 —
Ce serait délicieux, et je ne demanderais pas
mieux, si mon cœur n'était donné !
— Depuis cini| ans?
— Oui.
— En Uretagne?
— Je le l'ai dit.
— A madame de N...?
— Acelleipie l'on appelait alors Amélie de C...
— Et (pie lu aimes toujours?
—Toujours et malgré lout. Je vais partir pour
la revoir.
— Le voyage est inutile... Regarde!
Le domino rose se démasqua et Alexis recon-
nut Amélie.
— Oui, lui dit-elle, c'est moi qui reviens d'An-
gleterre où j'ai retrouvé votre acte de naissance.
— Je comprends... Mais cette lettre au msr-
quis de*** qui m'a valu une si belle place ?..
— Cette lettre était écrite en votre nom et le
m ircpiis n'a rien îi vous remser.
Voilà ce (|u',Mexis Arondel a G'>8ué en trois
bals masqués.
EUCÉNE GUINOT.
(Cqurrier français.)
Pocôie.
aïs ^ii.33^ ^ 3'©':asiissî2îs.
(Ce fragment est extrait d'un volume de prose
et de vers, qui paraîtra bientôt, précédé d'une
épitre inédile de Jean Reboul, le célèbre poêle
de Mmes, dont le beau talent va se révéler d'une
manière plus complète par une prochaine jm-
' Après s'être échappé de l'hôpital -Sainte-
Anne, le Tasse s'est retiré chez sa sœur Corne-
lia à'Sorrente, et là , ranimé par l'affection fra-
ternelle, ainsi que parlinlluence du pays natal ,
il iiarcourt les lieux chers à sa jeunesse, et évo-
que les souvenirs de sa vie si tourmentée, si mal-
heureuse.)
Enfin, snr le 'oniniol<riin liaidi promontoire
bëvieu\ clifiies couvert et dont la mas'e noire
S'avance <iaiisles llols el se dresse dans l'air,
Comme ces blocs géans qu'on admire au désert ,
Il s'arrête, s'assied; son exiase profonde
Embrasse l'inlini de la terre el de l'onde ;
Et, suivant du regard l'essor des m itelols.
Ecôutaul les rumeurs qui s'élèvent des Ilots :
> Image la moins incomplète
De la suprême immensité,
Miroir sausborne oùse rellète
Tant d'éclat el de majesté ,
Quand le soleil ou la tempôle
illuminent tes flots ardens ,
(Juand l'écho sauvage répèle
Le fi acas de tes bords grondans,
En loi, c'o'.t l'élernel, c'est IJii'u que l'un admire !
Dans ta lioule sa voix roule , éclate, soupire,
Et la grande splendeur de Ion sein agité
N'est qu'un éclair de sa beauté I
Voila pourquoi les voix fécondes
Ont de myslérieux accens
Qui, dans les angoisses profondes ,
Raniment nos c<Eurs cl nos sens ;
C'esl Dieu qui, par loi, njus console
Et qui nous conseille en fecrct ;
Sur tes flols sa colère vole
Ou sa bonlé nous apparaît.
Salut donc, el merci ae la paix que moniSme
Respire après des jours de lourmenteel do llammel
OUI parmi tesconceris, ardenl, religieux,
Que mon hommage monte auxcieuxl
A ton aspect, ô mer I quelles graves pensées
Assiègent mon esprit et l'inondent , pressées
Comme des tourbillons, comme les Ilots mouvans
Que soulOve ton seiu , qu'entrechoquent tes vents l
Ton étendue échappe ù la vije «toan*e \
Il
Ton abîme est sans fond comme la destinée ;
Frais el vil au malin, ton Iransparent azur
Au midi sourit moins, aucouchanlest momspur:
Dans sou cours orageux, ainsi notre existence
N'a d'heureux et de purs que les jours de l'enfance;
Jouet d'une invisible et souveraine main ,
Ta vague esl sans repos, comme le cu'ur humain ;
Au gré de tous les vents nous le voyons poussée
Comme noire inquiète et mobile pensée.
Et, send)lableau chagrin sur nos fronts aUristés,
Tout nuage en passant assondirit tes clartés. ,.
Dois-tu peser imjour sur nos plnshaules cimes?
Quand Dieu le dé lOida pour châtier hs crimes.
Du geon humaiosauvé tu portas le lîerccau ;
Du genre humain délruit seras-lu le tombeau?
Seras -In l'instrument que l'auguste colère
Réserve à ses fureurs pour ravager la terre ?
Ton sein nous cachet-il un monde destiné
A remplacer le nolreau néant condamné ?.. .
L'homme ignore et toujours ignorera ces choses ;
Dieu seul connaît la fin, les lois, tes grandes causes.
Nos esprits devant toi s'arrêtent confondus,
Mais ton mystère même est un charme de plus.
Jailis, il m'en souvient, revenant de tes grèves.
Dans l'essor inquiet, vagabond de mes rêves,
J'enviais le boidieur des haidis matelots
Oui promènent au loin leur destin sur les Ilots ;
Ma mère, qu'alarmait celle fougueuse envie.
Me peignait les périls qui njenacent leur vie...
Hélas 1 j'ai parcouru des plaines où les vents
Ne sont pas moins cruels, ni les Ilots moins mouvans !
J'ai traversé, bravé des mers dont les rivages
Ne sonl pasellrajéspar de moindres naufrages I...
Pour la gloire. Seigneur, oh ! j'ai tout alVronlé !
Au milieu des écueils, j'ai vogué, j'ai chanté ;
Si ma profane voix à ta parole austère (1)
A mêlé trop souvenlles erreurs de la terrr,
A tes pieds mon remords en pleurant s'est traîné,
El sans doute, ômon Dieu, tu m'anras pardonné 1
Permets donc qu'aujourd'hui j'abrite ma souffrance
au port qui s'est ouvert devant ma délivrance!»
Jules CANONGE.
Hi'tjuc ïrttmuttqitf.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation de Diane de Chirry,
drame en cinq actes, par M. Frédéric Soulié.
Diane de Chivry, l'héronie de la pièce nou-
velle, s'('St déjà produite sous trois formes diffé-
rentes à la publicité; d'abord à l'élat de feuille-
ton dans le Journal des Débats, ensuite à ce-
lui de rom:in chez le libraire Souverain, et en-
fin à l'état (le drame, sur le théâtre de M. Anté-
nor Joly. Comme sa patronne, Diane a revêtu
trois formes différentes, mais elle a toujours
gardé le même nom.
M. Frédéric Soulié n'a donc eu qu à tailler
dans son dernier roman i>our nous donner Diane
de Chivry. Il est malheureux peut-être (ju'il
ail donné (elle première forme à son idée, de-
vant ensuite lui faire subir celte métamorphose :
Diane de Cliivry , en roman , est une œuvre
complète, dont aucune partie n'est languissante
ou faible, tout est bien motivé, bien accidenté :
mais lorsqu'il a voulu mettre en action son rê-
ve, préoccupé de ce qui existait, de ce qui avait
réussi, ayanlvu son sujet sous un aspect, M. Sou-
lié n'a plus été le maître du choix et de l'arran-
gement de ses scènes. Et pourtant, il y a des ef-
fets admissibles dans un roman et que le théâtre
repousse : s'il eût commencé par un drame, je
suis certain que son œuvre y eût beaucoup ga-
prié.
Tout le monde a lu la nouvelle : voici l'ana-
lyse du drame.
Le vieux comte de Chivry g quatre enfans :
trois fils, Georges, Philippe et Martial, jeune
homme de dix-huit ans, et une fille, Diane, pau-
vre aveugle ipii vit au fond de la Bretagne, dans
le château de sa grand'mère, madame , de ker-
mik. L'action se passe en 1833. Les guerres qui
(1) Craignant d'avoir encouru les censures de l'inqui-
sition par les détails profanes de sa Jsrusilem délivïSï,
le Tasse courut à Bologne se jeter aux genonx du grand;?
inquisiteur. Celui-ci le rassura et lui donna toute» p
jjjsûluiiyn? ^'il jut désirer»
- 143
iléchiraient la Vendée viennent de s'éteindre.
Un des chefs du parti carliste, Léonard d'Asthon,
par son courage et sa fermeté, s'était acquis une
grande célébrité. Madame de Kermil< a tant
exalté le mérite du jeune vendéen (|ue l'admira-
tion conçue d'ahord pour ce héros par la jeune
Diane s'est insensiblement changée en amour ro-
manesque. Un garde-chasse, Valérien, entré de-
puis quelques jours an chiiteau, annonce qu'un
proscrit demande asile. Ce proscrit n'pst autre
que l'ancien maitre du fourbe, le maripiis de
rurriéres, débauché qui a perdu sa Ibrlune. Il
est poursuivi par les huissiers et ne sait où se
cacher. Madame de Kerniik se persuade aussitôt
que le fugitif ne peut être ((ue Léonard. Elle dit
h Valérien de l'amener. Au même instant, on
entend un bruit confus. Ce sont des soldats qui
viennent faire nue visite domiciliaire. Où cacher
le proscrit? 11 est perdu... « Dans le pavillon qui
m'est réservé! s'écrie Diane, et je veillerai sur
lui. »
Le f\igitif a indignement abusé de l'hospitalité
si généreusement accordée ; Diane a été désho-
norée par le marquis. Madame de Kermik sait
tout. Elle 'a écrit plusieurs lettres à Léonard.
Valérien, (pii en était le porteur, les a jetées au
feu ; madame de Kermik nedoit doncplus songer
qu'à la vengeance. Elle instruit de tout M. le
comte de Chivry qui arrive avec ses deux fils aî-
nés, Georges et Philippe, et ne vent pas enten-
dre sa justification. Le grand seigneur maudit sa
fille, puis il fait seller trois chevaux et part avec
Georges et Philippe pour se rendre chez Léo-
nard. Diane, qui a tout entendu, les suit avec son
frère Martial.
^ Les troubles de la Vendée ont pris fin. Après
s'être caché pendant quelque temps, Aslhon, qui
comprenl toute Lhorreur d'une guerre civile,
est revenu a des idées de modération. Con-
damné parconlumace, il fait recommencer son
procès. Il est acquitté. En réjouissance de cet
heureux événement, il donne une fêle à ses amis.
On boit, on chante, on se dispose à partir pour
la chasse, lors(|ue deux étrangers demandent à
lui parler. On les introduit. Ce sont les fils de
Chivry, Georges et Philippe. Le premier insulte
Asthon et lui arrache sa croix. Après un tel ou-
trage, il faut du sang; ils sortent pour se battre.
Diane arrive à sou tour avec Martial. Mais liien-
lôt. fatiiïué d'attendre, le jeune homme, sur les
indications d'un domestique, se dirige vers le
lieu du combat. Restée seule, Diane espère être
arrivée avant ses frères. Elle pense qu'elle pourra
empêcher tout combat, et, dans celte pensée,
elleveutparler à Aslhon, lui demander de lui
rendre Plionncur, de lui donnersonnom... pour
peu de temps, car elle mourra plutôt que d'ap-
partenir ;> cet homme qu'elle hait maintenant.
On annonce Aslhon ; mais il n'est pas seul. Diane
veut éviter tous les regards, elle attendra l'éloi-
gnemeutdes amis du Vendéen. Léonard revient
en elîet, pâle, les habits en désordre -. il a tué les
deux frères sous les yeux de leur père. Il ne sait
à quoi attribuer cet horrible duel avec des gens
qu'il n'a jamais vus ; la politique seule lui pa-
rait en être le motif; mais on le prévient de la
visite de Diane de Chivry, de Diane, la sœur de
ceux qu'il a tués, et alors il commence à entre-
voir un horrible mystère. Sans se faire connaître
il reçoit la jeune aveugle, apprend l'abus in-
fâme que l'on fait de son nom, frémit de rage
et d'indignation, et, tendant la main à la mai-
heureuse enfant: « Appuyez-vous avec con-
hancesur cctt« main, lui dit-il , elle vous sau-
vera. »
Le comte de Chivry est revenu à Nantes avec
Martial. Il se désole,pleure la luorldescs enfans
et maudit Diane qu'il accuse de ses malheurs'
Martial prend sa défense : « Ma swur n'est pas
coupable d'une séduction, mais vielime duur
violence. » Alors ce nère, brisé par tant de dou-
leurs, n'a plus que des larmes jiour sa Mlle qui
vient se jeter dans .ses bras. Dans son indipua-
lion le comte de Chivry ne veul pas.lemandcrau
dud une vengeance (jui pourrait lui couler son
(Imuiej- m, c'm aux. tribunaux (ju'il s'adressera;
ce n'est plus le sang de Léonard qu'il lui faut,
c'est son honneur, et il envoie h l'instant sa
l>lainleau procureur du roi. Cependant .\slhon
a voulu avoir une explication avec le comte. On
annonce au père infortuné (|u'un étranger veul
lui parler. C'est Aslhon. « Vous ici, vous, infAme
assa.ssin! Sortez! » diti e comte. Léonard veul
en vain se justifier. Le comte est sourd. Le pro-
cureur du roi entre et s'empare de l'accusé.
Au |)oint où sont venues les choses, au tribu-
nal seul peut se faire le dénoftment. Le cin-
(piième acte nous transporte donc à la cour d as-
sises.
Le président et le procureur du roi interro-
gent en vain Léonard. Il se tait. Chivry parait et
l'accuse; même silence. Diane vient à son tour.
Léonard parle. « Quelle est celte voix ? s'écrie
la jeune fille. — Celle de l'accusé. — Je ne le
connais pas, ce n'et pas lui. «
Aslhon est donc Innocent. « .Je n'ai pas parlé
plus toi, dit-il, pour (|ue ma justification fût en-
tier'-; pour le rendre l'honneur, Diane, il fal-
lait l'olfrir un nom sans tache ; maintenant, veux-
tu m'é(>ouser .î' » Le comte de Chivry, quoi(pie
louché de tant de géuérosité, ne peut accepter
pour gendre le meurtrier de ses lils, et Diane ne
lui donnera pas sa main tant qu'existera l'in-
fAmeijiii l'a perdue; mais Martial arrive, lia
tué le marquis, et dit à Asthon : « Je pourrai un
jour l'appeler mon frère ! »
Les trois premiers actes de cet ouvrage ren-
ferment les situations les plus dramati(|ues et
les |)lus saisissantes. Au (|uatrième, la douleur
du vieillard s'exhale trop en paroles , elle est
trop verbeuse ; c'était là le cas il'imiter le pein-
tre grec el de voiler la face d'Agamemnon au sa-
crifice d'iphigénie. La présence d' Aslhon chez
le père, d'ailleurs peu vraiseml)lable, est horri-
ble. Et, puisque ces deux personnages sont en
présence, on regrette que le mol qui doit tout
terminer ne se dise pas à l'instant.
Le tableau de la cour d'assises, nécessairement
immobile pendant toute la durée du cinr|uième
acte, est froid et sans intérêt , car le dénoùmeiit
est prévu. Le succès a donc été vifet grand pour
les trois premiers actes, pendant lesquels l'allen-
drissemenl a été porté au plus haut degré : la
monotonie du (|uatrième a fatigué. La vue du
tribunal a causé une surprise désagréable.
Néanmoins, ce drame est appelé à un succès,
siirloiil si railleur se résout à de larges coupu-
res. Que ne peut-il réduire sa pièce en trois ac-
tes, abréger le rOle de Diane dans le commence-
ment, cl su|>primer en entier le malheureux
personnage du comte de Chivry ! M;iis n'est-ce
pas trop exiger du courage d'un auteur, surtout
d'un auteur applaudi ? Ce])eiidanl l'd'uvre est
digne d'un tel effort et d'un tel sacrifice. .\ part
le mérite i>lus ou moins contestable de la char-
pente scenique , Dùuie de Chirnj se recom-
mande aux hommes de goût par une peinture
de mœurs locales qui ne manque ni de vérité ni
d'inlérêtet par les qualités d'un style ferme el
brillant.
Madame Albert elGiiyon f lisaient leurs débuts
dans Diane de C/iirri/, débuts heureux el bril-
lans. Madame Albert ne pouvait cpie réussir dans
iiiinMc comme celui de Diane, pauvre jeune fille
dont la fatalité s'est jouée. Sa |)liysiouoniie, son
organe, tout en elle ré|)onilait à l'idéal iln |)er-
sonnage. Guyon, l'athlélique Guyon, lentail une
épreuve plus diflicile. On peiii briller ilans le
mélodrame du boulevart , el s'éclipser dans le
drame de la Kcnaissance. Guyon ne s'est pas
éclipsé du tout ; au contraire, il a jeté plus d'é-
clat (juc jamais. Ses manières ont paru marciuées
au coin de la bonne société; c'est donc un sou-
tien puissant conquis au drame et peut-être à la
comédie.
VALDEVILLE.
Les Maris vengés, esquisse en 5 lalileaux ; par
MM. Uoclie, ComberoiKsse et Etienne.
fliNous sommes en relard avec le Vaudeville,
nouvelleiueut implauié au Loulevarl Boiuje-
.Nouvelle, dans l'ancienne salle du Gymnase mu-
sical. Rien de nouveau du reste pour ce Ihé.llre.
Quant au personnel, c'est toujours la même
trouiie exeellenle que nous avons jadis si sou-
vent applaudie rue de Chartres; la même, moins
toutefois le bon coméd'en Lepeinlrr aine et la
charmanie Louise Mayer, que nous félicitons vi-
vement les Variétés d'avoir acquise. La réouver-
ture du Vaudeville a été heureu.se : pendant
quelques jours il a vécu sur son ancien réper-
toire ; puis sont venues les pièces nouvelles. Les
Mftn.i re/ige's ont commencé la marche.
Les lovelaces sont morts : le vaudeville de
MM. Roche et compagnie lésa tués; les maris res-
suscitent ; ils doivent une couronne à MM. Com-
berousse et Etienne. Voici comment s'exécutent
celle mort de la galanterie et celte résurreclion
de la morale conjugale
M. Desrosiers vend de la porcelaine, et le jeune
Frédéric se ruine à lui acheter des soupières,
des cabarets, uniquement dans le but île caiLser
avec la jolie moitié du marchand. Puis celui-ci
arrive k eonnaitre le motif des démarches de son
inlàtigable acheteur, et alors il le pour.-uil s.inii
relàclie el le réduit à se faire emballer, clouer
dans une caisse (pii va être expédiée pour la ju-o-
vince. Et d un amant myslifié ! et d un mari
vengé !
Celui de madame Jouvenel joue encore plus
gros jeu : sur une planche fragde , il franchit la
distance d une maison à l'autre, au risque de se
briser sur le pavé de la rue , et se trouve en lêle
à tête nocturne avec une vieille fille, belle-sœur
de son adorée, et (juil est forcé d'épouser. El de
deux !
Quant au troisième galant, Olivier, comptant
sur l'amour dévergondé de M. Ravinet pour la
chasse, il escalade un mur orné de tessons de
bouteilles , est mouillé jiisiiu'aux os, se ré.'ngie
dans la niche du chien de garde . el ne se relève
d'un piège à loiifp que pour toailier dans une
patrouille de garde nationale. Et de trois!
Tel est l'aperçu des infortunes (le l'amour
chassant sur les terres de l'hyménée. Mais les
trois amoureux déconfits n'orit-ils pis l'audace
d'ériger leur défaile en brillant trophée? Par
malheur pour eux . le trio féminin dénonce le
mensonge et livre les imposteurs à la risée pu-
bli|ue sur la terrasse d un reslaiiranl qui arbore
pour enseigne : Les Maris reiigés.
Celle esquisse fort amusante est tirée des des-
sins de Gavarni. revue spirituelle qui porte le
même tilre quel, pièce. Lepeiulre et Rardou ,
dans deux rôles de maris, sont d'une gaité ébou-
rilfanle — comme le succès.
RculU' ^l• cinq jnufâ.
10 FEVRIER.— Le petit-fils delilluslre Chap-
tal, Anatole Chaptal. élève de marine de première
classe, vient lie trouver une mort glorieuse à la
prise de \ éra-Crnz. C'était un jeune hoaime de
la plus grande espérance, comme ledit dans son
rapport M. l'amiral Raudin. Avec lui s'éteint le
nom de Cha|ital el la dernière consolation de sa
véné'rable aïeule, qui a suiiporté avec une fer-
meté si admirableel une résignation silouchaulc
la mort prématurée de son mari et de son fils et
la ruine presque entière d'une Immense for-
tune.
— Les eaux de la Seine s'étant subitement éle-
vées de manière ,à couvrir une parlicde la roule
royale comprise entre la barrière de la Gare etic
pont de la lîosse-de- Marne, le préfri Je police
a défendu la circulation sur ce point.
— Le cardinal Fcsch. dont on avait h diverses
reprisses annoncé la mon, est, au eonlr.iire.ei»
convalescence . el a pu recevoir la visite de
plusieurs étrangers.
— ÎVIardi dernier, lord Grry a éprouvé un ac-
cident très grave à Ilowiek-Hall, pendant qu'il
lisait dans la «alerje des tableaux. In des plM«
— 144 —
rrands tableaux est tombé sur sa télé. Le noble
comte a failli être tué, el il u'est pas encore hors
de danger.
— Le Mémorinl des Pyrénées du 5 février,
annonce qu'un temps épouvantable ''^(ïne de-
puis .lueliiucs jours dans les parages de Bajonne.
Plusieurs navires eu ont été victimes.
— Limpoilation de nègres esclaves h Rio-
Janeiro, pendant l'année dernière, par des navi-
res sous pavillon portugais, a dépassé le nom-
bre de 32,000.
— 11 a été consommé dans le mois de janvier
dernier 5,901 ba-ufs, l,(i% vaches, .^sr.e yeai.x
et 38,180 moutons ;le commerce areçuo0l,i)79K.
de suif fondu. . , •
Il avait été consommé dans le mois de.ianviei
1838 6,320 bœufe. 2,247 vaches, 6,237 veaux, et
41,673 moutons; le commerce avait reçu
609,727 kil. de suif fondu.
— M Tortalis, premier président à la courde
cassation, a été élu mend.re de l'Académie des
sciences morales, en remplacement de M. .Mer-
lin. Sur vingt volans, M. l'ortalis a obtenu, au
premier tour de scrutin, 19 suffrages.
_ On écrit de Dresde, -i février : « La traduc-
tion en vers allemands de la ùivine come'die de
Dante, avec notes el commentaires, que S. A. H.
le prince Jean de Saxe vient déterminer, a paru
ces jours-ci sous le nom su|q)Osé de Philarète,
chez le libraire Arnold, de notre ville. C'est un
beau volume grand in-4, où le texte original se
trouve en regard de la traduction, et qui est orné
d'un grand nombre de gravures et de vignettes.
Au dix-septième chant de r Enfer, S. A. R. a
ajouté plusieurs documens inédits relatifsà 1 his-
toire de la Romagne, et qui jettent un grand
jour sur la période si obscure, de 1274 a 1302,
de cette histoire. »
— Nous sommes heureux d'annoncer que les
difficultés qui s'étaient élevées entre la Comédie-
Française et la famille de mademoiselle Rachel
ont été aplanies à la satisfaction des deux par-
ties.
théMre Saint-Charles , éclairé extraordinaire-
ment par plus de sept cents bougies, et, le len-
demain, le roi leur a donné un bal magnifique
dans son palais.»
12 — Bruxelles, <i février. — Les ambassa-
deurs d'Angleterre et de France ont eu hier et
aujourd'hui de longues conférences avec M. de
Theux, minisire des affaires étrangères; il pa-
rait (lue sir Hamilton Seymour a été chargé de
remettre au gouvernement une note, avec in-
jonction de faire rétrograder les troifpes belges
qui sont sur la frontière de Hollande et de
Prusse.
l
\ I —Le nombre des électeurs aux élections'gé-
néralesde 1834 était de 17.5,01.5; à celles de
1837. de 198.S"(i; il s'est encore accru , lois de
la clôture des dernières listes, de 4 à 5 mille.
En 18.)4, 1-2!), 211 électeurs, et en 1 807, 151,7^0,
ont iiris part aux élections.
—On fait en ce moment de grands préparatifs
dans l'église de Saint- Charles-lioromee, à Rome,
pour célébrer une messe solennelle des morts en
l'honneur de la princesse Bégum de Serd-Hanah,
qui, par son testament, a fait au pape un legs
de 60,000 écus, sous la condition que S. S. célé-
brerait personnellement une messe pour le sa-
lut de son àme. Le prince David Sombre, petit-
fils de celte princesse, dirige les préparatifs.
— On écrit de Saint-Etienne, 6 février :
Un affreux aciident vient de porter la désola-
tion à l'exploitation des mines de Grangelle el
Culatle et dans le sein de bien des familles. Lon
cherchait à donner issue aux eaux des anciens
travaux au puits du Clapier ; toutes les précau-
tions avaient élé prises dans le sondage : elles
n'ont i)U prévenir la catastrophe. Sur vingt-
quatre ouvriers chaque jour occupés à ces tra-
vaux, douze étaient allés dîner, les autres étaient
restés; ils continuaient leur lâche. Soudain les
eaux ont fait irruption : neuf d'entre eux ont
élé novés, trois seulemenlsont parvenus à gagner
la benne. Le directeur el ses deux fixres sont au
nombre des victimes (|ui , toutes, laissent une
femme et des orphelins, un père infirme ou une
vieille mère dans un complet dénuement.
_ On nous écrit de Naples : « Le même jour
que .Vadiime, duchesse de lien) , entrait dans
Naples, le prince impériyl de Russie y arrivait
aussi. Le 22, lesideiix illustres voyageurs ont
dîné chez le roi ; le soir ils ont assisté, avec
toute la cour, à une gtauJe représentaliou au
— Les galeries qui se construisent avec tant
d'activité aux Champs-Elysées, pour l'exposition
des produits des arts et de l'industrie, se déve-
lopperont sur un rectangle de 185 mètres de
lar peur sur 80 de profondeur. Elles formeroiit
quatre bftlimens parallèles, séparés par trois
ciMirs au centre , mais réunis aux extrémités par
des bàlimens transversaux el de jonction. Au
milieu de la principale façade, vers le nord, sera
la principale entrée par un portique saillant.
Trois des (iiiatre bâiiraens dont il vient d être
parlé sont déjà dressés, deux sont couverts en
feuilles de zinc ; le premier, vers la place de la
Concorde, est déjh entre les mains des menui-
siers, des vitriers et des décorateurs.
La décoration de la principale façade se tait
avec un luxe d'autant plus remarquable, que
ces baraques seront démolies au bout de deux
Trois ou quatre cents ouvriers travaillent à
ces constructions, qui doivent être achevées pour
ip i ^r avril
On sait que c'est le t'''^ mai que les portes de ces
galeries seront ouvertes au public.
- La caisse d'épargne de Paris a i'eÇ|i «l'han-
che 10 et lundi 11 février 1839, de 4,5(5 dé-
posans, dont 619 nouveaux, la somme de
'' Les remboursemens demandés se sont élevés
à la somme de 075,000 fr.
On a calculé .iiie la caisse d'épargne de 1 ans
peut produire selon les tables de M. Francœur,
au déposant ((ui mettrait en réserve 40 centimes
par jour, savoir: au bout d'un an, 143 fr.; de
hnit ans, 1,871 fr. 85 c; de quinze ans, 3,328 fi
01 c; de vingt ans, 4,954 fi'. 38 c; 'le^^'ni5l:<;'nq
ans, 7,176 fr^8c.;de trente ans, 10,029 r 78 c.;
et sur ce capital de 10,029 fr 78 c le bénéfice
ou produit de l'inlérél serait de 5,0/9 t.. /8 c.
— M Couder, peintre d'histoire, a été élu
membre de l'Académie des beaux-arts, en rem-
placement de M. Langlois, décédé.
— La garde municipale et les sapeurs- pom-
piers sont exténués de fatigues. Outre leiir ser-
vice ordinaire, ils sont obligés de surveiller les
bals publics, qui, celle nuit, avaient lieu au
nombre de trois à quatre cents, tant à laiis
.m'aux cin(iuante barrières. L'année dernière,
le dixième prélevé sur les recettes de ce^ bals et
celles des spectacles, a produit plus de 750,000 H .
à la caisse des indigens.
les troupes cantonnées dans l'est du Brabant
hollandais, depuis Buyl jusqu'à Grave , ont re-
culé à l'ouest, de sorte qu'elles se trouvent main-
tenant à deux lieuesde la frontière du Limbourg.
Seulement un bataillon de chasseurs et un ecas-
dron de lanciers restent postés en avant de Her-
mont, comme en observation.
— Une ordonnance contenue dans le Mani-
teiir Algérien, du 13 février, porte que l'expor-
tation des grains et farines pour toute destina-
tion autre que la France est suspendue sur tous
les points du littoral des possessions françaises
dans le nord de l'Afrique.
— M.Cabet, ancien député, qui a été con-
damné, il y a cinq ans, pour délit de presse à
deux années de prison, va rentrer en France.
Dans deux mois, les cinq années après lesquelles
la loi accorde la prescription seront écoulées.
14. — Les dernières lettres reçues du Mexi-
que, et publiées par les journaux anglais, por-
tent que le général Santa-Anna a été remplacé
dans le commandement par le général Cohellos,
et que le gouvernement a enjoint de n accepter
aucun arrangement. Les troupesmexicaines sont
campées à trois milles de la Vera-Cruz ; avant de
se retirer, elles ont pillé et saccagé plusieurs
maisons appartenant à des Français. Les mômes
lettres annoncent qu'on désespère des jours de
Santa-Anna.
— La mort de la princesse Marie a été célé-
brée à Goritz, par une messe à laquelle assistait
la famille royale exilée.
— Sur la proposition de M. le contre-amiral
Baudin,S. A. R. le prince de JoinviUe vient dé-
tre décoré parle roi.
— On dit que M. de Bourmont, qui va ren-
trer en France, doit fixer sa résidence à Rennes;
on lui prépare des appartemens.
— Suivant un oukase impérial , les nobles el
les fonctionnaires publics qui sont propriétaires
d'une série de magasins dans les villes commer-
çantes en Russie, devront se faire inscnre dans
la 3" guilde des marchands , et s'ils s'y refusent,
ils devront vendre leurs magasins à des indivi-
dus ayant le droit de faire partie de la 3' guilde.
— M. Foy, ingénieur au corps royal des mi-
nes à la résidence de Valenciennes, est décédé
avant hier à Paris, à l'ftge de 29 ans. M. loy
était neveu de l'illustre généra! de ce nom.
— L'affluence des promeneurs a été considé-
rable avanthiersurlcsboulevarls et dans tous les
endroits publics ; les masques n'étaient pas nom-
breux, mais quelques groupes déguisés se fai-
saient remarquer par l'élégance des costumes.
Dans la nuit, il y a eu foule à tous les bals.
13. — On écrit de Bruxelles , le 20 février :
« Rien de positif encore sur les termes dans
lesiiuels sera conçue la proposition à soumettre
aux Chambres. Ou assure qu'elles se réuniront
le I8de ce mois.En attendant la crise industnelle
fait des progrès. ,
» Jusqu'à cejour on avait conservé quelque
espoir que M. Cockerill i)ourrail se soutenir.
Malheureusement les journaux de Liège an-
noncent aujourdhui que ce grand industriel a
déposé son bilan. Comme la silnalion qu il ré-
vèle (18 millions d'actif et 12 millions de passif)
se rapporte à une époque déjà assez éloignée
'juin 1838), il est impossible de préciser l'éten-
due du mal, mais il est immense.»
— Des informations sur les mouvemens de
l'aimée du roi (juillaume apprennent que toutes
CONCERT. — M. Lanet, pianiste, et M. Dubois,
violon belge, donneront, le dimanche 17 du cou-
rant, dans la nouvelle et magnifique salle de
M Herz, rue de la Victoire, 38, un grand con-
cert auquel doivent concourir plusieurs de nos
sommités artistiques. Madame Uorus-Gras, Wi-
demann de l'Académie royale de musique, M.
Heurtaux du théâtre de la Renaissance, M . Bou-
langer se feront entendre dans la partie vocale.
Les deux bénéficiaires exécuteront chacun des
fantaisies nouvelles de leur composition. Voir
les affiches. Prix des places; Stalles, 10 fr. ; pour-
tour, 8 fr.; parquet, 6 fr. S'adresser chez les
marchands de musique.
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lemagne de M. Savoye viennent de paraître.
Elles contiennent trois feuilles de texte et trois
pravures sur acier. Les unes et les autres sont
dignes deslivraison? précédentes que nous avons
déjà eu occasion d'admirer.
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(èa^ttU te Jountaur français tt f'trantjcrs.
SOMMAIRE.
La Hongrie EN 1838.— Bonne compagnie.—
Recette pour se faire une réputation
(extrait tle Folles amours), par M. Alphonse
Brot. — Mœurs contemporaines : Le poète
byronien; le poète mélancolique; lu
POÈTE IMMORAL. -Mélanges, faits curieux:
Vue expérience médicale , morsure du
serpent à sonneltes; Appareil j^our re-
couvrer la m'ar.— Revue des tribunaux:
Tribunauxétrangers (Monténégro) :^//d(Ve
d'enlèvement, de meurtre et de guerre
civile. — Revue ■.Iramatique— Revue de cinq
jours.
Nota. Le portrait de M. Mario de Candia, qui
devait accompagner le présent numéro, sera
joint au n° du 25.
LA EOITOHIB
EN 1838.
Si pour qu'un état fût puissant il suffisait qu-il
renfermât dans ses limites une vaste étendue .le
pays, et .lue le sol y ftlt assez fertile pour nour-
rir une population nond.reuse, certainement la
Hongrie serait aujour.Ihui un état puissant au
lieu d'élre ;> peine comptée en Europe comme
une provmee de l'empire d'Autriche. Mais pour
que ces deux premiers élémeus puissent seule-
ment concourir à la puissan.e d'un élal, encore
faut-ilquecevastepayssoilproportlonu.llemenl
liabile, et .pic des liras aciils arrachent ?i li
terre les richesses quelle recule dans son seiu.
Malheureusement pour la Hongrie, les tourmen-
tes dont elle fut longtemps agitée ne permirent
ni l'un ni l'autre de ces développemens. Placée
entre deux nations puissantes, l'Autriche et la
Turquie, qui se sont longtemps disputé sa pos-
session et en ont fait le théâtre de leurs sanglans
débats, ne s'arrachant des mains de l'une (jne
pour tomber aux mains de l'autre, la Hongrie,
qui les avait appelées tour à tour pour la proté-
ger, finit par redouter autant ses défenseurs que
ses oppresseurs, carainisou ennemisn'avaient si-
gnalé leur présence que par des ravages. Déjà,
lorsque le zèle religieux entraînait l'Occident
contre l'Orienl, les ;croisés n'avaient payé l'hos-
pitalité reçue que par des briiiaiulHges, et s'é-
taient fait craindre à l'égal des Tartares qui eux-
mêmes y avaient porté [ilus d'une fois et le fcr et
les flammes. Enfin, par une triste fatalité, cette
contrée, située sous un eliiiial_lieiireux et suscep-
tible de devenir par sa fertilité naturelle une des
plus riches de l'Europe, n'eut longtennis d'au-
tres sillons t|ue ceux tracés par l'épée, et des
siècles s'écoulèrent avant qnc les productions du
sol pussent couvrir le sang dont il était impré-
gné.
C'est à cetétal continuel d'agitation qu'on doit
attribuer le peu de renseignemens (ju'on a eus
sur ce itaysVjui, tandis que les contrées les plus
lointaines étaient explorées, resta presque in-
connu en Europe jusqu'A la fin du dix-huitième
siècle. Aujourd'hui même, en France priiiei|>a-
lement, bien des gens ne connaissent de la llon-
i;rie .|ue le lanu'iix vin de Tokai .[u'elle nous en-
\oie, et le nom du prince Esiherazy dont les im-
menses richesses ont été si souvent citées. Les
historiens se sont peu occupés d'elle, et cepen-
dant quelle liisloire serait plus remplie d'inlé-
rOt:' Ouclles billes plus animées et plus drain i-
tiquis que celles de la Hongrie et de la Tiin|iiie;'
Huel spectacle plus admirable que celui d'un
peuple pressé de tousciUés, trouvant encore as-
sez de force dans son génie national pour se con-
server presque intact 1' Les Hongrois sont un
peuple isolé pour ainsi dire de la grande famille
européenne, et dont les archives seraient bien
curieuses à fouiller, quand ce ne serait que pour
voir et admirer ce noble esprit de fierté qui a fait
de leur histoire la lutte incessante de l'indépen-
dance nationale contre le despotisme étranger,
contre l'esprit envahissant de la maison d'Autri-
che.
Hàlons-nous de dire cependant que depuis
plusieurs années, à défaut d'historiens, la Hon-
grie a trouvé dans les voyageurs étrangers plus
decuriosité et d'exame:i. Quelipies uns ont rap-
porté sur ce pays quelques renseignemens pleins
dinlérèt, et c'est à un voyageur anglais, M. Eî-
liot, (]ui vient de publier deux volumes sur ses
voyages, que nous emprunterons cette espèce
d'aperçu historique sur la situation actuelle de
la Hongrie.
En principe , dit M. Elliol, la royauté de
Hongrie est élective, mais en fait elle est, depuis
longtemps du moins, héréditaire dans la maison
d'Autriche. Le dernier roi qui dut la couronne
à l'élection fut Louis II. Les Turcs faisaient alors
la guerre h la Hongrie, cl en iôiHU malheu-
reuse et célèbre bataille de Mohacs.où péril avec
Louis II lapins grande partie de la uoblesse
hongroise, occasionna h première atteinte por-
tée au principe de l'élection royale; car l'année
suivante, la Hongrie épuisée fut obligée d'appe-
ler à son secours Ferdinand 1" d'Autriche, qui
cliassa les T'trcs et joignit la Hongrie à son em-
|)ire. Cependant le droit délerlion ne fut pas
aboli, et chaque fois (|u'un nouvel empereur
vint s'asseoir sur le trône d'Auiriehe, la diète
hongroise le choisissait et l'élisait pour son roi.
Pure formalité, il est vrai, mais suffisante pour
sauver le principe et se réserver les moyens de
revenir sur nue concession arrachée à la néccs-
siié.En IfiST l.éopold l"den:anJa àla dièle com-
me récompense de l'expulsion définitive dos
l'urcs diie.^son intervention, que la couronne de
Hongrie de» iut hérédiLiirc dans sa famille. L*
dicte consentit ,^ rccouuailre pour ses rois lou;
r- 1AG —
1rs (lesRcnilans mfties de Lt'opold. Charles VI, le
ik'rnicr rcprésentnnt luAlc ili' celte dynastie, de-
vait donc voir s'éleindreavrc lui se ; droits sur la
llonijric, lorsqu'il fit accepter par 'es puissances
de riùirope la l'rai;niati(|ue-Sani tion. INIarie-
Tliérèse trouva les l!oii|;rois plus (idèlcs à leur
parole (pie les autres puissances, e' l'on sait que
c'est cil tz eux qu'elle li-ouva le phml'assislances
lois des guerres (jui suivirent la ii.ort de Char-
les VI. Toutefois, et maljjré celle nouvsUe déro-
gation au principe de l'élecliou eu Hongrie, la
couronne n'eu reste ]ias moins éL clive, et dans
le cas où les deseendans île INîarie-riu'rèso ,
c"esl-à-dire la famille de llapshoiirg vïpndraità
s'éteindre, les Hongrois recouvreraient le droit
de se choisir et nommer un roi.
Quoi qu'il en soit, la Hongrie n'en est pas
moiiis aujourdliui une dépendance de l'empire
d'Autriche. Elle est gouvern:5e pav un vice-roi,
ou palatin, nommé |)ar l'empereur, et elle paie
des impots au gouvernement autrichien. Slais
comnie, par suite du .système féodal encore en
vigueur, les nohles ne paient aucune redevance,
le montant des revenus sérail peu de chose si
certaines terres et des mines de sel assez impor-
tantes n'étaient affectées en propre à la couronne
d'Autriche. Le montant des revenus (pi'elle per-
çoit s'élùve environ à 700.000 livres sterling
(17,500,000 fraiics environ).
11 y a en outre certaines villes qui ai)partien-
nent à l'empereur, mais ce n'est qu'une posses-
sion nominale. Ces villes a])i>e\ées civiluies li-
berœ et' r^grf'fc ne paient aucune taxe; il y en a
environ ving-cinqen Hongrie.
Quant à l'organisation intérieure, c'est, comme
nous l'avons dit, le système féodal qui règne en
Hongrie. Le gouvernement est dévolu à la diMe
qui doit se réunir tous les trois ans, mais que
l'empereur convoi(ue plus ou moinssouvent à sa
convenance. Celle diète se compose de deux
thamlues, celle des magnats ou pairs spirituels
et temporels, cl celle des députés. Les membres
de celle dernière chambre ne sont élus que i>ar
raristocratie, puisque personne n'a de voix aux
élections s'il n'est noble. Les villes franches dont
nous avons parlé tout à l'heure envoient aussi
des députés à la diète, ainsi (jueles chapitres ec-
clésiastiques; mais ces députés admis à discuter
De le sont jamais à donner leur voix dans les
délibérations de la chambre. Ainsi, comme on
le voit, tout le gouvernement est entre les mains
des seigneurs.
Ce sont les seigneurs (|ui nomment les ma-
gistrats, elles paysans sont vis-à-vis d'eux tout
b fait dans la position des serfs. 1 oui le revenu
(ju'ils tirent de leur terre leur vient desiiaysans
par qui elles sont cultivées, et (,ui supportent
loiiles les charges et taxes dont le seigneur lui-
même est exempt. Avant i^larie-1 liérèse aucune
limite n'était fixée aux exigences lu seigneur à
l'égard de ses serfs. Mais Marie-Th rèse a fixé le
tribut qu il pouvait exiger, et cette fixation sert
encore de règleaujourd'hui. Chaque paysan doit
à son seigneur ciu(iuante-deux ji'Urs de travail
par an, un (lorin, deux volailles, .lix œufs, deux
livres de beurre et la neuvième j) irtie de sa ré-
cjlle. En outre, cliaque village lonne au sei-
gneur un veau et deux agneaux. Le paysan nepeut
ac«iuérirni jiosséder des terres. Ce nrae nos serfs
U'auii-clois, il ne peut quitter le pjys qu'avec la
permission de son seigneur, et qu'à la condition
de perdre tout ce qu'il a pu construire et établir
sur la terre du seigneur. Y a-t-il un pont à con-
struire? les i)aysanssont mandés et ne reçoivent
aucune rétribution; faut-il réparer les routes ?
c'est encore à eux qu'on a recours; en un mot,
la loi ne leur accorde aucune indemnité et pres-
i|ue aucune protection, ]niisque ce sont lessei-
gneursqui sont mailles de tout.
En présence de cette double constitution de la
Hongrie vis-à-vis de l'Autriche et vis-à-vis d'elle-
même, deux faits se présentent bien remarqua-
bles. D'une part , les seigneurs hongrois ne
voient qu'avec peine la réunion de leur pays à
l'Aulrlçhe; çt. de l'autre, ces mêmes sejgneurs,
([ui sembleraient avoir intérêt à ce que la con-
slilulion inlérieure restât dans le même élat, tra-
vaillent à la refaire sur des principes plus libé-
raux; et tandis que dans le reste de l'Europe on
ne dut la disparition du système féodal, en quel-
que sorte, qu'au soulèvement des serfs, là ce
sont les seigneurs eux-mêmes qui font des elïorts
pour le réformer.
Animés d'un haut esprit d'indépendance, les
Hongrois naissent avec la haine pour l'Autriche,
dont le joug pèse sur leur pays. Ils se rappellent
que longtemps ils ont constitué un étal indépen-
dant, qu'ils ont eu un roi qui tenait, sa cour au
milieu d'eux, et cela , joint au peu d'intérêt que
leur montre la cour d'Autriche, eutretieni dans
leur cœur un violent désir d'arriver à un affran-
chissement national. 11 y a quelques anni'cs, le
prince de Metternich, qui connaît leur faible,
voulut le llatler : avec le titre d'empereur d'Au-
triche,Ferdinand prit le tilreparliculierderoide
llongiie; comme si parla l'Autriche avait voulu
faire entendre aux Hongrois qu'elle Ls regar-
dait non pas comme un peuple conquis, mais
comme un état indépendant qui s'était mis lui-
même sous sa protection. Ce léger palliatif n'a-
veugle pas resi)ril national des Hongrois, et ne
leur fait pas supporter avec plus de patience le
joug autrichien.
Un des faits qui tendent le plus à prouver cet
esprit de nationalité, c'est la persistance avec la-
quelle, depuis quelques années, les Hongrois
cherchent à faire revivre la langue magyare qui
est la leur. Si, en effet, il n'y a encore queipiel-
ques années, un voyageur se fût trouvé trans-
porté au milieu des états de Hongrie, quel n'eût
pas été son étonnement d'entendre un orateur
s'exprimer avec facilité , éloquence peut-être,
dans la langue de Cicéron , ba|Uisée depuis si
longtemps de langue morte ? Et cepeudani
(juand , vers le commencement du neu\ième
siècle, les Hongrois ou Magyares , qui paraissent
descendre des Huns septentrionaux , vinrent
massacrer ou rendre esclaves les Slaves établis en
l'annonie , le Danube entendit longtemps la
langue magyare résonner sur ses bords. Tant que
cette nation, conservant ses mœurs sauvages, fut
occupée à porter la guerre chez ses voisins, la
langue magyare fut en usage; mais bientôt les
peuples qui entouraient la Hongrie prirent de la
consislance eux-mêmes; perdant i>eu à peu leurs
habitudes guerrières, ils commencèrent à cher-
cher le repos; et lechrislianisme, qui s'était déjà
répandu dans le reste de l'Europe, vint les calmer
tout à fait. Etienne, qu'on regarde comme le jire-
micii'oiUc Hongrie, abolit les idoles eu mon-
tant sur le trône, et, vers le commencement du
dixième siècle, recul du ponlifede Rome la cou-
ronne évangélique, couronne que depuis tous
les rois durent ceindre à leur avènement, et qui,
par une vertu céleste, leur donnait lonles les
qualités nécessaires pour bien gouverner. Avec
lechrislianisme vinrent les évéques et les prêtres;
et comme eux seuls apportaient les premières
notions non-seulement de la religion, mais aussi
de toutes les sciences, le latin, leur langage , de-
vint là , comme dans presipie toute 1 Europe, la
langue de science et de droit. iVIais, tandis ()u'en
Europe le latin se perdait peu à peu, la silualiou
de la Hongrie lui imposait en quebpie sorte la
nécessité de le conserver. Quand, épuisée par
une lutte de plusieurs siècles, elle fut obligée de
courber la tête sous la puissance de la maison
d'Autriche, les relations avec un gouvernement
auquel la langue hongroise était tout à fait in-
connue rendirent indispensablerétude du latin,
encore assez répandu en Allemagne, si bien que
peu à peu le magyar descendit parmi les paysans,
et les nobles oublièrent presque entièrement
leur langue maternelle. Enfin, sous Marie-Thé-
rèse, le laiin était dans toute sa vigueur. Tout
le monde connaît ce fameux serment des pala-
tins hongrois : Moriamur pro rege tiostro
Maria-Tlieresa.
A celte épixpie le lalin était d'un usage telle-
ment général, que beaucoup de femmes non seu-
lemenlle comprenaient, mais le parlaient et s'en
servaient constamment dans leur inlérieur. Si
Joseph 11, suivant la politique de sa mère , avait
voulu laisser aux Hongrois leurs privilèges et
leurs habitudes, le magyar ne serait probable-
ment parlé ([ue par les paysans des bords de la
Theiss, le latin aurait fini par l'étouffer tout à
fait, l'allemandaurait peu à peu remplacé le la-
tin , auquel les Hongrois n'attachaient aucune
idée nationale, et serait devenu la langue usuelie.
Mais,Ioseph, qui avait formé le projet d'asservir
Ions les peuples dépendans de ses états à des lois
et à une langue uniforines, et qui voulait que
ses projets s'exécutassent presque à l'instant
qu'ils étaient formés, entreprit de tuer d'un seul
coup le lalin et le hongrois, et dans cette vueer-
donna que l'allemand seul serait désormais em-
ployé. Les Hongrois, qui religieux observaleurs
de leurs antiques usages n'auraient accepté celle
loi de personne, s'y refusèrent encore bien plus
lorsqu'elle était imposée par Josephll; Joseph II,
un de ces Allemands olijet de leur haine invété-
rée; Joseph 11, qui avait déjà porté atleinteà
leurs privilèges, et qui encore pour celle der-
nière mesure n'avait pas seulement consulté les
étals; Joseph H enfin, qui, crime impardonnable!
avait refusé de ceindre la couronne de saint
Etienne. Cette décision excita donc une opposi-
tion générale, et c'est à celte opposilion que le
magyar dut de sortir de la léthargie où il dormait
déjà depuis des siècles. Quelques vieux nobles,
il est vrai, et les créatures de la maison d'Au-
triche, voulurent s'opposer à celle réforme, et
les premiers à cause de leur grand âge, les autres
en désesi)oir de cause soutinrent encore le lalin;
mais l'impulsion était donnée, et dès lors le pro-
grès dut marcher à grands pas.
Toutefois, cette détermination des Hongrois ne
put pas avoir un résultat immédiat, et pendairt
les dix dernières années du dernier siècle, il
147 —
n'apparut que de temps en temps un orateur
(|ui s'exprimât en langue hongroise. Tout se fai-
sait eneore en latin. Les deux chamlires des
étals correspondaient en latin ; le journal officiel
et les lois étaient publiés dans cette langue. Les
états de 1802,1805, 1807 ,1808et 1812 furent de
trop courte durée et trop occupés de recrues et
de subsides pour qu'on \n\l y remar(|uer un
changement notable; cependant le nombre de
membres qui parlaient hongrois s'était considé-
rablement accru, et déjà en 1805 on envoya au
roi une adresse écrite en hongrois et en latin.
D'année en année , les chambres pouvaient
compter de nouveaux mexbres à qui la langue
hongroise devenait familière : et enfin , dans les
états de 183-2 à 1836, le hongrois se fit seul en-
tendre; il y avait à peine six membres qui ne
pussent pas s'exprimer fiieilement dans cette
langue. Les messages des deux chambres furent
écrilsen lion jrois, ainsi que l'adresse au roi, à
laquelle seulement fut aimexée une iraduction
en latin. Mais le texte hongrois élait l'original,
et le latin n'était qu'une copie envoyée comme
pure formalité. Il fut aussi décidé que dans les
tribunaux, même les plus élevés, les procès se
lraileiaie?it désormais en hongrois, et cepen-
dant la chancellerie fut toujours obligée de se
servir du latin dans ses mémoires, sous peine
de ne pas les voir accueillis par le gouverne-
ment.
Ce fut le comte Szcchengi qui le premier
amena cette innovation dans la chambre des
magnats , et bientôt il fut imité par le comte
Vesselini et un grand nombre d'autres. Celte
mesure donna une grande popularité aux sei-
gneurs liongrois , et il s'est formé à Pest une so-
ciété pour la propagation de la langue hon-
groise; deux seigneurs entre autres ont contri-
bué à la formation de cette société par une sou-
scription, l'un de 4^000 livres, l'autre de 0,000
livres sterling.
On conçoit de quelle importance c'est pour le
peuple de voir sa langue habituelle servir dans
les affaires du gouvernement; désormais il
pourra luitméme prendre connaissance de ses
droits, s'éclairer et arriver à rémanci|iation.LeS
nobles en cela le favorisent, comme nous l'avons
dit, de toutes leurs forces. Comprenant bien que
le pouvoir dont ils jouissent est une espèce d a-
naclironisme au milieu de l'Europe acluclle,
eux-mêmes ont demandé à l'empereur (ju'il fut
apporté une modification à leurs préiogalivcs.
Il faut reconnai Ire qu'ils sont même allés au de-
vant de ces modifiealions qu'ils réclanu'ut, et
qu'ils n'abusent pas de la force que le système
qui régit le pays a miseenlre leurs mains. Loin
d'avoir à supporter celle tyrannie que les sei-
gneurs faisaient autrefois peser sur les serl's ,les
paysans île Hongrie sont sûrs de trouver auprès
de leurs seigneurs proteclion et secours, ils
savent j.ayer les eiforls (lu'ils font pour les alfi-an-
çhir, d'une juste recoimaissance, et celle ligue
du seigneur avec le paysan fait toute la force de
la Hongrie contre l'Aulriche. Nous en avons un
exemple frappant dans le comte Vesselini, dont
nous avons déj;i parlé. Ce seigneur, dont les
idées libérales en ont fait un ennemi de la cour
àulrieliienne, avait élé condanuié à caus\ de
ses discuiirs n'oli')i,i à six ans d'emprisonne-
inent; mais les commissaires impériaux envoyés
pour opérer son arrestation trouvèrent réunis
autour de son chàleau vingt mille paysans envi-
ron, armés de faux et de fourches et décidés à
défendre leur député. L'Autriche recula devant
la crainte d'exciter un soulèvement dont les
suites étaient incalculables. Du reste, ce noble
comte, qui est aujourd'hui à la télé du parti dé-
mocrali((ue, justifie bien l'amour que lui por-
tent lesllongrois et il ne laisse échajiper aucune
occasion d'élre utile. Doué dune force physique
(irodigieuse, il a, lors de l'inondation de Pest,
en 1838, donné de rares exemples de dévoue-
ment, et le Irait suivant , qui nous a été raconté
par un témoin oculaire, n'est pas un de ceux (jui
ont le moins contribué à le rehausser dans l'es-
prit de ses compatriotes.
Tout le monde a eu connaissance à cette épo-
que de l'accroissementsubit deseaux du Danube
et du ravage qu'il apporta en Hongrie. Pest , où
résidait alors le comte Vesselini, fut le point où
l'inondation eut les conséquences les plus terri-
bles. IJâlie sur le sable, dans une vaste plaine,
sur les bords même du fleuve, Pest n'avait pour
toute défense, conlre l'envahissement des eaux,
qu'une digue cimstruite en avant de la ville.
Mais le fleuve, qui croissait toujours, avait rompu
la digue et, l'étroit espace qu'il avait enfoncé ne
suffisant plus à ses eaux gonflées, il avait bientôt
surmonté cette impuissante barrière. Il s'était
précipité dans la ville avec fureur; les mai ons
sapées par les eaux s'écroulaient de tous côtés,
et le flot roulait dans les rues avec la violence
d'un torrent, entraînant les débris des maisons
pèlc-méle avec les énormes glaçons qui cou-
vraient sa surface. Chacun fuyait, chacun cher-
chait sur les points les plus élevés de la ville un
asile de quelques instaiis peut-être. La place du
marché seule apparaissait encore au-dessus de
l'eau , et c'était là que venait refluer de tous
côtés, chassée par l'inondation, toute une popu-
lation désolée. Au milieu de la terreur et de
l'abattement général, le comte Vesselini avait
conservé son courage et son sang-froid ; seul il
paraissait ne redouter ni la tempête (jui grin-
çait, ni le flot qui grondait. Nu jusqu'à la cein-
ture dans une frêle barque, il parcourait les rues
de la ville, transformées en autant de fleuves, et
recueillait sur son passage tous ceux i|u"avait
surpris rinondation, heureux de trouver en lui
un sauveur inespéré; car déjà tremblait et
vacillait sous leurs jiieds leur maison chance-
lante. Bien souvent leur pied était à peine po.sé
dans la barcjue qu'ils entendaient s'écrouler
et voyaient s'abimer derrière eux leur de-
meure dont les débris se mêlaient aux eaux du
lleiive.
Chaque fois que sa barque était pleine, le
comte Vesselini se hâtait d'aller déposer sur la
place du marché les vi<limes qu'il avait arra-
chées à la mort et revolait où l'appelait le dan-
ger sans s'arrêter un instant, sans regarder si le
flot grossi , si les glaçons devenus plus nom-
breux lui permetlaienl encore de ris(|\ier sa vie.
Tout à coup un cri elfrayaul a retenti, une jeune
femme (lui tenait son enfant dans ses bras, sur-
prise cl entraînée |iar les eaux, était parvenue à
se réfugier sur un glaçon ; mais le torrent l'eu-
trainait avec sou lie de glace , et déjà l'on
n'apercevait que dans le lointain .ses bras levés
au ciel, implorant un secours que Dieu sculsem-
blaitpouToir lui donner. Le comte Vesselini l'a
vue el déjà il s'est élancé dans sa barque et vole
surses traces, seconde par le courant. En vain
lui crie-ton de s'arrêter, de ne pas risquer, sans
espoir desuccès, une vie précieuse; sur le cou-
rant rapide, il presse encore de la rame la mar-
che de sa barque, trop longue à son gré, et bien-
tôt il a rejoint au milieu du fleuve le glaçon qui
|)orte la jeune femme. Un faible espace le sépare
encore ; il fait un dernier effort, il va toucher le
glaçon , il le touche... Mais la secousse est si vio-
lente que la barque est chavirée, le comte Ves-
selini disparait sous les eaux. Dieu sans douté
])rolégeait ces deux créatures, et à peine qiiel-
(jues secondes se sont écoulées que le comte
Vesselini re(>arait, d'une main puissante il sac-
crocheau glaçon, tandis que de l'autre il tn.lne
après lui sa pclite barque encore pleine d'eau. Il
fait un efl'ort, s'élance sur ce glaçon, et iV- a
même coup, comme si sa barque n'eut été qu'un
bateau d'enfant, il la retourne, la vide et y jdace
auprès de lui et l'enfant et la mère à de-f^i-
morte... Une heure après, la foule stupéfaite
voyait le nolde comte déposer au milieu d'elle
ces nouvelles victimes sauvées comme par mi-
racle.
Qui s'étonnerait ensuite de l'amour, nous di-
rons presque de l'adoration que les Hongrois
ont pour cet homme; et ((uel est celui qui, voyant
(piel(|nes jours après le comte \esselini allant
par h ville porter encore des secours à i eus
(|u'avait ruinés l'inondation , ne se serait
réuni à la foule (|ui lui faisait cortège et ne sç
serait écrié avec elle: Vive le comte feggelitiil
Certes, quand on voit de pareils hommes tra-
vailler avec dévouement <à rémaneipalion de
leur pays , éclairant leurs compatriotes et les
piéparaiil à admettre les principes libéraux
«pi'ils professent hautement en dépit d'un gou-
vcrneinenl stationnaire et despotique, il est ira-
possible de ne pas penser que la Hongrie ne mar-
che rapidement à un état de liberté qui la ruct-
Ira au niveau des peuples les plus avancés de
l'Luioiie. La Hongrie possède aujourd'hui une
population de 11,235,000 habilans. Eh lin!
qu'en France, jiar exemple, un gouvernement
sincèi enicnt liliéral imprime à l'Europe une im-
pulsion puissante, et que le développement de
ces principes l'entraineà une collision aveclAu-
tricbe, nul doute qu'elle n'eût sur les derrières
de cette puissance une armée alliée de -liKi.iHW)
hommes qui partagerait avec elle les principes
de liberté franche, et qui travaillerait, en l'ai-
ilanl , à alTrancliir son pays, la Hongrie.
Aussi avec qu'?lle cordialilé les Français el les
Anglais sont reçus dansée pays! L'hospitalité,
celle vertu des peuples encore neufs, est exer-
cée eu Hongrie dans toute sa franchise, et il n'y a
pas de maison lie seigneur qui n'ait toujours une
partie destinée à recevoir les voyageurs étran-
gers.
Mais ce n'est pas seulemeni par des paroles et
di's discours, ce n'est pas même en leur accor-
ilant protection pins large «(ue les seigneurseber-
chent à éman(i;)er leurs compatriotes ; c'est aussi
en dé\clo;q>anI chez eux le goùl du commerce et
de l'industrie. Pest est heureusement située pour
le commerce .sur les bor«ls du Danube, cl c'est
encore au comte Siechengi. dont nous *tou*
déjà parlé, que son i dues les premières entre-!
1/i8 —
prises lie la navigation à la vapeur sur le Da-
iiulie, navi(;alion qui donnerait aux relations
commerciales une bien plus grande étendue
qu'elles n'en ont eu jus(iu";\ ce jour. Le comte
Szecliengi a fait le voyage d'Angleterre pour
prendre connaissanre de tout ce qui regarde la
construction des madiincs; il a fait venir des in-
génieurs anglais, et dc])nis deux ans il a consa-
cré tout son temps, toutes ses pensées et une
grande partie de sa fortune au développement
«le cette industrie, qui aura certainement une
grande inlluence sur le commerce, et par suite
sur les mœurs de la Hongrie.
Jusqu'à présent tout le commerce de la Hon-
grie a été presque tout entier entre les mains
des juifs, estraordinairement nombreux dans ce
pays, où leur nidustrie commerçante ne trouve
presque pas de livalilé, mais où ils ne sont pas
aimés d'ailleurs. .V Presliourg, où se tient ordi-
nairement la diète, on en compte jusqu'à 30,000.
Ils habitent un quartier qui leur a été abandon-
né, et où ilsvivent séparés du reste des habitans.
Rien de plus vil, de plus abruti et de plus scélé-
rat que cette population juive, dont le quartier
est fermé par une immense porte de fer. Leur
habitude de rapine et d'avarice a donné d'eux
dans ce pays une opinion telle qu'il leur est
défendu de résider plus près qu'à Presbourg
dans le voisinage des mines d'or de Cremnitz.
Le fait suivant donnera une idée du peu d'es-
time dans lequel on les lient, de la manière
dont on agit avec eux, et en même temps du pou-
voir que les seigneurs hongrois ont en mains, et
de ce que ce pourrait élre s'ils voulaient en abu-
ser et s'ils n'étaient conduits,dans leurs relations
avec leurs couq)alriotcs, par une haute moralité
à laquelle il faut rendre justice.
Lu juif, qui résidait à Pest, avait fait une ban-
queroute assez considérable, mais banqueroute
frauduleuse jil avaitsu mettreàcouvert tout l'ar-
gent qu'il possédait, et, malgré les vives récla-
mations de ses créanciers, on avaitété dans l'im-
puissance de lui prouver qu'il avait de l'argent
entre les mains. Un seigneur hongrois, qui lui
avait confié une somme assez considérable, s'é-
tant plusieurs fois adressé à lui, l'assurant qu'il
savait bien que son argent était encore entre ses
mains et le sommant de le lui remettre, ce juif
s'était retranché dans une dénégation absolue,
et le seigneur avait oublié ou feint d'oublier sa
dette. A quelque temps de là, le juif, se trou-
vant hors de la ville, se vitsoud liuenlcvé etcon-
duil, malgré ses réclamations, dans la maison du
seigneur hongrois. Là, |)àle et tremblant, il at-
tendait avec anxiété, sachant bien et qu'il était
coupable et ce que pouvait le seigneur, ce qu'on
allait décider de lui. .\près avoir cherché pen-
dant quelque temps à l'effrayer sans pouvoir
réussir à lui faire avouer qu'il avait son argent,
le seigneur lui dit :« Tu as mou argent, je le
sais, j'en suis sûr ; choisis : ou de me rendre mon
argent, ou de recevoir tous les malins douze
coups de bâton et de rester enfermé ici, où lu
n'auras ipie du pain et de l'eau jusqu'à ce que tu
m'aies rendu tout ce (]ue tu as à moi.» Le juif
voulut eu vain s'excuser, jura par tous les ser-
mens les plus forts cpril était pauvre comme
Job ; le seigneur fut inflexible et lui fit
administrer douze coups de bâton, puis renfer-
mer pendant Irois jours. Le juif endura ce trai-
tement et se contenta de pain et d'eau sans con-
sentir à rendre la moindre chose. Le quatrième
jour, cependant, il pria le seigneur de lui per-
mettre d'écrire à sa femme. « Elle vendra tout ce
que nous avons, disait-il, elle empruntera à nos
amis, etje vous donnerai tout ce quej'aurai [)U
recueillir. » Auboutde deux jours, ])endant les-
quels ce traitement avait été suspendu, lejuif re-
çut une réponse et offrit au seigneur tout ce que,
disait-il, sa femme avait pu rassembler : c'était
à|)einele quart de la somme. Le seigneur prit
l'argent, mais lui promit de faire recommencer
les coups de bâton jusqu'à ce qu'il eût la somme
entière. Enfin le juif se décida à rendre tout ce
qu'il devait, mais ce ne fut qu'en huit jours de
temps et par petite somme qu'on put le lui arra-
cher. Quand il fut libre, il alla trouver les ma-
gistrats, qui firent venir le seigneur plus parres
pecl pour la justice que pour le réprimander,
tant la mauvaise foi des juifs était connue. Le sei-
gneur avoua le fait, et dit que le résultat de son
enireprise prouvait bien (jue lejuif avait l'ar-
gent entre les raauis, et que si chacun de ses
créanciers en faisait autant, il n'y avait pas de
doute que chacun ne put élre désintéressé et au-
delà. Enfin le juif fut heureux d'en élre quitte
pour une seule affaire ; mais il n'en resta pas
moins dans la ville et continua à faire son com-
merce avec autant d'imi)udence que s'il eût été
le plus honnête homme du monde.
Les habitudes d'avidité de ces juifs tranchent
d'une manière bien remarquable avec le désin-
téressement et la noblesse de pensée des Hon-
grois, chez qui on rencontre, même dans les
classes les plus communes, des senlimens pleins
de générosité. Comme nous passions près d'une
laiterie, dit M. Elliol, nous entrâmes pour pren-
dre un peu de lait. Le maître de la maison et sa
fille s'empressèrent de nous recevoir avec tou-
tes les attentions possibles, mettant à notre ser-
vice tout ce que leur petite maison pouvait ren-
fermer de plus luxueux. En parlant, nous lais-
sâmes sur la table une pièce de monnaie que
nous pensions n'être qu'un salaire très-juste,
mais le père nous regarda avec sui-prise et ne
voulut pas l'accejiter, prétendant que c'était
beaucoup trop ; et, malgré tout ce que nous pû-
mes faire, il ne voulut jamais rien recevoir de
plus que ce qu'il regardait comme lui étant légi-
timement dû. On conçoit quel plaisir ce doit
être pour un étranger de voyager dans un pays
où, avec la franche et cordiale hospitalité dont
nous avons déjà parlé et qu'on trouve chez tous
les seigneurs hongrois, on trouve encore un ac-
cueil affable et désintéressé chez les gens même
de la plus basse classe.
Une chose qui ne contribue pas peu à rendre
l'exploration de ce pays facile pour les étran-
gers, c'est l'habitude qu'ont les Hongrois qui
ontreçu del'éducation déparier plusieurs lan-
gues. 11 n'est peut-être pas de pays où l'étude des
langues soit aussi cultivée qu'en Hongrie. Cha-
que Hongrois en parle au moins cinq ou six.
Outre sa langue maternelle et le latin dont on
se sert ordinairement pour la conversation ,
leurs relations avec l'Allemagne les forcent à
parler l'allemand; pour la même raison, ils
parlent le slavon et de plus le français, dont tout
seigneur doit se servir aus.si facilement que du
lalin. {Revue du Xir siècle.)
5S<!!>SÎSÎÏS <B<ï>a2a'<â;»'SSÎ22S.
Ce que les Français appelaient jadis la bonne
compagnie, ce que nous ajjpelons encore avec
une emphase ridicule re*;jef/a6/e people, niée
people, genllemen, nelectpeople , existe encore
en Angleterre, bien que, par suite des secousses
révolutionnaires, notre aristocratie ait subi une
forte infusion de plèbe. Londres n'est pas encore
si encanaillé que Paris, et les whigs sont plus
gentilshommes que les libéraux. La bonne com-
pagnie, il est vrai, est restreinte, mais les aspi-
rans sont innombrables ; chacun ambitionne
d'en faire partie, chacun d'ailleurs peut plus ou
moins y être initié; et cependant ce n'est pas
toujours, comme on pourrait le croire au mot,
chose utile et bonne enfin, que la bonne com-
pagnie.
O mon honorable père ! vous vous trouviez
sous le charme d'un antique préjugé lorsque
vous me recommandâtes si vivement de choisir
mes amis, de ne fréquenter que la bonne cum-
paf/nie,nicepeople.V8incienne signification de
ce mot a-t-elle disparu, ou ma sottise seule a-t-
elle fait les frais du récit que je vais léguer à la
postérité ?
« Charles, mon enfant, me disait mon père
au moment où j'allais quitter le manoir hérédi-
taire et prendre la route de Londres, tu vas
faire Ion cours de droit ; le vieil avocat O'Mea-
gher m'a promis de surveiller tes études. Te
voilà eu bonne route, et c'est une profession
magnifique que celle dans laquelle tu vas, débiir
ter ; mais souviens-toi bien que tout dépend des
premiers pas. La meilleure diplomatie d'un
jeune homme est de voir bonne compagnie ;
souviens-toi de cela. Point de liaisons dange-
reuses, point de plaisirs funestes. Choisis parmi
tes connaissances celles dont la vie confortable
et régulière leur donne les droits les plus incon-
testables à ce lilre, qui exprime tout : bonne
compagnie.»
Mon père n'avait pas beaucoup vu le monde :
juge de i>aix de province, il avait depuis son
son enfance ressenti une vénération profonde
pour tout ce qui avait le moindre rapport à la
profession de L'gisle. Il n'aurait pas échangé
une couronne contre le beau nom d'avocat qu'il
faisait sonner à mon oreille. 11 admirait l'ample
pcrru(iuc île nos magistrats; il avait de la consi-
dération pour la masse de l'huissier ; je crois
même que le bout d'aile dont le greffier se sert
lui aurait paru digne d'estime. Sa bibliothèque
se composait exclusivement de livres de juris-
prudence ; et ceux qu'il n'avait pas pu se procu-
rer étaient remplacés par une peinture sur car-
ton trompe-l'œil d'un fort bon effet, et qui pré-
sentait aux regards déçus duspectaleur les titres
de ces précieux ouvrages, soigneusement rangés
par bataillons.
i\les penchans étaient doux et calmes ; j'aimais
l'étude, et j'employai si bien la première année
de mon séjour à Londres, que mon père, ins-
truit de mon assiduité par le vieil avocat sous
la tutelle duquel je me trouvais placé, crut
devoir dans ses lettres me rappeler ses conseils
d'adieux, m'inviter à voir le monde, et me prier-»
instamment de choisiv bonne compagnie, -^j
— 1/.0 ^
Mais où la trouver ? à quels signes distinctifs
reconnaître celte race? 11 me fallait au moins
quelques lettres d'introduction, et j'écrivais à
mon père pour les lui demander, lorsque Butler,
jeune étudiant comme moi, entra dans ma
chambre.
1/3 seule volupté que je me permisse quelque-
fois, c'était de fumer un cigare. Butler s'assit.
Nous nous environnâmes à plaisir d'un nuage
de cette vapeur odorante, et après avoir devisé
sur la politique:
— Je vais ce soir, me dit-il, au bal de Willis;
voulez-vous être de la partie?
— Je ne connais pas Willis, comment irais-je
à son bal ?
— Eh ! mon cher, c'est un bal public ; je suis
souscripteur, et je vous présenterai. Allons ,
venez.
— Non, vraiment, repris-je en songeant aux
recommandations paternelles.
— Bah! pourquoi? réunion charmante, un
orchestre parfait; nous aurons ce soir très-
bonne compagnie.
—Bonne compagnie ? répliquai-je en appuyant
sur ces deux mots magiques.
— Mais certainement : les Fitzroy, les Caven-
dish, les Burleigh; j'en compterais plus de
cinquante sur mes doigts auxquels je vous
présenterai si vous voulez. Qu'en dites-vous ?
voyons, décidez-vous.
— Mais à quelle heure faut-il être prêt?
— A dix heures et demie ; je vous prendrai
dans mon cabriolet, si vous voulez.
Il n'y avait pas à balancer, ma bonne compa-
gnie était trouvée. Je ne manquai pas de faire
une toilette brillante, et j'attendis avec impa-
tience le cabriolet de mon ami. En moins de dix
minutes je me trouvai lancé au milieu de cette
brillante assemblée, et les lustres des salons et
les parures des dames ne manquèrent pas de
produire sur moi l'effet que cette magie du bal
fait toujours sur un j)rovincial. Mon ami, qui
me servait de pilote, se dirigea du côté d'un
groupe composé de quatre personnages : d'une
grande demoiselle, sentimentale, blonde ; de sa
jeune sœur, plus petite détaille; d'une mère
chargée de rubans selon la mode la plus nou-
velle, et d'un jeune dandy extraordinairement
pMe, dont le teint délicat et la démarche légère
semblaient appartenir à l'autre sexe. Qui n'au-
rait, à ces indices certains, reconnu la lionne
compagnie ? Le père, tète grisonnante, se faisait
remarquer par l'astuce et la causticité de sa
physionomie j on voyait que l'idéalité n'avait
jamais passé par là. Ce n'était pas un visage vul-
gaire; c'étaient des traits aiguisés par l'usage du
monde et l'abus de la diplomatie auquel la
société nous oblige. D'ailleurs, la coupe de ses
habits, la blancheur et le soin de sa cravate, le
rangeaient évidemment dans la catégorie des
Gensde bonne compagnie, (jue mon père m'avait
si fortement recommandés. Butler les connais-
sait beaucoup, et après m'avoir présenté >^ tous
les membres de la famille, il me donna tous les
, renseigncmens nécessaires. Je fus un peu étonné
'I d'apprendre que M. l'ringle était tout bonne-
ment homme dalîaires et qu'il demeurait dans
Brunswick-Square.
— Mais il est très-riche, continua Butler;
C'est un homme qu'on peut recevoir partout)
ayant des salons magnifi(iues, une femme char-
mante qui aime ses filles avec adoration, et des
demoiselles, oh ! des demoiselles délicieuses !
Vous en jugerez.
Après tout, un homme d'affaires riche, de
Londres, pouvait vraiment être bonne compa-
gnie pour le fds d'un pauvre homme de loi de
province.
— Mon cher Frédéric, ajouta Butler en s'a-
dressant au grand jeune homme pAle et roux,
dont le regard nonchalant semblait compter les
ornemens du plafond ; mon cher Frédéric, per-
mettez-moi devons faire faire connaissance avec
un de mes bons amis, M. Valentin Fleming.
Le dandy voulut bien abaisser sur moi sa
paupière languissante, tandis que sa main droite
portait h sa bouche un mouchoir de batiste par-
fumé. Voilà une présentation en règle. Je voulus
prouver ensuite que j'étais homme du monde,
etj'invitail'ainée des miss Pringle. Ma partner
avait depuis longtemps rejeté toute timidité
juvénile -. déjà assez avancée en âge, pour une
demoiselle du moins, elle riait , plaisantait,
caquetait avec une aisance que toute femme
mariée aurait pu lui envier. Dans l'intervalle des
figures, la conversation ne tarissait pas; je ne
pouvais m'empêcherde la comparer à ces jeunes
filles de province dont la conversation pendant
le bal ne dépasse pas les limites d'une ou deux
syllabes ^mal articulées ; quelle différence ! Je
reçus deux petits coups d'éventail en guise de
gronde et d'avertissement (c'était de bonne com-
pagnie). A la fin de Fêté, j'étais content de ma
danseuse; quand la poule fut terminée, j'étais
enchanté de moi-même. — Maman est là-bas
qui fait sa partie de whist, me dit-elle tout à
coup ; si nous alliuii» la voir ?
Et sans cérémonie elle s'empara de mon bras,
et traversa rapidement la salle encombrée de
danseurs et de danseuses dont les groupes se
confondirent. En face de la mère, une vieille
douairière, aux ongles crochus et au nez proé-
minent, était assise à la table de whist. La mère
me toisa d'un œil attentif, et, voyant l'espèce de
familiarité improvisée dont sa fille m'avait jugé
digne, elle m'honora du plus gracieux sourire.
— C'est la première fols que vous venez ici,
monsieur Fleming ?
— Madame, interrompit un des parieurs du
côté de mistress l'ringle, vous jetez un ])ique
pour un carreau : jirencz garde.
-Excellent orchestre! continua-t-elle sans
s'apercevoir de sa méprise; charmante soirée,
n'est-ce pas, monsieur Fleming ?
Une œillade assez tendre de miss Pringle me
prouva (lu'elle s'était allribué le compliment.
Mais la partie était perdue, et la douairière enne-
mie ramassait déjà de ses cln.| doigts rapaces
["argent perdu par mistress l'ringle.
— C'est ma faute, j'en conviens, s'écria cette
dernière.
— On fait attention à son jeu, murmura le
partner mécontent.
Miss l'ringle, donnant une légère secousse à
mon bras et retournant la tête, se pencha de
mon côté, pour me dire tout bas:.Vo(/,« avons
dérangé le jeu de ces dames, le quadrille va se
former.
Quand une jeune femme commence à dire
nous, l'espérance se glisse dans le cœur le moins
présomptueux; et j'avoue que déjà le sentiment
de ma conquête m'Inspirait un certain orgueil,
lorsque, après trois ou quatre contredanses qui
me furent accordées par miss Zéphyra et miss
(Jeorglana, sa sœur cadette, je me trouvai en
face de miss Emilie, troisième fille de mistress
Pringle. Emilie était petite et bien faite, moins
hardie, moins éloquente, moins facile de com-
merce que miss Zéphyra, son ainée, moins sati-
rique et moins sévère que miss Georgiana. Mon
âme fut captivée par miss Emilie, par ses deux
grands yeux noirs à la fols pensifs et pénétrans,
par la grâce et la délicatesse de sa démarche,
par la finessedusourire et par une certaine ingé-
nuité de caractère qui trahissait toutes ses émo-
tions avec une vivacité amusante. Je reconduisis
Emilie et la rendis à sa mère, que je trouvai
assise sur une ottomane, à côté d'une grande
dame pâle, ombragée d'une forêt de dahlias. On
causait, je pris part à la conversation. Les deux
dames passaient en revue danseurs et danseuses,
et se vengeaient par un peu de médisance de
l'ennui que Fou éprouve toujours quand on a le
malheur de faire tapisserie. L'épigrarame n'était
pas épargnée, et comme la satire même devient
monotone quand on la prodigue, nos mères
avalent soin d'entremêler leurs discours satiri-
ques de remarques tendres et sentimentales sur
leurs propres filles.
— Quelle est, demanda mistress Pringle, cette
demoiselle si courte de taille, si mince par en
bas, SI grosse par en haut, et qui ressemble à un
point d'exclamation renversé ?
— C'est ma fille, madame, s'écria l'autre dame,"
qui se leva furieuse et la salua d'un regard fou-
droyant.
Pour moi, je restai auprès de l'heureuse mère,
qui me fit tour à tour l'éloge de l'Intéressante
Zéphyra, de la spirituelle Georgiana et de la sé-
millante Emilie; puis, glissant dans ma main sa
carte de visite:
—N'attendez pas, me dit-elle d'un ton doux et
aimable, que nous vous adressions une invita-
tion dans toutes les règles. Nous sommes gens
sans triion. Mes filles sont musiciennes , >ous
aussi : on jouera des sonaics, on causera. Nous
serons charmées de vous recevoir.
' Je saluai et je remerciai. Tout prenait uue
excellente tournure, et l'on aurait pu voir se des-
siner sur mes lèvres ce sourire de satisfaction
intérieure qui nous illumine loisque nous som-
mes conlens de la fortune et de nous. Comme
un bonheur ne vient jamais seul, je reçus le soir
même une lettre de mon père, (jui m'annonça
que la dignité de baronnet venait île lui être con-
férée. Huit jours après, un frère il'un autre lit ,
(pic je n'avais jamais connu cl qui avait pris du
service dans l'armée des Indes, mourut en dé-
barquant à Plymouth, et me laissa héritier du
titre paternel , ce ((ui continuait à être bonne
compagnie. Après lui avoir donné le tribut de
larmes qu'exigeait la circonslance , je fis les pré-
paratifs de mon dcparl , mon intenlion étant
d'aller rejoindre mou père; mais 11 m'écrivit
qu'il se rendait à Windsor, où il resterait trois
mois, et je demeurai à Londres.
Dans la nouvelle ;'oslilon où je m'étais placé
pour oliélr aux conseils de mon père, je ne pou-
vais plus décemment me contenter des humbles
I habitudes de ma vie d'étudiant. D'abord je ne
— 150
pouvais plus travailler : le loisir est bonne com-
pajjnie; les nègres et les manans travaillent : je
ne i>ouvais non plus me mettre aux mains ces
ccouoniiques gants noirs, dont la couleur renil
Tusiije éternel ; homme tle bonne compagnie ,
baronnet h venir, il fallait renouveler chaque
soir ces coûteux gants blancs dont la virgi-
nité se macule si vite. Je ne pouvais plus porter
des bottes simplement cirées connue autrefois;
il fallait au cuir de mes pieds comme \: celui de
mes mains tout ce que le luxe peut inventer de
plus ralfiné , de plus impossible à rhouin.e pau-
vre, je ne sais quelle préparation chimique, un
vernis qu'il fallait faire étaler h deux ou '.rois re-
prises et à doulde couclie par un em|iliiyé ad
/ioc, avec des brosses si)écia les, le tout coûtant
pour un jour un peu plus cher qu'un mois tout
entier de cirage ordinaire. Je ne pouvais plus
porter (rhabils déflorés ; je ne pouvais non plus
rouler mon excellence dans un liacre vulgaire ,
et je prenais toujours les voilures de remise les
plus élégantes et les plus haut tarifées... Déjà je
révais l'équipage ; je voulais encore avoir des
chiens, des coqs et des grooms, à faire mordre ,
à faire combattre, à faire courir... J'eus une
loge à l'Opéra , une mailrosse , un duel, un
pari, des dettes, un bras démis dans une course
au clocher. Enfin je m'initiai à tous les secrets
de la vie fashionable , îi tous les mystères de la
bonne compagnie. Et encore je n'avais hanté
qu'un homme d'allaires. Jugez du j)rogrèsque
j'aurais fait avec un lord. A coup siir, j'aurais
changé d'appartement ; car il faut dire que j'a-
vais conservé le logement d'étudiant, logement
modeste, éloigné du quartier de la mode et du
centre des plaisirs, logement de mauvaise com-
pagnieenlin; queje n'étais gentilhomne(|iic hors
de chez moi, dans la rue, là oïl l'individu n'a
à soutenir ([ue le luxe de sa personne, et n'a jias
besoin de^brdler parson entourage. J'étais bonne
compagnie en tant que garçon , et c'était déjà
trop , et c'était plus que je ne pouvais et devais
être! et c'était là pourtant que m'avait conduit
la sagesse paternelle; oui , voilà comme en se
servant de mots qui ont changé de valeur, les
pères, qui ne veulent ni rien apprendre ni rien
oublier, donnent des conseils détestables à leurs
fils, quand ils croient leur en donner d'exccllens.
Sur la foi des avis du vieillard, j'avais recherché
mon salut là où je devais trouver ma perte, j'é-
tais devenu oisif etprodigue,je m'étais faitbonne
Compagnie.
Cependant, à l'occasion de mon bras malade,
toute la ftunille Tringle ne manqua pus de laisser
ses cartes chez moi ; attention tiélicate et polie ,
dont je fus fort toucné. Enfin un samedi matin
ma porte fut ébranlée par un poignet vigoureux;
je n'avais pas encore changé de demeure, cl je
crois que jamais les logenuus habités )iar les
éltidians navaicnt retenti dune ans.si puissante
vibration : j'ouvris; un valet en livrée bleue,
rouge et or, tout étincelant de galons et de fa-
tiiilé, me pria d'avertir M. l'ieming que inistress
Pringle et ses filles l'attendaient h la porte des
bètimens du Temple.
— Je descends à l'instant, lui>épondis-je.
Le valet, en voyant qu'il s'était trompé, es-
saya de m'ôter son chapeau ; mais cette révérence
forcée, tremblante et nerveuse, était mêlée d'i-
ronie. Je me hâtai de faire ma toilelle et de des-
cendre, l)ien décidé à prendre un appartement
ipii ne me fit plus prendre désormais pour mon
domesiique. La calèche de ces dames fr;q)pa mes
regards et les éblouit. Elle avait la caisse fort
large; elle étincelait de vernis qui en faisait res-
sortir la couleur jaune, et elle était surmontée
de plumes, de voiles et de Heurs que toute la fa-
mille Pringle avait jirodigués ce jour-là. On
m'accueillit merveilleusement bien. Déjà on avait
reçu la nouvelle de la nomination de mon père
et de la mort de mon frère. On me parla de ces
deux événemens ave<; une délicatesse de tact et
une grâce parfaite. Il fallut monter dans la calè-
che de ces dames , les accompagner, et diner
avtc elles. Je me trouvai de niveau avec la lionne
compagnie ; j'étais fier et heureux de la distinc-
tion que l'on m'accordait. La satirique Georgia-
na, si féconde en épigramracs auxquelles per-
sonne n'échappait, daignait me sourire et m'é-
pargner. Zéphyra m'accordait la faveur de ses
plus doux regards , et la sémillante Emilie me
traitait en frère. Le vieux Pringle lui-même
jouait aux échecs avec moi, et témoignait tou-
jours beaucoup déplaisir à me voir, quoique nos
opinions politiques lussent diamétralement op-
posées. C'était un homme d'un fort bon carac-
tèi e, et très accommodant, qui ne s'effrayait pas
delà contradiction, et qui écoutait sans colère
lesarguniens que j'opposais à ses raisonnemens
de tory. Lorsque j'essayais de le convaincre , il
posait ses deux coudes sur l'échiquier couvert
de nos pions abattus, et fixant sur moi son long
et perçant regard : « ;\près tout, me disait-il ,
vous pourriez bien avoir raison. »
Eisa tête, qu'il remuait en cadence, semblait
alfii mer la concession qu'il venait de me faire et
a^ouer queje l'avais convaincu. Jamais vieillard
ne fut plus poli ni plus allable. Céder douce-
ment aux opinions des autres est une Halterie
vraiment irrésistible, et non seulement le vieux
Pringle, mais mistress Pringle et ses filles , em-
ployaient celle arme puissante avec une habileté
vraiment formidable. Voulait-on faire une pro-
menade dans Hyde-Park ? « 11 faut consulter
Valentin », disait mistress Pringle. Y avait-il un
siiectaele à choisir, on demandait à Valentin si
Drury-Lane était préférable à Covent-Garden.
Valentin était l'oracle de la maison, l'ami de
tous, le favori universel, le modèle de l'élégance
et de l'esprit. Personne ne révoquait en doute
mes jugemens, personne ne récusait mes arrêts.
Quelle vie heureuse! Et que la bonne compa-
gide, me disais-je à moi-même, est indulgente
dans ses opinions, aimable et facile dans son
canmieice !
Cependant je ne cessais pas de faire la cour
à Emilie, qui, toujours sémillante, gracieuseavec
moi, semblait sinon encourager meb hommages ,
du moins les recevoir sans peine. Cependant,
connue j'entrais un jour sans être attendu dans
la bibliolhèipie où travaillait Emilie, je fus sur-
pris de voir cette jeune fille absorbée par la lec-
ture d'une lettre dont les lignes transversales et
horizontales se croisaient si bien dans tous les
sens, que je ne sais trop par quel prodige elle
parvenait à la déchilfrer.
— Vous êtes occupée, dis-je à Emilie ; je vous
prie de m'excuser,je me relire.
— Mais non, me répondit-elle d'un air insou-
ciant. Celle lettre me vient du cap de Bonne-
Espérance, où mon cousin Auguste se trouve
maintenant en garnisan. Mon cousin et moi ,
nous sommes comme frère et sœur. Oli ! si vous
aviez vu son simple uniforme bleu avec des re-
vers rouges !... c'est d'un elïet magnihque! Vous
serez bien aise de le connaitre : un grand jeune
homme aux cheveux blonds, aux yeux noirs, et
les plus belles moustaches du régiment; d'ail-
leurs il fait des vers comme un ange ! Mais, mon
Dieu, qii'avez-vous , monsieur Fleming ? vous
avez l'air troublé. Voulez-vous vous asseoir i^ je
vous assure que vous ne me dérangez pas du
tout.
— Votre cousin Auguste est bien heureux,
mademoiselle...
I\e vous faites pas de fausses idées, je vous
prie ; les liens de i>arenté sont les seuls qui nous
unissent , et vos conjectures seraient tout à fait
gratuites.
La jeune fille avait deviné que mon cœur n'é-
tait pus iranquilleétque la griffe aiguë de la ja-
lousie commençait à le déchirer.
Répéterai-je au lecteur la conversation qui
suivit de près ce dialogue ? Reproduirai-je cette
foule de riens qui nous semblent si importans ,
ces paroles qui n'ont aucune signification et (jui
nous enivrent d'espérance, ces sourires qu'il est
si facile de prendre pour des promesses ? Chi-
mères, billevesées qui peuplent le paradis des
fous, et , si l'on veut, le paradis des amans. En
définitive, je ne doutai pas, à la lin de celle con-
versation, que la roule du bonheur ne s'ouvrit
devant moi , et que la jeune Emilie ne m'accor-
dât la préférence sur tous mes rivaux. Cepen-
dant ce n'était pas elle qui semblait m'honorer
de la préférence la plus marquée; sa sœur ainée,
Zéphyra, ne pouvait se passer de moi. Elle usait
librement de lacoutume anglaise, etniepriHitde
l'accompagner dans toutes les visites qu'elle ren-
dait' Toutes les boutiques de Pall-Mall nous
voyaient marchander ensemble des étoffes et des
bijoux. J'aurais préféré que ce fût Emilie ; mais
comment faire ? Zéphyra encourageait les con-
fidences, et me donnait des avis presque mater-
nels. Ede me conseillait de ne jamais épouser
une petite pensionnaire, c'est-à-dire une demoi-
selle très jeune. Elle se plaisait à me demander
mon goùtsur toulce qui la concernait, et à force
d établir entre elle et iuoi ces rapports d intimi-
té, elle me persuadait presque queje m'intéres-
sais beaucoup à elle. Elle s'était arrogé un mo-
niipole que j'eusse bien plus volontiers accordé à
sa jeune sœur, celui de m'ourler des cravates, de
broder avec ses cheveux la marque de mes mou-
choirs de batiste ; de me faire des bourses eu fi-
let, lies pantoufles en tapisserie et des porte-
montres en soie. Jamais elle n'eût choisi un bon-
net sans me consulter. La romance ((u'elle chan-
tait était toujours celle que je préférais, et mon
assiduité auprès d'Emilie ne la décourageait pas.
Quant àGeorgiana, elle ne me témoignait sa bien-
veillance qu'en ne disant jamais de mal de moi;
faveur extraordinaire que je ne partageais qu'a-
vec mon ami Butler. Quelquefois même elle pous-
sait la condescendance jusqu'à me demander ce
queje pensais de l'opéra ou du ballet nouveau.
Il n'y avait qu'une seule personne dans la fa-
mille dont je n'eusse pas gagné encore le eœurj
c'était l'héritier présomptif, le jeune et brillant
Frédéric Pringle. Rien n'était plus simple, pltij i
5 V I rf?*
— 151 —
naturel^ plus inévitable. Je n'étais encore qu'un
dandy novice. Je témoignais beaucoup d'égards
î» sa mère el Ji ses sœurs, dont il n'avait pas l'air
de se soucier le moins du inonde. DiciUot cepen-
dant la barrière qui nous séparait se rom|>it
d'elle-même. Nous commençâmes par être polis,
puis alîables, et enfin intimes. Frédéric jouait
le rùlc dt beau jeiuic /lom/ne dans toute l'accep-
tion du terme. II avait cheval , domestique, li-
vrée, comme un lord. II serrait la main de M. le
duc un tel, et pres(iuc tous les fils des pairs re-
cevaient son salut et le lui rendaient. Je savais
d'avance que sa famille appartenait ^à ce que l'on
nomme bonne compagnie ; mais la bonne
compagnie de l'homme d'affaires ne me sem-
blait pas de nature à s'idenlilier aisément avec
la sphère aristocratique dont le jeune dandy fai-
sait évidemment partie. Je le questionnai là-des-
sus.
« Vraiment, me répondit-il d'un air dégagé ,
il faut bien de temps à autre respirerl'air pur, et
dans notre famille ils se sont fait un cercle d'ori-
ginaux incroyables. »
Ainsi, en cultivant M. Frédéric Tringle , je
m'élevais à un degré supérieur de la bonne com-
pagnie. Nous fréquentions ensemble les plus fa-
meux clubs et l'Opéra italien. Lu soir que nous
venions d'assister à un nouveau ballet, uu per-
sonnage fort laid et assez commun de figure ,
maisélégaramentvôtu, s'approcha de Frédéric ,
el lui parla dans cet argot singulier que je ne
connaissais pas encore ; dialecte qui fleurit sur-
tout dans les cafés et dans les maisons de jeux ,
et qui appartient spécialement à ce que l'on peut
nommer la canaille du grand monde. Le ton
et les manières de ce monsieur exagéraient l'ai-
sance, et frisaient l'impertinence. De grosdia-
mansétincelaJent à ses doigts et àsa(;ravate : il
connaissait et nommait tout le monde, souriait à
celui-ci, causait avec celui-là, touchait la main
d'un troisième. Frédéric me le présenta sous le
nom du chevalier Vincent Silkinet.
« Eh bien ! dit Silkinet, vous vorrons-nous ce
soir là-bas ? — Je j'espère.»
Frédéric n'eut pas le temps de répondre. Le
chevalier, après m'avoir honoré d'un léger salut,
s'était déjà esquivé.— Profitons du conseil de
Silkinet, me dit Frédéric; bonne maison, vo!;s
y trouverez splendeur et largesses, conlinua-t-
il dans ce style alFecté qui lui était propre. l)é-
pèc!ion,s-nous.
Je pris le bras de Frédéric, et m'acheminai du
côté de Saint-James Square. Frédéric frappa à
une belle porte, et me laissa seul dans l'anti-
ciiambre ; il monta , puis redescendit accom-
pagné d'un monsieur (pii , disait-il, était le
maitrc de la maison. Ce dernier m'accueillit
poliment, et m'introduisit dans une salle i>leine
de monde. Je fus frappé du coup d'ail qui s'of-
frait à moi : uu palais de prince, une salle de
féerie ne brillent pas d'un éclat plus vif. Les
murailles étaient tapissées de tableaux de prix,
et le cristal élincelait de toutes parts. Frédéric
Pringle, sans faire attention à l'espèce de stu-
peur dont j'étais saisi, causait avec tous ceux
qui l'entouraient, et semblait aussi à son aise
que dans la sallcà manger de sa mère. On se mit
au jeu devant une grandcMable ronde et verte.
Les guiuécs s'empilaieutet roulaient lourà tour, j
et je Hc pouvais douter du rang et de la fortune
de ceux qui m'environnaient. Des sommes im-
menses étaient succesivement gagnées et per-
dues autour de moi , avec une indifférence
et une nonchalance qui devaient naturellement
m'étonner.
Après le jeu le festin. Deux ou trois des assis-
tans s'adressèrent à moi du ton le plus poli, et
me prièrent de me mettre à table ; refuser était
impossible : me voilà donc engagé; et faisant
honneur à mi repas s|ilendide, je croyais assister
à une fête des Mille et une Nuits : chère ex(|uise,
vins délicats , recherches de luxe , toufies de
fleurs répandues à profusion, conversation bril-
lante et variée, rien n'y manquait. La table de
jeu nous accueillit derechef ; bientôt après, el la
tête troublée encore par les fumées du vin de
Champagne, je me trouvai fort étonné de recon-
naître (|u'une trentaine de billets de banque se
trouvaient en ma possession. Le début était en-
courageant, et je rentrai tard avec mon ami
Frédéric, fort content de ma soirée.
— Comment appelez-vous celte maison ? lui
demandai-je.
— Eh ! mais , c'est un de nos enfers, tout sim-
plement une grande maison de jeu.
— Une maison de jeu ! m'écriai-je avec un
mouvement de surprise et d'horreur qui n'avait
rien de d'alfecté ; je croyais que vous me meniez
chez vos amis, et que tous ces messieurs étaient
gens du grand monde. Mais quel est donc cet
honmie à la face avinée, aux traits enflammés,
qui quitta la table ivre comme un pourceau '.'
— C'est le duc de U...
— Quel est cet autre qui se crispait les poings
tout à l'heure autour du tapis vert, el qui jurait
comme un cocher?
— C'est le lord W..., comte de L... Vous avez
soupe, mon cher, avec les législateurs d'Angle-
terre, avec les premiers seigneurs du royaume,
gens du grand monde s'il eu fut j.imais. Je ne
vous conseille qu'une seule chose : changez vos
bibets contre des guinées, et dites-moi si ces bil-
lets sont faux.
— Mais une maison de jeu !
— Délàitcs-vousdoncde vos idées provinciales.
La meilleure société de Londres n'a pas d'autre
galerie que celte maison.
Ceux qui nous font faire l'acquisition d'un
vicesontorilinairementli'S meilleurs de nos amis;
aussi mon intimité avec Frédéric devmt-clle Ibil
étroite, el à mesure que je m'eslimais moins, lui
m'estimait davantage. Ce qui m'attachait surtout
à lui, c'était l'espèce de protection qu'il accor-
dait évidemment à mes amours : il s'apercevait
de la passion (pie m'a\ail inspirée Emilie, elscm
blait me faciliter tous les moyens de la voir, de
me trouver près d'elle et de gagner son cœur.
Cependant il était lemiis de se .déclarer,
cl d'ailleurs, grâce à la vie nouvelle que je me-
nais, mes fouds baissaient considérablement. Il
fallait mettre un terme à celte vie dissipée cl
coûteuse el à l'auxiété où ma passion me jetait.
Les labiés de jeu m'avaient enlevé liOO liv., der-
nier reste de mon petit pécule ; j'avais en outre
prêté à Frédéric 300 autres liv. qui, bien entendu,
se trouvaient tout à fait en sôrelé entre ses mains;
mou iiitiinilé avec sa mère cl avec ses steuis avail
achc\é de me ruiner : pas un nouvel opéra, pas
une nouvelle actrice, pas uu violoniste étranger
n'atliiail rallcntion du inonde fashiouable sans
que notre présence et notre jugement sanction-
nassent leurs succès. Tous les jours c'était une
invention nouvelle pour perdre agréablement
son temps et son argent: promenades en bateau
el à cheval, avec Heurs cl rafraichissemens;
visites dans les ateliers des artistes, examen de
toutes les curiosités à la mode, fêles champêtres
des environs de Londres, fêles musicales , con-
certs el bals par souscription, rien ne nous
échappait. Ces dames semblaient avoir tant de
plaisir àse trouver avec nioi,el j'en avais tant à
les accompagner! Notre familiarité étailsi grande
et nous nous entendions si bien, que je i)0uvais
passer pour un des membres de leur famille;
aussi n avaient-elles pas la fausse délicatesse de
payer une seule des dépenses que ces ])laisirs
multipliés occasionnaient. J'étais dépouillé dans
la bonne compagnie comme dans une caverne'
En défini tive, je me trouvai pauvre comme Job.
Le père, le vieux Pringle, m'avait engagé dans
une spéculation sur la tonte des mérinos, et
celle spéculation infaillible, qui devait me rap-
porter 10 ou 13,000 liv. , exigea une mise de
fonds de tome ma fortune présente et un enga-
gement de tous mes biens à venir ; le fîls, en me
conduisant dans l'enfer, m'y avail fait perdre
cette fois jusqu'à monàme .. enfin j'étais tout à
fait à sec, loi ^que j'allai dîner chez les Pringle ,
qui furent { jcore plus aimables qu'à l'ordi-
naire. Que de saillies chez Georgiana ! quel éclat
et (|uelle doii.?elan;neur dans les yeux d'Emilie!
Après lediue-, un lête-à-lêle avecmistress Prin-
gle me fut m 'nagé, et jecru;- l'occasion favora-
ble pour faire les o jverlures que Ton attendait
de moi. Elle commença par me dire que Piutler
venait de lui lemander la main de Georgiana, et
j'ouvr.iis la louche pour lui parler d'Emilie,
lorsipip le pa -enl d'Aliique arriva, riche comme
un nabab, be lU comme un officier, aimé comme
un cousin, ei m'enleva tout espoirde succès au-
près de la pi iS jeune des Pringle. 11 me restait
l'ainée à la vé -ilé... maisjereculai devant ce der-
nier sacrifice à la bonne compagnie. La bonne
compagnie a aitélécause déjà de mes mauvaises
habitudes e de ma maiiv.iise fortune ; je ne
voulus pas q l'elle ftil encore cause pour moi du
plus grand d s malheurs, d'un mauvais maria-
ge... El coiui le l'esprit de l'homme est assez en-
clin à courir Fuue extrémité à l'autre, je pensai
que mon pèr ', avec ses conseils, s'était trompé
du noir au Manc, el je résolus de prendre le
conlre|iicd d; ma première conduite, de choisir
l'envers lie la vie que j'avais menée et de banter
enfin la mau\ aise compagnie.
{Revue britannique.)
UriTltr piiitr se faire une n-piitatitin.
In ouvrage de M. Alphonse Brot, intitulé
Folles Amours 'J), nous fournil le fragment
dont le litre précède. Folles Amour* est une
suite de nouvelles racontées dans une société du
faubourg Sl-Ccrmain, par d'anciens amis qui se
réunissent à époques fixes pour s'égayer ou
s'allendrir avec les souvenirs de leur jeunesse.
(1 a Mil. iu-i', dia Uippol.Ui; iouvcr^iii, rue de|
Bcaux-ArLs 5.
— 1.^2 —
Ce club de bon ton , mais dont les membres ne
laissent pns (jue de faire preuve d'une certaine
verdeur d'esprit à l'occasion, est présidé par la
marquise de Lansac; c'est elle qui raconte la pe-
tite nouvelle que l'on va lire. Une grande <iues-
lion divise les assislans, celle de savoir lequel
vaut le raieux,en matière de fidélité et d'amour,
de rhonime ou de la femme, et à Pappui de son
opinion chacun apporte son hislOMe.Cellelfornic,
qui ne manque pas d'originalité, sera, nous
n'en doutons pas, une des causes du succès que
va obtenir le livre de Al. Aljjhonse lîrot.)
Mathieu de Launaysera le nom que je prêterai
au héros de cette histoire; il aura vingt-deux
ans, de grands cheveux noirs, de beaux yeux
bleus, une taille élégante, deux mille trois cent
vingt francs de rente, et Tenvie de parvenir. Je
vous cache son nom véritable [lour des raisons
que je ne puis vous expliquer. Vous connaissez
tous le i)seudonynie de mou héros, vous le voyez
deux fois par semaine, vous vous approchez de
lui avec curiosité, vous éles content quand il
vous adresse la jiaroleet lier lorsqu'il vous grati-
fie d'un sourire ou d'un serrement de main.
Mathieu de Launay avait végété jusqu'à l'âge
de dix-neuf uns dans liéziers, — vous savez, ce
même Uéziers devenu depuis peu célèbre par
ses éleciions; — ses études n'avaient été ni bril-
lâmes ni solides, et sis purens le trouvant bon
à tort peu de chose le casèrent dans une étude
d'avoué onde notaire; il y perdit deux ans, et se-
rait sansiloute devenu à trente ans le successeur
de raaiire Porret, lorsque le hasard lui fit entre-
prendre le voyage de Paris; une de ses tantes
mourut subilemeut dans le marais oii elle vivait
de ses renies, en iiisliiuaut Mathieu de Launay
légataire universel. Mathieu à cette nouvelle
sauta de joie, — l'ingrat, — et le lendemain
montait dins la diligence après avoir embrassé
ses parens qui pleuraient.
Lne lois à i'uris, il s'occupa de recuedlir son
héritage, et se trouva tout à coup possesseur
d'une petite fortune qui lui enfla tellement les
idées qu il résolut de demeurer à Paris ; il écri-
vit à ses parens qu il était sur le chemin déshon-
neurs et des ricbesbes et leur déclara que son
intention était de ne retourner à Liéziers que
pour s'y faire nommer député ou préfet.
Ses parens pleurèrent de joie et laissèrenl
Mathieu Holtant entre une députalion ou une
préfeelure. ^olre jeune homme se fit d'abord
présenter dans plusieurs maisons de finance cl
s'étonna du jieu d'eliet qu'il y produisit. Par-
tout il entendait parler de spéculations immen-
ses, et quand le soir il prenait le chemin de son
hôtel garni, il se livrait à de tristes réiiexionset
regrettait sa pairie. Son père lui avait donné
quelque» lettres de recommandation adressées à
d'anciens émigrés; monsieurson fils, qui voulait
liarvcnir ii tout prix, déserta la finance et se
tourna vers le faubourg Saint-Germain; il fut
admirablement accueilli , et crut sa fortune as-
surée; mais au bout de quelque temps il s'aper-
çut que toutes les protestations de services qu'on
lui prodiguait ne menaient à rien, et il voulait
conquérir une position dans le monde.
le l'emporterai d'assaut cette position, se
dit-il un soir : oui, mais comment faire? toutes
. les issues sont fermées, et dès qu'une apparaît,
J on s'étouffe pour s'en assurer : — c'est désespé-
J rant.
I 11 demeura quelque temps plongé dans ses
j idées, ce qui lui arrivait rarement et pour cause,
j II se leva brusquement et se dit :
— J'ai un moyen pour parvenir.
Il se regarda dans une glace, s'examina, s'ad-
mira et se trouva fort joli garçon.
— Oui, je parviendrai, conlinua-t-il , mais îi
quoi ?
11 se rassit et demeura quelque temps encore
l>longé dans ses idées.
— Je serai dans huit jours secrétaire d'ambas-
sade, reprit-il.
Il passa dans son cabinet de toilette, se fit
beau comme un astre, et se rendit le soir au bal
de la duchesse de Coregliano; il examina toutes
les femmes, et se décida à jeter le mouchoir à
madame la vicomtessede Bauséant; mais la char-
mante vicomtsse ne fil pas attention ni à ses
œillades ni à ses soupirs ; il s'avança vers elle
alors et l'invita à danser; madame de Bauséant
lui répondit qu'elle ne dansait jamais qu'avec
monsieur le marquis d'Ajuda Pinto, et le salua
froidement; le mercredi suivant il alla au bal de
madame de Lunéville, et tourna ses vues vers la
jolie comtesse de Basland : mais la comtesseélail
depuis un anau jeune comte Maxime, qui re-
garda Mathieu si imperlinemment que le pauvre
enfant sentit ses genoux fléchir; le comte, vous
le savez, tuait tous ses rivaux en duel, et Ma-
thieu de Launay l'avait appris le jour même : —
il se dirigeait déjà vers la porte desortie, lors-
qu'il entendit un équipage s'arrôler dans la
cour, — il s'arrêta subitement aussi, — et bien-
lôt il vit entrerune femme éblouissante Uc beauté
et de jeunesse; toul le monde l'entoura; Ma-
thieu se pressa comme les autres sur ses pas et
la regarda avidement.
11 apprit que cette jolie dame élait madame
Delphine de Kucingen, abandonnée récemment
jjar le général de Morand.
— C'est mon aifaire, se dit-il : voici enfin une
femme libre et qui m'aidera à faire fortune ; le
baron son mari est très influent, il est bien en
cour, et par l'entremise de sa femme il me fera
nommer secrétaire d'ambassade.
Il rôda iiendant deux heuies autour d'elle, et
se décida à lui parler.
La baronne lui répondit avec beaucoup de
gracieuseté.
Mathieu étouffait de joie : il salua Delphine
après avoir obtenu la permission de venir à ses
soirées. Le lendemain il raconta son histoire à
un de ses amis, amplifia les choses et nomma en-
fin la dame de ses pensées. Son ami le regarda en
riant.
— Doulerais-tu de mes paroles ? lui dit Ma-
thieu.
— Pas du tout, répondit l'étudiant : et la
preuve c'est que je veux te faciliter les moyens
de réussir près de la baronne de Rucingen ; j'ai
un mien compagnon, étudiant en droit comme
moi, fort bien lancé dans le monde quoique peu
riche, je te ferai faire sa connaissance; il eslreeu
chez madame de Rucingen et il pourra te donner
()uelipies renseignemens utiles.
Mathieu de Launay remercia son ami et lui
donna un rendez-vous pour le lendemain; h
midi, il se trouva au Luxembourg et aperçut
Henry avec un autre jeune homme d'une remar-
quable élégance et d'une fatuité inouïe. Sans
pouvoir se rendre compte des senlimens qu'il
éprouvait, il se repentit d'avoir parlé si légère-
ment de Delphine.
Il s'approcha des deux jeunes gens.
— Monsieur de Juliani, dit-il à Mathieu en
lui présentant son ami.
— Monsieur de Launay, dit-il à Juliani, en dé-
signant Mathieu.
Mathieu en ce moment fut obligé de baisser
les yeux, car il ne put supporter le regard d'ai
gle que venait de lui lancer Juliani.
— Est-ce vous, monsieur, dit enfin Juliani h
ce pauvre de Launay, est-ce vous qui avez ob-
tenu avant hier un rendez-vous de madame de
Rucingen?
Sa voix était si ferme que Mathieu crut de-
voir repondre :
— Je n'ai pas prétendu, monsieur, avoir ob-
tenu un rendez-vous de la baronne de Rucingen,
j'ai dit seulementque je n'avais pu lavoir sans
l'aimer.
—Eh bien ! monsieur, si vous continuez à l'ai-
mer, reprit Juliani, nous nous battrons jusqu'à
ce que l'un de nous reste sur le carreau, car je
suis l'amant de Delphine, et j'ai juré de tuer ce-
lui qui l'aimerait.
Il tourna le dos à Mathieu qui demeura comme
pétrifié.
De retour à son hôtel, le pauvre garçon eut
grande envie de prendre la diligence dès le soir
même et de se sauver à toutes jambes dans son
pays; il écrivit, dans ce but, une lettre à ses pa-
rens, mais à peine eut-il écrit six lignes que la
difficulté d'exprimer ses idées le força de s'ar-
rêter. Or, après avoir sué inutilement sang et
eau pour achever sa lettre , il songea aux char-
mantes et détestables fées qui l'avaient captivé et
dont il ne pouvait se faire aimer; oh îles femmes!
les femmes ! murmurait-il.
Puis il redevenait silencieux.
— Je ferai mon chemin malgré elles, conti-
nua-t-il.
En ce moment on frappa à sa porte, et un
jeune homme entra.
— Ah ! c'est toi, mon cher, lui dit sans façon le
nouveau venu.
Mathieu le pria de s'asseoir.
— C'est étonnant, reprit son ami, je suis tel-
lement préoccupé que j'avais oublié ton nom en
venant, et je n'ai pu le dire à la portière qui vou-
lait m'empêcher de monter. Eh bien! que ferons-
nous? continua-t-il; il jeta un coup d'œil ra-
pide sur la lettre inachevée que Mathieu serra
avec promptitude : — ah ! de la discrétion, dit-
il, à merveille, — nous travaillons sans doute à
quebiue poème épique, ou au moins à un drame,
ou bien encore à quelques odes dans le genre
d'Hugo.
Mathieu se disposait à répondre, son ami ne
lui en laissa pas le temps.
— L'art, dit- il, je ne connais que ça! mais au-
jourd'hui il n'y a plus d'art.
Et il relevait ses longs cheveux qui le faisaient
ressemblera un saule pleureur, et A les écartait
sur son Iront qu'il frappait.
— Oh! l'art, dit-il encore en poussant un
soupir. Sij'avais su te rencontrer, je t'aurais ap-
J
■- inn
porté trois t'It'gies et une ode magnifique que j'ai
lue dernièrement et qu'on a trouvée admirable.
11 faudra que je te fasse connaître mes amis,con-
tinua-t-il, tu leur liras ce que tu fais, et on le
trouvera superbe;ils trouvent tout superbe quand
cela vient de gens comme nous; — demain j'irai
chez quel(|ues uns d'eux et je parlerai de loi ; —
lu feras ton chemin comme un autre, reprit-il
en frappant avec protection sur l'épaule de Ma-
thieu qui écoutait sans bien comprendre.
D'abord, dit-il, moi je connais tout le monde
littéraire, tous ceux qui travaillent dans l'inté-
rêt de de Tari; je vais le mercredi chez de Vigny,
mais je ne l'aime guère, car il ne parle jamais
d'art, lui. Et puis, il a un autre défaut, il est
chezlui, comme le premier bourgeoisvenu, sans
façon : sa conversation n'a rien qui sente l'inspi-
ration ; ensuite je lui ai présenté des vers admi-
rables, il m'a dit qu'il les lirait et ne les a pas
lussur le champ ; je lui ferai redemander mes
verset ne mettrai plus les pieds chez lui; les
hommes de génie doivent être autrement que les
autres; du moment où un homme ressemble à
tous les autres, il ne me plail plus.
— Si monsieur de Vigny parle comme tous les
autres, il n'écrit pas comme les autres, répondit
Mathieu de Launay, et certes Cinq-Mars, Slello,
Chatterton...
— Ah ! je te présenterai aussi à Georges Sand,
interrompit son ami; je te ferai faire connais-
sance d'ici à six mois avec Balzac, de la Touche,
Frédéric Soulié,Gozlan, Pyat, Mérimée, de Mus-
set, enfin je te lancerai.
— Vous les connaissez donc tous? répondit de
Launay ébahi.
— Oui, murmura son ami en retournant la
tête pour voir si on nel'écoutaitpasiest-cequeje
ne connais pas tout le monde? est-ce que toutes
les portes ne me sont pas ouvertes? — Mais à
propos, continua-t-il, j'oublie que ta pendule
marque trois heures et que Nodier m'attend.
11 prit congé de Mathieu et lui promit de ve-
nir déjeuner le lendemain avec lui. — Demeuré
seul, le pauvre de Launay songea à tout ce (jue
son ami — dont il ignorait le nom — lui avait
dit.
— Je parviendrai, s'écria-t-il : oui,je parvien-
drai.
Il se promena à grands pas dans sa chambre.
— Et par les femmes, continua-t-il : oui, par
les femmes.
Quand il eut fait vingt ou trente fois le tour
de sa chambre, il alla s'asseoir.
— Avant six mois j'aurai du talent, une répu-
tation; et avant dix ans je retournerai dans
mon pays pour me faire nommer député ou pré-
fet.
11 déchira sa lettre qu'il n'avait pu achever.
Le lendemain il fit ajouter sur sa carte au bas
de son nom •■ homme de lettres.
Et dès le lendemain il mil à exécution son
incroyable projet.
H se fil inviter au bal suivant de la duchesse
de Coregliano, observa attentivement toutes les
femmes et s'attacha enfin h la poursu.te d'une
certaine madame de Bianco qui passait pour
une des femmes les plus spirituelles de Taris;
la maniuise était veuve depuis deux ans et
personne ne lui connaissait d'adorateur, ce qui
fdisail crier au scandale quelques vertus moins
■I
rigides que la sienne; madame de lîianco n'était
pas jolie, comptait trente-deux ou trente-trois
printemps, ne faisait point la coquette, mais ce-
pendant pouvait inspirer de la passion.
Ce fut contre la vertu de cette dame que
Mathieu de Latinay dirigea ses batteries.
Il ne la perdit pas de vue une seule minute
tout le temps du bal, alla plusieurs fois se placer
devant elle et lui lança h la dérobée de ces re-
gardsqui disent,'] une femme : je suis amoureux
fou de vous. La mar(iuise fil peu attention à ses
regards, mais r('niar([ua que Mathieu était assez
joli garçon.
— Pourriez-vous me dire quel est ce jeune
homme qui me suit depuis une heure ? dit-elle
confidentiellement à une de ses amies; il est
vraiment très drôle.
L'amie de la marquise lui répondit qu'elle ne
connaissait pas ce jeune homme, et la conversa-
lion en demeura là , — heureusement pour
Mathieu, — car si madame de Bianco s'était
adressée à d'autres personnes, on lui eût répon-
du sans doute :
— C'est un petit monsieur qui ne sait pas
dire quatre paroles de suite.
Quoi qu'il en soit, Mathieu passa et repassa
plusieurs fois encore devant la marquise et lais-
sa échapper des soupirs fort significatifs. La
marquise s'en aperçut et alla d'un autre côté.
Vers les deux heuresdu malin, elle sorlitdu bal,
et trouva, dans l'escalier de la duchesse, Mathieu
qui la regarda avec une indéfinissable expres-
sion de tristesse. — Décidément, il est fou ou
amoureux, pensa-t-elle.
Elle monta dans sa voiture, traversa la rue du
Bac et s'arrêta à son hôtel de la rue de Verneuil;
le laquais ouvrit la portière, lui offrit la main
pour l'aider à descendre, et en descendant elle
aperçut Mathieu de Launay qui lui décocha un
regard pareil au premier. La marquise eut bien
envie de rire, mais comme elle était bonne natu-
rellement, elle garda son sérieux et disi>arut.
Et pendant huit jours, chaque fois qu'il lui
arrivait de sortir de chez elle, elle était certaine
de rencontrer Mathieu triste et pâle.
— Il faut que ce jeune homme m'aime bien,
pensa-t-elle.
Le huitième Jour elle le regarda presque avec
bonté, non pas qu'elle se sentit prise d'amour
pour lui, la mavquise ne pouvait plus aimer ; ce
qu'elle éprouva fut de la compassion.
Voici en deux phrases l'histoire de madame de
Bianco : elle était devenue veuve .^ ving-cinq
ans, à vingt-sept avait été aimée d'un Anglais
qui, ne pouvant se faire aimer d'elle, s'était lue
sous ses fenêtres. Depuis ce jour fatal la manpiise
était poursuivie de terreurs continuelles, et elle
souluiitail d'arriver à un ,'iiic où elle ne pourrait
plus inspirer aucun tendre senlimeiil ; Mathieu
connaissait tous ces détails et s'était promis de
les exploiter à son bénéfice. Cependant, quand il
eut saisi au passage et interprété à sa manière le
regard bienveillant de madame de Bianco, il se
dit en lui-même •• Pourvu qu'elle no m'aime
point; je serais perdu.
Le soir, aussitôt qu'il fut rentré dans sa petite
chambre de la rue de Sorbonne, il prit la Nou-
velle lléloise , mutila baliilcment <inol(|uos
phrases et écrivit une lettre de sis lignes îi la
marquise. 11 espérait avoir une réponse le len-
demain,et cependant la réponse n'arriva pas ; le
jour siiiv.nnl, il s'arma de nouveau de son lléloise
et écrivit une seconde lettre. Pas de réponse
encore! il en écrivit une troisième,dans laquelle
il parlait de se tuer. Toute autre femme que la
marquise eût ri de la lettre île Mathieu et l'eût
jetéeau feu. La marquise trembla et redouta que
ce pauvre jeune homme ne tint son serment ; elle
se décida à répondre. Et quelle réponse ?' une
lettre de quatre pages, une lettre écrite avec dé-
sespoir, avec ôme, avec éloquence, une lettre
de mère qui veut sauver son fils, de femme qui
pricet qui implore! une lettre enfin admirable
de logique et de bons conseils. Mathieu trépi-
gna à la lecture de ce morceau sulilinie, il le
relut trente fois de suite, l'apprit jtar cœur et le
recopia, en ayant soin de ne pas oublier une
virgule; puis quand il l'eut copié, il le serra dans
un petit coffret, et se promena avec orgueil et
satisfaction dans les dix pieds carrés de sa
chambre.
— Voici, dit-il, la première pierre du monu-
ment que je veux élever.
Le lendemain, dès qu'il fit jour, Mathieu se
leva, courut sur les quais et se procura un Ri-
chardson, le dévora et se mit de nouveau à l'ou-
vrage. Puis il envoya à madame de Bianco une
longue lettre dans laquelle il lui peignait lon-
guement la passion effrayante qu'il avait conçue
pour elle, cacheta le tout à ses armes et mit
à la poste l'incroyable missive : la marquise pen-
sa tomber de toute sa hauteur en recevant et
surtout en parcourant cette lettre incompré-
hensible; la pauvre crédule femme s'imagina
qu'elle avait rendu fou monsieur de Launay, et
lui écrivit sur-le-champ afin de le guérir de son
amour; Mathieu se frottait les mains après avoir
lu ce que contenait le charmant papier satiné
griffonné et embaumé, puis le recopia et le serra
précieusement dans son coffre en se disant. Je
suis sur le chemin de la gloire : quarante lettres
encore comme celle-ci et ma répuLition est laite.
La coirespondance dura six semaines.
Et combien de variations n'éprouva-t-elle
pas ! tantôt froide, tantôt passionnée , tantôt
pleine de délicieux remords, de suaves repro-
ches, de conseils maternels , puis de conseils de
femme qui ne demande qu'à céder; tous les tons,
toutes les nuances , toutes les passions s'v trou-
vaient grandement, largement, énergiquemcni,
éloqucmment , admirablement développées; et
en quel style! en un style à la Georges Sand \ —
ni plus ni moins,— vous concevez U joie, l'eni-
vrement de Mathieu.
— Tout ceci est à moi, se disait-il, bien à moi ;
c'est moi qui lai fait, qui l'ai inspiré ; donc j'en
suis l'aulmir, donc c'est ma propriété : avant six
ans je serai député ou préfet, c'est sûr.
Ilest juste de convenir qu'en tout ceci il mit
une adresse prodigieuse, une rare habileté ; c'é-
tait un petit don Juan en gants jaunes. Du reste
il s'abstenait toujourseï prudemment de se trou-
ver avec madame de Bianco; il ne lui demandait
qu'un pur amour, qu'un chaste amour, qu'un
amour platonique ! enfin il jouait merveilleuse-
ment bien son rôle.
Madame de Bianco fit comme toutes les fem-
mes l'eiissont f.iit on semblable occasion ; r-lle
avait donné de bonne foi de sages conseils, puis
entin s'était laissé entraîner sans y penser dans
— 154 —
une correspondance si tendre iiu'elle avait fini
par aimer Mathieu de Laun:iy ; ce pur amour,
le seul ipiil osait (lemanik-r, Tavail happée, éton-
née , callli^ée, mais ce n'était pas lace (lue vou-
lait Mathieu, il n'aimait pas la marquise et ne
songeait pas à l'aimer ; il ne souhaitait que des
lettres parfaitement et passionnément écrites ,
rien de plus. Du moment où il saperont que le
cœur lie madame lîianco s était amolli, d ju;;ea
conveiialile de ne plus écrire. La marquise atten-
dit (latiemment [lendaul huit jours, puis lui écri-
vit ; Mathieu g.'rda le silence, la marquise in-
quiète écrivit de nouveau , même silence. Elle
1 accalila alors de ses reproches, l'accusa de sé-
duction , etc. ; Mathieu bondissait de joie tous
les malins en recevant par la posle ces lettres
passionnées et ne répondit à aucune.
Bref, madame de Bianco partit pour la cam-
pagne ; ainsi le jeune de Lauiiay s'en trouva dé-
barrassé.
— Aune antre, se dit- il lorsqu'il eut appris
son départ.
11 retourna dans le monde, y rencontra une
femme foi t spirituelle et fort e.\altée, mais très
laide ; il joua le même rôle près d'elle, en ayant
bien soin de nuancer dilîéreinmeiil son amour ,
eiobliiu des leltre^aussi admirables que les pre-
mières. ;
Cette comédie ne dura que trois semaines, ii
inventa un motif plausible et rompit net; on lui
écrivit des lettres de reproches, mais il les re-
poussa dèuaigneusen.enl en disant : Ceci sem-
blerait trop monotone.
Huit jours après, il entamait le troisième et
dernier acte de celte bonUonnerie, et toujours
avec le même succès.
Trois mois plus lard, il se trouvait en posses-
sion d une soi.xante de lettres formant une inté-
ressante histoire.
— Mon ouvrage est achevé, pcnsa-t-il.
Le lendemain il alla trouver un libraire qui
raecueiilit avec beaucoup de considération, mais
qui ne voulut point impriniei Sun chef-d'œuvre;
il se souvint alors de son ami le poète et 1 invita
à déjeuner ; puis il lui parla de ses travaux et de
ses projets, l'autre prit connaissance de son lua-
nuscrit, le trouva admirable, le plaça bien au
dessus de tout ce qui s'écrivait et lui promit de
le présenter chez ses amis les grands hommes.
Mathieu attendit une semaine et com(>iitenlin
que son anu le poète nélail lami d'aucun grand
homme.
iju importe I' se dit-il : quand tous les li-
braires du monde se coaliseraient contre moi ,
je les obligerai bien à m iiiiprinier.
Leijour suivant , il lit déposer sa carte chez
l'un des premiers éditeurs de Paris, sans savoir
comment il en arriverait à son but.
A quatre heures il sortit de chez lui, jirit un
remise, mit îles bolles vernies, passa ses gants
blancs, et se lit annoncer chez l'éditeur.
— .Monsieur, lui dit-il en déployant un ma-
nuscrit, j'ai employé trois années de veilles à
écrire ce livre ; je le crois destiné à un grand
succès, et j'ai pensé qu'avec votre aide il pour-
rait faire fortune dans le grand monde oii je suis
reçu.
' — Je ne doute pas de votre talent, monsieur
' de Launay , répondit l'éditeur en tournant dans
ses doiyls la carie de Mathieu, j'ai déjà entendu
parler de vous, mais je suis accablé de publica-
tions.
— liaison de plus, mon cher, interrompit
Mathieu en lui frappant sur l'épaule, raison
de plus pour devenir mon éditeur, un ouvrage
de plus ou de moins...
— Déplacera mes capitaux, interrompit à son
tour le libraire.
— Bagatelle, mon très cher : vous ne tirerez
qu à cinq cents.
— Impossible, monsieur de Launay, impos-
sible.
Mathieu sembla réfléchir.
— Combien coûte l'impi ession d'un roman en
un volume tiré à cinq cents ?
— Douze cents francs, répondit l'éditeur; et
dans ce moraeiit je n'ai pas un sou.
— Les frais d'annonce sont-ils compris dans
ces douze cents francs t" dit Mathieu qui ne per-
dait i)as de vue son idée.
— Ce sera trois cents francs en plus, mon-
sieur.
— Eh bien ! je vous donne deux mdle francs,
payables comptant, reprit Mathieu, si vous vou-
lez vous engager à les dépenser en frais d'an-
nonces et en placards d'attiches à tous les coins
demie; ensuite, je renonce à tous bénéfices, à
tous ! je ne veux qu'une chose, un succès , mais
un succès éclatant, prodigieux, inoui! Etes-vous
un homme à me faire un succès pour deux raille
francs ?
Le libraire ouvrit de grands yeux, et présenta
un fauteuil à M. de Launay.
— ^ Doiiiiez-inoi deux mille francs, mon cher
monsieur de Launay , lui dit-il : et dans deux
mois d'ici je fais proclamer dans les journaux
que vous êtes un homme étonnant, admirable,
un homme de génie enlin ! Donnez-moi deux
mille lianes, et trois jours après la mise en vente
de votre livre, je fais arracher toutes les couver-
tures, et j'annonce partout que la seconde édi-
tion est épuisée; huit jours plus tard, je fais
mettre dans les journaux que vous en êtes à la
troisième édition , enfin au boni d'un mois nous
en serons à la dixième édition , cela vous
va-l-il.3
— Vous êtes un fameux homme, je ne vous dis
que cela! s'écria Mathieu.
— Et nous signerons!'
— Demain.
— Est-ce convenu ? Passons un traité, dit le
libraire.
Dans deux mois je serai un grand homme,
pensait Mathieu en remontant en voiture ; et
je retournerai à Béziers pour m'y faire nommer
préfet ou député.
Le lendemain il tint fidèlement sa promesse
et courut chez son libraire auquel il remit la
somme convenue. Le libraire, en homme d'hon-
neur , mit tout en œuvre afin de fabriquer un
succès à Mathieu ; il cita, pendant l'impression
de l'ouvrage , monsieur de Launay comme un
astre futur de la littérature moderne, il en parla
aux journalistes, aux libraires, îi ses parens,
amis et connaissances ; il lança des prospectus,
fit insérer de nombreuses réclames et attendit de
pied ferme le jour de l'apparition du bienheu-
reux livre afin de faire entonner sa gloire par
toutes les trompettes de la renommée.
La veille de^'ce grand jour Mathieu [eut June
insomnie.
Le livre parut!!!
En trois jours la première édition ] était
épuisée.
Tous les cabinets de lecture , alléchés par un
si éclatant succès, collèrent sur leurs vitraux le
nom du roman et le nom de l'auteur. Tous les
coins de murs étaient occupés par d énormes af-
fiches portant également le nom <le l'auteur et
celui du roman, des affiches gigantesques; l'au-
teur était moins grand qu'elles.
Les journaux payés grassement , invités de
toutes parts à de splentlides diners, crurent le
monde renversé et ne se sentirent pas le courage
de résister à tant de générosité, ils dînèrent copieu-
sement et préconisèrent de même le nouveau
génie qui se montrait à l'horizon littéraire.
Jugez si la fortune de Mathieu était en bon
chemin; il ne s'en tint pas là ; il prit pendant
huit jours quelques pauvres diables à son' ser-
vice, et leur enjoignit de parcourir tous les ca-
binets de lecture et de demander son livre; il y
eut engouement, délire; on se l'arrachait de
tous cdtés, tout le monde en voulait, tout le
monde admirait après avoir lu.
Enfin le succès fut si grand qu'en trois se-
maines la première édition fui réellement épui-
sée, et que huit jouis^ après paraissait une
véritable secoitde édition sous le titre menteur
de douzième édition.
Le libraire lui-même perdait la tête et com-
mençait sérieusement à cioiie que monsieur de
Lanaay était ui; grand homme ; un malin donc
il alla le trouver et lui fit d'avantageuses pro-
messes afin de le décider à écrire de nouveau.
Mathieu refusa net , — vous savez pourquoi ? —
Ce qui confirma son libraire dans la haute opi-
nion qu'il avait conçue du nouvel écrivain.
Dans le monde, Mathieu fut fêté, admiré, et
assez habile pour se dérober pendant quelque
temps à Povation qu'on lui préparait; enfin il
reparut, et ce fut un vrai triomphe! les femmes
le trouvèrent charmant et lui firent presque
toutes des avances dont il profila cette l'ois. Nous
avons dit que de Launay parlait rarement; ou
traita cette réserve de profondeur. Enfin, il s'é-
tudia si bien que chacun s'engoua de lui; chaque
jour c'étaient de nouvelles invitations, de nou-
veaux bals, de nouvelles fêtes. Au bout de six
mois, le nom de Mathieu de Launay était devenu
une autorité, une célébrité; on le citait à côté
des écrivains les plus à la mode.
Trois personnes, auxquelles parvint le livre,
furent seules dans le secret du génie de l'écrivain
renommé, mais elles ne pouvaient point parler ;
rien donc n'entrava de Launay dans le chemin
rapide qu'il faisait vers l'immortalité. — Un an
ne s'était pas écoulé que chacun dans le monde
s'inquiétait de l'époque à laquelle paraîtrait son
second ouvrage , les journaux l'annonçaient
dans leurs colonnes discrètement payées, les li-
braires delà capitale faisaientqiieue chaque ma-
tin dans l'antichambre de monsieur de Launay,
— car il avait à présent antichambre; et mon-
sieur de Launay leur promettait à tous son su-
blime enfant encore en germe.
Enfin il s'arrangea de telle manière qu'il se
rendit important dans la société, et annonça
qu'il allait se jeter dans la politique. Il s'élai^
-.455 —
ti'oinY; plusieurs fois avec nos minisires, et ceux-
ci lui ilinnèrent quelques conseils, Mathieu les
repoussa fioiilement ; il voulait se faire reilou-
Icr, il y parvint. D'un autre c6lé, la nièce Jun
l'air de Franco sciant passionnée pour son ad-
mirable livre reversa un peu de sa passion sur
l'admirable auteur; monsieur de Launay, re-
cherché par le minislère, aimé par la nièce d'un
pair de France, n'eut pas la force de résister , il
succon)ba doulilemcnl.
Le soir Hiéinc de son mariage il reçut sa nomi-
nation de maiUe des requêtes.
;.4 iVlatbieu ioti'ioua si bien et si adroitement
qu'il ne s'en tint i)as à ce premier succès; il ma-
china , il exj)loila, il manii;ança si bien les évé-
neiuens à son prolit, que cin(| ans plus lard
il se Rt nommer non pas député de Uéziers, — il
se fût trop rapetissé par cette noinina lion de bas
étage, — mais bien député d'une graiule ville,
— et aujourd'hui il jouit de la considéralion gé-
nérale, elde la double réputation, — comme
certains, — d'homme de lettres et d'humiue d'é-
tal. Avant deux ans il sei-a ministie de l'inté-
rieur, avant cinq ans il sera premier minisire.
Alphonse Cuot.
MURS COÏÏEllPORAiNES.
lie (toèlc l»7a-o»ien — - ftie isoèlc nié-
laiieulique. — lie |»ovte iiitiiioral.
Ceci ne sera pas un arlicle de litiérature,
mais un article de mœurs. S'il est bonde rcle-
vei' parfois ce qui choque les régies de.la gram-
maire ou de la prosodie chez les poêles de j
l'école moderne, il ne l'est pas moins de si-
gnaler ce qui blesse les lois de la conscience.
Nos poètes ont la piéleiilion d'être pariai-
tenieni véridiques; ils nous annoncent dans
leurs préfaces qu'ils ont voulu se peindre tels
qu'ils sont , avec leur propre caractère , avec
leurs passions réelles, avec les joies et les pei-
nes, les craintes et les espi rances , les doutes
et les couviciiousqui régnent dansleurs âmes.
Us se nioqueiit en même temps de ces pauvres
et froids poètes classiques, qui se transmel-
laienlavec une admnable hdelile (piclques
thémesconvenusquelques lieux conninmsina-
niovibles depuis trois mille ans , comme si le
cœur humain ne devait pas sortir de celle
vieille ornière, et se livrer à des nouvelles
sensations, eu voyant l'humanité marcher
dans des roules nouvelles!
Sur cela, le lecteur espère se trouver face
à face avec une t'ime d'homme; il compte sur
la vérité qu'on lui a proinise d'une voiv si
solennelle, il se dit, eu ouvrant le poétique
volume : Quel cliannect quel bonheur de sor-
tir enfiu^des fictions surannées ([ui m'avaieul
Bpporle tant d'ennui sur les bancs du collège!
Commeji^ vais m'inièresser aux accens d'un
poète qui s'inqjose le devoir _de se dévoiler
tout entier , de me laisser lire jusqu'au fond
de son ca'ur,et d'exposer au grand jour ce
au'il est, ce qu'il seul, ce qu'il souU'ic, ce qu'il
attend de l'avenir! S'il y. a au monde un spec-
tacle fertile en gi'aiides leçons, c'est celui-là,
et nos pères ont élé l>ien nialheineux d'en
être privés.
Ainsi pense le lecteur lionuèle et naïf, (pii
suppose bonnement qu'il n'est pas permis de
menlir quand on |)romet de dire la vérité.
H prend le premier recueil de |)oésies (|ui
lui tombe sous la main. C'est un poète de l'é-
cole byronieiine ou satanicpie! A mesiwetiu'il
avance dans sa leclure, il s'émeut eis'('pou-
vante. Quelles farouche» imprécations contre
le ciel , contre l'enfer , contre les rois , conli'e
les riches, contre les pauvres, contre toute la
soiieiè, toute l'humanité, tout l'univers IQuels
anaihèines,(pielles malediciions inexoi'abies'
liien n'y échappe. A défaut des hommes, le
poète maudii les vallées et les montagnes, les
boisetles torrens. Il est loujouisdans un trans-
port furieux; il se roule par terre dans des
accès de rage ; il a soif de ruines, de sang, de
catastrophes effroyables. Le langage humain
ne lui foui'iiii pas de ternies assez àjjres, assez
amers, pour exprimer tout sou liel et son mé-
pris. Il répète le vœu deCaiiguia; il voudrait
que le monde n'eût qu'une seule tête, pour la
faire tomber.
Oh ! oh! se dit notre candide lecteur, voilà
un jioète qui considère les choses sous un as-
pect terriblement noir! il doit avoir uue vie
alîreuse; des faiwonies sanglans doivent le
poursuivre jour et nuit. Prenons -y garde: il
va se précipiier, un beau matin, conii'e l'or-
dre social avec une torche incendiaire ; il va
aiguiser des poignards dans un souterrain
pour égorger ceux qu'il nounne de lâches o()-
presseurs. Je plains cet hum me-la de loute mon
àme , car il doit être misérable; mais il m'in-
spire encore beaucoup plus de peur (jne de
compassion.
Uassurez - vous , cher lecteur, je vous eu
prie. Ce poète byronien est gros et vermeil.
Il a des cheveux blonds, des yeux fort doux,
une physionomie riante , une démarche ti-
mide. C'est seulement d'hier (ju'il est sorti du
collège, et il ose a peine élever la voix devant
son professeur de rhétorique. Allez au Vau-
d(,'vitle ou au théâtre du l'alais-Koyal, vous le
verrez prendre la plus joyeuse paii aux ainu-
semens du vidgaii e îles humains. Ce poète fu-
ribond , qui maudit avec lani de colère les
grands et les riches, vous le retrouverez dans
leurs salons, causaul 1res amicalement avec
ces tyrans abominables, assislani aux ban-
quels de ces cxcounuuuies lorsqu'on l'y in-
vile, et dansant a leur bal sans se laireprier le
moins du monde. Cet eimenii acharne des rois
et des insiiluiious sociales, il sollicile uue
place de commis dans les bureaux d'un minis-
lère et sera trop heureux de la reniplir paisi-
blement. Croyez- moi , notre poèle ne songe
pas à mal; c'est un bou_enfaul qui ne renver-
sera rien du loui,el vous pouvez dormir tran-
quille.
iMais alors pourqiuii ces cris île fureur et
ces imprecalions.'i'ouiquoi ' C'est un men-
songe à la mode par le temps qui courl;c'e9t
nu manieau qu'on met sur ses épaules pour
éirc poète ; une fois la pièce achevée , on re-
prend sesganisjaunesctson habit du meilleur
laiseur. lîyron a conquis un nom glorieux avec
des malédictiotis, et l'on nuiudit comme lui
pour ai river , s'il est possible , à faire un peu
jiarler de soi : la gloire esi une si douce chose,
suriout dans les rêves d'iine insagination de
vingt ans! — Soil, mais ces poètes byroniens
UK iiUMitdouc •Ifrontémenl , tout en nous an-
nonçant qu'ils '.ont metueanu leur propre
Cieui' .' — Je ne vous dis ]jas le contraire.
Venons au poète mélancolique. Celui-ci est
désenchanté de tons les plaisirs de la vie; il
gémit, il est tout humide de ses grosses lar-
mes, il pousse des sanglots redoublés. Plus
de joie, plus d'espérancepoui-lui. Comme son
(Vont est pâle ! comme le froid des ans lui est
lourd ! que son cœur se déplaît aux frivoles
jouissances du monde! quelles poignantes
doideurs, quelsdéchiremenssur sa couche so-
litaire! !l subit riiorriblesnpplice de Pronié-
lliée; il a des souffrances (jue l'ien ne saurait
exprimer dans lelaiigage imparfait des infor-
tunes humaines. La n^ort! la mort! il l'appelle
a glands cris. Quand pourra-l-il se coucher,
s'endormir dans la tombe'.' Les touruiensdes
daumès mêmes lui paraissent prélerables a su
cruelle existence. El par quelle auiete dëi'i-
sion a-t-il vu le jour, puisqu'il devait être si
malheureux'.'
A ces lamentables gémissemens , le lecteur
est toutailendri ; il est prêt à pleurer avec son
|)oele. Quoi donc! se peut- il qnil y ait des
eti es aussi infortunés sur la terre .' Se peut - il
cpi'uiu; seule exisience enferme tant de dou-
leurs et de larmes ?Ce po;te a donc perdu sa
meie! Il n'a donc pas un seul ami, pas un seul
ciour qui synqialhise avec le sien! Il s'est
ilonc brisé contre bien des écueils et des in-
gratitudes ! Que faire pour l'arracher à ce
funeste désenchaniemeui .' j\"est-il aucun
mo\ en de lui montrer ipi'il y a encore des âme»
sensibles , et de ranimer la sienne par les té-
moignages d'une pure et profonde amitié?
Eh! de grâce, réservez voire ailendrisse-
menl pour une meilleure occa^ion. Ce poèle
si mélancolique, si désolé, il mène plus joyeuse
vie que vous et moi, mangeant bien, donnant
bien, riani de grand cœur,touriianl|un laleui-
boiu'a luuspriqjos,el se moquant le premier de
ses rimes larmo)auies|)our peu que cela vous
amuse. Au prochain carnaval , vous le ren-
contierez sous un masque boufTou, traiunul:\
sa suite uiieb.iadede compagnons moins gais
que lui. Il pleure dans ses vei-s, maib,le ivsle
de sa journée e.^l consacre a la prose, et à une
prose l'un sensuelle. Il u ira pas, vous pouvez
vous en fier à ma parole, chercher uue sau-
vage retraite d.uis les déserts de la Thebaïde,
ni creuser sa tombe d'a\ ance à Tabbay e de la
fiappe. Sou système lui paraît meilleur à sui-
vie; il court après une liche héritière, et per-
sonne n'i si mi ux disposé que notre poète à
passer ses joui s dans lUi sulou bieiicle'gani, aij
— 156 —
rjsmf g3SH^
milieu de toutes les jouissances de noire civi-
lisation nialérielle. Il est comme un abbé de
•ancien régime ou comme un agent de change
devenu millionnaire.
iMais il débile donc aussi des mensonges
effrontés, cepoèie aux complaiiUesel aux san-
glots continuels? - Oui, puisque vous voulez
applifiuer à chaque chose son vrai nom , il
meni ; il joue 1:' comédie sans avoir mis une
alliclie pour nous en prévenir; il pleure par
imitation , par convention. C'est à vous de le
savoir et de n'accepter que pour ce qu'elle
vaut la véiiK^ inlime dont l'auteur fait parade
dans sa piélace. .Vntrefois le poète avait une
Iris en l'air ; maintenant il est martyr en l'air,
il est mourant en l'air, c'est-à-dire qu'il est
beaucoup plus ennuyeux sans être plus vrai.
Les classiques , du moins, donnaient leurs
iiclions pour des fictions ; les puèles moder-
nes imaginent de plus grandes impostures et
les offrent comme des réalités. On prétend que
c'est là un progrès du 19" siècle.
Le poète immoral est une variété de l'école
romantique, et je n'en dirai que peu de mots,
parce que le sujet doit inspirer une vive répu-
o-nauce à tous les cœurs honnêtes. On a pu-
blié dans CCS dernières années plus d'un vo-
lume de poésies , où tous les devoirs étaient
foulés aux pieds, où toutes les saintes obliga-
tions de la famille et de l'état social étaient
indignement couvertes de mépris. Le poète
immoral attaque le mariage comme une in-
stitution mauvaise en soi et déplorable dans
ses conséquences; il vante, il déifie l'adultère
comme une vertu forte et généreuse. Tout
ce qu'il peut imaginer de plus injurieux pour
les liens de la foi conjugale, il l'exprime
sans réserve ni pudeur. C'est le vice qui est
devenu chose sacrée à ses yeux, le vice dans
ses plus monstrueux déréglemens. A pren-
dr<i de telles maximes à la letlre,on suppose-
rait que ce poète est le plus corrompu , le
plus vil des hommes.
Eh bien', non. Il va encore ici au delà desa
pensée, au delà de sa conduite. De mêmequ'il
ment dans ses imprécations et dans ses pleurs,
il ment aussi dans l'exposition de celte abo-
minable morale. Sa conduite peut n'être pas
exempte de désordre , mais il se fait plus dé-
pravé qu'il ne l'est réellement. Cet apologiste
de l'adullère est un fanfaron d'immoralité. Il
ne souffrirait pas que l'on osât appliquer à sa
mère ou à sa sœur les turpitudes dont il sa-
lit ses vers. Les actions qu'il loue dans son li-
vre il lesliendrait pour desoutragcsdansses
rapports de société. Lui-même, quand il en
trouve l'occasion , il agit comme miss Fanny
Wright, qui s'est fort sagement mariée, après
avoir déclamé dans desconférences publiques
conlre lemariage. Le poète immoral montre
ainsi que sa conscience vaut mieux que ses
maximes, et qu'il a menti au profit de la cor-
ruption des idées et des mœurs , espèce de
niensonge la plus dangereuse où l'on puisse
tomber.
(ComUluUonnet.)
iUfUni^fô, faite furicuf.
UNE EXPÉRIENCE MÉDICALE. — MOKSURE DU
SERPEÎMTASONNETTES. — La m^'dccine est en-
core dans l'enfance ponrla guérison .le certaines
maladies redoutables, telle .lue la phthisie pul-
monaire, la rage oula lèpre. Puisipie nous avons
cité cette dernière alFeclion, disons le terrible
moyen qu'un malheureux poussé par le déses-
poir mit en usage, il y a peu de mois, au Brésil,
pour s'en guérir.
C'était à Rio-Janeiro. Le malade était un
homme blanc, âgé de cinquante ans et dune sta-
ture athlétique. i;esi)èce d'éléplianliusis dont il
était atteint est celle qu'Alibert appelle téonline,
vulgairement lèpre, l'resque tout le corps était
extérieurement sensible. La peau paraissait
épaisse, dure et couverte de nodosités saillantes.
Ces caractères étaient surtout apjiarens à la fi-
gure dont les traits tuméfiés offiaient un aspect
hideux. Aux extrémités, l'épidermeet les ongles
commençaient à s'altérer, les doigts h se défor-
mer. Mais tandis que la vie et la sensibilité pa-
raissaient comme abolies à la surface du corps,
l'intérieur conservait encore les restes d'une an-
cienne énergie et d'une force d'esprit singulière,
qualités qui ne se rencontrent guère dans une si
triste condition.
Six années d'une infirmité regardée comme
incurable, sur lesquelles quatre ans de réclusion
dans un hôpital de lépreux ont reiulu au malade
l'existence qui lui était à chi^rge , lui faisaient
regarder la mort comme le terme de ses maux.
11 n'avait qu'un désir, celui d'être délivré de ce
fardeau ou du reste de vie qui l'obligeait à le
supporter. Il aurait volontiers affronté les plus
grands périls sur la moindre chance de guérison.
C'est dans cette disposition d'esprit qu'il se dé-
cida à une terrible expérience, et sa résolution
fut encore affermie par la pensée qu'en agissant
ainsi le danger et le sacrifice étaient pour lui
seul, mais que le succès, s'il y en avait, profile-
rait à des milliers de ses semblables affligés de la
même infortune. Les conseils elles remontrances
furent inutiles; son projet était une idée fixe
dont rien ne pul le détourner. Ayant obtenu la
permission de sortir de l'hôpital, il accourut
chez M. Santos, directeur de la ménagerie de
Rio-Janeiro, se livrer aux dents du reptile le
plus venimeux, celui dont la morsure lue en
peu d'inslans en produisant des tremblemens,
des convulsions, et en faisant sortir le sang par
toutes les ouvertures du corps, et jusque par les
pores de la peau.
Après avoir signé de sa main la déclaration de
sa volonté, el assumé sur lui toute la responsa-
bilité de sa tentative, le lépreux introduit tran-
quillement son bras dans la cage qui renferme
un serpenta sonnettes. Celui-ci semble vouloir
l'éviter, et quand il est saisi, il regarde d'un œil
inolîensif la main qui le presse el se met à la lé-
cher. Deux minutes se passent ainsi, le serpent
éprouvant une répugnance à mordre ; enfin le
lépreux l'irrite en lui serrant fortement le ven-
tre avec les doigts, et l'animal, pour se défen-
dre lui fait une légère morsure à l'articulation
des deux derniers doigts avec le poignet.
La morsure est faite à 1 1 heures 50 minutes
du matin, le 4 septembre 18J8. Le malade ne
sent pas la pi<irtre des dents, ni l'action immé-
diate du venin introduit dans la blessure. Il sait
seulement qu'il est mordu, parce que sa main,
retirée immédiatementde la cage,en sorl déjà un
peu enflée, et versant des gouttes de sang, mais
sans douleur. L'esprit du patient est parfaite-
ment calme, sa respiration naturelle, ainsi que
le pouls. Cinq minutes après, une légère sensa-
tion de froid aans la main indique le début des
symptômes qui vont en s'aggravant d'heure en
iieure, et (pii se caractérisent par des convul-
sions, le délire, l'enflure des membres, la dé-
glutition difficile el la respiration suffocante. Et
la lèpre en recevait-elle une modification quel-
conque ? Mullement.
La mort surviut le lendemain à U heures et
demie, 24 heures après la morsure, malgré un
traitement actif de MM. Maid et Rois, médecins
de Rio-Janeiro, (pii ne quittèrent pas un instant
le malheureux lépreux et auxquels nous devons
cette relation encore unique dans son genre.
{Académie de médecine.)
— Voici un détail curieux sur les moyens em-
ployés (dit-on) par mademoiselle Faleou pour
recouvrer sa voix. Une invention nouvelle flatte
ses espérances. M. ïabarié, physicien de beau-
coup de mérite, a imaginé un appareil qu'il
nomme une cloche : c'est un petit cabinet dont
les parois sont en cuivre, avec de fortes glaces
non étamées pour que le jour s'y introduise. On
peut y tenir cinq ou six personnes. Des rainures
sont pratiquées au plancher sur lequel cette
cloche repose,demanièreàce quelesbordsy en-
trent dans une profondeur d'environ un pied.
Quand ils y sont, on donne de la solidité aux
murs si minces de ce cabinet en les fixant par de
fortes chevilles placées en travers des rainures.
Alors, à l'aide de la machine pneumatique, on
raréfie l'air contenu dans la cloche, où, loin de
s'épaissir, celui qui reste devient d'une grande
légèreté, d'une respiration aussi facile qu'a-
gréable. Mais avant de le juger tel, on éprouve
une espèce de petit malaise,, comme un faible
embarras à la tête et un engourdissement dans
les oreilles. Bientôt, une sorte de détente se fait
sentir dans cette dernière partie , et ce que
nous appellerons le charme commence. L'état
où l'on se trouve a quelque chose de délicieux,
produit par la dilatation d'un air subtil et doux
dans les poumons. On reste ainsi pendant deux
heures, plus ou moins, et quand on sort de l'ap-
pareil un mieux étonnant se manifeste, jusqu'à
ce que l'épreuve plusieurs fois répétée amène
une guérison complète. Déjà, à noire connais-
sance, nombre de personnes ont dû à la Cloche-
ra barié une santé queleuravaientrefusée mille
genres de remèdes. M. Panserou et mademoi-
selle Falcon elle-même en éprouvent en ce mo-
ment les admirables bienfaits.
Journal en lettres d'or. — On se rappelle
que le journal le Sun, feuille très répandue à
Londres, fut imprimé en lettres d'or le jour du
couronnement de la reine Victoria. Mais ce
qu'on ne savait pas , avant que M. le docteur
Turner l'eût publié, c'est que la plupart des im-
primeurs du Sun furent ce jour-là fort malades.
Le plus grand nombre éprouva des démangeai-
sons intolérables et des ulcérations; d'autres
salivèrent, d'autres eurent la fièvre et des trem-
blemens nerveux , des vomissemens, etc. Un au-
tre phénomène singulier, observé chez tous sans
exception, c'était la couleur verte de leurs che-
veux, comme on le remarque à Montpellier par-
mi les fobricans de verl-de-gris. M. Turner, eu- ^
rieux de connaître la cause de tant d'accidens,'
— 157 —
voulut étudier les procédés d'impression enlet- i
très dorées. Ce secret, on le lui cacha ; mais voi-
ci cependant ce qu'il en découvrit. D'abord, on
imprime les feuilles avec de l'encre jaune, com-
posée de colle et gomme-gutte. Après cela, les
feuilles mouillées sont remises à des ouvriers ar-
més de brosses fines ; ces brosses servent à sau-
poudrer les lettres encore humides d'un mé-
lange pulvérulent de couleur bronze, lequel
parait composé, au dire de M. Turner, de cou-
perose bleue, de vert-de-gris et de mercure , il
ne dit pas sous quel état. On dit à M. Turner que
cette poudre étaitd'invention allemande ;et tout
ce qu'il put voir, c'est qu'elle ressemblait à de la
limaille de cuivre. « L'airde la chambre en était
chargé, ajoute le docteur Turner ; mon habit ,
ainsi que ma figure et mes cheveux, en étaient
couverts; de sorte que j'aurais pu rivaliser avec
Caligula, qjîi donnait à sa perruque, au moyen
d'une poudre chèrement payée, un éclat qui
m'avait, à moi, si peu coûté. »
— On se" rappelle la terrible catastrophe à la
suite de laquelle M. Beauvisage, l'un des pre-
miers industriels de Paris , perdit la vie. La
famille du défunt avait actionné en dommages-
intérêts devant le tribunal de la Seine l'entre-
prise Toulouse et compagnie , comme respon-
sable de l'imprudence du postillon qui coduisaii
les Jumelles, quand survint l'accident; mais
un jugement du tribunal avait décidé qu'aucun
fait d'imprudence ne pouvait élre mis à la
chargeni du postillon, ni par suite des proprié-
taires ou'gérans de l'entreprise. Saisie de l'appel
de ce jugement, la première chambre de la cour
royale de la Seine a statué hier malin sur la ré-
clamation des héritiers Beauvisage , et leur fai-
sîfnl droit , a reconnu qu'il y avait eu une im-
prudence dont l'administration des .lumelles
était responsable , et a, en conséquence, con-
damné civilement les intimés en 30,000 fr. de
dommages-intérêts et aux dépens.
— On sait que, vers la fin de 1837, le gouver-
nement chinois rendit une loi qui défendait ,
sous des peines assez rigoureuses, de fumer de
l'opium. Le Canton-Regisler, recueil anglais
qui parait à Canton, en Chine, annonce, dans
sa dernière livraison, qui vient d'arriver à
Paris, que ce gouvernement ayant vu, à son
grand regret, que les pénalités de celte loi n'a-
vaient point atteintleur but, a ordonné, dans sa
sollicitude paternelle pour les intérêts du pays ,
((ue tout individu qui commettrait encore le dé-
lit en question sera puni, la première fois, de la
flétrissuresurlefront avec un fer rouge portant
ces mots : Yer /etffumeur criminel) ; la deuxiè-
me fois, décent coups de bambou sur le dos nu,
et de trois ans d'e.xil ; la troisième fois, de la dé-
capitation.
EfDuc îifs trtlumaii^.
TRIBUNAUX ÉTRANGERS.
SÉNAT OU COUR SUPRÉMK DU MONTÉNÉGRO.
Mœurs Judiciaires du pays. — Allocution
du vîadilai. — Plainte. — Hépliqucs et
débats dans une affaire d'enlèvement . de
meurtre et dt guerre cirile. — ArrCt. —
Serment. — Hcconciliatiou des deu^par-
tiet.
La ville de Célinic est le siège du (jouveme-
nient et le centre de l'administration du Monté- |
négro; c'est là que s'assemble le sénat, qui rem-
plit dans le piiys les fonctions politiques et judi-
ciaires. 11 se compose de seize memltres, vieil-
lards à la chevelure blanche, au maintien digne
et imposant.
Le 15 octobre dernier, ils étaient réunis dans
la salle de leurs délibérations, assis sur de petits
bancs en bois, ranjjés autour d'un vaste brasier.
Au-dessus de leurs têtes Bottaient les bannières
des différens cantons.
Dans un groupe qui se distinguait par une
bannière rouge où étaient inscrits en lettres d'or
les mots de Snvo Markou Petrowitch, on re-
marquait un vieillard dont les grands yeux noirs,
un large front tout plissé et une figure cril)lée
de cicatrices trahissaient l'Ame ardente et la vie
agitée. Un surtout en drap blanc enveloppait ou
plutôt emprisonnait sa taille jusqu'aux genoux ,
en laissant apercevoir un pantalon de drap de
même couleur qui fuyait dans des espèces de
guêtres, couvrant, au moyen d'agrafes, toute la
jambe jusqu'à la cheville. Les chaussettes en co-
lon blanc, les gros souliers attachés avec des
courroies et un bonnet rond en drap rouge com-
plétaient ce costume. Une large ceinture en cuir
serrait la taille de cet homme au dessus des han-
ches, et soutenait un pistolet et un large sabre.
Son cou était découvert (car les Monténégrins
ne portent pas de chemise) ; un fusil pendait sur
son épaule droite, et sa gauche supportait une
espèce de manteau nommé struka. Plus loin se
tenait un jeune homme ayant au lieu d'un bon-
net un turban sur sa tête et deux pistolets h sa
ceinture. Sur son bras gauche s'appuyait une
femme âgée, la tête enveloppée dans un linge et
la taille dans un manteau pareil à celui des
hommes.
A' la tête' du'groupe réuni sous la bannière
noire, et portant en lettres d'argent les noms de
Gijko Milov ^lartinovitch, se trouvait une femme
dont la figure, belle quoique paie, exprimait la
tristesse et l'abattement; ses yeux se tournaient
de temps en temps vers une jeune fille (|ui ver-
sait des larmes abondantes. Les hommes qui en-
touraienl ces deux femmes, s\u- lesquelles tous
les yeux étaient fixés, paraissaient vivement
affligés, tandis que leurs adversaires affectaient
un sourire sardoni([\ie.
Une nouvelle détonation de mousqueterie
partie du dehors annonça l'arrivée d'im homme
qu'on attendait avec impatience. Grand , bien
fait, il aie front élevé, la figure pMe, ombragi'e
par une longue chevelure noire; il fut salué dès
qu'il parut d'un cri prolongé de >< Béni ,<;oit le
saint vladika! » ;Blognslavsveli vladika.
La présence de Pierre Radoje, qui, en sa qua-
lité de chef temporel et spirituel du Monténé-
gro, gouverne depuis 1833 ce pays, ne laissait
aucun doute sur la gravité de l'alfaire qui allait
se juger; il s'assit sur un banc en pierre couvert
d'une e,<\iècc de tapis , fit un signe de croix et
parla ainsi :
« Mes enfans , que Dieu vous bénisse . et que
vos semblables vous aiment et vous chérissent !
Notre pays n'est pas grand , el il n'a pas d'au-
tres défenseurs que les montagnes qui l'enlou-
rcut et les braves qui l'habitenl: mais si le Sci-
giiciu- a élevé loirs sommets de manière à en
t^ormcr une chaîne forte et inébranlable , le Sa-
tan qui s'est introduit au milieu de vous, sous
le masque du crime et de la vengeance . vous
divise , vous aime les ; uns contre les autres , et
vous pousse à vous exterminer. Que ceux d'en-
tre vous à qui nous adressons ce reproche se
hâtent de déposer leurs haines et leurs animo-
silés dans notre cœur paternel , qui ne connaît
que la voix de la justice, et qui aimera toujours
mieux bénir vos communautés, que frapper un
seul parmi vous ! »
Qui êtes-vous ? demanda après cette allocu-
tion le vladika , au vieillard qui venait de «e
porter partie plaignante.
— Savo Markov Petrovitch Niegusch, répon-
dit-il; ce qui voulait dire ; Fils de Marko, delà
famille de Petrovitch, a]>partenant à la commu-
nauté de Niegusch.
— Votre âge ?
— Soixante ans.
— Votre profession?
— Chasseur, et soldat chaque fois que ce bras
et ce fusil peuvent être utiles ou nécesjaires à
mon pays.
— De quoi vous plaignez-vous ?
— D'un crime qui m'a frappé dans ce que j'ai
eu de plus cher au monde, et dont j'ai voulu me
venger au risque de mes jours. Cette femme,
que vous voyez au milieu de mes ennemis, c'est
ma fille. Jusqu'à l'âge de vingt ans, elle n'a
connu d'autre volonté que celle de Dieu et la
mienne. Douce, laborieuse, obéissante, elle allait
accomplir mon bonheur en s'unissantà un jeune
et brave garçon de notre communauté, à qui elle
avait été fiancée depuis sa plus tendre enfance,
lorsqu'un événement imprévu amena dans ma
maison Gijko-Milov Marlinovitch. J'ai reçu chez
moi ce malheureux avec plaisir, car, poursuivi
par les Turcs, nos ennemis communs, il avait
droit à mon assistance et à mon hospitalité. L'in-
fâme! il m'en a payé par une trahison. Il devint
l'amant de ma fille! J'ai chassé le coupable! Le
temps devait ramener la tran(|uillité dans m,i
maison. Le bonheur de Mryna était l'unique
objetde mes pensées. Elle-même paraissaitpayer
de retour l'amour de son fiancé, lorsque le jour
qui devait accomplir celte union tant différée,
Gijko assaillit à main armée ma demeure, enle-
va ma fille, el tua mon fils qui venait de s inter-
poser entre moi et leséilucteur.
La voix du vieillard était faible et émue. Il
porta ses yeux remplis de larmes sur la foule, el
continua ainsi :
Ce qui s'est passé en moi depuis, vous le com-
prendrez facilement. Mon cœur ne conn.iissail
plus (ju'un désir, qu'un vcru. celui de me ven-
ger.Mou sangboudlonna il dans mes veines chaque
fois que je regardais les vêlemens ensanglantés
de mon enfant. Je me consimiais de chagrin cl
de rage, traînant ce corps débile à travers les
broussailles, grimpant sur les rochers, parcou-
rant les chemins, épiant, guettant, cherchant à
asso\ivir ma haine. Deux mois se passèrent ainsi,
lorsqu'un jour j'ai vu mon neveu, ce brave
Marco ^montrant le jeune homme qui élail à ses
eûtes', arrivera la maison portant à la main une
tête encore ruisselante de sang. >Li poitrine se
dilata à cette vue, car c'était la tête du vieux
Milov Marlinovitch. père du meurtrier de mou
fils, <lu ravisseur de ma fille, de l'ennemi de ma
famille.
Ces dernières paroles, accompagnées d'un
gesie convidsif. provoquèrent dans l'auditoire
des ni.irques déionncnicnt et de compassion. l.c
vladika voulut interroger la partie adverse,
mais les cris nombreux de laisse: parler Saro;
158
■Saropiirle l>ic7i, etc., engagèrent le vieillard à !
])oursuivre ainsi.
—A peine venfié, j'ai dû à mon tour me garan-
tir lie la vengeance de Gijko cjui m'avait mrnac('^
ptiiiliiiuemeiit. ^()lre haine, développée à l'aliri
de mille piécaiiliims (pie nous iirimes pour
nous frapper l'un ou l'autre, se eouununi(iua à
nos parens,.^ nosamis. Ne pouvant nous <lélruiie
ni par force ni par ruse, nous liviàines notre
procès au sort d'une guerre franche, cruelle,
implacaMe. Ce que cette guerre m'a coûté, Dieu
seul lésait! Là où s'élevaient jadis mes granges
et ma maison, je ne trouve aujourd'hui qu'un
amas de déliris et de cendres. Eh dieu ! cela me
réjouit, cardijko n'est |ilus...
Les sanglots, coMi|)rimés jusque alors par la
femme de celte victime, couvrirent la voix du
vieillard. La foule, échaulîée par le discours de
Savo, n'en fui pas moins accessible à la voi.x de
la douleur, et raUendri.ssem(;nl devint général,
lorsqu'un des parens de Gijko essaya d'en
réhal)i:iter la niéuioireen relraçant , avec celle
verve et cette facilité (|ui disiinguent les Monté-
néjrins, et les services qu'il avait rendus au pa> s
et sou excellente conduite envers sa femme et
ses amis, et sa mort sur le charaj) de bataille.
Lorsque lesdeux parties eurent étéentendiies,
la parole fut donnée à Iwan Obrenbe (iowich,
chef d'une communauté neutre, qui exposa
comment celte dernière, speclatiice attentive
d'uue lutle qui divisaii les deux autres, s'y était
enfin interposée pour rétablir l'ordre et enga-
ger les combattans à venir faire régler leurs
dilférends devant le sénat. « Sans anticiper sur
la décision de ce tribunal, a-t-il ajouté , je serais
d'avis i|u"ou comparât les pertes (piout réelle-
ment éprouvées les deux parties, et qu'on tenlât
de les réconcilier en ilédommageant la plus mal-
traitée aux dépens de l'autre. »
Cet avis ayant eié approuvé par tous les
sénateurs, l'un deux se leva pour rappeler à ses
collègues qu'un tarif établi depuis un temps
immémorial dans ces sortes de compositions
fixait le prix de chaque tète à 132 ducats, 4z\vanz-
ger et t para (1, -381 fr.); que l'on adjugeait la
moitié i>our membres enqiorlés ou blessures
graves, et (jue d'autres dommages et ilégàls
devaient être estimés en proportion.
Dans les débats i|ui s'engagèrent sur ce point,
les parties intéressées présentèrent avec un sang-
froiil imperturbal)le tous les moyens qui leur
liaraissaient utiles à leur cause. Celte élo(pienle
maislrisle polémicpie captiva vivement l'atten-
tion des assistans.
Le calcul fait démontra que la famille de Gijko
avait h payer à celle de Sa\o la somme de
■4,H.iO fr. Lessénateui's approu\èrenl ce com|)lc
par vote à vive voix, et séance tenante, l'arrêt
fut rédigé en double par le secrétaiie du vladi-
ka, signé par ce dernier et remis à chacune des
deiK jiarlies.
-Malgré la franchise etla loyauté (|ui distinguent
les Monténégrins parmi lesSIavescis-karpatiens,
le vieux .Savo déclara vouloir sanctionner par un
serment solennel l'oubli du passé et la foi dans
un avenir meilleur. Celte cérémonie eut lieu à
l'église. Hommes, femmes, enfans composant le
parti de Savo se tinrent assis sur les dalles; puis
un iiorame, le plusigédu paiti adverse,s'avan-
ça le crucifix à la main, et après l'avoir baisé,
prononça d'une voix ferme et assurée des impré-
cations terribles, auxquelles le jiarti de Sayo
répondait avec recueillement : Amen.
Après le serment, les deux partis se rangè-
rent l'im contre l'autre, les hommes en face des
hommes, les femmes en face des femmes, les
enfansen face des enfans et de manière h rappro-
cher le pins possible les âges, les tempéramens,
les caractères. Un juge choisi parmi les séna-
teurs parcourut alors les deux rangs, et enlevant
aux hommes leurs sabres, leurs pistolets, leurs
fusils, il en fit un seul tas. Puis tout le monde
s'embrassa. Les hommes reprirent ensuite de la
main du juge les aimes échangées en signe de
concorde, et la foule s'écoula joyeusement pour
prendre paît au banquet pré[iaré en plein air,
aux frais (h.'sdeux parties réconciliées.
[Le Droit.)
Unjour /u'fasfe.
Guérinet. — N'y a pas à dire!... me v'ià en-
core repiiicé, comme l'an passé... même jour,
même heure, même minute. Le 27 janvier sera
ma perdition, bien sur, pour sur, liés sur.
M. le président. — Vous êtes donc incorrigi-
ble, et vous ne pouvez |ias preuilre la résolution
de vous conduire honnêtement ?
— (iiiériiiet. ^ Oh ! la résolution, j'ia prends
bien... ])0ur (luantà ça, j'Ia pren Is, mais j'peux
pas la tenir; elle me glisse dans la main comme
une anguille, voilà le g'iiignon!
M. le président. — Je vois une note au dossier
qui inuicine ipie vous avez été arrêté pour vol
l'année passée, le 27 janvier, et condamné le
9 février à un an de prison.
Guérinet. — Le malheur, c'est qu'on m'a gra-
cié au jour de l'an, vu ma bonne conduite en
prison... .l'avais devant moi le 27 janvier, j'étais
bien sur de n'en pas échapi)er Juste, arrive
ce gredin de 27 ! je vole, on me pince et me
v'ià...
M. le président. — Si, en sorl.int de prison,
vous vous étiez procurédu travail, vous ne seriez
probablement pas ici.
(juérinet. — Tout de même!... Jeconnaismon
27 janvier comme si je l'avais fait... c'est ungre-
din qui m'en vent k mort... il m'aurait tout
aussi bien empoigné dans l'atelier que dans la
rue.
Le témoin Bossoir, charcutier, s'avance à la
barre sur ses deux [lelites jambes courtes. 11 est
tout gros, tout rond, tout trapu ; son nez est ru-
lîicond, son crâne nu est entièrement vierge de
la pommade du lion, et son œil est bonhomme
et bénin. Le père llossoir lïanque sa canne sous
son bras, au risque de casser le nez à l'audien-
cicr assis derrière lui ; il aspire une prise de ta-
bac civette, et pour prouver qu'il déposera sans
haine et sans crainte, il commence par souhaiter
le bonjour au prévenu : — iJonjour, Guérinet...
ça va bien ?
(iuérinel. — Ne me parlez pas, père Bossoir ;
je vous ai volé... je suis nu gueux...
M. Bossoir. — C'est déjà quéqu'chose de se
traiter de gueux... ça donne de l'espoir...
Guérinet.— Ah! ben oui, de l'espoir !... si c'était
la première fois... ; mais c'est ma seconde; c'est
mon scélérat de 27 janvier.
W. Bossoir. — Votre seconde faute... ? pour
lors, c'est différent, je relire mon salut.
Guérinet. — Et vous faites bien.
M. le pn'siilent. — Noyons, M. Bossoir, expli-
quez-vous sur le vol commis à votre préjudice.
M. Bossoir. — Je vous prie de croire d'abord,
M. if président; el tout le monde ici présent,
que je ne connais point Guérinet, quoique j'I'aie
salué. Avant le vol, il mêlait totalement ignoré.
C'est quand il m'a volé que j'ai eu l'honneur de
i faire sa connaissance; d'abord chez mon com-
missaire, puis à l'instruction, puis enfin ici... Je
n'ai [las pour habitude de fré(iuenler des gens
i|ui volent deux lois ; une fois, ça ne peut pas se
deviner ; mais deux !
Guérinet. — Vous avez bien raison; mais vos
cervelas étaient si bien faits, si coquets, si appé-
tissans...
M. Bossoir. - Flatteur!
Guérinet. ^ — Parole sacrée ! rien que de les
voir, l'eau m'en venait à la bouche!... que su-
perbes cervelas!
iM. Bossoir. —Courtisan!...
M. le président. — Enfin, il a soustrait des
cervelas jdacés sur votre étal ?
m. Bossoir. — Ses (laiteries ne me feront point
déguiser la vérité... Pendant que je servais mon
boudin blanc à la cuisinière de madame Chala-
melle, cet homme S allongé son bras et m'a fi-
louté deux chapelets de cervelas... jias deux cer-
velas, deux chapeleis!
Guérinet. — Pas moyen de résister... pour-
quoi que vous faites de si fameux cervelas ? c'est
votre faute.
M. Bossoir. — Par exemple !
Guérinet. — Et puis mon 27, mon ennemi à
mwt de 27 !
L'incorrigible Guérinetsera l'année prochaine
à l'abri de linlluence de son jour néfaste. (Jar il
ne sortira de prison qu'au mois de mai 1840. —
Bon ! dit-il, bien tapé, enfoncé mon 27! Dites
donc, père Bossoir, Je vous en veux pas, an
moins !
M. Bossoir. — Ce serait parbleu curieux ! Cor-
rigez-vous si vous jiouvez, et quand vous aurez
de l'argent, je vous vendrai de mes illustres cer-
velas.
Cel ui que l'on aclièle est bon, mais croyez bien
Qu'un cervelas soustrait ne valut jamais rien !
Hctmc ïiiamatilluf.
THE\TRE DU PALAIS-ROYAL.
Le Chat noir, vaudeville en un acte, de M.Dupin .
Figurez-vous Achard transformé en marchand
d'orviétan, et débitant, avec cette verve d'élocu-
lion el cet entrain que vous lui connaissez , sa
marchandise; homme de l'éi)oque, il a choisi ha-
liilement son théâtre ; un village de la Bretagne,
peu renommé pour ses lumièies et l'esprit de ses
habilans, aura rhoiineiir de le recevoir. A peine
arrivé, notre homme se mrtà la besogne, il an-
nonce un )diillre merveilleux qui produit des
effets plus merveilleux encore; il fait éprouver
aux maris la fidélité de leurs femmes , et aux
femmes la lidélilé de leurs maris; pris d'une
certaine façon, le spécifique parle de lui-même,
en une heure le mari doiit la femme en aura bu
et qui aura éprouvé \k grand inciinvdiiieut du
mariage deviendra chat, el, qui plus est, chat
noir , avec bien entendu tous les inconvé-
niens attachés à 1 état , tels que bastonnades,
civels', etc. Or, un certain Kerjobec, boulan-
ger de l'endroit , ayant conçu quelques soup-
çons sur sa tendre moitié, va trouver le savant,
et moyennant cent francs , la fiole sans pareille
lui sera livrée; mais le charlatan le prévient de
nouveau de la métamorphose qui doit s'opérer ,
si la culpabilité de sa femmeest prouvée. Kerjo-
bec ne craint rien , il est encore homme-, aussi
prétère-t-il de beaucoup passer par tous les in-
convéniens sus-éjioncés, plutôt que de renoncer
— 159 —
h ^claircir sa position. Le voici donc faisant
jirenilre ?i Thérèse, sa femme, le ineiivage mira-
cnienx et lui expli(|iiant la manière dont il lioit
njjir. Thérèse d'alioni boit ilc honne jirâoe, mais
liienlôtcllese loiiUle el |iAIII.I\ien au momie n'est
l>lus comli|ue ijue la figure de ee pauvre Ker-
jobec (Alclde-Tousez), pensant au malheur dont
il est menacé, et épiant les projjrès de la mé-
tamorphose; s'il devient civet II n'en mani^era
pas; mais cela ne le l'assure point vis-à-vis des
nombreux j;ourmands(|ui pullulent danslepays.
l'ourlant l'heure fatale asonm'el Kerjoliec pous-
se nu cri de juie en voyant riiiiini)iiillté com-
[)lètede ses traits ets\irlouldesesoi):>,les. Le voilà
traii((iiille; mais voilà que Fanfare le charlatan
veut se venjjer de la l>oidani;èie ipii lui refuse sa
nièce eu mariaf;e,et pour y parvenir ilfail cacher
lemaii, montre à Thérèse un chat noir qu'il amis
dans son lit, et la pauvre femuie dans son éton-
nemeut commence à croire au miracle; ledéses-
[loir lui arra(;he certaines coiilidences, (pie le
mari entend; mais aux jjrands maux les ijrands
remèdes : Fanfare persuade au mari que tout
ceci n est qu'une ruse ; il donne à la femme inie
l)ondic (pii lui fail croire que son miri est res-
suscilé, le charlatan épouse la nièce, et herjobec
l>aie (luinze francs d'amende pour avoir mis à
mort le pauvre chat noir victime des irUriijuesde
chacun.
Ce petit vaudeville , faliri()ué tout exprès
pour le carnaval, fera encore d'abondantes re-
cettes pendant le carême. A. Blin.
THEATRE DE L'AMllKÎL-COMIQUE.
Lus rnineii de blague. — Jeanne Hachette.
Hamboche. — La branche de chêne.
Daiis le siècle perverti o\"i nous vivons, la vé-
rité n'est point à l'ordre du Jour; aussi la capi-
tale du moude civdisé est-eile le centre de l'ex-
ploitation de la bldjjue, celle (•réallon de notre
èpo()ue. M\I. Clairville el Delalour en nous
transportant de la bourse au théâtre nous ont
démontré que la blague vIaW. parente du puff.
Dans cette revue comme dans lis autres on parle
pl-is ou moins spirituellement delàne de i\l.lla-
rel, desaclionnaires et des actions, etc. La scène
à\\ démêlé entre mademoiselle Haihel el la Re-
naissance est d iineversilication facile et fait hon-
neur à ses auteurs.
Jeanne llachelle connne Jeanne-d'Arc est
tondiée ilans le tlomaine des diamaturi;ps. La
brillante épopée du siège de lieauvais a été mise
ensix tableaux par MM. Anicet et Dennery avec
assez de bonheur ; le seul reproche (jne nous
ayons à leur adresser est de n'avoir ])oi(it con-
servé à leur héroïne sou caractère hisloilipie, et
de lavoir représentée animée non de l'amour
du pays, mais d'un sentiment personnel, d'une
veiiiicance île lille et de mère. Le vaudeville de
M. l'inson est doublement Bamboche. Un grand
succès était nécessaire pour rivaliser avec la
Galté. Les directeurs l'ont fort bien senti, aussi
non contens du demi-succès de Jeanne Ha-
chette se sont-ils empressés d'oHrir au public le
nouveau drame de MM. Cli. Desnoyers et La-
font.
La branche de chêne est un précieux talis-
man ipie reçoit le comte de Labaune des mains
du duc l'hilibert Lminaiiml de Savoie pour prix
des services qu il lui a rendus bus de son exil.
Tout ce que lecomle demandera Inisera accordé
lorsque le duc rentrera dans ses étals.
Vingt ans après, avec l'aide de Charles-Quint,
les Français ont éiécliassés de la Savoie, la cou-
ronne ducale a été replacée sur la l(Me de l'hili-
bert Emmanuel, el la branche de cbèiie a vi<illi
en conservant loiilcs ses vertus, lu arrêt punit
(le mort<lcux diiellisles : l'un est l'ioliert. (ils de
Labaumedoni la comlu Ile scnid, dense déslumorc
'sa famille, et l'autre liénédicl, (ils de Chrisil'in.le
valet à ipii te comte a |iroinis siui lallsman pour
lui avoir sauvé l'honneur. l.(- comte n'a pas/ro/,s-
aoM/UH'te à faire comme dans Tcrrault, il n'eu a
I pas même denx, aussi il hésite : se parjnrera-t-
I il ou laissera-t-il mourir son filsPRoliert, qui
dans le duel a élé blessé, le tire de cette incer-
itliide en enlevant les bandages de sa blessure et
se faisant lustiee par un suicide.
St-Ernesl a eu île très beaux momens dans cet
ouvrage que nous croyons appelé à une brillante
série de représentations.
THEATRE DES FOLIES- DRAMATIQUES.
Le poslillon francomtois. — La baronne de
P inchina.
Dernièrement, en traversa il une ville de la
l\ormandie,je lus à la porte d'une grange qu'on
me du être la salle de spectacle une alliche ainsi
conçue : Le l'oJilillon de Lojujjumeau, opéra-
comique en Irois actes de M>1. SainMieorges et
l>euven, musique de M. Adolphe Adam. Ces
quelques lignes élaient écrites en majn.scules;
puis, plus bas, en caractères mierosi:opiques,
étaient tracés ces mots : La inusiiiue de ce char-
mant ouvrage qui a obtenu à Paris près de deux
cents représentalioHsa été lemplai éeparun Uia-
logue vil el animé. Il vous sultira donc de savoir
que /(' /'„.«////,;/( lrunconiloi.y vf.i. de la même
tamille el ,pi,. les ^luleurs de ladite transforma-
tion sont MM. l'.inl de Kocket Valory.
La baronne de Pinchina est un vaudeville !
en deux actes dans lequel un couple ridirule
prohte du carnaval pour vouloir berner des ou-
vriers eldes grisettes, mais les rdies sont iiiler-
vertis. Ala suite dune multitude de quiproquos
et de plaisanteries de fort mauvais goiit, on se
trouve dans un magnlHqne salon qu'on «reVe//</
elre la Courlille : là s exécutent le naloi, la
cachucha el toutes les danses défendues dans
les bal publics /(«r ordunnance de M. le nrefel
depoice. ' '
Un a nommé MM. Lu!)ize et lirisebarre. ^ous
avons remarqué dans ces deux pièces un comi-
que (pu ne manque point de naturel, c'est l'ac-
teur bliini, auquel le,- rôles avaientmaiiqué jus-
qu à présent. A qui la faute .'
C. K. Dksi'.
nrouc île liiu] imiis.
1.'. FÉVRIER. — Le ;;/<//e///< des f.oi.i publie
aujourd'hui une ordonnance du roi , eu «laie du
31 janvier, qui élève M. le lieuleiianl-géiiéral
baron Voirol à la dignité de pair de France.
— Les travaux publics un moment inlerrom-
pus sont repris de tous ciUés. On travaille au
Collège de France, au Luxembourg, où lesehar-
penliers placent les combles , tandis que les
.sculpteurs s'occnpeit dé|à de la décoration exlé-
rl<'ure. On croit qu'à latin de la campagne on
pourra livrer l'intérieur aux j)einlres et aux dé-
corateurs.
— Des lettres de la Nouvelle-Orléans , du 8
janvier, annoncent que b' général Smla-Viina
est mort à cinq ou six lieues île la Vera-Cruz,
à l'endroit où camiiail une pallie de ses trou-
pes ; l'autre partie s'est dirigée de Xalapa sur
M<'xico.
Les mêmes lettres portent que le parif fédéra-
liste a le dessus dans bs inincipales villes, no-
tamment à Tampico, Sanlander, San-Liiis. Chi-
na, etc. , et que loul présage une révolution au
Mexi((ue.
— Le .I/(»«//ei/»- publie une ordonnance qui
élève le prince tic .loiin illc au grade de capitaine
de vaisseau.
— La succession de ,lean Thierry, décédé ;à
Venise il y a près de sidxaiite ans, évaline à ciii-
(piante six milliimsde l'r.nics, el donl les jimr-
nauxont tant parlé, va déliMitivement se u'rnii-
ner. lieaucoiipde pièces ont été produites [lar
des pcrsouucs qui se Uiseul paiensdc Jean Thier-
ry; mais il parait que celles qui donnent droit à
cette succession colossale l'ont élé par des habi-
tansde la commune de Tillv-siir- Meuse iiui
seraient les vérilablesdescenda"nsile,jeanriii'erry.
— Les souscriptions pour lérection du mo-
nument de Napoléon, à .^jaccio, conliniienlà af-
lliier. Lescolossdes proportions du monolilbe
quon prépare dans les carrières de -"ranild VI-
gayola, promènent à la ville natale du j'rand
homme un moniiinenl remarquable par le dou-
ble prestige des arts et des souvenirs.
— On éciit de Tours, le ) 1 février :
Le célèbre astronome sir ,lo:in Herschel doit
visiter au mois de mai i.rochain la ville df. Nan-
tes, où il est attendu pour assister au maria!»e
de son beau-frère. On assure que l'illustre sa-
vant doit s'arrêtera Tours. . ,
-- Mardi, vers la fin du jour, au café Torlon?
que Iques jeunes gens ont jeté par les fenêtres
d'-s bonbons, tandis que d'autres, placés aux fe-
nêtres du Café- Angl.iis, jetaient .les i.iècs (le
monnaie. Les agens de rauloriié ont fait cesser
immédiatement ces distributions qui poiivaieU
amener desaccidens on des désordres fâcheux
Quelque; voleurs à la lire, qui .sélalent glissés
dans la foule, ont été arrêtés en tlagranl délit.
— Les feuilles de Vienne annoncent quil est
mort nouvellement dans le comilal de Lrand
en fransylvanie, le nommé .luan (.raza ài-é de
cent vingt ans, qui i.arai.s.saii destiné , vu sa
force et .sa bonne conslitiilioii. à vivfe encore
longtemps, mais qui s él,.il iiiortellemenl blessé
en tombant sur sa faux. Il a lais.sé un (ils i.or-
tant an.ssi le nom de .InanGraza. Agé de plus de
cent ans , et un petit-fils ,1e quatre-vingis ^n^
remplit les fonctions de juge seigneurial Selon
ces leuilles on vil long temps en Tiansvlvanie
et les centenaires ne sont point rares. " '
10. — On nous écrit de la fronlière :
«D.Carlos, la princesse de Reira el lou.s les
fonctionnaires de la cour du préiendinl ont
quitté le 7 Azcoilia. Apres avoir diné à Piaseii-
sia, les voyageursoiil couché à Vergara. Le 8 don
Carlos devait qniller Vergar^ pour se rendre à
Onale; il ,se [iropose ensuite île faire une tournée
soit en i5iscave, soit en .Navarre. »
Noscorrespondansde Hollande annonceni nue
le mini.slère de la guerre vient .le recevoir l'étal
otti.;ield<"s divisions prussiennes .lesliné-esàarir
ou du moins à menacer la Rel;;ique, el qui for-
iiient en.sembb plus de 10,000 hommes On
aflhrme également a La Haye que le corps de la
coiifcdeialion gcrmaiiluue, auquel apparlienl le
contingent du roi iiiijll ,nme, .si délinilivcmeul
inobi use, et se trouve déjà à qualre étapes de là
rive droite du Kliiu.
— Voici comment est aujourd'hui composée
la garnison .le l'aris. La capii.de est gardée i.ar
quinzejegimens, .savoir : les ;', 9% N-, 15. a.*
l'S' , 30". 03". .iô', «le ligne ; 7' .Iragons; l" lan»^
ciers; 4Huissar.lset a- d'artillerie; ensemble
Il re;;imens d infanterie, 3 de Civalerie. et un
d artillerie.
— La cour de cas.sation a rejelé le ;ionrvoi îles
époux Cuyol.iondamm'sà la peine. le mort, par
la cour d assis.'S .le la Meuse, pour crime de <é-
questralion pen.Kint pliisduu mois et do lor-
liires corpoi elles sur l.i personne de Fra içoise-
Sydouie tiuyot, fille .Inn premier lit.
j -- Une dernière baraque encombrail encore
' a base de la tour .S:iiul-,Iacques-la-l!ou.Jieric
I I ai- ordre du .onscil municipal. Fadjii.licaiion
lie I entreprise de la .lémobiion de .-elle bai-iuue
a été faite avant-hier à IH.)lel-iie-ViIle. \insi
donc, sous quclquesj ours, ce beau monument
sera entièrement isolé.
-- Les journaux russes annoncent que le
profe-ssi ur .l.cobi . ,1e S;iinl-Péi,-rshour • , est
parvenu a rcpro.lmre eu relief et de la manière
la plus exacte les traits les plus minutieux d une
Uravuic sur cuivre, eu les transportani sur d'au-
— 160 —
iàh./.
1res planches, composées à Takle d'un procédé
galvanitiue. L'empereur ÎVicolas a accordé les
fonds nécessaires au perfectionnement de cette
ilécouveite. Le succès complet des premières
expériences porleraità croire (|ue dans peu celte
liclle invention sera appliquée à l'art de la gra-
vure, dans le((uel elle devra produire des résul-
tats précieux.
— Hier, M. le préfet de la Seine a présidé, à
l'Hôtel-de-Ville, la commission d'admission de
la prochaine exposition des produits de l'in-
dustrie.
— Un des plus anciens exercicesde nos aïeux,
le tir à l'arc, est encore fort en vigueur dans le
nord du département de Seine et Marne et dans
les départemens voisins, et les diverses compa-
gnies des chevaliers de l'arc conservent entre
elles des relations qui s'étendent assez loin. Plu-
sieurs de ces compagnies viennent de célébrer,
dans la petite commune de Chauconin, auprès
de Meaux , un événement rare dans les fastes du
jeu d'arc : un habitant de celte commune, le
nommé Félix Fremin, a été reconnu empereur,
dignité ipii n'est conférée qu'au chevalier quia
été déclaré roi trois années de suite : on sait que
le roi est celui qui abat l'oiseau dans un tir so-
lennel annuel. Les compagnies de Soissons , de
Monlmarlre et de Saint- Nicolas- de- Meaux ,
comme les plus anciennes des pays circonvoi-
sins, avaient délivré des lettres de reconnaissance
au nouveau dignitaire, au(|uel son titre d'empe-
reur donne pour sa vie la préséance dans tous
les jeux d'arc, et le droit d'y jouer sans payer de
cotisation. Ce titre n'avait pas été déféré, de mé-
moire d'homme, dans toutes les contrées des en-
firons.
— La recelte dts luis donnés le mardi gras
s'est élevée, dit Uc journal, à 10.5,000 fr. Jamais
onn'avait vu une selli; affluence, et cependant
la crise commerciale se fait toujours bien vive-
ment sentir.
— On ne peut se faire une idée de l'exigence
des spectateurs habituels du ThéJUre-ltalien.
mer cl Dun Juan, nous avons calculé qu'on a
redemandé jusqu'à huit morceaux que les
chanteurs ont, du reste, recommencés avec
toute la complaisance possible. En vérité, n'y
a-t-il pas une espèce de calcul matériel dans
cette manie du lns([Ui, en définitive, donne deux
fois le même opéra au publie qui n'a iiayé
qu'une seule fois?
17. — L'ne flotte anglaise, forte de treize bàti-
mens, et commandée par le commodore Dou-
glas, est arrivée devant la Vera-Cruz. Le minis-
tre anglais, M. Packenham, est retourné abord
de cette expédition ; on ne sait pas quelles sont
ses intentions.
— Bruxelles, 15 février :
« 11 n'y a plus de doute sur la résolution du
gouvernement ; il adhère à la décision de la con-
férence de Londres. Le roi doit après demain
feire connaître aux chambres léunies qu'il ac-
cepte les conditions qu'on lui a faites."
— L'élal-major-général de l'armée se com-
pose en ce moment de 1 1 maréchaux de France,
97 lieutenans-généraux, 128 maréchaux-de-
camp, 30 colonels, 30 lieutenans-colonels, 100
chefs d'escadrons, 150 capitaines en premier,
121 capitaines en deuxième, et 82 lieutenans.
— Lu bftliment amène en ce moment en
France trois jeunes Arabes venant de Constan-
tine et destinés à faire leur éducation dans un
des collèges royaux de Paris. Ces jeunes gens
appartiennent aux jiremières familles de la pro-
vince de Constanline.
— La Gazette de SHésie rapporte ((u'il y a
eu une émeule d'étudians au gymnase de Ka-
schau en Hongrie. Le recteur du gymnase avait
fait infliger à l'un de ces jeunes gens un chftti-
ment corporel. Les camarades de celui-ci indi-
gnés résolurent de faire subir le même traite-
ment au chef de l'établissement, et armés de
grosses poignéesde verges, ils pénétrèrent le soir
dans son appartement. Le recteur eut cependant
le temiis de se sauver; mais les fenêtres, les por-
tes et tout le mobilier de son habitation furent
brisés et détruits. On s'attaqua même aux murs
de la maison qui est devenue inhabitable. Les
cours ont de suite été suspendus par ordre de
l'autorité supérieure, et une enquête judiciaire
a été entamée.
— On lit dans le Sémaphore de Marseille :
«Arnaud lie Fabre, ex-notaire, a été arrêté le
9 février à Nice, ofi il a assuré être arrivé par la
voie de terre, après avoir passé par Anlibes. Le
fugitif était porteur d'unpasseport délivré à son
frère. On a trouvé sur lui 680 francs en argent
et un billet de banque de 1,000 francs. Celte
nouvelle a été sur le champ transmise au consul
de Sardaigne, qui s'est hftté de la communiquer
à M. le procureur du roi de Marseille. Des let-
tres de commerce sont venues la confirmer.
— Constanline va s'embellir. Le lieutenant-
général fait planter les places publiques, qui s'a-
grandissent ; on prépare une église pour le culte
catholique; mais comme il ne faut pas que le
diable perde ses droits, on prépare aussi un
théâtre.
— On lit dans le Toulonnais du 13 février :
Nous apprenons par le courrier d'Afrique que
nos troupes ont enfin pris possession de Blida
et de Coleah.
— Un journal annonce la mort de M. le mar-
quis Charles de Chamborant de Droux.
18.— LesjournauxdeMadriddu 12 annoncentia
prorogation des chambres qui a tait beaucoup
d'impression dans^cette capitale. On prétendait
même que celte mesure serait suivie d'une or-
donnance de dissolution.
Une conicidenfeextraordinaire, c'est que pré-
cisément le malin du même jour où l'on a com-
muniqué aux chambres le déci ctde prorogation,
on avait reçu ))ar leslafetle de l'ambassade lie
France la nouvelle de la dissolution de la cham-
bre française.
— Des événemens d'une haute gravité ont eu
lieu le 14 décembre à Mexico : le peuple s'est
soulevé en faveur du fédéralisme; après avoir
forcé Bustamente à prolester puiili(iuement de
son dévouement alla fédération, il a délivré plu-
sieurs prisonricrs polili(jues et les a portés en
liioraphe. La ville était en proie à une feimen-
laiion qui menaçait dese propager par toute la
république.
— Les principaux libraires de Leipzig , de
Francfort-sur-le-Mein, (,e Slultgard, de Berlin
et de Hanovre, ont conçu le projet de convo-
quer les libraires de tous les pays de l'Europe à
un congrès général qui aurait pour objet d'avi-
ser aux moyens d'arrêter définitivement la hon-
teuse et criminelle industrie delà contrefaçon,
et de prendre des mesures générales dans l'in-
térêt du commerce de la librairie. Des corres-
pondances très actives ont déjà été commencées
à ce sujet.
— Les régimens de l'armée d'Afrique qui pa-
raissent être définitivement désignés jiour ren-
trer en France sont les 11% 12', 47* et 03° de
ligne , les trois premiers comme ayant le plus
souffert par les maladies ou le feu de l'ennemi,
et le 63° comme le plus ancien en Afrique.
Leur retour ne dépend plus, dit-on, que des
moyens de transport, qui entrent exclusivement
dans les attributions du ministère de la marine.
— On écrit de Toulon, le 12 février :
<c On se disjjose à envoyer au Mexique deux
bataillons d'infanterie , deux batteries d'artille-
rie et une compagnie de sapeurs du génie. On
croit une l'infanterie sera endiarquée à Alger et
prise dans les troupes de l'armée d'Afrique. Le
vaisseau le Diadème et les corvettes de charge
/'/4(7a</(e et /'£^m'e seraient chargés de trans-
porter ces troupes à Saint-Jean d'Ulloa, et, pour
plus de diligence, un bateau à vapeur leur se-
rait adjoint pour les iirendre à la remorque
lorsque le vent serait contraire. »
19. — On a reçu aujourd'hui, par deux voies
différentes, celle de New-York et celle de Fal-
mouth, des nouvelles du Mexique, dont les plus
récentes sont du 6 janvier pour Vera-Cruz, et
du 10 pour Tampico.
Les malheureux Français expulsés de Mexico
ont été dirigés en trois colonnes sur la Vera-
Cruz ; les deux premières étaient à cheval ou en
charrette, la troisième à pied. C'est le 10 qu'elles
ont quitté la capitale du Mexique , et à la même
époque plusieurs maisons de négocians fran-
çais à la Vera-Cruz étaient pillées par la popu-
lace et par quelques soldats mexicains restés
dans la ville.
— Un ouragan, plus effroyable encore que
celui des journées des 10 et 11 janvier, a éclaté
les 21, 22 et 23 du même mois sur leSimplon.
Le village qui porte le nom de cette montagne
a été la proie sur laquelle le vent s'est acharné
de préférence.
— Un journal de Nantes raconte l'anecdote
suivante :
« Le mercredi des cendres, suivant l'antique
usage, des hommes du port portaient sur une ci-
vière Mardi-Gras, qu'ils allaient enterrer en ef-
figie. Arrivés sur le pont Maudit, ils lancèrent
le maiinetiuin dans la Loire; mais grande fut la
surprise des spectateurs attirés par cette scène
quand, au lieu d'un homme de paille, ils s'aper-
çurent que le prétendu Mardi-Gras était un
homme eu chair et eu os. 11 gagna le bord sans
accident malgré la crue extraordinaire de l'eau.
Cette i)laisanterie ultra-carnavalesque était, dit-
on, le fait d'un pari. Ce qu'il y a de certain c'est
que Mardi-Gras, en sortant de la Loire, alla fê-
ter sa résurrection au cabaret, comme s'il n'avait
pas été au mercredi des cendres. »
— Bal de l.\ Mode, tel est le titre sous lequel
aura lieu un bal extraordinaire , samedi pro-
chain, au théâtre de la Renaissance. M. Alix a
modelé une jolie figure de la Mode qui sera re-
vêtue des plus riches habits et exposée, cette
nuit-lh, dans le foyer de Venladour. Un jeu
d'adresse, dit le Jeu de la Mode, sera dressé
auprès, et les dames du bal viendront , chacune
à leur tour, essayer de gagner l'un des vingt ob-
jets dont se composera la toilette de la mode. La
robe seule sera du prix di^ 1,800 fr. Le théâtre ib;
la Renaissance ne pouvait mieux clore le cours
brillant de ses fêtes masquées, et ijuiconque ;i vu
l'affluence que le mardi-gras avait attirée à Ven-
tadourpeul juger decelle que cebal y amènera.
Beaux-Arts.
La Société des Amis des Arts de Lyon vient de
justifier son titre , non seulement en acquérant
de Jacquand le Gaston de Foix , dont nous eti-
mes à faire l'éloge dans notre compte-rendu de
l'exposition du dernier salon ; mais encore, en
confiant la gravure de ce riche tableau à deux
jeunes artistes M. et Madame Rollet, déjà avan-
tageusement connus par de gracieuses publica-
tions, C Attente et [Effroi, Complaisance et Ja-
lousie, que les amateurs ont recherchées avec
empressement.
La Société des Amis des Arts de Lyon a grati-
fié chacun de ses membres titulaires d'un exem-
plairedu Gaston, dont nous parlerons avec plus
de détail dans notre compte-rendu du prochain
salon.
Nous nous félicitons d'avoir été des premiers
à encourager lesdeuxjeunesartistes, quirépon-
dent avec ardeur à nos éloges , et qui réali-
sent avec succès les espérances qu'avait fait naî-
tre leur talent.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp.,
Nolre-Dame-des-Vicloires, 16.
rue
é
25 FÉVRIER 1839.
ctfC^Î^
çABATTTOUSl^s.
IITTKRATURE, SCIENCES, BEinX-ARTS, INDUSTRIE
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Dlrecteurdes salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Royaumes, à l'Uni-
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bonncnt pour un an ou <j mois, et en font U
demande par lettres affranchies.
\Au peu.d'etprit ijuille'.bonhomme arail;
L'etprit d'autrui par complément servait.
Hcompilait, compilait, compilait.
Uue gravure de modes est jointe au n" du 5 et
une lithogTaphieaun''du20de cliaquemois.,
Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE VOLEUR,
^ii^iXXi ÏTfs Jaurnaiu- français îX iXxmiyv^.
Il
SOMMAIRE.
Atelier' d'un peintre chinois , par E. J.
Delécluse.— L'amiral Parker. —Souve-
nirs d'une nourrice; LE MANUSCRIT PROPRE.
TIQUE. — De l'origine et de l'usage des
CLOCUES, par F. Danjou. — Gretna-Green
ET LES FLEET-MARRIAGES. — La COMÉDIE a
Bagatelle, par R. Desi>errièri:s. — Les
CiGAiNS. — Biographie : Mario de Candi a.—
Mélanges, fails curieux : Tremblement de
terre de la Martinique; Un tour de car-
naval. — Revue dramatique : Tiiéatue
Français : Le Comité de Bienfaisance ■ les
Sermens; Gymnase : Maurice; I'orte-
Saim-Martin : Le Manoir de Montlouvier.
— Revue lie cinq jours. "
IN" 53. — Portrait de M. Mario de Candia ,
artiste de l'Opéra.
^is^a^T^Tgss:
PEHTTE.B CHIITOIS.
On a publié dernièrement à Londres une re-
lation de voyage sous le titre du Fan-qui en
Cliinc. Préalablement je donnerai l'explication
des inoU Fan-qui introduits dans le titre. On
sait que les Grecs et les Romains avaient l'usage
de désigner les lionnncs des nations étrangères h
la leur par le mot de Barbares. Or, les lois de
la Chine non seulement ne permettent pas ans
indigènes d'en sortir, mais elles punissent de
mort ceux que l'on peut reprendre après qu'ils
se sont rendus eonpaldes de ce crime. Dans cet
cpipirc,l'horreur de l'étranger est portée î> l'ex-
trême; elles Chinois, renchérissant encore sur
les Grecs et les Romains, désignent en particu-
lier les Européens par l'épilhèle de Fan-qui,dont
le sens est vagabond barbare ou démoli
étranger. L'auteur du Fan-qui en Chine , M.
Toogood Downing , car tel est le nom vrai ou
supposé donné au chirurgien anglais «[ui a écrit
ce voyage; M. Downing, dis-je, a accepté gai-
ment ce sobriquet sous la condiiion de, juger le
peuple qui le lui a donné.
L'extrait de cet ouvrage que je vais présenter
est une description de l'iitelierdu plus habile
peintre chinois de Canton en ce moment. Voici
ce ([ue dit le Fan-qui :
« Ceux qui ont été à Canton dansées derniè-
res années n'ont sans doute pns oublié la bou-
tique du peintre Lam(|uoi. Lamqiioi a reçu des
leçons de son art de M. Chinery de Macao : cet
artiste anglais lui a enseigné le moyen de pein-
dre passablement à la manière européenne. Plu-
sieurs de ses compatriotes ont eu les mêmes
avantages, mais ils sont loin d'en avoir aussi
bien prolité ipie Lamipioi, ipii , par cette raison,
passe pour le plus habile Chinois dans son art.
» jMais comme il a dans son atelier des artistes
qui peignentsous ses ordres, d'après la méthode
et les doctrines chinoises, peut-élre qu'une des-
criplion de leurs travaux et des lieux où ils s'y
livrent i)oiirra faire prendre une idée précise de
la manière tlont cet art est traité dans le céleste
empire.
» La maison de l'artiste, située dans la rue de
Chine,est seulement distinguée de celles des voi-
sins par une petite tablette noire attachée h la
porte , siu' lai|uelle sont inscrits le nom cl la
profession de Lamquoi en caractères blancs. H
faut avertir que toutes les maisons deees rues se
ciunposent de deux étages, dont ordinairement
le supérieur est habité par les marchands.
i;t connue il n'est permis .'i aucun lan-qui
(.élrangcrl d'y monter, c'est dans la boutiiine en
bas (|ue l'on confectionne une partie des objets
demandés. Les boutiques de peintres oui cela
de particulier que les étrangers et les chalands
ont la f.icullé de pénétrer dans toutes les parties
qu'il leur plait de visiter , et qu'aux différeus
étages on y achève différentes parties du travail.
» Lamquoi lui-même habite la partie la plus
élevée de sa maison et vous ne le trouvez au
travail et entouré de tous ses outils qu'à l'extré-
mité supérieure de son bfttimcnt.
» Au premier étage est l'atelier où se font les
dessins sur papier de riz ou autres; tandis que
le rez-de-chaussée sert proprement de boiiti jue
pour vendre. Telle est, en général, la disposi-
tion de toutes les maisons habitées par les ar-
tistes de celte ville extérieure (ouUidc city}. Ce-
pendant il y en a quelques-uns d'entre eux qui
ne fout (|ue des copies de vaisseaux , ou qui cul-
tivent d autres branches ]>artieulières de leur
art, et d'autres enfin qui ne peignent qu'à la
manière purement chinoise. Maintenant, nous
allons faire parcourir au lecteur ces diiTércns
apparlenuos, alin de lui expliciuer en détail I«
opérations successives des ouvriers, et de lui
énumérer les différentes matières ainsi que les
outils avec lesquels ils achèvect leurs brillantes
productions.
» En arrivant de la me dans la maison de
Lannpioi , vous entrez dans la boutique où les
articles terminés sont exposés pour la vente. Ce
sont les dessins sur papier de riz qui sont esti-
més les meilleurs. Ils sont empilés les uns sur les
autres, recouverts de cages Je verre el placés
autour de la boutique. Cependant on y trouve
plusieurs choses qui ne se rapportent pas à la
lieinture , mais qui font partie ocpciulaiu du
fonds de commerce de la maison. Telles sont ,
par exemple, des jiierres de diverses sortes,
gravées ou sculptées il'unc manière fort curieuse.
On trouve aussi à acheter là tous les objets nia-
léricls i|ui servent à peindre: bollesà couleurs
avec brosses , pinceaux , etc. ; le tout couvert
avec de la soie brochée d'or. Le papier de riz,
rangé en lots de cent feuilles, est un article ira-
portanl de h venlc. Cet objet de coramcrce est
— 1G2 —
lire «le N.inkin et se vend plus ou moins cher,
selon sa f;r:nuleur.
M Le papier de riz des Indes orientales est fa-
l)rl(|ué avec la plante désignée par le nom .Eis-
c/ii//io>neneptilinloxa ; mais on croit s;énéra-
lenicnl cpie celui (le Ciiine est le produil «rnne
espèce de mauve. La moelle en est extiaito.puis
amini ie en feuilles, dont lo prix varie selon leur
étendue et leur netteté.
» Quant à la substance que nous connaissons
sous le nom d'encre de la Chine, elle est con-
fectionnée elfectivcment danscepnys Jet pendant
longtemps on a cru que, pour la pro<luire, on se
servait d'une certaine liqueur (jiie contient le
poisson laSepia. Mais on sait positivement au-
jourd'hui que cette encre est composée de noir
de fumée d'une espèce supérieure, et de glu.
» On en trouve de trois espèces à Canton. Celle
de première qualité qui vient , à ce (|ue disent
les Chinois, d'un lieu appelé Pau -Kum ; celle
de seconde que Ion fabrique à Nankin ; et en-
fin la troisième fort inférieure, faite à Canton
même.
« Les Chinois jugent de la qualité de l'encre
par son odeur , puis en cassant ;m morceau
par le milieu de manière à s'assurer si ta fracture
est brillante et vitreuse. Quant à l'odeur, elle
est ajoutée à l'encre par le musc qu'on y môle.
Or, cette odeur fait préjuger de sa bonté!, parce
que le musc étant fort cher on n'en parfume
que l'encre de première ipialité.
» Mais revenons à la maison de Lamquoi. Un
petit escalier, ressemblant assez à une grande
échelle avec une rampe de bois, conduit à l'ate-
lier du premier étage. Là, vous voyez huit à dix
Cliinois ayant les manches retroussées et leur
longue queue de cheveux fixée autour de leur
tète , alin de ne pas porter de dommage aux opé-
rations délicates qu'ils font en peignant. La lu-
mière est introduite franchement dans cet ate-
lier, par deux fenêtres pratiquées aux deux ex-
trémités de la chambre qui n'est pas grande, et
n'a ))our tout ornement que les peintures nou-
vellement terminées et tapissant les murs. Ces
ouvrages de différens genres sont placés ainsi
pour tenter les chalands.
» On remanjue parmi ces peintures plusieurs
gravures d'Europe près desquelles sont piarées
des copies faites par les Chinois, soit à l'iiniie ,
soit à l'aquarelle. Ces gravures sont orilinaire-
ment apportées par les officiers de marine qui
les donnent en échange de dessins et de peintu-
res faits par les Chinois. C'est du reste un sujet
d'élonneraent que la fidélité et l'élégance avec
lesquelles les peintres de ce pays cojiient les mo-
dèles qu'on leur projiose. Leur coloris en par-
ticulier est brillant et frais, ce qui mérite d'être
remarqué, puisque, copiant des gravures, cette
partie de leur travail est entièrement confiée à
leuj , oùt et l\ leur jugement. C'est donc un ta-
lent véritable qui les distingue que 1? choix har-
monieux des couleurs qu'ils combinent à leur
fantaisie. On voit aussi suspendus aux murailles
des dessins représentant des navires, des ba-
teaux, des villages et des paysages dont l'appa-
rence est parfois assez grotesque.
» Cet atelier est garni de longues tables sépa-
rées l'une de l'autre par un espace rigoureuse-
ment calculé pour laisser circider les peintres.
Ces artistes chinois ne sont nullement coulra'^
ries, du reste, par la présence et la curiosité des
étrangers. Au contraire , ils continuent tran-
quillement leur travail, et sont même tout dis-
posés à répondre aux questions qu'on leur adres-
se et à hisser regarder cecpi'ils font. Aussi, pour
peu (ju'on y apporte d'attention, est-il facile de
saisir et de connaître tous les procédés qu'ils
emploient pour achever ces beaux dessins sur
papier de riz si prisés aujourd'hui en Europe.
» En regardant ces hommes assis sur un petit
tabouret devant leur table, avec leurs outils ran-
gés en ordre Ji côté d'eux, on est frappé de la
propreté et de la délicatesse avec lesiiuclles ils
achèvent chacune des petites opérations qu'ils
ont îi faire. Les dessins qu ils exécutent ne sont
ni copiés entièrement sur d'autres , ni tout à fait
originaux, et une bonne partie de leur ensem-
ble résulte d'un travail mécanique.
" D'abord on choisit une feuille «le papier de
riz ofl se trouve le moins de taches et de trous
qu'il soit possible, et dont la grandeur se rap-
porte avec le prix que l'on veut demander du
dessin. Quand il se trouve des défauts dans le
papier, les Chinois sont fort habiles pour les
faite disparaître. Pour remplir une déchirure
ou un trou, par exemple, ils placent derrière la
partie avariée un petit morceau de verre hu-
mecté, tout à fait semblable à du mica, et qui
est fait avec du riz. Lorsque les bords de la dé-
chirure sont ainsi maintenus, ils intercalent sur
le côté de la feuille qui doit être peint un mor-
ceau de papier de riz taillé qui remplit exacte-
ment l'espace vide.
» Quand le papier est bien préparé, ils passent
dessus une légère dissolution d'alun 'pour le
renilre apte à recevoir les couleurs, opération
que l'on renouvelle plusieurs fois pendant le
cours du travail que demande un dessin ; de
telle sorte qu'avant qu'il soit fini il reçoit ordi-
nairement sept ou huit couches d'eau alumi-
nées. L'effet de ce minéral sur le papier est tout
à la fois de l'empêcher de boire et de donner
plus de fixité aux couleiu-s.
«Vient ensuitel'opératiou du tracé, du dessin,
qui est à peu de choses près faite mécanique-
ment et d'après des recettes. Il existe des livres
à l'usage des peintres chinois, dans lesquels ils
trouvent des es(piisses au trait et même colo-
riée , re|irésentant des hommes , des animaux ,
des arbres, dos plantes, des roches et des édifi-
ces vus sous des aspects divers, dans des mou-
vemens variés, plus ou moins grands et dimi-
nués en raison du plan perspectif où l'on veut
les placer. Ces divers oiqets offerts ainsi dans
les livres servent de pièces de rapport au moyen
desipiels les peintres font leurs tableaux. Ainsi ,
pour faire un paysage , ils copient des monta-
gnes de leur livre modèle, y choisissent les ar-
bres ipii leur conviennent, ajoutent des figures
(l'iiommes, d'animaux, et par ce moyen obtien-
nent des compositions assez variées tout en com-
binant diversement les mêmes objets. Cette pra-
tique rend raison de la ressemblance que l'on
observe dans la facture des arbres , des roches
et même des figures dans les compositions chi-
noises, bien que leur ensemble présente souvent
de la variété.
» Chez Lamquoi ainsi que dans les autres ate-
liers, on a donc des mandarins, des oiseaux et
des arbres modèles que l'on place sous le i>apiçr
de riz dont la transparence favorise le calque ,
de telle sorte que dans toutes les lioutiques on
retrouve à peu jn-ès les mêmes sujets. Le mérite
particulier du peintre chinois consiste donc dans
la perfection plus ou moins grande du coloris
([u'il ajonte à ces compositions banales.
)) Les couleurs , continue le Fan-qui , sont
préparées d'avance, et on les emploie de la même
manière que quand on peint h l'iiuile, en em-
palant. Les teintes , toujours opaques, sont ap-
jdiquées et mêlées avec le plus grand soin. Après
les avoir broyées en les humectant d'eau, avec
une molette de verre sur un plat de porcelaine,
on y ajoute de l'alun, puis de la glu pour les
faire adhérer au papier. En Europe , nous jiré-
férons la gomme; mais les Chinois se servent
<le glu qu'ils tiennent toujours chaude auprès
d'eux.
i> Un appareil simple suffît pour leur faire
obtenir ce dernier résultat. C'est un petit tré-
]iied en fer supportant un godet du diamètre
d'un pouce et demi , dans lequel est la glu ; et ,
pour entretenir le degré de chaleur nécessaire ,
le peintre chinois allume de temps en temps un
morceau de charbon gros comme une noisette ,
qu'il place sous le godet et remplace quand il
est consumé.
» Les couleurs étant préparées, l'artiste com -
menée par mettre les teintes neutres pour mas-
ser le dessin. Les draperies et les accessoires
sont peints d'abord sur le papier. Mais quand
on veut représenter des chairs, les teintes sont
mises sur l'envers de la feuille , de manière à
produire cette transparence de coloris que les
peintres en miniature d'Europe obtiennent avec
l'ivoire.
11 Pour cette partie du travail, il n'est pas très
nécessaire que le peintre chinois consulte ses
modèles; car, ainsi ()u'on l'a déjà dit, cette bran-
che de l'art, le coloris, dépend entièrement du
goût et de l'habileté de l'artiste. Les peintres qui
ont de l'expérience ne copient même pas du
tout, du moment que le dessin est tracé.
)> Maintenant il reste à faire connaître de
quelle manière les Chinois s'y prennent pour
reproduire les détails des objets avec tant de
soins et d'adresse. Ce genre de perfection résulte
tout à la fois de l'incroyable dextérité des pein-
tres et de la nature du papier de riz qui protège
et facilite cette espèce de travail.
■» Les brosses dont on fait usage pour peindre
sont semblables à celles avec lesquelles on écrit,
seulement elles sont plus fines et les poils sont
engagés dans un morceau de bambou ou de ro-
seau. La couleur des poils diffère; ils sont blancs,
gris et ((uehpiefois noirs. Les pinceaux faitsavec
ces derniers sont les meilleurs. On en trouve
quelquefois à Canton, mais on ignore quel est
l'animal qui produit cette espèce de fourrure, et
l'on dit que (pielques pinceaux, plus délicats enco-
re que tous les autres, sont faits avec les poils qui
forment la moustache des rats. Les bons pin-
ceaux sont très rares et fort chers.
» Lorsqu'on peint une partie qui exige un cer-
tnin nombre de coiqjs de pinceaux plus délicats
que ce que l'on pourraitpioduire avec une seule
touche, on emploie deux brosses ou pinceaux
dont on se sert de celte façon : le plus jietit pin-
ceau est tenu perpendiculairement sur le pa-
pier par le pouce et l'index, tandisquc celui qui
- ir.3 —
est plus gros est tenu p;ir les mêmes iloifjls, mais
dans une |>osition horizontale, de telle sorte ([ue
les entes des deux outils se croisent à anjjle
di'oit. 11 résulte de cette déûlde disposition du
petit et du gros pinceau qu'avec le premier on
reforme le Irait, si cela est nécessaire, on fait
tous les détails délicats, et enfin on applique les
couleurs précisément où Ton veut ; puis (|u'en-
suite, en aliaissant un |)eu la main, le petit pin-
ceau prend la direction horizontaleens'éloignanl
du [lapier; tandis qu'avec le gros pinceau hu-
mecté, mais sans couleurs et jdacé alors vertica-
lement, (m adoucit les teintes nui ont été ap-
pliquées par le petit.
» Au moyen de cette pratique, on ne dérange
pas la main pour changer de pinceau , et la
double opération de poser la teinte et de l'adou-
cir se fait avec iilus lie sûretéet de promptitude.
Les peintres chinois manœuvrent ce double
pinceau avec une dextérité singulière. La glu,
dont ils se servent de préférence à la gomme, a
l'avantage, en séchant moins vite, de laisser plus
de temps pour perfectionner le travail. La posi-
tion perpendiculaire, sur le papier, du pinceau
avec lc()uel on opère, offre aussi un avantage
relativement au papier sur lequel les Chinois
peignent; c'est de faire prendre l'habitude de
peindre à main levée, en prenant seulement un
point d'appui avec le coude. L'extrême fraîcheur
du papier de riz rend celte précaution indispen-
sable.
>i Le défaut le plus grand de la peinture
chinoise, relativement au gortt et aux doctrines
(|ui régissent cet art en Europe, est l'ignorance
totale, chez les artistes orientaux, des effets de
la lumière et des ombres. Le modelé leur csl en-
tièrement inconnu. Ce système imparfait d'imi-
tation lient à l'idce fondamentale des Chinois,
qui prétendent représenter les. objets de la na-
ture non tels qu'ils apparaissent, mais tels qu'ils
sont cffeclivemenl ; en soi te qu'ilss'elForcent d'i-
nn'ler cniieignantcomme on imite en sculptant. »
Ces détails sur l'ateliei d'un pcinire chinois et
sur la manière dont il exerce son art sont extrê-
mement curieux, si l'ou réfléchit suilout (juils
sonl transmis par un témoin oculaire. Au sur-
plus, il n'y a que la renommée de Lam(|uoi (|iic
l'on connaisse en Europe, et la liibliolhèque
royale de Paris a fait dernièrement l'acquisition
de plusieurs albums très beaux, sortis de ses ate-
liers. L'aspectainsi qucla qualitéqui distinguent
les peintures (pie ces recueils conticnneiiljiisli-
lient les observations du Fan-qui, car la délica-
tesse du fini, ainsi que l'éclat des couleurs, en
constituent le mérite. Le dessin, comparé à celui
d'ouvrages plus anciens, soit sur papier, soil sur
porcelaine, est faible, el ce qui distingue les
lieintiires de Lam(|iioidc celles de ses prédéces-
seurs est l'introduction des demi-lcinles el de
quebpics ombres dans les chairs el les habille-
nicns, tentatives faite sans doute sousTin/inence
de iM. Cliiiiery, peintre anglais.
E. J. Dki.kci.iizi];.
{Revue française.)
H
I
On était au milieu du mois de mai 1797. L'An- |
glclerre se félicitait d'avoir échappé au péril dont
elle venait d'élre menacée par lu révolte succes-
sive de presipie toutes ses escadres, lors(]uc éclata
soudain une nouvelle insurrection plus formi-
dable (|ue les précédentes, en ce qu'elle mil du
même coup en danger l'arsenal de Sheerness, ce-
lui de Chaliiam el Londres même. L'explosion
eut lieu simultanément îi Sheerness et îi Yar-
moulh, et la'pluparl des vaisseaux croisant devant
le Texel, pour surveiller la Hotte des Hollandais,
vinrent se rallier h ceux qui les iircmiers avaient
donné l'exemple de l'insubordination.
Les insurgés de Sheerness, à l'imitation de
ceux (le Portsmouth , choisirent deux délégués
par vaisseau pour les représenter et plaider
leur cause auprès des autorités : ils nommèrent
en outre un président investi des pouvoirs de
eommandanlen chef. L'individu qu'ils élevèrent
aux fonctions de la présidence était un matelot
du vaisseau-amiral /e *rt«rf(f('f/(, nommé Ri-
chard Parker, (jue les matelots et par suite le
peuple de Londres qualifièrent d'amiral , par
dérision ou par éloge des divers amiraux du mê-
me nom. Dans le fait , quoiqu'il ne prit que le
titre de président des délégués de la flotte insur-
gée, détail bien amiral aux yeux de la multitude,
puisqu'il en exer(:ait toute lautorité.
Richard Parker était un homme intelligent ,
estimé non seulement de tout l'équipage, mais
même de tout l'état-major du .Sandwich , à
(;ause de sa conduite irréprochable, de ses sen-
timens généreux et de ses services antérieurs,
l'ilsd'un honnête marchand du comté d'Exeter,
el destiné de bonne heure à la marine, il avait
reçu une éducation solide et s'était efforcé
d'ac(iuérir les connaissances nécessaires pour
avancer dans la carrière qu'il voulait parcourir;
il avait servi plusieurs années en (pialilé de
midshipman (élève) cl d'officier non breveté .
et avait même rempli provisoirement les fonc-
tions de lieutenant de vaisseau. Une belle pers-
pective s'ouvrait devant lui, lorsqu'il renonça à
la marine pour se livrer à des spéculations com-
merciales. En quittant le service il s'était marié.
Sa femme, Anna Mac-Ilardy, appparlenait à une
', famille respectable du comté d'Alierdeen , en
Ecosse ; elle lui avait donné deux enfans (]u"il
chérissait. Jouissant du bonheur donu'Sli(|ue le
plus complet et d'une aisance qu'il avait aciiuise
par son industrie, il vivait considéré à Edim-
bourg.
En 1707, un de ces revers de foi lune aux-
(piels on csl toujours exposé dans le commerce
ratleignil ; il se vil ruiné sans ressources et ,
pour conddc de malheur , un de ses enfans vint
.'i mourir. Il perdit la tête, et. dans un moment
d'égarement, il alla s'enr('*ler pour servir comme
matelot sur les vaisseaux du roi. Il se sacrifiait
ainsi pour consacrer au soulagement immédiat
de sa malheureuse famille la forte prime accor-
dée alors aux matelots (|iii prenaient volontaire
ment du service. AnssitiM engagé, on le consi-
gna îi bord de la corvette qui servait de dépiM
pour les recrues de toule espèce, volontaires
ou forcées, que fouruissaieiiircnriMcmcul, la
presse et jusqu'à la lie des prisons. A peine Anna
Mac-Hardy eut-file connaissance de celle fu-
neste détermination qu'elle se hâta d'aller trou-
ver le caiiilaine de la corvette etluiofFiir de
fournir deux hommes en place de son mari. Cette
offre ayant été agréée, elle s'en alla dans le comté
d'Aberdeen tromer.ca famille, afin de se procu-
rer l'argent nécessaire pour effectuer l'échange
qui devait affranchir son cher Richard.
Le capitaine avait annoncé qu'il ne partirait
que dans quinze jours, mais bien que mis-
tress Parker revint avant l'expiration de ce dé-
lai, elle n'arriva auportde Leilh que pour aper-
cevoir à l'horizon les voiles du bAtiment qui
emmenait son mari. Parker n'avait pas lardé à
se repentir de la fatale imprudence qu'il avait
commise, et s'était laissé aller à l'espérance de
devoir sa libération au dévoûment de sa femme.
Quand il se vit obligé de partir avant (|u'elle
fùl de retour, le désespoir s'empara de lui, et
sa tête s'égara de nouveau. Dans un accès de fo-
lie, il s'imagina voir flotter sur les vagues l'en-
fant qu'il avait tout récemment perdu, élevant
SCS i)etites mains et implorant du secours ; il
poussa un cri déchirant et se précipita à la mer ;
mais il était écrit (]u'il ne périrait pas dans les
tiols ! Rien que l'on eut été plus d'un quart
d'heure à mettre un canot à l'eau, on le retira
vivant de l'abime qui longtemps auparavant eût
di1 l'engloutir. Peu de jours après, la corvette
arriva k Sheerness, et Parker, revenu à la raison
pour sentir toute son infortune, fut embarqué
comme matelot de première classe sur le vais-
seau-amiral le Sandwich. Mistress Parker, par-
tie en poste d'Edimbourg, avait devancé la cor-
vette au port, mais toutes ses instances pour
obtenir qu'on lui lendit son époux ayant été
vaines, elle s'en retourna cacher sa douleur au
sein (le sa famille. Tout espoir était ainsi perdu
pour le malheureux Richard; il lui fallut se rési-
gner à son sort, et il le fit sans montrer de fei-
blesse.
Ces événemensse passaient aux premiers jours
de mai. I)('jà la sédition commençait à couver,
et il se tenait des conciliabules h bord du Sand-
icich. Lorsque tout fut combiné, les camarades
de Parker, qui avaient apprécié sa haute intelli-
gence et son caractère ferme et énergique, s'ou-
vrirent à lui et lui proposèrent de se mettre à la
lêle du mouvement, en (|ualité de président ou
d'amiral. Parker, trouvant que les griefs des ma-
telots étaient justes et leurs demandes raisonna-
bles, accepta, avec la périlleuse mission de di-
riger leurs efforts, le premier des titres qui lui
étalent offerts : mais malgré son refus de pren-
dre l'aulre, il demeura irrévocablement attacha
à son nom , et l'histoire Ta enregistré dans ses
pages.
Le 20 mal, au point du jour, tous les vais-
seaux stationnés à Sheerness arborèrent simul-
tanément le pavillon rouge, signal de rébellion, et
de ce moment les é(|ulpages n'obéirent plus qu'à
leurs délégués auxquels l'amiral Parker adres-
sait ses ordres. Ces vai.sseaux sortirent du port,
et à mesure que ceux d'Varmoulh rallièrent ,
Parker les rangea en ordre de bataille, et leur
fil pren.lrc position au grand Nore. entre les era-
bouchiires de la Medway cl de la TamiscVle ma-
nière ,> bloquer étroitement l'entrée de ce der-
nier fleuve, cl à intercrptcr la communication
— 164 -à
entre Londres cl la mer. Par cette démonstra-
tion, 1rs rebelles espéraient intimider legouver-
nenicnt et l'amener promptemenl h obtempérer
à leurs demandes. Elle produisit en partie son
effet. L'amirauté, (|ui d'ailleurs avait aiji ainsi
lors de la révolte de Portsmouth, se transporta
à Sheerness pour prendre plus exactement con-
naissance des plaintes des matelots, et examiner
s'il pouvait être fait droit à leurs réclamations.
Il y eut de fréquens pourpalers. Dans ces occa-
sions, les délégués descendaient îi terre, et en
traversant la ville, marchaient en cortège, ayant
à leur tête l'amiral Parker (jue les classes infé-
rieures saluaient de leurs acclamations. On
pourrait s'étonner que le gouvernement n'eût
pas étouffé tout d'un coup la rébellion, en faisant
saisir et pendre sur le champ ces chefs de mu-
tins ; mais les matelots retenaient en otage sur
les vaisseaux des capitaines et des officiers dont
la vie répondait de celle de leurs représentans.
Au plus fort de l'insurrection , les révoltés
donnèrent un témoignage éclatant de leur fidé-
lité à la couronne d'Angleterre. Le 4 juin, anni-
versaire de la naissance du roi George III , tous
les drapeaux rouges disparurent , la flotte
entière se pavoisa, le vaisseau amiral arbora le
pavillon royal et tira des salves ; enfin, l'on n'omit
rien de ce que l'usage avait consacré pour so-
lenniser ce jour. Si une telle conduite manifesta
les sentimens des matelots, elle ne prouva pas
moins l'exactitude ïivec laquelle Parker sut
maintenir l'ordre et la discipline sur les vais-
seaux dont des circonstances si extraordinaires
lui avaient donné le commandement. Le lende-
main la flotte avait repris son attitude menaçante.
Cependant le temps s'écoulait et l'œuvre de la
pacification n'avançait pas. Enfin, soit que les
exigences des matelots fussent telles qu'il eût été
par trop honteux d'y céder, soit que le gouver-
nement comptât sur l'effet de quehjues sourdes
manœuvres pour faire cesser un état de choses
si alarmant, les négociations furent entièrement
rompues. Alors , le blocus de la Tamise devint
plus strict. Déjà les révoltés avaient arrêté plu-
sieurs bâtimens chargés de subsistances pour la
capitale ; Londres était en proie à la terreur ;
la populace , enthousiaste de l'amiral Parker ,
menaçait de se soulever, et tout paraissait déses-
péré, lorsque la révolte s'apaisa presque aussi
subitement qu'elle avait éclaté. La séduction
ayant sans doute fuit ce que la force n'eiit pu
faire, la division et par suite le découragement
se manifestèrent parmi les insurgés. Plusieurs
vaisseaux, désertant l'un après l'autre la flotte
révoltée, vinrent se mettre sous la protection
des batteries de l'entrée de la Tamise ou de la
forteresse de Sheerness et firent leur soumis-
sion. Cette défection permit au gouverne-
ment de s'armer de sévérité, et empêcha que le
pardon accordé aux rebelles ne fût général ,
comme il l'avait été à Portsmoulh ■ il y eut des
exceptions assez nombreuses, à la tête desquel-
les figura naturellement Parker. Personne n'osa
protester, et 1 équipage du Satulwic/i, la veille
encore si dévoué à 1 homme qu'il avait investi
du commandement, le laissa tranquillement en-
lever par la garde envoyée de terre pour se sai-
sir de sa personuc.
Parker était un mutin, mais n'était pas un
traître ; il avait désobéi auxj lois , mais n'avait
pas pactisé avec les ennemis de sa patrie. Son
influence sur les matelots qui l'avaient choisi
l)our chef était telle qu'il aurait pu, s'il en eût
eu le dessein, conduire dans un port de France
ou de Hollande tous les vaisseaux de la flotte du
Nord et quantité de navires marchands. D'un
autre côté, dans cette révolte, il n'y eut pas une
goutte de sang répandue ; les officiers (pie l'on
renvoya à terre , et dont queh|ues uns avaient
justement encouru la haine des matelots , ne
furent ni maltraités ni molestés d'aucune ma-
nière. Toutes ces circonstances semblaient de-
voir éli'e pour Parker autant de titres à la clé-
mence royale ; mais on ne lui en tint aucun
compte : il fut jugé par une cour martiale et
condamné à être pendu à la vergue de misaine
Dans le fond du comté d'Aberdeen, où les nou-
velles ne parvenaient pas avec célérité, ce ne fut
que d'une manière vague et par la rumeur pu-
blique qu'Anna Mac-Hardy eut tardivement
connaissance qu'un certain Uichard Parker était
à la tête de l'insurrection de Sheerness. Bien
qu'elle ne pût croire que ce fût son mari, elle
conçut les plus vives inquiétudes. Elle partit
aussitôt pour Edimbourg afin d'y obtenir des in-
formations plus positives. Ses alarmes, qu'elle
ne sut pas dissimuler, la firent reconnaître ; elle
fut arrêtée et conduite devant le lord-prévôt
qui la lit fouiller pour s'assurer si elle n'avait
pas en sa possession quelques papiers relatifs à
l'insurrection : mais, comme Parker ne lui avait
rien écrit à ce sujet, on la relûcha. Ayant reçu
de son frère une assez forte somme d'argent ,
elle prit la diligence de Londres. Arrivée dans
cette capitale , elle apprit que la révolte était
apaisée et que Parker avait été jugé ; mais que
la sentence de la cour martiale ayant dû être
soumise à la sanction du roi , l'on n'en connais-
sait pas encore la teneur. 11 restait donc une
lueur d'espérance. Hélas ! il n'y avait que l'excès
de sa tendresse conjugale qui pût l'abusera ce
point. Personne, excepté elle, ne doutait du sort
réservé à son époux , et une agitation extrême
régnait dans la Cité. Le bas-peuple, qui en avait
fait son héros, demandait à granils cris la grùee
de l'amiral Parker , et se montrait disposé, en
cas de refus, à se porter aux plus grandes vio-
lences.
Mistress Parker fit rédiger une pétition et vola
au palais de Saint-James. Sur les murs de cet
édifice , elle vit placardée encore la proclama-
tion royale qui promettait une récompense de
1,000 liv. sterl. (25,000 fr.) à quiconque livrerait
Parker mort ou vif. Ce fut un coup de poignard
pour elle. Néanmoins, elle persista dans sa dé-
marche. Les personnes à qui elle s'adressa décla-
rèrent (pi'il y avait ordre de recevoir les péti-
tions en faveur de tout individu compromis dans
l'insurrection , excepté Parker ; elle ne se re-
buta point et parvint à remettre sa pétition au
gentilhomme de service auprès de S. M. Au bout
de quelques minutes , on lui fit tenir une ré-
ponse portant , sans autre explication , qu'un
exprès était parti pour Sheerness avec la décision
du conseil privé. C'était lui en dire assez; mais
l'infortunée, quoique eu proie aux plus terribles
appréhensions, continuait à se bercer d'un chi-
mérique espoir. Elle se jeta sur le champ dan»
une des voitures publiques de Rochester et le
soir même atteignit Sheerness. Là, le voile tomba
et son cœur d'épouse fut brisé; toute la ville
était en rumeur, Parker devait être exécuté le
lendemain. La fatale nouvelle, en déchirant son
àme, égara aussi sa raison et elle passa la nuit
dans un effrayant délire ; elle se démenait vio-
lemment et poussait des cris affreux, s'imaginant
lutter contre les bourreaux de son mari. Quand
SCS forces commencèrent à s'épuiser, son aber-
ration changea de caractère : « Richard, criait-
elle , cher Richard, mes larmes ont touché le
cœur du roi ; je viens te sauver ! « Cette illusion
se fixa dans son esprit et lui rendit du calme.
A quatre heures du malin ellecourut auport,
loua un bateau et se fit conduire vers le vaisseau-
amiral. Elle n'en était plus qu'à une petite dis-
lance, (|uand le porte-voix de la sentinelle fit
retentir trois fois le comm;>ndement : « Au lar-
ge ! » Elle se mit alors à appeler Parker de tou-
tes ses forces, agitant un papier et criant: a Grâ-
ce, grâce!» Mais la garde réclamée par le fac-
tionnaire menaça de faire feu sur le bateau, s'il
ne s'éloignait pas. En ce moment, l'infortunée
vit à travers un sabord son mari en prière avec
le chajielain. Parker l'apercevant à son tour s'é-
cria : «Voici ma chère femme qui arrive d'E-
cosse pour recevoir mes adieux ! » A cette vue,
à ces paroles, elle tomba comme Irappée de la
foudre, et on la remporta à terre tellement
anéantie qu'elle n'entendit pas le coup de canon
signal de l'exécution. Parker, que l'aspect inat-
tendu de sa femme avait vivement ému, reprit
bientôt toute sa fermeté et mourut avec un cou-
rage admirable. Placé dans d'autres circonstan-
ces, il eût certainement honoré sa patrie.
Lorsque, au bout de quelques heures, Anna
reprit ses sens, elle s'imagina que tout ce qui
s'était passé n'était qu'un songe horrible, et
s'embarqua de nouveau pour aller au Sand-
wich. L'exécution étant terminée, on laissa son
bateau accoster le vaisseau; mais à peine eut-
elle articulé la formule ordinaire: «Faites pas-
ser la voix à Richard Paker ! » qu'il lui fut ré-
pondu : « On vient de débarquer son corps pour
l'enterrer dans le cimetière neuf. » Cette fois
elle eut assez de force pour supporter sa dou-
leur, et elle regagna le rivage dans le plus morne
abattement, mais ayant recouvré toute sa raison.
Elle eût voulu aller à l'instant même pleurer et
prier sur sa fosse; mais elle pensa qu'on lui re-
fuserait l'entrée du cimetière; il lui répugnait
d'ailleurs de se donner encore en spectacle, au
milieu de l'effervescence publique. Cependant
elle ne pouvait attendre jusqu'au lendemain : il
était probable, et l'on disait même que des chi-
rurgiens feraient déterrer le corps pendant la
nuit. Frappée de cette idée, elle forma le des-
sein de s'emparer elle-même des restes de son
époux, et de leur procuier une digne sépulture;
Qndiinesrésun-ectioiiistes qu'elle paya large-
ment se chargèrent de l'aider. Dès que la nuit
fut venue, elle les accompagna au cimetière et
en escalada les murs avec eux. Quand ils eurent
retiré le cercueil de la terre, elle en fit lever le
couvercle, et de ses propres mains écarta le lin-
ceul; ayant reconnu le corps de l'homme qu'elle
avait tant aimé, elle se précipita sur ce froid ca-
davre, le couvrit «le baisers et l'arrosa de ses lar-
mes, puis elle demenra affaissée sous le poids de
sa douleur; mais tout à coup la réflexion vint lui
165 =
rendre l'énergie nécessaire pour accomplir le
pieuxdevoir quelle s'était imposé. Un chariot
rouvert reçut le corps; elle s'assit :i côté, et par-
lit pour Londres où elle arriva le lendemain à
onze heures du soir.
Quelque diligence qu'elle eût pu faire, elle
avait été devancée par un courrier expédié de
Sheerness. La nouvelle de l'enlèvement du corps
s'étaitrépanJuedansLondres,ella maison où des-
cendit mistress Parker ne tarda pas à être assail-
lie par une foule avide de contempler la dé-
pouille mortelle du matelot-amiral. L'exaspéra-
tion était très grande j)armi le peuple, et le
gouvernement, redoutant que la présence du
corps de l'amiral Parker ne suscitât une guerre
civile dans la capitale, ordonna au lord-maire
de prendre toutes les mesures possibles pour
parer à ce danger. Ce premirr mag strat de la
cité se rendit en conséquence, à deux heures du
malin, auprès de mistress Parker,et lui demanda
ce qu'elle se proposait de faire du corps de son
mari; elle répondit que son intention était de
le faire transporter soit à Exeter, soit en Ecosse,
afin qu'il lût déposé dans le caveau de la famille
du défunt ou dans celui de la sienne propre. Le
lord-maire déclara que le gouvernement s'oppo-
sait formellement à une chose qui pourrait oc-
casionner des troubles très graves dans les pro-
vinces; mais ([uil permettait dinhumer le
corps à Londies. Dans la matinée, une personne
chargée sans doute de cette commission par
l'autorité, vint olirir à mistress Parker un ca-
veau dans l'église de VVhite-Chapel, et elle l'ac-
cepta. En attendant, afin de mettre le corps plus
en sûreté contre les tentatives du peuple pour
s'en emparer, on le transporta par ordre supé-
rieur dans la maison de travail du quartier
d'Aldgate, paroisse de Sainte-Catherine.
Deux jours après, les restes de Richard Parker
furent portés à l'église de VVhite-Chapeî, et sui-
vis d'une immense multitude de peuple, que
toute la police année de Londres et de forts dé-
lachemens de troupes avaient peine à contenir.
Sa veuve, que l'on avait introduite dans l'église
parla porte du recteur, assista à l'office des
morts (pii fut célébré sinon avec pompe, du
moins avec tous les rites de l'église anglicane.
Quand le corps eut été déposé dans le caveau,
mistress Parker, accablée de douleur, se relira
et disparut de la scène du monde où une fatale
destinée lui avait faitjouer un rôle si remarqua-
ble.
Après plus de quarante ans, une circonstance
aussi triste qu'imprévue vient de réveiller dans
l'esprit des habitans de Londres le souvenir
presque effacé de la révolte de Sheerness, et de
ramener sur la scène la veuve, aujourd'hui
vieille et infirme, du célèbre et malheureux ami-
ral Parker. Privée presque entièrement de la
vue, et injustement dépouillée d'un bien que lui
avait légué sou mari, elle languissait ignorée
dans un réduit obscur des plus pauvres quar-
tiers de la capitale, n'ayant pour subvenir à ses
besoins que les secours de (pubiues personnes
charitables. Ces f'aits étant parvenus à la connais-
sance de l'autorité municipale, il a été sur le
champ pris dos mesures pour soulager cette in-
fortunée, et la meilrc ii même de rentrer en pos-
session de son héritage.
{Courrier français.)
SOUVENIRS D'UNE NOURRICE (1).
LE MANUSCRIT PROPIIÉTIOUE.
Dans le château de.... (peu importe de savoir
le nom , la discrétion m'oblige de le taire) , ha-
bitait la marquise de L... , mariée depuis peu
d'années au marquis de L... Elle allait bientôt
devenir [mère et c'est dans l'attente prochaine
de cet événement que je fus appelée au château
pour y remplir mes fonctions de nourrice. J'y
trouvai , outre la marquise, lady Jane Urguhart,
son intime et inséparable amie , et quelques
jeunes ladies qui étaient venues , en labsence
du marquis, faire société à la marquise et pas-
ser quelques jours auprès d'elle. La marquise
était une femme d'environ vingt-cinq ans , mais
elle en paraissait il peine seize, tant elle était
d'une nature frêle et délicate. C'était du reste
une charmante créature, jamais femme ne fut
jetée dans un moule plus parfait. Ses cheveux
longs et bouclés , tombant autour de sa léte sur
un cou aussi blanc que l'albâtre, lui donnaient
un air enfantin et presque angélique ; son re-
gard avait quelque chose d'attirant. On ne pou-
vait se lasser de la regarder quand une fois on
arrêtasses yeux sur le joli contour de son vi-
sage , sur sa bouche si fraîche , et sur son front
si pur où respirait un air de calme et de quié-
tude céleste. Et cependant, dès le premier abord
je ne m'approchai d'elle qu'avec défiance ; cela
tient à un sentiment qui m'est particulier. La
marquise me reçut avec des manières auxquel-
les ma qualité ne me donnait certainement pas
droit de prétendre , et j'ai toujours regardé
comme de mauvais augure qu'on fût avec moi
d'une politesse excessive.
Lady Jane était aussi d'une rare beauté, mais
tous ses traits étaient empreints d'un air de mé-
lancolie et de réserve qui contrastait singulière-
ment avec les manières démonstratives de la
marquise pour qui elle paraissait, du reste, avoir
un vif et sincère attachement, et qu'elle ne quit-
tait jamais.
Mon premier soin , quand je fus installée au
<:hateau , fut de le visiter et parcourir. J'aime
beaucoup la richesse et la magnificence , et en
cela je ressemble à bien des femmes; c'était
donc avec un vit jdaisir qu'en attendant qu'on
eût besoin de moi , je parcourais ces superbes
appartcmcns si richement décorés. Je me pro-
menais dans la longue galerie de tableaux, re-
gardant les portraits des ancOlrcs de M. de L...
peints, les uns par Leiy, les autres par Vandyck,
ou bien j'allais dans la bibliothèque où je pou-
vais choisir, an milieu d'une foule d'ouvrages
l'instruction ou le plaisir de l'esprit. Ou bien
mèmeje me contentais de regarder à la fenêtre ,
et le charmant paysage qui se déroulait devant
moi ne m'offrait pas un délassement moins
agréable (pie tout le reste. Quelquefois j'allais
m'asscoir auprès des jeunes ladies , et je prenais
plaisir à écouler le babillage continuel de leurs
(1) Sous ce litre, Soivembs d'inb koukrice, le Mosin-
lt-Mac,azine publie une Série de nouvelles dont celle-ci
fait partie.
jeunes langues. C'est dans leurs petites causeries
que j'ai)pris ce qu'était le marquis.
Le marquis de L... était alors ambassadeur à
la cour de.... La délicatesse de lady L , aug-
mentée encore par les fatigues de sa position;
ne lui avait pas permis de l'accompagner: mais
comme un changement d'administration l'avait
fait rappeler, on l'attendait de jour en jour.
Son retour devait être d'autant plus prompt
qu'il attendait avec une impatience extrême le
moment où il serait père. Ce qui lui faisait sur-
tout souhaiter ardemment cette faveur du ciel,
c'est qu'il n'avait alors pour tout héritier que
son neveu, jeune homme prodigue et débauché,
dont les principes radicaux et les manières ru-
des avaient excité son antipathie et celle de sa
noble épouse. La conduite de ce neveu était un
thème sur lequel les jeunes ladies et miss Cal-
vert , entre autres , s'évertuaient volontiers.
Elles disaient que , désappointé par le mariage
de son oncle , et piqué de perdre un si bel hé-
ritage , M. Duborough avait manifesté une vio-
lente haine contre sa nouvelle parenle, que lors
de sa présentalion à la cour il avait tenu sur
elle des propos insultans, et que les paroles qu'il
avait prononcées tout haut ne pourraient être
répétées tout bas, tant ellesétaient inconvenan-
tes. Le roi , ajoutait-on , pour adoucir le cour-
roux du marquis et couvrir la confusion de la
marquise, les avait alors comblés tous deux des
prévenances les plus aimables, et les avait même
priés de l'accepter avec la reine pour parrain et
marraine de leur premier enfant.
J'avais entendu tous ces petits commérages
morceaux par morceaux, et un jour que la con-
versation était encore sur ce sujet favori des
jeunes ladies , miss Calvert assura que le mar-
quis était tellement exaspéré des paroles de son
neveu, que dans le moment il avait juré que ce
neveu insolent n'hériterait jamais de son litre ni
de sa fortune. — Quand bien même je n'aurais
pas d'enfans, s'était-il écrié, je saurai bien trou-
ver un moyen quel qu'il soit de le priver de ma
succession.
11 y avait déjà près de huit jours que j'étais
dans le cluMean, lorsqu'on annonça enfin que le
marquis allait arriver sous peu d'heures. On sa-
vait qu'au retour d'une longue absence le mar-
quis aimait à trouver sa demeure tranquille.
Les jeunes ladies durent donc prendre congé de
la maîtresse du chAteau , et ce fut à leur grand
regret. J'aurais tant aimé , disait miss Calvert, à
voir le petit comte à son apparition dans le
monde.
— Vous en parlez toujours , dit lady Jane ;
comme si vous étiez sûre que ce sera un petit
comte; mais peut-être ne sera-ce qu'une petite
lady. 11 y a autant de chance pour l'un que pour
l'autre.
—Pas tant de chance qu'on pourrait le croire,
murmura miss Calvert d'un ton si étrange ,
qu'involontairement je levai la tête et je vis lady
Jane échanger avec la marquise |un rapide re-
gard. Ce regard était plus étrange encore que
les mots que je venais d entendre, et il me serait
impossible de définir son expression.
Les deux jeunes femmes avaient semblé se
demander, par ce seul rc.;ard plein d'alarme et
d'anxiéié : Que devous-nous répondre à cette
observation de mauvais augure .' .'^lais j'arr^Ui
1G6 —
^tf■r^^^•J1rTv^^Wi
5'Ks:^«Eïra3^&/.-'^iai3«'
li mon examen el je baissai de nouveau les
yeux; il me semltlail peu tiélical de vouloir pé-
nétrer un secret que peut-être on voulait m(^
caclier, el me disais-je : il n'est pas d'esprit si
puripii n'ait (iueli(ucs pensées (ju'il veuille dé-
rober aux regards élraiiijcrs , ne [inililons pas
d'un moment d'oubli, et tàelions de voir clair
dans notre ùmc avant de vouloir lire dans celle
des autres.
l'en laiil le peu d'instans (jue mirent ces pcn-
séi's à me traverser l'esprit , la nuui|uise avait
préjiaré sa réponse, et ceiandanl je crus démê-
ler ilans sa voix un léger Ireaiblement que dissi-
mulaient mal une douceur et uncgailéalFectées.
— Miss Luey Calvert, dit-elle, croit sans
doute aux signes et piésages célestes, elle a con-
iianee dans le livre du destin , et là où le sort
d'un être est écrit, le hasard n'a rien à faire.
IS'esl-ce pas, miss Lucy, (pie vous avez vu écrit
dans le livre du destin que je serais mère d'un
garçon ?
— Le destin , le destin , dit miss Luey en ho-
chant la tête; il y a telle volonté d'homme (p:i
sait bien corriger ses arrêts , et notre sort n'est
pas fixé aussi invariableaient que celui des vents
du ciel ou des eaux de la mer.
En disant cela , miss Lucy quitta l'apparte-
ment, quel(|ues instans après le cliMeau , el j'ai
de bonnes raisons de ci-oire qu'elle n'y est ja-
mais revenue.
J'ai entendu parler bien souvent des effets
étonnans de la contagion et de la soudaineté
avec laquelle les mias.T.es pestilentiels eommu-
]iii|uaienl la maladie d'une personne à une au-
tre ; mais quelque rapide , quelque eomplèle
que soit celte communication, je ne pense pas
qu'on puisse comparer ses effets à l'inHuencc
morale exercée par un esprit sur un autre dans
certaines circonstances. Miss Calvert était à peine
sortie de l'appartement , que déjà elle m'avait
pour ainsi dire communiqué sa déliance et ses
soupçons. Soupçons vagues, il est vrai , puisque
je ne pouvais dire encore ce que je soupçon-
nais, mais qui se portaient natuiellement sur
la marquise el sur lady Jane , comme instru-
mcns d'une action quelconque qui avait mon
futur nourrisson pour objet, tes mots de miss
Calvert, pas tant de chance qa on pourrait
le croire , me revenaient toujours à l'espril;
que pouvaient donc machiner ces deux jeunes
femmes, au visage si beau, à l'air si noble, pour
inducncer la naissance d'un enfant à venir? Il
en résulta pour moi une inquiétude qui me ren-
dit extrêmement réservée, rêveuse, taciturne,
et je suis sfire même, désagréable. J'eus recours,
pour chasser ces idées, à la bibliothèque du
marquis. Je découvris bientôt dans le coin d'un
rayon un livre manuscrit dont la haute anti-
quité se trahissait aussi bien par l'ancienneté de
ses caractères que par la vétusté de sa couver-
ture. Il y avait en marge des dessins coloriés «jui
achevèrent de me déterminer, et je me retirai
dans mon appartemeat avec ma précieuse trou-
vaille.
Après mon diner, (|ui m'était servi dans le
riche appariera* nt ([u'on m'avait réservé , par
deux valets de pied, décorés d'aiguillettes sur
réi)aule et de bouquets à la boutonnière, je pris
mon vieux livre; et, tandis que biùlaient au-
tour de moi , selon l'usage de la maison, de pe-
tites pyramides parfiunées, je me disposai à y
chercher une disli'action. Mais les pensées qui
depuis le malin me torturaient l'imagination
étaient plus fortes que ma volonté , et insensi-
blement j'y revenais toujours avec plus de tris-
tesse , (piand j'cnlendis deux légers coups frap-
pés à ma porte, el la jolie voix de lady Jane qui
entrait médit: Pardon, madame Griffiths, je
viens vous demander une grande faveur. Et ces
paroles furent accompagnées d'un doux et triste
sourire. A peine pus-je répondre par un sou-
rire semblable. — Asseyez-vous , matlame , lui
dis-je le plus doucement que je pus. Comment
se porte voire amie la marquise '.'
— Elle est calme et heureuse, je vous remer-
cie. Elle devient de jour en jour plus belle , ne
trouvez-vous pas, madame ?... Mais je m'écarte
de mon sujet. Je viens vous prier d'avoir la
bonté d'accepter ce chàle indien au nom du
petit étranger que ma chère Georgiana attend
tous les jours. Je veux qu'il soit bienfaisant
même avant sa naissance. Vous ne pouvez pas
vous l'aire nue idée, ma chère madame Griffiths,
de l'intérêl que je porte à ce cher enfant, avant
même qu'il soit né. La marquise el moi avons
été liées l'une el l'autre dès l'enfance , et tout ce
qui l'intéresse m'intéresse aussi vivement que ce
qui me regarde personnellement. Vous acceptez
donc celte bagatelle, n'est-ce pas, pour le futur
petit comte ?
— El qu'attend-on de moi en échange d'une
bagatelle aussi magnitique ? telle fut la réponse
qui me vint sur les lèvres, mais je me dépêchai
bien vite de retenir cette franche et brutale re-
partie d'un grossier bon.sens, pour la remplacer
par une phrase convenable et polie, comme la
société apprend à les faire. — Oh ! madame, ré-
pondis-je en regardant le châle dont les brillan-
tes palmes tombaient gracieusement des bras de
lady Jane, oh! madame, tanl d'éclat, tant de
beautés ne sont pas faits pour moi. Cela peut
convenir à une duchesse, mais non pas à l'hum-
ble madame Griffiths.
— Cependant madame Griffiths a été habituée
à en porter de pareils, reprit lady Jane de la plus
douce voix du monde.
Lady Jane m'avait attaquée par mon côté fai-
ble et avait îlalté mon amour-propre. Elle avait
pénétré mon déguisement, el dans le costume
de la nourrii-e elle avait su distinguer ta femme
comme il faut. Combien la nature humaine est
fragile ! Comment ponvais^jo repousser rude-
ment une jeune lady si aimable , si distinguée ,
el suiloul si clairvoyante ? Et ce chàle , cet élé-
gant cachemire, qui déroulait à mes yeux éblouis
ses palmes et sa bordure si large aux couleurs
si vives et si riches! Quelle esl la femme qui se-
rait assez insensible pour résister à deux séduc-
tionsaussi iiuissantes? Je n'étais plus maîtresse
de ma raison ; je sentais bien (ju'on attcnilait de
moi quelque chose en conlrailiclion avec mes
l)rincipes , mais je cherchais h découvrir ce que
c'était avec une ardeur qui prenait sa source
dans un mélange de curiosité et de crainte.
J'aurais pu peut-être échap|)er à la tentation en
la fuyant; mais, en digne fille d'Eve, je me
croyais assez forte pour aller au devant et y ré-
sister.
— Quelle jolie dentelle vous avez autour de
votre bonnet el de votie tablier, me dit la mar-
I quise le soir même de la visite de lady Jane,
pendant (|ue je lui demandais des nouvelles de
son état. Vous vous niellez avec un goùl extrême,
madame Griffiths, ajoutait-elle. Tout ce que
vous avez est exipiis.
Lady Jane renchérit encore en éloges. Je
voyais que ces deux l'enniics marchaient à leur
but, et cela me rendait pensive. Mainlenaiil ,
me dis-je, tout va s'éclaircir , sans doute; mais
elles ne me joueront pas à leur volonlé, etje ne
ferai que ce que je dois.
— Chère Jane , continua la mar(juisc , vous
êtes plus près que moi de ce cabinet, doiuiez-
moi ce cai ion de dentelles de liruxelles, ce sont
les })lus belles que j'aie jamais vues. Il suffit
d'avoir, pour rester ici, madame Griffiihs , un
bonnet et un tablier, mait vous m'obligerez de
porter ces dentelles au baptême de mon fds , h
moins qu'un sort fatal ne m'envoie une lille pour
déjouer toutes mes espérances.
— Je crois que le niar(iuis en serait au déses-
poir, répondit lady Jane en tendant à son amie
ce carton de dentelles. Il a tant à cœur d'avoir
un héritier pour éteindre les prélentions de son
odieux neveu M. Duhoroiigh , (|ue je n'oseiais
jamais lui dire que vous avez une fille.
— Oh! oui, ajouta la marquise, nous serions
tous désespérés ; car je ne crois pas que j'aie
jamais d'autre enfant à lui offrir (jue celui que
je porte en ce moment dans mon sein. Celte den-
telle vous plail-elle , madame Griffiths '.' Je vais
la faire porter dans votre appartement.
A peine pus-je remercier, tant mon esprit
était occupé de mille pensées. Un mouvement
de lady Jane venait de vérifier une partie de mes
soupçons. Elle aussi allait bientôt devenir mère.
Je gardai le silence, et en effet rien n'exigeait
que je prisse la parole. Toutefois, je me levai
pour me retirer, mais les deux jeunes femmes
me retinrent avec prière. Elles n'étaient pas bien
disposées, disaient-elles. La marquise surtout se
plaignait d'être ?plus mal qu'à l'ordinaire, et
lady Jane à ces mots devint pâle comme la mort
el laissa échapper deux ruisseaux de larmes.
— Vous voyez son affection pour moi, dit la
marquise; c'est pour elle un chagrin excessif
(juand il faut nous séparer même pour un ins-
tant, cl je sens que moi-même je ne suis pas si
heureuse quand je suis loin d'elle. Vous ne pen-
sez pas, madame Griffiths, qu'il y aurait incon-
vénient à ce que je fisse dresser dans ma cham-
bre à coucher un lit pour ma chère amie; si cela
se pouvait, elle ne me quitterait ni jour ni nnii?
— 11 est d'habitude, madame, répondis-je
assez sèchement, d'éloigner de la chambre d'une
elame dans volrc positionj tout ce qui pourrait
lui causer la moindre excitation , et c'est pour
cela...
— C'est pour cela que je désire que Jane cou-
che dans ma chambre, interrompit la marquise
avec une légère impatience. Quand elle esl près
de moi , je suis toujours calme, heureuse el con-
tente, et rien ne me rend aussi irritable et de
mauvaise humeur que d'être séparée d'elle. Un
reste, Jane est d'un si bon caractère, que si vous
l'exigez, elle ne m'adressera jamais la parole.
Quant au petit lit, je vais ordonner qu'on le
dresse immédiatement; la chambre esl assez
grande, elle plus tôt sera le mieux. Et des or-
dres furent donnés à sa femme de chambre.
i
— 1G7 —
Je me levai et ne cliercliai pas à dissimuler
mon méconlentcmcnt; je voyais, en effet, qu'on
ne m'avait (lemandé mon avis <(ue pour la forme
cl qu'on n'en faisait aucun cas.
Lady Jane s'aperçut que son amie avait été
trop loin, et elle s'aiiprocha de moi pour me
calmer. Elle me parut si troublée que je ne pus
m'enipécher d'avoir pitié d'elle. Je m'arrêtai et
lui demandai ce qu'elle avait.
— Ma chère madame Griffiths , vous n'êtes
pas une femme ordinaire; vous avez de la péné-
tration, de la discrétion, de l'humanité.
En disant ce dernier mot sa voix était devenue
tremblante, ses lèvres pâlirent, et elle tomba en
défaillance. La mar([uise et moi - même nous
nous pressâmes de lui porter secours, et bientôt
elle revint à elle. Elle tourna les yeux vers moi
et son legard était si suppliant, si plein de lar-
mes et de prière que je ne pus continuer de
garder le silence. — Madame, lui dis-je, remet-
tez-vous, et si je puis quelque chose pour vous
servir je serai heureuse de le faire. Je ne connais
pas quels sont vos plans , mais , si je peux me
prêter avec honneur à vos projets, soyez sûre
que je le ferai.
— Généreuse femme, s'écria lady Jane en me
serrant dans ses bras.
— Vous serez larjjement ré(tompensée, s'écria
la marquise , et retirant de son doigt une bague
précieuse : Sauvez la réputation de mon
amie, et
— Ma conscience me récompensera suffisam-
ment, repartis-je en repoussant l'anneau qu'elle
me tendait, permettez-moi de refuser cette ba-
gue, je ne puis accepter un tel prix pour le sim-
ple accomplissement d'un devoir de charité , et
chaque femme sur la terre devrait aider votre
amie dans la triste position où j'ai aujourd'hui
la certitude qu'elle se trouve.
— L'auriez-vous donc déjà soupçonnée ? s'é-
cria vivement lady Jane. Je croyais que ce cos-
tume indien aurait suffi pour dérober mon se-
cret à tous les yeux; et dites-moi, madame
Griffiths, est-ce que quelque domestique, est ce
que Lucy Calvert se serait aperçue de quelque
chose? Parlez, je vous en supjilic.
— Parlez-nous franchement, me dit la mar-
quise en me prenant la main et me mettant au
doigt la bague (pie j'avais déjà refusée. Vous ne sa-
vez pas combien il est important que tout ceci reste
secret entre nous. Le marquis serait désespéré
s'il |>ensait que quelque chose dût en irauhpirer.
— Le marquis connait-il doue la position de
lady Jane 1' m'écriai -je avec surprise. IN'esl-elle
pas sa cousine ? et eonunent....
A ce moment un regard fut échangé entre les
deux amies qui m'arrêta au milieu de ma phrase.
Que voulait dire ce regard ^ Je chtrcliais en vain
à l'espliquer , je ue i)ouvais y réussir. Je rede-
vins, pensive et les caresses de la marquise pas
plus que les pleurs de son amie ne purent me
tirer de ma réserve. J'avais repris toute ma pre-
mière déliance, il me send)lait que je venais de
me heurter contre un piège et je me repentis
déjà de m'ètrc laissé aller à un mouvement de
sympathie et d'enlrainement.
— Uieu ! j'entends le cor d'argent de son cour-
rier, s'écrie lady Jane se levant brus(iucuient de
sa chaise et joignant ses mains avec une expres-
sion de buuhcur iuciïablc. Giièrc Gcorgiana ! il
est revenu ! revenu ! Dans un moment il sera
près de nous.
A peine lady Jane avait-elle achevé ces paroles
que la porte de rai)parlement s'ouvrit tout à
coup , et avant que je pusse m'échapper d'un
autre côté , je vis entrer un homme d'une haute
et belle taille, revélu d'une riche pelisse de
voyage ; il s'élança vers la marquise les bras ou-
verts, mais elle prit un air glacial, et, comme il
continuait à s'approcher d'elle, elle le repoussa
tandis qu'une expression de teneur se peignait
sur son visage. La (îgure ouverte du marquis
s'assombrit , il se retourna, et, rencontrant les
yeux de lady Jane mouillés de larmes, il la prit
dans ses bras et lui rendit d'affectueuses ca-
resses.
Comme je quittais l'appartement je l'entendis
lui dire : — Chère cousine, pourquoi ma Geor-
giana n'est-elle pas aussi tendre, aussi aimante
que toi?
«Voilà qui est étrange, me dis-je à moi-
même lors((ue je fus assise dans ma chambre.
C est un honmie superbe que le marquis, il a la
démarche d'un prince, ses traits respirent la no-
blesse, plus d'un peintre serait heureux d'avoir
un pareil modèle... Et cependant il est évident
que sa femme ne l'aime pas. Après une absence
de six mois quelle réception, je ne dirai pas
froide, mais insultante. Ah! combien elle parait
mieux aimer son amie que son mari !»
Je restai ainsi près de deux heures à réfléchir
à tout ce qui se passait autour de moi.
La nuit se passa tranquillement; le lende-
main, j'étais avec lady Jane, la marquise elle
marquis qui leur montrait beaucoup de choses
curieuses qu'il avait rapportées de son voyage.
Lue conversation à voix basse s'élablii entre eux
trois, et cependant j'entendis le marquis qui di-
sait, en désignant un objet sur lequel s'était par-
ticulièrement arrêtée l'attention des deux
amies : — Ceci sera pour celle qui me donnera un
lils.
(Jue voulaient dire ces paroles ? j'étais siirc
d'avoir parfaitement entendu. Je ne compre-
nais plus rien ; je voyais le mystère s'obscurcir à
elKupie pas, mais cnlin j'allais bientôt avoir la
solution de celte énigme.
H y avait intelligence entre moi et lady Jane,
depuis (ju'elle s'était établie dans la chambre de
la marquise. El je mcrendisle soir dans sacham
bre avec mademoiselle CotUell. La marquise se
trouvant assez mal, nous dûmes rester auprès
d'elle, et en\oyerrhereher le chirurgien. Il vint
quehpu' temps après, elsur les deu\ heures du
matin d déclara que le marquis avait désormais
un héritier, (jue la marquise venail démettre au
monde un lils.
Lne heure à peine était écoulée que lady Jane
tomba en faiblesse. Ses lèvres el son visage
étaient devenus si pâles que le médecinctmoi
nous crûmes qu'elle allait mourir. Aussitôt qu'elle
eut repris eonnaissaucc : — Ma chère Georgiana,
dit-elle à son amie, je sens que je me meurs ;
ipu'je /«/parle une dernière fois.
— Courez, Cottrell, dites au manpiis de venir
me trouver, dit la marquise avec angoisse en se
tordant les mains : ma chère Jane, s'écriail-clle;
ma bien-aimée. .N'est-ce pas que lu ne mourras
point? ra|)|iellc-loi notre pacte, peusc à J0« dés-
espoir. Ucvicus ù la vie.
A ce moment le marquis entrait dans la cham-
bre, mais le chirurgien lui dit quelques mots à
l'oreille, el il se retira. Quelques minutes après
le chirurgien annonça que lady Jane était mère
d'une lille, mais il ordonna à mademoiselle Cot-
trell d aller immédiatement apprendre au mar-
quis que sa noble épouse avait mis au monde
deux jumeaux, et qu'une fille lui venait de naî-
tre en même temps. Il s'approcha delà marquise
et lui dit tout bas, mais assez haut toulelois jjour
que lady Jane et moi nous pussions l'entendre:
— C'est un garçon, madame; remeitez-vous, tout
va comme vous pouvez le souhaiter.
Cette observation fit tomber lady Jane dans
une violente crise nerveuse ; puis elle se remit,
et sa première question fut à la marquise :
— INotre pacte tient-il toujours?
— Oui, même après la mort, fut la réponse de
la marquise.
Alors j'étais en possession de tout le secret j
le médecin avait menti deux fois. L'enfant de
lady Jane était le garçon, celui de la marquise la
fille.
— Monsi-ur, dis-je au médecin qui était
passé dans une pièce voisine, je voudrais bien
savoir (jui est-ce qui a pu vous engager à vous
prêter à une fraude de cette nature. Ne sup-
posez pas que je veuille y participer le moins du
monde.
— C'est très peu de chose, dit le médecin en
regardant la petite fille; j'aurais été étonné que
la marquise, dans son état de santé, eût donné
naissance à un enfant viable. Il n'a que quelques
heures à vivre.
— Pourquoi avez-vous dit que c'était un en-
fant mâle? repris-je d'un ton sévère.
— Pour la même raison, ma bonne madame
Griffiths, qui vous a ciupêeUée de me contredire;
ce qui, à ce (ju'il parait, n'est plus dans vos in-
tentions.
— Certainement, monsieur, j'avertirai le mar-
quis que vous lui en avez imposé ; et je l'aurais
fait sur le champ si ce n'était l'étatalarraani de
lady Jane.
— Sa vie ne tient qu'à un fil , me dit le méde-
cin d'un air significatif; ce que vous avez de
mieux à faire, c'est de ne pas vous mêler de tout
ceci. En conscience, l'affaire est déjà bien assez
embrouillée comme cela.
— Elleesi très claire pour vous, murmurai-
je en quittant la chambre: vous recevrez sans
doute un beau prix pour votre besogne d'au-
jourd'hui, cl c'est tout ce qui vous occupe.
Je le jugeais mal, ce n'était pas l'intérêt seul
qui l'avait guidé; il en savait plus que moi sur
cette affaire, et ses principes avaient cédé à la pi-
tié. Nai-je pas suivi son exemple ?
La petite fille de lamaripiise ne vécut pas long-
temps. A peine entrée daii> la vie, elle la «[uilia
sans douleur el sans regret. Quand on annonça
' sa mort à la marquise, elle ne dit que ces mots ;
Dieu merci! ce n'est pas le garçon.
Celle parole détermina ma conduite; je voyais
bien clairement alors que l'inleulion des deux
amies, aidées du médecin, était de donner au
marquis aussi bien t|u'au monde l'enfant de lady
Jane pour celui de la marquise. Je choisis le mo-
meni où je s.i\ais que le marquis était dans la
bii'Uolhèquc pour y tnircr, sous prétexte J'j re^
168 —
mettre en place le livre manuscrit que j'y avais
pris.
— Ah ' c'est vous madame Griffiths, mcilitle
niaïquis ilii ton de voix que prrniifnt ccilaincs
gens pour It'moljjuer tout à la fois de la faveur
et de ralVeclion, ton (jue jai pris l'iiabitude de
nommer le ton crocodile. J'allais vous faire
prier de medonner quelques minutes quand vous
en auriez le loisir toutefois, car vous avez eu ici
l)iusdo besogne que je n'avais pensé d'abord.
Jai toujours trouvé très sage, (]uand il y a
sur jeu quelque machination comme dans cette
alTaire, de nejamaism'avanceretdeme tenir sur
mes gardes. Je ne répondis donc que par une
incllualion à la dernière phrase du marquis, et
j'ajoutai : J'avais aussi à parler à milord.
— Asseyez-vous donc, me dit le marquis en
m'ofFrant une chaise, et faites-moi la j;râce de
me dire ce (jui vous amène ; et avant que j'eusse
le temps de preiulre la parole :
— C'est vraiment extraordinaire, dit le noble
lord en me prenant des mains le manuscrit que
je tenais encore, ((ue vous ayez là précisément
le livre quej'ai passé la matinée à chercher. J'a-
voue que cela n'a pas laissé que de me contra-
rier beaucoup.
Je m'excusai sur ce que j'avais eu de la mar-
quise pleine permission de prendre le livre que
je vomirais. Le marquis m'interrompit au milieu
de mes excuses.
— Du reste, madame Griffiths, je ne le cher-
chais que pour vous le montrer. Ce livre a quel-
que chose de magique. Vous croyez que jeplai-
sante, me dit-il en me voyant sourire, non, je ne
plaisante pas; c'est très sérieusement que je
vous dis cela. Ce livre a été écrit, il y a environ
deux cents ans, par un prêtre romain, confes-
seur d'un de mes anuètres. C'était un homme qui
éludiiiit l'astrologie, et connaissant parfaitement
riiiducnce des planètes sur les destini'es hu-
maines, il a laissé quchiues ouvrages qui sont
très recherchés. Celui que je tiens en ce moment
était prophétique, à ce que m'assurait mon père ;
aujourd hui j'en ai la certitude. Avez-vous lu ce
manuscrit tout entier ?
— Non , milord.
— SI vous l'aviez lu , tous les mystères qui
vous ont intriguée ici vous auraient été claire-
ment expliqués.
— Avec un peu d'intelligence , milord, il est
facile de les comprendre sans avoir recours pour
lesinterjiréter aux écritsd'un moine mortdepuis
longtemps. Je désirais vous informer, milord...
— De ce que je sais probablement mieux que
vous, interrompit le marcjuis ; toutefois dites-
moi ce que vous voulez ; permettez cependant
que je vous demande votre avis sur ces élranges
couplets du livre de ce vieux moine. Et le mar-
quis me montra quelques vers en vieil anglais
écrits à l'encre rouge, et au commencement des-
quels était ligure un doigt indicateur. Voici le
sens de ces vers :
Les étoiles l'ont prédit et cela arrivera cerlaiiiemenl.
Deux femmes donueroiil naissance à un garçon et à une
( fille.
Mais ces lieux enfans ne devront l'existence qu'à un seul
(piTC.
L'enfant de la femme légitime quittera la terre.
Le fils de la maîtresse prendra sa place ,
Et deviendra le seigneur des terres d'une ancienne race, i
— Vous voyez, le fait était était écrit, médit le
marquis.
— Quoi ! m'écriai-je, milord, vous êtes donc
le père de l'enfant de lady Jane ?
— Comment ! me dit le marquis d'un air stu-
péfait et embarrassé , est-il possible que vous
ignoriez cela ? Je pensais que la marquise ou ma
pauvre cousine vous aurait conté notre triste
histoire. 11 faut alors, madame, que je vous donne
l'explication d'une chose qui, au premier abord,
doit vous paraître extraordinaire et immorale.
— Je n'aipasle droit, milord_ devons deman-
der des explications. Je ne doute pas d'une
transaction qui m'a beaucoup surprise, surtout
à cause de l'amitié que milady et lady Jane ont
l'une pour l'autre. Cela semble si étrange , si
contre nature, quej'ai dit être étonnée ; mais...
— Restez, restez, je vous en prie , me dit le
marquis qui mevoyait meleverjrestez, madame
Griffiths ; il faut absolument que vous écoutiez
l'excuse de ma conduite et que vous preniez pi-
tié de celle pauvre Jane.
— Oh ! oui, de la pitié, dis-je involontaire-
ment, tandis qu'une larme s'échappait de mes
yeux ; comment n'en aurais-je pas ? Si jeune ,
si aimable, si pleine de tendresse et de sentiment,
avoir été trompée, et par qui ?par celui-là même,
pardonnez-moi, milord, qui aurait dû veiller
siu- elle, la protéger et la défendre.
Le raarquisse redressa fièrementà cesporoles,
et je crus que son courroux allait me punir de
ma franchise ; mais ce ne fut qu'un éclair. Il se
remit ; une larme vint dans ses yeux, et me pre-
nant les mains dans les siennes : — Madame
Griffiths, me dit-il,vous devez,en effet, me trou-
ver bien criminel ; mais écoutez-moi quelques
instans, peut-éirc ne mejugerez-vous pas aussi
coupable que je vous le parais en ce moment.
— Jane est, vous le savez, ma parente. Nous
fûmes liancés l'un à l'autre dès l'enfance. Notre
amour mutuel seconda les vœux de nos parens.
Jane m'aimait comme peu de femmes savent ai-
mer ; et, si mon amour n'était pas aussi grand
que le sien, il l'était cependant assez pour que
je me lisse un bonheur de l'unir à moi i)ar des
liens éternels. Nous étions sur le point de nous
marier ; tout était prêt ; Jane avait pris plaisir à
préparer ses vêtemens de noce, et , pour assister
à cette fête, elle avait convié plusieurs de ses
amies. Fatale précaution ! l'une d'elles était la
marquise. Lavoir, l'aimer, fut pour moi l'affaire
d'un moment. Si vous avez jamais vu les effets
de l'amour, vous devez comprendre que je lut-
tai inutilement pour le repousser. En vain je
me représentai que je manquais à tous mes de-
voirs, que j'allais briser le cœur de Jane ; en
vain je me peignis son désespoir. Plu? les efforts
que je faisais pour chasser l'image de Georgiana
étaient violens , plus cette image m'obsédait, me
poursuivait. La nuit, le jour, je n'avais qu'une
pensée, Georgiana; qu'un désir, celui de vivre
près d'elle, de n'en être jamais séparé. Enfin ces
luttes continuelles , les insomnies, suite de mon
amour, attaquèrent ma santé et me conduisirent
aux portes du tombeau. Un jour, et il m'en sou-
vient encore comme si c'était hier, après une
violente crise de fièvre, j'étais plus calme. Jane
vint s'asseoir près de mon lit ; la pâleur de son
visage témoignait desessoulfrances;elleçhcrchait
vainement à retenir les larmes qui s'échappaient [
de ses yeux. — Edward, me dit-elle avec sa voix
si douce, je connais la cause de votre mal; pour-
quoi me le cacher? Vous aimez Georgiana ? — Je
me récriai. — Ne me démentez pas, continua-t-
elle , je le sais ; et quand les paroles échappées à
votre délire ne vous auraient pas trahi, je sais
trop bien ce que c'est que l'amour pour m'y
tromper. Oui, vous aimez Georgiana, et vous
allez mourir pour tenir vos sermens. Mais vous
ne savez pas ce que peut une femme. Edward ,
j'aime mieux n'être jamais votre épouse que de
vous perdre tout à fait. Georgiana consent à s'u-
nir à vous, soyez heureux !
Comment vous peindre les sentimensqui m'a-
gitèrent en ce moment? Jane, si belle, si noble,
qui se sacrifiait pour moi. J'aurais dû tomber à
ses genoux, mais l'amour est une passion trop
égoïste; je ne pensai qu'à une chose : Georgiana
allait m'appartenir. Je cherchai à consoler Jane
et, aveuglé par ma passion, j'allai même , in-
sensé, jusqu'à lui parler pour elle d'une aulre
union.
— Jamais, medit-elle, jamais un autre homme
ne trouvera place dans mon cœur. Je ne vous
demande qu'une grâce, c'est de vivre auprès de
vous, dans votre famille, dans votre maison.
Georgiana m'est une amie dévouée; je suis sûr
qu'elle y consentira.
Je lui promis tout; que pouvais-je lui refu-
ser ? et d'ailleurs, je ne lisais pas dans l'avenir;
je ne pouvais deviner ce qui arriverait.
En peu de temps je revins à la santé, et je con-
duisis à l'autel Georgiana ma bien-aimée. Mais
quelle affreuse désillusion ! Le ciel, sans doute,
voulait me punir; cette Georgiana, que j'aimais
avec toutes les forces de monàme, que j'idolâ-
trais, je la trouvai froide, insensible. Plus mes
témoignages d'amour redoublaient, plus sa froi-
deur augmentait; sa froideur devint de l'aver-
sion ; et quand j'allais verser dans le sein de
Jane mes larmes et mes douleurs, je la retrou-
vais, elle, toujours aussi tendre, aussi aimante;
son amour brûlant me rappelait à la vie; je
reprenais l'espoir; que vous dirai -je? une
faible créature humaine n'est pas un ange.
Placé entre deux femmes , dont l'une me rebu-
tait sans cesse et l'autre m'accueillait toujours
avec tendresse; privé d'enfans que cette femme,
attaquée d'une maladie incurable, ne pouvait
medonner ; poussépresqueparelle,je faillis : un
jour me rendit coupable. Hélaslnous sommes tous
deux plus à plaindre qu'à blâmer. De nous trois
c'est la marquise qui est la plus heureuse. C'est
elle qui nous a en quelque sorte encouragés à
cette liaison. Loin de s'affaiblir, son amitié pour
Jane n'a fait que s'en accroître ; car m'éloigner
d'elle-même est tout ce qu'elle désire. Et cepen-
dant, vous le dirai-je, mon amour pour elle n'a
pas diminué. Je brûle toujours pour cette statue
de marbre, et la pauvre Jane n'a que la seconde
place dans mon cœur
— Vous comprenez, continua le marquis après
une courte pause, combien il est important que
tout ceci demeure enseveli dans le plus profond
secret; ce n'est pas pour moi que je vous parle,
mais le cœur de Jane serait brisé si quelque
chose de ce terrible mystère transpirait au-de-
hors. Je n'ai pas le droit d'exiger de vous ua
serment. Je ne veux pas chercher à vous séduirç
169 —
par lies offres biillanles. Qui pourrait vous re- j
tenir, si rhumanitt', la pitié ne suffisaient pour
vous arrêter? Je rimets notre sort entre vos
mains. Prenez ce manuscrit, madame ; si jamais
vous cédiez au désir de divulguer cette histoire,
envoyez-le-moi. ..je comprendrai. Puisse ma con-
fiance en vous nous préserver d'un tel malheur!
Le marquis me laissa dans une situation d'es-
prit (|ue je ne tenterai pas de décrire. Tout
cela était-il bien vrai? était-il possible? J'en
croyais à peine le témoignage de mes oreilles.
Je rentrai chez moi triste et abattue. Oui, le
marquis avait dit vrai ; je ressentis pour eux.
tous plus de pilié que d'horreur, et je jurai de
ne pas trahir sa confiance.
La petite lille de la marquise fut enterrée sans
bruit au milieu de la nuit dans le jardin du
château. Seule, je présidai à cette triste céré-
monie, et mes larmes furent les seules qui tom-
bèrent sur cette chétive créature qui avait à
peine connu la vie. On ne parla jamais d'elle,
et le monde sut seulement que la marquise était
mère d'un garçon.
Aujourd'hui que le marquis, la marquise et
lady Jane elle-même sont disparus de la terre,
ma parole était dégagée; c'est donc sans remords
et sans crainte que j'ai confié au papier cette
histoire, triste exemple du funeste effet des pas-
sions humaines.
(Revue du XIX° siècle. )
ET
DE. L'USAGE DES CLOCHES.
Chacun de nous possède aujourd'hui quelque
parcelle de ces inslrumens sonores, monumens
imposans de la foi des siècles passés, qui, après
avoir annoncé toutes nos victoires et célébré
tous les grands événemens de notre histoire
nationale, ont été convertis en gros sous par la
misère ou l'avidité révolutionnaires. Nos belles
cloches, nos harmonieux carillons ne font plus
retentir les airs de leur monotone et grandiose
mélodie. Dans plusieurs églises, il est vrai, on
conserve de bonnes cloches, mais l'art de les
mettre en branle n'existe plus, et des sons dis-
cordans, qui se heurtent horriblement ou se
succèdentinégalement et sans cadence, viennent
seuls fatiguer nos oreilles assourdies. Aussi nos
maires, nos conseils municipaux, qui ont l'oreille
délicate, ont-ils restreint autant (ju'ils ont pu le
droit et l'usage de sonner les cloches. 11 y avait
cependant dans la voix puissante de cet instru-
ment, dans l'admirable combinaison de son har-
monie, dans le majestueux prolongement de ses
ondulations sonores, quelque chose qui dispo-
sait l'âme à de mélancoliques pensées et lui
faisait éprouver des jouissances intimes et toutes
poétiques.
Notre prosaïsme adétruit tout cela. Heureuse-
ment, l'art n'a pas eu beaucoup h regretter la
destruction des cloches qui, à part les expérien-
ces acoustiques des savans, n'étaient d'aucune
utilité pour la musique. Néanmoins cet instru-
ynent a joué un assez grand rôle dans les fêtes
•^cérémonies publiques, il a exercé une assez
grande influence sur les idées et sur ks événe-
mens, pour qu'il soit intéressant de rechercher
l'époque de son origine et de rassembler les fails
qui en font connaître l'usage dans les siècles
passés. C'est l'objet de cet article. Je sais que
ce travail ne sera pas complet, qu'il pourrait
être enrichi d'un plus grand nombre de faits et
de citations, mais, tel qu'il est, il jiourra tou-
jours fixer l'altciilion de quebjues personnes.
Les opinions soiil bien diverses sur l'étymolo-
gie du mot cloclie. Selon Fauchet, il viendrait
de claudicare, boiler, parce que l'aller et le
venir de ses sons semblent exprimer ialleure
d'un boiteux esliauclié. D'autres le front déri-
ver de c/uilcus, airain, ou de claiigor , son
éclatant. Dans iiueiciues anciens auteurs, les
cloches sont appelées ««/(^.j, de signum, d'où
vient le vieux proverbe ; On en fera les sings
sonner. Elles sont ailleurs nommées campanœ,
onnolœ, Au lieu où l'on croit qu'elles furent
inventées. Quoi qu'il en soit, le mol cloca ou
cloche a prévalu et a été adopté avec de légères
modifications dans presque toutes les langues
modernes.
On ne saurait préciser l'époque de l'invention
des cloches; il paraît seulement certain qu'avant
le l'y'" ou le V siècle il n'y avait aucun instru-
ment de ce genre dont la dimension dépassât
celle de nos sonnettes ou petites cloches. A la
vérité on trouve quelques textes qui font con-
naître des cuves, des statues, des colonnes de
métal ou de pierre sur lesquelles la percussion
produisait un effet analogue au son des cloches,
mais ces faits ne peuvent être invoqués pour
prouver l'existence des cloches dans ces temps
reculés. Ce fut en Italie qu'on fabriqua les pre-
mières, et la ville de Noie, en Campanie, est
généralement regardée comme le lieu dt leur
découverte. Une opinion qui s'est accréditée,
c'est celle qui attribue l'invention des cloches à
saint Paulin, évéque de Noie, en iSO. Mais cette
assertion n'est établie sur aucun texte contem-
porain, et au contraire saint Paulin, dans une
lettre â Severus, donne la description très dé-
taillée de son église et des divers orneratns qui
la décorent ; il n'oublie pas même les serrures,
et cependant il ne fait aucune mention des
cloches.
Dans tous les cas, leur introduction dans les
é(;liseset leur emploi pour appeler les fidèles
aux offices ne remontent pas au delà du IV'' siècle,
et ce ne fut (juc beaucoup plus tanl que l'usage
s'en répandit dans toutes les églises et couvens
de la chrétienté.
On connaît l'existence des cloches au VIF
siècle par un événement cpii prouve en même
temps qu'elles étaient peu usitées.
Lorsqu'en 659 Clotaire assiégeait Orléans ,
saint Loup, évêque de cette ville, fit sonner les
cloches de l'église Saint-Etienne : les soldats
furent tellement effrayés en entendant i>our la
première fois ces instrumens sonores, qu'ils se
mirent à fuir, et Clotaire fut obligé de lever le
siège.
L'usage de sonner les cloches pour les morts
est fort ancien, et on en faisait quel(|uefois
l'objet d'une clause testamentaire. Celte dispo-
sition est conçue d'une manière assez curieuse
dans le testament de François \" , duc de lire-
tagne, en 1-150. «Avant de commencer l'office,
le plus grand Siiin cloche^ du moustier (couvent)
sera sonné par douze coups et gobeteix, l'ung
coup distant de l'autre par l'espace que com-
munément on met à dire son ^ «Je Maria, et
sonné après si longuement et par autant de
temps que communément on met à dire un pa-
tenoslre, un Credo et Miserere, et pour ladite
fondation avons ordonné 200 livres de rentes
auditiicnoist moustier. »
11 serait trop long d'énumérer tous les effets
merveilleux attribués par la superstition au son
des cloches; nous en rapporterons néanmoins
quelques exemples curieux. Surius rapporte
que dans plusieurs monastères la cloche réson-
nait d'elle-même quand un religieux rendait le
dernier sou|)ir. Giraldus Cambrensis, qui vivait
au douzième siècle , parle a'une cloche sur la-
quelle on prononçait tous les jours des paroles
mystérieuses, parce que, si on eût omis ce soin ,
elle serait partie se placer elle-même dans une
église voisine. Le son des cloches éloignait le dé-
mon , délivrait les femmes enceintes, guérissait
le mal de dents, préservait d'une foule de maux
et d'accideus, détournait la foudre et dissipait
les orages. Siècles heureux, ignorance précieuse,
crédul té admirable, je ne puis m'erapécherde
vous regretter! Dites-moi, je vous prie, ce que
nous gagnons à savoir que l'orage qui gronde
sur nos têtes ne saurait être détourné par des
moyens merveilleux, que tous les dangers d'un
long voyage, que les angoisses d'une maladie
cruelle, que les souffrances de l'enfantement ne
peuvent être éloignés ou adoucis par aucune
amulette et |iar aucun prodige? En nous don-
nant les jouissances de la science qui dessèche et
qui creuse notre âme , ne nous a-t-on pas ravi
le doux plaisir d'ignorer ?
C'est pour placer les cloches, objet d'une ad-
miration si universelle, qu'on bâtit ces clochers
hardis, ces tours élevées ([ui décorent presque
tous nos beaux monumensgothiques. Maisavant
la construction de ces édifices, on plaçait la clo-
che dans l'intérieur de l'église. 11 existe même
une ancienne loi qui prévoit et répare d'une ma-
nière singulière les accidens qui résultaient de
la chute d'une cloche. Ainsi, si la cloche tom-
bait dans l'église et tuait ou blessait quelqu'un ,
l'église payait desonrevenu une grosse amende;
mais si le curé ou le sonneur étaient les victimes,
aucun dédon.magement ne leur était donné.
Quand l'usage des cloches fut assez répandu ,
on imagina d'en régler le son suivant les notes
de la gamme et les divers genres de voix. Une
inscription placée sur la quatrième cloche de
l'église de Tours, fondue et posée en 1513, fait
connaître cette disposition.
De trois parties la taille tiaas
Je qui ui nom Mauricians
Galian est Barytonans
Conlralenor Isidorus
Pour quart Martin est le dessus
Faisant arnioaie bien priuse
Ea dt'ccmbro liûlie je lus
L'an de Christ mil cinq cent qainie.
Tour .^ tour organes de nos joies et de nos
douleurs nalionales.lescloches annonçaient tous
les grands événemens. La vieille tour de Saint-
Gcrmain-l'Auxerrois contient encore la cloche
qui donna l'affreux signal du massacre de la
170 —
Saint-Barihélemy. La plupart îles inscriplions
gravées sur les cloches expriment les diverses
cirronslanccs dans lesquelles elles étaient em-
ployées. Voici une de ces inscriptions :
Lautlo Deum verum ,
Plebem voco ,
Gougregoclerum,
Defiuiclos ploro ,
Nuûbiim fiigo,
Festaque lionoro (l).
Dansles grandes cathédrales, dans les riches
abbayes, on ;ivait plusieurs cloches qui avaient
une dcsliualion dilférente. On comptait: la clo-
che d'honneur, qui annonçait l'arrivée d'un per-
sonnage important; la cloche de joie , pour les
événemens heureux ; la cloche commune, cam-
pciiia banatis, qui indiciuail les heures du
travail, du repos, les réunions pour certaines
affaires pnbliciucs | la cloche funèbre , dont le
tintement lugubre ai)prenail l'agonie ou lamorl,
l'excommunication ou l'exil ; enlin la grosse
cloche, qui sonnait le tocsin. A Gand, cette clo-
che du tocsin s'appelait Roland, et portait l'in-
scription suivante ;
Roland je uic uomnie, quand je sonne
11 y a du trouble eu t'Iundros,
Avant la révolution , on comiitait en France
plusieurs cloches d'une immense dimension :
eellede la cathédrale de Paris, nonmue bourdon,
existe encore, et est une des plus considérables.
La grosse cloche de Saint-Etienne de Vienne,
fondue en 1741, par ordre de Joseph , et com-
posée des canons pris pendant la guerre contre
les Turcs, a plus de 10 pieds de haut ; sa cir-
conférence est de 5-2 pieds 2 pouces ; elle pèse,
sans le liattapl, 35,400 liv. , et le battant iièse
1,328 livres.
Ce que les voyageurs ont rapporté des cloches
qu'on entend en Chine et au Japon parait enta-
ché d'exagération. SuivantChIadni (2), on trouve
au Japon des cloches d'or et d'aigenl. Toutes
les relations s'accordent seulement surce point,
c'est que les cloches de ces pays sont d'un poids
plus considérable que celles qui sont en Europe.
Ces cloches n'ont (jue dfs battans de bois, et on
y pratique symétriquement un certain nombre
de lrou>.
Je dois dire ici quelques mots d'une cérémo-
nie en usage dans l'église catholique depuis une
haute antiquité, et qui a pour objet la bénédic-
tion ou btiplêine des cloches. Les plus illustres
personnages regardaient autrefois comme un
honneur d'être choisis i)our parrains et mar-
rainesd'une cloche, et leur nom gravé sur l'ins-
trument transmettait à la postérité le témoigna-
ge de leur munilicence et de leur piété. Celte
cérémonie se célébrait avec une grande pompe;
la cloche était couverte de riches étoffes et sus-
pendue sous un dais au milieu de la nef, et le
clergé, revêtu d'ornemens blancs, accompagné
du parrain et de la marraine, la bénissait solen-
nellement en récitant diverses prières et en
(1) Je loue le vrai Dieu ,
J'appelle le peuple ,
Je rassemble le clergé ,
Je pleure les morts ,
J'écarte les orages.
Je célèbre les fêtes.
(2) De invcntorio templorum.
chantant quelques psaumes. L'emploi des
cloches est considéré, dans l'église catholique,
sous un double aspect. D'abord elles ont pour
objet principal et prati(iue la convocation du
peuple à la prière et aux offices divins; mais
elles sont encore considérées comme le simulacre
sur la terre de la voix de Dieu, et comme une
sorte de manifestation de sa grandeur. C'est dans
ce sens qu'on chante, pendant la cérémonie de
leur bénédiction, ces magnilîques et poétiques
paroles de David : «La voix du Seigneur se lait
entendre sur les eaux, fait sortir des nues le
feu et les éclairs, ébranle les déserts, et brise les
cèdres du Liban.»
La réunion de plusieurs cloches de diverses
grandeurs , accordées suivant les règles de la
tonalité et gouvernées par un clavier, forme ce
qu'on nomme un carillon. C'est dans la Flandre
que ce gigantesque instrument a été inventé et
qu'il s'est étendu et perfectionné. Cette inven-
tion remonte assez haut, puisqu'une maison
située à Gand, en 1398, était déjà nommée le
carillon. Presque tous les bourgs de Belgique
et de Hollande possèdent des carillons, que l'on
joue au moyen d'un clavier sur lequel on frapi)e
avec les poings; d'autres sont soumis à l'aclion
d'un cylindre. Il n'est pas rare de rencontrer
dans ces pays des hommes d'une habileté extra-
ordinaire et qui parviennent à exécuter des airs
d'un mouvement rapide. Les plus célèbres caril-
lons étaient ceux de Delft et d'Anvers.
Plusieurs peuples de l'Asie ont aussi des caril-
lons; Dampier assure en avoir trouvé un dans
les lies Philippines, dans lequel on comptait
seize cloches. Enfin on sait que les Chinois sus-
pendent aux divers étages de leurs tours un
grand nombre de clochettes que le vent agile et
fait sonner. C'est à ce dernier genre de carillon
que se rattache une harmonie étrange produite
par une grande quantité de clochettes et dont
j"ai entendu moi-même le merveilleux effet.
Sur les montagnes et dans les frais pftturages de
la Suisse, on rencontre une quantité innombra-
ble de bestiaux qui ne sont gardés par aucun
pasteur et qui errent dans la vaste enceinte oit
ils sont placés. Ces bestiaux portent tous de
petites clochettes de diverses grandeurs et pro-
duisant des sons variés. Tous les calculs de la
science, toutes les ressources de l'orchestre se-
raient impuissans pour imiter ce prodigieux
carillon. Le hasard forme ainsi des combinaisons
harmoniques, des mélodies bizarres, indéfinis-
sables et pourtant pleines de charme. L'écho
répète ces accords extraordinaires qui forment
avec le murmure des ruissaux, le mugissement
des torrens et les silTlemens du vent, la seule
mais admirable musitiue qu'on entend dans ces
lieux sauvages et pittoresques.
F. D ANJOU.
{Revue musicale.)
O-RSTITA-C-RSEIT
ET
ass sa»îs?âî5»ïai!:.!aiEi-i^^siss,
Tout le monde sait que Gretna-Green est un
village d'Ecosse devenu, depuis environ soixante
ans, le rendez-vous des couples amoureux qui
veulent éluder la rigueur de la législation an-
glaise sur le mariage, et se passer du consente-
ment de leurs i)arens ou de leurs tuteurs. iMais
lorsqu'on entend parler de ces mariages, célé-
brés, dit-on, par un forgeron, on s'imagine assez
généralement qu'il s'agit de quelque bizarre
privilège inhérent au lieu ou à la personne, et l'on
s'étonne que de pareilles unions puissent être
tolérées sur la terre classique delà légalité.
La vérité est qu'elles ne sont point, à propre-
ment parler, des mariages, et ne produisent
point par elles-mêmes les effets que la loi y
attache. D'ai)rès un ancien principe du droit
canonique, les paroles de prceseuti, ou décla-
ration de deux personnes devant un prêtre , un
notaire, ou même un individu quelconque,
« qu'elles entendent actuellement se prendre
)) pour mari et femme », valent comme mariage,
pourvu qu'ellessoientsuivies de la cohabitation.
Cette législation, dont on trouve des traces dans
les pays mêmes qui ont admis les prohibitions
coniraires du concile de Trente, n'a été abolie
en Angleterre que sous le règne de Georges II,
et s'est maintenue jusqu'à nos jours en Ecosse.
D'un autre côté la loi anglaise reconnaît la vali-
dité des mariages conlractés hors du royaume,
poun u qu'ils aient été célébrés suivant les for-
mes du lieu (I). On conçoit dès-lors la véritable
portée de ce qui se passe à Gretna-Green. Ce
lieu n'est choisi de préférence à tout autre que
parce que c'est le premier village écossais de la
frontière ; la prétendue bénédiction nuptiale
n'est qu'une promesse, et le soi-disant ministre,
pêcheur, menuisier , forgeron , marchand de
tabac ( car on assure que les fonctions sacer-
dotales ont été exercées par des individus de ces
diverses professions), n'a d'autre caractère que
celui dont le caprice ou le préjugé l'ont investi.
Voici maintenant sur la partie matérielle de
ces célèbres mariages quelques détails lires pour
la plupart des débats d'un procès qui a fait
beaucoup de bruit en Angleterre, l'affaire
VVakefield.
Le village cher aux amours s'annonce de loin
par des bosquets de sapins auxquels il doit pro-
bablement son noai( Oreen, vert). Le couple
fugitif descend à l'hôtel de Gretna-Hall. On en-
voie chercher le ininistre (c'était alors un
W. David Laing, blanchi dans le métier et mort
depuis ); on convient du prix, qui varie de deux
à trente guinées. Le maître de l'hôtel tient tout
prêts un ccrtiJicat de mariage en blanc et un
(IJ Cependant il ne faut pas croire que ces mariages
soient tout-i-fait réguliers, même en Ecosse. La forma-
lité des bansoud'une dispense préalablecxislelà comme
ailleurs, et ceux qui procèdent à des unions clandtsliua
sont passibles, outre les censures spirituelles, d'une
amende et d'un emprisonnement sévères, ce qui eiplU
que les exigences des marieurs de Gretna-Greeu. Mai^j
cette contravention n'entraîne pas la nullité du mariagefl
— 171 —
\i\ve (le [u iiri'S. Le minislic pi otnlc à la cérc-
luonie duns la grande salle de l'hôtel et en pré-
sence des témoins, qui sont le plus souvent
raubcrgiste et le postillon. Cette cérémonie
coi:;siste dans la lecture de l'office du mariage,
la demande aux deux parties si elles enlendeul
nuitucllf nient se prendre pour mari et femme,
et, sur leur réi)onse affirnuuive, la déclaration
qu'ils sont diiment unis. Le mari passe un
anneau au doigt de sa nouvelle épouse et lui
donne un baiser, sur l'invitalion expresse de
l'officieux célébrant. L'holelier lemplit le certi -
licat et le minisire reçoit son salaire, auipiel le
marié ajoute ordinairement un ])our-boire en
argent ou en nature, et la femme une légère
somme pour acheter des gants.
En 1825, on évaluait à GO le nombre des
mariages (jui se célébraient aunuellement à
Gretna-Green. Les noms du comte de Westmo-
relan<l, de lord LUcnborough, de sir Thomas
Lethbridge, cl, qui le croirait ? ceux de deux
chanceliers d'Angleterre, les lords Eldon et
Erskine, figurent sur les registres du lieu, monu-
ment curieux de la fragilité humaine. On con-
serve à l'hôtel de Greina-llall, connue une sorte
de relique, le jioële blanc qui fut étendu sur la
tOte du célèbre Erskine, de sa femme et de ses
enfans. A ces noms illustres, et comme pour
couronner dignement la liste, il faut ajoutei-
ceux de Charles-Ferdinand de Bourbon, lils de
il François I''', roi des D.Ux-Siciles et de Naples,
et de Pénéloppe-Caroline Smiih, fille du comte
de Waterford, mariés à Grelna-Grecn le (i mai
1S3G.
Le contrat per verba do prœseii/i subsista
en Angleterre, comme nous lavons dit, jusqu'en
1753, époque où fut rendu le fameux bill des
mariages, etcoïncidch peu près avec le commen-
cement de la vogue de Gretna-Green. De là les
Fleet-matriages, comme on les appelait en
Angleleric, du nom de la prison nommée ï'ieet,
où ils étaient le plus usités.
Celaient des unions clandestines, célébrées
souvent par des individus qui n'avaient aucun
' caractère ad hoc, mais auxquelles la loi recon-
naissait des elFels civils. Néanmoins, comme les
cours ecclésiastiques pouvaient censurer et
punir sévèrement cet abus, il s'était retranché
dans les lieux qui étaient îi l'abri de la visite de
l'ordinaire, notamment dans les chapellci des
prisons et lieux de refuge, tels que Way-Eair,
Mint, Savoy, etc., ou même dans des tavernes
affectées à cette destinalion, et qui se distin-
guaient ordinairement par une enseigne repré-
sentant deux mains joinles ou tout autre em-
blème matrimonial. Pour plus de précaution,
des allumeurs (plyers) se tenaient aux environs
ou mêmes aux portes des églises, dont ils éloi-
gnaient les couples nécessiteux par l'olVre de les
marier au rabais, joignant léloquiuce du geste
à celle des paroles et exerçant envers les ama-
teurs étourdis une obsession dont nos cochers
de coucous peuvent seuls donner une idée. On
assure que Londres ne comptait pas moins de
soixante maisons de cette espèce.
l ne gravure curieuse de 17 i7 représente une
de ces unions dites lhil~niurria<jvs. Le lieu de
la scène est la place du marché, devant la prison
iHIlde ce nom. Un jeune matelot et deux femmes
«Hue l'intitulé nous apprend cHrcla lilic de sou
hôtesse, accompagnée de sa mère, descendent
d'une voiture de louage. Deux ministres de l'en-
droit, en costume ecclésiastique, s'empressent
d'offrir leur serviDe. Au-dessous delà gravure
on lit des vers que nous traduisons, parce qu'ils
peignent au naturel la scène étrange qu'elle est
destinée à retracer.
« A peine la voiture a-t-elle déposé le couple
amoureux qu'il se voit assiégé par la foule em-
pressée des plyers. «Monsieur, lui crient-ils
aux oreilles, avez vous besoin d'un ministre?
Par ici, s'il vous i)lalt... A l'enseigne de la Plu-
me-à-la-main, le docteur est prêt à vous servir.
— Suivez-moi de ce côté, dit un autre, c'est là
qu'est l'ancien, le véritable registre ! « Cependant
les ministres inquiets sont accourus au bruit et
font assaiit d'offres séduisantes pour les faire
entrer au plus vite. Ballottés çà et là dans la
bagarre, les amoureux ne savent auquel enten-
dre, lorsque, descendue à son tour, la matrone
expérimentée leur montre le chemin et va droit
au iiremier ministre, qui en un clin d'œil vous
épisse (1) le marin et sa belle. »
Après laehapcllede Fieet-Prison,cellede jMay-
Fair, bâtie en 1730, élait la plus célèbre pour
celte spécialité. Le ministre, nommé Keith, était
fort connu à cette épofjue par l'originalité qu'il
mettait dans les annonces de ses mariages ad
libitum, c imme il les appelail lui-même. Voici
un échantillon de ces curieuses réclames
qu'envierait le charlatanisme moderne :
u Pour éviter toute méprise, le public est pré-
venu que la nouvelle petite chapelle de Alay-
Fair, près Hyde Parck, est dans la maison du
coin en face le côlé de la grande chapelle qui
rf garde la Cité. Le minisire et le clerc habiunl
la maison et sont à la disposition ilu public, à
toute heure du jour, jusqu'à quatre heures de
l'après-midi. Le prix, jjour l'assistance du minis-
tre et du clerc, ensemble la licence et le certifi-
cat avec timbre royal, reste lixé à une guinée,
comme précédeinment. On reconnaîtra l'entrée
de la chapelle à un porche semblable à celui
(jui précède les églises de province. "
Cethomme faisait annonce de toul, el, comme
la reuvc inccii^olahle dont l'anecdote est si
connue, trouvait malien! à réclame jusque
dans ses malheurs domestiques. On voit dans
le (raflimaii, année 17J8, qu'ayant perdu un
de ses lils, Kcilh (il porter son corps dejtuissa
maison jusipi'au einu'tière de Covent-Garden,
en ayant soin de lui faire f.iire plusieurs stations
aliii de laisser à la populace le temps de lire une
pancarte attachée à la bière, où étaient annoncées
et I industrie exercée par le malheureux père,
et les poursuites dont il commençait à être
l'objet.
A la mort de «a femme, nouvelle spéculation
sur labadaudei ie des habilans de Londres. Celte
Ibis le 7>///"/ élait du genre de ceux que les .\u-
glais appellent obliqui-s. Le DaHy .idrcrUscr
du 2;! janvier 1750 contenait le petit article qui
suit :
« Nous apprenons que les dépouilles mortelles
de mislress Keilh ont été transportées dernière-
ment du domicile de son mari à May-Fair,
dans la maison du pharmacien South-.\ndley-
(1) 'terme de mariiiei joiuUre bout à bout, comme
deux cAblcs.
Street, où elles resteront exposées dans une
chambre tendue de noir , jusqu'à ce que
M. keilh puisse lui rendre les derniers devoirs.
On va à la chapelle de M. Keilh par Piccadilly,
St-James-Street, Clargues-Streel, tournez à main
gauche. Les mariages, y eomjiris la licence el le
certificat avec timbre de .î shellings, continuent
à y être célébrés jjour une guinée par un minis-
tre régulier, jusipi'à quatre heures de l'après-
midi, etc. » Suit une répétition de la première
annonce.
Ainsi que le font soupçonner quelques mots
de ce paragraphe, Keith, qui à force de faire des
mariages avait amassé un revenu égal à celui de
l'évéque de Londres, venait d'étremis en prison;
mais du fond de son cachot 1 intrépide marieur
lançait à l'Angleterre des annonces el des pam-
phlets contre la réforme législative qui se prépa-
rait, au grand préjudice de son industrie. En
elîet, le scandale était arrivé à un point qui ne
permellait plus à l'autorité de fermer les yeux.
Plus de soixante maisons se livraient publique-
ment 5 cette ridicule parodie du jjIus saint des
contrais. Tant qu'elle n'avait affecté que l'étal
civil de quelques marins ivres ou autres |)auvres
diables, le parlement n'avait i)as cru devoir user
de son initiative, ou n'avaitprisque des mesures
insuffisantes. Mais c'était une trop large porte
ouverte aux mésalliances iiour que l'orgueil
patricien ne prit pas l'alarme, et récemment
encore Î174i) loule l'aristocratie s'était émue à
l'annonce d'un semblable mariage contracté
entre un individu obscur et la fille ainéeduduc
de Richmond.
Queli)ucs années après, lord Hardwicke pro-
posa le bill dont nous avons parlé, el qui, exi-
geant, à peine île nullité, le cjjr3Çntcnient des
ascendans, les publications prélimiiiaircs et la
bénédiction dans 1 église, mit lin, après trois
siècles, à l'abus des Fleet-maniagit.
Les registres où ces unions étaient consignées
existent encore dans les archives de Févêché de
Londres, et l'on \oil, par les débats d'un procès
jugé à Shrcwsburv en 1S27, que leur nomlu-e est
de cinq à six cents el leur pesante ur de deux
milliers. Les théories agitées en Angleterre
depuis quelques années relativement à un systè-
me général d'enregistrement des actes publics
ont ramené l'attention sur toutce quise rattache
à ce sujet, et M. Saulherdcn-Burn. qui s'est
occupé s|)écialemenl de recherches dans les re-
gistres des paroisses, a consigné le résultat de
l'examen qu'il avait fait des Fleet-Regis/ers
dans un ou\rage publié à Londres, et qui nous
a fourni une i>arlic des détails qui précèdent.
Bcslait aux amours Grelua-Grcen ; mais voici
que la loi menace de leur enlever ce dernier
asile. Le ûG avril 1S37, M. R. Stewarl a présenté
à la chambre des communes un bill tendant
à supprimer les mariages clandc*lins en Ecosse
D'après ce projet, lous les m.iriages devrait nt
comme en France, être inscrits sur un rigislre
tenu par un fouclionnairc public. Il na paséti
adopté. Serait-ce parce que l'abus qu'il tendait
î» réprimer a trou\é place, chcx nos graves
voisins d'outrc-'Maïu'he, dans plus d'une eviji-
tence parlemculairo ? E. R.
[Oaielte des rribuiiaujr.)
— 1T2 —
E.a coui45(lie à ISagra telle.
Le ch.'iteaii de Bagatelle, ce séjour enchanteur,
embelli jinr les piiiceauN. tle l'ragonaid , de
Greuse et Lagrcnée, naciuitd'un pari entre Ma-
rie-Anloinelle et le comte d'Arlois. Celui-ci de-
vait perdre cent mille livres, si sa maison de
plaisance n'était point entièrement achevée dans
le court espace dun mois ; et d ne perdit pas
son pari. Cela ne semble pas extraordinaire à
celui qui n'a t\i qu'extérieurement ce modeste
pavillon, stiniuinté pour tout ornement de cette
devise latine : Parva si;d ai>ta. Mais, en le visi-
tant dans tous Ses dét.iils, certes on s'aperçoit
bientôt, qu'il a fallu un zèle surnaturel pour ga-
gner un pari auciuel il avait été fort téméraire
d'avoir consenti. Voyez en effet tjue de choses
sont contenues dans ce gracieux petit pavillon.
Et d'abord , le rez-de-chaussée renferme un
vestibule, une salle à manger, un billard, un sa-
lon etunboudoir ornés dans le goiUde l'époque.
Puis un escalier en acajou , coupé avec une lé-
gèreté incroyable et suspendu sur lui-même,
conduit au premier étage où se trouvent plu-
sieurs chambies à coucher qui ont un air de fa-
mille avec les délicieux boudoirs des Trianons ,
et celle du maitre du logis dont la décoration
toute militaire consiste en une tente relevée par
des faisceaux d'armes, et jiittoresquement em-
bellie par une cheminée dont les chambranles
sont deux pièces de canon dressées sur leur
culasse.
Quand tout fut prêt, le comte d'Artois fit
hommage de ja victoire à sa royale adversaire ;
la fêle (TTnaugu'i^Étion fut dédiée à la reine ; ce
fut elle nui en ordonna les détails. Et Bagatelle
fut pendant queh|ue temps interdit aux visi-
teurs, pour procéder avec plus de mystère aux
préparatifs de la grande journée.
L'art dramatique ne devait point élre oublié
parcellequi (juitlailsouventles insignes royaux
pour prendre la jupe courte de Marlon et la cor-
nette relevée de Lisette. Aussi fut-il décidé qu'un
opéra ferait partie du programme, et un théâtre
fut préparé ilans lejanlin.
On manda exprès de Paris Dazincourt et
Dugazcn pour diriger les répétitions de la
troupe qui se composaitde la reine,demesdam( s
Jules et Diane de Polignan, de monseigneur le
comte d'Arlois, de i'\lM. de DiUon, de Bézenval,
d'Adhémar, de Coigny, de Vaudreuil.
La reine avait pris l'emploi de soubrette,
mesdames Jules elDiane de Polignac avaient obte-
nu ceux d'ingérueet de grande coijuctte; mon-
Sfii.neur le comte d'Artois devait remplir les
premiers rôles; M. de Uillon les fats, M. de
de Coigny, les pères nobles ; enfin 31. de Vau-
dreuil les raisonneurs.
Après quelques répétitions , chacun finit
par SBVoir son rôle, tant bien que mal. Tout
ceci s'était fait avec le plus grand mystère, et
tout en se promettant de jouir des agréables
surprises dans lesquelles on allait faire tomber
les invités. Il faut avouer que c'était un piège
du meilleur goût. Enfin le jour si ardemment
désiré arriva. Lue multitude d'équipages vir.t
assiéger Bagatelle. La reine el son royal époux
«urcnt seuls, et selon l'étiquette, les honneurs
de la cour d'entrée. Le comte d'Arlois vint en
grand cérémonial recevoir leurs majestés dans
cet espace circulaire qui précède le château etoii
se trouvent six statues représentant le Silence,
le Mystère, la Folie, la Nuit, le Plaisir et la Rai-
son ; puis delà, les introduisit dans ses appar-
lemcns.
Alors, seulement, on donna accès à la foule
des invités. Chacun s'extasia sur les dessins du
petit parc, sur la décoration d'excellent goût de
celte miniature architecturale, et sur la beauté
gracieuse des points de vue qu'on embrassait
des croisées du premier étage.
Sous une tente dussée dans le jardin était
placée une table abondamment servie ; chacun y
prit place, puis quelques instans avant la lin ilu
repas on remarqua plusieurs sièges vides. Enfin,
au moment où l'on allait s'inquiéter de l'absen-
ce de Marie-Antoinette et de l'amphitryon, le
fond de la tente s'ouvrit, et laissa voir les gra-
ilins dune petite salle de spectacle et la draperie
en velours qui formait le rideau. Tous les convié
furent étonnés,ébahis;etleroi (jui avait paru fort
agité lorsqu'il s'était aperçu de la disparition de
la reine, sourit el se calma, car le lever de la
toile expliquadesuitelacause de celte désertion.
Ruse et Colas, ce charmant opéra-comique de
Sedaine, fut mutilé royalement ])ar les comé-
diens titrés. Mais les applaudissemens frénéti-
ques des courtisans qui formaient la petite cour
deTrianon ne man(|uèrent pas à l'amour-pro-
pre des artistes. Ce fut, malgré la faiblesse du
jeu et les fuisci du chant, une ovation com-
plète. Cependant tous les spectateurs n'imitèrent
pas cette politesse exagérée, car au moment oîi
la reine achevait un couplet , un sifflet aigu se
fit entendre. Les spectateurs se regardèrent sur-
pris, je dirai même indignés ; mais Marie-An-
toinette, comprenant auss.tôt qu'un seul, parmi
tout ce monde de grands dignitaires el de cour-
tisans, avait pu se peimetlre un tel acte d'inso-
lence, s'avança sur le bord de la scène , et s'a-
dressant au roi après avoir salué le public :
« Monsieur, lui dit-elle, puisque vous n'aies
1) pas content démon jeu, jtrenez la peine
» de sortir, on vous rendra votre argent à la
» porte. »
Cette allocution, qui fut accueillie par un ton-
nerre d'applaudissemeus, terminale spectacle;
et Louis XVI, honteux , demanda pardon à la
reine de sa hardiesse, au momenloù,aprèsavoir
quitté son costume de villageoise, elle entrait
dans la salle de bal pour jouer son rôle de tous
lesjours, rôle, hélas ibien diamatiquepourMa-
rie-Antoinette, puisqu'il se termina par la ter-
rible péripétie de la place de la Révolution.
R. Desperrièues.
{Le Monde dramatique.)
Les Cigalns*
(Sous le titre A^ Esquisse sur t histoire , les
7nœurs et la langue des Ciqains, Michel de
Kogalnitchan a publié à Berlin, en 1837, une
brochure à laquelle le succès du ballet de l'Opéra
donne chez nous un assez vif intérêt d'actualité.
Nous en extrayons les passages suivans.)
Les Cigains sont ajipelés en Angleterre Cijp-
sies, en France Bohémiens , en Espagne Gita-
nos,cn Italie Zingari et Ziiigani, et en Allema-
gne Zigcuncr. L'auteur a adopté de préférence
la dénomination de Cigains , parce qu'elle a de
l'analogie avec le molTschigau, qui parait avoir
élé le nom piimitif de ces populationi nomades,
et parce que dans les différens états de l'est et
du nord de l'Europe, où elles sont encore nom-
breuses, les noms par lesquels on les désigne se
traduisent naturellement en français par Cigains.
En elFel, on vient de voir que leur nom italien
est Zingani, avec une légère différence : le nom
polonais est Zingani, le russe Tziganes, le turc
Tschinghéne , enfin le moldave et le valaque
Cigani. Quant aux Cigains eux-mêmes, ils s'ap-
pellent dans leur langue propre Romnitschel ,
c'est -à -dire fils de la femme.
Lorsqu'on examine avec quelque attention les
mœurs, le langage, le physique des Cigains , on
reconnaît facilement qu'ils ne sont pas d'origine
européenne; mais d'où viennent-ils? Il y a,
sur ce point, une grande divergence entre les
savans qui ont cherché à résoudre ce problème
historique : les uns les tiennent pour des Egyp-
tiens bannis de leur patrie à la suite de la cons-
piration de Danaiis; d'autres pour des chrétiens
également sortis d'Egypte vers le septième siè-
cle, pour rester fidèles à leur religion. Ces hy-
pothèses et bien d'autres qui ont été imaginées
sur le même sujet sont aujourd'hui généralement
abandonnées, et on s'accorde à reconnaître que
les Cigains nous sont venus de l'Inde. Cette der-
nière opinion est surtout basée sur leur langue ,
dans laquelle il se trouve une infinité de mots
indoustans, sanscrits, bengalis, malais, etc.
On est moins fixé sur l'époque où , pour la
première fois, les Cigains se montrèrent en Eu-
rope, et sur les causes qui ont déterminé leur
émigration de la presqu'île de l'Inde. Les uns
pensent qu'ils appartenaient à une population
de pirates qui a été contrainte de se retirer de-
vant l'épée redoutable de Tamerlan, en quittant,
en 1399, Guzarate, leur patrie, au nombre d'en-
viron cinq cent mille.
En 1417, on les voit arriver en grand nombre
en Moldavie. Pendant la même année, quelques
unes de leurs hordes pénétrèrent en Hongrie, en
Allemagne, et jusque sur les rivages de la mer
du Nord. La Suisse les vit en 1418 ; ils parurent
devant Bologne en 1422 ; enfin, le 17 août 1427,
ils se montrèrent pour la première fois dans Pa-
ris. On pourrait donc, d'après ces faits, fixer
leur arrivée en Europe vers le commencement
du quinzième siècle. Mais il existe des documens
desquels il résulte qu'ils étaient établis en Hon-
grie dès 1250 , sous le règne de Bêla II. Sous ce
rapport, la question n'est donc point encore ré-
solue, et restera probablement toujours enve-
loppée d'une certaine obscurité.
Après ces discussions historiques , l'auteur
s'occupe des mœurs des Cigains. Elles éprouvent
de légères variations, selon les climats et le peu-
ple où se trouvent ces races nomades ; mais ces
altérations sont peu sensibles, et le fond des ha-
bitudes est partout le même, aussi bien que le
type physique. Le Cigain est d'une taille moyenne,
avec un teint basané, et offre généralement les
plus belles proportions. Les jeunes filles si
souvent d'une beauté remarquable ; mais el
1T3 —
disparaît promptement. Les Cigains sont essen-
tiellement vagabonds; ils ont horreur des de-
meures fixes : l'été, ils passent leurs nuits sous
des tentes, dans des masures abandonnées nu
sous des ponts; l'hiver, ils cherchent un abri
dans les cavernes. Ils vivent la plupart du temps
de vol et de rapine ; cependant , comme leur lâ-
cheté égale leur penchant à la déprédation , ils
attaquent rarement les personnes, et la plus
légère résistance suffit pour les mettre en dé-
route. Ils exercent parfois quelipie métier, et les
femmes disent la bonne aventure. Les Cigains
excelleraient dans les travaux manuels, dans les
arts, sans leur invincible penchant à la paresse.
En Moldavie, ils sont presque tous ménétriers ,
et leurs dispositions pour la musique sont éton-
nantes. En assistant une seule fois à la représen-
tation d'un opéra, ils sont capables d'en exécu-
ter la musique avec une précision et une exac-
titude qui tient du prodige.
Les Cigains pratiquent en apparence la religion
du peuple chez lequel ils vivent : mahoraétans
en Turcpiie, catholiques en Italie et en Espagne,
protestons en Angleterre ; mais , au fond , ils
n'ont point de religion. S'ils en ont une, c'est
une espèce de fétichisme. Leurs mœurs sont
d'une déplorable dépravation, et le pêle-mêle
dans lequel ils vivent engendre une dégoûtante
promiscuité. Ils n'ont aucun soin de leurs en-
fans, qui restent ordinairement jusqu'à l'âge de
12 ans dans un état presque complet de nudité.
Du reste, grâce aux efforts de quelques gou-
vernemens, les traits caractéristiques des popu-
lations cigaines commencent à éprouver un chan-
gement favorable. En Moldavie et en Valachie ,
ils se sont habitués à des demeures fixes, et ils se
livrent à quelques travaux d'agriculture, lors-
qu'ils n'exercent pas l'état de ménétrier. En An-
gleterre elen France, il ne leur est presque plus
possible de suivre leurs hal)itudes de vagabon-
dage et de rapine : cependant on trouve encore
quelques troupes errantes dans les provinces du
midi et de l'est de la France. En Moldavie, les
Cigains vivent dans l'esclavage ; ils appartien-
nent à la couronne ou à des particuliers.
Le nombre des Cigains répandus dans les di-
vers étals de l'Europe peut être estimé à 600,000;
ils sont répartis de la manière suivante :
En Moldavie et en Valachie. . . . 200,000
En Turquie. ........ 200,000
En Hongrie 100,000
En Espagne 40,000
En Angleterre 10,000
En Russie 10,000
En Allemagne, en France et en Italie. 40,000
La dernière partie de la brochure de M. de
Kogalnitchan est consacrée à la langue des Ci-
gains; il expose les principales règles de leur
syntaxe, et donne un recueil alphabétique d'en-
viron sept cents mots, avec la traduction fran-
çaise. Nous n'entrerons dans aucun détail sur
cette portion du travail de l'auteur ; nous ferons
seulement remarquer ([u'il en résulte clairement
que les Cigains sont originaires de l'Inde, ainsi
que nous l'avons indiqué plus liant. En ellct, un
grand nombre de constructions bizarres, qui se
rencontrent dans le dialecte cigain, et la plus
grande partie de ses mots radicaux, appartien-
nent h l'une ou â l'autre des diverses langues
parlées dans llindoustan,^
SI0C-KAPHI2.
S2iLîa20 2>3 <Bii»ïîîS>2jû.,
Mario de Camlia 'est né en 1810, h Cagliari
(Sardaigne), d'une famille noble. Son père avait
le grade de général dans l'armée piémontaise ; il
était en bonne position à la cour de Turin , et
plusieurs fois il fut envoyé comme gouverneur à
Gênes et à Nice. Le jeune Mario se trouvait donc,
I par sa naissance même, appelé à l'état militaire ;
il fut élevé à l'Académie royale de Turin , parmi
les pages nobles du roi .
Devenu olficier, il charmait ses camarades par
la pureté et l'excellenee de sa voix; il chantait
avec une complaisance extrême, et choisissait
toujours des modulations à la fois tendres et
sonores. Lesiu/latielles, les ùarcaroles et les
nocturnes allaient surtout h sa manière naïve
et suave. Un chant qu'il répétait toujours avec
un plaisir nouveau est celui qu'il a choisi cet
automne pour se faire entendre dans une soirée
fameuse, donnée pour inaugurer un des plus
somptueux appartemens de Paris.
Lors d'un voyage qu'il fit à Paris, M. de Can-
dia retrouva ici , dans la jeunesse fashionable ,
un^camarade de l'école des pages; on le produi-
sit dans un monde d'artistes. Lit il se laissa aller
aux conseils et peut-être aussi à rins|)iration
qui le portaient au théâtre. A ce moment Nourrit
allait partir, Duprez n'était encore qu'annoncé.
L'Académie royale de Musique engagea M. de
Candia, qui fut dès lors acquis à la scène, sous
le nom de Mario. 11 renonça à la carrière mili-
taire et commença ses études musicales.
Michclot, Borilogni et Ponchard furent ses
professeurs; la diciion, léchant et l'expression
devaient lui être enseignés par ces trois maîtres.
Un noviciat de plus d'une année a été rerajdi
par les éludes persévérantes et les plus assidues
auxquelles un élève puisse se livrer.
Un instant on put craindre devoir tous ces
travaux compromis : une affection du larynx mit
sa voix en danger. La vigueur de la jeunesse
triompha de la maladie.
Les professeurs déclarèrent enfin que l'élève
était prêt pour la scène; mais le gentilhomme
effrayé, éperdu, ne trouvait pas eu lui la force
suffisante pour alfronler la terrible épreuve du
théâtre; il n'osait passe produire. Qu'on nous
passe ce mot, il fallut le dresser au public. On
l'amena par gradations à se familiariser avec
l'aspect de la s;dle remplie de spectateurs.
Il a paru sur la scène. Sa destinée d'artiste a
d/Rnitivement succédé à ses espérances d'avan-
cement militaire; il a agi ainsi, malgré mille
sollicilalions, mille avertisscmens, raille remon-
trances venus de toutes parts, et même, dit-on,
du roi de Sarilaij;nclui-même.
On sait le reste.
S'il faut en croire les nouvelles du monde
musical, Donizetti ré.serve à Mario nu riMc dans
son opéra de l'olijcucte, qu'il destine à notre
première scène lyri(iuc.
iHcliiiuKs, faits nirimr.
TRE.»riLi;Mii.>T ni: tehue a la Martimole.
— Un tremblement de terre affreux vient de dé-
soler noire belle colonie de la Martinique. Voici
les détails que donne le Courrier de ta Guade-
loupe du 1.3 janvier :
« II est des années que les anciens appelaient
néfastes, où les dieux, les hommes et les élé-
mens semblaient conjurés pour la ruine des ri-
tés. Certes jamais années ne méritèrent mieux
ce nom que celles qui viennent de s'écouler : la
fièvre jaune a décimé nos colonies, l'ouragan a
brisé nos plantations , légoïsme et l'aviiiiié des
concurrens de France nous ont réduits à livrer
nos proiluits ;i perte, l'incendie a dévoré une de
nos villes tout entière , et comme si ce n'était
point encore assez de tous ces malheurs réunis ,
voici qu'une calamité i)lus effroyable encore
vient de frapper alFreusement la Martinique.
» Nous présentons à nos lecteurs diverses let-
tres qui nous ont été adressées et qui donnent
des détails sur cet événement.
« Saint-Pierre, le H janvier 1839.
» Je vous écris à la hâte que Saint-Pierre est
dans la plus grande désolation. Ce matin, à cinq
heures trois quarts nous avons eu un tremblement
de terre épouvantable, qui a duré près de deux
minutes. Nous avons tous cru que notre heure
dernière avait sonné. Un quart de la vilbjesl en-
dommagé, et plusieurs maisons entièrement dé-
truites. Quelques personnes ont été tuées et
d'autres blessées. Japiirends à l'instant (jue la
ville du Fort-Hoyal est à moitié délruile : Ihd-
pital de cette vdie s'est écroulé, et beaucoup de
malades ont péri sous les combles : la maison
Mouthet, établissement public où se réunissait
la classe aisée de la société, est entièrement dé-
truite ainsi que beaucoup d'autres. LaCase-Pi-
lole, villa;;e à muiiié chemin du Fort-Royal est
lotaleriicnt détruit...
» l)( ux secondes de plus, Saint-Pierre n'était
que ruines ! »
Autreletlre, mémedale.
«Toutes les maisons ont souffert; plus de
vingt petites , dans les rues de derrière, sont
éciouli'es...
» Les nouvelles, portées par nos canots, arri-
vés à midi de Fort-Royal , cl partis à huit heu-
res, donnent à peine quelques détails. Toutes
les maisons en mur de cette ville sont à terre, et
il y a\ait àcctlclaurc 4 ,\ .500 p.Tsonurs déjà
tiouvées mortes et déposées sur la savane. Il
faut espérer i[uc d'ici à demain nous serons
mieux informés.
» /'. 5. Il est deux heures. Un canot arrivédc
Fort-Uoy.d nous Informe ijuil y a plus de 800
personnes (h■j^ de trouvées mortes ou blessécsj
Désirons que cela s'arrête là.
»Onnc connaît pas bien positivement les noms
des victimes; la confusion était telle à Saint-
Pierre, (pie tontes les têtes avaient perdu leurs
facultés intellectuelles. Il y a bien de quoi s'é-
tonner que les colonies voisines n'aient rien
ressenti de fi^i heu\ ; jum|u".'i présent, ilu moins,
la Trinité, Sainie-l.ucie, la Barbade, Marie Ga-
lante, la Dominique, la (.luadeloupe , n'ont
éprouvé qu'un ébranlement sans dommages. »
- 174 —
Un tour de carnaval. - Une femme de let-
tres, encore jeune, se mit deinièremenl en t«e
.l'aller au bal de l'Opéra.EUe dissimula ses l.lan-
dics .l'i.aules sous uu capuchon de salin noir, et
vrrs une ticure du mali.. une discrète c.laduie
la déposait ;. la j'orle de l'Académie royale de
Wusi.iue , sous la protection d'un cavalier qui
avait promis son appui pour toute la nuit La
nouvelle venue étaldit son .iuarlicr-;!cncral .lan=
le foyer. Là bientôt, grâce à son es|.nl et aux
nnt.<; qui lu avaient été indireclcmeiU tournies,
clic fut à même d'entamer bon nombre d iiilri-
f'ucs 11 y en eut une surtout dont le béros 1 in-
téressait assez. C-élait un beau jeune bomme
étranger et très timide; il avait de 1 esprit, de
l'exaltation, et se livrait avec une confiance ad-
mirable à sa piquante et spirituelle partner. La
conversation était parfaitement engagée, lorsque
deux scélérats de journalistes qui clicrchaienl
des occasions de mécbanceté reconnurent la
jeune dame. Une pensée diabolique vint tout a
coup à lesprit de l'un deus. Dun air aussi res-
pectueux que grave , il s'approche du couple
M„i dans ce moment cherchait à établir les bases
d une métaphysique de l'amour. Doucement il
prit la main du domino , et, se baissant pour lui
parlera l'oreille. « Maman, dit-il de manière à
être entendu du bel et timide étranger, il est
bien tard, est-ce (pie nous ne partons pas » ? Ma-
man! répéta involontairement le jeune homme
en quittant le bras qu'il pressait un instant au-
paravant, et ses yeux étonnés se portaient avec
une sorte de terreur sur les deux grandsgaillards
dont les visages constamment sérieux annon-
çaient bien 30 à 34 ans. La plaisanterie avait si
bien réussi que nos deux journalistes la répétè-
rent cinq ou six fois fois pendant le reste de la
nuit, et chaque fois elle obtint un succès com-
plet La phrase traditionnelle , «Maman, il est
bien lard, allons-nous-en », rompit quatre ou
cin.i enlretiens, renversa nombre de projets et
d'espérances ; .leux jolies femmes furent ol. i-
cées de se démasquer alin de prouver .pi .:lles
n'étaient pas dans la catégorie ordinairement
éloignée des bals masqués, des femmes de cin-
quante ans et des grand'mères.
Utmc îiiamatiquf,
THEATRE ERANÇÂlS.
Le comité de bienfaisance, come.lie en un
acte et en prose, par MM. Jules de Wailly et
Duveyrier. - Les Sermens , comédie en trois
actesetcnvcrs,parM.Viennet.
Se moquer des comités de bienfaisance et des
membres qui les composent, sous le prétexte
plus ou moins plausible que le principe de ces
pcns consiste à faire donner et à ne jamais don-
ner eux-mêmes, cela peut sembler piquant au
premier abnrd, mais au fond qu'est-ce que cela
prmive '' Exciter les riches à donner, enfoncer
aiguillon dans le flanc de l'opulence égoïste et
paresseuse, ce n'est déjà pas si ma . Saint Vin-
cent de l>anlc , Yinventeur desEnfans trouvés,
vous semblerait-il par hasard un bon sujet de
coméaie? Moquez-vous des hypocrites qui ne
donnent que par orgueil , que pour acheler le
droit d'ajouter h leur nom je ne sais quel vani-
teux appendice, et pourtant prenez garde de
les empérhcr de donner ! Ne clouez pas le bien-
fait au.x mains du bienfaiteur ! Dans le tnste
rhamp des misères humaines, tout est bon à
cultiver, même les sottes prétentions d'un mil-
lionnaire.
Les deux ailleurs du Vomilé de bienfaisance
opposent à la charité publique et oisive de leurs
distributeurs palcniés d'aumônes, la charité se-
crète et active d'une jeune femme. Pour plaire à
celle-ci, un jeune homme jette les cinquante
mille francs qui comiiosenl toute sa fortune
dans la caisse d'un négociant menacé defaillile.
Ce jeune liommc n'agit guère sensément : mais
il est amoureux , et par conséquent il a le droit
d'être absurde. Le ciel vient d'ailleurs à son
aide, en faisant que , moyennant le secours h
lui prêté, le négociant échappe ;i sa ruine, et
que le placemeni à fonds perdus devient une
spéculation excellenle. Vous sentez que ce ca-
nevas n'est qu'un prétexte à petites scènes , à
petits mots, parmi lesquels il y en a de forl
agréables. Mais on n'en est pas moins tenté de
dire aux auteurs : Qu'en concluez-vous ?
L'auteur des Sermens,U. Yiennet , a donc
compléiement renoncé à la politi.iue? D'autres
disent ([ue la poliruiue a renoncé à lui. Toujours
est-il que M. Vicnuet, revenani à la littérature
et au théâtre , exploitant un sujet comm.! celui
des Sermens , ne s'est presque pas souvenu
qu'il avait été homme d'état ; que sa boule blan-
che ou noire avait pesé dans la balance des des-
tinées nationales. Vous pensiez peut-être qu'il
allait vous parler exclusivement des sermens
prêlésà tel ou tel lu-ince, à telle ou telle charte.
Eh bien , point du touî : il voit les choses plus
engranii ; il prend eu masse tous les sermens,
a commencer par les sermens d'ivrogne et y
compris les sermens d'amour : le dénouement
de sa pièce est un parjure universel. Quand
je dis dénouement, cela suppose une action,
et la pièce n'en a guère. Décidément M. Vien-
net a bien fait de renoncer à la politique : il
n'est pas assez fort sur lintrigue.
En revanche M. Yiennet manie très élégam-
ment le vers d'épitre , lequel a bien quelques
r/ipports avec le vers de comédie , au point (jue
les vues basses s'y méprennent fort souvent. Les
connaisseurs ont trouvé ipie plusieurs scènes
de la comédie de M. Yiennet jtortaient l'em-
preinte de M. Casimir Delavigne , et que M.
Yiennet aurait pu faire la Popularité, tout
aussi bien ipie son confrère de l'Académie. A la
bonne heure , mais M. Yiennet n'aurait pas fait
les Comédiens, F Ecole des Vieillards : il n'au-
rait pas fait Miirino Faliero , Louis ,17, et la
preuve c'est (pi'il a dùl Clovis et Stgismond]
Si M. Yiennet n'élait pas de l'Académie, les
Sermens ne l'aideraient jias beaucoup à y pé-
nétrer. S'il voulait rentrer à la chambre, les Ser-
mens ne lu\ en romvwaienl pas les portes. Le
principal avantage que M. Vienr.et ait retiré,
c'est la preuve que, malgré les souvenirs de sa
carrière parlementaire, il pouvait donner une
pièce médiocre sans être sifllé. M.
GYMNASE DRAMATIQUE.
Maurice , comédie vaudcv. en 2 actes , de
MM. Mélesville et Duveyrier.
Un brave et honnête médecin de campagne,
nommé Maurice, a pour gouvernante une jolie
fille de t7 ans, Marie. L'entrée de celle belle en-
fant chez lui a été accompagnée de circonstan-
ces bizarres. Marie venait de perdre sa mère. En
mourant, celle-ci lui avait donné une lettre
adressée au baron d'Auvray. Cette lettre est tom-
bée dans les mains de Maurice, qui, à la vue de
l'adresse et reconnaissant l'écriture, s'est éva-
noui. Tendant un mois, le délire s'est emparé de
ses esprits. tJrâce aux soins de la jeune fille, il
a été sauvé. Le calme est rentré dans la maison
de Maurice; cependant, depuis (pielques jours,
un monsieur Ferdinand, pctit-lils d'une baronne
de Villebranche, profilanl de l'absence du méde-
cin, vient faire la cour îi Marie. Il aime, mais en
silence. Uientôlses tourmens iuiginentenî, lors-
qu'il apprend (jue son garde-chasse est son
rival ; cet honnête ijarçon a demanilé à Maurice
la main de Marie, qui ta lui a accordée, croyant
l'union très-sortable; mais, i)our se marier, il
faut des papiers. Ci ux de la petite gouvernanle
sont renfermés dans la fatale lettre. 11 faut donc
y revenir, malgré l'effroi de Marie envoyant le
médecin la prendre. Elle redou'.e une liouvclle
crise. Cependant Maurice est calme. 11 ouvre la
lettre. Pour toute signature, Henriette. Deux
mois seulcmi nt : « Celle qui vous remettra ce
papierestma lille....!e vous ai bien trompé...
Pardonnez-moi, je vais mourir... Souvenez-vous
que j'ai Hé votre femme. » Maurice découvre
dans d'autres papiers que !e séducleur d'Hen-
rielle est un certain chev.dier de Floricourt ,
doni il jure de se vengT. Ferdinand voulait
enlever la jeune fille. Mais il a loul entendu, et,
en apprenant cette irisle . venture. Il renonce à
sesprojets. 11 en mourra peut-élre !...
S'il n'en meurt pas, au moins tombe-l-il bien
malade, car, au second acte, madame Ville-
branche, le baron et sa femme se désolent. On
a'.tend avec anxiété le docteur. Enfin Maurice
arrive. On le presse, on l'embrasse, on le prie de
rester au château jusqu'à ce que Ferdinand soit
entièrement rétabli. Maurice demande à voir le
malade et ftsitéloigner tuutle mon.le. Ferdinand
arrive et reste stupéfait à la vue du docteur.
Maurice lui serre la main, et sa ligure se rem-
brunit. Nouvel Erasistrate, Il a làlé le pouls .le
Ferdinand et s'aperçoit qu'une maladie inté-
rieure mine le jeune homme, ainsi qu'autrefois
le jeune Antiochus. Ferdinand lui avoue qu'il
aime, mais il ne veut point révéler le nom de
celle à qui il a donné son cœur. Marie apporte
au docteur des papiers qu'il avait demandés.
Ferdinand l'a aperçue, son cœur bat plus vite
encore. Comme dans Stratonice, le docteur en
conclut que c'est Marie qu'il aime. Maurice est
bien emltarrassé. Comment décider madame de
Yillebranche à unir son fils à une roturière ?
Cependant le docteur tentera, quoi qu'il arrive.
Madame de Yillebranche s'indigne; elle ne
doiincrajamais son consentement. Alors ^Maurice
diclare être le baron d'Aiivray. Le fameux che-
valier de Floricourt, le véritable père, n'est autre
qu'un oncle de Ferdinand. En présence du
baron d'Auvray, sa position est embarrassée. Il
voudrait embrasser Marie. «Soit, dit le baron.
Pelite, viens embrasser ton père. » Et la jeune
fille de se jeter au cou du vieux médecin.
« Chevalier, dit-il, ce sera ma vengeance. »
Cette pièce, qui rappelle le médecin de cam-
pagne, vaudeville représenté 11 y a un an au
même théâtre, a obtenu un très beau succès
grâce au lalent de Bouffé, l'inimitable comé-
dien.
PORTE SAINT-MARTIN.
Le manoir de Montlouvier, drame fin 5 acles ,
par M. Rosier.
I,e sire Gnilhnime de Flavy , re1iii-l?i mémo
([iii, suivant la (laililioii, eut la lAcheté de trahir
Jeanne d'Arc <à Compièfine , est marié à une
femme dévorée de jalousie , et ce n'est pas sans
raison , car le vicomte Guillaume est bien le
plus lieffé libertin , le plus endiablé coiireur
d'aventures galantes qui se puisse voir. La vi-
comtesse se désespère des infidélités rontinuel-
les de son mari, qui de son eùlé mène joyeuse
vie , aidé dans ses entreprises amoureuses i)ar
Dorbeudas, son serviteur fidèle. Ce]iendnnt, au
moment où commence le drame , Dorbendas
médite de quitter son maitre pour fuir avec une
jeune fille qu'il a jadis sauvée à la siute d'un
combat , qu'il a placée dans un couvent où il va
la voir en cachette du sire de Flavy, et à laquelle
il a voué un amour de père. IMais le puissant
seigneur a vu ])ar li.isard Marie , la protégée de
Dorbendas, et, pris d'un subit amour pour la
belle inconnue, il l'enlève , en dépit des efforts
coiidiinés de la vicomtesse et de Dorbendas , et
l'entraine dans son manoir de ^lonllouvier. La
femme jalouse et l'homme dévoué les ont suivis,
mais, on le devine, avec des intentions bien dif-
férentes. La dame de Flavyne penseà rien moins
(|u'h se défaire de sa rivale ; mais une invocation
de la jeune religieuse à Notre-Dame-de-Hien-
vcnue change tout à coup la face des choses ,
et dans sa rivale, dans Marie enlevée par son
époux, la vicomtesse reconnaît sa fille.
Ceci demande explication : trois ans avant son
mariage, la comtesse surprise , la nuit , <lans un
couvent, par un capitaine anglais, est devenue
victime de sa brutalité, et elle a donné le jour à
un enfant du sexe féminin qiu placé chez une
bonne femme a appris de celle-ci <à n'appeler sa
mère inronnue que de ce nom : Nolre-Dame-
de-Bienvenue! — On pense qu'après cette re-
connaissance, la mère, doublement jalouse, va
la disputer avec un acharnement héroïque îi son
mari. Mais Guillaume met brutalement sa femme
à la porte du manoir, et fait conduire la jeune
fille dans une tour où il ne larde pas à la suivre.
Cependant Dorbendas . éloigné par son maî-
tre, a eu le temps de glisser entre les mains de
sa protégée un pajiier contenant des instruc-
tions diplomatiques. Conformément uses avis,
Marie, devenue tout à coup une Rosine fort co-
quette et fort spirituelle, ])arvient à connaître la
clef de la tour, et l'enlève adroitement au trous-
seau (|ue le sire de Flavy porte à sa ceinture.
Mais les coiiuetteries de la jeune fille ont allumé
les désirs du comte. Heureusement Rosine a
fort îi propos jeté sa clef par la fenêtre, et la
comtesse , qui attendait en bas , a pu pénétrer
dans la tour. La voici donc de nouveau eu face
de son mari. La scène conjugale devient des plus
vives, cl la comtesse, poussée à bout, est con-
trainte , poiu- justifier la protection dont elle
entoiM'e Marie, d'avouer au sire de Flavy la pe-
tite aventiM'c (pie vous connaissez et dont elle
lui avait iirudemmcnt fait jusipie alors un mys-
tère. Cette confidence est (leu ealmantc, comme
vous le pouvez penser. Flavy, furieux, enferme
les deux f(mimes et leur envoie des assassins.
Mais Dorbeudas est arrivé , lui aussi, dans la
tour, et il lue les deux meurtriers. Ensuite il
ll^'olïre ^ faire évader une des femmes, une seule,
iPbicn entendu. Sera-ce la niilirc ou bien la lillc i'
la mère refuse ; la fille refuse ; mais l'obéis-
sance filiale est là, et Marie sort de la tour avec
Dorbendas. Quand la mère est restée seule , le
sire de Flavy survient, averti par les cris de l'un
des meurtriers assassinés par Doibendas , et il
va lui-même tuer sa femme , lorsqu'une expli-
calion, amenée par la vue d'un poignard, change I
brusquement la situation des deux époux. De
celle explication il résulte que le père de Marie
n'est autre que Guillaume de Flavy: dans un
comliat singulier il avait terrassé le capitaine
anglais dont il a été (piestion et lui avait enlevé
son poignard que la vicomtesse avait dérobé h ^
son tour, la nuit où elle devint mère par un
crime.
Tout îi coup IMarie revient pour mourir avec
sa mère, et cette pieuse inspiration lui sauve la
vie, car le sire de Flavy avait posté des soldats
sur le chemin qu'elle avait pris avec ordre de
massacrer tout ce qui se présenterait sans sauf-
conduit. Le vicomte, accablé de remords, vase
faire tuer par les Anglais.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de
cette froide et incomplète analyse : le drame de
M. Rosier est du genre Tour de Nestlé, ou
drame-imbroglio; les incidens , les péripéties
s'y succèdent avec une merveilleuse rapidité ,
s'accumulent et ne laissent au public le temps
ni de respirer ni de réfléchir. Disons mainte-
nant que cette pièce est une des |)lus intéres-
s intesque nous ayons vues depuis longtemps, et
qu'elle a fourni à mademoiselle Georges, qui
reparaissait après une assez longue absence ,
l'occasion de déployer toutes les ressoiu'ces de
son beau talent. — Le rôle de Dorbendas est le
meilleur de Fouvrage ; il est pétillant d'esprit ,
et a été joué d'une manière supérieure par Mé-
lingue; profond et énergique, railleur et in-
cisif tour à tour, Mélingue s'est placé par celte
(a-éation au premier rang. — 'Mademoiselle
Théodorine a été belle de simplicité dans le
rOIe secondaire de Marie. Quand donc nos dra-
maturges lui feront-ils une autre Rita CEspa-
(jnole?
En somme, le Manoir de Montlouvier est ,
pour la Porte-St-Martin , un grand et légitime
succès. C.
Rfuuf î)c cinq jours.
20 FEVRIER. — Le tremblement vie terre du
1 1 janvier, si désastreux i)our la Martinique, n'a
produit aucun dommage à la (luadeloupe. Nous
voyons avec plaisir, dans \c Journal du Havre,
qu'il en a été de même à la Trinité, à Sainte-
Lucie, ;i la Harbadc, à Marie-Galante et îi la Do-
minique.
— L'ne correspondance dcConstautinople, ci-
tée per le Morning Chroniole, semble indicpier
une origine mystérieuse au grand incendie ipii
vient de dévorer la iiarlie de la résidence impé-
riale à Ci)nstanlino|)le. lin lirman détend de |>ar-
Icr en iud]lic de cet incendie. On évalue le dom-
mage causé à i.i millions de francs.
— Par (U-dounancc du IS février, M. le baron
Méebiu, conseiller d'étal, ancien préfet du dé-
parlement du Nord, est nommé président de la
conunission des monnaies cl médaiiles.
— Nous avons re(,'U hier une bien fAcheiise
nouvelle : le paipu'liot à vapeur /u Ville de Uor-
dcau.v, capitaine Cazeuilre, faisant le trajet en-
tre Itordeaux et li' Havre, vient de se perilic au-
prèsile Royan. Ileureusenu'ut personne n'a péri.
— Ou ictii de Conslauliac, le 27 janvier :
« Constantine se peuple d'Européens ; le com -
merce y prend de l'extension; de grands maga-
sins ont pris la i>lace des chétives échoppes des
Arabes. Nous avons maintenant un horloger, un
pharmacien, des ouvriers de toute sorte; Cons-
tantine marche à grands [las.
» Un cabinet de lecture, établi depuis quel-
ques mois, nous est d'un immense secours.
1) Les rues de la \ ille ont reçu des noms histo-
riques : nous avons les rues Damrémont, Cara-
man, Comités, Vieux, l'oticr, llaekelt, Caho-
reau, etc. ; la |)orte Valée ; d'autres rues ont re-
çu bs noms des divers corps qui ont pris pari à
l'expédition; d'autres enfin ont conservé leurs
anciens noms, soit arabes, soit traduits en fran-
çais ; les noms de ces rues sont inscrits sur les
murailles.
» Depuis quelques jours on a^placé des réver-
bères près du palais. «
— Les quatre bàlimens composant lesgaleries
de l'exposition des produits des arts et de l'in-
dustrie, aux Champs-Elysées, ont en ce moment
leiu- cliar|iente dressée. Trois sont entièrement
couverts. Une des grandes galeries est bientôt
décorée à l'intérieur et à l'extérieur, lîien n'égale
l'activité avec laipielle ces travaux sont pour-
suivis.Il faut, du reste, qu'ils soient achevés à la
fin de mars.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che 17 et lumli 18 février 1839, de i,317 dépo-
sans, donlCI4 nouveaux, la somme de .582, -383
francs.
Les retnboursemens demandés se sonl élevés à
la somme de 62-1,500 francs.
— Arr.\s. — 11 y a de singulières destinées ici-
bas. Ce qui nous a paru être un effet bizarre des
vicissitudes humaines, c'a été de voir hier ma-
tin, sur les bancs correctionnels, sous la préven-
tion de vagabondage, le (ils d'un général de l'em-
jiire, du général liessières, tué à la bataille de
Lutzen.liessières, qui avaitéié remisa l'audience
d'hier pour justifier de ses moyens d'existence,
est venu, par l'exhibition d'iui certificat, attes-
ter qu'il doit à la générosité de l'empereur, une
pension de 2iO fr. ijui, dit-il lui sortit pour vi-
vre. Celtejustification lui a réussi auprès du tri-
bunal, qui l'a acquitté du chef de vagabondage
pour lequel il était poursuivi.
21. — On écrit de Falmouth, le 14 février :
« Le paquebot le Penguin a apporté des
nouv(!llcs de Vera-Cruzdu ti janvier, de Tam-
l>ico du 10 et de la Havane du 18. Les troupes
françaises occupent Iraniiuillement le château
de Saint-Jean dLIloa. et depuis le 6 décembre
elles n'ont point inquiété la \ era-Cruz. Quel-
(jues troupes mexicaines restées dans la ville ont
détruit les tours et enlevé les canons. Toute com-
munication directe avec l'intérieur a été coupée ;
aucun approvisionnement ne peut entrer. On
veut ainsi em|>êcher les Français de trouver
quelque avantage dans Foccunâtion de la ville,
s'ils pensaient à s'y établir, et a entraver l'arri-
vée (les vivres. La ville esl déserte : tous les ob-
jets précieux en ont été enlevés. 11 n'y a jdus en
ville (|ue 80 h 100 étrangers.
— Le Journal des Dèhats publie une lettre
datée de la Nouvelle-Orléans, leT janvier, et .si-
gnée F. (iaillardel, (|ui transmet >iuelques détails
sur l'arrivée à la Nouvelle-Orléans des négocians
français de la Vera-Cruz. Nous avons rem-irqué
entre autres choses dans celle lettre les lignes
suivantes:
« Du rapport unanime fait par eux les négo-
cians français) en ma présence, chez \\. David ri
,^ M. David, il résulte (|ue. peu de jours avant la
criminelle tentative des Mexicains, le consul es-
pagnol avait protesté, au nom de son gouverne-
nuMii. contre les hostilités de notre escadre, et
qu'il (ng.igcait les Mcxiciins .t la résistance, en
leur iromettant lies secours prochains el assu-
rés de la iniissante Espagne. .\ lluurede la con-
llagratioii, l'auural liauilin, qui voulait tout ten-
ter pour amener tme conciliation ilé.sir.ddc , s's-
drcssa en vain à ce consul cspajuol pour l'aider
— 17G
tle son intervention. Cet agent sut se soustraire à
toutes les recherches, et attisa le feu au lieu de
réteindrc.
« La conduite du nouveau consul anglais a
été totalement opposée à celle de son confrère
castillan, et aussi active pour le bien que celle
de l'autre l'avait été i)0ur le mal. »
— Lesjournaux de Madrid du 13 parlent des
préparatifs de défense qui se font à Bilbao. On
croit cette ville menacée par les troupes de
don Carlos. Espartcro a ijuilté Haro avec 8,000
hommes pour se porter, dit-on, contre Tolosa.
— La cour royale de Paris, chambre des mises
en accusation, abandonnant sa jurisprudence
pour se ranger à celle de la cour de cassation,
vient de décider que le meurtre commis en duel
constitue un homicide commis avec prémédita-
tion, et que celui (|ui s'en est rendu coupable
doit, ainsi que les témoins qui l'assistaient, être
renvoyé devant la cour d'assises.
— M. Gouget, ancien commissaire de police,
a dérobé, il y a deux mois, dans une vente pu-
blique, divers objets de curiosité. L'instruction
suivie contre lui, et le débat qui a eu lieu au-
jourd'iiui devant la police correctionnelle, ont
constaté iiue M. Gouget était atteint d'aliénation
mentale. Le tribunal, sur les conclusions con-
formes du ministère public, a prononcé son ac-
quittement.
— La Madeleine de Canova a été adjujjée à
M. Aguado pour la somme de 63,000 fr.
— Hier soir, de dix heures à minuit, les abords
du Louvre étaient remplis de peintres qui pro-
fitaient du dernier délai pour apporter leurs
toiles. 11 parait que la quantité sera grande;
nous verrons la qualité au t" mars.
22. — Bruxelles, 20 février. —La soirée
d'hier et la nuit, malgré les plus vives inquiétu-
des, se sont passées sans trouble ; la garnison a
été toute la nuit sous les armes, et la garde civi-
que a fourni de nouvelles patrouilles qui ont cir-
culé toute la nuit dans les rues de la capitale.
— C'est le 13 du mois dernier que la reine
douaiiière de Naples a épousé le chevalier de
Baizo, colonel du régiment de lanciers de la
garde, l'ar ce mariage le colonel devient le
beau-père du roi régnant, de la reine régente
d'Espagne, de la princesse Amélie, femme de
l'infant don Sébastien, du prince de Capoue. La
reinedouairière est la tille du roi Charles IV d'Es-
pagne ; elle est âgée de 50 ans; elle a eu douze
enfans ([ui sont tous vivans. Ce mariage a eu
lieu, dit-on, du consentement du roi qui a
nommé le chevalier de Ualzo son chambellan.
— La tour de l'église de Beeringen, près Be-
verloo (Belgique), s'est écroulée le 17 au matin,
et a écrasé sous ses débris l'école communale.
Treize enfans, qui se trouvaient dans l'enceinte de
l'école, ont péri victimes de cette catastrophe;
les autres, au nombre d'une quarantaine, étaient
heureusement sortis , attires par la musique
d'un régiment. On croit aussi que deux soldats
sont sous lesdécombresde la tour. Le monument
comptait cinq siècles d'existence.
— Les travaux de restauration de l'église
Saint-tJermain-l'Aiixerrois se poursuivent avec
activité. Le pignon v? être restauré dans son
ancienne magnilicence ; les tourelles et leur
galerie de dentelle, les guivres, les goules, les
salamandres des gouttières, les croisées ogivales
et leurs nervures délicates, les mille colonnettes
et leurs chapiteaux fantastiques, taillés, coupés,
arrondis, ciselés avec tant d'art , tout est rétabli,
refait ou restauré avec un soin et une patience
extrêmes.
— Les lettres de Barcelonne du 12 février
annoncent qu'un beau navire étranger à trois
mâts, chargé de 7,SO0 fusils, expédiés par les
protecteurs de don Carlos dans le Nord, et des-
tinés aux troupes de Cabrera , venait d'être
pris, sur la côte de Valence, par les croiseurs
espagnols,et conduitdans le port de Barcelonne.
— Les canons de 80 à projectiles creux du
colonel Paixhans, et qui portent maintenant son
nom dans toute l'Europe, ont fait leurs pre-
mières urines à Sl-Jean-d'Ulloa. Tous les capi-
taines de vaisseau de la flotte s'accordent pour
reconnaitrc la part immense que ces terribles
instrumens de destruction ont eue au prompt
et complet succès de l'attaque. Les explosions
de poudrières, d'elfroyables ravages dans les
travaux de défense se succédaient avec rapidité,
et n'auraient bientôt fait qu'un monceau de
ruines du fort d'Ulloa,le Gibraltar de l'Amérique.
— VEcho de Rouen était poursuivi par MM.
A. Dumas, A. Boyer, hommes de lettres, et Du-
tacq , gérant du journal le Siècle , pour avoir
reproduit, sans autorisation , les feuilletons in-
titulés le Capitaine Paul et la Traite des
blancs. L'alfaires'estprésentéehierà l'audience.
Sur les conclusions jirises dans l'intérêt de VE-
cho par M'^ Lenepvcu, le tribunal a déclaré les-
dits auteurs non recevables dans leurs pour-
suites, faute d'avoir satisfait au dépôt préalable
de leurs œuvres h la bibliothèque nationale, for-
malité prescrite par l'article 6 de la loi d'u 19
juillet 1793. Le jugement a été rendu contre
MM. A. Dumas, A. Royer etDutacq, faute de
plaider.
—M. Vatout, conseiller-d'état, présidentducon-
seil des bâlimens civils , administrateur des mo-
numens publics, est, par une ordonnance en
date du 19 février, nommé directeur des monu-
mens publics et histori(jues.
23. — Le Moniteur belge du 19 février con-
tient un arrêté royal qui accepte la démission de
M. de Mérode, en sa doulde qualité de ministre
d'état et de ministre ad intérim, des finances :
il ne reste maintenant que trois ministres eti
place : MM. de Theux, Willmare et INothomb.
— Les constructions des bâlimens destinés à
l'exposition des produits de l'industrie coûte-
ront au pins 300,000 fr. , et non t, 500,000 fr.
ainsi qu'on l'a annoncé par erreur.
— Madame la marquise de Montagu, fille du
duc d'Ayen , depuis duc de Noailles, et arrière
lielile-lille du chancelier d'Aguesseau, vient de
mourir.
— Ce matin, à six heures et demie, un violent
incendie a éclaté à bord du superbe paquebot à
vapeur /e A'o/;o , de Londres, appartenant à la
compagnie générale de la navigation par la va-
peur, et mouillé sur la rivière à l'entrée des
docks de Sainte-Catherine. Malgréles secours les
plus prompts et les plus actifs , ce magnifique
I)aleau a été en partie brûlé. On évalue le sinis-
tre î» environ 1,000 liv. st. 11 n'était pas assuré.
On a eu le temps de sauver beaucoup d'effets et
de marchandises qu'on a jetés sur la berge.
{Globe.)
— Parmi les jeunes Arabes envoyés de Cons-
tantine en France, au nombre de cinq, pour y
faire leur éducation, onsii'.niln le fils d'Ali, ca'id
des Aractas,et lefrèredii li ikerndeConstantine.
La joie qu'ils éprouvent de partir pour celte
France dont ils ont si souvent entendu parler,
contrastait d'une manière frappante avec la dou-
leur de leurs parens; il était facile d'y reconnaî-
tre qu'en nous accordant une preuve de con-
fiance illimitée, ces derniers accomplissaient
aussi un immense sacrifice.
— Dans une jirairie hors la porte de Gand ,
une taupe a ramené à la surface une bague en
or, dite à la chevalière, qui excite une grande
divergence d'opinions parmi nos anti(iuaires. Ce
bijou porte dans son contour intérieur les noms
des trois mages, gravés et émaillés en caractères
gothi(iues, celui de Ballhazar en émail noir et
les deux autres en blanc. Par dessus se trouve
enchâssé un petit os qu'on suppose être une re-
lique. ...^
— Les eaux de la Seine ont considérablement
grossi ; elles ont haussé de plus de deux pieds
depuis hier, il est à craindre que cette crue su-
bite et tout à fait inattendue n'ait occasionné
de nombreux sinistres.
— Par ordonnance royale du 15 février, M. le
duc deCoigny a été nommé président de la com-
mission spéciale des théâtres royaux et du Con-
servatoire.
Une autre ordonnance delà même date nomme
M. le marquis de Louvois membre delà même
commission.
— On vient de commencer le dallage du terre -
plain de la place de la Concorde, au milieu du-
quel sont les deux fontaines et l'obélisque de
Luxor.
24. — Le général Sckrzynecki part pourLondres
ce soir même. 11 prévoit les embarras diploma-
tiques que sa présence ici pourrait entraîner.
De nombreux réfugiés polonais l'ont précédé.
La plupart des Français attachés aux différentes
rédactions de nos journaux ne tarderont pas à
sortir également du royaume. MM. Delescluse,
rédacteur en chef du Journal de Charleroi,
et le gérant du Journal de Namur, ont reçu
l'ordre de quitter la Belgique dans les vingt-
quatre heure.
— M. le lieutenant-général Rapatel, qui était
revenu en France pour rétablir sa santé grave-
ment altérée par suite de son long séjour en
Afrique et le zèle qu'il y « déployé, vient d'être
mis en disponibilité.
— Dans son audience d'avant-hier, le tribu-
nal de commerce de la Seine a ordonné la lec-
ture d'un arrêt de la cour royale de Paris, du
.5 décembre dernier, qui réhabilite M. Charles-
Christian, comte de Montholon, maréchal-de-
canip, déclaré en état de faillite par jugement
du 31 juillet 1829.
— Ui\ AUTRE PAYSAN DU Danube. — Samedi
dernier, la reine d'Angleterre faisait une pro-
menade à cheval , accompagnée des personnes
de sa suite. Arrivée à Old-Oak-Common , S. M.
désira rentrer au palais par la roule d'Hanow,
mais la pluie étant très forte, on pensa que ce
serait assez difficile. On se décida donc, pour
abréger la route, à traverser une prairie appar-
tenant à M.Tubbs, magistrat du comté; mais
celui-ci refusa la permission, et la reine et sa
compagnie furent obligées de faire un long dé-
tour pour rentrer. Sur l'observation faite à M.
R. Tnbbs que c'était à sa souveraine qu'il avait
refusé le passage à travers sa prairie, il répondit
qu'il n'en savait rien, mais que quand même il
l'aurait su , il n'en aurait pas moins agi comme
il l'avait fait.
— Une croisière française va être établie dan s
le voisinage des Açores, en dehors du détroit de
Gibraltar, aux environs de Cadix , de Lisbonne ,
sur toute la côte de Portugal et aux attérages
de France. Elle a pour objet de protéger les na-
vires français contre les corsaires mexicains.
— Cent quarante-sept boulangers de Paris et
de la banlieue étaient cités devant le tribunal
de simple police ; le tribunal a reconnu des cir-
constances atténuantes en faveur de 93. Les au-
tres ont été condamnés ainsi qu'il suit , savoir :
à Paris, 18 au maximum de la peine pécuniaire ,
et 16 en outre à l'emprisonnement, comme étant
en état de récidive.
Dans la banlieue , 6 au maximum de la peine
pécuniaire, et 12 îi l'emprisonnement.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
linp. et Fond, de Félix Locquin et corap., rue
Notre-Dame-des-Victoires, 16. fli
28 FÉVRIER 1839.
littbrituse, sciinces, beaux-arts, indcltitle,
cok:<aissances utiles, esquisses de hobuhs,
mémoires et voiages.
(H-^^ M fm. *
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Prix des annonces, 75 c. la lignes
LE VO
^a^tU îrf$ Journaur francatô et ctntiuKre.
SOMMAIRE.
Les obsèques du duc et de la duchesse de
Bourgogne (extrait de la Cfia?nbre aux
poison), par Paul L. Jacob, bibliophile. —
Deux mariages de raison (extrait de Folle»
Amours), par Alphonse Brot. — L'ennui,
jiar Eugène Guinot. — Un bonnetier an-
glais dans le grand monde , par M. C. S.
AzARio. — Ouragan aux Etats-Unis. —
Mélanges, faits curieux : Incendie dupalais
de la Sublime -Porte à Constantinople ;
Inondation en Belgique ; Assassinat ,
affreux détails; Un enfantement labo-
rieux; Une farce; La bonne marraine.
— Revue des tribunaux. — Revue) de trois
jours.
DU
llHcetdeladiiehessedeBourgosiie.
{La Chambre aux poisons (I), nouveau
roman liisloriiiue du biliiiophilc .laoob, nous
fournit le fragment dont le titre précède. Cet
ouvrage, d'une lecture atlnchante, d'un intérêt
dramati(|uc soutenu, nous reporte aux der-
nières années du régne de Louis XIV, alors (|uc
le grand roi, succombant sous les efforts de l'Eu-
rope coalisée contre lui, voyait la fortune l'a-
bandonner au dedans romnic au dcliors, car
IB (1) 2 vol. ln-8'. Chez Victor Mujcu, Odilcur, quai
des AugusUns, :>1,
au dedans le poison décimait sa famille et lais-
sait tout l'avenir de la monarchie reposer sur la
tête d'un enfant de cinq ans, qui fut depuis
Louis XV. Cette thèse du poison est celle exploi-
tée par le romancier qui l'explique à sa ma-
nière : sans nous porter garant de l'authenticité
de la version par lui adoptée , nous pouvons du
moins faire cause commune avec lui pour re-
pousser bien loin d'un personnage éminent de
cette époque celte infime accusation d'tmpoi-
sonncment; nous voulons parler de Philippe
d'Orléans, depuis régent pendant la minorité
du jeune roi. — Dans l'extrait suivant, le biblio-
phile Jacoli nous fait assister à une partie des
menées calomniatrices dirigées contre le i>rincc.
Quant à cette Léonora Pacheco dont il est ici
question, c'est une jeune Espagnole quia été
aimée du duc d'Orléans , qui a essuyé de sa part
un outrage sanglant et qui lui a voué une haine
éternelle. Léonora Pacheco est un personnage
historique; c'est elle que l'auteur de la Cham-
bre aux poisons accuse d'avoir commis tous ces
crimes lâches et épouvantables qui vinrent
assombrir la tin d'un règne si long et si glorieux.)
Le vendredi 19 février 1713, le convoi qui
devait porter à l'abbaye du Val-de-GiAce les
cœurs du dauphin et de la dauphine, partit de
Versailles à cinq heures et demie. L'évéque de
Senlis, t|ui représentait le grand-auml^nier do
l'rance, tenait les deux rœurs enfermés dans un
vase d'or : ^ ses eûtes, au fond du même car-
rosse, aux portières, élaicnl madame la prin-
cesse de Condé, madame de Vendùme et made-
moiselle de Conli; sur le devant, la duchesse du
Lude ( l le duc du >laine : dans les carrosses de
la suile, se trouvaient les inenins du dauphin et
les dames du palais delà ilau|ihine. Le collège,
qui allait au pas, n'arriva au Val-dc-Gràccqu";'i
juiniiil cl demi , îi travers les rues obstruées
, d'une foule trislt et silencieuse, parmi laquelle
le nom du duc d'Orléans circulait de bouche en
bouche. L'abbessedu Val-de Gràce,en recevant
les cœurs des mains de l'évéque de Senlis, pro-
nonça un discours fort convenable , où elle ne
fit aucune allusion au genre de mort des princes.
Pendant la cérémonie religieuse, qui se prolon-
gea jusqu'à deux heures du malin, on afHcha
sur les murs extérieurs de l'abbaye un placard
diffamatoire, qui fut attaché celte nuit-là aux
portes de toutes les églises de Paris et dans plu-
sieurs endroits du ch.Meau de Versailles. Ce
placird. qu'on avait répandu «lès la veille autour
du Palais-Hoyal, était ainsi conçu :
« Le dauphin et la dauphine ont été empoi-
sonnés ! La main qui leur donna le poison n'.i
pas fait de tels coups pour s'y arrêter... Li
l'rance , dans ses regrets pour un grand prince
et une grande princesse , ne doit pas oublier
que le sang de l'empoisonnetir serait plus agréa-
ble aux illustres morts que des larmes et des
gémissemens. Mais si cet empoisonneur est ,
|)ar son rang et sa naissance, à l'abri des lois et
de la justice , se contentera-t -il de deux enipoi-
sonnemens qui ne font que lui ouvrir le che-
min du trône? Il abattra toutes les tètes qui
sont destinées à porter la couronne, et il ramas-
sera ensuite cotte couronne sur le tombeau de
ses violimes. Peuple! le successeur de Louis-le-
Grand sera le meuririor'de sa famille .' "
Ce placard, imprimé en gros caractères , et
surmonté <lesattributs do la tragédie, une coupe
ol un poignard, fut enlevé, avant le jour, par la
police de M. d'Argenson ; mais il reparut les
nuits suivantes, sin-toul aux environs du PaLiis-
Boyal. sans qu'on pilt savoir ipiels en étaient les
auteurs. Cet affreux placard se multipliait aussi
à Versailles et même à Marly, oii le roi le lut ap-
posé tout fraichement à l'entrée de sa chambre.
Voyor d' \ri;enson avait beau redi>n!>ler d'acti-
vité luuir parvenir à la source d'une trame si
habileineni ourdie, il n'obtenait aucune lumière
capable do le mettre sur la voie. Ou lui rap-
porta seulement que des bourgeois avaient tu
— 178 —
le soir un jeune homme , enveloppé d'un man-
teau Iiriin , errer diins la rue Saint-Honoré, et
laisser sur son passajje plusieurs placards collés
aux murailles. Mais , à Versailles , c'était une
femme voilée et velue de deuil, «[u'on avait sur-
prise exéeulant le même office, et (|ui disparut
avant ipron pi'lt la rejoindre, ("es placards exci-
tèrent da\antai;e la cour et le peuple ^ poiir-
.suivre d'injures et de malédictions le duc d'Or-
léans , qui se voyait entièrement aliandonné
dans son palais, et qui avait besoin de toute sa
force d'fimc pour se montrer en public, où il
était accueilli par des murmures et des gestes
d'Iiorreur.
Cependant il alla , dans la journée du lun-
<li 22, donner de l'eaubcnite aux corps du dau-
phin et de la daupliine , (ju'on devait conduire à
Saint-Denis la nuit m'me. Depuis le samedi 20,
ces deux corps élaicit placés sur une estrade
dans l'apparteaicnt de la dauphine, tout tendu
de noir, ainsi que les arcades du vestibule , le
grand escalier et la première chambre des gar-
des, sans autre ornement que des bandes d'é-
cussons qui régnaient de chaijue côté de la ten-
ture, jusqu'à la salle où Ton gardait les coips :
aumôniers du roi, évéques, menins du dauphin
et dames delà dauphine, venaient, à tour de
rôle, se ranger en prières à droite et à gauche
du catafalque, où veillaient jour el nuit (pialre
rères de la IMission, quatre leuillans et(]ualre
Kécollets. Pendant deux jours, tout le monde
fut admis indistinctement à visiter cette funèbre
exposition, et l'on y vint de Paris et des villes
voisines , avec des sentimens de vifs regrets pour
les défunts et ce plus vive irritation contre l'em-
jioisonneur. Une mullilude d'honmies et de
femmes, la plupart en deuil, délitaient avec re-
cueillement devant les deux cercueils euviion-
iiés de ci(!rges et de lampessépnlcrales : ce spec-
tacle mettait des larmes dans tous les yeux, et,
])ar nioniens , quelque exclamation énergique
contre rautcur de cette double mort se faisait
jour entre des rumeurs de i>ilié et de colère ,
auxquelles les huissiers n'avaient pas le cou-
rage d'imposer silence, i)arce qu'ils en parta-
geaient le seniimenl : il y eut même deux ou
trois individus (|ui, arrivant près de la barrière,
au-delà de laquelle le iniblic ne pouvait avan-
cer, s'agenouillèrent tout en pleurs, et jtronon-
cèrcnt d'une voix pleine de sanglc>ts une espèce
de rcipjête pour ((ue le duc d'Orléans fût accusé
d'empoisonnement et jugé par une cour de jus-
lice comjiosée des princes el dts ducs et pairs.
On se contenta de ciiasser avec lieaiicoup dé
gards ces agens accusateurs, qui répétaient un
rôle, et qui eussent pu fournir des renseigne-
nienssur la ligue secrète acharnée à la perte du
duc d'Orléans.
Ce fut bien pis lorsque le diic d'Orléans , ac-
ct tipagné de sa mère, se présenta poiu' donner
l'fc au bénite au corps du dauphin : il était seul
avec Madame , les princes et princesses ayant
rempli ce devoir d'éti(iuclie dès le samedi ma-
tin, alin de ne pas se trouver en compagnie du
prétendu empoisonneur; Philippe d'Orléans
portait sur ses traits altérés lempreinie du
chagrin qui le consumait, et ses yeux malades,
rougis par les larniesamères qu'il avait versées,
avaient iieine à supporter le joiu- el la lumière ,
U'ilcnicnl qu'il les tenait baissés presque cons-
tamment, ce qui ajoutait un air de contrainte
et d'embarras à son maintien abattu. Une
grande foule rattendail à la grille du château ,
et quand on vit paraître son carrasse venant de
Paris , des cris sinistres éclatèrent de toutes
l)arls, et continuèrent avec plus de fureur lors-
qu'il fut descendu dans la cour d'honneur. Il se
retourna el fit un pas en avant pour aller droit à
cette populace qui criait; mais sa mère le re-
tint par le bras , et ils entrèrent ensemble sous
la voûte, où les reçurent le duc d'Aumont et le
mar(]uis de Dangeau à la tête des menins du
dauiihin. On avait fait évacuer les salles qu'ils
devaient traverser jusqu'au lit de parade, et ils
ne lencontrèrenl sur le passage que des domes-
tiques du dauphin et de la dauphine : exaltés
par la douleur d'avoir perdu leurs emplois et
leurs gages , ces gens-là ne se continrent plus à
la vue de celui ipi'ils regardaient comme la cause
de leur malheur, et ils lui montraient le poing
en proférant les injures les plus atroces à ses
oreilles. Le prince ne leva pas la tête et pour-
snivit juscju'au bout cette pénible épreuve, tan-
dis (jue ÎMadame, pénétrée de l'innocence de son
lils et de l'indignité des accusateurs, foudroyait
ceux-ci d'un regard terrilde et majestueux.
— Monseigneur, et vous, madame , dit à de-*
mi-voix le duc d'Orléans en secouant le goupil-
lon sur les deux cercueils : je serais bien aise
d'éireà celte heure dans la condition où vous
êtes, car du moins respecterait-on le mort plus
que le prince du sang !
Le duc d'Orléans s'élant retiré, avec sa mère
qui l'encourageait, dans la chambre où la dau-
phine était morte, les dames d'honneur el les
dames du ])alais de celle |>rincesse reculèrent à
la fois dans l'angle le jihis éloigné de la cham-
bre.
Cependant l'évêque de Senlis, assisté des évê-
(jues de Monlauban, de Tournay el d'Autun, des
aumôniers de la cour, et du curé de Versailles,
en surplis et en étoles, entonnèrent le psaume
E.v.iiiltalniiH , elles Pères de la Mission chan-
lèrenl ensuite le Miserere: a\ors vingt gardcs-du-
corps levèient les deux cercueils , et quatre au-
tics les deux urnes où étaient renfermées les en-
trailles. Le marcpiis de Dangeau avertit le duc
d'Orléans et les dames qu'ils pouvaient suivre
les corps : le duc d'Orléans marcha le premier ,
après avoir serré la main de Madame, qui élait
dispensée par son rang d'accompagner le con-
voi , el les dames de la dauphine , chuchotant
entre elles avec des gestes el des regards indé-
cens, afreclèrent de se tenir à distance du prin-
ce, qui avait été nommé par le roi pour conduire
le deud. Sur le grand escalier, la musique com-
mença le DeprofuiuUs en faux bourdon, el les
tambours des gardes françaises et suisses , qui
étaient sous les armes, battirent de sourds rou-
lemens, pendant qu'on plaçait les cercueils et
les urnes sur le char mortuaire. Puis , le cor-
tège se mil en mouvement au son des cloches.
Ce cortège était précédé de cent pauvres ha-
billés d'une longue cape grise el claire, plissée,
avec un capuchon et une ceinture, ayant chacun
à la main un flambeau. Une compagnie des gar-
des-du-corps , cent vingt gentilshommes choisis
dans les deux comi)agnies des mousquetaires ,
et les compagnies entières des gendarmes el des
chevau-légers, tous à cheval et en habits d'or-
donnance, avec des flambeaux, défilaient devant
les carrosses de deuil, attelés de huit chevaux ,
ceux du duc d'Orléans , du dauphin et de la
dauphine, suivis de leurs valets de pied portant
des torches. Les cinq carrosses de la dauphine
étaient oceu])éspar les dames de sa maison el par
cinq princesses, la duchesse de Bourbon, la du-
chesse de Vendôme, mademoiselle de Conli, ma-
demoiselle de la Hoche- sur-Yon, et la grande
Duchesse. Le duc d'Orléans était seul , avec le
marcpiis de La Fare et le comte d'Etampes, son
seconil capitaine des gardes, dans son carrosse,
qui, par un hasard singulier, ou par une mé-
chanceté calculée , se trouvait en quelque sorte
séparé du cortège , tant les carrosses suivans
laissaient d'intervalle entre eux et lui, intervalle
qu'envahit bientôt une populace en haillons ,
avec des cris et des ins\illes à la bouche. Les pa-
ges du dauphin et de la dauphine venaient après
les valets de pied , avant le roi d'armes et les
hérauts d'armes, qui menaient le char, lourde
machine drapée en velours noir à ornemens d'ar-
gent, el traînée par huit chevaux caparaçonnés.
Quatre aumôniers en rochet, manteau el bonnet
carré , escortaient à cheval les corps, en tenant
les cordons du poêle noir, sur le(iuel brillait un
autre poêle de drap d'or, aux armes de France
el de Savoie. Derrière ce char, des carrosses, des
I)ages, des valets et des gardes arrêtaient un
torrent de peuple qui se pressait tumultueuse-
ment pour voir quelque chose du cortège et de
l'enterrement. La route de Versailles à Paris
était bordée de curieux, que la nuit, la pluie el
le froid n'avaient pas empêchés d'attendre à la
même place depuis plusieurs heures. Partout ,
(les cris injurieux s'élevaient à l'apparition du
carrosse du duc d'Orléans, qui restait au fond ,
la figure cachée dans son mouchoir. 11 n'avait
pas l'air d'entendre ces cris, qui augmentaient
de fureur à mesure qu'on approchait de Paris,
et qui ne rencontraient aucune opposition de la
l>art des commissaires chargés de la police du
convoi. Lecomte d'Etampes semblait mal à l'aise
et ne disait mol ; mais le marquis de La Fare se
prononçait énergiquement contre l'insolencedcs
perturbateurs, et contre l'imprévoyance ou la
tolérance cou|)al)le des maîtres de cérémonies ,
qui auraient pu si aisément faire cesser le scan-
dale.
iMonseigneur , dit-il pour la vingtième fois ,
permettez-moi de mettre pied à terre, et de som-
mer M. le marquis de Dangeau, qui a la police
générale des obsèques, de faire taire ces criards
soudoyés par vos ennemis ?
— Non, La Fare, répondit le duc d'Orléans
en montrant son visage sillonné de larmes ; ce
ne serait pas me disculper el m'absoudre, que de
fermer la bouche à ces gens qui ne savent que
ce qu'on leur a appris et qui ne font que ce que
l'on Iciu' a payé.
— Voilà ce qui m'indigne, monseigneur! re-
partit La Fare ; moi qui su s votre capitaine des
gardes, je ne dois pas souffrir...
— Ces clameurs ne m'ôtent pas une minute de
vie, interrompit le prince, et si j'u'ais de vio-
lence pour oblenir qu'on me respeclàt, on crie-
rail moins, sans doute , mais on gloserait davan-
tage sur mon compte; n'est-ce pas, monsieur
d'Etampes?
— Monseigneur, étes-vous sur que ce soit
— 179 —
coiiliT VOUS qu'on crie de la sorte '? olijccla ti-
mideinent le secoiul enjiilaine des gardes.
— J'en voiidiwis ponvuir douter, monsieiii' ;
mais je ne saurais me méprendi'e sur mon nom,
qu'on répèle de façon assez mallionnéte. Je me
console en pensant que IMadame n'est point là !
— Je suis certain, monseigneur, dit La Fare ,
que cette rumeur cesserait aussitôt, si je lirais
l'épée contre celle canaille !
— Gardez-vous-en bien, La Fare! s'écria le
prince en l'arrêtant et en lui louchant dans la
main avec reconnaissance ; on m'accuserait d'un
nouveau meurtre , et l'on me peindrai! au roi
comme l'assassin de son peuple !.... C'est la pre-
mièie fois que je comprends la douceur de la
religion pour les affligés et les opprimés , qui
vont chercher la justice là-haut, ne la trouvant
pas ici-bas !
Le convoi n'arriva que vers deux heures cl
demie du matin à Taris, où il entra par la porte
Saliit-Honoré, pour se rendre à l'abbaye de St-
Denis, en suivant la lue Saint-Honoré dans toute
sa longueur, jusqu'à la rue Saint-Denis, par
laquelle il devait sortir de la ville. Le lieutenant
de iiolice, à qui appartenait le droit de mainte-
nir la tranquillité de l'aris, avait pris toutes les
précautions nécessaires, sansemi)iéter snria po-
lice spéciale du con\oi, que le marquis de Dan-
geau ne s'était pas soucié d'organiser demaniéi'e
que le duc d'Orléans fût à l'abri de toute insulte.
Néanmoins, malgré les escouades du guet par-
courant les rues, malgré les lanternes allumées
de distanceen distance, el malgré les réglemens
sévères publiés a son de trompe pour empêcher
les réunions des gens mal inlenlionnés, il y avait,
sur les places et dans les carrefours, des groupes
tl'hommes à moitié ivres qui vociféraient coulre
le duc d'Orléans , et (jui se reformaient sans
cesse en masse, aussiiôt après que le guet les
avait dispersés. Ces sourdes rumeurs, qui an-
noncent une émeute populaire, avaient depuis
la veille circulé dans les quartiers que le cortège
allait parcourir, el les marchands, in(iuiels du
pillage, s'étaient promis de faire bonne garde
dans leurs boutiques.
Les Feuillans , les Capucins et les Quinze-
Vingts de la rue Saint-Honoré se iirésenlèreiit
processionnellemcnt, croix et bannière en tète ,
au moment où le convoi passa vis-à-vis de leur
couvent, el psalraodièieut un De profuiidis de-
vant les corps. Le clergé de chaque église qui
se trouvait sur le passage des corps leur rendit
mêmes honneurs , les cloches tintant à la fois
dans tous les ciochers de l'aris , et le bounb.n
de i\olre-Dame dominant cet immense glas fu-
néraire. Les fenètr.s des maisons étaient en-
combrées de siiectaleurs, et la foule bordait
d'tM)eh:iie épaisse et mouvaute toute la roule
que tiendrait le cortège jusqu'à sa deslinaliou.
Mais vainement le li( uleiiaiii de police courait à
cheval, avec ses émissaires, en avant et sur les
lianes de la colonne qui se développait avec une
solennelle lenteur; vainement il chassait à coups
de hoiissiue les provocateurs de (rouble, qui
cherchaient à soulever la nudtilude par dès al-
locutions incendiaires; vainement il se diri-
geait sur Ions IcsiHiinis où commençait un tu-
multe et où se formait un rassemblement hostile:
les <;ris et les injures accueillaient à chaipie pas
le carrosse du duc d'Orléans, cl à rtiitréc des
rues transversales, des hommes hideux lui je-
laient de laboue,des jiierres et t'es tessons de
bouteilles, qui blessèrentlecocheret les laquais.
Ces vociférations farouches redoublèrent à l'aj)-
proche du Palais-Royal , ainsi que la grèlc de
projectiles qui souillèrent la voiture et brisèrent
les glaces. La marche du convoi fut tout à eonj)
interrompue au coin de la rue Richelieu, par
rirru|ition dune bande de séditieux qui, armés
de bâtons et de torches, poussaient des cris de
mort contre le lu'ince; mais le lieutenant de
police accourut dans la bagarre, et ordonna aux
soldats du guet de mellre l'épée à la main pour
charger sur ces malfaiteurs , qui s'enfuirent à
toutes jambes.
— C'en est trop, monseigneur ! s'écria La Fare,
qui .s'elforça d'ouvrir la portière du carrosse
sans y parvenir, à cause de la proéminence in-
commode de son venire: je veux couper les
oreilles à ces misérables !
— Je vous prie, je vous commande de demeu-
rer, dit le duc d'Orléans, qui partageait pourtant
l'indignalion de son capitaine des gardes, et qui
serrait dans sa main la ])oignée de son épée ;
quMnd vous leur couperiez les oreilles, joue-
raient-ils moins delà langue ?
— Monseigneur, si vous souffrez qu'on vous
oulrageet qu'on vous menace ainsi en ma pré-
sence, je ne lepuis souffrir, moi! Je sais quils
sont les devoirs de ma charge, et je veux les
remplir, s'il vous plait, malgré vous.
— Non, La Fare; ce serait déshonorer votre
épée, que de vous en servir contre de iiareilles
gens !
— Cependant, monseigneur, en cas qu'on leur
donne loute licence d'agir, ils vous déchireront
en lambeaux !
— Dès que je croirai ma vie en danger, je me
résignerai peut-être à la déft'ndre , parce que
j'en ai besoin pour obtenir une éclatante juslilî-
cation ; mais j'espère que >l. le lieutenant de
police nous épargnera cet ennui.
— Voici le Palais-Royal , monseigneur : ne
voulez-vous pas y descendre? vous y seriez du
moins en sûreté !
— Que me proj>osez-vous, monsieur? n'est-ce
pas le faitd'un ennemi, que dcmeconsciller une
lâcheté ? Quoi ! j'aurais l'air de fuir el de me
cacher ! Bien plus, je serais indigne de l'hon-
neur que m'a l'ait le roi en me nommant pour
accompagner le cori s de son peiii-iils! Ah!
monsieur.j'aimerais mieux mourir cent fois que
de quiler mon poste!
— Accordez-moi seulement, monseigneur, de
re(|uérir quelques uns de vos serviteurs pour
qu'ils fassent escorte à votre carrosse ? Il y a des
gens aimés dans celte loiirbe, el si l'on entre-
prenait sur votre personne... SX. d'Llarapes, ai-
dez-moi donc à déterminer son altesse royale à
ces raisons de prudence ! Vous semblez étranger
à tout ce qui se passe, ])our Dieu !
— Eh ! monsieur, si vous le trouvez bon. j'at-
leiidiai les ordres de son altesse royale! repar-
tit le comled'Elampes.
On ouvrit brusquement la portière, et le mar-
quis de La Fare, qui .s'imagina que eél.dt inie
attaque dirigée conlre le duc d Orléans, ,se jetait
au devani de celui-ci, afin de lui faire un rem- I
part de son j.ropre corps, lor.squ'il reconnut le i
litutcuaul de police, qui aviit mis pied .t terre (
après la disiiersion des agresseurs. Le prince
était si accablé de chagrin, qu'il n'ùiapasson
mouchoir de ses yeux pour v.ir qiii.se présen-
tait à la portière, et il ne se fût pas bougé da-
vantage, avec la ccrtiiude de recevoir un" coup
lie poignard. La voix de M. Voyer d'Argenson le
(il sortir de cette sombre et insouciante disposi-'
lion d'esprit; car M. d'Argenson était un des
rares amis sur lesquels il pouvait compter, et
son intérêt dcv;,it ôlre gravement mêlé à la com-
Miunicalion verbale que venait lui faire le lieute-
nant de police en personne, au milieu delà
pompe funèbre et sous tant de regards inquisi-
teurs.
— Monseigneur, puis- je parler ? dit ce magis-
trat en désignant dun coup d'œil le comte d'E-
tampes, quimédilail tout bas de se défaire de sa
charge avant que le duc d'Orléans fat mis ea
accusation.
— Parlez , monsieur ! répondit le prince en
redevenant calme par l'empire qu'il exerçait sur
lui-même. Je n'ai rien à dissimuler, et je serais
fort offensé qu'on crût que je fais mystère de
•luelque chose.
— Eh bien ! monseigneur, si vous n'avez riea
à craindre d'un procès, comme je n'en doute pas
jiour ma part, je vais faire saisir les meneurs de
cette émeute, et nous connailrons enfin de quel
cOlé souffle ce mauvais vent.
—Ah ! monsieur, vous me rendrez un incom-
parable service, en arrêtant un des chefe de ce
complot, sans lui faire aucun mal,
— Je n'ai pas voulu prendre sur moi d'exécn-
ler cette arrestation, avant d'avoir l'assenliment
de votre altesse royale.
— Néliez-voiLS point assuré d'avance, mon-
sieur, de me faire plaisir, eu remontant à l'ori-
gine de ces étranges bruits ?
Je sais, monseigneur, combien ces bruits sont
taux et odieux ; mais je sais aussi qu'on ne doit
jamais s'exposer à contrarier, par un bon office
maladroit, les personnes qu'on a le plus à caur
de servir. Ainsi, vous ne prévoyez nul incon-
vénient à ce que je m'empare des plus lurbu-
iens, pour les livrer aux juges-enquêteurs du
Chàlelet ? « o i uu
— Hé ! quel inconvénient, monsieur ? Ce que
nous désirons tous, ce me semble, c'est que la
justice informe el fasse son devoir.
— Je ne larderai guère, en ce cjs, à capturer
deux on II ois des plus forcenés, et la qucstioa
le» forcera bien de tout dire.
— Je serais curieux toutefois de les interroger
le premier... Faites enfermer, je vous prie, au
Palais-Koyal ceux que >ous saisirez , jusqu'à
mon retour siuleracnt. Api es que je les aurai
<|ucsiionnés moi-même, en usant de douceur
pliilùt que de violence, ou les conduira aux pri-
sons du Chàtelcl pour que I. ur procès s instruise.
C'est là où je reconnaîtrai >oiie alîeo:ion, mon-
sieur, et vous u'obligere/ pas un ingrat.
Le cortège s'était remis en marche, et à peine
le lieutenant de police se fut-il reiîré. que de
nouveaux cris de mort rcteulirenl plus furieux
contre le duc d'Orléans, accompagnés d'une
noux lie décharge de pierres cl de boue; mais
ils se changèrent tout à coup eu cris do terreur,
lorsque le guet opéra habilement l'arrestation
du principal meneur, qui lut touJuit au PjLiis-
Ko)al et enfermé dans le corps-dc-garJc. Ccllo
— 180 —
mesure de vigueur imposa aux malvcillans, et
lesemi>êcha de troubler Tordre du convoi par
des tentatives de violence qui seraient rudement
réprimées par le guet. Les cris seuls conti-
nuèrent de loin en loin, sans aucune autre dé-
monstration hostile, et le duc d'Orléans put
entendre ((u'on le maudissait tout haut, en lui
souhaitant mille morts. Dans le quartier des
Halles surtout, l'exaspération des habitans était
au comble, et si les agitateurs se fussent adressés
de préférence h cette partie de la population, le
prince, à qui l'on imputait le double empoison-
nement du dauphin et de la dauphine, aurait
été sans doute sacrifié îi la vengeance de ces
deux victimes. Il y eut des marcliandes de pois-
son qui s'approchèrent, le couteau à la main,
de la voiture du duc d'Orléans, en vomissant
d'horribles imprécations contre lui. On vit alors
combien le dauphin était aimé parmi les basses
classes, qui avaient le plus à souffrir des mal-
heurs de la guerre et des charges de l'état.
Dès qu'on aperçut de Saint-Detis les premiers
flambeaux, le bourdon de l'abbaye sonna pour
convoquer le clergé des paroisses et les commu- j
nautés d'hommes, qui se rangèrent à la suite des ^
religieux de l'abbaye, et allèrent à la rencontre
des corps. La jonction des deux cortèges, aux
chants des psaumes, n'interrompit pas la mar-
che du convoi, qui défila sur la place abbatiale ,
entre des compagnies de gardes françaises et
suisses, qui l'attendaient sous les armes. Le duc
d'Orléans fut introduit dans le chœiîr de l'église
tendue de noir, tandis que le prieur de Saint-
Denis recevait h la porte les deux cercueils, de-
vant lesquels on prononça plusieurs harangues;
ensuite, on les transporta dans la nef, sur deux
tables entourées de cinq douzaines de cierges
et sous un riche baldaquin qui descendait de la
Toute. Lesprincesses, les dames et les personnes
notables du convoi se placèrent dans le chœur,
les autres restèiert dans la nef et les bas côtés ;
l'évéque de Senlis et le prieur de l'abbaye jetè-
rent l'eau bénite et encensèrent les corps. 11 était
huit heures, lorsqu'on suspendit les offices pen-
dant une demi- heure, avant de commencer la
grand'messe. Tout le monde se plaignait du ftoiJ
et de la fatigue; car, depuis quinze heures , on
n'avait pas eu de repos. Le duc d'Orléans sem-
blait indifférent à tout ce(iui se jiassait autour
de lui, elplusieuss fois les maîtres de céiémo-
nies, MM. Dreux et Desgranges, furent obligés
de répéter, en haussant la voix, comment il de -
vait se conduire pour observer l'étiquette dans
l'ordonnance des ol(sè(iues. 11 paraissait ab-
sorbé, anéanti dans une idée fixe, et les pleurs
qui s'échappaient de ses yeux malgré lui furent
attribués à l'effet des remords ; mais ses pré-
tendus remords ne firent (lu'ajouter h l'horreur
qu'inspirait lempoisonneraent de la famille
royale.
Le duc d'Orléans, se voyant en butte h celte
unanimité d'affreux soupçons qu'il ne pouvait
détruire, fui sur le point de demander un mi-
racle à Dieu, rpii ne manquerait pas de se pro-
noncer en faveur de l'innocent, et il sentit, jiour
la première fois de sa vie, un élan de son coeur
Tcrs la religion capable de le défendre et de le
consoler : il s'agenouilla donc avec des senli-
raens de foi et de ferveur qui ne durèrent pas
longtemps , car il entendit derrière lui deux
courtisans qui l'accusaient presque tout haut,
vis-à-vis de l'image de Dieu qu'il implorait
comme un infaillible appui. Ce fut alors de sa
part un amer reproche contre la Providence qui
ne venait pas îi son aide et qui semblait com-
plice de ses ennemis : il se taxa de faiblesse pour
avoir espéré une intervention divine dans une
conjecture difficile, où il ne devait compter que
sur lui-même , sur son bon droit et sa force
d'àme. Il était impatient de retourner à Paris et
de faire jaillir la lumière dans ce ténébreux
complot, en interrogeant les individus arrêtés
parla police de M. d'Argenson. Enfin, on acheva
la grand'messe vers dix heures du matin, et au
lieu d'accepter la collation que le prieur de
l'alibaye avait fait préparer dans la salle du cha-
jùtre, suivant l'usage, pour les principaux per-
sonnages du convoi, il prétexta un malaise su-
bit, qui fut encore interprété dans le sens des
remords qu'on lui supposait, et il remonta dans
son carrosse, au milieu des mêmes injures qui
l'avaient accompagné par tout le chemin. Le
cocher avait ordre de ne pas ménager ses che-
vaux, et les gens qui rencontraient sur la route
cette voiture de deuil , roulant avec autant de
rapidité qu'un équipage de chasse, se deman-
daient entre eux la cause de ce scandale. A
onze heures, le ducd'Orléans rentrait au Palais-
Royal.
— Je n'ai fait saisir qu'un seul quidam qui
distribuait de l'argent à la populace pour l'ex-
citer contre votre altesse royale, lui dit le lieu-
tenant de police, qui s'était établi dans le Palais-
Royal afin de le préserver du pillage et de l'in-
cendie.
— Je vous en remercie, monsieur, répondit le
prince : nous saurons peut-être d'où provien-
nent ces distributions d'argent?
— J'entrevois là-dessous, monseigneur, quel-
que terrible mystère, repartit M. d'Argenson
prenant un air et un ton confidentiels; j'en suis
effrayé moi-même, et je soupçonne qu'il vau-
drait mieux relâcher cet homme, sans tirer de
lui son secret.
— Hé ! pourquoi, monsieur? voulez-vous que
je fournisse, par cette clémence coupable envers
moi-même, de nouvelles armes à mes calomnia-
teurs ? On dirait que j'ai fait mettre en liberté
cet homme parce qu'il m'eût compromis dans un
procès où je serais naturellement en cause ! on
dirait que j'ai empoisonna cet homme, s'il ne se
retrouvait pas !
— J'entends bien ces raisons, monseigneur,
et j'y veux condescendre ; mais que résultera-
t-il de la découverte que vous pourriez faire
des auteurs de la cabale qui vous poursuit, si ce
sont des personnes placées fort avant dans l'es-
prit du roi ?
— Qu'importe, monsieur? ces personnes ne
méritent-elles pas de subir les conséquences de
leur mauvaise aelion ?
— Assurément, monseigneur, et je me ré-
jouirais ([u'ilen fût ainsi; mais quel crédit au-
rez-vous pour accuser ces personnes?...
— Je ne les accuserai pas, monsieur; mais je
laisserai ce soin au parlement, où toute indépen-
dance, tout amour de la vérité, tout zèle pour la
justice ne sont pas encore éteints, je l'espère,
bien que M. de Mesnie en soit aujourd'hui le
piemicr président... Enfin, j'aurai fait ce que
l'honneur m'ordonne, et le reste à la grâce du
sort !
— Soit, monseigneur. Je vous ai olqecté ceci,
parce que je crois deviner les ressoisde cette in-
trigue, et que la partie ne serait pas égale , si
vous en veniez à une lutte ouverte avec les per-
sonnes que j'imagine. Songez-y encore, pour
n'avoir pas à vous en repentir : d'accusé , ne
devenez pas accusateur sans tenir en main les
preuvres matérielles du fait ?
— Où est l'homme que vous avez pris? je l'in-
terrogerai seul à seul; puis, vous le mènerez
vous-même au Ch.Melet.
— Eh bien ! monseigneur, vous me ferez aver-
tir quand vous aurez fini cet interrogatoire, que
je souhaite profitable à vos intérêts. Mais, à vous
parler net, je crains que vous n'ayez pas bon
marché de ce garçon , qui a refusé de me ré-
pondre.
— Vous l'avez sans doute effrayé en le me-
naçant! J'ai tant à cœur de le faire parler,
que je lui promettrai tout, excepté son pardon.
— Enfin, monseigneur, je fais des vœux pour
qu'il parle et pour qu'il vous justifie des atro-
cités qu'on débite contre vous !
Le lieutenant de police n'accompagna pas le
duc d'Orléans auprès du prisonnier ; il connais-
sait trop bien l'effet de son effroyable visage sur
les couvables pour vouloir paralyser les bons ré-
sultats que le prince espérait de sa figure bien-
veillante et persuasive : il dirigea en personne
plusieurs patrouilles du guet aux alentours du
Palais-Royal, afin d'écarter de nouveaux ras-
semblemeus, qui se proposaient d'opérer la déli-
vrance du jeune homme arrêté dans la nuit, et
livré comme une victime expiatoire à la merci du
duc d'Orléans. Celui-ci était entré dans un petit
vestibule qui précédait le corps-de-garde : un
sergent de police le suivait pour l'introduire : il
ouvrit la porte, et le prince entra seul , en lui
recommandant de se tenir prêt à venir au pre-
mier appel.
Le corps-de-garde, éclairé par une seule fe-
nêtre basse garnie d'épais barreaux de fer, qui
en faisaient presque une pri»on , ne recevait
qu'un jour terne et douteux, auquel la vue avait
peine à s'accoutumer de prime-abord. Le duc
d'Orléans, qui était plus mal servi qu'un autre
par ses yeux affaiblis, ne distingua pas du pre-
mier coup d'œil l'individu qu'il s'apprêtait à in-
terroger, et il crut que les parties intéressées
avaient favorisé la fuite de leur agent. IMais, en
avançant vers l'extrémité obscure de cette salle,
il aperçut dans un coin une masse inanimée, qui
avait quelque apparence de forme humaine. Il
ne fut retenu par aucune défiance, et, allant,
d'un pas ferme, droit au prisonnier, qu'il sup-
posait endormi , il le secoua légèrement par la
manche, et l'appela doucement. Sa voix produi-
sit une telle impression sur cet individu en priè-
res, qu'un cri de stupeur et un tremblement
convulsif furent les seuls signes de vie que donna
l'inconnu, qu'il pressait en vain de questions
réitérées.
— C'est donc vous qu'on a vu répandant de
l'argent parmi le peuple et l'excitant à la révolte?
lui disait-il avec un accent de reproche affec-
tueux et touchant. C'est donc vous qui engagiez
la foule à me mettre en pièces , pour mieux cé-
lébrer ces lamentables funérailles ? C'est donc
•t
— 181 —
vous qui m'accusiez hautement d'avoir commis |
deux crimes dignesjde la potence.
Mais le duc d'Orléans n'obtenait pas de ré-
ponse, et le prisonnier, qu'il interrogeait avec
Leaucoup de bonté et de patience, se taisait obs-
tinément : on l'entendait néanmoins soupirer en
murmurant des oraisons. Après bien des tenta-
tives inutiles pour tirer de lui une parole dis-
tincte, le prince le saisit par le collet, et , le sou-
levant de terre plus aisément qu'on ne devait s'y
attendre, l'entralnajusqu'à la fenétrepour l'exa-
miner en face. C'était un tout jeune garçon af-
fublé d'un sarreau de toile bleue et coiffé d'un
bonnet de laine rouge, comme un charretier ;
mais ses pieds chaussés de bottines de fourrure
élégantes, ses mains déliées et plus blanches que
celles du plus raffiné courtisan, et ce qu'on
apercevait de sa figure couverte de ses mains ,
démentaient complètement les prétentions de
ce costume populaire , qui n'avait jamais conve-
nu ;i une personne si parfumée et si délicate. Les
soupçons du duc d'Orléans ne tardèrent pas à
se confirmer, lorsqu'il fut parvenu à faire tom-
ber le masque que cette personne se faisait avec
ses doigts, et quand il entrevit un charmant vi-
sage à la peau lisse, aux contours arrondis et
aux linéamens gracieux : c'était une femme ; et,
dés qu'il eut été comme ébloui du regard qu'elle
lui lança, regard embrasé de tous les feux de la
colère et de l'amour, il reconnut Léonora Pa-
checo. P.-L. Jacob , Bibliophile.
Jùtm mavtagfs î>f xamn
(!)•
Le comte de Céran se rendit un matin au châ-
teau des Tuileries afin d'être présenté à sa ma-
jesté Charles X; Eléonorede Céran, aussitôt après
le départ de son père, courut s'enfermer dans son
boudoir, et écrivit à la hâte la lettre suivante :
Ma bonne Pauline,
Quand donc quilteras-tu ta vilaine ville
d'Orléans pour venir habiter Paris ? je m'ennuie
loin de toi, et chaque jour je regrette le temps
que nous avons passé ensemble dans notre pen-
sionnat de Fontenay-aux-Roses; nous étions si
heureuses alors ! aucune triste pensée ne trou-
blait notre existence : notre âme, qu'aucune dés-
illusion n'avait ternie, était calme et sans désirs ;
le soir, quand le soleil se couchait derrière les
feuillages des grands arbres de notre jardin,
nous allions nous placer sous le berceau de dal-
hias que nous avions plantés au printemps, et
nous respirions la brise qui passait sur notre vi-
sage et se jouait dans nos cheveux. Heureux
temps de charmante insouciance, et de paix pro-
fonde ! toutes nos peines, tous nos ciiagrins n'al-
laient pas au delà d'une promenade dont nous
étions privées; et encore, trouvions-nous une
ample compensation h notre colère d'un instant
dans les petites vengeances que nous exercions
sur cette laide et maussade créature de sous-
maitresse, tu sais P celle ijui nous punissait tou-
jours. Oh ! mes blanches marguerites , mes bel-
(1) Deuxième c\lr,-iit àe l'oltcs .^/imuis, joli roman
de M. Alplioiise Brut, que viciil de publii'r Tiidiieur
Souverain, rue lies Ueaux-Arls, 5. l'ullcs .4mours o\>-
tiendra, nous n'co doutous pas, uu grand succOi.
les roses primevères, mes suaves pois de senteur,
que je voudrais vous elfeuiller encore ! Oh ! que
je voudrais aussi vous voir étinceler, mes lumi-
neuses étoiles que je comptais, — assise à ma fe-
nêtre, — dans le ciel!
Je te semble enfant, n'est-ce pas, amie chère,
de m'en venir à dix-neuf ans regretter mes an-
nées enfuies :' tu ne comprends point qu'entou-
rée de luxe, fêtée, recherchée, jolie, — il faut
bien le croire, puisque chacun le répète,— je ne
me trouve pas heureuse ? Non, je ne le suis pas,
et je ne léserai jamais; un moment j'ai cru au
bonheur, rien qu'un moment! — celui qui me
l'avait fait espérer est parti, mon cœur l'a sui-
vi, et mon bonheur aussi ; — que t'apprendrais-
je de plus? son nom, je l'ignore; seulement je
sais qu'à défaut de richesses et de titres, le ciel
lui a donné la bonté et la beauté en partage. Te
raconterai-je comment je l'ai rencontré ? oui, je
veux te l'apprendre, car je te parlerai de lui
plus longtemps; de lui, comme nous sommes
fières nous autres jeunes filles de prononcer ces
mots! deux mots bien simples, bien vulgaires,
bien indifférens, n'est-ce pas? — mais que no-
tre amour poétise. — Pendant que tous les jeu-
nes gens couraient à la danse ou se plaçaient de-
vant les tables de jeu, — lui, isolé de tous, fati-
gué peut-être des bruyans plaisirs qui l'entou-
raient, — il s'était réfugié dans le coin le plus
obscur du salon, et là, ses regards se prome-
naient sur toute la foule; quels regards ! (juelle
expression de tristesse et de grandeur dans ses
yeux, comme il semblait dominer ce tourbillon
de monde qui s'agitait à quelques pas de lui ! —
et pourtant, que de douceur sur son visage, que
de grâce dans chacun de ses mouvemens! Vingt
autres dans ce bal étaient assurément plus beaux
que lui, mais lui seul possédait cette beauté
d'ensemble qui étonne et force à regarder ; vingt
autres sans contredit avaient plus d'élégance
dans les manières et plus de recherche exquise
dans les vêtemens; mais son élégance de vête-
mens et de manières n'appartenait qu'à lui seul,
j'étais assise près de ma lante, lorsque mes yeux
tombèrent par hasard sur lui ; je ne sais ce que
j'éprouvai, mais involontairement je me sentis
fascinée par sou regard; je voulus me lever et
me mêler aux quadrilles, en ce moment il me
regarda, et je demeurai à ma place, j'avais peur
tout à la fois, et j'étais dans la béatitude : je me
laissai enfin aller au charme indicible qui m'en-
trainait, et j'osai de nouveau poser mes yeux sur
lui ; les siens ne m'avaient pas quittée, et cepen-
dant je ne tremblais plus. Lue e.xlase inconnue
inonda pour ainsi dire mon âme ; je ne respirais
pas, je ne pensais pas, ma vie n'était plus à moi,
elle était passée toute en lui.
Combien de temps je demeurai ainsi, je l'i-
gnore moi-même, mais ce temps fut le mieux
rempli de mou existence; si cette extase ne dura
que quelques minutes, que d'années je vécus eu
si peu d'inslans !
Mon père me rejoignit alors et me dit que sa
voilure nous attendait; je me levai niachiiude-
menl, et machinalement je le suivis. Cependant,
avant de sortir du salon, je tournai nue der-
nière fois mes yeux vers la fenêtre et je l'aperçus
encore; il me sembla que son regard était bien
cliagiin, bien triste; j'essayai de lui sourire,
mais je ne ie pus, car j'avais envie de pleurer ;
il baissa la tête en signe d'adieu, et ce fut tout;
mon père m'emmena.
Toute la nuit je songeai à ce jeune homme.
Trois jours après, ma tante vint m'embrasser :
j'eus le courage de lui demander si elle le con-
naissait, elle me répondit qu'il lui avait été pré-
senté par une de ses amies, qu'il se destinait au
barreau et devait être, depuis deux jours,reparti
pour son pays.
Ce fut tout ce que j'appris.
Je ne te retracerai point combien j'ai souffert
depuis ce bal; j'ai toujours devant les yeux le
beau et pâle visage de ce jeune homme, je le
vois incliner la tête pour me dire adieu ; si tu
savais combien je l'aime, tu aurais pitié de moi,
car j'aime sans espérance, car jamais nous ne
nous rencontrons, car je suis promise à un au-
tre, à lin autre ! ces mots-là me font mal à pro-
noncer.
Encore, si j'avais entendu le son de sa voix !
Ah ! n'aime jamais, ou n'aime pas comme moi,
du moins.
En ce moment on frappa légèrement à la porte
du boudoir; mademoiselle de Céran se hâta de
cacher dans son sein la lettre qu'elle écrivait k
son amie, puis elle alla ouvrir.
Le comte de Céran entra.
— Comment, déjà ? lui dit Eléonore.
— Oui, répondit le comte, ma présentation au
roi est ajournée, je viens te prévenir que ce soir
nous partons pour la campagne, et tapporter
cette lettre qui, si je ne me trompe, t'est adres-
sée par mademoiselle Pauline de Launay.
— De Pauline ! s'éci ia Eléonore ; et que mé-
crit-elle ?
— Cette fois, je ne l'ai i>as lue, répondit le
comte : je me souviens que l'on m'a accusé der-
nièrement d'indiscrétion, et je veux me mettre
à l'abri de pareils reproches.
— Oh ! mon père, interrompit Eléonore avec
douceur.
Le comte lui tendit la main en souriant.
— Je te laisse en tête-à-tête avec tes secrets,
répliqua-t-il ; à condition cependant que tu ne
resteras pas trop longtemps avec eux.
Demeurée seule, Eléonore ouvrit la lettre et
la lut.
Ma bonne amie,
C'est bien mal à toi, sais-tu, de ne pas m'é-
crire le plus petit mot ; tu mas oubliée sans
doute au milieu de ton beau Paris et de tes bel-
les fêtes; si celaétail, je t'en voudrais beaucoup,
et pourtant je te pardonnerais; qu'as-tu besoin
de t'occuper d'une pauvre habitante de provin-
ce? et puis, que lui diras-tu qu'elle puisse com-
prendre ? et si tu lui écrivais, que te répondrait-
elle qui piU te distraire une minute? Oui, c'est
bien mal, Eléonore, de ne pas avoir trouvé, de-
puis bientôt six i;rands mois, un quart d'heure
de souvenir à donner à celle que tu nommais
autrefois ta chère Pauline . oui, c'est très mal,
car si vous n'avez pas besoin d'elle, elle a besoin
de vous, elle qui se meurt d'ennui au fond d une
triste province ; ne crains rien, je vais essuyer
les larmes qui coulent de mes yeux et je ne te
gronderai pas plus longtemps; — oui. vilaine
que lu es, j'ai besoin de toi, de tes lettres, de ton
affection, ijue tu es donc heureuse d habiter Pa-
ris, d'être belle, riche et noble.! 11 y a trois ans,
quaud nous nous promeuions ensemble, je nç
— 182 —
MUJuKi».LJkAiEd>itjfl?o.janjMBBiaaE^3K^EafS^awa.ftnajmn
songeais à rien de tout cela ; je ne pensais pas
qu'une comtesse valût mieux qu'une femme
sans naissance, tandis qu'aujourd'hui... Mais h
quoi me seiviiail de me plaindie ? si je conti-
nue, je vais t'eiiiniyor, et tu jclleias ma kltie
sanslalire, oh !jel"enpi-ie,iiarc()urs-laau moins,
et rf ponds-moi que lu me trouves Lien malheu-
reuse.
D'ahord, ma chtre amie, je t'apprendrai que
mon père veut me marier; j'ai vu, il y a huit
jours, mon i)réttndu et je le déteste depuis huit
Jours vin;jt fois plus que je ne le délestais avant
de le connaître : — ce n'est pas que mon fiancé
soit mal, au contraire, — monsieur Firmin est
ce que l'on ai)pelle vulgairement dans nos peti-
tes villes un homme .suj)erbe; figure-toi nu beau
garçon de eiiui pieds et demi, possédant de
beaux et de grands cheveux noirs, et des yeux
qu'il est presque impossible de regarder en face,
tant ils ont de vivacité et d'éclat; ajoute à cela
une tournure élégante, l'usage du monde cl
une voix la plus douce que j'aie entendue ; j'ou-
bliais de te dire que mon futur passe pour un
avocat de talent, et que chez nous chacun rafîole
delui,ehbien! moi jele hais, à cause de tous
ces avantages, et si je suis condamnée 'a l'épou-
ser, j'en mourrai. Depuis l'.'^ge de raison, j'ai
toujours ressenti une aversion pour ces hommes
destinés à devenir plutôt les défenseurs des fe m-
mes que leurs époux ;— tu le sais, de tout temps
je me suis déclarée l'ennemie du despotisme, et
avec le mari qu'où me destine, je vivrais sous
mie tutelle eonlinuellu ;— je n'aime point la
force dans un homme, je veux consacrer ma vie
à mon époux, je veux l'entom-er de soins, de
caresses, enfin je veux (pi'il me doive son bon-
.beur et non pas lui devoir le mien.
Won!.ieur Firmin est tiop belhounne pour que
je puisse laimer; imagine -loi donc un amant de
cinq pieds et demi qui se jette à vos genoux,
vrai, c'est ridicule! un hommeainsi fait doitexi-
ger tout de sa femme et non pas la supplier; oh !
l'on me luera,inais je ne l'épouserai pas.LorS(ine
mon père me l'a présenté, à [leine s'il m'a re-
gardée; ma mère m'a assuré que c'était timidité
de sa part, moi je soutiens que c'est fatuité; il
me croit trop heureuse de l'épouser, peut-être.
Mais c'est trop long'temi)S t'entreienir de lui,
avec toi je puis parler d'un autre, d'un autre !
q lelles douces paroles; je ne connais pas de
mots plus harmonieux dans notre langage, pas
de termes qui traduisent mieux l'amour que
nous portons à un homme; (•ouiprends-tn
comme ce mot /(// caii: ime le mépris, la ruh're,
.et comme l'uiiln- trahit bien notre affection la
plus secrète';' ah! si tu l'avais vu aussi, l'aulre,
combien lu l'aimerais ! — il y a qiiatre mois en-
viron iju'il s'est offert à mes regards, et trois
mois qu il est parti pour ne plus revenir,
il occupe malin et soir ;na pensée ; quand je m é-
veille, je prononce sou nom, son doux nom -.
Ardiur; et quand je m'endors, je ferme les yeux
en lui souriant : mais aussi c'était bien Tliomme
que tout enfant j'avais rêvé, sa jolie figure
suave et fraiche est encore devant mes yeux, je
l,a vois incessamment ; puis sa voix est si i>ure et
si harmonieuse, (lie doit si bien murmurer: je
t'aime ; oui, c'est l.'ien celui que je m'étais choisi
pour époux, c'est bien l'homme dont je voulais
devenir l'anyo gardion ! je l'ai vu trois fois et
(rois fois ses regards se sont arrêtés sur lesmiens;
puis, je ne l'ai plus revu! cl il serait resté, que
toule union entre lui et moi était impossible; il
est liclie et je ne le suis pas ; il est noble et je ne
le suis |ioint, jamais sis orgueilleux parens
n'eussent cunsenli à m'appeler leur enfant, — il
a bien fait de partir, et cependant mon cœur est
brisé; mais, quoique absent, je lui garderai un
élerncl amour , et je prononcerai chaque ma-
tin son nom avec cidui de Dieu.
Adieu, pbiiiis-moi, Pai:li>f..
Après avoir .nchevé celte lettre, Eléonore
tomba ilans une profonde rêverie, elle tira en-
suite de son sein sa lettre inachevée, elle voulut
la relire ; puis tout à coup, changeant de résolu-
tion, elle se contenta d'ajouter au bas ces quatre
lignes :
Nous sommes bien à plaindre toutes deux,
ma chère Pauline, mais je telejin-e, quoique
fa.sse mon père, je ne me marierai point avec l'é-
poux qu'il me destine.
Toute à loi, ,
Eléonorede Ci:RAî\.
Le soir du même jour, liléonore pjrtait pour
la campagne et sa lettre pour Orléans.
Un an s'était écoulé depuis les événemens ipie
je vous ai racontés; une femme, continua bien-
tôt le baron d'Archambeau , se |ironienait dans
un parc attenant à un chàleau situé à douze
lieues de Paris: cette femme était jeune et belle;
mais il y avait dans l'ensemble de sa gracieuse
et noble physionomie une indicible expression
detrisicsse; ses yeux d'un bleu lendre, etque
l)ar moment elle soulevait vers le ciel , trahis-
saient les pénibles émotions de son àme ; son
front, dont aucune ride encore n'avait aliéré la
pureté, semblait accablé sous l'ennui dévorant,
et sa bouche vermeille qui se plissait îi de longs
intervalles indiquait une soulfrance cachée.
Elle allait se diriger vers un pavillon lors(pie le
bruit d'une voilure vint frapjier son oreille, elle
se retourna, écouta et crut reconnaître une voix
ijui prononçait son nom : en un bond, elle fut
à la poile du parc, et l;i se laissa tomber dans les
bias d'une jeune femme.
— Pauline!
— Eléonore!
Et les deux amies s'embrassèi'ent de nouveau
et presque en pleurant; cette eifusion de larmes
et de canr passée, elles se regardèi'enl avec cu-
riosité; elles ne s'étaient pas vues depuis cinq ans.
— Comme tu es jolie! murmura Eléonore.
—El toi, comme lues belle l'iépomlit Pauline.
Eléonore n'essaya point de relcnii- un soupir
(pii depuis plusieurs minutes ehei'chail à s'é-
ehai per de sa poitrine, puis elle fixa ses beaux
yeux bleus sur les yeux noirs de son amie, s'ef-
força de sourire et lui prit tristement la main
qu'elle serra contre son cœur.
— .le le comprends , rejn il Pauline , lu veux
me dire (fue lu éiais (dus belle il y a un an ?
Eléonore inclina affirmativement In tête.
— C'est comme moi , ajouta Pauline : si lu
m'avais vue Tannée dernière , tu me trouverais
bien changée.
iJne larme glissa de ses yeux sin- sa joue, et
alla se perdre dans un coin gracieux de ses lè-
vres.
— Viens, lui dit Eléonore.
Et elle l'emmena dans son pavillon.
Lîi, elle débarrassa Pauline de son chàle, dé-
noua les rubans de son chapeau, puis, la con-
duisant à une chambre décorée avec luxe :
— Tu resteras iei tout le tem|is ipic tu vou-
dras, lui dit-elle.
— Que lu es bonne! répondit Pauline.
— i\Iaiston mari où donc est-il? interrompit
Eléonore.
— Il est demeuré h Orléans afin de jdaider
une cause imporlante , et il ne me rejoindra ici
que dans les iiremiers jours de la semaine pro-
chaine : — et moi , continua-t-elle, j'oubliais de
te parler de monsieur le comte de Marsanne...
— 11 est parti depuis hier pour Paris, et nous
ne le verrons que dimanche.
— Comme tu en jiarles froidement!,
La comtesse de Marsanne s'approcha de ma-
dame l'irmin et murmura bien bas :
— C'est que je l'aime toujours hii , tu sais ?
— C'est encore comme moi, reprit Pauline :
quoique mariée, je pense toujours à l'aiifi-e.
En achevant ces mois, madame Firnu'n pen-
cha douloureusement la tête sur l'épaule de la
comtesse, celle-ci la reçut dans ses bras; et il
se fil un moment de silence.
Pendant deux jours qu'elles passèrent toutes
seules au chàle.iu de Maisaiine, les deux amies
ne prononcèrent pas nue fois les noms de leurs
époux; toutes h s deux se reportaient avec eni-
vrement vers leurs douces années si rapidement
écoulées; elles se parlaient surtout de la dou-
ble rencontre qu'elles avaient faite un an aupa-
ravant; rencontre fatale qui devait remplir de
regrets et de désespoir leur existence eniière.
Les deux jeunes filles qui avaient juré de mou-
rir s'étaient mariées , mais si le courage leur
avait manqué pour accomplirla premièreparlie
de leur serment, elles étaient demeurt'es reli-
gieusement fidèles l\ la seconde, et cet amour
venu par hasard , cet amour le premier de leur
vie n'avait été remplacé par aucun autre: le
mariage, loin d'alîaiblir cette passion romanes-
que, l'avait décuplée; et malnlenant elle éiait
profondément enracinée dans leur ,'ime. Le
comte de Marsanne et M. Firmin possédaient au
plus haut degié, cependant, toutes les i|ualilés
qui i>euvent captiver, mais comment lutter con-
tre un jiarti i)ris d'indirt'érence et surtout con-
tre lui souvenir P leur patience s'était usée à la
longue et l'orgueil dans leur cœur avait rem-
placé l'amour ; combien de ménages ne sont pas
heureux qui devraient l'être, et léseraient, si
les femmes bornaient toule leur an.bition à se
laisser aimer ! toutes veulent jouer un rôle , cc-
cu|ier une place, biiller à tout;}rix, s'ériger en
délié, et dans cette comédie factice , si souvent
elles y perdent l'honneur, nous y perdons, nous,
toujours le repos : — ce qui tue les femmes, c'est
la vanité.
Et croyez-le bien, la vanité entrait pour beau-
coup dans l'amour étrange de madame de Mar-
sanne et de Pauline; celle fidélité inouïe de nos
jours , ce culte presque religieux les grandissait
toutes les deux à leurs propres yeux; pauvres
femmes, elles auraient rougi d'elles peut-être,
s'il eut fallu renoncer ;i leur premièi-e (lassion.
Le troisième jour depuis l'ariivée de Pau-
line an ehàleau allait finir; Eléonore et madame
Firmin se promenaient dans les longues allées
ombrées du parc , l'air était tiède , et les fleurs
— 183 —
qui se refermaiciit laissaitiil lomlicr de leurs ro-
bes diaprées d'cnivraiis parfums , le soleil dé-
pouillé de ses rayons disparaissait d'inslarit en
instant derrière une eouronne de nuayes , les
oiseaux sautaient de branche en branche et re-
gagnaient leur lit de mousse en s'appclanl ,
c'était une de ces belles soirées d'été qui dispo-
sent à la mélancolie; Pauline semblait plongée
dans une rêverie active , cl madame de Mar-
sanne gardait le silence.
Elles cpntinuèrenl leur marche sans s'adres-
ser la parole, puis , lorsque la nuit fut venue
tout ft fait , elles regagnèrent ensemble le châ-
teau.
Deux hommes en ce moment entrèrent dans
la cour.
Pauline et Eléonore s'approchèrent, et lais-
sèrent échapper un cri.
Et le soir , quand madame Firmin embrassa
Eléonore qui la reconduisait au ]iavillon , elle
lui dit à voix basse et en tremblant :
— Tu as été bien joyeuse toute la soirée, toi si
triste habituellement ?
—Non, répondit indifféremment la comtesse :
mais pourquoi donc rougissais-tu chaque fois
que mon mari l'adressait la parole ?
— Je ne sais ce que tu veux me dire, répliqua
Pauline.
Les amies se regardèrent avec défiance , et se
dirent bonsoir; il y avait presque de la réserve
dans leur alfection.
Eléonore, seule avec son mari , le contempla
allenlivement et se demanda si par hasard il n'é-
tait pas le beau jeune homme que Pauline avait
rencontré un an auparavant ù Orléans.
— Elle me cache quelque chose, pensa- 1-
elle.
Elle se retourna alors vers son mari.
— Pourquoi donc, lui dit-elle, étes-vous de-
meuré trois jours loin de moi ?
Pauline ne put fermer l'œil de toute la nuit ,
et lâchait de s'expliquer la joie subite d'Eléo-
nore.
— \fon mari serait-il par hasard ce jeune
lionnne ■'... Oh! non, cela est inijiossible.
Le lendemain elle approcha son front des lè-
vres de M. Firmin ; — ce qui étonna beaucoup
ce dernier.
Une semaine sejiassa, et Pauline ne songeait
point ù quitter le château, elle se trouvait si
bien auprès d'Eléonore et du jeune comte ! elle
était de toutes leurs promenades, de toutes leurs
causeries, de tous leurs ])rojcls. Si Ion courait
dans les champs elle s'elfonail de surpasser
Eléonore en vitesse, puis bienldt elle s'en reve-
nait près d'Arthur , se plaignait en riant de la
chaleur, ou de la fatigue qui l'accablait, puis
s'approchait de lui et disait avec une grâce in-
finie :
— Comme vous êtes peu galant , monsieur ,
je meurs de lassitude, et vous ne lu'ollrez seu-
lement pas le bras ?
Le comte s'empressait de réi)arer son oubli ,
et Pauline , soit habitude, soit capiiro , lui pre-
nait toujours le bras gauche, et s'appuyait dessus
jusqu'à le fatiguer; c'étaient alors de longues
conversations sur Paris, des détails qu'il fallait
donner à madame Firmin sur les modes du
jour , et pendant que iM. de IMarsanne se iirètait
avec une complaisance méritoire à toutes les
exigences de l'amie de sa femme , celle-ci l'é-
coutait en silence et sus|)endait pour ainsi dire
son âme aux paroles (jui sortaient de la bouche
du comte.
— Alou Dieu! pensait-elle, pourquoi mon
mari ne lui rcssemble-t-il pas ?
Madame de iVlarsanne, de son côté, se dédom-
mageait amplement auprès de M. Firmin ; elle
s'était bien aperçue du penchant de Pauline
paur Arthur, mais assurée, — comme lecroient
être toutes les feuuues, — de l'alfection de son
mari , elle n'en conçut aucun ombrage ; — sou-
vent le soir elle se mettait au piano et jouait les
airs dont lui avait jiarlé le malin M, Firmin,
et quand ils étaient seuls elle le priait de l'ac-
compagner, et bientôt leurs voix n'en formaient
plus ({u'une.
Et lorsqu'il était parti , Eléonore se disait :
— Qu'il est digne d'être aimé, luil
Un jour, elle tenait à la main une fleur, sous
prétexte d'en icspirerle parfum; il la prit et ne
la lui rendit point.
Le soir du même jour la comtesse s'aperçut
que son mari aussi cachait une fleur.
L'amour-propre de la comtesse de Marsanne
se sentit froissé, mais elle dissimula son dépit ,
etsei)romit, tout en ne renonçant pas au sen-
timent qui l'entraînait vers M. Firmin, d'épier
la conduite de son amie et du comte.
Pauline, de son côté , ne tarda pas à remar-
quer le refroidissement de son mari, et l'indif-
férence avec laquelle il répondait à ses ques-
tions; bien qu'elle ne l'aimât nullement, elle fut
néanmoins i)iquée du changement qui s'était
opéré soudainement en lui ; comme presque
toutes les femmes, elle voulait se dispenser d'a-
mour envers son mari, mais elle prétendait ex-
clusivement au sien; son orgueil cependant
cherchait encore à lui persuader qu'elle se
trompait; elle convenait bien que i\l. Firmin
éprouvait du plaisir à se trouver près de madame
Marsanne , mais elle se refusait à penser qu'il
l'aimât d'amour. Elle résolut toutefois de le
surveiller de [irès et de savoir bientôt à quoi
s'en tenir.
Les jours qui suivirent se passèrent en obser-
vations et en petites ruses de la part des deux
amies : mais connue toutes les deux s'étaient
tacitement préparées à celte guerre, elles se
tinrent sur le qui-vive et opposèrent avec une
égale habileté la linessc à la trahison, et la pru-
dence à la curiosilé.
M. Firmin et le comte de Marsanne, qui ne se
doulaientde rien, furent irèsélonnés des derai-
mots qu'on leur adressait en courant et des si-
gnes mystérieux qu'on leur faisait de loin; tous
deuxs'élaicnl abandonnés â ces commencemeus
de douce intimilé si agréables près d'une jolie
femme, sans arrière-pensée peut-être; et main-
tenant ils se trouvaient, â leur stupéfaction, en-
gagés dans une espèce de complot auquel ils ne
comprenaient rien : qui sait •'dans une intrigue
d'amour; leur première idée fut de douter;
mais comment ne pas se rendre à l'évidcme
d'un tendre regard , d'un sourire délicieux ?
rcpendanl ils lireut le sernu'nt, chacun de sou
côté, lie résister â toutes tentations et d'éviter
désormais de se promener seuls au jardin.
—Pauvre Firmin ! pensait le comte eu deuiaii- |
dant un matin à l'avocat s'il voulait le suivre à
la chasse.
— Pauvre jeune homme , pensait Firmin en
acceptant avec empressement l'invitation de son
nouvel ami.
Pendant que les deux pauvres maris , hom-
mes pleins d'honneur du reste et imbus des
Hicillcuis |)riiu:ipes, — se cuirassaient le cœur
(^se préparaient à opposer une vertueuse ré-
sistance aux attaques qui se renouvelaient sans
cesse, leurs femmes ne négligeaient rien pour en
arriver à la connaiss,mce delavé.iié; embûches,
ruses, perfidies, tout était mis e i jtu; et cepen-
dant chaque fois qu'elles se na.:ontraient, elles
ne se faisaient pas tante de protestations d'ami-
tié et datiectiou ; et à les entendre, on eilt cru
cju elles ne pouvaient vivre l'une sans l'autre.
Maisaussitôl qu'elles s'étaienlquiltées, la guerre
à outrance recommençait; et Dieu sait quelle
guerre !
Madame de Marsanne fut enfiu certaine le hui-
tième jour que Pauline et le comte s'étaient
donné rendez-vous la veille.
Elle huitième aussi, Pauline eut presque la
conviction que M. Firmin et El ionore s'étaient
promenés la veille , une heure au moins, seuls
dans le jardin.
Toutes deux se trompaient ; jamais la com-
tesse n'eilt accordé un rendez-vcus même à Fir-
min; et jamais, de son côté, M. de Marsanne
n'eût sollicité une entrevue sec.-ète, même de
Pauline ((u'il trouvait trè.' jolie et surtout spiri-
tuelle. Voici tout sirapk-ment ce qui était ar-
rivé : j'ai dit plus haut, continua le baron, car
aucun détail decettehistoire ne m'a été caché, j'ai
donc dit |ilus haut que malgré leur surveillance
active, les deux jeunes femmes se reDconlrèrent
plusieurs fois dans le parc avec Arthur et Fip.
min ; — un soir, sept heures venaient de sonner,
M. de Marsanne se leva, descendit au jardin'
prit une allée à droite et disparut : Firmin, sous
l>rélexle d'un violent mal de tête, se leva aussi
descendit ao jardin, prit une allée à gauche et
disparut à son lour.
Les deux amies se regardèrent à la dérobée,
cl pend.mt quelques minutes causèrent de cho-
ses indifférentes; c'était entre elles à qui déploie
rail le plus de sang-froiil et d'indifférence :
toutes deux firent contenance admirable; l'h.m-
me le plus (iu eût été déconcerté , et pourtaat
aucune d'elles ne fut la dupe de l'autre.
Pauline étoulFait de colère.
Eléonore aussi. ,
— Si nous descendions un instant au jiarc,
dirent-elles en même lenips.
— Je l'aJressais la même question , répondit
Pauline qui se repentit alors de n'avoir pu con-
tenir davantage son dépit.
— La soirée est maguilique , reprit la com-
tesse.
— Et puis, ton mari t attend, si je ne me
trompe, ajouta madame Firmin en laissant glis-
ser sur ses lèvres un sourire imptrceplible.
— Es-tu bien corlaiue qu il m'attend ? dit
Eléonore sèchement.
Elle n'eut pas achevé ces paroles quelle com-
prit l'énorme faute qu elle avait commise. — en
effet, ces mots échappés imprudeuuncnt met-
laieiit toute son âme à nu devan> Pauline ; celle
dernière, eu femme habile, feignit de n'avoir paj
— 184
entendu, et levant ses yeux 'noirs vers le" ciel :
— Tu ;is rjison , dit-elle , la soirée est magni-
fique.
Kous ne les suivrons pas dans leur ]ironienade,
je me contenterai de vous dire que leurs cœurs
battaient bien fort, et que chacune d'elles était
bien résolue à ne pas quitter l'autre, persuadées
toutes deux que la dis])arition subite de leurs
maris cachait un rendez-vous.
Tout il coup Eléonore abandonna le bras de
Pauline.
— Où vas-tu donc ? lui dit celle-ci.
— Rejoindre Arthur qui m attend !
Le comte de ■Marsanne venait en ePFet de tra-
verser une allée; Eb'onore courut après lui et
suivit Tallée qu'il avait prise; après de nom-
breux détours, elle entendit un bruit de pas,
marcha du côté d'où venait le bruit, et se trouva
devant >1. Firmin.
Pauline , décidée ds son côté à rejoindre son
Tnari, prit au hasard la première allée qui s'of-
frit; le comte de Marsanne par hasard avait pris
cette allée.
— Vous ici? madame, lui dit-il avec étonne-
ment.
— Vous ici, monsieur ? répondit-elle un peu
troublée.
M. Firmin cependant offrit timidement son
bras 5 la comtesse; l'air était doux, le ciel pur,
et le silence profond ; pour la première fois de
sa vie peut-être, il se sentit impressionné par ce
inofond silence et le ciel sans nuages qui l'en-
touraient.
— A quoi songez-vous ? lui dit enfin Eléo-
nore.
— El vous ? répondit M. Firmin.
Eléonore tressaillit.
— Il me tarde, murmura-t-elle, de voir l'hi-
ver revenu.
— Et pourquoi ?
Eléonore le regarda; puis elle continua pres-
que îi voix basse :
L'hiver, n'est-ce pas la saison des bals ?
— Les aimcriez-voua '.' reprit ÎM. Firmin.
Quelquefois, interrompit la comtesse.
Et moi je les déteste; je ne connais rien au
inonde de si fastidieux.
>'y étes-vous jamais allé '.' reprit Eléonore.
Une fois, une seule fois , il y a un an ; et
de ma vie je n'y retournerai.
— Pourquoi? murmura la comtesse trem-
blante.
Piirce que , à mon avis , c'est le temps le
plus mal employé du monde.
— Savez-vous , monsieur , que si la baronne
de Vcrnancé ma tante vous entendait parler
ainsi de son bal , elle serait furieuse contre
vous ?
— Comment, la baronne de Vcrnancé est
votre tante , madame ':'
— Oui, monsieur; mais soyez tranquille, je
ne lui réiiétcrai pas notre; conversation ; d'ail-
leurs, je comprends que le bal ait ses détrac-
teurs ; c'est, après tout, un délassement futile
et...
— Et vous étiez peut-être à ce bal '.' inter-
rompit M. Firmin.
Eléonore sentit un froid mortel parcourir ses
veines; en entendant ce mol, jicut-êlre. Elle
vefforça de cacher son émotion.
— Non, monsieur, répondit-elle, je n'y étais
point ce jour-là.
— Le contraire m'eût surpris , madame , car
je ne me rappelle point vous y avoir vue.
La comtesse de Marsanne faillit s'évanouir ;
cependant elle eut le courage de continuer sa
promenade.
— Oh ! mon Dieu ! pensait-elle.
Le comte de Marsanne s'était décidé aussi ii
offrir son bras à madame Firmin, et celle-ci l'a-
vait accepté.
Après avoir parlé de choses et d'autres, et
tout en regagnant le château, l'obscurité redou-
blait. Arthur demanda à Pauline dans quelle
ville M. Firmin exerçait sa profession d'avocat;
car, ajouta-t-il, ma femme m'en a presque fait,
j'ignore pourquoi, un mystère.
— Dans mon pays, répondit madame Firmin.
— Et quel est votre pays ? reprit le comte.
— Ne vous souvenez- vous pas d'y être venu
l'année dernière '.'
— L'année dernière? dit le comte en cher-
chant...
— C'est là que nous nous sommes rencontrés
pour la première fois, interrompit Pauline fai-
blement.
— Rencontrés ! répéta le comte stupéfait.
— Avez-vous donc oublié Orléans ?
— Orléans! oh! non, et je ne l'oublierai ja-
mais,j'yai reçu un coup d'épéequi m'a faitgar-
der le lit pendant deux mois.
— Un coupd'épée! s'écria madame Firmin.
— Mon Dieu oui ! et cela pour avoir eu le
bon goût de trouver charmante au bal une fem-
me qu'un lieutenant de dragons courtisait.
— Pauline, qui s'était doucement rapprochée
du comte, lui quitta brusijuement le bras et dis-
parut sous un massif.
Le lendemain, madame de Marsanne étaitcon-
vaincue que le comte et madame Firmin s'étaient
donnéj rendez-vous; de son côté, madame Fir-
min avait la plus profonde persuasion que son
mari et la comtesse s'étaient rencontrés volontai-
rement au parc; je n'essaierai point de vous re-
tracer ici combien grande fut la désillusion des
deux jeunes femmes ; comprenez-vous '.' avoir
depuis un an, jour par jour, minute par mi-
nute, dans sa pensée, caressé un doux souvenir
d'amour, en avoir fait l'âme de sa vie, l'avoir
conservé brûlant toute une première année de
mariage ; puis voir tout à coup ce beau rêve se
détruire de lui-même, renoncer pour n'y plus
revenir à ses suaves espérances, jeter l'oubli
comme unlinceul sur les cicatrices de soncœur,
et dire adieu en pleurant à cette fidèle erreur
qui vous avait accompagné pas à pas depuis si
longtemps. — Une telle souffrance est horrible
et doit tuer.
Pauline et Eléonore eurent cependant le cou-
rage de lutter contre leur fatale passion; ce qui
les sauva, ce fut la jalousie. Dès l'instant oùcha-
cune d'elles eut acquis la certitude qu'elle avait
été incomprise, elle mit tout en œuvre afin de
reconquérir l'affection de son mari. Madame de
Marsanne, jusqu'à ce jour indilférente auprès
du comte, changea tout à coup de manières à
son égard, et eut recours, pour lui pbire, à tous
ces riens que la coquetterie sait rendre si char-
mants. Le comte, peu habitué à être ainsi traité,
tâcha d'interpréter la conduite de sa femme, et
ne pouvant y parvenir, prit le sage parti de g^
taire; Eléonore, inquiète et piquée de celte in-
différence, donna un libre cours à ses soupçons
jaloux, et jura d'effacer madame Firmin du cœur
de son mari. Pendant une semaine entière elle
travailla sans relâche à l'accomplissement de son
œuvre, et le comte de Marsanne, qui ne devinait
rien, se livra avec un abandon délicieux au plai-
sir d'être choyé et caressé par une femme ravis-
sante. Inutile de dire que Pauline de son côté
usa des mêmes cajoleries et des mêmes séduc-
tions auprès de M. Firmin qui fut aussi faible
qu'Arthur.
Le dixième jour, Eléonore se rendit chez son
amie , circonstence fort rare depuis quelque
temps; elle la vit occupée à faire remplir ses
malles.
— Ah ! c'est toi, dit Pauline sans se déranger ;
eh bien ! tu le vois, mon mari et moi nous allons
quitter le château de Marsanne.
— Sans nous prévenir î répondit la comtesse.
— Mon mari est en ce moment chez le tien. —
Ne m'en veux pas, ma bonne Eléonore, continua
Pauline en prenant la main de son amie ; quand
je suis venu ici, j'espérais y demeurer plus long-
temps ; mais je n'avais compté que sur le plaisir
d'être près de toi, et j'avais oublié les devoirs
qu'impose la profession de mon mari.
Eléonore lui tendit la main.
— Tu ne m'en veux donc pas ? reprit Pauline
émue.
— Non, répondit la comtesse : bien plus, je
t'approuve.
— Comment cela ?
— Nous nous comprenons, Pauline, du moins
je le suppose ; et puisque nous nous faisons au-
jourd hui des confidences, je t'apprendrai que
nous aussi nous quittons le château de Marsan-
ne ; demain nous retournons à Paris.
— Tune m'avais rien dit de ceprojet,Eléonore.
-^ M'avais-tu confié le tien ? Le mien ne date
que de ce matin.
— Toujours comme moi, reprit Pauline : seu-
lement, j'allais t'avertir quand tu es entrée.
— Et moi, je venais pour te l'apprendre.
Le soir du mêmejour, M. et madame Firmin
montaient dans la voiture qui conduit à Or-
léans. M. le comte et madame la comtesse de
Marsanne se dirigeaient vers Paris.
L'année suivante, vers la fin du mois de juin,
Eléonore un bras passé autour du cou de son
mari écoutait attentivement une lecture qu'il
lui faisait, lorsqu'un domestique entra et lui re-
mit une lettre.
— De Pauline ! dit-elle en jetant les yeux sur
l'écriture.
— Voyons, reprit Arthur.
— Attends, continua Eléonore en brisant le
cachet.
Puis elle lut.
I\la bonne amie,
M. Firmin vient d'acheter une charmante pro-
priété aux environs d'Orléans, dans deux jours
nous y serons installés et nous vous y attendrons
toi et M. de Marsanne : — surtout pas de mau-
vaise excuse afin de refuser; si vous ne venez
j)as nous rejoindre, nous irons vous chercher à
Paris.
A bientôt, chère ! ""'M^
P.WLINE. j
- 185
— Irons-nous ? dit Eléonore.
— Irons-nous ? répéta le comte.
— Ce n'est pas trop d'un jour pour réfléchir,
reprit la comtesse.
— A demain donc, interrompit le comte.
Troisjours i)lus tard, M. et madame de IMar-
sanne se faisaient annoncer chez M. Firmin.
Pauline embrassa son amie.
Le comte tendit cordialement la main à l'avo-
cat.
— Eh l)ien ! es tu heureuse ? dit tout bas la
comtenseà madame Firmin.
Pour toute réponse, celle-ci l'entraina vers un
berceau.
—Vois, répondit Pauline en déposant un bai-
ser sur le front de son enfant. — Mais toi, con-
tinua-t-elle : est-tu parvenue à aimer M. de
Marsanne ?
— Mon fils a eu trois mois hier, dit Eléonore
en souriant.
Les deux amies se serrèrent la main.
Le soir, tout le monde était réuni dans le sa-
lon, Pauline assise devant le piano essayait quel-
ques notes, M. Firmin et le comte causaient à
voix basse.
Eléonore s'approcha de l'avocat.
— Monsieur, lui dit-elle en riant, depuis long-
temps je brille de vous adresser une question ;
me promettez-vous de répondre sincèrement?
—Pensez-vous d'abord, madame,que je puisse
répondre à votre question ?
— Sans cela, je ne vous l'adresserais point,
monsieur.
— Parlez, madame.
— Eh bien, dites-moi, mais sans recourir à au-
cun subterfuge, ce qui vous préoccupait si for-
tement au bal de ma tante, il y a deux ans.
— Ce qui me préoccupait ?
— Oui, vous savez, au moment où retiré dans
l'embrasure d'une croisée vos regards...
— J'y suis, interrompit M. Firmin, et je puis
vous satisfaire.
Pauline ()rèta Foreille.
— Jélaisfort inquiet en cet instant, continua
M. Firmin; la veille on m'avait proposé une
étude de notaire, et je réfléchissais alors si je de-
vais acheter cette étude ou me faire avocat.
Eléonore sourit.
Pauline, qui s'était rapprochée, se tourna vers
le comte de Marsanne.
— Monsieur, lui dit-elle, moi aussi j'ai une
question à vous adresser, puis-je espérer que
vous y répondrez aussi sincèrement que mon
mari l'a fait tout à llieurei* A quoi donc pensiez-
vous la dernière fois où vous vous êtes promené
dans le jardin public d'Orléans ?
— Ah! oui, répondit le comte aprèsun instant
de réflexion. Eh bien ! madame, je pensais à un
lièvre superbe que j'avais tué la veille, uu coup
de feu magnifique.
Pauline et Eléonore ne purent réprimer un
violent accès de rire; elles se jetèrent en riant
dans les bras l'une de l'autre.
— Créez-vous donc des rêves ! murmura
Eléonore.
— Poétisez donc les hommes! répondit Pau-
line.
iL^'isniTOn^
»
Si Néron, Caligula , Tibère, Héliogabale, et
tant d'autres, ont été de cruels tyrans, c'est à
l'ennui qu'il faut s'en prendre... L'ennui est le
plus terrible conseiller des rois ; les bons prin-
ces sont ceux qui ne se sont jamais ennuyés:
voilà ])ourquoi l'on en compte si i)eu ; car les
vertus qui viennent du cœur sont plus faciles et
plus communes que celles dont la source est
dans le caractère et dans l'esprit. Une constante
bonne humeur serait la plus ])récieuse des qua-
lités chez un roi, et une infaillible garantie de
bonheur pour son peuple. Les meilleures natu-
res royales ont été presque toutes plus ou moins
gâtées par l'ennui, et s'il est si peu de règnes
sans taches, c'est que même dans la p^^: haute
fortune on ne saurait échapper parfois à' ce fas-
tidieux malaise qui exerce une si fâcheuse in-
fluence sur une volonté souveraine.
Le sultan Achmet 111 était un prince parfaite-
ment bon, souverainement aimable, et aussi
bien pourvu de clémence qu'il est permis de
l'être sur le trône ottoman ; mais le sultan
Achmet s'ennuyait quelquefois , quoiqu'il fût
très ingénieux à inventer des plaisirs. Par exem-
ple, il avait imaginé de faire apprendre la mu-
sique à plusieurs milliers de serins et de rossi-
gnols,qui à un signal donné exécutaient les plus
gracieuses et les plus savantes symphonies.
Chaque jour la cour ottomane se réunissait
dans une galerie tapissée de cages, et goûtait les
délices d'un concert d'oiseaux qui durait ordi-
nairement trois heures. Mais ce plaisir, joint aux
récréations du sérail et au souci des affaires
laissait encore assez souvent un vide dans l'exis-
tence d'Achmet. Un jour, et dans un de ces mo-
mensd ennui, le sultan parcourait à pas lents
les allées de ses jardins; il était accompagné du
visir Mohamed qui essayait vainement de le
divertir par de joyeux propos et d'agréables
flatteries ; le front du stltan ne se déridait pas
et le visir, fatigué de ses efl^orts inutiles finit
par tomber dans le sombre et taciturne abatte-
ment où son maître était plongé : l'ennui est
contagieux.
Achmet s'arrêta au bord d'une terrasse qui
dominait les jardins, et après quelques instans
d'une silencieuse rêverie, apercevant au loiu un
esclave grec occupé à tailler les branches d'un
jasmin, il dit au visir :
— Mohamed, va me chercher la tête de cet
esclave.
Quoique surpris de cette fantaisie qui sortait
des habitudes d'Achmet et (pie le |)lus morne
ennui pouvait seul faire naître, Molianud n'hé-
sita pas à obéir. Achmet suivait d'un regard in-
souciant le visir (jui descendait lestement l'es-
calier de la terrasse et se dirigeait vers l'esclave •
la distance était assez grande et Mohamed mit
près d'un (|uart d'heure à la franchir. Quand il
fut arrivé devant le (uec, qui était un jeune
homme robuste et de bonne mine, le visir lui
dit:
— Comment te nommcs-tu?
— Marcoiioli.
— Quel est loi) pays?
— La Alorée.
— C est bien ; maintenant tourne les yeux là-
haut, vers cette terrasse. Reconnais-tu celui qui
nous regarde?
— C'est le sultan.
— Je viens à toi de sa part.
— Qu'ordonnc-i-il?
— Que je prenne la tête.
— Quel est mon crime ?
— Esclave, lu oublies que notre sublime
maitre ne nous doit aucun compte de ses volon-
tés. Le sultan s'ennuie et il lui plaît de se dis-
traire en voyant une tête tomber. Tais-loi donc
et tends le cou : Achmet le veut !
Disant cela, Mohamed tira son sabre du four-
reau; mais avant que la lame tout entière eût
brillé aux rayons du soleil , Marcojmli, j.rompt
comme l'éclair, avait désarmé le visir, et lui
disait froidement:
— Tu as eu tort de te charger d'une pareille
commission, Mohamed, car voici que les rôles
sont intervertis j il y a toujours ici un bourreau
et une victime, mais c'est moi qui tiens le sabre
c'est donc à toi de tendre le cou.
Mohamed voulut fuir, Marcopoli le saisit
d'une main vigoureuse, le terrassa, et tenant le
sabre levé, il dit dune voix formidable au visir
immobile sous l'étreinte de son genou :
— Aucune puissance humaine ne pourrait te
sauver; nous sommes seuls ici, et le secours
farriverait trop tard. J'ai pour moi la force et
l'espace. Fais tes adieux à la vie, car tu es un
homme mort !
Ce mot fut le dernier qu'entendit Mohamed.
L'esclFve abattit d'un seul coup la tête du visir-
puis, ramassant cette tête sanglante, il la plaça
sous son bras, et il se dirigea tranquillement
vers la terrasse où le sultan était demeuré après
avoir contemplé avec stupéfaction la scène dra-
inatiiiue (|ui venait de se passer.
Achmet ne s'ennuyait plus.
— Lumière des lumières, sublime comman-
deur des croyans, lui dit Marcopoli en iléi.osant
à ses pieds la tête de Mohamed, je v iens m'humi-
lier devant toi comme un esclave i|ue je suis
mais nom pas comme un criminel; car, loin
d'avoir commis une action con.lamnable, je t'ai
rendu service en faisant ce que j'ai fiiit.
— ^ oilà une étrange audace, s'écria le sultan •
penses-tu donc, vil esclave, misérable meurtrier^
trouver une excuse |.our ton abominable for-
fait?
— Rien ne inescia plus fticile, si vous me per-
mettez de ra'cxpliquer.
— Parle ; mais dépêche-toi.
— Je serai bref. Votre hautesse daignait s'en-
nuyer et voulait voir périr uu homme pour se
distraire; je lui ai donné ce spectacle: bien
plus, j'y ai ajouté lintérêl des détails, l'imprévu
de l'action et l'importance de la caïasirophf. Ou
ne saurait trop faire pour divortir un suli.m. Il
vous fallait une tête, la >od.'). et vous êtes mieux
servi que vous ne le pensiez, car au lieu de la
tête d'un esclave qui ne vous aurait pas désen-
nuyé, je vous apporte la tête d'un visir, et Icn-
nui se trouve chassé de votre espnl par l'émo-
tion. Après fola. votre hautesse me lera mourir
si tel est son bon plaisir; j'aurai toujours gagné
une demi-heure à lui être utile , et avant J aÙer
à la niori je lui donnerai un bon avis.
— 186 —
— Un avis ? toi ! voyons ?
— C'est qu'il ne faut pas qu'un visir dure trop
loiiijlenips, Je crois rette ma\ime bonne en
jioiilique; les yens qui s's'ternisent dans cer-
taines places élevées fuiisscnl toujours jiar deve-
nir dangereux. Telle est mon opinion , à laquelle
j'ai cru devoir immoler Mohamed ; lieureux si
celle action vous est profitable ! Un jour, j'en
suis sur, vous reconnaîtrez ((ue j'avais raison.
Les paroles et le sang-froid de Marcopoli
frappèrent vivement Aelimet; Il répondit à l'es-
clave ;
— SI tu as raison, lu ne dois pas être puni.
Huit jours me suHiroiit ponr apprécier ton ac-
tion à sa juste valeur. Retourne à ton travail;
(pianil il en sera tem[is, je te ferai appeler pour
que tu reçoives ton châtiment ou ta récompense.
De minutieuses Investigations faites à l'impro-
viste dans les papiers de Mohamed prouvèrent
ipie le visir s'occupait d'un projet de tralilson.
11 ne s'agissait de rien moins (jue de livrer plu-
sieurs provinces aux ennemis de l'empire otto-
man.
Marcopoli fut appelé dans le divan ; Achmet
le ])résenla à ses conseillers comme le sauveur
de l'empire. On le nomma d'abord aga des ja-
nissaires ; sa fortune s'éleva rapidement et le
porta au poste de visir. Après deux ans d'exer-
cice dans ces hautes fonctions, où il déploya les
plus grands talens, Mareoiioli donna sa démis-
sion, en disant au sultan ;
— (Je (|ul est vrai pour les autres, l'est aussi
pour moi. Souvenez-vous de mes paroles ; « 11
nelautpas qu'un visir dure trop longtemps.»
J'ai duré deux ans, c'est assez, et je me retire
pour l'honneur ilune maxime que votre hautes-
sc fera bien d ériger en règle immuable.
lievétu d'une dignité briliaiile , Marcopoli
alla s'établir dans une province éloignée, et si
par suite Achmet garda ses vlsiis plus de deux
ans, du moins 11 ménagea dans ses momens d'en-
nui les tètes de ses esclaves.
(Jen'cst pas seulement sur le trône que l'en-
nui est le plus grand ennemi de la morale, de la
vertu et de tous les bons scnlimens. Cette plaie
de la nature humaine et de la société exerce la
même iolluence dans toutes les conditions. La
plupart des mauvaises actions, des imprudences,
des fautes et des toiles qui se commettent tous
les jours, ne doivent pas être attribuées à une
autre cause. — L'ennui est le mauvais génie de
l'humanité. C'est à ce vice que devraient s'atta-
(luer les réformateurs. iMais comment et par
quels moyens combattre l'ennnl, lorsque tout le
progrès social tend au contraire à élargir et à
consolider sa domination '.' En perfectionnant
toutes choses, en rendant la vie trop facile, en
mettant le blen-étre et le luxe à la portée de
tout le monde, on propage l'uniformité, et l'on
augmente merveilleusement ainsi la part que
l'ennui se tait dans notre existence. — >< L'ennui
est le malheur des gens heureux », a dit VVal-
polc, et il est en effet bien peu de félicités qui
ft'y soient sujettes. Le bonheur conjugal, la for-
tune, la grandeur paient ce tribut à la provi-
dence, sans que ré()uillbre soit établi entre les
prospérités et les misères sociales, car les mal-
heureux ne sont pas plus que les autres à l'abri
de l'enniii.
Dernièrement , dans l'atelier d'nn de nos
peintres les plus distingués, un noble et opulent
étranger, le comte D..., disait en préseni'e de
nombreux auditeurs :
— Je donnerais vingt mille francs à quelqu'un
qui me ferait rire pendant un quart d heure.
Voilà le mauvais cùté de l'abondance, l'ennui
radical que donne la satiété. La légèreté du
caractère français empêche ordinairement ce
malaise d'arriver chez nous à l'état normal ;
mais ce qu'il y a de reraaiquable, c'est qu'en
Angleterre, par exemple, où l'ennui appelé
spleen est une maladie mortelle , on n'a jamais
vu le malade se défaire par un moyen bien sim-
ple de l'ennui que ses richesses lui avaient donné.
Rien de plus facile cependant : au lieu de vous
jeter à l'eau, précii>llez vos rieliesses dans la
rivière ; au lieu de vous brûler la cervelle ,
Itrùlez vos millions réalisés en billets de banque;
au lieu de vous tuer, tuez votre fortune, et le
s[)leen engendré par l'opulence s'en ira devant
la pauv-.cté ; l'elîel disparaîtra avec la cause.
Tout ce qu'a pu faire un gentleman en paiellle
circonstance, c'est d'analyser sa situation. Il
tenait le canon du pistolet entre ses dents, et il
allait lâcher la délente, lorsque l'idée lui vint de
composer un livre sur le spleen. Il voulait se
hâter, car la vie lui pesait réellement ; mais il
n'avait pas l'haliitude d'écrire, de sorte que les
idées arrivaient lentement et se foimulaient avec
peine. Son amour-propre aurait trop souffert
délaissera la postérité un ouvrage imparfait;
Il y employa tous ses soins, avec tant de zèle et
de iialience quele travail dura sept ans ; il fallut
ensuite corriger les épreuves, et une année fut
consacrée à cette seconde occupation ; enfin
quand le livre fut prêt, revu, corrigé, imprimé
et broché, elle jour même que le libraire le
publia, l'auteur reprit son pistolet, remit le
cuion entre ses dents, et comme aucune Idée
nouvelle ne le secourut en cet instant fatal, Il
pressa la détente et se fit sauter la cervelle. Le
livre existe et a beaucoup de réputation en An-
gleterre ; Il est intitulé : Anatomie de rcuinii.
Le sultan Achniel n'est pas le seul homme à
qui l'ennui ait profité. Parmi les riches dandies
parisiens, il en est peu i|ue cette maladie mo-
rale conduise au suicide, mais elle n'exerce pas
moins sur eux une action très forte et 1res im-
porlante. L'ennui leur arrive par ticcès, et ils
emploient souvent contre ses atteintes des
moyens funestes pour eux ou pour les autres.
Citons l'exemple d'Alfred Damvilliers.
Alfred était Indépendant et riche; il avait vingt
mille. llv. de rente, et il menait une vie agréable.
Rien ne lui manquait; le bonheur l'avait pris
en amitié, il réussissait dans tousses vœux et
dans toutes ses entreprises. 11 est vrai que sa
fortune diminuait rapidement au train de ses
dépenses : mais il attendait l'héritage dune
tante et il ne pouvait guère s'inquiéter d'un
avenir qu'il voyait à travess un bon testament.
Ln jour Alfred fut assailli par une violente
crise d'ennui. 11 essaya de se distraire et ses ten-
tatives furent vaines ; il alla au bois de Boulogne
et ù l'Opéra '. le bois et l'Opéra redoublèrent son
ennui ; il brusqua le dénouenient d'une Intrigue
délicate, et il demeura froul et ennuyé dans le
succès (jui couronna son audace. L'ennui durait
depuis troisjours ; Alfred eut l'idée de voyager
pour dissiper ce nuage. II fit venir des chevaux
de poste, et ce fut seulement après être monté
en voiture qu'il se demanda :
— Où irai-je ? Je connais l'Italie, l'Angle-
terre, les bords du Rhin, la Suisse, et d'ailleurs
l'Europe est bien étroite pour un ennui comme
le mien ! Allons en Orient !
11 partit, et le voyage dura deux ans. Au re-
tour il était parfaitement guéi'i de son ennui ;
mais sa tante était morte pendant son absence,
et des collatéraux qui l'avalent circonvenue à
ses derniers momens s'étaient emparés de sa
succession.
— Voilà un accès d'ennui qui me coûte cher,
dit Alfred.... Les sombres pensées que lui ins-
liha ce résultat de ses voyages le jetèrent dans
une nouvelle crise. Cette fols il eut recours à un
moyen violent, mais prompt. Pour se désen-
nuyer, Il chercha une querelle dans le foyer du
Tliéàtre-ltalien. Le lendemain il se battait et il
tuait son adversaire.
Tuer un homme parce que l'on s'ennuie
c'était presque agir en sultan, et Alfred ne
se serait jamais consolé de celte action, s'il n'eût
appils que sa victime était un duelliste de pro-
fession qui avait été obligé de quitter la Bretagne
après plusiiurs affaires uieurtrières.
A peu près ruiné par le désordre de sa con-
duite, Allre;! tomba de nouveau dans le maras-
me. 11 s'en prit au célibat, et II se maria avec
une jeune personne aimable et belle, mais dé-
jiourvue de fortune.
Peu s'en lallalt qu'Alfred ne regrettât d'avoir
eu recours à ce troisième remède contre l'v'n-
nui, lorsque sa femme hérita inopinément de
cinquante mille livres de rente.
— rsous n'avions pas compté sur ce bonheur,
dit Alfred à madame Damvllll> rs ; vous nesaviez
donc pas que votre oncle de Bretagne était aussi
riche ?
— iNon, Il n'avait que peu de bien ; mais j'ap-
prends qu'il avait hérité depuis peu lui-même
d'un de ses amis, M. de Kersec, lue en duel
l'année passée à Paris.
— Kersec!.... l'année passée!.... Mais c'est
mol qui l'ai lue, s'écria Alfred!... Combien je
bénis ce moment d'ennui qui me vaut un mil-
lion ! Cependant, malgré son mariage et son
million, ou peut-être à cause de l'un et de
l'autre, Alfred vient de ressentir les sympWmes
d'une nouvelle crise de spleen. Pour en prévc-
venlr les suites. Il s'est fait candidat à la dépu-
talion : il est à peu près sûr d'obtenir la majo-
rité, et il espère que la chambre des députés le
guérira complètement de ses dispositions à l'en-
nui.— Pourquoi pas? M'avons-nous pas vu
quelques cures opérées par l'homoeopalhie ?
Eugène Guinot.
ICourrier français.)
DANS LE GRAND MONDE.
Pendant mon dernier voyage en Angleterre ,
je fis ure excursion dans une petite ville du
Nord; mon correspondant, honncle marchand
bonnetier, me donna l'hospitalité. (
— 187 —
Yi. Raliili Mlil), c'esl le nom de mon Ik'iIc ,
vieux Anglais encioûté de tous les préjugY's ([ue
nos voisins d'ouire-mer se l(?gualcnl de père en
fils , avait des prélenlions au litre de beau i)ar-
leui-, et il ne iiiamiuait jamais de m'aliimcr de
sa prose: tantôt c'était un loiit ([u'il déciivail,
tantôt une course de chevaux, et il ne manquait
jamais déplacer la société anglaise au dessus de
la société française; il ne pouvait croire qu'un
jockel anglais pût être dépassé par un jockei
français; et i)uis il se donnait une im|iortance
esagérée, il parlait de ses liaisons ;ivec le duc de
B. , avec le marquis ***. A l'entendre, les mem-
bres les plus distingués des deux chambres du
parlement étaient ses amis intimes.
JYtais ennuyé de toutes ces vanteries, et,
pour me venger , je retins par cœur la descrip-
tion de son dîner cliez un membre dupailement.
Lu soir, après un diner tout anglais, j'étais
au coin d'un excellent feu de charbon de leire;
mon hôte buvait son thé, qu'il avait soin d'assai-
soimer dé jaisses tartines de beurre, pendant
((ue je m'amusais l'i humer un excellent vin de
Sherry, «(ue vous ne devineriez peut-être pas
n'être autre chose que le vin de Xérès ; mais les
Anglais ont le privilège de détruire jusqu'aux
noms, quand ils ne gâtent pas la substance des
choses.
— M. Ralph, lui dis-je, vous devez avoir payé
bien cher ce vin.
— Iium,tiura, pas trop, mon cher. » Et ces
paroles élaieni accoiiqiagnées d'un gros rire, qui
voulait être malicieux. C'est un cadeau que je
tiens de mon ami le mendire du parlement ,
M. Eggsiji , ([ue j'ai |)iiissanunenl aidé.
— Diable ! vous avez de |iuissans amis : on dit
que M. Eggsîp est fort riche, (ju'il a un grand
train de maison.
— Oui et non, répondit M. llalph , en mor-
dant dans sa tartine d'une manière convulsive...
— Je ne conqirends pas bien, i
— J'ai dîné (riiez lui, et si vous voulez je vous
doinierai des détails sur sa maison , que je res-
liecte beaucoui) , car c'est à lui que je dois d'a-
voir connu la haute société.
— Je ne demande pas mieux, mon respectable
ami.
M. Halph Nibb toussa trois fois, se tourna sur
son fauteuil , acheva d'avaler sa tartine, et com-
mença sa narration.
— Je vous parle d'une époque éIoignée,mais
qui est toujoms iirésente à mes yeux ; car après
mon voyage d'oulrc-mer, et mon admission dans
le corps des marchands de notre ville , c'est bien
le plus grand événement de ma vie. M. Eggsip,
excellent homme, (|uoique un peu wliig , dési-
rait me voir ; j'étais son fournisseur ; il me lit la
galanterie de m'inviler h diner. On ne peut i)as
refuser une invitation venant d'un grand per-
sonnage; je lis donc mes préjiaratifs ^trois
joursd'avance, et je vous assure (|ue ni moi ni
ma feanne ne pûmes IVrmcr les yeux pendant la
nuit qui précéda ce grand jour ; toute la mati-
née lui employée à me laver, à blanchir ma per-
ruque, à parfumer mes mains ; j'étais tellement
préoccupé, (pie je laissai partir [ilusieurs prati-
ques, et certes j'ai jurdu ce jour plus de vingt
Schellings.
Six heures venaienl de sonner :\ ma pendule ,
^ lorsque je me dis ii moi-mêinc : Hali>h ISibb , il
est temps que vous sortiez , car vous avez un bon
mille à faire pour arrivera l'hôtel. Cela dit, je
pris de la main gauche ma canne, et dans l'autre
je roulai, craignant de les salir, mesganls de
chevreau jaune imilaut le daim; ils n'avaient fi-
guré ([u à deux cérémonies, un mariage et un
enterrement; je me mis alors en route, marchant
avec toutes les précautions pour éviter de tacher
mes bas de soie de fabrique française , précieux
don de mon épouse. Arrivé à l'hôtel , je me dis :
Ualph Nibb, vous voilà pour la première fois de
votre vie lancé dans le grand monde. Il fatiten
prendre les haliitudes ; en même temps je jetai
les yeux sur la grande porte.
C'est bien le plus magnifique hôtel que j'aie ,
vu de ma vie : des longues marches en pierre ou
en marbre; vous les briseriez [lonr en faire des
bagues; une glande jiorte digne d un duc et pair,
avec une plaque d'aigenl, portant le nom de
M. Eggsip en toutes lettres. Je frappai un coup
de marteau qui retentit dans tout le quartier.
L'elFet en fut prodigieux. L.i porte sentr'ouvrit.
— Voulez-vous abattre l'hôtel, monsieur, s'écrie
un jeune gentilhomme à la veste verte et à la cu-
lotte rouge, mettant dehors sa lête poudrée. —
Non , monsieur , non , non , répondis-je très po-
liment, je cherche M. Eggsip.
— Vous ne pouvez pas le voir, me répliiiua le
jeune homme, et il me ferma 1 1 porte au nez.
— M. Ralph, me dis-je, vous êtes un étourdi,
vous avez commis quelque bévue. J'attendis
quebjues instans, et je frappai un second coup,
mais moins fort. Le même jeune homme en-
tr'ouvrit la |)orte, et je me faufilai dans l'inté-
rieur de l'Iiôlel. — Je pense, lui dis-je, ((iie je
suis dans l'hôtel de l'honorable M. Eggsip.
g — Je pense, moi, répondit le jeune homme,
que vous feriez mieux de vous en aller par où
vous êtes entré, sans cela....
— A mon tour, j'élevai la voix ; je dois diner
avec M. et madame Eggsip; et, je vous en de-
mande pardon, il me parait que vous devriez
mieux me recevoir.
— Votre nom, s'il vous plaîl, camarade ?
— Ralph Nibb.
— Je vous fais un million d'excuses, monsieur.
— l'as de mal, lui dis-jc d'un Ion de voix très
doux; je m'ajierçus que mon nom avait fait de
l'effet sur ce jeune gentilhomme.
— Par ici, monsieur, continua le jeunchomme
en me saluant fort poliment. Monsieur voudrait-
il me donner son chepeau '.'
— l'our(iuoi douci' Voudriez-vous me faire
retourner îi la maison sans chapeau?
— Monsieur ne me comprend pas, je demande
seulement h garder son chapeau, jus(iu'à ce que
monsieur s'en aille.
— Que le diable vous emporte, vous êtes trop
poli. Ne puis-je moi-même avoir soin de mon
chapeau ?
— Monsieur, les personnes invitées déposent
ici leur chapeau.
— S'il le faut, il le faut, lui dis-jc; voici mon
chapeau; mais placez-le dans un endroit bien
propre; sans cela, vous ferez connaissance avec
ceci;eljclui montrai ma canne; mais un autre
gentilhomme me l'enleva do la main en me di-
sant , Son ez vous-même sur vos gardes.
— Merci, monsieur, lui dis-je d'un air très
affuble. 11 s'en ;illa eu riaul, cl celui qui m'avait
jeté la porte au nez me fit signe de le suivre.
Arrivé au sommet de l'escalier, et voulant me
donner une contenance convenable , je débou-
lonnai mon gilet, car je souillais comme un che-
val, ayant du suivre au pas de course ie genlil-
horome aux culotles rouges, (jui,sans se soucier
de moi, monlail les marches (juatre à (juatrc.
En ouvrant la porte d'un grand salon, il cria à
haute voix : « M. Mbb! » Me voici, répondis-je
d'un ton tant soit peu irrité; pourcjuoi me fai-
tes-vous aller de ce train '.' l'as de réponse ; il fit
un pas dans le salon, et M. Eggsip vint à ma ren-
contre. — Soyez le bien venu, M. Aibb, dil-il.
Merci, monsieur, répondis-je. — J'espère que
votre santé est bonne, dit-il. — Elle ne va pas
mal, monsieur, dis-je, si ce n'est que cegeniil-
liomme aux culotles rouges m'a l'ait monter trop
vite. — C'est une plaisanierie, dit-il, en mépre-
nant bras-dessus bras-dessous, il me présenta
au cercle de daines, dont les unes riaient, les
autres chuchotaient, ou se cachaient le visage
avec leurs mouchoirs.
M. Eggsip m'engagea à m'asieoir; et je com-
mençai à m'extasier .levant les tableaux, les mi-
roirs, les candélabres : c'était un passe-temps
((ui servait à ine distraire, car j'avais une faim
horrible. Enfin, plusieurs messieurs aux culot-
les rouges enlrèrenl dans la salle, et, a ma grande
satisfaction, ils dirent : « Le diner est servi. » Je
ne sais comment cela s'est fait, mais, en me
tournant vers l'endroit d'où venaient ces voix,
je vis une table chargée de mets; on aurait pu
croire qu'on avait abattu un pan de muraille
pour la faire entrer. Toutes les dames et les
gentilshommes s'étant levés de leurs chaises,
j'en fis autant. « M. Mbb, dit .M. Eggsip. —Mon-
sieur ? dis-je. — Voulez-vous accepter la main
de niistri<s Eggsip pour la conduire à sa place ?
— Soit, je désire obéir en tout à votre honneur;
sans ([Uoi, j(; ne me permetlrais jamais de ilon-
ner la main à une femme tant (jue misiriss lielly
existera, dis-je. » Toute la société me regarda
en riant, et je donnai la main à misiriss Eggsip.
Quand tout le monde fut placé, M. Eggsiji me
dit : « Monsieur Nibb, voulez-vous prendre pla-
ce à côté de moi :' Permettez-moi de vous offrir
du potage. — Du bouillon, s'il vous pl.ilt, dis-je
en clignotant des yeux.— Soyez tranquille, me
dit M. Eggsip, et il me donna deux grandes cuil-
lerées de bouillon. Quand mon assiette fut
mise, M. Eggsip me dit : « Mislressvous regarde:
— Pourquoi;' dis-je. — Je pense ([u'clle veut
vous offrir du vin. — Tom, versez à boire, dit
misti ess Eggsip. — Je vous remercie, monsieur
et madame, mais votre gentilhomme ne m'a
donné du vin qu'autant qu'en tii ndrail un dé h
coudre. )' Ralph, dis-je .'i moi-même. est-ce (|ue le
inaiire de la maison serait avare ? — Quel est le
poisson de voire choix ? dit .M. Eggsip. — Je n'en
mange que très rarcmeni.Lnpeu de celte vi.mde
de porc, dis-je. — C'est du jambon, M. Nibb,
dil-il. — Du jambon de porc :' dis-je. « Fout le
monde se mit à poulVer de rire ; comme j'igno-
rais de (|uoi on ri tit. je me pris aussi à rire plus
fort que tous les autres convives.
-M. Eggsip me rit passer plein une assiette de
jambon. Je l'avais à pe.ne dégusté, quand M. Eg|
g.sip me dit : u M. Nibb. j'espère que vous le trou-
verez de v('>lre goill, "
Je posa» le cvutcau et la foiircheiiei>our faire
— 188 —
■5«H
atlention à ce que M. Eoijsip me disait. Comme
il ne parlait pas, je voulus relourncr à mon jam-
bon ; mais ce vilain Gcnlilhomme aux culottes
rouges se sauvait en l'empoitant. Oh! diahle !
diable! ceci est une mauvaise plaisanterie. J'al-
lais m'en plaindre au maître de la maison, quand
un autre (jentilhomme mit devant moi un plat
d'ortiesausel. Il tallut me résigner ; mais au mo-
ment où je commençais à manger, un autre gen-
tilhomme enleva l'assiette en disant ; Monsieur
désire quelcjuc sauce plus piquante. — Oh ! dis-
je , ceci n'est pas trop mauvais. Le gentilhomme
fil la sourde oreille et me présenta une assiette
de viande surchargée de piment rouge; à chaque
bouchée je sentais le feu me dévorer, et cejjeu-
dant j'avais faim; ce qui me désolait le pins,
c'est que pendant mes soulfrances toutes les au-
tres personnes se hâtaient de manger, et les gen-
tilshommes aux culottes rouges emportaient
successivement des ragoûts dont l'excellente
odeur aiguisait mon appétit. Cependant, comme
personne ne demandait rien , je n'osais pas de-
mander non plus , crainte de passer pour un
homme sans usage du monde. Enfin , on plaça
devant chacun des convives un bol rempli d'une
eau extrêmement froide : je tournais sans cesse
mes regards de tous eûtes pour savoir à quoi de-
vait servir cette eau, quand M. Eggsip me dit ;
« Monsieur Mbb , servez-vous de cette eau ; on
va nous donner du Bordeaux. — Oui, monsieur »,
dis-je. Me rappelant alors le peu de vin qu'on
m'avait donné au commencement du repas , je
m'empressai d'avaler le bol d'un seul Irait. Mais,
malédiction ! cette eau froide me donna un ho-
quet terrible ; je faisais des grimaces si épouvan-
tables , qu'encore à présent, quand j'y pense,
j'en ai la colique. M. Eggsip et tontes les dames
riaient aux éclats, et moi j'avais l'enfer au corps.
« J'espère bien (jue vous ne vous trouverez pas
mal, dit mistress Eggsip, d'un ton de voix angé-
lique. »
— ^on , madame, dis-je, mais quelque chose
me tourmente. M. Eggsip , je ne peux plus y te-
nir...— M. INibb, médit à demi-voix M. Eggsip,
voudriez -vous?... —Non, non, criai-je, et je
m'élançai hors du salon, en tenant mon ventre
à deux mains. Je ne sauiais dire comment je des-
cendis l'escalier. Mais quand je fus ])rès de la
porte, le gentilhomme aux culottes rouges me
dit : « Votre chapeau, monsieur. — Je vous re-
mercie , lui dis-je en le prenant. — J'espère que
TOUS n'oublierez pas de me donner quelques
shellings, dit-il. — Malédiction ! dis-je, et je tirai
un penny de ma poche; je n'aurais pas plus souf
fert à me faire arracher une dent molaire. — Vos
gants, dit un autre gentilhomme, j'espère que
vous ne m'oublierez pas. — Mort et tonnerre ,
dis-je , et je tirai un second penny de ma poche.
— Votre canne, me dit un troisième, dont j'ai
eu soin, vous ne m'oublierez pas. Je la lui arra-
chai des mains et j'eus enfin le bonheur de par-
venir dans la rue. J'entendis dts éclats de rires
moqueurs ; ijuand la porte fut fermée, je me dis
à moi-même: Le diable vous a tenté, Ralph
INibb, vous avez donné deux pence pour un
plat d'orties et un verre d'eau froide... En ren-
trant à la maison , mistress lîetty eut encore à
me gronder , parce que ma culotle était sale... »
Celle narration me fit éclater de rire à mon
tour , et je fis compliment à mon hôte sur les re-
lations qu'il avait avec la haute société.
C. S. AZARIO.
( Le Cotistilutionnel.)
Ouragran aux Elats-lTnis.
Un ouragan terrible a causé le 29 janvier de
grands désastres sur la côte occidentale des
Etats-Unis. Les pertes occasionnées par ces dé-
sastres s'élèvent, dit l'Estafette de Neic-York ,
à plusieurs millions de dollars, et cependant ils
ne sont pas aussi grands que l'on avait lieu de le
craindre. Bien des propriétés ont été ravagées
ou détruites , mais peu de personnes ont (léri.
En mer, les sinistres n'ont pas été très considé-
rables, grâce à un heureux hasard qui a retenu
loin des eûtes une foule de bfttimens attendus.
11 n'y avait pas un seul navire et seulement 5
bricks. Deux ont été jetés à la côte ; les autres
ont été engagés dans les glaces , et c'est peut-
être à cette circonstance, autant qu'à la précau-
tion prise parles capitaines de faire raser tous
les mâts , qu'ils ont dû de ne pas échouer contre
le rivage. Six schooners ont été poussés à terre ,
et l'on espère les relever tous et sauver en grande
partie les cargaisons. Un sloop et un schooner
ont coulé bas avec leurs équipages.
De Philadelphie , de Boston , d'Albany, sont
arrivés d'affligeans récits d'inondations. Dans
quelques endroits, le mal a été plus grand qu'h
New-York. De l'autre côté de la rivière Hudson,
au New-Jersey, les villages et les habitations
éparses çà et là ont gravement souffert des coups
de vent. Plusieurs maisons ont été entièrement
démolies.
A Elisabeth-Town , un grand nombre d'ou-
vriers étaient occupés à travailler dans une vaste
teinturerie contre laquelle l'ouragan se brisait
avec violence. Vers deux heures de l'qprès-raidi,
le samedi, quelques craquemensse firent enten-
dre dans les murs, et ceux qui se trouvaient là
avaient à iieine eu le temps de fuir au dehors,
que le bàliraent s'est écroulé avec fracas.
On n'a pas pu encore constater à New-York
le montant approximatif des pertes , mais elles
s'élèveront bien au delà d'un million de dollars.
En outre des marchandises perdues ou ava-
riées par la submersion des magasins, plusieurs
milliers de barriques ou de ballots qui se trou-
vaient sur les quais ont été entraînés par le cou-
rant. 11 y avait une grande quantité de farines ,
de coton, etc.
A Philadelphie et dans tous les pays avoisi-
nans, l'ouragan a eu plus de durée et plus de
violence, il a causé plus de désastres qu'à New-
York.
A Philadelphie comme à New-York, les che-
minées ont été renversées, les toitures enlevées.
Tous les magasins voisins de la rivière ont été
submergés et les marchandises ont éprouvé d'é-
normes avaries. Dans Walnul-Street , un im-
mense magasin, encombré de barils de farine , a
été envahi par l'eau jusqu'au premier étage. Les
portes et les fenêtres ont été brisées par le cou-
rant, et une grande quantité de barils ont été
entraînés. Ce magasin appartenait à M. Hura-
phrey, dont la perle sera immense.
Lorsque après l'ouragan les eaux se sont reti-
rées, les rues étaient encombrées de glaçons qui
s'élevaient à une grande hauteur contre les murs
des maisons.
Une grande quantité de bestiaux a péri.
Pour ajouter à l'horreur de cette scène, l'éta-
blissement de gaz placé sur les bords du Schnyl-
kill ne put être mis en activité, et la ville de
Philadelphie fut plongée dans les ténèbres pen-
dant lalfreuse nuit du vendredi au samedi.
En remontant la rivière du Nord jusqu'à Al-
bany, et sans doute beaucoup plus haut, on re-
trouve partout les traces de l'ouragan. Tous les
villages qui se trouvent près du fleuve ont été
plus ou moins endommagés par le vent et l'inon-
dation. A Albany, il semble que le vent avait
perdu «a plus grande violence, car les journaux
de cette ville ne parlent pas de dégâts sembla-
bles à ceux qu'ont éprouvés beaucoup de mai-
sons à Philadelphie et à New -York, mais la crue
des eaux y a été terrible.
Les glaces détachées par la pluie chaude du
samedi matin se sont rompues avec fracas, et ,
dans la débâcle, tous les bateaux qui se trou-
vaient attachés aux quais ont été violemment
heurtés, brisés ; un grand nombre ont été en-
traînés et engloutis. De ce nombre est le bateau
à vapeur Norlh- America, l'un des plus beaux
qui fussent sur la rivière. On a pensé qu'il a
coulé à fond, car il a été jusqu'ici im .ossible de le
retrouver. Albany a été en partie submergée, et
beaucoup de maisons ont été presque démolies
par le choc des glaces. L'eau a pénétré dans une
grande quantité de magasins, et y a causé des
dommages proportionnellement aussi grands
que ceux de New-York et de Philadelphie.
Mflanijfs, foits curtmï.
Incendie du palais de la Sublime Porte,
A CoNSTATiNOPLE. — Cette semaine, a été in-
cendié le palais du visir, où se trouvaient réunis
les bureaux des différens ministères et des prin-
cipales administrations, et connu sous le nom
de Sublime-Porte. Cette catastrophe a eu lieu
dans la nuit de dimanche à lundi. Le feu se mani-
festa accidentellement, vers quatre heures du
malin, dans une chambre de domestique atte-
nante aux appartemens du harem du bachvékil,
et se communiqua avec une violence inimagina-
ble à la Sublime-Porte. En quelques heures, ce
vaste édifice fut détruit de fond en comble; il
ne présente plus aujourd'hui qu'un monceau de
cendres et de ruines.
Comme les archives étaient déposées dans des
appartemens souterrains, on assure qu'on a pu
les sauver en grande partie; mais presque tous
les papiers restés dans les bureaux sont devenus
la proie des flammes. On évalue à près de 20
millions de piastres les pertes occasionnées par
ce sinistre , et elles auraient pu être bien plus
considérables encore.
Au premier signal de l'incendie, les pachas et
toutes les autorités de la capitale se transpor-
tèrent sur les lieux, et ont rivalisé d'activité et
de zèle pendant toute la durée du danger. Mais
celui qui s'est vraiment distingué dans cette
fâcheuse circonstance, c'est le capitan-pacha.
Il est impossible de se faire une idée du courage
"__ 189 —
etdusang-froiJ dont il a fait preuve ; on le voyait
partout où il y avait le plus de péril, dirigeant
en personne les secours, animant les travailleurs
par son exemple, et tout le monde s'accorde à
dire que ce haut fonctionnaire a puissamment
contribué, par son intrépidité et son énergie, à
arr^terles progrès de l'incendie qui menaçait de
dévorer tout le quartier. Aussi son éloge est '
dans toutes les bouches, et on ne tarit pas sur
sa belle conduite en cette occasion.
Par un sentiment d'humanité qui fait le plus
grand honneur au caractère musulman, \eloum-
rouk, prison de la Sublime-Porte, fut ouvert
avant que les flammes leussent gagné, et les
prisonniers qu'il renfermait mis en liberté. De
ce nombre étaient le fameux voleur toscan arrê-
té il y a quelques jours et plusieurs Ioniens
appartenant à la même bande. Une circonstance
digne de remarque, c'est que ces individus, au
lieu de profiter de l'occasion, firent demander à
leurs chancelleries respectives de se constituer
de nouveau prisonniers. On ne connaît pas la
décision qui aura été prise à leur égard, mais on
pense généralement qu'ils se seront ravisés plus
tard et qu'ils se décideront à quitter le pays
pour n'y plus revenir.
Les bureaux de la Sublime-Porte vont être
provisoirement transférés au palais du séraskier.
C'est la troisième ou quatrième fois depuis
une cinquantaine d'années que la Porte est
détruite par le feu. Le dernier incendie est de
1827 et le nouveau palais avait été reconstruit
en 1829,
Inondations en Belgique. — Dans la nuit
de samedi à dimanche, les eaux de la Senne,
sorties de leur lit depuis la veille, s'élant encore
considérablement grossies, on a battu la géné-
rale dans les quartiers des portes d'Anderlecht
et de Flandre, pour prévenir les habitans du
danger qu'ils couraient. La plupart des rues de
ce côté sont couvertes d'eau, toutes les caves en
sont pleines. La circulation a été interdite parla
porte d'Anderlecht; les prairies des deux côtés
de la chaussée sont ensevelies sous l'inondation.
{Indépendant de Bruxelles.)
— La crue des eaux aux environs de Bruxel-
a encore augmenté pendant la nuit de samedi à
dimanche d'une manière effrayante. La chaussée
d'Anderlecht à la hauteur de la Téte-de-Mou-
ton, est couverte de deux pieds d'eau ; les dili-
gences ont eu la plus grande peine du monde de
parvenir en ville. Non seulement les prairies,
mais encore toutes les terres labourées,sont sous
les eaux dans plusieurs communes riveraines de
la Senne.
Une partie de la ville de Hal est totalement
inondée ainsi que les environs. A Vilvonic,
même calamité. Cette fois, on croit (jue les au-
torités n'ont pas tenu assez strictement la maiu
aux mesures prescrites dernièrement par la dé-
pulation permanente pour provenir les inonda-
tions.
Depuis hier matin onze heures, la Senne a
fait inondation à Bruxelles, dans le bas de la
ville. Le canal de Charleroi déborde également
aux différérentes écluses près de la Flandre,
d'Anderlecht, etc.
Larue dite Bummcl avait déjh, îi midi, plus
de 8 pouces dcau. La rue des Chartreux est
I inondée depuis hier matin neuf heures. Eulin
il n'est pas une maison dos environs du Alarché-
aux-Poissons qui n'ait sa cave remplie d'euu.
La mauvaise construction d'un égout de la |
ville aboutissant près du Rempart-dcs-Moines,
qui a déjh si souvent donné lien aux justes ré-
clamations des habitans du quartier, a occasion-
né encore celte fois plus d'avaries que jamais.
Comment la régenre n'a-t-elle pas encore songé
à obvier à ces déplorables inconvéniens ?
A six heure la crue des eaux augmentait en-
core ; plus de deux cents maisons des com-
munes de Molenbeek, Cureghem, Anderlecht et
autres sont à moitié couvertes d'eau. L'école
vétérinaire, les bàlimens des abattoirs sont
également inondés. Les terrassemens du chemin
de fer de la station des Bagards, vers la section
de Fores, sont en partie perdus.
Ue la porte de Flandre à celle de Ninove, le
canal de Charleroi, qui longe le boulevart, a
débord de près de dix pouces au-dessus lu ni-
veau de la chaussée. On est parvenu à arrêter
l'eau de ce côté à l'aide de fumier et de terre
glaise. Sans cette espèce de digue tout le quar-
tier de la rue de Flandre serait submergé.
Depuis hier matin on ne discontinue pas de
porter secours aux malheureux habitans des
maisons envahies par l'eau. Beaucoup de bes-
tiaux sont noyés.
Une foule immense de curieux s'était portée
hier après-midi aux portes de la ville pour con-
templer le triste spectacle des inondations.
L'inondation qui entoure Bruxelles et a péné-
tré dans plusieurs quartiers de la ville , loin de
diminuer, a au contraire augmenté pendant la
nuit. Les eaux de la Senne ont fait leur jonction
avec le canal de Charleroi, de sorte que de ce
côté tout ressemble à un bras de mer. Les jar-
dins, les serres des fleuristes près de la porte
de Ninove sont submergés , il y a des bàlimens
dont on n'apeicoil plus que les toits. A l'Ecole
vétérinaire de Cureghem, l'eau a dépassé les fe-
nêtres du rez-de-chaussée. Des habitans de la
rue des Fabriques ont élé forcés de quitter leurs
domiciles. Dans les rues de Flandre el autres
adjacentes les caves sont remplies d'eau. Rues
des Bateux, de l'Evêque , il en est de même. Les
pompes et moyens em[)loyés ne suffisent pas à
l'épuisement.
Assassinat, affreux détails. — On écrit
de Caen : « Le nommé Gueriel, âgé de 54 ans,
liabilait seul une maison située sur le bord du
chemin, dans la traverse de la grande roule de
Torigny à Saint-Jean-des-Baisans: celle maison
isolée se trouve ù quatre cents pas environ de
l'auberge du Cocqbois. Ce vieux garçon passait
pour être avare, et dès lors pour avoir beaucoup
d'argent. Dans la soirée du 14 courant, il était
resté, contre son habitude, à tillcr du <lKin\ro
juscpi à dix heures du soir; et avant de se cou-
cher, il alla sans chandelle dans l'étable pour
donnerdu foin à sa vache. Connue \\ était occupé
à délier une botte de foin, un individu entre,
saisit un croc à fumier, et lui en assène sur le
milieu du corps un coup si violent, que le man-
che rompit en deux endroits dans ses mains, el
tout près du fer. Le malheureux »;uericl tombe,
mais il pousse encore un soupir; sou assassin qui
veut l'achever saisit alors une fourche en ter
ipii se trouvait à côté de lui, traverse en plu-
sieurs endroits le corps, le cou et la lêle de sa
vicliinc. cl lui fait vingt-cinq blessures iiui tou-
tes siiiil mortelles. Croyant cette fois que le vieil-
lard est sans vie, il Fabandoune, regarde ilans
le chcmiu, cl après s'être assuré quil ne vient
personne, il entre dans la maison de sa victime,
bdrre les portes et force les fermens; il jette à
Icrre tous les effets, s'imaginanl trouver de l'ar-
gent, mais la précipitation qu'il met dans ses re-
cherches l'empêche de découvrir 100 francs qui
sont envelopjjés dans un drap; bientôt il croit
entendre marcher, il se sauve par une porte de
derrière avec vingt fiancs qu'il a trouvés sur la
tablette d'une armoire. Qui le croirait ! (jueriel
n'a pas succombé sous les coups de son assassin;
il a j)U se relever el se traîner à la maison voi-
sine ; là, il appelle du secours et on lui ouvre la
porte. 11 nous est impossible de décrire, la frayeur
dont furent saisies les personnes présentes en
voyant leur voisin, qu'elles ont peine à recon-
naître dans cet état affreux. Ses habits el sa tête
sont en lambeaux ; le sang ruisselle sur sa blouse
comme si elle en avait élé trempée. Malgré ses
souffrances, qui sont atroces, il peut raconter
encore une partie de ce qui vient de lui arriver,
et on s'empresse de lui administrer les j)remiers
soins que sa position exige. On le questionne sur
l'auteur de l'attentat , il ne l'a pas vu; il est
tombé étourdi sous les coups, et voilà lout. Per-
sonne n'ose se rendre sur le lieu du crime; ce
n'est ([ue le lendemain qu'on fait appeler la jus-
tice et un médecin, qui ont constaté les faits que
nous venons de raconter. .Malgré les nombreuses
blessures que cet homme a reçues, et qui sont
affreuses, on espère cependant qu'il vivra encore
assez de temps pour donner des indices sur le
coupable. On n'a pu jusqu'à présent avoir de
rcnseignemens assez positifs pour arriver à la
découverte de l'auteur de ce crime épouvanta-
ble ; seulement on a trouvé un bâton que l'as-
sassin a oublié fort heureusement sur les lieux;
on espère ([ue ce bâton, dont la poignée est en
cuir, facilitera les recherches des magistrats, et
que bientôt le coupable sera entre leurs mains.
La justice continue ses informations. »
U.V ENrANTEME>'T LABORIEUX. — Le 8 de 06
mois, une fenune de risle-sur-le-Doubs,âjée de
l'J ans, et primipare, est accouchée, api es un
travail long cl difficile, d'un fœtus-monstre qui
présentait les parliciilaiilés suivantes: deux
tètes, deux cous, quatre bras, deux poitrines,
deux colonnes vertébrales, le tout supporté sur
un bassin unique, duipiel naissaient seulement
deux cuisses, comme chez tout autre sujet. En
110 mot, cet enfant était double dans toute la
moitié supérieure du corps et simple dans la
moitié inférieure à partir du ventre. Le dévelop-
pement était celui d'un enfant à terme. Les deux
bu.stes se trouvaient accolés parles parties laté-
rales gauclic et droite, les deux faces tournées
dans le nièiiie sens. Les gens de l'art présens à
laccouchcmcnt, MM. Crillon et Petit, oHiriers
(le saute à l'Isie, et M. Mctoz, docteur en méde-
cine à Goux, ont pu s'assurer par l'autopsie que
cet être singulier possédait deux oesophages
aboutissant à un seul estomac, quatre poumons,
deux ctrurs, un seul diaphr.igme, un seul tube
digestif, dcu\ reins plus voliiinineux qu'à I étal
normal, une seule vessie aussi plus ample qu'elle
ne l'est d'ordinaire. L'enfant était du sexe mas-
culin. C'était une organisation double complète
jusqu'au niveau du diaphragme, et simple au-
dessous de cette limite. La longueur de cet en-
fant était de dix-huit pouces ; il pesait environ
dix livres. Les méilecins, i l'obligeance desquels
nous devons cette observation curieuse, ne di-
sent pas d'ailleurs s'il est venu au monde vivant
— 190 —
ou non, ni par const^niient comliiende temps il a
pu vivre liors ihi sein de la mère, si tant est
qu'il ail respire'. [Nous es|ii'rons 1)ien qu'une
pièce aussi intéressante pour riiistoire des mons-
truosités luimaiues aura été conservée, et qu'elle
viendra enrichir le cabinet d'anatomie de notre
écolede médecine.
Une farci:. — Messieurs M... iM"'re et fds
sont tous deux de fervens apôtres de Racclius,
comme on aurait pu dire du temps de l'empire.
L'un est perruq'iier, l'autre graveur; le perni-
(piier, qur est le père et qui veut garder sa di-
gnité paternelle, fait souvent de la morale à son
fils et l'exhorte à plus de tempérance; mais com-
me ilne prêche pas d'excniplr, il arrive qu'ils se
rencontrent souvent dans le même cabaret eC
que la morale se noie dans des libations aux-
quelles chacun d'eux finit par prendre une part
active. Hier donc, les deux M... étaient ce
qu'on ap ellevidgairement en ribotte, mais celle
fois chacun avait bu de son côté. Quelques uns
de leurs amis, (pii les trouvèrent dans celle dis-
position, résolurent d'en tirer jiarli, afin de
leur jouer une farce. Us se partagèrent les rôles,
et les uns s'attachèrent à M... père et lesauires
au fils, afin de lis faire agir dans le sens dont ils
étaient convenus à l'avance. On vint d'abord
trouver le perruquier. — Venez donc, père M...,
lui dit-on, votre lils est pris de boisson , et on
vient de le conduire au poste de la place Saint-
IMichel, où il faut l'aller réclamer. — Ce mal-
heureux-là ! s'éciie le père M..., il n'en fait ja-
mais d'autres! Allons, cependant, il ne faut pas
le laisser coucher au violon. On arrive devant le
corps de garde, elle père M.... réclame son fils;
mais le sergent répond qu'il n'y a personne —
C'est (ju'ils ne sont pas encore arrivés, s'écrie un
des amis; allons boire un coup, et nous revien-
drons. La même farce, pendant ce temps, élail
jouéeà M... fils, et il arrive un instant après pour
réclamer son père. Le sergent fait la même ré-
ponse que la première fois, et !M. fils est conduit
dans un antre cabaret. Les mystificateurs, qui
avaient réglé ;i l'avance toutes leurs démarches,
ramenèrent alors M... père. Le chef du poste,
impatienté, commence à se fftcher; M... père se
\!\rhc |)lus fort, il veut absolument avoir son fils,
et conunesa manière de réclamer esl un peu tur-
bulente, le sergent le met au violon pour tout
de bon. M... fils ne tarde pas à revenir, il récla-
me son père avec un peu plus de raison que la
première fois. Mais comme toutes ces allées et
venues semblent extraordinaires au sergent, et
finissent par l'indisposer tout à fait, il met le
père à côté du fils, et ce n'est (pie le lendemain
q>f ils ont pu sortir sans pouvoir s'cxpliciuer le
motif qui les avait rendus prisonniers.
La liONNE MARRAINE. — Ln enfant de treize
ans, Auguste Miraux, prévenu d'avoir frappé sa
belle-mère avec une serpe, venait d'èire acquit-
té par le tribunal de police correctionnelle de
Laon (Aisne, comme ayant agisans discernement;
mais le tribunal avait ordonné qu'il serait con-
duit dans une maison de correction pour y être
élevé cl détenu jusqu'à l'âge de seize ans. Le
pauvre enfant nleur.iit. Sa belle-mère, dont la
(léposiiion avait paru empreinte d'une dureté
de cœur, première cause sans doute des toris
du jeune prévenu, se retire sans lui adresser une
seule consolation, une seule parole. En passant
devant lui, elle ne la pas même regardé. Depuis
quelques instans, uoc femme versait des larmes
au fond de l'auditoire. L'enfant quitte son banc,
court à elle, et reçoit ses embrassemens. C'est
la marraine d'Auguste Miraux, (pii répèle :
« Pauvi'e enfant! aller à Montreuil! Montreuil
est le dépôt de mendicité. Non, ces messieurs
ont été trompés. Si je pouvais leur parler.
— Quelle est cette femme, demandele président :
faites-la approcher. » INlarie-Anne Toussaint,
manonvrière à Sainl-Gobain, répond aux (pies-
lions (|iie M. le président lui adresse avec bonlé.
Elle demande comme nnegrftce de recevoir chez
elle son filleul, qui promet d'être bien sage, et
qui, ajoute t-elle, était bien malheureux chez sa
belle-mère. « Oui, dit l'enfant toiil en pleurs, je
travaillerai et je serai bien content d'être avec ma
marraine, (pii ne me battra pas.» M. l'avocat du
roi demande, et le tribunal ordonne qu'Auguste
■Miraux soit remis à la femme Toussaint. La
bonne marraine sort joyeuse avec son filleul, au
milieu d'un murmure unanime d'approbation.
llrmii' ^fô ti'ilnimnir.
COUR ROYALE DE PARIS.
Garde particulier. — Blessures volontaires.
— La chasse au chasseur.
Qui vous a permis de chasser ? — Il n'y a pas
beaucoup de gibier, n'est-ce pas? — Votre nom ?
— Demandez-le à mon camarade. — Votre port
d'arme? — Je suis voyageur; d'ailleurs, retour-
nez votre jdaqtie, et vous verrez que vous êtes
garde varliculier; vous ne ]iou\ez me deman-
der (|u'une sim|de (lermission de chasse. — Sui-
vez moi chez le maire de Sic- Uilde. — C'estlrop
loin, je n'ai pas le temps. Tel fui, s'il faut en
croire Girod. garde particulier d'Huisy, canton
d'Ârcis-sur-Aube, le colloque (jui s établit, le 13
septembre dernier, entre lui et Poret, qu'ilavail
trouvé chassant sur les terres confiées à sa sur-
veillance. Le fermier (jauthier étant venu en
aide au garde Girod, le délinquant se mit en de-
voir de les suivie. Pendant (lu'on cheminait, Gi-
rod proposa à Poret de i)orler son fusil : « Merci
de l'obligeance, répondit celui-ci: je suis assez
grand pour le porter moi-même. » Cette offre de
service ressemblait sans doute à une menace, car
le garde ajant jiorté la mainsur If fusil de Poret,
ce dernier, pour mettre en sûreté le délinquant
et le corps du délit, se mit à fuir de toute la ra-
pidité de ses jambes. Girod le poursuit, mais il
a peu de chances de l'atteindre. Gauthier lui
crie, c'est du moins la prétention de Poret :
« Tire dans les jambes, il ne courra pas si bien. )>
In coup de fusil part au même instant, Poret
est atteint de quel()ues grains de plomb à la
jambe et aux parties latérales du cou. Ainsi, poui
ré|)rimer le fait d'avoir chassé sans port d'arme,
le garde commet un délit bien autrement grave;
jiour protéger le gibier il n'hésite pas à tirer sur
un homme.
Poret se rend, va se plaindre chez le maire
d'iluisy ; mais, par une singulière coïncidence,
celui-ci est le père de (.irod et désespérant de
trouver chez ce magistrat un nouveau Brutus, il
va, le 18 septembre suivant, déposer sa plainte
entre les mains du maire de La Ferlé.
Une instruction esl commencée contre Girod,
et par suite d'un arrêt de la chambre des mises
en accusation, ikst traduit devant la cour royale,
1" chambre, comme coupable d'avoir fait à Fo-
ret des blessures volontaires.
Girod, interrogé par M. le premier président,
répond que, voyant fuir Poret, il a voulu tout au
moins retenir le chien, et que, dans ce but, il a
tiré sou coup de fusil du côté de la pièce de
terre ofi était ce chiin, tandis (pie le chasseur
fuyait du côté opposé.
M. le premier président. — C'était sans doute
un moyen de retenir voire chien, mais celui
d'un autre ?
—Egalement, M. lepremier président; le fusil
appelle le chien.
— Ainsi, vous tirez à gauche du côté du chien,
et Porel, qui se trouve à droite, esl blessé ?
— Qu'il ail reçu des grains de plomb, c'est
possible, mais pas des miens. 11 n'est pas rare
(|ue les chasseurs soient atteints de grains de
plomb.
Deux témoins seulement sont entendus-.Pon t,
ipii dé(-lare n'avoir pris la fuite que lorsque <ji-
rod s'est préci|iité sur lui pour le désarmer, et
Gauthier, qui dément le propos que lui fait te-
nir le |)récéd('nl témoin, mais ne confirme j)as
le système de défense adopté par Girod.
M. l'avocal-général Pécourl, après avoir som-
mairement exposé les faits, fait observer que
(jirod a eu le double torl de vouloir désarmer
un chasseur, au mépris des pvohiliitions de la
loi, et de l'avoir blessé volontairement, quand il
devait uniquement dresser un procès-verbal
contre lui. Sans doute les blessures n'ont pas eu
de conséquences graves, mais le délit doit être
réprimé ; seulement les bons antécédens de Gi-
rod appellent toute l'indulgence de la cour.
W° Lacan, avocat du prévenu, s'attache à dé-
montrer que les dépositions des lémoins enten-
dus laissent tr(q) de doute sur l'exislence même
du fait reproché à son client pour ([u'iine con-
damnation puisse être prononcée.
La cour, ajirès en avoir délibéré, et par ajtpli-
tion de l'article 311 du Code pénal, a condamné
Girod à six jours de prison.
{Le Droit.)
COUR D'ASSISES DE LA SEINE.
l'ol d'une voiture de roulage, des trois che-
vaux, des marchandises , d'une valeur
de 15,000 fi:
Le nommé Chamotet comparait devant la
cour d'assises sous raccusation de vol commis
la nuit et de complicité. L'accusé, ouvrier ma-
(jon, est un gros garçon à la face rubiconde, dont
l'air naïf contraste singulièrement avec l'habi-
leté et l'audace du vol (jui lui esl reproché.
Le 17 novembre dernier, deux gendarmes en
(latronille rencontrèrent sur la route de Paris à
Orléans une voiture attelée de trois chevaux qui
cheminait tranquillement et sans conducteur du
côté d'Orléans. Ils attendirent une heure et per-
sonne ne vint. La plaque leur fit connaître que
celte voilure appartenait à M. Dreyfus, commis-
sionnaire de roulage, demeurant à Paris, rue de
liondi, 6. Elle fut mise en fourrière, et bientôt
reconnue |>ar son propriétaire. Pour la voiture,
qui la veille était partie chargéede marchandises
considérables s'élfvant à une valeur de plus
de 15,000 fr., elle était sous la conduite du
nommé Ducheraiu; la ville de Reims était lelieu
de la destination. Comment donc cette chareltc,
- 101
pnrtiepoiir Reims, chargée de marchnndises, j l'accusé qui est venu le trouver chez M. Dreyfus. | Derval et Sainville ont parfaitement éternué
avait-elle été trouvée ville et dans une dirrriion
tout ^ fait oi)posée ? C'est là un proltlème ([ue
nous laissons aux témoins le soin de résoudre.
<( Messieurs, dit le nommé Duchemin (c'est le
charretier), c'était le 17 novemhre; j'étais cou-
ché sur rauiïc, dans ma limousine, lorsque vint
uu individu ipii me réveille et me dit : — Vou-
lez-vous boire un canon ? — Non, que je lui ré-
pondis, je suis couché, j'y reste. — Eh hien !
alors, dit-il en s'en allant, vous souhaiterez hien
le lionjour île ma part aux camarades. — De la
])arl de qui ? que je lui dis. — De la part de
(irospicrre. — 11 revint sur ses pas, et me de-
manda (piandje devais partir; je lui dis que je
parlais le soir même. — Eh hien! ajouta-t-il, je
linrtirai avec vous, et je vous accompagncraijus-
iju'à Claye; n'ouhliez pas de me prendre chez le
marchand devins, au coin de la rue des Mai'ais.
Je lui répondis : Je veux bien, et je continii-ai
mon somme.
» Le soir, l'individu en question me rejoignit
à la sortie de Paris, en me reprochant d'avoir
oulilié de le jnendre, et nous marchâmes côte îi
côte en causant de choses et d'antres. Au moment
où j'allais passer la harriére de la PetileVillelle,
lieux individus se jetèrent sur moi; l'un jetait
les hauts cris, et me reprochait de lui avoir crevé
l'œil avec mon fouet, l'autre soutenait que j'a-
vais renversé son chapeau et qu'il avait été écrasé
par la roue de ma voilure. J'eus beau me débat-
tre, soutenir ([ue j'avais le droit de fouetter mes
chevaux, surtout quand la route montail, ils ne
voulaient pas me laisser continuer mon chemin,
et insistèrent pour ipie je me rendisse chez le
conunissaii'e de iiolice. Mon compagnon de
voyage fut le premier à m'y pousseï-. Allez, me
ilit-il, si vous n'avez pas tort, M. le commissaire
vous donnera raison... Soyez hien tranquille,
ajouta-t-il, pendant ce temps je vais veiller sur
votre voiture.
"J'y consentis, et je suivis les deux hommes
en question. .\ (pielque distance de là l'un d'eux
disparut. Alors je me dis à moi-même : « Duche-
min, tu es bien béte de te laisser mettre dedans
comme ça ; est-ce que tu n'avais pas le droit de
fouetter tescheveaux, voyons ?» L'individu qui
restait tenait avec alîectation son mouchoir sur
son œil. Je lui dis ; «Tu dis que t'as l'œil crevé,
monlre-moi-le donc.» A la lueur du lampion
qui éclairait les pavés da'inaiiches, je \is i]u'il
n'avait pas ptns d'œil crevé que moi. « Ah ! c'est
que ça s'est passé, qu'y me répondit. — FUi mo-
ment que vous n'avez pas de mal, j'ai pas besoin
d'aller chez le commissaire. — Ali! oui; mais
mon chapeau, faut que tu me le paies. — Je ne
te le paierai ))as. — Donne-moi au moins vingt
sous pour le faire retaper. — Tu n'auras rien, et
je n'irai pas chez le commissaire. » Je n'eus rien
de plus pressé que de retourner à l'endroit où
j'avais laissé ma voiture; mais lapas plus de
voiture que de compagnon. J'ai couru partout
sans pouvoir la retrouver, et ce n'est que le
lendemain que j'ai appris que des ijendarmes
l'avaient mise en fourrière sur la route d'Or-
léans. »
W. le président de Glos, au témoin.— Recon-
naissez-vous l'accusé t'hamotcl pour l'individu
qui est venu vous trouver dans la journée du
17 novendu'e,ct ipii le soir vous a accompagné i'
Le témoin. — Je le reconnais très bien.
Le sieur IMarin, charretier, raconte que la
Comme il lui demandait quel était son état,
Chamotet répondit qu'il était /7o^^e^^r (voleur).
Plusieurs témoins sont entendus, ils donnent
les plus mauvais renseignemenssur la moralité
de l'accusé. On ne lui connaissait pas d'autre
état (pie celui de contrebandiei-.
Malgré la reconnaissance formelle de Duche-
min, l'accusé persiste à nier sa visite du 17
dans la maison de roulage de M. Dreyfus; il
soutient également que le soir il n'a pas accom-
pagné Duchemin.
M. l'avocat-général Partarrieu-Lafosse sou-
tient l'accusation. Selon lui, la conduite de l'ac-
cusé ne |)put laisser dedoute sur sa participation
au vol audacieux dont il demande une sévère
réi)ression.
M" De Charnacé présente la défense de Cha-
motet.
Déclaré coupable de vol commis la nuit et de
complicité, l'accusé est condamné par la cour à
dix ans de réclusion et à l'exposition.
{Gazette des Tribunaux.)
HfDiic îiramiUiqur,
veille du jour où le vol a clé commis il a vu [ les claques de bonne prise.
TIIÉ.\TRE DU PALAIS-ROYAL.
Dieu vous bénisse , comédie en un acte ,
mêlée de couplets, de MM. Ancelot et Dui)ort.
Voilii une pièce qui aurait pu s'appeler indis-
tinctement les Fai/sses Confidences, Guerre
ouverte, ou la Poudre Si-Ange. On s'y trompe,
on s'y chamaille et on y éternue sans cesse.
D'abord, unmarquisde Rosambert veut trom-
per une jeune Élise de Mérinville ; une niad.inie
de Surgeon, sœur de la jeune femme, ne veut
pas le soulTrir. De là, une guerre déclarée entre
madame de Surgeon et le marquis.
lîosamberl dresse ses batteries. Il fait croire îi
Surgeon (|u'il est aimé de sa femme, seidcment
pour empèclier cette dernière de surveiller sa
sœ'ur, i>uis il écrit à Elise une lettre à faire crou-
ler les remparts de la vertu la plus inexiuignalile.
Mais madame Surgeon défend vaillamment la
lirèche; <'lle inlerrepte la lettre, l'ait de la mora-
Iccomme un livre à Elise, et envoie au marquis
une tabatière enrichie de poudre slernulaloirc.
Rosambert, qui a obtenu uu rendez-vous
(l'Elise, s'y rend avec sa tabatière, et éternue sa
passion et sessermens à l'objet de ses feux. Sur
quoi, l'objet de ses feux rit à se tordre et répond
aux protestationsétei'nuées ; Dieu rousbenisse\
C'en est fait de l'aiiiour de la jeune femme, une
pincée de poudre l'a tué...
A quoi tient donc l,i vertu ? Si Rosambert oùt
été ciuliuiné du cerveau depuis six mois, Elise
de .Mérinville était perdue.
Au reste, la poudre St-Angc n'est pas seule-
ment bonne à sauver la vertu des femmes, elle
sauve encore très bien dans l'occasion la vie des
lutmmes ; à preuve le duel ipi'cllc fait manquer
entre Rosambert et Surgeon, lesquels viennent
pour se cn.sscr réci|iroquement la tète, cl ne se
logent nulle balle dans le crâne, attendu qu'ils
se sont logés |.réalablenient de la poudre dans
le nez. La seule chose (jne les adversaires échan-
gent est : Ads/unm ! Oieu rous bénisse !
Le public s'est laissé mener par le nez ; il a ri
cl applaudi. MM. Ancelot cl Duporl ont trouvé
! leurs r(51es.
Comme on le voit, M. Ancelot nous a esca-
moté le mariage; nous espérons qu'il n'en fera
pas une habitude.
THEATRE DU CIROLE-OLVMPIQUE.
La Vivandière et le Bossu. — i: Artiste et
r Ouvrier. — Les l'itules du Diable.
Dans le vaudeville de MM. Ferdinand Laloue
et Delij;ny, il y a un rôle de bossu iracé avec as-
sez d'esprit ; c'est la seule chose remarquable
de leur pièce. x\ous nous contenterons de men-
tionner la chute de l'Artiste et l'Ourrier
toutefois en taisant le nom de l'auteur ou des'
auteurs par discrétion.
Enfin , arrivons à l'œuvre dramatique de
MM. Anicet-liourgeois , lerdinaml Laloue et
Laurent, aux/'i/M//M du rf/«6/e. La scène se passe
en Espagne, le pays par excellence du merveil-
leux des tuteurs dupés, des amans inforiun('-s
des pères iiarbares, des prétendus laids cl hèles ,
et par conséquent de toutes les féeries passées ,
présentes et futures. Seringuinas, outre .sa jiliar-
macie, possède une fille charmante (pril veut
marier au noble Sotines ; mais le cœur de la
jeune fille Isabelle n'est point libre et a parlé en
faveur d'un peintre français nommé Albert. Le
père refuse d'unir les amans, menace sa fille du
couvent, et Albert, au désespoir, veut allenler
à ses jours. 11 est secouru par une fée qui lui
donne sa protection dans une boite de pilules.
Mais celle fée est vieille et lui impose l'altreuse
condition de l'épouser. Sur le refus d'Alliert
elle va trouver Sotines qui est moins dilhcilc.
La folie olfre ses services à Albert et Isabelle, et
fait tant i)ar les ruses et les tours (ju elle joue à
Sotines et à .sa tante, que les deux amans se ma-
rient et ipie la vieille fée perd son |K)Uvoir.
Cette féerie, dont les merveilleux incidcnsse
déroulent en vingt lableaux.esl remarquable par
la beauté des décors et la précision avec laquelle
.s'exécutent les changemens, métamorphoses, etc;
Jamais rien d'aussi com|det dans ce genre n'a-
vait été offert au |iublic. Tout Paris voudra sa-
voir comment le diable fait la pharmacie et
jdiis de cent représenlations conséculives vien-
dront confirmer le succès de la première.
Les honneurs de la .soirée ont été pour M. .Sa-
cré, le machinisic ; pour MM. l'hilaslre et Cam-
bon , les décorateurs, qui se sont surpassés cha-
cun dans leur genre.
Les poses et danses des Ani;lais Lauwrenceet
Uadisha ont obtenu leur paj-t de bravos.
La mise en scène suppose de très grands frais;
c'est de l'argent bien employé. La '.'uriosiié pu-
blique fait rarement banqueroute.
C.-li. Dïsi'.
nciniC i)i- tioiâ (lUU'S.
3.) FEVRIER. — Nous recevons de ConUan-
linoide une lettre d'un de nosamis qui nous an-
nonce ([UC tout se prépare pour la guerre en
■Fur(iuie. Des arméniens considérables s'exécn-
lenl en ce niomenl. Les armées turque cl égyji-
tienne sont pour ainsi dire en présence. L*
Russie est parvenue à reprendre sa prépondé-
rance sur le sultan ; elle a olïeri SCS secours, cl
— 192 —
ils (Mil .Ht- ncceptés.Si le bruit île la mort de Mé-
);t'ni('l-Ali s'était confirmé, nous ilit notre cor-
respondant , il n'y a pas de doute qu'lbrahim-
Pacha n'eût marelié sur Constaulinople. Si Mé-
hémet- Ali ne meurt pas, le sultan, (|ui est dans
une de ses veines belliiiueuses , attaquera. On
regarde la paix comme gravement menacée en
Orient.
— Le Iirick français, Thérèse-Louise , arrivé
le 19 janvier, a amené à la ^'onvellc-Orléans lOG
passagers français expulsés du Mexique. C'est
une portion de la preuiière cohorte sortie de
Mexico. Elle se compose principalement d'arti-
sans et d'ouvriers, l/autre portion, composée de
négocians et de banquiers, s'est dirigée sur la
Havanne, où des relations établies l'ont appelée
de préférence. L'amiral Baudin avait préparé
davance Iheureuse facilité de ce choix à nos
pauvres compatriotes, arrachés à leur industrie
etàleursétablissemens. La même prévoyance ,
si pleine d'humanité et de patriotisme, présidera
à rembar(|uement des deux derniers convois.
L'amiral a fait éipiiper et disposer, comme bàti
mens de passage, deux vieux navires de guerre
pris par nous aux ports mexicains, et la gran-
deur de ces bâtiinens lui permettra de ménager
aux passagers futurs mille commodités dont les
premiers ont été forcément privés. Quoiqu'il en
soit, ces compatriotes fugitifs sont arrivés ici à
bon port et sans encombre, lis sont partis de
Yéra-Cruz le 4 janvier. La Thérèse-Louise, fré-
tée par l'amiral, les attendait.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 2-1 et lundi 2.i février I ï<39,de 3,6ti3 déposans,
dont495 nouveaux, la somme 4!)2,7I0 fr.
Les remboursemens demandés se sont élevés
à la somme de 790,000 fr. C'est un indice évident
du malaise où nous sommes.
I,a crise commerciale continue. Encore
neuf faillites enregistrées par les journaux judi-
ciaires de ce jour.
— M. Charles Dunoyer , conseiller d'état ,
membre de l'académie des sciences morales et
politiques, est nommé administrateur général
de la bibliothèque du roi.
— M . Jomard est nommé président hono-
raire du Conservatoire de la bibliothèque du
roi.
— M. le maréchal Moncey est de nouveau fort
souffrant de depuis quelques jours. Il a reçu de
nombreuses visites à lllotel des Invalides.
— L'>E DÉCOUVERTE INDUSTRIELLE. — M. Ja-
mcs Thornton , professeur de chimie à l'Uni-
versité de Philadolphie (Etats-Unis), vient de
faire une invention qui indubitablement pro-
duira une grande révolution dans la fabrication
des glaces. 11 est parvenu à composer une subs-
tance métallique liquide et vitrifiable (pii, lors-
(ju'on retend sur une surface revêtue de tain,
ac(iuiert, en s'y refroidissant, les mêmes qualités
que les glaces de cristal, avec lesquelles elle
offre alors la plus grande ressemblance. On peut
en fairi' des glaces de toutes dimensions, quel-
que grandes (pi'elles soient. M. Thornton a fait
couvrir de cette substance les murs et le pla-
fonds d'un des .salons de sa maison à Philadel-
phie; et l'on assure (]ue , quand les lustres de
ce salon sont allmnés, les rellels des lumières
multipliés à l'infini p;;r les glaces de son inven-
tion produisent un effet vraiment magique.
2G. — (Espagne.) Maroto vient de frapper un
grand coup sur le pacte provincial. Il a fait fu-
siller six iles(iuatorze officiers qu'il avait fait ar-
rêter par ordre de don Carlos. Cette exécution
aculieu le 18 à sept heures du matin, dans le
cimetière d'Eslella ; deux compagnies du 1'" ba-
taillon de Navarre ont été chargées de celte triste
mission. Les chefs fusillés sont Francisco Gar-
cia, Guergiié, Pablo Sanz, Carmona , Ibanez,
sous-secrétaire d'état au ministère de la guerre,
et l'intendant Uriz. Arrivés la veille à Estella, ils
ont été immédiatement traduits devant une com-
mission militaire choisie par Maroto, jugés et
condamnés à mort sans a[)pel. Sept autres ont
été condamnés h la même peine; ils ont dû être
exécutés le lendemain 19. Des décharges de
mousquelerie entendues ce jour là à la même
heure que la veille à quehiue distance d'Estella
donnent lieu de croire que ces malheureux ont
subi un sort pareil à celui de Guergué et Gar-
cia ; demain cette dernière exécution sera sans
doute confirmée.
— L'emprrcur d'Aiitiiche vient d'autoriser la
construction d'un chemin de fer qui sera de la
plus haute importance non seulement pour la
monarchie autrichienne, mais pour toute l'Al-
lemagne, et l'on peut ajouter pour l'Europe en-
tière. Ce chemin ira de Vienne à Trieste, en pas-
sant par la Styrie, la Carniole et la Dalmatie. Les
gouvernemens de ces deux dernières provinces
ont déj?! reçu des ordres à ce sujet; quant h la
Styrie, il parait que le tracé n'a pas encore été
fait. Les travaux commenceront dès que les ac-
quisitions de terrain auront été ojiérées. Ce che-
min joindra celui devienne à Hof, en Bohême,
et l'Oi ienl sera par lui mis en communication
directe avec les littoraux du Danube, du Mein
et du Rhin , et même avec la Baltique, sans
([u'aucune difficulté du genre de celles qui se
présentent aux embouchures du Danube (vu les
dernières acquisitions de la Russie) puisse y
mettre obstacle.
— Le célèbre sculpteur Rossi est mort dans sa
résidence de Lissogrove, dans la soixante-dix-
septièrae année de son ftgc.
— (Turquie.) D'après une lettre de Constau-
linople, on évalue la perte éprouvée par l'incen-
die du palais de la Porte à 25 millions de pias-
tres.
— C'est après-demain vendredi, à dix heures
du matin, qu'ouvriront au Louvre les portes du
salon de 1839. Celte exposition durera deux
mois; c'est-à-dire jusqu'au I"'' mai, époque à
laquelle ouvrira l'exposition des produits de
l'industrie aux Champs-Elysées.
— (Instrumens de MUSIQUE.) Lcs journaux
ont parlé d'un orgue expressif inventé à Vienne,
et qui reproduit à s'y n:rtirciulie les sons de la
voix humaine , avec une telle puissance qu'il
équivaudrait à un chœur de vingt à trente chan-
teurs. Un de nos meilleurs organistes s'occupe
en ce moment de composer un instrument tout
semblable. Il espère pouvoir le faire entendre
sous deux mois, et opérer par ce moyen une vé-
ritable révolution musicale.
27. — On écrit de Stnttgard que le mariage
de la princesse Sophie de Wurtemberg avec le
prince d'Orange sera céléiiré au mois de mai
prochain. Le prince Jér6me , fils du duc de
jMontfort (Jérrtme Bonaparte), neveu du roi de
I Wurtemberg, esl encore en Italie, près de son
père. On assure que ce prince a l'intention de
donner sa démission du grade qu'il occupe dans
l'armée wurtembergeoise pour prendre du ser-
vice à l'étranger.
— M. le comte de Vésins, entré dansles ordres
depuis peu d'années, aujourd'hui vicaire-géné-
ral de Bordeaux, a donné récemment la béné-
diction nuptiale, dans l'église de Castres, à son
second fils, qui a épousé mademoiselle de Ker-
ninon, pelite-fille de madame de ChàteauboHrg,
«œur de M. de Chateaubriand.
— On lit dans un journal anglais, the Age, du
24 février : „
K Nous annonçons avec un profond sentiment 1
de douleur que S. G. le duc de Wellington a
eu, vendredi dernier, une attaque de paralysie.
11 se trouve en ce moment gravement indisposé. j|
Quatre médecins ont été appelés auprès de Pil- f
lustre malade. »
— D'après V Estafette de Ifew- York, les ou-
ragans qui ont sévi dans les derniers jours du
mois de janvier ont occasionné des dégâts con-
sidérables à Philadelphie, Boston, Albany, Elisa-
beth-Town et à New-York.
— La Hongrie vient de perdre un de ses agro-
nomes les plus distingués, M. le baron Appel de
Kapocsany, qui est mort ces jours-ci dans notre
ville , d'une attaque d'apoplexie, à l'âge de qua-
tre-vingt-dix-sept ans.
— La semaine dernière, un homme résidant
à Chapelem-le-Frith a été exposé en vente aux
enchères par sa femme, qui probablement était
fatiguée de sa société. La mise à prix était de Î9
shellings(23 fr. 75 c.);mais personne n'ayant
surenchéri d'un seul shelling , force a été de re-
tirer l'enchère et de l'ajourner à une époque
indéfinie.
Bal de l'Opéra. — On annonce que l'Opéra
vient enfin d'obtenir l'autorisation de continuer
SCS bals jusqu'à la mi-carême. En conséquence
le prem'er aura lieu samedi prochain. Ce bal
sera une fête extraordinaire, pour laquelle l'ad-
ministration prépare, dit-on, des merveilbs (le
séduction. Ce que nous pouvons annoncer dès
aujourd'hui, c'est que toutes les sommités artis-
tiques ayant voulu prendre part à cette fêle, qui
fera époque dans les fastes de l'Opéra, se sont
empressées de melire leurs plus beaux ouvrages
à la disposition de M. Jullien, différens objets
d'une grande valeur, sortis des premières fabi i-
ipies de la capitale, et parmi lesquels on cite un
magnifique piano de Hertz, des tableaux de
peinture de nos premiers maîtres, une montre à
la Brcguet, des autographes précieux, entre
autres de Voltaire; enfin, une grande quantité
d'olijets seront offerts aux dames i|ui auront piis
leurs billets d'entrée au bureau. Chacune d'elle
recevra gratuitement une valse de Jullien, com-
posée exprès pour cette grande solennité, et
dans cette valse se trouvera la désignation des
lots (|u"on gagnera. On évalue aune somme con-
sidérable les frais de ce raout d'un genre tout
nouveau. Malgré ces dépenses extraordinaires,
le prix des places ne sera pas augmenté. L'ad-
minislration pourrait bien se dispenser de tous
ces sacrifices; le public assurément ne luinian-
querait j)as; mais elle veut donner aux nom.-
breiix habitués des liais de l'Opéra un témoi-
gnage éclatant de sa reconnaissance.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Dajne-des-Victoires, 16.
5 MARS 1839.
jSC*!^''''*^"' ''»''■'' ^««CEVî,
llTTKRiTURE, SCIENCES, «EÀDX-iRT», INDMTRIE,
CONNAISSANCES UTILES, ESQUISSES DK MOEURS,
MÉMOIRES ET TOTIGES.
ON S ABONNE A PARIS, AU BUREAn DU JOURNAL ,
rueduHELDER, 15, et chez tous les Libraires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre ,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Roysumes, à l'Uni-
versai Lilerary Cabinet, 64, St. Jamcs's Street.
Les abonnemens ne datent que des 5 et 20 d«
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher à Paris.
NM3.
JOURNAUX, RITCES, OUVRAGES INEDITS, J'UBMCi"
TIOKS NOUVELLES, EIOCtAPUIES , TRIECNAU» ,
THEATRES ET MODES.
PRIX D ABONNEMENT
POUR PARIS ET LES DÉPARTEMENS:
POUR UN AN ' . . . 'iS fr.
POUR SIX MOIS 35
POUR TROISMOIS 13
POUR l'Étranger EN SUS PAR AN . ... 6
On ne tire à vue que sur les personnes qui s'a -!
bonnent pour un an ou G mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Au peu d'esprit que le bonhomme avaib,
Veipril d'aatrui'par complément servait.
H compilait, compilait, compilait .
Une gravure de modes est jointe au n" du 5 et
une lilhographieaun''du20de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. U lignei
LE VOLEUR,
(èa^dU îrf0 Jauntrtur |franrat6 et rtrangcre.
SOMMAIRE;
Les morts vivans (Mœurs indiennes).— La
Vendéenne lextrait des Souvenirs d'un
Enfant du peuple), par Michel Masson.—
L'Orage et la Cathédrale, parM. Maurice
J Saint-Aguet. — Les deux billets de Flo-
RiAN,rpar Marie Aycard. — Le Carnaval,
LE Mont-de-Piété, la Caisse d'Épargne.—
Salon de 1839, (1" article), par M. Adoli-he
Blin.— Mélanges, faits curieux : L'assassinat
de la rue du Temple; Les gants d'un homme
à la mode; Les moustaches royales.
Revue dramatique : Opéra -Comique : Le
Planteur; Vaudeville : La Fille d'unvoleur.
— Revue de cinq jours.
Gravures de Modes. — N" 8i .
a»2B3 a2<î>aaî53 '^^it£u'^^»
(MOEURS INDIENNES.)
Rien n'est plus commun chez les peuples de
l'Inde que de voir des personnes que l'on a crues
mortes reparaître tout à coup au milieu de leurs
amis et de leurs coiuiaissaiices, et faire ii.iilre ,
par leur retour inopiné, des ineidens qui'
sous la plume d'un romancier d'Europe, seraient
taxés d'iiivraisemMance.
De tous les districts de l'iiule, il n'y en a point
déplus sauvage, de plus couvert de jungles, où
il soit plus facile de se cacher, que ceini qui s'é-
tend depuis Calcutta jusqu'à la mer; el si cv n'é-
taient les bàlimens de différentes Grandeurs et
les chaloupes qui sillonnent le fleuve, on aurait
de la peine à se figurer qu'on est dans le voisi-
nage immédiat de la capitale d'un empire flo-
rissant, de la ville la plus commerçante peut-
élre de l'Orient. Les hahilans des rives du Hoii-
ghlysont fort j.etils, et leur aspect étonne l'é-
tranger, qui s'attend, en arrivant dans l'Inde, à
y trouver tous les objets taillés sur de vastes e(
magnifiques proportions. En attendant, leur |ie-
titesse même les rend plus agiles et plus actifs ;
ils se dédommagent de la force physii|ue et du
courage qui leur manquent par une grande
souplesse dans les membres et par beaucoup
d'astuce. Ceux qui exercent l'état de bateliers
foin-nissent aux bàlimens h l'ancre dos fruils el
des légumes; ils conduisent les voyageurs à Cal-
cutla, et sont assez accoulumés à se voir mal-
traités par les Européens, qui d'ailleurs, il faut
l'avouer, ont besoin d'une dose considérable de
patience pour résister aux eniuiis d une naviga-
tion sur le lloughiy, dans un (////.^A; de Cal-
cutta, conduit par des bateliers indiens.
Un Anglais de classe moycinie, engagé en qua-
lité de marin volontaire, venait de mouiller avec
son bAtimentà Diamond llarbour; il était pas-
sablement ignorant et fort despote. Ayant loue
undinghi pour se rendre h Calcutta , il se vil
tout h coup entouré de créatures étranges, qu'il
regardait moins comme des hommes que com-
me une (loupe de singes babillards. Rien ne se
fait dans l'Inde sans beaucoup de bruit, de ges-
ticulations et d'apparen le confusion ; notre An-
glais ne tarda donc point à se convaincre ([ue sa
vie courait un vrai danger avec des gensipii ne
cessaient de se disputer, el paraissaient ne pas
savoir ce qu'ils faisaient. Une fois en route, ce
fut bien pis encore. La manivnvre de la barque
fut la chose dont ils s'occuinrcnt le moins: les
uns se mircnl .'i déplier Icms turbans, puis à se
recoilfcr ; les autres lircrcnl leurs longues pipes
et <()mm( iicércnl .'i fumer ; d'autres encore pré-
l>arércnt leur liiner. ^otre jeune marin s'impa-
tienta, et leur demanda pourquoi ils avaient
abandonné leurs rames. Ils lui répondirent tous
Jt la fois dans un langage incompréhensible pour
lui, ce (|ui l'exaspéra toujours de plus en jdiis.
Dans la pétulance de son caractère, il ne rétlérhit
pas que ces hommes , connaissant parfaitement
le fleuve, avaient sans doute de très bons motifs
pour leur conduite , et qtie par conséquent il
f.illaillcs laisser agir, sauf h les punir ensin'le
s'il découvrait (pi'en effet ils fussent coupables ;
mais, irrité ouire mesure, il résolut de se faire
obéir à tout prix sur-le-champ, et, muni d'un
bon gourdin, il se mit à lein- distribuer des
coups de b.Mon d'une main si vigoureuse, que
trois des bateliers se jetèrent par dessus le bord,
eldisparuienl à linstanl même dans les (lots.
<:et événement rendit à noire Anglais son sang-
froid,: il se représenta en tremblant le.< suites que
pourrait avoir l'accès de vivacité auquel il venait
de se livrer, tandis que le reste de ré(|uipnge le
conduisaii à ("alcnila avec force |dcurs et lamen-
talions. Apeine déliarcpié, il fut remis par eus
dans les mains d'un agent de police, qui le con-
duisit devant un magistrat et de là en prison.
Sin- la déposition des survivans, le jury d'accu-
sation le renvoya devant les a.ssises. Daus l'inter-
valle, no:;e malheureux put réHéehiràson aise
au dangei de s"; bandoiuiersinsfrein à la colère.
Sans amis, sans protection dans le pays . il ne
pouvait guère espérer d'échapper au supplice
que par une déporlaiion perpétuelle. En efifet,
il fut jtigé el condamné sans hé-ilalion : mais
l'exéciilion de l'arrêt fut dilférée de plus eues
jours, parce (jne son avoi-at demanda .à plaider
(piel(|nes moyens de cassalion. Sur ces entrefai-
tes, il fut visilé par un Indien qui parlait rou-
rammcnt l'anglais, el qui lui offrit, mojtçivint
une somme d'argent . de ftiire venir devant la
cour, en vie et en santé, les trois individus dont
il était accusé d'avoircansélamorl. .N'ayant rien
,'i perdre, le prisonnier ne l'al,'nc«.4Jtfîïit : il ras-
sembla tout l'argent dont il punv.iil'dispoiicr, el,
dès Iclcn lemain, les trois noyés se présentè»enl;
leur identité fui conslalée, et notre Anglais rcii-
fer 194
TS*
voyé absons. C'étaient , à ce (lu'il parait, iriiai)i-
Ics plongoiirs. Après cHrc i('St(''S (incliiuc temps
sous l'eau , ils remontèrent et nagèrent vers la
rive, où ils se tinrent cach(''S, penilant(Hic leurs
camarades , «l'accord avec eux , poursuivaient
ilevanl la justice et faisaient condamner TAn-
jjlais; puis, se rei)réscntant au moment favora-
ble, ils tirèrent de lui une forte somme d'argent,
sans (|u'on ^dl les accuser de connivence frau-
duleuse, les uns iirotestant (|u"i!s avaient ijnoré
Icsort de leurs camarades et les antres allèyuant
pour excuse d'être restés si longtemps cacliés,
la frayeur que biir inspirait le caractère violent
du jeiitie Anglais.
Voici un autre fait du même genre, mais dune
nature bien plus jjrave et en même Icmiis plus
romanesque. In riche mahajoun, ou marchand
d'iuie grande ville de province, avait une jeune
et belle femme, dont il était fort jaloux. Ils n'a-
vaient point d'enlans, et à la mort du marchand
ses biens devaient passer ;i un parent avec le-
quel i! était brouillé. Ce parent, (|ui s'appelait
Khan-lieg, était un homme fainéant et prodi-
gue, que le désordre de sa conduite avait réiiuit
à la misère. Voulant s'assurer la possession
d'une Ibrtunequi d'un moment à l'autre pouvait
lui échapper, il trouva moyen de gagner, pari'.e
magnili'iues pronKsses, un domestique de con-
fiance dlbiahira-lîcg, et de lui faire augmenter,
par tous les moyens imagina!)ies, la jalousie déjîi
si vive du soupçonneux mari. Ce mari com-
mença par renvoyer toutes les feauues de son
épouse Cbumbelie, ne lui laissant ((u'une jeun-
esclave absolument dépourvue dnitelligence.
Quoiqu'il eût traité jusque là sa fenune avec
douceur, il arriva qu'un jour le perli Je liomes-
ti(iue sut l'animer à tel point, qu'il s'oublia jus-
qu'à la frapjier. La pauvre femme, peu accou-
tumée à de pareilles manières, poussa des cris
alfrcux. Le lendemain elle avait disparu , et le
bruit s'étant répandu qu'elle avait été assassi-
née, lajuslicefit une descente chez Ibrahim. Le
domestique Lmanny dé|iosa (ju'il avait été |wé-
sent à la ([uerelle , mais ajouta i)u immédiale-
nienl après, son maître lavait envoyé (aire une
commission, et qu'd ignorait ce (jui s'était passé
dans l'intervalle. Un fouilla dans le jardin et ion
trouva, dans un endroit où la terre paraissait
avoir été fraieheraenl remuée, le corps d'une
femme ; elle n'avait point de têle; mais un de ses
Lras portait encore un bracelet «luLuianny dé-
clara recoiuiaitre comme ayant appaitenu à sa
niaitresse, pour qui il l'avait fait raccommoder
qualijues jours auparavant chez un bijoutier
«pi'il indiqua et qui confirma son récit. Ibrahim
lut jeté en (irison, quoiqu'il ne cessât de pro-
tester de son iiniocence, ilisant que peu d'inslans
après sa querelle avec sa femme, il s'était senti
saisi d'un assoupissement irrésistible, et qu'il
s'était endormi pour ne jjIus ,'e réveiller que le
lendemain matin. Quant à la jeune esclave, elle
déclara qu'elle svailété si effrayée en voyantson
inaitre frapper sa maîtresse, qu'elle avait couru
se renfermer dans sa chijmbre , et que quand
elle avait voulu en sortir, elle avait trouvé la
porte fermée en dehors; du reste, elle se montra
convaincue que le corps (pie l'on avait déterré
était en etîet celui de Clnnubelie. La létc seule
manquait pour prouver l'identité ; on fit de
puiiiljreusi et vaias elîvïis pour I3 retrouver ;
mais comme d'un côté la jalousie d'Ibrahim était
notoire, et les cris desalemrae avaient été en-
tendus de tout le voisinage; comme de l'autre il
l'avait cachée avec trop de soin à tous les yeux
pour (pie ses amis, quels que fussent leur nom-
bre et leur crédit, pussent faire des dépositions
dont il put lirer (luehjue avantage, il fut con-
damné à mort et le jour de son supplice fut fixé.
Cependant l'orgueil de Khan-Beg croissait avec
ses espérances ; déjà il se donnait les airs d'un
homme o[)ulent. On remar((ua en outre qu'E-
manny avait entièrement abandonné son ancien
maitre pour s'attacher à son héritier présomptif.
Cette conduiie excita de l'indignation contre le
domestique infidèle, sans toutefois faire nailre
desonpions. Maisla veille du jour où l'exécu-
tion devait avoir lieu, im jeune Anglais, juge
suppléant au triliunal du lieu, reçut l'avis que
Chumbelie était encore en vie, et (pi'elle ne de-
meurait qu'à huit lieues seulement du théâtre du
prétendu assassinat. Il n'eut rien de plus pressé
que de se rendre le soir même au village qu'on
lui avait in(li(jué connue étant le liiii Où Chum-
belie vivait, enfermée dans un tombeau, sous la
garde de plusieurs faquirs. Ces gens étant fort
rusés, il fallut les prendre par forée. Le tombeau
fut cerné par des agens de police, et quand on y
pénétra, on y trouva en elfet l'épouse d'Ibrahim.
Llle fut |)lacée sur-le-champ dans une dnitlU' ,
et transportée à la ville, où elle arriva de grand
malin. L'éehafaud était dressé, elle peuples'im-
patieutait d(yà du retard qu'éprouvait le spec-
tacle ([u'on lui avait promis, lors(pie, à son grand
élonnement , il apprit, la tournure imprévue
(jue l'atSiire avait prise. Emanny et Klian-15eg
furent arrêtées, et le premier n'hésita point à
donner tous les détails du complot. Sa fureur
pour le jeu ayant facilité à Khan-Beg les moyens
de le corrompre, tout avait été convenu entre
eux. Ils s'étaient procuré le cadavre d'une jeune
femme morte depuis peu de jours, mais à qui
ils avaient coupé la tête pour qu'elle ne pût être
reconnue. Un uareoli(jue |)uissant avait étédon-
né à Ibrahim, et quand Chumbelie, de son cù\.é,
se fut endormie à force de pleurer, on l'avait
tirée desoii lit, enveloppée d'une couverture de
laine, et remise aux fa(juiis du tombeau , qui
avaient été prévenus d'avance. Au moment déci-
sif, la mine avait été éventée par l'avarice de
Khan-lleg, (jui s'était disputé avec undcshom-
mrs employés au transport de Chmubelie, pour
(juehpies roupits que celui-ci réclamait. Cet
homme était allé sur-le-champ déclarer toute
l'affaire au juge suppléant. Khan-Beget Emanny
furent condamnés aux travaux forcés à perpé-
tuité sur 11 s routes.
Dhur, Hindou respectable, demeurait dans un
village sur le Doab, Il avait une fille qui, selon
l'usage des villageoises, avait coutume d'aller
puiser de l'eau à la fontaine pour les besoins du
ménage, et qui en outre se rendait journelle-
ment à la pagode, y porter son offrande de fleurs,
de fruits et de grains. Cette jeune fille, qui était
fort belle, fixa les regards de son voisin Kulian ,
et elle paya sa tendresse de retoiu-. La famille
de l>hur ne voulut point consentir à leur union
parce que Kulian était d'une caste inférieure à
la sienne, ce (jui n'empêcha pas les amans de
continuer à se voir; et enfin iMussumaut A'ubia
(c'était le nom de la jevinç lille) se décidu \ quit-;
ter son village avec Kulian. Elle rassembla donc
ses habits, ses bijoux et son argent, dont la va-
leur était assez considérable , et partit avec lui.
Le père, an désespoir de la fuite de sa fille, et se
doutant de ce qui était arrivé , courut à Cawn- '
pore, où il trouva en effet Kulian ; mais la com-
pagne de sa fuite n'y était point, et II lui fut im-
possible de découvrir ee qu'elle était devenue.
Soupçonnant un assassinat, il dénonça Kulian,
et le lit arrêter. Le jeune homme n'hésita point
à avouer «pie Nidjia avait (piitié le village avec
lui ; il déclara en même temps à un de ses amis
qu'il avait enterré les elTels de sa maltresse dans
le jardin de la maison (pi'il habitait, où le père
pouvait les faire jirendre. Quant au sort de INu-
bia, il gardait à ce sujet un silence mystérieux,
(jui ne servit qu'à augmenter le soupçon qu'il
l'avait assassinée. Conduit devant le tribunal,
il ne fit aucune difficulté d'avouer qu'il avait tué
la jeune fille, ajoutant qu'il avait jeté son corps
dans une imlluh, et offrant d'indiquer l'endroit
précis aux agens de la police. Amené sur la
place, on fit de vaines recherches, et les restes
de la victime n'ayant pas été trouvés , Kulian
alors rétracta son précédent aveu, disant (;u'il ne
l'avait fait que par crainte de subir la question],
et raconta une nouvelle histoire fort peu vrai-
semblable, dont le résumé était qu'il avait laissé
sa compagne envie et bien portante au camp de
Cawnpore, mais qu'il ignorait ce qu'elle était
devenue depuis. Craignant , disait-il, qu'on ne
les trouvât ensemble à leur arrivée dans le voi-
sinage des canlonnemens, il fiit décidé «piil en-
trerait seul dans la ville pour cherchei- un loge-
ment, et qu'elle l'attendrait auprès d'un puits
où il reviendrait la prendre. Aubia lui avait re-
mis le pa(iuet de ses hardes ; c'était de giand
matin : à midi, quand il revint au puits, il ne la
retrouva plus ; il erra fort longtemps dans les
environs pour la chercher, mais sans succès ,
surtout parce (pi'il n'osait pas la demander trop
ouvertement. Je peur que ses questions ne fis- |
sent découvrir leur retraite. Ce fut |)ar la même '
raison qu'il enterra ses effets quand il ne con-
serva [dus aucun espoir de la retrouver. Il est
inutile de remarquer que le tribunal n'ajouta
aucune foi à ce nouveau récit ; mais les preu-
ves n'étant pas suffisantes pour motiver la peine
de mort, Kulian fut condamné à recevoir trente
coups de fouet et à garder la prison pendant
quatorze ans. Trois ans s'étaient écoulés, quand
un des frères de Kulian, nonuué i\lédary, se pré-
senta avec une jeune femme qu'il dit être iMu-
sumaut Nubia, fille de Dhur, et réclama la mise
en liberté de son frère. La femme jura, en effet,
qu'elle était la personne qui avait accompagné
Kulian dans son funeste voyage de Cawnpoie.
Le père et la mère furent appelés ; mais ils refu-
sèrent de reconnaître en elle l'enfant qu'ils
avaient perdu ; de sorte que Médary et la jeune
femme furent mis en prison, accusés de faux té-
moignage. Un ami intime de Dhur, qui avait
connu Nubia depuis son enfance, corrobora la
dénégation des parens, tandis que d'un autre
côté «lualre témoins , qui la connaissaient égale-
ment depuis fort longtemps, attestèrent solen-
n-llemenirindentitéde la jeune étrangère avec
iNiibia.
La honte que sa fuite avait fait rejaillir sur sa
fijiuille, et la perte de caste que la jeune fille
195 —
avait enconiue, firent soupçonner îi la cour que
ses pareils la ilésM\oiiaieiil peiit-LMro avec iulen-
tion. Le récit dersuliia n'était pas trés-lionorable
pour elle : ennuyée d'attendre le retour de Ku-
lian, elle avait :icrep(é les olîres d'un soldat an-
glais et lavait accompajjné chez lui ; le réoiment
ayant quitté Cawnpore peu de temps après,
elle l'avait suivi et n'était revenue que depuis
fort peu de temps dans celte ville, où elle avait
fait la rencontre du frère de Kulian; qui lui avait
appris la triste position de son sncien amant.
(Quoiqu'elle n'apiiorlàl aiirurie preuve lé^jale de
ses assertions, les juges y ajoutèrent loi, d'autant
puisqu'ils crurent remarijuer une rcssemldance
assez forte entre la jeune femme et celle dont
elle se disait la tille, ils l'acquittèrent donc,
ainsi t|ue Ulédary, et la procédure contre Kuliail
ayant été soumise à une révision, il lut aussi mis
en liberté. La cour pensa néanmoins qu'il avait
bien mérité l'emprisonneiueiU de quatre ans
pour avoir séduit une mineure et lui avoir enle-
vé ses bardes et son argent; car, d'après toutes
les eirconslances de lacaiise, lesjUijes ne doutè-
rcul |)as (pie dès l'origine rinteiition de Kulian
li'eiitéléde l'abandonner. Qiianlau désaveu des
parens de Nubia, il (st parfaitement dans les
mœurs des Indiens, (jui, bien que tendrement
attachés à leurs enfans, craignent par-dessus
toutes choses le déshonneur. [1 ne serait pas
difficile de citer dans l'Inde des catastrophes
semblables à celle de Virginie, tandis que les
idées des Indiens sur l'honneur sont parfois si
étranges, que les causes les plus frivoles donnent
lieu aux plus graves résultais. Du reste, ces sen-
timens d'honneur ne rognent que dans les
classes élevées. Dans le iieuple , la conduite ré-
ciproijue des parens et des enfans excite Iréipieiii-
nicnt la surprise des autoriié» européennes. Un
jeune homme avait été condamné à mort pour
avoir connnis un assassinat accompagné de eir-
conslances atroces. Après rexécution, le bour-
reau vint demander sou salaire : ipie l'on ju!;e
de rélûiniemenl des magistrats, (juand ils ap-
jirirent que eéUiil le père de 1 inl'orluné crimi-
nel qui avait rempli lui-même cet office ! Il .s'en
excusa sur sa misère et sur la certitude inévi-
table de la mort de son liis. Cet enfant ne pou-
vant plus lui elle d'aucune ulililé vivant, il
n'était (jue juste qu'il tirât tout le parti possible
de son trépas.
Les longs voyages que les naturels de l'Inde
ont coutume d'enlrcprctndre , et qui les retien-
nent souvent pendant des années entières loin
de chez eux, donnent lieu eu niaiule occasion au
bruit de leur mort, cl ce bruit devient parfois
la cause de scènes fort lragi(|ues. Une famille
d'une caste fort élevée, mais d'une fortune mé-
diocre, habitait luie pelile propriété, située
dans nu village près de la ville d'Eitawah, seul
reste de si s grands biens [lalrimouiaux. Celle
famille se composait de deux frères, dont le plus
jeune prit la résolution daller chercher for-
tune au loin. Il prit donc congé de ses amis et
confia sa jeune femme, qu'il n'avait épousée que
dipiiis nu an, aux soins de son frère aiiié, qui,
cipiirorméiuenl aux nia'ursi)alriarealesde l'Inde,
habilaii la même maison que lui. l'cndanl les
deux premières années, biiljil-Singh écrivit ré-
gulièremeniàsa femme cl lui envoyade l'argciit,
quoiqu'il ne donnât cpie des rcuscigiiciuoiis Irès-
vagnes sur sa position et sur ses jn-ojels ; mais
après cela sa .famille ri'sla trois années entières
sans recevoir de lui aucune nouvelle. A la lin on
apprilqii'il était mort, elles détails qui furent
donnés sur son trépas portaient toutes les mar-
ques d'une parfaite aulhcnlicilé. Utide ses con-
citoyens, qui servait avec lui dans l'armée des
Maharaltes, avait été témoin de la calastrophe,
qui avail cli lien au passage d'une rivière : plu-
sieurs cavaliers, au nombre desquels se trouvait
lîuIjit-Siiigh, avaient été emportés pai- la force
du courant ets'élaicnt noyés. Chait-Ram, l'ami
et le camarade en i|ueslion, s'était chargé des
dépouilles du défunt, qu'il ra|)poriait à sa
famille, il ajouta loutefois(iu'il y avait jjIus d'un
an que Buijit-Singh était mort, et qu'il avait été
obligé d'attendre jusqu'alors un moment favora.
blepour sacipiiller de sa. commission, l'cndanl
l'absence du frère cadet, les alFaires de Hurruk-
Singh l'ainé n'avaient pas priispéré, et en con-
séquence, lorsqu'il reçut la nouvelle de la morl
de son frère, il jugea qu'il serait convenable que
la veuve accomplit le rite sacré lU: sut/i/. Ce
n'élait pas <iu il chercluM là se déliarrasser des
frais de son entretien ; celui d'une veuve sans
enfans ne coûte pas fort cher; mais il y avait
d'autres considérations (jui rendaient sa morl
désirable. 11 ne manquait pas, dans le village,
d'exemples de veuves qui s'étaient remariées ou
qui avaient mené une coiuluile peu régulière;
une ou deux s'étaient même laissé enlever par
des mahométans. Pour éviter une disgrâce sem-
blable, et pour obtenir le crédit que la cérémo-
nie d'un *•»//?/ fait toujours rejaillir sur la fa-
mille où elle a lien, il fut dé(-iilé ipie Kouehilie
monterait sur le bûcher funéraire et se briile
rait avec le turban de sou mari, puisque le corps
n'élait pas présent. Quoiiiu'elle eût vécu dans
la meilleure intelligence avec Biiijit-Singh, et
(lu'clle se rappelât encore avec attendrissement
les égards ipi'il avait eus pour elle, sa lonjiue
absence l'avait si fort résignée ù sa perle, que la
nouvelle de sa mort ne lui causa pas unci bien
vive émotion, et qu'elle n'éprouva pas le moindre
désir de sacrifier sa vie pour assurer à son mari
l'entrée du paradis. Mais elle était enlre lis
mains de gens délermiués à accomplir à tout
|irix li'urs desseins. Dès l'instant «juc IlurruU-
Singheut annoncé que sa belle-sœur avail résolu
de mourir, la maison fut eiilourée de brahmines
et rien ne fut omis pour encourager la viclime
et pour l'engager îi supporter son sort avec fer-
meté. Etourdie par une position qui lui parais-
sait désespérée, Kouehilie tomba <lans un élat de
morne stupeur cl devint incapable d'ofFrir la
moindre résistance à ce que l'on exigeait d'elle.
Il y avait dans le village des agens de police ma-
liomélans qui auraient pu intervenir en sa fa-
vrur; mais die l'ignorait, car elle menait une
vie fort retirée, l'aria même raison, elle n'élait
pas non plus instruite de la proleclion (juc le
gouvernemcni brilannii|ue accorde aux person-
nes placées dans sa position, cl rien n'indi(|uail
(juc le sacrifice auquel die se préparait ne lût
pas eiUièremenl volontaire. Pendant toute la
journée qui suivit l'arrivée de Cliail-P.am au
village, Kouehilie fut accablée de caresses : on
lui fil mettre ses plus beau.>i habits, el on lui
donna pour loule nonrriiurc de iiclites doses
d'opium. Vers le coucher Uu sokil culiu, elle
parut être dansjnn état convenable pour pouvoir
sui)porler la falale cérémonie. La plus vive émo-
tion régnait, comme de raison, parmi tous ses
voisins, un événement de ce genre n'ayant pas
eu lieu depuis fort long-temps dans ce petit
village. C'était une véritable fête pour les dévots
hindous, qui regardent ces sacrifices comme
singulièrement agréables à leurs dieux.
Cependant, à mesure que le moment appro-
chait, Kouehilie éprouvait toujours plus de ré-
pugnance à se soumettre à une mort si cruelle ;
mais elle était hors d'élat de se défendre, et
lorsque le lemps fut venu, on la traîna i lutéit
<|u'on ne la conduisit au lien de son supplice. Le
village était situé sur les bords de la Jumna,
directement en face d'un bac, et le siit/i/ devait
selon l'usage, se célébrer tout près de la rivière.
Les efl'els du défunt, ajiportés par Cbait-Pi; m,
étant d'une valeur assez considérable, on s'était
décidé à donner à la cérémonie une certaine
pompe. Le bûcher était élevé, bien construit, et
amplement fourni de combustible. Kouehilie y
jeta un regarda la dérobée; après quoi elle
baissa les yeux, qu'elle continua à tenir attachés
à la terre; elle ne fit du reste aucune lenlatiïc
de fuite, soit par l'excès de sa frayeur, soit p.ir
la stupeur (jui s'était emparée de ses sens, de
sorle (pie l'on ne chercha point à presser le dé-
nouement, de peur que les assistans ne devi-
nassent !a ré|)Uf;nance avec laquelle elle se sou-
ineitait au sacrifice. Il esl d'usage d'adresser des
(luestions à une sutti/, qui, dans Pintervalle
entre sa résolution et sa mort, esl supposée dé-
biter des oracles ; mais i! n'y a que les enthou-
siastes i)onr qui le supplice esl une sorte de
triomphe qui jouissent ainsi du don de la pro-
phétie. Kouehilie gardait le silence, ou ne faisait
(jue des réponses incohérentes; on la laissa donc
trampiille. Elle fil trois fois le tour du bûcher-
.ses bijoux lui furent ùlés el distribués enlre ses
pareils, tandis (pie lesspeclalcurs s'arrachaient
avideivieiU les fleurs dont elle était couverte -
puis, saisie lout-à-coup par quatre brahmines,
elle fut placée de force sur le bûcher. Les iniis-
siuls ou torches étaient allumées, ([uand .sou-
dain, se levant avec un cri perçant, elle s'avança
jus(iu'au bord du bûcher, et tendant les bras
vers la rivière, elle prononça dune voix écla-
tante ces mois :« 11 n'est pas mort! c'est mon
mari qui vient me sauver!» Aprè.s le premier
moment d'horreur el de consternation causées
l>ar ces paroles, tous les yeux se tournèrent du
C(j:é «iiùlle indi(iuait de la maiu, el sur la roule
on aperçut un cavalier maharalle qui vensit de
descendre du bac et (|ui approch lit au grand
galop du village. Dv]h la flamme pétillait aux
bûches l(\s plus basses, mais les porteurs de
torches s'élaicnl arrêtés au cri de la sutly, pour
attendre l'arrivée de rélraiiger. Célaii en eflèt
iluljit-Siiigh ; mais ([uoique bien oeriainement
sa femme ne Peut pas reconnu, el . j.
poir seul eût dicté l'exclamation . ;it
faite, personne ne douta que ce ne frti une in.<-
piralion divine. On s'empressa d'éieiudre le fru:
Kouehilie fut délivrée, et son mari, qui était
descendu de cheval, la reçut dans ses Irss, l:er
Cl r.ivi (le la pi-euve d'alIxoli(ui .pi elle venait de
lui donner. Après avoir tch.ippé à une mort
presque iiKvilable, sa dernière eanipagne a\Ml
Ole heureuse Jeté surla rive à uucassu ^roaile
— 106 —
(lislance ilii î;u('', il dcmpiira lonsjtpmiis élcndu
s:ins connaissance; ])iiis, ayant trouve l'occasion
ilcnlrcr dans un service lucratif, il n'avait fait
aucune ilémarclie jiour retrouver ses anciens
camarades. La Ibrtune lui sourit, et il prolita du
premier moment de liberté pour retourner chez
lui, oii il était heureusement arrivé à temi)s
poursauver sa femme du sortie plus affreux.
Leslirahmines furent réjjalésà cette occasion, et
tontes les conlitures du village fment achetées
cl distribuées parmi les pauvres. La soirée se
termina par des réjouissances générales, mais
personne ne fut plus heureux (|ue la pauvre
Kouchilie, (|ui du reste fut payée de ce qu'elle
avait soulfert par la réimlalion de courage, de
vertu et de piété (jumelle ac<iuit.
Asiatic Journal.
^,:_ 'Revue Brilaii/u'ijue).
(Nous avons déjà fait plusieurs empiunls aux
Som^enirs d'un Enfant du peuple (I), par
Michel IMasson. La troisième livraison de cet in-
téressant ouvrage , comprenant les tomes 5 et G,
et dontnous avons extrait un épisode très dra-
matique : l'Epoux outrage (3) , nous fournil
aujourd'hui le fragment suivant qui forme aussi
un épisode séparé de l'action principale. C'est
Valentin, un des frères de la jolie Marie-Georges,
l'héroine de ces souvenirs, q\ii raconte la nou-
velle que l'on va lire. — Nous recommandons à
nos lecteurs celte œuvre écrite avec le cœur,
ces Mémoires de l'homme du peuple dont Mi-
chel Masson peut se dire avec vérité le héros en
même temps que l'historien.)
Dans le temps que nous étions occupés à pa-
cifier la Vendée à coups de canon et de baïon-
nette, il arrivait souvent quele mol d'onlrc était :
— Pas de prisonniers! — Alors il n'y avait plus
de rémission à espérer. Autant d'ennemis vain-
cus, autant d'âmes envoyées au ciel sans confes-
sion. C'était cruel, je ne , dis pas le contraire;
mais la consigne le voulait ainsi , et (piehiuefois
nous obéissions avec d'autant plus de rigueur
qu il s'agissait alors d'exercer de justes rejiré-
«ailles contre ceux qui ne se faisaient pas scru-
pule d'assassiner les nôtres, au lieu de se batlri;
bravement contre eux, comme ça doit se prati-
«pierenlre hoimélesgens (pii ne voient pas delà
même couleur.
H arriva qu'un jour une bande de chouans
ayant rencontré un convoi de nos blessés en lit
une effroyable boucherie. Le général Travot ,
aiirès avoir si souvent donné des preuves de
modération qui en faisaient même fumerie sol-
dat, prit la ciiosesi bien au sérieux, qu il nous
ordonna de tout nictUe à feu et à sang. Nous
n'attendions cjne la permission pour tomber avec
le fer, avec la llamme, sur les confrères de ceux
qui, la veille , avaient lâchement massacré nos
camarades.
— Uends-loi ou je te tue, si tu ne te rends pas
(1) 6 vol. in-8°, cliez Ambroise Dupont, éditeur, rue
Vivienne, 7.
(2) Voir le u' liu VoleuriIu 31 janvier de celle année.
tu es mort! — Telle était la seule alternative que
nous laissions 5 nos ennemis, qui nousrendaienl
bien la pareille : c'est vous dire que de part et
d'autre on ne se battait pas simplement qu'en
amateur. Il se faisait de notre côté et de celui
des chouans des parties de coups de sabre â faire
rentrer sous terre le diable Légion lui-même.
Celait pis(iu"une épidémie de petite vérole pour
défigurer les gens, à ne parler encore que des
lialafres et des estafilades que le tranchant de
nos lames leur gravait sur la face.
— JNous allions tambour battant , de village
en village , et partout où nous passions pas un
être vivant ne restait debout, pas un mur qui
ne fût démoli quand nous avions mis le pied
dans une maison. Femmes, enfans, vieillards,
toits de chaume ou de lattes, tout flambait, tout
tombait; c'était, en vérité, comme une malédic-
tion du ciel. A mesure que nous en abattions ,
nous sentions nailre en nous le désir d'en alxil-
tre davantage ; car il en est, je crois, du sang
comme de l'or, plus on s'en abreuve et plus on
en a soif, ce qui me donne à penser que chez
l'avare il y a quelque chose de la bête féroce.
Quant au soldat, ou est convenu de dire qu'il
fait un noble métier; «io/((s li-dessus : il ne
faut décourager personne.
Un soir de ce rude temps de massacre ,
comme nous revenions, par petits détacheniens ,
de faire une expédition du genre de celles dont
je vous parle, il se trouva que le chemin qu'a-
vait pris notre brigadier Dubois nous conduisit
devant quelques pans de mur (jui semblaient
nous narguer, tant ils se tenaient ferme sur
leur pied, au milieu des ruines que nous avions
faites le malin.
Tiens ! tiens ! dit notre brigadier , en
voilà (jui n'ont pas voulu descendre la garde
comme les autres, â ce qu'il parait ; il faut ache-
ver la besogne, camarades, d'abord pour que
les chouaiiS n'aient pas le droit dédire que nous
laissons l'ouvrage incomplet ; et puis , jiarce
((u'il n'y a rien de traître connneces restes de
murailles qui peuvent servir de retranchement
et de meurtrières à nos ennemis.
Cela dit,'] et l'avis ayant été 'généralement
goiilé, nous nous mimes aussitôt à attaquer de
iVont la difficulté à grands coups de crosse de
fusil. Une pierre n'était pas i)lutôl tombée
ipiune autre la suivait ; nous faisions des gra-
vois en veux-tu en voilà ! Le mur s'ébranla tout
entier, encore une secousse et la démolition
allait être générale. Tout à coup des cris rclen-
tissenl derrière ce reste de cloison de pierre ;
nous laissons là notre besogne pour tourner vi-
vement la position : que voyons-nous i' là, un
vieux chouan brisé par le grand âge, el de i)lus
si grièvemenlblessé, (pi'il n'aurait pas pu se te-
nir debout, ceipii ne l'empéciiait pas d'avoir à
côté de lui sa carabine, sans doule à l'elt'el de
saluer d'une balle de calibre le bleut[a\ se serait
égaré de ce côté-là. Auprès du vieux brigand ,
il y avait une fennxie, deux jeunc'S filles et un
petit enfant qui se jelèrent à nos genoux en
nous criant grâce, ()uand elles nous virent ap-
procher.
Ah ! bien oui ! elles prenaient bien leur temps,
cl connaissaienljoliment leur monde pour espé-
rer en notre pitié. Le brigadier <iui nous com-
mandait, notre farceur de Dubois, s'arrangea la
mine terrible qui lui allait si drôlement, et, avec
un ton plus risible encore , il dit aux supplian-
tes :
— Ma foi, mes petits amours, je suis bien fâ-
ché pour vous de la rencontre ; mais vous n'i-
gnorez pas que votre pain est cuit ; ainsi, vous
auriez beau faire des façons, il faudra y passer :
c'est notre système ]>olilii|ue qui veut ça.
Les malheureuses femmes se tordaient les
mains de désespoir; les enfans criaient, que c'en
était assourdissant; quant an vieux chouan, à
(|ui nous avions ôlé son fusil, il essaya de se le-
ver, mais il retomba sur la terre; cela se conçoit:
le pauvre brave homme avait les deux jambes
cassées.
— Ne vous dérangez pas, mon ancien, restez
assis, ajouta ce diable de Dubois, et à nous au-
tres il cria : — Front! apprêtez armes!
Encore une seconde, et il allait commander
de faire feu, et nous aurions oliéi comme c'est
dans l'ordre, quand l'une des deux jeunes filles
qui étaient à genoux se releva; puis, au risque de
se faire cribler par les balles, elle vint droit de-
vant nous avec la toute petite dans ses bras, et
nous dit d'un ton si résolu (|u'il arrêta le com-
mandement sur les lèvres du brigadier:
— Tuez-nous donc si vous le voulez , mais,
pour l'amour de Dieu ! épargnez ma petite sœur
iMarie.
Marie , entendez-vous bien , tel est le nom
qu'elle prononça, et, comme si c'eût été un fait
exprès, c'est moi (ju'elle regardait en parlant de
la sorte, c'est à moi sintout qu'elle tendait l'en-
fant. 11 est vrai de dire que je l'encourageais
peut-être bien un peu; car, sans le vouloir, je
sentais que mon cœur et mes bras allaient au-
devant des siens. Ah , dame ! c'est (iiie moi aussi
j'avais une sœur qui s'appelait Marie, et je me
souvenais d'elle alors. 11 me sembla que c'était
ma sœur elle-même qui invoquait ma pitié en
faveur de la petite brigande. D'ailleurs celle que
la courageuse jeune fille recommandait ainsi à
notre pilié était de l'âge, à peu près, de l'enfant
<|ue noire mère nous avait léguée. Et puis, vous
le dirai-je, par une singularité qui devait tenir
à mon subit attendrissement, je crus retrouver,
dans les traits et dans le son de voix delà Ven-
déenne de six à sept ans, les traits et la voix de
notre Marie-Georges. Cette illusion, qui déter-
mina en moi un mouvement d'humanité dont
je ne me serais pas cru capable , je ne l'aurais
pas eue sans doute un autre jour : il fallait que
le danger fiit pressant pour que la ressemblance
me parut si frappante ; quoi qu'il en soit , je
vous jure que dans ce moment-là la petite bri-
gande ressemblait furieusement bien à notre
sœur. Ce fut heureux pour elle, car alors larme
me tomba des mains, je pris l'enfant des bras de
la jeune fille et j'allai droit au brigadier Dubois ,
(pii, pour nous donner l'exemple, ajustait déjà
le vieux chouan. Je détournai le coup et la balle
silUa dans l'espace.
— Non! lui dis-je, tu ne me forceras pas à
voir tuer devant moi ceux qui viennent d'invo-
(|uer le nom de ma sœur. Je n'ai jamais reculé ,
tu le sais, (|uand on a demandé des hommes de
bonne volonté. Comme je l'ai suivi hier, je te
suivrai demain et tous les jours jusi|u'à ce que
je tombe en route à force de fatigues ou de
blessures ; mais pour aujourd'hui en voilà assez;
— 197 —
je renoncerais plutôt au métier que de commet- !
treun pareil rrimc. Non! repris-je encore, tu
n'auras pas le cœur ilc nous commander Je faire
feu ; et , si tu 1<; commandes, eh bien! nior-
dieu ! nous n'obrirons pas!
— Parbleu! me dit le brigadier tout surpris
de ma rélicllion, lu nous la donnes belle! est-ce
toi ou moi (jui commande ici ?
— Ni l'un ni l'autre, répliquai-je. C'est Marie-
Georges, ma sœur, ou plutôt c'est l'bumanité
qui me parle en son nom; et comme après tout
je ne me suis pas engagé pour faire un métier
de boucher, le premier qui touche à ces braves
gens-là aura affaire à moi.
Puis je (is volte-face au détachement, ni plus
ni moins que je passais à l'ennemi.
Mon Dubois n'en grogna que plus fort. Mais ,
moi, sans m'embarrasser de ses jurons et de ses
menaces, j'allai d'un camarade à l'autre, portant
la petite .Marie dans mes bras, et je leur dis...
ma foi, je ne sais plus ce que je leur dis . mais
il faut croire que je ne parlais pas trop mal, car
les plus dur-à-cuire, ceux qui avaient le cœur
le mieux plastronné contre les effets de la sensi-
bilité , se rangèrent de mon parti, de sorte que
le brigadier eut beau pester, donner son àme
au diable , nous envoyer ailleurs, et linalement,
nous reprocher d'être de mauvais soldats, il ne
finit pas moins par céder ik nos prières, si bien
que non seulement la petite Marie, mais encore
toute la sainte famille de chouans eut la vie
sauve.
Nous avions repris notre route, chargés des
bénédictions de ceux qui avaient vu de si près
la mort, et nous entendions encore de loin leurs
actions de grftces, ce qui n'empêchait pas le bri-
gadier Dubois de marmotter entre ses dents cer-
taines par<des (jui nous promettaient un rapport
peu favorable à notre arrivée au quartier, lors-
que îi cent pas environ du pan de mur où nous
avions failli faire si mauvaise action, nous enten-
dîmes courir derrière nous.
— Voilà les brigands, nous dit Dubois en ar-
rêtant son cheval. Attention, et tenez-vous prêts
à les recevoir ! car ceux -là ne sont pas assez bê-
tes pour faire grâce aux bleus qui leur tombent
sous la main. Je vous dis que le scrupule de Va-
lentin nous portera malheur.
Il n'avait pas lini de parler que le bruit des
pas se rapprocha ; mais au lieu de la baiule
de chouans dont le brigadier nous avait mena-
cés, nous ne vîmes venir à nous que la jeune
fille qui, tout à l'heure, avait recommandé avec
tant de courage sa petite sœur Marie à ma pro-
tection.
— Qu'est-ce ((ue tu as encore à réclamer ? lui
demanda Dubois en la regardant du plus mau-
vais œil.
— Je viens vous dire, répondit-elle, qu'il faut
que vous preniez un autre chemin ; car si vous
continuez à suivre celui-là, vous n'irez [las loin
devant vous: au premier détour vous rencon-
trerez des gens qui sauront bien vous empêcher
de retourner d'où vous êtes vernis.
— J'entends, il y a des oiseaux à dénicher de
ce cùlé-là : bien obligé, brigandc, repartit cel
encouragé de Dubois, (jui ne demiiiulait qu'à se
se battre, et il nous cria : lin avant, Us amis !
Il allait s'élancer au galop, et cette fois nous
étions bien disposés à lui obéir, quand la Ven-
déenne revint à la charge et l'arrêta de nouveau :
— Ecoutez donc, lui dit-elle encore, vous al-
lez vous faire tuer, je vous le jure sur mon sa-
lut ! Si vous tombez entre les mains de ceux ijui
guettent les bleus dans le petit bois de Saint-
Gélin, vous n'en réchapperez pas. Vous n'êtes
que huit, vous autres, et eux ils sont là plus de
soixante !
Tout braves (jue nous étions, ceci nous donna
cependant à réMéchir : s'il n'avait été question
que d'avoir affaire à une soixantaine de chouans,
vus de front et rangés en bataille, nous aurions
pu encore accepter la partie ; mais dans ce pays
de haies et de broussailles , où la guerre ne se
pratitjue qu'à cache-cache et où chaciue buisson
fait feu, la prudence exige qu'on y regarde à
deux fois avant de prendre tel ou tel chemin.
Mais, à propos de chemin, le brigadier, qui n'a-
vait pas grande confiance dans notre donneuse
d'averlissemens, lui demanda cependant :
— Eh bien ! en connais-tu un meilleur cpie
ctlui-là ?
— Oh ! sans doute ! je n'ai couru [après vous
que pour vous l'indiquer.
— Vraiment ! et qui nous jirouve qu'au con-
traire nous ne suivons pas la bonne route, et que
c'est toi qui veux nous faire tomber dans un
piège ?
La Vendéenne regarda Dubois d'un air en
même temps fier et surpris , comme si elle ne
comprenait pas qu'on pût la suiq)0ser capable
d'une trahison.
— Excusez! repartit le brigadier, déconcerté
par le coup d'a-il de la jeune fille, il parait qu'il
faut prendre des gants pour lui parler, à la bri-
gandc ; c'est dommage que la républi(|ue ne
nous en fournisse pas, autrement je m'empres-
serais de les mettre à son intention.
Celle-ci ne parut pas faire attention au ton
goguenard et même un peu grossier de la vieille
moustache ; mais regardant du côté du bois avec
inciuiétude, comme si elle craignait pour nous
une fâcheuse surprise, elle ajouta :
— Pourtant, si je me fais fort de vous conduire
moi-même par le chemin le plus sur, me croi-
rez-vous !'
— Et, comme Dubois hésitait encore, la brave
enfant nous dit de nouveau :
— Eh bien ! voulez-vous que j'aille prendre
ma petite sœur Marie ilaus mes bras, et que je
marche avec elle devant vous ;'
— Non ! non ! m'écriai-je, c'est inutile, cette
jolie fille-là ne peut pas nous tromper; allons,
va, mon enfant, avec toi nous devons être en sû-
reté !
Elle se mit en route, et nous la suivîmes. Pour
surcroit de précaution, le brigadier se tenait
à deux pas derrière elle, la pointe du sabre en
avant, et prêta la larder impitoyablement an
moindre mouvement éqnivocpie, car il croyait
toujoui'S à une trahison de la part de la coura-
geuse Venileenue. Il ne la quittait pas des yeux,
s'imaginant que d'un moment à l'autre clic allait
donner aux siens le signal attendu pour tomber
sur nous. C'est ainsi (lUC, deux heures durant,
elles nous guida , nous disant ici : — Faites si-
lence! — Plus loin ; — llàtcz le pas! — Et tou-
jours , dés qu'elle tournait les yeux de notre
côté, elle voyait celle pointe de sabre qui ne
cessait de la menacer.
Il était lard; mais la lune éclairait la campa-
gne.
Ainsi guidés par la Vendéenne, nous passâ-
mes par des chemins étroits et tortueux, souvent
brusquement interrompus par des ruisseaux as 1
sez profonds ]iour que l'eau montât jusqu'à mi-
jambes de nos chevaux. La jeune fille ne s'arrê-
tait devant aucun obstacle : fallait-il gravir une
montée, elle le faisait vile, et d'un pied si ferme,
que là où nos montures trébuchaient à chaque
pas, elle avançait toujours. Puis, c mtinuant sa
route comme si elle eût marché dans l'allée
droite et sablée d'un parc, s'agissait-il de traver-
ser un ravin, elle était déjà de l'autre côté que
nous nous demandions encore si nous devions
nous y engager sans autre répondant que le bon
exemple que cette brave jeune fille nous don-
nait.
Enfin le chemin s'aplanit, et alors nous nous
trouvâmes dans une grande plaine que nous
reconnûmes facilement, car elle servait de li-
mite au village où notre quartier-général était
établi.
— Vous voilà chez vous, nous dit-elle quand
elle eut gagné avec nous l'extrémité de la plaine
qui aliénait à notre cantonnement. Je n'ai plus,
ajouta la jolie enfant, qu'à m'en retourner au-
près de ceux qui m'atlendent; allez, que Dieu
vous conduise ; mais qu'il ne vous ramène pas
dans nos closeries !
Comme de juste, nous remerciâmes notre
guide, et Dubois, qui ne perdait jamais la carte,
comme on dit, se pencha vers elle pour l'em-
brasser. 11 aurait fallu voir comme elle le re-
poussa fièrement !
— Mais, diable de fille que vous êtes ! lui de-
manda le farceur de brigadier, il n'y aura donc
pas moyen de vous faire accepter quelque chose ?
— Nous ne me devez rien, réi>ondil-elle : ne
m'avez-vous pas laissé ma petite sœur Marie?
Alors elle nous quitta et prit sa course dans la
plaine.
Nous nous étions retournés pour la regarder
encore de loin, là-bas où elle s'en allait, ce qui
était d'autant ])lus facile, tpi'un magniliqueclair
de lune rendait tout visible, même à unegrande
distance. Cependant la jeune fille s'effaçait peu
à peu comme une ombre dans l'éloignemcnl, et
nous allions la perdre de >ue, quand tout à coup
nous aperçûmes, à rextrémité de la plaine, une
lueur rapide; ^-uis un cri se fil entendre, et en
même tem|is la détonation d'une arme à feu re-
leutit à nos oreilles ; l'ombre s'arrêta, puis elle
disparut.
Faut-il vous dire que, sans nous consulter,
nous galo|iàiues, d'un comwun accord, dans la
direction du coup de feu ;' De sourds gémisse—
mens nous dirigèrent du côté de la victime. Là,
nous mimes pied à terre. C'était elle, mes amis!
c'était la pauvre enfant qui venait de payer
cher le service qu'elle nous avait rendu. Nous
comprimes, au peu de paroles iiu'clle put arti-
culer, qu'un homme isolé et caché derrière
quelques broussailles, un lâche enfin, qui n'a-
vait pas osé l'attaquer <iuaud il nous rencontra
avec elle, l'avait attendue au retour, pour la
punir de ce qu'elle venait de servir de guide à
des bleus.
Deux ou trois des nôtres se mirent à la pour-
suite de l'assassin ; chacuu de nous cn^ oya une
198 —
gw^Laaig3U^^Jl^JWJ»NgB'^.*J«'•^'^aa■.!qMfpyTO!arl3aa^gPJ«u^acBteKVMj^^
balle dans une dirrclion opposée; mais ce furent
el des peiiips et de la pondre jierdues : le scélérat
devait être déjà Ijien loin, ^ons ne songeâmes
plus ((uà notre Messéc.
Connue lendroit irétait pas favorable pour
lui donner des sccom-s que sou élal cxigcail,
nous essayâmes de la irausporler à bras jusqu'au
\illa;ie dont nous voyions poiiulrc le clocher an
bout delà plaine ; mais, après quelques pas, la
pauvre enfant nous dit :
— Laissez-moi là, et allez me chercher un
confesseur ; car je sens bien q\ie c'est fini !
Lu confesseur ? c'était embairassant, attendu
qu'il n'en Cenrissait guère là cù nous établis-
sions nos quartiers. iNous engageâmes la coura-
geuse jeune lille à se laisser porter jusqu'à des-
linaiion, en lui assurant que les soins de notre
chirurgien majorélaientpourelle ce qu'il yavait
de plus sûr et déplus pressé.
Elle se résigna encore une fois à subir Icssouf-
fi'ances aiguës que ce moyeu de transport lui
causait, et nous la reprimes le pUis doucemcnl
possihle. Je dois avouer que le brigadier ne fui
pas un de cens qui compatirent le moins au sort
delà jeune lille. Pourtant il était dit que nous
n'arriverions pas jusqu'au village avec notre in-
téressante blessée; à quel(|ues pas plus loin il
fallut faire halte de nouveau, car elle nous dit ;
— Assez ! assez ! c'est trop souffrir ! je ne peux
pas en endurer davantage ; laissez-moi là, nion
Dieu, j'aime mieux mourir!
INous la couchâmes sur la terre, car nous
vimes ljienq\i'il n'y avait plus de ressource, et ce
qu'il nous restait de mieux à faire, c'élait de lui
pci-mcttre de finir en repos. Si c'cilt été un
homme, un camarade, nous lui aurions rendu
le service de l'achever d'un coup de pistolet;
mais une belle jeune tille, oh! non, ça ne se
pouvait pas!
(jiiand elle fut ]>osée ainsi que je vous l'ai
dit, je me mis à genoux derrière elle pour lui
sotilenir la tête dans mes mains; elle croisa les
siennes sur sa i)oilrine, nous regarda tourà tour,
cl nous remercia encore de ce ([ue nous avions
épargné sa petite sœur Marie, après ([uoi elle
soupira.
— Je n'aurai donc jamais dix-huit ans ! mur-
naira-t-elle avec un accent de regret.
l'uis, conanc elle sentait la mort venir, elle
dit en se recueillant :
— Mon Dieu ! je vous donne mon cœur, prenez-
le s'il vonsplait!
A ces premiers mois de la prière que nous
."avons tous, si peu chrétiens que notis soyons,
n:on sacripant de Uuliois, qui s'élait penché,
.'iinsique lesaulrcs camarades, vers l'agonisanle,
se releva soudain, el, après qu'il eut passé la
main sur ses yeux, il dit ù ses hommes d'une
vois sondire, mais ferme cependant :
^ Altenlion au comraauilemenl : arme au
î'icd! iiortez arme ! présentez arme !
-T-ttle mouvement fut exécuté; comme il
avait été comnianilé, avec douleur, avpc respect.
C'était triste; mais, vrai, c'élait beau à voir,
comme elle mourait saiutemenl, la brave fille!
et cpmrae ils sourcillaient en la regardant
mourir, ces vieux enfants de la république, qui
croyaient avoir désappris à pleurer !
i.e i)riiil des fusils (pii résonnèrent en même
temps troubla seul notre religieux silence, l»
pauvre enfant était si bas qu'elle ne put pas
même achever sa prière ; elle expira avec le
5 regret de ne |ias avoir auprès d'elle un confes-
j seiir pour la bénir à son dernier mcmonl ; mais
j;' me plais à croire, moi, ((ue les honneurs mili-
taires (pfclle recul lui ont tenu lieu d'absolution.
Valentin lit une pause ; car le souvenir de ce
malheuri ux événement l'avait attendri au point
qu'il eut quelque |icinc à prononcer les derniers
mois de son récit. Nous n'étions pas moins émus
que lui.
Voilà ce qiie c'est que d'être une bravo fide,
repril-il après un moment de silence, on laisse
de soi une mémoire (]ui va frapper droit au
cœur des bonnes gens, à chaque fois que le nom
([u'on a porté revient dans la conversation. Mais,
à propos de nom, je ne saurai pourtant jamais
celui de la courageuse enfant dont je viens de
parler, et c'est malheureux, car, ce nom-là,
j'aurais voulu le donner au premier bambin que
je tiendrai sur les fonts de bapléme ; il me sem-
ble que ça doit porter bonheur de se nommer
comme elle.
Pour en finii-, poursuivit l'ex-soldatde la ré-
publique, quand nous eûmes perdu tout espoir
de rapiH'ler à la vie la jeune Vendéenne, nous
nous mimes à fouiller la terre avec nos salires,
avec nos fusils, et nous la couchâmes respectueu-
sement dans ce dernier lit que nous venions de
creuser pour elle. J'eus soin de lui couvrir le
vis.'i;;e avec son tablier de toile pour préserver
du s;ible sa jolie bouche et ses beaux yeux. Un
rien de lem|)s nous suffit pour combler la fosse
que nous avions ouverte ; puis nous reprimes dé-
cidément le chemin du quartier.
L'heure de l'appel avait sonné depuis long-
temps quand nous arrivâmes ; aussi ne comp-
lail-on plus nous revoir ; nous étions déjà clas-
sés parmi les dél'unls, c'était tout simple : les
expéditions du genre de celle que nous venions
d'entreprendre étaientdiantremcnt meurtrières!
On eut du plaisir à nous revoir, parce que,
après lout, nous étions de bons vivanis. Le bri-
gadier s'empressa de raconter notre aventure, et
term.ina en disant :
— C'est pourtant grâce à l'insubordination de
Valentin (jue nous sommes encore dn ce monde ;
s'il m'avait obéi quand j'ai comi Snd le feu sur
ce vieux chouan el sur les .litres lirigandes
qui s'étaient réfugiés derrière le ,.dn de mur,
nous passions par le bois de Saint-Gelin, d'où
nous ne serions pas sortis. Comme il mérite une
iiuil (le salle de police poursa rébellion, il va s'y
rendre sur-le-champ ; mais ça n'empêchera pas
(pie nous lui devions la vie.
Tout en me rc^ndanl justice, mon brigadier ne
se gênait guère pour me condamner ; il csl vrai
(jue la discipline voulait absolument que je
lusse puni. Vous vous récrierez là-dessns ; vous
avez tort! Si je soldat a des armes c'est pour
s'en servir quand le chef lui dit : fraïqie! ou
l)ien, lire! aulrement, si on lui laissait la liberté
de faire des ol).serva!ions, il n'y aurait plus d'en-
semble dans les charges de cavalerie ou dans les
feux de peloton, el, sans compter que ça pour-
rail compromeltrc le sort de to\it un régiment,
ça nuirail à la beauté des manœuvres.
Je me rendis, sans réclamer, à la salie de police;
mais au moment oii je fermais la porte sur moi,
j'ïDUndis «ttcore Dubois qui me disait :
— Bonne nuit ! dors bien, camaïaiie, lu en as
le droit, car lu as conservé aujourd'hui huit
Itraves au régiment.
Michel Masson.
L'O^AO-3
aii» ^Aiî^âî&a^aîs.
Tout enbnutde la butte Montmartre , der-
rière le télégraphe, et dans une vne qu'on ap-
pelle la rue des Rosiers , il y aval l une propriété
appartenant au sieur Gaspard Lagarde , mar-
chand de vins retiré, vieux compère, à l'œil ma-
lin, à la trogne rubiconde, personnage à la fois
rusé et prudent, exercé, par une pratique ap-
profondie de l'art, à tromper son monde et à
melire de l'eau dans son vin.
Cette propriélé, tournée au nord, se compo-
sait d'un vaste jjirdin, descendant eu terrasses
jns(jirà mi-côte, et de deux maisons contiguës ,
que réunissait une grille masquée donnant sur
la rue. Le jardin , enlrelenu et cullivé par le
mailre lui-même, était d'un merveilleux aspect,
et, grâce aux loisirs du rentier horticulteur,
pouvait rivaliser aussi victorieusement avec les
parterres des Tuileries ((u'avec les massifs de
Trianon. Quant aux maisons, l'une d'elles ser-
vait exclusivement d'habitation au propriélaire ;
l'autre, qu'il tenait en location, était d'une con-
slriiclion assez bizarre, et du reste, fort incom-
mode. Elleavaittrois élages et un rez-de-chaus-
sée; mais, à chaque étage, on ne trouvait qu'une
chambre et un caliinei, de sorte qu'il était im-
possible d'offrir à un locataire seul celte espèce
de tour carrée, dont les pièces étaient superpo-
sées une à une comme les tiroirs d'un chiffon-
nier, il avait fallu la diviser en deux togetnens ,
destinés à des ménages modestes , dont l'un oc-
ciipail le rez-de-chaussée et le premier étage,
l'autre le second et le Iroisième.
Grâce à cette sage distribution , la petiîe mai-
son n'avait jamais manqué de locataires. 11 faut
dire aussi que l'habitant du premier avait la
jouissance d'un jardin particulier fort présenla-
b!e, et que celui du second possédait, au suprê-
me degré, les avantages du point de vue. De là,
plus que partout ailleurs, l'(xil pouvait embrasser
une immense étendue, depuis les hauteurs rian-
tes de Saint-Germain jusqu'aux lointains som-
bres de la forêt de Bondy. Celaient Sainl-De-
Dcnis , dressant son clocher de cathédrale au
sommet de sa plaine triangulaire, et Anbervil-
}iers-les- Vertus se développant au milieu de la
sienne. A l'entour, et sur la ligne d'enceinte qui
limite le déparlement delà Seine, c'étaient Ar-
genlcuil , avec sa côte crayeuse; Montm.aguy,
Villetaneuse cl Pierre-Fille, surmoniés, en ar-
rière-plan, de la croupe vaporeuse de Monlmo-
rency, le Bourget, premier relais de la faillite en
déroute; Blanc-Mesnil, si bien nommé; Aunay,
Sevran, Bondy et jusqu'à Monlfermeil, perdus
dans la fraîcheur azurée ds leurs bois. Et de là
en:'oreon pouvait voir à son aise el en entier les
plus gigantesques orages , lorsqu'ils se levaient
au nord-est, et ([u'après avoir jeté un crêpe sur
Ions ces joyeuï horizons, ils venaient suspendre
199 —
leur (lais funèbre sur celle Ik'clie de Si-Denis ,
calnfaltiue permaneiil de nos monarchies.
Le père Lagarde vivait donc heureux dans
celte rctraile. Exempt du souci qui harcchiit
Louis XIV^ à Saint-Germain , poêle et philoso-
piie à force d'avoir analysé des ivrognes, salis-
fait de eoulci- ses derniers jours en face de ce
lion coteau d'Argenleuil auquel il devait vingt
mille livres de rente , il s"élait arrangé une exis-
tence à sa façon, occupant sa mutinée à bêcher
ses pilles-bandes, sa soirée à fumer sa pipe, sa
journée ;^ se promener aux Tuileiies ou ^ se voir
gouverner dans les tribunes de la chambre. 11
ne tourmentait pas ses locataires et les laissait
chez eux comme il restait chez lui, ce qui ne
l'empêchait pas d'avoir l'œil au guel.
Or, le !"■ octobre de l'an de grùce 1836, un
bail de dix-huit mois, pour la location de la
susdite maisonnette , fut passé entre Gaspard
Lagarde et deux individus qui méritent une
attention particulière.
D'abord, et pour les présenter collectivement,
je dois dire qu'un pacte secret et infernal les
unissait depuis six ans. A l'époque où ils (ircnt
connaissance, ils demeuraient sous le même
toit , et déjà une conformité de principes les
avait rapprochés, lorsqu'une querelle commune,
suivie pourtousdeuxdundéménagement forcé,
Jes accouida pour jamais dans une ligue de ven-
geance universelle dirigée contre tous les pro-
priétaires de Paris et de la banlieue. Dans leur
fureur, ils avaient fulminé cette sentence : que
la féodalité n'était pas morte, et qu'elle n'avait
fait que changer de nom, qu'elle vivait encore
et qu'elle vivrait toujours au profit de ceux qui
possèdent la terre. Pour ceux-là étaient la force
et les lois , les hommes et les choses, les ouvriers
et les juges de paix. Pour ces êtres privilégiés,
les vassaux étaient partout aujourd'hui, les su-
zerains nulle part, et, s'ils paient l'impôt, lechif-
fre même de cet impôt était leur titre de no-
blesse. Pénétrés de celle croyance révolution-
naire, nos deux serfs avaient crié : «Guerre aux
proiiriélaires : » Et tel était le couple dangereux
(|ul venait s'asseoir au beau milieu des tran-
quilles peu lies de l'ex -marchand de vin.
Mais, s'ils avaient la même lendancc anarchi-
que, ilssedislingnaicnl, en revanche, par des
natures singulièrement incompatibles.
Celui des deux qui avait loué le second était
un homme de taille moyenne' et d'appareiu-e
ordinaire, mais qui absorbait bien quatre fois
sa part doxigène dans l'almosplière dont nous
vivons. Il était actif, brusque, emporté, violent.
11 avait le teinl clair, les yeux linqiidcs, les che-
veux rudes, le muHe coloré. 11 avait un air à la
fois essouHlé et étonné, l'air d'un homme qui à
monté ciiK] étages au pas de couise. 11 lui fallait
du bruit, du mouvement, du labeur. Dès cinq
heures du matin, il était sur pied , commençait
par bousculer ses meubles, puis bondissait dans
les escaliers, ouvrait ouiilulôt défonçait les por-
tes, dislo(iuail les conlrcvenls, chaulait, siUlail,
cognait, fendait, sciait, et piaulait un nombre
infini de clous dar.s les cloisons de son proprié-
taire. C'était plus qu'un man jue de procédés ,
c'était une provocation patente à l'adresse de
ceux qui avait la turpitude de dormir. A dix
heures, noire lionune se précipitait, connue un
lourbiUon, du haui de la montagne , et fondait
sur Paris. Sa lâche quotidienne accomplie , il
faisait son marché lui-même, et tenait tête aux
commères les plus dégourdies de la halle. Il di-
nail, en arrivant, et se couchait à sept heures.
Le dimanche, il s'épuisait en entreprises gran-
dioses ; il montait son poêle, il mettait son vin
en bouteilles ; l'hiver, il ôtait son habit, roulait
la neige à lourde bras, et, consacrait son lemjis
à édifier des blocs druidiques ou des statues
luxoriennes sous les bosquets du bonhomme La-
gar<le. Pour conclure, il se nommait Pierre
ïroude, et il était cm()loyé aux Assuranc(!s con-
tre la grêle. Il était tel enfin, que , dans un mo-
ment de belle humeur et d'inspiration, son com-
pagnon l'avait surnonmié \Uraijc.
A celle joyeuseté de son voisin, Pierre Troudc
avait brulalement répondu en le qualifiant de
Cathédrale; et , sur ma parole, cette mons-
trueuse comparaison n'étail que trop juste.
Placide-Ilonoré-Suliiice Le Charpenté était
un bipède monumental. 11 avait six pieds de
hauteurct une carrure proportionnée à sa taille.
El ce n'était pas une vaine apparence ; sa force
réjiondail à ses dimensions ; mais il était plus
lent qu'un faucheur des pays charlrains , plus
solennel qu'un fantôme de mélodrame, plus sta-
lionnaire qu'un cheval de coucou. C'était un
immeuble. Pourvu de la Staline d'un Philistin
et de Icnvergure d'un condor, mesuré sur le
patron d'un mastodonte, et sculpté parla na-
ture pour une gymnastique nurobolanle, Piacide-
Honor. exerçait une profession qu'il est temps
de mentionner : il était picoleur.
Peut-êtiT ne savez-vous pas en quoi consiste
l'art estimable du jjicoteur? — II ressort de la
fabrication des toiles imprimées. Le picoleur est
un hounue qui se fait gloire <le rester, toute la
journée, assis devant une petite table, sur la-
quelle il y a une petite planciie, un petit mar-
teau et de petits morceaux de laiton. Sur celte
planche est tracé un dessin, celui qu'on veut
transporter sur la toile, cl le picoleur est chargé
de mettre ce dessin en relief, de telle façon que
sa planche obtienne l'apjjarence d'une forme
d'imiirimerie hérissée de ses caractères. Pour
cela, il coupe son laiton eu parcelles égales, de
deux lignes de longueur, et piaule, à pi lits coups
drmarteau,ces parcelles, qui ont l'épaisseur d'un
cheveu, sur sa planche de sapin, en ayant soin
de les serrer côte à côte et il'en couvrir l'esiiace
limité par les contours du dessin. Quand ce
travail est terminé, les sommets pressés de ces
crins métalliques présentent une surface unie,
qui n'est autre chose que le ilessin repoussé en
saillie hors du niveau de la i.Iauche. Pour don-
ner idée de la patience, de la Icnleur et du soin
qu exige cette opération, il sulFil de dire que la
l>élale dune Heur peut contenir jusqu'à deux
ou trois ccMs picots, et que le secours d'une
loupe est indispensable à l'artisan.
Telle était l'occupation ébouri.Tanle à laquelle
s'adonnait Placide-Uonoré-Sulpice Le Char-
penté. Comme on le voit, Pierre Troude l'avait
bien nommé, el, lorsque, dans ses heures de tli-
geslion. revêtu de sa houpelande grise, qui des-
cend,iiiju.s.iu'à SCS talons, surmonté d'un bonnet
de coton, ayant pour pendant la Hêclie de lah-
baye debout à l'horizon, cet êlre pyramidal se
déplaçait processiouncllcincnt au bord d'une '
terrasse, il avait effectivement l'air d'un clochef
en promenade.
Six mois ne s'étaient pas écoulés, que déjà
nos deux champions étaient en guerre ouverte
avec le père Lagarde. VOi-age avait accumulé
prétention sur prétention. Successivement el à
grand bruit, il avait exigé une cave, une cuisine,
un grenier, un jardin. Pour évilerses ravages. on
lui avait tout accordé. Mais, ne sachant plus sur
<luoi fonder de nouvelles demandes,il s'était livré
avec emportement à l'exercice de la pipe, et con-
stamment enveloppé des tourbillons d'une fumée
asphyxiante il avait fait.de sa chamlirelcséjourdes
nn.i;,es. La laiiisserie en avait soTilferl, Dieu sait!
De blanche qu'elle était, avec un semis de jolies
Heurs bleues et une profusion d'arabesques do-
rés, elle avait pris la teinte uniforme et véné-
rable qui assombrit les vieux édifices, et que
prodinl réternelle collaboration des quatre élé-
mens. Pierre Troude réclama du pajiier neuf.
Mais Gaspard Lagarde, snHisamment dépouillé
par les atteintes réitérées du (léau, refusa de lui
payer ce nouveau tribut. II prétendit que la
Iciiile bistre était une couleur comme une au-
Ir ■ . ct(|ue, l'intenlion de son locataire étant de
changer son papier primitif, la chose se trouvait
toute faite. Pierre Troude eut beau tempêter, il
avait rencontré son maître. Le père Lagarde
était un vieux renard qui savait flairer le vent,
el, tout doucemeni, sans répondre aux menaces
de l'homme-ouragan, il additionna tous ses
griefs, prit ses mesures et attendit loceasioD.
Quant à la Cathédrale , immobile dans son
repos, agissant par la force d'inertie, ses coups,
pour êlre plus sourds, n'en étaient que plus pe-
sants. Il avait, disait-il, l'oreille distraite, à force
de médilalion intérieure , el il avait monté à sa
porle,enguisede sonnette, unecloche quié6ran-
lait la maison. Quand le vent, la grêle, ou toute
autre cause, lézardait ses vitraux, il se gardait
bien d'y porter remède, et se laissait dégrader
avec une résignation dédaigneuse. Mais aussi ca
quoi cela pouvait- il le toucher? Que pouvaient
contre lui les misérables accidens de la nature?
-Nétait-il pas construit de manière à les braver
tous ;' .Ses fondations n'étaient-elles pas élerncl-
lement assises, el ne louchail-il pas de la tête au
domicile de VOrage ? D'ailleurs élait-il obligé
de veiller lui-même à 1 entretien de ses dépen-
dances et aux détails de la fabrique ? >on, non.
Les événemcns extérieurs toiubillonnaient au-
dessus de son enceinte; mais lui! il n'y était pour
rien. Si son jardin ressemblait à un cimetière, ce
n'étail passa faute. Il n y mettait jamais les pieds.
Il ne se promenait que sur les plates-bandes du
propriétaire. Il se fftl bien gardé de détruire une
seule chenille, d'arracher luie poignée de mousse
à ses arbres fruitiers, de déraciner sur son petit
terrain une loullv de mouron. Oh non ! tout ce-
la appartenait au propriétaire. C'était sacré.
Aussi il fallait voir comme la plante aimée des
serins pullulaient dans ses carrés, quelles pro-
portions elle y atteignait, quelle provision elle
promettait! Fous les matins, c'est vrai, il ou-
bliail, en tlescendant au jardin , de fermer la
grille derrière lui, et le dogue qui habitait la
cour en profitait pour s'c\crccr à la course à
travers les jeunes tulipes, les cloches fragiles el
des salades naùssanlc!. Tous les jours, c'est en-
core vrai, il venait s'asseoir, à midi, devant U
— 200 —
SHiMp-rliiiide , el pi'ojclait son ombre immense
sur un racUis malade, ou sur un aloës alti''it' de
soleil; mais chez lui... il picotait, le lu'uve hom-
me 1' iN'esl-il pas vrai que son plan était une oeu-
vre inspirée par l'esprit malin , et qui renfermait
de tortueux recoins, d'inextricables détours, des
cavités inconnues et des ténèbres souterraines
tlonl il faUait se métier ? ,\h ! oui , cet homme
avait tous les dehors d'un temple catholiques ;
mais il cachait aussi des serpens dans son sein !
Malheur à l'imprudent qui s'arrétaità ses abords
larges et ouverts, et ne pénétrait pas du [ire-
niier coup d'œil jusqu'au sanctuaire de ses ])en-
sées, jusqu'aux mystères de leur chapitre secret !
Il n'avait tant d'apparence de sainteté que jiour
mieux cacher le nombre et la profondeur de ses
niches ; et c'était au moment même où l'on ad-
mirait la majesté de sa façade que l'on était me-
nacé de ses tours.
De cecôté comme Je l'autre la mesure était
comblée. Le père Lagarde n'avait plus de ména-
gemensi à garder; il voyait clair dans les projets
de ses locataires , et dès le 1"^ juin, il leur expé-
dia simultanément leur congé par huissier.
Oh ! coup d'état !
A peir.e l'acte officiel était-il parvenuà sadou-
bleadresse, qu'un bruit sourd, précurseur d'une
catastrojihe, sembla circuler dans le corps de
lojis fat.d. Il ne dura cependant que jus(|u'à
l'heure où Pierre Troude était appelé au dehois
par ses occupations; mais, pendant le reste du
jour, un calme plus effiayant encore s'établit
aux alentours du lieu maudit. Gaspard Lagarde
se douta bien que, le soir, on tiendrait conseil ,
et, en homme aussi habile que déterminé, il se
promit d'oliservrr l'ennemi.
Au niveau du premier étage, occupé par le pi-
coteur, et sur le côié gauche de la maisonnette ,
régnait unepetite terrasse, creusée en réservoir,
doublée de zinc, et recueillant les eaux pluviales
pour les fournir au jet d'eau d'un bassin étalili
au milieu du parterre. Ce réservoir, alors à sec,
était donc deplain-pied avec la chambre du pre-
mier, dont une fenêtre s'ouvrait précisément au
dessus. Ce fut là <]ue le proi)riélaire résolut de
se mettre en embuscade.
Lu elfct, le soir, à neuf heures, au moment où
l'obscurité devenait complète, il dressa silen-
cieusement une échelle contre la terrasse. Bien-
tôt il fut à son poste, auprès de la fenêtre heu-
reusement entre ouverte, et, peu d'instans
après, il entendit tinter le beffroi de la Cathé-
drale. iMalgré toute la fermeté de son caractère ,
il tressaillit : Pierre Troude entrait chezson voi-
sin...
O ! scène puissante ( t |tcrrible. D'un côté ,
deux chers de parti (pie n'eifrayait aucune réso-
lution, que n'arrêtait aucune loi, récemment
aigris i)ar un acte d'autorité et prêts à décider
du sort de leur adversaire; de l'aulie, >m cou-
rageux propriétaire, bravant ce voisinage dan-
gereux pour épier d'alfreux seciels , et plongé
jusqu'à la poilriuedans un l'éservoir desséché!...
Et |iourtani la nature était calme, la nuit sereine
et transparente; le parfum des champs montait
avec la brise du soir, et l'on entendail dans la
plaine le dernier chant des i)lanteurs de bette-
raves et de ceux qui mènent boire les vaches.
De la place où il se tenait en sentinelle , Gas-
pard Lagarde pouvait tout voir et touteuleiidre,
1 sans être découvert. La table de travail du pico-
teur était installée au milieu de la chambre et
riacide-llonorés'étaitlevéeenprenantsa lampe,
pour aller ouvrira son ami. Celui-ci parutalors.
11 av?it le visage pâle, l'œil hagard ; il s'était dé-
barrassé cliez.lui de sa cravate et de son habit ,
et ses manches et sa chemise étaient relevées
jusqu'aux coudes. On eût dit un septembriseur !
Sans autre préliminaire, il fit trois grands pas et
se.trouva contre le métier du picoteur, sur leciuel
d apjdiquade toute la vigueur de son brasiun coup
de point (jui ressemblait à un coup de tonnerre,
et qui fit sauter en l'air et retomber en pluie
deux ou trois milliers de picots; puis il cria,
d'une voix de stentor -.
— Causons tranquillement.
— Causons tranquillement, reprit , sans s'é-
mouvoir, Placide-Honoré en lui avançant une
chaise et en se disposant à ramasser les nom-
breuses douzaines d'atùmes éparpillées par le
premier souffle de l'Orage. Pierre Troude com-
mença :
— Vieux scélérat ! vieil empoisonneur ! vieux
porteur d'eau !
Le marchand devins, aux écoutes, fut étourdi
de cette manière de procéder à une causerie
lran(iuille. Placide-Ilonoré, mieux habitué aux
exordes de son complice, l'interrompit, tout en
continuant sa laborieuse récolte.
— Venons au fait, dit-il. Quel supplice un peu
drôle allons-nous lui arranger ?
— 11 faut le faire mourir de chagrin !... brû-
ler ses tilleuls avec de l'acide nitrique !
Lagarde bondit dans son réservoir, et jeta un
coup d'oeil involontaire sur ses belles allées de
tilleuls, que caressait alors le vent frais de la nuit.
— C'est trop peu de chose et c'est trop connu.
C'est une idée de boulevard, répliqua la Cathé-
drale.
— Eh bien, sonnons à sa porte, cassons ses
carreaux, crions au voleur ou au feu, faisons sa
caricature en grandeur naturelle, avec du char-
bon, sur sa propre muraille !
— Tout cela est trop doux.
— Trop doux ! pensa le malheureux proprié-
taire, pâlissant à la fois de colère et de peur. Que
leur faut-il donc ?
— Eh bien, gronda l'Orage, il a des jonquilles,
fauchons-les ! des arbres en Heurs, secouons-
les! des poissons rouges, pêchons-les' 11 a un
chien de garde, donnons-lui des boulettes ! 11 a
un perroquet, donnons-lui du persil !
— IS'ous l'avons déjà fait, sans provocation, h
douze propriétau-es. Ce ne sont là que des
amorces.
— Les misérables! se dit GaspardJLagarde.
— Si nous pouvions , s'écria Pierre Troude,
lui donner adroitement la peste ?
— Le fait est que nous n'en avons pas encore
asphyxié, de propriétaires ! Hlais le moyen ?
Et Placide Honoré se réinstalla sur son fauteuil
de cuir. Le père Lagarde sentit ses cheveux se
dresser sur sa tête, mais il s'efforça d'écouter
avec calme.
— Le moyen, le moyen... Trouvez-en un vous-
même, Cathédrale'
— Orage, vous n'êtes pas fort dans le conseil.
Mais, voyons!...
Et, après une pause solennelle, la Cathédrale
reprit gravement :
— J'ai oui dire h des gens recommandables
que le cadavre d'un chat, mort depuis quinze
jours, et enfermé dans un soufflet...
— C'est pitoyable! Comment voulez-vous
qu'un chat tienne dans mon soufflet?
— Pourquoi pas ? En prenant un petit chat et
un grand soufflet. D'ailleur, on n'est pas forcé
de l'introduire au grand complet. Je continue...
— Non! non! Autre chose! autre chose!
— Eh bien! voulez-vous que nous adressions
à la chambre une pétition ridicule, signée de
Gaspard Lagarde, électeur du collège de Saint-
Denis? Dès le lendemain de la séance, il lira
dans son journal, a la suite des balourdises
signées de son nom : Hilarité générale et pro-
longée. La commission jjropose l'ordre du
jour.
— Je fais comme lacommission. Allez toujours?
— Voulez-vous que nous fassions insérer aux
Petites-Affiches l'avis suivant : Un célibataire
d'un certain âge, mais bien conservé, et jouis-
sant de vingt-cinq millelivresde rentes, désire
entrer en ménage. Une tient pas à la fortune,
ni à la jeunesse, ni à la beauté; mais il voudrait
s'unir à une personne d'un caractère doux,
d'une bonne santé, sachant faire la cuisine, et
qui n'ait pas encore dépassé la quarantaine. —
Pendant un mois, il recevra tous les jours la
visite de deux cents portières, garde-malades,
femmes de ménage , toutes plus horribles et
plus sensibles les unes que les autres, et nous
nous mettrons à la fenêtre toutes les fois qu'on
sonnera chez lui.
— Ce serait une petite infamie assez décente ;
mais je suis trop souvent dehors pour en jouir.
Trouvez mieux.
— Eh bien, voulez-vous que je vous raconte
l'histoire arrivée tout récemment au proprié-
taire d'un de mes amis ?
— Contez, Cathédrale, mais soyez brève.
Je laisse à penser qu'elle pouvait être, pendant
ce criminel débat, la contenance du personnage
qui se voyait lui-même sur la selette. Le père
Lagarde se sentait défaillir d'horreur. — Mais,
mon Dieu ! disait-il, en pressant son vieux front
de ses mains jointes et en écoutant l'odieuse
Cathédrale, comme celui-ci est bien plus scélé-
rat que son ami !
Cependant Placide-Honoré continuait paisi-
blement :
— Mon ami était employé à la préfecture de
police...
— Ah ! votre ami était un...
— Du tout, c'était un sergent de ville. Mais il
n'était pas tenu de porter l'uniforme. Or, il s'a-
perçut, à deux ou trois reprises, que, lorsqu'il
se mettait en bourgeois, son propriétaire avait
la petitesse de ne pas le reconnaître dans la rue,
et, par conséquent, de ne pas le saluer. 11 était
susceptible, mon ami; c'était bien naturel, dans
sa position : et voici comment il se vengea. Le
propriétaire avait un procès qui le forçait à se
rendre tous les jours chez son avoué. Ce fut
cette circonstance que l'on mit à profit. Tous
les soirs, à point nommé, au moment où notre
homme retournait chez lui, et avant qu'il fût
au milieu du trajet, son chapeau disparaissait,
comme par enchantement , de dessus sa tête. La
première fois, ce fut dans une foule ; et le pro-
priétaire, en se retournant, se vit entouré de
— 201
personnages si bien mis et si particulièrement
respectables, (lu'il n'osa dire un mot, et entra
tout de suite chez le plus voisin chapelier. Le
lendemain, il marcha, sans s'arrêter, dans le
milieu de la rue, et il fut encore décoilfé sans
pouvoir surprendre son voleur. Le surlende-
main, il monta en omnibus ; son chapeau s'éclip-
sa par la fenêtre. Le jour suivant, il prit un ca-
briolet ; son chapeau s'envola par dessus la
capote. Entin il essaya d'un fiacre ; il n'y était
pas entré que son chapeau en était sorti. 11 porta
plainte à la police, par l'intermédiaire de mon
ami, notez ce point! On lui donna successive-
ment des escortes de sergents de ville, de gardes
nationales, de municipaux ; il fut toujours volé,
et les passants le prirent pour un voleur. 11
porta de hideux chapeaux, il s'en fit fabriquer
au rabais; ils y passèrent comme les autres.
C'était une calamité inouïe, une persécution
sans exemple. Et remarquez bien qu'il ne pouvait
se dispenser de sortir ; il y allait d'une moitié
de sa fortune. On lui prit ainsi autant de cha-
peaux qu'il y a de jours entre les deux équinoxes,
c'est-à-dire cent quatre-vingt-deux. A cette
époque, une des boutiques qui dépendaient de
sa maison se trouva libre; et devinez qui vint
s'y établir? Un chapelier. Cela tombait bien;
voilà notre homme ravi. 11 conclut avec son
nouveau local.iire un arrangement en vertu
duquel celui-ci ne paiera que la moitié du loyer
ordinaire, et fournira au propriétaire un cha-
peau par jour. Mais voyez le malheur ! à peine
avait-il ainsi pris ses mesures qu'on cessa tout à
fait de lui voler ses chapeaux. Il en était pour
ses concessions, lorsque mon ami l'avertit secrè-
tement que le chapelier faisait de mauvaises
affaires.
En effet, celui-ci ne vendait absolument rien.
Ses chapeaux n'allaient à personne : ils étaient
tous ou trop grands, ou trop petits, selon le cha-
land qui se présentait. Bon ! notre propriétaire
en prend acte pour résilier le bail, se faire payer
à terme et congédier le chapelier inutile. Mais
que fait ce dernier ! Trois jours avant l'échéance
du terme, il déménage de nuit, laissant pour
tout paiement les chapeaux de sa boutique.
Passe encore! Au moins cela indemnisera le
propriétaire : peut-être même la valeur du fonds
dépassera le prix du loyer échu. 11 se haie donc
de procéder à l'inventaire... Chose étonnante!
On trouve dans le magasin adandonné précisé-
ment cent quatre-vingt-deux chepeaux. Un
soupçon se glisse dans la tête si souvent dépouil-
lée du propriétaire. 11 en essaie un, il en essaie
deux, il en essaie vingt... Tous lui vont! Tous
sont faits comme pour lui!... Je crois bien!
C'étaient ses quatre-vingt-deux chapeaux. Et ce
qu'il y a de picpiant, c'est que, sans avoir jamais
soupçonné mon ami, il lesalue, depuis ceteiniis,
avec alfeclation,etillui dirait volontiers, comme
Chicaneau :
ïoucbez là : vos pareUs sont g«ns que je révère ,
El j'ai toujours été nourri par feu mou piJre
Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents 1
— Cathédrale, votre histoire est très-édiliantc;
mais je ne suis pas employé au même end '
que votre ami, eUHé ne peut nous être ul
Cependant cllc^> (lotjnéjl^! tetiU)s de réllécliir,
et voici tout hknaemeuU-cttue j^fcrai. Coiniais-
■oit
ile.
hir.
sez-vous la série de caricatures intitulée : Les
mauvais locataires?
— Oui, mais je ne les trouve pas aussi mauvais
qu'ils pourraient être.
— Excepté celui dont je veux parler, qui prend
un bain de pieds dans sa chambre transformée
en lac...
— Mais vous m'inonderez ! s'écria la Cathé-
drale, pénétrant d'un seul coup le projet de son
ami.
— Du tout. Cela ne durera que cinq minutes,
et le plancher est solide. Je monte tous mes
meubles au troisième; je ne garde qu'une table
et une chaise. Sur la table je mets mes hottes,
sur la chaise j'assieds ma personne. Vous, vous
travaillez innocennnent à votre bureau, au-des-
sous de moi. H y a un pied d'eau dans toute ma
chambre. Une planche, fixée au bas de ma porte
et calfeutrée avec soin, retient seule le torrent
prêt à bondir dans l'escalier. Dans ce moment,
je frappe trois coups au plancher avec une bûche.
C'est le signal. Vous vous levez, et vous criez à
l'inondation. Lagarde accourt, vous l'envoyez
chez moi, il ouvre ma porte... Voyez-vous d'ici
la lithographie ! — Monsieur ! s'écrie-t-il, c'est
une indignité! — Monsieur! votre maison est
humide; on en fait ce qu'on peut. Je suis logé
comme un goujon, mais je ne m'en plains pas ;
je m'en lave les pieds... vous en répondrez de-
vant Dieu ! — 11 descend furibond. Mais, avant
qu'il soit en bas, j'ouvre mon écluse et je trans-
forme l'escalier en une épouvantable cataracte.
11 tombe, il s'abime, il se.... je me tais ! Mais
s'il lui faut une épitaphe, je lui destine celle-
ci qui en vaut bien une autre : Ci-git Gaspard
Lagarde, marchand de vins, noyé dans un esca-
lier, sur le sommet de la butte Montmartre.
— C'est assez gentil ! Mais où prendrez-vous
de l'eau ? le porteur d'eau vous trahira.
— Lourd édifice que vous êtes! Et ce réser-
voir confié à votre garde ? 11 lient quatre cent
cinquante pieds cubes d'eau, et il n'y a qu'à se
baisser pour en prendre.
— Mais il est à sec.
— Eh bien! au premier orage!.... vous m'ai-
derez, ce sera bientôt fait.
— Mais vous êtes bien sûr que la capacité de
ce réservoir...
— Nous pouvons nous en assurer par nos
yeux.
Et tous deux se levèrent en même temps, pour
s'approcher de la fenêtre. Le père Lagarde fré-
mit et ne les attendit pas; mais il n'eut que le
temps de gagner son échelle, et sa tête était en-
core au niveau de la terrasse, que déjà les deux
conjurés ouvraient avec bruit la fenêtre. Heu-
reusement ils ne pouvaient le voir; mais il n'o-
sait descendre un échelon de plus, de peur de
se trahir, et il entendit, dans le silencedes nuils,
la grande voix de la Cathédrale qui disait :
— Largeur, dix pieds; longueur, (piinze pieds;
profondeur, trois pieds. Trois fois quinze font
(piarante-cinq, et dix fois quarante-cinq font
(piatre cent cinquante pieds cubes. Le compte y
est. Malheur à lui !
— IVIallu'ur à lui ! ajouta l'Orage d'une voix
sourde; ah ! vieux Uacohus, tu as vécu par le
vin, tu périras par l'eau!
El tous deux rentrèrent dans l'appartement.
Quelque effroyable que fût la conclusion de
ce complot, Gaspard lavait écoutée avec bien
plus de Iranijuillité que le reste, et 1 impression
qu'il en ressentit ne ressemblait pas au surcroit
d'horreur qu'il devait naturellement éprouver;
car il s'éloigna en se frottant les mains d'un air
de triomphe. Savez-vous pourquoi ? Le voici :
Pendant plusieurs années, la pièce, choisie
pour l'exécution du crime, avait été habitée par
les mêmes locataires. Un poêle énorme avait sta-
tionnné, tout ce temps, au milieu de la chambre,
et sa chaleur avait peu à peu desséché, char-
bonné, calciné la partie du plancher (jui le sou-
tenait, tandis que son poids affaissait en propor-
tion les boulins elles lambourdes rongés par
l'action du feu. Sur ces entrefaites avaii eu lieu,
dans les carrières situées sous la maison, un de
ces éboulemens journaliers qui déterminent, à la
surface du sol, ce que lesgens du ])ays appellent
des cloches. La secousse avait ébranlé et lézar-
dé les murailles. Cédant à l'effet combiné de ce
l>oele qui pesait à son centre, et des i)arois de la
chambre qui s'écartaient, les solives avaient
craqué vers l'endroit affaibli, en même temps
qu'elles sortaient de leurs mortaises dans tout
le contour du plancher. Mais tout s'était replacé
promptement : on avait enlevé le poêle, recar-
relé son emplacement, gardé le secret, et il n'y
parraissaitplus.
On devine le reste.
Le 13 juin, à midi, un orage magnifique écla-
tait sur la capitale. Après une demi-heure de
station, la nuée gigantesque se retira vers les
hauteurs de Gentilly, et conlinua de promener
ses grandes ombres sur les horiyons d'Ivry, de
Villejuif et de Sceaux. Mais déjà le réservoir du
hon homme Lagarde était plein pardessus les
bords. A quatre heures, Pierre Troude arriva
triomphant. Son premier mouvement fut de
courir au réservoir, et, en le voyant rempli d'un
trésor de vengeance, il ne put retenir un éclat
de rire sauvage, auquel répondit le roulement
lointain de la foudie.
— C'est bien! dit-il, la tempête m'est fidèle,
et nous nous entendons. Voilà un heureux pré^
sage! Allons, Cathédrale, main-forte à l'Orage!
Tous deux se mirent à l'œuvre. Placide pui-
sant, Troude portant les seaux, comme s'il se
filt agi d'éteindre un incendie. A six heures
moins un quart, tout était prêt. Pierre Troude
était à son posie, elle picoteur au sien, c'est-à-
dire positivement au-dessous de son périlleux
complice. Mais déjà un autre spcciacle se dérou-
laii, déjà un autre événement se préparait au-
dehors. L'orage du matin, toujours acculé à
l'horizon . s'avançait en ce moment vers les
cOlés d'Argenteuil, et, laissant derrière lui le
mont Valérien, franchissant à pas de géant la
vallée de Nanterre , dépassant de sa crèle bleuâ-
tre le village de Carrières, jetait en courant sa
teinte anloisée sur le revers l>lancs des collines
d'Orniesson. Sans bruit, sans menace, sans
ipi'un éclair le trahit, sans qu'un coup de foudre
l'annonç.lt, en cimi minutes il avait cerné Saint-
l>enis. et bientiM il roula sur la pleine ses ava-
lanches régulières, précéilées d'un tourbillon de
vent. Sur la terre, c'était comme le front de ba-
taille d'une légion vaporeuse, dévorant sous sa
poussière humide les lignes de grandes routes,
les prés verdoyants, les maisons éparses ; dans le
Ciel, c'était comme im immense rideau qui jç
;- 202 —
tii-iiit lilaiicliîUi-c CM ;iv;\nt (lu rlochcr di S.iinl-
Denis, et qui masqua tout à coui) la lointaine
décoration, comme s'il se fût a^'i île changer la
toile lie ionil dans un tliéfttie l^nlastique. l'uis
le silence continua lie rcijner. On eût dit que
l'ieire Tioude était le réijisseur charijé île faire
yjqiarailre le dernier laldeau dans ce drame
atmosphérique : car il choisit ce moment pour
frapper avec sa bûche les trois coups convenus
au-dessus du bonnet de coton de son ami. — Il
n'avait pas lini, qu'un coup de tonnerre, un seul
mais sec, horrible, éclatant, retentit derrière le
brouillard.... Et en même Itmps, la partie cen-
trale du plancher sur laquelle se tenait notre
héros, détrempée, fatiguée par l'énorme poids i
de liquide qui la surchargeait, achevée en outre
parles trois coups de bûche, «ouvrit tout ù
coup et devint une larue et béante crevasse,
vomùssanl des torrents ijui se heurtaient et s'en-
trecroisaient, tandis que Troude, semblable au
dieu des tempêtes, tout assis et tout armé, tenant
sa bûche à la main, tomba, au milieu de ce dé-
luge, avec sa table et ses bottes, et parmi les dé-
combres du plancher qui sabimait autour d'eux,
sur les épaules de l'Iacide-Honoré-Sulpice Le
Charpenié. Ce fut tout. Quand le rideau de
nuages se relira, la cathédrale de Saint-Uenis
n'avait plus de Hêche : quand l'ierre Troude se
releva, l'Iacide-Honoré n'avait plus de bonnet
de coton.
Mais il avait quatre bosses à la tête, une
épaule démise, trois côtes enfoncées, tous ses
outils, toutes ses planches, inondés, brisés, dis-
persés, l'ierre Troude était fort peu endomma-
gé. tJe qui lui fil plus de mal que vingt contu-
sions, ce fut, en levant les yeux vers ce qui avait
été sa chambre, de voir la porte occupée par un
groupe aérien, composée du père Lagarde, du
maire et de deux adjoints, lesciuels souriaient
de quatre soui ires salanicpies et dressaient pro-
cès-verbal. Lavés, rompus, balîoués, congédiés
et séparés, car l'Iacide-Honoré fut contraint de
prendre un logement h l'hôpital, les deux re-
belles furent encore humiliés par la clémence
du propriétaire qui, se trouvant assez vengé,
leur fil grâce des dommages-intérêts.
Ce fui ainsi que l'Orage fondit sur la Cathé-
drale.
O rrovidence ! ô ju&iice des propriétaires! Les
chambres ont voté cent cinquante mille francs
iiour la reconstruction de la lièche de Saint-
Denis, et rien pour la réparation de Placide-
Honoré-Sulpice Le Charpenié.
Maurice SAmx-AGUET.:
[Journal général de France).
m:
FLO^IAIT.
En 1779, la belle terre de Sceaux, qu'habitait
M. le duc de Penlhièvre, et où il tenait ce qu'on
appelait alors sa cour, était un lieu de refuge
con^ les passions nouvelles qui boudlonnaient
déjà en France, un asile paisible, où l'on ne s'oc-
cupait que de plaisir», de Ijienfaisance et d'éti-
(|U('llc, seul ridicule qu'on pût reprocher au
vieux duc; il est vrai de dire que l'étiquette
grave observée Ji Sceaux était pour M. de Pen-
lhièvre une tradition paternelle; il en avait reçu
les rudimens cérémonieux de son père le comte
de Toulouse, qui lui-même les tenait de
Louis XIV. L'étiquette de Sceaux était donc d'un
siècle en arrière et jurait avec les formes demi-
anglaises de la société d'alors ainsi qu'avec la li-
berté de manières que Marie-Antoinette s'effor-
çait d'introduire à Versailles et à Trianon ; mais
cette étiquette commandée par un vieillard d'une
figure majestueuse et d'une vie austère avait à '
Sceaux quelque chose de naturel qui lui eût
manqué ailleurs. L'homme qui répandait le plus
d'agrément dans cette petite cour était M. le
chevalier de l'iorian , capitaine de dragons,
membre de l'Académie française etgentilhomme
ordinaire du prince. On disait dans le monde
que M. de Florian avait été reçu à l'Académie
pour son courage et fait capitaine pour son es-
prit, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir beaucoup
de bravoure personnelle; quant à sou esprit,
ou à son talent, il suffit de se rappeler ses fables,
qui viennent immédiatement après celles de La
Fontaine , pour approuver le choix de l'Aca-
démie. 11 eut le tort de donner des bergeries
dans un moment où l'on s'occupait de toute au-
tre chose que de pastorales, et des bergeries aux-
quelles il manquait un loup. C'était un homme
d'une humeur facile et gaie, d'un caractère
doux, d'un goût pur; il tenait à Voltaire par la
parenté , à la cour par sa position, au progrès,
si nous pouvons nous exprimer ainsi, par ses
relations d'amitié avec M. d'Argenlal, chez le-
quel on jouait ses pièces avant qu'elles fussent
livrées à la Comédie Italienne ; il s'y chargeait
volontiers du rôle d'Arlequin dont il reprodui-
sait à merveille les grâces naïves ; c'est peut-
être de lui-même qu'il s'est souvenu lorsque,
dans une de ses plus jolies fables, il parle :
D'im petit Arlequin leste, bien fail, bien mis,
Qui, sa balle à la main, d'une grâce légère,
Courait après un masque en liabit de bergtre.
Or, cette bergère après laquelle courait en i77o
M. de Florian, était une madame Amélie de N***
jeune veuve, commensale habituelle du château
de Sceaux , Italienne et parente du duc de Mo-
dène, ce qui lui donnait aussi un degré de pa-
renté avec M. de Penlhièvre qui avait épousé
une princesse d'Est. Madame de N***, vive un
peu coquette et doucement tourmentée de ses
vingt-cinq ans, avait de ses deux yeux noirs re-
marqué le chantre d'Estelle, et celui-ci en était
d'autant plus flallé , que depuis longtemps il ai-
mait en secret la belle veuve, et ijue, quoique
jeune et bien fait, il avait peu d'espérance, car
il était laid; c'était là le ver rongeur, la plaie
secrète, qui tourmentaient le gentilhomme et
l'homme de lettres, d'autre part si heureux. Un
de ses contemporains nous a conté qu'au mo-
ment de la publication de ses fables qui ont paru
avec son portrait, il le trouva un jour hésitant
au milieu de cinq ou six épreuves envoyées par
autant de graveurs qu'il avait mis à contribu-
tion :
— • Voyez, mon ami , lui dit-il , me voilà indé-
cis et ne sachant me reconnaître parmi toutes
ces images que leurs auteurs trouvent toutes
fort ressemblantes.
L'ami examine un moment toutes ces gravu-
res, puis indique du doigt celle qui reproduit le
mieux les traits de l'auteur. C'était la plus laide.
Florian rougit, se déconceite, récuse le juge
qu'il a choisi, et se décide pour une figure in-
signifiante et qui n'avait aucun de ses traits.
Voilà le portrait que nous avons de lui ; c'est
celle faiblesse qui lui faisait rechercher le rôle
d'arleipiin; il élait à l'aise sous le masque , et,
délivré de toute préoccupation puérile, se lais-
sait aller sans arrière-pensée à sagaltéetàson
naturel. Malgré celte laideur qu'il s'exagérait,
madame de M'** avait cédé à la grâce de sa con-
versation et à une délicatesse de sentiment qu'il
savait animer de tout le piquant de l'esprit.
Celle liaison à peine commencée et qui se for-
mail sous le frais des ombrages de Sceaux, de-
vait se heurter contre l'inévitable écueil (|ui me-
nace le bonheur de tous les héros de roman. M.
de Florian avait un rival, c'était un comte ita-
lien de très noble race, qui cumulait auprès de
madame de ^** , et à son grand déplaisir , les
doubles fonctions de cavagliere serrcnte et
de patilo ; il siguor Sigismond de la Criisca
avait à peu près l'âge de M. de Florian, mais il
était bicT plus beau que lui et surtout plus ri-
che; l'ambition cependant rattachait à la jeune
veuve plus que l'amour; il espérait, en l'épou-
sant, entrer au service de France, et la protec-
tion de madame de Penlhièvre devait lui servir
à s'avancer. M. de la Crusca suivait celle qu'il
aimait comme une ombre; si madame de N'**
entrait dans une allée , elle voyait à l'autre bout
s'avancer vers elle cet amant infatigable; si elle
montait à cheval , M. de la Crusca galopait
dans la plaine; quitlait-ellepour qiielquesjours
|a résidence de Sceaux , c'était la première per-
sonne qu'elle voyait à Paris ; il la suivait aux
siieclacles , à l'église , partout ; c'était une im-
portunité de toutes les heures et de tous les
lieux. Lasse enfin d'une poursuite qui ressem-
blait à de l'espionage, madame de M"** menaça
son persécuteur de chercher un refuge jusque
auprès de M. de Penlhièvre lui-même, et elle
obtint un peu de répil. Mais le duc, qui voyait
avec peine (jue sa fille madame la princesse de
Lamballe demeurât veuve, résolut de marier
au moins sa cousine , et jeta les yeux sur M. de
Ij Crusca , auquel il proposa franchement la
main de la jeune veuve.
— Ah ! monseigneur , s'écria l'Italien en [se
jetant aux pieds du duc, malgré votre protec-
tion, je ne serai jamais assez heureux pour faire
ce mariage: madame de N** a une passion.
— Que voulez-vous dire ? monsieur le comte,
s'écria le vieux duc en rougissant.
Alors M. de la Crtisca raconta avec beaucoup
de circonlocutions l'amour de madame de N'*'*
pourM.de Florian. Jaloux de se venger d'une
femme qui l'avait repoussé , et craignant en
même temps de s'attirer le ressentimenl du che-
valier, il présenta les choses d'une manière telle
qu'il paraissait que madame de N** avait attiré
à elle le chevalier, qui n'aurait cédé que parce
qu'il y a des avances auxquels un galant homme
ne résiste pas. Selon l'Italien, celte dénoncia-
tion qui compromettait la veuve devait engager
le duc à hâter un mariage devenu nécessaire
— 203 —
avant que cette intrigue s'ébruilfit , et il savait
bien que M. de l'tnlliit'vre regardait M. de Flo-
rian coinnie d'uno trop pdile noblesse i)i)urliii
accorder la ninin de sa parente. Ce raeul vil de
51. delà Crusca ne fui pas eehii d'un vrinre
fier, d'une àme droite, etipii avait une opinion
lr(\s élevée du respect qu'on devait yarder pour
tous les membres de sa famille; il fut indigné
d'entendre bassement calomnier une femme
dont il l'tail le protecteur naltncl.
— Vous en avez menti, dit-il, en tournant le
dosa l'accusateur.
Puis revenant sur ses p;is, et voulant apjia-
reniment satisfaire celle curiosil(' pui'rile ipii
porte les vieillards inoccupés à s'enquérir de ce
(jui se passe autour d'eux.
— Je vous défie , monsieur, ajonla-l-il, de
m'apporter la preuve de ce que vous venez
d'avancer.
— Peut-être, monseigneur, répondit M. delà
Crus'-a , î\ qui les dcrnii'Tcs paroles du duc
avaient rendu l'espérance de se venger.
Cependant les amours de M. de Florian, déjà
menacés d'un orage , étaient loin délre aus-i
heureux qu'on le supposait. Mme de N*'*, soit
co((uetterie , soit erainle ou indécision , relar-
dai! un aveu demandé i);!r des lettres pressantes
et imploré dans des romnnces aussi lendres ([ue
celles de Néinoi in à Estelle. Les occasions de se
voir seuls étaient rares; le matin M. de Pen-
Ihièvre retenait auprès de lui son genlilhomme
oiilinaire , dansTaprès midi il y avait louj'iuis
noinbieuse compagnie au château , la nuit ilo-
rian travaillait : car au milieu (lu luxe princier
dont il était entouré, il vivait dans une gène
conlinnelle, payant les dettes de son i)ère qui
lui avait laissé une succession fort obérée; mais
enfin ilepuisqucbiues jours Goitzalve de Cor-
clou était aclv vé et le l'récis hùloiique .sur hs
.t/«wre« avait été livré <à Oidot; il ne s'agissait
jilus ipiederecevoir la traite de l'éditeur (car alors
comme aujourd'hui les libraires avaient la mau-
vaise habitude de ne pas payer en ai'genl) , de
l'endosser et île faire passerce fruit de ses veilles
aux dernières créances d'un père prodigne. Flo-
rian pouvait song; r à ses amours ; il se mit donc
en quête de madame de N'*'**. Semblable à En-
gnerrand que tontes les routes ramenaient au
palais de Strigilline , il parcourait les salons,
fouillait les allées , visitait les pares, et après
toutes ces courses , tontes ces allé(s et ces
venues, lise trouvait toujours sur le pallier
de madame de IN"***, sans l'avoir rencontrée
et sans oser pénétrer dans son appartemeni,
mais non sans avoir été obligé de ré|iondre
vingt fois au traître saint de M. de la Crusca.
La prudente Italienne aimait les amours mysté-
rieux, elle se méfiait de son rusé compatriote et
redoutant en même temps les censures sévères
de.M. de Penthièvre, demeurait réiluse dans son
appartement, es|n'rant des temps meilleurs. Ce-
liendant l'iorian demandait un aveu depuis si
longtemps, il était si éi)ris et depuis (|uel(Hies
jiiurs paraissait si i)réoecupé du désir qu'avait
M. de l'enlliièvre de la marier, (|u'elle se résolut
à mettre lin aux in(|uiéludes d(! son lierj;er. Elle
prend un papier parfumé, et se liant à la loyauté
de celui iju'elle aime, elle écrit :
— Soyez tranquille, monsieur le ciievalicr,
votre rival prétendu ne ;doil point vous donner i
d'inquiétude ; je vous aime.
Elle ploie eeltelettre quien dit tant en pcude j
mots, puis la doiuieà sa femme dechanduT pour |
(pi'elle soit remise à M. le chevalier avec ses let-
tres de Paris. La feuune de chambre descend
dansla cour du château, y rencontre le coureur
du duc, lui demande s'il a queh|ue chose iiour
M. de Florian. Le coureur arrivait; il fouille
en son bissac, trouve une lettre, la remet à la
sonbielte, et eelle-ri cotn-t après le poète. IM. de
la Crusca , infatigable Argus, avait tout vu; il
suit la messagère d'amour et s'égare après elle
dans les méandres verdoyans qui avoisinent le
chMeau on Florian rêvait en attendant le mo-
ment de se iirésenter an salon.
— Monsieur, lui dit la femme de chamiire,
voici une lettre de Paris ! et elle lui glissa les
deux missives.
Florian ouvre l'une au hasard, c'était une let-
tre d'affaires; sans l'achever il ouvre l'autre. Que
devient-il, grand Dieu ! dès qu'il l'a lue? Il ne
se connaît plus, il saule, il pousse des cris de
joie, il jiarle to\it seul, et semblable à Arlequin,
il se sait le meillenrgrédn monde d'avoirappris
îi lire. M. delà Cr :sca, ol s rvant de trop loin
pour voir que Florian a reçu deux lettres, est
témoin de ces transports violens, de cette joie
inaccoutumée, et il ne doute pas qu'à (|uel(|nes
pas de lui ne soit la preuve (|ue demande M. de
Penthièvre; mais il s'agit de s'en emparer, lls'é-
loigne un moment, fait un détour, jniis revient
sur ses pas et s'avance veis Florian. Dès ipie ee-
Ini-ei voit son ennemi, il froisse dans sa main
l'heureux billet de madame de N"* et le cache
sur son cœur; quant î) la lettre de Paris, il la met
négligemment dans la poche de sa veste. M. de
la Crusca aborde le poète; il parle de Paris, de
l'Opéra, de la réunion rassemblée au château;
piiisenlendant un léger bruit dans la bruyère :
— Ah ! monsieur le chevalier, dit-il, voilà un
de vos amis qui broute le serpolet, j'entends
Jean lapin.
Florian détourne la tête, et l'Italien, avançant
la main, eidève la lettre dont un des angles sor-
tait du gousset de salin q\ii la contenait.
— Le voilà qui fuit parmi ces bouleaux, dit
encore l'Italien.
— Un beau lapin, n:a foi, répondit Florian, en
suivant de l'œil l'animal qui détalait, nous avons
troublé son souper.
— Pardon, monsieur le chevalier, ])arib>n,je
vous laisse h vos rêveries et vais me montrer an
salon.
Le jour londiail et l'éclat des bougies éclairait
déjà le salon du due , lorsipie IM. de la Crusca y
entra ; il alla droit au duc.
— Monseigneur, lui dit-il, en lui remettant la
lettre dérobée, vous m'avez accusé de mensonge
et m'avez demandé une preuve ; laroilà.
Madame de N**"* était à deux pas, elle entendit
tout, et ne (huilant pas (jue son inlidèle femme
de chambre n'eût veiulii son secret, elle se trou-
bla, pàlil, et (initiant la place (lu'elle occupait,
elle chercha des yeux une issue pour sortir du
s;don sans être remarquée ; dans ce moment
même Florian entrait, l'air joyeux, le jarret ten-
du et dans l'attitude triomphante d'un amant
aimé; ses premiers regards tombèrent sur ma-
dame de N**"* qu'il vil j>àlc cl Iremblanlc.
— Qu'ave.» -vous, madame, lui dit-il '.'
— M. le due désire parler à M. le chevalier, lui
dit un page en lui désignant le fond du saloD.
Florian obéit et quitte celle qu'il adorait, en
maudissant pour la première fois cette servitude
dorée qui l'altachean prince. M. de Penlhièvres
était debout devant une table, une lettre à la
main ; il send)lait ijue ce papier lui avait hrtûè
les doigts, il n'osait pas y jeter les yeux : tant()t
pour satisfaire sans remor.îs 5 une curiosité qui
augmentait à chaijue inslant , il se disait qu'il
avait un conti rtle natui-el à exercer sur la con-
duite de sa jeune parente et sur celle de M. de
florian, son gentilhomme ordinaire; tantôt ne
pouvant se dissimuler que celte lettre avait été
dérobée, il rougissait à la seule idée de profiler
d'une déloyauté pareille : la j)roteclion qu'il de-
vait à madame de N"* lui donnait-elle le droit
de pénétrer ses secrets? Et pour(|noi ne j)as s'ex-
pliquer avec M. de Florian jdulôt que de lire
ses lettres?
Dès qu'il aperçut le poêle, sa mauvaise hu-
meur augmenta : mais cédant néanmoins à ses
penchans les jdus généreux :
— Monsieur le chevalier, lui dit-il, en pla-
çant la lettre sur une bougie , je ne veux pas
savoir vos secrets; maissongez que je ne veux pas
non plus que vous en ayez chez moi.
— Ah ! monseigneur, s'écria Florian en se je-
tant sur la lettre eni'ammée, i\\\e faites-vous,
monseigneur?... C'est la seule, monseigneur...
je n'ai pas (i'autre titre.
— Je l'espère bien ainsi, disait le duc de Pen-
thièvre.
Florian éteignait les flammes dans ses mains ;
il brillait ses manehettes et s'écriait toujours :
— Mais lisez donc, monseigneur, lisez; votre
altesse ne veut pas assurément que je perde le
fruit de mes soins?
— Au contraire, répondait l'enlété vieillard.
— Il s'agit de pnyer une dette sacrée, dit enfin
Florian en arrachant des mains du duc un lam-
beau fumant da sa lettre; et voyez, monsei-
gneur, lisez vous-mérae.
M. de Penthièvre tira d'un étui de nacre ses
lunettes d'or, et tournant dans sa main une feuille
oblongnc et calcinée par un bout ; il lut ce qui
suit :
«■ Fin septembre prochain, je paierai à M. de
Florian, ou à son ordre, la somme de »
Le reste était brfilé.
— Eh ! ce sont là tes billets doux ? mon pau-
vre Florian et dit le duc, ipii se plaisait quelque-
fois à employer ce diminutif amical dont \ol-
taire s'était le premierservi.
— Oui, monseigneur, répondit le chevalier en
rougissant ; mais comment votre altesse a-t-elle
dans ses mains un billet de M. Didol qui était il
y a dix minutes encore dans ma poche ?
>l. de Penthièvre regarda autour de lui, M. de
la l^rusca avait disparu.
— De quelle soMune était ce billet ? demanda
le duc.
— De mille écus, monseigneur.
— Mon trésorier vous comptera demain six
mille livres.
— Permettez, mon.seigneur, rien n'est perdu,
j'irai demain à Paris, je rendrai ce fragment de
billet à M. Didol, et il me donnera uu litre
i nouveau.
— Q04 —
•ms
Eh bien! chevalier, vous aurez alors neuf
raille livres.
Le leiuiemain, M. le chevalier île Flarian avait
eu l'avaiUaue dv iloniui- un bon coup ilViiée à
M. lie la Ciusca, mais d'un autre coté madame
de ^*** montait en chaise de poste pour retour-
ner à Modi^'iie.
— Ma cousine, dit le due en déjeunant, est
partie pour rejoindre sa famille ; elle a besoin
de respii er l'air natal.
Six semaines plus lard les comédiens italiens
donnèrent la première représentation des Deux
billets, pièce dont le fond est exactement pareil
à l'anecdote t[ue nous venons de raconter, et
pour l'inventioude laiiucUe Horian n'eut besoin
que de recourir à sa mémoire. Douze ans ai)rès,
enfin, c'est à dire en 1791, dans un moment où
la position de Florian était compromise, et sa vie
peut-être menacée, il reçut de Modène la lettre
suivante:
« Monsieur le chevalier doit se souvenir d'a-
» voir reçu, en 1779, à Sceaux, une lettre où on
» lui disait/e vous aime. 11 n'a dû voir dans
» ce» mots que l'aveu d'une amitié dévouée, qui
» aujourd'hui s'inquiète des danyers qui le me-
a nacent, et lui olîie, au milieu d'une famille
» qui le chérira comme un parent, asile sur et
» ijjnoré. » Amélik de ^***. »
Florian fut sensible à cette constante amitié, à
ce yracieux souvenir d'un amour passé ; mais il
ne put se résoudre à abandonner son protecteur
nisonpays. M. de Penthièvre mourut en 93 à
Sceaux; Florian succomba l'année d'après à une
maladie delanijueurqui l'emporta à trente-huit
ans ; il expira sous les mêmes ombrages qui l'a-
vaient vu jeune et heureux, et fut enterré dans
l'éijlise du village où l'on voit encore la modeste
pierre qui marque la place de son tombeau.
Marie Avcard.
{Courrier Français.)
lie Cwniaval , le Mont-tlc-Plëté, \
la Caisse d'épargne.
En 1837, 1,331,542 articles ont été engagés au
Mont-de-Piété de Paris, pour 23,24 1,562 fr. —
1,230,6(17 articles ont été dégagés pour 21 mil-
lions Î52,C90 fr.
En 1838, 1,124,411 articles ont été engagés
pour 17,098,817 fr. — 1,048,1 18 articles ont été
dégagés pour 16,215,230 fr.
Sur 100 articles engagés, 77 sont dégagés par
leurs propriétaires, 18 sont renouvelés, 5 seule-
ment sont vendus par l'adminislration dans le
treizième ou le quatorzième mois de la mise en
La moyenne des intérêts et frais pour un arti-
cle dégagé est de 66 c. — renouvelé, 2 fr. 43 c.—
vendu, 1 fr. 66 c.
La moyenne des opération» pour toute l'année
1838 a été de 3,662 articles engagés pour 55,096 f.
et de 3,414 articles dégagés pour 52,8i8 fr. Cela
posé, examinons les opérations du samedi, du
lundi, du mardi-gras et du mercredi des cendres
jioiir les trois dernières années :
En 1837, le samedi 4 février, il a été engagé
3,a-i2 arljcles, pour 58,598 fi-.; il a été dégagé
4,682 articles, pour 67,150 fr. — Le lundi 0 fé-
vrier, il a été engagé 3,135 ariicles, pour
50,246 fr. ; il a été dégagé 3,161 ariicles, pour
43,859 fr. — Le mardi, 7 février, il a été engagé
2,770 articles, pour 41,419 fr.; il a été dégagé
1,144 articles, pour 20,039 fr. — Le mercredi,
8 février, il a été engagé 3,023 articles, pour
42,437 fr.; il a été dégagé 1,581 articles, pour
26,865 fr.
En 1838, le samedi 24 février, il a été engagé
3,380 articles, pour 51,930 fr.; il a été dégagé
5,778 articles, pour 73,562 fr. — Le lundi 26
février , il a été engagé 3,667 articles , pour
58,185 fr. ; il a été dégagé 4,197 articles, pour
63,062 fr. — Le mardi 27 février, il a été engagé
2,920 articles, pour 49,292 fr. ; il a été dégagé
1 ,578 ariicles, pour 31,482 fr. — Le mercredi 28
février, il a été engagé 3,680 articles , pour
69,088 fr. ; il a été dégagé 1;938 articles, pour
40,205 fr.
En 1839, le samedi 9 février, il a été engagé
3,505 articles, pour 60,944 fr. ; il a été dégagé
4,938 articles, pour 64,716 fr. — Le lundi 11 fé-
vrier, il a été engagé 3, 788articlespour70,746 f.;
il a été dégagé 4,369 articles, pour 58,561 fr.—
Le mardi 12 février, il a été engagé 2,913 arti-
cles, pour 41,827 fr. ; il a été dégagé 1,604 arti-
cles, pour 32,692 fr. — Le mercredi 13 février,
il a été engagé 3,824 article», pour 63,361 fr.;il
a été dégagé 1,752 articles, pour 27,901 fr.
De ces trois années comparées il résulte; l°que
le peuple pris en masse, ne se prépare pas à la
célébration desjours gras par le dépôt au Mont-
de-Piété deseselfets mobiliers, qu'au contraire
il dégage pendant les deux premiers jours un
quart de plus d'articles qu'il u'en engage. Ce qui
s'explique parce que le nombre des personnes
qui veulent se présenter aux réunions de famille
avec l'habit, le chàle, la montre qu'on leur con-
naît est supérieur au nombre des personnes qui
se privent même de leurs outils pourse procurer
même quelques instans de plaisir; 2" que l'in-
Iluence du carnaval est immédiate ; que le troi-
sième jour les engagemens sont presque doubles
en nombre, et le quatrième qu'ils sont plus que
doubles des dégagemens.
Passons à la contre-parlie du Alont-de-Piété,
à la caisse d'épargne :
En 1837, les dimanche et lundi gras, les dépôts
à la caisse d'épargne ont été de 570,773 fr. , et
les demandes de remboursement de 326,769 fr.
La semaine immédiatement précédente, les dé-
pôts étaient de 601 ,845 fr. et les demandes étaient
de 403,400 fr. La semaine suivant immédiate-
ment les dépôts ont été de 612,266 fr., et les de-
mandes de 357,700 fr.
En 1838, le dimanche et le lundi gras, les dé-
pôts ont été de 502,092, et les demandes de
398,000 fr. ; la semaine immédiatement précé-
dente, les dépôts avaient été de 593,995 et les
demandes de 397,797 fr. ; la semaine suivant
immédiatement, les dépôts ont été de 686,694 f.
et les demandes de 362,000 fr.
En 1839 enfin, le dimanche et le luudi gras,
les dépôts ont été de 598,126 et les demandes de
690,000; la semaine immédiatement précédente,
les dépôts avaient été de 776,878 et les demandes
de 5*8,158 fr. Avant-hier, dimanche, il a été re-
demandé 624,500 fr., et déposé 582,383 fr.
De la comparaison de cea trois années il ré-
sulte, r que le carnaval n'empêche pas généra-
lement les dépôts de dépasser les demandes de
remboursement ; 2° que le dimanche et le lundi
gras, Paris dépose à la caisse d'épargne 150 ou
200,000 fr. de moins que dans les autres se-
maines.
{Le Droit.)
SALOIV DE 1939.
( Premier articie, )
Voici la neuvième fois depuis 1830 que le
Musée rouvre ses portes aux artistes, chaque
année i>lus nombreux, qui viennent demander
à leurs concitoyens la vie pour aujourd'hui,
la gloire pour demain. Voici la neuvième fois
que les autocrates de l'institut, musiciens, ar-
chitectes et autres juges aussi compétens en
peinture viennent exercer leur prérogative ty-
rannique et désastreuse. Voici la neuvième fois
que le pacha du Louvre préside h l'heureuse dis-
position des toiles qui prennent docilement la
place qu'on assigne à celles-ci pour la signature
qu'elles portent,^ celles-là pour le sujet qu'elles
représentent.
Depuis les neuf années qui viennent de s'é-
couler quelle a été pour les arts et pour les
artistes l'utilité de Pexposition annuelle ?
L'intérêt des artistes est tellement lié à celui
des arts qu'il est impossible de séparer l'un de
Fautre. Or, pour apprécier le résultat de la ré-
forme que la révolution a apportée, nous pen-
sons qu'il est convenable de se reporter à l'é-
poque où le Salon Quinquennal était en faveur ;
à cette époque d'académique mémoire où les
Grecs et les Romains nous fatiguaient de leurs
exploits, oùsi rarement il était permisà laFrance
de parler de son histoire qui cependant a bien
aussi ses belles pages ; à cette époque , disons-
nous, le goût de la peinture était fort peu déve-
loppé : on ne prenait la palette qu'en vue d'ar-
river au Luxembourg ou h l'étalage des rues , et
les toiles étaient d'autant plus estimées qu'elles
étaient plus grandes. On travaillait décidément
la toise à la main : tant de pieds, tel prix. —
Aussi voyait-on en ce temps-là fort peu d'ama-
teurs ou, pour mieux dire, d'acheteurs. Car
alors la rareté des expositions ne pouvait dis-
traire des préoccupations de tout genre aux-
quelles cédait le public. Le nombre des personnes
qui meublaient leurs salons de tableaux était
donc beaucoup plus restreint qu'aujourd'hui —
et quand on avait cité M. de Sommariva , M. Laf-
fitte, M. Aguado et M. Soult (encore ces der-
niers cherchaient-ils de préférence les tableaux
anciens) , quand, disons-nous, on avait cité ces
noms et quelques autres, on revenait invaria-
blement au Luxembourg et aux enseignes de
bouli(iue. — C'était le beau temps des Forges
de Vulcain, de la Galalée, de la Pucelle
d'Orléans tidvi Clair de la Lime.
On faisait une commande pour pouvoir dire:
J'ai chez moi un tableau de Girodet ou de Gran-
ger, de Gérard ou de Guérin. Le comble du
bonheur était de posséder un Bélisaire ((/«/e
obolumBelisario, de David ou de Gérard, et
ipiand on ne pouvait arriver à ceux de ces mes-
sieurs , on se rejetait en désespoir de cause sur
un Piudhon ou sur unGéricault, et l'on avait la
s- 205
douleur de posséder un beau tableau sans s'en
douter.
Maintenant au contraire plus de Romains, peu
de Grecs, mais en revanche les victoires et con-
quêtes de tous les Français généralement et
quelconques , depuis Pharamond jusqu'à nos
jours. Nous sommes ainsi faits qu'il nous faille
nécessairement passer d'un extn^me à l'autre.
Après être restés vingt ans sans se douter que
jamais Français se soit battu, nos artistes se sont
rués inopinément sur toutes les iiistoires et les
chroniiiues qu'ils ont pu déterrer. Lauriers ,
guerriers, victoires, gloire, sont devenus le cri
de ralliement de l'atelier. C'est effrayant. Heu-
reusement qu'à côté de toutes ces évolutions mi-
litaires il a surgi beaucoup de petits, beaucoup
de bons tableaux. Ceux-ci nous dédommagent
complètement de l'invasion à main armée. La
peinture de genre a pris son essor. Le paysage
lui-même, si abandonné aux Bidault et aux
Berlin (plus ou moins anciens) a retrouvé des
interprètes dignes du bon temps.
On peut affirmer qu'aujourd'hui les paysagistes
sont plus avancés et mieux placés que les pein-
tres d'histoire et de genre. Ils ont trouvé la bonne
voie, et quand Delacroix hésite et cherche, quand
Décamps est contesté, Ingres humilié, Delaroche
persifflé, quand ces artistes éminens qui ont
plus ou moins le sentiment de l'art n'ont pu
s'établir encore dans une position sftre , —
les Cabat, les Corot, les Aligny, les Rousseau
fn'en déplaise à MM. du Jury) voguent à pleines
voiles vers la terre promise et guident une foule
de talens secondaires qui charment encore
même après eux ; et si quelques vieillards pro-
testent isolément contre l'entrainement dont ils
sont les victimes , on respecte leurs cheveux
blancs et l'on passe silencieusement devant leurs
toiles que vient ensuite enlever le grand conso-
lateur des afiligés pour les colloquer dans quel-
que musée de village; alors cette parole de lE-
vangile s'est accomplie : heureux les .pauvres
d'esprit, la division des beaux-arts leur appar-
tient.
Aujourd'hui tout le monde aime la peinture,
à des points de vue différens, à des degrés plus
ou moins élevés, il est vrai; mais le fait existe, il
est ac(iuis aux artistes. Aujourd'hui on ne cite
plus les personnes qui possèdent des galeries,
mais en revanche chacun a son tableau qu'il étu-
die toujours avec plaisir, parce (|u"il a été acheté
le plus souvent en parfaite connaissance de
cause.
». Aujourd'hui l'on attend avec impatience l'ou-
verture du Salon, ([uand autrefois on a|)|irenail
par hasard qu'il y avait un salon. — On vient de
loin aumusée, quand on y entrait par désiruvrc-
ment. — On se passionne, qui pour Dela'Moix,
qui pour Ingres, (pii pour Décamps; il n'y a j).is
jus(|u'aux bonnes d'enfans (jui se pftuicnl d'aise
devant les tableaux de M. Iliard.
Mais il est arrivé que la multiplicité des toiles
vendues a lait ai>paraUre un noud)rc considé-
rable déjeunes peintres excités sans doute par le
succès des expositions. Bien des braves gens qui
auraient fait de satislaisaiils bonnetiers ou d'a-
gréables clercs d'avoué ont voulu se produire
en dépit de père et «le mèie. Delà tant de mé-
comptes <'t de plaintes; de là tant de eoleiie.
La coterie est la plaie de l'iileller : i[ue de médio-
crités destinées à être des peintres de di\-sep-
liènic ordre, sont liaiisl'onnées par leur eulou-
ragccn génies méconnus, ensculplcurs étouffés,
en graveurs incompris ; au point'qu'on pourrait
citer tel jeune homme qui s'est fait une réputa-
tion inconcevable par des productions que tout
le monde admire et que personne n'a vues. Aussi
qu'arrive-t-il ? Un jour ce même jeune homme
vous rencontre dans la rue, vous lire par le bras,
et, silencie\isement, solennellement vous en-
traîne chez lui. — Arrivé là, le malheureux qui
s'était contenu jusqu'alors, ne se connaît ))lus,
il gesticule, il déhorde, il vous accable de ses
chagrins domestiques. — Le grand homme, ce
n'est plus lui ! — C'est maintenant un tel ! — Lui
s'est sacrifié neuf ans pour eux et voilà le prix
qu'il en recueille ! X*" le critique est un assas-
sin, un traître, à bas X*'".
Sans doue et chaque année le constate, il sort
de la foule quelque nouveau talent dont l'avenir
s'enrichira : sans doute il y a bien quelques
hommes fortement trempés qui poursuivent
avec courage leurs études consciencieuses. —
Aussi pour ceux-là, indulgence et encourage-
ment !
Celle année encore nous aurons à examiner
sérieusement la peinture religieuse faite par des
hommes peu sérieux. Nous aurons des tableaux
chrétiens et néo-chrétiens de toute grandeur,
de toute largeur. — Tableaux longs, tableaux
ronds, tableaux carrés. — Que voulez-vous?
C'est le travers de ces honnêtes jeunes gens. —
Le matin on fait sa première communion (sur la
toile). — Le soir on va chez Musard ou Valentino
en Titi de bon ton ou bien en débardeur. —
On représente un anachorète dans le désert, et
l'on passe le carême en nopces et festins. — Le
mot de cela, c'est que le tableau religieux est de
vente (pourvu qu'il soit coquet!) — Quel effet
croit-on donc produire avec ces saintes du Prado
ou du Vauxhall et ces ermites de carrefour ?
Mais il nous tarde d'eetrer en matière. Cette
année, l'exijosilion est plus fertile en bons ta-
bleaux (|ue les années précédentes. Le livret s'est
enrichi des noms de MM. Descamps, Alfred De-
dreux, Jules Dupré, Isabey, madame de Mirbel,
qui n'avaient point exposé depuis fort longtemps.
Ce (|ui n'empêche pas certains esprits cliai;rins
de répéter en sortant : Tous ces tableaux là sont
médiocres, il n'y a rien de saillant.
Une pareille assertion est, cette fois au moins,
de mauvais goiit. Nousl'expliiiuerons pour l'ex-
cuser sinon pour la justilier par une cirron-
slance matérielle sousTinlluence delaquelle par-
lent, sans le savoir, ces rigides appréciateurs (jui
jugent aussi sévèrement des toiles <|u'ds n'ont eu
le temps ni d'examiner, ni même de regarder.
Nous croyons donc que rencombrement existant
au moment où les i)orles s'ouvrent, la dillicullc
de se procurer un livret, la chaleur éloulfaiite
(lu'occasioune l'aHluencc du publie, produisent
un elîel pénible siu' les amateurs qui sont |irivés
par là de la lilierlé de leurs mouvemcns. On se
trouve porté dans le salon carré où l'on cherche
eu vain les personnes avec les(|uelles on était
venu. Si un tableau vous parait intéressant, vous
ne pouvez en approcher, au contraire vous êtes
emprisonné dans un cercle épais de gens qui
vousniarchent sur les pieds, logent leurs coudes
d.ins vos e^^tcs. et vous forcent souvent à rester
un lcin|is inlini devant le \)his mauvais tableau
du salon. Cette première impression d'un mau-
vais tableau dont vous ne pouvez détourner les
yeux, vous indispose et souvent décide de \otre
opinion sur la masse. 11 en résidtc (pion se re-
tire ébloui, rouge de chaleur et de colère, en
jurant de ne plus retourner au milieu d'une co-
hue semblable.
Il nous est arrivé de voir sortir du Musée des
personnes dont le caractère pacifique nous était
bien connu, mais ce jour-là l'exaspération le»
rendait méconnaissables.
Nous avons vu des visages pourpres, violets,
des chevelures en désordre où nous étions ha-
bitués à rencontrer un flegme imperturbable^
une coiffure symétri(iue. Ajoutons à cela qu'il y
a des gens qui persistent à amener là des enfans
à la mamelle et des femmes d'un volume incon-
venant.
Quoi qu'il en soit, nous pensons que l'exposi-
tion est satisfaisante : nous avons remarqué plu-
sieurs taltleaux que nous indiquerons aujour-
d'hui sommairement en nous réservant de re-
venir sur leur mérite. Tels sont les ouvrages de
M. Descamps. Les toiles de M. Ary Sebaffer, pla-
cées les unes auprès des autres par une heureuse
innovation, le Jésus-Christ envoyé de Rome par
M. Flandrin, les paysages de M. Jules Dupré, une
marine de M. Isabey; la Cléopâtre de M. Dela-
croix qui s'est vu refuser trois tableaux par la
douane académique. Parmi les portraits , nous
citerons une Jeune fille de M. Amaury Duval ;
Fanny Essler de M. Champmartin; les natures
mortes de M. Jadin ; les ouvrages de MM. Henry
SchefFer et Louis Boulanger. Il y a bien aussi
une certaine allégorie de M. Mauzaisse sur la-
quelle nous reviendrons, après avoir expliqué
comment nous avons été appelés à voir la sortie
d'un bal masqué à l'Opéra par .M. Biard. Mais
avant tout et pour en linir avec un côté du salon
carré, nous parlerons delà Prise de Conslanline
par \\. Horace Vernet, sans nous engager par là
à passer en revue tout ce qu'on a exposé sur le
même, p s plus qu'à rendre compte de tous le*
6<7r6oM///a^M qu'a enfantés l'afftire du Mexi-
que. Nous nous ganlerons d'oublier la Vénus et
la Suzanne au bain de M. Chasseriau.
Madame de Mirbel nous a faitrevenir|plusieurs
ft)is à ses divines miniatures etnousa^ons eu
l'occasion de remari(ucr dans le même genre le
|)orirait de mailemoisclle Louise Mayer, par
M. Jame. La noble et belle figure de George
Sand nous a frappé. Ce ipii nous a frappé aussi,
c'est la sottise d'un amateur du dimanche, qui
prenait le poète pour madame (iibus. Mais nous
n'en finirions pas si nous voulions énuniérer
tout ce qui nous a paru saillant. Nous nous ré-
servons donc d'aborder un examen détaillé de
toutes ces richesses dans notre prochain article.
La salle froide et humide où sont relégués les
sculptures, n'arrêtera pas les curieux (|ui vou-
diontsans nul doute, juger par eux-mêmes le
droupe dcCaiii p.ir M. Etcx. Le Vendangeur de
M. L)urct, les bustes de M. Lamennais, de M.
Arago eldeqnelques autres célébrités. Nous cite-
rons pour terminer MM. Pradier, Huguenin rt
Fratin.
K. Blin.
A-'-
-1
— 206 —
ilUliUtcifi', foits curimr.
l'assassinat de i.a rli; nu tkmpli;. —
C'est le 8 mars ([lie <loivciU romiiuncer devant
la cour il'assises (le la Seine les iléliats de eetie
' alTaiie, (jui a si vivement alliié i'allenlion ]ni-
h\U\ue. A côté de l'aeeusation d'assassinat est
venue se pi icer une accusation de (juatorze vols
comii.is avec eiiconstanees aiTi;ravantes, à diffé-
renles épo.iues, i)ar les accusas Lesaije, Souf-
llard, veuve Voliaid. Euiiénie Allie le, ^Jicaud,
Levicil, Rirherelle, (iuerard, Marchai, Calme!,
Leraeunier , Hardelle et Picduoir.
Les cin(i premiers feulement sont imidiiiués
dans l'accusation d'assassinat, savoir, comme au-
teurs principaux : Louis l.esafje,'dit Jean Vidor,
dit le Vieillard, ^>',i de :W ans, et .lean Viclor
Soufflard, dit Jean Frotté Victor, dit Gaillard
Viclor, dit Aliclte Viclor, Agé de 3:5 ans, tous
deux forçats liliérés; et comme complices Al-
phonse-André Micavid, ftc^ 'le 2G ans, forçat li-
béré; Jeanne Lesage, veuve VoUard, kgée de 42
ans, et Eugénie AUielle, dite Eugénie Villers,
ftgéc de 2 i ans.
Ce matin, les treize accusé'* ont été transférés
à la Conciergerie, et l'arrêt de renvoi leur a été
signilié.
Cette affaire, dans huiuelle plus de 200 té-
moins sont assignés, durera au moins huit jours.
LIS GANTS D'IN II0MM1-; A LA MODE. — On
parle beaucoup dans les clubs de Londres d'un
pari de -JOi) guinées m"« ^'•'nl '^^ gagner le
comte dOrsay, le lion des dandys anglais, contre
un jeune gentleman qui, de retour de ses voyages
sur le continent et apr('^s avoir séjourné dans
toutes les capitales de l Europe , croyait arriver
en Angleterre avec tous les secrets de la fashion
et du dandysme. Lord Kil... se vantait de possé-
der tous les arc.uies de la mode, et fut tout sur-
pris d être délié de répondre îi la seule question
,nie lui ferait le comte d'Orsay. Un pari de .500
guinées fut offert et tenu!, et la question fut
celle-ci : Combien de paires de (jatits diffé-
rents doivent être employées dans lajuur-
nce dun homme à la mode, depuis une par-
tie de chasse jusqii à une soirée d'Almack?
On doima vingt-ipialre heures à lord Kil... pour
réi'ondre, et le lendemain la question fut dé-
battue à dinerchez Crokford. Lord Kd... i)ré-
(endit que deux paires de gants devaient suffire,
l'une le matin l'autre le soir; le comte dOrsay
établit qu'un gentilhomme ne peut pas [lasscr sa
journée à moins de six paires. Le malin, pour
conduire son briska de chasse, gants de peau tle
renne; pour courir le renard, gants de peau
de chamois ; pour revenir à Londres en tilhiny,
l-nils de castor; pour aller se promener à che-
val à ilyde-Parkcn négligé, gants de chevreau
de couleur; pour aller «liner en demi toilette,
gants jaunes de peau de chien, et enfin gants
habillés, pour le bal, en canepin blanc brodés
en soie. Tous les juges du pari décidèrent <iue
rénumération du comte d Orsay était complète
et dans les lois les [ilus précises du dandysme,
e.' iiue lord Kil... n'osa (las contester , il s'avoua
gaiment \aincn et donna sur son bampiier un
cheek de r.OO guinées. On fit ensuite le compte
qu'un dandy dans cette journée devait dépenser
37 scbellings de gauu ■4»lr. 75 c.).
LES MOI'STACIIES ROYALES. — On écrit dc
Munich (I5avière), le 17 février, au Droit :
» Au mois d'août dernier, le roi de Bavière
rendit une ordonnance qui défendait à tout in-
dividu non militaire de porter les moustaches,
enjoignant aux autorités d'arrêter les conlre-
venans.
» IJienlôt les moustaches tombèrent, comme
on voit les feuilles desséchées tomber au vent
d'automne, et chose singulière, celte ordon-
nance trouva partout soumission et ohéissance;
il n'y eut pas une contravention à constater el à
punir.
1) I.a semaine dernière, des gendarmes rencon-
trèrent sur une route quelques voilures rem-
plies de voyageurs, dont un portail des grandes
moustaches grisonnantes. Les gendarmes le
sommèrent d'exhiber son passeport , ce qu'il fit;
ils le trouvèrent en règle, mais comme le por-
teur était désigné le comte d' Au , il lui de-
mandèrent s'il était militaire; le voyageurayanl
réiiondu négativement, ils le déi'laièrent en état
d'arrestation , lui ordonnèrent de lesseivre, en
déclarant toutefois, qu'anssilùl qu'on lui aurait
rasé olKci'Ueraeni et à ses frais, ses moustaches,
il serait remis en liberté. Les compagnons de
voyage de ce personnage protestèrent contre
celte sévérité, et donnèrent à entendre aux gen-
ilarmcs qu'ils auraient occasion peut-être de
s'en repentir.
» Les gendarmes ne voulaient point entendre
raison; ils exigeaient du voyageur ou les
monstachesou les litres militaires , déj;i même
ils allaient lui mettre la main au collet lorsque
celui-ci, forcé dans ses derniers retranchemens,
jugea propos de déclarer ses noms et ([ualités;
il déclare tout simplement qu'il est généralis-
sime de l'armée bavaroise, et qu'il s'apelle
Louis-Charles-Augusle , roi de Bavière, qui se
rendait incognito en Italie sous le nom de comte
d'An.
» Sur ce, les gendarmes honteux et confus,
laissèrent partir en paix l'auguste voyageur. «
Ucuuc î>vitmatuiuc
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation du Planteur, opéra-
comiiine en deux actes, musique de M. Mon-
pou, paroles de M. de Saint-Georges.J
M. Monpou ne voulait-il une jdace au soleil
j que pour y dormir i)lus commodémeni, et les
laiiiiersde MM. Ambroise Thomas, Clapisson ,
Adiicn Boieldieu, etc. , ne troublent-ils pas son
soiumeil? Ses rêves de gloire et dc renommée
(ju'ii formulait autrefois en mélodies si neuves ,
si originales, ont-ils lout de bon cédé la place
aux songes confortables d'un homme bien éta-
bli dans le monde ?
Ne soyez pas si peu soigneux de la réputation
que vos charmantes ballades vous ont acquise ,
M. Monpou, et ((ue vos deux premiers opéras
ont confirmée sans l'augmenter beaucoup. Pre-
nez ^arde ; le p.ublic est plus oublieux encore
(|uc vous ne l'êtes pour vous- même ; si sa faveur
tresse des couronnes, son inconstance les ef-
feudlebicn vile, el tel compositeur qui s'enivre
naïvement de ses [tremiers succès si péniblement
obtenus, s'éveille bientôt complètement dégrisé
au beau milieu dc la foule dont il ne s'était sé-
paré qu'avec des efforts inouù.
\
La partition du Planteur, lout agréable
qu'elle soit à juger chaque morceau séparément,
n'est point sérieuse; l'exiguité de ses propor-
tions échapperait à une analyse raisonnée cl
consciencieuse. C'est une comédie assez jolimeni
mélangée d'ariettes , — je me trompe, M. Mon
pou ne va point jusqu'à la cavatine , — mélan
gée de romances, de nocturnes h deux ou troi ;
voix, accompagnés, selon la circonstance , d'ui
tutti dont on pourra se priver sans ineonvénieni
quand on exécutera ces gentilles petites mélo-
dies derrière un piano, con sordini.
Au premier a(He, un chœur d'introduction ";
lieux parties fait entendre des paroles ilont voici
le sens : « Madame Jcnny Colon-Leplus, voui
ipii chantez si bien quand vous êtes en voix, di-
tes-nous une de ces jolies ballades où M. Mon-
pou saitvoiler l'arlsous les suaves couleurs del i
nature. » Et madame Jenny Colon-Leplus chant ■
imihédiatement la ])lus ravissante jietilé chan-
sonnette qui ail jamais figuré sin- l'étalage d'
M. Bernard Latte , le Miizard de la romance.
Au second acte, même chœur d'introduction
qui produit la mêine demande, à laquelle ma-
(lame Jenny Colon fait une réponse toute sem-
blable, aux mélodies près qui, cette fois, obtien-
nent les honneurs du bis.
11 est évident que le spirituel auteur des pa-
loles, infiniment tro|) préoccujié île la spécialité
(le son collaborateur , a mis tous ses soins à lu!
taire beau jeu. Et ceci, pour un homme d'un
tact aussi fini que M. de Saint-Georges, est une
grave erreur; car c'était surtout celle spécialité
fâcheuse (pi'il importait de déjiisler d'abord, et
de faire oiddier ensuite à un pidjlic qui n'est
(|ue troi» disposé Ji juger un compositeur sur ses
antécédens, comme on juge les livres sur leurs
litres et les Iiouleilles sur leurs éliqueltes.
Puisque nous en sommes au librello nous
pouvonsl'aborder (initie à revenir ensuite à la
partition si le public la prend déliniiiveuient au
sérieux.
Nous pensons (|ue le petit drame de M. de St-
Georges n'esl point ici à sa jilace. Au Gymnase
ou au Vaudeville, exécuté avec plus de verve
par des acteurs habitués au cliquetis des mots à
effets et des situations entraînantes, devant un
public accoutumé à un dialogue moins haché,
c'est à dire moins court que ne doit l'être un
dialogue d'opéra-comiqneoù la parole estd'œu-
vre secondaire , le Planteur eiU obtenu un
succès légitime el complet. Car la pièce est bien
écrite ; elle est conduite avec une adresse expéri-
mentée et l'intérêt maîtrise jusqu'à la fin l'indé-
cision du spectateur. Mais c'est cet intérêt qui
étouffe la partition parce qu'il est tout entier
dans les détails, jiarce qu'en un mot le drame est
éminemment littéraire.
Comme l'intrigue est pinsée dans une nouvelle :
/'»M><?/(/(((ye(/wyj/rty//e'»r(jue nous avons repro-
duite il y il piu de temps, ce serait faire un
doubleemjiloi que d'en consigner ici l'analyse
détaillée; disons seulement, pour ceux de nos
lecteurs qui ne connailraienl point la nouvelle,
qu'il s'agit ici d'une jetiue créole fille d'un riche
commerçant et d'une esclave blanche non alfran
chic el réduite elle-même à l'esclavage parsuile
de la ruine et de la mort de son père. La créole,
achetée par l'un des créanciers, sorte de bourru
bienfaisant dont le caractère est un jieu usé au
théâtre, est aimée par un mauvais sujet de cou-
sin, autre personnage aussi peu neuf que le pre-
- 2U7 —
micr, La gracieuse perfidie ilu cousin fait fré-
mir pour la pauvre jeune fille; mais un inci-
dent démas(iue lo traître au lion moment; l'excel-
lent cd-ur du farouche patron se divulgue en
nit^me temps ainsi (pie son amour discret et dé-
voué pour la belle esclave ; celle-ci revient sur
son choix, et, comme la cloche de la chapelle
réclame deux époux, la créole donne sa main au
planteur pour ne point retarder la cérémonie.
IMoreau-Sainti (pii est un agréaWe mauvais
sujet , quoiqu'il soit un peu de l'ancienne ro-
che, est par opposition un assez triste chanteur.
Heureusement, M. Monpou ne lui a pas laissé
grandchose à compromettre ; mais, par mal-
heur, il a usé de la même sobriété d'effets îi 1 é-
gard de mademoiselle Bcrthaut qui n'a dans
cette pièce qu'un petit rôle au dessous de son
mérite, et de Grignon, acteur intelligent et
chanteur convenable.
.Madame Jenny Colon soutient à elle seule le
fardeau bien léger de la partition ; Ricquier qui
ne chante ni plus ni moins ((ue son emploi ne le
comporte, donne une i)hysionomie assez plai-
sante à un rôle qui n'est que secondaire dans le
drame et qui est nul dans l'œuvre musicale.'
Somme toute, le Planteur est un petit drame
intéressant qui pourra varier utilement le réper-
toire de rOpéraComiqii e, et aucpiel la musique
de M. Monpou ne porte pas un notable préjudice.
Stépuen de la Madelaine.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
La Fille d'un voleur, vaudeville en un acte,
par M. Théaulon.
La Fille cV un voleur! Voilà un bien gros ti-
tre pour un mince ouvrage. ÎSe soyez pas ef-
frayés; c'est un petit apologue tout moral. Au
lever du rideau , le théâtre représente la place
publique de riyinouth. Sur cette place publi-
que, un capitaine au long cours boit avec son
équipage. Ce marin, jeune et de belle prestance,
est fort en colère contre les journaux français ;
il les accuse de maltraiter sa chère Albion : Ce
jour là, on lisait dans les papiers français la
nouvelle suivante :
» Il est mort aux Indes le célèbre voleur i\la-
chinson, auquel Georges IV a fait grâce de la
corde. 11 laisse unelillc iialurelle etdix millions;
la jeune personne s'appelle Nelly. Il est mort
dans la même semaine et dans le même pays le
célèbre marin Henri Duinbar (jui ne laisse qu'un
grand nom entouré d'une auréole de bénédic-
tions. »
Le capitaine n'est jias trop mécontent; il
trouve (piil y a une noble compensation entre
la bonne renommée deOumbaret l'épouvaiila-
ble réputation de Machiiison ; il voudrait même
faire le voyage de Taris, pour embrasser le ré-
dacteur de cet article.
Autour de celte même place publique lo-
gent une jeune ouvrière du nom de Nelly, cl
un négociant, aiqielé liiirlon, cjui a un fils très
blond, du nom de Williams. Nelly et Williams
s'aiment éperduement. D'abord, le père liurlon,
effrayé de la pauvreté de ^elly, refusait de la
donner pour femme à son fils; mais Icuiihé et
attendri par Icscai'e.sscs de son enfant niiiipic et
chéri, il va céder. Sou frère, méibciii, li.irry
lliirtou luivienl eu aide, et il est décidé enlre
eux que le mariage n'aura pas lieu. Leeapilaine,
quiprcmlle frais en fumaiU sa pipe, cjilcuU
celte conversation. On ignore le nom des parens
de Nelly, il est seulement écrit que l'odieux Ma-
chinson a laissé une lille qui porte ce nom. Là
dessus, les deux frèrcss'imaginent tpie ^elly est
issue du voleur et ([u'ellc est riche de la moitié
de dix millions. De sa fenêtre, Nelly sur|)iend
cetentretiin. INelly se désole et les avides négo-
cianslaconsolenl. Williams consentirait à épou-
ser la fille du voleur, mais le loyal capitaine lui
fait com])rendre que la calomnie verrait dans
cette union un mariage d'argent; celte |iensée
l'arrêle.. Lorsque ce sacrifieeest accompli, on re-
connaît que Nelly n'est autre chose ijue made-
moiselle Dumbar; elle échange ainsi contre un
nom honorable et pauvre un nom llélri et une
foiUine de cinq millions; en dépit de ses parens,
effrayés de tant d'honneur et de tant d'indigen-
ce, VVilliamsd«vient le mari de Nelly.
Cette pièce est un provcrlie : Bonne renom-
mée vaut mieux que ceinture dorée. » Elle est
du genre ijçrlueux, celui dont on a dit si son-
vent (pi'on peut trop facilement le confondre
avec le genre ennuyeux.
Rfoue î)f cinq jours.
28 FEVRIER. — Ou assure au ministère de la
guerre que les princes partiront de Paris le 1"
mars prochain pour aller passer en revue les
régimens faisant partie de l'armée d'observation
du Nord. L'armée serait ensuite dissoute et cha-
que régiment retournerait tians la garnison qu'il
occupait avant d'être dirigé sur les frontières île
Relgique.
— La plupart des journaux anglais annoncent
que l'indisposition du duc de Welliiiglon est
beaucoup moins grave qu'on l'avait d'abord
annoncé.
— Les mêmes journaux anglais annoncent que
M. O'Connell a perdu une montre de la valeur
de300 gninées dans la dernière réunion de la
société dite Préeursor. Plusieurs arrestaliims
ont eu lieu par suite de soupçons conçus sur
cerlains mendtres de l'assemblée.
NoRn.— Onmande(leValenciennes,2.5 février;
« Une crue d'eau extiaoïilinaire est arrivée dans
l'Escaut et par suite dans les canaux (pii traver-
sent Valenciennes; la rue de l'Escaut a été inon-
dée subitement et les caves d'une grande |iartie
des habitations de la ville (]ui n'avaient i)oint
reçu d'eau depuis le curage de l'Escaut ont élé
remplies de plusieurs pieds d'eau »
— On lit dans le Journal du lUivre du 26
février :
« DcDuis hier, on rencontre à la mer, dans les
environs lie noscoles, une grande ipiaïuilé de
débris ijui attestent les naufrages nombreux
qu'a causés la dernière tempête. Tout l'espace
compris eiUic le sud et le nord-ouest de notre
rade est couvert, à la distance de plus de deux
milles au large, d'ci>avts provenanl île navires
perdus, telles que bouts de mâture, capots de
chambre, lambeaux de pavois et de bordages. »
— Un journal dit aujourd'hui que le général
Rapatcl a été tellrnicnt trappe par la nouvVlIc de
SI mise en disponibilité , qu'il a épr(nné une
reiliulc, et que sa vie est plus coini>roinise que
jamais.
— Le fait suivant peut donner une idée de la
farondont les artssonttraitésen Angleterre. Une
souscription ayant été ouverte pour élever une
statue à Wellington, a |)rodiiil !».00() liv. sterl.
;eii>iroii 1>:.">,(KH> fr.) Celte somme est allouée au
slaluaire Chaulry , savoir ; 3.000 livres sterl.
(7;'), 001) fr.l en si;;naiit le contrai, •.',000 liv.
^âO.OïKi fr.^ quand le petit modèle sera achevé, et
les i,U0Q liv. ïcslaui ^100,000 ft-.; l^i-squi; la
statue sera terminée. Le gouvernement s'est en
outre engagea fournir le bronze. 11 s'agit dune
statue équestre de 10 pieds environ^ à partir du
niveau des pieds du cheval au sommet de la tête
du cavalier.
— Les travaux viennent d'être repris au quai
Sainl-liernard :Port aux Vins), pour sou achève-
ment. Ce quai (jui sera lun des (ilus beaux de la
capitale quand il sera nivelé, iilanté, pavé,d illé,
comme il convient, touchera d'un bout au pont
.les Tournelles, et de l'autre , au superbe pont
d'Austerlitz. 11 est déjà construit aux deux tiers.
LNKDATE A coNSiiiïVLU. — Onjoue ce soir à
la Comédie-Française la tragédie t\'i:.«l/ier ; un
journal fait à Cf sujet les rapprochemens suivans:
« C'est en m;8'J, il y a cent ciiKiuante ans juste
i\u'Egl/ier a élé représentée pour la première
fois. On croit même (|ue ce fut un iS février.
» C'est dans une journée qui répond au 28
février qu'Esthcr sauva le ]ieiiplejuif du mas-
sacre général auquel Aman l'avait condamné :
c'est du moins le ii« février que les Israélites en
ont consacré le souvenir, et qu'ils en célèbrent
encore aujourd'hiiilanniversaire avec degrandes
démonstrations de joie.
"Enfin, c'est le i8 février que mademoiselle
Rachel est née, et le jour où elle jouera Eslher
pour la première fois, celte jeune et admirable
tragédienne aura dix-huit ans. »
1"' MARS. — La Gazette dAugxhourg an-
nonce que selon des lettres de l'rague du |8 fé-
vrier , la femme et la fille du général Skrzy-
necki, qui étaient restées en celle ville, faisaient
des préparatifs de dé|)art; elles devaient se
rendre , était-il ilil , d'abord à liruxelles. mais
fixer plus tard leur résidence à Londres ou à
l'aris. Leur voilure de voyage achetée à Vienne,
était arrivée à l'rague. Le général Skrzynecki a
aussi, selon ces lettres, témoigné le d^sir de s'é-
loigner de la Relgique.
lspai;ne. — Enfin et après deux jours d'at-
tente, toutes les incertitudes ont cessé par l'ar-
rivée des documens oHicieLs. Il est maintenant
avéré ipie Maroto a agi d'après sa propre im-
pulsion : pour se délivrer d'ennemis personnels,
il les a fait fusiller Sans procès , et Don Carlos
n'a pas été ronsiilié.
— le tribunal de commerce de la Seine a sta-
tué hier, sur la demande formée contre M.Rer-
ryer, auquel des sonunes considérables étaient
réclamées , à rai'on de la pnblicalion de l'ou-
vrage intitulé : Leçons fl modèles d'eloijuenee
judieiaire et parlementuire. Le tribunal a
déclaré que ^1. lierryer n'avait jamais élé inté-
ressé dans celle enlreprisc , et il a repoussé la
demande comme mal fondée.
— On lit dans le Courrier de la Limagne :
« Depuis quelques jours il n'est bruit parmi
nous que d'un tremblement déterre. Il jiarait
que de très fortes secousses ont eu lii u .i Aigue-
iierse, et l'époque assignée à col événement est
te dimanciie 10 février, à huit heures et demie
du soir. Les commotions y ont été telles que
jilnsieurs dégradations d'enduits de pl.'ilre en
ont élé 1,1 suite.
1) Ce ireniblciueut de terre s'est fait aussi sen-
tir à Riom et à Cannât; m.dsles cseillalions ont
élé moins grandes dans ces deux villes qu'à Ai-
gneperse, qui se trouve située à une distance à
peu près égale de Fuue et Je l'autre. »
— Les bas-reliefs en pl.ltras du fronton de la
chambre des déjuités sont enlièreiiienl démolis.
Sous ces bas-reliefs on a trouvé une pierre cx-
eellenlcqiii va pou\oir être imiuédiaienient
scnliitée; on sait que le nouveau bas-relief qui
orniTa ce fronton, plus gi and que celui de la
jMadeleiue, est confié à >1. Cortol.
— On appr.-nd de liresi oue la confite l.i
Créiilc . partielle la Havane le .'îO j.invier rs(
.irriM-e hier soir, i' février , à brcst. Le priure
dcJi'iinille. est descendu ce niaiiu eu \ille, il
I ^ Uù païur pour Tans avoui midi.
~- 208 —
M. Coui-lin, ancien procureur impérial
fonilateur de V Encyclopédie moderne , vient
de mourir à Garclies, près Saint Cloud, dans sa
72* année.
— Nous publions avec une vive satisfaction
les extraits suivans, ijue nous puisons dans une
lettre écrite au Moriii/ig fost par un Anglais
résidant h Vera-Cruz :
)> L'amiral llandin est un brave marin et un
excellent homme. 11 a parmi les officiers de son
temps, le droit de dire <|ue jamais il n'a été
battu par les Ain;lais durant les longues cuerns
de l'empire. Si je ne me trompe pas, c'est M.
Baudin (|ui a soutenu un long et rude combat
contre la frégate Anulie , capitaine Irby ; les
deux (régales éiaient de la même force; la vic-
toire demeura indécise. La prise de Saint-Jean-
d'Ulloa estdue;eu grande pari ie .'i l'usage qu'à
fait l'escadre française des projectiles à la Paix-
hans : .ils portent "très juste , et pénètrent pro-
fondément dans les muraill es.
2. On écrit de Bruxelles; 26 février :
n Les eaux avaient fortement baissé depuis
hier au soir, les bas quartiers de la ville en
étaient déliarrassés; ce matin , vers neuf heures
elles sont revenues avec plus de force, l'inonda-
tion est à la même hauteur que la veille, les ha-
bitans sont désolés. L'élablissement des sourdes
et muettes, près de la rue du Boulet, fait peine à
voir ; les caves, les cuisines sont remplies d'eau,
toutes les provisions submergées; malgré les
efforts incessans des ouvriers employés aux pom-
pes depuis deux jours, on ne découvre pas en-
core le sol. On prétend que la recrudescence
de l'inondation vient de la rupture d'une écluse
près de liai. »
— L Indépendant de Bruxelles contient la
nouvelle suivante :
«M. Adolphe Barthels, rédacteur en chef du
Be/<7e, et M. Kals ont été arrêtés ce matin sous
la prévention des crimes prévus par les art. 87,
91, 92 et 102 du code pénal. Ils ont été écroués
aux l'elils-Carmes.
1.11 paraîtrait que M. Barthels s'est reconnu
l'auteur de la iirotlamation incendiaire, adres-
sée, il y a quelques jours, alarmée, et de la dis-
tribution i|iii eu a été faite. »
— Trente-neuf bateaux à vapeur français sont
employés à des services réguliers sur la iMédi-
Icrran'ée. Uis.-sept, faisant iiarlu; de la marine
royale, sont il destination d'Alger et remplissent
diverses missions dans le Levant ; dix dépendent
de l'administralion des postes pour leservice du
Levant ; les autres sont à des particuliers : deux
vont de Marseille en Italie ; trois de Toulon à
Bastia ; un va de la Corse à Livourne, trois par-
tent de Marseille pour les côtes d'Espagne, et
trois font le service de Marseille 5 Cette et à
Agde. Il y a en outre sur la Méditerranée vingt-
huit bateaux à vapeurétrangers.
— Hier, des ingénieurs étaient occupés, sur le
quai de la Monnaie, à faire des tracés de plans
entre le l'ont-Neuf et le palais de I Institut. Des
projets de travaux pour améliorer cette pariie
de la voie pulilqiie sont en ce moment soumis
au conseil iiiuiiicipal.
— Laplainte de M. de Girardin en refus d'in-
sertion contre les gérans du ISalional, du Siè-
cle, de l Europe et du Nouvelliste, appelée au-
jourd hui à;la o' chambre,a été remise .i huitaine.
— l'aganini a été condamné avant-hier nar le
tribunal de première instance (4' chambre; à
pijeriO,0 0 francs au Casino-Paganini pour
dommages et intérêts.
—La dame Flora Tristan, femme ChazaI, vient
de se pourvoir aupresde .M. le g^rde-des- sceaux,
à l'effet d élre aulorisée à qniller, et faire quiller
à sesenlans Eriiisl et Aline, le nom de ChazaI,
S our prendre celui de Tristan, père de ladite
ame.
— Saint-Firmin, premier comique du théâtre
de la Renaissance, vient de mourir. On sait avec
quel talent ce jeune acteur avait créé le rôle de
don César dans Ruy-Blas, et celui du baron
d'Eslignac dans ladi/ Melvil. Saint-Firmin
avait commencé sa réputation au théâtre de la
Gailé.
3. — Les dernières nouvelles de Buenos-Ayres
sont affligeantes. Le désordre est à son comble
dans ces malhe'ureuses contrées, que désolent à
la fois la guerre civile et la guerre étrangère.
— On écrit de Douai, le 28 février :
Une crue extraordinaire des eaux delaScarpe,
telle qu'on n'en avait pas vu depuis l'année si
désastreuse de 1829, vient encore d'affliger l'a-
griculture dans la vallée qiie parcourt cette ri-
vière. La Scarpe a débordé samedi dernier en
plusieurs endroits, et notamment dans la partie
du lit rectifié qui traverse le marais des Six-
Villes, oil elle menaçait même de rompre ses
digues. Le tocsin d'alarmes a sonné dans la com-
mune de Lallaing, et les habitans, arrivant en
foule à ce signal, sont parvenus, après de grands
efforts, à enipêiher la destruction imminente
des nouvelles digues, encore mal consolidées, et
dont la rupture eilt causé des malheurs incal-
culables.
—Aujourd'hui, l'exposition annuelle de pein-
ture et de sculpture vient d'ouvrir au Louvre, à
la satisfaction d'une foule immense, favorisée
par un temps des plus propices à l'examen des
tableaux offerts à sa curiosité.
— On écrit de Vienne (Autriche).
« L'Allemagne vient de perdre un de ses plus
savans légistes. JM. Thomas Dollinger, conseiller
auliqne et chevalier de l'ordre de Léopold, an-
cien professeur de droit romain et de droit cano-
nique à l'université de notre ville, est mort
avant-hier, après une longue et douloureuse
maladie, à l'Age de soixante-dix-neuf ans. C'est
lui qui a rédigé seul le Code de droit matrimo-
nial (Eterechl) et le Code ecclésiastique, qui sont
encore en vigueur dans l'Autriche. »
— Hier le roi est allé à 'Versailles.
Au moment où le roi, en quillant Paris, se
trouvait entre la pompe à feu de Chaillot et le
pont d'Iéna, l'essieu des roues de devant de la
voiture oi'i était S. M. s'est brisé, et les chevaux
lancés au grand trot, ont trainé cette voiture
l'c space d'environ vinj;t-cinq pas. S. M. n'a heu-
reusement pas été blissée. Llle est descendue et
est montée dans la voilure de suite.
— On annonce à Toulon l'arrivée de quatre
jeunes Arabes des premières familles de la pro-
vince de Constanline. Ce sont des jeunes gens
de 18 à 25 ans. un de leurs compatriotes plus
âgé les accompagne, ils viennent en France
pour connaître notre pays et apprendre notre
langue.
— Le livret de celle année a 2,404 numéros,
savoir :
Peinture, 2'14i
Sculpture, 150
Architecture , 17
Gravure , 88
Lithographies, 28
Les livrets conlenaienl ; en 1831, 2,881 numé-
ros. — 1833, 2 922. — lf^:'4. 2,314. — 1835,
2,536.-1830, 2,122.— |-3T, 2,150.— 1838,
2.031.
La grande galerie n'est occupée , cette année,
que jus(|u'au guichet du pont du Carrousel ;
mais ainsi (|ue l'année dernière , le salon se dé-
double'par la galerie de bois dite des tapisseries,
laquelle est entièrement remplie de tableaux.
— L'Abeille du ISord publie le compte-rendu
du préfet de |)oliCf de Saint l'élersbourg , pour
l'année 18:i8. Nous lisons dans ce document que
la population de celle capitale est mainlenantde
409.7202 âmes; dans ce chiffre il n'y a que
131), 080 femmes. Le chiffre des naissances est de
10,427; la mortalité se réduit à 7, -275. Pendant
toute l'année, il n'y a eu que (> assassinais et
34 suicides. Le nombre des bâtimens habités
est de 3,001 ; On compte I jO églises russes et 20
étrangères.
4. — Sur 40 élections connues aujourd'hui,
il y en a 24 pour le parti constitutionnel et 16
pour la coalition.
— On lit dans une lettre de Saint-Pierre, du
14, publiée par un journal de Nantes:
«J'arrive a l'instant de Fort-Koyal. Tout ce
que l'on peut dire est au-dessous de ce que
1 on voit. J'y ai été témoin, à mon arrivée, du
coup d'œil le plus beau et le plus triste que l'on
puisse imaginer. En descendant du canot posté
sur laSavanne,mon attention a été attirée par
des chants d'une tristesse inexprimai>le et des
lumières sans nombre. Je reconnus bientôt que
c'étaient les vêpres des morts que chantaient les
religieuses; cent soixante cadavres étaient cou-
chés sur le dos, au milieu de la Savanne; des
milliers de flambeaux , plantés en terre , éclai-
raient ce triste tableau, que complétait une haie
de soldats appuyés sur leurs fusils, regardant
d'un œil morne ce nouveau champ de bataille. »
— D'après des nouvelles postérieures reçues
des provinces, don Carlos et Maroto avaient eu
une conférence à Tolosa, conférence dans la-
quelle, assure-t-on, il aurait été convenu que
le i)rétendanl convoquerait les corlès parf*/a-
mentos&vwanl l'antique usage, et que les fueros
provinciaux seraient reconnus et sanctionnés.
Maroto conservait le commandement. On at-
tend avec impatience la confirmation de ces
nouvelles.
— Les journaux judiciaires font encore men-
tion aujourd'hui de neuf nouvelles déclarations
de faillites dont six appartiennent au mois de
février et trois au mois de mars.
— M. le comte Etienne-Narcisse de Durfort,
Eair de France, est mort aujourd'hui, rue de
ille, 3T,àrâgede85ans.
— La salle de spectacle de Mons vient d'être
la proie des flammes ; on a pu concentrer l'in-
cendie, et la perle éprouvée pour l'ensemble et
les accessoires est de 70 à 80,000 fr. Sous le rap-
port de l'art , cette salle est peu regrettable. La
femme d'un pompier a succombé à la suite d'un
évanouissement causé par la frayeur.
— 11 résulte d'un travail statistique, fait par
ordre du préfet de police, que le nombre des
hôtels et maisons garnies de la capitale, qui était
de 3, 147, au 1" janvier 1833, s'est élevé graduel-
lement chaque année, et qu'il était de 4,907, au
l' janvier 1839.
Dans le même espace de temps, la population
de CCS établissemens a subi un mouvement en-
core idns accéléré, puisque le chiffre de 39,619
indiquant, en janvier 1833, le nombre des loca-
taires des maisons garnies, s'est successivement
accru pour atteindre celui de 62,143, au 1" jan-
vier dernier.
— La semaine dernière, on devait jouer Nor-
«««M'Odéon, lorsqu'une bande sur l'affiche est
venue annoncer tout à coup la Sonnambula.
Cette fois il ne s'agissait ni d'une indisposition ni
d'un caprice de cantatrice, mais de la mort de la
sœur de Giulia Grisi, de la mort de celle pauvre
Judith qui chantait avec lant d'âme et d'expres-
sion les belles phrases de la Straniera et jouait
le Romeo de Bellini, comme on ne l'a plus joué
depuis. JudilhGrisiesl morleâ Rome, princesse
comme finissent toutes les cantatricts italiennes.
— L'EMBLiblE DE LA CIVILISATION MODÈLE.
Un homme d'esprit a dit que la fourchette était
chez un peuple l'indice certain de son degré de
civilisation. Les peuplades sauvages piquent
leurs alimens avec une seule pointe ; les popula-
tions septentrionales ont une fourchette à deux
dents ; la fourchette des Anglais a iroisdenls ; la
fourchette française a quatre dents; elle est la
seule avec laquelle on puisse tout manger; elle
est donc rciublême de la civilisation.
Le RMacieur en chef, BERTHET.
Imp. et Fond, de Félix LoCQvm et comp., rue
Nolre-Dame-des-Victoiies, 16.
10 MARS 1833. ce.*_ .u- f^ *"^0^ "P^mT
IITIÉRATORE, SCIENCES, BEiUX-iRTS, INDUSTRIE, ^^^S^^J^^^^^ÊSi^^jm ,' , , Ml, JoURKinX, R1TCE6, OUVRAGES INEDITS , ^ClMCi-
«EMOmïVÊrTo""'" ' ""^"""^ "^ «0EUR8. _^^^^^^^^^^^ir/"vM|^^^ TIOSS NOUVELLES. B.OC.AHIIES , IhlEUNAUI,
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LE VOLEUR,
^ajctU îTfs Jaurnaui- français d ftranijfrô.
SOMMAIRE.
Les brigands espagnols : vie de José Maria ;
MORT DE JOSE DE ROXAS. — LeS CHEVAUX
ARABES, par le prince de Puckler-Muskau.
Pauvre enfant, ou les deix familles,
par Emile Deschamps.- Un comité de lec-
ture en 1030, par M. Hippolyte Rimbaut.
— LEKCA.MARADES DE COLLÈGE, par Marii;
Avcard. — Costumes DL théâtre a Paris
ET EN province. — INCENDIE DU DiORAMA.—
Salon de 1839 (2' article), par M. Adolphe
BLIN.-Revuedramatiqiir iThéatre Italien:
reprise des J\ozze di Figaro ; Palais-Royal :
Pascal et U.atnbord. - Revue de cinq
jours.
LES BRIGANDS ESPACmS.
Vie de JoAe Maria. - Mort de José de Ro
José Mana de Hinojosa naquit à Ha„ja,villane
^oncme maure, sllué près ,1,. I!enam.-(;i, cou-
vent espa,;noI , et „,1, sdou ic proverbe local, les
hah.lans n,an,;ent, Loiveni et ne travaillent pas
Uauja , do,uh, ,e corne , ,e Me ,, „o ... tm-
baja, le ,tec plu, ultra .le 1,-, f,'.iiclic esn,,g,u,|c
danscetle vie pa,ssai;.^re. Il sadonna daVord :,
I agriculture; mais I,icnl,)t , ne se sentant ni,,,,
«e iîoiU pour ce jifnr.' d occupation . il aima
m.eux entreprendre la contrebande du tal.ac
que cultiver la icrre. Son cliaiGemenl ayant été
trois fois de suite saisi par les carabi/ieros, il
résolut de se faire voleur. La fortune lui sourit
dès son début. Un jour un détachement de trou-
pes envoyé h sa poursuite le surprend dans une
maison près de Moron ; il s'échappe par une fe-
nêtre , escalade une muraille , et rencontre de
l'autre côté un soldat et un officier à cheval . (jui
l'attendaient ; il blesse l'un , lue laulre dnn
coup de fusil , s'élance d'un bond sur la selle
vide , et s'enfuit au galop vers les monta(;nes. A
peine se voit-il en lieu de siirelé qu'il s'arrête,
se repose, recharge ses armes , léMechii , el se
détermine h Gagner Ronda : qnel(|ucs jours
après, il y arrivait sain cl sauf, et a l'aide dune
petile somme d'argent, qu'il avait trouvée ca-
chée dans la selle de l'officier, il se forma une
bande de compagnons, dont le nombre ne fui
jamais moindre de douze , mais ijui dépassa ra-
rement vingt hommes bien monlés. Pendant
dix années conséculives il exerça dans l'Anda-
lousie un pouvoir pins absolu que le roi lui-
même et ses autorités civiles et militaires. En
vain on avait mis sa télé à tous les prix possi-
bles; désesjiérant de le vaincre, le gouverne-
ment se décida îi traiter avec lui comme avec
une puissance étrangère; il lui accorda un par-
don complet, des apiMiinlemens annuels fort
élevés et le commandement d'un délachemenl
de cavalerie composé de ses anciens associés;
enfin il le chargea de délruirc tous les autres
brigands. Ce système étail depuis longtemps
celui de la pidice espagnole. Sous le règne de
César- Auguste, une récom|iense ayant été of-
ferte à ceux (|ui livreraient, mort ou vif, le bri-
gand Coroeola, il se luésenla Ini-méme -i l'cm-
pereiir, i|ni lui paya la somme promise et lui
pardonna; action cpii combla les Ibériens d'ad-
miration et de joie. José Maria déclarait tout
Il lut que si le gouvernement avait traité avec
lui , c'était dans la crainte .|u'il ne IrailAl , lui ,
avec Tovrijos et les rebelles de (.ibraliar. aux-
quels il essaya de fournir ctnt cavaliers bien
monlés.
ParloutenEspagneonentendaitparler de José
Maria, et personne cependant ne le connaissait,
jamais on ne l'avait vu. Ce mystère dont il ai-
mait à s'entourer, la rapidité de ses mouveraens
(il fondait à l'improviste sur un pays au mo-
ment où on le craignait le moins), sa terrible
puissance toujours victorieuse, avaient fait une
impicssion profonde sur l'imagination si im-
pressionnable de ses concitoyens. On le regar-
dait, pour ainsi dire , comme un être surnatu-
rel : aussi n'est-il pas étonnant que , lorsqu'il
fut devenu nn /iù/i>i('tcl';omme. les populations
se soient partout pressées en fioulesur son pas-
sage. Chacun voulait le voir. C'est lui , disaient
les pères à leurs enfans en le leur montrant du
doigt. On s'étouffait à la porte des; villes qu'il
devait traverser. Il était alors dans sa trente-
troisième aimée , dans la vigueur de l'rige ; il
possédait toutes les qualités nécessaires à un
chef. Doué dune constitution athlétique, il sa-
vait supporter les fatigues et braver les dangers
avec une patience et une abnégation sans égales.
Petit de taille, il avait une grosse léte carrée et
un corps un i)eu trop large pour ses jambes !é-
gèrtmenl aiNpiées . signe de force et d'activité;
sa main gauche avait été cxtropiée par une dé-
charge accidentelle de son fusil . et celle bles-
sure, il l'avait guérie en l'espace de vingt-un
Jours entièrement passés i cheval. Ses lèvres
élaienl petites , serrées l'une contre l'autre et
remarquables pour leur expression particulière;
au premier abord , ses yeux gris indiquaient un
bon naturel; mais presque aussiiiM ils se fer-
maient à demi . devenaient brillans . s'agitaient
sans repos dans leur orbiie . et vous lançaient
un regard fauve et méfiant; habitudes que lui
avaient fait prendre la conscience île ses crimes
et la nécessité de se tenir constamment sur ses
gardes. Il portail un cosiiime fort simple .
si nous le comparons .'i c lui de ses cama-
rades, toujours chargés oe broderies d'or
cl d'argent cl de colificheU éclalans, mais la
simplicité n'eu excluait pa* lélégmcc : à sa-
s._ 210 —
voir , iin pantalon (le soie garni diin donlile
rans; de boulons d'arijcnt , des (iUi^tres riche-
ment hrod^'es , une eeinture de soie ronge; sa
cravate n('i;liseninieiil jett'-e sur son gros eon, et
passée dans une énorme lia;;ne de diamant. Des
images d'argent de la lirgeti de les Doh res
de Cordone et de sainte Véronique de Jaeii re-
couvraient sa large poitrine.
Ix cheval de José Maria , Mohinu , ne se fai-
sait pas remannier par sa beauté ; mais, en re-
▼anche, aucune course, si longue ([tfelle fftt, ne
pouvait le fatiguer. Son harnais était dune
étoffe noire brodée de blanc; la haute selle,
Valhnrdit , reronverle de la ïw/ffl , \à toison
/ui/ii/iielfe, de couleur bleue, quoiciue lénorme
quantité dor i|u'il 'ivait enlevée aux sujets du
roi donn;M à cet argonaute espagnol des droits
incontestables an litre de chevalier de la toison
d'or. A ses côtés pendaient ses deux espiiigoles.
Comme on critiquait un jour devant lui la gros-
sièreté de l'une des platines , il se contenta de
répondre: a Pero coït e-sa maté el officinl.
(C'est vrai; mais c'est avec cette arme-là que
j'ai tué l'officier). Singulier caractère que celui
de cet homme ; il aimait mieux s'avouer
coupable d'un homicide que de ne pas relever
l'outrage fait h son vieux fusil . son lidèlc com-
pagnon de dix années de danger. Du reste, il ne
fallait pas plaisanter ave lui sur sa vie passée :
il fronçait aussitôt le sourcil , et répondait d'un
ton irrité.
José .Maria éiait né pimr être un chef d'aven-
turiers. U avait tous les vices el loutis les ijuali-
tés d'un clùcltiiin ilu nioyen-fige ; il parlai! peu
et rarement ; mais ses morsures étaient toujours
pires que ses aboiemcns, et quand l'occasion le
demandait, il devenait éloiiue.it. D'après son
propre aven, il ne permettait à ,''es camarades
aucune familiarité avec lui ; il marchait le pre-
mier au danger; il avait soin de satislaire tous
leurs besoins el lotîtes leurs fantaisies ; il distri-
buait le butin en parts égales. U y a de Ih mnenr
parmi les brigands. C'est ainsi (ju'il sut acipié-
rir et conserver sur tous les honunes qui com-
posaient sa bande un empire absolu. Il dormait
à peine quelques heures, mais toujours seul el
toujours armé. U ne permettait pas qu'on se dis-
puiiit, exigeait une obéissance comiilète, ne con-
tiaiil ses projets ;i personne, etne souiTiail point
qu'on lui adressai une question; en un mol, il
agi.siîait d'après les mêmes principes que Hoqiie
Guinard de Cervantes el le corsaire de Byro .
José ne connaissait pas ces dignes personnages ;
il obéissait seulement à son instinct ; ses habi-
tiiiies pratiques coniiiment donc la vérité théo-
rique des caractères inventés par le romancier
elpar le poète, elles font honneur à leur imagi-
nation. José trui'iail toujours le Ocau se.ve avec
respect, quelquefois même avec des attentions
déiicales , malgré la maxime de Shakspeare :
c< Que la beauté provoque les voleurs bien plus
([uel'or. » .\insi il allumait un grand leu tiaus
une chaumière, pour que la femme d un rece-
veur de taxes ne se refroidit pas sur la route
pendant qu'il dévalisait sa voiture, cl, l'opéra-
tion terminée, il lui olfrait gracieusement l'un
de ses jn-opres colliers comme un souvenir,
comme une inarcpie de considération ; aiie::dote
ipi'il prenait soiiveni plaisir à rai-onter.
four lui rendre jusiice , José .'Maria com-
mit rarement des actc! de violence. 11 se con-
tenta de dévaliser complètement les voya-
geurs avec les manières les jdiis douces et
les plus distinguées ; toutefois, quand on lui
refusait des bour.ses très poliment demandées,
quand on essayait de lui résister, alors il ne se
faisait aucun scruinile de défendre sa vie en
assassinant ses adversaires. Malheur à ceux
qui s'aventurent sur les grands chemins de l'Es-
pagne sans avoir dans leur poche une bourse
aussi bien garnie que le comporte leur fortune;
s'ils sont arrêtés, ils recevront très certainement
des coups de bfilon ; car les voleurs de ce jiays
ont pour les bourses vides une aversion tout à
fait particulière. Je conseillerais aux gens riches
de [(orter toujours une montre en voyage, ([uelle
i|u'en soit la (pialité : les voleiir.s ne sont jias de
très lins connaisseurs ; mais ils savent parfaite-
menl dislinguer les individus (|ui ont, ou plutôt
(pii doivent ou peuvent avoir une montre , de
ceux ^ qui leur position sociale ne permet jias
celte dépense extraordinaire.
José Maria était généreux, donnant souvent
aux pauvres ce ipt'il lu'enail aux riches : aussi
le vulgaire ne lui demandait-il jamais compte de
la manière dont il se procurait cet argent si
libéralement distribué. Ln célèiire bandit ita-
lien se vantait d'avoir fait plus d'aumônes que
trois couvens. U était en guerre ouverte avec les
autorités de sa patrie, il levait des contribu-
tions comme un potentat indépendan.ll avait un
piolond mépris pour les liions et les udeurs à
pied ; de semblables professions lui semblaient
incompatibles avec la dignité de celle àetudroit.
«Ce n'est pas, disait Boccace, ce n'est pas la per-
veisité de son âme (pii a fait de lui un bandit de
,,raiid chemin; mais il était gentilhomme, il
était chassé de sa maison, il était pauvre, el il
avait des ennemis piiissans. » — « Je n'allais
pas avec les petits filous ; mais avec les nobles
et les bourgmestres.» Ces paroles de Shakspeare,
José iiouvait se les appliipier. Malheureuse-
ment pour lui, le peuple lui attribua, pendant
son réijne, lotîtes b s bonnes et mauvaises. ictiuus
commises par ses nomlirenx sujets, besgazettes
i(inplir''nt leurs colonnesd'une fouled'hisloires
inventées à plaisir, et dans lesipielles il jouait
le priiiei[ial rôle; Car il n'était pas nu Gines lie
rasamonte pour éeiire sa propie bingraphie.
Vrai cavalier du sang de Deloiaiiie , il ne
savait qui' signer son nom, ((uoiqii'il pt*!! lubri-
■pifi- (1) aussi bien (lue tout au:re Espagnol ou
qiieFerdin.md Vil lui-même. Sa marque kXd^w
une protection sulïisante pour tous ceux qui
lui payaient un certain tribut. Un de nos amis
iiitiine.>^, dignitaire de Séville, riehe et gour-
mand , qui allait aux bains de Calalrava afin
dy rétablir son estomac légèrement dérangé, el
qui, comme l'abbé goutteux de Boccace, ne dé-
sirait nullement se mettre au régime des voleurs,
se procura wwvpasse de José Maria, et prit pour
(1) Note du nÉuACTF.VR. Les rois d'F.spagnp emploieat
rarement une autre signature ro\ale que l'iuicieuiie /■(/-
AriCfl ou marque Ki'dii'l"''. (^e nioiiosramnie resscmt)le
à un nœiiil ruuique. On dit, cuE^panne, qu'une ruhrii;/
sans te nom vaut mieuj que le nom sans tu rnbricci. Les
oinenicns liizancs qui enlourenl les noms étant iieau-
ciiupplus diUitites à imiler, (levieniient une des meil-
leures gaïaiilies de l'auHieulicité des siguatures.
escorte un homme de sa bande, qu'il représenta
comme son naiiUfo, son petit ange gardien.
José Maria ne jouit pas longtemps des hon-
neurs et des avantages de sa nouvelle position ;
il cessa d'exister dès que sa vie eut cessé d'êlre
une calamité publique. U poursuivait un jour
quatre voleurs qui s'étalent réfugiés dans une
ferme. En ouvrant la porte de eette ferme, il fut
assassiné d'un coup de pislolel par leur chef ,
l'un de ses anciens camarades, Periipiillo el del
coUegin. La ]uison, la hermania dEspagne,
s'appelle le collège, l'universilé, parce que dè«
leur entrée , les jeunes voleurs y soûl idaWs
sous la surveillance de professeurs habiles, (|ui
se chargent de terminer leur éducation, et y de-
viennent bientôt aussi savans , au.ssi dépravés
que ces vétérans du crime, dans la société des-
ipiels on les a si judicieusement jetés. Cepen-
dant, nous devons le dire , la mort de José Ma-
ria fut un malheur pour son pays. S il eut- vécu
plus longtemps, il eût peut-être délivré lAnda-
lousie des brigands qui l'infestent depuis long-
temps. Arrêter d'un seul couplons les individus
suspects de tous les villages, et les envoyer ser-
vir, en qualité de soldats , dans les régimens
éloignés ; brûler el raser jusqu'au sol toutes les
veillas isolées, de mauvaise réputation ; rendre
les curés et autorités personnellement responsa-
bles, au lieu de leur imiioser une amende payée,
en définitive, par les voleurs ; contraindre les
haliitans du district où se commell:ail un vol-,
d'indemni.ser de ses perles le voyageur dévalisé ,
et par dessus tout, comme une panacée univer-
selle , fusiller sur le lieu même toute personne
trouvée avec des armes, et qui ne pourrait jus-
lilier de son droit de les porter : tels étaient ses
jirojets. Peut-être parallroiil-ils, à quelques es-
prits élrangers, un peu violens , un peu draco-
niens; mis à exécution , ils n'eussent causé au-
-^iinesuriirise aux Espagnols. Us se fussent, au
contraire, trouvés en parfaite harmonie avec les
miEUrs et les précédeiis. Dans ce pays, si origi-
nal sous certains rapports , on n'a jamais fait
très grand cas de la vie humaine ; ou a toujours
versé le.sang en abondance et sans pitié, ipie ce
fiH celui lies bandits, des prisonniers de guerre,
,lcs martyrs religieux, ou des martyrs poliiiques.
Et pour ne pas sortir de notre sujet, la muta
llfirinuudad el tous ses magistrats actifs, payés
ou non payés, n'eurent d'autre règle decoiiduile
ipie cette maxime de don Kiquillo, 1 illustre al-
cade qui lit iieiidre l'évêque couslitutioiinel de
Z^imoia ; « H faut envoyer au gibet tous les vo-
leurs, sans miséricorde, les vieux pour les cri-
mes qu'ils ont commis , et les jeunes pour les
crimes qu'ils commettraient , s'ils devenaient
vieux. » Howel décrit ainsi les prudentes el vi-
goureuses mesures d'un vice-roi, en 1618 : « II
s'est donné beaucoup de peine afin de purger
ces montagnes des biigands qui les habitent, et
cette année il en a délruit un grand nombre;
car, dans les diverses forêts que j'ai iraversées,
jai vu plusieursarbresdonl les branches étaient
chargées de squelettes desséchés. Je m'écriai
alors''qu'ils donnaient de meilleurs fruits que
l'arbre de Diogène, me rappelant que le cynique
dit en apercevant une femme pendue à un abre,
que c'était le plus beau fruit qu'il eut vu de sa
vie. » Il y a quelques années, les projets de José
Maria furent exécutés avec un merveille us s«qr
?- 211 —
ces par un officier tiomm('- Castro. iMalheiireiise-
menl, raichevf^que de Séville lui fit retirer son
commandement, sous le prétexte que quelques
grands scélérats mouraient sans confession.
Pour terminer dignement le travail qui pré-
cède, pour le rendre moral , pour nous justilier
auprès de nos lecteurs du reproche de les avoir
introduits en une aussi mauvaise compagnie ,
nous allons maintenant essayer de leur raconter
une exécution, à laquelle nous assistâmes, d'un
homme de la liande de José Maria. José de
Roxas, plus communément appelé el Veneiio ,
le poison (car tous les gens de son espèce ont un
surnom) fiitun jour surpris par (|ueli|uis soldats
11 se défendit en déses|)éré, et , (pK)i(|ue abattu
par une halle qui lui avait fracassé une jamite ,
il tua celui qui s'approcha de lui pour l'arrêter.
A peine se vit-il prisonnier iju'il offrit de livrer
ses camarades, h la condition qu'il lui serait fait
grâce de la vie. On accepta sa proposi-tion, et on
le mit en campagne sous bonne escorte. Telle
était la terreur qu'inspirait son nom, (pie tous
les bandits aimèrent mieux se livrer d'eux-mê-
mes aux autorités que de s'exposera être pris
par leur ancien associé, et tous ils obtinrent
leur pardon. Veneno fut alors mis eu jugement ,
déclaré coupable el condamné à mort. Il sou -
tint qu'il avait , indirectement il est vrai , ac-
compli ses engagemens, et que le gouvernement
devait se montrer fidèle à la'parole donnée. 11
n'avait ni amis, ni argent, on ne l'écouta pas, et
le tribunal ordonna (jue la sen,tence Hdrliruil
le lendemain même non plein et eitlifr effet.
Les tribunaux et les prisons de Séville sont
situés près de la plaça San Francisco , où ont
toujours lieu les exécutions publi(|ues. La veille
de la matinée filiale, rien sur celte place n'iudi-
([ue au passant (|ue le lendemain un gi-aiid cou-
pat)le doit y recevoir le châtiment de ses (finies.
En eiîel, tout ce qui se rappoile au su()[ilice des
condamnés inspire une horreur profoiule aux
Espagnols. Ce n'est pas qu'ils éprouvent, de
même <|ue d'autres nations, une certaine répu-
gnance h tuer ou à voir mourirun de leurs sem-
blables ; mais ils obéissent en cela aux induences
de quelques préjugés orientaux. Us regardent
conmie infâmes, comme privés désormais de
celle pureté de sang, limpieza desangre, à la-
(juelle ils aitaclient presque une aussi grande
importance (|ue les Hindous, tous ceux (|iii tra-
vaillent d'une m:iniéi-e(pielcoMqu(t à xiiw exécu-
tion capitale. L'échal'aud est construit |>en(lanl
la nuit par des mains inconnues , uivisihbs. Il
s'élève de terre au n)ilieu dis ténèbres et sans
bruit, pour épouvanter Séville â son réveil. Li
coupable appartieul-il à un(^ famille noble, un
drap de serge noire recouvre la charpente en
bois de la plate forme, ((ui reste nue et dépouil-
lée d'un pareil ornemenldans les cas ordinaires.
Autri fois ou pendait les con.<lamnésâ mort; mais
chez lui peuple aussi peu mécanicien (pie l'est
en général le peuple espagnol, ce supplice sera
toujours le [dus cruel et le (dus horrible de tous
les supplices. Un auteur digne de foi nous eu
a laissé la description .suivante. Après l'avoir
hissée, en (|iiehpie sorte, au haut de réchelle,
l'exécuteur moiitail sur les épaulesdesa vie tiiiie.
elsélancait avec elle ; puis, tandis (juils se balan-
<;aient et se débatlaieiil ensemble dans l'air, il
lui serrait le cou de toute sa force, et s'assurunl
enfin que justice était faite, il se laissait glisser
à terre, en se cramponnant aux jambes de ce
cadavre encore cliaud. Terdinaud VII a heureu-
sement aboli ce genre de siijjplice, que doit dé-
sormais remplacer la strangulation, ou la //ar-
rote.
Veneno ayant été condamné à être étranglé,
fut placé, selon l'usage, en rapilln, c'est à dire
dans une chapelle, ou cellule séparée, où les
condamnés r('(.'oivent les derniers secours de la
religion. Cette chapelle ou cellule était une pe-
tite chambre de la prison, et la plus sombre, la
plus triste chambre de cette sombre el triste
demeure. Une grille de fer formait la cloison du
corridor qui conduisait à la ca]iilla. Là se te-
naient des membres d'une eommiinaiité chari-
table, recueillant les aumônes des curieux, afin
de faire dire des messes pour le repos de l'ame
du condamné. On y voyait également plusieurs
groupes d'officiers fumant leurs cigaritos, et de
temps en temps jetant un regard imiiiiel el aviile
sur le montant de la recette, dont, selon toiiie
ap|)arence, leurs personnes dcvaien' tirer au
moins autant de profit que l'ame du condamné.
A l'un des coins de celle chambre on avait
placé une table, sur laquelle on voyait un cru-
cifix, une image de la Vierge et deux cierges
allumés. A côlé de la table, un soldat se tenait
immobile et silencieux, son sabre nu à la main.
Une seconde sentinelle gardait la porte, sa baïon-
nette â son fusil. Dans un autre coin se trouvait
le lit de Veneno. Quand nous entrâmes, il et lit
couché, enfoui sous une coiivcrliire rayée qui
lui cachait la bouche et le nez, et ne laissait dé-
comerlsque ses cheveux en désordre el ses
yeux noirs, brillant d'un éclat extra irdinaire el
s'agilanl sans relâche dans leur orbite. A notre
approche, il se leva, et s'assit, prisque entière-
ment nu, sur un tabouret. Lu énorme cha|)clei
pendait le long de sa poitrine; des chaînes de
fer entouraient ses jambes et ses bras. Bien que
commune etvulgaire, sa figure avait une expres-
sion (|UP je n'oublierai plus. Il semblait loul-â-
fail résigné â son .sort , et il récita par ciriir
plusieurs sentences morales (pie les moines lui
avaient apprises. iNoiis paraissions toiisbtaiicou|i
plus émus que lui.
Le lendemain malin, avant le jour, V\ pinça
San Francifco était couverte d'une Ibnle im-
mense, entièrement composée d'hommes et de
femmes du peuple; les hommes enveloppés dans
leurs manteaux (ri'était une matinée de décem-
bre), les l'einines avec leurs mantilles el portant
pour la plupart de jeunes enfans sur leurs bras.
Non seulement les classes élevéesel moyennes de
ta société n'assistiMit jamais â ces exécutions,
mai.s elles évitenl même d'en pai 1er; les classes
inférieures, au contraire, cherchent â se procurer
|)ar tous les moyens possibles le plaisir d'a.ssisler
,'i un semblable spectacle. Eu Espagne, comme
partout ailleurs, les scènes de terreur el de sang
olïrenl â la multitude des charmes tout parlicu-
liers. Les feinuKS iirincipalement, obéissant à
une force inconnue et irrésistible qui les eu-
iraine, aiinenl â conieini)ler(les souffrances ipie
leur faiblesse naturelle ne leur permeltrait pas
de supporter. Tourtes luuumes, une exécution
esi une tragédie terminée par la mort du héros ;
ils désirent voir coinmeiu il jouera son rôle, ils
s'inléresseiilâ lui s'il meurt avec courage el sang-
froid, ils le méprisent si son visage trahit la plus
légère émotion.
Autour de l'échafaud, un détachement de
soldats formait un vasie carré dans le(|uel péné-
traient seuls les officiers el les prêtres. A me.«ure
que rheiirc fatale approchait , l'impatience
croissantedii peuple commen<-aità se manifester
par (les murmures et des cris Du .sein de celle
foule agitée s'élevaient , de minute en miuule,
des voix qui se plaignaient que le lemps s'écou-
lât trop lentement, ce lemps sans aucune valeur
pour eux, mais si précieux pour celui dont tous
les inslans étaient comptés.
Enfin l'horloge de la cathédrale sonna l'heure
de mort.... un hour"auni\erselretenlil aussitôt,
suivi d'un ])rofond. silence. (Chacun se plaça dans
la position (jui lui parut la plus convenable.
Cependantil fallait attendre dix minutes encore;
car on a le soin de retarder de dix minutes l'hor-
loge du tribunal, afin de laisser toutes les chan-
ces possibles d'un pirdon ou d'une commiila-
tion de peine au condamné. Disque cette hor-
loge eut à son tour sonné l'heure fatale, Veneno
sortii delà prison accompagné le quehfues fran-
ciscains. 11 avait choisi des moines de cet ordre
pour l'assistera ses derniers momens, privilège
que la loi accorde â tous les criminels, il portait
une robe de serge jaune, costume ordinaire des
meurtriers , avec lequel les peintres espa,-^als
représentent toujours Judas Iscariole. Il mar-
chait à pas lents, supporté â demi par ceux qui
l'entouraient, .s'arrêlant .souvent, sous prélexle
de baiser le crucifix (lu'un prêtre tenait devant
lui, mais en réalité pour prolonger son existence,
ne fût-ce que de quelques .second(». Lorsqu'il
arriva au lieu du supplice, il s'agênoiiilla sur les
marches de l'échafaud, ce seuil de la mort. Les
franciscains le couvrirent de leurs robes birues,
el il leur fit sa dernière confetsiim. Celte céré-
monie achev('e, il monta surla plateforme, suivi'
d'un seul moine : il adressa plusieurs phrases k
la foule d'une voix halelanle ; il dit qu'il mourait <
repentant, et (pi'il était justement puni.
Cependant le bourreau, jeune homme vêtu de,
noir, achevait les apprêts du supplice. L'inslru- <
ment f.ital estsimple : le conJamné s'assied sur .
un siège grossier, le dos appuyé contre un
poteau solide auquel le relieul par le cou un
collier dr fer que l'on serre â volonté au moyen
il une énorme vis. Le bourreau attacha .si ferle- '
ment lesjambes nue.s et les bras deVenrno,
qu'on 1( s vil aussitôt s'enfler et noircir ; précau-
iion utile d'ailleurs, car le père de ce jeune
liomine avait été tué par un brigand pendant ■
qu'il rexéculait. Le prêtre qui a.ssislail l'iarur- .
luné Veneno, étant doué d'une corpulence ex- r
ce.ssive, paraiss.iil jdus occupé du soleil, dont il ,
clierchail â garantir son visage, que des devoirs
de sa profession. Veneno était a.ssis. le cou dé à
dans le collier, jetant de tous côtés des re;;ar(ls
l'Ifarés , clai|u,int ses deiils les unes contre 1rs
autres. Lorsipie tous les préparalife eurent été
leruiinés, le bourre.ui prilâ deiixm.iins le levier
delà vis, fit unvioleule lorl.el à un signal donné
serra le collier de 1er, taudis qu un de ses aides
laissait tomber un voile uoir sur la figure du
palienl. l ne pri\s*ion couvusivedes ninins et
un goull.menl de la poitrine, tels hirenl les
seuls signes auxquels la Ibule des curieux put
rcconnailre que VcDeuo avait vécu. Quelques
"ÎBS
2<2 —
minutes après, le bourreau souleva soigneuse-
ment le voile noir; puis, desserrant la vis, la
démonta, la mit en souriant dans sa poche, et
alluma un cigare avec cet air de contentement
que prend un bonnette homme qui vient de foire
une bonne action.
La figure du supplicié n'avait subi que de
faibles altérations , seulement la bouche était
ourerte, et la prunelle des yeux retournée. Une
bière noire sur laquelle on avait posé un cru-
cifix fut alors amenée devant l'échafaud, avec
deux cierges, une petite table et un plat dans
lequel les spectateurs déposaient leurs aumônes
La foule, ayant énuméré les crimes de Veneno,
inédit des autorités et des juges, critiqué le
nouvel exécuteur (c'était le début de ce jeune
homme), commença enfin à se disperser, h la
très-grande satisfaction des orfèvres du voisina-
ge, qui se hasardèrent alors à ouvrir leurs bou-
tiques; car ils avaient eu jusqu'à ce moment
plus de confiance en leurs grilles et en leurs
barreaux de fer qu'en l'exemple moral (jue la
justice présentait au peuple. Le cadavre demeu-
ra sur l'échafaud jusqu'à midi, puis on le jeta
dans le tombereau d'un boueur, et le pregone-
ro, ou crieur public, le conduisit au-delà des
limites de la juridiction de la cité, sur une pla-
teforme carrée, la mesa del rey, la table du
roi, «ù les corps des suppliciés sont écartelés et
coupés eu morceaus.
Quarterly Revieic.
[Revue Britannique).
s>as <eaîsx'7A^9^ ^^^^as^s.
(On sait que le prince de Puckler-I\luskau
voyageait, il y a quelque temps, en Syrie. Son
éditeur allemand annonce déjà la publication du
récit de ce nouveau voyage, et la Gazelle
dAugibourg en donne quelques échantillons.
Un des extraits que publie la feuille allemande
rappelle l'ancienne réputation du fashionable
voyageur qui était un des écuyers les plus ac-
complis et les plus téméraires del'époque, long-
temps avant de s'être fait remarquer comme
écrivain-voyageur; il aimait alors à étonner le
public de Berlin par la beauté et la fougue de
ses chevaux dont il sacrifiait bon nombre au dé-
sir de faire parler de lui ; certes le prince Lusa-
cien serait un dijj'ne membre du Jockt'v's-Club
parisien. On s'en convaincra |)ar la lecture de sa
lettre écrite d'Anlioclie et adressée à un autre
hippo|ihile d'Allemagne; nous la traduisons fi-
dèlemect ; )
« Moucher comte,
« Après avoir séjourné quelque temps en Sy-
rie, après avoir visiié l'émir lieschir, et habité
plusieurs mois Damas, Homs, Hama, Alep et les
déserts qui avoisinent ces villes; après y avoir
acheté moi-même dans diverses tribus sept éta-
lons et trois jumcns des races les plus nobles,
tous chevaux grands et fortement bâtis, je suis
en état de vous communiciuer quebiues obser-
vations sur ce sujet intéressant et que j'ai pui-
sée? flans ma propre expérience.
» 11 convient d'ubscrvcr d'abord qu'à l'est et
au midi de la mer Morte séjournent des tribus
arabes qui élèvent une race de chevaux incon-
nus à toute l'Europe. Peut-être n'est-elle pas
tout aussi belle (|ue celle des véritables neds-
chdis, mais en revanche elle est plus vigou-
reuse, plus dure à la fatigue, plus fortement
constituée que l'espèce générale des nedschdis
(nom que j'expliquerai plus tard), et ne leur
cède pas en pureté et noblesse de sang. On a ra-
rement l'occasion d'être en contact avec ces tri-
bus de brigands, et même alors il est très diffi-
cile de se procurer de leurs chevaux.. l'étais fa-
vorisé par beaucoup de circonstances, et pour-
tant il me fallut marchander longtemps en vain
une jument douée de qualités extraordinaires.
Elle était la propriété de six maîtres différens,
dont quatrepossédaient les jambes, le cinquième
la queue, et le sixième la tête ; il fallait par con-
séquent du temps pour s'entendre avec tant de
propriétaires. Heureusement, lorsqu'on est une
fois d'accord avec la moitié des maîtres d'un
cheval, la loi donne le droit de forcer les autres,
ou à vendre les parties i|ui leur appartiennent,
ou à rembourser l'argent qu'on a payé pour la
moitié. Comme les Arabes sont rarement pour-
vus d'argent, dans un cas semblable on s'entend
facilement avec eux. La jument en question était
grande et forte, sans aucun défaut, courait en
plein galop et avec la rapidité du vent aussi fa-
cilement à travers les rochers que dans les sables
les plus profonds; c'est pourquoi on la nommait
la Puce.
» Mais dans le reste de la Syrie l'on ne trouve
pas de bons chevaux, pas même chez le fameux
émir Bescbir ; tous les chevaux de ce chef* étant
croisés ne possèdent que moitié de sang arabe,
et malgré leur taille et leur force ne valent pas
mieux pour le haras que le cheval d'un voitu-
rier flamand. Aucun Arabe du désert ne vou-
drait monter un cheval de cette race syrienne,
et quand l'émir Bescbir veut faire des cadeaux
de chevaux à Mehemet-Ali, à Ibrahim, ou àd'au-
tres pachas, il les achète toujours aux Arabes, et
ce n'est qu'aux Européens, regardés ici comme
très mauvais connaisseurs, qu'il en offre de son
propre haras, en exigeant d'eux des prix tels
qu'on n'en connaissait pas auparavant de pareils
dans ce pays. Ce rusé vieillard a faitcecommerce
avec tant de succès qu'il estaujourd'hui leprin-
cipa! marchand de chevaux du pays. Pendant
mon séjour à Ueir-el-Kammer, j'ai eu le loisir
d'examiner tous ses chevaux. Placés dans des
écuries sombres, engraissés comme des porcs,
liés de cordes aux quatre pieds et restant plu-
sieurs semaines sans mouvement, ils étaient de-
venus si raides que presque aucun d'eux ne
pouvait franchir le seuil élevé de la porte des
écuries sans trébucher. L'n vieil et gros étalon
que l'écuyer me désigna comme le premier che-
val d'Orient, tomba même sur ses genoux avant
d'arriver en plein air! Il est vrai que les Turcs
soumettent leurs chevaux à un fort mauvais trai-
tement. Leshériff delaMecque me disait même
à ce sujet qu'après un séjour de trois mois au
Caire, le meilleur cheval de INedschdi n'était
plus reconnaissable. Toutefois, je me suis con-
vaincu qu'avec le traitement le plus rationnel les
chevauxdu haras de l'émirBeschirne pourraient
jamais être comparés aux véritables enfans du
désert, et tous les Européens qui, trompés par
la taille haute et l'aspect luisant de ces animaux,
en achètent pour leurs haras, se trouveront
plus tard frustrés dans leurs espérances.
» Quelquefois, il est vrai, on peut acquérir à
Damas, Tunis, Homs, Hama et Alep des chevaux
excellens chez des personnes privées, qui les
ont achetés aux Arabes, lors(iu'ils étaient encore
poulains. Mais généralement un Turc ne vend
pas un cheval dont il est enlièremciit content;
cela n'arrive que lorsq\ie la superstition l'y en-
gage, ou lorsque le ijropriétaire ne sait pas maî-
triser son cheval, ou bien encore lorsqu'un be-
soin d'argent l'y force. Je me suis procuré deux
de mes meilleurs chevaux, l'un avait un signe
(jui semblait très dangereux à son cavalier, l'au-
tre avait jeté plusieurs fois son maître par terre.
Aprèsquatresemainesd'uii traitement rationnel,
et à l'aide d'une bride convenablement faite, le
dernier anTmal devint aussi doux qu'un agneau,
caractère auquel inclinent naturellement les
chevaux arabes pur sjng. Quant au signe mor-
tel del'autre, il n'étai t dangereux qu'aux croyans.
» La meilleure et la plus sûre voie d'acheter
ici des chevaux est de s'adresser directement aux
Arabes du désert, lors<iiie l'une ou l'autre de
leurs tribus campe dans le voisinage d'une des
quatre villes mentionnées. Avec quelques pré-
cautions on peut aller les visiter, et l'on aura
le choix entre un grend nombre de chevaux
excellens. 11 n'est plus vrai aujourd'hui que les
Arabes ne vendent à aucun prix leurs meilleurs
chevaux, sauf cependant quelques unesde leurs
jumens les plus renommées; la vente des che-
vaux est devenue au contiaire une dis bran<:hes
principales de leur commerce, depuis que les
Anglais de Bassora et de Bagdad achètent, à des
prix vraiment anglais, tous les chevaux de luxe
destinés aux courses établies dans l'Inde. Même
en Syrie, les étrangers amateurs de chevaux les
paient aujourd'hui quatre ou cinq fois plus
cher ipiautrefois. Le meilleur des chevaux que
le comte de Portes et M. Damoiseau conduisirent
en Europe, il y a vingt ans, ne contait que
4,000 francs, tandis que le baron Hébert paya, il
y a deux ans, pour des chevaux d'une moindre
valeur, des sommes deux et trois fois plus éle-
vées. On ne peut aujourd'hui marchander un
ciieval à Alep, Homs ou Hama, sans entendre
dire ; « Le baron autrichien aurait donné le tri-
ple de ce que vous offrez! » Les habitans eux-
mêmes se plaignent sans cesse de ce que le sé-
jour de ce monsieur a doublé le prix des che-
vaux et dessais (grooms). Enfin, actuellement, il
va en Perse une plus grande quantité de che-
vaux arabes qu'autrefois.
» Par toutes ces raisons il n'est plus possible
d'acquérir un cheval tant soit peu distingué au
dessous d'un prix de 2, 100 à 4,000 fr., et diffici-
lement obtient-on une jument renommée pour
le douille et le triple de cette somme. En y ajou-
tant lis liais de conduite juscju'en Allemagne
ou en France, qui vont de 1,G00 à 2,000 fr. par
cheval; en tenant compte des chances du voyage
par mer et jiar terre, on comprendra qu'un
cheval arabe ne peut être transporté en Europe
qu'à un prix égal à celui des meilleurs chevaux
des haras anglais ; je ne compie pas encore la
dépense du voyageur qui va lui-même en Ara-
bie pour choisir son cheval; d'après ces calculs,
213
que des connaisseurs plus ex]>^'rimentés déci-
dent lequel sérail le plus avantageux pour nos
haras, des chevaux aii;;lais ou des chevaux ara-
bes. Pour ma jiarl, je crois que pour le midi de
l'Europe le renouvellement des races par le
sang arabe serait utile, puisque dans le Nord la
plus belle race des chevaux anglais n'a que du
sang arabe dans les veines. 11 est hors de doute
que les chevaux arabes tels qu'ils sont à présent
ne possèdent ni la rapidité des chevaux de course
anglais, ni le fond ([ui permet à nn cheval de
chasse de ce pays de longues courses, en fran-
chissant des haies de cinq à six pieds, ou
des rivières de vingt pieds, mais il est certain
qu'en peu il'années, avec le traitement quel'on
donneaux chevaux en Angleterre, ils en seraient
aussi capables que ces derniers. En même temps
ils surpasseraient les chevaux anglais par leur
sagacité, leur caractère aimable et fidèle, leurs
grices et la légèreté de tous leurs mouvemens,
qualités (jue ne donne point l'éducation, mais
seulement la nature. 11 y a entre l'individualité
des deux races (si je puis me permettre une
telle comparaison) la différence qui existe entre
ApoHon et Mars, entre Vénus et Minerve ; l'une
représente la force, l'autre la grâce; l'une est
plus utile, l'autre plus agréable. Les gens riches
et haut placés ne devraient monter que des che-
vaux aralies, et les chasseurs et les jockeis îles
chevaux anglais.
» Mais vous désirez peut être, au lieu de ces
observations un peu frivoles quelques données
soliilessur les diverees races arabes et sur leur
signe caractéristi(|ue. C'est une tâche presque
aussi difficile que celle de compter les étoiles
san? parcourir les cieux avec un guide fourni
par Dieu lui-même. Presque tout ce qui a été
dit jusqu'à présent sur ce sujet est ou faux ou
vrai, seulement en partie. Parmi les mille tri-
bus qui habitent l'Arabie et le désert, presijue
chacune a des races et des dénominations par-
ticulières, et naturellement leurs avis diffèrent
sur leur valeur; pourtant toutes s'accordent
sur le premier rang qu'occupent ces deux races;
la première est celle des véritables nedschdis,
c'est à dire celle qu'on élève dans les limites de
la province de ce nom ; car, comme on suppose
que tous les nobles chevaux d'Arabie viennent
originairement de là , le nom nedschdi est un
nom général pour tous les chevaux de pur sang
arabe, différence qu'il faut bien noter, car elle
a induit déjà un grand nombre d'étrangers en er-
reur. Il y a cinq races de ces véritables Ncils-
chdis : 1° Sada-Tokan; 2° Toiiesse-al-llamié ;
3°Schouahe-cm-\nhdub; 4° llumdanijé-Symra ;
5° Sonat-Hije-Aeden Sachra. l,e premier de
ces noms est celui de la jiunenl dont ils tirent
leur origine ; le second celui du i)ropriélaire.
» La seconde race excellente est celle des Ka-
ehel. Je n'en connais que^piatre espèces : I* Ka-
ehel et Adschouss ; 3° Kachel Moussounié ; 3" Ka-
ehel Mousalsal; A" Kaelicl Wediian. Elles habi-
tent principalement le désert entre llassora et
Bagdad.
)> Les Nedschdis sont généralement plus beaux
et plus rapides, et les kacbcl jilus grands, plus
forts et plus précieux pour les guerriers cl les
voyageurs. Cette dernière race esl la même donl
on a changé le nom en Europe en celui de Kay-
lanquclcs Arabes ignorent complètement. 11
devient tous les jours plus difficile de se procu-
rer de véritables descendans de ces deux races,
et je n'ai vu (|ue deux véritables Sada-Tokan,
qui seuls entre les Nedschdis se distinguent par
leur haute taille et la force de leurs os : l'un
d'eux est actuellementeu ma possession; l'autre
accompagna le shériff de la Mecque au Caire,
où il fut donné en cadeau à Abbas pacha, petit-
fils de Mehemed-Ali. Ce cheval avait plus de 18
ans, et pourtant son prix fiit évalué au Caire à
10,000 francs.
» Quand on achète des Nedschdis ou des Ka-
ehel, il ne faut pas s'inquiéter des brûlures ou
des cicatrices qu'on trouve souvent sur eux, et
qui viennent de ce que les Bédouins guérissent
toutes les indispositionsdes chevauxparlefeu,ou
de ce qu'on les attache aux tentes avec des chaî-
nes et des anneaux. On aime plutôt ces marques
parce qu'elles prouvent que ces chevaux
ont été dans les mains des Arabes. Ce qui est
plus désagréable, c'est que les genoux de ces
animaux sont quelquefois très enflés; car ils
sont attachés de manière à ne pouvoir se cou-
cher qu'en glissant d'abord sur les genoux, elle
terrain où sont établies les tentes est très sou-
vent pierreux. Les Turcs, qui connaissent cette
circonstance, n'en paient pas moins cher ces
chevaux; mais pour les Européens, ces taches
sont trop répugnantes, et moi-même je ne pou-
vais me décider, par cette seule raison, à ache-
ter un des chevaux les plus parfaits et les plus
beaux que l'on m'avait offerts.
» Eu général, j'ai remarqué que les Arabes et
les Européens ont des idées toutesdifférentessur
rai>préciation des qualités d'un cheval. Les Bé-
douins ne considèrent que la race ; la beauté
leur importe très peu ; et plusieurs fois je les
vis préférer un cheval plein de défauts à un au-
tre qui, selon nos idées, était parfait, mais dont
le sang était moins noble, et beaucoup de dé-
fauts qui chez nous feraient chasser un cheval
d'un haras n'existent pas pour les Bédouins. On
ne saurait dire non plus que les Arabes soignent
très rationnellement leurs chevaux, bien qu'ils
ne soient pas aussi déraisonnables que les Turcs.
Taudis que chez ces derniers, les chevaux souf-
frent du manque d'exercice et d'une nourriture
trop abondante, ceux des Bédouins au contraire
soulfrent de l'excès opposé.
» Les chevaux reçoivent toute sorte de nour-
riture, tantôt du lait de chameau, tantôt îles
chardons du désert, bouillis ; tantôt même de la
viande séchée ausoleilet mise en poudre. Quand
on aborde une prairie ou un oasis, les pauvres
bêtes se gorgent d'herbe verte, puis ensuitejeù-
nent pendant trois ou quatre journées. On les
monte lorscjuils n'ont que deux ans, et les éta-
lons servent dans leur troisième année. Ils ne
sont à l'abri ni du soleil ni du froid ; il n'est ja-
mais (pieslion de les laver ou de les nettoyer, et
(jtiand ils ne servent pas, on les laisse debout,
les quatre jambes liées, et cette position leur
devient tellement naturelle qu'ils la gardent en-
core quand ils sont libres. On ne saurait donc
assez admirer la noblesse d'unsang qui conserve
la [lurclé des formes cl le feu du tempérament
jus(|u à ^.^gele |ilus aTancé,malgré le traitement
le plus slupide.
11 Quant aux arbres généalojiqucs que les Bé-
douins étaient censés garder de leurs chevaux
je n'en ai pu découvrir aucune trace, et l'on
n'en fabrique guère que dans les villes, si les
acheteurs en demandent ; l'Arabe du désert se
contente de connaître le père et la mèredu pou-
lain et s'en rapporte au soin que chacun met li
conserver la pureté de la race.
» 11 sera peut-être utile à ceux qui, après
moi, visiteront ce pays, de leur recommander
M. Baudin, à Damas, comme un des meilleurs
connaisseurs de chevaux, et auquel on peut se
fier sans réserve lorsqu'une fois il se charge
d'une commission. D'une autre part , je prie
tous les étrangers de se méfier d'un M. Fathaila,
à Alep, qui connaît, il est vrai, fort bien sou
métier, mais qui est en même temps le fripon le
plus rusé que l'on puisse imaginer.
u Je termine cette lettre par une observation
fort importante. Je fus étonné de voir très rare-
ment un cheval, même de la qualité la plus in-
férieure, qui ne porlàt pas très bien la queue;
j'appris d'abord vaguement que les Bédouins
|ios$édaient pour cela un moyen inconnu qu'ils
tenaient très secret; enfin, après beaucoup d'ef-
forts et à l'aide de beaucoup d'argent, j'ai réussi
à me procurer ce secret dont l'application est
infaillible cjuoique bien simple. La publication
de ce moyen en Europe mettrait pour toujours
un terme à la manière anglaise de couper les
queues, manière aussi cruelle que chanceuse.
Le moyen des Bédouins opère avec autant de
certitude sur le cheval d'un Toiturier que sur le
coursier du plus noble sang; mais un voyageur
fait bien de ne pas trahir de suite tout ce qu'il
sait, et de garder quelque chose pour lui, afin
de ne pas entièrement épuiser la curiosité et
l'intérêt qui s'attachent à sa personne.
Herma.n, prince de PucKLER-MiSkAV. ••
{Le Commerce.)
01
LES DEUX FAMILLES.
.r^ I. — 1-9Î.
Si vous n'avez pas vu le* Pyrénées , leurs her-
bes de velours, la poussière prismatique de leurs
cascades, les guirlandes Heuries qui s'entrela-
cent à leurs pieds , la couronne de neige qui
coiffe royalement leur tête , et lei froides ténè-
bres de leurs gorges profondes, et leurs chaudes
et verdoyantes vallées, et les grands Lies qu'elles
élèvent sur leurs bras puissans comme les réser-
voirs éternels des fleuves, et les sources abon-
dantes qui coulent sur leurs flancs comme ua
lait miraculeux , et les torrens qui tombent ea
liurlant de roc en roc dans l'horreur des préci-
pices, et qui s'en échappent tout li-has comme
des couleuvres d'argent à travers les campagnes,
et leurs grands chAieaux ruinés dont les tours
penchées menacent ou bénissent les villages, et
I>uis ces cirques gigantesques bàlis avec de« ro-
chers aussi vieux que le monde, par celui qui
l'a créé , puis ces ludiers de cabanes toujours
jeunes parce qu'elles sont iuoessamment renou-
velées , «t ces tonnerres qui roulent comme un
grave accompagnement aux vives chansons de»
montagnards , et , le soir, ces troui^aux étages
— 214
.qui dorment sotis la lune sans crainte des phiies
.glaciics ou (les brigamls avides, et , tout le jour,
ces riclies l'quipaces iiccouianl île loin parles
roules (oui i'eiii|ilis lies heureux (lu siècle qui
vienripiit eheri'lier la joie et la sànlf, richesse ilu
pauvre ; enliii es louijues aiiiuilles de ijranil qui
percent le ciel Meu , et ces mille eoui hcs vapo-
reuses qui se ^les^i^eul harmonieusement à l'Iio-
riîon... si donc vous n'avez pas vu lis Pjrént'cs
avec leur atmosphère tiède et leur molle lu-
mière , vous ignorez la grâce de la nature el la
beauté de l'Europe.
iMais ce qu'il y a de plus beau et de plus gra-
cieux dans les Pyrénées, c'est encore leur peu-
])le de jeunes hommes et de jeunes lilles. Dans
tous les lieux où l'espèce humaine n'est pas dé-
gradée par le vice et par la misère, elle porte au
front la maniuc échaanle de si royaulé. D'ail-
leurs la population itcs munla^iies, ou du moins
.de ces raoula^ues , a ijuelque chose du sylphe
des airs , qui contraste en tout point avec les
j;ens de la plaine et des terres laliouiées. Voyez
les paysans el les paysannes hascjues, à la m.ir-
cbedélée, à la ladle moilelée , au teinl biun
mais animé, au reyard spirituel et passionné , à
la parole prompte et accentuée, aux mouvemens
souples et alertes; ressemblent-ils en rien aux
loui ds garçons de chai-rue, aux maigres filles di^
ferme des pays de lieauce ou de Ikrry ? iNos cul-
tivateurs à (piarante lieues de Paris, ont quel-
que instruction el beaucoup d'argent, sans que
cela paraisse; les IJasquessont ignorans mais ne
sont pas grossiers; ils sont presques pauvres,
mais ne sont pas du tout avares. Il y a parmi
eux beaucoup i.ioins de lecteurs el délecteurs ,
mais ces puriug politiques ont le sentiment de
la distinction personnelle el l'instinct de lélé-
ganee; que de supériorités sur les autres! Leur
caractère se décèle par leur costume ; hommes
et femmes de> Pyrénées portent à leurs bras , à
leur cou, à leurs corsages galans, à leurs vestes
Lien coupées, le peu qu'ils ont d'or... Nos pay-
sans le raeltenl dans leur [loclie, mais quels ba-
bils!
i Parmi ces belles familles des montagnes on
remarquait surloul, au comnieiieemept de notre
première révolution, un charmant ménage, Jac-
ques Bastoul et Nicole Delmas , 'pii liabitaienl
i;up;;. Jii; cabane dans le fond d'un \allon Irais
oi. nanl comme eux. Leur eiilant de trois niiiis
et la jeune sueur de .Mcole, Thérèse, jolie lille de
douze ans , igayaient encore leur bonheur. Une
piété véritable, quoi.jne un |)eu supeislilieiise,
à cause du voisinage de l'Espagne, et une bien-
veillance inaltérable, ipii est aussi de la charité,
les faisaient chérir el vénérer de toute la pa-
roisse. Jacques et Mcole n'avaienl plus ni père
ni mère, mais tous les anciens du pays les appe -
1. ,;.•;.■ ilii nom de fils et de (ille. Leurs vœuS
. ornés comme leur enclos, elle travail
(i I liuiustrie suppléaient à l'insuinsanee de
leurs récolles; Mcole el Thérèse hlaient le chan-
vre et la Laine dans les longues veilles d hiver,
et Jacques servait de guide aux voyageurs dans
la belle saison et chassait l'ours comme le cha~
mois. Celait une fêle toutes les fois qu'il réve-
il lit ù la cabane avec sou chien derrière lui, son
fài.-il 5ur répjule et .son gilii. r à la main. Il lùl-
l;ii'. voir comme sa Mcole suspendait ses bras à
sua cuU; ainsi que lu Uauc au pulmiei... tt alvrs
' il était plus heureux qu'un roi de l'ancien temps.
Lu jour du moisd'avril 1792, le garde-chasse
(lu jeune marquis de S*** vint prier Mcole de
pa>ser au château , à peine éloigné d'une lieue
de la cabane; la marquise venait de mettre au
momie un gros garçon qu'elle ne poiiv.iit nour-
rir, el elle désir.iil beaucoup que Meole se eliar-
geùt de cette lâche maternelle. Le curé cl le mé-
litein la lui avaient indiquée comme la plus
sainte et la plus saine des pay.^annes de la con-
tiéc. De brillantes propositions lui furent faites
pourresler au château... mais la cabane avec Jac-
(jiies valait bien mieux , et elle refusa en remer-
ciant beaucoup. 11 lallul consentir à lui laisser
emporter l'enfant. On irait le voir deux fois par
jour, et d'ailleurs la bonne renommée de la
nourrice répondait de tout. Le marquis fil les
eondilioiis assez peu noblement ; la marquise
embrassa sou enfaul aussi tendrement qu'il lui
lui po.ssible el salua Mcole d'un : « Adieu, ma
chère ! » on ne peut pas plus fier. El l'on se sé-
para.
Les temps devenaient durs; beaucoup de ri-
ches avaient déjà quitté la France , bien peu de
personnes voyageaient pourleur plaisirou même
pour leur saule; le métier de guide baissait de
jour eu jour. C'était donc une bonne aubaine,
il. .us le.sciicoiistauces, (|u'un nourrisson comme
celui-là, et Jacques et Thérèse lurent enchantés
comme Mcole, el jusqu'à leur petit Baslien, qui
fè a son frère de lait par de grands éclats, en lui
pinçant les bras el lui mordant les pieds. Toute
la famille, par tendresse comme jiar conscience,
ne s'occupa plus que du nouvel arrivé; il n'y
avait pas de meilleure mère que la jeune nour-
rice, el toulesles fois que le marquis venait voir
son tils il ne pouvait , avec la meilleure volonté
du monde, trouver la moindre chose à repren-
dre , et il s'en allait toujours satisfait, ce qui le
contrariait fort.
Le marquis et la marquise de S"***, restés de
bonne heure orphelins , étaient nés de parens
plus nobles encore par les senliraens que par la
naissance, et dont la mémoire bénie protégeait
encore leurs héritiers, qui n'avaient guère hérité
que de leur nom et de leur fortune. Privés en
bas âge des salutaires exemples internels, le
jeune marquis et la jeune demoiselic ae s'étaient,
<:hacun de son côlé, entourés que lie flatteurs et
de parasites, el la vanité el l'orgueil avaient dé-
niesnrément prolité en eux au préjudice des
choses du cœur.
Ij'orguei! ! l'orgueil I voilà, par le temps où nous sommes,
La lèpre qui s'allaclie à la moelle des cjS,
L'ulcère qui nous v eut ronger dans no.s berceaui
C'e^t te signe hideux que, rfans le ciel suprême,
.\\ant d'eue Satan, dul porter Salun mOnie.
comme l'a dit tout à l'heure le prince Elim Mets-
cherzki datis sou beau livre de poésie : Les Bo-
réales. Doue, le marquis el la marquise de S***,
voulant conser\er, sous le régime de la révolu-
lion, leur su|)iéiuatie sociale, s'étaient hàlés de
se faire citoyens , de fort mauvaise foi , avant
même que les marqtiisals fussent délînitive-
menl abolis, renianl tout haut leurs aïeux (c'est
à dire ce qui était leur seule gloii e), el se disant
jjeuple pour tâcher de le dominer encore à
l^uide Uc la ^'rande forluue qu'ils croyaient sau-
ver ainsi. Ils marchaient sur leur écusson pour
se grandir aux yeux du vulgaire, et ils n'avaient
plus des grands seigneurs que l'insolence qu'on
leur accorde trop gratuitement et qui est bien
mieux l'apanage des parvenu.*; bien différens en
cela de cette foule <le nobles familles (|ui , gar-
ihuil leurs tihes et leurs idées jusqu'au bout, se
faisaient surtout reconnaître par leur délica-
tesse e.l leur urbanité.
Pendant quelques mois le marquis et la mar-
quise de S'***... je me tnimiie, le citoyen et la
clloyeniie S*""* venaient ou envoyaient tous les
joursà la cabane de Bastoul, jetant des cadeaux,
sans y mêler jamais un mot de tendresse ou
d'obligeance. Ils semblaient craindre par-dessus
tout que leur petit Auguste ne s'attachât trop à
sa nou\eIle famille; c'est pourquoi ils restaient
auprès de lui le plus possible; mais ils ne son-
geaient pas à être doux , rians , affectueux , in-
génieux de soins et de ces mille inventions amu-
santes qui prennent le cœur des enfans : on ou-
blie toujours (luelqiie chose; ils laissaient cela
aux pauvres gens de la cabane.
Cependant la révolulior; marchait, marchait
comme un char armé de faux, renversant et
moissonn.mt sur son passage tout ce quis'é!e-
vail au dessus dessillons. Le tnarquis paraissait
trop sous le citoyen pour être épargné, el d'ail-
leurs l'impertinence et la fortune étaient restés
visibles à l'œil nu. bref, un soir, deux répu-
blicains , aussi honnêtes et francs qu'il l'était
peu , vinrent le prévenir qu'il n'avait plus que
deux heures pour se sauver, que des gendarmes
devaient, la nuitmême, le saisir pour le jeter en
prison el de là au tribunal révolutionnaire , et
ensuite cela se compienail du reste. Le no-
ble couple , infiniment moins citoyen que la
veille, n'eut que le temps de rassembler les va-
leurs assez considérables qu'il avait en porle-
feuille, el partit, sous un déguisement de mar-
chands forains , pour la prochaine frontière
d'tspagne, sans avoir pu embrasser le petit Au-
guste... Les voilà sauvés... Jacques et Nicole re-
doublèrent d'amour el de sollicitude pour le
pauvre enfant; ils en devenaient les père et
inère responsables. Pendant deux ans les pa-
rens réels leur firent exactement passer l'argent
nécessaire; puis les biens de France furent sé-
questrés ou vendus nationalement, puis les
épargnes furent follement dissipées dans l'émi-
gration; car de l'Espagne en Italie, et de l'Italie
en Allemagne,le marquis el la marquise de S"*,
redevenus plus marquis qnejamais, et demeurés
très orgueilleux, éblouissaient et insultaient i)ar
leur luxe les plus nobles émigrés , qui avaient
pris lies sentimens conformes à la fortune pré-
sente, et qui, en grand nombre du moins, sup-
porlaieiil par leur vertu une pénible existence
qu'ils soutenaient par leurs talens. Mais nos
jeunes seigneurs des Pyrénées , qui ne se dou-
taient el ne doutaieul de rien, avaient imaginé
que la révolution n'était qu'un acciilent passa-
ger, el qu'ils ; '..Ireraient Iriomphans en France
au bout de trois, six ou ipiinze mois tout au
plus, et ils avaient agi en conséquence , sans
même assurer l'enlreiien de leur enfant el la
créance toujours croissante de la nourrice. Dès
l'année 1794 toul paiement cessa. Le garde-
chasse fut chargé par lettre de l'annoncera ces
bonnes j/e//«, leur pforacUaiU que , s'ils con-
215 —
tinuaienti prendre soin d'Aiigiiste , ils ne per-
draient rie» un jour ù venir. En attendant, le
marquis et sa femine tombèrent dans le plus
grand déuiinienl , vi ant d'ahord des aunirtiies
de l'éniiijration et tus lite des liienl'ails d'un on-
cle île 1,1 marquise , possesseur encore de quel-
ques délu-is de fortune sur la terre dexil.
En attendant aussi , les désastres n'avaient pas
éparyni' Jacques et Nicole: lorsque les yrands
sont frappés, le conlie-coup ne se fuit pas atten-
dre chez les pelils : un l'-dilice dont le faite est
renversé est bienlôtruiné jusqu'àses fondeniens.
La guerre civile, la guerre avec les Espa^uols,
la famine, les incendies, les assassinais, le uiaxi-
mura,elc. , etc.. il u'était pas possible que le
Lon ménage ne reçût pas quelque alleiule de
tous ces fléaux. Leur cabane tut brûlée, leur
champ dévasté ; il fallut aller chercher un rcfu;;e
dans un vallon sauvage et reculé où ils élevè-
rent une nouvelle chaumière auprès de laquelle
l'autre aurait eu l'air d'un palais, et là ils vécu -
rentà force de travail et de privations, faisant
surtout en sorte que le jeune Auguste ne s'aper-
çût point de tant de revers. Il eut la dernière
paire de draps qui leur resta et le premier mor-
ceau de pain blanc qui leur revint; et ils soi-
gnaient son ànie comme son corps , l'instruisant
eux-mêmes, à défaut de curé , le mieux (pi'ils
pouvaient, dans la connaissance de Dieu et de ses
saints préceptes , et le lui faisant prier soir et
malin pour son père et sa mère qui l'aimaient
taiittl (jiii étaient si bons; car il faut tou-
jours cacher les loris des parens aux yeux des
enfans, et un lilsest loujours ingrat s'il ne bénit
et ne vénère pas ses père et mèie , quels qu'ils
soient. Pour ce qui est de l'instruction mon-
daine , ils lisaient fort mal et ne savaient pas
écrire du toul. Ils lui apprirent tout ce qu'ils
savaient, en uièuie temps qu'à leur petit Bast.en.
Au surplus, quand on n'a pas quatre ans, on en
sait toujours trop.
Une fois installés dans leur nouvelle et misé-
rable chaumière, leurs semaines tournèrent len-
tement dans un cercle d'occupations mono-
tones... sans la perspective même des saintes
distractions du dimanche que le decudi [no-
fane avait exilé du calendrier comme les prêtres
l'avaient été des églises. Tous les matins, Jacques
liastoul emmenait son i)etit garçon dans les ra-
vins les plus elfrayans et sur les escarpemens les
plus péiillenx des l'yrénées , aliu d'iuslruire et
d'accoutumer ses premiers pas au |)éniblc mé-
iier de y«/(^t' et de chasseur; puis il défricharl
quelques landes sous ses yeux et rapportait du
bois à la chaumière. Nicole restait pour s'occu-
per du ménage etde l'apprèldu frugal repas du
soir, tandis (pie Tiiéièse élait partir de sim côté
avec le petit Augusie pour aller au hameau voi-
sin, ofi elle travaillait comme ouvrière à la loiu'-
née chez de braves gens qui faisaient jouer l'en-
fant avec les leurs. Celte pelile course d'inu'
demi -lieue à Iravers h s sentiers boisés de la mon
tage était d'ailleurs aussi salutaire (|u agréable
pour Angusie, qui >"amusaii i ont le temps à faire
courir un jeune agneau que sa mère adoptive
lui avait donné pour qu'il eût quel<|ue eho.sc h
lui d.ius le monde; car, d'après loin ce i|nl se
passait, elle voyait bien (pie c'en élail f.iii iioin-
toujours du sort et des propriétés de la famille
du pauvre- enfont !
L'n soir (pi'un violent orage avait éclaté, la
jeune lilb; rc'venail en tonte hâte avec Angusie
pour I entrer an gile avant la nuit ; mais voilà
qu'après un (jnart d'heure de marche elle u'a-
pi rçuit plus le chemin lournanl ipii conduisait
à la ehaiimièie ; à Sa place c'était un lorn-nt.
Thérèse oie bien vile ses chaussures, regarde au-
tour d'elle, par un mouvement naïf de |)udeur,
si personne dans ce désert ne peut la voir, relevé
sa robejusqu'à son genou, et, tenant de ses deux
bras le bel enfanl assisderrièresoncoii les pieds
allongés .sur sa poitrine, elle cherchait des )en\
l'endroit le moins dangereux ()0ur |)asser le tor-
rent; ellagneau, avec sa laisse pendante, bêlait
tristement comme pour ajipeler son pelit maitre
(lui riail de tout cela et surlout d'êlre portée si
haut, et (jni aiiplaudissail de ses deux mains
roses, et qui baisait les cheveux de la jolie Thé-
rèse. Célail un tableau charmant !... lin Jeune
peintre voyageur que le hasard avait amené là
tout exprès, et qui s'était caché pour ne pas ei^
faroucher la jeune tillodont les peurs et les pié-
canlions n'étaient pas si folles , comme v(.iis
voyez, eul le temps d'en prendre un croquis;
puis il suivit de loin ses modèles et frappa enfin
à la chaumière. Il raconta l'aventure , montra
son esipiisse et demanda la laveur d'une *eo//fe
complète. Ou accepta de bon Cd'ur. On le lit soii-
pti- et coucher ; les pauvres ont loujours un lit
pour les étrangf-rs. Le lendemain il acheva son
dessin (|ui réussità merveille, qnoi(|ue leerayon
du peintre eût beaucoup tremblé ; car Thérèse,
I tout émue, était encore plus jolie que la veille.
11 laissa l'original à ses hciles après en avoir jiris
une copie que l'on a fait graver depuis; il par-
lit... mais lion pas pour toujours, à ce que je
présume.
Au bout de quelques années, vers 1798, Ni-
cole donna une sœur à son jictil Ijastien et la
nomma Augusta, etce fut tendresse pliisipie va-
nité, je vous jure ! .Mais l'hoi izon polilicpie s'é-
tait déjà éclairci, les curés étaient revenus. Il y
en avait un très savanl dans une paroisse voisi-
sine, et pour être plus diarilable envers les
pauvres , il donnait des lecjous de latin , d his-
toire et de malhéiiiatiques aux enfans des riches.
Que lirenl Jac(iues et iMcoleP Ils firent semblant
d'avoir reçu de l'argent des parens d'Auguste ,
dont ils n'entendaient pas parler, et prirent en-
core, Ions les mois, sur leur nécessaire pour lui
donner de l'éducilion : «Car notre lils n'en a
pas besoin ; ([u il soit ignorant el heureux com-
me nous , disaient-ils , c'est tout ce que nous
pouvons désirer.iMais Auguste est un monsieur;
il connail de quel sang il est né ; c'est par la
science iju il pourra recoiupiérir son rang el
sunteiiir son nom. »
Le pauvre eiilant, comme on l'appelait tou-
jours dans le pays, proliia miraculeusement des
leçons du curé, et à làgede treize ans il a\ail
failsa rhétori(|ue. A celte époque au.ssi il (il .sa
picmièic communion et pria iU\ lond de son
ciiur poui- son père et sa mère absens. ei aussi
pour sa nureet son père qui étaient là, pleurant
de joie, liastieu et Augusta regardaient avec ad-
niiialion celui qui se disait leur frère, mais ipi'ils
n'osaicnljamais.ippelerdecenoiu, El riié.èsc;'...
celait cellejeune daine en loilillcsiin|de , mais
élégante, ipii pleurail comme lous les autres ,
, car elle iiOlail pas la moins joyeuse. Le jeuue
peinlre était revenu, comme je m'en doutais, il
avait beaucoup ti'availlé. il gagnait de l'argent ,
et il avait épousé Thérèse, la jolie paysanne, qui
s'était très facilement parée des lielles manières
d(^s daines de la ville sans quitter son cceur du
village.
11. — 1804.
La victoire avait porté Bonaparte au consu-
lat, et Uonaparte avait dit : « Il n'y a |)lus de
factions ni d Ojdnions , de proseripteurs ni de
proscrits; il n'y a plus que des Français. Nous
commençons d'aujourd liui. » El il rappelait les
émigrés et il leur rendait les biens non vendus.
Le marquis et la marquise de .S*" revinrent et
rentrèrent dans la plus grande partie de leurs
propriétés, (pii n'était encore (|iie sous le séipies-
Ire. Ils avaient toujours trouvé moyen de savoir
des nouvelles de leur enfant, mais ils n'avalent
jamais donné de leurs pi opics nouvelles, n'ayant
lien à donner de plus el ne voulant point conti-
nuer avec la nourrice des relations (|iii ne pou-
vaient être (|ue de la reconnaissance. .Maintenant
(prils étaient riches , c'était tout di.iéieut. Le
marquis devait rester à Paris pour de grandes
affaires; on parlait de l'Empire et de reformer
une cour. La marquise partit seule pour les Py-
rénées alin d'aller reprendre possession de son
cliàteau cl de ses domaines, et aussi de son fils.
Elle y arriva très fatiguée et se hâta d'écrire à
Nicole la lettre suivante :
«Vous avez sans doute appris, ma chère, notre
rcnlréeen France ; le mar(|uis et moi nous n'en
avions jamaisdoulé.Jesuisaccablée de lassitude,
mais vous comprenezie besoin que j'ai de revoir
mon fils sans jierdre uneiniiiute. Vousle remet-
trez donc entre les mains de l'homme de con-
llanee que je vous envoie. Nous avons aussi des
comptes à régler ensemble ; venez dès i|ue vous
le pourrez mapportcr vos notes au château.
Nous terminerons tout de suite.
>i .-^dieii , ma chère; mon fils doit être bien
grand et bien peu savant, n'est-ce pas ?
» Marquise de S***.»
Ce fut Auguste qui lut cette lettre à Nicole,
et lous deux demeurèrent stupéfaits et sansoser
se regarder. Retirer ainsi un enfant ijui était
resté gratis plus de douze ans en nourrice!
Quoi! pas un mot de gratitude ni de bienveil-
lance!... Ils ne savaient pis que les riches el les
jïiands s'imaginent trop souvent (|ue tout leur
est dû sans qu'ils doivent en avoir aucune obli-
gation. Les l'etils sont récompensés par les ser-
vices mêmes qu'ils leur rendent et par les rap-
ports (|n'ils entretiennent ainsi , et en leur
piyaul leur peine el leiii-s fr.iis. tout est dit. Ce-
pendant Nicole, après avilir réHcchi,fit écrire par
le cnré la réponse suivante -.
« Je n'ai pas l'avantage de connaître l'écriture
de madame la marquise de S***. Je ne connais
pas non plus la personne ipii se dit envoyée par
elle. Je ne puis donc lui livrer aussi légèrement
le précieux dépiit (|ui m'a été confié et «|ueje
ne remettrai qii à .sa mère elle-même. ELclruU"
vera en eliVt M. Auguste bien grand , et un peu
plus savant iiiion pourrait le présumer. Il sait
surtout adorer cl servir l'ieii. respecter el hono-
rer ses père cl mie. el .limer les p.iuvres gens
ipii lui en ont tenu lieu, douze ans, autant qu'ils
I ont l'u. '■
La marquise fut piquée au vif de cederépoiuc
— 216 —
et (lès le leiulcmain elle courul à la chaumière.
Le curé s'y trouvait encore au milieu de toute la
famille lîastoul.
« iMe rccounaissez-vous, ma chère, dit la mar-
quise à ^icoleen relevant la tôle avec une im-
pertinence où il y avait du trouble et de Thunii-
liation, et me rendrez-vous mon lils ?
— Oui, madame, je vous reconnais, vous êtes
bien la même, et voici M. Auguste.
— Embrassez votre mère,» reprit aussitôt la
marquise. Et Auguste se jeta au cou de sa nour-
rice.
La marquise eut l'air de n'y pas faire attention
et ajouta : «Quand à nos comptes, ma chère ?...
— Oh ! madame, interrompit la nourrice, rien
n'est moins pressé ; d'ailleurs le calcul est facile
à faire, vous savez nos premières conventions.
Ce sont des mois de nourrice, depuis di.K ans
qu'ils étaient dus.
— Mieux que cela, mieux que cela, répliqua
la marquise, ^ous serons plus justes, ma chère.
Allons, mon lils, dites adieu à tout le monde et
Tenez. »
lit pour ne pas assister à cet adieu, elle ou-
vrit la porte de la chaumière et fit signe à son
laquais de faire avancer la voiture.
Le lendemain, une somme d'argent assez forte,
quoique bien calculée, fut remise à Meole; le
surlendemain la marquise et son lils étaient sur
la route de Paris, et quelques jours après dans
rhôtel du marquis. On donna vite à Auguste un
précepteur qui n'eut j.resque rien à lui appren-
Voilà le comte de S*** encore une fois marquis j convertie. Pourrai-je jamais assez reconnaître.,
et ne se rappelant pas avoir jamais été autre! assez réparer?... Allons, Augusta, soyez ma
(Ire, et tous les maîtres d'agrémens qu'il étonna
parla rapidité deses progrès. Etions les plaisirs
lui étaient offerts, mais le seul, selon son cœur,
était d'écrire à sa famille des Pyrénées et d'en
recevoir queltiues réponses, trop rares, car la
marquise avait exigé que celle correspondance
fat peu active.
Le lemps vint où le premier consul se lit em-
pereur et monta sa cour. Alors le marquis se fit
comte de l'Empire et chambellan. Je l'aurais
juré. Le nouveau comte et la nouvelle comtesse
voulurent avoir leurs portraits et celui d'Auguste
dans un même cadre. On leur parla d'un peintre
plein de talent qui, n'ayant pas encore la vogue,
était fort modéré sur le prix. Us y coururent.
A peine Auguste enlrait-il dans l'atelier qu'il
était dans les bras du peintre et de sa femme, la
bonne et gentille Thérèse, et qu'il montrait à sa
mère le petit tableau du torrent que le peintre
détacha pour lui en faire hommage. Tout cela !
déi)lut tellement aux visiteurs qu'ils sortirent
sous un vain prétexte et en inventèrent un autre
pour ne plus revenir. Us délendirent expressé-
ment à leur lils de relonrner chez ces gens-là.
Au suri)lus, le mari et la femme , si d'accord
pour ces sortes de choses, ne relaient guère pour
tout h; reste. Les ambitions déeues du comte qui
intriguait toujours, les dépenses folles de la com-
tesse pour SI toilette et ses équipai;es étaient des
sujels continuels d'humeur et de querelles.
Auguste comi)arait cet enfer opulent avec l'indi-
gent paradis où il avait passé son enfance, et il
disait en lui-même : «Voilà donc mes deux
familles!.... Oh! que j'élaisheureux dansl'aulre!
C'est à présent qu'il faut m'appeler pauvre
enfant!
111.— ISli.
s Les Bourbons sont revenus sur leur trône.
chose. Auguste a vingt-deux ans; on a de grands
projets sur lui; il n'en a qu'un, lui, c'est de
revoir la chaumière des Pyrénées encore une
fois et d'épancher son cœur dans le cœur deses
parents d'adoption.
Le marquis, au bout de quelques mois, est
pris d'une maladie de poitrine; il languit long-
temps, et meurt le 19 mars 1815. Un peu plus
tard il aurait encore été comte, sauf à redevenir
mai(inis délinilif après les Cent-Jours. Celle
mort frappa cruellement Auguste ; à vrai dire, il
n'avait pas eu de père... et cependant il le per-
dait. Ses sentimens pieux et tendres rempla-
çaient, pour le faire souffrir, tout ce qui avait
manipié. Le voilà majeur et héritier du domaine
des Pyrénées. 11 ne tarda point à s'y rendre pour
tout régler, mais il passa par la chaumière. C'est
Augusta qui lui ouvrit la porte. Il resta muet
devant tant de grâce et de noblesse ; elle avait
été élevée au couvent par les soins du bon curé,
et c'était tout-à-fail une demoiselle. Auguste
entra enfin, et demanda pardon à Jacques, à
Mcole, à Baslien, au nom de son père mort. On
ne voulut pas l'entendre, on ne se souvenait d'au-
cun tort, on ne voulut que l'embrasser vingt
fois.
Il fit dans le pays tout ce qu'il y avait à faire ;
mais il avait un plan arrêté dans sa tête et dans
son ùme : c'était en même temps un grand bon-
heur pour lui et une grande réparation pour
d'autres. Un malin il courut à la chaumière.
«Ma bonne Nicole, dit-il, tout est réglé; j'ai
l'âge et la fortune, je suis mon maître: je vous
demande la main d'Augusta....
— Je vous la refuse, monsieur Auguste, répon-
dit Nicole avec une douceur pleine de dignité,
et surtout ijne ma fille ne sache point votre
désir. Je vous la refuse, car votre mère ne dirait
jamais un oui volontaire, et vous ne devez pas
lui faire un tel chai^rin. Je vous refuse Augusta,
car si son éducation la rend, à quelques égards,
digne de vous, sa famille ne pourrait point se
présenter dans la vôtre, et je ne veux ni rougir
ni faire rougir personne. Et puis vous avez à
parcourir une haute et brillante carrière, qu'un
pareil mariage entraverait. C'est une folie, mon
cher Auguste, mon fils... n'en parlons plus.
Vous seriez seul sur la terre que je vous refuse-
rais encore.
— Non, non, » s'écria une voix en dehors de
la chaumière. On ouvrit la porte : c'était la mar-
quise. Inquiète de son fils, et des conseils que
pourrait lui donner Jacques ou Nicole (qu'elle
jugeait |iar elle-même), elle venait rejoindre son
fils. Elle availa|)pris au château iiu'il était à la
chaumière, elle était accourue ; elle avait vu
Auguste aux pieds de Nicole, à travers la vitre,
et avait collé son oreille à la porte... et vaincue,
attendrie, éclairée par tant de générosité et de
délicatesse, elle s'écriait : « Non, non, ne la refu-
sez pas! je dis oui du fond de mon cœur. Venez
tous, que je confesse tout haut mes longs péchés
d'orgueil; et vous aussi, monsieur le curé, ve-
nez, et que Dieu me pardonne ! Mon cœur chan-
ge; c'est comme un nuage qui s'évn'iouil et qui
voilait tous les bons sentimens endormis au fond
de moi-même.... Et c'est vous, Nicole, qui avez
fait ce miracle; ce sont vos paroles qui m'ont
fille... Y consentez-vous ? j'en serai digne, vous
verrez!...»
On ne meurt pas de joie : Augusta en est la
preuve.
Et bientôt les deux familles n'en firent plus
qu'une dans le château des Pyrénées ; et la mar-
quise dit adieu à l'orgueil et à l'ambition, pour
se contenter du bonheur. On appela Thérèse et
son mari pour la noce; et Auguste, ivre de
toutes les félicités, allait répétant à tout le mon-
de : «Voyez ! c'est moi ! c'est moi ! c'est le pauvre
enfant !
Emile Deschamps.
{Journal des Jeunes Personnes).
EN 1636.
Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne ve-
naient de se réunir dans la salle de leurs déli-
bérations, et jamais le comité ne s'était rencon-
tré si nombreux , ou plutôt si complet. La
veille encore, cependant, ïurlupin souffrait
d'une entorse , Bellerose de sa goutte , et ma-
dame Duchâteau de ses nerfs ; mais les indis-
positions avaient disparu toutes, ce jour-là,
comme par enchantement. Pas une absence ; pas
un retard; enfin, pas une amende à payer. Cha-
cun s'était empressé de se rendre à son poste
avec une exactitude, on peut dire extraordi-
naire.
La porte s'ouvrit, et Lapierre, le vieux souf-
fleur et tout à la fois l'huissier du théâtre, an-
nonça l'arrivée de M. Pierre Corneille.
— C'est vrai ! s'écria Bellerose ; je n'y songeais
plus... nous avons aujourd'hui deux ouvrages à
écouter.
— A entendre , c'est bien honnête... ajouta
Turlupin. Commençons-nous ?
— A quoi penses-tu! reprit Jodelet. Et son
éminence ?
— Quelle Eminence ?... Et toi-même , à quoi
penses-tu?... Le sieur Armand Duplessis , qui
comparaîtra dans quelques instans devant nous,
à l'hôtel de Bourgogne, son manuscrit à la main,
n'est-ce pas le duc de Richelieu, qui, jusqu'à pré-
sent, nous avait appelés au palais cardinal pour
y subir ses œuvres quelles qu'elles fussent. Ma
foi, puisqu'il veut être auteur jusqu'au bout et
courir toutes les chances, pourquoi n'est-il pas
le premier au rendez-vous ? C'est lui , d'ailleurs,
qui, par humilité chrétienne, sans doute, a fixé ,
pour sa lecture , le même jour que l'un de ses
confrères... 11 attendra son tour.
— Ainsi , je vais introduire M. Corneille , fit
le vieux Lapierre.
— Lorsque nous sonnerons, s'écria vivement
Jodelet, pas avant!...
Et son regard semblait prendre avis de l'as-
semblée , dont l'avis fut à peu près unanime ,
lorsqu'il ajouta : —Reviens nous prévenir aussi-
tôt (ju'arrivera monseigneur le cardinal.
Lapierre sortit; et les comédiens reprirent la
ijuestion bien résolue, pour chacun, au fond de
son âme, de savoir s'ils useraient du droit qui
— 2n
teur élail laissé de refuser les pièces de son t-mi-
nence. Mais, à peine deux, ou trois mensonges
s'étaient-ils produits, sous le masque d'une en-
tière franchise, que Lapierre, visiblement stu-
péfait, rentra dans la salle.
— Monseigneur est là...
Tout le monde, à ces mots, était debout.
Arrêtez... Il est là... oui , monseigneur le car-
dinal , en personne... mais il vous fait prier ins-
tamment, messieurs et mesdames, de ne pas vous
déranger, et de donner tout de suite audience à
monsieur que voilà.
Les yeux se portèrent alors vers un jeune
homme qui se tenait modestement sur le seuil,
et auquel, d'un air de protection, Lapierre fai-
sait signe d'avancer.
— Allons ! allons, vite, M. Corneille.
Et ISellerose indiquait au poète la place qui
lui était destinée , comme pour lui donner à
comprendre qu'il eût à l'occuper le moins long-
temps possible.
Corneille s'assit , pâle et sans oser d'abord in-
terroger du regard les dispositions de ses juges.
Mais, après qu'il eût enfin aperçu chaque audi-
teur installé, le plus commodément possible,
pour se distraire de la lecture , ou pour s'en-
dormir, le nuage, qui couvrait son front pres-
que honteux , se dissipa , la main qui déroulait
lentement et comme à regret un manuscrit le-
marquablement froissé, l'ouvrit tout à coup,
sans plus trembler; et ce ne fut pas sans une
certaine assurance qu'il prononça : « Mirame ,
» tragédie en cinq actes. »
Pendant les premières scènes on fit bonne
contenance, et c'est à peinesi l'on s'était mou-
ché, si l'on avait toussé, craché et bâillé cinq à
six fois avant l'acte second, selon l'habitude des
comités de lecture de nos jours.
La crainte et la peur commençaient à regagner
Corneille; mais bientôt les chuchottemens
s'essayèrent, les tabatières s'ouvrirent, Alison
éternua, madame Beaupré se mit à rire, lielle-
rose crayonna le profil grotesque de Guillot-
Gorju, et lurlupin, qui, malgré le voisinage de
Jodelet, dont le pied frappait sensiblement le
jiarquet avec impatience, avait trouvé le som-
meil du juste, Turlupin ne s'éveilla qu'au bruit
de la séance qni se levait, et de la sonnette qui
s'agitait, pour donner l'ordre d'introduire le
cardinal. Déjà même averti par Lapierre le
ministre-poète abordait les comédiens, et cher-
chait à lire sur leurs physionomies l'impression
qu'avait produite sur leur esprit la lecture de
Corneille.
— Eh bien! messieurs, dit-il, après un mo-
ment de silence et d'hésitation, serait-ce moi
qui vous empêche de prononcer votre arrêt ?
BELI.EnOSE.
La tragédie que nous venons d'entendre est
trop supérieure pour que nous hésitions à pro-
clamer notre avis, eu face de tous.
coitNr.ii.Li: (à par/).
Que dit-il?
llELLEUOSi:.
C'eslune œuvre riche de pensées profondes..;
coRîNEiLi.i: [à part).
Je tremble....
JODELET.
Semée de vers heureux :
MAD.4JfE DUCHATEAU.
Remplie de situations touchantes.
MADAME BEALI'UÉ.
Et de sentimens passionnés.
JODELET.
L'action est conduite avec un art....
TLRLLI'IN.
Qui lient l'allention constamment éveillée.
CORNEILLE (a part).
Ils sont fous, je suppose.
RICHELIEU (à part, avec joie).
Voilà des éloges sans flatterie.
liELLEROSE.
Il est fâcheux que le sujet ne réponde pas à
l'habileté de l'exécution.
coRiNEiLLE [à part).
A la bonne heure.
JODELET.
En y réfléchissant, M. Corneille reconnaîtra,
comme nous, ce qu'il y a de faux dans la donnée
principale....
MADAME DUCIIATEAU.
Et malgré le charme des caractères....
MADAME BEAUPRÉ.
Malgré le mérite du style....
TLRLL'PIN.
Et l'an infini des détails....
BELLEROSE.
Le vice du fond l'emporte sur la forme, et,
tout en appréciant les beautés de votre ouvrage,
monsieur Corneille, nous sommes contraints
d'en priver notre répertoire.
RICHELIEU [àpart).
Refusé!
CORNEILLE {àpart).
Je respire....
Richelieu, dont la figure , d'abord radieuse,
s'était ensuite singulièrement assombrie, tira
Bellerose et Turlupin à part.
— Permettez, Messieurs..., ne vous montrez-
vous lias un peu sévères '.' Vos motif» de refus
sont-ils bien suffisans P... Il m'avait confié son
sujet, et je n'y vois rien....
— Rien, c'est le mot.
— Eh! quoi, l'intérêt?....
— Manque essentiellement.
— L'action?....
— iSe marche pas.
— Les caractères ?....
— Sont outrés....
— Et d'une vertu !....la vertu de l'oiiium,
— Ah! Mais.... lesyle :'...
— Se ressent des idées.
— Style ronflant ; à ce qu'il parait.
— A ce qu'il parait ?....
— El de plus, un pitoyable dénoiiment,
— Les manants !...— Pourquoi donc, (OUC à
l'heure, disiez-vous....
— Consolation d'usage.
— Il faut être poli.
— C'est ce qui s'appelle de la franchise.
— Dès que votre Eminence y consentira, no-us
sommes à ses ordres.
— Je suis aux vôtres, Messieurs.
— Monsieur Corneille, fit Jodelet avec un air
aimable, en le conduisant vers la porte, à bien tùt
la revanche.
— Et celui qui venait d'essuyer un de ces
échecs si douloureux au cœur des poètes, se
retiiM du champ de bataille, heureux du moins
de ny avoir pas trioraplu r.
Mais, à peine se trou.'a-t-il seul dans la salle
voisine, que la douleur et l'indignation, dont il
s'était rendu maître, éclatèrent Le manuscrit de
Mirame n'efit plus seulement à souffrir de la
force convulsive d'une main qui se resserrait
comme unétau; il fut jeté par terre avec vio-
lence et foulé honteusement aux jiieds.
— Ah! monseigneur..., vous ne signez pas ce
que vous écrivez, et vous n'écrivez pas ce que
vous signez!... Vous empiétez sur toutes les gloi-
res.... Après le trône, le ihéâlrc!... Après le roi,
c'est le poète <iu il vous faut!... N importe; je
n'ai p3s du moins brisé ma plume !... A vous le
lingot, monseigneur..., la raine me reste... et je
remi)lacerai te Cid, que vous m'dvez pris, am-
bitieux !... ie Q'rf !... qui sait ?... présenté par
moi, peut-èlre aurait-il eu le sort de Mirante..,
En ce moment, des exclamaiions admiratives
retentirent dans la salle du comité.
— Et voilà, continua Coi neiile radouci, en se
rapprochant de la porte pour écouter; voilà
qu'on applaudit mes vers, grâce à celui qui les
débite..., ou plutôt malgré lui!... Moins vile,
monseigneur!... moins vite, je vous en conju-
re!.... Oh! le barbare!... On le refusera, s'il
continue !... et cependant ils applaudissent en-
core... C'est que ce passage est bien..., très bien
même....; jamais je ne l'avais senti plus vive-
ment !...
Tandis que, cédant lui-même à la puissance
de sa poésie, il était tout oreille et tout cœur,
tantôt à l'enivrement des bravos, lanlôt à lin-
expiimablesmiplice delà lecture inintelligente
desa création, survint une femme jeune et belle,
témoin inaperçu d un si noble désespoir.
— Delamelderamel... au nom du ciel !...—
criait l'inforuiné. — Vous allez vous accuser,
monsieur le duc!... A la manière dont vous li-
sez ces vers on devinera qii ils ne sont pas de
vous!... Mais c'est Chimène qui parle!... Chi-
mène enti-e Son amour et son devoir...
• Va, je ne le luis point. •
Manquer ce irait si passionné!... .Ne pas s'é-
crier avec un éclat de tendresse :
« Va, je ne le liais point. •
Eh ' bien, moi, je te hais, cardinal maudit : je
te hais autant que je souffre!... Et j'ai cru possi-
ble un pareil éiliinge !... j'ai pu céder à vos $é-
diunions.à vds menaces!. ..Mais ce ne serait assez,
monseigneur, ni de tous vos trésors pour le
mien, ni de votre Bastille, pour le Ciil'.,.. Le
fVrfcslà moi!... vous me le rendrez!... Oui,
malgré l'obscuritéde mon nom. et «pioique nul
au monde ne sache encore lequel de nous est
l'auteur, oh ! je le jure par ces bravos qui m'ap-
partiennent, vous me rendrez I* Cid, fat-ce au
prix de ma liberté, de ma vie !
Et Pierre Coivcille embra.^sa les genoux du
cardinal de Richelieu, qui cherchait à se déro-
ber à la poursuite des comédiens enthousiasmés.
— Ma pièce! ma pièce! mon.seigneur !...
— Relevez-vous!... on vient... un mot de
plus, et je vous fais traîner à la Bastille !
Ici ce fui un prodigieux concert de lou,ini;es.
— Admirable. —Sublime. — Quel chef-d\tu-
vre ! — Jeu suis encore tout émue.... etc., elc'
— 218 —
— Assez... assez !... répétait le faux poète avec
iiuiiiieluile.
— Inutile, monseit;neiir, d'ajouter que le Cid
est reçu.
— iM. Corneille me permellra-t-il de le féli-
citer ?... dit une voix, au son de laciuelle Tas-
senihlée entière se retourna soudain avec sur-
prise.
Alarion Delorme faisait eu même temps une
profonde révérence.
— Que faites-vous ;'
— Me le voyez-vous pas ') je coniplimenlerau-
leur du Cid.
— Vous vous trompez ; c'est à monseiuneui'
que >us complimens doivent s'adresser.
— Monseigneur se conlenlera <le mes renier-
cimens, [lonr avoir daitjrif prendre sous son pa-
Ironaije Itenvie d un pocit;, pour lequel il dou-
tait un peu de l éjuilé de sesjujjes.
Les comédiens fort enil)arrassés ne savaient
pas trop s'ils avaient à piendre la chose au sé-
rieux. (Corneille lui-même n'était pas bien sur
de ce qu'il devait penser. Quant à Marion, elle
souluil avec intiépidité le regard que lui lança
Richelieu.
— Ma comédie n'est-elle pas meilleure que ma
tragédie ? dit enlin le cardinal à l'aréopage con-
fus. Oui, messieurs... Qutiquetois trop sévéïes
pour les auteurs, les productions du ministre
vous trouvaient induljjens jusqu'à la faiblesse:
;grâce à un échange de manuscrits, vous venez
U'étrejustesenversdeu.x ouvrages àla fois.
Puis tendant la main à Corneille ; — Je vous
pardonne votre m.iuvaise opinion sur mui, et je
vous demande, à nioii tour, pardon de mes me-
nac«&.. Biais non pas, s'il vous plail, de mes pro-
messe*—«ar je les tiendrai.
l'ierre Corneille ne tarda pas en effet à rece-
voir le brevet d'une pension de 1,200 livres.
Marion Deloriue, (pii n'en a pas consigné l'a-
veu dans ses mémoires, était la seule dont on
put apprendre si, dans celle occasion, elle avait
été complice ou viclm^euse de Richelieu.
HiPi'OLvri: Kimbalt.
(Le tna/ide dramatique.)
LES CAMARADES DE COLLÈGE.
DansT't'lé de 1837 , quatre jeunes gens de
vintl-huit à trente ans entouraient une table du
Café de l'aris, et tout en savourant des sorbets
au rhum se félicitaient entre eux d'une réunion
que leur différente position dans le monde ren-
dait plus rare qu'ils ne l'auraient voulu. Il était
neuf heures à peu près; le temps était beau et
favorable à la promenade ; c'était jour d'opéra ;
le salon où ils se trouvaient était vide ; ils pou-
vaient donc se livrer à des confidences intimes,et
ils ne se les épargnaient pas.
— Il faut avouer, disait l'un, jM. Ernest de
Montbrun, qu'à sa moustache noire et à un
peu de raideur dans la tournure on reconnais-
sait pour un militaire, il faut avouer que c'est
une douce chose que d'avoir été au collège, non
que, pour ma part, je fasse grand cas de lédu-
cation publique, nique j'apprécie beaucouji le
fatras grec et latin dont on nous a bourrés, mais
pour le» caïuitiitde».
— Oui, reprit le second, Paul Vitaud ; dont la
toilette soignée, le jabot collé sur une chemise
dont les plis faisaient deviner les habitudes
bureaucraii(|ues, oui, pour les camarades ; nous
voilà (|ualie que le collège a réunis dès I'cti-
fance et qui, dans ce monde où nous eussions
j)ent-élre été ennemis, grâce à ce hasard heu-
reux, nous secourrons, nous protégerons tou-
jours les uns les autres.
De cordiales poignées de main succédèrent à
ce voeu amical, et le troisième, M. Gustave d'AI-
bois, sous-préfet en permission à Paris, prit la
parole.
— Sans compter, dit-il, que nous tous ici nous
devons notre position et nos espérances de for-
tune à venir à cette camaraderie sainte qui com-
iiienee avec l'enfance pour ne finir cju'au tom-
beau ; si nous ne nous étions pas tutoyés avec
des altesses, si nous ne nous étions pas colletés
avec des nionseigneurs , nous serions encoie
surnuméraires, et toi, Alontbrun, tu serais siuis-
lieutenant dans l'escadron que tu commandes.
— Un moment, un moment, dit Monlbrnn ;
nous parlons pour nous trois et nous et oublions
Lussy, qui n'est rien, ni dans l'armée, ni dans
l'administration, ni dans la magistrature, et à
qui cette camaraderie sainte du collège n'a pas
servi.
— Qu'en sais-tu ? répondit de Lussy.
— Je parie, dit le bureaucrate, qu'il a dans la
poche i|uelque ordonnance qui le nomme
préfet ou conseiller d'état en service ordinaire.
— Nullement, mon ami, reprit de Lussy; mais
il n'en est pas moins vrai que je dois tout mon
bonheur à un de mes camarades de collège, (|Ui
n'est ni un monseigneur, ni une altesse, UKiis
qui est un voleur.
— Un voleur ! s'écrièrent-ils tous.
— Ah ! ça point d'épigramme, s'il te niait, de
Lussy.
— Ce n'est point une épigrarame, c'est un
fait.
— Comment ! nous avons un de nos camarades
de collège qui est un voleur !
— Hélas! oui, dit de Lussy, du moins qui l'é-
tait il y a deux ans, et ce fut fort heureux pour
moi.
— Tu vas nous conter cela, Lussy ?
— Volontiers , vous souvenez-vous de Pierre
Germond ?
— Oui, sans doute, un petit, trapu, blond,
(juc Montbrun rossait toujours et dont tu faisais
les thèmes.
— Précisément ; ce petit trapu est devenu un
grand beau garçon d'une force herculéenne et
d'une figure qui a tenu tout ce qu'elle promet-
tait.
— 11 était fort bien, en effet, dit Montbrun.
— Maintenant, continua Lussy, je vais vous
parler de moi. J'ai perdu ma mère étant encore
enfant; et lorsqu'au sortir du collège je retour-
nai à Nantes où je suis né, ce ne fut que pour
recueillir le dernier soupir de mon père qui me
laissa sans fortune et sans amis, excepté |)Our-
tant un riche négociant, M. Féraud, qui assista
avec moi à la mort de mon |)ère et auquel sa
voix expirante me recommanda. M. Féraud me
prit chez lui et m'installa dans ses bureaux. Là
on m'apprit (|u'Horace et Virgile n'étaient bons
à rien, comaierciakment parlant, et on me con-
seilla d'étudier Barème; moi je préférai m'occu-
per de mademoiselle Amélie Féraud, jeune et
jolie personne qui quittait le pensionnat comme
je sortais du collège et à laque le je m'attachai
avec cette ardeur vive et JLivénile qui caractérise
une pi-emière passion ; je ne lus pas long temps
sans m'apercevoir que mon amour était partagé.
Dans notre ignorance, nous pensions, Amélie
et moi, ((ue notre position était la jikis simple
possible, et que son père sei-ait trop heureux de
nous marier puis(|Ue nous nous aimions et que
nous étions jeunes et beaux, nous disions nous
l'un à l'autre; mais nous avions affaire à un
homme positif ; dès (|ue M. Féiaud connut mon
amour, il me fit appeler, et avec cet air froid
qui détruit toute illusion et décourage jusqu'à
la passion la plus vive, il médit ;
— Vous n'avez rien, monsieni-, ()u'une petite
campagne à une lieue de la ville, qu entoui eut à
peine quel(|uesarpen$, et qui, ne donnant pas
une ubole de revenu, est plutôt une charge
qu'une propriété; vous comprenez ijue vous
uepouvezpas aspirerau premier parti deNantes;
il y aurait dailieurs une indélicatesse, (pie vous
sentez vous-même, à séduire ma fille et à profi-
ter de m -s bontés pour l'entraîner à un mariage
inconvenant. Je destine Amélie à son cousin,
mon neveu Olivier, qui est presque aussi riche
qu'elle.
A Nantes, messieurs, comme dans les autres
bonnes villes de France en général, on aci;eple
lamour au théâtre et dans les romans, mais
dans les relations sociales on a tellement l'habi-
tude de le compter pour rien qu'on y croit peu ;
on le regarde comme une passion secondaire, et
si un jeune homme pauvre comme je lélais s'é-
prend d'une riche héritière, on nie l'amour pour
ne voir que linlérét; c'était là ce que me disait
M. Féraud avec une froideur dédaigneuse qui
fit taiie un moment ma passion, pour laisser par-
ler mon honneur blessé,
— Monsieur, lui dis-je, le seul défaut de ma-
demoiselle votre fille est d'être riche, et il suffit
pour que je renonce à elle.
INous nous ((uittàmes après ce court entretien,
dont le seul résiiltal fut d'avancer le mariage
d'Amélie. M. Olivier Féraud ne quittait plus la
maison; on publia les bans, on acheta le trous-
seau ; tous les meubles étaient encombrés de
châles, de robes de soie, de voiles de dentelle ;
puis vint la corbeille de noces, prison de satin
qui renfermait tous les bijouxdont l'amour pro-
digue de M. Olivierdotail sj future épouse. Je
vous ai dit que je logeais chez M. Féraud; le
soir où l'on devait signer le contrat il me fut im-
possible d'être le commensal de cette maison ; le
père d'Amélie me permit d'aller passer la nuit
et la journée du lendemain à cette petite campa-
nne à une lieue de Nantes, qui ne produit pas
une obole de revenu. Avant de partir, j'entrai
dans un café, et là, assis devant une table, la
tête ap|iuyée dans mes deux mains, je fus saisi
d'une tristesse indéfinissable en songeant à mon
amour malheureux. Tout à coup, je me sens
frappé d'un coup léger sur l'épaule; c'était
Pierre Germond, grand, bien fait, mis avec une
élégani^e parisienne; le sourire était sur ses lè-
vres, et il avait dans le regard (jnelque chose de
hardi qui tenait le milieu entre la résolution et
l'effronterie.
— 2ig >-
I iiiMWiiiiiiiM ■iiiiiiBriTirTiirmriiiii iiiiiiiinii —
— C'est toi, (le Liissy, me dit-il en in'embras-
sanl; que je rends grâce à ma bonne fortune
f]ui me ftiil rencontrer ici un camarade de col-
lège!... Eh ! mon Dieu, comme te voilà Iri.stc et
abattu ; lu n'es donc pa.s lieureux, mon ami P
Je lui coulai mon amour, je lui dis (in'au
moment même on signait le conirat de mariage
de celle que j'aimais avec un rival ; je lui dis son
nom, sa richesse et celle du fiancé, je lui dis
aussi dans (pielle retraite j'allais passer la nuit.
— T'aime-l-clle ? me demanda-t-il.
— Elle m'aime autant qu'elle hait celui qu'elle
épouse.
— Que ne l'enlèves-tu ?
— L'n enlèvement! un rapt! la société ne me
pardonnerait pas celle violence.
— La société, reprit-il avec un rire amer,
maltresse dédaigneuse éternelle, (|ui unit àloute
la pruderie d'une novice les exigences d'une
courli^ane, et (|ui vous repousse du pied si on
néglige le plus léger de .'•es prétendus devoirs;
mais du moins, ajouta-l-il, tu peux le battre
avec ce rival ?
— Impossible : un duel n'aurait pour moi
qu'une issue funeste : l'époux futur est le cou-
sin d'Amélie, le neveu de M. Féraud; comment
entrer dans une famille, couvert du sang d'un
de ses membres ?
— Demanière, me dit- il, que tu supporlesl'in-
jure, que lu cherches à liier la passion dans ton
cœur et le condamnes au supplice d'assisler
toute la vie au iionheur de ion rival ?
— Ah ! lui dis-je, eu répandant quelques lar-
mes, je crois que j'en mourrai.
Alors il me serra fortement dans ses bras, et
se parlant à lui-même, il se mit à rappeler notre
amitié de collège, l'habitude que j'avais de par-
tager avec lui mon papier, mes plumes et ma
petite bourse d'écoliar; je lui dictais sesdevoirs,
je faisais ses Ihèmes, je protégeais sa faiblesse
contre la vigueur de ses camarades, contre la
tienne, Montbrun; tontes les scènes de notre
enfance se retraçaient à sa mémoire; puis il se
leva et médit :
— Non, non, cela ne sera pas. .\dieu.
II (juilta lecafé avec une rapidité telle qu'il
me parut s'évanouir comme une ombre. Quand
il fut parti, un homme, qui avait été autrefdis
au service de mon père et que je savais ètr*; de-
puis entré dans la police, m'aborda humble-
ment.
— Monsieur de Lussy,me dit-il, excusez une
indiscrétion forcée : vous connaissez le monsieur
qui sort du cale à l'inslautuième :'
— Sans doute.
— C'est un IM. Le Prince, n'est-il pas vrai ?
— Du tout ; c'est un de mes camarades decol-
lége qui a un tout antre nom.
,1e sortis pour terminer un ciitrelicn (jui hi'e
déplaisait, et je pris le chemin de ma campagne ;
tout entier à ma douleur, je ne songeai plus à
Ticrre (Jermoiid. Le temps élait lourd, de gros
nuages noirs ronl.dent au dessus de ma tète, et
loin annonciit un de ces orages d'été qui .sont si
jirompiset si violens en lîreiagiie. Quand j'arri-
vai la pluie counueneail à tomber; réduit à me
servir moi-même, j'alluinai une lampe suspen-
due à I àlre de l,i eliemiiièe, cl je fis du feu ; alors
je me mis Ji faire une comii.irai.son enlre la des-
llnce dcUermond clla mienne; il nemavail ricu
dit de sa fortune, mais il paraissait riche et heu-
reux, tandis que moi tout m'abandonnail, tout
jusiju'à un amour placé de façon à ce qu'on
l'aurait nié si j'eusse cherché à le satisfaire. Je
tombai dans cet élatapalhi(iiie (|ui suit la perte
de Ion le espérance, el je n'en sortis que pour me
livrer à des pensées de suieid<'; je caressai de
l'œil un pistolet suspendu à la muraille de mon
pelitsalon, visitai la capsule dont il était armé,
el pensai à aller dans quelque ravin, mêler mon
dernier râle au raugi.^sement de lorage... Tout
à coup on frappe à ma porte à coups redoublés ;
jeiiuitte l'arme que je tenais dans ma main;
j'ouvre : un homme, la figure barbouillée de
suie, dépose dans mes bras Amélie évanouie, re-
ferme ma porte, et j'entendisle roulement d'une
voilure se mêler au cla|)Otement de la pluie et
au bruit du lonnerre. Cet; il Amélie! j'avais
Amélie dans mes bras ! Cette jeune fille (|uej'ai-
maissaus espérance un moment auparavant, elle
élait en mon pauvoir; chez moi, seule, ilansune
campagne isolée, au milieu d une nuit d'orage!
Je la plaçai dans mon unique fauteuil, devant
mon feu; je récliaulfai ses pieds humides; je
présentai â la flamme de mon foyer ses mains
glacées, peu à peu elle revint à elle, et son ef-
froi ne se dissipa que lorsqu'elle me vit à ses ge-
noux.
— 0 Amélie, lui dis-je, par quel prodige m'ê-
les-vous rendue au moment où je croyais vous
perdre pour jamais?
Elle me raconta une scène de désolation (]ul
venait de se passer chez son père : tandis que
M. Féraud, son neveu, deux témoins rèunisà urt
notaire allaient signer son conirat de mariage,
et (|ue dans le salon où ils étaient tous rassem-
blés on avait mis en évidence et le trousseau de
la mariée et la riche corbeille de noces donnée
par M. Olivier, cinq hommes armés se précipité
renl dans le salon, et dans un clin d'iiil M. Fé-
raud et ses amis furent liés et bâillonnés, le
trousseau et la corbeille de noces disparuient;
el le |>lus vigoureux des cinq brigands enlevé
Amélie, et la trans))orta dans une voilure qui
allcndaitàla porte et qui partit au galop; loul
cela se [lassa avec une rapiililé telle, qu'il n'yeui
jias la moiuiire émotion dans la rue haliilèe par
M. Féraud. \mélie se trouva dans la voilure aé
milieu de deux voleurs.
— Mademoiselle, lui dit son ravisseur ?\ec
mw galanlerie qui démenlaitsa profession, nous
allons à Paris; mais comme je ne veux pas (jue
vous y veniez en une aussi mauvaise compagnie
(jne la nôtre, je vous déposerai à la première ha-
bitation venue, vous y trouverez sans douledes
personnes qui vous ramèneront chez M. votre
père. Cet enlè\emeni de quelques heures n'a eii
l)Our but que d'empêcher vos cris ipii auraient
compromis notre opération ; je n'ai pas voulu
bâillonner une aussi belle bouche.
Malgré celle assurance, Amélie SYvauouit.et,
comme je vous l'ai dit, un ipiart d'heure après
(Ile était dans mes liras. J'admirai ce hasard ; je
bénis ces voleurs audacieux (pii me reniellaieill
une proie, la seule que je leur eu.sse enviée.
Quchpic désir qu'en eût Amélie, il nous Rit im-
possible de revenir h ÎNanies, l'orage coiuinnait,
la pluie élail lonjixns pins violeiile; il fallul
dcmevireroù nous étions justpi'au lever du joiu'.
Quelle uuil.poiir un amani! Cependant jt; n'ou-
bliai rien de ce que je devais à moi-même, à
Amélie el à M. Féraud; la posilion nouvelle où
je me trouvais devant avoir une issue i|ue je pré-
voyais déjà. Le lendemain, la pluie avait cessé,
le ciel élail devenu bbii el serein, loulesles (leurs
de l'été relevaient leurs lêies humides, el ce fut
par un chemin parfumé <|ue je ramenai Amélie
à Nantes. Vous savez qu en province rien n est
indifférent à une population qui se connaît;
toute la ville s'étonna donc de me voir dans les
rues à scpl heuies du malin, ayant à mon bias
mademoiselle Féraud, et comme on igiioiaitson
enlèvement de la veille, on pensa que son père
avait renoncé à la mariei'à M. Olivier pour rae
donner sa main. Nous trouvâmesM. Féraud dans
une agitation extrême; il tremblait, avec raison,
pour sa fille, et dans la crainie d'ébi uiier une
aventure aussi délicate, il n'osait faire une per-
(piisilion, ni se confier à pei sonne. Amélie lui
conta naïvement ce qui s'élait passé, el il me dil
alors avec une loyauté dont je lui sais gré :
— Le hasard a loul fait, monsieur ; mais j'avais
besoin d'en avoir la preuve; le vul d'une riche
corbeille de mariage me la donne; je vous re-
mercie de m'avoir ramené ma fille.
Cependant on ne put pas tenir la chose se-
erèle; M. Olivier Féraud s'adressa à la police
[lour ravoir ses diamans, et bienlot tout .\aiiles
apprit ciii'nn nommé Le Prince, (jui depuis dix-
huit mois mettait la gendarmerie sur les dents,
s'était signalé par un vol plus audacieux encore
que tous ceux qu'on lui reprochait, qu'il avait
enlevé mademoiselle Féraud et lavait déposée
mouranle chez moi où elle avait passé la nuit.
Ces fails étaient vrais ; ils furent naturcllpraent
augmentés et commentés avec une malignité
lelle qu'au bout de huit jours toute la ville de
Mantes était persuadée que j'étais l'amant heu-
reux de mademois-lle Amélie Fé;aud; on regar-
dait mesdéni'gations, mes sermcns comme des
aeies d'une loyauté forcée, et mes meilleurs
amis me disaient avec celle grossièreté caustique
qu'on rencontre encore quelquefois en pro-
vince :
— Allons donc, tu n'es pas si bête.
:M. Olivier Féraud s'élait inutilement adressé
à la police; on ne trouva jamais ni ses diamans,
ni ses voleurs; la bande de Le Prince, qu'on ac-
cusait sans preuves, disparut totalement. Jamais
M. Féraud ne put déterminer son neveu h épou-
SM- Amélie. M. Olivier savait que sa cousine m'ai-
mail, et il ne me faisait pas l'honneur de croire
à ma délicatesse. Après celle aventure, il ne ftl-
liit plus songer à marier Amélie à Nantes, elle-
même y répugnait. M. Féraud se souvint alor»
qu'il élail le meilleur ami de mon )>ère, et qu'il
avait reçu ses derniers soupirs ; il me reconnut
une foule de bonnes qualilés; j'avais des t.ilens
qui m'assuraient le plus brillant avenir: sa fille
m'aimait, et en me mariant avec elle, il nn]iiillait
une promesse faite au lit d'un mouranl. J'épou-
sai donc Amélie, En quillanl I autel, un inconnu
me remit un billet dont je me rappellerai lou-
j(Uirs le conlenu :
« Sois heureux, mon ami. lu n'auras jamais
"lonl le bonheur ipieje te souhaite; souviens-loi
" i|uelquefois ipie lu me dois celle (jue lu aimes ,
" et pense sans ameriiime à Ion ancien camarade.
"l'IERRK Gl RMO^n dit LK PR|>T|;...
—Ah! mou Dieu, s'écria le sous-préfci Çtw
220 -
tave d'AUiois, cï'tail lui ! de façon ([ue s'il venait
exploiter ma soiis-|iiéfectuie, j'aurais la dou-
leur de mettre après lui la gendarmerie I'
— Tu n'en seras pas réduit h^i, répondit de
Lussy ; Germond, après avoir déposé chez moi
Amélie, n'alla pas à Paris comme il l'avait dit;
il prit le chemin du lièvre et s'emlianjua pour
les Élals-Lnis; il a (piillé depuis longtemps son
dangereux métier '• la vente des bijoux de M. Oli-
vier lui a permis d'entrer dans le commerce, il
a fait fortune. Il y a deux mois mon cousin Oli-
vier est rentré dans ses fonds, et j'ai appris que
celte restitution n'était pas la seule.
— Vraiment, il est devenu honnête homme!
s'écria le bureaucrate à son tour.
— Tant mieux, dit Montbrun, et vivent les
camarades de collège, les altesses, les monsei-
gneurs.... et les voleurs!
— Quand ils vous marient et qu'ils s'amendent,
ajouta de Lussy.
Marîl; Aycard.
{Courrier français).
A PARIS ET EN PROVINCE.
La question des costumes est une de celles qui
préoccupent le plus l'attention du public.
Ces garde-robes d'artistes dont on parle par-
fois, et qui passent pour valoir vingt ou trente
mille francs, sont des hyperboles. Peut-être y
a-t-il, à la (Jomédie-Française, à Paris, quel-
ques vieux artistes (jui ont eu la manie des cos-
tumes et auxquels tout le velours, la soie, les
broderies, les bijoux qu'il faut pour jouer la
comédie classique ont coûté fort cher; mais,
nous le répétons , la valeur de tous ces riches
oripeaux est singulièrement exagérée. (Quelques
acteurs, qui ont eu une grande réputation, por-
tent à la scène des parures de prix, qui leur ont
été données par des spectateurs illustres ; mais
c'est le plus petit nombre, par la double raison
que les talens dignes de recevoir , et les grands
seigneurs assez généreux pour donner, sont de-
venus fort rares de nos jours. D'ailleurs, ce
n'est plus de mode, et quelques bravos qui coû-
tent peu , quelques applaudissemens dont le
fonds ne s'épuise pas, sont aujourd hui les seuls
témoignages de ces munificences princières , qui
se résumaient autrefois en parures précieuses ,
en diadèmes de diamans , en tabatières , en
joyaux superbes , dont la valeur morale , atta-
chée à la main qui donnait , s'augmentait sur-
tout de la valeur matérielle, laciuelle doublait
au moins la satisfaction de l'artiste. Aujour-
d'hui on a tout fait pour un célèbre artiste lors-
qu'on lui a envoyé une belle couronne de lau-
rier-sauce !
Une des garde-robes les plus chères du théâ-
tre c'est celle de la prima donna. Si l'artiste est
une femme de goût, le satin , les dentelles, les
blondes brodées , lamées d'or, d'argent ou de
perles, lui coûteront chaque année une partie
notable de ses appointemens, surtout si elle est
attachée à une ville de second ordre , dont elle
tient tout le répertoire. 11 n'est guère admissi-
ble que le premier sujet d'un théâtre se réfugie
dans ce velours de coton dont une choriste se
fait une robe 5 queue pour trente francs au
plus, et tout ce qu'il porte doit être riche et
beau. 11 y a des costumes qui peuvent durer
longtemps, mais il en est d'autres (]u'il est in-
dispensable de renouveler fréi|uemment; sou-
vent ce sont les moindres, souvent aussi ce sont
les plus coûteux.
La toilette au thé.'itre est une chose de pre-
mière importance; pour certains emplois, c'est
presque du talent. Le Philippe, par exemple ,
qui a le plus souvent à représenter des rôles de no-
blesse et de convenance, doit être toujours ri-
goureusement bien costumé. A Paris, on com-
prend si bien cette grave question des costumes,
que les administrations lyri(|ues fournissent
tout à leurs artistes. Le dessinateur invente et
compose, à l'aide de la tradition des épo(|ue8,
puis le magasinier du théâtre exécute. Aussi la
mise en scène des opéras, à Paris, est-elle, par
te point surtout, infiniment supérieure à celle
des villes de province , où les artistes doivent
tout acheter de leurs propres deniers. Ici la robe
à queue de la châtelaine , qui a fait son temps
(la robe), devient jupon, corsage et basquine de
villageoise. Si la pièce est créée à Paris avec
deux ou trois costumes , et qu'il soit possible
d'en esquiver un, on n'a garde d'y manijuer, et
c'est tout simple. Aujourd'hui le théâtre est
considéré comme une profession lucrative, dans
l'exercice de laq uelle les premiers emplois peu-
vent , avec de l'ordre, faire leur fortune en dix
ans... L'argent économisé est le premier gagné,
et l'on s'ingénie à faire des coutures et des re-
prises. C'est l'art devenu métier... Que voulez-
vous? Le siècle est à l'argent, et heureux celui
i\m peut en amasser!
Ce positif qui est entré dans l'art, l'art drama-
tique surtout, depuis quelques années, a nui au
culte, peut-être, mais il a engraissé le prêtre.
Aussi, maintenant plus jue jamais, est-il dé-
fendu à l'homme qui tient encore à ses illusions
de franchir la rampe d'un théâtre ou la porte
d'une actrice. Celui qui s'est imbu des idées du
beau temps , où les Caraargo, les Contât , les
Clairon , les Arnoult, étaient célèbres, dépoétise-
rait ses impressions en voulant suivre l'actrice
jusque dans son intérieur. Aujourd'hui elle tri-
cotte ou elle brode ; elle fait des conlitures de
prunes, et elle confit des concombres. Elle n'est
artiste que le soir, et même seulement lorsqu'elle
est en scène... nous parlons de la généralité.
Cette généralité comprend même quelques
grands talens, talens qui font que notre époque
n'a rien à envier au dix-huitième siècle, où les
femmes de théâtre , mises à la mode par les
grands seigneurs étaient , malgré cela , ou à
cause de cela, des artistes célèbres.
Les danseuses se ruinent en souliers. — Les
amoureux se ruinent en gants. L'amoureux qui
joue M. Scribe, M. Bayard et tous les vaudevil-
listes de salon, n'a guère pour le théâtre que
des toilettes de ville, des habits, des redingotes ,
des vestes de chasse et des pantalons qui font des
jambes deux tuyaux de poêle, c'est Papogée de
la fashion! On le conçoit aisément, puisque c'est
là une approximation ((ue tout le monde est ap-
pelé à faire, ces costumes-là coûtent fort cher,
et il est indispensable de les renouveler souvent.
Ici pas de fraude, de subterfuge ; il faut que ce
qui parait soit. Tout ce qu'on a pu faire quel-
(piefois pour rendre moins dispendieuses cer-
taines toilettes , a été d'employer, au lieu de
drap de ville, un tissu dont l'effet est semblable
à celui de l'étolfe de prix, qu'on appelle petit
drap, et qui coûte inliniment moins que le pre-
mier.
Les toilettes modernes sont aussi pour les da-
mes ce (ju'il y a de plus dispendieux, et on a
peine à comprendre comment s'y prennentquel-
ques artistes, dont les mœurs sont connues ,
pour offrir sans cesse fraîcheur et élégance dans
leur mise , en raison des ressources bornées
qu'offre un emploi secondaire. On parle parfois
de vertu à propos du monde; elle est là , la
vertu ! elle réside dans la vie d'une pauvre jeune j
lille (jui joue les amoureuses tant qu'elle peut
pour 200 fr. par mois, qui a de la figure, et qui
soutient sa vieille mère, dans l'espoir de se ma-
rier honnêtement un jour. Nous en connais-
sons plus d'un exemple. Ajoutons que la vertu de
ces femmes-là se double des occasions, des ten-
tations dontonentoureleur vie pour la leurfaire
parjurer.
Le baryton est tenu à une belle garde -robe. A
lui les Figaro , les Zampa, les Fra Diavolo , et
tous les rôles àe, jolis garçons, qui estiment l'or
ce qu'il vaut. C'est un emploi qui fait presque
toujours sensation dans les petites villes, par
son velours, son salin et ses galons.
Avec la marche que prennent aujourd'hui les
compositeurs, la nécessité d'avoir deux premiers
ténors dans toute ville un peu importante sim-
plifie la garde-robe de chacun d'eux, garde-
robe ruineuse lorsqu'elle était la nécessité d'un
seul emploi double. Le grand ténor a mainte-
nant huit à dix rôles, et dix ou douze costumes
tout au plus... Parmi ceux-là il ne faut guère
compter comme di.'pendieux ceux de la Juive,
de la Muette, de Guillaume Tell et du Philtre.
Avec trois mille francs on peut, dans cet emploi,
se faire aujourd'hui la plus remarquable garde-
robe. C'est alors le cas de la former en homme
d'étude et de goût. Il devient opportun de nos
jours de savoir discerner les époques, de con-
naître les usages, de choisirles bonnes traditions ■
pour les appliquer dans tout ce qu'ils ont de |
compatible avec l'art — sans oublier qu'entre la
rigidité historique et le besoin de la scène il doit
toujours rester le bon goût. Ainsi Robert le Dia-
ble prendra franchement les jambards et les
brassards d'acier, au lieu de ce filet à sardines
que Nourrit avait cru devoir approprier à ses
proportions physiques; la perruque normande ,
carrée sur le front et plate sur les oreilles, rem-
placera ce toupet inadmissible , que le grand
artiste avait cm devoir placer sur son front , à
cause du manque d'élévation de sa taille et du
peu d'harmonie qui résultait entre son masque,
noble mais peu développé, et une perruque dont
la coupe servait en quehiue façon à l'encadrer.
Et puis on sait quel parti le grand tragédien sa-
vait tirer de certains effets de pantomime, au
cinquième acte , en passant avec désespoir la
main dans ses cheveux, geste que Pusage de la
perruque ne lui eût pas permis. Mais tout en
appréciant les motife relatifs de Nourrit, nous
prétendons qu'à Robert, chevalier normand , il
faut la perruque normande.
De même à Robert, la grande épée à deux
mains pendue à la ceinture.— C'est noble et
- 221 —
beau, et rigoureusement chronologique. Qu'im-
porte que cette épée soit encombrante pour le
jeu de l'acteur ? Un peu d'étude, et il s'y fera ;
et d'ailleurs ne s'en débarrasse-t-il pas dès le
milieu du premier acte en la perdant contre les
chevaliers siciliens ? — Point de broderies, point
de colifichets dor et d'argent ; — une ample
dalmatique de laine , seule étoffe que portassent
alors les hommes ; une lourde frange d'or, et la
cotte de maille. Au second acte , lorsqu'il va
combattre dans la forêt prochaine le démon
évoqué par Bertram, sous les traits du prince de
Grenade, le casque en tête et le panache au ci-
mier ; — c'est un beau profil pour traverser la
scène ! — D'ailleurs, de deux choses l'une : en-
trer franchement dans une époque, dans un per-
sonnage , — ou bien rester dans les caprices de
la fantaisie. — La conscience de l'artiste est là
pour faire le choix. — Ainsi nous voudrions en-
core que Mazaniello eût la chair brûlée d'un laz-
zarone italien, et non la chair rose d'une pou-
pée bourrée de son.
Une chose que tout le monde ne sait pas, c'est
que le costume que porte Gustave dans l'œuvre
d'Auber est historique. Le roi , homme de goût
et d'art, l'avait composé lui-même, et l'avait im-
posé à toute sa maison civile. C'était une toilette
fort galante , bien qu'en quelques parties elle
rappelât le vêtement traditionnel de Bartholo.
C'est d'après un portrait original de Gustave III,
aujourd'hui déposé au Louvre, et qui, du vivant
de ce monarque, ornaitson cabinet à Stockholm,
que le dessinateur de costumes de l'Opéra a cal-
qué celui de Nourrit. La tradition a été généra-
lement adoptée depuis par tous les ténors. La
disparate évidente qui choque le regard .en
voyant Gustave vêtu à la fois en polonais et en
italien, à côté d'Ankastrom et des autres géné-
raux en costume presque littéralement moder-
ne, n'étonnera plus personne.
La basse-taille est un emploi ruineux pour les
costumes, au commencement d'une carrière, car
de tout l'opéra c'est celui qui exige la plus vo-
lumineuse garde-robe. Le second ténor n'a pres-
que à revêtir que des uniformes [le Maçon, lu
Fiancée, Marie, la Pie Voleuse, Fiorella, les
Deux Kuitg, Fra-Diavolo , etc., etc.) , ou des
chevaliers à bottes jaunes ( la Muette, Zampa ,
Mazaniello, la prison d'Edimbourg , Leices-
ter, etc. ) Ici les combinaisons de costumes sont
faciles à opérer : — Les revers de tel hal)it sur
tel autre ; les épaulettes de celui-ci sur celui-là ;
— un troisième ouvert , un (luatrième fermé ;
ailleurs le petit manteau espagnol sur le pour-
point vénitien; une mutation dchaut-de-chaus-
ses enfin suffit pour différencier toutuii cosluaip.
Le second ténor use par contre beaucoup de
pantalons collans et pas mal de faux mollets.
Un comique, amoureux de son art, considère
comme fort importante la question du costume.
Il sait que la faron dont il s'habille est pour
beaucoup dans les succès de certains rôles, et
il doit s'en préoccuper sérieusement. II doit étu-
dier les tyjics i|ui nVleiit dans les rues, cl imiter
autant que possible cet inimitable Veinei ([u'on
rencontre |)arlois dans les ipiarlicrs populeux ,
suivant avec obstination un vieux rentier en bas
chinés et en parasol à bec de corliin, qui liunie
le soleil. Les ouvriers, les marchands ambulans,
le» Tieillards, les portiers, tout offre h un artiste
observateur quelque chose pour l'analyse, dont
il fait profit au liiéàtre. Ne croyez pas que ces
habits groles(pies de nuances et de formes sor-
tent pour lui de l'atelier du tailleur! Culottes
de velours, jaunissantes aux genoux , gilets de
vieux perse, babils à quatre poches, défroque de
manant, souquenilles d'ouvrier, tout cela a été
décroché de la friperie, autour de laquelle le
comique rôde sans cesse...
Nous n'avons rien dit des perruques! c'est
pourtant une grave question que celle-là! (|uel
type (jue le perruquier de thé.'ltre ! comme la
pommade (nous disons la pommade...) dont sont
empreints ses vêtemcns, y a bien attaché la pou-
dre de toutes les perruques dont il s'est appro-
ché !....Leperru(iuierrfe'/eî'/(/ sur tout le monde,
défiez-vous en !... Ses doigts, ses coudes, ses ge-
noux, tout laisse empreinte ! Il a connu tel ac-
teur, il a fait la queue à tel autre ; il sait toutes
les histoires possibles et impossibles... c'est l'al-
manach vivant de chaque théâtre, feuillelez-le !
Chaque salle de spectacle a son magasin de
perruques. Celles qui servent aux choristes ap-
partiennent au perruquier , qui , moyennant
marché à l'année, en recouvre le chef des figu-
rantes, chaque fois que cela est nécessaire. Per-
ruques de paysans, à grands cheveux ronges,
perruques moyen-àge, à grands cheveux noirs ,
perruques en poudre, perruques Louis XIV, il
a tout sous sa /Mnrfte/iOrt. Pour qui ne l'a pas
vu , le magasin du jierruquier est chose curieuse
à visiter. — Les murs sont hérissés de clous, où
toutjcela pend échevelé , poudré , frisé, papil-
loté, chignonné au dernier point. On dirait
l'antre de cpielque Barbebleue poussé à la der-
nière équation.
Les artistes mettent, pour la plupart, leurs per-
ru(iues en pensun cliczle vieux Poudret. Il y a
un coin séparé pour chacun. De petits sacs con-
tiennent les pièces précieuses; c'est pour lui un
objet d'amour-propre. Par contrat, le perruquier
est contraint de fournir moustaches et favorisa
tout ce ([ui n'est pas artiste, c'est à dire aux clio-
risles et aux figurans. Tout ce postiche se fait
à l'aide de crêpé. Le crêpé est une petite mèche
de cheveux , bouillie d'abord , |)uis séchée au
four, ce qui donne à chacpK' lirin , si revêebe
((u'il ait été pour cela, au teinjis où il pendait à
ipielque nuque, un tour, une torsion, qui en font
une sorte de laine de nègre. Un peu de gomme
arabiipie, délayée dans de l'esprit de vin, appli-
(|ue le cré|)é à la eli.iir, par touffes, ])ar couches,
par bandes, par brin, tel (jue l'exige la coupe de
la liarbe à implanter. V.i\ dix minutes le pcrru-
(|uier ferait un sapeur rébarbatif de la jeune pre-
mière.
Pouriparer au désagrément (jne présente l'u-
sage des pcrru(iues coiffées en poudre, d'un em-
ploi si l'ré(|ueut au théâtre, dans la comédie sur-
tout, on a inventé depuis (jucl(|uc$ années les
perruques de poil de chèvre et de crin blanc,
('elles-là se passeutde poudre et restent, en (|uel-
(|uc façon , toujours eiiitfées. Celle innovatiim
est le désespoir lies vieux |ierruquicrsdc tlu'Atre,
car elle blesse leur art el les prive d'un de leurs
revenus. Ils médisent des perruipiiers novateurs
et cdonniienl i)()il de clièvre el crin. C'est la
i;\U'rre de l'oiulnt el iV.Ucibiadv, qui a été
bien ccrlaincmcul calipiée dans quelque cou-
lisse de théâtre, où les scènes de ce gai vaude-
ville se présentent tous les jours.
Dans une pièce à poudre (poudre à poudrer !),
et lorsque tous les choristes sont affublés de
perrui|uessorlint de l'établissement du conger-
vnteiir, on les fait mettre en rang , el le perru-
quier, armé de sa boite à [loudre et de sa houpe,
va de l'un à l'antre, el les asperge comme des
beignets, jusqu'à ce qu'un nuage épais enveloppe
tout le monde... C'est son atmosphère à lui, le
brave homme ! (lersonne n'y peut remuer la
lête .«.ans tousser el élernuer de la plus rude fa-
çon ; — mais un coup de brosse sur l'habit, et
tout est réparé. Seulement , au moindre geste
un peu trop brusque du choriste, il se dégage
un autre nuage : car la poudre n'est pas ména-
gée en pareille circonstance. Le lendemain on
bat chaque perruciue, comme un tapis de pied ,
jusqu'à nouvelle occasion, et tout est dit.
.S. T.
[France muticate.)
Incendie dn Dlorania.
Le Diorama n'existe plus. Aujourd'hui vers
midi et demi , les cris au feu se sont fait enten-
dre sur le boulevart Saint-Martin. Le vaste éta-
blissement de M. Daguerre était la proie des
Haramesqui sortaient déjà par les cinq fenêlies
donnant sur le cliâteau d'eau ; une demi-heure
après l'édifice s'écroulait avec fracas. On ne con-
naît pas encore la cause du désastre; t)uelque$
personnes l'attribuent au dépla cément d'une
des lampes employées aux effets de lumière f t
qui éclairaient les tableaux exposés au public.
Malgré les prompts secours donnés par les
pompiers, par des délachcraens de la garde mu-
nicipale, de Ir garde nationale, de la troupe de
ligue el par loiUes les personnes qui se sont
trouvées sur les lieux, les progrès du feu ont été
SI rai)ides dans cet édifice tout rempli de toiles
el de charpentes légères, qu'il a élé enlièrement
détruit.
Le vent dirigeait les (lanuues vers la rue du
Faubourg-du-'reniple el la petite rue des Ma-
rais. Deux maisons situées de ce côté et doit
lune notamment, élevée de six étages, était sur-
montée d un élégant belvédère , ont pris feu
lieuilanl les premières tentatives de secours, qui
porlaiciil priuci|ialemenl sur le principal foyer
du désastre.
Vers deux heures, la flamme qu'on apercerait
seulement par endroits dans les deux maisons
menacées, est sortie du toit de l'une en jetant un
grand éclat, el unenourellc fnméc blanche s'est
mêlée aux iuunenses tourbillons grisâtres qui
s'élevaient seuls alois des ruines du Diorama.
On est cependant parvenu à maîtriser le feu ;
un établisseracnl lie roulage fort important, et
situé à quelques pieds du bâtiment incendié, a
seul éprouvé des dégâts; un hangard, dépen-
ilanl de cet élablis-scmcnt. s'est écroulé. C'est le
seul désastre qui ail m lieu hors de l'enceinte
du Diorama.
L'appartement de M. Daguerre, rue des Ma-
rais-tlu-Tcniplc. a été presque entièrement dé-
vasté. Cependant on a pu iransponcr une partie
de son mobilier à l'abri des liammes.
— m
ms LJ — — ^ggg-ggg
Lfs tal)leaiix (nii se trouvaient en ce moment
en exposition t'iaienl le Sermon , le Temple de
Saloiiioii et Vtbuulement delà i-allee de Gol-
daii. Ils sont maintrnanl |ici'il us , ainsi qu'un
nouveau talilcau ijui \enail d'être terminé et
([u'on était sur le point d'exposer.
11 sérail difficile d'évaluer le dommage ([n'é-
prouve M. Daguerre, mais tous les amis des arts
déploreront un malheur ipii frappe un arilste,
digne dinlérét, et dont le nom se rattache à une
des plus ingénieuses découvertes de l'art mo-
derne.
Personne n'a été Iné. Deux personnes seule-
ment paraissent avoir été blessées : un caporal
de sapeurs-pompiers, ipii a eu une jambe frac-
turée, et un employé du roulage.
On a remarqué sur les lieux M. Arago, qui
sans doute était occupé avec M. Uagnerre d'ex-
périences sur sa nouvelle découverte au mo-
ment de l'événement. M. Dagiierre venait, dit-
on, de terminer un nouveau tableau qu'il allait
exposer. Heuri-usement , on croit que le Dio-
raniaélail assuié; mais M. Dagnerre trouvera-
t-il dans la somme (luil aura à recevoir un dé-
dommagement suffisant; et puis, n'y a-f-il pas
queli|ue chose de triste pour «n artiste à voir
périr ainsi en quelques lienn s un élaldisement
péniblement fondé, et ((ui l'a mis, il faut bien le
dire, sur la trace des belles découvertes qui doi-
vent illustrer son nom.
(Deuxième article.)
Prise de Conslanliiie, par M. Horace Vernet. — Bataille
de Denaiii, par M. Maux. — Baluille de Caslillon ,
par M. Lnriviùre. — lintiée des l'"r,niiçais à Bim tliaux,
par M.VIiicliDii. — Lf corps de Pal rode, dispuli? par les
Grecs et lis Troyens, par M. Wiirli. — Amende bo-
norible d'Urbain Graiidier, par M. Jouy. — Descente
(•e croix et Jésus apaisant nne tempêle, par M. Jolli-
»el. — Gndefroy de Bnuillnn , recelant la inision de
conduiie ei de gouierncr le peuple de Dieu, par
M. Madraso. — Psycbé conduite A l'Olympe par Mer-
cure épiuse l'Amour, par Euneiie Dcveria. — Mas-
^acle de Nesie, |iar M. Odier. —L'Envie, par M.
Brune. — Vision de Sl-Luc, par M. Ziégler.
A tout seigneur tout honneur ! Commençons
par .M. Horace Vernet; mais auparavant consta-
tons une chose ; il ne se tire pas un coup de fu-
sil en France ou en Afrique, voire au Mexique et
même en Belgique . sans que deux hommes ne
s'cmpaientdu fait pour le reproduire, l'un en
modelant, laulre en peignant; celui- ci au bou-
levard du Temple, celui-là au Louvre : Curtius
et Vernet.
M. Horace Vernet est, sans contredit, un des
artistes qui a le mieux mérité do la génération
nouvelle ; il a puissamment contribué à faire sor-
tir la peinture de lorniére où elle végétait.Voilà
ce ciue l'on ne se rap|)elle pas assez, maintenant
que les esprits forts de l'atelier ont toujours
une plaisanterie à décocher contre ce maître.
M. Vernet , après avoir fait d'excellens ta-
bleau,se transforme aujourd'hui en improvisa-
teur, il abandonne la composition , le style et la
science, pour se livrer à toute sa verve , à tout
son esprit. Kn cela M. Vernet ne réiléchit peut-
être pas à ce qu'il peut gagner ou perdre à ce
revirement. Mais ce qu il n'a pas calculé , c'est
que le succès qui s'attache à ses productions a
fait éclore une école des expéditifs. Ceux là .
comme tous les élèves, exagèrent les défauts du
maitre , et pour un tableau suffisamment bon
que nous avons sons les yeux, l'école nous inonde
d'ouvrages insipides. Et vous êtes, M. Vernet, la
cause de ce débordement. Allez, et voyez dans
la grande galerie, comment vos adeptes ont tra-
duit l'épisode nocturne de la prise de Saint-
Jean d'Ulloa. Mais ipie cela ne vous suffise pas,
ouvrez le livret et voyez à la page 106, la note in-
tercalée dans l'indication de deux tableaux. Que
j vous semble de ceci ? n'est-ce pas nne société en
I participation aux termes de l'art. 48 du code
de commerce (I)? Vous êtes dépassé, M. Vernet,
mais on ne s'arrêtera pas là, soyez-en silr , par
la commandite qui court, l'an prochain nous
verrons en toutes lettres l'extrait d'un acte de
société pour l'exploitation d'un des talens à la
mode. Les Dubufe, les Giidin , les Victor Adam,
seront cotés à la Bourse, ni plus ni moins (|ne
l'asphalte Sey.ssel on le bitume Polonceau. L'an-
née d'après on trouvera un signe de plus sur le
livret, pour distinguer les peintres en comman-
dite de ceux qui travaillent pour leur propr
compte.
QiiediredelaprisedeConslantine, sinon que
c'est le plus grand de l'exposition el ipi'il oc-
cupe à lui .seul toute la partie droite du grand
salon carré P On n'y trouve ni qualités ni défauts
saillans; IM. Vernet, sans vaincre la difficnllé
qui résultait de la monotonie des uniformes, n'a
pas a.ssez dissimulé la précipitation du travail ;
un sujet aussi vaste demandait plus de temps.
Le désir de présenter le portrait des assaillans
lui a fait conmiettre plusieurs bévues. C'est ainsi
qu'un homme monte aisément une échelle à la
main sur un talus où les autres n'ont pas trop
des |)ieds et des mains pour se retenir. Ln oHi-
cier se retourne au moment où le pied lui man-
que et ne parait occupé que de faire face au
spectateur. Le duc de Nemours est un joli cav,-\-
lier sans doute, mais il seraitboiteiix s il avait la
jambe droite aussi longue que U. Vernet la lui a
faile. En somme, l'aspect de cet immense ta-
bleau estspiriluel d'exécution, maisnégligédans
plusieurs i)arties. INoiis ne pensons pas qu'il
ajoute grand chose à la gloire de M. Vernet.
Si la prise de Constantine ap|)elle l'indulgence
Sur le devant un homme revêtu d'une armur
pesante se met en garde à la première position
de la canne. — M. Larivicrc est satisfait, le sujet
est rendu. iNons déclarons qu'il n'y a pas là pour
nous bataille de Caslillon plutôt que de l'onloise.
On remarque de. bonnes parties dans le ta-
bleau de M. Vinchon : l'entrée des Français à
Bordeaux ; l'enfant de gauche est naïf et bien
ajusté. Mais cette peinture facile et agréable
contraste singulièrement avec la manière défaire
de Al. Wierlz : un assemblage monstrueux de
bras, dejambes et de torses, qu'on prendrait
pour l'étal d'un boucher, figurerait-il donc le
corps de Talroele, disputé par les Grecs et les
Tioyens ? Des chiens ipii s'arracheraient un os
ne s'y prendraient pas dilféremmenl : ces an-
thropiqdiages ont l'air de prendre leur nourri-
ture ; c'est sans doute \tQm cela que M. Wierlz
a fait frire le ventre de Patrocle.
— Nous croyons être bienveillant envers M.
Jouy, en ne ]>arlant pas de son tableau d'Urbain
(jranilier; un travail de cette étendue suppose
une telle applicalion, qu il serait injuste (le dé-
cour, ger un homme dont le tort est de n'avoir
pas réussi.
— M. Jollivel a fait preuve de talent dans sa
Descente de Croix. C<' sujet a di'jà été enlrei)ris
si souvent, qu'il était difficile de se faire origi-
nal. C'est cependant ce ([u'a su f.:ire le peintre,
(|uoi(]u'il n'ait pas été heureux dans le choix de
ses personnages. En effet, ou ne trouve chez au-
cun deux l'empreinte divine (juon voudrait y
voir. iM. Jollivel s'est surtout fourvoyé dans la
pose el la forme (pi'il a données à la Madeleine.
Malgré ces imiierfections , le tableau est dune
bonne couleur et paraît consciencieusement fait.
En face de cette descente de croix on voit Jé-
sus apaisant une tempête. Cette cit lion nous
met a labri de loule accusation de négligence.
AI) ii/io disce omiics. finaud on aura vu celte
loile on i omprendra ((lie nous ne parlions pas
de tous les bons dieux bleus, rouges et verts,
dont le salon est diapré.
— M. Madraso se fera bien rapidement con--
naître du jublic si! lesle dans la voie qu'il a
prise. Son tableau de Godefroy de Bouillon re-
cevant la mission de conduire el de gouverner
le peuple de Dieu nous paraît remarquable. La
composition est d'une heureuse simplicilt ; Go-
en considération de l'à-propos, il n'en est pas defioy à genoux lève les yeux sur deux anges
ainside.sautres Italaillesqui atillijenlla vue etmé- ' qui lui apparaissent. Ce sont bien là des habi-
contentenl l'esprit. Ce sont toujours les mêmes
chevaux de bois et les mêmes troubadours. Ce-
pendant il est des exceptions (|ue nous signale-
rons avec plaisir quand l'occasion s'en présen-
tera.
Ainsi, la bataille de Denain, par M. Alauxse
dislingue jiar la sage disposition des groupes et
l'éclat de la couleur. Toutefois, le maréchal de
Nillars nous paraît avoir les jambes trop cour-
tes , el le drapeau (juil guide parait être de
satin.
Que croyez-vous que M. Larivière ail imaginé
pour représenter la bataille de Castillon ? —
Fort peu de chose, en vérité , — un cheval café
au lait monté par un vieillard épileptique. —
(1) Le livret déclare que M. Gudin a eu pour colla-
boialeurs dans la plupart des lahleaux qu'il a exposés
cette année : M.VL Morel l'atio, Couveley, Micliel Bou-
quet el De Regny.
tans du céleste empire. Un charme iulini les en-
toure ; mais redevenons positif, pour faire ob-
server que certaines parties du cor|)S de noire
héros sont lourdes. Le premier ange, celui qui
lève une main au ciel en désignant la terre de
l'autre a les bras trop grêles.
— Nous avons oublié de parler du plafond de
M. Eugène Devéria : Psyché conduite à 1 Olympe
par Mercure épouse l'Amour. Ce tableau ressem-
ble à la boutiipied'un confiseur. Nul doute qu'il
n'ait été commandé par Marquis ou Berlhelltmol.
Mercure et Psyché ne sont pas d'accord ; l'un
monte el l'autre descend. Et puis, M. Devéria ,
il faudra changer les jambes de ce Meicure ; ça
n'est pas beau.
— Le massacre de Nesle, par M. Odier, cap-
tive rallention de prime abord. Charles-le-Té-
méraire , quoi(iu'un peu raide est bien campé
sur son cheval. Mais un examen plus libre fait
1
Î23 —
(h'-couvrinles défaiilsqui avaient <^chappé : ainsi
la cmiieur Ibsone et fausse des femmes (|iii sont
sur le premier plan ressort d'autant |ilus,quelle
forme un rontraste frappant avec la peinture de
M. l'.ruue. La viiiiieur de la touche et le roloris
se renconlreiilà un ^■(;h1 de'ijré dans le portrait
de lEnvie. Qiielipics ombres nous ont semiiié
dures particulièrement vers la l<^te de la partie
su|iéiieure du corps. Les draperies sont admira-
bles dïclat et de inoelletix.
— Ziéfilcr, qui avait exposé l'an dernier Da-
niel dans l.i fosse aux lions , a pris .'i partie celte
année , Sl-Liic, son bœuf et sa vision. En consé-
quence il a reliréà Daniel sa rol)ebiiine à ganse
d'or et l'a olferle à St-Luc , qui s'en est fait
une blouse d'atelier. C'est dans ce costume que
nous voyons Si- Luc, se tenir sur une jambe jiour
peindre une vision à laquelle il tourne le dos.
Quelcpies Séraphins paraissent dans le ciel au-
t(Uir de la Vierije, que voile un nuajje transpa-
rent. Un bœuf rumine dans un coin du tableau.
Ainsi donc celle année nous avons St-Luc et sa
bêle à cornes. L'an prochain ce sera probable-
ment le tour de Sl-Koch et de son chien. Ainsi
de suite. jiiS(|n à ce que M. Zié(;ler ail passé en
revue (oui le bétail de la création et tous les
sainis du calendrier. A. Iîlin.
Hi'uur ^l■alnlUilnIf.
THEATRE-ITALIEN.
Reprise des Pluzze di Figaro.
Il est inconleslabîe qu'un reloiir s'opère dans
le jjoût i)u public vers les anciens cliefs-d'œii-
vre. iMozart ilevient ;"i la mode coinine Racine, cl
cebi xw nous éloniie pas. Ce sont des mndes qui
revieiidioul de temps à autre. Les i'<ozZf di Fi-
garo étaiei'l une n( iive;iulé pour bien dt^s au-
diteurs, car on ne l'avjit pas remis au thcilre
tlepiiis la MalibiMU.
Cet opéra est un de ces œuvres qui ^nt fail
époque dans I h sloirc de la musique. 'VIozirt
le iiicllail au-di--sns de ses autres p irliliitns el
il avail une prcdileciinn particulière pour !(■ su-
jet qu'il avait vu représenlcr dans un voyafje à
l'aris. La première lo s que cet opéra fut joué à
Vienne, rcmpcieur d'Autriche ne trouva rien
lie mieux à dire au compositeur que celte phrase
ridicule :
— Voilh bien des notes, M. Mozart.
Le maestro, ipii avail la conscience de son mé-
rite , répondu sans hésiler :
— Sire, j'en sais le compte; il n'y en a ]>.!S une
de trop.
^on seulement en effet, il n'y a pas une noie
de trop dans les I\02:e di Fitjiiro; maison ne
trouve pas un morceau ipii ne porte ce grand
cachet de famille de tous les oiivragesdi Mozarl.
Cela SI' recoiin lit comme la main de Raphaid ou
de iMichcl-AUjjC. (Test de I art |>ur , el uiiiis
avons vu avec plaisir le parterre senlir avec
une vivacilé presque italienne les beaulés du
chef-d'œuvre. Trois morceaux ont obleiiu les
honneurs du ///«, el si l'eM'CUlion ei'li élé plll.^
jiarf.iite, il n'y avail pas de raison pour qu'un ne
fil pas lépéler toute l.i pièce. (_)iiiiii|ue nous
soyons ennemis de ces rediles ipii inlerroinpeni
les représeni liions el nniKcnt à l'elfel général,
nous devons faire une cxceplion f n faveur d'un
ouvrage auquel les oreilles du public ne sau-
raient prendre trop de gortl. Parmi les mor-
ceaux rcilcm.indés, ilfaul citer le duo sufl'iiriti.
Toiil ce que la doiiuée de lieauniarch.iis peiil
inspirer de IVanhes pensées, loul ce ipie ces
deux jeunes femmes écrivant au comle iiilidcb-
el jaloux, pour l'allirer au rende/vous par une
fausse espér.ince, tiiul ce que celle silualion,
dis-je, oIVre à l'imagination de piquant cl de
gracieHX,est dans la mélodie An grand maître;
c'est un tableau flamand comme Terbiirg les sa-
vait f.iire, et comme Holîin inn en a décrit dans
sa vie d'artisle. Ce duo est divin, lien faudrait
dire autant du quatuor qui précède l'arrivée
d'Antonio, de VWw nuit più aiidriiï, et de bien
d'autres morceaux, mais le parterre ayanlchoisi
le duo de la coiulcsse et de Snzaime, nous res-
peclonssa préférence.
tjiiant à l'exécution des Nozze diFifjnro, nous
avouerons qu'il reste beaucoup à désirer. Ma-
dame (jrisi, qui jouait la comlesse en Angleterre,
a pris, on ne s lii pourquoi, le rôle de Suzanne
ipii lui sied moins. Jamais celle belle statue ro-
maine n'avait paru moins animée que sous les
hibils de la rusée soiibielle. Madame Persiani a
chanté purement le rôle de la comtesse. Excepté
de la noblesse, l'amburini a ce qu'il fautjiour
jouer le comle, el Labbiche, malgré sa grosseur,
esl encore un Eigaru déliri» ux, lanl il sait bien
suppléer à ce qu'il a de trop, à force de talent,
de vigueur et lie Mnesse. Lablaehecst un de ces
artistes extrêmement rares, qu'on n a jamais vus
au-dessous de leurs rôles Pour ce qui est de
Chéiubin, madame Alberta^zi n'en a donné
qu'une faible idée.
\
THÉÂTRE DU PALAIS-ROVAL.
Pdxcal el Clutmbord , comédie en 2 actes,
mêlée de chants, de MM. Anicet el Brisebarre.
Nous sommes en 1795, elles Français sont en
Allemagne.
Deux j;renadiers, Pascal el (liambord, ont
reçu nu billet de logement pour le chùleau de la
liaroune VVilhelmine de Ranspach 'jeune veuve
iiiie courtise un de ses neveux qui pourrait éwe
son père.
Le soupirant, qui a nom Frédéric deSpelberg,
se jios' en proteclenr de sa tante h l'arrivée des
Français, el son humeur bellupieiise gagnant
jnsqn.à Mina, la femme de chambre delà baron-
ne, I héroïque camériste se plante en laclion à
Il porte du ch.'i'e m. el lire un coup de fusil sur
Pascal el Cli;im Ord.
Ceux-ci, peu lia lés d'un pareil accueil, font
mine de vouloir fourrager le château ; m.iis, à
la vue de la baronne Iremblanle , ils s'apaisent
'1 redeviennent foncièrement Français.
î/un d'eux, Pasial, devient même amoureux
de la baronne, et, |)oiirprouver son imonrd'une
fiçon d 'licate, il jelte par la fenêtre le baron de
S.iilberg qui teiilail des'introduire dans la cham
bre de si lanle.
Jeter un baron par la fenê're esl une assez
mauvaise plaisaiilerie; el lonlie du jour qui a
élé lu la vrille à l'armée, prononce la fusillade
contre loul soldai qui se permellra des voies de
f.iit à l'emlroil des indigènes.
Pascal risque donc de recevoir sept ou liiiil
lialles dans la poiliine, el il les recevrait aci-om-
pagnées de plusieurs aiilres dans sa mauvaise
êle, si rhambord, ,'i qui il a sauvé la vie au
passage du Rhin, ne se dévouait en prenant la
place de son ami.
Au deuxième acie, nous sommes en ISU. Dix-
neuf aussi' sont écoulés depuis le séjour de Pas-
cal el de (hamboril chez la baronne \\ilhelmine.
Diiis l'eiilr' acle, la baronne esl morle laissant
nu lils, le jeune Uilhelmde Ranspach, lequel
esl sur le (loinl d'é[)ou.scr sa cousine, la fille du
baron Frédéric, ('hambord s'est fait fermier
après avoir é|)0usé Mina.
Pascal qui ignore loul cela, revient îi Rans-
iiaeh pour revoir Willielmiiie. Son ami (Miam-
liord n'osant pas lui apprendre l.i mort de la
b iriinue, croit faire acle de charité en lui disant
que cel (■ ipi'il vienl chercher esl mariée.
Fureur de Pascal qui Iraile Wilhelminc de
p.irjiire.
Le jeune Wilhelm qui a tout entendu, adresse
un ilémenli h Pascal et lui demande raison de
rinsulle f aile ,\ la mémoire de sa mère. Celte
provocalioii apprend .'t Pascal la vérité que
Idiambord lui.ivait cachée. Il refuse de se battre
avec lo lils de celle qu'il a tant ainuH'.
Sur ces entrefaites, Mina fait remettre h Pas-
cal une lettre écrite par Wilheliniue mourante •
la baronne déclare dans celle lettre que \Vil-
helm est le bis.... du grenadier Pascal.
Le notaire arrive, VVilhelra se jelle dans les
bras de son père, et le baron Frédéric consent
au mariag'e de sa hlle et de V\ illielm, en appre-
nant que legrenadier Pascal est général et comle
de l'empire.
Telle esl la donnée, tant soil peu ccniiliquée,
mais toujours mléressante de Pancal cl c/iu/n-
hord. Il y a dans celte pièce, qui suri Jn j.enre
ordinaire du Palai.s-Royal, de lagailé, du seiili-
incnl, et une rare enlenle de la scène.
Achard, chargé du rôle de Pascal, sest montré
comme toujours, comédien chaleureux et en-
traînant. Le beau grenadier a enlevé le succès à
la baionuetle.
Le théâtre de la Renaissance juépare pour la
lin de la saison des Hlatuiceis mii*ica/eii où se
teronlenlendre les insirumenlisies el le.s'chan-
leurs les |.lus renommés. Ce sera pour l'an une
nouvelle occasion de se produue avec avaniapp
etdire que ces réunions soiiliivi/wde aunlaife
c'est p' ophélLser leur vogue, l'as it/i Iwii i.-iri-
sieiineconsmiirailà montrer pour la musigue
pUisd niililfeieiiee qu'un da/idi/ de l.ondres Ce
genre de comert ne pouvait s accljmaler mrà
Venladour. Il fallait ux élégant, s loileiles oui
s y rendroni le foy-r de la Renaissance ce pro-
menoir sompliieux el vasle, qui deviendr i uen-
danl les malineis d'avril un véritable Lonr
champs /w/jartiY-««, avec la pluie de moins et
la musique , la danse, la comédie de plus La
première de ces délicieuses réunions ,/ura lieu
dimanche prochain, 10 mars, et le iliéâire de la
Renaissance o.ivrira ses portes aux artistes Ita-
liens, qui donneront un concert en mé noire de
madame Rossi, au bénélice de sa fille MM 1 a-
blache. Tambniini , liubini, h anolF, mesdames
Crisi, Irnesla tiiisi, IVisiani, Albeiiazzi. Tous
ont voulu concourir à cette œuvre de bon cama-
rade doni \ iarilol a eu le premier la généreuse
Idée. Daulres arlisles, non moins disiiui^u s
embellironl encore cette matinée. Mademoiselle
fanny Lssier, dansunj.asau deuxième acte de
lEaii merreillcisc , qui sera chuiié par la
charmaule midame Thillon , qui trouve ainsi
moyen de jelcraii milieu de nos sJ-rie ses occu-
lialions de forum un reHet précieux de l'art el
du bon .îoi'll.
Rruuf îir rim] ioiiis.
r, MARS. -La caisse d'épargne de Paris a reçu
dimanche ;î el lundi \ mars 1839, de J,iri déiio-
sans,donl ."j'O nouveaux. lasomme deôSG 9N fr
Les icmbonrsemens demandés se sont élevés à
la somme de 803,000 fran.;s. La crise tiuancicre
conliniie.
— Une décision du ministre .les finances en
date du 2J février, admet, au droit de SU fr la
pièce, les echarpes de cachemires fabriquées au
uscau dans les pays hors d'Europe, par ..s>imi-
liiion au.xchales de cachemire de peiiie dimen-
sion.
Ou a reçu ce malin, des journaux de Deme-
rari de frablic date, et ceux île File Mauice du
12 décembre dernier. Le II janvier, on a res-
senti ,1 Demerari, dit le Giii/c/ia Chroiticle
une violculcsecou.ssede Iremblemenl de lerre'
Un a. ru un moment que les maisons allaien'l
êlrerenver.sées; les cloches des ég.ises onl été
muses en branle el plusieurs édifices ont été
forteineni ébranlés. La chaleur élouffiinlc gui
régnait faisait craindre un prochain relour de
ce phénomène. I u négociant qui .irrive de Di^
mcrari, nous assure que la .secousse s'e<t fait
violemment ressentir, près de la Mirlin''que à
bord du navre sur lequel il éi.iii pa,.is, ^^f '
— M. Elicune->arci.sse de Durforl, pur de
France, est mort hier, à Paris, 5 Page de 85
ans.
— rarini une foule d'objets curieux ijucM, Da-,
— 224 ^
badip a rapportés de ses voyages en Abyssinie et
en Ethiopie, il en est un (pii liKe particulière-
menl ratlention des amaleurs de raretés, c'est
une liible maniisciite enune «les lanj;iies d'Ethio-
pie, et cpii est reliée de manière à étonner nos
premiers artistes en reliure.
_ On éerit de Voix :
« Lin exemple assez rare de fécondité tardive
s'est présenté dans notre petite commune, il y a
peu de jours : une femme, ftijée de t-2 ans, est
accouchée d'unlieau garçon. La mère et l'enfant
se portent bien. »
— l ne jeune et jolie dame se jirésenla il y a
cpiihiucs puirs h l;i porte du cimetière du l'ère-
Lachaise, suivie d'un domestique qui portait
sous sou bras une boite façonnée eu forme de
cercueil. Le concierge avant demandé ce <(uily
avait dans cette boite, la'dame lui répondit, les
larmes a\ix yeux, qu'elle contenait la dépouille
mortelle d'un être qui pendant sa vie avait eu
toutes ses affections, de son bien-aimé Pyrame,
grilîon anglais, mort de la veille et dont elle dé-
sirait déposer la dépouille mortelle dans le
caveau destiné à la sépulture de sa famille.
La dame de G... eut beau vanter les vertus du
défunt et les précieuses qualités qui justiliaient
à son avis la sépulture enterre sainte, le con-
cierge n'enlendaii pas raison. Comme la maltres-
se inconsolable du pauvre griffon insistait, il
fallut avoir recours à lintervcntion du conser-
vateur du cimetière pour la déterminera rempor-
ter la dépouille mortelle de son toutou.
6. — On écrit de Naples, \ (i février, qu'un in-
cendie a détruit en grande partie la maison des
enfans trouvés. Le feu s'y est étendu avec une
telle rapidité que vingt-trois des malheurux en-
fans n'ont pu être sauvés et ont péri dans les
flammes. Lue des nourrices de l'établissement,
saisissant sous chaque bras un des entans , s'est
précipitée avec eux par une cioisée ; mais tous
les trois étaient morts lorsqu'on les a relevés sur
le pavé. Les pompiers se sont aussi distingués
par leur zèle; mdheureusement trois d'entre
eux ont aussi perdu la vie..
EsPACNi:. —On a reçu à Paris un supplément
au Phare de Bcnjonne du -28, contenant : 1° un
rapport de Alaroto daté d'Estella le 2(1, et adressé
à don Carlos pour lui expliiiuer sa conduite;
T la résolution du prétend, ml adressée à iMa-
roto, etdatéedeVillafrancale2i; 3" un décret
qui nomme .Monténégro ministre d'dat et de la
piierre Ces docuinens officiels ont été apportés
àT.dosa parles deux aides-de-camps que Ma-
rolo avait envoyés le 23 au quartier-général du
prétendant. Par la résolution de don Carlos Maro-
to est rentré en grâce et est plus puissant que ja-
mais- le prétendant, trompé ou non trompé, lui
a fait'iine réparation puliliquede sa proclama-
tion du 21 février, en faisant imprimer une dé-
claration par lacpielle il avoue humblement son
erreur et ses torts. _
— L'n acte de barbarie atroce s est passé sa-
medi dernier , rue Jean-Jacques-Rousseau. Le
nommé Pichelou, cordonnier, rue du Jour, 21,
venait de jeter une lettre à la poste , lorsqu il
aperçut un individu (jui maltraitait un enfant
dune manière cruelle. 11 lit linéiques représen-
tations qui furent mal accueillies, et iiui ne firent,
au contraire, qu'attirer sur l'enfant de nouveaux
coups. Entraîné par son bon cœur , Pichelou
voulul prendre la défense du plus faible et il
s'avança contre celui qui abusait aussi lâche-
ment de sa force pour lutter corps à corps avec
lui. "Mais le misérable auquel il avait affaire lui
saisit le nez avec les dents au moment ou ils s é-
treignaient Pun l'autre, et ne le quitta que
lorsqu il le lui eut arraché.
7. — Esp.xoE. Les journaux de Madrid des
20 et 27 février attribuent les exécutions d'Es-
tella à une conspiration découverte par Maroto
et avant pour objet de détrôner don Carlos et de
met'tre à la tête du parti carliste Pex-infanl don
Sébastien.
^^(ous recevons de nouveaux renseignemens
sur le voyageur français dont nous avons an-
noncé ces jours derniers l'arrivée à Rome. M.
d'Abadie a laissé son jeune frère en Abyssinie, et
il emmène avec lui trois jeunes Ethiopiens ap-
partenant à des familles notables de ces con-
trées. Ces jeunes gens, que M. d'Abadie a pré-
sentés au pape , viennent faire leur éducation
en France; ils ont déjà consenti à embrasser,
dit-on , la religion catholique, et l'un d'eux a
manifesté l'intention d'entrer dans les ordres.
A Malle, on les a conduits aulhéftlre, qu'ils pre-
naient d'abord pour un temple. La reine douai-
rière d'Angleterre a voulu les voir, et ils lui ont
été |)résentés. Ces Ethiopiens sont étonnés de
tout ce qu'ils voientdepuis(iu'ilssoiU en Europe.
— Le 13 du mois de mais nous aurons une
toute petite éclipse de soleil , qni commencera à
trois heures vingt-deux minutes, et finira à qua-
tre heures vingt-huit minutes. Tandis que pour
nous, l'échaitcrure du disciiie solaire occupera
à peine le septième de son diamètre, les habitans
de rAmérii|ue du sud et de l'Afrique jouiront
du rare spectacle d'une éclipse totale. Le cône
d'ombre commencera à atteindre notre globe un
peu au .S.-O. des iles St-Ambroise, traversera ce
groupe, entrera en Amérique par le cùté du
Ciiili, traversera le pays de la Plata, le sud du
Brésil, produira une nuit complète 'a Fernam-
bouc un peu avant midi, traversera l'Océan At-
lantique, cou|iera l'équateur , pour passer au
nord vers le vingtième degré ouest, entrera en
Afrique par la (juinée septentrionale , et ira
aboutir au soleil couchant sur les bords du Nil,
prés des ruines de Tlïèbes.
— Hier matin des agens de police ont arrêté
un jeune homme qu'ils ont surpris dégradant les
bas reliefs de Notre-Dame. Ils 1 ont conduit à la
Préfecture de police.
— Un des moulins à poudre de l'établisse-
ment royal d'Esipierdes (Pas-deCalais , a fait
explosion le 27 février au matin : heureusement
personne n'a péri.
8. M.\RTiMyii!:.— On mande de Saint-Pierre,
24 janvier. «Notre terreur n'est inis encore dis-
sipée; depuis le funeste événement du 11 cou-
rant, la terre a encore tremblé (|u:itre fois, et
ces sinistres secousses ont jeté toute la popula-
tion dans la pUiscruelleanxiélé. Les pertes cau-
sées par le premier licmblemeni peuvent s'élever
après de dix millions. Ue toutes parts on tra-
vaille à relever les usines et les sucreries pour
sauver la récolte.
— Une souscription vient d'être ouverte par
le commerce du Havre en faveur des victimes de
la .Martinique.
— Le tribunal de police correctionnelle ( 6'
chambre ) a prononcé aujourd'hui son arrêt
dans l'affaire des .Messageries françaises contre
les Messageries royales et les .Messageries géné-
rales.
Le tribunal a reconnu le délit de coalition, et
faisant apidication de l'art. 419 du code pénal,
et néanmoins modérant la peine, eu égard aux
circonstances atténuantes qui se rencontrent
dans la cause, condamne les administrateurs des
Messageries royales et générales chacune à 500 f.
d'amende et tous solidaireninit aux dépens du
procès.
— Dans la nuit du 2 au 3 mars, la diligence de
Toulouse à Marseille a été arrêtée près d'Arles ,
pardes voleurs qui ontdévalisé.tous les voyageurs.
— Par décision du ministère delà marine, en
date du C mars, le sieur Ja<lot (André), second
maitre de manœuvre de première classe de la
corvette la Crevlc, depuis longtemps décoré, et
cité honorablement dans l'ordre du jour relatif
à l'affaire de la Vera-Cruz, a été nommé maitre
de manœuvre de deuxième classe. C'est ce marin
qui a fait prisonnier le général Arisla.
— Nous croyons être bien informés en annon-
çant que M. Duponchel est alléîi Najde.s et non à
.Milan. Mais pourquoi est-il .dié à Nai)les? Voici
le bruit qui court ;i ce sujet, et que nousavons
lieu de croire bien fondé. M. Duponchel va pro-
poser à Nourrit de rentrer à lOpéra , tout en
conservant M. Duprez, et à plus forte raison
M. Mario de Candia. (Nous aurions ainsi trois
premiers ténors, tous trois fort iitiles,sinon égale-
ment célèbres.
— C'est à tort que l'on a répandu le bruit de
la mort de mademoiselle Jiiditli Grisi. Au con-
traire, les dernières nouvelles que sa sœur Ju-
liette a reçues d'Italie annoncent une améliora-
tion dans la sanléde cette cantatrice.
— Mademoiselle Amélie Brière , gracieuse ac-
trice de Liège, vient d'épouser le baron de VVar-
zée d'Hermalle.
— Hier,jourde la mi-caréme, malgré un vent
froid et pii|uant qui soufflait avec violence, la
foule se i)ressaitsur les boulevarts. Les masques
étaient plus nombreux que dans la journée du
mardi gras.
— 9. Quelques journaux ont annoncé, il y a
deux jours, que les ministres avaient donné
leur démission; la nouvelle était prématurée :
c'est seulement ce matin, qu'après s'être con-
certés entre eux ils ont remis leur démission
entre les mainsduroi. La nouvelle sera demain
dans le Moniteur.
— On annonce comme positive la prochaine
dissolution de l'armée d'oDservation réunie sur
les frontières de Belgique. Elle y est, en effet,
bien inutile, car à quoi servent des témoins
pour un duel qui ne doit pas avoir lieu.
Les députés commencent à arriver à Paris;
on annonce que déjà toutes les places de la
gauche sont prises sur les bancs de la chambre.
— On écrit du Havre, le 6 mars :
« M. Papineau, qui a joué au Canada un rôle
si |)érilleux, assistait hier au spectacle. C'est un
homme dans la vigueur de l'âge etdont les traits
ont une expression énergique. Les regards se
portaient avec intérêt sur cette tête que les
Anglais ont mise à prix, et que, si près de nos
côtes hospitalières, une tempête pouvait leur
livrer. »
— Aujourd'hui , à l'ouverture de l'audience
de la G' chambre correctionnelle, a été appelée
la plainte de M. Emile de Giraidin, déiuité de
Bourganenf, contre le National, V Europe, et
divers autres journaux. M« Léon Duval, avocat
du plaignant, a déclaré que son client se désis-
tait de la poursuite, altendu que la deuxième
lettre, en réponse à Al. Martin (de Strasbourg,
a été insérée dans diverses feuilles publiciues.
— La fonte du chapiteau de la Colonne de
Juillet, que nous avons annoncée il y a i|uelque
temps, a été faite à la fonderie du Roule. Cette
pièce. Il plus importante qui ait jamais été fondue
d'un seul jet, est maintenant chargée sur la
voiture qni doit la transporter à la place de la
Bastille, pour être montée. Elle partira diman-
che prochain 10 courant, dix heures du matin,
descendra les faubourgs du Roule et St-Honoré,
et suivra toute la ligne des boulevards. Espérons
qu'un beau temps favorisera ce transport, et
permettra à la foule des promeneurs d'admirer
Si l'avance ce morceau, qui fait le plus grand
honneur à MM. Soycr et Ingé.
— Les circonstances au milieu desquelles s'est
ouverte l'exposition du Louvre, a faitdireàun
plaisant ; « Le mois de mars nous donne un
nouvel appartement complet ; un Salon , une
(;hambreetun Cabinet nouveaux.»
Le premier volume du Dictionnaire de mi-
siQUE de Lichtenshal, traduit et complété par
l\lM.,Mondo et Esciidier frères, vient de paraître
chez Troupenas et au bureau de la France mu-
sicale, rue de la Victoire. Cette grande et utile
publication mérite un article spécial que nous
renvoyons au numéro prochain.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Irap. et Fond, de Félix Locqiin et comp., rue
Notre-Darae-des-Vicloires, 16.
15 MARS 1839.
tITTERtTUKE, SCIENCES, >E1DX-1RT>, IKDOTniE,
COIOAISSANCES UTILES, ESQUISSES DE MOEURS,
MÉMOIRES ET TOTIGES.
J««««^
PARMT TOITS tB8
OR s'abonne 1 riRIS, AU BUREAU DU JOURNAL ,
ruedu HELDER,15,eIchez tous les Libraires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre ,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Royaumei, à rt/ni-
versat Literary Cabinet, 64, SU James's StreeU
Les abonnemens ne datent que des 5 et 30 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher à Paris.
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L'etprit d'autrui\par complément servait.
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bonnent pour un an ou 6 mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jointe au n» du 5 et
une lithographie au n» du 20 de chaque mois.
Prix des annonce», 75 c. la ligne.
LE VOLEUR,
SOMMAIRE.
CHAPITRE COMMUNIQUÉ D'UNE HISTOIRE DE
l'hospice du grand Saint-Bernard : de la
NEIGE AU grand Saint-Bernard, par M. Rey.
— Aventures d'Ali-Ben-Ardallah, rené-
gat espagnol, par M. FÉLIX MORNAND.—
Esquisses madécasses. — Une vocation ,
par M. E. Lamuloniére.— La langue musi-
cale. — Les Arabes a Marseille. — Revue
dramatique : Théâtre Français :£a Course
au clocher; Gymnase : Maria. — Revue des
modes. — Revue de cinq jours.
d'une
HISTOIRE DE L'HOSPICE
DU
FAI BSii. (asv
DE LA NEIGE AU GRAND SAINT- BERNARD.
En dii'cembre 1830, la grande quanlitc; de
neice qui t'iait lomlïéc avait causé d'i'normes
avalanches autour du Sainl-lîcrnard; les gran-
des pcrriirs ou jalons des nioiilaGncs avalent
h(; empoités ou enfouis jus(|uà leur extrémité
supérieure.
Bien que le col du Sainl-Bernard ot\ est situé
l'hospice soit un peu au dessous du point où les
neiges ne fondent plus, il arrive souvent qu'il y
en est tombé une si grande quantité durant
l'hiver , que l'été ne suffit pas pour l'en débar-
rasser. 11 a été un temps même où l'on craignait
que cet amas , vainqueur de la saison chaude ,
ne devînt glacier. Mais aujourd'hui ces appré-
hensions ne peuvent plus tomlier dans l'esprit
de personne, d'abord parce que la localité n'est
pas favorable à des formîtions de celte nature,
ensuite parce qu'il y a des neiges fondantes au
dessus du col ou plateau du Sainl-liernanl.
Or, depuis les belles expériences de M. Vciictz
sur l'énorme glacier du Giélroz qu'il a fondu
tout entier en l'arrosant d'eau provenant des
neiges supérieures, un glacier ne peut picsiiue
plus se former que li où riiomme consent ipiil
se forme. Si l'amas de neige ([ue j'ai vu moi-
même passer l'été devant la principale porte de
l'hospice, y persistait seulement deux étés de
suite , il suffirait de faire arriver dessus ([iiel-
ques ruisseaux d'eau de neige de la Chcnaleltc,
pour en avoir raison.
La neige , quoique très froide au toucher,
l'est pourtant moins que la glace. Si on y plonge
un tliermomêlre par un temps doux , il descen-
dra , il est vrai , à zéro ; mais aussi si on l'y in-
troduit dans un moment de gelée, il remontera
à zéro et y restera. Cela explique comment des
malheureux qui avaient été ensevelis sous des
avalanches n'étant pas gelés , n'y ont point gelé ,
quoi<]ue cela eût pu leur arriver ^ la longue
faute de mouvement , et ont été rappelés à la
vie, après un long ensevelissement.
L'observation , cette scnlinelle attentive pla-
cée sur le sentier de la vie pour en soulager les
misères , ou pour en prolonger le terme , l'oli-
servation a trouvé dans la difVérenre de tempé-
rature de la neige h la glace , ini moyen presiiue
inl'aillilile pour la gnérison des meudires récem-
ment gelés , et (|ue les chanoines du Saint-lîer-
nard emi)loienl souvent avec succès. Lorsqu'ils
rencontrent un voyageur tpii ne peut faire usage
de ses membres , ils conimeucent par s'assurer
s'ils ne sont encore qu'engourdis. Dans ce cas
ils les frictionnent, les massent, les frappent à
petits coups pressés. Si décidément ils sont ge-
lés, ils recommencent les frictions , mais alors
c'est avec de la neige , sur place et avant d'em-
porter le malade. A l'hospice les membres ge-
lés sont trempés dans de l'eau de neige ju.iqu'à
ce qu'ils soient revenus à l'état de dégel , et or-
dinairement la guérison s'opère. Dans le trai-
tement de cette affection il faut surtout se gar-
der de l'emploi du feu. In homme (jui, livré à
son ignorance, aurait les mains ou les pieds
gelés et qui les présenterait au feu , les perdrait
sans retour. Dans le passage .subit de l'extrénie
frctid à l'estréme chauil quand la circulation in-
térieure est suspendue, le sang dégelé dilate ou
roinpl ses iai;.uix, s'exlravase, stagne et se cor-
rom|)t : les solides même, ramollis avant d'être
pénétrés par le retour régulier de l'action vitale,
se trouvent comme séparés de cette action.
L'altération que le mendire gelé en ressent,
compromet son organisation et l'entame : la
gangrène se déclare, et après deuxou trois jours
des plus cruelles souffrances , il faudrait que le
malade se soumit encore aux souffrances non
moins cruelles de l'amputation.
Ce qui est arrivé à M. le comte de Tilly pour
avoir rapjielé îi ses pieds gelés au >Iont-r>lanc
une chaleur factice, est une leçon qui ne doit
pas être perdue pour les voyageurs. Dès son dé-
l>art des GrauiU Mulets, ses bottes de cuir,
parfait conducteur du froid, se gelèrent et lui
étreignirent les pieds . qui désormais en contact
avec la glace , ne tardèrent pas h se geler aussi,
bien (ju'il ne cessAt de remuer les doigts pour y
entretenir la circulation. Ucontinu.i cependant
son ascension dans cet état . la soulTrance, dit-il,'
n'étant rien, et donnant au contraire au cii'ur
et h r.\uie une vigueur nouvelle. De retour de
la cime aux Grands Mulets pour y ;,. sser ^a
deuxième nuit, il s'en\cloi)pa les pieds dans
une peau de mouton. Mais la chaleur subite
qu'il en éprouva , lui caus.i des douleurs hor-
ril>lcs. Dans l'espace d'une demi-heure, ses
— 22G —
pirJs cnflèrpnt d'utie manière pro(iij;ieuse , et
«les nmpoules ^noniirs se foimèient à la surface.
11 re(;relia de ne pas sYlie frictionné avec de la
neige; mais il ntiaitphis temps, et le mal, dont
il n'avait pas pr'vii lagravilé, était fait. An bout
de (|uatre jours la lîani'rène survint, et il fallut
tonte riialiilelé des méiiecins de (ienfve pour
qu'il ne perdit pas au moins den\ ou trois
tloiijls et pour le guérir radicalement.
Un des elîets de la neige, et (|ui est ])lus immé-
diat eticore sur nU homme falijfnéj cVst celui
«rendormir par la comliliiaisou de la tnonolonie
«lu spectacle avec l'action du froid sur le cer-
veau. Malheur donc à notre voyageur s'il ctdc
sur la neige à rini[)crieiix sommeil léthargique
dont il se sent accalilé : il ne s'éveillera jdns (jue
dans l'éternité. Le froid resserrera en lui l'ex-
trémité des vaisseaux sanguins, la circulation se
ralentira insensildcnient, lu surfaci' de .son corps
commencera à moui ir, le sailg allluera au cer-
veau qui se refroidit moins vite, il s'y etigorgera,
le mouvement extérieur s'éteindra , et alors s'a-
chèvera la destruction totale de son tUre sans
douleur, sans angoisses, sans agonie. Etil^29,
les chanoines trouvèrent sur le chemin un hom-
me debout, appuyé sur son bâton, une janihcle-
vée et le pied posé comme dans l'action de mon-
ter. Il s'était endormi dans celle position , et
avait été gelé instantanément. Il i>ortailson ha-
vresac, et par de.sstis était posé celui d'un autre
voyageurqui était plus loin, étendu mortaussi,
et (]ui était son oncle, comme le prouvèrent Ifes
jiapiers recueillis sur eux. «Le 29 septembre 1830
(ce sont les religleuxqui parlent), des voyageUrs
arrivés à l'hospice par une affreuse tourmente,
nous ayant avertis ijUc la grande quantité de
neige, la fatigue et la crainte de péi ir les avaienl
obligés d'abandonner un homme et une femme
à demi-lieue de l'hospice, nous partîmes aussitôt
])Our leur porter des secours. Mais ces malheu-
reux s'étatlt égarés , avaient disparu sous la
neige. Nous les cherchâmes juscpi'à la nuit sans
pouvoir les trouver, et tontes nus recherches ,
depuis lors, furent vaines. Le même jour, il
est mort Un autre voyageurqui a été sul'pris
par la nuit, la lournieilte et la neige. L'ayant
trouvé trois jours aiu-ès, nous l'avons transi)orté
à la morgue. »
Le sommeil pouvait être et est en elfel pour
beaucoup dans ces trop fréquens malheurs. Il
est irrésistible. De Saussure cite l'exemplf^ d'un
guide de Chamouni, homme très robuste et très
habitué aux frimas. 11 lut pris sur le Mont-Blaiic
d'un besoin de dormir qu il ne pouvait surmon-
ter. 11 prétendait que ses camarades l'abandon-
nassent pendant qu'ils continueraient leur as-
cension : mais aucun n'y voidul consentir ; ils
aimèrent mieux renoncer à leur entreprise, et
ils redescendirent tous ensemble. A l'heure de
la journée et au point de la montagne où cela se
pa.ssait, il eût été Iné sur la neige par un coup de
soleil ; plus tard c'ertl été pal' le froid. « Plus
d'Une fois, dit le capitaine Shcrwil dans l'inté-
ressante relation de son ftscension au Mont-
Blanc, nous demandâmes à nos guides quehiues
minutes pour nous coucher sur la neige et cé-
der à un besoin de somu.eil qu'il faut avoir
éprouté pour s'en faire une idée... Nous étions
forcés de nous arrêter souvent pour respirer
|ilu3 à l'aise, eU peine uousarrClious-nouSj que
— — ii^iiiUliaÉil— ^^Mi iiriiii iiiiliMinMiii
le sommeil venait s'emparer de nous... Après la
pénible escalade du grand P/a<ea?«, je deman-
dai à Courtet, mon guide et mon conseil , si je
pouvais dormir sur la neige seulement quelques
minutes t il y consentit, (pioiiiu'à regret, et à
l'instant même je m'endormis profondément.
An bout de (]nel(pies minutes il m'éveilla , sans
(|uoi j'aurais [iii dormir pour toujours. » Les
guides ne consentent même pas ordinairement
à ce que les voyageurs (pii couchent au campe-
ment des Grands-Mulets , soit en montant au
Mont-lilanc, soit en en redescendant, y dorment
la nuit entière. Ils les éveillent souvent pour
s'assurer s'ils ne sont pas gelés aux genoux, aux
coudes, aux épaules , articulations qui d'ordi-
naire gèlent les premières pendant le Somtneil.
Les religieux du grand Saint-lîernard qui ,
avec les enseignemens d'une expérience trans-
mise de siècle en Siècle, ont aussi sous les yeux
l'exemple de leurscliiensà qui jamais il n'arfive
lie doi'tliir sur la neige, quoique nous ayons vu
par le chien de M. Atkins, au Mont-lilanc, (|u"ils
en éprouvent le liesoin autant (jue l'homme, les
religieux, di.s-je, sont souvent contraints d'em-
jiloyer la violence envers les étrangers enijour-
dis par le froid, épuisés par la fatigue, anéantis
par le sommeil, et qui supplient en grâce qu'on
leur permette de dormir un seul instant avant
de se rendre à l'hospice. 11 faut les arl-acher
malgré eux à ce sommeil perfide ([ue personne
n'a peut-être éprouvé aussi itnpérieusement que
mademoiselle Dangeville , au Mont-Blanc , et
dont certainement personne n'a triomphé avec
plus décourage qu'elle : sommeil qu'elle nomme
avec autant de bonheur que d'esprit , sommei!
de plomb, cl qui conduirait à la mort, par une
voie douce, il est vrai, mais certaine, limpru-
dent qui s'y laisserait aller. Hélas ! qui pourrait
oublier, et comment oublierais-je moi-même ce
«pie nous avons perdu de fils, de frères, de ne-
veux, |)ar ce genre de moit, durant la retraite à
jamais funeste de Moscou !
La présence constante de la neige exerce sur
la constitution de l'atmosphère une influence
qui réagit sur l'organisation humaine de plu-
sieurs manières. Eu refroidissant l'air plus qu'il
ne le serait si elle ne couvrait point la terre, elle
rend plus pénible la fréquentation des lieux
qu'elle envahit. En renvoyant les rayons de la
lumière dont elle est frappée, elle exerce sur la
peau les plus singuliers effets. Elle hâle la ligu-
re, la rougit, la tanne, puis enfin la couvre de
pétéchles ou luistules d'eau qui ne sont pas sans
doulein-, quoi(pi'elles soient faciles à guéiir. Elle
irrite sensiblement les nerfs opti(jues, et donne
naissance à une ophthalmied'autantplus rebelle
qUe la neige était plus récente et le temps plus
serein. Enfin, elle rend aveugles quelques per-
sonnes en peu de minutes, les unes pour un cer-
tain temps, comme il arriva aux soldats de
CyrUs, les autres pour toujours. Chacun sait que
les habitants des régions polaires, condamnés à
avoir perpétuellement les yeux fixés sur la
neige, ont tous la vue plus ou moins faihie, et
que beaucoup sont aveugles dès l'Age de vingt
ans.
Aussi, le voile de gaze doit-il toujours faire
partie du bagage de tout voyasieur dans les
hautes régions; il peut s'y manifester tout à coup
des événemens où il rende de grands services.
Outre les avalanches proprement dites, il sur-
vient «[iielquefois inopinément des tourmentes
qui agitent et soulèvent les neiges nouvellement
tombées dans les hautes vallées de passage, les
transportent en masses seml)lables h des nuages
immenses, ohstrucnt en peu d'iuslans lesenfon-
cements et les gorges, elfacent la trace des che-
mins, et en.sevelissent même les longues perches
qui indi(juent la vi3ie S suivre. Le voyageur en-
gagé dans la sphère d'activité de ce redoutable
météore, cotirt des dattgêi's dont nul elFort hu-
main ne le tirera. La violence avec laquelle les
flocons déneige frappent sa tigiire et ses yeux,
|)eut l'aveugler. S'il lutte et continue d'avancer,
il s'épuise, s't'gare ou tombe «lans un précipice.
Si par bonheur, au contraire, il se trouve sur
une place un peu tenable, il n'a rien de mieux à
faire que de s'y arrêter jusqu'au retour du cal-
me de l'air, le dos tourné contre le vent, les
yeux fermés et la figure tît)uveite d'un voilé, s'il
a eu le temps d'en tirel' UH de son baga;ie. Mais
il faut dire aussi que quelquefois les précautions
bien prises sont déjouées par 1 événement, com-
me on va en juger.
Le col du Bonhomme est i>eut-être le passage
de toutes les Alpes le plus exposé aux variations
subites de l'atmosphère , et le plus dangereux
pour la fréiiuence et l'impétuosité des orages.
Le beau temps par lequel on y monte du côté de
N. l). de la Gorge n'est point un garant de celui
([u'on trouvera du coté du col des Fouis. Les
malheurs que les tt)Urmenles ou trompes de
neige y occasionnent sont de toutes les semaines et
pres(iue de tous les jours. Les noms même de Wa«,
ou i)lateau des Valets, Plan des Dames , etc.,
ont une origine qui, d'après les traditions du
jiays, expliquées parlM. K. Uochette, se rappor-
tent à la tin déplorable que des voyageurs ont
trouvée dans ces lieux de désolation. Sans reve-
nirsur les traditions (|ui, après tout, peuvent à la
longue s'étie altérées, je citerai seulement, pour
en finir, et parce ipi'il n'a pas eiuuie été pu-
blié eu France , un événement bien triste et
malheureusement îroj) certain, aiiivc de nos
jours.
Au mois de septembre 1830, deux jeunes An-
glais de dix-huit à vingt ans, MM. Camiibell et
liranckly, Voyageaienten Suisse sous la conduite
de leur instituteur. Arrivés de Genève à Cha-
mouni, ils y prirent un guide robuste, prudent,
et, parla vallée de Sainl-Gervais, Ils se dirigè-
rent vers le col du Bonhomme avec toute l'ar-
deur et la gailé de leur Age. Parvenus à une au-
berge voisine ilu Plan des Dames, et qui est la
dernière habitation qu'on trouve en allant vers
le col, ils voulurent y prendre leur irepas. Pour
leur malheur, une pension de jeunes gens qui
venait de passer avant eux , avait em|iorté tous
lesalimc'.is qu'on trouve d'ordinaire dansées
sortes d'auberges. Us étaient loin de se douter à
([uel point cette circonstance, en apparence in-
différente, leur serait fatale. Pressés par la faim,
ils repartirent aussitôt dans l'espoir d'atteindre
la pension et de trouver encore à vivre dans les
restes des provisions qu'elle avait envahies ; mais
ils ne rencontrèrent personne, et cette course,
rapidement faite, ne servit qu'à ajouter en eux
la fatigue à la faim. Ce n'est pas tout. Pendant
le temps qu'ils auraient mis à prendre un repas
à l'auberge , temps qu'ils employèrent à luar-r
227 —
cher, ralmosplitTC, calme cl pure jusiju'alors,
subit un changement si instantané, que, sans
qu'aucune prévision, même de la part du {juide,
ait été possil)le , ils se Irouvèrent tous quatre
enveloppés dans la plus terrible des tourmentes
de celte région inhospitalière. Un vent impé-
tueux et glacial les pénètre ; une neige violem-
ment fouettée les aveugle ; une trombe irrésis-
tible les soulève; c'est l'image de la fin du
monde. L'un des jeunes Anglais, le plus affaibli
par la fatigue et la faim, saisi d'effroi à l'aspect
de ces horreurs inattendues, s'arrête tout à coup
et comme pélrilié , n'entend plus rien , ne re-
garde plus rien. Le guide le prend dans ses
bras, l'enveloppe de ses propres vélemens , le
jiresse contre sa poitrine qu'il a découverte en
déboutonnant son gilet alin de lui communi-
quer un peu de sa chaleur, lui parle affectueu-
sement pour lui insi)irer du courage et pour le
consoler : paroles inutiles, soins superflus, il ne
Icnail déjà plus qu'un corps inanimé. L'autre,
M. liranckly , épouvanté aussi par le déchaîne-
ment de latourmenle, était tombé sur la neige
engourdi par le froid. Use relevait à demi par
intervalle, il embrassait les genoux du guide
comme pour le remercier des soins qu'il d(uinait
à son ami. Mais (juand il eut vu qu'il l'avait per-
du pour jamais, lui-même commença à défaillir,
quoiqu'il fût de son côté l'objet de toutes les
sollicitudes du précepteur; il cessa peu à peu
de tourner ses regards vers le froid cadavre, et
laissa enlin retomber sa tête sur la neige pour ne
plus la relever.
L'instituteur, au désespoir de survivre k ces
épouvantables scènes, en supporta toutefois
l'horreur avec courage. Dès que la tourmente
est apaisée, et sa durée ne fut pas longue , il
charge l'un des corps gelés sur les é|)aules du
guide, tandis que lui-même emjiorte le second
ju.sipi'au chalet le plus prochain. Là, on essaie
tous les moyens que l'on a dans de tels lieux
pour rapi.eler les asphyxiés à la vie, et quand
tout espoir est évanoui, le malheureux précep-
teur (^ourt à Gcucvc alin d'y chercher deu.x cer-
cueils où seront déiiosés les tristes restes des
jeunes élèves confiés à sa garde, et que ce jour-
là même leur voilure et leur courrier attendaient
pour la continuation de leur voyage d'agrément.
Mais, hélas lavant le jour marqué pour l'enter-
rement des élèves, le maitrea a u.ssi cessé de vivre.
Sa coiisiiiiiiion l'avait préservé au col du 15on-
homme; son chagrin le tua à Genève. l!n troi-
sième cercueil fut joint aux deux premiers, cl
toute l'immense iio|)ul,ilion .le gah voyageurs
qui était rassemblée alors dans cette ville de
plaisir, alla visiter ces trois cercueils qui étaient
ran(;és ruti près de l'autre dans un appartement
de ri.fttcl de l'Ecu. Ou n'a pas dit à combien de
ces voyageurs cette leçon terrible i.rolila ni
oond,ieu,..n Xiigleterre, il fallut aussi de ècr-
cucds pour les mères de tous ces infortunés
jeunes gens.
( Annales des Voyages.)
¥m^i 41
AVEIVTIIBES
RENÉGAT ESPAGNOL.
Au commencement d'octobre dernier Je ren-
conlrai un matin, chez un de mes amis, un
Inmime d'environ cinquante ans, vêtu à l'orien-
tale, dont le front, sillonné par des rides pro-
fondes, semblait accuser un exercice long et
l)énible de la j)ensée, ou les préoccupations
d'une vie semée depérilset d'émolions cruelles.
Bien que les lignes assez incorrectes de son visa-
ge ne rappelassent en aucune fa(jon ni le type
austère de la tête arabe, ni la physionomie plei-
ne de noblesse et de gravité du Turc, ni la beauté
molle et quelque peu efféminée du Maure, je
jugeai néanmoins, à considérer la lenteur et la
mesure de ses gestes expressifs, l'aisance infinie
avec laquelle il portait ses vêtemens et la non-
chalance de son attitude, qu'il ne pouvait qu'ap-
partenir à l'une de ces trois races. J'ai)pris en
effet qu'il se nommait Ali-Ben-Abdallah, et qu'il
avait récemment quitté Oran, où il remplissait
les modestes fonctions de portier-consigne, pour
venir témoigner à Perpignan dans le procès du
général Brossard.
— Et vous avez profité de cette occasion, lui
dis-je, pour visiter Paris et la France, que sans
doute vous ne connaissiez pas?
— Au contraire, monsieur, me dit-il, la
France est pour moi une vieille connaissance, et
vous n'étiez peut-être pas né lorsque j'y vins
pour la première fois.
-Quelle circonstance vous avait donc amené
de si bonne heure en France ? sans doute un
intérêt commercial ?
—Oh ! ce n'est pas cela, dit-il en souriant;
c'est bien plutôt une de ces vicissitudes (|ui n'ont
cessé d'agiter ma vie jusqu'à ce jour. Tel que
vousme voyez, monsieur, j'ai eu l'honneur de
servir sous votre grand empereur : Voyez plutôt,
ajouta-t-il en tirant de son portefeuille et en
me tendant un papier jaune comme un parche-
min, dont les plis rongés par l'usure dénotaient
une honorable vétusté.
C'était un certificat en bonne forme de l'un
des chefs de corps qui commandaient à la ba-
taille de Leipsick, atlestanl que le nommé
Jacques Pavie,maréchal-des-logis au IC d'ar-
tillerie , s'était bravement comporté jiendant
cette action mémorable, et avait, eu risquautsa
viepoursjuvcr celle d'un de scsoBiciers, mérité
l'étoile de la Légion-d'llonneur.
— Ce Pavie, ou plutôt Pavia, car je suis Espa-
gnol de naissance, continua Ali, c'était moi qui
vous parle. Cela vous étonne, n'est ce pas :' Vous
ne vous altendiez guère à trouver sous ce costu-
me un débris de la grande armée. — Nous nous
mimes à table et il reprit la parole :
— L'Espagne, ma partie, dit le conteur, est
comme vous le savez sans doute, le pays des
aventures et des avcuturiers. Il parait que, sous
ce rai)i.()rt ih\ moins, je ue devais pas mentir à
mon origine : vous allez en juger. Mou enfance
et mou extrême jeunesse s'écoulèrent toutefois \
assez paisiblement. Je vécus jusqu'.'i dù-Uuil (
ans dans ce que les Italiens appellent le far
mente, élatipiej'ai toujours considéré comme
le plus agréable de tous-
Aussitôt que je fus en ùge de [.orterles armes;
mon père , obstiné et fanati(jue ennemi des
Français, me mit un fusil sur l'épaule et m'em-
mena rejoindre mes frèresainés qui déjà faisaient
partie d'uue bande de g'uériUas organisée contre
l'armée française. Je fis comme eux et combattis
à leurs côtés, non que j'éprouvasse aucun senti-
ment de haine contre vos compatriotes, mais
uniquement par esi)rit d imitation et pour tuer
le teras. Au reste, ce genre de distraction ne
fut pas longtemps à ma portée, car, dès l'un des
premiers engagemens auxquels (e pris part, les
Espagnols eurent le dessous et furent mis en
fuite ; quant à moi, atteint d'une balle à la cuis-
se, je ne pus niéclia|qier et tombai au pouvoir
des vainqueurs. Heureusement la destinée, qui
préludait ainsi envers moi, voulut que j'eusse
affaire en cette circonstance à des soldats hu-
mains qui, au lieu de m'achever, à titre de re-
présailles, comme ils en avaient bien le droit;
prirent pitié de ma jeunesse et m'emmenèrent
au quartier-général des Français où ma blessure
fut promptement guérie. De là je fus dirigé,
avec un bon nombre d'Espagnols, prisonniers
comme moi, sur l'intérieur de la France, que je
vis alors pour la première fois, un peu à coatre-
ca-ur, je ne vous le cache pas. Peu de temps
après mon arrivée dans ce pays, on y annonça
la fameuse déroute que votre Napoléon venait
d'essuyer là-bas, dans le .Nord, pour avoir voulu
faire de la Russie un grand département fran-
çais. Alors, on chercha partout des hommes
pour remplacer ceux qui étaient morts dans la
neige, et ce fut à ce moment que l'on nous pro-
posa, à nous autres, prisonniersespagnols, d'en-
trer au service de l'empereur des Français : la
plupart refusèrent; quant à moi, j'acceptai. Ja
n'avais, comme je vous l'ai dit, aucun ressenti-
ment contre la France; d'ailleurs il ne s'agis-
sait pas, pour le moment, de combattre l'Es-
pagne, et puis le sort d'un prisonnier de guerre
est si jieu agréable que je n'hésitai pas à Féchaa-
ger contre celui qui m'était offert.
Me voilà donc enrégimenté dans le 10» d'arlil-j
lerie et en route pour 1 Allemagne, où le prince
Eugène avait fort à faire, avec ses vingiou trente
mille hommes, contre la cinquième coalition. Je
pris pan sucee.ssivemeut aux batailles de Lutzen;
de liautzen, de llanau, de kulm et de Wachauj
Vous savez comment l'empereur IVapoKon sut
vaincre partout avec uue armée de conscrits
dout les trois quarts n'avaient pas six mois de
service. Le surlendemain de 1 affaire de Wacliau
eut lieu celle de Leipzick. 11 parait que je me
compoi tai assez bien dans cette journée ; car le
soir même de la bataille. .M. legénéral Lagrance,
aujourd'hui pair de France, qui. par parenthèse,
serait bien étonné de trouver uu des soldats de
sa division sous cet accoutrement, me proposa
pour la décoration de la Lé;ion-d'llonneur.
J'étais déjà sous-tiHicier. cl vous voyez que j'au-
rais pu faire mou chemin loui comme un autre:
Malheurcusoment, le lendemain, comme nous
battions en retraite, ftuiic de munitions et de
vivres, je fus enveloppé par un gros de l'ru$,<ifns
qui me firent île nouveau prisonnier. Etdcdeux!
Ou me couduisil eu Prusse, où je fus déicni*.
— 228 -
jtiscju"?! l'abdication île Icmpercur. Je fus alors
réclamé par mon ambassadeur, ([ui me lit diri-
ger sur Stralsund, où je m'embarquai pour
ri"si)a;;ne. 31on père, ma mère et mes deux
frères étaient morts. Sans parens, i;ans profession
et sans ressources, il ne me resta (ju'un parti à
prendre, celui de me faire soldat comme aupa-
ravant. Je m'enrôlai donc sous les drapeaux du
Toi d'Espagne, où j'eus soin de cacher mes ex-
ploits de Lutzen et de Leipzick, que je jugeai de
nature à me compromettre aux yeux de mes
chefs. Je réussis en effet à les dissimuler pendant
un certain temps; mais le malheur, toujours
echarné contre moi, déjoua un beau jour toutes
mes précautions; je ne sais quel maudit hasard
avant fait découvrir que pendant ma captivité,
j'avais pris du service en France, peu s'en fallut
que le fait ne fût considéré et puni comme un
crime de haute trahison ; toutefois on se borna
à m'expulser du corps d'élite auquel j'avais ap-
partenu jusqu'à ce jour et à ra'envoyerà Ceuta,
ville que les Espagnols possèdent dans le Maro(',
à l'entrée de la Méditerrannée, et dont ils ont
coutume de confier la garde au rebut de leur
armée. Là, m'atttendaient de nouveaux contre-
temps : j'eus le malheur de devenir amoureux et
celui non moins grand d'avoir pour rival mon
proprecolonel.il était vieux et laid; j'étais
jeune et assez bien tourné : aussi ne tardai-je
pas à l'emporter sur lui. Un jour, nous nous
trouvâmes face à face chez notre commune in-
fante qui était la fille d'un marchand espagnol
de Ceuta. — Sortez ! me dit mon colonel furieux,
et rendez-vous pour quinze jours aux arrêts!
Toute résistance était impossible : j'obéis ; mais,
chacune des nuits suivantes, je trouvai moyen de
m'esquiver pour aller rejoindre Paquita.
Ma mauvaise étoile ayant voulu (jue le colonel
fût instruit de mes escapades nocturnes, pour
m'ôter tout moyen de les recommencer, il m'en-
Toya dans le fort de Ceuta (jue gardait une com-
pagnie de son régiment et dont chaque soir le
commandant faisait fermer les portes à double
tour. Jugez de ma contrariété ! La suivcillame
spéciale dont j'étais l'oltjet acheva de me rendre
ce séjour odieux. Ma tète s'exalta ; je pris en
haine mon métier, mes chefs, mes camarades
eux-mêmes, et, dans l'espèce de délire au([uel
j'étais en proie, je conçus le projet lo plus exlra-
Tagant, celui de dire un adieu élcrnel à rKsjia-
gne et d'aller chercher fortune dans l'empire de
Maroc. Une fois cette résolution jjrise, je ne son-
geai plus qu'à la mettre à exécution et je n'y
réussis que trop bien, l'ar une soirée nébuleuse
de printemps (|ui présageait une nuit obscure,
un peu avant la fermeture îles portes, comme
nous étions en train de jouer à la mora , mes
camarades et moi, je trouvai un prétexte pour
«juitter le corps de garde où j'eus soin de laisser,
afin décarter tout soupçon, la plus grande par-
tie démon équipement et jus(iu'à ma coili'ure
militaire. Puis, me glissant à pas de loup vers In
porte du fort, au moment où le dernier faction-
naire venait d'en être relevé, je la franchis d'un
bond et m'él.ni(;:\i dniis la campagne. J'étais
libre enfin ! J'écliap|)ais au despotisme militaiie!
Ma i)oitrine se dilalii,co:ume soulagée d un poids
éaormC; je me croyais déjà au bout de mes
peines, mais, hélas ! j'étais bien loin de compte.
' Me voilà donc sur le territoire de Maroc par
une nuit noire, sans argent, nu-téte et à peine
vêtu, ne sachant où aller, et, qui pis est, ne sa-
chant pas un mot d'arabe. Cette situation n'avait
rien de (latteur, il faut en convenir ; mais résolu
à tout plutôt qu'à revenir sur mes pas, je m'a-
vançai délibérément à travers les ronces et les
broussailles, sans me laisser intimider ni par la
profonde solitude qui régnait autour de moi, ni
par les hurlemens lugubres des chacals qui par
intervalles troublaient le silence de la nuit. Au
point du jour, j'aperçus à distance un vaste édi-
fice dans leiiuel je reconnus sans peine un sérail
ou fort marocain assez voisin de Ceuta. Je m'y
rendis aussitôt et me présentai au commandant
de ce sérail, auquel je fis comprendre, non sans
peine, que, las de vivre avec les chrétiens, j'étais
décidé à me faire musulman. Ce personnage or-
donna alors à deux cavaliers arabes de me con-
duire à Tanger, afin que je pusse revouvcler
cette déclaration devant un consul espagnol. Mes
deux guides parurent très mécontens de la mis-
sion dont ils étaient chargés; aussi, à peine
étions-nous à quelques lieues du fort que, met-
tant pied à terre, ils me firent signe de les de-
vancer, tandis qu'ils feraient paitre leurs che-
vaux. Je fis ce qu'ils me disaient et continuai à
marcher sans défiance; mais au bout d'une
demi-heure ne les voyant pas venir, je conçus
quelques soupçons et revins en arrière, mais je
les cherchai inutilement de l'œil. Force me fut
alors d'errer à l'aventure comme la nuit précé-
dente. Le lendemain toutefoisj'arrivai à Alcazar,
ville assez grande, mais en ruines, où réside un
gouverneur marocain. Celui que j'y trouvai à
cette époque (avril 1818) entendait un peu l'Es-
pagnol. Je lui fis part de l'intention où j'étais de
me faire musulman et lui racontai ma récente
mésaventure. Il me promit de faire punir les
deux Arabes qui m'avaient si traîtreusement
abandonné, me fit servir un peu de couscous-
sou, car je mourais de faim, et le lendemain
matin,je partis pour Tanger sous l'escorte de
deux nouveaux Arabes, auxquels le gouverneur
d' Alcazar avait déclaré en ma présence qu'il leur
ferait donner la bastonnade s'ils s'avisaient de
me quitter en route. Intimidés par cette menace,
mes deux nouveaux guides n'eurent garde de
désobéir au gouverneur, et pendant tout le Ira-
jet d'Alcazar à Tanger, je n'eus iju'à me louer
d'eux, au moins en apparence ; mais les deux
coquins, instruits de ma position criticpie,
s'étaient promis de l'exploitera leur profit; à
cet effet, ils avaient conçu un plan machiavélique
dont lexécution eût pu me devenir funeste;
mais que j'eus le bonheur de déjouer.
Pendant notre marche, mes deux guides eu-
rent entre eux, en arabe, un colloque très ani-
mé dont je ne pus saisir le sens ; je compris ce-
pendant, à leurs regards et à leurs gestes, qu'il
s'agissait de moi dans leur conversation. Pour
nous rendre à Tanger, nous eûmes à traverser
le territoire de plusieurs tribus. Les premiers
indigènes qui nous aperçurent accoururent
près de nous, attirés par la curiosité. A l'aspect
de mon uniforme espagnol, quelques uns me
demandèrent aussitôt eu langue fran(|ue si j étais
nnisuliuan ou chrétien (/ho/v> /-e/ christiano).
Je leur répondis que j'étais moro de corazon
(musulman de cœur', ce ipii parut singulière-
ment contrarier mes guides, car l'un d'eus me
prenant à part me conseilla aussitôt de dire que
j'étais chrUliaito, tandisque l'autre, prenant la
parole en arabe, s'efforçait évidemment de con-
tredire mon assertion. La même scène s'étant
reproduite un peu plus loin, je ne sus que
penser de leur insistance à vouloir me faire dé-
clarer que j'étais chrétien, tandis que j'allais à
Tanger pour me faire musulman. A force de me
creuser la tête pour tâcher de découvrir le but
de cette manœuvre, je finis par deviner l'énig-
me. Lemotde /.o/moj/7 (consul) qui revenaitsans
cesse dans leurs discours, contribua d'ailleurs à
me mettre sur la voie, et je compris que mes
deux larrons projetaient de me livrer au con-
sul espagnol de Tanger, afin de recevoir la ré-
compense promise à tout individu (|ui lui ramè-
ne un déserteur de sa nation. Or, dans ce cas,
il y allait tout simplement pour moi d'être fusil-
lé sans miséricorde. Je n'avais donc qu'un moyen
d'échapper à la sévérité de nos lois militaires,
celui de me placer sous la prsteclion du gouver-
nement marocain, en embrassant la religion du
prophète, et c'était justement la ressource (|uc
mes guides cherchaient à m'enlever. Enfin nous
arrivâmes au but de notre route.
Une fois que nous fûmes tous trois en pré-
sence du hacha de Tanger, la scène changea de
face, et, lorsque ce dernier m'eut adressé la
question sacramentelle: Moro vel christiano?
je lui répondis à haute et intelligible voix que
j'étais musulman de cœur et que j'aspirais de
tous mes vœux à l'être bientôt de fait. Mes deux
guides essayèrent encore de me faire revenir sur
cette déclaration , en me soufflant tout bas de
continuer à dire que j'étais chrétien ; mais je les
terrifiai en dévoilant au hacha le calcul que leur
avait inspiré une basse cupulité; je les accusai
avec indignation d'avoir voulu contrarier la vo-
cation irrésistible qui me portait vers la reli-
gion mahométane et cherché à précipiter mon
àme dans les enfers , en m'exposant à mourir
dans mon impureté native, le tout pour satis-
faire une sordide avarice. A ces mots, le hacha ,
frémissant du danger qu'avait couru l'islamisme
de perdre en moi un aussi fervent néophyte,
éclata en reprochits véhémens contre mes infi-
dèles guides; puis , ayant appelé ses chaouches,
il leur fit administrer à chacun devant moi cent
coups de bâton sur la plante des pifds. Cela fait,
il m'envoya chez le consul, à qui j'exprimai en
présence de deux témoins, l'intention où j'étais
d'embrasser la religion du prophète, et je le
priai de m'en donner acte. Au sortir du consu-
lat espagnol , je me rendis auprès du kadi , que
je trouvai entouré de ses oulémas, et devant le-
(]uel j'abjurai solennellement la religion chré-
tienne. Après avoir dressé procès- verbal de
cette renonciation , le kadi m'envoya à la mos-
quée, où les fidèles se trouvaient réunis pour la
prière du vendredi , et où je devais être initié
aux dogmes du Koran. Aussitôt que la prière
fut terminée , le moufti , déjà prévenu par le
hacha, vint à moi , procéda à l'interrogatoire
usité en pareille circonstance , et je répondis
affirmativement à tout ce qu'on voulut. Je re-
tournai ensuite chez le hacha que je priai hum-
blement de vouloir bien me faire donner des
vétemens plus en harmonie avec mon nouvel
état et quelque subside, en argent ou en vivres ,
pour m'empécher de mourir de faim. Mais ce
229 —
gouverneur, dont l'avarice était extrême , me
repoussa durement et, comme j'insistais, il me '
lit mettre à la porte de son palais i>ar ses chaou-
rhcs. Je m'en allai , bien découragé, par les rues
de la ville, et ne savais plus à quel saint me
vouer , lorsqu'un des Maures qui avaient as-
sisté le matin à ma conversion dans la grande
mosciute , me f^rappa sur l'épaule , et m'invita à
venir partager son modeste repas. J'acceptai de
grand cœur la proposition de cet homme hospi-
talier, qui , après avoir partagé avec moi son riz
et son couscoussou , me conseilla de me rendre
à El-Raich, petit port situé à;une demi-journée
de Tanger, en m'assurant que le bâcha de cette
ville, homme doux et compatissant, ne man-
querait pas de me faire un accueil favorable. Je
le remerciai de cet avis, et, dès le lendemain
matin, je me mis en marche pour El-Raïch.
Ainsi que me l'avait fait pressentir mon ami
le Maure de Tanger , je trouvai un véritable
bienfaiteur dans le pacha. C'était un bon vieil-
lard qui , touché de ma situation , non seule-
ment me lit donner les vétemens que je n'avais
pu obtenir du hacha de Tanger, mais m'assigna
un emploi dans l'intérieur de sa maison. 11 avait
conçu le projet de me marier avec une petite
juive , récemment convertie à la leligion maho-
mélanc , et ((u'il avait prise , ainsi que moi , sous
sa protection spéciale. Malheureusement la
peste vint à éclater sur ces entrefaites dans l'em-
pire de Maroc , et il en fut une des premières
viclinics. Je ne tardai pas moi-même à être at-
teint de ce (léau terrible ; aussitôt la peur de
contracter mon mal gagna tous ceux qui m'en-
touraient, et chacun me fuit comme une béte
féroce. Abandonné de tous , gisant sur une
mauvaise natte de paille , sans alimens et sans
secours, je crus fermement loucher à ma der-
nière heure; mais, malgré tout, je guéris.
Aussitôt que je fus rétabli , je m'empressai de
quitter El-Uaich. La faveur dont j'avais joui
auprès du défunt bâcha m'avait suscité de nom-
breux ennemis dans la ville, et ne pouvant plus
y espérer ni protection ni bienveillance, je pris
le parti de retourner à Tanger , où je comptais
me livrer, faute de mieux, à que!(|ue profession
manuelle. Je trouvai cette ville dans une grande
agitation : un courrier arabe venait d'y arriver,
porteur de nouvelles alarmantes, et il s'y prépa-
rait une expédition destinée à aller secourir
l'empereur de ^laroc bloqué dans sa capitale
par un grand nombre de tribus insurgées con-
tre lui. lisjiérant trouver dans celte campagne
l'occasion de me signaler par quehiuc aclion
d'éclat et de gagner par là les bonnes grâces de
l'empereur, je m'olFris spontanément ;\ faire
partie de l'armée exjiédilionnaire. Nous <[uit-
lùmes Tanger au nombre de trois mille, com-
mandés par l'aga du district, et comptant bien
que les rebelles fuiraient à notre approche ; mais
ces derniers, qui, de leur cùlé, avaient reçu des
renforts, nous assaillirent inopinément à quel -
que dislance de Méquinez, en nombre lellemciit
supérieur et avec tant d'impétuosité (juc notre
corps d'armée ne tint pas dix miinites. C.liacuii
s'enfuit au plus vite ; la plupart de ceux qui
torahèrent au pouvoir de l'ennemi curent la
tète tranchée , suivant l'usage de la nation
arabe.
Quuutii iuoi , saisi par quatre ou cimi rebelles,
j'avais déjà fait mon acte de contrition et n'at-
tendais plus que le coup fatal; car dt^àl'un
d'eux m'avait courbé la tête d'une main, de l'au-
tre atteignait à sa ceinture la poignée de son
yataghan, lorsque, me dégageant de son étreinte
par un e(îortdésespéré,au lieu d'imiter lastupide
résignation des gensdu pays, qui, une fois terras-
sés, se laissent égorger sans résistance au nom de
la fatalité , je protestai énergiciuement contre la
cruautédcs vainqueurs. « Je suis, leur dis-je, un
esclave chrétien que l'on a contraint à marcher
contre vous. Pourquoi voulez-vous me tuer ?
suis-je coupable d'avoir cédé à la violence ? Ne
suis-je pas comme vous la victime d'un tyran
que vous combattez ?» Soit que ce mensonge ,
permis, je crois, en pareille circonstance , eût
produit une certaine impression sur l'esprit de
mes bourreaux, soit que la vue d'un homme qui
paraissait tant tenir à conserver sa tête fût pour
eux un spectacle nouveau et réjouissant qui les
portât à m'épargner, toujours est-il que le fatal
yataghan rentra dans sa gaine, et qu'après avoir
échangé quelques paroles entre eux , ils com-
mencèrent à me dépouiller paisiblement de tout
ce que je portais, sans faire mine de vouloir
attenter à ma vie. Puis, lorsque je fus littérale-
ment comme un ver : a Chien ! me dirent-ils ,
sauve-toi maintenant au plus vite , et garde-toi
de retomber entre nos mains ! » Comme vous le
pensez, je n'eus garde de me faire répéter cet
avertissement; mais d'autres périls m'atten-
daient; car, en me voyant courir à toutes jam-
bes les Arabes auxquels je venais d'échapper
ainsi comme par miracle, se ravisèrent sans
doute , ou plutôt voulurent se donner le diver.-
tissement de me tirer comme une bête fauve, et
plusieurs balles sifflèrent à mes oreilles.
Pour comble de malheur,, j'eus à essuyer le
feu de plusieurs groupes d'Arabes disséminés
sur le terrain que je parcourais, et dont aucun
ne se refusa la satisfaction de me prendre pour
cible. Grâce au plus merveilleux hasard , joint
à la précaution salutaire que je pris, en fuyant,
de ne jamais suivre une ligne droite, et de dé-
crire, comme les reptiles, une spirale continue ,
j'essuyai ce terrible feu de file sans être atteint
par une seule balle. Enfin, j'arrivai, exténué,
hors d'haleine , horriblement meurtri par les
pierres et les ronces du chemin , dans un lieu
écarté, où, n'apercevant plus aucun ennemi , je
me résignai h passer la nuit sous une petite ca-
bane en planche ouverte à tous les vents , qui
probablement, le jour, servait d'asile à quelque
pâtre , cl où je fus heureux de trouver un abri.
Je faillis cependant y périr de froid, exposé que
j'élais, sans le moindre vêlement, à l'atmosphère
glaciale et humide de la nuit. Le lendemain, au
point du jour, je sortis de ma retraite à demi-
mort et pouvant à peine reposer sur la terre mes
pieds sanglans et tuméfiés par toutes les épines
qui y élaicnt entrées la veille. Une branche d'ar-
bre que je réussis à casser malgré mon état de
faiblesse, soutint ma marche chancelante, et le
lit d'une petite rivière ([uc je jugeai avec raison
devoir couler vers Méquinez , me guiila jvcrs
cette dernière ville, où je lis une entrée piteuse
dans le costume de notre premier père.
Je m'attendais à soulever par mou étrange as-
pect les huées de toute la populace ; mais il n'en
fut rieu ; de semb'ollcs avçulures suul Iris fré-
quentes dans les pays peuplés d'Arabes. Quel-
ques vieilles femmes poussèrent des cris per-
çans à mon approche , mais personne autre ne
parut s'en émouvoir. Une âme charitable , pre-
nant piiié de mon dénuement , me fit présent
d'un lambeau de haik que je métamorphosai en
une sorte de jupon court ou de tunique nouée
au dessus des hanches qui retombait jusque sur
mes genoux. Ce fut ainsi vêtu à la légère que je
me présentai à l'empereur de Maroc qui me dit :
Retire-toi, et, si jamais tu oses m'obséder de
tes sollicitations, tiens-toi pour averti que cette
insolence le vaudra cinquante coups de bâton.
A peine sa majesté eut-elle prononcé ces bien-
veillantes paroles que deux chaouches se jetè-
rent sur moi et me prenant par les épaules, me
poussèrent rudement hors de la salle d'au-
dience.
— Allons , me dis-je , en sortant du palais , il
parait décidément que je ne ferai pas fortune à
Méquinez; essayons donc d'une autre ville.
El comme le lendemain , Muley-Ismaël , fils
de l'empereur parlait pour Fez avec une nom-
breuse escorte, je me mêlai à son cortège et le
suivis dans celle seconde capitale du Maroc.
Parvenu au terme de mon voyage, j'errais tris-
tement dans les rues du vieux Fez, ne sachant
trop (jue devenir, lorsque deux hommes d'assez
mauvaise raine, ayantsans doute jugé, à ma dé-
marche incertaine et à ma physionomie sou-
cieuse, que je n'étais pas trop sûr d'un gitepour
la nuit qui approchait, et que mon diner était
au moins aussi problématique, m'accostèrent
sans façon et me demandèrent si je voulais en-
trer à leur service.
— Volontiers, lui dis-je; que me faudra-t-il
faire?
— Tu vas le saToir ; suis-nous : silence et dis-
crétion.
Heureux d'avoir trouvé où reposer ma tête, je
ne me fis pas répéter deux fois cette invitation.
Après avoir parcouru un labyrinthe de rues
étroites et désertes, nous nous arrêtâmes à une
extrémité solitaire de la ville, auprès d'un amas
énorme de ruines, au travers desquelles nous
pénétrâmes, non sans difficulté, jusqu'à lentrée
d'une chétive masure qu'elles entouraient
comme d'un rempart inaccessible. Mes deux
compagnons frappèrent trois coups à la porte
de celle misérable habitation, dont l'existence
ne pouvait être soupçonnée du dehors, et aus-
sitôt nous fûmes introduits par un vieux nègre
dans une grande chambre de forme oMonguc, à
peine éclairée par une seule lucarne grillée, et
dans laquelle je vis entassées des marchandises
de toute nature et des objets de toule forme.
Deux Arabes, accroupis sur des nattes, fumaient
sdencieusement leur pipe, tandis qu'un troi-
sième, à genoux sur le plancher, procédait au
dépouillement d'un ballot rempli d'étoffes soyeu-
ses, qu'il examinait successivement avec la plus
scrupuleuse attention. A la muraille étaient ap-
l)endusdcsyalaghans, des pistolets et des futiU
de tous les calibres; on cilt dit à la fois d'un en-
trepôt et d'un arsenal.
— Ecoute, me dit alors un de ceux qui m'a-
vaient amené ilans celte étrange demeure; le
prophète a ditau riche : «. Tu donneras au pau-
vre le dixième de ton revenu. " Mais, hélas! la
pruplicle a pi-Oclié dons le déden^ X\i vuiâ eu
nous lies gens pauvres qui, inili{jnés de l'éiioïsmc
lies riches, se sont assoriés pour prélever cux-
in("'mes la illme qui leur est due. Tu parais être
comme nous, ajoula-l-ii, en insiiectant mes
iiaillons, un de ceux qui ont droit h la dlmc :
reste donc avec nous, tu seras liicn nourri, bien
v(*lu, bien logé, et tu apprêteras nos repas, pen-
dant que nous travaillerons au dehors h rétablir
l'égalité des fortunes. Mais retiens bien ceci :
Si jamais il t'arrive de nous trahir, l'heure du
Ju{;ement suprême aura sonné pour loi.
I\le voilà donc tombé, comme Gil RIas deSan-
tillane, dans une caverne de voleurs. Le ton
qucl(|uc peu menaçant dont me fut faite la pro-
position que je viens de dire admettait difficile-
ment un refus : aussi me rési[;nai-je àTaecepter
avec cette restriction mentale que je saisirais
avec empressement l'occasion de fuir un pareil
contact. M'échapper en l'absence des voleurs
eilt été un parti dangereux; carence cas, ils
m'eussent soupçonné de délation, et j'aurais eu
tout à craindre de leur vengeance. Je préférai
donc employer la ruse pour atteindre mon but.
Acetelfet, je feignis la stupidité et m'acquittai
si mal de mes nouvelles fonctions pour lesquel-
les je n'avais pas, au reste, une grande aptitude,
que bientôt, désespérant de ne jamais tirer bon
parti de moi, les voleurs se virent contraints de
me congédier, en me réitérant avec d'horribles
imprécations la menace de me tuer, si je m'avi-
sais de révéler leur retraite.
Mais, si chez les voleurs j'avais trouvé du pain
et un asile, les honnêtes gens ne me donnèrent
ni l'un ni l'autre. Rédu it par le défaut d'emploi
et de ressources à demander l'aumône, j'im|)lo-
rai mainte (ois sans sui.cès la charité publique.
Pour comble de malheur, je fus atteint de laliè-
■vre qui désole périodiquement le pays.
Mais ayant raconté mes infortunes au (ils de
l'empereur, dans une audience (|ue ce prince
m'accorda, j'obtins de lui l'emploi de jardinier
du palais impérial de Fez. Là j'aurais sans doute
vécu paisible jusqu'à ce jour, si je ne m'étais
aperçu que, la nuit, des voleurs s'introduisaient
dans le jartiin conlié à ma garde jioury dérober
les poudres et les salpêtres de l'état déposés
sou« un vaste hangar attenant au palais de l'em-
per,;ir. Ayant guetté les malfaiteurs, je recon-
nus en eu.\ ces mêmes nommes entre les mains
desquels j'étais tombé peu de jours au])aravant.
ji/.i.,ç I p,n iiis_j(; alors, si je les dénonce, ils me
iucruat sûrement ; si je ne les dénonce pas, on
m'accusera de voler moi-même les jioudres de
l'élat, et l'agha me (éra couper la tête. Ali, mon
ami, r.iir de ce pays ne te vaut rien; il faut en-
core changer de résidence, si tu ne veux pas
t'exposera une mort certaine.
Comme j'étais dans ces dispositions, je lis
rencontre d'un pauvre maure atteint d'une
ophlhalmie aigué qui menaçait de lui ravir en-
tièrement ia vue, calamité qu'il attribuait pieu-
sement à ce (ju'il n'avait pas encore accompli le
pèlerinage de la Mecque, comme doit le faire
tout musulman. — Quilte le Maroc, me dit-il, et
viens avec moi jusqu'à Oran, où je compte m'em-
bar.pier poiM- un iiort d Arabie. Le bcy Hassan,
<jui y règne aujourd'hui, est un homme libèial
j)lcinde sjmi'ailiie jiour les Européens. Il l'ac-
cueillera, suivant ton désir.
racceptai cette proposition : un de mes
compatriote Juan Ferez, que je venais de re-
trouver, voulut faire avec moi le voyage'd'Oran
et se joignit à nous, et nous partîmes com-
plant sur l'Iiosiiilalité que prescrit la sainte
loi du prophète.
Par malheur , il régnait une telle misère
parmi les tribus du pays , que pendant sept
jours consécutifs , nous fûmes réduits à vi-
vre d'herbes et de fruits sauvages, ne pouvant
obtenir des Arabes aucune nourriture. Le pau-
vre pèlerin , qm était vieux et valétudinaire,
ne put résister à tant de privations. Il tomba
pendant une de nos marches, en nous déclarant
avec résignation que son heure était venue : ef-
fectivement, il expira devant nos yeux, comme
une lampe qui s'éteint faute d'huile. Quant à
nous, nous étions sur le point d'avoir le même
sort, lorsque heureusement nous arrivâmes à
Tlemcen, oià, après nous être rassasiés à sou-
hait, nous reçûmes du gouverneur de cette ville
tous les secours dont nous avions besoin pour
continuer notre roule jusipi'à Oran. Là, je trou-
vai un terme à mes longues soulîrances.
Bey Hassan, qui venait de succéder dans le
gouvernement de la province à un Turc nommé
Uou-Kabousch, qui, pour s'être révolté contre
le pacha, avait été écorché vif, nous reçut on ne
peut mieux, mon camarade et moi. Il employa
rérez dans sa maison, et me nomma son kaïd-
ed-dinah (kaïd des jardins). J'avais en cette
qualité, le logement, la nourriture et cinq boud-
jous (neuf francs) d'appointemens pour moi.
Jugez de mon bonheur! Je me vis, dès lors, un
homme considérable : j'épousai une femme
mauresque, et j'eus soin de la prendre jeune,
afin de pouvoir la plier plus facilement à mon
genre de vie, car je ne me souciais pas déjeu-
ner pendant le ramazan, et de boire de l'eau
comme le font les vrais sectateurs du prophète.
Je vécus ainsi heureux et tranquille jusqu'en
mil huit cent trente.
Vers le milieu de juin, on apprit que les Fran-
çais avaient opéré sans obstacle leur descente à
Sidi-Ferruch ; vous savez que le dey d'Alger
avait ordonné, dans sa confiance aveugle, qu'on
ne s'opposât point a leur débarquement, afin,
avait-il dit, que pas un seul ne pût porter en
France la nouvelle de leur défaite. Le 7 juillet,
je vaquais paisiblement à mes occupations habi-
tuelles, lorsqu'un chaouche du bey Hassan vint
m'avertir que son raaitre désirait me parler. Je
suivis cethomme à la Kasbah, où, sur le champ,
je fus introduit en présence du bey, que je trou-
vai plongé dans une muette consternation. Au
même instant et avant que le bey m'eut adressé
une parole un Arabe entra dans la salle tout ha-
letant, tout couvert de poussière, pouvant à
peine se soutenir sur ses jambes.
— Seigneur, dit-il au bey, j'ai franchi en deux
jours les vastes plaines ijui séparent Alger de
cette ville. Tu vois en moi un desdéliris ducor(is
d'armée que tu avais envoyé au secours du dey
Hussein. Ton agha m'expédie auprès de toi pour
t'annoncer qu'après avoir vu s'écrouler le Fort-
l'Empercur, son dernier boulevert, la ville sainte
a été forcée d'ouvrir ses portes aux infidèles. La
désolation règn(' i>armi les serviteurs de Dieu.
.\llah appesantit surnoussa main de fer!
A ces mots, le bey poussa quelques gémisse-
, mens sourds et laissa tomber sa tête sur sa poi-
trine.[H demeura ainsi quelque temps immobile
et comme anéanti. Mais bientôt il interrompit
brusquement le cours de sa rêverie.
— Ibrahim, dit-il à un de ses officiers qu'il
venait d'appeler; va prévenir les kaïds arabes
réunis dans l'enceinte d'Oran, qu'ils aient à
se rendre imniédiatement ici. Dis-leur tpie tel
est mon ordre formel et que leur maître les at-
tend.
L'officier s'inclina avec respect et sortit aussitôt.
L'Arabe et moi, nous restâmes tous deux seuls
auprès du bey Hassan.Je me perdais en conjectu-
res pour deviner quel était son projet. Bientôt
les chefs convoqués arrivèrent en foule au pa-
lais, et lorsqu'ils furent tous rassemblés dans la
gi'ande salle d'audience, Hassan prenant une
physionomie ouverte et souriante leur dit d'un
ton de voix oîi perçait la plus vive allégresse :
— Braves chefs, intrépides défenseurs de la
foi menacée, je vous ai tous mandés en ce lieu
pour vous faire part de la joyeuse nouvelle que
vient de m'apporterun messager de l'agha. Vous
saurez donc que Dieu, après avoir éprouvé le
courage et l'énergie de ses enfans, a enfin assuré
le triomphe delà cause la plus juste.
Les Français ont trouvé sous les murs d'Alger
la ruine de toutes leurs espérances. Une défaite
honteuse a été le prix de leur sacrilège témérité.
Comme autrefois les Espagnols, commandés par
l'empereur Charles, ceux qui ont survécu ont
été contraints de se rembarquer à la hâte pour
échapper au courroux des fidèles croyans ; mais
la plupart d'entre eux jonchent à l'heure qu'il
est de leurs cadavres mutilés le rivage africain.
Allezet répandez dans les tribus du beyiick le
bruit de cette heureuse victoire : que d'unani-
mes actions de grâces soient rendues au Très-
Haut ! Si jamais le concours de votre bras était
nécessaire pour repousser les ennemi* de Dieu,
je compte sur votre empressement à vous réunir
de nouveau pour la défense de son saint nom !
Aussitôt un cri d'enthousiasme s'éleva du sein
de l'assemblée, et les chefs arabes sortirent du
palais aux acclamations mille fois répétées de :
Gloire à Dieu ! et de : Mort aux chréliens ! Au
bout de quelques instans, tous avaient quitté la
ville, impatiens d'annoncer à leurs coreligion-
naires la fausse nouvelle qu'ils venaient d'ap-
prendre, et entraînant avec eux les gens de leurs
tribus.
— Qu'on ferme les portes d'Oran, dit le bey
au chef de la milice, après s'être assuré qu'il
n'en restait plus un seul dans la place, et que
jusqu'à nouvel ordre, et sous aucun prétexte,
aucun Arabe ne puisse y pénétrer.
Ce fut ainsi ([ue, par un merveilleux sang froid
et une admirable présence d'esprit, le bey Has-
san échappa à l'un des plus grands périls dont
jamais homme ait été menacé.
Peu de temps après, trois bàtimens français
mouillèrent en vue d'Oran, et il fut impossible
de tenir plus longtemps la vérité secrète. La
plus grande partie de la population musulmane,
fanatisée par ses prédicateurs, abandonna la
ville, etseréparulil sur les autres points dubey-
lick. Ma femme et toute sa famille prirent part à
cette émigration. Quant à moi, bien loin dépar-
tager leurs haines religieuses, j'attendis avec
confiance l'arrivée des Français. Cependant les
Arabes, furieux d'avoir été trompés par le bey
— 231 —
Hassan, avaient repris les armes et tenaient la
ville étroitement lilo(iiiée.
Déjà, la famine commençait à s'y faire sentir.
Le bey Hassan parlementa avec le capitaine de
lîourmont envoyé auprès de lui pour traiter de
la reddition d'Oran, mais il n'osait lui livrer la
place de peur du ressentiment des Turcs i[ui
formaient sa milice. Dans cet état de choses, ce
fut sur moi qu'il jeta les yeux pour l'aider à
sortir d'embarras. Un jour que les Arabes atta-
quaient la ville avec une furie et un acharne-
ment qui faisait craindre de la voir bienlùl
tomber en leur pouvoir, il me manda à la Kas-
bah et m'invita à aller arborer au plus vile le
drapeau blanc sur le fort Sanla-Cruz. Je gravis
aussitôt le pic escarpé sur lequel est assis ce
fort, semblable à un nid d'aigle; et là, après
avoir déroulé mon turban de mousseline blan-
che, je l'agitai de toutes mes forces en signe de
détresse. Répondant à cet appel, les capitaines
des bàtiraens français vinrent immédiatement
jeter l'ancre dans le port même d'Oran ; une
portion de leurs marins mit pied à terre ets'em-
paia, sans coup férir, du fort Mers-el-Kebir.
Cette démonstration intimida les Arabes qui ti-
rent un mouvement rétrograde. Peu de jours
après, l'apparition de nouveaux bâtimens de
guerre français acheva de les disperser. Malheu-
reusement, un ordre supérieur ne tarda pas à
raiipelcr cette petite escadre qui dut mettre à la
vode, au moment où les troupes ((u'elle portail
se disposaient à entrer dans la ville.
A peine les Français se fvirenl-ils éloignés que
les Turcs de la garnison voulurent me mettre à
mort pour avoir arboré le drapeau blanc sur le
fort Santa-Cruz, bien que je n'eusse été dans
cette circonstance que l'instrumentdu bey. L'un
d'eux, qui était mon ami, me prévint heureuse-
ment du complot tramé contre moi ; il m'apprit
que le soir même je devais être assassiné dans
mon domicile par deux de mes compatriotes,
eruiemis jurés des Français. Aussi me hàtai-je de
(juitter Oran, et je me rendis à Tlcraecn.
Vous savez que l'empereur de Maroc, à la vue
de l'anarchie qui désolait alors la province
d'Oi an, avait conçu le projet de s'en emparer de
vive force, et (jne, si d'un côté, les Arabes assié-
gaient Oran, de l'autre, une armée marocaine,
sous les ordres de Muley-lsmaél , investissait
Tlemcen. J'eus donc à essuyer dans cette der-
nière ville tous les maux et tous les périls d'un
long siège. Mettant alors à profit le peu de con-
naissances straléiiiqucs c[U(^ j'avais été h même
d'acquérir autrefois dans les armées européennes,
je contribuai puissamment au déblocus de la
jilace, dont j'organisai la défense avec un tel
succès, que, furieux de voir déjouer tous leurs
|ilans d'attaque, les Marocains me (ircnt l'hon-
neur de mettre ma tête h prix ■ une somme de
dix mille boudjous fut offerte par Muley-lsmaél
h quiconque lui livrerait mort ou vif le pauvre
Ali-ben-Abd;dlali. Heureusement pour moi ,
j'étais trop nécessaire au salut de la place pour
<iue ses défenseurs osassent me sacrifier. Toute-
fois, cet honneur faillit me coûter cher; car,
lorsqu'après la délivrance de Tlemccn, je traver-
sai le territoire des Douairs pour retourner h
Oran, ces braves gens, alléchés par l'appftt des
boudjous marocains, voulurent récompenser
(lance en me vendant à Muley-Israaél ; et telle
eût été proiiablement ma destinée, si le brave
lieutenant Ismaél, celui-là même quia accom-
I)agné en France le général Mustapha, ne m'eût
]>ris sous sa protection, et n'eût énergiqueraent
protesté contre la lâcheté et l'infamie d'une telle
action.
Rentré à Oran, j'y ai exercé jusqu'à ce jour les
humbles fonctions d'interprète ou de portier-
consigne. Je suis resté pauvre et obscur, comme
je l'étais avant l'occupation française. Peut-être
nesuis-jep.is encore au bout des mes souffrances;
peut-être l'avenir m'en réserve-l-il d'autres que
je ne puis prévoir. Mais alors j'appellerai, comme I
toujours, à mon aide la résignation, celte grande
vertu dont le malheur m'a enseigné la pratique,
et qui est tout à la fois la consolation de l'attligé
et la force du faible!
Ici le conteur se tut. Puisse le lecteur, en par-
courant cette longue autobiographie, n'avqjr pas
eu à s'armer un instant de celte vertu si salu-
taire !
FÉLIX MORNANI).
{Le Commerce).
mm'i^^^^ iaiiiD'i(^ûe0:gS;>
Chez les habitansde Madagascar, comme chez
tous les peuples à demi sauvages, le sentiment
religie\ix a pris toutes les formes de la supers-
tition. Us sont esclaves de ses pratiques les pli^s
grossières et les plus abrutissantes. Us croient
sans restriction au pouvoir des charmes et à la
divination, La confiance dans les décisions du
devin est aussi absolue que les moyens pour
arriver à l'exercice de cette puissanc intellec-
luelle sont compliqués et noijibreus , donnant
en cela libre et vaste carrière aux desseins Je
l'initié quijplie à sa volonté l'oracle divin.
Le pouvoir invisible qu'on implore pour ar-
river à la divination comme l'entend ce peuple
superstitieux et les attributs de ses agen^ ne
peuvent que difficilement être définis. On peut
cependant regarder ce pouvoir suprême comme
ayant une grande lessemblance avec le destin
{ fatum) des anciens. La table des oracles
étant arrangée absolument comi]ie un jeu d'é-
checs , le terme de siLidy est employé pour
désigner l'espèce de résultat obtenu par les ex-
périences de l'initié , résultat qui est le fruit de
combinaisons variées, opérées sur réihiquicr
au moyen de fèves , de graines de ris, ou autres
objets susceptibles d'être comptés e( divisés à
l'infini. Les décisions de cet oracle, que les na-
turels vont consulter dans toutes les circoii-
slaTices les plus importantes de leur vie , sont
pour eux des ordres inlransgressibles , car ils
ont un grand res|)ect pour ce qui vient des an -
ciens , el une confiance aveugle dans les tradi-
tions superstilieuses de leurs aïeux. Quelque-
fois ils ont des discussions dignes de la niéu-
physique la plus relevée sur les attributs et le
pouvoir surnaturel dévolus à chacun des agens
qu'ils croient chargés de gouverner leur vie.
Lune des coutumes les plus cruelles et les
plus en vigueur dans ce pays, cesi sans contre-
dit le jugement par ordalie, l'insliument le plus
posture. Ce jugement porte le nom de Tangena
et a lien en faisant avaler au coupable , ou soup-
çonné tel, un fruit empoisonné, de la grosseur
d'une noix , (jui pousse en grande abondance
daris l'ile. Pris en petite quaniiié, ce fruit a les
mêmes effets que Fémétique. C'est de celte ma-
nière qu'on l'administre, en même temps que
trois petits morceaux de peau d'un oiseau tué
exprès pour cette opération , de la grandeur
d'une petite pièce de monnaie ; le tout mélangé
avec une assez grande quantité de riz. Si le pa-
tient rejette les trois petits morceaux de peau ,
il est innocent, sinon c'en est fait de lui , il ex-
pire bientôt au milieu d'horribles souffrances,
comparables à celles qu'éproijverait un homme
brûlé à petit feu.
Ce mode de jugement, qui a des conséquences
terribles pour la famille de la victime , si elle
est reconnue coupable, n'est pas restreinte à
une classe particulière de crimes réels ou ima-
ginaires, et il n'y a pas de privilège qui puisse
en exempter qui que ce soit. Quand oa sait que
les accusateurs aussi bien que le juge profilent
tous deux de la dépouille du mort, on com-
prend à combien d'abus ces jugeraens doivent
donner naissance. Un seul individu peut, dans
un jour, administrer le Taugenai huit per-
sonnes ; si l'accusé meurt, l'officiant reçoit la
vingtième partie de toute la propriété qui n'a
pas été léguée avant l'accusation. Celui [qui ad-
ministre le poison a entre les mains les moyens ,
le pouvoir de laisser échapper le criminel s'il y
trouve des avantages, et il peut aussi sacrifier
qui il lui plait, soit en augmentant la quantité
de poison , soit en le faisant prendre d'une cer-
taine manière.
Une parait pas que la création de ce tribu-
nal terrible ail d'autres causes que l'avidité. On
serait tetjlé de croire que celui qui en conçut
l'idée avait formé le projet de dépeupler le pays,
et c'est à peine si l'on conçoit comment ce but
n'a pas été alleinl.
La dixième partie de la population est soumise
à la Tangena au moins une fois dans le cours
de la vie (il y en a qui subissent ces épreuves
deux et trois fiLiis, quelquefois plus ; on a cal-
culé que sur ce dixième il y a au moins un cin-
quième qui succombe. De cette sorte , un cin
(,
mes efforts pour le maintien de leur indépcii- puissant dans les mains de l'injujiice et Je l'iijj- H'ts plaies Je noUe mouJe civilisi «jUj Mot la»
luantième de la population est enlevée par ce
redoutable instrument de destruction. Suppo-
sons aussi que celle [iraticiue soit en usage dans
tonle 1 ile et nous avons grande raison decroire
que si ce n'est tout à fait la même méthode , du
moins il existe quelque chose d'analogue) , nous
avons par résultat au moins 100,000 victimes
par génération ! Plus de 3,000 par an, et la plu-
part dans le preniier âge de la vie !
La principale raison qui f.ùt que la dé-
vaslalion commise par ce Héau n'csi pas géné-
rale , c'est peul-êlre la foi sincère qu'ont les
Madecasses dans l'iiiftiillibilité Je l'ordalie. Oa
conçoit , en effet , que si d un côté les innocens
demandent souvent à subir celle épreuve pour
se laver des crimes qu'on leur impute fausse-
ni'MU , d'un antre côte les accusateurs doitenl
aussi avoir continuellement devant les yeux la
crainte de leiomber un jour entre les mains de
la divinité vengeresse pour avoir avanié de*
accusations mensongères. D'ailleurs, il y ,idau-
— 232 —
connues chez res peuples ; le suicide, que chez
nous on a ijuelquefois la folie de regarder com-
me un acte de courage, est pour ces peuples un
crime irrémissible aux yeux de la divinité. Joi-
gnez à cela un tempérament plus sain et plus
robuste, par conséquent moins de maladies, et
Ton arrivera à moins s'étonner ([ue la popula-
tion ne soit pas décimée et ne marche pas vers
un décroisscment rapide.
Du reste, l'on tomberait dans une étrange er-
reur, si l'on concluait de ces coutumes barbares,
coutumes qui d'ailleurs ont tenu longtemps nos
pères enchainés, que ces peuples sont tout h fait
dépourvus d'intelligence. L'n examen rapide de
leur langue nous mettra à même d'en juger avec
assez d'exactitude.
La langue niadécasse peut [être rangée parmi
les idiomes malais ou polynésiens ; cependant ,
le peu de notions grauunalicales que nous en
avons nous permet de remarquer que les ter-
minaisons des verbes sont multipliées , les ac-
ceptions beaucoup plus variées et étendues
<iue dans le malais. Chose singulière, on y trouve
un grand nombre de mots arabes ; rien qui rap-
pelle la langue de la Mozambique ni celle d'au-
cune contrée voisine; et les rares dialectes em-
j)loyés dans quelques parties de l'ile [se rap-
portent tous au langage général, sans offrir
aucun rapport, aucun mélange , avec celui des
paysenvironnans. La langue madécasse est forte,
expressive, se prête à une précision philosophi-
que dont nos langues européennes ne seraient
pas toujours susceptibles. Sa structure est sim-
ple et facile et en permettant toutefois une va-
riété considérable ou même une certaine élé-
gance dans la combinaison des mots et des
phrases. Quoique défectueuse et incomplète
sous le rapport des termes abstraits , elle est
douée d'une si admirable flexibilité, fondée sur
les lois et les principes de l'analogie, qu'on
éprouve peu de difficulté à s'en servir pour faire
comprendre à l'intelligence de ces peuples les
idées mêmes les plus nouvelles et les plus étran-
gères à leurs mœurs et à leurs habitudes. Que
si , outre cela , l'on remarque que les caractè-
res romains , dont on se sert en Europe, suffi-
sent pour reproduire très clairement tous les
sons de la langue madécasse , on conclura que
les missionnaires ont pu sans beaucoup de
peine apprendre à ces peuples à écrire leur lan-
gue et à la lire lorsiprelle était représentée par
l'impression.
11 existe cependant encore peu de monumens
de la littérature madécasse. C'est la tradition
qui a conservé et transmis d'ùge en Age les pen-
sées philosophiques qui sont semées dans le
langage de ce peuple, et qui en forment la jiartie
la plus remarquable. Quelques fables ont été
recueillies; elles ne contiennent que des allé-
gories sans intérêt, et la décence y est trop sou-
vent froissée, pour que nous nous hasardions à
en reproduire (jnelques passages. Dans leurs
légendes, rien d'attachant, rien qui saisisse;
aucune idée religieuse ou philosophique. Les
chants de quelques bardes errans offrent seuls
de la poésie et du sentiment; mais c'est princi-
palement dans les jiroverbes que se trouvent le
mieux dépeints à la fois la langue et le caractère
de ces peuples. Dans un vase d'eau pure, disent-
Us, jclcz uac cuilltrée d'eau corrompue, et tout
est perdu; n'en est-il pas de même dans leurs
coutumes? L'homme le plus irréprochable
vient-il à faillir une fois, même légèrement,
il est soumis au terrible jugement de l'ordalie ,
et la pureté de toute sa vie ne peut le sauver
d'un trop sévère châtiment.
Voici un autre exemple où l'on retrouve décrits
avec une énergie remarquable les sentimens de
l'homme poursuivi par le malheur, et ne sachant
où diriger ses pas pour s'isoler, a Si j'avance ,
mon père est mort; si je recule , ma mère est
morte. De quelque côté que je me tourne , je
vois le malheur prêt à tomber sur moi ; vers
quelque point que je dirige mes pas, je suis sûr
d'aller me heurter contre l'adversité. » Encore
un dernier exemple de leur style proverbial et
métaphorique. — « Ne sois pas assez haut pour
» craindre d'être frappé du tonnerre; ne sois
» pas assez bas pour craindre d'être confondu
» avec la terre. Sois modéré. La modération est
» ce qu'il y a de meilleur. Les œufs du kitsi-
» kitsikia se trouvent sur les flancs des rocs
« inaccessibles; les œufs du Tararaka, parmi les
» brins légers de l'horondrano (espèce d'herbe).
» Ce dont je me soucie peu, je le trouve sous
» ma main; ce que je désire avec ardeur, je ne
» puis l'obtenir qu'à force de peines. La modéra-
)) tion est une chose difficile. »
Parmi tous les chefs qui ont .successivement
gouverné ce pays depuis l'établissement des re-
lations entre les Madécasses et les Anglais, il en
est plusieurs qui méritent d'arrêter notre atten-
tion. Radama est, sans contredit, le plus remar-
quable ; sa conduite est empreinte d'un carac-
tère de grandeur qu'on est étonné de {trouver
dans un peuple encore peu avancé. Mais cepen-
dant la tradition a consacré de grandes louanges
à l'un de ses ancêtres, Rabiby. On le concevra
sans peine quand on saura que ce fut lui qui le
premier reconnut que la viande du bœuf était
un aliment confortable, et qui introduisit l'u-
sage d'en manger, chose tout à fait étrange avant
lui. Voici à quelle occasion et comment |il lit
cette précieuse découverte.
Tandis que lui et son peuple étaient occupés
à planter du riz, un naturel tua un animal ap-
pelé jamoka ( jeune bœuf), et en mangea. Le
plaisir qu'il avait éprouvé l'engagea à continuer
et à renouveler fréquemment l'usage de cet ali-
ment. Par suite de cette nourriture substan-
tielle, il devint en peu de temps bien plus gras
et bien plus fort que ses compatriotes. On le
remarqua , on le questionna ; le chef lui-même
s'enquit de la cause de cette corpulence incon-
nue jusqu'alors de ces pauvres sauvages. Après
quelques hésitations, il avoua ce qui lui était ar-
rivé. Rabiby, en liommesage, voulut l'éprouver
par lui-même. Trouvant cette viande du bœuf
aussi bonne qu'on le lui avait dit, ce chef, loin
de cédera des sentimens d'égoïsrae et de jalou-
sie, ne voulut pas garder ce secret pour lui seul :
il fit prendre et tuer un autre bœuf pour en ré-
galer ses compagnons ; chacun prit goût à celte
nouvelle espèce d'alimens. Deux ou trois bœufs
furent pris, et différentes méthodes de cuissons
furent employées afin de reconnaître quelle était
la meilleure. Rabiby en disliibii.i un morceau à
chacun, et ce fut l;i l'origine du Juka ou présent
envoyé aux fêtes annuelles. Le chef goûta la
chair des différentes parties du corps de l'animal.
commençant à la tête et continuant jusqu'à la
queue, il donna la préférence au filet. Depuis
ce temps , ce morceau est réservé dans chaque
bœuf que l'on tue, et envoyé comme tribut au
souverain. Rabiby fit faire des parcs où furent
réunis et gardés des troupeaux de bœufe, et un
mois après la découverte gastronomique qu'il
avait faite, il en fit tuer un grand nombre dont
il régala tout son peuple. Ce fut là l'origine de
la fête qui a lieu tous les ans pendant la lune
d'Alamahady.
On rapporte que quelque temps après, ce nou-
vel épicurien attaqua un sanglier qui se défendit
si vaillamment, que, pour le prendre et le tuer,
il fut obligé d'appeler à son aide cent naturels.
Habitué déjà à manger de la chair, il goûta celle
du sanglier et en fit goûter à son peuple. Elle
fut trouvée non moins bonne que celle du bœuf,
et depuis ce temps et pour perpétuer le souve-
nir de cette célèbre victoire, il changea son nom
de Rabiby en celui de Ralambo {lambo signifie
sanglier en langue madécasse).
Un grand nombre de nobles du pays préten-
dent descendre de Ralambo , car ce n'est pas un
petit honneur d'avoir un homme pareil au nom-
bre de ses ancêtres. L'orgueil de l'ancienneté des
races est aussi fort chez les Madécasses que chez
les peuples les plus policés de l'Europe. Le vil-
lage où résidait Ralambo porte encore le nom
de Ambohidrabiby, village de Rabiby], et l'on
voit encore presque tous les parcs qu'il a fait
construire pour recevoir les troupeaux de bœufs.
p Rabiby parait avoir été, de ses prédécesseurs
et de ses contemporains, celui qui prit le plus
de soin du bétail, et qui s'occupa le plus de fer-
tiliser et d'améliorer les pâturages.
Mais laissons de côté ces conquêtes matériel-
les de l'homme sauvage, et revenant à des épo-
ques plus rapprochées, occupons-nous des pro-
grès intellectuels dans lesquels Radama sut
pousser ses sujets. Le père de Radama était un
homme d'un caractère élevé et d'une grande
énergie, brave, audacieux , entreprenant, pru-
dent et réfléchi tout à la fois. Protecteur de l'in-
dustrie, il introduisit de grandes améliorations
dans l'architecture de son peuple, et emprunta
aux Européens, qui fréquentaient ses côtes, l'art
de travailler le fer et les métaux. Ses sages me-
sures obtinrent encore un résultat plus heureux
pour l'humanité, en faisant perdre à ses sujets
l'usage immodéré des liqueurs fortes ; et ce que
l'on doit le plus louer en lui, c'est qu'avec un
pouvoir sans limite, il n'en abusa jamais , et le
fit constamment tourner au profit du bonheur
de ses peuples et des progrès de la civilisation.
Radama, son second fils, lui succéda. Un trait de
son enfance pourra donner une idée de ce qu'il
devait être par la suite. Son père avait divorcé^
chose facile pour un prince absolu, surtout
dans un pays où les femmes sont tenues dans une
sujétion continuelle. Quelques jours après cet
événement , Radama, alors âgé de six ans , prit
un petit poulet et l'attacha près du lieu où se te-
nait son père ; celui-ci entendant des cris plain-
tifs de l'animal, en demanda la cause : « C'est un
pauvre petit poulet, lui dit Radama, qui pleure
après sa mère. » Le jour même Radama revoyait
la sienne rappelée par son père.
Mais les progrès de civilisation sont lents chez ^'
un peuple sauvage, et le génie de Uadama
l
— ^33 —
pouvait rapidement secouer les entraves de la
barbarie. «Quand je le visitai en 1816, rapporte
un des agents du gouvernement anglais , Rada-
ma était encore entièrement soumis aux mœurs
et aux habitude» de son pays. Et, quoique d'un
esprit supérieur, susceptible de grandir encore
par la culture, quoique animé de la noble ambi-
tion de s'élever au dessus de tous ses ancêtres ,
bien que son génie perçât déjà dans ses discours,
il n'était encore qu'un véritable Madécasse. Ou-
blieux des sages prescriptions de son père, il en-
courageait l'ivrognerie par son exemple , la su-
perstition par ses actions. L'ambition était la
passion dominante de son ùme, et, quoique cette
passion soit loin de mériter toujours rapju'oba-
lion des hommes sages , il faut avouer cepen-
dant que , guidée et modérée par les principes
de la morale chrétienne, elle pouvait redevenir
chez Uadama un stimulant puissant pour le
pousser à l'avoriser les progrès de la civilisation.
Personne plus que lui n'était capable d'accom-
plir cette grande œuvre, et, s'il commit de gran-
des fautes, il faut avouer aussi que l'excellence
de ses qualités pouvait puissamment contreba-
lancer leurs funestes effets. »
Avant de connaître les agents anglais, Radama
n'était pas ce qu'il devint depuis , l'Africain
éclairé. Par la fréquentation des Européens, par
les relations continuelles qu'il entretint avec
eux , son esprit s'agrandit, ses vues devinrent
plus larges. Lors de leur première visite, les An-
glais le trouvèrent accroupi sur une natte, de-
vant la porte de sa maison, enveloppé dans une
panne, ouvrage de ses mains. Quel étrange con-
traste ! Dans l'intérieur de sa maison , pas un
siège, pas une table, et cependant il mangeait
dans des plats d'argent : quoique attaché à tou-
tes les pratiques superstitieuses de son peuple ,
et porté principalement h se délier des étrangers,
il apporta dans les premières transactions com-
mercialesqui eurent lieu entre lui elles Anglais,
une telle loyauté, une telle confiance, que les
Anglais eux-mêmes s'en étonnèrent. Car il est
rare de rencontrer ces qualités parmi les peuples
sauvages. Les semences de la civilisation ne tom-
bèrent donc pas sur une terre ingrate, et , en
peu de temps, ses idées prirent un développe-
ment incroyable.
En 1817 il habitait un palais. Dans la cour de
ce palais, où Talla visiter M. Haslie, étaient ran-
gés sur deux lignes de nombreux soldats. Le roi
s'avançaversM. Hastie, lui sourit amicalement
et lui serra la main avec cordialité. Quand
M. Uastic entra dans le palais iljétait suivi de ({utl-
ques naturels qui lui appartenaient. Chacun de
ces hommes tenait un dollar à la main , et une
personne placée exprès à la porte recevait
ces pièces de monnaie à mesure que s'introdui-
sait la suite de M. Mastic. Dientdt les naturels se
mirent u danser , après quoi le roi ordonna de
faire silence, et adressa à ses soldats une allocu-
tion, leur commandant de montrer toutes sortes
d'égards aux Anglais cpii venaient les .visiter.
Dans cette occasion Radama portait un liabit
écarlate et un chapeau militaire qui lui avaient
été envoyés de l'ilc Maurice, un pantalon bleu
et des buttes vertes. Après cette entrevue publi-
que fi laquelle il avait clicrclié à donner une es-
pèce de solennité, il suivit M. Hastie à la maison
qui lui ÉUil dcsiiuC'C.L^illui lit tuulcslcs dcmous-
trations de la plus vive amitié. 11 parla avec en-
thousiasme du gouverneur de lile Maurice qu'il
appelait son père. U ne pouvait trop remercier,
disait-il, les Anglais dans la personne de leur
agent pour lui avoir appris tant de bonnes et
belles choses. C'était à eux qu'il devait tout ce
qu'il était, sans eux il n'aurait jamais été (ju'un
pauvre sauvage, sans esprit, sans lumière; tandis
qu'alors il voyait commencer pour lui presque
une nouvelle vie, son tune se dilatait, son intel-
ligence s'élevait , il comprenait enlin ce que c'é-
tait que les devoirs d'un chef proposé à la con-
duite d'un peuple. M. Haslie crut le moment fa-
vorable pour attirer son attention sur les inté-
rêts matériels de ce peuple,il se plaignit du mau-
vais état des roules du pays et des souffrances
que cet état devait causer aux habitans , puis,
saisissant celte occasion de lui expliquer claire-
ment les immenses avantages qu'il pourrait re-
tirer de rétablissement de voies de communi-
cations , il développa aux yeux du monarque
africain des plans vastes et étendus, qui, suivis
avec activité devaient apporter dans son pays
des améliorations incalculables. — Frappé de
ses explications, Radama les répéta aussitùt à ses
sujets dont la maison était pleine, et toutes fu-
rent accueillies avec acclamation. La conversa-
tion continua sur ce pied, Radama répétant tou-
jours avec force commentaires les paroles de
l'envoyé anglais ; aussi peu de sujets purent-ils
être traités dans cette conférence.
Parmi les présens envoyés à Radama par le
gouverneur de Maurice se trouvait une horloge.
Grande fut d'abord la joie de Radama, mais bien-
tôt l'horloge se dérangea , et le roi ne pouvait
dissimuler son violent chagrin , lorsque la son-
nerie frappant les heures, l'aiguille des minutes
n'indiquait que les demies. Par bonheur, un
jour qu'il était absent, M. Hastie découvrit la
cause du dérangement de la pendule, et parvint
à y remédier. Quand revint le roi , son bon-
heur fut au comble. — L'horloge fui aussitôt
précieusement placée sur un bloc de pierre ,
puis le monarque s'asseyant par terre la con-
templa pendant longtemps , et ([uand l'heure
sonna , oublieux de sa dignité royale, ^il se mit à
danser et à sauter tout autour. — Une mappe
monde lui lit aussi le plus grand plaisir, et sou-
vent il s'amusait à y suivre du doigt, puis à re-
tracer la forme de son ile.
Les plus précieux des présens de sir Hastie
étaient quelques chevaux , animaux extrême-
ment rares dans l'ile à cette époque où les natu-
rels les faisaient mourir en les nourrissant de
riz. Rien ne peut rendre la joie du roi lorsqu'il
prit la première leçon d'équitation.
11 devint bientôt un cavalier accompli. Plus
habile en cela encore qu'aucun autre de ses su-
jets , (|ue son esprit vaste précédait et dirigeait
toujours dans le champ de la civilisation.
Du reste il était soutenu dans cette auvre di-
gne de son grand caractère par les soins et les
elïbrls des missionnaires. Ce fut à leurs lumiè-
res,qu'il ilut d'embrasser sincèrement la véri-
table voie de la civilisation, c'est-à-dire la ré-
forme de la religion barbare de sou peuple, l'a-
bolition de leurs coutumes sauvages. Coinmcni
en furent-ils recompensés après la mon de Ra-
mada i' Sa fcimue Ravauavola lui succéila , elle
sc'Uibia l'icudrc à tùcliu de rccdilicr tout ce que
Radama avait voulu détruire, , de détruire tout
ce qu'il avait élevé. Les missionnaires persécutés
par elle furent obligés, malgré leur regret, d'a-
bandonner le champ où ils avaient commencé
à semer la parole de Dieu. Ils eurent cependant
la consolation de voir un grand nombre se
convertir à leur foi et embrasser avec sincérité
la religion chrétienne. Mais que disons-nous?
cette consolation fut bien payée par la douleur
de voir ces malheureux devenir bientôt eux-
mêmes l'objet des persécutions de Ravanavola
quelques-uns même perdirent la vie dans les
supplices que leur faisait souffrir cette reine
impie et cruelle. L'n édit défendit expressément
à ses sujets les prati(iues de la religion chré-
tienne. Dieu veuille que son aveuglement obs-
tiné ne fasse pas retomber ses sujets dans l'a-
brutissement dont ils commençaient 'jt sortir !
MoiiUy Review.
{Bévue du XI .V titcU.)
Waa '^y'<0«4l'22<DSJ,
I.
La comtesse Eva Venosa cessa de chanter. Au
silence religieux qui avait régné pendant son
grand air, succéda un long murmure d'admira-
tion. Les hommes s'empressaient autour d'elle
pour lui présenter les hommages les plus flat-
teurs; les femmes lui souriaient d'un air si
gracieux qu'il trahissait tout leur dépit. Son
triomphe était complet. Pour moi, dans le coin
obscur où je m'étais réfugié, j'essuyai deux
larmes qui coulaient silencieusement le long de
mes joues, et je rentrai en moi-même pour sa-
vourer mes délicieusesémotions. Je n'avaisjaraais
entendu chanter avant ce soir-là; car c'était la
première fois que j'entendais la comtesse.
Cependant Eva traversait le salon, la main
appuyée sur le bras d'un jeune homme qui sem-
blait lier de sa lâche et qui fendait avec zèle les
groupes d'admirateurs placés sur son passage.
Affaissée sous le poids de ses émotions récentes
elle semblait insensible à tout ce qui l'sntouraill
Ses yeux étaient baissés, sa démarche inégale :
et à lous les hommages qu'elle recevait, elle ré-
pondait instinctiu'nicnt par un léger salut.
Arrivée à son fauteuil, elle s'y laissa tomber et
le jeune lionnuc, prenant place derrière elle, se
mil à lui parler tout bas. Je ressentis intérieure-
ment un Mioiivement d'humeur, et je demandai
à mon voisin le nom de ee jeune homme; c'était
le baron Wilhelm de Solgau, d'une ancienne
famille sa.\unne, liancé à la comtesse qu'il devait
épouser dans queh|uesmois. Mécontent, malgré
moi, de ec i|ue je venais d'apprendre, je me le-
vai et je m'approchai de la cheminée. Le piano
était resté vide. Personne n'avait voulu lutter
avec l'impression produite par la dernière ran-
tatrice. On était d'ailleurs fatigué de musique.
La soirée tirait vers sa lin.
La princesse de Montz tit renouveler les bou-
gies; les domestiques circulèrent avec des ra-
fraichissemens. l'nis on rapprocha les fauteuils,
et les divers groupes échangèrent des conversa-
tions animées. Près de moi, trois jeunes et
blondes Viennoises, à la peau rose et veloutée
causaicul avec quelques nobles ofliciers cl seu-
— 234 —
blaienl accueillir avec un sou.i.e appiobaleur
les('lo. es iiassablement satiri4i'»'SM>'t' ''"" '1 ™'t
accorihiit à la comtesse. Je fus .nielqiic lemps |
sans rien comiirenaie à ses reslri.-iions. Knii.i je
devinai que larilente conilCBseilahcnne avait le
tort lie Miilii- et de s'exprimer trop vivement au
pré lies haut.s couvciinnfes.Ui rani; élevé où elle
se trouvait. Celle lUre et froide aristocratie autri-
chienne lui reprochait son orijanisation excep-
tionnelle elart.stique,elsa puissante inlell.iienee
de la passion musicale, comme un défaut d usage
eide réserve. Ou trouvait, en un mot, quelle
sentait trop bien et plutôt en cantatrice qu'en
amateur et en comtesse.
Je souffrais de voir cette nature généreuse
étouffée dans une atmosphère si Glaciale, et je
ieiai involonlaircmenl les yeux du c6té d'hva,
comme si j'avaiscraint .pièces parolesqui m affl.-
.eaient ne pussent arriver jusqu a elle Lva était
seule étendue dans son fauteuil; le baron de
Solrau avait quitté le salon, et la comtesse re-
l-ardait notre groupe avec une véritable hxite,
comme si quchpie instinct secret l'eilt avertie
ou on sy pccupait d'elle. Je ne sais si mon re-
gard en tombant sur le sien, lui traduisit les
pensées qui m agitaient ; mais je crus voir (lu'elle
V répondait par un triste sourire; puis, elle se
leva et se dirigea vers la porte du salon. J'avais
Muitié ma place pour me retirer ; nous nous
renconli&mes,etjelui offris le bras pour l'ac-
compagner à sa voilure. Elle l'accepta sans me
répondre.
Dans l'escalier, elle s'arrêta, me regarda en
face et me dit :
— Vous m'avez comprise, vous, car vous êtes
le seul que mou chant ail fait pleurer, comme je
pleurais moi-même. , • ,• •
— Quoi! vous l'avez remarque, lui dis-jc
vivement ému; et cependant, madame, j'ai ou-
blié de vous féliciter.
_ Vous lavez fait, répondit-elle, autrement
et mieux que c. tte foule qui m-enlourail d'hom-
mages, loin en se raillant en secret de mon en-
Ihousiasme. ... ,,, •
— Mais dans cette foule, repris-je,je a étais
pas le seul à palpiter des mêmes émotions que
jous. Le baron de Solgau....
Elle m'iuterrompii.-VVilhelm! non, vous
vous trompez, monsieur; Wilhelm m aime, il
est vrai, et il m'admire parce qu'il me voit a
travers son amour; mais il est baron allemand,
9iouta-t-elle avec finesse, c'est-k-dire qu d y a
des choses qu'il aime mieux que moi : c est son
rang, sa tenue digne et calme, son respect pour
les convenances.
^ous étions au bas du perron, la voiture de la
comtesse l'attendait; je laidai à y monter, et je
m'apprêtais à lui faire mes adieux.
— Où demeurez-vous, me dit-elle ?
— Dans Léopolstadt.
-Je vais près dul'rater; montez, je vous
reconduirai.
Je ne me le lis pas réi.éter, et quelques secon-
des plus tard la voilure roulait ave rapidité.
Mais elle roula ainsi pendant un quart d heure
sans que le bruit monotone des roues et le
sileiuv des rues désertes fussent interrompus par
un seul mot échangé entre nous. La comtesse
s'était enfoncée dans un coin de la voiture, et
elle y restait muette et pensive ; je ne voulus pas
'a distraire de ses réflexions ; elle oublia de me
'aire descendre, et ce fut à son hùtel que nous
irrivAmes. U, je repris sa main, et je la recon-
luisis jusqu'à son salon. Le jour commençait îi
larailrc; je craignis d'être importun, et je me
retirai en lui léiuoignant ma reconnaissance pour
ont le bonheur que je lui devais.
J'avais refermé la porte et j'étais îi peine arri-
é an bout de la pièce précédente que j'entendis
in torrent d'harmonie déborder dans le bou-
doir de la comtesse ; il semblait que dix mains
..arcourussent les touches d'un instrument cé-
ieste pour en tirer ces sons purs et pleins, aux-
cpiels se mêlabientùtla voix d'Eva, si vibrante
(l si suave. Elle chantait un air de bravoure,
i près un prélude éclatant. Jd ne pus résister à
l'attraction invincible .pii me ramena vers le
boudoir. Je rouvris doucement la porte, cl m'ap-
prochant sans bruit, je m'assis sur un divan der-
rière la comtesse. Elle ne m'aperçut pas et con-
liiuia avec une énergie incroyable l'air qu'elle
;,vail commencé , puis un second du même
caractère, puis un troisième, passant de l'un à
l'autre avec des modulations tières et savantes,
ébranlant l'instrument sous la puissance de ses
,,eliles mains si blanches et si frêles, faisant ré-
sonner la chambre des éclats de sa voix, comme
le ferait une orgue de cathédrale placé dans
l'étroite enceinte d'un salon.
Elle chanta ainsi une grande demi heure sans
s'arrêter et sans faiblir; puis elle cessa tout d'un
coup; et pendant que les derniers accords se |
répétaient par une longue vibration sur les boi-
series sonores du boudoir, Eva restée assise de-
vant son instrument, mais brisée et sans forces,
pleurait et sanglottait amèrement. Je me trou-
vais fort embarrassé de ma position ; je craignais
,,ue la comtesse ne fut blessée de s'êire livrée de-
vant un étranger îi cet accès de faiblesse, à celle
sorte de crise nerveuse, et je commençai îi re-
gretter d'être revenu sur mes pas. Je fis un mou-
vement pour me retirer sans bruit; mais Eva
m'aperçut. Elle tressaillit, son visage s'anima,
son rei^ard brilla k travers ses larmes ; elle vint
=, moi et me prit la main. - « Ah! vous éliez li,
me dit-elle; on m'aurait bien applaudie, n'est-
ce pas?»
Je la regardai avec surprise ; elle s en aper-
çut et reiurant en elle-même : pardon, ajouta-
l-clle, je souffre, je suis brisée ; je vais vous ren-
voyer- mais revenez me voir, vous serez le bien
reçu Je la saluai profondément et je la quittai.
Toute la journée, je restai enfermé chez moi,
tantôt cherchant à chasser de mon cœur l'image
d'Eva qui me poursuivait, tantôt la faisant poser
.levant mes yeux, avec le feu divin .lèses regards,
le sourire de ses lèvres et .'ardeur réfléchie de
son front. Je tâchais de ra'expliquer cette or-
ganisation forte et mystérieuse; et je craignais
lie comprendre ce que signifiaient ces dernières
paroles. Le soir, je sortis et j'allai à l'hôtel de la
comtesse. Elle était souffrante et ne pouvait
recevoir.
Je parlais le lendemain pour l'Italie.
11.
demi-heure, je rentrai en hile, je rajustai ma
cravate, je pris un habit noir, et montant en
voiture, je me fis conduire rue Olivelo.
Voici ce qui avait si Iiiusquement changé mes
déterminations. Il n'élail alors bruit h Naples,
depuis le palais royal jusqu'à la place del iMer-
calo, que d'un fait bizarre, inoui, qui s'était
d.'jb renouvelé deux fois et daus 1 alleiue duqu.l
la ville entière était une troisième fois en runuur.
C'était l'unique sujel de la conversation et je ne
lardai pas h eu être instruit. Que l'on juge de
ma surprise! Le soir même, la comtesse Venqsii
faisait sou troisième début au théâtre Sali Carlo.
Trois mois après, des affaires dont je m'occu-
pais m'amenèrent à Naples. J'y arrivai un matin
,■1 aiwès quelque repos je sortis pour faire quel-
lucï visites importantes. Mais au bout d'une
La comtesse, fille des Néri, de Sicile, veuve du
dernier rejeton d'une exuelhnle tamille de la
Pouille, alliée à la meilleure noblesse du royau-
me et cantatrice à San Carlo! C'était à n'y lias
croire. Aussi comnienl peindre les persécutions
qu'elle avait essuyées depuis .prà son retour A<t
Vienne elle avait liaiilement déclaré sa volonté ';"
C'était devenu pour l'aristocratie napolitaine,
une véritable alïaire diplomatique, et dans celte
lutte, 1 inébranlable résolution d'Eva avait triom-
phé. Du reste, la classe moyenne elle peuple
étaient loin d'être indifférens à cette petite guerre.
Les imaginations ardentes, séduites par la haine
de toute opposition anlaut que par l'intérêt et
la curiosité qu'éveillait la comtesse, s'éliicnl
montées à un haut degré .l'enthousiasme pour
elle. On discutait sur les causes probables d'une
résidulion si invincible et si bizarre. Les uns
soutenaient .lue la comtesse était ruinée et
qu'elle voulait refaire sa forlune,ou qu'elle était
amoureuse liu premier ténor Luoio. Les autres
rappelaientqu'elle abandonnait le priK de son
engagement aux hospices; quant à Lucio, si tUe
était amoureuse de lui, elle pouvait le rapprocher
d'elle sans sortir .le son rang. Les extmides de
ses amies ne lui manquaient pas. pans cette dis-
position des esprits, il est supperliu de .lécrire
Icnlliousiasme frénétique .ju'avait excité la ciin-
lesse, lors de son premier début. Jamais San
Carlo n'avait vu une telle foule m un tel iriom-
phe. Les loges elles-mêmes, tant par justice .pie
par esprit lie corps, s'y étaient associées, et la
Carlotta Uiaiichi,d6nt Eva tenait l'emploi, s'était
évanouie de dépit au foyer.
En apprenant tout cela, je m'expli.iual les
bizarreries qui m'avaient frappé dans la comtes-
se, le soir du concert delà princesse de Morilz,
et'je sentis renaître avec une extrême vivacité
l'intérêt qu'Eva m'avait inspiré et dont trois mois
de distraction avaient presque effacé le souve-
nir. Ce fut sous le charme de celle sensation
rajeunie que je merendis4ue Olivelo. Une chose
entr'aulres me tourmentait plus qu'il n'eût été
raisonnable; qu'était devenu le baron Wilhelm
de Solgau ?
Quand j'entrai dans le salon d'Eva , elle répé-
tait une partie de son rôle avec Lucio ; je me
gardai de l'interrompre et je me mis à faire quel-
ques observations sur la société au milieu de
laquelle je me trouvais. Elle représentait fort
bien la situation mixte qu'occupait la comtesse.
Il y avait là de grands noms de l'aristocratie na-
politaine et .le grandes célébrités artisthiues.
Peu de femmes autres que des artistes , mais
beaucoup de jeunes seigneurs, les uns papillon-
nant autour des cantatrice» de San Carlo, les
— 235 —
^..tigmvntasmsa
aiilres prélant leur allcntion nu duo de Lucio
et dEva.
Elle m'entraîna sur un divan isolé dans l'em-
brasure d'une croisée, et là, seuls au milieu de
cette foule ijui bourdonnait et riait à l'entour ,
nous causâmes loufjlemps. Elle m'ouvrit son
cœur avec une confiance qui m'émut profondé-
ment. Elle me dit les tourmens de cette natuie
sans cesse comprimée et touj(Uirs plus forte que
ses entraves; sa lutte, louijtemps sourde et enfin
déclarée contre son rang et ses préjugés ; elle
me peignit en traits de feu les joies inetfableset
les (légofils poignans de sa nouvelle profession.
Elle semblait heureuse de pouvoir enfin décou-
vrir ses blessures à un œil ami et comi)atissant.
Une heure d'épancliemens intimes i)assa ainsi
corameun instant. Eva s'aperçut la ))remière du
temps écoulé.
— Je ne puis rester avec vous davantage, me
dit-elle, mais venez m'entendre ce soir à San
Carlo, et n'oubliez pas ([ue je vous attends en-
suite à mon médianoche, après le spectacle. Je
vous y présenterai sans doute à M. de Solgau ,
car je compte sur son arrivée d'un instant à
l'autre.
III.
Le soir, je me trouvais seul ilans une petite
loge de trois places que j'avais louée tout en-
tière, fort près de la rampe. Je me recueillis
pourvoir aux prises ces deux ;;raiKls ariisles,
liossini et la comtesse ; car elle jouait Ninetla
dans la Gflrra. Je m'exaltai si bien en atten-
dant l'ouverture ([ue le premier coup d'archet
me fit tressaillir violemment, et une sueur froide
couvrit tous mes membres à l'entrée d'Eva sur
la scène; elle fut ce que nous avons vu la Alali-
bran dans ce rôle, l'uut' de ses créations les plus
sublimes. Tour à tour naïvement coquette et
belle de pudeur et de vertu, fille tendre, amante
passionnée , mais surtout admirable dans sa
douleur; ce fut au milieu des transports d'en-
thousiasme qu'échevcléo, se débattant contreles
preuves accablantes, et prenant le ciel à témoin
de son innocence, elle s'évanouit enfin dans les
bras des sbires qui l'cntrainèrenl dans la prison.
J'étais encore palpitant sous l'impression de
ce final quauil la porte de ma loge s'ouvrit. Un
étranger s'avança vers moi, il portait un cos-
tume de voyage auquel il n'avait pris le temps
de rien changer. Monsieur, me dit-il avec un ac-
cent allemand très prononcé, pardonnez-moi
ma demande peut-Otre indiscrète; mais j'ai fait
d'inutiles efforts pour trouver i me placer dans
la salle, et j'allais y renoncer avec plus de re-
grets que vous ne pouvez le concevoir, quand
on m'a dit que vous étiez seul dans la Ingeciue
vous avez louée. Après un long voyage, je viens
de faire cinc] lieues îi franc étricr pour ne pas
manquer cette soirée, à la(|uelle j'attache un in-
térêt bien plus puis.sant que la simple curiosité.
Puis-je espérer que vous m";iccordercz une place
auprès de vous? Une pareille demande faite
d'une semblable manière ne pouvait se refuser;
niais je l'accordai d'aulaiil plus volontiers que
dès l'abord j'avais rcioniiu le baron de Solgau.
Un nouveau dranu' allait se jouer pour moi de
ce côié-ci de la rampe. Je me promettais d'étu-
dier Wilhelm et de faire profiter la comtesse de
mes observations.
En dépit du fiegme que lui allribuait Eva, il
me parut fort agité; il fit quelques tentatives
pour engager la conversation, et je m'y prêtai
volontiers ; je lui retraçai avec feu le talent et
les triomphes de la comtesse, et cet enthousiasme,
dans une bouche qu'il ne ])ouvait soupçonner
de |)artialilé, sembla l'émouvoir vivement. Il
sortit un instant, donna un ordre en allemand h
un jeune domestique qui était dans le couloir,
et il attendit la réponse avec une inquiétude vi-
sible. Au bout de dix minutes, le domestique re-
parut et je com|)ris sa réponse : « Je n'ai pu
trouver Franz, M. le baron, je l'ai cherché par-
tout inutilement, je suis sûr iiu'il n'est ]ias dans
la salle. »
Cette réponse sembla tranquilliser Wilhelm.
C'est cela, se dit-il, en se parlant à demi-voix, il
aura préféré attendre mou arrivée et de nou-
veaux ordres; que le ciel en soit loué !
Cependant l'introduction du second acte
commença. De ce moment, les regards de Wil-
helm s'attachèrent avec anxiété sur la toile, et
un frisson l'agita visiblement ()uand il aperçut
Eva, pâle, éplorée, dans son cachot; puis quand
il entendit ce chant de douleur si suave et si
poignant, il se frappa le front et s'écria ; « Mal-
heureux! (|u'aurais-je fait? » Tout ce monolo-
gue m'inquiétait malgré moi; car je ne pouvais
comprendre ce que voulait dire Wilhelm, mais
je devinais qu'il avait médité quelque tentative
contre la comtesse.
Le drame allait toujours, et l'émotion du
baron croissait avec lui; enfin, quand Mnetta,
prête à marcher ausupplice,jette,dans une der-
nière prière au ciel, ses adieux l\ la vie, et le cri
de sa douleur, Wilhelm, exalté, s'élança à moitié
en dehors de la loge, et tendit les bras h la com-
tesse avec un cri étouffé. L'artiste avait vaincu
le noble baron. Eva l'aperçut et fit un mouve-
ment pres(iue imperceptible; mais au même
instant d'énergiques sifflets partirent en divers
coins de la salle et couvrirent le piano de
l'orchestre. Je sentis au cœur nu cou]) affreux,
et j'eus à peine la force de regarder sur la scène.
La comtesse était évanouie; on l'emportait. Ce-
pendant, un tumulte effroyable régnait dans la
salle. Des applaudissemens fiénéti(iues, que la
comtesse ne iiouvail |)lus enlemlre, protestaient
contre l'incoicevable brutalité de cette scène
imjirévue; on s'agitait, on se pressait vers les
parties d'où s'étaient élancés les sifflets , et là
chacun se renvoyait l'accusation ou la repous-
sait avec chalevu'. Pour moi, quand je revins de
ma stupeur, je clierrhai h mes eûtes le bai on que
josoupçonnais de n'être pas étranger ù tout ceci
Il avait disparu le sortis de la loge le cœur
serré de douloureux prcssentimcns, et je me di-
rigeai vers le foyer des acteurs. J'y appris que
la comtesse, à peine revenue de son évanouisse-
ment, s'était fait i>orier dans son carrosse et
qu'elle était retournée chez elle. J'y courus.
Quand j'arrivai, rh(>tel élaitdaus le plus grand
désordre. De nombreuses voitures étaient arrê-
tées dans la cour, et d'autres y entraient h tout
monu'nt. déposant sur le perron tous wu\ qui
s'intéressaient à la comtesse. Les salons étaient
remplis de ses amis et des nombixnix étrangers,
qui, sans la conuailre, vcnsieul la supplier de ne
pas s'affecter de ce scandale inouï. Ou s'interro-
geait réciiiroqucmenl sur les causes de cet évé-
nement étrange ; on faisait mille conjectures ; on
s'iiiilignait tout haut; on i)laignail Eva; c'était
un bruit, une cohue croissant de minute en mi-
nute. Cependant un vieux domestique de con-
fiance, sombre et morne, placé à la porte de la
chambre à coucher de la comtesse, eu gardait
l'entrée; à toutes les instances, il restait inébran-
lable; les ordres de sa maîtresse étaient précis;
elle voulait être seule. On pensait à se retirer,
quand un bruit soudain domina les conversa-
tions et fixa l'attention générale vers l'entrée des
salons. C'était un jeune homme, le front tout
couvert de sueur, haletant, mais affreusement
pfile, les vétemens en désordre et souillés de
poussière, comme a()rèsune longue course, qui
s'élançait au milieu des groupes surpris, et heur-
tant, coudoyant tout le monde, demandait à
grands cris Eva. Je le reconnus, c'était Wilhelm-
le malheureux avait parcouru la ville entière,
s'informant mille fois de la demeure de la com-
tesse, mais trop tioublé pour entendre les ré-
ponses, et s'élançant au hasard dans le dédale
des rues.
Quand il se présenta devant la porte , l'in-
flexible cameriere l'arrêta.
— Tu ne me reconnais pas, Cianni, lui dit
Wilhelm.
— Pardonnez-moi , monsieur le baron ; mais
la signora ne vous a pas excepté; elle veut étie
absolument seule.
— Mais na-t-elle reçu personne depuis iju'elle
est rentrée ?
— Si, signor, dit Cianni d'un air impassible,
pendant qu'une larme roulait dans ses yeux. Elle
a reçu pendant dix minutes son confesseur.
— Grand Dieu ! s'écria Wilhelm épouvanté,
tandis qu'un frisson parcourait toute l'assem-
blée.
Sans plus attendre, le baron se jeta de toute sa
force contre la jtorte qui céda sous son poids, et
avant que (lianni surpris eût pu le retenir, il se
préri|iita dans la chambre. Au cri d'horreur
(|u'il poussa, la foule entra sur ses pas.
On vit alors la comtesse, pMe et déjà glacée
étendue surson lit dans son costume de Ninetla
qu'elle n'avait pas quitté. Ses longs cheveux
tombaient ainsi que sa tête langui.ssamment pen-
chée sur la batiste de l'oreiller; quelques taches
violettes éjiarses sur .ses joues et le cercle noir
de ses yeux indii]uaient assez le genre de mort
violent et rapide qu'avait choisi l'infortunée.
A\illielm, éperdu de douleur, s'était jeté à ge-
noux près du lit, et il serrait les mains d'Eva,
déjà privées de leur souplesse et froides comme
le marbre. Il ne resta plus au malheureux la
moindre lueur d'espoir, .\lors, il se releva fu-
rieux , et se retournant vers nous tous , tristes
spectateurs de cette scène : — C'est moi .|ui l'ai
tuée! je suis sou assassin : elle que j'aimais jdus
que ma vie, elle si noble et si belle, elle dont j'é-
tais indigne et qui m'aimait cependant. Fatal or-
gueil ! nom de mes ancêtres dont j'étais si fier
et qui mainteiiaul s'éteindra avec moi , soyez
maudits!
A ce moment, Gianni, paie et abattu, s'appro-
cha du baron, et lui dit. avec le ton d'une colère
concentrée mais respectrieuse. que Franz . après
l'n\oir inutilement cherché dans la ville . était
venu à l'IuMcl . et l'.ittendait .'i la ]>orIc du .<aIon.
Aussitôt W ilbelm se pricipiia de ce côté , et re-
r? 236 —
parut un instant aprt's Irainaul un honunc der-
rière lui. Arrivé dans la chamlire. — Tu viens
voir, lui (lit-il, si ta lAcliu est bien remplie, re-
Ijarile, maliieuriux, ce que nous avons fait; ou
plulùt ce que j"ai t'ait tout seul; car c'est moi
qui avais eu celte exécrable idée , dont lu n"as
été (lue l'inslrumenl. A moi seul les remords et
le désespoir ! En disant ces mots, le baron de
Solijau disparut du salon.
J'avais compris ce drame terrible, mais pour
tous les assistans c'était une énijjmecncore inex-
plicable. On entoura Franz i|ui restait accablé
sous la colère de son maître et sous les remords
de son crime involontaire. On le pressa de ques-
tions, et voici ce qu'on put apprendre ou con-
clure de son récit. Le baron avait été furieux du
parti qu'avait pris la comtesse; cet éclat devait
déshenorcr, ù ce qu'il disait , celle qui allait
porter son nom. Ne voyant là qu'une folie pas-
sagère, mais trop prononcée cependant pour être
guérie par ses lettres ou ses raisons, il avait pensé
à la [combattre par un plus violent remède. Ne
pouvant quitter Dresde, où ses devoirs le fixaient
encore pour quelques jours auprès du prince, il
voulait toutefois empêcher la faute de la com-
tesse de se prolonger et de laisser ainsi dans les
esprits une tache indélébile. Alors il chargea son
lidèle l'ranz de partir avant lui et d'arriver à
Naples dans le plus jironipt délai. Là, Franz de-
vait prendre ses mesures pour l'aire donner à la
noble cantatrice une leçon qui la dégoûterait du
métier aventureux qu'elle avait choisi. Tout était
calculé de manière à ce que le baron arrivât peu
de jours après cet événement, et il espérait que
son amour et ses consolations i)arviendraient à
cicatriser la blessure faite par une main amie,
mais qui devait rester à jamais inconnue.
Franz partit donc; mais après son départ,
VVilhelni auquel son orgueil blessé avait fait
trouver ce complot tout simple et tout naturel,
commença à concevoir des iiu|uiétudes. 11 se re-
présenta l'ame noble et tière d'Eva, sa passion
pour la gloire, et il songea que c'était peut-être
à sa vie qu'il allait s'attaquer. Ensuite ce même
orgueil qui lui avait inspiré ce fatal projet souf-
frit à son tour de la pensée que la noble com-
tesse Eva Venosa, la future baronne de Solgau,
serait humiliée et insultée sans défense devant
deux nulle spectateurs. Le tableau que la passion
seule lui avait caché jus(|u'alors , se présenta à
lui avec des couleurs si vives qu'il ne jiul résister
à son iii((uiélude, et il partit, sans attendre de
congé , vingt-quatre heures après son domes-
tique.
11 avait dévoré l'espace et fait tous ses efforts
pour rejoindre Franz , d'abord de Dresde à
Vienne, puis de Vienne à Venise, à Rome et à
Naples. Le malheureux domestique, trop fidèle
aux ordres qu'il avait reçus, semblait gagner en-
core de l'avance sur lebaron. Enfin VVilhelm avait
appris à Aversa que la comtesse faisait son troi-
sième début le soir même , et il avait quitté sa
voiture pour prendre au galop la route de
Naples.
Arrivé à l'hôtellerie où il devait rejoindre
Franz, il ne l'avait plus retrouvé, et s'était dirigé
vers le théftlre. Cependant Franz, instruit direc-
tement de l'arrivée de son maitre, le cherchait
de son côté, et un de ces hasards funestes et
iQe;ipiicalles les avait seul empOchés tous (leu:^
de se rejoindre. Franz alors s'était décidé à tout
suspendre jus(|u'à nouvel ordre de Wilhelm, et
il avait prévenu ses complices de n'agir que sur
un signal convenu. iMais quand il avait reconnu
le baron s'élançant hors de la loge, il crut ijuil
donnait lui-même ce signal, et il s'était empressé
de le traiisincltre.
C'était donc bien VVilhelm qui était le meur-
trier de la comtesse, et cette vie si belle, si pure,
si animée, s'était éteinte sur un simple signe d'un
valet.
Le lendemain, l'affiche de San Carlo portait
une bande de deuil, avec ces mots : « lielftche
par suite de la mort douloureuse de la comtesse
Eva Venosa. » E. Lamulonière.
[Courriel- français).
Si,£u iSi£i.^<StW^ mitQ^<^£i>.^^»
Tout le monde connaît M. Sudre; tout le
monde sait qu'il est l'heureux inventeur de cette
langue mélodique dont la formation lui a coûté
dix-sept années d'étudesetde méditations; mais
ce que tout le monde ne sait pas, c'est que M.
Sudre a importé en Angleterre, il y a quelque
trois ans, le fruit de ses longs travaux. Admis, à
IJrighlon, dans les petits a))part('mens du roi, il
frappa d'étonnement et d'admiration Guillau-
me IV et la reine Adélaulc; LL. iMM. l'honorè-
rent de questions qui lui furent adressées dans
onze idiomes par un des plus célèbres linguistes
de noire époque : transmise par le violon de
IM. Sudre à son jeune élève, celui-ci les repro-
duisit avec une exactitude parfaite aux yeux
éblouis de toute la cour Les grands seigneurs
pressaient la main de M.Sudre;lchacun voulait.se
dire hautement son ami. La presse retentit de ce
concertde louan;;es; les titres de savant, de génie
supérieur, de bienfaiteurjdc l'humanité, furent
prodigués à M. Sudre. Peu s'en fallut qu'on ne lui
proiiosàt de l'enterrer un jour à venir à West-
minster pour le nationaliser, comme on y a na-
tionalisé Haendel, et comme on a voulu natio-
naliser, à Alanchester, la sublime el infortunée
Malibran. Celait une femme extraordinaire ! di-
saient les enthousiastes du Lancastre, donc elle
doit être anglaise. Elle est morte à la suite d'une
saignée abondante que nous avons pratiquée ,
disaient les alloi)athes , donc elle nous appar-
tient. Il n'a pas fallu moins qu'un procès et une
correspondance diplomatique pour faire resti-
tuer ses précieux restes à son i nconsolable époux.
I\I. Sudre ne paraltpas avoir été soucieux d'at-
tendre l'ovation obituaire que l'Angleterre mon-
tre en perspective aux hommes de génie; mais il
a laissé, en partant, des disciples de sa lexico-
logie , qui.ont mis à profit les leçons du maître,
comme on le verra par le l'éeit suivant.
Il y a quelque temps que parut, dans le Court-
Journal, en tête de ses annonces, une suite de
notes armées seulement de la clef de sol , à la-
quelle presque tous les lecteurs, musiciens et
autres, ne comprirent rien. II n'en fut pas ainsi
de sir Arthur Daily, qui, après les avoir lues, se
mit à méditer, les yeux fixés sur l'annonce énig-
raatique ; puis, tout-à-coup, prenant une feuille
de papier à musi({ue, il écrivit une autre suite
de notes Içituçoup plus longue que celle du
journal, qu'il termina jiar une blanche; il plia
ensuite le i)ai)ier en forme de lettre, le mit sous
enveloppe cachetée, et ordonna à un domesti-
que de la porter à la dame de comptoir du café
Verey, Régent-slreet. Après le départ de cette
étrange missive, sir Athur, (jui demeure dans
Piccadilly, sortit et se rendit directement chez
sa belle cousine, miss Caroline Rosamond, dans
lielgrave-sipiare. Unique héritière d'une im-
mense fortune que lui légua une riche et noble
parente, elle était aussi maîtresse absolue de sa
personne. Sir Arlhur,sansiiarvenir précisément
à se faire aimer de sa cousine , avait réussi à la
faire consentir à un mariage qui devait à la fois
contenter une ambition démesurée de briller
dans le grand monde, et un désir vaniteux d'hu-
milier des rivaux non moins orgueilleux.
Caroline était au piano lorsque sir Arthur en-
tra. Elève de Moschelès, le talent de miss Rosa-
mond est empreint du cachet du maître : c'est
la première pianiste des concerts de la haute so-
ciété. En ce moment elle exécutait la brillante
fantaisie que la jolie romance de Masini, le
Page inconstant , a inspirée à Rénédict. Livrée
à des sensations indicibles, les délices de cette
composition avaient partagé Caroline en deux
êtres; son àme écoutait dans le ravissement, en
même temps que sa main parcourait le clavier
avec une ardeur excessive, et elle avait frappé
les derniers accords de la polacca qui termine
ce morceau qu'elle ne s'était pas encore aperçue
de la présence de sou cousin. — Tenez, Caroline,
lui dit sir Arthur en lui présentant le journal ,
voici un avis qui vous concerne , puisque vous
savez la langue musicale. — Miss Rosamond prit
la feuille, parcourut les notes et y trouva ce qui
suit :« Un gentleman d'une stature moyenne,
» d'un physique ordinaire, d'un !\ge raisonna-
» ble et d'une fortune sulïisante, désire s'unir à
M une femme qui, enthousiaste comme lui de la
)) langue musicale, voudra bien s'en servir pour
)i lui accorder une entrevue qu'il considérera
M comme le prélude de son bonheur. On est prié
» d'adresser la réponse à M. Récarre, caféVerey,
)) Regent-street. »
— Userait assez curieux, ajouta miss Rosa-
mond, de savoir si on répondra à cette annonce
mystérieuse. — On y a déjà répondu, dit sir Ar-
thur. — Déjà ! — Sans doute , et je puis vous
nommer la personne. — Qui est-ce donc? —
Vous-même. — iMoi ! — Eco ulez, Caroline ; un
moyen aussi singulier de trouver une femme
qui veuille l'épouser ne peut être emjjloyé que
par un fat ou un fou. — Eh bien ! — Eh bien ,
l'idée m'est venue de m'en amuser. — Et vous
avez compté sur moi pour le succès de ce badi-
nage ? — Je me suis flatté que vous consenti-
riez... — A quoi, s'il vous plaît? — Oh ! rien de
plus simple : à monter demain votre cheval gris-
pommelé, et à faire a vec moi quelques tours
dans llyde-Park. — Ensuite. — Ensuite , nous
irons chez Erard faire l'acquisition de ce magni-
fique piano sur lequel Talberg a joué devant la
reine ses fantaisies de Guillaume Tell et de la
KoTvna. Wiss Rosamond ne répliqua rien. Le
lendemain, à deux heures, vêtue en amazone, le
voile baissé sur ses beaux yeux d'ébène, elle
monta son coursier favori, et, suivi] de sir Arthur
déguisé en jokey, elle se rendit au Parc, réflé-
chissant sur l'aventure particulière dans laquelle
— 237
venaienl'de l'engager la langue de M. SuJre, la
bizarrerie de son prétendu et sa passion pour les
pianos d'Erard. Caroline ne resta pas longtemps
dans cet état, car, arrivée devant l'Achille aux
formes monstrueuses , sous lesquelles le beau
sexe de Londres a rêvé le duc de Wellington ,
elle vit venir au devant d'elle un superbe anda-
lou portant un maigrelet gentleman qui, la
tête et les pieds en avant, sautait en mesure sur
sa selle, conformément aux lois de l'équitation
dandystiquc. 11 passa près de miss Rosamond ,
tourna bride subitement , et fixant son lorgnon
sous le sourcil droit , il vint se placer à côté
d'elle. Les deux chevaux allaient au pas. Le
gentleman paraissait hésiter ; il était accompa-
gné d'un domestique de fort bonne tournure
vers lequel il se retourna plusieurs fois comme
pour le consulter. A la lin il adressa la parole à
la dame : N'ai-je pas l'honneur, dit-il, de parler
à l'aimable Blanche de Piccadilly ? — C'est moi-
même, répondit Caroline; et vous , Monsieur ,
vous êtes sans doute le Bécarre de Régent-street?
— Oui, charmante Blanche ; c'est à moi qu'un
ange tutélaire a suggéré l'heureuse idée d'user
de la langue musicale pour découvrir l'objet de
toutes mes pensées, celle en un mot dont la con-
formité de goûts pouvait m'assurer un bonheur
éternel. Caroline sourit , et le gentleman lui
ayant proposé de quitter la grande allée , une
conversation, qui la jeta plus d'une fois dans un
grand embarras, s'engagea. Vainement essayait-
elle de changer de sujet, son interlocuteur y re-
venait toujours. Devenu plus pressant, il récla-
mait une promesse de mariage, quand mis Ro-
samond l'interrompant, déclara qu'elle se trou-
vait sous l'autorité d'un tuteur qui n'y consen-
tirait jamais ; et, sans vouloir en entendre
davantage , elle lança son cheval au galop, sor-
tit du l'arc, et retourna chez elle assez mécon-
tente de sa condescendance pour les idées folles
de son cousin. Caroline trouva dans son appar-
tement l'instrument désiré qu'elle ne s'attendait
pas à posséder si lût : sa vue dissipa le nuage
qui s'était élevé dans son esprit, et quand elle
revit Arthurelles'empressa delui tendre la main
pour le remercier de l'agréable surprise qu'il
lui avait ménagée.
Deux jours se passèrent, et miss Rosamond ne
pensait plus à la langue musicale ni h la rencon-
tre de llyde-l'ark. Occupée de son nouveau pia-
no, elle jouait et le contemplait tour à tour. Ses
effets merveilleux venaient de la ph)nger dans
une longue extase , lorsque tout à coup la porte
s'ouvrit, et sir Arthur entra avec une extrême
vivacité, une lettre h la main et la figure rayon-
nante de joie. — Qu'y a-t-il donc qui vous cause
tant de bonheur , demanda Caroline i' — Ah !
mon aimable cousine, exclama sir Daily, le ren-
dez-vous de Ilydc-l'ark, la promenade roma-
nesque, la déclaration fantastique de noire i)c-
tit dandy, ne sont rien auprès del'avcnture pi-
quante t|uc nous promet une pro|)osition bien
plus sérieuse de sa part. Tenez, mon amie, lisez
cl réjouissez-vous avec moi du [ilaisir (pie nous
allons avoir.— Caroline prit la bUrect la lut.
C'était uncépilro aussi lon(;ue que passionnée,
dansla([uell<' M. liécarre proposait .^ son aima-
ble lUanciie un eulèvenicul comme l'unique
moyen de se passer du i-onsenlcmeiu de son tu-
teur, cl de parvenir à la félicité. "Demain, au
» point du jour, ajoutait-il en terminant, je sc-
i> rai dans une chaise de poste qui s'arrêtera
» pour vous attendre à l'Arc de Constitution-
» Hill. »
Miss Rosamond resta silencieuse après cette
lecture ; elle n'osait regarder sir Arthur, parce
qu'elle avait deviné son projet, et elle prévoyait
que sa première complaisance allait la forcer
de se prêtera une extravagance encore plus forte
de son cousin. Arthur voulut parler — Caroline
l'arrêta : « Ne m'obsédez pas davantage, je vous
en supplie. » Sir Daily insista : « De grâce , ne
méjugez pas sans m'entendre, et ne condamnez
pas un projet que vous ne connaissez point.
Laissez-vous enlever. Vous avez un tuteur qui
vous suivra de près ; ce tuteur c'est moi , et j'ar-
rive tout à point à Gretna-Green pour vous arra-
cher des mains de voire ravisseur, et le rendre
témoin du honneur d'un rival ; car c'est là, dans
ce temple des amours fortunés, que je veux en-
fin devenir votre époux. Vous figurez-vous la
mine allongée et stupéfaite de M. Bécarre à ce
dénoùment inattendu !» Voyant que miss Rosa-
mond paraissait inquiète , il ajouta , pour la
tranquilliser : — « J'ai tout prévu ; je me tien-
drai constamment en communication avec vous.
A cet effet j'aurai avec moi M. Harper, cet artiste
célèbre dont l'immense trompette produit tan-
tôt des sons flûtes, alors que passée gracieuse-
ment à l'oreille de Clara Novello, elle lui accom-
pagne le Brightii Seraphi , tantôt des sons ai-
gus qui de la coupole du Colosseum s'enten-
draient sur les minarets de la Tour de Londres,
■l'aurai, en outre , le premier trorabonne des
gardes de la reine, et de plus le dictionnaire de
M. Sudre, que je vous engage vous-même à ne
pas oulilier. » Et il sortit brusquement, autant
pour éviter de contrariantes observations que
pour veiller aux apprêts de son départ.
Lejoursuivant,avantraurore, la belle Caroline
Rosamond, accompagnée d'une seule camérisle
qui lui était dévouée, montait dans une calèche
de voyage allelée de quatre chevaux, stationnée
dans Piccadilly, au haut de Conslitution-llill.
Le gentleman de Hyde-Park se promenait sur le
trottoir en l'attendant. 11 vint au devant d'elle
dès ([u'il l'aperçut , et lui olîrit la main i)our
monter en voiture. Elle se i»laça au fond, .lyant
à son côté sa fidèle camérisle , l'une et l'autre
portant le voile baissé. Miss Rosamonii éprouva
quelque embarras en voyant sur le devant, en
face d'elle , le même domestique (|u"elle avait
remarqué dans le Parc, et qu'elle put sous son
voile examiner avec plus d'attention. Il était en-
veloppé d'un manteau ; ses traits, i moitié ca-
chés, décelaient néanmoins une figure distin-
guée, et dans toute sa personne il y avait quel-
que chose de mystérieux qui occupait Caroline,
lorsqnclacalèrhepariit avec une vitesse extraor-
dinaire, M. Bécarre s'étant placé sur le siège, à
côté d'un autre laquais, pour observer et don-
ner ses ordres, circonstances fort ordinairement
dans un f'lo}ij>emeiit.
lin courrier précédait l'éipiipage pour faire
|irèparcr les relais. On était arrivé >à ll.unet, et
(les chevaux frais venaient d'être attelés, lors-
(|uc la trompette de M. Ilarpersc fit entendre.
IEIIc aimon(;ait îi miss Rosamond (pic le liaroiniet.
son tntcur, était sur ses traces, l/honinic au
manlcau sourit, comme s'il eût compris le sens
des notes détachées de l'instrument, ce qui sur-
prit de nouveau Caroline. Mais le repart delà
voiture au grand galop interrompit ses réflexions,
et elle n'eut que le temps d'apercevoir unechaise
de poste arrivant à Barnet d'une course non
moins rapide. C'était celle désir Arthur Daily.
Les deux équipages conlinuèrent à se suivre
ainsi à peu de distance l'un de l'autre, le ba-
ronnet n'essayant même pas de dépasser le ravis-
seur de sa cousine, parce que ce n'était que sur
les marches même de l'autel qu'il voulait lui ar-
racher sa victime. Jus(iue là le drame qu'il avait
mis en action n'était point arrivé au dénoùment
éclatant que son infatuation avait conçu le fol
espoir de lui donner.
A Carlisie, dernier relai entre l'Angleterre et
l'Ecosse, le courrier de la calèche , resté der-
rière, offrit au postillon de tour une bank-nole
de vingt livres sterling s'il voulaitverserla chaise
de posle des poursuivans. Proposer à un postil-
lon de verser sur la route de Gretna-Green, au-
tant voudrait lui pro[ioser de se pendre. — Le
postillon refusa donc net de verser. — Mais
comme la possession d'un billet de vingt livres
n'est pas sans attrait pour le postillon le plus
susceptible , celui-ci trouva moyen de mettre
d'accord son amour-propre qui lui défendait de
verser avec la compassion qu'il ressentit tout à
coup pour de malheureux amans poursuivis et
sur le point d'être atteints.
A cet efl'et, il dévissa adroitement, et sans être
aperçu, l'écrou d'une des roues de l'avant-train ,
et partit comme un trait. 11 avait à peine fait un
demi-mille que la roue s'échappant de l'essieu,
la voiture s'inclina et fut forcée de s'arrêter.
A la vue de ce contre-temiis, sir Arthur s'é-
lança sur la chaussée suivi du trombonne de la
garde royale, à qui il dicta dix notes dont la tra-
duction était : Accident survenu , faites arrêter.
L'écho transmit les sons h l'oreille de miss Ro-
samond, qui répéta soudain et avec force, en
s'adressant au petit gentleman : —Arrêtez, mon-
sieur, arrêtez. Nulle réponse n'étant faite à cet
ordre, elle allait le répéter plus impérativement,
lors(pie l'homme au manteau, prenant pour la
première foi» la parole, lui dit du Ion le plus
respectueux: Je vous demande pardon, madame,
mais c'est moi (|ui suis le maître ici. — \ ous ,
monsieur, exclama miss Rosamond ; et qui êtes-
vons, s'il TOUS pinit ? —Je vais vous l'apprendre,
madame, car je vois que le moment où je dois me
faire connaitreesl arri\é. — H (il une p.insc— Ca-
roline resta muette de surprise et d'anxiété. — Il
reprit ; Vous voyez devant vous, madame, et à
vos pieds, lord Charles Makericy. marquis de
Sommcrville. — Le marquis de Sommerville !
s'écria mi.ss Rosamond. — Lui-même, madame ,
.njouta-t-il en se déjai;eant de son manteau et
d'une échaipe en cravate qui lui cachait la moi-
tié du visage.— Caroline reconnut le jeune lord;
elle l'avait rencontré plusieurs foisdans le monde,
et il n'avait jamais laissé échapper l'occasion de
lui témoigner, jiar Icssoins les plus empressés et
les plus (léiicnls. combien il était heureux de Li
voir. —l'ne simple plaisaniorie, dit >l. de So-
merville, insérée dans le Court-Joiinialcl dans
une langue ipn- nous avons apprise du même
mailrc, est devenue pour moi l,i chose la plus
séricu.seet d'où dépend maintenant le bonheur
de ma vie. Vous connaissez, madame, mon rang
- 238
et ma fortune; je vous les offre en partace, non
comme une i(''iiaralion , mais comme l'accom-
l>lisscnienl de mon vau le plus cher.
Ces il( rnières paroles , prononcées avec l'ac-
cent du cœur et avec une candeur persuasive ,
firent une imiiression profonde sur l'esprit de
miss Rosamond et la jetèrent dans une yrande
per|ilcxité. Son imaijinalion ne pouvait suffire à
toutes les idées qui s'y pressaient, et la vive émo-
tion ([u'elle essayait vainement de cacher arrê-
tait les timides elforls qu'elle tentait pour pro-
noncer quehiues mots qui venaient expirer sur
ses lèvres. Cependant le temps pressait : la calè-
che franeliissait l'espace avec la vélocité de l'é-
clair, et les Kdcles inleriirèles du baronnet, la
trompette et le troud)onne avaient cessé de se
faire entendre. Caroline, enfin, se remit de son
trouble ; sonreyard put rencontrer celui de lord
Makerley, et elle dit à mi voix ; Je n'ai, miiord,
qu'une seule observation à vous faire. Vous con-
naissez la promesse qui me lie envers sir Ar-
thur Daily. — Il l'a rompue lui-même , ma-
dame, interrompit M. de Somerville, en vous
engageant à jouer un rôle qui pouvait compro-
mettre votre gloire, et en vous exposant aux
chances d'un enlèvement auquel il ne sesl prêté
que potir satisfaire son orgueil et sa vanité. Ca-
roline allait réi)liquer ; mais la voilure s'arré-
tant subitement à la porte de l'heureux forgeron
de Gretna-Green, la présence de plusieurs per-
sonnes qui s'empressèrent d'ouvrir la portière
ne lui permit pas d'en dire davantage. Le fortuné
lord était déjà descendu ; il donna la main à
miss Rosamond, qui jeta un dernier regard en
arrière et entra, l'eu d'instans s'écoulèrent avant
qu'elle remontât dans la même calèche, aecora^
pagnée du marquis de Somerville. Ils prirent
la roule dlnverness , où le lord possédait un
château.
L'événement fûcheux arrivé à la chaise de
poste de sir Arthur lui avait fait perdre un temps
précieux employé à la recherche de l'écron, et il
n'arriva (piune demi-heure après le départ de
son devancier. Son premier soin fut de s'enqué-
rir de la calèche et des voyageurs qu'elle conte-
nait. Pour toute réponse, on lui remit une lettre
a son adresse qu'il s'empressa d'ouvrir. 11 y lut
non sans un grand étonnement, ce qui suit :
a Lord Charles Makerley, mar(iuis de Somer-
ville, a l'honnein- de vous faire part de son ma-
riage avec miss Caroline Rosamond."
Cette lettre en contenait une autre , elle était
de Caroline elle-même. Que n'éprouva-l-il pas
en lisantles lignes suivantes qu'elle avait tracées
à la Mie :
<c Si, au lieu d'être lady Arthur Daily, je suis
devenue contre mon attente lady Charles Maker-
ley, marquise de Somerville, je compte sur la
loyauté de votre cœur pour ne vous en prendre
qu'à vos propres f(dies.,le me repose d'ailleurs
du soin de voire consolation sur les annonces
du Courl-Joitriial et sur les avantages incon-
testables de la langue de M. Sudre, pour les
mettre à profit. »
Damn M. Sudre and his musical language !
s'écria sir Arlhiir, 1 save pnid now too mueh for
il. — t.Hie le diable conronde M. Sudre et sa lan-
gue musicale ! elle me coule aujourd'hui beau-
coup trop cher.
Ch. p.
{France musicale.)
lies ^.Vfktte» à ITIarseilIc.
Cinq jeunes Arabes viennent d'arriver à Mar-
seille dans leur costume national. Ils appartien-
nent aux premières familles de la province de
Conslanline qui ont voulu que leurs enfans visi-
tassent la France et tvinssent s'y instruire. Cette
résolution est grave pour des Arabes pour qui
tout est nouveau : la mer, nos bateaux à vapeur,
et nos voitures on ib se trouvent si mal, ac-
coulumés (]n'ils sont à passer la plus grande
[i.irtie de leur vie à cheval.
Ils ont à peine mis le pied en France , et déjà
leur admiration est à son comble. A Toulon , ils
ne trouvaient d'cNpression pour rendre leur
étonnement que dans l'idéal des contes de fées
et (le géans dont leurs livres nous ont donné les
premiers modèles. Le MoHtebeUo,ct mnguiliqne
vaisseau leur a laissé l'impression la plus i)ro-
fonde, avec ses li!0 canons de gros calibre en
batterie, quand jus(iu'ici les Arabes ont à peine
employé une ou deux pièces de campagnes dans
leurs expéditions les plus célèbres! Le Monte-
bello, ce palais flottant dont les apparlemens
sont plus grands ([ue ceux du palais du bey de
Conslanline, et dont la seule eonslrnclion éga-
lerail la valeur de cinquante |)alais; ces maga-
sins inunenses du port, ces chaudières plus spa-
cieuses que les plus vastes lentes, et semblables
à des maisons de fer, ces cales pour la eonslrnc-
lion (les navires, que des forces surhumaines
semblent seules avoir élevés, ces bagnes et leur
propreté, la comparaison de tout cela avec les
pauvres efforts de leurs peuplades sans industrie
et sans art, et celte roule de Toulon à Marseille,
tonte semée d'haitilalions, (juand le beau sol de
l'Arabie est partout déserl; telles sont les pre-
mières impressions de ces jeunes voyageurs.
Tontee (pilexcile ieplusleurétonnement leur
parait créé d'hier. Ce qu'ils éprouvent d'admi-
ration pour ce (jn'ils voient, ne le cède (pi'à celle
i|ue leur insj>ire noire civilisation et notre phi-
lanlroiiie. Ainsi, ces trois mille foriats, ce peu-
jile eniierdont le travail lomne an profit de la
société serait, d'aines leurs notions de justice,
trois mille têtes i|ui seraient tombées. Polis, hos-
l)ilaliers, chez eux envers leurs amis, et les
étrangers qu'ils re(.oivent, les politesses dont ils
sont chez nous l'objet ne les élonnent pas ; mais
ils ne comprennent pas comment ceux de nos
ollicieis qui ont élé le plus mal traités par les
Arabes, et qui sont couverts de blessures, sont
juslement ceux qui ont le plus d'attention et le
plus (le prévenances pour eux ; c'est donc, di-
sent-ils, (jne les Fran(;ais estiment beaucoup
(dus la gloire que leur sang, et ([u'ils nous veu-
lent remercier de celle qu'ils ont acquise an prix
de blessures reçues dans noire pays.
Coiinnc ilsenlraicnt pour la première fois an
café d'Europe à Marseille où on les conduisait
sans doute pour leur faire connaître une des
plus élégantes ciéalions du goùl moderne en ce
genre, les assislans (pli les entouraient comme
un spectacle nouveau poin- eux, furent témoins
de leur étonnement, quand ne se croyant (ju'au
milieu d'étrangers, une voix s'éleva, en s'é
n'v.ml: Saud, Saad , en même temps qu'un
jeune officier s'élança vers le plus jeune d'entre
eux, et l'embrassa. Saad parait avoir environ 16
ans, il était il y a 18 mois de l'expédition péril-
leuse et meurtrière du géuéral ISéurier ù Stora,
combattant dans nos rangs à côté de son père,
le Cdide-Ali, chef d'un des quatre grands dé-
l)artemens de la province de Conslanline, dont
la bravoure, proverbiale chez les Arabes, a été
souvent pour nous-mêmes un sujet d'élonne-
ment.
Le jeune officier ne cessait d'exi)rimer son af-
fection à son ancien et jeune compagnon d'ar-
mes, et lui rap|ielait les cireonslanees de plu-
sieurs combats, celui surtout où son père en-
voya à son secours pour le dégager lui et cin(i
ou six Français, entourés d'ennemis nombreux.
Que je voudrais, disait l'officier f:-ançais, revoir
iHi de ces braves qui vinrent nous tirer de ce
mauvais pas! Voici, répondit timidement le
jeune Saad, Lamzi, l'ami de mon père, qui m'ac-
compagne à Paris ; c'est lui qui était le chef de
ceux dont vous parlez. — Comment, vous! lui
dit l'ofïieier français en présentant la main avec
la vivacité de l'amitié et de la reconnaissance, à
celui (|n'on lui montrait, et Lamzi, dont la fi-
gure, type du caractère arabe, est digne du |)in-
ceau d'Horace Vernet et de Paul Delaroche, ten-
dit aussi la main et dit tranquillement: Oui,
c'est moi,
Tels sont les premiers pas des jeunes habitans
de la province de Conslanline en France. Tout
fait espérer, si leur voyage se continue comme il
a été commencé, (|u'ils contribueront puissam-
ment un jour à faire lomlier les absurdes préju-
gés du fanatisme contre nous, c'est ainsi que le
système heureux du lirave maréchal qui a entre-
pris le premi(rde ne combattre l'ignorance que
par le savoir, les ténèbres de l'Afrique par les lu-
mières de l'Europe, et de triom|)her enfin des
Arabes par la paix, sans être obligé de les exter-
miner, obtiendrait par la contagion de l'exem-
ple des résultats aux(iuels doivent applaudir à la
fois la raison, la politique et l'humanité.
Les cinq Arabes amenés en France sont: Ah-
med, figé de 27 ans. — Saad, de 17. — Saleh, de
2(j. — Larazi, de 33, — Maley, de 19.
HfDUf îiramatiinic.
THEATRE-FRANÇAIS.
Première représentation de la Course au Clo-
cher, comédie en trois actes et en vers, par
M. Arvers.
Le titre de cette pièce est purement symboli-
qtie : il n'y a d'autre clocher (]u'unejeune et jolie
veuve, d'autres coureurs que trois amoureux,
(jui s'en viennent culbuter à ses pieds, l'un après
l'autre, parce (lu'iin (uuilrième plus nn1r, |dus
froid, plus retors, a l'ailresse de semer sous leurs
pas une certaine quantité de pièges et chausse-
trapes.
Madame de Chauny a résolu de ne pas se re-
marier : toutes les veuves i)rennent le même
l)arli, le lendemain de leur veuvage; mais M. de
Villiers, malgré ses cinquante ans, a résolu de
la faire changer de résolution à son bénéfice, et
Iiour cela (jne faul-il faire? 1° la débarrasser de
trois grands neveux, qui la dévorent, en leur
l>rocurant de bons emplois; '2" l'aider à recou-
vrer une créance de huit cent mille francs
([u'elleasurrétat; 3"lui démontrer éloquem-
ment et logiquement la nécessité d'un second
mariage. Eh! bien, M. de Villiers emploie ses
trois rivaux à lever ces trois difficultés, etquand
le tour est fait, il arrive, les éeonduit, et re-
cueille le fruit de leursefForts. tlù avez-vous vu,
s'il vous plaît, de course an clocher ainsi réglée
* Cl terminée ':' le symbole a le graïul torl de ne
239 —
pas rossemliler le moins du monde à la n'alité.
Mous n'avons pas dit commentM.de Viliicrs
.s'y prenait pour mettre ses trois rivaux hors de
concours. Le premier, M. OUivier, récemment
sorli de l'Ecole Polylcclinique et (|ui s'est lancé
dans les affaires, s'cmbaïque ilans une vaste en-
treprise tout exprès pour ouvrir une carrière
aux trois neveuxde l'ainiaMe veuve; le second,
M. Frojié, jeune pro|)riclaire, dont l'oncle est
nommé mèmlired'nn nouveau caliinet, secharge
il'olilenir la liquidation de la créance; le ti'oi-
sièmç, M. Gabriel, (|ui s'est voué au barreau,
triomphe des ré.<ista nées de madame deCliauiiy.
A l'éîîard de M. Frojjé, le jeune jn-opriélaire, ijui
a encore plus de dettes que de propriétés, la iiia-
nreuvre est des plus faciles : ce sont les r;ardes
du conmierce, qui l'enlèvent, au moment où il
vient déposer les huit cent mille francs entre les
mains de sa prétendue. (^)uant aux deux autres,
M. de Villiers s'arranjje pour i|n'ils se ballrnt
ensemble : le militaire est blessé, l'avocat triom-
phe, mais M. de Villiers découvre à propos t|u'il
entretenait Une correspondance avec la femme
de chambre de madame deChauny. Donc l'heu-
reux de Villiers reste seul debout sur le terrain
glissant, o\1 ses rivaux ont trébuché. Mais il
nous semble que dans ses idées et ses habimdes
d ne peut s'en tenir là, et qu'il doit chercher
(pielqu'un (|ui se charge de consommer pour
lui le niari.ij;e.
Franchement cette intrigue est puérile, les
troisjeinies amoureux sont ridicules, et mada-
me de Chauny ne l'est fjuèrc moins à sou :^jje
d'aller donner sa main à unliarbon, qui n'a pour
lui qu'un peu d'amabilité et de malice. Le style
ijracieux et spirituel, dont rauleur a brodé son
téi;er canevas, en rai;hète un peu la faiblesse;
mais sous ce rapport même on attendait davan-
iHiîe de M. Arvers, auteur de quel(|ues vaude-
villes ag''''ables, dans lesquels brillait une élin-
eclle de poésie. Samson et mademoiselle Tlessy
jouent très bien les rûlcs du barbon et de la jeune
veuve, Mé
THËAtRE DU GYMNASE.
Maria, vaudeville en deux actes, par MM. P.
foucher et Laurencin.
Maria est une créole élevée jadis par sa maî-
tresse comme on ne l'est dans aucun |)ensionnat
de la métropole; la brave dame n'a oublié
qu'une chose, c'est d'affranchir la jeune esclave
dont elle a presque fait sa tille. Aussi à la mon
de sa bienfaitrice, Maria, (pii a puisé dans l'édu-
cation des principes d'indépendance etdeliber-
té, se soustrait parla fuite au pouvoir d'un
maître qu'elle ne veut même pas connaître. De-
puis lors la jeune (ilh; qui a changé son nom
d esclave contre celui de Lucy, et donton ijinore
d'ailleurs la misérable condition, a captivé le
cœur d'Albert de Révcl ; le mariage s'en est
suivi. Mais dans ce monde (jui l'accueille main-
tenant avec tant défaveur, L\icy est bientôt pour-
suivie par les assiduités d'un certain Frédéric,
riche colon ([ui ne pense ni plus ni mouis (pi'à
un enlèvement, laicy se sent mal ,'i l'aise auprès
de cet homme sans iiu'elle puisse s'en explicpier
la cause. Elle ne tarde pas à l'apprendre. î.a ré-
sistance obstinée de Lucy h des sollicitations
qui l'oulraiient pousse bientôt au dernier d(v;ré
1 exaspération de Frédéric. V.o. ciu'il réclanî.iit
tout .^ l'heure à ijenoux, il vient maintenant l'or-
domneren maitrc, avec toute l'autorité que la
loi lui donne sur Marin son esclave. Prières, sup-
plications, rien ne l'atleudrira. Une seule chose
peut arrêter la divul;;ation de ce fatal secret,
çest la séparation éternelle et volontaire de
Lucy etd'Mbcrt. Pour l'honneur de son mari,
Lucy consent ; maison devine (pu' c'e sacriiii'c
va luicoilter la vie. Lutin, au moment on elle va
mettre àexécuiionsa funeslc pinscc, Fiédéiic,
vaincu par tant d'amour, anéantit le litre (lui
constate ses <lroits sur Maria, ^ul ne pimrra dé-
.sormais contester à madame de aOvel sa .lualilé
de tenimc liLrc,
M. et madame Volnys , ont admirablement
joué ainsi (jue Paul. Tous les trois ont été rede-
mandés à la chute du rideau. La pièce de MM. F.
Foucher et Laurencin, imitée d'une nouvelle de
M. F. Souvestre, qui a déjà (onrni le sujet de
l'Opéra-Comique, le Plaiiteui; est un succès
d'argent pour le Gymnase.
Kciuic îifô illoîirs.
La saison est un jieu morte, mais encore y a-
t-ll quelque choseà dire sur les toilettes que j'ai
[Ml rcniarcpier dans les théâtres et les concerts.
Et puis le ciel eu pur depuis quel(]ues jours, et
les gais rayons d'un soleil i(ui annonce déjà le
printemps, nous ménagent chai]ue jour qiieliines
belles et bonnes heures de promeiiade (jue cha-
cun s'empresse de mettre à protit.
Je citerai d'abord, parmi les dernières toilet-
tes (pli ont le plus attiré mon attention, des ro-
bes en ilamas bleu, en damas blanc, en velours
vert, avec arabesiiues blanches, guirlandes de
feuilles de chêne en argent ou fcuillaoe en or ;
une robe de velours cerise ouverte sur le devant
et laissant voir un riche jupon de drap d'or; des
robes de crêpe avec bouillons ; une robe de tulle
sur du salin avec une délicieuse guirlande de
marguerites. J'ai remarqué encore beaucoup de
robes en velours épingle blanc , garnies de Ma-
Ihildes entrecoupées de nœuds de ruban blanc,
ce qui produisait un fort joli effet. Quant aux
robes de ville, on en porte beaucoup en reps
glacé.
Parmi les plus délicieuses coiffures ce (jue j'ai
remarqué de plus ravissant sortait des magasins
d'Alexandrine, rue de Richelieu, 112. C'est là
(tue l'élégance constamment unie au bon goût,
aé|»loieses plus gracieu.ses merveilles.
La lingerie, qui varie si rarement ses modèles,
parait vouloir cette année introduire dans .ses
modes quelques changemens. Je ne tarderai pas
à vous faire connaître les modilicalions «[u'au- J
ront |iu faire subir à cette spécialité la maison
de matlame Payan.
Le manteau commence à disparailfê. Sans les
spectacles, les bals et les soirées, je crois vrai-
ment (|u'il .serait tout à fait pro.scril; ce sont les .'
ehAles ouatés qui sont ses heureux successeurs, j
Le règne du spencer, qui a commencé cet hi-
ver , vei'ra ses succès se prolonger longtem|)s en-
core. On dit que cette mode fera fureur au prin-
temps. Il est vrai cpi'nn spencer en velours noir
ou vert sur une jupe de couleur claire,est quel-
que chose de fort gracieux.
Hcoitf î)c rini] jours.
10 MARS. — Tous les minisires ont remis,
hier, à quatre heures, leur démission entre les
mains du Roi.
— Une dispute de la nature la plus dcsagréalile
n eu lieu dans une des principales rues de I is-
bonne entre Morisinho de Silveira , ancien mi-
nistre, et un lils du comte Villa Real. Le motif
de celte (luerellc rst, dit-on , relatif au procès
engagé entre MM. Sampavo.en qualité de parent
de la jeune comtesse de Povoa , et le duc et la
dui-hesse de Palmclla. On assure que l'une des
deux parties s'est adressée directement .'l la
reine.
— M. Paiiiiieaii, ex-président de la chambre
d'assendiléc canadienne, est arrive à Paris.
— Ou écrit d'Alep, le -'9 janvier : n La peste a
éclaté à J.iHa cl à Jérusalem. Ou prend toutes
les prc( aillions nécessaires pour iiu'elle ne gagne
pas 1 intérieur. »
— M. le général Lallemand , pair de France,
est mon celle uuii, à l'Agg de (ij aus.
— L'Indicateur général des Allemands [Allge
meinrr anzeigerderDeutschen), qui se publie
à Gotha, rappoite un fait qu'on aurait de la peine
à croire, s il n'était pas raconté par un témoin
oculaire, et inséré dans une feuille semi-officielle.
Cejournal annonce que . le 18 février dernier,
après l'exécution à Gotha d'un individu con-
damné à mort pour homicide , quelques jjer-
sonnes sujettes à l'épilepsie montées, avec la
penniggiun des uutoriléx , .sur l'échafaud , y
ont recueilli dans des verres le sang (lui jaillis-
sait du supplicié, et Font avalé sur le champ.
L'Indicateur général s'élève avec force contre
cet horrible scandale.
— Un mariage très extraordinaire vient d'être
célébré à l'église de Whalley, entre M. Whalley,
cordonnier de profession, et miss J. Dewhurst.
Le mari a six pieds de haut, et sa femme trente
pouces. Ouoiqu'âgée de 30 ans, miss Dewhurst
ne pesait que 30 livres.
— Une décision de .M. le préfet de police , du
9 courant, vient de prononcer, à com|)ler de ce
jour, la clôture des IkiIs masipiés dans les théâ-
tres, les salles de concerts, et dans les établisse-
mens où le public est admis indistinctement en
payant.
— M. Châtelain, l'un des directeurs du Cour-
rier françaù, est mort aujourd'hui à la suite
d une longue et douloureuse maladie.
— Il a été imjirimé à Paris , pendant les deux
premiers mois de Iîs39, »,137 ouvrages, tant en
lanjjues mortes que vivantes. ISU esianiiies. gra-
vures et lithographies, et lOo ouvrages de mu-
sique.
— Les quarante chanteurs montagnards des
Pyrénées viennent d'arriver à Paris.
1 î . — Les embai ras de la situation réapissent
d'une manière funeste sur les affaires commer-
ciales. .Seize nouvelles faillites enregistrées dan»
les Petitex Affiches de ce jour alleslcnt la per-
turbation qui trappe toutes les branches de l'in-
dustrie.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che <0 et lundi 1 1 mars 1839, de ;i,S-(G déposans,
aonl oii nouveaux, la somme de 490,13'j fr
Les remboursemens demaudis se sont élevés
a la somme de 7 jl, 000 fr.
— Fray Domingo, moine de l'ordre des Car-
mes déchaussés, et aumônier du quartier de don
Carlos, est arrivé à lîayonnc le !• mars, pour se
rendre, dit-on, à Itordeaux. Il est du nombre des
l>ersonnages exilés des provinces par suite du
pacte de réconciliation conclu entre le préten-
dant et Maroto. *
— On écrit de Munich (Bavière;, à la date du
1 mars : « Le voile mystérieux qui eonviMit la
naissance et I origine du fameux GaspanI lLiu<!f r
vient dètre levé. 'Madame la comtesse d'Mien-
dorlt. née mi.ss Graham. qui . dans le temps a
pulilie a liatisbonne plu.sicurs écrits relaiife!»
cet infortuné jeune homme, vicnl de découvrir
«les dociiiuens authentiques, qui prouvent caté-
goriquement (pie Gaspard llauser avait pour pa-
ïens la hlle d un magnat hongrois inH distinpué
(•t un officier supérieur autrichien. (Uii tous les
deux .sont d(jà décédés. Madame d'Alicndorlî
travaille en ce moment à une brochure où elle
tera insérer lextiiellemcni les pièces d'où résul-
1.^111 (-es fait.s, Cl .pii paraîtra sous peu de jours
elle/ le libraire Mcyns, de notre ville. »
— Hier, dans la journée, un jeune homme et
une icune personne, aux manièrts di.siineuécs
mis avec une certaine recherche, se présenièrent
cliez le sieur hongcot . reslaiiraieur à La Cha-
pelb■-.^alnt-l»cnls. cl demandèrent un cabinet
particulier dans lr.|uelilssc firent servir uii mo-
deste repas.
\ii bout dune heure et demie environ, le mal-
lir de la maison, étonné que des personnes si
.sobre.-! iY.M,,.s.sent ..i longtemps cnfrrmtVs . alla
hciuicr à la porlc cl demanda, selon l'habiiudc,
340 —
«i Ion n'avait pas sonné; mais il n'obtint aucune
réponse. Il frappa de nouveau; même silence
Concevant quelques sinistres soupçons, il mit
la clef dans la serrure; mais la porte avait été
fermée en dedans. Enfin , il appela ses garçons,
et ils enfoncèrent la porte. Aussitôt un snectacle
affreux s'offrit à leurs yeux : ils virent Jeux ca-
davres étendusàcôté l'un de l'autre, baignes dans
une marre de sang. Le commissaire de police
fut appelé, et «près avoir dressé procès-verl.al il
fi transporter ces deux infortunés Ma Morgue
où ils ont été reconnus dan» la journée. On dit
n 'ils appartiennent à des familles honorables,
et qu'ils ont été portés a cet acte de désespoir
par des peines d'amour.
— C'est aujourd'hui, lundi, qu'a commencé
au Palais-de-.Iustice, salle Lamoignon, le tirage
au sort de la clase de 1838 pour le département
de la Seine. .
_Ala dernière solennité musicale qui a eu
lieu dans la salle équestre h Vienne, on a exécuté
es5fli>o/<. de Haydn. On n'a jamais r.en en-
tendu de plus grandiose (lue ce concert. L or-
che te était ainsi composa : deux directeurs, un
accompagnateuraupiano,deuxprem.ersviolons,
?rorchanteurs de *«/(.*, deux cent soixante-
huit soprani, cent soixante-six ail., cent soixan-
te dix énors, deux cents basses, cinquante-neuf
iremVi's violons, quarante altos quarante-un
violoncelles vingt-cinq contrebasses, treize
flûtes douze hautbois, douze clarinettes, douze
bassons, quatre bassons doubles, un ophycleide,
douze côrl, huit trompettes, neuf trombonnes,
quatre paires de tamiours, six tambours ordi-
naires ^eux triangles et une grande caisse ; en-
semble mille cent trente individus. L'exécution
a éTparfaite ; tous les morceaux ont été rendus
cla rement, distinctement, comme s. cette masse
«ùl été mue par un seul sentiment et une même
àme.
12. -Le commandant Vaillant vient d'être
nommé r-ouverneur de Saint-Jean dLoa, dont
.Ti?l7re"ndre possession sur la Corualwe, cor-
vette E' en armement h Lorient; >1 comman-
dera cette corvette sous les ordi-es deM. Baudm
Jendant tout le temps qu'il sera gouverneur de
fa forteresse.
— C'est à deux années de détention dans une
forteresse, et non pas à vingt coinme on 1 avait
dit nu/ràrchevèque de l'osen a été con.lamné ,
e tou p u ait indiquer <iue des mesures se pren-
nent pour l'exécution de la sentence, qu, porte
"ussiTt on, le retrait de l'emploi du condamné.
-Depuis quelque temps, des individus ont
la sinrubere monomanie Je se présenter auxTui-
IcrTs et de vouloir à toute force parler au ro.
On en' compte six depuis le mois dernier qui ont
ftdt cette tentative. Hier elle jour précédent,
deSersonnes ont encore été arré^tées pour a
même cause, et conduites chez M. Marut de
rombre commissaire de police. Tous sont des
maîheurcux privés de leur raison, auxquels le
"asarcl a Jonn^ la même idée, bien qu'' .« f"ffcf
nasdiii ^"" fUrmrche nar des motifs dilté-
?r Ab s ,'dl ceSx"qui se?ont présentés depuis
deux iou . l'un est un malheureux qu. vient de
subir un traitement à Bicêtre; il.voufait deman-
der j'"sUce au roi de ce qu'il avait été, disa.t-,l,
^t'îiutn'ttS'ricant de caisses?, tambour
E~fcrs^Uuepë;^-^i
"htio. rar'il s'exprimait avec beaucoup de
Wili"é' m'is iltombabientôtdansdes cl.va-
galions qui firent reconnaître son état de de-
mencc.
- L'avocat Kossuth.noble hongrois, qu' aya't
publié sansauK.risalion une gazette manusçriie,
Té é condamné à l'esth i.ar le tribunal de la
Table rovalc, à trois années d'incarcération. 11
Siéjnacnu depuis deux années que dure
son procès; mais, selon le jugement du tribunal,
elles ne lui seront point comptées en déduction
de sa peine.
— Le fils du duc de Rovigo s'est battu en duel
dans la forêt de Saint-Germain, et a reçu un
coup d'épée ([iii lui a traversé un poumon. On a
pu le ramener à Paris.
— On écrit de Londres.
«Le prince Napoléon-Louis met en ce moment
la dernière main ;i un ouvrage qu'il va publier
et qui fera, dit-on, sensation dans le monde po-
litique. C'est à cette grave occupation qu'il con-
sacre ses loisirs quand il ne suit pas les travaux
parlementaires des deux chambres. »
i — Il existe à Pompadour (Corrèze) une jeune
fille de 17 ans, dont la taille ne s'élève pai au-
' delà de 3 pieds 11 lignes. Cette jeune personne
qui est d'un caractère très enjoué, présente tou-
tes les proportions ordinaires.
13. —On écrit de Stockholm, le 22 février :
« La mort vient d'enlever dans cette ville
M le comte Charles-Frédéric-Théodore de Lo-
wenhielm, le plus riche propriétaire des mines
de Suède, auquel les usines de fer de ce pays sont
redevables des grandes améliorations qu elles
ont reçues dans les dernières années. M. de Lo-
wenhielm était âgé de quatre-vingts ans ; il était
père de M. le baron de Lowenhielra , ministre
de Suède et de Norwège h Vienne, et oncle pa-
ternel de M. le comte de Lowenhielm qui rem-
plit les mêmes fonctions à Paris.
— Les forces mécaniques font chaque jour
des progrès en Angleterre. Ainsi , dans la seule
industrie des cotons, des fuseaux qu. ne tour-
naient que 50 fois dans une minute , font main-
tenant 6 , 7 et quelquefois 8,000 révolul.ons dans
le même espace de temps. A Manchester, il y a
136 000 fuseaux dont le mouvement est constam-
ment entretenu par la vapeur et qui filent 1 inil-
lion 200 milles de fil de colon par semaine.
Quand les machines travaillent , on en fabrique
par semaine 400 millions de milles, ce qui sufh-
î-ait pour faire 160 fois le tour de la terre.
Le luxe fait des progrès effrayans a Londres.
On porte maintenant des mouchoirs brodes en
or H n'est pas rare de voirenire les mains de
nos élégantes des mouchoirs de 20 liv.slerl.
( 500 fr. ) .. , ■
~ En vertu du nouveau bill de police, les cris
des rues de Londres cesseront entièrement, et le
domestique même qui appellerait à a porte d un
théâtre un cocher de voiture de place paierait
40 shillings d'amende.
— Dans l'une de ses dernières séances, la so-
ciété d'agriculture de Calais a admis parmi ses
membres honoraires madame Lucien Bonaparte,
qui appartient à Calais par des liens de parente.
— On lit dans la Gazette des Tribunaux :
« Sur la plainte de madame F..., Jes agens, por-
teurs de mandats, ont arrêté hier, à 1 hôtel du
Grand-Cerf, à Saint-Denis, le sieur Léon Ch... ,
négociant de la cité de Londres qui, ayant enle-
vé mademoiselle Amélie, fille de madame F...,
et âgée de 21 ans, avait pris la fuite avec elle.
C'est au moment où la voiture qui les emportait
changeait de chevaux, que rarrestation s est
opérée. Le sieur Léon Ch... a été unmédiatement
amené à la préfecture, tandis que la jeune de-
moiselle était reconduite au domicile de sa
mère. »
—M. Paul Delaroche est très occupé aujour-
d'hui à l'Ecole des Beaux-Arts , à peindre la
rrande coupole de Pamphithéàtre destinés aux
solennités publiques de l'Académie, au fond de
la grande cour de marbre.
— Un journal annonçait hier que M. de Cha-
teaubriand, reconnu de quelques jeunes gens
dans la rue, avait été accueilli par des acclaina--
lions et obligé de se réfugier dans un cabriolet
de place pour échapper à l'ovation. L'auteur du
Gciiie du chrintianisme sorlaMe l^otre-Dame
, où il était allé entendre une conférence del abbe
de Ravignan. Les jeunes gens l'ont suivi et ac-
compagné jusqu'au Pont-Royal.
— La propriété du théâtre des Variétés vient
d'être vendue î» MM. Jouslin de Lassalle, Opigez
et Leroy. La nouvelle administration a pris, ce
matin, possession et nous annonce déjà pour sa-
medi, la rentrée de Vernet dans FEcnvam pu-
blic. _^.^^.^
14. — Des efforts avaient été tentés hier pour
réaliser une combinaison dans laquelle les deux
nuances des centres de la majorité nouvelle
auraient été représentées dans la proportion
de leur force et de leur importance. Ces ettorts
âVBicnt échoué.
« Ce matin, M. Guizot a eu une seconde entre-
vue avec S. M. . , JJL
.. A trois heures, M. Thiers a été mandé au
»Plus tard, les hommes politiques les plus in-
fluens des diverses fractions de l'opposition cons-
titutionnelle se sont réunis et ont fait de nou-
veaux efforts pour faire réussir la combina.son
qui avait échoué hier, et dans laquelle se trou-
vaient compris MM. Guizot et Duchàtel. On aeu
de part et d'autre le regret de ne pouvoir y par-
venir.
— D'après les lettres reçues par le brick de
guerre le d'Assas. arrivé à Brest le 4 courant,
venant du fleuve de la Plata, le blocus deBuénos-
Ayres continuait. Par suite de l'anéantissement
du commerce, la misère était au comble. Il rê-
rnait un grand mécontentement contre le prési-
dent Rosas, qui ne maintenait son autorité que
par la terreur. Peu de jours s'écoulaient sans
qu'il fit passer par les armes quelques person-
nes convaincues ou soupçonnées d'avoir conspi-
ré contre lui. Aussi, bon nombre dhabitan»
fuyaient-ils dans les campagnes pour se sous-
traire aux vengeances de ce dictateur.
—Le malheur qui vient d'accabler M. Daguerre
a éveillé dans le public une sympathie générale,
etc'cstdu moins pour lui une consolation dans
son infortune. Cependant on ignore l immensité
de la perle qu'éprouve M. Daguerre, car le bâ-
timent seul était assuré, et sur treize tableaux
du Diorama brûlés , il n'y avait que les trois ta-
bleaux exposés qui fussent assures. Le mobilier
des salles et celui de la maison de M. Daguerre
ne l'étaient point. Son atelier particulier de
peinture et son cabinet de physique sont entit-
rement détruits.
— L'éclipsé de soleil du 15 mars courant com-
mencera à 3 heures 14 minutes , temps vrai, et
finira à 4 heures 48 minutes. La plus grande
phase qui aura lieu vers 4 heures sera de quatre
doigts ou du tiers du diamètre du soleil.
— Une expérience de fabrication de papier de
maïs a été faite le mois dernier à la papeterie qui
vient de s'élever à Guise. M. le sous-préfet y as-
sistait. La matière première, mise en macération
sous ses yeux, s'est, en quelques minutes, pré-
sentée sous la forme d'une large et interminable
feuille de papier sortant à travers de nombreux
appareils pour s'enrouler à l'état de perfection
sur le cylindre.
— La moitié environ des grandes galeries en
peu I
avant la fin de ce mois. , ,, ,
Ces vastes salles sont d'une belle ordonnance.
L'architecte s'est servi partout à l'intérieur de
l'arc surbaissé. . ,
C'est avant-hier, 12 mars, qt»e le registre des
déclarations desexposansadû être clos à 1 HOtel-
de-Ville. On croit que l'on pourra Mmmencer
le classement des produits pour le «"avril.
U^Rédacteur en chef, BERTHET.
Imn. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Nptre-Dame-des-Victoires, 16.
20 MARS 1839.
C^
tITTÉKATVKE, SCIENCES, BEIUX-ÀRTS, INDUSTRIE,
COK:<tISSlNCES UTILES, ESQUISSES DB MOBDBS ,
UÉMOIRES ET TOTIGES.I
Dou}ïm( 3muf.
ON S ABONNE À PARIS , AU BVBEID DD JOURNAL ,
rueduHEI.DER, 15, et chez tous les Libraires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre ,
Directeurdes salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Roy&umes, à l'Utii-
versai Literary Cabinet, 64, St. James'sStreeU
Les abonnemens ne datent que des 5 cl 20 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher à Paris.
NMG.
Journaux, ritces, outrages ine'dits, .lUBr.iCA-
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TnÉATRES ET MODES.
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POUR PARIS ET LES DÉPARTEME.VS
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POL'I; SIX MtlïS 25
POUR Tr.OISMOIS 13
POUR t'ÉlUANCER ENSUS PAR AN . ... 6
On ne tire à Tue que sur les personnes qui s'a -
bonnent pour un an ou G mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Au peu'd'eiprit que le bonhomme ataili,
l L'esprit d'autrui\paT complément servait.
', llcompitait, compilait, compilait.
Une gravure de modes est jointe au n» du 5 at
une lithographieau n" du 20 de chaque mois.
l Prix des annonces, 73 c. la ligne.
LE VOLEUR,
<èa}nu îïcsi Jaurnaur français (t ftranijcrs.
[SOMMAIRE.
SÉJOUR ET VOYAGES AU MEXIQUE : REMARQUES
SUR LE PAYS ET SUR SES PRODUCTIONS, SUR
LA VIE ET LES MOEURS DE SES HABITANS. —
Les six corps des marchands de Paris, par
Horace Raissok.— Déranger, A. de Vigny
(extrait du Travail intellectuel en France
depuis ISlà jusfju'à 1837^,pa^ M. Amédée
DuguESNEL.— Les bords du canal, esquisse
de mœurs, par Paul de Kock. — Mom-
d'Adolpue Nourrit. — Fashion. — Salon
DE 1839 (3' article), par Alf. D.— Mélanfics,
faits curieux : Un rêve réalise. — Revue
dramatique : Renaissance : Mademoiselle
de Fuiila/èfjes ; Les camarades du minisire.
— Revue decinq jours.
Portrait de Déranger. — N» 54.
SEJOUR ET VOYAGES AU 1IE.\I()UE
©i 0®âia Dii/ï.
KeniMi-fiiies hw 1« pays et sur ses
jirotlicctioaiM , !^ur la vie et les
iiiwiivci «ica liabitaus.
On sait que les aborigènes de l'Amérique qui
étaient m possession du pays lorscpie les Espa-
finolsconquironl le M('\i,|iic, se dislinijucnt des
Europécnsct des Africains par leur couleur, leur
chevelure noire et raide, et l'absence prcs.iuc
entière de la barlie. Un grand nombre de ces In-
diens {Indiut) demeure aux environs de Tlalpii-
jabna , mais bien peu vivenl dans la ville, ^o^ls
y trouvAmcs qucbiucs Esiiagiiols {Gachtqnnes ,
mais la plupart des habitans s'y composaient de
descendans d'Indiens et d'Espagnols ou métis
{Meslizos) qui se donnent ordinairement le nom
de créoles (C«o//o*), par lequel on désigne com-
munément les blancs nés en Amérique de parens
espagnols. Je n'y vis pas de mulâtres ou descen-
dans de nègres et d'Européens, mais bien quel-
quesdescendans de nègreset d'Indiens {Zaw(6o«).
La couleur des métis est ordinairement jaune.
De fréquens mariages ont Heu entre les métis et
les Espagnols, tandis qu'ils sont maintenant très
rares entre les métis et les Indiens. La couleur
des enfans qui naissent de ces unions se rajiiiro-
ebe de plus en plus de la blanche, de façon qu'il
est souvent très difficile de déciders'ils sont mé-
tis ou créoles. Quoique sous le gouvernement
républicain tous les indigènes mexicains jouis-
sent maintenant des mêmes drolls civils , quelles
que soient leur oïlgine et leur couleur, cepen-
dant la couleur blanche pure y est préférée à la
couleur cuivrée des Indiens , ou à la noire des
nègres et ft la jaune des niulMres. On ne peut pas
faire de plus grand plaisir à une mère, fùt-elle
jaune ou brune, quejde vanter la blancheur de
ses enfans. Un homme veut-il jiarler avec mé-
pris de ipiclqu'un, il l'appelle nègre ou Indien,
et dit : que quicre este negro ou esta indio ,
que veut ce nègre ou cet Indien. C'est un héri-
tage resté de la donunation espagnole, et 11 du-
rera longtemps. Les noms de Gachupin (Espa-
gnol), eslraugero [étranger), Ingles (Anglais),
ne sont pas moins odieux ; le dernier est donné
par la basse classe du peuple à tous les étrangers,
sans distinction.
La haine contre les étrangers a été inspirée
aux Indigènes du Mexùiue i>ar les Espagnols et
par le clergé catholique ; par les Espagnols qui
défendaient l'entrée du pays aux étrangers ; et
par le clergé (pii faisait considérer comme nié-
crcaiis on hcrcllc|ues la phipart des aulics na-
tions . opinion qui par lii'.iiorance absolue où
l'on y clall du rcslc du monde se propagea faci-
lemciii , ipioi.pic le ."Mexique , eu déclarant son
indépendance, ait accordé la libre entrée de ses
états à loules les nations.
Les métis de la seconde et Iroisièmc généra-
tion forment en général une belle race "dbom-
mes. Leur coulein , si elle nest pas complél..-
ment blanche, nest cependant pas non plus trop
foncée, et se rapproche du teint brun si com-
mun dans l'Europe méridionale. Les cheveux
sont ordinairement noirs, ainsi que les yeux,
ombragés de sourcils bien ar()ués ; le rcg'irJ ,
de même (]ue toute la physionomie, a de la '\ iva-
clié et de lardeur. Ces métis sont de taille
moyenne, bien faits et robusles. Les mineurs
appartiennent le phis souvent à cette classe : va
rement nu Indien est employé au travail Jes
mines, sinon comme journalier ou porteur de
fardeaux. Dans loules les mines que jai visitées
j'ai vu beaueoui) d'hommes vigoureux et bien
bâtis, jai rencontré peu de gens conircfaits dans
le MexIque.Ceque je disdeshommes peut s'appli-
quer aux femmes; elles ne sont pas très grandes,
mais ont une jolie taille ; leur regard est vif et
expressif , et elles usent souvent du langage des
yeux.
Tlalpujahua, (pioique situé sur la pente d'une
montagne, est cependani bAii a.^sez régulière-
ment ; les rues y sont passablement droites et
larges , et se coupent à angles droits ; il y a trois
places publiques: la plazaMaijor.laPlaztula
et la pta-a de San Franci.ico. Les maisons du
Mexique sont en général construites pour un
climat chaud. i|uoiipie l'altitude dans plusieurs
endroits les rendrait plus agréables si elles ga-
rantissaient tiavanlage du froid. On liàtit fré-
quemment en pierre, surtout les grands édifices;
les maisons moins grandes, notammtnt celles de
la campagne, sont en briques adultes , qui se
font avec une terre argileuse que l'on broie
et mêle avec du fumier de cheval; ensuite on
leur donne leur foi me et on les fait sécher au
soleil ; le mortier employé pour kMir se fait avec
la même terre hunueiée. Comme on ne fait pas.
^dc caves, les foudalionssoni en général peupro-
242
fondes. On aime à rencontrer à peu de profon-
deur un sol ferme ou la pierre ; s'il n'en est pas
ainsi on creuse à 1 ou 2 pieds de profondeur, et
on fixe dans le sol un lit de petites pierres (|ue
Ton recouvre d'une couche léyère de mortier,
de gros sable ou de gravier; ou pose par dessus
les fondations composées de pierres et de mor-
tier ou même de pierres et d'argile, et on les
élève assez pour (pie les briques qui doivent y
«'Ire placées ne souffrent pas de lliumidité de la
terre. Si l'on crépit bien les murs des deux cô-
tés pour les garantir de la pluie, on peut !)âtir
dessus une habitation sèche, considérable et
commode.
Les maisons des Mexicains riches sont plus
grandes et construites avec plus de luxe; elles
occupent un carré entièrement fermé , où l'es-
pace intérieur, dans leciuel on pénètre par la
principale entrée, forme une cour ou un jardin.
Sur un ou plusieurs des côtés intérieurs de la
maison , règne un large corridor recouvert par
le toit i)rincipal, et percé de |)lusieurs fenêtres
et jiortes ilonnant dans les appartemens. Si la
mrison n'a que le rez-de-chaussée , les fenêtres
sur la ruesont peu nombreuses, petites, ordinai-
rement fermées, la lumière pénètre peu abon-
damment par la porte. Cette aversion des habi-
tans pour des fenêtres donnant sur la rue, te-
nait peut-être dans les temps passés à la néces-
sité d'être en garde contrt les attaques extérieu-
res; elle se perpétue par la force de l'habitude.
La maison d'un homme riche comprend ordi-
nairement un assez grand salon, nue salle à man-
ger, plusieurs chambres à coucher, une cuisine,
une chambre pour les domesli(|iies. Si la maison
est à un étage, il est rare (jue le i)roiii iélaire ha-
bite le rez-de-cliaussée, il y pl.ice des magasins,
un coniptoir,une boutique, la sellerie, les chara-
lircs pour ses gens ; des portes particulières
<lonnentsur la rue, et des logemens entièrement
séparés du premier étage et de la cour sont loués
à de jiauvres familles d'ouvriers. Lis maisons
situées aux ^loins .les ruesserventhabituellement
de bouticiues ; on y pratique deux grandes por-
tes donnant sur les deux rues, et l'on place les
narchaiulisesde façon h tenter les chalands. Le
))remier étage de ces maisons a également peu
de fenêtres sur la rue ; on y voit de grands bal-
cons avec de lourdes portes de bois non vitrées.
La menuiserie des portes et des fenêtres est pres-
que toujours grossièrement faite ; il en est de
même des ferrures, des pentiires et des serrures ;
souvent une clef d'appartement a 7 à 8 pouces
de longueur. iNiles portes ni les fenêtres ne sont
disposées de façon à pouvoir être décrochées.
Les plafonds ne sont pas garnis de lattes ,
même dans les meilleures maisons : l'œil aper-
çoit les solives à demi dégrossies , rarement
peintes , et plus rarement encore recouvertes
d'une toile de couleur.
A Tlal[)ujahua et dans plusieurs autres lieux
on revêt le plancher des petites maisons lïado-
bes, et celui des grandes de briques carrées à
demi cuites. Les murs des chambres sont blan-
chis, rarement peints en diverses couleurs sui-
vant l'ancienne manière.
Une grande image de la Sainte-Vierge ou un
grand crucifix garnissent habituellement lasalle;
«les images Je saints et des lustres fréquemment I
en fer-blanc complètent les ornemens , et ne
servent qu'îi faire ressortir davantage la nudité
de l'appartement. On n'y voit ni glaces ni ri-
deaux, les murs des autres chambres sont tout
aussi dégarnis; à un bout de la salle, ordinaire-
ment sous le crucifix ou l'image de la Vierge, le
plancher est couvert, dans toute la largeur de
la pièce, d'un lapis à la vieille mode, large de
2 ou 3 aunes. De ce côté et souvent même aux
quatre coins de la salle, il y a des encoignures
peintes de diverses couleurs et supportant une
figure de saint en cire, quelques girandoles, des
figurines en porcelaine et d'autres choses de ce
genre. Un canapé de paille ou de bois couvert
de coussins, élev ' toutau plu« de II ou !5 pou-
ces , se jirolonge sur le tapis d'une encoignure à
l'autre. Deux ou trois bancs de même espèce
garnissent aussi deux ou trois des parois, mais
la quatrième est flanquée de chaises posées tout
près les unes des autres. Quand il vient des vi-
sites on ne jirésente pas de chaises aux étran-
gers (jui arrivent , mais quelques uns de ceux-
ci s'asseyent à côté de la maîtresse de la maison
sur l'un des canapés placés sur le lapis , et les
autres le long des murs, comme ils l'entendent.
Outre les encoignures, il y a encore dans cette
salle une grande et haute table couverte d'un
tapis rouge ou bleu, si massive et si mal peinte
qu'elle rappelle une table allemande des seizième
et dix-septième siècles : assez ordinairement elle
supi)orle un petit réchaud en argent à l'usage
des fumeurs, et souvent remplacé par un petit
plat en faïence posé sur une assiette d'argent.
Voilà commeétait encore, en 1823, la demeure
des Mexicains aisés, à l'exception de ceux de la
iCapitale; depuis il est arrivé beaucoup d'étran-
gers qui leur ont fait connaître les corainodilés,
les maurs et le luxe de l'Europe. La liberté du
commerce a permis au marchand de vendre les
objelsde son commerce àdes prix proportionné-
ment inférieurs à ceux du temps du monopole
espagnol. Des ouvriers européens se sont établis
à MÎexieo et y ont fabriqué, en faisant de gros bé-
néfices , des meubles et d'autres choses à si bon
marché, que l'homme qui pouvait acheter le
mobilier décrit plus haut, peut maintenant se
procurer, pour le même prix, des meubles d'un
goiit moderne, et que le Mexicain, ami du luxe
extérieur, cherche îi troquer les choses ancien-
nes contre de nouvelles. Les voyageurs ne de-
vront conséquemment pas s'étonner, si, dans la
cajjitale et même dans l'intérieur, ils ne retrou-
vent pas l'original de la description que je viens
de donner. Au mois de juin IS3.5, je vis Mexico
[lour la première fois, et j'y trouvai dans l'habil-
lement, les mœurs et les coutumes, beaucoup
de choses essentiellement différentes de celles
auxquelles j'étais accoutumé en Europe. Pen-
dant mon séjour à Tlalpujahua. je retournai à
peu |)i'ès deux fois ])ar an à la capitale, et chaque
fois j'observai les progrès des changemens oi)é-
rés par l'influence des étrangers; ils étaient si
rapides, qu'en 1828 j'en fus grandement surpris
et obligé de me rappeler que c'était la même
oïl trois ans auparavant tout m'avait paru si dif-
f rent.
Ainsi, dans la capitale, de même que dans plu-
sieurs autres villes du Mexique, les classes supé-
rieures s'habillent complètement à l'européenne;
lundis (lue dans les petiles villes, et surtout dans
les campagnes , on tient encore au costume na-
tional.
Les hommes y portent un pourpoint court,
garni de franges comme ceux des Polonais ou
des hussards , une veste bigarrée ou ronge , une
cravate en soie , nouée négligemment et un
grand collet chargé de broderies. Les caleçons,
blancs en coton , larges et entièrement ouverts
par le bas, descendent jusqu'à la cheville. On
met par dessus un pantalon de drap ou de toile
de coton, bleu, vert ou noir, fendu des deux cô-
tés extérieurs jnsipi'au dessus du genou et orné
de tresses d'argent ou d'or, ou de broderies, et
le long delà fente, garni de boutons de métal
très rapprochés les unsdes autres, bordé rie peau
par le bas et doublé en toile de coton teinte ;
afin (|u'on puisse la voir, on renverse les deux
points de la large ceinture qui alors retombent
sur le bas de la taille. Le pantalon ne monte or-
dinairement que jusiju'au dessus des hanches ,
en sorte qu'on peut voir l'écharpe {faja} en soie
rouge, frangée d'or ou d'argent, qui sert à re-
tenir le caleçon, etcette écharpe est attachée de
façon que ses deux bouts tombent sur le dos et
sont aperçus au dessous du pourpoint. Le cli-
quelisdes boutons du pantalon annonce de loin
l'arrivée d'un petit maître mexicain. Autrefois
le pantalon ne dépassait pas le genou, était taillé
en rond à son extrémité et se terminait en bas.
par deux pointes; alors on portait fréipiemment
des bottines doublées de rouge, ouvertes sur les
côtés, maintenant on ne fait usage que de botti-
nes ordinaires. On attache au dessous du genou,
sur les bottes et les caleçons, mais sous le pan-
talon, avec un ruban d£ toile de coton, une peau
de daim tannée , afin qu'en allant à cheval les
jambes soient garanties des piqûres d'épines.
Cette peau est de couleur brune et pressée dans
une forme <jui lui imprime de jolis ornemens en
Meurs. Cette enveloppe [botas) est habituelle-
ment doublée de maroquin rouge, souvent bro-
dée richement en or et en argent, et coûte alors
de 70 à 80 piastres. Elle est extérieurement mon-
tée de façon qu'à cet endroit elle fait quatre fois
le lour de la jambe '; le cavalier porte ordinaire-
ment un coutelas entfe cette io/rt et la jarretière.
La tête est coiffée d'un chapeau rouge-brun à
bords très larges, et dontla forme s'élèveà peiné
de cin(i à six pouces. 11 est entouré d'une ganse
d'or, il y en a une pareille autotir de la forme, et
le bord, vert par dessous, aune tresse d'un poure
et demi à deux pouces de largeur. Celte mise est
rendue encore plus étrange par un manteau
{maitfja oufrazada); c'est un morceau de drap
long de quatre à cin(| aunes, de couleur bleue ,
et surtout bleu de ciel, rarement verte ou noire,
falu'iqué dans le pays ; les quatre coins sont ar-
rondis, la maiiga est percée au milieu d'un trou
pour y passer la tête, de façon qu'elle retombe
(les deux côtés du corps comme une chasuble.
Elle est ordinairement doublée d'une toile de
coton bigarrée, jaune ou rouge, et exlérieure-
menlellea,au milieu, un morceau de velours
ou d'une étoffe de coton noir ou vert de deux
aunes à deux aunes et demie de circonférence ,
et elle est en outre garnie d'une bordure feston-
née de la même matière. Le morceau du centre
est entouré de plusieurs rangs de rubans et d'une
frange garnie de grains de verroterie noirs. Or-
dinairement cette garniture de rubans et celte
— 243 —
franiiesont de cette couleur; souvent aussi le tout
est en or. l ne maufja ornée de cette mnnii^re ,
lechnneau charijé de lourdes tresses, le pantalon
couvert de broderies et les hotas se paient jus-
qu'à 300 piastres; cependant on voit souvent
parés de cet attirail si cher des gens qui y ont
sacrilié toute leur fortune , venue peut-être
d'une chance heureuse du jeu ; d'autres aussi,
qui ne vivent quede pi'nililes travaux et en s'im-
posant de dures privations, comme les muletiers
[ar7-ieros), croient avoir trouve \\n bon emploi
de leur argent par un luxe semblable. La fra-
zada est une grande couverture en laine bario-
lée, et munie également au centre d'une fente
pour y passer la tête; elle est presque imper-
méable et on la porto principalement quand on
esta cheval. Les meilleures frazada se fabri-
quent à Quérétaro eti Saltillo; celles qui se font
dans ce dernier endroit se paient de 40 à 50 pias-
tres. Elles sont peu élégantes et pe>i riches, et
seulement en usage parmi la classe la moins ai-
sée; celle-ci porte, au lieu du pourpoint de drap,
tme espèce de blouse courte en cuir brun ornée
de i)Outons d'argent, ou en toile de coton bario-
lée avec une bordure blanche.
Les gens le moins aisés se bornent à une che-
mise, un caleçon, une culotte, un chapeau et
des bottes ou des sandales ; une couverture or-
dinaire en drap ou en coton, qui leur sert de
lit pendant la nuit, les préserve le jour du froid
ou de la pluie. La chemise n'est pas pour ces
gens un objet indispensable , fréquemment on
leur voit seulement des sandales, des caleçons,
uii chapeau el une /rflîrtrfa. Le Mexicain pau-
vre a rarement des vétemens de rechange ; le
sametli avec sa femme et ses enfans, il s'api)ro-
che d'une source, il s'assied à terre couvert de sa
frazada , et sa femme lave et sèche au soleil le
reste de l'habillement de son mari, le sien et ceux
de leurs enfans.
Les femmes du peuple porient des jupons en
drap bleu ou rouge, toile de colon, imlienne,
mousseline ou soie noire, avec un grand falbala.
Le haut lu corps est couvert d'unrel'ozo. espèce
de mantille en étoffe de colon bleue ou blanche,
ou de soie et coton ; du haut du front il remonte
|>ar dessus la tête sur le dos, de façon que les
deux bouts se replient inéi;alemeni au dessus
des épaules, c'est ^ dire que le côté (|ni vient à
droite est plus long , et (-clui de g'auclic plus
court ; alors le bout de la droite est liasse sur
l'épaule gauche el couvre la poitrine, les bras et
le visage dont il ne laisse apercevoir que les
yeux. Les cheveux, ordinairement tressés , sont
cachés sous le reliozo. Un collier de verr<ilerie
pare le cou ; la chaussure consiste en souliers,
ceuxeiisoicsonttrésrechercliés,el,si les moyens
le permettent , on achète volontiers des bas de
soie.
Dans le classe la plus aisée les femmes s'ha-
billent h la française, mais h la maison elles por-
tent toujours le robozo , en partie pour cacher
leur grand négligé ([u'clles (initient rarement
lors(iu'elles n'atlendeiit pas de visites.
On s'alluble aussi du rebozo quand on va le
matin à l'église. ],e costume paré du malin est
en soie noire, et alors le rebozo est remplacé
par une manlille également noire. (>uand les da-
mes sortent l'après-midi, leur mise est pliissoi-
Onée et plus brillante ; souvent même elles ont un
costume de bal. On voit rarement des chapeaux ,
ils sont remplacés par un peigne haut et luisant
posé sur les cheveux et soutenant un grand mou-
choir en soie de couleur ou en madras qui cou-
vre la tête, un bout tombe sur le dos, et les deux
autres sur la poitrine, où ils peuvent servir
comme la mantille pour s'envelopper et cacher
le visage. Desliijoiixélincelanset de légers éven-
tails doivent compléter une semblable parure.
1 Comme la ])liipartdc\s dames fument, une petite
chaine d'or, suspendue au cou ou à la ceinture ,
sujiporte une petite pince en or pour saisir le
cigarre : la jolie boite aux cigarres se place sous
le fichu. Mais toutes ces paiticularitésdc costu-
mes et de mœurs disparaissent journellement
pour faire place aux coutumes européennes ;
on n'est plus frappé, surtout dans les grandes
villes et sur les places publiques, comme je le
fus lors dt mon arrivée à iMexico en 1S25, de la
différence que j'y aperçus. A Tlalpujahua , on
n'observait pas alors le moindre indice d'un
costume étranger.
La manière de vivre des Mexicains partage le
jour en une infinité de subdivisions, beaucoup
de temps est perdu; cependant le marchand ,
l'agriculteiu- et autres gens occupés savent tirer
parti de celui que d'autres consacrentà l'oisiveté.
En général, l'habitant des villes du Mexique se
lève assez tard ; il est un peu sensilile à l'air
frais du matin dans les lieux élevés, mais il n'est
point paresseux. A son lever il prend ordinaire-
ment une tasse de chocolat avec un petit mor-
ceau de pain, et, si ce n'est déjà fait, fume un
ri|;arre. Le réchaud qu'il s'est fait apporter pour
rallumer reste toute la journée sur la table. En-
suite , quanil on en a l'envie, on va à l'église
pour entendre la messe, et on revient vers huit
ou neuf heures déjeilner à la maison; ce repas
consiste en un peu de viande rOtie et un ragoût,
ou liien des auifs et des haricots noirs ; aussitôt
après, on fume de nouveau ; quelques heures
sont après cela consacrées aux occupations dont
on cherche à se débarrasser avant midi , et celui
(|ui parvient à gagner du temps mange, vers onze
heures, qiiehjues fruits, un |ieu de iiàlisscrie, un
petit morceau de pain, cl boit un petit verre de
liqueur ou de vin , tout comme en Allemagne.
Du dine entre midi et une heure; voici le menu :
soupe ou caldo, qui est ordinairement un sim-
ple bouillon; zopa , mets dans la composition
duquel il entre du riz, du pain grillé ou de la
pâle bouillie dans l'eau cl que Ion recouvre de
sain-doux ; olla, composé de boeuf ou de mou-
ton bouilli avec queliiues plantes potagères, ou
bien,o//(/ podrida, c'est à dire du bœuf, du
mouton, de la volaille, du porc frais, qu'on fait
bouillir ensemble dansnn iiol, en y ajoutant des
ognoiis et autres végétaux culinaires, le tout as-
saisonné d'une sauce faite de tomates, d'ognons
et de vinaigre [salza de xilomata). K ce mets
succèdent quel(|ues viandes accommodées eu ra-
goût ou rcMies et suivies d'un plat de haricots
noirs ij'rijolcs) saupoudrés de fromage. Enfin le
dincrsc termine par des confitures ettnie crème.
Il csl rare que les Mexicains boivent du vin ou
du poulque (I) après ou pendant le iliner. On ne
sert de l'eau i|uc lorsipie les eouliliircs sont fi-
(1) Poisson ftibriquée avec le suc du oiuguey (.vcbave
nies ; manger qiielipie chose après avoir bu est
regardé comme nuisible, et les mots j/a tome
agita 'j'ai déjà bu de l'eau) expriment le refus.
On fait usage de galettes de mais lorlillax, au
lieu (le pain, et une servante est occupée pen-
dant le repas à en préparer pour qu'on puisse
les avoir chaudes; cependant le pain blanc , qui
est en général fort bon, manque rarement à ta-
ble.
« Le piment (chile) entre dans la plupart des
assaisonnemens. 11 forme la sauce de beaucoup
de mets, on le mange même lorsqu'il est encore
vert. Toutes ces sauces, de même que le chile
cru, sont très après et échauffantes ; je n'ai
jamais pu m'y habituer et j'ai toujours préféré
les alimens où il n'avait pas été employé.
«La chair du b(i;uf, du porc et du mouton, se
mange rôtie; on ne tue ])res(iue jamais de veaux.
Les poules, les dindons, les pigeons, les cailles,
les canards sauvages, abondent : je n'ai vu nulle
part des oies et des canards privés; un chasseur
ipeut, dans beaucoup d'endroits, se procurer des
lièvres et du gibier, mais quiconque ne sait pas
chasser doit s'en passer, car le gibier ne se vend
pas au marché.
« Un ménage un peu aisé a sa provision de
confitures, et une bonne ménagère emidoie
toute son habileté pour préparer un bon dulcé
avec toutes sortes de fruits; mais leur goût s'y
perd par la surabondance du sucre. Les fruits
secs et les confitures ftjrment une branche de
commerce assez considérable; jeunes et vieux
les aiment et on voit assez souvent après lediner
de gros et vigoureux garçons qui courent en
acheter. On vend ordinairement, dans des
boites de bois, des coings confits et des bananes
sèches.
«Après le dineron fume, et ensuite on dort
jusqu'à trois ou quatre heures. Pendant ce temps
le plus grand repos règne dans la plupart des
villes; toutes les bouti(|ues et les portes des
maisons sont fermées, et on ne sort que lorsqu'on
y est forcé par une alFaire impoi tanle. Dans les
contrées chaudes (ft'erra ealiente el lemplada)
il peut être conlriiire à la santé de parcourir les
rues dans le temps de la plus grande chaleur, au
momentoù le pavé el les murs blanchis augi'ien-
Icnt beaucoup son ardeur; mais sur lepla'.eau
du Mcxi(iue, où la plupart des villes sont situées
dans le pays froid [terra fria], ou ne peut pas
prétexter les grandes chaleurs; cependant on y
fait la sieste ; quand elle est finie on prend une
tasse de chocolat cton fume; l'homme d'affiircs
va à sa besogne, l'homme oisif va voir le beau
monde; il moule achevai ou eu voiture .v'il y
en a pour aller aux promenades publiques.
L'heure des visites arrive à six ou sept heures du
soir : après avoir pris à la maison un rafraîchis-
sement quelconque, ou allume un nouveau
cigarre, on se réunit en cercles de famille tertti-
lia" plus ou moins nombreux; on fume, ou
cause, on chante, on jouede la guitare, on danse.
Vers ce moment, les hoimiies vont asser Tolon-
tiersà un billard public, ou chez un marchand
de vin, où ils jouent ci s'cnlrelieiiucnt d'év'iic-
ineiis polilit|ucs. Les maisons des marchands de
vin ,;•(';»<?/('/•/(?' u'ofFrcnt point les commodités
ipie prt'.scntcnt celles de rvilemagne ; on y hoit
son verre ùc vin ou d'eau-d( » ie dehoul devant
le comptoir, à moius (|ue le maître de la maison
— 244 —
n'engaiie par un motif particulier le chaland à
entrer dans sa chambre ; dans aucun cas celle ci
ne peut ritre considérée comme une salle publi-
que. On ne trouvait autrefois à Mexico que des
Tins d'Espayne, de Xérès et de Catalogne commu-
nément mêlés de beaucoup d"eau-de-vie ; main-
tenant on y boit aussi plusieurs vins de France
et d'autres pays. Le vin de Bordeaux y est le plus
abondant, et il s'y vend souvent sur la côte de
quatre à cinq piastres les douze bouteilles; mais
transporté sur le plateau du Mexique, il revient
au moins au double de ce prix et souvent une
bouteille prise chez un marchand de vin coûte
une piastre et un quart et même une piastre et
demie. Les bons vins sont à meilleur marché
que ceux de qualité inférieure, parce que les
droits de douanes et les frais de transport sont
les mêmes pour les deux qualités.
L'usage de fumer est général au Mexique chez
les deux sexes. Si on rencontre dans la rue un
ami avec lequel on cause un instant, vite il vous
offi'e un cigarre. Entre-l-on dans une maison
pour foire une visite, aussitôt on vous présente
un cigarre, et les dames ne se font aucun scru-
pule de tirer leur petite boite à cigarres et de
fumer avec vous. Dans une tertulia chacun fume.
On a soin de se pourvoir de cigarres pour le
théâtre ou pour un bal, puisque la bienséance
exige qu'on en fasse accepter à ses amis et aux
dames. Si on traite quelque affaire chez une per-
sonne de connaissance, on commence par allu-
mer un cigarre, car pendant qu'on fume on ré-
fléchit mieux ; en un mot, on ne peut aller nulle
part, on ne peut rien faire sans être invité de fu-
mer, on manquerait de tact en refusant le ci-
garre qui est offert; même si l'on ne veut pas
fumer, on doit l'accepter.
Les hommes et les femmes croiraient perdre
un passe-temps, une jouissance, un avantage
dans la société, s'ils devaient renoncer aux ci-
garres ; si elle n'en a pas un à la bouche, une
vraie Mexicaine croit se priver d'une partie de
sa parure ; c'est du milieu d'un tourbillon de
fumée que ses lèvres de rose soufflent ses pensées
à son amant; son joli bras s'avance de dessous
sa mantille pour saisir d'un doigt délicat un
cigarre qu'elle allume, ou bien entortiller le
papier afin de l'offrir à l'ami de son cœur. Com-
ment remplirait-elle le temps qu'elle passe main-
tenant à fumer '.' comment sa conlidenle (son
ancienne nourrice) croirait-elle à son amitié si
elle ne pouvait plus lui offrir de cigarre, et ne
plus fumer de compagnie avec elle? Combien
de semblables sacrifices lui sembleraient diffici-
les! Si on lui disait qu'il est inconvenant pour
une femme aimaliie de fumer, elle répondrait
qu'elle doit aussi bien (junu liomme manger,
boire et dormir, et que fumer est une chose si
innocente, qu'elle ne saurait être raesséante. Si
l'on prétendait (jue la fumée du tabac a une
mauvaise odeur, comme elle en a contracté l'iia-
biludc, elle ré|>liquerait qu'il n'en est rien. Ce-
pendant les étrangers ont réussi, à Mexico, à
persuader aux daines que fumer ne leur sied pas;
ce n'est que rarement qu'on ai)erçoitaujourd'hui
de jeunes fcuimes avec le cigarre îi la bouche
dans un lieu public; au théâtre et à la salle de
liai cela ne se voit plus du tout, et la chambre à
fumer réservée pour les dames dans la dernière,
est devenue inutile.
Une pipe est inconnue au Mexique; cet objet
est inutile, chacun ne fumant que des cigarres;
il y en a de deux espèces, les cigarres de \mv
tabac, que l'on nomme puros, et ceux où le
tabac est entortillé dans du papier, cigarros;
les femmes ne font'que très-rarement usage des
puros, c'est presque toujours", des cigaiTos
qu'elles préfèrent. Comme ces derniers n'ont que
la moitié delà longueur Ae&duros, et l'épaisseur
d'un tuyau de plume, leur emploi passe pour
plus décent que celui des puros.
La vente du tabac est un monopole du gou-
vernement, qui en tire par an plus de sept à
huit millions de pesos; il est bon de remarquer
à ce sujet qu'une somme à peu près égale est
dépensée en cigarres qui ne sont pas vendus
pour le compte du gouvernement, et par consé-
quent proviennent de fraude.
La musique qu'on entend dans une tertulia,
se borne au chant avec accompagnement de gui-
tare; rarement cet instrument est manié avec
perfection. Les danses sont espagnoles, seule-
ment la valse offre de la ressemblance avec celle
de l'Allemagne ; on la danse avec un mouvement
très lent, et en valsant les danseurs font les
figures qui leur plaisent.
Dans les petits cercles de société le maître et
la maltresse de la maison embrassent à leur arri-
vée les hommes et les femmes de leur connais-
sance intime, et en usent de même à leur départ.
Une embrassade est le salut habituel des gens
qui se connaissent et ne se sont pas vus depuis
quelque temps; elle est considérée comme la
marque d'une bienveillance réciproque. Les
personnes moins liées entre elles se donnent ré-
ciproquement la main; quant à celles que l'on
connaît moins ou qui sont d'un haut rang, on
fait simplement un salut qu'on accompagne de
paroles respectueuses. Le maître de la maison
reconduit les visites jusqu'à l'escalier, y reçoit
le second salut et s'arrête jusqu'au moment où
l'étranger est arrivé en bas, alors on se salue
pour la troisième fois, le maître rentre chez lui
et on se couvre; remettre son chapeau aupara-
vant serait une malhonnêteté.
La tertulia cesse entre neuf et dix heures;
alors on rentre chez soi, on y soupe vers 10 ou
11 heures et aussitôt après on se couche.
Peu de temps après mon arrivée à Mexico je
fus invité, avec un de mes amis, à dîner chez un
homme très riche. Quand nous entrâmes, le
maître de la maison, ses associés et deux de ses
amis étaient dans une grande salle à fenêtres fer-
mées par des volets, et seulement éclairée par
la porte restée ouverte. Les murailles, peintes
de diverses couleurs jusqu'à la hauteur de
quatre ])ieds du plancher, étaient blanchies au-
dessus, un encadrement étroit régnait autour
delà pièce au-dessous des poutres du plafond
noircies par le temps; une grande image de la
Vierge et de pesants candélabres en argent com-
plétaient la décoration des parois. Du reste cet
appartement de parade était meublé à peu près
comme celui que j'ai déjà décrit pour les salles
de ce genre ; à notre arrivée tout le monde fu-
mait, et après les salutations d'usage on nous
offrit des cigarres.
Comme la famille était très-nombreuse le cou-
vert des quatre hôtes et du maître de la maison
devait être mis dans celle salle ; or quand on
allait commencer à couvrir la grande table, le
maître de la maison pensa qu'il serait incom-
mode des'asseoirsurdes chaises hautes et qu'on
ferait mieux d'approcher du canapé adossé à la
muraille une table d'encoignure; on y étendit
une nap))e de toile de coton très-fine et délicate-
ment ornée, et on y posa sans ordre ni symétrie
une lourde charge d'assiettes, de cuillers et de
fourchettes d'argent, et seulement un ou deux
couteaux, des verres tous de formeet de dimen-
sion différentes. Une miche de pain blanc fut
coupée en morceaux par le maître de la maison,
et ce fui l'unique destination que parut avoir le
couteau, car à l'exception de mon ami et de moi
personne n'y toucha plus pendant le dîner.
Une grande tasse de soupe fut apportée à
chaque convive, mais avant ([u'on y touchât un
domestique dit à haute voix le bénédicité, que
chacun répéta en silence. Comme la petite table
était encombrée d'assiettes,de cuillers et de four-
chettes, il n'y eut que mon ami et moi qui trou-
vâmes à y placer notre assiette, les autres con-
vives prirent la leur sur leurs genoux et paru-
rent faits à cette manière de manger. Les zopa,
hoya , principios , guisados , nsados , poste-
res, dulces, et autres mets de tout genre, se
succédèrent rapidement et furent apportés dans
les plats qui avaient servi à leur cuisson; je
n'en vis pas un seul en argent sur la table. On
changeait d'assiettes et de fourchettes à chaque
mets. Toutes les viandes étaient coupées en petits
morceaux, et le maître de la maison fut dis-
pensé de découper. Je vis dans d'autres occasions
servir des volailles entières ; et alors la maîtress-
dela maisonsaisissait, aussi délicatement qu'elle
le pouvait, la pièce avec ses deux mains, et en
arrachait les cuisses qu'elle présentait aux con-
vives, qui les dépeçaient ensuite sans couteau
en se servant seulement de la fourchette et d'un
morceau de pain ou de tortilla. Pendant le
dîner une servante apporta sans cesse des tor-
tilla chaudes. Il ne manquait pas non plus de
vin ni de po nique; cependant les Mexicains en
usèrent rarement; ils burent un verre d'eau
après avoir mangé un peu de confitures, et le
dîner fut ainsi terminé ; alors le domestique
récita de nouveau à haute voix une prière, posa
un réchaud sur la table et sortit.
La religion catholique romaine est la seule
tolérée au Mexique et le culte public d'une
autre confession n'est pas permis même aux
ambassadeurs des puissances étrangères. Quoi-
que la considération dont le clergé jouissait
anciennement ait grandement diminué, néan-
moins elle est encore assez grande, et le Mexi-
cain tient fortement aux cérémonies de l'église
catholique; le revenu du clergé séculier et ré-
gulier a beaucoup baissé depuis la révolution,
parce que les donsgratuitsont été extrêmement
négligés depuis cette époque ; on réfléchit
donc avant de prononcer des vœux, car la ré-
colte annuelle du monastère n'offre plus la ga-
rantie nécessaire. En 18-27 le Mexique comptait
1.30 couvents, dont 2:> de Dominicains, 68 de
Franciscains, 22 d'Augustins, 16 de Carmes et
19 de frères delà Miséricorde, renfermant 1,918
religieux ; il y avait en outre 6 collèges de la
propagation de la foi, dans lesquels étaient 307
ecclésiastiques. En 1802 le nombre des religieux
se monUit à 5,000.
— 2/i5 —
La plupart lies curés sont inilii;ènes; autre-
fois le haut clergé n'était composé que d'Espa-
gnols. Au lieu d'appointeinens fixes les curés
n'ont que ce qu'on leur paie pour leurs messes,
les baptêmes, les mariages, les enterremens. Ce
casuel monte à une somme assez forte, de ma-
nière que le curé d'une paroisse populeuse
jouit d'un revenu assez considérable , tandis
qu'il n'en est pas de même pour le curé d'une
pauvre paroisse qui souvent n'a que le strict
nécessaire.
Le service divin se célèbre habituellement
avec beaucoup de pompe et il est accompagné
fréquemment de la sonnerie des cloches, de
coups de fusil et de fusées, dont les Mexicains
sont grands amateurs. Ils ont surtout une prédi-
lection particulière pour les feux d'artifice et les
fusées, sans lesquels la célébration d'une fête
religieuse semblerait incomplète ; on ne vou-
drait passe priver de tirer pendant l'office divin,
en plein soleil, un feu d'artifice où les explo-
sions font beaucoup d'effet, accompagnées du
son de toutes les cloches. Cette sonnerie n'est
cependant pas belle, et n'a aucune ressemblance
avec celle qui est en usage dans plusieurs parties
de l'Allemagne. Avec quel sentiment de recon-
naissance le cœur se tourne vers le créateur,
quand dans descantonsheureux et bien peuplés,
par une belle soirée d'été, le son des tloches qui
s'étend au loin vibre à l'oreille du voyageur, ou
que le tintement sonore de maint clocher de
\illage appelle les fidèles à la prière. Jamais le
bruit assourdissant des cloches du Mexique n'a
éveillé de pareils senlimens en moi. La cloche
n'y est pas comme chez nous balancée par le
moyen d'une corde ; c'est le battant qui est mis
en mouvement par une corde à laquelle il est
attaché et frappe précipitamment la cloche de
coups assourdissans qui fatiguent l'oreille. Les
processions sont fréquentes ; elles passent par
toutes les rues et on y porte des statues de la
Vierge et des saints, au milieu des chants et des
prières. Ces processions ont lieu surtout dans la
semaine sainte, pendant les derniers jours de
laquelle la passion de Notre Seigneur est repré-
sentée par des pénitens. Le Sauveur, les disciples,
les soldats romains, les juges, tous les person-
nages dont il est question dans la passion, vêtus
de costumes réellement burlesques, figurent
dans cette procession et y contribuent plutôt au
divertissement qu'à l'édification du peuple.
A un jour fixé le sauveur ou saint patron est
porté en procession d'une chapelle voisine à la
paroisse , le marguillier (jui en a été prévenu
d'avance, a fermé la porte de l'église qui n'est
ouverte qu'après des coups réitérés et après
qu'on a annoncé à haute voix que le sauveur,
ou le patron de telle ou telle église est venu visi-
ter la paroisse [veiiia a vigitar la paroquia).
Pour une visite semblable il y a des droits con-
sidérables à acquitter. Levixitcur reste quelque
temps à l'église, et lors(}u'i! retourne dans sa
chapelle, on paie de nouveau.
Quoique beaucoup de Mexicains ne soient
pas très zélés pour l'exercice de leur religion,
passent bien souvent très-longtemps sans aller à
l'église et parlent librement sur le compte de
leurs prêtres , ils n'en sont pas moins intolé-
rants envers les chrétiens d'une communion
différente. En général tout étranger est regardé
comme n'étant pas catholique. Au commence-
ment de mon séjour au Mexique, les étrangers
devaient être très circonspects en parlant de
religion, et se garder d'avouer qu'ils ne fussent
pas de l'église romaine. Les mots ilejudeo, he-
reje, i/iglcs, eslrangero (juif, héréliiiue, an-
glais, étranger), étaient alors prononcés par le
peuple comme injures synonymes, et pendant
queje demeurais à Tlalpujahua, les étrangers
furent attaqués en chaire par des moines, bien
que la plupart des employés qui s'y trouvaient
depuis 1825 fussent catholiques et allassent ré-
gulièrement à l'église. Mais déjà les prêtres
s'apercevaient que l'afFluence des étrangers au
Mexique porterait bientôt une atteinte terrible
à leur pouvoir fondé sur l'aveugle attachement
du peuple , ils s'en servaient pour l'exciter à
beaucoup d'actions peu chrétiennes ; ils cher-
chèrent en conséquence à entretenir aussi long-
temps qu'ils le purent la haine inspirée par les
Espagnols aux Mexicains contre les étrangers.
On ne regardait pas alors comme pouvant être
aussi prochain, le décret rendu l'an passé par le
congrès général pour la suppression des cou-
vens et la confiscation de leurs biens. La voix
du peuple parut être très-favorable à cette
mesure; ce ne fut que la force du parti du cler-
gé et la nécessité où se trouva le président Santa
Ana de se mettre à sa tête pour parvenir à ses
fins, qui put s'opposer à l'exécution de ce
décret.
{Nouvelles Annales des voyages.)
DES
narcliands de Paris.
Nos annales, si peu connues, si abandonnées
aujourd'hui, sont remplies de faits précieux qui
attestent les triomphes et les succès de l'associa-
tion. Mais parmi celles qui ont porté à un si
haut degré la splendeur de la capitale , ses ri-
chesses et sa puissance, il faut citer en première
ligne l'association connue vulgairement sous le
nom des six corps.
Chacun des six corps de marchands était gou-
verné par six maîtres et gardes, choisis par le
corps entre ses membres les plus irréprochables
et les idus distingués. Leur administration du-
rait ordinairement deux années , et ils étaient
chargés de faire observer les statuts, d'entrete-
nir la discipline et de veiller à la conservation
des privilèges. Dans les cérémonies publiques,
et dans l'exercice de leurs principales fonctions,
ils avaient le droit de porter la robe de drap
noir à collet et manches pendantes, parementées
et bordées de velours et de couleurs différentes
pour chaque corps. C'était proprement la robe
consulaire, c'est-à-dire celle dont usaient les
juges et consuls séant sur leurs sièges. Conmic
il n'y avait aucun corps dans la bourgeoisie plus
apte à représenter la ville, l'honneur de succé-
der aux échevins dans la fonction distinguée de
porter le dais sur la tête des rois et des reines
aux cérémonies de leurs entrées leur aiiparle-
nail. Ils avaient aussi un autre droit précieux,
c'était lie complimenter les lois dans les événe-
niens considérables, de même que les plus célè-
bres compagnies. Les registres des six corps, que
nous avons sous les yeux, et qui vont jusqu'à
l'année 1723, font foi qu'ils ont toujours été
maintenus dans cette prérogative, et on voit dans
cette même année 1723, qu'ils allèrent présen-
ter leurs hommages à Louis XV, dans le palais
des Tuileries, au sujet de sa majorité. Les six
corps firent alors frapper une médaille avec
cette inscription qui tombe dans le domaine de
l'histoire :
« Les six corps marchands ont complimenté
le roi sur sa majorité, estant présentés par le
duc deCesvres, gouverneur de Paris, le .XXlll fé-
vrier de l'année MDCCXXlll. »
On doit regarder les six corps de marchands ,
dit un historien de la ville de Paris, comme les
canaux par où passe tout le commerce de la ca-
pitale. Ce sont eux qui y entretiennent l'abon-
dance de tout ce qui peut contribuer à l'utilité,
à la commodité et à la magnificence des citoyens.
L'étendue de leur commerce, elle nombre infini
de gens qu'ils erai)loient ou qui dépendent
d'eux, leur attirent continuellement la considéra-
tion où nous les voyons parmi le peuple. Après
cela il n'est pas étonnant que tous les hon-
neurs destinés à la bonne bourgeoisie leur
soient comme particulièrement réservés. Sans
parler des places de marguilliers et de commis-
saires des pauvres, qu'ils remplissent dans toutes
les paroisses de Paris , ils sont admis à celles
d'administrateurs des hôpitaux, conjointement
avec les personnes les plus qualifiées dans l'é-
glise et dans la magistrature. Ils administrent la
justice consulaire, et ce sont eux qui disposent
des places de cette juridiction. L'échevinage
semble leur être propre dès son origine ; et c'est
peut-être par cette raison que le chef des éche-
vins conserve encore le titre de prévôt des mar-
chands. On en a même vu quelques uns monter
à cette première charge de la magistrature mu-
nicipale, dans des temps où, depuis plus d'un
siècle, elle n'était plus donnée qu'à des per-
sonnes de qualité. « Tel fut Claude Marcel, mar-
chand des corps de l'orfèvrerie, demeurant sur
le Pont-aux-Changeurs, qui fut fait prévôt des
marchands en 1570, après avoir successivement
passé par les degrés dont on vient de parler. »
Les six corps formaient entre eux une étroite
confédération, en vertu de laquelle ils étaient
unis pour le bien du commerce en général, et
pour la conservation perpétuelle . tant des pri-
vilégesqui leur étaient communs, que de ceux qui
étaient propres à chaque corps en particulier.
Cette union et ses etïets étaient exprimés heu-
reusement dans la devise dont ils se servaient.
Elle avait pour coriis un Hercule assis, qui s'ef-
force inutilement de rompre six baguettes liées
ensemble et formant faisceau ; et pour arme,
ces mots : vincit concordia fratruin.
Les trente-six gardes s'assemblaient toutes les
fois (|ue le bien des aft-.iires communes le de-
mandait. Le grand garde de \.\ draperie convo-
quait les assemblées et y présidait, comme étant
à la tête du premier corps. Les résolutions pas-
-saient à la pluralité des voix, et le résultat en
était mis sur le registre des délibérations, qui se
conservait avec les autres litres communs dans
les archives du bureau des six corps. Chacun des
corps particuliers a\ ait sa maison commune et
sou bureau, où U tenait scsassembli-es, ses déli»
— 2/i6
béralions, et où se classaienl ses litres propres
et SCS archives.
Les changeurs habitaient autrefois le grand
pont appelé, à cause d'eux, le Ponl-aux-Chan-
geuisou Pont-au-Change. En 1331, quelques
Italiens, faux-monnaycuis et filous, étant venus
s'étahlir auprès deux sur ce pont, le prévôt de
Paris chassa de ce point tous les marchands de
mélaus précieux. Vers la fin du siècle suivant,
et après la suppression de la jjragmatique
(I4G1), leur corps s'afFaiblit extrêmement, et le
Pont-au -Change n'élait plus occupé que par
des chapeliers et des faiseurs de ])0upées. En-
fin, les malheureux clianoeurs se irouvaienE
si déchus en 15t4, qu'ils furent obligés de ces-
ser de faire partie des six. corps , et cédèrenÉ
leur anli(|ue place ans bonnetiers. Le peu dé
changeurs qui surnagèrent dans ce désastre, se
rattacha an corps d>'S orfèvres, dont ils aug-
mentèrent la propension à la splendeur et à la
magnificence. >'ous n'avons donc cité les chan-
geurs que pour mémoire.
Le corps des drapiers était le premier des si.K
corps, et celle association se maintint toujours
florissante et glorieuse. En 1183, IMiiiippe-Au-
gusle donna aux drapiers vingt-quatre maisons
des Juifs qu'il avait bannis, à la charge décent
livres parisis de cens, iiayables tous les ans à la
Saint-Jean et à Noël. Ces maisons faisaient par-
tie de la rue de la Draperie, cl furent réunies aux
Làtimens de la maison prioriale de Saint-Eloy,
que les drapiers achetèrent pour donner plus de
profondeur à leur logis. En 1491 (en ce temps
la religion participait à tous les actes de la vie
sociale^ le corps des drapiers installa l'image
de Notre-Dame, sa patronne, et la bannière de
la confrérie, dans l'église de Sainte-Marie-Egyp-
tienne, où elles restèrent jusqu'à la destruction
de cette église, en 1753. Le bureau des drapiers
était situé rue des Déchargeurs, dans une mai-
son appelée les Cariieaiix. C'était un vieux b*-
gis qui avait appartenu à Jean Lebrosse, archi-
diacre de JosaS,ètque les drapiers avaient acheté
en l-j2"?. La draperie avait pour armoiries, sui-
vant la concession de Christophe Sanguin, pré-
vôt des marchands et des cchevins,en date du 27
iu-i lf!îO, un navire d'argent à bannière de
haiice en champ d'azur, un œil en chef, avec
celte légende : Vt cœleras dirigut.
Les épiciers, apothicaires, droguistes (aux-
quils ;î Iriit adjoindre les sauciers et les chande-
liers jus(iu'au milieu du sV siècle) formaient le
second des six corps; 11 est bon de remarquer
en passant que les annales civiques ne font men-
tion des apothicaires qu'à dater de l'année I4S4.
Ces derniers eurciU souvent des démêlés fort
vifs avec les épiciers; mais une transaction in-
tervenue en 103-1, aplanit pour toujours ces
querelles, naissant de rivalités entre les épici(*rs
elles apothicaires.
Le corps de l'épicefie avait une prérogative
qui lui était particulière. Ses gankjs avaient le
droit de visiter les poids elles balancer, dans les
maisons, boutiques et magasins de tous les m;ir-
chands et artisans de Paris, qui vendaient leurs
niJrchnndises et denrée à la pisée; même chez
les maîtres de coches et carrosses de voitures, à
Pcx cplion cependant des marchands des auires
élnq corps, chez lesiiuels s'arrêtait leur droit de
tisile. Cette prérogative était fondée sur ce que
de temps immémorial les marchands épiciers de
Paris avaient eu la garde de Veslaloit royal des
poids, avec obligation cependant de les faire vé-
rifier de six ans en six ans sur les matrices ori-
ginales qui étaient conservées sous quatre clefs,
en la Cour des monnaies ; et que l'on croyait
avoir été fabriquées du temps de Charlemagne.
Les armoiries données au corps des épiciers
eu lG-29, étaient : coupé d'azur et d'or ; sur l'a-
zur, à la main d'argent, tenant des balances d'or;
et sur l'or, deux nefs de gueules flottantes, aux
bannières de France, accompagnées de deux
étoiles de gueules , avec ces mots en haut :
Lunce'< et pondéra servant , qui indiquaient
le dépôt des poids et mesures, confié à l'honneur
et à la probité du corps.
Depuis l'an 1589, la confrérie des épiciers,
droguistes, apothicaires, se tenait au maître hô-
tel des Grands-Augustins. Leur patron était
saint iMcolas (le même que celui des drapiers),
parce que, disent les statuts: Les marchandises
des confrères viennent presque toutes par
mer, et par le moyen des pilotes et des ma-
riniers, dont saint Nicolas est le patron.
Le troisième corps des marchands était celui
des merciers et tapissiers. Pour donner une idée
de la variété et de l'importance de ce corps qui
passait avec raison poui être le plus riche, nous
allons laisser parler un des vieux historiens de
Paris :
« Le troisième corps des marchands est si gros
qu'il contient deux mille quatre ou cincj cents
chefs de famille, et n'emiu'asse pas seulement
plus de cinq cents sortes de vocations différentes,
mais entreprend encore sur celles des autres
corps de marchands, et même sur quelques uns
des artisans. El de fait, aussi bien que les dra-
piers, ils vendent des bas et des chausses de
draps et de laine, avec des drogues comme lès
épiciers elles apothicaires. Chez eux, on achète
gants fourrés, manches et autres fourrures, qui
est le fort des pelletiers, et, tout de même, au
préjudice des orfèvres et bonnetiers, bonnets,
bas, camisoles, caleçons de laine et de soie , et
tous ces bijoux et galanterie dont l'orfèvrerie
nous ])are. .'^joutez à cela que, dans leur bouti-
(pie, on trouve encore des gants, de la jioudre,
des heures cl autres gentillesses qui l'ont le né-
goce des libraires, des parfumeurs, des gantiers
et autres artisans: si bien que l'on ne doit pas
s'étonner que ce corps soit si nombreux et plus
riche, tout seul, que les autres cinq corps de
marchands, et si on lève autant sur lui que sur
tous les autres ensendile, yuand il s'agit de faire
des levées sur les six corps. »
Or, l'historien n'est pas au-dessous de la vé-
rité d:ins l'appi éciation des richesses des mer-
ciers. Nous lisons dans les Mémoires du règne
de Henri 11, un fait qui prouve jusqu'à l'évi-
dence, la somptuosité , le luxe et la somp-
tueuse ordonnance des marchands merciers de
Paris.
Vers l'automne de 1557, Henri H, pour pro-
curer quelques délassemens à la reine Catherine
de Médicis et à Diane de Poitiers, ordonna aux
fêtes du Lundi, la revue générale- des gens de
pied de sa bonne ville de Paris. Les bourgeois
(pii, alors comme aujourd'hui, avaient une pré-
dilection toute particulière jiour ces innocens
jeux de la guerre, obéirent avec une joie, une 1
promptitude, qui tenaient de l'enthousiasme.
Vingt-sept mille hommes se trouvèrent rangés
en bataille comme par encliantement dans toute
la longueur de la plaine Saint-Denis, et furent
passés en revue par le roi et sa cour. j\Iais un
corps de trois raille hommes attira surtout les
regirds du roi par sa riche tenue, la précision
de sa marche et la magnificence de ses armes.
<( Quels sont ces braves bourgeois ? » fit Henri au
prévôt des marchands, maître Nicolle de Livre.
«Sire, repartit le prévôt, ce sont les merciers
des six corps. — Voilà une belle et vaillante
montre, » reprit le roi. « Prince de la Roche-
sui-Yon, ajoula-l-il, rangez-les-moi en bataille
selon les us et coutumes de la guerre, et faites -
leurexécuter des marches comme à mes reîtres
et à mes Suisses : ils feront bien , j'en suis as-
suré, n
La prévision du roi se réalisa. Les merciers,
gonfiés d'orgueil de ce compliment royal, se sur-
passèrent et firent le moins mal qu'ils purent.
S'il eût existé dans ces temps-là des journaux
ministériels, on eût imprimé que les merciers
avaient exécuté les mouvemens avec l'aplomb
des plus vieilles troupes : mais le mensonge n'é-
lait pas encore une des branches du revenu pu-
blic; les spectateurs de la cour et de la ville se
tinrent dans les bornesde la vérité,et dirent que
les merciers n'avaient pas manœuvré trop mal
pour des gens loin d'être aguerris au métier des
camps. Du reste, il n'y cul qu'une voix sur leur
lionne mine, leur magnificence et leur bon vou-
loir.
Ces mêmes merciers, dix années plus tard, fai-
saient un acte beaucoup plus patriotique, et di-
gnes d'éloges mieux mérités.
Charles IX, pressé par les ennemis, avait be-
soin de prompts secours en armes et en argent;
il eut recours aux merciers, et après quelques
minutes de délibération, ces généreux citoyens
versèrent dans les coffres de l'état 700,000 écus,
et, en deux jours, fournirent assez d'armes pour
équiper lesrégimens de Brissao et de Strozzi.
Lesmerciers se vantaient, avec quelque fonde-
ment, d'avoir presque joué un rôle politique; ils
pi étendent, dans leurs archirvcs, avoir possédé
un chef suprême qui prenait le titre de roi
des merciers. Ce roi avait des officiers, des lieu-
lenans, des délégués dans toute la France, et on
ne pouvait exercer la profession de mercier
qu'en vertu de ses lettres de grâce. Le grand
chancelier de France lui donnait l'investiture
de sa royauté, et, au rapport de Fauchet, on lui
permettait de lever quelques droits sur lesmer-
ciers, en raison de ce qu'il était tenu de fournir
une certaine quantité de cire au sacre du roi.
Mais ce roi, comme ses compagnons, les rois de
la bazoche, desribauds et de la tonnellerie, ayant
abusé du pouvoir qui lui était confié, fut forcé
d'abdiiiuer, et Henri IV acheva de briser un scep-
tre qui avait perdu par son indignité même sa
force morale.
Au surplus il faut avouer que le corps des
merciers est, pour ainsi dire, lié au berceau tie
la monarchie. Charlemagne avait bâti, sous le
nom de magasin {tnhayazein, mot arabe qui
signifie trésor), une espèce de bazar, à quelques
jias de son palais, sur les bords de la Seine, où
il permettait aux merciers de venir éLuJiliiJeurs
marchandises, du dimanche
-_ 247 ^
l'Assomption; elles rois de la troisième race
firent bâtir, tout exprès pour eux, une galerie
dans leur propre pnl.iis, qu'on appela galeriedes
Merciers. Enfin, la (;ranj;e-aux-.\lercie.is, com-
prise encore de nos jours dans le faubourg St-
Antoine, est l'ancien emplacement où ces mar-
chands exi>osaient leurs marchandises, quand la
cour, sous Charles V, sous Charles VI, sous Char-
les Vlll, Louis XI et Louis XII, venaient au bois
de Vincennes prendre lesdivertissemens cham-
pêtres interdits à l'Ilotel Saint-Paul «t au châ-
teau des ïonrnelles.
Le patron des merciers était saint Louis.
Longtemps ils solennisèrent sa fête aux Quinze-
Vin[;ts,maisleurchapelle ayant été convertie en
infirmerie, Charles VI, en 14(13, leur permit de
tenir leur confrérie an palais, dans la vastesalle
dite de Monseigneur saint Louis, bâtie au
bout des grandes galeries de ce temps-lîi. Mais
en 1508 ils furent contraints de suspendre leurs
assemblées dans cette chambre, car les travaux
du parlement en souffraient. Cet empêchement,
néanmoins, ne les déposséda pas touià fait, car,
si le jour de leur fête il leur arrivait de ne pou-
voir s'assembler dans la salle de saint Louis, le
parlement leur abandonnait la grande salle du
palais avec les bancs, le mobilier, et de plus sa
cuisine ipii était attenante.
Vers le milieu du XVlll" siècle, la confrérie
était établie au sépulcre dans la chapelle de Sl-
Voult-de-Lucques, et son bureau dans la rue
Quincampoix, en une maison non moins belle et
non moins opulente que celle qu'occupaient les
drapiers. Les merciers avaient pour armoiries
l'image de saint Louis en champ d'azur, tenant
imc main de justice semée de fleurs de lys d'or,
quoiqu'en 1C2G le prévôt et les échevins leur
donnassentpourarmes trois nefs d'argent à ban-
nières de France, un soleil d'or à huit raies en
chef entre deux nefs. Ces armoiries étaient en
champ de sinoi)le.
Le quatrième corps des marchands était celui
des pelletiers, le moins nombreux et le plus pau-
vre. Il prétendait bien avoir été, sous les rois de
la première race et au commencement de ceux
de la seconde, le premier des six corps; mais,
comme il n'appuyait cette prétention d'aucun
document positif, il est permis de croire (jne le
rang q\i'il occupait était véritablement celui (pic
le climat, les modes et les usages de la rraiicc
lui avaient assigné. Vainement les pelletiers allé-
guaient-ils que la prééminence leur avait jadis
été accordée, parce qu'à eux seuls était réservé
Ihonncur de faire la robe du roi, mais qu'avec
l'envahissement de la soie, étant devenus pau-
vres de rielies qu'ils étaient, il leur avait fallu
vendre leur puissance et leurs prérogatives aux
ilrapiers : ils n'apportaient point de preuves à
l'appui de ces assertions, et partant ou ne pou-
vait adopter comme des documens conslans ces
espèces de traditions qui se perpétuaient cepen-
dant orgueilleusement dans le corps.
rhilippe-Augustc, nous l'avons déjà dit, donna
aux pelletiers di.x-huit maisons de juifs, dans la
rue même de la l'elleteried'anjourd'hui, et par-
tagea ainsi ses faveurs entre les pelletiers et les
dia),iers. Cette générosité royale semble n'avoir
pas porté bonheur aux pelletiers ; car, depuis
riiilippe-Augusle , leur splendeur ne lit que
décroître. Eu lôSO, ils associaient à leur corps
la communauté des fourreurs, mais ces nouveaux
associés, dont le nom leur déplaisait, n'appor-
tèrent que de faibles avantages à un corps déjà
sur le iienchant de sa ruine.
Notre-Dame et saint François étaient, depuis
l'origine de l'association, les patrons du corps ;
ce ne fut que depuis l'année IjUO qu'ils adop-
tèrent pour patronat le Saint-Sacrement. Les
pelletiers célébraient cette fête dans l'église des
fillettes avec une grande solennité.
A l'exemple des merciers, les pelletiers n'a-
vaient pas voulu changer d'armoiries; ils con-
servèrent toujours leur agneau pascal d'argent
tenant une croix d'or au champ d'azur, et ter-
miné d'une couronne ducale.
Dans les ordonnances des métiers de Paris,
dressées en 1 390, d'après Boyiesve, les bonnetiers,
(juiformaient lecinquième corpsdes marchands,
sont appelés aulmussiers, bonnetiers, mitai-
niers el chapeliers de Paris.
Ce corps était florissant et possédait des biens
assez considérables qu'il avait su acquérir,
maintenir et conserver pendant l'espace de plus
de six cent cinquante ans.
Le bureau du corps des bonnetiers était dans
la rue des Ecrivains, et leur confrérie se tenait
dans la chapelle de saint Fiacre, qu'ils avaient
prispour patron.» De toutes ces chapelles, dit un
annaliste, c'est la mieux placée : sur la frise d'un
lambris qui l'environne, sont taillés des bonnets
de différentes manières. Dans les vitres, sont
peints çà et là des chardons et des ciseaux ou-
verts; principalement des ciseaux ouverts avec
quatre chardons au-dessus, qui sont leurs pre-
mières armes, et qu'ils ont quittées en 1629,
pour prendre celles que le prévôt des marchands
et les échevins leur donnèrent.
C'étaient cinq nefs d'argent aux bannières de
France, une étoile d'or à cinq points en chef : ces
armoiries en champ de gueule.
La plus riche, la plus brillante et la plus
éclairée des six corporations était sans contre-
dit celle des orfèvres. Les orfèvres tenaient par
leurs études, par leurs travaux, à l'art antique,
et par l'essence même de leur commerce, aux
usages, aux façons et aux manières de la cour et
de la haute bourgeoisie. Ceiiendant ils n'occu-
paient que le dernier rang dans l'agrégation
de six corps. Transcrivons ([uelques lignes d'un
auteur du xvii" siècle sur les orfèvres :
« Qui voudrait croire ces sortes de marchands
ici ; anciennement, à ce qu'ils disent, ils étaient
et voulaient être le premier des six corps, dans
le temiis qu'on leur confiait la garde du bulfet
du roi, pendant les festins royaux qui se faisaient
dans la grande salle du Palais après les entrées
des empereurs, des rois et des reines. El cela,
comme le jugeant le plus honorable alors, el
le plus conforme à leur emploi, atin de se trou-
ver proche du buffet royal, et n'avoir qu'un pas
à faire pour s'y rendre. Celle raison, cependant,
qui est la plus forte de celles qu ils alléguèrent
lorsqu'ils se pourvurent au Parlement pour le
règlement de leur marche avec les bonnetiers,
ne les empêcha pas de perdre leur procàs. «
Aux yeux de l'équité, le parlement rendit
sans doute un arrêt tort respectable, mais aux
yeux de linlelligcnce, cet arrêt dut être cassé.
Qui pourrait, en effet, soutenir que des hommes
qui façonnent avec le marteau, le poinçon, la
lime et le ciseau des métaux rebelles, et impri-
ment sur chacun de leurs ouvrages le sceau de
leur imagination et même quelquefois de leur
génie, ne doivent pas prendre le pas sur des
commeiçans dont tout le mérite se borne à dé-
biter le produit d'un travail mécanique et mer-
cenaire?
Les orfèvres avaient pour patron saint Eloi,
dunt le nompopulaiie est en France accolé à
celui de son royal pénitent Dagobert. Saint Eloi,
qui fut à la fois homme politique, artisle,savant,
astronome, agriculteur et mécanicien, légua de
grands exemples de vertu à ceux qui le prirent
plus lard pour patron, et, il faut le dire, la cor-
poration des orfèvres ne fut en aucun temps
indigne du glorieux patronage de ce grand
homme.
Le bureau et la chapelle du corps des orfèvres
étaint rue des Deux-Portes. La chapelle était
grande, bien bâtlCj et tenant à plusieurs maisons
qui en dépendaient, et (jue les orfèvres 'que le
lecteur y fasse bien attention;, louaient pour
rien aux pauvres de leur vacation.
La ville leur donna, comme aux autres corps,
des armes en 1029. Mais les orfèvres conserTè-
rent toujours leurs anciennes armoiries, qui
étaient de gueules à la crois danchée d'or,
écartelée au premier et au quatrième d'une
couronne d'or, et au second et tiers d'un ciboire
couvert d'or, au chef d'azur semé de fleurs-de-
lys d'or sans nombre, avec cette légende : In
sacra inque coronas.
H. R.
[Gazette des Tribunaux).
DU TRAVAIL INTELLECTUEL
EN FRANCE
Depuis 1815 jusqu'à I 837 ,
PAR AMEDEE DUQUESNEL (I).
(M. W. Coquebert vient de débuter, comme
éditeur, par un de ces ouvrages qui indiquent,
en librairie, les tendances les plus élevées.
M. \V. Coquebert ne croit pas que la profession
de l'éditeur doive, à notre époque surtout , se
placer au niveau des industries vulgaires. U y
voit au contraire un moyen de concours ulik
dans l'ordre des idées civilisatrices. L'ouvrage
de .M. Amédée Daqucsnel porte en elîei ce ca-
ractère philosophique. Son livre Du trarail in-
tellectuel en France n'est pas , du reste , son
coup d'essai. Ce jeune écrivain a déjà donné, i! y
a qu('lques années, un livre de haute critique
intitulé: Histoire des lettres arant le c/trit-
tiaiiisnie.
Le nouvel ouvrage de M. Duquesnel n'est pas
seulement remarqudble par l'éclai d'un talent
«lui commence à acquérir de la maturité, ce li-
vre accuse une étude approfondie et complète
de noire époque. .M. Amédée Duquesnel a ap-
pré<'ié, au point de vue philosophique, le mou-
vement imprimé aux intelligences par notre
grande révolution , et qui a fait nallre pour no-
tre littérature une ère toute nouvelle qui date
(1) 2 vol. in-6*. Prii ; 15 fr. Chei W. CcKjuebert
rue Jaoïl), 4tN
~ 2/i8 —
de 1S15. Il a examiné la marche et indique la
situation actuelle des doctrines sociales , reli-
gieuses, pliilosophitiucs et littéraires. II a fait un
tableau où vient se résumer, dans de justes pro-
portions, toute la physionomie de notre époque,
M. A. Duquesnel a divisé son livre en quatre
parties Lien distinctes. La première présente
l'cNamen des théories sociales et des travaux po-
litiipics, dep\iis îFourier et St, -Simon jusqu'à
iM, de lionald, depuis M. (iuizotet M. de Cha-
teaubriand jusqu'aux pamphlets de Paul-Louis
Courier. A ces appréciations se joint un point
de vue sur la restauration et la révolution de
juillet , ainsi que la galerie de nos grands ora-
teurs jiolltiques.
La deuxième partie est consacrée à l'examen
des travaux religieux. MM. de Chateaubriand.
Lamennais, Joseph de Maistre, y tiennent la
place la plus importante, et ù côté d'eux l'on re-
marque l'abbé Gerbet, IM. de Genoude, M. Ro-
sclly de Lorgnes.
Nous retrouvons la plupart des mêmes noms
dans la partie où l'auteur s'occupe de la philo-
sophie. Là, apparaissent aussi Broussais, Azais,
M. de Donald, M. d'Eckstein, M. Ballanche,
M. Royer Collard , M. Cousin , M. Laromiguière,
M. Jouffroy, M. Damiron , M. deGérando, etc.
Enfin , dans la quatrième partie , l'auteur
passe en revue toute notre littérature contem-
poraine, nos historiens, nos poètes, nos au-
teurs dramatiques , nos romanciers , nos criti-
ques, etc. C'est l'endroit , si non le plus élevé et
le plus brillant, du moins le plus attrayant de
son livre. Là se succèdent les portraits litté-
raires de MM. Lacretelle, Mignet, Thiers, Au-
gustin Thierry, IJarante, Michelet , Casimir De-
lavigne , Victor Hugo , Lamartine , Scribe, Bé-
ranger, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas,
Emile et Anlony Deschamps, Barthélémy et
Méry, Alfred de Musset, Barbier, Balzac, Eu-
gène Sue , Frédéric Soulié , Georges Sand ,
Paul de Kock, Villemain, Sainte-Beuve, Jules
Janin, Nisard, Gustave Planche, etc., etc. , etc.
On se fait, par cet exposé rapide , une idée
des études qu'un pareil livre a exigées , et du
jugement sur qu'il est nécessaire d'avoir pour
tout classer avec harmonie. C'est là le mérite
de cet ouvrage. Quant au talent de forme, au
style en un mot, nous allons mettre nos lecteurs
à même d'en juger par un extrait où M. Du-
quesnel a esquissé les portraits de MM. Alfred
de Vigny et de Béranger).
Alfred «le Vigny.
Poursuivre la filiation delà poésie en France
et ne pas sortir des années (jue nous devons ex-
plorer , nous passerons d'André Chénier à M.
Alfred de Vigny, regrettant toutefois de ne pou-
voir consacrer quelques pages àMillevoye, qui
nous semble un poète doué d'une puissance bien
réelle.
En I8lt ou ISl.î, deux jeunes gens se retrou-
vèrent ilans un bal après un assez long inter-
valle; ces deux jeunes hommes avaient été dans
lenfance nourris ensemble de poésie et de litté-
rature. Les semences avaient fructifié , et tous
deux se conmiuiiii|uèient leurs besoins et leurs
idées sur la régénération de cette belle chose
qui avait tous leurs amours. Ces jeunes initiés à
l'influence régénératrice <iui devait plus tard se
manifester avec tant d'éclat dans M. Victor
Hugo , étaient MM. de Vigny et Emile Deschamps.
En parlant du premier, M. Sainte -Beuve dit :
« Des morceaux d'André Chénier, publiés par
IM. de Chateaubriand dans le Génie du Cliris-
tianist7i€ , et par Millevoye à la suite de ses
poésies, donnaient déjà beaucoup à réfléchir à
cet esprit avide de l'antique qui cherchait une
forme, et que le faire de Delille n'annonçait pas.
Myrlo , la Jeune Tarentine et la Blanche
ISéréc , faisaient éclore à leur souffle cette autre
vierge enfantine , ta Lesbienne Simetha. Une
société choisie et lettrée se rassembla chez M.
Deschamps. Ecoulons l'auteur des dernières ])a-
roles nous la peindre au complet dans une de
ses pièces les plus touchantes.
C'était là le bon temps; c'était notie âge d'or,
Où pourse faire aimer Piclialt vivait encore.
Signe du paradis qui traverse le monde,
Sans s'abattre un moment sur cette fange immonde ;
Soumet, Alfred, Victor, Parceval, tous enOn
Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main ,
Rappelez-vous comment au fauteuil de mon pÈre
Vous veniez, le matin, sur les pas de mon frère.
Du feu de poésie échauffer ses vieux ans ,
Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.
Les plus jeunes voulaient Byron et Lamartine ,
Et frémissaient d'amour à leur muse divine ;
Les autres, avant eux amis de la maison.
Calmaient celte chaleur par leur froide raison ,
Et savaient chaque jour tirer de leur mémoire
Sur Voltaire et LeKain quelque nouvelle histoire.
» Pichalt, MM. Soumet, Guiraud, Jules Le-
fèvre, faisaient donc partie de ce premier cé-
nacle qui a devancé Pautre de presque dix ans ,
et qui s'est prolongé en expirant jusque dans la
Mme française. M. de Vigny , alors officier
dans la garde, tantôt à Courbevoie , tantôt à
Vincennes , mais toujours à portée de Paris et le
plus souvent à la ville , essayait et caressait dans
ce cercle ami ses prédilections poétiques. (Cn-
tiques et Portraits.) »
Tout poète dérive plus ou moins de ses devan-
ciers; M. Sainte-Beuve ne peut, dit-il, saisir la
filiation de M. de Vigny. Pour nous, nous ne
voyons pas en quoi M. de Vigny ne pourrait pas
se rattacher à ses prédécesseurs. Sa forme ne
nous semble pas tellement nouvelle qu'elle fasse
oublier celle de Millevoye par exemple; et les
régions poétiques qu'il parcourt ne nous sem-
blent pas d'un caractère qui soit parfaitement
personnel à lui. Sous ce rapport nous trouvons
encore à Millevoye une tout autre puissance ;
nous croyons même M. Emile Deschamps plus
novateur dans l'allure du vers, dans sa facture ,
dans l'admission des tours naïfs et familiers au
milieu du langage poétique.
Nous saisirons cette occasion pour redresser
trois injustices commises par un homme qui en
commet si peu. M. Sainte-Beuve, dans ses Por-
traits littéraires, s,ftmh\e. beaucoup trop rejeter
Millevoye parmi les poètes dignes d'une consi-
dération médiocre ; en un autre endroit il as-
sure que M. de Lamartine, dans ses Harmonies
poétiques et religieuses, doit faire oublier et
remplacer l'auteur des Harmonies de la na-
ture, l'onctueux et pittoresque Bernardin , qui,
en tant que génie d'une nature toute propre et
toute divine , ne peut être remplacé par per-
sonne. 11 nous semble même bien loin d'être
prouvé que Bernardin soit un talent d'une por-
tée inférieure à M. de Lamartine. En troisième
lieu, l'auteur des Consolations semblerait vou-
loir élever madame deFlahaut au dessus de ma-
dame Cottin, qui, selon nous, est d'une science
de passion tout autre que le peintre délicat sans
doute, mais bien effleurant, d'Adèle de Sénange.
Pour trouver des rivales et des supériorités à
Madame Cottin, il faut aller chercher les char-
mantes miss romancières delà Grande-Bretagne,
l'auteur de Delphine et cette autre femme qui,
par sa mâle éloquence, s'est placée de prime-saut
parmi les royautés de notre époque.
Que Ton nous pardonne cette digression, qui
est pour nous comme une sorte de protestation
consciencieuse contre les opinions littéraires
d'un homme dont nous aimons tant et la per-
sonne et les écrits.
Loin de nous aussi la pensée de vouloir ra-
baisser le talent de M. de Vigny comparative-
ment à celui de notre Millevoye, le chantre d'Jï-
loa, de Dolorida et de Moïse, nous sera tou-
jours l'un des esprits les jjIus parfaitement ex-
quis dans leur élégance et leur étincelante fi-
nesse ; parfois même, comme dans Moïse, il s'é-
lève à une éloquence mâle et profonde, quoi-
qu'elle n'ait pas cette abondance qui caractérise
les grands poètes. Dans Moïse, le refrain d'une
expression fort belle vient magnifiquement se '
poser à la fin des plaintes que le prophète puis-
sant et solitaire élève vers Dieu. Eloa nous offre
un exquis portrait de femme , et nous révèle
dans la compassion les divins secrets de ses plus
chères faiblesses. L'esprit du mal voulant séduire
Eloa, cet ange qui, dans Pingénieuse fiction du
poète, est formé d'une larme que Jésus répan-
dit , alors qu'il apprit la mort de Lazare, l'a-
borde en lui disant :
Je suis celui qu'on aime et qu 'on ne connaît pak
Expression délicate de cet attrait qu'éprouve la
femme pour le mystère. Celle-là qui connaît
toute Pâme de son amant est bien près de ne plus
l'aimer d'amour. Il ne faut jamais que Phomme
ou la femme possèdent tout entier l'objet aimé.
C'est parce qu'il est infini, que l'on peut aimer
Dieu d'un inépuisable amour.
Nous trouvons dans les vers 'qui suivent une
pudeur et une vertu charmantes :
Les vierges quelquefois pour connaître sa peine, "^
Formaient une prière, inentendue et vaine ,
L'entouraient, et prenant ces soins qui font souffrir,
Demandaient quels trésors il lui fallait offrir.
Et de quel prix serait son éternelle vie ,
Si le bonheur du ciel était peu son envie.
Et pourquoi son regard ne cherchait pasenGa
Les regards d'un archange ou ceux d'un séraphin.
Eloa répondait une seule parole :
« Aucun d'eux n'a besoin de celle qui console
11 On dit qu'ilen est un...» Mais, détournant leurspas.
Les vierges s'enfuyaient et ne les nommaient pas.
Au moment de la séduction, Satan, attendri
par la pureté d'Eloa, est prêt à céder; mais tout-
à-coup il s'arrête devant son orgueil, il rougit
d'avoir pu douter de sa puissance.
Toutes ces observations sont très fines ; mais
nous ne voyons pas que M. de Vigny ait rien in-
- 249 —
nové dans le vers français. Son vers est bien fac-
turé, mais pas plus habilement que se? devan-
ciers, Millevoye et André Chénier. Du premier,
il n'a pas l'ampleur mélodieuse ; du second, la
suave et divine mollesse qui n'exclut pas par in-
tervalle une grande énergie d'éloquence.
La poésie de l'auteur d'Eloa est d'une élégance
parfaite sans doute, mais trop continue; elle en
devient monotone. C'est toujours la lyre d'ivoire
et d'or, mais ce n'est pas celle qui s'échappa san-
glante des mjins de notre immortel André.
Jamais chez lui il n'y a cette affluence de poésie
qui n'est donnée qu'aux forts ; c'est trop cons-
tamment de l'esprit; il apparaît dans ses vers les
plus remplis de sentiment; delà vient que sa
poésie n'est jamais illuminée à l'intérieur, elle
n'est jamais chaude en un mot. M. de Vigny nous
semble bien plutôt un parfait homme du monde
qn'un véritable poète. Très spirituel, il a beau-
coup plus de goût que d'inspiration ; il parle
beaucoup plus qu'il ne chante, et tout exquis,
tout poétique que puisse être le langage, si l'on
n'y sent pas Viiisufflation interne, nous n'y
saurons jamais reconnaître un grand poète. Il
nous faut le nie/is divinior, une voix qui reten-
tisse plus haut et plus profondément que d'ordi-
naire les bouches mortelles, et puis encore un
caractère propre fortement prononcé.
Pressé que noussommes par la multitude des
objets qui affluent dans ce tableau, où le détail
nécessairement doit être négligé pour saisir le
grand trait, nous prions nos lecteurs de nous
pardonner si nous ne nous arrêtons pas plus au
long sur Eloa ; nous aimerions à en citer encore
plusieurs pages, où nous retrouverions toujours
cette pénétration qiii est d'un poète sans doute,
mais qui pourtant décèle moins une nature de
poète que celle d'un homme d'un esprit infini.
Au moment où il peint la passion, comme lors-
qu'il se retire dans les régions voilées et mélo-
dieuses de la mélancolie, le sourire de la finesse
est toujours à ses lèvres, et, disons-le anssi, l'é-
laboration du langage est apparente ; son vers
est trop continuellement empreint du caractère
d'une élégance recherchée ; il n'a jamais cette
élégance naïve et en quelque sorte sauvage que
nous trouvons si souvent chez M. Hugo. Son
harmonie est trop en tous lieux la même ; cela
tient au manque de brisures habiles, d'où lui
vient une facture un peu roide , le facetum y
est, mais bien rarement le molle.
M. de Vigny dit trop modestement dans sa
préface : « Le seul mérite (ju'on n'ait jamais dis-
puté à ces compositions, c'est d'avoir devancé
enFrancetoulescellesdece genre, dans lesquelles
presque toujours une pensée philosophique est
mise sous une forme épicjue ou dramatique.
Dans cette route d'innovations, l'auteur se met
en marche bien jeune, mais le premier. »
M. de Vigny a bien assez de mérite incontesta-
ble pour qu'il nous permette de lui contester
précisément celui-là. En remontant de quel-
ques années, nous rappellerons que de char-
mantes compositions de ce genre se trouvent
dans Parny, Ixuel et Adéga, par exemple, et
d'autres poèmes épars dans scsttuvrcs ; et chez
Millevoye, (|u'est-ccdonc i\\\'Einmac\.È(jimird,
le beau poème de Belzimce,el ce magnifi(iue
récit de GofRn ; et encore Charlemugne à
Pavie, où nous trouvons les féeries peintes
avec des grâces si nouvelles, autour du divin fa-
bliau de Berthe la filandière ? Encore fois, dans
ces lignes , nous ne voulons point comparer les
mérites si dilférensde M. de Vigny et de Mille-
voye, nous désirons seulement mettre sur une
voie qui conduise à la réparation d'une injus-
tice. Toutes nos sympathies sont à l'auteur d'£-
loa, de Sle/lo , de Chatterton, qui a tant d'élo-
quentes commisérations pour ces souffrances si
dédaignées par les âmes de bas étage, qui mar-
chent sur l'homme de la muse comme le rustre
sur la fleur des cam|)agnes; nous voulons qu'il
se persuade cela, nous yjtenons singulièrement.
Béranger.
Malgré l'enthousiasme de quelques-uns des
flatteurs de Déranger, je ne le mettrai jamais au
rang de Lamartine et de Victor Hugo. Béranger
n'est pas une mer; c'est un fleuve qui coule
entre des rives régulières, mais dont les eaux
sont belles, quoique capricieuses et souillées de
limon çà et là. Béranger est le premier chanson-
nier du monde; il occupe une place élevée
parmi les faiseurs d'odes modernes. C'est lepoèle
populaire par excellence : il aurait pu se passer
de la presse ; ses refrains se seraient répandus
de bouche en bouche.
Sous le rapport de la forme , Béranger est un
maitre souvent bien habile ; sa concision surtout
est remarquable ; il excelle à resserrer sa pensée
dans la mesure étroite du couplet; ses refrains
ont presque toujours une grâce charmante;
seulement quelquefois il devient obscur et
presque impénétrable. Béranger offrira à la pos-
térité les difficultés d'interprétations que nous
rencontrons dans les poésies de Perse.
Béranger ignorait le latin et le grec , et cepen-
dant.dans une grande partie de son œuvre il est
enfant de la Grèce; il en a l'élégance et l'inspira-
tion. 11 ne pensait pas exprimer une vérité de
critique lorsqu'il écrivait dans son Voyageima-
ginaire :
En vain faut -il qu'on me traduise Homùrc :
Oui, je fus Grec ; Pylhagorc a raison.
Je citerais dix chansons que lui ont dictées les
muses grecques. L'esprit de Béranger a dans ses
beaux jours une délicatesse infinie ; quelquefois
aussi , surtout dans les commencemens de sa
carrière , il est commun, et même un peu trivial.
Il s'est souvent abandonné à des écarts impar-
donnables : oubliant la dignité du poète et sa
mission sainte , il n'a vu que les loris de quel-
ques hommes aveugles, et a jeté son sarcasme sur
lesichoses religieuses; c'est toujours un crime
littéraire ; nous serons tout aussi sévère relati-
vement à l'orgie sensuelle de (|uelques unes de
ses pièces : c'est souiller la poésie.
Dans ses bonnes peintures de l'amour, le plai-
sir est presque toujours sa muse; mais il osl
mêlé de tristesse ; il a des vers délicieux sur la
jeunesse, sur le souvenir, sur la mélancolie i|ui
suit l'àiic mùr; loul cela est dit avec une ravis-
sante bonhomie, avec une naïveté spirituelle
que l'on ne saurait trop louer. La gaieté de Bé-
ranger n'est jamais très franche, il y a des lar-
mes sous son lire. Il n'a pas l'ébriélé joyeuse de
Désaugicr : sa nature était trop élevée pour ne
pas souffrir des langueurs de l'àme humaine, au
milieu même des jouissances bruyantes; c'est ce
(|ui fait que Béranger est aimé des hommes les
plus sérieux, malgré tout le vagabondage de ses
caprices.
Il s'est élevé en politique bien au-dessus des
préjugés étroits des partis, à l'époque où il écri-
vait , la saittte alliance des peuples en est une
preuve : ailleurs il les a épousés et s'est fait leur
poète. On l'entourait , on le caressait, il vivait
dans l'intimité de quebjues meneurs libéraux
d'alors, et à tout considérer, ce qui nous parait
mesquin aujourd'hui avait dans ce temps-là son
importance et son audace : le poète y compro-
mit souvent sa liberté.
Je reproche avec d'autant plus de sévérité à
Béranger ses écarts en religion, qu'il avait le
sentiment de l'infini. Dans plusieurs chansons,
il trouve en parlant de Dieu des accents pénétrés
d'une adoration consciencieuse; toutefois, et
ceci est un immense malheur pour le poète, il
semble que le Christ n'ait pas parlé à ses oreil-
les. Béranger sous ce rapport est en arrière de
dix-huit siècles; quand il chante Dieu il n'est
qu'un poêle de l'anliquité ; il n'a jamais mouillé
ses lèvres aux grandes sources évangéliques :
parfois seulement une idée de charité apparaît
dans son œuvre.
Depuis quelques années les souffrances du
pauvre semblent le préoccuper singulièrement.
Plusieurs chansons atteslenl celte tendance si
générale depuis les prédications saint-simon-
niennes, qui, malgré les erreurs singulières des
nouveaux apôtres, n'ont été qu'un réveil de la
charité chrétienne. Béranger vit aujourd'hui,
ma-t-on dil, dans une solitude sur la Loire : la
solitude est la mère des belles et saintes pensées.
Puisse le poète pénétrer de plus en plus dans le
secret des cieux.
îtaa 2î<i>2i2>3 a>'» -sù>:si&,%.
ESQUISSE DE MOEURS.
Nous avons Paris l'ancien, Paris moderne,
Paris gothique; nous avons aussi des quartiers
de Paris qui aspirent à la renaissance, dont les
maisons denlelées, les murs crénelés et les fe-
nêlres en ogives ont la ]iréiention de rappeler
l'époiiuc de François P'. Nous avons des rues
nouvelles tirées au cordeau; un pavage sur le-
quel on tombe sans se faire du mal; des dalles
qui se cassent, mais (|ui ne s'usent i)as; des trot-
toirs sur lesquels monleni souvent les roues des
voilures, ce qui garantit peu les pit ions, mais ce
qui est plus commode pour les cochers; nous
avons du gaz (pii fait tort aux lanternes , les-
quelles n'avaient jamais fait lort à la lune;
nous avons de superbes bouli.|ues, de vilaines
enseignes; des cafés mirobol.inds resplendissans
déglaces, dedortires, de lumières, (|ui ne font
que paraître et disparaître comme les marion-
nettes de Séraphin ; nous avons des boulangers
fashionables chez lesquels on trouve des peiiis
gâteaux, de la erême, du vin, des liqueurs.de
tout, excepté du pain; nous n'avons plus de
mendians, mais nous avons une infinité de mar-
chands de curedents ou de pauvres femmes qui
chanient en portant un enfant à demi >êlu dans
leurs bras; culin nous avons dans P.iris une
f
oiile lie choses, nous sommes liieii liclios, on ne
s'en douterait pas.
Mais ce que nous n'avons que depuis quelques
aiiiu'es, rc <|iii commenoe seulement à prendie
r,is[ii'et d'une pioraen;ulr, dan (luarlier de Pa-
ris, ce (juc vous ne connaissez peut-être pas si
vous lial>itez le noble faubourj} ou la bruyante
Cilé, ou réléi;ante Chaussée-d'Anlin, ou le riche
quartier de la noiirse, mais ce que vous connai-
liez |iroliablemenl dans une vin;jtaine d'anncf'cs
si vous vivez encore, ce sont les bords du canal,
les nouveaux quais qui commencent après le bas-
sin de la Villeile et se continuent jusqu'aux an-
ciens fossés de la Bastille.
Les bords du canal ont été longtemps déserts,
tristes, boueux, dangereux même. 11 y a bien en-
core quelques parties de la berye sur lesquelles
je ne vous conseillerais pas d'aller vous prome-
ner seul à onze heures du soir, rien ((u'avec un
parapluie;! la main; mais dans beaucoup d'au-
tres, de belles maisons ont été construites qui
semhlent s'élever liéres et superhcs près de ces
masures de maraîchers qui sont encore debout
de loin en loin.
On a planté des peupliers tout le long du ca-
nal ; les peupliers, qui [>rétèrent l'eau aux con-
duits du gaz, sont venus là beaucoup mieux que
sur les buulevarls intérieurs, sur lesquels dans
([uelques années, on aura peut-être quelque
peine à rencontrer un arbre, toujours grâce aux
tuyaux qui entourent leurs racines.
Les bords du canal offrent un coup d'œil cu-
rieux, piquant, gai, lorsqu'il fait du soleil. C'est
la campagne de l'aiis; vous y voyez les immenses
bateaux de charbon, la petite barque de l'ama-
teur, les vigilantes blanchisseuses qui, le corps
à demi penché sur l'eau, travaillent en babillant,
■en se inoiiuant des promeneurs, et en se mon-
trant du doigt ce bon bourgeois ijui vient faire
Laigner son chien.
Ici c'est une bonne ménagère qui va faire me-
surer devant elle le charbon qu'elle veut ache-
ter: là bas, c'est une pauvre femme qui, à ge-
noux tout près du bord de l'eau, y blanchit sou-
vent sans savon les vétemens de sesenfans; un
peu plus loin, c'est un monsieur qui se i)romène
de long en large, qui va et revient toujours vers
le même endroit, <iui s'arrête, reganle sa mon-
tre, fait un mouvement d'impatience et se pro-
mène encore. A la mise élégante de ce monsieur,
vous devinez sur le champ qu'il n'est pas là dans ',
son quartier : c'est un être exotique, cela se re-
connaît au premier coup d'œd. S'il est venu sur
le bord du canal, c'est justement dans l'espoir
de n'v rencontrer personne de sa connaissance,
excepté la dame qu'il attend, mais avec laquelle
il ne voudrait pas être vu. Les bords du canal
sont très commodes pour les rendez-vous : on y
voit venir son monde de loin.
Du c6lé du faubourg du Temple, les bords du
«anal sont très peuplés et presque brillans; il y a
des boutiques, il y a les fameuses Vendanges
^e Bourgogne où Von vendange toute l'année.
Il y a un relai d'omnibus, une guérite avec une
sentinfUe, quelipies marchandes de pain d'épi-
ces, des chiens égarés : cela a un faux air du
Pont-iNeuf.
Ln peu plus loin vous apercevez les vastes ma-
gasins de l'enlrepùt, si bien placés sur les bords
du canal, et qui reçoivent les marchandises dans
— 250 —
le bâtiment qui les apporte, comme à .Venise les
douaniers reçoivent les voyageurs qui sont en-
core dans les lagunes.
Mais que se passe-t- illà-basi' Voilà beaucouj)
de monde rassemblé. Est-ce un homme qui se
noie? est-ce un gamin qui se baigne malgré
l'ordonnance? est-ce un amateur qui pêciie?
est-ce un chien (jui nage ? est-ce quelipie objet
mystérieux que l'on voit flotter sur l'eau et sur
lequel on fait des conjectures? Eh! non! c'est
tout simplement le pont qui tourne pour laisser
le passage à un gros bateau. Vous allez voir en
un moment la foule grossir sur chaque bord, et
les voitures faire queue.
Ce qu'il faut entendre, ce sont les conversa-
lions qui se forment de chaque côté de l'eau et
souvent entre gens qui ne se connaisseni i)as ;
mais on fait très vite connaissance sur les bords
du canal.
«Ma chère dame,concevez-vous mon malheur!»
dit une petite vieille femme affublée d'un bon-
net qui a la forme de tout ce qu'on veut; le
corps enveloppé dans un vieux tartan qui res-
semble parfaitement à de la toile à paillasse. Ses
pieds sont chaussés de vieilles pantoulHes four-'
rées, par dessus lesquelles on a mis de gros sou-
liers, pardessus lesquels encore on a attaché des
socques, ce qui fait qu'en marchant cette dame
fait piesque autant de bruit qu'un cheval. Ajou-
tez à tout cela un cabas passé sous le bras, mais
un énorme cabas dans lequel il y a un pot-au-
feu, du beurre, trois volumes d'un roman, des
merlans, un gros paquet de giro/lées, du mou
pour un chat, deux écheveaux de fil, un pain à
café, des ognons, une boutedle de cirage et une
brosse à dents.
La personne à laquelle elle s'adresse est une
grosse maman d'une soixantaine d'années dont
l'embonpoint semble défier toutes les colonnes
que l'on bâtit maintenant sur les boulevarls, et
dont la taille a exactement la forme d'un pale-
tot. Il y a dans sa mise et dans sa coiffute cer-
taines prétentions qui annoncent encore une in-
tention très prononcée de faire des conquêtes
(juand nuine. Sa robe un peu courte laisse voir
deux poteaux recouverts de bas de laine noire,
puis un pied qui i)arait horriblement gêné dans
un soulier très bien ciré; la coiffure se compose
d'un bonnet à barbes qui flottent au gré du vent,
et sur lequel se balancent de gros nœuds de ru-
bans qui ont dû être roses. Le tout est extrême-
ment posé en arrière, soit avec intention, soit
par l'effeldu grand air, et laisse voir une ligure
rouge bourgeonnée, un nez plein de tabac, et
deux énormes touffes de cheveux d'un noir aussi
luisant que les souliers, et dont les boucles sont
faites pour résister à la pluie et au vent.
« C'est un malheur qui est fait pour moi ! re-
prend la petite vieille qui porte le cabas en s'a-
dressanlà la grosse maman qui vient des'arrêtcr
près d'elle. Enfin, ce malin justement j'étais en
relard par rapport au spectacle d'hier, qui a été
si conséquent que dans lielleville on ne se rap-
pelle pas une représentation aus.'i proloii-
geantel
—Madame est actrice au théâtre de Belleville ?
reprend la grosse maman en regardant avec plus
d'intérêt la personne qui lui parle.
— Non, pas moi, ma belle, mais ma fille, une
jolie brune, dont les débuts ont fait tant de bruit
qu'on ne parlait ijue de ça dans toute la circon-
férence de h hanlitue. Vous devez l'avoir vue,
elle a débuté dansle Cidre, c'est elle qui faisait
chimâiie...}t suis la mère de Chimène et j'ose
dire qu'elle me fait montrer au doigt; on me
regarde quand je passe ni plus ni moins que ma
fille. J'entends chacun ipii suchot/e: « C'est la
mère de Chimène, sa propre mère;» On est
heureux d'avoir desenfans(|ui font Venorgueil-
lisscment de notre caduciîé. Ma fille ira de
Belleville aux Français ou |)our le moins chez
Franconi, d'autant [dus qu'elle a aussi du pen-
chant pour la voltige et (pi'elle va très bien à
àne. Pour vous en revenir, nous nous sommes
réveillées tard ce matin, et c'est positivement le
jour du pol-au-feU; c'est que nous sommes ré-
ijlées comme du papier de musitiue; deux fois la
semaine le bœuf, c'est qu'il faut du bouillon à
ma lilie, c'est nécessaire au régime de son esto-
mac. Je me suis habillée à la hàle pour courir
au marché; j'ai prisaussi des merlans... Chimène
les aime beaucoup... Je dis Chimène par la force
del'liabiludf... Qu'eilea élé si h\,;\\ claquée dans
ce role-là, que tout le momie est venu lui faire
des complimens après le Cidre, il n'y a que
l'auteur i]ue je n'ai pas vu, et qui n'a pas eu
seulement la politesse de lui envoyer unelellr'
de ft'licit(ition,s\ ie trouvera bien |)eu honnête
de sa part. J'cspêi e que ma fille s'en souviendra
quand il fera une autre pièce, s'il vient lui off'iir
une rôle.
— Avez-Vous payé cher votre |)oisson ?
— ÎSe m'en iiarlez pas, c'est à en pleurer!....
C'est à dire, ma chère amie, que si cela continue
il ne faudra plus manger... Ah ça, il ne finira
donc pas de passer, ce bateau... Que! bâtiment!
ça doit venir de lamer... Qu'est-ce qu'il y a donc
dessus?
— On dit que c'est du marbré;. i
— Ah ! laissez donc, le marbre ne va pas sur
l'eau ; c'est trop lourd, il enfoncerait. On ne dit
pas des choses comme ça à la mère d'un artiste...
Pour en revenir, j'ai couru aux provisions, mal-
heureusement j'ai eu ensuite l'idée d'entrer
chez mon libraire prendre quelque chose pour
lire le soir... Je ne m'endormirais point si je
n'avais pas toujours un roman à côté de moi.
Je ne sais pas ce qu'il m'a donné... Connaissez-
vous ça?
— Victor ou l'enfant de la forêt... Non ?
Est-ce nouveau ?
— Il ma dit que ça venait de paraître, et moi,
du moment que je vois sur un intitulé un en-
fant et une forêt, je suis satisfaite. Je me dis : Il
est impossible que ça ne soit pas plein d'intérêt
et d'émotions !
— 11 n'avance guère, le bateau !...
— Pourquoi aussi a-t-on fait les ponts si
étroits! il fallait laisser asser de place pour les
passans et les bàtimens.
— Ah ! voilà un monsieur qui saute sur le ba-
teau pour traverser plus vile; c'est bien impru-
dent! et un homme d'âge encore ! Comment va-
t-il remonter là bas?... Ah! il y est. C'est un
homme qui a le pied marin. Pour vous en reve-
nir, ce qui m'inquiète surtout, c'est que j'ai
laissé mon lait sur le feu, et il aura bien le temps
de monter et de s'enfuir...
— Est-ce que votre fille n'est pas là pour y
veiller ?
251
— Ah ! par exemple ! je voiuliais bien voir que
riiiniùiif se tléranyeàl )ioiir des drlails de mé-
n.iije... Il faut d'abord (quelle étudie ses rôles!
C'est bien plus son esphère. J'achèterai du lait
ailleurs, d'autant plus <pie j'ai l'intention de lui
faire |ioiir tantôt un [iùlcau en capsule de pom-
mes de terre. Cliimène en est passionnée. Ah !
voilà le pont qui tourne, c'est bien heureux ! Eh
bien, qui est-ce qui pousse donc comme cela?
est-ce qu'ils croient qu'il n'y aura plus de place
dans le faubourg du Temple ? Tiens, c'est mon
voisin, monsieui- Gromignon, un de nos habitués
du théfttie qui apporte des oranges à Chimcne
avec des vers... dans la saison... Où donc cpu-
rez-vous comme ça, voisin i^ H ne m'éeoute pas,
il faut qu'il soit bien pressé ! 11 a peut-être aussi
du lait sur le feu. Ah! quand je jiasse sur ce
] ont cpii remue, la me fait toujouis un drôle
d (tifel desenlir la terre qui danse sous moi ; eà
me donne comme des <'e«</çf«*. Je ne crois pas
queje me porterai bien dans un pays à tremble-
ment de terre; étes-vous comme moi, ma belle ?>)
La grosse maniaç à laquelle celte question est
adressée, et qui marche sur le pont avec autant
d'aplomh que la Citadine, répond en souriant :
« Je ne chancelé jamais, je ne suis pas tombée
une seule fois dans ma vie.
— C'est heureux pour elle ! répond un ouvrier
en passant, car qui est-ce qui se chargerait de là
relever ? «
La mère de Chimène a passé le pont, ainsi que
la grosse dame; celle-ci tourne à droite, tandis
que la première monte le faubourgeri lui criant':
» Vous demeurez rue de Ménilmonlant, oi"i il
y a une pension pour les chiens malades, j'ai ma
cousine qui vient d'y mettre son lévrier; venez
donc à lielleville quand Chimène jouera ! »
Laissons ces dames regagner leur demeuré,
laissons une foule (.'employés qui habitent Uel-
ville se hùler de traverser le |)ont pour ne pas
être trop en retard l\ leur administration. Ce tra-
jet doit éli'e fatigant pour ceux qui logent près
du parc SanU-Faigeau et travaillent au trésor
ou au ministèie de la guerre; mais à Lielleville
on est logé à bon marché et on a un petit jardin !
c'estsurtout hpclit Jardin qu'affectionnent les
employés et lespersonnes qui sont obligées pen-
dant toute la journée de s'occuper de calculs et
d'écritures. On se dit : Un jardin délasse; on s'y
repose des fatigues du jour, du tracas des affiai-
res, on y respire le parfum des Meurs, on se
roule sur le gazon, on y est comme à la campa-
gne. Ce sont les petits jardins ipii l'ont accourir à
Ik'lleville et à batignolles une foule de gens (jui
sans cela demeureraient encore à Paris.
Et en effet, c'est une chose bien agréable
qu'un jardin pour qnehju'un qui n'a (pic son
après-diner pour se reposer. Vous revenez de
votre bureau h cinq heures et demie, c'est le
plus tôt (|u'il soit possible si vous habitez extra-
nniros; vous arrivez bien fatigue ; vous dinez,
c'est la première affaire, et après votre dîner,
sans vous donner letemiis de prendre votre café,
vous courez à votre petit jaidin voir connnenl
se jiorte un arbuste que vous avez planté l'avant-
veille. Vous tr(Mivcz votr(! plantation malade ;
les brjnches retombent, les feuilles sont flétriesj
vous pensez (|uc cela nianciue d'eau, vous vous
h.'itcz de courir h votre puits si vous en avez un,
à votre loiiiicau si vous n'avez pas de puits ; vous
emplissez vos arrosoirs et vous rendez la vie et
la fraieheur ft votre arbuste; puis, pendant que
vous êtes en train, vous voyez qu'il faut aussi de
l'eau à vos dalhias, à vos rosiers, à vos fraisiers,
à votre gazon. Bref, il en faut partout. Vous ar-
rosez avec une ardeur digne d'un Cincinnatus.
Quandvousaveziini vous prenez votreseccateur.
Tout individu <pii a nn jardin, tel petit qu'il soit,
doit maintenant avoir un seccateur. Vous passez
vos arbres en revue, et vous coupez les branches
mortes ou les branches nuisibles. Avec de la
bonne volonté vous trouverez toujours quelque
(hose à couper. D'ailleurs vous avez acheté un
j seccateur, c'est pour vous en servir. Puis vous
I amusez !i gratter la mousse qui s'attache aux
i branches de vos arbres fruitiers, puis vous vous
aperce^ez que l'engrais que vous avez acheté
pour améliorer votre terrain et faire pousser vos
jdanles n'est i)oint convenablement mêlé à la
terre ; vous allez chercher votre bêche et vous
vous mettez à relourucr le sol ; vous bêchez et
vous ôlez en même temps les pierres que vous
rencontrez; vous les mettez en tas, et quand la
sueur coule de votre front (on s'échauffe très
facilement à bêcher), vous allez chercher votre
brouette pour enlever vos pierres ; si vous n'a-
vez pas de brouette, vous prenez celle de votre
fils ; un petit jardin peut se contenter d'une pe-^
tite lironette, seulement vous ferez (jnatre Voya-
ges au lieu d'un. A peine avez-vous déposé 14
brouette que vous vous mettez à genoux poni*
arracher les plantes parasites et faire la chassé
au chiendent qui mange vos fleurs et vos fruilsi
au bout de quelque temps vous étés tout étonne
de ne plus distinguer les mauvaises herbes des
bonnes; c'est que la nuit est venue et vous fc
snrrpis jardinant encore. Volis vous relevez,
vous faites une grimace horrible; votre femmfe
vous demande ce que vous avez ((|uand on a un
petit jardin on a nécessairement une femme et
des enfans). Vous réjiondez à votre lémnie (jue
vous avez très mal aux reins. Elle vous gronde
parce que vous vous fatiguez trop en jardinant.
Enfin vous abandonnez le râteau. Votre fenune
vous dit avec une petite voix douce (pres((ue
toutes les femmes ont la voix douce quand leur
mari est fatigué) :
« Viens donc Iv. reposer, mon ami, viens t'as-
seoir sous b^ berceau, tu as bien assez travaillé.»
Vous cédez aux instances de votre épouse et
vous allez vous asseoir sous le berceau ; (jnel-
quefois à la vérité la vigne ou le chèvrefeuille
(luel'ona planlée tout autour s'obstine îi ne point
grimper sur le treillage pour garnir le sommet
de ses feuilles, ce «pii fait que souvent il n'y a
pas d'ombre sous votre berceau; mais c'est égal.
Vous allez vous y réfugier pendant Icsjgraniies
chaleurs, et tout en y recevant les rayons du so-
leil, vous êtes très content de pouvoir vous dire ;
«Je suis sons mon berceau. »
Aux amateurs qui ne veulent point aller cher-
cher des délassemens aussi loin, je dirai qu'il y
a beaucoup de petits jardins tout le long du ca-
nal et (pie ecux-l->i n'ont ])as b(\soiu d'être arro-
sés souvent; ce que l'on peut eraiVulrc, au con-
traire, c'est qu'ils ne le soient trop.
Suivons les bords de l'eau : ce quarllet n'est
point habité par l'aristocratie • quelques riches
rentiers (jui veulent jouir de la vue du canal, ont
cependant pris des logeiuens dans les houvelfcs
maisons que l'on a construites ; mais en général
c'est la classe ouvrière qui peuple ces nouveau^
(|uais; aussi les promeneurs y viennent-ils dans
leur costume du malin, avec leur veste de tra-
vail, leur blouse d'atelier; les gens à toilettes y
sont remar(iués; quand ils viennent là, il est
probable ijuc ce n'est pas la promenade seule qui
lesyattii'e.
Avec la nuit, les bords du canal prennent un
aspect calme, silencieux, qui n'est pas sans
charme pour les personnes qui veulent réfléchir
ou causer sans témoins. Legaz n'y répand |)oinl
encore sa vive lumière, et lorsque la lune ne
juge pas à propos de se montrer, il ne faut mar-
cher qu'avec précaution sur ces bords, qui ne
sont point encore complètement pavés et qui
sont rarement garnis de trottoirs.
Ue ces côtés, le soir, vous rencontrez des
ivrognes; les ivrognes affectionnent toujours les
bords de l'eau, et II est très rare qu'ils se lais-
sent tomber dedans. Ils marchent en vacillant
non pas au milieu du chemin, ce serait trop
raisonnable, mais tout au bord du canal. Ils ont
un dandinement continuel, on croirait voir un
danseur de corde marcher sans balancier : vous
tremblez i)Our eux, mais rappelez-vous donc
qu'il y a un dieu pour les ivrognes, pour les
amoureux et pour les enfans.
L'heure s'avance, les promeneurs devien-
nent rares. Quel est ce jeune couple qui marche
si lentement, s'arrêtant(pieh|uefois tout en par-
lant, ne se quittant pas le bras, se regardant
sans cesse, barbollant quelquefois dans le ruis-
seau, parce que ni l'un ni l'autre ne songe à re-
garder à ses pieds.
Le jeune homme a une veste de drap, un pan-
talon de toile, une casquette de loutre sur la
tête; ce doit être un ouvrier. La femme a une
robe d'indienne, un tablier à raies et un petit
bonnet bien simple et (jui ne remi>êehe pas d'ê-
tre jolie. Ce doit être une grisetle.
«Jenny, ditle jeune homme en pressant ten-
drement le bras qui est sous le sien, soyez tran-
quille, ne vous faites point de chagrin, votre
frère ne partira pas, je vous dis <|ue vous pouvez
rassurer votre mère : son fils, son Julien qu'elle
aime tant ne sera pasobligé de la (juitter.
— Mais, Pierre, cela ne se peut pas; mon frère
est de laconscrijition, il est tombé au sort, il
faut quil soit soldat; comment voulez -vous
qu'il soit exempté ? nous n'avons pas de i|uoi
lui acheter un rempla(;ant; j'ai eu beau écono-
miser, cela rapportes! peu, la broderie; et puis
ma mère est souvent malade, je ne veux pas
qu'elle veille tard, qu'elle se fatigue à travailler,
ma pauvre mère qui aime tant son fils, son Ju-
lien. Je ne parviendrai jamais à la consoler d»
sou absence. »
En disant ces mots, la jeune fille perle sa main
sur ses yeux, mais le jeune ouvrier s'écrie :
« Encore une fbis. Jenny, ne pleurez pas, vo-
tre frère restera avec vous, près de votre mère.
C'est moi ((ui le remplacerai... moi (jui ai tiré ,'i
la conscription il y a deux ans, et (|ui ne suis pas
tombé au sort ; moi (|ul u'ai plus de parons qui
me reijretteront, plus de mère i embrasser tous
les soirs, à entourer de soins tout le jour; vous
voyez bien (pie je puis partir, moi ! ^
Les deux jeunes gens s'arrêlenl. Jenny serre
la main de l*îerre elfaît un pas pour s'éloigner,
— 252 —
puis revient vers lui, en murmurant : Adieu!
Ellfsemlile prête à accorder un baiser à celui
qui lui tait un si noble sacrifice; mais le jeune
ouvrier la regarde avec tendresse et s'éloi(;ne
sans l'embrasser, car il craindrait d'avoir Tair
de demander le prix de sa belle action.
Avançons-nous toujours; un peu plus loin,
dans une partie fort sombre de ces quais, ne
voyez-vous pas un monsieur misavec recherche,
gants jaunes, canne à pomme ciselée et qui sem-
ble entraîner avec lui, plutôt que promener, une
jeune femme dont la toilette coquette et la tour-
nure élégante annoncent une habitante du quar-
tier d'Antin.
La dame parvient à dégager son bras et s'é- (
crie :
« Où me conduisez -vous, Alfred? c'est fort
triste, fort vilain par ici... quelle singulière pro-
menade avez-vous choisie t" Vous avez toujours
des idées si bizarres ! Je ne veux pas aller plus
loin ; je veux retourner au boulevart, où nous
avons laissé notre voiture. »
Le monsieur retient la dame par le bras en
lui disant d'une voix qu'il tâche de rendre so-
lennelle :
« Restez, Âraanda, restez. Ce lieu convient
à ce que j'ai à vous dire, au projet que j'ai formé.
— Je vous dis que j'ai peur ici.
— Ne suis-je pas avec vous ?
— Raison de plus. Depuis quelque temps, je
ne sais pas ce que vous avez dans la tête, mais
TOUS n'êtes plus aimable du tout.
— Amanda, c'est que je pense, c'est que je
réfléchis ; c'est que je roule dans ma tête une
idée profonde.
— Est-ce que vous he pourriez pas aussi bien
me la communiquer ailleurs,., au spectacle, par
exemple ? J'irais volontiers voir les Pilules du
Diable ce soir.
Amanda, il n'est pas question de pilules; c'est
mieux que cela que je veux "vous proposer... Ici,
non seulement vous connaîtrez mon projet,
mais encorenous pouvons l'exécuter à l'instant.
Ecoutez-moi, Amanda. Depuis un an que je
TOUS connais et que nous nous aimons, nous
avons goûté enseml)le toutes les félicités de la
Tie. Vous avez de la fortune et j'en ai aussi, ce
qui nous a permis de satisfaire toutes nos fantai-
sies, tous nos caprices même : spectacles, bais,
concerls,promenades, soirées, toilettes, chevaux,
dîners, nous avons usé de tout ; maintenant que
nous avons épuisé ce que l'existence offre de
plus séduisant et qu'il ne nous reste plus rien à
connaître, finissons brusquement avec la vie,
quittons-la de façon ii faire parler de nous dans
les journaux : jetons-noius tous les deux dans
le canal en nous tenant étroitement embrassés.
— Ah ! quelle horreur ï quelle affreuse idée !
Eh bien ! il est joli votre projet ! Et c'est pourme
dire cela que vous m'avez amenée sur les bords
du canal ? Mais c'est indigne ; làchez-moi le
bras, monsieur Alfred, làchez-moi ou je crie à
la garde!
— Eh quoi, Amanda ! l'idée de mourir avec
moi ne vous sourit pas ?
— Non, monsieur, cela ne me sourit pas du
tout. Vous devenez fou ou stupide, mon cher
ami : on dira «jue vous avez été un imbécile de
TOUS être tué... Si c'çst cela qui vous fait enTie,
moi, cela ne me tente pas. Je vous défends à l'a-
venir de vous présenter chez moi; d'ailleurs
j'aurai soin de vous consigner au concierge.
— Amanda, de grâce!... écoutez-moi...
— Ne m'approchez pas, ou j'appelle du monde
et je vous fais arrêter. Adieu, M. Alfred; les
Werther et les Antony, c'est très bien au théâtre,
mais il ne faut pas que cela dépasse la rampe. »
En achevant ces paroles la jeune dame a pris
sa course par une des rues qui avoisinent le
boulevart, ei M. Alfred restejsur les bords du
canal, tout décontenancé du peu de succès de sa
proposition. 11 se promène quelque temps d'un
air indécis. Tout à coup il se dirige du côté de
l'eau, enjambe par dessus les chaînes, s'approche
du bord, se penche... Va-t-il s'élancer ? Non. II
tira son mouchoir de sa poche, se mouche, puis
reprend sa course plus vile qu'il n'est venu et
regagne les boulevards en disant :
i< J'attendrai que j'aie trouvé une femme qui
veuille me tenir compagnie. »
Laissons aller ce fou, cette tête romanesque
qui croit avoir épuisé toutes ses jouissances de
la vie et n'a peut-être jamais secouru un mal-
heureux, jamais reçu le baiser d'un fils, jamais
senti son cœur battre pour son pays. Ces gens-
là se tuent pour qu'on dise ensuite le récit de
leur mort dans un fait-Paris. Quand le ridicule
aura fait justice de cette nouvelle folie, elle sera
moins contagieuse.
Mais il est minuit ; les bords du canal sont dé-
serts; où va donc cette petite fille qui court
seule, à demi vêtue, tout le long de ce quai?
Elle a douze ans tout au plus; sa figure pâle, fine
et distinguée, exprime la douleur, le désespoir
même, de grosses larmes roulent de ses yeux,
des mots entrecoupés s'échappent de sa bouche :
« Où allez-vous, mon enfant? ditun monsieur
qui se trouve sur le chemin de la petite fille, et
qui a été frappé du désordre de sa mise, de ses
traits. Où donc courez-vous seule, si tard?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Comment, vous ne savez pas où vous allez?
— Non monsieur; mais je m'en vais, car je ne
peux pas rester, je ne peux pas voir battre ma-
man, ça me fait trop de peine.
— Calmez-vous ; contez-moi votre chagrin.
— Ah ! monsieur, c'est que mon père est ren-
tré bien tard, alors il est gris, il est bien méchant;
il bat maman, elle pleure... Oh! je m'en vais,
monsieur, car je ne puis pas voir pleurer ma-
man! je ne reviendrai plus chez nous, je ne re-
viendrai plus jamais. »
Et la petite voulait encore s'enfuir; son cœur
se révoltait déjà devant une injustice, sa jeune
tête s'enflammait et cette imagination de douze
ans ne pouvait concevoir que l'on restât froid
témoin d'une souffrance que l'on ne pouvait adou-
cir. Sera-t-elle aussi sensible étant femme, celle
qui sentait aussi vivement étant enfant?
Ce n'est pas sans peine que le monsieur fait
comprendre à lajeune fille que sa fuite augmen-
tera les chagrins de sa mère et que son devoir est
de rester près d'elle pour partager sa peine.
L'enfant est rentré ; il ne passe plus sur les
bords du canal que des amoureux, des voleurs
ou quelques habitans du quartier qui sont en
retard parce qu'ils sont allés à un théâtre où l'on
jouait quinze actes dans la soirée, ce qui est très
imprudent quand on demeure de l'autre côté de
l'eau.
Ch. Paul DE KOCK.
{Le Siècle.)
nort d* Adolphe IVoarrlt.
Nous apprenons aujourd'hui la mort de
Nourrit ! Il a, comme tant d'autres grands artis-
tes, succombé à un accès de désespoir!
Depuis le refus par la censure napolitaine de
laisser représenter Polyeucle , composé par
Donizetti pour ses débuts. Nourrit fut en proie
à la plus noire mélancolie. Sa physionomie tra-
hissait les chagrins qui dévoraient son ame. Les
exigences de Barbaja, son directeur, humiliaient
sa fierté. Ses amis cherchaient à distraire ses
ennuis ; il les y conviait lui-même. Toutes les
fois, leur disait-il peu de jours avant sa mort,
toutes les fois que je vous parlerai de théâtre,
riez de moi, moquez-vous de moi. Mais leurs
eflbrts restaient sans résultat. Sa femme bien-
aimée, madame Nourrit, ce modèle de toutes les
vertus, son aimable et intéressante famille, ne
pouvaient l'arracher à ses sombres pensées.
Hier, dit la lettre qui nous a été communi-
quée, Nourrit avait consenti à jouer au bénéfice
d'un de ses camarades, Alvetti , le rôle de Pol-
lione de la Norma. Après son duo avec made-
moiselle Granchi, deux coups de sifflets se firent
entendre. Les applaudissements les plus chauds
partirent aussitôt de toutes les parties de la
salle , qui se leva en masse pour le venger de
cette indignité.
Il fut redemandé , mais le coup fatal était
porté, les misérables l'avaient tué. 11 rentra chez
lui. Sa femme l'entoura de toute son affection.
Il l'éloigna et se retira dans sa chambre, où il se
promena jusqu'à trois heures du matin. Alors il
fit son testament, écrivit plusieurs lettres, entre
autres une à sa femme et une autre à Casimir
Périer, et vers sis heures il sortit.
Madame Nourrit, inquiète, se lève aussitôt ;
elle descend. Spectacle afi'reux! le cadavre de
son mari gisait, horriblement mutilé, sur les
dalles de la cour de l'hôtel IJarbaja ; le malheu-
reux était monté et s'était précipité du qua-
trième étage.
L'état de madame Nourrit a inspiré un mo-
ment les plus vives inquiétudes. Elle est enceinte
de son septième enfant. Heureusement que sa
douleur a pu s'épancher, et qu'après vingt-qua-
tre heures d'un désespoir sombre et sec, la vue
de quelques objets portés la veille par son mari
sut provoquer ses larmes.
La scène de la représentation de Norma n'a
fait que hâter l'accomplissement d'un projet
que ce pauvre Adolphe nourrissait depuis plu-
sieurs mois.
Voici quelques vers écrits cinq à six jours
avant le 8 mars, qui font connaître la disposition
habituelle de son ame :
Si tu m'as fait à ton image,
0 Dieu ! l'arbitre de mon sort,
Donne-moi le courage
Ou donne-moi la mort.
Mon ame en proie à la souflrance
Est près de succomber. __
25» —
Dans l'abîme où 'meurt l'espérance,'
Oh ! ne me laisse pas tomber !
Ce sont les derniers vers qu'il a faits , étant
chez M. et madame Garcia jeune. On lui de-
manda, voyant qu'il ne disait rien, d'écrire ou
de composer quelque chose, là, sur le champ, et
le pauvre infortuné a fait ces huit vers, où son
horrible projet est empreint !
On l'enterre ce soir, et ce n'a pas été sans
peine encore, dans un pays comme celui-ci, un
chanteur, un homme de théâtre, et qui s'est
rendu coupable d'un suicide ! Sa pauvre
femme voulait emporter son corps en France,
mais on lui a dit que tout ce qu'elle peut avoir
de fortune ne suffirait pour payer les frais de
transport. Elle a conservé son cœur.
M. Nourrit avait dit plusieurs fois qu'il mour-
rait â Naples ; pourquoi faut-il que le fait se soit
réalisé d'une manière si malheureuse et si tra-
gique !
Il parait que dans ces derniers temps Adolphe
Nourrit était dominé par ce qu'on appelle au-
jourd'hui une idée fixe. Cette idée était le pres-
sentiment de sa fin prochaine , pressentiment
qu'il puisait dans la crainte de voir son rare et
beau talent s'affaiblir tous les jours. Quelque
brillant accueil qu'il reçût dans les concsrts et
dans les théâtres , Nourrit faisait toujours un
triste retour sur lui-même. Lors de son dernier
voyage à Londres, il avoua à quelques amis qu'il
s'était promené la nuit, pendant trois heures ,
sur le pont de Waterloo , avec la pensée de se
précipiter dans la Tamise, et qu'il avait eu la
plus grande peine à éloigner cette affreuse len-
.;t4tion,
La mort de Nourrit et les Circonstances qui
l'ont accompagnée seront un vif sujet de regret
pour tous les amis de l'art musical. Ce nom rap-
pellera toujours une des plus grandes époques
de notre Opéra. Nul artiste n'a eu à un si haut
degré que Nourrit la passion de son art ; il a été
le plus chaleureux interprète de tous les chefs-
d'œuvre qui se sont succédé pendant quinze ans
sur notre première scène lyrique. Quinze années
de succès éclatans et mérités semblent avoir
épuisé avant l'heure les forces de son àme.
Mais Nourrit n'était pas seulement un grand
artiste, c'était un homme distingué dans la vie
privée ; un homme excellent pour sa famille et
pour ses amis ; et l'on ne saurait trop déplorer
la susceptibilité, l'espèce de fanatisme d'artiste,
qui lui ont inspiré une telle résolution.
Nourrit n'avait pas trente-sept ans; il devait,
dans quinze jours, faire un voyage en France.
L'Opéra a fait relâche lundi ; on comprend le
sentiment de convenance qui a déterminé celte
mesure, dont Duprez a été le premier provoca-
teur. Elle honore à la fois l'artiste qui cnestl'ob-
jet et l'administration qui témoigne ainsi de ses
regrets pour la mémoire de l'infortuné Adolphe
Nourrit.
tie!'..^iik.»iBH«C3
Le dernier éclat de l'iiivcr, ses dernières pom-
pes, ses derniers plaisirs, ont été célél)résh l'am-
bassade d'Angleterre, et bien en était aux An-
glaises de représenter luxe , beauté et joie bril-
lante i car jamais elles ne parurent plus belles et
plus séduisantes que dans ces beaux salons si
magnifiquement décorés pour les recevoir; ces
galeries métamorphosées en un parterre fleuri,
vrai domaine où elles semblaient faites pour ré-
gner. Les raouts, les bals donnés h l'ambassade
d'Angleterre , ont été les seules fêtes de cour
que nous ayons eues cet hiver. Le dernier bal a
été d'autant plus brillant , que le deuil commen-
çait à s'effacer, et que les nuances roses et bleues
venaient s'harmoniseradmirablementavecle teint
et les yeux si Iieaux , si séduisants , si veloutés ,
de ces séduisantes insulaires, dont l'éclatante
fraîcheur écrase impitoyablement toutes les beau-
tés de l'Europe. En vérité , quand on voit toutes
ces belles ladies avec leur peau si belle, faite
pour éterniser la comparaison des lis et des ro-
ses, on regrette les perles, les d-amants, les
fleurs, qui viennent jeter quelque faux éclat sur
cescharmantsvisases. Onvoudraitqu'il n'y eût ja-
mais d'ornements dans ces magnifiques cheveux,
jamais de bijoux ni de dentelles sur ces superbes
épaules; et cependant tout cela abondait au der-
nier bal de lady Grandville. On y voyait des toi-
lettes d'une élégance surprenante; des robes en
gaze rose étaient ornées d'un falbala de dentelles
relevées en feston par des bouquets de diamants;
des tuniques en tulle blanc, garnies de dentelles
d'or, d'autres en crêpe bleu pâle brodé en ar-
gent; des robes en satin blanc avec triples vo-
lans de dentelle d'argent relevée sur un côté par
des roses et des épis; tout cela , enfin, présen-
tait un luxe oriental qui attestait que les fempies
anglaises peuvent compter en première ligne
pour l'élégance aussi bien que pour la beauté.
Nous voudrions citer quelques costumes à part ,
et dans ces citations nous trouverions souvent le
nom de Camille comme attestation du goût qui
distinguait ces toilettes; car c'était dans ses ate-
liers que les plus belles robes avaient été com-
posées. Palniyre avait aussi révélé dans cette fête
les productions de son beau talent, et la grâce,
la distinction , la fraîcheur qui api>ertiennent à
madame Landrin venaient aussi , au bal de l'am-
bassade,ajouter un fleuron de plus à cette jeune et
belle réputation.Quant aux coiffures,ellcsétaient
pour la plupart ornées dediaman ts qui formaient
desMancinis, des nœuds, des couronnes à la
renaissance , et surtout des épingles dont les
têtes se formaient en pommes de pins , dessins
gothiques ou grappes de diamants.— Tout cela ,
placé d'une manière ravissante dans des tresses
et des boucles de cheveux tombant toujours tout
bas sur la nuque. Quant aux fleurs, il y en avait
une foule de ravissantes par leur éclata leur ac-
cord, la composition de leur couronne ou bou-
quets, parmi lesquels onendistinguaitbeaucoup
venant des magasins de madame Laine. — Les
coiffures parccs, en denlclics, fleurs, turban,
bijoux, mérite de rappeler le nom d'Alexan-
drlne, rue lîlchelieu. n° 104, qui avait, dans
cette circonstance, donné la preuve la jilus ir-
récusable de son beau talent. Les femmes ([ul ne
dansaient pas avalent pour la plupart, des tur-
bans en pointe placés très en arrière, et laissant
ainsi , sur le devant, de la place â une coiffure
de diamants. Ueauroup de ces turbans sortaient
de chez Ikiuilranl. D'autres encore étaient façon-
nés avec une éciiarpe algérienne, dont les deux
bouts retombaient de chaque côté des épaules
Ces vives nuances entremêlées à l'or avalent un
aspect trèséléganlsurune toilette toute blanche,
(irand nombre de coiffures n'étaient formées
aussi que Uc barbci en dcutcUcs d'or ou d'ar-
gent, tournées autour des tresses derrière la
tête , et les bouts retombaient sur le cou. Enfin,
nous le répétons, Il n'est point de ces belles fêtes
qui ne révèlent le goût des femmes anglaises
pour la parure. En Angleterre, comme partout,
plus les femmes sont belles et plus elles aiment
la toilette , le luxe, les nouveautés les mieux in-
ventées par la mode et le bon goût.
fi(AL.O]V DE 1S39.
(Troisième article.)
MM. Ary Scheffer, Dccamps, Granet, Steuben, [Picot,
Couru
Les élections nous ayant éloigné de Paris au
moment où le Louvre allait recevoir dans ses
galeries une foule impatiente de connaître l'ex-
position nouvelle. Nous avons dû laisser au
jeune et spirituel collaborateur qui s'est caché
sous un pseudonyme, le soin de satisfaire la pre-
mière curiosité de nos lecteurs. Les pages les
plus importantes ont été indiquées; des jalons
ont été plantés sur notre route, il ne nous reste
plus qu'à la suivre.
Néanmoins nous croyons convenable d'adop-
ter de grandes classifications, lignes nécessaires
au milieu deeette espèce delabyrinthe, que l'on
appelle une exposition. Les sujets d'^j>/oirepro-
I)rement dite, ou d'histoire anecdotique, de-
vront passer d'abord, par droit de préséance ;
car ils ont été traités celte année avec beaucoup
plus de talent que la peinture religieuse.
L'œuvre de M. Ary Scheffer se présente la
première à notre examen. Cinq tableaux en for-
ment les parties précieuses. Par une heureuse
innovation , nous les trouvons réunis au Louvre
comme ils l'ont été dans la volonté et les médi-
tations de l'artiste ; chants d'un même poème
germanique, chaîne d'un beau tissu. ArySchefler
porte toutes ses idées , tous ses efforts vers le
sens tuoral ou intellectuel, laissant à d'autres
l'expression simp]emenlpit/aresque. Ce besoin
d'être penseur et poète le tourmente et jette de
l'embarras, de la contrainte, dans ses composi-
tions; il réduit la nature matérielle à tenir le
moins de place possible sur sa toile, et fait pas-
ser une espèce de voile sur sa couleur qui .sera-
ide trempée de brouillard. Les tableaux d'Ary
Scheffer sont des pages autant écrites que pein-
tes, des ballades, des légendes, qui parlent plus
au cœur qu'aux yeux; et lorsqu'on revolt les
)>roductlons de l'habile artiste, toujours on sent
qu'il a malgré lui gardé en lui-même quelque
chose qu'il ne pouvait réussir à exprimer. On
se sent porté à le plaindre autant qu'à l'applau-
dir.
Le plus important de ces tableaux e^t celui de
Fdusl. Quel sujet ! quelle éloquence de situa-
tions et de conir,istes!... Voici .Marguerite, la
pure jeune fille à l'Ame blanche devant Dieu, qui
descend, paisible cl recueillie, les degrés de l'é-
glise. In enfant, un jeune homme encore sans
passions, un vieillard au front calme, la suivent
etcomplètent la douce impression qu'on éprouve
àcontemplerl'ovalc arrondi, les cheveux soveux
et dorés, les yeu\ bleus d'azur de Marjut rite.
Dans l'autre i>artle du tableau appar.ii-senl
Faust cl Méplustophélès. ll\ a sur Ks Ir.iiK du
docteur rajeuni une fougue, une violence de
— Q54 —
passion aiimirable; cette l)ouche serrée va s'ou-
vrir et s'écrier :
« Par Dieu! voilà une belle enfant! Je n'ai
» jamais rien vu de si charmant ; il y a en elle
« tant (le nioileslieet de décence... — Je le livre
» mon ,'ime, douce langueur d'amour (|ui le
» nourris de la rosée de l'espérance. »
Le démon, un peu imité de Cornélius , est
d'une expression d'ironie parfaite; son teint est
bilieux, .son œil vif et moqueur; son costume
d'un goût hardi. Méphislophélès est un diable
élégant et de bonne compagnie; il observe d'un
même regard la pauvre colombe ([ui s'achemine
ignorante vers le piège et l'ardent chasseur qui
guetlesa proie, et il semble aussi murmurer sous
sa moustache rousse ces mots que lui prête
Gœlhe :
« L'u pareil fou, amoureux, brûlerait en feux
» d'artifice le soleil et la lune avec toutes les
» étoiles, pour peu que sa belle s'en amusât. »
Cette composition est noble et grande; elle
reporte l'esprit à la sublime tragédie et aux lé-
gendes poptdaires de l'.Ulemagne qui l'ont ins-
pirée. Il est impossible d'exprimer avec un sen-
timent plus vrai l'innocence et la séduction, la
foi et limpiété. Mais là ne se borne point notre
admiration: Mignon , cette autre création de
Goethe, Mignon, cette adorable Heur de l'ilalie
transplantée par des liohémiens sous le froid
soleil des régions du nord, Mignon rêve au ciel,
aux félicités d'un mondemeilleur. Sa pose chaste
et inclinée nous rappelle la statue de Polymnie,
ce chef-d'œuvre de la statuaire antique ; mais
Mignon est encore plus délicieuse, plus tou-
chante dans cet autre tableau où nous la voyons
debout, indiquer du doigt avec un regret déchi-
rant les hirondelles qui volent libres et heureuses
vers sa patrie tant regrettée. Cette figure est
toutunpoème. — Ce vieillard qui boit ses lar-
mes dans une coupe d'or, vous l'avez nommé,
c'est le Roi de Tludë,\e: héros d'une célèbre
ballade. Privé d'une épouse chérie , il presse le
vase qu'il reçut d'elle et que dans les festins il
élevait devant sa royale compagne. Maintenant
ce n'est plus l'hydroiuel, mais l'hysope, mais les
pleurs ((ue contiendra la coupe... El le vieillard
y boit, au bruit des (lots de la mer qui se cho-
quent au fond de l'horizon!... Le souvenir
d'Ebhérard le Larmoyeur nuira au succès de
cette figure qui rappelle en effet et dans un sujet
moins intelligible le tableau que nous venons de
nommer. — Enfin le CliriU nu Mont des Oli-
viers complète cette belle série. Ici nous recon-
naissons un travail pénible , une retouche qui a
fatigué et gfité même un (iremier et meilleur jet.
Ce Christ accablé par le pressentiment de sa
longue agonie, épuisé par la lutte intérieure de
son humanité contre la divinité, est trop réduit
en effet à l'expression humaine ; il ne laisse pas
assez deviner son origine glorieuse. Ses deux
mains sont tendues avec un effroi, une crispation
marqués; sa tête manque d'élévation. Sans doute
Jésus iiui voit d'avance sa croix dressée sur la
montagne et où il expiera tous les crimes de
vingt siècles, peut frémir à la pensée de boire
ce calice de douleur, mais malg-ré son anéantis-
sement, il doit être encore le prophète qui souf-
frit tant sans se plaindre... La couleur de ce ta-
bleau n'est pas bonne it le dessin laisse beau-
coup à désirer 5 mais ses défauts sont ample-
ment rachetés par les qualités des quatre autres.
De M. Ary Scheffer à M. Decaraps il y a toute
ia distance d'im monde. Ce dernier aime, avant
tout, lapeintiu'e pour elle-même, pour sa beau-
té , son éclat; insoucieux d'ailleurs du sens mo-
ral de son sujet. Toute donnée lui est bonne;
car sa gamme de couleurs est toujours riche et
brillante. On pouriait, à voir la magie de son
pinceau, l'harmonie de ses plans, la légèreté de
ses fonds, le fini de ses étoffes , l'appeler le Hol-
landais de la France. Ces qualités ressortent bien
dans les dix sujets que M. Decamps a apportés à
l'exposition, prodigue cette fois des trésors
qu'il nous cachait depuis si longtemps. Son ou-
vrage principal cst'le Joseph vendu par ses
frères. C'est après une inspection approfondie
que vous découvrez les acteurs de la scène bibli-
que; car vos yeux sont d'abord éblouis par la
lumière resplemlissante répandue à lorrens sur
|a plaine de Dotham dont les derniers plans se
ponfondent merveilleusement avec la ligne de
l'horizon et dont les vastes terrasses sont peintes
avec une grande vigueur, une parfaite sûreté.
Un chameau, accablé sous le poids de la chaleiu-
du jour s'étend sur le sable, tandis qu'un esclave
ismaélite s'efforce de contenir un autre de ces
animaux dont le relief est admirable. La figure
des marchands madianites et celle des fils de Ja-
cob sont de très petite dimension et forment
moins le sujet que l'accès oire du taldeau.
Un autre épisode des livres saints, Samson
combattant les Philistins avec une mâchoire
fi'âne , a permis à M. Decamps de recommencer
une de ces mêlées furieuses , de ces immenses
(ucries dont il nous a offert un modèle dans sa
Bataille des Cimbies. Il y a ici une imitation
trop visible de Philippe Wouwermans et des ef-
fets peu naturels d'ombres très noires, obtenus
au bout de la brosse. On peut, à bon droit, re-
procher à ce maître une espèce de mépris pour le
type humain qu'il semble se plaire à représenter
sons des traits vulgaires et une nature misérable;
souvent son crayon après avoir dessiné un corps
d'homme aboutit à ime tête de singe, ce qui an-
poncerait au besoin un i)enchant vers la carica-
(lu'e peinte ou bien une indifférence telle pour
le choix du modèle, qu'homme ou orang-outang
lui apparaissent sur la même échelle. Si nous
pouvions lui pardonner cette bizarrerie, ce se-
rait en hxtwv i\es Experts, ces vieux amateurs
de tableaux gothiques ipie vous voyez examinant
et estimant quebiue toile surannée. 11 en est un
siulout , au long habit gris, (jue M. Decamps a
dû bien certainement peindre d'après nature.
Puisse ce charmant croquis venger les artistes
des prétendus connaisseurs qui courent les ate-
liers leur lorgnon à la main, tranchent sur tout
et ne sont, en réalité, que les singes des amis de
l'art. LeSupplicedes e/'oe/ie/«(Tur(iuie d'Asie)
est un triste sujet et nous lui préférons ce déli-
cieux Café, d'Asie tnineure, on manque sans
doute l'élégance de nos cafés moyen âge et re-
naissance, mais où les heureux musulmans fu-
ment avec une si parfaite insousiance et à une
ombre si vivifiante. En résumé, M. Decamps est
en progrès; on ne iicut lui reprocher (jue l'ex-
cès de sa qualité principale, la couleur : il em-
pi'ile trop fortement et man(juejpar là de trans-
parence.
D'un peintre éclatant et vif nous passons, sans
transition, à celui qui entend le mieux la science
deselfels d'intérieur, des demi-teintes, des gran-
des omiu'es, M. Granet voué, comme chacun
sait, au culte de la pierre, des ruines, des som-
bres arceaux de couvcns. Ses Funérailles des
victimes du '2S Juillet 1X3.5 sont (juehiue chose
de fort remarquable pour la solidité et l'égalité
des tons ; toute la partie supérieure, la voûte de
l'église des Invalides, le reflet des liistres sur les
murailles tendues de deuil, nous semblent d'un
mérite incontestable. Nous ferons, par exemple,
nos réserves pour le bas de la composition où
figiu'enl, dans des poses raidesetcompasséesune
grande quantité de perscmnages sans vie. M. Gra-
net est surtout un peintre monumental : il nous
le prouve dans sa Collation des péniiefis hfi-
ijues. La scène y est bien disposée, le jeu de la
lumière habilement combiné avec le refiet des
pierges qui éclairent la froide dépouille du car-
dinal mort et étendu sur son lit de parade;, mais
|es pénitens attablés, suivant l'usage, jlans la
chambre mortuaire , sont dessinés sans fi-
nesse, il règne sur leurs traits une grossiè-
reté, une voracité inconvenantes et qui cho-
quent le goût. Nous ne louerons pas davan-
tage le portrait du Frère Canovayo d'un cou-
inent en Italie. M. Granet a donné à ce moine
bouffi des regards d'ivrogne qui forment un sin-
gulier contraste avec la sévérité de sa robe. Ce
p'est pas à M. Granet qu'il est permis de sollici-
ter, par des imaijes facétieuses, l'attention et les
applauilissemens d'une masse de spectateurs
stupides, de ceux qui courent là où la religion et
la morale sont insultées et profanées.
Nous avons une preuve frappante du danger
fie sacrifier à la mode, M. Steuben, talent élevé
pt même sérieux, a cru devoir faire une large
poneession à cette manie du joli, du gracieux, qui
affecte aujourd'hui tant d'esprits; il a créé
une Esmeralda coi[uti\.e, rosée, aux formes
sveltes d'une Parisienne et qui posée avec
un certain laisser-aller sur un lit misérable
que surmonte, on ne sait pourquoi, un magnifi-
que rideau de damas, attire les regards et reçoit
des louanges pres(|Ue générales. Sans doute c'est
une peinture fort agréable , mais elle ne
représente pas le moins du monde l'héroïne de
Victor Hugo, la jeune Bohémienne qui devrait
avoir le teint bruni par sa vie errante, la dan-
seuse du carrefour, dont les membres doivent
avoir plus de vigueur et de souplesse. En outre,
)a tête dEsmeralda manque d'expression; et
cependant l'artiste a choisi l'instant où l'amante
de Phœbus a été enlevée par QUasiraodo, et vit,
triste récluse, dans une chambretle en pierres
des tours Notre-Dame. Pourquoi la mélancolie
ne se lit-elle pas surces traits, où nous ne voyons
que de l'indifférence ?
Si l'on demande à un tableau de belles parties
détacliées.des figures habilement posées, des
draperies d'un goût heureux et d'une légèreté
remarquable, V Episode de lapeste de Florence,
par M. Picot, est là pour satisfaire les amateurs
du fini. Combien avons-nous à regretter que
l'amour des détails ait fait perdre de vue à
M. Picot l'ensemble de son œuvre! Ainsi l'at-
tention se porte d'abord sur un corps déjeune
fille, étendue, p.'ileet Inanimée, charmante figure
à la bouche entr'ouverte et sur laquelle son
àmcsemble encore voltiger. Enlin on aperçoit
— 255 —
une femme à la douleur énergique, pauvre mère
t'plorée qui presse son autre enfant sur son
cœur, et implore de Dieu le salut de cette inno-
cente créature ; et enfin une vieille femme en
])rières devant la IMadoneet tout à fait étrangère
à la scène , se dessine sur un fond lirunftlre.
Voilà donc trois aclionsbien distinctes; et pour-
tant le véritable intérêt nait de l'unité ; sinon , il
faut chercher péniblement le sujet et la partie
jirincipale du tableau. Nous n'aurons que trop
d'occasions de faire remarquer la propension de
l'Ecole actuelle vers une disposition complexe.
Mais ne tardons pas davantage à féliciter
M. Court d'être rentré dans un système de
grande peinture qu'il avait abandonné pour les
succès plus faciles et moins duraiiles des por-
traits de femmes. Son Beit-Aïssa descendant
du rocher de Constantine a nn caractère de
fermeté, d'énergie qui nous rappelle les pages
orientales de Gros. C'est la même vérité de cos-
iumes, la même richesse de coloris , la même ac-
centuation des chairs. Il y avait de l'audace à
Irailer un pareil sujet, à jeter dans les airs tous
ces corps suspendus à une corde et écrasés sous
le large pied du farouche Ren-Aïssa. Ce chef
araiie nous apparaît grand comme un héros
d'Homère avec son burnous que le vent agite et
déploie. Une figure de femme renversée a une
analogie inévitable avec celle qu'on connaît si
bien dans le Déluge , de Girodel ; n'importe ,
elle est fort belle. En résumé, ce tableau est d'un
;ispect éclatant, et il vaut à lui seul toutes les
):einturesà la toise dont Constantine et St-Jean
(iTJlloa nous ont affligés, et qui sont à l'art véri-
table ce qu'une fusillade de Franconi est à la ba-
taille d'Austerlitz.
Alf. D.
somme d'argent, et le pria de le faire accompa-
gner par quelqu'un à travers le petit bois(|ii'il
faut traverser pour arriver à Bergedorff. I.e bailli
sourit, et dit à l'un de ses ouvriers de l'accom-
pagner ; ce que cet homme fit.
» Le lendemain dimanche , des paysans appor-
tèrent au bailli un cadavre dont la gorge était
cou(iée,et une grande serpe qu'ils avaient trou-
vée auprès de ce corps. Le bailli, à son grand
étonnement, reconnut le cadavre pour celui de
l'apprenti, et la serpe pour celle qu'il avait re-
mise lavant-veilleà l'ouvrier (|ui avait accompa-
gné le jeune homme, pour émonder les saules
qui se trouvent dans la cour de la maison.
» Il fit appeler cet ouvrier, qui, à la vue du
cadavre, avoua qu'il avait assassiné l'apprenti ,
et que c'était le rêve de ce jeune homme qui lui
avait fait concevoir le projet de commettre ce
crime.
» Cet ouvrier a été livré à ja justice. II est ôgé
de trente-cinq ans et natif du village de Bill-
waerder, oii il a passé toute sa vie et a toujours
tenu une conduite irréprochable. »
Les Camarades du minisire n'ajouteront
pas grand'chose à la réputation justement 'ac-
quise df M. Vanderburch. Cette plaisanterie ri-
mée est un à propos d'assez bon goût comme to-
lérance ministérielle: c'est une pièce, en tant
qu'elle est jo\iée au pouvoir, qui n'y a guère pris
garde, mais qui mérite à peine ce titre devant le
public.
Il s'agit de l'ancienne protégée d'un ministre
qu'il fait passer pour sa cousine, et qui reçoit
comme telle les hommages intéressés des cama-
rade de l'excellence. L'imbroglio n'est pas neuf-
fnaisc'estun prétexte comme un autre pour une
débauche d'esprit. Malheureusement ce vin-là
pe porte pas à la tête, l'ercez-nous-en d'un an-
>re, M. Vanderburch, oft nous nous plaindrons
fie votre sobriété.
Ces deux petits ouvrages ont obtenu du succès-
malsMa Renaissance a besoin pour soutenir cette
large existencequ'elles'est faite d'un régime plus
substaneiel. Vile à l'œijvre', M. Jqly, et frappons
plus fort que cela.
S. D. L. M.
ilUUintjrô, faits cuvicur.
— On nous écrit de Hambourg :
« Samedi derniei-, au matin, un apprenti ser-
rurier chez Claude Soller, demeurant rue de la
Digue (Deichstresse), raconta à celui-ci, avec une
inipdélude visible, qu'il avait rêvé la nuit qu'en
allant à pied à Bergedoriï, petite ville située à
deux heures de chemin de Hambourg, il avait
été attaqué par un brigand qui lui avait cou()é
la gorge. Soller tranquillise le jeune homme, en
lui faisant comprendre que les songes ne méri-
tent aucune créance. « Au reste , dit-il , pour
)' vous prouver que je n'y ajoute aucune foi , je
» vais vous envoyer tout de suiti'à Itergcdorif
» avec une somme d'environ cent ipiaraule rix-
» dales (500 fr.) , (pie je dois à mon beau frère ,
» qui y demeure. » L'apprenti le supplia , les
mains jointes, de le dispenser de ce voyage. Sol-
ler ne l'écoula point; il lui dit qu'il n'y avait
rien ù faire pour lui dans l'atelier etciu'il fallait
profiter du moment ; il lui donna l'argent, et le
jeune homme se mit en roule vers onze heures.
» Arrivé au village de ISillwcarder, silué à peu
prèsà mi-chemin entre Hambourg etliergedorlf,
le souvenir de son rêve lui revint ; il tremblait,
les jambes lui manquaient, et il hésitait à conti-
nuer sa coin'sc. Cependant il aperçut de loin le
bailli de lîillwcarder (|ui causait ilaus un de ses
champs avec plusieurs de ses ouvriers, (ioniuic
il le connaissait , il se icndit auprès de lui , lui
conta son rûve, lui dit qu'il était porteur dune
ïieme înamatiiiuc.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Premières représentations de Mademoiselle
de Fontangcs , comédie en 2 actes , mêlée de
chant; paroles de MM. Théaulon et Léotard,
musique de M. Pilati. — Les Camarades du
ministre, comédie en un acte et en vers, de
M. Vanderburch.
Nous sommes en retard de comi)tes avec le
théâtre de la Renaissance ; mais nos dettes
seront bientôt payées, trop facilement peut-
être, et nous regrettons que ce théâtre, qui a tant
d'éléments de prospérité, fasse une part si légère
à la eriticpie.
De l'activité, M. Anténor Joly ! Produisez
beaucoup, voilà la première condition de votre
existence théâtrale ; vous avez tout un répertoire
à former , et le public (pii veut avant tout de la
variété dans ses plaisirs, s'inquiète ]ieu des em-
barras d'un pauvre directeur qui a tout à faire
à la fois.
En atiendant des œuvres plus sérieuses qui
nous son! promises etcpii doivent mettre en émoi
tout le monde littéraire, dont l'intérêt stimide si
puissamment la curiosité publique, nous avons
flliid)'wi)isclle de Fontangcs cl te< Camarades
du ministre, deux comédies agréables, et dont
les seuls détaulssonl de n'être point en rapport ,
ipiant à leurs dimensions, avec celles du Ihéà-
li'(^, i|ui comporte des pro[)ortions beaucoup
plus vastes, des effets scéniques, et non des pa-
liillotages de mots, des gentillesses d'esprit,
coniuie le Vaudcvdle ou le Gymnase.
Mademoiselle de Fontanges est un badinage
en deux actes, orné de nuisique; ceci n'a ni plus
ni moMis d imporlaïue ipie ces jietits meulilcs à
la l'ompadour, (|ui sont en faveur aujourd'hui
et ipii seront oubliés demain, sans (|u'ils soient
pour cela plus ou moins jolis : ils ont une cou-
leur et cette couleur plait , voilà tout. — Il s'agit
dans cetie [lièce de deux quidim que mademoi-
selle de l'onlanges fait mettre à la liasitille pour une
cli.insou , et (jumelle rend à la liberté à condition
ipic l'un d'eux épousera une certainelpetitei'élicii'
i|u'ila séduite, 1 tiinel'autre l'enrichiraau moyen
(l'une resliliilion dont lajiislice n'est jamais «■on-
lestée an Ihéàlre. — M. Tllali a brode surce cane-
vas iniernusii[ue simple et de bon style, ipii inin-
([ue parfois de fennelé. (('.implcur, el (pii nous
.semble par trop superficielle; mais (|Ui rachèle
cesdél.uits inlurcnlsangenre de 1 ouvrage, peut-
être, par inu' lucidité toujours correcte el des mé-
lodies gracieuses. .\- '. ■ •f
Rfuuf î>r cinq jours.
15 MARS. — Par ordonnances imlividuelles ,
en date du 7 de ce mois, le Roi a élevé à la digni-
té de pairs de France,
MM.
Le vice-amiral de Rosamel;
Le lieutenant-général vicomte Schramm:
(-.ay-Lussac, ancien député, membre de( A.ca4éT
mie des sciences ;
De La Pinsonnière, ancien député;
Le due de Caumont-Laforce, ancien député;
Le baron Dupont-Delporte, préfet;
Le baron Champlouis, ancien député, conseiller
d'état, préfet;
Maillard, conseiller- déiat.
— Malgré ses instances et ses démarches, l'af-
faire du général de Rrossard ne sera jugée que
dans le mois .lejuin.
— On écrit de Leipsiek, le 8 février, que les
principaux libraires de cette ville, de Francfort-
sur-le-Mein, de Slutlgardl, de Berlin et de
Hanovre oui c()n(;u le projet de convoquer les
libraires de tous les pays de l'Europe à un con-
grès général (|ui aurait pour objet d'aviser aux
moyens d'arrêicr définiti^ement la contrefaçon,
et (le prendre des inesures générales dans l'inté-
rêt du commerce de la librairie. Des correspon-
dances très actives ont déjà été commencées à ce
sujet.
— Le piiils artésien (jue le conseil municipal
fait percer dans la jjrincipale cour de l'abattoir
(leGrenelle,élaitaujourd hui arrivéà 440 mètres
de profondeur, ou environ l,.Tia pieds.
La sonde est toujours engagée dans cet incom-
mensurable banc de craie argileuse verdàtre,
sur lequel Paris est assis. L'eau ne veut pas
jaillir.
^l. Mulot, (jui s'est chargé de cette entreprise,
doit forcrjusqiià 1,.")IK» pieds, après ()uoi le eon-
.seil municipal avisera si l'on descendra encore
plus bas.
— Les (piatre jeunes Arabes venant de Codîî-
taniiiie, dont nous avons déjà anuouL-é le dé-
b.irqueinent en France, sont arrivé* h Paris
acconqiagnés de leur cheick. Le plus !>jé a â7
ans, et le plus jeune 17.
— On lit dans le Journal de Rouen :
u Notre place a été vivement émue par la triste
iu)uvelle de la sus|>cnsioude paii luens d'une des
plus fortcf maisons de commission dans les
hinics, de M. 1'... R.... dont le passif s'élèverail,
dit-un, à près d'uu million, u
if.. — La Guyane anglaise vieni d'éprouver le
trcmbtemeut de terre qui a frappé la .Marti-
nique.
Le 1 1 janvier, à six heures ua quart du maliu,
— 256 —
lin violent tremblement de terre s'est fait sentir
Deniiant une minute et demie ; les secousses ont
tellement ébranlé les maisons que 1 on craïunail
de les voir toutes séerouler. La chaleur étouf-
fante fait craindre un prompt retour de ce
_'La nouvelle de la nomination de Santa-
Anna h la présidence de la république mexi-
caine a été apportée à la Nouvelle-Orléans, le
m février par le Paquebot Bordelais n. 3.
-Rien n'égale laclivilé que M. Vatout met
■Ipnuis quelque temps dans l'achèvement des
travaux du grand patais du quai d'Orsay. En ce
moment, on fait les plafonds des grands appar-
tements du premier, vers la heine, on pose de
mapnifiques balcons devant les croisées et dans
les entre-ccdonnements des galeries à jour de la
cour principale ; on dalle les cours, on termine
les firands escaliers.
__ L'état brumeux de l'atmosphère n a point
nermis au public parisien d'observer l'effet de
Féclipse partielle de soleil annoncée pour au-
jourd'hui. Le tiers du diamètre de l'astre a été
^'^— Le gouvernement vient d'augmenter nos
forces navales dans les mers des AniiUes où la
situation de nos colonies et nos diffiiends avec
le Mexique exigent la présence d'une escadre
imsles ordres dun officier-général actif et vi-
Hlant Le commandement de cette station vient
â'étre confié, par ordonnance royale, à M. e
contre-amiral Arnoux, ancien gouverneur de la
^"m îe^^co^ntre-amiral Arnoux arborera, dit-on,
son pavillon à bord de la frégate VArmide , et
fera voile de Brest pour les Antilles dans les
premiers jours du mois prochain.
— Le prix du pain est ainsi hxe, pour la se-
ronde nuinzaine de mars : 15 sous 1/2 les quatre
livres, V" qualité; 12 sous 1/2 les quatre livres,
* ^Yes' Arabes de Constantine ont assisté
avant-hier au concert Musard. Leurs regards se
portaient taniôt sur les riches peintures du pla-
fond, et tantôt s'égaraient dans la bri lante foule
au'ils dominaient du haut de leur tribune. Ils
ne voulaient d'abord ni se promener m engager
des conversations. « C'est, disaient-ils, un mau-
vais moyen pour entendre et pour voir. .. Néan-
moins , dans un entr'acte, ils ont consenli a
se mèlèr au public. Arrivés près de Musard, ils
se sont inclinés. Ils ont aussi sahié quelques
ieunes dames dont la beauté les avait frappfe.
_ M Reboul, le poète nimois, est parti le 13
de Lyon pour Paris, où il va publier, non plus
un simple recueil de pièces détachées mais un
poème intitulé : Le dertiur Jour, e dont le
dernier jour du monde est aussi le sujet.
17 —L'extrait suivant de l'instruction de l'a-
miral Baudin, en date du 10 décembre 1838, est
bon à faire connaître. ...
« Tous les corsairessous pavillon mexicain qui
ne seraient pas pourvus d'une lettre de marque
régulière, et qui ne justifieraient pas qu'ils sont
réellement sortis d'un des ports (fe la républi-
que avec un équipage des deux tiers au moins
de Mexicains, seront considérés comme pirates,
et comme tels traités selon toute la rigueur des
lois de la guerre (c'est à dire pendus au bout des
''^-"un" décret rendu par l'empereur Nicolas
contient ce qui suit: «Attendu que la loterie
établie en Pologne exerce une influence fâ-
cheuse sur les classes pauvres et industrieuses
du pays, notre conseil d'état entendu, nous or-
donnons ce qui suit : La loterie sera supprimée
dans le royaume de Pologne à dater du 19 dé-
cembre 1839 ;i" janvier 1840). «
_ Len.mête préalable aux trabell.ssemcns
nue va recevoir la rue Mouffetard, vient d être
close sans aucune opposition sérieuse. Cette rue
Mouffetard est devenue célèbre par p us d un
titre C'est dans la rue Mouffetard <|U un jour
Louis-le-Gros tomba à la renverse de dessus sa
haquenée par la faute d'un cochon qui alla se
jeter dans les jambes de la monture royale. A
partir de ce jour, il fut expressément défendu
aux Parisiens de laisser errer leurs cochons dans
lesrues.En 1800 deux femmes de cette rue se
battirent en duel et succombèrent toutes deux,
l'une avec onze blessures, l'autre avec qualre.
Le maréchal Augereau était fils d'un humble
fruitier de la rue Mouffetard.
Lg maire de la Guillotière et ses adjoints
viennent de donner leur démission de leurs fonc-
tions. On attribue cette détermination aux dis-
sentimens qui auraient éclaté depuis peu entre
l'administration et le conseil municipal de celte
ville
— Ilya huit jours "i l'vre fut publié. Quel-
qu'un crut se reconnaître dans quelques lignes
injurieuses; il demanda raison de l'insulte. « Je
suis prêt à voiisdonner une satisfaction complè-
te, répondit l'auteur de l'ouvrage ; mais j'exige
formellement que vous déclariez, par écrit,
que vous pensez que tous les traits de la figure
que j'ai tracée vous sont applicables.— Qu'à
cela ne tienne, répliipia l'offensé. » Il prit une
plume et rédigea la déclaration qu'on lui de-
mandait. «Fort bien, reprit son adversaire ;
maintenant, je demande à tout homme d'hon-
neur s'il m'est permis de me commettre avecune
personne qui a reconnu sou visage dans un por-
trait aussi hideux (lue celui que j'ai tracé ? » Al-
téré et confus, le plaignant se retira.
— Nous avons remarqué dans un ouvrage qui
a paru récemment la phrase suivante : « Le jour
fuyait, et la nuit se faisait négresse »Et cette
autre : « Depuis trois mois, je cours derrière son
cœur sans pouvoir l'attraper. »
l'autre, il brise une chaîne. Son pied repose sur
un globe, comme le Mercure du Bolognèse.
— Un journal, après avoir publié la triste
nouvelle de la mort de Nourrit, dit: A cette
nouvelle, notre correspondant en ajoute une
autre fftcheuse aussi, quoique à un moindre
dgeré, c'est que l'état de la santé de Paganini va
toujours en empirant.
— Le nouvel opéra de M. Auber, le Lac des
Fées, dont on dit d'avance tant de bien et qui
joindra toutes les merveilles de chorégraphie à
celles de la musique, ne sera représenté qu'après
lisemaine sainte, dans les premiers jours d'avrd;
lesrépétitionssont momenlanément suspendues.
2141 ! Tel est le chiffre auquel s'élève le nom-
bre des tableaux exposés cette année; MM. In-
gres, M. Paul Delaroche, M. Léon Coignet et
M. Camille Roqueplan n'ont rien produit au
grand jour du salon.
48. S. M. l'Empereur d'Autriche vient de
faire donation à S. A. I. le grand-duc héritier
présomptif de la couronne de Russie, du régi-
ment de hussards qui, jusriu'à ce jour, avait
porté le titre de (Jeramb.
_ Le tremblement de terre (jui a causé tant
de malheurs à la Martinique a été ressenti dans
(luelques endroits. Aux Barbades la secousse a
été forte: c'est depuis 1816 le premier accident
de cette nature.
— On nous assure que le nombre des députés
déjà présent à Paris dépasse 300.
— M. rarchevê(iue de Paris par mandement
donné le 15, ordonne qu'une quête générale soit
faite dans toutes les églises de son diocèse , le 2-1
de ce mois; dimanche des Rameaux, en faveur
des plus pauvres familles victimes du tremble-
ment de terre de la Martinique.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 17 et lundi 18 mars 1839, de 3,080 déposans,
dont 400 nouveaux, la somme de 416,530 francs.
Les remboursemens demandés se sont élevés à la
somme de 735,000 francs.
— Dans les journées de 14 et 15 mars, le tribu-
nal de commerce a prononcé onze nouvelles dé-
clarations de faillites, ce qui en porte le nombre
à quarante-trois pour la première quinzaine de
mars. . ,. . « i
— On annonce que le directeur dun grand
établissementpublic à Marseille a suspendu ses
paiemens.
—Le caissier d'une maison de banque de Pans
adisparu ce matin laissanlundéficitdecinquante
mille francs. On est à sa recherche.
— Les eaux de la Seine, par .suite des der-
nières pluies, ont crû cette nuit à tel point
qu'elles débordent encore une fois sur les ports.
Les ouvriers, au nombre d'une douzaine,
sont déjà perchés tout à l'entour de l'immense
chapiteau de bronze, transporté du Roule au
chantier de la colonne de la BasUlle dimanche
dernier. Toutes les pièces de cette colonne sont
actuellement fondues , mais non ajustées. Le
piédestal seulement et le socle sont déjà posés.
Ce monument sera couronné par le génie de la
Liberté, statue enbronze de 12 pieds de hauteur.
D'une main, le génie porte un flambeau; de
19. — La crise ministérielle en est toujours au
même point. Voici le seul renseignement donné
ce soir par le Nouvelliste.
M. Humann est arrivé à Pans ce soir à six
heures. . , ,
On assure que les ordonnances sur la forma-
tion du nouveau ministère paraîtront dans le
iWwuïewr de mercredi ou jeudi.
Les portefeuilles seraient ainsi distribués :
M. le maréchal Soult aurait la présidence du
conseil et le département de la guerre ,
M. Thiers serait appelé aux affaires étran-
gères,
M. Passyà Pintérieur,
M. Dupin à la justice et aux cultes,
M. Humann anx finances,
M. l'amiral Duperré à la marine ,
M. Villemain à Pinstruction publique,
M. Sauzet aux travaux publics,
M. Dufaure au commerce.
— A Logrono , le 3 mars , on a tiré au sort les
officiers prisonniers du dépôt de Corogne atten-
dant l'échange. Quatre d'entre eux doivent être
fusillés par représailles de Pexécution d'un
semblable nombre de prisonniers par les re-
belles. On a envoyé un commandant carliste ,
prisonnier à Estella,pour tenter tous les moyens
possibles , afin d'éviter à l'avenir de semblables
exécutions.
— La régularité du service des postes repo-
sant essentiellement sur l'exacte coïncidence de
l'arrivée et du départ des courriers qui doivent
accomplir leurs courses dans un temps déter-
miné, M. le ministre de l'intérieur a décidé, le
18 février dernier, que toutes les communes qui
possèdent des horloges et qui sont sur les routes
que parcourent les courriers de Padministration
des postes feront la dépense annuelle de VAn-
nuaire des longitudes , et qu'elles feront ré-
gler leurs horloges, sinon chaque jour, au moins
plusieurs fois par semaine, d'après le temps
moyen.
— L'instruction judiciaire se continue active-
ment contre les individus arrêtés pour avoir pns
pari aux désordres qui ont eu lieu le dimanche
10 de ce mois, à la suite de la translation du
chapiteau de la colonne de juillet. Avant-hier,
les nommés Cordesse etLarue ont été extraits de
la Force pour assister à une perquisition qui a
eu lieu à leurs domiciles, en vertu d'ordonnance
de M. le juge d'instruction.
— On vient d'arrêter à Londres , un nommé
Josephs qui faisait le commerce du plomb en-
levé aux cercueils de divers cimetières; cet hom-
me replaçait les corps en des cercueils de bois ,
après avoir enlevé et fondu les enveloppes de
plomb. On n'est pas sur la trace des individus
qui ont dû l'aider dans ce commerce sacrilège.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Imp. cl Fond, de Félix Locquin et comp.
Notre-Damc-des-Victoires, 16.
rue
25 MARS 1839.
^^^5^çSM>ÇABArrTOUSlU8,
LITTERiTBRE, SCIENCES, BEiOX-ARTS, IKDUSTRIE,
COKMISSANCSS UTILES, ESQOISSKS DE MOEURS,
UBUOIHES ET TOTAGES.]
ON s'iEONNE * PARIS, AO BOREAO DD JOURNAL,
rueduHELDER, 15, et chez tous les Libraires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'AIIeniasne , chez M. Alexandre ,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Royanmes, à l'Vni-
versal Lilerary Cabinet, 64, SU James's StreeU
Les abonnemeus ne datent que des 5 et 30 de
chaque mois.
Le prix des .ibonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher à Paris.
Au peu d'etprit que le botthomme availi,
l L'eiprit d'autrui\paT complément tervttit.
, Il compilait, compilait, compilait-
NM7.
JnnRKAtrx, ritces, outrages i?;iDiTS, /cblicà-
TIONS nouvelle», ÏIOCEArUIES , TEIEDSAOX ,
THEATRES ET MODES.
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POCR TliOISHOIS '■*
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On ne tire à vue que sur les personnes qui s'a -
bonnent pour un an ou 0 mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jointe au n" du 5 «t
une lithographie au n" du 20 de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. U ligne.
LE VOLEU
(èiX}dU ÎTfô Jountaur français et ftraïuKrs.
SOMMAIRE.
Marianna (fragment), par M. Jules Sandeau.
— Les ILLUMINÉS : Le comte de Cay-
LUS; Le roi de Prusse Frédéric-Guil-
laume ET LC comédien FlEURY. — Un POR-
TRAIT : Anecdote du Salon de 18S9, par
M. Mercier-Lacombe. — Poésie : Cantique
SUR UN RAYON DU SOLEIL, par ALPHONSE DE
Lamartine. — Salon de 1839(1" article), par
Alf. D. — Mélanges, faits curieux : L'an-
nonce. — Revue dramatique : Vaudeville :
IJn appartement à louer : Variétés : Jas-
])iu ou le père de Venfant trouvé. — Con-
CLRT. — Revue de cinq jours.
MAniAlTlTA ' .
(M. Jules Sandeau avait déjà publié un déli-
cieux roman , intitulé : Mndaviv de Sommer-
ville, livre érril avec charme, plein de jK'iisées
justes sur la jeunesse de notre temps , de détails
cxi(uis ravis au cour humain, cl composé en
vue d'une moralité (|;ii ne manquait certes ni de
vérité ni de profondeur. M. J. Sandeau nous
donne aujourd'hui Dlariaiina. Ce livre réalise
et au del?! loiitcs les espérances données jadis
par l'auteur: pensée morale, style, intérêt
d'aelion , tout est \h réuni an plus haut degré.
Nous avouons, du reste, ([ne nous sommes ami
de M. ,1. Sandeau aillant ipie de ses ouvrages;
mais nos éloges ne doivent pas nous faire encou-
(1)2 vol. in-8. Cliei Werdel, libraire, rue des Ma-
jai9>St<Germitiu, 1$,
rir, pour cela , le reproche de partialité : ici
partialité n'est que justice. — Marianna est la
leiine femme d'un maître de forges , habitant le
Berry, femme heureuse d'un bonheur si calme
qu'elle le prend en dégoût : de là h une faute il
n'y a pas loin ; et en effet , aux eaux oii son
mari l'a conduite, elle s'éprend d'un certain
George Hussy, homme jeune encore d'années,
mais déjîi blasé et vieux de l'expérience des
passions; plus tard, à Paris, la défaite de Ma-
rianna s'achève, et George, qui a cru l'aimer,
qui s'est elForcée del'aimer, (ieorge l'a trompée,
ou pour mieux <lire , il s'est trompé lui- même.
George (piitte Marianna, malgré les prières,
malgré les larmes de la pauvre ft^nme. 'Alors
elle fuit, elle se réfugie dans une solitude au
bord de la mer; un ami de (jeorge, Henri , un
tout jeune homme, iiresque un enfant, qui l'a-
dore, qui ne vil (pic par elle et pour elle, la
suit à son insu dins sa retraite, et reniplaci;
Bussy dans son cœur. Mais bientôt cet amour
au(iuel elle s'est laissée aller, fatigue Marianna ,
qui devient imiilaeable pour Henri comme
George a été implacable i)our elle, et elle finit
par briser sa chaîne. Après cela, que faiie?
Dominée i)ar un sentiment jibis fort qu'elle,
obéissant iicut-étre au bras invisible de Dieu
(|ui la pousse et la eliMie , elle revient au ber-
cail, la malheureuse brebis égarée , h la mai-
son conjugale , au pays qui la vit naître , l'exilée
volontaire, l'épouse infidèle. Et c'est là , lors-
(pi'elle se dit ; le bonheur était ici: c'est là
que la punition l'attend : Henri se lue presque
smis ses yeux. — Voilà Hlariauiia , simple,
louchant récit que nous iudicpions à ]Mine , le
idus poii;nanl tableau de douleurs vraies et vi-
vantes, le plus chaleureux panégyrique qui se
jniisse faire du mariage si scandaleiisemenl , si
iniipicmcnl insulté etinaudit de nos jours. Lisez
le livre de M. J. Sandeau; vous y [pleurerez
avec les personnages du drame, car vous con-
naissez ces personnages : vous y compatirez .à
des désespoirs profonds, car ces désespoirs ne
sont pas teints , vous pouvez nous en croire :
, tout cela est puissant et siucOrc, il n'y a pas à s y
tromper : trop sincère, dirons-nous, non pas
pour vous, lecteurs, mais pour l'auteur peut-
être. — Le chapitre qui suit est le premier de
Maria?uia.)
\.i. nuit était mauvaise. Le brouillard ipii ,
toul le jour, avait enveloppé Paris ,| venait de
s'abattre en une pluie fine et pénétrante. Les
(|uais étaient dés<'rts, la ville silencieuse; et les
pavés, lavés par l'eau du ciel, brillaient sous
les réverbères triste;r.ent balancés par le Tenl.
On n'entendait que le bruit de la Seine qui bat-
tait de ses flots houleux les remparts de pierre
qui renfei'inenl , et , à longs inlervalles , le fpas
mesiii é des palronlllcs errantes i|ni s'appelaient
et se séparaient dans l'ombre. Il faisait une de
CCS nuils fatales à la douleur qui vrille, durant
lesquelles les Ames soulfranles et craintives
pressentent leur destinée dans le deuil qui les
entoure . la liseiU dans la nuée qui passe , l'écou-
tent dans le vent qui gémit.
Cette nuit , si sombre à l'extérieur, était plus
lugubre encore dans la chambre de George
Bussy. Nonchalamment étendu dans un fauteuil
à dos mobile et à siège élastique, George contem-
plait avec un calme apparent les cendres du
foyer presque éteint. Debout, dans l'embrasure
d'une fenêtre, une femme, à demi cachée par les
rideaux de soie, semblait inicrroger de son re-
gard mélancolique qiieli]ues lumières allardées,
pâles étoiles qui luisaient encore à travers les
combles de la ville endormie, .\ssis devant le
piano , un troisième personnage laissait ses
doigts courir sur le clavier ; celait un jeune
homme tjui eomplail vingt années à peine, mais
dont le front, déjà rêveur, révélait une de ces
à mes de bonne heure prêtes pour la souffrance.
Tiuis trois étaient silencieux ; mais le silence
tpii pesait sur eux. comme une atmosphère ora-
geuse, disait assez que la lempèle grondait sour-
deiuent dans ces trois cœurs.
— Ik'uiy.dit cnfiu Georges Bussy, tu fais de-
— 258 —
puis une lieure un bruit insupportable; et lors
môme que nous aurions des nerfs d'acier ou de
platine, ce ne serait point une raison pour en
abuser de la sorte.
A ces mots prononcés d'un ton à la fois affec-
tueux et boudeur, le jeune homme étouffa brus-
iiueracnt la dernière vibration du piano sousses
doi;;ts, devenus imnioliilcs. Il se kva sans répon-
dre; et s'ap|)rorliant de la fenêtre, il en souleva
le double rideau, et prit, avec une pitié muette,
la main de la femme qui s'y tenait cachée. Celte
main était mouillée de pleurs. Henry la porta ^
ses lèvres, et l'y tint longtemps embrassée.
— Chère et pauvre créature ! dit-il en la pres-
sant doucement sur son cœur.
— Bien misérable! répondit-elle avec un
morne désespoir ; Henry, dites bien misérable !
Voyez comme la nuit est sombre : il n'y a pas
une étoile au ciel.
— Espérez, lui dit le jeune homme; le soleil
chassera les nuages ; le bonheur essuiera vos
larmes.
— Ah! poète! fit-elle en secouant tristement
la tête.
Et elle éclata en sanglots.
George se leva avec un brusque mouvement
d'impatience. Marianne l'entendit. Elle passa
précipitamment son mouchoir sur ses yeux, ra-
justa sur son front ses cheveux épars ; et, se dé-
gageant des plis de lampas qui renvc!op])aient,
elle marcha vers Bussy, la mort dans le cuur,
mais le sourire sur les lèvres. Elle était noble et
belle, belle surtout de la beauté que luiavaiten-
levéela douleur.
— Pardonnez, lui dit-elle, George, jiardonnez-
moi. J'avais promis de vous cacher mes larmes ;
je suis liiehe ! Parfois mon cœur se brise et toute
force m'abandonne. Mais voyez je souris ; voyez,
je suis heureuse. Je ne pleurerai plus. Voulez-
vous queje chante '.' Je n'ai point oublié les airs
qui vous charmaient. Dites un mot, et je retrou-
verai, |)our vous plaire, ma gaité des anciens
jours. O beaux jours! Mais tu me les rendras;
car tu es bon, George ; je sais que tu es bon, et
tu ne veux pas queje meure. Ami, regardez-
moi, c'est votre esclave qui vous prie : ne voyez-
vous i)as ma bouche qui vous sourit et vous ap-
pelle'.'
Et, se levant sur ses petits pieds, elle se dressa
vers Bus.sy, comme une gazelle grimpant aux
ilancs noirs d'un rocher aride.
Bussy déposa un baiser glacé sur le front de la
belle supidiante ; et, dénouant froidement les
bras tprelle lui avait jetés autour du cou :
— Eh ! non, sans doute, je ne veux pas que
vous mouriez ! D'ailleurs, sachez donc bien,
ma chère, qu'on ne meurt pas de ces choses-là.
La luallieurcuse cacha son visage dans ses
mains. Puis, tombant aux genoux de Bussy, les
cheveux en désordre, les yeux en pleurs, la poi-
trine haletante :
— Monsieur, monsieur, vous ne m'aimez plus!
cria-t-ellc.
— George, dit Henry, froid de colère, en
lui serrant lebras, vous êtes un méchant homme!
— Mes amis, dit Geoige impassible, lâchons
de ne point faire de mélodrame : le meilleur
n'en vaut rien. Marianna, relevez-vous. Rassu-
rez-vous, mon enfant, je vous aime. Quant à
Joi, lienry, lu u" es bon tout au plus qu'à faire de
mauvais vers. Attends, pour juger les hommes
et les choses, que tu aies secoué tes langes. Ta
main se fatigue inutilement à me serrer le bras.
Prends un siège, et sois calme. Spectateur d'une
des scènes les plus difficile de la vie, observe et
médite; cela ne l'empêchera pas de fa ire des sot-
tises, quand l'heure aura sonné pour toi. —
Marianna , poursuivit-il avec un impitoyable
sang-fi-oid, je vous aime tendrement. Quel que
soit l'avenir que le sort nous réserve, ma pensée
vous suivra partout, et ni l'oiddi ni l'ingratitude
ne flétriront. les souvenirs dont vous avez fleuri
les derniers jours de ma jeunesse.
— Vous m'aimez! dit Marianna avec amertu-
me. Ah! monsieur,si tel est votre amour, jepré-
férerais votre haine.
— Veuillez ne point m'interrompre, car voilà
que déjà nous ne nous entendons plus. Je vous
aime, mais je n'ai point d'amour. C'est là, mon
enfant, ce qu'il vous faudrait bien comprendre.
Lorsque mon bon et votre mauvais ange nous of-
frirent l'un à l'autre pour la première fois, je
cédai, en sollicitanl votre tendresse, à un hor-
rible sentiment d'égoisine. Je sortais brisé de
l'âge des passions; vous y entriez à pleines voi-
les. Piien n'arrive à temps. iNous ne naissons point
assortis. 11 n'est pas de cœurs jumeaux. Les jeu-
nes et belles âmes n'ont que des sœurs vieilles et
laides. On a comparé l'âme solitaire à la moitié
d'un fruit (jui cherche son autre moitié ; ces
deux moitiés ne se rencontrent que lorsque l'une
d'elles est gâtée. Que voulez -vous ? La vie est
ainsi faite : nous passons tous par les mêmes
I preuves, et toujours nous nous vengeons sur
ceux qui nous aiment de ceux que nous avons
aimés. Puissiez-vous ne jamais comprendre le
sens de ces tristes paroles ! Alais vous subirez la
commune loi; vous vieillirez, hélas! et voussen-
tirez alors combien les turbulentes ardeurs d'un
cœur jeune et rempli d'orages sont imi)orlunes
au cumr fatigué qui n'asi)ire plus qu'au repos.
El peut-être alors niepardonnerez-vous; peut-
être essaierez-vous un retour moins sévère sur
ces jours abreuvés de vos larmes ! Comme vous,
j'ai souffert; comme vous, j'ai maudit; c'est
qu'alors, comme vous à cette heure, je ne com-
prenais rien ; j'ignorais que la victime put faire
envie à son bourre au : vous m'avez enseigné
l'indulgence. Le ciel m'est témoin quejene cher-
che point à ra'absoudre ! En vous attirant vers
moi, je fus criminel, je le crois. Je vous trom-
pai; disons mieux, je me trompai moi-même.
L'orgueil, la tristesse, l'ennui; mais aussi vos
grâces, voire beauté, puis l'enivrant espoir de
ressaisir les années envolées m'entraînèrent à
votre perte, et je sentis un instant sous mes cen-
dres remuer le feu divin de la jeunesse. M'élais-
je donc entièrement abusé ? Vous même ne sau-
riez l'atlirmer sans être ingrate envers le passé.
Oui, Marianna, je vous ai bien aimée. Vous avez
ravivé dans mon sein des ardeurs près de s'étein-
dre; vous avez rendu à mon précoce automne
les verts rameaux de mon printemps, et peut-
ôtreavez-vous gardé souvenirde quelques beaux
jours éclos sous mon pâle soleil, réchauffés aux
rayons du vôtre 1' Eh bien! vous l'avouerai -je?
vous m'avez lassé. Vous commenciez la vie, et
moi je l'achevais. 11 fallait à la vôtre les secousses
de la passion ; à la mienne, les molles allures
d'un sentiment heureux et calme. Je cherchais
la paix ; vous appeliez la tourmente. Aussi que
de sombres journées pour quelques heures se-
reines! Les soupçons, les transporls jaloux, les
pleurs et les sanglots, les reproches amers, vous
ne m'avez rien épargné, et vos orageuses ten-
dresses eurent bientôt épuisé les forces d'ime
âms à peine convalescente. Ai-je assez lutté ?
Ai-je assez combattu ? Me suis-je consumé en
assez longs efforts pour vous cacher le décou-
ragement et l'indigence de mon cœur? Vous,
mon enfant,vous n'avez rien compris; vous n'avez
demandé que les trésors qui n'étaient plus en moi;
et, vous indignant denepasles trouver, sans pitié
pourmoi, sans pitié i)Our vous-même, vous avez
rejetélesmodestes félicitésque jepouvais encore
vousoffrir.Vous voyez que depuis longtemps nous
faisons tousdeux un métier de dupes. Vous ne pou-
vczricn pourmon bonlieur;jenepuisrien pourle
vôtre : la tempête ne d(>rt jamais sous notre toil.
Marianna, il faut en finir! Je suis cruel, je le
sais; mais il est des plaies qu'on ne guérit (|u'en
y portant le fer et la flamme; Votre, passion me
brise et me tue; ma vie a d'autres exigences. Je
vous suis sincèrement attaché ; je vous estime et
je vous aime; mais la froide raison ([ui vous
parle dit assez que l'amour ne vit plus en moi.
Pâle et le front baissé, Marianna écoutait ces
rudes paroles; et George, appuyé contre le mar-
bre de la cheminée, les bras croisés, grave et in-
flexible, ressemblait à Minos jugeant une ombre
échappée à la terre.
— George, répondit avec douceur la créature
désolée, ce n'est pas moi qui cherchai votre
amour ; mais Dieu, qui m'entend, et vous-même
vous ne l'ignorez pas, sait que je ne vous accuse
point. Le passé fùt-il réparable, tel que vous l'a-
vez fait, je l'accepterais encore, et ne voudrais
en effacer que vos mauvais jours. Si pointant,
comme vous le dites, je fus parfois injuste et
méchante; si je tourmentai votre repos, s'il est
vrai que mes exigences aient troublé votre vie,
soyez généreux, oubliez. Je ne serai plus désor-
mais qu'une esclave soumise et résignée. Aimez-
moi comme vous pourrez, je ramasserai avec
reconnaissance les miettes de votre cœur. Mais
ne me repoussez pas. Voyez, ce n'est plus une
amante irrilée qui se plaint; c'est une femme
repentante ((ui vous implore, qui baise vosmains,
qui s'attache à vos genoux, et qui pour prix de
tous ses dévouemens, n'attend rien ipie le droit
de se dévouer encore.
Et, en parlant ainsi, elle s'élait emparée des
mains de George, et elle les couvrait de baisers.
George ne put réprimer un mouvement d'hu-
meur et de colère. 11 avait compté sur l'orgueil
blessé de sa maîtresse; mais Pamour n'a point
d'orgueil : il embrasse les pieds qui le foulent.
— Voilà bien comme vous êtes toutes ! s'écria-
t-il, en marchant à grands pas dans la chambre,
comme un vieux lion dans sa cage. Vous êtes
toutes ainsi ! répéta-t-il, en s'arrêtant devant
Marianna, qui baissa humblement la tête. Vous
avez fait du dévoûmcnt une véritable maladie.
Vousne douiez de rien; vous ne calculez rien :
vous allez follement au devant de tous les sa-
crifices, et, si nous sommes assez stupidement
égoïstes pour les accepter, vous. V0J|7JÇB
vous-mêmes un beau jour par ..fe-hajne-
le mépris. Pensez-vous «[ue
ces choses-là se passent ? D'aij
— 259 —
point consulté vos forces : songez que depuis six
mois cliaipie jour éclaire sous noire toit une
lutte semblable, et tpie vous oubliez chaque
jour vos larmes, vos remords et vos promesses
de la veille. — Maiianna, eroyez-moi, poursui-
vit-il d'un ton plus alFeclueux ; croyez ma triste
expérience. Notre amour a donné toules ses
fleurs, iranclions-le dans le vif, avant qu'il rap-
porte des fruits trop amers; réservons pour nos
vieux ans un banc de mousse où nous pourrons
nous retrouver amis et éclianger de tendres pa-
roles ; préparons un champ sans ivraie à la Heur
de nos souvenirs. Il en est temps encore; de-
main peut-être il sera trop tard. Déjà je suis dur
et cruel. Prenez {;ar(le! bienlcM vous haïrez;
de l'amour à la haine la distance est facile à
franchir.
— Ainsi, monsieur, dit Marianna, vous me
proposez une séparation ?
— Je vous propose de dénouer nos liens :
aimez-vous mieux attendre qu'ils se brisent?
— Mais, George, vous n'y songez jtas, répon-
<lit Marianna avec une ineffable expression de
douleur et de tendresse; ou peut-être, sans le
vouloir, vous aurai-je fait du mal, et c'est pour
me punir(|ue vous me parlez delà sorte. Vous
avez vos mauvais jours, ami; vous éles irritable
et bren cruel parfois pour cette femme qui vous
aime ! Comment se peu!-il faire que vous trai-
tiez si durement une femme qu; vous aime tant !
Comment se fail-il aussi que moi, qui donnerais
ma vie avec joie pour épai-gner un chagrin à la
vôtre, je vous offense, vous blesse et vous irrite '.'
Dites, tout ceci n'cst-il pas étrange et misérable ?
Mais il faut me i)ardonner ainsi que je vous par-
donne; car vous me connaissez comme je vous
connais. Oh ! je vous connais bien ! Quoi ([ue
vous puissiez (lire, vous ètis un noble cœin, et
vous ne voudriez pas abandonner une pauvre
créature ipii a tout quitté [)our vous suivre.
— (Jui parle de vous aliandonner ? répli(|ua
Bu.ssy en haussant les épaules. Voilh déjà (jue
vous tombez dans des exagérations (jui n'ont
l)as le sens conmiun ! Que diable, ma chère, on
l>eut cesser crétre amom-eiix sans devenir une
Léte fauve : cela se voit tous les jours. Que vous
proposé-jeP De nous affranchir muluellemenl
d'un joug qui nous écras(;; de dénouer d un
commun accord des liens qui nous blessent- de
nous délivrer l'un l'autre d'une chaîne qui nous
mcuriril. Je m', sache pas qu'il y ait là-dedans
rien qui ressemble à ini a!)andon i)rémédité.
Nous ne sommes point dans l'ile de Naxos et les
lamentations d'Ariane seraient ici fort déplacées.
Libres une fois , seron.s-nous moins amis I' Non
.sans doute. Serons-nous plus hein-eux 1' Je le
crois. Vous comprendrez, Marianna, combien
les joies paisibles de la sainte amitié sont iiré-
férables aux bonheurs tourmentés de l'amour ;
vous verrez ipi'il nous sera doux , après tant
d'orages, de nous reposer enliu dans un senti-
ment calme et durable. Qu'y aura-l-il de chani;é
dans notre alfeclion ? La forme, et rien déplus;
toujours le fond restera le même. Enfant, .pii a
pu croire que je voulais la délaisser! A votre
tour, vous Oies cruelle. Ne suis-je pas votre
frère? Vous serez ma saur bien-aimée. Dites,
ne le voulez-vous pas?
— Ah ! Marianna ! Ah ! pauvre Marianna ! Hi-
cUc en croisant ses mains avec désesuoi>-.
— Tu vois , Henry , dit George avec un pro-
fond découragement, c'est tous les jours la
même chose.
— Et c'est lui (|ui se plaint! s'écria Marianna
en se tordant les bras ; et c'est lui qui m'accuse ,
lorsi]ue moi je pleure et je supplie! Ah! sans
doute, vous êtes martyr! C'est moi, n'est-ce
lias,qui soufflai dans votre cœur des ardeurs
crimineUes ? C'est moi ijui vous enseignai l'ou-
iili desjdevoirs; qui vous attirai par de trom-
peuses espérances ; qui , après avoir égaré votre
esprit confiant et crédule , vous arrachai au
foyer domesti([ue, à la famille, à la |)atrie; moi ,
qui vous jurai un éternel appui , une llamme
éternelle; moi, n'est-ce pas, qui promis de
vous rendre en amour tous les biens ((ue vous
al>di(piiez follement pour me suivre? Enfin,
monsieur, c'est moi , qui , après avoir brisé tous
vos liens , appelé sur votre tête la haine et le
mépris du monde et creusé autour de vous une
éternelle .soliinde, vous délaisse lâchement dans
le désert où je vous ai jeté !
— Vous maniez l'ironie avec une grâce par-
faite, répondit (ieorge; mais vous me calom-
niez ou vous me vantez, à coup sûr; vous ou-
bliez que parfois la docilité de la victime sim-
plifie singulièrement le rôle du sacrificateur.
Marianna se leva ,'le regard en feu, les lèvres
pâles et tremblantes.
— 11 faut bien se dire, poursuivit-il noncha-
lamment, qu'en pareille occurrence les hommes
sont beaucoup moins scélérats qu'on ne l'ima-
gine généralement. On présume trop de nous-
mêmes. Si les complices étaient plus rares , nos
victimes seraient moins nombreuses.
— George, dit Henry d'un air sombre , vous
outragez la plus noble et la plus infortunée de
toutes les créatures.
— Mais tu es donc infâme! s'écria Marianna
en ai)puyant une main ,sur l'épaule île IJussy.
Cœur ingrat, âme vile ! tu me fais horreur, et
je le bais, et je le hanais plus, si je te méprisais
moins!
— Madame, ré|iondif liussyens'asseyant tran-
quillement, je crois qu'il .serait convenable de
nous en tenir là. 11 est fâcheux (pfentre gens de
(piel(|iie .savoir-vivre, ces sortes de cho.ses ne se
pa.s,sent jioint d'une façon plus digne et plus
décente. C'est moins la nianière de se prendre
que celle de se quitter qui dislingue les amours
du salon de ceux de l'anlichambre. Au reste
madame, je sais tout le liien ([ue vous avez voulu
me faire et tout le mal que je vous ai fait. Je
sais...
— Tu lu'sais rien, interrompit impérieuse-
ment Marianna. Pour toi, j'ai tout renié : hon-
neur, vertu, considération, toutes les gloires
de la femme : voilà ce qiu' tu sais. Mais sài,s-iu,
malheureux, dans combien de remords et de
larnus .s'est roulé ce .wur navré, après sa chute?
Sais-tu les ombres vengeresses qui ont assailli
ma solitude , les voix accusatrices que m"a fait
entendre le veut delà nuit?T'ai-je offert de
partager avec moi la colère ilu ciel ? Les cris de
ma conscience ont-ils troublé Ion repos? T'ai-je
laissé descendre dans les abiines tourmentés de
mon âme? Dis si mon regard n'a pas toujours
souri à t(Ui réveil, si la présence n'a pas tiui jours
égayé mon humble loil, s'il l'est j„mais arrivé de
ne pas lire la bicu-vcnuc sur mou visage ? l'uis-
que voilà que tu m'outrages, que pensais-lu
j donc , misérable ? Que j'étais une de ces femmes
qui portent légèrement la honte, et que tu pour-
rais, à ton caprice, dénouer cet amour suivant
la loi des amours vulgaires ? Tu t'abusais , mau-
dit ! J'ai trempé mon chevet de mes pleurs ■
quand la joie te souriait sur mes lèvres, un ser-
pent me rongeait le .sein. Ah ! que lu les as bien
vengés, ceux que j'ai follemenl délaissés pour
toi, colosse d'ingratitude ! Ah! que Dieu l'avait
bien choisi ])our me iierdre et pour me punir,
inslrument fatal de ma destinée! Our, mon Dieu'
je fus criminelle, mais vous savez aussi que j'ai
bienexi-ié mes fautes!MonDieu,j'ai bien souffert
vous le savez. Seigneur! Les anges de la dou-
leur ont dû porter jusqu'à vous les sanglots de
mon repentir. Vous savez tout ce (jne cette âme
<lésolée a nourri de legrets dévorans , et de
sombres tristesses, et dépensées amères! Mais
loi; qu'en savais-tu ? Dans cet enfer où lu m'a-
vais plongée, as-tu surpris parfois un retour de
mon cœur vers les biens que tu m'avais ravis ?
Je ne t en ai jamais redemandéquun seul,cruel •
c <lait ton amour, ton amour que tu m'avaisju-
re toujours jeune, brûlant, éternel ! Parle , ne
l'avais-je pas acheté par d'assez rudes sacrifices''
N'avais-jepas à ta tendresse des droits sacrés et
légitimes ? Toi, réponds, qu'astu fait pour moi?
Parjure, tu ne m'as point aimée; lâche , tu me
repousses : infâme, après m'avoir brisée, lu me
jettes l'injure et l'outrage ? George, c'est bien ,
poursuis ton œuvre! le jour de la justice arri-
vera , et nos comptes seront réglés devant
Dieu et devant les hommes.
— Je crois, répondit Bussv. que Dieu se
mêle rarement de ces sortes d'affaires : quant aux
hommes, il est à souhaiter qu'ils s'en mêlent
plus rarement encore. Au reste, madame, je me
soumets d'avance et sans murmurer à l'arrêt de
mesjuges, et, quelle qu'en soit la rigueur, j'en
apprécierai lin.lulgenee. Insen.sé que j'étais, d'a-
voir pueroir.un instant que voire bonheur habi-
tait en moi, et que la fatalité s'était lassée de me
l'oursuivre ! Allez, chargez un misérable de tout
le i)oids <le votre colère : oubliez .pie jesoufrre,
oubliez mes douleurs pour ne vous rappeler que
mes crimes ; accablez-moi de votre exécralicm ;
foulez-moi aux pieds de votre mépris. Peut-être
cependant méritai-je quelque pitié; peut-être
an.ssi poiiviez-vous me laisser le soin de votre
pro|)re haine , car je ne saurais vous être plus
odieux que je ne le suis à moi-mênije.
— O mon unique amour! ô ma vie! ù mon
Dieu ! s'écria la pauvre égarée en tombant aux
pieds de son bourreau : c'est moi qui suis une
misérable femme . c'est moi qu'il fnut haïr, c'est
loi qu'il faut aimer ! Tiens, je suis à les genoux
qu. j'embrasse, et c'est là que je veux mourir, si
lu ne m'appelles sur ton cœur. Tu souffres, mon
George, qu'as-tu ? Aurais-tu des chagrins que
je ne pui.sse guérir ? Tu .souffres, et moi je l'.ic-
cusais! Va, sois dur, sois impitoyable ; n'rs-lu
l>as bien le niaitre et ne suis-je pas la servante ?
Ilenry.je neveux pas que vous le conirariez;
je veux que vous le lai.ssiez faire; mais loi, laiitse^
moi l'aimer, et lu me verras heureuse entre les
plus heureuses, cl lani damour le louchera
peut-êli !•. \ oyons, ne boude p.is. souris un peu
à ion esclave : ne relire jias la maiu de la mien-
no. Permcls-moi de pleurer, tu vois bien que
:_ 260 —
c'esUle bonheur. Tu ne me dis rien, (Jeorge, lu
i:ie rc|iousses. Vous m'en voulez, ami '.' Que vous
;ii je repi'oclié ? jYliis fjlle. Que m'importe le
iiuindc ;' \ous savez iiicu ijue pour vous j'aurais
quille le ciel avec joie !
— Jlou eufinl , soyez donc raisonnalile , dit
Georije eu la relevant d'assez mauvaise grûce.
Quand même vous eussiez quitté le ciel, les
choses d"iei-bas n'en auraient jias moins eu leur
cours. Le temps nous entraine avec lui et nous
modifie à noire insu : ciiaiiue ft|;e a ses passions,
ses besoins, ses devoirs ; c'est là depuis .six mois
ce que vous ne voulez i)as comprendre. 11 en est
de. la nature morale comme de la nature exté-
rieure : toutes deux ont leurs saisons dont au-
cune puissance ne saurait iiilervcrlir l'ordre ini-
mnal)le et néces-aire. Vous aurez beau vous ré-
volter contre la main qui gouverne le monde ,
vous ne ferez jjas (jue l'hiver se couronne de
Heurs ni que le ciel [jris de l'automne s'embrase
des feu.\ du cancer. .le vous avais juré une Ham-
me éternelle, et nous devions nous aimer tou-
jours. Oui, sans doule, toujours! Mais, croyez-
moi, de tous les amans qui ont commencé par
promettre Téternilé îi leurs transports , bien
heureu.\ ceux-là (pii, après avoir vu deux fois
les coteaux jaunir et les bois s'effeuilh^', oui pu
se retrouver assis au coin du même foyer ! Tou-
jours! demandez aux vieillards, vous les verrez
sourire. Dites que cette vie est triste : triste, en
effet, vous répondrai-je. Mais c'est la vie, qu'y
pouvons-nous'.' A quoi lion s'irriter contre le
flot qui iioiiii emporie!^ Il esl plus fort que nous,
ctnous allons ! (lomnie vou.s, j'ai rêvé des amours
sans lins et d'inépuisables tendresses. Comme
moi, vous arriverez un joui- à sentir que les
sources de la passion tarissent, et que l'amour
n'est i)asriiisloiie de l'existcnceloul entière. Quoi
que vous fassiez, vous n'échapiierez poinl aux
mortelles influences ipie nous subi-sons tous, el
peut-être alors, faisant la part des fiiiicslcs cir-
constances qui nous ont perdus tous b s deux ,
réduirez-vous mes crimes à de pardonnables er-
reurs. Oui, Maiianna , oui , écrions-nous en-
semble (|ue l'amour seul est ijrand, que l'anioui'
seul est beau. C'est le soleil lie la jeunesse elle
rêve des nobles ftmes. i'oui-.juoi nasse-l-i!, hé-
las! (piand nous resions '.' l'ourquoi nous sur-
vivons-nous à nous- menues'.' Pou ripioi nous éle:i-
dons-nous tout viv.ins dans le cercueil de nos
illusions;' Ma pauvre <-uraMt , que voulez vous '.'
Le soleil pMit, les arbiej se (ié;iouillenl, la nier
«juilte MS bords : loul fini, Unit ineur! , rit ii
n'est durable. Les poèUs ont éci il là-dessus une
foule de belles elios;-s.
Lalempèle .;;ronda lon^-lenips encore, lanlol
sourde, tanlôtl'nrieiise. I.onijlenips encore M i-
rianna lutta de tout son amour : tanlot humble
el résignée, tantôt éclatanl en reproches; pas-
sant tour à tour de la priéie à rinvcctive, tour à
tour .KU[q)li:inle el lerriîde. Mais loul fut inutile :
viinemeiit la va;-,iie caressa le roc ou le batiit
avec fureur, le roi: ne bon^'ea pas. 11 se faisait à
longs intervalles d'affreux silences , durant les-
quels on n'enleudaii que les silïïemens de la
brise, la pluie qui foueltait les vilres, les heu-
res (|ui sonnaient Irislement dans l'ombre, puis
tont-à-cdi'.p tin saii;;lol éloiiffé, un cri de déses-
poir qui partail du m-Iu de Mari.'.una el donnait
le sijjnal d'une lutte nouvelle. Ll à cha(|uu nou-
velle crise, c'étaient des paroles plus aigres, des
récriminations plus amères , d'incroybales ou-
blis de diijnilé d'une part, de l'atilre un oubli
plus incroyable encore des é'iards dus à la fai-
blesse : des relours sani;lans sur le passé, de dé-
plorables impiécalions telles que la haine n'en
inspira jamais de semblables, si bien que le jeune
homme (|ui contemidait celle scène de désola -
lion sentait une froide horreur qui lui courait
dans les os. Plus d'une fois il avait essayé de
mellreiin frein à remporlement delieorge, mais
toujours sa faible voix s'était perdue dans les
jjronderaens de la tonrmenle. Debout , dans
l'embrasure d'une fenéire, les traits paies et dé-
faits, une main enfoncée dans sa poitrine i|u'elle
semblait serrer avec rage, il contemiilait les
deux acteurs de ce drame avec une indéfinissa-
ble expression de douleur et de volupté. Par-
fois un funeste éclair de joie jiassail sur son
front, et alors on aurait pu croire qu'il se ic-
paissail avec délices des tortures de Marianna.
Parfois aussi nu horrible senti ment de sou Ifianee
lui contraclail le visage , et alors, à voir son ail
ardent allaehé sur Bussy, on eût dit une jeune
hyène prèle à s'élancer sur sa proie. Ces divers
mouvemens n'échappaient point à Bussy (pii ,
après les avoir remarqués à peine, avait fini par
les observer avec une altenlion inquiète et par
atlacher sur Henry un regard perçant et scruta-
teur.
Pour cet enfant ()ui n'avait encore entrevu la
vie qu'à travers les songes d'une imagination en-
ehaiilée, pour celle àme viri;iiiale ipii avait pen-
|)lé le monde île ses rêves et i-épandu sur toutes
choses les mystérieux parfums de sa jeunesse ,
pour ce cœur pieux et croyant qui nes'élait pro-
mis sans doule que des affections éternelles, qui
s'étailditquelesamoiiisco iimencéessur la terre
allaienl se continuer au ciel, ce dut élre en elfet
un lamentable spectacle que ce dernier combat
d'une passion agonisante. Spectacle, toujours et
pour tous, digne d'une pitié profonde ! II
semble qu'entre gens d'esprit, d'honneur et de
belles manières, qui ont échangé les trésors de
leiii- estime et de leur tendresse, de jiareilles
ru]. turcs doivenls'elfcclueravcc une exqiiiseélé-
gaiiee.Mais rarement il en arrive ainsi, i'our ijne
ces lirr.s se dénouent au lien île romi>re, i)our
les dénouer, comme avait fait Bussy, d'une fa-
çon digne et décente, il faut nécessaireinenl une
nniluelli! indiflérence. Mais par celle loi fatale
qui veut ijne nous nous cramponnions à Ions les
biens qui nous échaïqient, loul caur, en se dé-
Uichant de son compagnon de chaîne, ne fail que
se le river plus étroitenienl à lui-même. D'a-
bord, la lutte est sourde el silencieuse, la souf-
france se cache et se tail ; longtem|)S les pensées
amères , comme la lie, gardent le tond du vase.
Mais bientôt l'orage gronde : d'une part la pa-
tience se lasse, de l'autre la passion s'aigrit ; la
lie monte el bouillonne à la surface. Et c'est
alors qu'où )ierd loule réserve et tonte retenue;
c'esl alors qn'abdiiiuant toute iiudeiir el toute
ili,;iiilé, 011 llétrii le passé, on insulte au présent,
on ruine l'avenir ! Les paroles acérées secroi-
scni, les mots qui tuent volent dans l'air. Est-ce
deux enneiuis prêls à se liécliirer l'un l'autre i'
Non : ces lèvres se .simt unies dans un même
b li.^er, ces yeu\ dans un même regard, ces ftines
dans une niéiue ivresse : ce sont dcu.x amans qui
I s'étaient |uomis de vieillir dans un même amour.
I Oui. toujours et jiour tous, spectacles bien di-
gnes d'une piiii' jirofonde !
Tout était redevenu silencieux. Assis an coin
du foyer, Bussy remuait les cendres moins froi-
des que son ca-iir. Henry tenait dans ses mains
la léle de Marianna. L'inforiimée ne |dein-ait
plus : elle était dans cet élat où la douleur af-
faissée n'a plus conscience d'elle-même. Bien-
tiU le jour se leva sale et lerne, et, glissant à tra-
vers les rideaux, lit pâlir la lampe qui avait
éclairé celle nuit lamentalde. La ville reprenait
ses mouvemens accoiilumés; les magasins s'ou-
vraient, les voilures roulaient, les mille cris de
i'ai-is crililaient déjà l'airdu iiiaiin. Tout ce ré-
veil de la eilé rapjiela péiiiblenienl Mariannaà
la vie el la frappa d'une morne stupeur. Notre
ànv, en se brisant, croit entraîner la ruine du
monde el s'indigne dans son orgueil, quand elle
voil qu'elle n'a même pas troublé une mesure
de l'harmonie universelle.
— Monsieur, dit Marianna d'une voix altérée,
mais calme, je crois qu'an poinl où nous en
sommes , il serait convenable de nous restituer
l'un à l'autre les lettres échangées en des temps
moins mauvais; je compte sur votre délica-
tesse.
George ouvrit une boite de cèdre , y prit un
paquet sous enveloppe, scellé d'un triple ca-
chet, et le remit silencieusement à Marianna.
— II vous eiH été bien facile de les garder!
dit-elle avec un sourire plein de mélancolie.
— Ma foi ! répondit (ïeorge un peu confus , je
n'y ai pas songé : mais si vous voulez me les ren-
dre, je les conserverai avec loule la religion du
souvenir.
;\larianna sourit plus Irislement encore ; puis
elle roiiqiit le triple eaeliel. L'envelojqie , en
s'ouvrant , laissa s'exhaler le parfum des jours
heureux , cet enivrant parfum que les amans
connaissent seuls. Marianna prit une des lettres,
roffrit à la lampe qui brûlait encore , et presque
aussitôt la flamme, franchissant sa prison de
verre , emlirasa li letlrc qui l'avait appelée. La
pauvre délaissée la jeta tout en feu dans le foyer,
puis toutes les autres, lentement, une ît une,
cherchant ainsi à reculer l'instant de la sépara-
tion éternelle; pleine de doule encore et d'es-
poir , et croyant que cha(]ue niinnle allait lui
ap|iorter sa grâce. Elle conlcmiila longlempsles
lignes éllncelanles qui conraieiil sur le papier
noirci ; mais voyant enfin ([ue lieorge était inexo-
rable, comprenant que tout était lini jiour elle,
(Ile s'enveloppa de son chàle , elle parcourut de
son regard celle chambre où elle était résolue à
ne plus rentrer j.unais; elle envoya à chaque
objet un bien long, un bien triste adieu, puisse
tournant vers Henry ;
— Mon enfant, accompagnez-moi, lui dil-
elic.
Sa démarche était chancelante. Près de fran-
chir le seuil, elle abandonna brusquement le
bras qui la soulen.iit, et revenant encore une
fois à Bussy :
— George, lui dit-elle avec dignité, nous ne
pouvons nous quiller ainsi; séparons-nous
mais noblement. Que celle heure soit l'heure
suprême! mais Ldssez lomber sur moi un mot
de consolation , el ce cœur que vous avez brisé
tressaillera encore d'allégresse. S'il est vrai que
J
2(;i —
11— nitjwjjjjaj^aj^Eta^
VOUS iii.iyez yiiiii'e , s'il est vrai que j'aie mis
dans voire vie (niel(iues joies dont le souvenir
vous soit cher , Georne , au nom de cet amour
(jueje n'ai pas su garder, au nom de ces joies
(|ui sont ma nhiire et ma richesse, rep,ardez-
moi sans colère, et, si je vous ai fait du mal,
dites (Hie vous me pardonnez.
Georjje éMit une nature brusque , empor-
tée , mais ni méchante ni cruelle. 11 ne s'éfiit
résigné au rôle odieux (|u'il venait de jouer
qu'après avoir épuisé tous les remèdes iiidul-
gens. La nécessité seule l'avait poussé aux
uioyensextréties. Las de souli'rir, souffrant sur-
tout des torturas de sa victime, dominé d'ail-
leurs par des exi|!euce.s i|iii n'étaient [dus celles
de l'amour, il s'était dit que mieux vaut en finir
d'un seul coup (;ue de traîner sur les cailloux,
à travers les ronces, deux existences misérahles :
il s'arma d'où l.'i'oce courage, et la pitié, autant
que légoisrae, le lit impiloyalile. Et piiis ii faut
convenir (jue parfois la victime aliuse tellement
de la palieuce du houiieau, (ju'il est iiu-
l)(),ssilile à l'iiuliliérence la plus philosophi-
que d'écliap;icr . eu Iuliaul contre les oliscs-
sious de i'aniuur, à une cirrtuine irrita liililé iier-
veiise qui prend tuules l(;s ailiii'cs d'un leuijié-
rameul hrulal. Les IVmiuts elles-mènics n'en
sont puiiil exemples : seulement, d une oi'gani-
salioii jdns fa::i:i' et plus tendre <iue la noire,
elles osent rareuu m ncnis exécuter de leurs
Manches mains ; sujiph'autla rmlesse par la per-
lidie, elles nous vei'seut à petiiw doses le poison
iiui nuus tue, et laissent presi|ne loujouis à no-
tre snccesseui- le soin de nous signilier l'.irrél
qui nous condamne en dernier ressort. Quoi
qu'il en soit, George n'enlenditpas sans émotion
les dernières paroles de Marianna ; tant de dou-
leur et dhunnlité le touchèrent. II pressa de ses
mains attendries la tète de l'infortunée sur sa
poitrine ; son c(Bur de gla(te se fontht et sa pau-
l)ière aride s'humecta.
Ils restèrent long-temps ainsi, et, témoin de
leurs nniets adieux, dehout sur le seuil de la
jiorte, Henry les contemplait d'un air sombre,
mêlé dune anxiété jalouse et d'une avide cu-
riosité.
George, aussitôt qu'il se trouva sctd, fut inon-
dé par le sentiment de sa liberté reconquise. 11
se leva, ouvrit la fenêtre de sa chambre et respi-
ra l'air à pleins poumons. Libre! il élail libre!
Il sentit avec délices la bruine line et glacée que
le vint lui souillait au visage ; il s'r'uivra des
brouillards de la Seine : jamais le ciel embaumé
des prairies ne lui avait sendjlé plus joyeux ni
plus pur()u'en cet instant, l'atmosphère humide
et sombre qui pesait sur Paris ou l'envi loppail
comme d'un linceul. Libre ! libre eiiliii ! .Sa
liberté coûtait bien des pleurs, mais sa joie de
prisonnier qui voit tomber ses chaînes ne fut
altérée par aucuns remords, et l'imagedc Marian-
na ne vint point eu troubler l'ivresse. George
était une de ces natures de fer iiue parfois la
jeunesse dorcd'un éclat passager, mais aux(|uel-
les le frottement du monde ne laisse que le ruilc
métal avec lequel Dieu les a façonnées. L'expé-
rience de la vie avait développé chez lui une
logi.jiie froide et tranchante, inaccessible h la
passion. Fataliste en amour, il siqjposait ilans
l'ordre moral une série de faits nécessaires,
tout aussi inévitables que les pliénoiuèucs de la
nature extérieure, et sa conscience n'admettait
pas qu'en brisant la vie d'une femme, ainsi qu'il
venait de faire, un homme pi'it être plus cou-
palde (|ue l'orage qui luise une (leur. Système
merveilleux pour absoudre l'égoïsme et l'ingra-
litude ! Mais s'il est de nobles aines chez les-
(|uelles la douleur, au lieu de les tarir, ravive
toutes les nobles sources, il en est d'autres
aussi, moins pures et moins divines, que la
soulfrance dessèche et qui se pélrilient dans
leurs larmes. Pareilles à la menthe et à la ver-
veine, plus on foule aux pieds les premières,
plus elles e.xhalent leurs suaves odeurs. Les
autres ressemblent à ces plantes moins g^-né-
reiises ipii parfument bien la main qui les ca-
resse, mais (|ui, écrasées unv. fois ne donnent
|dus (|ue des senteurs amères.
L'euivrenienl de Uussy fut court, et le souve-
nir d Henry se glissa bientôt comme un ver
rongeur dans sa joie, 'fous deux étaient nés
sous le nièiiie ciel, dans la même ville, pr(^S(|ue
sous le même toit. Leurs fanulles avaient été
unies entre elles par une «le ces ailèctions qui
naissent porte à porte et se transmeltent de gé-
nération en génération : alrections héréditaires
([u'ou nt' rencontre ;nière ([u'en pr()\inee, où
toutefois elles sont jdus rares que les haines,
les iniiniiiés et les divisions de lout genre qui
juiiph ni les (jualre-vingt-six déparlcmer.s de
(iuelles et (le Gibelins, de Gapulets et de Mon-
taigus. Leurs mères avaient joué dans le même
berceau. Amies d'enfance, elles avaient grandi,
et leur amitié avec elles. Toutes deux s'étaient
mariées à la même époque, avec l'csiMiir d'unir
un jour le lils et la lllle qui devaient naître in-
failliblement et tout exprès pour ce double
hymen. Mais les mariages projetés de si loin
ont naturellement peu de chances d'aller à l'é-
glise. L'une d'elles mourut en donnant la vie à
un lils ; l'autre adoi)ta ce lils dans sa tendresse,
et George put croire qu'il n'avait pas perdu sa
mère. Madame Felquères semblait destinée à ne
jamais connaître autrement les joies delà ma-
ternité, lors(iu'elle sentit remuer dans ses flancs
le fi iiil tardif d'un amour qui n'en espérait plus.
Henry vil le jour : deux lustres et (dus avaient
pa.ssé déjà sur le front du jeune liussy. Par
une étrange fatalité, les deux mères devaient
mourir de la même mort. ïMadame Felquères ne
se releva |. oint des angoisses de l'enfantement.
A|)rès avoir traîné durant quelques mois une
doAiloureuse existence, elle reconnut que sa lin
était proche, et comme George était à son chevet
([u'il baignait de ses pleurs, elle lui dit de douces
paroles d'adieu, entremêlées de sages avertisse-
ineiis. fout sou désespoir, en mourant, était d'a-
bandonner son fils sans autre appui que son
père. C'est que la malheureuse le connaissait
trop bien, cet appui; c'est que durant douze
années clic avail ployé sans murmurer sous ce
joug lie fer, et qu'elle s'en allait l'aine toute
i meiirtiic.
— Mon enfant, disait-elle à George , lu as
précédé mon lils dans la vie , lu le précéderas
dans le monde. Tu guideras son inexpérience,
tu aideras ses jeunes i>as. N'oublie jamais cpie
ji' te lai conlié à mon lit de mort ; veille sur lui
comme j'ai veillé sur loi: iiarle-Ini de sa mère.
I dis-lui que je l'aurais bien ai mé et ipie je n'ai
' rejjrelté qtic vous deux sur la terre. Tu proté-
geras son enfance, lu conseilleras sa jeunesse.
Apprends donc la vertu pour la lui enseigner :
choisis les bonnes voies, pour les lui indiquer ;
conserve-toi pur et honnête, afin que tes exem-
l)Ies lui ouvrent de noblessenliers. Songe qu'un
jour tu m'en rendras compte devant Dieu.
Pauvre ami, la douleur m'égare, et tu ne peux
comprendre mes paroles : mais qu'elles demeu-
rent gravées dans ta mémoire et tu les compren-
dras plus tard. Tu comprends bien déjà que tu
dois aimer mon fils, n'est-ce pas ? Soyez frères
ainsi (|ue vos mères étaient sœurs. Je vais revoir
la tienne, je lui parlerai de toi : va, ne la pleure
pas, elle a été bien heureuse, elle est morte en
croyant au bonheur.
Llle s'éteignit. Courbée douze ans sous la
volonté d un maître sévère, elle avait vu toutes
les heures de sa jeunesse tomber silencieuse-
ment dans le passé, sans lais.ser derrière elles
aucune trace lumineuse. Elle avait vécu dans le
travail, dans l'ombre et dans le silence. Le soleil
n'avait pas lui sur sa journée. Ll cependant
jamais ses yeux n'avaient jileuré ; jamais se.s
lèvres n'avaient iniirmuré : elle avait toujours
o.'ert un visage serein et calme. Elle mourut et
le monde la |)laignit : car le monde la croyait
heureuse. Que de douleurs |)assenl ainsi parmi
les hommes .<:ans y jeter un cri, sansy semer une
larme! Que de souiVrances emportent leur se-
cret dans la tombe ! Que de martyres dont le
sang ne rougii point l'arène! Que de poèmes
s'achèvent ignorés sur terre, et vont se chanter
dans le ciel !
George vit grandir Henry, et l'entoura de soins
pieux el louclians ; mais bientôt la vie les sépa-
r.i. On envoya liussy étudier dans un collège de
la capitale. Chaque automne le ramena au gile;
mais son père étant mort et ses études achevées,
libre el maître de sa fortune, qui lui i)ermettait
une mdile oisiveté, il déserta la province el vint
se fixera Paris. Les dernières paroles de sa mère
adoplive n'étaient point entièrement effacées de
sonca'ur ; mais l'amour, ladissipalion,le frotte-
ment du monde . les mille désordres il'une
jeunesse désœuvrée en avaient singulièrement
use le souvenir. George ne péchait pas par un
excès de sensibilité, et bien qu'il conserï.1l pour
Henry des pensées toutes fraternelles, il se pré-
occupait médiocrement des destinées de cet
enfant , qu'il n'avait pas vu de|iuis longues
années et i|n'il n'es|)érait pas revoir. D'ailleurs
il s'avouait à lui-même qii il n'était guère en élat
d'accomplir les saints devoirs qu'il avait acceptés
au lit d une mourante. 11 avait appris la vertu eo
courant; s'il ne s'était pas fourvoyé dans les
voies de peiililion, il n'avait tiéqucnté qu'avec
une extrêmeréscrve les droiissentiers delaustè-
re morale. 11 était pauvre de bous exemples, et
ses mérites ne jetaient pas as,sez d'éclat pour
qu'il pilt servir de phare à personne. II se disait
qu'Henry était condamné par son père à creuser
silcucicusemcnl son sillon loin des séductions
.le Paris, et il avait vu tant de belle jeunesse
de nos déparlemcns venir s'étioler el mourir
dans l'atmosphère de la capitale, qu'il se féli-
citait, pour cet enfant, del.i condition bornée
qui lui promcttail du moins le repos dans lolis-
ciuilé. Hes années s'éuient écoulées, cl George
avait fini par ne plus savoir si Henry Felquères
existait encore, lorsque , par une uatinée de
— 262
novembre, comme il était à peine éveillé, il vit
entrer dans sa chambre un jeune homme qui
s'avança vers lui d'un air bruscjue et timide à la
fois, cl qui lui dit d'une voix douce :
— Je suis Henry Felquères : ne me reconnais ^
sez-vous lias ? .;
George lui ouvrit ses bras, et ils s'embrassèrent
avec effusion.
— Comme te voilà grand et beau ! dit Bussy,
en le regardant avec attendrissement ; car il se
sentait remué par raille touchans souvenirs. 11
l'avait quitté presque enfant et il le retrouvait
paré de tous les charmes de la jeunesse. Henry
n'était point beau, quoi que George en eût dit ;
mais il y avait en lui une telle aristocratie de
gesles, de maintien et de langage, tant de grâces
innées et tant d instinctive élégance, qu'il eût (■le
difiicile d'imaginer que c'était là un collégien li-
béré, débarqué à Paris jiour la première fois. Sa
taille était souple et flexible comme la taille
d'une femme; ses cheveux blonds cendrés tom-
baient négligemment snrson front sans en voiler
l'éclatante pureté; ses yeux étaient bleus, et il
s'en échappait le regard de sa mère, ce regard si
triste, si doux et si limpide, que George avait
tant lie fois rencontré, comme une étoile bien-
veillante, au-dessus de son beiccau ! Quand
même Henry ne se fi'it pas nommé, Cussy l'au-
rait reconnu infailliblement à son regard aussi
hien qu'à sa voix, à celte voix douce et cares-
sante qu'il tenait aussi de sa mère, et qui ré-
veilla dans le cœur de George toutes les mélo-
dies de son enfance. 11 le lit asseoir près de lui ,
et ils causèrent des jours passés; puis Henry
raconta les espérances qui lavaient conduit à
Paris. Vouéau barreau par la volonté paternelle,
il était un de ces raille jeunes gens que l'éduca-
tion et l'orgueil des pare ns poussent hors de la
condition où ils sont nés. 11 arrivait jiauvre,
mais riche de toutes les ardeurs, de toutes les il-
lusions de son âge George ne puts'empécher de
sourire en songeant que tout cet enthousiasme
devait aboutir à quelques maigres plaidoyers de
province sur une haie vive ou sur un mur mi-
toyen. Mais lui, Henry, que savait-il de l'avenir ?
Il lui semblait qu'en irois ans il allait conquérir
le monde.
L i.^ure était venue pour Bussy de mettre à
l'œuvre les sentimens de reconnaissance qu'il
avait voués à la mémoire de la femme sainte (pii
l'avrii l'ievé, de s'acquitter envers le lils des
Lienhiitsdelamère. Il accepta d'abord Henry
comme un devoir el ne tarda pas à se prendre
pour lui d'une tendresse véritable ; mais il était
trop jeune lui-même i/our (pie celle affection
fût assez grave et assez austère. Hem y était une
nature tendre et poétique : il y avait en lui
beaucoup des séductions de la femme, quelque
chose de frêle el de gracieux qui invitait la pro-
tection, et, par-dessus toutes choses, une (leur
de jeunesse qui l'entourait comme d'une atmo-
sphère sympathique. George eutpotir lui tout
l'orgueil, toutes les puériles vanités de l'amour.
Au lieu de le laisser épanouir dans l'ombre, il
l'exposa aux feuxdu grand jour. Oubliant qu'Hen-
ry n'était plus un enfanl, ipiil n'était pas encore
un homme, il fil de lui le compagnon, le conii-
dent, le témoin de sa vie toni entière, et c'est
ainsi qu'à dix-neuf ans, ce jeune homme se trou-
va mC'lé au drame dont j'ai conté le dénouement.
vc;?*mrmKSBas^^mysmx3XïmiaT.
L'étude des passions observées sur le vif est
funeste aux jeunes cœurs : elle les emplit d'agi-
tations et de dévorantes ardeurs et ne leur est
prolitableen enscignemens d'aucun genre : car
la présomptueuse jeunesse désigne toujours à
ses triom|ilies la place où ses devanciers ont suc-
combé. Henry suivit pas à pas toutes les phases
de la liaison de ses deux amis, reflet brillant où
sombre de leurs bons ou de leurs mauvai- jours.
Mais bientôt, à son insu, son âme se troubla; il
perdit l'égalité de son caractère et la limpidité
de son regard s'altéra. Il recherchait la solitude,
fuyait George et Marianna, et nourrissait contre
le premier je ne sais quelle irascible humeur
qu'il ne s'expliquait pas h lui-même. George et
Marianna remarcjuèrenl àpeineces bizarreries;
d'autres soins les préoccupaient : déjà leur
chaîne était lourde à porter. Henry assiita à l'a-
gonie de cet amour; confident du désespoir de
Marianna, il fut le vase où tomba goutte à goutte
le tro]) plein des douleurs de celte infortunée.
Sa pitié fut noble et désintéressée : s'il eùi fallu
son sang pour ranimer la tendresse de George,
il eut donné sonsang, etson cœuret sa vie. Mais
quand le soir il quittait celte femme après l'a-
voir vue, belle el désolée, sangloter et pleurer
sur ses mains, pourquoi donc allait-il, la nuit,
sur les quais, seul, sentant avec unejoie sauvage
la bise et la pluie qui lui fouettaient le visage, el
cherchant à dompter, par la fatigue du corps,
les pensées tumultueuses qui l'agitaient? Pour-
quoi d'autres fois mordail-il son lit avec rage,
envianl les trésors que dédaignait Bussy, déplo-
rant lanl de biens perdus, heureux cl misérable
des pleurs qu'il avait vus couler, maudissant
George et le bénissant, s'accusant et ignorant
son crime, blasphémant le ciel et la terre, el, à
chaque crise nouvelle de cet amour expirant, se
déchirant la poitrine avec colère, comme pour
en arracher un horrible sentiment de joie?
Marianna, qui n'avait jamais vu dans Henry
qu'un enfant tendre et gracieux, étaient bien
loin de se douter que les orages qui la brisaient
troublaient le repos de ce jeune cœur. Elle pleu-
rait dans son sein, sans songer, l'imprudente,
([u'il suffit qu'une larme tomlie sur un lac pur et
paisible pour en rider les ondes el en dépolir la
surface. Quanta Bussy, il n'avait rien compris :
il iro\ivail tout simple et tout naturel (jullenry
se fil le courtisan de la douleur de ilarianna, et
même il lui savait gré de la solllcilude qu'il
availpour elle. Parfois cependanlil avait observé
avec une vague inquiétude le changement qui
séiaitoi)éré dans ce jeune homme, mais sans
cherché à s'en rendre compte. La nuit des der-
niers adieuxjéveilla sessou|içons, le ramena sur
les jours écoulés el lui expliqua bien des choses
qu'il avail laissé passer presque inaperçues. De-
meuré seul, la réP.exion fortifia ses doutes et les
changea presque en certitude.
Sa première impression fut toute d'égoisme.
11 comiirit que l'affection d'Henry allait lui
échapper et il fut jaloux. Il avait assez vécu
pour savoir qu'entre deux hommes, et des
mieux unis et des plus fortement trempés, dont
l'un aime la femme que l'autre a possédée, il
n'est guère d'amiiié possible, lin sentiment de
[ludenr instinctive leur impose vis-à-vis l'un de
l'autre je ne sais quelle froide contrainte; et
quand bien même celle crainte ne serait pas
assez forte pour les diviser, la femme, qui n'a
jamais rien à gagner aux confidences du passé,
s'arrange toujours de façon à ne point leur
laisser de place. George professait une hante
estime pour les femmes qui respectent l'amant
qu'elles n'ont plus, et regrettait seulement que
l'espèce en fût aussi raf e.
Puis une crainte plus sérieuse, plus grave et
moins intéressée préoccupa Bussy. 11 savait que
nous commençons tons par le rôle du martyr,
que nous finissons toujours par celui du sacrifi-
cateur. H frémit eu songeant à la jeunesse
d'Henry, à sa faiblesse, à son inexpérience, el il
.entrevit avec effroi Pabime qu'il avait si impru-
demment creusé sons les ]ias de l'enfant qu'il
aimai I.
Enfin, il se trouva que George, qui n'aimait
plus Marianna, sentit remuer en lui je ne sai-i
quelle velléité de jalousie posthume , et qu'il
n'entrevit jioint sans humeur la possibilité d'une
guérison trop prompte aus blessures qu'il avail
faites. Pénètre qui pourra dans cet abtrae de
folies qui s'appelle le cœur de l'homme !
Ce fut sous riniïuence de ces irois sentimens,
que Bussy se décida à étudier le mal et à sauver
Henry, s'il y avait lieu , avant qu'il fût éclairé
lui-même sur l'étal de son i)ropre cœur. A voir
la rudesse de George en amour, peut-être s'é-
lonnera-l-on de le trouver si tendre en amitié ?
Mais remarquez que les hommes ne reconnais-
sent en amour ni législation, ni morale : ils ai-
ment ou n'aiment plus, tout est là. L'amour est
un terrain libre où l'on peut lout oser; c'est là
comme à la guerre : on frappe, on blesse, on
tue; partout ailleurs on est rempli d'humanité,
et il n'y a que les blessés qui se plaignent. Un
homme peut donc se conduire comme le der-
nier des misérables avec la femme qui lui a tout
sacrifié , el conserver néanmoins toutes les
qualités éminenles qui constituent vis-à-vis du
monde ce qu'on appelle un homme charmant.
Qu'on brise lâchement une destinée tout en-
tière , ce n'est rien : c'est une femme qui se
noie, on n'en reste pas moins bon fils, bon
frère , bon ami ; on n'en a pas moins de bonté
pour ses gens, de tendresse pour ses chiens,
el d'affection pour ses chevaux. Le monde lui-
même qui ne pardonne jamais aux bonheurs
qu'il ne sanctionne pas, est plein d'indulgence
pour ces aimables bourreaux qui le vengent.
George n'avait ni chiens ni chevaux à aimer,
mais il pouvait souffrira l'endroit de Henry.
Peut-être aussi semblera-t-il étrange qu'un être
si vieux déjà et si endurci ail pu s'éprendre pour
cet enfanl d'une amitié si vive et si fervente?
Mais, en mettant de côté les sentimens d'amour
(jue George avait eus pour la mère , cl qui de-
vaient naturellement rejaillir sur le fils, il n'est
point rare de voir ainsi de vieilles âmes, que la
vie a bronzées, s'attacher à de jeunes cœurs que
n'a point encore déflorés l'expérience. Il arrive
un âge où les hommes se connaissent trop bien
les uns les autres pour s'aimer entre eux. Bassa-
siésdesraetsipi'ils se servent mutuellement , il
leur fout de la chair fraîche, et c'est alors qu'on
les voit rechercher la jeunesse ^ tant ils savent
l)ien (|u'elle seule vaut (juelque chose !
Fatigué d'une nuit sans sommeil, George se
jeta sur son lit, et ne tarda pas à s'endormir.
Bientôt les rêves s'abattirent à son chevet,, et
— 263 —
touchèrent son front du bout de leurs ailes. Ce
furent d'.diord des images confusesqn'il s'épuisa
vainement à poursuivre ; des ombres bizarres
qui glissèrent le long des courtines elllotlèrent
autour de lui sans qu'il put en saisir les formes
fantastiques. Mais peu à peu ees folles imagina-
tions s'évanouirent, de nouvelles images lui ap
parurent, et il reconnut en elles les fantômes
desdernières années qu'il avait ensevelies dans
le passé. C'étaient ses souvenirs les plus récens
qui s éveillaient pour lui donner une deuxième
reprrsentalion du drame ([uil venait de dénouer.
Il poussa, en dormant, un souj)ir résigné, car la
pièce était trop mauvaise pour qu'il put, après
l'avoir achevée, se féliciter de la voir et de l'en-
tendre une seconde fois. JrLES Sandeau.
le comte de Caylus. — Xieroi de Prusse Frédéric-
Guiliaume et le comédien Fleury.
A la fin du dix-huitième siècle, la France pré-
sentait évidemment les symptômes d'une société
qui s'éteint et se débat dans les convulsions de
l'agonie. Toutes les vieilles croyances avaient été
sapées une h une par le raisonnement ou le sar-
casme, et en religion, en science, en politique ,
tout était nié. Les hautes classes, affranchies des
liens moraux, prévoyant l'orage près de fondre
sur elles, se livraient avec fureur aux jouissan-
ces matérielles, et semblaient avoir adopté pour
devise ce mot de Louis XV : « Cela durera tou-
jours autant que moi. » Une sourde agitation
régnait dans la ma.sse, qui, tiraillée en tous sens
par une foule de doctrines (contradictoires, tâ-
tonnait dans les ténèbres et se demandait quel
monde allait sortir du chaos.
Au milieu des ruines du passé, chacun tour-
nait les yeux vers l'avenir; les bases de l'édi-
fice social s'étaient écroulées, et Ton en cherchait
d'autns avec ardeur. Tout novateur était sftr
d'un succès en raison directe de la hardiesse de
SCS opinions. Les uiopies les plus bizarres , le
charlatanisme le plus elïronté, les théories les
moins vraisemblables, trouvaient des adeptes ,
dcsparlisiins, des enlhousiasles. De la lassitude
des vieilles idées naissait une avidité sans bornes
pour ce qui présentait un caractère de nou-
veauté ; l'excès du doute entraînait celui de la
foi, et par cela même qu'on ne croyait à rien,
on était disposé à croire à tout. La vieille société,
près de mourir, ou , si vous voulez, de se trans-
former, était comme tombée en enfance.... elle
allait croire aux sorciers.
Ce fui à cette épO(iuc, si fiivorable aux rêveurs
de toute espèce, que parurent les illuminés , et
chose singulière , leur chef fut un mathémati-
cien, Emmanuel Swedenix.rg , de Stockholm ,
lils dun évè(iue luthérien de Skara, en Wcslro-
gothic. Ajirès avoir consacré toute sa jeunesse
a l'étude positive de la géométrie et de la méca-
nique, par une transition subite il tomba dans
le mysticisme et la théosophic, à un fige où dor-
dinaire on renonce aux vagues illusions pour
s'attacher à la réalité. Il avait ciii(|unnle-cinq ans
lors(|u'il publia son traité de Cw/o et liiferno.
1 y annonce qu'il est parvenu à dégager son
homme inlerieur de tout lien corporel, et à se
mettre en rapport direct avec le monde des es-
prits. Il atteste, avec l'accent de la conviction ,
qu'il s'est entretenu avec les anges et avec des
personnes mortes qu'il avait connues ; il va jus-
qu'à rendie un compte minutieux de conversa-
tions qu'il atfirme avoir eues avec Socrate, Xé-
noiihon,Lulher,Sixte-Quint, iNewlon, LouisXIV.
Ces évocations n'étaient d'ailleurs qu'un ac-
cessoire du système lliéologique de Swedenborg,
et la secte qu'il fonda fut simidement une so-
ciété de réformés qui adopta. les opinions du
maitre sur Dieu, les anges, les peines et les ré-
compense-, éternelles, la liturgie, les prières,etc.,
et ne vit dans ses entreliens avec les ombres
qu'une preuve de la divinité de sa mission. .Mais
un de ses disciples, nommé Elie Ariste, essaya de
formuler les procédés par lesquels on obtenait
le résultat que Swedenborg prétendait avoir at-
teint. Cet Ariste était un homme du peuple , né
pauvre et obscur, enrichi par l'industrie, et de-
venu possesseur d'une fortune colossale. Swe-
denborg fut le tiiéoricicn, Arisie le praticien. Ce-
lui-ci imagina diverses cérémonies d'initiation,
et entoura lesadeptesdapparilions fantastiques.
Ils'élablitdonccn t783,àStockholra,une société
d'illuminés , dont le duc de Suderraanie et le
prince Charles de Hes,se étaient membres, so-
ciété qui chercha à rattacher le magnétisme au
Swedenborg isme, et employa l'un com»ne moyen
d'arriver à l'autre.
ViUuminisme fit de grands progrès parmi
les francs-maçons, dans les loges de Saint-Jean,
d(! Saint-André , etc.; dans les chapitres des
templiers à INaples, à Edimbourg, à Slockholm
et à Paris. Joseph Balsamo , de Palerme, connu
sous le nom de comte de Cagliostro, grand para-
celsiste, alchimiste, fabricant d'èlixirs etde char-
mes, vint fonder à Paris la loge Egijplieiiite, et,
dans une séance fantasmagorique, fit voir au
cardinal i)rincede Hohan lessjiectres d'une mul-
titude d'illustres personnages de ranti({uité.
Le comte de Saint-Germain fut encore l'un
des jtroiiagateurs des idées des illuminés. Celait
un avenlurier amené d'Allemagne par le maré-
chal de Ilelle-lsie, qui le présenta h Louis XV et
ù madame de Ponipadour. Cet homme, qui eut
un moment de vogue et mourut dans l'obscurité
en 1791, donnait à entendre qu'il était ftgé de
plusieurs siècles. Ainsi, rapportant un trait de
la vie de Irançois I'' : « Le roi , disait-il, venait
d'être transféré au château de Pizzighitone;je...
c'est à dire le duc de Laval l'accompagnait dans
sa captivité. Le roi se tourna vers moi... »
Aussitôt il se reprenait vivement, comme un
homme ((ui s'était oublié dans la chaleur de la
coiiver-sation. Puis il racontait ses entre-
tiens avec Henri Mil, Charles-Quint, Bayard ,
LéonX, etc.; et non seulement on le croyait ,
mais on enchérissait sur ses assertions, et on alla
jus<|u'à publier qu'il avait été l'ami intime de
Jésus-Christ.
Ce qu il y a d'étrange , c'est que les prosélytes
des illuminés n'étaient pas tous des gens crédu-
les : la plupart d'entre eux, au contraire, étaient
des esprits forts, des hommes d'une intelligence
supérieure. Nous avons eu occasion de nousen-
trelciiir souvent à ce sujet avec des Anglais et
des étrangers qui avaientconuu personnellement
Caglioslioel lo comte de Saini-Gcimaiu,el nous
pouvons citer une aventure extraordinaire qui
prouve jusqu'à quel point l'imagination peut
s'égarer sous Pinfluence des rêveries métaphysi-
ques.
Nous avons entendu raconter le fait, au com-
mencement de la révolution française, par une
dame émigrée, qui le tenait de la comtesse de
Balbi , maîtresse en titre de Monsieur, depuis
Louis XVllI, frère de Louis XVI, et qui devait
l'influence qu'elle exerçait sur son royal amant
sinon aux charmes de sa figure, du moins à ceux
de sa conversation. Madame de Balbi arrivait de
Paris, où il n'était question que des rose-croix
et des illuminés, et elle cita un jour un exemple
très remarquable des effets dangereux de Villu-
min isme en la personne du comte de Calyus ,
qui y avait perdu non seulement la raison, mais
la vie.
Le comte de Caylus était connu par ses talens
distingués, ses travaux littéraires, ses recher-
ches archéologiques et les gravures publiées d'a-
près ses dessins. Cependant cet homme, évidem-
ment doué d'une grande supériorité d'intelli-
gence , abusé par une vaine-erreur, se persuada
qu'il possédait le pouvoir d'évoquer les ombres.
Madame de Balbi dit que l'aventure qui lecon-
cernait lui avait été rapportée par une de ses
amies, madame de Bonneuil, dont le mari était
premier valet de chambre de Monsieur. Le comte
de Caylus vivait dans une grande intimité avec
M. et madame de Bonneuil, et il parlait souvent
à celte dernière des merveilles que son empire
sur certains esprits le mettait à même d'accom-
plir , et des découvertes extraordinaires qu'il
avait faites dans ses entrevues avec plusieurs
personnages illustres qui avaient cessé d'habiter
la terre. En même temps, le comte de Caylus at-
tribuait aux illuminés une immense supériorité
sur tons les autres êtres humains.
Ces comnnmications, si fréquemment réité-
rées, et par un homme d'un mérité aussi émi-
nent, produisirent quelque impression sur l'es-
prit de madame d(- Bonneuil. A force d'écouter,
elle commença à réfléchir que le comte n'avait
aucun motif pour ciiercher à la tromper; puis
elle en vint îi espérer que, puisqu'il avait réelle-
ment acquis l'ascendant dont il se vantiiit sur
certains mauvais esprits, elle pourrait obtenir
par son intcrméiliaire un bonheur qu'elle dési-
rait depuis long-temps, celui de voir et d'entre-
tenir une amie dont elle pleurait la perte. Dans
une de ses entrevues avec le comte, clic lui tit
part de ses désirs, et le pressa d'employer pour
elle son autorité sur les esprits.
Le comte n'y consentit qu'avec répugnance, et
î» la condition seulement qu'elle lui ferait la pro-
messe solennelle do se laisser entièrement gui-
der par lui, de ne pas bouger du lieu où il la
placerait, d'observer le plus profond silence, et
de ne pas émettre le moindre son durant la cé-
rémonie. Madame de Bonneuil s'craprts.-ia d'y
consentir, et attendit avec anxiété le moment de
l'entrevue qu'elle comptait avoir avec son amie.
Peu temps après, le comte fixa un jour, et
madame de lionneuil ne manqua pas au rendez-
vous. Le comte la reçut à la porte de son ,ippar-
tement avec imcgraviiésoleunellc qui ne lui était
point familière, et revêtu d'un costume entière-
ment noir. 11 lui rappela ,\ voix basse et presque
iniutfUigiiilc la parole quellcavait Joauce dtlr^
—'2^4 —
îmniobile et muette, et lui assura que la vie de
tous lieux drpendaittlerobservalion du profond
silence (|u'il lui avait enjoint. M.id;imc de lion-
nciiil réitéra sa promesse, et dc'elara iiu'elle sui-
vrait en tout les instruetions du comte deCaylus.
Alors celui-ci lui lit traverser deux ou trois
pièces, toutes tendues de noir, éclairées par un
petit nombre de lampes, qui, rares et mal entre-
tenues,semblalentplulAt augmenter ([uedissiper
l'obscurité sépulcrale de l'appartement. La der-
nière salle où elle entra était plus sombre et
beaucoup plus lugubre que les autres, et parais-
sait disposée de manière à inspirer unsentimenl
d'iiorreur; car, à la faible lueur de la seule
lampe qui y bri'ilait, madame de Bonneiiil put
apercevoir sur les murailles les tristes emblèmes
de la mortalité, des cr.'ines et des os en croix.
Elle frémit et sentit diminuer ses forces; mais
la présence du comte la ranima , et, au bout de
quelques minutes, ellese crut capable d'attendre
le dénouement, sinon avec courage, du moins
sans laisser voir ses alarmes. D'ailleurs le comte
n'exigeait d'elle rien qui put répugner à sa.dé-
licatesse, et il lui suffisait d'être passive et silen-
cieuse.
Après l'avoir conduite à la place qu'elle devait
occuper, M. de Caylus commença la cérémonie
en décrivant un cercle autour d'elle au moyen
d'une baguette; puis il jeta les ingrédiens dont
se composait le cbarrae dans un vase préparé à
cet effet, et d'où sortit une épaisse fumée. Il mur-
murait à voix basse des incantations, et finit par
pousser d'un ton de commandementlesclameurs
les plus bruyantes, et les accompagnant des ges-
tes sauvages et des horribles contorsions d'un
possédé. Le courage de madame de Bonneuil l'a-
bandonna, et au moment où les plus affreuses
vociférations assaillirent son oreille, éperdue et
hors d'elle-même , elle y répondit par un
cri involontaire , et se précipita hors de la
salle avant que le comte songeât à l'arrêter. Elle
traversa en courant l'appartement, se jeta dans
sa voiture et retourna chez elle, sérieusement
malade des effets de sa terreur.
Pendant son indisposition, qui dura plusieurs
jours, elle n'entendit point parler du comte de
Caylus. Enfin, assez longtemjjs après, il vint la
voir, mais si changé qu'elle en fut douloureuse-
ment frappée. La physionomie du comte respi-
rait l'abattement, et sa conversation était des
plus mélancoliques.
« Hélas! madame, lui dit-il, vous m'avez si
vivement sollicité que j'ai cédé à vos instances,
et que j'ai consenll à exercer pour vous ma
puissance évocatiicc, comptant sui' la parole
que vous m'aviez donnée de vous conformer
<omplètement à mes Instructions. La confiance
que j'avais en vous m'a déterminé à faire usage
<les charmes les plus pulssans,et à appeler à mon
aide les démons les |)lus médians, ceux qu'on
ue dompte que par une inilexible sévérité.
Qu'est-il arrivé? Votre cri a rompu le charme;
les démons sont maîtres de mol, et ma vie seule
fxiiiera l'outrage fait aux puissances Infernales.
La pauvre niadamede lionneuil, désoléed'en-
tendre le comte parlcM- ainsi, essaya de le rame-
ner à la raison, mais en vain.
«11 faut que je dise adieu au monde, reprit-
il en partant; nous ne nous rcirouverons plus
Ue ce coté-ci du tombeau, car je n'ai que peu de
temps à vivre, elles démons que vous avez insul-
tés vont bientôt assouvir sur moi leur vengeance.»
Soit (juc le comte de Caylus souffrit îi cette
époque d'une maladie qui dût h.Mer le terme de
ses jours, soit que l'erreur dont était travaillé
son esprit eût réagi sur son physique, le fait est
que, quelques semaines après celle entrevue,
madame de lionneuil apprit que le comte de
Caylus était mort !
Ainsi un savant célèbre par son érudition et
ses talens s'était persuadé que i'intelligenee su-
prême déléguait à un être humain la faculté de
ra))peler les morts du tombeau et d'agir sur les
esprits ; mais la puissance était fascinée comme
le génie, et les rois étaient, comme les savans,
dupes du charlatanisme des imposteurs. La
preuve en est dans cette anecdote que nous rap-
portons d'après Beaumarchais :
Il existalten Allemagne, depuisle quatorzième
siècle, une société appelée la coit/rérie des
Rose-Croix, fondée par Christian Rosencreuz,
qui, pendant un pèlerinage à Jérusalem, ayant
appris des docteurs chaldéens de Damas dilFé-
rens secrets de cabale et de magie, avait groupé
autour de lui un certain nombre d'initiés. Fré-
déric-Guillaume II, roi de Prusse, se fit rece-
voir rose-croix, et devint grand maître de la loge
de Berlin. A son avènement au trône, en 1786,
il nomma ministre de Prusse son frère rose-croix
Blschoffswerder, gentilhomme saxon, possesseur
d'une panacée universelle et partisan zélé de
Vilhiminisme. Christophe de Woelner, autre
rose-croix, devint conseiller des finances et sur-
intendant des bàtimens.
Ce qui se passa peut servir à nous faire com-
prendre comment les prêtres du paganisme di-
rigeaient les nations par les oracles et la divina-
tion. On fit paraître devant le roi de Prusse
iMoïse,Jésus-Christ et Jules César,el, vaincus par
des sortilèges, ils furent contraints de répondre
aux questions que Frédéric-Guillaume jugea à
propos de leur adresser. Les rose-croix se ren-
direntainsi maîtres de la conscience du roi, et le
dirigèrent à leur gré.
Si l'on en croit le récit suivant, l'influence
des idées mystiques sur Frédéric-Guillaume
n'aurait pas été étrangère à l'issue de la campa-
gne de France, en 1792.
La ville de Verdun avait été sommée de se
rendre, le 31 août, par le duc de Brunswick-
Luneburg, commandant des forces coalisées de
l'empereur d'Autriche et du roi de Prusse. M. de
Beaurepaire , gouverneur de la place, tenta
vainement de déterminer les habitans h se dé-
fendre, et, se voyant abandonné de tous, se brûla
la cervelle en plein conseil. La garnison capitula
immédiatement, obtint la faculté de se retirer
dans l'Intérieur de la France, et les portes de
Verdun furent ouvertes au roi de Prusse, qui y
entra, le 2 septembre 1792 , à la tête de son
armée.
L'occupation de Verdun excita la joie la plus
vive parmi les royalistes : leurs plus douces es-
pérances semblaient sur le jioint de se réaliser,
et Ils s'attendaient à voir le roi de Prusse, triom-
phant de lous les obstacles, entrer à Paris, déli-
vrer le monarque prisonnier, le réinstaller sur
le trône de ses ancêtres, renverser le [.ouvoir de
l'assemblée nationale , et rendre à la France
l'ordre et la paix, en les basant sur l'autorité
monarchique. Un grand bal fut offert par les
habitans de Verdun au roi de Prusse et au duc
de Brunswick, et toute la noblesse de Verdun,
l'état-major de l'armée prussienne et celui des
émigrés, assistèrent à cette brillante soirée.
Au milieu du bal , Frédéri<;-Guillaume s'en-
tretenait avec quelques royalistes des espérances
de leur parti et de la ruine imminente des jaco-
bins, lorsqu'un personnage vêtu de noir s'ap-
procha de lui et lui parla à voix basse. Frédéric
tressaillit, car il venait d'entendre le mot de
passe des rose-croix. Sur un signe de l'inconnu,
il le suivit sans prononcer une seule parole , et ,
comme dominé par une puissance supérieure,
se déroba à la foule qui l'environnait.
Tous deux descendirent un escalier tortueux
et entrèrent dans une petite salle voûtée, ten-
due de draperies noires et éclairée par des flam-
mes rouges et bleues qui brûlaient sur des tré-
pieds.
Frédéric se précipita dans cette salle sur les
pas de son guide; mais quand il y entra , ce
guide mystérieux avait disparu.
Le roi craignit d'être la victime d'un guel-
apens. Tout habitué qu'il était à d'étranges scè-
nes , la solitude sinistre de ce lieu le glaça , et il
allait se retirer, quand une voix lui cria : « Arrê-
te ! ne sors pas d'ici sans m'avoir entendu '»
Il se retourna, et aperçut non sans terreur, à
la lueur sombre des feux colorés, debout et im-
mobile au fond de la salle, Frédéric le Grand,
son oncle ! C'était bien lui ; ses traits, sa tour-
nure, son regard, et l'uniforme qu'il avait porté
durant la campagne de Silésie.
« Me reconnais-tu ?» dit le fantôme.
H n'y avait pas à s'y méprendre; Frédéric-
Guillaume garda le silence. Le fantôme, dont la
voix semblait légèrement tremblante, reprit d'un
ton plus ferme :
— Quand tu ramenas de Bavière à Breslau le
corps de troupes que je l'avais confié, je le ser-
rai dans mesbras, je te dis : Tu n'es plus mon
neveu, tu es mon fils. Es-tu disposé à me mon-
trer une obéissance filiale ?
— Parlez, mon oncle, répondit le roi de
Prusse en s'incllnant ; puisqu'on vous permet
de quitter le séjour des morts, je dois écouler
vos ordres et vos conseils comme ceux d'un en-
voyé du ciel.
— Eh bien ! reprit le fantôme, retourne dans
tes états , fuis le territoire français; mets un
lerme h la guerre impie que lu as commencée.
— Quoi donc ! j'abandonnerais le roi de
France , qui attend de moi sa délivrance, j'aban-
donnerais mes alliés !
— Tes alliés, s'écria Frédéric le Grand avec
énergie ; oses-tu appeler ainsi le chef de cette
maison d'Autriche que j'ai toujours combattue;
les souverains dont la puissance seule s'oppose à
la suprématie de la Prusse en Allemagne ? As-tu
pu faire un pacte... contre qui ? contre les Fran-
çais, les Français que j'ai toujours aimés, dont
je parlais la langue de préférence à ma langue
maternelle, dont les grands écrivains étaient en
correspondance avec moi, dont j'avais adopté
la philosophie ? Tu le ligues contre ceux qui
peuvent l'être utiles avec ceux qui nuisent à ton
agrandissement, et qui n'attendent qu'un mo-
ment favorable pour renverser ton trône encore
nouveau.
— 3C5 —
— Ne devais-je pas soutenir les doctrines
monarchiques attaquées ? demanda le roi de
Prusse.
— Penses-tu que ton appui les relève, dit le
fantôme, et te crois-tu la force de ressusciter un
cadavre ? apprends-le, mon fils , on n'arrête
point le cours des révolutions; ceux qui se pla-
cent en travers du torrent finissentpar être em-
portés. Les révolutions sont comme les grands
cataclysmes qui renouvellent la face de la terre ;
elles oni leur place dans l'ordre universel ; et ,
d'ailleurs, que peux-tu espérer ? Bientôt tu n'au-
ras pas même l'avantage du nombre. Kellerman
est à Vitry le Français avec 20 mille hommes,
70 mille hommes occupent la forêt de l'Argonne
sous les ordres de Dumouriez; Beurnonville
forme le camp de Maulde ; le général Hurville
protège lleinis; La Uourdonnaye rassemble une
armée sur la frontière de Flandre ; les enrôle-
mens volontaires se multiplient; la Convention
va succéder à une assemblée dont le défaut d'é-
nergie offrait quelques chances aux coalisés.
Roi de Prusse, je viens te répéter les paroles du
spectre qui apparut à Charles VI : Chevauche en
arrière, tu es trahi!...»
Après avoir prononcé ces mots d'unevoix for-
midable, le fantôme de Frédéric-le-Grand dis-
parut. Frédéric-Guillanme éperdu regagna la
salle de bal, où l'on commençait à s'inquiéterde
son absence, demanda son ministre Bischoffs-
werder, et eut avec lui un long entretien.
Indécis et troublé, Frédéric-Guillaume resta
à Verdun jusqu'au 9 septembre, sans prendre de
résolution ; avant la lin du mois, il avait conclu
une convention avec Dumouriez, et quitté ^on
quartier-général de Hans.
Cependant on apprit que le roi de Prusse, au
lieu démarcher sur Paris, comme le manifeste
du duc de Brunswick en annonçait l'intention,
avait dirigé son armée vers la frontière. L'étonne-
ment qu'avait causé cette nouvelle inattendue
n'était pas encore apaisé, lorsque des nouvelles
positives coniirmèrentle bruit de la retraite des
Prussiens. Ce fut un coup de foudre pour les
royalistes, qui s'étaient flattés d'un succès cer-
tain. Tous furent consternés, et principalement
les émigrés enrôlés sous les drapeaux des deux
frères du roi. Monsieur et le comte d'Artois, et
commandés par le prince de Condé. Issus de
familles illustres, propriétaires d'immenses do-
maines, ils avaient pris du service comme sim-
ples soldats, ils s'étaient soumis à de cruelles pri-
vations, pour rétablir dans toute leur intégrité
les privilèges de la monarchie, et il leur fallait
renoncer à cet espoir. Ils firent mille tentatives
afin d'engager le roi de Prusse à révoquer ses
ordres funestes, etn'ayant pu ébranler sa résolu-
tion, ils se virent réduits à la triste nécessité de
licencier leur petite armée.
On se livra à une foule de conjectures, sans
découvrir par quelles raisons le roi de Prusse
abandonnait une cause ([u'il avait épousée avec
une ardeur dont on se jiromcttait les plus heu-
reux résultats. Les révolutionnaires prétendi-
rent que la mesure adoptée avait été provoquée
par une lettre de Louis \V1 au roi de Prusse;
mais était-il vraisemblable ipie le maUieureux
prince eût aidé à river ses fers et eût arrêté les
progrès d'une armée qui accourait le délivrer i'
En supposant qu'il eût écrit une lettre dans ce
Isens, n'était-il pas évident qu'elle lui avait été
dictée par ses geôliers et qu'elle n'exprimait
point ses véritables senlimens, et le roi de Prusse
devait-il y avoir égard ?
Enfin un émigré placé en sentinelle dans la
cour de Ihôlel, le jour du bal de Verdun, rap-
porta confidentiellement à ses camarades d'é-
tranges paroles qu'il avait entendues, et déclara
avoir vu passer dans la cour près de lui un homme
qu'il avilit reconnu pour le défunt roi de Prusse.
Le bruit se répjndil rapidement que Frédéric
le-Grand était apparu à son neveu, et lui avait
enjoint de rétrograder.
Mais nous avons su par l'abbé Sabbatier(celui-ci
le tenait del>eaumarchais)quellétaitlepersonnage
qui probablement de concert avec le conseil exé-
cutif, avait osé abuser de la crédulité du roi de
Prusse.
L'abbé Sabbatier, conseiller à la grand'cham-
bre du parlement de Paris, avait joué un rôle
important dans la lutte des parlemens et du roi.
En 1787, il avait donné l'exemple du refus d'en-
registrer les éditsbursaux, et une lettre de ca-
chet l'avait envoyé au mont Saint-Michel. Mais,
comme tous ceux qui avaient commencé la révo-
lution sans en prévoir les conséquences, il per-
dit bientôt le peu de popularité qu'il devait aux
persécutions de la cour, et se vit contraint d'é-
migrer.
Beaumarchais vint en Angleterre vers la fin
de 1792, et ce qu'il révéla à Sabbatier parut à
celui-ci jeter un grand jour sur la fatale retraite
qui avait anéanti les espérances des royalistes.
Le conseiller en fit part à plusieurs émigrés, qui
tous demeurèrent convaincus de la réalité des
faits avancés par Beaumarchais.
Au commencement de septembre 1792, préci-
sément pendant que les Prussiens occupaient
Verdun, Beaumarchais alla voir le comédien
Fleury, qu'il connaissait intimement. Il ne trouva
chez Facteur qu'une nièce, petite fille de dix à
douze ans, qui ouvrit à Beaumarchais ; et quand
il lui eut demandé si son oncle était chez lui,
elle répondit qu'il était à la campagne.
— Y sera-t-il demain? demanda Beaumar-
chais, qui désirait vivement le voir.
— Oh! non, répondit l'enfant; mon oncle est
absent pour huit ou dix jours. 11 est allé à Ver-
dun.
Beaumarchais s'éloigna. Il est allé h Verdun,
pensa-t-il; quel motif a pu le conduire dans
cette ville i' A coup silr, ce n'est pas l'exercice de
sa profession ; on a d'autres choses à y faire qu'à
s'occuper de comédies. Ce fut ainsi que raisonna
Beaumarchais; et dès l'époipie fixée pour le re-
tour de Fleury, il lui Ht une autre visite avec
plus de succès. Comme ils étaient intimes, Fleury
s'empressa de le recevoir. Les Trusssiens alors
n'étaient plus h Verdun.
Beaumarchais demanda naturellement à son
ami pourquoi il avait quitté Paris si inopinément
et quelle affaire l'avait appelé à Verdun. Au
graïul étonneiuent du (iiiestionneur, Fleury,
d'ordinaire très communicalif, éluda toutes
questions relativesà l'objet de son voyage, ijuil
parut vouloir envelopper d'un mystère inipéné-
Ir.iblc. Fins Fleury évitait de répondre, plus
Bcauiiiarcli.iisse persuadait ([ue ce voyage de-
vait se rattacher à des affaires d'une haute im-
porlancc, et il essaya par tous les moyens ima-
ginables d'arracher au comédien son secret, mais
inulilemenl.
Lenquile la plus minutieuse ne put fournir
à Beaumarchais les moindres renseignemenssur
le séjour de Fleury à Verdun. Personne ne la-
vait vu, personne n'en avait entendu parler : son
nom n'avait pas même été pronoixé. Mais, dès
qu'il fut informé du bruit qui s'accréditait, Beau-
marchais se rappela que Fleury avaitobtenu sur
le Théâtre-Français, le plus éclatantsucces dans
le rôle de Frédéric 11. Aon content de se grimer
de manière à ressembler au monarque prussien
il s'était procuré un vieil habit de Frédéric, son
gilet, ses bottes, son chapeau : Fillusioa était
frappante. L'auleur demeura convaincu ([u'on
avait rais à contribution les talens de Fleury
dans un but poliiique, celui d'en imposer au
roi de Prusse. Egaré par les rêveries des illumi-
nés, Frédéric-Guillaume pouvait s'imaginer
avoir vu dans Thabile comédien son oncle lui-
même, pour lequel il avait toujours éprouvé
une vénération profonde, et en avoir reçu l'or-
dre qui porta le couii mortel à Louis XVl à la
reine, à sa sœur et à son fils.
Ln esprit moins pénétrant que celui de Beau-
marchais eût tiré de ces faits les mêmes consé-
quences. Si le roi de Prusse fut réellement le
jouet dune illusion, nul doute qu'on n'ait agi
sur son esprit au moyen d un plan fortement
combiné; et n est-il pas vraisemblable que
Fleury eut le premier rôle danslestratagèmeau-
quel on recourut, et qu'on profita de ce qu il
ressemblait de visage, de tournure et de voix au
célèbre Frédéric 11 ? Ce qui rend cette opinion
vraisemblable, c'est que les meneurs de l'épo-
que, Danton, alors minisire de la justice, le duc
d'Orléans, etc. , tous francs-maçons, n'étaient pas
étrangers aux opinions de Swedenborg.
Enfin, le 15 avril 1795, Frédéric-Guillaume
traita avec la république française.et abandonna
ses provinces de la rive gauche du Rhin.
Mouthly Maguzitie.
^Revue Britaniiiijiu).
uiT rO?w-:ii.:r.
.%neciEote du !>iaIoii lio 1W39.
Le 5 de ce mois, un de nos amis, dont nousne
dirons pas le nom, se rendit au Salon, entre
deux et trois heures. Il l'avait déj.1 parcouru le
jour de Fouvcrture, et y av.nit fait quelquescon-
nai.ssances qu il lui tardait de revoir, car il en est
des tableaux comme des individus ; on sclieavec
certains, on les aime, on les visite souvent, et
plus on les voil, plus on éprouve de plaisir h les
voir. Quand on va vers eux, ils vous reçoivt-nt
avec un air de connaissance, et semblent vous in-
viter .'i vous approcher pour causer. Après avoir
parcouru le grand salon et la galerie, notre ami
revint dans le salon d'entrée ; c'est en ce lieu
surtoul que son ctnir l'appelait, son cœur qu'il
avait laissé, trois jours auparaxant, dans les veux
bruns d un portrait en miniature. C'était une
jeune fille vêtue de blanc; elle avait des yeux
! bruns, îles cheveux blonds, un teint rose sur lis,
nnc bouche souriante et dans la physionomie,
— 2fi6 -^
un enjoiiemenl tendre, spii itiicl, naïf.Olara-
vi>sante ViQurt ! 0 le beau sujet tle rêves enchan-
teurs!
Noire ami lui tlillionjoin-, et elle lui n'iioudit-
pai- un sourire. Ils ("laieut déjà liés très iutime-
nienl. Le visiteur s'accouda devant le portrait,
.s'arranijea pour y rester indéliniment, et ils se
mirent à se rejjarder. Alors le premier lui dit
les choses les plus tendres, (|ue l'autre reçutavec
un air desatisfaclu)n inalléralile. Oli! ijue de
bonheur ravissait, en ce moment, l'ùme de no-
tre ami ! Son ca'iir remjdissait sa poitrine; il ne
put iKis y résister, il releva ses yeux pleins de
larui< s, et laissi échapper un soupir. Il voulut
se tourner... () surprise! la jemie fille était là
qui le regardait... Ce nï'lait plus le portrait,
mais le modèle. Etonnée, attendrie, n'osautcroiro
à l'admiration, à l'amour qu'elle inspirait,
elle semblaii craindre undésenchantemeni;mais
elle restait dev.itu lui, jjiacieuse, charmante, em-
bellie encore par sa timidité. Et lui, ce qu il
éprouvait, je n'entreprendrai pas de le dire,
qiiuiquejele comprenne parfaitement. En cet
instant, uue dime âgée et deux jeunes filles, (jue
notre ;inii prit pour la mère et l^s sœurs de sa
belle inconnue, s'approchèrent d'elle et l'entrai-
nèrei!t dars le grand salon. 11 la regarda s'éloi-
gner avec un sentiment amer, connme un homme
qu'on dépouille de ce qu'il a de plus précieux, et
il resta à sa place, le Iront triste, les yeux éblouis.
Il aurait voulu la suivre; mais où en venir i' que
lui dire i' Ce^ieudant, après avoir rélléchi un
moment, et sans trop se rendre compte de ses
pi nsées, il s'élança sur ses pas. Mais la foule
était compacte, il ne pénétra que diflieilement
dans le salon carré, et déjà illavail perdue de
vue.
Ce fut en vain qu'il la chercha dans toutes les
galeries. Enlin, harassé,heurlé, moulu, il revint
s'accouder devant le portrait; celte vue lui ra-
fraichil le sang.
(,)ualre heures sonnèrent, et les cris des gar-
diens : «On ferme les portes! » lui ap|)rirent
que le temps avait marché. Hélas ! il fallait quit-
ter ce portrait chéri, perdre cette image adorée,
après avoir perdu ce qu'ellereprésenlait! Quelle
dut être son angoisse! Mais que faire? Le dés-
espoir l'inspira.
On sait qu'au dessous des tableaux se trou-
vent, tout autour du salon et des galeries, des
toiles vertes (jui tombent jusqu'à terre; il se
baissa, souleva celle espèce de tapisserie, et dis-
parut derrière, sans que personne s'en futaper-
çu; puis il attendit.
La foule s'écoula, les portes se fermèrent ; alors
il sortit de sa cachette.
Il avait pris une détermination désespérée;' il
l'accomplit hardiment.
Le cadre ilu portrait était lixé sur un fond de
velours, el.lenait à un châssis de bois, par deux
crochets en fer. Arracher ces crochets avec les
ongles et les dents {den/ibus et roslro) fut l'af-
faire d'un instant pour notre amoureux ami;
puis il (Mileva le portrait, le cacha dans son sein,
sur son cœur, et, pour ne pas faire supjioser un
vol ignoble, il lira de son portefeuille un billet
debanijue de mille francs qu'il attacha avec une
épingle à la place du cadre. Cela fait, il prit un
air délibéré, appela les gardiens, se plaignit de
ce qu'on l'avait enfermé, et disparut. Il ne s'ar-
rêta pas un instant jusque chez lui, entra dans
sa chamb; e, et, tirant son trésor, il recommença
à le regarder.
Je ne sais trop ce que serait devenue ccttr aven-
ture, si elle avait suivi son cours naturel : les
journaux auraient trouvé là un beau sujet à
exploiter : la disparition d'un portrait remplacé
par un billet de banipie, le cas était rare ; mais
la Trovidence veillait sur notre ai}ii.
A peine élail-il sorti du Musée, (|ue d'augus-
tes personnages y entrèrent par l'extrémité op-
posée. Ils s'avançaient dans la grande galerie,
causant , regardant, faisant leurs observations,
comme de simples particuliers. Quand ils furent
(levant le tableau de Schelfer, un d'eux reçut des
félicitationsjsur l'acquisition qu'il avait faite des
deux Miynon. Arrivés au grand salon, les toiles
de Vernet les fixèient longtemps. Ensuite une
jeune femme, à la physionomie Une et gracieuse,
près de laquelle on portait un enfant aux yeux
bleus, s'approcha d'une belle jeune fille blonde,
et lui dit :
— Ma sœur, venez que je vous montre le joli
portrait dont je vous ai parlé.
Et elle 1 entraiiia dans le salon d'entrée.
Mais, ô surprise! le joli portrait avait dispaiii,
et, à sa place, ilans le vide du velours, se trou-
vait un cliitfon de papier sali.
— Que signifie cela? dit la jeune femme... Un
billet (le ban(iue !
— Venez, venez, accourez tous ! dit la jeune
fille. Ijn mystère! un mystère!
Tous les visiteurs s'approchèrent, et chacun
de s'étonner; mais on avait beau réfléchir, cela
paraissait inexplicable.
Ou fait venir les gardiens : « Que signifie,
leur demanda-t-on la disparition de ce poi-
trail.
Ils restaient tous interdits et ne répondaient
pas. Enfin, un d'eux, comme se parlant à lui-
même, dit :
— Serait-ce le jeune homme à qui j'ai ou-
vert?...
— Un jeune homme? J'ai trouvé, dit la jeune
fennne, histoire d'amour, un amant qui a voulu
avoir le portrait de sa belle, et qui l'a pris.
— Mais le billet? observa un jeune homme
blond.
— Eh bien, il n'a pas voulu passer pour un vo-
leur.
— C'est cela, dirent tous les autres.
— Vous avez de l'esprit comme quatre, ma
sœur, reprit le même jeune homme.
— Oh ! répliqua-t-elle, j'ai de l'esprit dans le
cœur.
— Pauvre jeune homme, dit-on, il méritait
de recevoir le portrait de la main de celle qu'il
aime.
— Ne le plaignez pas, il possède plus de la
moitié de son bonheur : il a l'illusion... Cepen-
dant cela ne suffit... Mon père, permettez-moi
de m'occuper de ces jeunes gens.
— Je vous permets tout, ma fille bien-aimée.
Puis-je vous refuser quelque chose, à vous qui
m'avez tant donné! Je m'en rapporte entière-
ment à vous.
— Cependant, chère amie, dit un homme de
trente ans, si, en voulant faire le bonheur de
l'un, vous alliez faire le malheur de l'autre; si le
jeune homme seul aimait ?.. .
— Est-ce qu'on n'aime pas toujours quand on
esttant aimée? reprit la jeune femme avec un
charmant sourire. Allez, je connais le cœur des
femmes.
Aucune autre objection ne s'étant élevée, elle
détacha du velours le numéro du portrait, et re-
prit, avec sa famille, le chemin de seS apparle-
mens par la petite galerie.
A peine rentrée chez elle, la jeune femme,
que son idée réjouissait, s'occupa de prendredes
renseignemens sur la jeune fille au portrait. Le
numéro fit connaître le peintre, le peintre fit
connaître la famille : son nom seul la recom-
mandait. Riais je suis obligé de taire tous les
nimis.
Madame *■**, veuve d'un haut fonctionnaire,
jouissait d'une fortune considérable et de l'es-
limp publi(|ue.
Aussitôt la mère et la fille sont mandées au-
près de l'auguste prolectrice de notie ami. In-
troduites chez elle, ces dames atlcn,.enl l'e'xpli-
calion de l'honneur qu'elles reçoivent.
— Je comprends à merveilb-, se dit la jeune
temme en regardant mademoiselle***, l'enthou-
siasme un peu tiopchalf iiicux de mon protégé;
le portrait n avait point menti.
Puis elle ajouta tout haut :
—J'espère que vous ne me saurez pas mauvais
gré de la couise que je vous ai fait faire. L'inté-
rêt que m'inspirent toujours des seiitimcns vrais
est ic motif qui m'a fait agir. Vous n'êtespasune
étrangère pour moi, mademoiselle; je vous con-
naissais déjà... Cela vous étonne. Je vous mé-
nage encore d'autres surprises; mais auparavant,
je vais causer un moment avec madame votre
mère. Nous ne pourrions rien sans elle.
A ces mois, la jeune liliefui emmenée dans la
liicce voisine jiar une liame d honneur, et sa
mèie a|ipril de la jeune i'emme la découverte
du salon. Grand fut son étonnenient; mais elle
ne savait rien qui pfll expliquer ce mystère.
— Votre fille n'aime personne? Aucun jeune
homme n'a eu pour elle des attentions particu-
lières ?
— Personne, que je sache, et ma fille ne m'a
jamais rien caché. Cependant elle a été aujour-
d'hui toute différente de ce qu'elle est ordinai-
rement ; la galle fait le fond de son caractère, et
de|iuis ce matin, i|ue nous sommes allées au Sa-
lon, je l'ai trouvée soucieuse, réfiéchie; même,
à présent que j'y pense, chaque fois que nous
lui avons parlé de son portrait , elle est devenue
plus rêveuse ; je crois avoir vu des larmes dans
ses yeux... Quand nous avons voulu aller le voir
en sortant, elle nous a entraînées par la galerie
des gravures.
— C'est bien extraordinaire , reprit la jeune
femme ; serait-ce une passion improvisée par
un regard ? II s'en est vu de pareilles. L'action de
cejeune homme me louche ; il faut un cœur bien
épris pour produire une telle détermination...
— Ou bien fou , madame ?
— Il y a toujours un peu de folie dans l'amour;
mais on ne s'en aperçoit que quand on n'aime
plus. Quoi qu'il en soit, ce que je viens d'ap-
prendre me confirme dans mon idée ; et, si vous
voulez bien m'y autoriser, je m'occuperai du
bonheur de ces jeunes gens... toutefois , après
avoir consulté votre fille ?
— Madame, répondit la mère, l'honneur que
— 267 -
voiis(l) nous faites, en daignant vous intéresser
à noiii, suftiiait pour me faire souscrire à toutes
vos volontés... !\laiscc jeune homme, quel est-ili*
— Uli! soyez sans in((uiéiud«; ce ne sera qu'a-
liri'S avoir pris toutes les informations possibles
sur son coiiiple, que je vous le iiréM'uteiai. Ce
qu'il a fait répond, justpi'à un certain point,
t\c son eitur et de sa fortune.
— Eh Iiicn, madame, disposez entièrement de
nous.
— Vous me déléguez tous vos dr(dls de mère?
— Je suis heureuse que vous veuillez bien les
accepter.
La jeune femme appela sa dame d'honneur.
— Faites vcDir mademoiselle ***, dit-elle.
La jeune lille, en rentrant, se dirigea vers sa
mère.
— Ces bfaux yeux bruns, dit son auynsle pro-
tectrice , ont tait de cruels ravages ilans un
pauvre cœur... à leur insu, peut-être.
La bien-aimée .le notre ami pensa au jeune
homme du portrait, et rougit.'
— lion, reprit la jeune feunnc, je vois qu'ils
ne l'ignorent pas tout à fait. Mou enfant, ajoutâ-
t-elle eu prenant la jolie main blanche de la
jeune fille, montrez-moi toute conliance : à
partir de ce moment, je suis votre mère...
OH votre sœur, si tous l'aimez mieux, levais
vous faire subir un petit interrogatoire : Que
s'esl-il passé au Salon aujourd'hui i^
La jeune fille rougit plus fort; cependant elle
se remit et répondit avec une douce timidité :
— Mon Dieu , mailame , rien (jue de bien siui-
jile; et j'ai eu tort peut-être de m'en [jréoccu-
per...
En disant cela elle regardait sa mère.
— Quand je suis entrée au Salon , un jeune
homme était devant mon portrait; il plciuait en
le re;;ardant... Mais il ne le regardait penl-èlic
p.is ; i)eul-étre il songeait à tonle autre eiiose...
— Si fait! si lait! il le regardait.
— Croyez-vous, madame P Oh i je le crois bien
aussi. A un mouvement involontaire que j'ai fait,
il a tourné ses yeux vers moi, et a paru si étonné,
si heureux, tant de sentimens ont parlé l'i la fois
dans ses regards, que cela m'a prise au cœur, et
je ne savais où j'étais. Dans ce moment , mes
sœurs et maman se sont rapprochées de moi et
m'ont entraînée dans le grand Salon ; je les ai
suivies sans détourner la létc. Voilà tout.
— Etait-ce la première fois que vous voyiez
ce jeune homme ?
— Je crois que je l'avais vu une autre fois...
au bal ; mais à peine avais-je pensé à lui depuis.
— Et vous aviez sagement fait ; car tout porte
à croire (jue ce bel enthousiaste n'est autre chose
qu'un voleur...
— l!n voleur Poli! c'est impo.ssible!
— Les plus graves soupçons planent sur lui ;
il paraît prouvé qu'il a enlevé votre portrait du
Salon.
— Il a pris mon portrait ?...
Quelipie chose de doux connue le bonlieur se
glissa dans le rieur de la jeune lille, et ses yeux
révélèrent ce qui se passait dans son cœur. Elle
ajouta avec un air adorable :
— Oh ! c'est bien mal !
(1) Kii lappoiliinl eut eiitielioii, nous oiiulloiis s iciii-
menl des foiiuules ((ue nos pL'rsoiiiiam's n'avaient garde
il'oublicr ; tnuis on tlcTinera pourquoi.
Son auguste amie la regardait en souriant.
— 11 a mis à la place un billet de mille francs
que voici.
— Voyez le voleur... dit la jeune lille à (jui
tout son enjoiu'mcnt était revenu.
— Ainsi, vous ne lui en voulez pas ?
— Oh ! si vraiment... mou portrait ciiéri , j'y
tenais tant !
La jeune femme l'attira plus près d'elle par un
mouvement i>lein de grftce et d'affection :
— Tenez, mon enfant, lui dit-elle, ne dissi-
mulons point; ce jeune homme vous aime, et
vous ne lui eu savez pas mauvais gré ?
— Eh bien , c'est vrai.
— Vous... l'aimez?
— Oh ! non , ce serait folie ; je ne l'ai bien vu
qu'un instant.
— Mais vous l'avez bien vu ; cet instant vaut
un siècle ; vous l'aimez... un peu ?
— Madame, votre bonté me touche au fond
du cœur ; je ne peux avoir de secret pour vous.
S'il était ce (pi'd m'a paru.., je crois que je l'a-
dorerais.
— C'est bien, je ne voulais pas en savoir da-
vantage.
Et , comme ces dames s'éloignaient , après
avoir i)ris respectueusement congé de la jeune
femme :
— Souvenez-vous toujours bien, vous, ma-
dame, que vous m'avez délégué votre autorité
maternelle; et vous, ma jeune amie, que vous
êtes ma sœur cadette.
— Je m'en souviendrai toujours pour vous
aimer et vous bénir, dit la jeune fille avec une
grâce admirable.
La protectrice de nos jeunes gens avait tout
combiné d'avance. Elle lit appeler le secrétaire
de ses coramandemens et le chargea d'annoncer
dans les journaux ipiun portrait en miniature,
portant le nujiiéro ..., avait été pris au Salon,
dans la .journée, et (pie des poursuites élaienl
dirigées contre un jeune homme gravement
soupçonné d'être l'auteur de cette sonstraclion.
Le lendemain, toutes les feuilles publiques
contenaient cette nouvelle. Notre ami la lut,;
mais il ne bougea pas.
S.i protectrice s'assura que le concierge du
Musée n'avait entendu parler de rien.
Nouvelle annonce pour le jour suivant ;
n Le prévenu était arrêté, les soupçons se con-
firmaient, et, malgré ses dénégations, les ma-
gistrats ne conservaient aucun doute sur la cul-
pabilité. '>
Du reste, pas un mot du billet.
En lisant cette seconde nouvelle , notre ami
ne put contenir son indignation :
— Voilà donc, s'écria-t-il, la justice des
hommes! On arrête un itauvrc diable ipii ncsait
seulement pas de quoi il est question; on l'en-
ferme, et, sur des soupçons créés par le cerveau
inventif de ses accusateurs, on l'abreuve lil'i-
gnominie, ou le fait -passer eu jugement... on le
condamne pcul-êtie !
Il ne put résister à cette idée, et, malgré la
ilouleur qu'il éprouva en pensant à se séparer
d'yn objet qui avait , pour ainsi dire , doublé sa
vie, il se disjiosa à le rendre. 11 se mit , pour la
dernière l'ois, à le regarder bien tendrement,
l'embrassa encore un million de fois, et sortit
j>our le rapporter au concierge du Alusée.
Chemin faisant, il songea à son billet. Ah!
pensa-t-il, (juelqiie ouvrier l'aura trouvé avant
(ju'on se soit a|)erçu de la soustraction du por-
trait , et l'on va me prendre pour un voleur re-
pentant... Mais cette idée ne l'arrêta [las.
— Voici, dit-il au concierge, le portrait qui
a été pi is avant-hier au Musée. La personne ar-
rêtée pour ce fait est innocente; c'est moi qui
l'ai enlevé... pour le copier. Je vous prie de le
faire rej)lacer sans liruit. Prenez cette pièce d'or
pour payer l'ouvrier (jue vous aurez chargé de
ce travail.
— Voudriez-vous avoir la bonté , monsieur
dit le concierge, de me donner voire nom et vo-
tre adresse?
— A quoi bon, puisque je vous rends le por-
trait? Au reste, je ne veux pas me cacher. Voici
ma carte.
La carte et le portrait furent, à l'instant même
portés à l'auguste jeune femme. La conduite de
notre ami , dans ceHe dernière circonstance ,
fut, auprès d'elle, une nouvelle garantie de la
noblesse de son caractère. Cependant elle ne
s'en tint pas là: elle devait être sévère; elle
agissait pour une autre. On prit des informa-
tions; elles furent toutes en faveur de notre
ami. 11 possédait les (pialités qui font l'honnête
homme et le bon citoyen; |son intelligence était
supérieure; son cœur excellent, un peu trop
enthousiaste peut-être : c'était le seul défaut
qu'on piit lui reprocher, llavait, du reste, une
fortune indépendante.
Le lendemain, il reçut, par une ordonnance,
un paquet cacheté et la lettre que voici , dans la-
quelle se trouvait un billet de mille francs:
« Portez , monsieur, le paquet ci-joint à son
adresse; là, vous trouverez une personne qui
vous dira le secret qu'il renferme.
1) Peut-être obtien.lrez-vous de la main qui
vous est chère un objet qui vous deviendra dou-
blcmi ni prélieux...
» Quelqu'un a songé à votre bonheur. »
Nous ne dirons pas le nom qui se trouvait au
bas de cette lettre. Notre ami osa le toucher res-
pectueusement de ses lèvres. II le gardera tou-
jours comme le jdus précieux de ses souvenirs.
Nous ne dirons pas non plus la surprise, la
joie, l'effervescence de bonheur dont ces mots
remplirent son àme : la plume ne va pas jus-
qu'où ])eut aller la nature.
Dès que l'heure où il est permis de se présen-
ter chez une femme est sonné , notre ami s'é-
lança vers le lieu du rendez-vous. 11 monta, par
un magnifi(iue escalier de pierre, au premier
étage; là il sonna , le cœur haletant: on ouvrit,
et, quand il eut dit son nom , un homme d'un
certain âge vint au devant de lui et le reçut avec
une extrême bienveillance.
Son auguste protectrice ne faisait p.is les cho-
ses à demi: ses instructions l'avaient précédé
dans la maison, et il vit liien qu'il lui était redc-
valilo de la réception (ju'on lui faisait.
— Je suis, nuinsicnr , lui ilit le personnage
qui était venu à sa rencontre, l'oncle de la per-
sonne pour qui vous nous faites l'honneur de
venir ici , et je représente son père en ce mo-
ment.
— Soyez donc assez bon , monsieur , lui ré-
l)ondit notre ami , pour excuser ce qu'il y a
d'insolite dans ma démarche. Eu la faisant, j'o-
^r.s —
béis à une invitation qui vient de haut, et il n'a
fallu rien moins ([ue rintcivenlion d'un aiigusle
personnage pour nie dili rmincr à faire re que
les exigences les plus impérieuses de mon cœur
auraient été impuissantes à me faire entrepren-
dre.
— Celle dont vous invoquez Tautorité tonte-
puissante , reprit son interlocuteur, a été votre
avocate auprès de nous , et c'est elle qui vous
présente ici : soyez donc le bien-venu.
Ce dialogue les avait conduits à la portedu sa-
lon.
Trois dames s'y trouvaient réunies ■• la mère
et la fille, ei la dame d'honneur ([ue nous avons
déjà eu l'occasion de voir dans les apparlemens
de l'auguste protectrice. Elle s'approcha de mon
ami , le nomma à ces dames et le leur présenta
de la part de sa noble maltresse.
Elle , comment le reçut-elle?... Avec le plus
délicieux embarras qui ait jamais fait baisser de
longs cils noirssur des yeux humides de plaisir,
avec un divin sourire qui révéla au plus heu-
reux des mortels un avenirde délices. Que n'eùt-
il donné pour se jeter à ses genoux ? Mais cela
sent la comédie: il se résigna à n'en rien faire.
Le mère reçut de sa main le paquet et le re-
mit h sa fille ; celle-ci l'ouvrit et en tira un por-
trait... En le voyant sortir, les deux amans se
regardèrent, et je crois bien que leurs yeux se
mouillèrent de larmes.
La jeune fille tenait le portrait d'une main in-
décise; elle regarda sa mère , celle-ci lui, fit un
signe, et elle l'olîrit, non sans trembler, à notre
digne ami :
— Prenez -le , lui dit -elle, on le veut.
— Non , dit- il , je sais qu'une auguste volonté
me protège; mais pardonnez; c'est de vous, de
vous seule que je veux le tenir.... Laissez-moi
me priver de ce bonheur pour en doubler la
puissance; restez lihre; et d'ailleurs... je vous
vois.
Elle le regarda, mais, cette fois, d'un air tran-
quille et assuré.
— C'est bien, ce que vous faites là, dit- elle.
Et elle lui tendit la main.
Cette fois, il mit un genou en terre, et baisa la
main qu'on lui tendait.
La visite se prolongea fort avant dans la soirée,
et, quand notre ami dut prendre congé, il sem-
bla à chacun qu'on le privait d'un bien acquis.
Alors la jeune fille i>rit , dans un petit cache-
mire bleu ployé sur la console, un objet de forme
ovale, l'offrit au visiteur, el lui dit :
— C'est moi , moi seule.
C'était le portrait. Notre ami était au ciel.
11 en est là. Tout porte à croire que le prin-
temps ne se passera pas sans que le bonheur de
deux ccEurs (jui s'adorent ail reçu sa sanction
devant Dieu.
Mercier-Lacombe.
[Journal général de France,)
IJacôic.
A-
î^
/^&'^^-.^^^,.j^
SUR IN RAYON DU SOLEIL (1).
Je suis seul dans la prairie
Assis au bord du ruisseau ;
Déjà la feuille flétrie,
Qu'un Ilot paresseux charie.
Jaunit l'écume de l'eau.
La respiralion douce
Des bois au milieu du jour
Donne une lente secousse
A la vague au brin de mousse,
Au feuillage d'alentour.
Seul et la cime bercée ,
Un jeune et haut peuplier
Dresse sa flèche élancée
Comme une haute pensée
Qui s'isole pour prier!
Par instans le vent qui semble
Couler à Hols modulés
Donne à la feuille qui tremble
Un doux frisson ([ui ressemble
A des mots articulés.
L'azur oii sa cime nage
A balayé son miroir
Sans (pie l'ombre d'un nuage
Jette au ciel une autre image
Que l'infini qu'il fait voir.
Ruisselant de feuille en feuille
Un rayon réfiercuté
Parmi les lys (pie j'effeuille,
Filtre , glisse, et se recueille
Dans une ile de clarté.
Le rayon de feu scintille
Sous cette arche de jasmin,
Comme une lampe (pii brille
Aux doigts d'une jeune fille
Et qui tremble dans sa main.
Elle éclaire cette voûte,
Rejaillit sur chaque fleur ,
La branche sur l'eau l'égoutte ,
L'aile d'insecte et la goutte
EtfontHotter la lueur.
A ce rayon d'or qui perce
Le vert grillage du bord ,
La lumière se disperse
En étincelle , et traverse
Le cristal du flot qui dort.
Sous la nuit qui les ombrage
On voit, en brillans réseaux.
Jouer un flottant nuage
De mouches au bleu corsage
Qui patinent sur les eaux.
«a^:'
(1) Ces vers sont extraits des Recdeillemens politi-
ques, que le grand poète des Méditations et des lUii-
MO!»iES vient de publier chez Gosselin, rne St-Germain-
des-Pré», ».
Sur le bord qui se découpe,
De rossignols frais éclos
Un nid tapissé d'éloupe
Se penche comme une poupe
Qui voudrait puiser ses flols.
La mère habile entrecroise
Au fil (pli les réunit.
Les ronces et la framboise.
Et tend , comme un toit d'ardoise ,
Ses deux ailes sur son nid.
Au bruit (pie fait mon haleine,
L'onde ou le rameau pliant ,
Je vois son œil qui promène
Sa noire prunelle jileine
De sou amour suppliant !
Puis^refermant , calme et douce ,
Sas yeux , sous mes yeux amis ,
On voit à chaque secousse
De ses petits sur leur mousse
Battre les cœurs endormis.
Ce coin de soleil condense
L'inlini de volupté.
0 charmante providence !
Quelle douce confidence.
D'amour, de paix, de beauté!
Dans un moment de tendresse.
Seigneur, on dirait qu'on sent
Ta main douce qui caresse
Ce vert gazon qui redresse
Son poil souple et frémissant!
Tout sur terre fait silence
Quand tu viens la visiter,
L'ombre ne fuit ni n'avance,
Mon cœur même qui s'élance
Ne s'entend plus palpiter!
Ma pauvre àme ensevelie
Dans cette mortalité
Ouvre sa mélancolie.
Et comme un bu la déplie
Au soleil de ta bonté.
S'enveloppanl tout entière
Dans les plis de ta splendeur,
Comme l'ombre à la lumière
Elle ruisselle en prière,
Elle rayonne en ardeur !
Oh ! qui douterait encore
D'une bonté dans lescieux,
Devant un brin de l'aurore ,
Qui s'égare et fait éclore
Ces ravissemens des yeux ?
Est-il possible, 6 nature!
Source dont Dieu tient la clé,
Où boit toute créature.
Lorsque la goutte est si pure,
Que l'abîme soit troublé ?
Toi qui dans la perle d'onde,
Dans deux brins d'herbe plies.
— '2(;9 —
Peux enfermer ton! un nionilc
Wun bonhem- iiiii suraliondc
Ll ilélionle sur les picils ,
Avare île ces ilélicps ,
Qu'enlrevoit ici le cœur,
reu\-tu»lcs divins calices
Nous prodiguer les prémices'
Et répandre la liqueur?
Dans cet infini d'espace ,
Dans cet infini du temps,
A la s|ilendeur de la face ,
O mon Dieu! n'est-il pas place
Pour tous les cœurs palpitans ?
Source d'éternelle vie.
Foyer d'élcrnel amour,
A l'âme h peine assouvie
Faut-il que ciel envie
Son étincelle et son jour ?
Non , ces courts moinrns d'extase
Dont parfois nous débordons,
Sont un peu de miel du vase ,
Ecume qui s'exlravase
De l'océan de tes dons !
Elles y nagent , j'espère ,
Dans les secrets de tes cieux ,
Ces chères âmes ! 6 \>krc !
Dont nous gardons sur la terre
Le regret délicieux !
Vous , pour qui mon œil se voile
Des larmes de notre adieu ,
Sans doute dans quelque étoile
Le même instant vous dévoile
Quelque autre perle de Dieu !
Vous contemplez assouvies
Des champs de sérénité ,
Ou vons écoutez ravies
iMurmurer la mer des vies
Au lit de rélcrnllé!
Le même Di(U qui dépU)ie
Poumons un coin du rideau
Nous enveloppe et nous noie,
Vous dans une mer de joie ,
!\loi dans une ;;outle d'eau !
Pourtant mon àuie est si pleine,
O iJieu ! d'adoration !
Que mon cœur la ticnl ,'i peine,
El i|u'ii seul man(|ucr l'Iiileine
A sa respiialioii !
Par ce seul rayon de Ihimme,
Tu m'attires tant vers toi ,
{)in: si la mort , de mon ftme
Venait délier la trame
Rien ne changerait en moi !
Sinon i^i'un eii ilc louange
Plus haut et jilus solennel.
En voix d\i eoiu int de l'ange ,
Changerait ma voix de fange
Et deviendrait éternel!
Oh! g'ioirc à toi qui ruisselle
De tes soleils à la (leur !
Si grand dans une parcelle!
Si brûlant dans rétincelle!
Si plein dans un pauvre cœur!
'Ali'Uonse de LAHAi;ri>E.
(Onulrièmearlicle.)
HISTOIRE.
MM. Delacroin, Leullier, Ribera, Jouy, Charles Muller,
Robert Fleiiry.Sigiiol, Dassy.Biard.Mauzaissc, Henry
Schcller, Wieilz.
Il est donc dit qu'une éternelle polémique
s'engagera autour du nom et des œuvres de
M. Eugène Delacroix'.' Les partisans fanatiques
de ce peintre fougueux apportent une telle exi-
gence dans la part d'éloges et d'honneurs qu'ils
réclament i)our lui ; d'un autre c6té, ses enne-
mis sont si aveugles sur les bonnes qualités de
soûlaient, que ni les uns ni les autres ne sont
destinés à s'accorder de sitôt. Et cependant une
transaction serait bien utile h l'école romanti-
que, car celle-ci comprendrait alors la nécessité
de rechercher davantage le dessin, de se moins
préoccu|)er des effets brillans, de revenir h la na-
ture en renonçant à son «a/j/re/ de convention.
Ce n'est pis assez de loucher hardiment une
peinture, de rencontrer parfois de bonnes cho-
ses, il faut ap])orler de la patience et surtout des
|.rincipes à tonte a-uvre d'art. Nous qui sommes
ici de sang-froid, voici les observalionsqiienous
avons recueillies de la iiiajoiité des amateurs
([u'attircnt en foule les deux iodes de M. Dela-
croix :
llumlet au ci/He/ièi-cestle contraste frappant
de bonnes intentions avortées, d'une couleur ici
haniioniense et riche, là criarde et forcée, et
d'un ensemble qui plait malgré des fautes (pii
choqueiil. Lauteiir a-t-il pensé à imiter Shaks-
peare, le poète inégal, en mêlant l'idéal delà li-
gure du prince Danois à la grossu''reléde formes
du fossoyeur'.' N'eut-il pas di1 voir qu'il n'était
point nécessaire de donner à cet homme une
lêle hideuse, <lesbras informes et une jioilriiie
d'e'corché jiour en faire le représentant du
champ de la mort ? Quoiiiu'il en soit, celle com-
position séduit par. «a mélancolie, par le groupe
excellent d'Ilainlet et de son ami Horatio. l ne
liiuine du noi il pèse sur le ciel, .sur ce terrain
sans ombrage et sans fleurs, et qui n'a jamais été
arrosé que de lai mes.
La cléopàlre ne réunit pas deux jugemens
semblables. Ou y cherehe des beautés que nous
aussi aimerions ^ y trouver. Quel grand et noble
sujet! Celte reine d'Egypte, cette femme voliip-
tueuse, qui a épuisé Unis les plaisirs, et drinandé
l\ Vin cil II II II des jouissances nouvelles, la voilà
humiliée, vaincue, sans trùue, sans espoir; Oc-
lave arrive avec son épéc d'Actium. La lille des
l'iolémées ira régner du moins sur le peuple en-
doi mi des Nécropoles et des pyramides : elle fait
venir un paysan qui lui apporte l.i inoil... Ce
visage de fenuue doit réunir les sensations
les plus opposi'e.% la dignité, la crainte, le cou-
rage, le regret... Et voilà ce que M. Delacroix a
été impuissant à traduire; car on ne trouve pas
tout lie suite au bout de son pinceau une créa-
tion qui >oiiilrail de sérieuses méditations, une
étude approfondie de lliistoire. Sa Cliiojiùtre
est vulgaire, sans beauté, hors du type que Tan-
liqiiité prête à cette reine; son bras est lourd,
mal attaché; sa physionomie n'annonce point la
sombre préoccupation de la mort. Quant au
paysan, dont les éi)aule5 sont couvertes d'une
peau de tigre et qui ressemble assez à un satyre,
nous demanderons s'il a rien de local ? Le rau-
sé égyptien n"étail-il pas là pour enseigner au
peintre un costume et une couleur plus réels •*
Enfin, à la manière dont cet esclave découvre l'as-
pic, n'est-il pas évident qu il court tout le pre-
mier le danger d'êlre mordu par le reptile? Ce
sont là des remarques si simples que .M. Dela-
croix eût dû nous épargner le soin de les lui
adresser. En définitive, nous ne lui conseillons
pas de traiter davantage les sujets antiques, mais
bien de s'en tenir au moyen- âge dont les chroni-
ques laissent un i)lus libre essor à la fougue de
son pinceau. L'antiquité a son type invariable
dans la statuaire grecque; elle veut une beauté
de formes, une simplicité de lignes rigoureuse;
le /au/ lui était inconnu, tandis que le beau
était à ses yeux, la seule réalisation de la vertu
et la traduction la plus fidèle des idées religieu -
ses.
Ces siècles reculés ont été bien mieuxeompris
par M. Leullier qui, sans exagération de dessin
ni de couleur a su reproduire une scène terrible,
une lutte à mort enlre sept cents animaux de
toute espèce sur le sable de l'arène du Colysée,
ce sable tant de fois ensanglanté et toujours al-
téré. L'effroi vous saisit à la vue de ces monstres
arrachés aux déserts de PAfrique et aux som-
mets neigeux du nord, pour servir de speclacle
au peiiple-rui.ilepar l'ordrede Domilien. llsem-
ble que l'on entende leurs i iigissemens férsces
et lecraquemeulde leurs os; 1rs tigres, les pan-
thères comme les craintifs antilopes, jonchent de
leurs cadavres cette enceinte de carnage; un
immense éléphant qui domine toute la scène
ainsi qu une tour dépasse les maisonsd'uneville.
êlreint dans le pli terrible de sa trompe un lion
qui se débat convulsivement : tous les caractè-
res des diverses hèles sjul rendus avec une ad-
mirable vérité, et ce qui rachète I horreur de cet
(•nsenible, c'est l'aspect d'une chrélienne qui,
recueillie et calme, attend la palme du marlyre;
touchante apparition, vision du ciel au milieu
d'un rêve pesant. Selon nous, .M, Leullier a con-
quis par ce tableau une des premières places
dans notre école. Nous ajouterons tout desiiite
que son (./im',v/, souvenir trop fra|>pant du 5c-
hastien del l'iombo, est en dehors de la nature
de son talent.
M. Charles Ribéra s'est montré digne de por-
ter ce nom célèbre. Son tableau derfc/i Rodrigo
Caldcroii coiidiiil un .«i//7>//r« est une com-
position très louable, très intelligente rlijui n'a
pas encore été aussi remarquée qu'elle mérite
derêire.L'ex-fdvori de Philiiq)e 111, tombé du
fille des honneurs et île la puissance dans la dis-
grâce et la persécution, marche au supplice avec
Il .séiéniié de l'inuoeciu qui connaît le véritable
' prix des biens qu'il quitte. Des moines l'cicor-
- 270
tenl, le confesseur du roi le précède , la foule in-
solcnle et curieuse inonde les balcons de loule
lavlacejlessl.ires du Sainl-Offiec formeiU le
corlége dont rordonnance est simi-le et fort
belle, la couleur a de la solidité, du relief; e
seul défaut que nous ayons remarqué est la
pente excessive du lerraiu; les personnages ont
l'air de descendre du haut des toits.
Nous saisirons ici l'occasion de réparer envers
M. Jouv la sévérilé du jugenienl porté contre
son irhain Grandier. A notre avis, l ordon-
nance de la scène mérite des éloges par la dis-
position aisée des vroupes .pii, malgré le grand
nombre des assislans.s-rattael.cutbien à 1 action
principale. Prises à i>a, t, cbaeune des ligures of-
fre de remarquables beautés, les télés soit de
bourgeois, soil de justiciers, soit de soldats, por-
tent un caractère de fanatisme, de compassion,
de sévérilé ou de dédain (pii varie incessamment.
Les costumes très exacts ont de l'ampleur et
sont largement drapés. Maintenant , pourquoi
ce vaste tableau n'a-t-il pas tout le succès qu en
espérait sans doute M. Joi.y ? c'est précisément
parce .pie les proportions ne s'accor<lent pas
■ivee le sujet. Oue l'on consacre trente pieds de
'toile à un événement glorieux et national, ce
sera bien : mais retracer ainsi en grand la per-
sécution de quelques prêtres ignorans et la
nioriducuré de Londun, c'est commettre un
anacluonisme.
Même remarque ponr le Jean-San.o-Terre ,
de M «:ii- Mnller,scéne.iuin'apasunegrandeva-
leur historique, et est frappée d(. médiocrité par
l'exagéral.on et la recherche maladroite des el-
fets Cependant voici , du même artiste , un
Diogéne qui annonce un talent vigoureux el
riche de bonnes intentions. Le philosophe cy-
nique tient sa lanterne h la main comme pou.
trouver un homme. Son front est charge de ri-
des sa bouche annonce le sarcasme , une esi.cce
ae désordre moral pèse sur cette figure froide-
menl railleuse ; ce corps est noueux , ma atta-
ché • ce sont bien les membres distendus de
l'homme qui vit dans le cercle étroit d'un ton-
"'ïiiù vient, par exemple, que M. Ch.Muller a
représenté saù.l Jérôme sous les traits d un
anachorète farouche, sans intelligence et charge
a-ans et de rides .'On ne sait plus au,ourdhu.
peindre ces sublimes solitaires dont le visage
îaomtaitdefoiauseindessoulfrancesetd..s
•nislérilés. Le Dominiquin donnerait à cet égard
Te nùle leçon à nos jeunes artistes; que ceux-
ci étudient son admirable saint .krome; Ils li-
ront sur les traits extatiques -lu saint toute 1 ar- _
àeire -n ame que consuma le feu des pas-
sions Saint Jérôme s'est armé de la pierre avec
Lelle il va se frapper la poitrine ;ua ange e
souienldanssa rude pénitence, tandis que le
Sm naecroupi à ses pieds, le chaton, eahn
à Te d islraire.Au milieu même de son exaltation
relgieuse, le saint se rappelle involontauemen
[c cbaur de jeunes tilles qu autrefois il aimait
à , endre... Lt ceschamrs, rendus v-sibles pour
,i,apparaissentdans les plans aériens dUi-
bleàn , comme un souvenir vivant du pa é
C'estalnsiquelemêmesujetpeut restera aa
vub'aircou, sous la main d un mailrt, stltvei
iusdu au bu'.dime.
^ Il y a beaucoup dintelligejicc cl de savo;i-
fairedansle Bernard Pal issy, de M. Robert
Fleury. — Nous avons le droit d'avertir M. Si-
gnol, talent consciencieux, qu'il a faussé sa voie
et m.intpuMomiiIéUmenl une page qui eut pu
être bien éloipiente. Ces chevaliers, diversement
occupés, ce berger étendu à terre, ce saint Ber-
nard que personne n'a l'air d'écouler, ces grou-
pes clair-semés, tout cet ensemble nous repro-
duit-il la Prédication de la deuxième croi-
taide '} Non, ces fervens auditeurs qui s'écriaient
avec tant de force el d'enthousiasme ; « La cioix !
la croix ! » n'ont jamais pu avoir cet air distrait,
nidélourner un momentles yeux des traits véné-
rables de l'apôtre du douzième siècle. Ainsi ,
malgré tout le mérite d'exécution qui règne dans
ce tableau , on n'en est pas satisfait, on n'en
garde point d'impression.
M. Dassy n'a pas mieux traité la Hlort de saint
Louis. Et pourtant si jamais la poésie de l'his-
toire a pris un noble essor, c'çst dans cet événe-
ment religieux. Ce roi qui expiie sur la eenilre ,
atteint de la peste, el au milieu des larmes de
loule son armée ; ce Charles d'Anjou qui est ac-
couru au secours des Français , el trouve en ar-
rivant le cadavre de son frère et seigneur, .luel
champ d'inspiration ! Dans le tableau qui nous
occupe , l'expression manque ; l'ennui plus que
la tristesse :iSSombril toutes les ligures ; des dé-
tails soignés, des draperies bien faites ne rachè-
tent pas celte imperfection capitale.
11 n'est pas encore temps tle parler des carica-
Uires de M. Biard, on s'y presse, on s'y foule ,
c'est justice ; pnis(pi'elles amusent. Nous avons
à examiner les œuvres sérieuses de cet artiste ;
son Charles VI d'abord. Deux moines de l'or-
dre des Auguslins exorcisent rinfortiiné munar-
(pie ; Odette de Champdivers , l'Antigonede ce
nouvel OEdipe , le soulient moir,s par sa force
que par son amour; cliarmanle jeune fille dont
le visage gracieux exprime tout à la fois sa piiié
pour le roi el la terreur que lui inspire cette
cérémonie religieuse. Slais Charles VI , en proie
au délire , a l'air d'un possédé du démon , d'un
épileplique, ou d'un acteur de l'Ambigu ; ses
cheveux se dressent d'une façon bouffonne ;
(luant aux moines, leur geste est également ou-
tré et théâtral. Malheureusement la plupart de
nos peintres ont trop étudié le mélodrame qui
déteint sur leurs œuvres. L'autre tableau sérieux
.le iM. Biard nous offre un Combat de pêcheurs
contre des oursbluncs, dans les mers du Nord ;
un matelol qui frapiie avec son harpon l'un de
ses nombreux adversaires, est posé el rendu
très énergiquenienl ; le mouvement de sa easa-
ipie qui s'est elérangée et lui couvre la moitié du
visage, est un heureux trait d'observation. Mais
l'inévitable manie de l'elTct théâtral revient en-
core ici ; nous voyons un ours enfoncer sa grilîe
dans la cuisse d'un pécheur qui est à l'extrémité
de la baripie : invraisemblance des plus cho-
quâmes et moyennant laquelle, la patte de l'ani-
mal devrait avoir i)lus de six pieds de long.
Les glaces ont beaucoup de transparence et eu
même temps de solidité, el les teintes rosées du
ciel représentent bien l'horizon de ces froides
régions, comme l'ont décrit tous les voyageurs.
Dans quel ordi-psd'idées peut-on classer ÏAllé-
gorieàt M.Mauzaissel'Esl-cedel'histoireoudela
fiction? Nous pencherions vers ce dernier avis,
en trouvant réuni dans le même cadre un amal-
game de iiersonnagcs réels el de divinités païen-
nes. Dans le coin de gauche, une Discorde tonte
nue, et les yjiix bandés, gU impuissante et fu-
rieuse ; plus loin une l.iberié agile au IhuiI d'une
pique un bonnet phrygien ; puis une grosse
femme armée ilii casque et des atiribiils de Mi-
nerve s'incline devant Louis-Philippe :
Rare et biillanl clTorl d'une imaçrinalive
Qui ne le cùile en rien à personne qui vive.
Toute notre pénétration échoue en présence de
cette énigme myihologiijuedonlle moïse Irou'.e
peut-être dans la révidulion de IS.iO. Ce (pii
confirmerait, d'ailleurs, ce sou|ieon, c'est l'aulre
partie du tableau où l'on admire des pavés en-
tassés, des dames gisant sur une barricade, uiie
espèce de hideux ouvrier blessé au front el com-
battant contre on ne sait qui. Nous avons élé
bien étonné de ne pas voir sur le livret (pie celle
fable ou cette histoire , si l'on veut, avait été
commandée pour Versailles; en ce cas, M. Riaii-
zaisse devrait apiiliquer à des sujets plus intel-
ligibles l'emploi d'un latent incontestable el in-
contesté.
M. Henry scheiîer, chargé de représenler la
Visite royale au c/idleaii de Chauipldtreiir,
n'a pas dérogé aux traditions de la peinture ol'ri-
cielle ; c'est bien froid, bien triste ; huit muiis-
Ins rangés autour d'une grande table et ayant
autant l'air de comprendre le sujet de la discus-
sion que le juge IJrid'Oison comprend t'alraire
de Figaro et de Marceline.
Il y avait une belle peinture dans un sujet ijiie
M. Wiertz a laissé ;i l'état d'esquisse : Madaa^c
Lœlitia, exposée après su mort. La mère de
Napoléon est étendue sur un lit de parade; mal-
gré ses longues années, son visage a gardé l'em-
pieinledn type correct et fier de celte famille un
instant souveraine. En présence de cette image
de deuil , on se prend à évoquer bien des sou-
venirs assoupis, et non éteints. Mais l'artiste a
eu la fâcheuse' idée de garnir le fond de sa toile
d'un groupe de spectateurs qui gênent le regard
en détournant l'attention. 11 n'a pas compris
((ue la vue de ce corps était à elle seule un spec-
tacle frapi>ant et une double leçon d'histoire et
de philosophie politique.
Alf. des Essarts.
iîlclancji*!?, faitis nirimï.
l'annonce.— On sait que les Anglais nous
ont dès long-temps surpassés dans cette inté-
ressante spécialité. Voici un exemple tout ré-
cent de leur supériorité. C'est un homme d'af-
faires de Londres qui fait part aupidilic qu'il a
entre les mains el met en vente une action de
Drury-Lane (nous renonçons à reproduire le
luxe typographique d'une pièce dont nous ne
donnons ipic tes termes) ■• « A la noblesse, à la
» fastiion el à tous les amis des beaux-arts cotlec-
„livement! M. Georges Redbreast a l'honneur
). d'annoncer qu'il est chargé de la vente défini-
„ live d'une action de 50 liv. de l'élablissemenl
,> te plus somptueux, le plus classique et le plus
>, fréquenté des trois royaumes, connu sous le
„ litre de Théâtre Hoyal de Drury-Lane. Cette
» action, M. Iledhrcasl éprouve un idaisir inoui
„ à constater le fait, assure à son heureux, pro-
>. iniétairc le droit inaliénable d'une entrée de
— 271
» faveur, privilège ne ilépeiidant nullement du
w capiice il'uu nouvel entrepreneur, mais est
» acquis à l'actionnaire d'une manière aussi inal-
» léra!)le que la propri/aé du Ihéfttre m{în)e h
» sa grâce le duc de IJedforl! M. RedUreast.iiour
» justilier la réputation de proldté dont il s'en-
« orgucillit, et (|iie!ui reconnaissent les homiiies
» les plus (lislinijui's de In Crande-lîretanne, au
» nombre descpieis il se plail à eiter feu son
M altesse royale le ducdVork, rioil indisjiensa-
» l)le (le prévenir que l'achat de la susdite
» action ne donne pas au ])orleur le litre d'éicc-
» leur au collège de Westminster ! Cette circons-
» lance toutefois doit procurera l'acheteur, une
» satisfaction t:iule pailiculière, car elle le pré-
» serve du tumulte laligant des discussions poli-
» li(|nes, et lui permet de s'alinndonner tout
» entier à ces impressions suMimes et divertis-
» santés, que les esprits doués de sympathies re-
» çoivent des ravissantes beautés de Shakspeare '
« Le théâtre de Drury-Lane est si heureusement
» situé que, n'imjiorle dans quelle partie de la
» raélropoie l'actionnaire ail éludoaiicile, il lui
»sera i m possible de visiter ce sa net uaiie du génie,
» sans voirse()assei' suusses yeux d'intéressantes
» scènes de la vie aciiie. Al. Redbreast est inti-
M mement ijcrsuadè qu'il y aui'ait une inlînilé
» de choses à dire de l'élégance de l'intérieur,
M de la beauté classique de l'avant-scène, de la
» largeur de l'orchestre, de la complaisance des
« ouvreuses, et, en passant, de la commoiliiè du
» foyer. C'est dans ce magnifique édifice ipie
» l'aciionnaiie peut élever S'in esprit, cultiver sa
» loyauté brilarniii|ue, en contemplant à la fois
» M. Van Amburgli et ses lions, elle souiiic de
«Vicloria; que dans des dispositions moins
» sévères, il peut |)endant les entr'actes coinpa-
» rer l'éclat (les rayons du lustre féerique avec
» les feux brilla lis des yi M \ des dames d'honneur!)'
l'icuuc ÎJramaîiiiar.
THÉÂTRE DU VAUDEVILLE.
in Appartement à louer , vaudeville en un
acte, de MM. Desvergers et Adrien.
Tout individu qui ne loge pas en garni, tout
être qui ne perche pas, tout citoyen régulier
qui a un chez soi, connaît et, par conséquent, a
maudit bien des fois celte coutume bizarre qui,
dès (pie vous avez déclaré à votre ]iropriél.<ire
l'intention de (|uitler sa maison, vous met, pour
trois mois, à la merci du premier flâneur (pii
sait lire un écritcau. Dès que votre balcon ou
votre porle-cochère est ainij;ée de cette dénon-
cialion, ce n'est i>1ms un appartement clos et
couvert (jue vous habitez, c'est une lanterne sans
vitres : vous n'avez plus de for intérieur. C'est
en vain que vous payez exactement votre terme,
vos contributions, et tous les accessoires inventés
pour la ruine des locataires, ce domicile, ([ue
la charle déclare inviolable, est assiégé h tonte
heure. C'est une visite domiciliaire continue,
qui commence avec le jour et n(^ litiit (ju'avec
lui. Kien n'est respecté par l'inquisiteur qui se
présente, ni l'heure de vos repas, ni celle de
votre travail, ni le secret de vos conversations
intimes ; il arrive liriiS(]uemeul, entre sans dire :
gare ! vous iioursuit de réduit en réduit, fouille
du regard cl trop souvent de la main vos cabi-
nets et vos armoires. Les dispositions (|ue vous
avez créées, que vous aimez, \oUc aiucublemcut.
vos portraits de famille, sont amèrement criti-
qués. Le papier est-il jauni parla fumée '.^ Le
portier, ce même portier (|ui se nourrit de votre
sou pour livre, se chauffe de l'énorme biiche
d'usajje. Heur de votre voie de bois, et de tous
les menus londins (jui disparaissent tandis que
le complaisant scieiM-, votre homme de confiance, |
ferme les deux yeux, le portier sera le inemici-
à vous injurier! Les locataires sont si inalprn-
pres ! s'écriera l'ingrat (jui vous accablait de
prévenances à la (in du dernier terme....
Ce sont ces désagrémens généraux et beaucoup
d'autres particuliersà un M. Deslauriers, auteur
dramatique de son état, que M. Desvergers a
entreiiris de jieindre dans un vaudeville assez
gai de dialogue, mais un peu trop long, et qui
cepenlanl a réussi.
tion, on enten Ira MM. de Beriot , Gallay et
llerz fr:res, mailenioiselb- Pauline Gaixia , ma-
dame Do'us, MM. Ivanolîet Kub ni. Uiegraiule
]);utie du programme est composée de morceaux
«le musi(|ne classique.
THÉÂTRE DES VARIETES.
Jospin ou le Père de l'enfant trouvé,
vaudeville en un acte de M. Sauvage.
Francis, jeune hommecliarmant, qui a le mal-
heur de ne pas connaître son [lère, est sur le
point de contracter un mariage d'inclination. Ne
pouvant se présenter sans nom dans une hono-
rable famille, il achète un père. Jasjiin, dentiste
ambulant, grand mauvais sujet, grand dépensier
quand il a de l'argent et même quand il n'en a
pas, consent à devenir ce père, ninyennanl I .rttm
livies de rente viagère, non compris tout l'ar-
gent complanl nécessiure pour payer ses dettes
présentes et futures, ses extravagances et exi-
giiicesde toutes sortes. De cette situation dé-
ei nie iMie foule de scènes très amusantes, 1res
s; igulières, (|ui compromettraient gravement le
n. M-iai;e de Francis. s'il ne retrouvait au moment
I. |)ius critique son véritable père, M. Roland,
p: , sses,seur de vingt mille livres de rente. —
L auteur a fait jirciive d'un esprit des plus;;ais
et des plus pélillans dansée petit acte (jui a eoin-
plèlement réussi. Serre et Rebard ont parfiite-
menl joué le faux et h; vrai père. Le public a ri
d'un bout à l'autre de la pièce.
Le théâtre de la Renaissance déploie une
grande activité : en moins de huit jours on vient
d'y donner hlademoùellede Fonlanf/ex , pièee
lyri(pie en deux actes, et les Camarades du
mini.drc, comédie eu vers, et déjà on nous
piomel pour lundi prochain deux représenta-
tions, }'tn(/l-tiix ans , comédie en deux actes.
et I(^ Viuijt-qualreferrier, traiiédieen un acte
et en vers pom- Guyon et les débuts de made-
moiselle iMathilde; puis , iiour la lin du mois,
VAlchbniste , en cin(| a('tes et eu vers de M.
Alexandr(^' Dumas; le principal réile sei-a rempli
])ar Frederick Lemaitre. Lin opéra-féerie est
aussi en pleine répaition et sera représenté
sous peu. i'Iusieius engagemens importans vien-
nent d'être signés, et les débuts de ces nouveaux
sujets auront lieu dans le conranl d'avril pro-
cliain au théâtre de la Renaissance. Ricneulin
n'est négligé pour asseoir sur des bases solides
la nouvelle entreprise littéraire et lui assurer
un fructueux avenir.
La France musicale, que nous aimons .'i
citer poiu- ses travaux en musii|ucelen liltéia-
tine, ddil donner jeudi proeh.iin un premier
concert â ses abonn('s, â i heures de l'après-
midi , dans la magnili(|ue salle de M. lleiui
llerz. Dans eetle matinée spécialement eonsa-
créc uu.\ abouucs de celle iuiporiauie puMica-
ïifDUf î)f liiiq jours.
20 MARS. — Une lettre de Florence annonce
la mort de la princesse Charlotte, (ille du roi
.loseph Napoléon. Elle se l'endail de Florence à
Gênes, où elle espérait rétablir sa santé, lors-
(|u'elle a succombé à Sarzanne par suite d^ine
hémorragie.
— L'entreprise du lunnel dn la Tamise conti-
nue à marcher de la manière lapliissalisfaisaule.
Dejjuis le :'.0 déceudire dernier il a été achevé
.30 pieds : ce (jui a donné une longueur totale
de 8Ô5 pieds. L'ouvrage déjiasse maintenant de
13') pieds l'ancienne vorte et de 05 pieds la
marque des basses-eaux.
— On annonce de nouveau poui- le 1"' mai le
baptême du comle de Paris. On ajoute que l'ar
chevêque de Paris a enfin consenti à pi-ésider
cette cérémonie qui aui-a lieu à Notre-Dame.
— Une lettre de Pétersbourg du 2 mars dit
que l'empereur Nicolas était au uombie des per-
sonnes (|ui ontsuivi le cortège funèbre du comle
Spéranski. 1 un des hommes d'étal les plus éclai-
rés de la Russie. L'empereur marchait immédia-
tement après le cercuil et il ne s'est retiré qu'a-
près 1 inhumation.
— On nous écrit de Dreux (Eure-et-Loir), &
la date du 17 :
« La malle-poste de Paris à Brest a été arrêtée,
pour la seconde fois depuis peu de lemps.dansla
nuit du jeudi au vendredi, pir plusieurs hommes
armés, à (pieh|ues pas de la place où un juge-
suppléant de Dreux cl son j.endre avaient été
attaqués huit jours auparavant.
» (ietle fuis tes v(deiMs rmt fait feu, et la lan-
terne de la voilure a été brisée par la balle. Ils
ont fouillé le cabricdel du coiiirier, dans lt'(|uel
ils nom pu trouver qu'nnecinquanlaiued'écus.
» Ainsi, eu uiuinsJe six semaines, liuisalla-
ques du même genre ont eu lieu entre Dreux et
Nonancoiul, à vingt lieues de la capitale.
— La nouvelle de la mort de Nourrit, a répan-
du dans Paris une douleur universelle. Jamais
artiste ne fut plus aimé et ne mérita mieux de
l'être. Nous avons rapporté les versions qui ont
circulé sur sa moi I tragiiiue. Un point impor-
tant y est omis, que nous (levons nous hâter d'é-
tablir : ce n'esl pas le courage qui a mantiué à
Nourrit, c'est la santé. La maladie cruelle que
lui avaient causée penilant les premiers temps
de sou séjour îiNaples tant de chagrins éprouvés
joints à rinlluenee d'un climat nouveau et au
regret de la patrie, avaient laissé chez lui de
funestes traces. L'autopsie a révélé qu'un «léve-
loppemenl extraordinaire du foie menaçait sa
vif et contribuait â le jeter dans celte sombre
mélancolie (|ui l'aecablail depuis ijucliiue lemiis
et (pii la poussé enliii â un acte désespéré.
— Une belle épée de chevalier à la lame flam-
boyante était en adjudication celle après-midi,
rue des .lei'inein-s, avec d'autres armes anciennes
et orientales. Elle porte le nom d'Ambroise Spi-
uola, général eu chef des armées tlu roi Philip-
pe 11, d'Fspague dans la Flandre espagnole. La
poignée est d'une jolie forme; la lame eu acier
ciselé est enrichie de (piantité de pclii bas-reliefi:,
sujets lires de l'histoire sainte, d'un fini el d une
exécution remarquables. Elle a été vendue
l,2(!l fr. .'. c.
— Milor.l l.yncdoch. pair d'Angleterre, âgé
de lOïans, est arrivé à Tours le 14 mars, el en
est reparti le 17.
21. — Le gouvcrnemeni anglais ne sciasse
point de iléphncr la plus excessive rigueur au
CauaJa. De nouvelles seuicaccs de moi i ont été
— 372 —
nrononrées cl mises à exécution e ISfcvrier;
Fesvirimcs sont les nommés ISar bonne, Dcno-
n^mie. ^i.•ol«s, Danois cl llimlcniang; ce dçr-
n!c" est Français. Ils ont ions montré la plus
stoïquc fermeté. „ . . i
_ Madame la comtesse de Marbœuf vient de
mourir à la communauté du ^acré-Cd'iir ort
"île s'était retirée. Madame de Marhauf était
veuve de lancien {jouverncur de la Corse.
— M Castéra, ancien fonctionnaire pulilic et
fondateur d'inslilulions philanlroplnqucs en l^^i-
veur dcsnaufraiiés, vient de déposer «"x 'leux
chambres une lutilion pour demander la dé-
porlàlion des Ibl-çals libérés hors de la France
continentale. Ce n-esl point une prolongation de
neine tiue M. Castéra veut qu on leur inllifie ; H
Ct au contraire qu-h l'expiration de leur ban
leur sort soit amélioré, et qu'ils soient soustrais
à cette affreuse position .]ui les attend à la son e
du bagne, et qui est aussi funesteàla société qu à
eun-mémes.
_ L'ne Icitre de Naples du 11 mars fait con-
naître (lue les b(mneurs funèbres ont été rendus
avec beaucoup de pompe à Nourrit. Au moment
0 1 à la sortie de l'église, on allait fermer le cer-
ruèil, les cheveux de Filluslre artiste ont elécou-
pés et distribués parmi les assistans. 1 était nuit
niand ou est aiVivé au cimetière Un terrain
avait été acheté pour y déposer les restes de
Nourrit, et on devait y ériger un monumen ,
aux frais duquel Français et Italiens ont voulu
participer.
— On lit dans un journal : «Une cérémonie
intéressante doit, dit-on, a^o''-..''^ " ^'P™:
chain en l'église de l'Assomption. M. Berryer
père doyen de l'ordre des avocats, y fera celé-
Lrer une mcjse d'actions de grâce pour le cin-
quantième anniversaire de son mariage.»
— Une des jeunes personnes qui ont derniè-
rement remporté des prix au Conservatoire
s'habillait avant-hier pour aller à un concer .
Le feu prit à sa robe, et elle a péri dans la nuit
suivante.
_ L'administration de l'Opéra se propose de
donner un concert dont le produit sera consacre
à ti msuorler les restes de Nourrit en France.
Ul de liériot, Dupiez, Bubini, Tambur.ni
Lablache, mesdames Urisi et l'ersiani se feront
entendre dans ce concert.
.Ile roi vient, par suite des instances de
M Védel, directeur du Théfttre-Français, et des
nombres du comité d'administration, et sur a
Snde de M. le comte de Bondy, intcndant-
iH'néral de la liste civile, de fane remise ^ a Co-
médie-Française de la somme de32.i,000 fr. par
elle due pour loyers arriérés.
En outre, sa majesté, en consentant au renou-
vellement du bail pour neuf années, a bien vou-
lu en réduire le prix à .^0,000 fr. par an, au lieu
de G2,000 fr., taux du bail précédent.
5-1 — Les dég.Ms occasionés par le tremble-
meni de terre à la ville de Saint-Pierre sont pus
imporlans qu'on ne 1 avait cru d abord. Lenle-
•emenl deslambris el tapisseries a fait découvrir
bien des lé/.ardes dans les murs ; on estime a
Uo environ le nombre des maisons îi démolir ;
toi tes les maisons du haut .le la rue ToraïUe ne
so t plus habitées ; il en est de même .lu haut
de la Vue Lucy ; la rue du l-elit-\ ersailes a aussi
beauco"ps.,uffèrt;ilny a pas de .loute que
ioute la ille aurait eu le sort de celle du Foi l-
Royal, si l'événement avait. luré 7 à 8 secondes
"^^fè général Bertrand, qu'un journal de Sainte-
Lucie a préten.lu être écrasé sous es décombres
de s 'mJison, se porte très bien 11 doit taire son
retour en France, en juin prochain.
_ Soufflard, l'un des assassins de la femme
Renault, s'est donné la mort. Hier, en sortant
de Faudience de la cour d'assises dans laquelle
il venait d'être condamné à la peine capitale, il
fut i.ris tout îi coui-, en rentrant h la Concierge-
rie de violentes convulsions. Le médecin, qui
fut aus8it(^t appelé, reconnut que Soufflard
était empoisonné. 11 avait avalé une forte dose
d'arsenic. On lui a prodiqué tous les soins pos-
sibles, mais ils ont été inutiles. Ils est mort ce
matin, vers onze heures et demie , en pronon-
çant ces paroles: «Malheureux Lesage!... Ma
mère!.... Les accusés, en quittant la prison pour
être ramenés devant la cour et entendre le ver-
dict du jury, avaient été visités avec la plus
grande sévérité. Il est évident .pie c'est îi l'au-
.lience même .|u'on est parvenu à remettre à
Soufflard le poison qui lui a donné la mort.
— riednoir, un des compromis dans Falîaire
de l'assassinat de la femme Renault et qui était
en fuite, a été arrêté au Havre ; il est arrivé hier
au soir à la préfecture de police.
— MM. David et Armand Dailly, Mmes Bro-
card et Hervcy.sociétairesde la Comédie-Fran-
çaise, se retirent du théâtre après Pâques, leur
pension vient d'être liquidée.
— Mademoiselle Fanny Essler a fait hier une
chute qui la tiendra éloignée de la scène dix ou
douze jours au moins. Les renrésentations aux-
quelles notre belle danseuse devait prêter le con-
cours de son gracieux talent se trouvent néces-
sairement ajournées.
— Un vol effronté a été commis lundi dernier
en plein jour, à l'Institut, sous les yeux de trois
cents personnes, pendant la séance de l'Académie
des sciences.On a volé à l'un des savans membres
sa redingote, tout près de M. Arago et du prési-
dent, presque au centre de la salle. Ce (lu'il y a
ici, de plus piquant, c'est que le volé est le
frère de M. le préfet de police.
— La foule se presse toujours aux concerts de
la rue Vivienne. Mercredi les Bédouins, en ma-
gnifique costume, étaient venus entendre la dé-
licieuse harmonie de rorchesire Musard, et leur
présence n'a cessé d'attirer les regards curieux
des nombreux spectateurs qui assistaient k cette
belle soirée musicale.
23. — On lit dans la Gazelle de Montréal :
« Après jugement, Charlesllindenlang, le che-
valier de Lorimier , François-Nicolas-Pierre-
Remy Narbonne cl Amable Daiinais (mt été exé-
cutés le 15 février, devant la nouvelle prison ,
pour crime .le haute trahison, comme princi-
paux chefs de l'insurrection. Ilindenlang a gravi
le premier les marches del'échafaud. 11 a adressé
au peuple une courte allocution, faisant l'éloge
de la cause pour laquelle il allait mourir, et il a
crié d'une voix forte ; Vive la liberté ! Il était
brigadier-général de l'armée canadienne, dite
révolutionnaire. Nicolas a subi ensuite le sup-
plice, faisant entendre des paroles de regret. Les
autres condamnés n'ont pas parlé ;i la foule, ils
étaient absorbés par l'attention donnée aux der-
nières pratiques de la religion. Narbonne est le
seul qui ait souHert longtemps , n'ayant qu'un
bras, il avait été mal attaché par l'exécuteur. De
Lorimier, Nicolas, Narbonne et Daunais ont été
inhuraésdans le cimetière calholique.L'aHluence
(lui se serrait autour de l'instrument du supplice
était considérable. »
— On lit dans VAmi de la religion que le
pape, pour remercier le maréchal Valée du bon
accueil qu'il a fait à M. Févéque d'Alger,, va lui
envoyer un tableau en mosaïque.
— M. le comte Calonne vieiit de mourir à
l'âge de 91 ans.
— Le général anglais sir Robert Wilson, qui a
joué le plus grand rôle dans l'évasion de Lava-
letle, est arrivé ces jours derniers à Toulouse.
— Le froi.l a été si vif h Londres cl dans les
environs ces jours derniers, qu'un des watch-
men employés à l'entrée du chemin .le fer dé
Londres et de Birmingham est mort gelé dans sa
guérite.
— Nous apprenons par une voie officielle, que
l'ex-notaire Arnaud de Fabre a dû être consigné
hier même par le gouvernement sarde entre les
mains de l'autorité fran(îaise au Pont du Var ,
samedi îi huit heures du matin , il est arrivé à
Marseille et a été immédiatement conduit à la
prison des Présentines.
— En même temps (pie se construisaient les
galeries pour l'exposition, aux Champs-Elysées,
un autre édifice remarquable s'élevait tout au-
près comme par enchantement ; c'est une im-
mense rotontle un peu plus grande que la Halle
aux blés, destinée à former une salle de panora-
mas. Cette salle , qui a 12Ï pieds de diamètre
dans l'œuvre, va recevoir une toile peinte de
19,000 pieds carrés de surface à laquelle 40 ar-
tistes travaillent en ce moment sous la direction
de M. Langlois.
24. — Des lettres closes ont été adressées aux
membres des deux chambres, dont l'ouverture
reste fixée au 26. Ces lettres sont datées du 20
courant, et signées par M. de Montalivet.
— Lundi 25 mars à 2 heures, MM. les députés
se réuniront dans la salle des Conférences en
séance préparatoire pour constituer le bureau
provisoire et tirer au sort la grande députatioa
qui doit aller avec le bureau provisoire au de-
vant du roi, le jour de la séance royale.
—Le condamné Micaud a fait hier de nouvel-
les révélations qui paraissent devoir mettre la
justice sur les traces île plusieurs crimes dont
les auteursjusqu'ici lui avaient échappé. Lesage,
sans faire aucun aveu sur l'assassinat de la dame
Béuault, a fait de son côté quelques révélations
importantes.
La femme Vollard serait, dit-on aussi, impli-
quée, h ce qu'il parait, dans une affaire où elle
aurait joué le même rôle que dans l'horrible
drame de la rue du Temple.
— Seize bateaux à vapeur de toute grandeur,
de toutes formes, sont en ce moment amarrés
aux ports de la Grève et d'Orsay, où ils reçoivent
des réparations et des embellissemcns pour la
campagne qui va ouvrir très prochainement.
L'administration municipale vient enfin de
se décider à terminer l'élargissement de la rue
Croix- des Petits-Champs dans la partie qui
touche à la rue Saint-Honoré. C'était un «les
travaux d'amélioration .pie la population pari-
sienne réclamait depuis longtem|)S avec le plus
d'instance. On sait que par suite du grand nom-
bre d'équii>ages cl de piétons qui se [croisent
sans cesse en cet endroit, cette partie de la rue
présente l'aspect d'un des cloaques les jilus
boueux de la capitale, et que les accidens causés
par les voitures y sont très fréquens.
— Un déplorable accident est arrivé , samed
matin, au théâtre de Drury-Lane. Une jeune
dame s'étant imprudemment approchée des ca-
ges de fer où M. Van Ambury tient enfermés les
animaux féroces qu'il montre le soir en specta-
cle, une panthère s'est jetée sur elle et lui a
presque enlevé la partie supérieure du crâne.
On désespère des jours de cette dame.
— H y a dans ce moment à Marseille, au ser-
vice de M. R... , négociant, une petite négresse
de douze ans , remar(|uable par sa beauté et qui
n'est rien moins nue la fille du roi de Bambara.
Elle a été emmenée par un capitaine de navire
qui l'a achetée sur les bords du Sénégal, l'en-
dant .(uel.pie temps celtejeune fille a été fort in-
quiète de son sort; elle craignait d'être mangée;
mais les soins dont elle est l'objet, les attentions
qu'ont pour elle les demoiselles R... l'ont com-
idétement rassurée, et elle s'accomode très vo-
lontiers aujourd'hui aux usages de Provente.
On lui a donné le nom d'Ourika.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
Imp. et Fond, de Félix Lnc.\)Viy et comp.,
Notre-Dame-des-Victoires, 16.
rui
31 MARS 1839.
tlTTERlTOKZ, ICIESCES, BEiDX-ÀST9, INDDSTKIIi
CON!llIS31NCES UTILES, ESQUISSES DE HSBUKJ ,
MEMOIRES ET TOYAGES.j
..c^'TZ"'^'^^
ON s'abonne 1 PARIS , kV BUREAU DU JOURNAL ,
rueduHELDER,15,etcheztouslesLa»raires
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre ,
Direeteurdes salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et les Trois-Royaumes, à l'Uni-
versai Lilerary Cabinet, 64, St. James's Street.
Les aLonneœens ne datent que des 5 et 20 de
chaque mois.
Le prix des aboimemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher àParis.
Au peu d'etprit quelle bonhomme ataib,
Veiprit d'autrui par complément servait.
llcompilait, compilait, compilait.
N°18.
JOURNAtrX, RITTES, OUTRAGES IS^DITS , |?UÏI,ICA«
IIONS ROCTEILES, EIOCRArUIES, TLIEC.VACI ,
THÉÂTRES ET MODES.
PRIX d'abonneivient
POUR PARIS ET LES DEPARTEMEXS
4S fr.
rOCR es AS 1>iii.
potjn SIX MOIS -'^
POUR IROISMOIS ••'
POUR l'ÉTEAXCER ES SUS par AN .... 6
On ne tire à vue ffue sur les personnes qui s'n -
bonnent pour un an ou C mois, et en font 1%
demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jointe au n" du 5 gt
une lithographie au n" du 20 de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE VOLEUR,
<ôa}ttU îrf0 Journaur français et ctranijcrs.
SOMMAIRE.
Souvenirs de l'Ouest : Jambe d'argent, par
M. Théodore Muret. — Deux fois a la
Salpétrière, parM. S. Henry Berthoud.—
Album df Waterloo. — Une histoire d'ui-
VER, par M. Auguste Delacroix. — Salon
de 1339 : (.5' article), par M. Alfred des £s-
SARTS. — Mélanges, faits curieux : Lettre de
nourrit ; Particularités sur la vie privée
de Goethe; Une femme courageuse; Auto-
graphes de Walter-Scott; Mort d'Asia.—
Revue des tribunaux : Tirbunaux étran-
gers : Le possédé; Un fils adoptif.— Revue
dramatique : Vaudeville : Le père Pascal;
Ambigu-Comique : Corneille et Richelieu;
TiégauU-le-Loup. — Revue des modes :
LoNGCHAMPS. — Revue de six jours.
imim> DE L'OUEST.
(M. Théodore Muret, auquel deux ou trois
romans fort rcmini|uablcs ont assigné une place
distinguée parmi nosjcuncs écrivains, vient de
publier un charmant pclit volume , résumé
d'impression et des souvenirs qu'il a| recueil-
lies sur les lieux, dans un récent voyage à tra-
vers la Bretagne et la Vendée. Les Souvenirs de
K>uest{\), tel est le titre (|ii'il a donné h son
livre, sont un recueil île notes, de liiographies,
d'anecdotes jusqu'ici inconnues, de récits mi-
litaires et héroïques. Dans ce volume où il n'y a
<1) 1 ToU ln-12, chci AmbroiseDupom, rue Viriennc, 7,
qu'à choisir, nous avons pris au hasard le cha-
pitre suivant où se raconte la vie d'un de ces
hommes simples et svblimes que Napoléon ap-
pelait des ^eaH«.)
Entre tous les soldats de fortune qui se firent,
dans les rangs impériaux , un si beau nom et
une si noble dotation avec leurépée, en est-il
un seul qui soit parti d'aussi bas que Jambe-
d'Argent, ce chef chouan dont l'histoire, trop
peu connue, mériterait si bien de devenir popu-
laire? Jambe-d'Argent, arrivé au premier rang
parmi ses compagnons d'armes, Jambe-d'Argent
qu'une mort trop prompte enleva seule aux jibis
brillantes destinées, n'était pas même, à son en-
trée dans la carrière, l'égal du simple valet de
charrue. Jambe-d'Argent avait été mendiant,
mais non par vice , non par fainéantise. L'on
verra , par une courte esquisse de sa vie , si ce
titre de mendiant n'ajoute pas à sa gloire, par
le contraste d'un tel abaissement avec tant de
courage et de vertu.
Jean-LouisTreton, dit Jamhe-d'Argetit, était
né vers (770, h la Closerie des Petils-Aulnais,
sur la paroisse d'Astillé , à trois lieues de Laval ,
dans le Bas-Maine. Son père, pauvre paysan ,
chargé de douze enfans , était hors d'étal de
nourrir une si nombreuse famille. Jean-Louis
Treton fut élevé, par charité, chez des parens de
sa mère. A douze ans, on l'employa comme ber-
ger dans une métairie : mais le pauvre enfant se
blessa si grièvement îi la jambe , qu'il lui devint
impossible d'exercer même cette profession, car
il ne pouvait plus suivre les bestiaux dans la
campagne. Il revint donc dans la chaumière pa-
ternelle ; mais là on n'avait pas un morceau de
pain îi lui donner. Sa blessin-e , mal soignée ne
fit que s'envenimer. Jean-Louis Treton . impro-
pre î> tout travail, fut donc oblige de prciulro le
bissac "et le bâton de mendiant, et d'aller de
porte en porte , dans les métairies , demander le
pain de la charité. Presque toujours il était bien
accueilli; car, suivant le dicton des paysans
manceaux, Dieu fait payer double l'aumône
que Fon refuse. L'expression de souffrance
empreinte sur les traits du malheureiLX infirme,
intéressait tout le monde; puis Treton s'efforçait
de reconnaître le bon accueil qu'il recevait, en
rendant quelques petits services, en se chargeant
de quelques commissions, toujours remplies avec
autant de fidélité que d'intelligence. . . ,,•
Des personnes charitables , mesdames de Sou-
vré , qui demeuraient dans c canton , prirent,
intérêt au jeune mendiant. Elles voulurent le ,
voir, lui parler, et ses réponses les frappèrent
par un bon sens et un viiscernement remarqua-
bles. Elles le firent entrer à l'hôpital d'Angers ;
mais , au bout de six mois, on jugea sa plaie in-
curable, et on le renvoya de nouveau à ses pa-
rens.
Treton n'avait pas encore subi ses plus rudes
épreuves. Dans le bourg de Cossé , chaque di-
manche , après la messe, un marchand d'orvié-
tan venait vendre son spécifique. On lui amena
le pauvre estropié. Le charlatan s'engagea à le
guérir gratis, à condition que , pour prix, de ses
soins, lenfeut paraîtrait à cùlé de lui sur ses
tréteaux. Les progrès de la guérison du malade .
devaient servir de preuve îi la puissante vertu
du baume merveilleux. Il fallut accepter cet
arrangement humiliant. Mais, au bout de qucl-
(]ues mois qui n'appt'rlèreui aucun espoir de
guérison , [le charlatan partit, abandonnant son
malade, qui dut reprendre son l>àlon et sa be-
sace.
Devenu plus Agé, Treton , à qui pesoil l'exis-
tence de mendiant . et qui cherchait sans cesse
les moyens de gagner sa vie. voulut se faire col-
porleur, cl se mil .'i vendre quelques menues
merceries. Mais il n'avait p,!s l'esprit liu com-
nicrre, et il donuail toujours s,)ns lunclice s,i
m jrchaiidisc aux paysans qui l'avaieut secouru
. dans sa misère. Bienlol Treton abandonna ce
— 374 ^
petit négoce qui ne lui profitait pas, et il cher-
cha une autre profession. Celle de batelier lui
parut convenir à son état d'infirmité. Agé alors
de dix-neuf ans , j^rand et robuste , quoique
boiteux, il partit pour Angers, afin de se livrer
à ce genre d'occupation qui ne devait pas fati-
guer sa jambe malade. Depuis ce moment, en-
viron quatre ans se passèrent sans que ses pa-
rens entendissent parler de lui.
Voilà donc quelle avait été jusqu'alors la vie
de Treton. Berger, mendiant , lidte d'un hôpital,
associé bien involontaire d'un charlatan ; assu-
rément, dans ces diverses positions , dans cette
misère et cet état d'infirmité qui l'avaient acca-
blé dès son enfance , rien n'était propre h déve-
lopper des qualités guerrières. 11 avait falhi une
grande énergie morale, une forte et noble na
ture, pour que l'Ame de Trelon n'en vint pas à
s'étioler et h s'abùtardir sous l'empire d'une telle
existence. Il y avait loin de là à cette vie active,
périlleuse, du faux- saunier, rude apprentis-
sage de la guerre de partisan , où Jean Chouan
s'était d'avance formé pour les combats. Eh
bien ! le premier cri de guerre qui retentit aux
oreilles du batelier boiteux, suffit pour le révé-
ler à lui-même, pour l'enflammer d'une irrésis-
tible ardeur. Les Vendéens, dans leur expédi-
tion d'Outre-Loire, en octobre 1793, viennent
à traverser le pays. Treton va les joindre à Can-
dé. Il se présente aux chefs, il demande un fusil.
On lui refuse cette arme, la jugeant inutile dans
les mains d'un boiteux. Sans se décourager,
Treton suit l'armée, arrive avec elle à Chùteau-
Gonthier, où une affaire s'engage, Il s'élance
dans les rangs des républicains, et avant la fin
du combat il a conquis surl'ennemi l'arme refu-
sée à son infirmité.
Treton fait avec les Vendéens toute cette fatale
et glorieuse campagne. Il se distingue à Gran-
ville, à Pontorson; il prend part à la dernière
et héroïque lutte de Savenay. Enfin, ce n'est
qu'après la dispersion totale de l'armée qu'il
revient dans son pays, déterminé, malgré ce ter-
rible désastre, à combattre encore pour la reli-
gion et pour le roi.
C'est ici que commence à se développer, avec
toute sa puissance, le caractère de cet homme.
Quand les campagnes du Maine sont terrifiées
par le spectacle de la catastrophe des Vendéens,
un jeune hommeapparaltdans les raèmesmétai-
riesoù souvent on a jeté dans sa besace le tribut
de la pitié. Mais maintenant ce jeune homme ne
vient plus demander l'aumône : il vient faire un
appel à tous les gens de cœur, à tous les amis de
la religion et de la monarchie. Il ranime par ses
exhortations les courages al)attus ; il promet des
succès et des armes ; car il sait comment on
gagne un fusil. Bientôt, vers le commencement
de 1794, il rassemble une petite troupe, formée
en partie d'hommes qui, comme lui, avaient
servi parmi les Vendéens, en partie de jeunes
gens tout à fait inexpérimcnlés au métier de la
guerre. Dès les premières affaires, Treton, par
son courage, son sang-froid, la fermeté de son
coup d'oeil, son éloquence entraînante, acquiert
un tel ascendant sur ses compagnons, que ces
hommes proclament unanimement pour leur
chef celui qu'ils avaient connu comme un misé-
rable mendiant. Bientôt, dans tous les environs
de Laval, on cite le uom de Jamb6-d'4rgmt
comme celui d'un franc soldat et d'un vaillant
capitaine. (I)
Le nouveau chef royaliste avait au plus vingt-
quatre ans, quand il fut investi du commande-
ment. Sa figure se dessinait mâle et expressive,
sous le grand plumet blanc, son seul insigne. S'a
voix était ferme et sonore, son corps nerveux,
malgré son infirmité qu'il oubliait pour courir
au combat, mais qui, parfois aussi, se faisait
cruellement sentir. Voici en quels termes un de
ses plus braves compagnons, Planchenault, dit
Cœur-de-noi , racontait, longtemps après,
comment la troupe de Jambe-d'Argent s'était
formée : «Dès que Jambe-d'Argent fut devenu
» notre général, il rechercha tous ses anciens
«camarades, nous fit grande amitié, et nous
» retint toujours auprès de lui. Il se confiait
» tout à fait à nous, comme, en effet, il le devait,
» car nous avions été jeunes bergers ensemble,
» et nous nous étions connus enfans au catéchis-
» me. C'est ce qui ne s'oublie jamais entre gens
«des champs. C'est une attache pour la vie.
» D'ailleurs, de notre part, la soumission et le
» respect n'en étaient pas moins grands; au con-
» traire même, puisque nousen avions une sorte
)) d'habitude de jeunesse. Dès le temps où nous
» étions petits garçons, jouant à la boule ensem-
» ble, Jean Trelon avait commencé à faire le
i> maitre avec nous. Quand on venait à se dispu-
» ter, il élevait aussitôt sa voix déjà plus forte
» que tous nos cris : Allo/is ! ia justice, disail-
» i\, j'entends qu'on fasse la justice; et nous
» finissions parfaire comme il l'entendait ; car il
« sut toujours mener les gens à sa guise, comme
» toujours aussi il sut s'en faire aimer ; si bien
« que pas un de ses anciens camarades n'a jamais
» osé lui désobéir, et que nous nous serions fait
» tuer i)our lui. Quant à moi , j'aurais eu dix
M morts à souffrir l'une après l'autre, que je les
« aurais affrontées de bon cœur pour Icsauver.»
Je ne suivrai pas Jambe-d'Argent dans les
nombreux combats, où loin de se borner à une
guerre de haies et d'embuscades, il attaqua sou-
vent à découvert des colonnes répulilicaines su-
périeures du double et du triple aux forces
royalistes. Les chouans, surtout dans le Maine
et la partie de l'Anjou limitrophe, agissaient
d'ordinaire par petites troupes plutôt que par
grandes masses. Du reste, ils affrontaient l'enne-
mi en face tout aussi bien que les Vendéens,
leurs vaiilans frères d'armes. Dans une de ces
art'aires, engagée contre la garnison du bourg de
Cossé, les républicains avaient mis en batterie
deux pièces de canon. Le bruit de l'artillerie,
l'effet de la mitraille qui laboure le sol, effraient
les paysans manceaux. La plupart n'avaient
jamais rien vu de j)areil. Le cri de samw qui
peutl se fait entendre dans leurs rangs. « En
avant les braves!» crie Jambe-d'Argent.—
« Et les canons ! la mitraille ! » lui répondent
ses soldais. — « Le canon ne fait pas reculer les
braves!» dit Jambe-d'Argent, et il s'élança seul
au milieu de la grande route, que sillonnechaque
(d) On a donné plusieurs explications de ce surnom,
La plus vraisemblable est celle que je liens de Jalut,
ancien soldat de Jambe-d'Argent, don t je parlerai plus
loin. D'après ceUe version, le surnom de Jambe-d'Ar-
gent serait venu de la plaque de métal que Treton por-
tait sur la plaie ^ui exii>tait tgujours à sa jambe
muladei
décharge. Jambe-d'Argent n'est pas atteint.
«Vous levoyez!»s'écrie-t-il, «la mitraille ne
» fait que balayer la poussière ! En avant, les
» braves ! en avant ! » El toute la troupe suivit
l'exemple de son chef.
La droiture, la délicatesse de sentimens, l'hu-
manité de Jambe-d'Argent,égalaient son courage.
Ce n'était pas seulement avec ses camarades,
avec les familles indigentes de ceux qui avaient
succombé, qu'il était bon, sensible, généreux
selon ses moyens. Plus d'une fois , malgré les
perfidies et les cruautés des révolutionnaires, il
fit preuve, à leur égard, d'une noble humanité.
Un jour, entre autres, la trahison d'un homme
du pays avait failli devenir fatale à la troupe de
JamI)e-d'Argent. Prévoyant que ses soldats vou-
draient punir cet homme, le clief royaliste réso-
lut de le sauver. Mais, cette fois, sa bonne vo-
lonté fui inutile. Déjà justice avait été faite au
dénonciateur.
Jambe-d'Argent, qui mettait si Iiien en prati-
que l'humilité évangélique , en s'entourant des
mêmes hommes qui l'avaient vu misérable ,
portait, dans toutes ses actions, le même senti-
ment religieux. A l'attaque d'Astillé, paroisse
natale de Jambe-d'Argent, les bleus s'étaient re-
tirés dans l'église, qu'ils avaient crénelée et bar-
ricadée. Les royalistes , maîtres du reste du
bourg, assiégeaient en vain cette espèce de cita-
delle. Mousqueton, un des hommes delà troupe,
propose alors d'entasser des fagots contre ia
porte de l'église et d'y metlre le feu : lui-même
se chargea de communiquer l'incendie à la toi-
ture. On applaudit à cet expédient, qui domp-
tera infailliblement la résistance de l'ennemi.
Jambe-d'Argent seul s'y refuse. On insiste :
« Non , dit-il, je défends de rien faire de pareil :
il ne sera pas dit que l'église où Jambe-d'Argent
a reçu le baptême, ait été brûlée par des gens
qu'il commandait. » Alors les principaux chouans
approuvèrent hautement le motif de Jambe-
d'Argent , et l'on se relira sans forcer l'ennemi
dans sa retraite. Des militairess'étonneronl peul=
être de ce scrupule ; mais il sera compris de
toutes les personnes qui ont étudié le caractère
des insurgés royalistes, et il prouvera combien
la foi était sincère chezceshommes dévoués.
JamIte-d'Argent guerroyait ainsi depuis ])rès
de deux ans. Il avait repoussé tous les efforts de
plusieurs généraux républicains. Ses succès
avaient prouvé en lui , outre un courage à toute
épreuve, des talens innés et un instinct d'habile
militaire, qui , sur un plus vaste théâtre, auraient
pu faire, du jeune paysan estropié , un général
célèbre. 11 commandait à vingt-cinq paroisses et
à deux mille soldats ; MM. deScepeaux, de Tur-
pin, de Cliàtillon , de Dieusie, les plus nobles
chefs royalistes, lui témoignaient une haute es-
time , et avaient obtenu pour lui la croix de
Saint-Louis, quand la mort vint l'arrêter dans sa
carrière, à peine âgé de vingt-cinq ans. Le 27
octobre 1795, dans un engagement non loin de
la métairie du Grand-Bordage, paroisse de Que-
laines, son quartier-général, Jambe-d'Argent,
en s'élançant à la tête des siens, fut mortelle-
ment ft'appé d'une balle. Ses compagnons le por-
tèrent près d'un monceau de chaume, dont ils
le couvrirent pour que l'ennemi ne l'aperçût
pas; puis ils continuèrent à poursuivre les ré-
puLlicaius. Revenus au bout d'une demi-heure,
— 275 —
IK=^-, i»JlJIIL.i:TT-r^:.^;;,^
ils trouvèrent leur chef expiré. Conservant son
san(;-froiil .jus(|u'au ilernicr instant, il avait dé-
taché les liandatjes de sa jambe malade prmr ar-
rêter le sang de sa blessure. Jambe-d'Argent
fut enterré, pondant la nuit , dans le cimetière
de Quelaines. Vn prêtre était là et s'unit aux
larmes et aux prières des chouans , près de la
tombe de celui qui tant de fois avait imploré
.ivec eux la protection du ciel.
Le |ière de Jambe-d'Argent ne partageait pas
Tardent royalisme de son fils. Quand l'insurrec-
tion eut commencé, ils'était retiré dans le bourg
de Cossé, occupé parles républicains. Là, on lui
avait donné de l'ouvrage, mais à condition qu'il
travaillerait le dimanche, et le père Trelon avait
accepté le marché. Jambe-d'Argeut apprend ce
qui se passe: il envoie chercher son père. « Mon
père, lui dit-il , vous m'aviez fait instruire dans
la religion cathoil(|ue, et vous avez violé un de
ses préceptes en travaillant le dimanche. Venez
avec nous- Vous aurez du pain, non pas celui
des chouans , vous êtes républicain, et vous n'ê-
tes pas digne de le manger; mais j'en deman-
derai aux bons |)a}sans (|ui m'en ont donné au-
trefois, et ils ne me refuseront pas, quand je me
referai mendiant pour mon père. »
Le père Treton mourut quelques jours après,
non sans avoir reconnu, il faut le croire, toute
la noblesse d'âme de son fils.
Quelques anciens soldats de Jambe-d'Argent
vivent encore dans le canton où il commandait.
L'un d'eux se distingua un jour par un trait de
bravoure, joint à une naïveté qui montre com-
bien la vanterie, le désir de se faire valoir, étaient
étrangers à ces hommes si désintéressés dans
leur dévoùment. A l'attaiiue du bourg fortifié
d'Empoigné, un des principaux chouans. Mous-
tache, tombe blessé grièvement au pied des re-
tranchemens des bleus. L'n jeune soldat de la
paroisse de Nuillé, nommé Lochin, jusqu'alors
peu remarqué |iarnii ses camarades, court vers
le blessé , le charge sur ses épaules et l'emporte ,
au milieu du feu que l'ennemi dirige contre lui.
— « Je te dois la vie, dit Moustache, et je ne
l'oublierai pas : j'en conviens, ce n'était pas de
toi que j'espérais ce service; je ne te savais pas
si intrépide. — Oh ! je ne suis pas du tout intré-
pide, répondit Lochin; mais ne faut-il pas bien
se hasarder pour son chef;' Ça ne se doit-il pas
de chercher à le sauver à tout risque i' Je m'y
suis cru obligé en conscience, et voilà tout. )>
L'été dernier, je suis allé à Nuillé. On ma
montré un pauvre vieillard infirme, estropié.
C'était Lochin, le jeune soldat d'autrefois, main-
tenant réduit, depuis la sup|ire.ssion du modi-
que seiours annuel qu'il recevait sous la Iles-
tauratiiin, à vivre d'auinùnes.
Il fallait que cette alîection que Jambe-d'Ar-
gent avait su iiisi)irer à ses compagnons filt bien
vivace et bien profonde, piiisi|ue tant d'années
écoulées depuis cette épocjuc ne l'ont pas encore
effacée. Pendant mon séjour à Nuillé, où M.
deScepaux avait bien voulu m'olfrir unohospi-
I (alité à la fois si aimable et si iirécieuse pour le
but de mon voyage , j'eus Toceasion de voir un
sulre soldat de Jambe-d'Argent , nommé Jalut ,
dit Utfleur, de son ancien nom de guerre. C'é-
tait un liomme encore assez vert , la tête hante,
Ir ton bref et résolu. 11 me parla de son ancien
rhcf avec enthousiasme. Il lue conta, avec tous
les détails que j'ai donnés plus haut, l'affaire où
périt Jambe-d'Argent, et à laquelle, lui Jalut,
se trouvait.— « Quand il fut blessé, ajouta Jalut,
il nous dit encore : Mes amis, battez-vous ! bat-
tez-vous !
l'uis tout à coup, en cet endroit de son récit,
je vis le vieux paysan s'essuyer les yeux de sa
main basanée ; sa voix ferme et nette fléchit. '< Ah!
le pauvre brave homme ! le pauvre brave hom-
me ! » dit-il en s'interrompant. Après quarante-
trois ans écoulés , l'ancien chouan ne jjouvait
parler de Jambe-d'Argent sans que son coeur
s'émût, sans que ses yeux devinssent humi-
des, en pensant à ce chef si vaillant et tant
aimé. Un pareil souvenir fait un égal honneur
à l'homme qui rins|)ira et à celui qui l'a si reli •
gieusement conservé.
Comme on ne saurait jamais opposer trop de
preuves à l'erreur et à la calomnie, j'ajouterai ici
deux laits qui montrent à quel point l'esprit de
vengeance est peu dans le caractère du paysan
royalisle de l'Ouest, et combien, après la guerre
finie, il est prompt à oublier le mal, même en-
vers des gens qui ne peuvent invoquer l'estime
(|ue l'on éprouve pour un adversaire honorable.
On sait que les agens de la république , déses-
pérant de soumettre les insurgés par la force
des armes , avaient eu recours , entre autres
moyens infâmes, à l'organisation des bandes de
faux chouans. C'étaient des misérables qui ,
décorés des insignes royalistes, avaient mission
de dresser, à l'aide de ce déguisement, des em-
bilches aux insurgés, et aussi de commettre des
brigandages que l'on imputait ensuite aux
chouans véritables . tactique qui s'est retrouvée
à une époque plus récente. L'organisateur et le
commandant des faux fhouati.i, aux environs
de Laval, était un officier républicain, connu
sous le nom du Grand Atlemiuid. Après l'in-
surrection, cet homme, (|ui avait fait aux roya-
listes une guerre de trahison et de déloyauté,
se fixa dans le pays et y est resté jusqu'à la fin de
sa vie , pouvant parcourir les campagnes sans re-
cevoir seulement une insulte.
On sait aussi que, pendant la révolution, les
prisonniers royalistes conduits d une ville à l'au-
tre , étaient souvent égorgés en chemin par leur
escorte , sous prétexte d'une attaque imaginaire
d'insurgés. 11 y avait alors à Laval un gendarme
connu pour avoir accompli plus d'une fois de
pareilbs exécutions. Eh bien! ce gendarme
existe encore, m'a-t-on dit; il habite impuné-
ment le pays qui fut le théâtre de ces affreuses
tragédies, et bien souvent il a pu rencontrer
d'anciens compagnons de Jean Chouan et de
Jambe-d'Argent.
Théodore Muuet.
JDcuï fois l\ lu tialpclricif.
Tendant tout le procès de Soufflard et de ses
complices, les bancs de la cour d'assises ont vu
leurs moindres places disputées avec empresse-
ment par les femmes les plus élégantes et les (dus
célèbres de Taris. Il faut que l'horreur ail un
clKume bien puissant pour leurs nerfs, si faciles
néanmoins à irriter, |>uisqu'artn de satisfaire un
goùl dépravé, elles ne redoutent ni d'avouer ce
goût, ni de l'assouvir hardiment, à la face de tout
Taris. On reculerait avec horreur devant une
femme ([ui prendrait lescapel du chirurgien et
demanderait, par l'anatomie, à un cadavre les
secrets de l'organisation humaine; mais en re-
vanche, on trouve tout simple qu'une créature
frêle, blanche, délicate, blonde, vienne écouter
de sangfroid les plus fangeux détails d'un as-
sassinat, regarde en face les coupables et sa-
voure, une à une, les sensations du misérable,
depuisles angoisses de l'interrogatoire jusqu'au
désespoir de l'arrêt!... Et nulle ne reste étran-
gère à cette étrange perversion du goût, à cet
oubli de tout sentiment et de toute convenance !
A la cour d'assises la femme du monde se presse
à côté de l'actrice, et les scènes dégoûtantes, dont
elles ont été témoin dans l'après-midi, ne sau-
raient empêcher la première de deviser, le soir,
de futilités avec le plus beau sangfroid possible;
et la seconde de jeter, du haut de son théâtre,
au public, des petits mots musqués, maniérés et
dora lises!
Du reste, cette curiosité passionnée pour
l'horrible a, de tout temps, été commune aux
Tarisiennes et se montre avec effronterie, sur-
tout après quelque secousse politique. C'est
ainsi qu'en 1799, il était de mode d'aller visiter
les hospices des fous et de frémir aux divagations
et aux violences des malheureux enfermés dans
ces tristes asiles de la plus déplorable infirmité
humaine. On usa et Ton abusa à un tel |)ûint de
ce genre de passe-temps, qu'il fallut que des
mesures ministérielles, très sévères, missent un
terme à un si cruel divertissement et fermassent
aux femmes les maisons d'aliénés.
Vous comprenez (|u'une telle mesure ne ser-
vit iju'à rendre plus énergiiiue l'avidité des cu-
rieuses, et qu'une fois cet étrange plaisir inter-
dit à tout le monde, chacune voulut le goûter
par privilège. Les administrateurs sévirent ac-
cablés de demandes qu'ils ne purent pas tou-
jours refuser, et ce fut ainsi qu'une des plus jo-
lies, des plus opulentes, et des plus recherchées
actrices de la Comédie-Française, mademoiselle
Vauhove, parente, je crois, de Taclrice de ce
nom qui devint plus tard la femme de Taima,
pénétra dans la Salpétrière, asile ouvert, on le
sait, aux femmes infirmes ou aliénées.
11 était impossible de voir rien de plus mi-
gnon, rien de plus charmant que mademoiselle
Vanliove dont le talent consistait beaucoup plus
dans une adorable physionomie, que dans la su-
périorité réelle de son jeu. .A une époque où les;
femmes se disputaicntà (|ui donnerait les preuves
les plus extravagantes de taste et de prodigalité,
on la citait, entre toutes, jiour la richesse de ses
équipages et le luxe effréné de sa toilette. Vétuc,
suivant la mode du temps, d'une tunique grec-
que rattachée sur ses épaules par des boulons
de diamans énormes, les bras et la poitrine nus
comme une statue antique, elle parcourait ain»i
les cabanons des folles, lorsque tout à cou|iuuc
de ces malheureuses s'élança sur l'actrice, lui
saisit le bras et la mordit avec une violence qui
fit jaillir le sang. Lesgardieus. accourus, se je-
lèrent sur la bète féroce et parvinrent, non sans
(leine, à Teulrainor , tanilis qu'elle poussait des
hurlcm<nsalïreu\. qu'illeléchaii aMcnue- pou-»
vautablc s,iiisfactioa SCS li»rcs «nsaDjlaniet* et
qu'elle hurlait :
— 270 —
1
— Laissez-moi boire, j'ai soif!...
Heureusement, la blessure de raademo.se e
Vanhove était peu G'-ave ; les dents de la folle
n'avaient que létîèrement entamé la peau. Quel-
ques jours après, la jolie actrice reparut sur le
théâtre avec d'autant plus de succès .pie le pu-
blic avait été prévenu, non sans intention, dii
péril singulièrement exagéré au.iuel le hasard
1 avait exposée. On applaudit, h son entrée, pen-
dant plus d'un quart d'heure; et. la pièce ter-
minée, on la rappela. , • i i
11 en fallait beaucoup moins pour valo.r ae la
célébrité à la cannibale de la Salpctrière, et bon
gré mal gré, le ministre de l'intérieur se vit for-
cé de donner des laisser-passer pour la maison
des folles, à plus de deux cents femmes- es
prandes dames de cette époque sans grandes da- ]
mes. Toutes restaient surprises en trouvant dans
celle qui avait voulu manger mademo.sel e
Vanhove, une femme de trente-cinq ans, à la
taille fine, à l'air malin, au nez retroussé dont
les manières gracieuses et souples rappelaient
les plus charmantes allures d'une charmante pe-
tite chatte ! Leur étonnement redoublait b.en-
m encore ; car le cornac de la créature renfer-
mée dans un cabanon qui figurait assez bien une
cagedebêteféi'oce,ne raantiuait jamais .le ra-
conter que cette femme avait été tour à tour ai-
mée du comte Strogonow, du baron Clootz, de
Barnave, de Mirabeau, de Pétion, de Camille ^
Desraoulins et de Danton lui-même !
Puis il jetait à celle fer.ime un morceau de
viande crue, qu'elle saisissait et dévorait avec
d'abominables transports de joie; puis; enhn, il
nommait celte femme, et chacun reculait en-
core plus effrayé des souvenirs évoqués par son
nom, que par la hideuse voracité de la folle, car
ce nom était celui de Théroigne de Méncourl.
Théroigne de Méricourt, oui!... Celle qui,
dans les journées d'octobre, conduisit à Ver-
sailles les femmes delà place de Grève et de la
Balle-au-lilé ! celle qui prit d'assaut le chMeau
cl entraîna les assassins jusiiue dans la chambre
de la reine! celle, enfin, qui excita la populace
à faire feu sur la famille royale accourue au hal-
con de la cour de marbre! Ensuite elle obligea
1 cuis XYI, sa femme et ses cnfans à monter en
voilure; elle se plaça à la portière et ne cessa de
vomir les plus ignobles insultes contre les ium-
sonniers, et de leur raconter ses prouesses .le a
veille' — Quelles prouesses, mon Dieu! Llle
avait assassiné Irois gardes-.!u-corps! Elle avait
z\àtnw,nme(ila lorujue ?mrfte à leur couper
la léle' Elle avait trempé ses bi-as dans leur sang!
Après avoir fait de telles choses, Théroigne
ne pouvait en rester l'a. Elle ne cessa donc point
d'aller pérorer dans les clubs les plus ardens, et
le 17 juillet f;91, on la vit hurler parmi les fé-
dérés de la rue St-Antoine. cmtre BaiUy et La-
fayette L'année suivante, elle aida à pousser , le
20 juin, les roues du canon que la populace
amena jus.iue dans la chambre de Louis XM,
elle se vengea de Suleau; Suleau, rédacteur des
^lfrMf?e.v.4;«;/w. et qui avait osé radier Thé-
roigne et l',.ccusrr d'être laide ! Elle fit arracher
les armes de l'infortuné jeune homme, que le
hasard avait jeté en son pouvoir, elle le dé|)ouilla
desesvétemens;etcorameune louve enragée,
elle se rua sur sa proie pour la mettre en pièces,
et ?e vautrer dans son sang ! Ln sabre à la main,
elle allait le frapper, quand Suleau, alerte et J
robuste, saisit corps h corps la mégère, lutteavec
elle s'empare de l'arme qu'elle brandit, et met
en fuite Théroigne, aussi lâche que féroce! Il al-
lait s'échapper, quand survinrent le prési.lenlde
la section et un de sesîdignes acolytes. Us se pré-
cipitèrent sur Suleau par derrière et le contin-
rent. Alors Théroigne reprit son sabre.l'enfonca
trois ou .lualre fois dans la poitrine de Suleau,
scia la gorge de ce malheureux, lui coupa la
tête, la hissa au bout d'une pique, et la promena
en triomphe dans les rues de Paris !
Aux assassinats d'août succédèrent les assassi-
nats de septembre... Lesjours .le fêtes, vous le
voyez, se suivaient sans relâche pour Théroigne
de Méricourt! Elle allait d'une prison à une pri-
son, d'un massacre à un massacre ! à l'Abbaye.
auxCarmes! A la Force! Elle baignait ses mains,
elle trempait ses jambes dans le sang; elle se jetait
avec frénésie sur les cadavres tièdes encore ; elle
les mordait, elle les déchirait en lambeaux, et
s'il en faut croire une épouvantable tradition,
ce fut elle (jui, vêtue en homme, proposa à ma-
demoiselle de Sombreuil de racheter la vie de
son père, en buvant un verre de sang !
A dater de celle époque, la raison de Théroi-
rne s'altéra, et un événement qui se passa l'an-
née suivante acheva de la ren.lre folle. Recon-
nue au Palais-Royal par quelques parens de ses
norabr.'uses victimes, elle fut entourée, saisie et
fouettée publiquement. Le lendemain, on ren-
contra l'ogresse , errant dans les rues de Pans et
se précipitant sur tous ceux qui se trouvaicntsur
son passage pour les mor.lre et les dévorer Deux
cnfans, assure-t-on, périrent ainsi. 1 fallut a
renfermer d'abord dans une maison de santé .le
la rue St-Marceau, puis ensuite la transférer h
la Salpétrière, où elle ne mourut qu'en 1817,
toujours insatiable de chair, de sang et d im-
mondices. „ . ,
Telle est l'histoire de Théroigne. Maintenant,
il faut que je vous raconte le dénouement .l'une
autre vie. .,
Il y a dix-huit mois, tout au plus, deux méde-
cins, hommes de science et de cœur, mus par un
sentiment de charité, montèrent accompagnes
J'un commissaire .le police, les septou huit éta-
pes d'une maison voisine du Palais-Royal, elpe-
nétrèrent, avec bien de la i-eme dans une misé-
rable mansarde habitée par une vieille femme.
Là ils trouvèrent au lit la pauvre créature : elle
s'excusa de les recevoir si mal, non sans rougir
d'être surprise ainsi, dans son négligé du ma-
lin; non, sansgronder bien fort contre l'absence
d'une femme de chambre imaginaire, et qui né-
Pligeait singulièrement son service! Quand les
trois visiteurs l'engagèrent avec tous les égards
possibles, à quitter ce misérable bouge, pour ve-
nir habiter un logement plus convenable, elle
résista, elle pleura, elle essaya de les séduire par
mille agaceries, par mille gentillesses horribles
sur ce visage suranné : elle finit par obéir, em-
portant, p.nirtout bagage, un pot de rouge et
une vieille paire de ganls gras, tels qu'en met-
tent, la n.iil, certaines femmes, pour conserver
la fraîcheur de leurs mains.
Le fiacre dans lequel elle moula la conduisit a
la Salpétrière, où elle se vit placée parmi les
aliénées paisibles; caria folie de cette femme
\ n'avaitrien de dangereux. Une perversion de 1 o-
dorat, lui fait supposer, sans cesse, que des êtres
invisibles, ses ennemis, que des rivales jalouses
de sa beauté brûlent autour d'elle des odeurs
immondes, et s'acharnent à l'accabler d'humi-
liantes persécutions. Du reste, elle habite une
petite cellule, dans un parc, chante, déclame des
vers, parle de sa beauté (lu'elle croit posséder
toujours, met du rouge, fait des minauderies et
commande aux autres folles comme £.i elles
étaient ses femmes de chambre.
Enfin elle aime à montrer ses bras décharnés
et à faire voir sur l'un d'eux la cicatrice .l'une
morsure.
— Heureusement, dit-elle, que les dents de
celte horrible Théroigne de Méricourt n'ont
,,oint défiguré mon bras potelé, et n'y ont im--
primé que ces légères petites marques blanches!
S. Henrï Berthoud.
^a^^s^as a>3 ';jy,û»sîsaau:*i><î>«
Vous est-il arrivé, en ouvrant un de ces livres
qui appartiennent aux établissemens publics du
genre des salons de lecture et des cabinets litté-
raires, un de ces livres de louage .pii passent par
toutes les mains et sous tous les yeux ; vous est-
il arrivé, dis-je, de remarquer, outre les taches
de tabac, de café, de chocolat ou de graisse, .pu
déposent des habitudes de repas et de la pro-
preté des lecteurs , les notes, réfiexions, cr.li-
(lUfs , remarques, observations , qui maculent
aussi ses marges, si ce livre contient .p.el.iue
irtèe discutable, quelque proposition nouvelle
qui passionne les abonnés et les partage, pour
ou contre, en amis et ennemis? La polémi.iue
commence alors à la première page pour ne finir
qu'à la dernière. Les attaques les plus bouffon-
nes les répliques les plus saugrenues , les de-
mandes et les réponses les plus opposées, les
plus vives, les plus originales , se croi>ent, se
succèdent, s'entremêlent du commencement
jusqu'à la fin , avec une verve intarissable , avec
une humeur qui est rarement académique, avec
unelrancbisequi en toujours sans peur, avec
un goût .lui n'est jamais sans rei.roche. Tout le
livre est ainsi criblé de commenlaires, sous les-
quels le sujet s'oublie, comme le corps d'un
Turc se perd au milieu desvéteraensdontil est
surchargé.
C'est ainsi que j'oubliai Waterloo, ce texle
immense, ce sujet homérique , ce poème du
monde moderne, devant les notes de tout genre,
pravesou légères, gaies ou tristes , sensées ou
slupides, que je trouvai écrites à propos de ce
Prandévéu'-meut; c'est ainsi que j'oubliai Napo-
léon Wellington . Bliichcr, la France, l'Angle-
terre et l'Allemagne , toute l'Iliade de nos jours,
devant un album que j'ouvris pendant une visne
queje fis l'été dernier à Waterloo.
A peine arrivé, j'étais entré à la fameuse au-
berpe de la Belle-AUiance ; et la fille de service
me présenta deux volumes, qui po-''^-^"';"'- **
couverture le titre pompeux d'.i/^u».-/^«/^r-
loo - Prenez , me dit-elle en me tendant une
pUime, inscrivez votre nom, et ajoutez-y, s.
uslêvoulez,lapensée.p.edoit a... naître
dans votre esprit le lieu où vous êtes; d nea
— 277 —
coûte que dix sous.— C'est pour rien, lui répon-
ilis je, convaincu que j'all.us enfanter une île ces
phrases à grand cPFet, qui font la réiiulation
d'un liomme, et je saisis la plume.
Malheureusement ma tête ('■tait trop pleine ,
aucune idée n'en sortait; peut-être même au-
rais-je rendu la plume sans plus m'en occuper,
si la pensée ne me fût venue de compulser et de
scruter le volume pour m'inspirer. — C'est un
excellent moyen, me dis-je, je trouverai assuré-
ment de bonnes idées; je ne puis prendre un
plus sage parti , et aussitôt je pris l'album , que
j'ouvris avec un saint respect.
La première ligne qui frappa mes yeux était
celle-ci : « Tainia , mademoiselle Mars. » J'au-
rais voulu quelque chose de moins laconique ,
etje passai outre.
« Monsieur, madame et miss LaviniaRamsbol-
tomontvisiléla plaine de Waterloo le 17 du mois
d'août 18ï0. »
« D. Qu'est-ce que les Ramsbottom ?
R. Demandez-le à John Bull. »
Cette demande et cette réponse écrites au des-
sous des noms si clairement détaillés de la fa-
mille des l'uimslioltom , mais plus encore la
crainie qu'un membre de la grande famille des
John liull ne répondit à l'interpellation par
quelques réflexions peu obligeantes, me firent
passer ces lignes comme la première. Je tournai
le feuillet, etje portai mes regards sur les lignes
suivantes :
« Cette plaine, célèbre par la valeur des armes
» anglaises, a été visitée par trois voyageurs an-
» glais; ce sont trois oisons, direz-vous, d'être
n venus d'aussi loin pour voir le théâtre où tant
'» d'amis et d'ennemi» , mortellement frappés ,
» gisent aujourd'hui confondus, et où le pauvre
» Napoléon reçut un coup fatal. Nos cœurs an-
M glais battent de plaisir; et cela étant , nous
» nous empressons devons dire bonsoir à tous.»
Un commentateur chagrin avait ajouté la note
suivante aux lignes que je venais de lire :
« Que de stupidités, hélas! nous fournit ici
la plume d'un sot Anglais ! »
Les lignes suivantes, qui se trouvent sur le
rerso de la couverture du premier volume, res-
pirent sans doute beaucoup de libéralisme :
« Avromforl et l'ami Castebois ont parcouru
ce livre, et tous deux ont gémi de voir les pages
.souillées d'injures. Pour un homme de cœur,
il n'est pas de naticni. »
Mais l'absurde ne tarde pas à renaître. Voici
ce qu'on lit à côté de ces lignes :
■< M. liurra, de Londres, s'inscrit sur ce livre ,
dans l'espoir que ses amis se rappelleront son
nom ; la plume est mauvaise. »
El plus loin :
« Tom Série, acteur anglais, qui joue les pre-
miers rôles sur le théâtre de liiuxelles, a visité
ces lieux avec Bob Robert ; tous deux ont été as-
sez bêles pour avoir chaud, et pour se sentir
fatigués. »
Les mots assez bêtes sont soulignés, et un cri-
tique fait celte réflexion : Telle est la nature
de Tom Série et de Bob Robert; puis on lit plus
lom les lignes suivantes, qui s'appliquent aux
mêmes : « Vilains animaux, lorsqu'on fera une
ïousçription pour vous tirer tous deux de
Bruxelles, au lieu de donner quchpie chose ,
je réclamerai assurément les (jualre francs que
j'ai été assez bêle de payer afin de vous voir. »
L'inscription suivante :
Moiilargi, Ali Ben,
20' année de l'IIcggire 1109 ,
donne lieu à cette annotation digne de la Palisse :
« C'est nu Turc, je m'imagine. «
Puis vient ce petit morceau de prose dicté par
ce sentiment militaire que les Français appel-
lent e/;aM('j«;#//ie, et écrit par un vieux soldat :
« Me voici revenu aux lieux qui ont été té-
moins des hauts faits des héros de la péninsule
ibérique ; le souvenir qu'ils rappellent est de na-
ture à réjouirle cœur d'un vieux soldat. La be-
sogne était rude. Le 18 juin, nous eûmes une
position criti(iue. Pauvre Buchanan ! mais la
fortune de la guerre l'a voulu ainsi. Un jour
viendra où, moi aussi, je quitterai ce monde;
quoi qu'il arrive, jamais je n'en sortirai d'une
manière plus honorable que les braves gens qui
sont tombés sur le champ de bataille. Oh ! s'ils
avaient pu voir avec quelle intrépidité toute la
ligne fondit sur l'ennemi dans la soirée. Huzza !
» m OFFICIER QUI A VINGT ANS ANS DE
SERVICE. »
Le correctif de ces lignes est ;i côté.
«0 siècle raisonneur et raisonnable' cent
mille Français sont venus ici dans le but d'égor-
ger un aussi grand nombre de leurs semblables ,
et de sacrifier eux-mêmes pour défendre la cause
d'un despote, dont la main de fer ne leur aurait
jamais accordé les avantages d'un gouvernement
représentatif. 0 combien est sage notre généra-
tion !
» B. Stelle. »
Plus bas:
« Ici fut répandu le sang du jeune et du brave;
ici tomba l'espoir d'un père, l'amant d'une jeune
fille et le mari d'une jeune épouse tendre et
fidèle. Ici la mort fut triomphante ! cette terre
fut abreuvée de sang humain, et la scène de car-
nage dont ces lieux furent le théâtre fut l'œuvre
de l'ambition d'un seul homme, d'une pauvre
créature humaine, (jui reçut la vie et l'intelli-
gence de la même manière que le plus humble
des soldats qui périrent pour lui. O hommes ! ô
hommes ! »
D'autres, au lieu de philosopher, font de leur
piété pour les morts une matière à spéculation ,
une annonce , une enseigne, une carte d'avis ,
comme ce qui suit :
« Fitz Patterleyest venu rendre hommage aux
mânes de son père, mort sur le champ d'hon-
neur, et sellier -fournisseur du premier régi-
ment d« ilragons. Filz Patterley a hérité du pa-
triotisme et du métier de son père : il continue
d'exercer le même amour et le même état pour
sa patrie, à Londres, Leicester square, n° {0. »
Au dessous cette réflexion d'un Français :
« Ceci me rapi>ellc lépitaphe suivante, «[ue je
lus un jour sur une tombeau Père Lachaise :
Ci-gtt NN..., marchand mercier de la rue St-
Dcnis, n°.... — Sa veuve, désolée, continue le
même commerce, et espère conserver la_ faveur
du public. »
Plus loin on lit :
<i Irving lirook , de Londres,|a visité pour la
troisième fois les plaines de Waterloo et de Plan-
chenet, le i« juillet 18i'6; il remercie le ciel de
ce qu'il a délivré le monde, par la valeur de ses
compatriotes, du tyran le plus cruel qui ait ja-
mais tenu un sceptre. »
Cette tirade est suivie de cesépithètes: «Chien
d'Anglais! brute! bête!»
Et plus bas on lit ces lignes anglo-françaises :
«Goddem, goddem, pour moi bateau à va-
peur, moi [larlir pour Londres, les Français ne
ménager pas nous !
» BiFSTEK de Rosbif. »
Près de ces lignes se trouve cette phrase :
« Bénies soient les âmes des braves qui sont
morts pour sauver leur pays !
» L.N HABITANT DE LONDRES.»
Puis ce vivat bachiijue :
« Waterloo , Belle Alliance ! nom impérissa-
ble ! Huzza pour la vieille Angleterre et l'armée
anglaise, vidons une rasade pour elle.
» (jEO D. Clarck, de Londres, qui a visité
cet endroit le 14 septembre 1825. »
M. Goubau, lithographe bruxellois, exprime
les sentimens que lui inspire son voyage à Wa-
terloo de la manière suivante :
«Comme la pourriture engendre la vie, le
malheur le bonheur, de même le champ de \\a-
terloo, qui détruisit tant de monde, fait vivre
les lithographes. Je me réjouis donc du mal-
heur commun qui fait mon bonheur particulier.
» GOIBAU. »
M. Goubau est ainsi semonce pour ce petit
morceau d'égoïsme :
« Brigand, païen, gredin, égoïste de première
force, sans doute Flamand. »
Une chose remarquable, c'est que les femmes
ont les premières renoncé à l'esprit exclusif de
|)atriotisme; les premières, elles ont tenté la fu-
sion \t\. le système d'alliance accompli plus lard
par M. de Talleyrand; les premières , dépouil-
lant les antipathies nationales, elles ont rendu
justice aux qualités du continent. Filles de la
Grèce, elles ont trouvé, à Pinstar d'Hélène, que
les Paris de France valaient bien le» .Ménélas
britanniques, elles ont écrit ce qui suit :
« Je rougis de la haine et de l'orgueil des -Vn-
glais.
» J'aime les Français de tout mon cœur, et
j'espère toujours vivre parmi eux ; car les An-
glais ionl des préjugés et des bêtes.
» Une Anglai.'c nommée GÉORGiNA,qui
a un amant officier français, li sep-
tembre 1836.
» Et les Français sont des amours. "
« Un Anglais peut bâtir battre sans doutée ua
Français trois à une fois, » s'écrie plus bas, dans
un langage burlesque, un loiidoner scaadsUià
de l'aveu.
Mais cette explosion n'arrête point la sensibi-
lité de nos belles compatriotes. D.ms un autre
passage, on trouve ces deux iuscriptions .
« Mon âme n'éprouve ici aucun sentiment de
plaisir ni de peine ; mon amoureux, qui e$t
Français, n'était point ici.
M Maria Templeton. »
Puis viennent ces deux vers :
Je verse une larme de regret
Sur le sort des braves Fraudait.
Emily Payne, -Vnglaise qui aime
les , Français de toute son âme.
12 octobre ISiC. Demeurant à
St-Omer pour le moment.
— 278 —
« Tuis-je perdre le souvenir île celte fatale
bataille! » s'écrie le seigneur ("aravillo !
On lit ensuite des vers espagnols dont voici le
sens :
« Napoléon a reçu en ces lieux le prix de son
5) invasion perfide contre l'Espagne ; puissent
5> périr de la même manière tous ceux qui feront
» du tort a mon pays. »
Et plus loin on lit ces mots, empreints d'une
pensée de justice et de générosité, d'une pensée
qui fait honneur à l'iiumme ipii l'a conçue ,
d'une pensée enfin qui devait clore l'album, qui
annonce que l'ère des haines nationales et de l'é-
goïsme des peuples est passée, et que le temps
approche où chaque i)ays aura une part à l'es-
time comme h l'amilir de tous les autres :
«J'ai parcouru ce livre, et j'y ai trouvé, com-
me partout, un esprit de parti et de partialité
qui ne devait point prendre sa i)lace dans des
cœurs bien nés. Honneur au courage ! telle est
ma devise. Ce courage fùt-il français, allemand ,
anglais ou de toute autre nation, honneur à tous
les braves qui ont dit : « La garde meurt, mais
ne se rend pas! « Ils ont autant de droiis; à la ment, mais souvent dilïiciles à distinguer l'une
célél)rité que ceux qui, pendant tout un jour, de l'autre dans les caractères qu'elles affectent
résistèrent à toute une armée. Je parle du brave
42' régiment écossais.
i> Gi:o. Craven, de Saxe. »
Je m'arrêtai là, satisfait, de ce (jue J'avais lu.
3c ne pouvais dire rien de plus raisonnable. Je
ne voulus pas enregistrer mon nom . ni faire
prose ou vers. Je donnai dix sous à la fille , prix
exigé pour l'honneur d'écrire sur l'album, et je
partis.
Naval and militari/ magazine.
{Revue britannique.)
des passions, qui naissent dans le cerveau avant
de se faire sentir dans le cœur.
— Comment! s'écria Edouard, ce trouble si
vif et si doux, ce frémissement involontaire, ces
violentes pal[iitations îi la vue de l'objet aimé,
ces regrets de l'absence, ces soupirs et ces larmes
brûlantes, tout cela ne vient pas du cœur?
— Abus de mots, mon cher, style de romance !
Le cœur, je vous le répète, n'est ici que léciio
du cerveau, et, n'en déplaise à votre *?«///«<?/<-
talistne, les poètes et les romanciers emi)loie-
raient une figure tout aussi juste en disant :
mon cerveau gémit que tnoti cœur soupire.
— A merveille, monsieur le savant; mais je
vous préviens qu'en dépit de votre malicieuse
critique et de vos doctes observations, les gens
sensés n'en continueront pas moins à regarder
l'amour comme un sentiment profond ou une
impression passagère, selon qu'il habite dans le
cœur ou dans la télé. Je connais même, pour
ma i)art, certaine histoire qui (lourrait bien vous
guérir de votre incrédulité, en vous i)rouvant
que ces deux variétés de l'.unour existent réelle-
"®SÎS 2223Œ<DÏS25ÎS ÎE>»*S':2'^3ia.
I.
Un de mes bons amis, Edouard D...., déjeu-
nait hier en lêle-à-lèle avec le docteur Richaud.
Le docteur Richaud, garçon fort habile d'ail-
leurs, a ses idées fixes sur l'amour, comme sur
toiilos choses. Matérialiste par nature et par
pi-ole^sion, il se rit impitoyablement des phéno-
mènes psychologiques les plus inléicssans. Les
passions, selon lui, ne sont pas, comme le disent
I : ::;i)sophes, des maladies de l'âme; ce sont
Uj suuples mouvcmens du sang , d'inévitables
conséquences de l'organisation physique. Dans
son système, l'amour est un transport au cerveau,
avec accompagnement de fièvre, et qui se guérit
parla saignée et les bains de pieds : car le ccr-
.veau représente, pour lui, le siège du sentiment
aussi bien que de rintelligence.
Ce jour-là Edouard avait essayé vainement
de lui faire comprendre qu'il confondait deux
choses fort distinctes : l'amour de tète et l'amour
de ca'ur. Celle distinction ne fil que provoi[ner pas d'abord s'apercevoir d'un sentiment qui
n'était un mystère pour personne, el auquel le
extérieurement. Ceci, mon cher docteur, serait
un sujet d'études tout aussi intéressant qu'une
expérience physiologique; ce serait, si vous
voulez, une des mille ramifications de cette
science qu'on pourrait appeler analomie de l'ame,
science aussi ancienne que l'homme, singulière-
ment cultivée et exploitée de nos jours, et pour-
tant toujours neuve et intéressante.
— Je vous écoute.
— Avez-vous connue madame de.... ?
— Beaucoup, de réputation; irais je ne lui
ai jamais parlé el ne lai aperçue qu'une fois,
aux Bouffes. Elle ma paru fort belle, à la vérité ;
mais, vous le savez, la vue n'agit que faiblement
sur moi, tandis que les impressions qui m'arri-
venl par l'organe de l'ouie me remuent profon-
dément. J'ai voulu être présenté chez madame
de..., mais l'aristocratie du nom, du talent ou
de la fortune, étant le seul titre d'admission, je
suis resté, jusqu'à présent, je vous l'avoue, moi,
pauvre et obscur solliciteur, confondu dans la
foule des âmes en peine, faule d'un patron qui
osât ou voulût me prendre à son bord.
— Une exception, mon cher docteur, fut
faite en ma faveur, et les portes du lemple s'ou-
vrirent pour moi sur la recommandation d'un
adepte de mes amis. Regu lui-même depuis peu
parmi les élus, son culte pour la divinité du lieu
se distinguait par uu caractère de ferveur et
d'enthousiasme tout particulier. Celte admira-
tion qui se traduisait eu expressions passionnées
en l'absence de celle (juien était l'objet, se chan-
geait devant elle, comme il arrive aux passions
véritables, en une contemidalion muette et res-
pectueuse, bien autrement expressive el pré-
cieuse aux yeux des femmes. Madame... ne parut
de sa part un accès de rire fort imiiertinent.
— En vérité, mon cher, — lui dit-il quand il
fut un peu plus calme, — vous n'avez pas les
premières noiions de physiologie. Sachez (pie
toutes les sensationsvicnnent ducerveau, et (|ue
lecœur ne joue ici qu'un rôle secondaire. C'est
par une erreur grossière que cet organe est re-
gardé généralement comme le siège principal
caractère et la figure de mon ami pouvaient
donner quelque valeur. Edmond de Marenne
se faisait remarquer non seulement comme un
fort beau cavalier, mais aussi comme un jeune
homme d'un esprit délicat et d'une modestie
charmante. 11 avait compris qu'un regard impu-
dent, un air vainqueur ou blasé, ne sont pas
toujours une recommandation. Les don Juan
ne conviennent pas à toutes les femmes. Au lieu
de fonder ses espérances de succès sur une
physionomie heureuse, sur la coupe d'un habit
plus ou moins excentrique , et sur ses deux
poneys pur sang, Edmond se donnait la peine
d'être aimable dans le monde, el il y réussissait
parfaitement sans être galant (dans l'acception
radicale de ce mol), ses manières auprès des
femmes étaient pleines de celle grâce et de cette
délicatesse que le vrai gentleman sait varier et
manier à l'infini, d'après les conditions de lâge
et du rang. Quant au moral, Edmond formait
encore un heureux contraste avec les raffinés
(|u'il fréquentait ; car il était simple, bon, affec-
tueux, et dévoué ; le portrait n'est pas natté,
comme on pourrait le croire; et je dois y ajou-
ter un trait qui va le déparer singulièrement.
Edmond était d'une susceptibilité extrême. Ce
défaut, qui prend souvent sa source dans im
sentiment honorable, présente de graves in-
convéniens : il exagère tout, et peut égarer les
meilleurs naturels. Il réagit essentiellement sur
le cerveau, fausse l'esprit, et échauffe l'imagina-
tion au détriment de la raison.
Tel était Edmond de Marenne, au début de sa
passion pour madame de..., qui devait finir,
malgré son apparente insensibilité, parle distin-
guer au milieu de l'essaim brillant qui papil-
lonnait autour d'elle. La victoire cependant fut
longtemps indécise ; mais l'avantage resta , en
définitive, à madame de..., qui avait évidem-
ment i)lus d'habileté. Edmond, malgré la frivo-
lité habituelle de sa vie et la facilité de ses succès,
était resté essentiellement impressionnable. Je
pris d'dbord pour de la stratégie la tournure
roflianesque qu'il donna à sa nouvelle passion ;
mais en y regardant de plus près, je ne tardai
pas à me convaincre que la chose était sérieuse.
Alarmé de cette découverte, je fis tous mes
efforts pour le détourner d'une entreprise qui
pouvait devenir fatale à son repos ; mais, après
avoir rempli consciencieusement mon devoir de
confident, n'ayant pu réussir à prévenir une
rencontre, je me vis à regret réduit au rôle
(l'observateur. Je me tins donc à l'écart,
bien déterminé toutefois à intervenir à la moin-
dre infraction aux lois sévères de la galanterie
et de la morale. Au premier coup d'œil, je me
convainquis que l'ardeur et la précipitation
d'Edmond devaient échouer devant la présence
d'espriiet l'incomparable supériorité de mada-
me de... J'en fis l'observation à mon imprudent
ami qui me repoussa si rudement, que je sentis
(ju'il serait inutile d'insister davantage, et je
fermai un instant les yeux pour ne pas voir ce
qui allait arriver.
La tête tourna loul-à-coup au malheureux
Edmond. Un luxe hors de proportion avec son
revenu était nécessaire pour atteindre au niveau
de madame de..., pour l'éblouir, au besoin, et
pour écraser ses rivaux. Un voyage qu'elle fit
aux eaux de Bsdcn, où elle lui donna en quel-
que sorte rendez-vous, acheva de le perdre. Je
ne pus l'accompagner, et je dois dire qu'il n'en
parut que très médiocrement contrarié. Sa
confiance en moi avait sensiblement diminué
depuis qu'une liaison plus tendre s'élaitmise en
tiers dans ses affections. Les observations que
j'avais cru pouvoir lui adresser à ce sujet lui
— 279 —
avaient paru sans doule un des plus vexatoires
lirivilt'^ljesdc l'amiliô, et il résolut de s'affran-
chir, au moins, de celle chaine..
Edmond menait aux eaux un train de prince.
A ses deux cbevaux il en ajouta quatre ; il eut,
en cas de besoin, une berline de voyage, un
coupé et un landau pour accompagner la prin-
cesse à la promenade. Ses autres dépenses étaient
établies dans les mêmes proportions. Ses succès
lui semblaient dans un rapport direct et néces-
saire avec rélat apparent de sa fortune. Il triom-
pha. Son triomphe tenait-il réellement à la posi-
tion brillante qu'il s'était faite à force de ruineu-
ses dépenses ? Ces extravagances même furent-
elles regardées par sa maîtresse comme un té-
moignage d'un amour sans bornes:' ou l'esprit,
les grâces et les assiduités d'Edmond assurèrent-
ils seuls son bonheur ? c'est ce que la suite nous
expliquera.
La conquête d'une femme ainsi distinguée et
aussi enviée que madame de... devait faire du
bruit dans le monde futile, et qui, sous prétexte
de santé, tient annuellement ses joyeux con-
grès ft Bagnères ou à liaden. La nouvelle en vint
jusqu'à Paris oil l'histoire commentée et enri-
chie chaque jour de nouveaux détails , occupa
longtemps les loisirs des amis des deux héros.
Pour faire trêve et pour plus de liberté, mada-
me de... annonça un voyage en Italie, où Ed-
mond ne tarda pas à la suivre. La curiosité man-
quant alors d'alimens , l'attention se porta d'un
autre côté, et l'on cessa peu à peu de s'occuper
du couple voyageur.
Le bonheur rapproche quelquefois comme
l'adversité ; il rend expansif et dispose à la con-
fiance. Edmond, dans ces continuelles alterna-
tives de joie enivrante et de petits chagrins dont
se compose toute véritable passion à son début,
se souvint qu'il avait laissé à Paris un de ces
anciens amis à qui, sauf l'inconvénient des con-
seils à subir, on aime à raconter son bonheur
et ses peines. U'ailleurs, à une certaine distance,
cet inconvénient disparait presque totalement
par l'extrême liberté il'action qu'il nous laisse.
Edmond m'écrivit pour s'informer, disait-il, de
l'état de ma santé, mais, dans le fait, pour me
faire part de son bonheur. 11 en parlait, comme
un parvenu de sa fortune, avec ces demi-mots
et cette fausse modi stie qui provo(iuent les
questions et ouvrent un vaste champ à la curio-
sité. Sa lettre contenait d'ailleurs un éloge telle-
ment exagéré de madame de..., qu'il était, à lui
seul, laplus flagrante indiscrétion. Je me donnai,
dans ma réponse, le plaisir de mettre en défaut
sa coquetterie d'amant heureux, en affectant de
n'avoir pas compris ses demi-conlidences. Et
quanta l'éloge de madame de..., tout en ren-
dant justice à ce qu'il renfermait de vrai et
de beau, faisant une large part aux préventions
de l'auteur, j'attaquai |)iêce à pièce, mais avec
toutes sortes de ménagtinens, le portrait i|ui
m'avait paru considérablement flatté. Placés à
un point de vue opposé, nous nous étions peut-
être écartés tous deux également de la vérité.
Madame... ne méritait ni cet éloge, ni cette cri-
tique. Assurément, si une femme pouvait paraître
parfaite, c'était celle-là. Son esprit brillant cl
cultivé la faisait rechercher des hommes les
plus distingués, tandis que les grâces de sa per-
sonne la rendaient l'objet d'honunages non
moins flatteurs. Séparée, d'un commun accord, i
d'un mari qui ne possédait point son affection,
elle n'avait usé de sa liberté que pour réunir
autour d'elle ce que son goût pour les arts pou-
vait lui faire désirer de plaisirs délicats. Ses
salons étaient le rendez-vous de tout ce que
Paris offrait de célébrités en tout genre. Dans
cette existence de luxe et d'inJépendance, la
malignité publique devait trouver une pâture
abondante et facile, et, comme l'amour en fait
habituellement tous les frais, on ne manqua pas
de dire que cette lière beauté avait abdiqué plu-
sieurs fois, au profit de je ne sais quels favoris,
une partie de la liberté conquise sur le joug
conjugal. On rendait, d'ailleurs, parfaite justice
à ses aimables qualités.
II.
Six mois à peine s'étaient écoulés depuis le
départ d'Edmond et de madame d..,. , et déjà ils
n'existaient plus l'un et l'autre pour la société
dont ils occupaient seuls naguère l'avide curio-
sité , que dans de faibles et rares souvenirs. Ed-
mond, cependant m'écrivait encore de loin en
loin. Sa dernière lettre était datée de Vienne. Il
m'annonçait son prochain retour et me priait
de régler avec son notaire quelques affaires d'in-
térêt. 11 s'agissait de la vente d'un bien situé en
Bretagne et estimé cent mille francs.
— La propriété est d'un excellent rapport, me
dit le notaire, et la vente en sera facile ; mais
si vous m'en croyez, monsieur, et si vous êtes
un véritable ami de M. de Marenne, auquel je
suis moi-même sincèrement dévoué comme an-
cien notaire de sa famille, vous le détournerez
de ce projet. Cette propriété constitue désor-
mais toute sa fortune. Les autres ont été ven-
dues successivement depuis environ deux ans.
Quoi qu'il arrive , je déclare que celle-ci ne se
vendra pas par mon ministère. Au reste , c'est
sans doute à ma résistance récente à des ordres
de cette nature que je dois, monsieur, l'hon-
neur de votre visite e( votre officieuse interven-
tion.
Je pressai la main de ce brave homme en lui
promettant d'unir mes efforts aux siens pour
empêcher la ruine de notre ami. J'écrivis a Ed-
mond en conséquence. Deux mois après, à mon
grand étonnemeiit, il m apportait lui-même la
réponse. Elle consistait tout simplement dans
laveu de son amour pour madame de... , des
fautes qu'il lui avait fait commettre, et de la fù ■
chcuse situation dans laquelle il se trouvait....
toutes choses qui m'étaient déjà parfaitement
connues. Je conclus qu'Edmond était corrigé,
et, quoique ce lût un peu tard, je l'en félicitai
en l'embrassant cordialement, il sourit triste-
ment, en me serrant la main.
— Je suis plus malade que tu ne penses, me
dit-il; le mal a pénétré trop avant; je ne puis,
désormais, ni ne veux en guérir.
— Se pourrait-il ;' Tu n as donc point renoncé
à cette femme i' tu ne l'as pas quittée ?
— Elle est ici.
— Et que prétends-tu faire ?
— La revoir, moucher ami, et l'aimer tous les
jours davantage.
Je laissai tomber involontairement la main
d'Edmond et nous restâmes tous doux quelque
temps plongijs dans un morne silence. Mais lu
ne sais donc pas, repril-il tout-à-coup , ce qu'il
y a de saint etd'irrésistibledans un pareil amour?
Tu ne sais pas ce qu'est , dans son àme, cette
femme que tu voudrait me voir abandonner.
Ecoute. Tu ne peux pas me refuser quelque ex-
périence des amours vulgaires. Eh bien ! reliens
bien ceci : Cette femme n'a de son sexe que ses
perfections les plus adorables. Crois-moi. Mon
amour est dégagé de tout sentiment personnel ,
et s'il est exalté , c'est qu'il est pur et noble
comme celle qui l'inspire. Ce que j'aime en elle,
ce n'est point sa haute position et sa brillante re-
nommée; ceque j'admire, même au dessus de la
beauté de son cor]>s, c'est la beauté angélique
de son âme. Sais-tu que depuis le jour où il m'a
été permis d'y lire, j'ai rainement cherché à y
surprendre une mauvaise pensée? Le monde,
qui ne juge que les choses apparentes , peut la
blâmer sans doute , mais je suis sûr que le ciel
n'a pour elle que des bénédictions. Et moi aussi
j'ai pensé comme le monde, je n'ai cherché d'a-
bord en elle que les charmes de son corps et de
son esprit, et quand il m'a été donné de connaî-
tre aussi son cœur, je me suis incliné en l'ado-
rant... Tu vois bien que je ne puis pas guérir.
Je compris, en effet, qu'Edmond était perdu
si je l'abandonnais à lui-même, et je songeai au
moyen de le ramener à la raison par une autre
voie.
Le lendemain, j'allai trouver son notaire. 11
s'agit, dis-je, de sauver notre ami malgré lui.
Le moyen que je viens vous proposer est un
secret entre vous et moi. Il est violent, mais il
peut seul prévenir la ruine totale d'un homme
estimable ; la fin, ici, justifie les moyens. Faites
proposer, par une personne discrète, à l'inten-
dant de madame de... l'acquisition du dernier
domaine d Edmond, à la condition que le nom
du vendeur ne sera connu qu'au moment même
de la signature de l'acte. Abaissez l'estimation de
manière à assurer la vente. Edmond signera le
premier avec empressement l'acte que vous pré-
senterez ensuite à madame de... — Lenolaire
me regarda avec étonnement.
— Rassurez-vous, lui dis-je. Le bien ne sera
pas vendu ; je réponds de tout, et je m'engage à
remettre, au besoin, secrètement entre vos
mains le double du prix de la vente.
Le bon notaire ne comprenait rien à mon pro-
jet. 11 se laissa néanmoins persuader, sur la foi
de ma parole et de mes bonnes intentions. Tout
se fit comme je l'avais prescrit. L'intf ndant sous-
crivit facilement à une proposition avantageuse,
Edmond , assuré enfin de la possession d'une
somme dont il avait le plus grand besoin, signa
sans hésiter, et, incontinent, le notaire se pré-
senta muni de l'acte de vente chez madame de...
Deux heures après, il vint chez moi où je l'at-
tendais avec laplus grande impatience. Eh bien!
ra'écriai-je en le voyant entrer tout hors de lui.
— .\h ! monsieur , je ne puis en croire mes
yeux, ni mes oreilles,.. Tenez , lisez ! voilà le
double de l'acte.
— Elle a signé !... Edmond est sauvé.
— Mais regardez donc le prix de l.i rente?
— Deux cent mille francs? qu'est-ce que cela
signifie ?
— M,i foi, monsieur, c'est ce que je "il*
vous demander ?
— A l-clle du moin* expliqué ?.„•
— 280 ^
— Ouij mais j'avoue que je n'y ai rien com-
pris.
— Mais encore, qu'a-l-elle dit ?
— Voici. Elle a pris le papier d'un air indif-
férent, mais au moment où ses yeux ont lu le
nom de M. de Marenne, elle s'est troublée subi-
tement et n'a pu retenir une exclamation de sur-
prise ; puis, regardant tour à tour l'intendant et
moi, qui ne comprenions rien î» ce changement,
elle ordonna à celui-ci de se retirer. Alors elle
seleva, et, aprèsm'avoir considéré (j'aelque temps
de manière à me faire perdre contenance, elle se
mit à m'adresser toutes sortes de questions sur
M. de iMarenne : s'il y avait long-temps que je
le connaissais, quelle était la situation de ses af-
faires, pourquoi il vendait cette propriété, et
comnient son intendant en avait eu connais-
sance ? ,, , ., ,; ,
— Je répondis tout ce que je savais de l'état
de la fortune démon client, ajoutant que, quant
à cette vente, M. de Marenne ne s'en était oc-
cupé que pour apposer sa signature, que tout
s'était fait par l'intervention d'un de ses amis.
Cette explication parut la calmer.
— ^lonsieur, me dit-elle, après avoir réfléchi
quelque temps, vous avez commis une erreur
grave au préjudice de votre client. Je ne dois
pas en profiter. Je connais parfaitement la pro-
priété ; elle vaut deux cent mille fr. , et c'est h
ee prix que je l'achète. Seulement, monsieur ,
vous vous arrangerez comme vous l'entendrez
pour que le double de cet acte ne soit jamais en-
tre les mains de M. de Marenne, et j'exige votre
parole d'honneur de ne pas lui faire connaître
le nom de l'acquéreur. Quant à l'ami officieux
dé M. de Marenne , veuillez le prier de passer
chez moi le plus promptement possible.
Je fis à la noble dame le serment qu'elle exi-
geait. Alors elle rectilia elle-même le prix de la
vente et apposa sa signature. Ensuite, elle fit ve-
• nir son intendant, et lui ordonna de verser entre
. mes mains la somme indiquée par la rectifica-
tion. Demain, sans plus larder, elle me sera
comptée, et j'aurai le plaisir de la remettre à
M. de Marenne.
Je me gardai bien d'expliquer ce mystère à
l'honnête notaire, et je me butai d'aller faire
agréer mes excuses à madame de..., qui, sans
avoir l'air de comprendre ce qu'il y avait d'offen-
sant pour elle dans l'épreuve à laquelle je l'a-
vais soumise, me remercia avec effusion de l'oc-
casion que je lui avais olîerte d'être ulile à un
homme estimable. Pour vous, monsieur, ajoutâ-
t-elle, je m'en rapporte à votre attachement
éclairé pour taire ce qui pourrait, dans cette af-
faire, blesser la fierté de votre ami. Muet de
honte et de remords, je m'inclinai avec respect
devant cette fenmic que j'avais si injustement
soupionuée. Madame de.... m'apparut dès ce
moment sous un jour nouveau, et je commençai
à comprendre qu'il y avait dans cette nature igno-
rée quelque chose de plus noble encore et de
plus élevé ([ue l'esprit et la beaulé. L'enthou-
siasme d'Edmond me parut beaucoup plus na-
turel, et je cessai de le combattre. Un irrésistible
mouvement de sympathie me rapprocha de ma-
dame de...; nos rapports devinrent plus fré-
qiiens et prirent \m caractère prononcé de con-
liance et d'estime réciproques. Cette nouvelle
position me permit aussi \le l'observer avec plus
d'avantage. Je savais déjà qu'elle était capable
des plus nobles élans : la passion allait parfaite-
ment ?i son organisation et à son imagination ar-
dente. 11 ne me restait plus (ju'à vérifier la so-
lidité de ses sentiraens et la durée de ses affec-
tions, et j'avoue que je n'étais pas sans inquié-
tude ù cet égard.
Edmond ne vit dans le prix inattendu de la
vente de »a propriété qu'une bonne fortune dont
il se hftta de prolîter, pour cacher à tous lesyeux
les symptômes de sa ruine prochaine. Madame
de... , qui n'ignorait pas la situation de ses affai-
res, lui adressa-t-elle alors des remontrances
dont il ne tint aucun compte, ou garda-t-elle le
silence avec lui pour ménager sa fierté, tout en
se promettant de venir encoreà son secours dans
l'occasion , sous le voile de l'anonyme ? Quoi
qu'il en soit, leur liaison se resserra de plus en
j)lus chaque jour, et chaque jour aussi les rangs
des admirateurs de l'une et des amis de l'autre
s'éclaircirent dans la même proportion. Bien-
tôt il se fit autour d'eux un grand vide etunpro-
fondsilence. Edmond s'en réjouit; madame de...
en parut d'abord toute surprise; l'isolement était
une chose à laquelle elle avait besoin de s'habi-
tuer, car elle n'avait vécu jusqu'alors, pour
ainsi dire, que de bruit et d'éclat. Un tel chan-
gement de régime répugnait à sa nature indé-
pendante. C'était une noble plante qui avait
grandi au sommet de la montagne, au milieu
d'un vaste horizon; l'air et l'espace étaient ses
élémens. Madame de... , avait fait de sa vie deux
parts inégales , l'une et la plus grande, pour le
monde, l'autre, pour la solitude; l'une pour l'ob-
servation, l'autre pour le recueillement.
Quand elle se vit seule, en face de sa passion ,
arrachée tout à la fois au monde et à l'élude ,
dans cette sorte de calme plat qui succède sou-
vent aux mouvemens les plus violens , elle se
mit à regarder autour d'elle comme une per-
sonne qui s'éveille. Le silence qui régnait au de-
hors se glissa peu à peu dans son cœur, son âme
habituée aux vives émotions s'affaissa sur elle-
même dans une morne torpeur. Les Ames ont
aussi leur hygiène particulière, le mouvement et
l'agitation sont nécessaires a celles-ci, comme le
repos et la modération h celles-là ; un brusque
changement peut déterminer chez les unes et
chez les autres, de graves accidens. Sous ce rap-
port, madame de... était sérieusement malade.
Dès qu'elle crut connaître son mal, elle en cher-
cha de bonne foi le remède dans l'activité qu'elle
avait perdue. Elle essaya de rappeler ses émo-
tions passées , de réchauffer son àme aux rayons
de l'amour qu'elle avait allumé ; mais son cœur
restait froid, et son imagination seule, comme
un foyer qui s'éteind , jetait encore quelques
faibles étincelles. En vain, sa sensibilité exagé-
rée se prenait à tout , s'exerçait sur les moin-
dres choses : tout semblait échapper à sa pour-
suite et se dérober à ses étreintes... Et cepen-
dant Edmond , semblable à un reproche vivant,
était là toujours empressé, beau, plein d'illu-
sions et d'amour. Honteuse, humiliée à sa vue ,
autant qu'elle était naguère heureuse et fière ,
madame de... sentait quelquefois le désespoir
entrer dans son âme. Et la reconnaissance, à dé-
faut d'amour, lui faisait un devoir de dissimu-
ler ses tourmens !... C'était un horrible supplice,
celui des damnés qui aspirent à des voluptés im-
possibles, celui d'un aigle à qui l'on a laissé la
liberté de ses ailes en l'attachant à la terre. L'es-
pèce de prostration morale qui succédait ordi-
nairement à ces combats intérieurs, à cette fati-
gante surexcitation, était le seul repos accordé
à l'infortunée. Alors des larmes abondantes ve-
naient rafraîchir un instant son cœur épuisé.
Ces bizarreries, qu'Edmond était loin d'expli-
quer dans leur véritable sens, l'affligèrent d'a-
bord comme les excès d'une sensibilité maladive
irritée par un sentiment profond. Cette pensée
augmentait sa tendresse, et tandis que l'amour
de madame de... s'en allait ainsi en fausses dé-
monstrations et en impuissans efforts, le sien $e
fortifiait chaque jourpar l'admiration.
En amour, comme en toute association , l'éga-
lité est une chimère , l'un dépense plus que l'au-
tre, et, sous ce rapport, chaque liaison aboutit
nécessairement à une duperie. 11 existe , dans
l'ordre moral , aussi bien que dans l'ordre phy-
sique, des natures parasites ; tant pis pour celles
que le hasard a placées sous leur influence ab-
sorbantes. Ce fait démontré par l'expérience de
tous les temps , n'a jamais empêché et n'empê-
chera jamais les amans passés, présens et à venir,
de caresser, comme toutes les âmes généreuses,
leur beau rêve d'égalité fraternelle.
Edmond , grâce à ce complet aveuglement ,
qui est tout à la fois la marque la plus certaine
d'un véritable amour et le plus grand bienfait
delà Providence pour les amans, aurait pu vivre
encore longtemps ainsi dans cette erreur fortu-
née. Le hasard en décida autrement. Madame
de... habitait depuis quelque temps une campa-
gne sur les bords de la Seine. Un jour, appuyée
sur le bras d'Edmond, elle gravissait un coteau
assez élevé dont le sommet se couronnait d'un
épais massif détaché de la forêt voisine. Arrivés
en cet endroit, ils s'assirent tous deux pour con-
templer le paysage qui se déroulait à leurs yeux.
On était au mois de septembre ; le ciel , quoique
parfaitement pur, n'étendait plus sa vaste cou-
pole d'un bleu foncé ; son azur transparent se
mélangeait d'une faible teinte grisâtre, et le so-
leil , quoique perpendiculaire , versait autour
de lui des rayons affaiblis. L'air était doux et
léger, et la campagne, dépouillée de sa luxueuse
parure d'été, avait plus de grâce et moins de
majesté. Tout dans les champs , dans les prés et
dans les sentiers tortueux, était joie et mouve-
ment. Le fleuve, par mille capricieux détours,
déroulait avec coquetterie son ruban argenté
sur le tapis vert de la prairie, au pied silencieux
de la montagne et sur le bord murmurant de la
forêt. De temps en temps du fond de la vallée et
du bois qui la domine s'élevait, apporté par la
brise, comme un bruit confus de voix caressan-
tes, puis les voix semblaient s'éloigner, le bruit
s'éteignait par degré , et tout rentrait dans un
silence plein d'une ineffable douceur. Ces con-
certs mystérieux ne sont pas entendus par tou-
tes les âmes. Cet amour immense qui s'exhale
parfois de la nature , qui flotte dans les airs
comme un enivrant parfum, pénètre par tous les
sens et circule dans nos veines; ce bonheur in-
time et profond qu'il n'est pas donné à toutes
les organisations de sentir également , Madame
de...;, organisation ardente et délicate, le çpà*"
tait en ce moment sans réserve, et s'y livra^avec
transport.
'1
— Q81 ^
Elle se sentait régénérée, heureuse et trem-
blante d'une tenJre émotion ; elle crut que le
ciel avait pitié délie et parlait à son cœur vivi-
fié. Sa tète s'exalta, comme cela lui arrivait sou-
vent, elle prit les élans de son imagination pour
lesmouvemens dcsoncœur. Merci, mon Dieu ,
murmura-t-elle, comme formulant une pensée
secrète, merci ; je vis maintenant, je suis heu-
reuse , parce que j'aime... Oui, je l'aime, Ed-
mond. Ma vie, c'est ton souffle ; mon bonheur,
c'est ton sourire. Ta joie m'enivre et ta douleur
me tue... Cette vie, ce bonheur que je te dois ,
dis, les veux-tu en expiation de toute la félicité
que je n'ai pu te donner ; pour que lu me par-
tlonnes, chère âme, de l'avoir aimé d'un amour
mortel...
Edmond, ravi en extase par l'expression de
cette passion ardente et noble, oubliait, en l'é-
coutant , les bizarreries dont il gémissait si sou-
vent.
Quand ils furent de retour dans la vallée, le
ciel s'était obscurci. Une soirée triste et froide
succéda à celte brillante journée.
Le] lendemain matin, madame de... se leva
chagrine et souffrante. L'ennui et l'abattement
se lisaient sur ses traits fatigués. Que s'étail-il
passé dans son âme pendant la nuit i' Quelles af-
fligeantes réflexions l'avaient tenue éveillée, ou
quelles sombres visions avaient troublé son som-
meil ? Elle s'approcha lentement et écarta d'une
main languissante le rideau de sa fenêtre... La
campagne était cachée sous un épais brouillard
qui laissait échapper une pluie fine et froide.
Les ruisseaux , devenus torrens , couraient
bruyans et débordés à travers la prairie. Le
vent , qui tourbillonnait en gémissant à travers
les arbres du parc, faisait craquer tristement
leurs branches dépouillées, et semait les allées
solitaires de leurs feuilles humides. C'était une
de ces matinées d'automne toutes vêtues de deu il,
sinistresavant-coureurs d'une saison encore plus
triste. Le cœur de madame de... se serra à celle
vue ; elle se hâta de laisser tomber le rideau , et
s'assit découragée et sans force devant la chemi-
née où fumait un feu précoce et mal allumé. Ed-
mond entra en ce moment et s'informa avec in-
quiétude de sa santé. — Voyez, lui dit-elle en
l'attirant vers la fenêtre et lui montrant la cam-
pagne, voilà mon mal ; les impressions physi-
ques me dominent -.je souffre du malaise de la
nature, mon âme est froide comme elle. Je vou-
drais en vain y rappeler l'amour , ce soleil à qui
j'ai dû de si beaux jours! Mon cœur, je le sens ,
enveloppé d'un ennui profond comme d'une at-
mosphère brumeuse, doit revêtir aussi bientôt
son manteau de glace, mais il ne lui sera plus
permis de s'en dépouiller.
Edmond regardait madame de... avec un air
de doute. Elle eut pitié de lui. Elle lui prit les
mains avec affection. Soyons raisonnables, Ed-
mond, poursuivil-elle avec bouté. Ce ciel hier si
brillant, et si triste aujourd'hui, cette nature si
constante seulement dans ses changemens, tout
ne nous dit-il pas qu'il n'y a rien d'immuable
ici-bas... Le cœur de l'homme est un vaste lac
tour â tour immobile et agité, ouvert â tous les
vents.... Un peu plus tard, ^mon ami, demain
peut-être vous m'auriez demandé compte , en
échange de l'amour que je vous avais dérobé, Ue
celui que je vous dois... et que je ne puis plus
vous donner...
Edmond , |pâle, égaré, souriait amèrement ,
comme s'il se lût efforcé de ne pas croire ce qu'il
entendait. Il essaya d'articuler quelques mots,
mais ce fut en vain, et il se relira altéré et chan-
celant. Madame de... brisée elle-même par sa
propre douleur, voulut faire quelques pas pour
le retenir, mais elle retomba vaincue et paraly-
sée i)ar sa faililesse même... Quand elle eut sur-
monté celte sorte d'anéantissement, et qu'elle se
rappela les jiaroles que le désespoir lui avait ar-
rachées , elle s'élança hors de lapparteraent et
tomba, en ouvrant la porte , sur un groupe de
domestiques... qui déposèrent h ses pieds le ca-
davre sanglant d'Edmond.
— Malédiction sur cette femme! dit le docteur
en cet endroit.
— Silence ! s'écria Edouard à son tour. Ne
vous hâtez pas de calomnier ce qui mérite voire
pitié et peut-être votre estime. Le malheur di-
gnement supporté est un baptême... J'ai vu,
dans ces terribles mo'mens, cette femme naguère
si brillante et si enviée, je l'ai vue, pauvre insen-
sée, jeter à un mort plus qu'il ne lui avait donné,
ce qui vaut mieux que la vie pour une femme...
sa,répulation et son honneur.. .Croyez-moi, doc-
teur, j'ai appris alors qu'on ne meurt pas de
douleur. |
— Et combien a duré ce sublime désespoir ?
— Mon cher ami, prenons la nature humaine
telle qu'elle est, ne lui demandons pas ce qui lui
a été dénié par la sagesse divine, et inclinons-
nous devant la Providence qui a marqué, dans
sa bonté, un baume pour toutes les plaies, un
terme pour toutes les douleurs.
AuGL'STE Delacroix.
[Commerce.)
»A1u01X DB 193».
(CUiquiôme article.)
HISTOIRE (fin). — SUJETS RELIGIEUX.
MM. Appert, Meon, Vaines, Lépaulle, Roulin , Ris»,
Cbasfcriau, Henry del'Eslang, Dubufc fils, Cliar-
pentier, mesdames de Hirain, Doussault, Motlcz,
Gringer, Norblin, Hippoljrte FIsndrin , Gigoui ,
A. Hesse, Vincent, Goyet, JollircI, Auguste Van-
dcnberglie, Leuliier, Massnn, Ziégler, Leioir, Bi-
gand , Boissard , Cliarlet , Mojnier, Vauchelet,
Cbampmartin , Dccaisne.
11 s'opère en ce moment un étrange revire-
ment d'idées; l'antique n'est plus l'objet des
fiers dédains de l'école moderne; on ose
exposer des tableaux inspirés par des sujets de
l'histoire romaine, et l'on parait comprendre
que toute une époque d'art, une époque créa-
trice ne saurait être anéantie pane que la mode
s'est déplacée brust|uement. Mais comme il ar-
rive toujours après des études interrompues,
les premiers efforts sont faibles, incertains, sans
portée, les bonnes traditions manquent encore
â de jeunes talrns qui voudraient prendre une
I sage direction et ne savent de quel point partir.
Ce retour ,^ l'anliiiue avec l'intelligence de ses
lignes, de ses phases, serait le seul moyen de
ramener la peinture religieuse à celle beauté de
formes, à celte élévation de style, quelb- a per-
dues et sans lesquellt s on ne saurait traduire les
livres sainls. Il ue faut pas s'y tromper, lorsque
le christianismeouvritses ailes sur le monde
la société était romaine, elle portait des robei
drapées, des couronnes de fleurs, des manteaux
de pourpre, des anneaux d'or; la forme n'avait
pas dégénéré; les races du nord n'avaient pas
apporté leur sang glacé, leurs idée» mystiuue» à
cet empire qui en devenant chrétien ne fit qu'é-
purer ses mœurs sans changer de costume ni de
caractère. Voilà ce (ju'il faudrait observer c'est
cette tradition qu'il importerait de suivre lors-
qu'on prétend peindre les sujets religieux des
premiers siècles.
Trois tableaux, insuffisans «ous le rapport de
la facture, mai* dun bon esprit, marquent le
retour que nous venons de sign<iler. C'est le
Néron à Baies de M. Appert; les proicrits de
Tibère, par M. Menn, et une vente d esclave*
près d'une villeromaine, par M. Vaines.
Le .Néron qui cliante sa propre gloire sur la
lyre, ce demi-dieu quêtant de luxe environne
qui a pour l'applaudir, des chevaliers, des sé-
nateurs, des courtisanes, des joueurs de fiule
et des hifîlrions, quel sujet ce serait pour un
beau talentcorameceluide l'auteurdu Virgile...
Que de contrastes entre ces têtes et ces costu-
mes si divers ! — Les l'ruseriit jelé% par l'ordre
de libère sur la pointe nue d'un rocher et at-
tendant une mort inévitable , ce pouvait être
une tragédie lugubre et solennelle , une
belle protestation «ontre la tyrannie païenne.
M. Menn n'a guère fait que de Facadémie, Ie$
poses de ses condamnés ont une forte tendanc»
à être belles plutôt que justes, mais nous nous
plaisons à rendre justice à la hardiesse de ta ten-
tative.
En nous mettant à ce point de vue, nous pour-
rons aisément signaler le plus ou moins d'es-
prit religieux et de bon caractère dont sont em-
preint» Us tableaux inspirés par la bible ou l'é-
vangile Comme il est des sujets sur lesquels on
ne manquejamais de «e rencontrer, nous avoM
cru devoir établir, dans cette revue, une espèce
d'ordre chronologique pour éviter Ja séclicre«««
d'une nomenclature.
Nous voici donc aux premiers jour» du mon*
de; la mor/ rf'./6*/ a faitcoiinaltre le meurtre
à la terre; Adam et Eve accourent et versent de»
larmes sur les restes sanglan» de leur fils bien
aime. Il y a tant d (loqucncc dans celle immense
douleur, que la médiocrité elle-même Irouve-
rait moyen de l'exprimer : mais M. Lépaulle
n'a pas des habitudes assez gravis pour lutter
contre cette page de la Genèse; il a habillé ce
drame avec ses couleurs vires et roqueiie» et
nous n'aurions pas besoin d aller ailleurs qu'à
lOpéra pour trouver le modèle peu orihodoxe
dont il a fait son Eve.
Moite a envoyé Jephié combattre les Amaléci-
tcs; le salut de l'armée dépend de u prière
élève-t-il les bras, les llibreux «ont vainqueur»
si, vaincu par la Lissitude, il les 3bai».<;e, le peu-
ple de Dieu succombe sou» Iclîorl de l'ennemi.
M. Koulin a choisi le moment oi"i A.iron et Ilur
soutiennent le» mains du prophète. Leur action
est bien d'accord avec l'énergique expresiiion de
.Moise <|ui parait plein de majesté.
Vtnlèvemeut dBlie, emporté au ciel dao
— 282 —
lin char de feu, est un des plus beaux, épisodes
«le la 15il)lo; d'où vient que M. Riss en a fait un
speciacle riiliciile '' Elic a l'air «le rouler du
haut de la nue, et Elysi-e d'observer les astres.
Voici la chaste Suzanne qui va entrer
au bain ; ses beaux yeux, s'abaissent avec une
modestie naturelle; sa main craintive relient
son vêlement qui tombe à plis pressés sur ses
]iieds, eoniiiie pour les cacher; à demi inelin<^e,
1,1 jeune femme semble bisilcr et se demander si
elle eiurera ihins celle eau vive qui l'appelle de
son doux murmure... Au fond^ à travers le feuil-
lage, on distingue le regard fauve et ardent des
vieiilarils «ini partagent, avec les nuages et les
oiseaux, le bonheur de eonleaq>ler tant de char-
nus. .M. Cliasseriau a fort bien rendu celle dou-
ble action; malheureusement sa couleur csi
grise etson dessin encore indécis.
La suite de cet épisode, Suzanne accusée
pur l<s vieillards est un bon tableau dont nous
féliciions .M. Henry de TEstang.
Nous arrivons;! l'inépuisable texte des plusad-
mirables chefs-d'œuvre de la i>einlure, le Nou-
veau-Teslament,minede trésors d'inspiration et
qui donne volontiers tant d'or etdediainansàqui
sait y chercher avec foi et persévérance. Tout y
est grand, ou naïf, ou sublime, depuis la nuil où
•de simples bergers se réjouissaient de la venue
d'Emmanuel, jusqu'à cette autre nuitduGolgo-
tha où la croix du Juste se dressa à travers les
siècles. Mais coin'jien de peintres ignorent le
sens de ce livre au(iuel ils reviennent comme
malgré eux! Demandei'ons-nons à M. Uiibnfe
fils, pourquoi son Annuncialiuii est un double
portraild'unejcune femme coquette et d un ange
manière '? linons répondrait qu'il a cru mettre du
recueillement, «lu bonheur sur les traits de la
vierge choisie pour être la mère du messie. —
La sainte Anne de Ai. Charpenlier est jolie,
'mais tourne encore au portrait, et d'ailleurs les
costumes (lamands conlrcdisenl singulièrement
le lilre du tableau. — L'éducation de la vier-
^e, par madame de Hérain, conviendrait mieux
à un boudoir qu'à une chapelle ; rien d'auslère,
■d'insi>iré sur ces visages aux contours gracieux.
— Celle béalilude, ce calme céleste, nous les
trouvons, moins l'élévation de style cependant
etl'originalilé, dans la Vierge aux anges, de
M. Charles Doussaull. C'est une imitalion
presque cahiuée du genre byzantin dont nous
n'avons guère de traces en France. On s'étonne
d'abord en se trouvant en face d'une peinture si
paie, si peu chargée de couleurs et d'ombres,
qu'on dirait une espèce de lavis. L'ensemble en
est doux et charmant; Marie tient son fils avec
une candeur toute virginale et un amour res-
pectueux ; les anges qui l'assistent sont pleins de
tendresse et d'ascétisme. Peut-être l'arlisie eùt-
ilthi varier les expressions, les caractères des
télés qui tontes trois se ressemblenlexaclcmenl ;
qu'il se nielle en garde contre la préoccupation
d'une imitalion servile du .XIV' siècle.
La Fuite en Egypte est encore un épisode
cher aux peintres; il y a tant d'expression trouvée
d'avance dans l'aUenlive sollicitude de Marie,
.dans le calme souriant du divin enfant, dans la
gravité calme de Joseph! Mais il est aisé égale-
ment de prendre ce sujet dans un sens faux,
comme M. Mettez qui a mis des torches aux
mains de ses anges conducteurs; idée puérile;
car les anges sont la lumière eux-mêmes, ce que
Raphaël a si bien indiqué dans une des stunze
dUjVatican, où l'on voit un messager d'en-liaul
illuminer la prison de St-Pierre des rayons ar-
dens qui jaillissent de son beau front.
La prédication et les miracles, voilà la se-
conde partie de la vie du Christ, celle aussi qui
doit lonrnir le plus d'inspirations. MM. Oran-
ger et ^orblin sesout rencontrés dans la gué-
rison des malades -, l'un el l'autre sont «lemeu-
rés bien au-dessous de leur lâche. Dans le ta-
bleau de M. Granger, les personnages paraissent
juchés sur une échelle par leur position singu-
lière sur le plan rapide d'une montagne; et
voyez, qudle aberration! Au lieu de se tourner
vers le consolateur de qui seulement ils altendenl
la santé, la vie, ces soulîraus se regardent entre
eux ou regardent les spectateurs. Leur pose est
académique ; ils étendent leurs bras pour mon-
trer des nus. Enfin c'est de l'école classique dans
son Clilé faible, dans ce qu'on appelle du yyo/(c//.
Quant à M. Norblin, son lilre de pensionnaire
de Kome nous oblige à déployer un peu de ri-
gueur à son égard. Lorsqu'on va en Italie avec
des palmes dans les mains, lorsqu'on y vil cinq
ans au sein des chefs-d'œuvre de toute sorte, on
doit s'élever au dessus du mèiliocre et rejno-
duire autre chose que des modèles d'atelier.
Qu'est-ce que ce paralytique à la tournure si
guindée, qu'est-ce tjue ces disciples sans vénéra-
lion, ce christ sans grandeur? Tout cela est
commun elméme faux; nous ne voudrionspour
preuve decelte assertion que ce beau tapisiieuf
el brillanl que M. Norblin a cru devoir placer
sous le corps et les haillons de son mendiant.
Un autre pensionnaire de la Villa-Médicis,
M. Hippolyle Flandrin se présente avec des ti-
ires bien autrement sérieux à notre examen. Le
Christ et les petits enfans n'avaient pas encore
été, que nous sachions, traités sur d'aussi gran-
des proportions; c'est un sujet tout gracieux,
qui demande surtout de la finesse de pinceau el
ou sentiment. Or, telles ne sont pas les qualités
«le M. l'Iandrin, peintre sévère à qui il faut de
grandes lignes, des visages immobiles, de l'aus-
lérilé de formes. Dans sa toile de quinze pieds
le sujet se perd en s'élargissant trop. Ce Christ si
mélancolique parall-il bien attirer à lui d'inno-
centes ciéalures, joyeuses et aimantes, et les
élreindre entre ses bras paternels ? Non, il a
plutôt l'air d'un philosophe occupé à démontrer
un point aride de science. On a vanté un groupe
de deux femmes agenouillées sans savoir que
leur mouvement et leur ajustement sont em-
pruntés, Irait pour trait, au Giotlo. La couleur
est grise, monotone, glacée. Le célèbre Corné-
lius disait de ce tableau : Que ses figures en
étaient de pierre. Nous craignons fort que M.
Flandrin ne se jette dans cette imitation absolue
de M. liigre oil il cesserait tout à fait d'être lui
sans acquérir les qualités précieuses de son
maître.
La Passion va se dérouler, à nos yeux, dans
huit tableaux, dont le tiers à peine mérite le li-
lre de religieux. Ce Christ au jardin des Oli-
viers, par M. Gigoux, n'a ni douleur ni divinité;
on dirait un coupable accablé sous le poids de
ses propres fautes; ce n'est pas l'anéantissement
du Sauveur qui frémit à l'idée de boire le calice
jusqu'à la lie, le calice plein du fiel vie tous les
crimes humains. L'ange a une tournure gauche,
le seul bras qu'il montre est mal dessiné, mal
attaché ; les «Iraperies ont une raideur de man-
ne«|uin; nous ne savons pourquoi M. Gigoux af-
feclionnedela sorte ces grands plis cassant, ces
lumières sans demi-teintes, sans transition, fran-
chement, nous le croyons engagé dans un sys-
tème pernicieux el d'où il ne saurait revenir trop
t«)l. — Ce Christ cuuroniié d'epinesesl mieux;
le dessin annonce de bonnes éludes, mais M.
Auguste liesse pourraii-il justifier la singularité
d'un personnage renversé «jui avec son jiied s'a-
muse à frapper les jambes duChristi^ MM. Vin-
cent elGoyet ont e\posé chacun un Christ en
croix ; le premier nous offre une Maileleineavee
des cheveux bien tressés, une vierge qui semble
étrangère à celle triste scène : le second a parfai-
lement compris la tristesse, la gran«leur «lu su-
jet, et s'est bien inspiré de Lesueur. — Ldi Des-
cente de croix a fourni deux tableaux remar-
quables à M.M. Jollivet et Vandenberghe. Vous
reconnaîtrez tout de suite dans l'ouvrage de M.
Jollivet la manière des Vénitiens, des étof-
fes empruntées au Titien, un ciel vert, quelque
chose derecheiché qui ôie à la composition sou
caractère de gravité. Ce peintre a visé aux belles
poses; il serait difficile aux deux honuues cjui
«Icscendeni le corps du Sauveur de se tenir en
équilibre sur l'échelle ou de supporter leur
précieux fardeau. M. Vandenberghe a exprimé
toute la morne tristesse qui pesait sur la nature
en présence dn cadavre de Jésus : une épaisse
nuée cache la vue «lu ciel et «lescend sur le sol ;
à peine aperçoil-on la croix derrière laquelle
apparaît un soleil rouge; Marie, Madeleine,
saint Jean, contemplent avec des larmes muettes
celui qu'ils ont tant aimé... La divinité brille
encore tlans les membres affaissés auxquels Far-
liste n"a pas cru devoir «tonner la maigreur, le
ton de souffrance qu'on leur prête ordinaire-
ment. — Le Christ au tombeau a inspiré assez
de chefs-d'œuvre dans l'école italienne pour
que M. LeuUier ait pu suivre i|neli|ue bon mo-
dèle; on reconnaît aisément que telle a été son
inlenlion; mais pourquoi a-l-il confondu di-
verses manières, etaprèsavoir apporté de la no-
blesse dans son christ, a-t-il emprunté au I5as-
sano un St-Joseph d'un aspect aussi vulgaire ?
— Inutile de ra|i|)eler encore ici les belles pages
qui exislenl sur le sujet de i Incrédulité de St-
Thomas; eh bien ! M. Masson a trouvé le moyen
de rapetisser l'expression sévère du Christ et de
le présenter comme une espèce de mendiant
humblement posé devant le disciple incrédule.
Que de tableaux qui mentent à leur titre! Par-
tout quel défaut de réflexion, de savoir, de sen-
timent ! Et c'est là ce qu'on appelle de la pein-
ture religieuse? ce sont des tableaux d'églises
de village...
Maintenant la légende appelle notre atten-
tion , et nous allons embrasser d'un regard
rapide les productions qu'elle a plus ou moins
bien inspirées.
Au maître les honneurs. M. Ziégler s'est exer-
cé sur la tradition qui atlribue à St-Luc le por-
trait authentique de la sainte Vierge. Son cvan-
gcliste parait profondément préoccupé de la
crainte de laisser échapper l'auguste image «lui
vient de briller à ses yeux. Du moins, est-ce i
pour la mieux fixer dans son souvenir ([u'il lui j
— 283
louine ledos, ou bien devons-nous penser qu'il i les véiilés des livres saints? Voilà coramenl le
|:ivoil p;ir IVspril? Sou :iclivilé à peindre ne | moyen-àyc comprenait ce sujet. l\lais lorsque
devient plus qu'un acte muléiiel lout à (ail dé
pourvu de piéié et d'admiration. Tel nélaitpoinl
le Sl-Luc de Raphaël, lorsque jdonjjé dans une
re.«;iectueuse exiase il contemplait avec 1 ivre-se
de sa loi lu mi le de Dieu devenue visilile pour
lui. li'uuilé nianqtie dans la composition de M.
Zi^'ylcr; la double action du ciel et de la terre
ne se lient pas; cet homme qui brosse la iode
sur un chevalet si bien apprêté, n'a nullement
aii^'aire avec la vision (|ui resplendit là haut dans
un inmhi- doré. La conception de cet ouvrage
est fausse; quelques parties de l'exécution sont
belles; mais M. Ziéijler nous doit jdus que du
talent demain. — L'idée, l'esprit religieux, ont
fécondé ce joli tableau de Sainte-CecUe, par
M.Leloir; la bienheureuse virtuose lient une
main posée sur le clavu^r sonore, et elle écoule
en silence le concert des anges ; toute son atten-
tion se lit dans ses Irails, dans ses iloux yeux ;
quehiue chose de chaste et de charmant
se répand autour de celte figure drapée
avec tant tle grâce et de simplicité, les anges,
peints avec des Ions très légers, sont bien sus-
pendus, bien aériens... — IM. lîigand maiijc la
brosse avec une audace impétueuse, ce qu'on
reconnaît à la lournuie particulière et gigau-
tes(iue<le son noinl Geitnain. — 11 y a un cal-
que frappant du Carrache et de l'école espa-
gnole dans le saiiil Jérôme de SI. Boissard;
nous n'admettons pas conune bonnes choses
d'art , ces chairs noires avant le temps, cette
obscurité volontaire, ni le visage pesant et ridé
de ce solitaire qui parait plus accablé par lïige
que par la pénitence et la méditation. — La
mexge de Hl-Liivien , due à iM. Chailet.ne man-
que jias d'intentions heureuses; il y a de l'ave-
nir dans le ««('/// Xavier i\e M. Moynier, jeune
élève de Coignel, (pii débute au Louvre. — Que
dire du inarlyre de St-l)oniilieii et dp i>(-
/!(it/(itieii, par M. Vairclielet, sinon qtie c'est
triste et froid '.'
Ce sont là les seuls tableaux religieux (jui
puissent être analysés, tout le reste est d'une
médiocrité incroyable, sous le double ra])port
de la pensée et de la forme. Nous avuns réser-
vé deux ouvrages de MM. Decaisne et Chainp-
martin pour f.dre bien ressortir la dill'érencc
qui existe entre la véritable inspiration et la
peinture sans caractère. Tous deux se sont ren-
contrés sur le même sujet : la Cliurilé. M. De-
caisne a mis sur le front de cette belle Vertu la
flamme de la sagesse, la lueur vivitiante qui
brille aux yeux sans les fatiguer. La noble lille
du ciel, attire autour d'elle les êtres souffrans
elles guérit autant par son regard que par ses
soins. L'enfance, la vieillesse, ont également part
à son amour; ses Irails respirent uuedonceaus-
térité,el l'on voit bien en elle la consolatrice de
toutes les douleurs.
Au contraire, M. Champmarlin a considéré la
r/(«r('/(''coinm('tine espèce de Cybèle aux ma-
melles fécondes, nourrissant d'un lail matériel
une foule d'enfans dont 1rs formes sont épaisses
et les têtes iiisigniliantes. l*our(|uoi leur sourit-
elle si niaisement? Ne devrail-elle pas plutôt
essuyer les larmes de petits orphelins, les attirer
affectueusement à ses eûtes et leur donner sur-
tout la nourriture de l'àme en leur cxplinuaut
M. Champmartin vient peindre une grosse lia
mande et nue douzaine d'enfans, n'avons-nous
pas le droit daHirmer qu'il n'a songé à prendre
ee titre de la Cliarilé qu'après avoir fait son ta-
bleau ?...
Al.FRKI) DliS ESSARTS.
illi'lnntjrs, fuitâ nirii'ujr.
bruil qu'elle ne vaut, ou du moins qui ne rap-
porte pas tout ce qu'elle coûte.
>j Quanil vous aurez débuté et réussi, savez-
vous l(! service qu'il vous faudra faire ? Vous au-
rez à jouer cinq ou six fois jiar semaine 'on ré-
pète le malin, et soir et malin quand on ne
joiK- paS;. il n'y a ni rhume ui enroûment qui
tienne. Tant (jue vous n'avez pas la fièvre, vous
n'obtenez pas de dispense. Voilà pour le travail
du gosier. Quant à la mémoire, on ne vous lais.se
guère le tem|)S de (lenser à autre chose qu'à
vos rôles, car il faut en apprendre un nouveau
tous les dix ou douze jours, jusqu'à ce que vous
ayez tout le répertoire ilaliendans la tète. Pen-
dant les huit mois que j'ai passés à Naples, avant
de débuter, j'av,;is ajiprissix rôles du répertoire
de Donizetti , et je quitlerai probablement ee
pays sans en avoir jouéunseul ! — Les entrepri-
ses vivent au jour le jour, et l'onignoredavanee
ce qu'on doit faire, ici surtout où les rigueurs
delà censure viennent à chai|ue instant arrêter
les projets des directeurs et des auteurs.
» .\i-je besoin encore, mon ami, de vous
dire que, malgré tous les succès, toutes les sa-
tisfactions d'amour-propre qu'on peut <dilenir,
ilestdifficile délrc heureux loin dexonpat/x^
surtout quand on a eu le bonheur denailreet
de vivre en France!... Mais j'ai tort sans doute
de me laisser aller à ces idées, et je sens que je
cours grand risque de devenir injuste. Ce que je
dois avant tout, c'est de n'être pas ingrat envers
un pays qui m'a accueilli avec hospitalité.
» Ne croyez pas cependant que j'aie chargé le
tableau en vous peignant le sort des arlisles qui
embrassent la carrière italienne. Vous avez près
devons Dabadie qui pourra vous iliresi je me
suis trompé. Rélléchissez bien, avant de pren-
dre un i)aiti aussi grave que celui de quiller la
France pour Fltalie!... Adieu, mon cher Kuzet.
il ne me reste pas assez de place pour vous nom-
mer tous les dmaïailes à qui je vous prie de ser-
rer la main de ma part, .le m'en ren.e;s à vous ,
alin que personne nesoil oublié.
» Votre camarade , Adolphe Nourrit. »
— On écrit de Weimar : « Un peintre d-^iin-
gué, M. de keilhocltzer, qui était étroitement
lié avec Goethe pend.uit ses :iouzc drrnièrcs
années, vient de publier les particularités sui-
vantes de la vie privée dece grand écrivain, par-
ticularités (jui jusqu'à présent étaient restées
inconnues au puldic :
» La chaleur et la lumière, dilM. deKeilhoelt-
zer, étaient ce que Goethe aimait par-<Iessus
tout; aussi, plus la température était élevée,
plus il était gai et dispos. Il disait souvent , en
plaisantant, que celui qui saurait se faire d'avan-
ce une idée bien nette des horreurs de l'hiver se
pendrait à coup sur dans l'arrière-saison , pour
ne pas sy exposer.
»Goeihe ne voulait jamais permettre qu'on
ouvrit les croisées de son cabinet de Iravad et de
sa chambre à coucher; quelque méphyiique
qu \ filt l'air, il s'y pl.iisait. C'est senbment dans
sou absence, et au risque d'être réprimandées,
que les personnes (|ui l'entouraient osaient quel-
quefois prendre sur elles, ilaus un zèle bien en-
tendu pour sa santé, de les ouvrir pour renou-
veler l'air de ces deux pièces.
» îiocihe était insensible aux odeurs désa-
gréables, à la seule exception de celle de pommes
pourries, odeur que, par un singulier contraste,
Schiller alfeolionudit au plus haut degré, tiocthe
L'intérêt (|ui s'attache à Nourrit nous en-
gage à donner la lettre suivante, qu'il écrivit à
M. Euzet, du théâtre de bordeaux. Cette lettre ,
relative à ses travaux en Italie et à ses débuts, est
curieuse par les détails donnés sur la vie et les
fatigues des acteurs en Italie. Un y trouvera aussi
cette empreinte de mélancolie qui a caractérisé
les derniers jours du malheureux artiste.
« Mon cher ami , je vous remercie cordiale-
ment des sentimens alfttctiieux que vous m'ex-
primez dans la bonne lettre que je reçois de
vous. C'est une grande satisfaction pour moi
d'ap.prcndre que mes amis de France ne m'ont
pas oublié, moi je pense si souvent à eux tous.
))Je dois être lierd'avoii réussi en Italie, puis-
(jue les artistes français veulent bien se réjouir
de mes succès. C'est i)0ur nous tous une alFaire
de nationalité, de patriotisme. 'Merci, mes cbers
camarades ! je suis toujours le vôtre; et si j'ai
emprunté les accens sonores de la langue ita-
lienne, c'est avec mes a Hures françaises que je me
suis présenté sur le théâtre Sl-Charles , croyez-
le bien ; peut-être sonl-cemcs qualités d'artiste
français qui m'ont valu les applaudissemens du
public italien.
» Vous savez (|ue ce n'est pas sans peine que
je suis arrivé à cet heureux dénonmepii. C est
après huit grands mois de tiavail , c'est après
bien des ennuis, bien des dilHcultés, bien des
déboires qu'il m'a été permis enfin de me faire
entendre dans un rôle convenable, et de mener
à lionne fin l'entreprise un peu folle dans la-
quelle je m'étais eiubai que. .l'appelle mon entre-
prise folle, car maintenant que tout est passé et
(jne tout s'est bien passé, je me mets à examiner
ce (pie j'ai lait , et je suis elïrayé île mon peu de
raison, de mon p( u de prudence. J'allais risquer
en une soirée le fruit de seize ans de travail, et
je pouvais voir effacer, danscettesoirée, les suc-
cès de toute ma carrière! En vérité, dans tout
ceci, j'ai été plus heureux ipie sage, et je suis
amené aujourd'hui à faire toutes ces réflexions
par l'importance du conseil que vous me de-
mandez.
» L'Italie, mon cher ami, est plus belle de loin
que de près. Les théâtres .sont bien déchus de
leur ancienne splendeur ! L'art musical , l'art
du chant, n'y sont plus dans l'état florissant où
ils furent un jour, cl l'a\euir ne se présente pas
très brillant pour les ehantenrs italiens. Le ré-
pertoire des bons mailres e.^t usé partout, et l'on
ne voit pas .surgir déjeunes talens qui soient de
force à les remplacer. .MaiiUeuant, si de ces con-
sidérations générales, nous descendons aux dé-
tails, si nous comparons le sort des artistes en
Italie avec le nôtre eu France , oh ! mon cher
Euzet, c'est pour le coup (|u'il faut du courage
et une grande et forte volonté pour venir ache-
ter ici uu peu de réputation qui fait plus Ue ^ i^'ui un jour entré d.ui5 le cabiuel de âchiller,
?S4 -
et ne l'y l'o"»'^int p;i«, r('soIiil «le l'aUrmliT. ol
s'assit non loin du bureau du poète ; mais bien-
tôt il éprouva un élouidisseraent (|ui s'augmenta
peu à peu, et qui ne le «juilta que lorsqu il eut
tjauné la rue. La servante de Schiller se mit ù
chercher ce qui aurait pu produire ce fâcheux
effet sur les nerfs de Goethe, et elle trouva sur
une tablette au-dessous du bureau, une vingtai-
ne de pommes plus ou moins pourries, dont
l'auteur de Jeanne dArc s'était pourvu afin
de parfumer à sa manière ce qu'il appelait son
atelier [werkttiiiU)
» Goethe, soit qu'il fût chez lui, soit qu'il fût
en société, s'empressait toujours de moucher lui
même les chandelles qui se trouvaient dans
son voisinage, parce que c'était une opération,
disait-il, que personne ne faisait à son gré. On
l'a même vu quitter brusquement des sociétés,
parce que les domestiques n'avaient pas mouché
comme il le désirait les chandelles placées de-
vant lui, et parce qu'il n'y avait pas sur les
tables de mouchettes avec lesquelles il aurait
pu refaire leur ouvrage.
» Goethe n'aimait pas qu'on lui demandât
comment il se portait ; et lorsqu'une telle ques-
tion lui était adressée dans un moment où il se
trouvait tant soil peu indisposé, il s'en lâchait,
et sans j répondre il amenait tout de suite la
conversation sur un autre sujet. 11 aimait la vie,
mais il aimait encore davantage la santé, sans
cependant craindre la mort. « Les seules choses
nue je redoute maintenant, disait-il dans la
dernière ann^e de sa vie, ce sont les maladies et
une mort douloureuse. Que Dieu m'accorde une
mort douce, et cela le plus idt possible, c'est
tout ce que je désire ! »
L'ne scène des plus tragiques s'est passée der-
nièrement, près de Châlillon, entre BrouetChâ-
teaudun. Une fermière allant vendre du blé au
marché , fut rencontrée par un de ses voisins ,
auquel elle donnait souvent du pain et des véle-
roens pour le secourir dans sa misère. Le soir,
elle revenait à la ferme ; elle avait vendu son
blé ; il faisait nuit. Elle rencontra le même in-
dividu, et le dialogue s'établit entre eux : —
Voui voilà, la maîtresse ? vous avez vendu votre
1,1^ p Oui , répondit la fermière. — Vous en
aviez beaucoup ; vous avez dû recevoir une cen-
taine d'écus? — Ln peu au-delà ; Je rapporte
307 fr.— Cette sonimedoit vous peser; donnez-
moi cet argent. — Je vous remercie, il ne m'em-
barrasse point. Ce n'est pas nécessaire. —
Donnez-moi votre argent, vous dis-je,ou... et
en même temps il lit luire à ses yeu.\ un long
couteau ; elle eut peur et abandonna son argent.
Le cheminsedivisait en deux branches, l'hom-
me prit l'une , et la femme l'autre, qui condui-
sait chez elle. Tout à coup le misérable revint
«ur ses pas et lui dit : « Kétiexion faite, j'ai voire
argent, vous allez me dénoncer, il faut que je
TOUS tue. » La fermière , terrifiée , proteste
qu'elle ne dirait rien, qu'elle lui pardonnait en
considération de sa pauvreté ; qu'elle ne souf-
frirait pas beaucoup de cette perte. — Non , je
vous crains ; il faut que je vous tue. Là tout près
est une niarnière ; choisissez , je vais vous y je-
ter ou bien je ferai usage de ce couteau.» La pau-
Tre femme éperdue se décide pour la marnière,
dans l'espoir d'un secours inattendu. Tous deux,
arrivent sur le lieu. Le bandit la force à se désha-
liUer, de crainle que ses vêlemens ne la fassent
reconnaître. Le crime allait être consommé. Le
scélérat, plein de prévoyance dans la prépara-
lion de son forfait, veut s'assurer si la marnière
est assez profonde et si elle contient de l'eau ;
il ramasse une pierre et se baisse à l'orifice de la
marnière pour l'y jeter.
La fermière retrouve toute sa présence d'es-
prit, et, saisissant ce moment , elle se jette avec
désespoir sur son assassin, le pousse rudement
dans le précipice, saisit ses vétemens, se sauve nue,
et de toute laviiesse de ses jambes, et arrive à
demi morte chez elle. Le maire de Cliàliilon,
averti de suite de l'événement, se rendit le len-
demain matin de bonne heure à la marnière. On
trouva le brigand noyé; l'unede ses mains tenait
le sac de 307 fr., l'autre le couteau.
AuToGiuPHES DE Walter Scott. —M. Tho-
mas Cardell, qui était un des amis d'enfance de
Walter Scott, et qui possédait les manuscrits au-
tographes des œuvres de cet illustre écrivain ,
vient de faire présent de ces manuscrits à la bi-
bliothèque d'Edimbourg , à la seule exception
decelui du poème intitulé the Lady of the Lake
(la Dame du Lac), que l'auteur lui avait donné
lui-même comme un souvenir. Ces manuscrits,
qui sont maintenant placés dans la grande gale-
rie semi-circulaire de cette bibliothèque , for-
ment 166 volumes grand in-4°, reliés en maro-
quin rouge , mais non rognés. Ils sont tous sur
papier à lettres très fin. L'écriture, ([ui ne couvre
que le recto de chaque feuillet, est en grands ca-
ractères, claire, nette, régulière, mais extrême-
ment rapide. Les lignes sont très serrées. Il n'y
a aucun espaceen blanc ni au haut ni au bas des
pages ; mais il y a deux marges latérales, dont
celle de droite est très large, et celle de gauche
étroite. Les ratures sont extrêmement rares dans
les ouvrages en prose, à peine si l'on en trouve,
une par vingt pages; mais il y en a au moins
deux à chaque page des poésies. En voyant les
manuscrits des romans, on serait tenié de croire
que Walter Scott les a composés avec la même
facilité qu'on pourrait écrire une lettre de fa-
mille sur des objets indifîérens.
Mort d'Asia. — L'éléphant mâle du Jardin-
des-l'lantes , dont quelques journaux avaient
annoncé la maladie, est mort hier. Cet animal ,
qui a commencé à être affecté, il y a environ dix
jours, d'une maladie d'intestins, a été soigné par
un artiste vétérinaire qu'on avait appelé tout
exprès de l'école d'Alfort. Son traitement con-
sistait en eau miellée, qu'on lui administrait par
doses, et ces doses comportaient la valeur de dix
seaux environ : on y mêlait quelquefois du sul-
fate de soufre. Asia avait un caractère fort in-
docile, et le cornac Géan, aux soins duquel il
avait été confié dès l'âge de dix-huit mois, était
la seule personne qu'il affectionnât et qui eût
quelque influence sur lui. Dans les derniers
jours de sa maladie, Géan parvenait seul à obte-
nir quelque docilité de son élève lorsqu'il s'a-
gissait d'exécuter les prescriptions, et Géan a
été obligé de se tenir jour et nuit auprès de lui.
On avait remarqué qu'Asia avait pris une posi-
tion qui augmentait ses souffrances; on voulut,
pour le soulager, le faire changer déplace ; mais
comme déjà ce pauvre animal était trop affaissé
parla maladie pour pouvoir agir, on fut obligé
de le soulever à l'aide de cabestans. Vingt hom-
mes furent employés à cette manœuvre. Asia ,
comme les animaux de son espèce,4tai t doué d'une
grande intelligence , et Géan son cornac, qui s'é-
tait attaché à lui, est fort touché de sa mort.
Voici un trait qui prouve que l'éléphant n'était
pas ingrat envers son gardien. Géan, il y a deux
ans, fit une forte maladie qui le retint au lit pen-
dant six semaines ; on fut obligé, pendant ce
temps, de lui donner un autre serviteur. Asia
l'accueillit sans trop de difficultés; mais lorsque
Géan se présenta, l'éléphant écarta dédaigneu-
sement l'intérimaire d'un coup de trompe assez
violent, et ses démonstrations amicales prouvè-
rent à son ancien cornac que c'était lui seul
qu'il voulait recoiHiaitre. M. de Blainville, pro-
fesseur danatomie, fait en ce moment la dissec-
tion du corps , et M. Werner, peintre attaché au
Muséum , est occupé 5 retracer les cas patholo-
giques que présente celte opération.
HfDUC îifd tvibumxux.
TRIBUNAUX ETRANGERS.
LE POSSÉDÉ.
On mande de Burgos (Espagne), 20 janvier :
«Quoique les ardeurs de l'été, quoique les
effets du Solano, ce vent dévorant de l'Afrique,
exercent dans la vieille-Caslille leur funeste
infinence avec bien moins de violence que dans
d'autres parties de la Péninsule, cependant ils y
font quel(|uefois aussi des victimes. Le 26 juin
dernier avait été d'une de ces températures in-
tolérables qui abattent les plus forts et les plus
énergiques. Le soleil qui se couchait entouré
d'une auréole sanglante, semblait présager pour
le lendemain un temps plus brûlant encore. On
ne respirait qu'avec peine, et le vent du soir,
au lieu de rafraîchir l'air, n'apportait que des
bouffées d'une vapeur ardente comme celle qui
sort d'une fournaise.
« Malgré l'inclémence du ciel, Raphaël Barrio
s'était, pendant toute la journée, livré aux tra-
vaux les plus pénibles; maintenant accablé de
fatigue, il contemplait attentivement la teinte
pourprée dont l'horizon était coloré. « Bien cer-
tainement, disait-il à DaniasaEslevan, sa femme,
assise à cûté de lui, bien certainement les flam-
mes de l'enfer, dont ce matin nous parlait le
curé, ne sont pas d'une autre couleur. Vois
comme cela est ardent. Je ne veux pas aller
brûler avec lesdémons. Ufautque je me réconci-
lie avec Izquierdo, notre voisin. Ne vois-tu pas,
ajoula-t-il, les diables qui se balancent au mi-
lieu de ces langues flamboyantes ? — Je ne vois,
répondit la femme, que quelques nuages que le
vent pousse à l'horizon. — Je te dis que ce sont
des diables, reprit Barrio avec colère. Us sont
bien loin encore; mais ils vont venir pour enle-
ver les mauvaises consciences. Us sont en route ;
il fiiut que je me réconcilie avec notre voisin.
— Par notre sainte Vierge et par le doux nora-
de Jésus, je ne vois rien de tout cela; tuas de
meilleurs yeux que moi pour l'apercevoir. Au
reste, après notre repas, tu iras trouver le curé;
il verra peut-être de même que loi.» Barrio,
que sa femme avait pris par le bras, s'était levé,
avait retourné sa fourche et s'en retournait chez
lui en répétant tantôt à haute voix, tantôlîtout
bas -. <c Je vois des diables ! je vois des diables ! »
« Le curé auquel Barrio alla s'adresser approu-
va grandement la résolution que celui-ci avait
prise de se réconcilier avec son voisin. Il luipro
— 2<S5 —
mit que le lendemain il s'occuperait de faire sa
paix avec Izquîerdo. 11 lui conseilla de prier
Dieu, de faire pénitence, et l'engagea à aller se
coucher. Le laboureur passa la nuit dans un
état continuel d'agitation. Son anxiété redoubla
lorsqu'il vit au matin l'horizon se colorer. >>
Voici les diables, s'écria-t-il, ils me tiennent,
ils me tuent. » Et saisissant un manche de four-
che de plus de deux pouces de diamètre, il s'é-
lança dans la rue en répétant : «Les démons me
tuent.» Il se mil à frappera la porte de son père
et à l'appeler à grands cris : il avait en parlant
les yeux hagards, la figure contractée et la bou-
che écumante. Sa femme, en le voyant dans cet
état, .s'était attachée à lui et s'efforçait de le ra-
mener dans sa maison. Il lui donna d'abord un
coup de baion sur le bras pour la forcer à quit-
ter prise ; ensuite il lui asséna sur la tête un se-
cond coup qui la jeta à terre privée de senti-
ment. Son père n'était pas chez lui , et sa belle-
mère lui ayant répondu ]u'il était déjà allé
battre du blé , Barrio se rendit à l'aire de son
père. «Mon père! lui cria-t-il en l'abordant,
mon petit père ! venez à mon secours ; Izquierdo
veut me tuer. — Où est-il, mon fils? lui de-
manda celui-ci , où est-il ?» Pour toute réponse,
Barrio lui asséna sur la tète un coup de bâton
qui le renversa à terre; il le frappa à plusieurs
reprises, puis se prit à fuir, puis revint sur ses
pas jusqu'à l'endroit où il l'avait laissé, le frappa
de nouveau sur la tête , et regagna le village en
proférant contre celui qu'il venait d'assassiner
les plus grossières injures. Il courut après tous
ceux qu'il rencontra sur son chemin pour les
attaquer, et comme il ne put les joindre, sa fu-
reur se tourna pendant quelques instans sur un
chien (jui le suivait en jappant. Il parcourut
ainsi tout le village de Guintana jusqu'à ce(|u'il
eût trouvé Thomas lîarrio son frère. 11 le ren-
contra à la porte de sa maison, et, sans lui adres-
ser la parole , lui donna sur la tête un violent
coup de bâton ; puis ensuite plusieurs autres, et
sortit du village eu criant : « J'ai tué mon père
et mon frère ! »
Au bout de quelques instans il revint auprès
de Thomas, ijui était j)resque mort. A l'approche
de ce furieux, plusieurs voisins qnf entouraient
le moribond, et le curé, qui était occupé à lui
donner les secours tie la religion, prirent la
fuite. Barrio se précipita avec une nouvelle
rage sur celui qui n'était pour ainsi dire plus
qu'un cadavre, et lui appli(|ua sur la lélc, avec
le manche de sa fourche, des rou))s en si grand
nombre et d'une telle violence, que tous les os
du crâne étaient brisés. Ce ne fut ([u'avec bien
de la peine qu'on parvint à s'emparer de l'assas-
sin. On le lia solidement, et c'est en cet étal
qu'on l'a conduit, ou plutôt qu'on l'a porté de-
vant le juge de première instance de Aranda de
Duero.
» Les faits de ce i)rocès ne pouvaient offrir
d'obscurité. Une des victimes était morte et
avait été frappée devant de nombreux témoins;
quant au père de Barrio, quanta .sa femme,
malgré toute la gravité de leurs blessures, on
était parvenu à les guérir, et ils venaient l'un et
l'autre donner des renseignemens à la justice.
L'instruction fut donc faite très raiiidement , et
le 11 ain~it, lejuge, conforiuément auxeonelu-
sions du procureur fiscal , condamna laceiisé à
la peine du garrot vil, à être traîné de la pri-
son jusqii'.iu lieu du gibet avec cetécrileau sin-
la poitrine : Traître et félon, et enfin il ordonna
quesoncadavre serait jeté à l'eau, llle condamna
encore à payer, à litre d'indemnité, à Isabelle
Madero , restée veuve de Thomas Barrio avec
cinq enfans, une somme de I j,000 réaux, indé-
pendamment des frais de justice et des dépenses
(ju'avait nécessitées le traitement des blessés.
» L'audience royale de Burgos ayant ensuite
été appelée à examiner le jugement du tribunal
d'Aranda de Duero , pensa que l'accusé n'avait
pas sa raison lorsqu'il avait commis son crime.
Trois médecins furent donc chargés d'examiner
l'état de Barrio , et d'un avis unanime ils décla-
rèrenl[que le malade était atteint d'une manie
religieuse; en un mot, qu'il était possédé du
démon. En conséquence de cette déclaration,
les alcaldet del crimen , après avoir porté à
200 ducats les indemnités allouées à la veuve de
la victime , ont ordonné que le meurtrier serait
renfermé , jus(|u'à sa guérison , dans une loge
d'une maison de fous. »
UN FILS ADOPTIF.
On écrit de Bektchysaraj (Crimée) :
Jussuf Karty, qui, à seize ans, était entré au
service, revint après quinze ans d'absence à
Bektchysaraj, son pays natal. Tous les membres
de sa famille étaient morts ou dispersés, et il ne
retrouva plus qu'un vieil ami de son père, Ali-
Miza, qui lui donna l'hospitalité et le reçut
comme un fils. Ali-Miza avait une fille uni<{ue
âgée de vingt-trois ans. Dans la maison d'Ali vi-
vait aussi un jeune enfant de quatre à cinq ans
environ, et que surveillaient avec la plusgrande
sollicitude Ali et sa fille. On ignorait le sort de
cet enfant; il avait été recueilli, disait-on, dans
un villagi» saccagé par la (fucrre.
Falhmé, la fille d'Ali, était belle et riche; aussi
de nombreux prétendans s'étaient-ils présentés
pour obtenir sa main; mais elle avait obstiné-
ment refusé tous les i)artis qui lui avaient été
offerts. Jussuf, à son tour, ne put être insensi-
ble aux charmes de Fathmé, et après quelipies
mois de séjour dans la maison d'Ali, lorsqu'il
crut s'apercevoir que ses assiduités n'étaient re-
poussées ni par Fathmé ni par son père, il ha-
sarda une proposition formelle. Ali la reçut avec
quelque embarras. « Ton père était mon frère
d'armes, lui dit-il, et toi je te regarde comme
mon fils bien aimé... Aussi ce serait pour moi
une joie bien vive que de voir s'accomplir le
projet tlont tu me parles ; mais il y a à cela une
eoiulilion et pcLil-être lu la refuseras. »
Jussuf protesta de son amour et de son obéis-
sance. « Ecoule donc, lui dit Ali : tu as vu ce
jeune enfant (pii est dans ma famille comme un
fils de ma cliair ; Ismael, que Dieu m'a envoyé
pour veiller sur lui et l'aider dans la vie; il n'a
que moi pour soutien, et si je meurs que devien-
dra-t-il '.' Veux-tu l'adopter, lui donner ton
nom, rapi)clerlon fils, ne jamais l'abandonner;'
Si ta bouche le jure et si ton cœur le pense, je te
donne ma fille. »
Jussuf consentit à tout, et le mariage fut con-
clu.
rendant deux ans que dura cette union, Is-
mael passa eu effet pour être l'enfant des deux
époux, et Jussuf ne larda pas à ressentir pour
lui la vive affeelion «pie lui portaient Ali et Falh-
mé. Cependant quelques indiscrétions et quel-
ques propos qui jusqu'ici avaient sourdement
circulé sur la naissance d'Ismaèl vinrent frapper
les oreilles de Jussuf, et un sentiment d'borriblc
jalousie commença à germer dans son cœur.
Falhmé s'en aperçut, et, comme il lui semblait
que les caresses qu'elle prodiguait à Israaël irri-
taient profondément son mari, elle prenait à tâ-
che d'éloigner l'enfant de ses yeux, et c'était à la
dérobée et comme une coupable qu'elle osait
lui donner quelques témoignages de tendresse.
Ces précautions n'échappèrent pas à Jussuf,
et ce fut un nouvel aliment donné au sentiment
de jalousie et de défiance qui s'était emparé de
lui : il était jaloux d'un passé dont pourtant il
n'avait pas à demander compte; mais surtout il
pensait que sa confiance avait été trahie; il ne
pouvait plus supporter sous ses yeux et chaque
jour le témoignage vivant de ce qu'il appelait sa
honte et son déshonneur.
Le 24 novembre 1838, Jussuf reçut une lettre
de Mehemet-Ghirai, son ami, comme lui ancien
lieutenant dans l'armée irrégulière : il lui an-
nonçait sa prochaine arrivée. Jussuf pour lui
ménager une honorable réception, ordonna un
splendide festin auquel il convia les principales
familles de Bektchysaraj.
Durant le repas, Mehemet qui vit Ismaël près
de Fathmé, demanda à son ami quel était cet en-
fant. — C'est mon fils, répondit sèchement Jus-
suf. — Ton fils! par Allah! le prophète n'eût
pas mieux fait -. deux ans de mariage et Toilà un
jeune garçon déjà en état de dompter un cheval.
— C'est vrai, reprit Jussuf, c'est vrai; c'est que...
c'est que l'aiglon s'emplurae vite, plu» vite que
le corbeau.
Mehemet ne remarqua pas que Jussuf pâlis-
sait de colère, et que ses lèvres tremblaient con-
vulsivement.
Après le repas, les convives, suivant l'usagedu
pays, sortirent pour se livrer à l'exercice du pis-
tolet. Ismaél les suivit sans être aperçu de Jus-
suf, et lorsqu'après avoir échangé quelque»
coups, les convives prenaient un moment de re-
pos, le jeune enfant saisissant un pistolet ajusta
le but et l'effleura.
« Ressiul Allah soit béni ! s'écria Mehemet; le
jeune aiglon a dépassé l'aigle. »
« Malheureux enfant, dit Jussuf, en agitant
le pistolet dont lui-même venait de s'armer. »
Alors quelques nouvelles plaisanteries sur la
précocitéd'lsmaëlse firent entendre; le» convive»
éeiiaufféspar le repas, redoublèrent leurs sar-
casmes en voyant l'irritation de Jussuf.
« Jussuf, reprit Mehemet, dis-nous le jour où
Ion fils est né.
« Lejoiir où il est né, reprit Juisuf le jour où
il est né, je n'en sait rien... in?ii le jour où il est
mort, je lésais. »
El déchargeant son arme sur Ismael. qui ac-
courait vers lui en souriant, il l étendit mort à
ses pieds.
Puis jetant loin de lui le pistolet: «J'ai tué,
dil-il, renf.iiil qui portait mon nom ; mai* l'en-
fant qui n'était ni mon sang ni ma chair. >•
Cet acte de froide vengeance avait glacé de
terreur tous les témoins de cette horrible scène.
Rient(!H Fathmé et son père arrivèrent; lenr
doideiir, leurs sanglots, lai.<<îèrent Jussuf impas-
sible.
Le soir même il fut conduit dans la prison de
Bektchysaraj. comme accusé d'assassinat sur la
personne de son fils.
Cependant Ali, revenu de sa première dou-
leur, ne larda pas à comprendre qu'il f.dliitdire
iniite la vérité. En conséquence, il remit au ca-
piuinc Drylsof, cbarc^ de faire l'enquête
— 286 —
{slezdlwo), la lettre suivante écrite par Fathmé
a JllSSuF;
«Tunstiiémon enfnnt! mais il faut que je
(lise la vt'iilé. Oui, je suis coupable : je suis la
nii're dlsniael... mais je n'ai jamais aimé son
ptVe ; le proplii-le m'en est témoin. El toi, je l'ai
aimé. Jiissuf, je t'aime comme l'ame de ma pen-
sée, comme le soleil de ma vie... et tu as déchiré
mes cutiaillis; mais je suis coupalile, car lu
étals malheureux, je pouvais le dimner l'amlire
de la rimsolatiori cl je ne l'ai pas t'ait. La vo-
loiiié de Uieu soit faite! Ecoule donc ma Uisle
histoue.
» l'our la dix-scpliéme fois j'avais vuiesnei-
fjes fondre sur le sommet du Tchalvrda, lorsque
mon père m'envoya ii Derlienl, pour aller re-
trouver sou frère. Durant le voja[;e, je prenais
plaisir à paicourir les stepi'cs sauvages, à con-
lempler Icius forcis de chardons loses, h admi-
rer les hautes montagnes du Caucase. JMais ma
vieille luuie ipii m'acconipa^inait me défendait
de mellre la léte hors de la kiljilka : elle ne vou-
lait mOme pas que je tournasse les yeux du côlé
de la loile, siUH (luelle entendait le sahol des
chcvau.\ frapper la terre el le hruil s'aiiprocher
de notre kihilka.
M iNous ariivànics ainsi à Ijoujuakl. Ou nous
avait dit ipie la roule de lioujnakl à Derhenl
était fort danj;ereuse el (lUclle était infestée par
les Tchelchense (monlayuardscircassiens). Aussi
ma taule demanda-l-elle au gouverneur de
Uoujnaki une escorte (pii lui fui orcordée.
» Durant le trajet, je parvins ù tromper la
vigilance de ma tante, et à travers les fentes
de la kiliitka j'aperçus l'officiir qui com-
nianilait l'escorle : je ne pus voir son visa-
ge; il caracolait autour de nous, faisant piaffer
un cheval noir el fier comme l'aigle qui baigne
sa léte dans les nuages. Je m'imaginais qu'il de-
vait être beau, et dan- ma pensée il élail comme
le héros d'un de ces cunles que ma nouri ice
m'avait lanl de fois répétés... mais Jussuf, crois-
le bien, je ne l'ai jamais aimé. C'était une pen-
sée de ma tcte ; ce n'était jias un stnliraent de
mon cœur.
» Vers le soir nous entendîmes un grand bruit,
puis des coups de fLisil retenlirenl. Les Tchel-
chense nous avaient attaqués... Alors je perdis
connaissance... et (juand je revins à moi j'étais
dans une teule,seul, au milieu de la nuit... Un
honnne était près de moi... Que se passa-l-il
hélas!... sJuand le jour parut, cet homme n'était
plus là.
« Le général Palsowki, qui se rendait aussi à
Derbent, se joignit à notre escorte, el nous arri-
vâmes enfin.
« Quelques mois après, une affreuse réalité
V int me tout révéler... el je mis au iour Ismael,
l'cnfanl que tu as tué.
» Je ne voulais |)liis me marier. J'aimais tant
mon Ismael. iUon père l'aimait aussi, lui si bon;
il le soignait avec moi. Quand lu vinsà Alouchta,
Jnssuf, je ne sais quel charme s'est emparé de
moi; je conmieneai à l'aimer à l'instant où je te
vis; je le dis à mon père, et noire union fui ac-
com[die. J'ai |)rié mon jièrc de dire toute la vé-
rité, il me l'a défendu, et la défense d'un i)ère
est l'ordre divin. Je n'osais caresser Ismael de-
vant loi, et cependant je l'aimais si tendrement.
Je le caressais lorscjue lu étais absent, el cela
faisait tant de bien à mon cœur. Le destin a
voulu que celui que j'aime m'ôlùl ce i|ue j'ai-
mais tant. La vobnlé J'.iUlah soil faite! Ju
l'aime..., je pleure..., mais je te pardonne....
Pardonne-moi. »
Tous les faits racontés dans celte lettre étaient
exacts.
Au moment où l'escorte de Fathmé avait clé
atla(|uée par les Tchelchense, le bruit de la fu-
sillade était parvenu aux avant-postes d'une bri-
gade de i;armée du Caucase, campée entre
Boujna'ii et Derbent. Un officier d'ordonnance,
envoyé innné(liatemenlavccein((uanle cosacjues,
arriva au moment où, le chef de l'escorte griè-
vement lilessé el ses hommes en déroule, les
brigands aliaieiil s'emparer des deux femmes. Il
n'eut pas de peineà les repousser, elilfildiriger
la kibiiha vers le camp. La nuit était déjà avan-
cée. Le jeune officier fit i)lacer la plus âgée des
deux femmes dans la tente d'un de ses amis, et
la pins jeune, Fathmé, il la recueillit dans la
sienne.
On sait ce (jui se passa durant celle nuit. Dès
l'aube du joui', une alerte fil prendre les armes
au jeune officier ; quand il revint, Fathmé était
déjà partie. 11 vouliilchercher à découvrirquelle
pouvait élre la malheureuse jeune fille dont il
avait si iudignemeni abusé... iMais le surlende-
main, sa brigade fut dirigée sur TiMis, et plu-- il
lard il vint prendie garnison à Saint-Péters-
bourg.
Ainsi se trouvaientconfirmés tous les faits ra-
contés jiar Fathmé dans la lettre remise au ca-
pitaine Drylsof.
Lorsque celicleltrefut communi(inéeà Jussuf,
un mouvement iiorrible de doulcurvinllesaisir:
il tomba anéaiUi, et après iilusicurs heures d'un
calme effrayant el (jui semblailde l'imbécilité, il
s écria en se tordant les mains ; « Mon fils! mon
fils!... c'est moi cpii ai tué mon fils ! »
Jussuf éiaii l'officiel' de l'armée du Caucase
qui pendant la fatale nuil du 30 mai 1832, diri-
geait les cincpiante cosaques (pii vinrent au se-
cours de l'escorte de Fathmé.
Ces cruelles révélations ne pouvaient arrêter
la marche de la justice, elle capitaine Ispravvnik
Drylsof présenta autribunci criminel de la Cri-
mée l'enquête dans laquelle le Juuriial de Ka
Sun puise le récit que nous venons de traduire.
Le tribunal a reconnu que le meurtre avait
été prémédité, mais qu'il ne |iouvail être consi-
déré comme le meurtre d'un fils par son père, et
il a condamné Jussuf Karly a être déporté dans
les colonies de la Sibérie.
Hcuiic îiiamatitluc,
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Le père Pascal, vaudeville en deux actes , de
MM. Varin et Laurencin.
Mademoiselle Octavie est folle , parce qu'on a
tué son frère ; depuis lors, toutes les fois qu'elle
aperçoit un oiîicier, elle croit voir ce frère bien
aimé. Le père Pascal est un vieux servitesir dé-
voué que l'on a chargé de veiller sur celle inté-
ppssanle folie, qui , du reste , est faite pour ame-
ner de singuliers (juiproiiuos.
Unoilicier, M. Alfred, s'y trompe en effet.
Autorisé en apparence par les prétendues co-
quetteries de la jeune fille, il s'introduit dans le
jardin du clii'iteau où est enfermée Octavie el se
liisse jusqu'au balcon de sa chambre à coucher.
Or, le père Pascal a une fille nommée Prudence;
celle fille a un amoureux nommé Florentin. Le
père Pascal croit (jue h lorentin est l'olfieier qui
a tenté de pénétrer jusqu'à mademoiselle Oc-
, tavie ; il le met à la porte (Florentin) et passe la
nuit sous le balcon, pour éviter l'escalade. Or,
je vous l'ai dit, tandis qu'il veille en bas, M. Al-
fred est en haut... La toili' tombe.
Au second acte , mademoiselle Octa\ie a re-
couvré la r.iison : cela liinl sans doute à (jiiel-
ques l'apports anal uniques entre le lialeon el la
cervelle des jeuiios peisonnes. On l'appelle
madame et ou lui dema'.idp <Miverlempni des
nouvelles de son fils; le tout par provision et
jusqu'à ce que le père l'ascal ait retrouvé le mari
lie mademoiselle Octavie Mademoiselle Oclavic
est la première dupe de ces précautions de son
vieux serviteur : elle a com,deîf meiii oublié
tout ce dont elle ne se doit pas souvenir, el se
croit de très bonne f.ii la femme de M. ITorcnlin.
Dans celle iilée, elle coinltat de toutes ses forces
l'amour que lui inspire M. Alfred, qui a de
bonnes raisons pour se croire le véritable père
de l'enfant de mademoiselle Octavie : M. Alfred
se trouve [louitant installé auprès de celle der-
nière , et garde le silence sur sa paternité. Là
dessus arrive FInrenlin , à qui le père Pascal
offre immédiatement !a main di' mademoiselle
Octavie, cl qui, tout étourdi de la position,
commence néanmoins par F.'.ccepler. De loui
cela, en fin de compte, il arrive un iloubic ma-
riage : de M. Alfred avec mademoiselle Octavie ,
de Florentin avec Prudence.
Celle pièce n'est pas oi iginale, mais elle est
bien l'aile. Quant à Arnal-P.iseal , nous regret-
Ions vivement qu'on lait ainsi et tout à coup
jeté en dehors de ses habitudes.
THE.\TRE DE L'AMBIGU-COMIQUE.
Corneille et Richelieu. — Tié(j ault-le-Loup.
La eoleric, certes, devrait être exclue du Tliéà-
Ire-Français. Malheureusement , aujourd'hui ,
elle y est ancrée jdus que partout ailieiirs, et les
hauts et jinissans seigneurs de la Comédie-Fran-
çaise la soutiennent an mépris des traités passés
avec la cominissiim dramatique. Voilà pourijuoi
Il pièce intitulée Corneille et Richelieu mi lieu
(I être représentée au Théâtre-Français l'a été à
r.Vinbign. Une lecture fut refusée à MM. Boulé
el l'umbaul, malgré les démarches de plusieurs
sociétaires qui connaissaient la pièce.
Sous le litre de Un Comité de lecture en
ICof) . nouvelle iiubliée deriiièrenienl dans le
Monde drumiitique, par M. Kirabaut , el que
nous nous sommes empressés de reproduire
dans notre numéro du 10 mars, se trouve une
partie de la pièce ; c'est à ce ilocuine ni que nous
renvoyons nos lecteurs.
Tier/ault-le-Loup est une des erreurs trop
muUii)liées de M. Félicien Mallefile. L'histoire
des communes , à laquelle sont empruntés les
cinij actes de sa pièce, est sans contredit la plus
dramatique de notre histoire , mais aussi celle
qui se prêle le moins aux exigences de notre
scène. Aussi , engagerai-je ceux de nos lec-
teurs qui voudraient se faire une idée de
cette épo(|ue. à ne \r.\s la prendre dans le non
sens ds iM. Mallefile, mais bien dans le livre de
M. Mérimée, intitulé ; la Jacquerie, où ils trou-
veront plus de drame et plus d'histoire.
C.-R. Desp.
Eirwuc îiee illoïics.
Qu'est-ce que la mode, cette influence souve-
raine et si inexplicable ? c'est une magicienne,
une fasciualrice. 11 n'y a pas de ridicule qu'elle
ne rende le favori de tous, pas de chose élégante
el belle qu'elle ne fasse souverainementridicule.
Une femme qui n'est pas vêtue à la mode est horr
287 —
ril)lement gênée en public. Eût-elle un des plus
joli^chapeauxd'Alexan(^^ine, rue Richelieu, lOJ,
si ce chapeau est de qiielciues semaines en arrière,
s'il n'est pas en crt»pe, ou en paille de riz, s'il n'a
pas la branche de Heurs (pii tombe en f;erbe
sur le ci')lc, ou le maral>out transparent qui
volliîjç vers le cou, ou les rubans (pii font ser-
penlcr en couionne les dcnlelures de dentelles,
s'il n'a ])as ton tes ces sjrftces fraîches et nouvelles
cr('-ées pour Lonf;champs que l'on trouve au-
jourd'hui chez Alexandriue. il ne donnera jias
îi celte fenune un aspect d'él<'i;ance ; elle est
anlique, elle est ffénée. Mais une iJume, un
rulian. une étoffe qui a la vogue, viennent-ils à
son aide, elle est à la mode ^ présent, elle est
sauvée, elle marche avec assurance ; la ba,';uelte
maglifue l'a touchée; c'est une autre femme.
Tout en elle est mi^tamoridiose ; elle a i)assé
chez Brousse, rue Richelieu, 82, elle s'est choisi
dansses jolis maijasins un de ces beaux cache-
miles récemment arrivés des Indes ; et lorsque,
après avoir fait son choix dans ce clioix de
maf;nifii|ues richesses, clIes'arriHe à désirer les
élolfes les plus fraîches et les plus nouvelles,
c'est encore dans ces mêmes magasins quelle
sait trouver ses plus di'licienses robes (|ue le
printemps va réclamer dans linéiques jours. La
soie, la laine, le fil, le colon, vonl s'y reproduire
avec une perfection lie c((m|)osition, une variété
de nuance, une enlenlc de -ioût, (|ui surpassent
les désirs. — Ponrie malin, elle lrou>e la mous-
seline <lelaine avec desdessins quila distinfjuenl
de toules les mousselines connues. Pour visites,
la soie d'été, les levanlines, les ijros de Tours
fond blanc ou écru,s(>més de clélicieux dessins,
(lui donnent la fraîcheur de l'élé à ces belles
éinfFes, dont le lissu rappelle la richesse de
riuver, et ne peuvent se placer que dans le
domaine de la grande élégance. Le foulard,
plus modeste, se montre sous mille formes
'hurmanles pour robes de promenade. Le voilà
uni ou liroché ,t carreaux, îi lignes, à dessins
chinés, fleurdelisé; cachemire;* écossais ou
autres, u'im|iorte ; en voilà di' tous les dessins el
toujours charmans, el lonjonrs debon goût. A
peine vous laissenl-ils le lenips de voir et d'ai-
'upr aulaul (pi'elles le niéiilent toutes ces
autres soies délicieuses qu'on appelle Fontun-
gc.i, l'unijxidouv, Diil)nri;ii, etc., elc. Ions
noms qui se sont détachés des brocarts de l'hiver
jiour vcnirse reposer sur la simple étolFe de l'élé.
Nous vous signalerons cependant la (îifu/ia,
joli mélange noir et feu, sorcellerie ravissante,
qui inspire véiilaldement tous les caprices avec
une séduction irré>istilile.
Viennent après les Clémentines, d'un tout
autre slyle, étoile de soie poinlillée en relief,
ayant divers rellets, (pii reçoivent tous les clfeis
de lumière dans leurs moindres ondulations. La
cletneiitine est destinée aux plus charmantes
toilettes de printemps; les robes de ces diverses
élolfes (jue nous avons déjà vu employer dans
les atelieis de madame Redon et Frerlet nous
ont montré tout le i)arti charmant qu'on pouvait
en tirer, soit pour redinj;otes i]arnies de ruches
découpées, de dentelles, de passemenleries, soit
pour robes avec volans disposées de mille ma-
nières, mais toujours répondant parlaitemcnt
cà la beauté de l'étolfe el au bon goùl de la
couturière.
Ainsi donc, avec de telles étolfes, de telles mo-
distes, de telles couturières, on peut conjurer
toutes les catastrophes du temps, tous les ridi-
cules du rneil air, puisqu'on a le eharnu' du
novreaii, et qu'on s'est livrée au pouvoirsi sub-
til de cette enchanteresse (ivi'on appelle la mode;
lamode, qui b(uileverse les formes, les usages.
les costumes, les pensées, ([uciqucfois les nneurs;
la mode enlin, qui change tout cl l'ail lout ce
qu'elle veut.
RfDUf î>f sif jnms.
2.5 MARS. — L'ouverture de la session des
Chambres (pii devait avoir lieu le 2G mars est
renvoyée au jeudi 4 avril prochain.
— Les armées combinées de l'Autriche, de la
Prusse et de la confédération germanique s'élè-
vent à I, iOO.OOO hommes dont l'Autriche fournit
700,000 hommes; la Prusse 400,000, la confédé-
ration 300,000.
— Le centre de l'Ile de la Guadeloupe s'est en-
foncé profondément au dessous du niveau de la
mer, et cet événement attribué au tremhlement
de terre qui a dévasté la Martinii|ue, a eu pour
résultat de détruire de riches plantations.
Plusieurs édifices considérables se sont affaissés
dans les crevasses qui se sont ouvertes à la sur-
face du sol. ' ■'
— M. le duc de Chevreuse, pair de Fiance
sous la Restauration, vient de mourir dans .son
château de Dampierre. L'héritier de son nom
eslM, Ip.hic de Luynes, son (ils, membre de
I .\cadéinie des inscriptions et belles-letlres et
membre du conseil général de Seine-et-Oise.
— Tous les tamhoursde bronze dont la su-
perposition doit former le fût de la colonne de
juillet, sont rassemblés au pied de la base. Les
quatre faces du piédestal sont en place. Celle du
couchant représente un lion colosse de bronze
sculpléen bas-relief par M. lîayre ; on sait (iiie
le lion est le signe zodiacal du mois de juillet,
auquel se rapportent les victoires populaires de
S!) et de 1830. On vient de poser en dernier lien
les (piatre coqs gaulois de bronze en ronde-
bosse, également sculptés parM. Rayre : ils tien-
dront, aux (|uatre angles du piédestal de la co-
lonne de juillet, la place que les quatre ailles
impériales occupent au piédestal de la colomie
de la place Venilôme.
— Ce matin à une heure, on a lancé à la
;-eine sur le (piai de la Râpée, en amont du
I oniii .\usterlitz, un nouveau bateau à va'ieur
construit en fer battu. Sa forme est légère et
gracieuse. L'opération a parfaitement réussi.
— Le jardin du roi vient de perdre deux de
.ses hôtes les plus intércssans. Le joli petit sinee
noir appelé eiiiopithcqne, par M. (Jeoffi-oy-
Saint-Hilaire, et dont les curieux aimaient à
admirer l'adresse etl'agilelé, et l'éléphant mile
//.«(«, mort d'une inHammation d'intestins, après
une maladie de dix jours.
— Le corps de léléidiant Asia a été livré au\
prcpaiatetirsdu muséum du Jardin du roi Sa
pesanleur excède .ÎOOO kilog. Cet éléphant, après
avoir été empaillé, est destiné à figurer <lans
II principale galerie du cabinet d'histoire
naturelle.
— La police vient d'arrêter à quelques lieues
de \ en dùme deux forçats lihérés qui, sous le
costume de S(rurs de charité, exploitaient les
bourses des gens dévots. Ils (piétaient pour leur
prélcndiie communauté. A Sargé ils ont commis
ainsi d'assez n(mdirensesescro(pierics; h lieaii-
chèiieils scsoiil |)réscnlés chez le curé, qui les
a hébergés pendant trois jours ; pour mieux
tromper la conliance de cet ecclésiastique ils
ont communié fort dévotement à leur arrivée
ainsi qu'à leur départ. A Vendclnie ilscmt éga-
Icmenl evcrcc leur coupable industrie- be.iu-
coiip de dévotes ont été prises au piège- on
parle même d'une somme .le 300 fr. cpii "leur
aurait éié confiée pour être remise à une com-
nuinaute.
20.— La suspension des travaux ou du moins la
grande diminution d'activité (pii est survenue
partout, a jeté une telle .piantitc d'ouvriers sur
le pave, sans aucune ressources, qu'aujonrd'liui
' recrutement de la place Sainte
.111 bureau d'
.... .■.II., ni w< leuriuemeui de la place Sainlc-
Ocucvièvc , ainsi qu'à tous les bureaux Je rem- 1
placement, il y avait queue de jeunes ouvrier
qui allaient s'engager ou se vendre. *
— La cai.s.se d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 2-1 et lundi 23 mars 1839, la somme de
4(JC,2.39 francs.
Les rembonrsemens demandés se sont élevés
à la somme de "72,ô00 francs.
— On nous adiime que les recettes dePoctroi
de Paris, ont diminué de 25,000 fr. par jour.
— Hier a eu lieu dans toules les églises de
Paris, la quête ordonnée par M. l'archevêque de
Pans en faveur des viclimes du tremblemenl de
terre île la Martinique. L'appel fait ;. la charité
pi!bli(|ue a été entendu ; on estime à cinquante
mille francs le produit de cette quête.
— On a reçu des nouvelles de Rio-Janeiro.
Le brick de guerre le irizurd a capiuié un bà-
limcnt négrier ayant à bord 233 esclaves. Le
mois dernier, le nombre des esclaves importés à
l'iio. a été de4,(i'JS, et pendant l'année de 37,000 '
Ce chiffre est moins élevé r(ue l'an dernier.
— L'architecte des grandes galeries (lue l'on
conslruit aux Champs- Elysées pour l'exposition
des prodiiiis des arts fait placer dans les penden-
lifsau-dessiis des colonnes les éciissunsdeloulcs
les principales villes de France, avec les noms'
de ces villes. La moitié à peu près de ces paie-
ries sont achevées. La principale façade, qui a
185 mètres détendue, |)résente au' milieu un -
portique .saillant, neuf gran.les entrées à quadru-
ples battansel (|ualorze croisées à frontons La
frise est décorée avec un luxe sans pareil. F:nfin
des statues et des bas-reliefs vonl venir encore
rehausser ces richesses de décors. IJès les pre--
micrsjoursdavril, on pourra recevoir les pro-
<liiils destinés à l'exposiiion. Le 15 avril, lout
sera aihevé, el les clefe seront remises au pou-
verneraenl.
— lue lellre de Péteisbourg du 2 mars dit
que lempereur Nicolas était au nombre des
personnes (|ui ont suivi le collège funèbre -du
comte Si)éranski, l'un des hommes détdtle»
plus éclairés de la Russie. L'empereur marchait
immédiatcmeni ajuès le cercueil, el il ne s'est
retiré ipi'après rinliumation.
—M. Colson. graveurei fon.leiir de ciraelères
à Clermont Puy-dc-Dome . vient de prendre un
brevet dinv.nlion pour une composition dont
la diireié e-t lelle cpie les lettres, frappées à
coups de marteau . font leur empreinle. à la
manière d'un poinçon, sur une planche de cui-
vre. '.I. Colson annonce que les caractères fon-
dus avec celle matière peuvent faire un bon
.service pendant dix ans, et qu'ils ne coulent pas
plus cher que les caractères actuels. Ce sérail là
une admirable découverte.
, ~9" ,=" \"- "y •■< P<'" *>e temps, dans les salles
de I école de médecine de Nancy, un fait qui se
présente rarement ■ une fois sur 2o,000 peut-
êtrei, c'est une transposition des organes delà
respiration, de la circulation et de la digestion '
Lu d autres termes, on reconnut chez uiî indi-
vidu que le rneur élaii à droite et que loni le
système circulaloire.jusqiie dans ses détails se
coordonnait avec celte disposition ; les poumons'-
ne préseiitaienl qu'un lobe à droite (au lieu de
trois' et deux à gauche; le foie était à gauche la
rate à droite, l'entrée tie l'csiomac .cardia) à
dr(nte. .sa sortie jiylorc , le duodénum el le
cariim à gauche. Cet état, compatible, du reste
.-ivec une parfaite santé, se présentait sur "un
homme bien constitué , de .'ÎS ans envirou cl
mort de phlhisie luilmonaire. '
27. — On écrit de St Jcan-de-Maurienne Sa-
voie', en dale <lu 20 de ce mois, que depiii.sle
10 décembre dernierjusquau IS mars cinir.int
le nombre des sccoii.sses de IremblenuHl de'
terre .pie l'on y a ressenties a été de viuin-diux
.huit SIX ont elc assez fi>rtes. '
— On nous écrit dOran que Youssoiif est en-
lièrement ret.ibli de ses blc.s,Mir.\s. Il vient .1 Vire
naliiralise Fran.ais. el .se livre à des éiu.les sé-
rieuses sur I .tdmiuislraliou civile et niilitaùe '
— 288 —
— L'Echo françait de Rio-Janeii'o contient,
à la date du 10 janvier, la notice suivante :
n Si l'on en croit le tt^moignage de quelques
Toyageiirs arrivé» du Paraguay à Buénos-Ayres,
Je docteur Francin, malgré les journaux, qui
ont plusieurs foi» annoncé sa mort, serait en-
core en parfaite santé. »
— Hier a été jugée, devant la cour d'assises de
la Seine, l'affaire de VAImanach popu-taire.
MM. Degcorges et Porthmann ont été acquittés.
M. Roquemaure, déclaré coupable par le jury,
a été condamné par la cour à six mois de prison
et 1 ,0(Xt fr ancs d'amende. La cour a ordonné, en
outre, la destruction des exemplaires saisis.
— A l'audience du tribunal correctionnel du
Hâvredu 2;i de ce mois. M. H. Genels, gérant et
imprimeur du Journal de Fécnmp, a été con- ^
damné à trois mille francs d'amende pour n'a- '
voir pas mis, comme imprimeur, son nom au
bas du journal!
— On a fait aujourd'hui l'essai du nouveau
battant adapté au bourdon de l'église Notre-
Dame. L'essai a parfaitement réussi. Le son du
bourdon est plus grave, et la vibration plus pro-
longée. Le nouveau battant pèse 90(1 kilogram-
mes.
— On annonce que M. l'intendant de la liste
civile vient de donner des ordres pour que la
cour du Louvre soit prochainement repavée et
divisée en compartimens dont une partie serait
gazonnée. Les travaux doivent commencer aus-
sitôt que la fermeture du Salon aura rendu l'af-
fluence du public moins considérable en cet en-
droit. Toutefois, il parait que ces changemens
ne seront que provisoires. Le plan définitif d'em-
bellissement de la cour du Louvre n'est pas en-
core adopté, et, quel oui! soit, il ne sera mis à
exécution que lorsque rédificeentier sera achevé
et rejoint au palais des Tuileries par la galerie
«eptentrionale.
— Voici, d'après un journal anglais, comment
»e terminent les duels au Japon :
« Quand on a une aftaire d'honneur on va
trouver son adversaire un couteau ,'i la main. Là,
celui (|ui s'est trouvé offensé s'enfonce dans les
entr.iilles le couteau qu'il lient à la main et le
présente à son adversaire pour qu'il en fesse au-
tant. On ne peut pas refuser de se rendre à celte
invitation, autrement on est déshonoré pour
toujours. »
58. — L'empereur d'Autriche a autorisé la
construction île quatre chemins de fer qui au-
ront tous leur point de départ h Vienne.
— On mande de Berlin , 17 mars : « Le mi-
nistre des affaire» étrangères, M. de Werther,
s'est cassé le bras en tombant dans la rue. »
— Rien de nouveau k Madrid. INlalaga est dans
une situation ini]uiétante. L'autorité y est sans
force et sans aupui.
Don Carlos était encore le 21 à Tolosa.
— Un quartier de St-Péter»bourg vient d'être
éclairé au gaz.
— En Angleterre les chambres sont ajournées
au H avril. C'est ce jour-là que lord Russel fera
sa motion contre la résolution des lords relative
à l'Irlande.
— Le chancelier de l'Echiquier a annoncé à
plusieurs juifs très inHuens qu'il se proposait,
i)enil:int la session, de présenter son bill pour
'abolition des exclusions civiles prononcées
contre les juifs.
— Le gouvernement |)apal vient de défendre
l'exportation du froment pour empêcher la
hausse du prix du pain.
— Le cardinal Fesch est de 'nouveau trèssouf-
frant, et les médecins désespèrent de son réta-
blissement. On attend le prince de Monlfort de
Florence. Dans le cas du décès du cardinal ,
plusieurs memlires de la famille Bonaparte «e
raeeembleront à Romcv
— D'après les dernières lettres d'Alger, por-
tant la date du 16 mars, M. de Salles, gendre et
aide-de-camp du maréchal Valée, aurait com-
plètement éciioué dans sa mission auprès d'Abd-
el-Kader. L'émir a reçu les cadeaux qu'on lui
offrait, a donné en échange six beaux chevaux
arabes pour le roi ; mais il n'a pas voulu s'enga-
ger à empêcher les tribus de nous attaquer et
d'amener une conflagration générales! nous ten-
tions d'aller à Constantine parleBiban etHamza.
En conséquence , l'expédition projetée par le
maréchal est ajournée.
— On écrit de Rome, I i mars : « Une bande
de brigands, forte de 50 hommes, a été arrêtée
il y a quelques jours dans une hôtellerie située
h .'î milles d'ici sur la route de Florence (à l'Os-
teria de Fosso). Cette bande se composait de
l'hôte et de ses gens, ainsi que des détenus du
château de Nepi, auxquels le}geolier ouvrait les
portes les nuits. »
— Madame la comtesse d'Orislis de Château-
neuf, fille de M. le vicomte d'Arlincourt, est
morte à Nice , le 20 mars , en revenant d'un
voyage en Italie. Modèle de vertus et de grâces,
elle était à peine âgée de 25 ans.
— La Biographie de M. Berryer, publiée par
MM. (îermain Sarrut et B. St-Edme, vient d'être
saisie chez les éditeurs Krabbe et Pilhout.
80. — Le ministère portugais a été dissous par
suite de la démission de plusieurs de ses mem-
bres. Il ne reste plus dans le cabinet que le vi-
comte de Sa Da Bandeira et le comte de Bonfin.
On parle de former un ministère de coalition,
mais il est à craindre que cette combinaisonjn'é-
choue.
— La promenade deLongcharaps, qui avaifété
assez peu fréquentée hier, l'a été encore moins
aujourd'hui. A deux heures, au moment où l'on
se préparait à sortir, le temps s'est obscurci
d'une manière effrayante; des éclairs ont sil-
lonné la nue et bientôt deux coups de tonnerre
ont éclaté. A partir de ce moment, la pluie n'a
pour ainsi dire pas ce.<;sé, et l'on n'a vu à la pro-
menade que quelques équipages clairsemés.
— Voici l'état exact de toutes les faillites qui
ont été enregistrées au greffe du tribunal de
commerce depuis le X" janvier jusqu'à ce jour :
Janvier 58 fail., passif 0,500,000
Février 08 » » 0,534,000
20 pr. jours de mai» 07 » » 4,889,000
Totaux. . . 195 » » 47,863,000
Une de ces 195 faillites présente plus d'un
million de passif; six ont plus de 500,000 fr. de
passif chacune ; 34 plus de 100,000 fr. ; les au-
tres sont inférieures à 100,000 fr.
— Les ventes par autorité dejustice se pour-
suivent en ce moment à l'hôtel des commissai-
res-priseurs et depuis quelques semaines déjà
avec une ardeur qui prouve combien le malaise
est grand et général aujourd'hui à Paris.
— Le gouvernement prussien vient de mettre
en accusation encore un prélat catholique ro-
main, l'évêque de Culm, i>,irce que celui-ci, à
l'exemple de ses deux coufi ères déjà arrêtées, a
publié une lettre pastorale où il enjoint à son
clergé lie suivre rigoureusement, en mariages
mixtes, toutes les règles ijue les conciles et les
souverains pontifes ont établies à cet égard.
— H sera bientôt élevé, à Strasbourg, une sta-
tue à l'inventeur de l'imprimerie, le célèbreGut-
tenberg. Déjà l'opération du moulage est termi-
née, et, sous peu de jours, on procédera à la
fonte.
— L'Académie française a renouvelé hier son
bureau. M. Etienne a été nommé directeur de
l'Académie, et M, Jay, chancelier, pour le tri-
mestre d'avril.
— L'auteur de la Vestale et de Fertiand-
Cortez, M. Sponlini, est arrivé à Marseille ven-
dredi de la semaine dernière ; il en est reparti
samedi pour Paris. M. Spontini était à Naples
au moment du suicide de Nourrit; il est à re-
gretter que l'illustre maestro n'ait pu joindre
Nourrit qu'il chercha vainement à rencontrer;
ses encouragemens et ses exhortations auraient
changé peut être la funeste résolution du mal-
heureux artiste.
29. — Mexique. — On dit que par un revire-
ment subit d'opinion dont sa carrière offre plus
d'un exemple, Santa-Anna s'est prononcé pour
la paix aux conditions proposées par le ministre
anglais, M. Pakenham.
— Un affreux incendie a dévoré, le 1 1 décem-
bre dernier, une partie de la ville de Port-Louis,
dans l'ile Maurice. Les détails nous en ont été
apportés aujourd'hui par /e Crrnéèn, journal
de cette colonie, dans un supplément extraor-
dinaire, publié le 15 décembre.
Le feu, qui a éclaté dans la rue St-Louis, a
consumé plusieurs maisons de cette rue, et s'est
étendu de là dans la rue de St-Georges et dans
celle des Carmes. On évalue la perte totale à
500,000 piastres ou deux millions et demi.
— Le Moming-Poit contient la nouvelle
suivante:
« Une triste nouvelle est arrivée en ville. Un
combat terrible s'est engagé à Gibraltar entre
les 46' et 82' régimens en garnison dans ce
port. Le combat a été régulier ; le lieutenant-
colonel Campbell du 46' régiment a été tué.
Nous attendons d'autres détails.
— On lit dans le Moniteur belge :
« Nous apprenons que M. le procureur-géné-
ral près la cour d'appel de Bruxelles vient d'or-
donner de poursuivre sans délai, conformément
à la loi, les auteurs de blessures faites ou de
meurtres commis en duel.»
— D'après les ordres du vice-roi du royaume
lombard-vénitien, le monument que l'empereur
d'Autriche a ordonné d'élever en honneur du
Titien, seraplacé visa vis de celui de Canova
dans l'église de Santa-Maria Gloriosa dei Frari
à Venise, où reposent les cendres de ce grand
peintre.
— Les tribunaux et les facultés sont en vacan-
ces jusqu'au 3 avril, à l'occasion de la semaine
sainte.
— Le conseil municipal de la ville de Paris ,
ayant appris la formation d'une bibliothèque
polonaise , a déclaré vouloir donner un local
gratuit pour cet établissement. Ce témoignage
de sympathie pour la Pologne est d'autant plus
beau qu'il est tout à fait spontané. La biblio-
thèque polonaise compte déjà plus de 2,000 vo-
lumes. Elle est ouverte tous les jours.
— Dans l'année 1838, le dixième prélevé sur
les recettes des bals et spectacles de Paris, a fait
entrer 765,000 fr. dans la caisse des indigens.
— Suicide a l'occasion du perroquet de
l'abué Sicard. — Le vénérable instituteur des
sourds et muets, l'abbé Sicard, se délassait du
soin qu'il jirenait de donner un langage factice
aux malheureux privés des organes de.l'ouïe et
de la voix, en apprenant un perroquet à parler.
Cet oiseau, après la mort de l'abbé Sicart, est
devenu la propriété d'une dame B..., gouver-
nante ; elle en prenait un soin extrême et atta-
chait à le conserver une sorte de vénération par
respect pour la mémoire de son ancien maître.
La gouvernante et l'oiseau parvinrent tous deux
à une longue vieillesse. Mais ils étaient mortels,
et ce fut le perroquetqui succomba le. premier.
Madame B... , dont les facultés se trouvaient dé-
jà un peu affaiblies par l'âge, ne put supporter
sa perte, et son désespoir alla si loin qu'elle ne
voulut pas lui survivre. Hier, cette malheureuse
dame a profité d'un moment où elle était seule
pour allumer un réchaud de charbon, au moyen
duquel elle s'est asphyxiée.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Dame-des-Vicloires, 16.
5 AVRIL 1839.
,ÇABAHP TOrS
IITTEUÂTDKE, tCIINCES, BE1UX-ÀRT9, INDDSTRII,
cON:<iissincES dtiles, esquisses de useuks,
UÉuOiaSS £T TOIIGES.
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ruedu HELDER, 15, et chez tous les Libraires
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Directeur des salons littéraires, à Strasbourg.
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chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou eu un mandat à toucher à Paris.
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L'eiprit d'aitlrui par complément tervail,
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On ne tire à vue que sur les personnes qui s'a-!
bonnent pour un an ou C mois, et en font U
demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jointe au n» du 5 et
une lithographieaun»du20de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. la Ugnev
LE VOLEUR,
(èajstU îriTô Jaurnaur français ft étrangers.
A dater du 15 eourant, les bu-
reaiix du FofeMr seront transférés
rue du llelder, n. 14 bis.
SOMMAIRE.
Tremier voyage de Mozart a Paris , par
M. E. FÈTis. — Faveur et mérite , par
M. Pitre-Chevalier. — Les consolateurs.
— Un sujet de vaudeville, par Eugène
GUI^OT. — M. DUMARAIS , OU LA FORCE DE
l'habitude, par M. de Berruyer. — Revue
dramatique : Académie royale de Musique :
Le Lac des Fées ; Renaissance : 24 février ;
26 ans; Variété : Phœbus , ou rÈcrivain
public. — Concerts de la France Musicale.
— Revue de cinq jours.
Gravure de mode. — N° 82.
DE
MOZART A PARIS.
Un homme jeune encore, accompagné de dcu\
cnfans, frappait un malin du mois de novemlire
17f>a à la porte dun pcdl hôtel, rue Saint-llo-
noré, demandant h présenter à M. Grinim une
lettre (|u'il se disait chargé de remettre en main
propre. A la forme inusité de ses habits, on ju-
geait (pi'il était étranger, et son accent fortement
prononcé le faisait rcronnailre pour Allemand.
Après quelques minutes passées en potn'parlcrs,
il fut introduit. M. Grimm était étendu dans un
fauteuil auprès d'une large cheminée , devant
laquelle les enfans de l'étranger vinrent , sans
y Ctrc inviiis, se placer pour chauffer Icurj i>c-
tites mains engourdies. Au moment où on ve-
nait de l'interrompre , le célèbre critique reli-
sait la tragédie de La Harpe, yvarwick , jouée
peu de jours avant avec succès sur le théâtre de
la Comédie-Française, et préparait le compte-
rendu qu'il destinait à ses correspondans 11 prit
des mains du nouveau venu la lettre que celui-ci
lui présentait, et se mit à la lire, après avoir
essayé d'en connaître l'origine par la signature
du souscripteur. Le texte de cette lettre était
allemand ; en voici la traduction :
«Vous souviendrez-vous, moucher M. (jrimra,
d'un certain Frédéric Boeraer qui fut votre con-
disciple à l'université de Leipsig ? Le temps des
études laisse dans l'esprit des impressions trop
douces pour que vous ayez pu oublier entière-
ment celui o\i nous avons vécu ensemble. Les
doctes et joyeuses conférences que nous tenions
dans votre petite chambre, au coin du jioèlc ,
vis-à-vis d'un pot de bière; nos belles prome-
nades d'été dans la campagne ; la danse du di-
manche avec les iietlles bourgeoises de la ville,
au jardin sentimental, «/(/er deii Li/iden; les
leçons de notre savant maître, et les discussions
pliilosophiques soutenues au sortir des cours ,
tout cela serait-il pour vous moins (pi'un rêve ?
Je ne puis le croire, et c'est ce qui m'engage à
vous adresser cette lettre. Je suis encore resté h
Leipsig, vous le savez, après votre départ pour
la France ; on vous a bien regretté, on a pleuré,
puis on s'est consolé parce qu'il y a un terme h
tous les chagrins. La Hlle de votre hôte , le bou-
langer, s'est mariée dans l'intervalle ; elle avait
déjîi de jolis enfans et paraissait heureuse quand
j'ai quitté Lcipsig. Je vous dis ceci parce ([lie
vous vous intéressez sans doute toujours h elle.
» SI je m'en souviens bien, 'vous étiez de mau-
vaise humeur en i>artant. Ce n'est cependant pas
noire faute si votre tragédie de Basiiie n'a pas
eu de succès, nous avons fiiit tout ce qui dépen-
dait de nous potir ipi'elle réussit, et je crois que
les éludlans de Leipsig se sont, comme toujours,
montrés bons cajuai-adcs. Nos fortunes u'oul pas
été les mêmes. Devenu le précepteur des enfens
du comte de Schomberg, vous êtes parti pour
Paris : là, vous vous êtes attaché au prince de
Sa\e-Golha,en qualité de lecteur; puis vous avez
fait la connaissance du jeune comte de Friese ,
neveu du maréchal de Saxe, qui vous a pris pour
son secrétaire avec des appoinlemens considéra-
bles. De plus, on assure que vous écrivez pour
les puissans princes des cours du Nord une cor-
respondance littéraire , dont les copies, chère-
ment vendues, vous font un grand revenu. Vous
êtes à Paris l'oracle des beaux esprits. La for-
tune ne m'a pas aussi bien servi : je suis secré-
taire du prince-archevêque de Salzbourg; ma
place ne me vaut qu'un revenu très mince, mais
elle me laisse une grande liberté. J'avoue que
cela est beaucoup pour moi , et que je m'accom-
moderais très ditficllement d'une vie aussi agitée
que celle à laquelle vous êtes habitués dans vos
grandes villes.
» Mais voici cju'll a été assez question de moi;
j'arrive au but de ma lettre. Le sous-directeur
de la chapelle de notre archevêque a deux en-
fans dont les grandes dispositions pour la mu-
sique ont frappé quiconque a eu occasion de les
entendre ; vous en jugerez mieux que personne,
vous qui vous êtes toujours occupé de cet art avec
prédilection. Le directeur de la chapelle n'est
pas rétribué généreusement à Salzbourg. lesous-
dlrecleur l'est moins encore et peut à peine vi-
vre du produitde son emploi lorsqu'il est chargé
do l'enlrelien d'une famille. C'est dans cette si-
tuation que se trouve M. Mozart, par qui celle
lettre vous sera remise; aussi a-l-il pris la ré-
solution de voyager avec ses enfans el de tirer
parti de l'inlérêt qu'ils ne manqueront pas d>i-
clter partout où Ils Iront. Accueillez-les avec
bienveillance, pour l'amour de moi, qui serai
toujours, si vous le voulez bien, malgré l'éloi-
gnement et malgré la ditfére nce de nos fortunes,
votre dévoué camarade.
» F. BOEMtR. »
—Vous OlC5 M. Mozart, Uc Salzl>ourc, cl voici
290 ^
vos enfans '.' demanda Grimm à rétrangcr, après
avoir pris lecture de la lettre dont on vient de
donner la traduction.
— Oui, monsieur.
— Et vous venez îi l'aris pour y faire entendre
ces jeunes artistes? J'ai peur que vous n'ayez
pas le succès que vous espérez et que je vous
souhaite. Les Français, qui ont la prétention
d'être de grands connaisseurs en musique , en
juçentle plussouvent comme feraient des sourds,
llspréfèrentlescrisde leurs acteurs au chant des
bouffons italiens, et si Ion cherche,') leur plaire,
il faut (jue ce^soit par le hruit plutôt que par la
véritable harmonie. Us ont failli lapider M. Rous-
seau pour avoir démontré leur mauvais j;oùt.
La seule chance de succès que vous ayez à l'aris,
c'est de pi(iuer la curiosité publique par l'annonce
des dispositions précoces de vos enfans ; ce moyen
sera peut-être plus puissantque ne le seraitl'iu-
fluenced'un talent achevé, ^ous en essayerons.
Les personnes de la cour donnent ici le ton au
reste de la société; leurs décisions, en fait de
mode, sont adoptées sans examen par tout ce
qui se pique de se conformer au ton du jour ;
il faut les avoir pour soi. Je ferai en sorte de
bien disposer en votre faveur celles sur qui j'ai
quelque crédit , et j'emploierai mes amis dans
le même but : peut-être réussirons-nous. l\e
vecin ù sa sœur plus âgée que lui de quatre an-
nées ; l'intelligence de la musique fut en quel-
que sorte chez lui l'effet d'une révolution : tou-
tes les fois qu'il voyait à sa portée un clavecin
ouvert, il s'amusait à poser ses petites mainssur
le clavier, et trouvait des accords rarement con-
traires aux lois de la justesse. L'harmonie était
une langue qu'il bégayait et dont il retenait cha-
que jour une nouvellephrase. Cette langue lui
devint bientôt pins familière que celle des mots;
caril sut ce que c'était qu'une tierce, une octave,
avant de pouvoirdonner leurs noms à ces inter-
valles, rv'ous ne le suivrons pas dans ses études ;
nous dirons seulement qu'avant l'ftge de cincj
ans il improvi.sait déjà de petites pièces de mu-
sique, (|ue son père écrivait sous sa dictée. Ces
compositions n'étaient sans doute pas exemptes
de l'autes, mais on n'y trouvait rien qui affectât
désagréablement l'oreille.
Ainsi qu'on l'a vu plus haut, le revenu de sa
place ne suffisant pas à l'entretien de sa famille ,
Léo|)old ,1Iozart avait pris la résolution d'exjiloi-
ter les facultés lullives du jeune VVoUrang en le
faisant entendre dans les cours de l'Allemagne
et de l'étranger. Les préparatifs de voyage ter-
minés, on ferma les volets de la maison, et la
famille , composée du père, de la mère et des
deux enfans, se mit en route le cœur plein d'es-
'^ I- / — !■- -^-
venez me voir dans quelques jours, et ne per- peranccs. Munich fut la première ville qu'elle
dez pas tout espon-.
M. Mozart , le sous-directeur de chapelle au
service du prince-archevéque deSalzbourg, était
le père de Wolfrang Mozart. L'un des enfans qui
venaient de se chauffer au foyer de Grimm de-
vait être un jour l'illustre auteur de Don Juan.
Reportons-nous maintenant de quelques années
en arrière.
Dans la jolie ville de S.ilzbourg, sur les bords
de la Salza, on voit une maison qui, d'un côté ,
baigne sa base dans la rivière, et devant laquelle
s'étend, de l'autre, un petit jardin qui la rend
fraîche et riante. Elle semble avoir échappé, jiar
une sorte de privilège , aux injures d'un cli-
mat ordinairement contraire aux monuraens, et
l'on peut dire d'elle, comme d'une femme sur le
retour, qu'elle s'est bien conservée. Le soleil a
donné h la pierre une teinte dorée qui est com-
me la fine poussière bleue sur les beaux fruits
d'automne. Cette maison n'a qu'un étage ; elle
ouvre jiar une porte grillée [en bois sur une rue
silencieuse dans laquelle il passe si peu de mon-
de , que l'herbe croit entre les pavés. C'est dans
cette maison qu'une femme privilégiée entre les
femmes a mis au monde le 27 janvier 1756, Jean-
Chrysostôme-Wolfrang-Théophile >lozart ; c'est
là «lue le jeune enfant i)assa ses premières an-
nées , jouant sur la pelouse du jardin et bercé
par la voix monotone de la Salza. Les premiers
chants qui happèrent son oreille furent ceux
des bateliers dont les embarcations descendaient
et remontaient le courant. Quand tout petit il
pleurait sur le genoux de sa mère, celle-ci le
visita, et l'accueil qu'elle reçut de l'électeui' fut
de nature à l'encourager. De Munich elle se ren-
dit ù Vienne, où les deux enfans furent admis à
se faire entendre devant l'empereur. Après avoir
fait dans plusieurs villes Aes séjours Iruclneux,
la famille Mozart revint à Salzbourg, et Wol-
frang, encouragé par ces premiers succès, se livra
avec plus d'ardeur que jamais à son goftt pour
l'étude de la musique. Enfin, au mois de juillet
17g;$, Wolfrang Mozart, étant alors figé de sept
ans, sa famille entreprit un voyage hors de l'Alle-
magne ; elle se dirigea vers Paris en passant par
les villes d'Augsbourg , Manheim , Francfort ,
Coblentz et Bruxelles , où elle s'arrêta pour
donner des concerts, et arriva dans les premiers
jours de novembre au lieu de sa destination.
Se trouvant à l'aris sans protecteurs, sans
amis, comprenant à peine quelques phrases de
la langue qu'il entendait parler autour de lui, et
trouvant j)lus de difficulté encore à s'exi)rimer,
Léopold Mozart, éprouva un moment de décou-
ragement. Il se souvint néanmoins d'une lettre
de recommandation que lui avait 'donnée son
collègue, le secrétaire de l'archevêque, pour un
compatriote établi à Paris depuis plusieurs an-
nées. Son premier soin fut de la porter dès qu'il
parvint à savoir l'adresse et à découvrir la de-
meure de M. Grimm, ce qui n'était pas facile à
un habitant de Salsbourg jeté pour la première
fois dans le tumulte d'une grande capitale. On
vient de voir quel fut le résultat de cette pre-
mière visite. S'il n'eut pas lieu d'en concevoir de
(;randes espérances sur les fruits de son séjour à
prenait dans ses bras, ouvrait la fenêtre et lui ( Paris, l'artiste put se féliciter d'avoir trouvé un
montrait la riche vallée au milieu de laquelle se
déroulaient les belles eaux bleues de la rivière.
Ce spectacle imposait à l'enfant, le calmait, et
des heures entières se passaient dans cette con-
templation.
Wolfrang Mozart avait à [leine trois ans lors-
qu'il eatenJitdonner les premières leçons de cla-
protecteur, et, dans l'état d'isolement où il se
trouvait, ce point était important; seulement, il
ne comprenait pas comment ceprotecteur, qu'on
lui avait annoncé comme étant un homme de
lettres, se trouvait avoir le train et les airs d'une
personne riclie. Au lieu de la jietite chambre,
propre mais simple, de son ami, Frédéric Boe-
mer, qui, lui aussi, était homme de lettres e
secrétaire d'une éminence, il venait de voir un
salon somptueusement orné, .dans lequel l'avait
introduit un valet en livrée. Si c'est ainsi que
sont les écrivains, pensait-il, comment donc se
traitent les grands seigneurs ? >> 11 ne tarda pas h
acquérir la certitude que tous les écrivains n'é-
taient pas logés aussi bien que M. Grimm, le
correspondant des jirinces.
Tout, dans ce qu'il observait, était nouveau
liour le sous-directeur de chapelle du prince-
archevêque, et sa famille, qui l'accompagnait
dans ses promenades au milieu des rues de Pa-
ris, partageait son élonneinent. La beauté des
édifices, la richesse des écpiipages, l'élégance des
bouti(]ues, alors comme anjouril hni renommées
dans le monde entier, l'activité qui régnait par-
tout autour d'eux émerveillaient ces bons bour-
geois accoutumés au calme des petites villes
d'Allemagne; seulement, Wolfrang Mozart fai-
sait remai-quer de temps en temps à sa sœur
combien les chanteurs des rues avaient la voix
fausse, et de quels mauvais instrumens ils s'ac-
compagnaient. Une circonstance inattendue
faillit les troubler dans le cours de leurs remar-
ques dès les premières excursions qu'ils firent
dans la ville. On venait d'inaugurer depuis peu
de temps, sur la nouvelle place (jue la ville de
Paris avait fait faire en l'honneur de S. M,
Louis XV, la statue équestre de ce monarque
exécutée par Ijouchardon. Au moment où ils ar-
rivèrent sur cette place sitée entre le cours et îc
jardin des Tuileries, ils trouvèrent une grande
foule agitée : on venait de découvrir sur le pié-
destal <Ju monument un placard avec ces mots :
Statua statuœ. Il n'en avait pas fallu davan-
tage pour attirer un nombreux concours de
badauds; mais la police, arrivée sur les lieux,
commença à faire des arrestations. Peu s'en fal-
lut que Léopold Mozart, ijui ne savait ce dont il
s'agissait et qui continnait de s'avancer, ne fut
pris pour un iierturbateur et appréhendécommc
tel; heureusement ou lui vit saisir ses enlans
par la main pour les garantir des chocs de la
foule, et l'on ne put voir en lui qu'un paisible
bourgeois dont le défaut était d'être trop cu-
rieux. On pense bien qu'il ne fit aucune diffi-
culté de se rendre à l'injonction qu'onlui adressa
de se retirer : la famille allemande s'éloigna en
toute lu'ite sans avoir pu deviner la cause du tu-
multe, mais en se promettant bien d'éviter à l'a-
venir les grands rasserablemens de peuple. Du
reste, une consolation l'attendait à l'hôtel des
Trois Turcs où elle était descendue, rue Saint-
Martin, et où elle fut de retour vers midi, pour
dîner : c'étaient des billets d'entrée au théâtre
de l'Opéra envoyés par M. Grimm. La deuxième
représentation donnée dans la nouvelle salle des
Tuileries promettant d'attirer une afiluence
considérable, les bons habitans de Salzbourg ne
prirent que le temps nécessaire pour faire une
toilette convenable, dînèrent à moitié etarrivè-
rentaux portes du théâtre tout jnsle deux heu-
res avant leur ouverture. Ut "urent toutle temps
d'apprendre, grâce aux récits d'un voisin obli-
geant, par quels événemens l'Opéra avait été
transporté dans la salle des Tnileries. Nous pro-
fiterons nous-mêmes de cette circonstance pour
en dire quelques mots.
Lefeuprjtà la salle dey^fôt>^rà. Tè "feWiil
— ?91 —
17G3, parla négligence des ouvriers qui y étaient
employés; un fiVlieux hasard voulut (jue les
gardiens du liiéùlre fussent absens, en sorte que
lessecours ne purent élre demandés h temps,
l/incendie gagna les bùlimcns du Palais-Royal,
el l'aile de la j)remière eour ne forma bientôt
plus avec la salle qu'un immense brasier. Par
bonheur personne ne péril, bien qu'environ
(leuK mille personnes fussent employées à élcin-
drelefeu. On a été de tout temps en France
disposé à rire des choses les moins faites en ap-
parence pour e^iciter la galié, il n'y eut sorte de
plaisanteries auxquelles ce fâcheux événement
ne donna naissance. Comme l'eau avait mani|ué
dans les conimencemens, on dit que celait tout
simple, car personne n'aurait jiu prévoir que le
feu prendrait dans une glacière. Lorsqu'il fut
question de choisir un emplacement |)Our la
nouvelle salle, ou parla du Carrousel, du Lou-
vre, et de quelques autres endroits. Un spirituel
abbé, connu pour ses seutimens d'hostilité à l'é-
gard de la musique française, dit qu'il fallait
mettre lOpéra àla barrière de Sèvres, vis-à-vis
le spectacle du combat de taureaux, « parce que
les grands biuits devaient être hors de la ville.»
Ces (juolibets et les dommages que l'incendie
avait causés au Palais-Roj al n'empêchèrent point
que le duc d'Orléans désirfit de conserver l'O-
péra dans son voisinage. H courut à Versailles
demander au roi (]ne ce S|iectacle fût recons-
truit sur le même emplacement, offrant de pour-
voir, parlons les moyens qui seraient exigés, à
la silreté de l'édifice, et promettant, en outre,
une subvention annuelle de cent mille écuspour
le prix de ses loges. Louis XV y consentit, et les
travaux pour la reconstruction de la salle brû-
lée ne tardèrent pas à être entrepris. Les comé-
diens français avaient par un procédé généreux,
ofF(^rt lie céder leur IhéMre gratis trois fois par
semaine pour les représenlalions de l'opéia ;
mais il fiil reconnu ([ue ce local ne (convenait
pas; on se fi"it mieux ari'angé de celui occupé
par la Comédie- Italienne, si les conditions aux-
quelles il était offert eussent été acceptables. Une
vaste salle, celle de» machines, se trouvait dis-
ponible aux Tuileries : le roi voulut bien per-
mettre ([u'elle fût appropriée au servi(M! de l'o-
péra, et payer ce qu'il fallait faire de dépenses
pour cela. En attendant, le personnel chantant
fut autorisé h doniu'r des concerts dans la salle
des concerts spirilu(ds. Le premier eut lieu le
'.'!) avril et attira une alllueuce immense; mes-
denu)iselles VrnouKI, Lemière et Dubois y chan-
tèrent, ainsi ipie lessieursCclin, Larrivée et Ma-
gnat. De mauvais plaisans ilirent que ces con-
certs étaient de l'onguent pour la brûlure. Quoi
(pi'il en soit, la f(Milc roiitiruia de s'y porter pour
applaudir des artistes qu'elle aimait ; on remar-
qua i|ue l'oriheslre était [ilus nombreux et qu'il
exécutait mieux (juc celui de rO()éra.
Pendant que les chanteurs conservaient, au
moyen des concerts, le privilège d'occuper d'eux
le public, la troiii)e dansante était condauuiée à
l'inaction. Uiu' assez plate comédie de l'avart,
faite ;i riionncurdc la nation française el jouée
pourcélélirer la paix de I7t)3, lui donna l'occa-
sion de reprendre pendant quel(|ue temps son
service. Cette pièce, connue sous le litre de l'Aii-
gldi.tà nordetiiix. n'était (|n'uue suite de lieux
communs dans l'esprit madrigalcsiiue du temps,
qui avaient pour objet l'éloge de Louis XV et
(|u'un critique qualifia très spiiituellement en
disant que c'étaient des fav ardai) es. Elle fut
reprise lors de l'inauguration de la statue du
roi, avec l'addition de ballets composés [loiir la
circonstance par Vestris, et dans lesquels figu-
rèrent les premiers sujets. Le tort de ce diver-
tissement fut qu'il n'y eut moyen d'y lien com-
prendie el que personne n'en aurait deviné le
sujet, si l'on n'avait vu paraître la statue dans
un jeu de décoration. L'exécution fut, au reste,
parfaite; Vestris figura lui-même sous le cos-
tume d'Apollon et recueillit beaucoup d'applau-
dissemens.
Les préparatife de la salle accordée aux Tui-
leries jiour servir de local provisoire à l'Opéra
n'avançaient pas aussi rapidement (pi'on l'avait
cru. Grâce aux irrésolutions de l'entrepreneur,
on avait été forcé d'anéantir plusieurs fois ce
ijui avait été fait, en sorte qu'il s'en fallut de
plusieurs mois qu'elle ne fût prête au jourquon
avait compté. Encore loul le tem|)s emjdoyé
n'avait-il servi qu'à la rendre à i)eu près sem-
blable à l'ancienne, dont plusieurs mauvaises
dispositions étaient bien connues. Plusieurs
grands personnages attachés à leurs habitudes
avaient voidu que leurs places fussent conser-
vées dans le même arrangement, ce qui ne con-
tribuait pas à diminuer les embarras de l'archi-
tecte , et le duc d'Orléans avait retenu pour la
somme de 70,000 livres trois loges dont le plan
était désigné. Enfin tout étant jirêt, à force de
soins et d'argent, l'inauguration de la salle des
Tuileries eut lieu par Castor et Polliix, de Ra-
meau.
La foule s'était accrue pendant que le voisin
de Léopold Mozart lui contait toutes ces choses;
elle commençait à s'irriter de ce qu'on n'ouvrit
pas les portes du théâtre, quatre heures ayant
sonné à la grande horloge des Tuileries, cl, dans
son impalieiice, elle s'agitaitau [loinlde pousser
assez vivement contre les barrières placées pour
la contenir ceux qui en étaient les plus rappro-
chés. Nos bons Allemands commençaient à se
trouver embarrassés de leur situation, lors-
iju'heureusemenl les portes fmeiit ouvertes. Ils
entrèrent les premiers et furent placés au para-
dis, qui était avec le parterre la seule place dis-
ponible, attendu que les deux rangs de loges
étaient occupés par des personnes de condition.
L'imai;ination du jeune Mozart était viv<'ment
frappée partout cct|u"il y avaitde nouvcaupour
lui dans un pareil speclacic. Aucune des salles
qu'il avait vues jusqu'alors n'avait pu lui faire
imaginer des proportions aussi grandioses ; dans
aucune il n'avait trouvé un si grand luxe de dé-
coration, tant de belles dauu'S en riches toilettes.
Il n'eut pas de peine à attendre le conunence-
menl de la pièce ; car il y avait pour lui matière
à observation dans le mouvement de la salle.
Les premiers accords de l'ouverture se firent
entendre.
Wolfrang Mozart, cet enfant de génie qui n'a-
vait pas appris la musiciue, mais lavait devinée,
jugeait lie cet art avec uu sentiment plus juste
(|u'aucun de ceux qui l'entouraient ; et il n'avait
que huit ans ! L'erehestre de l'ttpéra, si vanté
dans ttuitc l'EiuM.pe sur la foi de la bonne répu-
tation ipic les Français lui avaient faite eux-
mêmes, lui parut bien iufcricur à ce qu'on le '
lui avait annoncé. .\u nombre près, il n'était
comparable à aucun de ceux que le jeune ar-
tiste se souvenait d'avoir entendus en Allema-
gne; peut-être même dut-il se mettre en garde
contre ce qu'il i)ouvait y avoir de trop personnel
dans ses préventions pour ne pas lui préférer le
corps de musiciens dirigé par son père dans la
chapelle du prince-archevêque de Salzbourg.
L'orchestre de l'Opéra jouait fort, sans ensem-
ide,sans nuances et souvent sans justesse; le
batteur de mesure marquait im[)erturbable-
ment chaque temps à l'aide de son bâton, sans
s'inquiéter des fautes de l'exécution. La durée
de l'ouveilure fut un long supiiliee pourUol-
frang. Enfin la toile se leva, non pas dans le si-
lence (pi'on observe aujourd hui à ce moment
solennel, mais au milieu d'un brouhaha qui em-
pêcha long-temps les acteurs de se faire enten-
dre. On reprochait tout haut à l'architecte, M.
Soufflot, les fautes de construction qui fourmil-
laientdansla nouvelle salle; on disait que ee
n'était pas la peine de dé|)enser huit mois et qua-
tre cent mille livres pour la faire moins bien
que ne l'était l'ancienne. Le parterre était trop
élevé pour le théâtre; les premières loges avan-
çaient plus qu'il n'eût fallu; les secondes, au
contraire, paraissaient avoir été sacrifiées à cel-
les-ci ; le paradis était si reculé et si exhaussé
((u'on n'y voyait qu'avec la plus grande peine ee
qui se passait sur le théâtre.
Aucun des acteurs, il est inutile de le dire, n'é-
tait connu de la famille Mozart. Par bonheur,
l'officieux voisin qui l'avait instruit à la porte
des particularités relatives à l'inccudie et à la
reconstruction de l'Opéra, se trouvait placé à
cùté d'elle, et lui donnait sur chacun des artis-
tes qui entraient en scène des indications com-
plètes. « Convenez, dit-il, que celte Sophie Ar-
nould est une délicieuse actrice, et que jamais
on ne figura plus agréablement sur un théâtre.
— Celle personne est-elle la première chanteuse
de l'Opéra, demanda ^^ olfrang, après avoir en-
tendu son grand air? —Sans doute, reprit Te
complaisant cicérone; vous le voyez par les ap-
pliuidissemens qu'on lui donne. J'avoue qu'elle
joue plus (lu'elle ne chante, et que sa voix n'a
pas assez de force pour le lieu ; mais elle répjre
cela par une ame prodigieuse , par une ex-
pression de gestes et d'yeux à laquelle je vous
défie de résister. Nos jeunes seigneurs l'ai-
lU' ni aussi parce qu'elle a infiniment d'esprit et
(|u'elle égaie leurs soupers par îles mots très pi-
quans. Si dans le chant elle valait Mlle Aniier,
grande actrice retirée depuis vingt ans de l'O-
péra, et que j'ai enrore entendue, moi, ce serait
une personne accomplie. Elève de la demol-elle
Rochois. mademoiselle Aulicr a fait peuilant
vingt ans les beaux jours du premier théâtre du
monde. La reine lui fit pré-^enl, à son mariage,
d'une lab.itièrc d'or, avec le portrait de Sa Ma-
jesté; M. el madame de Toulouse la graiifièrent
de iilusicurs bijoux depri\ et de vaisselle d'ar-
gent pour les ^oyagc•^ qu'elle fil ;» Rambouillet,
el elle eut l'honneur de remplir les premiers
riiles dans les ballets dansés par le roi. .Made-
moiselle Arnould n'a pas encore obtenu les mê-
mes faveurs, mais il faut avouer que la cour en
esi plus avare ; à cela près, rien ne m.inque à ses
triomphes ; elle est l'idole du public, et son rè-
guc promet d'être de longue dunJc »
- 292 —
^^
— Qu'est-ce que la musique, se demandait le
jeune artiste, si les Français, qui applaudissent
ce que j'entends, s'y connaissent autant qu'ils le
prétendent?
« Aimez-vous mieux mademoiselle Chevalier,
l'actrice que voici en scène, continua le ni<?me
personnage? Son genre est, comme on dit, le
grand, les fureurs, etc. ; elle y excelle, h la vé-
rité, d'autant que son volume de voix la seconde
à merveille. Ce n'est pas à elle qu'on est obligé
de dire avec Despréaux :
Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez;
Pour m'arracber des pleurs, il Taut que vous pleuriez.
Je vous défie de rester froid lorsqu'elle déclame
quelque grande scène, comme i)ar exemple
l'acte de Dardanus, intitulé la Magie. Mais elle
n'a pas la grâce deSophieArnould, etce(iu'on
peutlui reprocher c'est delà dureté dans les ac-
cens. Elle a néanmoins ses partisans. L'un de
nos poètes les plus tendres lui a dédié ces vers
pour être mis au bas de son portrait :
Cheialier, quelles sûres armes
Pour meure un amant sous vos lois I
Vous séduisez par votre voix
Les coeurs échappés à vos charmes.
Lejeune Mozart était loin de partager l'enthou-
siasme de son interlocuteur pour tout ce qu'il
entendait. Malgré son inexpérience, mais àlaide
dusentiment musical délicat dont il était doué,
il s'apercevait qu'avec leurs grandes voix les ar-
tistes de l'Opéra n'étaient pas de grands chan-
teurs. Quant h la lourde psalmodie de Rameau,
elle lui paraissait bien inférieure aux chants
gracieux des maîtres italiens dont les ouvrages
étaient connus en Allemagne. « Pourquoi, se
disait-il, les musiciens français ne se forment-ils
pas sur les modèles que leur offrent Pergolèse,
Jomelli, Léo?» 11 ignorait, le pauvre enfant, à
quels débals sérieux avaient donné lieu des
questions semblables à celle qu'il se posait si
innocemment; il ne savait pas comment dans
ces débats le véritable intérêt de l'art avait suc-
combé sous les coups d'un prétendu patrio-
tisme.
Cependant la représentation se poursuivait. Si
les actrices avaient en général, sauf mademoi-
selle Arnould, l'avantage d'avoir de belles voix,
il n'en était pas de même des hommes : les sieurs
Pillot et Gelin était plus que médiocres. — «Que
n'avons-nous M. Chassé dans ce rôle, s'écria de
nouveau l'amateur du jiaradis, charmé de faire
voir aux nouveaux délianiués (ju'il avait suivi
l'Opéra dans son meilleur temps! on n'entcnilit
jamais de voix plus imposante que la sienne ; on
ne vit pas de plus noble démarche. A l'une des
premières reiirésentations de Castor et Pullux,
le même opéra que nous entendons aujourd'hui,
il conduisait des IroujKS au combat et marchait
àleur tête, lorscju'au détour d'une coulisse il
se laissa choir. Sans perdre de vue son jeu de
théâtre, il cria sur-le-champ aux gens des
chœurs qui le suivaient avec un enthousiasme
digne d'un combat léel ; Passez-moi sur le
corps, et marchez toujours à Vennemi!
Malheureusement il s'est retiré il y a six ans, et
n'a pas encore été remplacé. »
Ce qui plut à Wolfrang Mozart dans cette
représentation) ce fut la dau$ç. U ne lui par
pas que dans cette partie quelque chose fût à
reprendre; tout était parfait. Vestris était ab-
sent, mais la célèbre demoiselle Lany reparais-
sait dans un pas de deux avec son frère. Cette
actrice, elle aussi, avait eu son poète, et l'on
jugeait que sa danse était bien caractérisée par
les vers suivans :
Les amours volent sur tes traces
Lany, tu joins à la beauté
Des Nymphes la légèreté
Et les altitudes des Grâces.
Le dernier ballet, qui représentait le système
de Copernic mis en action, fut exécuté dans la
perfection. Resterait à savoir ce que venait faire
le système de M. Copernic dans l'opéra de Cas-
tor et Pollux, mais il n'y eut à ce sujet aucune
réclamation du public ; nous n'insisterons pas
sur notre observation.
La famille allemande sortit charmée de la
pompe du spectacle, mais généralement peu
satisfaite delà partie musicale, et se disant que ce
n'était pas la peine de venir de Vienne à Paris
pour entendre pareil opéra ainsi exécuté, tn
rentrant h l'hôtel des Trois-Turcs, elle trouva
une invitation du baron d'Holbach pour la soi-
rée du lendemain. Sans savoir ce que c'était que
ce personnage, elle ne douta pas que ce ne fût
un des premiers effets de la protection de
M. Grimm.
E. FÉTis.
{France Musicale).
aA.'^swasi as îï2aB2i2îSî3,
I.
Vers le milieu de 1781, pendant nos guerres
contre la Grande-Bretagne, sous Louis XVI,
quatre mille Anglais, débarqués à Saint-Vincent
par l'amiral Rodney, vinrent attaquer sur le soir
la ville importante de Kingslown. Quoique cette
place fût la clef d'une partie de l'Amérique, nous
n'avions alors pour la défendre qu'une garnison
de sej)t cents hommes. 11 fallait donc que l'iié-
roisme de nos braves suppléât à l'insuffisance
du nombre, etc'estce qui arriva celte fois comme
en mille autres occasions. U y eut cependant, ce
jour là, dans nos rangs, une exception à la rè-
gle , et l'étrange faiblesse d'un officier français
eût livré Kingstown h l'ennemi , si riutré|>ide
à propos d'un subalterne n'eût sauvé en même
temps notre honneur et noire cause.
Le capitaine comte Ferdinand de Navarretle,
pour ne pas l'appeler par son nom , et le lieule-
nant Maurice Des Etars , surnommé par ses ca-
marades le Vrai-Soldat, eurent h défendre
contre les Anglais le point le i>lus délicat de la
place. Après deux ou trois heures d'attente
sous un feu mortel aux murailles, ils virent la
brèche s'ouvrir devant eux et les ennemis mon-
ter à l'assaut. Salué avec exaltation par la vail-
lante comi)agnie , ce moment fut pour l'olHcier
novice le signal d'une terreur profonde. Le lieu-
tenant seul s'en a|ier(ut d'abord , et s'cm|>ara
•lu commandement sans quitter des yeux son
<^lief...
La pMeur et le trouble du malheureux aug-
mentèrent ù mesure que le péril approchait.
— Du courage, capitaine ! dit Des Etars d'une
voix basse et vibrante.
Mais quand vint l'instant de manier l'arme
blanche, le comte de Navarrette trembla si fort
que, malgré l'obscurité croissante , ses adver-
saires pouvaient le remarquer aussi bien que ses
propres soldats... Si ce dernier cas arrivait, tout
était perdu, et le lieutenant fut décidé à préve-
nir un pareil malhenr.
— Capitaine! reprit-il avec force en serrant
convulsivement le bras de son supérieur, si vous
reculez, vous êles un lâche, et le jiremier coup
de mon épée sera pour vous !
Le jeune homme, se voyant découvert, sentit
son effroi se compliquer de honte, et, loin de
puiser dans ce nouveau sentiment la force de
surmonter le premier, il n'y trouva qu'un sur-
croit de faiblesse qui lui enleva le reste de son
sang-froid. Perdant alors complètement la tête,
et laissant tomber son arme à terre, il fit deux
pas rétrogrades en chancelant comme un homme
ivre, et s'appuya au bras du lieulenant, qui le
soutenait par un dernier effort... Des Etars vit
qu'il allait s'évanouir tout à fait, et que le nom
français était déshonoré ! U vit aussi que les sol-
dats , soupçonnant la vérité, commençaient à
faiblir à leur tour, et il imagina, pour leur don-
ner le change, un stratagème aussi sublime que
désespéré.
Poussant le capitaine éperdu sur la brèche, et
l'y laissant tomber sans connaissance , après
l'avoir frappé lui-même d'un coup d'estoc de
manière à faire couler son sang :
— A moi , camarades! s'écria-t-il, et vengeons
notre brave capitaine !
Ces mots furent un éclair et un aiguillon pour
les soldats les plus démoralisés. Ceux qui avaient
cru à la pusillanimité du comte furent convain-
cus qu'ils s'étaient trompés, elle voyant, au
contraire , victime de son courage et blessé le
premier par l'ennemi , tous s'élancèrent avec
une noble émulation , à la voix excitante de
leur lieutenant. Passant devant eux sur le corps
défaillant de leur chef. Des Etars acheva de les
élcctriser par son exemple. 11 se multiplia pour
repousser les Anglais , lit des prodiges d'adresse
et d'inliépidilé , reçut vingt balafres à la tête et
il la poitrine , et , vainqueur enfin sur toutes les
positions, fut rapporté en triomphe avec le comte
de Navarelte par la moitié de leur compagnie,
tandis <iue les ennemis dispersés retournaient
s'enibar(|uer en désordre.
La garnison entière déclara Maurice le sau-
veur de Kingstown, et les rapjiorts du comman-
dant lui firent partager ce lilre glorieux avec le
vaillant capitaine qu'il avait si dignement rem-
placé. Tous les deux, au reste, furent promple-
nient guéris, le premier grâce ii sa force morale
et à l'énergie de sa constitution, le second grâce
à la légèreté de sa prétendue blessure et aux pe-
tits soins effectifs dont il se fit entourer.
jll.
Dix mois après cet événement , qui n'esl que
le prologue de notre récit, une famille était dans
l'attente au fond de la ville de Saumur en Tou-
raine. Cette famille se composait des seuls amis
que le lieutenant Des Etars eût au monde : deux
293 —
vieillards déplus de soixante ans, qui trem-
blaient de mourir sans le revoir , et leur fille
unique, Elisabeth Durieux, fiancée de()uis l'en-
fance à rhonnêle militaire. Avec son titre et son
épaulette, rehaussés d'une belle taille et d'une
bonne mine, iMauricc eût pu prétendre hune
fille noble ou riche ; mais n'admettant chez tout
le monde, comme chez lui-même, que le mérite,
il avait su le distinguer dans une pauvre bour-
geoise; Elisabeth lui avait plu parce qu'elle était
sage et jolie, et il l'eût épousée dès q^u'il s'était
senti aimé d'elle , sans le malheureux empêche-
ment qui arrête toute chose ici bas. Cadet et
orphelin depuis longtemps , dans la plus sé»ère
acception des mots, Maurice avait pour unique
bien son nom, comme Elisabeth sa vertu. Or,
deux pauvretés mariées ensemble ne sauraient
enfanter que la misère.., le prudent officier le
savait trop bien , et il aspirait à quelque grade
lucratif. Incapable, dans son austère fierté, de
rien solliciter de la faveur, la guerre seule pou-
vait le mener à son but. Celle d'Améri(iue lui en
avait ouvert la voie, et il était parti pour l'Amé-
rique.
Ses amis l'attendirent donc sans avoir reçu de
ses nouvelles; un bruit, seulement, venait de
se répandre que plusieurs régimens avaient été
débarqués au Havre...
— Si le sien en était! avaient dit les braves
gens. Et ils vivaient sur cet espoir depuis une
semaine. La jeune fille rêvait au lieutenant tou-
tes les nuits , et les vieillards en parlaient tous
les jours.
— Pourvu qu'il revienne , hélas ! soupirait
quelquefois madame Durieux en cachant une
larme.
— 11 reviendra, ma mère, car ma joie me le
dit, se hâtait d'ajouter la confiante Elisabeth.
— Mais aura-t-il monté en grade , au moins ?
faisait observer le père de famille , préoccupé de
l'avenir.
Un soir qu'ils parlaient ainsi , on frappa à
leur porte, et celui qu'appelaient leurs vœux se
trouva soudain dans leurs.bras. Qu'on juge du
bonheur de chacun et des félicitations générales,
surtout lorsque Maurice raconta ce qui lui était
arrivé en Amérique.
— Oui, voilà ce que j'ai fait, dit naïvement le
modeste militaire, en supprimant toutefois dans
son récit la vérité sur le comte de Navarrelte ;
j'ai sauvé une ville et une garnison, et j'ai bien
mérité de la patrie. C'était une chance, elle m'est
arrivée; j'en ai profilé de mon mieux, et je peux
me vanter d'avoir épuisé la veine. Aussi , notre
bonheur ne se fera plus attendre , mes amis ;
avant peu, je serai capitaine ou major, et cheva-
lier de Saint-Louis, avec pension jiar dessus le
marché; car, outre mes sept ans de service dans
le môme grade, les chefs ont porté mes litres sur
leurs rapports au roi, et il n'y a pash dircipie
je puisse essuyer une injustice. — D'ailleurs,
morbleu! poursuivit le brave en montrant no-
blement ses vingt blessures, si sa majesté avait la
distraction d'oublier le mérite, j'ai lîi , sur la
tête et la poitrine, h défaut d'autres protecteurs,
des recommandations ineffaçables qui lui ratrai-
chiraient la mémoire. Ainsi donc , au bout du
congé, la noce, et dans un mois nous serons ri-
ches et contens.
Le lieuteuuut, pour conclusion , serra lu jolie
fiancée sur son cœur; les bons vieillards le lui
rendirent avec usure, tandis qu'Elisabeth rou-
gissait de joie : et le bonheur fut dès lors dans
l'humble maison, sous la forme de l'espérance.
Malheureusement cette espérance tarda à se
réaliser, et M. Durieux dut bientôt craindre
qu'elle ne fiit une illusion. H trouva un jour
Maurice, un journal à la main, le parcourant
avec de grands yeux et poussant des exclama-
lions de surprise. Ce journal contenait la liste
des promotions et des récompenses distribuées
récemment à l'armée d'Amérique : le nom du
lieutenant Des Etars n'y était pas même mention-
né , et celui de Ferdinand de Navarrelte y figu-
rait en première ligne!
— Diable! ils m'ont oublié ! dit Maurice avec
l'indulgente bonne foi d'un homme qui juge les
autres par lui-même.
Voyant plus loin que le militaire, le vieillard
sourit amèrement, mais il n'osa pas froisser de
ses soupçons la confiance du jeune homme.
La vérité était que l'officier de cour, posé en
héros , avait enlevé grades et décorations à la
pointe de l'intrigue, ne laissant pas même, par
reconnaissance , sa place de capitaine au vrai
soldat méconnu , qui avait changé sa honte en
gloire.
M. Durieux conseilla indirectement à Maurice
d'aller à Paris, dans la crainte, lui dit-il , qu'on
ne s'habituât à l'oublier ; et le lieutenant se dé-
cida à regret à se faire solliciteur. Toujours sur
d'ailleurs de son affaire , il rédigea à sa façon
une pétition laconique, par laquelle il réclamait
le moins qu'on pût lui donner : un grade et une
pension raodeàte; et il se dirigea vers la capitale
sans autre bagage, résolu d'en appeler au roi lui-
même jusqu'à ce qu'il eût obtenu justice. Le ha-
sard voulut que son régiment fût appelé à Paris
sur les entrefaites; de sorte qu'il put concilier
son projet avec son devoir, en consacrant à l'exé-
cution du premier tout le temps que lui laissait
l'accomplissement du second.
III.
C'était à Versailles, deux années plus tard.
La reine Marie-Antoinette était à une fenêtre de
sa chambre à coucher, d'où elle s'amusait à re-
connaitre avec sa lorgnette les nombreux solli-
citeurs qui se promenaient dans le parc. Elle se
donnait tous les matins ce petit plaisir, moitié
par curiosité de femme, moitié par royale bien-
veillance. Parmi la quantité de figures qui l'in-
triguaient plus que de coutume , elle en remar-
(]ua une, ce jour-là, qui attira spécialement son
attention. C'était une de ces belles têtes de mdi-
taircs (|ni conservent partout l'altitude de la
consigne, et qui se font distinguer surtout par
riionorable fierté dusilence au milieu des somp-
tueuses antichambres assiégées par les sollici-
teurs. A l'expression de la plus inébranlable pa-
tience, celle-là joignait l'empreinte des chagrins
causés par une attente inutile. L'homme qui la
portait pouvait avoir trente-deux ans, et seai-
blait vieilli avant l'âge , à en juger par la cour-
bine prononcée de sa haute taille.
Un vague souvenir saisit la reine à l'aspect de
cette figure. Elle .se dit (picUc lavait vue sou-
vent, cl cela depuis un temps iinmtiuorial.
Averti par un pressentiment que ce pouvait être
une victime do louldi , elle fit venir toutes ses
dames d'honneur, et les questionna sur l'horame
qui l'intéressait. Nulle ne put dire son nom ni
ses projets, mais chacune assura l'avoir vu mille
fois. Marie-Antoinette grava les traits de l'in-
connu dans sa mémoire , et résolut de l'interro-
ger lui-même à la première occasion qui s'en
présenterait.
Pour peu que les rois cherchent à faire du
bien , les moyens viennent toujours au devant
d'eux. La reine rencontra son homme dans la
galerie des Glaces, en la traversant pour se ren-
dre à la messe. Le reconnaissant aussitôt, elle
s'arrête un instant à le considérer, puis, docile
à l'instinct de son cœur, elle va droit à lui à tra-
vers la foule... Le militaire stupéfait se recule
dans une embr.'isure de fenêtre, et, loin de sup-
poser que tant d'honneur soit pour lui , cherche
à droite et à gauche à qui peut en vouloir la
reine.
— C'est à vous que je m'adresse , monsieur ,
lui dit simplement Marie-Antoinette.
— A moi! balbutie le brave homme, trem-
blant pour la première fois de sa vie.
— Ayez la bonté de me dire qui tous êtes, ré-
pondit la jeune reine avec bienveillance.
— Maurice Des Etars, majesté, lieutenant de
grenadiers depuis neuf ans.
— Vous sollicitez cjuelque chose sans doute ?
— Un place de major ou de lieutenant du roi,
majesté.
— Quels sont vos titres à cette place ?
Ce digne officier raconte alors son histoire, et
son simple récit fait battre le cœur de la reine.
— Mais, monsieur, s'écrie-t-elle, vous êtes un
héros, et je me souviens que vos belles action*
avaient retenti jusqu'à moi lors de la guerre
d'.\mérique. Comment se fait-il que vous n'en
ayez pas reçu la récompense, et depuis combien
de temps la sollicitez -vous?
— Depuis deux ans et trois mois , majesté , je
suis tous les deux jours sur le passage du roi.
Vous pouvez vous en assurer à cette feuille de
parquet, sur laquelle je me place régulière-
ment à chaque audience; voici la trois cent
quatre- vingl-(iuinzième fois qu'elle me porte,
et elle a fléchi de plusieurs lignes sous le poids
de mon corps.
Marie-Antoinette rougit à ces naïves paroles,
et sentit une larme d'attendrissement arriver à
ses paupières.
—Deux ans d'attente!... avec de pareils titres!
soupira-t-ellc amèrement en considérant l'offi-
cier. Vous avez donc de bien faibles protecteurs,
ajouta-l-elle avec un accent de commisération.
— Je n'ai que mon mérite , madame , repartit
fièrement Des Etars; j'ai toujours cru que cela
suffisait; cl d'ailleurs, je ne connais personne à
la cour.
— Monsieur, reprit vivement la reine, je vous
demande la permission d'être votre protectrice ;
oubliez une injustice fatale, dont sa majesté sera
désolée plus que personne, et veuillez, pour que
j'en hâte la réparation, me remellre demain votre
requête par écrit.
— La voici , repartit Des Etars. qui lira un pa-
pier plié de son uniforme, c'est le cinqu.uuième
exemplaire, m.ijeslé, et je vois que celui-là sera
enfin lu du roi.
— Avani une heure , je vous le promets ! trou-
vcz-vous ce soir au souper de Louis .\Y1.
— 294 —
IBWL'ir.'VCjâTlir"TroBU8EeSiiqBMt
t ; JOï-îESBiUJtr'jtcsCfrai
j\l;iuriee fut exact an rendez-vous, oîi il reçut,
avec les excuses iniMiques du roi^ un brevet de
major et la croix de Sl-Louis.
— Enlin ! soupira l'Iiomme de mérite en ser-
rant lun et l'autre contre sa poitrine.
Ht oubliant drjà son attente de deux années ,
deux années perdues pour son existence , il se
relira en liénissaul la reine et en balbutiant le
nomd'Elisabetli!...
IV.
Elisabeth, en effet!.- Telle éfait la pensée
qui avait soutenu le brave lieutenant. Toujours
fidèle à sa jolie liancée,et, pressentant , au
milieu de ses découragemens les plus pi ofonds ,
l'heureux hasard qui remplirait enlin ses vœux ,
il n'avait pas cessé de correspondre avec la bonne
famille de Saumur, et M. Durieux lui avait en-
voyé chaque semaine des nouvelles détaillées de
sa clière enfant.
D'abord, ces nouvelles avaient été affligeantes :
madame Durieux était tombée gravement ma-
lade... Une indigence mal dissimulée avait rem-
placé l'humble aisance de la maison, et la pieuse
fille avait eu h lutter contre les angoisses d'une
détresse quotidienne... Enfin, grâce au travail
de ses mains infatigables, la paix était revenue
dans la himille avec l'espérance et la santé...
Une position même plus heureuse avait cou-
ronné les efforts d'Elisabeth , et le digne lieute-
nant manquait seul à ses amis, lorsque l'événe-
ment favorable qu'on a vu lui permit d'aller
combler leur joie.
Il résolut de leur faire une surprise de sa
bonii • nouvelle, et partit pour Saumur sans leur
en donner avis.
Avec quelles palpitations de cœur il s'appro-
cha de la petite maison; le lecteur peut l'ima-
giner en se mettant à sa place ; mais ce qu'on se
figurera moins facilement sans doute, c'est
l'horrible frisson qui agita le malheureux dans
tout son être, quand il vil un homme en man-
teau recevoir à une porte dérobée les adieux
d'Elisabeth...
— A demain, mon amour, disait cet homme ,
je serai ici à neuf heures du soir.
— L i'ifcmain , répondait la jeune fille d'une
VOIX tremblante et voilée.
Le convalescent qui se sentirait frappé par la
rrni-t p.;i moment même de rouvrir son àme à la
Mc,!.ci ail certes moins 'a plaindre que le fut
Maurice en entendant ces affreuses paroles.
11 trouva néanmoins la force de poursuivre
l'inconnu qui s'éloignait. L'ayant devancé un
moment, afin de l'attendre au détour d'une rue ;
il distingua un jeune militaire avec des
épanlettes de colonel, et fut obligé de s'appuyer
contre le min- pour ne pas défaillir de rage et de
douleur, en reconnaissant dans cet heureux ri-
val le comte Ferdinand de Navarretle !
— Toujours devancé par cet homme ! dit
IMaurice, qui pas-a laraainsursoa front trempé
d'une sueur froide. ' i
Tendant qu'il se remettait de son émotion, le
comte disparut sans le remarquer ; et désesi)é-
rant de le rejoindre |)0ur l'instant, Des Etars re-
tourna près d'Elisabeth,
Une demi-heure après, Maurice savait tout...
Parvenu de grade en grade jusqu'à celui de colo-
nel tandis que son ancien lieutenant attendait
le prix du mérite dans les antichambres, Ferdi-
nand de Navarette avait été envoyé en garnison
,'i Saumur avec une partie de son régiment. Il y
avait environ huit mois de cela , et celle date
coïncidait avec les malheurs arrivés îi la famille
Durii nx. La première pensée de l'odlcier, sui-
vant son usage et celui de ses semblables, avait
été de chercher dans la ville la plus jolie fille à
courtiser. Elisabeth avait eu la préférence un
jour qu'elle venait de prier poursa mère, et tou-
tes les batteries galantes du jeune comte avaient
été dès lors braquées sur elle. Quoiciue aussi in-
trépide en amour qu'illétait peu en guerre, et
bien qu'habitué auprès des femmes aux mêmes
succès (]u'il obtenait à la cour, M. de Navarrette
eilt échoué celte fois dans son projet, si ses sé-
duclioiis seules eussent attaqué Elisabeth. Mais
un autre ennemi bien plus dangereux devait ré-
duire le cœur de la pauvre jeune fille. C'était
non pas la gène momentanée de ses parens ,
comme on l'avait écrit à Maurice, mais la mi-
sère croissante et incurable, dont elle enfermait
le douloureux secret dans son àme. Après avoir
lutté huit jours entre sa propre vertu et la vie
de sa mère mourante, la malheureuse, éperdue,
avait enfin sacrifié la première à la seconde , et
l'honorable fiancée de Maurice Des Elars était
devenue en secret la maîtresse du comte de Na-
varrette...
Prévenu pour la seconde fois par la faveur, le
mérite était encore arrivé trop tard !...
Le lieutenant quitta Elisabeth sans lui laisser
ni reproches ni consolations; mais il se rendit,
le lendemain matin , à un café où il savait trou-
ver le colonel. Là, devant cent témoins, il lui
jeta à la face le récit de sa lâcheté à Kingstown,
elle força devenir immédiatement croiser l'é-
pée avec lui. Au bout de cinq minutes de com-
bat, M. de Navarrette eut cessé de vivre, et un
quart d'heure plus tard, Elisabeth reçut la lettre
suivante :
«Mademoiselle, je croyais mourir aujourd'hui;
c'est le misérable qui est mort. La Providence
m'éclaire par cet événement, et je vivrai encore
pour vous !... Vous ne me verrez plus, maisvous
recevrez tous les mois les deux tiers de mes a(i-
pointemens; acceptez cette offre pour soutenir
votre famille, comme pour vous garantir d'une
nouvelle honte, et soyez vertueuse jusqu'à la fin
pour l'amour de l'honnête homme qui vous a ai-
mée.
« Adieu jiour toujours. Maurice. »
Le généreux lieutenant tint parole jusqu'à l'é-
po(Hic des guerres d'Italie. Compris alors enfin
de l'homme qui appréciait tons les mérites, il
fut fait colonel par lïona parte, el mourut, dé-
coré de sa main , sur le champ de bataille.
Elisabeth apprit sa mort en recevant sa pensée
suprême, avec le legs de sa petite fortune, joint
au dernier trimestre de sa solde.
Pitre Chevalier.
(Commerce.)
LES a01TS0Li-.T3":JîlS.
A en juger par le grand nombre d'individus
qui rexercent, et par le plaisir que tous ces in-
dividus, maîtres ou disciples, paraissent en re-
tirer, l'art <r administrer des consolations
nous semblerait , en vérité, non moins facile
qu'agréable; et pourtant il n'en est peul-êlre
aucun qui exige dans la pratique autant de tact
el de délicatesse , ou qui soit en même lemp-i
aussi pénible pour ceux qui l'exercent avec
conscience el sincérité. Les plus graves infor^
tunes auxquelles l'espèce humaine se trouve
exposée étant aussi les plus ordinaires, que din;
à ceux qu'elles viennent de frapper qu'ils ne
sachent aussi bien que nous, et qui ne leur ait
été dit cent fois ? Que d'habileté ne faut-il pas
pour faire produire quelque effet à ces lieux
communs répétés à satiété depuis tant d'années,
el surtout pour ne pas aggraver les douleurs que
l'on essaie de soulager !
Mais, hâtons-nous de le déclarer, notre inten-
lion n'est pas de tracer les portraits moraux de
ces sincères et consciencieux ministres de co-n-
solation, de ces vrais médecins de l'anie, qui
vont visiter les malheureux dans l'espoir qu'ils
pourront adoucir, sinon dissiper leurs chagrins,
et qui ne se montrent pas moins empressés de
leur tendre une main secourable que de gémir
sur leurs maux. Nous ne nous occupons ici que
de cette classe si nombreuse de consolateurs
désignés par le nom général de Jcfs comfor-
ters, toujours à la piste des souffrances de tout
genre, poussés par le même sentiment qui ras-
semble quelques gens du peuple autour de
l'échafaud des condamnés à mort, qui, sans
aucune sympathie, sous des prétextes menteurs,
avec une curiosité maligne, sondent une douleur
jusqu'au fond, et qui, s'ils ne découvrent pas
des infortunes, les créent, afin de se procurer la
satisfaction de les consoler.
A cette classe d'individus appartient Sam
Scalpel. Scalpel possède, dit-on, le cœur le
plus tendre que la nature puisse donner aux
hommes; car, ne s'inquiétant jamais des coups
affreux qu'en recevra nécessairement sa sensibi-
lilé trop délicate, partout où il y a, partout où
il doit y avoir une grande douleur, on est sur
de le rencontrer. Lui demande-t-on par quel
caprice il recherche toujours de pareilles
scènes, souvent même lorsque sa présence n'est
ni attendue ni désirée. Scalpel s'écrie ; « Capri-
ce\ recherche ! sur cette terre de peines et de
souffrances, où un seul mot de comforl et de
consolation fait quelquefois tant de bien, il faut
sacrifier les lois de l'étiquette et ses propres
sentimens à ses devoirs d'homme et de chrétien »
Cette question, un de ses amis la lui adressa
un jour ipie « ses devoirs d'homme et de chré-
tien» le forçaient d'aller offrir quelques paroles
de comfort et d'encouragement au major Dat-
call, auquel on devait faire le lendemain l'am-
putation de la jambe droite. Le major était un
homme dune bravoure reconnue , qui avait
lilusiturs fois affronté la mort sur les champs de
bataille, et qui, de même que Coriolan, «avait
des blessures à montrer.»
En approchiinl de la maison du major, Scal-
pel fut épouvanté de voir que le marteau n'était
pas enveloppé de bandes de toile. « C'est donc
fini, pensa-t-il,ilest mort... j'arrive trop tard;»
et sa figure trahit son désapoinlement.
Il frappa toutefois à la porte, que vint lui
ouvrir le domestique du major, vieux soldat
— 295 —
qui avait servi soiis ses ordres dans la Péninsule.
— Eli bien! dit Scalpel d'une voix dolente.
— Eh bien ! monsieur , dit le domestique.
— Alors, tout est lini ? demanda Scalpel sur
lé même ton.
— Quoi ! monsieur ? lui demanda à son tour
le domestique.
Scalpel ne fit pas de réponse, mais, donnante
sa ligure une expression de tristesse effrayante,
il secoua sa léte et passa lentement l'un de ses
doiijlssur sa cuisse.
— Oii ! cela, monsieur... non, riionsieur;
demain à onze heures, dit le domestique d'une
voix calme.
Scalpel alors n'arrivait pas trop tard ; un
éclair de satisfaction brilla dans ses yeux ; mais
ils reprirent aussitôt leur expression lugubre
quand il ajouta : «Je suppose qu'en de telles
circonstances je ne puis voir votre maître.»
— Si vous éles un de ses amis ou si vous avez
quelque affaire à régler avec lui, vous pouvez le
voir : il est couché sur le sofa de son salon, s'em-
pressa de répliquer le domestique.
— Porlez-lui ma carte, dit Scalpel en la pré-
sentant au vieux soldat.
Le major lit répondre qu'il ne se ra])pelait
pas le nom, mais qu'il était prêt à recevoir
M. Scalpel.
Au moment où il franchit le seuil de la porte
du salon, Scalpel tira de sa poche un mouchoir
blanc en batiste et allongea le plus qu'il put
son visage. Il trouva le major Datcall étendu
sur un sofa, qui soutenait sa jambe condamnée,
enveloppée de bandages. Une table couverte de
livres et de papiers était à côté du sofa. Le ma-
jor lisait, et, au grand étonnement de Scalpel,
riait aux éclats. Quand ce dernier s'avança vers
lui, il posa sur la table le livre qu'il tenait Ji la
main et salua d'un signe de tète.
— Eh! bon Dien ! s'écria-t-ll; monsieur
Scalpel, je vous demande un millier de pardons
si je ne me suis pas rappelé immédiatement
votre nom; je me souviens Irés-bien que j'ai eu
le plaisir de diner avec vous, il y a un an envi-
ron, cheznotre aniisirllum Drum. Asseyez-vous,
je vous prie.
A ces mots, prononcés avec une bonne hu-
nifiur et une gaieté peu ordinaires, le visiteur,
de plus en plus stupéfait et peut-être désa-
pointé, poussa un profond soupir et s'assit.
— Qu'est-ce qui -ne procure l'honneur de
votre visite , monsieur Scalpel ? Venez-vous
pour me parler d'affaires ?
— ^on, major. Je.... cl Scalpel secoua trisle-
tcnient la tOlc.
— Merci, merci; alors je vous en ai encore
plus d'obligation : une visite amicale est toujours
trés-agréable à un pauvre malade qui ne i)eut
sortir de sa maison, continua le major sur le
même ton.
Le mol malade était un exorde suffisant:
aussi Scalpel couvrit-il une partie de sa ligure
de sou nioiu;hoir de liatislc, cl se préparait-il à
commencer l'œuvre de consolation, lorsque le
major s'écria :
— Avez-vous jamais lu cet ouvrage? Bien
certainement, vous l'ôvcz lu ! don Quichoie ! ha!
bal ha! lia! il nu' fait rire pour la centiémc
fois! ha! ha! ha ! ha ! C'est un livre, monsieur,
qui chasse iiiBu loin toutes les pensées tris les.
Pensées tristes, se dit Scalpel , voilà un
nouvel exorde ; aussi, poussant un autre soupir:
— Des pense'es tristes, répéla-t-il, si quelqu'un
doit en avoir, major, c'est bien vous, dans cette
liénible situation.
— Aussi, monsieur Scalpel , (jue de re-
connaissance mérite l'auteur d'iui livre agréable
(jui, de même qu'un enchantein* lia!)ile, sait
nous transporter hors de la sphère de notre
existence actuelle, bannissant non seulement les
pénibles souvenirs du passé, mais encore nous
rendant plus supportables les calamités présen-
tes et nous empêchant de songer aux peines cl
aux chagrins que nous réserve l'avenir !
L'occasion était trop belle pour que Scalpel
la laissât échapper.
— Ah ! major, dit-il avec un sixième soupir,
nous devons être sincèrement reconnaissans de
tout ce qui tend à distraire nos pensées de...
N'est-ce pas à onze heures du malin, si je ne
me trompe ?
Celte question inachevée fut accompagnée
d'un éloquent mouvement de tête.
— Oui , répliqua le major. A propos, y a-t-il
longtemps que vous n'avez vu notre ami, sir
llum ?
M. Scalpel était trop occupé à soupirer et à
secouer la léle pour répondre, et le major con-
tinua :
— Je suis étonné de ne pas le voir, car il sait,
bien certainement, que je garde la chambre.
— Je m'en étonne aussi , s'écria Scalpel. Ah!
major, de semblables circonstances doivent réu-
nir tous vos amis auprès de vous ; car lorsqu'on
rénéchil î\ ce qui aura lieu demain malin...
— Ce ne sera pas un moment fort agréable à
passer, dit le major; mais ( et il prononça ces
dernières paroles avec xm accent qui dénotait
une cerlaiiu: impatience et en changeant de po-
sition sa jambe sur le Sofa), mais il est toujours
temps de penser à de telles choses quand l'ins-
tant est venu.
— Agréable ! s'écria Scalpel , agréable ! mon
cher major, vous imaginez-vous que je suis as-
sez dépourvu de sensibilité pour supposer que
ceseraun moment agréalile'.' je saisie contraire,
ce sera un moment horrible, épouvantable.
Lorsqu'on m'a dit qu'on devait vous couper la
jambe, et à la partie la plus épaisse de la cuisse,
quoi(iue peut-être on m'ait trompé sur ce point.
Dieu lit dans mon cœur... j'espère qu'on m'a
trompé... Lh!...
Le major ne répondit pas, mais ]il serra ses
dents les unes contre les autres, et tourna rapi-
dement quelques feuillets du don Quichoie,
pétulant (jue Scalpel continuait ainsi :
— Hélas! c'était donc vrai ? J'en suis pénible-
ment alliecté, mon cher major; car à peine cus-je
appris celle triste nouvelle que je cherchai dans
l'Lucyclopédie Viwlidc. Imputation, et que je le
lus avec la plusgrandc allenlion. Ce fut, je vous
l'assure, une lecture bien pénible pour moi. A
chaque ligne, je tressaillais dliorreur cl d'effroi
eu pasî^ant à vous ; mais je l'achevai cependant ,
celle pénible lecture, dans l'espérance qu'elle
me fournirait quelque moyen de vous consoler;
Car mes devoirs d'homme et de chrétien m'ont
toujours imposé l'obligatiou de sacrilîer mes
propres sentimcns, même à la plus faible chance
de consoler un umi.,lci , le Job's comfortcr lira
de sa poitrine un soupir plus profond que tous
les précédens, et secoua tristement la tête.'
Il y eut un silence d'une minute. Le major prit
deux ou trois fois sa montre qui était sur la ta-
ble, et la regarda de manière à être remarqué.
Enfin Scalpel reprit en ces termes :
— Peut-être, major, avez-vous lu cet article?
— Non, monsieur , non, répliqua le major
d'une voix brève; j'apprendrai à connaître ce
dont vous me parlez sans prendre la peine de
l'étudier dans des livres cl sans en faire le sujet
de mes conversations; et maintenant, monsieur...
monsieur... excusez-moi si j'oublie votre nom,
je ne vous ai vu qu'une seule fois avant celle
visite...: oh' M. Scalpel... c'est voire nom,
n'est-ce pas?... Et maintenant, M. Scalpel,
avez-vous encore quelque chose à me dire '.' Ea
achevant ces mots, le major regarda de nouveau
sa montre.
— Non, major, rien, répliqua Scalpel. Je n'ai
plus iju'à vous exhorter à rassembler toutes vos
forces pour ce moment terrible. Ah ! je le sais!
vous en aurez grand besoin. Hélas ! puis-je vous
demander le nom du chirurgien qui doit vous
opérer?
— C'est sir Donald Slash , répondit le major,
qui passa la main sur ses yeux.
— Slash ! j'en suis bien aise. Il passe pour
l'un de nos plus habiles praticiens, quoiqu'il soit
fort dur et qu'il coupe une jambe avec autant
d'indifférence qu'un charpentier coupe un mor-
ceau de bois. Ces gens lànesenlenleln'éprouvent
plus rien. Couper une jambe ou découper un
poulet est pour eux la même chose.
Le major devint pAle et agité. 11 avala un verre
d'eau; sa main tremblait.
— Je crains que vous ne vous trouviez mal à
l'aise , dit Scalpel ; puis-j.e vous être utile à
quehiue chose? Si je le puis, je considérerai
comme un devoir, dans d'aussi tristes circons-
tauces, de...
— Faites-moi le plaisir de tirer ce cordon de
bonnette, s'écria le major en l'interrompant.
Scalpel s'empressa d obéir; et aussitôt le do-
mestique entra dans le salon.
— Samson , dit le major , reconduisez mon-
sieur. Adieu, M. Scalpel.
— iAlainicnanl, mon cher major, ajouta Scal-
pel , vous aurez du courage, j'en suis convaincu;
m.iis je vous engage fort à ne point penser à celle
cruelle opération avant que l'heure fatale ca
soit arrivée. Il sera temps alors d'y penser,
comme vous l'avez dit. J'espère qu'elle sera ter-
minée à midi ou à midi et demi. Je viendrai
m'informer du résultat. Dans quelques mois
vous vous porterez mieux que jamais, pourvu
que sir Donald vous fasse un bon moinnon ; car
j'ai lu avec peine , dans l'article de VBncyclo-
I pe'die que les chirurgiens ne réussissent pas
I toujours. El, bien qu'unejambe de bois ne rem-
I place pas une jambe coupée, cependant il vaut
I encore mieui avoir une jambe de bois que de
ne pas en avoir du tout. C'est encore une conso-
lation pour vous. Dieu vous bénisse, mon cher
major. Rassemblez loulcs vos forces , elles vous
seront nécessaires demain.
.M. Scalpel porta son mouchoir de ballsle à
sesyeux, poussa un Ircnlièrac soupir, secoua une
dcinièrc fois l,i tête, cl sortit du salon. Eu Jcs^.
ceudaull'cscilier, il disait au Jcmeslique :
= 296 —
— Ah ! combien sont pénibles les visites de ce .
genre ! Mais c'est pour nous un devoir, comme I
hommes et comme chrétiens, d'offrir toutes les
consolations possibles aux malades et aux mal-
heureux.
— Samson , dit le major à son domestique
lorsqu'il rentra dans le salon après avoir recon-
duit M. Scalpel, que je ne revoie jamais ce con-
solateur infernal qui sort d'ici. Je suis encore
prêt ù recevoir dijnement sir Donald Slash ;
mais une seconde dose de l'abominable remède
que cet homme vient de m'adminislrer me fe-
rait, sans aucun doute, perdre tout mon cou-
rage. S'il osait revenir, ayez soin de le renvoyer.
Peler Fester appartient à la même catégorie
de Job's comforiers. Fester ne recherche pas
d'ordinaire les plus grandes infortunes de la
vie ; il limite à des cas de petites contrariétés et
de légers ennuis l'exercice de sa profession ;
aussi est-il plus souvent occupé que Scalpel. Et
cependant, nous devons le dire, si nombreuses
que soient les occasions que lui offre ce mode
toujours rempli de misères de toute espèce, il
arrive quelquefois que cette offre n'est pas en
proportion avec la demande d'un aussi habile
comforter. Que Fester est ingénieux alors pour
se créer des occupations nouvelles ! Comme sa
vocation apparaît dans tout son éclat ! Son es-
prit trop actif a horreur du repos autant que la
nature du vide. Ne rencontre-t-il pas de mal-
heureux b consoler ? il en lait. C'est un méde-
cin qui donne des maladies à ses cliens, seule-
ment pour se procurer la satisfaction de leur
être utile, de les guérir. Un de ses amis est-il
heureux et tranquille ? N'a-t-il pas l'esprit de
deviner que telle ou telle circonstance peut lui
causer quelques chagrins , il court lui rendre
visite, et, après avoir passé un quart d'heure
avec lui, il le laisse agité, mécontent, malheu-
reux.
Exemple. Démosthène Gabble, écuyer, venait
d'être inscrit au nombre des avocats plaidans.
Ses causes ne lui prenant pas tout son temps, il
résolut de se présenter comme candidat radical
aux électeurs de l'ancienne et respectable ville
de Swineford, dont le député, M. Pauperty
Brawlwell, venait d'être nommé (aux appointe-
mens de 2,000 liv. par an) l'un des dix commis-
saires chargés de faire placer des |bornes en
pierre, de mille en mille, sur les diverses routes
de Brighton h Londres. 11 y a quelques mois ,
Gabble alla donc h Swineford. Deux cents des
plus honorables électeurs du jiarti radical y don-
naient un grand banquet à leur indépendant et
désinlércsséreprésentant,el vers la fin du repas
le futur candidat prononça un speech qui de-
vait merveilleusement seconder ses projets ulté-
rieurs. Il eut du moins les plus fortes raisons
pour se bercer de cette espérance. La réforme
de tous les abus iiélait-elle pas le moindre des
bienfaits que promettait son discours ? ne termi-
nait-il point en jurant que, s'il méritait jamais
l'honneur de représenter les Swinefordiens au
parlement, aucune circonstance ne pourrait lui
faire abandonner ce poste glorieux, à moins
toutefois (pie l'amour de la patrie et les intérêts
publics ne le forçassent , ainsi que son illustre
ami , d'accepter la place de commissaire des
bornes de pierre.
^ Trois ou quatre jours îaprès le retour de
Gabble, Fester alla lui rendre visite. 11 le trouva
jouant de la flûte et parfaitement satisfait de son
sort.
— Ainsi, lui dit-il en s'asseyant dans son ex-
cellent fauteuil , ainsi mon cher enfant , vous
avez fait, l'autre jour, un beau discours à Swi-
neford ?
— IJahj répondit Gabble avec une indifférence
affectée, dont Fester n'était pas la dupe.
— Allons, allons, convenez-en; car, vous en
êtes persuadé, votre speech a été remarquable,
très remarquable.
— Je crois, en effet, si je ne me trompe, qu'il
a produit un certain effet, dit Gabble, et, vanité
à part, je puis avouer que c'est le meilleur de
tous mes discours. Pour vous dire la vérité, Fes-
ter, je l'avais beaucoup travaillé.
— El ma foi, vous avez eu raison -. occupez-
vous de politique ; [car, selon toute apparence ,
vous ne réussirez jamais dans votre profession.
— Je vous demande pardon, mon cher ami ,
je me flatte...
— Ah ! ne tous méprenez pas sur le sens de
mes paroles , Gabble ; je ne dis pas : Vous ne
ferez rien , absolument rien ; je dis seulement
que vous n'obtiendrez pas un grand et véritable
succès. Non, non. Laissez là les procès, et oc-
cupez-vous de politique. Mais , à propos, pour
(jue votre speech vous devînt re'eWe»i«/// utile,
il faudrait qu'il fût reproduit par les journaux
de Londres.
— Pourquoi? s'écria Gabble ; les conserva-
teurs ne voudront pas le reproduire, je les ai
trop maltraités ; mais les feuilles de notre opi-
nion , sans aucun doute...
— Je vous arrête, vous êtes dans une erreur
complète : les conservateurs, et les conserva-
teurs seuls, le produiront.
Gabble regarda son ami d'un air étonné, et il
y eut un moment de silence.
— Ainsi, continua Fester, ce discours est pour
.vous comme une épreuve décisive de laquelle
vous devez sortir en vainqueur ou vaincu ; c'est
l'échantillon, permettez-moi ce mot , le plus
complet de vos qualités oratoires...
— Où voulez-vous en venir ? murmura Gab-
ble, qui commençait à s'effrayer.
— Répondez simplement à ma question. Avez-
vous eu une querelle avec l'éditeur du Swine-
ford Radical Dictator ?
— Je ne le connaissais même pas.
— Vous n'êtes donc pas resté court ? demanda
Fester.
— Resté court ! s'écria Démosthène ; com-
ment ! j'ai parlé pendant deux heures entières
sans me troubler, sans me reposer un seul ins-
tant !
— Vous n'êtes pas resté court ?... Le miséra-
ble ! ! !
— Aurait-on osé le dire ? demanda Gabble de
plus en plus alarmé.
— Allons , allons, que cette petite contrariété
ne vous rende pas malade, mon cher ami, ré-
pondit Fester de sa voix la plus douce ; qui s'in-
quiète de ce ipi'imprime un journal de province
aussi obscur que le Swineford Radical Dicta-
tor? Personne ne le lit ; quand je dis personne,
je me trompe. Enfin le nombre de ses lecteurs
n'est pas 1res considérable à Londres. Que cela
vous console, mon cher ami! mais, malheureu-
sement pour vous , cette maudite gazette est
répandue dans le comté.
—L'infâme menteur! criait Gabble avec colère;
moi, rester court... depuis le premier mot de
mon discours jusqu'au dernier, je...
—Calmez-vous , mon cher ami , calmez-vous;
ne pensons plus à cela. Tenez, pour vous dis-
traire, jouez-moi un air de flûte.
— Que le diable emporte ma Mule ! le momen
serait bien choisi, en effet! car enfin, mon cher
Fester , vous devez comprendre qu'un semblable
mensonge, fait par un journal de notre parti,
me causera un préjudice irréparable Resté
court! resté court! En répétant ces derniers
mots, Gabble se promenait à grands pas, pâle et
le front couvert d'une sueur froide.
— Ne vous tourmentez pas ainsi , mon cher
ami; un tel journal ne saurait vous nuire. Ce
qu'il y a de fâcheux , je l'avoue , c'est que la
presse conservatrice de Londres peut insérer
ce maudit article dans ses colonnes, et faire con-
naître à toute l'Angleterre votre accident.
— Accident! que la peste vous étouffe! que
parlez-vous d'accident, quand je vous ai dit...?
— Je le sais, je le sais, vous n'êtes pas resté
court , vous ne pouviez pas rester court ; mais si
le Standard de ce soir l'annonce i ses lecteurs ,
d'après le Sicineford Radical Dictator, tout le
monde le croira. Quant à moi , j'en aurais été
témoin , que je soutiendrais le contraire. Si de-
main le Times le répète d'après le Standard, et
i\V Herald ti le Post l'empruntent AVi Times,
cela sera fâcheux pour vous. Peut-être les abo-
minables feuilles du dimanche vous jetteront-
elles aussi la pierre ! mais il faut espérer que
mon amitié m'exagère le danger dont vous êtes
menacé.
— Je vais aller trouver mon ami lord Blun-
derton, s'écria Gabble exaspéré; il me donnera
quelque bon conseil.
— A quoi bon vous agiter ainsi ? répliqua Fes-
ter. En supposant même que mes craintes se
soient réalisées, votre profession d'avocat ne
vous offre-t-elle pas toutes les ressources que
vous pouvez désirer ? Cela doit vous consoler. |
— Comment ? Mais vous me souteniez , il n'y a
qu'un instant, que je ne réussirais jamais dans
ma profession.
— Comparativement, comparativement, mon
cher enfant. D'ailleurs , que feriez-vous, si vous
échouiez dans la politique ? Et tenez, entre nous,
la politique est une carrière qui ne convient pas
â un jeune homme : soyez avocat , mon cher en-
fant, soyez avocat; voilà une belle profession.
11 y a trop de concurrents, me direz-vous; je ne
le nierai point; car un altorney de mes amis
m'affirmait dernièrement qu'on compte en
moyenne quatre-vingt-dix-neuf avocats pour
une affaire. Ne vous découragez pas cependant;
on a vu des hommes de loi s'élever jusqu'au-^:
plus hautes dignités de l'état. Cela doit vous
consoler.
Ayant ainsi cow*o/e' son ami, qui, avant son
arrivée , jouait tranquillement de la (lùte et s'es-
timait fort heureux , Fester lui souhaita meil-
leure chance pour l'avenir et prit congé de lui.
Tom Toogood est une variété de l'espèce Scal-
pel et Fester. Tom a perdu sa femme , et il entre
dans sa cinquante-quatrième année. Ses revenus
' se montent à 2,000 guinéei par an, et comme on
- 297 —
ne lui connaît ni enfents ni parenls, comme il ne
dépense presque rien , on suppose qu'il distri-
bue beaucoup d'aumônes. De tous côtés, on en-
tend dire de lui : « Il n'y a pas un homme meil-
leur sur la terre; il se jetterait dans l'eau ou
dans le feu pour rendre un service; le bien qu'il
fait est inconnu. » Ce que je puis affirmer, c'est
qu'il distribue ses aumônes avec une si habde
prudence, une si discrète modestie, que jamais
personne n'a pu le surprendre en Magrant délit
de charité. Mais s'il se cache pour /aire le bien,
il ne se cache pas pour donner des avis et des
consolations à tous ceux qui en ont besoin.
Tom apprend qu'un de ses amis vient d'être
ruiné par une mauvaise spéculation. — Vous me
comblez de tristesse, s'écrie-t-il. Le malheureux!
mon cœur saigne pour lui; mais aussi c'est sa
faute : s'il eiit suivi mes conseils , cela ne lui se-
rait i)as arrivé; il le reconnaîtra lui-même, j'en
suis sur. J'irai le voir et le consoler.
— L'excellent cœur! disent tous ceux qui l'en-
tendent.
Un autre de ses amis tombe d'un cabriolet de
place et se casse la jambe. — Pauvre infortuné !
s'écrie Tom, je le plains de toute mon âme; mais
je lui avais bien dit qu'il lui arriverait quelque
accident s'il continuait à se servir de ces sortes
de cabriolets. J'irai lui rendre visite, quoiqu'en
vérité des visites de ce genre me causent de pé-
nibles émotions.
— L'excellent cœur ! disent encore tous ceux
qui l'entendent.
Mais suivons-le, s'il vous plaît, lecteur, auprès
de quelques malheureux dont la position ré-
clame autre chose que de la pitié et des con-
seils.
La veuve Workman avait loué de Toogood
une petite maison située à Hammersmith, dans
laquelle elle gagnait en vendant des chiffons de
quoi subvenir à ses besoins et à ceux de ses cinq
enfans. Le feu prit un jour à la maison, et dé-
vora toutes les marchandises qu'elle renfermait,
et qui n'étaient pas assurées. A peine Toogood
fut-il instruit de ce malheur, qu'il alla voir la
pauvre femme, réfugiée chez un voisin. Quant
à lui, il avait eu la précaution d'assurer sa mai-
son pour une somme supérieure peut-être à sa
valeur réelle, et il ne courait aucune chance de
perte.
— Voilà un bien triste événement, mistress
Workman.
— Affreux ! affreux ! s'écria-t-elle en fondant
en larmes et en se tordant les mains de déscs-
l)oir. Tout est perdu, tout... tout. 11 ne me reste
plus rien.
— Mais aussi <iuelle imprudence de ne pas
assurer vos marchandises ! Si vous aviez suivi
mes conseils, vous ne seriez pas aujourd'hui
danscette cruelle situation.
— J'étais assurée, mais j'ai oublié de renouve-
ler la police.
— C'est une négligence impardonnable, ma
bonne mistressWorkman.Quc de fois ne vous ai-
je pas recommandé de songer à ce renouvelle-
ment! A quelle somme se montait votre assu-
rance ?
— A deux cents livres, monsieur.
— Dieu vous bénisse! Maintenant vous voyez
les conséquences de votre négligence. Si vous
aviez renouvelé votre police, vous auriez deux
cents livres pour vous établir de nouveau. Mais,
voyons, ne peut-on pas vous obliger? Malgré la
pluie et le mauvais temps, je suis venu pour
vous |)arler.
— Ah ! monsieur, vous êtes un ange du ciel !
vous êtes trop bon pour ce monde, dit la pauvre
femme; et un rayond'espéiance éclairasestrails
abutius et déligurés par la souffrance.
— Dans cette terre de misères nous devons
nous obliger muliicllcment autant que nous le
pouvons. Mais, dites-moi, ma bonnedame, quel-
les sont vos intentions ?
— Dieu seul sait ce que je ferai, monsieur; à
moins que quehiue ami ne m'assiste.
— Si vous aviez renouvelé votre assurance,
vous n'auriez pas besoin des secours d'un ami,
dit Toogood d'une voix de plus en plus douce et
compatissante... Mais, voyons, ne formez-vous
aucun projet ?
— Aucun, monsieur? bien au contraire. J'en
ai plusieurs en tète, l'ar exemple, avecla somme
de 20 livres je pourrais acheter un petit fonds
de commerce dans un bazar.
— C'est très sagement pensé, mistress Work-
man... j'irai aujourd'hui même prendre des
renseignemcns sur les fonds que leurs pro-
priétaires désirent céder : en de telles circons-
tances, on ne doit reculer devant aucune démar-
che, ni songer à sa peine.
— Mais je ne possède i)as les 20^|llvres, mon-
sieur, et... la pauvre femme hésitait.
— Eh quoi! n'avez-vous quelque ami qui
puisse vous prêter cette somme? Une veuve,
mère de cinq enfans, ruinée par un incendie, ne
mérite-t-elle pas plus que toute autre victime
du malheur, un secours si nécessaire ?
— Hélas! non, monsieur; je n'ai pas un seul
ami qui ne soit aussi pauvre que moi. Mais je
pensais... c'est à dire... j'espérais... monsieur...
que... comme j'avais été votre locataire ])endant
neuf années... et que... comme vous êtes très
riche... monsieur Toogood...
— Ah! mistress Workman, dit avec tristesse
l'excellent homme que nos lecteurs connaissent
déjà, bien certainement, sijejiouvals vous être
aussi utile que je le désirerais, je m'empresserais,
de vous compter cette somme ; mais vous ne sa-
vez pas de combien de demandes je me vols as-
sailli chaque jour, que d'argent je suis obligé
de donner de tous côtés. Mais, rétléchissez, n'a-
vez-vous aucun ami ?
La malheureuse veuve ne répondit que par un
soupir.
— Maintenant vous voyez ce qui arrive; tan-
dis que si vous aviez écouté mes avis et renou-
velé votre iiollce ! Mais 50 livres vous sont-elles
absolument nécessaires?
— l'eut-êlre, monsieur, pourraije acheter
un fonds qui ne coûterait que 15 ou même que
10 livres.
— C'est très bien, mistress Workman. Consi-
dérez maintenant l'affaire comme terminée ; car,
sans aucun doute, vous trouverez quelque ami
(jui vous prêtera 10 livres.
— Jamais, jamais! s'écria la veuve d'une voix
entrecoupée de sanglots.
— Ah! misiress Workman, dit Toogood après
un moment de silence, je voudrais ipie ma for-
lune me permit de vous faire cette avance ; je ne
vous le cache pas, mon cœur saigne pour vous.
Mais, réfléchissez encore une fols... ^e connais-
sez-vous personne qui soit en ('l.il de vous prêter
10 livres ? Donnez-moi les adresses de tous vos
amis, j Irai les voir. Qu'il neige, qnll pleuve à
torrens, qu'il grêle, peu m'Importe, je leur par-
lerai, je les poursuivrai jusqu'au bout du monde;
je remuerais, s'il le fallait, et le ciel et la terre ;
soyez sûre que je les persuaderai. Ah ! si vous
aviez renouvelé votre assurance !... Mais nerap-
pelons jias ce triste souvenir : ce qui est passé
est passé; seulement, lorsque vous serez rétabli
à la têle de vos alfaires, n'oubliez pas de vous
assurer; vous me donnerez l'argent, et je ferai
encore cette démarclie pour vous ; je veillerai à
ce que la police soit ])arfaltemenl en i ègle. Dieu
vous bénisse, ma chère dame; rassemblez toutes
vos forces, vous en avez besoin. Je vous le ré-
pète, dès que vous trouverez un ami qui puisse
vousprêter 10 livres, avertissez-moi, je lui par-
lerai en votre faveur. Ah ! si vous aviez renou-
velé votre police ! En achevant ces mots, Too-
good prit congé de mistress Workman; et
pendant une heure entière il se répéta à lui-
même : Bien certainement mon cœur saigne
pour elle.
Y a-t-il sur cette terre un homme meilleur
que Toogood ?
Pourra-ton jamais connaître tout le bien qu'il
fait?
Taies for the Grave and tlie Gay.
{Revue Britannique.)
\\l SLJET DE V.\LDEiILLE.
Il y avait à Paris, vers l'an 1760, un jeune
homme nommé Léonard Delilenne que la natu-
re s'était iilu à douer d'une merveilleuse orga-
nisation musicale. Ce favori d'Apollon slvle du
temps) chanlalt à miracle, et composait en ptr-
fectlon des ariettes et des rondeaux qui faisaient
les délices du beau monde; tous les inslrumens
lui étaient familiers, mais II excellait surtout .=>
jouer du violon, et c'était principalement dans
cette spécialité de l'art qu'il avait accjuis une
brillante réputation.
De plus, ce qui ne gâte jamais rien, Léonard
Deltlenneétalt un fort beau garçon de vingt-cinq
ans, d'une figure régulière, expressive, spiri-
tuelle et d'une tournure charmante. Ces avan-
tages, joints à son talent, lui avaient valu de
nombreuses bonnes fortunes, non-seulement à
l'Opéra, maiseneore dans le plus grand monde.
Les femmes de cette époque, imbues deprincipes
philosophiques, mettaient volonlltrs décote le
préjuge du rang dans les affaires de cœur, per-
suadées tpie la beauté est le seul blason, et l'art
de plaire la seule aristocratie que l'amour puisse
raisonnablement reconnaître. Léonard avait
puisé dans ses galans succès une certaine fatuité
qui le servit en mainte circonstance, mais qui
ne pouvait manquer de lui attirer à la tîn quel-
que mortilicalion.
In soir, étant chez la princesse de Guémenée,
où il faisait sa partie dans un concert. Léon.ird
remarqua, au milieu de l'assemblée qui l'écouiait
une jeune femme blonde d'une beauté accomplie.
11 dcmauda qui elle était : on lui répondit qu'elle
— 298 -
se nommait la comtesse de Vulsliourg, (lu'elle
appartenait à la cour île Berlin, et que son mari
l'avait laissée veuve h vinyt ans avec une fortune
consiilt'-ralile. f/onanl sentit naître en lui un
pencli.ml iléciilé pour'la belle Prussienne, et,
haliilué (|ii'il élait à ne pas considérer la distance,
il se mit en devoir d'ajouter un nouveau nom à
la liste de ses conquêtes. La comlesse reçut
froidement ses attaques ; cependant Léonard ne
se découragea pas; il se montra fort assidu à
suivre madame de Vulzhourj; et à lui adresser à
la déroliée des rejjards siMiiilicalife et des paroles
qui visaient droit au cœur. On fit scml)latil de
ne pas le comprendre, ou idulùtoa ne le comprit
pas, car l'orgueil de la comtesse ne pouvait aisé-
ment s'accommoder à celle idée qu'un simple
arlisle, un homme sans nom, osai l'aimer et lui
avouer sa passion.
Apres jilusieurs jours de démarches vaines et
de soins iiitruclueux, Léonard, irrllé d'un ac-
cueil inaccoutumé, résolut de brusquer l'aven-
ture; il écrivit une déclaration très nette et
très cavalière qu'il [jlissa dans le manchon de la
comtesse h la sortie de la Comédie italienne. Le
lendemain, il y avait représentation extraordi-
naire à l'Opéra; Léonard se plaça en face de
madame de YnlzUcury , dans l'alliUide d'un
homme qui attend une réponse favorable. Pen-
dant un enlr acte, comme il se promenait au
foyer avec qiiehiues uns de ses amis, un yrand
laquais l'aboi'da le chapeau sur la tête, et lui
dit à haute et intelligible voix :
— Monsieur Léonard, madame la comtesse de
Vulzbouji; m a charjjé de vous dire que vous
éles un insolent.
Puis, le laquais se relira majestueusement,
laissant Léonard altéré par celle terrible apos-
trophe.
H n y avait plus d'espoir possible après une
pareille injure. En prenant un valet pour inter-
prète de sonoryueil offensé, la comlesse donnait
la mesure d'une colère implacable et du mépris
le i)lus profond. Courbé sous le poids de cette
insulte dont il ne pouvait tirer vengeance, en
bulle au.\ sarcasmes de ses amis qui avaient élé
témoins de celle humiliante déconvenue, Léo-
nard résolut de voyager pour distraire son
amour-propre blessé , et peut-être aussi pour
arrêter dans ses progrès une passion naissante,
qui, loin d'être abattue, semblait au contraire
vouloir se fortifier à l'épreuve des obstacles et
des outrages.
Par un hasard heureux ou fatal, mais dont il
fut secrètement charmé, Léonard, qui avait pris
le chemin de l'ilalie , rencontra madame de
■Vulzbourg à Venise. Elle lui apiiarut un soir au
bal, chez le prince Vanini , et soit pour le fuir,
soit pour tout autre motif, elle quitta Venise le
lendemain. Léonard élait d'un caractère gai,
léger et ouvert à toutes les impressions, Icssen-
timenls les plus vifs s'effaçaient en peu de
temps et laissaient peu de traces dans son ame ;
aucune femme, avant la comtesse, ne lui avait
inspiré un atlacheraenl durable. Cette fois pour-
tant il ne pouvait se dissimuler que l'alleinle
était plus sérieuse qu'à l'ordinaire ; cette fois
aussi il n'y avait rien à espérer; mais telles
étaient l'imprudente mobilité et l'inconséquence
de son esprit, qu'aiirès avoir fui le péril, il le
rechercha. Dès qu'il se fui assuré du dépai't de
la comtesse, il fit ses adieux à Venise et il se
rendit à Berlin.
Le grand Frédéric était passionné pour la
musique comme pour la poésie, la philosophie
et l'art de la guerre ; seul de toutes les nobles
passions, l'amour n'avait pas accès dans lame
de cet ilbislre moiiarciue. Léonard fut Sf)lendi-
demenl reçu i\ la cour de Berlin où sa célébriié
l'avait de\ancé. Il joua du violon devant le roi
qui l'applaudit de ses mains victorieuses et lui
donna lis petites entrées au palais de Sans-Sou-
ci. L'artiste français fit l'ornement et le charme
dessoirées royales; la j)lus haute noldesse le
rechercha ; il n'y eut pas de fête sans lui. Son
talent enleva tous les suffrages; sa figure, son
esprit, sa grâce et sa galanterie produisirent
quelque sensation parmi le beau sexe prussien.
A l'exemple de Paris et surtout à l'exemple du
roi, la cour de Prusse atlichait en toutes choses
des opinions philosophiques, et toutes les gran-
des dames de Berlin n'étaient pas aussi cruelle-
ment lieres ([ue madame de Vulzbourg. Léonard
am'ait retrouvé sur la terre étrangire quelques
souvenirs (le ses anciens succès, s'il n'avait été
préoccupé par son amour pour la comtesse. Il
la rencontrait dans tous les cercles, il la voyait
presque tous les soirs ; devant elle il s'efforçait
de conserver une réserve pleine de dignité;
mais l'éraolion de son regard et de sa voix tra-
hissait quelquefois le secret de son cœur.
Quant à la comlesse, rien n'indiquait qu'elle
eût changé de sentimenl à l'égard du jeune et
beau musicien.
Cependant, au bout de deux mois, las de lut-
ter avec une passion sans issue, et apprenant
que le roi pressait la comtesse d'épouser un de
ses officiers, Léonard prit le sage parti de re-
tourner à Paris. D'ailleurs ses amis ne cessaient
de lui écrire pour le presser de revenir, et il
avait en perspective la place de premier violon à
l'Opéra qui allait être vacante par la retraite du
titulaire. Léonard demanda donc au roi une
audience de congé.
— Vous voulez partir, lui dit Frédéric; pour-
quoi cela i^ N'êles-vous pas bien ici l'
— Je ne perdrai jamaisie souvenir des bontés
de votre majesié, répondit Léonard; mais mon
pays, ma famille et mes amis me réclament.
Mieux que i)ersonne, sire, vous le savez, pour
un artiste comme pour un héros, rien ne peut
remplacer la patrie.
— Cesont là de belles sentences faites pour
les tragédies de Voltaire, mais entre nous, on
doit raisonner autrement. J'espérais que vous
me resteriez; j'aime votre talent, et j'aurais de
la peine à vous remplacer. Voyons, si je vous
olfrais une place et une pension ?
— Je ne saurais accepter ces offres qui m'ho-
norent.
— Si je vous j)riais de rester ?
— J'aurais le regret de résister à des instan-
ces bien glorieuses pour moi.
— Et si je vous retenais de force ?
— Votre majesté est trop juste pour en venir
à cette extrémité.
— Ne vous y fiez pas ; je parle sérieusement !
—Impossible, sire; je n'ai pasl'honneur d'être
votre sujet, et s'il y a des juges à Berlin pour les
meuniers prussiens, il y a aussi un ambassadeur
de France pour les arlistes français.
— Vous le prenez bien haut, monsieur !
— J'ai peut-être abusé, sire, de Favantage que
me donnait une menace échappée à votie bien-
veillance. Je demande pardon à votre majesté
de ce que j'ai dit , et je la prie d'agréer mes
humbles excuses et mes respectueux adieux.
— Ainsi, rien ne peut changer votre détermi-
nation ?
— Pas même l'admiration que je professe
pour le [ilus grand prince de notre temps.
— Et bien ! nous verrons !
Léonard se relira sans trop s'inquiéter de ces
derniers mots que le roi avait prononcés avec le
ton de la colère. Pourtant, afin d'éviter tout
embarras, il résolut de hâter son départ qu'il
fixa au lendemain. Mais, avant de partir, il
avait d'antres adieux à faire, et au moment de
se séparer de la comtesse qu'il ne devait plus
revoir, il se sentit le courage de lui écrire une
longue lettre dans laquelle il versa tout ce que
son cœur renfermait de passion vraie, profonde
et désespérée.
11 venait d'envoyer celle lettre à l'IuMel de
Vulzbourg, lorsijue plusieursaitisles allemands,
qui avaient été ses compagnons pendant son
séjoiirà Berlin, entrèrent chez lui et l'invitèrent
à unsou|ier préparé en son honneur. Léonard,
(pli avait plus (jue jamais besoin de se distraire
et de dissii)er l'amertume qui remplissait son
ame, accepta celte invitation. On se mit joyeuse-
ment à table, et dès les premiers toasts qui
furent portés aux arts, à l'amitié, au dieu de la
musique, à la France et à la Prusse, Léonard
sentit sa tête s'ap|)esantir et sa raison s'égarer ;
bientôt son ivresse devint complète, et le lende-
main, quand il s'éveilla, il se trouva face à face
avec un caporal prussien qui lui présentait un
uniforme. -^ê
Une main traîtresse avait préparé le vin versé
dans son verre; puis, abusani de l'étal où
l'avait plongé celle boisson perliiie, on lui avait
fait signer un engagement dans les troupes de
Frédéric II.
— iMaintenant, lui dit le caporal, vous appar-
tenez au roi de Prusse, en qualité de fifre atta-
ché à la musique du troisième régiment d'infan-
terie.
Léonard comprit qu'il n'y avait pas de temps
à perdre avec un prince qui employait de tels
procédés; abandonnant son bagage et ses vio-
lons, il partit sans délai et à franc étrier. On
l'arrêta à deux lieues de Berlin, et on le condui-
sit devant le roi qui passait ses soldats en revue.
— Ah! c'est vous, l'ami! s'écria Frédéric en
le voyant ; j'en suis fâché, mais le code militaire
ne plaisante pas; vous avez déserté, vous serez
fusillé.
— Fusillé! déserteur! moi, artiste français!
— Vous, fifre prussien. La loi est formelle;
votre engagement volontaire équivaut à des
lettres de naturalisation. On va vous faire votre
procès dans toutes les règles ; allez ! et souve-
nez-vous que j'ai pour principe invariable de
ne jamais accorder de grâce à un déserteur.
Rentré au palais de Sans-Souci, le roi, acces-
sible à tous ses sujets, reçut la visite de la com-
lesse de Vulzbourg, qui venait le solliciter au
sujet de son mariage.
— Sire, dit la comtesse, vous avez daigné vous
intéresser à moi, et en me demandant de mettre
— 299 —
lin lermc ^ mon veuvage, votre majesté m'a
conseillé de choisi l' le major Arnold de Tilherg...
— Eh bien ! Tilberg est nn brave officier, il
n'a que trente ans et il peut devenir général.
Qu'avfZ-vous à objecter contre lui ?
— Votre majesté doit aisément comprendre
qu'il m'en coûte d'abdiquer mon titre de com-
tesse.
— Qu'à cela ne tienne, reprit le roi. Aussi
bien, je ne veux pas que le nom de Vulzbourf;
que vous jiortez seule aujourd'hui soit éteint
par voire mort ou par voire second mariajje.
Frédéiic s'approcha de sou bureau, prit une
plume, écrivit quelques lignes, et remettant un
papier à la comtesse, il ajouta :
— Par ce décret j'entends et j'ordonne que
voire futur époux prenne le nom et le titre de
comte de Vulsbourj;. Ceci lui servira d'investi-
ture et de leltrcs-|)atentes que mon chancelier
enregistrera immédiaiement après la noce.
— Voilà précisément, sire, ce que je voulais
vous demander.
— Je suis ravi d'avoir deviné vos intentions, et
j'espère que vous voudrez bien souscrire aux
miennes. Du reste, je ne suis pas un tyran, et je
ne prétends pas vous imposer Tilberg, quoiijue
ce mariage soit vivement désiré par le major, et
par son oncle le baron dePrénitz, mon premier
chambellan.
En sortant du cabinet du roi la comtesse se
rendit chez le baron de Prénitz.
— Monsieur, dit-elle au baron, je viens vous
prier d'obtenir une grùce du roi. 11 s'agit d'un
déserteur, nommé Léonard ; des personnes qui
s'intéressent à lui me l'ont vivement recom-
mandé.
— Vous savez, madame, que sa majesté est
inexorable sur le chapitre de la désertion, et
malgré tout mon désir de vous être agréable...
— Je ne <lemande pas que l'on révo(|ue sa
condamnation, mais seulement qu'on lui accor-
de un sursis et la permission de se inaiicr avanl
de subir son arrêt. Ce jeune iiomine aimait une
femme que je connais, et il voudrait avant de
mourir sanctilier par le mariage une liaison
criminelle. C'est 15 un vœu louable, auquel on
ne peut se lefuser.
— Je partage votre sentiment, madame, ré-
pondit le baron, et je m'associe h votre bonne
action. Soyez sûre d avance que le roi donnera
son assentiment à la requête que je vais lui pré-
senter sur-le-champ.
Le baron revint un instant après avec un ordre
du roi qui autorisait le mariage du déserteur.
La comtesse courut à la prison, et Léonard la
vit entrer dans son cachot, accompagnée d'un
chapelain et de ilcux témoins.
— Vous ici! madame, s'écria-t-il! Vous!...
— Ecoutez-moi, lui dit-elle à voix bn.sse ; je
viens vous sauver; j'ai lu votre lettre d'hier, je
vous aime, je vous demande (lardon de vous
avoir offensé autrefois, et je vous offre ma main.
Voulez-vous m'épouser ?
— Moi ! voire éjioux !.... Est-ce un rêve, ou
bien venez-vous encore vous venger par une
cruelle raillerie!'...
— Puisipie je vous dis que je vous aime!...
Taiscz-vuns; le temps presse; laissez-vous
faire. iNe voyez-vous pas le prêtre qni nous at-
tend i' Prenez ma main et venez à la chapelle.
Ce soir vous serez libre, et nous nous explique-
rons chez vous à l'hôtel de Vulzbourg.
Au moment où le roi allait signer l'arrêt de
:norl du déserteur Léonard, la comtesse parut
devant lui, et lui dit :
— Sire, déchirez cette condamnation ; il n'y a
plus de Léonard!
— Quoi ! serait-il échappé, ou bien mort ?
— Aon sire; mais il s'est marié avec votre
permission.
— Qu'im|)orte ! l'arrêt ne doit pas moins être
exécuté.
— L'arrêt condamne Léonard, et celui (|ui
était il y a une lieure le déserteur Léonard est
devenumainlenant le comte de Vulzbourg, car
c'est moi qu'il a épousée. Vous ne voudrez pas,
siic, nu: rendre veuve une seconde fois, et lairc
payer au comte de Vulzbourg lu faute du lUre
Léonard.
— Non certes, dit gaiment le roi ! D'ailleurs,
le voilà mon sujet, et malgré son nouveau titre
il ne refuseia pas sans doute de jouer du violon
devant moi quand je le lui demanderai. C'est
tout ce que je voulais.
Eugène Guinot.
{Courrier frariçais.)
ou
L'habitude est une se>;ondenature : il y a long-
temps qu'on l'a dit pour la première fois. C'est
une vérité reconnue de tous les philosophes an-
ciens et modernes. Si jiar hasaril, dans la cha-
leur d'une discussion politiipie ou autre, dans
le laisser-aller d'une causerie avec vos amis, il
vous est arrivé de la proclamer cette vérité,
vous avez pu vous convaincre par vous-même
de la facilité avec la(iuelle on se |>réte généra-
lement à l'adoi)ler comme un axiome incontes-
table.
Un veut que l'opinion soit la reine du monde.
L'habitude l'est encore bien plus, ma foi! Elle
préside à toutes les actions de notre vie , depuis
les plus grandes jiis(|u'nux plus peliles.Ellenous
saisit au berceau et ne nous quitte qu'à la tom-
be. Elle nous accom|)agne à chaque pas pen-
dant le jour, et s'a.ssied à notre chevet pendant
la nuit. Elle nous dit à quelle heure il faut
nous lever, à quelle heure il faut nous cou-
clier. Elle ii\e l'instant et la durée de nos repas,
et règle la mesure de noire appétit. Elle nous
habille etnous déshabille; elle nous fait sortir-
elle imus fait rentrer; elle nous conduit par
telle rue plutôt que par telle autre; aux Tuile-
ries, plulùt qu'au Luxend)ourg; aux boulcvaris
plutôt qu'aux Chaiiqis-Elysées; aux Variétés
plutôt quau Gymnase; aux Français, plutôt
(pi'à la Porle-St-Martin; chex les frères Pro-
vençaux plutôt qucfhez Véfour; chez Uumann,
plutôt que chez liardc; chez Gibus, plutôt que
chez liaudoni. Elle nous indiiiue
nous devons li
nous abonner.
de la Havane à la bouche des gants jaunes de
l'Opéra.
Denys, le tyran de Syracuse, se fait maître
d'école à Corinthepar habitude du commande-
ment.
L'habitude de vaincre a perdu Napoléon. Sans
elle, il n'y aurait point eu de campagne de
lîussie, point de Waterloo, point de rocher de
Ste-llélène.
Je connais un vieux général que son domes-
tique éveille tous les matins en battant la dia/ie
au pied de son lit. C'est une habitude qui date
de l'Ecole-Militaire.
Un perruquier de province, nommé tout à
coup colonel, en 1792, conserva longtemps l'ha-
bitude de jeter son chapeau derrière la porte
quand il entrait dans un salon, comme à l'épo-
que où il airivait pour accommoder une pra-
tique.
H y a un ancien habitué de l'orchestre du
Vaudeville qui ne manque jamais tous les soirs
de se présenter devant les ruines de la rue de
Chartres. Il mourra avanl d'aller tout d'abord
au boulevart l'-unne-Nouvelle.
Ln autre, habiiué des Variétés, que sa famille
avait emmené passer l'été dernier â St-Germain
revenait chaque soir par le chemin de fer occu-
per sa stalle , et retournait à SlGermain après
la dernière pièce, (juil savait par cœur. Il n'a
pus pu se décider une seule fois à partir avant la
chute délinitive du rideau. »
Combien de fois, après un déménagement, n"a-
vons-nous pas été pris à fi-apper à notie an-
cienne porte et à nous tromper d'étage ? On ne
finirait pas si l'on entreprenait de citer tout ce
qui peut venir à l'appui de cette grande vérité :
riiabilude est une seconde nature.
L'histoire que j'ai à vous raconter est tout à
f^it digne, ce me semble, de figurer dans la gale-
rie des habitudes. Vous allez en juger.
H y a quelque temps, en traversant le jardia
du Palais-Royal, «jue je traverse toujours très
vite, par parenihèse, pour éviter de recevoir des
coups de corde dans les jambes, ou de me trou-
ver mêlé d:ms une partie de barres, je me sentis
frapper familièrement sur l'épaule. Je me re-
tournai, etj'apcrçus M. Duraarais, une riedle
connaissance :
— Eh ! c'est TOUS, M. Dumarais...
— Moi-même.
— El la santé?...
— Mauvaise, mon ami, ça va mal... Je suis
tout souffrant, tout triste.
que
—Effectivement, je vous trouve changé,
vous est-il donc arrivé?...
— Ah ! bien des choses !
M. Dumarais Ht un soupir à renverser la gale-
rie Montpensier. Je l'engageai à s'asseoir sur
une chaise à côté de moi, et h me mettre au cou-
rant de ses tribulations, ce qu'il tit en CCS ter-
mes, après s'être bourré le nez de trois prises de
tabac :
Vous savez, moncherami, que je ne suis pas
d'hier dans le journalisme, puisque dès mon ar-
rivée à Paris, en janvier i:S7, j'obtins, par la
r.u( nous inuuiue les romans que protection de monseigneur Tévêque de Chartres
re. les journaux auxquels il faut I dont mou frère était le secrétaire p.irliculier'
G est elle .(ui conserve la poudre d'êlrc placé .=» la Gazette de France Je passai
sur la tcte des pans de hance. attache h poète | ensuite au Vonit.mr. puis au Journal deFEm-
dc lempuc à sa cruvateblauche, et met le cigare ';„«., où je restai plusieurs années pujsje rc-
300 —
vins à la Gazette, que je quittai pour aller au
CoHi-rier de l' Europe... \\('\ni\ quand ce jour-
nal mounit, on m'accueillit dans un autre... De
jmiriial en journal, enfin, je suis arrivé à i'^ge
que j"ai, soi.\ante-et-di.\ ans, lantdt bien, lanlôl
mal, mais enlin, vivotant et m'arrangeant de fa-
çon qu'au bout du mois toutes mes petites dé-
penses étaient réglées avec les appointemens
qu'on nie donnait. Je n"ai pas fait d'économies,
c'est vrai, mais aussi je ne dois pas un sou.
M. Dumarais fit ici un geste énergitiueen por-
tant à sa bouche le pouce de sa main gauche. Je
répondis par un signe de léte ijui voulait dire :
« Je vous fais bien mon compliment. »
Il continua :
— C'est qu'il y avait autrefois du plaisir à
travailler à un journal ! Vous ne pouvez pas
vous faire une idée de cela, vous autres. C'é-
taient des égards, de bons procédés de la i)art
des rédacteurs principaux. On était sans cesse
en relations avec des écrivains distingués, des
grands seigneurs, qui avaient decliarmanles ma-
nières et toujours ({uelque chose d'aimable ou
de siiirituel à dire. Sous l'empire même, la pro-
fession de journaliste jouissait d'une certaine
considération. On y acquérait l'estime publique,
et plus d'un y a rencontré la gloire. Aujourd'hui
on ne pense qu'à l'argent. Du moment où l'an-
nonce payante s'est emparée de la quatrième
page, j'ai prédit tout ce qui est arrivé. Un jour-
nal n'est plus qu'une boutique, où l'on débitede
la marchandise à tous prix.
— Oh ! oh ! m'écriai-je, vous êtes bien sévère,
M. Dumarais!...
— Je suis vrai, voilà tout. Il aurait fait beau
voir, avant la révolution, à la tète d'un journal,
un homme (jui n'aurait pas eu une certaine va-
leur littéraire. Ah ! comme les Champcenelz et
les Rivarol vous l'auraient bafoué! Maintenant,
au contraire, le premier épicier enrichi à force
de vendre de la cannelle et de la mélasse, prend
audacieusement la direction d'une feuille poli-
tique ; un pharmacien, après avoir fait fortune
à laide de quelque pâte ou de quelque sirop, se
croit capable deconduire un recueil littéraire...
C'est une pitié, ma parole d'honneur!... Et
quelle arrogance chez tous ces messieurs-là!...
Ça vous parle avec un ton !... Vous vous croyez
silr de votre position ':'... Psit!... Vous la per-
dez à la fin du mois, et l'on ne vous laisse pas
même, comme à un la(iuais, huit jours pour en
chercher une aulre...
— Ah!... je conçois à présent votre colère....
Vous ne travaillez plus à...
— Eh! non... ils m'ont congédié de la ma-
nière la plus indigne... Je pourrais vous en ra-
conter long là-dessus... C'esl toujours ce diable
d'argent... cette ridicule manie de vouloir faire
des économies... Et pourtant ils m'avaient ré-
duit à soixante francs... Je vous demande un
peu si cela valait la peine !...
— Ce n'était pas beaucoup, assurément
pour un homme habitué comme vous à tous les
détails d'un journal...
— Comment! mais ils ne me remplaceront
pas... quand ils prendraient un rédacteur à trois
cents francs par mois. Il faut de longues années
pour faiii' un bon journaliste. Moi, je me suis
surloui appli<jué à une spécialité, celle desfails
divers, et je peux dire, sans me vanter, queper-
sonne ne possède à un plus haut degré que moi le
sentiment de la nouvelle et l'art de classer les faits
dans l'ordre le plus convenable. Savez-vous que
cela demande du tact et de l'étude ! On croit que
cela n'est rien parce (ju'il ne s'agit tiue de jouer
des ciseaux... On vous dit : 11 n'y a qu'à cou-
per!... Sans doute, mais ne coupe pas bien ijui
veut...
M. Dumarais mit la main dans la poche de
côté de sa redingote de caslorine, en tira une
énorme paire de ciseaux, et ajouta avec un ac-
cent de douleur plein d'expression :
— En voilà des ciseaux !... Depuis cinquante
ans ils ne m'ont pas quitté!... Vous pouvez voir
qu'ils ne sont pas restés oisifs entre mes mains.
Ils portent partout des traces de leurs longs ser-
vices. Ils ont taillé comme en plein drap dans
l'aris, dans les départemens et dans l'étranger.
Pauvres amis ! et je me séparerais de vous!....
Non, non, jamais!... Vous êtes aussi mes armes
d'honneur, à moi !...
Ce beau mouvement oratoire ayant fixé l'at-
tention de ([uebiues promeneurs, je vis le mo-
ment où l'on allailfaireun cercleautourdenous.
Commeje ne me souciais nullement de cela, je
saisis M. Dumarais par le bras, et je l'entraînai
plusloin.
— De façon, luidis-je, que vous ne faites rien
à présent ?...
— Eh ! mon cher ami, que voulez-vous que je
fasse? Quand on a été journaliste, on ne peut
plus être autre chose. C'est un état qui s'erai)are
de toute l'existence d'un homme. Un auteur de
romans peut être ministre, un faiseur de vau-
devilles peut devenir préfet ; mais un journaliste
ne peut faire que des journaux. Tenez... depuis
que je suis libre, je ne me comprends plus. Le
soir j'ai toutes les peines du monde à m'cndor-
mir. Au moindre bruit que j'entends,il me sem-
ble qu'on me crie : Monsieur, encore une co-
lonne! Le matin, je m'habille à la hâte et j'ai
descendu mes cinq étages avant de me souvenir
que je n'ai plus à ni'occuper du dépouillement
des journaux, pour l'édition de province. C'est
un bouleversement complet de tous les instans
de ma vie. Quand je me promène vers deux ou
trois heures de l'après-midi, mon esprit travail-
le... à cinq heures, monsangbouldans mes vei-
nes... Je sais que c'est là le moment du coup de
feu, comme nous ap|ielons cela..., je les vois
tous courbés sur le tapis vert, écrivant, cou-
pant..., et je ne suis pas avec eux..., je ne suis
pas avec eux!...
M. Dumarais essuya deux grosses larmes. Je
me sentais moi-même ému.
— Calmez-vous, lui dis-je en lui prenant la
main, c'est le cas ou jamais de faire un appel à
la philosophie. Je vous promets de ne rien né-
gliger pour vous tirer d'embarras. Je vais aller
voirceux demes amis qui ont del'inHuence dans
les journaux, et je parviendrai je l'espère, à vous
caser quelque part...
— Oh ! que je vous aurai d'obligation I
— Ne parlons pas de cela... En attendant, oc-
cupez-vous le mieux possible... Tâchez de vous
distraire de vos idées noires... Allez à la Bourse,
au Palais-de-Justice...,àla Morgue..., venez ici
lire les journaux...
— C'est que cela coule encore... Je suis obligé
d'y regarder de près dans ce moment-ci... un
sou par journal... On se trouve entraîné malgré
soi à faire de la dépense!... Croiriez- vous qu'ils
ont poussé l'infamie jusqu'à me supprimer mon
é})reuve?...
— Eh! bien, venez chercher la mienne tous
les matins... ; elle est à voire disposition...
— Vraiment?... Oh! que je vous remercie!...
J'irai la chercher dès demain.
— Venez, adieu !
Je pris congé de M. Dumarais.
Le lendemain, il était à peine huit heures et
je dormais d'un profond sommeil, comme us
homme qui s'était couché fort tard, lorsque la
porte de ma chambre s'ouvrit tout à coup. Je
me réveillai en sursaut, et je vis à côté de mon
lit M. Dumarais en personne, tenant à la main
mon journal tout déployé.
— Comment ? encore endormi ! s'écria-l-il, et
votre journal est arrivé ?
— C'est possible, répondis-je avec un bâille-
ment, et en donnant de bon cœur l'importun à
tous les diables, mais je ne me lève jamais avant
dix heures..., d'ailleurs, je suis malade et j'ai
besoin de repos...
— Ah ! ne vous dérangez pas... Dormez, dor-
mez..., je vais m'inslaller là, à votre bureau, et
si je remarque quelque chose d'important, je
l'entourerai d'un trait noir... vous savez? cela
vous évitera la peine de courir après...
— Faites comme vous voudrez...
Et je me renfonçai dans mes draps. Je fis tous
mes efforts pour me rendormir, mais inutile-
ment ! M. Dumarais lisait le journal, et à chaque
minute, je l'entendais murmurer :« Diable!...
voilà qui est grave!... Ah! ceci est un fait re-
marquable?... »
Et je distinguais comme un bruit de ferrailles,
d'épéesqui se croisent... Je crus rêver... Je me
retournai brusquement, et quelle fut ma sur-
prise en apercevant M. Dumarais, les ciseaux à
la main, et tailladant mon journal de toutes ses
forces :
— Arrêtez, m'écriai-je en sortant à moitié de
monlit, arrêtez, .M. Dumarais ! que faites-
vouslà?...
— Comment? ce que je fais là?... me répon-
dit M. Dumarais avec la plus étonoanle impassi-
bilité, eh ! parbleu, vous le voyez bien!... Je
prépare mes faits divers pour le numéro de
demain!...
— Quels faits ?... Quel numéro?... Est-ce que
vous avez perdu la tête ?...
— Ah! pardon! pardon!... C'est vrai... IVIoi
qui ne pensais plus... Maudite habitude, va !...
Il s'empressa de remettre ses ciseaux dans sa
poche et se confondit en excuses.
— Mon Dieu! que je suis désolé, me dit-il,
Vous devez bien m'en vouloir!... Une épreuve
comme celle-là!... Papier, caractères, tout était
si beau!... C'est que voyez-vous, c'est plus fort
que moi... Ces diables de ciseaux!...
Que voulez -vous y feire, M. Dumarais?...
Au total, c'est un malheur facile à réparer... en
envoyant demander à l'administration un autre
numéro du même jour...
—C'est possible... mais je n'en suis pas moins
contrarié... Par exemple, je vous jure bien que
c'est la dernière fois !.. . Ainsi donc, vous ne m'en
voulez pas ?
' — Non, c'est convenu, non...
— 30f ^
— Et je pourrai revenir demain ?
— Sans doute... mais venez plus tard... ou
prenez mon journal chez le concierge... je vous
y autorise... rous me le renverrez vers midi...
— Je vous le rapporterai moi-même... Com-
ment donc?... Adieu, mon cher ami; mille par-
dons encore... Ne m'oubliez pas, je vous en
prie... Parlez à vos amis pour moi...
J'assurai à M. Duraarais que j'allais m'occu-
per activement de son affaire, et dès que je fus
habillé, j'écrivis quelques lettresàson intention,
en demandant partout une prompte réponse.
Le soir xafme je fus oliligé de partir pour
Evreux, etjy restai six jours. A mon retour,
mon concierge me remit mes lettres. Dans le
nombre se trouvaient les réponses que j'atten-
dais, et l'une était favorable à M. Dumarais. On
me disait qu'il n'avait qu'à se présenter au Jour-
nalde Paris, et qu'on lui donnerait du travail.
Je demandai mes journaux. Le concierge par-
lit d'un éclat de rire homérique :
— Ah ! bien, dit-il, ils sont gentils vos jour-
naux, allez, monsieur!... Tenez, en voilà un....
regardez dans quel état il est... C'est ce vieux
monsieur qui a des bas chinés et une queue qui
lesarrange comme cela... Il n'y a pas deux, mor-
ceaux qui tiennent...
Effectivement', M. Dumarais avait, comme à
l'ordinaire, préparé ses faits divers. Je compris
qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Je me hâ-
tai de courir chez mon forcené journaliste, rue
Thévenot, 18, au cinquième au dessus de l'en-
tresol. Il était sorti. Je ne trouvai que sa femme
deménagequi médit qu'il avait pris le chemin
du Palais-Royal. Je me précipitai dans cette di-
rection.
Au moment où je mettais le pied dans le jar-
din, du c6té de la Rotonde, je vis un grand ras-
semblement de curieux devant le pavillon de
droite oii on lit les journaux. Un pressentiment
me fil approcher. Au milieu du groupe, un
homme se débattait entre deux sergens de ville,
le surveillant du jardin le tenait au collet et la
dame du pavillon gesticulait en montrant à la
foule plusieurs journaux découpés sur toutes les
colonnes, à grands coups do ciseaux. Et le pulilic
de crier haro sur le coupable, suivant sa noble et
généreuse coutume. M. Dumarais (car on a de-
viné que ce ne pouvait être un autre (pie lui)
s'épuisait en explications (ju'on n'écoulait p,is.
On le conduisit au corps d(! garde où je le sui-
vis. Là je parvins à prouver, non sans peine et en
exhibant mes journaux à nioi-mèrae qu'iieurcu-
semcnt j'avais emportés dans ma poclie, (ju'iln'y
availpas eu, de la jiart d<' M. Dumarais, la moin-
dre intention de porter atteinte ;i I indusirie de la
dame du pavillon, el (pi'il n'avait fait (|uo i('der
à la force de l'habitude, .le laissai enlie les mains
de l'officier du poste la valeur desjovirnaux mu-
tilés et je ramenai le pauvre M. Dumarais plus
mort que vif. Il ne fallut pas moins que la bonne
nouvelle ([ue je lui apportais [Kiur rendre le
calme à SCS esprits. Nous allumes ensemble au
Journalde l'aris, où maintenant il taille et ro-
gne tout à son aise jtour préparer svifait.idivers,
sans avoir besoin des journaux di' ses amisct sans
craindre d'élro emiioii;né [lar les sergens de ville.
V a-t-il beaucoup d'exemples de la force de
l'habitude pareils àcclui-là ? A. dk Iîuuuuver.
(Europe !aonarc/iii]\ie.)
Hcmic îiramûtitiuf.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation du I.ac des Fées , opéra
en cinq actes , paroles de MM. Scribe et Méles-
ville, musique de M. Auber, ballets de M. Co-
raly, décorsde MM. Philastre et Cambon.
Le nouveau poème de MM. Scribe et Mélesville
est emprunté aux Contes des Fées deMusa;us,
dont M. Paul de Kock a donné il y a quebpies
années une traduction. Déjà le sujet avait élé
(léHoré au théâtre par une pièce jouée sous le
titre de la Fille de l'Air, et qui a fait courir,
il y a deux ans, tout Paris aux Folies Dramati-
ques. Ce conte de Musieus n'est peut-être pas
étranger à l'idée qui a fourni le sujet du gracieux
et ravissant ballet de la Sylphide; cette divinité
aérienne des montagnes de l'Ecosse ressemble
beaucoup à la fée Zéila de l'opéra nouveau,
et le paysan James a beaucoup d'analogie avec
l'étudiant de Cologne Albert.
Le lac des Fées est situé dans ces fameuses
montagnes du Hartz où de tout temps se sont
passées des choses surnaturelles; une enceinte
de rochers l'environne et forme le reliord de ,
cette espèce de baignoire réservée aux tilles des
anges , qui viennent y rafraîchir leurs célestes
appas. De jeunes étudians partis de Cologne se
sont égarés dans ces lieux, et il faut que ee
soient de rudes marcheurs , car il y a loin de
Cologne aux montagnes du Hartz. L'un d'eux
se réjouit de penser que sa bonne étoile l'a mis
sur la voie des aventures extraordinaires, H
reste donc quand ses compagnons s'éloignent cl
bien qu'une fiancée attende impatiemment son
retour.
Tout à coup des chants aériens annoncent
l'approche des fées, qu'Albert avait rêvées au.ssi
et (|u'il ne connaît pas encore. Albert se cache
dans le creux d'un rocher, et voit s'abaltre jiar
essaims des créatures délicieuses, qu'attire la
limpidité du lac. La gentille Zéila est à leur tête :
elle s'étonne et se plaint de ce que les mortels
sont assez simples pour les redouter, elles, qui
ne songent ([u'à les 'protéger , (|u'à veiller sur
eux. Elle recommande à ses compagnes d'avoir
bien soin du voile léger qui les couvre, et qu'el-
les iléposent nécessairement pour se baigner.
Ce voile, c'est leur talisman :
l'osé sur notre front, vers la voule éternelle
Il nous permet de remonter soudain !
Et lorsque nous l'otons, c'est la simple mortelle,
Qui reparait I....
Albert ne perd pas un mot <le l'explicalion, et il
dérobe le voile de Zéila. Dans ee moment, les
conipngnoiis d'Albert, cpii ont retrouvé leur
chemin avec l'aide d'un jeune pAlic, reviennent
le chercher et l'enlrainent de force. Toutes les
baigneuses oui repris leur voile, excepté Zéila,
(pii ehcrcbe vainement le sien. Le ciel s'obscur-
cit, l'orage gronde, les eaux du beau lac se sou-
lèvent : Zéila ne peut répondre à la voix de ses
su'urs(iiii rappellent. Sa divinité s'est évanouie
avec son voile, el elle ilemeine attachée à la terre,
et en est réduite à se couvrir du chapeau de
paille et à s'envelopper du manteau brun que le
p.Mie a oubliés, et la voilà gravissant les durs
rochers de ses pieds délicats, s'avani^-ant au ha-
sard dans le sentier suivi par la troupe des étu-
dians.
Du lac des Fées nous allons tout droit à la ri-
che auberge, tenue par dame Marguerite, qu'Al-
bert doit épouser, el à lamielle il doit i5 éciis
d'or. Il n'.inrait lenu (lu'.'i elle d'avoir pour clu-
valler ini sei;;neni' cliMelaiu du voisinage. Mais
le comte Uodolplie est vieux et Albert est jeime ;
Marguerite ne balance pas entre les deux. La fée
i déchue, la pauvre Zéila s'en vient précisément
ilemander ini giteetdu travail à l'aubergiste; ce-
iui-cicoii5CUtàla prendre pour servante, moyen-
nant qu'elle la servira gratis. Albert et Zéila se
retrouvent, se reconnaissent , c'est à dire que
l'étudiant croit reconnaître Zéila, et la supplie
de lui avouer ce qu'elle est, déesse ou mortelle :
Zéila lui jure qu'elle n'est qu'une servante. Al-
bert n'en est (pie plus ardent à vouloir l'épou-
ser. Et les vingt-cinq écus d'or, qu'il doit à
Marguerite '.' Il les emprunte à un juif, auquel
il donne pour hypolhé(|ue sa personne livrable
dans deux mois, s'il ne rembourse la somme.
Qui a terme, ne doit rien : Aliiert est libre et
fier ; il brave Marguerite, et emmène Zéila, en
chantant :
Ah I la bonne aCTaire
Que j'ai faite là !
Le destin prospère
Me sourit déjà.
Fi de la richesse !
Vivent la gaîlé ,
Une belle maltresse,
Ella liberté.
Deux mois se sont écoulés; Albert et Zéila vi-
vent fraternellement dans une petite chambre,
véritable mansarde d'artistes. Albert écrit, Zéila
brode ; leurs travaux communs leur ont pro-
curé une honnête existence , el même.\lberta
trouve moyen d'économiser les vingt-cinq écus
d'or, prix de sa rançon conjugale. Tout cela est
bel et bon ; mais si pendant deux mois Albert a
imposé silence à son amour, il ne peut se conte-
nir plus longtemps :
J'avaisjaré de ne pas dire
Mes soulîrances de chatpie jour :
Mais, malgré moi, ma force eipire :
Je meurs pour toi, je meurs d'amour,
Zélia fort embarrassée invoque \d protection
de ses sœurs immortelles. Les fées l'entendent
et lui répondent : de là une explication entre
Zéila et Albert. Zéila convientqu'elleestla fée en-
trevue sur lesbordsdu lac, la fée déshéritée du
ciel par la perle de son voile. Elle ne sait pas que
c'est Albert qui le lui a dérobé ; mais Albert est
honnête homme ; il tire le voile deson pourpoint
et le rend à Zéila, sachant bien à quoi il s'expose.
Touchée de cette preuve de conscience et d'a-
mour, Zéila s'empresse de rassurer son amant :
Ce Toile, qui l'a ditqu'on voulût s'en servir?
Tiens, Albert, reprends-le : pour moi
Le ciel est ici pris de toi.
Au milieu des transports auxquels se livrent
Zéila el Alliert. surviennent les compagnons de
cedernier. La fête des rois se célèbre sur la grande
place de Cologne.
Le peuple accourt et se presse ; la ci-devant
auliergiste se présente en grands atours, donnant
le bras au comte Rodolphe, dont elle est deve-
nue la maitre.<se. Rodolphe, qui en venta l'élu-
diaiit |iour lui avoir soutïlé la jolie servante, a
raclielé le billet souscrit à l'ordre du juif ; mais
Albert s'est mis en mesure d'y f.iire honneur :
il se vante d'avoir de l'or dans sesporhes; des
truanilset voleurs l'enlenilent : malheur à lui !
Lesg.'iteaux circulent; les parts se distribuent ;
la fève échoit à Zéila, (|ui partage avec .Vlberl
sa royauté. Tous deux vont s'asseoir sut un
tn'inc, et le cortège défile devant eux. Ce cor-
té;;e, ou celte marche des rois . est de l'histoire
ressuscitée d'après de vieux tableaux, de vieux
manuscrits. En première ligne s'avancent des
soldats couverts de cuirasses, et portant pour
arme une /laslc ■ viennent ensuite les corps de
métiers précédésde leurs insignes : \ei friiitirru,
avec Adam et Eve mangeant du fruit défi-ndu ;
les hrodetirs. avec une Vierge et des objets de
broderie: 1rs r/uiiisscticrs, avec des (îgures
nues cl des chausses («endues auprès d'elles ;
les (ir;;i«r/Vr.<, avec un heaume posé sur un
bouclier, une dague et un écusson armorié;
les ,«(//)'(7-*, avec tme selle de bataille; les ;>i)M-
.itniiiii'rs, avec la roue de sainte Catherine et
des poissons; les iiuirOucrf, avec un vaisseau.
— 302 —
Les trois rois ranimes, éliiici'lans d'or, coifFés de
tinlp.iiis, suivent 1rs corporations, l'œil li\é sur
la liiniincuse étoile; des esclaves noirs tiennent
la liriiic lie leurs chevaux et les escortent. Des
(jrands seijjneurs, en lialiils de brocard, fourrés
d'hermine, des SIradioles, on soUlals étraiiiiers
(lue soudoyait l'empereur Maximilien, succè-
dent aux rois maijes, et puis l'on voit apparaître
une foule liizarre , une colme f,tiilaslii|ne et
mylliolo,iiilue : des fous, moulés sur desliippo-
grilfes, sonnent la lroui|)ette ; Ikiccluis, Ariane
et lei;ros Silène roulent sur un cliar iraîné par
dessityres, des faunes et des liaccliantes.
Mais tandis (|u'Alliert trône majestueusement
à C(Vé de sa liien-aiméc. les voleurs le délivrent
de son or; el le pauvre roi ne posséile plus une
obole, (piand liodolph" le somme de payer son
liillel. lîodolplie le menace de la [irison, et le
roi se trouve mal. Celte défaillance inattendue le
rend victime d'un nouveau larcin : croyant de-
voir employer avec un étmliant le même procédé
(pi'avec une fenune (pii s'évanouit, Marguerite
entrouvre le pourpoint d'Albert; elle y dé-
couvre le voile ipielle lui a vu souvent entre
les m. lins et s'en empare : ce malheureux Albert
est volé comme dans un bois, lioilolphe amèns
<les hommes ilarm^'s, l'étudiant, revenu à lui,
appelle ses camarades ; une mêlée s en![ai;e, et
(lins la confusion un coup d'épée destinée par
Albert fi liodolphe va frapper Zéila. Le sang de
Zéila coule, sa vie est en danjïer. Pour la lui
conserver, Albert pense avec raison que le meil-
leur remède, c'est de lui rendre son voile :
Je n'ai plus qu'un moyen pour préserver ses jours :
A toi, déesse, une vie éliTiiclle 1
Eu lo rendaut ce ïoile précieui,
Pour jamais je le peids, mais jeté rends les cieux.
^lais le voile, Albert ne la plus: tout lui man-
que à la fois, sa raison comme le reste : Alliert
et Zéila tombent au pouvoir du seigneur chàte -
lain.
Si vous croyez que Marjjuerite est heureuse
de tous CI s revireinens, vous êtes dans l'erreur.
Voyant que /éila lui ravit la faveur du mallre,
elle se retourne du c6té d'Albert, et veut lui
rendre la liberté : elle ferait mieux d'abord de
lui rendre la raison ; mais ce miracle est ré-
servé à /eila, dont l'asiiect soudain dissipe le
nua;;e qui enveloppait l'esprit d'Albert. Kodol-
nhe'allait faire tomber la tête de ce malheureux,
lorsque /éila s'est dévouée : pour racheter la
vie d'Alliert, elle consent à épouser Kodolphe.
Sacrifice pour sacrifice :, Albert consent à épou-
ser Maripierile pourvu ijuc Mirijucrile restitue
à /éila ;• talisman ipii peut seul l'enlever au
ehfitelain et à la terre. En elfet, Marguerite pose
.sur le front de /éila le voile blanc, complément
ordinaire dune toilette de mariée, et /éila s'en-
vole vers les cieux.
Que résulte-t-il de cet arrangement? Rodol-
phe se venge -t-il de Marguerite et d'Albert?
Albert tienl-il ses cngagemens avec Marguerite? '
Ces divers points restent dans le vague ; tout ce
que nous savons , c'est ijii'au cinquième acte
nous sommes dans les airs , non loin du palais
des fées; /éila, rentrée au bercail depuis trois
jours et s'ennuyant déjà de sa divine existence ,
sommeille en pensant ;i Albeit; éveillée, elle y
Iiense encore plus , et le re;;retle si vivement
((uelleveul le' revoir à tontfirix. La reine des
fées lui fiitdire qu'en récompense de son exil
elle exaucera le premier de ses souhaits. Alors
Zeila s'agenouille au pied du triine de sa reine,
et la suiudie de lui permettre de renoncer à
rimmorlalité.
La reine ne peut s'empêcher d'y consentir,
mais sans que cela tire à conséquence, et en f li-
sant ses n'-serves pour l'avenir. « Sur un geste
«de la reine, les nuages s'enlr'ouvent, /éila des-
wcend des cieux. On la voit passer rapidement
»à travers les nuages, qui, diversement colorés
«par lesoleil, changent successivement d'aspect;
«enfin, après quelques minutes de voyage, on
«voit la terre apparaître, il'abord le sommet des
«monlagueS; puis les édifices, ks villes, les Heu-
«ves, les prairies, la maison, puis la chambre
»qn habitait Albert au troisième acte. Albert,
)>senl dans sa chambre el livré au désespoir, va
«mettre lin à ses jouis... ; il lève les yeux et voit
«sur un nuage /éila qui descend vers lui en lui
«tendant les bras. Il s'y précipite el la loile
iitombe. »
C'est |)ar ce spectacle éblouissant, par ce ma-
giijne couj) de thécttie, que se termine le Lacdi-s
Ff'cx. Si ce n'est pas là un opéra raisonnable, c'est
lin opéra fantastique, et l'un vaut bien l'autre
dans le pays des prestiges, des illusions. Les au-
teurs ont cherché la giàcc et le charme avant
tout : nous avons entendu des gens de beaucoup
d'esprit leur reprocher d'avoir choisi en (|uel-
ipie sorte un sujet neutre, à distance égale du
comiipie franc et du tragique terrible. Ce re-
liroche est fondé jnsiju'à un cerlain point; il est
certain (jne la grà?e domine dans le Lac des
Ffi'es : néanmoins la passion n'y est pas étran-
gère et le rôle d'Albert en est empreint d'un
bout à l'autre. Après cela, n'est-ce pas un avan-
tage ipie de varier le thème sur lequel les ha-
bitués de 1 Opéra vivaient depuis ([uelques an-
nées ? Toujours des larmes! toujours des dou-
leurs! toujours des poèmes finissant par la dé-
mence, le bûcher, le massacre, la peste, l'enfer!
En voilà un i(ni sort des eaux d'un lac pur et
tramiuille, qui passe à travers les joies de la
terre et les splendeurs du ciel pour se conclure
dans les félicités d'un amour i)nr et doux! La
seule rareté du fait n est-elle pas une garantie de
«succès ?
Le compositeur à qui nous devons la illneffe,
le Dieu et la Buïadére , le Phillre, Gustave ,
a écrit la nouvelle partition , (lue nous jugeons,
à la première vue, tout à fait digne de ses aînées.
L'ouverture composée dans le système des ré-
sumés n'olfie de saillant qu'un théine qui re-
vient dans l'opéra , noiamineut au cinquième
acie, pendant la descente aérienne de /élia ;
mais ce théine est ravissant, il a (pielque chose
d'amoureux, de vaporeux, et une fois qu'on l'a
retenu, il bonnlonne sans cesse à votre oieille.
L'introduction est vive et charmante , comme
toutes les introductions d'Aiiber; ce morceau
excepté , le premier acte nous parait inférieur
aux actes snivans : la cavatine d'Albert, l'air de
/éila, le chœur des fées, Sur cette prairie ,
vieas, ma sœur che'rie, oni une allure pénible,
embarrassée ; on dirait que le compositeur les a
écrits en attendant l'inspiration. Dès le début du
second acte l'inspiration se manifeste; l'air de
Marguerite, la romance de /éila . se distinguent
par l'élégance et le sentiment : l'air de Kodolphe
avec a(;compagnement de chœurs, qui crient
Tai/aull Taj/aull a beaucoup de franchise et
de largeur. Dans le duo d'Albert el de /éila :
Est-ce toi, j'(7>o/(r/.s-;'<((i, la mélodie est aussi
tendre, aussi rêveuse ipie la situation l'exige; le
final est excellent, et la strelte ; Ah ! la bonne
affaire , pétille de verve el de galté.
[>e troisième acte commence par un second
duo touchant, passionné entre Albert et /éila :
les éliidians, venant cliercher leur camarade ,
chanlent un chfcnr très agréable. La fête des
rois, les bdlels sont traités avec toute l'ingé-
nieuse habileté d'un mailre accoutumé à de pa-
reils travaux. Au (pialrième acte, l'inspiration
s'agrandit et s'élève : la scène d'Albert, ipii a
perdu sa raison, et répète toujours : Cest nioi\..
c'est moi qui l'ai ffrapjte'e, la cavatine enchâs-
sée dans cette scène : (Juandviendra la déesse
au bord du lac s'asseoir, sont des morceaux
d'une grande valeur ; nous goûtons moins les
couplets d'Albert pendant le repas du châtelain,
mais le qiialuiir,(pii vientiminédiatement après,
est peut-être le meilleur morceau de tout l'ou-
vrage. Le eimpiième acte dure à peine quelques
minnies ; nous n'y avons reinanpié ipie le ihê-
me délicieux annoncé dès l'ouverture.
Le genre fautastii|ue, étant celui ipii ouvre la
carrière la plus vaste, est aussi celui qui impose
les plus rudes obligations. Ou se croit tonjo\irs
endroit de demander ipielipie chose de surhu-
main à l'artiste qui se place en dehors des con-
ditions ordip.aires. Nous-même , ijui sentons
mieux que [lersonne le ridicule de ces exigences,
nous aurions voulu dans les chœurs de fées
dans les chanis de /éila (|uel(|ues accens plus
célestes, «piehpies noies plus idéales , queb|ues
canlilènes plus remplies de cette suavité origi-
nale ilonl le divin Ariel donne l'exemple dans
Shakspeare. et (pie le génie éminemment fantas-
lliiue (b' Weber est parvenu à saisir dans son
Freischnl:, dans son Uberon. TeWe ipielle est,
la nouvelle partition d'Auber nous a causé un
vrai plaisir, et nous a laissé avec le désir de l'en-
tendre derechef, la cipiiviclion intime que les
beautés en eliaeaient pleinement les défauts.
Nous verrons I effet du temps sur cette convic-
tion toute favinable à l'ouvrage et à l'artisle.
Le rôle d'Albert est le rôle capital : Duprez
le chante et le joue avec un talent admirable.
Sa voix, au premier acte, avait eu quelque peine
à se poser; à compter du second acte, elle a re •
conquis sa vigueur, son éclat, sa pureté. Dans
ce nouveau rôle , Dupiez s'esl attaché à prouver
que lui aussi pouvait aborder la vocalisation lé-
gère, que lui aussi ])onvait lancer ([iielipies-uns
de ces points d'orgue fleuris el brodés, que l'an-
diloire .iccueille toujours par des transports
d'enthousiasme. Au quatrième acte , dans les
scènes de folie, il s'est montré bon acteur et bon
mime; son rappel n'était (piupe justice. Made-
moiselle iNau réalise l'iiléd d'une sylphide par
la délie liesse de sestr.iils, de sa taille, parle
timbre argentin de sa voix. Le rôle de /éila est
sa )iremière création, el cette création luiassiire
le droit d'en faire d'autres. Levasseuret madame
Slolz ont parfaitement i empli les rôles de Ro-
dol|ihe, le vieux chfitelain, et de Marguerite, la
coi|ui'lte aiiliergiste. Dans le (|naluor du (pia-
lrième acte, leurs belles voix concourent ]>uis-
sainiuenl à l'elfet de ce chef d'œ-nvre musical.
La dani^e occiiiie un rang honorable dans le
Lac des Fées ; on reconnail le talent de M. Co-
raly à la manière dont il a réglé les divers pas.
I.e plus joli de Ions est celui que dansent mes-
dames Xoblet, Alexis-Dupont et Filz-.lames, tou-
tes trois en cosluni ! allemind du moyen-âge,
avec loi|uet d'or, corset dessinant la taille et ju-
|io;is blancs bariolés de riib.ins bleus ou verts.
l'e pass'engaîje el se termine d'une façon nou-
velle : \fs trois danseuses y ont oblenu beau-
coup de suicès. Coiistoii en Bacchus, mademoi-
selle Maria en Ariane, dansent aussi un pas de
deux bien dessiné; Carrez, chargé du rôle de
Silène, fera bien d'en atténuer jiliitôt que d'en
exagérer l'esprit. Le chorégraphe fera mieux
encore de supprimer entièreinenl le pas oii Si-
lène chancelé plutôt qu'il ne danse.
Enfin les décors soutiennent la renommée que
se sont faite MM. l'hilastre el Cambon. Rien de
plus frais que le lac, rien de plus curieux que
l'auberge, la place de Colo;;ne, le château de
Rodolphe; rien de plus aérien que l'olympe des
fées, entourées de nuages, inondées de lumière.
Il n'y a ipi'un amour passionné comme celui de
/éila pour Albert qui soit capable de faire dé-
serter un séjour pareil à celui qu'habitent les
fées, du moins les fées de l'Opéra.
Ed. m.
THEATRE DE LA REN.\1SSANCE.
Le ^A février, tragédie en vers en un acte de M.
Bernay. — 2G uns, comédie en deux actes de
M. Dartois el Bournonville.
La Renaissance nous semble un peu bien
forte sur les chiffres; il y a dans ces deux piè-
ces, à peu près nouvelles, une coïncidence de
titres qui font un singulier effet sur l'affiche Est-
ce (pi'on a visé à l'originalité ?— C'est une assez
bonne chose ipie l'originalité, mais nous la vou-
lons ailleurs que dans les annonces.
Le 'ii février e^t assurément un ouvrage fort
triste de formes el d'exécution. Tout y est mi-
sérable, sombre et fatal; pas un seul moment
pour reposer l'attention larmoyante du spec-
tateur. Là, dans ce tout petit acte, le gé-
nie allemand qui u servi de muse à M. Bernay,
— 30» —
entasse tout ce que l'existenre peut oPFi'ir d'as-
pects sinistres; c'est une lamentation rimée.
l^ous avions déjà la méditation poéli()ue; ceci
est un pi'Oj;rès.
Deux infortunés parvenus au dénuement le
]dus affreux, reçoivent dans la ciiaumière (pie le
lise va leur enlever, un jeune voya;;eur cpfils
assassinent pour le dépouiller : c'est leur lils. —
L'idée est ingénieuse; mais, comme il faut eu-
rore autre chose qu'une idée pour faire un dra-
me, les trois personnages qui le eomi)osent se
livrent enscml^'e à des conversations démesu-
rées. A proprement parler il n'y a dans celle
pièce qu'une exposition et une péripétie. O
n'est point la faute de M. Bernay, qui u'estqu'un
traducteur; c'est celle de Warner, l'alleiiiand,
dont l'œuvre a déjà fourni un troisième acte au
Jo«/eMr, c'est surtout celle de M. Anténor Joly
<|ui est resiionsalde du choix qu'il fait.
Le Iravaitde M. Hernay se ressent un peu de
l'aridité du sujet. I>'allure de la poésie est rude
et monotone ; son mécanisme, toutefois, ne man-
que iioint de solidité ni même de correction. —
(iuyon a de heaux momens, mais il est iné|;al; la
déliutante, mademoiselle Payre a trouvé d'heu-
reuses inspirations, et Montdidiern'a rien trouvé
du tout.
20 fl«.« est une jolie petite comédie de mœurs
qui amuse et (|ui plait. Il s'agit d'une demoiselle
(le 20 ans à laquelle son f^ie a ravi les chances
d'ini étaldissement et ijui les retrouve sous le ti-
tre de jeune veuve. La donnée est agréahle;
HIM. Dartois et Dournonville en ont tiré bon
parti au moyen de détails heureux. Il y a li
trois personnages épisodi(|ues hien étudiés : un
industriel, un préfet et un maire (|ui font rire et
(|ui concourent à l'effet général sans nuire à la
rapidité de l'action.
Le 2'</e«rieret 26 rtw« ajoutés l'un à l'autre
sont au succès ce que la fraction 'i/i est à l'u-
nité. Le caissier du théâtre trouvera-t-il le chif-
fre satisfaisant?
Stépuen de la Madelaine.
THEATRE DES VARIETES.
P/iwàiis, ecriiuihi publie, vaudeville en deux
actes, de ^IM. Rayard et Riéville. — Vallu-
vieiir de chalands, vaudeville eu un acte, de
I\l. Varner.
f/(a3?)/w (prononcez Pho-é-lms) n'est pas au-
lrechose(|ue la lilcre coupable de lieauniar-
chais, arrangée en vaudeville; Almaviva y de-
vient ^1. Coqutdet (prononcez comme pour
l'li(el)us). W. (Joipielet — (i)rononcez toujours!
l'analyse sera plus claire) — a reçu un jour, en-
voyée il ne sait d'où, et par il ne sait qui, une
petite lille dont on lui cnnli(! mystéricusemint
l'éducation. Il s'en cliar[;e d'autant plus volon-
tiers (|ue celle entant lui apporte eu même temps
une jolie fortune à jjérer. Par malheur, lliou-
nétc iudustrielse livre àdesspécidatious fft.heu-
sesety engage en i)artie la dot de Pauline. Il ne
lui reste donc ([u'uiic ressomxe pour ai)ur<'r les
comptes de tutelle, c'est de marier sa pupille à
son lils. Mais, d'une part, Pauline adore Adol-
phe, jeune sergent-uiajor de la garile nationale,
et elle déteste Théodore, le lils de son tuteur.
D'autre part, l'épouse de M. Coiruelel a d'excel-
lentes raisons |iour s'opposer à I union que son
mari projette. \ dici maintenant ce (|ui rattache
Phdlius à toute cette intrigue. Adolphe pense
qu'une lettre anonyme adressée?! son rival peut
empêcher ce dernier d'épouser Pauline. C'est
l'hu'lius (pii écrit cette lettre, sous sa dictée. La
fenune de M. Coijuelet a recours au même
moyen, et c'est aussi PIutIius (pi'elle emploie
poiir écrire h Pauline. Enlin M. Coquelet a des
comptes ;i l'aii'c copier, et c'est encore Phivtius
qui est chargé de ce travail.
Celte dernière circonstance l'amène dans le
ménage de ses voisins au moment où les lils île
l'intrigiie commrneeut à se déhrouiller. Son
écriture est rccnuuue : il lient dans ses mains
les secrets de chacun. Les uns le paient ou le
nieuaccul pour qu'il se taise; les autres le me-
nacent ou le paient pour (|u'il parle. El le pau-
vre hoMune, continuellement [dacé entre de
l'argent ou des coups à recevoir, lutte le mieux
i[u'il sail.chcÈehantà tirerde sa position le meil-
leur parti pîissiiiir.
Le dénoùment de cette petite comédie est as-
sez ingénieux. La maternité retombe, grfice à un
<piiproquo de M. Coquelet, — prononcez plus
(lue jamaiscommeje vous ai dit, — sur made-
moiselle Reriiard, vieille tante irréi)rochable et
dévote, ipii en reste tachée sans s'en douter.
Cette mademoiselle Rernard protège Adolphe,
el comme madame Coipielet a trouvé moyen de
rassurer son mari sur le résultat des comptes de
tutelle, celui-ci s'empresse de se conformer aux
intentions manifestées par la vierge surannée
iiu'il croit mère de Pauline.
Vous avez, je l'espère, à travers cet imbroglio,
compris ce qu'il faut penser de cette darne dont
le mari s'ap|)elle C.oquelet. Cela étant, vous son-
gerez sans doute ijue MM. Bayard et Riéville
eussent pu choisir un sujet moins scabreux,
mais ils s'en sont tirés avec infiniment d'adresse
et d'esprit.
Dans le rôleprincipal, celui de Phncl)ns,Vernet
a été charmant de gourmandise, d'elfronterie,
d'avidité, de niaiserie etjile prétentions, tout cela
mêlé, harmonie, fondu le plus habilement du
monde en un type original, destiné à prendre
place à c(Hé de tous ces types créés par lui ; i'iii-
ceitt, Clwinme qui bat ta femme, madnine
Pochet et tant d'autres. Adrien , Mlle Flore
et Cazot secondent fort bien Vernel.
Disons tould'abord que la pièce de M. Varner
n'a point réussi, el cela peut-être parc(!(jue le pu-
blic n'a pas comprisetentin parce que... el parce
que... tout ce que vous voudrez... allmeur un
chaland, en terme d'argot, veut dire pousser
un badaud [\ une empiète à laquelle il ne son-
geait pas et donl il n'a ipie faire. Par exemple ,
un homme passe à côté de vous tandis (|ue vous
[)romenez votre paresse autour du grand bassin
des Tuileries, et comme s'il se parlait à lui-mê-
me, mais de façon h ce que vous l'entendiez :
« Parbleu ! s'écrie-il, c'est une bellcposilion...
!> Cent mille livres de trailemeul... un hôtel ma-
» gnirupie... et pas grand chose ;i faire... cela
» me conviendrait fort... Si je démandais au-
)> dicnce. »
Cet homme vous allume, vous entraine, cha-
land nad', vers uu ministère vide, i^e Pécoutez
pas.
L'allumeur a pourtant été joué par un jeune
acteur de talent et d'avenir, M. Villars , ipie
nous avions remaniué dans le /'(///', il y a tiois
mois.
La direction de ce théâtre change de mains;
M. Dumanoir cède sa place îi IMM. Jouslin-Dela-
salle, (Ipiges et Levav; bonne chance! et pour
conuuencer , le succès de Pliœbus , c'est uue
belle inauguration.
Concert «le In Ffnêtcv Jflitsieale.
Il me semlilc que les artistes qui ont accordé
leur loyal concours .à la France Vusicale
sont tous des artistes du premier mérite. 11 me
semble (pi'un concert où M. de lieriot a joué
deux duos avec M. Osborne el uu solo, où
MM. Henri el ,lac(pies llerz ont exéiMité de la
musique de llummcl, où mademoiselle Pauline
liarcia, MM Ruliini,Lablaclie. Ivanolï, Céraldy,
ont chanté de la musi(|ue de Haydn, de WcIk-c
cl de Cimarosa, est un concert ijui se distingue
de beaucoup d'autres.
La séaiu'c a commencé par le premier fraç-
mcnl de l'd'uvre ;ti> île llummel. la gr.inde so-
nate â I mains, exécutée par MM. Henri el
.lacipies llcrz. Celle composition est une des
plus licites ipu' l'on pui.sse compter dans le ré-
pertoire des pianistes. C'est un modèle du slvie
ela.ssi(pie, dans la bonne acception du mol ; une
mélodie sinqile cl louchaulc, luie extrême
richesse de modulations , des idées suivies ,
homogènes, qui se succèdent et s'encbainent à
l'aide des [)lus ingénieux développemens.
L'fEuvre classii|ue de Humel a été jouée par
les frères Herz avec toute l'intelligence ipie
demande une |)nreille musiipie. Pas un [loirit
d'orgue, ni nue lioriture, ni une note d'agré-
ment, n'a été ajoutée à la pensée écrite " du
maître. Je ne dirai rien du mécanismed'exécu-
ti m de ces deux pianistes qui est au-dessus de
tout éloge.
Lablache , Rubini et mademoiselle Garcia ,
ont chaulé le trio de Haydn, qui a produit une
grande impression.
La scène du Fret/ xc hit Iz ne trouvera jamais
d'interprète plus dramati(iue (pie madeinoi.selie
Pauline (jarcia. Si voix, dune étendue immen-
se, ipii va du contralto le plus grave au so[)rano
suraigu, toujours |)Ieine, sonore, vibrante, sans
liésilalionet sans elforts. son émotion vraie et
profonde, sou acccntlragiipic, se sont manifestés
avec uu éclat iiu-omparable dans la scène du
Frei/sc/niiz. Mademoiselle Pauline darcia est
destinée à nous rendre la grande canlatrice el
1,1 ;[rande tragédienne dont elle porte le nom,
ipii lui a légué sa voix et sa prodigieuse organi-
sation musicale, .le ne serais pas mste si j'oubliais
de dire ([ue ce morceau a élé fort bien arcora-
pagné (lar M. Fessy, le plus habile, sans contre-
dit, de nos accompagnateurs.
Le duo de MM. Osborne el de Beriot a été
accueilli comme un délicieux intermède. Ce
morceau n'est ni une œuvre de variations, ni un
caprice, ni une fantaisie, il est un peu de tout
cela; il est bien composé et de bon goùl ; le
thème principal a de la grâce et de l'originalité.
M. Osborne est un des meilleurs pianistes de
l'école molerne; il a un jeu plein de finesse,
une manière admirablement perléed exécuter le
trait; il chante sans aifélerie et sans prétention.
Je louerai ilantant plus volontiers M. Osborne
ipiil est un artiste aussi consciencieu.v que mo-
deste.
One dke du violon de Beriot ? Avouons (|u'on
ne saurait loucher de plus près à la perfection.
De Beriot résume le beau idt'-al de cet instru-
ment; il y a dans son jeu une harmonie com-
plète, (pieb|iie chose d'achevé (|ui ne laisse rien
soupçonner au-drlâ. L'élégance de la pose ,
l'agilité du coup d'archet, la grâce et la vigueur
dans le chant et dans les traits. l'excessiTe jeu-
nesse du sou s'y trouvent réunis.
M. Ivanolf dont la belle voix produit souvent
|)liis d'cll'el dans les concerts (ju'au ihéàlre. a
chanté avec beaucoup d'ùme el d'expression
Pair O care imagine, de la Fhite encliantée.
La séance s'est terminée par le duo du Malri-
monio .<ef/retlo, ce modèle de la musique
boiilîe. Cimarosa avait pour inlerprèles Lablacbe
et M. Ceraldy, i)ui a dignement soutenu la com-
paraison avec son redoutable concurrent. On
sait ipiel admirable musicien est Lablache el
tout ce qu'il possède de verre coinii|ue. M. lié-
raldy a su se faireapplaudirâ côté de Lablache.
Il a chaulé celle musi(|ue vive, légère, piquante,
aussi pleine d'esprit que de mélodie, avec beau-
coup de mordaul et de précision. La variété
est le cachet des grands lalens. et M. Ceraldy a
déployé danscettemusi(|uc boutïe aillant d'in-
telligence (pi'il sait déployer de vigueur et d'é-
nergie dans les mélancolii|ues Liedcr.* de
Schuberi el dans les grandes scènes de Gluck.
Rcuuc îir riiii] jciiirs.
31 >IARS. — Les journaux de Aladrid nous
apprennent ipie legénéral Conlova. en résiden-
ce à R.idajoz. soriil de la ville le 19 de ce mois
pour faire une promenade h cheval; bientôl il
franchit la frontière cl se réfugia en Porliigal.
» Ou assure (]ue Marolo a renvoyé an général
Espartero tous les prisonniers cousiitiitionnels
(pli sr Iroiiv.iienl dans les dépôts. On ajoute
(pi'iinc guerre terrible est sur le point d'érlalrr
entre Cabrcrj cl .Marolo. Us scjcileni récipro-
— 304 —
26
9G
quemenl à la ttHe lépilhète de tigre de l'Es-
pagne.
— Y-nVisaniV Antiiiaire tnililaire qui vient
d'être publié sur les dociimens du ministre de
la guerre, avec autorisation du roi , on voit
qu'au r' janvier 18:S0 il y avait Sl'O généraux.
Lieu.-gén. .^lar. -de-camp.
Au eadre d'activité. . 97 128
Eu non activité. ... 31 43
.\u cadre de réserve. 6 15
Totaux 134 180
Parmi les 225 du
cadre d'activité, on en
trouve des débris de
l'empire 29 6
Des quinze ans de la
restauration 17
Tromusdepuisla révo-
lution de juillet 51
— La crise commerciale se fait sentir plus que
jamais ; aussi le tribunal de commerce de la
Seine est-il encombré d'affaires nouvelles. De-
puis un mois, il n'est pas de semaine où l'on ne
place au rôle 2,000 causes environ. Mardi der-
nier, le premier appel, de dix à deux heures, a
donné 532 affaires. Le nombre des faillites, se
trouve augmenté dans la même proportion.
>L le comte de Castellaneva épouser ma-
demoiselle de Talleyrand Périgord, fille du gé-
néral de ce nom ; les bans sont affichés aux
mairies des 1'' et 10° arrondissemens.
Le prix du pain reste fixé, pour la première
quinzaine d'avril, à 15 sous et demi les quatre
livres, la première qualité, et à 12 sous et demi,
la seconde qualité.
On sait que, depuis 1830, le Conservatoire
des arts et métiers, rue Saint-Martin, est en
restauration ; qu'une commission composée
d'hommes éminenls dans les sciences a été for-
mée pour surveiller cette restauration. On assure
que deux nouvelles galeries, remplies de modè-
les importans, seront ouvertes au public après
l'exposition des produits des arts et de l'indus-
rrie, c'est-à-dire vers la fin de juillet.
— La maladie de Paganini ne fait, dit-on,
qu'empirer, et laisse peu d'espoir de conserver
le célèbre virtuose.
A" efî AVRIL. — Le nouveau ministère est
ainsi composé : , „ . .
JiislUe el cultes. — M. Girod de 1 Am.
Intérieur, (irec le commerce et les travaux
publics par intérim. — M. de (jasparin.
Affaires étratigères — M. le duc de Monte-
Oiierre. — M. le général Cubières.
Marine. — M. Tupinier.
Finances. — "SX. Gautier.
Jnstruclion publique. — M. Parant.
— .M. llartlie est nommé premier président de
la Cour des comptes, en remplacement de M. le
comte Siméon , démissionnaire.
y\, le comte de >lontalivet est nommé in-
tentlant général de la liste civile.
M. le comte de Bondy prendra le titre d inten-
dant-général honoraire.
— M. Edmond lilanc , secrétaire-général, di-
recteur du personnel au ministère de l'intérieur,
a remis ce matin sa démission entre les mains de
M. de Gasparin.
— 11 a été décidé ce soir que le roi n'assisterait
pas jeudi à la séance d'ouverture des Chambres.
M. (iirod de l'Ain donnera seiilemenl lecture
d'une ordonnance proclamant que la session de
1838 est ouverte.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu , di-
manche 31 mars el lundi 1" avril 1839, de 2,832
déposants, dont 511 nouveaux, la somme de
352,793 fr.
Les remboursements demandés se sont élevés
à la somme de 872,00 fr.
— Il résulte d'un travail statistique, fait par
ordre du préfet de police, nue le nombre des
hôtels et des maisons garnis de la capitale, qui
était de 3,147 au 1" janvier 1833, s'est élevé gra-
duellement chaque année , et qu'il était de i,907
au 1" janvier 1839.
Dans le même espace de temps , la population
de ces établissements a subi un mouvement en-
core plus accéléré, puisque le chiffre de 37,G19,
indiquant , en janvier 1833, le nombre des loca-
taires des maisons garnies, s'est successivement
accru pour atteindre celui de 62,143, au r' jan-
vier dernier.
— Un vol de 60,000 fr. avait été commis, le
7 avril 1835, au préjudice de la maison Ardoin
de Paris , sur la diligence de iManescau , dans le
trajet de Mont-de-Marsan à Pau. Trois personnes
viennent d'être traduites devant la cour d'assises
de Pau ii raison de ce vol , les sieurs Nougué et
Garos , employés des diligences , et le sieur Her-
rère, boulanger, gendre du sieur Nougué. Les
deux premiers , déclarés coupables , ont été con-
damnés à cinq ans de prison. Herrère a été ac-
quitté.
— Un assassinat vient de répandre la terreur
dans la plaine de la Mitidja (Alger). Deux ou-
vriers ont été assaillis à la ferme de Beni-Moussa
par une bande d'Hajoutes; l'un est mort sur-le-
champ , et l'autre a été apporté à l'hôpital d'Al-
ger , où l'on conserve peu d'espoir de le sauver.
Les mêmes bandits s'étant porlés sur une des
fermes du maréchal Clauzel , située à Baba-Ali ,
y ont rencontré une telle résistance, qu'un d'eux
a été tué et deux autres pris.
— Le pourvoi formé par le sieur Chazal , con-
damné à vingt ans de travaux forcés, pour tenta-
tive d'assassinatsnr la personne de madame Flora
Tristan , sa femme, a été rejeté.
— On écrit .le Darmsladl , le 26 mars :
L'opéra posthume de Mozart , Zaide , dont les
journaux ont tant iiarlé , et dont on attendait si
impatiemment la publication, vient de paraître
en partition (rorchcslre el en p irtition de piano,
chez léilileur de musi(pie Jeun André , à Offen-
bach fur-le-Mein. Dans les deux partitions se
trouve un fac- simile de l'écrilure de Mozart.
— On écrit de Stuttgard , le 27 mars, que le
roi de Wiiltenberg vient d'accorder à son maitre
de chapelle, M. Joseph-Pierre Lind|)ainther, des
lettres de noblesse et le titre de baron, comme
une marque de la satisfaction que lui ont causée
les excellentes compositions de ce célèbre artiste,
et notamment son dernier opéra Die Oenueserin
(la (iénoise), qui a obtenu un si éclatant succès
d'abord à Vienne, et ensuite à Stuttgard, à
Dresde et à Munich.
La population totale des neuf provinces est de
4,247,561.
— Une femme, âgée de 102 ans, nommée Ma-
rie iMichel, veuve Larrousse , est morte le 15
mars à Coarraze. Elle avait, jusqu'au dernier
moment, conservé l'usage de ses facultés intel-
lectuelles ; elle a laissé 26 arrière-petits-flls.
Cette même commune avait déjà fourni , à
plusieurs époques , des exemples de longévité
semblables. En 1817, une autre femme , Anna
Ancras, avait poussé sa carrière jusqu'à l'âge de
104 ans ; et en 1809 , il en mourut une autre ,
nommé Jeanne Casting, qui avait atteint sa cent
dix-neuvième année.
— On mande de Saint-Pétersbourg que, dans
la nuit du 17 au 18 mars, on a éprouvé un froid
de 18 degrés en cette ville, et que le lendemain
le thermomètre Réaumur marquait encore 12
degrés au dessous de zéro.
— Le mouvement des voyageurs sur le chemin
de fer de St-Germain donne les résultats compa-
ratifs suivans pour les premiers trimestres de
1838etdel8ï9.
Dans le premier trimestre 1838; il y a eu 160,542
voyageurs; et dans le premier trimestre 1839
216,204.
Accroissement en 1839 : 55,662 voyageurs.
3. — Les aumônes de la reine d'Angleterre
ont été distribuées le jeudi saint îi des jiauvres
infirmes des deux sexes dans la chapelle de \Vi-
thehall. La patène d'or, qui depuis les règnes de
Guillaume et Marie a servi pour ces i>ieuses of-
frandes , contenait les dons de la reine. Le vieil-
lard le plus âgé était l'ancien gouverneur de la
prison de Cod Bateficbl ; il a quatre-vingt-dix-
sept ans. La femme la plus âgée a quatre- vingt-
un ans. Chatpie femme a reçu 1 liv. 15 sh. (44 fr.)
contenus dans une bourse Idanche. Des bourses
rouges contenaient 2 liv. st. 10 sh. (51 fr.); elles
étaient destinées pour ceux des hommes à t|ui
l'on ne donnait pas en nature les secours habi-
tuels, bas et chapeaux.
—Une statistique de la Belgique porte le nom-
bre des prêtres calholiquesà 6,981 pourles pro-
vinces d'Anvers, du Brabant, du llalnaut, de la
Flandre-Orientale, de Liège, du Limbonrg et du
Luxembourg. La Flandre-Occidentale et la pro-
vince de Namur ne sont pas comprises dans ce
relevé. Anvers a 703 prêtres, le Brabant 1,2.j8,
le Hainaut 1,076, la Flandre-Orientale 1,43S,
Liège 829, le Limbourg 975 , el le Luxembourg
702.
4. — Un journal de la Bai-bade, en datedu 3
février, annonce qu'un navire, arrivé de la Mar-
tinique le dimanche précédent, a apporté la
nouvelle que celte lie avait éprouvé, le 21 jnnvier
une nouvelle secousse très violente de tremble-
ment de terre, qui avait endommagé un grand
nombre de maisons, soit à Saint-Pierre, soit au
Fort-Royal. Mais personne n'avait péri.
— La Gazette de Démérari (Indes occiden-
tales) contient ce qui suit :
«Une violente secousse de tremblement de
terre a eu lieu hier matin à six heures à Sainte-
Lucie ; elle était accompagnée d'un bruit sourd
et prolongé. Les murs et les toits des maisons
semblaient au moment de s'écrouler et d'écra-
ser leurs habilans. La secousse a duré trente-
cinq secondes ; une seconde de plus la ville au-
rait été en un clin d'œil un monceau de ruines.
Grâce au ciel, le dommage n'est pas aussi con-
sidéralile(]ue nous l'avons pensé dans un pre-
mier moment. »
— Dans le mois de mars, la somme totale des
dépôts faits à la caisse d'épargne de Paris s'est
élevée à deu.v millions deux cent deu.v mille
six cent quinze francs ; celle des rembourse-
mens faits par la même caisse à trois millions
neuf cent trente-cinq mille cinq cents fr.;
d'où il résulte un excédant des remboursemens
sur les dépôts de u?) million sept cent trente-
deux mille huit cent quatre-vingt-cinq fr.
en un seul mois. Rien ne saurait ^mieux peindre
la détresse des petits ménages parisiens.
— Les grandes galeries pour l'exposition des
produits de l'industrie, aux Champs-Elysées,
étant à peu près terminées à l'intérieur, les pro-
duits des arts et de l'industrie, envoyés par les
départemens, arrivent en grand nombre.
D'immenses magasins ont été ménagés sur les
derrières des galeries, c'est là que ces objets sont
provisoirement déposés sous la surveillance
d'une garde particulière.
— Samedi dernier, un facteur de la poste
présenta à MM. Peter Lawson et fils, marchands
de graines et de semences, dans Hunier-Square,
à Edimbourg, un papier à leur adresse , venant
de Calcutta, sur l'enveloppe duquel était écrit
le mot : Semences. Ce paquet était coté 1 14 liv. st.
(2,850 fr.) de port.
Le Rédacteur en chef, BERTHKT.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Nolie-Dame-des-Vicloires, 16.
Hntrtme ^h'u*
10 AVRIL 1839J
,<^^^'^''^""^^
tITTBRiTURE, SCIENCES, BEIOX-IRTS, IRDUSTMX,
COX^IIISSANCES UTILES, ESQUISSES DE HOEDKS ,
HÉMOIEES ET TOTJkCES.
ON s'iEONNE A PiBIS , iU BUREID DD JODKNiL ,
rueduHELDER, 13, et chez tous les Libraire»
et Directeurs des postes.
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg.
Et pour Londres et lesTrois-Roysumei, à l'Unî-
versai Lilerary Cabinet, 64, St. James's Street,
Les abonnemens ne datent que des 5 et 20 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en on mandat à toucher à Paris.
Au peu d'etprit que'Je bonhomme amiti,
L'eiprit d'autTui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
N° 20.
MtlKKiTnt, KÏTD'.S, OCTRiCES INEDITS, ?I>BI.ICi-
TION» NOOÏELLEB, BIOCRÀPUIES , TEIBD.^ICX ,
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bonnent pour un an ou 0 mois, et en fout la
demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jointe »u n" du 5 et
une lithographieaun'du-20 de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE
OLEUR,
ièa^ms ^c& Jountttur français ft ctranijcrs.
A dater dn 15 eonrant, les bu-
reaux du Toleur seront transférés
rue du llelder , n. 14 bis.
SOMMAIRE.
Une élection de députés au treizième
SIÈCLE. — La comtesse de Salisbury (frag-
ment),par Alexandre Dumas. — LaMal'Aria,
jiar Roger de Beauvoir. — Des gants ? par
M. Augustin Chevalier. —Diclionnaire de
Musique, par le doc leur Lichtental, traduit
par M. MoNDO. — Salon de 1839 (6' article),
par M. Alfred Des Essarts.— Revue drama-
tique : Théâtre-Français : Mademoiselle
de Belle-Isle , comt'die en 5 actes , par
Alexandre Dumas. — Revue de cinq jours.
mi ELECTION DE DEPUTES
AU treizième siècle (I).
.... Il y avait une heure environ que les deux
voyageurs, Iranquiliement assis au pied dun
(1) Cet arliclccst extrait d'un petit volume qu'a publié
récemment à Londri'S, sous celilre : Le Marchand et te
Moine, fcrilcsel fîclions dit moi/cn âge, sir l'rjncis l'al-
gravc, arcliiviste de l'Echiquier d'AnuIclerre. L'auleur
suppose que le célôbrc voyageur vénitien, Marco Polo, a
rencontré Rottcr Hacon dans l'abbaye d'Abington, et
qu'Us se rendent ensemble il Londres. C'est pendant ce
voyage qu'ils sont témoins d luie élection de comté. Le
curieux fragment que nous enqn unions ;\ cet ouvrage
remarquable a pour nous, dans ce moment, un intérêt
de circonstance. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que
tous les faits qu'il renferme sont appuyés sur des preuves
incontestables.
vieux chêne, sur le sommet d'une petite colline,
étaient engagés dans une conversation philoso-
phique qui absorbait toute leur attention, lors-
que Roger Bacon s'écria d'un ton surpris en
interrompant son interlocuteur :
— Par ma foi, Marco Polo, il est temps d'ou-
blier pour un raomenl les progrès futurs de
l'esprit humain et de nous occuper de ce qui se
passe actuellement sous nos yeux. Levez la tête,
et regardez.
Le Vénitien suivant le conseil de son nouvel
ami, fut étonné de voir que leur solilude s'était,
pendant leur entrelien et sans qu'il l'eiU remar-
qué, peuplée de plus de deux mille individus.
— Pourquoi donc, demanda-t-il avec em-
pressement, une semblable réunion a-t-ellelieu
airjourd iiui sur cette colline ?
— Le chêne ^ l'ombre duquel nous nous repo-
sions, répondit le moine, est le fameux chêne
de (irimhald, sous lequel va se tenir à 1 iusiant
même la cour du comté, le plus ancien et le
plus important de nos tribunaux nationaux.
Tous ces individus que vous voyez rassemhlés
ici sont les «M!'/o/-.v, c'est à dire les membres ou
juges de cette cour. Us altcndenl l'arrivée du
grand shcrifft]ui doit la présider.
— Ils ne portent pas tous le même costume ?
^'appartienncnl-ils donc pas tous à la même
classe ?
— Les paysans, que vous distinguez aisément
h leur longue robe de toile blanche, ornée au-
tour du cou de broderies assez grossièrement
faites avec du fil bleu, sont, comme vous le voyez,
divisés en petits groupes, composés de cinci à six
membres et obéissant K un cliiijtain. (Itaciiu
de CCS groupes rcpréscnic une lownsip, c'est
à dire une commune rurale. Quant .\ ces hom-
mes plus richement vêtus, qui se mêlent mais
ne se confondent pas avec les paysans, et qui
forment des groupes de douze individus, ce
sont \cijurors, nprésentans des huiidred [l].
(\) Par sa division civile, le territoire de l'Angleterre
est partagé eu comtés, ces comtés en centuries (liun-
Leurs éperons d'or et leurs cottes d'armes bla-
sonnées vous font suffisamment reconnaître les
chevaliers de la province, qui, vous pouvez le
remarquer, causent familièrement avec les com-
mons du s/lire (comté) 1 .
— J'aperçois peu de tonsures parmi la foule,"
dit alors Marco Polo ; ai-je le droit d'en conclure
que celle assemblée a été autrefois la législature
d'une ancienne réiiublique?
— Volreconclusion n est pas juste; mais ce-
pendant vous avez raison, Marco, répondit le
moine : il fut un temps où les prédécesseurs des
suilort, que vous voyez rassemblés ici, por-
taient le nom de wilaii, c'est à dire des sages
dun royaume anglo-saxon. A cette époque, lé-
vêtiiie élail l'un des c/ucfldiifi d'un peuple ha-
bitué à croire que ses inslitiilions politiques
avaient pour base la foi religieuse. IMais Guil-
laume-le-Conciuéranl introduisit dans notre
gouvernemeni un changemeul fondamental. Il
défendit qu'on soccupAl dans les cours séculiè-
res de certaines niaiières (|ui. d'après la juris-
prudence nouvelle de Lanfranc, appartenaient
aux tribunaux ecclésiastiques. Aussi les mera-
bi rs du clergé assistent rarement à ces ;.ssera-
blées, à moins que, comme l'abbé d'Osency. et
en disant ces mots, Koger Bacon montrait du
doigt à son compagnon labbé qui iroiiailsur
un jeune cheval parfaitement bien nourri, ils
n aient quelque affaire à régler dans la cour du
comté, ou se trouvent en quelquesorte représen-
tées les diverses classes de la communauté.
l ne fanfare de trompettes interrompit la con-
versation des dcu\ voyageurs, cl annonça l'ap-
proche du grand shéri.î. Sir Gilles de Argenleiti
savançait, en effet, précédé dune escorte de
dred), ces centuries en déeuries ou villes. Comme dix
familles de francs lcn,uiciers formaient une v ille ou dc-
ii/ric-, de inéine dix deciiries com|>os;iicnt une centurie
,bunJrcd\ Autrefois tenait dans ciiaque centurie la
cour des haiidrcdoM de laccnuiric pour le jugement des
procès. Ces cours ne «onl plus en «>3gx- au^mini'liul.
( 1 ) Nous rappelons au lecteur que le mol .< hirc est urv
ancieti mol qui signifie nne division,
— 30G ^
grands et robustes yeomen, arriK'^s de javelines,
et revêtus de la même livrée ou du même uni-
forme; une suite nomLr(;use l'accompagnait;
on remanjuait quatre chevaliers, qui, bien (|u'ils
lui cédassent le pas, était évidemment iTun ranj;
é(;al au sien. A peine lesliérill' et les;quatre co-
roners, car telle était la (pialilé des cliev.diers
ijui raccompagnaient, eurent-ils franclii l'es-
pèce d'enceinte réservée à la cour, qu'une jeune
fille, se précipitant devant eux, s'écria d'une
voix forte et énuic : Vous shérilî, vous coro-
uers, vous honnêtes citoyens du comté, par la
loi etla science que le bon roi Alfred, le père de
l'Angleterre, nous accorda et nous apprit, j'ap-
pelle ici sir Richard de Pojîeys...
— Mes maîtres, dit le shérilF avec un accent
qui devait ôler à ses auditeurs toute envie de lui
répondre et surtout de le contredire, nous ne
pouvons pas écouter de telles niaiseries. Jean
Catchpole, éloignez celte femme et imposez-lui
silence; car nous avons à nous occuper d'affai-
res qui concernent toute la communauté. Le
porle-juye de la chancellerie vient de délivrer
entre mes mains certains wrils importans de
notre souverain seigneur le roi, contenant les
ordres suprêmes de sa grâce.
A cette époque, tout ce que lesouveràiu dési-
rait dire ou demander à ses sujets leur était
d oïdiuaire dit ou demandé, si ce n'est par le
chancelier lui-même, du moins par ses agens
d'après ses ordres. Mais Xaporte-joye portait ra-
rement de joyeuses nouvelles. Quoique les gra-
cieuses déclarations royales que le chancelier se
trouvait chargé de rendre publi(|ues fussent la
plupart du temps complètement dilîérentes,
quant à la forme et (juant au lond, elles se ter-
minaient toutes par la même formule. Que le
roi s'exprimât avec colère ou avec une bienveil-
lance louchante, qu'il annonçât la consolidation
de la paix ou la reprise des hostilités, la nais-
sance ou la mort d'un membre de sa famille,
qu'il apprit à la nation <iue son royal fils atta-
cherait bientôt son premier éperon à son talon
royal ou que sa royale fille ornerait d'une bague
de mariage son doigt royal, il finissait toujours
par demander en termes exprès ou d'une ma-
nière implicite, etsouvent même un événement
Leureux se payait plus cher encore qu'une gran-
de calamité.
Le cas présent ne faisait pas exception à la rè-
gle générale. Le roi Edouard, saluant ses très
amés sujets, déplorait avec les expressions les
plus eïagéiées le» maux affreux dont l'invasion
des « cruels barbares et perfides Ecossais » me-
naçait le royaume. « L'église et l'état, disait-il,
se trouvent dans un égal danger, et comme ce
qui concerne la conmiunaulé entière doit être
régléd'aprèsles avis de tous ses membres, nous
avons résolu de tenir notre parlement à VVest-
ininster huit jours après la Saint-llilaive. »
l'arlement! L'elfet de ce mot était magiiiue.
Parlement! Av.intmême (|ue la seconde syllabe
eût été prononcée, une foule innombrable d'ai-
des et île subsides apparaissait déjà comme une
vision, sous des formes étrangères, aux yeux de
la muliilude effrayée. Tandis que le shérilFet les
autres fonctionnaires conservaient une gravité
calme mais triste, tous les assistans, seigneurs
ou arrière-vassaux, nobles ou paysans, les yeux
levés Ters le ciel; songeaient aux Bioyens qu'ils
emploieraient pour résister avec succès aux ar-
mées de confectionneurs de rôles et de collecteurs
de taxes qui ne tarderaient pas à venir les as-
saillir. Par un mouvement instinctif, sir (iilbert
de llasliiijjs lelira sa bourse de son pourpoint,
et en noua les cordons de telle soite qu'il devait
être impossi!>le de l'ouvrir et d'y ]iuiser sansem-
ployer le célèbre procédé d'Alexandre. Mais, hé-
las! l'expérience le lui avait cruellement appris,
les émissaires de la trésorerie étaient trop habi-
les à dénouer les nceiids les plus compli(|ués
pour <|ue cette précaution pût arracher son ar-
gent à une ruine désormais certaine et irrévo-
cable.
Cependant l'abbé de Oseney s'enfuyait loin de
l'assemblée de toute la vitesse de son cheval, et
paraissait ne pas entendre les avertissemens qu'il
recevait. « Mylord abbé, nous avons besoin rie
vous ! )i Mylord trottait toujours. « Mylord abbé,
nous avons besoin de vous! » criait le shérilF
d'une voix de tonnerre. Mylord faisait la sourde
oreille, et lançait même son cheval au galop,
lorsqu'il fût arrêté parle porte-joye, qui, lui
ùtant respectueusement son bonnet et le saluant
jusqu'à terre, essaya de remettre entre ses mains
l'ubominahle writ ofsummons, lec|uel lui or-
donnait « toutes affaires cessantes, de se rendre
en personne au parlement pour con-eiller le
roi sur les diverses propositions qui lui seraient
soumises; et régleravec lui les intérêts de l'élat.»
L'abbé de Oseney pouvait-il légalement ne pas
aller occuper au parlement la place que lui ré-
servait la constitution? Cette grave question,
longtemps débattue, n'est pas encore résolue au-
jourd'hui. Tout ce que nous sommes en droit
d'affirmer, c'est que, depuis un très grand nom-
bre d'années, aucun jirélat porteur d'un pareil
litre n'était venu s'asseoir parmi ses collèjiues.
Le dernier abbé avait déjoué avec tant d'habileté
les plans les plus savamment combinés pour le
contraindre à s'acquitter de ses devoirs parle-
mentaires, que les officiers de la chambre des
lords ne voulaient même plus essayer d'exécu-
ter à Oseney un writ ofsummons (1).
Un jour, un homme revêtu du costume de pé-
nitent, la figure amaigrie par le jeûne et b s re-
mords, sétaii présenté à la porte de l'abbaye, ré-
clamant à genoux un moment d'entretien avec le
père abbé. Il avait traversé, disait-il, une partie
de la France et de l'Angleterre pour venir dé|)o-
ser dans le sein d'un si illustre prélat le secret de
ses fautes, et lui demander quelques paroles de
miséricorde et de consolation. Touché par les
larmes de cet infortuné, le père abbé consentit
à le recevoir et à l'écouter ; mais à peine, laissés
seuls ensemble, eurent-ils commencé les piiô-
res d'usage en pareille circonstance, que le faux
pécheur se releva tout à coup, tira de dessous sa
robe un rouleau de parchemin, et somma son
confesseur, stupéfait et furieux, de se rendre au
parlement an jour etaulieu désignés. Cependant
(t) Quand \e writ vf stiinmons leur avait été remis
dans les délais fixés par la loi, privés alorsd'une excuse
légitime, les meiiibreii du clergé alléguuieiit diverses rai-
sonsafiii dese dispenser de se rendre au pailcment ; ils
ét.iienl retenus dans li-urs comtés, disaient-ils, par des
niidadics, par t'emhoiipoinl, la poulie, l'ajje, desinlir-
miles corporelles, des all'uires domestiques, l'impossibi-
lité de monter à clievul ou de supporter les fatigues d'un
voyage eu litiùie.
l'abbé ne se regarda pas comme vaincu. «Vous
avez trop bien joué votre rôle de pénitent, dit-il
h l'envoyé de la chancellerie, pour (|ue je ne
m'empresse pas de vous fournir un moyen de le
joiKT encore mieux, s'il est iiossible; avant de
vous accorder l'absolution <[ue vous désirez, j'ai
le droit devons imposer une pénitence propor-
tionnée à vos fautes ; cette pénitence ne se fera
pasatlendre. » En elFet, un quart-d'heure après,
le malheureux envoyé de la chancellerie, le
writ attaché sur la poitrine, les mains lices der-
rière le dos, recevait une volée de coups de bàlon
parfaitement bien aiq)li(|ués, et sortait de l'abbaye
tout à fait digne de porter désormais le costume
dont il s'était affublé.
Une autre fois, le messager fut agréablement
surpris par la cordialité inattendue de sa récep-
tion. Evénement plus que singulier, on l'avait
laissé entrer sans opposer aucune résistance.
L'abbé, prenant le writ avec un irès-profond
respect, le remit à son sénéchal, en l'avertissant
d'en avoir le plus grand soin. On conduisit en-
suite le messager dans la salle à manger, et on
le supplia humblement d'accepter quelques ra-
fraichissemens pour se remettre des fatigues de
la route. Refuser une aussi aimable invitation
était chose impossible. Aussitôt un énorme jdat,
caché sous un couvercle, fut placé sur la table
devant l'heureux convive , dont la curiosité et
la gourmandise se trouvèrent pendant quehpies
instans sigiilièrement excitées... Enfin, l'un des
moines enleva le couvercle... et découvrit... un
mets plus nouveau qu'appétissant... le writ de
parchemin fricassé dans la cire du grand sceau.
Au même moment. Ions les moines s'enfuirent,
toutes les portes se fermèrent à clef, les voûtes
de la salle à manger retentirent de joyeux éclats
de rire, elle pitancier avertit l'hôle du couvent
qu'on ne lui servirait un second plat que lors-
qu'il aurait complètement avalé et digéré le
premier. La menace reçut son exécution.
Après deux jours de solitude et d'abstinence,
les tourmens de la faim forcèrent le représen-
tant de la chancellerie de s'en retourner avec
son writ fricassé.
Le porte-joi/c, résolu de venger tousses pré-
décesseurs et de faire son devoir, en arrêtant
l'abbé de Oseney, tenait d'une main son cheval
par la bride, tandis que de l'aulre il s'efforçait
de glisser le writ fatal entre ses doigts.
— Doucement, doucement, maître porte-joye,
disait l'abbé, remettez ce parchemin dans votre
poche. Le dernier supérieur de notre ordre,
Richard de Droneburry, dont nous regrettons
encore la perte et dont j'ai été nommé le succes-
seur, bien que je sois indigne de le remplacer, a
obtenu de si beaux privilèges pour notre cou-
vent que nous bénirons toujours sa mémoire.
Nous avons droit chaijue année à douze daims
bien gras du parc de Woodstock, et à mille
fagots de bon bois, pour nous garantir du froid
pendant l'hiver. Enfin des lettres-patentes,
accordées aux sollicitations de ce saint homme,
déclarent que le révérend abbé de Oseney et
tous ses successeurs seront délivrés et exeiuptés
de l'obligation d'assister aux séances du parle-
ment, et ne i>ourront jamais être ni tenus ni
contraints de donner avis ou conseil au roi, ses
héritiers ou ses successeurs, pour quelque cause
ou sur quelque affaire (jue ce soit. Je sais cow-«
— 307 —
bien mylord chancelier désire remplir les sièges
vacans de membres tels que moi ; mais avec
ceslcttres-paleiilesje le défie. Je n'irai pas au
parlement.
— Alors, mylord , répondit le porlc-joye,
vous rendrez compte de votre conduite devant
le chancelier, lorsque les sceaux seront ouverts
dans VVestminsler-Ilall, sur la table de marbre.
Une accusation de rébellion vous rendra votre
raison, que vous paraissez avoir perdue...
Celle curieuse discussion se serait continuée
longtemps encore si le grand shérilî ne l'eût in-
terrompue en ordonnant à son clerc de lire le
writ entier i)ar lequel il était chargé de faire
nommer deux chevaliers par le comté, deux
citoyens par cha([uo cité et deux bourgeois par
chaque bourg, tous hommes prudens et sages,
et de les envoyer en présence du roi dans son
parlement, le jour et au lieu désignés, avec de
pleins pouvoirs d'approuver les résolutions que
prendrait le conseil commun; et le tout à ses
risques et périls.
La lecture du writ terminée, il se fit un pro-
fond silence. Le groupe principal des suiiors
s'éloigna du grand shérilî, comme s'il d'il été
un centre de répulsion ; et, après une conver-
sation animée avec ses collègues, l'un des princi-
paux yeomen, un geitHeman fariner, si nous
pouvons nous servir de cette expression moder-
ne, s'avança de quelques pas, et s'adressant à sir
Gilles :
— Voire seigneurie sait bien que nous,
pauvres commoiis, nous ne sommes pas forcés
de nous occuper d'élections. La plupart des
comtes et des barons du «/lî'rc, qui devraient
prendre la peine de choisir eux-nKÎmes des
c/ievaliers, étant absens pour le service du roi,
nous ne pouvons, et nous n'osons pas nommer
les représentans du comté. Ces graves affaires
ne touchent en rien de jiauvres gens tels que
nous; d'ailleurs , comment serions-nous en
état de connaître ceux qui mériteraient d'être
élus?
— Qu'est-ce que tout cela signifie, JohnStraf-
ford, dit le shérilf; ])ensez-\ous (|ue sa grince
se contente de semblables excuses ? iuiïors du
s/lire, vous êtes tenus et contraints de coopérer
aux choix des membres du comté, aussi bien
(|uc tons les barons du royaume. Faites votre
devoir, je vous l'ordonne au nom du roi.
— Prouvez vos allégations, sir shérilf, répliqua
John SlralFord ; lisez le statut, citez la loi, pro-
duisez les registres qui démontrent cpic nos de-
voirs de suitors nous obligent h prendic part
aux élections du parlement Apprenez donc,'
sir shérilî, que je me i)résenle dans cette cour
du <()nilé(oninie Willoriicy (fondé de pouvoirs)
et l'inlendant de sir Kobcrt de Vere.
— En vérité, mailre John^ s'empressa de ré-
pondre le shériff, vous ne sauriez m'annoncer
une plus agréable nouvelle. Vous souteniez, il
n'y a qu'un inslani, (pie le fardeau îles élections
devait rcloniJKr sur les comtes et les barons. Or,
vous n'iiïuorez point que, dans toutes les affaires
du ressort des cours de comté, les attorneys
possèdent, d'après un usage immémorial, le
droit de représenter leur maître, et de jouir de
loulcs leurs prérogatives. Lu conséipienec, si
vous ue voidez pas vous exposer au déplaisir
du roi, si vous tenez à voire vie, procédez à 10-
lection, ainsi que votre devoir vous y oblige et
que cela a été décidé_mainte et mainte fois dans
le Yorkshire (I).
L'atlorney désir Richard "de" Vere sentit la
force de l'argument du shériff, et murmurant
tout bas quelques mots qui pouvaient ])asser
pour un consentement, il réunit autour de lui
les autres intendans présens et les principaux
suitors. Après s'être jiendant longtemps consul-
té avec eux, il fit un signe de tête à un chevalier
bien monté, qui se trouvait à côté de sir Gilles,
et (]ui s'en éloigna peu à peu, tantôt avançant,
tantôt reculant, comme s'il n'était pas le mailre
des mouvemens trop brusques de son cheval.
Mais dès que ce chevalier eut dépassé l'enceinte
delà cour, John Strafford déclara d'une voii
retentissante que les suitors choisissaient sir Ri-
chard de l'ogeys pour l'im de leurs représentans.
L'étrange promenade désir Richard de Pogeys
n'avait pas échappé à l'attention du shériff, qui,
devinant sans peine la vérité, ordonna à ses
baillifs d'arrêter le corps du membre (que le
lecteur nous pardonne cette expression étrange,
empruntée aux anciens manuscrits). — Sir Ri-
chard, continua-t-il d'un ton irrité, vous serez
enfermé dans la prison du comté, jusqu'à ce
que deux cautions, deux francs-tenanciers ,
aient répondu pour vous que vous irez fidèle-
ment occuper votre place parmi les commotis ,
le premier jour de la session , selon les lois et
les coutumes du parlement (2).
Mais tout cela fut plus tôt dit que fait. Sir
Richard avait pris les devants, et s'enfuyait au
grand galop, plus vite encore que l'abbé de
Oseney. Obéissant aux ordres du shériff, les
baillifs se mirent à la poursuite du corps du
membre qu'ils étaient eharijés d'arrêter. Cet'e
chasse oi/ (/cpw/e'parnt amuser singulièrement
les suitors ; en effet, outre l'intérêt qu'elle leur
offi'ait en elle-même, pour eux elle devait né-
cessairement avoir un dénouement agréable. Si
le fugitif échappait, leur ennemi commun, le
shériff, serait condamné à une forte amende ; si,
au contraire, les baillifs parvenaient h saisir leur
proie, un individu géiiérabment détesté il cause
de sa dureté et de sa tyrannie domestique se
verrait contraint de remplir les importunes et
désagréables fonctions de représentant du pays.
Cependant, outre cette petite satisfaction qui
ne pouvaitéchapper aux suitors, le linsard leur
en accorda une autre, qu'ils espéraient sans
doute, mais sur laquelle ils ne comptaient pas.
Animé par les acclamations de la foule, le
cheval de sir Richard galoppait h travers champs,
(1) Pour ftic (îligililc, il fallait piisséiltT un ccil.iiu
revenu. On ne rcganlail pas alors la fortnni' comme mi
signe di'capacili': ; mais on ne nomm.iil ilepnlè^ que de
ricins propriélaires, afin de les C((ntrain<l re, pnr la
inen;ieede saisie de leurs bien.s, à s'jcquilter de leurs
devoirs parlemenlaires.
(2) A Tiipoqnc où sont censés se passer les faits r.jcon-
liis par M. l'algrave, les comtes elles barons se nuin-
truieut aussi peu disposiîs ;'i se rendre an parlement que
les mcnilires du clergé. Quand ils ne se refnsaienl pas
fsrmclienient d'aller remplir Unirs devoirs parlemen-
taires, ou ne répondaient pas par un ivfiis formel au
iiii'i( if smnnums, ils se faisaient accompagner d'une
suite si no II bri use d'bnmmes armés, que souvent le
rii inanifeslait un très vif désir dVirc privé de riiouneur
do Kur visilo, ou leur défendait d'amener des gens d'ar-
mes a\cc eux.
quand l'un de ses pieds de devant ayant glissé
sur le gazon, il s'aiiattit tout-à-eoup, et roula
avec son maître jusqu'au fond d'un fossé. La
cri d'effroi s'échappa de toutes les bouches.
Heureusement l'anxiété ne fut pas longue :
cheval et cavalier se relevèrent sans aucune
blessure. Blanche-Estoyle secoua deux ou trois
fois sa crinière, élernua et s'ap[>rêta à reprendre
sa course: mais avant que sir Richard eut eu
le temps de rattacher son épée et de se remettre
en selle, les baillifs essoullés arrivèrent auprès
de lui. Dick-othe Gyors essaya de le jeter à
terre, tandis que John Catchpole le saisissait
par le collet de son pourpoint. Une lutte dé-
sespérée s'engagea alors entre le deputémalgré
lui et les agens de la force publique. Après
avoir duré quelques minutes à peine, elle se
termina, à la grande joie des spectateurs, par
la déroute des deux fonctionnaires, dont l'uQ
revint en boitant, et l'autre avec un œil singu-
lièrement endommagé. Resté mailre du champ
de bataille, sir Richard remonta sur son cheval
et disparut bientôt à tous les yeux.
Voici comment le shériff, en renvoyant le
writ au chancelier, lui rendit compte de cette
affaire. Nous traduisons textuellement la répon-
se originale que l'archivisle de la Tour a eu
l'extrême obligeance de nous prêter.
«Sir Richard de Pogeys, chevalier, bien et
dûment élu par le comté, ayant refusé de don-
ner caution pour sa présence au parlement, au
jour et au lieu désignés, ayant de plus cruelle-
ment battu mes baillifs, an mépris du roi, de
sa couronne et de sa dignité, et s'étant caché
dans les Chiltern hundreds (1), terrain libre,
qui n'appartient pas au comté, et où, par con-
séquent, je ne puis entrer; je suis incapable
d'exécuter le writ, au moins en ce qui le con-
cerne. »
Aussitôt que le tumulte occasionné parcelle
chasse d'un nouveau genre se fut apaisé, sir
Gilles de .\rgentein commanda aux suitors de
procéder à l'éleclion d'un second chevalier,
ainsi que l'exigeait le writ. Quelques-uns des
assistans exprimèrent d'abord l'opinion que le
shériff avait le droit d'annuler l'élection désir
Richard, et de faire nommer un autre député à
sa place. Puis d'autres shires-meii prétenilirenl
qu'il était fort inutile d'élire jdiis d'un chevalier,
puisque. quel que fût leur nombre. les cheva'iers
d'un comté, de même que les citoyen,* repré-
sentant la ville de Londres, n'avaient qu'une
voix collective; mais personne ne paraissant
connaître d'une manière positive les usages
parlementaires sur deux points si import ins,
les propositions qui venaient d'être finies n'eu-
(I) Cei ancien domaine servait fréquemment au
tn izièir.c siiile, d'asile nu de sanctuaire auï chevaliers
du comiéquine vonlaieni pas élre ctinlraînis de se
rendre au parlement; car il formjil une juridiction dis-
tincte dans laquelle le sbérilT n'aTait aucune aulorjlé.
Anjourd'liui ce droit d'asile existe encore ficlionn.int
dans les occasions suivanles. En Angicicrre, il n"e>l pas
permis à un député de donner sj ditnission. Quand il
veut se mirer, il se f.iil nommer, par le roi, gouver-
neur du domaine des chisicrn //unjrfrf.s. L'acceptation
de cette place l'oblifcail à une réélection i laquelle il
ne se pré*enlo pas. .\ossitol que son succcss<'uresl élu,
il donne s,i démission de la place, qui se retrouve i la
disposition du premier député qui veut rentrer daoj l|
vie privée.
— 3^8
rent pas de suite, et sir Gilles de Argentein at-
tendit quelques instans la nomination d'un
second chevalier, avec une patience et une tran-
quillité qui caust^rent une surprise ijénérale.
Tout-à-coup un faucon que l'un des hommes
de la suite du grand shérilî tenait sur son poinj;
brisa la corde à laciuelle il était attaché, et s'é-
levant jusqu'au milieu desnua^jes, s'abattit sur
un pigeon dans un champ voisin de la cour.
Pendant que cet événement attirail l'attention
de la foule (Straffordsoulintloujoursque le fau-
con avait été lAché par l'ordre exprès de son
maître), le shérilî, échanj^eant quelques mots
avec les chevaliers qui l'entouraient, annonça
aux shiresmen que sir Thomas de Turberville
était élu par le comté, comme collègue "de sir
Richard de Pogeys au parlement, et que ,lohn-
Att Green et Richard Att VVood lui servaient de
cautions.
Cette déclaration fit éclater une explosion
universelle de mécontentement et d'indignation
parmi les s/iiresinen. Mais les cris s'apaisèrenlet
les sifflets se lurent lorsque John Strafford, pre-
nant de nouveau la parole, accusa hautement le
shérilî de fraude et de collusion. « Sir Gilles,
disait-il, vous vous rendez coupable du même
délit que vous avez déjà commis aux dernières
élections, quand vous nous forçâtes à payer
sept livres sterling pour les honoraires de votre
allié et cousin, sir Marmaduke Vavasour, ce
qui faisait la somme énorme de 4 shillings et g
pence par jour, c'est-à-dire seize sous de plus
que le tarif ordinaire. Nous n'avions pas élu sir
Marmaduke, et cependant vous lavez de votre
propre autorité nommé notre représentant.
Certainement, vous ne l'ignorez pas, nous au-
rions trouvé à louer îi un prix bien inférieur un
aussi bon et même un meilleur député, qui se
fnt chargé avec le plus grand plaisir de faire les
affaires du comté pour cinq livres, le parlement
eût-il siégé un mois entier et toutes les dépenses
du voyage comprises. »
A ces mots, les cris et les sifflets recommen-
cèrent plus violens que jamais ; des parolrs me-
naçantes furent échangées de part et d'autre,
déjà même plusieurs suitors s'armaient de
pierres, et frappaient la terre de leurs bâtons.
Mais la bannière de sir Gilles de Argenlein , sur
la(iuelle étaient peintes ses armoiiies, les trois
coupes d'argent, se dé|)loya dans l'air, les trom-
pettes sonnèrent, les chevaux se mirent en mou-
veir.ent, les yoemeii et les chevaliers, entourant
le shérilî, se frayèrent un chemin à travers la
foule indignée, et le meeting fut dissous.
Trulhs and fictions uj (lie middle âges.
^ (Renie Britannique).
LA C0.11TESSE DE SALISBURY
(I).
(Tout le monde sait quel fut l'amour du roi
Edouard iioui- la belle comtesse de Salisbury, en
l'honneur de la(pielle ce monarque fonda l'oi-
drelde la Jarretière; c'est cet amour que M.
Alexandre Dumas nous raconte dans son nouvel
(t) Deux volumes iu-8",chez Dumonl, libraire-édi-
t:ur, au PuliiisRoyal, 88.
ouvrage; mais il ne se borne pas à redire les
malheurs de cette passion royale, ce à quoi il
s'est attaché surtout, c'est à faire revivre la fi-
gure du roi Edouard , c'est à nous rendre té-
moins, pour ainsi dire, des événemens de ce beau
règne; si bien que dansées deux volumes In par-
tie purement historique lient le plus de place.
Ce livre est donc moins un roman qu'une his-
toire. Maintenant l'auteur a jeté sur ce double
thème son style chaud et coloré, ses scènes
dramatiques et passionnées, et il n'a point failli
à son talent ordinaire en ce genre , nous
n'aurons pas besoin d'ajouter que la Comtesse
de Salisbury est appelée à un grand succès. —
Au moment où commence l'extrait que l'on va
lire, Edouard d'Angleterre donne une passe
d'armes à Windsor; Guillaume de Douglas,
filleul du roi , et Guillaume de Montaigu , neveu
du comte de Salisbury, viennent d'entrer en
lice. Montaigu aime la comtesse en secret et lui
a servi de protecteur en mainte circonstance).
Les deux jeunes gens fondirent l'un sur l'au-
tre avec une telle impétuosité, qu'il leur fut im-
possible de prendre leurs mesures ; aussi , quoi-
que le fer des deux lances eilt touché les deux
casques, il glissa sur l'acier, en faisant jaillir des
étincelles; de sorte que les deux chevaliers,
emportés par leur course , passèrent outre, sans
s'être fait autre dommage. Cependant tous deux
arrêlèrenl leurs chevaux avec toute la force et
l'adresse d'écuyers consommés ; et, les ramenant
chacun à leur place , ils se préparèrent à une
nouvelle course.
Cette fois , Douglas dirigea le fer de sa lance
vers la large de son adversaire, et l'atteignit en
pleine poitrine avec tant de violence , qu'il la
brisa en trois monceaux , et qu'ébranlé du choc,
Guillaume plia jusque sur la croupe de son che-
val. Quant à celui-ci, il avait visé si jusle au ci-
mier, qu'il avait enlevé le casijue de la tête de
Douglas ; et cela si rudement , que le sang en
sortit à l'Ecossais par le nez et par la bouche. Au
premier moment, on le crut blessé gravement ;
mais lui-même fit signe que ce n'était lien, re-
piit un autre cas(|ue des mains de son écuyer,
demanda une lance neuve, et retourna prendre
«lu champ pour fournir sa troisième carrière.
Quanta Guillaume, il s'était redressé comme un
arbitre flexible (pie la brise courbe en passant;
puis , faisant voiler son cheval , il était aussilôl
allé prendre son poste , et attendait (jue son ad-
versaire fill prépara. Douglas ne le fit pas atten-
dre : les juges du camp donnèrent pour la troi-
sième fois le signal , et les deux jeunes gens s'é-
lancèrent l'un sur l'autre avec une rage que n'a-
vaient fait qu'augmenter les courses précédentes.
Cette fois, ils se rencontrèrent avec une telle
violence, que le cheval de Douglas s'élant cabré,
et la sangle du cheval de Guillaume s'étant rom-
pue, les deux champions roulèrent dans la pou-
sière. Aussitôt Douglas se releva sur ses pieds,
et Guillaume sur un genou. Mais avant que l'E-
cossais n'ei^t franchi la moitié de la distance qui
le séparait de son adversaire, il chancela, et l'on
put voir, au sang qui coulait le long de sa cui-
rasse, (|u'il était grièvement blessé. Les juges du
camp s'avancèrent aussitôt dans la lice, et croi-
sèrent leurs lances entre les deux jeunes gens;
Ce fut alors seulemsnl qu'ils s'aperçurent que
Guillaume aussi devait avoir reçu quelque grave
blessure; car, après avoir essayé de se relever,
il était retombé sur ses deux genoux et sur une
main. En effet, les deux adversaires s'étaient
donné coup pour coup ; la lance de Guillaume
avait percé la large de Douglas, et, glissant sur
la cuirasse, avait été s'enfoncer sous lépaulière,
tandis que celle de Douglas, traversant la visière,
avait atteint Guillaume au dessus du sourcil, et
s'était brisée, lui clouant son casque au front.
Les juges du camp comprirent bientôt la gra-
vité des deux blessures, et, sautant à bas de leurs
chevaux, ils furent les premiers à porter des se-
cours aux blessés ; messire Jean de Reaumont
courut à Douglas, et Salisbury à Guillaume ; et,
tandis qu'on emmenait l'Ecossais hors delà lice,
il essaya d'arracher le tronçon de la lance qui
était resté dans la plaie; mais Guillaume lui ar-
rêta la main.
— Non, mon oncle, lui dit-il , car j'ai peur
qu'avec le fer ne s'en aille la vie ; appelez seule-
ment un prêtre, car je voudrais mourir chré-
tiennement.
— Ne veux-tu pas un chirurgien d'abord ? s'é-
cria Salisbury.
— Cn prêtre, mon oncle ! un prêtre, je vous
dis ; il n'y a pas de temps à perdre, croyez-moi.
— Monseigneur, cria Salisbury à l'évêque de
Lincoln, qui était assis près de la reine, voulez-
vous venir, il y a danger de mort ?
La comtesse jeta un faible cri, plusieure
femmes s'évanouirent , et l'évêque, descendant
les degrés, vint prendre près du blessé la place
de Salisbury. ■"'
Alors, au milieu de la lice, retrouvant des for-
ces pour ce dernier acte de religion, Guillaume
de Montaigu à genoux et les mains jointes, se
confessa toutarmé: puis l'évêque de Lincoln lui
donna l'absolution en face de toutes ces dames
qui priaient pour le blessé et de tous ces cheva-
liers qui demandaient à Dieu la grâce de faire
une aussi sainte et aussi belle mort.
L'absolution donnée, Salisbury se rapprocha
de son neveu, lequel, étant en état de grâce et
ne craignant plus de mourir, cessa de s'opposer
à ce qu on tirât de sa blessure le fer qui y était
resté; alors Salisbuiy le fit coucher sur le dos ,
et, lui appuyant le pied sur la poitrine, il parvint
en se raidissant à lui arracher le tronçon de la
plaie : puis aussitôt débouclant le casque, qu'on
n'avait |)as pu ouvrir jusque-là, cloué qu'il était,
comme nous l'avons dit, au front du blessé, il
parvint à lui dégager la tête de son enveloppe
de fer. Guillaume était évanoui : ses écuyers ac-
coururent à son aide, et le comte de Salisbury,
aidé par eux, le transporta dans sa tente.
Aussitôt le médecin du roi arriva, envoyé par
Edouard lui- même, et examina le blessé. Salis-
bury, qui aimait Guillaume comme son enfant,
attendait avec anxiété la fin de l'examen; mais il
fut loin d'être favorable au jeune chevalier. Le
mire se fit apjxirter le fer de la lance : à la rouille
sanglanic qui le couvrait, il était facile de voir
qu'il avait pénétré (le la longueur de deux pou-
ces; aussi le médecin secoua-t-il la tête, en
homme (|ui n'espère pas grand'chose de bon. En
ce moment, des valets vinrent de la part du roi,
pour transporter Guillaume de iMontaigu dans
I
1
-^ 309 —
un apparlemenldu château de Windsor; mais le
médecin s'y opposa, le malade étant trop faible
pour supporter le transport.
Salisbury se vil forcé de quitter Guillaume
avant qu'il fût revenu à lui, car sa mission
l'appelait près d'Edouard : c'était le même soir
qu il devait partir pour aller chercher à Mar-
gaie l'ensjaijcment d'Olivier de Clisson, et lui
porter , ainsi qu'au sire de Harcourt , l'ordre
royal qui les remettait en liberté. Salisbury était
un de ces hommes chez qui les affections privées
ne passaient qu'aprèsles devoirs publics ; il quit-
ta donc Guillaume après l'avoir recommandé au
médecin comme s'd eût été son fils.
Quant à la comtesse, elle avait demandé au
roi la perm ission de ne pas assister au souper,
et le roi la lui avait accordée à l'instant même ;
car, ainsi que tous, il avait compris la douleur
qu'elle devait ressentir d'un pareil accident. On
savait avec quelle fidélité et quel respect le jeune
homme l'avait gardée pendant la captivité du
comte, et quoique plusieurs se fussent bien dou-
tés qu'il y avait dans la conduite de son jeune ne-
veu quelijue chose de plus tendre qu'un simple
lien de parenté, la réputation de vertu d'Ali.'i
était si bien établie, qu'elle n'avait aucunement
souffert de ce dévouement. Cependant, quoi-
qu'on eût rendu justice à la comtesse en ne
soupçonnant p^s la pureté de ses sentimens pour
son châtelain, elle n'en avait pas moins pour lui
une amitié presque fraternelle, à laquelle il faut
ajouter cette pitié tendre qu'éprouve presque
toujours une femme, si vertueuse qu'elle soit ,
pour l'homme qui l'aime secrètement et sans es-
poir.,,
Aussi, lorsqu'elle vit entrer Salisbury, n'es-
saya-t-elle point de cacher sa douleur aux yeux
de son mari, persuadée que lui moins que per-
sonne lui ferait un crime de ses larmes. En ef-
fet, Salisbury avait besoin de tout son courage
pour retenir les siennes; il venait prendre congé
d'elle, car, malgré les instances d'Edouard pour
le retenir, l'inflexible messager avait résolu d'ac-
complir une mission dont il comprenait toute
l'importance. 11 partit donc le soir même , re-
commandant Guillaume aux soins de la com-
tesse.
Cette séparation, quelque courte qu'elle dût
être, se faisait sous de si tristes auspices, qu'elle
fut accompagnée de part et d'autre d'une dou-
leur pressentimentalc telle, que, si Salisbury
eût été un homme d'un cœur moins dévoué à
son roi et d'un esprit moins ferme à ses devoirs,
il eût supplié Edouard de choisir ((uclque autre
pour achèvera sa place la négociation qu'il avait î
commencée; mais le comte, au moment où lui
vint celte pensée, la repoussa comme il eût l'ait
d'un crime, et, puisant une nouvelle force dans
la honte de sa faiblesse, il prit congé d'Alix, la
laissant maîtresse de l'attendre à Londres, ou de
retourner au château de Wark.
Ce qu'avait prévu le médecin était arrivé:
Guillaume était revenu à lui, et l'homme de la
science, (jui avait reçu d'Edouard l'ordre de soi-
gner égak'iiuMil les blessés , avait profite de ce
moment (lour se reiulrc iirès do Douglas, dont la
situation, quoique grave, était sans danger.
Quant à Guillaume, il était eu proie à une liè-
vre ardente, et, malgré sa faiblesse, il avait des
suffisaient à peine pour le maintenir sur son lit
Dans ces momens, il lui semblait voir une om-
bre vers la(iuelle il faisait tous ses efforts pour
s'élancer, et que, discret jusque dans son délire,
il appelait, sans la nommer, tantôt par des cris,
tanlôt par des prières. Ce fut dans un de ces mo-
mens d'exaltation que la comtesse leva tout à
coup la ta|)isserie qui pendait devant la porte de
la tente, faisant succéder la réalité de sa pré-
sence aux rêves fiévreux qui l'avaient précédée.
Par un mouvement naturel , les deux hommes
(|ui retenaient Guillaume le lâchèrent, en voyant
contre leur attente apparaître cet être fantasti-
que qu'il appelait, et Guillaume lui-même ,
comme si sa vision eût pris un corps, au lieu de
s'élancer en avant, fit sur son lit un mouvement
en arrière, les yeux fixes, la poitrine haletante,
et joignant les mains dans l'attitude d'un sup-
pliant. La comtesse fit un signe, et ceux qui
gardaient Guillaume sortirent, tout en se tenant
à la porte de la tente, afin de rentrer au premier
ordre qu'ils en recevaient.
— Est-ce vous, madame, dit Guillaume , ou
bien est-ce un ange qui a pris votre forme pour
me rendre plus doux le passage de cette vie à
l'autre ?
—C'est moi, Guillaume, répondit la comtesse :
votre oncle ne pouvait pas venir , car il est parti
pour le service du roi ; je n'ai pas voulu vous
laisser ainsi seul, et je suis venue, moi.
momeusdo délire pcudant IcsiiuclsdcuxLoiumcs i luercie d'eue venue.
— Oh! oui, oui, c'est bien votre vois, dit
Guillaume; je vous voyais quand vous étiez ab-
sente, mais je n'entendais pas vos paroles ; vous
avez, en entrant, suspendu le délire et chassé les
fantômes ! Est-ce bien vous ? je mourrai donc
heureux.
— Non , vous ne mourrez pas , Guillaume, re-
prit la comtesse , tendant au blessé une main
qu'il saisit avec un mélange de respect et d'a-
mour impossible à exprimer. Votre état n'est
point aussi désespéré que vous le croyez.
Guillaume sourit tristement.
— Ecoutez , lui dit-il , tout est bien comme
Dieu le fait, et mieux vaut mourir que de vivre
malheureux : n'essayez donc point de me trom-
per, madame , et n'usons point ce qui me reste
de force à me reprendre îi des espérances inuti-
les; ce que je regrette en mourant, madame,
c'est de n'être plus là pour vous garder.
— Me garder , Guillaume , et de (jui ? grâce à
Dieu , nos ennemis ont repassé la frontière.
— Oh! madame, interrompit Guillaume, vos
ennemis ne sont pas ceux c|ue vous craignez le
()lus : il en est un plus terrible pour vous que
tous ces brûleurs de villes écossais , que tous ces
preneurs de châteaux des frontières ; celui-là,
madame, sans que vous vous en doutiez , je vous
ai déjà garantie deux fois de lui, peut-être. Te-
nez , écoutez-moi ; tout à l'heure , j'avais le dé-
lire, mais le délire des mourans est peut-être
une double vue ! eh bien , au milieu de mon dé-
lire, je vous voyais dans les bras de cet Immmc ,
j'entendais vos cris; vous appeliez à l'aide et
personne ne venait , car j'étais retenu sur mon
lit par des liens de fer; j'aurais donné non pas
ma vie, puisque je vais mourir, mais mon amc .
entendez-vous, mon amc pendant toute l'éier-
nilé , pour aller à votre secours , et je ne le pou-
vais pas ; j'ai bien souffert, allez , cl je vous re-
— C'était de la folie , Guillaume , c'étaient les
rêves de la fièvre , car , je vous devine, vous vou-
lez parler du roi.
— Oui , »ui , c'est de lui que je parle; écou-
lez-moi, madame : peut- être tout à l'heure c'é-
tait du délire; mais maintenant ce n'en est plus :
vous voyez bien , n'est-ce pas, qu'en ce moment
j'ai toute ma raison ! Eh bien , tenez , je n'ai qu'à
fermer les yeux, et je vous revois i:omme je vous
voyais tout à l'heure , et j'entends vos cris; oh 1
tenez, c'est à m'en rendre fou.
— Guillaume, Guillaume , s'écria la comtesse,
effrayée elle-même de l'accent de vérité avec le-
quel lui parlait le mourant , du calme, je vous
en supplie.
— Oh ! oui , oui , du calme pour mourir ; je
vous en supplie , rendez-moi du calme.
— Que faut-il faire pour cela, répondit .Uix
avec un ton de profonde pitié; dites, et si c'est
en mon pouvoir , je le ferai.
— 11 faut partir, s'écria Guillaume, les yeux
étincelans, partir à l'instant même, vous éloi-
gner de cet homme. Je mourrai bien tout seul
maintenant que je vous ai vue; promettez-moi
de partir.
— Mais où voulez-vous que j'aille?
— Partout où il ne sera pas. Vous ne savez pas
combien il vous aime; vous n'avez pas vu cela,
vous, car, pour le voir , il fallait les yeux de la
jalousie; cet homme vous aime à commettre un
crime!
— Oh! vous m'épouvantez , Guillaume.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! je sens que je vais
mourir , mourir avant que vous soyez con-
vaincue que cet homme est capable de tout! ju-
rez-moi que vous partirez demain , cette nuit...
jurez-moi.
— Je vous le jure , Guillaume , dit .\lix. Mais
vous ne mourrez pas ; je retourne au château de
Wark, et, lorsque vous serez guéri, vous vien-
drez m'y rejoindre. Guillaume, quavez-vous?
— Seigneur, Seigneur, ayez piUé de moi!
murmura Guillaume.
— Guillaume! Guillaume! s'écria la comtesse
en se baissant vers lui. Mon Dieu! mon Dieu!
— \lix, Alix, balbutia Guillaume, adieu, je
vous aime. Alors , rassemblant toutes ses forces,
il jeta ses bras autour du cou de la comtesse , et
moitié la baissant vers lui , moitié se levant vers
elle, il toucha de ses lèvres les lèvres d'Alix, et
retomba sur son oreiller,
Elle avait reçu à la fois son premier baiser et
son dernier soupir.
Le Unulemain matin , la comtesse , comme elle
lavait promis la veille à Guillaume , alla prendre
congé de la reine , qui voulut d abord la retenir,
mais qui , admettant bientôt une excuse .lussi lé-
gitime que celle que faisait valoir Alix pour quit-
ter les fêles, n'insista que ce qu'il fallait pour
lui prouver le regret qu'elle avait de se séparer
d'elle. Quant à Edouard, après avoir fait, comme
la reine , quelques inslaïues . il céda comme elle,
cl avec ùuaird'inditïérence qui acheva de con-
vaincre la comtesse que ce malheureux jeune
homme dont elle regrettait la morl s'était alarmé
mal à propos; seulement, comme la comlwse
avait à iraverser des paxs dans lesquels, d'un
moment à l'aulre , les maraudeurs des trontières
faisaient irruption, le roi exii;ea qu'elle accepUt
une cscorle, el lui tit promettre de ne sarréler
— 310 —
(lUf ilaiis des villes closes ou des châteaux lor-
tifiés.
La comlesse se mil donc en roule, cl, le pre-
mier jour, s'arrêta à llerlfort, étant partie tard ,
et n'ayant pu faire que dix lieues pendant celte
journée : elle y trouva son logement préparé,
car un courrier marehait en avant, comme lors-
que la reine était en voyage : c'était une dernière
attention d'Edouard, et la comtesse n'y vit
qu'une courtoisie exagérée, mais qui s'expliquait
cependant par la vieille amitié que le roi portail
au comte de Salisbury.
Le jour suivant , elle se mit en route et vint
coucher à Northampton, où, grâce aux mêmes
précautions royales, elle trouva un ap|)artemenl
digne d'elle et de celui qui le lui offrait; seule-
ment, le chef de l'escorte vint la prévenir que la
journée du lendemain était forte, et que l'on
devrait partir de bonne heure si l'on voulait ar-
river jusqu'au logement que le roi avait faitpré-
parer.
En effet, ]a comtesse se mit en route avec
l'aube : sur le midi. 1 escorte s'arrêta à Leiccster,
et ne se remit en chemin que vers les trois heu-
res. Quoiqu'on (lit alors aux plus longs jours de
Tannée, la nuit était venue sans qu'on d'il aper-
çu à l'horizon aucune apparence de ville ni de
château. On continua de marcher deux heures
encore à peu prés, lorsque enfin on vil briller
une lumière dans les ténèbres. Quelques minu-
tes après, la lune, en se levant, découpa en vi-
gueur les tours et les murailles d'un château fort;
à mesure qu'on avançait, la comtesse croyait re-
connaître , à certains signes restés dans son sou-
venir , une résidence ipii lui était connue ; enfin,
en arrivant à la porte, son dernier doute dispa-
rut. Elle était au chMeau de Nottingham.
La comtesse frissonna malgré elle, car on se
rappelle que ce château gardait de sanglans sou-
venirs. Alix y entra donc avec une terreur qui
s'accrut encore lorsqu'elle vil que l'appartement
qu'on lui avait pié|>aré était la chambre même
où avait été arrêté Mortimer et où avait été tué
Dugdale : aussi n'eut-elle point le courage de
toucher au souper, se contentant de tremper ses
lèvres dans une coupe de vin épicé. Au reste il
n'y avait pas â se tromper à cette chambre, car
»-lic la counaissait bien: c'était la même où ma-
dame Philippe lui avait raconté toute cette tra-
gique aventure, le soir même de l'arrivée de
G.-'iilier de Mauny et du comte de Salisbuiy.
Si, alors iju'elle était près de la reine, entou-
rée de Si s femmes, et gardée par son fidèle châ-
telain Guillaume de Montaigu, elle n'avait pu
se soustraire à un senlimenl d'effroi, quelle ne
devait pas être sa terreur, aujourd'hui qu'elle se
trouvait seule dans ce même château, au milieu
dhorames presque inconnus, et le cœur tout
saignant encore de la mort récente de celui dont
chaque objet dans cette chambre lui rappelait le
respect ou l'empressement! Mais, hélas! iln'étail
plus là pour la garder ou la défendre , le pauvre
enfantau cœur dévoué, dont toutes les craintes
pour elle lui revenait à resi)ril à celte iieure.
Aussi élait-elle restée dans le fauteuil où elle
s'était assise. Le coude appuyé sur la table où
élail posée la lampe, n'osant tourner la tête der-
rière elle, de iicur lie voir quelque objet fantas-
tiuue, ijUoii|ue cii l.i("d'el le fut un souvenir réel:
'éultdelte cataille failc dans l'un des pilastres
de la cheminée par l'épée de Mortimer. La vue
de celle eniaille amena tout naturellement Alix
à se remémorer comment Mortimer avait été ar-
rêté. Elle se souvint d'un souterrain qui commu-
niquait aux fosses du château; d'un panneau
qui i;lissail dans la boiserie; elle se rappelait
bien que la reine lui avait dit que ce souterrain
était muré, et que ce panneau ne s'ouvrait plus;
mais n'importe, il lui était impossible de vaincre
sa terreur. Ce qui la redoublait encore, c'est
qu'elle attribuait à la fatigue de la journée un
engourdissement insurmonlalde , qu'elle crut
combattre en buvant de nouveau (juelques gor-
gées de vin épicé qu'elle avait déjà goûté en arri-
vant; mais loin que ce qu'elle prenait pour un
réactif produisit l'effet qu'elle en attendait, l'es-
pèce d'engourdissement qui avait commencé de
s'emparer d'elle n'en devint que plus intense.
Alors, elle se leva et voulut marcher; mais elle
fut forcée de se soutenir au fauteuil : tous les
objets paraissaient tourner autour d'elle , elle
sentait(iu'elle élaiten ce moment sous l'influence
d'un |Kiuvoir invincible, et qu'elle ne s'apparte-
nait jdus; elle vivait dans un monde d'où la réa-
lité avait disi)aru. La lueur tremblante de la
lampe animait jusqu'aux objets immobiles, les
figures sculp.tées des lambris se mouvaient dans
l'ombre ; il lui semblait entendre un bruit loin-
tain, pareil à celui d'une piu'te qui grince, mais
tout cela comme dans un rêve. Enfin, il lui vint
dans l'idée que ce vin qu'elle avait bu pouirait
bien être un narcotique dont elle éprouvait les
effets ; elle voulut appeler, mais la voix lui man-
qua. Alors, elle rassembla toutes ses forces pour
aller ouvrir la porte ; mais à peine eut-elle fait
quelques pas, qu'une réalité terrible succéda à
toutes ces visions. Un panneau de boiserie gli.ssa,
et un homme, s'élançant dans la chambre, la re-
tint dans Ses bras ail moment où elle allait tom-
ber évanouie
.... Sûr que la négociation etitaméé par Salis-
bury réussirait en son absence comme en sa pré-
sence, Edouard avait donc tourné entièrement
les yeux vers la Flandre ; aussi, lorsque le comte,
qui était de retour à Londres huit, jours après le
départ du roi, arriva au port de Sandwich, où
on lui avait dit (|u'il rejoindrait Edouard, il le
trouva parti depuis la veille , avec le comte de
Sufi'olU, Jean de Beaumont, le comte de Lan-
castre, le comte de Derby, et force b;:rons et che-
valiers, auxquels il avait donné rendez-vous dans
ce port, sans leur dire â quelle intention il les
rassemblait. Salisbury sélonna d'abord de n'a-
\oir point élé désigné pour fa re i)artie d'une
exjiédilion aussi importante ; mais, connaissant
la rapidité des résolutions d'Edouard, il présuma
que le projet qu'il accomplissait avait été arrêté
instantanément, et sur ipielqne nouvelle inat-
lendue ; en eonséquenoe, il résolut de rejoindre
la comtesse au château de Wark, et d'y attendre
les ordres du roi.
Le comte quitta, en conséquence, le bord de
la rner, et reprit â travers les terres sa route à
petites journées; car il élait sans suite aucune
et, par consé(|uent, n'avait qu'un seul cheval.
Or, comme en ces temps de guerre tout cheva-
lier avait l'habitude de marcher armé, il était
assez difficile que sa monture, si vigoureuse
((ii'elle fût, ayant à supjxjrter le poids de son
cavalier et de sa cuirasse, put l'aire plus de dix
a douze lieues par étape. Ce ne fut donc ((u'aii
bout de six jours de marche que le comte arriva
au haut des collines qui dominent Boxhurgh,
et du sommet desquelles il aperçut enfin le
château de Wark. Tout lui parut dans le même
étatoi'i ill'avait laissé : et cependant il éprouva
un mouvement de tristesse inexplicable à cette
vue, et ce mouvement fut si profond, qu'au lieu
de mettre son cheval au galop pour être quelques
instants plus tôt près de son Alix bien aimée, il
ralcniil son pas, au contraire, et ne s'a])procha
plus qu'en tremblant, et comme un homme sur
lequel plane un malheur qu'il ignore, mais
qu'un pressentiment avertit de l'existence de co
malheur. Cependant aucun changement visibla
ne justifiait de pareils présages : la bannière
Hottait sur sa tour, les sentinelles se prome-
naient sur les remparts de ce pas lent et mono-
tone qui indique que tout est tranciuille au de-
dans et au dehors. Quelques paysans des envi-
rons, qui venaient d'apjioi ter les vivres du len-
demain, sortaient parla grande porte, ef re-
gagnaient leurs villages. Salisbury eut un ins-
tant l'idée d'aller à eux et de les interroger;
maissurquoi ? il l'ignorait lui-même. 11 surmon-
ta donc ce moment de faiblesse, et, convaincu
par le témoignage de ses yeux que son imagina-
tion le trom|)ait, il fit prendre une allure plus
vive â son cheval, et parvint bientôt au bas de la
colline au sommet de laquelle était situé le châ-
teau. Arrivé là, il vit au signal delà sentinelle
qu'il était reconnu, et monta rapidement le sen-
tier qui conduisait à la plate forme.
Parvenu devant la porte, il trouva ses officiers
qui l'attendaient ; mais ce n'était pas par eux
seulement qu'il comptait être reçu. Alix ordi-
nairement était la première à venir au devantde
lui, et il ne voyait pas Alix. Cependant, si rapi-
dement qu'il eut gravi le sentier, on avait eu le
tem|is de la prévenir. IS'était-elle point au
château ? mais si elle n'y était i)as, où pouvait-
elle être ? Aussi le premier mot que prononça
le comte fut le nom de sa femme. Mais, sans lui
répondre, l'écuyer qui tenait la bride de son
cheval lui montra le château. Le comte, n'osant
pas le (piestionner davantage, mit pied à terre
et s'élança dans la cour : là, il s'arrêta un ins-
tant, car ne voyant pas la comtesse sur le per-
ron, comme il s'altendait à l'y trouver, il porta
successivement les yeux à toutes les fenêtres,
espérant l'apercevoir à l'une d'elles ; mais toutes
les fenêtres étaient fermées : alors il courut aux
marches aussi vite que lui permettait le poids
de son armure, et se dirigea vers l'appartement
de sa femme. Toutes les pièces qu'il devait tra-
verser pour y arriver étaient désertes ; enfin, en
ouvrant une dernière porte, il vit debout, sur le
seuil (le sa chambre, la comtesse toute vêtue de
noir, et si pâle qu'elle semblait près de trépasser.
Le comte demeura un instant tremblant et
muet à cet aspect, car il ne pouvait deviner ce
(|ui était arrivé; enfin, voyant que la comtesse
restait immobilj, ù s'avança vers elle, et rom-
pant le silence :
— Que vous est-il arrivé, madame, lui dit-il
d'une voix tremblante, et de qui portez-vous le
deuil ?
— Monseigneur, répondit la comtesse d'une
voixsi faible qu'à peine Salisbury put renteiij
— 311 —
je porte le deuil de votre honneur, qui m'a été
lâchement volé au ch.'iteau de Noltinfjham par
le roi Edouard d'Angleterre.
Alexandre Dumas.
a»^ ssa^a» Aas24i. (i).
I.
Le divertissement du fresque à Venise qui
commence d'ordinaire à la seconde fête de Tà-
ques et se continue jusqu'au jour de Saint-Jé-
rùme, c'est-à-dire jusqu'à la lin du mois de dé-
cembre, avait rassemblé en 17/0 une fort belle
compagnie à l'extrémité du grand canal.
Cette année , le fresque avait double raison
d'être fort couru : premièrement , l'ambassa-
deur de l'erse y était venu en cérémonie et avec
toute sa maison; secondement, le graveur Alexan-
dre-Longhi avait dessiné tous les costumes d'une
pompe menée par le comte Marco Savelli jus-
qu'au palais de sa future épouse Cornelia, fille
(lu comte l'amphili.
L'ambassadeur de Perse, qui tenait le milieu
du canal, le céda par une sorte d'admiration
courtoise aux sei)t gondoles du comte Marco
Savelli dès qu'elless'y montrèrent. ..Tous les gon-
doliers portaient la livrée du comte, l'un des
nobles les plus opulens de terre ferme et qui ne
laissait sa ville de Padoue derrière lui que parce
que la famille Pamphili l'attendait pour son
mariage à Venise.
Le nom de Marco Savelli , sans être un nom
vénitien, avait pourtant déjà retenti, et beau-
coup de femmes se disputaient l'honneur de se
laire remarquer par le Padouan. Sa haute répu-
tation de richesse l'avait mis vite en bonne odeur
dans une autre classe, les courtisanes; à deux
voyages différens du comte dans celte ville , au
carnaval, il y avait fait fine chère et grosse dé-
pense. Le buste à demi sorti hors de la gondole,
beaucoup de ces filles contemplaient avidement
le comte Savelli , trop occui>é des soins de sa
pompe conjugale pour leur prêter attention. La
figure du comte vous eût frappé dès l'abord par
je ne sais (|ucl air de passion hautaine et sinistre,
vous eussiez cru voir de ces portraits du sévère
Philippe II, qui semblent vous terrifier du fond
de leur cadre. Uessourcils fortement arqués, un
regard pénétrant et froid, un visage pâle et une
stature de géant, coiiTposaient les agrémens phy-
siques du noble comte Savelli ; mais il possédait
en revanche de (|uoi soutenir pendant huit ans à
lui seul la ban(]ue del Giro, et le trésor de Venise
se fût enrichi des bagues (ju'il y eût jetées.
Orné d'une foule de rubans qui fiotiaient en
grandes touffes sur son épaulé gauche, sa poi-
gnée d'épée et ses jarretières, le comte Savelli, qui
ralfolait avant tout des modes françaises , por-
tait, comme tout honnête praticien abusé par
son taillein-,un superbe habita la Louis \IV, mo-
difié en (juelques détails pour lui donner un
air plus conforme à la mode actuelle de France,
une badine à glands de corail et des diamans île
la plus belle eau à son doigt. La petitesse des
(1) Tout le monde sait que l'air des Marais-Poiiliiiscst
imprégné de uiiasiiies |nsllloi)tiels quifoiil vieillir avant
l'âge cl souvent doiiiieiu la imnt ; c'est cet air que Pou
uoDime «in'a Mtivn ou maCnria,
canaux par lesquels il avait passé, et la multi-
tude de gondoles au milieu desquelles il s'était
vu obligé de se faire jour, n'avaient rien gâté de
l'équipement etde la bonne mine de sa troupe,
quand il déboucha vis-à-vis l'église de Saint-
Jérémie, devant le palais de Cornelia.
Au nombre des spectateurs qui affluaient sur
le quai, pour jouir de la vue de celle pompe, la
figure du jeune peintre Gonzaga se fit jour bien-
tôt à travers mille autres. Gonzaga arrivait de
Murano où lavaient appelé quelques comman-
des. 11 parut stupéfait de ce qu'il vit et plus en-
core de ce qu'on lui raconta. S'esquivant tout
d'un coup de cette foule avec un grand cri , il
s'élança du (juai de Hialle à travers la ville.
Uneaussi brusque dispaiilion, et dans un mo-
ment aussi solennel, ne fut soumise heureuse-
ment à aucune analyse de moraliste, sans quoi
Gonzaga ehl été jugé sur ce seul chef d'accusa-
tion le plus fou ou le plus amoureux des mortels.
Ses manchettes contournées et mordues en mille
endroits auraient i)U faire croire qu'il venait d'a-
voij bataille avec quelque molosse enragé, et
cependant le triste Gongaza n'avait livré bataille
(|u'à lui-même. Un chagrin cruel, un désespoir
violent, l'agitaient sans doute, car il entra dans
une ruelle obscurede la place Saint-Barthélémy
où se trouvait la boutique dun pharmacien, et
lui demanda quelques gouttes de la fiole deau
roussâtre qu'il composait. Le pharmacien, vieil-
lard assez timide de son naturel, ne mancjua pas
de se rejeter sur les ordonnances de police, des-
quelles il appuya son refus ; dernièrement en-
core il avait vendu un flacon A'acqua tofa/ia à
un Padouan, un élranger,le comle Marco Savelli,
alchimiste fort distingué, puisqu'il lavait payé
au poids de l'or. Le lendemain on ne sait trop
comment la courtisane Bagata, sortant du Cours,
était tombée morte en montant dans la gondole
du comle Savelli. La police vénitienne avait fait
une descente chez le pharmacien. Le ciel voulut
par bonheur (ju'il eilt un cousin à la Quarantie
criminelle, ce qui lui procura labsolulion. Mais
depuis ce temps il ne tenait plus en boutiiiuc
que des drogues innocentes, et se souciait peu
d'avoir affaire à la justice.
— Le comte Marco Savelli lui-même se servi-
rait, monsieur, d'un peu de safran du Pérou
pour me graisser la patte en cas de pareille de-
mande , que j'aimerais mieux tourner connue
un écureil pour le reste de mes jours dans la
cage de la Chebba... On ne délivre du poison
qu'au médecin, c'est la règle.
— El c'est la règle'aussi cpie toute àme nohle
doit mourir! murmura douloureusement Gon-
zaga.
Au grand étonnement du pharmacien , Gon-
zaga saisit ..lors un couteau ijui traînait sur celle
table... Il allait s'en frap|icr quand le maître de
l'olfice l'arrêta.
— Que failes-vous là , par saint Théodore,
malheureux jeune l.omme? Est-ce une raison
parce que je ne vends plus île poison, grâce à
l'inquisitiou el aux dénonces .secrèles, pour que
vous atteuliez à vos jours par le fer? Voyons,
qu'avez-vous i" Je gage que celle nuil vous aurez
joué au Bidollo...
— Je ne joue jamais, reprit l'Espagnol avec un
dédain amer. Je suis venu chez vous pour élU'
dier la peinture; la simplicité de mon coslume
vous dit assez que je ne suis point un seigneur.
— C'est vrai, vous ne portez pas la poudre
comme le comle Savelli, qui me donna six du-
cats, et vous n'avez pas dépée.
— Jai mieux que cela, j'ai le sang de mes
maîtres dans les veines... Velasquez ne souffrait
pas un affront, cet indigne comle...
— Pourquoi iitdiqne, jeune homme? 11 épouse,
vient-onde médire, il n'y a qu'une heure, la
jeune et unique fille du vieux comte Pamphili ,
la belle Cornelia qui sera ce soir comtesse Sa-
velli et aura des palais où elle voudra... La Ba-
gata, que le comle affectionna tout un carnaval,
en avait un superbe proche du Rialle...
— Assez, assez! interrompit Gonzaga , dont
l'indignaiion se traduisait par la couleur em-
pourprée de ses joues, assez ! garde-loi , mau-
dit, d'accoujjler jamais un nom de courtisane à
ce nom de Cornelia ! Cornelia devenir lépouse
de Savelli, jamais !
— C'est cela, vous aimez, je le vois, la belle
Cornelia ! Vous n'êtes pas le seul , monsieur le
peintre. Quand elle passe en gondole ce ne sont
que bouquets noués de fils d'argent, musiques
et sonnets ([ui pleuvent sur elle ! .. Le vieux
Pamphili, son a'ieul, en est bien fier !... Tenez,
nous causons tous deux en bons amis... eh bien !
je s;iis à n'en pas douter par son médecin que le
digne vieillard a d'abord hésité jwur conclure
cet hymen ; hier encoie il élait résolu à ne pas
agréer la demande du comte Savelli, mais le sé-
nat lui a forcé la main, et la signora Cornelia...
— L'épouse aujourd'hui, n'est-ce pas ? reprit
le peintre en grinçant des dents. Honte et fu-
reur ! Comment la sauver ?... Ah ! Lue plume !
— En voici une... Ceci est moins meurtrier...
à la bonne heure.
— Prenez cet anneau, c'est tout ce que je pos-
sède en ce moment sur moi, gardez-le pour prix
du service que vous m'ullez rendre. Vous me
prêterez pour cette nuit votre boutique ; Corne-
lia, amenée par moi, y trouvera asile jusqu'aux
premiers rayonsdu soleil ; une banpie nouscon-
duira ensuite tousdeuxà l'usine. Je lui fais part
de mon projet dans cette lettre ((ue j'écris : fel-
tes-la porter j>ar voire garçon jusqu'au palais.
J'attendrai la réponse ici.
— Que faites-vous, jeune homme? vous nous
compromettez el je ne souffrirai pas...
— Silence, vieillard, cria 1 Espagnol en le me-
naçant du couteau qu il saisit sur le comptoir.
Tu as raison, je suis trop détiile pour me haltre
avec le comle, trop noble pour l'empoisonner
comme il a sans doute en.poisi>nné la Bagata ,
trop Espagnol pour souffrir lâchement uo lâ-
che. Donc, porte celte lellre, ou fais-la porter ;
viens en aide à Cornelia et non à moi... Ce que
tu vas faire le sera compté là-haut; mais si lu
résistes, malheur à loi !
Le vieillard eut peur, il sonna une petite clo-
che tl'argent, son aide de ph.)rmacic parut.
— Porte celle lellre au palais Pamphili, et re-
çois en échange ce houlon de perle.
Gonzala le détacha d une main tremblante de
son poignet dechemise.
Le messager partit ; une demi-heure après, la
cameiièrc de Cornelia remellait secrètement la
leiire à sa maitreiise, qui venait de sortir pâle et
tremblante de la chapelle du palais.
-^ y[i —
La ji'unt; lille lut ces mots qui terminaient la
lettre liu [leintre :
« Hier vous receviez mes serraens d'amour ,
Cornelia, aujourd'hui vous avez pour mari un
emiioisoiHicur et un tyran... Ju[;ez-vous , avant
<jue l>ieu vous juije! »
Le lrfsc|ue allait linir en ce moment, et lagon-
doit' du comte s'amarrant sous le noble palais
l'ampliili sapprélaità recevoir Cornelia pour la
conduire ù la demeure du comte. L'aïeul de la
jeune lille s'en fut la chercher à sa chambre, où
il la lri)u>a serrant dans son sein la lettre de
(ionzaga. La symphonie commençait ii la porte
deau ; Cornelia, vCtue d'une robe de brocard
d'argent et conduite par la main du maître or-
dinaire de ces cérémonies, qui est aussi le maî-
tre à danser, apparaissait déjà comme une blan-
che fée aux regards du comte iMarco Savelli ,
(juandtout d'un coup elle jeta son bouquet de
lil d'or et de point de Venise sur le parquet de
la chambre, fit le signe de la croix, et s'appro-
chant de la balustrade, s'élança dans le canal...
Un cri horrible retentit... Le Hanc de la jeune
fille avait porté sur l'angle de la gonilole de Sa-
velli ; le sang inondait les guirlandes de roses
blanches. On la releva, et on la porta dans sa
chambre ; le bas de sa robe mouillée décrivait
sur ses beaux pieds les plis d'une statue grec-
que. La vie semblait d'abord l'avoir quittée ; ce-
pendant le médecin du palais assura quelle
échapperait à la raort.j
II.
De retour chez lui, le comte, après avoir con-
gédié ses musiciens, se promena seul à grands
pas dansses apparteraens. Il ne pouvait s'expli-
quer cet acte inouï, imprévu; il résolut de man-
der le médecin de Cornelia.
Interrogé par le comte sur la santé de la jeune
fille, le médecin du palais Pamphili assura que
dès son enfance elle avait toujours paru fort
impressionnable et délicate , que la moindre
conUariété devenait pour elle une injure , et
qu'il suffisait de quelques fleurs renfermées le
soir dans sa chambre pour lui porter sur les
nerfs si cruellement , qu'il ne répondait pas des
extrémités auxquelles ou pouvait la voir selivrer
ensuite. Levicux Pamphili, continua-t-il, pourra
certifier à son excellence que sa première femme
Léoiupra Pamphili mourut folle. <Jr il est facile,
en observant Cornelia, de trouver dans son re-
gard cette incertitude et ce vague qui font crain-
dre un dérangement futur d'idées. La chute
violente que la jeune fille vient de faire ne peut
que confirmer malheureusement ces symiilùmes,
est donc indispensable qu'elle ne reçoive per-
unne, pas niénie son mari.
Pour que le médecin parlât de la sorte au
comte Savelli avec une dignité égyiitienne, et en
aspirant plusieurs pincées scieniifiiiuesde tabac,
1 fallait qu'il srtld'abord que Savelli le Padouan
n'avait guère fait qu'entrevoir sa belle fiancée à
deux reiirijesdilKreiiles. D'ailleurs le médecinjne
fai.-ait qu'un demi-mensunge : la folie présu-
mable de Cornelia était un conte; mais le ména-
gement dont il fallait entourer la jeune femme
était une vérité.
La beauté de Cornelia, qui avait fait bruit
dans Venise, tenait plulôl en elîet à un singu-
lier étaldeliiugiitur habituelle, à l'éclat d'une
peau mate et blanche comme la cire, qu'à l'a-
nimation brillante du teint et de la santé.
Cornelia dans sa plus tendre enfance était si dé-
bile qu'il fallait la porter en chaise à travers les
apparlemens et les galeries] du Palais. Plus
tard, comme toutes les genlitdonne , elle
ne vit le jour et public qu'à travers le grand
voile blanc de gaze fine et lustrée qui lui
descendait par derrière jusqu'au bas de sa
jupe dont les deux coins ornés de rubans étaient
soutenus à fleur de terre par des cordons atta-
chés à la ceinture. Jamais le soleil ne fana ce
teint admirable , soit que le négrillon étendit
sur sa téie le parasol, soit que ce beau voile ma-
jestueux des filles de Venise l'enfermât dans ses
plis comme une madone. Sescheveuxd'unblond
vénitien tombaient le matin sous le peigne en
ondoyant jusqu'à terre ; mais c'était tout ce
qu'elle pouvait faire que de se tenir debout à la
fenêtre le corps à demi penché sur le canal où
elle se mirait pendant cette première toilette.
Sa camerière la couchait bien vite à la suite de
cet exercice fatigant, ayant soin de renouveler
d'heure en heure à ses cheveux les grappes lé-
gères de Meurs qui les parfumaient.
Une de ces fleurs que les cheveux de Corne-
lia avaient touchée, devint, le jour de l'Ascen-
sion , la cause de tous ses malheurs.
Etendu mollement dans une gondole dont il
avait fait enlever la caponière pour respirer la
fraîcheur du soir, un jeune homme passsait ; la
Heur que jetait la caraérière tomba sur son
front. Il ne pouvait ignorer qu'il était alors de-
vant|le palais Pamphili, le marbre de ces balcons
jaspé de grandes veines rayonnait à la lune dé-
licieusement. Le jeune homme serra la fleur
dans sa poitrine ; le lendemain soir il revint sous
la fenêtre ; mais ce n'était plus la camerière de
Cornelia qui jetait l'œillet desséché , c'était la
jeune fille elle-même ! Cornelia , une apparition
de vierge ! Vous savez aussi bien que moi tous
les manèges d'amour à Venise : Gonzaga , simple
peintre, et Cornelia, fille d'un provéditeur, s'ai-
mèrent.
Le marquis Pamphili , qui raffolait des pein-
tres et des tableaux comme tous nos marquis ita-
liens, reçut le jeune homme. Il le consultait sur
ses moindres acquisitions, se réjouissait de le
voir simple et rangé; lui-même le prenait sou-
vent à la promenade pour l'amener à sa chère
Cornelia ; le vieillard sans défiance voyait entre
la jeune fille et le peintre une distance insurmon-
table.
Les deux enfans, ce mot leur convient , car
Gonzaga n'avait que vingt ans et Cornelia dix-
huit, vécurent heureux dans toute l'ignorance
primitive de cet amour. Gonzaga n'avait pas
d'autres joies que celles de Cornelia ; il ne cou-
rait ni les cafés ni les masques, il était, le pauvre
jeune peintre! en adoration naïve et sainte de-
vant cette perle de Venise enchâssée si délicate-
ment , il ne l'approchait qu'avec amour et res-
pect.
Le vieux marquis Pamphili, ancien conseiller
du doge, se voyait souvent à regret obligé de la
quitter pour quelque séance importante du
Plein-Conseil , le fconhomine n'ayant a;irès la
Seigneurie d'autre travail et d'autre occupation
sérieuse que sa petite-fille. Parée comme une
hâsse, Cornelia ae sortait guère du palais. Gon-
zaga sut mettre à profit les absences de Pamphili
pour l'y entretenir plus secrètement.
L'organisation de Gonzaga, sa nature fébrile,
chélive offraient trop de parité avec celle de la
jeune fille pour qu'il ne s'établit pas bientôt
entre eux unesympathie élégiaque, un commerce
naïf et triste. Jeunes tous deux, tous deux fra-
giles comme ce cristal où Venise boit lesdiamans
du vin de Chypre , les deux enfans se refugiè-
rentsous l'aile de leur amour; ainsi endormis et
serrés l'un contre l'autre , ils auraient fait envie
aux anges mêmes. Gonzaga habitait une mau-
vaise petite chambre dans la rue Ponte del Pa-
radiso , il peignait d'abord de grandes dames et
des bourgeoises ; peu à peu il se retira de leur
compa,3nie, si convenable qu'elle fût, et ne vou-
lut peindre qu'aux églises. A Saint-Jérémie , il
y a une madone de lui avec un bouquet de gre-
nades sur l'oreille et un voile de dentelles d'ar-
gent ; c'est le portrait de Cornelia !
Pendant qu'ilss'abandonnaient ainsi tous deux
aux plus charmantes espérances, à cette pléni-
tude de délices qui inonde les âmes jeunes et
tendres, ils étaient loin de penser aux aquilons
furieux qui devaient souffler bientôt contre cet
amour, et les courber comme l'aquilon fait des
épis.
Comme il n'arrive que trop souvent à Venise ,
la jeune fille ne fut prévenue de son hymen que
le matin même de la cérémonie. La veille encore,
elle causait d'amour avec Gonzaga à ce balcon ;
elle bâtissait avec son ami un palais de rêves en-
chantés, elle se voyait loin de Venise, leurs deux
cœurs à jamais liés à la même chaîne comme deux
plantes joyeuses qui se balancent dans un même
rayon desoleil. Tout d'un coup Pamphili, escorté
de la supérieure des dames sacristines de la Ce-
lestia, marraine de la jeune fille, était entré à sa
toilette.
— Cornelia, lui avait-il dit, vous épousez le
comte Marco Savelli. C'est un noble de terre fer-
me ; il viendra vous prendre aujourd'hui dans
sa gondole.
Anéantie, sans parole, Cornelia était tombée
dans les bras de sa marraine. Le vieux Pamphili
avait attribué à l'émotion naturelle d'une fiancée
ee accablement profond. Nul ne pouvait sauver
Cornelia; le jeune peintre, parti pour Murano,
ne devait revenir que fort tard dans la journée.
Cornelia rassembla toutes ses forces ; elle se laissa
habiller par sa marraine ; le fresque allait finir et
Gonzaga n'avait point encore paru ! Revêtue de
ses habits de fiancée, elle avait donné sa main à
Savelli, et se retirait pour conjurer la Madone
des Anges à son prie-dieu dans sa chambre
quand la lettre du peintre bouleversa toutes ses
idées. Cornelia, brisée par tant d'émotions subi-
tes, n'hésita point, ainsi qu'on l'a vu, à se choi-
sir pour linceul cette eau de Venise à laquelle
elle avait souri tant de fois!
m.
Cet événement avait cependant couru les cafés;
Gonzaga en avait appris les moindres détails
tout le premier à l'aide du messager qui avait
remis le billet à la jeune fille. Le désespoir du
pauvre jeune homme futprofond. Pendant trois
jours et trois nuits il fit le guet du côté delà
porte de terre sous les fenêtres de Cornelia, in-
terrogeant le moindre laquais, wêlaul à ses hvr
— 343 —
mes des prières brûlantes à Dieu, écoulant avec
avidité chaque Iiruit, et se frappant la iioitrine
comme un criminel. Gonzaga ne pouvait se di.vsi-
muler que c'était pour lui , pour lui seul, que
Cornelia souiïrait : il eût donné tout au monde
pour la soutenir dans ce rude assaut; mais la
consigne du palais était précise : nul au monde
n'approchait la malade que son docteur.
Par un contraste familier à toutes les grandes
■villes , et à Venise plus particulièrement qu'à
toute autre, non loin de ce beau palais Pamphili
où souffrait Cornelia , une autre demeure plus
obscure et presque enfouie s'emplissait à cer-
taines heures d'un son joyeux de guitares et de
musiques; c'était une maison de plaisir où l'on
donnait à manger, une sorte de tralloria à porte
basse, où pendant la nuit citadins , artisans et
étrangers venaient s'ébattre dans la compagnie
la plus débauchée de Venise.
Le jeune homme crut pourtant entrevoir la
fin de ses misères dans une lettre de Cornelia
que sa camérière lui remit un soir qu'épuisé de
fatigue et d'insomnie, il s'était laissé endormir
sous les fenêtres de la nouvelle comtesse Savelli.
Ivre de joie, Gonzaga courut à son logis donnant
près du Rialto; sa lampe de travail allumée par
son hdtesse se mourait sur sa table où étaient
épars quelques dessins : il en ranima la lueur
et parcourut avec avidité ces caractères tracés
par la main d'une femme aimée. Dans cette lettre,
ainsi que dans un miroir, se reflétait la longue
souffrance de Cornelia ; il était facile de voir
qu'elle était loin d'être encore rétablie : péni-
blement écrits et alignés , les mots semblaient
avoir coûté à Cornelia des efforts réels de tra-
vail. Cependant la comtesse Savelli terminait
l'épltre par une réclamation impérieuse de ses
lettres et de son portrait. Elle ajoutait qu'elle se
voyait obligée de lui interdire sa maison, et que
désormais il était libre. Gonzaga ressentit une
violente affliction à la lecture de celle lettre ; ses
genoux tremblaient, il lui sembla qu'il avait mal
lu... Reprenant phrase par phrase cette fatale
missive , il ne fut i)as longtemps à se convaincre
de la froideur de Cornelia , il sortit le cœur
serréet en marchant à grands pas.
La nuit enveloppait alors chaque rue et cha-
que canal; mais le désespoir de Gonzaga l'empê-
chait de prendre garde aux rares passans (ju'il
coudoyait; il marchait paie, agité, en proie à ces
réflexions au fond desquelles fermente une ven-
geance. Son pied le ramena bientôt vers le palais
de Cornelia ; les fenêtres étaient fermées; le pa-
lais des Pamphili avait l'air d'un noir tombeau...
Des voix tumultueuses retentirent bientôt à ses
oreilles et rompirent ce silence : c'était un bour-
donnement de monde encombrant la trattoria
dont je vous ai parlé, le balcon en demeurait
ouvert inq)udemment , et les girandoles ren-
voyaient leur flamme jusciu'au pavé. Des nègres
vêtus de camisoles hariolées s'y passaient les plats
de main en main ; les épées des convives, sus-
pendues aux clous de la tapisserie en cuir cor-
douan, et deux ou trois chaises à panaches
blancs attendant leurs maîtres avec des poriturs
en dehors de la maison, prouvaient assez le pou
de souci (jue les convives prenaient de leur ré-
putation en si mauvais lieu. Le nom de Savelli
ayant retenti soudain sur le balcon, une invin-
cible curiosiié p«u$salepçiutie à enUcr Uaus ce
gîte. Il demanda un masque et un domino, puis,
résolu de voir et d'entendre, il pénétra dans
l'assemblée. Sun inlroduci'ion n'excila aucun
murmure. Entre les convives (juelques-uns gar-
daient le masque , sans doute par un reste de
pudeu:-; les autres, comme les femmes réunies
chaque jour à ce banquet, avaient le front dé-
couvert.
— Bravo ! Savelli , s écrient-ils au milieu de
la chaleur du souper, tu nous reviens enfin après
Ion odyssée amoureuse ! Tes bons amisde Venise
te croyaient mort.
— Vous allez vite en besogne, messieurs, je
suis très-vivant; seulement, j'ai des idées noi-
res, et je ne veux voir qu'en rose. Marquis Fla-
vion, passe-moi du vin d'Espagne.
— A la bonne heure , comte, dit l'une des
femmes, je le retrouve, et tu vas satisfaire à cette
obligation que lu m'as souscrite, il y a un an.
Lis plutôt : mille pistoles à la chevalière Konsi.
— Peste soit de ma signature! Elle n'est pas
valahle; j'étais garçon alors, aujourd'hui je suis
marié.
— Marié! oh ! oui... je le sais mieux que per-
sonne, poursuivit la chevalière en ricanant. Tu
est complètement marié. Rien n'y manque.
— Que voulez-vous dire ?
— D'abord , Savelli , il est inutile de me re-
garder avec ces yeux de chacal effaré qui fe-
raient peur à toute autre femme qu'à moi. On
sait, mon trèscher, et je sais mieux que d'autres
la façon dont vous dépéchez vos maîtresses...
L'exemple de la Bagala, ma bonne amie...
— Assez , couleuvre ! cesseras-tu de siffler ?
dit le comte en brisantson verre entre ses doigts.
Il se rassit; ses lèvres se touchaient convulsive-
ment.
— Alors paie-moi ta dette.
— Je ne te dois rien; tu es devenue laide à
faire peur.
— Je tiens mieux mes engageraens, Savelli ; je
le dois une revanche, et je m'acquitte. J'ignorais
que tu fusses encore à Venise, .«ans quoi je t'au-
rais plutôt remis ce billet... Il est tombé du cor-
sage de Cornelia le jour desa chute; noble comte,
prends et lis.
Savelli développa ce billet; il lut ce que Gon-
zaga avait écrit; mais la lettre était sans signa-
ture... Il froissait le papier avec rage dans ^sa
main droite.
— Qu'astu donc ? continua la Ronsi , ce n'est
qu'un billet que le vent a jeté au fresque , il y a
un mois, jusque sur mes genoux dans ma gon-
dole. Reste à savoir quel est ce rival heureux...
— Heureux ou non! s'écria Savelli en se le-
vant. Je tuerai Cornelia ou je te tuerai.
— Comme tu as tué la Bagala, nesl-ce pas,
Savelli i' tu serais bien biche !
— Vile courtisane, tu m'insulles! Je vais voir
si tes cheveux sont à loi.
Disant ainsi, le comte soulevait par les che-
veux la misérable créature. Les convives hébétés
le regardaient faire, habitués qu'ils étaient à ne
prendre parti pour aucune de ces syrènes.
— Comte Savelli ! vous battez une femme, in-
terrompit brusquement Gonzaga en menant son
masiiue à lias ; comte Savelli , vous feriez mieux
d'aller voir en face de cette maison si Cornelia
existe encore. En fait de courtisanes, ah! vous
noble comte; c'eslbon à savoir, je m'en souvien-
drai.
11 jeta un coup d'œil méprisant à Savelli ; et
ramenant brusquement son manteau sur lui, il
s échappa de ce lieu... Personne ne songea à le
poursuivre , même l'hôte. Ce nouveau venu les
glaçait de crainte : c'était peut-ê re un ami des
Dix , un espion. Savelli , outragé de rage, arma
lun de ses pistolets et sortit. Arrivé au détour
du palais Pamphili , il vit un homme qui se
préparait à pousser en sortant lune des grilles.
— Qui es-tu '.' lui demanda le comte avec une
voix assourdie par le vin et la colère.
— Le médecin du palais , monseigneur, vous
le savez.
— Alors lu vas me dire quel est mon rival. Tu
vas mourir, car tu m'as trompé.
— Pitié ! monseigneur, murmura le médecin ,
ce pistolet...
— l'arle , te dis-je , c'est le seul,moyen d'avoir
ta gràee.
— Je vous ferai , monseigneur, une confession
entière...
Conduisant le médecin sous le rayon oblique
d'une petite Madone illuminée, le comte l'écouta
quebiues secondes avec une im[iatiente avidité ;
il le regarda bientôt s'éloigner, et (irotitant de la
grille encore ouverte , il franchit les degrés du
palais. Cornelia reposait , le vieux Pamphili
priait dans un livre à côté d'elle.
Le retentissement que les pas du comte im-
primèrent au parquet réveilla bientôt la jeune
comtesse.
— Pardon, Cornelia, lui dit le comte, d'un
ton plus affectueux que de coutume, je quitte à
l'instant même votre médecin qui vous trouve
beaucoup mieux. Il vousprescril même le voyage
comme un auxiliaire à ses remèdes. Le change-
ment de climat ne peut que vous être salutaire.
Des affaires importantes m'appelant à Rome
no\is pourrons d abord gagner Padoue , pour
vous remettre; nous accomplirons ensuite noire
voyage. Marquis Pamphili , vous m'ex'-userez de
vous,ravir Cornelia, je vous la.rendrai belle, heu-
reuse !
—Après demain! songez-y, comtesse, et faites
vos dispositions!
11 s'éloigna , la fille des Pamphili ne fit aucune
ob|ection à la volonté de eel homme. Quelques
lignes de Gonzaga venaient de lui apprendre
qu'il ipiittait Venise la null même.
Le surlendemain , le vieux Pamphili étendait
les mains sur la blonde lête de la comtesse, avec
un soupir. C'était la dernière branche de sa
maison que le vent jaloux lui enlevait !
IV.
Deux semaines après ceci, Cornelia at-
teignait les limites île Terraciue. l/C cirrosse
ailelé de trois chevaux roulait au pas dans la
plus profonde obscurité par le labyrinthe de
rues i|ue présente cette ville, quand le comte, à
cheval, suivi de deux pay^ans, la torche au poing,
se montra bienlôtà la portière; et. secouant la
résine de son llambeau. promena sur la cara-
vane de la eomle.-ise la lueur d'un météore.
Etendue mollement au fond du carrosse, Cor-
nelia prêtait l'oreille aux causeries de sa camé-
rière. donna Carltea, fille vieille et b.ivarde.
balicz les uuc» «t vous empoisounw les «ulrcj, j qui lut rseonioil Ic^ liijwircs t;alam« du der-
314 —
nier doge. Le mouvement de la route autant
que les histoires de Caritea l'avaient assoupie;
car elle oiiviilde (ji'aiuls yeux en aiieroevant
Savelli dont la noire sillioiiette se détachait sur
le lirouillard |)roiluil par les torches. D'une voix
pleine de douceur, il ilemanda ù la comtesse
comment elle se trouvait : Savelli lui présentait
un bouquet entouré de feuilles de cédrats et
d'oranytrs.
— A l'odeur de ce houquet, tornelia, vous
pourrez ju^er de la végélalion de ces contrées...
Voyez ! le beau ndmosa ! cette Heur que vous
aimez ! La villa dont les porless'ouvriront pour
vous, dans une heure, n'est pas une campagne,
c'est un jardin. Là, vous trouverez rassemblés
les myrtes, les jasmins, les plantes oiloi itérantes;
les coteaux sont couverts de vignes et d'oliviers ;
le colon, l'indijjo, mûrissent dans ces belles
plaines. J'avais à cœur de faire en ce lieu l'ac-
quisilion d'un domaine, et, ce domaine, quinze
jours m'ont sudi pour le renilre di^jne de vous.
iMes architectes se sont surpassés, Cornelia ! (Je
qui n'était iju'un caravansérail de marcliands
dans le désert, est devenu une villa, que m'en-
vieraient les liorghèse ! Quelques mosaïques res-
tent encore à cuuenler, les [jens du pays les
achèveront. Vous serez là comme une lée dans
son palais !
Sur un geste du comte, on renouvela les che-
vaux ; ils lurent doublés en nombre, et ils en-
Irainèrent bientôt Cornelia par les marais.
La lune ylissait alors rapidement entre les
nuages; de toutes parts, les palmiers et les plan-
tes africaines déposaient en laveur du luxe de
cette nature, sur la()uelle pesait cependant un
ciel de plomb. A l'entrée des Marais-l'ontins,
Cornelia s'était vue d'abord attirée par le mur-
mure d une liiu|,iile lonlaine, la fontaine léro-
nia ; peu à peu elle resseiiiil les symptômes d'un
invincible sommeil; mais le comte, qui avait
quitté son cheval alin de prendre place à côté
d'elle dans le carrosse, lui taisait respirer l'odeur
du bouquet ; sa vigilance ne la (|uillait pas.
Entre l'crracine et iortrepouii s ékvail l'é-
ti'ange villa, bàiie ou plutôt jetée au milieu de
ces plaines riantes et fertiles sur lesquelles pas-
saient alors quelques nuages argentés; elle appa-
rut bientôt comme un blanc fantôme à la com-
tesse. ,
Entré dans la cour, dont le majordome de
Savelli ouvrit la grille, le comte renvoya ses
paysans et les gens delà comtesse; il les paya
grassement, et franchit le premier les degrés de
marbre de la villa...
Cet isolement résolu fit trembler donaCaritea :
mais la comtesse n'y lit pas grande attention. Le
majordome conduisit Cornelia dans la salle du
souper ; les plus beaux fruits l'y attendaient, la
table était servie avec somptuosité. De toutes
parts le jaspe et le marbre, des coupes de cristal
de roche , des verres à filigranes de Venise, des
timbales ornées de jiorlrails ; tout le luxe d'un
comte padouan émigré ou exilé de sa ville. Les
parfums des citroniers entraient par les balcons
entrouverts ; les plantes balançaient leurs tiges
5ur le gazon; les cascatelles murniurjient de
douces eantilèncs. De longuesallées de palmiers,
des berceaux Aagruini répandant une odeur
délicieuse, recevaient de la vapeur bleue de la
luue ua aspect maguiliquc, une coloration fan-
tastique. Illuminées par les mille reflets de l'as-
tre, les vitres du palais avaient l'air d'autant de
lucioles volantes. Les lointains fauves et dépouil-
lés se perdaient alors dans un vaporeux brouil-
lard ; nul bruit ne troublait la jilaine , nulle
autre plainte dans cette solitude que celle du
vent. Le comte s'assit, et se fit un devoir de
présenter lui-même à Cornelia les plus beaux
fruits.
— Vous plairez-vous ici, lui dit-il? Cornelia,
rien ne vous manque. Voyez ces granits d'Egypte
qui n'attendent que le marteau, ces statues, ces
marbi(s, que j'ai lait éclore comme sous la ba-
guette d'un magicien. L'intérieur du jialais ré-
pond à ces bassins et à ces terrasses. Parlez.
Kegrettoz-vous encore Venise? Hélas! Cornelia,
moi je pais, je me vois forcé de ni'éloigner, je
serai à Home demain. Mais je m'empresserai de
revenir, blonde Cornelia qui m'aimez ! En at-
tendant, ce digne majordome fera près de vous
les fonctions d'intendant. Voici encore un nègre
«jue je vous laisse; il est très-enlendu, il fait la
cuisine comme un ange. Son plus grand mérite
estil'étre muet, et voilà pourquoi je l'ai choisi.
Adieu, comtesse, votre teint va se relever ici,
votre santé va renaître. Vous n'aurez pas à
m'accHser d'être un aiari soupçonneux et incom-
mode. 11 y a dans votre chambre un clavecin;
son toucher vous distraira. Si cette villa n'a que
des mosaïques au lieu de peintures, ne m'en
voulez pas, charmante amie. J'ai fait chercher,
cesjours-(;i, par tout Venise, un peintre espa-
gnol nommé Gonzaga pour me retracer ici quel-
ques sujets, le pauvre jeune homme est mort...
— Mort ! s'écria la comtesseen se levant droite
et pâle.
— Mort, à ce que l'on m'a écrit. Je ne vois
pas ce que cela peut vous faire. Ce jeune homme
peignait, dit-on, la figure avec assez de bonheur.
Je regrette que son talent m'ait manqué.
Savelli ne se donna pas la peine de continuer.
Cornelia venait de tomber évanouie. Dona Cari-
tea la soutint ; aidée par le majordome et la
camérière, elle remonta une demi-heure après
dans sa chambre. Le comte n'avait pas perdu un
seul de ses moiivemens, il partit dans la nuit
même après lui avoir baisé la main comme de
coutume.
Huit jours se passèrent dans celte singulière
demeure, huit jours pendant lesquels Cornelia
ne sortit pas. Accoudée le soir au balcon de la
villa, elle se contentait, la pauvre femme, de
contempler tl'un œil triste cet invariable paysa-
ge, d'aspirer cet air qu'elle ignorait être impré-
gné de mort. La nouvelle de la mort de Gonza-
ga l'avait replongée dans un abime de tristesses :
elle le voyait lâchement assassiné, le comte avait
peut-être découvert le secret de son amour,
laversionde Cornelia pour Savelli ne se trahis-
sait-elle pas par ses moindres gestes ? Le séjour
de ces marais infects et cependant si fertiles
jeta bientôt la comtesse dans une somnolence
morbide; elle en ignorait la cause, le major-
dome ayant soin qu'elle ne mît jamais le pied
dehors. Etendue sur un soiiha, que sa camérière
lui roulait vers la terrasse, Cornelia écoutait un
soir la chanson d'une femme du pays qui était
venue à la villa du comte apporter quelques
provisions, lorsqu'elle se prit à lui demander
quel était son <'ige ?
La fcmmeà la(iiielle la comtesse adressait cette
question était ridée et jaune à faire frémir, elle
avuit l'air d'une pazza d'Italie qui a longtemps
demandé l'aumône par les chemins.
— Vingt ans ! répondit cette femme.
— Vingt ans! s'écria douloureusement la com-
tesse.
— Cela n'est pas étonnant, reprit l'italienne
de Terracine , on ne passe pas trente ans dans
notre pays.
Ce mot fut un éclair pour Cornelia. Elle se le-
va, saisit le bras de l'Italienne, et se dirigea vers
la grille.
— Que faites-vous, madame, s'écria le major-
dome. 11 y a un bout de chemin un peu fort
d'ici à la ville. Les chevaux ne l'achèvent eux-
mêmes qu'en trois heures.
— Qu'importe ? je marcherai, tu me i>orteras,
Caritea. Mais vois-tu, je Irerable, j'ai fioid ici.
— Monsieur le comte me chasserait si je lais-
sais seulement madame errer au-delà du parc.
M. le comte ne peut d'ailleurs tarder, il revien-
dra, nous a-t-il dit.
— Auriez-vous reçu des lettrés?
— Aucune encore , madame.
— Batista, vous étiez le majordome du comte ;
laissez-moi fuir, vous serez l'intendant du mar-
quis Pamphili, je vous le promets.
— Impossible, madame la comtesse; mais je
vous le répète, son excellence a dû quitter Rome
hier...
Huit jours nouveaux se pas.sèrent ; Savelli ne
venait pas. Le désespoir s'emiiara de Cornelia.
Cne nuit, elle se dirigea vers la grille oîi Battista
veillait d'habitude.
— Batista, lui dit-elTé, si vous ne me procu-
rez pas des chevaux, je me briserai le front con-
tre cette grille. Quelqu'un que je chérissais est
mort, et je veux aller à la ville prochaine savoir
de ses nouvelles , entendez-vous ? Oh ! mon
Dieu! mon [)ieu ! reprit-elle en sanglottant, et
en regardant à la lune la figure de son gardien,
il ne m'entend pas, ce n'est plus Battista, c'est le
nègre, le muet... ((n'est devenu Battista ?
— Je l'ai fait remplacer, madame la comtesse,
il m'aurait trahi, répliqua le comte qui entrait.
A ses bottes poudreuses , à son teint hàlé du
soleil, on devinait aisément qu'il venait de faire
une longue route.
— Cornelia, reprit-il, vous êtes ici dans votre
tombeau !
La comtesse recula , les yeiix de Savelli lan-
çaient la foudre. Elle tomba à ses genoux, en
criant : Grâce, grâce, monseigneur !
— Cornelia , poursuivit le comte, reconnais-
sez-vous ce billet? Ce billet vous fut écrit par
votre amant, le jour de mon mariage ; ce billet,
une fille de joie me l'a jeté à la face dans un sou-
per, il m'a fait couvrir de la risée de tous, Cor-
nelia ; ce billet c'est bien le peintre Gonzaga qui
l'écrivit ?
— GoTizaga est mort, ne me l'avez-vous pas
dit ?... mais comment est-il mort ? oh ! Savelli ,
dites-le !
— Peu t'importe, femme ? Tu vois que dans
ce billeton me traite de lyran et d'empoisonneur,
dis ai-je bien mérité maintenant ces deux nom.s?
— Empoisonneur et tyran ! oh ! cela n'est que
trop vrai ! reprit-elle en san;;loltant et en se
couvrant le visage.
— Je le fais horreur, n'est-ce pas ? Nous au-
tres noliles (le Venise , voilà iiourlant comme
nous sommes accoulumés de nous v("nj;er.
— Tu mens, Savelli, on ne tue (jue la lemine,
la femme qui vous trompe ou qui voushail;
mais on se bat avec son rival , on ne le fait pas
assassiner.
— l,c comte Savelli n'est point coui>alile de
cette mort, interrompit brusquement un homme
dont les traits et le costume n'annonçaient que
lro|i la mi-sère; Savelli, me reconnais-tu!' Je
suis le peintre Gonzaija !
La Comtesse poussa un cri; elle tomba sur le
sable , (larilea survenait, elle soutint sa mai-
tresse. Troi- conladiiii de mauvaise mine accom-
pagnaient le peintre (|ui les avait échelonnés à
la grille de la villa. Savelli eut peur, il se lut.
Gonzaga reprit en se plaçant devant la com-
tesse qu'il protégeait delà lame de son poignard !
— Tu ne nie lucras pas, tu aurais dû me tuer
déjà deux fois , la jiremière quand je t'ai empê-
ché de traîner jiar les cheveux une prosttuée, la
seconde quand, sous l'habit d'un pénilent, habit
que je n'ai jias eu le courage de porter plus
d'une semaine, je t'ai dit à l'adoue que lu désho-
norais le temple de Dieu, et que tu devais sortir.
— Misérable ! hurla le comte.
— Rassure-tc, Savelli, je viens le réclamer
un dé|)dl sacré, voilà tout. Tu as eu tort de ren-
voyer l!:illisla , ce malin même il m'a tout ap-
])ii,s. Dieu a voulu que je me dirigeasse vers
Rome d'oii tu reviens, je m'élais mis sous l'es-
corte de ces trois conladini de Fico, lorsque ton
majordome , que le vin de Terracine a fait par-
ler, m'a conté ton exécrable dessein. Tu as vou-
lu, n'est-ce pas, (|ue Cornelia périt victime de
cet air maudit, de ces marais oii la peste et la
mort veillent ensemble ? Tu as voulu (lue la
pauvre femme s'éteignît au milieu de ces mias-
mes mortels comme une jeune et belle (!eur des-
séchée aux vapeurs de ce déseit. Mais de quel
droit as-tu voulu cela , démon ? Comte Savelli ,
celte femme n'est plus à toi, cette femme m'ap-
partient, je vais l'emmener à demi mourante
dans cette litière qui est à toi ; si tu lèves le bras,
tu es mort !
En prononçant ces paroles, Gonzaga avait sai-
sila comtesse, et se disposait à l'entrainer; mais
le bras pesa'nt de Cornelia retomba bien vile à
teire : alfaissée sur ses genoux comme la Made-
laine de Canova, elle râlait son dernier sou|)ir...
Penché sur elle, et respirant son haleine,
Gonzaga la couvrait de ses baisers , ipiand il vit
le comte s'élancer sur lui d'un bond furieux et
le fra|)|)erile la pointe de son poignard. La lame
effleura le sein, mais elle glissa sur le sayon de
chèvre que le peiiHre portait ; lescontadinl cou-
rurent à Savelli et le désarmèrent.
— Gonzaga ! cria la comtesse d'une voix mou-
rante.
Les dents de Cornelia claquaient la fièvre, elle
Succombait à ces secousses répétées. Ils pou-
vaient à peine se reconnailre, Gonzaga et elle,
tant le malheur et la souffrance les avaient
changés.
— Cornelia, s'écria-t-il désespéré, en voyant
que la comiesse succombait.
i 11 se suspemlit une dernière fois îi ses lèvres...
Cornelia lui rendit son unie dans ce suprême
baiser.
— Et maintenant, justice soit faite sur toi, Sa-
velli, et devant témoins, murmura le peintre;
approchez, vousautres,contadini deFico,et voyez
comme je me venge !
Les trois conladini poussèrent un cri , Gon-
zaga venait d'implanter son poignard au cœur
de Savelli, comme la llèche au coeur du chêne.
Au même instant le majordome lialtista, suivi
de quelques cavaliers de Terracine que leur vê-
tement faisait assez reconnaître pour des bari-
gels et des huissiers de justice, arrivait en toute
bile. Ils trouvèrent deux corps, celui de Savelli
que les conladini relevaient, encore tiède ; celui
de la comtesse, cadavre livide et morne que le
peintre tenait embrassé.
— Quelle est cette femme ? demanda le ba-
rigel.
— La comtesse Cornelia Savelli, répondit le
peinlre en s'avançant de lui-même. Le corale
Savelli l'a fait mourir ici par la maP aria ; re-
levez son corps, c'est un ange de plus au ciel !
— Et le meurtrier du comte ?
— C'est moi, moi Gonzaga, poursuivit-il fière-
ment. J'ai tué cet homme parci; qu'il avait em-
poisonné, il y a un an, au cours de Venise, ma
mailresse, lasignora Bagata !
Le barigel dressa un procès-verbal textuel de
ces paroles, et Gonzaga fut renfermé par son or-
dre à la tour Portatote di Badino.
La mémoire de Cornelia Savelli fut honorée à
Venise de funérailles publiques; celle de Savelli
fut en aversion à Padoue. Par un ordre secretdu
tribunal vénitien, un huissier des Dix alla briser
la nuit ses écussons sur sa porte ; comme il mou-
rait sans postérité, le sénat se conlraiijiiait peu
dans sa justice. Le minisire d'Espagne intercéda
vainement pour Gonzaga ; il ne put avoir sa
grâce. Gonzaga ne demeura pas longtemps dans
celle prison, l'air le minait sensiblement. 11 fut
enterré dans, la nef de la principale église de
Terracine...
ROGEU BE BuAUVOlIt.
(France et Europe.)
îXiï^^ C2a^j;>k.5^^î:p^?
Yorick', comme on sait , a écrit un délicieux
chapilrcà propos de gants. Je ne suis pas Vorick.
tant s'en faut; mais qu'importe ! et pour(|uoi ne
parlerais-je pas de gants après ïorick i*
Je venais de marcher très vite, très vite et
long-temps. J'étais fort agité; j'avais chaud. Je
tournai brusquement le boulon <le la porte; je
ne fis qu'un saut de la rue dans le magasin ; je
m'approchai du comptoir sans saluer.
— Lue paire de ganls? dis-je.
Elle se leva.
0 Vorick ! qu'elle était jolie ! qu'elle avait de
gr.'ices ! que de coquetterie dans son regard !
que de finesse sur ses lèvres !
Vous eussiez fait exprès, Vorick, d'essayer
ses ganls de travers , afin de laisser plus à loisir,
et à votre aise, votre main dans les siennes. Mais
peut-être n'cussicz-vous pas osé lui /<i/tT la
pouls.
— Dans quel prix ? demanda-t-elle.
— IjOii marché, répondis-je.
— Des ganls façon de Suède ?
— Comme il vous plaira , mademoiselle.
Elle sourit.
— Qnelle nuance?
— Claire.
— Voilà ! fit-elle en ouvrant un paquet de
ganls <iui se trouvait sur le comjdoir.
— Ce ne sont point des ganls de rebut? lui
dis-je.
— Ah! monsieur... non, je tous affirme...
c'est <|ue mon mari vient de les apporter et les a
posés là par hasard. Jugez vous-même,choisissez.
— Votre mari ? pardon, madame!
Elle sourit encore.
— Peut-on essayer ?
— Ce n'est guère l'usage dansée prix... Ce-
pendant si vous le souhaitez, monsieur...
J'avançai ma main droite.
— Trop large ! murmura-t-elle en hochant la
tête; beaucoup trop !
Elle prit une autre paire.
— Trop long! fis-je gravement; beaucoup
trop !
Elle en prit une autre.
— Et ceux-ci ?
— Je crois qu'ils m'iront bien, répondis-je.
— Gantez d'abord les quatre doigts, dit-elle ;
puis vous glisserez le pouce.
— Hom ! je suis bien maladroit aujourd'hui !
m'écriai je; ou peul-être que ces ganls sont trop
justes.
— Je ne pense pas, monsieur. Vous avez sans
doute la main un peu moite. Donnez, que je
vous aide.
Je la laissai faire.
Quel cou blanc elle avait ! quelles charraan
tes peliles mèches de cheveux noirs rehaussaient
le velours de son cou! et sa main, comme elle
était douce!
Je l'examinai. Je l'examinai tant et si bien , je
mis son habileté , sa complaisance, à une telle
épreuve, quelle s'impalienla à la fin , redressa
la léte , baissa les yeux, puis posa le gant sur le
comptoir et regagna sa place d'un air froid.
J'ai, par momens un ajilomb très remarquable.
Je m'assis sans façon près de la porte; je croisai
les jambes, m'accoudai sur le dossier de ma
chaise, et dis :
— Quel vilain temps !
— Oui, répondit-elle d'un ton bref.
— 11 a plu loute la journée, poursuiris-je.
— Toute la journée, répéta-l-elle.
— Et vous êtes sans feu ? demandai-je.
— Sans feu.
Pas d'autre parole!
— Diable! dis-je en moi-même, il parait que
je l'ai ft'ichée; diable!
Je quittai ma posture un peu trop sans gêne.
Je l'observai. Elle regardait vaguement lans la
rue. Tout à coup elle rougit : était-ce pour moi
qu'elle rougissait ? Lisez.
La porle s'ouvrit. In jeune de vingt-cinq an
environ, grand, bien fait, élancé. enir.i prccipi
iamment dans le maga.sin. Il ne referma point la
porte; de manière que, resserré entre le comj>-
toir et le ballant, je ne pus eu être aperçu, quoi-
que rien ne m'écliapp;U à travers le cb.'issis.
— Vite, vite, ma chère !... s'tcria-t-il.
310
II lui dil son nom ; Emma, Fanny ou Joséphine,
je ne m'en souviens pins.
— Une paire de (janis ! vile! je suis pressé.
Ah ! voici mon iilf.iire, <lil-il en prenaiii ceux
que j'avais cssajés. Adieu! je suis ()resaé... à ce
soir ' a|unla-l-ihruuevuix |deiiie d'inle. licence,
Ijleine de caresse ; adieu !
Il sortit comme il était entré , comme un
éloui'di. l'auvre petite! je l'envisageai : elle était
i mmoliile et rouije !... Ml ! (|u'elle était roujje!
Quant à moi, je craignais maintenant de buujjcr,
de lui parler.
Continuons.
La porte s'ouvrit de nouveau. Cette fois-ci, ee
fut un homme court, épais, refrojjiie, coiffé dune
casi|uetle en pain île sucre et à visière verUM|iii,
d'un pas lourd et lent, franchit le seuil du ma-
gasin.
— Que désire monsieur ? dit-il en m'avisant
et ôtantsa casquette.
Je m'étais levé.
— Des gants de Suède !
—Précisément en voilà un paquet, monsieur...
Ah ! ah ! il m'en manque une paire
— Je viens de l'acheter, dis-je; combien vous
dois-je, monsieur ?
— Vinut sous.
— Voici deux francs.
— Rendez à monsieur, dil le mari.
— Il n'y a pas de monnaie, répondit-elle.
— Eh ! ne vous tourmentez pas , j'ai ce qu'il
faut, dis-je, en remettant, par un mouvement
simultané , les deux franc» dans mon jjousset, et
jetant une pièce de vinfjt sous sur le comptoir.
Puis je feignis de fouiller dans la poche de ma
redingote, comme pour m'assurer que les gants
y étaient bien.
— Heu ! jamais de monnaie ! jamais de mon-
naie! gromela le mari.
Il darda sur sa femme un regard d'indignation
bouffonne, et passa dans l'arrière-boulique en
grognant.
J'allais sortir...
— Monsieur! monsieur! s'écria-t-elle d'une
Toix tremblante , voilée par l'orgueil , par la
honte, et me tendant ma pièce de vingtsotis avec
tant d'instance, que cet argent semblait lui brû-
ler les doigts.
Je me rapprochai d'elle. Je lui saisis la main.
J'osai la garder entre les miennes. La pièce tomba
et retentit sur le comptoir. Alors elle plongea
les yeux avec effroi dans l'arrière-boutique , les
ramena sur le paquet de gants, les fixa sur moi
d'un air ijui signifiait : — Prenez-en duj moins
une autre paire.
— Votre mari est si exact , dis-je tout bas , si
.bourru !
— Cependant, murmura-t-elle; cependant...
Et le feu lui montait jusque dans les prunelles.
— Bon! ne suis-je pas de moitié dans le »e-
'cret ':■ répliquai-je; et cela , sans qu'il y ait eu
•de ma faute.
Elle resta un moment pensive, irrésolue, mais
sans retirer sa main.
— Comment vous noramez-Tous, monsieur P
demanda-i-elle.
— Et vous ? dis-je en souriant.
— Vous n'avez pas entendu ?
— J'ai oublié.
. rr-Ah!
Elle réfléchit encore.
— Demeurez-vous loin d'ici, monsieur ?
— Aux Champs-Elysées.
— C'est bien loin ! vous n'êtes donc venu que
par oi'ciision dans ce quartier :'
— Oui.
— Et dites , soyez frane : n'est-ce pas la re-
nommée de notre magasin qui m'a valu votre
piatiquo ?
— J ignore quel est ce magasin.
— Vrai ?
— Certainement.
— Eh bien! j'accepte vos vingt sous, monsieur,
mais îi une condition.
— Laquelle '.'
— C'est de vous en aller tout de suite, de ne
faire aucune atleulion à l'enseigne, et de ne point
revenir de six mois, dans cette rue.
— Soit !
— Vous me le promettez?
— Je vous le promets.
Elle poussa d'une main les vingt sous dans le
tiroir, tandis que je tenais toujours l'autre dans
les deux miennes. Cette main, je la baisai aussi
paternellement que je le pus ; après quoi, l'ayant
regardée en dessous, je lui fis un salut très res-
pectueux.
Elle m'accompagnajusqu'à la porte etdemeura
sur le seuil, afin de s'assurer ainsi de ma discré-
tion.
Quand je fus au bout de la rue , je me retour-
nai pour voir si elle y était encore. Elle n'y était
plus, et... ma loi ! non; dussiez-vous m'accu-
ser de simplicité, de niaiserie , je ne rebroussai
pas chemin, je ne cherchai pointa me rappeler
son adresse... ni ne reviendrai, de six mois, dans
celte rue. Je l'ai promis.
Mais je voudrais bien avoir une paire de gant»
neufs !
Augustin Chevalier.
Par le docteur LICHTEISTIIAL ,
TraduU par W. illOIfUO (I).
(M. Mondo vient de publier le dictionnaire de
musiiiue du docteur Lichtenlhal. Cet guvrage,
traduit pour la première fois en français, man-
quait à nos biliothèques musicales, et nous de-
vons des remerciemens à MM. Escudier, direc-
teurs de la France silsicale, d'avoir secondé
de leurs conseils, de leurs concours et de leur
plume, ce travail important.)
L('S ouvrages purement didactiques sur l'art
musical sont rares. Nous avons souvent déploré
la pénurie de ces ressources élémentaires , et
nous nous l'expliquons difficilement, car toutes
les autres brandies du grand arbre scientifique
portent des fruits sans nombre, dont la semence
féconde engendre, transmet et augmente les tré-
sors d'une précieuse érudition dont les masses
purement praticiennes font leur profit. La musi-
(jue seule, cette puissance artistique si popu-
laire, et dont le doux empire tend à répandre
(1) Cbez E. Troupenas, éditeur de musique, 60, rue
VivieDiie et au bureau de la t'&incB musicalk, 2Q, rue
(l« lu Victoire!
ses irrésistibles séductions dans toutes les clas-
ses de la société, la musiiiue seule vit par ses ac-
tes, c'est-à-dire parscs produits, modifie ses for-
mes el accomplit des révolutions fondamentales,
sans t|u'aucune voix s'élève pour faire connaitre
aux peuples et à la postérité les motifs, le but de
ces imporlantes transformations.
Qu'arrive-t-il ? que résulte-t-il de ce silence
condamnable des docteurs de l'art ? C'est que la
musique (jugée seulement par les œuvres des
proilucteurs dont les écoles varient selon le
progrès des lumières en général, les besoins de
l'époque et la puissance de quelques génies pri-
vilégiés) , la musique passe pour un art de mode
essentiellement capricieux, sans idéalité bien
convenue, sans but arrêté.
Et cependant l'art se vulgarise, il se glisse
dans les existences autrefois sauvages et abrup-
tes du populaire dont il purifie les habitudes,
dont il adoucit les inœurs. Semblable|aux bien-
faisants rayons de ce bon soleil qui luit pou,r le
pauvre comme pour le riche, quoique les uns et
les autres n'eu jouissent pas de la même ma-
nière, la musique, multipliant ses formes à l'in-
fini, depuis les nobles accords des motets reli-
gieux jusqu'aux saltarelles de Musard, prodigue
sur tous les points d'intersection de l'ordre so-
cial des trésors dont chaque foule dûment caté-
gorisée est avide et reconnaissante.
La musique est une puissance, et elle n'a d'au-
tres interprètes que les partitions; elle écrit ses
lois sur la clef de sol ou de fa, en notes et en
croches; mais d'ouvrages simplement instruc-
tifs et explicatifs, peu ou presque point! Les
élèves consciencieux sont réduits à étudier l'art
chez les anciens qui eu comprenaient mieux que
nous l'essence et la portée. Quant aux gens du
monde,ces juges souverains si naïvement injus-
tes parce que leur éducation incomplète ne leur
permet pas de comprendre le fond des ques-
tions qu'ils sont pourtant appelés à résoudre,
bien peu d'entre eux se donnent la peine d'étu-
dier ; car les études sont difficiles, elles exigent
un important sacrifice de temps, une attention
soutenue, souvent pénible même, impossible
pour la plupart. Et cela doit être , puisque la
science, dans son état actuel, est une, indivisible
dans ses détails, et que la superficie ne peut pas
être détachée de sa profondeur.
Donc, nous sommes convaincus que les livres
qui tendront à répandre des lumières partielles
détachées du faisceau qui, mal à propos, s'est
conservé compacte et par cela même inaborda-
ble, rendront à la popularisation de l'art un
inappréciable service.
Et c'est pourquoi le dictionnaire de M. Lich-
tenlhal, qui nous a suggéré toutes ces ré-
flexions, nous semble un ouvrage utile, précieux,
et dont la traduction dans notre langue est un
bienfait. Ce travail, accompli avec une rare in-
telligence par M. Mondo, qui a scrupuleusement
comblé les lacunes ijuil présentait encore, et
qui s'est aidé dans son entreprise du concours
éclairé de MM. Escudier, les jeunes et habiles
directeurs de la France musicale, mérite les
suffrages et les encouragemens de tous les amis
de l'art.
Ouvrage à la fois profond et facile, le diction-
naire de M. Lichtenthal, s'adresse aux artistes
qui pourront y puiseï; 4e» Uélinilious complètes
— 317 -
des termes dont rintcrprflation est si souvent
contestée ; ils y trouveront des données exactes
sur Ihistoire de l'art, que trop de praticiens
ignorent, et sur son esthétique, si négligée par
la plupart d'entre eux.
Comme résumé clair et concis de toutes les
parties de la science, ce livre offrira des ressour-
ces précieuses aux hommes dépourvus d'une
érudition spéciale : ils le liront sans imposer îi
leur esprit aucun travail pénible, car aucune dé-
monstration ne dépasse les limites dun mot iso-
lé, et partout où la clarté du langage est jugée
insuffisante [par l'auteur, un exemple pratique
forme le complément du texte.
Laissons parler un instant M. Lichtenthal lui-
même, et voyons comment il définit un terme
dont le sens est généralement ignoré et presque
redouté par la foule des amateurs : le contre-
point.
» A l'époque où la musique à plusieurs voix
reçutjson premier perfectionnement, on marqua
sur les lignes des points au lieu de notes. Quand
on voulait ajouter à une mélodie une ou plu-
sieurs notes on ajoutait aux points qui existaient
déjà d'autres points l'un sur l'autre ou contre
l'autre, et c'est ce qu'on appelait Contrappim-
tare. Cette expression a été conservée comme
une expression techni(iue, de sorte qu'à ])résent
le mot contrepoint, dans le sens le plus étendu,
désigne tout ce qui appartient à la partie harmo-
nique de la composition musicale. »
Veut-on creuser la science et connaître plus
particulièrement le but et l'usage du contre-
point, les explications détaillées ne feront pas
faute à la curiosité du lecteur; M. Liclitinthal
ajoute à sa première et simple définition des do-
cumens également simples et qui ne peuvent
manquer d'être compris par tout le monde à la
première lecture.
» Par le mot contrepoint, ju'is dans le sens le
plus restreint, continue le rhéteur, on entend la
qualité particulière des voix unies à un chant
donné. Si ces voix sont disposées de manière à
ce qu'on puisse les renverser, c'est à dire à ce
que la voix supérieure devienne voix fondamen-
tale et vice versa, alors on l'apiielle contie-
poinl double, dont il est parlé dans un article
séparé. On lui donnera, au contraire, le nom de
contrepoint simple si le renversement ne peut
avoir lieu sans choquer les règles de l'art. I.c
contrepoint simple, à deux ou plusieurs voix,
ayant des notes d'une égale valeur placées les
unes contre les autres, s'appelle contrepoint égal.
En mettant deux, trois ou ((uatre notes contre
une note delà mélodie, il prendra le noni de
contrepoint inégal ou figuré. Kn ajoutant en-
suite à ce chant des mélodies composées de di-
verses valeurs, on aura le contrepoint mixte et
fleuri dans lequel on joint ensemble toutes les
autres espèces de contrepoints. »
Nous bornons ici nos citations et nous résu-
merons le jugement que nous portons sur le
Diflioiitiaire musical, en déclarant que nous
plaçons ce livre à la léle des ouvrages élémen-
taires et que nous le considérons eonmie le ru, le
mecuin des artistes, des amateurs et de mes-
sieurs les critiques, surtout.
.Sr^;l•n^.^ ni; la Madeleine.
tiAL.O]\ nB 1839.
GENRE.
(Sixième article.)
MM. Genod , feu Franqnelin, feu Durupt, E. Glraiid,
Grenier, Debac, Diival-le-Camus, Jacqu;in(l, Beau-
me, Lcgloiig-Parade, Guet, Pingrel, Lafaye, Roelin,
Lepoillpvin, Monvoisin, Biard, Wiclienbcrg, Le-
paulle, mademniselle Asselineau, Badin, Cottrau ,
madame Klise Boulanger.
La spécialité i\f)n\. nous allons nous occuper
a l'heureux privilège de fixer l'attention de la
moitié au moins du public. Tout le monde en
effet ne se plaît point aux batailles de vingt
pieds, aux grandes i)ages historiques, ni aux
toiles démesurées qui retracent pour la cent-
millième fois les miracles de l'Evangile. Notre
nation , spirituelle avant tout , ne man(piera ja-
mais de courir aux œuvres d'esprit ; elle ap-
plaudit lorsqu'elle voit l'artiste saisir avec jus-
tesse, et rendre avec grâce et facilité des ridi-
cules bien connus, des anecdotes amusantes,
l'histoire de la famille, les mœurs populaires ou
des épisodes rustiques. Peut-être aussi pousse-t-
elle trop loin cegoilt pour le vrai et met-elle à
son insu une imitation servilement exacte des
détails bien au dessus de la naïveté d'expression.
C'est là recueil évité par Metzu, VanOstade,
Gérard Dow; le problème que Teniers a si bien
résolu par la franchise et la variété de ses scènes.
Nous avons bien des peintres de genre oui s'in-
génient à représenter des sujets de la dernière
trivialité, certains qu'on remarquera leurs ou-
vrages ; ce n'est là qu'une spéculation dont nous
détournerons les yeux. D'ailleurs nous avons
à signaler des tableaux d'un mérite réel. Mais
pour faire bien sortir tout le prix que nous atta-
chons au sentiment, même dans ce qu'on ap-
pelle la petite peinture, nous placerons d'abord
le lecteur devant l'école de Lvon , qui brille;de
tout son faux éclat dans la Fête du bisaïeul ,
par M. Genod.
Cetie école jouit, il y a un certain nombre
d'aimées, d'une haute léputation , grâce à la vé-
rité des détails (jui devenaient des trompe-FœH;
comme on sortait alors des froides compositions
et de la couleur jirise et monotone des élèves on
successeurs de David , on courut avec em|)iesse-
inent à cette espèce de renaissance du Hollan-
dais; ce fut un sujet d'élonnemenl ((ue ces
étoffes, ces meubles, ces accessoiies, dérob s à
la nature elle-même et jouant si bien lilhision.
C'était, comme on disait alors, à prendre à la
main... Quant à l'entente de la com|)OSilion , à
l'expression des figures, celle école ne s'en
douta jamais. D "puis, il se forma des tidens à la
lêle (lcsi|uels il fuit i)lacer fropold lioliert , Dc-
camps, Koipieplan , ipii siiienl allier l'élévation
du style à la magie de la couleur , et réduire à
leur juste valeur les oripeaux des l.vdiinais.
<:eux-ci ont reparu avec leurs menus ipialilés et
leurs mêmes défauts sans avoir rii'ii perdu ni
rien [îagné. Voyez, ilans ce tableau du Bisaïeul .
combien il y a de personnages inutiles , indilfé-
rens à l'action on dont l'exiircssion est fausse et
guindée, l'as une lêle n'est juste, pas une pose
n'est simple et naturelle. Et maintenant, si vous
voulez savoir oïl M. (.enoil place son mérite ,
étudiez ce tricot de laine que \wne le vieux
paysan, vous en compterez les mailles; ces sou-
liers, vous en compterez 1rs points; ces panta-
lons sont réels , mais ces mains, ces chairs n'ont
pas de vie. Voilà eu ipielquis mots tout le .sys-
lèine de cette école qui s'appuie sur un faux na-
turel.
llàtons-nous de laisser tomber sur la mémoire
de l'ranipielin l'expression du ret;ret. C'était là
w\ talent fort agréable , [dein de finesse et qui
(•(innaissait bien sa portée. \.' Heureuse mire .
la Madone, les /'ro/.v ((i;^.'.', sont le dernier legs
tpie nous devions recueillir de ce iieinlrc facile
(pli a été trop [Al enlevé aux arts. — Nous
avons aussi perdu en Durupt un des soutiens du
p:
f/enre; la délicatesse, le fini, formaient la meil-
leure partie de son mérite, et ces (jualités se re-
trouvent dans VBxtase dont voici le sujet : c'est
l'hiver, la neige couronne les toits et descend
ar lloeons épais sur le pavé. Appuyé contre une
lorne, un pauvre enfant de la .Savoie contemple
de tous ses yeux la succulente devanture d'un
restaurateur à la mode : une simple vitre li.Tiite
infranchissable, sépare .son appétit de tiîus ces
beaux p.liés, de ces fruits dorés qui s'étalent
sur les planchettes de maibre blanc. Le regard
du ramoneur, son geste, sont dun naturel par-
fait. '^
Le Garde fraiiçaise, par M. Eugène Giraud
a un succès prodigieux. Et comment en serait-ii
autrement ? c'est très spirituel , très comique-
il ne faut pas surtout grand effort dintellipence'
pour comprendre l'air de triomphe dus"oldat
au netit tricorne , à la perruque poudrée à Iha-
bit Idanc , lorsqu'il sort des blés où il a e'nirainé
cette jolie petite grisette au jupon court. — M
Grenier a plus de distinction et s'éloigne mieux
(le ce ton de lithographie. Son Enfant trouvé
mérite d être cité comme un bon ouvrage et une
page intéressante. On aime à lire la surprise
1 attendrissement surlestrails de ces villageois
qui viennent d'apercevoir un bel enfent aban-
donné sur le bord du chemin. Les linges oui
entourentcetlepetitecréaluresontd'uneVande
finesse et indiquent des parens rirhes, sinon hu-
mains ; mais les paysans et surtout une vieille
femme semblent remercier le ciel de leur avoir
envoyé ce dép(it précieux. Nous n'aimons pas le
mouvement inquiet du chien; au lieu de se re-
jeter en arrière , il devrait être accouru au-
près de l'enfant. En résumé, M. Grenier n'avait
pas encore fait mieux
La mort de Molière est une erreur de 'M Du-
baci|. — Les Petits maraudeurs, la Swur de
chante, les Enfans Jouant sur la plane nous
montrent chez M. Dural-le-C amus cette airaa-
l>le facilite dont il a donné tant de preuve —
\rrêtons-nons devant la Bénédiction des
traits, par M. Jacquand. Ici nous trouvons
comme dans l'école de Lvon dont cet artiste à
fait parue, une imitation fidèle de certains ac-
cessoires lels que des pommes et des raisins et
un manrpie d'expression convenable pour 'les
figures. Ainsi le prêtre qui bénit les productions
(le 1 automne, s. mille moins appelé pour une
cérémonie rustique et innocenie ,|ue pour un
, exorcsme; son air est trop .sévère , s-m reste
solennel — M. lieaume n'a sans doute pas visité
1 Italie; sinon il aurait autiement chauffé son
ciel et dessiné son ■Si.rte-{/uint, enfant préd'es-
tiné.iiKjuel il a donné la maigreur exténuéed'un
gamin de Paris. — Il y :, „n parfum de cand-ur
s-urle front de ces deux jeunes filles fai.sanl la
Lecture au bord de Fenu; assises l'une près
de 1 autre, elles soutiennent ensemble leur li-
vre, lelle est leur pn'oecupation , qu'elles ne
parai.sscnt pas s'apercevoir qu'. Iles sont enlou-
rcesde Meurs et démolisse, et qu'un rui.sseau
argenté vient mollement cares,ser leurs p eds
nus. Ce tabbMu est dû à M. Lesiang-Para le —
'/;! ''■'"'' ,''"■•* ■'^'■»'nfs dp la vie helvéli(iue que
M. tjiiel a cheiché .ses inspirations; M. (.uet re-
trace fort bien lescostumesdu iMuton de lierne
.ses .Suis.se.sse»onl une ceriainen.ivvelé avec leurs
coifiiires de deiilrlle noire, leurs corsage* à
bretelles , leursjiiponsàgros plis, mi-is elles />»-
se)it inq) et .sont comme immobiles sur la toile
Onreconnail que l'ariislea moins songé h faire
un tableau que (l(>s éludes d'apr.-s nature. Nous
a(Iresserons le même reproche.^ M. Pin -ret sa
Chasse au furet n'est guère qu'un assè'mldaèe
d" portraits , d où il suit que pour s.iisir la res-
semblance, il a <Méde l'.xprcssion el du mou-
vement aux figures. Du reste, celle scène est
composée avec infiniment d'esprit. Tous lès
cha.sseurs sont vrais d'altitude, leur attention es't
bien rendue. Le groupe du curé. c. lui du maî-
tre du (hàteau .sont spirituels. Voici un peu plus
loin /,. Varechal l.obau dans lateiur d,
V. n.inlan jeune. Les détails de l'atelier ont de
la (messe, uu arrangement d'un amusant ca-
- 318 —
prirc; pour \e personnage qui pose, nous le lais-
sons à lailmiiMllon des ijanles nalion.iiix fer-
vens , s"il eu reste. — Le Dccountgi'mt'itt, par
IM. Lafaye, rentre dans la peinture d'expression :
h l'aspeet de ce Jcuue iiomme (luaccalili; uue
somlu-e mélancolie, on croirait i|uc rarlisic a
voulu <'i>ouser la cause de tous nus Cliallertçnis
moderntset peindre une satire contre la sociéié.
— Que de îjailé, ipicl entrain dans les |)elitcs
compositions de M. Iloeliu lils. La Coiifenniuii ,
la Moiislache , Tu neiiIrcrtiH pas , sont ilc
cliarniaus riens, du vaudeville en peinture. Dim»
le dernier de ces tableaux ou voit une jolie
jeune Mlle (pii jiousse une porte de toutes ses
forces ; mais son amant qu'elle veut lasser de-
hors , a passé le bras par une es(K''ee de ilnt-
lii're et il lire les jupons de l'aiinible joueuse.
On s'amuse beaucoup devant cet innocent ba-
dinage. — 'M. Lepoillevin a emprunté \in épi-
sode intéressant au roman de Redgiiunlht ;
c'est 1.1 fuite lie Parsie ipii , poursuivi par une
marée furieuse , ne doit son s.dut qu'à la vitesse
de son clieval. Vivacité de mouvement , facilité
(l'exécution, voilà ce qu'on remar(|ue surtout
dans cet ouvrage. — l.e Gilbert, île M. Monvol-
sin . mérite un examen plus appiofondi.
L'auteur de la satire du dix-buitième siècle
est sur son lit d'afjonie ; l'inspiration lui a rendu
(les forces; un crayon et du |iapier sont dans ses
mains; les yeux levés au ciel , il reçoit d'en haut
ces vers admirables (|ui scellèrent son (cuvre
poétique et consacrèrent le souvenir déplorable
(le sa mort :
Au banquet de la vii; infortuné couïive.
J'apparus un jour cl je meurs...
Je meurs cl sur la lomlic oii leiilemcut j'arrive ,
Nul ne viendra verser des plours.
Elégie vraie et touchante et (|ue tant de fous
ont voulu copier... Le peintre a mis du désordre
sur les traits de (iilbert, une énergie fiévreuse
dans son geste , tandis (pi'au picil du lit une re-
ligieuse attache un regard ému et sympathiipie
sur le malade dont elle ne comprend que la souf-
france , mais non les doideurs morales. Elle
semble si paisible, si pure, ne pas se rendre
compte de cette agitation de l'àme. il y a un
contraste frappant entre le moribond et la vierge
vouée au soin des maux idiysiques. C'est une
belle idée bien rendue.
Qui pourrait iiasser sans rire devant ce con-
cert de famille, et sans nommer Biard, le fécond
caricaturiste ? Rien d'amusant comme ce vieux
chanteur de romances qui se dre.'^se sur la pointe
des pieds et arquiie sa main sur sa poitrine avec
une expression de troubadour, tandis qu'un en-
fant-pro<lige l'accompagne au piano.— La Pusie
restante ;\ moins de naturel : cependant les li-
gures sont très variées et très réjouissantes : ici
une femme ipii a reçu une letire illicite, et la
voit interceptée par son mari; là un négociant
qui fait une laidi' grimace en lisant les nouvel-
les de son correspondant ; plus loin une griselte
(|ui s'enivre de [iroteslalions d'amour de quel-
que étudiant ; tout un monde en miniature avec
ses senlimens divers.
A l'entrée de la grande galerie remarquez un
excellent tableau composé et peint avec cet es-
)irit, cette sftrelési particulière aux Hollandais
qu'il ra|)pelle par son sujet. C'est la Pêche en
hiver, de M. VVickenbcrg. Lu vieux marinier
est assis sur la glace dans lacpielle il a pratiqué
un trou ; armé d'une ligne, il attend avec une
imiiassibililé stoïi[ue le poisson (pii composera
le souper de sa iietite famille. Debout auprès de
lui et tremblant de froid, son fils et sa fille le re-
gardent assez tristement. Au loin s'étend un
miroir de glace , rayé cà et là par le fer des [la-
tineurs; les embaicalions sont emprisonnées
dans celle eau gelée qui est d'une admirable
transparence.
Combien ce sentiment précieux manque à
M. Lé(>aulle ipie nous retrouvons encore avec
un tableau de genre, V.liiliqKdire.VoHS y voyez
des détails facilement rendus , des armes, des
ioyau.x, des bahuts richement peints ; mais ijuc i
signifie tout cet amas, ce garde-meuble? C'est
tout nu plus bon à servir (l'enseigne à un mar-
cliand de bric-à-brac. — Si mademoiselle A.sse-
lineau avait ce talent de llross(^ elle ferait d'cx-
cclleus ouvrages; car l'expression est très re-
maripiable dans sou licole chrétienne à Ver-
sailles. Toutes les tètes de petites filles sont
vraies et naïves , mais plaipiées et gauches. —
Cet intérêt, avec un médiocre mérite d'exécu-
tion , brille dans le Mcdfcin de canipaijiie ,
par M. Uadin. (Jne famille éplorée entoure le
clievet d'une jeune fille nialad(! et interroge avec
anxiété les regards du docteur qui a|)parail
comme la providenco sons ce toit rustique. La
manière dont le père se cache le visage est un
liait d'inspiration ; la douleur est parfaitement
graduée sur les li ails de tous les assistans.
L'an dernier, M. Cotlrau , peintre S|)iriluel ,
avait représenté l7//re/-; celle fois c'est l'/i/c,
et SCS jolies |ialiiieusessontdevenuesdcs rameu-
ses qui manient gracieusement l'aviron eu fen-
dant les eaux d'un lac ombr::gé de belle et fraî-
che verdure. Ses elîelsde lumière sont pleins de
charmes, et les figures de ses femmes ont une
coquellerieunpcu mondaine pour des paysannes
et(|ui rappelle pliiWl les travestissemens d un
bal masqué ipie la simplicité agreste de la Suisse.
Madame LIise iioiilanger a fait sa bataille;
mais dune manière très jiacifique, sans la moin-
dre effusion de sang, une balaille deufans el
qui a lien sur une table, entre soldats de liois.
Le bon Henri IV, enlouié de sa famille, cxpli-
(]ue ,111 dauphin convalescent , les détails de sa
victoire d'Ivry. Celle scène est charmante : que
de souvenirs elle olFre à l'esprit ; comme on re-
cueille avec idaisirsiir le visage du bon roi l'ex-
pression de sa flanelle gailé, de son sentiment si
paternel!.. En vérité , celte bataille-là vaut
mieux (]ue la plupart de ces grandes mêlées oii
l'œil ne trouve c|irun désordre sans but et une
agitation sans mouvement.
Alf. Des Ess.vrts.
îlfpiic îU'amaUquc.
THE.VTr.E-FRANÇALS.
Première représentation de .Mademoiselle de
ilelle-Ifle, comédie en cinq actes el en prose
par !M. Alexandre Dumas.
Le Théâtre-Français vient d'obtenir un suc-
cès éclatant avec un ouvrage dont le héros et le
sujet ne sont guères neufs, ce qui prouve une
fois de plus qu'à la scène, comme au palais, la
forme décide du fond, l'entraîne à la victoire ou
à la mort. Quoi déplus usé que Kichclicu, non
le cardinal, mais le maréchal i' Quoi de plus com-
mun (|u'une gageure de conquête féminine, cl
([u'une méprise siirl'identiié (le 1 objet coni|uisl'
iJi ! bien, railleur de Henri III, d'Antun//, de
Christine el dix autres |)ièces, a su rajeunir par
l'audace et la fraicheiir des situations, du dia-
logue, ce qu'il y avait d'un peu arriéré dans les
élémens de son intrigue : il a f.iil uue comédie
mêlée de drame, et une comédie très vive, très
amusante, très comique, bien qu'un ceriaiu in-
térêt ipave et doux n'y soit pas étranger. Ma-
ilemoiselle de r,elle-Ule a réussi, comme de-
puislouglem[is on n'avait vu réussir ni lra;;édic,
ni comédie, ni drame, depuis mademoiselle Ra-
chel.
L'action se passe sous le minislère du duc de
liourlion, tuteur politique du jeune roi LouisXV.
r.ichclieu et mad.ime de Prie, la favorite du tu-
teur, ont eu ensemble des relations très intimes,
et sonl convenus ipie lorsque t'//e ou /(/,«' voii-
(iraient rompre le marché, elle remeltrait à lui,
(Il /(/nemetlrail à elle la inoilié d'un sequin
d'or (|u'ils se sont partagé. Dès le premier acte,
l'iiihelieu donne à madame de Prie un souvenir
eu échange duquel madame de Prie luiolïreune
bourse. Vous doiitcz-vous i\r ce (|ue le souvenir
et la bourse renferment i' les deux moitiés duse-
quin d'or. £sl-il possible de se signifier un
congé mutuel avec plus de grâce el d'élégance ?
Lue femme nouvelle a tenté raventureuse
ambition de Richelieu. Celle femme, c'est made-
moiselle de Belle-lsie, fille d'un vieux général,
accusé de concussion, renfermé à la lîastilb^
Gabrielle (ainsi se nomme la jeune personne) a
quitté sa Bretagne natale pour solliciter la grâce
lie son père, et de ses deux frères, compagnons
de l'infortune paternelle, (iabrielle est fiancée à
Raoul d'Aiibigiiy, jeune officier au régiment de
Cliam|iagne. Dans un accès de joyeuse humeur,
Kiclielieu gage mille louis, qu'avant minuit il
obtiendra un rendez-vousde la première femme
ou lille, jeune et jidie. (pie le hasard enverra xU;
son (-ôlé. Madame de Prie vient à passer. «Celle-
» ci ne compte pas, dit Kiclielieu à ses amis, je
» vous volerais votre argent. » Gabrielb' de
Pielle-Isle arrive à son tour, el le pari s'engage
dans toutes les règles : « J'en suis aussi, dit
» iiaonl d'Aubigny, car Gabrielle est ma fiancée
» cl je dois l'épouser dans trois jours. »
Maintenant à quoi bon l'analyse'^ Madame de
Prie, confidente de Richelieu, s'arrange pour le
Ironiper, le duper, le promener de piège en
pié;',e. Richelieu se croit en bonne fortune au-
près de Gabrielle ; du haut d'une fenêtre, il jelle
à ses amis le bulletin de sa victoire, et c'est avec
ciiadaiiie de Prie qu'il passe la nuit. De là uue
série de ijuiproipios, donlrages et de douleurs :
lie là un duel à coups de dés avec d'Aubijjny,
qui perd la partie dont la vie esl l'enjeu, el se
croit obligé d'honneur à payer, ou pluliil à mou-
rir. Finalemeni tout s'explique et s'arrange : Ga-
brielle et d'Aubigny en sont quittes pour la
peur, Riehelieu pour une blessure d'amour-
[iropre. Mais à un homme tel que lui, qu'im-
porte un léger échec ? 11 a tant et laol de triom-
phes pour le couvrir.
-Nous l'avons dit. cette comédie esl brillante
et amusante, l'esprit y est semé largement; la
verve y bouillonne sans cesse. On y trouverait
facibment vingt endroits à critiquer ; on y blâ-
mer,lit avec justice d'abord la facilité de Riche-
lieu à se laisser éblouir, ensuite sa difficulté à
revenir de son erreur; on y reprendrait avec
raison l'abus de la licence, que la peinture mê-
me d'une époque licencieuse ne saurailexcuser.
Toutes ces observations ne feraient rien au suc-
cès de l'ouvrage, appuyé sur le talent de made-
moiselle Mars et de Firmin. C'est mademoiselle
Alars qui joue mademoiselle de Relle-lsle ; ma-
demoiselle Mante s'est ch;irgée du rôle de ma-
dame de Prie. A la chute du rideau, le tonnerre
d'applaudissemens a redoublé d'énergie, pour
saluer le nom de M. Alexandre Dumas.
M.
EftJue "ifc cinq jours.
.5 AVRIL. — Hier, à une heure, les minis-
tres se sonl rendus dans les deux chambres
pour procéder à l'ouverture de la session. M. le
coinle de Gasparin , MM Tupinier et Despans
de Cubières représentaient la couronne à la
Chambre de< dépulés; IMM. de Montebello,
Girod (de l'Ain) el Gautier, à la Chambre des
pairs.
— Une foule considérable a stationné devant
la Chambre et sur le pont de la Concorde , jus-
que vers quatre heures. Des ])iquets de gardes
municii'-aux à pied et à cheval , de lanciers elde
troupes de ligne, étaient distribués au milieu de
cette foulequis'est tranquillement écoulée après
la séance. Le soir il y a eu quelques rassemble-
mens à la j>orte Saint-Denis.
— Les sommes versées à la caisse du comité
central en faveur des victimes du tremblement
de la Martinique, s'élevaient, au 1"' avril, à
(i2,9ir) fr. G5 c.
La famille royale estconsprise sur la liste pour
27,;'.00 fr.
Gne somme de 30,000 fr., en numéraire , a été
immédialemenl expédiée à la iMartinique.
— Voici le compte exact des fuililles ijui on(
— 319 —
élé (hVtarées à Paris pendant le premier trimes-
tre de 1839:
Janvier 58
Février 68
Mars 79
Total . . . yoô laiililcs,
j)rt'sentanl pins de 18 millions de passif, iiitlé-
jiendanimeiit de qnarante de ces faillilts qui
n'ont pas de bilan , et donl , par consécpient, les
passifs sont inconnns.
— Le comple-rendu de l'administration des
finances pour 1838 nous apprend (|ilelc lindjre
des journaux a présenté en I8:!7 nm^ anymenla-
lion de 4-2^,000 trancs snr I83(); il a produit
2,787,000 tr. an lieu de 2,3(J5,O00 IV.
— 11 résulte d'une statisli(pic des aliénés du
déparleinentdela Sarllie, par le docteur Démczy,
<(ue les hommes et les fennnes perdent la raison
à desàijes différents; pour les lionnncs , la folie
survient le plus fréijnennnent de 25 à 30 ans , et
de 1.5 ans à 30 pour les femmes. Le même doc-
teur a rencontré , sur 27 hommes aliénés, 20
célibataires et 7 hommes mariés; et à l'égard
des femmes, sur 18 aliénées, il se trouvait 3
veuves, 11 célibataires et 4 femmes mariées.
— On lit en ce moment snr un écrileau sus-
pendu aux croisées du célèbre hôtel de Talley-
land , de (-et hôlel qui logea l'empereur Alexan-
dre, qui vit la fameuse conférence où se firent
les trailés di- 1815, de cet hrttel où se iioiièrent
tant d'inlrijjues , on lit , disons-nous, l'inscrip-
tion suivante : Bouliqueis à louer.
tî. — Ce soir à npiif heures et demie quelques
l'assemblcmens inolfensifs ont encore en lieu
dans l'extiémilé des rin-s Saint-IMarlin et Saint-
Denis, ipii louche au boulevard. Des délache-
mens de l.i troupe de lijjne et de la j;arde nntni-
cipale ont parcouru les rues et facilement dissi-
jié les groupes, qui ne paraissaient se composer
que d'oisils. 11 faut espéi-er que demain il n'y
aura aucun signe de troubles et (|u'ancune ten-
tative ne parviendra à Ironiiler l'ordre dont la
jJopuLition pat isienne a un si grand besoin.
— Les paysans dans le comté de Sussex pren-
nent mainlenaut des rôties .^ l'eau, au lieu du
thé que ces malheureux n'ont plus le moyen
d'acheter, lisse servent aussi de blé grille au
lieu de café. Jamais les classes ouvrières n'ont
plus soulFerl.
— Dix-neuf ouvriers ont (piitlé dernièrement
Manchester pour se rendre à Aunens. Depuis,
quinze autre ouvriers sont partis pour la même
destination. On ne saurait se faire une juste
idée des développemcns qu'ont |uis depuis
qneli|ue temps ces émigrations île la classe
ouvrière. Un grand nombre i\c femmes et d'en-
fans employés dans les diverses faliri(iues ])ar-
tent journellcinent |>our le continent. Ils vont
chercher du travail dans les fabriques de coton.
— Les journaux ontdit hier, d'après la Guzclld
dAugsbourg, de la fameuse succession d'un
nommé Bonnet, qui serait mort à Alailagascar,
laissant, disait-on, une forlinie évaluée à ■J4
millions d(^ <lucals napolitains, c'est à dire à KIO
nnllious de francs. Or, il est bon de savoir que
l'ilc de Madagascar tout entière ne vaudrait pas
cette somme. Mais il y a mieux : c'est (ju'il n y a
ui héritage ni testament, et il en sera de la suc-
cession Bonnet comme de la succession TIncry,
que les prétendus héritiers se disputent avant
de s'être assurés de son existence.
— Home, 21 mars. Le cardinal Fesch est très
malade. Quebpi'un qui sort dans ce moment de
chez lui m'assure qu'il ne se lève plus, que sa
respiration est exirèmement gênée et (|ue la tu-
meur maligne ((u'il a depuis si long-temps à la
Îoitrine, ne lui laisse |ias un uniment de repos,
lest en danger en nu uiot. Sou neveu Jérôme,
ex-roi de Westphalie, vient d'arriver.
^ — Le Droit annonce (|ue, lors de la visite
récemment faite dans plusn'urs maisons garnies
ilu ([uartier des Ecoles, la police; a arrêté la
Uwm d'ua riche ^tu-unjjcr , qui, aprOs s'iilic
prise d'amour pour un étudiant, avait abandonné
pour Iiir le domicile conjugal et une position
élevée. Elle avait été signalée aux autorités par
son mari, (|ui ignorait ce qu'elle était devenue.
— Le roi de IS'aples vient d'ordonner les fouil-
les de l'amphilhé.Mre de l'nzzuoli. Ainsi , dans
un rayon de «pielqnes lieues, Naples possédera
trois ampinlhé.'itrcs romains, savoir, ceux de
Campania, l'ompeiaet Puléolis.
7. —Quelques rassemblemens se sont encore
formés hier soir aux environs de la Porte-Saint-
Martin. Comme ceux de la veille, ils se compo-
saient en grande jiartie d'hommes vêtus de blou-
ses. La garde municipale a dissipé cesatroupe-
mens. C>uel<]ues-ims des inilividus <|ui les com-
posaient se sont jetés dans les rues voisines, on
ils ont brisé (pieli|ues vitres de croisées et cassé
quelques réverbères. Ces désordres ont été
promplement réprimés. Plusieurs perturbateurs
ont été arrêtés, et la tranquillité a été rétablie.
— L'indispo.sitionde M. Guizot est |)liis grave
ipi'on ne l'avait annoncé; on le dit atteint d'une
Huxion de poitrine.
— On dit «pie l'administration prépare de
nouvelles améliorations dans le transport des
lettres. — Il y aura accélération , et augmenta-
tion de sécurité. Des boîtes d'un nouveau mo-
dèle et qui renfermeront les affranchies, aiiaii -
données maintenant à la discrétion des buralis-
tes, seront substituées nwx boites acuiellcs. Le
nouvel appareil sera jilusostensibleet indi(iii.i;i
plus exaclenient les heures des différentes le-
vées ; on assure même que le public aura la fa-
culté d'allrauchir pour les déparlemens dans
tous les \w\\\s bureaux.
— <»n lit dans le Journal de Saitit-Etienite :
« Les négociations commerciales «le notre ville
éprouvent une sorte de marasme «pii arrête, qui
|)aralyse tout, la fabrique deSt-Elienne compte
pour plus de 500,000 fe.de marchandises lais-
séi'S pour compte, à Paris. C'est une sorte de pa-
nii|ue. «
— On nous cite des marchands de Paris dont
la vente journalière est descendue de son taux
ordinaire de 4 ou 500 fr., à 25 Ir. à peine.
— On écrit <le Digne :
Ln assassinatvientd'être commis îlValensolles.
Un fermier avait perdu un grand nombre «!«■
brebis par suite d'une maladie dont .s«ni trou-
peau était atteint. 11 s'imagina qu'on lui avait
jelé un sort, et en accusa une vieille femme (|in)n
regarde dans le pays comme une sorcière. Celle-
ci étant venue par hasanl à passer près de lui ,
et lui ayant demandé s'il avait encore «les bre-
bis, le fermier, transporlé de fureur, saisit un ai-
guillon «le charrue et en frajqia si rudement
cette femme au Iront, que la malheureuse tomba
morte sur le coup , victime d'un préjugé qui
n'est «pie trof) ré|iandn dans nos campagnes.
— On écrit de Munich 'Bavière) :
« Le ministre de l'intérieur et «lu commerce
vient de charger M. Herrmann, professeurd'éco-
uomie politi«pie à l'Université de notre ville, «le
se rendre à l'aris |iour examiner, dans ses grands
détails, rcxi)ositioii d'industrie qui va s'y ouvrir,
et de lui en faire un rapport où il s'attacherait
surtout ?i signaler les progrès que chaijue art et
chaipic métier ont faits en France pendant les
dernières anntVs. On assure ipie .S. A. U. le
princ.' Luiipold, fils du roi.ùgé actuellement des
liix-huit ans, se propose d'accompagner M. Herr-
mann dans ce voyage. »
8.— Hier au soir de nombreux rassemblemens
ont encore eu lieu entre l«\s pm-tes St-Denis et
•St-Martin ; un grand nombre de fortes |)atrouil-
les de gar.le nationde, de garde municipale et
de troupe de ligne ont été ilirigées sur ce point
et par une circulation continuelle ont dissipé
cesallroii|iemens.
On a siirlont admiré «\-s belles compagnies de
«arde nationale qui. par leur concours, ont,
aiusi ijuu la ijardc municipale cl la \ïqu\k Uc li-
gne, amené en peu de temps le rétablissement
I de l'ordre et de la circulation.
. Un gia.iid nombre darrestationsonl été faites,
; à la grande satisfaction des habitans, fort agités
; de|)uis deux jours par le renouvellement de ces
s<:ène de désordre. Lue instruction judiciaire
est commencée.
— On écrit lie Mexico, 30 janvier, à une mai-
son du Havre : « .Santa- \nna, nommé présiilent
pendant l'absence de Biislamente, n'a pu arri-
ver jiisiiu'ici; il est resté à Puebla, malade des
suites de sa blessure. La plupart des Français
sont encore ici, et on espère qu'ils oltiendront
la faveur d'y rester, même après le délai fixé par
la loi d'expulsion. »
— Le Hlonilpur contient l'ordonnance sui-
vante, enilatedn i avril :
« Les défenses portées jiar notre ordonnance
du 21 janvier dernier, en ce «pii concerne Icx-
portation des grains et farines par bs |)orts de
l'Océan, sont et demeii,'enl révoquées pour tous
les grains autres que le froment et la farine. »
— Les travaux à l'Hôlel-de-Ville sont repris
depuis un mois, mais le nombre des ouvriers
(|u'on y emploie est loin d'être aussi considéra-
ble qu'il |)ourrait être. A St-Germain-I Auxer-
rois, an contraire, les travaux marchent avec
toute l'activité [lossible, on achève eU ce moment
le pignon et le portail ; jiresqne tout le chœur,
les bas-colés et la nef sont remis à neuf.
— Le goût des processions n'est pas passé en Es-
pagne, ttn comptait à .Séville plus de 30.000 per-
sonnes étrangères à la ville attirées par le Uésir
de voir les fameuses processions de la semaine
sainte. Tous les balcons étaient loués; certaines
places se payaient 3 onces d'or (250 fr.y
— M. Brod, premier hautbois de l'Académie
royale «le Musique, membre de la musique du
roi et de la .société des concerts, vient de suc-
comber h une cruelle malailie.
— Le serpent l'ythini-Boa, qui n'avait pas
mangé def)uis le 9 janvier dernier, vient de dé-
vorer deux lapins «i ni lui ont été présentés avant-
hier. Celle opération, dans les animaux de ce
genre, présente (|iieli|ues particularités assez re-
marquables. Liir.sqiK; les lapins destinés à servir
de pâture à celui-ci ont été introduits dans sa
cage, il a enveloppé leur corps dans ses an-
neaux; puis, après les avoir étouffés, il lésa
avalés, cl il n'est arrivé à ce résultat qu'av. c des
elfons extraordinaires ; il a fallu que sa tête, qui
offre à |ieu près la sixième partie du corps du
lapin, se dilalùt de manière à lui livrer passage.
9— Depuis le commencement du mois, par
ordre du directeur des monumens publics, le
nombre «les ouvriers a élé considérablement
augmenté sur tous les ateliers des grands Ira-
vaux entrepris par l'état.
— Une correspondance particulière «le
Bruxelles assure que les diliicultés soulevées par
l'admission du général Skrzynecki dans 1 armée
belge, sont aplanies.
— La cai.sse d'épargnexle Parisa reçu, diman-
che 7 et lundi S avril 1830. de 3.tl9 déposans,
donl 306 nouveaux, la somme de 434.3()6 frams.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de .s.fO.OOO francs.
— La ipieslion du défrichement des fbrêls pa-
rait d'une telle im|)ortance à l'Académie de Di-
jon, (|u'clle la remet au concours pour 1839. Luc
med lilb- d'or «le 300 fr. sera décernée au nitii-
leur mémoire qui lui parviendra.
—Le jury de l'exposition des produits delin-
diistrie lient en ce moineul ses dernières séan-
ces. Malgré son désir de ne pas se montrer trop
sévère dnis les admissions, il estcerlains poduils
par trop excentriques dont il ne peut .autoriser
I exposition. Tantôt c'est un luthier qui présente
nu violon en terre cuite, eu sorte qn il peut ser-
vir d iiisirumenl de musique ou de cruche ; tau-
t<''t c est l'inventeur d'une paire «le bottes d, /', /i.
Hvti; prtis des ùaus de l'une tous trouvez m,
- 320 —
!<-
pistolet, snns le talon de Taiilre une cachette
pourvus liillels de l>an(|ue; puis au boutde l'une
et de l'aulie liotic sont des hoiles auxi|uels s'a-
daptent despoiiinards, armes commodes, comme
on voit, pour la marche et pour la tléfense !
Mal|;ré ces rejets, qui sont, dit-on, au nomlire
de 5(10, les fal)ricans admis (lour Paris déliassent
toute prévision, l'.iris ne comptait i|ue liCJOex-
uosans en IS:!1; il en compte aujourdliui 1,900.
Le département île la Seine lemiiorle .'i lui seul
en nomLire sur la France entière; car il parait
que le nomlire total des exposans sera de3,(i00
à;i,700.
— M. Poui;oulm eslparti hier pouraller pren-
dre possession du siéjje de procureur-général
au pai(|uet d'Amiens.
— Jeudi soir, madame Grisi est arrivée à Lon-
dres avec sa cousine la débutante. Tamburini ,
Ivanolf et Kubini n'ont pas lardé .'i arriver. 11 pa-
rait (ju'au moment de son départ , madame Julie
Grisi a perdu un portefeuille contenant de
l'arjîcnt et des valeurs pour 3,000 liv. sterl.
(75,000 fr.) M. de Melcy, ipii portait ces valeurs,
venait de remettre h sa femme le portefeuille
jirécieiix en lui faisant ses adieux , lorsrpie la
portière accourut en toute h.'ite dire à midame
tiiisi ipi'une vieille dame de sa maison désirait
lui dire adieu. Madame Grisi n'écoutant que son
lion cœur court embrasser sa vieille voisine, puis
elle remonte en voiture : on part.
A quelipies lieues de Paris, elle pense à son
portefeuille, qu'elle ne trouve plus, bien que M. de
Melcy l'ait en sa présence déposé dans la voiture.
Le domestique court à Paris et revient avec M.
de Melcy ; on n'avait pas pu obtenir de rensei-
gnemens sur le portefeuille. La portière préten-
dait ne lavoir point vu ; mais madame Grisi sou-
tient (|ue cette femme connaissait bien le porte-
feuille ; elle était présente le matin lorsqu'elle y
avait enfermé ses valeurs.
Dans notre prochain numéro nous rendrons
com|He de VEncyclopddie du XIX' siècle , que
nous annonçons aujourd'hui , et nous ferons
connaître à combien de titres se recommande
cet im|iorlant ouvrage qui répond à un besoin si
général. Le mérite de ses dix premiers volumes
et le nom de ses principaux collaboriteurs sont
des garanties suffisantes pour ceux à qui une
Encyclopédie est nécessaire, et nous n'hésitons
pas à appeler l'intérêt et la confiance de nos lec-
teurs sur cette belle publication.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Irap. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Darae-des-Victoires, 16.
T-z>t->p''|-rr^^^^<'«^TT--vr»-:>T-âa5-^5->-:tTT-T-o» 5_Li^:£î' S^5:ÎS2:'' PJ=tT-»r otrg=tT-i-T,T^
REPERTOIRE UNIVERSEL
De?* lici onces, île* EiCttre* et
Contenant la Biographie des Hommes célèbres, et pins de 2,000 gravures dans le texte. —
— Longperier, anneaux, type [monétaire). —
Parisel, Alexandrie. — Péclet, acoustique,
AIMANT, AÉROSTAT. — De Pontécoulaut, AS-
TRONOMIE, ZODIAQUE, UNIVERS. — Abbé Rece-
veur, ABEILARD, AME, VÉRITÉ, VULGATE. — Ré-
camier, abstinence, affusion. — Rienzi,ASiE.
— Roux, UNITÉ. — Royer-Collard, anthropo-
phages. — Thomas et Laurence, vapeur [ma-
chines à). — Tissot, VIRGILE. — Valette, actes
[de retal civil).
Garaiilie»; niatérielleis.
La sou.scription est ouverte à dater du 20
mars. Au fur et à mesure de leur arrivée, les
demandes sont inscrites sur un registre spécial,
avec un numéro d'ordre constatant leur priorité
qui fera loi pour l'adjudication successive des
3mO actions. Ce registre est soumis au visa du
commissaire n jmmé par le conseil de surveil-
lance.
Pour ne laisser aucun doute sur la garantie
offerte aux actions nouvelles, on a dû établir,
d'après les calctds les plus approximatifs, la si-
tuation de la Société après la publication du
dernier volume.
Les .')9 volumes de V Encyclopédie du XIX'
siècle formeront 2(i tomes contenant chacun au
moins I,()00 colonnes de 55 lignes. Le fonds sup-
plémentaire permettra de faire paraître deux
volumes en deux mois; car l'ouvrage, se pu-
bliant par les extrémités, met en a-uvre deux
imprimeries pouvant produire chacune un vo-
lume en deux mois. Les 7 premiers volumes ont
paru avec les volumes 50, 49 et 48. Le 8'' et le
47* soni souspresse etparailrontsimultanément.
Tout le monde a déjà apprécié les avantages de
ce mode de publication et les garanties qu'il
offre aux souscripteurs.
Les 51' et 52'" volumes contiendront plus de
mille pages, et paraîtront en même temps que
les deux derniers volumes du milieu. Le 51"
servira de complément à l'œuvre pour les dé-
couvertes nouvelles, les rectitications et les omis-
sioMS.'Le 52' formera une taliie méthodi(|ue des
matières très dévelopi'ée indiquant les subdivi-
sions et la marche îles sciences, avec l'ordre
dans lequel il faudra étudier celles dont on vou-
dra faire un cours particulier.
Sous le rapport du mérite typographique
comme sous celui de l'exécution des gravures
intercalées dans le texte, VEncyclopédie du
XIX' siècle s'evt mise au dessus de toute comjia-
raison avec les luihlications du même genre.
Chacun de ses volumes, au prix de 7 fr., con-
tient, outre les gravures, la matière d'environ
quatre volumes de l in-8° ordinaire à 7 fr. 50 c.
L'on y remarque un certain nombre d'articles,
formant des traités complets ilans l'espèce, dont
quelipies uns auraient une valeur presque égale
celle du volume. On pourra en juger par les
citations suivantes :
Andral, anatomie. — Archambault , Accou-
CHEME.NT. — Aiidoin, abeilles. — Abbé Blanc,
ARiANiSME. — Général Bartiin , armée. — Bû-
chez, ART.— Cham|)ollion, amais, auosis. —
Chasles (Philarèthe), allemande {littérature),
VOLTAIRE. — Davezac , Afrique.— Delafosse,
ALRoi.iTiiES. — Ferdinand Denys, voyages. —
Dufrenoy, volcan, vésuve. — Diimont , zwin-
GLE, VAUDOIS. — DuUal, VÉGÉTAL, VÉGÉTATION.
— Baron Diipin, amirauté. — Edwards, Ai.i-
ME.NS, ANIMAL, VIE. — Edwaids (\l ilUC), VERS,
zooi'iivtes. — Esquirol, aliénation, aliénés.
— Abbé Flotte, verbe. — Foiiquet, ACTES. —
Garnier , actions. — Gaullhier de Clauliry ,
AFFiNiTÉ,ANALYSE.— Isid.Geoffioy-Sl-llilaire,
zoologie. — Granier de Cassagnac , arrave ,
AGE [Moyen). — L. Gozlan , amuseuens de
l'esprit. — Baron duiraud, académie, alco-
RAN. — Général dllaulpoiil , armes. — Huerne
de Pommeuse , agriculture. — Henneipiin ,
ABSENCE, ADULTÈRE, ISLRE. — J. Janiu, VER-
SAILLES.— J. Langlais , avocat. — Larenau-
dière. AMÉRIQUE.— Laurentie, amoi r, athéis-
me, université. — Ch. Lenormand, archéolo-
gie. — Lesson, alouette. — Letronne, xéno-
PHON. — Liouville, algèbre, trigonométrie.
1" Les clichés et les gravures représenteront
un capital de 72,000 fr.
2" Les exemplaires en magasin
ou en dépôt, calculés sur le nom-
bre de tiOO à 300 180,000
3" Les créances résultant des cré-
dits que le fonds supplémentaire
|iermetliadefaire pour faciliier les
placemens s'élèveront au moins à '50,000
4° Le produit de la vente de la
propriété de l'ouvrage, compor-
tant la publication d'un volume
supplémentaire tous les ([iiatie ans,
ne s'aurait s'évaluer à moins de. . 2(i0,000
Total.
502,(i00
C'est donc sur une valeur triple de celle du
fonds sup|démentaire cjue les actions de ce fonds
auront hypothèque privilégiée, après avoir déjà
reçu un exemplaire de 304 fr. , ou même de
410 fr. , car les nouveaux actionnaires auront le
droit de se faire adresser un exemplaire vélin,
en s'engageant à sup|)orter une retenue de 52 fr.
sur le (iremier remboursement qui devra leur
être fait.
!!iuiii^cri|ttion aux ac<ioii!^ nou-
velle!^.
Les soumissions d'action s, devront être adres-
sées au directeur dans les termes suivans :,
Moi soussigné {/mms et qualités), demeu-
rant à [adrctse) , déclare souscrire pour
cinq cents francs à une action du fonds
s}ipplémentaire de /'Encyclopédie du MX'
siècle , et je m.'engage à payer cette somme
sur mandat , à l'ordre du Directeur, lorsque
tleii Arim 9
52 volumes très grand in-8* à double colonne.
f aurai été informée par lui que la totalité
des trois cents nouvelles actions a été sous-
crite, et que le prix de la mienne est exi-
gible.
Faculté est laissée aux souscripteurs de payer
la somme en deux fois, en ajoutant deux 2 fr.
pour frais de recouvrement à chaque paiement.
Le second ne pourra être ajourné au delà du
mois de septembre.
Toutes les soumissions d'actions adressées
après le l'" mai devront indiquer si l'on désire
être inscrit comme simple souscripteur à un
exemplaire, dans le cas oii il n'y aurait plus d'ac-
tions disponibles.
Souscription aux. volume*.
PAPIER FIN : 7 fr. — VÉLIN SUPERFIN : 8 fr.
Les souscripteurs qui verseront immédiate-
ment le prix total de Pouvrage recevront tous
les volumes /"raweo.
Après la 20' livraison, le prix du vol. sera de
7 fr. 50 c. et 8 fr. .iO c.
L'Eiicyclopédia du -V/.r siècle n'aurait pu
conlier sa rédaction et sesgravuresaux écrivains
et aux artistes les plus distingués, si l'on n'a-
vait établi son prix à sa juste valeur. C'était la
première garantie .'i offrir pour une œuvre de
cette importance. Le public a trop souvent ap-
pris à ses dépens ce que coulent, en définitive,
les livres dits « bon niai'che.
Les souscriptions à l'ouvrage doivent être
ainsi ';onçues :
iVoi, sous,<i>gné (noms), demeurant à
(adresse), déclare souscrire à un exemplaire
de /'Encyclopédie du XIX' siècle, à francs
It volume, et m'engage à en payer le prix
sur mandats du directeur, recouvrés ^ar
quatre volumes à lu fois, qui devront métré
j>réatablement parvenus par la voie ci des-
sous ind quée.
Lorsque quatre souscriptions sont réunies
dans la même localité par une i)ersonne qui se
charge d'en recouvrer le prix, l'administration
prend à son compte les frais de port. Elle s'en-
gage aussi à faire parvenir franco les dix volu-
mes publiés, si le prix lui en est adressé avant
le 1" mai. Ces volumes et les suivans seront
égalementexpédiésaux personnes (|ui, désirant
ne payer que dans quelques mois, adresteraitnt
un bon de 100 fr. à l'ordre du directeur.
NOTA. Les souscripteurs aux actions ou aux
volumes, outre leurs noms et adresses, très li-
siblement écrits, devront, s'ils résident à la cam-
pagne, indiquer leur bureau de poste, ainsi que
le bureau des Messageries le plus voisin, a moins
qu ils ne se fassent adresser leurs volumes par
le roulage ou par un libraire.
Les lettres et envois doivent être adressées
franco, à M. ANGE DE SAIINT-PRIEST, direc-
teur, rue de Seinc-St-Germain, 16.
tlITÉRilURE, SCIENCES, BEÀUX-ARTS, INDCSTRIK, -— ^X^^ ^*^ "^c-^SjL 4 ^^^^Vj '1 Sl'l JdCRNinX, P.ÏTCE8, OCTRiGES IXE'dIIS , .>CnttCX
COKSilSSiSCES OTILES , ESQUISSES DE M0B0R3 , "^^^-^^f^^^^l -' " ■ ^ - '^É^^Pi^ V "^ " jKjTIit^îlr^ \ TIOXS NOUVEllES , BIOCRAPUIES , lEIBOSAUt
UÉMOIRES ET TOVIGES. '^^^âl Jt^M ^ ^^«^^3'J^'^? :'-■ ^> ' W^"^'^ y* "^ THEiTRES ET «ODES.
oks'aeo.vne A PARIS, 40 BHREAnDnjonRNAL, rue -=^^^^^|^^\flWH\S> IèJ^S^ ifc. j/T" • ^\;; '/-'^,/^^fe^ PRIX D ABOWNEMEÎVT
duHELDER, (ibis.elchezlousIcsLibraires ^^^^a'^!ÎTO;*''^^^^^^^A^ 'f^r ^-^ /i^^S^ POCR PARIS ET LES DEPARTEMENS
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre, '- « ;^ y B^^^^B' pour trois mois 1-5
Uirecteurdes salons littéraires, à Strasboure. ^ i •' - ^i^'^Si,^^^^^ pour l'étranger e.\- sus par as . ... 6
Et pour Londres et les Trois-Roviiumes, à rt/ni- V^^^ ^ '..> ^^e:^^''^^''^^^^^^^^^^ On ne tire a vue que sur les personnes qu, s a
versai Literary Cabinet, 64, St. James'sStreeU ' ■■'^^ê^S;,.-ï£ii!3iK^ -' __=„iÔ^É^^^^^r bonnent pour un an ou I, mois, et en font la
"-'-iv^ =_-r^=^^j--j^;^MwfiL4.i5L- "ïmo"' demande par lettres affranchies.
Les abonnemens ne datent que des 5 et 20 de a j< ■• ■• i i -,
chaque mois. ^" '^^^ " '""" ''""' »«"*''»"«'' «^o"'. Une gravure de modes est jointe «u n' du 5 et
, . ^ , fe$pritdautrui par complément servait. une lithographicaun" du 20 de chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat a toucher à Paris. Il compilait, compilait, compilait. Prix des annonces, 75 c. U lignes
LE VOLEUR,
<^a}ttU îTfs Jauntam* français ft ftnmijcre.
A dater de ce jour , les bureaux
du ToletiÈ' sont établis rue du Uel-
der, H. t4bîs.
SOMMAIRE.
L'IRLANDE (fi'agmens), par Capotde Feuillidk.
— Le CHAPEAU DE VELOURS, par M. Albert
DE CaLVLMONT.— DUESPINA ET ZADÉTULA .
— Un marlvge a la mode, par M. Pitre-
'^iievalier. — Un petit souper sous
y ouïs XVI. — Mélanges, faits curieux : Sin-
gulière fatalité. — Revue dramatique :
Théâtre de la Renaissance : V Alchimiste;
Variétés : La Canaille ; Palais-Royal :
Nanon , Ninon et lilainteTurn. — ConcevL —
Revue de cinq jours.
L'ISIL^ITDS ,
Par M. DE l'Kl'lLLllIE.
(Justice pour Tlrlaiidd ! telle est l'épigraphe
du livre ([ue vient de pul.licr M. de Feuillide.
Ces trois mots sont écrits sur la prcmiiM'c page,
et tout aussitôt sur ce texie si court se déroule
la plus éloc|uent(' plaidoirie. Nous venons de
lire, et il nous est impossil.lo de rendre toutes
les sensalions (lont notre ftnic est émue. Ce que
nous pouvons faire, c'est d'ouvrir le livre au ha-
sard, d'en arr.iciier (|uelipies pages, de les re-
produire en disant : Ici nos larmes ont coulé, là
notre poing s'est crispé et rindli;nalion a cha.ssé
la douleur. Tantôt nous avons eu froid et faim
au milieu de ces ilotes parqués dans les imiucu-
ses domaines des Landlords, devenus Irlandais.
A la voix puissante de l'auteur, nous nous som-
mes redressés, et ramenant nos haillons imur
cacher noire poitrine nue , nous nous sommes
écrié : c'est justice et non l'aumône que nous
demandons ; et réellement il a fallujl'aspecl ue la
misère immense de tout un peuple pour inspirer
l'idée de ce livre, il a fallu ù l'auteur du cou-
rage pour tout dire, du génie pour tout cm-
hrasser. Aussi jamais l'expression ne manque h
la pensée. Là elle gronde comme la tempête au
dessus de la tôle de l'oppresseur , là elle se pré-
cipite rapide, scintillante, écumeuse avec les
chutes du .'^hamon; puis elle devient harmo-
nieuse et sonore comme la hariie des bardes de
laverie Erin. Enfin lorsqu'il s'agit de trouver un
remède à tous ces maux , la raison dicte et la
phrase se dépouille de ses ornemens et devient
serrée, rigoureu;ic et lo-ique. Maintenant, écou-
tez, voici le début de l'auteur ) :
«A la pointe de la langue de terre (jue iioussent
dans le canal Saint-George les North-Wales,dont,
depuis Shrewsbury, il faut gravir les superbes
montagnes ; — après avoir traversé sur un pont
suspendu, ehef-d'ieuvre de hardiesse et d'élé-
gance , le bras dénier oti se mirent les rians ter-
ritoires d'Anglesea et de liangor; — dans le petit
port d'Iloly-Head, ont peut avoir déjà comme
une prescience de ce qu'est l'irlaudc.
Entre queh|ues rares navires aux lianes érail-
lés, au jtont enfumé, à la mâture noire et grasse,
on entend rugir l'énorme cheminée en fer du
stcnm-packet royal, qui, à heure lixe , à chaipie
jour, (pu'llc quc'soil la mer, s'élance brevcment
vers la baie de Dublin. Ce ne sont plus ces élé-
gans paquebots, au pont ciré, aux galeries à co-
lonnetles, aux Hancs diaprés de vives couleurs ,
dont l'acajou encadre les sabords, efiilés connue
des yoles , moulés par des marins en pantalons
blancs, et faisant eoqucltenient i;lissrr sur le
miroir uni de la Manche, de Calais à Douvres,
de L>oulo;;ne et de Ramsgate à Londres, les tOles
de rois, de syrènes ou de duchesses ciselées à
leur poupe et à leur proue dorées. Le navire
d'Irlande est tout noir ; noire à la poupe d'où
sonnomde baptême se détache à peine en let-
tres blanches, noir à ses lianes rebondis que ne
sillonne nulle bande de couleur, noir à la proue
où la harpe d'Erin, qu'embrasent les ailes a un
ange, est si lourdement sculptée, et , grâce au
blanc mat ijui la badigeonne, se coafoudsi bien
avec la transparence de l'air, qu'à cinquante pas,
on |)eul , sans mauvais vouloir, la prendre
l)our une tchancrure faite [lar un coup de vent.
Les galeries... mais il n'y a pas de galeries , ce
sont des planches épaisses solidement jointes
entre elles et liées au ponl par des écroiis. Deux
mâts, dont la large base est en fer, supportent
une voilure sombre et épaisse, auxiliaire sou-
vent déployé pour veniren aide aux ailes bruyan-
tes avec lesquelles la vapeur fatigue les vagues,
mais qu'à leur tour les vagues fatiguent plus
souvent. Le capitaine est vieux et courbé, moins
par l'âge que par les tristes préoccupaiions que
lui donne la mer d'Irlande avec laquelle il se
bat chaque jour. Les matelots ont le visage brûlé,
les mains calleuses; leurs chemises sentent le
suif; le goudron raidit leurs larges pantalons,
et leurs souliers sont ferrés avec des clous dont
les tètes semblent être des crampons pour cou-
rir dans les échelles de la mâture. Quand elle se
met en mouvement, quand elle fait monter et
descendre les arbres de fer qui agitent les bras
gigantesques au bout desquels tournent les
roues , la machine gronde comme un tonnerre ;
le navire, la mer, les hommes sont ébranlés par
une si effroyable secousse, qu'on dirait qu un
Archimède nouveau vient de trouver un levier
cl un point d'appui pour soulever le monde.
Quelque haut que le cœur soit placé, on se
surprend bientôt à jeter des regards éionnnés
et gr.nves sur cette mer d'Irlande toujours cour:
roucée, dont les flots, à leur crèle écumeuse et
roulée en panache, bercent incessamment des
ni.\ riadcs d'oi.seaux plongeurs , mêlant dans l'o-
rage leurs cris aigus aux cris plaintifs diS mau-
ves blanches , qui vieuuenl secouer leurs ailes,
daus les cordages ; — mer loujoms bondissanle,
— 322 —
qui veut, pour être domptée, et la volonté de
pareils hommes, et la force intelli{;ente de seiu-
I)l;il)ks mailiines , et le poids énorme d'une
masse de bois toute chevillée et toute chargée de
fer.
Dans ce navire ainsi bMi , n'atteignant le port
qu'à yrand'peine et par secousses violenles, ne
devinez-vous pas déjà h; |)euple i|ui n'a rien à
jeter au luxe et à l'éléuance, et qui lutte depuis
des siècles pour arriver seulement à gagner la
nourriture et le vêlement de 'eliaiiue jour P Cette
mer ainsi faite, la teneur des voyageurs et du
négoce, dont elle tend sans cesse à engloutir les
rêves et la lortuiic, ne vous dit-elle pas iju'clle
doit tenir le commerce, et Tludustrie cpii le fé-
conde, éloignés dune terre (jue , du sud au
nord, étreinl une si menaçante ceinture?
Après sis heures d'une orageuse traversée ,
tout haletant, tout coulure aux lianes par les
coups de la lame, le sleam-packel entre dans la
baie ; mais vous la voyez si déserte dans le de
mi-cercle de son fer à cheval, cette baie pour-
tant si vaste et si siire , (jue vous vous croiriez
en plein Océan allantiipie, si lasiject des crtles
sur votre gauche, si, dans le fond, en face, la
jetée de King's-Town , et si, à droite, les rao-
Duinens de Didilin se dessinant dans la brume ,
ne vous prouvaient que vous touchez la terre.
.l'avais encore un pied dans le i)3(|uebot, ipie,
sur les larges pierres du port, limage vivante de
l'Irlande mapparut. J'étais étranger, elle vint
à moi. C'était une femme jeune encore, grande,
forte, belle de ses grands yeux bleus et de sa
pâleur raélancoli(|ue, transparente même sous
le liAle qui la brûlait. Ses pieds étaient nus , ses
jambes étaient nues aussi. Ses longs cheveux
pendaient en désordre sur ses épaules, aux-
(|Uf Iles, jiar quehiues bouts de corde, était re-
tenu un niaïUeau gris, moins destiné à les voiler
qu'à couvrir un petit enfant (pie cette femme
avait au sein. Peut-être même ce manteau, si
délabré qu'il fût, était-il l'unique vêlement de
l'enfant et de la mère ; car, à travers les trous
dont il était criblé, je ne vis point de linge ; et
sous les pans qui arrivaient à ])eineaux genoux,
se montrait le nu des épaules et des bras (jui le
retenaient croisé sur la poitrine.
— The jxituloes are rery dear, yoiir ho-
iiour ! les pommes de terre sont bien chères ,
votre honneur ! me dit cette femme les yeux
baissés , et avec une tristesse de voix que je
n'oublierai jamais.
— Que doit-ce donc être du pain , 6 mon
Dieu ! dis-je à part moi... Le pauvre, ici, sait-il
seulement ce que c'est que le pain ?... Et mon
cœur se serra d'une façon étrange, car enfin
qu'étais-je destiné à voir en pleine Irlande, là où
il n'y a ni maisons , ni richesses , ni ports de
mer, ni étranijerspour faire l'aumône ?
A(p:el(pies pas plus loin, je montai dans les
voitures du raihcay, qui, longeant la baie, va
de King's-Town à Dublin, et, en moins de vingt
minutes, fait parcourir six milles anglais (envi-
ron trois lieues de France). Lu gentilhomme ir-
landais s'assit auprès de moi, et, avec le senti-
ment bien marcpié d'une bienveillance à la([uelle
l'Angleterre m'avait peu habitué, il raeparla,dans
la langue de Krance, de la France oii il avait fait
la guerre, en 1814, et dont encore, après vingt
années , et malgré le coup de feu iju'ilyavait
reçu, il aimait à nourrir le souvenir. Les paro-
les lui venaient du cœur jtour mettre à jour
^ulce «j u'il y avait ea lui de resi>ect, d'admira-
tion et de bonnes sympathies pour notre beau
pays. De combien de question , durant notre
court voyage, il me pressa sur les hommes et
les choses ! et combien, moi, je fus heureux de
lui montrer la France, non telle que je l'ai vue
longlemi)S à travers la violence aveugle de mes
passions , mais telle que l'ont faite en réalité ,
danssa |>oliti(iue, dans son industrie, dans ses
arts, dans sa littérature et dans ses hommes,
vingt années de paix et de luttes pour la liberté;
telle (pi'alors deux mois de séjour dans le
Royaume-llni m'avaient appris à l'aimer, telle
«pie je la vois enfin , aujourd'hui que les injus-
tices îles autres m'ont forcé de faire un retour
sur mes propres injustices.
Ouand je lui eus parlé de la France ,jerinter-
rogeai sur l'Irlande ; mais il me répondit triste-
ment, humblement, s'excusant presque de n'a-
voir, hélas! que de lamentables récils à me faire
pour me |iayer le plaisir qu'il avait pris aux
miens. Un éclair de joie traversa son œil voilé,
ijuand je lui dis (|u'il n'y avait pas en France un
noble cœur, quelque vent religieux ou poliliipie
(pii souflliVl sur lui, (pii ne fit des vœux pour
l'affranchissement et la prospérité de 1 Irlande;
mais sa surprise fut grande lors«|ue, déconcer-
tant sans doute toutes ses prévisions sur mon
compte, je lui dis que j'étais tout simplement
un pauvre joinnalisle , (|iii, lassé de luttes et
attendant des jours medieurs, s'en venait, poussé
par une main puissante elamie, visiter le Roy.iu-
me-Uni dans ses mœurs, dans son luxe et dans
sa misère, pour s'apprendre et pour apprendre
aux autres, par des tableaux pris sur nature,
à ne pas éternellement souffleter la France, sous
les yeux et au profit de l'étranger.
— Que Dieu vous conduise, monsieur ! me
dit alors ce gentilhomme en me pressant affec-
tueusement la main. Puis il ajouta avec amer-
tume ; les étrangers nous visitent si jieu!...
Je n'osai lui demander pourquoi ; mais je
songeai à la pauvre femme de king's-Town, et
je courbai la tête, n'osant encore ni blâmer les
étrangers, ni trouver juste l'amertume du re-
proche qui leur arrivait.
— Aussi, monsieur, reprit-il, comme s'il ne
se fût point aperçu de mon trouble, nous ne sau-
rions rien de l'Europe, et l'Europe ne saurait
rien de nous , si, dans notre jeunesse, nous n'ai-
mions pas à voyager. Peut-être, parce (|uc nous
sommes pauvres, nous croit-on corrompus et
dégradés ?... Oh ! il n'en est rien. Quant à vous,
moLisieur, si Dieu vous donne le courage de tout
voir, puisse-t-il vous donner aussi celui de tout
dire !
Ilélasîce courage qu'il me souhaitait, il me
semblait «|ue je le sentais déjà faibliren moi sous
le coup de ses paroles, et je trouvais que les voi-
lures du »Yn7-w/y auraient \<\i emporter moins
vite les voyageurs loin du navire.
— L'Angleterre ne fait-elle donc rien pour
llrlandei'repris-je; après un court silence, pour
cacher mes émotions diverses et pour m'étourdir
sur je ne sais quelle lâche pensée d'un prompt
retour à Londres.
En ce moment nous passions devant d'immen-
ses ateliers de charronnage. Pour toute réponse
mon gentilhonune me les monira.
— Voilà, dil-il , l'hôpital des machines.
— Comment! des machines!' Et celui des
hommes i'
— Oh ! celui-là , il est dans toute l'Irlande.
kJeukiuciU il n'a ui wvdecius ui ixiacdcsi cl il
est si encombré à cette heure , que j'ai bien
peur, quoi qu'il se fasse désormais, qu'on ne
trouve assez ni des uns, ni des autres. Et à quoi
bon, du reste, monsieur ? Ceci est encore un
perfectionnement moral et polit que dont, avec
beaucoup d'autres, la très pauvre Irlande est
reilevableà la très riche Angleterre. Notre mé-
tropole s'est moquée de nous, monsieur, quand
elle nous a imposé des machines. Elle en a en-
voyé tout juste assez pour que l'industrie ait
appris à se passer des bras des hommes , mais
point assez pour que l'industrie enrichisse le
l)ays. Les bras étant devenus inutiles, on n'a
(pie faire, vous pensez bien, de leur élever des
édifices ofi on les répare. Un homme hors de ser-
vice,d'ailleurs, à quoi esl- 1 licn.j<- vous prie/iiion
à être porté en terre ? Avec les tron(.'ons rajustés
décent hommes, vous ne feriez pas un honune
passable ; avec deux machines détra(piées, vous
en |)ouvez faire une excelleine. Il est doncjuste,
en économie [)olili(pie et sociale, que tout l'in-
térêt, toute la pitié se porlent sur ces chères
m:ichines ; que le charron et le serrurier soient
préférés au chirurgien et au médecin, l'œuvre
humaine à l'œuvre divine. A chaque époque sa
pensée et son œuvre, monsieur ! C'était autre-
fois la religion (pii élevait des hôpitaux aux ma-
ladies de l'âme et de la chair; aujourdhui c'est
l'inilustrie qui élève les siens aux cassures du
liois et du fer fondu. Aussi, arrive-t-il (jue les
machines fonctionnent, tant bien que nial,san;
enrichir même deux ou trois entrepreneurs; et
licndant ce temps des milliers de bras restent
croisés, et des familles, par millions, n'ont pas
de pain.
— Oui, et pour comble de malheur, lui dis-je
en répétant le premier cri que j'avais entendu
sur la terre d'Irlande, thepalatoes are verij
dear yoiir hunour\
Nous entrions à Dublin. Les détails et les ren-
seignemens que le gentilhomme irlandais me
donna, cpiand nous nous séparâmes, me servi-
rent à éviter une partie des embarras et des
exigences dont un étranger dans le pays qu'il
voit pour la première fois, ne peut guère man-
(jner d'être la victime. En Angleterre , où l'on re-
garde l'or de l'étranger comme un tribut obligé,
un bon, un franc Anglais, en pareille circons-
tance, m'avait, pas esprit national, aidé à être
trompé. Aussi l'Anglais fait-il toujours fortune
d'une façon ou d'autre ; né pauvre , l'Irlandais
meurt toujours pauvre.
Celte double rencontre me fit longuement ré-
fléchir, car, en (pielques minutes, elle m'avait
offert la personnification vivante du double as-
pect ipie présente l'Irlande : par les yeux de
l'âme j'avais vu l'Irlande qui est j)auvre, l'Irlande
qui est nue ; et jiar l'intelligence, j'avais été en
rapporte avec l'Irlande inlelbgenle et sensible,
souriant à l'étranger ((ui la visite, et par dessus
tout honorant et aimant la France.
( Déjà vous connaissez l'Irlande. C'est une
malheureuse mère dont le manteau déchiré ne
peut abriter ses enfans; mais ce n'est pas le
temps qui a ravagé le sol fertile d'Erin , ce n'est
pas la charrue qui a tracé tous ces sillons, c'est
lépée brutale des hordes salariées de l'Angle-
terre, et lépée ne fertilise pas. Après vous avoir
initiés du premier coup aux souffrances qu'il a
vues, l'auteur s'arrête devant l'homme dont la
voix peut les faire taire un iuslaut. 11 vous dé-
dit la lutte (.TO'ConncU contre ses rivaux, cette
lutte que couronne un éclatant triomphe dont
vous ne perdez aucun détail, et (lui semble avoir
trouvé son Homère. Maintenant ce sont les an-
nales de la belliqueuse Irlande, ce sont les
chants des bardes que l'auteur rajeunit en les
traduisant. Armé du Hambeau de la vérité , il
démasque l'hypocrite Elisabeth, il vous froisse
le cœur en répétant malgré ledégoilt dont il est
saisi, les sanglantes paroles de Cromwell, et
quand il a tout dit , il écarte les toulîes d'herbe
dont le sol est tapissé; et vous montrant des rui-
nes éparses, il vous crie : Ce sont les ossemens
de l'Irlande; voyez comme elle était grande!
Parfois aussi l'auteur procède par contrastes; il
décrit les cottages des Landlords ; somptueuses
demeures , domaines immenses où un peuple
entier pourrait vivre, et que le Landlord n'ha-
bite même pas , tant il craint de rendre à l'Ir-
lande ce qu'il extrait de l'Irlande. Ensuite fati-
gué de s'occuper de ces égoïstes blasonnés, et le
cœur plein de larmes, il vient les épancher
dans les cottages du pauvre et vous force à pleu-
rer avec lui ) :
Dans quelque direction que vous parcouriez
l'Irlande, au nord ou au midi, îi l'estou à l'ouest,
dans l'Ulster ou dans le Munster, le long du ca-
nal Saint-George, ou sur les grèves de l'Atlanti-
que; au bord des grands lacs et sur la lisière des
grands bois, aussi bien qu'aux lianes des mon-
tagnes; parmi les bruyères et les rochers, aussi
bien que dans les ravins et les tourbières; dans
les solitudes, comme aux avenues des grandes
cités; aux portes de Dublin, comme à celles de
Limerick, de Cork et de Galwai ; sur toute la sur-
face de l'Irlande, enlin, aux lieux que les land-
lords n'ont point parqué entre les blanches mu-
railles de leurs domaines, voici ce(|ue vous trou-
verez répandu et s'élevant à peine à six pieds
au-dessus du sol. Ce sont des murailles faites,
quelquefois, avec des éclats de rocher, mais le
plus souvent avec des quartiers de terre super-
posés, liés entre eux par les racines des herbes
qui en tapissent la surface, séchées aujourd'hui.
11 n'y a là pour toiture que de longues bandes
de gazon, posées sur des branches d'arbre non
elteuillées. Une porte aux ais mal joints, un trou
pratiqué à l'endroit où la muraille forme le
point de partage des deux versaiis de la toiture,
sont les deux seuls espaces par où le jour et l'air
se glissent à l'intérieur, et par où s'échappe la
fumée. Approchez, vous n'avez pas l\ crairuire
qu'il eu sorte des chiens hargneux ou malades.
Cette masure n'est point un chenil; et vous en
remerciez Dieu ! car vous vous dites ipie vous ne
voudriez point loger là, même un chien galeux
qui, une fois dans sa vie, aurait levé siu' vous un
regard caressant, ou vous aurait fait i)rendre
une pièce de gibier; car vous pensez que le
Uoyaume-lini, ([ui a des lois sévères contre les
gens qui emploient des chiens à trainer des
charrettes, ne saurait permettre qu'on assignât
aux chiens un logcnu'ut aussi misérable. Non,
ce n'est point un chenil; car les laudlords, pour
leurs meutes aussi bien que pour leurs chevaux,
élèvent avec de la chaux, du sable et des pierres,
des édiliccs où l'air, le jour etl'cspace abondent.
Le paildy d'ailleurs n'a point île chiens; d'abord
parce ([u'on ne lui permet pas d'en avoir; en-
suite parce «lue , lorsipril eu a, ou les lui tue,
aliu qu'ils n'çiïaroucUcul pas de leurs aboiciucns
— 323 —
ou de leur pours\iite le gibier (|ue, dans toute
l'irlairde, le landlord a seul le droit de chasser,
dût l(, paysan en être dévoré, lui et sa récolte!
enlin, parce (jue tout cela n'existàt-il pas, le
paddj w |ionrrait pas donner à son chien la
nourriture ([ue le jilus pauvre parmi les plus
pauvi es en Europe peut donner au sien. Dans
tout« l'Irlande, où la misère a engendré tant
d'in/irmilés, tant de mendians, je n'ai pas même
renr ,ntré le chien de l'aveugle !...
C^ n'est pas non plus une écurie, ni une élable
de bêtes à cornes. Voyez : l'écurie est i)aitout,
le long de la route, dans les fossés, sous les ar-
bres, dans les champs, et dans le creux des tour-
bières épuisées. C'est bien assez pour ce pauvre
cheval (jui deiuiis longues années fuit devant l'é-
(piarrisseur. L'étable, aussi, la voilà ! ce sonlces
quatre murailles de terre sans toiture, et au-
dessus desquelles une toute petite vache irlan-
daise, plus petite encore que nos vaches breion-
tonnes, allonge son mufHe amaigri et son regard
étonné.
— Qu'est-ce donc ? — Suivez-moi ; tâchez d'a-
vancer sans laisser votre chaussure au fond de
ce bourbier infect, de ces immondices de toute
sorte qui entourent ces muisdeterre comme un
fossé d'antique forteresse. Ce n'est pas tout en-
core. 11 nous faut déranger un des quatre ou
cinq personnages qui, couchés ou assis sur le
seuil, noiisempéchent d'y mettre le pied. .Auquel
nous adresserons-nous ?
A cette femme vieille et ridée, à moitié nue,
accroupie au soleil sur ses talons, dans l'atti-
tude du crétinisme, et qui, la tête appuyée sur
ses deux mains, les doigts passés dans ses lon-
gues mèches de cheveux gris, nous regarde avec
stupeur, en fumant à outrance sa tuiidi/ie, une
mécliaulo |)ipe de terre, à côté de laquelle le
trfùle-gueule d'un vieux caporal serait un objet
de luxe et de distinction 'r* Mais vous craignez
de ne pas même être entendu. Passons à un
autre, et peut-être aurons-nous plus de succès
en poussant du pied ou de notre bâton de
voyage, ces couples de canards et d'oies qui ont
replié leur tête sous leurs ailes, ou ce gros et
monstrueux cochon, étendu sur le flanc dans
toute sa longueur, la hure dans la fange, avec
ces grognemeiis et cet ignoble et impassible lais-
ser-aller qui ont fait un proverbe de son nom
et de son état de somnolence digeslive? Mais,
ni ces animaux domestiques, rri le cochon sur-
tout,— apparition si inévitable au seuil de
toute cabane irlandaise, (|u'il en peut être regar-
dé commele génie familier, — ni la vieille femme
elle-iiu^me, ne sont habitués à tant de déféren-
ce. Uètcs et gens vivent dans la campagne d'Ir-
lande sur urr pied parfait d'égalité; celles-ci ne
cèilcnt point la plaie à celles-là, pas plus au seuil
de la cabane que dans l'intérieur, et vous aurez
renoncé vous ir.ême à tout droit de préséance
(|uaud vous aurez vu avec quelle intimité tout ce
monde boit, mange, dort, jonc ensemble et
|iêle et mêle. 11 y aurait doirc mauvaise grâce
n'est-ce pas ;' à se montrer plus exigeant ijuc les
maîtres de céans. 11 ne nous reste alors d'autre
ressource i|ue de tourner, comme eux, les dif-
ficultés, ou de passer par dessus. 11 est juste de
dire que, si de votre cùté, vous prenez bien vos
mcsuies, ces singuliers gardes de la porte, ne se
livreront du leur, par peur ou par malice, à au-
cune bi'usqiicrie [lonr vous faire trébucher.
Du courage doue ! une enjambée , et nous
voilà dans celle misérable bobilatiou , dout la i
f •
destination vous est encore un problème. iMais
priez Dieu qu'il y descende avec vous : vous allez
vous trouver enface de douleurs et de misères,
que l'homme tout seul serait impuissant à conso-
ler. Cette habitation qui n'est ni un chenil, ni
une étabe , c'est un collage comme l'habitation
d'où vous venez de sortir, si élégante, si luxueuse,
si confortable était un collage; mais l'une était
rcnir/e de landlord, celle-ci est cottage de
paddy.
Maintenant, attendez un peu que vos regards
s'habituent à l'obscurité qui règne là-dedans,
grossie |)ar la fumée des tourtes qui s'élève d'un
foyer sans conduit, et s'échappe par la porte et
par les crevasses du toit, comme de la bouche et
lies (issures d'une fournaise voûtée. Voyez vous
sur le sol, posé aiiprèsde l'âtre, ce je ne sais quoi
d'immobile, d'inanimé qui semble jeté là comme
un amas de haillons, dont nulle langue humaine,
nul pinceau d'artiste ne sauraient arriver à ren-
dre la forme et la couleur? l'eu à peu vous re-
connaîtrez que ce quelque chose sansnom est un
être vivant , la moitié séculaire du couple sécu-
laire dont vous avez laissé l'autre moitié accrou-
pie au soleil. C'est un vieillard dont la vie a été
ce que fut la vie de son père et de son aïeul, ce
qu'est la vie de ses enfanU , ce que sera , si Dieu
n'y met ordre , la vie de ses petits enfans; c'est
l'anneau vivant qui, à la chaîne des générations
éteintes, rattache les générations nouvelles, avec
les mêmes conditions , dans le présent et dans
lavenir que dans le passé , de dégradation, de
nudité et de faim.
Bientôt, — et ceci est un fait général, qui se
reiuoduit incessamment dans tous les cottages
irlandais, un fait sur lequel peuvent, à perle de
raison et de pitié , s'exercer les calculs des éco-
nomistes de la force de Malthus; — bientôt, de
celte ombre épaisse, fourmilière grouillante', se
détachent en saillie de petits enfans par dixaine.
Leur âge est échelonné entre l'âge du berceau et
celui de douze à quatorze ans, ceux-là dans les
bras et sur les genoux de ceux-ci. A cet aspect
si inattendu, après avoir mesuré de l'œil l'espace
étroit dans lequel tout cela vit. marche et dort ,
vous n'avez ni assez d'élonoement , ui assez de
bienveillance pour ces visages si rians et si frais,
pour ces petits coi-ps si nus,et poulanl si |.ropres
et si blancs , pour ces yeux si aimans, pources
bouches si vermeilles, pour ces têtes si blondes
et si bouclées ; — neurs bénies durant leurs pre-
mièr-es années . qui s'épanouissent blanches et
roses , loin de toutes les sources de la vie.cor.rme
si lorrtes les fécondantes rosées , tous les lièdes
rayons, toutes les brises caressantes du ciel des
heureux du monde descendaient , cepend.iDl,
jour et nuit sur elles.
Car, c'est ainsi. L'ii-lande est. je crois, le :invs
où les enfans sont les plus ravissantes petites
créatures du monde , jusqu'à 1 âge de trois ou
quatre ans, tant ijuc le seiu cl les tendres soins
d'une mèie suffiseul à donner la santé et la uc.
C'est alors quel'on peut dire des enfans irlandais,
ce (juc je ne sais quel pape, avec luo de ces
jeux de mois si communs dans la basse latinité,
tlisail de petits enfans anglais emmenés captifiîà
Uome : fioii Aiigli, sed aiigeli, ti chriitumi
essent. (S'ils étaient chréliens, ils sera ienl non
des Anglais, mais des anges.) Les pauvres petits
enfans irlanilais sont chrétiens, ei Dieu les ai>-
pelle à lui en grand nombre pour en faire des
auges, quand arri\eleur troisième année, c'est
à dire, iï l'âge où il faul Ut mauder pour cui aui
— 324
;iliinens une nounitiirc ([ue le lail lic I:\ femme
ne suffit jilus îi donner : tinnsilion qui. tlans Vv-
lal noimal des familles humaines, exii;e déjà
tant de lenteurs et de ména,';emens. Mais en Ir-
Jande. hélas! cette transition se fait sans ijrépa-
ration aueuuc. IMi lait de la mère, Tcnfant passe
lirus()uemeiit aux aliniens et aux vicissitudes
dont se compose la nourriture du paddi/ d'Ir-
lande. Le sein de la mère était une sourie tou-
jours féconde, toujours (iréte h assouvir la faim.
Mais la nourriture de l'enfant sevré dépend de
la nourrUurc de la famille, et elle n'est ni tou-
jours suffisante ni toujours présente (piand la
faim pousse ses cris. De plus, alors même (pielle
est suffisante et présente, elle est toujours d'une
quantité telle, ipiil faut du temps pour (iue les
substances nutritives .[u'elle renferme se déga-
gent en suffisante quantité, et passent dans le
sang et dans lis chairs; si bien ([ue, dans linler-
valle, le sang s'apauvrit, les chairs déiiérissenl
et la mort arrive. Aussi, est-ce pitié de voir dans
,,uel état de lani;ueur et de rachitisme lesenfans
qui ont résisté aux privations, inexorable suite
de leur sevrage, se traiuent jusqu'à l'adolesceu-
ce, jusqu'à ce moment de crise où se décule la
lutte entre les principes vitaux et mortifères,
auxquels Dieu a livré les premières phases de
l'existence humaine. .\ cet âge encore les mois-
sons de la mort sont abondantes en Irlande;
c'est la seconde coupe réglée sous laquelle tom-
bent, en grande partie, ceux qui ont survécu
à la première; et, de la seconde, il ne réchai.pe
(lue ceux dont les corps façonnés par cette dou-
ble épreuve, se sont fait de la faim, du fro.d et
de toutes les misères, une secon.le nature, qu on
pourrait appeler la mUurc irlandaise <im
tire sa beauté, sa force et sa longévité de 1 ab-
sence même des besoins qu'elle est parvenue a
dompter, et sans la satisfaction desquels, cepen-
dant, il n'y a guère ailleurs que faiblesse, laideur
et courte vie.
Quand, avec la profonde émotion et la mélan-
colique tendresse, auxquelles vous êtes tout sur-
pris et loulcharmés de vous abandonner, vous
aurez caressé la nombreuse petite famille qui
vous regarde avec un mélange ingénu d'étonnc-
ment et a;j familiarité; quand vous aurez ainsi
contemplé l'enfance à l'étal de Heur qui s'épa-
nouit, et <lc Heur qui s'étiole, vous verrez bien-
tôt arrive :■ la personnification vivante de la race
irlandaise, à l'état de jeunesse el de maluriié,
victorieuse des rudes étreintes de toutes les mi-
sères qui la déciment. , ,, ^„ ,.
Voici d'abord une grande et bebo fille dune
vingtaine d'années.Qiiel q*ie soit le délabrement
de son costume, vous cesserez bientôt de vous
en préoccuper, pour ne plus admirer que I élé-
gance de sa taille, la blancheur de ses épaules, la
forme exquise de ses pieds nus et blancs, la dé-
licatesse de ses mains cl de ses doigls effilés, le
velouté de ses grands yeux sur lesquels de longs
cils s'abaissent comme un voile, l'élévation de
son front, dont deux sourcils arques, sunbole
denlhuusiasme, relèvent la pureté de lignes,
coramesile pinceau d'un artiste les eût tracé, et
enfin des cheveux lisses et luisans, toujours à
l'air, séparés au milieu du front, cl retombant
sur la naissance du cou et des épaules, coupés
en rond et roulés en une seule boucle circulai-
re, comme les portaient les jeunes clercs du
moyen âge.
Après les admirations du cœur et du r( gara
i)U» seul allées à cette jeune lille, il vous faudra
encore des admirations d'un autre ordre pour la
femme (|ui l'a suivie de quehiues pas, la mère
de tous les enfans qui vous ont inspiré de si
éraollientes sensations. La beauté deceltc femme
est du même genre que la beauté delà jeune
fille ; mais c'est un beauté déjà plus sévère, ])lus
indii|uée, plus noble, sur laipielle la fécondité
de ré|ioiise, les douleurs de la mère, les soucis
de la ménagère, ont, plus (|ue l'âge, incrusté les
traces plombées de la fatigue.
Enfin, voici à son tour le7;)acf(/ï/, le maître
momentané de cette cabane, le fils de ces deux
vieillards, le i)ère de tous ces petits 'enfans, le
mari de cette belle femme, le frère de ccltcjeune
fille; celui à (piivont toutes les affections, tonles
les espérances, tous les vœux, tous les besoins,
et (jui en retour, helas! la tête dans les mains, la
poitrine courbée, la voixstrangulée,leeœurgros,
l'ail éteint, quand tout ce qui vii, tout ce (|ui
parle là dedans s'approche, et lui dit : Avons-
nous du travail, avons-nous de quoi manger?
répond bien souvent ; Nous n'avons pas de tra-
vail, nous n'avons pas de quoi manger. Pour ce
([ui est du vêtement, il n'en es: jamais question,
soit pour espérer soit pour se plaindre : le vête-
ment est le dernier degré d'un luxe auquel le
paddy n'a jamais la folie de prétendre.
Du reste, après avoir embrassé d'un coup d'icil
le vide fait dans le collage irlandais, vous com-
prendrez que ce langage de détresse est le langage
que s'adressent, le plus souvent, le soir, quand
ils se réunissent, les trois seuls pourvoyeurs des
besoins qui gémissent dans cette étroite encein-
te. S'il y avait là du travail, du repos, des ali-
niens pour tous, vous vous demanderiez avec
quoi se fait ce travail, sur quoi et dans quoi se
prennent les alimens et le repos. Vous n'avez vu
nulle part, posés dans un coin, ou appendus au
mur, ni les meubles, nilesinstrumens du travail,
ni les ustensiles de première nécessité que l'on
trouve en Europe, dans les plus pauvres habita-
tions. Danslc cottage irlandais , ils ne sont même
pas à l'état de délabrement, ni pots cassés, ni
assiettes ébréchées, ni tables sur pieds inégaux,
ni chaises au fond effondré, ni bois de lit ver-
moulu. — sur quoi dorment et dans quoi man-
gent lespatldîes ? est toujours la question à la-
quelle il faut revenir , corroUaire de celle-ci. Les
puddiiS dorment-ils et mangent- ils? Tiiis, si
en Irlande, comme partout, la i|uesiion du som-
meil et de la noiirriliire doit être la solution de
la question du travail, vous vous demandez : Les
paddies travaillent-ils ?
Qand vous reportez les regards sur bs belles
femmes et sur lesfiUes; quand vousavez de nou-
veau admiré la forme et la blancheur de leurs
mains, vous vous dites que non-seulement les
femmes irlandaises ne se livrent pas à des travaux
rudes et iiénibles, mais que même elles ne s'a-
donnent pas aux ouvrages de l'aiguille , dont
l'usage laisse aux doigls des traces, quelques lé-
gères qu'elles soient. Alors vous entrevoyez, si-
non la seule cause, au moins une des causes qui
font di; haillon le coslume national de l'Irlande.
Si [lour achever la soUuion de voire |)rol)lême ,
vous étudiez ensuite \e piiddy lui-même, vous
trouverez que cet houune, haut de près de six
pieils, qui ne peut passer sous la porte de son
cottage sans se courber, dont les bras semblent
avoir une puissance capable de soulever les plus
lourds fardeaux et de creuser à la plus grande
profondeur le sol le plus dur, a cependant ré-
pandues dans SCS jarrets, dans ses bras, dans "
toute sa nature physique, on ne sait quelle mol-
lesse, quelle énervation qui aecusentdcs habitu-
des de paresse, et qui, en un aulie pays que
l'Irlande, pourraient êlre prises pour le résultat
de la satisfaction de tous les grossiers appétits
des passions de la chair. Alors vous vous répon -
dez hardiment : Lespaddies ne travaillent pas !
et vous croyez enfin tenir la véritable cause de la
misère de l' Irlande.
Cependant, vous ne possédez encore qu'un
fait: ce nonchaloir, qui vous semble être une
cause, n'est lui-même qu'un résultat. 11 vous
faut donc creuser encore plus avant, si vous vou-
lez dégager l'inconnu de votre synthèse de voya-
geur et de philosophe. Sans doute , vous savez
que \epaddij ne travaille [las ; mais savez-vous
pourquoi il ne travaille jias ?et pourquoi celui
(jui travaille n'a ni plus de bien-être, ni un as-
l>cct moins misérable que l'aulre ? Les Anglais ,
(|iii ont leurs raisons pour cela , ont toujours
résolu cette (inestion par le caractère et les
mœurs du paddy. J'ai aussi étudié ce caractère
et ces mœurs. Je m'en suis allé à travers l'Ir-
lande sans système et sans parli pris , j'ai re-
cueilli les disparates les plus inexplicahles, et
j'avoue n'avoir pas été amené à la conclusion
que tire l'Angleterre.
(Loin de professer une admiration servile pour
O'Connell, aprèsavoir prouvé qu'il comprenait
toute la noblesse, toute la sainteté de la mission
du grand agitateur, l'auteur lui donne le seul
moyen de régénérer l'Irlande et de créer une
nation irlandaise. Laissons le parler lui-même) :
O'Connell, cependant, jiourrait encore sau-
ver son i)ays dans le présent et détourner dans
l'avenir l'anathèine promis à son œuvre inache-
vée. Il n'aurait nul besoin pour cela de renon-
cer à son agitation pacifique, et il empêcherajt
néanmoins ce qu'il a tant à cœur d'empêchera
une prise d'armes , même après sa mort. 11
arriverait à faire enfin posséder par les Irlan-
dais les droits [lolitiques après lesquels il court;
et avec la réforme politique il aurait obtenu, de
|)lus, celle réforme sociale, qu'on lui reproche
d'avoir négligée.
L'usur))alion de la conquête anglaise en Ir-
lande , en effet, n'a pas seulement porté sur les
droits politiques; celle-ci peut avoir été et être
une cause de perturbation, mais ce n'est pas la
seule. Le jour où O'Connell aura obtenu la ré-
forme polili([ue, l'Irlande n'en sera pas moins
agitée par nu germe éternel de désordre ; car
elle sera encore sous le coup de l'usurpation du
droit de propriété, qui est la mère de l'usuriia-
tioii poliii(iue. Sans l'usuriiation du droit de
(uopiiélé, en effet, l'usurpation des droits poli-
tiiiues n'aurait point été obtenue; pour faire
cesser la seconde, il faut donc faire cesser la
première. Justice complète ne sera rendue à
l'Irlande, c'est-à-dire l'Irlande ne sera i)acifiée,
que loi siiue ces deux usurpations seront vain-
cues... Elles doivent et peuvent l'être le même
jour.
Contre l'usurpation des droits politiques, jus-
lice pour l'Irlande veut dire iiiJfonME.
Contre l'usurpa lion du dioit de jiropriété,
justice |)Our l'Irlande veut dire rustitltion.
Mais je sais tout ce que le radicalisme de ce
mot renferme d'effrayant pour les sociétés chez
lesquelles le respect du fait accompli est une
garantie d'avenir. Soil! rayon?* le mol »•<?*/«<« to«.
— ox.)
rsnEggra^.ijtfhL.uagggsiacBUBttAijsvjjii^ibi-j.aiax^itBijssgg
gj^iMiidiiLiaaaiufesr^^^aa
Mais il en est un autre qui a cours dans l'exis-
tence des nations aussi bien (juc dans la vie des
hommes, et qui fait arriver, non pas, il est vrai,
îi unejustice aussi complète (d'ailleurs il est un
moment où unejustice rigoureuse peut devenir
de l'injuslirc : sii/>iniumjiis,su)nma injuria),
mais à une sorte de compromis, de composition
légale, j;rftce;i la(iuelle celui qui a soutfert de
Tusurpalion obtient une réparation, sans que
vi(dcnccsoit cependant faite à celui (|ui en a tiré
avantage, et sans que l'on fasse cesser chez le
premier une cause de murmures et de confla-
gration que l'on ne ferait que transporter au
second
C'est le mot indemmté !
C'est lui que la France proclama après avoir
fait une fois contre une partie de ses enfans et
de sa propriété terrienne , ce (|ue l'Angleterre a
fait durant se|)t eenis ans, et trois fois en un
siècle, contre les habitans et la terre d'Irlande.
L'homme d'élat qui, malgré les clameurs, les
haines et l'étroit libéralisme de son temps ,
poussa la Fi ance dans cette grande voie de jus-
tice nalionnle, a bien mérité de son pays et des
partis eux-méraes. H a fait disparaître la tache
on'iiinelle et la dépréciation dont toute usurpa-
tion Irappe les propriétés, et, avec elle , un fer-
ment éternel de flétrissures et de haiues. 11 a
donc servi son pays aux points de vue politique,
humanitaire et social , hors desquels il n'y a ni
organisation ni durée pour les empires. 11 a em-
pêché qu'on ne pût dire un jour d'une portion
du peuple français acquéreur des biens natio-
naux, ce que j'ai dit dans tout mon livre contre
les Anglais, colonistes d'Irlande. Il a, déplus,
donné un grand enseignement pour l'avenir :
la confiscation a été tuée à jamais ])ar Viiidem-
nité, et les nations savent à cette heure que
pour les pays où il y a eu perturbation violente
dans les droits et dans les fortunes, le retour à
la justice est la medleure «les polili(|ucs et le
plus infaillible moyen de pacification.
Indemnité donc pour les spoliés de l'Irlande,
comme il y a eu indemnité pour les émigrés de
France !
Ainsi, justice pour l'Irlande doit renfermer
désormais le double cri de Réfurine cl i/uleni-
inté\ O'Connelln'a failentendre(piele premier;
qu'il profère le second ! Sinon, O''jouneil ne
veut pas être et n'aura pas été le libérateur de
son pays.
L'avenir, fatalement marqué, de l'Irlande est
doncbi en celui-ci : Réforme et ittdenmilé ! ou
Révolution .
A O'Connell et à l'Angleterre de choisir.
(Enfin il termine sonlivre en demandant aussi
à l'Europe savante qu'elle ré.serve ;i l'Irlande
poéliqueuneplace à laquelle elle a droit, comme
elle adroitàunrang honorable parmi lesnalions,
à côté et non pas sous les pieds de l'Angleterre.
Telle est ce livre si riche , si complet, livre dont
la France doit étrefière, et dont l'Irlande un
jour régénérée mettra l'auteur au nombre de ses
bardes les plus aimés. G.
En sortant de la salle ;\ manger, le comte En-
guerrand de Sorjjcs fil uii signe à un homme de
sa livrée.
— R aphnèl, dit-ilà demi-voix, les chevaux
pour (pialre fjeures, et ne t'avise pas de dormir
plus tard.
— Quelle infâme trahison! s'écria le marquis
de Marsonville, qui avait surpris cet ordre se-
cret : Messieurs, je vous dénonce...
— Chut !... dit Enguerrand à son hôte, avec un
sourire un peu confuset lui serrant le bras ami-
calement; pas un mot de plus si vous ne voulez
m'aliliger.
— Dieu m'en garde! dit le marquis vivement;
mais vous m'affligez vous-même, Enguerrand !...
Allons ! eontremandez les fâcheuses paroles que
vous venez de jeter à ce drôle...
—11 faut ([ue je parte, Elie..., je l'ai promis!..
— A qui ?... demanda le marquis, avec uneas-
sez joyeuse expression de curiosité.
— A ma femme.
La physionomie du marquis exprima une sur-
prise si peu jouée et si profonde, qu'elle amena
le sourire sur les lèvres d'Enguerrand.
— Parbleu ! dit le marquis, montrant ses amis
qui allumaient leurs cigarres et parlaient déjà
d'aller se coucher à neufheuresdu soir, comme
de vrais chasseurs qu'ils étaient, je vais donner
le coup d'œil du maître au campement que j'ai
fait préparer pour ces braves enfans, et si vous
voulez mattendre un instant dans voire cham-
bre, qui est h côté de la mienne...
— Volontiers, dit Enguerrand, et je tâcherai
de vous faire apprécier mes excuses..
— Il le faudra bien, dit le marquis presque
tristement; puis il ajouta en s'éloignanl, et
comme pour lui seul !
— A sa femme !... Il l'a dit !...
Une demi-heure après les deux amis étaient
assis, aux deux coins de la cheminée, dans d'ex-
cellentes bergères, à la mode de 1700, envelop-
pés dans leurs robes de chambre, les pieds dans
des pantoullles, et fumant des cigarres qui eus-
sent fait en\ieau roi de toutes les Espagnes.
— Oui, ma femme, répétait pour la troisième
fois fort tranquillement, le comte de Sorges à
l'incrédulité questionneuse du marquis.
— l'ermeltez-moi de vous dire, Enguerrand,
ajouta ce dernier, élégant jeune homme, tout de
ce siècle un peu athée en matière de loi conju-
gale, permettez-moi de vous dire que vous me
feriez presque supposer que...
— Eh bien ! que ?...
— Ma foi!... que vous êtes amoureux de vo-
ile femme!... le mot est lâché, je ne le retiens
plus.
— C'est la vérité!... dit Enguerrand sans s'é-
mouvoir davantage; pourriez-vous me dire,
mon cher Elic, quel mal il y a ;i cela ?...
— Je ne connais pas madame la comtesse de
Sorges , mon cher Enguerrand, dit le marquis
avec une suprême politesse.
— Je serai heureux de vous présenter j> elle,
mon ami...
— J'accepte, Enguerrand, et pour bientôt...;
mais il me semble, très cher, qu'il y a au moins
un an que vous êtes son mari...
— Deux ans, si vous voulez bien.
— Deux ans !... et vous êtes encore ?...
— Amoureux de ma femme..., répéta Enguer-
rand, oui. mon ami; pourquoi n'en convieii-
drais-je pas i'
— Le diable memporte ! s'écria le marquis, il
I vous dit cela comme une chose toute naturel-
I le!.... Si nous étions au temps des fées, je croi-
rais qu'il y a sous cette merveille quelque talis-
man...
— Il y en a peut-être un..., dit M. de Sorges
avec une certaine expression de mystère.
— lion !... dit le marquis aspirant plus rite la
vapeur du Maryland.
— Si vous n'aviez pas trop envie de dormir.
Elie, je vous dirais l'influence que peut avoir sur
la vie d'un homme l'objet en apparence le plus
indifférent, la plus mince bagatelle.
— Mais encore !'...
— Un chapeau de velours, par exemple...
— Un quoi? dit le marqnis qui crut rêver.
— Un chapeau de velours.
— Oh ! parbleu non, je n'ai i)as envie de dor-
mir! s'écria le manjuis; Ihistoire commence
trop bien... Mais quelle diable d'analogie?...
— Patience!... dit M. de Sorges. Il y a eu deux
ans cet hiver que j'accompagnais un matin ma
cousine, la baronne de Varignan, chez sa mar-
chande de modes, place de la Bourse. Pendant
ces mille détails de rul)ans, de gaze et de colifi-
chels, qui sont une si grande affaire pour la fem-
me la plus raisonnable, je me trouvai un peu
dépaysé, et pensant à un tout autre monde, mes
regards erraient à l'aventure... »
— Peste! dit le marquis, il y a quelquefois
dans ces lieux-là de fort jolies choses à voir.
— Mes yeux se portèrent enfin par hasard,
poursuivit Enguerrand, sur un chapeau placé
dans un angle du magasin...
— Un cha|)enu de velours! dit le marquis,
sur une tête délicieuse, une brune, des regards
de feu, véritable type d'Andalouse...
— Mais non ! dil Enguerrand.
— Alors quebpie blonde fille d'Ossian, aux
yeux bleus. ..Je vois ça d'ici...
— Vousvoyez mal, mon ami; ce chapeau était
tout simplement sur un crochet.
— Ah!... dit le marquis déroulé.
— Je regardai d'abord ce chapeau avec dis-
traction, sans bien le voir; puis sa forme me pa-
rut gracieuse, jeune, suave; et moi aussi je le
plaçai , dans mon imagination, sur une tête
inéale, ravi-sanle de grâce et de beauté... La
pensée est si promple à notre âge !... Avec ce
chapeau, je fis tout un roman. Pendant cet in-
tervalle, ma cousine m'adressa la parole, et r.t
beaucoup de ce que je ne lui répondis pas... Et
ne voilà-l-il pas <iue, pour couronner ma folie,
je finis par demander à la marchande de modes
pour qui était ce chapeau. Elle me répondit,
d'une façon toute gracieuse, qu'il avait été coni-
niandé par la vicomtesse de r>orn. Ce nom m'é-
tait inconnu.
— Et à moi aussi, dil le marquis.
— Mais, poursuivit Enguerrand, ma cousine
lit une réflexion si peu obligeante pour la beauté
de cette dame, à propos du chapeau qui lui
était destiné, que j'en conclus qu'elle devait
être rharmanle. Et, malgré moi. le nom de la
vicomtesse, le chapeau que j'avais sous lesyeux,
et la figure que j'avais rêvée depuis un quart-
d'heure se mêlèrent dans mon imagination, s'u-
nirent à devenir inséparables, à me troubler
d'une façon ipii me paraissait si ridicule, que je
lis mes crtx)rls pour penser à autre chose. J'y au-
rais probablement réussi, car nous allions sor-
— 320 —
tir; mais pendant que la baronne de Varignan
donnait (]iicl(Hic,s dernières insirnclions, un
coupé s'arrûta tout à coup devant la porte. Une
dame se pencha à la portière, et dit (pielques
mots à un laquais qui entra aussitôt etdemanda :
— Le chapeau de madame la vicomtesse de
Born !
— Je tressaillis à ce nom, et, me tournant vi-
Tcment, j'aperçus à la portière de ce coupé...
une femme... ou plutôt un ange!... que vous
dirai-je ?... mon rêve de tout h l'heure !... dites
que l'étais fou dans ce inomcni là ; soit. Mais
c'était bien ces traits suaves, cette blinchcur
éblouissante, ces yeux bleus si tendres, ce Ion;;
regard si vague <t si doux, ces beaux cheveux
blonds qui tombaient en gerbe... cette bouche
si fine qui ne souriait pas, et qui semblait n'être
faite que pour le sourire... et je restai dans ce
magasin, immobile, treraldanl, fasciné... Le cha-
peau fut emporté; la voilure .s'ébranla ; la vision
disparut. .Ma cousine me touclia le bras, pour
m'avertir qu'elle sortait ; elle n'avait rien vu, elle.
Et elle me raillait gaiment sur ma distraction
inaccoutumée.
— Eu vérité, mon cousin, me disait-elle, je ne
vous ai jamais vu ainsi. Je suis tentée de croire
que vous avez une passion.
li^— La baronne avait raison; j'étais amou-
reux... Elie.., amoureux fou de la vicomtesse
de Born!...
_ Ke vous Richez pas, très cher, dit le mar-
quis, mais, sur mon honneur, fou est le mot.
— Dès ce jour, continua Enguerrand, mon
esprit n'eut qu'une occupation, qu'un but ; arri-
ver jusqu'à celte femme angélique, ne fût-ce que
pour mourir à ses pieds... Oh! c'est que je l'ai-
mais comme on n'aime qu'une fois... Ma vie
avait bien été jusqu'à ce jour traversé à par ([uel-
ques unes de ces inclinations passagères, (jui
semblent distraire nos heures de loisir, plulol
qu'elles ne nous occupent sérieusement; mais
en voyant cette léle admirable, tlie, je sentis que
c'était là mon premier amour. A vmgt-iieuf ans,
on ne se trompe pas sur une appréciation de ce
genre... .Uiisi, je gardais au fond de mon àmece
souvenir et ce nom. Je faisais un temple à cette
idole de toutes mes pensées... et je m'entourais
d'iH.e triple cuirasse de silence et de mystère,
jiuur cacher à tous cet amour. Si j'entendais
prononcer dans le monde le nom de la vicom-
tesse de liom, je me sentais rougir, comme si
tous les yeux eussent dû deviner mon secret. El
jamais je n'osai hasarder une interrogation, ja-
mais je ne fus assez maître «le moi-même pour
m'inlormcr de ce (lue je désirais le plus savoir.
Toucher, par une question, à la vie de cet ange,
me semblait une indigne profanation.
J'appris iiar hasard son adresse ; et dès ce
jour, j évitai de passer devant les portes de son
hôtel. El cependant je la cherchais dans le mon-
de, au spectacle, à l'église... C'est que là elle était
au milieu de l'air ([ue tout le monde respire;
tandis que, chez elle, il y avait tout un enfer en-
tre elle et moi : un mari ! Pendant plusieurs se •
maines mes recherches furent vaines ; les bals,
les concerts, les raouts restèrent vides pour moi ;
je me désespérais, et cependant je ne me lassais
point. Ln soir, enfin, chez la comtesse deChave-
lines, seul à l'écart, derrière une table de
joueurs, peudaul que le bal était le plus animé,
j'entendis à deux pas une voix que je n'avais ja-
mais entendue ailleurs, et (pie je reconnus ce-
pendant je vous jure, car un nuage passa sur
mes yeux et je me sentis jiàlir... C'était bienc^Ue!
Vous direce que j'é,irouvai quand ce long re-
gard doux et velouté rencontra le mien? un
éclair ineffable de magnétisme... le bout des ai-
les d'un angequi etlleura mes yeux!... Elle me
sembla ju-esque surprise, me parut chercher un
souvenir. L'homme ijui lui parlait élait un vieil-
lard gros et jovial sans manières, qui n'avait rien
de cette dignité que l'âge suffit souvent à nous
donner. Je demandai le nom de cet homme en
tremblant pour elle; je ne m'étais pas trompé;
celait bien là le vicomte de Born !
Et alors je la cherchai hardiment, je marchai
vers elle avec assurance; il me semblait que je
venais de prendie l'engagement de la proléger,
de la soutenir.., INeriez pas, Elie!... Je vous jure
que je n'avais jias une pensée qu'une vierge n'eût
pu avouer.
— Et quand nous fûmes en présence, quand
une contredanse nous eut réunis pour quelques
instans, je ne sais où je trouvai mes paroles, d'où
me vinrentla confiance et la persuasion, mais
avant lu fin du bal, elle m'avait dit :
— Je vous crois ! et comment ne vous croirai-
je pas, puisijue tout ce que vous me dites, je l'ai
éprouvé du même instant que vous, du jour où
le hasard nous a mis en face l'un de l'autre pour
ne plus nous oiildier!... Seulement, ajouta-t-
elle avec un sourire inexprimable de douceur
et d'abandon, j'ai été plus curieuse que vous. Je
sais qui vous êtes; on me l'a dit un jour au bois
où vous ne m'avez pas vue; je me cachais au fond
d'une voiturc.On m'a dit que vous étiez le plus
loyal des hommes, etvousvoyez que je l'ai cru!...
— Pauvre vicomte !... dit le manpjis.
— Attendez encore un peu pour le plaindre,
mon ami, dit Enguerrand. A la suite de cette
rencontre, je revins chez moi, ne devant revoir
cette femme angélique que plusieursjours après.
C'était trop attendre maintenant; je ne pouvais
plus vivre que par elle et pour elle... Je lui
écrivis. Baphaél, mon valet de chambre, qui
m'est attaché depuis bien des années , fut char-
gé du soin de lui remetlre ma lettre, une lettre
hien ardente, folle, ridicule, sans doute... mais
sincère du moins. Quand Haphaèl rentra, je
1 interrogeai avidement ; il me réj^ondil, avec
son calme d'Alsacien que vous lui connaissez, et
sans se presser, qu'il avait vu la vicomtesse de
born... qu'il lui avait remis ma lettre à elle-raê-
uie, et qu'elle n'avait rien répondu, son mari
étant entré chez elle presque aussitôt. J'aurais
vainement voulu en savoir davantage ; Raphaël,
ordinairement observateur.et psychologit,te,resta
iroid ce jour-là et évidemment de mauvaise hu-
meur. Je le brusquai et je le renvoyai. Il sortit
sans sexcuser; comme s il avait eu lui-même
quelque reproche à me faire.
11 y avait une demi-heure que j'étais seul
dans ma chambre, réfléchissant aux suites de
cette histoire que je venais de commencer ainsi
sans me demander le chemin ni le but. Vingt ré-
solutions se présentaient, je ne m'arrêtais à au-
<:iinc; je nie contentais de répéter : où vais-
je;'... El puis dans ce chaos de pensées sages ou
déraisonnables, iristes ou riantes, m'apiiarais-
saicnl toujours une image si belle, si chère, si
aimée!... alors je ne disais plus ou vais-je ? mais
j'allais les yeux fermés.
Ra|)liaél rentra dans cet intervalle, d'un air
assez effaré.
— Qu'est-ce, lui dis-je ?
— Monsieur... une personne... et il hésitait
en parlant.
— Mais parle donc, quelle personne ?...
— Hé bien !... dit-il en se penchant vers moi,
avec un air de reproche, le mari ! ...
— Le vicomte de born ?... m'écriai-je un peu
surpris.
— Oui ! le vicomte, dit Raphaël en hochant la
tête, monsieur aurait bien pu nous épargner
cette visite.
— Tais-toi!... Fais-le entrer!...
Raphaël fit deux pas vers la porte, puis il re-
vint.
— Monsieur, me dit-il humblement, vous en
savez plus que moi dans ces sortes d'alîaires, et
sur toute autre chose aussi, mais vous ne doutez
pas de mon attachement non plus ?...
— Je sais que tu m'aimes, Raphaël, mais je
sais aussi que tu abuses depuis quelque temps
beaucoup trop des privilèges de ton attache-
ment pour ton maître. Après ?...
— Eh bien! me dit alors Raphaël tout ému,
croyez-moi, monsieur, suivez mon avis en celle
occasion : dites au vieux que ce n'est pas sérieu-
sement que vous avez écrit à sa femme... parole
d'honneur il le croira!...
Pour le coup je me levai en colère :
— Ah ça! es-tu foui* lui dis-je en élevant la
voix, fais entrer cel homme, ou pardieulje vais
le chercher moi-même...
Raphaël levales bras au ciel et introduisit le
vicomte.
Je vous avoue néanmoins que l'issue de cette
scène me préoccupait un peu ; j'étais mal à mon
aise et, quoi qu'on en dise, je n'avais pas le rôle
le plus gai. Le vicomte de Born entra d'un saut
dans ma chambre, et si précipitamment, que je
regardai du côté où était suspendue monépée...
— Ah!... ouf !... permettez!,., diable !que!ii;
chaleur!... dit-il, en, se jetant dans un fauteuil
que je ne lui avais pas offert et qu'il remplit de
sa rotondité.
Je m'inclinai un peu surpris de cette manière
d'entamer une explication.
— Monsieur le comte, médit alors M. de
Born , mon âge me permet de vous parler assis.
Il dit ces mots avec une sorte de noblesse qui
me rendit le sentiment de notre mutuelle situa-
lion.
— J'attends vos ordres , monsieur le vicomte ,
répondis-jc debout et sans le regarder.
— Parbleu , jeune homme, dit alors le vieil-
lard gaillardement, je n'ai aucun ordre à vous
donner. J'ai seulement une question à vous faire.
Où avez-voiis déjeuné ce matin ?
— Monsieur !...répondis-je, croyant avoir mal
entendu.
— J'ai l'honneur de vous demander où vous
avez déjeûné ?
— Chez moi, monsieur, mais une question
pareille...
— Seul , demanda le vicomte.
— Seul!...
— Alors, monsieur, me dit le vicomte en se
levant, c'est de sang-froid que vous vous êtes
357 —
moqué de ma femme... Vous éles impardonna-
ble !...
Je restai stupéfait devant cette conclusion.
— Voilà voire lettre, monsieur, poursuivit
M. de Born; vous dites h ma femme, entre autres
billevesées, nue ses paroles vous ont autorisé à
lui tenir le langage que vous lui tenez... Et vous
savez bien, monsieur que vous n'avez jamais
échangé une phrase avec ma femme ?
Je regardais la lettre et le vicomte sans mot
dire, et je ne m'expliquais les singulières paroles
qu'il m'adressait que par une fausse confidence
de la vicomtesse. Je vous avoue que mon rù\e
commençait h me paraître lourd. Je n'ai jamais
été de ces hommes qui mettent leur orgueil et
leur joie dans la honte et le malheur d'un autre;
la bizarrerie de ma première rencontre avec la vi-
comtesse de Born avait tout fait jusqu'ici. Main-
tenant je me sentaiscoupal>le,jeme condamnais
moi-même, et, sans songer que je devais être fort
gauche , je restais muet.
— Allons , .liions , me dit tout à coup avec
bonhomie M. de Born , vous avouez votre esca-
pade... j'en étais sur... pure espièglerie d'écolier,
tour de page... J'en ai fait bien d'autres, moi
qui vous parle.,. Mais , voyez -vous , c'est que la
vicomtesse avait pris la chose au sérieux, et ma
foi, elle se fâchait tout rouge... Reprenez votre
lettre, mon jeune ami, touchez-là et n'en par-
lons plus...
Et cela dit, le vicomte s'en alla comme il était
venu.
Ily avait le soir même une signature de con-
trat de mariage chez le baron de Roselles dont la
fille épousait noire ami Arthur de Raumonl. J'y
étais invité comme témoin, et je ne pouvais me
dispenser dès lors d'y paraître. 11 m'en coilla
cruellement, car je savais que les Roselles et les
de Born avaient quelque parenté. En y réfléchis-
sant, je ne i>ouvais traduiie la conduite de ma-
dame de Born que par une coquetterie insigne
ou au moins une légèreté bien grande, et il m'é-
tait i)énible de me retrouver si tùt en présence
d'une femme que j'avais placée si haut et qui ne
devait plus être pour moi «lu'une idole brisée,
qu'un beau rêve elîacé Et ceiiendant le premier
regard qui rencontra le mien en entrant dans 1<;
salon de M. de Roselles fut celui que j'avais dé-
siré le plus éviter. Madame de born me parut
aussi calme que la veille, aussi bienveillante
pour moi, sans alfectalion comme sans embar-
ras. J'en fus indigné, et je sentis que je ne lui
pardonnerais de ma vie. L'amour-propre vint
pourtant à mon aide, et après îles eltorts surhu-
mains et des tortures de martyr, je finis par at-
teindre une galté si bruyante que je m'étourdis
moi-même et je dus étonner bien des gens.
Enfin, comme on passait dans une pièce voi-
sine pour e.\aniiner le magnifique trousseau de
la mariée, j'entendis une voi.\ bien connue pro-
férer ces paroles, dites seulement pour mon
oreille :
— Pouniuoi vous faites vous si gai, mon Dieu !
Vous me faites peur?...
Je me retournai, malgré moi, et, en vérité, les
traits de madame de Born exprimaient une
an.\iété si vive (|ue je sentis mes résolutions fai-
l)br. Maisjesusuie coulraindre, et je répondis
avec légèreté :
I — Une visite que j'ai reçue ce matin a fait de
I moi le plus jovial des hommes!...
j La vicomtesse me regarda avec une surprise
] qui me parut bien jouée, et nous fiimes séparés
I par la foule des invités pour un instant.
I Quelques minutes après, le hasard nous remit
en présence; j'entrai, pour échai)per à la cha-
leur, dans un boudoir où il y avait une table de
jeu abandonnée : la vicomtesse, que la même
raison y avait attirée, était assise sur un divan,
tournant le dos à la porte, et dans l'attitude de
la méditation. Au bruit que je fis en entrant,
elle se retourna et me sembla émue en me voyant.
Je fis un mouvement pour me retirer, après
une excuse froide et brève ; mais aussitôt elle se
leva et me dit très vite :
— Vous me cachez quelque chose ?... Un mal-
heur peut-être!... Vous n'êtes pas le même!....
C'est peut-être mal ce que je dis là, mais je ne
sais pas feindre, moi !...
— Vous ne savez pas feindre? répondis-je
alors avec un sourire amer... Uh! madame!...
Et il y avait dans l'expression de ces derniers
mots un doute si profond, si blessant, qu'elle pft-
lit, etje vis rouler sur sa joue une larme qu'elle
ne songea pas d'abord à essuyer. Il faudrait que
vous eussiez aimé, mon cher Elle, pour com-
prendre toute la puissance d'une larme, quand
le cœur est plein, quand ilsurabonde-de la pen-
sée d'une femme, de son image, de son amour...
Cette larme était née à peine que j'étais aux ge-
noux de madame de Born.
— Oh! pardonnez-moi !... lui disais-je, par-
donnez-moi!... Mais aussi pourquoi me faire
jouer un rôle pareil devant votre mari ?
— Mon mari!... s'écria-t-elle avec une ex-
pression toute singulière; mon mari; et elle
m'interrogeait du regard avec une surprise qui
tenait de l'épouvante.
— Mais certainement!... répondis-je, sans
quitter ma position suppliante, et j'allais en dire
davantage, lorsque tout à coup une grosse voix
retentit derrière nous.
— Oh ! oh ! s'écria l'interrupteur, un homme
aux pieds de ma nièce ?... l'arbleu ! mais je ne
trompe pas... C'est l'amoureux de ma femme !.,.
El me relevant aussitôt avec précipitiilion, je
rei:onnus le vicomte de Born.
— Monsieur, me dit-il alors jilus gravement,
j'espère que celte Ibis ce n'est plus une plaisan-
terie et que vous m'autorisez à prévenir des ce
soir madame de Born , que vous viendrez de-
main lui demander la main de sa nièce, ma-
demoiselle Aurélie de Charmes.
— Monsieur, lui nponilis-je avec autant de
confusion que de bonheur, vous prévene/ tous
mes vœux, en vous assurant la reconnaissance
de ma vie entière.
Mademoiselle de Charmes, témoin muet de
cette scène, ne chercha pas à dissimuler sa joie;
lorsque nous sortîmes ensemble de ce bouUoir,
oi'ij étais entré si malheureux, elle me dit seule-
ment:
— Je saurai un jour, n'est-ce pas, le mot de
cette énigme qui me fait si heureuse ?...
— Le mot :' répoiiilis-jc en riant de mes sou-
venirs : — Lu cliapeau de velours !...
Et M. de Sorges se tut après ces dernières pa-
roles.
— Je comprends tout, mais un peu tard, s'é-
cria, en se levant, le marquis; la vicomtesse étai^
vieilleet laide... sa nièce un ange... Tenez, En-
guerrand, vous m'avez donné envie de me ma-
rier... Allons nous coucher'...
Albert de Calvimoxt.
{L'Europe motiarchifjue.)
{Lt Journal de Smyr/ie donne les curieux
renseignemens que l on va lire sur les effets
d'électricité extraordinaires qui se sont manifes-
tés dans le rapprochement de deux jeunes filles.
Les journaux français avaient déjà parlé de ce
phénomène, mais leurs récits étaient un peu
vagues. Ce qui suit est à la fois plus complet et
plus positif.)
Dhespina et Zabélula sont, la première âgée
de 20 i 22 ans, et la seconde de 16. Celle-ci
n'habite que depuis trois mois seulement la
ville de Smyrne, et n'a eu l'occasion, par consé-
quent, de connaître et de cohabiter avec Dhes-
pina que depuis ce court espace de temps.
L'aînée de ces demoiselles est d'une constitution
saine et vigoureuse; la plus jeune, quoique
jouissant aujourd'hui d'une bonne santé, a eu
néanmoins à souffrir, pendant un temps assez
long, d'une affection scrofuleuse.
Aux premiers moments de leur réunion, ces
jeunes i)ersonnes n'ont pas eu à s'aperceroir
des singuliers phénomènes que leur rapproche-
ment ilélermine aujourd'hui; et cela, soit à
cause d'un défaut d'intimité qui ne leur per-
mettait pas d'être à tout instant en présence et
en relations très-familières, soit également par
rapport à certaines conditions organiques ou
atmosphériques contraires au libre et facile dé-
velo|ipement de leur électricité.
iNéanmoins, il ne s'est pas passé longtemps
avant que ces diverses circonstances ne se trou-
vassent réunies et que l'apparition de phénomè-
nes électriiiues bien puissants et tout à fait im-
coiupréhensiblcs (lour l'esprit de ces jeunes
filles et jioiir leurs alentours, ne vinssent jeter
l'épouvante au milieu de toute la famille. Une
nuit, en effet, qu elles se trouvaient dans un
appartement du rez-de-chaussée, à une heure
déjà avancée, et que debout, ou assises, elles
étaient Irès-rapproeliées de la porte d'entréf,
elles eu entendirent tout a coup craquer les pa-
rois, et i)uis cogner même sur cette porte. Pen-
sant, au premier instant, qu'un des habitants de
la maison voulait pénétrer dans l'apparteracat
(lies crièrent d'entrer, mais personne ne parais-
sait, et, le bruit continuant toujours, elles s'a-
vancèrent rapidement vers cette direction, déjà
épouvantées... .>lais quelle ne fut pas leur frayeur
lorsque, collées toutes deux contre les parois
de la porte, elles entendirent les craquomens et
les secousses redoubler de vigueur ! Elles appe-
lèrent au secours . le reste de la famille survint,
et chacun demeura convaincu de lappariiion de
voleurs, qui s étaient hâtés de prendre la fuite à
la première alarme. Ces demoiselles s'élant sé-
parées immédiatement après cette alerte, tout
rentra dans l'ordre, et ce n'a été que queli]ucs
— 328 —
jours apri's qiriin second r.i|iprochenient donna
lieu à dis incidens à peu \n-ts semblables. Cette
fois les babitans de la maison eurent tout le loisir
de se convaincre qu'il ne s'agissait ni de voleurs
ni d'escalade, mais bien de jdicnomènes d'une
tout autre nature.
Cependant l'tvénement ne fut pas ébruité.
Dessoui)(;ons sur (juel(|ue intervention surna-
turelle engagèrent d'abord à tenir le fait secret.
Bientôt après, tout in/îV ayant de rechef cessé,
un calme nouveau rentra dans la maison et
flans l'esprit des jeunes personnes. 1/on peut
attribuer cette suspension des plu'noménes élec-
triques aux pluies (|ui se sont récemment succé-
dé pendant à peu près deux semaines, l'humidité
de l'atmosphère devenant, comme chacun sait,
un obstacle au libre jeu de l'électricité.
Mais depuis une quinzaine, le temps s'étant
remis au beau, l'atmosphère étant parfaitement
sèche et le ciel serein, l'état éleclri(iue de Dhes-
pina et de Zabétnla se reproduisit avec une nou-
velle vigueur. Dès lors, l'événement ayant ac-
quis de la publicité, nous avons pu nous-mêmes
en être témoins.
C'est dans la soirée du 7 que nous nous sommes
rendus dans la maison habitée par ces deux
jeunes personnes, en compagnie de MM. Joseph
de Cramer, Frédéric de Cramer, Jules Tricon et
Ant. Ewards, ce dernier appartenant à la rédac-
tion de ce journal, ainsi qu'avec MM. les doc-
teurs Raffinesque, J. Edwads, Masgana et Balla-
dur. iNonsy avons trouvé M. le docteur Wood
et beaucoup d'autres personne déjà réunies.
Nous avons déjà dit que nous arrivions munis
d'une grande dose de scepticisme, nous attendant
à avoir quelque supercherie à dévoiler, ou bien
à constater ciuelqn'une de ces erreurs d'unagi-
nation (pii, au moyen de l'éloignement, ont l'air
d'enfanter des prodiges. Nous ne connaissions en
aucune manière les gens de la maison, et par
conséquent nous étions excusables en prenant
nos réserves. iN'ous croyons pouvoir affirmer,
du reste, que pas un seul de nos amis ne se
sentait dans des dispositions plus bienveillantes
que les nôtres.
L'on éprouva d'abord beaucoup d'opposition
de la jiari des deux jeuues personnes qui
n'étaient guère disposées à venir ainsi se donner
en spectacle devant une aussi nombreuse réu-
nion. Mais enfin leur répugnance naturelle
ayant été vaincue, nous nous trouvâmes à même
d'obser\er, à notre grande surprise, les phéno-
mènes bien extraordinaires dont nous allons
donner le fidèle narré.
11 était huit heures trois quarts lorscjue Dlies-
pina et Zabétula entrèrent pour ainsi dire en
séance. Lèvent était au N., le ciel serein, l'at-
mosphère sèche. Le thermomètre s'était main-
tenu pendant toute la journée au 5 et S' au des-
sus de zéro R. et la pression almospiiériqiie avait
été constamment île :!S pouces 5 lignes. En ren-
trant vers minuit dans notre domicile, nous
avons pu constater (|ue le baromètre et le ther-
momètre n'avaient point subi de variations.
L'appartement a.ssez vaste où l'on se trouvait
placé est au rez-de-chaussée; il est percé de
quatre fenêtres , dont deux ouvrant sur la rue et
les deux latérales sur la cour de la maison; le sol
est couvert en planches, et au moment dont il
s'agit, il était garni d'un tapis en laine. L'appar-
tement contenait un lit et quelques meubles
clairsemés. Dans l'un des angles du fond , exac-
tement entre les deux rangées de fenêtres, un
sofa était placé sur la ligne de direction du mur
longeant la rue, et une petite table sur la ligne
de direction du mur longeant la cour. Le sofa
était formé d'un matelas bourré en laine, et la
petite table était de bois blanc commun, peinte
en noir , recouverte d'une pièce de toile cirée et
munie d'un tiroir à sa partie antérieure. Cette
table appuyait exactement contre l'une des fe-
nêtres qui s'élevait au dessus d'elle et qui se
trouvait garnie à sa face antérieure , et au niveau
du mur , d'un grand nombre de vitres. Le pour-
tour des fenêtres était recouvert en bois peint.
Ainsi, au point même où les deux jeunes filles
allaient se placer, il existait une réunion de corps
susceptibles de conditions électriques de nature
diverse.
Dliespina et Zabétula vinrent se placer, la
première sur le sofa et par conséquent au haut
bout de la table, la seconde, vis à vis de sa com-
pagne, à un pied de distance et vers le milieu de
celte table. L'une et l'autre touchaient la table,
soit avec leurs mains posées sur ce meuble , soit
avec leurs corps; mais ces deux femmes ;/'«/«/>/(/
pas entre elles en contact immédiat. Les jior-
tesetles fenêtres de l'appartement étaient her-
métiquement fermées.
Il s'était à peine écoulé quelques minutes
qu'un bruit semblable à un lé,5cr craquement,
ayant lieu le long des parois de la table, se fit
aussitôt sentir; ce bruit pouvait être comparé à
celui de la semelle d'une botte criant sur le
plancher, mais avec certaines variations d'inten-
sité, ce bruit n'était pas continu, mais entre-
coupé. Tel a été le seul phénomène qui a d'abord
apparu , et qui s'est maintenu de la sorte pen-
dant au delà d'un quart d'heure. Au bout de ce
terme, un bruit sec et fort, partit de la table,
semblable pour l'intensité, mais non pour la
nature du son , à un coup de poing uni aurait
été vigoureusement porté sur ce meuble. Ce
choc ou celte détonation rappelait très bien le
bruit occasionné par la décharge d'une faible
bouteille de Leyde.
Du moment où ce premier bruit eût lieu , les
deux femmes continuant à être toujours en con-
tact avec la table , les craquements et les déto-
nations reparurent par intervalles, tantôt en s'af-
faiblissant tantôt en acquérant une énergie nou-
velle. Après (jnelque temps d'observation et de
silence, les personnes présentes songèrent à em-
jdoyer quelques faibles expérimentations, les
seules permises par le moment et la circon-
stance.
La première consista dans l'essai suivant. Nous
avons déjà dit que la table en question i)ortait à
son milieu et à sa partie antérieure un tiroir.
L'une des deux demoiselles, celle qui était as-
sise à l'angle du sofa, Dhespina, fut engagée à
tirera elle le tiroir jusqu'à loucher avec le bou-
ton f(iui était en bois) une portion quelconque
du eor))s de sa compagne, mais sans se nif-'ltre
d'aurune faron en contact arec elle. Presque
Ces divers phénomènes ayant été suffisamment
observés, l'on songea à isoler la table, ce qui fut
fait au moyen de l'interposition de fragments de
verre entre les pieds de la table et le sol. ûe ce
moment, les phénomènes ci-dessus indiqués ces-
sèrent complètement. Les isoloirs retirés, ces
mêmes phénomènes reparurent.
Les craijuemens et les détonations se succé-
dèrent avec énergie, on fit communiquer les
deux jeunes filles 7>ar contact inmiédiat, d'a-
I bord genou contre genou et ensuite main dans la
main. Tant ((ue cette communication fut main-
tenue, il n'y eut pas le moindre indice sensible
d'action électrique. Tout bruit avait disparu.
Les deux demoiselles placées de nouveau à
distance et les mains posées sur la table, un
nouveau mode de communication fut établi en-
tre elles par le moyen de deux clés , dont cha-
cune d'elles tenait l'un des bouts , en évitant
toutefois de faire porter ces clés contre les pa-
rois de la table. Pendant tout le temps où cette
communication eut lieu, on eut également à ob-
server une suspension complète de tout effet
électrique apparent.
Serail-il maintenant possible d'admettre que
du moment où les deux jeunes filles ne commu-
quaientpas entre elles, et qu'elles étaient pla-
cées à distance, ayant pour intermédiaire la ta-
ble , elles formaient une machine électrique
dont le plateau , représenté par cette même ta-
ble, était susceptible de se charger d'électricité
et de donner lieu à détonation par l'accumulatioa
successive du fluide? Et que dès l'instant, au
contraire, qu'un contact immédiat ou direct était
établi entre les deux personnes , celles-ci for-
maient dès lors une espèce de pile de Yolla (le
cercle nervo-musculaire) à courant continu ,
et par conséquent sans effets électriques apjja-
retis aux sens; ou bien que dans ce dernier cas,
les deux corps étant en contact, to«t phénomè-
ne cessaiten vertu de la loi de paralysation des
deux fiuides?
Ces premiers essais accomplis, on remarqua
que la flamme des deux lampes à huile qui brû-
laient sur la table même devait puissamment
affaiblir l'intensité des phénomènes électriques,
soit comme lumière, soit aussi comme formant
pointes. On demanda donc au préalable, aux
jeunes personnes , si elles avaient essayé de gar-
der la même position au milieu de l'obscurité,
et sur leur réponse négative, on leur prédit un
redoublement dans le bruit per(;u , et après les
avoir rassurées d'avance, l'on fil enlever les lu-
mières. A peine l'obscurité fut-elle complète, que
les détonations se succédèrent à des intervalles
beaucoup plus courts et avec un degré supé-
rieur d intensité. Les lumières rapportées de
nouveau et posées sur la table , les effets élec-
triques s'alîaiblirenl aussitôt très sensiblement.
La même épreuve fut répétée à plusieurs repri-
ses, et toujours elle a été contradictoirement
suivie des mêmes résultats.
ces jeunes filles répondirent négativement. L'une d'elles
secontenla d'observer qu'au niomiatdes délonatious,
à chaque fois que cette épreuve fut répétée, des , elle éprouvjit un sentiment de frayeur. Le pouls de
détonatiom ont ctdohtemies à volonté {l). \ chacune de ces demoiselles, observé par le docteur
Edwards , n'offrit aucune variation sensible; leur phy-
sionomie ne présenta non plus aucune espèce d'altoa-
(1) Interrogées à diverses reprises si elles éprouvaient
i qviulciues sensations insolites , pendant Vaclc ckciriqiic.
tion.
- 3Ï9 —
Un des phénomènes les plus extraordinaires
et celui qui nous a le i)liis frappés pendant cette
soirée de merveilles, a consisté dans le mouve-
ment de re/JM/«fo/<, parfaitement sensilde, qui
était communiqué ;i la table par Zabélula, la
plus jeune des deux lilles. En faisant clianjjer de
place à celle qui était la cause de ce mouvement
bien étonnant, le phénomène avait toujours lieu,
mais en sens inverse aux yeux des spectateurs :
c'est-à-dire qu'en prenant pour point de départ
le sofa, l'on voyait la table tantôt monter,
tantôt descendre, suivant la position que Zabé-
tula occupait. Ce déplacement, quoique très-
apparent, n'était pourtant pas doué d'une
(jrande intensité; mais tel (|u'ila pu être observé,
il n'était que trop sensible, si l'on veut bien con-
sidérer et la nature de l'objet en mouvement, et
le plan fort peu uni et lissé sur lequel cet objet
Ijlissait.
Nous eussions désiré bien certainement pro-
longer davantage nos essais et en tenter quelques
autres, notamment le changement de lieu et
surtout le changement table, et surtout isoler
chacune des deux lilies; mais au milieu des
étonnans phénomènes que nous observions pour
la première fois, le temps s'écoulait si rapide
qu'il nous parut indispensable d'accorder le
repos à nos jeunes patientes et la tranijuillité au
chef du logis. Nous quittâmes donc à 11 heures
passées le lieu de la séance.
11 nous a été néanmoins assuré que d'autres
personnes ayant été dans le cas d'observer le
lendemain les mêmes phénomènes, ils les ont
vus se reproduire à peu près de la même ma-
nière avec le changementdappartement, comme
avec le changement de table (1).
Nous ajouterons que, pendant notre séance ,
la table ayant été successivement déplacée , dé-
barrassée de sa couveiture de toile cirée et de
son tiroir, les elîets d'électricité que nous venons
de mentionner n'en ont pas moins continué à se
reproduire. Cependant nulle part ils n'ont été
plus intenses qu'au voisinage du mur, et tandis
que la table était immédiatement placée au des-
sous de la fenêtre vitrée ; peut-être parce que
celte fenêtre, garnie de nombreuses vitres, fai-
sait jusqu'à un certain point, fonctions de corps
isolant, et permettait au fluide électri(iue émané
du corps des jeunes feniines de s'accumuler da-
vantage sur la table.
Nous devons en même temps faire observer
qu'au moment où, pendant l'obscurité, les phé-
nomènes de détonation étaient les plus intenses,
on essaya, mais inutilement , de tirer (pielques
étincelles du corps des deux jeunes lilles. Pour-
tant ce résultat négatif n'a pas lieu d'étoiuier ;
l'on sait «jue ce n'est que par exception qu'ouest
parvenu à tirer une faible étincelle, même des
])Oissons à batterie électrii|ue.
Les phénomènes que nous venons de relater
sont sans doute susceptibles d'exciter au plus
haut degré l'intérêt scienlilii|ue , quelle que
puisse être d'ailleursTexplicalionullérieurequc
desexpériences plus décisivespcrmettront de leur
donner. Mais l'intérêt (jue l'apparition de ces
(1) M. le docteur Raccord, niiideciii <lo la marine
française, chargé du service de l'Iiùpilal français de
ccUe ville, a également êtti, deux jours plus tard, té-
moin, à peu de chose près, des mO ues phéuemèues que
nous avons obserTés.
phénomènes aura à produire sera sans doute
infiniment plus puissant du moment que l'on
parviendra à sasstirer que la puissance électri-
que mise enjeu dans cette occurence est lepru-
duit d'ii/ie uclion plujsiologiqneémaïKDit de
l'oryaiii-'imemêtne de ces deux jeunes femmes
et (lu'elles n'c'ii puisent pas les élémens dans le
réservoir commun, au moyen de prédisposi-
tions électri(|iies S])éciales et très-développées.
Tel est le problème ;i résoudre, et dont \\ sera
facile, du reste, d'olFrir la prochaine solution.
Là gît, en effet, tout iinlérét de la question.
Résolu dans ce premier sens, le problême
offrira un exemple de production spontanée
d'électricilé animale Immuine, dont l'analogue
n'a pas été encore consigné dans les annales de
la science, du moins que nous sachions. Mais au
moment où nous traçons ces lignes, la question
en est encoreà appelcrcette importante solution.
■«SJf «î^2i2^<l;aB &, ^£u £i2'î>2>13.
— 11 parait, M. le marquis, que le vicomte se
marie à.la nouvelle mode.
— Comment l'entendez-vous, M. le baron ?
Est-ce que notre hôte se mésallierait ?
— Nullement, Dieutnerci ! Il n'est pas encore,
que je cache, de son époque à un tel point ! Je
parle de la forme , et non du fond de son ma-
riage. Il enlève sa femme , ce soir, au sortir du
banquet nuptial; il part en poste pour Venise
ou pour Naples, au lieu de rester heureux dans
son château , et il va terminer sa noce à l'an-
glaise dans quelque méchante auberge de grande
route.
— En vérité, M. le baron ? Voilà qui est du
siècle des progrès; et ce n'est i>as de notre
temps que l'on se serait marié de la sorte!...
Outre que nous avions l'habitude de ne pas cher-
cher midi à quatorze heures , le toit paternel
était sacré alors ; nous ne séparions pas ainsi no-
tre existence de ceux qui nous l'avaient faite
avec la leur : le bonheur, comme l'infortune ,
nous faisait serrer les rangs de la famille.
— La famille, hélas!... Vous avez mis le doigt
sur la plaie. La famille était une chose autre-
fois; elle n'est plus qu'un mot aujouiilhui.
L'indépendance devient de l'égoïsmc en passant
de la vie sociale à la vie i)rivée; et voilà com-
ment l'homme, qui abuse de tout, est parvenu h
gâter la liberté même!
— Le fait est tpie la royauté palernelle setnble
près d'avoir son !)3, et que les couronnes de che-
veux blancs pertient leur preslige comme toutes
les autres. Nos enfans prodigues nous savent à
peine gré de l'existence et du nom qu'ils ont
reçus de nous. Ils n'attetulent i|ue l'ocoasion de
les emporter avec la plus b<dle partie de notre
fortune . fl de nous échapper par le mariage,
comme les banqueroutiers par la frontière. Nous
n'avons plus le doux privilège de couvrir les
jeunes ménages de nos ailes. La chambre luip-
tiale a cessé d'être un temple. L'ange dti foyer
est remoiilé au ciel...; et, dès tpie nous avons
versé la dot et donné notre bénédiction , on
noits laisse dans nos vieux châteaux pour s'en-
voler vers un autre hémisphère.
— Sous peine d'être de mauvais genre et de se
marier bourgeoisement.
— Mieux vaudrait encore, ma foi ! se marier
le plus bourgeoisement du monile...
— Comme ces bons (ermiers du vicomte, par
exemple, que voici agenouillés devant l'autel de
la Vierge.
— Ils n'iront pas s'aimer sur les grands che-
mins, ceux-là, et ils n'en seront i\\it plus heu-
reux ce soir.
Cette conversation philosophique et morale ,
d'où le bon sens n'était pas exclu par quelques
préjugés mi.sanlhropiqiies, avait lieu, cet été,
dans une champêtre église de la Uisse-Nor-
mandie.
Deux mariages se faisaient en même temps
devant le grand et le petit autel : l'un, de ma-
demoiselle de Villeroy avec le vicomte de Maril-
lac: l'autre, d'un fi rmier de celui-ci avec une
sœur de lait de celle-là. Le curé procédait au
picmicr, tandis qu'un vi.iiiie faisait le second,
et le couple villageois semblait aussi content que
les nobles époux se défendaient de le paraître.
Ce n'était pas que tous les quatre n'eussent le
droit de se réjouir au même degré, car tous les
quatre avaient vingt ans et étaient amoureux en
conséquence; mais deux puissances bien diffé-
renles présidaient à la double cérémonie: la
nature chez les fermiers, et chez les seigneurs
l'étiquette. Villageois au cœur simjde et à l'es-
prit naïf , (iiiillaume épousait la jolie Margue-
rite a!in d'être heureux tout uniment. Ferdinand
au contraire , digne représentant de la fashion
parisienne, voulait faire de son mariage un ro-
man mondain, en s'unissant à la belle Valentine-
et l'enlèvement de sa femme, comme on sait
devait être le premier chapitre de ce roman.
Cette mode étrange , empruntée par la haute
société de France à celle d'Angleterre, avait sé-
duit, par son étrangeté même, l'ambiiieu.'se ima-
gination du jeune homme. .Méprisant, comme
trop vulgaires , les jouis.sances d'un intérieur
tout fait, et, immolant a un rêve poétique ses
alîections d'enfance et de jeunesse.
-Enlever sa femme, s'élall-il dit, cela doit
être pi(|uant et original! cela doit doubler le
plaisir du mariage, et lui prêtant lattrait d'une
bonne fortune ! Quel bonheur et quel triomphe
en effet , de rompre tout il'un cou|) les liens de
son ancienne vie , et de s'abandonner entière-
ment aux mille chances d'une vie nouvelle- de
terminer à l'improviste, par une aventure
comme on en imagine à dix-huit ans, les détails
froids et i>rosa>ques d'urc cérémonie nuptiale •
de s'arracher à une foule importune pour se
trouver .seul avec la femme qu'on aime; d'em-
porter ce trésor loin des yeux , à la face du ciel
et des étoiles, au galop de deux chevaux rapides
dans une Toiture où l'on n'a que sa place et
d'aller ainsi tant que l'on veut allei , jusqu'à
Xaples ou jusqu'à Florence, jusqu'à Rome ou
jusqu'à Venise, aussi élranger au monde que si
l'on n'existait pas, aussi librement que si l'on
était .seul sur la terre! >'esl-ce p.is s'aifranchir
de toutes les entraves pour "Onquérir toutes les
libertés ? N esl-oe pas secouer tous les ennuis du
monde pour se livrer à toutes les joies de la
nature:' N est-ce pas rajeunir le vieil hyménée
en lui donnant les ailes du jeune amour ? N'est-
ce pas . enfin , réaliser le rêve de la vie entière :
— 330 —
ce bonheur complet à deux , vrai chef-d'œuvre homme et une femme , ils l'oublient facilement
de l'igoïsme ? El puis , cela est du meilleur air | lorsqu'ils sont jeunes et amoureux, lorsqu'ils se
de disparaître ainsi avec sa femme! Les princes Irouvcnl seuls enseiiilile pour la première fois
; dispa
ne se marieul pas d'autre façon , et les journaux
des déparlemens , les journaux de l'ans, peut-
être, ne manqueront pas d'apprendre au monde,
à la colonne des fuils dit-ers « ipic le jeune vi-
comle de M... et la Lielle mademoiselle de V....
sont partis en poste pour l'Italie, après la célé-
bration de leur mariage. » Quelle uu|)ortance
dans ces deux lignes, et quel succès de les ob-
tenir !
Ainsi se parlait à lui-même le vicomte Ferdi-
nand de Marillac. Dans le délire de sou amour-
propre qu'il coiilondait avec sou amour, il ou-
bliait absolument tout ce qui l'avait préoccupé
jusque-là, et son vieux père en cheveux blancs,
dont sa fortune était rouvraije; et sa mère, jus-
tement chérie, (pii était si heureuse de son bon-
heur; et toute la lamille de sa liaucéo,ipii la lui
donnait avec taiit de larmes ; et le beau ihàtrau à
quatre tourelles, dont on lui faisait un cadeau
de noce ; cl la vie calme et opulente que chacun
lui avait préparée; et ces uiilh douceurs du
chez soi que doubleraient oClles de la lune de
luiel. Au milieu de toutes ces chose*, laites
pour donner de l'envie à tant d autres, l ingrat
n'avait que deux pensées et voyait seulemeul
deux objets : sa calèche de voyage qu il avait fait
apprêter dès le malin, et sa jeune femme loute
parée de blanc, ipiil considérait d un œil avare.
Aussi, plus sa joie était entière, plus celle des
autres était incomplète. On se lélicitail d'autant
moins, qu'il sapplaudissail davantage, et la pen-
sée de la séparation arrêtait les sourires sur les
lèvres.
L'union de Guillaume et de Marguerite dou-
blait ces regrets par le contraste , et peu s en
fallait, cejoUr-là, que le château ne fut jaloux
de la ferme. Ici, en effet, toute félicité était
commune , et toute couliance partagée. Au lieu
de relâcher ses liens, la famille les resserrait
encore, et rien n'était changé dans la maison,
où il n'y avait qu'un eufaiil Je plus.
Mais ce fut bien autre chose , le soir, quand
neuf heures sonnèrent à l'église, quand, après la
fête de la noce , arriva la fêle de Tamour. Il se
lit alors dans la chaumière les cérémonies les
plus louchantes. Ce fuient des bénédictions
daieux, prodiguées par des bras Iremblaiis, des
séparations sans douleur et des confidences ma-
ternelles , des regards disant au revoir, tandis
que les mains disaieiil adieu, et i)uis,les tendres
épillialames chantés pour le nouveau ménage ,
et la chaste union des époux sous la garde sa-
crée de la famille. Dans le manoir, au contraire,
tout se passa comme à la sourdine el avec une
tristesse comprimée. Le mari sembla dérober sa
femme, au lieu delà recevoir de ses parens, et il
l'enlraina vers sa voiture , singulière chambre
nuptiale ! Là, les adieux furent réels et les em-
brassemens trempés de larmes. Il y eut des sou-
pirs étoulfés et de pénibles murmures. Puis ce
fut un dernier cri couvert par le roulement des
roues , el l'éiioux partit avec l'épouse , comme
un oiseleur avec sa proie... La famille, veuve de
ses enfans , renlra alors silencieuse au château,
tandis ipie les invites de la ferme se reliraient en
chantant le bonheur de leurs hôtes.
Quelque chagriu que viennent d'éprouver un
de leur vie, et lorsque les lois divines el humai-
nes leur ont dit : Soyez l'un à l'autre. Oi, Fer-
dinand et Valenline étant dans ces heureuses
conditions, les tristes impressions du départ fu-
rent proiu[itement effacées de leur àme : le pre-
mier baiser sulHl, du reste, pour essuyer toutes
leurs larmes, et leurs familles, comme le monde
entier, cessèrenldexisler pour eux... MaiS; tout
vif que fut ce ravissement, il ne put être de lon-
gue durée; el, i» la suite des peines morales
qu'ils s'étaient créées gratuitement, leur désen-
cliantemenl commença bientôt dans le domaine
de la réalité.
• Ils s'aperçurent d'abord que leur bonheur
était limité tout aussi étroitement que leur ca-
lèche, que là où ils avaient rêvé un nid délicieux,
Il n'y avait vérilableiiienl qu'une prison incom-
mode. Or, l'amour en prison, c'est un oiseau en
cage...
A défaut de voler , du moins , l'oiseau essaya
de chanter, et le vicomte entama avac langueur
une conversation amoureuse. Mais, nouvel in-
convénicnlque le malheureux n'avaitpasiirévu !
Le loulemeut monotone des roues couvrait les
plus doux sons de sa voix, elle bruit agaçant des
[lortières étouffait ses plus ardens soupirs. 11
fallut renoncer aux tendresses de l'entrelien, à
moins de prendre le parti de se les crier aux
oreilles !
Restait le faible dédommagement de la rêverie
au clair de lune... Le temps, par bonheur, était
magnifique, el c'était une de ces nuits tièdes et
parfumées qui succèdent aux brillantes journées
du mois d'août. Daissant les stores de la voilure
el [irenant la main de sa jeune épouse, le vicomte
se mit à la contempler , tandis qu'elle-iuènie
contemplait le ciel... La jeune épouse était ad-
mirable, et le ciel était de toute beauté. Seule-
ment, sur la blanche figure de l'une , ainsi que
sur la surface azurée de l'autre, se répandait
une teinte mélancoli(iue, qui s'assombrissait de
minute en minute. Deux nouveaux ennemis du
bonheur de Ferdinand, l'ennui et l'orage, s'a-
vançaient en se donnant la main. L'ennui se fil
sentir le premier, mais l'orage ne tarda pas à le
suivre, el le premier bâillement des heureux
époux fui le signal d'une pluie battante. Il fallut
relever les glaces el s'emprisonner de plus belle.
L'averse dura près d'une heure , et ne cessa que
pour faire place à la grêle. Les éclairs et le ton-
nerre se mirent bientôt de la partie; et au mi-
lieu de celle lutte des éléineos déchaînés, dans
une nuit d'autant plus noire (|ue la soirée avait
été plus éclatante, par une roule où les Hols de
poussière s'étaient transformés en flaques de
boue, la calèche nuptiale ressemblait à un na-
vire désemparé, voguant sans boussole el sans
étoiles sur une mer bouleversée par la temiiête.
La grêle et la pluie frappaient les glaces avec
une continuité aussi dangereuse que fatigante.
Les chevaux, effrayés par les éclairs, obéissaient
à peine au fouet du cocher. Les cahots se mul-
tipliaient au point de faire craquer les essieux,
et à l'agitation communi(|uée par l'orage aux
nerfs délicats de mademoiselle de Villeroy ve-
nait se joindre un trouble et une frayeur très
concevables dans la circonstance.
— Ah! s'écria-l-elle tout h coup, en se reje-
tant frissonnante jusqu'au fond de la voilure...
— l'n grêlon monstrueux venait de briser un ,■
gl.ice dont les éclats s'éparpillaient au milieu
d'une gerbe de pluie. L'eau poussée par le vent
fouetta le visage de Valenline, pendant que les
débris Iranchans du verre arrivaient jusque sur
ses genoux.
— Malédiction! dit Ferdinand d'un ton cruel-
lement dramatique.
Après avoir compris que sa position était ab-
surde, il sentait , l'infortuné! qu'elle devenait
atroce, el il commençait à maudire les mariages
à la nouvelle mode.
S'élariçant à la hSte vers le store, et ])rofitant
de l'absence de la glace pour s'adresser au co-
cher :
— Où sommes-nous ? demanda-l-il avec cette
voix du passager transi qui interroge le pilote
dans l'ouragan.
Le cocher répondit par le nom d'une liour-
gadp inconnue.
— A quelle distance de Lizieux ? reprit le vi-
comte sur le même Ion.
— A trois lieues à peu près , cria l'aulomédon
entre deux jiiremens.
— Trois lieues encore ! dit le mari d'un air
consterné; el, remellant la tête à la portière ,
après un moment d'hésitation pénible :
— Vingt-cinq louis pour loi, dit-il au cocher,
si nous sommes à Lizieux dans trois cpiarls
d heure.
[F5i.es chevaux partirent à l'insianl, ventre à
terre, tandis que le vicomte reprenait sa place
auprès de la jeune fe^mme morfondue.
Marillac était impatient d'arriver à Lizieux ,
parce que là seulement il trouverait, avec ses ba-
gages, le terme de sa détresse et de son embar-
ras. Prévoyant, d'ailleurs, ([ue V.denline pour-
rait avoir besoin de repos au milieu de la nuit,
il s'était fait assurer d'avance un pii-d ^ terre
dans celte petite ville. — Panne gite de quel-
i]ues heures s était-il dit , que l'amour embellira
en passant. — Mais, abstraction faite de l'amour,
il soupirait maintenant après \e piiurre //ite ,
comme après une dorado, el, à ia seule idée de
l'esp.fceet du temps qui l'en séparaient encore ^
il frémissait tour à tour d'impatience et d'an-
goisse, en jetant sur son épouse et sur lui-même
des regards de pitié muette et confuse. Songeant
surtout à se (u-éserver delà chaleur, mademoiselle
de Villeroy était partie en vêlemens d'été, et son
léger peignoir de gros de Naples écossais était
un bouclier bien faible contre la double irrup-
tion du vent el de la pluie. Elle fut donc trem-
pée el glacée en moins d'un ipiarl d'heure, et
ses terreurs nerveuses se compliquèrent du fris-
son elde la fièvre.
Tout pouvait cependant se réparer encore, si
on arrivait à Lizieux en temps opportun. Mais
les pauvres époux n'étaient qu'au commencement
de leurs peines, el ils devaient pousser jusqu'au
bout l'expérience du mariage à l'anglaise. Us
n'avaient pas dépassé d'un demi-mille la bour-
gade indiquée par le postillon, que la rapidité
des chevaux les faisant dévoyer sur un point
dangereux, la calèche conjugale versale au beau
milieu de la route... Mari, femme et cocher ne
poussèrent qu'un cri, et, après un désordre im-
possible à décrire, chacun fui très étonné de se
— 331 —
retrouver vivant. En retirant Valentinede la voi-
ture par une portière brisée, le vicomte s'aper-
çut qu'il avait une foulure au bras, et le tendre
coui>le se vit en l('lc à léte sur le fjiand chemin ,
dans un élat ([iie nous laissons imaginer au lec-
teur.
Les malheurs extrêmes ont cela d'avantageux,
qu'on n'a guère l'embarras du choix sur les
moyens d'en sortir. Une seule voie de salut s'of-
frait aux époux versés, c'était de gagner au plus
tôt la bourgade voisine, sous la conduite du co-
cher iralencoiUreux. Ils n'eurent jias besoin de
délibérer pour prendre ce parti ; et, à travers
les Mois de boue et des lorrens d'eau , au bruit
de la foudre et à la lueur des éclairs, la cara-
vane en souliers fins s'achemina, en iftloiinant ,
vers le bourg de l'ierseux. Il était une heure du
matin lors<prilsy arrivèrent, et b^ cocher les con-
duisit tout droit h l'auberge de la poste, unique
refuge qui put s'ouvrir à eux.
— Enfin! dit Valentine àla vuede l'hôtellerie...
—Enfin! répéta Ferdinand, en lui serrant le
bras.
Et, consolés à l'aspect de la misérable taverne,
comme des âmes en peine à l'entrée du paradis,
tous deux oubliaient déjà leurs communes souf-
frances, dans l'espoir d'une heure de repos et
d'amour, lorsque l'hôlellier, paraissant sur sa
porte en bonnet de coton, leur déclara qu'il lui
était impossible de les recevoir.
— Comment ! impossible ? s'écria le vicomte
étourdi du coup.
— J'ensuis désolé autant que vous-même;
mais c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
Il y a foire, depuis deux jours, à Pierseux, tt
ma maison est pleine, des combles à la cave.
— Quoi ! pas une chambre pour (luebpies
heures?
—Pas un cabinet pour une seule minute, mon
cher monsieur!
— Pas un lit à pari, dans quelipie coin ?
— Pas même un malelas sur le plancher, ma
belle dame; carde chaque lit j'en ai déjà fait
trois, et je n'ai ponr me coucher moi-même
qu'une botte de |)aille.
— Ah! mon Dieu! dit la jeune femme avec
abattement.
— Miséricorde ! s'écria le vicomte, pensant à
son beau château de Marillac. Que ponvcz-vous
faire pour nnus, enfin ? reprit-il, en «'adressant
à l'aubergiste.
— Vons sécher à la cuisine, répondit celui-ci,
et olîrir un fauteuil à madame jusqu'au point du
jour.
Il fallut se contenter de ce pis aller, tout ef-
froyable qu'il fût, et accepter pour chambre
nuptiale une cuisine de taverne. Encore cet in-
digne réduit dut-il être partagé... La vicomtesse
de Marillac passa sa nuit de noce devant un feu
de sarment, entre une servante d'auberge et une
gardeuse de moutons, tandis ((ue .son mari bi-
vouaquait sur une chaise derrière la porte qui
le sé|iarail...
Après avoir pris toutes les positions, sans ve-
nir à bout de s'endormir, poursuivi qu'il était
par les regrets et quelquefois par les remords, le
vicomte finit i)ar succonilier à la fatigue et tom-
ber dans une sorte de sunniolence. Mais ce repos
forcé fut un nouveau tourment pour lui, car il
ui apporta uu rêve pire que la veille la plus pé-
nible. Au lieu de faire l'éiiuipée britannique
qu'il expiait si cruellement, il lui sembla qu'il
était dans son château oîl il se mariait comme
le commun des mortels. Ses convives discrets
s'étaient retirés de bonne heure, et il allendait
sa jeune femme dans la chambre piéparre pour
tous deux. Tout dans celle chambre délicieuse
respirait le mystère et l'amour, et les molles
tentures de soie, soigneusement croisées sur les
fenêtres, et les meubles élégans combinés pour
toutes les aises, et le lit magnifique et moelleux,
voilé de draperies comme un sanctuaire, et le
couvre-pied douille!, brodé par des mains ma-
ternelles, et les deux oreillers jumeaux garnis de
dentelles fines et blondes, et la lampe de nuit, à
l'écart, jetant une lueur discrète... Tout cela
mettait au cœur de Ferdinand une émotion vive
et inconnue. 11 se sentait doucement défaillir,
en attendant sa belle épouse. Mais voici que la
divinité va apparaître... La mère de Valentine
l'amène à son mari. Déjà les souliers de salin ont
frémi sur le parquet; la porte de la chambre
s'ouvre sans bruit, et les bras du vicomte s'ou-
vrent en même temps...
Ferdinand en était là de sa vision, lorsqu'une
voix de stentor le réveilla en sursaut :
— Ohé! M. de Marillac! criaille postillon de
l'auberge, la calèche est i)rêle à repartir, et on
attend vos ordres pour alleler.
Le rêveur se leva en se frottant les yeux, à ce
rude contact de la réalité.
— Revenez dans cinq minutes, répondit-il au
cocher pour se donner le temps de prendre un
parli...
Et il alla timidement voir à la cuisine en quel-
les dispositions se trouvait sa lemme.
— Les chevaux, à l'instant même! revint-il
dire presque aussitôt.
— Toujours pour Lizieux, M. le vicomte?
— Pour le château de Marillac, au contraire,
où il faut que nous soyons de retour avant deux
heures.
Le postillon s'empressa d'obéir, en faisant à
part lui ses réflexions sur la brièveté des voya-
ges en Italie et les caprices des époux qui se ma-
rient à l'anglaise.
Mais la résolution du vicomte, loin d'être un
caprice, était une sage mesure nécessitée parl'é-
tat de Valentine. La fatigue et l'insomnie de sa
/((/// nnplidle, jointes aux secousses et aux
émotions de la veille, lavaient rendue assez sé-
rieusemenl souHranle pour quedu repos et des
soins lui fussent indispensables.
En peu d'instans la calèche fut attelée. Fer-
dinand la fil amener jus(|u'à la porte de l'hôtel-
lerie, afin d'épargner quelcpies pas à la faiblesse
de sa femme... Mais à peine lui avait- il donné la
main pour l'aider à franchir le marche-pied,
qu'un nouvel inconvénient vint l'arrêter encore,
dernière goutte du calice amerqu'ilcroyaitavoir
épuisé juscju'h la lie. Cet inconvénient était per-
Stinnilié en un gendarme, ([ni salua militaire-
nicnl messieurs les voyageurs en réclamanll'ex-
hibilion de leurs papiers.
— Les voici, dit avec qucbiue impatience le
vicomte, qui se hàla de fouiller dans le sac de la
voilure où il avait mis à pari son passeport.
Mallicureuscmcnt, le passeport avait ipiiilé sa
place dans la culbute delà nuit, cl ou boult^
versa la calèche de fond eu coiul)lc sans pouvoir
remettre la main dessus. La fureur de Marillac,
pendant celte o|)ération, éveilla des soupçons
chez leljon gendarme.
— Je suis bien fâché pour vous, monsieur et
madame, dit-il solennellement, mais en ce mo-
ment ma consigne est plus sévère que jamais et
je suis obligé de vous prier de me suivre à la
mairie.
— Vous nous arrêtez ! s'écria le vicomte, en
reculant de trois ])as devant celle nouvelle pers-
pective.
—Je n'arrêle point, monsieur, répondit l'hon-
nête gendarme, dont le geste et les paroles se
trouvèrent en contradiction Hagranlf ; je vous
prie seulement de me faire 1 honneur de me
suivre, répéla-t-il avec une politesse toute mu-
nicipale.
Ferdinand exposa en vain sa position et le
fatal accident qui l'avait privé de ses papiers. La
confusion avec laquelle il raconta sa déconvenue
ne fit i|ue donner à penser davantage à l'esprit
piotoiul du gendarme; et, avant de reprendre
le chemin du chàleau de Marillac, il fallut se
diriger vers la mairie de Pierseux. Là, aux graves
chuchotteraens des autorités de lendroil, fort
sceptiques en matière de mariages à l'anglaise,
le vicomte s'aperçut qu on prenait Valenline
pour un dangereux personnage, récemment dé-
barqué au Havre et se remlant en Espagne. Celte
circonstance aurait pu l'égayer dans toute aulre
situation; mais il lui fut difficile de ne pas la
prendre au sérieux, en voyant le maire et le
juge de paix se préparer à fouiller sa femme !...
— Fouiller ma femme ! s écria-t-il hors de
lui-même, et semant la mesure de sa patience
comblée par celle suprême ironie du sort.
11 allait cependant, malgré sa résistance, su-
bir celle mystification, digne de couronner tou-
tes les autres, si le hasard, se déclarant enfin
pour lui, n'avait fait retrouver à sa femme, sous
un coussin de la calèche, le malencontreux pas-
seport dont l'absence causait tant de maux
Les gendarmes voulurent bien s'en armer contre
lui, en lesommanl de continuer ,sa roule vers
les Alpes, au lieu de regagner le village de Ma-
rillac; mais les soupçons étant dissipés sur|son
compte, il vint à bout d'apaiser ce dernier scru-
pule...
Deux heures après le vicomte et la vicomtesse
de Marillac rentraient au château de leun pè-
res,auss\ tristes et aussi malades l'un (|ue l'au-
tre, mais radicalement guéris de leurs illusions
sur les mariages à la nouvelle mode.
En passant près de la ferme du manoir, ils
cnieiulirenl des cris de joie sous une grange, et
Tirent despaysansoccupés à danser. Cétail Guil-
laume qui célébrait son retour de noce, et se
réjouissait bruyamment avec ses amis du bon-
heur ipiil devait à sa jolie femme.
— \ ivent les mariages à la française ! dirent
les nobles époux, à ce charmant spectacle.
El ils se hâtèrent d'imilcr Guillaume et Mar-
guerite, dès qu'ils furent assez rétablis pour se
marier à l'ancienne mode.
riTKE-Cni VVI.IER.
(Le Cotiunerce.)
lii iietit i«oiiiier suu.« ï^oiais XVI.
Louis \VI, :i peine nrrivé sur 1p trrtne, onlic-
pritile léloiiiicr l;i cour et ilo mellic tiii aux
désordres qui soiiilluieiil le palais de Versailles.
Cfi ri'i;iine sévère fui très mal accueilli par les
éli'vo des roués de la réijence; il sélablit même
une coterie iiarnii ces jeunes s( it;neurs |)our ré-
sister il 1 envaliissenient des nireuis rc;iulièrcs
i[(ii pouvait anéantir les saines traditions. A la
téie de cette croisade brillaient lliéritier du
grand Lauzun de ualaLile mémoire, le marquis
de Louvois, le jeune vicomte de Clioiseul, le
comte de Lauragiiais et le prince d'Iléiiin.
Habitués aux plaisirs, 1 existence de \ersailles
leur parut très rude h supporter, ils saisirent di-
vers prétextes pour s'échapper du cliiiteau, et se
rendirent à Paris. Leur première visite l'ut pour
la Guiniard, artiste du yraud Opéra (|ui, à peine
instriiile du projet, manda ses amies Cléopliile,
iMinettc, C-^line et Uutlié; il fut convenu que le
soir même la fête aurait lieu ; qu'elle se compo-
serait d'un souper ex([uis, d'un petit spectacle
où lesdames piendraient lie costume d'homme,
elles hommes k costume féminin, et enliii d'un
bal où chacun danserait selon les ^inspirations
l)uisées dans le champajjne.
.Nul ne nianiina au rendez-vous. Arrivés près
de la maison , les jeunes seigneurs rencontrè-
rent (luchpies files de soldats du gué allant sans
doute, comme le lit observer l'un d'eux, relever
des postes ou veiller à l'ordre autour d'une
église. .Mais celui-là et tous les autres se. Uora-
paienl: voici pourquoi.
Parmi les amies de la Guiniard, qui toutes
étaient très répandues, il y en eut une, c'était
mademoiselle Alinette, qui tU connaître le pro-
gramme et le personnel de l'orgie |irojetée à un
seigneur qui partait au même instant pour Ver-
sailles. Pour faire sa cour, celui-ci n'eut rien de
plus pressé (|ue de raconter la nouvelle à qui
voulut la savoir. Dix minutes après, le roi n i-
gnorait rien, et faisait expédier un courrier à
M. de Maure pas pour qu'il se rendit de, suite à
ses ordres. Le ministre vola, et les dernières pa-
roles ([ue lui dit Louis XVI, en lui donnant
congé, turent celles-ci: — Rappelez-vous,
monsieur, que je ne veux pas des bacchanales.
De retour à Paris, M. de Maurepas lut expé-
ditif; et le coup de main était eniièiement pré-
paré, lorsque la compagnie réunie chez la Gui-
mard se ruait follement dans une salle char-
mante tout illuminée de bougies et toute par- j
fumée «l'odeurs, au milieu de laquelle s'élevait
une table surchargée de mets et de flacons. Les
plaisanteries tirent feu, et on plaisantait si fort
qu'il éiait presque impossible de s'entendre.
Aussi fut-ce avec un étonnement sans pareil,
une stupéfaction surnaturelle que la folle com-
pagnie avisa tout à coup la présence d'un intrus
en uniforme d'exempt et flanqué de deux sol-
dats du guet. Lue exclamation partie au même
instant de toutes les bouches accueillit celte
apparition; alors l'exempt, sans s'émouvoir,
avança d'un pas, et dépliant gravement un par-
chemin qu'il tenait à la main, lit passer sous
tous les visages un ordre formel d'arrestation.
Comme la mesure s'appliquait à tous les convi-
ves, par un mouvement siioniané, tous se jetè-
rent par les issues ([ui ouvraient dans la salle ;i
manger; mais :i chaque porte ils trouvèrent un
sulilat du guet, l'ariue au poing et le regard sé-
xère: il fallut se rendre et on se rendit. —
Maudite plaisanterie, s'écria Lauzun! — Ex-
cellent diner, mais digestion perdue , s'écria le
prince d'Ilénin ! — On mangera et on digérera
|)our vous, répondit ilurenienl i'cxenqit.
— Voilà une très lionne idée, ré|iliqiia le mar-
jinis de Louvois, il faut que chacun ait son lour;
et si ces messieurs le permettent, nos valets
vont les servir à notre place, ce sera une excel -
lente farce de carnaval ; ajirès, nous les suivrons
avec [ilaisir.
Les soldais accejitèrent la projiosilion, et le
baïKjuet l'ccommeni'a. Mais les l'acons oiiérèrent
bientôt si bel et si bien que les convives passè-
rent sous la table et les grands seigneurs dans la
rue. Qiiebpie lenqis ajirès, d'autres gardes ar-
rivèrent pour prêter main-l'orlc àjleurs camara-
des cpii ne revenaient pas. Mais (juel fut leur
étonnement lorsiju'au lieu des gentilshommes
ils rencontrèrent leurs amis qu'il fallut non jias
conduire, mais ]!orler en jnison.
iîU'lani(C6, faits cuiunir.
SiNGULiÈnE FATALiTic. — 11 existe encore
quelques vestiges de l'ancienne muraille qui sé-
parait autrefois l'Ecosse et l'Angleterre ; elle
était si solidement construite, que sur cette terre
de superstition on sujqiosait ([u'elle avait été bâ-
tie avec le secours de la magie. C'est cependant
cette croyance (|ui a opéré sa destruction, car
chaque habitant , lorsqu'il faisait bàlir, avait le
soin trenlever |)lusienrs pierres qu'il mêlait aux
fondcmens de sa maison, afin que par leur in-
fluence elle acquit [dus de durée. Un gentil-
homme écossais, nommé sir lilnndeis, (lossé-
dait un château situé à |ieu de distance de cette
ancienne fionlière ; son jardinier en creusant, il
y a quelques jours , rencontia une jiierre sur la
quelle se trouvait l'inscription suivante, en ca-
ractères anciens : «Je suis un ilébrisde la grande
muraille; j'ai été déposé là ]iour la sûreté des
murs du château et du jardin. On doit me laisser
en repos, car il arriverait malheur à celui dont
la main sacrilège tenterait de me déi)la(er. »
.Sir llliinders, averti, n'attacha pas une grande
importance au sens mystique et menaçant de
l'inscription ; comme il était amateur d'antiqui-
té, il ne vil 15 qu'un objet curieux pour lui, cl il
voulut faire extraire la pierre pour enrichir sa
collection.
C'était une masse énorme qui nécessita un cer-
tain appareil; on parvint à la soulèvera une
certaine hauteur, et pendant qu'elle était encore
suspendue, sir Bluuders, emporté par la curio-
sité, voulut descendre dans le trou dont elle
Masquait l'orifice. Il était accomj)agné de ses
deux lils ; mais au moment où ils étaient en
train de dégager (juelques décombres qui les
empêchaient d'avancer, les ouvriers qui rete-
naient la manivelle, voulant regardera leur tour,
la laissèrent échapper, et la pierre retomba de
tout son poids sur ces trois infortunés qu'elle
écrasa en les renfermant dans un même tombeau.
Mais, comme s'il y avait eu réellement dans tout
ceci une puissance surnaturelle indignée de
cette profanation, et dont la colère inferuac[
n'était |)as encore satisfaite, un autre événement
devait suivre celui-ci. L'aîné <les lils de M. lilun-
ders était nouvellement marié; sa jeune épouse,
enceinte de (|uelques mois, en apprenant le
malheur qui venait de la frapper, accourut sur-
le-champ et ordonna aux ouvriers de relever 1 1
pierre, dans l'espérance que les malheureux
q\relle venait d'ensevelir ne seraient pas tués.
Elle s'aperçut en effet que son mari, qui était le
l)remier, donnait encore (|uelqiirs signes dévie;
dans son impatience, elle ne voulut pas attendre
(|ue II pierre fût entièrement extraite, et elle S".
précipita dans le trou ; mais , jiar une fatalité
cruelle, les liens qui entouraient cette masse
homicide se rompirent, et la pierre ensevelil.de
nouveau une quatrième victime. Tout une fa-
mille périt ainsi , et servit à accomplir une
funeste prédiction, que n'aurait pas manqué de
respecter une ame surpersiitieuse. Un parent
éloigné, (jui par cet événement extraordinaire
se trouve en possession de Ihéritage de ces in-
fortunés, vient de faire combler le trou, sur
lequel il va l'aire ériger un monument qui rap-
pellera cette triste catastrophe.
Ufouf îiiamattiiuf.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation de r/(/c/i«m?«/e, drame
en 5 actes et en vers, par iM. Alex. Dumas.
C'est bien le cas de dire, en variant un peu le
proverbe , que les pièces se suivent et ne se res-
semblent pas. Nous avons à signaler une de ces
alternatives de bonne et de mauvaise fortune
aux(iuellesles dramatistcs sont grandemenlsu-
jels, surtout ceux qui, à l'exemple de M.Alexandre
Dumas, tiennent à la qualité, sans doute, mais
beaucoup plus encore à la quantité de leurs pro-
duits et veulent opérer sur plusieurs scènes et
sur plusieurs publics simultanémeul. L'homme
n'étant double ni triple, ne se divise pas; il ne
saurait, cpioi i]u'on en dise , se multiplier assez
richement i)our réussir tout d'un temps dans di-
vers genres, ce qui supposerait la simultanéité
de préoccupations, d éludes et d'impressions
diverses. Mais entre MaïU'inoiseUc de Belle Isie,
que nous avons applaudie de tout cienr il y a
qucbiues jours, et [ Alc/tiinisle ,i\\r lequel nous
avons aujourd'lini à exprimer notre opinion , il
y a mallieureusement [dus qu'une dilférence de
genre, il y a toule la distance d'une œuvre
bien composée et eonsciencjeusement remplie à
une production vide et négligée. Et nous répétons
que c'est un malheur, car il y avait aussi un sujet
dans YAlchimUle, un sujet auquel le travail de
l'auteur a seul fait défaut.
Malgré le titre de cet ouvrage, l'alchimie n'y
joue ipinn rôle très précaire et à peine indiqué.
Pour mieux dire, nous n'y voyons de véritable
alchimiste (jue M. Alexanilre Dumas, qui, trop
fidèle encore à de vieilles habitudes dont la
critique aurait dû le corriger, a fondu et mélangé
dans ses cinq actes le Fasio de Milman , poète
anglais contemporain, la Reclterclie de l'ab-
soln , de M. de Balzac, et autres éléinens divers
que nous essaierons de dégager dans notre ana-
lyse.
L'action de ce drame, ou de ce mélodrame, se
passe à Florence, dans les premières années de
la renaissance. L'orfèvre Fasio, qui depuis long-
temps poursuit la chimère du grand œuvre, oc-
cupe un magasin où l'on voit arriver de moment
en moment le flamme des cinq ou six fourneaux
allumés dans son laboratoire. Au premier acte,
il a une explication avec sa femme, qui se plaint
non pas seulement de la diminution jirogressive
de leur petite fortune , qu'elle voit tous les jours
— iiy.i —
SUC^BffSflBSa
se dissiper enfumée; non pas encore Je l'ex-
»i-;iva{;.in te profusion de leurs derniers ducats, au
prix desquels Fasio vient de payer à l'avare pro-
priétaire de la maison le dioitd'y prolonger pen-
dant trois jours ses opérations <lan;jerei>ses ; ce
qui trouille Francpsca, ce (pii raijji-ii, c'est la ja-
lousie, car Fasio, en sa double (|ualilé d'akhi-
niiste et de fort bel homme, est recherché de
toutes les femmes de Florence. Il en est une en-
tre autres, la courtisane Magdalena, qui llionore
d'une attention très marquée. A tous ces repro-
ches Fasio répond (|ue lui aussi aurait droit
d'être jaloux, puisipie le podestat de Florence a
daisfué jeter les yeux sur sa chère FranCPSca.
Au plus fort de celte altercalion conjugale, on
entend une détonation terrible; c'est un des
appareils de l'alchimiste <|ui vient de sauter et
de mettre en feu tout le laboraloiie.
l/elîet de l'explosion a élé si violent qu'un
mur s'est entr'ouverl et a donné passage à Fasio
<lansun caveau secret on l'avare (jrimaldi entasse
ses richesses. Pour un alchimiste i|ui doit désor-
mais désespérer de faire de l'or, voil.'i celles une
occasion bien séduisante! Cependant il s'abstient
et se cache en voyant entrer , l'un après l'autre ,
Grimaldi et son neveu , entre les(|uels se passe
une scène très intéressanlc et vraiment dramati-
que. 1/élio, c'est le nom de ce neveu , est un jeune
débauché, menacé dans sa liberté et dans son
honneur pour cinq cents ducats ([u'il vient de-
mander au vieil usurier à litre de |irél. Sur un
premier, un second et un troisième refus , il se
meta raconter l'hisloiie ciicoiistiinciée d'un
oncle, d'un tuteur inlidèle qui a Ifichement dé-
pouillé son pupille. Nous reproduisons cette
scène dans son entier.
La scène est en Espagne. Une fiiiiiille honnête
Demeurait àSéviUe; elle se composait
D'une mfrre et d'un fils en bas ûge ; on disait
Qu'un homme était encorde la même raniille ,
Demeurant outre-mer, seul, et sans fils ni fille ;
Que pour tout Dieu, jamais , n'ayant comnu que l'or.
Par le prêt et l'usure engraissait un Irisor !
Or, il advint un jour que des fiùvres mortelles
Passèrent sur l'Espagne en secouant leurs ailes I...
La mère, qu'on cituit comme sainte en tout lieu ,
A l'Age de vingt ans fut rappelée ù Dieu ,
Et laissa pour descendre en un sépulcre avide
Son enfant au berceau près de sa couche vide.
Hélas I le pauvre enfant, si petit qu'il était,
Avait déjà compris que sa mère emportait
Lebonheur avec elle, et dans sa peine amère.
Sans cesse en bégayant rcdemanduit sa mère.
Sa mèrel qu'à celte heure il se rappelle cncor
Comme un ange entrevu dans un nuage d'or!
11 suivait donc déjà la douloureuse voie
Lorsqu'un jour s'abattant cujunie un oiseau de proie,
L'oucle arriva soudain et sans être attendu.
Verres, meubles, maisons, tout fut bicntùt vendu.
Et le vautour reprit sa course vers son aire ,
Emportant la fortuneet l'enfant dans sa serre 1
Cependant de retour, l'avare ne dit pas
Qu'il avait ù l'enfant deux cents mille ducats.
Si bien quecelui-ci grandit et devint boniuie
Sans qu'il lui fut jamais parlé de celte somme.
Mais comme l'on savait qu'il devait quelque jour,
A la mort de son oncle être riche à son tour.
L'argent ne manqua point d'abord ù ses caprices ,
Si bien que ses défauts bienlot se firent vices,
Car aucun n'élait l;^ (|ul le prit par la nu\ln
Pour remettre ses pas dans un nieilkur clii-min !
Enfin le sort voulul, soit propice ou ciintraire,
Que se tarit un jour cette veine usuraire.
De toi te qu'au milieu de son luxe indigent ,
Le neveu tout à coup se trouva sans argent.
Ce fut versée temps-là qu'il apprit de Sévillc
Que sa naissance était loin d'être pauvre «t \ ile.
Et que ses premiers jcuirs aux splomlides rayons
Etaient des souvenirs et non des \isionsI
Alors il résolut de tenter l'aventure.
Il savait que son oncle en une cave obscure
Eulassait tout cet or qu'il tirait à lit fois
Du peuple, dej marchands, des nobles et des rois ;
Caril prêtait sur tout, élfudanl son Systems
Du fer de la charrue à l'or du diadème !
Donc II ne perdit plus ce clieroncle i\m yeux,
Et bientèt il le vil marchant silencieux.
Ecoulant sises pas n'éveillaient pas daiu l'ombre
Un discret écho, sons une voûte sombre
Disparaître, ferniaiilau bout d'un corridor
Une porle de fer, celle de son Irésnr I
Trois jours fit le neveu sa garde accoutumée,
Et trois jr)uis il trouva la porte refermée.
Lorsqu'il voulut l'ouvrir pour descendre après lui
Bref, il rlèse^pêrait presque, lorsqu'aujourd'bui.
Soit oubli, soit terreur, quelle que soit la cause,
Enfin ! il a trouvé cette porte mal close I
GRIMALDI.
Imprudent (jue je suis I
LÉLIO.
Nous touchons à la fio ,
Vu peu de patience.
FASIO (caché).
Ah ! je comprends enfin.
LÉLIO.
Il ferma celte poite, et dans la nuit profonde
Descendit lenlement en cherchant la seconde,
La trouva. Puis songeant qu'en ces occasions
On ne prenaitjainais trop de précautions.
Il fit de celle-là ciminie de la première.
Là, celui qu'il cherchait, à la pâle lumière
D'une lanterne sourde, à même d'un trésor
Jusqu'au coude trempait ses bras maigris dansl'or.
Ils étaient seuls ; aucun n'était là pour enti'udre ,
Et sans rien demander leplusfort pouvait piendre.
Eh bien! cet homme allier comme un roseau plia.
Ainsi qu'un faible enfaul, il pria, supplia.
Cherchant danscecadavie une fibre sensible ;
Mais ce fut vaineineni, l'oncle fut inflexible.
Alors, se relevant comme un serpent roulé
Qnel'on a trop longtemps d'un pied d'airain foulé.
Le jeune homme ùsontour, d'une mortelle étreinte.
Dit, serrant le vieillard pale el muet de crainte :
Mon oncle, à mon honneur vous avez fait défaut !
Ce n'est plus mainleiKinlmille ducats qu'il me faut
Pour pndonger d'un jour ma splendeur éphémère.
C'est l'héritage entier que nie laissa ma mère !
GRIMALDI.
Ta mère n'avait lien.
LÉLIO.
Mon ourle, sans remords,
Songcz-y, vous mentez à la face des morts,
GRIMALDI.
Par quel serment, quel saint, quel dieu le jurerai-je?
LÉLIO.
Mensonge,je te dis, mensongeet sacrilège 1
Vieillard, rends-moi cet (tr auquel lu sais mes droits.
GRIMALDI.
Jamais ! jamais !
LÉLIO.
Vieillard I
GRIMALDI.
Plutôt raourlrcent fois I
LÉLIO.
!Mon Dieu! reteaei-nous sur le bord de l'abimc I ,
Mon bien I
GRIMALDI.
Jamiii ! jamais !
LÉLIO.
Ah 1 je feiai le crime I
Une dernièrefois, mon bien, ou ce poignard...
GRIMALDL
A l'aide :... Ah 1... j'y couvens !...
LÉLIO (le frappant;.
Maintcoaut c'eU trop tard I
Alors apparaît Fasio, qui n'a pas de peine à
justifier sa présence : il ne venait pas plus voler
l'avare i|ue l.élio ne venait le tuer. Celui-ci
ayant repris sou bien, persuade à Fasio d'em-
porter le reste du trésor , et tous les deux se
jurent un secret mutuel sur la part qu'ils ont
prise à celle horrilile aventure.
iNous l'avons ilit , la scène du meurtre est sai-
sissante el très haliilement exécutée; tout cet
acte est beau , mais ecst le seul oii, le style ex-
cepté, on reconnaisse le talent de M. Dumas. Le
reste de la pièce se compose de trois tableaux
absoluiiieiil vides de situations et sans autre in-
térêt ijiie l'action trop lente et trop prévue de la
jalousie de Fraiicesca.
Parmi les nomlireux personnage réunis dans
une fête splendiile que donne Fasio pour se faire
honneur de sa fortune, elle seule sait bien (jifil
n'a pas trouvé la pierre idiilosophale, et jiersua-
déc qu'en ruinant son mai i elle l'enlèvera au.i
séductions de ses ilvales, elle le dénonce au jio-
destalconimedélenleur d'un trésor trouvé, igno-
rant du reste dans quelles circonstances.
Une fois lajiisiice mise sur celle voie, elle dé-
couvre facilement le cadavre de Grimaldi; Fasio
arrêté est immédiatement condamné à mort ,
suivant les formes expédilives des tribunaux (io-
renlins. Vainement alors Fr.incesca implore s-i
ijrace : le podestat y met la condition infâme que
le jii|;e impose à Marion de Lorine sollicitant
pour Didier. H ne reste plusauxdeux époux qu'à
se bénir , toujours comme dans le drame de
M. Hugo. Heureusement au pied de l'é.haftiud ,
Lélio, le véritable meurtrier de (irimaldi, se dé-
couvre , et Fasio , lilire , rentrant inopinément
dans son rôle d'alchimiste , publie à haute voix
i|u il n'avait jamais clierchéde l'or, maisbien lire
femme parfaite, et (jne la sienne vient de surlir
toute épurée du rreuset ileses adversités. Celte
façon de prendre syinboiiquemenl sa profession
a |)aiu linéique peu facétieuse.
Celte pièce n'a pas réussi sans de vives el justes
proleslalinns. Cependant le jeu énergique et in-
telligent de Frédéric Leinaitre a élé. comme de
coutume , fiéquemmeiitap|)laudi. Mondidier a
comenablement rendu le r61e de Lélio.
\.\4lr/iitnistc n'est pas précisément une chute
]inur M. Diinias. C'est asst z dire ijuece ne peut
ttie un succès d'argent pour le théâtre.
THEATRE DES VARIETES.
La Canaille , comédie-vaudeville en trois
actes, par M.M. Dumersan el Dumanojr.
Que la vérilé habite le fond d'un pulls . on le
conçoit; le domicile n'a rien d'incompatible
avec son caractère el ses mœurs. Mais que In
vei tu soit reléguée dans les égonts de Paris, cela
n a rien d'agréable, ni surtout de fort encoura-
geant. Soyez donc vertueux pour vous enfoncer
dans ces l'.inaux souteri ains, oi'i viennent abou-
tir les immondices de toute une grande ville,
pour barbotler dans les lorrens d'une eau fi tide,
el courir i chaque instant le danger d'une as-
phyxie bourbeuse, comme le père Picpus, le hé-
ros de la vaitaitle. Autour de cet homme, dont
le moral (lairc comme baume, mais dont le phy-
sique tue les mouches au vol, nous voyons une
luiile il'autres individus (]ui ne sont guère plus
inodores, les uns balaient les rues, et, comme
ilit le père Picpus, nvttoitnt Uurpalrif. les
autres ramassent deschiffons, ratissent les ruis-
seaux, coiuluisent deslondien aux, ou se livrent
.'i une inliniié de petits commerces complète-
ment étrangers à celui de parfiimeur.
En regard de celte canaille pauvre mais hon-
nête, les auteurs ont placé deux spécubtcurs
(lu genre des Robert Micaire et des Bertrand,
deux honorables associés ilirisés par quelques
petiles discussions d'intérêt, et qui ne cherchent
|iend.int toute l.i pièce qu'.i se /7(ii<fr l'un l'autre.
Au premier acte, l'un d'eux, sous le nom du
liaroudet'hambory, tient maison ouverte, donne
des dîners, îles b.ils, des concerts, .'i l'unique tin
de dépouiller un jeutrei'rwinclal d'une sui>frL>e
— 334 —
?W "n"i-e:i simule un.' inv.s>on .Vatiens .le
00 i" .nla.TMsenl.lr tenir .les jeux clam e -
fin .. ' se sauve avee les .|iPns, sans o„l,l, ■
è V.illels .le l.Muiue. Au secou.l acte, il Mille \r
S^' !:iunélé,îa..t.iU.-7; '-'* 'M' 'tun
'rneouK-e .lans un élroU pass,„;e av_ec .u Unm^
niiil.ereau ; il «ensuit uu« .|uei-elle, ' 'ctscai
n het coui.s de poin,.,, .lai.s laqiifl e le por-
. ilItM'Ii'se .le la poche .le Cliaml.ery, et va
Siffle, niiu. .le .i-ois jeunes ^^^^^^
fiisiiU partie .lu batailon sacre le la l">ale<
na I è 0 chu de ses ,.,ra,ule.irs, Chaml.éry se lut
" m.hran.hrrs,.us uu pr/'lexte m'.s..-a ■ l o--
n c .!.• li^-l.arie luiserlàtrauder lucli. e Iji
ntn h.ue lurtiveuienl de leui-de-vie. l'olnel
"e , .- a pinceaux, et brosse des ensenine .
î)a se alheur.l.s,lenx:.ss.Kiésserapprochen,
è o e èuille réparait à leurs ye.u, el ds s en-
tend èùlur le s..uslraire .le leu.iroit o». I ont
é osVli erlueux leunes ijcus, après en av., r
S cin,, cents Irancs chacun, a ture de e-
oon pense honnête. La tentative ^e vo' ':s f r
S ell.'sdeux voleurs sont conduits ou .1
?1 uH Dieu etaiu .;endarmes. Le provincial re-
d'être un déleriniiit-7>«f/in'-«-
■lonl le iu.'rile .le la Camulle consiste dans le
Id leai populaire .lu second acte.dans la repro^
ic ion fille de ce .lui tous les ,ours trappe
nos ve X e nos oreilles d:,ns les rues de 'ans.
?r,.ra de e sale physionomie .lu père l'icpiis
sydie se.lè toutesahuiteur Le premier e le
r^oi ieine acte ne sont .,.ru.. ^'««''^'''f^,^";/
lesexhalaisonM--.v;;>inen,s.,uvenUe ,^^^
Odry scslempare .lu ptie 1 i.puseï
il.- à .le telles .on.pRMesi.iuand lisent .le
prise sur le fait, mais quelle nature!
certain coups .Vestrama.îon administré dans le
sternoii à un ijrand hatt.ur de plastron.
Le taheUion remporte son carton, lesassislans
dêcami>eiit comme .les montons, et Nanon, com-
me de raison, tombe en subite pâmoison.
iNoiis sommes à l'acte second, et par consê-
iliieiit chez l\in.)n, au beau milieu de son salon.
Or le neveu de Maintenon (le sons-olficieren
.luest'ion, Lavaleur le porte-moiis.iueion enlin
le trompeur de Nanon) ne venant plus a la mai-
son iHiiir sécher ses larmes. Ninon a pris un
maninisou baron.ini.le Chamillya le nom, ce
,jui est un acte de raison, et surtout de précau-
tion.
Mais voilà que mes .leux lurons se trouveiit
chez la Ninon nez à nez comme deux lions. Un
il/"aine vite 1 esiiadron dans lejar.lin, sur le iyi-
zoii.et Chamilly reçoit d'aplomb, un coup dc-
tleuret sans boulon ipii lui lait un. joli selon.
Louvoisqiii n'entend pas raison, jure de four-
rer en prison le ferraUleur .le bonne maison
qui a sai;;né comme un oison son neveu de pré-
dilection.
.\u troisième acte Nanon, conduite par la Ni-
non, vient imiilorer la protection de madame de
Maintenon pour sauver de la prison Lavaleur te
brellaillon.
Kestée seule, voilà INanon qui prend, et cela
tout .le bon, le roi pour la Maintenon.
Le roi prié parce tendron, (lui pleure comme
un marmiton épluchant une botte d'ognons, ac-
c.r.le un généreux oar.lon, cl la vertueuse Na-
non sans plus .le tiel qu'un hanneton, accour
sauver du cabanon le neveu de la Mainten.m et
l'amonreux .le la Ninon, ipioi.iue le mauvais
..arcon l'ait trompée comme un polisson ; après
.iiioi se faisant raison, elle épouse son i;risou.
Cetlepièi-eabeauccmp debon, et rapportera
maint ducaton à Théaulon et Lessuillon.
Dormenil-Loiivois est noble et rond;r)erval
avec I excellnil ton, le tact parfait, le goût pro-
fond .lo'or.lui aceonle avec raison, a fait applau-
dir à foison dAubiijné, l'amant de Ninon, le ne-
veu .le la Maintenon, et le perlide de Nanon.
Somme toute, allez voir ,V«//o/f, et puis vous
nous en direz long sur Ninon et la Maintenon.
ï\couf ïir liiui îours.
THÉÂTRE DU PALA1S-R0Y.\L.
mnm, mon et Maintenon, comédie mêlée
de chansons,' de MM. Théaulon et LesguiUon.
l PS trois héromesde cette piè.:e en on ont nom
Nanon Con et Maintenon. Ainsi l'ont voulu
MM Théaulon et Lesguillon.
Nanon ti.-nt un bouchon où viennent com es
.1 Pms", huils talons, pour faire voler .les
ce. lui dKertit fort Nanon qui ne dit m oui m
""ni- Nanon est aimé à l'adoration par un suisse
de onne m dson, l-arlanl français comme m.
ti m mais passionné .omme un pigeoe,et ido-
?Mréëcomme de raison par un jeune et beau
farifaron amant en tiue de Ninon et propre ne-
"■"atn'enlrrsés deux passions, envoie pro-
.\anon, e.mi^ déciile pour l'amoureux
'■"m us comme la vertueuse Nanon s'obstine h ré-
,M,nle Cl aux saugrenues propositions cle
C .prévint lnr..n eî'veut ./""""""'"'l''.'.^^,
mi. eV.it i.as le cmple .lu liston, notre fi ipon
'a ri-^èd" labellion. tire ses grègues comme
uu toron, fciuuaul de cruiadfe la vxmn, pour
Grand concert vocal et instrumental donné
par M. Léon IIOMSORÉ, le mardi, 1(3 arrïl
is:i9, à 8 heures précises du soir, dans la
n u u l'elU' sa lledecon certs de M .Heu ri Herz ,
38, rue de la Victoire {C/iaussée-d'Antin.)
Première partie ; 1° Sextuor exécuté par
MM "* et M. llonnoré. (Moschelès). — 2° Air
chanté par M. Alizar.l. ("*). - J Rno de VEaii
merveilleuse, chanté par MM. Boulanger et
Lan/a. ((irisar). — -4' Gran.le fantaisie pour vio-
h,„, exécutée par M. Art.->t. (ArlÔt). - a Qua-
tuor .le la Uuia, chanté par niademoise le
Drouart et MM. lioulanger, Lanza, Malley. (Do-
nizetti). — 6" Romances chantt^es par M. liou-
langer. (Boulanger).-Deiixième partie : 1 brand
,1,10 à deux pianos, exécuté par mademoiselle
Ib.iiorineLambertetM. Honore.(Kalkebrenncr )
— ')' \ir de Robin des Bols, chanté par Mlle
Dniiiarl. fVVeber).— 3° Uuo pour harpe et violon-
celle sur .les motifs .le Cuillaunie Tell,e%tnné
i>arMM.(.odefioi.letr.oissaux.(.I.Go.letroi.l). —
îi" Air chanté par M. Alizard. (*").- S" Souve-
nir .le lielluii, caprice et andante, par M. Ar-
l'U (Artùt). - \,e. Journal clic: la partie} e, le
père 7-ri/(7Me/o»-<, chansonnettes chaulées par
M ( haudesaigues. (Ue lieauplan). — f'rix .lu
biilet : Stalles numérotées: 10 fr. ; Pourtour
el par.iuel ; H fr. — On trouvera des billets chez
M licrnar.l- Latte, marchand tle miisi((ue, au
coin du passage de l'Opéia ; chez M. Uenn llerz,
rue de la Victoire 38.
10 AVRIL. — Lesnouvellesqiie nous recevons
de l'Algérie et celles qui parviennent aux autres
ioiirnaiix font présager une prochaine re|irise
d'hostilités entre Ali.l-el-Ka.ler et la France. Le
Commerce annon.:e ce matin que M. de Salles,
ne pouvant obtenir de l'émir que des réponses
évasives, lui déclara .pie, sans tenir compte de
son refiiset .le sa mauvaise volonté, le maréchal
ferait l'expédition paciti.pie de Hamza. Hé bien,
fais-la situl'oses\ répliqua vivement Abd-el-
Kader.
— Les arrestations faites dans les soirées de
vendreili, de samedi et de .Irmanche derniers
sont fort nombreuses, car elles s'élèvent au chif-
fre énorme de 350. Sur ce nombre, I-SO ont été
mis presque immédiatement en liberté. Presque
tout sont des ouvriers que la curiosité, plus
encore que tout autre motif, parait avoir con-
duits dans la foule au milieu de laquelle ils ont
été arrêtés par la force publique. Parmi les indi-
vidus non encore relaxés et qui vont être l'objet
d une instruction judiciaire, se trouvent, assure-
t-on, plusieurs repris de justice, dont la présen-
ce parmi les groupes n'avait, selon toute ap.ia-
rence, aucun but politique.
— La recrudescence du froid augmente les
incendies. D'aiirês les relevésiaits à l'état-major
des sapeurs-pompiers, il y a eu, dans la journée
d'hier seulement, quarante feux de cheminée;
dans le mois dernier, on en a compté deux
cent-i|uatre-vingt-six, et cinquante-deux incen-
dies de cave ou d'appartement.
— Malgré son désir de ne pas se nionlrer trop
sévère dans les admissions, il est certains pro-
duits par trop exi;eiitriques dont le jury ne peut
autoriser l'exposition. Tantôt c'est un luthier qui
présente un violon en terre cuite, en sorte qu'il
peut servir d'instrument de musique ou de
cruihe , tantôt c'est l'inventeur d'une paire de
boites défensives ; près des lirans de l'une
vous trouvez un pistolet, sous le talon de l'autre
botte sont des boites auxquelles s'adoptent des
poignards , armes commodes, comme on voit,
pour la marche et pour la défense! Malgré ces
rejets, qui sont, dit-on, au nombre de 500, les
fabricans admis pour Paris dépassent toute pré-
vision. Paris ne comptait que 1390 exposans en
I83i; il en compte aujourd'hui 1900. Le dépar-
tement de laSeine l'emporte à lui seul en nombre
sur la France entière ; car il parait que le nom-
bre total .les exposans sera de 3,000, à 3,7u0.
— Mercredi, à six heures el demie, une légère
secousse de tremblement de terre s'est fait sen-
tir à Grenoble. L'oscillat on, .pii n'a duré .[ue
deux secondes, a eu lieu de l'est h l'ouesl. Elle a
été surtout sensible à lest de la ville; dans le
faubourg Très-Cloitres, les habilans sont sortis
.les maisons, elîrayés de ce mouvement, qui a
éié assez fort pour faire chanceler les meubles
des appartemens.
— L'administration du Jardin-des-Plantesne
possède que depuis (lualre mois la collection de
reptiles vivans qu'on y voit aujourd'hui. Elle
les a achetés au sieur Vallet, qui tes faisait voir
dans une baraque aux Champs-Elysées et sur
les foires, et elle lui a laissé la conservation de
ces animaux, qu'il soigne avec une sollicitude
etnne inlelligence rares. Le sieur Vallet e êve
.Icpnis ijninze ans deux caïmans .]ui sont .lans
le meilleur étal de santé possible. On n'élait
pas encore arrivé, sous notre température va-
riable, à prolonger si loin l'existence de ces ani-
maux. La ménagerie des reptiles est établie dans
le local on se trouvaient aulrefois les singes;
e'est là que se trouve provisoirement placée la
tortue monstre dont nous avons parlé ; on va
creuser un bassin convenable pour la recevoir;
il sera rempli d'eau de mer qu'on renouvellera
tous les huit jours.
— 335 —
tmsm
— l'aiianini se nifiirl. On .if^spspère de pou-
viiir prolonger les jours de cet t'iiiineiU artiste,
((iii depuis lon(;lfni|)s siiidilail vivre par enclian-
iiient. On |iiéletid (Hi<'l*;iî;;iniiii l;]is.ser:] dix mil-
lions de ftirlnnc qui, d'^ipiis ses dernières vo-
lontés, ne sorlironl p.is du monde music.d. On
jKUJe de sept à liuit cents léjiidairesinslitnés pas
lui tant en Frau'e qu'en Italie. Nous souhaitons
que ee tesNinient, destiné à produire une si
Sirande sensation, soit ouvert le jlus tard
possible.
11. — W. fiareias a dépos»' iiier sur le Itureni
de h\ chandire des députés une pétition de
KM. les déléi;ués des porteurs de rent^'S espa-
fjnoles, qui réelamenl d(MKMnean l'appui de la
eliamliie auprès du uiiiiislère pour qu'il inter-
vienne en faveur de leurs commettans auprès du
jjouvernenient de Madrid.
— On dore en ce moment la superbe grille
(|ui entoure le soubassement de l'obélisque, au
milieu de la plaee de 'a Concorde. On achève le
dallage du terre-plain; mais les travaux aux
deux grandes fontaines sont suspendus.
— Le mariage de mademoiselle de Dino avec
!M. le comte Henri lid Castellan a été célébré
aujourd'hui avec une grande poni()e à Siinl-
Tliomas-d'A(j uin, en présence d un nombreux
(t brillant concours de païens el d'amis. M l'ar-
cheiéqiie de Paris a officié ponlilicaleuienl. M. et
madame de Castellan sont partis le même jour
pour la terre de Heuille.
— Ce qui relarde l'achèvement du château-
('"eau coiislriiil sur la place île l'aMcien Ojiéra,
lion lies travaux sendilaieiit paraître a baniîonnés,
c'est la fonte, ipii s'exécute en ce moment, de
quatre statues aliegoricpies de (piatre livières
(le France, savoir- : la .Seine, la I.oire, la Meuse
et la Moselle, qui doivent décorer ce monu-
meut.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che 7 et lundi 8 avril, de 341",» déposans, dont
.■596 nouveaux, la somme de 43 i,,SG7 fr. Les rem-
lioursemens demandés se sont élevés'^a la somme
de 830,0U0 fr.
— 11 a été consommé dans Paris pendant le
mois de marsdernier,fi,lâO bœufs, 1,334 vaches,
y, 2G9 veaux et 34,7.54 moutons. Le coinmeree a
icçu 4G(»,à7y kil. de suifs fondus.
il avait été consommé en mars I838:6,5.'i4
bœufs, 1,544 vaches, 7,033 veaux et 35,238 mou-
tons. Le commerce avait reçu 566,773 kil. de
suifs fondus.
On a donc consommé en mars 1838 : 434
Lœulis; 210 vaches , 764 veaux et 484 moulons
de jdus qu'en mars 1839, elle commerce avait
reçu, également en plus, 107,494 kil. de suifs
fondus.
Il a été consommé dans le premier trimestre
de 1839: 18,138 bœufs; 4,161 vaches; 17, -267
veauxet 102,1-23 moutons. Le commerce a reçu
Îi67,618 kil de suifs fondus.
11 avait été con.sommé dans le premier trimes-
tre de 1838:19,046 bœufs; 5,366 vaches;
18,846 veaux et 108,760 moutons. Le commerce
avait reçu 292,193 kil. de suifs fondus.
La consonimalion du premier trimcslre de
1839 a donc été inférieure à celle du |U'emier
trimestre de 1838, de 908 hreuts ; 1,206 vaches ;
1,375 veaux el 6,637 nioutoiis. Le commerce a
reçu en moins, dans le trimcslre qui vient de
hiiir, «53, -276 kil. de suifs fondus.
On peut estimer à dix-huit cent mille livres
devianilela diiniiiiilion ipii vient d'.ivoir lieu
dans le premier trimestre de cette année ; c'est,
en moyenne, deux livres de diminution dans la
consommation de chaque hahitanl de Paris.
— Tne malheureuse idiote de l'arrondisse-
ment de la Chriire, célibataire, vient d'accoucher
d|un enfant dont la bouche ressemble il celle
d un brochet elconlienl trois langues, dont une
petite et deux grandes.
— La fabrication des aiguilles, en France, ne
date que de 1820. Depuis elle a obtenu de grands
progrès et de grands développemens. En 1837, i
non s en avons encore tiré de l'étranger pour
1,462.000 fr.
— Les statues de Talma et de Lekain, placées
dans le vestibule du Théâtre-1- lançais, près de
celle de Voltaire, sont maintenant découvertes.
La statue de Talma est de David, el celle de
Lekain de Dantan.
12. — Le gouvernement a reçu la dépêche té-
légraphique suivante :
« Lu traité de paix a été signé à la Vera-Cruz,
le U mars, entre l'amiral liaudin et les plénipo-
tentiaires mexicains Gorosteza et Victoria. »
— Madrid, la crise ministérielle n'est pas ter-
minée.
Cabrera est aux portes de Valence.
L'état de siège de Séville est levé.
— L'instruction préparatoire relative aux
troubles des jours derniers est terminée, la
presipie totalité des individus arrêtée dans les
rassemblemens ont été mis en liberté. Douze
seuleinenl sont renvoyés en état de mise en pré-
vention. Plusieurs ont été pris en flagrant délit
au moment où, en poussant des cris séditieux,
ilsarr; cliaienl les arbres des bonlevarts et les
pieux leur servant de tuteurs, pour s'en faire
des armes offensives ; d'autres brisaient des ré-
verbères on lançaient des projectiles sur i i force
armée au moment où ils ont été saisi.s , et un
d'eux enlin était porteur d'un sabre-bri((iiel,
1 sans fourreau, qu'il tenait caché sous sa bloii>e,
et (|u'il avait, a-l-il dit d;ins le |)reniier inler-
rogaloire que lui a fait subir M. le commissaire
de police Collin, pris chez son logeur. Linslnic-
tion, conliée à M. Zangiacomi,sera,assure-t-on,
condiiile avec célérité.
— Un projet de mariage (pii a qiiebiue tem|is
occupé les salons de Paris loiiclie à sa conclu-
sion. La jeune comtesse (le Povoa vient d'at-
teindre s;i doiiziènie année, et rien ne s'oppose
plus à son union avec le niar(|uis de l'ayal. Mis
du diicde Pabiiclla, qui venait ainsi entierdans
sa famille la foiliine colossale de la jeune com-
tesse dont il était le tuteur. On dit que celte
fortune se compose, outre des bien~-fiiiids im-
menses, de 25 millions de francs places dans les
fonds étrangers, et d'immenses capitaux en
Portugal.
— L'épidémie typhoïde, apportée au couvent
de Sainl-liernard et dans la vallée d'LnIremont
par desmendians venusde la vallée d'.Voste, a
eompîètenient cessé.
— Nous lisons dans les journaux de Liège,
du 8 :
tt Nous apprenons à l'instant que le feu grison
a éclaté ce matin dans la houillère de Horlog,
située à lillenr el appartenant à M. liraeonnier.
On varie sur le nombre des ouvrieis (|uise trou-
vaient dans la bure au moment de l'explosion;
on dit (|u'il y en availau moins 100. On a déjà
reliié plusieurs cadavres des victimes decel af-
freux malheur. '
— I>e célèbre auteur de la Vestale cl de Fer-
tia/i(l Cu)-tc: \{\ \mUiiev , dit-on, un ouvrage
()iii doit avoir une assez grande iniluence sur
l'avenir de la musiiiue religieuse en Kurope. Le
manuscrit est entie les mains du pape. Il verra
le jour en trois langues à la fois, en français, en
allemand et en italien. Sponlini a écrit tout
récemment cet ouvrage pendanl son séjour à
Kome.
— I\!ademoiselle Taglioni est arrivée .'i
Vienne. Les répétitions des ballels se font sans
relilche. Les prix seront portés .m double el au
triple pour les dix soirées dans lesquelles ma-
demoiselle l'aglioui dansera.
13. — On écrit de Liège :
" On conlinue il travailler avec un zèle sou-
tenu ù la recherche des malheureuses victimes
de l'explosion qui a eu lieu à la houillère
Horlog.
» Le feu a parcouru tous les travaux. Les ga-
leries ont considérablement souffert, el deux
mois ne sulfirunt jias pour les remettre en
état.
» Hier, à six heures du soir, on était parvenu
l\ retirer 43 cadavres ; 6 autres ont dii être en-
levés de la mine cette nuit, ce qui porte le nom-
bre des morts à 49; onze mineurs ont été sauvés;
lin ou deux n'ont pu encore être retrouvés, et
l'on peuse qu'ils ne pourront l'être avant 15
jours. »
— Hier , à quatre heures de l'aprèfï-mi li,
M. le marquis de Sémonville, pair de Fr;nce, a
été frappé d'une atlaqne d'apoplexie en mjn-
tani l'escalier d'une maison rue de Lille. Il est
tombé à la renverse, et s'est fracassé la têle.
Malgré les soins les plus empressés, il n'a sur-
vécu à sa chute que (|uelques minutes.
— On écrit de roiiiotise:
Hier matin, le feus'est déclaré à la sucrerie
de Madron, village de Montaiidran. L'incendie
a fait de tels progrès, qu'en un instant tous les
b.llimens oui i!té consumés. On évalue le dora-
mage à 150,000 fr.
— On lit dans les journaux de Bordeaux, du
10 avril:
« Ln froid très vif a succédé chez nous à des
pluies contiiinedes. Le thermomètre marquait
pendant la nuit de lundi à mardi un degré au
dessous de zéro, et une légère couche de glace
couvrait les ruisseaux exposés an nord. On as-
sure que celte gelée lardive s'est fait sentir dans
les palus; heiireusenienl (|ue la vigne est à
peine en boulons, el ipie ce froid nepeutjus-
(|u'à présenl lui porter un préjudice nota-
ble. »
—La FacullédedroitdeRennesconlinueàuser
à l'égird des élèves d'une juste sévérité qui ne
peut manquer de juoiluire d'Iienreiix résultats.
Par délibcrition du -.M mus, dix étudians ont
été condamnés ,"i perdre une inscription à cause
de leur peu d'assidiiilé au>. cours. La Faculté a
inimédiatemenl inlormé de cette mesure les fa-
milles de ces jeunes gens.
— On écrit de Mu;iich, 3 avril :
« La parure que le due de Luchlenberg a
eommaiidce pour son auguste liancéeà un joail-
lier de cette ville, vient d'être achevée. C'est un
ibailème ie|)résenianl une guirlande de ro.ses
dont les feuilles sont en brillans el les boulons
en perles d'une rare beauté. On peut démonler
loule la guirlande. Les pendeloques sont égale-
ment en brillans avec des |ierles eu forme de
poires. Le collier consiste en plusieurs rangées
de perles attachées ù une agralîe en brillans. »
14. —La chambre des députés, dans .sa séance
d'hier, a annulé, à la majoritéde i09 voix contre
184, léleclion de M. Emile de Cirardin. parce
qu'il nejustiliail pas sutiisammenl de la qualité
de Fiançais, bien qu'il siégeai dans la chambre
depuis cinq années, qu'il eùtdcj'i subi l'épreuve
de trois véritications de pouvoirs, et que le
deuxième bureau eut proposé son admission à
la majorité de i5 voi\ contre 15.
Contrairement à I usage , qui en m.itière de
vérilicilioii de pouvoirs est de ne demander le
scrutin**;ecret qu'ai>rès une épreuve déclarée
douteuse, vingt membres de l'extrême gauche
et de la gauche, l'ont réclamé aux ternies de
l'article 34 du réijiemenl. La chambre n'avait
aucun moyen de s'y opposer. H n'y avait pas de
|>récéilens duu pareil f.iii qui se qùalilie de lui-
niênie.
—D'après les dernières volontés fiirmellrment
exprimées par M. le marquis de Sémonville. ses
obsèques doivent avoir lieu sans aucune céré-
monie, l ne me.sse basse scr.i célébrée demain
ilimanche. 1^ neuf heures précises du maiiu . en
ré,;lise de. Si- l'Iiomas-ù'A ,uin. sa paroi,<se.
ImméJialcmcnl après la messe, la Ji-j'oulUç
336
mortelle «le M. de Sémonville sera transférée à
lîouval (Seine-el-Oise), où elle doit être inliii-
raée.
— 11 y a en ce moment, rue Notre-Dame -des-
Vicloires, n. 18, un ai)|i.ir:eraenl au premier,
sur la rour, qui (iréseiiit uu aspect assez étran-
ge, rlusieurs des priuiipaies pièces oui leurs
croisées licrméticpiimenHermécs et sont entiére-
nicut teudues iruuc riclie étotîe de laine blan-
che : de grandes croix rounes seulement se des-
sinent sur ces tentures Idanrlies. Deu\ troues
tléciirés aux nn'uu's couleurs sont au fond de ce^
deux pièces; des cauilélid)res sont disposés
pour l'éclairage. Tous les planchers sont cou-
verts de riches taiiis. Enlin ça ellà sont déposés
des espèi;es d'haluts sacerdotaux, des colliers ,
des éperons d'or , des épees. ^
C'est dans cet immense loral, ainsi décore ,
que tous ces jours derniers le grand maître et les
grands oHiciers du Temple ont fait la réception
des nouveaux chevaliers.
Depuis l'an 1314 que le dernier grand mailre,
Jacques Molai , lut hrillé vif, par arrèl du parle-
ment, sur la pointe de l'ile de la Cité, ou se
trouve eu ce moment la statue d'Henri IV , cet
ordre militaire et religieux avait été jeté dans
l'ouhli.condamné qu'ifélail par plusieurs arrêts,
des ordonnances royales et des hred des papes.
En 1830, il lit sa réaiq>aiilion.
— On a appelé hier à l'audience de la pre-
mière chambre une alfaire où des noms diver-
sement célèbres se trouvent en présence. Le
sieur Vidocq, l'aniien chef de la brigade de sû-
reté, demande à M. le prince Charles de Kohan
et à in.idame la jirincesse Char!otte de Rohau-
Rochefort . le moulant dune obligation de six
mille francs souscrite par ses derniers à son
profit. La cause a été remise à huitaine.
— Le conseil municipal de Paris, sur la pro-
position de M. le préfet de la Seine, vient d'ar-
rêter une nouvelle organisation du service de la
vérification des décès dans la capitale.
Cette organisation répond à un besoin vive-
ment senti ilepuis longtemps. La société en gé-
néral , et les familles en i)articiilier, y trouve-
ront enfin les [jaranlies qn ont rendues si néces-
saires plusieurs déplorables exemples d'ericurs
réellement commises ou sup[)Osées dans la cons-
tatation des déc-ès.
— La consommaiion des tabacs a continué en
1837 son mouvement progressif, déjà signalé
dans les années précédentes. Suivantles comptes
qui viennent dVtre puldiés, le Trésor ])ulilic a
recueilli en 1»37 nu bénéfice réel de ô9 millions,
c'est à dire 3,4(10,008 francs de i)lus qn en 1830.
Le bénéfice des débitans de tabacs sur les con-
sommateurs s'élève à 11 millions 8il9, 773 f. 39 c.
Le nombre desdébitans étant de â,".. 852, le taux
moyen du bénéfice, pour chaque débitant, est de
456 fr. 82 C,
ENCICLOPÉDIE DU \ir SIECLE.
Depuis h fin du dernier siècle les encyclopé-
dies se sont inulti|)liées sous toutes les formes;
en France, en .\ngleterrc, rn Allemagne, par-
tout les hommes d'intelligence et de savoir se
sont portés vers ce genre île publication.
C'est qu'à part leur valeur comme œiivTe d'es-
thétique et de philosophie, les encyclopédies
ont une utilité pralii|ue incontestable. Elles
réunissent, dansuncadie commode et accessi-
ble à tons, les notions les plus essentielles sur
l'ensemble des connaissances humaines; elles
propagent et mettent à Jour une foule de faits
et d'idées applicables aux diverses circonstances
de la vie. ,\ux gens du monde, elles peuvent te-
nir lieu de plusieurs milliers d'ouvrages de
.science, d'art, de lingiiisiique, d'histoire et de
littérature, dont elles ulîrent le résumé; pour
les savans, elles rem|)lacent les livres qui ne
concernent pas la spécialité de leurs études; au
Commerce et à rinUustrie, elles offrent de pré-
cieux enseijïnemens, et leur succès s'accroît avec
le besoin, chaque jour plus général, de ne pas
rester étranger aux progrès des idées et aux dé-
couvertes nouvelles, ipii se lient par tant de
poinis aux inlérèts de la société et des individus.
Toutefois, et il faut le proclamer comme un
fait malheureusement trop reconnu, il n'est pas
d'encyclopédie jusqu'à ce jour qui ne soit restée
incomplète dans sa nomenclature, troutiuéedans
ses articles, .lésordonnée dans son ensemble, et
en arrière des vœux du public comme de l'état
de la science.
Les bons esprits attendaient donc encore une
encyclopédie véritable, un réjiertoire complet
des connaissances humaines rattachées à des
principes fixes par le développement des hautes
vérités moralessanslesquelles les sociétés ne sau-
raient durer.
Ces considérations, qui puisent une force nou-
velle dans les tristes résultats enfantée par l'œu-
vre des premiers encyclopédistes, ont fait naître
V Encyclopédie du XIX' siècle, œuvre de réédi-
fication fondéesous le patronage le jdus hono-
rable, avec la collaborâlTon des hommes les plus
renommés dans les diverses Inanches du savoir.
Déjà ces collaborateurs ont prouvé que leur
concours n'était point une fiction de prospectus.
Déjà aussi, dans les questions de science, de
dogme et d'ordre social, la corrélation des idées
et l'unité des doctrines, en témoignant de l'exa-
men consciencieux et de la saine direction mo-
rale qui président à la marche de l'ouvrage, ont
prouvé que ses fondateurs ne s'étaient pas en-
gagés témérairement en annonçant (jne i'Eiicy-
c/upédie du XJX' siècle, illustrée par 2,t)00
gravures, serait un véritable monument élevé
]>ar les hautes intelligences de notre époque aux
progrès de l'esprit humain.
h'Enci/clopedie du XIX' siècle est donc au-
jourd'hui un ouvrage jugé, et, d'après les mani-
festations ipii ont accueilli les dix vohi mis publiés
avant 1839, il n'est plus permis de douter qu'elle
ne réunisse en Franc e et à l'étranger un nombre
très considérable de souscripteurs, dès que le
public aura acqnisla parfaite certitude quel'œu-
vre doit arriver rapid-ment à sa fin.
Pénétrés de celte vérité, et voulant assurera
la publication des voluracts la rapidité et la ré-
gularité i|ui seuls peuvent garantir le succès, les
actionnaires de X'Eitcijclupédie du XIX'' siècle,
dans leur dernière assemblée général, ont dé-
cidé qu'un fonds supiilémentaire serait créé afin
(lue 1 ouvrage pût élre terminé en 1842.
En cdciilant d'aju'ès les chances les moins fa-
vorables, d'après l'expérience ac(|uise et les ré- '(
sultais obtenus, il a été démontré (|u'un fonds
de 150,001) francs suffirait, et au-delà, pour ga-
rantir la piildication des .53 volumes. Or, dans
l'hypothèse toute naturelle (junne partie seule-
ment de ce fonds sera nécessaire, les 300 actions
qui le représentent ont été divisées en trois sé-
ries. Et si, comme on doit le présumer, \ Ency-
clopédie du XIV siècle réunit, en 1839, .iOO
nouvelles souscriptions à celles déjà recueillies
depuis deux ans, les actions de la seconde et de
la troisième série ne seront pas appelées, et cel-
les de la première pourront élre proraptement
remboursées.
Pour que cette disposition inspirât une en-
tière confiance et qu'elle offrit une complète sé-
curité aux personnes disposées à s'y associer, il
a été décidé qu'on ne commencerait le recouvre-
ment de la jiremière série (ju'après que les 300
actions du nouveau fonds auraient élé souscri-
tes en totalité. Celle disposition, en faisant dis-
paraître toute espèce d'incertitude sur l'avenir
de la publication, assure ainsi la prompte réali-
sa'ion du fonds supplémentaire. Déjà même,
d'après les demandes formées avant toute pu-
blicité, les nouvelles actions semblent destinées
à jouir de plus de faveur que celles delà fonda-
lion.
Cependant une grande différence existe au
profit de ces dernières. A elles seules, dans l'a-
venir, tous les dioils de fondateurs, toutes les
chances favorables, tous les bénéfices, comme
aussi à elles seules, dans le passé, toutes les
éventualités et toutes les chances mauvaises.
Les aclionnaircs nouveaux seront devéritables
préteurs privilégiés, n'ayant ni hasard à courir
ni jierte à redouter ; car la Société s'engage à le;
rembourser intégralement, et leur affecte en ga-
rantie toutes ses valeurs, toutes ses créances,
tout son matériel. A litre d'intérêts ou de prime
elle alloue à chaque action un exemplaire de
FEncyclopédie, du prix de 3G4 francs, dont vingt
volumes, représentant 140 francs, seront livrés
dans le courant de la première année.
Ainsi, pour posséder V Encyclopédie du XIX°
siècle, il suffira de verser, pour moins d'un an
peut-être, une somme de 500 francs, représentée
par un gage qui, loin de pouvoir se déprécier,
acquerra chaque jour plus de valeur. Cette con-
sidération, et le besoin si universel d'une bonne
Encyclopédie, ne permettent pas de douter delà
prompte souscription des 300 actions nouvelles,
et de l'empressement du public à se prononcer
en faveur d'une œuvre dans laiiuelle toutes les
garanties morales et matérielles se trouvent
réunies.
Oulre l'avantage précieux de posséder l'unité
de doctrines et l'ensemble ^e vues qui ont man-
qué si essentiellement jusqu'ici aux œuvres en-
cyclopédiques, l'Encyclopédie du XI X" siècle
offre une grande économie d'argent à ceux qui
auraient besoin d'acheter beaucoup de livres,
et une crande économie de temps à ceux ((ui ont
peu de loisirs pour lire et étudier. Devant te-
nir lieu de tous les ouvrages de sciences et d'art,
de linguistique et d histoire, publiés jusqu'en
1842, elle sera le temps d'arrêt d'où Pon pourra,
regardant en arrière, envisager la marche suivie
par l'esprit humain jusqu'à nos jours, et le point
de départ pour constater ses progrès dans les
temps à venir. Ces progrès, V Encyclopédie les
constatera elle-même en publiant tous les qua-
tre ans un volume supplémentaire .
Nous regrettons de ne pouvoir insérer dans
notre recueil ravertissement publié en tête du
premier volume de Y Encyclopédie, travail fort
remarquable qui nous a paru donner une par-
faite idée de cette importante publication sur
lai|uelle nous avons déjà appelé Pinlérêt et la
confiance de nos lecteurs.
Annonces.
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iîlarcdittl î!c OaeenmpunTC ,
Par Lottin de Laval,
2 vol. in-8% 1'" livraison. — Chez Hortet et
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Notre-Damc-des-Victoires, 16.
20 A\TIIL 1839.
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bonnent pour un an ou C mois, et en font la
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une li thographie au n" du 20 de chaque mois.
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LE VOLEUR,
(èiX}ctU îifs Jauniaur français et rtranijcrs.
SOMMAIRE.
Le Médecin du Pecq (fragment), par LÉo\
GozLAN. — L'enfant de fabrique (extrait
des Anglais peints par eux-tnêmes ). —
MÉMOIRES DU comte Rostoptchine, écrits
en dix minutes. — Le Portrait, par Eugène
GuiNOT.— L'arcade cent-trente du Palais-
Royal, par S. Henri Berthoud. — Salon de
1839 (7" artiele), par M. Alfred Des Ess arts.
— Revue dramatique : OnÉUA-COMiQUE : Les
Treize; Gaité : Le Cordon bleu; Le Sijlphe
d'Or. — Revue de cinq jours.
N" 55. — Portrait de M. ISerton, membre de
l'institut (Beaux-Arts).
L'article Biographique sera joint au prochain nnméro.
LE MÉDECIN DU PECO (".
( Après nous avoir donné le I\'otaire de C/ian-
Ulhj , prcmi('>re parlie des Influences, M. Lcon
Gozian vient d'en i)ul)lif r l,i suite dans le Méde-
cin du /'('('v, ouvrage remarquable par le style,
et consolant par la pensée. C'est une de ces œu-
vres (juc nous aimons ft recommander h nos lec-
teurs, car ils y trouveront à la fois un amuse-
ment, une étude admirable de caractère, et
une leçon. — Le fragment (|ui suit est le pre-
mier chapitre du premier volume du roman de
M. Léon Gozian).
C) 3 vol, iu-s-, chiï Wtrilel, rue des Marais-St-Gcr-
maiii, 18.
La cloche de la maison sonna le diner. A peine
les vibrations s'étaient-elles éteintes dans leur
prolongement que les habitués i)arurent proces-
sionnellcment au salon , et prirent place autour
de la table. En un insantle long parallélogramme
se trouva encadré par des ligures où se lisait , à
côté du désir à peu près universel d'accomplir
l'acte de bien dîner, l'empreinte heureuse ou
triste des événemens de la journée. Le silence de
l'attenle et la teinte dorée d'une après-midi
d'automne fondaient harmonieusement les ex-
pressions diverses de cette galerie, comijosée de
beaucoup de personnes âgées et de quelques au-
tres dont la jeunesse était décolorée parles lan-
gueurs de la convalescence. Grave par position,
exjiansive par caractère, la inailressc de la mai-
son seuiblait réunir en elle l'espril des diverses
calégories de pensionnaires qu'elle dominait de
son siège plus élevé et du bout de son sceptre.
Son sceptre était une cuillère d'argent d'un
manche splendide que terminait inie maincii.n'-
nuc de nonne , mais ciselée dans un cmlmn-
point charmanl. S'il maniitiail qnel(|ues lignes
à sa taille pour représenter la royauté domesti-
que dans toute la majesté convenable , elle ra-
chetait ce léger défaut de dignité [lar beaucoup
de grâce dans ses prtqiorlions. Celle grAce, il est
vrai, n'était pas celle de la statuaire, celle du
contour perdu et sinueux , mais plulùt la grâce
du monde, pleine de rondeur, mettant le désir
sous la main encore plus que dans l'œil. Son
front, SCS joues bnuies et reposées, son cou, ses
épaules, élaient une onilule\ise reneoulre de
traits sphériques admirablement fondus l'un
dans l'autre, t^juelques anciens artistes ont vu le
comble du burin dans la reproduction de ce
travail concentriciue, dont la nature olfre quel-
quefois le modèle. La mollesse est bien près de
ces sortes de beautés si la puissance du regard
ne les relève pas : madame Dalzoune ne soute-
nait pas cette paresse de fornu'S par ini rayon
de feu, maisscs yeux bleu diuner,sous des sour-
, cils noirs, pr^laicnl à sa physionomie un jeu .sii-
sissant, attractif, remarquable dans son étran-
geté. Si son menton un peu abbatial accusait ua
âge plus avancé que son âge réel, le rayon Indé-
finissable de son regard, en honteux désaccord
avec son teint morne , la rajeunissait alors com-
me il la rajeunissait toujours : à vingt-sepl ans,
son âge à l'époque oîi ces lignes sont écrites, elle
ne paraissait guère avoir que vingt ans, grâce à
la coniradiclion établie sur son visage. Comme
toutes les femmes de moyenne grandeur, elle
était mieux dans la position assise , el même un
peu renversée, que dans toute autre attitude.
Au fond d'uu fauteuil, quand ses mains blanches
et oisives s'apiniyaient à ses genoux et lorsque
sa tèle se délacliail du fond dune étoffe cha-
marrée, elle apparaissait dans son jour le plus
favorable : elle plaisait ainsi, elle était belle; le
repos était sa plus haute coquetterie.
jMadame Dalzonne découronna le potage de
son couvercle, et la vapeur nourrissante monta
en bouffées nuageuses vers les anges du plafond,
qui semblèrent travailler de leurs joues rebon-
dies â la dissiper.
— Le bouilli sera excellent ! je le gagerais sur
ma tête.
— .Al.Cabassol , un bouilli, quel qu'il soit,
n'est jamais excellent. Vous sauriez cela comme
moi si comme mol vous aviez lu avec fruit Bril-
lât-Savarin qui fut mon ami, ce dont je m'ho-
nore
— El moi je répondrai à >1. de Kotirneuf que
lorsque j'étais dans Ici fournitures, h l'armée de
Sambre-et-Mciise. . .
— Madame de Pingray, interrompit madame
Dalzonne, veuillez faire passer cette assiette
de potage â votre voisin M. Abel.
— Après vous, madame Pingray : je l'aurai
moins chaud , gardez , je vous prie.
— \ ous l'auriez trop froid : laissez, je le veux,"
La volonté de madame Plugr.iy n'admettait
pas de discussion.
— (Juand j'étais à l'armée de Samlire-tW
338
Meuse, reprit M. Cabassol, le major nous invi-
tait parfois à diner à sa table...
— :\lesJames. s'écria M. île Fourncuf en se
frottant les mains, je vous préviens que M. Ca-
bassol se dispose à parler politique : prenez-y
garde.
— M. deFourneufaimc toujours à plaisanter:
il n'y a pas le plus petit mot de politique
dans mon histoire ; vous allez en juger. Ce ma-
jor...
— Mademoiselle de Hcaupréau , interrompit
de nouveau madame Dalzounc, aui-ait-elle passé
une mauvaise nuit? j'en ai peur : elle a mis son
bandeau Idanc bien près des yeux.
— >ladanie Ualzonne est vraiment trop bonne;
je la remercie de son attenlioii, mais non; je
suis comme de coutume ; ma nuit n'a p s été
trop orageuse.
— Je parierais que si, moi ; avouez-le : vous
avez fait un rêve fûcheus. Est-ce vrai ?
— In rêve abominalile !... Ne m'en parlez pas !
— Ce major, recommença !M. Cabassol entre
deux cuillerées de potage, était un bel homme ,
un homme superbe, parfaitement consliuié : six
pouces , l'œil beau , un regard de lion, l'appé -
tit fin surtout.
— Et comment le nommiez-vons cet excellent
major ■' s'informa en soupirant mademoiselle de
Ueaupréau.
— Caron. 11 est mort depuis dix ans.
— Voilà que mon rêve s'explique à merveille!
—Comment cela, mademoiselle de Beaupréau?
que voulez-vous dire par mon rêve s'exjili-
que?
— C'est cela ! intervint le baron de Fourncuf
d'union de conviction blessée : le colonel Caron,
lafameuse conspiration de Belfort!... M. Cabas-
sol,vous n'imposez pas un frein assez rigoureux
à vos opinion* : votre polili(iue se mêle à tout :
elle est envahissante... Tout le monde ne pense
pas comme »ous.
— M. de Fourncuf, ce Caron-Ià n'est pas le
Caron dont vous parlez , répondit sèchement
M. Cabassol.
— C'fst vous, s'il vous plait , qui en parlez.
— Vous nous régalerez de ce rêve, mademoi-
selle de Beaupréau.
— Volontiers, madame ^lusiiuette : on se sou-
lage en les racontant.
— Y a-t-il un peu d'amour, au moins ?
— Beaucoup d'amour, mais accompagné de
choses si terribles que c'est cruellement racheté,
allez!
— Ce Caron, pour ne pas perdre le fil de mon
histoire, reprend M. Cabassol, m'invite à diner,
comme j'ai eu l'iionncur de vous le dire.
_ 11 vous soumet ensuite avec mystère son
plan de conspiration.
— Il me soumet sans mystère son diner, voilà
lout... Ne me faites pas dire, M. de Fourneuf ,
ce qui n'est pas.
— iNe pâlissez pas ainsi M. Lejeunc. Vous n'a-
vez en vérité aucune espèce de courage civil ,
même en conversation.
Vous savez, M. Champeaux, répond avec
une politesse tremblante M. Lejeune, autre pen-
sionnaire, que j'estime sincèrement tous les par-
tis quand ils ne tendent pas au renversement de
l'ordre.
pliqna Ciiampeaux avec une telle véhémence que
la fourchette fléchit dans les doigts de M. Le-
jeune.
— Je ne dis pas, M. Champeaux.. . Vous avez
sans doute raison.
— Je voyais dans mon rêve , continua made-
moiselle de Beaupréau , beaucoup de voiles
blancs épars et flottant sur la tête d'un capitaine
de la grande armée; une source d'eau vive mur-
murait à ses pieds.
— Les voiles blancs c'est sinistre, affirme ma-
dame Musquetle tout en versant à boire à son
voisin de gauche, Al. Lejeune, dont la conte-
nance malheureuse paraît Faffliger beaucoup.
— On sert le premier service , dit M. Cabas-
sol : du saumon, des côtelettes à la jardinière,
un pâté aux champignons.
— Fameux! s'écrie M. Bourdon, bien qu'un
peu lourd.
—Il n'y a rien de lourd : il n'y a que de mau-
vais estomacs, répliijue le baron de Fourneuf.
Vous qui êtes médecin, vous ne devez pas l'igno-
rer. D'ailleurs les indigestions de bonnes choses
ne sont jamais dangereuses.
— Je di-tingue,M. de Fourneuf.
— J'affirme, moi, M. Hourdon.
— Jedistingue, vous dis -je, monsieur le ba-
ron. Pendant ma résidence à Turin je fus invité
à déjeuner chez le comte Altamare.
Le comte était vieux , sa femme était très
l)elle : le ménage passait i)ourtant pour être
fort uni. Entre autres mets nous mangeâmes des
champignons délicieux arrangés de toutes sor-
tes de manières. Tout alla bien jusqu'au dessert;
mais , comme les domesli(jues apportaient les
fruits , la comtesse Altamare s'écrie : Docteur
Hourdon, je me sens mal, j'étoulfe, je vais mou-
rir! je me meurs !... Exaspération dumari, trou-
ble des domestiques... Je saute sur un couteau
et je coupe le lacet : la comtesse Altamare avait
des épaules de vierge , mon cher baron, et de
vierge génoise ; je vous les recommande... Je
coupe encore du lacet : nouvelle extase; j'étais
dans le millième ciel... Je coupe encore...
— M. Hourdon, vous nous traitez avec trop
d'avantage : vous oubliez qu'ici nous ne som-
mes pas tous de votre sexe.
— Je vous remercie de l'observation, madame
Dalzonne ; mais je tiens à convaincre M. de
Fourneuf que les indigestions sont quelquefois
dangereuses... Bref, je coupe une quatrième
fois du lacet, et je vois un portrait ; oui, mes-
dames, un portrait d'homme : ce n'était pas ce-
lui du mari. Six mois après la comtesse Alla-
mare s'éteignit de langueur en Sicile. Sans ce
déjeuner, sans l'indigestion dechamjiignons qui
s'ensuivit, jamais le comte Altamare n'aurait
empoisonné sa femme.
— Le comte est sans doute mort aussi puisque
vous en [tariez si peu à couvert ?
— Non, madame Musquette, il n'est pas mort:
il est h Paris, attaclié je crois, à quelque légation
étrangère... Mille fois pardon, M. Cabassol, de
vous avoir interrompu, mais mon épisode se rat-
tachait Il votre histoire... Si vous étiez assez bon
pour la continuer...
1\1. Cabassol reprit :
— Le major Caron nous distribua à chacun
une copieuse part de ces mets délicieux que j'ai
— Voire ordre c'est le désordre organisé ! ré- 1. énumérés... I3ref, à h fin du troisième service.
— Je devine : il vous fait part de son funeste
projet, n'esl-ee pas l' Vous, peut-être, M. Cabas-
sol, vous étiez chargé de tirer sur la troupe ?
— Mais laissez -moi aciiever, M. de Fourneuf,
— Vous nous disiez, je crois, demande ma-
dame Musquette , que ce capitaine avait une
source d'eau à ses pieds : en buvait-il? Ma ques-
tion est plus grave que vous ne pensez.
— Oui, il buvait beaucoup d'eau, répond ma-
demoiselle de Beaupréau.
—Ah! le major Caron buvait beaucoup d'eau!
s'écrie M. de Fourneuf. Le cas est assez rare
chez un militaire.
— Qui a prétendu cela ? demanda M. Cabas-
sol.
— C'est mademoiselle de Beaupréau, qui l'a
beaucoup connu.
— C'est faux, je le soutiens : le major buvait
sec et du bon. Nous en savions quelque chose à
l'armée de Sambre-et-Meuse !
— Cependant dans l'intérêt de la vérité , con-
ciliez, M. Cabassol, votre opinion avec celle non
moins responsable de mademoiselle de Beau-
préau.
— C'est un rêve, ce dont il est question.
— Comment un rêve ! J'ai connu, moi Cabas-
sol, le major dont je parle. Où avez -vous pris ,
mademoiselle de Beaupréau, que le major bu-
vait de l'eau?
— Continuez, M. Cabassol, reprend le baron
de Fourneuf, sachant qu'il était plus difficile
que jamais à Cabassol de sortir de ce labyrinthe.
— Détestable mangeur s'il buvait de l'eau !
ajouta le docteur Hourdon pour compléter le
désordre des idées.
—Voyons, intervint doucement madame Dal-
zonne, pacificatrice ordinaire des débats qui s'é-
levaient chaque jour à sa table : le major de
M. Cabassol est, je présume, un être réel qui n'a
rien de commun avec le capitaine vu en rêve par
mademoiselle de Beaupréau. Les propos se sont
croisés : en les séparant, chaque objet de la dis-
cussion devient distinct. Comprenez-vous mieux
maintenant ?
— Ah ! c'est différent, madame Dalzonne : si
c'est ainsi , tout est clair, et clair, grftce à vous
qui parlez d'or.
—Je suis charmée de l'assentiment de M. de
Fourneuf, à qui, en reconnaissance, j'offrirai de
ce bœuf rôti, excellemment cuit.
— Vous n'y toucherez pas, dit madame Pin-
gray en posant en croix la fourchette et le cou-
teau sur l'assiette du jeune homme qui était à
son côté ; entendez-vous, M. Abel? vous atten-
drez les épinards.
— Je vous remercie de vos bons soins, répon-
dit Abel, à peine distrait de loin en loin de sa
concentration sérieuse par le feu croisé des proi
pos auxquels il était exposé.
Comme enfermée dans un cloître ténébreux ,
sa pensée ne prenait de jour que par ses yeux ;
et cette pensée était sauvage; le regard d Abel
était long et effrayé; le remords ou une épou-
vantable terreur l'avait ainsi lancé une première
fois hors de sa tète ; il n'avait plus pu y rentrer
tout entier. Ses cheveux noirs, mais aussi fad.les
que s'ils eussent été blonds , étaient rejetes en
mrière et montraient à découvert son front ,
bleuâtre à force d'être blanc ; la souffrance l'a-
, vait poli sans pouvoir le plisser ; l'ivoire avait
339 —
résisté au mordant. L'immobilité de ses traits ,
la pression de ses lèvres, le gondement de ses
narines, indiquaient un orage intérieur toujours
près dY'clalcr, toujours réjjrimé par une volonté
haletante, forte, mais oceupée de sa force, dou-
tant d'elle-même tout en s'exerçantsansrelftche.
Quand la lutte cessait, l'abattement tomliailjsur
ce corps en guerre avec le corps ; une sueur gla-
cée découlait de la pointe de chaque cheveu et
suivait la pente des joues; des pleurs s'y mê-
laient, et de la poitrine moins oppressée d'Abel
sortaient des soupirs qui étaient comme la res-
piration d'une vie nouvelle. Depuis qu'il était à
table il avait passé jiarune de ces crises affreuses;
mais deux secours puissans l'avaient contenu
dans ce centre d'agitation : le regard de madame
Dalzonne et la main de madame Pingray.
— Ainsi, reprit le baron de Fourneuf, le ma-
jor en fut pour ses frais de saumon, de lièvres
et de champignons : vous n'entrâtes pas, et je
vous en apjdaudis, dans la fameuse conspira-
tion de Béfort.
— La moquerie doit cesser ou je quitte la ta-
ble, dit Cabassol en s'en rapprochant et en ten-
dant son assiette au bœuf rôti.
— Comme les conspirations vous blêmissent,
monsieur Lejeune! souffla dans l'oreille de ce
dernier le républicain Champcaux. Un simple
propos vous révolutionne ainsi !... Eh! si vous
étiez surpris, comme je l'ai été, faisant des car-
touches avec les étudians, fondant du plomb
dans des moules à balles, écrivant des conspira-
tions.
— Cela m'arriverait dilFicilement, dit M. Le-
jeune, à qui madame Mus(iuctte et mademoiselle
de Beaupréau envoyaient des regards qui sem-
blaient dire : Courage, monsieur Lejeune; nous
vous soutenons de toute notre affection person-
nelle : ne redoutez pas les partis, dont les orga-
nes tonnent à vos oreilles.
Elles avaient l'air de deux journaux pacifica-
teurs cherchant à neutraliser dans l'esprit pu-
blic les écarts d'une feuille incendiaire.
Champeaux était iieut-ôlre encore plus re-
doutable pour IM. Lejeune que la conversation
du baron de l'ourneuf et de Cabassol : il avait le
sourcil épais, la figure boisée d'une barbe aussi
noire (jue ses sourcils, des moustaches gommées,
le teint pftle, et [lorsonne n'ignorait ((ue sa pré-
sence résultait d'une condamnation polili([ue
adoucie eu une réclusion dans la maison de san-
té de madame Dalzonne. Près de lui M. Lejeune
était fort mal à l'aise.
— Puisi|ue cela vous ffiche tant, revint le ba-
ron de Fourneuf en s'adressant d'un ton pres-
que amical à Cabassol, n'en parlons plus. Les
opinions sincères sont des croyances : je les
respecte toutes.
— Inf.'ime carliste? murmura entre ses dents
le républicain Champeaux.
Lejeune aurait donné tout au monde pour
que le dîner frtt fini.
— Cependant, dit le doclenr Hourdon, je tiens I
maintenant à savoir l'événement (pii survint ■'i ce
mémorable dîner du major de Sambre-et-
Meuse. Ne fiU-ce que connue médecin, la curio-
sité m'est permise.
— Et un peu comme gastronome, voyons.
— Oui, madame Dalzonne, oui, cliarmantc
hOtfssC; un pçu comiuç gwtroHomc. tu Olcsr
vous fâchée ? Chez vous on apprend à si bien
vivre qu'on désire toujours s'enquérir du talent
des autres à traiter les gens.
— JMailame l'ingray , dit madame Dazonne ,
qui était toute à tous, vous n'avez pas assez de
générosité pour votre malade : cette aile de vo-
laille ne saurait lui faire du mal. 11 n'ose pas
vous la demander.
— Mais rien autre après, ré|)liqna madame
Pingray en plaçant l'aile de volaille dansl'assietle
d'Abel.
— Rien autre, ma voisine.
— Voire lève s'interprèle sans peine : vous
savez comme moi, dit madame Musipielte à ma-
demoiselle de Deau préau, qu3 le capitaine cou-
vert de voiles signifie un mariage d'amour man-
qué par accident de mort ; la source d'eau pure
indique retour de meilleure fortune.
— Dieu vous entende! répondit discrètement
mademoiselle de Beaupréau à madame Jlus-
queltetout en jetant un œil timide, chaste et
curieux sur M. Lejeune, qui en ce moment n'a-
vait pas plus l'oreille à la conversation des fem-
mes qu'à celle des hommes.
— Pnis(iue vous souhaitez, monsieur Hourdon,
savoir la lin de celte histoire, re])rit Cabassol.
intérieurement co urroucé contre de i'oui neuf,
la voici. C'était en 1795...
— Tout juste l'année où je tombai malade de
ma gastrite, coupa à son tour i\l. Lejeune, se
mêlant à la conversalion pour la rendre le
plus possible médicale et le moins jiossible po-
lili(jue.
— Très bien, ajouta le vieux docteur Hour-
don, en regardant à la fois Cabassol et Lejeune.
— Le diner s'achève ; on goûte au dessert, on
passe au café, la liqueur est versée...
— J'avais toujours cru que votre maladieavait
été causée i)ar une chute de cheval, dit avec beau
coup d'intérêt madame Musiiuctte.
— Et moi par un bain pris trop froid, ajouta
mademoiselle de Beaupréau.
— Quand la liijueur csl servie voilà qu'un
sous-lieutenant vient dire deux mots ù l'oreille
du major de notre armée de Sambre-et-51euse,
celui chez lequel nous avions dîné...
— Les docti urs du Montpellier ont prétendu
que c'était une gastrite, poursuit Lejeune, ceux
de Paris un refroidissement subit, et ceux de
Toulouse que mon alîection était le résultat
d'une vieille chute de cheval.
— Et cependant il vous importait de savoir
quelle était l'origine de votre mal.
— Si cela mimporlait, madame Ulusquet-
tc !... £h ! cela m'importe encore autant que ja-
mais !
— Quand le sous-licutenant eut parlé au ma-
jor, celui-ci se mit à rire comme un fou...
Ici madame Dalzonne agita la sonnette d'ar-
gcnl placée près d'elle, et un domeslicjue parut
aussitôt. La narration de M. Cabassol fut coupée
pour la vingtième fois.
— A-t-on apporté cela ? demanda intention-
nellement madame Dalzonne au domestique.
— l'as encore, madame.
— Je l'avais pourtant commandé pour quatre
heures : il en est cinq moins un quart; je ne
comprends pas ce retard. (Ju.ui.l la petite per-
sonne viendra vous lui dirtidc monter : je veux
lui parler. .^ ^.^
^— Le major, poursuivit M. Cabassol, conti-
nua à rire aux éclats pendant plusieurs minu-
tes....
— Qn'altendez-vous donc de si pressant? s'in-
forma en avançant sa ligure de renard le baron
de Fourneuf.. .J'oserais presque le deviner, ajou-
ta-t-il en penchant la tête, en pas-i^ant les doigts
sur ses lèvres, et en humant lair comme s'il eut
été parfumé de l'odeur d'un plat savoureux...
Ke peut-on le savoir ?
— Vous êtes trop curieux, M. de Fourneuf.
— Si vous parlez toujours, fit observer le vieux
docteur llounion, nous n'apprendrons jamais la
fin de l'histoire de M. Cabassol.
— Est-ce qu'elle n'est jjas finie ?
— Elle va l'être, monsieur le Iiaron. D'ailleurs
que vous importe, puisijue ce n'est pas certes
pour vous qu'elle a été commencée?
— Je ne parle pas à .M. Cabassol. répliqua de
Fourneuf -. j'annonce une surprise gaslronomi-
({ue à M. Uourdonde la part de notre charmante
hôtesse.
— Qu'est-ce donc ? s'informa le docteur, que
la bonne nouvelle d'une friandise arrachait tout
entier à Cabassol, furieux eu lui-même de cette
diversion.
— Devinez, faites comme moi. Les supposi-
tions ne sont pas défendues.
— C'est ]ieut-étre une tarte aux confitures,
dit mademoiselle de Beaupréau : mon rêve de
l'autre jour serait encore expliqué.
— Lue tarte aux confitures! répéta Hour-
don en promenant la lame de son couteau sur
sou paiu : c'est assez de mon goiit. Madame Dal-
zonne est bien capable dune si délirante galan-
terie.
— Vous n'y êtes pas, messieurs; vous n'y êtes
pas.
Cabassol enrageait.
— Enfin, dit- il avec la certitude désespérante
d'un homme qui va parler sans être écoulé, en-
fin le major de Sambre-et-.Meuse...
— Qu'est-ce qu'il fit donc ce bienheureux ma-
jor, s'écria le républicain Champeaux, ce ma-
jor dont vous nous fendez le crâne depuis le po-
tage ?
— Vous ne les aurez pas puisqu'il en est ainsi,
répondit Cabassol outré au dernier point; je ne
suis pas assez fort, je l'avoue, pour lutter 4'iDté-
rét avec un fvomage à la crérae.
— C'est donc un fromage à la crème que nous
allons manger ?
— Oui, monsieur de Fourneuf.
— Prévenante, gracieuse madame Dalzonne!
si je n'étais pas si loin de TOUS je vous embras-
serais!
— Et si tu n'étais bossu, murmura Caliassolde
manière h n'être entendu que de son voisin l'hy-
pocondriaque Lejeune.
— Ils vont s'égorîjer, c'est sur, pensa ce der-
nier en songeant avec effroi â la réponse qu'allait
lancer peul-êire à la têle de Cabassol l'infernal
baron île Fourneuf.
Mais de Fourneuf eut l'air de n'avoir pas en-
tendu.
Dans celle altitude d'indignation silencieuse;
il était ai.sé de découvrir sur le visage p.Menx de
Cabassol l'empreinte des p.issions particulières,
cl plus raa.ssives que nombreuses, ipii avaient
exerce sur sa Tic un empire absolu : le comni.inr
— 3A0 —
dément et la soumission y régnaient en égale me-
sure sans laisser de place à d'autres nuances de
sentiment. Sous sa clievclurc, jilus rude qu'é-
paisse, s'arrondissait le crAne du militaire; de
son front jusqu'au dessous de ses sourcils se
trouvait la confirmation de la nature énergique
qui fait le soldat ; un front sans rides et renllé
par les muscles ; mais, des sourcils au menton, le
caractère de l'homme de guerre disparaissait et
celui de l'homme d'affaires en prenait la place.
Ses yeu.K avaient plus de finesse que d'esprit,
plus de lucidité que de résolution ; son gros nez,
affaissé à la racine, évaséàremlioucliure, annon-
çait la vieille habitude de prendre du tabac à
profusion, défaut peu commun aux militaires et
inséparable des gens qui ont besoin à cha(|ue
instant de nourrir d'en gralsleur ceryeau pour
lui faire porter beaucoup d'idées productives.
Cependant le nez de Cabassol n'était ni celui du
savant ni celui du procureur : son nez, comme
ses lèvres gloutonnes, appartenait à l'homme
d'action et de goinfreries. En un mot le fournis-
seur aux armées, militaire par le costume et
une certaine contrainte disciplinaire, avocat par
la plume, avait modelé son lyjie mixte sur la
physionomie de Cabassol, assez large du reste
pour en contenir d'autres indices. Mais vaine-
ment en cherchait-on d'autres ; ses grosses joues
de dogue, mal gazonnées par de rares favoris,
faisaient ressembler son visage à certains royau-
mes beaucoup trop grands pour leur population;
elles allaient se rattacher à un menton sans
énergie. Même remarque à faire entre la fierté
de son cou et l'humilité do ses épaules qu'entre
la première et la seconde moitié de son visage :
du menton aux épaules Cabassol était militaire ;
on sentait que cette lacune avait dû être cachée
par le hausse-col et la cravate busquée; mais les
épaules démentaient cette attitude digne et éle-
vée : elles se courbaient pour attester la soumis-
sion de toute fonction civile à la hiérarchie mi-
litaire. Insolent jusqu'au général inclusivement,
le fournisseur Cabassol s'affaissait à partir du
général, et exclusivement. Quant au reste de
son corps, tout à fait en dehors des influences de
la pensée, il accusait au plus haut degié la suc-
culente vie des fournisseurs généraux sous l'Em-
pire et dans les loisirs de garnison : son buste
de mandarin était j)orté par des jambes maigres
et goutteuses, ce qui lui donnait, vu sa taille
assez haute, l'air d'un oiseau de quelque grosse
espèce frappé d'hydropisie. 11 faut croire qu'il
expiait par cette défectueuse conformation ses
extravagantes folies de beau mangeur et d'àpre
dépensier. Mademoiselle de lieaupréau et ma-
dame Musquette prétendaient que son estomac
avait ruiné sa fortune et que sa fortune avait
ruiné son estomac. Aux ycu.^ de ces dames il n'a-
vait plus pour vivre qu'une faible pension t|ue
lui faisait son neveu ; et cela expliquait la i)ré-
férence qu'elles donnaient à M. Lejeunesur Ca-
Lassol dans leurs raomerics galantes, cocpiette-
riessi transparentes qu'on voyait parfaitement
nager au fond le crocodile du mariage.
— Oui, messieurs, reprit madame Dalzonne,
c'estun fromageà lacème. Je l'avais commandé
pour (piatre lieurcs parce ([ue j'ai voulu vous
faire diner de meilleure heure aujourd'hui j'mais
celte négligente lîergeronnetle-cinq-heures m'a
0!}ljli<-'C- i^la lilleule,vous serez grondécbicnforl!
Depuis que Cabassol en colère avait promis de
ne pas donner la fin de l'histoire du major de
l'armée deSambre-et->leuse, la curiosité s'était
accrue considérablement du c("ilé des dames, qui
insistèrent par la voix de madame Dalzonne, la
conciliatrice éloquente, pour (]ue M. Cabassol
filt relevé de son vœu de silence.
— Monsieur Cabassol est trop galant, dit-elle,
pour ne pas obliger ces dames et moi, qui le
prions instamment d'achever.
De Fourneuf se renferma dans son sourire ma-
lin, et il s'appuya ensuite sur sa bosse, content
d'avoir gagné son procès contre Cabassol jus-
qu'au dernier degré de juridiction.
Le malheur d'être bossu n'était i)as le seul
dont le baron de Fourneuf fftt frappé; il en
comptait deux autres qui ne sont pas communs
à ceux de son espèce dégradée : il avait le tort
d'être aussi grand qu'un bel homme et d'avoir
une imposante figure. Cette ricanerie de la na-
ture était vraiment affligeante : deux avantages
et une difformité, c'était trop et trop peu; car
en fractionnant le baron, en soumettant son
corps à une analyse malheureusement hypothé-
tique, on découvrait en lui de quoi constituer
deux corps irréprochables; de même qu'en iso-
lant sa bosse on avait par abstraction l'élément
premier d'un bossu parfait. La réunion de ces
types antipathiques composait un tout odieux,
en révolte permanente]iour le regard : comment
admettre l'Apollon avec une bosse de bison i'
comment tolérer sans répugnance la vue d'un
dromadaire ayant pour tête celle d'Adonis? La
laideur a sa régularité, sa symétrie intelligente ;
on la comprend, si on ne l'aime pas. Esope ne
repousse personne : sa grosse tète allumée de
deux beaux yeux noirs, ses épaules charnues,
oreillers de sa grosse tête, ses jambes trapues,
ses bras d'enfant entrent dans les nécessités d'une
nature chétive de corps, puissante de pensée ;
l'antithèse est vigoureuse, bien établie; mais
qu'est-ce que la figure d'Alcibiade sur le corps
d'Esope ? C'est absolument le spectacle de deux
ailes d'aigle attachées aux reins velus d'un ours.
De Fourneuf était tout cela : Apollon avec une
bosse de bison, un dromadaire chargé de la tête
d'Adonis, un ours avec des ailes, Alcibiade plus
Esope.
Ainsi il faut croire que, sans quelques négli-
gences fatales survenues en nourrice, de Four-
neuf eût été un homme remarcjuable : il n'était
resté (ju'un bossu affreux parce qu'en se défor-
mant il avait conservé un beau visage. Soit que
sou esjirit fût naturellement mordant, soit que
l'espèce humaine lui fût en aversion parce qu'il
s'y trouvait inférieur, déplacé, vaincu, il n'avait
montré jus([u'à cette époque de sa vie aucun
penchant affectueux; sa bosse était un inépui-
sable carquois de flèches ironiques. On ne lui
connaissait aucun ami ; il ne parlait jamais de
ses parens; rien ne le touchait, ni un livre bien
fait ni un beau tableau. Comme il n'aimait que
lui, il avait un soin religieux de sa personne
jusqu'au fanatisme : rien déplus rose que ses
ongles, dei)lus blanc (jue son linge, de plus lisse
que ses cheveux ; son corps était l'autel de son
culte. A voir la blancheur plisséc de ses chemi-
ses, de ses jabots, de sa cravate , on aurait pensé
(ju'il ne parait ainsi sa poitrine que |)0ur se faire
illusion sur son dos. Son caractère devant s'ex-
])liquer nalurellemcnl par ses actions, le» évé-
nemens qui vont suivre le peindront mieux que
nous ne le tenterions ici j)ar une anticipation
fastidieuse.
— Puisque vous l'exigez , mesdames , je vous
dirai donc , renouvela Cabassol , que le major
de Sambre-et-Meuse, après avoir écouté le sous-
lieulenant, se tourna vers nous tous et nous dit:
Messieurs , on vient m'annoncer qu'à diner on a
oublié de nous servir...
M. Cabassol allait prononcer le dernier mot
de sa dernière phrase quand la porte du salon
s'ouvrit |iour laisser passer une jeune (ille dont
l'arrivée fut saluée i)ar une acclamation géné-
rale : c'était la jeune laitière Bergeronnette-
cinq -heures qui apportait, tout essoufflée , le
fromage à la crème.
Soit que la vitesse de sa marche à travers la
forêt de Saint-Germain eût agité ses traits , soit
que la crainte d'être grondée par madame Dal-
zonne lui eût fait monter au visage ses couleurs
les plus vives, elle était quand elle parut d'une
fraîcheur idéale ; les fruits cueillis le matin
avec la rosée, quand le ciel est encore d'un violet
tendre, ne sont ni si doux à l'œil ni si séduisans.
Elle n'osait ni pleurer, de peur de convenir de
sa (aute, ni sourire, de peur de trop la déguiser;
ses lèvres étaient presque souriantes et ses yeux
presque humides ; on voyait briller une larme
et ses dents. Elle avait couru : son haleine était
courte, son sein battait fort sous son corset de
draj) noir; brillans de sueur, ses cheveux
étaient attachés à ses tempes; une mèche folle
descendait même au milieu de sa joue. Comme
elle s'était approchée de madame Dalzonne en
lui tendant la cage d'osier oùétail|le fromageà la
crème, elle dominait, quoique petite encore, de
sa charmante et ronde tête, prise dans un bon-
net de velours vert , la brune et forte tête de
l'hôtesse. Madame Dalzonne n'avait plus le
courage de la gronder en la voyant si pénétrée
de sa faute : le faible mouvement qu'elle fit de
la main pour toucher , moitié sévère , moitié
riante, la joue de l'enfant , commença comme
une menace et finit comme une caresse. Berge-
ronnette prit cette belle main et la baisa : son
pardon fut signé ; tout le monde le ratifia , ex-
cepté de Fourneuf. S'il consentait à ne pas se
prononcer trop aigrement sur ce relard , c'est
parce que la jirésence de Bergeronnetle-cinq-
heures avait été une vingtième ou une trentième
barre de fer jetée à travers la narration de Ca-
bassol ; ce bienfait exigeait un généreux silence.
D'ailleurs sa pénétration de basilic se dirigea
tout à coup vers un sujet de réflexions qui ne
fut pas senti au premier abord par les autres
convives : que signifiait cet ordre donné pres-
(jue à demi-voix par madame Dalzonne à Berge-
ronuette-cinq-heures ? Demain lundi , lui avait-
elle dit, à cinq heures, ton heure d'habilude, lu
apporteras , outre la quantité ordinaire de lait
que nous prenons , irois mesures de crème sans
mélange , et tu continueras ainsi tous les jours.
Pour le baron de Fourneuf il y avait dans ces
(juchiues paroles tout un roman et sa préface;
et l'on va voir qu'il ne se trompait pas beaucoup
dans ces déductions si hasardées en ai)parence.
Oui , marraine, avait répondu, toute joyeuse de
son pardon, la charmante Bergeronnette-cinq-
heurcs, ainsi nommée de son surnom parce que
3/i1 —
depuis quatre ans elle était chaque jour, hiver
ou été, dès cinq heures du matin, avec sa boite
au lait , à la grille de la maison de santé de ma-
dame Dalzonne.
Tandis que celte scène, dont Caliassol arait
dédaigné de paraître alfligé, se terminait sous le
reganl interprétateur du baron de Fourneuf,
madame Dalzonne saupoudrait légèrement de
sucrele magnifique fromage à la crème , délayé
par elle avec une grâce toute particulière dans
une jatle de porcelaine.
— As-tu bien entendu, Bergeronnette? ré-
péta-t-elle à la laitière quand celle-ci eut repris
sa cage d'osier pour partir : demain , cinq heu-
res, trois mesures de plus ; et de même tous les
jours suivans jusqu'à nouvel ordre.
— 11 est délicieux ! proclama madame Pin-
gray, bonne femme qui était gourmande autant
qu'elle était bonne. Nous n'avons certes rien
perdu pour attendre : on en mangerait toujours,
on en mangerait en dormant. N'est-ce pas, ma-
dame Miisquetle?
— Cela doit être : il est apporté par madame
Dalzonne , répondit madame Musiiuette , flat-
teuse comme le sont d'ordinaire toutes les da-
mes pensionnaires.
: — Encore un de mes rêves qui s'explique !
— Vous avez donc, mademoiselle de Beau-
préau , des rêves pour tout et sur tout ? mur-
mura Cabassol, la bouche pleine de dépit et de
fromage.
— M'en voudriez-vous pour cela? répondit
mademoiselle de Beaupréau en roulant au pla-
fond des yeux de colombe : ne suis-je pas la
plus punie d'avoir constamment un sommeil si
agité ? Vous ne me rendez jamais justice, 1\I. Ca-
bassol , jamais! moi qui ai écouté votre intéres-
sante histoire du major avec tant d'attention de-
puis le commencement jusqu'à la fin !
— Mademoiselle de Beaupréau , lépartit de
Fourneuf, votre éloge est on ne peut pas plus
blessant pour M. Cabassol ; pourquoi dites-
vous que son histoire est finie ? Vous n'auriez
pas commis cetlejnconvenance si, comme moi,
vous l'aviez suivie sans distraction.
La pitié de Fourneuf, qui avait [commis la
même erreur (|ue mademoiselle de Beaupréau ,
équivalait à un coup de poignard : Cabassol le
reçut en pleine poitrine; il ne s'en plaignit que
par un gémissement sourd, dont M. Lejeunc fut
épouvanté; son fromage tourna dans sou assiette.
— Nous voyageons continuellement à travers
un pays de suri)rises dans cette maison ; c'est un
petit paradis terrestre : avant-hier c'étaient des
pommes à la Condé, hier des croquettes de riz ;
aujourd'hui c'est un fromage à la crémo ; de-
main (|u'aurons-nous ?
— De la reconnaissance pour la belle hôtesse
qui nous^ vaut tant d'agrément, répliqua à
madame Musquette matlame l'ingray au cœur
de Trajan, à l'estomac de l.ucullns.
— Kt nous aurons , outre la reconnaissance ,
poursuivit de Fourneuf, «luclquc nouvelle
friandise , c'est mon avis , c'est mon espoir.
Peul-êire , charmante mademoiselle de Beau-
préau, aurons-nous un ))lal poétique, pittorcs-
qucet toniipie comme vous les aimez, une crème
au chocolat : ou a coinmaniié à Bergeronnette -
cin(|-heures trois nu'surcs de crOmc sujettes
à bien de douces interprétations.
— Voilà comme vous êtes toujours ! dit en
souriant madame Dalzonne ; avec vous on ne
peut garder un secret.
— Il y a donc un secret ? dit en élevant ses
petits bras nerveux au dessus de sa bosse le ba-
ron de Fourneuf : j'en étais sur ! Un secret, ma-
dame Mus([uette ! un secret, mademoiselle de
Beaupréau! mon vieil ami monsieur Cabassol,
un secret! Que ceci vous réconcilie avec moi.
Mais n'y en a-t-il qu'un ? ajouta de Fourneuf ,
qui ne voulut plus même que le premier fftt mis
en discussion.
— Au fond ce n'est pas un secret, reprit ma-
dame Dalzonne ; je puis vous le confier à pré-
sent : j'attends à six heures et demie, ce soir,
une nouvelle pensionnaire.
— Une nouvelle pensionnaire ! s'écrièrent en
chœur tous les convives.
— Est-elle jeune?
— Très jeune, madame Musquette.'
— Jolie ?
— Fort jolie, mademoiselle de Beaupréau.
Ces deux dames regardèrent M. Lejeune d'un
air qui fit sourire Fourneuf de pitié.
— Mariée ?
— Non, M. Champeaux.
— Riche?
— Je le présume, !M. Lejeune.
— El dangereusement malade ?
— C'est là , ,M. Ilourdon, ce que vous aurez à
décider avec votre confrère M. Calveyrac, qui
est allé la chercher à Paris , où elle a dû arriver
hier deToulon.
— El l'on n'en sait pas davantage , demanda
mademoiselle de Beaupréau , sur le compte de
cette jeune personne qui court les grands che-
mins , qui vient ainsi sans être annoncée , qui
tombe comme bombe au milieu de nous ? Nous
sommes persuadés que madame Dalzonne ne
reçoit pas à la légère des pensionnaires chez
elle ; mais je gagerais pourtant que cette Angé-
lique, égarée peut-être à la suite de quelque
beau Médor, n'arrive pas sans être enveloppée
d'une vapeur mystérieuse, dont il serait par trop
indiscret à nous de percer la tendre obscurité.
— Eh bien ! je suis entièrement de votre opi-
nion, mademoiselle de Beaupréau, etjtfm'en
félicite. ^^
— N'est-ce pas, M. de Fourneuf?
— Vous êtes d'une perspicacité étonnante ,
vous dis-je , mademoiselle : mais sans doute il y
a du nuageux autour de cette jeune étrangère ,
dont la maladie même est un mystère puisque
madame Dalzonne, si franche avec nous, n'a pas
su la préciser. En bonne conscience, arrive-t-on
du fond du midi de la France pour le plaisir de
se dollrer dans une maison de santé peuplée de
fous et de vieilles gens ? Vous avez mille fois rai-
son, mademoiselle de Beaupréau.
C'est tout au plus si le suffrage du baron de
Fourneuf avait culièrement Halte mademoiselle
de Beaupréau , qui aurait désiré avoir lui peu
moins raison de n'être pas mise au rang des vieil-
les gens. Mais, outre que le baron était rarement
de l'avis desaulres, il ne descendait jamais à une
concession sans blesser, ^lademoiselle de Beau-
préau eut cependant l'héroïsme de recevoir le
coup en silence ; elle continua à broder sa fine
médisance.
\ — Qu'en pense, deraanda-t-cUc , madame
Musquette , elle qui a la prévision si nette ?
— Je pense , répondit madame Musquette ,
qu'une aventurière ne se conduirait pas d'une
façon plus dégagée : traverser toute seule la
France; rester huit jours en diligence côte à
côte avec des hommes inconnus, avec des jeunes
gens ; croiser sesjambes, des nuits entières, avec
des commis voyageurs familiers jusqu'à l'imper-
tinence, c'est, on l'avouera sans être bégueule,
singulièrement inusité , surtout quand on est
encore d'un âge à avoir une mère pour vous
surveiller. En vérité moi , qui ne suis plus aussi
jeune et qui n'ai jamais été aussi jolie que cette
demoiselle, je n'aurais pas compromis gratuite-
ment comme elle ma réputation. C'est si fragile
la réputation d'une jolie femme!
— Parce que c'est si précieux! ajouta made-
moiselle de Beaupréau en disputant de toutes
ses forces à madame Musquette l'attention de
M.Lejeune,beaucoup plus tranquille et plus ca-
pable d'écouter depuis que le redoutable Cham-
peaux ne l'aveuglait plus de ses raisonnemens
politiques à brùle-pourpoint , et que Cabassol
avait renoncé à achever dans ce monde son his-
toire du major de Sambre-el- .Meuse.
— Donc votre avis à tous , c'est convenu, sur-
vint de Fourneuf, est que cette jeune, belle et
intéressante voyageuse est une aventurière
comme il yen a t?nt. Eh bien! va pour une
aventurière ! le mal n'est pas grand : nous nous
en accommoderons puisqu'elle a tant de jeu-
nesse et de beauté en partage. A tout prendre,
qui oserait en être ftché ici ? Ce n'est pas vous ,
patriarche Hourdon, dont la jeunesse fut si ora-
geuse en amour que vous avez laissé vos dents
en Amérique , vos cheveux au fond de l'Inde
dans la main des baïadères, et votre cœur par-
tout. Ce n'est pas vous, M. Lejeune, faux er-
mite dont la tendresse, bientôt sexagénaire,
fleurit dans la neige comme les pervenches et le
rhododendron des .\lpes, et qui échangeriez
volontiers, chacun en est convenu, votre im-
mense fortune, vos gras pâturages de la Beauce,
vos vignobles du Dauphiné et vos dix-sept mou-
lins de la Belgique pour avoir encore ces légers
cheveux blonds dont vous me parliez un jour
eu confidence et cette fine jambe qui a fait passer
de si terribles nuits aux maris de Bordeaux, rue
du Chapeau-Rouge...
— Chut! chut! murmura M. Lejeune, dont
les petites saillies osseuses se rougirent comme
deux pommes d'api ; laissons le passé. Mes-
dames, monsieur de Fourneuf exagère mes mé-
rites; je ne fus jamais si important.
Taudis que de Fourneuf vidait un verre de
vieux Beaune,madame Musquette et m.ulemoi-
selle de Beaupréau répondaient à la prise à par-
tie de M. Lejeune par un sourire flatteur d'incré-
dulité et par un froncement de lèvres qui signi-
fiait : Petit ingrat! vous mériteriez bien, si cela
était, d'être puni pour tant de folies.
— Et ce n'est pas non plus monsieur Cabas-
sol, poursuivit de Fourneuf. qui aura jamais
peur d'une charmanie pensionnaire qui lui dira
souvent dune voix douce et amicale ; Papa Ca-
bassol , cher grand-papa Cabassol, offrez-moi
donc votre bras pour monter à mou apparte-
ment... mon vieil ami monsieur Cab.issol, allons
faire un tour de promenade sur la terrasse de
1 Saint-Germain; venez . votre mine vénérable
— 342 —
m.-iiniienclra dans le respect ces jeunes gens
(loi)tje suis assaillie.
— Monsieur, je ne suis pas vénérable, riposta
Caliassol... Et, en toutcas, il vaut mieux être
grand-papa que diirorme, ajoula-l-il d'une voix
enrouée par la Cdlère.
Jusqu'ici madame Dalzonne n'avait |ias déran-
gé d'une ligne la (liscussionétal)lie sur le compte
delà pensionnaire attendue; elle avait laissé
courir les propos en loule indépendance, res-
pectant par position et par tlcxibililé do carne-
tère les plus étranges opinions de ses li(lirSi
Habituée îi vivre dans la compagnie des fous,
des vieilles gens, dont la médisance est le der-
nier esprit et le seul bonheur, et des convales-
cents, être inquiets, jaloux de tout, delà beanlé,
de la jeunesse et de la force (ju ils n'ont plus,
elle supportait sans impatience les [dus outra-
gf uses aberrations. Cepcndanl elle ne crut j)as
devoir cette fois encourager par son silence les
présomptions soulevées avec tant d'unanimité et
dirigées avec tant d'accord contre la répnlalion
de sa pensionnaire : elle ne voulait pas que ceux
avec qui cette jeune iiersonne allait se trouver
se fussent trop compromis i\ son égard, et ren-
dissent leur position et la sienne tout à fait lios-
liles et îi j;imais irréconciliables ; la paix future
de la maison exigeait une prompte intervention.
— Je suis fàcbée, dit madame Dalzonne en
souriant, de donner un démenti éclatant ù vos
prévisions; mais plus tard vous m'en voudriez
beaucoup .si je ne me hâtais de vous présenter
dès à présent sous des couleurs plus favorables,
plus vraies surlout, la personne que vous serez
sans doute forcés d'estimer dans quelques jours
si les renseignemens que j'ai reçus ne sont pas
inexacts.
L'attention la plus grande accueillit ces pre-
miers mots de madame Dalzonne. De Fourneuf
seul eut l'air de ne pas se soucier beaucoup de
la réhabilitation delà pensionnaire. Le quart
d'heure avait eu 8a malice: que lui importait le
reste ?
— Si ces renseignemens sont exacts, et j'ai
lieu de le croire, reprit madame Dalzonne,
notre nouvelle jiensionnaire n'est pas aussi dé-
tachée de tous liens de famille que vous l'avez
imaginé : cUea des cousins en Amérique.
— Et un oncle aussi, dit tout bas de Four-
neuf.
— Elle m'est recommandée par un riche né-
gociant de Lyon, chez le(iucl elle est restée pen-
dant qiieiquesjours. Je puis aussi rassurer ces J
dames sur les dangers qu'elle n'a_pas courus ert
route : sa chaise de poste l'a conduiie de Toulon '
à Paris; sa demoiselle de compagnie était avec |
elle, une jeune Italienne qu'elle rami^ne (le Flo- j
renc:e. Hovenue d'Italie exprès pour réHiibJir sa •
santé, qui a besoin de l'air moins ardent de la
ïrance, son intention n'est nullement de se ré- '
pandre dans le monde. Voil^ pour le passé et le
présent : (pianl à l'avenir, je craindrais beaticoup
pour ceux (|ui se prodigueraient on frais de
coquetterie auprès d'elle; car elle n, m'assure- '
l-on, uncspritdistingué, une conversation char-
mante et des talents très-remarquables : elle
jieint, elle chante avec une sujiériorilé d'arlisle.
.Mademoiselle de Toiiralbe n'est pas, comme vous
le voyez, une aventurière.
— Touralbe ! murtnura deFourneuf: c'est un
nom singulier! il a une odeur de roman ou de
romance... Tour du nord, tour du mystère,
tour maudite... Tour albe, tour blanche, alba
/Mnv'.?... Drole de nom !
— Madenioiseile de Touralbe, reprit madame
Dalzonne, sera ici dans une heure au plus tard ;
je vous connais troji, mesdames, pour douter
un instant de l'excellent accueil que vous lui
ferez. Ma maison est la vôtre, vous le savez ; la
bonté (pii y règne est votre ouvrage autant que
le mien; nous sommes toutes un peu sœurs par
la pitié.
Madame Pingray prit la main de madame Dal-
zonne cl la serra sous la nappe ; Abel eut un
épanouissement de bonheur sur le visage.
Repentantes d'avoir donné un trop libre cours
.^ leur langue, mademoiselle de lieaupréau et
uiadanu' Musquette baissèrent 1rs yeux eu rou
lant silencieusement leurs serviettes comme
deux petites élèves grondées.
— Bien! bien! continuait à demi voix de
Fourneuf: de la sensibilité au dessert au lieu de
liirscli, c'est cela !... 11 est joli le couvent; des
fous au troisième étage, des malades au second,
et des convalescens au plain-pied... et des
nonnes de quarante-cinq ans!... A votre santé,
M. Cabassol.
Calia.ssol ne daigna pas même se retourner
vers de Fourneuf. H fut au.ssilôt levé i(Ue la
maîtresse de la maison, et il avait gagné la porte
avant d'entendre l'invitation qui fut faite
par madame Dalzonne à tous les ]iensionnaircs :
elle pria ces dames et ces messieurs de venir
prendre un thé dans la soirée et tcnircom])agnie
à mademoiselle deTouralbe. Quand ils se furent
retirés, madame Dalzonne prit le bras d'Abel et
elle lui dit tout bas:
— Aujourdhui, mon ami, je ne suis pas con-
tente de vous.
Ensuite ils allèrent ensemble attendre à la
grille de la terrasse du chûleau le passage de la
chaise de poste qui amenait à Saint-Germain le
docteur Calveyrac et mademoiselle de Touralbe.
a»ssî5îii.ïî!ï a>s m^iBWL2^'s:s>{i)o
—[Ouvrez la bouche , ma petite fllie. Ah î oui !
très bien! elles y sont; elles y soa!; les voici
toutes <|uatrc.
— IJon Dieu ! ttiais elle est bien petite, remar-
quablement petite !
— C'est vrai , monsieur; mais vous le voyez ,
voici le signe irrécusable! Comme je vous l'ai
dit, elles y sont toutrs quatre.
— Je m'en aperçois , et cependant elle est...
bien petite!
Les phrases -ci-dfiisns font partie d'un dialo-
gue entre le chiiiirgien reriliicaîeur et l'inspec-
teur d'une manufaciurc de coton , établissement
dans leiiuel se présente comme aspirante ou-
vrière une petite (illc chéiive et blèmc, qui sem-
(1) Col iirlidc estciiiptimlé ii luie cuiieu.scct iniéres-
saiitc piibiicalioi), due aax soins de M. Ciiiiiier, et qui
nous initie iiiliniftncnt aux mœurs anglaises. LesA.n-
«i.Ais l'Ei.VTS i>Aii Ei:x-5rf;MEs, Ici est le titre de celle pu-
1)1 icalion, forment une galerie de portraits et de Carac-
icMcs (|ui euibrasse toutes les classes do la, sociili bii- J
taiinique.
ble ,'igée d'environ sept ans. Nous sommes cer-
tains qu'elle n'a pas un jour de plus; et pour-
tant, après qu'elle a soumis sa bouche à la sa-
vante inspection de l'iiommecompétent, M. Ena-
mel, on lui reconnaît l'âge voulu par la loi, neuf
ans accomplis; et en conséquence, en vertu de
l'acte du parlement, elle est admissible à titre
d'ouvrière dans la manufacture de BrowZ et Jo-
nes, qui, à l'instar des autres fabricans, ont fait
des dents l'indice de l'âge, indice que les gens
du métier regardent comme presque infaillible.
— Eh bien! si vous en êtes sur... ajoute Fins-
pectcnr.
— Si j'en suis sur! Regardez, monsieur; ou-
vrez la bouche, petite.
Et l'enfant, jetant des regards de détresse sur
l'aulorité certibcatriee , ouvre encore la bouche;
et M. Enamel, montrant à l'inspecleur les dents
et les gencives, poursuit du ton d'un professeur,
pendant que la douleur produite par la disteii-
sion prolongée des mâchoires fait rouler des
pleurs le long des joues de la petite lille :
— Regardez, monsieur! Comme je l'ai déjà
fait observer, le développement de la neuvième
année est complet. C'est dans la neuvième année
que les quatre incisives de chaque rangée, qui
doivent rester, remplacent les dents de lait; et
la conformité des diagnostics fournis par les di-
mensions (ne vous dcmenez pas ainsi , petite) ,
par les dimensions des os maxillaires, prouve
que la croissance n'a éprouvé aucun retard,
qu'aucune difformité...
— C'est très vrai, M. Enamel ; tout est en or-
dre sans doute.
— On peut toujours se fier aux incisives , et
les voici, monsieur !
Et, d'un air d'aisance et de triomphe, M. Ena-
mel montra les petites chevilles d'ivoire qui dé-
coraient la bouche de l'enfant.
— Maintenant, s'écria-t-il ensuite, passons à
une autre.
Laissons cependant le chirurgien certiflcateuP
poursuivre son enquête dentaire, et occupons-
nous immédiatement de la petite fille , qui, d'a-
près le témoignage de ses dents, ayant accompli
sa neuvième année, court avec joie conter à ses
parens sa bonne fortune. Elle est reçue, elle au-
ra des gages! elle a des dents incisives!
Oui , notre petite fille de fabrique est âgée de
neuf ans; ce n'est plusun enfant, c'est un dimi-
nutif de femme. Elle a passé ses jeunes ans en
proie à la pénurie et au besoin. Dès l'ftge le plus
tendre, abandonnée sans soins, laissée seule des
jouis entiers , elle n'a point senti les douceurs
de l'amour d'une mère , éloignée d'elle par la
misère, cette furie qui, veillant au foyer du pau-
vre, glace, dessèche, endurcit le cœur humain.
Ne faut-il pas que la mère aille travailler au de-
hors pour nourrir sa fille qui reste h la maison.^
Dieu sait comment celle-ci apprends marcher?
Peu de temps après, un autre enfant occupe le
petit nombre d'heures on plutôt de demi-heu-
res que la mère dérobe au travail ; puis vient
un autre être sans appui et sans pain , puis itn
quatrième; et notre petite fille de fabrique se
trouve à six ans iransforiiiée en nourrice, et
berce entre ses maigres bras son frère à demi
nu. Elle n'a pas la force dejfi-+*«^r, mais elle
va trébuchant et chamwiit avec TÏH^ tanlôt
elle s'assied au coin (^portes, tfKttôt^e en-
— 343
tre dans les alh'es et les ruelles, où son esprit rc- •
çoit le germe lie ses dispositions futures. C'est un
heureux hasard si clic y trouve de bons exem-
ples, et pourtant, dans le cas contraire, les iion-
nétes gens s'étonneront un jour de sa déprava-
tion.
Et c'est ainsi que l'enfant passe ses neuf pre-
mières années. Quelle enfance! Flétrie, déchar-
née, usée par les soucis, car ils l'assiègent déjà;
le visage rendu p;Me et triste par le spectacle de
la misère qui l'entoure, elle semble n'avoir ja-
mais été plus jeune; à peine si les années peu-
vent lui donner l'air plus Agé, tant sa tîgure en-
fantine est empreinte d'un cachet de triste ma-
turité. Les plus doux penclians du cœur, la paix
et l'enjouement, qui naissent et se développent
au sein de l'aisance, les a- t-elle jamais connus?
Pour elle, la vie a été sans joie, sans plaisirs,
sans ressources, sans pain. Sa demeure a été
celle du dénùment ; au coin de son foyer ,
l'homme, le maître de la création, a été l'esclave
des besoins les plus vils, et il n'a pas toujours
souffert son mal en silence. Que de fois la bru-
talité d'un époux, l'indifférence d'un père est
l'affreux ouvrage Je la misère-seule ! que de fois
la manière violente et cruelle dont les pauvres
se traitent entre eux n'est que l'explosion sau-
vage d'une intolérable torture ! et notre petite
fille de fabrique a vu cela, et l'ombre du mal est
retombée sur sa face.
Accompagnons l'enfant à la manufacture.
Quelle inclémente saison ! comme le vent hurle!
avec quelle force la froide pluie bat les carreaux!
La terre est endurcie par la gelée , la bise fend
l'air, la neige couvre le sol. Il est cinq heures du
matin ; l'enfant est debout, et, à peine couverte
par ses tristes haillons, elle descend en grelot-
tant dans la rue. Pauvre petite ! elle a le sang
glacéjus<(u'aux ongles! Ses souliers, qu'on a rac-
commodés beaucoup plus qu'ils ne pouvaient
l'être, bâillent en une demi-douzaine d'endroits;
668 pieds sont meurtris par les engelures , et
elle s'avance péniblement. Son père, ouvrier de
la même manufacture, la prend sur son dos , et
continue sa route en grommelant pour s'éviter
de jurer. La petite tille a neuf ans, et, demi-
nue, par une affreuse matinée de janvier, dans
le froid et l'obscurité, on l'emporte travailler !
Maintenant la petite fille est dans la manufac-
ture. Dès ce moment, son enfance cesse coin|)lé-
tement ; c'est une femme faite, soumise à tontes
les peines de l'ùge mûr. Neuf heures par jour
sont consacrées au travail ; le reste des vingt-
quatre heures est employé... à quoi ? Aux amu-
semens de la jeunesse, aux heureuses et inno-
centes récréations des enfans, pour lesi(ucllcs la
conscience seule de leur existence est quelque-
fois une source de vifs plaisirs? Une heure et
demie est accordée au déjeuner et au dincr, et
si nous rappelons le i>rix élevé du pain , et le sa-
laire que gagne l'enfant de fubri<(ue, cl qui va
parfois jus(iu'.N -1 srliillings (! pences par semai-
ne, nous trouverons qu'une heure et demie
pour deux repas est certainement sulUsantc; il
famlrait moitié moins de temps pour les achever
tous deux.
11 reste encore plusieurs heures : qu'en fora-
l-on? Uonnera-l-on à l'enfant les plus sinqdes
élémens de l'instruction primaire ? Après neuf
licurcs de travail isans iclkhc, dans unç manu-
facture de coton, que rintelligence a d'élasticité !
qu'elle a d'aptitude à étudier ! qu'elle a de force
pour feuilleter un livre! qu'elle est propre à re-
cevoir des impressions qui élèveraient l'homnie
d'un degré au dessus de l'animal destiné à la
boucherie ! L'enfant de fabrique revient chez
elle, et ([ue peut-elle faire autre chose que dor-
mir, que chercher à oublier le fracas des ma-
chines, l'enfer de sons au milieu duquel elle a
souffert toute la journée ? Qui lui refuserait les
douceurs du sommeil , puisque le sommeil peut
lui apporter parfoisdes songes de calme, des vi-
sions de bonheur? Que lui importe de lire et
d'écrire ? Laissons-la savourer l'oubli.
Cependant, il nous faut encore retourner à la
manufacture. La petite (ille est entrée dans le
local ; elle augmente la foule des jeunes enfans
déjà à l'œuvre. On nous dira que tous les hom-
mes sont condamnés au travail , et qu'il est plus
qu'inutile d'essayer d'éveiller les sympathies
pour ceux qui souffrent. Soit ; mais, si jamais
les anges pleurent, ce doit être lorsqu'en con-
templant la perversité, la fourberie, la bassesse,
l'hypocrisie et la tyrannie qui régnent sur la
terre, ils jettent leurs regards sur les petits ou-
vriers des manufactures, enfans sans enfance,
pauvres Adams en bas âge, gagnant à la sueur de
leur front un pain grevé par la loi des céréales.
La petite fille est dans la manufacture , on
lui donne une tâche : quel emploi ! Elle, l'en-
fant, est unie, est fiancée au gigantesque mo-
teur, à la machine , être énorme et qui semble
chose vivante , rappelant à limaginalion la puis-
sance et la grandeur des animaux antédiluviens,
et qui, comme poussée parun instinct de vitalité,
agit avec une persévérance infaillible, monstre
de fer dont la vapeur est le pouls.
C'est le destin qui force l'homme à travailler
tandisquelesnuichines travaillent. C'estétrange,
n'est-ce pas, bonnes gens élevées au dessus de
la condition des victimes de l'atelier, vous qui
prenez plaisir à voiries fronts sereins, les lèvres
fraîches et les yeux rians de vos enfans ! Aux
mouvemens du fer, mouvemens d'une précision
mathématicpie, répondent ceux des os et des
muscles d'enfans à demi décharnés ! Des mem-
bres faibles et fragiles sont auprès des valvules
de métal ; le piston bat cùte à côte avec le cœur
humain.
L'assourdissante monotonie de la machine, la
chaleur élonffantc qui s'élève parfois à 08"^ F a-
renheit, le bruit incessant, la nécessité d'une
application constante de la part des ouvriers ,
rendent le lieu et le métier intolérables. En ré-
fléchissant sur la véritable injustice sociale qui
condamne les enfans ù la machine, cl en regar-
dant une étoffe de coton, nous répétions ces vers
d'une ode de Gray :
Regantez cel alTreux tissu ,
Il est fait d'entrailles liumaines<
Les enfans de fabrique n'on-tils aucune espèce
de récréation? Ne leur procure-t-on aucun
moyen de charmer l'ennui de leurs occupations?
^'cst-il point de fanx-fuyaut ipii leur permette
de s'abuser un moment sur le niallieur île leur
position ? l\ien ne leur fait-il entrevoir la moin-
dre jouissance ? Si le lecteur s'est posé cette
question, noussonunes h même dclui réitondrc ;
PuQt> quelques inuuufaclurcs , les cnfaiis ^ l'ou-
vrage ont la permission de chanter ; ils peuvent
unir leur voix pour rendre grâces. Quand nous
employons ce mot rendre grâces, nous voulons
dire que les chansons profanes sont rigoureuse-
ment interdites, et que les enfans sont tenus de
se borner à exécuter des hymnes ; et, comme
s'ils voulaient étouffer le bruit de la machine
tyrannique, ils les chantent avec une piété réso-
lue, que certaines gens trouveraient excessive-
ment gracieuse, lesdiles bonnes gens ne décou-
vrant dans les paroles prononcées aucun repro-
che, aucune satire préméditée.
Cependant il y a des hommes qui, lorsque les
enfans, de neuf ans, condamnés à travailler neuf
heures par jour, moyennant trois shillings par
semaine, entonnent Ihymnesuivant, peuvent se
sentir une velléité irrésistible d'établir un con-
traste entre la condition des chanteurs et les
vers qu'ils débitent.
Auprès des bords de ton eau qui murmure »
0 Siloé ! le lys dans la verdure
De son mlice étale la blancheur ;
Sur le penchant de la riche colline
Croit deLharon la rose purpurine.
Dont la rosée augmente la fraîcheur.
En contemplant les figures ruisselantes des
enfans exposés à une température de quatre-
vingt-dix-huit degrés, qui ne verrait un dou-
loureux reproche dans cette aspiration presque
involontaire au ruisseau de Siloé ! Il est impos-
sible qu'un homme, frtt-ce un homme riche ,
très riche, n'éprouve pas un soudain serrement
de cœur, si, en entrant dans sa manufacture, il
entend les enfans s'écrier d'une voix perçante :
Dieu vengeur, lève-toi ! Juge de l'univers ,
Confonds tes ennemis , terrasse les pervers.
Ou supposons que la journée de travail soit
près de finir, et que les enfans, avant de quitter
la manufacture, se réjouissent en chantant :
Combien elle a d'attraits I qu'elle est brillante et l)eUe
La célèbre cité qui durera sans Gn I
Car elle a pour flambeaux de lumière étemelle
La gloire du Très-Haut et de l'.4gncau divin.
Car les perles et l'or parent ses avenues ;
Elle eut pour ouvriers les anges du Seigneur,
Et ses murs sont formés de pierres inconnues
Dont les regards humains ignorent la splendeur.
Quilles espérances, quels désirs ! Voilà des
mots qui, tombant avec permission de l'autorilé
supérieure, des lèvres pâles d'enfans mal vêtus ,
mal nourris, excédés d'ouvrage, doivent consu-
mer comme du feu le cœur de l'avarice! VoiUi
pour l'égoisine mondain le plus subtil, le plus
terrible des poisons, que les jeunes chanteurs
tirent involontairement du jardin de Salomon !
On leur pcrmcl de fredonner les préceptes de la
Rible, cl pour le palais de l'homme du monde ,
les pommes d'or se changent en cendres bril-
l.inios. Combien le diable doit rire de l'inseusi-
bilité, de la sottise et de Ihyporrisic de ceux
(jui encouragent ces chants d'hymnes et de
psaumes, cette raillerie de la misère, cette amère
critique du dém'iracnl d'ici-bas et de l'iniquité
d'ici-bas. Oui . il n'y a p.is un mot de la lîible
qui ne soit un trait lancé contre le civurde
pierre de l'injustice humaine, pas un mot qui
ne soit une llècbe carnic de pluoici ituuor-
telles.
— 344
Ccpciuhint, pour poursuivre notre enquête
sur la destinée de notre lille de faLiritiue, ijui a
cessé d'être un enfant, un petit nomltre d'années
a passé sur sa tête, et à seize ans au plus elle est
probablement épouse; son mari peut avoir un
an plus qu'elle. Alors tous deux commencent la
misérable histoire de leurs parens; c'est la mê-
me race liAve etrabougrie, la même offrande de
chair et d'enfans à la machine de Molock; ce sont
les mêmes privations, les mêmes ennuis, le mê-
me désespoir, et puis la même union prématu-
rée, la même progéniture pMe et débile.
!N'y a-t-il aucun remède à cet état de choses?
tes triomphes de l'homme d'intelligence, qui
soumet et dirige les élémens, sont-ils à l'avantage
d'un petit nombre seulement, et au détriment
des masses? la vapeur n'est-elle qu'un géant
sans frein, fait pour broyer et mutiler les os
des malheureux ; ou bien est-elle un agent bien-
faisant, ipii pourvoit aux besoins de la grande
famille humaine, en améliore la condition, et
lui donne des loisirs dont elle peut profiter pour
se perfectionner et chercher à savoir le but et la
fin de son existence? A cette question, bonne
pour un collège d'utopie, nous croyons entendre
le dire meilleur des gens du monde; nous voyons
le mépris plisser leurs lèvres à cette sotte de-
mande, digne d'un habitant de Bediam!
En sera-t-il toujours ainsi ? disions-nous en
visitant diverses fabriques de la sombre ville de
Manchester, et en voyant cette race misérable et
chétive d'hommes et de femmes, d'enfans plus
misérables encore, las et le cœur malade, quit-
tant l'atelier pour leurs sales demeures.
En sera-t-il toujours ainsi, ou la génération
présente est-elle destinée à voir la fin de cette
crise et l'aurore d'un jour plus brillant qui va
naître pour le pauvre? La race présente est-
elle seule condamnée à rester dans le dégoût,
ayant la faim pour compagne devojage, et la
terre promise doit-elle être l'héritage de la gé-
nération à venir? Les neveux des hommesd'au-
jourd'hui savoureront-ils Thuileetle miel, quand
les sauterelles ont été la plaie de notre époque ?
En sera-t-il toujours ainsi ? nous demandions-
nous.
Comme nous étions assis au coin du feu de
l'auberge, la tête penchée sur la poitrine, les
yeux demi-fermés, dans un état de somnolence,
un grand événement eut lieu tout à coup : tout
le travail humain fut accompli par la vapeur. Il
n'y eut plus d'occupation pour les bras des pro-
létaires, et les machines étaient la propriété sa-
crée d'un petit nombre, qui, possédant ainsi les
sources de toute jouissance, étaient les maitres
du monde. Manchester était comme une ville
frappée de la peste. Ses habitans ressemblaient
à des bêtes fauves; l'herbe croissait sur le seuil
des fabriques, et le hibou remplissait de ses cris
la place du marché. La désolation régnait en
tous lieux, et cependant elle n'annonçait aux
hommes (pie la plus noble victoire remportée
par l'intelligence ; la plus grande découverte
dont pût se glorifier l'esprit humain venait d'ê-
tre achevée sur la terre. On le disait, et les hom-
mes jetaient autour deux des regards mornes,
et riaient du rire de l'idiotisme. Ils montraient
les joues décharnées de leurs enfans, les visages
hagards de leurs femmes, et le nourrisson sus-
pendu il la mamelle desséchée de sa mère.
Et pourtant il y avait des gens qui ensei-
gnaient aux hommes d'être patients, qui leur
prêchaient une régénération, qui proclamaient
l'avènement d'un être qui, quoi(iue hideux en
apparence et cruel dans ses actes, serait le cham-
pion des droits de l'homme, le dispensateur
bienfaisant des fruits de la terre, de tous les
biens accordés par la providence à ses créatures.
Mais, malgré ces promesses, les hommes mau-
dissaient cet être comme un monstre, un dé-
mon, un mauvais génie, qui riait de la faim des
pauvres et s'endormait au bruit de leurs gémis-
semens. Il avait privé des milliers de malheu-
reux de leur pain pour gorger quelques privi-
légiés. C'était sous ces couleurs que se le repré-
sentaient les hommes dont le feu dévorant de la
famine desséchait les cœurs.
Enlin, se dépouillant de son aspect terrible,
cette puissance si chargée de malédictions se ré-
véla sous sa véritable forme. Que de grùce il y
avait dans son aspect! Quelles paroles douces et
musicales coulaient de -«es lèvres ! C'était la
science; elle parla, et les sauvages cœurs des
mortels s'adoucirent; leurs yeuxse dessillèrent,
une nouvelle vie ranima leurs veines ; leurs alar-
mes se dissipèrent; et en entendant la science,
les masses s'agenouillèrent avec amour et sou-
mission.
« Le mal qui a été fait, les souffrances infli-
gées à l'humanité, étaient la conséquence inévi-
table, nécessaire, de l'état où je me trouvais. Les
hommes se sont sacrifiés à mon enfance ; il est
juste que, dans la maturité de ma force, la fa-
mille humaine recueille les fruits de ma bonté.
Je semblais agir pour le bonheur d'un petit nom-
bre et le désespoir de, la foule, et pendant un
temps, par une invincible fatalité, le petit nom-
bre fut dans l'abondance, et la multitude eut
faim. Maintenant, la science, dans toute la pléni-
tude de son pouvoir, accomplit presque tout
travail, la science a cessé de recevoir la loi de
quelques accapareurs; elle s'emploie pour le
genre humain. Ainsi le dénuement, les peines,
l'injustice qu'ils fomentaient, vont disparaître
de la terre ; et les lumières, et des pensées d'or-
dre et de paix, fruits d'innocens loisirs, vont
donner à l'image de Dieu de la noblesse et de la
douceur.
Des pas pesans me réveillèrent et détruisirent
cette vision ; c'étaient ceux d'un commis voyageur
qui allait sonner pour demander ce (ju'il lui fal-
lait, un sixième verre de grog.
« Monsieur, me dit-il, je vois par le journal
qu'on va s'occuper encore des enfans de fabri-
que. Quant à moi, je persiste à croire que les
choses sont bien comme elles sont. »
Et le voyageur de commerce développa la
belle philosophie du gousset, la profession de
foi des honnêtes gens qui n'ont jamais assassiné,
ni laissé prolester un billet.
Mais les choses ne peuvent être ainsi ; il est im-
possible à la science de changer le quartier de
Sewen Kial en jardin des Ilespérides, ou faire
couler dans lloiywoll-street le lait et le miel;
mais le temps ajiproche oh, grftce à sa sagesse et
à sa bonté, les maux tjui, dans ce moment, ron-
gent comme des ulcères le corps so'.ial, seront
mis a\i nombre des cruautés du temps passé. En-
core une génération, et ceux qui insistent sur
la nécessité de maintenir la condition actuelle
des jeunes enfans de fabrique prendront place
à côté des admirateurs de la torture^ des défen-
seurs de la valeur sociale de la question ordi-
naire et extraordinaire.
ÉCRITS EN DIX MINUTES.
Son mot sur Pouché , Talleyrand et Potier. —
Anecdote de la pelisse*
Une dame dit un jour au comte Rosloplchine
qu'il devrait écrire ses Mémoires. Le lendemain,
lecomte lui apportaun petit rouleau : « Qu'avez-
vous là ? » lui demanda cette dame. — « Je me
suisconforméàvos ordres, répondit-il ; j'ai ré-
digé mes Mémoires; les voici. » — La dame ne
fut pas peu surprise de la promptitude de cette
rédaction, et ne s'attendait nullement à la lec-
ture du morceau suivant, dont la tournure spi-
rituellle et piquante nous parait rappeler la tou-
che de Voltaire (1).
Mes Mémoires, ou moi au naturel, écrits en
dix minutes.
TABLE DES CHAPITRES.
I. Ma naissance. — ii. Mon éducalioD, — in. Mes souf-
frances. — IV. Privations. — v. Epoques mémora-
bles.—vi. Portrait au moral.— th. Résolution impor-
tante. — VIII. Ce que je fus et ce que j'aurais pu être.
—IX. Principes respectables. — ï. Mes goûts.- xi. Mes
aversions. —XII. Analyse de ma vie.— xiii. Récom-
penses du ciel. — xiv. Mon épilaphe. — iv. Epltre
dédicatoire.
CHAPITRE I. — Manaissance.
En 1765,1e 12 mars, je sortis des ténèbres
pour être au grand jour. On me mesura, on me
pesa, on me baptisa. Je naquis sans savoir pour-
quoi, et mes parens remercièrent le ciel sans sa-
voir de qnoi.
CHAPITRE II. — Mon éducation.
On m'apprit toutes sortes de choses, et toute
espèce de langues. A force d'être impudent et
charlatan, je passai quelquefois pour un savant.
Ma tête est devenue une bibliothèque dépareil-
lée, dont j'ai gardé la clef.
CHAPITRE m. —Mes souffrances.
Je fus tourmenté par les maîtres, par les tail-
leurs qui me faisaient les habits étroits, par les
femmes, par l'ambition, par l'amour-propre,
par le» regrets inutiles, par les souverains et les
souvenirs.
CHAPITRE IV. — Privations.
J'ai été privé de trois grandes jouissances de
l'espèce humaine, du vol, de la gourmandise, et
de l'orgueil.
CHAPITRE V. — Epoques mémorables.
A 30 ans j'ai renoncé à la danse, à 40 ans à
plaire au beau sexe, à 50 ans à l'opinion publi-
que, à 00 ans îi penser, et je suis devenu un vra
sage, ou égoïste, ce ([ui est synonyme.
CHAPITRE VI. — Portrait au moral.
Je fus entêté comme une mule, capricieux
(1) Nous devons la communication de ces mémoires à
un spirituel et savant bibliophile, qui y a joint quelques
mots sur leur auteur.
— 3/i5
comme une coquette, gai comme un enfant, pa-
resseux comme une marmotte, actif comme Bo-
naparte, et le tout à volonté.
CHAPITRE VII. — Résolution importante.
N'ayant jamais pu me rendre maître ile ma
physionomie, je Iftchai la bride à ma langue et je
contractai la mauvaise habitude de penser tout
haut. Cela me procura quelques jouissances, et
beaucoup d'ennemis.
CHAPITRE VIII. — Ce que je fus et ce que j'au-
rais pu être.
J"ai été très sensible à l'amitié, à la confiance,
et si je fusse né pendant Tâge d'or, j'aurais été
peut-être un bon homme tout à fait.
CHAPITRE IX. — Principes respectables.
Je n"ai jamais été impliqué dans aucun ma-
riage, ni aucun commérage. Je n'ai jamais re-
commandé ni cuisinier, ni médecin ; par consé-
quent je n'ai attenté à la vie de personne.
CHAPITRE X. — Mes goûts.
J'ai aimé les petites sociétés, une promenade
dans les bois. J'avais une vénération involon-
taire pour le soleil, et son coucher m'attristait
souvent. En couleur, c'était le bien, en manger
le bœuf au raiford, en boisson l'eau fraîche, en
spectacle la comédie et la farce, en hommes et
en femmes les physionomies ouvertes et expres-
sives. Les bossus des deux sexes avaient pour
moi un charme que je n'ai jamais pu définir.
CHAPITRE XI. — Mes aversions.
J'avais de l'éloignement pour les sots et pour
les faquins, pour les femmes intrigantes qui
jouent la vertu, un dégofit pour l'affectation; de
la pitié pour les hommes teints et les femmes
fardées, de l'aversion pour les rats, les liqueurs,
la métaphysique et la rhubarbe, de l'effroi pour
la justice elles bétes enragées.
CHAPITRE XII. — Analyse de ma vie.
J'attends la mort sans crainte, comme sans
impatience. Ma vie a été un mauvais mélodra-
me à grand spectacle, oîi j'ai joué les héros, les
tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais ja-
mais les valets.
CHAPITRE XIII. — Récompenses du ciel.
Mon grand bonheur est d'être indépendant
des trois individus qui régissent l'Europe. Com-
me je suis assez riche, le dos tourné aux affaires,
et assez indifférent à la musique, je n'ai par con-
séquent rien à démêler avec Rotschild, Metter-
nich et Rossini.
CHAPITRE XIV. — Mon épitaphe.
ICI ON A POSÉ
POUR SE REPOSER,
AVEC UNE AME BLASÉE,
UN COEUR ÉPUISÉ
ET UN CORPS USÉ,
UN TIEUX DIABLE TRÉPASSÉ,
MESDAMES ET MESSIEURS , PASSEZ ! ;
ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PUBLIC.
Chien de public! Organe discordant des pas-
sions, toi qui élèves au ciel, et qui plonges dans
la boue, qui prônes et calomnies sans savoir
pourquoi; image du tocsin, écho de loi-mèine,
tyran absurde, échappé des petites maisons, ex-
trait des venins les \iliis subtils, et des aromates
les plus suaves; représentant du diable auprès
de l'espèce humaine; furie mas(iuée en charité
chrétienne! Public ! que j'ai craint dans ma jeu-
nesse, respecté dans r:"ige inùr, et méprisé dan»
ma vieillesse, c'est à toi que je dédie mes Mé-
moires. Gentil public! Enfin je suis hors de ton
atteinte, car je suis mort, et par conséipient
sourd, aveugle et muet, l'uisses-tu jouir de ces
avantages pour ton repos, et celui du genre hu-
main!
On lit dans la Biographie universelle et par-
tatire des contemporains {tom. 4, page 11G8),
que (' lorsque le comte Rosloptchine vint à l'a-
»ris, on ne fut pas peu surpris de voir un hom-
»me spirituel et aimable dans celui qu'on avait
"regardé jusque-là comme un Tarlare [éroce.n
— Cette brutale épilhète ne convenait pas da-
vantage à un homme comme le comte Rostopt-
chine que celle d'</(ce«(/<ajre, dont l'a gratifié
madame d'Abrantès dans ses Mémoires. — On
lui attribue, continue la Biographie, une foule
de mots ^viV/MA//* dont nous ne citerons que le
suivant ; « Je suis venu en France, disait-il,
»pour juger par moi-même du mérite réel de
«trois hommes célèbres, le duc d'Otrante, le (
»prince de Talleyrand, et Potier , il n'y a que ce
udernier qui me semble au niveau de sa réputa-
»tion.» Voici encore une anecdote très piijuante,
qui a été négligée par toutes les biographies, et
que l'on trouve dans le jU«rcMre de France du
21 messidor an X (10 juillet 1803), tom 9, in-8",
page 144 : Un jour que l'empereur Paul 1" était
au milieu d'un cercle nombreux où se trou-
vaient plusieurs princes russes avec le comte
Rosloptchine, sou ministre favori : « Dites-moi,
demanda-t-il brusquement à celui'Ci, pourcjuoi
n'étes-vous pas prince? — Après un moment
d'hésitation sur cette singulière demande, le
comte Rostoptchine répondit : « Votre majesté
impériale me permettra-t-elle de lui en dire la
véritable raison ? — Sans doute. — C'est que
celui de mes aieux qui vint deTartarie s'établir
en Russie y arriva en hiver. — Eh ! que pouvait
faire la saison au titre ([uon lui donna ? — C'est
que lorsqu'un seigneur tartare paraissait pour la
première fois à la cour, le souverain lui donnait
le choix entre une pelisse et le titre de prince.
Mon aïeul arriva dans un hiver rigoureux, et
eut le bon esprit de préférer la pelisse. Paul
rit beaucoup de cette réponse; puis s'adressant
aux princes présens : «Allons, messieurs, leur
dit-il, félicitez-vous que vos aïeux ne soient pas
arrivés en hiver. »
{Le Temps.)
tM WQWËmMT.
Avant l'ftge de trente ans, Adrien de Blancay
avait mérité et acipiis l'honorable titre d'o;7'<7i'-
nat. Libre et riche de bonne heure, il avait ar-
rangé sa vie .'i sa manière, et il ne faisait rien com-
me un autre. Il faut dire aussi (ju'en toutes choses
Adrien possédaitcetle supériorité de convention
devant laquelle le monde s'incline. 11 était ins-
truit, spirituel, aimable, généreux ; on se plai-
sait à reconnaitro en lui toutes ces (lualilés,
tant il nictlaitilc bonne grâce à les montrer. Son
principal défaut était une étourderie charmante
qui dominait et dirigeait presque toujours sa
conduite. Blauçay n'obéissait jamais à la ré-
flexion; en toutes circonstances, le pieniier
mouvement l'emportait, et ilse laissait entraîner
par une certaine impétuosité d'action qui le
servait ordinairement fort bien.
Il n'est pas de bonheur dont on ne finisse
par se fatiguer. Après avoir épuisé toutes les
délices de la vie de garçon, Blançay se sentit
mùr pour le mariage , et il chercha un parli
convenable. C'était la première fois qu'il tempo-
risait; aussi ne réussit-il pas dans son entre-
prise. 11 eut beau courir le monde pendant
tout un hiver, et ne manquer ni un bal ni un
raout, rien de ce qu'il rencontra n'eut le don
de lui plaire; et cependant il passa en revue
soixante demoiselles et dix-huit veuves, toutes
très disposées à acce[)ter le nom et les cinquante
mille livres de rente d'un des cavaliers les
mieux faits et les plus aimables de Paris.
Madame de Damrémy , tante d'Adrien lui
reprochait souvent sa lenteur à se décider et
les mauvaises chicanes qu'il faisait à d'excellens
partis.
— Que voulez-vous? répondait Blançay
toutes ces beautés qui se tiennent sous les ar-
mes me paraissent maussades. J'ai toujours dé-
testé les longs arrangemens et les profonde»
préméditations. Pour_ un mariage, comme en
toute autre affaire, j'aimerais l'imprévu une
rencontre fortuite, une sympathie improvisée.
De cette façon, je pourrais me montrer accom-
modant; mais si je fais tant que de réliéchir et
de chercher, je veux trouver une femme ac-
complie.
— C'est-à-dire que tu .veux vivre et mourir
garçon.
— Non vraiment; je vous jure que je suis de
bonne foi dans mes projets de mariage.
. — Alors, pourquoi demander l'impossible ?
.,— Estil donc impossible de trouver une
■femme jeune, bien née, riche, jolie, bonne et
spirituelle ?
— C'est du moins très difficile, et tu mettras
peut-être dix ans à trouver celle merveille, qui
pourrait bien, dans dix ans, ne pas vouloir de
toi.
~ Alors, je ne cherche plus, et je confie au
hasard ma ilestinée conjugale.
— Autre folie ! Les idées romanesques , mon
cher neveu, ne valent rien en pareille occasion.
Crois-moi, on ne saurait employer trop de pru-
dence et de précaution à se bien marier. Veux-
tu me charger de ton bonheur ? Je te promets
de te présenter avanl peu ce que tu ne pourrais
pas trouver tout seul : une femme, sinon accom-
plie, du moins qui approche beaucoup de la per-
fection que tu désires. 1. été dernier, en allant
aux eaux, je me suis arrêtée et jai passé trois
semaines chez une de mes anciennes amies,
madame Oormienncs, veuve d'un lieutenant-
général, et mère d'une fille unique. Puisque
Paris n'offre rirn qui soit digne de toi, il faut
bien l'adresser à la province. Julie Dormiennes
réunit tous les avanl.iges que peut souhaiter un
mari. J'entretiens une correspondance avec -a
mère.et je vais, si tu le permets, entamer une
négociation dont le succès me parait certain.
Adrien donna son consentemenl, et madame
deUararémysehMade prendre la plume pour
rédiger son premier protocole.
Quelques jours après celte conversalion entre
—■^340 —
la tante et le neveu, Blanray, traversant la place
ilu Carrousrl, songea qu'il n'avait pas encore
visité l'exposition ilu Louvre, ouverte depuis six
semaines. (Ceci se passait au milieu du mois
d'avril 1838.) Une néslir.ence si coupable ne
pouvait être trop tôt réparte ; Adrien entra au
Musée qu'il parcourut eu amateur insouriant et
dédaigneux. Il avait sur l'art moderne des
opinions particulières qu'il formulait rarement
et toujours avec une retenue bienveillante et
polie. Au bout d'une bcurc, l'examen le fatigua ;
l'éclat des vives et fraîches couleurs qui relui-
sent dans ce chaos ijue l'on nomme l'exposition,
lui donna la migraine, et il se retirait plus vite
qu'il n'était venu, lorsqucn détournant les
yeux dune bataille immense qui occupait trente
pieds de muraille, il laissa tomber son regard
sur un petit tableau modestement placé dans un
coin.... Adrien s'arrêta malgré lui, saisi de sur-
prise et d'admiration : — C'était un portrait de
femme ; une figure ravissante, de grands yeux
bleus, des cheveux noirs, des traits délicats et
charmans, un sourire plein de grftce. Le por-
trait devait être fidèle, car il était impossible
d'imaginer une aussi touchante beauté.
— Voilà bien, se dit Adrien, voilfi la femme
que le hasard me destinait! \ cet air ingénu, h
ce frais visage de seize ans, à cette simple pa-
rure, je ne puis douter que ce ne soit une jeune
fiUefen ferai ma femme '...l'ourquoi pas? fût elle
pauvre et d'une obscure condition, peu m'im-
porte! Mais les riches accessoires du tableau me
prouvent le contraire.... Pourvu que ce nesoit
pas un parti au-dessus de moi!...
Il se li^ta d'ouvrir le livret pour avoir une
indication; le livret disait simplement :
«Quatre portraits .sous le môme numéro. »
— Pas même d'initiales! mais, je saurai bien
percer le fragile mystère dont s'enveloppe cet
adorable portrait! et ce sera ma seule affaire
iusqu'à ce iiuc j'aie réussi.
Cela dit, Adrien, s'arrachantà une délicieuse
coniemidalion, se disposait à sortir du Louvre,
lorsqu'il rencontrasur l'escalier son ami Charles
de Lancy. ....
— Tu es le bien venu, lui dit-il, et je rentre
aven toi au salon. J'ai besoin d'un renseigne-
ment. Toi qui connais tout Paris, tu me diras le
nom d'une jeune personne charmante dont le
portrait se trouve dans la grande galerie , à
droite, au bout de la première travée.
—Je parie que c'est madame de L..., Tine
jeune Uiisse, belle comme un ange, et blonde
comme
—Non, elle aies cheveux noirs.
_ Alors, ce iiourrait bien être mademoiselle
deC...
_ Tiens, voilà le portrait, regarde...
— Elle est divine!... Mais je ne la connais pas.
—Je n'ai pas de secrets pour toi, Charles ; ap-
prends que ce portrait m'a inspiré une passion
subite, et ma passion est si vraie et si forte
qu'elle va droit au mariage, .\ide-moi donc
dans les recherches (pie je vais faire.
— lUcn de plus simide. Le livret suffît.
— Le livret est d'une discrétion parfaitement
sotte.
— Tu es donc bien réellement amoureux,
puis([ue tu es si aveugle. Le livret ne donnc-t-il
pas le nom et l'adresse du peintre ?
— Sans doute ; c'est M. N., rue d'Alger.
— Eh bien M. N. t'apprendra tout ce que tu
veux savoir.
— Tu as raison, je cours chez lui.
Adrien se rendit en toute hâte chez le peintre.
On lui dit que M. N. était parti depuis trois
semaines jiour l'Italie.
Le lendemain Adrien retourna au salon et
passa deux heures devant le portrait ; le surlen-
demain était un lundi, jour ou le Musée est
fermé ; Adrien demanda des chevaux de poste,
et partit en écrivant à Charles de Lancy ce peu de
mots '■
« Adieu, je vais la chercher. «
Et à madame de Damréray :
«Ma chère tante, je suis amoureux; c'est
vous dire (lu'il ne faut plus vous occuper de me
marier, et que ce soin me regarde seul. Avant
peu j'espère vous présenter une nièce dont vous
serez contente. Une affaire pressante m'oblige à
partir sur-le-champ sans me laisser le temps de
prendre congé de vous. Dans un mois je serai
de retour, et je viendrai vous demander pardon
de toutes mes fautes, que vous excuserez en
faveur du motif qui mêles fait commettre.»
Voilà donc Adiien lancé à la recherche de
M. N... en Italie. On n'avait pas su lui dire dans
quelle ville s'était rendu le peintre, et à tout
hasard il commença par aller à Rome. 11 y a un
dieu pour les amoureux; c'était précisément à
Rome que se trouvait M. N...
Trois jours après son arrivée dans la capitale
du monde chrétien, Blançay, qui n'avait pas
perdu de temps, s'était mis sur la trace de l'ar-
tiste, et le rencontrait, copiant une madone
dans l'église Saint-Jean-de-Latran.
— Monsieur, dit Adrien au peintre, je viens
de Paris toutexprès pour vous demander le nom
d'une personne dont vous avez exposé le por-
ti ait au salon. Vous n'hésiterez pas à me donner
tous les renseignemens convenables, lorsque
vous saurez quelles sont mes vues et mes inten-
tions. Je me nomme le comte de Blancay, je
suis libre et riche , j'aime la personne dont
vous avez fait le portrait, et je veux l'épouser.
— Je serai Matlé, répondit le peintre, de vous
servir dans une passion aussi honnête; mais j'ai
exposé plusieurs portraits; pourriez-vous m'in-
diquer celui dont vous parler ?
— Une jeune personne charmante, en robe
blanche...
-J'ai au musée trois personnes charmantes,
toutes trois en robes blanches.... Si vous me
disiez 011 est placé le tableau, cela sutRrait pour
éviter tout quiproquo.
— Le portrait en question se trouve au bout
de la première travée de la grande galerie, à
droite, tout à fait dans le coin, contre la
colonne.
— Ah ! mon dieu ! s'écria M. N. en pâlissant.
donc , monsieur ? reprit
— Qu'avez-vous
vivement A<lricn.
— Première travée! dans le coin !.... El vous
dites que vous Pal niez et que vous voulez l'é-
pouser';'....
— Oui, monsieur, et ma passion est de force à
mépriser tous les préjugés et à briser tous les
obstacles; ainsi répondez-moi sans crainte.
— Mais, monsieur, comment vous dire...
— Dites , je vous écoute.
— Cette jeune personne que vous aimez, que
vous voulez épouser...
— Eh bien ?
— Eh bien, monsieur, c'est ma femme !
Frappé détonnement et de douleur, Adrien
demeura muet pendant (jnehiues instans; puis,
faisant un elîort sur lui-même, il reprit d'une
voix tremblante d'émotion:
— Votre femme!...
— Oui monsieur; je l'ai épousée il y a six ans.
Elle est en effet d'une beauté peu commune et
vous n'êtes pas le premier qui éprouve pour
elle une passion fatale... C'est un malheur!...
— Oh ! oui ; un malheur bien grand!
Le peintre plia son bagage et sortitde l'église;
Adrien le suivit, et ils se séparèrent sous le
portail.
— Que faire maintenant? Retourner à Paris i
L'oublier !....Oui, mais auparavant, il faut que je
voie ; car je ne puis croire encore à toute Péten-
la due de ma misère. Son mari! lui !... Lorsque
je l'aurai vue, pourrai-je vaincre ma passion ?...
De cruels combats déchiraient l'âme d'Adrien ;
après vingt-quatre heures de souffrances, il ne
put résister au démon qui Pentrainait, et il se
rendit à la demeure du peintre N...
On lui répondit à Rome comme à Paris :
— Il est parti.
N.... était jaloux, il avait eu peur de la pas-
sion d'Adrien, et en mari prudent il avait fui
l'ennemi.
Dès lors la guerre était engagée ; Adrien irri-
té s'écria: «Je les poursuivrai : advienne que
pourra !»
Mais le peintre n'avait pas dit où il allait, et
Blançay fut obligé de le poursuivre au hasard,
comptant sur son étoile. Le hasard qui l'avait si
bien servi au commencement de la campagne,
le guida cette fois avec moins de précision et
de bonheur. Adrien alla vainement à Naples, à
Florence, à Pise, à Livourne, h Milan; quatre
mois d'excursions infructueuses ne lassèrent pas
sa patience; enfin, à Venise il trouva ce qu'il
cherchait. Un malin il entra inopinément chez
N.... qui, en l'apercevant, jeta un cri de surprise
et d'effroi. Le peintre déjeunait avec sa femme
lorsque Adrien lui apparut.
— Retirez-vous, Eudoxie, dit le mari jaloux.
— Non, madame, restez, s'écria Blançay, je
suis trop heureux de vous voir !
_ Comment, reprit le peintre, vous osez, en
ma présence?....
— En vérité c'était bien la peine de me faire
courir si long-temps! Madame N... est d'une
beauté parfaite, mais elle ne ressemble pas le
moins du monde au portrait dont je vous ai
parlé.
— Quoit ce n'est pas elle?
— Non, fort heureusement !
— Cependant, la première travée, à droite....
Mais, j'y pense! A la fin de mars on remanie les
tableaux, on les change de place, et on aura
peut-être mis après mon départ un autre de mes
portraits dans le coin où était celui de ma
femme... , , ,_,,
— Sans doute ! Voilà la cause de votre erreur!
Maintenant, du moins, nous allons nous expli-
quer complètement, et nous ne pourrons plus
nous tromper.
— Voyons ; j'ai fait en robe blanche le portrait
— 347 —
(le mademoiselle Mociesle, des chœurs de l'Opé-
ra; puis le portrait de madame H , mais
celle-là est en robe de velours vert; d'ailleurs
elle a cinquante ans.
— Alors, c'est voire quatrième portrait:
seize ans, des yeux bleus, des cheveux noirs.
— Fort bien ! J'y suis ! Une délicieuse ligure ;
mais je ne sais pas son nom.
— Allons donc! c'est une plaisanterie !
— Rien de plus sérieux. Je n'ai pas fait ce
portrait d'après nature. C'est une copie. On m'a
apporté le modèle peint par un artiste de pro-
vince.
— Mais vous me direz qui est-ce qui vous a
chargé de celle copie !
'— Un homme d'alïiures, nommé Vauxbreuil,
qui a fait faillite, et qui est parti pour la Bel-
gique sans me payer ce portrait et sans me faire
savoir à qui je devais le remettre. Si bien que
le portrait me reste, etque je puis vous le céder,
si cela vous est agréable.
— C'est convenu. Combien en voulez-vous ?
— Nous étions d'accord à mille francs avec
Vauxbreuil. Mon confrère A.... que j'ai chargé
de retirer mes tableaux du Salon, vous remet-
tra le porli'ait ; je vais lui écrireà ce sujet.
— Adieu donc, mon cher N...,je pars ce soir
pour Paris; et s'il le faut, j'irai delà chercher
Vauxbreuil à Bruxelles.
Blançay, aussitôt (|u'il fut arrivé à Paris, n'eut
rien de plus pressé (|uc d'entrer en possession
du portrait de sa belle inconnue. Le peintre A...
lui dit :
— Je viens de recevoir la lettre dcN...., mais
je ne puis que vous rendre vos mille francs; je
n'ai plus le portrait.
— Oui! monsieur, l'aurlez-vous vendu?... A
qui !'
— Je l'ai remis à la personne qui l'avait com-
mandé.
— A M. Vauxbreuil?
— Non. M. Vauxbreuil n'était qu'un inter-
médiaire. Ce portrait appartient à madame
Dormiennes, car c'est le portrait de sa tille.
Adrien quitta précipitamment le peintre et
courut chez madame de Damrémy.
La bonne tante eut bien de la peine à com-
prendre son neveu qui voulait tout lui dire en
peu de mois; |)uis, (|uand elle l'eut compris,
elle s'efforça île le consoler.
— Tu le vois, mon ami, lui dit-elle, on va
chercher q\ielquefois bien loin ce que l'on a
sous la main. Tu t'es échappé parla finétre|)our
courir après l'ombre du bonheur ijui frappait à
ïa porte !
— Ce n'est pas le moment de me faire de la
morale, ma chère tante; conduisez- moi chex
ïnadame Dormiennes.
— Malheureux ! tu ne sais donc pas P...,
— Je ne sais rien, sinon que j'adore Julie,que
Je veux la voir et l'épouser.
— 11 n'est plus tein|)s.
— Quoi!.,., mariée!.,..
— Non, mais c'est tout comme; ondoitsicner
ce soir leconlrat de luariajje.
— Oiil iwn, c'csl impossible! vous voulez vous
jouer de moi I me piniir de ma folie...
— Hélas ! mon ami, ce ipic jo le ilis n'est que
trop réel. Madame Dormiennes, sur la foi de
mes propositions, avait quitté «a pi-ovincc m
annonçant que sa lille allait se marier à Paiis.
Ce mariage rompu sans motif pouvait compro-
mettre la jeune personne, et blessait l'aniour-
propre de la mère ; il faillail donc se hâter de
marier Julie, et les partis n'ont pas manqué.
M. de Varinges s'est présenté le premier....
— Varinges! un sot!...
— Un mari, mon neveu.
— J'aurai une explication avec lui et, s'il faut,
je le tuerai.
— Vous laisserez vivre Varinges, mon ami,
car ce n'est pas lui qui épouse ; un rival l'asup*
planté, un duel s'en est suivi et Varinges a été
blessé.
— Mais enfin ce rival heureux, quel est-il ?
— M . de Lancy.
— Ernest ?
— Oui, Ernest de Lancy, votre ami intime.
— Quelle abominable trahison!... Il connais-
sait ma passion et le but de mon voyage. C'est
une infamie doiii j'aurai raison !
Le valet de chambre d'Ernest apprit à Blançay
que son maître était absent, mais qu'il devait
revenir le soir même de Nantes, où il s'était ren-
du pour des affaire relatives à son prochain
mariage.
Adrien fit senlinelle pendant trois heures.
Lancy arriva et, en descendant de voilure, se
trouva face à face avec son ancien ami.
— Je t'attendais, lui dit Adrien d'une voix
terrible.
— El moi donc! s'écria Lancy en riant. Mais
où étais-tu ei quel voyageas-tu fait sans donner
de tes nouvelles !
— Vous en aurez loul-ii-rheure, traître !
— C'est comme cela que tu me reçois et que
tu me remercies ? Eh bien ! tu es un aimable
garçon !
— Trêve de railleries ! Il faut que l'un de
nous deux ait la vie de l'autre.
— De mieux en mieux ! Voilà le caractère que
tu rapportes de tes voyages P.... Tuaurais mieux
fait de rester à Paris.
— Ernest! crois-tu que ma colère ait besoin
d'être irritée ?
— Non; au contraire, je vais la calmer d'a-
bord, et puis je te reprocherai d'avoir méconnu
ton meilleur ami.
— Que veux-tu dire P
— Quelques jours après ton départ furtif,
j'ai rencontré au bal l'ange du portrait, Julie
Dormiennes. J'aurais voulu courir sur tes trac«s
pour te ramener, mais où étais-tu? Et pendant
que lu errais à l'aventure, Julie allail l'échapper
sans retour. Varinges l'avait demandée en ma-
riage. Je me suis adressé vainement à la loyaulé
de ce fat; il a persisté dans son projet; le parti
était bon pour lui, et il ne voidnit pas y renon-
cer. Qu'ai-je fait alors? Avant (|ue rien fût con-
venu avec > aringes, je me suis présenté i> mada-
me Dormiennes, et je n'ai pas eu de peine à
prendre l'avantage sur ce concurrent. 51odeslic
à part, je vaux mieux que Varinges; je suis plus
jeune, plus aimableel plus riche que lui. Oum'ii
accepté, cl le f.il éconiluil a eu un coup d'épéc
pardessus le marché. Moi, jo voulais loul .sim-
plement te garder celle que lu aiuics ; cl j'ai fait
traîner le mariage en longueur, eu nyanl aoin de
plaire le moins possible, et de ce cOléj'tù réussi ;
' mais le plus diflicilc étsil de faire nalUfe Ues dé-
lais, et vraiment je me serais irouvé dans un
grand embarras si lu n'étais arrivé, car on de-
vait signer le contrat ce soir. Mais enfin te voilà
et je te cède la place. Suis-je donc un traître ?
— Tu es le plus généreux des hommes !
— Maintenant, viens avec moi chez madame
Dormiennes; tu feras à Julie le récit île ton
voyage, et tout s'arrangera aisément : Ion amour
touchera son cœur.
EUGÈXE Gli.xot.
{Courrier français.)
Carcabe crut trmte î>u palais-iloual.
lue des pins anciennes et des plus populaires
arcades du Palais-Koyal est, sans contredit, la
boutique (1) qui porte le n. 130.
Un malin que, de très bonne heure, le père
Molin, marchand tailleur, dirigeait ses deux
commis occupés à étaler, sur le devant de la
boutique, des haijils d'eufans ,— spécialité
dans laquelle l'arcade du n. 130 avait alors,
j comme à ])résent, la ré|iutation d'exceller,—
le père IMolin se senlil rudement frapper sur l'é-
paule droite. Peu satisfait de celle énergique
marque de familiarité, il se retourna, l'air gro-
gnon et la bouche hargneuse... mais il resta
stupéfait et presque consterné; ses lèvres, en-
Ir'ouvertes pour gronder, se fermèrent par un
mouvement convulsif, et sa main se porta ma-
chinalement vers sa tête, comme si elle eût
cherché, pour saluer, un chapeau qui ne s'y
trouvait pas... C'est qu'il y avail là, devant le
père Molin, un inconnu de haute taille dont un
chapeau galonné d'or et chargé de plumes, un
chapeau de général, couronnait la tête. Appuyé
sur son sabre, l'œil vif, la moustache relevée,
l'étranger laissailvoir, à travers les plis du larj^e
manteau qui l'enveloppait, les broderies d'or de
son habit; enfin le grand-cordon de la Légion-
d'Honneur retombait sur sa poitrine.
Pendant quelques secondes, ils restèrent ainsi
en présence, muets et immobiles.
— Eh bien ! père Molin, comment cela va-t-il ?
demanda enfin le militaire, quand il se fut
assez amusé de la surprise du tailleur.
— Pas mal, monseigneur, répli(|ua le petit
homme, saus trop savoir ce qu'il disait et regar-
dant avec stupéfaction la main amie que lui
tendait le général.
— Ah ça, tu as donc fait fortune, que lu fais
le fier avec tes anciens amis? Voilà un quart
d'heure que je te tends la main et que lu ne me
la serres pas, sacrebleii !
—Pardon, mon général, mais je n'ai pas l'hon-
neur....
— Elnpioi ! dix ans t'empêchent de reconnaître
ton meilleur ami, ton compagnon de cabaret,
celui que tu as régalé tant de fois d'un verre de
vin et d'une ciMcIctle.... le joyeux garde-fran-
çaise François-Joseph Le firbvre ? Aliène, mon
vieux, à bas la surprise! viens m'cmbrawcr.
Pour être duc de Dantjrick et maréchal de
France, on n'en est pas plus firr, va !.... Je m'in-
(1) Colle boullquc serril d,ui$ l'origine tic 1 iw rut
diluions sa\,'ins qui oicitîireut peudaul qutlq IC9 BOiB
la curioiii^i de loul Pari«t
- 3/iR —
vite à déjeftner chez toi. Envoie chercher du
vin ^ quinze, deux ciMelettes; prends-en même
<lii;ili'e, eela ne lera pasde mal, et vive la joie!
ÎSoiis boirons aux leni|is de noire jeunesse, et tu
viendras diner demain ciicz moi, à mon palais,
avec ma femme, madame la duchesse, qui n'en
est pas plus fière ni moins lionne, et ([ui se sou-
Tient très bien qu'elle a porté le bidon de vivan-
dière sur ses épaules.
Je votis laisse juj;er de la joie etdel'émotion
du père Molin. Il riait, il jileurait, il embras-
sait le maréchal, il lui serrait les mains, il criait
à ses ijarçons : C'est mon ami François ! et leur
donnait cent ordres contradictoires pour le
déjeuner.
Le duc de Danizick, presque aussi ému, se
tenait appuyé contre le pilastre de l'aicade,
quand, ^ son tour, il se sentit frappé sur l'é-
paule. Il se retourna... Sa surprise et son émo-
tion égalèrent au moins la surprise et l'émotion
dont le jière Molin avait naguère donné de si
étranges preuves. 11 rougit, ôta respectueuse-
ment son chapeau, et balbutia quelques paroles
qu'un geste du nouveau venu interrompit aussi-
tôt.
— Maréchal, dit-il, j'ai oublié ou bien l'on
m"a volé ma bourse. Je suis entré dans un café
pour déjeuner, et quand il m'a fallu payer, je
me suis trouvé sans argent. Je ne sais comment
je serais sorti de cet embarras, si je ne vous
eusse aperçu de loin, l'ayez ma dépense ù ce
garçon (jui m'accompagne, et donnez-lui un
napoléon po\ir boire.
Celui qui parlait ainsi au général était un
homme de taille moyenne, et dont la redingote
bleue et le chapeau rond, par leur forme surannée
et leur état de maturité, semblaient justifier
plutôt la pénurie «l'argent (|ue l'acte de muni-
licence dont il gratifiait le garçon de café.
Quand l'homme au tablier fut payé, le nouveau
venu passa son bras sous le bras du maréchal et
l'emmena sans façon.
Consterné de voir son illustre convive s'éloi-
gner, le père Molin courut aussitôt près du
maréchal.
— Et notre déjei'iner, demanda-t-il, et notre
déjeuner, François ?
Le duc de Dantzick, par un geste mystérieux,
lui enjoignit le silence, et suivit l'inconnu avec
le(|uel il disparut bientôt derrière les arcades.
Tandis que le tailleur rentrait dans sa bouti-
que, non sans faire rejaillir sur ses commis
quebpie chose de la mauvaise humeur (|ui l'agi-
tait, le maréchal et son compagnon quittaient
le l'alais-Boyal et montaient dans un fiacre.
— Tu t'es trouvé là bien à propos! sans toi,
j'allais probablement être conduit au corps de
garde, pour avoir escroqué un déjeuner.
— .Si jamais l'on vous avait fait une pareille
injure!...
— Je dois, tout comme un autre, payer m»n
déjeuner, et je n'avais pas même un franc dans
ma poche. Ce qu'il y a de jdus comi(iue, c'est
que le papier que je chiffonne là dans ma main
est un mandat de cent mille écus sur le trésor...
Mais tu conviendras que je ne pouvais guère le
changer pour payer quatre francs cinquante
centimes !
( r^Un mandat de trois cent mille fjancs ?
— Oui, c'est un cadeau que; je' porte à un
savant de mes amis.
— A un savant ? s'écria Lefehvrc, à un savant
trois cent mille francs! Et que fera-t-il de pareille
somme? 11 y a là de quoi rendre heureux, )>our
toute leur vie, trois cents pauvres vieux soldats.
Celui à (jui s'adressaient ces reproches se mit
à rire.
— Tu n'aimes donc pas les savans, mon brave
LefebvreP
— Ma foi, non ! je fais peu de cas de ces liseurs
de vieux livres, «|ui ne sont bons à rien ell que
l'on paie plus cher qu'un maréchal de France...
— Qui est bon à quelque chose, n'est-ce pas ?
ne fitt-ce qu'à payer mon déjeuner, interrom-
pit celui qui tenait le bras du maréchal, en pin-
çant l'oreille du brave soldat. Ne sois pas injus-
te, mon ami ; ces trois cent mille francs sont
destinés à Berthollet.
— Berthollet ! répliqua le maréchal. Berthol-
let? Je ne connais pas!
— Pardieu, la plaisanterie me parait un peu
forte ! Tu n'as jamais entendu parler de Ber-
thollet.
— Je sais le nom de tous ceux qui servent
sous mes ordres, depuis mes aides-de-camp
jusqu'à la moindre vivandière. Le reste ne me
regarde pas.
— Allons, ne te fâche point. Tu vas faire la
connaissance de Berthollet.
— Bien obligé, j'aurais autant aimé aller dé-
jeuner avec mon ami Molin le tailleur.
— Ah ! je m'explique maintenant ta mauvaise
humeur contre les savans, puisqu'il s'agit d'un
déjei'iner maïuiué. Eli bien! gourmand, tu feras
pénitence jusqu'au bout! Au lieu de l'odeur des
côtelettes de ton tailleur, tu respireras les par-
fums moins alléchansduchlore et du gaz hydro-
gène.— Allons, en avant, pas accéléré, marche !
Je veux te faire connaître Berthollet. Berthollet
est un brave, d'ailleurs, il était de l'expédition
d'Egypte, et aucun danger n'a pu jamais le faire
renoncer à ses recherches scientifiques. Un jour
qu'il remontait le Nil sur une barque où les ma-
melucks lui envoyaient force balles, ses compa-
gnons le virent remplir de pierres les poches de
sa redingote. — Que prétendez-vous faire ? lui
demandèrent-ils. — Couler à fond plus vile,
dit-il, et ne pas donner à ces gredins la joie de
faire un Français prisonnier.
— Hum! réj)liqua le maréchal, voilà qui est
bien.
Le duc de Dantzick et son compagnon étaient
arrivés à Arcueil, et entraient, sans se faire an-
noncer, dans l'atelier du chimiste. On peut juger
de la surprise de ce dernier, quand il vit Napo-
léon lui rendre ainsi visite.
— Pour(|uoi ne vous voit-on plus aux Tuile r
ries, monsieur ?
— Sire, dit-il, il m'a fallu faire construire un
immense laboratoire dont les devis ont dépassé
mes prévisions; j'ai dû réduire la dépense
de ma maison, et même supprimer mes che-
vaux et ma voiture; par conséquent je ne puis
aller à la cour.
— La belle raison ! ne savez-vous pas que
j'ai toujours cent mille écus au service de mes
amis, interrompit Napoléon en jetant sur une
table le mandat qu'il avait montré tout à l'heure
au maréchal.
Ne m'avez-vous point rendu assez de services
pour que je vous donne les moyens de venir
me voiraux Tuileries. La chimie vousdoit d'im-
menses progrès ; vous avez enseigné aux indus-
triels à blanchir les toiles par le chlore ; et pour
prix de tout cela, vous n'êtes encore que mem-
bre de l'Académie des sciences et sénateur de
Montpellier. — Je vous nomme directeur de ma
fabrique des Gobelins ; cette place se trouve
vacante depuis hier, et personne ne mérite plus
que vous de la remplir. Maintenant il faut vous
occuper d'arriver à une découverte à laquelle
j'attache la plus grande importance. Il s'agirait
d'empêcher l'eau (ju'emportent les marins dans
leurs expéditions lointaines, de se corrompre et
de devenir une sorte de poison pour ces braves
gens.
Berthollet réfléchit quelques minutes.
— Sire, dit-il, diverses expériences m'ont ap-
pris la tendance de l'hydrogène à se corhbiner
avec le charbon, et la tendance avec laquelle ce
dernier corps relient l'hydrogène. Par suite de ce
phénomène, l'eau qui se trouverait en contact
avec du charbon ne serait j)oint altérée... Pour
conserver de l'eau douce durant les voyages de
long cours, il suffit donc de faire brûler l'inté-
rieur des tonneaux destinés à la contenir. Je ré-
ponds de l'infaillibilité de ce moyen .
— Maréchal, mon argent est-il bien employé ?
demanda l'empereur au duc de Danizick. Voilà
un quart d'heure de conversation qui sauvera la
vie à plus de cent mille marins.
Le soldat tendit la main au savant.
— Monsieur, lui dit-il, vous méritez l'amitié
de tout cœur véritablement français. Permettez-
moi de vous offrir la mienne et de vous deman-
der la vôtre.
— Vous êtes dignes l'un de l'autre , ajouta
l'empereur. Tous les deuxenfans de vos œuvres;
vous, Lefebvre, pauvre soldat alsacien ; vous,
Berthollet, pauvre enfant genevois, c'est à force
de mérite personnel, de courage et de persévé-
rance que vous êtes arrivés à la gloire; que vous
vous êtes rendus dignes de la reconnaissance
du pays ; que vous vous êtes gagné mon amitié.
Puisse tournant vers Berlliollet :
Venez me voir souvent aux Tuileries. Vous
savez combien j'aime à recevoir vos visites et à
causer avec vous.
Napoléon reprit le bras du maréchal, monta
dans le premier fiacre iju'ils rencontrèrent, et
ramena son compagnon au Palais-Boyal, devant
la boutique du père Molin.
— Monsieur, dit-il au tailleur, voici votre
convive que je vous rends. Donnez-lui vite à dé-
jeuner, car il se meurt de faim.
— Si monsieur voulait partager ce déjeuner
avec François... avec monsieur le maréchal,
veux-je dire, proposa le tailleur.
— Merci, j'ai quelques affaires qui m'obligent
à retourner de suite chez moi.
— Nous aurons un chapon truffé et du vin...
tout ce qu'il y a de plus exquis, continua Molin
en insistant.
— Bien obligé! Veuillezseulement faire avan-
cer un peu le fiacre que nous avons laissé dans
la rue voisine à deux pas d'ici.
La voiture arriva bientôt : le maréchal
conduisit l'empereur jusqu'au vénérable sapin
— 349 —
doublé de velours d'Utrecht jaune et vint rejoin-
dre le père Molln.
— Quel est donc ce monsieur en redingote râ-
pée ? demanda le marchand d'iiabits. Vous de-
vriez bien l'engager à se faire faire chez moi une
redingote neuve.
— Tu n'es pas dégoûté, Molin ; car tu pour-
rais te vanter d'avoir en lui la plus célèbre
pratique du monde. Mais n'allons-nous pas
enfin déjeuner ?
—Si fait; voici que l'on met la table.... Quel
est donc ce monsieur.
— C'est l'empereur !
' A ce nom, le père Mollin faillit tomber de
son haut.
— L'empereur ! s'écria-t-il, l'empereur Na-
poléon !...
Puis, revenu un peu de sa surprise, il dit :
"En tout cas, il peut se vanter d'avoir un bien
mauvais tailleur. Sacristie, si j'avais l'honneur
de l'habiller, je m'en tirerais d'une autre façon,
reprit-il avec un noble orgueii.
S. Henri Berthoid.
{Presse).
fiAL.O]V DB 1939.
(Septième article. )
GENRE.
MM. J. Boilly, Horace Vernet, Clément Boulanger,
Adolphe Leieur, Armand Leieux, madame Adèle Fer-
rand, mademoiselle Clotilde Gérard, De Rudder,
Trimolet , Dauvergne , Gros-Claude, Chasselat-Saiiit-
Ange, Sabatier, Charles Année, Bafcop , BarUer,
Wierlï, Henry Scbeffer, le marquis de Valdahon, l'er-
dinand Storelli, Saint-Evre, Octave Roland, madame
Anne Rimbaul.F. Peyson, Bellangé, Louis Boulanger,
Gué 1 mademoiselle Sophie Hubert, Jacob , Meon ,
Pigal.
Nous sommes loin encore d'avoir passé en re-
vue toutes les richesses que nous offre le genre ,
ce vaudeville de la peinture, cette aimable et
gracieuse image des mœurs intimes, des petits
accidens de la vie. Nulle école ne possède comme
la nôtre l'art précieux de faire valoir d'humbles
détails, de poétiser les sujets les plus vulgaires.
Mais avant d'aborder toutes ces petites scènes
destinées îi nous délasser de la contemplation
d'une peinture plus sérieuse , nous nous arrête-
rons devant un tableau d'un style fort élevé et
qui se rattache à ce qu'on appelle l'histoire anec-
dotiiiue : le Dante à l'c'rone , composition bien
entendue. Le célèbre auteur de la Divine l>,>nié-
die passe rêveur et grave par les rues de la ville ;
les habitans , persuadés ([u'AlIghieri est récem-
ment sorti de l'Enfer où ee|icndant il n'était allé
qu'en esprit, le contemplent avec un supersti-
tieux elfroi , chacun suivant son sexe et son ftge.
Ainsi un jeune garçon s'approche du poète en
marchant sur la pointe des pieds cl le rcijarde
de très près ; la curiosité a vaincu en lui la ter-
reur; un gentillioinnK' ipii porte son faucon sur
le poing montre avec mépris à un gros bour-
geois le sombre visiteur des régions infernales;
enlin une mère , assise sur le devant de sa porte,
presse entre ses bras son bel entant counne poiu'
le soustraire à la fuiU'Ste inllneiuede VOcc/ilatii
ou mauvais œil. Toutes les parties de ce tableau
sont ajustées avec beaucoup d'intelligence, et
ces divers épisodes ont de l'unité. La couleur ,
le dessin, prouvent le talent de M. J. Boilly.
Si nous avons avons mis quelque restriction
à louer le triple paravent militaire qui s'appelle
la Prise deCotislanline et que de bonnes ((ua-
lités n'empêchent pas d'être d'un ton gris et
froid ; si nous avons peu goûté cette peinture
ofHciellequi omet comme à dessein l'épisode du
siège le jilus mémorable , c'est à dire la mort du
général en chef, tué ainsi que Turenne dans une
reconnaissance ; en revanche, nous rendrons jus-
lice aux ]>etitcs toiles que M. HoraceVernel nous
a offertes. Déjà les Jazet, ces intelligens traduc-
teurs, avaient reproduit et popularisé la Chasse
au.r Lions et Agar chassée par Abruhaiii. Le
modèle ai rive après la copie , et justifie sa répu-
tation. Agar surtout nous semble une œuvre très
remarquable ; voyez comme le geste du ])atriar-
che a d'autorité en montrant à la jeune femme
le chemin mortel du désert. Et aussi quelle rési-
gnation orientale règne sur le front pâli de la
mère d'ismaël. Les voyages de M. Horace Vernet
lui ont permis d'étudier de près des populations
qui ont gardé l'empreinte des premiers Ages; ce
n'est pas dans notre Europe et au sein de notre
race du nord que l'artiste pourrait reproduire
les types majestueux consacrés par la Bible.
Quant à la Chasse aux Lions , c'est une fort
jolie composition, un peu coquette et (|ui ne
rappelle nullement les tableaux analogues de
Rubens. Ce teri ible combat se passe avec les for-
mes les plus polies; les chasseurs mettent infini-
ment de grùce à frapper leur terrible ennemi
qui ne peut manquer d'être touché de tant de
bons procédés.
Voici un peintre que domine exclusivement
legoûtdes choses brillantes, riches, gaies et heu-
reuses; à iM. Clément Boulanger les étoffes soyeu-
ses , les velours épais , les colliers de perles, les
ville ombreuses, les palais de patriciens, les jar-
dins enchantés et tout pleins de terrasses, de
bassins et de statues. Semblable îi Auguste, il
nous prend nos maisons de briques et nous les
rend d'or. Après avoir, l'an dernier, entassé tou-
tes cesmagnilicencesdansson Enfant prodigue,
il s'est plu, cette fois, à reproduire les charmes
et les joies du jeune âge. La Fontaine de Jou-
vence, c'est bien là le rendez-vous de tout ce
(|ni aime la beauté et les plaisirs qu'elle doinie.
Sur un des derniers plans du tableau s'élève une
gracieuse coupe de marbre d'où reionibc avec
mille capricieuses ondulations une eau lim|iiile
qui, devenue ruisseau, court à travers le tapis
émaillé d'un parc portanlpartout surson passage
les lys et les roses de vingt ans. Déjà quelques
femmes ont repris dans ce bain régénérateur
leur fraîcheur et leurs formes d'autrefois ; elles
se plaisent à se mirer dans cette eauipii repro-
duit la beauté qu'elle leur a rendue ; plus loin ,
d'autres femmes rajeunies attirent des vieillartls
vers la fontaine, ceux-ci paraissent très enclins à
se laisser tenter. Un petit Cupidon assiste à cette
srène , les mains croisées tièrement derrière le
dos ; on voit qu'il est dans son royaume. Deux
amans qui se retrouvent et s'unissent dans un
long embrassement, d'autres couples bienheu-
reux cpii se |>erdiut dans l'épaisseur des massifs
d'arbres, vodà de jolis épisodes et (pii prouvent
chez M. Clément Boulanger une pensée ingé-
nieuse et féconde. Quant à l'exécution, elle est
un peu lâche, le dessin manque de précision, et
l'ensemble de fini.
Ln modelé des plus vigoureux, une habile ré-
partition de lumière distinguent les scènes de
Basse-Bretagne, par MM. Adolphe et Armand
Leieux. — Nous trouvons une expression dis-
tinguée dans le Villon, de madame Adèle Fer-
rand ; seulement il nous semble que la présence
du médecin au chevet du sublime moribond est
de trop , parce qu'elle distrait l'attention qui
doit se porter exclusivement .«ur le jioète et ses
filles. — Combien est charmante cette jjetite toile
qui nous retrace VEnfance de sainte Thérèse
d'Avila... Un parfum de douce chasteté s'exhale
de cette jeune fille aux vétemens blancs si bien
drai)és, que nous voyons occupée à lire les li-
vres sacrés. Mademoiselle Clotilde Cérard est
bien certainement d'une bonne école; nous
croyons qu'elle devrait désormais se livrer à des
compositions plus étendues. — Le talent de
M. de Rudder brille surtout par l'énergie , qua-
lité dont cet artiste a fait abus dans son Uamlet ■
car, pour tuer Polonius derrière une tapisserie
en s'éeriant : Un rat !... Je gage qu'ilest mort !...
le jprinee Danois n'a pas besoin de gesticuler
comme un lu-emier rôle de l'Ambigu-Coraique.
Quelle plaie dans les arts, que l'invasion du
mélodrame ! Nous préférons à ce tableau celui
lies Lansquenets. A merveille ; ces soldats qui
ont joué aux cartes après boire sont bien animés
par la colère ; l'un d'entre eux se croit dupé, il
s'élancesurses armes; le sang va couler, la iiartie
sera complète. Cette action se dessine avec tous
ses détails, sans effort, sans exagération. — Lne
Maison de secours , par .M. Trimolet, rentre
dans le cercle de l'Ecole de Lyon; mais ici il y a
progrès .-ous le rapport de l'expression ; une tête
d'aveugle et une vieille femme sont deux figures
très remarquables , tandis qu'un groupe où l'on
voit une sœur de charité et des petites filles est
de la dernière faiblesse. Evidemment M. Trimo-
let tâtonne encore, et le hasard seul lui fait trou-
ver bien ; car, dans son intérêt, nous ne voulons
pas croire qu'il soit maître de son talent.
La peinture de genre n'atteint , selou nous;
son but véritable, que lorsqu'elle joint une leçon
à un épisode de mœurs familières, .\insi la Mort
d'un Comédien , par M. Dauvergne, vaut bien
des pages philosophiques. Au fond d'un galetas,
près d'une fenêtre vers laquelle il s'est traîné
sans doute iiour aspirer un peu d'air, glt un
pauvre tliable , seul, abandonné sans parens ,
sans amis : il asuccorabé à la faim peut-être, et
pas une main ne s'est étendue jiour le secourir...
La nudité des murailles atteste sa misère ; peut-
être cette existence consumée à la lurur de la
rampe a-t-elle débuté par des succès et de la
gloire; puis la vieillesse et les riiles sont venues
rejeter le comédien sur les planches des der-
niers théâtres de petite ville : il n'est plus resté
à l'artiste nomade ((ue le manteau de taux ve-
lours rouge (]ne vous voyez accroché à un clou,
dernier Tcstige de jours meilleurs, dernier dé-
bris d'illusions en présence de la plus triste
réalité.
M. Gros-Claude a exposé une jolie scène vil-
lageoise , la Tireuse de rortes ■ — M. Ch^sse-
lal-S.iint-An.;c, un épisode fait pour émouvoir,
c'est lE/ilern ment d'un père de famille. Lu
350
douleur fuipi-pinte sur loules les figures est couleur locale; ses meuMes,ses étofFes, [sont VEnfaNt prodione -ïc \>h-el\ quiVo
«ruiie vérité fort élo(|iicntc. — M. Saluilier se Meu élu.iiés. — La Parde de boules prouve son fils repentant, est plein de véri
recommande par ses Lareiises (|ui sont bien ; chez M. Octave Roland du naturel plus que de
groupées et ses Pêcheurs du Gros, physiono-
mies rudes et franeheinent aceenliu'es. — La Par-
tie de (aiicx est une peinlu'-e fine et (jui an-
nonce chez >!. (^h. Année une éluile approfon-
ilie licTcrliurij. Les personnages occupés à jouer,
les meubles du style de Louis Xlll, les rideaux,
sont exécutés avec une délicatesse charmante. —
Les mœurs du vilhiije brillent de toute leur naï-
veté nu peu surannée dans la Mire apciiçile,\)av
m. Ual'cop, Lixc, vous ne fikz pas, etc. , re-
frain bien connu et bien usé depuis la Fille mal
gardée. — Des Braconniers surpris par des
gardes- chasse révèlent de leneryie et du mou-
vementchez M. liarker; les hommes, les chiens,
se portent siniultanéinentvers l'entrée qu'assaille
l'ennetni conunun ; toutes les tètes ont de l'ex-
pression ; le {jibier mort qui servira bientôt de
pièce de conviction contre les braconniers est
peint avec beaucoup de fidélité. — Ici encore
nous retrouvons l'cxaijéralion de iM. VVierIz, l'i-
mitateur outré de Rubens, copiste des défauts
du maître llamand et ne soupçonnant pas le
sens des beautés de son modèle. Les Souhails
sont une preuve de ce que nous avançons; ce
sujet, tiré de Perrault, demandai'.une simplicité
siiiriluelle; le lirtcheron, sa femme et la fée dont
les dons sont été si mal emidoyé.>.ne doivent pas
paraître jouer une scène trai;i<|ue dans la chau-
mière enfumée. — Au contraire , quel naturel
précieux, quel fonds inépuisable de sensibilité
chez M. Henry Scheffer!...ll ne nous a pas indi-
qué le sujet de ce charmant tableau d'intérieur
où rèyne un indicible sentiment de mélancolie.
Qui sont-ils ces deux jeunes gens en habits de
deuil ? Pleurent-ils une mère, une sœur.^ Et ce
vieillard au visage vénérable et qui ra|)pelle ces
honnêtes figures de protestans que M. Henry
Siheffer retrace si bien, pourquoi presse t-il ce
petit enfant contre son cœur et lui fait-il un
iierceau , un abri de ses bras ? Nous le répétons,
cette composition est remplie d'un doux mys-
tère et elle plait à la pensée qu'elle invite à la
méditation.
AI. le marquis de Valdahon s'est rapproché de
Pigal dans son tableau de la Question embar-
rassante. C'est inie jeune paysanne à qui sa
mère surprend une belle chaîne d'or avec une
montre. Cela sent furieusement les amoureux ;
aussi le père presse-t-il certain bcMon qui va
faire parler la vérité. Les expressions sont fran-
ches et l'ensemble amusant. — Les mœurs na-
politaines ont inspiré à M. Ferdinand Storelli
deux compositions agréables , mais où manque
1 imagination; tout s'y réduit ù des figures exac-
tes, mais assez insignifiantes.
Un sujet délicieux est celui qu'a traité M. St-
Evre, Marie de Braba/itct Adenez le rui. L'é-
pouse de Philippe-le-llardi cultivait les lettres
avec une grande supériorité pour son épo(]ue.
Ce fut à ses conseils que le poète Adcnez dut les
données sur lesquelles il composa le roman de
Cleomadcs. On voit la reine occu|iée àremettre
à son trouvère favori des parchemins qu'il reçoit
CD s'indinantavec respect. Peut-être Adenez a-
t-il l'air trop grave , puisqu'il ne s'agit là que
des secrets et enseignemens de la gaie science.
l'habileté pratique. — Madame Anne Rimbaut
a traité le sujet de la Rose rouge; le prêtre qui
unit Marceau et l'.lanche de Reaulicu a moins
l'air de les'unir (jue de les exorciser. —C'était
une belle page à faire que les Derniers inslans
de tabbéde PEpre ; lorsqu'on songe que l'au-
teur de ce;iablcau , M. Peyson , est sourd-muet
on s'associe volontiers au .sentiment qui a dicté
son œuvre, tout en rcgretiant qu'elle ne soit pas
d'un style [dus élevé. —Vive M. Rellangé pour
ses croipiis militaires qui manquent jamais de
nous émouvoir... car ce sont des reflets d'un
temps à jamais écoulé, d'une gloire qui ne brille
plus que par le souvenir. Son pinceau facile a
on prescn te
té dans sa
double cxjjression de sévérité et de tendresse.— -
Le Roi des Rois est la plus boulîonne personni-
fication du buveur, du franc luron , tel qu'il y
en avait lors(iue le Caveau existait et que l'on
chantait encore en France. — Le Charlatan,
ce Fontanarosc parisien n'est pas moinsamusant.
Enfin le Miroir magique est une bonne leçon
à l'adresse de la coquetterie ; une jeune fille
consulte la surface polie qui doit lui montrer
son avenir, c'est à dire quelque beau mari : loin
de là, ce qu'elle aperçoit c'est sa propre image,
défigurée , mais vieille et hideuse ; ses yeux de
seize ans se voient, par anticipation, h soixante;
des rides, des cheveux blancs, une triste cadu-
cité, voilà le spectacle que lui donne un mali-
rclraré l'anecdote si connue , le mot si célèbre ' cieux démon ; en celte circonstance , Satan
de Honneur au courage mal/icureu.r :...
L'empereur passe au grand galop là-bas, au
fond de l'horizon... Sur le devant, un grenadier
blessé et soutenu par une brave vivandière sur
un maigre cheval que mène un conscrit, chemi-
ne, défaillant ; cependant malgré sa soulfranee
il a entendu le cri électrique de Vive l'Empe-
reur! et il porte respectueusement la main à
son front qu'entoure un linge ensanglanté. Cette
esquisse a un vrai cachet militaire; on a de la
peine à en détacher les yeux. — On ne remar-
quera iieut-étre pas un petit tableau de M.
Louis Boulanger, car c'est une peinture sévère-
pourtant la /l76Te et la Fille mérite de grands
éloges.
Voici une scène touchante , due'à M. Gué;
une Pauvre Femmt est tombée de lassitude au
pied d'une croix île pimc, au bord de la route.
L'ombre descend sur la campagne , les champs
vont être déserts et silencieux... Et cette infor-
tunée est seule, accablée, et elle a faim ! Tant de
vérité émeut. — La Desdcmone, de mademoi-
selle Sophie Hubert, prouve un sentiment élevé;
le désespoir et la terreur régnent bien sur le
front de l'amante du More de Venise. — Un trait
de la vie ù' Albert Durer nous a valu un bon ta-
bleau de M. Jacob, peintre allemand. On sait
que le talent du célèbre Durer consistait prin-
cipalement dans l'observation : mais ce grand ar-
tiste avait, pour son malheur, une femme dure
et acariâtre qui le gourmandait impitoyablement
dès qu'il contemiilait le ciel ou arrêtait ses re-
gards sur les épisoiies sans cesse rcnaissans de
la rue. Un jour il considérait des enfans qui se
disputaient un nid d'oiseau ; sa femme vient lui
crier avec aigreur : Travaille donc , paresseux ,
au lieu de perdre les plus belles heures du jour!
— Eh ! ne vois -tu pas, lui répond-il, que je tra-
vaille... — Les Pifferuri , par M. Mann, étude
des Transtévérins, olîrent de bonnes parties ,
bien que deux têtes sur quatre soient très insi-
gnifiantes.
Nous avons réservé pour la fin les tableaux de
ÎM. Pigal, iiarce que nul iieinire de ^e/(re ne
comiirend mieux, selon nous, la portée morale
desi)etites compositions familières, qu'il étu-
die au sein même du peuple. C'est une philoso-
phie en déshabillé , sans prétention, sans sévé-
rité et qui donne ses leçons en riant. Aussi fait-
elle rire ceux même dont elle reproduit les ridi-
cules ou les faiblesses. M. Pigal a retracé, dans
nous semble un excellent moraliste ; qu'en dites-
vous ? Alf, Des Essauts.
Hcmic îJramatinuc
THEATRE ROYAL DE L'OPERA-COMIQUE.
Première représentation des Treize, opéra-
boulîon en trois actes, paroles de MM. Scribe
et Duport, musiipie de M. Ilalévy.
C'est une fort triste chose (pi'une bouffonne-
rie (|ui n'est point gaie; nous en avons tait la ré-
flexion pendant tout le j)remitr acte de cet0|)éra
quasi-comique de 51M. Scribe et Duport, dont
les fines plaisanteries ont si souvent provoqué le
rire, et qui nous paraissant cette fois resseu.bler
fort à ces conteurs imprudens qui vous [irévien-
nenl que vous allez bien vous aiuuscr et qui ne
vous amusent guère. Heureusement les deux ou
trois situations réellement comiques du second
acte sont venus nous dérider, et elles ont de-
mandé grâce pourles langueurs du dénoùment.
Nous avons plus d'un reproche à faire aux au-
teurs; nous ne les formulerons pas tous pour
divers motifs qui tiennent à notre réserve halii-
tuelle en matière de criticpie ; mais nous signa-
lerons parmi les défauts capitaux del'ouvragesa
teneur graveleuse et l'erreur singulière de deux
séducteurs de professsion dont tous les efforts
tendent simplement à obtenir quel([ues momens
d'un tête à tête scabreux avec une grisette qui
aime ailleurs. L'analyse delà pièce développera
suffisamment notre idée.
On supi)ose que dans la bonne ville de Naples
il existe une association en commandite de treize
roués du haut style (|ui exploitent la séduction
sur une vaste échelle et rendent toute concur-
rence impossible. Le litre de la pièce paraîtrait
indiquer (|uc vous allez voir l'honorable com-
liagnie dans l'exercice de ses travaux; le libretto
ne va pas si loin, Dieu merci, et, des treize Lo-
velace qu'il vous promet, il ne vous en livre que
deux. L'échantillon suffisait il est vrai pour ju-
ger des autres.
La jeune et jolie couturière Isella connue à
Naples, comme elle le dit elle-même, pour la
solidité de ses principes et de ses points-arrière,
a entrepris un petit voyage et se détourne de sa
route afi;i de s'arrêter dans une auberge qui ap-
partient à son amoureux. L'un des treize est sur
sa piste : c'est le feld maréchal marquis Odoar,
qui est chargé d aller recevoir la nouvelle reine
de Naples sur la frontière et qui se détourne
aussi deson chemin pourrencontrerla gracieuse
ouvrière dont il est épris. Elle arrive en effet et
descend dans l'hôtellerie avec son voiturin ([ui
[ n'est autre (|ue le comte de Fifcram"sca, mera-
! bre important de l'illustre société. Odoar qui l'a
', reconnu sous son déguisement en instruit l'hô-
tellier; celui-ci surprend (pichpies mots entre le
voiturin et sa maîtresse qui lui semblent jirou-
Du reste, iM. Sainl-ivrc a gbsçrvO avec talent la j nos mœurs, avec noire costume , la paraliole de ver une connivence coupable el il se décide %
351
nepoint la voir. — Champ libre entre les deux
associés. Laliceest ouverte et la lutteeommence.
Le feld-maréchal fiiit arrêter le voilurin |>our
défaut de patente; le comte fait défjiierpir àson
tour le maripiis en lui donnant unr conlrefuçon
du signal qui indiiiue l'arrivée de la reine. Les
deux chamiiions ne sont pas hommes à se dé-
sarçonner pour si peu de chose ; ie marquis per-
suade à la jeune lille qu'il. est chargé parsa tante
d'aller cherchera Naples une certaine coutu-
rière nommée Isella pour venir travadier dans
le châleau de la respectable douairière, au léger
prix de mille piastres par mois dont trois cents
payables d'avance. Déconfiture du voiturin qui
est remercié, payé et renvoyé. Le voiturin ;i son
tour jelte son déguisement, et comme il saiti[ue
la jolie modiste est orpheline dès l'enfance et
qu'elle n'a jamais connu de famille, il se pré-
sente à elle comme son frère. Isella ravie d élre
comtesse renonce, comme on le pense bien, aux
engagemens qu'elle a contractés en qualité de
simple ouvrière. On croitla partie perdue pour
le marquis. Du tout! il donne les mains à la four-
berie de son rival ; mais il lui rappelle une pré-
tendue alliance, contractée dès l'enfance entre
cette soeur qui n'a jamais existé et lui ; l'acte de
mariage parfaitement en règle est dans les archi-
ves Je la famille à côté de l'extrait de naissance
de la jeune tille. Le marquis, en conséquence de
ses droits et prérogatives se dispose à emmener
sa femme ; lesoi disant frère déclare qu'il n'aban-
donnera point sa sœur, et la nouvelle marquise
pressée de choisir entre les deux trompeurs se
décide à passer la nuit dans rhôlellerie.
Genajo l'aubergiste qui donne comme sa mai-
tresse dans ce double paneau, mais qui a pu se
convaincre cependant (|ue la jeurte lille l'aime
toujours, prend la louable précaution de l'enfer-
mer dans la chambreoùelles'est retirée. Chacun
de ses rivaux, enfermé comme elle, trouve
moyen de s'évaderet veut se faireouvrir la porte
de l'ouvrière. Genajo s'excuse de ne pas donner
la clef au marcjuis sous prétexte qu'il l'a déjà re-
mise au comte, et il reçoit d'eux la mutuelle
confidence de leur trahison : le mari déclare
que sa femme n'a point de frère, et le faux frère
soutient (|ue sa sœur n'a jamais été mariée. Ge-
najo (|ui les croit tous deux va transmettre ces
précieux documens à lamodisleetledénoumeut
se fait au premier étage, tandis que les deux du-
j)es s'expliquent plus bas en recevant les félicita-
tions ironiques de leurs onze associés.
On voit que la donnée, pour être passable-
ment audacieuse au théâtre, n'en est pas plus
nouvelle pour cela. C'est une imitation tU- Jo-
conde, h cela presque la passion matérielle est
traitée sans façon au lieu et place ilu sen-
timent. L'intrigue il faut bien le dire, est
passablement leste, et l'exécution gaze peu son
allure par trop grivoise. Maislc public a ri, nous
sommes désarmés.
M. llalévy était-il bien le compositeur qu'il
fallait pour habiller en musique le badin ige ex
ccssivement léger de JMM. Scribe et l)u|)ort?
nous avons quehiues raisons d'en dou 1er. Lcslyle
adopté par M. Halévy, et qui est le résullat 'de
ses profondes étudesautant (|ue de la tendance
générale de ses idées, le porte vers les choses sé-
rieuses. Il faut à son talent des proportions lar-
ges, élevées; ses combinaisons veulent de l'es-
pace, elles exigent une exécution nerveuse et
puis.sanle ; il est mal à l'aise dans un librellod'o-
péracomi(]ue.
Lai>arliiiou des Treize n'en est pas moins
ime charmante chose considérée sous le rajiport
de l'art. Mais elle est beaucoup au-dessus de ce
qu'elle devrait èlre, et, ipion ne s'y trompe pas,
ceci est un défaut. Les masses sont dessinées
avec une corrcclion irré|>rochable, les détails
sont traités avec une prodigieuse adresse. Mais
partout la scieiu-e se révèle avec une puissance
«pii écrase le poème, et comme les mélodies du
mailrc sont loin de surnager à la superlicie de
son travail, il eu résulte que l'altenlion des ha-
bitués de l'Opéra-Comiquc, enlièrcment i\('-
paysée, s'cum'eaaiislclubyriulhc des aa-çssoi-;
res toujours si im|)ortans chez IM. Halévy, et que
la plupart du temps, elle laisse passer inaperçus
des trésors (|u'un œ-il exercé peut à peine appré-
cier à le première vue.
Comme lesdilférens morceaux dont se com-
pose cette remarquable partition sont émi-
nemment dignes d'une analyse approfondie et
consciencieuse, nous reviendrons plus tard sur
ce travail et nous iniquerons en attendant, par-
mi les fragmens les jilus saillans de l'ouvrage,
l'inlrodui-lion tout entière, le final du ])remier
acte, le délicieux (juatuor en imitations qui ter-
mine le second acte, l'air chanté par madame
Leplus au commencement du troisième avec un
incroyable accompagnement de danse el de valse,
ei les couplets de Chollet.
La pièce a été exécutée avec ensemble; Chollet,
Roy et Jansenne méritent des éloges sans restric-
tions. Madame Jenny-Colon-Leplus est char-
mante sous le costume d'une modiste Napoli-
taine, elle a joué et chanté de verve.
Nous pensons que le succès des Treize sera
productif pour ce théâtre.
StEPHEN de la M.iDEL.'VINE.
Dans quel(]ues jo\irs, la Hh'du.ieya déplorer
ses voiles ■'i l'Ambigu, et nous initier aux nou-
veaux chefs d'iruvre de >ni. l'hilaslre et Cani-
boii, les habiles peintres du [.nr des Feex. Ces
artistes n('|)euvent que laisser bien loin derrière
eux MM. Devoir cl l'ourehel, auteurs des décors
du .Si/lj>/ii\ On nailc In-aucoup de la reproduc-
tion liilèle du lablea\i de l!iar<l : /<■ Biipti'me du
lYopii/iie et ib' lœ'uvre sublime de Géricaull.
Nous profilons de l'occasion qui nous amène
.'l parler de l'Ambigu, pour annoncer l'arrivée à
la dirccli(Hi de notre ami Chabot de l'uuiin,
jeune auteur dont nous avons eu souvent ,^ en-
re;;islrer les succès sur divers ihéAIrcs. MM.
Cormoii . Dutcrlre et Chabot nous paraissent
devoir débulcr par une magnifique réussite. La
iVcdus<! sera pour l'Ambigu une mine d'or.
,_^ C.-l\..Di.trS
THE.ATRE DE LA GAITE.
Le Cordon bleu. — Le Sylphe d'or, drame fan-
tastique en trois actes , précédé d'un prologue,
de MM. Meyer et Montigny.
Le Cordon bleu est un vaudeville aux allures
égrillardes, dû à la plumespirituelle de M. Sau-
vage. Un provincial au cœur naifetpur courtise
une cuisinière; celle-ci se fait passer pour com-
tesseet le novice, après avoir été bafoué et battu,
se déclare satisfait. Mademoiselle Léonline sem-
ble née pour jouer les cuisinières, et Margot,
mais voilà tout...
Arrivons au Sylphe d'or, à cette pièce mirifi-
que qui devait écraser le succès des Pilules du
diable et qui n'a rien écrasé, au contraire.
Celte pièce féerie ou fantastique, peu importo
le nom , repose sur ces pensées très morales :
l'or lie su I fil point au bonheur; plus on pos-
sède , plus on désire. 11 y avait certes un succès
dans une pareille donnée traitée avec art, mais
MM. Montigny et Aleyer ont préféré faire estro-
pier à leurs acteurs la musique d' Vuber, de
Kossini , d'Adam , d'Halévy , etc. , au grand
CHUui des spectateurs.
Le machiniste dont le nom m'échappe ne nous
a pas paru très fort; peut-être aux représen-
tations suivantes se sera-t-il distingué ?
Quant aux décorations, deux seules sont réel-
lement remarcptables et les autres sont plus
qu'ordinaires.
Disons en terminant que la pièce est très mai
jouée par toute la troupe, à l'exception de linil
ou dix lapins qui dansent la /i'i'fi/A'vt'e en pré-
sence d'un chasseur. Somme toute, ça n'esl
pas chouette, pour me servir d'une expres-
sion échappée à un titi lors de la nomination
des auteurs , machinistes, décorateurs, cboré»
graphes, compositeurs, etc.
HfDue î)c cinq jours.
13;AVRIL. — Une lettre de Rayonne nous an-
nonce que Cabrera s'est emparé de Saragosse
le 6 Uu courant. Ce général laissante Segurat le
brigadier LIangostera, pour tenir tète aux chefs
Van Halen et Ayerbe réunis, se serait jiorlé par
une marche forcée à la tèle de onze bataillons ,
sur la capitale de l'Aragon. Cette ville laissée
sans défense, aurait capitulé sans coup férir.
— On écrit de Vera-Cruz : «■ Santa- Anna, par
un de ces reviremens qui, dii-on, ne sont pas
sans précédens dans sa carrière politique, s'est
soudainement déclaré pour la paix, et dii que
le gouvernement doit accepter le plan proposé
par M. Pakenham. Quant à lui, d l'approuve en-
tièrement. Ce général vient de partir pour
Mexico. >)
— On écrit de Stockholm, que la fille du célè-
bre Linnée, qui est morte à Lpsal le 21 de ce
mois, à rù;;e de quatre-vingt-dix ans passés, a
légué sa fortune à deux arrière-pelits-nevcux
de l'illustre naturaliste.
— On écrit de Bruxelles, 12 avril : « La plus
forte machine à vapeur qui ait été introduite en
Belgique vient d'être débarquée à la place de la
Grue , au Canal ; elle sort de la fonderie de
M. Harvey et comp., de Haylie, duché de Corn-
wall (Angleterre). Cette machine à cylindre est
de la force de GoO chevaux; les deux principales
pièces sont faites d'une seule masse et pèsent
.'i2'(J00 livres »
— Un vol d'une audace peu commune, a été
commis hier en plein jounlans l'église deSaint-
Ambroise, quartier l'opincourt. Il était près de
midi, et un grand nombre de fidèles attendaient
la célébration de l'oflice divin. Tout à coup un
homme, que les assistans croyaient appartenir à
la fabrique, s'approche de l'autel , et s'aidant
d'un marche-pied qu'il avait été prendre à 'luel-
ques pas de là, il s'empare du christ qui surmon-
tait le tabernacle, etse diriged'un pas tranquille
vers la s icristie. Mais au lieu d'y entrer, il sort
par une petite porte qui s'y trouve attenante et
prend la fuite. Le bedeau ne tarda pas à s'aper-
cevoir de la soustraction ; mais fort heureuse-
ment le christ enlevé n'était pas celui qui fi-
gure or linairement à cette place, et qui est d'aï--
gent massif. Il était en plaqué. ^
— lia été déclaré, dans les dix premiers jours
d'avril, au greffe du tribunal de commerce delà
Seine 35 faillites.
Dans les trois premiers mois de
1839 205
Total. 210
Dans toute l'année 1838, il n'en avait été dé-
claré que iiO. Ou peut voir, comparativement,
quelle a été la force de la crise qui travaille en-
core le commerce de la capitale; mais ce n'est pas
toul : les divers passifs de ces 240 faillites éga-
lent à peu l>rès ceux des -120 de IS3S.
— La première chambre du tribunal civil est
saisie d'un procès i|ui s'agite entre M. l'arche-
vi''(|ue de Paris et les hérilicrs d une dame .Naii-
din. (|ui, par son testament a légué aux frères
du Calvaire quarante actions de la Banipie de
France, représentant une valeur de lUO.UOO fr.
environ. Cette cause a été indiquée à samedi
prochain pour éti'C plaidéc.
Ifi. — Le b.Mimenl que l'amiral Raudin a du
expé.lier en France après la signature de traité
de la Vera-Criir >'si aiiendu à lirest d'un moment
à l'autre; mais il par lil certain que le gouver-
nement français a déjà reçu le texte du traité
par la voie de Londres.
— L'ouverture de l'exposition dcsproduils de
l'indusirie fiera, dit-on. partie du programme de
1,1 fête du roi. l^ garde nationale. assuri»-l-on,
sera convoquée el formera la haie depuis les
■ruilerir<pi«qu'à l'arc lie triomphe de 1 Lloilo,
et sera passée en n~vue par le roi.
Du reste, le proiîrammeannoncer.iii, conmie
il'usaiic, Jcs fciu d\iriûicc , Ucs miis J« coca juq
352 —
et des spectacles gratis dans les carrés de» ,
Champ-tlysées. ,.
_ La caisse dïHiarune do Pansa reçu,diman- J
che U ellundi 15 avril is:v.), de 4,190 déposants |
dont 55,s nouveaux, la somme (le 560,016 fr. j
Ixs lemlioursemens demandes se sont élevés
a la somme de 338,000 francs. 1
— Les nouvelles ijue nous recevons des dépar-
temens nous apprennent que la souscription en
faveur des victimes du tremblement de terre de
la Martinique oUlient partout un grand succès.
A Tours, le produit d'une seule quête faite jeudi
dernier dans la cathédrale a été de plus de
2,'*00fr. . , T> N l'^ „
_ Le 1" (le ce mois est mort a Home, a I âge
de nualre-vini;l-cinqans,D. KoGuet, de l'Aca-
démie de SaiiU-Luc, membre cori espondant de
l'Institut lie France et membre de 1 Académie
des beaux-arls de Florence M. Boguet était un
peintre de paysages très dislingue : il était né
en France, à Chantilly. 11 était allé à Rome dans
l'intention d'y passer quinze jours, il y est resté
cinquante ans. , , „,c ■
— On estime que la population nègre del AHi-
nue s'élève à près de cent raillions; en Amérique
la race nègre est évaluée à huit raillions et en
Europe à vingt millions. , , u k
— M Wright, ancien concierge de la chamDre
des communes, a laissé à sa famille, en mourant
de 150 à 200,000 liv. st. Il a légué sa fortune à
sa troisième femme, à ses amis et aiix enfans de
sa fille unique, en mettant à celte disposition la
condition formelle qu'aucun de ces enfans ii au-
rait voiture On a retrouvé dans un coin dune
des chambres du défunt une vieille boile ren-
fermant des billeis de banque pour 2,000 1. st.
— On écrit de Marseille :
,. La veuve et les enfans de Finfortuné Nourrit
seront rendus h Marseille le 20 courant. L exhu-
mation nécessitait diverses formalités, le cer-
cueil n'arrivera pas avant le commencement de
mai. Ln ami de la famille, compatriote de Nour-
rit, M. Boisselot, est chargé des tristes détails
de 'la réception du corps. .
— Un accident bien extraordinaire est an ivé
la semaine dernière au théâtre de Versailles
pendant la représentation du Sotineur de
Sainl-Paul. L'acteur chargé du principal rôle
se trouvant en scène avec une jeune actrice ilont
la coiffure élail ornée d'une longue épingle à
malienne, enleva par mégarde, en gesticulant,
cette épingle.qui, lancée comme une flèche, alla
frappe'r dans l'œil du souffleur. Ce malheureux
poussa un cri perçant et tomba sans connaissan-
ce On s'empressa de lui porter secours, et 1 on
reconnut que l'épingle n'avait heureusement
attaqué que le blanc de l'œd dans angle intei -
ne. on espère que cet accident n'aura pas de
suites fâcheuses.
— On mande de Poitiers au Journal d'Indre-
et-Loire ■ « Un grave accident vient d'avoir lieu
sur la route de Paris à Bordeaux ; une diligence
a versé au dessus de Croutelles, près de Poi-
tiers, le 10 de ce moi ; le choc a été si violent,
que, sur 17 voyageurs, huit ont été blessés assez
rriè'vemenl, plusieurs d'entre eux ontélé trans-
portés à Poitiers, dans l'état le plus déplorable;
le postillon a eu le bras cassé en plusieurs en-
droits. On attribue cet accident à la rupture de
la cheville ouvrière. Procès-verbal a été imraé-
diatenv nt dressé. » ,, , . ,
— On dit qu'un libraire vient d'acheter à
M Thiers, moyennant 20,000 fr. le complément
de .son Histoire de la Retwiufion fraii(,aue
jusqiiàr empire et lare.ilauralion.CeUv. con-
tinuation devrait être livrée dans deux ans.
— Le prix du pain est ainsi fixé, pour la
deuxième quinzaine d'avril : 15 sous les quatre
livres, première qualité ; 12 sous les quatre li-
vres, deuxième qualité.
— On voit en ce moment dans le grand chan-
tier de la place de la Bastille une statue colos-
sale en bronze, destinée â surmonter la colonne
de Juillet. Cette statue est censée représenter le
génie de la liberté. , , „ j .
— On écrit de Pont-Audemer à la Revue du
Havre ; » Un vieillard, qui avait fait, dit-on ,
un testament à sa nièce et qui craignait que la
surveillance de sa femme n'occasionnât quelque
préjudice h sa légataire, s'est avisé d'un moyen
héroïque pour assurer l'exécution entière de ses
dernières dispositions : il a tué sa femme, puis
il s'est lui-même noyé dans un puits. »
—Une ordonnance royale du 27 mars, publiée
parle Bulletin des Lois, règle le périmètre de
la rare d'arrivée dans Paris du chemin de fer île
Paris à St-Germain ; il ne s'étendra pas au de la
de la rue Saint-Lazare.
— L'interne qui a soigné Soufflard,M. James,
vient desoumetlre la tête de ce cnminelaux ap-
plications phrénologiques. Voici es ■'«^■s" »'«
fournis par l'inspection du crâne : les Pt'otnbt-
rances les plus apparentes étaient celles de a
l.îënveiUance, de l'estime de soi, de esprit de
saillie et de l'amour de la propriété. Quant a la
boe du meurtre , elle existait à peine chez
Soulflard. La phrénologie ne s'estjpas rangée au
nombre des sciences exactes.
17 — Auiourd'hui,» la chambre a procédé à
l'élection de son président. Le dépouillement
desvô"es .s'est fait au milieu de 'agitation la
lus vive. M. llippolyte Passy a été nommé au
ftêniicr tour de 'scrutin. Il a obtenu 223 voix et
M. 0. Barrot 193. Plusieurs voix ont été per-
*^"i^ On écrit deConslantine qu'il y a quelque
lemns les Aractas ayant commis quelques dé-
pX'ions parmi des tribus alliées, 1200 hommes
furent envoyés contre eux. (.eux-ci, surpris à
F nu roviste, se laissèrent enlever un nombre
,roi. 'ieux de chameaux, des mulets p us de
Inoo moutons, des bœufs, des femmes et des en-
^"!1' 1 a cour d'assises de la Meuse vient de con-
damner à deux mois de prison, un jeune homme
qui en avait blessé un autre en ".'t";l-,^"V^:
moin a été condamné à quatre mois de la même^
**^!!î.%n a remarcpié que le chiffre des yerse-
mens faits hier et avant-hier à la caisse d épar-
rnc d'épargne de P.uis a excédé le chiffre des
remboursemens. Nous nous empressons de si-
rnaler comme un heureux symi.tôme ce fait qui
ne s'était pas produit depuis le i février.
18 — Les nominations pour la vice-presi-
dence se sont faites aujourd'hui à la chambre
aans le même esprit qu'hier. Les candidats qui
ou? obtenu la majorilé sont les représentan
.les opinions conslitulionnelles et modérées . et
sont MM. Calmon, Cunin-Gndaine et Tes e.
_ On lit dans une lettre de Bone, sous laldale
'^Ve 'dernier courrier de Constantine nous a
apporté des nouvelles satisfaisaiites de cette
V lie, où la misère était si grande il y a quelque
em, s. La roule de Slora à celle capitale était
praticable, les provisions y arrivent facilement,
et l'on expédie de Stora de nombreux convois.
La population maure seule souffre encore, mais
la garnison française ne manque de nen
ion parle chaque jour des embarras des rues
de Paris, et du malheureux sort des piétons.
Tout cela n'a rien qui doive surprendre, si I on
sonre .m'en 1815 on ne comptait qu'environ
15 000 voitures circulant dans Pans, et .lue ce
nombre est plusque quadruple car il y en avait
01,000 en 18:!8; savoir; Cabriolets , fiacres , di-
lirences, omnibus, 20,000; baquets, tombe-
reaux, charrettes 33,000 ; voitures de remises et
bourgeoises 6,000. . , ■ , i -
— La cour royale (première chambre ) a dé-
cidé aujourd'hui, par confirmation d'un juge-
ment du tribunal de commerce, que es trai-
tés relatils à la publication d'un journal consti-
tuaient un acte de commerce, et que le proprié-
taire du journal , aussi bien que le gérant, était
justiciable des tribunaux de commerce, et con-
traignablc par corps , à raison des fournitures
faites au journal. ^
— C'est la ville de VVcinheim , située dans le
grand-duché de Bade , sur la roule des monta -
gnes (îiergsstrass), qui conduit de Bade à Hei-
delberg , que les libraires allemands ont choisie
pour y tenir le congrès où ils se proposent de
se concerter sur les mesures générales à pren-
dre pour faire cesser, une fois pour toutes , la
honteuse industrie de la contrefaçon. Il est pro-
bable (lue le congrès sera ouvert vers la fin de
mai , ou dans le commencement de juin au plus
lard.
— L'ancienne cathédrale de Boulogne va être
réédifiée. La première pierre en a été posée
lundi avec une grande cérémonie.
1 0.— On écrit de Leipzig, 8 avril : « L'ouverture
solennelle du chemin de fer de Leipzig à Dres-
de, le premier grand chemin du continent, a eu
lieu aujourd'hui. La famille royale de Saxe et
tous les ministressetrouvaientdanslespremières
voitures. La distance de 31 lieues a été parcou-
rue en 4 heures et 48 minutes, à cause des nom-
breuses stations pour recevoir les autorités de
villes situées sur la route qu'on avait invitées à
celle solennité. »
— Le pape a accordé aux Israélites résidant à
Rome la permission d'exercer les professions de
menuisier, de cordonnier et de tisserand. 11 leur
a même concédé un local en dehors du g/ietto,
où les apprentis juifs trouvent des maîtres à
leur disposition, ainsi que tous les outils néces-
saires aux différens métiers. Non contente de
commencer ainsi la régénération sociale des Isra-
élites , Sa Sainteté a envoyé h la communauté
une somme considérable pour être distribuée
aux pauvres.
— L'archiduchesse Marie-Louise est arrivée le
5 à Gênes, venant de la cour de Florence, où elle
est allée voir son frère, le grand-duc.
, [VIfirQpillp ',
«Un événement inattendu a jeté la consterna-
tion sur notre place : une de nos premières
maisons de banque, celle de MM. Laurent et
compagnie, a suspendu ses paieraens. On évalue
le passif à deux millions.»
— On a commencé hier les travaux pour les
préparatifs de la Saint-Philippe, aux Champs-
Elysées, carré deMarigny, et à la barrière du
Trône.
Nous apprenons avec satisfaction que le
nom de Martignac doit être donné à la rue que
l'on vient d'ouvrir sur les terrains voisins de la
rue Belle-Chasse, à Paris.
— On dit que, le célèbre astronome Herschell
doit se trouver à Nantes dans les premiers jours
de mai.
—Au mois de juin I838le public a été informé
par un avis affiché dans Paris et inséré dans les
journaux, que \e.s pièces de cinq et dix centi-
mes en cuivre, de la principauté de Monaco, ne
peuvent avoir un cours légal et forcé, et qu'el-
les ne seraient admises dans aucune caisse pu-
blique. Cependant de nouvelles émissions de ces
monnaies viennent d'être récemment signalées.
Le public ne sauraient se tenir trop en garde
contre ces émissions, qui sont depuis près d'un
an l'objet d'une coupable spéculation. Ces mon-
naies, n'ayant point cours en France, n'ont que
la valeur du cuivre qu'elles contiennent, c est-à-
dire, de la moitié environ de leur valeur nomi-
nale. J ,
— Les journaux américains, en donnant des
nouvellesde Canton du 17 novembre, annoncent
que la frégate française YArtétnise , de 52 ca-
nons, commandée par M. Laplace, se trouvait
dansée dernier port. Les officiers de ce bâtiment
avaient été accueillis d'une manière fort distin-
puée et tout à fait exceptionnelle par le gouver-
nement chinois, qui avaienlété jusqii a leurper-
visiter la ville au-delà des limites im-
meltre devi_
posées aux Européens.
Le Rédacteur en chef, BERTBET.
I Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notrc-Dame-des-Victoires, 16.
25 AVRIL 1839.
^^^^ PARAIT TOITS n^^
IIITÉRATURE, SCIESCES, IBltlX-ÀKTS, IHDUSTKIE, ^
C0KMISSANCB3 DTILKS, ESQUISSES DE MOEORS , ''"
HÉHOIRES El TOTAGES.
ONS ÀEONXE A PARIS, ADBDREiDDD JOORKAL, rue - —g.
duHELDER, I J bis, et chez tous les Litraires '^^
et Directeurs des postes. ^^Ç¥-
• '- M9^
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre , ,
Directeur des salons littéraires, à Strasbourg. #ï
Et pour Londres et lesTrois-Rcyaumes, à l'Uni.
teraalLiterary Cabinet, 64, SU James's StreeU
Les abonnemens ne datent que des 5 et 20 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
la poste, ou en un mandat à toucher à Paru.
N° 23.
JuCRSACT, RITCES, OCTRAGES IX^DITS , fXni.lCK
TIONS XOCVELLK, BIOGRAPHIES, TRIBOXAOS
THEATRES ET IIODES.
PRrX D ABONNEIUENT
POUR PARIS ET LES DÉPARTEMENS
POIR D>' AS 48 f7,
POUR SIX MOIS 95
POUR TROIS MOIS. . • .' l.'i
POUR l'Étranger ES SCS PAR A.*) . ... 6
On ne tire à vue que sur les personnes qui s'a -.
bonnent pour un an ou 6 mois, et en font la
demande par lettres affranchies.
Au peu d'etpril gue[le bonhomme avaiti,
L'eiprit d'autrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
Une gravure de modes est jointe lu n° du 5 et
une lithographieau n° du 30 de chaque mois.
Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE VOLEUR,
<ièa}m( te Jauniitur français ft ftrancjcrô.
SOMMAIRE.
Les chemins de fer au point de vue gastro-
nomique.—Un sinistre Ai: DÉSERT, frafi-
ment dUn Voyage en Nubie, par Edmond
CojlIiES. — Le PARRAIN DE HASARD, par
M. A. G. — Recherches msTORiQUES sur
L EPOQUE DE LA FONDATION DU BEFFROI ET
L'origine du dragon de Gand. — Poésie :
L'HIRONDELLE, par Mademoiselle Marik-
OlvmpeCarpentier, couturière.— Biogia-
pliie : Henri-Mon tan Berton, membre de
rinslitut, par M. Henri Blanchard. — Sen-
TE.>cE DE Jésus-Crist. — Les canons de
Saint-Jean d'Ulloa.— La chasse a l'aigle.
— La civilisation par le paletot. — Revue
(les tribunaux : L'accusé muet (conseil de
guerre); Un bonhcmrgeois; V Arabe meur-
trier de sa femme. —Revue dramnti((ue:
Vaudeville : Marie Rétnond; Paeais-
Roval : Simjitette la chevrière ; Porte
Saint-Martin : LéoBurckart ou une cons-
piration d'étudians. — Remc des modes.-
Rcvue de cinq jours.
LES CIIEIII^'S DE FER
ÊIIÎ]?®MT El ¥®1 (SâSra®M®ffi2@Wl=
Silos chemins de fer sonl appelés îi exercer
une itiHuencc immense sur la politique, s'ils
sont destinés à accélérer U marche delà civilisa-
tion, ils ne doivent pasai;ii- d'unemaniOrcmoins
efficace sur la gastronomie. l> rapi.rochemcnt
fera sourire plus d'un homme grave, decesliom-
mes incomplels qui n'ont pas reçu de la naltu-e
«ne hnesse d'organe suffisante pour apprécier
un mets savoureux, de ces demi-savans qui, avec
toute leur science, n'envisagent |.as la gourman^
dise sous le poml de vue de l'économie politique
sous le rapport des services considérables .lu'ellc
>'ciul à tout le système aijricole, induslr cl et
commercial. C'est la gastronomie qui, suivant
l'expression de Brillai-Savarin, inspecte les
hommes et les choses, pour transporter d'un
pays à l'autre tout ce qui mérite d'être connu;
elle est le lien commun qui unit les villes aux
campagnes, les peuples aux peuples, par lé-
change réciproque des objets qui servent à leur
alimentation, en remplissant nos boutiques de
comeslibles de toute espèce, de toute saison, de
tout climai ; elle a fait de Taris comme un abrégé
du monde oîi chaque partie comparait par ses
plus agréables productions.
Lne chose qui n'a pas été assez remarquée par
les historiens et par les économistes, c'est que
la gastronomie a réellement opéré la plus grande
révolution commerciale des lemjis moilerne>;
c'est elle ([ui a établi des relations durables en-
tre les deux mondes; c'est elle qui fait voyager
d'un pôle à l'autre les sucres, les cafés, les épi-
ceries, les vins, les salaisons, jusqu'aux œufs et
aux petits pois. Sans la gastronomie, le sucre
serait encore à l'état de drogue, et la découverte
de rAméricpie lïit resiée sans résultat. Aos colo-
nies n'existent iiuepar les progrès effectués dans
la délicatesse de notre goilt. Ainsi donc, prenons
beaucoup de café, prenons-le très fort et très
sucré, aHn de conserver à la Fiance un rangho-
noralde parmi les nations qui se dispulentrem-
pire de l'Océan.
La puissance delà gastronomie doit faire pour
les chemins de fer ce qu'elle a fait i)our le com-
merce extérieur et pour la navigation. Le com-
merce maritime ne transporte (jne des jiroduits
susceptibles de conservation ; les chemins de fer
transporteront les produits <)ui demandent à
être mangés dans toute leur fraîcheur, cprils ap-
partiennent d'ailleurs au règne animal ou au
règne végétal; le commerce maritime ne nous
donne guère que les denrées coloniales, sortes
d'accessoires qui servent surtout r> l'assaisonne-
ment ou à lédulcoralion des mets, et qui ne
peuvent composer par eux-mêmes iiue dos repas
très légers ; les chemins de fer nous donneront
les alimens plus substantiels, qui doivent servir
à flatter notre goiU en nous nourrissant, la vo-
laille nouvellement tuée, le poisson nouvelle-
ment i)éché, le légume ou le fruit nouvellement
cueilli. Il faut nous contenter aujourd'hui du
poisson qui arrive plusieurs jours aprèsla pèche,
du lait qui se fabri((ue dans les envirors de Pa-
ris, des fruits qui naissent sous notre troid cli-
mat du .Nord ; tout cela va changer; si la vitesse
réalisée sur les chemins de fer est six Fois plus
grande que la vitesse employée aujourd'hui dans
le transport de ces comestibles, nous pourrons
les faire venir six fdis plus tôt et les recevoir
dune dislaiicesix fois plus grande que celle du
lieu qui nous les envoie actuellement; ;i ce
compte, Paris, placé au centre des chemins de
fer, peut s'approvisionner sur uu espace de pays
trente-six fois plus étendu; il n'y a plus une
seule production qui puisse lui éciiap|.er. Ainsi
les chemins de fer rendront les plus grandsser-
vices à la gastronomie, comme aussi la gastrono-
mie rendra les plus grands services aux chemins
de fer.
Sortons maintenant des généralités pour arri-
ver à des applications plus positives, à des faits
plus faciles ,'» saisir.
Il est logique de commencer notre revue gas-
tronomiipie i)ar les huîtres, qui sonl une in-
troduction nécessaire à tout repas confv>rtablc.
Voyez quels progrès le transport des iuiitres a
faits deimis trente ans. On apportait autrefois à
Paris la iduparl des huîtres en bateaux; aussi
net licnt-ellesjamaisfraiches; elles se trouvaient
même quelquefois dans un tel état d -Itération
qu'on était obligé d'en jeter des chargemens
complets. Aujourd'hui, bien que vous enten-
diez encore retentir dans les rues le cri ; .-1 lu.
harquc\ à la barquel si aigrement terminé eu
fausset, ce moyen de transport est complètement
abandoiuié. Ou a tenté rv'ccjumenl de le faire re-
vivre, mais perfectionné, en créant des par.-s
notiaus qui sont remorqués par des bateaux à
vapeur; nous ignorons si ce moyen réussira;
~ 354 -
mais, Jans l'état actuel dos choses, les liuilrcs
nous arrivent par iIcs voitures si)éciales, qui
marclient plus ou moins vite, et qui font annuel-
lement l,OiiO voyages sur Paris. Maintenant, que
Icsclierains de fer nous mettent en relation ]dus
ou moins directe avec les parcs de CourseuUcs,
de Dieppe et de Tréport, et nous pourrons obte-
nir les liuitres dans toute leur fraîcheur, à leur
sortie des eaux, et lorsqu'elles viennent de ter-
miner leur ediicalioii.
Pour apprécier limportance progressive de
la consommation des huîtres à Paris, il faut sa-
voir que cette consommation a augmenté d'un
tiers depuis dix années seulement; Paris ab-
sorbe aujourd'hui prés de G millions de douzai-
nes d'huitres par an, ce qui représenterait 7dou-
zaines par indivi(hi; malhein'eusemcnt celte
moyenne n'a jias grande valeur, car les classes
inférieures n'en consomment guère, bien que
cependant la claie de paille, enseigne classique
de l'écailière, ligureà la porte de lieancoup de
marchands de vin. Les huîtres que nous payons
10 et 12 sons la douzainene se paient (lUc.) sous
en moyenne dans la vente en gros ; ainsi le bé-
néfice de l'écailière et des autres intermédiaires
double le prix d'achat primitif. Quand les che-
mins seront construits, nous ne gagnerons pas
seulement sur la rapidité et lejirix du transport,
nous aurons encore des arrivages plus réguliers,
des marchés mieux approvisionnés, des dépôts
mieux répartis, et la consommation des huîtres
prendra une impulsion nouvellesous l'influence
de ces grandes améliorations. Je ne vous ai parlé
que des huîtres communes ([ui conviennent aux
Louches vulgaires; mais ce sont les huîtres de
Marennes, les huîtres d'Ostende, les huîtres ver-
tes anglaises qu'il faut aux gourmets raffinés;
celles-là viennent de plus loin ; elles doivent par
conséquent gagner plus encore à la construc-
tion des chemins de fer.
La plupart des réllexions que nous venons de
présenter sur les huîtres peuvent s'appliquer à
la marée en général. Le poisson de mer frais ne
.se transporte guère en (|uanlité appréciable
qu'à 25 ou 30 lieues des côtes. Il n'y a d'excep-
tion que pour la ville privilégiée, pour l'aris.
C'est qu'en effet le commerce de la marée,
comme celui des huîtres, a aujourd'hui un rou-
lage spécial tout organisé. Qui n'a vu ces grandes
charrettes de mareyeurs, qui traversent nos
rues au trot, toutes couvertes de paille, et exha- •
lant ((uelquefois une odeur qui fait douter de la
qualité du poisson i' Les mareyeurs, dont l'in-
dustrie s'est beaucoup perfectionnée dans ces
derniers temps , doivent cependant céder la
]du|iart de leurs Iransjiorts aux wagons des pre-
miers chemins de fer (|ui seront construits ; en
elfct, les deux tiers de l'approvisionnement de
Paris en marée viennent de Boulogne, lîercket
Dunkerque, l'autre tiers des côtes de la Norman-
die au nord de l'emliouchure delà Seine; la
plui)art des saumons sont expédiés de lîotlcr-
dam |iar la voie d'Anvers. Ainsi, les premiers
chemins de fer, réclamés par les grands intérêts
delà politique et de la civilisation, sont égale-
ment ceux qui sont le plus vivement appuyés
par les nombreux amateurs de poissons que la
capitale renferme dans son siin. En même temi)S
<[ue nous resserrons lallianee de la France avec
la Belgique cl l'Angleterre, nous obtiendrons le
moyen d'avoir du poisson frais et à bon marché.
Les classes moyennes et inférieures ont une
part plus large qu'on ne pense dans la consom-
mation du poisson. Paris absorbe anuellenient
U millions dekilogr. de poisson (|ui se vendent à
la halle près de 5 millions de francs ou en
moyenne 8 sous la livre ; il est probable que le
commerce de détail en élève le prix à 12 sous;
ce prix serait à peu près égal à celui de la
viande de médiocre qualité. Bien que la puis-
sance alimentaire d'une livre de poisson ne
puisse être comparée à celle d'une livre de
viande, on voit que les petites fortunes peuvent
se permettre de temps à autre un plat de marée
pour varier. le régime liabilneL En elTet la con-
sommation annuelle du poisson à Paris est moyen-
nement de t5 livres par individu. D'ailleurs,
p.our faire apprécier la (lart relative des classes
moyennes et inférieures dans cette consomma-
tion, il nous suffît de dire (jue les deux tiers du
poisson vendu à Paris se composent de poisson
de passage, harengs et maquereaux, de raies, de
merlans etde poissons connuuns.
Si les classes les plus nombreuses de la capi-
tale doivent surtout profiter de l'amélioration
immense que les chmins de fer apporteront
dans le commerce de la marée, les gourmets
doivent aussi en atltndre de grandes jouissan-jes,
des jouissances mCme qui leur avaient été inter-
dites jusqu'à présent. Ainsi, la sardine, si déli-
cate et cependant si abondante sur les côtes de
la Bretagne, ne peut aujourd'hui arriver fraîche
à Paris; ainsi, nous sommes privés actuellement
des poissons délicieux qui peuplent les côtes de
la Méditerranée, du thon, qui ne nous arrive
que conservé dans l'huile ; de l'anchois, que
nous ne connaissons encore que salé et saumu-
ré; eh bien ! les chemins de fer de l'Ouest et du
Midi construits, la sardine de la Bretagne, le
thon et l'anchois de la ^Méditerranée, nos gour-
mets auront cela tout frais et tout parfumé de
l'odeur de la mer.
Supposez que je vous ai servi le poisson en
entrée; je vais vous parler maintenant de la
volaille et du gibier qui forment d'excellens
rôtis. La volaille est un aliment léger et nour-
rissant qui convient à tout le monde, au conva-
lescent comme à l'homme qui jouit d'une bonne
santé ; trois pays de l'ancienne France se dispu-
tent l'honneur de fournir les meilleures volail-
les, le pays de Caux, le .Mans et la Bresse; ils
envoient déjà leurs plus beaux produits à la
capitale; mais l'éducation des gallinacées fera
de nouveaux progrès quand les chemins de fer
permettront aux éleveurs d'accroître leurs dé-
bouchés. Le gd)icr est plus recherché que la
volaille ; il fournit la plupart des mets de haute
faveur qui constituent la cuisine transcendante ;
mallieureusementlesterrainsvagueset les forêts
où se trouve le gibier le plus estimé, sont assez
éloignés de Paris; aussi les chemins de fer ren-
dront-ils i)lus de service sous le rapport du
gibier que sous celui de la volaille. On estime la
consommation annuelle de Paris en volaille et
gibier à une valeur de plus de 8 millions. F^a
plus grande partie est en poulets, en dindons et
en pigeons, l'n relevé olïieicl nous apprend
(ju'il ne se vend à Paris que l.'il mille perdrix,
177 mille lapins et 29 mille lièvres ; on voit (juc
le gibier cslrcslé une nourriture aristocratique;
c'est aux chemins de fer à le populariser.
Les produits agricoles et horticultes doivent
avoir leur tour ; le règne animal ne doit pas
exclure le règne végétal; l'homme est omnivore
et à ce titre il a la part la plus grande dans les
jouissances que l'organe du goût est susceptible
de procurer. Les produits animalisés, tels que
les œufs, le lait, le beurre, le fromage ; les pro-
duits du jardinage, tels que les légumes de tout
genre, jouent un rôle important dans le régime
alimentaire des habitans de Paris. La capitale
consomme annuellement 7-5 millions d'œufs, 36
millions de litres de lait, 23 millions de livres
de beurre. C'est une consommation énorme. La
consommation moyenne du beurre de l'habitant
de Pari? est presqu'égale à celle d'un habitant
de Londres, et cependant, on sait combien il en
faut pour couvrir les nombreuses tartines que
mange tout Anglais en buvant le thé. Mais ne
pourrions-nous avoir du lait plus pur, plus
crémeux que celui qui nous est fourni par les
vaches maigres des environs de Paris ?Ne pour-
rions-nous faii-e venir le beurre plus rapidement
de la Manche ei du Calvados? Ne pourrions-
nous avoir des légumes [ilus savoureux que ceux
qui sontobtenus parles maraîchers à grand ren-
fort de fumiers? La réponse à toutes ces ques-
tions est encore dans l'éiablissement des chemins
de fer; c'est par les relations qu'ils établiront
entre Paris et les campagnes plus ou moins
éloignées, que nous pourrons attirer ces objets
d'une consommation immédiate et répétée qu'on
ne peut produire actuellement qu'à proximité
des lieux de consommation.
On nous fera sans doute une objection ; on
nous dira que tous ces petits laitiers, cultivateurs
et jardiniers, n'iront pas faire vingt, trente ou
quarante lieues pour vendre leurs produits. On
ajoutera que la vitesse obligée dn parcours ne
permet pas atix convois de chemins de fer de
s'arrêter de cinq en cinq minutes pour charger
une expédition de détail ; l'objection serait va-
lable s'il fallait, en effet, qu'ils allassent tous sé-
parément au marché.; mais il n'en sera pas ainsi
et nous trouvons une réponse entièrement satis-
faisante dans un ouvrage publié récemment (I).
Les riverains, les habitans des pays voisins, se-
ront amenés à réunir les denrées dans un même
lieu ; et lait, beurre, fromage, légumes, etc.,
ainsi réunis, seront expédiés à des commission-
naires ou crieurs publics, pour être vendus au
profit des expéditeurs qui se partageront ensuite
le produit de la vente suivant Fimportance et la
qualité des denrées qu'ils auront fournies. Déjà
le poisson de mer, le Iteurre, etc., ne sont pas
vendus autrement dans la plupart des villes de
France. Dans le Jura et dans le Doubs, en Suisse
et en Hollande, le laitage, le fromage, sont
exploités également en commun. Les laiteries,
morcelées et isolées des environs de Pontoise
confondent et expédient à Paris, pour être ven-
dus en commun, 3,000 litres de lait chaque
jour. Si les chemins de fer amènent réellement
ces associations pour la vente en commun, le
consommatenr parisien n'y gagnera pas seule-
ment des comestibles à meilleur marché , il
ol)liendra en outre une sorte de garantie contre
les falsifications que les coassociés seront inté-
(1) Des Intérêts du Commerce, pat C, Pccueur,
— '355 —
ressés à surveiller sévèrement. Car tous ne
savez pas, malheureux Parisiens, tout ce que
les marchands nirleiU à votre lait; s'ils n'y met-
taient que lie l'eau ! mais ils font bien d'autres
mélanges, et peut-être n'oseriez vous jjIus pren-
dre votre café le matin, si je vous disais que cette
mousse crémeuse, que vous admirez au bord de
vos bottes, n'est souvent obtenue (ju'avec delà
cervelle de mouton mélangée et Itattue avec le
lait.
Parlerai-jc maintenant des fruits ? Pourquoi
pas? ce sera le dessert. Certes, nous en avons
d'excellens dans nos environs. S'il n'existe
pas encore de chemin de fer d'ici à Fontaine-
bleau, vous avez du moins pu vous y rendre
par le bateau à vapeur, et vous y aurez vu ce
terrain si vanté de Thomery, qui se compose de
400 arpens d'arides carrières , connues , du
temps d'Henri IV, sous le nom des Effondres,
et au((uel la culture du chasselas procure au-
jourd'hui un revenu annuel d'un million. Sans
aller jusqu'à Fontainebleau, vous trouverez, à
la porte même de Paris, le village de Montreuil,
jadis misérable et inconnu, aujourd'hui peuplé
de4 à .5,000habitans occuiiés tous il la culture
du pêcher, dont, pendant trois mois, ils versent
sur nos tables les fruits brillans et savoureux.
Cependant, quelijue délicicuxque soit le chasse-
las de Fontainebleau , nous n'en désirons pas
moins goûter les raisins de la Province : si ve-
loutées et si bonnes que soient les iiêches de
Montreuil, nous n'en souhaitons pas moins pou-
voir servir sur nos tables les abricots célèbres
de l'Auvergne ; et ces figues marseillaises d'une
chair si délicate, d'un goût si sucré, ne nous
serait-il jias agréable de les manger toutes fraî-
ches, tandis (pi'aujourd'hui nous les obtenons
sèches et sans parfum? Eh bien! les chemins
de fer vous donneront tous cesproduits exquis,
et vous pourrez avoir un dernier service où les
fruits de tous les climats seront réunis, captivant
tous les sens à la fois par la variété de leurs for-
mes, par la richesse de leurs couleurs, par la
suavité de leur odeur et de leur goi'il.
Ainsi les chemins de fer sont appelés à agran-
dir le domaine de la gastronomie. Le gourmet
parisien étendra au loin ses conciuétes ; son
pouvoir dégustateur se perfectionnera encore et
il obtiendra des jouissances dont il scndilait de-
voir élre privé à jamais. S'il est vrai, comme l'a
dit Brillât-Savarin, que la destinée des nations
dépende de la manière dont elles se nourrissent
quelle doit élre la destinée de Paris, placé au
centre d'un réseau de chemins de fer (|ui per-
mettra à ses habitans de réunir h la fois, dans
un même repas, les primeurs de la Normandie,
de l'Auvergne et de la Provence ? Mais, si Paris
voit s'élargir lecercle de son alimentation, com-
bien les provinces devront en tirer jirolit ? La
culture i[ui produit, le commerce qui échange,
l'industrie (|ui préiiare tous ces élémens de
notre sensualité, recevront une impulsion nou-
velle, un nouveau développi^menl. La gaslrono-
mic, servie par les chemins de fer, enrichira j
cette foule de pêcheuis, chasseurs, fermiers,
liorticul leurs, (|ui remplissent journellement nos
otliccs du résultat de leurs découvertes et de
leurs travaux. C'est un bien-être universel au-
quel tout le monde doit participer.
{Coinmerce),
m SINISTRE Ml ISERI.
FRAGMENT D'UN VOYAGE EN NUBIE.
Commp l'Océan, le désert a ses tempêtes et
ses naufi'ages, il a ses sirtes et ses tourbillons, et
l'on peut cire sid)mcrgé par les sables comme
par les dots. Si, selon la belle expression d'Ho-
race, l'homme qui le premier osa se confiera la
mer avait un triple airain autour de sa poitrine,
ceux qui ne craignent jias de s'avcnlurer il tra-
vers des solitudes immenses où nulle route
n'est tracée ont aussi besoin d'avoir une volonté
forte et une ùme bien trempée. Il faut plus d'au-
dace, plus de hardiesse au navigateur; il faut ù
l'homme du désert un courage plus calme et
plus persévérant. Le premier a plus d'ardeur et
de fougue, et il imprime sa vie au vaisseau qu'il
dirige; le second idcntilie la sienne à celle du
dromadaire, si justement délini le navire du dé-
sert, et il déploie une énergie à toute épreuve et
toujours soutenue.
En enlrant dans le désert, on éprouve un sai-
sissement indéfinissable. Lorsque les lieux habi-
tés par les hommes se sont elîacés dans le loin-
tain, et que le rideau est tiré sur toutes choses
vivantes, alors qu'on n'aperçoit plus de tous cô-
tés (ju'une plaine sans tin, aride et brûlée; alors,
dis-je, le cœur se contracte, et l'on promène au-
tour de soi un regard lent, mélancolique et
plein d'une inquiétude étrange, parce qu'autour
de soi tout est empreint d'un caractère de ma-
jesté sévère et redoutable. Un soleiljsans nuages
règne seul au lïrmament, et parcourant en si-
lence le désert de l'immensité, vous inonde de
ses Ilots lumineux : ses rayons, ])lus ardens, s'a-
battent avec furie sur ces solitudes muettes, et
s'émoussenten s'irritantdeleur imi>uissance à
vivifier ces sables éternels. Dans ces lieux aban-
donnés, tout est morne, mais imposant comme
la mort : à son insu, le voyageur, quel que soit
son Age, devient pensif et même soucieux; sa dé-
marche est grave et solennelle; sa respiration
brève et étouffée, et il refoule en lui ses pensées
qui l'assiègent et voudraient déborder. 11 écoute,
et pour un instant il voudrait voir s'anéanlir
toutes ses facultés et ne conserver que le sensde
l'ouie pour mieux écouter, car du sein de ce si-
lence universel s'élève une mélodie inconnue,
mais sublime, qui le trouble et l'exalte. Cette
musiipie de l'Ame que chacun porte en soi, et
qu'on n'entend point dans le tourbillon du
monde, élouH'ée ([u'cllc est par le brou/ta/ia
des hommes et des choses, se révèle harmonieuse
cl pure dans ces solitudes sauvages, et vous eni-
vre de ses mystérieuxfaccords. Oh ! alors le voya-
{[cnr se sent agrandi ; son teil reluit, et il relève
fièrement sa télc, qu'il portail d'abord lourde et
bai-ssée : il est roi du désert I Cet espace sans li-
miies i|ui se déroule de toutes paris, ce vent qui
souille, ce soleil ardent, le ciel si bleu, celte na-
ture rude cl inféconde, tout cela est îi lui, à lui
seul ; iicr.sonne pour le lui disputer. Il peuple
son royaume d esprits invisibles, et son imagina-
lion, cnriilùe de toute l'inferlilitc du désert, fait
surgir devant lui une création tout entière sou-
mise .^ si domination. Qu'il est heureux dans
ces momcns de délire ! il croit voir s'animer ces !
plaines solitaires; lisent frémir sous ses pas la
toire qu'il foule, et il entend mugir la vois du
désert qui s'éveille. Et il grandit, il grandit en-
core : dégagé de toute préoccupation frivole,
son âme enthousiaste s'élève vers le Tout-Puis-
sant qu'elle interroge, et il attend dans un re-
cueillement f ieux la réponse divine. II écoute;
déjà il croit saisir quelques sons inarticnlés que
l'oreille humaine ne pourrait comprendre; ses
genoux fléchissent; son attention redouble,
mais il n'entend plus rien, et déçu dans son or-
gueilleuse espérance, il s'arrête haletant, acca-
blé.
Souvent le mirage, la plus étonnante, la plus
merveilleuse, la pi us réelle de toutes les illusions,
vient encore ajouter à son exaltation fiévreuse;
au milieu des sables calcinés, il voit tout à coup
apparaître de gracieux bos(|uets à l'ombrage dé-
siré, de vastes cités, des plaines verdoyantes et
des lacs à l'onde pure et éblouissante dont la
vue seule désaltère; tous ces objets sont là de-
vant lui ; ses yeux ne le trompent point, ce n'est
point une erreur, une fantasmagorie, et quicon-
que regarderait comme lui les verraità la même
place. A ces apparitions séduisantes, les cha-
meaux eux-mêmes cheminent avec moins d'in-
dolence, et leurs fardeaux, qui les alfaissaient,
commencent à leur sembler légers. Le but est là
devant eux, et s'il parait s'éloigner à mesure
qu'ils avancent, c'est qu'un effet d'optique le
leur avait montré trop rapjuoché, mais ils vont
l'alteindre; ils arrivent. Le voyageur haletant,
mais rassuré, jette un dernier regard sur le dé-
sert qu'il laisse derrière lui, et se réjouit dans
son cœur, car il touche enfin au terme de ses
fatigues : il va reposer sa tête sur un gazon fleuri
à l'ombre d'un vert feuillage; il rafraichira son
corps dans les eaux limpides d'une source inta-
rissable; il va revoir les hommes, qu'il aime de-
puis qu'il les a quittés, et il rentrera avec joie
dansle sein des villes, qu'il avait abandonnées
par dégoût. Mais les cités, les lacs, les prairies e\
les bois s'éloignent, s'éloignent encore, s'éloi-
gnent toujours et ,s'e(fticeni brusquement comme
un songe au réveil.
Cepenilant tout n'est pas mirage et prcslige
dans le désert. Si, comme l'Océan, le désert eit
semé de dangers et d'écueils, comme l'Océan '5
ofTre des beautés nisoliten qui étonnent sur-
tout l'homme des villes, l'homme civilisé. Lors-
que, dans ce royaume de sable abandonné aux
animaux féroces, on voit s'élever fralcheet riante
une de ces iles de verdure qui changent tout à
coup la physionomie du désert, le cœur se dilate
et l'on se réjouit comme en un jour de fête. Ces
solitudes sombres et sauvages se dérident et sY-'
panouissent : aux yeux du voyageur, la nature
entière se revêt d'une leinle plus douce el plus
alir.iyanie; le soleil est moins ardent, h brise
souine plus légère; une oasis dans le déicrt,
c'est un (lambeau dans une nuit pro.'onde, c'est
le sourire qui éclaire un front sévère et cour-
roucé. El puis le soir, à Iheure du crépuscule
on voit taniot pas^^er, alertes et effarées, quel-
ques gazelles regardant souvent derrière cUes
commcsi elles élaienl poursuivies, tantôt c'est
une girafe égarée dont les ch.isscurs ont perdu
les traces, d'autres fois ondisiingue dansleloin-
lani de gigantesques autruches, courant le cou
tendu Cl leurs grandes ailes dépIo> écs comme
356 =
les voiles d'un navire ; puis, encore, quand les
ténèbres ont enveloppé le désert, et qu'on re-
pose autour d'un foyer brillant, on entend aux
alentours les rugissemcns des lionnes et le miau-
lement des tigresses veillant sur leurs petits.
Alors on est saisi d'une sorte de terreur incon-
nue ; on écoute en proie à des émotions extraor-
dinaires, ignorées de quiconque n'a pas vécu au
désert ; on regarde et on ne voit personne autour
de soi, on tressaille, le cœur bat plus vite, et
malgré les périls imminens auxquels on se trouve
exposé, on est lier et l'on se réjouit en se regar-
dant seul dans ce monde inoccupé.
Tel est le désert; telles sont les sensations du
voyageur qui le traverse.
J'avais quitté la presqu'île du Scnnâr avec
trois marchands d'esclaves, et m'embarquant
avec eux sur le Nil, nous étions arrivés ensemble
à Berber, capitale de la Haute-Nubie. Cette ville,
bâtie sur la rive droite du Meuve, occupe un
espace de terrain assez considérable : elle est
sans remparts; ses maisons, mal groupées, ont
presque toutes un aspect misérable. A les voir
ainsi délabrées et poudreuses, on les croirait
jnhaliitées; les alentours sont inanimés et ari-
des, et dans ces lieux, le Nil a peine à féconder
ses rives. On découvre çà et là quelques arbres
chétifs et sans sève; l'herbe est jaune, les sables
ont tout envahi. Malgré son importance, Ber-
ter est triste, sans attrait ; c'est une ville dans le
désert.
En débarquant, Abd-el-Saïd, Hajji-Moham-
med et Abou-Sélim ( ainsi se nommaient les
trois jellabs) (1), qui avaient des maisons dans
les principales villes où ils stationnaient habi-
tuellement, réunirent leurs esclaves et se rendi-
rent chez eux séparément. Dès que le gouver-
neur eut appris mon arrivée, il me fit donner
une habitation commode, que j'occupai tout le
temps de mon séjour à Berber. J'allais voir sou-
Tent les jellabs avec qui je m'étais lié durant la
route; j'aimais à les interroger sur leur com-
merce; ils répondaient avec complaisance h tou-
tesmes questions,maisils ne pouvaientcompren-
dr ■^l'intérêt que je manifestais pour leurs cs-
« Tes, qu'ils appelaient leur marchandise. Ces
trois hommes, qui étaient partis ensemble de la
ïille de Sennar, allaient maintenant se séparer
et suivre des routes diverses. Abd-el-Said de-
vait, sans s'éloigner du Nil, se diriger vers Don-
jjola, qui servait de résidence aux princes du
Soudan avant c]ue la Nubie et les contrées voisi-
aif s eussent subi le joug du pacha d'Egypte : de-
puis la conciuéte de ces pays jiar le vice-roi, la
capitale de celte province se trouvait abandon-
née, et une ville de fraîche date, connue sous le
nom de Dongola-el-Ordi, ou le camp de Don-
gola, commençdit à s'élever à (juelque distance
de l'ancienne, et était déjà le rendez-vous de
nombreux commcrçans. Ajji-Mohamraed se dis-
jiosait à amener ses esclaves en Arabie, à travers
le vaste désert (jui s'étendant du Nord au Sud,
depuis Souezjiis.^n'en Abyssinie, sépare le Nil
de la mer Rouge. Il devarts'embanpier à Saoua-
kim, qui s'élève sur la côte occidentale du golfe
Arabique, entre Cosseiret Massaouah, faire voile
vers Djedda, et se rendre ensuite à la Mecque cl
(1) Nom sous Icqnel Ics.Aralics disUnguent le? lUiii--
c'fBiids d'esclaves.
à Médine pour vendre son troiipeiiu, et accom-
plir en même temps le pèlerinage que le sublime
prophète prescrit aux lidèles croyans. Abou-
Sélim partait pour l'Egypte ; il avait à parcou-
rir le désert de krousco, si souvent fatal aux ca-
ravanes. Arrivé à Dir, la plus jolie ville delà
Basse-Nubie, aussi remarquable par la fraîcheur
délicieuse de ses jardins que pa:- ses antiques
monolithes, il devait s'embarquer sur le Nil, et
changeant de cange [i] à Assouan, au-dessous
de la première cataracte, descendre paisiblement
jusqu'au Caire, qui était le but de son voyage.
Ces marchands, qui m'avaient paru vivre en
bonne harmonie, et que j'avais crus d'abord liés
d'intérêt, se déchiraient mutuellement depuis '
leur arrivée à Berber. La concurrence les avait
rendus ennemis; ils étaient jaloux l'un de l'au-
tre, et leur haine réciproque qu'ils dissimu-
laient si bien, était vieille et profonde ; ils ne né-
gligeaient aucune occasion de se nuire; d'après
Abd-el-Saïd, les plus belles esclaves d'Abou-
Sélim et d'Hajji-Mohammed avaient toutes des
défauts cachés, mais capitaux ; selon Abou-Sé-
lim et Hajji-Mohammed, Abd-el-Said n'avait ja-
mais vendu une vierge. Le caractère de ces hom-
mes si différens dans leurs relations avec les per-
sonnes étrangères, était le même avec leurs es-
claves, qu'ils traitaient toujours avec une bruta-
lité révoltante, avec un dédain inouï. Hajji-Mo-
hammed, si complaisant et même si servile avec
tous ceux qu'il considéi'ait comme ses supé-
rieurs, et Abd-el-Saïd, si rusé, si fourbe avec
tout le monde, n'étaient ni plus humains, ni
plus compatissans envers les malheureuses créa-
turcs dont les destinées étaient entre leurs mains,
que le farouche Abou-Sélim lui-même, toujours
impatient, toujours emporté, toujours si l)rus-
que dans ses paroles.
Ils vendirent plusieurs jeunes lilles condam-
nées à aller vieillir dans les harems des princi-
paux personnages de Berber, et aussitôt après
ils s'occupèrent de leurs préparatifs de départ,
qui dilîérèrent selon la nature des lieux que
ciiacun d'eux avait à parcourir. Abd-el-Saïd,
qui se rendait à Dongola en suivant le cours du
grand fleuve, et qui devait en outre rencontrer
sur son chemin des villages hospitaliers où il lui
serait facile de remplacer ses provisions épui-
sées, partit avec un léger Jjagage. La route qui,
par le désert des Bichari, conduisait à la mer
Rouge était plus longue et plus fatigante; les
sources d'eau n'apparaissaient que de loin en
loin dans cette pénible traversée, et Hajji-Mo-
hammed, pour effectuer son voyage, sinon avec
agrément, du moins sans danger, fut obligé de
traîner après lui un attirail lieaucoup plus con-
sidérable que celui d'Abd-el-Saïd. Abou-Sélim
avait eu besoin de toute son activité i)our voir
ses préparatifs aussitôt terminés que ceux de
ses coneurrens. Le trajet de Berber à Dir, à tra-
vers les plaines sablonneuses de Krousco, était
dangereux ; les voyageurs les ])lus intrépides ne
s'aventuraientqu'avec craintedans celte solitude
stérile empreinte de désolation, et le jellab n'a-
vait rien négligé pour se préserver des malheurs
dont on est menacé dans ce désert entièrement
privé d'ombre, de sources vives, et que nulle
(1) Noqi qu'on donne aux barque^ qui sillonuentle
; Nil,
oasis ne déride. H avait entassé chez lui d'énor-
mes provisions de beurre, de lentilles et de bis-
cuils; depuis plusieursjours, sesesclaves étaient
occupés à broyer entre deux pierres le grain
d«nt ils devaient se nourrir en voyage, et il avait
acheté dans la ville la plupart des outres qu'il
avait jugées propres à bien conserver l'eau. Au
jour lixé pour le départ, les trois marchands se
réunirent pour venir me dire adieu ; ets'étantsé-
jiarés peu de temps après, ils sortirent de Ber-
ber, précédés de leui-s chameaux, et s'éloignè-
rent lentement. Je fis des vœux pour leurs es-
claves, dont l'inexplicable insouciance m'avait
souvent étonné, et après avoir accompagné
Abou-Sélim jusqu'à l'entrée du grand désert, je
revins chez moi plein de irislcs pensées.
Plus de huit jours s'élaient écoulés de-
l)uis le départdes jellabs, et je me disposais moi-
même à poursuivre ma route vers l'Arabie, lors-
((u'un matin mon domestique Hassan, en reve-
nant du marché, m'np])rit qu'Abou-Sélim avait
reparu seul à Berber. Vivement frappé de cette
nouvelle, qui néanmoins m'était annoncée avec
une nonchalance tout orientale, je m'empres-
sai d'interroger Hassan pour a])prendre le mo-
tif dece retour inattentiu. Oh! nie dit-il avec
l'impassibilité désespérante <ruii vrai fataliste j
je crois que le jellab n'a pas été très heureux
dans la traversée; on disait, si j'ai bien entendu,
qu'il a manqué d'eau dans le désert, et que pour
ne pas mourir de soif il a été obligé de revenir
sur ses pas de toute la vitesse de son bon droma-
daire.
— Et ses esclaves? m'écriai-je avec terreur.
— Ils sont libres maintenant , car sans doute
ils sont morts, me répondit-il avec calme ; c'est
une perte pour Abou-Sélim.
— Les malheureux ! et il n'en est pas arrivé
un seul avec leur maître ? Sais-tu bien que c'est
horrible !
— Pas un seul. Mais les routes ne leur ont
pas été fermées, et s'ils ne sont pas de retour,
croyez bien que ce n'est pas la faute du jellab.
Le sort de ces esclaves parait vous attrister, mon
maitre; mais l'inquiétude d'Abou-Sélim , qui
voit une partie de sa fortune gravement compro-
mise , est sans aucun doute plus grande que la
vôtre.
— Tu ne songes qu'aux intérêts du marchand,
lui dis-jeavec indignation et dégoût, et l'affreuse
destinée des esclaves ne t'occupe guère, Hassan.
Mais Hassan ne répondit pas ; ma colère, dont
il ne soupçonnait pas la raison , l'avait inti-
midé. Ouoi(iue bon et dévoué , ce domestique ,
comme les jellabs, ne comprenait pas qu'on put
s'intéresser à des esclaves.
Voyant qu'il me serait difficile d'obtenir de
lui de plus amples détails, je me dirigeai sur-le-
cliamp vers la demeure d'Abou-Sélim. En en-
trant chez lui, je le trouvai étendu sur un lit
de repos. 11 était entouré de quelques amis, et
un médecin du pays était assis près de son che-
vet. Tout le monde observait un silence sévère ,
et l'on écoutait avec une sorte d'anxiété les
phrases incohérentes que murmurait le jellab.
Le docteur empirique se disposait à appliquer
les ventouses au malade dont le délire faisait
peur. La consternation était généi-ale parmi les
assistans; Abou-Sélim ne reconnaissait aucune
des personnes qui l'environnaient, il se trouvait
— 357 —
dans un état désespérant. Dans l'exaltation de
sa fièvre, il poussait des cris horribles, l'expres-
sion de sa physionomie étuit farouche; il blas-
phémait son Dieu et son prophète , et faisait
frémir tous ceux (jui l'entendaient. Lorsque
l'épuisement succédait au délire, l'elîroi se pei-
gnait sur son visaye, son regard exprimait une
douleur profonde, mortelle; il frissonnait dans
tout son corps , comme s'il avait eu froid , et
réunissant toutes ses forces , il soulevait sa tête
appesantie et demandait de l'air et de l'eau
d'une voix rauque et éteinte; alors il retombait
comme anéanti; ses traits, empreints d'une teinte
livide, semblaient prêts à se décomposer, et son
râle seul annonçait qu'il vivait encore.
Cependant les soins qu'on ne cessait de lui
prodiguer ne furent pas infructueux : les crises
devenaient plus rares et moins violentes, et le
malade parvint enfin à s'endormir. Son som-
meil plein de rêves et d'agitation ne fut pas de
longue durée: mais lorsqu'il s'éveilla il était
plus calme , et promenant autour de lui un re-
gard plein de langueur, il reconnut ses amis, et
malgré sa faiblesse parut éprouver un sentiment
de joie. Ceux-ci, trop impatiens de connaître
les détails du malheureux événement qui l'avait
ramené mourant dans leur ville , l'accablèrent
de questions. Le jellab, plus complaisant que de
coutume , consentit , quoique alîaissé sous le
poids de la souffrance, à satisfaire leur inop-
portune curiosité , et il commença aussitôt le
récit de sa funeste aventure.
« Il n'y a d'autre dieu que Dieu, soupira-t-il
lentement, tout vient de lui , cl je dois me sou-
mettre avec résignation à sa volonté toute-puis-
sante. Mon malheur était écrit dans le livre
éternel , il était donc inévitable, car il faut ([ue
les destinées s'accomplissent. Est-il encore écrit
que je touche à ma dernière heure? je l'ignore ,
mais quoi qu'il en soit, je subirai sans murmure
toute la rigueur de mon sort. »
11 s'arrêta à ces mots comme pour reprendre
haleine, et poursuivit ainsi :
« Vous le savez tous, mes amis, puisque vous
avez assisté à mon départ; lorsque j'ai quitté
Berber avec mes esclaves, mes chameaux vigou-
reux emportaient de bonnes provisions, mes
outres étaient bien pleines et bien fermées, et je
pouvais avec confiance entreprendre un voyage
que j'avais toujours accompli avec succès. Mais
que peut la prévoyance de l'homme contre les
arrêts immuables du Destin ?...
» Quoi(|ue la chaleur ffit accablante, les pre-
miers jours s'écoulèrent paisiblement. Nous
étions tous endurcis aux fatigues , nous avions
longtemps erré sous le soleil du désert, et nous
Gravions avec courage sa redoutable fureur.
Toutefois nous cheminions lentement et en si-
lence, pour ménager nos forces et ne pas irriter
notre soif. Tous les matins h l'aurore nous nous
mettions en marche , et avant l'heure de midi
nous nous arrêtions pour jouir d'un repos de-
venu nécessaire. Lorsiiuc le soleil se pcncliait
vers l'horizon, et que ses rayons nous frappaient
moins ardens, nous poursuivions notre route,
et les ténèbres nous surprenaient toujours en
voyage.
)' C'était le sixième jour de notre marche : la
nuit qui le précéda avait été lourde , et nous
nous levâmes oppressés ; notre ardeur, cons-
tamment soutenue jusqu'alors, commençait à se
ralentir; nous respirions avec peine, nous
avions besoin d'air, car nous nous sentions suf-
foqués. Mais un nuage rougeâtre , qui bordait
l'horizon comme une muraille de feu, intercep-
tait la brise rafraîchissante du matin, et un
calme fatal régnait autour de nous. Nous che-
minions dans une fournaise ardente et sans
issue ; le soleil , qui semblait s'être rapproché
de nous, dardait impitoyablement ses rayons
perpendiculaires sur nos têtes embrasées; les
sables resplendissaient, et l'on eût dit qu'ils
allaient s'enflammer. Je pliais sous le poids de
l'atmosphère ; notre transpiration , naguère si
abondante, s'était arrêtée; nos peaux se ger-
çaient, et nous marchions toujours dans l'espoir
de soi'tir bientôt de cet enfer. Oh ! pourquoi ce
calme qui nous consternait tous n'a-t-ilpas duré
plus longtemps ! Lorsque excédé de lassitude ,
mes genoux fléchissaient et que je me croyais
sur le point de succomber, le nuage rouge, jus-
qu'alors immobile , s'avança comme s'il allait
fondre sur nous; les sables furent soulevés jus-
que dans leur profondeur; le soleil pâlit sans
rien perdre de sa rage , et le vent souffla avec
furie. Je crus alors que je venais d'être englouti
dans un lac de flamme. Mon gosier s'était des-
séché, mes cheveux se dressaient sur ma tête, et
mes yeux sortaient de leur orbite. Non, les dam-
nés ne souffrent pas des douleurs plus atroces ;
j'aurais voulu mourir dans ce moment! Le dé-
sert , si monotone dans son léthargique engour-
dissement, venait d'être éveillé en sursaut par
les mugissemens sauvages du sémoun, ce terri-
ble messager de mort; et la nature entière s'a-
gitait dans un désordre effrayant ! Dès les pre-
mières atteintes de ce vent empoisonné, je m'en-
veloppai dans mon burnous et me précipitai la
face contre terre après avoir ordonné à mes es-
claves de se couvrir le visage et d'imiter mon
exemple. Les chameaux qu'on avait eu le soin
d'arrêter , s'étaient couchés les uns contre les
autres, et baissaient tristement la tête. Le vent
continuait h souffler avec force ; flottant entre
la vie et la mort, en proie à l'inexprimable tour-
ment d'une soif qui nous semblait inextingui-
ble, pendant plus d'une demi-heure nous atten-
dîmes dans cette position cruelle le retour tar-
dif du beau temps. Craignant d'être suffoqué
ou même brûlé par une bouffée de sémoun, nul
de nous n'osait relever la tête pour observer les
terribles effets de ce vent dévastateur. Quand je
cius qu'il allait s'apaiser je me débarrassai de
mon manteau, et je jetai à la dérobée un regard
autour de moi. Tout portait encore l'empreinte
d'un bouleversement général; néanmoins, le
firmament si terne et si livide quelques instans
auparavant , commençait â s'éclaircir , et le
calme ne tarda pas â se rétablir. Je courus aver-
tir mes esclaves ([ue le danger était passé ; ([uel-
ques-uns d'entre eux, les plus faibles , avaient
péri ; mais ce n'étaient pas ceux-là qui étaient les
plus malheureux.
>> Le ciel avait repris sa limpidité, et les sables
soulevés comme les vagues d'une mer houleuse
.s'affaissaient sur eux-mêmes ; la tempête avait
cessé, et le désert rentrait dans sa vie ordinaire,
dans cette vie si semblable â la mort. Les cha-
meaux s'étaient relevés et grognaient en signe
de joie ; uous avions secou6 la poussiOrc dont
nous étions couverts , et déjà nous respirions
plus à l'aise; mais nous étions impatiens d'é-
tancher notre soif toujours ardente, et j'eus be-
soin d'interposer toute mon autorité pour em-
pêcher les esclaves de se précipiter sur les ou-
tres suspendues aux flancs des chameaux.
» Après avoir obtenu à grande peine un peu
d'ordre etde tranquillité en promettant à ces mal-
heureux une ration d'eau plus forte que de cou-
tume, je me disposai aussitôt à en faire une dis-
tribution générale, et je m'empressai de délier
les guirbês (les outres, dans lesquelles nous
avions déjà puisé ; elles étaient vides et dessé-
chées : saisi d'effroi , je courus à celles que j'a-
vais laissées pleines et intactes, et, comme les
autres, je les trouvai vides et desséchées. Au
milieu d'un désert immense où nous venions
d'être brûlés parle sémoun,nous étions sans eau :
par la vie du Prophète, c'était trop affreux ! L'n
sombre désespoir s'empara de mon ame, je crus
que j'allais devenir fou. Les esclaves mourant
de soif me regardaient d'un œil égaré et implo-
raient ma pitié. En présence de cette infortune
irréparable, mon courage et ma constance si sou-
vent éprouvés m'avaient entièrement aban-
donné. Je déchirai mon turban, j'arrachai ma
barbe et me mis à rugir comme un lion harcelé
et furieux. J'avais soif, et je demandais de l'eau
à tout le monde avec des cris de rage ; si dans
ce moment je m'étais trouvé sur les bords d'un
fleuve, je crois que je l'aurais tari sans étancher
cette soif impitoyable qui m'étreignaità la gorge
et corrodait ma poitrine : j'avais soif, et mes
soupirs s'échappaient de mon sein comme des
laves et brûlaient mes lèvres arides et contrac-
tées; j'avais soif, et à mes pieds je voyais du
sable et sur ma tête un soleil de feu : les escla-
ves, qui ne connaissaient pas encore toute l'é-
tendue de notre malheur, m'observaient avec
un étonnement mêlé de terreur, et, dans leur
juste impatience , m'accusaient de les laisser
souffrir trop longtemps ; mon désespoir, qui
éclatait d'une manière si visible, les avait néan-
moins effi-ayés, et, malgré leur souffrance, ils
osaient à peine murmurer ^
»Lne faible lueur d'espérance venait de m'ap-
paraitre : je m'élançai soudain vers mon droma-
daire , et j'enlevai vivement une couverture
de laine qui recouvrait la selle et protégeait de
son épaisseur la plus petite de nos outres que
j'avais d'abord oubliée : Dieu est grand et mi-
séricordieux ! Je la trouvai humide et gonflée;
je l'ouvris aussitôt; elle n'avait pas perdu une
goutte d'eau : je l'approchai avidement de mes
lèvres brûlées, et j'eus besoin de tout ce qui me
resliùt de force et de prudence pour ne pas la
vider d'un seul trait.
« Je pouvais me sauver, mais je n'avais pas de
temps à perdre : je renfermai soigneusement
ma précieuse guirbé, je montai sur mon excel-
lent dromadaire, ct,s;uis regarder derrière moi
je dirigeai vers ces lieux sa course rapide, aban-
donnant les esclaves à leur malheureuse desti-
née.
« ,\prèstroisjours de marche forcée ; je décou-
vris Berber; dès le second, j'avais épuisé mon
eau, et j'arrivai brisé de fatigue et de nouveau
tourmenté par une soif acre et corrosive. Je
n'eus pas la lorce de descendre seul de mon
dromadaire; on m'emporta iiiourauisur ce lit
— 358 —
L"JihilU(tf^mgM'g3KBIB*fflyîyWt
où VOUS me voyez encore, et que snns doute je
ne quitterai plus que jiour être liéposé dans la [
lonilie » ;
On voyait, depuis quelques inslans, que le )
jellal» avait hàle de tenniiiei- son récit ; sa voix!
allait s'éteignant, et il prononra ces derniers 1
mots avec une peine extrême, ^ous l'avions
écouté sans l'interrompre, et, lorsqu'il eut cessé
de parler, les iTiusulmaus, ])eu émus, ne surent
que répéter ces paroles : Tout vient de Dieu,
ipie faire contre lui ;' Pour moi, j'avais été dou-
lourctisement impressionné; mon imagination
m'avait transporté dans le désert, et j'assistais
au dénouement lugubre de ce drame épouvan-
table "• je voyais les esclaves se débaUant vaine-
ment contre une mort certaine, j'entendais leurs
cris déchirants el leur ràle d'ajjonie : je me
sentais saisi d'une juste horreur, et je maudis-
sais dans mon ame ces hommes criminels «lui ne
craignaient pas de trafiquer de leurs frères pour
contenter leur insatiable cupidité.
Je rentrai chez moi le eceur navré. Le lende-
main, je revins chez le jellah ; durant la nuit,
il avait encore eu plusieurs accès de délire, et
je trouvai près de lui sa famille justement alar-
mée. Quoique bien faible et bien opi)ressé,
Abou-Sélim nie reconnut aussitôt et me tendit la
main; il avait déjà oublié que je l'avais vu la
veille. U me lit asseoir près de lui et ordonna
h l'un de ses enfants de me servir le café et le
chibouc. Ses ordres venaient à peine d'être
exécutés, lorsque nousvimes paraître surleseuil
de la porte un homme ii la stature élancée el aux
formes athlétiques; son visage, d'un beau noir
luisant, était entaché de sanu, et l'expression de
son regard était sauvage et égarée. Il jiortait en
bandouillèrcunegrandeoutrequi paraissaitvide
il avait un poignard îi la ceinture et un bftlon h
la main. .\ cette apparition subite et inattendu,
le jellab, malgré son accablement, avait poussé
un cri terribleel s'était évanoui. J'examinai avec
atteiilioa ce nègre à la mine effrayante, et quel
ne fut pas mon étonnement lorsque je reconnus
en lui Abii-Allah, le plu5 vi-ourcux d'entre les
esclaves d'Abou-Sélim; Abd-Allah qui, durant
le trajet du Sennàr à Berber, m'ayant voué un
aUachemenlà toute épreuve, me servait avecun
Ztfle et une fidélité dignes d'un meillcul- sort. La
mort était emi>reinte sur tous ses traits; et ce-
pendant il se tenait debout, immobile etr-espsc-
tueux. Le jellab commençait h reprendre ses
sens- je pris sur moi de faire asseoir rcscliive
qui, appuyé sur son b^ton, attendait en 'Silence
qu'on d.iignât lui parler. Par quel miracle se
trouvait-il au milieu de nous? quelques-uns di-
ses compagnons d'infortune s"ét;:ient-ils sauvés
avec lui ? C'est Ict ce que nous étions toiiK im-
|»atîens de savoir, et Alid-Aliahj iiiterwc*, ne
tarda pas à nous satisfaire; : i....,^ (:
«Puisque mon maître est'iiarmi touSj nous
(lit-il, vous devez connaître l'événement funeste
qui a coflté la vie à mes frèi^esque. j'irai bientôt
rejoindTC moi-même. Lor3C|ue et vent redouta-
ble commença à souffler, je compris bien qu'il
fallait mourir. Le grand esprit du désert .s'était
déclaré contre nous, quelles forces pouvions-
nous opposer h sa puissance infernale? J'en-
tendais comme un frôlement d'ailes au-dessus j
de celle solitude, cadavre immense qu'une ame
ténébreuse Tenait d'animer el d'irriter contre
nous. J'avais plongé ma tète dans le sable, et
quoique suffoqué, je n'osais pas même me relever
pour respirer, dans la crainte de me trouver
face à faceavetle démon qui avait juré notre
l)erte. Quand le vent se calma, la plupart de mes
compagnons el mon maître lui-même se bercè-
rent de folles espérances ; mais l'esprit ennemi
avait bu notre eau avant de s'envoler, et il nous
condamnait ainsi à périr du supi'lice des réprou-
vés. Je vis le désespoir d'Abuu-Sélim, el il ne
m'élonna pas : j'en avais deviné la cause. Pour
moi, j'étais calme et résigné, et pour humilier
le démon du désert, quise réjom'ssait sans doute
de la faiiilesse de notre maître, je me préparai à
mourir avec courage.
« Le jour commencé si trisienient était ra-
dieux, et iwr sa pureté et son éclat le ciel sem-
blait insulter a notre détresse. Je ne compris
paslebrusque départ d'.'ibou-Sélim ; redoutait-
il notre vengeance ? espérait-il en fuyant se
sauver encore ? Je ne sais quel motif a pu le dé-
terminer à nous .abandonner avec tant de pré-
cipitation sans nous adresser une seule parole,
sans daigner même nous dire adieu. Nous le sui-
vîmes long-temps du regard, et à peine avait-il
dispinu dans le lointain (jne mes compagnons,
altérés, se jetèrent avidement sur les outres
qu'ils trouvèrent desséchées. J'aurais voulu les
consoler; mais que pouvais-je leur dire? la
mort était inévitable. Ma résignation était au-
dessus de leurs forces, et ils s'abandonnèrent,
sans retenue, à toute la violence de leur dou-
leur; ils se lamentaient, ils pleuraient, ils mu-
gissaient; j'avais oublié mes propres souffrances,
etje pleurais sur eux. Oh! c'était piiié devoir
ces malheureux se crisper et se tordre dans des
ângoi.sses inexprimabli'S et mourir en blasphé-
mant ; c'était pitié de voir ces pauvres mères
n'attendant pour s'éteindre que le dernier soupir
de leui'S ènfans siispendns à leurs mamelles ta-
ries ! Et tnoi, ne pouvant rien poitr adoucir
l'implacdlile rigiifeui- dé leur supplice, je pleu-
rais arnèremeilt. Kl c'était aussi pitié de me voir
seul, debout, survivant à mes frères el contraint
d'assister à cClte scène d'horreur el de déses-
poir. Je n'étais plus entouré que de cadavres;
qut'biues Gallas et plusieurs riègi^és du Dar-lour
pins i-obusics que leurs compagnons, se débat-
taient encore dans une efrrayanlè agonie. Et
moi, debout et immobile, |b 'pleurais toujours;
je ne sais tjilelle foi-ce s<irlJiim<dne me soutenait
ainsi ! Déjà les ■tîrirtdhi'fe'plànaient au-dessus de
il ôs tétés ; 'j'etitètlflais ati loin les hUrlemens de
l'hyCrlfe :l liiii rfOils allions bientôt servir de
jlftïifl't; et pdur rendre rtioins pénible îi mes
frères ffrcdlrfihîs les deriiiers inslans de leur vie,
j'iii(('li'dih|lis hies siiHglots et leur chantai le
ëhafit de mcihi dh paysfiatdl que j'avais appris
siir latoWlIé de ifion jiBl-li;
cn.À.N'rDEMORt.
« Ils mentent ceux (|ui disent que la mort est
une chose horrible! Avez-vons entendu des
soupirs s'exhaler du sein dés tombeaux, el votre
repos a-t-i! jamais été troublé par les ombres
plaintiTès rie vos pères ? la joie est avec eux et
les regrets sont pour nous.
)>I)ans le séjour des esprits, ils se reposent
de leurs fatigues; la faim et la soi!' leur sont in-
connues; eiilés sur une terre iotjrale el maudite,
bienheureux le moment qui nous réunira à
nos pères, car la joie est avec eux et les regrets
sont pour nous.
5-0 vous que l'approche du trépas épouvante,
rassurez-vous ! Elle est en proie h de cruelles
angoisses, la mère en mal d'enfant -. elle pleure,
elle voudrait mourir, et bientôt à ses vives dou-
leurs ont succédé des transports d'allégresse ; le
nouveau né a jeté son premier cri !
» Ainsi de la mort : elle apjiarait hideuse, re-
poussante; h son aspect lugubre ou a peur, on
voudrait luir, et à peine a-t-on franchi le seuil
de cette vie terrestre (ju'on s'élance avec ardeur
dans la route nouvelle, car on n'emporte que
les joies et on ne laisse que les regrets.
»iVIon chant avait ramené le calme sur le
visage de mes malheureux compagnons, et un
dernier sourire était venu errer sur leurs lèvres
flétries et décolorées....
■n La mortn'avait plus qu'une victime humaine
îi frapper. Seul je respirais encore et j'avais
conservé, sinon mes forces, du moins mon éner-
gie. 11 me vint tout-à-coup une pensée affreuse ;
je crus que je pouvais me sauver, et à tout prix
je le voulus. Je dégainai aussitôt mon poignard,
etje le plongeai dans le flanc de l'un de nos cha-
meaux qui roula à mes pieds ; et collant ma
bouche sur la blessure que je venais d'ouvrir,
j'étanchai ma soif dans le sang de l'animal. Je
remplis la plus grande de nos outres à celte
source féconde, et sans hésiter je me mis en
marche; une vie nouvelle circulait dans tout
mon corps, et j'avais retrouvé ma vigueur pre-
mière. Je suivais avec ardeur les traces du dro-
madaire de mon maître, imprimées dans le
sable; j'avais pris les précautions nécessaires
pour empêcher le sang de se coaguler, et quand
la soif se faisait trop cruellement ressentir, je
la calmais avec ce breuvage impur. Pourtant les
derniers jours j'éprouvais un profond dégofit
clia^ue fois que j'étais obligé de porter à mes
lèvres mon outre ensanglantée, j'avais horreur
de moi-même, et je commençais à envier le sort
de mes compagnons lorsque je suis arrivé à
Cerber.
» Bientôt, poursuivit Abd-Allah violemment
agité, le voyageur traversant les plaines solitai-
res de Krousco rencontrera les ossemehs épars
de mes frères, et se demandera sans doute
quelle horrible catastrophe a pu les arrêter dans
ces lieux. Si lesémoun ne vient paslui répondre
il passera formant des conjectures diverses, et
assailli par de funèbres pensées. »
A ces paroles sourdement articulées, l'esclave
tomba la face contre terre, rejeta par la bou-
che, les narines et les yeux le sang qu'il avait
bu, et moiu'ut dans des convulsions affreuses.;..
Le surlendemain j'avais quitté la ville.....
Long-tpmps après, en me promenan! dans un
bazar du Grand-Caire, je rencontrai Abou-Sélim
plein de santé ; il avait recouvré ses forces après
une maladie de trois mois, et parlant de lîerber
avec une nouvelle troupe d'esclaves , il était
cette fois arrivé en Egypte.
Edmond Cohiîes.
[Revue 'du XfX' siècle).
— 359 —
Par une de ces belles matinées de printemps
oft le corps se sent plus fort , l'ùmc plus calme ,
l'imagination plus libre, où l'oiseau ciiante, où
le poète rôve , où le cœur s'ouvre aisément îi
toutes les bonnes, h toutes les généreuses im-
pressions, deux hommes se promenaient en
causant dans le parc de St-Cloud , circulant in-
différemment autour des carrés de, gazon dans
les grandes allées sablées et les petits sentiers
raboteux. Quoi(iue tous les deux fussent re-
marquables par leur tournure , le plus âgé des
promeneurs devait particulièrement fixer l'at-
tenlion. C'était un homme de moyenne taille,
assez maigre , un peu voûté , aux cheveux gri-
sonnans , au regard fatigué, à la physionomie
empreinte de cette expression de douce mais
profonde mélancolie, habituelles aux gens ijui
ont beaucoup vécu et beaucoup souffert. Il
s'appuyait tantôt sur une canne à pomme d'or
tantôt sur le bras de son compagnon. 11 ne por-
taitpas de signcdistinctif desa position; aucune
décoration ne brillait sur son habit noir, mais à
son air, à sa démarche, à son langage, à certain
je ne sais quoi qui distingue partout Ihomnie
de bonne compagnie, il était impossible de mé-
connaître un personnage de la première distinc-
tion. Tout en catisant il était arrivé à la grille du
parc qui fait face à la lanterne de Diogène où
l'attendait une voilure fort simple et un cocher
sans livrée, et il commençait à gravir la montée
rude et presque perpendiculaire qui joint par
une avenue dune demi-lieue le parc de St-Cloud
au village de Ville-d'Avray, lorsqu'un paysan en
blouse, à moustaches grises, coiffé d'une cas-
quette et l'air tout bouleversé passe rapidement
auprès de lui. L'inconnu n'eut besoin que de
jeter un coup d'œil sur cet honmie pour se
convaincre qu'il était en proie à une vive con-
trariété. 11 le rejoignit et du ton le plus poli lui
demanda s'il pouvait sans indiscrétion sinfor-
nter du sujet de son agilalion.
Le paysan moins surpris de la question que
prévenu par l'air bienveillant de celui qui la lui
adressait, porta la main à sa casquette et répon-
dit sans hésiter.
— Ilélas, monsieur, si je me désole ce n'est
pas sans raison. 1 igurez-vous que ma femme
est accouchée avant-hier dun marmot joli
comme les amours, mais si frêle et si chétif Jpie
nous tremblons qu'il ne passe ù tout inslani
Le baptême devait avoir lieu ce malin et j'étais
allé chercher à Sl-Cloud François, le compère
et le hancé de ma nièce , lorsque je viens d'ap-
prendre que le pauvre garçon qui lait partie de
la classe des conseiits de l'année deriiièie a
reçu l'ordre de i)artir sur le champ pour Paris
et qui! s'est mis enroule ce malin sans avoir
même eu le temps de donner une poignée de
main à son ancien.
— C'est une circonstance très fâcheuse assu-
rément, repartit l'inconnu, mais qui ne doit
pourtant pas le désespérer... car enfin il n'y a
pas .lu'un com,.ère à St-Cloud... et parmi tes
anus., tes connaissances... lont le monde doil
eirc disposé à te rendre un pareil service...
..--C'esl ce qui vous irojBpç, monsieur,.. J'ai
très peu d'amis dans le village, parce que je suis
un grognard comme ils m'appellent , et que je
dis à qui veut l'entendre que je regrette fau-
ire... Un vieux soldat doit ôtrc fidèle à la mé-
moire de son général comme à son drapeau...
c'est ma morale à moi... et je crois (jue c'esl la
bonne... iresl-il pas vrai, monsieur?
— Sans doule... Eh bien , voyons... Tiens, si
monsieur, si moi, par exemple, nous nous met-
tions sur les rangs... Je suis le premier venu, il
est vrai; mais un honnête homme... assez con-
nu,., et très bon chrétien... qu'en dis-lu ?
— Je dis que vous voulez vous moquer de
moi ! répondit le paysan en levant son regard
moitié surpris, moitié colère, sur celui qui ve-
nait de lui faire cette singulière proposition.
— Non pas en vérité... c'est 1res sérieusement
que je le demande l'honneur de remplacer
François...
L'ancien soldat hésita encore, regarda fixe-
ment l'inconnu, puis lui tendant la main :
— Morbleu , avec une pareille figure , on ne
peut pas vouloir se moquer des gens... j'ac-
cepte.
Ils arrivaient en ce moment à la ]iorte de
Ville-d'Avray ; la maison de Pierre était une des
premières dans le village. Avant d'entrer, l'é-
tranger se tourna vers le paysan et lui dit en
souriant :
— A propos, la commère est-elle jolie ?
— A croquer., vous allez voir !
Ils entrèrent. Rose était assise auprès du lit
de sa tante. Toutes deux semblaient attendre le
retour de Pierre avec la plus vive impatience.
Ce dernier s'approcha d'elles et en quelques
mots les mit au fait de ce qui venait de lui ar-
river. Rose , qui s'était prise à sangloller en ap-
prenant le départ de son liancé, devint ronge
comme une cerise en api)renant la proposition
de Fétranger. Elle essuya ses yeux avec le revers
de son petit tablier de soie et fit une belle révé-
rence au vieillard qui y répondit par un com-
pliment sur la beauté de celle jeune fille ravis-
sante de grâce , de fraîcheur, et aussi rose que
son nom. L'accouchée ayant de son côté accepté
avec reconnaissance le nouveau parrain que le
hasard olîrail à son enfant, on se mit en marche
pour la petite église. La cérémonie religieuse
terminée, on passa dans la sacristie pour y ac-
complir des formalités d'usage. C était un mo-
ment impatiemment attendu par le vieux soldat,
par Rose, par tous les assistans, qui les uns par
intérêt, les autres jiar curiosité, brûlaient de
connaître le nom et la profession du parrain de
l'enfant; mais quelle ne fut pas la stupéfaction
générale, loisque le vieux curé , après avoir ins
crit sur les registres de la paroisse les noms
de Fenfant et des père cl mère, vint à demander
celui de Félianger, d'cnicndre ce dernier ré-
pondre avec quelque iiési talion :
— .Mettez... mettez iMonsieur...
— ^lonsieur qui!*...
— Monsieur tout court.
Le curé fixa son interlocuteur de Fair d'un
homme envers lequel on vient de se permettre
une mauvaise plaisanterie, tandis que le gro-
gnard fionçail le sourcil et que Rose, toute hon-
teuse , ne savait plu'i qu'elle conlenanoe iciiir.
— Je \ousfi'rai observer que le lieu est mal
choisi puur une plaisautcri«..>
— Et moi, M. le eucé, que je ne plaisante
nullement...
— -Mais enfin. Monsieur n'est point un nom.
— Eh bien, reprit l'inconnu en souriant,
mettez, si vous aimez mieux, Monsieur, frère
du roi !
11 y eut un cri général. Tout le monde se leva.
Le bon curé, tout confus, laissa échapper la
plume de ses mains, tandis que Pierre, abjurant
en ce moment toutes ses antipathies bourbon-
niennes,3tombait aux genoux du prince en s'é-
criant :
— Pardon , monseigneur!
Mais Monsieur le releva avec bonté , et ten-
dant la mainà sa jolie commère :
— Franchement , mademoiselle , est-ce que
vous n'aimez pas autant ce compère-là que
l'autre?
La voilure du prince , qui Favait suivi à dis-
tance depuis St-Cloud, l'attendait à quelques pas
de l'église. Monsieur y fil monter la jeune fille
toute fière et le grognard tout décontenancé.
Arrivé à la maisonnette de ces braves gens il
offrit lui-même la main à Rose pour l'aider à y
descendre ; puis ayant chargé le duc de'^ de
laisser des marques de sa munificenee à la pe-
tite église, il partit pour St-Cloud, tandis que
tous les habitans de Yille-d'.Avray, accourus à
la hâte pour voir le prince et vivement émus de
cette scène touchante, accompagnaient le galop
des chevaux des cris réitérés de vive Monsieur!
Le soir du même jour la petite famille encore
tout entière sous l'impression de Févénement
heureux qui venait de lui arriver, se trouvait
réunie autour du lit de Faccouchée. Le sujet
de la conversation , vous le devinez sans peine.
On ne tarissait pas sur les louanges de ce prince
si bon, si simple, si bienveillant, qui venait de
lessuscitcr pour ces pauvres gens un trait du
Béarnais son aïeul. Tout à coup on frappe à la
porte. Rose court ouvrir. Un jeune homme cou-
vert de poussière entre vivement, et jetant sa
canne d'un côlé, son petit paquet de l'autre, se
précipite au cou de Faccouchée, puis de Pierre,
puis de Rose.
La première émotion calmée on Finlerroge,
on lui demande Fcsplication de son départ si
brusque, de son retour si inespéré.
— Franchement , je n'en sais rien, répond le
conscrit... Je pars ce malin le désespoir dans le
caur. Arriu' à Paris, on me conduit à la divi-
sion. J'étais là depuis une bonne heuie lors-
(prun beau monsieur chamarré de croix et por-
tant un grand cordon rouge sous son habit, en-
tra dans la salle où je me trouvais el dit quel-
ques mois à l'oreille du général en me regar-
dant. » C'est bien, M. le duc '', répond celui-ci.
Mors celui .[U'on appelait le duc, s'approcha de
moi , inc frappa sur l'épaule el me dit : Tu
peux Feu retourner. Tu pousseras jusqu'à Ville-
d'Avray, tu remellras celte boite à mademoi-
selle Rose , et lu lui diras i\\ie cc$l do la part
deson compère de ce malin. Rose... cette l>olle.,.
ce compère .. j'étais stupéfait... mais trop con-
tent de celle explication pour songer .N en de-
mander une aulrc, jai comme on dil pris mes
jambes à mon cou el je suis arrivé au pas de
course !
Vous semez bien qu'après le récit du conscrit
on neul rien Je plus pressé que douvrir la iBfM
360 —
térieuse lioilc. Au dessous des boulions oMigés,
on (rouv;i l'acte de lilirralion du service de
François et un brevet de pension de 1500 francs
au nom du nouveau né , payable h ses pareils
jusqu'à sa majorité, et réversible sur leurs têtes
en cas de mort du titulaire.
Mais le petit Charles n'est pas mort. Protégé
ius(|ii'au dernier nioincni par son noble parrain,
il a (d)trnu une bourse au collège Henry IV, où
il a fait ses études, et son nom a retenti plusieurs
fois avec honneur au concours de TUniveisité.
Quant au grognard et à sa femme, ils ont acheté
à Ville-d'Avray un petit fond de restaurant
qu'ils exploitent concurremment avec François,
devenu l'époux de Rose. 11 y a deux ans, à la
suite d'une partie de campagne avec (juelques
amis, j'entrai par hasard dans l'établissement de
ces braves gens. Ayant parlé devant Rose de la
mort récente de Chades X , je m'aperçus que ce
nom produisit sur elle une vive impression, .le
lui en demandai la cause , et elle nous raconta
sans se faire prier et avec une sensibilité que je
n'ai malheureusement pas su reproduire , ce
trait de la vie d'un prince qui après avoir ex-
pié par les vertus de son ftge mur les fautes de
sa jeunesse, est allé mourir sur la terre d'exil ,
les yeux tournés vers cette France qu'il avait tant
aimée , et que son cercueil même ne devait pas
revoir.
A. G.
RECHERCBES UISTORIOUES
Sur l'épofiiie de la fondation du
lieflroi et l'origine du dragon de
CSand.
Les changemens notables que la tour du Bef-
froi de Gand est sur le point de subir, nous ont
engagés à nous livrer à quelques recherches
historiques sur l'époque de la construction de
cette tour et l'origine du Dragon qui en orne le
sommet et lui sert en quelque sorte de couron-
nement. Nous laissons à la sagacité du lecteur le
soin de drhrouiller ce chaos d'assertions contra-
dictoires ilétruites les unes par les autres, et
nous désirons que sa perspicacité se fasse jour à
travers ce dédale obscur qui environne encore
sur ce point notre histoire.
M. le chanoine de liast dit, dans son Recueil
d'Anliqiiilés, ijuc le ISelîroi fut fondé en 1183,
et il étaie cette opinion sur un plan original de
la tour, déposé dans les archives de la ville et
qui porte l'inscription suivante : Uberceerp van
den lîcelfroelc. Sigerus Caslelanus Ga/idœ
me fu/idaril (ituiu MClWXm 111 lidl. maii.
— Plan du lieffroi. fondé en 1183, le .i des
calendes de mai, par Siger, châtelain de
Gand.
« Le droit d'avoir un Beffroi, dit cet auteur
» était un droit descommunes. En elfet, léla-
» blissemitnl du lleîlroi de (.and remonte à ])eu
5) prés à répt)([ue de liMslitiilion de la commune
5> de cette ville; (,and fut érigée en commune
5> sous Philippe d'Alsace en 1178, et le Beffroi
» fut foncé en 1183. »
Gramavc lixe la date du commencement de
atte tour en 1313, bandcrus, dans sa Flandria
illustrata, dit : « La construction de cet édifice
(le Beffroi), que l'on avait commencée trois siè-
cles auparavant, fut reprise par Gisbert Rein-
vich et Baudouin Borluut au mois de mai lai.''),
et terminée en 1380. — D'autres rapportent que
ce monument fut commencé en 1171 par Siger
Vilain, châtelain de Gand. »
Vaernewyck [Chronyke der Nederlandsche
Oudheijd) dit en propres termes : «Quant au
Beffroi et à l'église et la tour de Saint-Nicolas,
je n'ai jamais pu découvrir dans quel temps et
par qui ils furent fondés. On trouve seulement
que le Beffroi fut construit antérieurement à
l'année 1300, à l'époque où la ville fut adminis-
trée par les 39 magistrats. » — Le même chro-
niqueur dit plus loin que l'ancien faîte ou cou-
ronnement [de Onde Kap] du Beffroi fut cons-
truit en 1380.
Meycr assure que le Beffroi fut construit sous
l'administration du collège des 39, institué en
1 228, et le chevalier Dieriex, dans ses Mémoires
sur la ville de Gand, partage cette opinon et
réfute avec un sarcasme amer les assertions de
M. de Bast qui en recule l'époque jusqu'en 1 183.
Il faut en convenir cependant, l'époque assi-
gnée par j\l. de Bast est la plus probable et celle
qui est le plus communément adoptée de nos
jours. Son opinion est appuyée par une pièce
probante dont M. Uieriex n'a pas même songé à
révoquer en doute l'authenticité, et par le té-
moignage de quelques historiens qui, à la vérité,
fixent l'époque du commencement du Beffroi à
l'année 1171, mais qui, comme on a pu le voir
par l'extrait de la Flandria illustrata, font re-
marquer que Sigtr Vilain, châtelain de Gand,
en fut le fondateur, et le document invoqué par
M. de Bast porte en effet le nom et le titre de ce
seigneur.
Voici maintenant ce que l'on trouve dans les
mêmes historiens, relativement à l'origine du
Dragon.
Une tradition populaire rapporte que cet ani-
mal fantastique ornait l'église de Ste-Sophie ou
de St-George, ou bien encore, si l'on en croit
IM. Voisin, une mosquée à Constantinople; qu'a-
près la jirise de cette ville sur les Grecs, par les
Croisés, le U' avril 1203, il échut en partage à
Baudouin Vlll, dit de Constantinople, comte de
Flandre, qui l'envoya à Bruges, et que plus tard
il se trouva parmi le butin que les Gantois firent
à Bruges, sous le commandement de Philippe
van Artevelde, en 1382.
Suivant une autre version, le Dragon aurait
été donné aux habitans de Biervliet , en récom-
pense delà bravoure qu'ils avaient déployée à
l'assaut de Constantinople, et les Gantois l'au-
raient conquis sur eux dans nos guerres civiles
du \i' siècle.
Sanderus, Vaernewick, et d'après eux M. de
Bast, rapportent ces détails; le premier de ces
écrivains y ajoute que le Dragon fut placé pour
la première fois au sommet du Beffroi, en 1445.
Ni Meyer ni d'Oudegherst ne parlent de ces
circonstances, et le chevalier Dieriex les consi-
dère comme fabuleuses, en soutenant que le
Dragon pivotaitsur la tour du Beffroi bien avant
l'époque indiquée par Sanderus, et il loiule cette
assertion sur un manuscrit déposé aux archives
du ci-devant département de l'Escaut (actuelle-
ment les archives provinciales) qui porte que le
Dragon fut descendu de la tour et doré en 1445.
La découverte de ce manuscrit est venue fort
à point pour faire disparaître l'espace de 63 ans
qui séjiare la conquête de ce trophée par les
Gantois, en 1382, de son premier placement sur
le sommet du Beffroi , en 1445 ? laps de temps
dont aucun historien ou chroniqueur avant
M. Diereix ne justifie et pendant lequel le Dra-
gon ne laisse aucune trace d'existence parmi
nous , et se perd en quelque sorte dans nos an-
nales.
Si le Dragon est réellement une conquête des
Flamands dans la capitale de l'Orient, il faut
convenir que nos ancêtres eurent la main mal-
heureuse dans le choix de leurs trophées , et
que les Vénitiens, qui assistèrent également à la
prise de Constantinople, firent preuve de plus
de connaissances artistiques en s'emparant des
chevaux corinthiens qui en décorent la place
St-Marc, à Venise, et qui font l'admiration du
monde savant.
Le chevalier DIeriez, qui s'est livré à de nom-
breuses recherches sur tous les points de notre
histoire, après avoir révoqué en doute Porigine
qu'on assigne au Dragon, émet une opinion plus
vraisemblable et qui se concilie mieux avec la
saine raison, en disant que, «dans le sens allé-
gorique, l'animal fabuleux dont les Gantois or-
nèrent leur tour^était censé veiller au salut et à
la conservation de leur commune. »
Peut-être en explorant soigneusement ce cu-
rieux monument parviendra-t-on à y découvrir
quelques traces qui attestent son origine ; car il
est peu probable que cet ouvrage bizarre et gros-
sier provienne de l'Orient qui fut le berceau des
arts. Son informité témoigne de l'état d'enfance
dans laciuel les arts se trouvaient plongés non
seulement en Belgique, mais dans l'Europe en-
tière, au moyen-âge. N'oublions pas de dire que
M. de Bast prétend « que le Dragon de bronze
que l'on voit au haut du Beffroi, y a remplacé un
aigle dont les premiers fondateurs avaient orné
cette tour.» Nousn'avons pu découvrir la source
à laquelle M. de Bast a puisé ce renseignement,
que nous n'avons du reste aucun motif de dé-
mentir.
Le Dragon fut descendu en 1543 et en 1689 ,
d'après la Gazette van Gewrf.Ce journal publie
un contrat d'adjudication conclu le 23 septem-
bre de cette dernière année, entre le magistrat
de Gand et Jean Martens, maître menuisier, pour
la descente et la réintégration du Dragon, et cet
acte porte que les travaux devaient être effectués
moyennant la somme de 14livresel 16escalins
de gros (fr. 137-82).
Le Dragon fut de nouveau descendu en 1771
et on trouva dans une boite de cuivre, placée
sous l'une des griffes de cet animal, plusieurs
pièces de monnaie , savoir : trois d'argent aux
armes de Charles-Quint, uneavecla têtede Tra-
jan ; « courtoisie adroite, dit M. Dieriex, par la-
(|uelle les Gantois avaient voulu exprimer qu'ils
considéraient leur monarque comme le modèle
des bons princes; » et on avait ajouté quelques
monnaies dont le type et la légende se trouvaient
effacés. La même boite contenait aussi un par-
chemin sur lequel on lisait une inscription la-
tine dont voici la traduction :« Le sieur Gilles
de Baenst, premier échevin de la ville de Gand ,
consacra ces monnaies à l'immortel Charles-
^ 3C1 —
Quint, empereur des Romains, roi de Germanie
et d'Espagne , comte de Flandre , son prince
très clément, l'an 1543, le dernier de mars avant
Pâques. »
Si le contrat de 1C89, que la Gazette van
Gend vient de publier et dont on ne connaissait
pas l'existence, est authentique, il est singulier
que les monnaies et l'inscription trouvées en
1771 dans la partie inférieure du Dragon se rap-
portent exclusivement au régne de Charles-
Quint, et que l'on n'ait découvert dans cette
boite aucune trace relative à la descente de 1 G89.
Le temps a mis ce vénérable objet d'anti(juité
dans un état de délabrement complet, et les ré-
parations qu'il a subies à diverses époques ont
fait disparaître la plus grande partie du métal
dont il se trouvait primitivement composé. Quel-
ques écrivains lui donnent la dimension d'un
bœuf et son poids est évalué à plusieurs centai-
nes de kilogrammes. 11 est essentiel de prendre
des mesures pour empêcher qu'il ne subisse de
plus fortes dégradations pendant le temps qu'il
sera exposé à la curiosité publique, et que des
fonds soient alloués pour le faire restaurer con-
venablement, sans lui faire perdre ses propor-
tions et sa forme actuelles.
{Messager de Gand.)
^otm.
Fraîche hirondelle,
Toujours fidèle
Au ciel azuré des beaux jours,
De ma patrie ,
Douce et fleurie ,
Tu viens réveiller les amours.
Dans ta charabrette ,
Jeune coquette,
Fais-toi belle chaque matin ;
Puis à la brise ,
Pour elle éprise ,
Livre ta robe de satin.
Ah! sur ton aile,
Douce hirondelle,
Auprès du ciel emporte-moi.
Loin de la terre ,
Patrie amère,
Je voudrais voler avec toi.
Si la tempête
Vient sur ta lOte,
Si ton cœur palpite d'effroi ,
Pauvre petite ,
Je t'olîrc ungite,
Viens l'abriter auprès de moi.
Et quand l'orage
De ton corsage
Aura souillé les blancs contours ,
Viens dans ta peine ,
Sous mon haleine,
Je le rCchauifcrai toujours.
Dis-moi , volage.
Dans ton voyage ,
Celui que j'aime l'as-tu vu ?
Oh ! dis s'il pleure
Lorsque vient l'heure
Oi\ son navire a disparu?
De sa pensée ,
Presque effacée ,
Pour moi n'a-t-il plus un soupir?
Ou dans son îinie.
En traits de flamme,
Esl-il gravé mon souvenir ?
Oh! je t'en prie,
Petite amie ,
Prête tes ailes un moment ,
Pour que je nage[,
Sur un nuage ,
Jusqu'oïl respire mon amant..
Pour ce service
Sois-moi propice
Et tu recevras de ma main,
Je te le jure ,
Grasse pAture ,
Lorsque les petits auront faim.
Et quand, soumise.
Fuira la brise ,
Viens , je t'offrirai du secours ,
El par le monde.
En vagabonde ,
Tu n'iras plus courant toujours.
Sur ma fenêtre ,
Et sur le hêtre
Où mon vieux père vient dormir.
De la froidure
Bravant l'injure ;
Tu pourras rester et mourir.
Mais lu t'envoles
Et mes paroles
Meurent au souffle du zéphir,
Telle qu'un rêve
Que l'ame achève,
Tu fuis quand je crois te saisir.
Oh! sur ta route,
Que je redoute
Pour toi la fureur des autans !
Vers moi, petite,
Ah! reviens vite,
Car il s'enfuit le doux printemps !
Mais, dans l'espace.
Ton vol s'efface ,
El sur toi mon œil arrêté ,
Dans le ciel sombre ,
INc voit qu'une ombre
Qui monte et plane en liberté.
Marie-Olympe Cari'kxtier ,
CouturiCrc il La Fl^hi-.
[France.)
ESQUISSE BIOGRAPHIQUE.
Membre de l'Iustitut.
Henri-Montan Berton , né à Paris en 1766,
est fils d'un musicien distingué qui fut directeur
de l'Opéra. A l'ftge de douze ans il perdit son
père , qui aurait si bien pu le guider dans l'art
musical, objet île toute sa pensée. L'adminis-
tration de l'Opéra lui rit une petite pension, et
il entra comme surnuméraire dans l'orcheslrc
de l'Académie royale de Musique. A quatorze
ans il jouait le solo de violon dans le ballet île
Mirza,el les louanges ne manquaient pas à ce
précoce talent ; mais il brûlait de mériter ces
suffrages par quelque ouvrage dramatique. A
celte époque les mystères delà composition mu-
sicale étaient presque chose sacrée en France,
et le petit nombre d'initiés dans cette langue hié-
roglyphique, semblables aux prêtres égyptiens ou
aux druides , se serait bien gardé de populari-
ser la science qu'il considérait comme sa pro-
priété , laissant déraisonner sur cette matière
les hommes de lettres de l'époque, comme nous
laissons divaguer sur le même sujet les littéra-
teurs de nos jours.
Le jeune Berton avide de savoir, impatient de
produire, soumettait ses essais de composition
à Granier et à Bey, l'un sous-direcleur et l'au-
tre chef d'orchestre de l'Opéra , qui tous deux
le décourageaient, lui prédisaient qu'il ne ferait
jamais rien de bon; qu'il valait beaucoup mieux
pour lui renoncer à la musique et surtout à la
composition. Et le jeune artiste rentraitchez lui
et il pleurait; mais il se remettait à travailler
avec j)lusdc persévérance que jamais, car il sen-
tait bouillonner dans son cerveau cette pensée qui
poursuit, tourmente, obsède l'homme de fénie
et le force à croire en lui. Oh ! combien 11 y a de
mystères douloureux, d'inquiétudes poignantes
dans r.'ime d'un jeune artiste qui s'élance en
Idée dans \\\\ eiiir ! Que de luttes cruelles à sou-
tenir avant il'arriverà une célébrité que vos con-
temporains vous dénient presque toujours !
En 1784, une célèbre actrice de l'Opéra de-
vina les grandes facultés musicales de notre
compositeur, après avoir étudié celles de son
cœur, reconnu son amabilité personnelle et
elle en parla à Sacchliii. Ce célèbre musicien ac-
cueillit avec bienveillance le jeune protégé de la
canlatrice lyrique et tragique. Sacchinl. comme
tous les hommes d'un grand mérite, était Indul-
gent ; il examina avec soin la partition de l'.i-
ina/i/ Il Veprcuve , opéra en deux actes de Fil-
lette-Loraux, dont la plupart »Ies morceaux de
musiiiue étaient calqués sur ceux île la Frais-
caldiiii . opéra qui jouissait alors de l,i plus
grande vogue et que le jeune lierton prit pour
modèle. L'auteur de Dardaniix elii'(V\dipe à
colomit' sourit de celte m.irche Inévitable de
jeune homme; et, loin de le décourager ainsi
que l'avait fait Granier et Rey, Il prédit .'i son
petit /ton iimi , ainsi qu'il l'appelait, une place
brillante d.uis l'avenir. Son jeune disciple avait
déj^ donné, au reste, le Premier yorigateur ,
Opéra en un acle , paroles de GuillarJ, auteur
3G2 —
du poùme A'OEdipe à colonne cl les l'iomesses
e mariage , ouvr;if;e en deux actes, en sociélé
avec Uesloitjes, auleur de la femme jalouse.
licrlou avait iicitlu sou illustre ijuide, cl niai-
chait dt'j^ dans sa force ctdaus sa lllicrlc, n'ayant
plus à lutter tjue contre d'iionorahles rivaux
tous français comme lui. Les protections et les
faveurs de cour n'claicnl plus un moyen de par-
venir à laccItLirilé. L"ex[)Osilion du jjianddiame
de la révolution se déroulait aux yeux de ILu-
rope, et chaque Français figurait comme acteur
dans cet intéressant prologue. La musique qui
chez les anciens était emjiloyée comme moyen
rcli;;ie\ix el i;ouvcrnemenlal , ne pouvait man-
quer d'agrandirsou domaine dans notreémanci-
palion nationale : elle exaltait les grandes ac-
tions, faisait naître riiéroisme, ou frappait de
ridicule le fanatisme et l'hypocrisie. Notre com-
positeur donna alors les Birjiieitrs (lucluître,
dont le liltrctto était de Fievée, auteur du joli
roman de la Dot île Suzctte. Le chœur de reli-
f ieuses : Ah ! quel scandale abominable, quel
déshonneur pour le couvent \ employé sur
tous nos théâtres secondaires, se grava bientôt
dans toutes les mémoires et devint très popu-
laire.
Le nouveau d'Assas , J'iala el un Tijrthec
de Legouvé, nous montrentlierton suivant avec
enthousiasme le mouvement national. Cepen-
dant faisant partie du bataillon dit des Filles-St-
Thomas, il fut proscrit après le 10 août et obligé
de fuir.
Caché à Sevran, dans la forêt de Bondy, chez
madame Dufrcnoy, sa belle-mère, il fit avec elle
un Charles II qui n'a jamais été représenté.
Il parait ([u'en ce lem[is les hommes du peu-
ple aimaient aussi les arts et i)rotégcaient les ar-
tistes- car un nommé Chrétien , garçon de café
et membre du tribunal révolutionnaire, litoii-
tenir un certificat de civisme à l'auteur de Tyr-
thée, elsa proscription cessa.
Absorbé par son art, et ne pouvant ni ne vou-
lant être un homme politi(|ue , l'élève de Sac-
chini rêvait un ouvrage ijui jnit le conduire à la
postérité , comme Ja partition d'OEdipey avait
déjà placé son maître. L'occasion s'offrit, et il ne
la laissa point écliapper.
Déjaure avait donné à Grétry son opéra de
Monlano et Stéphanie pour qu'il en lit la mu-
sique. Soit que ce sujet tiré de ÏArioste fût mal
traité el n"insi)irat point Grétry, soit qu'il voulût
être agréable à un jeune confrère, il engagea
l'auteur de cet ouvrage à le conlier à lierlon.
Mais lloffman ayant jiuisé à la même source (jne
Déjaure, son opéra iWiriodunI, le remit à Mé-
linl pour en composer la musi(iuc. Méhul n'était
pas un jouteur facile à vaincre : c'est peut-être
ce qu'avait pensé Grétry, fin liégeois, qui savait
si bien conserver sa grande réputation au mi-
lieu de celle nouvelle école, dont les essais abrup-
tes énergiiiueset puissans d'harmonie, contras-
taient avec son orchestre quelque peu mesquin,
et sa déclamation mélodique, ingénieuse, fine ,
mais pas éminemment musicale.
La lutte eut lieu entre Monlano ci Ariodant.
Les deux adversaires étaient vigoureux, adroits
et brillans de jeunesse; ils avaient pour lémoin
l'élite de la bonne société,au terapsdu Directoire,
qui se poria n\ foule au Ihéftlre. La belle niadnme
ÛeDgucrlol, qui voulait beaucoup dcliienù Mé-
hul, tenait pour son Ariodant , el le protégeait
de toute sa puissance de jolie femme, riche et
entourée d'adorateurs.
malgré la faiblesse du poème, au troisième
aclc , Monlano triompha lï Ariodant , dont il
n'est resté que la délicieuse romance : Femme
sensible , entends-lii le ramage...
Montana est l'ouvrage le plus scénique , le
plus passionné , le plus dramatique qui ail été
donné à I Opéra-Comiijue. Lh bien ! cette œuvre
musicale si complète est à peine connue de la
génération actuelle.
Si le bel air de Stéphanie, qui commence la
pièce, n'avait point été chanté depuis plus de
trente ans dans tous les concerts et, de nos jours,
par madame Damoreau-Cinli, nous le citerions
comme un modèle de grâce, d'amour et de suave
mélodie.
tjuelle poésie sombre, mystérieuse et terrible
dans cette scène du balcon au final du premier !
Comme les violoncelles peignent bien les élans
de la jalousie et de rage que iMontano peut à
peine contenir! Quel chant noble el religieux
dans la cérémonie du mariage ! Quel est l'écri-
vain musical qui se soit élevé plus haut que dans
ce magnifique final du second acte? Après le
non, si dramatiquement prononcé par Montano,
le compositeur s'arrêta cl chercha pendant plus
de quinze jours la phrase musicale sur ces pa-
roles :
Léonati , tous nos nœuds sont rompus :
A votre fille je renonce,
Beprenez-la , je n'en veux plus I
Comme toutes les passions sont là palpitantes !
comme la colère est graduée ! comme les mena-
ces se croisent, s'enchevêtrent harmoniquement!
Quel ordre dans ce beau désordre ! El lorsque
la malédiction paternelle est jetée à Stéphanie ,
quel éclair de génie que ce Irait chromatique de
llûte, qui peinl avec tant de vérité el si simple-
ment les angoisses , le déchirement du cœur de
la pauvre fille !
L'unité de la pensée, sans laquelle toute œu-
vre est défectueuse dans les arts, a présidé à la
composition de ce bel ouvrage ; car le trait des
violoncelles dont j'ai parlé plus haut revient au
troisième acte de la manière la plus logique el la
plus heureuse sur ce chœur des amis de Mon-
tano ■•
Rappelle-toi celle nuit si cruelle ,
Rappelle-toi sa Iraliison.
Celle unité de la pensée est ce qui préoccupe
le moins les compositeurs de nos jours. Une
sorte de recherche s'empare de notre style mu-
sical ; on vise, dans la moindre production, aux
effets prétentieux d'une harmonie tourmentée,
ou, dans le plus grand ouvrage dramatique ou
songe d'abord à trouver de petits chants qui
puissent passer de chez l'éditeur sur les pianos
de nos salons, et qui, Iransl'ormés ensuite en
eonlrcdanses, aillent charmer les dilettanti de
nos concerts en plein vent. La contredanse est à
l'art musical ce (lu'cst le vaudeville à la lilléra-
lure ; elle étricjue, mesquine les plus belles ins-
pirations musicales ; lorsque nous n'avons plus
d'école nationale , lorsque nos compositeurs
français s'éteignent, on dit que le goût de la mu-
sique fait lie japidcs piDgrCs eu France ; oui ,
sans doute, si Fou ne voit l'arl musical que dan
la contredanse et la romance.
Ce fut quelques mois avant d'avoir lerraini sa
fixv\.\\.wnAc Montano et Stéphanie que notre
comi)osileur fut obligé de vendre son [liano pour
pouvoir mettre le pot-au-feu^ comme il le dit
galment lui-même ; mais qu'est-ce que ce petit
inconvénient qu'éprouvèrent les personnes les
plus riches lors de notre première révolution?
Ce n'est point là que sont les lourmens d'un
grand artiste. C'est l'ignorance ou la prévention
n-éconnaissant, repoussant ses plus belles inspi-
rations qui le froissent, le navrent, le découra-
gent.
Des librelti à trouver el à mettre en musique,
voilà toute h question d'c venir pour un comjio-
siteur, el plusd'un rare génie musical s'est con-
sumé, s'est éteint, à désirer, à chercher ce qu'on
est convenu d'appeler un poème. Les plus beaux
ouvrages de iierlon ont été refusés^ tels que
le Délire, Aline, etc.
Voyant qu'on ne trouvait pas assez d'esprit à
ses poètes , Berlon , qui en avait bien autant
(ju'eux, se mit à brocher un plan, et à écrire
currente calamo , les scènes d'un opéra. 11
re Jiit le tout à IloU'mann, en le priant d en faire
un ouvrage dramatique digne d'être lu aux so-
ciétaires du Théàlre-Feydeau. Au bout de quel-
ques jours , Hoffmann écrit à son compositeur :
« Mon ami , vous avez aujourd'hui lecture de
» votre opéra auquel je n'ai point touché le
«moins du monde, attendu qu'il est fort bien
» comme il est. » En effet, le compositeur-poète,
heureux imitateur de J.-J. Rousseau, vint lire
son ouvrage qui fui reçu à l'unanimité, elPonce
de Léon lut joué à l'Opéra-Comique. C'est ainsi
quiljoignil la réputalion d'écrivain facile à celle
de couiposileur habile qu'il s'était déjà juste-
ment acquise.
Le Délire]... qui de nous ne se rappelle avec
une sorte de frisson l'effet de cet ouvrage, d'une
mélancolie si profonde , si délirante, et Gavau-
dan , dans le rôle de Murville ? Celle partition
est en musique dramatique ce que sont en litté-
rature Jlené, IFerlher ou Alala. Ce sont de ces
ouvrages qui laissent une trace profonde dans
le cœur, un regret , un malaise mêlé du désir
de les entendre, de s'en pénétrer de nouveau.
iierlon avait composé son opéra, lorsqu'il prit
à Gavaudan l'idée d'aller à Charenton s'inspirer
de son rôle sur la najure. Le compositeur ac-
compagna le comédien observateur, et, d'après
le triste spectacle qui frappa leurs regards, Ber-
lon fil quelques additions au rôle de Murville.
11 se trouvait précisément au nombre des pen-
sionnaires que renfermait la maison un mailre
de chapelle qui avait été atteint d'une aliéna-
lion mentale; il racontait à chaque étranger la
perte qu'il avait faite ; et ce récit , toujours
suivi d'un accès de fureur, se terminait par un
évanouissement [)récédé de ces mots qu'il disait
d'une manière déchirante : Perdue! perdue!
perdue!
C'est inspiré de ce délire, et pour ainsi dire
sous la dictée de ce pauvre musicien en proie
aux plus cruelles hallucinations, que le compo-
siteur écrivit cet air d'une joie si triste, et qui
finit d'une manière si dramatique :
Jouer toujours ,
CliaDger d'iuuour
363 —
Voilà le bii'n su|irùme :
Amis jojeu-,
Les ris, les jeux
Rendi'iil heureux ;
Vous le voyez.... tous Je voyez... par moi-même.
C'est pnr de telles inspirations, par cettepein-
luie puisée au fond du cœur humain, que uos
coiuposileurs, en s'insj irant de la mélodie ila-
lirnne et se consacrant aux spéculations harmo-
niques de rAlleni.njne , peuvent faire de notre
musique nalionale la première école de l'Europe.
Àli/ie su'wil (ie près le Délire, mais messieurs
les comédiens trouvant ce poème ahsurde ne
voulaient |)as le jouer. Cependant Elleviou et
Martin élaient en coU(;é; un été brûlant pesait
sur les Ihéùtres elles ruinait. La chaleur était
telle que les dames permettaient à leurs cava-
liers de mettre habits bas dans les lofjesau spec-
tacle.
Messieurs les sociétaires <Iu théâtre impérial
de rO|iéra-Comique voulurent bien se hasarder
dans l'état de disette d'ouvrages où ils se trou-
vaient à monter Aline, reine de Golconde. Un
dédit fut stipulé entre eux ellccomjiositeur, qui
dut fournir sa musique en douze jours, l'ou-
vraye devait être é£alement monlé en douze
ce ((ui eut lieu exaclement, car les copistes ar-
rachaient les morceaux au compositeur. Enfin
cet opéra qui n'avait coûté que mille écus ù met-
tre en scène et qu'on jouait presque malgré soi,
obtint un succès éclatant , non seulement îi l'a-
1 is, mais dans toute la France. La plupart des
morceaux de ce charmant ouvrage devinrent po-
l)ulaires.
L'anfeiif dé ISontano se d'élasàait 'èe travaux
plus sérieux en composant des canons (ileins de
gailé, de verve et de mélodie (|ui élaient chantés
dans tous les salons de la capitale, et répétés par
les musiciens de nos réginicns, qui les redisaient
sur leur route en allant. s'emparer de Vienne, de
Madrid ou de Berlin.
Directeur de l'Opéra-Italien en 1800, lîerton
céda cet emploi à Spontini, et fut nommé chef
de chanta l'Opéra sous la direction de Picard.
Notre grande révolution qui avait jeté des épi-
soties assez dramatiques au commencement de
la carrière de notre compositeur national, vint
lui ap|)(irter de nouvelles (léripélics de l.Sl,'>à
I8l(i. Auteur AcV Oriflamme , en société avec
Méliul, Kreutzer et l'aér; et nonnné à l'iiistilut
en 181i, il expia son admiration et son dévoù-
ment pour l'empereur. L'année suivante, d'un
trait déplume, il fut rayé de l'Institut, de l'O-
péra , de la surintendance, de la chapelle du
roi, du Conservatoire. t:epeiidanlà la mort de
Melinl il rentra au Conservatoire pour y rempla
cer CCI illustre compositeur, et les passions po-
lîliiiues s'étant apaisées de|iuis, il a repris h ]peu
près tous ses emplois ; mais comme la mission
du génie ne saurait être remplie sur cette terre
sans qu'il ait à lutter contre l'injustice ou la
souffrance, à peine le gTand arliste relevait-il
son front courbé par le veut de la politi(iuc <|uc
le souffle empoisonné du cliolfra lui ravit son
éls et sa fdle, sa Stéphanie qu'il idoUMrail, dont
il aurait racheté la vie s'il avait pu de la sienne
cl de toute sa célébrilé.
Cette j\islc célébrité s'appuie, outre les ou-
vrages ((ue nous avons déjà eilés ou analysés, de
la liste nombreuse qui suit :
Cora et Alonzo, trois actes (à l'Opéra); les
Brouilleries, irois actes; les Deux Sous-Lieute-
naus, un acte; leSoujier de Famille, deux actes ;
l'Anneau bizarre, un acte; le Concert interrom-
pu, un acte; le Crand Deuil, un acte; la Ro-
mance, un acte; îe Vaisseau amiral, un acte;
Délia et Verdikan, un acte , le Chevalier de Sé-
nange, trois actes; Françoise de Foix, un acte;
le Dénoûment inattendu , un acte; la Fêle de
Meudon, unacle; iNinon chez madame de Sé-
vigné, un acte; Valenlin, trois actes (îi l'Opéra-
Comi(iue) ; Roger, roi de Sicile , trois actes ( à
l'Opéra) ; Féodor, un acte ; les Maris garçons, un
acte; le Charme de la voix, un acte (à l'Opéra -
Comique) ; Virginie ou les Décemvii s, trois actes
(à l'Opéra); la Mère et la Fille, trois actes; les
Créoles, trois acte; les Petits Ajqiartemens, un
acte ; les Deux Mousquetaires, un acte (àl'Opé-
ra-Comique.)
11 a de plus donné en société avec divers com-
positeurs ; Rélizaire, trois actes ; Echo et Ps'ar-
cisse , deux actes; la Victime des .Vrls, un acte ;
le Congrès des Rois , trois actes ; les Dieux ri-
vaux, trois actes; l'Heureux Retour, ballet, deux
actes; la Naissance du fils de Mars, trois actes ;
le Laboureur chinois, un acte ; RIanche de Pro-
vence, trois actes ; l'haramond, Irois actes; la
Marquise de lîrinvilliers, trois actes; l'Enlève-
ment des Sabines et l'Enfant prodigne , deux
ballets en trois actes, dont il a seul composé la
musique.
Telles sont les produits si varii's de ce compo-
siteur lin, spirituel, énergique, savant et popu -
laire tout à la fois, qui a fondé avec d'autres
Français notre école nalionale, et l'un de ceux
qui l'honorent le plus.
Henri Blancuakd.
Scnfence ilc tlé.'^iis-Cisrist.
Le hasard a mis dans nos mains le document
judiciaire le plus imposant qui ail été enregis-
tré dans les annales Immaines, c'est à dire la
condamnation à mort de Jésus-Christ. Nous
transcrivons ce document tel qu'il nous a été
remis.
Sentence rendue par Ponce Pilate, gouver-
iieur-règent delà liasse- Galilée, portant
que Je'aus de ISnzareth subira le supplice
de la croi.r.
L'an dix-sept de l'empire de Tibère César, et
le vingt-cinquième jour du mois de mars, en la
cité sainte de .Jérusalem, Anne et Caïphc étant
prèlres elsacriticateurs du peuple de Dieu;
Pouce Pilate, gouverneur de la Rasse-Galilée,
assis sur le siège présidial du prétoire;
Condamne Jésus de Nazareth à mourir sur
une croix entre deux larrons, les grands et no-
toires témoignages du peuple disant ;
I. Jésus est séducteur.
■2. il est séditieux.
3. Il est ennemi de la loi.
'i. 11 se dit faussement lils de Dieu.
j. lise dit fan.ssemeiU roi d'Israël.
G. Il (Si entré dans le tenqile suivi d'une mul-
! titude porlaut des palmes â la main.
j Ordonne au premier centurion Quirilus Cor-
nélius de le conduire au lieu du supplice.
Défend à toutes personnes pauvres ou riche
d'empêcher la moit de Jésus.
Les témoins qui ont signé la sentence de Jésus
sont :
1. Daniel Robnni, pharisien.
2. Joannas /orobalel.
3. Raphaël Robani.
4. Capet, homme publie.
Jésus sortira de la>ille de Jérusalem par la
porte Struénée.
Cette sentence est gravée sur une lame d'ai-
rain ; sur le côté sont écrits ces mots : « Pareille
lame est envoyée à chaque tribu, u
Elle a été trouvée dans un vase antique de
marbre blanc, en faisant des fouilles en la ville
d'Aijuila, au royaume de Naples, en 1280, eta
été découverte par les commissaires des arts à la
suite des armées françaises. Lors de l'expédition
de Naples, elle était dans la sacristie des Char-
treux, près Naples, renlermée dans une boite
de bois d ébène. Le vase est dans la chapelle de
Caserle. ,
La traduction qu'on vient de lire a été faite
par les membres de la commission des arts. L'o-
riginal est en hébrcw.
Les Chartreux, par leurs prières, obtinrent
que cette lame ne leur fut pas enlevée : on leur
tint compte ainsi des grands sacrifices qu'ils
avaient faits pour l'armée.
M. Denon avait fait faire une lame du même
modèle, sur laijuelle il avait fait graver cette
sentence. A la vente de son cabinet, elle a été
achetée par lord Howard, moyennant 2,890 fr.
lies canons «Je Sainc-Jrnn tl'CIIoa.
Le transport de l'état Adèle, parti de Brest le 9
avril , est arrivé avant-hier au Havre. Ce bâti-
ment tran>porlc les bouches à feu prises sur les
Mexicains , au fort de Saint-Jean d'L lloa, et ap-
portées en France par la corvi lie la Créole.
Quatre de ces iiièccs d'artillerie sont des ca-
nons longs , en bronze , du poids de .3.0S0 à
3,300 livres , et du calibre de douze. Elles ont
été fondues à Douai dans les années 1G8S. 1733
1739 et I7il. Les boulons de culasse représen-
tent un coq gaulois jus<|u à 1.1 poitrine, les ailes
de ces sigiu'S allégoriipics forment le eul de
lampe de la pièce : sur les renforts, en dessus et
en avaiU de la lumière, se trouvent placées en
relief les armes de France fleurdelysées et sur-
montées d'une couronne ; à la limite des renforts
est un soleil en relief et une légende en bosse
avec les mots de la fastueuse devise deLonis.XIV:
yec jiliiribiis impar. Les anses représentent
deux danpliins.
Ou voit sur les volées, au-dessus des armoi-
ries en relief, surmonlées d'une couronne fieur-
delysée, et plus en avant, trois légendes on relief
sm- lesquelles sont burinés les noms de Lui is-
ciiAni.i.s i>E noiT.iïON, i.OMTi; i>'i:i- , nie p'ai-
M.vLF.. Ces dernières légendes sont remplacées
snr une des quatre bouches .'i feu par deux lé-
gendes également en relief avec les mots marc'-
chal Dcshumii-rcx. ( hieune de ces quatre piè-
ces olt'i-e . ,M,\ lin des volées, deux légendes et
les trois mois en s.iillie ultinia ratio rtffitm ■
en avant de ces mots et un peu au-dessus d'eux,
on lit une auli-o légende qui porte le nom de ch.v
cuu des canons : le Solide, le Tanrtau, VAmytu
— 304 —
tor, le Mercenaire. On sait qu'anciennement on
avait lluibiluile, dans nos foniieiies et dans nos
arsenaux , de donner son nom propre à chaque
pièce d'artillerie fondue en bronze.
Les deux dernières bouches à feu sont du ca-
lilire de 8 et de 16; elles ont été fondues, celle
de 8 à Mexico , eu 1798, et celle de 16 à Séville ,
en 1763. La pièce mexicaine de 8 est sans nom et
n'a que des moulures ortliuaires ; son poids est
de 165 livres. La pièce de 16 pèse de 4-lU à-lôOliv.
Le bouton de culasse représente un ylobe orné
de feuillages près du collet. Sur le cul-de-lami>e,
on distinfjue une légende burinée, sur lai|uelle
sont formés en relief les mots Sulanu /ecil .Se-
rillii aii/io 1763. Sur le renfort, il y a un écus-
son tiijurant en saillie les ai mes d'Espagne , sur-
montées d'une couronne. Les anses représentent
deux dauphins; sur la volée, en dessous, on lit
deux inscriptions en relief, dont la première of-
fre les mots /^(//wii'wa régis, fl la seconde, le
nom de guerre de la pièce : et Tigre.
Les six bouches à feu apportées au Havre par
l'Adèle, vont être tratisportées du Havre à Paris,
abord d'un des bateaux en fer de IM. Ijcrthier. Le
bateau "a vapeur qui stationne à clia(|ue voyage
au quai d'Orsay devra, à sou arrivée à l'aris, s'a-
marrer le plus près possible de l'hôtel desdnva-
lides, où ces pièces d'artillerie seront, dit-on ,
reçues et conservées.
L,a Cbasse à l'Aig^lc.
La chasse des nids d'aigle et de vautours cons-
titue une véritable industrie parmi les paysans
nécessiteux de la Sardaigne et même de l'ile de
Corse. Le Jour//*// des Changeurs rapporte le
fait suivant qui s'est passé dans les environs de
San-Giovanni de Domus-Novas,près d'Eglesias,
en Sardaigne.
« Troisjeunes paysans, trois frères, avisèrent,
dans le fond d'un précipice, un vaste nid qui
leur parut un riche butin à conquérir ; mais la
coupe verticale de la roche ne permettait pas
d'y parvenir par aucun autre moyen que celui
d'une conle jetée dans cette espèce de puits, à
la façon de cesécliafauds balans à gros nœuds
dont on se sert à l'aris pour badigeonner les
maisons.
» Cette corde, passée autour du tronc d'un
jeune arbre, devait fonctionner comme une
poulie, hisser ou abaisser ce moderne argonau-
te dans sa j)érilleuse expédition. Le danger
n'était pas seulement dans la possibilité d'une
chute de plus de 150 pieds, mais dans l'agres-
sion des innombrables oiseaux de proie que ren-
fermaient ces sombres et inaccessibles lieux ;
aussi celui parmi les trois frères ((ue le sort avait
désigné po\ir cette enlr<'prise, crut-il devoir
s'armer d'un sabre pour se protéger contre les
ennemis qu'il allait affronter. Le rOle de ses
autres frères restés en haut du précipice consis-
tait à tenir une extrémité de la corde et 5 la
faire mouvoir. Le plus âgé de ces jeunes hommes
n'avait pas 26 ans, et le hardi chasseur, lui, au
plus i-i : grand, musculeux, force herculéenne,
teint brun, yeux noirs, cheveux de jais, c'était
un vrai type des belles races montagnardes des
contrées méridionales. Le voyez-vous armé de
son sabre, soi^ueusement affilé par parenthèse,
et gravitant dans le précipice ? La corde file,
file, descend, descend toujours; le voilà à por-
tée de l'interstice qui récèle le nid objet de son
ambition et il s'en empare. Ce nid contenait
i|uatre aiglons à plumage Isabelle clair; c'était
presque un trésor pour ces pauvres paysans ;
mais le jilus difficile n'est pas fait, il faut remon-
ter. H a crié à ses frères de le hisser. Sa voix
retentit dans les cavités sonores de l'abime, et
la corde se meut maintenant dans un mouve-
ment ascensionnel. Tout à coup il se voit assailli
par deux aigles furieux : c'est la mère, c'est le
|)ère de ces petils ([u'il em|iorte sous son bras.
L'attaque est vive; d'autres oiseaux de proie
semblent faire cause commune avec ceux-ci. Ce
sont des cris, des coassemens épouvantables
dansle i)récipice. La nuée qui l'entoure se fait
de plus en plus épaisse, et le sabre dont il se sert
avec une excessive dextérité ne suffit pointa le
protéger; l'arme tourne et retourne autour de
la tète, car il doit se couvrir de tous côtés. Sou-
dain la corde a été ébranlée par un choc impré-
vu; le jeune homme lève les yeux et reconnaît
que dans ses évolutions multipliées le tranchant
de son sabre s'est heurté contre la corde, et que,
sous le choc, elle a été coupée aux trois (juarts.
lia mesuré l'immensité de son danger, une hor-
rible émotion a parcouru tout son corps, et c'est
miracle qu'il ait trouvé en lui assez de force
pour ne pas lîieher prise et rouler dans l'abime.
Cependant la corde monte toujours, et lui, im-
mobile,silencieux, il attend dans une indescrip-
tible anxiété que la Providence ait décidé de son
sort. Le voilà enfin, il a touché le bord, lui et
son nid d'aigles qu'il n'a pas abandonné. Un cri
de joie est poussé par ses frères ; mais ceux-ci
en le regardant ont de la peine i. le reconnaître,
ses cheveux étaient devenus tout à fait blancs.»
lia civllisati<»ii giar le Paletot.
Qui n'a pas porté de paletot, ou du moins qui
n'en a pas parlé ? Ceux qui n'en ont point porté
en ont parlé, et ceux (|ui n'en ont point i)ailé en
ont porté. 11 y en a même (jui ont fait l'un et
l'autre.
Or, parmi tous ces gens-là, personne qui se
soit avisé de dire ce que nous voulons dire. Ils
ont parfaitement agi. Ce petit article leur doit
son existence.
Sans doute on a bien décrit la structure de
cette carapace humaine appelée paletot. On a
jeté de l'encens par les coudes de ce tuyau de
drap. Tout le monde a voulu se loger danscette
guérite portative. Les archéologues du vestiaire
ont cherché son origine à travers les brouillards
<le l'Océan , et les gens d'esprit ont obtenu par
la saillie le même résultat que les érudits par la
science. Le paletot, ont-ils conclu , est une im-
portation maritime. Un vêtement si chaud ne
pouvait nous arriver que du monde dont le roi
s'intitule M. Sue.
Et dans cette population d'humanitaires, de
philanthropes et de socialistes, pas un qui ait
mis le doigt sur la grande , sur la véritable mis-
sion du paletot ; pas un (jui ait su nous répéter
lemotque le tailleur universel a dit au paletot en
le lançant sui les épaules dugenre humain.Voici
ces mémorables paroles : Tu es drap, et sur ce
drap je coudrai ma civilisation , et les dents de
la barbarie ne prévaudront pas contre elle.
Et en réalité vous n'avez jamais imaginé les
grands bienfaits rendus par le paletot à l'huma-
nité ambulante. Je vais les énumérer tout à
l'heure.
Jadis on avait la sottise de loger nos poches
capitales aux antipodes de la tête, de telle sorte
qu'il aurait fallu avoir la double vue de made-
moiselle Pigeaire, ou la double face de Janus ,
pour surveiller ces réceptacles habituels de
tout ce iHide meciim du mobilier bourgeois.
Comme cette inspection n'est pas dans nos
mœurs, il en arrivait que ces poches postérieu-
res abusaient de la permission pour demeurer
béantes et offrir, qui une tabatière, qui un fou-
lard, à la première main errante et sans asile. Le
lilou était gratifié de lorgnons à volonté et de
pottefeuilles à discrétion; il n'avait même pas
besoin de se baisser pour en prendre.
Aujourd'hui que le paletot a retourné la géo-
graphie de l'habit, les poches ont changé de do-
micile. Nous les tenons à portée sous les yeux et
sous la main. Et les pauvres voleurs qu'ont-ils à
faire? rien du tout, et comme nous,ils ont leurs
mains dans leurs poches.
Dites donc maintenant que le paletot n'est
pas cousu de moralité. [V Entracte.)
Ilfouc îifs tiibunaur.
1" CONSEIL DE GUERRE DE PARIS.
Accusation capitale, coiidamnatioii à mort.
Mariton, fusilier au 33* régiment de ligne,
est amené devant le 1"^ conseil de guerre sous
l'accusation capitale de voies de fait envers son
supérieur.
Le 5 mars dernier, Mariton rentrait au quar-
tier dans un état d'ivresse complète, quoique ce
jour-là il fôt commandé pour un service. Le ca-
poral et le sergent de semaine lui intimèrent l'or-
dre d'aller se coucher. Les moyens persuasifs ne
purent rien sur lui ; loin de là, il repoussa ses
supérieursà coups de pied. La garde intervint
pour le faire obéir, mais Mariton , se servant
encore de ses pieds et de ses mains, lutta contre
les hommes de garde, et ce ne fut que porté
qu'il entra dans la prison. Ces faits ont motivé
l'instruction judiciaire dirigée contre lui.
A l'audience , le greffier donne lecture des
pièces de la procédure , et lorsqu'il arrive à
l'interrogatoire de Mariton, le conseil apprend
qu'à chaque question qui lui a été adressée par
M. le comri.andantTunot de Lanoye, rapporteur,
l'accusé a refusé de répondre et a gardé le silen-
ce le plus absolu, après avoir pris l'attitude mili-
taire du soldat sans armes.
M. le président ordonne d'amener l'accusé.
Aussitôt un gendarme le fait entrer dans la salle
d'audience. iMariton va directement se placer
devant le conseil ; il pose ses talons sur la même
ligne, les deux bras pendans contre le pantalon
et reste lesyeux fixés sur M. le président.
M. le président à l'accusé. — Quels sont vos
nom, prénoms et à quel régiment appartenez-
vous ?
Mariton reste immobile et ne dit mot.
M. le président.— Répondez. Ne vous obsti-
— S65 —
cez point ; c'est contre vos intérêts. II fautbien
que vous vous défendiez.
Même immobilité, même silence de la part de
l'accusé.
M. le présidentl'exhortede nouveau à s'expli-
quer, et lui adresse toutes les questions qui
peuvent avoir traitaux faits qui lui sontim|)utés.
Mais ferme comme une statue de marbre, Mari-
lon ne bouge ni son corps ni sa tête, et reste les
yeux fixés sur M. le président.
M. le président. —Asseyez-vous, on va en-
tendre les témoins.
Mariton ne bouge pas.
M. le président.— Gendarme, faites asseoir
l'accusé.
Un gendarme s'approche de Mariton,' le tou-
che sur l'épaule, et l'invite à s'asseoir. Aussitôt,
semblable à une mécanique dont on vient de
loucher le ressort, Mariton se laisse aller d'a-
plomb sur le banc, pose ses mains sur ses ge-
noux, et parait ne prendre que fort peu d'inté-
rêt aux dépositions des divers témoins.
M. Tugnot de Lanoye fait le rapport et con-
clut à la culpabilité.
Le défenseur de Mariton, après avoir dit au
conseil que son client est resté à son égard dans
le plus profond mutisme, fait d'inutiles efforts
pour combattre l'accusation.
M. le président, à l'accusé. — La loi nous fait
un devoir de vous demander encore si vous avez
quelque chose à dire pourvotre défense. Je vous
invite à éclairer la justice, qui va prononcer sa
sentence sur une accusation qui entraîne la
peine la plus grave.
Mariton reste immobile et silencieux.
M. le président. — Qu'on reconduise l'accusé
en prison.
Aussitôt Mariton se lève, suit le gendarme, et
s'achemine en souriant vers la prison. Le conseil
se retire, et, après un quart d'heure, rend un
jugement qui déclare Mariton coupable sur ton tes
les questions, et le condamne à la peine de
mort.
Le pourvoi en révision devant être formé dans
les vingt-quatre heures, et l'avocat de Mariton
craignant que celui-ci ne persislM obslinémeni
dans son silence, a pris sur lui de former sur-
le-champ, en vertu de l'article H de la loi du
18 vendémiaire an VUl, un pourvoi en révision
rOLlCE CORRECTIONNELLE.
UN BON IlOlillCKOIS.
Je me promenais tran(|uillement, dit le plai-
gnant, ne pensant h rien, comme c'est mon ha-
bitude quand je me promène , lorsqu'un jeune
individu, celui ijui est l;i, lepremiersurle banc,
s'arrête en face de moi et s'écrie d'un air loul
joyeux : « Eh ! je ne me trouqie pas, c'est ce bon
M. tîroslichard ! Et depuis (piand donc à l'ans ,
vieux farceur 1' — Monsieur, lui dis-jc très sur-
pris, c'est (|u'au contraire vous vous trompez
énormément; je ne suis pas M. Groslicliard et
n'ai nullement l'envie de l'être.» Vous croyez
peut-être cpie ce monsieur va me laisser tran-
(piille i' l'oint. 11 s'obstine de nouveau et avec
acharnement h nu' b.ipliscr di' Groslicliard. .l'ni
beau lui rc()élcr que je n'ai point un nom si ri-
dicule et(iue je iirnppellc Goriounel, icnlicrdc
l'état , demeurant rue ilertiii-l'oiréc, il n en (icr-
siste |ias moins dans son idée, que je ne com-
prenais pas alors et q\ie j'ai trop bien comprise
depuis ; il se jette .^ mon cou, et m'embrasse ,
mais sérieusement, là, sur lesdeux joues. ..com-
me ferait un fils qui n'aurait pas vu son père de-
puis jihis ou moins d'années. Je parvins à me
débarrasser de ses effusions ; mais je n'en étais
pas encore quitte. — Allons, me dit-il, je vois
bien que vous n'êtes pas mon ancien professeur
Groslichard. — Allons donc! je savais bien que
vous en conviendriez, puisque jesuisGorjonnet.
—C'est égal, ajoute-t-il, vous ressemiilezsi bien
à ce respectable (Jroslichard, qui a élevé ma ti-
mide enfance , ()u'il faut que je vous embrasse
encore à son inlenlion. Et le voilà qui me res-
serre dans ses bras de renouveau. A ce mo-
ment , un autre jeune homme, qui était avec l\ii,
et que je n'avais pas encore aperçu, lui dit:
« Mais finis donc, Auguste, tu vois bien que lu
ennuies ce monsieur. « Je trouvai le mot fort
sensé, je dois le <lire au tribunal ; et comme M.
Auguste ne me lâchait toujours pas , son ami se
meta le tirer, et moi avec, ce qui me lit perdre le-
quilibre et niani|na de me précipiter sur le iiavé.
Enfin, j'en fus quitte, et je m'en allais en rajus-
tant mon col et ma cravate, quand un autre in-
dividu s'en vient me frapper sur l'épaule en
m'interpellant.
« Je crus que c'était encore quelqu'un qui al-
lait me prendre pour ce M. Groslichard ; et, em-
porté parla colère, j'allai jusqu'à dire à ce nou-
vel importun : « Monsieur, je vous prie en grâce
de vouloir bien me laisser tranquille !» Je ne
tardai pas à me repentir de ma vivacité , quand
ce monsieur m'eut dit : « On vient de vous voler
votre montre. — Ah ! mon Dieu ! m'écriai-je.—
Soyez tranquille, ajouta cet honnête homme;
mon camarade a suivi vos voleurs, et votre mon-
tre est déjà entre ses mains. » En effet, les deux
brigands étaient arrêtés, et ma montre me fui
rendue... La voilà!... une montre de famille...
qui ne bouge jamais... Une heure vingt-deux
minutes... (Regardant l'horloge qui est au-des-
sus du banc des prévenus, et à demi-voix) : « Je
crois que vous retardez un peu. »
M. le président. — Voilà tout ce que vous avez
à dire ?
Le plaignant. — Oh ! mon Dieu, oui, mon-
sieur ; une fois que j'eus ma montre, je ra"en|al-
lai, eu rendant grâce à Dieu de vivre dans un
pays tranquille et civilisé où l'on trouve dans
chaiiue rue des agens de police.
Devant des failssi clairement établis, Auguste
Deiiizet et Antoine Perrodin nom ])as la res-
source d'une dénéiiation. Aussi conviennent-ils
du fait qui leur est, imputé, et cela avec un ej-
iiisme révoltant.
» Quand on n'a pas d'autre élat ([ue celui de
voleur, dit Auguste, il faut bien l'exercer tant
qu'on peut. Nous avons été 7-<aM«ic'«c' le fois-ci;
nous.serons peut-être plus heureux, nneautre fois
C'est embêtant tout d'même (pie la rousse [\a
police; se soit trouvée là. 11 était joliment fait, le
gonze , l'imbécile). »
Devant une telle profession de foi, le tribu-
nal devait se montrer sévère ; aussi les deux
prévenus, qui déjà avaient eu quelques démê-
lés a> ce la justice, .sont condamnés a trois ans
de prison et cinq ans de surveillance.
(Oaz. desTrib.)
TRIlU'NArX D'ArRIQIE.
Il y a quelque temps, un Arabe, Mouhamed-
Rcn-Mouça, fut arrêté au moment où il venait
de décharger un coup de yatagan sur la lête de
sa leuunc llalima, jeune cl d'une beauté rcmar- '
quable. Mouhamed-Ben-Mouza avait été mis à
la disposition de la justice d'Alger , et le .Séma-
phore raconte ainsi les circonstances qui ont ac-
compagné le jugement qui vient de statuer sur
son sort :
« Le 19 mars, la tribu de Kara-Mustapha vit
caracoler dans la plaine une nombreuse troope
de cavaliers formant l'escorte du capitaine Dal-
louville, directeur des affaires arabes , qui était
venu inspecter les diverses tri!)ns de la Milidja ;
le caïd El-Arby etlecadi de la Krachena l'accora-
j)agnaient, suivi dune foule d'Arabes à cheval.
Mouhamed-Ben-Mouça avait été amené d'Alger
par des gendarmes maures. Dès que le eadi de
la Krachena eut mis pied à terre, il voulut, avant
de prononcer le jugement, examiner la blessure
de la femme ; après l'avoir visitée, il dit : Ce
n'est rien, la femme est guérie.
« Les scènes suivantes eurent un grand carac-
tère d'intérêt jionr les Européens. Le coupable
malgré la surveillance des gendarmes, se glissa
rapidement dans le gourby où Halima était as-
sise au fond, les jambes croisées, la tête envelop-
pée de l'appareil que le chirurgien lui avait posé;
elle avait sa charmante tête appuyée sur la main
droite.
» ^lonhamed vint se placer en face d'elle, et
sans parler, dans une attitude morne et impassi-
iile, il attacha un long regard sur sa jeune épou-
se; l'expression qui brillait dans ses yeux avait
un caractère dont il est impossible de se faire
une idée ; des sensations énergiques contrac-
taient toute sa face, et comme la colère semblait
y lutter contre le repentir, on ne pouvait savoir
lequel de ces deux sentimens l'emportait sur
l'autre. Ce jeu muet de lihysionomie avait une
grandeur sauvage inexprimable ; les deux per-
sonnages du drame s'inquiétaient fort peu de
l'assistance nombreuse qui remplissait le gour-
by; Halima avait (juittésa mélancolique et souf-
frante attitude et ses beaux yeux noirs grande-
ment ouverts dardaient une Damme de colère et
de mépris à l'époux immobile ; le sentiment de
la pudeur si vif chez les Arabes, qui entouraient
sa couche, avaient disparu pour elle; Halima
ne voyait qu'un homme, son assassin , celui qui
avait trompé les joies de son ca'ur.
"Lecadi interrompit le silence profond qui
planait sur cette scène imposante, et dit d'une
voix calme et pleine de dignité :
» — Mouhamed-lien-Mouça, tu as commis un
crime, en laissant sur ta femme les marques
brûlantes de ton yatagan.
» Et il étendit la main vers la tête d'Halima.
» Les paroles du cadi tirèrent llalima delà
contemplation où elle était plongée, elle détour-
na la tête d'une façon méprisante et regardant
Mouhaïued panlcssus l'épaule :
» — O homme! dit-elle, va-t-en , tu ne me
reverras jamais.
«Tout son corps tremblait d'indignation et
elle reprit la pensive alliiudc qu'elle avait avant
l'apparition de l'époux. Alors M. le capitaine
Dallou\illc nous invita tous à nous porter en
avant île la tribu pour assister au juj^emenl.
'■ On étendit un bournous à terre, le cadi s'as-
sit dessus, ainsi que le caïd El-Arby. On lit en-
suite la lecture en français et en arabe du i>ro-
cès-vcrbal dressé à celle occasion; quand elle
fut terminée, le cadi demanda à l'accusé s'il con-
nais.sail les faits qu'il venait d'entendre. .Monh.i-
mcd répondit :
» — 0 rcprcseniant du poète ! ou m'accuse
— 3G(; —
faussement; la parole (lu calomnialciii- est en-
iri'e , aiijue, dans mon ^me , comme laiiointe
fifiléi" d'un juii^uard; je suis innorent, Allah en
fst témoin ; faites de moi re que vous voudrez.
» Mouliaine.l s'accroupit eilinl ses mains ten-
dues vers ses juijes, tandis qu'il re;;iirdait le ciel.
Les témoins furent entendus, la déposition de
la mère d'ilalima fut rejetée, à la demande du
coupable, îi cause delà parenté.
» Le cadi posa ensuite la tête sur ses mains et
réfléchit ; luiis il prononça le jugement suivant :
» Nous nous sommes transportés à la Irilm de
Kara-Mustapha, relativement à raffaire deMou-
haïued-lien-Mouça avec sa femme llalima Brut-
Omar, hlessée par lui. Nous avons examiné la
Messure, et nous avons reconnu iju'elle a été
produite par un jataijan.
» l.aléiiislalion el Moukrallefi dit ; toutes les
fois qu'il y a marque ou trace d'un coup, le di-
vorce doit être prononcé. En conséquence, nous
avons demandé à Ilalinia si elle consentait à ce
(|ue cela fi"it, et sur sa réponse affirmative , nous
avons prononcé le divorce d'une manière claire
et irrévocable. De plus, nous condamnons Mou-
hamed à recevoir, d'après l'aveu de la loi, 80
coups de \Mon, à payer une amende de 50 fr.
].our prix de la blessure, et 'a restituer la dot ,
qui s'élève à 50 fr. 2G c. La bastonnade sera don-
née en notre présence. En outre, il subira un
emprisonnement de sept jours, atin que, désor-
mais , il apprenne ii vivre. Halima pourra se
rendre partout où elle voudra.
» Fait en présence des témoins sains d'esprit
et à propres à déposer devant la justice, à la date
du troisième jour du mois de !\louharem de
Lannée 1255.
» Ce juyemcnt fut immédiatement traduit en
français, et l'on en donna lecture dans les deux
langues. A l'instant même la bastonnade fut ap-
j)li(iuée sur la plante des pieds de Mouhamed ;
qui endura le supplice avec l'impassibilité ordi- 1
naire aux Arabes ; après l'exécution , on l'a ra- .
mené à Alger où il subit son emprisonnement.
» Cet exemple est venu de nouveau prouver
à la population arabe que les Français ne lais-
sent impuni aucun de ces crimes qui, sous la I
domination des Turcs , étaient étoulïés i)ar l'ar-
.•■eniou par le crédit des coupables. Aussi les.
Arabes de Kara-Mustapha ont-ils, en se retirant, ;
f.nt retentir l'an- autour de nous de ces cris : î
Alld/i i/eiisor el Fra?tcis l Que Dieu rende les!
Français victorieux ! »
d'elle; ses amies les plus chères l'évitent; son
fière lui -même, dont elle était la gloire et l'a-
mour, son frère tpii s'est battu pour elle, luit et
s'éloigne. Un honnête homme la recueille sur
son sein; et lui i|u'une trahison a aussi alîligé,
il lui offre son nom et sa main. Elle refuse el va
vivie dans un couvent.
lin peu plus de clarté dans l'exposition des
faits, et un peu plus de ra|)idilé de scènes se-
raient à désirer ; mais on est aux prises avec les
seulimens |uol'onils, sans être outrés; une élé-
gance de l)on gcùt tempère ce que les émotions
peuvent avoir de trop douloureux ; lecirur ré-
fléchit pendant (|ue l'esprit contemple ; c'est un
succès ipii est conquis par de nobles ettouchans
moyens.
Mademoiselle Fargueil est revenue des dépar-
temeas avec les plus fâcheuses habitudes. Au
lieu de bien comprenJre le caractère pénétrant
de son rôle et ce (ju'il a de doux, même dans les
l)!us vives impressions, elle se livre à une exa-
gération ridicule; elle parodiele drame, comme
si elle était encore devant son cher public des
petites villes, aux petites couronnes, aux petits
vers et aux petits articles.
Hippolyte a été comédien habile et élevé;; il a
dit sans sécheresse un rôle grave, et sans mol-
lesse un r61e plein de sensibilité.
HcDuc îiramûtiiiuc.
I
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Marie Rt'mond, comédie-vaudevillc,'en trois ,
par MM. Lockroy et Anicet-Bourgeois.
Marie Rénumd , est une de ces œuvres dont
l'analyse ne peut (jne difiicilemeul donner une
idée exacte. 11 y a en elle des nuances impercep-
tibles ailleurs qu'à la scène, des délicatesses in-
saisissables et une sensibilité <|uil est nialaisé
de ne pas effleurer en y jiortanl la main. Nous
nous bornerons donc ii indiquer le sujet de celte
pièce et nous serions heureux (|U0 nos lecteurs
voulussent bien compléter leurs notions en al-
lant eux-mêmes voir ce que nous ne pouvons
leur dire. .
Une jeune lillc a été indignement séduite ;
l'expiation commence pour elle tout Je suite
; près la faute ; elle est abandonnée par celui au-
(juel elle s'est livrée ; tout le monde se relire
THEATRE DU PALAIS-ROYAL.
Siinj)ktle la chevrii-re, vaudeville en un acte ,
par MM. Xavier cl Cogniard.
Un jeune déserteur a élé obligé, pour se sous-
traire aux recherches de la gendarmerie, de se
cacher ilans les antres des rochers. Simplette ,
jeune chevrièrc, s'est prise de pitié et d'amour
pour lui ; elle est devenue pour .lulien une se-
conde providence ; c'est elle qui le préserve des
embûches et (jui le nourrit. Mais elle est obligée
de dérober par-ci par là du pain, du lard , des
œufs, et même des vêlcraens, sans lesquels d
mourrait de faim cl <le froiil.
Jean Grivet, garçon de ferme., et Ravageon ,
brigadier degendarmerieaimentSimplelle. Jean
Grivet veut régaler la gentille chevrièrc, el lui
apporte un jambonneau , un fromage, un broc
de pii|uctte. Il s'absente un moment, et toutce -
la a disparu au prolit de Julien. «Voilà une gaib
iarde de bon ajqiéiit, dit Grivet. » Dientôt une
alerte est donnée; Simplette est signalée comme
voleuse, et en même temps Julien est arrêté.
Mais tout s'explicjue heureusement ; l'humanité
de Simplette lui sert d'excuse; Julien n'est pas
déserteur, car son congé était signé avant qu'il
désertât, et il épouse sa bienfaitrice. Ce petit
acte , très amusant, a complètement réussi. Al-
cide-Tousez, dans le rôle de Grivet, et made-
moiselle Pernon,dans celui deSimpletle, ont eu
leur bonne part dans les applaudisseraens.
THEATRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN.
léo Barckart ou V/te Conspiration d'élu-
dians drame en eini( actes, précédé du
Bourgeois de Francfort, prologue, par
M. Gérard.
M. Gérard a entrepris de démontrer cette
vérité politique :
C'est (lu'il est impossible de gouverner une
nation un pays, d'après les règles de cette pro-
bité étroite cl rigoureuse qui doit régir toutes
nos actions dans la vie civile; en d autres ter-
mes qu'un ministre ne peut pas être honnête
homme suivant l'acception donnée à cette ex-
pression par un simple citoyen.
C'est une vérité 7)eM consolante; mais cest
une vérité vraie!
LéoBurckart, ancien professeur dans «ne uni-
versité d'Allemaîîne, s'est retiré à Francfort; il
•1 vu le monde , il en a élé bientôt dégoûte ;
il a partagé l'enthousiasme de ses jeunes condis-
eiides pour une grande amélioration sociale,i>uis
il Fa bientôt jugée imi>ossible. Maintenant,
époui. d'une jeiinc femme, heureu.x dans son
ménage, il vit en bon bourgeois à Francfort;
cepeiùlanl il occupe ses loisirs à rédiger ([uel -
qucs articles dans un journal libéral. Là, il dé-
veloppe une théorie qu'il croit applicable au
gouvernement, savoir, ipie la franchise, la droi-
ture et la probité sévères, exactes, sont lesmeil -
leurs procédés en politique comme en affaires
civiles.
Ces articles ont paru une critique trop amère
des actes du gouvernement ; le journal est saisi,
condamné à une forte amende ; les rédacteurs
sont exilés : Burckart, cause de ce désastre,
s'engage à payer l'amende de ses derniers, se
dévoue à l'exil et recueille un des rédacteurs,
privé de ressources |)arcet événement. Ces réso-
lutions prises , le professeur va les exécuter
quand un événement change tout à coup la face
des choses : le priucerégnant meurt ; son succes-
seur vient trouver Burckart : «Vous avez posé
des princiiies ([ue vous croyez bons, sans doute ,
monsieur; l'application île ces principes est
réclamée i)ar le peuple ; c'est vous que je charge
de les mettre en pratique.» Burckart recule
d'abord devant le fardeau qui va lui être imposé.
Mais refuser serait lâcheté, sa conviction lui
fait un devoir de consacrer au bonheur de son
pays ce (pi'il sent en lui de forces et de lumiè-
res .. Il accepte.
Le bourgeois de Francfort est devenu premier
ministre.
Les étudians allemands ont organisé celte
association formidaI)le connue sous le nom de
Tugeiid r.u'nd-s'kv'v^tani tn tribunal secrrl,
ils ilévonenl à la mort tous les hommes qu'ils
jurent opposés à ce qu'ils appellent l'affranchis—
semcnl de l'Allemagne. Léo Burckart, qui a re-
présenté son prince au congrès de Carisbad, est
bientôt désigné à leurs poignards comme ayant
sacriiié les intérêts du peuple à ceux ,du prince,
tandis qu'il se voit menacé de disgrâce à la cour
pour avoir stipulé une alliance aVanlageuse qui
chasse une favorite. Partout Burckart n'a suivi
que les inspirations de sa loyauté, et'il a blessé
toutle monde. Désabusé de ses utopies, Curckarl
donne sa démission et rentre dans la vie bour-
geoise qui donne seule le bonheur.
Ce drame sévère par la pensée qui Fa inspiré,
nraveet sérieux par le but où il vise, est ani-
mé par les tableaux vrais et curieux de la vie
des étudians allemands; c'est là que l'on entend
ces fameux chœurs de Weber, composée, eu
l!jl3, sur les odes de Kœrner -.La Lyre el
VEpée. Une scène d'initiation à la Tiigend-
Buud, la conspiration des étudians contre le
prince, conspiration à laquelle Léo Burckart
masifiié prend part pour détourner contre lui
même le poignard qui menace son souverain,
sont des épisodes du plus grand intérêt.
Ce dont surtout on doit savoir gré à l'auteur
de Léo Burckart, c'est la raison feroie el cons-
tante qui a présidé à la conception, au dévelop-
pement, à l'exécution de son œuvre. Pouvant
facilement, à l'aide de déclamations furibondes,
flatter des idées mauvaises, ado|)lécs sans exa-
men, il a renoncé à ces applaudisseinens vul-
gaires pour exprimer des vérités utiles, mais
sévères ; en un mot, il n'a rien demandé aux
passions! , , , ••
Ses conspirateurs ne sont pas des héros ; il ne
les couronne pas de chêne et de lauriers : ils
sont ce que sont toujours ces malheureux jeu-
nes cens ; des fous, des niais, des intrigans et
des ambitieux : les deux ]uemières catégories
exploitées par les deux autres.
La gravité du sujet, la longueur des dévelop-
pemeîîs ont jeté un peu de froideur sur la pre-
mière représentation. Queli|ues coupures ont
dû facilement rendre la marche de ce drame
plus vive, et ce doit être aujourd'hui un des
onvrai'csles plus remarquables de ces derniers
temiis.' Le style est sobre, net, exempt d emphase;
souvent la pensée y revêt une forme âpre et
acerbe qui la rend plus incisive, et cela convient
dans un sujet politiiiue où Fépigramme se
trouve fréquemment à côté de la sentmce.
tes acteurs ont bien joué. Melingue, Raucourt
— 367 —
et mademoiselle Théodorine surtout, se distin-
î;iicntiiar une excellente eiilcnte de la scène et
île la situation. Le succès a été brillant et laisse-
ra reposer un peu les cottes de mailles, les
armures et les dayucs de Tolède.
Hfuuf î>c6 iiloîirs.
Je ne sais si Thiver prend enfin son parti et
s'avoue décidément vaincu, mais cette semaine ,
un soleil doux et pur a é[;ayé de ses liieni'aisans
rayons nos promenades puliliqucs, elles lourdes
étoffes ont commencé à disiiarailre et à céder la
place aux tissus gracieux et léjjers (juc Gagelin
fait venir chaque jour de toutes les |;arlies du
monde. En atlemlànt les mousselines claires, les
orijandiset \vs yazcSjdont le règne va bientôt
commencer, on voit partout des soies et mous-
selines à dessins exlrémement variés, à rayures
fleuries ou palmées , h carreaux de moyenne
iirandeur ; le chiné se porte louJGurs fort bien ,
mais il est nuancé de dessins Iranchans ; le noir
t'ait fureur.
On revient aux ceintures en j;ros grains bou-
clées sur le devant on arrêtées par deux boutons
dor, el Je crois que l'on a raison. La coquetterie
féminine trouvera dans la commodité une com-
pensation à ce qu'elle pourra perdre ùu cùlé de
la grâce.
Le matin et le soir, on est bien obligé de se
souvenir que nous ne sommes encoie qu'au mois
d'avril, et que les jialctots de satin et les cache-
mires garnis de fouTrures ne sont pas encore
Iro.nés trop lourds.
A la i)remière repré-entalion de [Alchimiste,
la salle Ventadour olîraitun brillant résumé des
modes adoptées )iour la saison nouvelle ; nous
y avons remarqué beaucoup de robes à corsages
ajustés et découpés en cœur, manelies derai-lar- j
ges assorties au corsage, poignets enhatist(' bro- '
liée, ceinture droite. Une pèlerine à jioin'e par
devant et ronde par derrière est figurée sur ce
corsage au moyen d'une ruche formée d'une
chicorée.
Les corsajjes longs, à draperies, jdus décolle-
tés du devant que des épaules, dominaient. Les
manches étaient faites avec deux, trois ou même
j|uatre biais , plus grands successivement , de
sorte que le dernier semble envelopper toute la
manche. Cette façon se répète au bas.
On ne porte plus qu'un seul volant plissé et
non pas froncé.
Quant aux chapeauXj je n'aurai que l'embar-
ras du choix. Les magasins d'Alexandrine étaient
représentés par les plus ravissantes créations. —
Capotes de crêpe bordées d'un demi-voile d'An-
gleterre ; — pailles de riz avec un voile de tulle
maintenu par un boui(uet ou une guirlande de
roses; — capotes d'étoffe ou de crêpe sur les-
quelles on jette une écharpe de dentelle; retom-
bant libre et (lottante ; puis enfin, pour termi-
ner la uomcnilature , le i)ou de soie de diverses
nuances, le gros de Naples, la jiaille de riz et les
pailles d'Italie. Je eitei'ai particulièrement un
ilélicieux petit chapeau en crêpe rose , orné
d'une écharpe également en crêpe rose brodée
et garnie de dentelles qui formait le demi-voile
sur les (;rttés de la i>,isse, au-dessous de laiiuelle
(les liserés roses dessinaient un gracieux enca-
drement.
Les chapeaux cl les capotes sont h passe cir-
culaire : les voiles sont lîxés etéchancrés du mi-
lieu.
Les ehapeaux en paille cousue sont de moyen-
ne iîrandeiir, lon;;sdcs joues, avec passe évasée.
Quant aux ornemcns, ce sont toujours des ru-
bans, ou des plumes , ou des lieurs , Meurs de
Chagot, c'est tout dire. Quoi de i>lus frais, de
plus gracieux i|ue ses b(Mii|uels et gerbes (le ro-
ses, ses (villets, ses li las et ses campanules, ses
lauriers et ses grenadines, ses jacinthes, ses vio-
lettes et ses jasmins, etc. ; car Chagot est fécond
comme le printeuiiis, comme la nature, Cl se$
uiagasius soiil un véritable i>ailcnc.
Sur les pailles cousues, on voit beaucoup de ru
bans ponceau à raies aussi vives que variées ,
ainsi que des rubans écossais, solitaire glacé de
vert, de bleu, etc.
Les chapeaux jiaillede riz vont parfaitement
bien avec les rubans l'orapadonr, à niosanjue, à
fruits, à guirlandes. Le ruban queue de paon,
dit ruban Argiix , obtient aussi beancouiide fa-
veiu- ; les rubans blancs et brochés de nuances
imitant les plumes sont très recherchés pour les
pailles de riz. [Le Follet}.
RfDiic î)f cinq jours.
20 AVRIL. — Le département du Finistère va
élever un monument ;i Lalour-d'Auvergne ; ce
monument sera placé à Carhaix, lien île sa nais-
sance. La statue du premier grenadier de France
aura onze [)ieds, et son piédestal, sur lei|iiel se-
ront quatre bas-reliefs, aura la même huUeur.
Les dépenses de ce monument pourront bien
s'élever à l.iO.OOO fr.
— La Gazette de Delhi du 23 février annonce
la mort du général Allard. Cet homme, dont la
destinée tient presque du roman, aurait sue-
combéà une affection de foie. Ce serait une perte
irréparable pour le royaume.
— Le condamné à mort Gilbert, dont nous
avons annoncé l'évasion de IJicétre, a été arrêté
ce matin à Paris. 11 iléjeùnait, lorsepie les agens
sont entrés dans la chambre où il se tenait
caché. Après avoir renversé la table qui était
placée devant lui, voyant que toute risistance
était inutile, il s est laissé attacher les mains et a
suivi tran(|uillement les agens. On l'a conduit au
dépôt de la piéfecture de police, où il est sur-
veillé avec beaucoup de soin. Rien dans les dis-
cours (le Gilbert ne signale un état actuel d'alié-
nation mentale. Il a raconlé avec beaucoup de
délaiisson év.ision, l'emploide son temps depuis
ce moment. Il parait qu'il a passé deux jours
dans les bois de Meudon, après ijuoi il s'est pro-
curé de nouveaux vêtemens, à l'aide desquels il
a pu entrer dans Paris.
— D'énormes poutres de fonte, représentant
des proues, des poupes de vaisseaux, avec des
soubassemens d'un seul morceau, arrivent en
ce moment place de la Concorde. Ce sont au-
tant de parties des groujjcs (jui vont être placés
au milieu des deux grandes fontaines (jui sont
auprès de r<)bélis(jue du Luxor.
On veut que cette place soit entièrement ter-
minée pour le premier mai prochain.
— Ungentleman récemment arrivé de la (Géor-
gie a apjiorté à Londres une g'raine de trèfle co-
lossal delà Rarbaric, (pi'il va soumettre à l'exa-
men d'un botauicicn célèbre. Suivant h; rapport
des voyageurs qui ont visité ce pays dont le cli-
mat est le menu; que celui de la Grande-lireta-
gue, l'herbe cl b s vé'gét.iux s'y distinguent |>ar
une croissance extraordinaire. La graine de trède
importée atteint la hauteur de IJ i'i 15 pieds, et
peut être coupée chaciue mois. A cela il faut
ajouter que la lige |U'oduit ua chauvrc dont la
qualité est excellente.
— Lu relevé fait aux Ltals-l'nis de tous les
désastres survenus, par suite d'explosions de
chaudièi'es de bateaux à vapeur, dans lecouraiU
de l'année iSoS, |>orte h t,OSO le nombre des
personnes qui ont perdu la vie par suite de ces
accidens.
— JM. Alexandre Valtemarc vient d'adresser
aux chambres une nouvelle pétition, pour solli-
citer l'élablissemeut d'un système général d'é-
change de doubles de livres cl d'objets d'art,
existant dans les collections, les nuisées, les
bibliolhèi]nes du royaume, avec les élablissse-
niens du nuhue ;;eure qui existent dans les di-
vers états de l'Lurope.
— Ou écrit de Sainl-rélershourg <|uc Tlial-
berg y fait fureur, et qu'aucun arlislo dcjniis
madame Catalani n'a obtenu un pareil succès.
Il a déjà donné trois concerts, qui ont produit
plus de 20,UO0 fr. chacun.
— Le préfet de police, vient de prendre un
arrêté portant qu il sera procédé à une visite
générale d(;s voilures de place, fiacres, coupés,
cabriolets et voitures de i'extérieur, dites eou-
C0U.1.
21. — C'est le 18 avril iju'a été célébré dans
l'église de Saint-Georges, à Londres, le mariage
du marquis de Douro, fils aine du duc de Wel-
lington, avec lady Elisabeth Hay, fille du mar-
quis et de la marquise de Tweeddale. Tout ce
(jne la capitale renferme de gens de haut ton se
juessait dans r('gliseet dans les tnbunes; une
foule Immense (le curieux se pressait dans la
rue St-Georges. A son arrivée à l'église, la jeune
mariée a été applaudie jiar la foule assemblée sur
sor. passage, et chacun se pressait pour la voir.
La cérémonie religieuse a été célébrée par le ré-
vérend docteur Wellesley, doyen de Durhara,
oncle du marié. Au i-etour de l'église, >in splen-
dide déjeunera été offert h la noble compagnie
chez le marquis de Tweeddale , dans lielgrave-
Square. Les convives étaient au nombre (le 130.
Le maïqnis et la marquise de Douro ont quille
Londres dans l'après-midi pour se rendre à
Strathsieldsaye, où ils se proposent de passer la
lune de miel. Le noide marquis de Douro a S2
ans et sa jeune épouse 1 9.
La corbeille de mariage est la plus magnifique
et la plus grande que l'on ait vue depuis long-
temps : elle pèse 403 livres et est décorée des
armoiries des deux nobles familles Wellesley et
Hay. Des cadeaux sui)erbes ont été envoyés aux
parens éloignés.
— Les administrations générales des postes et
des contributions indirectes viennent de déculer
que les boiles aux letties seraient désormais
|ilacées chez les receveurs buralistes ou dél iians
de tabacs, dans toutes.les communes rurales oii
il existe des titulaires de ces emplois, ayant leur
domicile à peu près au centre de la localité.
— Un accident affreux est arrivé, il y a quel-
ques jours, à la côte de La Rouille. L'êntrepre-
preneur était occupé à faire sauter une mine;
el, comme cela se pratique, il avait mis de la
poudre dans une cave; puis, au moven d"ua
morceau de fer qu'il chassait avec force , il in-
troduisait de la terre pour fermer Touverlure
delà cave : mais dans la lerre il se trouva un
(■adlou auquel ].• contact du fer fit produire une
étincelle, et la poudre prit feu. Aussitôt une dé-
tonation terrible se fait cnteuilrc. Douze ou
(juinze personnes qui étaient présentes et qui
étaient là en amateurs sont renversées avec vio-
lence; une d'elles est horriblement mutilée;
deux autres onl la figure abimée et sont mena-
cées de perdre la vue ; (juelqiies autres encore
sont blessées , mais moins gravement. Le mal-
heureux entrepreneur aïeules mains à moitié
enlevées.
— Le jn-ogrès s'empare de tout. On avait vu
jusqu'alors des àncs traînant des charroiles.
Maintenant, vous pourrez voir, si vous vous le-
vez de bonne heure, des ânes traînés en char-
rette. C'est une |ielitc écurie ambulante niiuitée
sur quatre roues. ;i laquelle sont pratiquées des
portières par où 'MM. lesi|uadriiprdess.imusent
à regarder les passans (pièce spectacle faii rire,
ce (|uidu reste ne parait pas les divertir beau-
coup. Ce sont ks femelles» seules qui onl le pri-
viléj}<" de f.iire ces promenades en voilure, et
voici le mol de celle singulière innovation : La
Faculté, comme on sait, prescrit le lait d'inesse
aux poitrinaires. Plusieurs spéculateurs de la
banlieue envoient doue chaque jour à P.iris un
troupeau de ces animaux (lu'on traita domicile.
■Mais on avait remarqué souvent (|ue la m.irche
influait sur la (|ualilédu lait, et ipi'il ét.iil sou-
vent nuisible lorsqueranimal élainropéch: uffi-.
lu (les spéculalcui-s a donc eu l' dée de i-< nser-
vcr au breuvage bicufais.ini ses propriétés hy-
368 —
giéniijues en évitant toute fatigue à ses ônesscs ,
et c'est [lour cela >iuil les promène en équi-
page.
— M.L. M., sénateur licloe, poursuivi pour
dettes, a soutenu un siéj;e dans sa maison con-
tre ses créanciers. Les journaux s'élèvent vive-
ment contre une pareille résistance. « lin légis-
lateur , (lisent-ils , doit l'exemple du respect
pour les lois. «
rivière dans le Mont-Vernon, comté de Hills-
bourg (Amérique du Nord), qui se jette dans
le Soui;lieglian , et que les Indiens appellent
Guoho(|uinopassakessannagenos.
23. Une dé()éche télégraphii|ue de Londres,
en date du â(t, à quatre heures du matin, an-
noiiie ([ue l'amendement désir Rol»ert Peel îi la
moliuii (le lord Kiissell sni' l'Irlande a été rejeté,
dans la chambre des communes, à la majorité
de 2-J voi.\, par 318 votans contre 29r>.
— La reine vient d'ordonner qu'il soit payé
50 (lour llio sur sa cassette particulière aux
créanciers du feu duc de Kent, son père. Les
dettes sont considérables ; la mesure adoptée
par la reine est un acte spontané ([ui lui fait le
plus grand honneur. Nous sommes certains que
les créanciers seront payés par des sommes ti-
rées (le la cassette particulière la reine.
— Nous avons reçu des nouvelles de la Ja-
maiciue en dale du '.i mars. Les Nègres se mon-
trent toujours iniraitaliles. Ils refusent de tra-
vailler. Les produits de l'élablissementde VVood-
stocksont réduits de moitié. Les différends qui
se sont élevés entre les planteurs et le gouver-
neur sont encore loin d'être aplanis.
— On écrit de Leipsick, que le chemin de fer
à peine ouvertest déjà exploité parle commerce
et l'industrie; qu'en outre, 300 fabricans de
draps de la Lusace sont arrivés à la fois avec
1300 quintaux de marchandises à Leipsick, et
que cette ville sera sans doute , dans quelques
années, la première i)lace commerciale de toute
l'Allemagne, et avec lai|uelle aucune autre, ni
Hambourg ni Francfort ne pourra rivaliser.
— On écrit de Rome, le '.) avril -. « Lady Mary-
Alalhea-Talbot, lille du comte de Shrewsbury,
vient (l'épouser, dans notie ville, le prince Char-
les-Antoine-Théodore de Uoria-I'amlili; elle est
âgée de vingt-quatre ans.
C'est la troisième anglaise qui, depuis le com-
mencement de l'année, se marie avec un prince
romain. Les deux autres sont lady Guendaline
Taihot, sœur cadette de lady Mary, et lady Caro-
line Shirley; la première a épousé le prince Sul-
mona, lils du prince de borghtse, elle second,
le duc Storza-Cesarini.
— On écrit de Vienne que le maréchal Mar-
mont se disposait à revenir sous peu en France.
Ses rapports avec le gouvernement français ont
pris, est-il dit, un caractère très satisfaisant, et
Ton a remarqué que M. Damrémont, fils du gé-
néral mort en Afrique, est descendu chez lui.
— Un jeune enfant de Grenoble, admirateur
enthousiaste de M. Victor Hugo, lui avaitadressé
une lettre de remercimens pour l'envoi d'un
exemplaire des luix ùitcrieures. Cette pre-
mièie missive étant restée sans réponse, notre
écolier en écrivit une seconde, et cette fois avec
plus de bonheur, car il rei^ut au bout de quel-
ques jours la réponse que voici : « Je vous dois
depuis bien longtemps une réjionse, mon cher
petit enfant ; mais, voyez-vous, j'ai les yeux bien
malades, il faut m'excuser. Les médecins me
défendent d'écrire; j'obéis aux médecins comme
vous obéissez h votre mère. La vie se passe à
obéir; n'ouhliez pas cela. Mais vous qui êlespe-
til, vous êtes plus heureux que moi. A votre
âge, r(diéissance est toujours douce; au mien,
elle est dure queUjuefois; vous le voyez, puis-
qu'on m'a empêché de vous écrire. Adieu, mon
petit ami, devenez grand et restez sage. ViCTOii
Hcco. l'aris, 4 mars 1839.
— Le cours de la Seine va être amélioré dans
toute la traversée du département.
— Cimi grandes fontaines vont être contrui-
tes dans les Chanips-tlysées.
— Un nom di/ficileà lire.— 11 y a une petite
l
23. — La loi nouvelle sur les brevets d'inven-
tion est une des premières qui sera portée aux
chambres.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu , di-
manche 21 et lundi 2> avril 1839 , de 4,277 dé-
posans, dont 648 nouveaux, la somme de 623,407
francs. Les remboursemens demandés se sont
élevé à la somme de 549,000 fr.
— On se rappelle que , conformément aux
dernières volontés de madame la duchesse de
Richelieu, un monument funèbre doit être érigé
dans l'église de la Sorbonne , à la mémoire de
son mari , dont les restes y ont été déposés.
Nous apprenons que ce projet est sur le point
de recevoir son exécution. Le statuaire M. Ra-
mey. auquel a été confiée l'exécution du groupe
de sculpture, a presque achevé son teuvre. Il ne
s'agit plus que de déterminer la place qu'on
pourra définitivement assigner à la tombe et au
monument de !M. le duc de Richelieu.
— Le Mémorial bordelais raconte qu'un vol
considérable a été commis à Bordeaux , chez
M. IManzanarez. La somme enlevée s'élève à
121,0110 (r., parmi lesquels se trouvent 30,000 f.
d'actions (le la banque. JLc vol a été commis ,
soit par une nièce, soit par une fille de contïance
élevée dans la maison (Je IM. Manzanarez. Cette
jeune personne a dix-sept ans et parait avoir cé-
dé aux séductions d'un jeune homme de vingt-
un ans, Esjiagnol comme elle ; ce serait, dit-on,
à ses conseils i|u'elle aurait obéi en fuyant avec
lui et en emportant toutes les valeurs qu'on avait
eu l'imprudence de lui laisser sous les yeux.
— On lit dans le Constitutionnel de Glas-
cow : « Le eomte d'Eglinglon se propose de
donnerau moisde septembre procluiinnu grand
tournoi dans son château. On fait déjà des pré-
paratifs à cet effet. On croit|(|ue l'aristocralie
la plus brillan e de l'Euione assistera à ce ma-
gnifique spectacle destiné à faire revivre l'an-
cienne chevalerie. »
— Les dépouilles mortelles de Nourrit sont
arrivées mercredi à Marseille sur le paquebot le
Sully. \enûreiii soir, le débar(iuement n'avait
pu encore avoir lieu. Le cercueil sera déposé
dans l'église Notre-Dame-du-Mont, où il restera
jusqu'à l'arrivée de madame Nourrit, qui est at-
tendu à Marseille pour le 21.
— Un trait d'incroyable étourderie, qui a eu
des suites bien funestes, vient de se passer à To-
bel (Suisse). Un jeune homme, échauffé par le
vin, paria de broyer son verre avec les dents et
de l'avaler après l'avoir ainsi pulvérisé. Six jours
après, il mourait dans d'atroces douleurs et de
terribles convulsions.
— Le théâtre de la Renaissance donnera sa-
medi prochain, 27 avril, au bénéfice de M. Fré-
déric Lemaitre, une représentation des plus cu-
rieuses ; le bénéficiaire jouera, avec la Comé-
die Française, VOt/ietlo, de Dncis ; madame
Anna ïhiîlon et les artistes du chant exécuteront
le Barbier de Séville, de ilossini, Brunet y re-
paraîtra dans un de ses meilleurs r(^les ; et en-
fin les acteurs des Variétés donneront le The' de
madame Pocliet, grande soirée dans laquelle
paraîtront toutes les célébrités artistiques des
théâtres de Paris.
— La Canaille fait fortune au boulevard
Montmartre. Odry dans cette pièce et Vernet
dans P/iœbus, remplissent chaque soir la salle
des Variétés.
24. — On nous écrit de Saint-Pétersbourg le
9 avril :
(( Tout chez nous respire la guerre. On assure
que l'empereur se rendra , avant le mariage du
duc deLeuchtenberg, à Kiew pour passer en
revue l'armée du Midi, et en rcmellre lui-
même le commandement en chef au feld maré-
chal Paskewitsch.
— Les suicides deviennent très fréquens dans
l'armée; les journaux des départemens nous
annoncent aujourd'hui le suici(ie de deux sous-
officiers : un à Lyon, celui d'un jeune lieutenant
d'artillerie, par désespoir d'amour; l'autre à
Béfort, celui d'un officier de 22 ans , qui a été
trouvé pendu dans sa chambre, etqui, craignant
de ne pas réussir dans son trsste projet par ce
moyen, s'était donné plusieurs coups de poignard
au cœur. On attribuait sa résolution funeste à
des plaintes qui auraient été portées contre lui
à ses chefs.
— On signe actuellement une pétition pour
l'abolition du péage des ponts de Paris. Cette
pétition est le résultat de la proposition faite au
conseil municipal de la Seine par M. Lanquetin,
un des conseillers du 9" arrondissement.
— Le prince Paul Esterhazy a gagné lui-même
dans le dernier tirage de l'amortissement de
l'emprunt contracté par lui, le gros lot de
120,000 florins comptant. Le prince a employé
cette somme à créer un fonds de pensions pour
les veuves et orphelins des employés sur ses
vastes domaines en Hongrie.
— Sous le nom de Phare du Palais-Royal,
il vient de s'établir, dans le jardin, sous un des
petits pavillons qui sont aux angles des boulin-
grins, devant le éafé Valois, un bureau destiné
à recevoir, moyennant 15 centimes, l'enregistre-
ment des actes de présence de toutes les per-
sonnes qui se sont trouvées aux rendez-vous
donnés, afin d'indiquer aux . retardataires le
lieu où l'on pourra retrouver les premiers arri-
vans. C'est là un établissement digne de notre
siècle affairé.
— M. Cabet est arrivé aujourd'hui à Paris,
après avoir prescrit, par cinq années d'exil, la
peine de deux ans de prison à laquelle il avait
été condamné pour délit de presse.
— M. le ministre de l"ntérieur vient d'accor-
der au musée de Lyon le groupe de la famille
de Cavn, qui fait partie de Fesposition de 1839,
au musée royal.
— Un fumeur anglais vient d'être condamné
dans Bail-Court , au paiement de 40 liv. st. 8
schillings 6 deniers pour consommation de ci-
gares. H a été prouvé que le fumeur Burdett en
consommait pour 8 schillings (10 fr.) de cigares
dans un jour.
Le Rédacteur en chef, BERTHET.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Dame-des-Victoires, 16.
Annonces.
PAIX
ET
MÉMOIRE EN DEFENSE
De la Mation espagnole
[adbessé
A s. M. LE ROI DES FRANÇAIS
Et aux Chambres françaises.
paris;,
BOnAIRE , L1BR.\IRE - ÉDITEUR ,
Boulevart des Ilalicns, 18.
Cet ouvrage se distingue, par une juste ap-
préciation des événemens dont l'Espagne est au-
jourd'hui le théâtre , et révèle dans son auteur
une connaissance approfondie du pays qu'il a
habité pendant 5 ans.
30 AVRIL 1839.
^gj^VABATT TOPS tftg,
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L'eiprit d'aulrui par complément servait.
Il compilait, compilait, cotnpilait»
Une gravure de modes est jointe »u n° du 5 et
une lithographieau n'duSOde thaquemois.
Prix des annonces, 75 c. la lij«e«
LE VOLEUR,
MM. tes co-propriélaircs du Voleur sont
informits que le dividende des trois premiers
mois de l'année 1839, a été fixé à la somme
de 6,5G1 /■)•.; ee dividende sera payé àbureau
ouvert, rue du Helder, n. 1 1 bis.
SOMMAIRE.
Prisons de l'Autriche ; Une visite au Simel-
lii-.nc, par M. C. VVkst.— Lltti-.e de M. de
Sk(;lu-I)ui'Evron : Fatjié-Eefeindi. — Don-
ISEU SA VIE POLI! SA DAME, par M. PlTUE-
CiiEVAi.ii.n.— L'Éi'iciEU (cxir. dfsFrajiçaù),
jjiir DE Ualzac— Lord SArsDPATEu. — U.ne
DAME DE CHARITÉ. - LeS NÈGRES BONIS. —
Suicide de Lesage. —Salon de 1S39 (8" ci
(Icinier article), par Alfred Des Essadts.
Mélanges, faits curieux.— Revue dramatiriue :
Gymnase : /.e Dépositaire; Folies Duaha-
TiQUES : la berrjcre d'Ivri/—l\e\uc de cin.i
jours.
Vue vàsiUc acs SpielberK.
A cùlé lie la \ ille tlo Uriinn, capitale de la Mo-
ravie^, à iiualre lieues eiiviion du champ de lia-
laille d'Auslcilil/ , s'élèvç, en l'orme de pyra-
nmlc, une moiitaguc cliauve et stérile, d'asi>eet
désolant : c'est le Spiellicrg. La forteresse qui
en couronne la cime servait autrefois de rési-
dence aux comtes de ;Moiavie. Depuis la réunion
à l'emiiire d'Aulriclie, et principalement sous le
rt'ijne de Mai ie-Tliérèse, on y enferma les pri-
sonniers d'état. En tS(l.->, les troupes lrançais(\s ,
qui marchaient sur Austerlilz, sVmiiarérent du
Spielheriictcn (aeat sauter les l'oriilicalions. A
J'iirlir de cette éiioque, le Spiellicr^ a cessé de
compter comme place de (juerre, et sert exclu-
sivement, lion pas de prison d'état, mais de pri-
son du troisième deyré, c'est à dire de lieu de
détention pour tous les condamnés à plus de
tlix ans de prison dure [schwcereii' hcrher) (1).
Les b.'itimens de la prison représentent un
grand parallélogramme. A lest et au sud, vers
la ville de liriinn, il y a une espèce de rempart
d'une élévation assez considérable ; au nord et
à l'ouest, une enceinte demi-circulaire de palis-
sade vicui en aide à riiusullisance des (oriifica-
tions.
Il n'est pas facile de pénétrer dans ce lieu de
misères; la loi aulriciiieiuic défend en {jénéral
touu^ eommunicalioii orale ou par lettre avec
les prisonniers ; les réiilemensdisciplinaircs sont
d'une sévérité miiiulreuse, et les a,"ens siibalter-
nessy eonforiiientavcc unec-r.unlive exaclilude;
Il n'a fallu rien moins (|u'iin rescript émané de
la sniiréiue chancellerie auli<(ue, coutresijjiié
par le ministre de liniérieur et visé par le gou-
verneur de la Moravie, pour nous ouvrir les
porjesdu Spielherg. (jnan.lon coiilcinplo, à huit
cenis iiicds de liauleiir. ce funèbre et silencieux
liAtimenl oi"i la .luuh lu- paiiente et Us cris du
désespoir se confondent dans un même oubli ,
on se seul froid au cœur , comme si Ion
entrait dans un tombeau. Là atissi on pour-
rait écrire sur la porte Id'cntrée : Vol clie en-
trait', liisciute ogiii xperii/izu ! Paroles fata-
les , que le Code pénal autrichien a traduites
avec une épouvantable fidélité : a Le condamné
à la prison très dure (schweeren kerker) , dit
l'article l i de ce Code, est renfermé dans une
prison séparée de loiilc coiumunication , dans
laquelle il nenirc que la ijiituititt' d'air et qui
ne contient (jue l'espace iicccssaircli la conser-
vation de la vie. Il a constamment des fcrs pe-
sans aux mains et aux pieds, avec un cercle de
(l) Cis prisons, dites <lu troisième di'gri\ conr<pon-
dont ù nos liagiies ; il y en a trois eu Autriche : lo Spiel-
borg, in Moravie ; la forterosic de RiUTslcio, eu 'l'yrol ,
et Gr«UistM, eu lllyiic,
fer autour du corps; il reste continuellement at-
taché au mur par une chaîne, excepté pendant
le temps du travail. Sa nourriture consiste en
pain, en eau ; !ous les deu:^ jours il recevra des
aiimens chauds, mais jamais de viande; il cou-
chera sur une planche nue; il ne pourra rece-
voir aucune visite ni converser avec personne. »
S'il est vrai de dire que cette peine atroce ait
été abolie par une ordonnance impéri..le du
mois d'avril I8S3, et qu'elle ue soi; plus appli-
quée qu'exeeplionnelknient et comme mesure
de correction disciplinaire, l'iii licle 13, qiii dif-
fère peu de l'arlicle 14, subsiste dans ioiile sa
riiiueur. «Le condamné à la prison dure (.sihwce-
ren kerKer) a les fers aux pieds; il est nouiri
jotniielleraent avec des aiimens .chauds , la
viande exclue; il couche sur une planche nue
et ne peut conminni(p;er qu"avec les ;>er.«ounes
qui ont des relations immédiates avec lui pour
sa ijarde. »
Quinze années >ans commiiniiiuer avec un
ami, sans un mot qui vous ré>èle l'existcDce
d'un parent ! quinze années dune exi^ience telle
(jue l'a laile l'article 13 du Code pénal ! ah ! l'on
comprend le regard d adieu que Silvio Pellico
jetait au monde et à la riante vallée de Hriinn
avant de franchir le fatal guichet du Spielberg !
J'ai visité bien des prisoiis en Belgique et en
Allemagne ; j'en ai vu de sombres, detroites,
de malpropres, d'insalubres , mais nulle ne m'a
laissé une impression de tristesse et de désola-
lion coii me Spielberi;. Ce n'est pas qu'il y ait
rien à y critiquer sous le rapport matériel : les
ser\ices de logement et de subsistance sont ré-
glés avec le idus graml ordre ; les dortoirs, si-
tués au rez-de-chaussée et habités par huit ou
dix condamnés, sont bien construits, suffisam-
ment espacés, bien pourvus dairotde lumière,
chauffés en hiver, li.v oiJonnauce de l'enipe-
reur nunliiiini io terrible aiticle 13 a fait accor-
der des paillasses aus condjinués, rt elles ne
leur sont retirées que par mesure de correction.
Les ateliers Je travail sont vastes , parfaite-
I.iy lllWL>i4-J Lil|IMU.WW^
ninit disposes , el chauirés ?i une Icmptrature
t'oiivcn:ililc'. Le réuiiiic «les lr;\v:ui\ est sévère,
mais non pas intoiéialilc, et, à en jiii;er par l'as-
jiect exlérieiir lie la i>opiilalion , la naliue de
CCS travaux ncst nullement prêjudicialile à lu
sn nté.
Le lever est 11x6 à (pialre heures el demie en
été, à cinq heures ou cini| heures el demie en
hiver. Ajucs la luière.Ies condamnes serendenl
dans leurs ateliers, ofi ils restent jus'pi'à midi ,
sans autre inlerniiiiion iiue celle néccssiice par
le déjeuner.
rendant lout le lrm|is du travail dans les ate-
liers, le silence le plus .ilisoln doit être oliservé.
Les travaux auxquels on ai)|iliipic les condam-
nés sont le lilage et le lissaiie du chanvre et de
la laine. Les élolTes emiiloyées dans la maison,
ainsi ([uc plusieurs fournitures i>our les hôpi-
taux et les troupes, sont confeelionnées et ou-
vrées ]iar les détenus. On assigne à chacun sa
tâche, d'après une évaluation iirésumée de son
habileté ou de ses forces ; le travail qu'il fournit
en sus lui est rélrilmé d'après >in tarif; mais il
est peu de détenus qui parviennent à profiter de
cette ilis|)osilion.
Aiuès le diner, les condamnés se promènent
pendant «ne heure dans la cour, sous la sur-
veillance de gardes armés de fusils chargés , ils
peuvent converser entre eux, mais à voix basse
seulement. A une heure, ils retournent au tra-
Tail jusi|u'îi sept heures.
Au Spielberg, la nourriture est plus abon-
dante que dans les autres prisons de l'Autriche,
soit qu'on ait cru devoir accorder celte faveur à
cause de la rudesse du climat, soit <|u'unc plus
grande sévérité du régime disciplinaire ait ré-
clamé une compensation, tne livre trois cpiarls
d'un fort bon pain, pour la journée; ùmidi, un
tiers de litre environ de foupe, et une égale
quantité de légumes , graissés au beurre ou au
gras de veau ; telle est la ration alimentaire de
chaipic détenu. La jiopulalion jiaraU générale-
ment robusle et bien porlanle ; les décès y sont
peu fréquens. On a calculé que la moyenne des
décès, sur une population de 315 individus, est
(le 1 sur 2 i, tandis que, dans d'autres prisons, la
proiiorlion est de 1 sur 14 et même de 1 sur ô.
11 ne serait donc pas exact de penser que le
régime duSpielberg, tel que l'ont laissé les ré-
centes modifications ducs à l'empereur, soit plus
rigoureux que dans les autres prisons. Le con-
damné est i)lus sainement logé et aussi bien
nourri qu'en aucime autre prison d'Europe.
Mais on peut dire que le but de la loi pénale
autrichienne est moins de punir et d'eH'raycr,
que de dompter le condamné, de le briser à la
règle, d'asservir sa pensée, de courber sa vo-
lonté , en telle sorte qu'elle ne puisse re|)rendre
son élan, r|u'elle conserve à jamais le pli d'une
docilité imposée par trente livres de fers et le
tftlon d'un guichetier. On reconnaît dans une
pareille mesure l'abus d'un principe peut-être
vrai au fond, mais très certainementpoiissé jus-
qu'à une rigueur exagérée.
11 est très vrai ([u'il n'y a au Spielberg que de
grands criminels ou des malfaiteurs incorrigi-
Lles donl les nombreuses récidives attestent la
perversité. Mais puisque la loi ne les a point re-
tranchés sans appel de la société et qu'ils doi
désespérer, et d'unir l'action d'nnc inlluence
moralisante à l'action disciplinaire (pii pèse sur
eux d'une manière si inllexiblc. Or, c'est à quoi
le législateur n'a point assez songé. Les senti-
nelles qui veillcnl jour et nuil, le sabre au poing,
dans les corridors ; les guichetiers qui, cha«ine
soirel chaque matin, visileut les fers des con-
damnés, les baireaux de leurs feiiêlres, les p.o-
ehcs de leurs vélemcns, peuvent bien empêcher
une évasion ; mais ils ne calment point le déses-
poir qui veille, ils ne préviennent pas le crime
(|ui médile, le vice; qui se i)ropage. El alors il
laul que la loi guelle tous les symiilômes de ré-
volte secrète, ou d'irritation trop peu déguisée,
qu'elle fra|ii)e sur les effets du mal, ne |iouvanl
ou ne sachant en guérir les causes. Aussi les in-
fractions disciplinaires les plussévèrement ré-
primées sont celles qui dénotent un esprit de
résistance ou d'insidiordinatioD. Aux insoumis ,
aux récalcilrans , les coups de b.'ilon, la mise
au pain et à Icau, le cachot sombre, la mise aux
fers. Mettre aux fers, en langage du Spielberg,
cela veut dire qu'on attache la main droite au
pied gauche, au moyen d'un double anneau, et
(|ne le palienl csl forcé de se tenir courbé sur
lui-même dans la situation la plus douloureuse;
cela veut dire encore qu'on lui attache aux deu.x
mains une barre de fer de deux pieds de long et
du poi<ls de ((uatre livres, (|u'on lui passe au-
tour du corps une ceinture de fer, serrée au-
dessous des aisselles et retenue à celle hauteur
par umi chaîne, (|ui va se rattacher à un anneau
scellé dans le mur ; de sorte que le condamné ,
enchainé comme une béte fauve, peut à peine se
mouvoir autour de la planche qui lui sert de
coucher.
Ce n'est pas tout. Il peut arriver «jue le con-
damné murmure, (|ue le désespoir lui arrache
des plaintes ou des imprécations ; eh bien ! ces
plaintes seront considérées comme la plus dan-
gereuse de toutes les rébellions, et il se trouve-
ra dans l'arsenal de la prison un instrument
combiné avec une cruauté savante et qui saura
bien obtenir silence.
Le bùillon, (ju'on appelle Xa poire, consiste en
un cercle de fer de la'grandeur de la tète, et
au(|uel s'adapte un boulon creux percé de petits
Irons. Ce boulon, remjilit de poivre, est intro-
duit de force dans la bou<:he du patient, el le
cercle de fer est fixé derrière sa tête de manière
à n'en pouvoir être arraché. Si le malheureux
se luit, son chMiment consiste dans la gêne af-
freuse apportée à sa respiration ; s'il crie ou s'il
se début, il aspirera à l'instant une poussière
dévorante qui lui fera souffrir, en létoulTant,
le sup|)lice le plus atroce!
En visitant tous ces appareils de torture,
j'aurais voulu pouvoir rester convaincu (jue
c'était là (pielques Ivesliges des barbaries d'une
autre éiioipie. Mais il résulte des explications
qui mont été données, qu'aujourd'hui encore
ces moyens odieux sont employés contre les
détenus les plus relielles.
Peu avant ma visite au Spielberg, un con-
damné avait subi la peine de ôO coups de bâton
et 2 mois de cachot sombre, pour tentative d'é-
vasion, car le désir el l'espoir de la liberté ne
meurent jamais com|)lèlement au cœur de
l'homme. Même sur le rocher désert du Spiel-
vcntyïcalrerunjourjjlHriiiUage aen'enpa5j,k'rij, Jautix une cnceiutç de remparts, de
fossés, de palissades, à portée de la baïonnette
onde la balle de quatre sentinelles, un malheu-
reux chargé déchaînes avait osé reversa déli-
vrance, el il avait fini par corrompre un gui-
chetier. Même au Spielberg, la vénalité se fraie
un accès et la corruption invente des ressources.
Ces pauvres condamnés (|ui depuis cincj heures
du malin jusqu'à sept lieuresdu soir travaillent
pour l'Etat, trouvent encore quch|ues heures,
le dimanche, et quelques minutes pendant
leur récréation quotidienne, pour se créer un
pécule. La fièvre de la liberté ou le <lésir de pos-
séder trente francs, après vingtannées de prison
dure, a improvisé des sculpleursd'une merveil-
leuse habileté, des hommes qui seraient artistes
s'ils n'étaient pas galériens. Avec de mauvais
couleaux privés de pointe et de tranchant , que
la défiance administrative veut bien leur concé-
der, avec les os (|ui ont servi à graisser leurs ali-
mens, ils improvisent de jietils chefs-d'œuvre,
el ils auront droit au tiers de l'aumône que le
rare visiteur du Spielberg laisserj tomber de-
vant CCS mouumcns d'une incroyable patience
et d'une adresse presque miraculeuse. User les
vingt-quatre dimanches d'une moitié d'année à
gagner trente sous!... Même au Spielberg on
conserve donc le désir, d'une condition meil-
leure, l'espoir de la liberté ! 11 y a plus; «[uel-
qnes-uns y gardent les goûts les plus futiles
d'un monde donl ils sont séparés peut-être sans
retour. J'ai vu un condamné fairedc la coiiuette-
rieavec les pauvresvêtcmensqnin'ontpaschangé
depuis Silvio Pellico; il portait le grand chapeau
blanc à bords arrondis, la veste et le pantalon
mi-partie gris-noir, mi-partie brun-eapucin,
et sept livres de fer aux pieds ; mais, aux gros-
siers brodequins de l'administration, il avait
substitué des bottes élégantes, et un dessous de
pied soigneusement attaché faisait tendre le pan-
talon bigarré du fori-at !
Je me fis raconter l'histoire de cet infortuné,
((uesahaule taille, sa tournure pleine d'aisance
et de distinction, faisaient remarquer au milieu
(le ses grossiers compagnons. Officier dans l'ar-
mée polonaise pendant la dernière guerre, il
avait servi, comme aide-de-eamp, sous les
ordres du général Z... Après les désastres de
Varsovie, le général se relira dans une terre
qu'il possédait en Hongrie et proposa à son aide-
de-camp de le suivre. Celui-ci accepta avec re-
connaissance ; mais bientôt les motifs de cette
hospitalité si empressée se révélèrent sous un
jour funeste. L'aide-de-camp était marié ; sa
femme, jeune, jolie et passionnément aimée,
avait depuis long-temps fixé l'attention du géné-
ral ■• une circonstance, peut-être indifférente en
elle-même, fit entrer le soupçon dans l'àme du
malheureux officier, qui, passant delà confiance
la jilus absolue à une jalousie forcenée, tua sa
femme d'un coup de pistolet dans le salon même
du général. Un long procès criminel s'instruisit
sur cette tragi()ue aventure, mais les débals ne
purent rien éclairer ; toutefois une femme avait
été assassinée en plein jour, et son meurtrier,
l'aide-de-carap J... fut condamné à iiuinze
années de prison dure au Spielberg.
Evidemment, on traitait cet infortuné avec
certains égards ; mais telle est la soumission en
quelque sorte niécanii|ue des agens à la lettre
de leurs jnslruclions, qu'Us preuuent sur eux
— 371 —
de tolérer la substitution de bottes cirées aux
brodequins de la prison, attendu que le règle-
ment accorde une chaussure de cuir aux con-
damnés, tandis que ces mêmes agens n'oseraient,
sous aucun prétexte, permettre à un détenu
l'usage d'un mouclioir !
En visitant les registres d'écrou du [Spielberg,
j'ai remarqué que les condamnations les plus
fréquentes sont prononcées pour crime de bri-
gandage et falsification du papier-monnaie.
Ainsi l'absence de toute civilisation et une civi-
lisation très industrieuse conduisent h la même
fin : d'une part, le bandit italien, le brigand
schlavaque ou monténégrin, qui demandent à la
rapine leur pain quotidien; de l'autre, le comp-
table (jui emprunte à la fausse bank-noteune
ressource périlleuse. On voit facilement que ce
ne sont point lèt des délinquans de bas étage.
Les uns montrent par leur air audacieux et fé-
roce qu'ils sont habitués à guerroyer contre la
société ; les autres, de pliysionomie intelligente
et rusée, semblent dire que leur jeu a manqué
de bonheur, mais non d'habileté.
Les condamnés politiques ne sont point con-
fondus avec eux.
C. West.
Le Droit),
DE
( M. de Ségur-Dupeyron, chargé par le gou-
vernement d'une mission scientifique en Egypte,
vient d'écrire la lettre sui vante à M. le docteur
Pariset. Cette lettre nous a paru curieuse parce
qu'elle révèle trois innovations bien remarqua-
bles en Orient : le progrès toujours croissant de
la médecine; l'apiilication delà race noire aux
travaux intellectuels; enfin le premier exemple
d'une femme, et d'une femme esclave, ennoblie
en quelque sorte par la science, et honorée par
la famille du souverain ]iour un genre de savoir
qui se rencontre pour la première fois chez une
jeune fille de ces contrées si longtemps barbares.)
FATHÉ-EIFENDI.
.Jusqu'à ce jour le titre d'Effendi n'avait été
jiorté (|ue par des hommes (vous savez qu'il si-
gnifie lettre) , et il a fallu toute une révolution
pour qu'une femme y soit parvenue. Voici le
fait :
Un matin, le kamsin soufflait, un nuage de
poussière couvrait le Caire, et, bien que nous
ne fussions encore (|u'au 3 février, le thermo-
mètre marquait il degrés l/2Réaumur. Ce n'é-
tait pas un jour à courses lointaines , et je me
décidai en consé(iucncc à consacrer cette mati-
née à la visite des divers élablisscinens cliarita-
blcs et scientifiques ; visite dans laquelle l'ex-
cellciit Clot-licy voulut bien me diriger, accom-
pagnée (|u'il était par M. Bocti , consul de Rus-
sie et ancien interprète de klébcr.
Nous allAmcs d'abord à l'hôpilal civil de l'Es-
beckié. ,1c ne vous parlerai pas de l'iicureuse
distribution des salles, de la propreté <pii y rè-
(juc ; je luc boniurai à vous dire que les mcdccius
des femmes y sont des femmes, et qu'à la léle
d'une i)arlie du service métiical se trouve Fatmé,
dont j'ai à vous raconter l'histoire, ainsi que
celledeses jeunes collègues, médecins en jupons.
C'est encore là un service que Clôt a rendu à
l'Egypte. Clôt, si vous le voulez, n'a pas formé
lui-mérae, n'a pas instruit la jeune Fatmé et ses
compagnes; mais l'idée d'instruire les Africaines
est une idée qu'il a su faire mettre à exécution,
et cela a demandé l'emploi de toute la force de
volonté dont il est doué.
Nous entrâmes d'abord dans une grande salle
où se trouvaient assises sur trois rangs et devant
trois tables une quinzaine de jeunes filles de
couleurs différentes , mais ayant toutes reçu le
jour en Afrique.
C'étaient là les docteurs qui visitaient à son
chevet la pauvre femme malade, et auxquels
son époux consent à la livrer ; c'étaient là les
docteurs qui, par privilège de sexe, obtiennent
des confidences que des hommes n'obtiendraient
pas, et qui peuvent dès lors traiter nombre de
maladies avec de plus grandes chances de succès.
Je compris qu'avoir fait des hommes médecins
dans ce pays, c'était un point immense, mais que
ce n'était tout au plus que la moitié de ce qui
était nécessaire. Bientôt, il faut l'espérer , le
bien sera complet, et chaque sexe' pourra re-
courir aux gens de l'art sans s'écarter des usages
consacrés, c'est-à-dire que l'art se trouvera à la
disposition de chacun.
Je viens de dire qu'il avait fallu Jde la part de
Clot-lSey une grande persévérance pour obte-
nir la création de l'Ecole de médecine de l'Es-
beckié, et cela ne surprendra pas ceux qui,
comme vous, savent ce que la loi religieuse avait
présenté d'obstacles à la création d'une Ecole
de médecine pour les hommes. Cependant le
vice-roi, ayant compris l'importance d'une
pareille institution, autorisa l'achat de plusieurs
esclaves, destinées à venir occuper les bancs de
cette nouvelle Faculté ; car il ne fallait pas son-
ger de prime-abord aux femmes du pays.
On acheta donc dix négresses et dix Abyssi-
niennes, parmi lesquelles se trouva Fatmé.
Fatmé est née dans une iirovince d'.Vbyssinic
appelée Leban. Elle fut prise dans une guerre, à
l'âge de seiil ans. Elle passa trois ans à voyager,
vendue et revendue plusieurs fois sur la route;
ses petits pieds , ses pieds d'cnfanl parcoururent
presque tout le chemin de son pays au Claire. A
chaiiuc étape, oii l'attendaient un peu de doura
et de l'eau (juclque fois croupie, elle avait acquis
une valeur plus grande pour son maitre ; car
le prix des esclaves augmente graduellement à
mesure qu'ils sont plus près de la ville des Ca-
lifes, et cela explique les fatigues et les chances
de mort «pic présente Iç voyage. Enfin son des-
tin l'amena au bazar du Caire, dans une de ces
chambres salles et obscures où Ton expose les
femmes de son pays, après les avoir préalable-
ment habillées avec tout ce que la frijierie a pu
fournir de plus somptueux. Elle s'attendait là,
pauvre jouet du sort , à subir un nouveau
maitre. Sera-t-il doux et indulgent ? se deraan-
dail-clle, ou bienscra-t-il exigeant et sévère ? A
(jucls travaux me rcscrvcra-l-on :' Et, si je ne
suis pas vendue ici, où irai-jc ;' rcut-èlrc à
.Smyriu', peut-être à Stamboul, où l'on dit qu'il
^ fait plus lioiJ qu'ici, qu'ici oùj sau» les liabils
dont je suis couverte, je grelotterais. Puis, si je
vais à Stamboul, il me faudra passer la mer, que
je n'ai jamais vue, et où tant d'hommes ont pé-
ri ! Allah-Kérim ! (à la grâce de Dieu !)
Lu homme arriva ; il promena ses regards sur
Fatmé et sur ses compagnes de foire ; il les fît
lever, il les fit marcher, il regarda leurs dents,
leurs yeux, leurs mains; il parla pour voir si
elles entendaient ; quand cela fut fait, cet
homme se retira et le marchand d'esclaves le
suivit. Les jeunes fdlesse regardèrent. Qu'allait-
il advenir? Ce fut un moment de grande anxiété.
Enfin le marchand rentra, le sourire était sur
ses lèvres : tout se trouvait conclu.
Le nouveau maitre de Fatmé et de ses compa-
gnes était le vice-roi d'Egypte, leurs travaux
devaient être l'étude.
Ces jeunes filles achetées au bazar sont mises
à l'œuvresans vocation, sans la moindre idée
de ce qu'on espérait d'elles, sans même savoir si
elles n'auraient pas de répugnance pour la pro-
fession à laquelle on les destinait. Il fallut d'a-
boril leur apprendre l'arabe vulgaire, qu'elles
ne savaient pas ; il fallut leur apprendre à lire
et à écrire; il fallut ensuite leur apprendre
la langue savante, l'arabe littéral, afin qu'elles
fussent en état de lire les remarquables traduc-
tions de nos principaux traités de médecine,
traductions faites à Abouzabel. Fatmé se distin-
gua parmi toutes ses compagnes dans ces études
préliminaires, et, quand on en vint aux études
médicales, elle .soutint sa prééminence.
Des dix Abyssiniennes, il n'y en a plus que
cinq ; les autres sont mortes phtiiisiques et deux
de celles qui restent s'en vont mourant. Plusieurs
négresses ont également succombé à ce mal ;
ainsi le climat d'Egypte, si favorable aux poitri-
naires d'Europe ; ce climat, où la phlhisieeslà
peine connue chez les naturels, attaque les pou-
mons des Abyssiniennes, et les tue, dans l'ef-
froyable proportion de sept sur dix, en moins
de huit aus; car, les deux jeunes malades iront
bientôt rejoindre leurs compagnes.
Jusqu'à présent. Dieu a permis que Fatmé ré-
sistât à ce triste mal ; elle est gaie, forte, biea
constituée. Dieu ne veut pas quelle meure; il
lui a donné une haute intelligence, une mémoire
imperturbable ; il la conduite à travers raille
dangers, mille fatigues, depuis le centre de
l'Afrique, où elleeùt vécu inutile,jusqu'au fond
du bazar du Caire, où elle devait être achetée
pour le compte de l'humanité souffrante.
Fatmé est bonne et emprcs.sée auprès de ses
compagnes, qu'elle domine plus encore par \a.
douceur et l'égalité de son caractère cjuc par la
sui)érioriic de son savoir. Elle est pleine de
soins et elle prodigue particulièrement dei té-
moignages incessants d'intérêt à ses deux pau-
vres condisciples qu'elle voit s'éteindre graduel-
lement. L'une de ces dernières, appelée kcize-
rcuii, se plaignait avec tristesse. Je lui fis dire
par Falmé, qui ne parle pas encore le françjjs,
mais qui le comprend : —Le travail vous fatigue
peut être, il faudrait vous reposer pendant
quelque temps.— Plutôt mourir que de no p.is
éludier, répondit la jeune fille: il faut que je
doicunc .savante comme Fatmé. — >l. l'iocii
nous traduisit celte réponse, ce qui rendit Falmu
tout interdite.
^ous iulcnojjeàjues, ca français, les princi'^
372
pales irciilrc Its élevés; ou leur transmit nos
questions en arabe et l'on nous traduisit leurs
réponses. IM. 15ocli, toujours présent îi cet exa-
men, lui ([Ui sait si liien l'arabe et qu'il est im-
possible (le tromper, restait dans lexlase, {:ar
c'était pour la première fois qu'il visitait l'hôpi-
tal del'Esbeckié.
Fatmé nous parla d'abord pliysioloi;ie, puis
physique et chimie, et c'était chose singulière
que d'entendre, au milieu de tous ces mots ara-
bes sortant de la boueiie d'une femme, jironon-
cer les mots acide carbonique, oxùjène,
hydrogène, azote, etc., (|u'on n'a pas, pour
bonne raison, cherché à traduire dans la langue
de l'Arabie. Elle nous dit de quoi se compose
l'air, quel est le rôle (jue l'oxigène remplit phy-
siologiquement ; elle nous dit de (pioi se com-
pose le sang, elle nous expliqua l'ulililé de l'a-
cide carbonique dans la nature, etc.
Ce n'était pas, du reste, la première fois que
ces jeunes lillcs nionlraienl leur savoir à des
personnes étrangères à l'école. On avait engagé
précédemment les plus instruits i)armi les
Vtemas à venir juger de la science quelles
avaient acquise. Quand ils eurent vu, ils restè-
rent en extase. L'un d'eux s'écria dans sou admi-
ration : « Nos enfans auraient mis à la mosquée
d'El-Azar deux fois plus de temps qu'elles n'en
ont mis pour apprendre ce qu'elles savent.» L"n
autre, passant sa main sur sa barl>e, disait avec
gravité : « Ceci est le dessus du dessus. »
Des examens littéraires, les ulémas deman-
dèrent qu'on en vint aux examens scientifiques
auxquels, entre nous, ils ne comprenaient pas
grandchose ; on les salislit cependant. Un livre
de médecine fut ouvert au hasard, et l'on tomba
sur la description de certains organes. Clôt, si
scrupuleux observateurdes convenances musul-
manes, voulut d'abord s'opposer à ce que l'exa-
men poi tât sur ce point ; mais le chef des ulé-
mas répondit à son observation : «S'il n'y avait
pas utilité, il faudrait sans doute s'abslenir;
mais tout ce qui est utile peut se lire et être
étudié. » Voilà du progrès, je crois, mon cher
docteur. Et vous qui portez tant d'intérêt à
l'Egypte, vous ne manquerez pas de vous réjouir
d'un pareil esprit de tolérance : car il doit avoir
des résultats immenscspour ce paysque j'admire
avec vous.
La réputation de Fatmé s'est répandue, comme
Lien vous pensez, et (|uel()ues jours avant notre
arrivée au Caire, la lille du vice -roi exprima le
désir de voir la jeune Abyssienne, pour obtenir
d'elle des explications sur l'analomie. Fatmé se
présenta au harem escortée de pièces analomi-
ques en cire. Elle iilut tellement à la princesse,
que celle-ci lui fit présent d'un niagnifi(iue
nœud en diamanspour attachera son tarbouch,
*t «lu'elle la salua du titre d'elfcndi, titre qui lui
restera.
Lorsque je demandai à voir ses pierreries,
Fatmé, dont la modestie paraissait souffrir déjà
des exclamations ((ue nous arrachait l'étonne-
ment produit par son savoir, fit une petite moue
et se refusait presque à nous les montrer ; mais
une jeune négresse de ses compagnes releva avec
une certaine vivacité le voile de mousseline (lui
couvrait le tarboucli, et nous vîmes un magni-
fique mach-allah aussi large que la main, que
pas une élève ne regardait avec envie et que
iji^Mt^lV^'i^i-Jfftt''V^'^~'*^'''M^'^'^'^f-^''^^^'^'^^i'TKUimMiiBS'SI^S^;;Shi9i!iaiJA
toutes paraissaient montrer avec orgueil. « C'est
notre mère que Fatmé,» disaient les Abyssinic n-
nes, les fellahs et les négresses ; car, plus lard,
on est parvenu à ramasser sur le pavé du Caire,
;i l'époque où l'on forma le dépôt de mendicité,
de jeunes filles du pays perdues de mœurs par
la misère, et on en a fait des élèves de l'école.
Je voulus savoir comment les trois races
étaient classées sous le rapport de l'intelligence,
ctronmeditquelesAbyssinicnnesrcmportaient
sur les fellahs, elles fellahs sur les négresses.
Cellesupériorité de la race abyssinienne, riice au
visage si doux, si mélancolique, ne pourrait-elle
pas servir d'appui à l'opinion qui lait descendre
les anciens Egyptiens de l'Ethiopie ; mais l'infé-
riorité de la race nègre, que prouverait -elle ?
Sinon que créerdcs républiques nègres en Amé-
rique, ce n'est peutèlre jias créer des nationalités
durables et pouvant jouir des l>ienCaits de l'in-
dépendance comme d'autres hoiiimes plus heu-
reusement organisés.
L'éialdissement d'un service médical féminin
à l'hôpital de l'Esbeckié fait ([ue les niéiiecins y
sont tout à la fois médecins et sœurs de charité.
Quant aux résultats; de ce service, j'ai déjà dit
que les femmes pauvres ne faisaient nulle diiii-
culté d'aller demander les secours de l'art, de-
puis qu'elles sont soignées par des personnes de
leur sexe; mais ce sont surtout les femmes
grosses (|u'on voit arriver à l'hôpital dont il est
question ; c'est autant d'arraché à l'ignorance cl
à la maladresse des matrones. Les jeunes accou-
cheuses y font le service à tour de rôle, et clia-
cune d'elle nous présentait le nouveau né qu'elle
avait aidé à venir au monde ; elles voulaient que
nous admirassions leurgentillesse, leurbonétat
de santé; puis elles ajoutaient : «Celui-ci est le
mien ; n'est-ce pas qu'il est mieux que celui-là ?
Le second résultat consiste en ce qu'autrefois,
comme c'étaient des hommes qui vaccinaient,
personne ne se pressait de porter son enfant au
vaccinaleur, parce qu'on pensait que le pacha
employait ce moyen pour faire marquer les en-
fans, afin qu'ils ne pussent pas échapper à la
conscription, tandis que, depuis l'époque où les
femmes s'en sont chargées, cette crainte a telle-
menl diminué , qu'en huit mois elles ont fait
trois mille vaccinations, ce qui représente en-
viron douze vaccinations par jour. J'en ai vu les
étals dressés par elles, et aussi propremenljlàils
«[ue de lieaux manuscrits.
J'ai dit a Fatmé, en la quitlanl ; l'aimé, vous
êtes aussi jolie qu'instruite. — Qu'inii>orle que
je sois jolie , m'a-t-elle répondu , pourvu que je
sois savante ! J'ai épousé le savoir.— J'ai ajouté ;
Fatmé, vous faites honneur à l'Afrique. — Je le
voudrais, m'a-t-clle dit; mais je travaille, et un
jour je saurai quelque choscinch-Allahl (s'il
idaità Dieu!)
De SÉGUR-DUPEVIiON.
DONNER SA W FOUR SA DAME.
Dur su rida par su dama : le! est le litre
d'un drame espagnol, joué pour la première fois
> en t(;L'7,etiiuise trouve encore dans un recueil
I anonyme, iiulilié à I^ladrid vers la même époque.
Lu composition et la rcprésculation de celle
pièce furent entourées de circonstances qui va-
lent la peine d'être racontées, et (jui pourront
former un assez curieux chapitre à joindre à
l'histoire des collaborations littéraires.
C'était au eommencemenl du mois de févriei-
de l'année tlésignée ci-dessus. Deux hommes,
étaient enfermés ensemble dans un cabinet du,
palais de Madrid. L'mi de ces hommes pouvait
avoir trente ans, et portait un costume entière-
ment brodé d'or; l'autre avait vingt-cinq ans
tout au plus, et sa taille élégante se dessinait,
sous un iniiforme de lieutenant d artdierie. Le.
premier, sa figure sondire et fière api)uyée sur
une main, jouait norsclMlamment de l'autre
avec le gland de perles attaché à sa ceinture ; le
second, fixant ses petits yeux vifs sur un manus-
crit déroulé, en lisait chaleureusement le i:on-
Icnu à son imposant auditeur.^ Ce mnn\iscrit
était une pièce de théâtre, et le lecteur an ivait
aux dernières scènes.
— bien ' très bien ! c'est cela !..- disait sou-
vent ie jiersonuage à l'habil de dia]) d'or, eu
laissant glisser un sourire sur ses lèvres sévères.
El le jeune homme, exalté par ces éloges laco-
niques , comme un ardent coursier par les ca-
resses de son maître, redoublait d'enthousiasme
dans sa déclamation, et improvisait parfois un
mot touchant ou sublime.
Quand il fut arrivé au dénouement, il demanda
la permission de s'interrompre, et exprima res-
pectueusement ses incertitudes entre deux ma-
nières de terminer la pièce, il s'agissait d'un
amant passionné (|u'une femme met successive-
ment à plusieurs épreuves. Il y allait de la vie ,
dans la dernière, et la question était de savoir
si elle serait poussée jusqu'au bout. Le lecteur
penchait pour ce dernier parti; mais Fauditeur
fui d'un avis contraire.
— Jamais une femme n'a voulu la mort d'un
homme , dit-il d'un ton sceptique et suffisant.
Le héros me semble donc assez éprouvé ainsi,
et l'héroïne doit céder enfin à ses instances.
Poussé plus loin, d'ailleurs, reprit-il froide-
ment, le dévouement de l'amoureux deviendrait
invraisemblable.
La première objection avait impressionné le
militaire ; la seconde révolta sa générosité, et lui
donna le courage de la contradiction, il soutint
avec lant de feu et d'esprit la possibilité de sa-
crifier son existence pour prouver son amour,
que son adversaire ne puts'empêcher de s'écrier,
en le regardant avec admiration :
—Va pour la dernière épreuve, jeune homme j
celte conviction vous inspirera une belle scène
de plus !
— Et la pièce s'appellera : Donner sa rie
pour sa daincl ajouta l'officier "d'un air cheva-
leresque.
En même temps il reprit sa lecture où il l'a-
vait laissée, et récita la dernière scène telle qu'il
la coneevail...
— A merveille ! à merveille ! dit l'auditeur
charmé par celte improvisation. — Je suis fort
content de vous , jeune homme! poursuivil-il
en s'emparant du manuscrit , et je vous promets
que cette pièce sera jouée avant un mois sur le
théâtre particulier du palais de Madrid...
r.ouge de joie et d'orgueil h celle nouvelle, le
militaire se leva pour se confondre en actions
^Ù
~ 373 —
de grâces; mais le grave personnage, l'interrom-
pant d'un geste Impérieux :
— Je mets seulement une condil ion indispen-
sable à celle faveur, reprit-il à demi -voix, c'est
que pei'sonne ;iu liionde , personne, entendez-
vous bien ? ne saura que ce drame est votre ou-
jrage!...
W Aussi confus, li cesmots, qu'ilavait été joyeux,
le jeune homme balbutia quelques réclama-
tions, qu'un regard fit cesser aussitôt; puis,
ayant juré de se soumettre à la volonté de son
jirotecteur, il se retira sans ententire la pro-
messe qui lui fut faite d'une importante gratifi-
cation sur la caisse du roi...
Or, il est temps d'a|)prendre aux lecteurs que
ce jeune homme était don Pedro Calderon de la
Barca , alors simple lieutenant d'artillerie ,
comme on sait , et futur auteur des cent vingt
chefs-d'œuvre dramatiques dont la pièce en
question n'était que le prélude. Quant à sa joie
de voir cette pièce reçue pour le théâtre du
palais, et îi sa soumission forcée aux conditions
étranges de cetle faveur, on comprendra parfai-
tement l'une et l'autre, en lisant le nom du per-
sonnage auquel il avait soumis son drame. Ce
personnage était Philippe IV, roi de toutes les
Espagnes , et de plus auteur dram:itique par le
procédé qu'on vient de voir , h h façon de son
illustre cenempornin, le cardinal de Richelieu.
Quand nous comparons Philippe IV à Riche-
lieu, le rapprochement reste à l'avantage de ce
dernier ; car le collaborateur de Roirou et de
Corneille se contentait, du moins, de leur don-
ner ses pièces à refondre, tandis que le protec-
teur de Calderon faisait composer entièrement
les siennes , a|irès en avoir tout au plus indiijué
le sujet à ses dramaturges ordinaires. Le célèbre
don Lope de Vega avait longtemps rendu ce
service au monarque; mais il avait jugé ^ pro-
pos de se faire remplacer dans ses fonctions....
Connaissantle jeune Calderon, qui lui avait con-
fié des projets de drames, il l'avait présenté à
Philippe IV comme un génie du plus grand ave-
nir... et c'est ainsi que l'officier d"artillerie, en-
couragé par d'augustes conseils, était arrivé,
sans s'en douter, h faire une pièce... pour le roi
d'Espagne.
Cette découverte l'affligea d'abord d'autant
plus, qu'un doux projet se rattachait à sa pre-
mière œuvre. Epris d'une grande passion pour
une des plus belles femmes de la cour, la com-
tesse Antonia d'Avalos, il s'était promis d'avouer
cette passion à sa dame, le jour où elle aurait vu
par sa pièce comment il comprenait l'amour?...
Tout ce qu'il possédait de cœur et d'âme, il l'a-
vait donc jeté, â cet effet, dans cette pièce. La
suldimilédu dénoùment et la couleur cbovale-
res(iue du litre n'avaient point d'autre origine
ni d'autre but... Kt tout cela était perdu main-
tenant pour Calderon! tout cela allait luoliler
au roi , qui croyait le payer dune gratification !
Le premier mouvement du jeune homme fut de
se révolter contre une itarcille tyrannie; mais
Lope de Vega lui fit sentir qu'il se perdrait, et ,
dans l'intérêt même de son amour, il se résigna i
au silence. i
La pièce fut montée immédiatement, ainsi |
que l'avait promis Philippe IV. Les répétitions ;
furent dirigées par don Lope et suivies attenli- .
vemcnt par le monarq\ic. L'auteur, assurait-on,
voulait rester inconnu ; mais des courtisans offi-
cieux murmuraient déjà son auguste nom. Car tel
était l'usage du roi d'Espagne, sournois et dissi-
mulé jusque dans le plagiat; il ne disait jamais
qu'une jiièce était de lui, mais il s'amusait à le
laisser dire. Cette fois-ci cependant, soit pudeur
de sa part , soit soupçon delà part des autres ,
lesprétendues indiscrétions s'échangèrent â voix
plus basse, et le jour de la représentation arriva
sans que l'auteur fût soupçonné du plus grand
nombre.
Don Pedro Calderon reçut , le matin , comme
renfort de courage, le titre d'une pension an-
nuelle sur le trésor de Sa Majesté, et il eut l'hon-
neur d'Otre placé, le soir, derrière l'estrade ré-
servée au roi. Etait-ce gratitude ou méfiance de
celui-ci? Le jeune officier n'y réfléchit point,
préoccupé qu'il était d'autre part. En efîet, par
une circonstance qui faisait à la fois sa joie et
son supplice, il avait sous les yeux , de façon â
suivre toutes ses impressions, la comtesse An-
tonia d'Avalos, assise à peu de distance de Phi-
li|>pe IV. On juge que son regard ne la quitta
point pendant toute la représentation. U vit sa
belle physionomie refléter l'un après l'autre les
sentimens dont il avait animé son ouvrage. Il
remarqua son admiration pour les meilleures
scènes, et surtout pour celles qui exprimaient
la passion. Plus d'une fois enfin il l'aperçut
prête à applaudir, si la modestie eût ])ermis au
roi d'en donner le signal. On arriva ainsi jus-
qu'au dénouement, et ce fut alors que le poète
redoubla d'attention. 11 vit la comtesse s'atten-
drir à la dernière épreuve de l'amour; il sentit
même trembler à ses paupières des larmes qu'il
ertt voulu payer de son sang; puis , devant le
dévoOment suprême du héros , ces larmes tom-
bèrent sur une poitrine palpitant; et Philippe
ayant levé l'étiquette sous prétexte d'encoura-
ger un acteur, deux belles mains se joignirent
avec transport â toutes celles qui applaudis-
saient dans la salle... Calderon alors savoura ce
bonheur , sans songer qu'il lui était défendu
d'en jouir, et ne revint de l'extase profonde où
le plongeait la vue d'Antonia, qu'au moment
où l'acteur principal s'avança pour nommer
l'auteur du drame... Toute sa joie, en ce mo-
ment, se convertit en douleur poignante, et ce
fut avec ses fiémissemens de honte et de ra^e
qu'il écouta la formule consacrée.
et Ainsi finit, dit l'acteur en saluant, Donner
sa vie poitr.ia dame. — L'auteur, ajoula-t-il
après un silence , est u/i écrirai» de cette
capitale J). Veuillez excuser les fautes qu'il a
eu le malheur de commettre. «
Un écrivain de cette capitale ! tel était le voile
sousleipiel se cachait le roi. .Si du moins, pen-
dant i|u'une partie de la cour le voyait déjà au
travers de ce voile , Calderon eût pu se montrer
â un seul regard entre tous les regards!...
.Si,â l'éclair électrique de ses yeux, â l'au-
réole inspirée de son front, au bouleversement
de toutcsa i>ersonne, Antonia eût pu reconnaî-
tre en lui l'auteur des éiuolions quelle venait
d'éprouver!... Mais comment le distinguerait-
elle, hélas! atome perdu dans la foule, pauvre
étoile éclipsée par le soleil royal ?... Se délour-
(1) Ainsi sont «ky gués, dans le recueil imprimé à
Madrid, toutes les pic-ces qie le peuple cspaguol attri-
bue encore il Philippe IV,
nerait-elle seulement vers lui , par hasard , et
l'apercevrait-elle, tremblant, derrière sa chaise?
Le ciel accorda à Calderon l'humble dédom-
magement qu'il implorait. Plus d'une fois déjà ,
par cette propriété qu'ont les femmes de devi-
ner la présence de qui les aime, et par cette au-
tre propriété non moins exquise, de tout voir
alentour sans rien regarder, plus d'une fois, di-
sons-nous, durant la représentation, la comtesse
d'Avalos avait remarqué le jeune officier d'ar-
tillerie. Toute son attention, dès lors, elle l'avait
appréciée plus ou moins justement; toutes ses
impressions diverses, elle en avait curieusement
cherché la cause... Elle soupçonnait d'ailleurs
les usages littéraires du roi , et conna issait don
Pedro Calderon pour un homme de talent. Eut-
elle donc un pressentiment de la vérité? ou
voulut-elle simplement rendre au militaire exa-
men pour examen ? Le fait est qu'elle se re-
tourna vers lui , lorsqu'elle se leva de sa place ,
et dit d'une voix claire et expressive , en fixant
ses yeux sur les siens :
— Cette pièce honore le cœur et l'esprit de
celui qui l'a faite, et je donnerais beaucoup
pour connaître r écrivain de cette capitale^
Calderon entendit dans son âme: J'aimerais
cet auteur, et repartit instinctivement par un
regard plein de reconnais-sance. Mais un péni-
ble incident, qui le rejeta tout à coup dans son
rôle, ne lui permit pas de s'assurer si sa réponse
avait été comprise. Frappé comme lui des paro-
les de la comtesse, le roi s'était vivement rap-
proché d'elle; et, dans la conversation à demi-
voix qui s'établit entre eux , sur son ouvrage, le
malheureux vit recueillir implicitement par un
autre le doux et précieux hommage qui n'était
dû qu'à lui...
— Oh ! c'en est trop ! pensa-t-il à^ec colère ,
en portant la main sur la garde de son épée
comme pour en appeler à cette arme vengeresse;
on peut sacrifier à son roi son nom et sa gloire;
mais son amour, c'est impossible !...
Et lorsqu'elle passa devant lui, conduite par
Philippe IV, Antonia trouva encore son regard
profond arrêté sur elle.
A partir de ce moment, la comtesse se vit,
entre le poète elle roi, dans une situation assez
bizarre. Tous deux la courti.saient en même
temps, celui-ci en face, celui-là avec mystère;
et, amoureux d'elle pour la même raison, l'un
et l'autre cherchaient à lui plaire au même titre.
Tandis que Philippe osait s'autoriser d'un éloge
flatteur, Calderon semblait revendiquer tacite-
ment ce même éloge ; et dès qu'il s'agissait de
s'expliquer clairement, c'était à qui tergiverse-
rait au plus vile. Libre par position et galante
par caractère, Antonia s'amusa d'abord de cet
imbroglio tout espagnol ; mais ayant bientôt
deviné des remords sous les réticences du mo-
narque, pendant qu'elle ne voyait que de la
crainte dans celles du militaire, elle sentit son
intérêt se déclarer pour le second, et sa mé-
fiance s'accroître à l'égard du premier. Elle ré-
solut alors de faire parler Calderon à tout prix,
et elle l'assiégea, à cet effet, des ruses les plus
séduisantes. Dans les dispositions secrètes où
était le jeune lionime, on conçoit tout cequ'il lui
fallut de fidélité à sd parole pour résister à une
obsession si douce. 11 y résista cependant près
dune semaine, au grand dépit de l'impatient
— 37/.
cofBtesse, et il ne fallut rien moins qu'une cir-
constance romanesque pour dénouer celle petite
inlri;;ue amoureuse et (Irainaticiue.
Philippe IV donnait une chasse ilans les envi-
rons de Madrid, et la comtesse d'Avalos et don
Pedro Caldcron en faisaient partie avec la plu-
part des seigneurs de la cour. Après avoir long-
temps suivi Antonia des yeux ;i travers les grou-
pes de cavaliers, le roi était parvenu ^ la joindre
seule et îi la séparer du cortège. 11 ]irofilait de
l'occasion pour se faire valoir, et entremêlait
ses jalanteiics de longues tirades jioétiqucs,
lorsqu'un fâcheux et terrible incident vint le
distraire de cet agréable entretien. Un sanglier,
traqué par les chasseurs, arriva droit à lui et iï
la comtesse. Al'aspect subit de cet animal, qui
s'avançait furieux et le jioil hérissé, les deux
chevuix se prirent d'abord de frayeur, et celui
d'Anionia la jeta par terre. Le premier mouve-
ment du roi fut de voler à son secours; mais
voyant le sanglier s'élancer sur elle au même
instant, il ne put sempécher de reculer de sur-
prise et de terreur. Pour un homme (jui réci-
tait de beaux vers sur le dévouement, celait là
sans doute une flagrante inconséquence... Mais
rhilijipe IV était plus poliiique (ju intrépide, el
il aima mieux payer d'adresse que de générosité.
Sonnant vivement du cor pour appeler au se-
cours, et couchant en joue la bêie menaçante, il
lui mit dans le corps la balle de son fus^il de
chasse, et crut que ce coup habile allait sauver
la comtesse. 11 se trompait, malheureusement,
dans ce calcul, et l'animal blessé ne fit que re-
doubler de rage; de sorte que la jeune femme,
déjà renversée par lui, aurait succombé infailli-
blement sous ses horribles défenses, si un sau-
veur inattendu et plus brave que le roi ne ffit
accouru sur le lieu de la scène et n'eût terminé
le combat. Ce sauveur fut un jeune homme
qu'on n'eut pas le temps de reconnaître, tant il
déboucha rapidement d'une allée transversale...
lise précijiita, l'épée à la main, sur le sanglier,
au moment même on il allait écharper sa victi-
me, affronta le coup que celle-ci allait recevoir,
et plongea sa lame dans le ventre de l'animal...
Tous deux tombèrent alors en même temps, l'un
blesse et l'autre mort... Et la comtesse, en reve-
nant à la vie, reconnut Calderon dans son libé-
rateur...
Depuis que le roi avait pris à part Antonia, le
jaloux officier les avait poursuivis de sa surveil-
lance. C'était ainsi qu'il s'était trouvé à portée
d'accourir au secours de la jeune femme', et il
s'y était élancé en remerciant le ciel de la belle
occasion qui lui était offerte. Ce généreux exploit
pouvait lui valoir la mort et lui cofita bien quel-
que peu de son sang ; mais Antonia était saiiie
el sauve; que lui importait le reste ?...
Quand la chasse, troublée j)ar cet îricidciit,
eut icpris son cours, ce fut au tour de Calderon
d'entretenir en particulier la comtesse d'Avalos.
— Seigneur don Pedro, lui demanita-t-elle
tout émue, à quel titre ai-je jiu mériter tant de
dévouement de votre part '.'
— C'est ainsi que j'aime, Antofcia, répondit le
pOèle d'une voix inspirée...
— Dar su vida por su dama? reprit la
jeune femme.... .le vois que vous joignez l'exem-
ple au précepte, et je connais maintenant Yécri-
vain de\cette capitale !
— Chut! fit Calderon, en rougissant et en
regardant si le roi n'était point là.
— Soyez tranquille, dit laî comtesse, votre
secret sera bien gardé !
Et elle mit doucement une main sur son
cœur, tandis (ju'clle donnait l'aulre à baiser au
poète...
Ce fut ainsi que Calderon débuta dans la car-
rière dramatique, et que l'amout, à défaut de la
gloire, lui paya ses premiers droits d'auteur.
PlTIlE-CniiVALIEl;.
o
(Nous avons dernièrement reproduit, d'après
une piquante galerie de portraits, les Atiglais
peints par eux-mêmes , la physionomie douce
et attristante de l Enfant de fabrique; c'esl'à
une publication (jui forme le pendant de la jire-
mière , et due au même éditeur, M. Curmer,
que nous empruntons l'article qu'on va lire.
Les Français sont peints ici par nos crayons les
plusspirituels, parnos plumes les plus habiles;
il appartenait à M, de Balzac d'ouvrir la mar-
che, et à l'épicier d'être croque \e premier, lui
en effet le plus connu , le plus universel des
types si variés de la grande famille ft-ancaise. )
D'autres, des ingrats passent insouciamnient
devant la sacro-sainte Iioutique d'un épicier.
Dieu vous en garde ! Quelque rebutant, crasseux,
mal en casquette que soit le garçon, quelque
frais et réjoui que soit le maître, je les regarde
avec sollicitude et leur parle avec la déférence
qu'a pour eux le Constitutionnel. Je laisse al-
ler un mort, un évêque, un roi, sans y faire at-
tention, mais je ne vois jamais avec indifférence
un épicier. A mes yeux, l'épicier, dont l'omni-
I)otcnce ne date que d'un siècle, est une des plus
belles expressions de la société moderne. IN'est-
il donc pas un être aussi subliirc de résignation
que remarquable par son utilité, une source
constante de douceur, de lumière, de denrées
bienfaisantes ? Enfin n'est-il plus le ministre de
l'Afrique, le chargé d'affaires des Indes et de
l'Amérique ? CcrteS; l'épicier est tout cela ; mais,
ce qui nul le GftmLle à ses perfections, il est
tout cela sans s'en douter. L'obélisque sait-il
qu'il est un monument ?
Ilicancurs infâmes, chez quel épicierêtes-vous
entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa
casqueue à la main, tandis que vous gardiez vo-
tre chapeau sur la tête ? Le bouclier est rude, le
boulanger est pâle et gro^-uon ; mais l'épicier,
toujours prêt à obliger, montre dans tous les
quartiers de Paris nn Visage aimable. Ainsi, à
i|uelque classe qu'appailiennc le piéton dans
l'embarras, ne .s'adresse-t-il ni à la science rébar-
bative de riiorlogcr, ni au comptoir bastionné
de viandes saignantes oCi trône la fraîche bou-
chère, ni à la grille défiante du boulanger; en-
tre toules les boutiques ouvertes, il attend, il
choisit celle de l'épicier jiour changer une pièce
de cent sous ou pour demander son chemin ; il
est sur que cel homme, le plus chréxieïi de tous
les commerçans, est à tous, bien que le plus oc-
cuiié ; car le temps qu'il donne aux passans, il se
le vole à lui-même. Mais ijuoique vous entriez
pour le déranger, pour le mettre à contribution,
il est certain qu'il vous saluera; il vous marquera
même de Pintérêt, si l'entretien dépasse une
simple interrogation et tourne à la confidence.
Vous trouveriez plus facilement une femme mal
faite qu'un épicier sans politesse. Pictenez cet
axiome, répétez-le pour contrebalancer d'étran-
ges calomnies.
Du haut de leur fausse grandeur, de leur im-
placable intelligence ou de leurs barbes arliste-
mcnt taillées, (luelquesgens ont osé dire : Raca\
à l'épicier. Ils ont fait de son nom un mot, une
opinion, une chose, un système, une figure eu-
ropéenne et encyclopédique comme sa boutique.
On crie : Vous êtes des épiciers! pour dire une
infinité d'injures. 11 est temps d'en finir avec ces
Dioclétiens de l'épicerie. Que blâme-t-on chez
l'épicier? Est-ce son pantalon plus ou moins
brun-rouge, verdâtre ou chocolat ? ses bas bleus
dans des chaussons, sa casquette de fausse lou-
tre garnie d'un galon d'argent verdi ou d'or
noirci, son tablier à pointe triangulaire arrivant
au diaphragme ? Mais pouvez-vous punir en lui,
vile société sans aristocratie et qui travaillez
comme des fourmis, l'estimable symbole du tra-
vail? Serait-ce qu'un épicier est censé ne pas
penser le moins du monde, ignorer les arts, la
littérature et la politique? Et qui donc a en-
gouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau ?
qui donc achète Souvetiirs et Regrets de Du-
bufe ? qui a usé la planche du Soldat laboureur,
à\i Convoi du pauvre, celle de Y Attaque de
la barrière de Clichy ? qu\ pleure aux mélo-
drames ? qui prend au sérieux la Légion-d'Hon-
ncur ? qui devient actionnaire des entreprises
impossibles ? qui voyez-vous aux premières ga-
leries de l'Opéra-Comique quand on joue Adol-
phe et Clara ou les Rendez-vous bourgeois '.'
qui hésite à se moucher au Théâtre-Français
quand on chante Chatterton? qui lit Paul de
Kock? qui court voir et admirer le musée de
Versailles ? qui a fait le succès du Postillon de
Longjumeau? i[ix\ achète les pendules à ma-
melucks pleurant leur coursier ?qui nomme les
plus dangereux députés de l'opposition, et qui
apimie les mesurss énergiques du pouvoir con-
tre les perturbateurs? L'épicier, l'épicier, tou-
jours Pépicier! Vous le trouvez l'arme au bras
sur le seuil de toutes les nécessités, même les
jdus contraires, comme il est sur le pas de sa
porte, ne comprenant pas toujours ce qui se
passe, mais appuyant tout par son silence, par
son travail, par son immobilité, par son argent !
Si nous ne sommes pas devenus sauvages, espa-
gnols ou saint-simoniens, rendez-en grâces à la
grande armée des épiciers. Elle a tout maintenu.
Peut-être maintiendra-t-elle l'un comme l'au-
lre, la république comme l'empire, la légitimité
comme la nouvelle dynastie; mais certes elle
maintiendra ! Maintenir est sa devise. Si elle ne
maintenait pas \\n ordre social ([uelconque, ;i
qui vendrait-elle ? L'épicier est la chose jugée
qui s'avance ou se relire, parle ou se tait aux
jours des grandes crises. Ne l'admirez-vous pas
dans sa foi pour les niaiseries consacrées ? Em-
pêchez-le de se porter en foule au tableau de Ja-
ne Gray,de dolcr les enfans du général Foy, de
— S75 —
souscrire'pour le Champ-d" Asile, île se ruer sur
l'asphalte, Je demander la iraiislalioii des cen-
dres de N'apoléon, d'habiller son enfant en lan-
cier polonais, ou en artilleur de la garde natio-
nale, selon la circonstance. Tu l'essaierais en
Tain, fanfaron Journalisme, toi (jui, le premier,
inclines plume et presse à son aspect, lui souris,
et lui tends incessamment la chatière de ton
abonnement.
Mais a-t-oii bien examiné l'importance de ce
viscère indispensable à la vie sociale, et que les
anciens eussent déifié pcut-élrc ? Spéculateur ,
vous bâtissiez un quartier, ou même un village;
vous avez construit plus ou moins de maisons ,
vous avez été assez osé pour élever une église ;
vous trouvez des espèces d'habilans , vous ra-
massez un pédagogue, vous espérez des enfans ;
vous avez, fabriqué quelque chose qui a l'air
d'une civilisation , comme on fait une tourte :
il y a des champignons, des pattes de poulets,'des
écrcvisses et des boulettes; un presbytère , des
adjoints, un garde-champêtre et des administrés :
Tienne tiendra, tout va se dissoudre, tant que
vous n'aurez pas lié ce microscome par le plus
fort des liens sociaux, par un épicier. Si. vous
tardiez ;i planter au coin de la rue principale un
épicier, comme vous avez planté une croix au
dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la
\îande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le
gouvernement, la solive, tout vient par la poste,
])ar le roidage ou le coche ; mais l'épicier doit
rester là, rester là, se lever le i)remier, se coucher
le dernier, ouvrir sa bouti((ue àftoute heure aux
chalands, aux cancans , aux marchands. Sans
lui, aucun de ces excès qui distinguent la so-
ciété moderne des sociétés anciennes auxquelles
l'eau-de-vie, le tabac, le thé, lesucre, étaient in-
connus. De sabouti(iue procède une triple pro-
duction pour chaque besoin : thé, café, choco-
lat, la conclusion de tous les déjeuners réels ; la
chandelle, l'huile et la bougie, source de toutes
lumières; le sel, le poivre et la muscade, qui
composent la rhétorique de la cuisine ; le riz, le
haricot et le macaroni, nécessaires à toute ali-
mentation raisonnée ; le sucre, les sirops et la
confiture, sans quoi la vie serait bien amère; les
fromages, les pruneaux et les mendians, qui ,
selon r.rillat-Savarin , donnent au dessert sa
jdiysionomie. Mais ne serait-ce pas du peindre
tous nos besoins i|ue détailler les unités à trois
angles qu'embrasse Tépiccrie !' L'épicier lui-
même forme une trilogie : il est électeur, garde
national et juré. Je ne sais si les moqueurs ont
une pierre sons la mamelle gauche ; mais il ;
m'est impossible de railler cet liommc <|uan(l, à
l'aspect des billes d'agate contenues dans ses
jattes de bois, je me rappelle le rôle qu'il jouait
dans mon enfance. Ah ! (|uellé place il occupe
dans le cœur des marmots auxquels il vend le
papier des cocollcs, la corde des cerfs-volans,
les soleils et les dragées ! Cet homme, (jui tient
dans sa montre des cierges pour notre enterre-
ment et dans son uil une larme pour notre mé-
moire, cdloic incess imiuenl notre existence : il
vend la plume cl l'encre au iioète, les couleurs
au peintre, la colle à tous, l'n joueur a tout per-
du, veut se tuer : l'épicier lui vendra les balles,
la poudre ou l'arsenic ; le vicieux personnage
espère tout regagner : l'épicier lui vendra des
cartes. Votre maîtresse vient, vous ne lui offri-
rez pas à déjeuner sans l'intervention de l'épicier;
elle ne fera pas une tache à sa robe qu'il ne re-
paraisse avec l'empois, le savon, la potasse. Si,
dans iiiie nuit douloureuse, vous appelez la lu-
mière à grands cris,Tépicier vous tend le rouleau
rouge du miraculeux, de l'illustre Furaade, que
ne détrônent ni les briquets allemands, ni les
luxueuses machines à soupape. Vous n'allez point
au bal sans son vernis. Enfin, il vend l'hostie
au prêtre, le ceitl-sepl-ans au soldat , le mas-
que au carnaval, l'eau de Cologne à la plus belle
moitié du genre humain. Invalide, il te vendra
le tabac éternel que tu fais passer de ta tabatière
à ton nez , de ton nez à ton mouchoir, de ton
mouchoir à ta tabatière : le nez, le tabac et le
mouchoir d'un ^invalide ne sont ils pas une ima-
ge de l'infini aussi bien que le serpent qui se
mord la queue ? 11 vend des drogues qui don-
nent la mort, et des substances qui donnent la
vie; il s'est vendu lui-même auj public comme
une âme à Satan. 11 est l'alpha et l'oméga de no-
Ire état social. Vous ne pouvez faire un pas ou
une lieue, un crime ou une bonne action, une
œuvre d'art ou de débauche, une maîtresse ou
un ami, sans recourir à la toute puissance de
l'épicier. Cet homme est la civilisation en bou-
tique, la société en cornet, la nécessité armée de
pied en cap, l'encyclopédie en action, la vie dis-
tribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous
avons entendu préférer la protection d'un épi-
cier à celle d'un roi : celle du roi vous tue , celle
de l'épicier fait vivre. Soyez abandonné de tout,
même du diable ou de votre mère, s'il vous reste
un épicier pour ami, vous vivrez chez lui, com-
me le rat dans son fromage. Nous tenons tout,
vous disent les épiciers avec un juste] orgueil.
Ajoutez : Nous tenons à tout.
Direz-vous que l'épicier ne peut rien créer ?
QuiNyuKT était un épicier; après son invention,
il est devenu un mot de la langue, il a engendré
l'industrie du lampiste.
Ah ! si l'épicerie ne voulait fournir ni pairs de
France ni députés, si elle refusait des lampions
à nos réjouissances, si elle cessait de piloter
les piétons égarés, de donner de la monnaie aux
passans, et un verre de vin à la femme qui se
trouve mal au coin de la borne, sans vérifier son
état; si le quinquet de l'épicier ne protestait
plés contre le gaz son ennemi, qui s'éteint à onze
heures; s'il se désabonnait au CoiiKliliitionnel,
s'il devenait progressif, s'il déblatérait contre le
prix ;\lonthyon,s'il refusait d'être capitaine desa
coinpagnie, s'il dédaignait la croix de la.Légion-
d'Ilonneur, s'il s'avisait de lire les livres qu'il
vend eu feuilles dépareillées, s'il allait entendre
les symphonies de llerlioz au Conservatoire, s'il
admirait CJéricault en tems utile, s'il feuilletait
Cousin, s'il comprenait llallanche , ce serait un
être dépravé qui mériterait d'être la poupée
éternellement abattue , éternellement relevée,
éternellement ajustée par la saillie de l'artiste
affamé, de l'ingrat écrivain, du St-Sinionien au
désespoir. iMais examinez-le, ô mes concitoyens!
Que voyez-vous en lui .' Ln homme, générale-
ment court , joulllu. à ventre bombé, bon père,
bon époux , bon maître. A ce mot, arrêtons-
nous.
l.a femme de l'épicier en a partagé le sort
jusque dans l'enfer de la moquerie française. Et
pourquoi l'u-l-on innnolée en la rendant aia$i
doublement victime? Elle a voulu, dit-on, aller
à la cour. Quelle femme assise dans un comp-
toir n'éprouve le besoin d'en sortir, et oii la
vertu ira-t-elle,si cenestauxenvironsdu trône?
car elle est vertueuse : rarement l'infidélité plane
sur latêie de l'épicier, non que sa femme man-
que aux grâces de son sexe, mais elle manque
d'occasions. La femme d'un épicier, l'exemple
l'a prouvé, ne peut dénouer sa passion que par
le erinie, tant elle est bien gardée. Lexiguitédu
local, l'envahissement de la marchandise, qui
monte de marche en marche et pose ses chan-
delles, ses pains de sucre jusque sur le seuil de
la chambre conjugale, sont les gardiens de sa
vertu, toujours exposée aux regards publics.
Dans ces ménages que vous voyez mangeant
et buvant enfermés sous la verrière de ce grand
bocal, autrement nommé par eux aixière-bou-
tique, revivent et fleurissent les coutumes sa-
cramentales qui mettent l'hymen en honneur.
Jamais un épicier en quelque quartier que vous
en fassiez l'épreuve, ne dira ce mol leste : ma
femme; il dira, mon époute. Ma femme em-
porte des idées saugrenues, étranges, subalter-
nes, et change une divine créature en une chose.
Les sauvages ont des femmes; les êtres civilisés
ont des e)joM*e«, jeunes filles venues entre onze
heures et midi à la mairie, accompagnées d'une
infinité de parens et de connaissances, parées
d'une couronne de fleurs d'oranger toujours
déposée sous la pendule, en sorte que le marne-
luck ne i)leure pas exclusivement sur le cheval.
Aussi, toujours fier de sa victoire, l'épicier con-
duisant sa femme par la ville a-t-il je ne sais quoi
de fastueux qui le signale ou caricaturise. 11 sent
si bien le bonheur de quitter sa boutique, soa
épouse fait si rarement des toilettes, ses robes
sont si boulfantes, qu'un épicier orné de son
épouse tient i>lus de place sur la voie publique
ijuc tout autre couple. Débarrassé de sa casquette
de loutre et de son gilet rond, il ressemblerait
assez à tout autre citoyen, n'étaient ces mots, ma
bonite amie, qu'il emploie fréquemment en
expliquant les changcmensde Paris à son épouse,
qui confinée dans son couqiloir ignore les nou-
veautés. Si parfois, le dimanche, il se hasarde à
faire une promenade champêtre, il s'assied à
l'endroit le jilus poudreux des bois de Romain-
ville, de Vinccuncs ou d'Auleuil, et s'extasie sur
la pureté de l'air. Lh, comme partout, vous le
reconnaîtrez, sous tous ses déguisemens, à sa
phraséologie, à ses opinions. Vous allez par une
voiture publique à Meaux, Melun. Orléans, vous
trouvez en face de vous un homme bien couvert
qui jette sur vous un regard défiant; vous vous
épuisez eu conjectures sur ce particulier d'abord
taciturne. Est-ce un avoué ? est-ce un nouveau
pair de France ? est-ce un bureaucrate ':* Une
femme souffrante dit ipicUe n'est pas encore
remise du choléra. La conversation s'engage.
L'inconnu prend la parole.
Môxieu... Tout est dit, l'épicier se déclare*
ln épicier ne prononce ni uiontieur, ce qui
est aftt'cté ; ni nifieu, ce qui semble infiniment
méprisant; il a trouvé son triomphant motieu
qui est entre ie respect et la protection, exprime
sa consulcralion cl donne à sa parole une saveur
merveilleuse. — Môsieu, vous dira-t-il, pendant
le choléra, les trois plus grands mt-decins, Du-
piiylren, Broussii» et môsieu Majendie, ont
c • 376 .:==
li-nili' leurs malades jiai- dfs remèdes dilWrens ;
tous sont morts ou à peu près. Ils n'ont pas su
ce i]u"est le choléra ; mais le choléra, c'est une
maladie dont on meurt. Ceux que j'ai vus se
portaient déjh mal. Ce moment-là, môsieu, a fait
Lien du mal au commerce.
Vous le sondez alors sur la politii|ue. Sa poli-
tique se réduit à ceci : «MOsieu, il parait (pie
îes ministres ne savent ce qu'ils font ! On a hcau
les changer, c'est toujours la même chose. H n'y
avait que sous l'empcrour où ils allaient bien.
Mais aussi, quel homme! En le perdant, la
France a bien perdu. Et dire qu'on ne l'a pas
■seiitenu !»
Si le voyage était court, si l'épicier ne parlait
]TTis, MS rare, vous le reconnaîtriez à sa manière
■de se moucher. 11 met un coin de son mouchoir
entre ses lèvres, le relève au centre par un mon-
ument de balançoire, s"empoi;ïne magistrale-
meut le nez etsonne une fanfare àrendre jaloux
un cornet h piston.
Quelques-uns de ces gens qui ont la manie
•de tout creuser signalent un grand inconvénient
à l'épicier ; il se retire, disent-ils. Une fois retiré
personne ne lui voit aucune utilité. Que fait-il ?
<|Tie devient-il? il est sans intérêt, sans phy-
sionomie. Les défenseurs de cette classe de ci-
toyens estimables ont répondu que générale-
ment le fils <le l'épiricr devient notaire ou
avoué, jamais ni peintre ni journaliste, ce qui
Tautorise à dire avec orgueil : J'ai payé ma dette
ati pays.
Je ne fais qu'un reproche à l'épicier : il se
trouve en trop grande quantité. Certes, il en
conviendra lui-même, il est commun. Quel-
ques moralistes , qui l'ont observé sous la lati-
tude'de Paris, prétendent que les ipialités (|ui
le distinguent se tournent en vices dès (ju'il de-
vient propriétaire. 11 contracte alors, dit-on ,
•une légère teinte de férocité, cultive le com-
mandement, l'assignation, la mise en demeure ,
et perd de son agrément. Je ne contredirai pas
ces accusations, fondées peut-être sur le temps
critique de l'épicier. Mais consultez les diverses
espèces d'hommes, étudiez leurs bizarreries , et
demandez-vous ce qu'il y a de com|)let dans
cette vallée de misères. De Balzac.
Une aventure digne du temps où l'on riait en-
core, et renouvelée avec à propos d'un célèbre
original de ce temps-là, est arrivée, il y a quel-
ques mois, à Londres, à trois jiersonnages dont
nous cacherons les noms, et no\is a été racontée
l'autre jour, à propos de mystifications du 1^'
avril.
Sir Francis Wensley et la signora Carlolla dé-
jeunaient ensemble dans le boudoir d'un joli \\6-
tel de St-James-Slreet. Cet hôtel était la de-
meure delà signora Cnrlotta, première danseuse
du King's-Theatre , et le loyer en cour.iit au
compte de sir Francis Wensley, l'un des riches
et joyeux princes de la Fashion britannique. Sir
Francis revoyait Carlol ta après une absence de
quinze jours, et leur C(mversalion empruntait
;i celle circonstance la plus familière vivacité.
Après avoir causé un yni de tout , jus(|u'au
Champagne, ils étaient arrivés alors à se parler
d'eux-mêmes, et ils oubliaient profondément
les soucis de l'existence, lorsqu'une femme de
chambre ouvrit avec précaution la porte du
boudoir.
— Qu'y a-t-il ? demanda la danseuse d'un ton
d'impératrice.
— Rien, signora, répondit timidement la ca-
mérisle ; je voulais seidement demander à Votre
Grâce si nous recevrons ce matin lord Sandpater!'
Ce nom, qui ne fit que surprendre sir Fr?ncis,
produisitsurCarlottardfetd'un coupde massue.
— Lord Sandpaler! dit-elle en laissant tom-
ber ses deux bras; voici son heure, en elîet, et
il ne manquera pas de venir bientôt... Je serai
sortie. Margaret, je serai malade, je serai morte,
tout ce que vous voudrez... Vous avez compris?
— Farfailement, signora ; je ferai mes elîorts
en conséquence...
Et la femme de chambre disparut, non sans
refermer soigneusement la porte.
— Eh bien ! dit Carlotta à sir Francis, qui la
regardait en souriant sans lui adresser la parole.
— Eh bien ! répéta-t-elle avec vivacité, vous ne
me demandez pas ce que c'est que lord Sandpa-
ler ?
— Que m'importent tous les lords de la Gran-
de-Bretagne, répondit-il du plus grand sang-
froid ; je sais que tu m'aimes par excellence, et
je ne suis pas jaloux de ma nature.
— C'est pourtant le cas de l'être, ma foi, re-
prit l'actrice piquée de tant d'assurance.
— iiah ! fit le dandy étonné.
— El vous sortirez sans doute de cette magni-
fique insouciance, [loursuivit Carlotta, quand
vous saurez que lord Sandpater est loin de m'ê-
tre indifférent.
Elle mit une intention si malicieuse dans ces
paroles qu'elle finit par donner Féveil à sir
Francis.
— Plaisantez-vous, dit-il en se redressant:
vous ne connaissiez rien de cet homme avant
mon départ...
— Pas même son nom, c'est vrai, soupira la
danseuse; mais j'ai appris, pendant votre ab-
sence, à connaître sa personne ! ]
— Sa personne ? répéta Wensley qui se leva
toutd'unc pièce...
— Hélas oui ! dillanguissamment Carlotta.'
— Ah ça! tu veux me faire peur? s'écria le
jeune homme dérouté, en considérant l'actrice
des jiieds à la tête...
Carlotta poussa un énorme éclat de rire et se
précipita au cou de Wensley.
— Quel est ce lord Sandpater, mon amie ? de-
manda alors celui-ci d'un ton sérieux.
— Enfin, dit la coquette en se rasseyant, voilà
la question que j'attendais de vous, Francis; et
puisque vous voici jaloux comme tout galant
homme doit l'être, je vais vous répondre catégo-
ri(|uement touchant l'objet de celte jalousie...
Reprenant alors un airde gravité imposante ,
et étendant les deux bras par un geste expres-
sif :
— Figurez-vous d'abord , commença-t-elle ,
un personnage gros six fois comme nous deux...
— A la bonne heure! interrompit Wensley,
(|ui respira et se rassit à son tour ; c r/inue, lu-
tin, ajouta-t-il en dégustant un petit verre de
vieux Chypre.
— Gros si.x fois comme nous deux, reprit l'ac-
trice , avec une taille analogue au volume...
— Un Anglais proportionné , enfin, observa
peu nationalement sir Francis.
— Joignez à cette enveloppe corporelle, pour-
suivit Carlotta, l'esprit le plus mystérieux et le
plus insaisissable , tant il se produit briève-
ment et rarement! imaginez, d'ailleurs , une
cinquantaine d'années à peu |)rès , avec deux
fois autant de mille livre» sterling de rente, et
vous aurez une première idée du puissant rival
qui cherche à vous supplanter dans mon cœur
depuis quinze jours. Il a débuté par vous rem-
placer dans ma loge , le lendemain même de
votre départ. J'achevais de me faire habiller ,
suivant l'usage, devant une douzaine de nos fi-
dèles, et j'écoutais un secrétaire de l'ambassade
de France, qui m'expliquait les dernières modes
de Paris, quand j'aperçus tout à coup, par des-
sus mon épaule, le colosse dont je viens de vous
donner les dimensions.
D'abord, son aspect me fit peur, je l'avoue, et
je ne pus m'empêcher de trembler en lui ren-
dant son salut; mais lord Spencer, qui me le
présentait, m'ayant fait remarquer son air inof-
fensif, je me hasardai à me retourner vers lui
pour lui adresser le sourire de tout le monde, et
ce fut alors que je le vis installé à votre place ,
immobile et lesyeux fixés sur moi. Pendant une
demi-heure, il ne quitta pas cette position, et je
l'y retrouvai toutes les fois que je revins dans ma
loge. Le lendemain elle surlendemain, ce fut la
même chose, et le troisième jour, lord Sandpater
était ici.
— Toujours muet et te regardant ?
— Toujours, médisant seulement que j'étais
belle, une ou deux fois par heure.
— Un jour enfin, il parla plus longuement ?
— Le huitième jour...
— H l'offrit sa fortune et son nom, et te de-
manda ta main?
— Précisément. Qui vous a dit cela ?
— Je le devine; sans savoir le nom de lord
Sandpater, je le connaissais de réputation. C'est
un des dormeurs splénéiîques de la chambre
haute, qui se réveillent régulièrement pour le
scrutin; esprit jjrofond, au reste, à ce qu'on as-
sure, et protecteur-né des talens et des arts. La
manie publi(|ue de ce personnage est de passer
sa vie silencieuse près des célébrités de Fépo-
que, d'avoir sa place et son entrée chez elles pour
les voir et y être vu. Sa manie secrète est d'é-
pouser une actrice, afin de se guérir du spleen,
et tu es la dixième au moins de celles (ju'il a de-
mandées en mariage. Toutcela eslfortinnocent,
au fond, comme lu as dû le voir, et nous pou-
vons sans conséquence nous amuser du digne
lord.
— Nous amuser de cet homme, bon Dieu ! s'é-
cria la danseuse enjoignant les mains. Voilà qui
me rappelle que j'ai à vous en parler sérieuse-
ment, Francis, et à réclamer de vous contre lui
défense et protection...
— Défense et |)roteclion !... Est-ce qu'il man-
(pie de politesse ou de réserve ?
— Au contraire; mais il a un autre moyen de
faire mon désespoir et mon malheur... de me
consumer à petit feu, et de m'assassiner à coups
d'épingles...
— Comment donc cela, juste ciel ?
\ — En me procurant tout simplement chaque
377 --
.jgf-'-f,''im-gsaiE>RBSSSKiSrSV:Trr:^JL-B3ff!X^SF^^
I
jour sa présence hyperboliqiifitnent accablante.
— De sorte que c'est à force de t'enmiycr <iu'il
te tue ?
— Qu'il me tue... vous avez dit le mot ! car il
est mortel au jiremier clicf... Et vous n'en dou-
teriez pas si vous le possédiez comme moi deux
ou trois heures sur vinfjt-quatre... Vous savez
en eiïet, mon ami, que je ne suis ni plus nerveuse
ni plus impressionnable qu'une autre ; eh bien!
soit ((ue cette disposition aitaugmenlé chez moi
depuis i|ue je reçois les hommaffcs de lord Sand-
pater, soit qu'il y ait en cet homme (pielque
chose de soporifique, de magnétique ou de ca-
taleptique, je puis vous assurer que de l'avoir
ici devant moi, tous les matins, lîi derrière moi,
tous les soirs, dans ma loge, immobile comme
une statue et silencieux comme une peinture,
avec ses grosses mains sur sa canne à pomme de
diamant, et ses yeux endormis braqués perjié-
tuellement sur moi, cela me plonge dans des
torpeurs et des engourdissemens invincibles,
qui finiraient tiH ou tard par des convulsions ou
des léthargies... Enfin, bien loin de se guérir du
spleen avec moi, comme il l'espère, lord Sand-
pater me le communiquerait infailliblement.
— Diable ! mais voilà qui est grave, dit VYens-
ley, frappé de l'air de conviction de Carlotta ; il
faut alors ne plus revoir lord Sandpater, et lui
fermer ta porte aujourd'hui même.
— C'estjustement la recommandation que je
viens de faire à ma femme de chambre ; mais je
ne sais pas trop si elle pourra en, venir h bout;
car l'entreprise n'est pas aussi facile que vous
croyez.
— D'après l'image que tu m'en as tracée ce-
pendant, lord Sandpater n'est pas tellement
subtil qu'il puisse se glisser par le trou de la ser-
rure.
— 11 a d'autres expédiens tout aussi sûrs, con-
tre lesquels j'ai déjà échoué dix fois. Tantôt il
s'introduit frauduleusemenl, au moment où la
porle s'ouvre i)our un autre; tantôt il arrive
jusqu'à moi comme un boulet, franchissant ou
renversant tous les obstacles. Une autre fois, il
se change en pluie d"or, et je n'ai plus de gardiens
contre ce nouveau Jupiter... Tenez, en voici la
preuve, poursuivit-elle vivement en entendant
la sonnette de l'hiHel annoncer une visite; c'est
lui, j'en suis silre ! 11 a déjà forcé la consigne de
mes valets, et qui sait si mes femmes sauront
mieux me défendre ?
— l'ardieu I dit sir Francis en se levant, voilà
qui est un peu trop fort, et si tu veux me per-
mettre d'aller moi-même...
— Y songez-vous ? interrompit l'actrice. Agir
ainsi avec un lord de la (Grande-Bretagne! Nous
avons une ressource jiliis ronvenable, si lord
Sandpater arrive jusiju'ici. Dcnunirez-y seul,
tandis que je serai dans le salon voisin. 11 ne
restera jias en tète à télé avec vous, et je revien-
drai dès qu'il aiM'a ipiitté la jdace...
Avec tout autre visiteur, ce stratagème eût
réussi ; mais Carlotta coiniilait sans sou bote, et
courut au-devant de lui en croyant l'éviter, La
première chose en effet, qu'elle aperçut dans le
salon où elle se réfugiait contre lord Sandpater,
<(' fut lord Saudpalcr lui-mOiuc, IraïKiuilicnuiit
installé dans un fauteuil. Comme on lui avait
annoncé que l'actrice était sortie, il avait ré-
pondu qu'il attendrait son retour, et la femme
de chambre l'avait introduit dans le salon, ne
pouvant pas prévoir que sa maîtresse irait
l'y chercher. Le cri de surprise qui échappa à
celle-ci avertit sir Francis de la mésaventure; il
entra dans une fureur facile à concevoir, et en-
voya au diable tons leslords des trois royaumes;
puis, ajnrs avoir attendu vainement pendant
une demi-heure la lin du tête à tête qui se pro-
longeait à ses dépens, trouvant enfin la mystifi-
cation trop forte, et curieux d'ailleurs de voir
son rival en face, il jirit le parti d interveuirdans
la séance, et parut tout à coup au salon, en vi-
siteur sans cérémonie. Digne original du por-
trait esquissé par l'actrice, lord Sandpater ne
s'émut nullement de l'arrivée d'un tiers, et ce
ne fut qu'au bout d'une grande heure de con-
versation monosyllabii(ue, ipi'il laissa Wensley
parfaitement convaincu de la légitimité des
craintes de la danseuse.
— Ouf! dit le jeune homme en se carrant sur
sa chaise, lorsque le gros personnage eut tourné
les talons... Sois tramjuille, Carlotta, ajoula-t-il
solennellement, tu seras délivrée de te j)clrifi-
cafem; oiiie serai pétrifié moi-même.
Mais sir Francis ne savait lias ce qu'il entre-
prenait et ignorait l'opiniâtreté impassible de
son rival. Armé de ses intentions légitimes, ce-
lui-ci ne céda jkis d'une semelle, et tout ce(ju'on
put faire jiour l'éloigner vint échouer comme
sur un écueil. Vainement Wensley se mit en
travers de lui et au théâtre et à la ville, vaine-
ment il le fit mystifier de cent manières, dans
les antichambres et dans les coulisses; vaine-
ment enlin il l'excita contre lui-même, eu le
sommant de renoncer à ejwiiger sa mailresse
et en le provoquant ouvertement en duel... rien
ue put décourager l'illustre et l'intrépide pré-
tendant à la main de Carlotta, ni épargner à
celle-ci un quart d'heure d'ennui quotidien. Ce
fut alors qu'un beau soir du mois tle février, au
milieu d'Un rauut fashionable au Jo/.ci/'s-Cli/b
sir Francis cherchant avec ses amis des inspira-
tions dans le rhum enflammé d'un punch à l'a-
méricaine, y puisa l'expédient extrême qu'on va
voir, et qu'il mita exécution dès le lendemain.
Etant, pour llioniieur du titre, docteur en
médecine, il connaissait eu cette qualité les
meilleurs [iraticiens de Londres. Il convoqua
par lettres les quatre principaux, y compris le
médecin ordinaire de la reine, à l'ellel de leseii-
lendrc en consultation sur un cas important et
jiressé. Les quatre docteurs furent exacts au
rendez-vous, et VV ensley les reçut avec une gra-
vité analogue à la leur. Une table était dressée
au milieu du salou, chargée de tout ce qu'il faut
pour écrire, et il ne manquait h la cérémonie
que le malade dont les médecins réclamèrent
il'aliord la présence.
— Mon malade n'est point ici, messieurs, se
hâta de répondre sir Francis. J'ai pensé (pi'il
vousserait inutile de le voir, la question que j'ai
à vous soumettre étant toute générale ; voici h $
trois points de cette (pu'Stion, messieurs, sur
lesquels je vous prie de répondre successive-
ment : Ile spleen est-il une maladie réelle?
2" peut-on eu mourir :' 3" est-il coniagieiix :'
Les quatre médecins s'assirent autour de la
table pour délibérer, taiulis ([ue Wensley se
chargeait de tenir la plume et de rédiger la .ou-
sultatiou. Après une discussion animée qui dura
deux heures,la majorité répondii|oM?sur|lfs trois
points, non si;ns motiver cette affirmation sur
de nombreux considérans. La question de con-
tagion surtout qui paraissait tenir au cœur de sir
Francis, fut établie catégoriquement, et résolue
de façon à ne laisser aucun doute. La consulta-
tion écrite el diiment relue, les quatre docteurs
y apposèrent leur signature, et leur confrère sa-
tisfait les renvoya chez eux, où chacun trouva
sur son secrétaire cinquante livres sterling.
Deux heures environ après cette scène, que
Molière n'eût pas perdue il y a un siècle et de-
mi, au moraeul ou lord Sandpater sonnait à la
porte de l'hôtel de Carlotta, un oIScier de jus-
tice en grande tenue lui en interdit gravemeal
l'entrée. L'imperturbable lord crut à une ine-
jirise, et voulait passer outre suivant son usage,
lorsque l'oiiicicr lui réitéra son ordre, en met-
tant sous ses yeux une longue pancarte. Le si-
lencieux personnage la prit sans ouvrir la bou-
che, cl la parcourut d un regard lent el réiiéchi.
C élailla consullalion des quatre docieurs sui-
vie tl'un acte judiciaire eu bouiie forme. « At-
tendu, disait cet acte d'un nouveau genre, que
lord Sandpater est publiquement reconnu pour
avoir le spleen ; attenuu que jiar ses ob>esjions
journalières auprès de la signora Carlotta, il
|ieul, d'après la consultation ci-jointe, compro-
mettre la santé et la vie de ceiu charmante per-
sonne, en lui communiquant, à force d'ennui
le mal contagieux qui le consume, il est enjoint
audit lorilSand(iater de s'abstenir de toute visiie
à ladite signora Carlotta, et cela au nom des
amateurs lashionablcs du King's-Théàtre dési-
reux (le conserver la première danseuse d'.\n-
glt terre, ainsi que de la part du médecin ordi*
nairede latllte danseuse, intéressé particulière-
ment à sa conservation. » Le tout légalisé en con-
séquence, et signé sir Francis Wensley.
Après avoir mesuré dans toute son étendue
cette snprème mystification, lord Sandpater se
recueillit une minute, toujours sans desserrer
les dcnis, jiuis prenant un parti immédiat et tra-
çant deux lignes au crayon sur une feuille de
son carnet, il pria Foliicier de les porter à sir
Francis, et retourna paisiblement chez lui.
Le message de lord Sandpater rappelait sim-
plement a Wensley le cartel que celui-ci lui
avait proposé huit jours pins !ôt, et lui assignait
un rcmlcz-vous hors île la ville, où il serait
attendu avec deux témoins et des armes. Sir
Francis se rendit immédiatemenl à cet appel
accompagné des deux premiers amis qu'il ren-
contra; mais il ne se vit pas ]ilul(>t en face de
son adversaire, le pistolet à la main, qu'an lieu
de tirer le premier sur lui, comme lesort venait
de le lui permettre, il déchargea son arme sur
un arbuste voisin, el déclara renoncer au com-
bat...
—Que signifie ceci P dit lord Sandpater ou-
vrant alors la bouche pour la première fois.
— Cela signifie, milord, répondit Wensicv
que je ne puis prendre sur moi de vous as$.i$$i-
lur.... En effet, messieurs . dit-il aux ténuiins,
veuillez nous examiner séricnscmeiit tous les
deux, et juge? si ceci peut s'appeler un duel :
milord oiVre à ma balle une surface de six pieds
de long sur trois de large. t;mdis que je lui en
présente .'i peine les deux tiers, sans com|>ter la
supériorité de mou œil sur le sein. Je propose-
378 —
rai Jonc à mon rival Je remettre la partie jus-
qu'au jour où mes dévclop[)cmcns physiques
auront éiialisé les chances entre nous ; je m'en-
};:ii;e à taire mon possible pour hâter ce moment,
(juc railord peut rapprocher, Je son cùlc, en
lùchanlilemaiijrirun peu.Je suis, au reste, à
la disposition de son pistolet, dans le cas où ma
proposition ne lui animait point, et il est par-
faitement liliie de tirer sur moi, si je ne semble
pas trop iin|iercepliiile à Sa Orùee.
En parlant ainsi, sir Francis jeta son arme, et
s'eUflca comme pour essuyer le fàu de son rival ;
mais ses témoins s étant uns à rire de bon cœur,
et leurs adversaires n'ayant pu s'empêcher d'en
faire autant. I.ord Sandpaler se trouva seul à
garder son sérieux, en sorte que le combat de-
vint tout î> fait impossible.
Celte circonstance développa le spleen du
digne lord, et il partit la semaine suivante, pour
iNaples, où il a passé tout le mois de mars.
Ce sont ses propositions de mariages, di-on,
qui ont empêché le directeur de notre Grand-
Opéra d-enlevcr au théMre de San-Carlo sa plus
iolic danseuse.
' Titre -CnE\ AMER.
{Comtnerce).
^33 a:>ii.s23 a>s <B2Sii.m-2sè,
Depuis prés de trois ans, un nombre consi-
dér iblc de vols se commettaient au préjudice
des personnes âgées qui fréquentent assidûment
lcsé.disesdela capitale; plus de cent plamles
et déclarations pai venues à la police attestaient
que bien que les adroits moyens h l'aide des-
quels ces vols étaient commis différassent, leur
auteur étant une.méme femme, que tous les si-
gnalemens s'accordaient, soit qu'elle fût r '^tue
du costume de dame de charité, de la bure i de
la coiffe de religieuse, du bavolct de servante,
ou du cachemire et de la toge de comtesse , à
dési"ner comme ùgée de trente-cinq à qua-
rante ans, grande, svelte, brune comme une
espagnole, s'expriment avec une rare facdite.
To"utes les recherches avaient été inutiles pour
saisir cette espèce de Protée du vol, l'on déses-
l>érait presque d'y parvenir, lorsqu'il y a quel-
que temps, par suite de mesures prises de lon-
gue main, on parvint à l'arrêter en flagrant dé-
lit au moment où , après s'être introduite en
qualité de dame de charité près d'un vieillard
dont elle avait étudié les habitudes, elle lui en-
levait une assez forte somme sous prétexte de la
distribuer en œuvres pies et en secours à de pau-
vres communautés religieuses.
Confrontée avec plusieurs des personnes qui
avaient été volées, la femme arrêtée ainsi fut
immédiatement reconnue par elles, et la police,
certaine de n'être pas induite en erreur, lui ap-
pliipia soixante à (|uatre-vingts vols considéra-
bles, malgré son assurance et ses énergiques dé-
négations.
Quelle était cette femme, et où avait-elle re-
celé le fruit de ses vols? Telle fut la première
chose que l'on ilut chercher à éclaircir. Inter-
pellée au moment de son arrestation de dire
ijuels étaient ses noms et sa demeure , elle ré-
pondit "qu'elle se nommait Catherine Weybas
et/]u'ellc arrivait le jour même d'Alencon. De-
puis elle persista dans ce diie, bien que la faus-
seté en fût constatée.
Voici (|uel était ordinairement le moyen que
cette femme employait pour commettre ses vols ;
.Après avoir attentivement observé les habitudes
de celui ou de celle sur qui elle avait dirigé ses
projets, cl s'être enquis de ses ressources ou de
sa fortune , elle se présentait dans la maison ,
sous quelque charitable et pieux prétexte. Tan-
tôt elle apportait son aumône , sachant que la
personne à qui elle s'adressait, soulageait elle-
même des pauvres honteux. Nouvellement éta-
blie , disait-elle , dans la paroisse, elle craignait
de ne pas placer avec assez de discernement ses
bienfaits, et priait celui à qui elle s'adressait,
d'être l'intermédiaire entre sa charité et le mal-
heur. Dans ces occasions, elle laissait à sa dupe
((uehjues louis d'aumône, et, dès cette première
fois, ou dans une autre visite, elle la dévalisait
de son argenterie, de ses bijoux ou de son ar-
gent. D'autres fois elle quêtait pour les séminai-
res, ou venait, dame patronesse, implorer la
pitié en faveur des pauvres ouvriers sans travail.
Nous ne pourrions enlin dire toutes ses ruses ,
attentive (|uelle était à exploiter toutes les cré-
dulités , toutes les circonstances , au point de
faire dans le même jour une quête pour les co-
lons de la ]\Iartinique et l'installation de M. l'é-
voque Dupuch à Alger.
Sous le nom de Catheiine Weybas, qu'elle se
donnait, cette femme avaitjété écrouée à Saint-
Lazare ; l'intérêt que l'on avait à découvrir son
domicile la rendit l'objet d'une surveillance
particulière, et bientôt on api)rit (ju'elle recevait
du secours par l'entremise d'un homme qui pa-
raissait être un envoyé. Cet individu, vêtu d'une
blouse , un fouet ik la main, et dans l'accoutre-
ment d'un cocher, venait une fois par semaine
au guichet de la prison déposer une petite
somme pour la femme Weybas ; puis il s'éloi-
gnait rapidement dans un petit char-à-bancs
que, durant le temps de sa démarche au gui-
chet de Saint-Laurent, il laissait abandonné îi
la garde d'un enfant dans un terrain attenant à
l'église et au marché Saint-Laurent.
En même temps, quelques renseignemens
curieux étaient recueillis sur la femme qui
avait été arrêtée. On apprenait quelle avait vécu
d'une manière splendide à Ivry près Paris. Lo-
cataire d'une charmante maison fapparlenant à
un sieur Amyot, rue Neuve-Saint-Francbourg,
sous le nom de madame Louis, et vivant en
communauté avec un homme: qui prenait la
qualité de fabricant luthier, elle avait un nom-
breux domesti<iue , plusieurs chevaux, une ca-
lèche, un char- à-bancs et tout l'entourage du
luxe; ses dépenses considérables, car elle rece-
vait presque chaque jour, lui donnaient une
sorte de considération dans le pays; mais tout
récemment , celui qui passait pour son mari
avait brusquement disparu , après avoir toute-
fois jiayé le prix du loyer et enlevé le mobilier,
les chevaux et les équipages, et en annonçant
(lu'iin malheur cruel venait de le frapper, et
que sa femme avait été arrêtée pour avoir fait
la contrebande des mousselines anglaises. Ce
sieur Louis demanda à la mairie un passeport
quil lit viser pour Bordeaux, et quitta Ivry en
emmenant trois enfans qu'il avait de sa pré-
tendue femme.
Avant-hier matin , il était arrêté "a côté de
Saint-Lazare , ainsi que deux autres individus ,
l'un nommé Coberville, qui se présentait au
guichet pour faire passer de l'argent à Cathe-
rine Weybas; et le second, nommé Pierre Ma-
rie, qui , déguisé en domestique, faisait le guet
pour donner l'éveil en cas de danger. Quant au
sieur Louis, dont le véritalde nom est Hébert ,
vêtu en cocher, il attendait en gardant le eh.ir-
à-bancs , ijuc ses acolytes vinssent le rejoindre.
Tous trois furent immédiatement conduits au
dépôt de la préfecture.
Louis Hébert, au moment de son arrestation ,
portait sur lui une montre d'or, avec ses deux
chaînes et quantité de breloques ; il avait au-
tour du corps une ceinture contenant une
somme en pièces d'or et quadruples d'Espagne;
les papiers saisis dans son portefeuille établis-
saient ses relations avec la femme désignée sous
le nom de Catherine Weybas, qui est en réalité
une femme Veinbach, âgée de trente-six ans,
née à Saint-Domingue. Interrogé sur son do-
micile, Louis Hébert déclara être logé dans un
garni.
Mais on s'était procuré des renseignemens à
cet égard, et l'on a])prit qu'en (piittant Ivry,
Hébert s'était réfugié à Neuilly, route de Saint-
Déni;;, 5. M. Gilles, commissaire de police aux
délégations chargé de s'y transporter, saisit dans
une perquisition minutieuse des montres, des
tabatières, des bijoux , des livres d'église , des
pistolets de poche et de combat, nombre d'ob-
jets appartenant à Louis Hébert, et tout r.itliraîl
des divers costumes <le la femme Vrinbach ; des
robes, un manteau de satin noir, des châles ca-
chemire et autres, des voiles de religieuse, des
bonnets de sœur, etc. ; la calèche était remisée
dans un terrain attenant à la maison; un seul
cheval se trouvait dans l'écurie ; ils furent
laissés à la garde du propriétaire. Quant au
char-à-bancs saisi au montent de l'arrestation
d'Hébert, il avait été déjà mis en fourrière.
liCS Wcgres Itoiil<«.
On écrit de Cayenne, 25janvier ;
» Depuis la tragique affaire de l'Oyapock, en
avril 1837, nous n'avions plus entendu parler
des lionis, et on pensait que cette tril)u de noirs
crrans avait regagné les bords du Waroni, et
s'était remise sous la dépendance des nègres
d'Auka (anciens marrons de Surinam ). Une
excursion iraiirudcmment faite par un jeune
naturaliste de ce pays (M. Ch. C.) au-delà des
limites du poste de Castesoca, vient de signaler la
réapparition de cette bande dans le voisinage de
nos établissemens, ctde prouver en même temps
que, grâce sans doute aux otages qu'ils ont été
obligés de laisser chez les nègres d'Auka comme
gage de leur lionne conduite, il n'y a rien à re-
douter de leur part, ni des brigands, ni même
des représailles.
)) Ce jeune homme était parti de Cayenne le
2.5 décembre , dans Fintention de remonter
l'Oyapock jusque ehez les Indiens Oyampis
pour compléter une collection d'insectes. Il évita
le poste de Castesoca, où le passage est inter-
— 379
t4tU"=i»!gH;l*^^i-:;i^iïL-J?i'W«'-^'»''»'--^-'''l^vliM.UMlW'"'!^W
ccplé pnr mesure de priuknce, depuis l'afFairc de
1837; et il fit roule par les liois. 11 ("tait bien ar-
mé et escorté ilc dix Indiens cGalcmenl bien ar-
més. Le 5 janvier, à 20 lieues environ du posle,
tandis i[ue ('cs Indiens étaient à la ehassedans les
bois, et ((ne, resté seul avec le dixième Indien
INoël ([ui se trouvait malade, il écrivait une
lettre dans le earliet d'un Indien Oyampi, il
entendit un cri d'effi'oi, et Noël lui annonça
(inil venait d'apercevoir les Bonis. Convaincu
qu'il était touibé dans les mains des plus cruels
ennemisfiilcs blancs, Ch. C. s'enfuit et se cacba
dans un tronc d'arbre, oii il passa 2.5 heures,
épuisé de latiyue et d"an{joisses,
>iEn entrant dans le carbet, les ISonis qui
étaient au nombre de 12, reconnurent par les
objets i|uis'y trouvaient la présence d'un blanc.
Ils le demandèrent alors avec instance et même
avec menaces à l'Indien Noël ; mais celui-ci
refusa avec constance de leur découvrir, et il
avait même eu la i)résence d'esprit de mettre
d'abord deu.t fusils et une provision de poudre
bois de leur portée. Le reste était à leur dispo-
sition, il n'y touchèrent pas. Dans la soirée, les
Indiens chasseurs revinrent au carbet avec leurs
armes. Les lionis ne lémoiynant aucunes dispo-
sitions hostiles, Noël appela Ch. C... à grands
cris, et celui-ci se décida enfin à se montrer, en
s'armant de ses deux fusils. Sur 12 Bonis, 5 seu-
lement avaient des fusils. Deux Indiens »-ocoM^e/(-
iics les accompagnaient.
»Ces 14 individus élaient venus dans quatre
embircations faites en bois d'acajou et remar-
(jnables par leur construclion. Ils se servent de
pagayes semblables à celles qui sont en usage en
Afri(iue. Comme les Africains, les Bonis se ta-
touent et se couvrent de colliers et de bracelets
en fer et en cuivre, en pièces de monnaie brési-
liennes et portufjaises. Leur chef surtout en
portait de fort sinijulières.
»Ch. C .. leur ayant dit que son inlenlion était
de remonter l'Oyapoek, ils s'y. opposèrent vive-
ment, redoutant sans doute d'être cernés à l'em-
bouchure du Caniopy, par lui et ses Indiens ar-
més, et plus bas par les militaires du posle.
Sauf ce dissentiment marijué, il n'a pas eu à se
plaindre de ces hommes ordinairement si cruels
et si vindicatifs. Il a été obligé de leur refuser
ce qu'ils demandaient en poudre et eu armes, il
communi(|uait avec eux par le truchement des
Indiens (|ui parlaient avec eux le Galibi, ou jiar
l'un deux même ([ui [)rovieul originairement de
l'atelier colonial tie Caycnne etqui parle ncgrc.
Ce dernier a dit qu'il se trouvait assez bien chez
les Bonis. Bref, ilssoiitdevenusamis. Pourcélé-
brcr cette réconciliation, ils se sont saignés au
pied, ont pratiijué sur C... et sur ses Indiensun<;
saignée scndilable, et ont mélangé tout ce sang
dans un vase d'eau sur lequel ils ont dit de
longues et inintelligibles prières, dans lesquelles
le nom de .lésus-Christ se mêlait de tem|)S en
ten)ps. On lui a fait ensuite tremper ses lèvres
dans cette eau; chacun en a fait autant.
» Après celte bizarre cérémonie, C... leur a
donné du labac, des couteaux, des miroirs,
linéiques verroteries et des vêtemens qu'ils pa-
raissaient surtout convoiter. Us ont donné eu
échange (pielijues mauvais colliers en diverses
graines, et un pelit jiagara (panier en paille
tressée). Après tout cela, C... h'ur a offert m\
déjeuner pendant lei|iiel ils ont montré une tem-
pérance d'autant plus rcmaniuable, que le Uiliu
et le vin étaient à leur discrétion. Alexis, chef
des Indiens, a été pris à témoin par eux de leur
serment de garder la paix, dont le jiavillon,
envoyé au gouverneur, était le gage. Enlin le
Oils se i|uiltèrent, et C... descendit jusqu'au
l>osledeCastesoca,pour prévenir l'officier qui
le commande; car ils ont exi)rimé le désir de
s'y ])réscnler sans armes. Le chef des Bonis a
mémo dit qu'il voulait venir à Cayenne avec
Alexis pour parler au gouverneur.
"On assure que notre gouverneur, averti de
tous CCS faits, a chargé le commandant du quar-
tier d'Oyapock d'aller au-devant des Bonis, de
leur porter des paroles de paix, mais de leur'dire
que les relations debon voisinage entre Caycnne
et Surinam ne permettent pas à l'autorité fran-
çaise de leur donner accès sur notre territoire
autrement que par permission individuelle, e't
qu'enfin ils ne peuvent élre admis, comme ils le
désirent, à s'établir sur le Caniopi. »
^olcido «f© l^4>Kagr<^.
Lesagel'un des assassins delà rue du Temple,
vient, commme son complice Soulllard, de se
donner la mort : hier, ^ sept heures du soir, il a
été trouvé pendu aux barreaux de la fenêtre de
son cabanon.
Voici, sur ce dénomment inattendu d'un dra-
me dont chaque phase semble avoir élé fatale-
ment marquée de quelque circonstance tragi-
(|ue, les détails certains que nous avons pu nous
procurer :
Immédiatement après sa condamnation, Le-
sage avait été transféré à la j.rison de la'uo-
quette, et là, revêtu de la camisole de force, il
avait élé confiné dans une cellule du second
étage, sous la surveillance de deux gardiens et
d'un factionnaire, relevé de deux heures en
deux heures, et à qui les instructions les plus
précises étaient données de ne le pas perdre de
vue un seul instant.
Voici quelle était la disposition de ce caba-
non : placé Ji Icxlrémilé du corridor, et formant
angle sur un pallier qui aboutit à l'escalier de
service, son étendue est de huit pieds environ,
sur cinq de large. Une cloison coupée à la hau-
teur de trois pieds par une fenêtre garnie àv
barreaux, le sépare d'un cabinet voisin où de-
vait se tenir, jour et nuil, un des gardiens, qui,
de là, ne pouvait perdre aucun des niouvemens
du condamné. La fenêtre ouverlo sur la cour
était garnie de barreaux de fer et de pcrsiennes
h voliges, disposées dans la direction de bas ( n
haut; en face de la fenêtre, au mur intérieur
longeant le corridor, et dans le(|ucl s'emboîte la
l)orte, un large vasistas, garni aussi de barreaux
de 1er, est percé à trois pieds du sol ; c'est de-
vant ce vasistas que devait se tenir continuelle-
ment le factionnaire, sans autre consigne que
celle de veiller sur le prisonnier; un gardien
enfin, était placé à la j.ortc ù la(|uellc est adapté
un guichet prali(iué pour donner vue dans l'in-
térieur. Un lit enfer, garni de deux in.ilclas,
une table, un pot à eau, un tabouret, formcnî
ramcuMementdccellecellnle, claire, bien aérée
etprésrnlanl cependant toutes les garanties dé
sùrelé ilésirables.
l.esage qui, aux débats, avait nionlré peu de
fermeté, et dont l.n contenance avait même ré-
véla une sorte de ftdblessc, changea tout à fiiit
tk luanKres après sa condamnation ; il protesta
toujours, (|uoique faiidcmc fail>lcnienl, de son
innocence; mais il sembla su|)portfr son sort
avec résignation, et ne témoigna guère d'autre
inquiétude que celles de manquer des petites
sommes nécessaires pour se procurer du tabac
et un supplément de vin.
riusieiirs personnes le visitèrent dans son ca-
banon : des membres du comité des prisons, des
magistrats, son défenseur, des autorités du dé-
parlement de la Seine, l'abbé Montés, lous ten-
tèrent, mais inutilement, d'obtenir de lui l'aven
complet de son crime, a Ce n'est pas moi qui ai
fait le coup,répondait Lesage; je ne dis pas que
ce ne soit pas Soufîlard, car c'était un sournois...
Cependant, le dernier jour des débals, je lui dis
en descendant l'escalier, au moment de la déli-
bération du jury : Ah ça, si c'est loi, lu ne vou-
drais i)as qu'un ami eût le cou coupé ."i ta place?
dis-le, si c'est toi, dis-le. H me répondit : Ce
n'est pas moi, vrai comme tu t'aiipelles Lesa.-'c
et que nous avons été ensemble au bacne.
Mais cependant, lui dit-on alors, Sotiltlard s'est
suicidé, et, se donner la mort dans sa position
c'est presque se reconnaître coui)al)le. — Je le
sais bien, et c'est ce (|ui me fâche, répliqua Le-
sage ; la cour de cassation va être frappée comme
le juiblic de cette idée-là, et ce sera moi qui
paierai pour lui... mais ra ne m'empêchera pas
d"^ mo/(/<7' courageusement. »
Du reste , hors lassas'inat de la femme Re-
naud, Lesage avouait tous les foits coupables de
sa vie. Ainsi, il racontait qu'au bagne il avait
volé l'aumonier, et qu'il était parvenu à faire
sortir en ville et à faire Tendre à des receleurs
tous les ornrmens d'église. Parvenu à s'évader
de Toulon, il avait, à ce qu'il parailrail, commis
un assassinat dans le Irajet, aux environs d'Ara-
Ion; il en convenait, et ne taisait quelques cir-
constances de ce crimeque pour ne pas Cfmipro-
mettre ses complices : n C'était un bon coup
iVescarpe, disait-il , et, l'affaire terminée, je me
jetai vivement dans la première voiture pour
acco- ira Paris avec Pargenic rie, les bijoux ,
l'or et les effcti;.» Il donnait de même des dé-
tails sur les vols commis par lui à Paris ; il disait
la part qu'il en avait retirée, els'animanl au ré-
cit de ses méfails, laissait briller dans ses yeux
une joie bizarre, en supputant les sommes qu'il
avait volées pour les dissiper en crapuleux ex-
cès de débauche.
Toutefois il paraissait redouter la mort, et
d'après la croyance Généralement réi.andiic d'ans
le peniile, qu'en matière de pourvois contre les
condamnations, le délai des formalités de ca!!S;i-
tion est régulièrement de quarante jours, il
comptait combien il lui restait encore de temps
à exister. C'est aujourd'hui le trente-deuxième
jour, disait-il samedi dernier , je n'en ai plus
«pie huit, et si personne ne me donne d'argent
je niani]uerai de tabac. Ce n'est pas trop dépen-
ser, cependant, pour un homme «pii n'a que huit
jours à vivre, que cin(i sous de tabac à fumer par
jour et dix sous de vin. 11 témoignait aussi beau-
coup de sollicitude pour sa sœur, l.i femme
\olard, dont la condamnation l'avait Tivcment
afl'i'clé.
Hier, dans la matinée, il pria le dircclcnr de
la prison de la Roquette de faire parvenir à sa
sneur une petite somme de S fr. .|u'il avait à lui.
Il passa ensuite sa journée comme à l'ordinaire .
fumant sans discontinuer et l.Vhanl le plus
souvent po.ssible d'édianger quelques paroles
avec le factionnaire elles jnrdicns. j
— 380 —
Les détenus onlinaires de la prison de la Ro-
quette sont oecupés d;ms des ateliers à divers
trnvaiK, et des ouvriers lilires passent une par
lie du j<)ur dans les bùliineiis, soit ]iour le ser-
vice même de la maison, soit pour iiiiiirimcrune
direction lu'eessaire à cerlaiiis ouvrajics. A six
heures et demie, la cloclie sonne, et tous les ou-
vriers élraiiijers doivent se retirer. A ce moinenl,
on le conçoit , un mouvement inaccoutumé a
lieu, et les [jardiens, occiij)és à ouvrir et refer-
mer les jjuicliets, ainsi qu'a eNaiiiiner et visiter
ceux qui sortent, doivent se relâcher momenla-
nément de leur surveillance. Lesaye, qui avait
attentivement observé cette circonstance, et à
qui sa loiii.ue haliiludedcs prisons en avait ren-
du familiers tous les détails du service, a dii,
selon toute apiiarence, choisir ce|inomcnl pour
mettre à exécution le projet de suicide qn il avait
formé.
Sept heui'esvenaienl de sonner, et les ouvriers
étaient sortis , lorscpruu des emjiloycs supé-
rieurs de la prison monta au corridor de Le-
saijc pour voir, ainsi ipion en avait l'iiabitiide,
une fois toutes les heures au moins, comment il
était. Asa >;rande surprise, il trouva' le faction-
naire (jui devait être devant le yuichel du pri-
sonnier fUsis sur l'appui d'une lenétre (jui se
trouve ù plus de dix pas du cabanon. Il adressa
des reproches an factionnaire; eUc.i reproches
étaient d'autant [dus mérités, ipie cha(|uejour,
à la montée de la (jarde, le directeur averlissait
les hommes qui devaient être delaetiou, que Le-
saijC, condamné à mort, était un prisonnier très
dangereux qu'il ne fallait pas perdre un moment
de vue, et que, s il arrivait quelque mallieur, ce-
lui ipii aurait été commis à sa garde encourrait
une sévère [lunilion.
Le factionnaire alla h son poste et l'employé
ouvrit la porte du cihanon. A la fenêtre en face
de lui , il vit, en entrant, le eor|)s de Lesage ,
pendu par le cou à la traverse la ])lus élevée de
la persienne. Le condamné était parvenu à se
déiiarrasser des entraves de la camijide, et, à
l'aine d'un foulard à l'un des i)uuls diKjnel il
avait formé un lui'ud coulant, il s'était donné
la mort par strangulation.
Déjà le visage elles mains étaient glacés, l'em-
ployé, cependaut, s'était empressé de couper le
foulard et d'étendre le corps sur le lit : eu l'aD-
senccdcs médecins de la maison, on courut en
haie (iurclier le jiharmaeien de la prison des
jeunes détenus, qui est voisine. Une large sai-
gnée fut |)r,!li(iuée, mais inutilement, l'asphyxie
était compléle , et le médecin du (piarlier, ap-
pelé en même temps, ne put que conslatei- le
décès.
Comment Lesage avait-il jm se donner la mort,
objet qu'il était d'une surveillance si spéciale P
C'est ce que l'on s occupa aussitôt de constater.
Sa conduite, dei>uis sa condanmalion , son at-
titude , sa gaité sni-tont, avaient dû éloigner la
pensée (ju'il médilàt de h.'iter sa fin par un sui-
cide; mais cependant on n'avait pas dû se relâ-
cher des précautions prises à son égard. Ainsi, il
avait constamment été revêtu de la camisole ;
mais il paraîtrait ([u'Iiier elle n'aurait pas été
asssez fortement attachée.
Lesgariliens , sans doute, ont mis delà négli-
gence dans leur service, et le factionnaire a en-
tièrement manqué au sien ; mais il n'en est j)as
moins surprenant (pie le condamné ait pu si
proraptement se donner la mort. Pour s'accro-
cher au barreau de la persienne, il était monté
un ridicule de moins et bien des portraits de
jilus. Nous irons donc tout de suite aux ouvra-
du foulard; mais la secousse n'avait pu élrebien j j;es de ce genre qui ne s'écartent jias trop des
forte , et d'ordinaire la suspension parle même ! r-r.<T,\uw,r,^ ,r„,>r,...,i,i„ ,.. .r,.„/.„...:„„ — i...
sur son tabouret, qu'il avait ensuite repoussé du
pied après s'être passé le nœud coniant formé
moyen ne détermine qu'une asphyxie lente et
douloureuse.
Il reste une chiise grave à écbiircif: c'est de
savoir conment Lesage qui, îi son arrivée dans
la prison avait été soumis à la visite la plus mi-
nuiieuse, a pu se procurer ce foulard à l'aide
duquel II a mis îin àses jours. Une en(juél(! com-
mencée déjà , é("laircira sans doute ce fait (|iii ,
ra|q)roché de renipoisonucment iU) Sunfllurtl et
du récent suicide du voleur de la rue de la l'aix,
semblerait indiquer au moins beaucoup d'incu-
rie lie la part ûes employés des prisons.
Lesage avaitété condamné à mort le 19 mars ;
c'était hier , 25 avril, le treiUe-huiiième jour
depuis sa condamnation : ainsi que nous l'avons
dit, il n'avait fondé aucun esjioir sur le succès
de son pourvoi en cassation, et jl jirésninaitque
son exécution devait avoir lii.u aujourd'hui
même. L'assassin s'est fait à lui même justice ,
et ce suicide, en même temps (ju'il est, de la
])art d'un tel homme, une cncrf,i(|ue juslilica-
tion du verdict qui l'a frappé, viini prouver , à
rencontre de certaines ihéoiic- générales , ce
ijuesont , |iour les coupables les j lus cndiu-cis,
les angoisses de l'éehafaud.
( Gazette de: T> iln<nau.v. )
(lluiliùme et dernier arliclc. )
POr.TRAITS. - PAYSAGE. —SCULPTURE.
PoKTUAiTS.— MM. VViiilerliallcr, Henri ScboCTer, Amaury
Duval, S. Cornu, Boulanger, A. Hcsse, Gosse, Cres-
cy-le-Princp, Decaisnc, Court, Dubufe, Cliampinaj tir,
Charpentier, A. IX- Cliatillon, LépaUlle, Louis Marli-
net, Marïocclii, l'.oulliet, Elcx, Mademoiselle Amie,
Mademoiselle Coraly de Fourniond , Leiendecker ,
Long, Coutel, Leygue , Haverat, Hause.
Paysage. — MM. Jean-VIcloi- Berlin , Bidault, Aligny,
Edouard Berlin, l^aul Flandiin, Marilliat, A. (Jiroux,
Corot, Labouèie, Holstcin, Calanie, Xhuilliei, Gui-
din, Morct-Sartrouville, Aciienbacli, Tliènot, Barllio-
lomevv.
Sculpture. — MM. David, Pradior, Bosio, Danlan aine,
Dantan jeune, Bra, Jean Debay, Duseigneur, Etcx ,
Faillol, Carie EIscliœct, Desprcz, Suc , Scliey, Au-
guste Dumont , Acb. Valois, Louis Bocbel, Piamng,
l'ctilot , AmèJée Mèuard , l)oiiiini(|ne MoJcImcht ,
Auvray, Bion, Auguste de Cliatillon , Joseph Geefs,
Maiiidron, Jaley, Duret, JoulTroy.
Si nous voulions articuler toutes les plaintes
dont le Portrait arme la sévérité de la critique
nous aurions trop h faire; ce serait aussi pour
nos lecteurs un triste plaisir que de repasser
avec nous en revue cette double file de person-
nages hétéroclites appendus aux murs des Gale-
ries. Ce sont toujours les mêmes jeunes filles
clouées à leur piano, les mêmes portières avec
leur serin et leur chat, les mêmes bourgeois
avec leur sourire stéréotypé, les mêmes mar-
chands endimanchés, les mêmes gardes natio-
naux dont l'uniforme a tant de fois frappé vos
conilitions d'ensemble et d'exécution par les-
(jnelles un jiortrait est classé dans la haute pein-
ture.
L'héritage de j'\1. Dubufe a échu, cette année ,
îi M. Winterhalter qui semble s'efforcer de dé-
molir une ré[iutation, une vogue acquise si ra-
pidement par ses premiers tableaux. Une com-
mande généraledu CliMeau a fait de iVI. VVin-
lerhaller un peintre officiel; le roi, la princesse
Hélène, la princesse Clémentine, le duc de Ne-
mours, ont tour h tour posé devant ce nouvel
A|H'lies qui a acquis le privilège de retracer ;i
lui tout seul les eliigies premières ; mais ce sont
surtout les rideaux et les tapis des Tuileries qui
ont inspiré son pinceau ; les portraits ne servent
que de prétexte aux accessoires, et Louis-Phi-
lippe parait moins fait pour lui-même (jne pour
ses belles Iioltes vernies.
Une peinture sérieuse et forte, c'est celle de
M. Henry Schelîer qui a racheté par son portrait
de M. Latïîtte son malencontreux souvenir de la
visite royale à Champlàtreux, ses huit manne-
quins rangés autour d'un tapis vert.
11 y a chez M. Amaury-Duval une grave préoc-
ciipaiion d'un style élevé, (m amour de la forme
simple et distinguée qui brillent dans son por-
trait de jeunelille. 11 est à regretter seulement
(jue le dessinateur ne sente ))as le besoin de de-
venir un peu coloriste; sa ligure a l'air d'être
collée contre le mur. comme une image de jia-
pier. — M. Sébastien Cornu modèle avec vigueur;
ce dont fait foi le portrait de madame Aguado.
— Mais la palme est à M. Louis Boulanger, l'au-
teur du portrait de madame Victor Hugo.
Cette femme est belle et calme dans son heu-
reuse i)eauté, car elle est mère et elle est la
compagne d'un poète célèbre : toute celte ex-
pression de paisible fierté se lit dans le jais de
SCS yeux , dans la ligne arquée de sa bouche.
L'ajustement est noble et rajjpelle les maîtres ;
pas d'ornement prétentieux, pas de couleur
criarde, et surtout pas de lapis de Turquie. —
M. Alexandre Hes'se n'en est plus , hélas ! aux
Funérailles de Titien. — M. Gosse ne nous a
oiFert qu'un iiortrait; nous l'attendons à l'an
prochain. — L'haliile auteur de mademuisellc
de la ] allière, K. de Crespy-le-1'riuce a [leini
avec son talent plein de délicatesse et d'observa-
tion le comte d'Astorg, pair de France. Ici donc
la pairie a l'avantage sur la chambre des dispu-
tés,car M. de Lamartine n'a été reinésenté d'une
manière convenable ni comme orateur ni même
comme jioète (son titre le moins cher aujour-
d'hui); mais il se montre à nous en bon gentil-
homme compagnard, porteur d'un gilet jaune ,
d'une redingote verte et accompagné d'un ou
deux chiens. Pour êtrepeintde la sorte, ce n'est
point la peine d'avoir fait les , y editatioiis; il
suffirait d'avoir planté ses choux . — Mieux ins-
piré que M. Decaisne, iM. Court a exposé un fort
beau portraitdu maréchal Valée. C'est une pein-
ture très large et très ferme qui rachète à nos
yeux les jeunes filles si coquettes, si jiarées ,
dont M. Court aime tant à reproduire les chairs
fraîches , les doigts effilés, les dents «le perle et
regards, les mêmes yeux louches, les mêmes 1 le sourire printanier.
fronts écrasés, les mêmes tailles difformes, pas ' Où est donc M. Dubufe? se sont écriées tout
— 381 -
<sm>
irabord les Lelles dames. IM. Dulnife ne compte
|ias à cette exposition, car il n'a que des portraits
dliomrae. 11 a voulu se venger de la criti(|ue :
vous verrez ([n'en 18-10 on tomliera à ses pieds
pour le supplier de reprendre le sceptre de la
mode. — Puisse M. Chanipmartin se décider en-
fin à ne plus cire/" ses cheveux qui sont un vrai
miroir; celte manie de touche i;raisseuse se ré-
pand sur toutes les parties lumineuses de ses
taldean\, c'est un jiarli jiris. — ISous ne savons
qui il faut plus féliciter, on ^1. Charpentier d'a-
voir fait un si bon [lorlrait de Georyes Sand , ou
Georges Sand d'être d'une nature aussi rohusle,
aussi masculine, aussi matérielle enfin. A lire
l'auteurdeirf/ft, on pouirait craindre que celte
ftme ardente ne consume le corps, ainsi que la
llanmie de la lampe consume l'huile pendant
une longue nuit d'hiver ; mais qu'on se rassure,
la pensée n'a pas maigri du tout Georges Sand.
— Le formidable critiipie de la Presse, M. Théo-
phile Gautier nous apparaît avec le sarcasme du
feuillet<in sur la bouche et dans la parfaite posi-
tion d'un danseur de chez Musard ; ce portrait
fort bien peint, <l-u resle, est de M. A. de Chatil-
lon. — Une douzaine d'Hidalgos et de Senoras
ont posé pour M. Lépaulle , iieintre privilégié
de l'Espagne émigrée; il a cru devoir leur don-
ner la mantille histori(iue, les couleurs les plus
voyantes, les yeux les plus ardens; c'est aussi
vrai que les Andalouses de romances.
Il nous faudrait faire le lourdes théâtres, si
nous voulions nommer tous les acleurs qui ont
|)ris idace au Louvre ; mais vus sans leur rouge,
leur blanc, leur perruiiue, ces messieurs, soit
Duprez, soit Bouffé, soit Tamburini, ne tran-
chent nullement du milieu des bons hoiu"-
geois qui les entourent et leur forment un
public des plus nombreux. — Mademoiselle
Amie a bien rendu les grâces étudiées de |ma-
demoiselle Plessy, et mademoiselle de Fourmond
nous a exprimé en M. Mario l'idéal du ténor fas-
liionable jierdu dans un nuage^de mousseline, de
foulards et de cachemiie. — ^'ous ferons remar-
quer en passant un bon portrait d'homme par
M. Lciendecker',qui s'inspire de l'Ecoleitalieniie.
Quant h celui de M. lierryer, par M. Etes, il
manque de noblesse et de caractère. Le grand
orateur n'est pas ici l'iiomme inspiré (jui va faire
jaillir les foudres de son éloquence.
11 nous reste à ac(]uitler un arriéré avec quel-
ques jeunes artistes l'Ieinsde cœur etdetahiil ,
et ([ui ne doivent point scnilîrir d'nu oubli invo-
lontaire; c'est d'abord M. Long, auteur d un
VgoUn remar(|uable par une forte inspiration
et une grande sûreté de louche. La ligure prin-
cipale estd'une beauté lerrible et toulà faitdau-
tescjne ; les fils expirans sont groupés avec un
artipii dissimule la monolonie d'un tel eniassc-
menl de victimes. — LeJcxus sur la croix An
M. Coutel se distingue i)ar des qualités très re-
commandables ; la manière d'Ingres perce dans
ce tableau. Mous ferons même remarque pour
les toiles religieuses de MM. I.eygue, liaverat cl
Hauser.
— Ltmainlenant preunus iiolic élan cl i>ar-
courons «l'un pied iiilaligableel ('un regard sur
ces nond)reux 7)(i//.v(i_(/(',v qui élalenl de toutes
paris leurs vertes loréls, leurs blés jaunis, leurs
cau.x limpides, leurs plaiues sans lin, leurs mou-
tagncs et liui s fabriques. Le temps nous man-
que ; il nous faut donc abréger notre voyage et
ne nous arrêter qu'aux sites ])rincipaux.
El d'abord selon le i)réceple Major e lonrjin-
quo revereulia , accordons la première place à
M. .lean-Viclor licrtin, l'unedesgloiresdu passé,
le respeclable soutien parmi nous du paysage
d'il y a trente ans. Qu'importe à M. ISerlin si les
formes ont chaugé , s'il s'est fait des améliora-
lions, si l'on eu est revenu au style sévère et sim-
|,lcdu Poussin, il n'en a pas moins conliuué à
peindre de la niOnie manière, à étudier la nalure
au même [loiut de vue étroit cl systéinali(|ue.
Cependuit il ik; manque pas de noblesse ni
(l'un certain choix de lignes. C'est ce ({u'on ne
saurait demander à M. iJidanlt, son conlcmpo-
rain. M. IJidault, autre (jloire d'académie , fail
les arbres, des terrains, des nuages absolument
fantasticpies, puis il abuse d'une foule de pelils
moyens jiour ne produire que de très maigres
tirets. Que ces messieurs éludient la manière
forte et grandiose de M. Aligny, l'auteur d'une
•idmirable Vue de lacompagne de Home; qu'ils
ipprennenl aussi de M. Edouard licrlin à ehoi -
sir dans la nalure ses beautés les plus élevées et
les plus harmonieuses. M. Paul Flaiidrin leur
■enseignera encore à se modeler sur les souve-
iiirs du Poussin.
Nous devons exprimer un regret en faveur de
41. Marilhat : Quelle erreur que ses Jardins
l'Armidcl — ?d. A. Giroux a jeté une incroya-
ide masse de lumière dans son tableau àtsliurds
delà Seine ; comme peinture, c'est très remar-
(uablcj mais ce paysage manque d'élévation. — •
1-e nom de M. Corot vient nous rappeler l'un de
«os pajsagistes les plus sérieux , les plus i)en-
icnrs : Un site d'Italie cl le Soir, par cet artiste,
lonl deux pages puissantes et faites pouriiarler
tu cœur aussi bien qu'aux yeux. — Les iU(i7-uis
uonliiis, de iM. Labouère, le Lac de ISemi, jiar
M. Holslein,sont d'une vérité qui a frajqié tons
les voyageurs, parce qu'il y a là plus ((ue les dé-
lails de localité, c'est à dire le sentiment du pays.
— V:\\ début brillant, c'esl celui de M. Calanic ,
de Genève. La France a donné aux cruvres de ce
jeune peintre une noble hospitalité. — M. Thuil-
lier continue h travailler avec celle habileté
qu'on lui connaît. ÎVous lui conseillons de l'al-
laeber davantage h la perspective. — Que M. Gu-
diii ne croie [las nécessaire d'imilei l'écume des
(lots par un pouce de blanc et il sera un peu
mieux dans la voie de la bonne peinture de ma-
rine. L'épaisseur de la couleurnc failnullciucnl
sa solidité. — Vue Vue de la plaine de llen/rti
en yorwège, par M. Aehenbach est admirable.
Que de détails, et cependant quel effet d'ensem-
ble ! — Un Site d'Aurergtie, par M. Moret-Sar-
tronvillc nous parait digne d'éloges ; car on y
trouve l'aspect d'une belle nalure joint aux Ira-
dilions des anciennes écoles. — IS'oiddions |ia»
les éludes d'arbres, par M. Thénol. ([ui , bien
connu pour ses travaux d'enseignement, s'est dé-
cidé à passer à la pratique el à expo.ser. iNous
terminerons celte rapide revue en recomman-
dant parmi de fort habiles peintres de fleurs .
M. lKirilu>loine\v, peintre de la reine d'Angle-
terre , et qui a muntré un goill parfait, une
graiule finesse de touche dans son tableau de
Ua/ilias.
.sciLi'TLr.i;.
{ La Statuaire, cette noble partie de l'Art, qui
j sait '.' la plus bille peut-être, et (jui, à défaul de
couleur, demande tant de pureté , de dignilé
I simi)le dans la fiu-me, se trouve chaque année
reléguée tristement dans les caves humides du
Louvre. On grelotte pour toutes ces nudilés.on
voudrait pouvoir jeter son manteau sur ces
épaules de Myraphcs frémissantes au contact
d'un air froid; on a de la peine ,'i comprendre
comment ces charmâmes ligures ont i|uitlé le
ciel chrétien ou les mytholoî;i(]ues verdures de
Tempe, jiour se ranger en ligne dans ce réduit
obscur et sépulcral. Kien ne convient ilonc
moins à la Sculi)lure (jue la place donl on dai-
gne la gratifier. Oh ! par une chaude journée
d été je concevrais ce noble peuple de slaliics
langé le long d'une allée touffue : quelques
éclaircies livreraient i)assage aux rayons ainor-
tis du soleil ; les marbres se doreraient d'une
teinte radieuse et sembleraient respirer la brise
et les parfums des lleui-s ; les murmures de l'air
paraihaient aussi s'cxhaler de leurs bouches
pour compléter ce concert d'harmonie et de
beauté.
Ceci est un rêve, un révede la Grèce aniique.ia
patrie des statues, l'heureuse contrée favorisée
par un ciel qui découpe et colore tous les objets.
Revenons à la réalité, c'est à dire aux caveaux
du Louvre où tant d'ouvrages remarquables ap-
pellent nos réflexions. — La foule, dans scn ins-
tinct d'actualité, s'est |)ortée de préférence (crs
les ouvrages de M. David, parce qu'elle y voit la
traduction dune pensée politique. Il ne nous
appartient pas de rechercher en ce moment si
l'art ne répugne pas à servir de .symbole à cer-
taines idées d'opposition ; mais voici un exem-
|de du danirer de faire i\c la politi(iue, avec un
ciseau : ayant à repiésenter le jeune Barra, .pi i
fut tué dans les premières guerres de la Ven.iée
l'artiste s'est cru obligé d'établir une différence
entre ce tambour républicain et tout aulrelam-
bonr royaliste ; il lui a donc |dacé sur le e<eur
une cocarde tricolore, une vraie cocarde <]ue le
mourant presse doses mains défaillantes. Cet
eud)lème colorié se détache singulièrement sur
le fond blanc mat du corps de l'enfant. Au resle,
l'exécution a triompliéde diflicullés trè.s sérieu-
ses. Le busle de ".î. Arago et celui de l'abbé Gré-
goire manciuent de grandeur réille à force d'ê-
tre grands. Celui de mademoiselle Mars n'a pas
assez de vériié ; composé, en effet, sur de vagues
données et d'après des souvenirs plus ou moins
fidèles, il nous reproduit sans l'animation, sans
le charme de la i)hysionomie. l'actrice d'il v a
trente ans. On reconnaît aisément que M. DaviJ
sest attachée ne point copier les traits qu'il avait
sous les yeux.
Le comte de nanu'émont revit dans sa statue en
marbre, par M. Pr::.iicr. La pose est ualurclle,
le gestcsimpicct noble; et puis les plisdu bur-
nmis ont de la légèreté : ce vclenicnt, semblable
îi uu vaste linceul qui devait renvclopppr tout
entier, caractérise bien la circonstance dans la-
ijnelle a péri ce brave général. Une antre statue
iléjà remarquée à Versailles, honore également
le lalent de "d. Iradicr : c'est celle du comte .ic
lieaujolais à qui la piété fraternelle a élevé un
nionii.î.enl. Ce jeune prince dont Its beaux traits
respireul la mort, est étendu sur le sol cl s"a|>-:
— 382
piiir sur lin liras; soncosliimo du temps de la
r,:.l)iiMiiiiie a de lajïifice et s'ai.[ivoiiric pavfaile-
mnitàlaposede la statue.
Il faut (liidier le liusle de Marif-Ainélie, par
I\l. llosio, pouiJMijcr de la supéiioiité .l'un ta-
lent arcouipli. Ixscoiilours en sont d'un dessin
admiral.le. — Les frcies Dantan ont toiijoiiis
cette atii-éable facilité qui les a mis à la mode,
mais si Ton allait an fond de leurs compositions
,111 pounail demander à M. Dantan aine pour-
quoi son liiiie lUiphai'l, destiné à la IMade-
kine, otfreramal;;ani(; de plusieurs é| oques, île
l'antique el de la lenaissmce, et est vêtue moi-
tié h laiïiecque, moitié à la Morentine. Lebusic
de mademoiselle Raehel a un caractère plus
vrai; le type africain de cette li;;ure expressive
est bien renilii. M. Dantan jeune aun lieau buste
de mademoiselle fanny EUsler, celle réveuseen-
fant de l'Allemagne qui pouvait être poète et
s'est faite danseuse on ne sait pourquoi.
La Saillie - Amélie de M. Bra , parait d'a-
bord d'un ensemble satisfaisant, mais on s'aper-
çoit bientôt de l'absence du sentiment religieux.
(Juelque chose de trop massif sans donner à In
liGure plus de majesté lui Ole de son élévation.
La sainte lient préientieusement son livrecomuie
une femme du monde tiendrait un album ; l'a-
justement de la jambe avancée est beaucoup
troi) dans le sensd'iine bacchante. Le maréch<d
Mortier, du même sculpteur, est immense ; voilà
tout ce (lu'on en peut dire.
iNous voici devant les statues plus ou moins
historiques dont le musée de Versailles a été le
prétexte. Il y a lien de reurelter l'insluniliance
de pareils ouvrages qui pour la plupart mentent
ù leur litre. Le Charles Muriel de M. Joseph
Debay ressemble volontiers à un comparse de
l'Opéra; le Charles VIll a un torse très large
et très robuste, monté par un contraste bizarre
sur des jambes très grêles, si un pareil défaut a
réellement existé chez ce roi, M.Jean Debay eût
dû le rendre moins sensible. — Notre estime
pour le talent de M. Duseigneurà qui nous de-
vons un AY-jU/c/ie/ presque entièrement beau,
ne doit pas nous empêcher de déclarer que son
Duguberl est une imitation trop évidente de la
statuaire des xiV el xv' siècles. — Le Cuïit de
M. Elex. nous est revenu bien amélioré, mais
portant encore cette empreinte de grandeursau-
vage et terrible qui a rendu ce morceau célèbre.
Le premier assassin a longtemps erré avec sa fa-
mille, sous le poids de la malédiction céleste;
épuisés, ces malheureux, sont tombés surlc sol
qui leur refuse un abri. Le remords, le sombre
désespoir, ont creusé de plis profonds le fiontde
Cain. Le groupe des enfans et de leur mère est
accentué avec une éloipiente énergie de douleur.
Il y a un contraste frapiiant entre l'expression
terrible des traits du fratricide qui n'espère plus
rien de Dieu, ni pardon ni trêve, el les souffran-
ces résignées de ces charmantes petites créatu-
res qui ne semblent être venues dans la vie que
pour connaître la mort. Comme pensée, ce grou-
pe ne laisse rien à désirer; comme exécution il
se rapproche trop de la jieinlure dont le sys-
tème dilfere tant de celui de la statuaire : ainsi
la couleur ferait distinguer tous ces bras, toutes
cesjambes(|ui s'enchevêli'cnl et forment dans
l'œuvre de .M. ttex une véritable confusion. —
rSous allons retrouver l'iicrilaue Uc ce Uc sculi)-.
turc fantasli(iiie, désordonnée qui avait naguère
encore tant de succès ; Le Signal du sabbat,
grou[)e en plaire, est vraiment une composition
fausse et mal régl'îe. M. Fayolle nous ex|di(pie-
ra-t-il ce sorcier à cheval sur une espèce d'Hip-
pogriffe el tournant le dos à sa monture P est-ce
que l'on va au sabbat à la manière des écrevis-
scs ? — M. Carie Eîschœcl n'a pu envoyer que
des bustes fort beaux du reste, parmi lesquels
nous signalerons celui de feuGomis,composileur
espagnol. — Le prince des diplomates, M. de
Talleyrand a eu en M. Dcsprez un interprète fi-
dèle de celle idiysionomie si constamment sjii-
riluelle el dont la mort seule pouvait altérer
l'expression. — M. Suc à un St-Paul auquel
manque trop le sentiment de force qui animait
le courageux aiiôlre. — 11 y a beaucoup de mérile
dans VUiikas, de iM. Shcy. Ce mohican surnom-
mé le Cerf-Agile, ce (ju'on reconnaît aisément à
ses jambes fines et nerveuses, poursuivi par ses
ennemis, s'est réfugié auprès du poteau sacré
qui le rend inviolable et il attend le moment fa-
vorable pour jirendre la fiiile; cette sécurité pa-
tiente est bien em[)reinte sur son visage indien.
. — Nous ne nous rappelons pas avoir vu dans
l'école française une Vierge à renfanl en une
aussi bonne voie que celle de M. Auguste Du-
mont; la tête de la Vierge n'a pas cette vulgarité
qu'on lui prêle trop souvent, c'est à la fois une
femme et la mère d'un Dieu. L'ajustement est
aussi plein d'ampleur et de noblesse.
Le Charles V de M. Valois ne nous rappelle
pas, avec son mouvement de violence exagéré,
ce roi prudent qui du fond de son palais taillait
plus de Ijcsogne aux Anglais que ses prédéces-
seuissurle champde bataille. — M.Louis Rochcl,
jeune élève de David, est entré avec éclat dans
la lice sous les auspices du Dante. — L'ancienne
école mylhologiiiue se montre de nouveau dans
\c Céphale et Procris de M. Ramus. Céphale
qui vient de lilcssersa maîtresse semble s'aper-
cevoir à peine qu'elle souffre; il la regarde et
ne la soutient pas ; pourquoi ? parce qu'il fallait
qu'il eût une belle pose, fi"il-ce aux dépens de la
vérité.
Le buste de Chai les Percier, pour l'Institut,
est un ouvrage d'un haut style et (jui honore le
talent deiM. l'etilot. — En cherchant dans les
Orientales son sujet de Sara la baigneuse, M.
Araédé Ménard s'est moins préoccupé de la na-
ture juive et poétique qu'il devait retracer (jue
des types coquettement gracieux dont Rouchcra
enrichi tant de plafonds dorés. Nous rangerons
tlonc celte Sara au nombre des bergères de tru-
meau, et si elle nous permet de lui ôler le nom
ipi'elle porte et de l'appeler tout simplement
Lise ou Phyllis, nous lui dirons avec toute la ga-
lanterie possilile qu'elle est adorable. — Le
Joueard'Onchets \>dir^l.lHû)ois, est une imi-
tation de VEnfant a la tortue : les choses de
mérite ont par malheur une singulière vertu
généralrice. — Le Christ en croix de M. Rlol-
chnect, ade bonnes [larties; c'est un reflet du
style de Jean «ioiijon. — Que fait donc le Jehan
Froissard de M. Auvray ? Est-ce un historien ou
un astrologue i* On pencherait pour celle der-
nière opinion en voyant ce personnage consul-
ter le ciel d'un regard si atlenlif. — M. Rion est
un de ces jeunes artistes ([ui vivent retirés dans
leur pensée, coulians dans leur eeuvie, malûré
les persécutions du jury, 11 a persévéré coura-
geusement et nous offre des morceaux moins ca-
pitaux que son bénitier de St-Eustache, mais
d'un caractère aussi élevé. — 11 y a chez M. A.
de Chatillou abus du symbolisme ; son Hcnitier
est mal conçu ; queile est l'action de son ange 1'
descend-il sur la terre ou va-t-il remouler au
ciel ? onne sait. — Lorsi|u'on a comme M. Joseph
Geefs parachevé une machine aussi immense
(jue son St-Michel terrassant le Démon , il est
pénible de s'entendre dire qu'on s'est complè-
tement trompé. Telle est iioiirtant la vérité. —
La Jt//(.'rf« de M. Maindroii ressemble fort peu
à une druidesse, à ces fortes cl terribles prophé-
tesses d'un dieu inexorable. La jeune femme est
coiffé par sa couronne trop avancée sur le front
comme une paysanne par son grand chapeau de
jiaille; elle vient peut-être de couper les blés,
mais jamais la faucille n'a touché le gui mysté-
rieux des forêts sacrées. — 11 était permis à M.
Jules Laurent de rechercher avant tout la grâce,
car il nous a montré nne Jeune fillejonait't avec
un chevreau, &\\\e\ aimable déjà traité vingt fois
et toujours avec succès. — Il y a delà vérité his-
torique, une étude sérieuse dans le Loius XI de
M.Jaley; mais si l'on veut trouver quelque chose
qui constitue un excellent ouvrage, il faut s'ar-
rêter devant le Vendangeur de M. Duret, statue
pleinede vie, d'expression fine el spirituelle. Cet
improvisateurnapolitainporledansses yeux, sur
ses lèvres entr'ouvertes , la gaîté poétique d'un
peuple qui ne connaît pas la brutale ivresse des
hommes du Nord, mais chez qui la pensée se re-
vêt tout naturellement de la magie d'un idiome
musical. Sans doute on pourra faire observer
que M. Duret n'a exposé qu'une suite du dan-
seur napolitain , mais lorsqu'on s'imite soi-
même et qu'on peut réussir deux fois, pourquoi
ne suivrait-on pas une idée qu'on aime? Les
vierges de Raphaël ne sont guère que la répéti-
tion de la même forme avec (juel((ues légers
eliangcmcnsdejioscs et d'accessoires et iiourtant
on n'a jamais songé à accuser de stérilité ce roi
des peintres.
Nous veulions finir par cette délicieuse statue
de M. Jouffroy : Vue jeune fille confiant son.
jtremier secret à Vénus. C'est là un morceau
d'une pureté de stylebien rare et d'un sentiment
délicieux. Cette enfant de l'antique Hellade a
dans ses contours délicats une charmante virgi-
nité; son innocente préoccupation est indiquée
avec infiniment de grùce. On pourrait croire
que ce marbre était encore enfoui hier au fond
du sol de la Grèce ou de l'Italie, et (jue la belle
jeune fil le compte deux mille ans.
Alfred Des Essarts.
illflantjcô, faits furintï.
NOYER SON MEILLEUR AMI. — Une scènc fort
touchante et qui mérite d'être rapportée comme
observation de mœurs, s'est passée hier au soir
sur le Pont-Neuf. M. M..., médecin du faubourg
Saint-tiermain, retournait chez lui lorsqu'il
aperçut un vieillard, dont l'extérieur annonçait
un simple ouvrier, et qui, accoudé tout pensif
sur le parapet, regardait la rivière d'un air som-
bre, rd. M... pensa que cet homme méditait quel-
que projet sinistre. Tour Je délouraer de ses
fl
— 383
cranssEss^K
•ristes rt'flexiotis et connailrc la cause de sa
douleur, il lui .ulrcssn la i);ii-olr. «Ilélas, mon-
sieur, dit le vioillni'd , vous éles liien lion de
vous inléresscr à moi, mais ce (\n\ m'affliite ne
iiK'rile pas (le fixer voire aUcntion. — Qu'avez
vonsenliii'' eontinue le mi'deein. — Monsieur,
je viens de jeter b rea\i mon meilleur ami! —
Que dites-vous, r(5iili(]uaIM. IW..., qui par un
sentiment involontaire se reeula avee effroi. Oh !
rassurez-vous, monsieur, poursuivit tran(|uille-
menl le lion homme : e>st seuleiiirnt un jiauvrc
caniche que je viens de jeter ;> la rivière; il ('■lait
devenu liien vieux, il est vrai, et c'est pour avoir
la paix dans mon n.énage (juej'ai commis cette
mauvaise action. J'en ai tant de chaijrin que
j'aurais Uni, je crois, par le .•suivre dans la Seine
si vous n'étiez pas venu. » Comme le vieillard
achevait ces mots, un chien tout trempa' d'eau,
et traînant après lui une corde, vint sauter après
lui et manifestait la joie de revoir .son maître.
«C'est mon caniche, sï'cria le pauvre homme ;
par quel pro(li|;e est-il sauvé? — Parce que
vous avez eu la main mal assurée pour attacher
la i)ierre (pii devait le retenir au fond de l'eau ,
répondit M. M.. . Puisque le voiih sauvé conti-
luia-t-il; si. vous voulez je le garderai, moi, et
je vous promets d'en avoir soin. » Le maître du
chien n'agréa |ias cette proposition » Ma femme
dira tout ce (pi'elle voudra, dit- il ; maintenant,
il ne me quittera plus; et si on me fait trop la
{iucrre, eh! liien, nous nous en irons tous les
deux, et nous serons tranquilles. "
— La Gazelle de Coire (Suisse) rapporte un
trait de férocité révoltant dont ce canton vient
d'être le théâtre : Il y a (|ueh|ues semainesque
les autorités locales d'un villa(;e voulant ren-
voyer dans sa commune une pauvre femme avec
ses trois petits eufans, firent prix avec un voi-
turier pour le transport. Il fallait traverser le
mont Julier. Arrivé au haut de cette sommité ,
alers couverte de neif;es, le conducteur voulut
obtenir de la femm.e qu'il conduisait un supplé-
ment du prix convenu. Celle-ci ne possédant
alisolument rien, lui exjiosa sa misère, qui était
telle qu'elle n'avait pas le moindre alinumt à of-
frir à ses pauvres eufans. Mais le misérable, dé-
çu dans SCS espérances de gain et sourd aux
cris de ces malheureux, les fît descendre de son
char, i(u'il retourna, et les laissa au milieu de la
neige et par un froid glacial exposés à une mort
certaine. Ce fut eu vain que la mère infortunée
essaya de faire marcher ses eufans. Le plus jeune
ne tarda jias à succomber. Elle eut la force de
Icnsevclir dans la neige, cl après l'avoir laissé
dans ce lit glacial elle essaya de gagner quelque
lieu habité.
Mais ses forces la trahirent bientôt, la nuit
vint et le lendemain matin elle fut trouvée
morte, ît (leu de distance d'une habitation qu'elle
n'avait pu joindre, ayant à ses «Mes ses deux au-
tres cnlans inanimés et ijui par.iissaient avoir
cruellement souffert avanLdc mourir.
Le meurtrier a été arrêté dès qu'on a eu con-
naissance de ce triste événement, et sou procès
s'iuslruilcu ce moment.
Kftjuc iramatitjuf.
GYMNASE DRAMATIQUE.
Le Dépositaire, comédie-vaiidevdle en deux
actes, par M. Paul Diiport.
L'analyse de cctie ]iièce est des jiliis simples et
des plus faciles (pi'on puisse imaginer. Un hon-
nête négociant reçoit d'un de ses amis un deiiôl
de deux cent mille francs; cet ami meurt siu'
le champ de bataille, et pendant longues années
Ihonnéle M. Fcrté n'entcndparler ni d'héritier,
ni de réclamation de dé]i6t. Sa sévère probité
s'en inquiète continuellement, et il a pris les
plus grandes précautions pour conserver le pré-
cieux |iortel'euillc. Sa fille Claire, son idole, est
sur le l'oint d'épouser celui cju'elle aime, lois-
qu'arrive un M. CaUssade, héritier en ligne di-
recte ou indirecte de Ihomme aux deux cent
mille francs. Le brave M. Ferté court avec cm-
l>ressement à son armoire secrète, et la trouvant
vide, il tombe à la renverse. Au désespoir, et ne
jiouvant comprendre comment le dépôt a dis-
paiu, le malheureux négociant n'a plus qu'un
parti à prendre, c'est de se dépouiller île tout ce
qu'il possède, et de renoncer, ce qui lui crève le
cœur, h marier sa fille. La pauvre enfant se ré-
sout ;i ce cruel sacrifice, et pour gagner du temps
elle s'imagine de faire la coquette avec M. Caus-
sade, ce ([ui amène une provocation en duel de
la part de M. Armand; mais iM. Caussade n'en-
tend se battre ([u'après avoir reçu son argent.
Armand et Claire perdent tonte es[iérance. La
porte s'ouvre et Ferté parait, Ferté endormi et
somnambule. 11 parle, sa fille écoute, et dans son
accès desomnamliulisme il raconte qu'il a caché
les deux cent mille francs dans son jardin. Claire
s'élance, et laisse son père, réveillé, aux prises
avec Caussade qui ne donne plus iinecin([ mi-
nutes pour satisfaire à sa réclamation. Le mal-
heureux Ferté saisit des pistolets et va se brûler
la cervelle, quand sa fille accourt avec le porte-
feuille qu'elle vient de retrouver d'après les in-
dications données par son père pendant son som-
meil. Pas n'est besoin de dire (jue tout le monde
est content, que Caussade emporte son trésor, et
que Claire et Armand se marient.
Bouffé, somnambule, a été ce qu'il est dans
tous ses rôles et dans toutes les situations, pathé-
tique et vrai ; ses inquiétudes, ses terreurs, sa
tendresse iiour sa tille, ses larmes même, ne
sont pas feintes; ce n'est point un comédien
qu'on a sous les yeux. Paul, Miima, et surtout
mademoiselle Sauvagel'ont secondé h ir.crveille.
Ce vaudeville attendrissant a eu le plus grand
succès. L'auteur, M. Paul Duport, et les acteurs,
ont recueilli une large part d'applauilisse-
raens.
THEATRE DES FOLIES-DRAMATIQUES.
La liciyère d'Ivri/, pièce en cinq actes, par
MM. (iabriel et Michel Delaporte.
L'assassinat de la bergère d'Ivry est un fait
troi) récent et par conséi|uent troji connu pour
que je me permette d'cutrer dans ses nombreux
détails.
JIM. Gabriel et Michel Delaporte ont déroulé
en cinq actes les circonstaiives allt'nuaiitex
et uggraraiiles de ce procès criminel. Puis,
jiour égayer le triste speclacle de la jalousie d'un
amant, ils ont succcssivcmenlconduilleursspcc-
tateursde l'Opéraiîi la fètc du village, h la joute,
.'i la distribution des prix, au feu d'ariilicc, etc..
Pourquoi'.'... c'est ce que je me garderai bien
de vous raconter voulant vous lai.sser le plaisir
de la surprise. Qu'il vous sullise donc de savoir
(jne la mise eu scène de cet ouvrage est très soi-
gnée, <iu'il y a de fort belles décorations dues au
pinceau de MM. Devoir et Pourchcl, et que la
pièce est jouée avec enseiulilc par les coiileilitiis
ordinaires de la troupe, a/ic/iifiict aiir car-
pe qui fiil plusieurs saufs, ^os éloges h ces da-
mes du corps de ballet sans en cxcei>ter la jeune
enfant charge du rôle do l'Amour.
Cu. DtSi'.
RfDUt; lit cinq iourg.
25 AVRIL. — Runjcet-Sing vient de témoigner
au gouverneur général de l'Inde son douteux
attachement d'une façon singulière. Un sait que
le puissant souverain de Lahore a attaché à sa
personne une garde telle que n'en a aucun sou-
verain du monde. Elle se compose d'un corps
d'amazones qui, armées d'arcs et de flèches, mon-
tent la garde aux portes du palais et suivent sa
majesté partout où elle va. Celte belle garde
ayant été le sujet des éloges et des eomplimeris
de tous les visilans européens qui se sont rendus
à Lahore, Runjeet-Sing n'a [las cru pouvoir
mieux faire que d'offrir en présent à lord Auck-
land (pielques-unes de ces belles amazones. 11 a
en conséiiuence, d'après les dernières nouvelles
reçues de l'Inde, fait présenter au gouverneur
général vingt Circassiennes de la plus grande
beauté. Nous apprenonsqueloni Auckland a été
émerveillé de la magnificence et surtout de la
nature délicate de ce cadeau. Une requête était
jointe, toutefois, àcesuperbe présent, c'était que
S. E. enverrait à son puissant allié un médecin
aussi habile dans l'art de guérir que bs belles
Circassiennes le sont dans celui de donner la
mort.
— Le prince des bohémiens, Smith, igé de
soixante-seize ans, a été enterré à Essendiue,
dans le lUilll.md. Ont bohémiens assistaient à
cette cérémonie, llsavaient annoncé aux paysans
assemblés i(ue le rils du prince devait arriver de
loin pour être présenta rinhumation. llsavaient
promis éi;aleinent de riches présents il tous les
marchands qui avaient livré le,>. objets de deuil.
Le fi/s du prince n'est pas venu sur la tombe de
son père, et le lendemain matin, avant le jour,
tous les bohémiens avaient disparu.
— Dernièrement, l'affreux speclacle de la
flagellation infligée à un soldat, â Wolwich, a
provoqué des actes de folie et de démence de la
part d'un jeune conscrit. Témoin du supplice
appliqué à son camarade, ce jeune homme s'est
élancé des rangs, criant avee force : <i Voulez-vous
donc le tuer !»0n s'est emparé, après une lutte
acharnée, de sa personne, et il a été enlrainéà
l'hôpital, où le médecin a prescrit de lui raser la
tête et de prendre toutes les précaulions usitées
en cas d aliénation mentale. «Il serait temps,
disent les feuilles anglaises, de faire cesser des
tortures qui ilcshonorent l'humanité et peuvent
être suivies de douloureuses conséquences, d
— Le vol commis au |)réjudice de M. Mança-
narez à Bordeaux, continue d'occuper les jour-
naux de celle ville. Il parait que sur le refus de
sou oncle de consentir à son mariage avec un
ieune commis, la nièce de .M. Mançanareza pris
la fuite avec sou amant, cmiiorlaut uon pas l'OO
mille fr. comme on l'avait dit, mais un porte-
feuille assez bien garni, puisqu outre li'iiuiior-
tantes valeurs ii la négociation desquelles il a été
mis opposition, il contenait pour ('lO.OOO fr. Je
billets de banque. La police mise il la poursuite
des deux amans n'avait pas encore pu retrouver
leur trace il y a trois jours.
— !M. Rothschild a, dit-on, fait preuve d'une
magnifique bienveillance ii légaril de made-
moiselle Kachcl : il a envoyé prcuilre 3!) stalles
lionr la représentation <|ui sera donnée mardi ii
i'Odéon au béiiétice de la jeune tr.igédicniie, et
30 billets de .MtO fr. auraient été versés pour le
prix des 30 slaUcs.
20. — M. le ministre de l'intérieurl vient de
donner l'ordre de remanier dans le formai in-t^*
et de tirer .ni nombre de dix milb' exemplaires
le texte liticral et complet des séances de la
chambre des députés du '2i et du 2:t de ce inoi.s ,
teltpi'il a i>arii dans le Moiiitear dn ii cl du
i t. (.a plus grande aciivilé possible sera aiqior-
lée il celle publication.
— Le nomlTC toujours croissant des produ(>r
— 384 —
lions sricniiliqiies et littéraires est vraiment ,
extraordinaire, ^olls reinaniuons dans la iler-
niire livraison de la Hnu.ior.uAl'iilK iisiVEU-
si-i I r iine l'cnd^nl le premier Irinirslre 1^30,
ont élé'l.nhliés en Lnrope et en Aniéruine plus
,1e 1 100 ouvrages , dont 400 français, :iOO ita-
liens l7->ani;lais, 1 IS alleman>ls, iS esi.a|;nols,
et 150 dans dilKrent.s autres langues modernes
cl anciennes, i)arini lesqnels on en compte 40
en lanijnc latine.
— Le (7. au retour de Clerniont (lU^raull) ,
une voilure, conduite par le sieur Victor Donar-
chc et dans '.a.inellc élaient six personnes, a ele
■inOiée sur le territoire d.' ['Miliian (arrondi.sse-
nienldel.o.love), par deux individus masiiues
el armés , Vnn d'un fusil doiilde et de deux pis-
tolets l'antre an<si d'un liisil double et d nue
carai.iiie. lue somnu' de onze cents francs a clé
volée au sicnr Antoine Jalvy, marchand de fa-
rine de l'ézenas. Les auteurs de ce crime sont
jusipi "^ présent inconnus.
— On écrit d'Aix : « Les matinées du 8 et du
9 avril ont été funestes aux arbres fruitiers ; le
froid était .si fort , que les ruisseau.x de noi rues
se sont liclés. »
_ M Le baron liamelin. conlre-amiial, di-
rcelcur'iiénéral du dépôt des caries et plans de
la marine, est mort hier, en son domicile , rue
derijniversité,55, à làtse de soixanle-dix ans.
— La troisième liste des souscriptions réali-
sées en faveur desviclimes «lu tremblement <e
terre de la ÎMarliniiine, présente un total de
Q '3 *) 9 A f r â 5 c .
" Le total yénéral au 15 avril inclus, était de
117,599 fr. 55 cent.
—Les feuilles anglaises annoncent que lacom-
mission du monument de VValter Scott se voit
foirée de faire un nouvel appel de fonds, les re-
cettes ne suffisant pas pour couvrir la dépense.
— Cinquante-neuf faillites ont encore été en-
re!^islréesau;irefFedu tribunal consulane de la
Semé dans la première quinzaine d'avril. Ces
faillites présentent une masse passive depiusde
quatre millions de francs.
_ 11 y a eu hier assemblée d'artistes pour ré-
dieer le programme t\v. la cérémonie des funé-
raiius <ie i\o;irrit. On parait disposé à y dé-
ployer une grande pompe musicale.
«7. Les trav.iux du palais de France à Cons-
tanlinoplcsonl poussés avec la plusyrajide ac-
livilé. On a commencé à creuser les fondations,
et le 1" mai, jour île la fête du roi des Irançais,
son excellence l'amiral Koussiu (loaera la pre-
micre pii'rre. On esi>ère que deux années suffi-
ront pour la construction du palais.
— On écrit de Vienne, le 10 avril, que l'empe-
reur a élevé à la dignité de comte de l'empire
M. le baron de Sina, bjfcqnier de celte ville, qui
a si bien mérité de l'industrie nationale par les
l'rands élablissemens manufacturiers qu'il a
formés, el par les trois lignes de chemin de fer
qu'il fait construire eu ce moment pour son
compte.
— La Gazelle dAiigshuurg donue les détails
suivans sur l'attatiue dirigée contre don Miguel
par des bandit» italiens :
« Deiniis hier (ie 12 avril), toute la ville s'eii-
tretieiil de don iMiguel qui, se trouvant à la
chasse dans le voisinage de iNeltuno, a été assailli
et pillé iKir six individus déguisés. Sa suite, le
cocher de sa voiture et un dome;,ti |ue fuient
saisis dellroi à l'ap|)roche des brigands; mais le
prince se défendit courageusement .jusqu'au
moment où, écrasé iiar le nombre, il tomba,
ajirès avoir rei;u une blessure an cou. Les bri-
gands auront été étonnés de ne trouver dans la
bourse d'un roi i\uc (pieh|ucs éciis el une
Rioulre en argent dans son gousset, et sur son
donicbtiquc (le l'or et des montres en or. Lesbri-
jjands se sont enii>aiés de l'excellent lusil de
chasse de don Miguel. La police est sur les traces
de ces criminels. »
— Les nouvelles de Coritz annoncent que M.
le duc de bordeaux partira le mois prochain
Iiour la Croatie et la Styrie. L'objet de son voya-
ge est de visiter les colonies militaires qui se
'trouvent dans CCS deux jiays.
On annonce aussi l'arrivée à (Joritz de M. le
comte iJiiparc de Locmaria, l'un des rédacteurs
de la Quulidiciiiic.
Madame la duchesse de Uerry est toujours h
^ajdcs, où se iroiiveni maintenant un ;;rand
nombre de royalistes français. Elle ne partira
pour la Sicile que le 4 du mois prochain.
— La rue du Monceau St-Gervais s'a|ipellera
désormais ruel'rancois (liiron, ancien prévôt des
marchands, sous lienri IV, en 1G05. Ce fut par
ses soins el pendant son administralion ([ue se
termina, cette même année, la construction de
l'Ilètel-de-Ville dont la première pierre avait
été posé 52 ans auparavant.
28. — FiiTE DU uoi. -- Programme.— y^; \"
mai, à midi, le corps municiiial de la ville de
Paris, ayant à sa tète le préfet du département
de la Seine ci le iuéfct de police, se rendra en
cortège au palais des Tuileries, où il aura l'hoU' j
ncur d'élre admis à présenter ses hommages au v
l'oi- , .
DiSTniiirTi(i>s .4'JX iNiiioniNS. — Le même
jour, il sera fait dans les douze arrondissemens
municipaux de la ville de l'aris, par les soins de
MM. les maires et MM. les membres des bureaux
de charilé, une distribution de secours en na-
ture aux ménages pauvres ; cette distribnlion
s'opérera sur des bons qui auront été d'avance
délivrés par MM. les maires.
r>KjOL:issA:Nci;s puiiLiyuKs. — Depuis deux
heures jnsiiu'à la nuit, il y aura des jeux et di-
vcrtissemens publics sur les divers points ei-
après désignés, savoir :
Champs-Elysées, carré Marigny. — Un grand
Ihéùtre sur leipiel seront représentées des i)an-
tomimes militaires à grand spectacle; deux or-
chestres de danse ; un grand ni.'it de cocagne ,
farnidecimi [irix, sera établi au Ïioud-Point.
Esidana<ie (le.-. Invalides. — Lu grand tliéùlre
depanlomiincs militaires ; deux onhfslres de
danse; un grand mât de cocaGne garni de emq
prix.
Jardin des Tuileries. — A sept heures un
iinart, concert devant le pavillon de l'Horloge.
Barrière du Trône. — Un thétilre de panto-
mimes, quatre orchestres de danse, un grami
niàtde cocagni' garni deciiiq prix.
Feux d'arliliee. —Vers huit heures et demie
du soir, il sera lire simultanément deux feux
d'artifice : le premier sur la berge du port d'Or-
say, leseconii à la barrière du Trône.
Illuminations.— Les Champs-Elysées, la place
delà barrière du Trône et le jardin des Tuile-
ries seront illuminés dans la soirée, ainsi que
tous les éiiilices publics de la ville de Paris.
— On poursuit , comme on sait, avec la plus
grande activité, l'achèvement du palais du (|iiai
d'Orsay, pour y loger la cciir des comptes et le
eonscil-d'état.
Lesouvriersviennent de démolir deux grands
escaliers d'honneur qui étaient tellement ornés,
tellement riches qu'on en évaluait la construc-
tion à plus de 100,000 fr. Voilà ce qu'il en ré-
sulte quand on fait bùlir des édifices sans desti-
nation précise.
Aujourd liiii , les ouvriers construisent les
grands plafonds à caissons des principaux appai;-
a-mens au rez-di^chaussée, éclairés sur le quai.
— La compagnie du chemin de fer de Saint-
Germain vient d'introduire une amélioration
importante dans son service. A dater du I'" mai
les wagons non garnis seront supprimés ei le
prix des wagons garnis sera réduit de 1 fr. 20 c.
à un franc. De nouvelles ddigences ayantcliaciinc
deux coupés ont été construites ; les quatre
places de chaque coujié ne seront louées qu
jiar coupons, qui ne pourront être divisés.
— M. Alphonse Noèl, notaire, place du Louvre,
n"22, cité par les syndics de sa compagnie, de-
vant la chambre de discipline, h raison d'enga
gemens par lui contractés, a quitté son domi-
cile.
Les syndics ont immédiatement pris, dans
l'intérêt des tiers, des mesures conservatoires ;
les scellés ont été apposés aujourd'hui.
29. — Le nouveau cabinet, serait, suivant les
derniers renseignemens.composéainsi qu'il suit:
iM. Dupin, président du conseil et garde des
sceaux;
M. Thiers, ministre des affaires étrangères;
M. Dufaure, ministre de l'intérieur;
M. Passy, ministre des finances ;
il M. Maison, ministre de la guerre ;
M. Pelet (de la Lozèrej , ministre de l'instruc-
tion publique;
M. Duperré, ministre de la marine ;
M. Sauzet , ministre du commerce et des tra-
vaux publics;
M. Vivien , sous-secrétaire d'état au minis-
tère de l'intérieur.
— D'après plusieurs articles de journaux de
médecine et d'après un article médical inséré
dans le Messager, et dû à M . Fuster, l'un de noj
praticiens les'iilus distingués, la grippe et les
alîeclions catarrhalcs, soit des yeux , soit de 1 1
gorge , soit des voies aériennes, paraissent être
les affections dominantes de la saison. On con-
seille de ne point sehfiter de quitter les habita
d'hiver et de se mettre le plus possible à l'abri
des vicissitudes de l'atmosphère.
— Décidément, l'ignoble voirie de Montfau-
con ne sera pas transférée ailleurs de longtemps
encore ; ce ijui le prouve, c'est que des travaux
qu'on évalue à 83,000 fr. seront mis en adjudi-
cation à l'Hôtel-de-Ville , pour améliorer les
bassins de cet horrible loyer d'infection.
— Le prix du pain, à Paris , restera fixé à 15
siMis les 4 livres pour la première quinzaine d-
mai.
— On mande de Naples , 11 avril, qu'à de
belles et chaudes journées de printemps avait
succédé un froid sévère, et que depuis deux
jours le Vésuve était en grande partie couvert de
neige.
— Un événement singuli'ir a eu li. uhier dans
Oxford-street; le soleil a fait fondre le bitume
employé au jiavage avec nue telle rapidité qu'il
coulait en ruisseau le long de la rue.
— Jeudi 17, deux aigles pêcheurs ont été
aperçus sur Pétang de Vadencourt (Aisne). Le
l'un a été tué et l'autre pris au piège. Ce der-
nier, apporté vivant à Saint-Quentin , chez M,
Félix Dufour, (jui le destinait au Jardin-des-
Planles de Paris, avait été fortement attaché :
mais, après quelques heures de captivité , le
prisonnier parvint à s'échapper, emportant avec
lui une partie de sa chaîne brisée.
— Le ballon Great- Nassau, qui a fait mardi
dernier à trois heures de l'après-midi une ascen-
sion à Cliellanham, est descendu à sept heures
un quart surla crique île Haiziey, près de liart-
ley-Row. M. Green et ses comiiagnons de voyage
sont revenus aux jardins du \Vauxhall avec leur
ballon, par le chemin de fer de Londres à Sou-
Ihaïuiiton , en une heure et demie. La dislance à
franchir étailde ISS milles et demi. On voyage en
ballon à raison de 22 milles à l'heure, et par le
chemin de fer à raison de 52 milles et demi.
— Deux animaux fort rares ont été débarqués
ces jours-ci à Londres; ce sont deux daims
mule et femelle d'une entière blancheur. Letir
conformation est très belle. Ils ont été p.ris dans
iCj Indes. Le jardin zoologique deSurrcyuoit
enrichir de ce coupie vraiment c^rieiix.
Le Rédacteur en chef, BEKTUET.
Imp. et Fond, de Félix Locqihn et comp.
INotre-Dame-dcs-Victoires, 16.
i-ue
5 MAI 1839. c^.^^*^^^ .|v ^ ''^ "n^^T _ _
tlTTÉRiTDRE, SCIENCES, «BÂDX-iRTJ, INDOSTRIS, <?^^^-^^ ^^a^^^^iSV^ X^S^ti, ,,,, iHl JnHESÀtrX, R«TrrS, OCTRtOES IS^DITS , i'CBlICA
COKN4ISSANC13 OTILEK.ESQOISSESDE MOEURS, "^^.-SjP^^Èaiit ^"~'^ Jl ^^ÈSSrMl--.^W^^^^^^miiI^jBC^=^ TIOîCS KOUVELLIB , BIOGRAPHIES, TRIBn.MOX
ons'abosne t PARIS, 10 BDREinDD JOURNAL, rue "" ^^^^^ ^^■l\-- ÎMl^^^^^>^ïS^^!vilil/M!(<£?^iîli^^^â PRIX D ABOfliyEMENT
duHELDER,tibis,etcheztouslesLibraires ""^^^ai '"% JjL"'' '^^^^^\i^ !sm'"^/i'ÊÊ^^^ POUR PARIS ET LES DEPARTEMENS
Pour toute l'Allemagne , chez M. Alexandre , '--^^^^^S^^^^i^ j^^K. ^^^^^^-^WM^^ pokr ti-.oismois 13
Uirecteurdessalonslittéraires.àStrasbourg. '^^Br4M'^l--~^*^^^^î'*%^ \^^^>i^^^m^^S^^ fodr l'éirasger e>scs par an . ... 8
Et pour Londres et les Trois-Rovaumes, à l'Uni. "^^^^^^^ 2^ "' fe^^^^^^^^^^^P^ On ne tire a Tue que sur le» personnes qui s'a -
trmui ti(eraryCa6ine<, 64, Su James'istreeU "^^^^'■^Sâj^i»^''—^.,,^.;,^^^^^^^^^^ bonnent pour unan ou 6 mois, «enfonlla
Lesabonnemensnedatent quedesSetaOde Au reu d'ttprit quelle l«nhcmme at,aih, „ „ . "i ~". <,^.. t.»
chaque mois. /- /- v i > Une gravure de modes est jointe »u n" du 5 et
, . ^ , Lcpritd'autTui par complément, ervail. une lithographieaun<>du20de thaquemoU.
Le prix des abonnemens peut être transmis par
U poste, ou en un mandat a toucher à Paris. « compilait, compilait, compilait . PH^ des annonces, 75 c. U ligne,
LE VOLEUR,
^a}îitî ÎTfs Journaur françaiô et rtniniurô.
SOMMAIRE.
A NOS ABONNÉS— Statistique financière de
l'empire russe. — Nouvelles sur les cours
de France, an vu : la dot d'une cuanoi-
NESSE sous LE DIRECTOIRE, par le baron de
Cresi'Y-le-Prince.— Souvenirs intimes du
lemps de l'empire ; le Divorce, par Emile
Marco de Saint-Hilaire. — Juce et rour-
REAU. — La PRÉVENTION, par M ARIE-EvCARE.
— Exposition des produits de l'industrie de
1839. — Courses du Champs-de-Mars. —
Revue de cinq jours.
A ITOS ABOITITSS.
Depuis tantôt douze ans que nous existons en
dépit de toutes les concurrences, de toutes les
associations,el de toutes les rumeurs, nos lecteurs
qui nous sont restés tidèles ont pu se convaincre
par cux-mCmes de notre persistance obstinée et
convaincue, à remplir le cadre que nous nous
étions tracé. Nous voulions en effet par un soin
minutieux, et par une recherche qui n'était pas
sans travail, présenter chaque année un résumé
complet des travaux intellectuels de la France,
.^olre plan était de réunir dans une suite d'é-
chantillons bien choisis, le spécimen de l'esprit
de chaque année, alin que dans cette ardente
improvisation de chaque jour, parmi cf s jour-
naux qui dévorent les hommes et les choses
quand ils ne dévorent jias les rois et les peuples,
»ly eût au moins quelque chose qui survécût à
ce naufrage com|.lel de tant d'idées généreuses,
de tant de pages bien écrites et bien pensérs.
D'abord notre tentative a été bien reçue et di-
fincment accueillie ; les écrivains d'il y a douze
flus, ne craienaient pas plus qu'aujourd'hui ce
légitime honneur d'une production morcelée
qui ne leur ôtait rien de leur fortune tout en
leur donnant un peu plusde gloire etde renom-
mée. Ils savaient très bien dans leur justice qu'il
ne fallait pas en vouloir le moins du monde à
l'antiquaire qui ramassait des débris, au fai-
seurs de collections qui travaillait dans les
ruines, au poète qui trouvait des perles dans le
fumier d'Ennius, aujournal (lui rencontrait de
iiellespages dans des feuilles mortes depuisvingt
jours. Où était le mal en elîet que ces feuillets,
lejouet des vents, fussent retirés de l'abime, où
était le mal que ces pages oubliées déjà, fussent
remises en lumière, et comptez donc combien
nous en avons sauvé qui, sans nous, tout excellen-
tes qu'elles sont, n'auraient jamais eu l'honneur
d'une seconde édition! Aussi quand nous eûmes
commencé celte tàclie, vimes-nous accourir
tous ces jeunes écrivains avides ,de renommée
plus que d'argent, et de gloire, plus que de tout
le reste. A peine avaient-ils produit une page
qu'ils s'écriaient les mains jointes ; Volez-nous
donc cette page qui va mourir et que le temps
emporte «n ne sait où.
Depuis ce temps, notre succès a rencontré
quelques jalousies mal cachées; on s'est écrié
que nous n'avions pas le droit de ramasser dans
l'oubli de chaque jour ces fragmens épais; alors
sans disputer, et bien certains que jamais les
matériaux ne manqueraient à notre œuvre,
nous nous sommes retournés vers nos oblii;és
d'autrefois, et nous leur avons demandé ; Vou-
lez-vous ou non mourir tout entiers? voulez-
vous renoncer à cette publicilé (|Uo nous >ous
donnons? (Jue ceux qui ne veulent plus être ainsi
exhumés des catacombes de chaque jour nous le I
disent en toute sincérité , cl sans rccicl nous re-
nonçons à ramasser ces plumes légères tombées
de leur esprit. Ainsi avons-nous parlé en toute
loyauté ; mais voyez la bizarrerie humaine , de
tonte cette émeute contre nous qu'est-il arrivé?
Parmi ces écrivains ([u'on disait blessés si fort,
il y en eut quelques-uns, et des plus populaires,
qui nous eut répondu à l'instant : Restez les
maîtres de nos œuvres, prenez ce que bon vous
semblera, et grantl bien vous fasse ! A ceux-là
nous avons dit grand merci! les autres, non
moins généreux, mais moins désintéressés, nous
ont répondu : Prenez ce (|ue vous voudrez, mais
seulement acceptez le petit tarif que voici, et
grand bien nous fasse ! Alors nous autres, nous
avons accepté le petit tarif, et voilà comment
nous n'avons rien perdu; au contraire, notre
œuvre s'est consolidée : ce qui n'était jadis
qu'une tolérance est devenu un droit.
Maintenant que nous avons traversé encore
celte crise et que non^sommes prémunis plus
que jamais contre toute espèce d'envahisse-
ment, nous ne sommes pas tâchés démontrer
quelque peu que si l'envie nous en prenait nous
pourrions h notre tour laisser le fonds commun
et vivre largement sur notre propre fonds. Ce
titre h' Voleur, qu'on nous a tant reproché , et
qui n'était cependant qu'une preuve de notre
bonne foi et de notre modestie, ne nous a pas
empêchés souvent de donner a nos lecteurs des
pages originales que nos confrères nous em-
pruntaient à leur tour, mais sans dire à quelles
sources ils les avaient prises; nous avions beau
nous appeler le I Wei/r, nous n'étions pas ftchés
cepciiilaiit d'èlre qiiel<|uel"ois volés à notre tour.
El d'ailleurs, quand par grand hasard l'esprit
venait à manquer à ce qu'on appelle nos vic-
times , quaud nulle part , ni à Paris , ni en i>ro-
386 —
Tince, ni .^ l'étranger, nous ne rencontrions
assez de talent et de style iioiir remjjlir ces pages
d'élite dont se compose notre collection; eh!
Lien, dansées jours de disette, nous faisions
notre esprit ttons-mémes; cela valait mieux (pie
<le prendre des pa;;es qui ne méritaient jias lailt
d'iionneiir,et dccts tristes lacunes dans l'esprit
français où nous n'avions riert ?i glaner, nous
nous consolions en itous disant -. le Voleur cSt
comme le roi : là où il n'y a rieii) leroijnird
ses droits.
Cette fois donc, par un nouvel effort cpii, nous
l'espérons, nous sera compté, n6ns voulons bien
prouver à chacun et à tous,(|\ie si nous ne nous
élevons pas à toute la hauteiir du journal ori-
ginal, ce ne sont i>as ks élémens qui nous man-
quent, car i)arrai les jeunes plumes si vives et
si intelligentes que le public aime le plus, nous
Tenons d'en appeler une à notre aide (jui a fait
ses preuves, et qui récemment encore a produit,
en ce jouant, un des plus beaux, livres de ce
temps. A dater de ce jour, M. Jules Sandeau, qui
à toutes les qualités poéliciues du romancier ,
réunit toutes les qualités pratiques du critique,
a bien voulu se charger de la direction littéraire
de ce journal. Dans le point de vue où nous
nous sommes placés, et dégagés que nous som-
mes, Dieu merci, de toutes les haines, de tou-
tes les jalousies, de toutes les passions furibon-
des , de toutes les animosités personnelles, qui
font de la littérature de ce teraps-ci un vérita-
ble coupe gorge ; nous ne pouvions choi.>irun
homme plus intelligent de toutes choses, plus
disposé à l'indulgence.
L'auteur de Mme de Sommerville de Mn-
riaiia et de tant de belles pages remplies des
])lus nobles sentimens, l'éloquent défenseur des
saintes lois de la famille, est un de ces fares es-
prits qui ait évité avec un rare bonheur tous les
écueils du monde littéraire. Son seccet a été
bien simple, il n'a appartenu à aucune coterie,
iln'a juré par auc\m maître, il n'a adopté au-
cune méthode exclusive, il aurait eu honte de
briser les vieux autels pour y installer les dieux
nouveaux, comme aussi il n'aurait consenti à
aucun prix à écraser les nouveaux venus sous
les poids des gloires consacrées. Ainsi celte
haute probité littéraire nous est désormais un
sur garant que celte fois encore la balance sera
tenue égale entre toutes les opinions diverses
qui se partagent le champ <lcs idées. L'arrivée de
M. Jules Sandeau dans un journal comme le
nôtre sera pour nos lecteurs aussi bien que pour
nous un gage assuré de tact, de goût, de jus-
tice et d'avenir. J.
STAÎISÎI9UE FÎMNCIÉEË
niî
TEMPiRE RUSSE.
La Russie, pendant ses guerres avec les Perses,
les Turcs et les Polonais, ne [louvait pas faire
face <à ses déiienses au moyen de ses revenus.
Elle dut avoir recours à des emprunts et à lé-
mission de papier-monnaie. Cette mesure avait
déjà été adoptée |)ar Catherine II et les empe-
reurs Paul et Alexandre, dansdes momens diffi-
ciles. Le rouble de papier-monnaie (léchit, à
2.Î 0/0, c'est- à-dire un qtiart de sa valeur nomi-
nale.
, Les recettes de 1S31 et 1S33 sont rapportées
lie la manière suivante :
\° Rei-cniis de l'clal : A. La capitation (Hof-
geld) 23,I2.5,<!00 ihalers; B. La contribution sur
les capitaux, .5,310,000 thalers; C. les droits
d'entrée, 26,13G,000 thalers.
•i' Revenus de la couronne : A. Contribu-
tions foncières des biens de la couronne ,
0,937,500 thalers ; IJ. le monopole de Peau-de-
vie, 35,733,333 ilialers ; C. différons autres re-
venus , 2,559,(75 thalers; D. les postes,
1, 341,607 thalers; E. les bois et les pèches de
la couronne, 1,002,083 thalers ; F. les fabriques,
idem, 1,079, 107 thalers; (i. les mines, 4, ô2.'), 000
thalers; 11. d'autres recettes, 1,0*9,170 thalers,
ô" Recettes dans le royaume de Pologne,
dont les finances sont a part : 13,003, 170 thalers.
— Total, 102,202,508 thalers.
L'empereur jouit, en outre, pour sa caisse
privée, de dilFérens revenus (jui peuvent être
portés de 1,000,0000 à 1,000,00 thalers. 11 existe
au |)rolit des princes apanages, unecaisse parti-
culière qui tire ses fonds des domaines de la
liste civile, llss'élèvent à unesomme de 1,387,500
thalers environ.
Les dépenses sont ainsi partagées : 1° La mai-
son de l'empereur, 5,000,000 th. 2" le ministère
de l'extérieur, 2,000,000; 3° le ministère de
l'intérieur, 33,000,000 ; 4"le ministère des cultes
et de l'instruction (jublique, 5,000,000; 5 "l'ar-
mée de terre, 40,0u0,000 ; C° la marine,
13,000,001); 7° l'administration des liuances et
intérêts de la dette publique, 20,000,000;
8" autres dépenses, 3,000,000 ; 9- l'administra-
tion de la Pologne , 12,090,508. — Total ,
122,090,718 thalers.
Les recettes et les dépenses sont peu considé-
rables comparativement à la population. Cela
s'explique par les médiocres appointeraens que
touchent les fonctionnaires, par l'abondance des
vivres qui se vendent à très bas prix, et jiar les
services des paysans, (|ui ne figurent pas dans
lebudget. Ainsi, 1 70,000 voituriers(7/e;rt/.se/i!7i-*)
fournissent les chevaux de la poste au lieu de
payer des conlributious pour les terres de la
couronne.
D'après les rapports officiels du ministre des
finances, la dette de l'état s'élevait, le 1''' janvier
1834, à 400,472,055 thalers de Prusse.
La dette publique de la Prusse s'élève au tiers
de cette somme; mais celle de l'Autriche la sur-
- pase de plus Ue lOO millions ; celle de Ja France
est presque trois fois aussi forte, et celle de
l'Angleterre plus de dix fois.
A" Richesse nation aie.— VagVKuMnrGesllo'm
d'atteindre au degré de perfection des autres
pays de l'Europe. La cause est le peu de propor-
tion qui existe entre la jiopulation et l'immense
étendue des états russes. Dans la Russie europé-
enne, on comiite 009 habitans sur un mille carré;
dans la îiussie asiatique, seulement 3S, et dans
ses possessions en AniériqUe, pas plus de 2 ou 3.
L'étendue de la Russie européenne est de
1,752 millions d'acres de Prusse, ainsi divisée:
C7G millions acres de forêts : 245 millions acres
de prairies; 240,5 millions acres de terres cul-
tivées; 171 millions acres de terres incultes.
C'est à peine si la septième partie des terres est
cultivée; la moitié ne produit rien. 11 reste évi-
dent qu'il serait difficile à un ennemi de se sou-
tenir dans un pays aussi inculte que la Russie.
Le produit des bléss'éleva en 1 802 à 494,900,000
boisseaux de Berlin; de 1810 à 1820, à
1,050,000,000. 11 en résulte que dans l'espace de
vingt ans environ, la quantité des blés a doublé ;
mais, en proportion de laeeroissement de la
population, elle n'a augmenté que de moitié :
en 1802, on comptait dix boisseaux par tête; en
1820, (juinze.
En 1802, l'exportation de grains montait à G
millions de boisseaux; de 1816 à 1820 (terme
moyen), S millions ; en 1830, 14 millions; en
1833, 13 millions. La valeur des blés exportés
s'éleva, en 1831, à 20 millions de thalers; en
1832, à 15 millions.
Après le blé, la culture du chanvre et du lin
est de la plus haute importance. Leur produit
non seulement suffit aux besoins de l'intérieur,
mais encore on en exporte pour 24 millions de
thalers par an.
On cultive la vigne dans la Crimée, en Bessa-
rabie et dans les provinces du Sud. Le produit
en est estimé, à 5,000,000 mesures de Berlin. Le
tabac donne 105,000 (juintaux par an. Quant
aux pommes de terre, on ne s'en occupe que
depuis peu d'années. Les cotes de la mer JNoire
fournissent du mais et du millet.
B. Dans les provinces du sud-est, habitées
par les tribus nomades, on s'occupe d'élever et
nourrir des bestiaux, principale fortune du
pays. Les habitans du Caucase, qui mangent le
cheval, élèventcetanimal comme dans l'Ukraine,
en Lilhuanie et en Pologne. Dans l'Ukraine et en
Podolie, on entretient le gros bétail. L'entretien
des brebis s'étend à toutes les provinces, et on
|)orte le nombre des moutons à soixante millions.
Parmi les tribus de la Sibérie, le renne remplace
le cheval et les bêtes à corne. On trouve le cha-
meau dans le sud, des chèvres chez les nomades,
des unes en fauride et en Pologne.
On exjiortedes soies de cochon, des peaux,
du suif pour la valeur de 10 à 15 millions de
thalers par an.
C. L'abondance des bois est très considérable,
plus d'un tiers du pays étant couvert de forêts.
La couronne seule en possède environ 500 mil-
lions d'arpens. L'exportation des bois de cons-
truction est estimée de 2 à 3 millions de thalers
de valeur.
D. On exporte des peaux russes pour une
somme de deux millions par an.
E. Le produit de Ja pCchc est considérable;
— 387 —
mais il ne scrl presque que pour la ronsomma-
lion imérieuie. Il est exporté 5,250,000 livrcsde
caviar, et 175,000 livres d'huile île baleine. Le
montant de cette exportation s'élève à 1,200,000
llialers par an.
Les produits des mines augmentent d'une
manière prodigieusedepuis (jnelqucs années.
11 a été produit de l'or ; en 1822, 74 punds; en
1825, 237 punds ; en 1829, 288 ; en 1830, 355 ;
en 1832, 304; en 1833, S'il. Le produit annuel
s'élève à 350 punds, ou 12,250 livres, ce ([ui
équivaut à cinq millions de tlialers. Sur celte
quantité, la couronne relire 3/7 et des particu-
liers J/7.
Le Brésil seul possède de plus grandes richesses
en or. Le produit du platine est ordinairement
de 100 punds, ou de 3,850 livres par an ; et for-
me une valeur de 400,000 tlialers.
On produit de l'argent dans la quantité de
1,200,000 thalers.
La quantité de cuivre est de 2C0 à 270,000
punds, ou 85,000 (juint. par an, ce qui rapporte
une somme de 2 millions et demi ; les mines
apiiartiennent presque exclusivement à la
couronne. Onexporte à l'étranger pour 1 million
de Ihalers. Le produit des fers surpasse lous les
autres; il s'élève à 3 millions de quintaux et
présente la valeur de 12 millions de tlialers.
L'cx[)ortation annuelle est évaluée à 3 millions.
On trouve aussi des diamans dans l'Ural ;
Alexandre de Humholdt, lors de son voyage en
1829,y a fait celle importante découverte.
G. Le produit du sel est de 30 millions punds,
ou de 10 millions et demi de quintaux jiar an.
Cette (|uantité suffirait pour laconsommation de
tout l'empire, si les frais de transport n'étaient
pas si considérables. Les salines étant situées
dans des provinces très éloignées, on introduit
pour un million et demi de sel. Le produit lotal
des mines et des sels est estimé à 4 2,000,000
llialers par an, et le nombre des ouvriers;!
375,000 individus.
NOUVELLES SUR LES COURS DE FRAKŒ.
(AN VII.)
LA DOT D'UNE CHANOIIMESSE
SOUS LE DinECTOIRE.
Quand, prenant pilié de nos maux, le ciel en-
voya son prédestiné, nouveau Messie , revenu
d'Orient, il nous apparut, s'appuyant d'une
main sur cette longue épéc encore tout éinécliée
par le cimeterre de l'inlidèle ; et de l'autre, sur
celte croix dont la vue releva les autels de nos
temples, c'est alors il dilaux mauvais rois que la
république s'était 'donnés après qu'elle cul fait
périr le meilleur des l'rinces :
« Qu'avez-vous fnil de celte Irance (]ue j'ai
» quil lée si brillante ? ,1c vous ai laissé la paix,
»je retrouve la guerre; je vous ai laissé des
» victoires, Je retrouve des revers; je vous ai
« laissé les trésors de l'Italie, j'ai rétabli la jus-
» lice, et je retrouve partout la misère et des
>) lois spoliatrices (i), «
(1) Allocution Uu gOuCral liuuapanv au Directoire, ,
Croira-t-on que deux millions suffirent pour
renverser le gouvernement directorial;' Ce furent
les Iraitans ((u'il avait enriciiis qui les prêtèrent.
Excepté Carnol, dont l'intégrité et la fermeté
étaient passées en jiroverbe, /« ryi'Barr-av domi-
nait les autres roitelets; ses moindres volontés
avaient force de lois; il avait l'art de se faire
craindre et celui de se faire aimer ; une résolu-
tion de fer, une grande activité d'esprit, du
courage, lui tenaient lieudes (|ualitésqu'iln'avail
pas. .Jamais Prince n'eut plus de faste, jamais
Tyran ne fut plus absolu ; aides- de-camp biil-
lans et sans nombre, valets poudrés à blanc,
meutes, chevaux, hôtels, argent, châteaux,
table ouverte, il se faisait tout donner; le peu-
ple, scandalisé, se disait, lonl hébété : Comment,
l'oilà noire ouvrage PiMais l'indignation devint
générale quand on commit la profanation sui-
vante dans la chapelle de Marie de Médicis :
IJarras y fait (lageller le journaliste l'oncelin,
pour s'être seulement égayé sur ses intrigues
amoureuses. Les feuilles publi()ues, les collo-
ques des rues, les conversations des salons, re-
tentissaient de cet acte de barbarie ; cela n'em-
liéclia pas que, le lendemain de cejourde haute
justice, il y eut un thé chez l'anl; c'est ainsi que
ses favorites rappelaient.
Une d'elles, cl la plus séduisante de toutes,
aimait à se promener à la nuit tombante dans le
jardin du i>uxembourg; elle était accompagnée
de M. de liagneus; ils s'entretenaient à l'écart sur
les fâcheux effets que produisait la brutalité du
nouveau sire, quand ils entendent non loin du
banc où ilsétaicnlassisla conversation suivante ;
— .le ne suis que la femme d'un pauvre apo-
thicaire, mais j'aimerais mieux cent fois mourir
de faim que de préparermoi-même les moindres
drogues qui puissent soulager les misérables
([ui reposent dans ce palais, et je ne comprends
pas, ma chère, comment vous pouvez essayer
des gants à des mains teintes de sang, ou compo-
ser des parfums pour des cheveux qui suent le
crime.
— Que Toulez-vous, ma voisine, on n'y re-
garde pas de si jirès dans le coraïuerce -.il vaut
mieux vendre au vice (|ui paie qu'à la vertu qui
ne paie pas ; et si j'avais beaucoup de pratiques
comme ces jeunes tilles d'émigrés qui viennenl
prendre des leçons chez mademoiselle Eugénie,
il faudrait fermer bouti(|iie ; en vérité, je ne
sais pascommeni elle peut vivre avec de pareilles
écolières.
— Heureusement, il en est d'autres qui la dô-
dommagentun peu des mauvaises à qui elle
n'enseigne ([ue par charité; itiais il est dur, ce
pendant, d'en ètio réduite là (piandona un oncle
(pii (lisposedes trésors do la république. Il ne
veut pas reconnaître sa nièce parce qifelle n'a
pas été légitimée, au lit de mort, par son père,
le chevalier de Barras. Mon cousin, clerc chez
M. Hua, m'a raconté cette histoire. La pauvre
Eugénie a été recommandée â ce digne homme
par une parente qui a déposé â l'élude une mo-
dique somme, à peine sullisanle pour ses be-
soins ; mais Eugénie a un noble orgueil, elle
ne veut rien accepter de personne tant qu'elle
peut travailler et prier; car voilà toute .sa vie, à
celte chère enfant; ce ne sera jamais moi qui
la tracasserai pour le loyer de la petite chambie
que je lui sous-loiic.
Les commères qui causaient ensemble étaient
la femme de l'ancien apothicaire du Luxem-
bourg et la parfumeuse du Directoire. La dame
qui les écoutait était madame Tallien; toute
jeune, elle avait été aussi presque abandonnée
jiar ses parents, ce ijui l'intéressa encore plus à
la |)auvre Eugénie : elle suit les deux voisines,
et ajirès s'être assurée de sa demeure, elle met
facilement M. de Bagneux dans ses intérêts. Elle
se rend le lendemain matin chez le notaire, et
lui dit :
— Je veux rendre l'existence à mademoi.'elle
Eugénie, la rétablir dans son nom,ses droits, sa
fortune ; vous qui passez pour un homme de
bien et qui vous intéressez à elle, vous me se-
conderez, n'est-ce pas ? M. de Bagneux nous
aidera aussi, il peut beaucoup sur l'esprit du
Directeur, ils habitent le même aiqiarlement •
rien n'a jamais pu refroidir leur am'itié, quoique
leurs goiils, leurs caractères et leurs opinions
soient diamétralement opposés. Le trait .suivant
vous le fera connaître et vous donnera confiance
en lui : quand des fournisseurs se présentent
arec des offres, pour obtenir .sa protection
auprès de son puissant ami, voilà comme il
reçoit :
— Donnez-Tous la peine de tous asseoir ,
Messieurs, leur dit-il d'une voix douce, afin que
vous soyez plus à votre aise potir m'ente .idre
vous adresser ces paroles : « Vdili êtes de»
gueux, des fripons, des misérables, des hom-
mes à pendre, et sans te respect que j ai pour
un lieu que les rois ont liahité, je rous casse-
rais ma canne sur le dos. » Puis il prend son
solitaire, sa montre et sa bourse qui sont sur sa
cheminée , il quitte l'appartement , et donne
l'ordre à son valet de chambre d'en ouvri- les
fenêtres pour chasser ce qu'il appelle le mou-
rais air.
— Je m'entendrai à ravir .ircc un tel homme,
dit le notaire. Son originalité me plaît fort, il me
parait digne de concourir à la bonne opuvr< que
vous méditez. Ce que le hasard tous a appris sur
le compte de mademoiselle Eugénie est .xiict.
Elle n'est connue que sous ce nom. Je vou- in-
vite, .Madame, à vous présenter à Pimprovisle
chez elle, vous la jugerez par vous-même. Tout
ce que je puis dire, c'est qu'elle vaut mieux que
les éloges que jeu pourrais faire. La passion
du jeu a conduit son malheureux jtère à se
tuer.
Mailame Tallien se rend chez Eugénie: elle
la trouve traduisant un chant de la Jérusalem
délivrée; un soin exquis se faisait remarquersur
SI per.>;onne . ainsi qu'un rangement plein de
goiU dans l'humble mansarde : une staluelte de
la Vierge et quelques fleurs dans des Tases du
Japon étaient les seuls ornemens de la ch, mi-
née; une miniature charmante de sa mère était
accrochée à une glace, et avait pour pcr.Jant
celle du chevalier de Barras. On apcrcev.iii une
huit ition de Jésus-Christ ouverte sur un (pié-
ridon.
Madame Tallien annonce à Euflénie le but de
sa visite. Elle ne pou\ail se lasser de la regarder,
tant elle lui paraissait intéressante; la jeune fille
lui dit avec un charme ravissant :
.. Je suis sensible à votre bienveillance. M.i-
» dame, je vois que ce nest pas en vain .,u"on
j .. TOUS nomme yolre Dame de bon tecottrt. La
— 388 —
« Iielle main qui suspendit si souvent le fatal
). rouleau doit se tendre aussi à l'orpiieline;
11 pciiiiettez-moi de la baiser, celte main, avant
)i (juc je réponde à vos (|ueslions. »
— .Mademoiselle, je désire seulement savoir si
vous n'auriez pas de répugnance h cunn;iitre
voire oncle Bai ras?
— Kon, Madame, quoiciu'on lui ait trouvé un
caillou au lieu d'un cdiir (|uand on lui a parlé
de moi : il ne m'a jamais voulu voir. Que Dieu
lui lasse paix pendant et après cette vie; je pré-
fère mon humble réduit au palais ijuil habite,
et je prie pour qu'il y dorme d'un sommeil aussi
tranquille que le mien.
Charmante enfant! répond madame Tal-
lien, vous êtes née pour faire le bonheur d'un
honnête homme et le ciiarme de la société.
Ah! si vous vous intéressez h mon sort, Ma-
dame, laissez-moi dans mon obscurité. Je renonce
à jamais à un établissement,le seul être que j'au-
rais aimé n'est plus : il est loiiibé à Quiberon....
et c'est dans la retraite, à rétranîjer, «lue je veux
mourir, dès que j'aurai amassé ma dot de reli-
gieuse. Croyez que, malgré mes dix-neuf ans,
mes idées sont très arrêtées.
Madame Tallien , femme de plaisir, autant
qu'elle était humaine et charitable , avait peine
à croire à une telle résolution; mais l'accent
persuasif d'Eugénie la convainquit assez pour
qu'elle lui proposât de la faire entrer dans un
chapitre de chanoinesses d'Allemagne, avec l'ap-
pui du baron de ■**, agent secret de Bavière, son
ami. Cette proposition fut accueillie d'aliord
avec transport par Eugénie; mais aussitôt aiu-ès
elle lui dit avec une vois, mêlée de larmes ; —
Mais il me manque un nom !
_ Vous aurez celui que vous devez porter,
c'est Thérésia de Cabarus (1) qui vous le fait es-
pérer, et c'est madame Tallien(â),qui peut tout,
qui vous en donne l'assurance. Je vous présen-
terai à plusieurs personnes que je mettrai dans
vos intérêts; tenez-vous prête le jour que je
vous indiciuerai; je vous enverrai ma voilure;
une femme de chambre de conliauce vous ac-
compagnera.
Madame Tallien, émerveillée d'Eugénie, était
tout occupée d'elle, quand Barras la fait prier
de venir faire les honneurs d'un grand dincr
qu'il devait donnera Murât eu reconnaissance
du million en or qu'il lui apportait de la part
du .'énéral Bonaparte. Elle lui répond ;
1 Impossible, mon ami, d'aller faire lai-
riable pendant tout un diner à vos ennuyeuses
femmes de fournisseurs, et à vos longues mous-
taches nouvellement arrivées d'Ilalie, qui enraie-
raient la plus jolie créature du monde que le
ciel vient de m'envoyer; il faut ((ue je m'en oc-
cupe et que je la surveille, car si malheureuse-
ment vous laviez vue une ^culc fois, vous êtes
homme à me la faire enlever, bien que cette
charmante enfant soit ma nièce; mais jr veux la
marier avant de vous la taire connailie ; son
,,1 étendu est tout trouvé : qu'il vous suffise de
s .voir .piil ne peut avoir de rivaux, tant il est
au-dessus des autres hommes, devinez celui-là :
si vous pouvez ; ce n'est pas facile i>ar le;temps
^ui court^ Votre amie, TuKiŒSiA.
(11 PJom de familli' de raadami; Tallien. Son pire
vail é(é premier miuislre tl favori du roi il'Espugne.
" (j) Morte princesse de Cliimu).
Barras, M'une imagination très mobile et très
inflammable , était intrigué par ce billet : il se
<lispose .'i recevoir Mural en garçon, mais avec
loiites les cérémonies qui élaienl du goût de
tous deux; on se rend à (Jrosbois. Les plus
jolies femmes de l'Opéra sont invitées. Ces
déesses et ces reines qui n'avaient ni nuages ni
voitures ]>our s'y rendre, trouvent à leurs jjortes
les carrosses du directoire; elles se font accom-
pagner du chélif La Béveillière-Lépeaiix (ju'elies
appelaient Saint-Père, par aliu.sion à la secte
des théophilanthropes. Le poète Lebrun, le doc-
teur Forlens qui lui avait rendu la vue, et l'avait
fait recouvrer h une femme que Barras ado-
rait; Garât, le ehanleur, et laimahle Deuon
élaienl les autres chevaliers (I). IMurat et .liinot
étaient les rois de cette orgie qui commença par
une chasse où ces dames voulurent absolument
monter en croupe avec les chasseurs. De retour
au cliMeau , il y eut un diner magnilique. Le
champaj;ne était à sa troisième promenade au-
tour de la table, il éclaircissait les yeux de ces
daines, 'qui brillaient i)resque autant que les
diainans que Barras avait à chaque main. Les
autres convives portaient aussi des camées de
prix, le (oui fut mis en loterie au profit de ces
dames.
Le lendemain au déjeuner, les rires étaient à
leur comble , quand Barras reçoit de son secré-
taire intime la lettre suivante :
« Citoyen directeur,
» Il y a de la fermentation depuis votre départ.
)' On a eu l'insolence de suspendre cette nuit,
1) sur la i)orte du directoire, un rébus avec son
11 explication. C'est une lancette, une laitue et
11 un rut (l'an vu les tuera); arrivez de suite ou
11 donnez vos ordres.
11 Salut etifraternité, Botot.»
Barras arrive furieux, et après avoir eu une
cxjdication avec Carnot, qui ne voulait pas de
mesures illégales, il lui dit avec colère : — Vous
entravez tout, vous ne cessez de faire le Romain :
rien n'est possible avec vous; vous êtes respon-
sable des malheurs qui peuvent arriver. // n'y a
pas un ])0U de votre tête qui n'ait le droit de
vous cracher au visage (2).
— Vous êtes un insensé, vous me faites pitié,
lui dit Carnot en quittant la place.
Barras éprouvait souvent un grand dégoût des
alfaires et|du pouvoir, et voulait se retirer du
inonde en faisant le bonheur et la forlune d'une
femme qu'il pût aimer; sa dernière orgie lui
répugnait, et c'est dans cette disposition qu'il
écrivit le billet suivant à madame Tallien (3) :
)i Je serais heureux de tenir à vous i«ar un
11 lien de famille, ma belle amie; je vous de-
11 mande très sérieusement la main de votre
11 nièce. Si mes quarante ans ne l'elfraienl pas,
11 je tâcherai de dépasser en générosité et en
11 amour cet époux fantasti(|ue (jue vous lui ré-
11 servez. Donnez-moi la préférence sur lui et
11 profitons de ee que Tallien est absent pour
(1) Celle partie a été racontée plusieurs fois par
MM. Denon et l'orlens dans le salon de madame Le-
liiun ; elle a regrctlé de n'en avoir pa» parlé dan» ses
Sunvenii'^,
(2) Biai/raphif (le Michaud.
(3) Il faisait partie des autographes appartenante la
l)aroune de Girard, à qui madame de Caraman (jadis
madame Tallien) l'avait donné.
» commencer à traiter cette affaire; je vous de
» mande pour demain y<o/iK/« (1), une tasse de
» thé; vous réunirez nos meilleurs amis afin de
» faire diversion à celle i)ieniière entrevue.
)) Votre dévoué , Paul.»
Tout était disjiosé jiour que l'enlrevue pro-
duisit son e.'fel. Eugénie s'abandonna avec con-
fiance quand sa bienfaitrice lui dit de passer
seulement pendant (juebiues heures pour sa
nièce sous le nom de Francisca , elle s'ac(|uitta
fort bien de son rôle; sa loilelle déjeune fille la
rendait encore plus remarquable au milieu de ;
ces femmes ébV.antes, qui étaient mesdames '
Hingueilot, de Courvoisin, de Chàteaurenaud,
Bonaparte et de Croiseuil. Elles eussent été dans
tous les temps des modèles d'esprit, de grâce,
de talent et de belles manièies; mais toutes
réunies n'avaient pas le charme d'Eugénie; ses
cheveux îi l'enfant, ornés d'une couronne de
roses, sa tunique de vierge, nouée à la grec(|ue,
en faisaient une de ces jolies vestales (pi'on voit
sur les bas-reliefs antiques. Ces dames la com-
blèrent de caressesetla mirent si bien à son aise,
qu'elle ne perdit rien de ses avantages.
Madame Tallien ne voulut pas f.iire annoncer,
afin qu'Eugénie ne fùtpas troublés en entendant
le nom defiarras. Pour occuper son monde, elle
avait fait placer dans une pièce de son apparte-
ment le magnifique tableau de la Femme liy-
dropique , que le jeune adjudant-général Clau-
sel (2) venait de donner en toute propriété au
Musée national , et que Barras avait gardé quel-
ques jours au Luxembourg avant que de l'en-
voyer au Louvre. Les intimesen hommes étaient,
ce jour-là : Lavalette , aide-camp du général
Bonaparte, alors en mission; Murât, que ces
daines apiielaicnt leur Achille, à cause de sa
brillante valeur, le poète Legouvé et le vertueux
Maeé de Bagneux, cette providence des émigrés.
Il ne passait pas un jour sans en faire rayer un
de la liste et sans lui faire rendre bois ou châ-
teau.
Barras arriva un peu tard; Eugénie fut la
première personne qu'il vit en entrant. On sait
ce que c'est qu'un premier regard de part et
d'autre. Barras aussi fut trouvé très bien par
elle; il n'avait pas l'air d'avoir plus de trente
ans , sa mise était des plus soignées, il parfumait
le salon de sa chevelure.
Après avoir fait sa tournée de sultan et son
complimenl à madame Tallien sur sa charmante
nièce , il en demande !e nom.
— l'raueisca de Cabarus, dit-elle; ne l'embar-
rassez pas trop, je vous prie, en la regardant si
fixement.
11 s'approche d'elle, et la conversation s'en-
gage :
— Votre joli accent me rappelle la Provence,
Mademoiselle ?
— Cela se peut. Monsieur, c'est une gouver-
nante de ce pays qui m'a enseigné le français;
mais elle a élé si souvent injuste à mon égard,
(1) Neuvième jour de la décade qui avait remplacé la
semaine sous la république.
(2) Maintenant roaréclial de France. Le roi de Sar-
daigne lui en lit le cadeau en mémoire des procédés et
des hautes convenances que ce jeune oflicier sut meUrc
à remplir la mission la plus délicate dont on puisse
être chargé auprès d'une tête couronuée (de protéger
sa fuite).
— 389 —
que j'ai pris en haine les personnes de celte pro-
vince.
— Il ne faiil pas de j-révenlion; j'en connais
(|iii, s'ils vous voyaient, seraient à vos pieiis et
feraient iks vœux pour votre bonlicur.
— Est-ce que vous croyez au bonheur, ici has,
Monsieur?
— l'as autant qu'au plaisir, Mademoiselle;
mais il pourrait exister avec une femme comme
vous. A peine entrez-vous dans le monde , qu'il
sendde vous désenchanter , malgré les avantages
que vous avez pour y être heureuse.
— Quoi(|ue jeune, c'est déjà le connaître.
Monsieur, que d'en être dégoûté. J'ai vécu cent
ans, depuis quelques années, par tout ce «lue
j'ai entendu dire , et par tout ce que mon pays a
souffert.
— Oh! oui la pauvre Espagne a bien souffert...
La conversation en était là lorsqu'on annoii(;a à
dessein M. Hua; il portait le petit collet de no-
taire et avait un rouleau de papier sous le bras.
— S'agit-il, dit liarras très intrigué, d'un
contrat ou d'une dot, que M. le notaire arrive
en grande tenue et avec arme et bagage?
— Précisément, répondit madame Tailien.
Puis, Tentrainant au fond d'un boudoir : — .le
devine à voti'e émotion l'effet ijue produit sur
vous Fra/icisca de Cabarus. Je pense que si
vous la trouvez assez bien pour en faire votre
femme, vous ne pourriez renier une nièce qui
lui ressemblerait. C'est donc mademoiselle Eu-
énie, fille de votre malheureux frèie, que je
vais vous présenter ; elle est un modèle de vertu
et d'esprit; l'époux (ju'elle vent servir, c'est
Dieu. Nous nous sommes réunis ici pour lui
faire sa dot de chanoinesse de Bavière. Le baron
la prend sous son patronage ; mais avec votre
puissance, vous achèverez l'œuvre. Voil?i la
bonne action que je vous ai fait annoncer i)ar le
billet mystérieux.
Barras ne pouvait revenir de cette petite in-
trigue si bien conduite, il retrouve les sentimcns
de la nature ; et , rentrant dans le salon , il dii à
haute voix ; — Je reconnais mademoiselle Eu-
génie pour ma nièce et lui permets de porter
dorénavant mon nom ; prenez acte de cette dé-
claration, M. Hua, et faites-la signera nos amis.
Aussitôt après, il détache de son jabot un su-
I)erbe diamant qui avait appartenu à Callierinc
de IMédicis, et le dépose dans une coupe en di-
sant : Voilà pour la dot. Chacune de ces dames
y porte aussi un ornement de sa parure. Ma-
dame de Courvoisin, un beau camée anticjue
représentant l'enlèvement d'Hélène ; madame
Bonaparte, un collier (pi'avait porté Lucrèce
Borgia ; madame llinguerlot, une pierre gravée,
représentant l'Amour et l'.syché; madame Tai-
lien, une montre entourée de perles avec le
chiffre du régent endiamans; madame de Chà-
leaurenaud, un très beau flacon émaillé avec le
portrait de madame de Pompadour, que
Louis XV avait fait faire et qu'il ne (piiltait pas.
Eugénie, un peu revenue de son étonnement,
embrasse son oncle avec effusion. Il lui exprima
le regret qu'il avait de la voir ((uilter la I ranre,
•[Uand il entend le baron de "** dire à mi-v<ii\ à
madame Tailien : .l/(/i,v celle charmanle pcr-
ianne est-elle d\isse: bonne maison pour
entrer dans un de nos chapitres d'Allema-
gne? \\ entre en fureur et apostrophant ainsi
l'étranger :
— De quelle maison étes-vous donc , vous-
même, monsieur, pour ne pas connaître la
mienne '.' Apprenez qu'elle est une des plus an-
ciennes de France. Nos archives sont rem[)lies
de inarqucs d'honneur accordées par nos rois.
Il n'est |)as un gentilhomme et un ])àtre de la
Provence qui ne disent que lex Barras .sont
aussi anciens que ses rochers, il n'y a qu'un
parvenu qui ne sache pas cela.
Le baron lui répond avec ironie qu'il n'est
plus de gentilshommes en France depuis 'J3 ; et
que ceux qui veulent être à la fois et bonnet et
talons rouges sont souverainement ridicules...
L'Allemand se retira et laissa Barras comme in-
terdit par cette réponse. Constant, son valet de
chambre, entre au même moment pour le pré-
venirqu'unmessagerd'état l'attendait auLuxem-
bourg , et il partit.
— Mademoiselle de Barras n'en sera pas moins
chanoinesse, dit M. de Bagneux ; mais d'après la
réflexion pleine de goût qu'elle vient de faire :
t|ue tous ces bijoux sont peut-être d'une origine
un peu profane pour composer une dot sacrée ,
je lui répondrai que je possède encore dix louis
qui me viennent de la personne du monde la
])lus vertueuse : c'est le reste d'une somme assez
considérable qu'elle m'a envoyée pour soulager
de nobles misères; je mêle cet argent aux
dons que voici , et je pense que mademoiselle
de Barras les trouvera assez puritics, quand elle
saura que cet or est le denier de l'orpheline du
Temple...
— Que le ciel nous la ramène un jour , s'cérie
avec ame cette intéressante fille.
Elle mourut quelques mois après d'une|alfec-
tion de poitrine et dans les sentiraens de piété
les plus édifians, disait encore tout ému l'abbé
Cirardin, qui racontait devant moi cette anec-
dote chez la comtesse de Viry, ancienne dame
d'honneur de la reine Hortense.
Baron de Crksi'v-le-Princi;.
France et Europe.
SOUVENlRSliNTlMESDUTEMPS DE L'EMPIRE
Napoléon était convaincu .qu'un héritier de
son sang était nécessaire à l'avenir de la France,
et l'impératrice Joséphine n'ayant pu lui donner
cri enfant ([u'il désirait si vivement, l'empereur
dut songer au divorce; mais ce ne fut qu'avec
les plus grands ménagemens qu'il tacha de dé-
I cider sa femme à ce douloureux sacrifice; il en
appela à la raison de Joséphine, qui se soumit
avec courage. Quoiqu'une telle séj)aration bri-
sât son cœur , elle sut trouver imc sorte de con-
solation dans l'idée (pie son dévoùment consoli-
dait la puissance de l'homme qu'elle chérissait
plus (pic tout au monde. Elle lit plus encore :
lorsiiuc i)lus tard elle apprit la naissance du
roi de Uonu', elle oublia toutes ses souffrances
p<iur ne songer qu'au bonheur de ^apoléon.
Mais aussi, il faut dire ([ue de son eôié, l'cm'pe-
rcur conserva pour elle la plus tendre amitié, et
qu'il la combla d'égards et de bienfaits.
11 n'y a a>!cun doute sur ce fait, qu'avant 1809
Napoléon s'était déjà déterminé à rompre un
mariage contracté pourtant par des motifs d'af-
fectif ,- et de reconnaissance. Plus d'une fois il
avail pensé à faire cette communication à sa
femme sans jamais oser lui en jiarler. Il crai-
gnait pour elle, et peut-être pour lui, le déses-
poir de Joséphine, dont les larmes trouvaient
toujours le chemin de son cœur. Ce fut Fouché
qui, le premier, eut la hardiesse de toucher ou-
vertement cette eordedélicate.Depuislongtemps
il avait été assez clairvoyant pour deviner celui
de tous ses projets que l'empereur cachait peut-
être avecle plus de soin : jugeant que le moment
était venu, il profila de l'absence de Napoléon,
qui était alors à Schœ-nbrunn, pour aller, sans
mission officielle, conseiller h l'impératrice de
dissoudre son mariage. Cette habile démarche ne
causa pas moins de chagrin à Joséphine que de
colère à l'empereur; et s'il ne retira pas sur le
champ à Fouché son portefeuille, qu'il devait du
reste lui redemander un peu plus tard, ce ne fut
pas, comme on l'a prétendu, à la sollicitation de
sa femme, mais bien parce que lui-même avait
secrètement résolu d'accomplir ce grand acte
liolilique.
La veille du jour où Fouché fit cetteouverture
à Joséphine, celle-ci avaitécrit à sa fille Hortense,
qui était alors à Paris avec l'ainé de ses enfans,
de venir la voir à St-Cloud. En y arrivant la
reine de Hollande rencontra dans la cour dupa-
lais la iirophétesse Lenormand, dont sa mère
jiayail les avis mystérieux un prix exorbitant.
L'impératrice passait quelquefois des journées
entières à se faire tirer les cartes et à chercher à
deviner l'avenir dans un marc de café ou dans
des blancs d'œufs. Il parait que les prédictions
avaient été sinistres ce jour-là, car Joséphine
était profondément triste. .\.près une heure d'en-
tretien la reine se disposait à retourner à Paris,
lorsque sa mère lui dit d'un ton de reproche :
« Tu pars déjà, Hortense ?
—Ma chère maman, la santé de mon fîlsm'io-
quiète; je reviendrai demain.
—Tous mes amis s'éloignent de moi, reprit-elle
cvec mélancolie, mes enfans eux-mêmes m'a-
bandonnent au moment où ma mort semble pro-
chaine...
— .\h! quelle idée!.... chassez-la, elle vous
ferait mal. Est-ce que par hasard votre sorcière
vousaurait fait une semblable prédiction?
Elle reposerait, comme toutes les autre.», surdei
mensonges ou des niaiseries.
— Je sais ce que je dis, ma chère enfant, ua
grand malheur me menace; mes jours sont
comptés ; ma vie doit finir avec la prospérité de
la France.
— Alors, vous me tranquillisez, car vous vi-
vrez encore longtemps. »
La reine embrassa tendrement sa mère, et prit
congé.
Luc chose digne de remarque, c'est que les
pressenlimens de Joséphine l'ont rarement
trompée. Le lendemain, cn.irrivani à .st-Cloud,
la reine la trouva on ne peut plus sourtrante et
le visage abattu. Il était f.icile de voir qu'elle
avait beaucoup pleuré.
.. .\h! lu arrives bien à pnopos. lui dit-elle
tout d'abord en se précipiiani dans ses bras. Si
lu savais! Fouché sort d'ici; derine ce qu'il
390 —
«H
■ (Jue s"csl-il donc passé, ma chère mère
Vous m'effiMyez !
— il m':i Jil ((u'il me fullait donner à la France
et à 1 onaparle un p,ranil témoitjiiage de dévoù-
liicn ; que rtiiipcieiir devait, après lui, laisser
des ( iifans qui pussent lui surcéder, et que l'on
ôter: it ainsi à l'ancienne famille royale ([ui,
romme tu sais, est en Anylelerre, tout espoir de
reloiîL'.
— Mais enfin où en voulait-il venir '' demanda
la reine avec une impatience i]irclle ne pouvait
malt. iser.
— tli bien ! il a ajout(5 que j'étais le seul obs-
tacle, mais qu'il ne tenait iju'à moi de me mon-
trer )lus Grande que Tenipereur n'était yrand
Ini-i léme, en m'imposant un yénéreux sacrifi-
ce... Knfin il m'a parlé de divorce...
— L'empereur ne consommera jamais unepa-
l'eille séparation; je connais trop son allache-
men[ pour vous et pour nous, qui sommes ses
cnfans adoptifs.
— Tu te trompes. Hortense ; mais laisse-moi
achever. Fouché m'a donc dit que l'histoire me
tiendrait compte de cedévoùment qui passerait à
la postérité, et que ma place serait désormais
marquée au dessus des femmes les plus illustres
qui aient occupé les troncs du monde !...
— Je le reconnais bien là avec ses grandes
phrases! Que lui avez-vous répondu ?
— J'étais si déconcertée par ses discours, que
d'abord je n'ai pu trouver une parole. Cependant
je lui ai dit que je réfléchirais à cela, et que dans
quelques jours je lui donnerais ma réponse.
Mais ill'atlendra longtemps... Voyons, conseille-
moi donc, ma chère enfant ; car il n'y a que toi,
toi S( ule, à qui je puisse confier mes chagrins :
qu'en penses-tu?
— Hélas! ma chère maman, il faut qu'il y ait
quelque chose de bien affreux dans tout ceci.
— Crois-tu que Fouché ait été envoyé par Bo-
naparte et que mon sort soit déjà décidé ?
— D'après ce que vous me dites, je le crains ;
cependant...
— Et moi, j'en ai la certitude, interrompit Jo-
Si^phine; descendre d'un trône est peu de ('hose
pour moi ; qui sait miens que toi combien j'ai
répandu de larmes pour y être montée? Mais
perdre du même coup celui à qui j'ai consacré
mes plus chères affections.... Tiens Hortense, ce
sacrifice est au-dessus de mes forces. Je sens là
que j'en mourrai. »
En disant ces mots, Joséphine avait posé la
main sur son cœur et était devenue aifreuse-
men: pâle. La reine pensa avec sa mère que
Fouché était d'accord avec l'empereur (ff n"'cn
Ctait rien cejjendant), parce qu'il ne fàîl'àlt pas
beaucoup réfléchir pour êtfé çôi^vaincw qije,
Soît que cette étrange pro'posîlioneùtélé fuite par
son ordre, soit que le ministre de la police vou-
lût 1" premier, avoir la gloire d'ffpérer une telle
comiiinaison, celle intrigue présentait liop d'a-
vantages aux membres de la famille de l'enipe-
renr. leurs ennemis communs, pour être aban-
donnée. Tô! ou tard il fallait ((ue ce grand sacri-
fice h'it exigé etconsonmié.
ft Ma chère maman, reprit la reine, le seul
conS"il que je i)uisse vous donner à présent, '
C'est de ne parler de cette confidence à qui que
a osé me dire?.... Cet homme est un monstre, vous verrez ce qu'il vous dira. Quand espérez-
vous son retour ?
— .Via fin du mois. 1! m'a donné rendez-vous
à Fontainebleau. Il faudra bien qu'il me parle
de ce projet, et certainement je me garderai bien
de lui en ouvrir la bouclie la première. »
Ce conseil de la reine de Hollande convenait à
Joséphine : elle le suivit; mais la catastrophe ne
devait pas se faire attendre longtemps.
Napoléon avait effectivement écrit de Schœn-
brunn à l'impératrice qu'il se rendrait de Mu-
nich .à rontainebleau. De son côté M. de Lucey,
premier préfet du palais, avait, reçu du grand-
maréchal une lettre qui le prévenait que l'em-
pereur voulait que la maison impériale se trou-
vât réunie à Fontainebleau le iS octobre au plus
tard, parcequ'il comptait y arriver le 29 ouïe
30. Mais Napoléon, selon son habitude, voyagea
avec une telle rapidité qu'il arriva quatre jouis
auparavant, c'est à dire le 2G, à une heure de
l'après-midi. A l'exception de Duroc, avec qui il
avaitvoyagé, du courrier qui allait toujours en
avant et du concierge du cliàleau, il ne trouva
même pas en descendant de voiture un valet de
pie<l pour le ^recevoir.
Cet isolement lui causa beaucoup d'humeur,
à en juger par la manière dont il se mil à siffler,
qui ne icssemblait nullement celle fois à celle
qui lui élait habituelle. Cependant il n'adressa
aucun reproche au grand maréchal, et il se con-
tenta d'envoyer sur le champ à Saint-Cloud le
courrierqui avaitprécédé savoiture |)Ourannon-
cer à l'impératrice son arrivée à Fontainebleau.
Puis il visita les nouveaux appartemens du châ-
teau. On avait restauré par son ordre le bâtiment
situé dans la cour du Cheval-lîlane, où était pré-
cédemment l'école militaire qui venait d'être ins-
tallée à Saint-Cyr. Celle aile du palais avait été
agrandie, décorée et meublée pour servir d'ap-
parteraens d'honneur, et dans le seul but, avait-
il dit, d'occuper les manufactures de Lyon et de
donner de l'ouvrage aux ouvrieis de Taris. 11
est certain que l'enqiereur avait tiré ce palais de
l'état de ruine dans lequel on l'avait laissé de-
puis le commencement de la révolution, et qu'il
se trouvait alors comme par enchantement, ré-
tabli avec une magnificence égale à celle des
beaux jours de Louis W.
.Surles cinq heures ilu soir, quelques officiers
civils de la maison impériale ariivèrcnt à Fon-
tainebleau. Dès que; Napoléon aperçut leur voi-
ture, il descendit, a'Ua au devant d'eux et tandis
qu'un valet de pied ouvrait la portière :
" Et l'impératrice ? demamla-l-il brusque-
l'nènlà cetix (jui étaient encore dans la voiture.
— Sire, répondit à tout hasard un officier de
boiiche, nous avons l'honneur de précéder S. M.
rimp'éralricededi.'i minutes; peut-être môme
sera-t-clle iei auparavant.
— C'est fort heureux ! > reprit l'empereia-, en
rentrant dans l'iniéiieur du palais; et tout en
marchant, il ne cessa de marmotter entre ses
dents des paroles que personne n'eût pu com-
prendre.
Enfin Joséphine arriva. Il était plus de six
hcyres. Celait [>cut-être la premièi-e fois de la
vie qu'elle man(iuait à ces espèces de rendez-
vous, qu'elle considéTait moins comme des or-
dres que comme un devoir qu'il lui était doux de
ce soit et d'attendre l'empereur avec confiance, remplir. Celle fois INapoléon l'avait précédée de
plusieurs heures, et contre son ordinaire il n'alla
pas au devant d'elle dans le vestibule. Il était as-
sis dans la petite bibliothèque au moment où
l'impératrice entra après l'avoir cherché elle-
même dans les appartemens.
« Ah ! ah ! lui dit-il d'un ton froid, vous voilà
donc enfin, madame ?... Il est bien temps : j'al-
lais partir pour Saint-Cloud.
Joséphine, déjà peinée de ce relard involon-
taire, fut cruellement affligé de cet accueil gla-
cial après une aussi longue séparation ; elle resta
stupéfaite, cependant elle chercha à s'excuser.
« Mais, lîonaparte, lui répondit-elle d'un ton
charmantde reproche, c'est ta faute... Tu nous
fais dire que tu ne seras ici que dans trois ou
quatre jours, et tu arrives aujoui-d'hui comme
si tu tombais des nues. Comment es-tu donc
venu ?
— C'est toujours moi qui ai tort, s'écria Na-
poléon en marchant avec agitation. C'est encore
par ma faute que ceci est arrivé, ajouta-t-il avec
un sourire amer... Madame, je suisvenn comme
à mon ordinaire, dansma voiture. Nevousavais-
je pas prévenue depuis plus de quinze jours.
Avec vous c'est toujours à recommencer. »
Ces reproches auxquels l'impératrice n'était
point accoutumée, moins ])eut-étre que la cir-
constance dans laquelle ils lui étaient adressées,
lui firent venir^ les larmes aux yeux. L'empe-
reur, continuant sur le même ton, et ne ména-
geant pas assez une sensibilité qu'il n'avait que
rarement mise à l'épreuve, blessa Joséphine au
cceur. Irritée à son tour de ce qu'elle appelait
avec raison, une injustice, elle laissa échapper
quelques paroles piquantes; l'empereur lui ré-
pondit avec plus de vivacité encore, et pour la
première fois, le mol séparation fut prononcé
par lui. Ce fut alors que la malheureuse José-
l)hine, prête à se trouver mal et joignant les
mains , ne fit entendre que ces mois entrecou-
pés par des sanglots :
«Il est donc vrai?... Oh! non; non, mon
ami!... Bonaparte; je t'en supplie, écoute-moi ?
grand Dieu! c'est impossible!...
Elle tomba sur ses genoux et elle fendit des
mains suppliantes vers Napoléon, qui s'aperçut
enfin qu'il était allé trop loin. Honteux de s'être
laissé entraîner par un tel mouvement de colè-
re, il se rapprocha de sa femme, la releva, et
prenant ses mains dans les siennes, il lui dit
avec un abandon mêlé de tendresse :
a Eh bien ! non ; cela ne sera pas ; panlonne-
moi, jamais je ne le quitterai ; viens...
Et il l'attira doucement à lui pour l'embras-
ser, lîn sourire se montra sur les lèvres de José-
phine qui ne répondit pas, mais qui n'opposa
aucune résistance aux douces étreintes de son
mari.
« Allons, c'est vrai ! reprit-il; je suis de mau-
vaise humeur aujourd'hui : qu'il n'en soit plus
question; mais une autre fois presse-loi davan-
tage. »
Joséphine séchases larmes, promit tout cequc
l'empereur voulut et le quitta iiouraller changer
de toilette avant lediner.
« Mes iircsscntiraens ne m'avaient point trom-
pée, se dil-clle; Fouché ayait+aison. »
Le lendemain, comni€etl'e CTÙsîS^^fainilière-
ment avec une de yTfemraes, ilj[>rè^quelques
discours insignifiai^Jeilc Ipitiît : ^ .
à. km^^ .
— 391 —
« J'ai ronfinnce dans l'attachemenl dont vous j
m"avcz donné lanl de preuves, el c'est pour cela
(juc >'ons allez répondre, je l'espère, avec fran-
rtiise h la f|uestion que je vais vous adresser. »
Cette dame assura l'impératrice de son em-
pressement à satisfaire à ses questions. Sa fran-
ciiise devait cire d'autant plus facile ([ue per-
sonne ne lui avait fait aucune confidence qui
}>ût lenijager au silence.
(c Eh bien! reprit Joséphine, pourquoi la com-
munication particulière de mon appartement à
relui de l'empereur a-t-elle été fermée ?
Madame, je ri;;nore, fit cette dame avec
un étonneraent qui n'avait rien que de naturel.;
c'est votre majesté qui me l'apprend.
Il y .1 une raison : cherchez bien.
Madame, il est î\ ma connaissance, comme
à celle de toutes les femmes qui ont le bonheur
de servir voire majesté, que de grandes répara-
tions étaientcommencées dans le chfiteau, même
avant le départ de S. M. l'empereur pour l'Al-
lemagne. Les architectes, ne prévoyant pas que
Ll.. MM. viendrait sitôt résider à Fontainebleau,
n'auront pas eu le temps de remettre toutes
choses en état.
Joséphine fit un petit mouvement de tête en
signe d'incrédulité.
— Votre majesté peut voir par l'ameublement
de son appartement que ces réparations ne sont
pas terminées, reprit cette dame.
— Ma chère amie, il y a là-dessous quelque
mystère que je crains d'approfondir, mais que
je ne devine que trop maintenant ; ne faites part
de mes réflexions à personne. »
Et cette conversation s'arrêta là.
Le roi de Saxe arriva à Paris avec le prince
Eugène, que Napoléon fil venir d'ilalie, sans
doute pour consoler sa mère lorsque le moment
fatal serait arrivé... LL. MM. quittèrent Fontai-
nebleau le II novembre pour retourner an,\
Tuileries. I,es jours suivans, tous les princes de
la confédération rhénane arrivèrent successive-
ment dans la capitale; le roi et la reine de bavière,
le roi de Wurtemberg, etc., etc., en un mot tout
ce qui portait la couronne fermée. Les uns fu-
rent logés à l'Elysée-Iîourbon ; les autres dans
des hôtels particuliers que Napoléon loua exjirès
i)Our eux. Tons les jours ces princes éiaient ma-
gnifi(iuement traités au château des Tuileries,
sur les mursdu(|uel on placarda pendant la nuit
une petite affiche avec ce peu de mots : c< Dépôt
de la grande faliriquede«îVÉ'*. Ce mauvais ca-
lembourg fil rire tout le monde, excepté l'empe-
reur. Son premier soin en arrivant à Paris avait
été de soumctlre à l'olVicialité de Paris le désir
que son mariage avec Joséphine fût déclaré nul.
Cette délicate négociation se traita dans le mys-
tère de la chancelleri(^ Napoléon mit une seule
jiersonne danslaconlidence decette nOgocialion,
le grand-maréchal Uuroc, qui élait iliscrct com-
me la tombe, et qui certes n'en ilit rien à per-
sonne. Cependant to\ite la cour eu fut bientôt
instruite : il eu est de certains ivénemens connue
de certaines alVections, (jui ne peuvent demeu-
rer longtemps cachées.
Quoiijue les souverains étrangers vinssent
rompre tous les soirs la monolonie qui réijuail
àlacour, l'inniii de ^al)oléon avait augmenté
en proporlidu de l'inquiète jiréoeeupation do
Joséphine. Voulant, îi quelque pri.'i que ce fût,
procurer à celle-ci de la distraction et |)eut-
étrc aussi en profiter lui-même, l'empereur fit
prévenir le prince de ÎSenfchâlel qu'il irait avec
l'impéiatrice, un jour de la semaine qu'il lui
désignait, chasser et couchera Grosbois.
« M. le grand-veneur, lui dit-il avec gaité, je
veux que vous nous donniez, après la chasse, les
violons et la comédie, comme on agissait autre-
fois... dans le bon temps, « ajouta-t-il avec un
sourire sardonique.
Ik'rlhier fit sur le champ toutes ses disposi-
tions pour ofirir à ses augustes hôtes nue fêle
digne d'eux. Pour qu'elle fiit complète, il ima-
gina de faire venir cliez lui la troupe des Varie-
les. Le choix du spectacle fut laissé à Brunet,
qui manifesta l'intention de jouer la pièce de
son réjjertoire la plus en vogue, intitulée Co-
de/. Itoussel tnaUre de déclamation. ïlerlhicr
n'ayant jamais vu Cadet Roussel, ne trouva pas
d'inconvénient à ce qu'un vaudeville qu'on di-
sait très gai, fut représenté de préférence à un
autre (|ui pouvait être fort ennuyeux. Il accejita
donc la pièce sans examen préalable. L'empe-
re\ir avait dressé lui-môme la liste des personnes
de la cour qu'il voulait avoir à cette fête : et,
malgré un froid des plus rigoureux, pas une des
femmes qui avaient été invitées ne manqua de
s'y trouver.
La chasse fut triste. Tout le monde avait re-
mar(pié l'accalilcment de l'impératrice dès son
arrivée; mais lorsqu'il fallut se parer pour le
diner et pour le bal qui devait succéder au spec-
tacle, sa douleur se montra avec touteson amer-
tume, de sorte (jne les illustres convives ne fu-
rent pas plus gais pendant le repas, qu'il ne l'a-
vaient été durant la chasse. Napoléon, à qui
rien n'échappait, s'était aperçu un des premiers
de la contrainte ([ui régnait autour de lui; pour
y mettre un terme, il crut bien faire de dire,
avant de sortir de table pour passer dans la salle
de spectacle :
« Ah ça' j'entends qu'on s'amuse et qu'on rie
jdus qu'on ne l'a fait jusiju'à jirésent. Je ne veux
ni gêne ni éti(iuette : nous ne sommes pas ici
aux Tuileries! »
On sait ce (jue produisent ordinairement Ue
pareils ordres de la part d'un souverain, ils
achèvent de paralyser tout à fait ceux qui ne le
sont encore qu'à nioitié^^lais qu'on juge de la
stujiéfaction des speclaléurs lorsqu'ils enlendi-
rcul, dès le commencement de la pièce, Cadel
Roussel se plaindre amèrement de ce que sa
femme ne lui avait pas donné d'héritiers!
« 11 est douloureux pour un homme tel que
» moi, disait IJrunel, de n'avoir personne Ji qui
» transmetlreriiérilagedemagloireîDécidénuiil
» je vais divorcer avec iiuuhunc Cadet Roussel,
)' pour épouser une fcmiuc dont j'aurai des cn-
» fans. »
La plupart des autres scènes roulaient sur
cette idée, elle mot dirorccy élait répété vingt
fois. Cherchera peindre l'embarras de tout le
monde, serait chose impossible : celui de lier-
ihicr surtout était inunaginable. Joséphine ne
se contenait qu'avec peine, à tout moment elle
élail sur le point de se trouver mal. (Juant à
l'enipcreur, il n'avait l'air que de s'ocou]ier de
la pièce et essayait de rire, mais ccn'élait quedu
|i(>\ii des lè\ res elen grimaçant. Personne n'osait
le regarder, de peur de parailrc faire une appli-
cation; on s'attendait à chaque instant à une
explosion. 11 n'enfui rien, grâce à Berlhier qui,
placé derrière l'empereur, usait largement du
droit octroyé par Napoléon, en faisant entendre,
pas intervalles, un bruyant éclat de rire qui con-
trastait bizarrement avec sa physionomie cons-
ternée, car, s'il en avait eu le choix, il eût mieux
aimé être à cent pieds sous terre.
La représentation terminée, Napoléon se leva
arec vivacité, et, prenant le bras du grand-ma-
réchal, il lui dit avec un accent animé quoiqu'â
demi-voix :
« Duroc,je vois que vous avez bien gardé le
secret de mon divorce, car s'il eût été connu,
personne n'eût été assez hardi pour se permet-
tre avec moi une pareille impertinence. »
Le bruit du divorce acquérait de jour en jour
plus de consistance : on n'en parlait, à vrai dire,
qu'à voixbasse, mais enfin on en parlait partout.
Il y avait tant d'intéréls privés qui se ratta-
chaient à ce grand événement que les indiscré-
tions et les confidences allèrent bon train, .\ussi
Napoléon, qui n'ignorait aucune de ces particu-
larités, voulut ce qu'il appelait en fi/iir.
Ln malin , c'était le 30 novembre, il fait man-
der dans son cabinet la reine de Hollande et son
frère Eugène ; il leur avoue avec tristesse la
cruelle nécessité à laquelle il est réduit de se sé-
parer de leur mère et de sacrifier ainsi les plus
chères affections de son cœur aux intérêts de
son peuple. 11 les conjure de rester toujours
unis , et il les assure que le nouveau mariage
qu'il /(owJTa contracter ne changera rien aux
senlimens qu'il a toujours eus pour eux. Puis ,
sans vouloir entendre les respectueuses objec-
tions que les enfans de Joséphine essaient de lui
opposer, il les congédie d'une manière toute
paternelle; mais dans l'après-midi, il fait appe-
ler la reine de Hollande toute seule.
« Hortense, lui dit-il, la nation a tant faic
pour moi et pour vous autres que je crois lui
devoir le sacrifice qu'elle m'impose. Son repos
et son bonlieur veulent que je choisisse une
nouvelle compagne. Depuis deux mois surtout ,
votre mère vit dans les tourmens de l'inquié-.
tude; tout sera terminé bientôt. C'est tous,
Hortense , qui avez su le mieux mériter sa con-
fiance, elle vous aime de la plus profonde ami-
tié ; voulez-vous la préparera sa nouvelle des-
tinée?... vous me soulagerez le cœur d'un grand
poids.
— Sire , répondit Hortense les larmes aux
yeux, c'est parce que ma malheureuse mère m'a
accordé toute cette confiance, c'est parce que je
sais qu'après votre majesté et le sentiment do
ses devoirs, mou frère et moi nous sommes ca
(pi'elle chérit le plus au monde , qu'il ne m'est
pas possible de me charger de cette missioD«
IVrraellez-moi au contraire doser dire à V. .M»
ipi'il est plus convenable de donner un tel or-,
drc à quelqu'un qui soit dans une position
moins délicaie que la mienne pour annoncer à
l'impéralrice un semblable malheur.
— Vous rae refusez donc, Hortense?
— Sire , je ne consentirai jamais à plonger le
poignard dans le ca'ur de ma mère...
— Mon Dieu! il ue s'agit point ici de poi-
gnard! répliqua Napoléon en faisant un petit
muuveiuenl d'cpaule. Les fcmoiei lucltent Uo
l'csagération dans loul.,.
— 392 —
— Sire , permettez-moi de retourner aupri'S
(le ma mère, interrompit la reine en faisant une
révérence pleine Je dignité.
— C'est juste; allez, allez, répondit Napo-
léon sans paraître s'offenser d'un refus si nette-
ment exprimé; c'est le devoir d'une bonne et
honorable fille comme vous l'avez toujours été;
et, puis((u"il en est ainsi, ajoula-t-il avec un
j;ros soupir et comme un homme (|ui vient de
j)rendre une détermination, ce sera moi qui me
chargerai de ce soin... Le plus tôt sera le mieux :
il est de ces choses qu'il faut} savoir faire soi-
même. Adieu, llortense. »
Le même jour LL. MM. se mirent à table,
comme de coutume , à sept heures du soir ; Jo-
sépliine avait pleuré pendant toute la matinée
et, pour cacher autant que possible les traces de
sa ilouleur, elle s'était coiffée d'un chapeau de
crêpe blanc noué sous le menton et dontîla
passe empêchait de voir une partie de son vi-
sage. Ceux (jui purent [la regarder de face re-
marquèrent qu'elle avait encore les yeux rouges
et les pommettes des joues fortement colorées.
Pendant le peu de temps que dura le diner (dix
minutes environ) Napoléon tint constamment
les yeux baissés sur son assiette ; s'il les levait
par raomens, ce n'était que pour jeter à sa
femme un regard furtif, dans lequel se pei-
gnaient les sentimcns [lénibles qui l'agitaient.
Les officiers de sa maison,', immobiles comme
des termes, observaient avec une inquiète cu-
riosité cette scène muette. Le silence le plus pro-
fond régna pendant ce repas, qui n'avait été
servi que pour la forme, car^ni Joséphine ni
Napoléon ne touchèrent à rien. On n'entendait
que le bruit des assiettes qu'on changeait, et des
mets qu'on apportait et qu'on remportait aussi-
tôt. Cette espèce de remue-ménage n'était tris-
tement variée que par le chuchottement des
officiers de bouche qui allaient et venaient selon
leur office , et par le tintement continuel que
jiroduisait l'eaipereur en frappant en cadence
sur la table avec son couteau, qu'il tenait légè-
rement entre les deux doigts. Enfin il rompit le
silence , mais ce ne fut que pour demander
comme à la cantonnade et sans s'adresser direc-
tement à personne : « Que! temps fait-il ? »
Au même instant il se leva de talde , sans at-
tendre de réponse, comme on doit bien le pen-
ser, et il jela sa serviette loin de lui avec un
mouvement de contrariété. Joséphine le suivit
lentement dans le petit xalo/i rerl; c'était là
qu'il avait coutume de prendre le café. D'ordi-
naire, un page présentait à l'impératrice le café
sur un plateau de vermeil, pour qu'elle versât
elle-même la liqueur dans la tasse (ju'elle offrait
à l'empereur. Alais cette fois Napoléon s'avança
vers le page, se servit lui-môme, et, sans atten-
dre que le sucre fût fondu , il avala la liqueur
d'un seul trait. Comme on lui apportait le café
toujours excessirement chaud, Napoléon fit une
petite grimace en regardant fixement sa femme ,
qui était restée debout devant lui; i>uis, ayant
posé la tasse vide sur le plateau , que le page
tenait toujours : « Tenez! « lui dit-il en passant
son mouchoir sur ses lèvres et en faisant de
l'autre main un signe pour indi(|uer à ceux qui
étaient présens i[u'il n'avait plus besoin de rien.
Tout le monde sortit préoccupé de tristes pen-
sées et l'esprit inquiet de l'issue de la scène qui
se préparait. On demeura dans le salon où
LL. iMM. avaient dîné, en regardant machinale-
ment les valets de pied et les garçons du château
enlever les^objets (jui étaient encore sur la ta-
ble.
Tout à coup|des plaintes et des éclats de voix
])artent de la pièce oii étaient l'empereur et l'im-
pératrice. Joséphine s'écria avec un accent dé-
chirant :
« Non, mon ami, tu ne le feras pas!... Tu ne
veux pas me faire mourir!... Bonaparte, je t'en
conjure... »
l'uis on entend des gémissemens et le bruit
que fait un meuble lorsqu'il, est heurté violem-
ment.
L'huissier de la chambre pensant que l'impé-
ratrice se trouve mal (ce qui était arrivé souvent
depuis quelques jours ) , se précipite vers la
porte pour l'ouvrir. Un chambellan l'arrête.
« Attendez donc, lui dit-il doucement , ce
n'est pas convenable. »
11 lui fait,observer en même temps que l'em-
pereur appellera s'il le juge nécessaire.
Au moment où l'huissier s'éloigne de la porte,
Napoléon l'ouvre lui-même avec vivacité; et,
parmi ceux que son regard embrasse, apercevant
M. de Beausset, il lui dit d'un ton bref :
a Venez Beausset , et fermez la porte sur
vous. »
A peine le préfet du palaisjest-il entré, qu'il
voit l'impératrice étendue sur le tapis près de la
cheminée, en proie^à des convulsions terribles,
se tordant les bras et poussant des cris doulou-
reux :
« Je n'y survivrai pas!... disait-elle en se frap-
pant la tête contre le pied/l'un fauteuil. Il faut
que je meure!...'"
Napoléon s'agenouilla près de sa femme ,
qu'il entoura de ses bras, il tâcha de la calmer
en lui prodiguant les paroles les plus tendres :
« Joséphine, lui dit-il en l'attirant à lui, ma
chère amie, c'est moi... écoute-moi donc, sois
raisonnable : tu sais que je t'aimerai toujours.
M. Beausset, êtes-vous assez fort pour emporter
l'impératrice ?... demanda-t-il à demi-voix au
préfet du palais, que ce spectacle avait ému au
dernier point ; mais, retenu par le respect, il ne
disait rien et n'osait approcher. C'est une attaque
de nerfs qu'elle vfent d'avoir, ajoute Napoléon
en faisant d'inutiles efforts pour relever sa
femme; il faut la porter chez elle , par le petit
escalier; là, nous appellerons ses femmes et
nous lui ferons donner les soins ;qu'exige son
état... Allons donc, Beausset, ne craignez rien
et aidez-moi. Ne voyez-vous pas que la pauvre
femme se meurt ?... »
M. de Beausset s'approche enfin, soulève l'im-
pératrice par la taille, et, avec l'aide de l'empe-
reur, l'enlève dans ses bras. 11 se dirige vers la
porte du salon qui conduit par un couloir obs-
cur et un petit escalier au cabinet de toilette de
Joséphine.
Napoléon s'est emparé d'un flambeau :
« Attendez que je vous éclaire, dit-il d'une
voix haletante; je vais passer devant. »
Parvenu à l'escalier, M. de Beausset lui fait
observer que le passage est trop étroit pour qu'il
jiuisse le descendre seul sans danger.
« Sire, ajoute-t-il, je risque de tomber sur
votre majesté avec l'impératrice. »
— Diable! prenez garde... un moment, ne
vous lassez pas. » Et, posant le flambeau sur la
première marche de l'escalier , Napoléon re-
toui-ne sur ses pas, va chercher le gardien du
portefeuille, qui nuit et jour reste assis à celle
des portes de son cabinet qui donne sur le pa-
lier, saisit le bras de cet homme, l'entraîne dans
le couloir, lui met le flambeau dans la main et le
fait passer devant lui en disant :
« Descendez doucement et éclairez-nous. »
Tandis que ce serviteur obéit machinalement
sans paraître même s'occuper du douloureux
spectacle qui frappe ses yeux. Napoléon prend
les pieds de Joséphine et tous trois commencent
à descendre avec précaution. L'empereur est au
milieu ; M. de Beausset tient toujours dans ses
bras l'impératrice évanouie ; elle a le dos ap-
puyé sur sa poitrine et la tête penchée sur son
épaule droite. Arrivé au tournant de l'escalier,
l'épée dont le préfet n'avait pas songé à se dé-
barrasser, vient à se croiser entre ses jambes et
le fait trébucher. Pour éviter une chute qui ne
peut qu'être funeste pour tous, M. de Beausset
est contraint de s'arrêter et de s'appuyer contre
le mur ; il rassemble ses forces et étreint davan-
tage le précieux fardeau qu'il porte dans la
crainte de le laisser échapper. Mais il est présu-
raable jque Joséphine ^n'avait pas entièrement
perdu l'usage de ses sens, car dès qu'elle sentit
la pression de M. de Beausset, sans faire aucun
mouvement, elle lui dit très bas, en lui pinçant
légèrement le bras :
« Vous me serrez trop fort. »
Aces mots, celui-ci fait un mouvement brus-
que qui force l'empereur à descendre deux
marches plus vite qu'il ne le veut :
« Doucement donc, Beausset, lui dit-il à de-
mi-voix, vous avez failli nous faire tomber les
uns sur les autres. »
Enfin ils arrivent sans encombre jusqu'à la
chambre à coucher de Joséphine et ils la dépo-
sent doucement sur la petite ottomane placée à
droite de la croisée, puis Napoléon s'élance au
cordon de la sonnette qui correspond chez la
première femme de l'impératrice : celle-ci ac-
court aussitôt.
« Madame , lui dit-il avec vivacité , du vi-
naigre , des sels , appelez vos compagnes et
délacez l'impératrice , qui vient de se trouver
mal. »
En voyant jl'é ta t de sa maîtresse , le premier
soin de cette dame est d'agiter toutes les son-
nettes de l'appartement. Quelques secondes
après, cette pièce se trouve encombrée de fem-
mes qui vont et viennent, coupent lacets et cor-
dons pour déshabiller l'impératrice au plus vite.
M. de Beausset , rassuré sur son état , avait
passé dans le petit salon qui précède la chambre
à coucher. Napoléon ne tarda pas à venir l'y
trouver.
.u. Depuis le commencement de cette scène, qui
n'avait duré que l'espace de quelques minutes,
M.. de Beausset ne s'était occupé que dePimpé-
ratrice, dont la situation l'avait d'abord effrayé.
11 n'avait fait aucune attention à l'empereur,
dont l'agitation et l'inquiétude lui parurent alors
extrêmes. Napoléon lui apprit la cause de ce qui
venait d'arriver.
« L'intérêt de la France a fait violence à mon
cœur, lui dit-il, le divorce est devenu néces-
— 393
saire... C'est un devoir de rigueur pour moi...
Je suis d'autaut plus elfrayé de l'état de José-
phine que depuis quelques jours elle ne devait
rien ignorer. Eugène et sa sœur ont dû lui tout
dire ce matin. Elle est bien à plaindre, la pauvre
femme!... Cependant je croyais qu'elle aurait
plus de caractère, plus de force d'ùine... J'avoue
que je ne m'attendais pas aux éclats d'une sem-
blable douleur.
L'émotion que l'empereur éprouvait eu par-
lant ainsi, tout en se promenant à grands pas, le
forçait à mettre entre chacune de ses phrases un
assez long intervalle. Les mots s'étaient échappés
avec peine de sa poitrine haletante, sa voix trem-
blait, des larmes lui roulaient dans les yeux; il
fallait qu'il fiU ce qu'il appelait hors de lui,
pour donner à un officier de sa maison, si loin
placé de son intimité, une telle marque de con-
fiance. Lorsqu'il se fut un peu calmé, il envoya
chercher Corvisart, la reine Hortense, Eugène
et Cambacérès ; mais, avant de retourner dans
ses appartemens , il voulut s'assurer par lui-
même de l'état de Joséphine; il la trouva beau-
coup plus calme et presque résignée. Après
l'avoir embrassée tendrement , il remonta dans
son cabinet, suivi de M. de Beausset, auquel il
avait fait signe de l'accompagner. Arrivé à
l'endroit du petit escalier où il avait trébuché
quehjues momens auparavant, il s'arrêta :
« En vérité, dit-il en remarquant l'exiguilé de
ce passage, c'est un miracle d'avoir pu faire pas-
ser par là une femme entièrement privée de ses
sens, une véritable morte ! »
Cette réllexion fit faire à M. de Beausset un lé-
ger sourire qui, malgré lui, vint contracter ses
lèvres, et que le respect réprima aussitôt. Ar-
rivé dans le, cabinet de l'empereur, il ramassa
son chapeau , qu'il avait jeté sur le tapis, afin
d'avoir les mouvemensplus libres lorsqu'il avait
dft prendre Joséphine dans ses bras.
« l'arbleu ! vous auriez bien dû vous débar-
rasser en même temps de votre épée, lui dit Na-
poléon. Il est vrai que dans de pareilles crises on
ne saurait pensera tout!... 0 mon Dieu! j'en
serai malade. »
Et comme )€ préfet du palais se disposait à
sortir du cabinet :
« Un moment , Beausset , reprit Napoléon ,
TOUS savez combien on est bavard et curieux
ici; pour éviter toute espèce de commentaires,
vous direz devant ces messieurs les pages et les
huissiers que l'impératrice a eu une légère atta-
que de nerfs, causée par une mauvaùe diges-
tion.... ^\\^ïaàn\^t toujours trop vite, ajouta-
t-il à part lui. l'uis faisant de la main un signe
plein de bienveillance : M. de Beausset, dit-il
en terniinanl, que tout ceci reste entre nous, je
vous en prie. »
Il y avait à peine une demi-heure que Napo-
léon était dans son cabinet, livré h ses réflexions,
et encore tout impressionné de la scène qui ve-
nait de se i)asser, lorsqu'il entendit gratter légè-
rement à la porte :
« Entrez ! » fit- il sans même lever les yeux.
Sur l'invitation de l'empereur, Eugène entra
pâle et la douleur peinte sur le visage. Il venait
d'apprendre de la bouche de sa mère tout ce
qui s'était passé dans la soirée. Cette confidence
l'avait accablé, et, comme s'il n'eût pu ajouter
foi à cette terrible révélation, il était venu trou-
ver l'empereur, pour qu'il la lui confirmât de
sa bouche.
En le voyant entrer Napoléon luiitendit la
main, et sans bouger de son fauteuil, il se con-
tenta lie répondre par un signe de tête affirma-
tif aux questions (jue lui adressa respectueuse-
ment son fils ailoplif.
«Alors, sire, dit Eugène en baissant les yeux,
permettez que dès i;e moment je quitte votre
majesté.
— Comment cela, Eugène? demanda Napoléon
en se levant tout-à-coup.
— Oui, sire, le fils d'une femme qui n'est plus
impératrice ne peut rester plus longtemps vice-
roi. Il est de son devoir de suivre sa mère dans
la retraite que vous lui choisirez...
— Ah! Eugène!... est-ce bien toi qui menaces
de me iiuitlert* répliqua Napoléon avec un
accent attendri. Ne sais-tu pas combien sont
impérieuses les raisons qui m'ont forcé de pren-
dre un tel parti 'i*... Ta mère ne te les a donc pas
expliquées?... Et si je l'obtiens ce fils, objet de
mes plus chers désirs, qui me remplacera auprès
de lui lorsque je serai absent ?... qui lui servira
de père ?... qui l'élèvera l'en un mot, qui en fera
un homme?... Ah! Eugène!... je ,le l'avoue,
j'avais compté sur loi, car enfin, ne l'ai-je pas
servi de père, moi, à loi et à la sœur !... »
Ici Napoléon ne put en dire davantage; les
larmes qui vinrent à jaillir de ses yeux étouffè-
rent sa voix. Le prince, ne pouvant lui-même
maîtriser son émotion, se précipita sur la main
(jue l'empereur lui abandonnait, et la pressa
plusieurs fois sur ses lèvres avec la plus vive
effusion. Mais Napoléon l'attira doucement à
lui et l'embrassa avec la plus grande tendresse.
«Oui... répèle-moi que, tu ne me quitteras
pas, murmura-t-il d'une voix inintelligible.
— Jamais, sire, jamais !...»
El l'empereur, ayant détourné la lête pour
cacher ses pleurs, fil à Eugène un signe de la
main pour lui faire comprendre qu'il avait be-
soin d'être seul.
A dater du jour où sa nouvelle destinée lui
avait été révélée par l'empereur, Joséphine
n'était presque pas sortie de ses appartemenset
n'avait paru que très rarement au cercle des
Tuileries ; Madame-mère avait fait les honneurs
de la cour. Cependant Napoléon voulut ijuc
l'impératrice assistât au {Te Deurn chanté à
Notre-Dame deux jours après Je 2 décembre),
pour les anniversaires du couronnement, de
la bataille d'Austerlitz et en commémoration de
la signature du traité de paix de Vienne, dont
les conséquences étaient devenues si tristes pour
elle.
Joséphine y parut dans une tribune, entourée
de toutes les princesses de la famille impériale,
et Napoléon se rendit seul, en grande cérémonie,
à la métropole. Le lendemain, l'impéralrice fut
encore obligée d'assister .^ la fête que donna la
ville de l'aris à cette occasion.
L'cmpereuravait demandé que cette fête cora- (
mençAl de bonne heure, parce qu'("/ roulait
roirtoul le monde, et surtout le moins de robes
de cour possible.
«J'en vois tous les jours assez aux Tuileries,
avait-il dit îi M. de Hémusat. Puisque c'est la
ville de Taris qui me donne une fête, ce sont
les habilans de Paris que je veux trouver sur
mes pas avant tout. »
Ce bal fut magnifique. La salle du trône, entre
autres, était resplendissante de lleurs,de lumiè-
res, de diamanset de femmes, toutes plus parées
les unes que les autres; on eût dit une féerie.
Joséphine arriva la première; jamais sa toilette
n'avait paru si éblouissante, jamais sa physio-
nomie, toujours si douce, mais ce jour-là em-
preinte d'une profonde tristesse, n avait eu une
expression aussi sublime de résignation. Lorsque
arrivée dans la grande salle, après avoir passé
sous les yeux des premiers magistrats et de
l'élite des habilans de «a bonne ville, elle s'a-
vança lentement vers ce trône sur lequel elle
allait s'asseoir pour la dernière fois, ses yeux se
fermèrent à demi, ses genoux faiblirent, et elle
fut obligée, pour ne pas tomber, de s'appuyer
sur les bras de Mme de Larochefoucault, sa
dame d'honneur.
«Je n'aurai jamais la force d'arriver jusipie-
là, lui dit-elle d'une voix éteinte; je me sens
mourir.
— Ln peu décourage, madame, lui répondit
celle-ci à demi-voix. Tous les regards sont di-
rigés sur votre majesté.
— Oh! qu'une couronne pèse!» dit-elle
encore bien bas ; et faisant un dernier effort
elle se mit à sourire : l'empereur F avait voulu.
Un moment après on battit aux champs jmur
annoncer l'arrivée de Napoléon. 11 s'avança d'un
pas rapide, accompagné de sept rois qui mar-
chaient à sa suite iX), et vint s'asseoir à côté de
l'impératrice, après avoir parlé à la plupart de
ceux qui s'étaient trouvés sur son passage. La
fête commença. Napoléon , qui voulait être
aimable, se leva bientôt de son fauteuil |.our
aller taire ce qu'il appelait .«a tournée, mais
avant de descendre de l'estrade, il s'était pen-
ché vers Joséphine et lui avait dit quelques mots
à l'oreille, probablement pour l'engager à l'ac-
compagner, car celle-ci se leva à l'instant.
M. (le Taileyrand, qui, en sa (pialilé de grand
chambellan, se tenait di bout derrière l'empe-
reur, se précipita pour le suivre ; mais il s'em-
barrassa dans la queue du manteau deriuipêra-
trice et man.jua de la faire tomber et de tomber
lui-même, l ne tois dégagé il rejoignit Napo-
léon, sans même adresser la moindre exruse à
Joséiihinr. Il faut croire <iue le prince de Béné-
vent n'avait aucune intention d'insulter au mal-
heur de l'impératrice; mais il n'ignorait aucun
des secrets du grand drame qui était en train
de sejouer; il savait que le dernier acte allait
s'accomplir, et certes, lui, si poli envers qui que
ce fût, n'eût pas agi delà même fijçon un an
auparavant.
slnanl à Joséphine, elle s'arrêta et, avec une
dignité remarquable, flic sourit à 'M. de Tailey-
rand. comme d'une maladresse qui aurait été
commune à tous deux ; mais en même temps ses
yeux se remplirent de larmes et ses lèvres de-
vinrent blanches et tremidanies décolère.
Arrivées .'l l'extrémité de la grande galerie,
LL. MM. se séparèrent. Napoléon prit à droitcet
limpérairice à gauche. Tout le monde se porl.i
de son côté pour la voir, car elle était adorée de
(1) L« rois d'E.<pagne, de Hollande, de Wesiphalie,
de Naple*, de Sue, de Bavière ei de Wurtembers.
— 394
rfn
la Iiourccoisie et même des femmes de la cour,
iliii toiUcs se plaisaient à ia iiroclaracr bonne et
indulijenle ; aussi cette triste promenade pro-
duisit-elle une forle ini|ircssion sur la foule. Ce
tut la dernière fois ijuc rinii)ératrice jiarut eu
imldic.
Les fornialilcs religieuses dont le pape avait
exi;jé la triste observation une fois remplies, et
la procédure prescrite i)ar les canons de l'Eglise
terminée, la sentence fut rendue par M. de
lioislèvre, grand officiai de rarchevécbé de
Paris. Le mariage de INapoléon fut dissous et
lui-même eondamné à une amende de six francs
envers les pauvres. L'oliicialité métropolitaine
le releva liientol de cette condamnation, jiarce
qu'en se soumettant h ce jugement de pure
forme, qui le fit beaucoup rire, il envoya le
même jour li!0,()00 fr. aux maires de Paris pour
qu'ils les distribuassent, chacun dansson airon-
dissement, aux plus nécessiteux.
«En ma qualité d'empereur, dit-il gaimenl,
je dois cette fois payer plus cher que les autres.»
A cette occasion on pourra se faire une idée de
la soumission de l'empereur aux lois île l'empire
dans les actes de sa vie privée. Cette procétlure
ecclésiasti(|ue avait entraîné des avances assez
considérables, tant pour les honoraires des
assistans que pour les droits d'enregistrement
d'une foule d'actes devenus nécessaire; non seu-
lement ces frais furent payés au iisc et rentrè-
rent au trésor, mais encore ce futNapoléon qui
les acquitta avec les fonds de sa cassette particu-
lière.
Lne circonstance non moins dramatique que
toutes celles de cet épisode du divorce fut
que le prince Eugène, dont on connaissait] la
vive tendresse pour sa mère, lemplit les fonc-
tions de chancelier d'état auprès du sénat, c'est-
à-dire que ce fut lui qui jiorla le message dans
lequel ^apoléon expliquait au premier corps
de l'état les motifs qui le forçaient ù se séparer
de sa femme.
« Les larmes de l'empereur, dit à cette occa-
sion le noble jeune homme, suffiraient seuls à
la gloire de ma mère. »
Et les siennes?.... Elles furent brûlantes
lorsque le jour fatal arriva.
C'était le 10 décembre 1809. Déjà toute la
famille impériale, ainsi que les grands dignitaires
de la couronne, se trouvaient réunis aux Tuile-
ries dans la galerie de Diane, qui avait été dis-
posée à cet elîet. ÎSapoléon s'assit sur le fauteuil
qui lui avait été préparé, à droite de l'archi-
chancelier. 11 était immobile comme une statue,
les mains croisées l'une sur l'autre, et il tenait
conslanmient les yeux fixés sur la porte des
appartemeiis intérieurs. Tout à coup les deux
battans sont ouverts à la fois, deux pages se ran-
gent chacun d'un coté, et un huissier annonce à
haute voix :
« S. M. 1 impératrice et reine!»
A ces mots, il se fait dans la salle un mouve-
ment bientôt suivi du plus profond silence.
Tous les regards sont dirigés du même côté ;
l'empereur se lève ; Joséphine parait. Elle est
vêtue d'une robe de mousseline unie ; un petit
peigne d'écaillé blonde a pris cette fois la jdaee
de la couronne dentelée qui encadre ordinaire-
ment le chignon die ses cheveux d'ébènci toute sa
toilette est remarquable de simplicité : elle ne
porte pas un seul bijou ; seulement un petit mé-
daillon de forme carrée, passée dans un cordon-
net de soie noire, est suspendu à son cou; c'est
le portrait de Napoléon lorsqu'il n'était encore
que général en chef de l'armée d'Italie. Elle
s'avance lentement, appuyée sur le bras de la
rtine.de Hollande, aussi pâle que sa mère.
Eugène, debout à côté de l'empereur, et le
regard fixe,) semble éprouver un tremblement
violent, ^apoléon se rapproche de lui, cherche
sa. main ,et la serre à plusieurs reprises avec
émotion :
» Point de faiblesse», lui dit-il à voix basse,
Cl encore un peu de courage.
— .l'en aurai, sire.»
Et le trouble du prince augmenta.'tellement
qu'on s'attendait à le voir défaillir. Pendant ce
temps, Joséphine était venue s'asseoir devant
une petite table recouverte d'un velours vert à
créi)ines d'or, placée un peu en avantet à gauche
de Cambacérès. iNapoléon fit un signe gracieux
de la main en regardant autour de lui, comme
pour engager les grands dignitaires à se rasseoir.
Alors le procureur impérial, M. Régnault de
S.iint-Jean-d'Angely, donna d'une voix mal
assurée lecture de l'acte de séparation. 11 fut
écouté dans un religieux silence. Une vive
anxiété était peinte sur tous les visages; José-
phine seule semblait être calme : le bras posé
négligemment sur la petite table qui était devant
elle, la tête penchée, de grosseslarmes coulaient
de temps en tempssur sesjoues. Sa fille, debout
derrière elle , les coudes ai)puyés sur le dossier
du fauteuil de sa mère, ne cessa de sangloter
en cachant sa tête dansses mains. Quanta l'em-
pereur, ses regards étaient presque égarés, et il
semblait souffrir mille fois plus que Pimpéra-
trice.
La lecture de l'acte achevé, Joséphine se leva,
essuya ses yeux, et d'une voix ferme prononça
les courtes paroles d'adhésion qui avaient été
formulées à l'avance ; puis ayant pris la plume
que Cambacérès lui présentait, elle signa l'acte
que M. Régnault de Saint-Jean-d'Angély avait
])0sé devant elle, et aussitôt, couvrant ses yeux
de son mouchoir, elle se retira silencieusement,
soutenue par sa fille et sans même regarder
autour d'elle.
Sur un signe de iNapoléon, Eugènes'élait élan-
cé vers sa mère ; mais les forces lui manquèrent
et il tomba sans connaissance entre les deux
portes do la galerie; l'huissier, avec le secours
des aides-de-camp du prince, qui l'avaient suivi,
le releva et le porta dans le salon de service. Là
tous les soins que. réclamait une position si
douloureuse lui Jurent prodigués. On conduisit
ensuite INapoléon en grande cérémonie jusque
dans ses appartemens intérieurs, où il demeura
morne et silencieux le reste du jour.
Cambacérès et Talleyrand étaient restés seuls
impassibles tout le temps qu'avait duré cette
scène de famille à la fois si poignante et si pleine
de dignité. Les gens qui observent tout remar-
quèrent que, pendant celte Iriste solennité et
malgréla saison, une horrible icmpêle éclata sur
Paris. Des torrens de pluie, d'effroyables coups
de vent portèrent l'épouvante dans les esprits;
onei'it dit que le ciel voulait manisfester sa ré-
probation de l'acte qui détruisait le bonheur de
Joséphine. Chose non moins extraordinaire, le
semblable phénomène se reproduisait à Milan
I le même jour et à la même heure.
! Oppressé par les diverses émotions de cette
I cruelle journée, Napoléon se coucha de bonne
heure. Hélait au lit lorsque l'aide-de-camp de
service se présenta pour recevoir ce qu'on appe-
lait l'ordre. Les valets de chambre de l'empe-
reur étaient encore occupés de quelques arran-
gemens dans l'appartement faiblement éclairé ,
lorsque \i porte s'ouvrit tout à coup et laissa en-
trevoir comme un fantôme blanc. C'était l'im-
péralrice, seule, les clieveux eu désordre, les
traits horriblement contractés. A cette vue,
Naiioléon terrifié se mit sur son séant ; les assis-
tans se retirèrent aussitôt au fond de la chambre.
Joséphine s'avança d'un pas chancelant. Arrivée
près du lit, elle tomba sur les genoux, et, sans
jiroférer une parole, elleétreignit INapoléon de
ses deux bras en pleurant d'une manière déchi-
rante. Napoléon lui parla avec la plus touchante
affection, lui prodigua les caresses les plus ten-
dres et pleura comme elle. L'émotion des assis-
tans était à son comble.
« Allons, ma bonne Joséphine, lui disait-il
d'une voix entrecoupée, sois donc plus raison-
nable... Tu sais bien que je serai toujours ton
ami... Je suis plus à plaindre que toi, mais
laisse-moi. Je ne puis avoir de courage pour
deux...»
Suff'oquée de sanglots, Joséphine ne répondait
rien. 11 y eut alors une scène muette pendant
laquelle leurs larmes confondues en dirent |)liis
que les ])lus éloiiuciites paroles. Joséphine
s'élant un peu calmée, l'empereur sortit de son
aecablementeommed'un rêve, ets'aperçut seule-
ment alors qu'il était resté du monde dans sa
chambre. 11 repoussa doucement l'impératrice,
croisa les bras sur sa poitrine, et, s'adressant à
ses serviteurs, il leur dit d'une voix brève et
sévère quoique altérée par l'émotion :
« Que faites-vous ici, messieurs ? IVe puis-je
donc être un moment seul chez moi ? Sortez à
l'instant ! »
Tout le monde se retira en osant à peine res-
pirer.
Un quart d'heure après, Joséphine sortit de
chez l'empereur, l'air plus abattu que jamais.
Napoléon n'ayant ni sonné ni appelé personne,
l'aide-de-camp de service, selon les devoirs de
sa charge, se hasarda à rentrer dans la chambre
à coucher malgré le conseil qu'on lui donnait de
n'en rien faire.
ic Sire, dit-il respectueusement, je viens pren-
dre Vordre de votre majesté pour la nuit. »
L'empereur ne répondit pas, mais l'aide-de-
camp crut remarquer que l'édredon placé sur le
lit remuait comme si on l'eût soulevé avec impa-
tience.
L'olîieier renouvela sa demande après s'être
approché davantage ; mais Napoléon s'était en-
foncé tellement dans son lit qu'il ne lui vit
même pas le visage.
Il se retira doucement et ne vint se couchei'
sur le lit de camp jiréparé pour lui dans le
salon de service, ([ue lorsiju'il eut fait, comme
de coutume, sa ronde dans le château. Cette
nuit le palais fut silencieux comme la tombe.
Le lendemain matin, d'après les conventions
arrêtées, Joséphine quitta les Tuileries pour
aller habiter la Malraaison.
ont:
Los personnes aUycliécs aii sciviceile LL. JIM.
que leiii-occui)alion ne retenait pas dans l'in-
li'ricui'des aiiparleinens s'i'taicnt rassemblées
dans le veslilnile dn juivillondc Tilorloge, pour
voir encore une fois eclle qui avait été pendant
dix ans leur souveraine. On se regardait triste-
ment sans oser se parler. Enfin, à onze heures,
Joséphine parut, appuyée sur le bras de madame
Darljery, lune des dames d'h(nineur; mais elle
était voilée et enveloppée dans un cachemire
•lui la déguisait entièrement. Alors ce fut un
concert de lamentations inexprimables ; elle
traversa le court espace qui la séparait de sa
voiture, et elle franchit précipitamment le mar-
che pied sans même jeter un regard sur ce palais
quelle ne devait jamais revoir ; les stores une
une fois baissés, les chevaux ])arlirent avec la
rapidité de l'éclair.
Pendant la première semaine, la route de
Paris à la Malmaison fut eouverle d'une foule de
personnages de tous rangs qui regardèrent com-
me un devoir sacré de se présenter encore une
fois au moins h celle qui, bien que privée de la
couronne, n'en avait pas moins conservé le titre
d'impératrice. Quant à l'erajiereur, qui, de son
cùté, était allé s'établir à Tiianon, il fit son pos-
sible pour s'accoutumer à vivreseul; mais ilen-
voy.i tous les jouis savoir des nouvelles de Jo-
séphine : il y serait allé iMJ-même s'il l'eût osé.
lÎMiLis Marco DE SAINT-HILAIRE.
I?W'S3 2SÎ? S<!>'^2iaai3£;."», (1)
Le 17 novembre 1807, a une heure de.l'après-
midi, un traîneau attelé d'un cheval entra dans
la cour de l'une des i)remières maisons d'un vil-
lage de l'Eslland. A jieine le cheval, qui arri-
vait au galop, les rênes lloilantcs, eut-il dépassé
le seuil de la grande porte, (ju'il s'aiTéta tout
court, haletant, couvert de sueur, le regard ef-
faré. Sur le siège du traîneau était assise une
jeune femme velue d'un costume de paysanne.
Quoi ((ue le froid fût très vif, et que la neii'e
tombât à gros fiocons , elle ne fit aucun mouve-
ment pour se lever et pour descendre.
En moins d'une minute, la plupart des habi-
tansde la maison se trouvèrent réunis autour
du traîneau. L'inconnue n'était pas morte , ainsi
qu'ils l'avaient craint d'abord ; mais ,'1 son aspect
ils se reculèrent ou s'enfuirent tous épouvantés.
De larges gouttes de sueur froide coulaient le
long de ses joues plus blanches encore que la
neige, ses yeux hagards et fixes regardaient de-
vant elle sans rien distinguer; ses lèvres piles,
entr'ouvertes à demi par un léger tremblement
convulsif, laissaient apercevoir ses dents forte-
ment collées les unes contre les autres. A part
ce léger siijne de vie, l'clîroyante immobilité de
son corjis et de tous ses traits lui donnaient raji-
pareneed'un cadavre ou d'une statue de marbre.
Cependant son i)remicr monvemcnl d'ellroi ré-
primé, une jeune fille eut le courage de s'ap-
proclicr de cette femme cl de lui adresser quel-
ques paroles. Avi son d'une voix humaine, elle
(1) Ce curieux pioccs, unique poul-Olrc ilaiis lesau-
liiiles judiciaires, csU'Xlrail des Ciumuai, QllSiÇUI^lH ,
publié par Kari MiicMcr, de Bcrliu,
tressaillit des pieds à la télé, passa rapidement
ses deux mains sur son front et sur ses yeux ,
jeta un regard inquiet autour d'elle, et dési-
gnant du doigt la jiorte de la cour qui était res-
tée ouverte :
— Fermez-la! s'écria-t-elle; fermez -la ! ils
mejioursuivent! ils seront ici dans un instant.
Vite! vite!
En achevant ces mots, elle s'élança hors du
traineau, se précipita dans les bras de la jeune
fille ((ui venait de lui parler, la serra convulsi-
vement contre son cœur et tomba évanouie.
Aussitôt on s'empresse de la relever, on la
porte dans l'intérieur de la maison , près d'un
grand feu, on lui prodigue tous les secours que
réclame sa jiosition. A peine a-t-elle recouvré
l'usage de ses sens, que chacun l'accaMede ques-
tions ; on lui demande qui elle est, d'où elle
vient, où elle va; on veut [savoir surtout
pourtpioi elle [était si effrayée , pourquoi
elle verse des larmes si abondantes. La cham-
bre dans LKiuelle elle se trouve est remplie
de curieux. Parmi ceux qui l'interrogent , se
fait remarquer le fils du maître de la maison,
âgé de vingt ans environ, et qui tient encore
dans sa main droite la hache avec laijuelle il
fendait du bois au moment de l'arrivée du trai-
neau. La beauté et la douleur de l'inconnue
semblent avoir produit une vive im|)rcssion sur
l'esprit de ce jeune homme. Il est impatient de
cotniaître la cause de son elfroi et de sa tristesse,
jiour la rassurer et pour la consoler.
Enfin, cédant aux sollicitations de tous ceux
qui l'entourent , la jeune femme commence
en ces termes , au milieu d'un profond silence ,
le récit suivant :
— Ayant appris que l'une de mes tantes, qui
habite un village éloigné, était dangereusement
malade, je résolus d'aller lui rendre visite. Ce
malin donc, j'attelai mon cheval à un i)etit trai-
neau, et je me mis en route...
— Seule ? s'écria le jeune homme armé de sa
hache.
— Seule ? répétèrent plusieurs autres voix.
Pour bien compremlre cette exclamation, une
courte explication est ici nécessaire. Lorscjue
les troupes russes qui avaient conquis la Finlan-
de, sous le conmiandcment du général liuxoyden,
retournèrent dans leurs foyers, elles furent sui-
vies de bandes innomlu'ablcs d'ours et tle loups,
(jui se disputaient entre eux les cadavres des
chevaux morts de fatigue ou de froid et les débris
abandonnés des provisions de bouche. La pro-
vince de l'Eslland, qu'avait tra\crsée le gros de
l'armée, demeura longtemps après sou passage
infestées de ces bOles fauves qui, privées de
leurs anciennes ressources , attaquèrent , non
seulement les animaux doniestiiiues , mais les
hommes. On ne pouvait voyager en srtreté , a
quelque heure du jour cpie ce fi"!!, sur les rou-
tes les plus fréquentées, sans une forte escorte.
Tous ceux qui ne prenaient pas les précautions
nécessaires périssaient victimes de leur impru-
deiu'c. Durant l'hiver précédent, quarante indi-
vidus avaient été, dans un cercle, dévorés soit
par lies ours, soit jiar des loups.
— Seule ! répomlil l'inconnue d'une vois en-
trecoupée de sanglots ; malheureusement non ,
je n'étais pas seule... Oh! pourquoi ai-jc osé
cnUcprciuirc uu pareil voyage! pourquoi uc
l'ai-je pas entrepris seule... Oh! ne me for-
cez pas, je vous en supplie, à vous raconter
maintenant ce <iui m'est arrivé ce matin...
— Que vous est-il donc arrivé ? Qui vous ac-
compagnait i' lui demandèrent la plupart des
jieisonnes iirésentes, de plus en plus curieuses
de l'aiiprendre.
— Infortunée que je suis ! répliqua-t-elle,
j'avais emmené avec moi mes trois enfans, dont
l'aîné venait d'atteindre sa cin(iuième année, et
dont le plus jeune, une charmante petite fille de
six mois, était encore à la mamelle...
Un cri dhorreur et delîroi s'échappa de tou-
tes les bouches, car chacun devinait déjà l'af-
freuse vérité. Mais aussitôt le silence redevint
plus profond et plus solennel encore, et la jeune
femme continua ainsi :
— Le temps était magnifique , la roule par-
faitement frayée, quoique très étroite, mon che-
val jeune et vigoureux ; mes deux petits garçons
jouaient en riant à mes genoux, ma fille dormait
sur mon sein; j'étais heureuse, je jiensais au
plaisir que ferait ma visite à ma vieille tante ma-
lade. Mais, hélas! ce bonheur fut de courte du-
rée : ce mouvement de joie devait être le dernier
que je ressentirais ici-bas. Une heure environ
apiès mon déjiart du village, je songeai tout à
coup que je me trouvais seule avec mes enfans
au milieu d'un désert de neige, loin de toute ha-
bitation humaine. Pour la i)i'emière fois, les sou-
venirs des accidens que j'avais entendu raconter
récemment encore me revinrent h la mémoire ;
j'eus peur, je voulus retourner sur mes pas:
mais le chemin tracé dans la neige était si étroit,
que je me vis obligée de continuer malgré moi...
De minute en minute ma frayeur augmentait...
j'osais à peine respirer, tant je prétais une oreille
atlenlive aux moindres bruits que m'apportait
le vent.
Cependant, à l'endroit même où la route com-
mence h côtoyer une forêt de sapins, j'entendis
bien distinctement derrière moi un bruit sur
la nature duquel je ne pouvais pas me mépren-
dre. Je tournai aussitôt la tête de cecôlé, et j'a-
perçus une bande de loups alTamés qui me pour-
suivaient. L'approche du danger ranima mon
courage abattu. J'appliquai un vigoureux coup
de fouet au cheval, qui partit au galop. Mais
presqu'au même instant deux énormes loups ,
les yeux ardcns, la gueule béante, apparurent à
ses côtés, luttant avec lui de vitesse pour dispu-
ter le passage. De la vie île cet animal dépendait
ma vie et la vie de mes enfans. S'il périssait, nous
périssions tous ensemble. Pour le sauver, aucun
sacrifice ne devait donc me coûter. Lue horrible
pensée se présenta 5 mon esprit, et, loin de la
repousser, je l'acceptai comme une inspiration
du ciel, j'en calculai ilc sang-froid les consé-
quences i)robab!es. En ce moment, p.ir une sorte
de fatalité, mon second fils, âgé de trois ans, et
dont la mauvaise santé m'avait toujours donné
les plus graves inquiétudes, se mit à pleurer et
àcrier... Ses sanglots parurent exciter encore la
voracité des loups, que je crus voir s'élancer sur
Icchcval. Je sji.<ismonenf.int par un oionvement
involontaire, et sans savoir ce que je f.iisais. Je
le poussai hors du traîneau, il s'enfonça dans la
neige fraiche, cl les loups s'arrêlèxeni il l'en-
droit où il était tombé. Tout cela se passa ta
moins d'une minute.
^ 390 —
L'inconnue se lui quelques inslans pour re-
prenJie haleine et pour essuyer ses larmes,
— Mallicureuse ! repril-elic d'uni' voix sou-
vent entrecoupée de sanylots. Je croyais (jue
nous étions sauvés, je nie trompais. A peine les
derniers ciis de la victimeeurcnt cessé de se faire
entendre, que d'autres loups, les mêmes peut-
être qui venaient de dévorer mon enfant, repa-
rurent aux deux cotés du traîneau. I/alîreux
sacrilice avait donc été inutile, le même danger
existait toujours, le mérae moyen de salut s'of-
frit à moi , et celte fois encoreje m'empressai
de m'en servir. Mes yeux se portaient alternati-
vement sur ma petite lille ijue mon liras yauche
serrait contre mon ca'ur, et sur mon fils aine,
(jui embrassait mes genoux.
Maman, disait-il, je suis bien gentil, moi;
je ne crie pas, vois-lu ; lu ne me jetteras pas dans
la neige comme mon frère.
:\la tête s'égara, ou plutôt elle était depuis
longlemiis égarée, l'itié pour moi, pitié, je vous
supplie ! Si vous saviez tout ce que j'ai soulîert,!
J'aimais lant ma lille !... j'esi>éraisld sauver; que
vous dirai-je •'... Mon (ils aîné périt comme avait
péri son frère...
— Ecoutez -moi , vous saurez tout, répliqua
l'inconnue, qui déjà ne pouvait plus pleurer.
J'étais comme frappé de la foudre. Les liurle-
mens des loups , la vitesse avec laquelle mon
cheval fuyait le danger qui le menaçait, les der-
niers cris de mes lils retentissant toujours à mes
oreilles , la crainte de voir mourir ma fille uni-
que d'une mort si affreuse , et , l'avouerai-je ,
l'effroi que m'inspirait cette mort pour moi-
même , m'ôlaient toutlsentimenl de l'existence.
Immobile , les yeux fermés, n'ayant plus même
la force de souffrir, je serrais convulsivement
ma tille contre ma poitrine. Tout à coup je
sens quelque chose s'appuyer mon épaule
droite, j'ouvre les yeux, je tourne machina-
lement la tête , et j'aperçois à (|uelques pou-
ces de ma ligure la gueule ouverte d'un loup af-
famé; mais avant que cet animal n'ait eu le
temps de saisir sa proie, il perd l'équilibre et
retombe au milieu de la route. Trois fois il s'é-
lance de nouveau, trois fois il ne put m'attein-
dre. Enfin, à une iiualrième tentative, il parvint
à s'accrocher au traîneau, et son poids entrai-
nantie traîneau en arrière, je levai malgré moi
mes bras en l'air pour ne pas être renversée
avec lui... Dans ce mouvement tout à fait invo-
lontaire, ma lille m'échappa.
Que s'est-il passé depuis ce moment jusqu'à
celui où une voix humaine ([ui me parlait a re-
tenti à mes oreilles ? Je ne saurais vous le dire.
Je ne voyais et je n'entendais plus rien; mes
mains tremblantes laissèrent échapper les rê-
nes... Je me rappelle seulement que le cheval ,
aliandonné à lui-même , s'est emporté... mais
j'ignore encore combien de temps a duré sa
course et où il m'a conduit.
La jeune femme s'était tu. Pendant quelques
inslans, un silence lugubre régna dans l'assem-
blée, et ce silence ne fut troublé que par les san-
glots des autres femmes qui venaient d'entendre
cet affreux récit. Encore tremblans d'horreur et
d'effroi, la tête baissée vers la terre, les paysans
eux-mêmes n'osaient plus ni se regarder ni se
parler. Seule , la maîtresse de la maison, Sgée
d'environ cinquante ans, prononça à voix basse
quelques paroles de pitié et de consolation.
Tout à coup le (ils, toujours armé de sa hache ,
s'avance devant l'inconnue, une ]iAlcur mortelle
couvre son visage, son corps paraît agité d'un
mouvement nerveux , son regard , d'abord si
compatissantet si doux, a pris une expression
sauvage et menaçante. 1 1 est lellement ému qu'il
s'exprime avec dilîiculté.
— Silence ! manière, s'écrie-t-il... cette fem-
me ne mérite pas votre pitié. Puis s'adressant h
elle : « Malheureuse ! tu as fait une pareille
cliose !... les enfaiis, tes trois enfans, tu les a
tués !... Ton lils qui le suppliait à genoux de
l'épargner, ta lille encore h la mamelle, tu les
as jetés aux loups... tu lésa sacrifiés pour le sau-
ver, tu n'as jias eu le courage de mourir avec
eux ! Femme, tu es indigne de vivre ! A genoux !
à genoux ! et prépare-loi à recevoir lechàtiment
de ton crime !
— (iràce! pitié! s'écria l'inforliinée en ten-
dant des mains suppliantes aux paysans, muets
et impassibles témoins de celte scène ; personne
ne lui ré|iondit, personne ne bougea ; tous les
regards se détournèrent d'elle, comme si elle fût
devenue un ^objet d'horreur et de dégoût ; elle
se roulait à terre dans les convulsions du déses-
poir et poussait des cris inarticulés.
Le jeune homme avait levé sa hache et s'ap-
prêtait à frapper. Pas une voix ne le blAma, pas
un bras n'essaya d'arrêter le sien. Chacun atten-
dait dans une horrible anxiété le dénoùmenl de
cet éjiouvantable drame.
— Tes prières seront inutiles , femme, dit le
jeune homme d'un air inspiré ; c'est Dieu qui
me fait ton juge et ton bourreau, c'est Dieu qui
m'ordonne de le punir; je ne veux pas lui dés-
obéir, lieconimantle-lui donc ton Ame, car sa
miséricorde est infinie et lui seul peut te par-
donner.
La condamnée sejela à genoux, et voyant qu'il
ne lui restait plus aucune espérance de salut ,
elle récita d'une voix lente, pour prolonger son
existence de quebiues secondes, l'oraison domi-
nicale. Dès ((u'elle eut achevé ces dernières pa-
roles ; Sed libéra nos à malo. — Amen, di-
rent les assistans; la hache tomba , cl au même
instant la tête de la jeune femme roula sur le
plancher, aux pieds de son bourreau
Trois mois après les événemens que nous ve-
nonSj de raconter, Franlz Pohlingcomiiarais-
sait devant la haute cour criminelle sous l'ac-
cusation d'assassinat. 11 s'était constitué volon-
tairement prisonnier. Lorsque le magistral qui
présidait la cour l'interrogea, il lui| répondit en
ces termes : « J'ai commis cette action que vous
appelez un crime en présence de plus de trente
témoins. Y eneùt-il eucenl, y eussiez-vousété,
j'aurais agi de même. Songez-y, monsieur, celle
femme , indigne du nom de mère, avait jeté en
pâture aux loups ses trois enfans. Une telle fem-
me est cent fois plus coupable qu'un voleur ou
i|u'un assassin ordinaire. Elle méritait la mort.
Quand un danger menace ses petits, la poule
élend ses ailes pour les protéger, la jument mord
et rue. Je ne me repens nullement de ce qile j'ai
fait ; et si vous me condamnez à mort, j'aïu'ai
du moins la consolation de penser que j'ai jiuni
un grand critoe. »
Les débals d'un pareil procès ne pouvaient
pas être fort longs. Le soir du même jour.
Frantz Pohling , déclaré coupable d'assassinat,
se vit condamner à la peine capitale. Mais heu-
hensement pour lui, avant de recevoir son exé-
cution, la sentence de mort passa sous les yeux
de l'empereur avec toutes les jiièces du procès.
Alexandre se fll rendre un compte détaillé de
cette affaire qui l'avait vivement ému, et loin de
ratifier la condamnation prononcée par la cour,
il la commua d'abord en celle de dix années de
détention, jiuis quelques mois après , le jeune
Pohling fut rendu à sa famille, à l'honneur et à
la liberté.
^&, S'5û33'yîSStîg2<î>^.
L'année passée , dans la saison des vacances ,
M. Arthur Monnerel , jeune avocat dont les
brillans début commencent à tenir tout ce
qu'ils ont promis, était à la campagne chez ma-
dame la comtesse de L***,amie de sa mère. Bien
venu de la maîtresse du logis, lié avec tous les
commensaux, il passait, sans soucis et sans af-
faires, le temps où il est permis à un avocat de
ne songer ni aux juges , ni aux cliens, ni aux
dossiers , le jour, il chassait avec le jeune de
L*** et d'autres jeunes gens, Méléagres infatiga-
bles, qui revenaient le soir munis d'un appétit
vigoureux et des récils sans fin de leurs proues-
ses de la journée. Les dames s'accommodaient
peu de ces conversations sans intérêt pour elles;
la perdrix mise à mal, le sanglier débuché et le
chevreuil abattu, toutes choses dont une femme
fait moins de cas que d'une mode nouvelle ou
de la plus légère aventure de bal.
— Ernest, dit madame de L***, ne pourriez-
vous pas laisser la chasse un moment, et avoir
quelque pitié de pauvres femmes seules toutes
la journée, et qui n'apprécient vos hauts faits
qu'au rôti ? Voyons , contez-nous une histoire.
— Une histoire! répondit Ernest, ceci regarde
l'avocat; ces messieurs savent tout, ils ont dans
leurs dossiers les anecdotes les plus piquantes ,
les faits les jilus singuliers du monde. Ce qui se
passe à l'audience n'est rien ; ce qu'ils taisent
dans l'intérêt de leurs cliens a bien plus de sa-
veur et d'originalité; demandez h Arthur, la Ga-
zelle des Tribunaux vivrait dix ans de leurs
rognures, s'ils voulaient les lui abandonner.
Il y avait dans ces paroles une teinte d'indis-
crétion, et une tendance telle à des révélations
impossibles, que madame la comtesse de L***
en fut effrayée pour le fils de son amie, et qu'elle
se hùta de dire :
— Arthur va nous raconter sa première cause.
— Ma dernière, madame, si vous le voulez
bien.
— A la bonne heure, dit la comtesse.
On attisa le feu dont s'égayent les premières
soirées de septembre , les dames se rapprochè-
rent d'Arthur Monnerel, les chasseurs cessèrent
de s'occuper du tiré du lendemain, et le jeune
avocat commença :
— Vous ne vous figurez pas , mesdames, dit-
il, les ennuis et les désapoinlemens d'un débu-
tant au barreau ; on se croit un Démosthène ou
unCicéron, etonvoit son oisive éloquence dé-
daignée par les cliens les plus chélife ; on vou
drait avoir à plaider contre un Philippe (Philippe
de Macédoine, entendons-nous), contre un Ver
rès, et le mur mitoyen loi-même s'éloigne de
307
vous. Pour les affaires criminelles, nous sommes
devancés par des avocats dont c'est la spécialité,
vieux routiers de cours d'assises, qui plaident
l'alibi et la non préméditation avec un talent
merveilleux. Cependant, il y a une classe de
prévenus h (pii le vol et le crime n'ont pas laissé
un sou vaillant , ce sont en général ceux qui
viennent i)our la première fois devant la justice
et h (|ui un séjour prolongé dans les prisons n'a
pas appris encore la valeur d'un habile avocat ;
à ceux-là la cour donne un défenseur d'office.
^ Voilà quelle a été souvent ma tâche , mesda-
(,» mes , et vous ne sauriez croire à ([uclles furies
i est dévoué un avocat chargé de ces causes sou-
•- vent perdues d'avance. 1/homme jeté dans un
: cachot, et qui a à répondre devant un jury d'un >
\ crime capital, est seul, isolé ; il comprend que
la société qu'il a blessée va lui demander un
compte rigoureux de ses actions, que sa famille
sera hostile, ou du moins neutre, ses amis im-
puissans ; mais la loi qui bientôt le frappera
vient néanmoins à son aide ; elle lui donne un
guide, un soutien , un appui , un défenseur.
Quand nous descendons dans cette prison où
languit le prévenu, nous lui apparaissons donc
comme un ange sauveur, comme un messager
de vie ou du moins d'espérance; c'est mieux que
le médecin qui s'approche du lit du malade. Le
médecin vient auprès d'un être souffrant que le
mal engourdit, dont la fièvre rend les idées con-
fuses; le défenseur aborde un homme sain, vi-
goureux, dont toutes les pensées sont aiguisées
par la solitude et un danger imminent; aussi
n'y a-t-il point de secret pour nous , point de
demi-aveu, point de réticence ; le prévenu sait
que nous ne pouvons ni le trahir, ni le perdre ,
nous ne pouvons que le sauver, et ce qu'il ne
fait pas avec le prêtre , il le fait avec l'avocat ; il
met sa conscience à nu. Dès qu'il nous voit , il
avoue le crime, il en dit le but, il remonte jus-
qu'à la première pensée de ce drame ([u'il a
a conçu et exécuté. Nous sommes mis au cou-
rant de tout ; le lieu, le temps, les circonstances,
rien ne nous est caché. Nous apprenons, comme
vient de le dire tout à l'heure Ernest, le secret
d ''S passions enfouies dans les derniers replis du
Cœur. Ce n'est pas pour nous intéresser à leurs
misères que les criminels en agissent ainsi, c'est
parce qu'ils pensent qu'un homme bien instruit
les défendra mieux ; qu'il saura ce qu'il faut
nier, ce qu'on peut sans danger accorder à l'ac-
cusation ; c'est (lue, suivant eux, il faut bien
connaître un fait pour l'atténuer ou le démen-
tir à propos.
— Croyez -vous, Arthur, demanda la comtesse,
«pie ce soit là un mauvais calcul ?
— Il est trop comnuni, nindame, chez les cou-
jiables, pour être absolument mauvais, répon-
dit le jeune avocat ; mais il a to\ijours été dan-
gereux avec moi ; quehiue étroits que soient les
devoirs d'un défenseur, (juchpie sacré que soit
le malheur, j'ai besoin de la conviction pour
parler ; il m'est impossible de plier ma bouche
au mensonge : ceux qui m'écflutent comiiren-
nent, à l'indécision ou à la fermeté démon alti-
tude et de moi-même, ma foi ou non en mes pa-
roles. J'ai donc été souvent oliliijé de me récuser
))our en liop savoir, rarlez-iiioi , disaisje au
client ([ui allait commencer une couFessiou trop
sincère ; parlez-moi, comme vous feriez à \m
juge , mais à un juge doux , indulgent, qtii ne
veut |)as vous trouver coupable, et (pii vous dé-
fendra pour (leu «piil puisse vous croire inno-
cent : j'atirai une confiance aveugle en votre ré-
cit, je serai crédule ; mais laissez un prétexte à
mes paroles.
Aux dernières assises, je fus chargé par le pré-
sident de défendre un nommé Pierre Fournel ;
cet homme était accusé de vol et d'assa.ssinat.
Quand je fus introduit pour la première fois
dans son cachot, je lui criai de la porte :
— N'avouez pas, ne m'avouez rien , si vous
voulezquc je vous défende ; sans cela vous se-
rez mal défendu, et même vous ne le serez pas
pas du tout; oi-, songez à l'inducliou fâcheuse
qu'on peut tirer contre vous de ma récusation.
Je m'adressais à un jeune homme dont l'œil
était vif, le .sourire malin et s|)iriluel, et que sa
mauvaise fortune ne paraissait! pas abattre.
— J'ai l'acte d'accusation, lui dis-je en m'as-
seyant auprès de lui ; l'affaire est grave. Le 27
août dernier, de neuf à dix heures du soir, par
une nuit bien noire, vous étiez sur le chemin
qui conduit de Pierrefitte à St-Denis ; vous avez
arrêté un cabriolet (jue vous avez commencé par
détourner de la grande route ; vous avez alors
coupé les jarrets du cheval , puis vous avez tué
un fermier nommé (Jiraud et sa femme (pii se
rendaient à Si-Denis ; vous les avez dépouillés
et avez ensuite tranciuillement continué votre
chemin. A cent pas plus loin, on vous a arrêté
nanti d'une montre en or et d'une bourse en
cuir contenant 110 fr. , enlevées l'une et l'autre
à vos victimes. Vous' aviez encore dans votre
poche le couteau quifvous avait servi à commet-
tre ces assassinats. Etiez-vous seul ? Il parait
que non ; car si quchpies unes des traces em-
preintes sur le lieu du crime s'adaptent à votre
chaussure, d'autres sont évidemment plus lar-
ges et plus longues. Votre complice s'est sous-
trait jusqu'ici aux investigations de la justice.
Voilà ce (pic dit l'acte d'accusation, Pierre Four-
nel. Qu'avcz-vous à répondre ?
— Moi , s'écria le (trévenu, avec un air de
bonne foi (pii me loucha et me ravit en même
temps ; moi, un assassin! moi, un voleur! eh!
grand Dieu ! je suis incapable de faire du mal à
un enfant,je n'ai jamais pris une épingle de ma
vie.
— Bien, très bien, m'écriai-je, c'est cela mon
gar(:on. Voilà ce qu'il me faut. Mais racontez-
moi, je vous prie, ce (pie vous avez fait le 27
aoi'it (le neuf heures à dix heures du soir.
— Mon bon monsieur, me dit-il avec ce sou-
rire malin doiitje vous ai parlé, je suisnéà lleaii-
monl, il y a de cela vingt-cimi ans, je suis or-
phelin depuis l'enfance, et j'ai été recueilli il y
a dix-neuf ans à peu près par le père Richard ,
nu fermier de l'ierrelille chez lequel je travaille.
Voilà-l-il jias (|ue depuis deux ans le père Ri-
chard a pris une lillc de laiterie, (jui est belle
comme le jour ; vous ne connaissez pas Lison ,
monsieur :'
— F.n aucune manière ; mais jirenez garde,
une lille belle comme le jour, Lison, nous voilà
bien loin de l'acte d'accusation et de Passassinal.
— (.'cst'(iu'il n'y a pas d'assassinat, monsieur ;
vous allez voir. Or, donc, je l'aime celte Lison ,
et noiis devons nous épouser; le 27, c'était un
sanu'di, et je venais de recevoir qucbpio argent
du père Richard. J'eus l'idée de partir le soir de
l'ierrelille, pour aller à Sl-Dcnis acheter un bel
aHli(piel à Lison ; la iiauvreenfanl n'a passeule-
menl uuecroixà la Jeannctlc.|Je me mis en route
à neuf heures, (piand le travail fut lini, et je
m'acheminai galmcnl sans rien dire à personne ;
au milieu du chemin, mon pied heurta contre
quelque ch(i<:e de moins dur qu'un caillou, j'y
portai la main, c'était la maiidile bourse ; je la
mis dans ma poche en regardant autour de moi
si je n'en verrais pas daulres sur le chemin ;
alors, quoi(iue la nuit fut obscu'-e, je vis luire je
ne sais quoi, comme qui dirait un ver luisant;
c'était la montre ; je la pris aussi ; je n'avais pas
fait dix pas, que j'étais arrêté. Il parait (pie les
voleurs avaient les poches trouées.
— Lu juge d'instruction, reprit Arthur, n'au-
rait pas cru le iiremier mot de ce récit; il n'y
aurait vu (|ue la simplicité feinte d'un brigand
qui use de l'avanlaije de n'avoir ])as élé pris sur
le fait; ce n'était pas là mon rôle; je fus enchanté
de n'avoir ])as à me débattre contre un aveu, de
n'avoir pas à lutter contre ma conviction. Mais',
lui dis-je , que com|iliez-vous faire de cetia
bourse et de cette montre qui n'étaient pas à
vous ?
— Ma foi, monsieur, me répondit-il, je n'avais
encore rien décidé là-dessus quand on m'a ar-
rêté.
1 1 y avait de très fortes charges contre Pierre
Fournel ; la similitude de sa chaussure avec celle
de l'assassin, et le couteau trouvé sur lui, dont
la lame s'adaptait parfaitement aux plaies des
victimes ; le couteau, il est vrai, ne portait point
de traces de sang, mais il avait élé fraîchement
nettoyé, et Pierre Fournel ne niaitjias celle cir-
constance. Du reste, je pris des informations à
Pierrefitte; il était vrai (pie l'accusé courlisail
Lison, et qu'il vivait depuis dix-neuf ans à la
ferme du père Richard. Tout cela n'expli(juait
pas son voyage nocturne à Saint-Denis, sous le
prétexte futile d'acheter un bijou (lu'onnelui
avait pas demandé et qu'il n'avait pas promis.
Dès qu'une fois Pierre Fournel meut fait celle
histoire, il ne s'en écarta jamais ; il ne tomba
dans aucune contradiction, ne revint sur aucun
détail, de façon que je plaidai avec une grande
liberté d'esprit, (|uej'opposai à .M. le procureur
du roi des argumens tirés de mes propres con-
viclions.
— Vous étiez convaincu ? deaianda une petite
dame blonde (jui écoulait l'avocat avec la plus
grande attention.
— Oui, madame, répondil-il,je m'étais donné
beaiicou|) de |ipine pour cela, et Pierre Fournel
m'avait merveilleusement aidé ; je gagnai ma
cause, l'accusé fut ac(|uillé.
— Acipiiiié ! s'écria madame de L***.
— Oui, taule de preuves ; après lout. ce que
disait Pierre Fournel était possible, même vrai-
semblable. Je ne i.ensais plus à ce procès , et
quinze jours s'étaient passés, lorsqu'un malin
Pierre se ])rt'senta chez moi, et fut introduit
dans mon cabinet. Ce n'élail plus le même hom-
me (pie j'avais vu en prison ; il était triste, pâle,
ses joues étaient creusées et ses yeux toujours
vifs étaient (nfoncés dans leur orbite.
Monsieur, me dit-il, je suis perdu : je viens de
Pierrefitte où je ne relournerai de ma vie ; Lison
ne veut plus me voir ; elle en aime nn autre et
va l'épouser ; le père Richard me chasse de chez
lui. moi (juil a élevé ! les garçons du village ne
veulent |ilus travailler avec moi ; |iersoune ne
m'emploie ; on se croirait désbonoré de me don-
ner la main.
— Et d'où vient cela? lui demandai- je; vous
avez élé houorablcment ac()uilté; pourquoi vos
amis se monlrciil-ils plus sévères (|ue les jurés ?
11 hésita quelques momcDS, puis il me dit
— 598 —
— Cela vient de vous, monsieur r;ivocal. Com-
me les assassins ilii fermier el de la fermière Gi-
laiid nesonl pas encore connus, ils s'imayinent
à l'in-reliUi' que c'esl moi iiui ai fait le coup ,
i|ui (liM nl-ils, n'a pas pu se faire loiit seul ; et
vous, suivant eux, vous avez si liien tourné la
chose ([u'on m'a arcpiitlé. Il est vrai (pie vous
avez 1res bien plaidé ; mais tjrand Dieu ! faut- il
qu'on uiecoupe leçon ouipie jemeure de lionle
et de faim parce qu'il m'a pris la fantaisie d'aller
à neuf iieuresdu soirdePierrelitteii Saint-Denis
pour acheter une croix à la Jeannette ;i l'ingrate
Lisoii !
— (Juc vous dirai-jo, mesdames, poursuivit
l'avocat, cet homme m'intéressait; il devait la
vie à mon éloiiuence , cela (lattail mon amour-
propre; il était sans pain, sans asile, rejioussé
de tous. Que deviendrait-il ? Je le pris à mon
service ; c'est mon domestique.
— Comment ! s'écrièrent toutes les dames ras-
semWéesdans le salon, votre domestique! celui
que vous avez amené ici ?
— Oui, Pierre Fournel.
— Malheureux , dit madame la comtesse de
l.***à son jeune ami, vous vous êtes attaché un
homme pareil! vous lavez introduit chez moi !
un assassin q\ii n'a échappé à l'échafaud ipie
parce qu'on ne la pas saisi les mains dans le
sang. .Mais vous voulez nous faire touséi^oraer?
Dans ce moment-là même, la porte du salon
s'ouvrit, et un domesliiiue entra portant des
llamheaux : c'était Pierre Fournel. L'horreur se
jieiijnitsur tous les visages ; les dames se serrè-
rent toutes lesunes contre les autres, et.les jeu-
nes chasseurs auraient évidemment préféré se
trouver face à face avec un sangliiT (|ue de ren-
contrer le regard de cet homme acquitté par le
jury-
Quand il eut quitté le salon, on respira et les
langues se délièrent.— Quelle figure, disait-on,
quel regard ah-reux ; il a le rire de la hyène.
— Arthur, je ne veux pas i\ue celle homme
demeure un instant de plus chez moi. — 0 ciel!
j'y songe, il nous a accompagnées ce matin dans
notre ))romenade;ila forêt, cini) femmes toutes
seules ! taudis que leurs défenseurs chassent à
une ou deux lieues plus loin ; nous aurions pu
Être assassinées toutes cinq !
— Ce misérable, ajouta la petite dam." blonde,
ne fait-il pas la cour h ma femme de chambre ;
et Julie, la pauvre innocente, l'aime.
— Arthur, dit la comtesse, cet homme ne
couchera pas au chlteau.
— Permettez, répondit Arthur, je n'ai pas
achevé mon histoire. On a arrêté, il y a trois
mois, à Paris, deux malfaiteurs au moment
même où ils venaient de commettre un assassi-
nat ; une perquisition faite chez eux a fait dé-
couvrir une montre de femme avec la chaîne en
or, une bague, des pendans d'oreilles et une
tabatière en argent, objets qui ont été reconnus,
par les parcns ilu fermier et de la ferniicre
Giraud,pour leur appartenir ; les assassins in-
terrogés séparénientsesont coupés, ont rejeté le
crime Pun sur l'autre, puis cnlin ont tous deux
avoué s'être rendus coupables d'un double
meurtre le 27 août, à neuf heures du soir, sur
la route de Pierrcfitte à St-Denis. Us seront
jugés aux prochaines assises. Dès que cette
nouvelle a été connue, le (lère Richard est venu
chez moi avec Lison ; l'un venait réclamer le
jcuuehoniraeciu'ilavait élevé, l'autrcramoureux
qu'elle csi'crail encore épouser : mais Pierre
n'a pas voulu vivre auprès de gens qui n'avaient
pas eu foi en lui ; il a déclaré qu'il ne me (juiile-
rait pas.
— Lue lettre dcgParis, adressée à monsieur.
C'était Pierre (jui entrait une seconde fois
pour remettre une missive à l'avocat.
— Kn vérité, dit Ernest de l*** quanti Pierre
fut sorti, nous avons été trop sévères pour ce
pauvre garçon, je viens de le regarder atleutive-
menl, il a vraiment une jolie (igure.
— Une figure douce, reprit la dame blonde;
je l'ai mieux vu cette fois-ci que la première.
— Ses yeux sont vifs, dit madame la comtesse
de L*** revenue de sa frayeur; mais il a dans le
regard quelque chose de bon et d'affectueux,
on ne peut pas le nier.
— Ma foi, ajouta un des Vliasseurs, je me
garderais bien, à l;i place d'Arthur, de me sépa-
rer d'un garçon aussi reconnaissant que ce
Pierre; quelle fierté dans le caractère ! J'aime
celte noble indignation qui lui a fait rejeter les
offres du père Richard et la main de mademoi-
selle Lison.
— Elle convient à un honnête] homme, h un
homme méconnu ])ar son protecteur, l.'iclie-
ment abandonné par sa maîtresse.... Le malheu-
reux! comme il a dû souifrir! Je suis enchantée
qu'il ait plu à Julie, on pourra les marier. Je
donne (|uinze napoléons au jeune ménage.
C'était la petite dauie blonde qui parlait
ainsi.
— Moi, six. --Moi, huit.— Jeveux lui ache-
ter une croix h la Jeannette, et celle-là ne lui
portera pas malheur.
En un instant Pierre Fournel eut une dote et
un trousseau.
— Il pourra doue coucher au château, deman-
da Arthur ;\lonneret.
— Eh! sans doute.
— Allons, dit l'avocat en souriant, voilà encore
une cause que je gagne.
— Mais vous n'avez plaidé contre ])ersonne.
— Vous me pardonnerez:contrela Pràventmi.
Marie Aïcard.
Exposition «le» pB'OiSuHft^ cSoI'au'
L'exposition des produits de l'industrie a été
ouverte au public le 1" mai, et grâce à la pre-
mière belle journée du printemps, la foule était
nombreuse, l'endantla nuit onjn'avait lait que
délndlcr, placer, décorer les emplacemens ijui
restaient vides. Cependant tout n'est jias prêt,
et ily règne encore trop de confusion pourqu'on
puisse bien voir et bien juger.
Les constructions élevées dans le carré des
fêtes aux Chami)S-Elysées, présentent un paral-
lélogramme rectangle de 185 mètres de long,
sur 82 mètres de large ; elles occupent 15,170
iiièlres en superficie. En voici les dispositions
générales : La façade se compose d'une galerie
liarallèle à la |;rando avenue des Champs-Ely-
sées, longue de 187 mètres, sur 13 mètres de
largeur. Six salles sont perpendiculaires à cette
galerie; elles ont chacune G9 mètres de longueur
sur 20 mètres de largeur ; des cours, des maga-
sins, des bureaux destinés à l'administration,
établissent ]]our elle une communication facile
entre toiiles ces constructions. L'entrée princi-
l)ale, l'entrée du roi, se trouvç dans l'axe de la
percée du carré des l'êtes à l'avenue des Champs-
Elysées. Toutes les mesures ont été prises ])Our
prévenir l'encombrement et faciliter la circula-
tion du public (jui verra se dérouler successive-
ment sous ses yeux la longue série dei)roduits
si (lifFérens de nature et d'usai;e. Un corps-de-
garde S|)éiiah'ment destiné à la surveillance des
galericsde l'cxposilitui, est établi à côté des con-
structions ([iii regardent la place de la Concorde.
Un service de sapeins-pom[)iers est organisé
dans un bâtiment élevé h l'autre extrémité des
constructions du c6té de l'allée des Veuves.
Les produits sont exposés daris quatre salles
et deux siiccursaies.
Salliî N. I. — Mécanique. \ — Marbres, ar-
doises, briques , iiolcrie, presses de divers gen-
res, tapis vernis, voilures, machines cl instrn-
mens pro|ires à l'agriculture, aux manufactures
et aux arts; machines à vajieur, locomotives, ou-
tils divers, clouterie, serrurerie, tréfilerie,loi|ps
métalliques et auti-es objets de quincaillerie;
métaux ouvrés , savoir : plomb , cuivre, zinc ,
laiton , fonte de fer, acier, tôles et fers noirs ,
fer-blanc ; cuirs tannés.
Sai.lr N. 2. — Produits divers. — Produits
chimiques, alun, potasse, cotileurs, etc.; typo-
graphie, gravure, lithographie, lithocromie,
peinture , objets relatifs aux aris, au dessin;
écriture, reliure, tabletterie, cire à cacheter et
antres ustensiles de bureaux ; papiers de ten-
ture et d'impression, registres à l'usage du com
mcrce ; coutellerie; insirumens de chirurgie ;
chapellerie, Heurs artificielles, verrerie, vitrerie,
parfumerie, terre cuite, poterie, cuirs et peaux,
mégisserie et ganterie; cire et comestibles pré-
parés, bougies, substances alimentaires produits
de l'institution des -Sourds-Muets de Paris; l)il-
lards, tapis et tapisseries vernis, sellerie el har-
nachemens, cannes el parapluies, effets d'habil-
lement, cols, perruques, corsets.
Salle N. 3 et salle supplémentaire N. 5.
— Tissus de toute espèce. — Toiles peintes ,
soieries, mousselines , dentelles, tulles, gazes,
tissus brodés or et argent, fîts, colons, cotons
filés, toiles peintes , laines filées, châles, draps,
mérinos , rouenneries, casimirs , flanelles, ia-
diennes, molletons.
SalleN. 4et salle sdpplémentaire n. 6.
— Objetsd'arlefde luxe. — Orfèvrerie, bijou-
terie, bronze et dorures, instrument d'optique
et de mathématiques, pianos, instrumensde
musique, ébénisterie , meubles , laques, horlo-
gerie, cristaux, porcelaines, lampes et appareils
d'éclairage, armes à feu et armes blanches, gla-
ces, tapis, vitraux peints.
Le nombre desexposansvasans cesse en s'aug-
mtntant; en 1834, il était déjà plus élevé d'un
tiers (ju'en 1827, et il atteignait le chiffre de
2,437 ; il monte déjà celle année à 3,848, et il
augmentera probablement encore d'ici à quel-
quesjours. En lS27,vingtdépartemens n'avaient
pas paru à l'ex|)OSilion ; en 1834, ce nombre s'é-
tait réduit à onze; i! n'est plus ijuc de six ea
1830. Lessixdépartemensqui ont manqué à l'ap-
])el sont : les ISasses-Alpes, le Cantal, le Cher, le
C.ers, le Lot, et la Lozère; encore est-il permis
de croire ([ue les fabriques de porcelaines du
Cher enverront quelques échantillons de leur
industrie. Le département qui compte le plus
grand nombre d'exposans est le département de
la Seine; sur 3,348, il y en a 2,047 ou près de
deux liersqui lui appartiennent; c'est beaucoup,
sans doute, lieu qiie nous soyons d'avis de faire
399 -
SBS.
Une large pari auK indiislrics basées sur les ap- , salle à laquelle on arrive à travers une ligne in-
|ilicalioiis (les beaux ails. Les (U'partcraens sui- j finiment trop prolongée de pianos,
vaiis ont fourni leiilusi|ranii nomliic (l'cxposims Le conforlable et même le luxe |)araissenlsur-
aprèsle liépartenient lic la .Seine : la Seine-lu- } tout gagner les arts que M. CI). Dupin nomme
férieurc, 90; le Rhône,.73; le GanI, âS; le j arls Joniiriliaires. De magnifiques lapis dans le
ÎSord, 50; le Ilaut-Rhin, 55; la Loire, 43, etc. , cenre Pompadour témoignent de la ncxil)iiiié
Jetons un roup d'reil rai)ide sur cet ensemble
de jiroduits de toute nalure qu'on vient de sou-
mettre à l'examen dii public.
Ce qnivous frapfie d'aboril en entrant, c'est j
retendue de la galerie principale, celle qui lon-
ge l'édilice et sur hniuelle toutes les autres vien-
nent tomber perpendiculairement. Mais celle
surprise est bientôt remplacée jiar une autre,
causée par la mulliluile inlinie des produits ex-
l'osés: à droite, à gauclie, en liaul el en bas, de
près el de loin, mille objets sollicilent votre at-
t( ntion et voiis demandent un regard, l'our fa-
tiguer moins râltention des visiteurs et pour
niellre un peu d'ordre dans celte foule d'objets
divers, on a suivi, ainsi (|ue nous l'avons indiqué
plus baut, une classification d'après la nature
des |)roduils; sans cela il n'y aurait pas moyen
de [laicourir ces galeries avec profit et salisfac-
tion.
L'état incomplet de l'exposilion nous permet
à peine d'en donner aujourd'hui uii aperçu gé-
rerai. Les Salles des tissus ne sont pas encore
Icrminées; quelques-unes des industries les
1 lus imporiantes n'ont pas encore envoyé leurs
pioduils; l'exposition se complétera peu à peu,
et nouseti parlerons alors avec une entière ira-
partialité.
Parmi la petite quantité de tissus, que nous
avons pu voir, nous signalerons de riches étoffes
de soie brochées en or envoyées par Lyon, quel-
ipies rubans de Saint-Elienne, des salins et des
damas de laine, parmi lesquels ceux de M. Louis
Aubert (de Rouen), plusieurs belles mousselines
de Tarare et de Sainl-Quenlin, des dentelles de
Mirecourt, des blondes de Caen. L'exhibition de
Mulhouse nous a déjh laissé voir <les impres-
sions sur toile et sur mousseline-laine aussi
rcmar(|uables jiar leur bon goùl (|ue par la vi-
vacité de leur couleur. La mousseline-laine est
l'étoffe à la mode et parail devoir occuper une
place importante dans l'exposition. Nous ne par-
lerons pas des draps dont le ptdilic n'a encore
pu voir que (jnelques échantillons. La partie des
chcMes commence à se garnir; les fabricans célè-
bres, Deneirouse, Gaussen, etc., ont voulu nion-
trerqu'ilsne s'endormaient pas sur leurs succès.
Parmi les autres objets, ceux (jui arrêtent prin-
ci|)alement les regards, sont les slalucs eu bron-
ze de Quesnel, les bronzes dorés de Thomire el
tle Denièi'e, qui sont placés en face les uns des
autres, el dans lesquels le genre rocaille parait
surtout dominer, les plaipies de lialaiue el de
Veyrat, les lustres et les cristaux de couleur de
Saint-Louis et de Baccarat, les glaces colossales
de Saini-Gobin cl deSaint-iJuirin. L'art céra-
mique a de nombreux rcprésenlans; il se fait
surtout remarquer par le «cnre de porcelaines
avec fleurs en relief que nous avons imité de
l'Angleterre avec succès.
La sellerie égale presipie le luxe élégant de la
sellerie anglaise. L'ébénislerie n'a pas encore
exposé ses produits; sa place n'est i>as prèle;
elle est seulement représentée jiar (pu'lques bil-
lards, qui ne sont pas tous de très bon goiU. Les
instrumens de musique abondent; plusieurs or-
gues s'élèvent iuajcslucusca;ciil au fond d'une i tlcui est dèj.V, l'an dcruicr, entré eu lice ave
des fabriques d'Aubusson; mais nous préfére-
rions voir les lapis communs descendre à des
prix plus bas, de manière à en répandre l'usage
en France comme en Angleterre. Beaucoup de
papiers peints ornent les murs; le genre domi-
nant consiste en arabesques ou en iianneaus
avec vases de fleurs ou médaillons golhiejues au
milieu. Les stores suspendus à plusieurs fenê-
tres témoignent du progrès accompli dans ce
genre de fabrication. Enfin la verrerie de Choisy
a exposé des rosaces et des peintures sur verre
qui ne nous semblent laisser rien h désirer sous
le rapport de la vivacité des couleurs.
Si nous passons de ces galeries, où le luxe pa-
risien s'étale avec com[)laisance, dans celles «itii
sont consacrées aux matières premières, aux
métaux el aux machines, nous trouvons des ob-
jets moins agréables à l'oeil, mais plus inléres-
sanspuisqu'ils sont en quelque sorte la source
de toute fabrication. Les fers d'Abainvdle, les
cuivres et les tôles d'impby et de Romilly, les
statues de fonte de fer exécutées à Tusey pour
les bassins de la place de la Concorde paraissent
être les pièces les plus imporiantes (|ue la métal-
lurgie ait exposées. La machine à vapeur se pré-
sente sous toutes les formes ; MM . Saunier, Pau-
wels, Parcol, les élèves de l'école d'Angers ont
tous fourni des modèles plus ou moins heureux
une seule machine locomotive figure à l'exposi-
tion, quoi!|ue plusieurs fabricans français en
construisent aujourd'hui; l'appareil de lîoth
pour cuire les sirops dans le vide, la machine à
imprimer à trois couleurs, une machine à fabri-
(jner le jiapier continu, une tondeuse de M., lohii
Collier, attirent également l'altenlion. Parmi les
machines agricoles, celle qui parait avoir le plus
d'avenir est le grenier mobile de .M. Valéry pour
la conservation des grains.
Dans les expositions précédentes, on n'avait
pas exigé des exposans la déclaration du prix
des objets on l'a exigée dans celle de 1839, c'est
une amélioration.
En sortant de l'exposition la foule admirait la
belle rotonde qui est construite dans le massif
qui touche au Cours-la-Ueine. Cet éditice entre
dans le plan général des embellissemens des
Champs-Elysées. Après irpnie-cinq ans écoulés,
il doil faire retour ;i la ville de Paris, qui a con-
cédé le terrain surlciiuel on Ta construit. Il est
présentement destiné .'i des panoramas; les pre-
mières toiles ((u'on y veria sont dues au pinceau
de M. Langlois, peintre habile qui de la vie des
camps s'est réfugié dans l'atelier.
honneur. Vendredi est le gagnant du prix du
joekey-club de Chantilly, le Darby français-
dans celte mèmir course ,»/ar(/«/7/a", déjà" ma-
gnante du Vurle-Muillol-.Sldhcis, au Champ-de-
Mars, arriva seconde; l'orltinatas a ijagné une
course parliculièie, à Versailles, con'lrc Vivla
et est arrivé second sur Dulurosa dans la poule
du Piew £c//i/(flr-/i(/om, à Cbanlilly; ISuuliliis
est le seul des quatre cuncurrcns qui n'ait pas
gagné , cl encore ce [loulain a vivement disputé
pendant trois épreuves, le prix du jockey-club'
if Versailles, où il est arrivé second contre la
Fiancée. Les chances des concurrenssoni à peu
près partagées, car Vendredi, le vainqueur des
trois autres, fut battu en scjiiembie dernier par
FrélilloH; et MarguriUi a, dit-on, fait de ."lands
IMOgres. Les parieurs sont partagés entre"iUûr-
giirila et Vendredi.
le iiiiyi du printemps , un tour seulement
oltre des chances plus variées: huit chevaux'
Ions poulains de trois ans, sont insciils Ce
sont :
JM/e/or Slello, Bonbon et I.antara,k lord
Seymour.
Ilhitc-Fool, à M. de Blangy.
Selly, à M. Sinterre.
liomidus, Francesca et SteUo, à M. de
Cambis.
Ltintara et Uoelor Stello sont les seuls iini
aient déjà couru l'an dernier dans le tico yeùrs
oldtlukes à Chantilly, la première course de
deux ans qui ait eu iieii en France; Lunlaru
arriva inemieret Doetor StcUo troisième. Entre
eux deux et surtout entre Luutarn el F>an-
cesca, (ille de r.otjal-Ouk, les paris se débat-
taient aujourd'hui. ,
Enfin une poule de 1,000 francs pour un tour
tenninera les courses du i)remier dimanche:
elle sera disputée par trois che>aux :
Mendicrnil, à M. le comte d'Hédouville : per-
sonne n a oublié la lutlp engagée l'an dernier h
Chantilly, entre Scrof/ginc et Mendicaii/, lutte
glorieuse, (jni se termina ^uccessivemenl parle
triomphe de chacun des deux combattans.
0/e,h M.dePonlalba.
Dcyyair, à M. Eilwards.
Ces deux derniers chevaux arrivent d'Angle-
terre luécédés dune réputation méiitée, qui
n a iioiirlant pu faire pfilir celle de MendicanI;
ce dernier a gardé la faveur des parieurs. Le ■•;/-
gnanl pourra être réclamé par le second arrivé
pour 5,000 francs.
Courses du Cliaiup-iIe-::TInrs.
Elles auront lieu en trois jours : le dimanche
5, le 9 et le 12 mai.
Le premier jour, trois prix seront disputés :
celui du miitixtère du voinmcrce, celui du
priiitinips , el une poule.
(Jiialre chevaux soni inscrits pour le pris du
ministère du commerce ; ce sont :
Forluiuiliis el Vendredi, à lord Seymour;
.\<niti!u.i et Mtir./<irit,i, à M. de Cambis.
Ces (plaire poulains ont ijnatrc ans. et chacun
Rcoiîc îir riiu] jours.
.W AVRIL. — La caisse d'épargne île Paris a
reçu, dimanche 98 et lundi 29 avril 18.1!), de
:!,:s;i déposans, dont 5S0 nouveaux, la somme
5(2,»i:U'r.
Lesrcmboursemens dematidésnese sont élevés
qu'à la somme de 171.000 fr. Amélioration.
— Le jardin du Luxembourg, grandement
bouleversé et obstrué l'année dernière par suite
des travaux de construction des deu.v grands
pavillons ajoutés au palais des pairs, commence
à reprendre un bel asnect depuis que la com-
munication entre les deux grandes terrasses se
trouve rapprochée du palais.
L'orangerie est à peu près achevée , et pour
employer utilement le lerr.iin qu'occupaient en
avant les arbres (pion a abattus afin d'obtenir
un plus gran.l jour, on va disposé un grand
carrélongiiui sera entièrement planté en rosiers-
celte partie du jardin ne sera pas une des moirs
agréables, car elle deviendra une pelite rro-
rence.
— On travaille avec quelque activité en ce
moment è construire deux grands bâtiments
parallèles, venant aboutirait nouvel alignement
de la rue Saint-.lac.iurs au collège de France.
— D'après les ordres de >l. linteiidanl-géné-
ral de la liste civile, le directeur d«s iiùi.-ié.-s
royaux a 1 honneur de prévenir le public et
MM. les artistes que la ciOluix de Icsposiliou
— 400 —
des ouvnigcs îles artistes vivans aura lieu le
10 mai.
— Le Sémaphore, en exprimant de nouveaux
doutes sur la mort du {jéru'Tal Allard , annonce
<|ii(' le IVèrc de ce j;éii(^-rai avait reçu des lettres
de M. Allard Ini-mt^me par le courrier tjui a
apporté l.i nouvelle de sa mort.
— IM. Ducro , r(';;isseur de l'Adelphi , lliéftlre
de Londres , venant îi Paris voir tes Pilules du
Diable et daulies pièces qu'il désirait exporUr
en Anijlelerre, a été j;rièvement blessé à Saint-
Denis. Lue voilure chargée de liois^iayant rasé
1.1 diliiipure où était assis M. Ducro', enleva un
liras i|ue cet infortuné voyageur laissait négli-
(;cininrnl |i,isscr par la portière. On a été con-
traint à l'amputer imniédiatemcnl.
— On lit dans \v Journal de la\Meuse , du
25 avril :
Malgré l'inconstance de la température et un
froid pies(|ue scmlilalile à celui qui règne ordi-
nairement dans les mois de janvier et de février,
les céréales offrent la |dus lielle apparence. Tout
présage , au dire des cultivateurs, une récolte
magnitique.
— On écrit de Genève. 2.3 avril :
Nous avons eu ici un froid excessif les (i, 7, 8
et 0 du courant, tandis qu'aux environs du
Mont-lllane, la température s'est élevée les 16 ,
17, 18 et 49, et a fondu beaucoup de neige dans
les vallées de Chamouny, de Mégère, de Sixt, etc.
Dans la vallée de Sallenches et aux bains de
Saint-Gervais, on se croyait au scindes plus
Ivrles chaleur de juillet.
— M. le ministre de l'intérieur vient d'accor-
der à M. Uantan jeune le marbre nécessaire jiour
exécuter le buste de l'icard qui orne déjà la ga-
lerie de la Comédie-Française.
1" MAI. — 11 y a dans la chambre des lords
12 pairs dont les ftges réunis foiment un total de
1,000 ans. Savoir, les lords Lynedoch SU ans,
Rolle 88, Fortesene 86, Abergavenny 84, Leices-
ter 84, Manners 84, Arden83, Seidraouth 82,
Lonsdale 82, Limerick 81, CamdenSO, Westmo-
reland 80. De tous ces vénérables sénateurs,
nous croyons que lord Rolle est le seul qui
remplisse ses fonctions parlementaires.
— On annonce que le baptême du comte de
Paris aura lieu du 20 au 24 mai. La revue de la
garde nationale, dont on avait parlé pour le 1"
mai, serait ajournée jusqu'à cette époque.
— Les cultivateurs et commei çans de l'arron-
dissement de Mcaiix vont présenter à la chambre
des députés une pétition revêtue d'un nombre
considérable de signatures, afin de demander à
la chambre de prendre l'initiative jiour une loi
qui démonétise la monnaiedite billon, monnaie
qui de jour en jour devient plus mauvaise par
la facilité qu'on a d'en émettre de fausse.
— M. llorel de lîretizel , conseiller honoraire
à la Cour de cassation, chef du conseil du do-
maine privé du Hoi, et administrateur général
des biens de S. A. P.. M. le duc d'Aumale, a suc-
combé hierà unelongue etdouloureiisemaladie.
Ses obsèques auront lieu demain 3 mai, en
l'éiilise Sainte-Valère, rue de Bourgogne, à onze
heures.
— Depuis hier il s'est opéré un changement
notable dans la température. Cette nuit le ther-
momètre n'est descendu qu'à 8 degrés S/10 au
dessus de zéro, et dans son maximun, à trois
heures, il s'est élevé à 14 degrés 5/ 10. Le ciel a
été|très;nuageux. Le baromètre a un peu baissé; il
està28,pouces. Le vent a tourné à Pesi-nord-esl.
— La ville de Mulhouse vient de perdre un de
Res plus estimables citoyens, et la Friince une
de SCS célébrités industrielles. M. (iodefroi
Engelmann, introducteur de la lithographie en
France, est décédé le 25 de ce mois, âgé de
moins de cini|uante ans.
— Dans sa .séance d'hier, l'Académie des
Beaux-Arts a décerné le grand prix de musique
à M. Charles Gounod, élève de Lesueur, de
M.PaiTetde M. Ilalevy pour le contre-point.
Le second grand prix a été décernée M. BaziD,
élève de M. Berton.
2. — Une dépêche télégraphique de Rayonne,
du f' mai, à dix heures et demie, annonce que
le 27, Espartero a atla(jué et pris la position d'El
Maro, en avant deRamalcs; les lieux armées
étaient en présence sur les rives de la Queraiiza.
Espartero avait environ trente mille hommes et
Maroto quinze mille.
— H vient d'élre décidé par le tribunal civil
de !a Seine (!"' chambre), « que la propriété des
rentes sur l'état ne peut être transmise sans l'in-
termédiaire d'un agent de change ; que l'acte
par leipicl le propriétaire d'une rente s'engage
envers un tiers à la lui transférer, est sans va-
leur; que les tribunaux ne peuvent ordonner
l'exécution d'une |)areille obligation; ils ne peu-
vent non plus condanuier à aucuns dommages-
intérêts celui i[ui refuse de l'exécuter. »
— La tille du comte de Povoa , mademoi,selle
de Sampayo, ayant atteint sa douzième année, a
épousé le 21 courant le marquis de Fayal,fils
aîné du duc de Palmella. Les époux étaient fian-
cés depuis plusieurs années. iMademoiselle de
Sampayo a recueilli une fortune de 25 millions,
et jusqu'au jour de son mariage, elle est restée
sous la tutelle de madame la duchesse de Pal-
mella. F^es parens de mademoiselle de Sampayo
avaient fait tous les efforts imaginables pour re-
tirer la tutelle à la duchesse, mais les Palmella
ont déjoué leur manœuvre et le mariage a tran-
ché la difficulté.
— La cour d'assises de la Lozère a condamné
à la peine de mort le nommé Maurin, à peine
âgé de vingt-cinq ans, pour crime d'empoison-
nement s\irla personne de son aïeul, de son on-
cle et de six de ses cousins ou cousines.
— Un triste incident a précédé le service qui
a été célébré à IMarseille, le mercredi 24 du mois
dernier, pour le repos de l'Ame de Nourrit. Le
cercueil en plomb, mal travaillé et iilus encore
mal soudé par les ouvriers napolilains, s'est ou-
vert et a laissé voir les restes de l'infortuné Nour-
rit dans un état complet de putréfaction ; il a
fallu se hàler de répandre du chlore el d'appeler
un plombier, qui a fait promptement une nou-
velle caisse.
— L'honorableHenry Fitzroy, frère unique de
lord Soulhainplon, va se marier à l'une des
filles de Rothschild, qui lui apporte en mariage
1 40,000 liv. sierl.
— Les travaux d'embellissement de la place
de la Concorde sont à la veille d'être terminés.
La grille d'entourage de l'obélisque, magnifique-
ment dorée, est entièrement débarrassée des
encoinbremens qui en défendaient l'accès au
Ijublic. Il ne reste plus que les fontaines à ache-
ver. Celle du côté du Palais-Bourbon occupe
actuellement les ouvriers.
Deux statues en fonte, représentant deux divi-
nités marines tenant chacune un énorme poisson
dans leurs mains, sont destinées à lui servir
d'ornement.
3. — Voici quelques détails sur les professions
desdéposans à la caisse d'épargne, détails em-
pruntés au rapport de M. Benjamin Delessert :
Les domestiques et gens à gages des deux sexes
sont au nombre de 08,000 à Paris ; 22,000 ont
des livrets. Les ouvriers en b.Mimens, maçons ,
mennisieurs, serruriers, peiniies, sont 30,000;
cette classe possède 7,800 (livrets. On compte
28,000 tapissiers , ébénistes , bijoutiers, etc.;
8,600 ont des livrets. Les ouvriers des diver-
ses professions relatives à l'habillement sont au
nombre de 31,000,7,600 ont des livrets. Les
boulangers , bouchers et autres professions ap-
partenant à la nourriture, sont 20,000 , dont
4,800 ont des livres. Les commis ou employés
aux écritures sont 20,000 ; ils n'ont que 4,500
livrets. C'est la proportion la jdus faible, après
celle des jirofessions dépendantes de la nourri-
ture. La plus forte proi)ortion est fournie par la
classe des domestiques, jiarce que dans cette
classe les femmes peuvent économiser.
— Samedi dernier, Gilbert a été extrait du
dépôt de la préfecture de police , et écrouédans
la prison de la Conciergerie, où toutes les me-
sures de sûreté usitées pour les condamnés
mort ont été prescrites à son égard.
De l'enquête médico-légale à laquelle il a été
soumis et à laquelle ont procédé les docteurs
Marc et OUivier (d'Angers), il parait résulter,
qu'en supposant qiie'sa raison ait été en réali-
té momentanément égarée, il a complètement
recouvré l'usage de ses facultés intellectuelles.
Il continue, du reste, à manifester une terri-
ble appréhension de la mort, et il s'enquiert
chaquejour de l'état où en est le pourvoi par
lui formé devant la cour de cassation.
— La grille de la place Royale sera entière-
ment démolie sous quelques jours.
— On dit que c'est le 15 mai prochain que les
troupes hollandaises doivent prendre possession
du Limbourg et du Luxembourg. Les troupes
prussiennes qui sont stationnées sur les ft-on-
tières de la Belgique garderont leur position
jusqu'à cette époque.
— Les courses de Chantilly sont fixées aux
jeudi 16, vendredi 17 et dimanche 19 mai.
Tout annonce qu'elles seront plus brillantes que
jamais et que les amateurs seront tous exacts
au rendez-vous.
Quatre-vingts chevaux sont inscrits, et outre
les prix généraux qui s'élèventàplusde40,0u0f.
il y aura plusieurs courses et paris particuliers.
— La tortue monstre du Jardin des plantes
vient de mourir.
4. — On lit dans le Constitutionnel :
a L'attitude hostile |d'Abd-el-Kadier était si-
gnalée depuis quelque temps par les correspon-
dances d'Afrique. Il parait certain que dans la
journée le gouvernement a reçu la nouvelle
d'une rupture ouverte avec l'émir. On ajoute
même que le départ de M. le duc d'Orléans pour
Alger est décidé.
— M. Lafarge, fondateur de la tontine connue
sous le nom de caisse Lafarge, est mort à Ver-
sailles le 30 avril dernier, dans sa quatre-vingt-
douzième année.
— On sait que M. Lanquetin, membre du con-
seil général de la ville de Paris, a fait une propo-
sition tendant à l'abolition du péage des ponts.
Une pétition se signe, dit-on, en ce moment
pour appuyer cette proposition.
— On assure qu'il sera présenté incessamment
aux chambres un projet de loi sur les chemins
de fer.
— On lit dans le Phare de Dieppe :
Un grand navire norvégien, jaugeant 300
tonneaux , vient d'entrer dans notre port, pour
y vendre sa cargaison.
Le capitaine rapporte que , voulant effectuer
son départ le 15 avril , il fut obligé de couper la
glace qui le retenait; elle avait atteint l'épais-
seur de 18 à 20 pouces, de sorte qu'il n"a pu
s'ouvrir un passage qu'après avoir employé 140
hommes à ce travail. Le froid , sur les côtes de
la Norwège était encore , à cette époque, aussi
intense qu'au milieu d'un hiver rigoureux. Ainsi,
nous devons nous attendre à voir cette année
peu favorable aux premiers fruits.
— Un négociant de Florence vient d'expédier
à New-York 40,000 pieds de mûrier qui lui
avaient été demandés. Cette culture prenant un
grand développement aux Etats-Unis, on s'at-
tend à de nouvelles commissions de ce genre,
et par conséquent à une diminution progressive
dans les exportations de la soie. C'est ce qui est
déjà arrivé jiour les tissus de paille, dont les
envois à l'étranger sont devenus, en Toscan», un
article secondaire, tandis que la paille pour
chapeaux est recherchée avec une extrême em-
pressement.
— La petite vérole fait d'affreux ravages à
Douvres, où les parens par ignorance s'obsti-
nent à ne pas présenter leurs enfans à la vaccine.
Il en résulte que la maladie croit chaque jour
en intensité.
Le Directeur, BERTHET.
Imp. et Fond, de Félix Locquin et comp., rue
Notre-Darae-des-Victoires, 16.
Hcimcmc ôcric.
10 31 AI 1339.
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L'esprit d^ autrui par complément servait.
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et une lithographie au n» du 3) de chaque
mois.
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LE VOLEUR,
fe^cttc bc0 Iciiirnaux français et étrangers.
SOMMAIRE.
Lettres sirn le Paraguay et le docteur
Francia. — Un jour sans lendemain, par
.TuLES Sandeau.— PiÉsurrection, par Eugène
GUINOT. — DEU.V PORTRAITS DU SALON, par
Pitre-Chevalier. — Quelques détails né-
crologiques SUR PAER. — Revue dramatique :
Académie royale de Musique : reprise du
ComleOry; Opéra-Comique : Panier fleuri;
Vaudeville : Le Plastron; Palais-Royal :
Balochard, ou Samedi, Dimanche et Lundi;
Ambigu-Comique : Le Naufrage de ta Méduse.
— Revue de cinq jours.
LETTRES sua LE PARlfill \Y
ET LE DOCTEUR FRANCIA (1).
Ce fut de Rio-Janeiro que je partis pour me
rendre au Paraguay. Cette contrée n'avait point
encore été asservie par la main de fer de Fran-
cia ; mais déjà elle avait secoué le jous; de l'Es-
pagne et entrait dans cette carrière de discordes
intestines qui devaient la conduire à une sou-
mi.ssion passive auv lois de sou terrililc dictateur.
Un voyage à travers les Pampas n'était point en-
core un voyage ordinaire : aussi, quoique occupé
d'affaires mercantiles et la tète pleine de calculs
et de proj "ts de fortune, je ne pus me défendre
d'un vif sentiini'ut de surprise à la vue du spec-
t aille nouveau (pii s'olïrit à mes regards.
(1) l.'aulour i\eiLettres .iiir leParagiiny est un simple
m arehand qui, parti de IWngleterrc , est alli^ cliorclier
fortune au l'araiîuay, cl qui. mettant à profil ses loi-
sirs, s'eslappliqucî ii étudier les ma-urs et le caractère
lies liabilans de cctlo contrée intéressa nie.
Les Pampas sont semés d'établissemens qui ap-
partiennent aux Estanceros, propriétaires de bé-
tail. Les Estancias , dont l'étendue varie de 500
à 2,000 acres, sont couvertes de troupeaux in-
nombrables de bêtes à cornes et de chevaux sau-
vages : çà et là l'œil découvre, au milieu de ces
vastes plaines, une petite maisonnette mal bâtie.
C'est la résidence du propriétaire des tioupeaux
immenses qui paissent dans la plaine ; un lit de
camp, quelques chaises, une table branlante, et
appendiis aux murailles, des selles et des brides ,
avec tous les instrumens nécessaires à l'éducation
du bétail , voilà pour ramcublcmcnt. Quelques
unes de ces habitations, plus riches, sont ornées de
petites glaces : on y boit dans des gobelets d'ar-
gent, et à la fin du repas on vous invite à vous
laver les mains dans un bassin d'argent ; invita-
tion qui n'est point à dédaigner, vu l'absence de
fourchettes et de couteaux. Les hommes de ces
contrées ont une ligure mfile ; leurs membres
bien formés indiquent la vigueur ; ils tiennent un
peu de \ arriéra (m. muletier espagnol ; leurs vé-
temons sont d'une couleur gaie, les boutons de la
veste sont eu argent; de leurs grands yeux noii-s
jaillit le feu , leurs dents sont blanches comme
l'ivoire, et ce sourire que donne la satisfaction ,
le contentement de soi , cllleure constamment
leurs lèvres.
Un soir, après l'heure de la sieste, j'étais allé
in'asseoir à la porte de Aldao, mon hôte , pour
respirer la fraîcheur. Sous le rapport des mœurs,
j'étais déjà presque un santa fecino ; j'avais mis
bas ma veste pour être plus à l'aise, et je causais
fauiilièremcnt avec Aldao et les membres de la
famille, lorsque nous vîmes se diriger vers nous
un l)eau vieillard qui maniait avec la plus grande
dextérité un cheval fougueux. — Hola! s'écria
mon hôie. voici l'oncle Candiote.
Ce Candiote, nommé prince des Gauchos, était
seigneur de trois cents lieues carrées de territoire,
propriétaire de deux cent cinquante mille têtes de
liéi,\il , maître de trois cent mille chevauv et mu-
les, et possédait, dans ses colTrcs, pjus d'un de-
mi-million de piastres , en onces d'or importées
du Pérou. Il serait difficile de s'imaginer une tète
do vieillard plus noble et qui respirât plus de di-
gnité : sa bouche étiit petite, son nez à la grec-
que, et son front bien développé; les cheveux
argentés , qui retombaient en boucles sur ses
épaules , couvraient sa ttte ; ses yeux étaient
bleus et pénétrans. Quant à l'expression de
ses traits , vous eussiez dit un de ces patriar-
ches de l'antiquité , dont les peintres nous ont
légué le modèle. Sou costume, à la mode du pays,
était magnifique ; son poncho, fabriqué au Pérou
et brodé sur un fond blanc, était de l'étoffe la plus
riche ; au dessous une veste recouviait un gilet
de satin blanc , brodé comme le poncho et orné
de petits boutons en or, dont chacun était retenu
à la veste p.nr une chaîne d'or. Il n'avait point de
cravate ; sa chemise en percale était brodée au
collet et .sur la poitrine ; sa cidotte de veloui-s
noir s'ouvrait au genou; elle était, comme le gi-
let , ornée de boutons en or, que retenait é<ni]e-
meut de petites chaînes d'or. Du genou partait
une étolTe blanche comme de la neige, envelop-
pant la jambe de mille plis , et qui s'arrêtait an
mollet , pour montrer une paire de bas noirs de
laine , fabriqués au Pérou. Les bottes s'ajustaient
au piedconmieun gant français s'ajuste à lam.iin;
elles avaient la forme de brodequins , auxquels
était attachée une paire d'éperons d'arçont poli ;
un lai^e chapeau de paille péruvien , orné dans
la partie inT'^rieured'un lanre ruban noir, et une
riche ceinture en soie, à laquelle était susjx-nda
un grand couteau à poignée d'argent, renfermé
dans un fourreau de maroquin . complétaient le
costume.
Après les complimens de la famille, je fus pn^
senté au senhor Candiote , et je lui fis mon s,ilut
avec toute la défcrence que je croy.iisdue à un si
haut pei^onn.ige : ses manières étaient pleines (îc
courtoisie ; il me reçut avec la plus grande alTa-
bilité et avecune noble simplicité: on eflt dit qu'il
/f02 —
C'iait trop «''li'vé dans sa piopie splirrc pour
cniiiiilic (li's rivaux, trop iiKk^pendaut pour dcs-
iviulrc iiis(prii faire dos livilitOs dans un intcriH
Ijcrsonnel, trop ingi-nu pour jouer l'hypocrisie.
Assis sur son r heval, il causait familièrement avec
reux qui rentouraient; do loiiips on temps il allu-
mait son cigare en ballant lo briquet, et tirait
son amadou d'une boiu; en corne polie et garnie
d'aigoni, qui était suspendue à sa veste par une
chaîne en or.
Ses manières me plaisaient, et j'éprouvais je ne
sais quel cliarnio à l'entendre ainsi causer. J'avais,
du reste, devant les yeuv un des plus grands ca-
rarlores de l'époque, ou du moins un des hom-
mes qui ont rendu le plus de service au pays, car
c'est à Candiote queSanta-Fé doit l'état florissant
de son industrie agricole : ses cstancias se répan-
diiicntsurtoutc l'éienduodes Pampas, et chacune
d'elles possédait des tioupeaux de bétail innom-
brables. Il ressemblait d'ailleurs aux patriarches
sous un autre rapport : il avait une progéniture
(|ui, à l'exception d'une lille, se composait d'en-
r.ins illégitimes ; mais dans une contrée connue
r.'lle des Pampas, où la population n'est pas sur-
abondante, une famille nombreuse devient une
grande source de richesses ; ])eronne ne fait de
(jiiestions impertinentes sur la légitimité ou l'illé-
gitimité de la naissance ; et c'est peut-être à sa
nombreuse famille, presque autant qu'à ses soins
et à son activité personnelle , que Candiote a dfi
.son immense fortune.
En avançant dans le pays, je m'aperçus que
J'entrais dans une contrée bien dilférente de celle
(|iii sépare liuénos-Ayres de Santa-Fé. Là, c'é-
tait iine plaine plate et monotone, couverte do
chardons de huit pieds de haut , (jui laissent à
peine un passage suffisant pour un cheval. La
contrée dans laquelle j'entrai était , au contraire ,
couverte de petites collines, dont les vallées, ar-
l'osées par des ruisseaux limpides , ollraient une
végétation magnilique. Dans quelques parties,
d'immenses forêts d'algarrobe donnaient à l'air
une agréable fraîcheur. J'y trouvai les tioupeaux
plus considérables, les chevaux plus beaux que
.•>iir le banc occidental du Parana : le pays n'offie
encore aucun signe d'industrie, les habitations y
sont clair-semées, et leurs habitans, à demi nus ,
Komblent appartenir à l'état sauvage ; mais il est
facile de prévoir qu'avant peu l'industrie viendra
animer ces lieux abandonnés , et qu'on y verra
s'élever de nombreux villages et de grandes villes.
Quant à moi, en voyant cette immense étendue
de pays désert , je souriais en moi-même des théo-
ries de ces économistes de l'école de Malthus qui
j'.enscnt que la Providence n'a point donné aux
hommes des moyens suffisans de subsistance, et
que, dans un temps donné, ils seront obligés d'en
venir à un système régulier d'extermination pour
que la race humaine puisse se soutenir.
Du côté du Parana on trouve une succession
Ai ravissans points de vue. Nulle part les deax
rives du fleuve ne sont à découvert en même temps,
des îles de toutes formes et de toutes dimensions
s'interposent partout entre le voyageur et le ri-
vage. Ces îles se succèdent sans interruption tout
lo long du fleuve , et souvent disposées parallè-
lement les unes aux autres , la plupart en forme
de longues bandes, de manière à présenter une
barrière continue d'îles et d'îlots de toutes les
grandeurs. Le courant principal du fleuve tourne
tantôt à droite, tantôt à gauche, entre leurs bords
accidentés et vordoyans. Los arbres qui couvrent
ces groupes d'îles sont de petite espèce , mais ils
conservent leur verdure toute l'année ; ils sont
entremêlés d'une profusion d'arbrisseaux à fleurs,
de flein's sauvages et de plantes grimpantes , qui
s'élancent jusqu'au sonmiol des arbres, les entou-
rant de leurs rameaux multicolores. La plupait
de ces îles délicieuses sont à Heur d'eau et sont,
par conséquent, sujettes à être inondées pendant
les crues périodiques de la livière. Cette circon-
stance, qui les rend inhabitables pour l'homme ,
ne les empêéhe pas d'être le refuge de toutes les
espèces de reptiles, d'oiScaUX et d'animaitx sau-
vages qui sont propres au paj-s. Le yaguar (ou
l'once) , le couguar (ou pftma, nommé quelque-
fois le lion d'Amérique), le caïman, une grande
quantité de singes, d'écureuils, et une infinité de
petits animaux, ainsi qu'une immense variété d'oi-
seaux, habitent ces iles et se présentent d'ordi-
naire à la vue tandis qu'on passe près de leurs
bords. Quelquefois, pendant les crues subites du
Parana, des portions considérables d'îles se déta-
chent et flottent le long de la rivière. L'entrelace-
ment que forment les racines des végétaux qui y
croissent les empêche de se morceler, et l'on voit
ces cameloltes { c'est le nom qu'on leur donne
dans le pays) descendre avec le courant pendant
plusieurs lieues. Les animaux qui s'y trouvent au
moment de la catastrophe sont entraînés avec le
terrain qui leur servait d'asile, et la terreur qu'ils
éprouvent les rend ordinairement tniinobiles. On
raconte qu'un cametotte, semblable à ceux que
je viens de décrire , transporta, il y a quelques
années, trois yaguars près de Mont-Video ; ils en-
trèrent dans la ville à la pointe du jom\ Un mar-
chand do liqueurs, qui avait ouvert de grand ma-
tin sa boutique, disposait sa marchandise sons son
comptoir, derrière lequel il se tenait baissé. En
se relevant il se trouva face à face avec un des
yaguars , qui s'élança d'un bond sur lui. Je ne
sais si l'homme mourut, mais je sais qu'un grand
nombre de personnes furent blessées avant que
les trois animaux eussent été tués.
Je ne pus m'cmpêcher de reconnaître combien
l'habitant du Paraguay a conservé les goûts du
peuple dont il tire son origine. Vous vous croiriez
souvent on Espagne : ce sont les mêmes passions,
le même penchant à la galanterie. Sous le rapport
de la superstition, l'habitant du Paraguay n'a pas
non plus dégénéré. Il croit au diable et aux reve-
nans comme dans les plus beaux jours du moyen-
âge.
Mais il n'a point ce poli dans les mœurs qui
rendit l'Espagne si célèbre. Ses plaisirs sont gros-
siers, et cette observation s'applique aux classes
les plus riches comme aux plus pauvres. J'assis-
tais un jour à un dîner chez le gouverneur : il y
avait près de quarante convives, parmi lesquels on
comptait les membres les plus distingués de l'ar-
mée, du barreau et de la chaire. Plusieurs dames
et leurs filles, ainsi que mon ancien ami Can-
diote et son neveu Aldao, s'y trouvaient invités.
Le dîner fut servi avec luxe, et, malgré la disette
générale qui régnait alors, nous eûmes en abon-
dance des mets de toute espèce : les vins étaient
parfaits; rien enfin n'aurait distingué ce repas des
dîners aristocratiques du West-End. sans la li-
berté du langage qui régnait dans la conversation.
Les femmes elles-mêmes prenaient part à l'entre-
tien, et jeunes et vieilles partaient avec une li-
berté qui plus d'une fois scandalisa mes oreilles
anglaises. Chose remarquable, c'est que mescom-
pagnons de table s'exprimaient avec la plusgrande
éloquence quand ils le voulaient ; quelques uns
même improvisaient des vers avec une grande fa-
cilité. Les toasts étaient donnés et rendus avec
la plus grande précision. Ces toasts étaient entre-
mêlés d'un divertissement d'un singulier genre :
chaque convive, armé de pelotilas ou boulettes
de la grosseur d'un pois, jetait ces projectiles à
la tête des autres convives. Cet amusementsepro-
longea pendant plus d'une heure, et le plancher
fut bientôt couvert de boulettes de pain ; puis la
bataille des pelotitas étant finie, plusieurs des
convives qui étaient les plus échauflés se portè-
rent à des gestes qui ne pouvaient se tolérer mô-
me sous cette latitude équatoriale ; on entendit
des murmures, et on passa dans le salon où l'on
dansa jusqu'à minuit au son d'une excellente mu-
sique.
Cette dissolution dans les mœurs était le pré-
lude des maux qui attendaient le Paraguay : com-
me tous les pays qui sont arrivés au dernier de-
gré de la démoralisation, le Paraguay allait subir
le joug du tyran le plus absolu qui ait jamais
existé. Une junte avait été installée pour suppléer
à l'autorité de l'Espagne, et la question s'agitait si
le gouvernement devait être dirigé au nom de
Ferdinand VU. Francia, qui nourrissait dans son
cœur une haine profonde contre le roi, entra
dans la salle des déhbérations au moment où la
discussion était la plus vive ; il se dirigea vers la
table, s'assit à côté d'un des plus hauts fonction-
naires, et, déposant une paire de pistolets chargés
devant lui, il s'écria : " Voici les argumens que
j'apporte contre la suprématie de Ferdinand VIL»
Cet acte d'énergie décida la première déclaration
directe de l'indépendance.
Ma première rencontre avec cet homme ex-
traordinaire eut lieu à la campagne. C'était une de
ces soirées où le vent du sud-ouest a pm'ifié et ra-
fraîchi l'atmosphère ; tout en chassant, j'étais en-
tré dans une vallée solitaire aussi frappante par la
disposition pittoresque des colhnes qui l'enca-
draient que par les beautés variées qu'elle renfer-
mait dans son enceinte. Tout à coup je me trou-
vai près d'une chaumière d'une construction à la
fois simple et commode. Une perdrix s'élève et
part. Je tire, l'oiseau tombe. Aussitôt une voix
derrière moi s'écrie : « Voilà un bon coup. » Je
me retourne, et vois un homme d'environ cin-
quante ans, habillé de noir, avec un grand man-
teau rouge jeté sur ses épaules. Il tenait d'une main
une tasse de maté, et de l'autre un cigare. Un pe-
tit nègre le suivait eu se croisant les bras d'un air
capable. Le teint brun de l'étranger, ses yeux vifs
et scrutateurs, sa chevelure noire et bouclée, re-
jeléeen arrière et laissant à découvert un front
large et imposant, contribuaient à lui donner un
aspect à la fois frappant et digne. Je lui fis mes
excuses d'avoir tiré si près de sa maison ; il me
répondit avec une poUtesse exquise que je n'avais
nullement besoin de me justifier : que sa maison
et son enclos étaient à mon service toutes les fois
que je le désirerais. Il m'invita ensuite à m'asseoir
sous son porche et à prendre comme lui un ci-
403 —
gare et du maté. Un globe céleste, un grand té-
lescope et un théodolite qui étaient sous le porti-
que, me firent tout de suite conjecturer que je
me trouvais chez le docteur Krancia , car ces in-
strumens s'accordaient avec ce <|ue j'avais enten-
du dire du goût de ce pcrsonnat;e, déjà célèbre,
pour les sciences occultes.
Je ne tardai pas à acquérir la confirmation de
mes soupçons : le docteur Francia lui-même me
déclina son nom. « Et vous, me dit-il, n'étcs-
vous pas un cavaUcro inglesl » Sur ma réponse
affirmative , il me dit qu'il serait venu me faire
une visite si l'état politique du Paraguay ne lui
avait pas imposé l'obligation de vivre dans la plus
profonde retraite. Ce n'était qu'ainsi qu'il pouvait
éviter les interprétations calomnieuses dont ses
moindres actions étaient l'objet.
De ce sujet il passa au détail des occupations
qui charmaient ses loisirs : il m'introduisit dans sa
bibliothèque ; c'était une pièce retirée, ayant une
seule fenêtre , très petite, et abritée par le toit du
porche, de manière à ne laisser pénétrer que la
plus faible portion possible du jour pour travailler.
Les livres étaient disposé» sur trois rangs de ta-
blettes qui occupaient tout un côté de la cham-
bre , et qui contenaient environ trois cents volu-
mes. Il y avait, entre autres , beaucoup d'énormes
in-folio de jurisprudence, quelques autres de
sciences , plusieurs de littérature en français ou
en latin, les élémens d'Euclide, et quelques trai-
tés élémentaires d'algèbre. Des paperasses et des
procédures étaient amoncelées siu- une grande
table ; quelques volumes recouverts de parchemin
y étaient aussi ouverts ; une petite chandelle pla-
cée là pour allumer les cigares ajoutait sa faible
lueur à celle que laissait pénétrer la fenêtre; une
tasse en argent pour le maté , et une écrite ire du
même métal figuraient également sur la table. Il
n'y avait ni nalte ni tapis sur les briques qui for-
maient le plancher de la chambre; les chaises
étaient d'une forme antique et d'un poids si con-
sidérable que ce n'était qu'avec cfl'ort qu'on par-
venait à les soulever; elles étaient recouvertes
d'un vieux cuir noirci par le temps , et leurs dos-
siers , sculptés et droits, dépassaient de beaucoup
la tête des personnes qui y prenaient place. Le
plancher était couvert de papiers déchirés et d'en-
veloppes non défaites. Une cruche et un pot d'eau
étaient placés sur un trépied de bois dans un coin
de la chambre : tout l'accoutrement du cheval
du docteur garnissait le coin opposé. Des pan-
toufles, des bottes, des souliers étaient jetés çà
et là ; le désordre , la confusion et l'obscurité qui
régnaient dans la chambre surprenaient d'autant
plus qu'ils semblaient incompatibles avec la situa-
tion paisible et pittores(|ue de la chaumière, avec
son extérieur propre et rangé.
11 eût été assurément difficile de découvrir dans
la conversation de Francia aucune trace des goûts
sanguinaires ou des caprices inconcevables (|ui
lui valuient plus tard luie si terrible célébrité. Ses
manières étaient sinq)les sans allectation ; il avait,
à l'en croire, une grande rectitude de principes:
et il est certain , du moins, que sa réputation d'in-
tégrité , comme homme de loi, n'avait jamais été
contestée. Souvent même il sacrifia l'amitié à l'a-
mour de la justice. Il avait à l'Assomption un ami
«hi nom de Domingo Rodrigue/., qui voulait s'em-
parer du bien d'iiu ccrluiu Kstanislao Macluiiu ,
l'ennemi personnel de Francia. Ne doutant pas
que le jeune docteur, comme l'eussent fait tous
ses ccnifrères, ne prît sa cause en main , Rodriguez
vint trouver Francia, lui exposa son all'aire, et
lui olliit une somme considérable s'il voulait s'en
charger. Les prétentions de Rodriguez étaient in-
justes. Non seulement Francia repoussa roflic qui
lui était faite, mais il déclara que, malgré la haine
qu'il portait à Machain , il plaiderait sa cause , et
mettrait tout en œuvre pour la faire triompher.
Le soir même, enveloppé de son manteau, il se
rendit à la maison de sou ennemi. L'esclave qui
lui ouvrit la porte lui refusa l'entrée. « Allez aver-
tir votre maître, lui dit Francia, que je veu\ lui
parler. Il Machain hésitait; la crainte de quelque
embûche lui faisait redouter une pareille entrevue,
lorsque Francia, qui avait suivi l'esclave, se pré-
senta à ses regards." Machain, lui dit-il, je saisque
mon am i Rodriguez vous a intenté un procès in-
juste, et qu'il gagnera sa cause si je ne viens à
votre secours. Je vous offre mes services. Accep-
tez-les, et regardez-moi dans cette all'aire comme
votre meilleur ami. n
Dès le lendemain, en effet, Francia écrivait au
juez de Alzuda (juge de la cour d'appel) qu'il se
chargeait de la cause de Machain, et faisait des
démarches actives en faveur de son chent. Rodri-
guez en fut ell'rayé, et le juez de Alzuda, qui le
protégeait, fit offrir sous main à Francia une
somme de 100 doublons s'il voulait renoncer à la
cause dont il s'était chargé. Le jeune avocat fut
indigné d'une pareille offre, et, se transportant
lui-même chez le juge : « Monsieur, s'écria-t-il,
vous déshonorez la robe que vous portez ; mais
vous êtes en mon pouvoir, et si demain je n'ob-
tiens pas une décision favorable, les insignes de
votre charge deviendront les emblèmes de votre
honte. Il La cause de Machain fut gagnée, le juge
perdit sa réputation, et celle du jeune docteur
commença à briller de son plus beau lustre.
La carrière politique de F'rancia s'ouvrit sous
le gouvernement de la junte ; il en devint le se-
crétaire ; mais ses confrères, ne pouvant lui par-
donner sa supériorité, des discussions s'élevèrent
au sein de la junte, et il fut obligé de se retirer.
Il alla à sa maison de campagne, qui devint un
foyer d'intrigues; il commença à y mûrir ses plans
d'ambition et de vengeance. Le moment favorable
approchait : une convention nationale ayant été
nommée, il fut appelé à remplir les fonctions de
consul, fonctions qu'il dut partager avec Yegros,
membre de l'ancienne junte, et sorte de Camba-
cérès qui n'avait de consul que le nom. Aussitôt
Francia apporta le plus grand soin à l'habillement
et à la discipline de ses troupes. Le plaisir qu'il
prenait à entrer dflns les plus petits détails de ce
département était vraiment puéril. Une fois, son
armurier lui apporta en ma présence U'ois vieux
fusils qu'il avait réparés. Francia en prit un, l'ap-
pliqua à son épaule, tira la gâchette, et se retour-
nant vers moi avec galté : "Qu'en pensez-vous,
monsieur Robertson '? n'est-ce pas que mes balles
pourront bien atteindre le cœur de mes ennemis?"
Le maître tailleur entra au même instant, et lui
présenta un habit degrenadier. L'habit fut essayé;
il allait à merveille, et Francia fit des complimens
au tailleur; puis s'adressantau grenadier qui avait
essayé l'habit : « Cet habit, lui dit-il .ivoc dignité,
doit toujours rester sans lâche. • 11 me fit aussitôt
un signe en me regardant avec un sourire, et me
dit en français : «C'est un calcmi.ourg, inoiisieur
Robertson ; mais ils ne le comprennent pas. «
A cette époque, Francia avait encore cette
douceur de caractère et cette mo iération qui lui
avaient fiayé la route de la fortune : il était poli ,
all'able envers tout le monde ; sa toile'.le était re-
cherchée, pleine d'élégance et de goût; il aimait
à parler français, talent peu ordinaire parmi les
liabitaiis du Paraguay. Mais à mesure que le pou-
voir se consolida dans ses mains, il rejeta ces ar-
tifices, et s'abandonna sans crainte etsansrcmords
à ses penchans cruels. Je fus témoin d'un acte
révoltant qui ne sortira jamais de ma mémoire. Je
m'étais attaché depuis mon airivée à un Espagnol
de la vieille roche, auquel les hahitins avaient
donné le sobriquet de « l'homme chauve. "El Pela-
do éta it un homme d'un caractère irritable, et il
nourrissait pour les créoles une haine profonde;
néanmoins c'était un homme tranquille, et celui
peut-être de qui l'on devait le moins craindre uit
complot. Lorsque Francia renversa les ordres
monastiques et qu'il fit des casernes de leur cou-'
vens, Pelado, irrité, laissa tomber ces malencon-
treuses paroles : «Nous n'avuns plus de Francis-
cains, c'est bien ; mais le tour de Francia ne tar-
dera peut-être pas à arriver. " Ces paroles ayant
été rapportées à Francia, le pauvre Pelado fut
amené en sa présence. « Je ne sais, luiditFrancia,
quand arrivera mon tour ; mais une chose certaine,
c'est que le vôtre arrivera a\ant le mien. «Le len-
demain, Pelado, conduit au lieu du supplice, fut
exécuté en présence de Francia : celui-ci remit
lui-même les cartouches aux soldats, et, la fusil-
lade n'ayant pas eu son entier effet, il ordonna
qu'on achevât le patient à coups de baïonnette,
« ne voulant pas, dit -il , qu'on usât inutilement de
la poudre, i
L'intimidation devenue le pi-incipal moyen de
Francia pour gouverner, il l'appUqua aax riches
et aux pauvres indistinctement, même aiu cens
qu'il employait, lorsqu'il voulait en faire de buis
ouvriers. Le 11 gibet des marchands «et les mer-
veilles qu'il produisit sont encore présens aux
souvenirs de tous les habitais du Paraguay. Un
pauvre cordonnier, qui avait apporté à Francia
deux ceinturons mal conditionnés en fit la pre-
mière épreuve. << Sentinelle, s'écria Francia, pre-
nez-moi ce bribonazo (pendard) , mol favori du
dictateur, et faites-le passer sous le gibet cinq ou
six fois !■! Puis se tournant vers le condamné, qui
était plus mort que vif :«.\pportez-moi, lui dit-il,
encore des ceintures semblables, et, au lieu de te
faire passer sous le gibet , je te ferai pendre. <
Le cordonnier lui a.vani dit qu'd avait fait de
son mieux : " Tu as fait de ton mieux, bribona-
zo ! reprit Francia : eh bien ! je ferai de mon
mieux pour que tu ne gâtes plus le cuir de l'eut :
ces ceintures ne peuvent m'êu-e d'aucun usage,
mais elles peuvent encore servir pour te pendre.
Grenadier, qu'on l'emmène! — Senhor excellen-
lissimo, s'écria le conlonnicr, cette nuit même je
ferai les ceintures telles que vous le désirez. Ayez
pitié det ama de un triste zaputcro (a»ei pitié
de l'ame d'un pauvre savcder). — Soit, Je fac-
corde jus(iu'à demain matin; mais tu passeras
tout de même sous le gibet : c'est un bon moyen,
cela le fera travailler plus vile et lu feras mieux. >
Le cordonnier fui conduit, en effet, au fatal do-
— 404 —
eau, et passa cinq ou six fois dessous; il fut en-
suite relâché, et le lemleniain, ainsi que l'avait
prédit Fiancia, il apporta des ceintures qui al-
laient à merveille. Inutile dédire que le gibet des
marchands devint lalerrcur de tous les industriels,
et que la vue du fatal poteau stimula singulière-
ment leur industrie.
C'est en modiliant le système de l'éligibilité, en
lui donnant une extension e\tréme que Francia
parvint à se rendre maître absolu du pouvoir.
A l'époque où le ternie de sou consulat allait
expirer , Francia proposa à ses collègues de
convoquer un nouveau congrès, composé de mille
députés : c'était donner l'avantage à la démocra-
tie sur les principaux habitans; mais comme le
parti aristocratique de son rival Vegros était déjà
découragé, la volonté de Francia l'emporta. Ce
que les hommes sages avaient prévu se réalisa : la
moitié des membres, qui avaient été élus dans les
bourgs et dans les petites villes, ne savait ni lire,
ni écrire, et la plupart n'avaient ni bas ni sou-
liers; une veste de basin très courte, et qui ser-
rait la taille, un gilet à paillettes, des culottes
courtes de velours rouge, des caleçons brodés qui
descendaient jusqu'à la cheville, une ceinture de
soie bleue, (les demi-bottes avec des éperonsd'ar-
genf, et un petit chapeau qui couvrait à peine le
.sommet de la tète : tel était le costume du plus
grand nombre.
Au jour filé pour l'ouverture du congrès des
mille législateurs, il ne s'en trouva quesiv ou sept
cents réunis dans l'églsiedeSan-Fcrnandopour
prendre part aux délibérations. Toutes les ma-
tières de forme et d'élection ayant été épuisées,
les débuts commencèrent. Les services et l'iiabile-
té de Francia furent exposés dans les termes les
plus énergiques, les louanges les plus outrées
furent décernées à son caiactèrc, et l'un de ses
amis proposa de le nommer dictateur. Je me trou-
vais en cet instant auprès del'église, les portes en
étaient fermées ; mais, au bruit qui frappait mes
oreilles, il était facile de deviner ce qui se passait
à l'intérieur. Je vis bientôt sortir un membre que
je connaissais. <i Eh bien ! lui disje, commentvont
les allaircs? — J'avoue, me répondit-il avec can-
deur, que je n'y comprends rien; mais, si j'en
pois juger par le bruit, tout va bien.» .Sur ces en-
trefaites, Francia, qu'impatientait la longueur de
«ces débats, fit cerner l'église par sa garde. Il vou-
lait, disail-il, protéger l'assemblée. Les clameurs
se calmèrent aussitôt, et les députés, que travail-
'iait déjM'heurc du dîner, devinrent plus traitables.
F.n ce moment, un des plus chauds partisans de
Francia se leva, et, d'une voix de Stentor, deman-
tla le silence. "Messieurs , s'écria-t-il , pourquoi
perdre ainsi notre temps? Le caro (seigneur)
Francia désire être absolu ; il doit l'être, et je
déclare (le membre frappa du poing sur la table
qui était devant lui, pour donner plus d'énergie
à sa iiarole), je déclare qu'il le sera. uLa question
fut aussitôt mise aux voix, et Francia futinvesti de
la dictature pendant trois ans, sans qu'une boule
noire protestât contre cette nomination.
Arrivé au pouvoir suprême, Francia ne dissi-
■mula plus. Ainsi que la plupart des despotes, il se
regardait comme le modèle des législateurs; il faut
convenir (|ue sa politique étrangère ne manqua
point de grandeur. Un des projets auxquels il
attachait le plus d'importance était de faire un
tiaité d'alliance oll'ensive et défensive entre la
Grande-Bretagne et la république du Paraguay.
Ayant appris que j'avais l'intention de quitter
l'Assomption pour retourner en Angleterre, il me
lit appeler. Je le trouvai dans son cabinet. Ce
jour-là il portait sur sa physionomie plus de sa-
tisfaction que je ne lui en avais jamais vu ; il me
fit asseoir, et, rapprochant son siège du mien, il
ouvrit la conférence en ces termes:
« Senhor, vous connaissez l'état du Paraguay,
vous savez combien il est florissant , lorsque tous
les états voisins sont plongés dans l'anarchie. La
cause de cette dilVérence provient de ce qu'aucun
homme dans l'Amérique du Sud n'a su compren-
dre le caractère du peuple et n'a su le gouverner
comme moi. Tous demandent des institutions li-
bérales ; mais l'objet de ces clameurs n'a d'autre
but qu'un agrandissement de territoire et des spo-
liations publiques. Les Buénos-Ayriens sont lé-
gers , ce sont les plus dissolus des habitans qui
vivent aujourd'hui dans les possessions de l'Espa-
gne en Amérique ; je ne ferai rien avec les Por-
tenos. Mon désir est d'entrer en relation directe
avec l'Angleterre, afin que, quelles que soient
les divisions qui agitent les autres états , quels que
soient les obstacles qu'ils veulent jeter dans les
voies du commerce et de la navigation , nous
n'ayons pas à souffrir de ces entraves : les navi-
res de la Grande-Bretagne, après avoir travei se
l'Atlantique, entreront dans les ports du Paraguay,
et, s'unissant à nos (loltilles, ils s'opposeront à
toute interruption de commerce depuis l'embou-
chure de la Plata jusqu'au lac Xarages. Votre
gouvernement aura son ministre ici , et moi j'au-
rai le mien à la cour de Saint-James. Vos compa-
triotes nous enverront enfin les produits de leurs
manufactures , et ils auront en retour les produits
de notre sol et de nos fabriques. »
A ces mots , le dictateur appela un planton de
service, auquel il fit un signe significatif, et, un
instant après, celui-ci déposa à mes pieds une
énorme balle de tabac en feuilles , une autre
balle de thé en feuilles , une demi-jeanne de spi-
ritueux fabriqués au Paraguay, un pain de sucre
raffiné, des paquets de cigares, et plusieurs beaux
échantillons d'une étoffe de coton brodée faite au
Paraguay.
(. Senhor, reprit le dictateur, vous ne voyez ici
qu'une partie des productions du sol et de l'in-
dustrie des habitans du beau pays que je gou-
verne. Ces productions peuvent acquéiir un dé-
veloppement considérable. Je désire, en consé-
quence, que, lorsque vous serez à Londres , vous
vous présentiez vous-même à la barre de la cham-
bre des communes, et que vous mettiez sous les
yeux des membres les objets qui sont ici ; que
vous leur disiez que vous êtes envoyé par don
Gaspard Rodriguez de Francia , et que je vous ai
autoiisé à contracter un traité commercial et poli-
tique , que je recevrai avec plaisir dans ma capi-
tale le représentant qu'il leur plaira de m'envoyer,
et (pie j'enverrai de mon côté un représentant à
la cour de Saint-James. Ce traité d'alliance offen-
sive et défensive sera rédigé dans un esprit con-
forme à la dignité et aux intérêts des parties con-
tractantes, et alors, j'en ai la conviction, le Para-
guay deviendra la première république de l'Amé-
rique du Sud comme la Grande-Bretagne est déjà
la première des nations européennes. »
Je fis un salut d'adhésion au dictateur. Refuser
une pareille mission , c'était encourir sa disgrâce,
perspective qui n'avait rien d'agréable. Et remet-
tant au chapitre des accidéns pour me disculper
de n'avoir point rempli ma tâche, lorsque je vien-
drais en rendre compte, je pris congé du dicta-
teur, et je (juittai le palais,
(Hernie Britannique),
m JOUR SAMS
— Ecoute, me dit-elle après s'être long-temps
recueillie : je veux te conter une histoire de ma
vie que personne n'a jamais entendue , et dont
j'ai gardé le secret enfoui comme un trésor dans
mon sein. Je vais déflorer pour toi le seul souve-
nir de ma jeunesse qui soit resté pur dans mon
vieux cœur, le seul amour qui m'aura suivie tou-
jours brûlant jusqu'au tombeau ; je vais pour la
première fois faire entendre un nom que je n'ai
prononcé, durant trente ans et plus, que dans le
silence des nuits et dans la solitude de mesjours.
Approche donc : viens lire dans ce coin de mon
ame oii nul regard humain n'a encore pénétré; en-
tre avec respect dans ce sanctuaire que le désen-
chantement n'a jamais profané , où le feu sacré
brûle encore.
Je m'étais assis sur le canapé auprès d'elle.
La grand'mère ouvrit sa boîte de platine, se bar-
bouilla le nez d'une prise de tabac d'Espagne , et
après en avoir savouré quelques instans le parfunï
et la saveur :
— Dans ce temps-là , commença-t-elle en re-
mettant sa boîte dans sa poche, je ne prenais pas
de tabac ; j'étais jeune, on vantait ma beauté. Un
grand fonds de harJiesse et d'impertinence , un
caractère ardent , une tête un peu folle , et sur-
tout un profond mépris pour tout ce que le
monde appelle convenances , m'avaient acquis
déjà une certaine réputation d'esprit et d'origina-
lité ; dans le monde on me trouvait drôle. Je
crois, mon enfant , que je devais faire alors une
pécore assez insupportable. J'avais vingt ans , de
la fortune, un mari excellent qui m'adorait , des
serviteurs fidèles qui m'avaient vu naître , des
amis charmans et dévoués, de joyeux compa-
gnons soumis à toutes mes fantaisies, obéissant à
tous mes caprices ; mes troupeaux paissai(;nt dans
mes grasses prairies , mes vignes et mes bois cou-
vraient les coteaux d'alentour ; deux chevaux
noirs et luisans ébranlaient les pavés de la ville
voisine sous les roues de ma calèche anglaise ; un
alezan brûlé, aussi docile à ma voix que le grand
lévrier qui galopait à mes côtés, me faisait voler
dans la plaine. Qui n'aurait cru à mon bonheur ?
Moi seule je n'y croyais pas : je nourrissais ce
vague ennui dont nous avons tous reçu le germe
fatal en naissant, je le nourrissais avec complai-
sance; je me révoltais en secret contre ma pro-
saïque existence ; j'aurais voulu remuer à tout
prix ce lac dont les eaux dormantes réfléchis-
saient toujours les mêmes aspects et les mêmes
ombrages. Mes amis m'aimaient trop , mes prés
étaient trop fertiles , l'amour de mon mari me
semblait trop paisible ; mon mari lui-même m'ap-
paraissait souvent sous un jour bien terne et bien
vulgaire : cet homme grossier faisait valoir mes
propriétés , augmentait chaque année mes reve-
nus, s'occupait d'engrais et calculait sur les re-
gains ! Que de fois n'ai-je pas lancé avec fureur
mon coursier à travers champs, lui faisant fran-
chir, au risque de me rompre le cou , les fossés ,
les haies et les barrières ! j'avais besoin d'agita-
tion, je ne savais où jeter l'énergie qui me dévo-
rait ; le calme m'indignait, j'appelais la tempête.
0 folle que j'étais ! Mais telle est la vie. Nous
partons tous du même point pour arriver au même
terme : nous commençons toujours par armer en
corsaires , toujours nous finissons les pieds dans
la flanelle,
— 405
Je me trouvais dans ces dispositions lorsque je
reçus une invitation de madame B**' pour aller
passer une journée au château de la Chènette.
Madame B*** ( tu ne l'as pas connue , car elle
était morte que tu n'étais pas au pays ) a tenu
long-temps le sceptre du ridicule dans une con-
trée où, Dieu merci, le ridicule n'a jamais man-
qué. Femme bel-esprit, sa maison fut long-temps
à la ville une succursale de l'hôtel de Rambouil-
let : toutes les Sévigné de l'endroit s'y rendaient
le soir une fois par semaine , et \.\ on parlait
d'art, de morale et de littérature. C'est à faire
frémir, rien que d'y penser ! La France n'était
point encore sortie de la tourmente populaire qui
l'avait si rudement secouée : alors madame B***,
farouche républicaine , eût porté , je crois , le
bonnet rouge, si le blond de ses cheveux n'eût
menacé de se confondre avec la couleur de sa
coiffure. Disons en passant que ses opinions ne
liu coûtaient rien, et que ses sentimens étaient
moins roturiers encore que sa naissance. Lors-
que les parchemins et les titres reparurent sur
l'eau, madame B*** songea qu'il était temps de
se désencanailler : elle ne pouvait anoblir les re-
gistres de l'état civil , mais elle prit des airs de du-
chesse ; elle ne pouvait blasonncr sa patache ,
mais elle armoria ses gestes et son langage ; ses
gens portèrent livrée, et la méchante masure que
je pourrais te montrer à l'horizon , entre deux
massifs de chênes , ne s'appela plus que le châ-
teau de la Cliênette.
J'aimais son tils qui valait mieux qu'elle , et
j'acceptai l'iiivitalion. D'aillours madame B*** mu
plaisait comme élude : elle me détcsiait par goût
et me recherchait par orgueil, et je m'amusais à
observer la lutte qui s'établissait toujours h mon
aspect entre sa haine et sa vanité , deux mauvais
sentimens auxquels je n'ai jamais cherché àservir
de point de mire , sois-en bien persuadé , mon
garçon. Mon mari était absent : je partis à che-
val , par une matinée d'automne , accompagnée
seulement d'un serviteur qui suivait h dislance.
Je n'ai jamais pu me sounietire à cette manie qui
veut que nous ne puissions fare un pas sans avoir
un laquais à nos lianes ou sur nus talons. Je mis
bien quatre heures i» faire le trajet, qui en de-
mandait deux i> peine : j'étais triste , rêveuse ,
préoccuppée : je pressentais confusément dans
ma destinée quelque chose d'irréparable.
Le lils de madame B*** in'allendait dans le sen-
tier couvert qui sert encore d'avenue à la Chè-
nette.
— Prenez votre courage à deux mains , me
dit-il : ma mère a réuni tout ce que le pays a de
mieux.
— Ah ! diable ! lui dis-je en sautant à bas de
mou cheval, ce sera ennuyeux ii mourir !
— Oui ; mais nous sommes quelques bons
compagnons , bien décidés pour nous distraire à
ris(|uer un peu de scandale. Êtes-vous des nô-
tres ?
— Toujours ! m'ccriai-je avec joie , tant j'a-
vais hâte d'échapper aux mille pensées qui m'op-
pressaient.
Je jetai ma jupe d'amazone sur ma selle , et ,
laissant lloltcr la bride sur le cou de ma monture,
qui nous suivit docilement en enlevant les bran-
ches encore vertes du buisson, je pris le bras de
mon camarade , et nous arrivâmes ensemble au
château. La cour était encombrée de chars-à-
bancs et de carrioles d'osier ; les garçons meu-
niers et les valets d'écurie , déguisés en laquais de
bonne maison se croisaient en tous sens ; c'était
un remue-ménage infernal. Aussilt»t (|u"elle m'a-
perçut, madame B*'* vint il moi et m'embrassa avec
ellusiou. Si elle avait pu me tordre le cou elle
l'eût lait de grand cu-ur, je te jure.
— Ah ! ma clii're, (picl bonheur de vous avoir!
Je vous attendais, je liemblais que vous ne vins-
siez pas : vous êtes si rare ! Comment pourrais-
je jamais rcconiuiilre !...
— Cela est bien facile, lui dis-jc : faites-moi
donner un vcne d'eau : je meurs de soif.
j— De l'eau ! (luello horreur ! Vous prendrez
«le l'eau rougie 1'
— Non, de Peau pure.
— De l'eau sucrée ?
— Je ne prendrai que de l'eau pure.
— Mais , ma chère , cela ne se peut pas. Nous
avons du cidre, de la bière ; on pourrait en-
voyer chercher du sirop à la ville.
J'entendais à deux pas de moi le bruit clair et
frais d'un lilet U'eau qui devait se perdre sous la
mousse dans les allées en pentes du jardin : pour
en Unir avec cette lutte entre l'eau pure, le sirop
de groseille et le vin du crû, pour en finir sur-
tout avec la soif qui me dévorait, je m'approchai
de l'endroit d'où parlait ce bruit argentin, et je
trouvai bientôt une source limpide qui s'était creu-
sé, sous un bouquet de coudriers, un lit tout ta-
pissé de lichens et de fonlinales. Je m'agenouillai
sur la marge , et j'aspirai tout à mon aise l'onde
froide et aromatisée par la menthe qui croissait
sur les bords. Malheureusement je portais alors
de longs cheveux bouclés qui couvraient mon
cou et mes épaules : lorsque je me relevai je se-
couai par un brusque n)ou\emcnt de tête mes
cheveux, qui s'étaient abi-euvés comme moi de
l'eau de la source, et j'aspergeai d'une rosée gla-
cée le visage de quinze ou vingt bégueules qui
s'étaient groupées derrière moi et que je n'avais
pas aperçues. Tu ne saurais imaginer, mon cher
enfant, le succès qu'obtint cette inconvenance in-
volontaire : je fus perdue pour le resie du jour
dans l'opinion de la sociélc ; il fut décidé que
j'avais un g-e;»e exécrable, et le substitut du pro-
cureur du roi me compara à Diogène qui buvait
dans le creux d(! sa main. Je me résignai à mai-
grir d'ennui lorsque j'aperçus (mlin les quelques
amis que m'avait annoncés le lils de madame B***.
Je les connaissais tous : c'étaient presque tous
mes compagnons d'enfance, tous jeunes gens
joyeux, simples et bons. Nous organisâmes une
bande il part dont je fus l'héroïne. 11 fut résolu
que tous m'escorteraient à cheval le soir jusqu'à
ma campagne, et que nous passerions par la ville.
J'envoyai donc mon domestique m'aitendre à Saint-
Florent, à l'hôtel de la Téle-Noirc, et je me pré-
parai à secouer l'ennui rongeur qui me consu-
mait.
Apres le déjeuner nous étions réunis en grou-
pes divers dans la cour et nous mettions aux voix
l'emploi de hijouinée, lorsque nous vîmes entrer
d'un pas lent et lourd un énorme cheval de meu-
nier tout blanc encore de la farine (pi'il portail
depuis dix ans du matin au soir, et sur lequel
était perché un petit jeune homme tout blond,
tout mince et tout pâle. Le cheval s'arrêla pesam-
ment au milieu de nous. Des éclats d'un rire
bruyant accueillirent cette entrée triomphale , et
le petit jeune homme, immobile sur sa montuje,
nous regarda d'un air naïf, embarrassé et souf-
frant.
— C'est Ilogcr ! s'écria-t-on de toutes parts.
— Qu'est-ce que Boger ? demandai-je à mon
voisin.
Au même instant madame B*** me prit à part
et me dit :
— G'estle petit Roger, mais il a beaucoup d'es-
prit.
Cette impertinence m'intéressa tout d'abord au
petit Roger. Ji- m'informai de lui : j'appris qu'il
était lils d'une famille honnéle et modeste depuis
peu de temps élal)lie dans le pays. Les jeunes gens
de Saint-Florent l'..imaienl, et le lils de madame
B"* l'ayaul invité à la fêle que donnait sa mère,
l'avait engagé ;i s'y rendre sur le cheval de mou-
lin ipii faisait tous les joins le double trajet de la
Chênetie il Saint-Florent et de Saint-Florent il la
Chènette. Ce cheval était de plomb, et Roger avait
mis cin(| heures îi faire deux petites lieues. J'ob-
servai ce jeune homme : il devait avoir vingt ans
au plus; il était silencieux, lier et timide; je re-
marquai en lui une élégance de manières qui me
frappa. Plus je l'observai , plus je trouvai cpril
n'avait rien de couuuun avec mes bruvaus et ro-
bustes amis. Je n'avais connu jiis(pral(irs am un
être ([ui lui rcssead)làl , ol cependant son iispect
répondait vaguement ii je ne sais quel i^pe gra-
cieux et poétique qui ïc glissait dan» iw* me» rê-
ves et vers lequel mon ame déployait incessam-
ment ses ailes. On m'avait vanté son esprit , et je
ne sais pourquoi je ne songeai pas à lui en cher-
cher. Chose étrange ! durant le jour entier nous
n'échangeâmes pas un geste , une parole , deax
fois seulement nos regards se rencontrèrent; et
cependant je comprenais déjà confusément que
ma destinée était changée et que cet être qui ve-
nait de m'apparaitre pour la première fois rive-
rait à ma vie un souvenir éternel.
Le reste de la journée s'écoula avec une in-
croyable rapidité : la voix de Roger venait à mon
cœur comme une délicieuse harmonie que je n'a-
vais encore entendue que dans les songes de mes
nuits tourmentées ; sa présence était pour moi
une préoccupation de tous les instans, qui me
charmait à mon insu ; il y avait autour de lui je
ne sais quelle atmosphère enchantée où je me
plongeais avec ivresse. Je ne m'avouais aucun des
sentimens dont j'avais si long-temps couvé le ger-
me et qui venaient d'éclater subitement ; je ne
précisais rien , je ne prévoyais rien : seulement
je me sentais heureuse , ma poitrine aspirait l'air
avec joie, la vie me semblait plus légère, et j'é-
coutiis avec ravissement une voix mystérieuse
nouvellement éclose qui chantait dans mon ame.
Je ne m'inquiétais pas de savoir si je devais ja-
mais revoir Roger, je n'y songeais même pas : je
vivais tout entière dans la sensation présente sans
me soucier de l'avenir, sans me demander si cette
apparidon de quelques heures aurait jamais un
lendemain. Jours d'amour et de jeunesse, jours
de mol abandon et de joyeuse imprévoyance,
voas que nous appelons le temps de la folie et
qui peut-être étiez celui de la sagesse, beaux jours
qu'étes-vous devenus ?
Le soir arriva vile. A huit heures nous étions
tous en selle. Madame B*** me fit obsener que
j'allais blesser toutes les convenances en me mê-
lant ainsi, jeune, belle et seule de mon sexe, à
cette jeunesse turbulente. Madame B*** avait rai-
son dans le sens du monde, mais je me souciais
peu (lu monde, et j'avais tellement confiance dans
la droiture de mes intentions, que je cédais tou-
jours sans crainte à mes caprices. D'aillem-s celte
tuibulente j Minesse me vénérait comme une
sœur; et j'ai vu partout mm étourderia entourée
de plus de respect que n'en obtint jamais la ré-
serve de toutes nos prudes. Je ne répondis don'-
à madame B*** qu'en faisant piaffer mon alezan it
silller ma badine, et je donnai le signal du départ
en lançant mon cheval au galop. Tous les cava-
liers me suivin-nl , et nous disparûmes bientôt
dans un tourbillon de poussière. Nous ahions
comme une bourrasque à travers champs et vil-
lages : les pierres du sentier jetaient des étincel-
les sous les pieds de nos coursiers; les chiens
des hameaux nous poursuivaient en abovant pile.s
paysans effrayés accouraient sur le seud de leurs
portes pour nous regarder passer.
J'avais tenu long-temps la tête de la cavalcade.
Oppressée par la rapidité de la course, .«entant
que mon cheval, excité par le bruit du galop qui
retentissoit derrière moi. prenait à chaque ins'ant
une vigueur nouvelle, et craignant de ne pouvoir
bientôt modérer l'ardeur qui remportait, je réso-
lus d'abandonner la route à la fougue de mes
compagnons , et je me jetai par un biais habile-
ment ménagé dans une terre de labour. Comme
la nuit était obscure aucun d'eux ne s'aperçut qu ;
je manquais à leur tète: et au bout de quélqii -s
minutes je n'entendis plus qu'une rumeur coni'usc
qui allait en s'effaçant et qui unit bientôt par se
[lenlre.
Je ne sais pourquoi j'éprouvai alors , en me
trouvant seule au milieu du recueillement des
prairies , un sentiment de joie indéfinissable. Ef-
frayée de ce bonheur sans nom qui m'arrivait
comme par rafales, je ni'inien ogciis avec anxicir:
je me demandais ce (ju'd > avait de changé dans
ma vie. pourquoi j'ciais partie le matin rêveuse ci
préoccupée, ponnpioi le soir je revenais joveuse;
(luelle brise avait dissipé les nuage* de mon ciel ?
quel ravon de soleil en avait érl.iirri l'.i^nr? .le
craignais de iu£ trouver coupable i je cbtttbaW t
iOR
fomprimer les élans de ma félicilé, à chasser de
mon cœur je ne sais quelle image qui l'assiégeait
.sans cesse. 11 me semblait aussi que de nouvelles
facultés venaient d'éclore en moi : mes percep-
tions étaient plus nettes et plus rapides, mes sens
plus tins et plus délicats ; je saisissais dans le si-
lence (le la nuit des harmonies qui me parlaient
pour la première fois, dans la contemplation du
ciel étoile et des champs endormis des spectacles
dont je n'avais jamais soupçonné jusqu'alors les
iiiei'Vfilles et la poésie. J'avais ramené mon che-
M\\ dans le sentier : il allait à son gré, arrachant
les toulfes d'herbe qui croissaient sur les bords
<l('s fossés ; et moi, laissant llotter les rênes sur le
<(iu de ma bcte, je regardais la lune qui montait
à l'horizon entre les forges enllammées de
Saint-l'Iorent, pareille à un disque de cuivre sor-
tant tout rouge de leurs fournaises. Je prétais en
même temps l'oreille au\ mille cris de la campa-
gne ; les insectes bruissaient dans les sillons, les
courlis vagissaient dans les roseaux des marais ,
les fruits sauvages qui se détachaient autour de
moi tombaient avec un bruit mat sur le gazon, et
j'entendais au loin les chanvreuses qui battaient le
chanvre dans les hameaux. Soudain un bruit que
je ne reconnus pas se mêla à tous ces murmures.
Mon alezan le reconnut bien, lui : il s'arrêta tout
à coup et dressa les oreilles en hennissant. C'é-
tait le pas lent e( paisible d'un cheval qui suivait
le même sentier et qui sans doute se rendoit à la
ville. lîientOt les pas se rapprochèrent, et, au dé-
tour du chemin, je vis apparaître comme un ravon
(le la lune, mon doux et blanc Roger penché mé-
lancoliquement sur sa pacifique monture.
Lorsque Roger se trouva près de moi les deux
chevaux , qui tous les deux avaient la bride sur le
cou , se mirent à tailler la haie et à tondre le ga-
zon de compagnie ; Roger et moi nous nous re-
gardâmes. Je balbutiai quelques paroles, Roger
n'essaya pas un mot. Je ne savais quelle conte-
nance tenir : je toussais, je tirais mon mouchoir,
j'allongeais et je raccourcissais les courroies de
mon étrier. Enfin je me rassurai en pensant que
Roger était aussi troublé que moi, et Je me déci-
tlai à nous sauver tous deux de cette position dif-
ficile.
— Monsieur, lui dis-je, en assurant ma voix, je
vous croyais avec nos amis.
Roger ne répondit qu'en me montrant d'un
air piteux le lourd animal qui paissait à côté du
micD.
— Aucun de nous n'y a songé , monsieur :
nous eussions mesuré le pas de nos chevaux à
l'allure de votre bête.
Roger s'inclina légèrement et ne répondit que
pur un triste sourire.
Découragée par la concision de ces réponses
.silencieuses, je relevai la bride de mon cheval ;
Roger en fit autant , et nous nous mîmes h che-
vaucher côte à côte sans échanger une parole ni
niêii:e un regard. Je crois, mon enfant, que je
serais allée ainsi jusqu'au bout du monde : il me
.semblait entendre le ca>ur de Roger me parler
tout bas , et je remerciais secrètement ce jeune
homme de ne pas troubler par des banalités le
langage muet de nos âmes. ISous marchions de-
puis quelques instans de la sorte, et je tremblais
déjà de voir poindre à travers les peupliers la
llèche du clocher de la ville, lorsque Roger, tour-
nant vers moi sa blonde tête, me contempla long-
temps avec une expression de tendresse indicible.
— Madame, me dit il enfin d'une voix qui pro-
duisit sur moi l'effet d'une commotion électrique,
je vous connais depuis deux ans : il y a deux ans,
à pareille époque, que je vous ai vue pour la pre-
mière fois.
Et comme je le regardais avec étonnement :
— Vous iravcrsiez les mortagnes de ma patrie;
votre frère ou votre mari accompagnait vos pas.
^e vous souvient-il plus du coteau de la Made-
leine? voire coursier, épuisé de fatigue, refusait
d'en gravir la pente difficile; la rivière grondait
sous vos pieds , les monis élevaient au-dessus de
voire tcie leur cime dépouillée ; la nuit tombait
dans les vallées, et vous cherchiez avec inquié-
tude un sentier moins rapide.
— Je ne l'ai pas oublié, lui dis-je.
— Vous avez donc oublié le jeune homme, me
répondit Roger d'un air triste, qui saisit par le
mors votre coursier découragé , et qui fut assez
heureux pour vous frayer une route moins rude ?
— Je ne l'ai point oublié , lui répondis-je en-
core.
— Deux ans à peine se sont écoulés, et cepen-
dant, madame, vous ne le reconnaissez pas.
Je baissai les yeux d'un air embarrassé et ne
répondis point. Il était bien vrai que les traits de
cet enfant, qui ne m'était apparu dans les monts
qu'à la lueur du crépuscule , s'étaient effacés de
mon souvenir; mais si j'avais osé, et je me sen-
tis près de l'oser, je lui aurais dit : 0 Roger ! tu
ne me connais que depuis deux ans» et moi de-
puis que j'existe je te connais, je l'appelle et je
l'aime !
Je n'avais pas la force de murmurer un mot de
reconnaissance, mais comme mon cœur palpitait
délicieusement en songeant que j'avais occupé
déjà les secrètes pensées de ce jeune homme 1
comme j'étais heureuse de lui donner tout bas le
nom de mon sauveur! comme je m'exagérais avec
complaisance le danger que j'avais tin soir couru
dans les montagnes de la Creuse ! je me voyais
suspendue entre les Ilots écumans et les cimes
mena(;antes; la terre s'éboulait sous mes pas, et
j'allais rouler dans l'abîme, lors(ju'un ange gar-
dien descendait des nuages et m enlevait avec lid
sur ses ailes. Oh ! mon enfuit, lorsqu'elle est ai-
dée par l'amour, quel poète que la mémoire ! Ce
fait, qui la veille ne m'eût semblé qu'un incident
vulgaire, se revêtait alors d'une incroyable solen-
nité, et je m'écriais, dans mon muet enthousias-
me : Vous à qui je dois déjà une existence, en-
voyé de Dieu, complétez votre œuvre : venei me
donner encore la vie de l'ame, cette vie sans la-
quelle l'autre nous fait regretter le néant !
Je ne savais ce qui se passait dans l'esprit de
Roger, mais je le supposais agité de tout le
trouble qui remplissait le mien. Après un long si-
lence je me hasardai à le questionner sur sa pa-
trie, d'où l'avait exilé la fortune de sa famille. Il
me parla avec enthousiasme du petit pays où il
était né : j'en avais visité les sites pittoresques, il
m'en fit sentir les secrètes beautés ; chacune de
ses paroles faisait jaillir en moi mille sources de
poésies qui, jusqu'à ce jour, avaient dormi ca-
chées dans mon sein. Il me parla des souvenirs de
son enfance, qui s'était écoulée libre, sauvage,
aventureuse, au milieu de ses chères montagnes :
chacun de ces souvenirs, en réveillant dans mon
cœur une impression à demi elTacée de mes jeu-
nes années, me la rendait parée d'un grâce nou-
velle. Il m'entretint de ses travaux, de ses études,
de Sa famille qui ne vivait qu'en lui et dont il de-
vait être un jour le soutien, et je m'initiai avec
transport à tous ces projets d'un avenir laborieux
et iiiodeste. Puis, je ne sais par quelle transition,
il vint à me confier les raille tristesses de son
ame ; et il arriva qu'en me disant son histoire Ro-
ger me raconta la mienne. Nos deux chevaux mar-
chai(;nt de front : le sentier était tellement étroit
([ue je sentais le souille de Roger caresser mon
visage et que souvent sa main venait eflleurer la
mienne. Nous nous arrêtions parfois pour échan-
ger nos sentimens, pour chercher quelque rap-
port intime entre nos deux natures, et lorsque
nous avions trouvé entre nous un lien de plus,
une sympathie nouvelle, nous reprenions en si-
lence notre lent pèlerinage, laissant nos âmes
s'abîmer dans la même pensée de bonheur et d'a-
mour.
Ah ! ne me dis pas que j'étais folle, ne me dis
pas que l'amour ne naît pas ainsi d'une parole ou
d'un regard, que les affections véritables ger-
ment long-temps avant d'éclore ; ne me dis pas
que je m'abusais, ne flétris pas la seule fleur de
ma vie qu'ait su conserver ma vieillesse. Oui , j'ai-
mais ; oui, j'étais heureuse : je voyais enfin appa-
raître les rives de cette terre enchantée que j'a-
vais tant de fois vu flotter dans mes rêves; enfln
mes illusions se changeaient en réalités , enfin je
rencontrais un être qui donnait la vie aux fan-
tômes de mon sommeil. Si tu savais combien en
écoutant Roger je me remerciais de l'avoir de-
viné au premier abord, de l'avoir aimé sans le
connaître!... Si tu savais aussi combien le sys-
tème d'éducation qu'on avait appliqué à mou en-
fance et à ma jeunesse était en désaccord avec la
vie qu'on m'avait imposée, peut-être t'éionnerais-
tu moins de voir combien ma tête était mobile et
mon cœur prompt à s'enflammer. Songe donc
qu'au besoin mon mari eût été mon père, que les
amis qui m'entouraient ne permettaient guère la
tristesse que lorsque les gelées d'avril avaient
brûlé les bourgeons de nos vignes, ou que les
eaux de la rivière avaient inondé nos guéretsj
songe enfin qu'avant le jour où Roger s'oflrit 'i
moi je n'aVais jamais rencontré une créature qui
plaçât le bonheur et la poésie hors de la grange
et du pressoir. Au reste, mon garçon, je ne veux
pas discuter ici la moraUté de mes œuvres ; mais
Dieu, qui a jugé durant cette soirée la pureté de
mes intentions, la chaste confiance de mon ame
et l'innocence de Roger, a dû voir sans colère
deux enfans inoffensifs cheminant ainsi à la clarté
de ses étoiles et réduisant l'amour à la plus pure,
à la plus sainte des aspirations vers le ciel.
Je ne m'e\plique pas encore le profond oubli de
toutes choses datls lequel je passai ces heures ra-
pides et charmantes. Il s était établi entre Roger
et moi une convention tacite de ne point parler
des devoirs qui me liaient à une autre existence,
et nous allions, comme deux enfans de la nature
échappés du bagne de la société, sans songer
qu'il nous faudrait reprendre nos entraves à la
barrière de la ville prochaine. Savions-nous même
s'il existait des villes sous le ciel, d'autres êtres
que nous sur la terre, d'autres lois dans le monde
que celles qui nous attiraient l'un vers l'autre î" Lé
nom d'amour ne fut pas une fois prononcé entre
nous : nous nous aimions sans nous le dire, sans
nous l'avouer peut-être à nous-mêmes, mais ausi
sans nous demander s'il était des félicités plus
douces et des joies plus enivrantes que celte fra-
ternité de goûts et de sentimens qui comptait
quelques heures à peine, et qui devait, hélas ! ne
point avoir de lendemain. Et cependant nous lui
promettions un avenir si loilg et si paisible ! ndils
lui tressions à l'avance des jours si beaux et si se-
reins ! Chaque semaine ne devait-elle pas nous
réunir désormais, soit à la ville, soit à la campa-
gne? Quel obstacle pouvait nous empêcher de
nous voir plus souvent encore? Roger me parlait
d'une foule de livres dont je ne soupçonnais même
pas l'existence, et que nous devions lire ensemble
à l'ombre de mes bois ; nous formions mille pro-
jets d'études et de plaisirs ; nous élevions avec
complaisance l'édifice d'un bonheur sans fin, et
nous nous étonnions tous deux d'avoir pu vivre
si long-temps séparés ; nous bénissions la desti-
née d'avoir enfin rapproché nos deux âmes.
Cependant nos chevaux allaient toujours ; et,
bien que leurs pas mesurassent une lieue en trois
heures, Roger commençait à remarquer que la
ville semblait fuir devant nous, lorsque nos deux
montures s'arrêtèrent brusquement. La rivière
roulait devant nous ses flots argentés par la lune,
et nous nous trouvions au bout d'un petit che-
min creux par lequel les bestiaux devaient des-
cendre à l'abreuvoir. Il nous fallut revenir sur
nos pas : une fois hors du sentier creux, nous
cherchâmes à nous orienter, mais vainement :
nous ne reconnaissions aucun des accidens du
paysage. Nous prîmes au hasard la première route
qui s'ofl'rit à nous, en suivant toutefois le cours de
l'eau qui nous ramenait à la ville. Après un quart
d'heure de marche nous arrivâmes h l'entrée d'un
champ d'ajoncs et de bruyères, au milieu des-
quels nous poussâmes nos chevaux. Mais, leurs
pieds s'embarrassant à chaque pas dans les épines,
ils refusèrent bientôt d'avancer. Que devenir?
Moi j'aurais voulu ne retrouver jamais ma route;
et, lé (liral-je ? je l'espérais presque : je me crus
un instant perdue dans des landes désertes et in-
finies, et mon cœur battit d'une secrète joie en
— i07
pensant que nous allions peut-être errer des
jours entiers à l'aventure. Roger se prêtait avec
tant de grâce à toutes ces folies ! Nous refaisions
ensemble ce rêve que nous avons tous fait à
quinze ans sous les blancs rideauv de notre al-
côve : nous nous supposions dans une île incon-
nue. Je te laisse à penser les combats (pie livrait
Roger pour me protéger contre les sauvages...
Enfans que nous étions!... Le vent, qui nous ap-
porta de la ville la onzième heure de la nuit, nous
rappela bien vite à la triste réalité. Hélas ! nous
pressentions déjà que sur la terre où nous mar-
chions tous deux II n'y avait que nous de sau-
vages, et que c'était contre la société que nous
aurions un jour à combattre ! Roger sauta à terre,
et, au risque de s'ensanglanter aux plantes épi-
neuses, il prit les deux clievauv par la bride et les
tira d'une main vigoureuse. Grâce à lui nous sor-
tîmes enfin de noire île. mais pour nous jeter de
nouveau dans des parages étrangers. Nos regards
cherchèrent au loin quekiue sentier blanchi par
la lune, mais une mer de champs et de prairies
nous entourait de toutes parts. Nous savions bien
que la ville était proche , mais nous n'avions pas
d'issue pour aborder. Nous nous étions arrêtés
près d'une haie : Roger se tenait appuyé contre
l'encolure de mon cheval, et nous gardions un
silence rêveur. Nous étions censés préoccupés de
l'idée de notre retour, mais le fait est que nous
avions des pensées tout autres, si toutefois nous
pensions alors à quelque chose. Nous demeurâmes
long-temps ainsi ; et je ne sais comment il arriva
que ma main se trouva dans celle de Roger : Ro-
ger l'étreignit faiblement, puis il la porta à ses lè-
vres. Je dois te diie, mon enfant, que l'amour ne
m'a jamais rien donné de plus doux que ce baiser
imprimé sur ma main par des lèvres tremblantes,
si ce n'est le silence qui suivit ce chaste baiser.
Oh ! comme je me sentais heureuse d'être aimée
d'un amour craintif et déUcat ! Je retirai douce-
ment ma main de celle de Roger et je l'appuyai
sur son front, sur ce front blanc et pur que mes
lèvres n'ont jamais ellleuré. Roger tourna vers
moi ses yeux humides et brûlans, et nos re-
gards se rencontrèrent pour la dernière fois sur
la terre.
Presqu'au même instant une lumière brilla à
travers les arbres et des aboiemens retentirent
avec force autour de nous. Des chiens s'appro-
chèrent en grondant, puis ils se mirent tout à
coup à sauter devant moi d'un air joyeux et ca-
ressant : je me trouvais évidemment en pays de
connaissance. Je fis un temps de galop vers l'en-
droit d'où partait la lumière, et je frappai à la
porte d'une ferme avec le manche de ma cravache.
La porte s'ouvrit : nous étions à Saint-Brice.
J'entrai dans la ferme, suivie de Roger. Une
pauvre lieille femme, qui m'avait vue naître et
grandir, était mourante dans son lit. J'allai m'as-
seoir à son chevet : elle me reconnut à peine.
Ses mains étaient déjà glacées, son œil terne, ses
lèvres livides. Les enfans dormaient paisiblement
dans la même chambre sous des rideaux de serge
verte ; le mari sexagénaire veillait seul sa vieille
compagne. La vie de nos paysans est si misérable
que le spectacle de la mort n'a pour eux rien de
bien désolant ni de bien solennel. J'appris que
cette bonne femme était malade depuis près d'un
mois, et qu'on avait pensé seulement depuis une
heure à appeler un médecin de la ville. La voisine
qu'on avait chargée de cette mission jugea plus
convenable d'aller chercher le curé du village, et
nous vîmes bientôt arriver le vieux pasteur. Roger
et moi nous nous mimes à genoux près du lit de
la mourante, et nous écoutâmes la prière des ago-
nisans. Je ne crois pas avoir vu durant toute ma
vie une scèue plus profondément triste : les en-
fans, qu'on avait réveillés et qui s'étaient levés
pour assister aux derniers inoniens de leur mère,
contemplaient d'un air endormi et stupide ce qui
se passait autour d'eu\ ; le vieillard seul versait au
pied du lit des laniu's silencieuses; la lampe ve-
nait de s'éleiiulre ; un morceau de suif brûlait
dans le cou d'une bouteille, sur une table cou-
verte encore des restes du souper rustitjue ; dcii.v
tisons rapprochés fumaient dans l'âtre, et un gros
chat noir, à demi couché dans les cendres, sem-
blait absorbé par une contemplation mélanco-
lique devant les braises du foyer; des mouches
volaient lourdement dans l'air épais de la cham-
bre et venaient en bourdonnant se heurter à mon
visage : au dehors on entendait des mugissemens
plaintifs qui partaient des étables; les chiens
aboyaient à la lune, qui s'approchait de l'horizon,
et le vent qui fraîchissait silllait tristement à la
porte et mêlait ses murmures aux cris perçans des
chouettes et des orfraies.
Je me retirai de celte demeure l'esprit tour-
menté par des pressentimens sinistres : cette
image de la mort, qui venait de se jeter d'une fa-
çon si imprévue au milieu de mes pensées d'a-
mour, m'avait glacée d'une terreur involontaire.
Je regardai Roger à ladérol)ée, et je ne sais pour-
quoi je m'eOi ayai de le trouver si pâle et si mince
et si frêle; moi-même je me sentais frappée de la
crainte de mourir. Notre conversation avait pris
un caractère plus austère : Roger, qui avait subi
comme moi l'inlluence de cet épisode lugubre, me
parla gravement de la vie présente, et pieusement
de la vie meilleure qui nous était promise. 11 me
demanda si je croyais à l'iminortaUté de notre
ame ; il me dit que, quoique bien jeune encore,
l'idée de la mort était venue le visiter au milieu de
toutes ses joies , et qu'il s'était habitué à l'envisa-
ger sans pâlir.
— La mort a cela de cruel, me disait-il avec
mélancolie, c'est que toujours elle nous arrive
lorsque nous sommes désenchantés de tout, que
nous avons touché le fond de toutes choses et que
nos lèvres ont bu à toutes les amertumes.
— Il me semble au contraire, lui dis-je, que la
mort est alors un bienfait, et que nous devons la
bénir comme la fin de nos misères.
— Je pense, me répondit Roger, que nous de-
vons la bénir à toute heure , mais surtoiit lors-
qu'elle nous frappe au milieu de nos félicités : il
doit être horrible de survivre à son bonheur, à ses
croyances; et, s'il est vrai que tout ici-bas , foi,
jeunesse, amour, se fane au soulfle des années ,
nous devons souhaiter que la main de Dieu nous
enlève dans la fraîcheur de nos illusions. Bienheu-
reux ceux qui tombent dans le luxe de leur prin-
temps, chargés de (leurs et de feuillage ! ceux-là
n'assisteront point à leur ruine , ils sont les élus
du Seigneur.
— Croyez-vous donc, lui dis-je, que tout ici-bas
se flétrisse et passe ? n'avez-vous point foi en des
sentimens éternels? Vous êtes bien jeune pour
parler ainsi.
— Je suis bien jeune , répondit Roger, et ma
vie compte un jour à peine ; mais Dieu a placé
dans le sein même du bonheur le sentiment de sa
fragilité : dans l'ivresse d'une grande joie, qui n'a
pas désiré mourir ?
Cette conversation nous mena jusqu'à la porte
du château. Mou mari n'était pas de retour, et mes
gens m'attendaient sur le seuil avec inquiétude.
J'engageai Roger à venir prendre quelque repos
dans le salon ; je lui ollVis même l'hospitalité pour
le reste de la nuit. Il refusa. Sans «loule il avait
comme moi besoin de recueillement et de solitude.
Tourmentée par l'idée qu'il allait retourner seul à
la ville, je voulus du moins abréger la longueur de
sa route, et je lui ollris mon alezan, qui avait cou-
tume de franchir cette distance en moins d'une
heure.
Roger ayant accepté mon oITie , je fis changer
la selle de inon cheval ; et, pendant(pi'un servi-
teur s'occupait de ce soin , nous remarquâmes ,
Rogei- et moi, que c'était le même animal que je
montais le jour où la Providence nous offrit l'un
à l'autre pour la première fois. L'incident de cette
première rencontre, qui n'eût semblé à des ima-
ginations vulgaires qu'un elT^t du hasard, ne nous
apparaissait plus que comme une intention du
ciel, et nous n'avions point à nous deux trop d'a-
mour et (le poésie pour en célébrer l'imporiauce.
J'evauiiuai moi-même l'équipement du cheval à
qui j'allais confier Roger, et, après m'êue assurée
que la sangle n'était pas trop lâche, la gourmette
trop serrée, les courroies des étriers trop lon-
gues :
— Vous reviendrez demain ? lui dis-je.
— Demain, répôta-t-il en partant au galop.
Hélas ! Roger a tenu sa promesse.
Rentrée chez moi, je ne voulus parler à per-
sonne ; j'envoyai coucher ma femme de chambre ;
je voulais être seule. Je me jetai tout habillée sur
mon lit; mais j'étais trop heureuse et trop agitée
pour dormir : je me relevai, j'ouvris ma fenêtre.
L'air froid du matin me calma un peu. Je ne puis
dire ce qui se passait en moi: je pleurai comme
un enfant, et je sentais avec délice mes larmes
brûlantes sur mes mains glacées. J'ignore com-
bien de temps je demeurai assise sur ma fenêtre
ouverte, le front appuyé sur l'appui du balcon :
je ne pensais à rien, je ne percevais rien; j'étais
absorbée dans je ne sais quelle divine extase qui
me détachait entièrement de la terre. L'opium
doit produire une ivresse pareille. Parfois seule-
ment mes nerb se contractaient douloureuse-
ment: c'est qu'alors je croyais entendre le refrain
monotone de cette prière des morts que j'avais
récitée dans mon cœur au chevet de ma vieille
fermière. Vers le madn, lorsque l'horizon s'em-
pourpra des teintes de l'aurore, je me jetai de
nouveau sur ma couche. Ma tête était brisée, mes
paupières pesantes, tout mon corps aQaissé.
Je dormis d'un sommeil léger, troublé par des
rêves bizarres : ma pauvre tète éuiit un chaos où
se succédaient avec une rapidité iautastique mille
images riantes et sombres, mille figures terribles
et gracieuses Les pas d'un cheval qui battait
le pavé de la cour me réveillèrent en sursaut : je
sautai à bas de mon lit. Je m'étais couchée tout
habillée : je courus à la porte qui donne sur la
cour. Je l'ouvris avec une folle précipitation, et
je me trouvai en face de mon mari. La figure heu-
reuse et calme de cet homme excellent ma rejeta
brusquement dans la vie réelle, d'où Roger m'avait
arrachée. Mon mari m'embrassa au front: ce Iwi-
ser me dégrisa. Je me dérobai aux tendresses
conjugales, et me sauvai dans le jardin presque
mourante. Le soleil était levé depuis long-temps,
et sa chaleur me ranima. J'allai m'asseoir au
pied de l'un de nos tilleuls, et là je revins froide-
ment sur tout ce que j'avais fait la veiUe: il était
bien vrai que j'aimais Roger.
La première impression que je retirai de l'exa-
men réfléchi de mon cœur fut amêre et doulou-
reuse. Je n'étais pas femme à réduire long-temps
l'amour à un sentiment paisible et purement evta-
tique: je sentais sourdement tout ce qui couvait
en moi d'ardeur et de passion, et j'entrevoy.iis.
par une intuition rapide, que l'explosion en serait
d'autant plus terrible qu'elle avait été plus long-
temps comprimée. KHrayée des maux queje me
préparais, je me levai, décidée à ne pas revoir
Roger, et j'allai chercher près de mon mari le
calme et le repos que m'avait ravis son absence...
Oui, me disais-je en retournant au salon plus
joyeuse déjà et plus légère ; c'est mon mari que
j'aime. Il est bon: sa bonté rassurera mon ame
troublée; sa tendresse va me rendre au sentinont
de mes devoirs, que j'ai jusqu'ici trop négliges peut-
être.... Puis en montant les marches du pi'rronjc
pensais à mon ménage, à mes amis.à mes habitudes
à mon existence si tranquille, si pure et si sereine,
et je me demandais comment j'avais pu songer à
risquer une destinée toute faite contre une fiiitai-
sie d'un jour. J'arrivai au salon dans ces pieuses
dispositions. Je ne sais par (luelle fatalit.- mon
mari, qui était réellement fort bon, mais dont le
caractère était extrêmeuient violent, faisait alors
dans la maison un épouvantable vacarme: il s'a-
gissait de je ne sais quelle .itTaire en liti^je avec
un fermier. Je n'a\ais jamais vu mou cher époux
jurant, sacrant et tonnant de la sorte. Je voulus
affroiiier la tempête do s,» colère, mais il me pria
assez rudement d'aller faire un tour de jardin, et
je m'échappai en tremblant.
Je rroi> que col instant fatal a décidé du reste
de ma vie: mes s.iintes résolutions s'évaporèrent
à la colère de mon mari comme la rosée de nos
champs aa\ prctuicrs rayons du sokil; mou mari
408
ne fut plus pour moi qu'un despote, qu'un tyran
domcsii(|iR'; mon ménajje l'utuu enfer, ma vie un
supplice de toutes les heures ; j'accusai le sort de
iii'avoir sacriliée ii un ('poux brutal et barbare,
cl je mis à me proclamer la plus infortunée des
créatures autant de couiplaisance que j'en mettais,
une lieiue auparavant, ;i me trouver la plus Leu-
reuse des femmes. D'ailleurs la scène dont je ve-
nais d'être témoin avait achevé de m'enlever le
peu qui me restait de mes illusions conjugales,
lîien que l'indulgence ne fût point alors au nom-
bre de mes rares vertus, j'aurais i)u pardonner
l)i'aiicoii|) à mon mari : je ne lui pardonnai point
«l'avoir été ridicule. Je ne sais rien, mon enfant,
<le plus ridi( ule que la colère des hommes. Avant
«l'avoir été glacé par l'âge le sang qui fait battre
mes artères était tout aussi prompt, tout aussi iu-
llammable que les plus impétueuses natures ; mais
j'ai compris de bonne heure qu'avec la colère on
ne domine rien, pas même son portier, et j'ai su
dans toutes circonstances soumettre à ma dignité
la fougue de mon caractère.
Sp.i.'-:;', mon garçon, cequeui vieille grand'-
mere a retiré de la vie ? l'indulgence pour tous
et un grand mépris d'elle-même. Notre nature
est décidément quelque chose d'assez chélil, d'as-
sez infirme et d'assez misérable. Lorsque nous ne
sommes pas hypocrites avec les autres nous le
sommes avec nous-mêmes: nous rusons avec no-
tre conscience; nous avons toujours pour la trom-
per mille roueries dans notre sac; nous sommes
.SUIS cesse occupés à jeter des petits gâteaux à ce
Cerbère qui leille à la porte de notre cœur. Je
m'indignais contre ma destinée, mais au fond
j'étais bien heureuse de tiouver dans l'emporle-
iiieiit de mon mari une excuse à ma condiùte de
lu veille, une occasion toute natiu-elle de revenir
a mon Roger.
Je me rappelai avec empressement sa douce et
gracieuse image, et, pour échapper aux ennuis
«le 1 heure présente, je m'égarai avec Roger dans
ie monde des espérances. Eh bien ! oui, me di-
. .sais-je, les yeux attachés sur la route qui devait
mêle ramener, oui, je t'accepte comme une conso-
lation que le ciel a voulu m'otfrir; aimable enfant
«|ui m'a ouvert les bienfaits d'une vie nouvelle
OUI, je garderai pour toi seul celte aiiie que tu
m as révélée : il est bien à toi ce trésor qui dor-
mait enseveli dans mon sein et que sans toi j'iTno-
rerais encore. Oui, je t'aime; oui, je t'attends...
Mon Dieu ! je ne le voulais pas, mais repoussé
«le toute part, il faut bien que je me réfugie dans
le seul c(fiur qui ne me soit pas fermé!
Tu vois, mon garçon, que je préludais assez
bien par l'exaltation de mes sentimens aux tyiies
«i«u devaient, trente ans plus tard, défrayer les
rmnaiis a la mode. Aussi ne puis-je m'empècher
<le les aimer ces diables de livres, qui m'appor-
tent un écho lointain de mes jeunes années seu-
lement, lorsque Je lis dans ma bergère ces pio-
«luclions échappées à quelques cœurs souûrans à
(Quelques imaginations maladives qui ont poar but
«le peindre la vie et d'en représenter les combats
es.|oies et les douleurs, je voudrais que, moins
Jidelcs parfois a la poésie qu'à la réalité, ces œu-
vres ne s achevassent pas toujours dans le paro-
xysme de la passion; ces héros et ces héroïnes que
je vois partir, au premier chapitre, tous si mkl si
blonds, SI bruns, si beaux, si fringans, si fougueux,
J aimerais mieax à les retrouver aux deinièies
p iges prenant une prise de tabac au coin du feu
et taisant un retour judicieux sur les extrava-'an-
cçs de leur jeunesse, tandis qu'on bassinerait leur
lu et qu on eur prépareroit le bonnet de coton
et a boule d eau chaude. ]| me semble qu'un na-
lel (lénoument, habilement sondé à presque
tous les romans modernes, en compléterait le
sens avec bonheur et serait fécond en moralités
ue tout genre.
rnu\T'!u'"'^ !'""'''' "," """"■* P^ ; 'a route se dé-
roulait déserte et silencieuse h travers 1rs prai-
ries je n apercevais à l'horiînn .,uc la cime ini-
1 pnV ,p;?. ■" "T''"-"-' '"'« 'es feuilles que
le \cut d automne abattait autour Ai moi. Que
faisait Roger? quels rêves avaient occupé son
somiuoil ? dans quel monde voyageaient ses pen-
sées depuis notre séparation de Ta veille? quelle
impression avait laissée dans son ame cette nuit
passée dans les champs ? quelle image dans son
cœur notre rencontre à la Chénette? Ah! sans
doute il m'aimait, sans doute il m'avait retrouvée
dans ses songes; j'avais été l'ange de son réveil,
je devais être désormais le bonheur et le but de
sa vie toute entière. N'avais-je pas senti ses lèvres
tremblantes sur ma main, son souille brûlant à
mon visage ? son trouble n'avait-il pas été égal au
mien? n'avait-il pas frémi sous mon timide regard?
Ah ! oui, Roger m'aimait; il m'aimait depuis deiiv
ans peut-être, depuis le jour où son courage
m'avait sauvée dans les montagnes... Et moi je
l'avais oublié ! mon souvenir n'avait pas su garder
les traits chaimans de mon sauveur! Ingrate! je
devais à Roger peut-être deux ans d'amour... Va,
je te les rendrais, me disais-je dans mon fol en-
thousiasme, je te rendrai la vie que tu m'as con-
servée ; toi seul pourras savoir ce que ce cceur
renferme d'amour et de tendresse!.... Et je bro-
dais, dans mon ivresse, au tissu de notre avenir
toutes les fleurs de mon printemps. Les obstacles
qui m'efl'iayaient une heure auparavant s'aplanis-
saient comme par magie; les orages que j'avais
entendu gronder à l'horizon s'étaient changés en
brises caressantes, et le coin de ciel que mes ter-
reurs avaient voilé de nuages s'éclaircissait rapi-
dement aux chauds rayons de mon amour... 0
mon enfant! il ii;e faudrait toute l'ardeur de
jeunesse que je n'ai plus, toute la poésie d'ex-
pression que je n'ai jamais eue pour l'enlever
dans les régions enchantées que je parcourais avec
Roger lorsque mon cher époux, que j'aperçus à
travers le feuillage éclairci de ra'lée> me vint'faire
descendre brusquement sur cette terre mautiite.
La tempête s'était calmée dans son cœur , mais
non pas dans le mien.
— Chère amie, me dit-il en tirant de son gousset
une énorme montre et en me montrant sur le ca-
dran l'aiguille qui marquait onze heures, chère
amie, ne viens-tu pas déjeûner ?
Le malheureux ! me rappeler aux vils besoins
du corps lorsque je m'abreuvais au céleste ban-
quet de l'ame ! Je ne trouvai même pas la force de
répondre , et je détournai mes regards de cet
homme de chair et d'os |)oiir les reporter avec in-
quiétude sur la route toujours déserte par laquelle
j'espérais le Messie.
— Attends-tu quelqu'un; chère amie ? me de-
manda-t-il avec indillérencc.
— Oui, répondis-je hardiment : j'attends mon-
sieur Roger.
— Le petit Roger ! dit mon mari d'un air
étonné.
— Monsieur Roger, rcpris-je avec dignité. Je
l'ai vu hier à la Chenetie, et je l'attends. Vous le
connaissez ?
— Sans doute.
— J'ai lieu d'être surprise que vous, monsieur,
qui semblez avoir à cœur d'attirer ici tous les sots
et tous les impertinens de la ville, vous n'ayez pas
songé, par compensation, à m'amener une fois ce
jeune homme.
— A votre aise, chère amie, me répondit mon
mari avec beaucoup de calme. Les sots et les im-
pertinens ont du moins leur spécialité; mais ce
petit Roger est un garçon si insignifiant que je ne
ne pense pas même qu'on puisse rire de sa per-
sonne.
A ces mots mon mari s'éloigna, et je restai fou-
dro) ée sur la place. Je ne crois pas avoir éprouvé
de ma vie une imiignation plus amère, une humi-
liatjon plus profonde O mon Roger! vous
traiter de la sorte, vous, mon héros, vous , mon
dieu, vous, mon tout ! Je te vengerai ! m'é-
criai-je ; va, mon amour te vengera de l'insulte et
du mépris des sois! J'étais furieuse : j'étais
blessée dans i.:a tendresse , dans mon orgueil ,
dans ma vanité ; toutes les fibres de mon cœur
étaient en soiilliance. J'aurais voulu pouvoir sa-
criiier le monde à P.oger ; et le désir de la ven-
geance me lit un instant caresser avec complai-
sance des idées qui, une minute auparavant , au-
raient couvert mon front de honte et de rougeur.
Puis, lorsque mon indignation se fut apaisée ,
je fus saisie tout à coup Jd'un horrible sentiment
de terreur. Mon sang se figea dans mes artères, et
je crus que mon ca'ur allait mourir dans ma poi-
trine ; une sueur froide glaçait mon front, et mes
jambes se dérobaient sous moi.
Ah! mon Dieu! m'écriai-je en m'appuyant contre
un arbre et en cachant ma tête dans mes mains,
ah! mon Dieu!... Et s'il avait dit vrai! si je n'a-
vais aimé qu'une ombre, qu'un fantôme, et si mon
rêve allait finir! ô Seigneur! être allée jus-
qu'aux portes de votre ciel, avoir entendu le chœur
(le vos anges, avoir entrevu les merveilles de la
vraie vie, en avoir respiré les parfums, et puis se
réveiller sur cette terre d'exil ! oh ! ce serait af-
freux ! Et pourtant si je me réveillais! si je ne
trouvais au réveil qu'un enfant sans lorce et sans
vertu ! si j'allais rougir de mon idole! s'il me fal-
lait briser ce que j'ai adoré!... Hélas! hélas! cet
amour est-il ailleurs que dans ma tête ? cstil autre
chose que l'exaltation de quelques heures enfantée
dans le silence «l'une nuit étoilée , au miheu des
champs endormis , par la 'poésie d'une situation
romanesque ou par la prédisposition de mon ame
inquiète et troublée ?
Je restai long-temps abîmée dans ces réflexions
accablantes. J'étais aijsolumentdansla position de
l'homme qui , enivré par le son des instrumens ,
par le parfum des fleurs et le mouvement de la
danse, s'est soudainement épris d'un beau domino
aux petits pieds, à la main blanche, à la taille
élancée, et qui , après avoir deviné les beautés
cachées sous le masque de satin noir , hésite et
tremble au moment où le mas(|ue en tombant Va
ruiner peut-être l'espoir d'une nuit tout entière :
je tremblais de voir ai'river Roger. Je n'osais plus
interroger le long ruban poudreux qui serpentait
à travers les campagnes ; le moindre bruit que
m'apportait le vent me faisait tressaillir d'elfroi ;
j'aurais voulu que Roger ne vînt pas , je deman-
dais à Dieu (nous avons la manie de faire inter-
venir Dieu dans toutes nos petites allaires) qu'un
obstacle imprévu retînt ce jeune homme à la ville :
je ne pouvais me résigner à en finir si tiH avec le
bonheur. Kt puis lorsque je venais à me rappeler
les heures enivrantes «pie j'avais vécues près de
Roger, à repasser dans mon esprit tout ce qu'il
m'avait dit de lui, de ses tristesses en celle vie, de
ses aspirations vers une vie meilleure , lorsque je
venais à ranimer dans mon cœur l'image de ce bel
enfant dont le regard était si pur, la voix si douce,
la parole si tendre, cl dont le seul aspect révélait
plus d'aristocratie que toutes les sottes prétentions
de madame R***, lorsque je me le représentais
nonchalamment penché sur sa pesante monture,
tel que je l'avais vu tout un soir, blanc comme la
lune qui éclairait son visage, suave comme la brise
qui se jouait dans ses cheveux , alors je riais rie
mes terreurs, j'insultais à mon ell'roi, et je m'atta-
chais à Roger avec un nouvel enthousiasme... El
puis mes craintes revenaient : il me semblait en-
tendre autour de moi les éclats d'un rire moqueur;
et je ne sais pourquoi, au milieu de ces rires sar-
doniques, se mêlait la prière des morts que j'avais
récitée au pied du lit de ma fermière.
Ainsi je passai près d'une heure à flotter entre
le ciel et la terre, tour à tour me perdant dans les
nues et me brisant contre les pavés, à la fois la
plus heureuse et la plus infortunée des créatures,
digne de l'envie et de la pitié de tous. Epuisée par
tant d'émotions diverses , je m'étais jetée sur la
mousse au pied d'un tilleul, et je regardais d'uil
air slupide la route qui étincelait aux rayons du
soleil lorsque tout à coup je me levai en jetant
un cri : j'avais vu un nuage de poussière s'élever
à l'horizon et j'entendais le galop précipite d'un
cheval. Je serrai mon cœur à deux mains comme
si j'eusse craint qu'il brisât son enveloppe , cl je
courus sur le bord du fossi- qui sépare le jardin de
la route. Je reconnaissais bien le |)as de mon che-
val, c'était bien Roger, mon beau Roger qui volait
vers moi. L'alezan lila sous mes yeux comme un
caillou lancé par itne fi'ontJe; mais la selle était
— 409
«de, la bride traînait dans la poussière , et les
éLners battaient contre les flancs fumans du cour-
sier.
Je tombai raide sur le p;azon. J'igilore combien
de siècles se sont écoulés depuis. Lorsque je me
réveillai j'étais dans mon lit, j'avais la lièvre, mon
mari veillait à mon clicvct, et le docteur comptait
les pulsations de mon pouls. Aussitôt que je fus
parvenue à rassembler quelques idées dans ma
pauvre tête , je me levai brusquement sur mon
séant, et je demandai Roger d'une voi\ déchirante.
Roger n'existait plus : mon cheval l'avait jeté
sm- Un tas de pierres qui bordaient le chemin et
le malheureux enfant avait expiré sur le coup.
Je reçus cette nouvelle avec un horrible sang-
froid. Je déclarai que ma santé n'exigeait ni les
soins du docteur ni les veilles de mon mari : je
voulus être seule. On m'obéit; je restai seule un
mois entier dans mon boudoir. Vingt fois mon
mari se présenta pour entrer : la porte lui fut
refusée vingt fois ; je ne vis pendant un mois que
le Visage de ma femme de chambre. Dieu seul a
pu savoir ce que ces j eux ont versé de pleurs.
Lorsque je sortis j'étais calme, et la pCde maigreur
de mes traits accusait seule les douleurs qui
avaient ravagé mon ame. Je défendis que le nom
de Roger fût prononcé devant moi ; tu es le seul,
mon enfant, devant qui mes lèvres aient fait en-
tendre ce nom sacré. J'ordonnai que mon alezan
ne fût jamais monté de sa vie, et je le laissai er-
rer en liberté dans mes prairies. Lorsque je pas-
sais, triste et solitaire, le long des haies, le noble
animal élevait la tète au-dessus des buissons et
m'appelait en hennissant; mais je ne lui répon-
dais que par un regard de douloureux reproche,
et je suivais le sentier en l'arrosant de mes larmes.
Je refusai de retourner à la Chcnelte ; je ne
voulus jamais revoir les lieux que j'avais parcou-
rus avec Roger : j'ai gardé dans toute leur virgi-
nité les impressions que m'a laissées cette nuitso-
lennelle ; j'ai préservé la (leur de mes souvenirs
des vents qui dessèchent et qui flétrissent ; je l'ai
conservée dans tout l'éclat et dans toute la pureté
de sa fraîcheur primitive. Souvent on a tenté de
m'entretenir de Roger : je ne l'ai jamais soidïeit.
Que m'importait le Roger que l'on connaissait à
la ville? qu'avait-il de commun avec mon Roger à
moi? Celui que j'ai connu ne s'est jamais révélé
au monde : il m'est apparu par une nuit d'au-
tomne comme un ange descendu du ciel pour
verser dans mon sein le feu dont j'étais altérée ;
et ce feu ne s'est jaiu ais éteint, et je le sens qui
brûle encore même sous les glaces de l'âge.
Cet amour n'a point subi l'allreuse loi du dé-
senchantement; le monde n'eu a jamais souillé le
sanctuaire. La mort a coulé en bronze l'image de
Roger dans mon cœur : je l'ai toujours retrouvé
là, pur, jeune et gracieux comme au jour où je
le vis à la Chènette, et les années qui m'ont vieil-
lie n'ont pas mis une ride à son front. Qwud \\
lui, pourquoi le plaindrais-je? il est mort comme
il voulait mourir, dans la verdeur de ses premiè-
res illusions; il s'est enseveli dans le luxe de son
feuillage ; il n'a point comme moi assisté à sa
ruine. Heureux enfant! il n'a pas su tout ce (pie
la vie renferme de dégoûts et d'amertume, tout
ce que les allcctions humaines ont d'impuissant et
d'incomplet ; il n'a essuyé ni les défections de l'a-
miiié ni les trahisons de l'amour; la mort l'a
frappé dans la gloire de sa jeunesse, alors qu'il
s'élanraitjoyeux vers des félicités qu'il croyait in-
linics...Ah! ne le plaignons pas! sans doute la
terre lui fut légère : il ne l'avait point trempée de
ses larmes.
Ce récit achevé, la grand'mèrc a;opiiva son
front sur le marbre de la cheminée et demeura
silencieuse. Je respectai le recueillement où je la
voyais plongée et je nw mis, silencieux comme
elle, à reinurr les cendres du foyer. Nous demeu-
râmes long-lenips ainsi.
T. — La moralité de tout ceci, grand'mèrc? lui
deinan<lai-je enfin.
*- Mourir ii propos, ir.c dit-elle.
jLLiisS.VM)liAlj
laisiîiaïaiJBisîîiiDîro
Savez-vous bien ce que vaut le premier
rayon du soleil d'avril pour le convalescent
(jiii a passe l'Iiivcr à souffrir? La santé, 1 es-
pérance, la vie, lui arrivent avec celte tiède
lumière printaïuiièrc; ce doux rayon éclaire
joyeusement l'avenir . et sème d'une poudre
d'or l'azur de l'horizon. De tous les bienfaits
de la nature, celui-là est le plus grand.
Arsène, en se réveillant, sentit que ses for-
ces étaient revenues; il se leva et il lit d'un
pas ferme et assuré le tour de sa chambre; il
s'arrêta devant la glace, et il vit que son teint
était moins pfile , et que ses yeux étaient
moins languissaiis qu'à l'ordinaire. Le soleil
brillait sur les vitres, et quoique le médecin
ne l'eût pas permis, Arsène ouvrit la fenêtre
et s'appuya sur la rampe du balcon. Quand
on est resté six mois enfermé et alité , eu
proie aux souffrances de la maladie, et sous
la main de la mort, il y a une indicible vo-
lupté à se sentir renaître et à respirer l'air
tiède, doux et libre qui vient du ciel. Arsène
se livrait avec délices aux charmes bienfai-
sans de cette résurrection; en ouvrant la fe-
nêtre, il lui avait seiublé qu'il brisait la pierre
de son tombeau. Cette fenêtre donnait sur
un jardin , et après avoir contemplé la ver-
dure qui commençait à poindre , le conva-
lescent qui renouait connaissance avec la vie
et qui sentait se réveiller peu à peu dans sou
esprit les souvenirs du passé , se prit à son-
ger à ses amis et à ses voisins.
— « Mes amis, se dit-il, je sais bien oit les
retrouver dès que je pourrai leur a;)porter
un bon visage et une sauté capable d'affron-
ter les plaisirs. Quant à mes voisins, je les
retrouve bien dans ma mémoire , mais les
relrouverai-jc chez eux? Vis à vis, dans cette
belle maison, j'avais l'été dernier une so-
ciété (jui récréait mes heures de loisir; cha-
que étage m'offrait l'iiilérèt d'un chapitre
(le roman ou d'un acte de comédie ; mou
imagination s'occupait à suivre et à deviner
tous ces personnages qui i)osaient devant
moi, à certaines heures et à leur insu, sans
défiance et"(piel([uefois dans un piquant né-
gligé. Peut-être la comédie aura t-elle
changé d'acteurs....
»Et d'abord tout en haut, à la hauteur de
mon balcon, il y avait, je m'en souviens, une
charmante jeune fille dont j'aimais le sourire
et le gazouillement; elle ouvrait sa fenêtre
un (piart-(rheur(î après (jue le jour avait
paru. Qu elle était bonne à voir eu ce mo-
ment , lorsqu'il demi velue et doucement
penchée, elle étendait à la fois ses deux bras
en poussant les persieiuies ! Active et gaie
comme l'abeille , elle passait la journée ii
coudre et i"! broder; que de fois j'ai admiré
cette petite chambre tapissée de papier rose,
et n'ayant d'autres meubles (pi'im lit étroit,
une glace qui faisait à la jeune brodeuse de
bien sincères complimens. une commode
l)eu garnie, une table et deux chaises, — une
de trop, tant il est vrai que l'onirouve aise-
meui le superllu dans la pauvreté qu'em-
bellit la jeunesse ! Elle se nonunait Jidietle.
Qu'est-elle devenue? La fenêtre est fermée,
et il n'y a plus ni les lleurs ni les oiseaux do
Juliette à cette l'enélre, (jue drape maiule-
nani e.n épais rideau rouge.
» A côlo logeait un vieillard : Ici la srèittî
changeait; c'était le dernier période d'une
vie laborieuse , quelque savant incompris ,
auquel il n'avait peut-être manqué que le
charlatanisme pour arriver comme un autre
à l'InstituL 11 lisait et il étudiait sans cesse ,
thésaurisant dans les livres et faisant de vai-
nes provisions de science ; il ressemblait à
ces vieux avares qui amassent péniblement
ce qu'ils n'ont plus le temps de dépenser.
Une simple et frêle cloison séparait ces deux
existences si différentes, cette aurore ra-
dieuse et ce paisible déclin. Quelquefois je
les contemplais, tous deux assis dos à dos ,
se touchant presque et si loin l'un de l'autre,
rêvant lui au passé, elle à l'aveuir , plongés
tous deux dansées sereines pensées, fleuries
par l'espérance et dorées par le souvenir.
nPlus bas, au quatrième étage , la poésie
avait disparu, et j'entrais dans le monde des
vulgaires réalités. Le tliéàlrc représentait
l'apparlenient d'un chef de bureau marié et
sans enfans. lUeu ne manquait à cet inté-
rieur d'honnêtes bourgeois parisiens : ni le
meuble d'acajou, ni les vertus domestiques,
ni les tentures de calicot bleu, ni le bon ac-
cord si facile entre deux époux (|ui ont at-
teint la cinquantaine, et qui tous les jours ,
excepté le dimanche , se séparent à neuf
heures du matin pour ne se trouver ensem-
ble qu'à cinq heures de l'après-midi. Cette
trêve de sept heures, exigée par le service
de l'état , assure la paix de bien des ména-
ges, et c'est là un des grands bienfaits de
l'administration. Les femmes d'emplovés
sont libres et douces entre toutes les fem-
mes : deux conditions qui assurent la félicité
des maris. ^ Mais je m'arrêtai rarement à
ce logis où régnait la monotonie . et peu
m'importe qu'il ait ciiangé de locataires.
»Au troisième c'était différent. Là demeu-
rait un dandy, un jeune fou dévorant sa jeu-
nesse et sa fortune dans le luxe et dans les
plaisirs. Tous les trois mois rappariement
changeait de décorations ; tanl(')t meublé
dans le style du moyen-âge . tant(")t dans le
goût de la renaissance , une autre fois selon
l;i mode (le la régence. Puis, c'était la dis-
tributiou des pièces que bouleversait l'in-
constant jeune homme, si bien qu'il avait
fini par n'avoir plus ni chambre à coucher,
ni salle à manger, ni salon, mais eu revau
cbe il avait un boudoir, une salle d'armes
et un divan. A toute heure, quand le maître
était chez lui, le logis m'offrait de pi{(uans
tableaux et de curieux spectacles. Le matin
je voyais arriver les créanciers et les four-
nisseurs, à nddi les amis, plus tard de mys-
térieuses visites. Deux fois par jour, à dé-
jeuuer et à souper, les bouteilles de Cham-
pagne se décoiffaient avec un bruit joyeux ;
puis, molleiuent étendus sur h^s coussins du
divan , et fumant de longues pipes orienta-
les, les merveilleux viveurs discutaient gra-
vement sur le mérite d tme danseuse, la vi-
tesse d'un cheval de course . ou les qualités
rares d'un nouveau vernis composé par le
valet de chambre du comte de ***. Le ver-
nis occiqie un rang disiingué parmi les sujets
de conversation chers aux dandys do notre
époque; aussi, à force de méditations et
d'encouragemenss. ont-ils parvenus ;\ obte-
nir ce lustre éblouissant qui met à leuis
pieds l'admiration de la foule. Quel précieux
voisin j'avais là ! — Mais les crois es du
troisième sont dépouillées de leurs rideaux,
rappartenicm lue pnrali vide; le boa leujp<
410- —
est-il fini? l'étoile a-t-elle lilé ? le daudy
lo},'e-t-il inainteiiaiit rue de Clichy?
» Au secoud , si j'ai bonne mémoire, nous
avions un baron allemand et sa femme; le
baron portait de la poudre et pouvait bien
avoir cinquante ans : du reste il était petit ,
grêle et passablement laid ; la baronne au
contraire était grande et belle , jeune et
brune. Le mari parlait souvent très haut à
sa lenmie, et sur ce ton aigre et violent qui
trahit les reproches et la colère d'une pas-
sion froissée. Sans entendre précisément les
mots que prononçait le baron , je compre-
nais tort bien ((u'ils étaient dictés par la ja-
lousie , et du haut de la loge que j'occupe
au ])aradis, j'avais le ])laisir d'assister sou-
vent à ces scènes conjugales dans lesquelles
l'épouse jouait toujours uu rôle muet et dé-
daigneux. La baronne adressait rarement
la parole h son mari, et dans le lête-à-tète,
soit pour s'épargner la peine de répondre ,
soit pour conjurer la tempête, elle ouvrait
ordinairement son piano, et elle chantait de
la plus belle voix du monde des cavalines
italiennes , ce qui m'avait donné lieu de
soupçonner le baron d'avoir épousé une
prima donna, hante et grave folie quand on
est baron depuis cinquante ans et que l'on
porte de la poudre. — Malgré le soleil et la
chaleur, les fenêtres du second sont hermé-
tiquement fermées; si j'avais perdu ces voi-
sins, je regretterais les scènes de l'Othello
tudesque et les cavatines de la baronne
presque autant que les chansonnettes de Ju-
liette et les majestueuses rêveries du vieux
savant.
» On se montrait peu au premier étage ;
il y avait Ili une famille de riches proprié-
taires qui passait la belle saisou à la cam-
pagne. Mes regards curieux ne pénétraient
qu'avec peine dans ce sanctuaire fermé par
de doubles rideaux de mousseline et de da-
mas ; cependant j'avais surpris le secret de
deux jeunes cœurs et l'ingénieux procédé
d'uue correspondance mystérieuse. Unique
héritière de la fortune du premier étage ,
cinquante mille livres de rente au moins à
juger par le train de la maison , une jeune
fille blonde et timide éprouvait un tendre
penchant pour un beau jeune homme de
vingt ans, trop pauvre sans doute pour as-
pirer à sa main, et qui, selon toutes les ap-
parences, était l'objet d'une surveillance ma-
ternelle lorsqu'il venait faire aux parens de
sa bien aimée des visites plus nombreuses que
ne l'exigeait la simple politesse. N'osant ou
plutôt ne pouvant parler de sa passion, le
jeune amoureux s'était avisé l'hiver dernier
d'un expédient qui lui a valu mon admira-
tion et mes vœux pour son bonheur. Pen-
dant ses visites , il se levait et s'approchait
de la croisée négligemment et seul. Le soup-
çon ne pouvait le suivre, et pourtant cette
démarche si simple en apparence était pleine
d'une ruse charmante : notre amoureux tra-
çait avec l'ongle sur la vitre glacée des mots
qui restaient dans le néant jusqu'à ce qu'une
jeune fille blonde vint les rendre lisibles
sous sa douce haleine et les effacer aussitôt.
Un signe d'intelligence avait sulK pour initier
l'ingénue à ce manège qui s'opérait ouverte-
ment en présence d'une mère attentive. L'a-
mour est un grand maître 1 »
Tandis qu Arsène faisait ses récapitula-
lions, une fenêtre s'ouvrit dans lapparte-
uienl qui touchait au sien , et uu petit hom-
me , porteur d'une bosse prodigieusement
saillante, parut sur le balcon. Une grille
mitoyenne séparait Arsène et le bossu ; ce-
lui-ci , apercevant son voisin à travers les
barreaux , s'écria de cette voix stridente et
nasale |)arliculière aux gens de sa tournure :
— Eh quoi 1 monsieur, c'est vous ? Par-
dieu ! vous m'étonnez ! je vous croyais mort!
A telles enseignes que ce matin je songeais
à m'inlormer si votre appartement était dis-
ponible, et si je pouvais le prendre, car je
le crois plus commode que le mien.
— Désolé , monsieur, de contrarier vos
projets de déménagement !
— Que dites vous donc là, mon cher voi-
sin ? Je suis enchanté, moi, de vous trouver
en vie. D'ailleurs, je vous l'avouerai, j'au-
rais éprouvé quelque répugnance à m'éta-
blir dans un logis vacant pour cause de dé-
cès. Que voulez-vous! Je suis ainsi bàli , et
je ne puis me défendre de certaines idées
supersitieuses ; cela tient moins à la faiblesse
de l'esprit qu'à la délicatesse du système
nerveux; mais je suis sûr que chez vous j'au-
rais fait de mauvais rêves.
— Eu ce cas je m'estime heureux de vous
avoir évité ce désagrément.
• — Vous êtes trop bon, en vérité... Mais
vous avez été au plus mal, n'est-ce pas?
Dernièrement, c'était, je crois, le huit du
mois... , attendez donc... , oui, le huit, j'al-
lais à un rendez-vous à Saint-lloch , une af-
faire de sentiment... En remettant ma clé
chez le concierge , il me dit : « Nous aurons
probablement un enterrement demain ou
après-demain dans la maison. — Vraiment!
répondis-je. ■ — Oui , reprit-il , votre voisin ,
M. Arsène , qui est très bas et qui ne peut
passer la journée. — Pauvre jeune homme !
m'écriai-je. — Ce sera ennuyeux tout de
même pour vous, reprit-il , car vous n'aimez
pas à être réveillé de bonne heure , et de
votre lit vous entendrez clouer la bière. »
Ce propos me fit frémir, si bien qu'en ar-
rivant à mon rendez-vous la personne ne
put s'empêcher de s'écrier : Dieu ! Amédée,
que vous êtes pâle !
— 11 est vrai, mon cher monsieur Amédée,
que j'ai couru de grands dangers. On a dé-
sespéré de mes jours; mais grâce au ciel et
aux médecins , me voilà mieux.
— Passe pour le ciel ; mais les méde-
cins, ne m'en parlez pas, ce sont tous des
iguorans et des charlatans. Croiriez- vous,
monsieur, qu'ils m'ont sounds à un traite-
ment de dix-huit mois pour mon infirmité et
que j'ai dépensé plus de mille écus sans ob-
tenir le moindre résidtat ? Ces gens-là ne
demandent que plaies et bosses, et ils se
garderaient bien d'inventer des remèdes
pour guérir les maladies et prévenir les
morts qui les font vivre.
— Vous êtes sévère pour la médecine,
mon cher voisin.
— Je suis juste, voilà tout. Combien de
temps votre médecin vous a-t-il tenu entre
ses griffes ?
— Voilà six mois que je n'ai quitté ma
chambre.
— Cela vous coûtera gros ! Et vous n'êtes
pas éclairé sur le système de nos docteurs?
Le vôtre a fait durer la chose ; en vous en-
treprenant il s'était dit : Voilà une bonne
maladie qui doit me rapporter cent louis, et
le double à l'apothicaire qui me fait des re-
mises sur le prix de ses drogues.
— Mon médecin est en même temps mou
ami , et je ne parviendrai sans doute pas à
lui faire accepter le prix de ses soins et de
son dévoijment.
— Alors vous êtes dans une position par-
ticulière , dans un cas exceptionnel ; n'en
parlons plus. Vous êtes sauvé , voilà l'essen-
tiel; le soleil du printemps achèvera de
vous rétablir, et, croyez-moi, le soleil est
plus habile que tous les docteurs du monde,
sans excepter votre ami.
— Je n'ai jamais contesté le mérite du
soleil, mon cher voisin; et si je le faisais en
ce moment, ce serait plus que de l'aveugle-
ment , ce serait de l'ingratitude.
— Un des vices les plus honteux de l'hu-
manité et malheureusement aussi un des
plus communs ! Q)uant à moi je n'ai pas ou-
blié les petits services du bon voisinage que
vous m'avez quelquefois rendus. J'aurais
suivi voire convoi jusqu'au cimetière; et Je
me félicite d'avoir conservé un voisin ai-
mable, obhgeaut et discret. J'appuie sur ce
dernier mot, parce que je réclamerai dès
aujourd'hui votre discrétion , au sujet de
cette petite fenêtre, au cinquième étage ,
vis-à-vis de notre balcon.
— Comment ! monsieur Amédée , vous
êtes amoureux ?
■ — Perpétuellement, depuis ma plus ten-
dre adolescence jusqu'à ce jour.
■ — Amoureux d'uue grisette ?
— Pourquoi pas? cela m'est arrivé plus
d'une fois; mais en cette occasion il ne s'a-
git pas d'une grisette. La personne est dans
les chœurs de l'OpéraComique.
— En êtes-vous bien sûr ?
— Je me flatte d'être assez avancé pour
cela. Mais, j'y songe!... Il y a six mois , en
effet, c'est-à-dire du temps où vous viviez,
une petite brodeuse logeait là. Histoire an-
cienne! Nous avons eu de singulières révo-
lutions en face de chez nous , mou cher,
pendant que vous n'étiez plus de ce monde.
— Contez-moi donc ces aventures?
■ — Volontiers. Voulez-vous que je prenne
la maison de bas eu haut? Le premier a ma-
rié sa fille.
— Je devine, avec un petit jeune homme.
— Vous n'y êtes pas; avec un vieux pair
de France , et la famille est allée demeurer
au faubourg Saint-Germain; nous avons à la
place un spéculateur de la bourse, qui a ga-
gné trois millions dans les chemins de fer
imaginaires.
— Montons au second. Que sont devenus
le baron et la baronne?
— Ici les choses se compliquent, le dandy
du troisième s'est rangé, il a renoncé aux
Intrigues d'Opéra, il s'est fait ermite et a
mené de front, sans sortir de chez lui, deux
passions : — Passion du grand monde pour
la baronne, et passion d'étudiant pour la
grisette du cinquième. La grande dame et la
petite fille ont écouté le galant; la guerre
s'est déclarée entre les deux rivales, et dans
un moment de colère Juliette a fait au baron
une révélation terrible. L'honnête mari ,
après avoir mesuré toute l'étendue de sou
malheur, est parti pour Vienne.
• — Et la baronne?
■ — La baronne aussi. Ils sont partis en-
semble. Ces vieux jaloux n'en font pas d'au-
tres. Quant au dandy, on a saisi ses meubles
et il est allé, dit-on, à Alger. Juliette vient
d'ouvrir un magasin de modes dans la
411
Chaussée-d'Antin. Maintenant le second est
habité par un député, et le troisième par un
dentiste... Affreuse variété de l'espèce mé-
dicale I
— Ainsi de tout notre vis-à-vis, nous n'a-
vons conservé que le chef de bureau du
quatrième et le savant du cinquième étage ?
— Le savant , mon ami , moins heureux
que vous, est allé là où toute science est inu-
tile; le chef de bureau et sa femme ont dé-
ménagé, chacun de son côté : ils plaident en
séparation.
— Ce dernier trait est celui qui m'étonne
le plus.
— Au quatrième demeure à présent une
famille de bonnetiers retirés du commerce ,
et au cinquième le savant a été remplacé par
un musicien.
Quittez le monde pendant six mois, ajouta
le bossu qui était philosophe , et vous trou-
verez en y rentrant des milliers de révolu-
tions pareilles. Bien d'autres surprises vous
sont encore ménagées sans doute , et à cha-
que pas que vous allez faire en sortant de
chez vous , vous rencontrerez de ces chan-
geniens de position et de fortune. La poli-
tique seule n'a pas varié pendant votre ab-
sence, sauf quelques mannequins rais à la
place de quelques autres. Je voudrais comme
vous avoir été six mois malade et presque
mort, pour jouir ensuite du plaisir et des
étonnemens de la résurrection. Si Dieu vous
accordait l'accomplissement d'un souhait,
quel qu'il fût, vous seriez peut-être bien
embarrassé. Moi je lui demanderais de vivre
un mois tous les dix ans jusqu'à la fin du
monde. — C'est là le plus magnifique des
vœux impossibles que forme dans ses rêves
l'imagination d'un curieux.
EUGÈI^E GUIMOT.
DEUX PORTRAITS DU SALON.
I.
Si votre attention s'est portée sur les mi-
niatures exposées celte année au salon du
Louvre, vous avez pu remarquer, vers le mi-
lieu de la grande galerie, dans l'embrasure
de la cinquième fenêtre à gauche , deux pe-
tites figures de vingt lignes de diamètre, en-
fermées dans le même cadre d'ébène. Ces
deux ivoires ne portent qu'une initiale pour
signature et représentent un jeune homme et
une jeune femme qui se regardent. Le jeune
homme, aux traits duquel vous reconnaîtrez
peut-être une de nos célébrités littéraires, a,
dans toute sa blonde tête, un caractère de vi-
vacité extrême, et, dans son regard fixé mal-
gré lui, l'expression d'une ardeur incon-
stante. Le visage de la jeune femme, au con-
traire , est empreint d'une douceur et d'un
calme angélique. Sur son front ouvert, en-
cadré de nattes brunes et luisantes , on voit
que le moindre orage ne pourrait passer sans
le courber et le flétrir, et son œil est arrêté
sur celui de son compagnon avec tant de
confiance et de bonheur, ([u'il semble ne
devoir s'en détourner que lorsciue la mort le
fermera Si vous considérez loiiKiicinent
ces deux peintures, vous pressentirez malgré
vous qu'elles cachent uni; lentire énigme, et
vous serez désolés de n'en pas entrevoir le
mot dans la banale désignation du livret.
C'est que ce mot serait toute une histoire
d'aEMOur, qui n'a point été confiée à messieurs
du jury, et que nous ne pouvons raconter
ici nous-mêmes qu'en imitant la discrétion
du peintre et du livret.
IL
En homme qui s'occupe d'art par goût et
par état, le journaliste Edouard S... se pro-
menait l'été dernier, dans la vieille galerie
du Louvre. C'était un de ces jours sacrés ré-
servés aux artistes, et une vingtaine de jeunes
gens et de jeunes femmes peignaient silen-
cieusement à leurs chevalets. Sensible à la
beauté réelle autant qu'à la beauté peinte ,
S... jetait de rapides coups-d'œil aux jolies
travailleuses. L'aspect de l'une d'entre elles
l'arrêta soudain dans sa course, et une ex-
clamation involontaire expira sur ses lèvres. . .
L'admiration non moins que la surprise lui
avait arraché cette exclamation, car il avait
devant lui une de ses apparitions célestes qui
viennent deux ou trois fois par siècle rappe-
ler la beauté à la terre. . .
Figurez-vous, en effet, ce que vous avez
rêvé de plus divin, quelque chose comme les
créations des anciens maîtres de la grande
peinture, et vous aurez une idée de la femme
incomparable qui plongeait notre journaliste
en extase... Sans remarquer ce que son at-
tention avait de liardi, sans remarquer même
le regard timide par lequel on le lui faisait
observer, il resta immobile et muet comme
devant un tableau, et caressa d'un œil ravi
cette figure idéale. Sa première pensée, toute
chaste et toute pour l'art, fut de chercher
dans ses souvenirs à quoi ressemblaient tant
de charmes... Les madones de Raphaël et
du Titien, les plus belles têtes de Velasquez
et de Rubens défilèrent dans son imagination
enchantée; mais ce fut la Jocojw/e de Léo-
nard de Vinci qui vint s'y fixer après toutes
les autres.
L'inconnue, effectivement, rappelait la
Belle •/(Jco;u/e(l) d'une manière frappante,
et cette particularité put d'autant moins
échappera S... que l'occupation de la jeune
artiste la lui confirma aussitôt. Son pupitre
était dressé précisément devant le tableau
(le la Utile Joconde , et c'était la Belle Jo-
conde même qu'elle copiait en miniature.
Cet acte de coquetterie naïve lit sourire
le journaliste, et une seconde i)ensée, moins
artistique que la première, vint se mêler,
malgré lui, à son admiration... En reconnais-
sant une terrestre créature dans son appari-
tion angélique , il ne trouva en lui-même
qu'un faible mortel, et c'est alorsqu il sentit
son inconvenance, de môme que le danger
de sa position.
— Eloignons-nous de cette vision char-
mante, se dit-il philosophiquement, car les
yeux sont les fenêtres de l'iline, suivant le
prophète, et une tentation coupable est bien-
tôt entrée par les fenêtres.
Il jeta un regardexpressifàla jeune femme
et reprit sa promenade. Mais, évitant lécueil
de façon à le retrouver, il gagna le fond de
la galerie au lieu de tourner sur ses talons,
et se mil dans l'obligation de revoir l'artiste
en repassant forcément auprès d'elle. Il le
(i) Monn,i Lisa, foninie du Florenlin l'ianccsco Hel
(lidconilo, l'I la iiliis célèlin- biMulc- ilu l.V siècle,
dont imil le momlo a vu le portrait, chpl-d'iruvrc de
Léonard de Viiici, sous le iiuuiero lU9o, dan.< la vieille
paierie du Louvre.
fit de manière à examiner son ouvrage, et y
trouva une perfection qui l'étonna.
— Diable ! pensa-t-il en retombant sous
le charme, autant de talent et de beauté
réunis!
Et une troisième pensée de curiosité, cette
fois, vint compliquer son admiration d'un
nouvel intérêt.
— Il faut que je sache quelle est cette
femme, se dit-il, tandis quelle rougissait
jusqu'aux yeux de se sentir observée.
S... passa dix fois derrière elle, se deman-
dant comment il pourrait la connaître; et se
persuadant que ce désir était sans consé-
quence, il se monta si bien la tête qu'il allait
l'aborder, sous un prétexte adroit , lorsqu'il
se sentit arrêté, à deux pas du but, par une
main qui tomba sur son épaule.. Il tressaillit
comme rappelé au devoir et reconnut ua
sien ami, heureux de le rencontrer... C'était
un de ces artistes méconnus et vagabonds
qui passent leur vie à ne pas se faire la barbe,
et qui, une fois accrochés à un bras, ne le
lâchent plus.
— O race indestructible des fâcheux ! se
dit Edouard, abjurant un remords passager
pour le sentiment de son déplaisir.
Il promena toutefois cet acolyte, de façon
à ne pas quitter des yeux la jeune femme, et
il la vit. au bout d'une demi-heure, plier
son pupitre et se retirer. Dirigeant alors soq
ami dans le même sens qu'elle, il la suivit in-
directement du Louvre à la rue de Beaune ,
et, après avoir remarqué le numéro de soq
hôtel, il se laissa aller à la merci du flâneur.
Où ils allèrent et ce (lu'ils se dirent . cela
ne vous importe pas plus qu'à nous-mêmes;
les derniers mots de leur entrelien seulement
vous révéleront une particularité importante.
-- A propos, dit l'artiste au journaliste en
le quittant, comment se porte ta femme ?
— Très bien, mon cher , je suppose, car
elle est à Meudon depuis cinq jours.
. — Le mari à la ville el lu femme à ta
campagne, reprit l'autre , qui ne se doutait
guère de la portée de cette allusion.
— C'est cela, répondit Edouard souriante t
rougissant à la fois.
ruis, pour aller du Carrousel chez lui, rue
de la Chaussée-d'Antin, il se trompa lelle-
nient de route qu'il repassa par la rue de
Beaune...
IIL
Ainsi notre journaliste était marié, et voilà
le secret de son honnête hésitation! .Mais non
seulement il était marié , le mallieureux! il
avait encore la meilleure et la plus jolie des
femmes. Nous ajouterons même qu'il l'aimait
de bon cœur, tout en se laissant prendre si
vite aux charmes d'une autre; et cette con-
tradiction apparente s'expliquera par le ca-
ractère et la position d'Edouard. D'abord,
son caractère était d'une telle inconsistance
que sa raison ne suflisait pas à lui servir de
contrepoids, .loignez à cette mohilitéextréme
une imagination inflammable . et vous com-
prendrez l'effet produit sur une telle nature
par la phénoménale apparition du Louvre.
.Mais c'est surtout la position de S... qui
causait la légèreté de sa conduite. Seul pour
la première fois à Paris, après plusieurs an-
nées do ménage, il ne sav.tit où épancher le
trop plein de sou <me incompatible avec la
méditation et la rêverie. Si sa founno eût été
près de lui, il n'eût pas même songé à se de-
412 —
tourner d'cWe; nuis au papillon séparé de
sa fleur, il fallait une autre fleur à pour-
suivre.
Edouard poursuivit donc la belle niconnue,
s'excusant et se blâmant tour .'i tour, et les
ilivers romans (pi'il avait bâtis sur elle se ré-
duisirent bientôt à l'Iiistoire que voici. Or-
plieline de père et de mère, à l'âge de vingt-
irois ans. Mlle Charlo.te de T... n'avait que
son talent pour vivre et soutenait une pauvre
sœur sourde et niuftte à qui elle faisait par-
tager son bumble demeure. Elle s'était livrée
à la miniature, comme au genre le plus
prompt et le plus faeile. et elle était arrivée
à une telle perfection dans le portrait , que
son mérite commençait â percer de lui-même.
Toute sa vie, d'ailleurs, était partagée en
deux parties : la moitié pour le travail et
l'autre moitié pour sa sœur.
IV.
Cette histoire était simple mais toucliante,
et linlérôt qu'elle inspira au journaliste
l'aida à prendre le change sur sesseutimens.
Il s'introduisit chez Aille de T... sous pré-
texte de lui commander son portrait , et ,
comme sous le faux nom de Léonard qu'il
prit, il se donna pour un célibataire sans fa-
mille, il lui fui déclaré qu'on n'irait point
chez lui, mais que lui-même viendrait poser
chez les deux sœurs.... Il se soumit sans
l)einc à une conditiou qu'il avait provoquée,
et tous les trois jours à II heures Use ren-
dit à la rue de lieaune. Dans ces séances, qui
furent de véritables tèle-à-lète, ou conçoit
ce que devint le modèle en face du peintre.
Edouard s'exalta d'autant plus qu'il ht bien-
tôt une nouvelle découverte. La belle Char-
lotte possédait une âme aussi admirable que
sa ligure, et la supériorité de sou esprit était
à la hauteur de son courage. De la. facile
échange de senlimens et de pensées dans le-
quel le journaliste exerça l'ascendant de l'in-
telligence. L'artiste ne put voir sans émotion
grandir et s'élever devantelleimiuconuu qui
l'afaitollensée du premier regard et qu'elle
prenait pour un amoureux vulgaire. Les
prestiges que le prétendu Léonard emprunta
de jour en jour à Edouard S..., empruntè-
rent eux-mêmes une double puissance à l'ef-
fet infaillible de la surprise, ei Mlle de T....
reçut bientôt des iuipressions d'autant plus
l)rofondes qu'elle n'avait pas admis d'abord
la nécessité de s'en garantir. Le journaliste
cependant sentit l'impossibilité de lui parler
d'amour. L'amour ne pouvait s'iniroduire
dans cette âme lière et naïve que par des
progrès insensibles, et en quelque sorte in-
cognito. A plus forte raison , ses manifesta-
lions devaient-elles être délicates, et c'est ce
qui insi)ira a Edouard l'expédient que voici.
(^)uand il vit son portrait toucher à sa lin
et le prétexte de ses visites près de cesser,
il tourna son attenlion vers la miniature de
la belle Joconde qui était suspendue dans
l'atelier de l'artiste. Grâce aux légères mo-
dilications ([ui avaient complété la ressem-
blance , cette miniature pouvait s'appeler la
belle Charlotte, et le journaliste en sollicita
tendrement une copie, convaincu que la
portée de cette faveur serait innuense...
Mlle de T... rougit et trembla à cette
demande, et fut aussi embarrassée de s'y
refuser que de s y renilre. .S'y refuser, en
effet, c'était eu accepter la tendre siguifi-
ciitiou} s'y rcudic, c'était répoudre ii un
aveu par un autre... Efl'rayée de cette per-
plexité qui lui révélait l'état de son âme,
elle prit le parti de reculer le péril en se
dispensant de répondre, sans songer qu'elle
fournissait ainsi à Léonard le plus doux pré-
texte d'insistance...
Il insista ell'ectivemenl. et avec une ardeur
si discrète , qu'il obtint un de ces consente-
meusnmelsqui valent mieux qu'une parole.. .
Mlle de T... en était là, prête à fermer les
yeux sur un danger séduisant lorsqu'un in-
cident inattendu vint les lui ouvrir, et jeta
une lumière terrible sur sa position.
Le matin même où elle se mettait à repro-
duire sa propre image, une jeune et jolie
dame entra dans son atelier. Adressée à elle
sur sa réputation, cette dame venait lui com-
mander un travail im|)ortant.
._ C'est ce portrait dont je désirerais une
copie, dit-elle, en montrant une miniature
encadrée sur une boite d'or.
Mlle de T... frémit des pieds à la tète...
Elle avait reconnu Léonard.
— Cette ligure est celle d'un de vos pa-
reus, madame;' demanda-t-elle d'une voix
aussi tremblante <iue la question pouvait
sembler hardie.
La jeune fenuue n'y vit qu'une curiosité
naïve et répondit eu souriant : C'est le por-
trait de mou mari.
— Ah ! de votre mari 1 fit l'artiste frappée
au cœur ?
Elle fut obligée de s'asseoir en se détour-
nant |)our cacher la pâleur de sou visage.
Puis feignant île considérer la miniature et
sadressanl à la jolie visiteuse sans la regar-
der :
— Ouau'l voulez-vous avoir cette copie,
madame:' demauda-t-elle avec un pénible
effort.
— Dans (juinze jours, mademoiselle ; c'est
pour une époque de rigueur... ,1e viendrai
vous voir deux ou trois fois d'ici là, alin de
vous douner (pielques conseils indispensa-
bles... car n'ayant point l'original sous les
yeux, vous pourriez vous écarter iuvoloulai-
rement de la ressemblance.
— J'espère (lue vous n'aurez pas à vous
en plaindre, madame, répondit l'artiste
d'une voix étouffée.
Et elle lit une demi-révérence à la jeune
femme, qui lui dit au revoir en lui laissant
sa carie.
Mlle de T... lut sur cette carte le nom de
Mme Edouard S..., et, reconnaissant à ce
nouveau signe combien elle était trompée,
cacha sa ligure dans ses deux mains et se mit
à fondre en larmes...
Une heure après cependant elle se releva
forte et calmée... Elle prit le portrait qu'elle
avait fait d'Edouard, et le compara froide-
ment à celui de la boîte. Puis, souriant avec
amertume à l'un et à l'autre, elle parut com-
biner quelque grande vengeance...
VL
Pendant les six jours qui suivirent, S... fut
reçu comme de coutume chez Mlle de ï...
Le septième jour, la jeuue dame revint, et
jeta un cri de surprise à la vue du travail de
l'artiste :
— Ah 1 mon Dieu, madeiuoiselle !
— Eh bien 1 madame ?
— ■\'olre ouvrage csl déjà aussi avancé !
— Il est presque terminé, en effet.
— En si peu de jours ! c'est presque in-
concevable.
— J'y ai cependantpeu travaillé, madame.
J'ai eu le bonheur d'être bien inspirée...
— Inspirée est le mot, mademoiselle ! car
voici que je remarque encore une chose pro-
digieuse.
— Comment donc?
. — Vous ne pouvez vous rendre compte de
cela, et je vais bien vous étonner.
— Voyons.
~ Les changemens que vous vous êtes per-
mis de faire à la disposition de la tète et de la
coiffure, au lieu de gâter votre travail l'ont
tellement perfectionné, que la copie se
trouve plus resemblante que le modèle, et
que vous n'eussiez pu mieux faire devant
l'original lui-même.
Ah ! dit l'artiste avec une douce ironie, je
suis enchantée de cette heureuse rencontre.
— Dites de ce miracle, mademoiselle ! s'é-
cria la jeune femme; car c'est un miracle en
vérité...
— Miracle soit, madame. L'essentiel est
que vous soyez satisfaite.
— Satisfaite? je suis ravie !... etje ne sau-
rais jamais vous payer un ouvrage aussi ines-
timable... La meilleure récompense que je
puisse vous offrir est de vous faire juge du
bonheur que je vais vous devoir.
En parlant ainsi, dans sa joie confiante,
Mme S... s'assit familièrement devant le pu-
pitre de l'artiste, tandis que celle-ci feignait
de travailler pour se donner une contenance,
et lui raconta dans le plus grand détail tout
le petit i)rojet qu'elle avait formé. Reléguée
à Meudou, chez sa belle-mère, et ne venant
à Paris ((u'une fois par semaine, elle ne pou-
vait vivre loin dt^son mari, qui ne devait la
rejoindre que dans deux mois. Eu attendant
sa ])résen(:e, elle voulait du moins avoir sou
image, et elle avait emprimté à sa mère le
portrait qu'elle faisait copier à Mlle de T...
Elle n'avait point conlié ce dessein à Edouard,
parce qu'elle comptait lui en faire une douce
surprise, et elle lui réservait cette surprise
pour l'anniversaire de leur mariage qui de-
vait avoir lieu dans quinze jours...
Tout cela fut conté par la jeune dame avec
un abandon charmant, et écouté par l'artiste
avec une attention douloureuse. Mlle de T.. .
ne quitta pas des yeux Mme S... tant que
celle-ci lui ouvrit sou ame, et elle sembla
même s'étudier à la retenir, malgré tout le
mal que lui faisaient ses conffdences... Pa-
reille séance se renouvela huit jours après,
et les deux femmes se quittèrent bonnes
amies.
Le journaliste, de son côté, n'avait pas
perdu son temps... Pressant de plus en plus
la belle et tendre artiste, il avait obtenu la
promesse formelle de la miniature désirée,
et il rêvait déjà au doux échange de son
propre portrait contre celui qu'il n'appelait
plus autrement que la i>clle Charlotte...
On ne parlait point, en effet, de se défaire
du premier, et un jour lui fut assigné enhn
pour recevoir le second!...
VIL
Avec quel empressement .S... courut ce
jour-là rue de IJeaune : vous pouvez vous le
figurer sans peine en vous supposant à sa
place; mais ce que vous Imaginercïl moins
— 413 —
facilement peut-être, c'est la surprise qui
ratteiulait à la porte de l'hôtel.
Le concierge l'arrêla au passage, et lui ilit
que Mlle de T... n'était pas visible; puis il
lui remit un petit paquet caclielé, qu'il ou-
vrit en frémissant d'impatience. Ce paquet
contenait un portrait et une lettre. S... dé-
couvrit d'abord le portrait ; c'était celui de
sa femme !...
11 passa une main sur son front, comme un
liomine qui sort d'un rêve, et lut d'un œil
troublé les ligues suivantes, que contenait
le billet de la jeune artiste :
« Voici le seul portrait que M. Edouard
» S... doive attendre de Mlle de T... En re-
y> cevant, demain, de Mme S... le vôtre fait
» par moi, vous apprendrez comment j'ai su
r> qui vous êtes. Vous avez été sans doute
» plus léger que coupable, et la Providence
» a daigné vous avertir i^i temps. Remerciez-
» la, monsieur, de la femme admirable qu'elle
» vous a donné ; demandez pardon à Dieu
» d'avoir failli en devenir indigne; ne cessez
» jamais de l'aimer comme elle vous aime,
» et oubliez-moi enlin comme je vous par-
» donne !... »
Le journaliste reçut la leçon en homme
capable d'en profiter, et laissa tomber sur
l'image de madame S... une larme de re-
pentir sincère. .. Le lendemain, jour anniver-
saire de son mariage, il trouva à Meudon ce
qui lui avait été prédit. Un récit naïf lui fit
deviner ce qui s'était passé dans l'atelier de
la rue de Beaune, et comment Mlle de T...
avait pu faire le portrait de sa femme sans
que celle-ci s'en aperçut... Api-ès avoir ca-
ché précieusement ce portrait jus(iu'à la fête
de madame S..., il le produisit alors en fa-
mille, sous prétexte de lui rendre la pareille,
et ce sont ces deux miniatures que vous pou-
vez voir au Salon, à la place que nous avons
indiquée en commençant."
VIIL
Mademoiselle de T... jouit aujourd'hui
d'une réputation égale à celle des plus célè-
bres peintres en miniatures; elle doit cette
réputation à un article plein de justes éloges,
publié, le mois dernier, dans un des pre-
miersjournaux de Paris. Si vous désirez con-
naître l'auteur de cet article, allez aux
vieilles galeries du Louvre quand elles seront
redevenues libres. Vous y verrez, un jour ou
l'autre, un jeune homme arrêté devant le
tableau de la Belle Jocoiule; vous pourrez
être sûr que c'est l'auteur de l'arliclc qui a
mis le talent de Mlle de T.. . ;i la mode.
PlTRE-CHliVALlKR.
QiK^lqiiCS détnilw iiécPoIogiqueH
sur Paop.
Ferdinatul Pa£r , un des plus savans ,
des plus féconds , et , après Rossini , l'un des
plus paresseux mai'stri de la grande école
musicale italienne . était né à l'arme , en
1771, et non en 1775, comme il le disait lui-
même, dans un intérêt de coquetterie, quand
il arriva îi l'dge que les Anglais appellent
le mauvais câtc de la quarantaine. Com-
me tous les jeunes Italiens qui se destinent
à la nuisi(iue , Paêr lit ses études au sémi-
n.aire, et de l;"i passa au conservatoire de la
Piéta, oi\ ileut pour maître Gliiretli, profes-
seur napolitain. A quatorze ans , Paiir donna
à Venise son premier opéra, la Cireé. Ce
succès précoce lui valut une telle réputa-
tion , qu'il fut aussitôt demandé par les im-
pressari de Padoue , de Milan , de Flo-
rence , de Rome et de Naples , villes dans
lesquelles il donna plusieurs ouvrages qui
révélèrent un vrai génie musical. Sa célé-
brité fixa sur lui l'attention du grand duc de
Parme , son parrain , qui lui accorda une
pension , et lui permit d'aller à Vienne , où
il donna plusieurs ouvrages d'un mérite dis-
tingué. En 1801 , il remplaça Nauman dans
la maîtrise de Dresde; ce fut là que dans la
campagne de 180G , le trouva Napoléon ,
qui , après la bataille d'Iéna , l'appela , lui
et sa femme , grande cancatrice , à Berlin , et
il les emmena l'un et l'autre , à la suite du
quartier-général , à Posen et à Varsovie , où
ils donnèrent des concerts très brillans.
Après le traité de Tilsitt , Paër fut attaché,
avec une grande munificence , au service de
musique de la cour impériale ; il fut succes-
sivement et tout à la fois directeur des fêtes
et spectacles de la cour , compositeur de la
musique de la chambre de l'empereur , maî-
tre de chant de l'impératrice Marie-Louise ,
et en 1812 directeur du Tlié;Ure-ltalien , en
remplacement de Spontini. Toutes ces pla-
ces lui assuraient une existence de plus de
soixante mille francs par an , augmentés de
tous les avantages d'une grande position de
cour. Après la chule de l'empereur , sa for-
tune éprouva des chances diverses : d'abord
directeur du Théâtre-Italien , ensuite adjoint
à Rossini , comme directeur du chant; puis
professeur de composition au Conservatoire;
il fut nommé en I8I/1 directeur des concerts
de S. M. LouisXVlII, compositeur et accom-
pagnateur de la musique de la chambre du
Roi et en 1821 directeur de la musique de la
chambre de S. A. R. Maoamk, duchesse de
Berry. Depuis la révolution de juillet la for-
tune de Paér a été fort ébranlée; de toutes ses
grandeurs il ne lui restait qu'une place fort
mesquine de directeur de la musique du roi
des Français ; aussi nous disait-il , il ) a quel-
ques mois , en se plaignant de ses revers de
fortune : Mon cher ami , depouis trente
ans z'ai perdu itcaucoup ; quand zésouis
arrivé en France z'étais oune ronde ,
pouis zè n'ai plus valou qu'oune blan-
che, pouis après oune noire, et à présent
zé né vaut pas un demi soupir. Le seul
dédommageiiient qu'il ail éprouvé depuis
1830 , c'est d'avoir été nommé membre de
l'Institut eu 18;il, à la place de Catel. 11
avait proposé à la reine Marie- Amélie de re-
constituer la chapelle , mais on trouva sou
budget beaucoup trop cher et on ne l'ac-
cepta pas; aussi disait-il : Ces gcns-(à, ils
veulent bien oune stiapelle , ma ils ne
voulenl rien mettre à l'ofrande.
Paêr a comiiosé un grand nombres d'ou-
vrages , dont la plupart sont restés ignorés
en France, malgré le succès qu'ils ont obte-
nu en Italie et en Allemagne; ceux qui ont
été joués .'i Paris sont : // principe di Ta-
renle , la Cannlla , la Gri.setda , et / Fuo-
ruscili di Firenza ; il a composé pour no-
tre théâtre italien V Jijnàsc, et pour le ma-
riage de monseigneur le duc de Berri , la
Friniavera Felice ; il avait donné au théâ-
tre de la cour île Napoléon : .Yn/fia Pontpi-
(ius et / liaccanti. En ISl.'i . il fut un des
musiciens qui travaillèrent â la musiijue de
V Oriflamme , avec Mehul. Berton et Kreut-
zer , pièce jouée à l'Opéra et composée par
MM. Etienne et Baour Lormian , et dans la-
quelle les grands souvenirs monarchiques
étaient invocjnés au secours de la dignité im-
périale aux abois. Paër a composé pour 10-
péra-Comique deux ou trois partitions plei-
nes de verve et d'originalité . le Maître de
Chapct/e et un Caprice de Femme. Il était
(In petit nombre des compositeurs qui réus-
sissent également dans la musique sérieuse
et dans la musique bouffe ; si le Far nientc
n'eût pas été un des bonheurs de sa vie, il
eût produit un plus grand nombre d'ouvra-
ges pendant les dernières années de sa car-
rière , car sa facilité était très grande et son
imagination très féconde. Sa musique se dis-
tingue par une expression vive et souvent
profonde, et surtout par une touchante sen-
sibilité et un grand sentiment dramatique.
Paër avait les qualités d'un arstiste , mais
d'un artiste italien; c'était un homme aima-
ble et un homme d'esprit et surtout un hom-
me du monde ; ses manières étaient polies et
affectueuses; il aimait à rendre service quand
cela ne lui donnait pas trop de peine. Quel-
ques personnes ont prétendu que Paër était
l'original du signor Astuccio du Concerta
la cour : c'est une médisance : il n'était pas
faux , il était poli, mais poli à la manière de
Philinte . qui n'est pas un malhonnête hom-
me , pour trouver bons les vers d'Oronte , et
à tout prendre , dans les simples relations
sociales , on vivait plus commodément avec
Philinte qu'avec Alceste. Paër avait le carac-
tère et les qualités d'un homme de cour ; il
n'aurait pas été plus flatteur que La Roche-
Aynion et le maréchal de Lafeuillade . et ne
faisait de tort à personne quand il disait à
M. de Duras , qui se plaignait d'un violent
mal de tête : Ek! inoiui^iou lé Bouc . qui
est-ce qui n'a pas mal de tête auzour-
d'hui? moi qui voui parle, z'ai oune mi-
graine de cordon bleu.
Le plus bel éloge de Paër , c'est qu'il
laisse Ijeaucoup d'amis . et que pendant sa
longue et brillante carrière , il a eu plus
d'envieux que d'ennemis. Il a largement usé
de la vie , car c'était ce qu'on appelle un
homme de plaisirs; aussi . depuis quelques
années, était-il affligé d'un grand nombre
d'infirmités, courbé parla scialique et af-
faibli par le catarrhe ; nous lui demandions
il y a a peine un mois à lOpéra quelle était
sa maladie : Mon slicr ami , ;<■' souis ma-
lade d'itre venou au monde qu<irantc ans
trop tôt ; la vieillesse est oune grande
dame qui né vient zamais sole. Nous lui
primes la main, elle était brûlante , son œil
était éteint , sa voix rauque , nous le quittâ-
mes avec le triste pressentiment que nous le
perdrions avant peu. j. t.
P. S. Toutes les célébrités musicales de
Paris s'était réunies ce matin .'i Saint- Roch .
jiour rendre un dernier hommage .'i un hom-
me d'un talent si distingué. On a célébré ses
obsèques par une messe dans laquelle on a
exécuté des morceaux de choix . de musique
religieuse ; ou a commencé par une marche
funèbre de Beelliowen ; I Introït et \eK_i/ric
sont ceux de M. Panseron.
Ensuite on a exécuté en faux bourdon
l'admirable prose du Pics ira- ; cet hymne
a été suivi d'une prière tirée de la Camilla
de Pacr. arrangée en solo de haut-bois, joué
par VVogt; l'olTerloirc est de Planlade ; puis
— 414 —
Diiproz, Levasseur , Dérivis et Vartel onl
tliaiilc lo beau Pic Jcxu de Panseron.
La corénionic a été terminée par im nou-
vel Agmis Dci du uiêmc compositeur, exé-
cuté en grands cliœurs , par einquanle clian-
leurs et tiniiuaiite musiciens; tous les mor-
ceaux de Panseron ont produit un magnifi-
que cfl'et et une profonde sensation; ils sont
écrits dans un système très favorable à la
musique funèbre, accompaginés seulement
par les violoncelles , les contre basses et les
trombones pour les forte. Le soin de diriger
la musique a été confié à JIM. Habeneck,
Panseron et Grasset . qui s"en sont acquitté
avec un rare talent.
Autour du cercueil de Paër , on a remar-
qué Spontini, Meyerbeer , Auber, Cliéru-
bini, Carafa, Berton, Halévy, licrlioz, liail-
lot, Alex. Bouclier e t un grand nombre de
membres de l'Institut, d'artistes et de gens
de lettres. La déj)ouille mortelle de Pâlir a
été conduite au Père-Lacliaise; deux dis-
cours ont été prononcés sur sa tombe, l'un
par Carafa, l'autre par Halévy, qui a lu le
discours de M. Berton.
ù la représentation du Comte Oiy le Dni artiste
dont rinc'.périi'nre de l\l. Mario l'aurait laissée
manquer. Le gosier de madame Dorus est comme
celui (le madame Damoreau , un de ces iiistru-
mens qui se jouent des dilUcullés et ne s'égarent
jamais, tant sous le rapport de la justesse que sous
celui du goût.
M. Levasseur a rempli convenablement le rôle
du précepteur.
Si M. Massol voulait donc travailler ! Kn vérité,
il mériterait qu'on lui retirât sa belle voix pour la
dorinir à un autre.
La reprise du Comte Ory est une bonne affaire
pour l'Académie royale.Tout le monde savait cela
[tar cœur et répétait en sortant : Quelle musique
délicieuse !
Hcmie Hlramatifiuc.
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Reprise du Comte Ory. — M. Mario.
Depuis long-temps la partition du Comte Ory,
qui est une des plus charmantes du répertoire de
l'Opéra, était abandonnée auv doublures ; on la
jouait même le plus ordinairement par fiagmens et
comme remplissage. L'utile acquisition de M. Mario
a sauvé le Comte Ory de ce naufrage.
Le jour où nous avons eiuendu pour la première
fois M. Mario dans liobert-le-Diable, nous avons
pensé que sa voix délicate et son chant italien se-
raient plus à l'aise dans la musique de Rossini que
dans celle de Meyerbeer. Nous ne nous étions pas
trompé. Le brillant accueil que le public a fait
hier à la reprise du Comte Ory a justifié notre opi-
nion.
Le rôle du comte a pu être mieux chanté du
temps de Nourrit, mais jamais la pièce entière ne
fut exécutée avec plus de perfection. Le page Iso-
lier qui était abaubonné à madame Jawureck a
pris une couleur nouvelle dans . la voix de ma-
dame Stollz. Ce n'était plus un rôle secondaire, et
l'ensemble de l'ouvrage y a remarquablement ga-
gné. Madame Stollz jouit d'un organe plein et vi-
brant, naturellement expressif, au(|uel le moindre
art, la plus simple intention donnent une grande
puissance. On peut assurer qu'avant elle cette
création gracieuse d'isolier n'avait pas été com-
prise.
M. Mario a prouvé hier qu'il y avait en lui de
J'étollé pour faire un jour un excellent chanteur.
Sa voix est un peu frtil)le pour l'Opéra; mais d'un
timbre agréable, et il faut lui savoir gré de ne l'a-
voir pas forcée un seul instant.Elle prendra d'elle-
même assez de volume avec le temps. Le duo du
premier acte avec Isolicr, celui du second avec la
comtesse, prêtaient au développement de toutes
les qualités de M. Mario. Ses vingt-quatre ans et
sa belle ligure n'ont pas nui à l'ellét du rôle. Avec
la pureté de sons et un chant sage, il a suppléé au
biillant et à l'énergie que nous aurions cru de ri-
gueur dans le personnage du comte.
M. Mario se formera sur la scène même autant
que par l'étude, et la reprise du Comlc Ory sera
une acquisition plus précieuse encore pour lui que
pour le public. Le trio final chanté avec une per-
i'ecilon e\quise, grâce à mesdames Dorus etStolt/,,
a enlevé les applaudissemens de l'assemblée en-
ti -re, comme si c'cfit été une chose nouvelle.
Pai- sa voix d'une légèreté incroyable , et son
talent de vocalisation, madame Durus-Gras a donné
THEATRE ROYAL DE L'OPERA-COMIQUE.
Première représentation du Panier fleuri , opéra-
comique en un arte, musique de M. Amfiroise
Thomas, paroles de MM. Brunsvick et Leuven.
Nous n'aimons point à voir des talens d'un or-
dre élevé einpi'isonner leur imagination dans le
cadre étroit d'un libreito en un acte. L'Opéra-co-
mique n'est pas plus <lénué que tout autre théfttre
d'une cert.iine quantité de faiseurs du second or-
dre auxquels on peut confier les partitions d'un
intéiél secondaire. M. Ambroise Thomas n'est
point de cette catégorie; ses premiers essais l'ont
placé à côté des maîtres de l'art.
Sans doute le nouvel ouvrage de M. Thomas
nous a donné l'occasion d'apprécier les éminenles
qualités qui le distinguent; mais les proportions
exiguës de l'œuvre ne permettoient pas à ce ta-
lent plein de sève de déployer ses ailes et de
prendre son essor. Là, comme dans la Double
dcliehe, le compositeur prodigue une foule d'i-
dées orii;inaIes et susceptibles de développeraens;
il remue les mélodies à la pelle, il sème à profu-
sion les trésors de la science. Ce petit acte, si l'on
veut nous passer une comparaison peu poétique,
mais qui rend complètement notre pensée , res-
semble fort il un coup de (ilet dont le résultat
serait une friture de goujons.
La musique du Panier jleuri est vive, spiri-
tuelle ; elle folâtre avec son sujet, le domine tou-
jours , l'écrase parfois, et voilà le mal. Toutefois
les auteurs du poème n'ont point à s'en plaindre,
car M. Thomas a mis un chiffre important devant
le zéro (|u'ils ont produit. Voici la chose.
Le Panier fleuri est tout simplement l'enseigne
d'une hôtellerie dont la maîtresse , taillée sur le
patron des cabaretières de vaudeville, offre aux
buveurs des attraits qui luttent sans désavantage
avec ceux de la bouteille; elle enivre ses prafiques
ordinaires son'? les deux espèces de l'amour et du
vin à quinze. Madame Beausoleil, en femme pru-
dente, lève un double impôt sur la tendresse de
ses adorateurs ; à l'un c'est une prolongation de
bail qu'elle enlève à la pointe de sa coquetterie, à
l'autre c'est la prolongation de l'heure d'usage
pour la fermeture du cabaret. Tout réussit à l'hô-
tesse (lu Panier {Icari , que vous prendriez vo-
lonUers, conmie les habitués de son établisse-
ment, pour une agréable veuve prête, ou du moins
disposée à convoler à de secondes et subséquentes
noces.
Du tout : madame Beausoleil est mariée à je
ne sais quel hussard qui, las des douceurs du ré-
giment, regagne le toit conjugal et y apporte de
graves soucis, le Beausoleil possédant toutes les
qualités nécessaires pour ruiner le commerce à
(ieux fins de son aimable moiué.
Mais dans les opéras-comiques tout réussit aux
hussards, celui-ci boit son fonds, conte fleurette à
madame l'hôtesse à la barbe de ses pratiques et,
qui plus est, en obtient la somme qu'il lui faut
pour se dégager.
Singulier dénoûment ; mais nous ne chicane-
rons les auteurs ni sur le foncl ni sur la forme. Il
y a de la gaité dans leur ouvrage , et nous sommes
de ceux qui se laissent amuser sans trop deman-
der pourquoi.
Mademoiselle Prévost possède la rondeur qui
sied au rôle de madame Beausoleil. Chollct, Rie'
quier et Grignon font assaut de verve comique'
La pièce est jouée avec ensemble, et son succè*
est complet. SriipiiEN de la Madelaine.
THÉÂTRE DU VAUDEVILLE.
Le Plastron , vaudeville en deux actes ,
de MM. Duvert et Lausanne.
Le Plastron est une réminiscence éloignée de
toutes les pièces où Arnal a obtenu quelques suc-
cès. Quel est, en effet, le vaudeville dans lequel
Arnal ne joue pas un rôle de victime, où il ne soit
pas le point de mire de toutes les mystificaUons ?
Quel est le soufflet, le coup de pied, dont la
place ne soit à l'avance marquée sur la joue ou
bien au bas des reins du malencontreux acteur ?
Arnal n'est-il pas, de temps immémorial , le gé-
rant responsable de toutes les aventures galantes
qui défraient la moitié des ouvrages du Vaude-
ville ? N'est-ce pas hn qui , Lovelace infatigable ,
endosse la responsabilité de toutes les séductions,
et absorbe au besoin la moidé des coups de
canne qui sont, pour'ainsi dire, le corollaire in-
dispensable et la moralité de la chose ?
Nous n'apprendrons en conséquence rien de
neuf à nos lecteurs en leur disant que le Devil-
liers de MM. Duvert et Lausanne a jeté les yeux
sur Arnal ( Rifolet ) pour dérouter les soupçons
que pourraient faire naître ses propres assi;luités
auprès de deux femmes qu'il pourchiisse dans des
vues fort peu légifimes. Ce tour de passe-passe ,
cette subsUtution jette naturellement le malheu-
reux Rifolet dans les embarras les plus inextrica-
bles ; il est traqué de toutes parts , par le père ,
le mari et les deux donzelles, et ce n'est qu'après
deux longs actes de mésaventures burlestpics
qu'il sort enfin de l'épreuve avec les honneurs de
la guerre. On voit d'ici tout ce que l'on peut ti-
rer d'un pareil fond qui ne brille pas assurément
par la nouveauté, mais qui prête néanmoins à des
développemens et à des quiproquos dont l'ellét
n'est pas douteux au théâtre.
MM. Duvert et Lauzanne ont adapté à cet im-
broglio un dialogue parsemé de traits fort comi-
ques, tels que l'on en rencontre d'habitude dans
tous leurs ouvrages. Aussi peuvent-ils compter à
juste titre sur un succès franc et légitime.
A part Arnal et son gros compère Lepeintre, la
pièce n'est qu'à peu près jouée pu- Fontenay.
l'amoureux suranné, Ballard , mesdames Baltha-
zar, Ravel et Doche. Arnal nous permettra toute-
fois de ne pas regarder comme une création le
personnage de Rifolet, dans lequel il n'a fait que
rajeunir les lazzis et les jeux de scène sur lesquels
il vit depuis tant d'années. On peut dire d'Arnal
ce que Bilboquet dit de Gringalet : Il ne fait
qu'une note, toujours la même, mais ceux qui ai-
ment cette note-là sont dans le ravissement.
THÉÂTRE DU PALAIS-ROYAL.
Balockard, ou Samedi, Dimanche et Lundi,
Comédie-vaudeville en trois actes, de MM. Du-
peuiy et Vanderburck.
Balochard est le type de ces ouvriers artisies
qui maiùent alternativement le rabot et la plume,
la lime et le couplet grivois, la chanson bachi-
que et le pinceau.
Pour avoir deux cordes àsonarc, le pauvre Ba-
lochard n'en a pas plus de quibus ûàns son escar-
celle, et sans la Providence des amours....; mais
n'anticipons pas, et procédons par ordre.
SAM EU!. — Balochard, peintre en équipages,
est sans le sou ; les créanciers et la misère sont a
sa porte. C'est jour de paie , mais Balochard qui
a rimé quand il devait /;îOcfte>-, reçoit, au lieu
d'argent, une gourre sterling du conu-e-maitre.
Balochard, bon diable au dememant, se met a
travailler, bien décidé à réparer le temps perdu ;
mais Cambin, rapin lyrique, l'élève et le Méphis-
tophélès de Balochard, vient débaucher son pro-
fesseur en lui disant que lui, Balochard-le-Grand,
est nonmié président de la société des Bergers
de Syracuse,
— 415 —
Bulochard t'uvoie la bcsoijiie à tous les dialiles
et se met à brocher sa chanson de réception. Arri-
vent le contre-niaiirc (|ui est fort peu lyrique et le
bourgeois dont rorcille est niuseiale comme celle
d'un huître. Balochard est prié d'aller chercher de
l'ouvrage ailleurs.
Par bonhctu', lajeuneBalocharde, mademoiselle
Adrienne, reçonniiîl dans le chef de la maison,
M. Victor, un jeune inconnu qu'elle aimait et
dont elle était éperdùment aimée.
uiMA.%cnE. — L'intérieur du ménage de Balo-
chard. Balochard veut se coirigci'. 11 promet de
passer jour et nuit au travail, et d'en abattre à
faire frémir. Par malheur, les amis viennent, et
le pauvre Balochard met encore en action le vieil
axiome deMemnon : Le matin, je fais des projets,
et, le soir, je fais des sottises.
Les amis l'entraînent sous prétexte qu'on veut
luisouûler sa dignité de président des Bergers
de Syracuse. Balochard, furieux, sort en jurant
d'exterminer avec une romance l'intrigant qui
veut lui subtiliser sa diguité.
Adrienne, restée seule, reçoit la visite dujeune
homme inconnu qui ne l'est plus, M. Victor; on
ne sait pas trop ce ([ue deviendrait la pauvre
jeune Balocharde, si son père, qui a oublié sa
guitare, n'envoyait chercher l'instrument par un
brave et jobard ouvrier qui eflarouche les amours
et sauve mademoiselle Blochard.
LUNDI. — Nous nous trouvons chez la mère
Saguet, au Moulin de Beurre, cabaret célèbre par
ses haricots de mouton.
Chicard, l'aspirant à la présidence des Bergers
de Syracuse, attend Balochard pour le dégom-
mer; mais celui-ci entame la romance n°l,et
Chicard est enfoncé dans le troisième dessous.
Sur ces entrefaites, ou vient dire à Balochard
que sa Dlle a été surprise en conversation pas pré-
cisément criminelle, mais pas tout ii fait catholique
avec un jeime homme.
Balochard, mauvais rimeur, mais bon père, veut
sortir pour caramboler l'audacieux, mais comme
la monnaie a fait défaut, il ne trouve pas de meil-
leur moyen de payer son écot que de tout briser
dans le cabaret.
On l'entraîne au corps-de-garde, où il est bien-
tôt réclamé par M. Victor qui offre d'épouser
Adrienne, si Balochard s'engage à quitter Paris.
En vain Adrienne s'oppose au départ de son père,
Balochard, dont le cerveau estdégagé des vapeurs
du rouge à 6 et à 8, se dispose à mettre sa guitare
en canelle et ses chansons en cornets; mais le
contre-maître l'arrête par ce mot qui est le résumé
et la morale de la pièce :
« Il faut recevoir sa paie le samedi, s'amuser
le dimanche, et commencer la semaine \e lundi.»
Les auteurs de cette joyeuse pocharde de
mœurs populaires sont MM. Dupeuty et Vander-
burck. Achard est entraînant de verve, de ron-
deur et de sensibilité vraie dans le rôle de B;do-
chard. MM. Dupeuty et Vandcrbuck lui devront
bien et légitimement la moitié de leur succès
comme ils lui ont dû la moitié des applaudissemens
qu'ils ont reçus le jour de la première représeu-
tatioii.
THÉÂTRE DE L'AMBIGU-COMIQUE.
Le Naufrage de la Méduse, drame en quatre
actes et en cinq tableaux, précédé d'un pro-
logue, par M. Ch. Desnoyers.
Oui n'a pas vu au Musée du Louvre cette ad-
mirable toile de (iéricault, représentant le nau-
frage de la Méduse? Qui ne s'est pas senti pro-
fondément ému en présence de ce radeau perdu
au milieu des Hols , à la vue de ces malheureuv
épuisés par la faim et la fatigue, et luttant en vain
contre le désespoir et la mort? C'est cette sombre
toile de Géricault, c'est cette peinture déjà si
énergique que M. Ch. Desnoyers a entrepris de
rendre plus saisissante encore en lui donnant la
vie et le mouvement, et nous devons nous bâter
^e dire qu'il a complètement réussi. Celte pein-
ture, le chef-d'o'uvre peut-être de l'école mo-
«Jen»e, ce souvenir palpitant d'un si funeste évé-
nement, nous l'avons revu sur un théâtre, et cette
fois nous avons jeté un cri de terreur <l d'ailnii-
ration, car c'était celle fois un véritable radeau,
(les Ilots véritables, des hommes en chair et en
os, qui imploraient en vain un ciel sourd à leurs
prières : nous avons été témoins (le leurs an-
goisses, nous avons entendu leurs cris, el jamais
la toile de Géricault nous a semblé si vraie ni
si terrible.
Mais il ne sudisait pas d'avoir à nous montrer
un si horrible dénoùment, il fallait encore le
préparer, il fallait le rattacher à une histoire qui
excitât plus fortement notre intérêt en faveur de
ces hommes que nous allions voir aux piises avec
de pareilli'S soullrances : M. Ch. Desnoyers s'est
encore tiré avec bonheur de cette tâche difficile,
et son drame ne laisse rien à désirer sous ce rap-
port. Nous n'essaierons pas de peindre une à une
les mille scènes, tantôt gaies, tantôt touchantes,
qui le composent ; nous nous contenterons d'es-
quisser à larges traits l'action principale, impuis-
sans que nous sommes à raconter en détail des
épisodes qui seraient sans couleur sous notre
plume, mais qui au théâtre éveillent tour "a tour
notre rire et nos larmes.
Au lever du rideau les officiers d'une corvette
anglaise sont rassemblés dans la chambre de leur
capitaine et délibèrent sur le parti qui leur reste
à prendre dans la position critique où ils se trou-
vent. Leur bâtiment a été séparé de la Hotte par
une tempête, et ils sont en vue d'un biick tnui-
çais qui ne doit pas tarder à les attaque f. .Sur
cette corvette il y a deux Français et deux enfans,
un émigré, M. de Mersay, avec sa fille Marie, et
un jeune pilote-côticr, Pierre Bernard, avec son
frère Marcel. Quoiqu'étranger, l'émigré est con-
venablement traité par les marins anglais; mais
le pauvre Pierre, pris comme espion, doit être
pendu aux vergues du grand mât s'il ne fait abné-
gation de son patriotisme pour sauver la corvette.
Pierre préfère la mort au déshonneur d'avoir servi
les ennemis de son pays, et si son exécution est
différée, c'est que le moment du combat appio-
che et que les Anglais pensent avant tout à se
défendre. Sur ces entrefaites l'émigré dit à Pierre :
« Nous ignorons quel sort nous est réservé, pro-
mettez-moi, si je meurs, de proléger ma lille. Si
je vous sut vis, votre frère deviendra mon enfant. >
Et tous deux, après s'être engagés par serment,
font des v(eux |)our leurs compatriotes. Le com-
bat s'engage; la corvette est prise. Pierre est
sauvé, mais le pauvre émigré est jeté à la mer
avec le petit Marcel qu'on a pris pom- son hls.
Seize ans s'écoulent.
Nous sommes en 1815. Pierre a tenu son ser-
ment. Il a remis entre les mains de sa vieille mère
la petite Marie, qui est devenue une grande et
belle fdle. (Juant à lui, à force de courage, de
bravoure et d'actions d'éclat, il a acquis le grade
de lieutenant de frégate ; mais retombé de nou-
veau entre les mains des Anglais, il a passé deux
longues années dans les pontons. Cepcntlant la
paix générale est signée. Pierre revient à Hoche-
fort où il retrouve sa mère, sa chère Marie et de
bons amis, d'anciens camarades qui l'accueillent
avec la joie la plus vive. Mais que n'a-l-il pas à
souffrir en voyant de jeunes freluquets, de petits
élèves de l'école de marine usurper la place des
anciens et se pavaner avec des éjjaulettes d'ofii-
cier qui, de son temps, étaient la récompense du
mérite ! Hélas! il faut se résigner, il faut suhir un
pareil changement el ne rien dire sous peine de
perdre en un jour le fruit de tous ses travaux.
Néanmoins quelle que soit la prudence du lieute-
nant Pierre , quel (|ue soit son dévotiment à son
pays, il est dénoncé comme bonapartiste et privé
comme tel de son grade, l) honte! ô douleur! il
se voit remplacé comme lieutenant de la frégate
la Màlii.ie, qui va mettre à la voile pour le Séné-
gal , par un enfant (jui .sort à peine de l'école !
El pour coiid)le d'infortune, Marie ne se montre
pas moins injuste que la restauration, car le jeune
oflicier, le bel Arthur, est préféré par elle au pau-
vre Piètre, au mat in grossier Uuni l'uuiuui liiuidc
et sans grâce ignore les ressources du langage et
des belles manières.
Par suite d'une intrigue assez compliquée et
dans laquelle' figure constamineut un traître nom-
mé Mathieu Louchard, Ariliur, Pi.Mre et Marie se
retrouvent à bord de la frégate la Méduse, com-
mandée par un capitaine inhabile cl sur laquelle
on passe beaucoup iro]) gaimeat le temps. C'est
en vain qu'Arthur donue de sages conseils , eu
vain que Pierre Bernard fait taire son juste res-
sentiment pour offrir des secours, le navire mal
dirigé s'engage dans un bauc de sable , fait nau-
frage, et bientôt apparaissent aux regards du spec-
tateur épouvanté , celle mer sans limite, ces flots
qui battent avec furie un radeau couvert de spec-
tres pâles el décharnés , livrés aux plus horribles
angoisses. La faim les exténue, le dé-sespoir les
égare, d'affreuses imprécations sortent de leurs
bouches haletantes, toutes les tortures de l'agonie
la plus épouvantable les accablent. Au milieu de
ces infernales angoisses, et comme si le ciel vou-
lait encore doubler son infortune par celle d'un
autre, Pierre reconnaît son jeune frère Marcel
dans Arthur de Marsay. Celte reconnaissance, le
besoin qu'd éprouve de veiller sur deux existen-
ces qui lui sont chè'es, raniment son énergie et
lui donnent la force de lutter encore. Enfin les
pauvres naufragés sont sauvés cl Pierre couronne
toute une vie de dêvoùmeni et d'abnégation en
cédant la main de Marie à celui qu'elle aime.
Le succès vraiment populaire qu'a obtenu cette
pièce, promet d'attirer long-temps la foule à l'Am-
bigu ; ou ira s'attendrir sur les désastres des ma-
telots et des passagers de la Méduse, on y re-
tournera pour admirer les belles décorations de
MM. Philastre et Cambon.
C'est sous ces merveilleux auspices que M. Cha-
bot vient de prendre la direction du théâtre de
l'Ambigu-Comique. M. Chabot est ce jeune écri-
vain qui a si long-temps, et avec tantde goût, par-
ticipé à la direction littéraire du Folair où nous
sommes appelé à le remplacer. J. S.
Après les succès qui avaient signalé cet hiver
l'apparition de JuUien à la tête de l'orchestre des
bals de l'Opéra, on devait bien s'imaginer que ce
jeune artiste ne resterait pas lona-tenips séparé du
public dilettante qui lui est toujours lidèle. Nous
sommes heureux d'annoncer (|u"il va reparaître à
la tête d'un orchestre plus i)uis»ant encore que
celui de l'Opéra el dans un local qui peut lutter
de séductions avec la salle et le foyer de l'Acadé-
ra c royale de musique. C'est le palais de la rue du
Mont-Blanc, l'ancien Casini^-i^aganiiii , qui est
destiné à recueilhr les délicieuses harmonies des
vvalses de Jullien . plus popu'aires déjà que celles
de Strauss, parce qu'elles sont plus françaises,
Mais la musique de concert ne fera pas seule le
charme des soirées ; il y aura des fêles de nuit,
des danses, des jeux de toute sorte dans le jardin,
construit sur des plans fournis par Cicéri ; el
comme si l'on avait à craindre que l'ennui pût
naître de l'excès du plaisir, on joindra, dit-on. des
cours publics de musique à ce nouvel établisse-
ment, fondé sous les auspices des principales no-
tabilités de l'art et de la finance. Nous ne pousse-
rons pas plus loin nos indiscrétions . mais ce que
nous ne pouvons nous empe-cher d'annoncer, c'est
que le inonde parisien sera appelé avant la lin de
ce mois à jouir de toutes ces merveilles.
Ixcinic île cinq iotirs.
,S MAL — Le (lue de \\ ellington , qu'uo bruit
de bourse avait tué ces jours derniers, a complété
avanl-hier sa 70* anné(\
— Il n'(>st point d'actes arbili-aÎR^s que les ma-
gistrats anglais ne se permettent dans leur léle
aveugle pour faire respecter le diin.'uirhe. Ain*i
aucune loi ne défend d'acheter de l'huile le diman-
che pour traiter un enfant malade, cependant un
individu a êlê cité devant le bureau de police de
llailon-Garden. et condamne à l'amemle à raison
do ce fait ; miùs l'excès du mal produit le bien.
Tnc romlaiiinaiinn aussi arbitraire , dit le Sun ,
spraiiii nouvraii siiimilant pour ios iiabitansdo la
nK'ii'opole qui ont sont! la nércssilé d'organiser
une soiiétô qui pourra les protéger contre de pa-
reils abus.
— Appela! par le conseil de censure de la
Presse il statuer sin- la nationalité de M. Emile de
(iirardin, le tribunal de première instance de la
Seine, présidé par M. Debelleyme , a , dans son
audience de ce jour , reconnu et déclaré que
M. l'.mile de (iirardin, né en France, était Fran-
çais et devaitjouir des avantages attachés à cette
qualité. M. dp (iirarilin va se présenter de nou-
vi'au aux élections de Bourganeuf. Sa nomination
parait certaine.
— A l'exposition des produits de l'industrie
française, ce matin, on remarquait une douzaine
d'Arabes qui, en compagnie de leurs interprètes,
parcouraient les salles. C'était avec autant de cu-
riosité que d'intérêt qu'ils s'arrêtaient devant les
comptoirs des exposans, et se faisaient expliquer
l'usage de beaucoup d'objets qui frappaient pour
la première fois leurs regards.
— flier, vers sept heures et demie du soir , le
gaz a f lit explosion dans la boutique du marchand
de vin (|ui fait l'encoignure de la rue Montorgueil
et de la pointe Sainte-Eiistache, et a causé de
nombreuses dégradations ; le marchand de vin ,
qui présentait le feu au bec pour l'allumer, a eu
les cheveux brûlés ; le feu s'est communiqué avec
beaucoup de promptitude aux boiseries; mais,
grâce aux secours empressés de la foule attirée
par la détonation et des pompiers que l'on avait
fait appeler, on est parvenu à s'en rendre maître
en peu d'instans.
— Le greffe du tribunal de commerce de la
Seine , dans les journées des 2 et 3 de ce mois,
a reçu dix-sept nouvelles déclarations de fail-
lites.
— A Nantes, le 1" mai, la température s'est
élevée il 20 degrés Uéaumur. Un orage a com-
mencé à trois heures de l'après-midi, et a duré
jusqu'il dix heures du soir. Le tonnerre grondait
sans interruption , et la foudre est tombée dans
plusieurs endroits et a causé des dégâts. 11 est
toud)é aussi des torrens de pluie pendant plusieurs
heures.
— Un vient de commencer à placer les oran-
gers dans les jardins publics.
— Le général Allard s'est chargé de démentir
lui-même sa mort, annoncée d'une manière si posi-
tive par la Gazette de Delhi ; son frère , rési-
dant il Saint-Tropez (Var), vient de recevoir une
leitre du général , portant la date du 27 février
dernier.
G. — On souscrit maintenant pour faire les
fonds de l'érection d'une magnilique cathédrale
catliolicpie romaine dans la partie occidentale de
Londres. Cette église sera construite dans le style
gothique; elle recevra dans l'intéiieur des orne-
niens de peinture et de sculpture de la plus grande
recherche, elle sera assez grande pour conte-
nir 10,000 âmes , et ce sera, à l'extérieur,
l'un des plus remarquables édilices de la ca-
pitale. On assure que le pape viendra consa-
crer l'église lorsqu'elle sera terminée. Cet édifice
coûtera, dit-on, 150,000 liv. sL (3,750,000 fr.)
— On écrit de Perpignan : « Aujourd'hui , à
midi précis , au milieu du concours immense de
la p(q)idaiion accourue sur la place de la Loge, îi
Perpignan, pour voir passer les accusés de Saint-
Laiirent, a été arrêté par quatre gendarmes le sieur
Canavy (Hector), notaire à llle (Pyrénées-Orien-
tales) , sous la prévention de vingt-cinq faux et de
nombreuses escroqueries. Lne mauvaise conduite
et de folles dépenses occasionnées par les der-
niers événemcns politiques l'ont entraîné, dit-on,
il ce crime. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est
que ce notaire s'était rendu à Perpignan pour y
exercer ses fonctions de juré, et qu'e llectivement
il a .siégé dans quelques causes, et a été récusé
dans quelques autres. L'instruction de son affaire
a) ant lieu à Pradcs, il y sera transféré demain, »
— 416 —
— VIronsiiles , le premier navire en fer qui
ait été construit en Angleterre, est rentré dans la
Alersey, après un voyage transatlantique ipii a
duré cinq mois. Celte expérience a démontré que
des navires conslruits en fer pouvaient en toute
sécurité voguersurPOcéan. L'aiguille a fonctionné
avec la plus grande régularité.
— Un projet de loi qui intére.sse la France a
été présenté à la chambre des représentans bel-
ges, et se compose d'un article unique. Il a pour
objet de réduire le droit d'entrée des houilles fran-
çaises de 3 fr. 30 cent, à 1 fr. 60 cent, par 100
kilogr. Cette réduction , est-il dit dans l'exposé
des motifs, est fondée sur la réciprocité d'une di-
minution pour les droits d'entrée des houilles
belges en France.
— Le prince Napoléon-Louis, qui vit très retiré
dans la capitale, consacre, dit-on, ses loisirs à la
composition d'un ouvrage dontla publication pro-
duira une grande sensation. L'ouvrage sera in-
titulé : Idées napoléoniennes.
7 — Le 1" mai, le théâtre de Cheltenham a
été consumé par un incendie. L'alarme a été don-
née à trois heures et demie par des personnes
qui revenaient d'un bal. Le feu avait déjà fait de
grands progrès; on s'aperçut bientôt qu'il devenait
impossible d'arracher le bâtiment aux flammes qui
s'élevaient à une hauteur prodigieuse. Deux ou
trois maisons voisines du théâtre ont été brûlées.
Les petits boutiquiers qui les occupaient n'étaient
pas assurés. Le théâtre de Cheltenham avait été
bâti en 1805. On attribue ce sinistre au gaz qui
s'est échappé. La perle est évaluée à 5,000 liv.
st. (125,000 fr.)
— Des chefs d'atelier des premières maisons
industrielles de la capitale sont partis hier en
grand nombre pour le Havre, où ils vont s'em-
barquer pour Saint-Pétersbourg. Le gouverne-
ment russe a tout fait pour les engager à quitter
la France.
— On écrit de Toulouse, 3 mai.
n Le général carliste Bosilio Garcia, le général
carliste Vivaaco, sa femme et sa (ille, exilés par
ordre de Maroto , sont passés avant-hier dans
notre ville. Ils sont partis de Bayonne le 2/i, et
se rendent à Angoulême, résidence qui leur a été
assignée par le gouvernement français. Un gen-
darme était assis sur le devant de leur voitul■e^l
— Moreno, général carliste, qui fit fusiller
l'infortuné Toriijoz à Malaga, est arrivé le 30
avril a Bayonne avec trois de ses compagnons.
Moreno est une nouvelle victime de Maroto.
—Les rassembleinensdes chartistes et l'attitude
hostile qu'ils ont prise sur différons points, ont
motivé de la part du gouvernement anglais une
proclamation, par laquelle il est enjoint stricte-
ment à tous juges de paix, shérilfs et autres offi-
ciers civils, d'user de tous leurs efforts pour faire
re; pecter les lois, pour prévenir et dissiper toutes
réunions illégales et déférer les coupables à la
justice.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 5 et lundi 6 mai 1839, de Zi,8'i3 déposans,
dont 626 nouveaux, la somme de 666,50/i W.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de 631, 500 fr.
—Les auteurs du vol de 120.000 fr. effectué
au préjudice de M. Manzanarez de Bordeaux, ont
été arrêtés il Toulouse.
— Aujourd'hui la température s'est élevée ii 10
degrés /t;ll)" au minimum, et à 17 degrés au
maximum. Un orage très violent a éclaté ce soir
au nord de Paris; mais 11 a tourné autour de la
ville et s'est éloigné vers l'ouest .sans nous donner
une seule goutte d'eau ; nous n'avons eu de cet
orage que le bruit du tonnerre, le feu des éclairs
et ime trombe de vent.
8. — On écrit d'Alger : «Des mouvemcns qui
semblent annoncer quelque prochain acte d'hos-
tilité ont lieu depuis quelques jours dans l'est de
la Mitidja; de fortes patrouilles et des déta-
chemens composés de plusieurs compagnies sor-
tent journellement des camps de Kara-Mustapha
et du Sandouck pour observer les défilés qui con-
duisent aux montagnes des Issers. Les ordres
émanés d'Algerse succèdent avec rapidité, et en-
joignent la plusgrande surveillance: le cours de
Boudoux-Nou, qui sépare le territoire français du
territoire arabe, est le but de toutes les recon-
naissances. Parmi les bruits qui circulent, le plus
accrédité est que les Arabes de la montagne ont
l'intention de faire un razia sur les tribus alliées,
et même de venir attaquer nos avant-postes. »
— Au 30 avril, le montant des souscriptions
réalisées pour les victimes du tremblement de
terre de la Martinique, avait atteint le chiffre de
156,880 fr. ZiO cent.
— Nous avons encore été favorisés aujourd'hui
par un très beau temps. Le thermomètre a marqué
9 degrés /i;10°' au minimum, et 19 degrés 7/10'"
au maximum. Le baromètre a monté d'une ligne;
il est ce soir à 27 pouces 11, 22. Le vent est au
sud-est.
— Le 5 mai, jour anniversaire de la mort de
Napoléon , un grand nombre de bouquets et de
couronnes d'immortelles ont été déposés au pied
de la colonne Vendôme.
— Le 3 de ce mois est morte , à la maison
royale de Charenton, où l'avait recueilUe lé direc-
teur de cet établissement, la jeune Henriette Pal-
méiini, âgée de \!x ans. Cette pauvre enfant, im-
potente depuis cinq années, venait de subir l'am-
putation d'une jambe. C'était la petite-lille (par les
femmes ) d'un ancien intendant de province , la
petite-nièce d'un contrôleur -général des finances,
cordon bleu (M. de Galonné) , la descendante de
Paris Duvernet , premier gouverneur de l'Ecole-
milltaire, et riche à millions.
— Le service funèbre en l'honneur d'Adolphe
Nourrit est remis au samedi 11 mai , au lieu du
vendredi 10, et il aura lieu à Saint-Roch.
9. — Londres 8 mai. Une nouvelle importante,
quoique prévue depuis quelque temps, est arrivée
aujourd'hui par le télégraphe. Les ministres
n'ayant obtenu qu'ime majorité de cinq voix à la
chamb:e des communes, à la fin de la séance
d'avant-hier, pour le bill concernant le gouverne-
ment de la Jamaïque, ont remis leur démission
entre les mains de la reine.
— Les lettres de Lisbonne du 29 avril arrivent
par la voie de Londres. Elles no contiennent que
de tristes détails sur la situation financière du
Portugal. Le ministre des finances a déclaré dans
la chambre des députés qu'il ne pouvait payer
encore les deux semestres arriérés des dividendes;
de la dette étrangère, que le pays était épuisié, et
qu'il ne restait d'autres ressource au gouvernement
que l'économie la plus rigoureuse dans les
dépenses.
— Le tribunal de commerce de la Seine, dans
son audience delundi, présidéepar M. TSwurean,
a rendit un jugement qui prononce la nullité de
la Société desgens de lettres, pour défaut des pu-
blications voulues par la loi pour toute société
commerciale.
— On avait répandu la triste nouvelle que
Paganini était mourant. Elle est démentie par une
lettre que nous avons sous les yeux, adressée au
docteur Bénech par Paganini même, lettre dans
laquelle il écrit que la santé qu'il devait à ce doc-
teur s'est d'abord maintenue, malgré les fatigues
d'un long voyage pendant des temps froids, e!
qu'elle s'améliore depuis la belle saison. Aiissi il
n'est plus douteux que le célèbie artiste i«viendiift
encore parmi nous recevoir des couronnes.
— On nous écrit de Bologne, le 30.ivril:
<i M. Rossini père est mort hier à l'âge de 8S
ans. Le grand maestro qui avaittémoigné depuis
quelque temps l'intention de retourner en Franco,
mais qui ne voulait pas quitter son père, pariii a
bientôt, à ce que l'on dit; il a même déjà venda
sa jolie maison d'ici à madame BignamI.»
Le Directeur, BERTHET.
lup. d'éd. Piioux ET C, Hue Neuv«i-cieb-Bçn5-Knfai)s, 'A*
15 MAI 1339.
littêratche. scif.nces. beaux arts , ix-
dcstrie, connaissances i!tiles. esquis-
ses de moeurs. mémoires et votages.
ons'abonng a pauis. au boreaudu jour-
nal, rue du HELDF.R. li bis. el chez
tous les Libraires et l»irecleurs des postes.
Pour touie rAIIcmasne. cli.'z M. Alexandre,
Directeur des saloos lit'.éraires, à Stras-
iMurg.
Et pour Londres elles Trols-Royaiimes,
au Cercle des élrausers, n.225. Picadiilj.
Les abonoemeos ne datent que des5et 20 de
chaque mois.
Le prii des abonneinens peut être transmis
par la poste, ou en an mandata toucher à
Paris.
VSÎlM^
VAHi^lT lois njg
^^Qjr
Au peu d'esprit que le bonhomme avait.
L'esprit (tautrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
Douncmc ^nncc."
N" 27.
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l A TERBE DE VAN-DlEMEN.par ADOLPHE SCHAÏER.
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BErnÉsENTâTioN, par Théodore Mpbet. —Un
LIBÉRAL SOUS LA RESTAURATION, par AlpHOSSE
KàRR. — Les côtelettes a la victime, par
M. Henry Berthoud. — Revue des modes.
— Revue de cinq jours.
LATËRRËVAN-DIIMN,
PAR
M. ADOLPHE SCH AVER.
Notre position sociale dans la terre Van-Dienien
8''améliorc tous les jours par la civilisation ; les
établisscinens industriels aup^mentent el tendent à
accroître le bien-être. Les deux plus grands Déauv
que le colon avait, il y aqueliues années encore,
à combattre, les Bushrangers el les iniligènes,
désignés sous le nom de ISoirs, sont comprimés ;
la sûreté des personnes et des biens est parfaite-
ment consolidée dans les parties les plus éloignées
de la colonie.
Sans doute les Européens savent à peine à quel
point les Bushranf^ers ont mis la colonie en dan-
ger ; il ne sera donc pas liors «le propos d'en dire
quelque choses.
On nomme Bu.s/(/-((H^<'r5 les déportés qui, par-
venus à se soustraire violemment à l'inspection
lég.tle de» autorités, sçi .sont écli.ippés dans les
forêts et dans d'autres repaires et vivent de vols
et de briiiandages. Busli est une expression colo-
niale qui désigne une forêt ou un terrain non cul-
tivé et couvert de bois. Ordinairement plusieurs
de ces vauriens s'associent ensemble, et presque
toujours sous la conduite d'un capitaine dont le
caractère a la plus grande iniluence sur les ac-
tions de sa bande ; ainsi, les uns commettaient
dans leurs brigandages des cruautés inouies, tan-
dis que les autres exerçaient, pour ainsi dire,
leurs pillages tranquillement, ménageaient le beau
.se.\e, lui montraient une galanterie chevaleresque,
et souvent même parvenaient, par leur conduite
originale, à amuser l'homme qu'ils avaient volé.
Ils ne se bornaient pas à attaquer les voyageui-s,
ils allaient investir principalement les maisons ha-
bitées par des colons loin des postes militaires.
L'humanité se révolte au récit des traits de har-
diesse et de férocité que l'on a conservés de ces
temps calaraiteux. Scll'rey, le plus horrible de ces
monstres, arracha un enfant du sein de sa mère,
et, le tenant par les jambes, l'écrasa devant elle
contre un rocher. Il est pourtant consolant d'ap-
prendre que les atrocités de ce scélérat excitèrent
le dégoût de ses complices, car, lor.squ'après l'a-
voir arrêté, on le conduisit dans la pri.son où
étaient enfermés plusieurs Biishraiisers, ceux-ci
nienacérent de l'étrangler avec leurs fers si on ne
l'emmenait pas.
Brady était le capitaine de la bande la plus nom-
breuse, dont les entreprises étaient moins cruelles
et pourtant très nuisibles aux colons. Il possi'iiait
cette magnanimité et cet enthousiasme de brigaml
parfaitement convenables pour s'attacher des
hommes grossiers ; son but n'était pas uniquement
le butin, la manière de se l'approprier le satisfai-
sait bien plus, l ne fois il se rendit maître de la
maison d'un propriétaire aisé qui était absent, et
qui, suivant ce qu'il avait appris, .ittendait quel-
ques-uns l'e ses a lis. Brady donne ses ordres
pour le dîner, choisit lui-même le vin. et prépare
tout pour bien recevoir ses hrttes qui ne tardent
pas à arrivera cheval avec le maître de la maison.
L'êtonnement de ce dernier est extrême lorsqu'il
voit un étranger commander à ses domestiques de
recevoir les personnes qui viennent , s'avancer
avec politesse, et le prier de vouloir bien entrer
et de faire comme s'il était chez lui. L'énigme
s'explique quand cet étranger dit son nom. Bradv
indique lui-même les raesm-es qu'il a prises pour
sa sûreté, et conseille amicaleicent au maître de
la maison de ne pas essayer de résister. Enlîn, la
société se met à table et le bandit joue à merveilk-
le rôle de seigneur du logis, est plein d'attentions
et de prévenances pour chacun des convives, et
se lève de table en fai.sant observer qn'il doit
songer à ses allaires. Puis il prie le maître de h
maison de lui ouvrir ses armoires et .ses coffres;
il y cherche ce qui lui manquait en linge et autres
objets et les remet à ses gens. Enfin, il invite la
société à vouloir bien passer dans un appartement
où il l'enferme avec les domestiques, afin qu'on
ne puisse pas se mettie à sa i)our.>uite : qucljues
minutes après toute celte Uoupe êlait disparue.
On conçoit aisément que les autorités ne restè-
rent pas oisives , et prirent les moyens de livrei-
ces scélérats à la peine qu'ils avaient méritée:
mais, d'après la nature du terrain, del'oi-gauisation
incomplète des choses, il fui extrêmement diiliciL-
de les Couver dans leurs repaires. On eul donc
recours à un moyen qui, dans d'autres enln-pri-
ses hasardeuses, a été employé avec un succès
entier : c'est-à-dire que le gouverneur mit à prix
la tête de ces brigand.s. lue .somme d'anreni
était promise aux gens libres, un pardon absolu,
avec la faculté de retourner hbres en Angleterre
aux prisonniei-s. On comprend sans peine com-
bien un tel espoir dut agir sur l'énergie des dé-
portés. On ne risque p;is volontiers sa vie ]M)ur
une couple do centaines de li\res sterling, mais
on la hasarde avec plaisir pour gagner sa liberié.
Les expédiens el les pièges que les déportés mi-
reiu en (vu\re pour s'emp.irer des voleurs, furent
quelquefois aussi cruels qtte téméraires et adroits.
— 418 —
I 11 Irlandais ne prit pas un loiis détonr. Il promit
.,\n bandiis de leur porter di-s aliuiens; et, comme
il ne pouvait pas emmener des aides sans qu'ils
fussent aperrus par les brigands qui guettaient
son arrivée, il se procura des boissons enivrantes
dont ils usèrent immodérément, tandis que lui s'en
alislint. A peine furent-ils endormis qu'il emporta
leurs armes, et réveilla leur capitaine par ces pa-
roles : " Vous êtes mon prisonnier. » Cependant
celui-ci prend un pistolet qu'il portait à sa cein-
ture; mais il est préveuu par l'Irlandais qui en-
suite mil dans un sac la tète précieuse, se hâta de
la présenter au Rouvernenr, et reçut la récom-
pense promise. La plupart de ces brigands ont été
en partie arrêtés et pendus, et en partie sont dis-
paiiis ; (le temps ii autre un condamné s'écliappe
encore de la maison de correction, et se jeUe sur
un voyageur ou bien se met à piller une maison
isolée; mais sa carrière n'est ni longue ni brillante,
laui la police est bien organisée, tant la po-
pidalion s'est plus concentrée. Depuis plus de cinq
JUS (|iie je suis dans ce pays, il n'est rien arriv.é
d'exiraordinaire en cegenre.
( mant aux indigènes ou noirs, j'ai eu de fré-
(jui'iiies occasions de les voir et de les observer
] eiiiiant leurs repas et leurs corrobeiys (danses
ei diverlissenjens), dans leurs pèches et dans,
leurs cliasses; dans toutes ces circonstances, leur
aspoct n'oflre rien d'agréable ; cependant la sou-
plesse de leur corps, la finesse extrême de leurs
sens, excitent l'étonnement du spectateur civilisé.
.Sur (les rochers escarpés, du haut desquels nous
ne pouvons descendre qu'avec beaucoup de pré-
cjuitions et pas à ])as, ils poursuivent les kanga-
roiis en courant, la lance à la main, et avec leur
oiuiJdy, morceau de bois arrondi de deux pieds
<li.' longueur sur trois doigts d'épaisseur, ils tuent
les oiseaux au vol. On les voit chercher avec une
t^ala adresse les traces des hommes et des ani-
maux ; ils les suivent sur ks rochers où les mous-
ses clairsemées n'cllrent aucun signe de recon-
naissance à l'œil ordinaire ; ils distinguent même
si un pas est celui d'une femme ou d'un homme;
si la personne portait quelque chose de lourd ou
n'était pas chargée; et enfin ils font en ce genre
toui ce qu'on lit dans les relations concernant le
resul.at de l'exercice des facultés nalurelles chez
les Indiens de rAméri(|ue et les autres sauvages.
Ils sont toujours disposés ii jouer ou à manger, et
ils iraiient chacun de la même manière, sans nul
é^anl pour son état ou sa supériorité. Dans leur
\i:- nomade ils n'ont véritablement pas de domi-
cile; ils ne possèdent proprement rien, et ils
quittent le matin leur gîte qu'ils laissent aussi nu
qnils l'ont trouvé la veille; ce qu'ils ont pu pen-
dant ce temps se procurer en co([uillagès et en
kiiiigarous est consommé, et ils n'emportent que
du feu dont la conservation n'est pas confiée pre-
ssé ment à des vestales , mais à leurs femmes,
l.aiiuit, la vue d'un semblable camp a quelque
«hose de particuUèrement attrayant; les feu\
qu'ils entretiennent au moyen de petits amas de
bois, éclairent avantageusement les dillérens
groupes d'hommes, de femmes et d'enfans tout
uns, sans trop faire ressortir la pauvreté réelle de
te «jui les entoure.
Mais, le jour, l'aspect d'une semblable société
«aiiipée est tiès désagréable et efface toutes les im-
pressions fav(irables (|ue l'on a éprouvées. On np
peut jtas les appeler réellemiiit sales et désordon-
nés, parce (|ue ces défauts font supposer un cer-
tain degré de civilisation dont ils n'offrent pas la
plus légère trace ; et cependant la manière dont
ils préparent et consomment leurs alimens, les dé-
bris qu'ils en ramassent et partagent |avcc leurs
chiens, tout cela répugne à quiconque en est spec-
tateur. Dans les rapports réciproques d'un sexe
envers l'autre , il ne se passe rien qui s'éloigne
trop de nos idées de décence; on s'habitue bien-
t(')t à voir avec indifférence b s deux sexes nus, et
je n'ai jamais remarqué que cet état occasionnât
parmi eux une malice ou une agacerie, même lors-
que les circonstances étaie;it assez propres à en
faire naître; ainsi, par exemple, les femmes ai
dent les hommes dans leur toilette, qui consiste à
frotter le corps de graisse animale et à le peindre
dans dillérens endroits de craie rouge ; cette opé-
ration se fait toujours avec le plus grand sérieux.
Ils connaissent et observent le? lois du inariage ;
les exemples de polygamie np sont pas connus
.chez eux. Leur cIiqIx t()ml)e souvent sur ,^les filles
d'une antre race; ils recourent alors ài la vio-
lence poiu' les enlever, ce qui ordinairement
cause de sanglans combats. ]l serait difficile de
décider si , entre les célibataires des deux sexes ,
il s'établit des liaisons secrètes, car on n'a pas
d'exemples qu'une fille ait mis un enfant au
monde.
On connaît très peu leurs idées et leurs opi-
nions relatives à un être suprême, et ce que l'on
dit ordinairement à cet égard est peu fondé. M.
Robinson,dont je parlerai plus tard, avait la meil-
leure occasion de savoir la vérité à ce sujet, et
j'ai eu souvent des conversations avec lui. D'après
son témoignage, ceitainement croyable, les noirs
ou indigènes croient à un btm et à un mauvais es-
prit. Le mauvais règne la nuit; c'est pourquoi ,
après le coucher du soleil , ils restent dans leur
camp, et,: dans l'obscurité, montrent de l'angoisse
et de la crainte. Ils ont sur le bon esprit, qui leur
donne de l'eau, du feu et des alimens, une tradi-
tion plus sensée qu'on ne pourrait l'attendre de
leur grossièreté. Le bon esprit , disent-ils, a paru
plus tard que le mauvais, alin de répar.r le mal
que celui-ci leur faisait; il leur a ajjpris à parler
une langue et les a débarrassés de la longue queue
qu'ils avaient portée jusqu'alors comme les kan-
garous. On n'a rien remarqué d'nn culte exté-
rieur envers un être suprême, ni de cérémonies
religieuses qurlconqucs. Ils ont tenu long-temps
secrète la manière dont ils enterraient leurs
morts; maintenant on sait qu'ils les brûlent, et re-
couvrent lems cendres de terre, et qu'ils garnis-
sent la place d'écorce de branches d'arlires pour
en écaiter l(;s animaux. Des parens ont aussi la
coutume de porter sur eux de ces cendres enve-
loppées d'un morceau de peau de kangniou.
L'établissement d'une colonie dans ce, te île dut
naturelliMuent occasionner des collisions nom-
breuses entre les arrivans et les noirs qui les con-
sidéraient comme des h(jies importuns ; et si les
indigènes, d'abord amorcés par l'attrait delà nou-
veauté et de beaucoup de choses tentantes que
leur donnèrent les arrivans, se comportèrent pa-
cifiquement et firent de fréquentes visites aux
blancs ; ils changèrent de conduite à mesure que
les entreprises des colons (levinrent gênantes
pour leur manière de vivre, et cela finit par écla-
ter en une inimitié moriell?. La cause de ces com-
bats, qui coulèrent de bien chères victimes à beau-
coup de familles de colons, mais détruisirent pres-
que entièrement les noirs, n'est nullement à l'hon-
neur des blancs. Bien que les noirs fussent dou-
loureusement allèclés de la perte de leur contrée
de prédilection, et s'en plaignissent avec atjjei'-
tumc en disant: ■■ Qu'on leur prenait leur terre, »
ils n'attentaient cependant à la vie de personne.
Le penchant au memire fut excité chez eux par
la cruauté de matelots grossiers qui, allant a la
chasse des phoques dans les petites îles du détroit
deBass, trouvaient très utiles les services des
femmes noires; et, lorsqu'elles refusaient de les
accompagner voloniairemenl, ils les enlevaient
de force et tuaient souvent les parens ou les amis
qui s'opposaient à ces violences. De semblables
désordres furent ensuite commis par les stocl;-
l.rei)ers, qui dans rintérieur gardaient les trou-
peaux de bestiaux , et habitaient souvent seuls ou
à deux une cabane. Ce furent de tels attentats qui
excitèrent chez les noirs cet esprit de vengeance
particulier à tous les peuples sauvages. Sans dis-
lin-uer celui qui leur avait fait le mal , ils virent
un ennemi dans chaque blanc, et alors commença
un terrible combat à mort. Malgré la supériorité
que donnaient aux colons leurnombie et les ar-
mes à feu , les attaques opiniâtres des "«f ">«■
nacaient cependant d'arrêter la prospérité de la
colonie, car ils dirigeaient leurs efforts non-seu-
lement contre la personne des blancs mais Us
cherchaient à détruire de toutes les manières leurs
propriétés, incendiaient leurs maisons et disper-
saient leurs troupeaux de bœufs et de mourons.
lî„ commettant ces actes de violence, ils mon-
traient un esprit de ruse et de finesse qu on n at-
tendait guère d'eux. Avant d'attaquer une maison,
ils faisaient ordinairement la reconnaissance du
terrain, et s'instruisaient du nombre des habi-
tans; pour éviter tout soupçon, la plupart de
leurs compagnons restaient cachés dans un bois,
et les autres s'approchaient de la maison désarmés
en apparence, tandis qu'ils traînaient;, travers
les hautes herbes leurs lances qu'ils tenaient en-
ire leurs orteils, pour en faire usage contre les
blancs qui, sans méfiance , venaient à leur ren-
contre.
Ce stratagème leur coflta cependant cher ; car,
dès qu'un noir se montrait ii portée du fusil d'un
blanc, il avait beau faire des sign. s de paix, ce-
lui-ci, pour sa propre sûreté, se croyait autorisé à
faire feu sur lui. Beaucoup de blancs néanmoins
devinrent la proie de la supercherie des noirs.
Peu de temps après mon arrivée, un respectable
propriétaire fut attiré dans les forets, ainsi que ses
gens, et massacré par les sauvages. Le gouverneur
a tout fait ce qui était en son pouvoir pour prévenir
le mal ; car, (pioiqu'il fût évidentque les noirs de-
vaient êtie tê)t ou lard entièrement anéantis, c'é-
tait toujours un moyen pénible de sortir d'embar-
ras, indépendamment (lu préjudice qui pouvait en
résull.r jusqiie-Hi. H fut donc résolu d'attaquer en
masse chaque tribu séparément, et de les trans-
porter dans une île du détroit de Bass, où, sépa-
rés des blancs, ils pourraient c«nt'""*''^' ' '
leur manière. On espérait aussi hymi
au moins arracher ainsi la nouvell^-générauoîi
l'étal de barbarie.
L'exécution de ce projet coninl
^ m ^-
M. Robinson s'en chargea, et la colonie iloilùscs
soins et à sa persévérance d'Otic entièrement dé-
livrée des noirs. Cependant sa tâche fui accfiinpa-
gnée de beaucoup de peines et de dangers, piinc
qu'il était fermement persuadé qu'il ne fallait pas
employer la force, et qu'il devait recourir à des
moyens pacifiques seulement, en décidant amica-
lement les chefs de se réunir à lui, ce qui le mit
souvent dans une position très périlleuse. Il était
nécessaire, pour trouver ces éternels nomades ,
de s'aider des noirs eux-mêmes , car ceux-ci seu-
lement pouvaient découvrir leurs traces ; on se
sertit donc d'un indigène qui, depuis son enfance,
avait été élevé dans la maison d'un colon : il était
généralement aimé et connu sous le nom de Blacl;
jTom (Thomas le Noir).
A la première rencontre des noirs, ils se réuni-
rent à sa troupe. Après beaucoup d'hésitations
et de longs discours , M. Robinson chercha parmi
eux les hommrs et les femmes qui semblaient le
mieux répondre àses intentions. Dans le cours de
son excursion, sa bande de vingt personnes d'é-
lite se grossit encore de plusieurs autres, qui l'ac-
compagnèrent dans toutes ses courses et le servi-
rent fidèlement. Avec ces gens de son choix, il
vint plusieurs fois nous visiter dans nos iiabita-
tions. La fréquentation avec M. Robinson, elles
nombreux points de contact qu'ils eurent avec les
blancs, ne furent pas sans iniluence sur les noirs ;
ils ne furent plus aussi farouches en nous voyant,
ils pouvaient mieux s'expliquer en mauvais anglais;
au reste, on ne remarqua pas que leur intelligence
lut plus développée; leurs idées étaient aussi bor-
nées qu'auparavant.
A notre dernière réunion , après que les hom-
mes eurent, pour nolro anmsement, décoché
leurs lances vers un but , je vantai l'adresse de
)'un des meilleurs tireurs , homme qui avait passé
la jeunesse, mais encore très fort, «,1e crains,
ajoutai-je , que lu n'aies immolé beaucoup de
blancs avec tes lances. » A ces mots , cet homme
se prit à rire gaiment ; et , comme llaité de ma
iaute opinion , il répondit d'une mine satisfaite :
Plenty! plenty ! (licaucoup! beaucoup!) On
trouve naturellement parmi eux une dill'érence de
caractères et de facultés intellectuelles qui, d'après
des modifications, se manifestent soit d'une ma-
nière , soit d'une autre. Une singularité plaisante
est presque généralement propre aux jeunes gens;
ils imitent avec succès les mines et les gestes des
jpersonnes remarquables, et, dans leur état misé-
rable, copient avec une certaine ironiç les mœurs
et les usages de la vie sociale rallinée.
M. Robinson conçut une telle aflèction pour ses
compagnon!! noirs, qu'il désira que partout ils fus-
sent traités avec égard et cordialité ; on ne pou-
vait pas lui causer plus de plaisir i|ue de leur faire
du bien , ce qui se bornait naturellement à leur
donner à boire et à manger. Il ne nianquait pas
non plus une occasion de les produire sous le
côté le plus avaiuageux; à cet ellet, il arrangeait
^es parties de nuit dans leur camp, pendant les-
<]ueiles ils chantaient , dansaient , et faisaient tou-
tes sortes de folies. Par déc^-nce , les femmes
étaient toujours vêtues, et les hommes mêmes por-
taient des caleçons chaque fois qu'ils se montraieni
. JI(ors de leur camp. Dans ces parties de nuit , no-
tre enthousiaste ami avilit coutume de nous pré-
^ftgter Içs çhefe, dopt il qualitiajl plnsieurs de rois
à cause de rélcndae de luiir leiliinirc. I/a , nous
vîmes plusieurs princes et prin-esse^ du sang , en
habits de frise blanc et coilïés de bonnets de nuit
rouges , jouer avec beaucoup de condescendance
et d'iine manière tout à fait enfantine.
La force de leurs organes digestifs dépassait
toute croyance. Les navets étaient leur mets favori,
et je leur donnai un jour la permission d'en e:ii-
portcr du i liaiiip autant qu'ils le pourraient. Pen-
dant qu'ils les arrachaient de terre, ils coiaïuen-
cèrenl à en goûter, et ils continuèrent à en manger
le long de la route qui conduisait à leur camp, où
ils en transportèrent un tas; et, comme cette soi-
rée était destinée à une fête brillante, je m'y ren-
dis de bonni; heure, alin d'ordonner les préparatifs
du repas. C'est en vain que M. Robinson les pria
de 'mettre les navets de côté et de préi)arer le
camp pour la rcjception des hôtes, puisque, comme
il le leur lit remarquer, ils n'auraient plus d'appé-
tit pour un énorme poudding qui cuisait dans un
chaudron ; mais cela leur paraissait inconcevable.
" Hommes noirs, toujours pouvoir manger, » ré-
pétaient-ils en continuant tranquillement à dévorer
les navets. Enlin , à force de représentations réi-
térées , ils consentirent à les laisser de côté , et
commencèrent à faire leur toilette. Les femmes
ne semblent pas attacher un grand prix à la parure,
et paraissent toujours à ces fêtes sans avoir rien de
distingué dans leurs vêti^mens ni de recherché
dans leur parure. Cependant elles portent habi-
tuellement quelque chose de rouge , non pas à la
manière de leurs sœurs blanches de l'Europe,
pour remplacer la rougeur naturelle des joues,
mais elles se tracent avec cette couleur des raies
bcn nettes et bien droites sur lesjoues, le front et le
menton; quelquefois elles mêlent au rouge un oxide
de plomb, oubien se teignent le nez avec ce dernier,
ce qui fait ressortir davantage le rouge. Les plus
jeunes portent des colliers de petites coquilles
brillantes enfilées très adroitement sur des tendons
de kangarou. Les hommes font une grande atten-
tion à leur extérieur ; ils consomment une grande
quantité dégraisse, de couleur rouge et d'oxide
de plomb; et quand ils se montraient à nous,
prescjue ruisselans de graisse , les signes de noire
suffrage et de notre admiration semblaient leur
donner une vive satisfaction , et l'on voyait qu'ils
y avaient compté.
Les diveitissemens de la soirée consistèrent en
danses , tantôt isolées , tantôt en masse , en chants
et en toutes sortes de jeux. Dans leurs danses or-
dinaires ils représentent ordinairement un sujet
qu'il n'est pas ditVicile de deviner. Tantôt ils imi-
tent un troupeau de kangarous, et vont alors à
cloche-pied et contrefont les mouvemens particu-
liei-8 de cet animal; tantôt ils se changent en uiie
troupe d'émeus ou casoars , et alors ils étendent
les bras pour représenter le long cou de cet oi-
seau, et, comme, lui ils cherchent, en faisant de
grands pas , leur- pâture dans le gazon. Les plus
distingués d'entre eux donnent des représentations
qui ofirent un caractère plus spécial et en quelque
sorte plus grossier. Le guerrier, car c'est dans ce
sens (lu'ils semblent choisir leurs rôles , se place
au milieu d'un cercle qu'ils font autour d'un fen ,
tantôt chantant et tantôt récitant ; il fait une allo-
cation qui paraît ne pas produire une bien vive
impression sur ses compagnons , tandis que lui-
même Vexrito au point de pouvoir il peinP parler
au bout de quelques minutes , et ne f lit entendre
que des sons inarticulés et accompagnés de gestes
exprimant la ro'ère et l'amour d' s combats; et de
cette manière il arrive à un é;at qui touche à la
folie. Ce moment paraît être le but spécial de toute
la représentation , car alors les hommes se préci-
pitent vers lui et commencent, en poussant des
cris effroyables, une danse que commande le chef.
Ils courent en tournant autour du feu de manière
à causer des vertiges au spectateur, et de la pau-
me de la main frappent de temps en temps la terre,
puis rebondissent en sautant les deux jambes en
l'air. Quand cette frénésie est, comme on le voit,
montée à son plus haut point , les femmes s'élan-
cent il leur tour; elles se jettent dans le cercle
étroit formé par les hommes, exécutent des danses
encore plus sauvages , si c'est possible , en levant
fes bras et en faisant des cris affreux, elles finissent
ordinairement par se précipiter siu- le feu . dont
elles renversent avec les pieds le bois brûlant, et
par leurs sauts et leurs gambades éteignent ce qui
en rese
Nous n'avons jamais pu comprendre la véritable
signification de cette scène étrange , qu'ils répétè-
rent plusieurs fois sans de grands changemens ;
cela a sans doute quelque rapport à leurs combats
avec d'autres tribus. Cependant , même dans ces
momens qui semblaient exalter leur imagination ,
et exciter dans tout leur être un désir immodéré
de combattre , il y avait toujours chez eux quel-
que chose d'enfantin , car au milieu de cet empor-
tement, si , comme cela arrivait quelquefois, il
survenait un accident risible , si les hommes en
sautant , au lieu de retomber sur leurs jambes,
s'étalaient tout à plat à terre ou trébuchaient dans
le feu , tout le monde éclatait de rire. Une fois
le guerrier qui venait de commencer son discours
l'ayant pris sur un ton trop haut , et ne pouvant
pas le condnuer , il s'arrêta, et. au moment de la
plus profonde émotion , se prit à rire ; aussitôt ses
compagnons se joignirent à lui cordialement , de
sorte que , pour celte fois , la représenuiion en
resta là. Le poudding termina cette fête d'une
manière convenable ; l'un des anciens chefs de^-ait
le découper et distribuer les parts aux autres ; il
le Dt avec un certain air de dignité et se servit
avec beaucoup de dextérité du couteau et de la
fourchette qu'on lui avait remis ; seulement il s'ou
bliait de temps en temps , en prenant avec ses
doigls dans le plat un morceau et le fichait ensuite
au bout de sa fourchette. Nous les laissâmes dans
cette occupation , et M. Robinson nous assura le
lendemain matin qu'ils avaient mangé tout lênor-
me poudding.
Ce fut la dernière visite que nous reçûmes de
notre ami , qui rassembla bientôt tous les noirs de
l'île . auxquels le gouverneur désigna pour séjour
une île au détroit de Bass. où les adultes peuvent
tuer autant de kangarous qu'ils W désirent . et
les jeunes gens s'exercent à différentes occupa-
tions. Suivant ce que l'on a appris ils ne se trou-
vent pas il leur gré sur cette île , IlincUn-Uland ;
la mortalité y est considérable , les familles y aug-
menlciit peu . et il n'est que trop certain q le dans
queUiues années, ii peine il restera une trace des
anciens maîtres de la terre Van DiémcD.
Je \iens de vous faire connaître deux .ibjeL'qui
sont d'une grande importance dans l'iiistoire de
cette Ile . puisqu'ils ont eu une grande iniluence
— ifâO --
^u^ la multiplication des colons et sur la civilisa-
lion. Au commencement de l'année passée , j"ai
ir.mspoité de Circular-Rtad , mon domicile ici.
Cette partie des possessions de la compagnie de
Londres, de la terre Van-Diémen , forme la pointe
nord-ouest de l'île, et est ordinairement désignée
Mir les cartes, sous le nom de cap Grim, mais la
lompagnie lui a donné celui de n'oolnorlh. La
terre s'étend en forme de coin dans I3 mer , le
terrain le plus fertile se trouve le long de la côte
occidentale Jusqu'à 3U milles vers le sud, et à peu
(te distance de l'Arthur-River. Ma maison est si près
de la côte , que les fortes marées amènent , jus-
i|uc sur le seuil , des algues et des coquilles , et
que les oiseaux de mer se placent en grand nom-
bre devant mes fenêtres pour attendre la proie
que leur amènent les vagues. Je me crois même
parfois un animal amphibie, tant la vue de la mer
est presque devenue un besoin pour moi. Cet as-
pect n'est nullement monotone comme en pleine
mer , elle est très-diversifiée et attrayante par une
quantité de petites et de grandes îles , de rochers
et d'écueils , qui s'élèvent au-dessus des Ilots ù une
distance plus ou moins considérable. Bien que les
gros navires redoutent d'approcher de ces récifs
et de ces lies , et qu'en entrant dans le détroit de
lîass ils se tiennent en conséquence le plus pos-
sible au nord , bien que l'on n'aperçoive que ra-
rement et dans un Irès-grand éloignement , les
voiles d'un vaisseau qui, venant de l'Europe ché-
rie , cingle vers le port Dalrympe , notre perspec-
tive n'en est pas moins animée par de petits bâti-
mens qui passent et repassent.
Pendant la saison de la pèche de la baleine et
des phoques, ces petites voiles augmentent singu-
lièrement la vie de ces parages , et souvent elles
relâchent ici pour y faire de l'eau et du bois. Les
visites des chasseurs de phoques sont cependant
irès-incommodes , parce que ces gens sont ordi-
nairement grossiers , souvent des vauriens accou-
iiimés à une vie déréglée et qui , dans leur pro-
fession , exposés à des contrariétés et à des dan-
gers inexprimables , sont très-diflicilement tenus
dans le devoir lorsqu'ils viennent à terre.
La chasse aux phoques est un objet de spécula-
lion très-important , puisque le prix d'une peau
est considérable en Angleterre , et même ici elles
valent de 1 5 à 20 shillings la pièce. Cette occupation
est très pénible , et c'est pour cela qu'on en charge
des gens tels que je les ai décrits. Le meilleur
temps pour abattre les phoques , est celui où ils
mettent bas ; ils viennent alors en troupes s'éta-
Wii- sur des rochers. Les chasseurs les tuent à
coups de massue , et ils sont assez adroits pour ve-
nir d un seul coup à bout de la béte. Celte bou-
cherie dure quelquefois plusieurs heures de suite,
parce que ces animaax restent auprès de leurs pe-
tits , et ne songent à prendre la fuite que lorsqu'il
••st trop tard. Le butin est ensuite enlevé , et les
peaux sont séparées des chairs et salées ; elles se
conservent dans cet état très long-temps. Les lieux
où les phoques se rendent en plus grand nombre
sont des rochers nus :)Ur lesquels on ne peut se
procurer ni de l'eau pDtable, ni du bois de chauf-
fage ; les chasseurs sont obligés d'y rester plusieurs
semaines. Ils habitent o rdinairement sous une tente
de toile , et se servent de la chair des phoques
pour chauffage; mais (juand le vent soufQe avec
force ils ne peuvent avfoir du feu , et souvent les 1
vagues passent par-dessus leurs demeures. Parfois
ils manquent de vivres , et on ne peut pas leur en
apporter de frais , parce que les canots même
craindraient de s'approcher des écueils quand le
temps est mauvais. Les chasseurs ont à supporter
la soif et la faim , et recourent aux moyens les plus
téméraires pour atteindre la côte.
Une occupation accessoire de ces gens est de
chercher des plumes et des œufs de divers oi-
seaux de mer, et surtout d'albatros , qui, à cause
de sa grosseur et de sa couleur, est nommé ici
mutton-bird (oiseau-mouton). Chaque couple de
cette espèce d'oiseau vit dans un endroit D\e et
séparé des autres, et y reste pendant le temps de
l'incubation. C'est de cette circonstance que vien-
nent les noms de plusieurs lies, telles que : île
des Albatros, île des Pengouins, île des Pélicans.
La quantité d'oiseaux qu'on trouve sur ces îlots
est prodigieuse et réellement inimaginable. Ils
pondent leurs œufs dans des trous que leur of-
frent ces localités, et souvent on en rencontre
plusieurs milliers ensemble; comme ils ne quittent
pas volontiers leurs œufs, on les tue facilement,
bien qu'ils lâchent inutilement de se défendre.
Leurs plumes contractent néanmoins une odeur
de mer désagréable qu'elles conservent pendant
plusieurs années, et l'on ne peut faire disparaître
leur humidité saline qu'après les avoir fait bouilUr
plusieurs fois dans l'eau douce et les avoir expo-
sées à l'air.
A l'époque de l'incubation ils obéissent à un
instinct admirable : ils commencent tous à pondre
à un jour déterminé. Je ne voulais pas croire à la
vérité des récits que l'on me faisait à ce sujet ;
enOn je m'en convainquis par mes yeux. Les al-
batros fréquentent une petite île très fertile, éloi-
giiée d'environ deux milles de la côte qui fait
partie de mon arrondissement, et dans laquelle
je vais de temps en temps. Dans les mois d'hiver
les albatros paraissent chercher un climat plus
chaud, et ils émigrent tous ensemble. Dès les pre-
miers jours du mois d'octobre ils s'établissent
dans l'Ile, nettoient les cavités dans lesquelles ils
couvent, ce qui est achevé en peu d'heures, et
s'en vont après. Dans la nuit du 21 au 22 octo-
bre ils reviennent en masse, et je fus grandement
surpris de voir des collines et des vallées, qui la
veille étaient désertes, peuplées le lendemain ma-
lin d'oiseaux occupés de la ponte. Leurs œufs,
qui sont de la grosseur de ceux de canard, ont
un goût agréable, miiis leur chair est détestable à
cause de la graisse abondanle qui sent l'huile de
baleine. Cependant les gens de la bast<e classe en
mangent volontiers, surtout quand elle est salée
et fumée, et l'on en envoie, ainsi préparée, une
grande quantité dans l'intérieur, où la rareté les
fait passer pour un mets délicat. La graisse, ou
plutôt l'huile de cet oiseau, car, lorsqu' on les dé-
coupe, elle coule de la chair, est très, nourris-
sante ; nombre de cochons que nous élei rons dans
celte Ile, et qui pendant l'été se repaisse nt de ces
oiseaux, parviennent en quelques semain es à une
telle grosseur, qu'ils ont de la peine à se traîner,
mais % chair contracte un goût de poissi jn rebu-
tant.
Le Toyages à l'intérieur qui, à cause «les ob-
stacle* opposés par le terrain, ne peuvent ; se faire
qu'à pied, sont très difficiles et très désag réables.
Avant que les possessions de la compagnie pussent
être déterminées, il fallait absolument examine
dans toutes les directions les vastes métairies, et
nos arpenteurs, qui effectuèrent cette lâche, ac-
complirent un travail vraiment digne d'Hercule.
La principale difficulté à surmonter se trouvait
dans ces immenses forêts dans lesquelles on ren-
contre souvent des arbres de quarante à soixante
pieds de circonférence sur cent à cent vingt pieds
de hauteur. Les troncs, renversés par les coups
de vent, les buissons touffus s'entortillant les uns
dans les autres comme des roseaux, embarrassent
la voie et obligent à faire de longs détours, de
façon qu'on emploie plusieurs jours à parcourir
un petit nombre de milles dans une direction Oxe,
et on est ainsi forcé d'emporter beaucoup de vi-
vres, ce qui est singulièremeni onéreux pour le
piéton. Un de ces derniers, qui faisait avec beau-
coup de persévérance et d'adresse des excursions
de ce genre à l'intérieur, fut, à son retour, inter-
rogé par une dame sur la manière dont il lui avait
été possible de trouver son chemin. « 7 àxd my
way. » Je hachais mon chemin), répondit-il; et
effectivement il fut en plusieurs circonstances
obligé d'employer la hache pour se frayer un pas-
sage à travers les forêts.
Je puis voyager sans éprouver toutes ces ditri-
cultés le long de la côte qui esl dégarnie de bois.
Celui qui couvre les coteaux est en grande partie
composé de buissons. Il ne croît jamais très haut.
Les vents fréquens de mer empêchent les arbres
de grandir, et même les arbrisseaux ne par-
viennent pas ici à la hauteur qu'ils atteignent dans
les cantons abrités ; cependant, grâce à l'activité
de la végétation sous un climat aussi doux, les
buissons continuent à pousser, et, comme le vent
les empêche devs'élever, ils s'étendent en ésentail
du côté de la terre, et offrent ainsi l'aspect d'es-
paliers artificiels derrière lesquels on peut trouver
un abri dans les gros temps.
Les torrens nombreux qui ont leurs embou-
chures sur la côte occidentale ne sont pas difficiles
à passer à l'endroit où ils arrivent à la mer; mais
en remontant leurs rives ils deviennent de plus
en plus escarpés. Avec un peu d'expérience et en
prenant les précautions convenables, ces excur-
sions se font sans inconvéniens ; ce qu'il faut at-
tribuer à la sagacité des chevaux qui marchent
d'un pas assuré sur les rochers et les coteaux es-
carpés. L'instinct de ces animaux se montre dans
beaucoup d'occasions d'une manière remarquable.
Lorsque, par exemple, à la marée montante, les
vagues menacent de submerger le chemin, les
chevaux dévient, dès une certaine distance, vers
le côté opposé, qui est ordinairement un sable
mou ; puis au moment où la lame se retire, ils re-
tournent promptement sur le terrain plus dur, et,
sans faire de grands efforts, courent jusqu'à ce
qu'une nouvelle vague les contraigne encore à
s'éloigner de côté, et ils continuent cette manœu-
vre pendant des heures entières.
Le seul quadupède que l'on rencontre est le
kangarou ; ces animaux sont nombreux et leur
chasse est fort amusante, le matin et le soir, lors-
qu'ils paissent en troupes. Rarement on parvient
à les atteindre d'un coup de fusil; ils sont en gran-
de partie lues par des chiens dressés qui les pour-
suivent à travers les buissons, sur les marais et dan s
les landes. Celte chasse, vue d'une hauteur, offre
un coup-d'œil intéressant; quelquefois le kanga-
♦i
4'2t -^
rou disparaît subitement dans le bois, et s'il n'a
qu'an chien à sa poursuite, il s'échappe heureu-
sement : mais s'il estpouisuiTi par plusieurs, ceux-
ci cernent le lieu , et l'animal inquiété cherche de
nouveau à s'échapper. On a cru que le kangarou
se sert de sa grosse queue pour accélérer sa conrse
qui ne consiste qu'en bonds continuels ; mais il
n'en est pas ainsi, car il tient en courant sa queue
étendue horizontalement, et assez souvent les
chiens le saisissent par là et surtout par la jambe,
ce qui le fait tomber à l'instant. Alors commence
une lotte opiniâtre; le kangarou, saisissant son ad-
versaire avec ses griffes de derrière, le déchire
cruellement, et assez souvent il parvient à lui fen-
dre la gueule. Néanmoins les chiens sortent tou-
jours vainqueurs de ce combat ; ils ne tardent pas,
à leur retour , de faire connatire s'ils sont victo-
rieux, car cette bataille a eu lieu dans l'éloigne-
ment où ils ont chassé le gibier, et ils y condui-
sent le chasseur. La partie la plus utile de cet ani-
mal est sa peau qui, tannée, fournit un cuir très-
doux ; on peut à la vérité manger la chair, mais
elle est insipide, très-maigre et coriace ; môme en
la conservant plusieurs jours elle ne devient pas
plus tendre. Dans les forêts, c'est pourtant un
mets dont on s'accommode : on coupe de la par-
tie inférieure du corps ce qu'on nomme en langue
coloniale a itickei- up, la partie supérieure est à
peu près un squelette qu'on ne peut pas manger.
La queue est très-savoureuse ; elle contient une
quantité de tendons qui, par la cuisson, se con-
vertissent en gélatine. Des soupes de ce genre
sont réellement délicieuses , mais dans les bois,
oii l'on ne peut pas faire des préparations sem-
blables, on se contente de mettre la queue avec
sa peau et ses poils dans la cendre chaude et de
la rOtir ainsi. Notre kangarou est beaucoup plus
petit que celui de la Nouvelle-Hollande ; il pèse
rarement plus de quarante livres. Le wollobeg est
un kangarou de la plus petite dimension ; il est
souvent de la grosseur d'un lapin, mais sa viande
a bon goût.
Parmi les volatiles, les canards sauvages sont
les plus nombreux sur la côte; nous avons près
de nous un duck river et un duck bay, nommés
ainsi à cause de In quantité de ces oiseaux qui s'y
rassemblent : duck est le nom anglais du canard.
Ils ressemblent à nos canards sauvages, mais sont
plus petits. Le cygne noir est un niagnitique oi-
seau ; son vol est lourd, et dans l'air il se présente
d'une manière désavantageuse. Quand il nage sur
la surface tranquille d'un lac, surtout en troupe
nombreuse , il offre un aspect enchanteur ; et je
m'oppose toujours à ce que mes compagnons ti-
rent sur eux. Les kakatous noirs et blancs et les
perroquets sont peu fréquensici; les premiers an-
noncent le mauvais temps par un cri très-désa-
gréable ; lorsque je les vois voler on bandes noi-
re» avec les plumes de leur tête qui ressemblent à
an bonnet, leur aspect excite en moi un senti-
ment lugubre qui me fait souvenir des underta-
kers ( croquemorts ) de Londres. Comme je n'ai-
me pas la chasse , je me borne h remarquer en
passant que les bécasses et les cailles abondent
ici. Ces dernières , que les Anglais nomment
, quails, ressemblent à nos perdrix , mais sont
beaucoup plus petites.
Tous ces objets fom Dissent ample matière à
l'observation et à la conversation, et ces voyages,
bien qu'ils soient pénibles , intéressent toujours.
Woolnorth, dans la terre de Van-Diemen ,
mai 18.%
(' yinnalen der Erd-Vœlker-und Staatm
kunde , von D' H. Berghaus. )
ESQUISSES DE MOEURS.
LE FOYER DU PUBLIC,
Vn jour de première représentation.
Vous êtes arrivé l'autre jour, nous le supposons,
de Draguignan, de Dunkerque, ou de Quim-
perlé. Vous venez à Paris pour admirer dans
toute sa magniflcence, cette métropole de la civi-
lisation. Vous avez déjà visité ie palais du Luxem-
bourg et le cabinet d'histoire naturelle, la rési-
dence du gouvernement et les prprijjits de l'in-
dustrie, la Bourse et le*marché des Innocens.
Vous êtes allé voir , à la Chambre des députés,
comment votre élu vous représente, et vous avez
été surpris de la tiisie ligure du peuple français,
tel qu'il est personnifié dans la plupart de ses fon-
dés de pouvoir. Enfin, vous ave/, fort bien em-
ployé vos journées, et, pour faire connaissance
avec tant de belles choses, il ne vous en a coûté
que votre foulard et votre tabatière, disparus sans
congé, entre la Bourse, le Palais-Bourbon et la fu-
ture colonne de Juillet.
Mais ce n'est pas encore assez : la capitale des
lumières ne vous a pus mis au courant de toutes
ses curiosités. Vous êtes artiste et poète dans l'â-
me, lidèle abonné du cabinet littéraire de votre
ville; aussi, ce qui fait à vos yeux le plus grand
mérite de Paris, c'est la foule d'esprits distingués
que la cité-reine renferme dans ses barrières ;
c'est le visa qu'elleseule est en possession de don-
ner h toutes les réputations, viui sans lequel il
n'est pas plus permis d'avoir de l'esprit en France,
que de construire un pont ou de réparer un che-
min. Vous êtes envieux de contempler face à face
les célibritis dont voas avez lu les ouvrages, de
juger si ces grands hommes portent sur le front
des rayons lumineux comme Moïse, s'ils ont des
ailes <'on)nie les archanges, s'ils marchent sans
toucher la terre romms je ne sais plus quel per-
sonnage merveilleux. Les récits surprenans et
fantastiques de certains journaux sur la canne pro-
digieuse de M. (le Balzac vous reviennent à l'ima-
gination. Depuis que vous êtes à Paris, vous ne
rencontrez pas un individu sans regarder le jonc
ou le bambou dont il est armé, et sans vous dire
que vous venez peut-être de toucher une de nos
gloires.
C'est qu'en effet, ce n'est pas un médiocre avan-
tage de pouvoir dire à votre retour : « J'ai vu
M. A.... le grand romancier; il porte nn gilet de
telle couleur. Je me suis assis vis à vis de M. trois
étoiles le critique européen ; il se coide de telle
façon. M. Z...., le fameux dramaturge, a daigné
en {wssant me marcher sur le pied : il avait des
bottes à talons très hauts. .. En lisant un ou\rago
intéressant, ne vous est-il pas arrivé qnelqiiefois
de V0U5 créer un portrait de son auteur? Ce
portrait se trouve souvent, il est vrai, démenti pat
la réalité qui sej oue cruellement de nos illusions.
I/auteur que vous aviez rêvé sylphe, on beau
jeune homme pâle, au sourire byronien, n'e*f
plus qu'un bourgeois rubicond, dont l'extérieur
conviendrait parfaitementà un marchand de bœufs
de Poissy. Nous pourrions citer à cet égard le
mortel désappointement d'une jeune et jolie da-
me, qui, en lisant le dernier ouvrage de M. Z...,
ouvrage tout parfumé de mystique poésie, de mé-
lancolie tendre et passionnée, s'était fait de l'au-
teur le type le plus aérien et le plus diaphane.
Avant-hier, comme cette dame entrait aux Tuile-
ries : Cl Voulez-vous voir '/....?■< lui dit-on. la
dame s'empressa de regarder, le cœur palpitant
d'une douce extase. Elle vit un gros voltigeur de
la garde nationale, au nez bourgeonné, digne par
son embonpoint d'être député du centre, et qui
charmait les ennuis de sa faction en savourant
une énorme prise de tabac. Cette dame ne s'est
pas encore consolée. Un seul coup d'œil avait
coupé les ailes à l'ange de ses rêves. Un gros au-
ge en capote bleue, juste ciel !
Mais vous bravez la chance d'un désappointe-
ment de cette espèce. Au risque de toutes les dé-
sillusions, vous voulez voir en chair et en os la
littérature contemporaine, lin ce cas, venez ce
soir au Tliéàtre-Frîincais. On > donne la pre-
mière représentaiiou d'un ouvrage annoncé de -
puis six mois par les cent voix du charlatanisme,
par tous les compères et les officieux de radmini>-
tration et de l'auteur. Tantôt le célèbre écrivain
qui doit mettre par ce nouvel ouvrage le sceau à
sa réputation, a dû demander au beau ciel de l'I-
talie le l'établissement de ses forces épuisées, et
ce voyage trop nécessaire a retardé de six mois les
jouissances et l'enthousiasme du pubhc ; tantôt il
y a eu procès entre deux théâtres, jaloux de pos-
séder le chef-d'œuvre ; tantôt enfin le feu a pris
au cabinet de l'auteur, et le précieux manuscrit
aurait péri dans ce désastre, sans le dévoùment
d'un pompier revêtu d'un nouvel appareil incooi-
bustible. Double annonce, réclame par ricochet
pour l'appareil et pour la pièce. Quant au p<ini-
pter, la littérature reconnaissante lui décernera
une récompense nationale.
D'après tout ce fracas préalable, vous jugez si
l'empressement est vif, pour la première repré-
sentation. Tout le public artiste et littéraire soi-»
là ce soir, et vous ne sauriez trouver une occasion
meilleure pour le contempler en blor et en dé-
tail. Car, ne croyez pas, honnête provincial, que.
les jours de premières représentations marquan-
tes, le public payant, le public ordinaire soit en
majorité. 11 y a un public à part pour ces jours-la.
public d'auteurs, d'acteurs , de journalistes, de
personnes tenant aux arts et aax lettres par des
liens plus ou moins avérés, plus ou moins direrL>.
Nous connaissons un brave homme qui, passionne
pour l'art dramatique, mais n'a>am pas reçu de U
nature la somme de talent nécessaire pour écrire
la moindre scène, le plus léger article de journal,
voulait néanmoins pouvoir dire : .. J'ai mes en-
trées an théâtre de *". • Il se fit actionnaire et v
mangea cent mille francs. Mais il a ses cntrée>,
et il en u>o : c'est bien le moins. Il a pa>é assez
cher ses entrées gratuites. Cet homme est l'iné-
vitable dos premières repnSentations.
lîref. aujourd'hui, salle pleine jusqu'au comHc
et Caisse à peti près tide. Cherchet un p»sja?e.
m
-«ïta.- -^i*-i
Therniopylcs périlleuses, à travers celle longue
lile (le voitures qui assiégn la porte. Entrez : la
première pièce, jouée au bruit des loges qui s'ou-
vrent, (les colloques dans les corridors, vient de
linir. Jetez un coup d'œil dans la salle. Le par-
terre profite de l'entr'actc pourdemaudor au\ lo-
ges un spectacle supplémentaire. Fenimes du
monde, femmes de théâtre, c'est un assaut de toi-
lettes au milieu duquel les lorj;nettes eiiipre.ssées
reconnaissent toutes les reiioramées de l'art et de
la beauté. Il est à Paris telles femmes, sans qui
une première représentation un peu notable ne
.serai; pas complète , non plus qu'une course au
Cliaaip-de-.Mars, un slçeple-cluise ou un procès
méinoiable en cour d'assises. Lorsqu'on dit :
Toii[ Paris ctaii là, c'est ce inonde, toujours le
Uiéine, qui composait tout Paris.
(Juant au personnel de la littérature, c'est au
loyer qu'il s'est donné rendez-vous, pendant l'en-
tr'acte. Quelle allluence dans la longue galerie
que borde, comiue des sentinelles de marbre, la
double haie des auieurs célèbres du temps passé !
Dans cette foule, il n'est presque pas de ligures
auvquclies les initiés ne puissent appliquer un nom
plus ou moins connu. Vous ne sauriez faire un pas
sans coudoyer le drame, le vaudeville, le roman,
le journalisme. .Si ces voûtes venaient soudain à
crouler com me le temple des l'Iiilislins, la presse
«"tle théâtre seraient presque exterminés d'un seul
coup, lleureusemenl, les noiiveauv soldats ne se
feraient p;is attendre pour combler la brèche : ne
cro) ez pas que Paris chômât longtemps de pièces
et de journaux, (l'est surtout il la nation écrivan-
te, que le dicton ; Oiiand il n'y en a plus il y en
a encore, peut sapiiliquer en toute vérité.
Ce n'est pas que l'on pût remplacer facilement
tous ceux qu'engloutirait, avec ce foyer, une nou-
velle catastrophe d'Herculanum. Tenez, par exem-
ple , au nom de Mctor Hugo, prononcé comme
le symbole d'une école bizarre, frénétique, éclie-
velée, comme la personnilication d'un véritable
93 litiéraire, ne \ ous éles-vous pas créé quelque-
fois un t;,pc étrange? Quand vous frémissiez des
monsliuosiiés de lUin d'Islande, quand les gar- :
goiiilles de NoU-e-Dauie-de-Paris, les Djinns des
Orientales bourdonnaient à vos oreilles, quand
vous voyiez d'Iioniiéies jeunes gens, .sous prétexte
de romantisme, revenir dans leur province avec
une ligure fantastique et des costumes inouis,
jiouviez-vous vous imaginer une barbe assez
épaisse, assez hérissée, une forme d'habit assez
cvcenlri(|ue, pour le grand ponlite de celte école,
|)our le père de Bug-Jargal, d'Hernani et deQua-
ftimodo ?
Eh bien ! regardez cet homme de trente-sept
à trente-huit ans, à l'extérieur froid et réservé,
«lui ne pjjite pas même de moustaches, qui s'ha-
bille absolument de la même façon que votre voi-
sin, l'avoué ou le notaire : c'est iM. Victor Hugo.
Comme vous le voyez, il n'emprunte nullement
ses nioiics aux démons de la Ronde du Sabbat.
et, s'il est romantique dans ses vers et dans sa
prose, en lYvanche sa tournure est on ne peut
plus classique.
Par contre, voici venir une paire de niousta-
ches-nionstres, qui auraient fait honneur à un
fOH</f»î'ere du moyen-âge. Celte énorme paire
de mousiacbes au-(iessus de laquelle s'ouvrent
deux gros v eux à fleur de léte, c'est l'écrivain in«
vcnlil' et hardi que le diable, quand il a voulu
écrire ses Mémoires, a pris pour secrétaire; c'est
l'auteur au style puissant qui a su faire adopter
et ajiplaudir, dans Diane de Cliiviy, un chel de
chouans brave et généreux, notable et jusie re-
tour de l'opinion, après tant d'absurdes menson-
ges. Ces gros yeux et ces imposantes mousiacbes
vous représentent en un mot, M. Frédéric Soulié.
Que de femmes se sont lait des illusions com-
me celles dont nous parlions tout à l'heure, quand
elles s'atlendrissaient sur cette frêle et douce Pic-
riola, sur celte Heur élevée à la dignité d'héroïne
de roman, et ijui semble avoir pris une âme iioiii
consoler un pauvre prisonnier! Fraîche et toii-
chanic création dont l'auteur ne peut être assuré-
ment qu'un sylphe fait homme, un être aérien,
comme le paifuin qu'exhale autour d'elle la jolie
(leur à laquelle il s'est |)lu à donner la vie. Eh
bien ! vous venez de vous trouver vis à vis d'une
large ligure joyeusement colorée, qui aurai! fiiit
un merveilleux ellel sur le siège d'un président
du Caveau. Cette flgure extrêmement palpable et
terrestre, c'est l'auteur de i'/aio/a, M. Saintine.
.logez donc maintenant, pauvres femmes rêveuses,
un écrivain d'après son livre !
.Si vous vous êtes aitendri sur Picciola, en re-
vanche, que de lois vous avez ri d'nn rire inex-
tinguible et h()méri(|ue aux boullonnes aventures,
au slyle inénarrable de Rcnaudin de Caen, du
Mari de la Dame de CItaurs et du Plastron !
Que de fois vous vous êtes demandé quel type as-
sez gai, quelle physionomie assez joyeuse vous
pourriez prêter à M. Ouvert, l'inventeur de ce
langage, créé pour Arnal, et qui ne ressemble à
aucun idiome connu ! Dans vos idées, l'auteur
qui trouve des mots d'un comique si inusité, qui
sait si bien mellre en présence Arnal et Lepein-
tre jeune, cet idéal du grotesque, doit êlre lui-
même d'un grotesque achevé. Vous vous apprêtez
à rire, rien qu'en le voyant, avant qu'il ait ou-
vert la bouche. Dans ce coin du foyer, là-bas,
regardez ce petit homme, sec et grisonnant, à la
figure triste et presque morose, qui parle fort peu
et se permet très rarement la moindre plaisante-
rie. Epanouissez-vous maintenant, si vous voulez,
car vous avez vu l'auteur de Uenaudin de Caen,
l'homme qui vous fait rire le plus, et qui rit le
moins pour son propre compte.
Mais voici, sous le lustre du foyer, un groupe
qui .se forme autour d'un homme de haute taille,
au teint brun, aux lèvres épaisses, aux cheveux
laineux, aux grands gestes, à la parole vive et
spirituelle, c'est M. Alexandre Dumas. L'auteur
d'Henri III, de Stockholm et Fontainebleau
et de Mademoiselle de Belle-Isle, décrit peut-
être le plan du voyage littéraire qu'il doit, dit-on,
entreprendre en Espagne aux frais de la liste ci-
vile. Celle dernière circonstance nous paraît au
moins hasardée, et nous ferait craindre que la
découverte de l'Espagne ne soit pas plus réser-
vée à M. Dumas que celle de la Méditerranée.
Au reste, nous souhaitons beaucoup de nous
tromper, car M. Dumas rapporterait de l'Espagne
de nouvelles Impressions de voyage d'un vif in-
térêt, pourvu que la guerre civile, qui, de .sa na-
ture, est médiocrement littéraire, ne l'inierrompît
[las brusquement au beau milieu d'un chapitre.
Les soldats d'Espai lero, voire même les guérille-
ros de Méiino, sont très capables de n'avoir ja*
mais entendu parler A'Antony.
Voici les rois du feuilleton dramatique qui vont
s'asseoir dans leur tribunal pour juger, en pre-
mier el dernier ressort, l'œuvre nouvelle. Voici
le lèiiilli'ton de la (Quotidienne, majestueusement
représenté par M. Merle; les Débats, sous la fi-
gure ronde et épanouie de M. J. Janin; M. Mon-
las et M. Avenel, du Courrier français; M. de
Rolle, du National; M. Cassagnac, le critique de
la Presse, qui se promet de dire son fait, une
bonne fois pour toutes, à ce polisson de Racine.
Ici, MM. Louis Desnoyers, Altaroche et Albert
Cler, les trois hommes d'état du Charivari, mé-
ditent une de ces profondes élucubrations politi-
ques qui résument une crise ministérielle etmon-
irent le fort et le faible de l'équilibre em-opéen.
Là, M. Michel Masson, le plus petit par la sta-
ture, mais non pasicertes par le talent, de tous
1 s romanciers de nos jours, promet à Anibroise
Dupont de lui livrer sous quinzaine le manuscrit
de quelques nouveaux Souvenirs d'un Enfant
du peuple, annoncés et attendus depuis un
an.
Généralement, vous pouvez en faire la remar-
que , ce ne sont pas les hommes de mérite qui,
dans cette foule, attire votre attention par un ex-
térieur bizarre. Le talent réel est au-dessus de
ces ridicules recherches. Ainsi que M. Victor
Hugo, MM. Casimir Delavignc, Scribe, Mélesville,
MM. Aleyerbeer, Auber, Halévy, ne placent nul-
lement leurs titres de gloire dans l'étrangeté de
leur mise. Si vous vous retomnez pour contem-
pler, comme vous regarderiez un pensionnaire du
Jardin des Plantes, quelque chapeau hors ligne,
quelque paletot fantastique, il y a beaucoup de
chance pour que cette enseigne extraordinaire
couvre une prétentieuse médiocrité. Nous admet-
tons toujours les exceptions, mais alors pourquoi
un habit ou une chevelure ridicule ? Le talent se
passerait fort bien de cet accessoire. L'histoire ne
cite que Samson, dont la force résidât dans la
longueur de ses cheveux.
Que de sa'utatlons, que de bonsoir , que de
poignées de main échangés dans cette foule où
presque tout le monde se connaît! qiiede recom-
mandaùons, que de demandes de bons articles. '
(1 — Diles-donc, à propos, n'oubliez pas mon li-
vre!... Du bon petit feuilleton, six colonnes, le
plus tôt possible !... — Mais la discussion du bud-
get, la politique qui prend toute la place ! —
Bah! vous trouverez bien un petit coin! vous
serez bien gentil ! »
L'instant d'après, nouvelle demande du même
genre: — Donnez donc un tour de faveur à cinq ou
six ouvrages dont chacun réclame pour lui la
priorité aux dépens de tous les autres!
Puis , à travers les conversations littéraires ,
vous saisissez au passage des conversations poli-
liques: « — Qu'y a-t-il de nouveau ? — ■ Qii'a-t-on
fait à la chambre ? — Comment a élé la Bourse ?
— Quelle est la combinaison minisiérielle de la
journée ? »
Ces deux ou trois personnages que ifous aper-
cevez, pariant sur un pied d'intime connaissance
à tous les auteurs qu'ils rencontrent, ce ne sont
pas des gens de lettres, mais des éditeurs <le piè-
ces de théâtre. Ils viennent jiiger s'ils feront une
\i:i —
bonne affaire en achetant l'œnvre nouvelle. Même
au milieu du plus bruyant succès (raniis, l'éditeur
de pièces de théâtre devine , par habitude et par
instinct, si l'ouvraKe est destiné à une longue car-
rière. Cet industriel, sans avoir j;imais écrit une
ligne, vient tous les mois tiuchcr des droits as-
sez ronds à la caisse de l'agent dramatique. Sou-
vent des auteurs pressés d'argent (tous n'ont pas
cent mille livres de rente ) , cèdent aa libraire ,
moyennant un [iriv coaiplant , une portion de
leuj's droits sur une pièce ; ou bien encore , le
libraire consent , à cette seule condition , à se
charger de l'impression des ouvra2;es qui ont eu
des malheurs devant le parterre. Vous voyez que
l'éditeur dramatique peut, jusqu'à un certain point,
se croire bonune de lettres.
Place à MM. les censeurs, à MM. les chefs de
division, chefs et sous-chefs de bureau du minis-
tère de l'intérieur et autres ! Vous ne vous figu-
rez pas combien ces malheureux théâtres, dits
royaux , paient cher le protectorat que veulent
bien e.vercer sur euv ces niessieuis du ministère.
Nos gouvernans trouvent que les miettes même du
budget, les plus minces avantages que l'on peut
extraire , en les pressurant d'une position oITi-
cielle quelconque, sont toujours bons à recueillir.
Les grands et petits seigneurs de l'ordre de choses
pensent qu'ils seraient bien dupes si , avec de
gros ti-aitemens, il fallait ancore payer au specta-
cle. C'est beaucoup d'honneur pour les théâtres
de leur jeter des loges à pleines mains, à eux, à
leur famille , à leurs amis et aux amis de leurs
amis. Que MM. les censeurs viennent voir les
pièces qui leur ont passé par les mains, et juger
coiqmentelles marcheront, estrqpiées qu'elles sont
d'une jambe restée dans leurs ciseaux officiels ,
nous le concevons à toute rigueur. Mais il est
permis de demander si la présence gratuite de
tous les familiers et sous-familiers du ministère et
de la préfecture de police, est très profitable à la
caisse du théâtre et fort nécessaire aux progrès de
l'art dramatique.
Au miUeu de cette allluence, voici cinq ou six
hommes bien malheureux. Ce sont de vieux habi-
tués du foyer, abonnés ou possesseurs de leurs
entrées. Tous les soirs d'hiver ils viennent se
chauflcr devant la cheminée. Ils sont là comme
chez eux, formant un petit cercle , étendus tou-
jours dans le même fuiteuil de velours d'Utrecht,
lés pieds allongés sur les chenets. Les plus vieux
ont vu les débuts de mademoiselle Devienne et de
Talma au théâtre de la Comédie-Française, fau-
bourg Si-Germain. Ils savent par cœur toutes les
traditions du répertoire tragique et comique. Us
ont été liés avec Mole, l'ieury, Duga/.nn et Da-
zincourt : ils ont rompu des lances dans la mé-
morable rivalité de mademoiselle Duchesnois et
de mademoisdie Ccorges. Ils se livrent à un
doux échange d'anecdotes et de souvenirs. Ac-
coutumés à faiie du foyer leur salon , ces vété-
rans, presque passés à l'état de meubles, nmrmu-
rent contre la cohue extraordinaire qui, les jours
d'allluence, se pennetde les dérangi-r.
Mais r[uel moiivenu-nt subit dans toute cette
foule ! I,a dodic de l'averiisseur s'est fait en-
tendre. f,e rideau va se lever. Chacun court pren-
dre sa place, lin un moment le foyer se vide.
Kntre les actes de la pièce, vous verrez de nou-
veau le fover se iTuiplir. \ous iwurrcz y juger de
l'eTtet général de l'ouvrage , par les paroles de
celui-ci , par le silence de celui-là, par les hoche-
niens de tète de cet autre. Combien 'le bons amis
de rauteurqid diront tout haut : C'est trr.i biCn!
et tout bas : C"ej< détestable! Que d'intimes
désolés, si tout annonce une complète réussite !
Après que le rideau sera retombé pour la der-
nière fois sur un succès incontesté, mais qui, par-
fois, n'en est pas plus solide, ou sur un fatal mé-
lange d'applaudissemens et de sifflets, le foyer va
se peupler encore. On y formulera sur la pièce un
jugement définitif, puis toute la littéiaturc se dis-
persera ; tous les hommes d'art, tous les esprits
distingués qui ont posé devant vous, iront se cou-
cher comme de simples mortels.
Th. MiRET.
[La Quotidienne.
Un libéral aotta la ustauration.
(M. Alphonse Karr vient de, publier, chez M.
Uesessart, la deuxième livraison De ce qu'il y a
dans une liouteiUe d'encre. Cloliide obtient le
succès de sa sœur àlnée Geneviève. Nous en
avons extrait ces pages, peinture fine et char-
mante du vieux libéralisme en France.)
Il y avait alors, à un quait de lieue de la plage ,
sur la hauteur, une maison assez belle , bâtie sur
l'emplacement d'un château depuis long-temps
détruit , et qu'à cause de cela on continuait k
appeler « le (Château.»
C'était la demeure de M. deSommery, colonel,
retiré du Service en 1815, avec une fortune plus
qiie suffisante, qui lui avait permis jusqu'alors de
passer les hivers à Paris, et les étés seulement
dans « son chàteau»de Trouville. Madame deSom-
mery, (|u'il avait épousée en 1808, à l'époque où
les femmes n'aimaient que les militaires, et oii
ceux-ci ne traitaient en pajs conquis, aucun pays
autant que la France: madame de Somniery
avait vu succéder à une beauté assez romnuine
un excessif embonpoint. — ■ Elle s'était aperçue
depuis quelques hivers qu'elle ne comptait \Am
dans le monde où elle avait cependant continué
à aller pour marier sa fille qui , celte année , ve-
nait d'épouser un M. Meunier. M. Meunier était
riche et donnait à sa femme une existence élé-
gante et confortable , et madame Meunier se
consolait de la vulgarité de son nom , en rédi-
geant ainsi les billets d'invitation à ses bals et à
ses soirées.
0 M. Meunier et madame Meunier, née Allda
n de Sommiij, prient M de leur faire
i> l'honneur, etc. , etc. »
M. et madame de Somniery avaient décidé
(pi'ils passeraient à l'avenir toute l'aninH' à Trou-
ville; autant (pie madame de Sommerv pouvait
décider quel(pie chose dans la vénération , dans
la religion quelle avait pour sou mari, qui était à
ses yeux U plus grand homme des temps moder-
nes; simplicité dont je n'ai pas trop le cour.-«;e
de rire.
Tour M. di' Sonimery, c'était loul antre chose.
Il n'avait avec sa femme qu'un point de contact ;
c'était la profonde admiration qu'il professait
pour lui-même -d l'inqiorlanre <|n'il allachail à
son moindre geste, à la plus simple syllabe q; i
tombait de ses lèvres. C'était un de ces composéi
de croyances bétes et d'incrédulités systéraati([ues
qui seraient bien extraordinaires s'ils n'étaient si
communs aujourd'hui. Il avait pour Voltaire le
culte qu'il refusait positivement à Dieu. Il se pi-
quait de ne pas saluer les morts, ni le Saint-Sa-
crement , et de traverser les processions de la
Fête-Dieu le chapeau sur la tète. — Le but de
ses attaques était perpétuellement l'abbé Vorlèze.
le curé de Trouville, avec lequel il jouait cepen-
dant aux échecs tous les soirs. Mais l'abbé se dé-
fendait si peu , qu'il ne servait qu'à faire briller
son adversaire. M. de Sommery avait souvent
bien de la peine à lancer dans la discussion l'abbé,
semblable à ces daims d'un parc; royal où Tem-
pereur Napoléon voulut un jour chasser, et que
des piqueurs étaient obligés de poursuivre à coups
de cravache pour les faire courir.
M. de Sommery n'était pas moins absolu en
politique qu'en reUgion ; il détestait tout pouvoir
quel qu'il fût et quoi qu'il fit. Il ne parlait qu'avec
un souverain mépris de tout ce qui avait avec lui
le moindre rapport. — Quand il séjournait à Pa-
ris , il grommelait entre ses dents quand il p ssail
près d'un balayeur ou d'un idlumeur de réver-
bères , parce qu'ils ont le malheur d'être sous
l'administiation de la police. A Trouville, il ap-
pelait l'afficheur de la mairie '■ suppôt du pou-
voir. Il et ne voyait pas leniaire pour ne pas avoir
l'air 11 d'aduler l'autorité. •
En littérature, il connaissait M. Béranger et le
mettait sans hésiter au dessus d'Horace, qu'il n'a-
vait jamais lu, et au.ssi Désaugiers, dont il savait
plusieurs chansons grivoises. C'était à table sur-
tout qu'il se manifestait dans toute sa splendeur.
Il parlait des folies de sa jeunesse , des femmes
de chambre de sa mère, ravissantes créatures
qui l'adoraient, des petites cousines, aux maris
futurs desquelles il avait joué de bons tours, eic.
Mais tout cela ne sortait pas du fond du per-
sonnage; il avait eu soin de faire baptiser ses
enfons et de leur faire faire leur première com-
rannion , parce qu'il faut « faire comme tout le
monde, n II se soumettait .scrupuleusement à tonte
mesure émanée de la mairie, et son fils avant
voulu prendre à la lettre les principes professés
par son père, s'en trouva plus d'une fois fort mal.
La première fois, pour avoir, à l'âge de douze
ans, fait dans l'église des petites galiotes de pa-
pier, et les avoir fait ffotter sur l'eau du bénitier,
il fut puni du fouet, et du pain sec pendant huit
jours. Une autre fois , il avait dix-sept ans. il s'a-
visa de suivre au grenier une gros.se servante de
la maison et de vouloir l'embrasser : — la ser-
vante cria, le père survint, soulffeta son fils, et
lui demanda s'il prenait u sa maison '< pour <• un
mauvais lieu. «
Il se piquait principalement de n'avoir jamais
changé d'opinion , c'esi-àKliiH" d'avoir et-- t'iujours
de l'avis du Coiislilntioniicl d'alors, junrnal
audacieux pour l'époque, et qui rendait ses abon-
nés l'objet d'une snrvedlanre toute sjiéciali.- de la
|)art de l'adminisU-aiion.
— Il était ce qu'était alorsla moitié de la France,
à la foij libéral et bonapartiste: c'est-à-<lire. que •
que chose d'absunle . attendu qu'il n'est p.is dor-
tetiv que Bonaparte, s'il fût resté empen-iir. cil
fait an\ idée* dites libérales «ne guerre 1 1 1> har-
i.')Il
(lifi 01 plus cfiicare (jue n'osa jamais la lui faire la
rcsiauraiion. Kn religion, il faisait l'iMose de la
religion protestante , parce qu'elle permet l'exa-
men (les dogmes et la iliscussion. En politique ,
au contraire , il n'eût pour rien au monde con-
siMili à lire un autre journal que le sien.
Il était toujours de la mèrue opinion , en cela
qu'il était toujours contre le gouvernement. Si le
gouvernement faisait allianre avec l'Angleterre , il
s'écriait : " Perlide Albion ! » — Mais , dans tout
autre cas, l'Angleterre était la len-e classique de
la liberté et le berceau du gonvernement re-
prcsciilatif.
Au fond de tout cela, c'était le meilleur bomme
du monde. Il cbérissait sa femme et ses enfans ,
et il avait généreusement pris soin de la fille d'un
de ses ccmipagnous d'armes , qui était mort en la
laissant sans aucunes ressources. Marie-Clotilde
Belfast avait été élevée avec les enfans de son
biciJaiteui-, Arthur et Alida. Les domestiques n'a-
vaient jamais été admis à faire entre eux la moin-
dre dillérence , et il n'existait nullement de dis-
tinction entre elle et les enfans de la maison ,
que la déférence que Clotikle , qui était une fdle
adroite et perspicace , manifestait pour eus sans
que personne eût jamais eu l'air de l'exiger.
Ainsi, quand il s'agissait d'une promenade, et que
1rs trois enfans devaient donner leur avis sur le
lieu ou .sur l'heure du départ, elle était toujours
de l'opinion des autres; en fait de parure, sans
allct talion , elle savait ne rien choisir qu'après
qu'Alida avait laissé percer son goût, pour lui
laisser ce qu'elle préférait. — Elle avait une fois
renoncé à une coiffure qu'elle aimait, parce qu'on
avait dit qu'elle lui allait mieux qu'à mademoiselle
de Sommery.
Depuis le mariage d'Àlida, lés deux jeunes fil-
les avaient cessé de se voir, et d'ailleurs Alida
avait changé d'idées à son égard. — Dès le len-
demain de leur mariage, il se révèle ans fillesune
foule d'idées dont elles ne paraissaient pas avoir
le germe. AUda se rappelait avec inquiétude que
son père devait doter Clotilde, et que cette dot
serait prise sur la fortune dont une partie devait
lui revenir. Ses lettres à Clotilde devinrent froi-
des, pids elle n'écrivit plus.
Arthur de Sommery était alors surnuméraire à
Taris, au ministère des finances; c'était une
épreuve nécessaire, après laquelle les protecteurs
<li' M. de Sommery devaient le pousser aux plus
luMits eaiplois de l'adminlsiration. Car ce bo/i M.
<li' Sommer) , malgré sa haine et son mépris pour
1rs rourlisans, choyait fort les gensqui pouvaient
élre iililes à lui ou à ses enfans.
Arihur était foit amoureux de Clotilde, qui n'a-
\ ait rien négligé pour augmenter cette passion,
i|ii()i;ue le jeune homme no lui plût j)as. Arthur,
1. Ml, spirituel à un cerlain degré, n'avait pas la
(li)s:; d'énergie nécessaire pour dominer une
femme comnit; Clotilde; les femmes n'aiment réel-
lement que les hommcsqiii sont plus forts qu'elles.
Car, si leurs plaisirs les plus vifs sont de plaire
ci.de commander, leur bonheur est iVaimer et
tl'0/",'j7'.
Mais Cloiilde était ambitieuse: l'airection de M.
c/dî madame de Sommery lui avait ejillé le cœur,
.tu'ailleursplle élait jaIou.se d'Alida; elle ne vou-
la t enlrei- dans le monde que sur un pi 'd au
moins égal au sien, et elle caressait avec un bon-
heur caché l'idée de prendre ce nom de Sommery
qu'Alida avait quitté, et qu'elle regrettait. Les dé-
clamations de M. de Sommery, contre la vanité
des castes nobles, tombaient dans son cœur, et
elle les prenait malgré elle au sérieux.
In soir, l'abbé Vorlèze annonça qu'il avait
quelque chose à demander à M. de Sommer}'. Il
y avait plusieurs jours que l'on aurait pu le de-
viner , tant le pauvre abbé avait encore accru
l'humilité habituelle de ses allures, tant sa voix
était faible et respectueuse. Depuis trois jours, en
effet, il élait parti sans avoir osé commencer l'at-
taque (ju'il méditait presque toujours. Au moment
où il ouvrait la bouche, quelques sarcasmes de
M. de Sommery lui faisaient comprendre le peu
de chances de succès que rencontrerait sa démar-
che. Aussi était-ce pour ne plus pouvoir reculer
qu'il avait déclaré en arrivant l'intention de livrer
bataille.
11 débuta par une chance assez favorable; il
perdit deux parties d'échecs. — Le pauvre abbé
élait un homme si simple de cœur, que nous n'o-
sons pas penser qu'il les ait perdues volontaire-
ment. — D'ailleurs, sa préoccupation était plus
que suffisante pour lui donner un désavantage
marqué. Quand il crut le moment opportun, il
dit le plus négligemment possible, et comme si
les paroles fussent tombées de ses lèvres sans
qu'il le fît exprès :
— C'est dans quatre jom's la Fête-Dieu.
M. de Sommery caressa Baboun, voulant mon-
trer par un air distrait qu'il ne supposait pas que
ce fût à lui que l'abbé s'avisait de parler de Dieu.
—Et le temps sera magnifique, continua l'abbé.
M. de Sommery réveilla tout à l'ait Baboun, et
Iç fil sauter deux fois par dessus sa canne.
— Nous avons, dit l'abbé, quelque chose à de-
mander à ce sujet à M. de Sommery.
— Au sujet de la Fête-Dieu ? dit M. de Som-
mery en se redressant.
— Au sujet de la Fête-Dieu, dit l'abbé avec
calme.
Le chemin pour sortir de l'église est tout dé-
foncé par suite des réparations qui n'ont pu être
teiminées. A gauche du chemin est une pièce de
terre en jachère cette année. — Celte pièce de
terre appartient à M. de Sommery. — Veut-il
permettre qu'elle soit travesée par la proces-
sion ':•
— Voilà bien, s'écria M. de Sommery, les en-
vahissemens du clergé. — Quoi, n'est-ce pas as-
sez que, par une honteuse intolérance pour les
autres religions, le culte catliohque fasse des pro-
cessions extérieurement sans que ce soit encore
une occasion de tyrannie contre les propriétaires.
L'église croit-elle encore avoir droit aux dîmes et
à la corvée ; veut-on nous ramener aux temps où
le pape Jules II excommunia Louis XII, donna
son royaume au premier occupant, et lui-même, le
casque en tête et la cuirasse sur le dos, mit à feu
et à sang une partie de l'Italie....
— Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze, je vous
demande simplement et humblement le droit de
traverser une fois un champ en jachères.
— Aux temps, continua M. de Sommery, s'en-
ivrantdu bruit de sa voix et s'animant par degrés,
où le pape Alexandre VI acheta publiquement la
tiare, où ses bâtards firent périr les Vitelli et les
Urbino, pour ravir leurs domaines.
— Mais, monsieur, vous pouvez refuser, et
— Aux temps où l'église assassina Henri III, et
Henri IV, et Guillaume, prince d'Orange, et fit
couler des flots de sang depuis Constantin.
— Refusez, dit l'abbé, et il n'en sera plus ques-
tion.
— N'a-t-on pas vu les Irlandais sacrifier à Die u
leurs frères prolestans, les enterrer vivans, ou-
vrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les
enfans à demi formés et les donner à manger aux
chiens.
— Mais, monsieur, dit l'abbé Vorlèze en éle-
vant la voix, il s'agit de votre jachère.
— Depuis les jours Qorissans de l'église, pour-
suivit M. de Sommery, jusqu'à 1707, pendant
1400 ans, la théologie n'a-l-elle pas causé le mas-
sacre de cinquante millions d'hommes.
— Alors, dit l'abbé, ne parlons plus de votre
jachère, passons à la secon Je demande.
Je vous avouerai que l'année dernière vous avez
scandalisé toute la commune. Votre maison était
la seule qui ne fût pas tendue; cela ne vous coû-
terait pas beaucoup de faire tapisser votre maison
avec des draps blancs, et d'y attacher quelques
bouquets.
— Je déclare, répondit M. de Sommery, qu'il
n'y aura pas seulement une feuille d'arbre. Je ne
veux pas, par mon exemple, encourager le retour
du fanatisme.
— Du moins, consentirez -vous à faire balayer
avec un peu plus de soin le devant de votre mai-
son?
— Il ne se fera rien d'extraordinaire.
— Voudrez-vous alors faire rentrer, pour ce
jour-là, le bois qui encombre la rue?
— Pour quel joiu"?
— Pour la Fêle-Dieu,
— Quand est-ce la Fête-Dieu?
— Dans quatre jours.
— Le bois ne peut être rentré que daqs six,
— Avancez le terme.
— Reculez la fête.
— Vous plaisantez ?
— Pas plus que vous.
Madame de Sommery essuya furtivement une
larme qu'elle ne put retenir, et elle resta les yeux
baissés, craignant mortellement que cette larme
n'eût été vue par M. de Sommery,
L'abbé leva les yeux au ciel, et, perdant gra-
duellement sa timidité, donna à sa voix plus de so-
norité.
— Mon Dieu, tUt-il, quelle est donc cette épo-
que où nous vivons, où l'on détruit tout ce qui
est grand et beau, la royauté et la religion ? Après
avoir inventé le roi constitutionnel, vous faut-il
donc encore un Dieu constitutionnel, un Dieu
admis à la retraite, ou plutôt condamné à une dé-
tention perpétuelle dans ses églises?
Mais ces Heurs que l'on offre à Dieu et dont on
jonche les rues, ce n'est qu'une faible dîme prise
sur les Ueurs dont il couvre la terre. Vous vou-
lez chicaner à Dieu cette fête d'un jour, et
s'il vous retranchait cette belle et joyeuse fête de
trois mois, qu'on appelle le printemps ! Cette an-
née, il n'y a pas eu un seul lis : le froid de l'hiver
les a tués dans la terre., Cette année, les lis sont
morts; chaque année peut-être il mourra une
Heur, et une année viendra où il n'y en aura plus,
où la terre oubliera de se revêtir au printemps de
425 —
son riche manteau vert ; où, sous la mousse sé-
chée, le muguet et la violette, perle odorante,
améthyste parfumée, se feront en vain chercher
et ne fleuriront pas. Mais cette fête, dont vous
refusez à Dieu sa part, ne voyez-vous pas que
c'est à lui que toute la nature la donne, tous ces
parfums qui montent au ciel, toutes ces voix
joyeuses d'oiseaux qui chantent. — Croyez-vous
que ces parfums et ces voix ne vont pas plus haut
que vous, et qu'après que vous les avez respires
et entendues, ils s'évanouissent, elles s'éteignent.
Oh! non, pensez à toutes ks roses de toute la
terre, qui ouvrent leurs fleurs en petits encensoirs
de pourpre, et exhalant toutes à la fois leur par-
fum ; ne semble-t-il pas que le ciel de juin soit
tout formé du parfum des roses!
Ah ! si l'impiété pouvait se comprendre, ajouta
l'abbé, ce serait au sein des grandes villes où il ne
reste presque plus rien de ce que Dieu a fait, où
on ne voit pas le ciel. Mais ici, où, en présence
des grandes colères de l'Océan, l'homme se trouve
à chaque instant dans des situations telles que la
puissance de tous les hommes réunis n'en pourrait
sauver un seul ; — ici, peut-on oublier Dieu,
peut-on croire que les fleurs n'ont été inventées
que pour être jetées au théâtre à des danseuses en
sueur.
—M. deSommery, dit en se rasseyant l'abbé qui
s'était levé involontairement, vous n'êtes pas un
méchant homme, cette impiété n'est pas dans vo-
tre cœur, c'est une malheureuse vanité qui vous
fuit parler ainsi.
Cett'; dernière phrase était malheureuse ; elle
irrita M. de Sommery, qui dit :
— M. Vorlè/e, je ne savais pas que vous alliez
prêcher en ville.
Le lendemain , était la Saint-Paul , la fête de
M. de Sommery. Quoiqu'il ne l'avouâl pas, le co-
lonel était fort sensible à ces petites solennités ;
aussi, ne négligeait-on rien pour y ajouter toute
la pompe désirable. Après le diner, auquel avait
été invité le curé , tous les domestiques parurent
avec des bouquets. — Madame de Sommery, la
première, embrassa son mari en lui donnant son
bouquet; Alida et Arthur la suivirent ; — Clotilde
avait joint au sien divers petits ouvrages qu'elle
avait faits pour M. de Sommery. Elle s'inclina
vers lui et lui baisa la main,
— Viens dans mes bras, Clotilde, mon enfant,
etf tu es aussi mon enfant, tu es le troisième ; —
viens, ma charmante Clotilde.
— Oh ! monsieur, oh !... mon père, dit-elle en
baissant la voix ; et elle l'embrassa avec effusion.
Le soir, le curé ne resta pas, M. de Sommery
ne pouvait jouer aus échecs. Il pria Clotilde de
lire g
Elle ouvrit la bibliolhèr|uc et prit Naninif;
Clotilde était assez adroite pour choisir Voltaire ,
quand même M. de Sommery aurait eu d'autres
ouvrages que ceux de son auteur.
Clotilde lisait à ravir, mais le livre qu'elle avait
choisi avait un tel rapport à sa situation , que ,
d'abord, elle se contenta de lire froidement et en
psalmodiant , tant elle craignait que sa voix ne
prit des inflexions trop vraies. Mais bientôt elle
pensa qu'il ne fallait pas hésiter ; que celte soirée
devait être terminée par une scène d'où dépen-
dait sa vie ; qu'elle allait jouer sur un seul coup
toutes SCS espérances; et elle ne négljgoa plus
rien pour donner à sa voix toute la puissance
qu'ellelni connaissait, pour faire ressortir les pen-
sées et les sentimens de l'auteur.
Quand la baronne avoue au comte qu'elle
soupçonne sa passion pour Nanine, et qu'elle lui
dit :
Vous oseriez trahir impudemment.
De votre rang toute la bienséance ;
Humilier ainsi voire naissance.
Et, dans la honte où vos sens sont plongés ,
Braver l'honneur?
elle eut soin d'enfler le débit d'une façon presque
grotesque, de telle sorte que Arthur et son père,
saisis par le ridicule de la baronne, se Dssent d'a-
vance à eux-mêmes la réponse que fait le comte ,
réponse que Clolildelut avec infiniment de verve
et de noblesse.
Dite les préjugés.
Je ne prends pas, quoiqu'on en puisse croire,
La vanilé pour l'honneur et la gloire.
L'éclat vous plait ; vous mettez la grandeur
Dans les blasons, — je la veux dans le cœur.
L'homme de bien, modeste avec courage ,
£t la beauté spiriluelle et sage ,
Sans bien, sans nom , sans tous ces titres vains,
Sont à mes yeui les premiers des humains.
En lisant ce passage ,
LA BARONNE.
Comment !
Comme elle est mise ! et quel ajustement !
Il n'est pas fait pour une créature
De votre espèce.
Clotilde décupla l'insolence du rôle ; mais comme
elle fut humble et douce dans la réponse :
NAMNE.
Il est vrai , — je vous jure ,
Par mon respect, qu'en secret j'ai rougi
Plus d'une fuis d'être velue ainsi ;
Mais c'est l'elTel de vos bontés premières ,
De ces bontés qui me sont toujours chères;
De tant de suins vous daigniez m'honorer.
Elle s'incUna imperceptiblement vers M. de
Sommery.
Avec quelle touchante et tière mélancolie elle
ajouta :
C'est un danger, c'est peut-être un grand lort
D avoir une ame au dessus de son sort.
Clotilde , jeune comme elle était, n'avait que
l'instinct de la politique, aussi se lai.ssa-t-elle pren-
dre elle-même ii ce qu'elle lisait, et elle se sentit
des larmes dans les yeux en lisant ce que le comte
dit à Nanine :
Non, désormais soyez de la famille ,
Ma mère arrive, elle vous voit en fille.
Elle fut un peu embarrassée en disant, dans ie
monologue du comte, ces vers qui lui semblaient
un éloge <iu"elle s'adressait tout haut à elle-même :
Je l'idolâtre, il est vrai, mais mon cœur
Dans se» yeux seuls n'a point pris son ardeur.
Son caractère est fait pour plaire au sage.
Et sa belle âme a mon premier hommage.
Mais elle s'observa, se remit, et dit avec un ton
convenable et avec une excessive froideur, pour
donner au couplet tout l'air d'un raisonnement
sans passion :
Mais son état. . . Elle est trop au dessus .
l'rtl-il pliisli.is, je Ion aimerais plus.
Mais, puisjcenlin l'épouser'.'— Oui, sans doute.
Tour cire hcurcut qu'est-co,donc qu'il en coû^e
D'un monde vain doii-je craindre l'écueil ,
Et de mon goût me prit er par orgueil'.'
Mais la coutume ? - Eh bien ! elle est cruelle.
Et la nature a des droits avant elle.
Mais à la dernière scène, quand le comte dit à
Nanine :
Ce qui vous reste, en des momens si doux.
C'est., à leurs yeux., d'embrasser... votre éfioai.
Tout le monde était ému; QoUlde ne put se
défendre de l'émoUon générale, et ce fut avec un
sanglot qu'eUe cria le « moi ! » que répond Na-
nine.
Après l'avoir remerciée et lui avoir fdit compi;.
ment de la façon dont elle avait lu, M. de Som-
mery commença un discours sur l'égalité et sur
le mépris des préjugés. Alida s'esquiva et alla se
coucher. Arihur et CloUlde écoulèrent religieu-
sement M. de Sommery, car il ne disait pas un
mot qui ne fût pour eu\ une promesse et un enga-
gement. Pour madame de Sommery, elle n'em-
barrassait ni n'entendait pas beaucoup plus qu'un
fauteuil, quoiqu'elle écoutât avec attention et res-
pect.
Quand le discours fut fini, Arthur, très ému, se
leva, vint prendre la main de son père et lui dit :
— Mon père, j'aime Clotilde.
— Parbleu , dit M. de Sommery, belle nou-
velle ; nous l'aimons tous , Clotilde, pourquoi ne
l'aimerais-iu pas !
Ce pauvre M. de Sommery était à mille lieues
de prévoir l'affreuse situation où il arrivait par
une pente rapide, d'avoir à appliquer ou à renier
une théorie , dont on n'a pas prévu les consé-
quences tant qu'il ne s'est agi que de parler ; con-
séquences qui se présentent en foule au.ssitdt
qu'il faut agir.
Arthur ajouta: — Mon père, je l'aime d'amonr.
et je vous la demande pour femme.
— Ah bah ! s'écria le colonel. Qu'est-ce que
c'est que cette plaisanterie-là ?
— C'est l'intérêt le pins sérieux de ma vie
mon père. *
— J'espère que ClotUde n'est pas complice
d'une pareille folie.
Clotilde baissa les yeux sans rien dire ; la ba-
taille lui paraissait mal engagée et perdue, elle ne
voulait pas donner.
Elle se leva, fit une révérence et se relira. Elle
eut soin de faire entendre les portes qu',! fallait
ouvrir et fermer pour aller du salou à sa cham-
bre, puis elle revint sans bruit écouler ce qui al-
lait se passer dans le .salon.
In autre soir, l'abb»* \orlèze arriva très affairé
et sans vouloir prendre an siège, dit à M. de So^-
mery : Au nom du ciel, monsieur... mai.< j'oublie
que c'est prè,s de vous une mauvaise recomman-
dation ; au nom de la morale publique, au nom
de ce qui vous est quelque chcv. — au nom de
W. de \ollaire, —si nous voulez... faites baKiyer
le devant de votre mai.<on : ce .sera la .seule de-
main matin pour laquelle on n'aura pas pris ce
soin.
M. de Sommery ne fut nullement troublé de
l'evorde e.i ahru/Uo de l'abbé : il l'avait prévn ,
et louie la journée il s'était attendu à le voir ar-
river d'un moment h r.iuire.
Aussi il répondit en souriant : L'abbc , je suii
fâché pour Nous'quc: vous h'aur pnj pu \i\t li
426
sin:::ulière grimace que vous avoz faite en pro-
uoiiiant le nom de Voilaire.
^e plaivsatUiiiis pas , M. de Sommery, vous
n'êtes pas méclianl ; si je vous demandais un ser-
vice plus important à vos yeux, où il vous l'allùt
m"aider de votre argent ou de votre personne, je
suis persuadé (jue je l'obtiendrais, et vous ne me
refuser ce (pi ■ je vous dciir.'.nde {|ue par voire en-
tèicineni contre tout ce (pii lient à la religion.
Vous le poussez si loin, que Vatiael, le maire, m'a
dit(pie vos domestiques avaient chassé, injurié et
menacé les balayeurs de la mairie. N'est-ce pas un
enfantillage que d'empècber ainsi qu'on nettoie la
rue ?
—M. Vorlèze, dit M. de Somraory acec l'air le
plus sérieux et le plus digne dont il put s'allubler,
certes, en des temps ordinaires, je ferais à peu
près comme tout le monde ; mais à celle épo-
que (1), où le parti prêtre, cclioiic sous les coui)s
de la philosophie, dont l'égide peut à peine ar-
rftcr le char de l'Etat suspendu sur un volcan;
a cette époque où le clergé reUwe sa tète et re-
nait de ses cendres , pour dominer encore des-
potiquement notre malheureux pays; à cette épo-
que où tout le monde courbe le Iront sous le dou-
ble joug de l'église et du pouvoir, un citoyen
doit protester par un e\en)i)le énergique.
— 0 mon Dieu ! murmura l'abbé, est-ce donc
par de semblables phrases que l'on gouverne les
hommes ? Mon bon M. de Sommery, qu'est-ce
donc que ce vaisseau échoué qui relève la léle
et reiiail de ses cendres pour dominer? Qu'est-
ce encore, ô mon bon ami, que ce bouclier qui
arrête un char'.' Comment voulez-vous que je ré-
ponde a un semblable galimatias ?
— Je le crois, dit M. de Sommery avec un sou-
rire de satisfaction, je le crois bien, vous ne com-
prenez pas ce langage ferme et franc ; ce lungiigc;
qui dénonce avec courage les abus et les tendan-
ces de l'église et du pouvoir.
— Eglise dangereuse , en effet, dit avec amer-
tume M. Vorlèze, église dangereuse, et contre la-
quelle on ne saurait trop prendre de précautions,
que celle qui est représentée ici par un pauvre
prêtre, qui a un peu moins de revenu que vous
ne donnez de gages à vos domestiques, et qui, ce
soir encore , va raccommoder lui-même la seule
soutane qu'il possède, pour se faire beau demain!
Pouvoir bien menaçant que celui d'un maire en
sabots, qui déjeunait ce matin sur la plage avec
un morceau de pain et un oignon cru !
— Labbé, je suis réellement fâché de vous re-
fuser, mais tout mon monde est occupé, et je ne
puis faire négliger des Uavaux iuiportans.
L'abbé s'inclina et sortit.
M. de Sommery ne tarda pas à sortir également
poui- promeuer liabouu, coiume cela lui arrivait à
peu près tous les soirs. — liaboun dcstendil lente-
ment, puis, s'airetant à la porte de la rue, lit
entendre un sourd grognement. Ce grognement
était cauiié par une grande ligure noire qui s'agi-
tait devant la porte.
.M. de Sommery regarda qui pouv,iit seuir aussi
tard, il était dix heures, rôder ainsi devant sa
maison. — On ne rôdait pas, — la grande ligure
noire tenait un balai et balayait. « Ali ! pensa
M. de Sommery, ils euUelicnnent des intelligences
f^ — ... — .
(ij Voir (c Constitutionnel d'ulurs.
jusque dans les maisons et au sein des familles;
ils arment le lils contre le père, et le serviteur
contrele maiire. L'abbé aura corrompu quehiii'un
de mes doniestiqnes pour faire balayer ; » et,
comme le colonel s'avançait pour reconnnire
lequel de ses gens l'Eglise avait armé contre lui
d'un balai de bouleau, la ligure se retourna brus-
quement en entendant des pas, et M. de Somme-
ry reconnut ral)l)é Vorlèze lui-même. Le pauvre
prélre ne pouvait coukoxipbe personne, - c'est
ce qui ne nous met pas à njeme de juger s'il
aurait eu la vertu de ne pas le vouloir, — et il
balayait lul-méiiie le de\ant de la maison de
M. de Som;nery.
—L'abbé, étes-vons fou? s'écria le colonel.
Quoi ! \ous-mèine, faire la besogne d'un valet de
ferme ?
— Vous m'avez dit, M. de Som^nery, répondit
l'abbé tout confus, (pie vos gens étaient occupés.
— Mais je ne veux pas, l'abbé, que vous ba-
\ayei, — vous, — le devant de ma maison; lioaime
obstiné, appelez un domestique.
—Oh mon dieu! dit l'abbé, j'ai pres(|ue (lui.
Et il se mit à continuer.
— Mais je ne le veux pas, répéta M. de Somaie-
ry ; vous, M. Vorlèsc, ce n'est pas là votre place
ni votre ouvrage. ,•;-,•(•,:» :
Et, comme l'abbé continuait, M. de Sommery
mit la main sur son bras et l'arrêta.
— Laissez-moi faire, monsieur, dit l'abbé ; laissez-
moi éviter le scandale qui aiu'ail lieu demain.
— Mais non, mais c'est impossible, — un prè...
— un homme bien élevé.
Et M. de Sommery, arrachant le balai des
mains de l ahl)é, voulut balayer lui-même. L'abbé
reprit le balai, que M. de Sommery lui arracha
encore une f(}is pour donner les derniers coups
que la propreté de la rue der.iaiulait encore.
L'abbé serra les mains du colonel et disparut.
Le colonel resta debout dans la lue, fort irrité
contre lui-même de ce qu'il venait de faire; mais
cependant, se disait-il, on ne pouvait le laisser....
Il frappa du pied et rentra. Il ne dit rien à per-
sonne de ce qui venait de se passer, et se coucha
de mauvaise humeur.
Les gens qui font profession d'impiété, négli-
gent une observation assez facile à faire cepen-
dant, et que je considère comme étant parfaite-
ment sans réplique.
Us se font, contre la religion, une autre reli-
gion qui a ses pratiques, ses cérémonies et ses
austérités ; une autre religion beaucoup plus dilli-
cilc a suivre que la première, parce que, à celte
religion, dite impiété, on n'apporte aucune infrac-
tion, tandis qu'on est loin d'être aussi rigoureux
poiutfautre.
Ainsi, madame de Sommery eût été bien
moins fâchée de faire par hasard un diner gras
un vendredi, que M. de Sommery de le faire
mai.^^re. En cela, la religion de M. de Sommery
était roîume je le disais, plus dillicile à suivre et
Ini imposait d(!S privations. Dans les petits pays
comme TrouviUe, et surtout dans les pays aban-
daminent poarvas de poissons, les bouchers ne
tuent qa'une fois par semaine, le samedi. La
viande se mange jusqu'au mardi ou au jeudi,
suivant la saison. Ce (|ui en reste le vendredi,
est précisément la moins fraîche qui se puisse
mander.
Pour faire maigre le vendredi, madame de
Sommery n'avait qu'à laisser faire; il n'y avait,
à Trouville, que de mauvaise viande ; le marché,
c'est-à-dire, le bord de la Touque, était couvert
d'excellens poissons, et de légumes. M. de Som-
mery avait besoin chaque vendredi de s'occuper
de son dîner.
Nous avons expliqué, au corampncemfîut de
cette hislnire, pour(pioi M. de Sommery, non-
seulement laissait toute liberté de conscierice à sa
femme, mais encore eût trouvé mauvais qu'elle ne
suivît pas exactement les pratiques de la religioti
ronuiiiie. Cette impiété extérieure est un lustre
(lu'on se veut donner, lustre qui n'est éclatant
(pie |>ar le contraste ; il faut avoir l'air de braver
les choses les plus séiieiLses et les plus formida-
bles. Où est le mérite si les femmes , les enfans
et les servantes en font autant ? Du reste, plus
madame de Sommery attachait de prix à ces pra-
tiques religieuses, plus elle en redoutait l'inobser-
xaiion, plus elle ressentait une sorte de respect
pomson mari, qui savait se mettre au-dessUs de
ces craintes et de ces scrupules. Quoique souvent,
le dimanche, — pendant la messe, par exemple,
— elle gémit de l'impiété de M. de Sommery; le
reste de la semaine eUe en était un peu orgueil-
leuse. Madame de Sommery n'avait pas d'esprit,
et ne possédait que peu d'intelli^eùce ; elle n'avait
(lue les instincts de la femme. Et quand la femme
obéit à ses insdncis, ce qu'elle aime le plus dans
l'homme, c'est la force et l'audace.
M. Vorlèze était trop bon homme, et d'ailleurs
avait trop desavoir vivre inné, pour portera la
table où on l'invitait, la rigitUté loquace d'un pré-
dicateur; il avait à ce sujet une sévère réserve
dont il ne se départait jamais que dans les grandes
occasions.
Quand M. de Sommery était en gaîté , il s'ef-
forçait, un jour de jeûne, en avan(;ant une pen-
dule, de faire déjeuner M. Vorlèze sept ou huit
minutes avant mi(U. — Puis il amenait la conver-
sation sur lejeûne;— il en faisait longuement dé-
duire à l'abbé les vertus et la nécessité ; — et,
quand l'abbé avait lini, il lui disait : Eh bien !
M. Vorlèze, vous n'avez pas plus jeûné que mol.
Nous nous sommes mis à lalile à midi moins un
quart. Madame de Sommery, qui s'est doutée
que la pendule avançait, a fait changer les assiettes,
a demandé piusiems choses inutiles, etc. Mais,
malgré ses fraudes pieuses, vous n'en avez pas
moins mâché et avalé votre première bouchée à
midi moins quatic minutes.
Et M. de Sommery, triomphant, pendant tout
le reste du déjeuner, appelait l'abbé hérésiarque,
impie et païen. ,
M. Vorlèze, qui était tombé deux fois dans le
même piège, n'avait rien dit ; mais il avait le soin,
ccsjouis-là, d'avoir sa montre avec lui.
lin jeudi, M. de Sommery lit faire un pâté de
poisson, que l'on devait manger le lendemain ven-
dredi. Seulement, pour relever le goût du pois-
son, il y avait fait mêler un hachis de viande.
—Je n'en mangerai pas, avait dit madame de
Sommery.
—Mais M. le curé en mangera, avait dit le
colonel.
—Il reconnaMa bieu le hachis de viande
d'Arthur.
427 —
M. de Sommery réfléchit la moitié.dela journée,
et dit :
— M. le curé en mangera et ne reconnaîtra pas
le hachis de viande.
Il descendit lui-même à la cuisine, et donna des
ordres secrets.
Le lendemain , dn proposa du pâté a l'abbé.
— L'abbé, du pâté de poisson ?
— Je n'en mangerai pas, interrompit madame
de Sommery, qui voyait avec peine le danger
que courait M. Vorlèze.
L'abbé la regarda d'un œil interrogatif. —Mais
elle sentait que M. de Sommery la regardait éga-
lement;— elle baissa les yeux, et se contenta de
réciter tout bas une phrase du Patei- :
Ne nos inducas in tentalionem.
L'abbé prit le pâté avec défiance, — le regarda,
— te retourna, — examina surtout le hachis.
— Qu'est-ceci ? demanda M. Vorlèze.
— Parbleu, reprit M. de Sommery, c'est du
hachis.
— Mais, de quoi ?
— De quoi?
— Oui, —je demande de quoi est fait ce hachis ?
— De poisson, parbleu.
—Ah ! de poisson, dit l'abbé, —et il le coupa
lentement et encore indécis avec sa fourchette.
Le hachis était rempli d'arêtes que M. de Som-
mery y avait fait mêler.
— Ah! ah! fit l'abbé,
— Qu'est-ce que vous avez, l'abbé? dit M. de
Sommery.
— Rien.
— Si fait bien, vous venez de faire entendre
mi'é exclamation de surprise.
— Ah! c'est que... je vous avouerai que je...
que je mè défiais de ce pâté et surtout de ce
hachis.., — Mais j'ai découvert que c'est de vrai et
bon poisson et qui a des arêtes autant qu'un hon-
nête poisson peut se le permettre.
— Comment le trouvez-vous?
— Excellent. •
— N'est-ce pas?
— Oui, il a une saveur!
— Vous n'aviez donc pas de confiance en moi,
l'abbé?
— Franchement non ; vous m'avez déjà rendu
victime de plusieurs enfantillages de ce genre.
— Quel excellent poisson !
— -Excellent, — seulement il a trop d'arêtes.
Ici tout le monde sourit.
— Qu'avez-vous à rire ?
— Rien, c'est que vous devenez plus sévère
pour ce poisson à mesure qu'il y en a moins snr
votre assiette. — Vous commencez à lui trouver
un défaut.
—C'est que réellement il a considérablement
d'arêtes.
— Les poissons sont forcés d'avoir des arêtes.
Voudriez-vous que celui-ci eût des os ? Mais pre-
nez-en donc encore ?
— Je le veux bien. Voyez un peu le grand mal-
heur de faire maigre le vendredi. H est clair que
ce poisson-là vaut mieux que les côtelettes que
vous mangiez tout à l'heure avec emphase.
— Ah ! mon cher ami, t'est qu'on ne trouvepas
roubles jom°s du poisson comme celui-là.
— Je ne sais si j'avais pins faim (pic de con-
tuinc.uiais je lui trouve une saveur toute paoiculière.
— J'espère, l'abbé, que vous viendrez demain
finir le pâté avec nous à déjeuner ; mais voyons,
l'abbé, pëhsez-vous réellement que nous ayons
fait beaucoup de chagrin à Dieu, en mangeant
aujourd'hui queliiues côtelettes, et voas croyez-
vous un grand saint pour avoir mangé du pâté de
poisson avec plus de sensualité, vous ne pourrez
le nier, qne nous n'avons mangé nos côtelettes.
— Je n'examine jamais ces choses-là, dit l'abbé ;
j'aurais des doutes, que je n'ai pas ; dans le doute,
je me cooformerals à la règle.
Le soir, l'abbé Vorlèze perdit constamment aux
échecs.
— C'est singulier, dit-il, j'ai un malheur obstiné
aujourd'hui.
— L'abbé, la inain de Dieu s'est retirée de
vous.
— Quatre parties de suite.
— C'est une fin terrible et due à vos forfaits.
— Je demande une dernière partie.
—Je le veux bien, mais vous la perdrezcomme
les autres.
— Nous allons voir.
— Dentés inirnici in are perfringani ; Dieu
brisera vos de«ts dans votre mâchoire !
— Voyon.' , jouez, colonel.
— Un homme qui s'est gorgé de viandes un
vendredi.
— Jouez donc,
— Oui, l'abbé, vous avez mangé do hachis de
viande dans le pâté.
— N'ayant pas pu me faire faire la faute, vous
voulez me faire croire que je l'ai commise ;
je vous avertis d'avance que cela n'aura pas le
moindre succès.
— Je vous jure, l'abbé , que ce que vous avez
mangé, et à trois reprises, ce n'est pas pour vous
le reprocher, n'est autre chose que du hachis de
viande.
— Ceci serait bon si je n'avais pas vu les arê-
tes, colonel.
— Si vous venez dîner demain , l'abbé, je vous
ferai manger un gigot aux arêtes.
— Comment, il serait vrai...
— Que je vous ai servi un petit plat de ma fa-
çon, que j'ai fait mettre des arêtes dans le hachis;
et vous avez vu qu'on ne les avait pas ménagées.
— En effet, ce poisson avait un gorti singulier.
— N'est-ce pas, l'abbé.
— Ma foi, M. de Sommery, je vous déclare
que je ne charge pas ma conscience de ce péché-
là , et que vous voudrez bien le joindre aux vô-
tres qui sont, hélas ! as,sez nombreux sans cela.
Et l'abbé sortit un peu fâché, en serrant les
mains de madame de Sommery, qui avait poussé
le courage jusqu'à l'autlare, pour lui (loniier un
averlissenunt qu'il n'avait pas assez écouté. Ce
qui faisait qu'au fond du ea-ur il ne se cro>ail pas
tout à fait aussi innocent qu'il venait de le dire à
M. de Sommery.
Alpbokse KjinR.
A NEWSTEAl).
Les rôtrletlc» h In virtlinr.
1.
Par une .soirée pluvieuse et niélancolic|ue du
mois de novembre lîiOô, uuc tbaisc de po>tc vint
à traverser le petit village du Newstead. Comme
les chemins de cette partie du comté de Nnttin-
gham ne sont point dans un état d'entretien qui
les rende fort propices aux rares voyageurs qui
parcourent ce pays sauvage , il arriva à la chaise
de po.ste ce qui était arrivé déjà dans le même
endroit à d'autres voilures en diverses occasions ;
elle versa, au détour d'un vieux château, dont les
hautes tourelles et les grands bois, parleur om-
bre, entretenaient là une sorte de précipice hu-
mide, glissant et infranchissable.
Les habitans du village, qui prévoyaient l'iné-
vitable catastrophe, s'empressèrent de venir don-
ner des secours aux personnes qui se trouvaient
dans la voiture. C'était un homme, jeune encore
et un étranger d'une physionomie noble et impo-
sante. On lisait, sur ses traits , cette ironie souf-
frante et résignée que donne l'habitude du mal-
heur et l'acharnement du sort: il sembla regarder
la chute de sa voiture comme un événement
tout naturel de sa destinée , comme une consé-
quence rationnelle de la fatalité qui le poursui-
vait. Quoiqu'il souffrit et qu'il marchât avec diffi-
culté, à peine fut-il sorti de sa voiture, qu'il aida
les paysans à débarrasser son compagnon, resté
captif dans la voiture. Puis, tous les deux , après
s'être mutuellementassurésqu'ils n'étaient blessés
ni l'un, ni l'autre , se mirent à regarder autour
d'eux pour savoir où ils trouveraient un abri ; car
les réparations à faire à la voilure semblaient de-
voir exiger plusieurs heures ; sans compter qu'il
ne se trouvait pas de charron dans Newstead, <t
qu'il fallait en envoyer chercher un au yilldee
voisin.
— Mon cher ami , dit en souriant l'étranger à
son compagnon , nous courons les risques de dî-
ner bien mal aujourd'hui !
— Nous avons l'habitude do semblables infor-
tunes, répliqua le second voxagcur.
— Et cependant c'est le seul genre de mal-
heur auquel je ne sache pas encore tout à fait me
résigner. Voyons, informons-nous à ces braves
gens, s'ils peuvent nous vendre, du moins, lîtj
œufs et du lait, car il ne faut pas espérer trouver
ici la moindre pièce rie gibier ou le pins insigni-
fiant morceau de viande.
En effet . à toutes les questions qne rélranger
fit aux paysans, en bon anglais :
— • vez-vous (le la viande ? Avez-vous des œufs?
Avei-vous du laitage?
Us répondirent par un éternel et désespérant :
— .\o. Sir.
Sur ces entref.iites, un vieillard, monté dans un
fourgon qu'il conduisait lui-même, arriva devant
le château, vil le pi'iit ras.semblemeni firme au-
tour de la voilure. p(T(^a la foule et ne larda pas
à être mis an courant de la catastrophe arrivée
aux voyageurs , et du péril qu'ils couraient de
mangerdu pain noir et de boire de l'aie (leI(>^lable.
— Messieurs, leur dii-il. sans pouvoir vous ti-
rer tout à fait d'embarras, je puis du moins venir
un peu à votre secours. Le château que vous
voyez vient d'arriver en héritage au ji'une maître
dont je suis l'inicndani eiqui doit en venir bienu'ii
prendre pos.->ession. Sa mère m'a envoyé ici, quel-
ques jours à l'avance, pour tout faire préparer
convenablement ; car Nev\T:tead n'a point eié.habiie
depuis six mois. Vnns civmiirenei que je ne suis
point venu dans ce pavs sauv^igc >au^ .'pporicr
428
de quoi me nourrir confortablement. J'apporte là
un pâté de Tenaison dont je m'estimerais très
I iiarmé de vous faire les honneurs ; j'ai même
des provisions fraîches , un gigot d'agneau et des
côtelettes de mouton. Mais le chef d'olTice et les
domestiques n'arriveront que demain ; je n'ai
donc personne pour préparer ces viandes, et
force TOUS est aujourd'hui de vous contenter du
pâté.
— Non pas, dit l'étranger. En échange de l'hos-
pitalité que vous nous offrez et que nous accep-
tons avec reconnaissance, je vous offre mes talens
culinaires. J'ai été soldat, je suis exilé, c'est vous
dire qu'il m'a fallu plus d'une fois me plier à la
nécessité. Or, cette nécessité m'a, entre autres
leçons , rendu industrieux pour lutter contre les
chances d'un mauvais dîner. Nous trouverons bien
un enfant dans le village pour tourner la broche
à laquelle je vais attacher ce gigot ; je me charge
du reste.
Ce joyeux traité conclu, l'intendant et les deux
voyageurs entrèrent dans l'intérieur du château et
s'établirent en pleine cuisine. On alluma du feu ;
une baguette de coudrier servit de broche au gi-
got d'agneau, et après avoir quitté son habil, sans
oublier de retrousser ses manches , l'étranger
prépara le» côtelettes, comme s'il n'eût fuit que
cela toute sa vie. Mais quand les côtelettes furent
bien recouvertes d'un savant enduit de beurre ,
de mie de pain , de poivre et de sel , on s'aperçut
seulement alors que l'on manquait de gril. Cette
grave difficulté rendit mécontent et soucieux le
préparateur gastronomique... 11 réfléchit quelques
instans, puis tout à coup il s'écria avec la joie
d'Archimède quand il eut deviné son fameux pro -
blême :
— J'ai trouvé.
Avec une habileté et un savoir dont Carême se
fût montré satisfait, il enferma une côtelette entre
deux autres , les fixa au moyen d'une flcclle et les
plaça sur des charbons ardens. La flamme jaillit.
les chairs frissonnèrent et le voyageur retourna
peu après le tout. Ainsi les deux côtelettes e.vlé-
rieure» se trouvèrent bientôt réduites rapidement
à l'état de braise; moiscelledu milieu resta saine
et sauve , succulente , exquise, cuite à point , sans
avoir perdu la moindre parcelle de son propre
jus; elle était humectée et pénétrée du jus des
deux autres.
— Voyez quelles bonnes inventions on doit à
la nécessité ! s'écria le voyageur en servant à ses
commensaux le mets délicieux. Je ne veux plus
manger que des côtelettes préparées de celte ma-
nière, je dirai à mon chef de les baptiser du nom
de côtelettes à la victime.
On se mit à table, on fit honneur aux côteietles ,
sans oublier le gigot d'agneau ni même le pâté de
venaison. L'intendant, homme de tact, faisait les
honneurs de la table avec une respectueuse défé-
rence ; car il avait compris de suite que ses con-
vives n'étaient point des personnages vulgaires...,
quand tout à coup un bruit de chevaux se fit en
tendre dans la cour, et l'on vit arriver, à franc
étrier, un jeune homme d'une rare beauté; il
sauta de cheval, sans s'inquiéter de ce que deve-
nait sa monture , sans même regarder si le do-
me.<Uiqne qui l'accompagnait avait pu le suivre, et
frappant des mains avec une joie naïve :
— Mon cbàtedu ! mes domaines ! tout cela est »
moi!... Adieu à la pauvreté! adieu au tnivail!
adieu aux éternelles remontrances de ma mère !
Tout à coup il vit les étrangers... Le rouge lui
monta au visage , car ils avaient pu entendre
ses exclamations. Mais cette émotion de surprise
et de honte s'effaça rapidement, et il s'avança vers
les inconnus. Ceux-ci remarquèrent qu'il boitait
légèrement, et qu'un de ses pieds semblait malade.
L'intendant , qui était accouru, témoigna sa res-
pectueuse surprise au jeune homme de le voir ar-
river si tôt.
— Je ne comptais recevoir mylord que dans
trois ou quatre jours. Milady, votre mère, m'avait
dit que votre honneur attendrait...
— Attendre! attendre !... Huit jours, n'est-ce
pas ? huit mortels jours ? Attendre quoi ? que l'on
m'ait frotté, ciré et défiguré peut-être ce vieux
château de mon oncle, le mien aujpurd'hui. Non,
de par Dieu! Sitôt que j'ai appris la mort de mon
oncle, je suis sllé lui rendre les derniers devoir».
Ensuite j'ai fait amener un cheval, et me voilà à
Newstead , antique domaine où se sont écoulées
les premières années de mon enfance ! Newstead
doit j'avais rêvé tant de fois la possession quand
j'étais pauvre et incertain de l'avenir!... Mais
quels sont ces étrangers?
— Deux voyageurs français dont la voiture s'est
bi isée à la porte de votre château. Je leur ai of-
fert l'hospitalitéen votre nom et du mieux que j'ai pu.
— Tu as bien fait , mon vieux Murray! et il
s'avança vers les deux Français.
— Messieurs, leurdit-il.soyezles bien venus cher
moi ! Je me féliciterais du hasard qui vous y amè-
ne, si je ne devais cet honneur à un accident, et
surtout si je me trouvais en mesure de vous rece-
voir d'une façon convenable.
Les voyageurs ne répondirent que par des re-
mercîmens empressés, et après une conversation
dans laquelle il fut facile au jeune lord d'appré-
cier la distinction des manières et la spirituelle in-
struction de ses hôlei, ils témoignèrent le désir
de visiter le château, vieille construction abbatiale
dont l'origine remontait à la conquête des Nor-
mands.
— Messieurs, leur dit-il en les guidant lui-même
à travers les grandes salles rev étues encore de
toutes parts des caractères de la féodalité , mes-
sieurs , il y a d'étranges et de grands souvenirs
qui se rattachent à ces lieux. Newstead est un
monastère que le roi Henri VllI avait confisqué à
des mo nés ambitieux et remuans. Ln de mes aïeux
reçut ces domaines pour prix de sa fidéhté à la
cause de la vieille Angleterre, et comme cette fidé-
hté ne se démentit jamais, Charles I" attacha plus
tard, à la dotation de Henri VIII, l'apanage de la
pairie. De telle façon que la famille des Gordon,
devenue la première famille d'Angleterre , ne
trouve plus d'alliance digne d'elle que parmi les
Stuarts. Ma mère est un des derniers rejetons de
cette illustre lignée.
» Si j'évoquais chacun des souvenirs det lieux
où nous sommes , il me faudrait redire en entier
l'histoire de l'Angleterre, car mes ancêtres se re-
trouvent dans tout ce que l'Angleterre a entrepris
de célèbre, de glorieux et de grand. Et puis il y
a dans cette même famille des histoires fatales et
terribles... celle du dernier hôte de ce château
surtout... de mon praui onde, de celui dont je
viens d'béritei .
»Sir Peters avait épousé une jeune fille de
grand nom , mais pauvre ; il l'aimait. Pour elle ,
sans hésiter, il avait renoncé à une alliance opu-
lente et noble qu'on lui proposait, et qui eût fait
de lui le lord le plus riche et le plus influent des
trois royaumes. Il vint donc, avec celle qu'il avait
préférée à tout, se renfermer dans le vieux ma-
noir en ruines , entouré d'un lac et perdu au mi-
lieu des bois , car il aimait lady Sara éperdû-
ment et avec ime jalousie affrénée... Un soir, on
trouva le cadavre d'un lord voisin , la poitrine
percée de trois blessures , et qui gisait dans les
prés à queque distance de Newstead.
"La famille du mort accusa mon oncle de ce
meurtre, et il lui fallut comparaître devant la cour
des lords sous la prévention d'assassinat. Il ne
nia point qu'il eût donné la mort à celui que l'on
avait trouvé sanglant dans les bois , mais il jura
sur l'honneur qu'il n'était point coupable d'assas-
sinat : il s'était battu loyalement en duel, et c'était
une épée et non pas un poignard qni avait fait les
trois blessures. QmnA on lui demanda quels
avaient été les motifs de ce duel , il garda un si-
lence morne et obstiné. On vit seulement une
larme, la seule qu'il eût jamais versée , tomber sur
ses joues.
"Après un long procès, dont toute l'Angleterre
retentit, mon oncle fut absous et mis en liberté.
» Le premier usage qu'il fit de cette liberté fut
d'aller reprendre sa femme, qui s'était retirée
chez ses parens et qni était devenue mère d'un
fils. Elle refusa avec obstination , mais même avec
désespoir, non seulement de suivre, mais encore
de revoir son mari... Une nuit, mon oncle esca-
lada les murs du château qu'elle habitait, brisa les
fenêtres de sa chambre, et après un entretien dont
personne ne put jamais savoir une seule parole ,
la détermina à partir avec lui sur-le-champ. On
la vit pâle, tremblante, muette, sans songer même
à embrasser sa mère éperdue , et son fils qui
dormait dans une pièce voisine, monter dans la
voiture du lord.
" Trois ans après, on trouva le cadavre de cette
femme dans le lac que vous découvrez de la fenê-
tre. La justice ne voulut voir dans sa mort qu'un
accdient, malgré mille rumeurs répandues dans le
village, malgré des cris de femmes , malgré des
supplications, des plaintes entendues la nuit par
divers témoins. Mais ces témoins disparurent du
pays sans que l'on sût bien clairement ce qu'iU
étaient devenus, et mon oncle, atteint d'une ma-
ladie étrange , ne sortit plus de Newstead, où il
passa ving-cinq années, seul avec un vieux domes-
tique, sans vouloir que personne pénétrât jusqu'à
lui : il ne souffrit pas qu'on fît la moindre répara-
tion à son château, qui, peu à peu , tomba dans
l'état de décrépitude et de ruine où vous le voyez;
en outre, il fit abattre les bois et aliéna tout ce
qui pouvait ôter de la valeur à cette propriété.
«Vingt-cinq années, comme je vous l'ai dit,
s'écoulèrent.
"Une nuit, lugubre anniversaire des deux fata-
les nuits où l'on avait trouvé près du château le
cadavre sanglant du lord et le corps inanimé de
ma tante dms le lac, mon oncle sortit de New-
stead et frappa h la porte d'une chaumière de
paysan ; ses vêtcmcns en désordre inspirèrent
une vive terreur au pauvre hère.
1) — Suis-moi , lui ordonna-til.
429 —
mm
■K
).Le paysan obéit en tremblant ; le lord le con-
duisit dans une chaoïbrc où se trouvait le cadavre
du vieux domestique ; ce dernier semblait avoir
rendu l'âme depuis peu d'heures seulement.
» — Voici de l'or, ensevelis ce corps et fais-lui
rendre les derniers devoirs , dit-il.
-Trois jours apr^s, mon oncle arriva à la mai-
son de campagne que nous habillons à Aberdeen;
il entra chez ma mère , sans adresser un mot à
personne, s'assit près du foyer , et comme lady
Gordon ne le reconnaissait pas :
> — Le fils de celle qui déshonora mon nom est-
il vivant ou mort ? demanda-t-il ?
»— Sir John n'cwste plus depuis trois ans, ré-
pondit ma mère qui reconnut à ces paroles mon
grand oncle.
» Alors il se leva, et faisant un geste solennel :
» — Tout est accompli , dit-il. Et il sortit.
» Quinze jours après on ramassait sur la voie
publique un vieillard que son étrange accoutre-
Bent faisait prendre pour un indigent qui avait
perdu la raison. Conduit dans un hospice, il y
mourut en se nommant, et ce fut dans ce séjour
consacré à la misère, que ma mère fit enlever la
dépouille de celui qui, par sa mort, me faisait ,
moi pauvre baronnet, pair d'Angleterre et unique
héritier d'une fortune immense... Voilà pourquoi
j'ai assisté, il y a deu:t jours, en grand deuil, aux
obsèques de mon oncle ! Pourquoi je me trouve
à présent dans cette antique et célèbre de-
meure de Newstead , où dans trois jours arri-
vera ma mère. Mais j'ai voulu prendre possession
de mes domaines, seul, avant tout? Merci à vous,
messieurs, de m'avoir donné le plaisir de com-
mencer à me servir de mes prérogatives de lord ,
ëir usant du plus dout et du plus noble de mes
âroits : rhospîialité. — Hospitalité , par malheur
humble et pauvre comme naguère je l'étais moi-
même encore! »
— Mylord,^ je m'estime heureux d'être l'un des
premiers à vous féliciter de votre heureuse for-
tune. Puisse un jour le sort qui me persécute de-
venir clément et généreux pour moi, comme il
vient de l'être pour vous ! Quand vous viendrez à
Londres, faites une excursion jusqu'au château
d'Hartewelt, vous y trouverez ce que j'ai trouvé
aujourd'hui chez vous :de la pauvreté, mais un ac-
cueil hospitalier. Le roi de France Louis XVIH
sera heureux de recevoir lord Gordon dans l'asyle
qu'il doit à la générosité anglaise.
Le jeune homme se découvrit respectueusement
devant l'illustre exilé, et l'intendant resta surpris
devant l'attitude noble et l'air royal de celui qu'il
avait vu naguère i)réparer, avec tant de sensualité
et de verve, les côtelettes à la victime.
— Mais voici qu'on vient m'annonccrquc ma voi-
ture est remise en état, et que je puis continuer
ma route. Adieu, Mylord !
Quand Louis XVllI et M. d'Avaray furent re-
montés en voiture :
— Il y a. dit le prince, quelque chose de grand
et d'héroïque dans ce jeune homme. Ou je me
(rompe beaucoup sur sa destinée, ou bien il se
trouve appelé à faire de grandes choses en bien
ou en mal.
— Tout jeune qu'il est, sire, la destinée de ce
jeune lord est déjà bien étrange, et voici quelques
détails à ce sujet que l'intendant m'a contés tout
\ l'heure, pendant que vous parcouriez Ncwst«ad.
Le père du jeune Gordon, homme de désordre,
capitaine dans un régiment d'infanlerie.débuta p;ir
enlever une femme mariée, de haute noblesse,
qu'il épousa, lorsqu'un divorce l'eut rendu libre
lui-même. Lady Camarihen mit au monde une filh;
et mourut. Lecapilaine se remaria l'année suivante
avec une riche et noble héritière, séduite par le
noui et par la beauté du brillant officier. Miss
Catherine Gordon de Gight vit bientôt se dissiper
les vastes domaines d'Ecosse qu'elle avait appor-
tés en dot, et quand il ne lui resta plus qu'une
rente inaliénablede cent cinquante livres sterlings,
elle fut abandonnée lâchement par celui dont elle
portait le nom. Fière et courageuse, cette noble
femme, sans proférer une plainte, se retira en
Ecosse, dans la petite ville d'Aberdeen, et là, se
dévoua aux privations les plus rudes et jusqu'à un
travail manuel pour subvenir à donner une édu-
cation brillante à son fils unique, le jeune Georges.
Son mari, réduit à la misère, voulut alors se rap-
procher d'elle, et lui redemanda son fils ; mais elle
le repoussa énergiquement, et lui offrit une somme
d e cent livres s'il voulait quitter l'Angleierre. Le
misérable accepta ce pacte , et alla mourir, peu
de temps après, à Valenciennes, dans la Flandre
française. Votre Majesté sait le reste, et par quels
événcmens inattendus et romanesques le pauvre
enfant ruiné par son père est devenu aujourd'hui
un riche pair d'Angleterre, grâce à l'infidélité de
sa grand'tante et au ressentiment de son grand
oncle.
— Quel était le nom de ce terrible lord ? de-
manda Louis XVIll : le jeune Gordon a oublié de
me l'apprendre , et c'est pourtant le nom qu'il va
désormais porter.
— Lord Byron, répondit M. d'Avaray.
IL^
Pendant deux années, tout au plus, le vieux
château de Newstead garda le jeune lord Gordon
Byron, et fut témoin dos orgies dans lesquelles
l'imprudent se hâtait de vider la coupe des volup-
tés, comme si on pouvait remplir cette coupe, une
fois qu'elle est vide ! Vêtu d'une robe de moine,
entouré d'écervelés qui avaient tous ses vices,
sans rien posséder de sa haute intelligence, il
passait les nuits à boire et à se livTer à mille ei-
travauanccs bizarres qui tenaient de la folie. La
grande et lugubre salle, où le vieux Byron avait
rendu le dernier soupir, était précisément le lieu
que son héritier avait adopté pour ses fêtes noc-
turnes. Des chiens, un loup, un ours même, K.ê-
laient leurs hurlemens féroces aux cris de ces bu-
veurs, aux paradoxes impies de ces débauchés :
terreur du pays, ils jetaient partout la dtSolatiou
dans les familles. Tandis que déjeunes filles, en-
levées par la séduction à leurs parens, se voyaient
jetées tout à coup, de l'ignorante pauvreté du vil-
lage au milieu du luxe le plus effréné et le plus
infâme, des combats de coqs, des courses au clo-
cher, des luttes de boxeurs, réunissaient autour
d'elles tout ce que l'Angleterre comptait de
jeunes dissolus,— chevaliers d'industrie, ou pairs
du royaume; comédiens ou poètes, marins ou ar-
tistes. —Il sulDs.iit d'avoir acquis quelque renom,
n'importe par quel moyen, pour se voir le bien-
venu à Newstead ; pour trouver une place à ces
banquets, dont se scandalisait l'Angleterre entière.
Mais c'était précisément le scandale que voulait,
avant tout, Georges Byron, le scandale, gloire
grossière et impudente dont il cherchait à rassa-
sier la faim mystérieuse et invincible d'orgueil qui
le dévorait. Nuit et jour, le cor de chasse reten-
tissait dans Newstead ; nuit et jour ses hautes che-
minées jetaient leurs noirs tourbillons de fumée
dans les airs. Tantôt, parodiant une fête catholi-
que, ils sortaient, affublés de surplis, deux àdeux,
en longues files, répétaient gravement les litanies,
et tout à coup se jetaient sur les paysannes ac-
courues sur leur passage pour voir un spectacle
d'une telle singularité.... Le lendemain, les jeu-
nes filles ivres, échevelées, rentraient chez leurs
pères avec tant d'or, que les misérables s'applau-
dissaient presque du déshonneur de leurs enfans.
Tantôt ils jouaient leur vie, montés sur des che-
vaux à peine habitués à la bride; ils franchissaient
des fossés, escaladaient des murs, parcouraient des
marais semés de fondrières, et laissaient parfois
derrière eux des camarades blessés ou en péril.
Mais n'importe! ne devaient-ils pas suivre! ne de-
vaient-ils pas imiter leur maître ! leur modèle !
leur orgueil à tous!... Georges! l'indompté Geor-
ges, dont jamais un sourire n'efllcurait les jeunes
lèvres, et qui se livrait, sérieux et triste, à toutes
ces excentricités extravagantes, remettes violens
et sans effet sur son âme blasée. Puis on rentrait
au château, haletans, couverts de boue, accablés
de fatigue; une coupe passait de main en main,
resplendissante de la flamme du punch... — C'était
le crâne déterré d'un abbé du vieux monastère! —
Puis on courait prendre place devant un théâtre,
et des comédiens jouaient sur ce théâtre des dra-
mes horribles. Heureux quand la débauche et une
poésie dissolue ne s'emparaient pas de la scène !
Une nuit, les cris ne se firent pas entendre, les
cent fenêtres du château ne jetèrent pas dans la
campagne, à travers la feuillée ' des bois, la lueur
étrange de leurs yeux de flammes, les tourbillons
de fumée vomis par les cheminées ne s'élevèrent
pas vers le ciel. Tout devint muet, immobile, dé-
sert Et vingt trois ans s'écoulèrent avant que
les portes de l'antique manoir "se rouvrissent.
Durant ce long intervalle a'années, Newstead,
abandonné aux soins du vieux intendant Murra»,
devint un peu la propriété de tous les voisins. Lej
pavsans coupaient sans façon, dans la forêt, le
boisdont ils avaient besoin. Le poisson des étangs
alimentait la table de chacun, et leschàtelaias des
environs ne se faisaient point scrupule de dispu-
ter aux braconniers, par des chasses réglées, le
gibier des immenses piircs. Parmi les plus intré-
pides et les plus fréquens dévastateurs des cerfs et
des daims de Newstead, on remarquait sir Lamb,
marié depuis cinq ou six ans à une des jeunes
femmes les plus riches, les plus belles et les plus
spirituelles de Londres. Le saiis-facon avec lequel
le lord usiiit des propriétés de son voisin était d'au-
tant plus singidier.que sa femme avait pubhé un
roman satirique, dans lequel elle désignait, sous
le pseudonyme le plus tniiis|wrent, Georges B\-
ron qu'elle accablait d'inverti\t>s et d'outrago.
Peut-être lord Lewis Lamb. qui ne sepiquaiipoint
d'ailleurs d'être grand feuillcteur de livres, n'avait-
il point lu le libelle de l.i nionl.inte lady ; peut-
être croyait-il de bonne guerre de continuer, aux
dépens du gibier de lord Bjron. les hostilités dé-
clarées par sa femme au lord lui-méne. Quoi
qu'il en soit, ses équiiwges de chasse ne soruient
guère des forêts et des parcs de New stead , et ses
4S0 —
balilisjo)eii\, li's r.inlares de ses cors, les uboie-
iDtiis (le ses meutes veiiiiieiU bruire et éclater jus-
que s'>us les iHurs du niaiioir abiiiidoiiné.
Lu jour qu'il poiiisuivait uu daim et que le pau-
vre auimul, arculi^ eoiiire la porte même duthà-
teaii, défendait faiblement sa vie déjà dans la
gueule des chiens , sir I.amb aperçut tout à coup
par l'cxlrémité de l'avenue, sur une hauteur, un
cortège de (rois voitures escortées d'Iiomnies à
cheval, et qui semblaient se dirisjei- vers Newstead.
Ce spectacle inaccoutumé, dans un pays oii ne se
trouvaient d'autixs riches propriétaires que sir
I.and) , étonna sinf;uliérement le lord , et il piqua
di's deuv pour aller au devant du convoi. Au dé-
tour de l'avenue, il se trouva face à face avec uu
de ses anciens amis, sir Hobbouse qui devançait
les voitures à franc étrier, sans autre suite qu'un
domestique.
Sir Lamb et sir Hobbouse échangèrent un salut
amical et se pressèrent la main. Puis, comme le
premier accablait de questions le nouveau venu ,
ce dernier se tourna vers le domestique, lui donna
quelques ordres et descendit de cheval , en invi-
tant son ami à en faire autant.
— Le devoir qui ni'aaiène en ces linuv ne me
permet point, dit-il, d'accepter votre invitation
de vous accompagner à votre château et de pré-
senter mes respects à lady Caroline. Il faut que
j'attende ici les voitures qui me suivent; mais
noi:s pouvons nous asseoir sur le gazon et can-
.ser librement.
_ Le maître de ce château revient donc l'ha-
biter? demanda sir Lewis, mécontent de voir -ses
chasses compromises.
— Lord Byron revient habiter ce château, pour
ne plus le quitter désormais, répliqua sir Hob-
bouse, en laissant échapper un soupir.
_ Et qu"est-il donc devenu depuis vingt-cinq
ans? s'écria sir Lamb , plus mécontent que ja-
mais; pourquoi a-t-iisi longtemps abandonné ses
domaines? pourquoi revient-il les habiter après
une pareille absence?
— Il a quitté ses domaines, parce qu'une voix
impérieuse et fatale lui montrait de loin une cou-
ronne aussi brillante que funeste : la gloire. In-
quiet, agité, liévreuv, lord Byron, las des orgies
et des joies brutales de Newslead , est venu à Lon-
dres publier deux ouvrages successifs : l'un inti-
tulé : Heures (fuisivité, ne trouve que d'amers
critiques; le second: Des Portes anglais cl des
Critiques érossais , n'eut d'autre succès que le
sc'.ndale inévitablement produit par un pamphlet
spirituel. Désabusé de sa vocation de poète, il
tourna ses regards vers la vie politique et s'occupa
de sa réception à la chambre des lords. Le mau-
v.iis vouloir de ses futurs collègues opposa mille
obstacles à cette réception, et quand elle eut lieu
re fut sans éclat , sans un introducteur, sans un
ami pour accueillir le jeune pair. Reçu par des
huissiers, il répondit avec sécheresse à quelques
paroles bienveillantes du chancelier lord Eldon,
s'a-sit , durant quelques minutes sur les bancs de
l'oppositiou et sortit humilié et la rage au cœur...
Le lendemain , une satire, dans laquelle la chara-
l)re haute n'était pas épargnée, mit toute la ville
de Londres en émoi. Le lord-poète comprit qu'a-
près un tel éclat de scandale . il ne lui restait plus
qu il quitter l'Angleterre. 11 écrivit son testament ,
^sMua un sort à sa mère, et, seul avec moi et une
jeune fille revêtue du costume d'homme , il partit
et arriva en quatre jours à Lisbonne. Nous tra-
versâmes en courant le Portugal , une partie de
i'Ivspagne , Séville et Cadix. Nous abordâmes à
Gibraltar , et à Malte une aventure galante valut
à Georges un duel. Nous mime« à la voile pour
l'Alhanio. Après avoir séjourné à Missolonghi, à
Prevesa, à Janina. lord Byron alla chercher Ali-
Pachn jusqu'à Tebelen. Il lui tardait de voii' cette
grande et sauvage ligure, souillée de tant de sang
et empreinte d'un caractère à la fois barbare et
sublime. Ali et Byron devaient se comprendre ;
une sorte d'amitié les unit pendant trois mois
l'un à l'autre. Mais bientôt sir Georges se lassa
du fcMoce lion qu'il avait quelque temps appri-
voisé, et partit brusquement pour la Morée : puis
il s'établit à Athènes et résolut d'y passer l'hiver.
fjogé dans la maison de la veuve d'un consul an-
glais , il en partait chaque jour au lever du soleil
pour parcourir les environs de cette glorieuse
ruine de l'antique Grèce, et la vue de tant de
splendeurs déchues lui remit de la poésie dans
l'aine et au cœur. Il écrivit deux petits poèmes où
se révélait le grand génie qui ne devait point tar-
der à éclater en lui. Le printemps venu, il partit
pourSmyrne, explora la Troade et renouvela le
fabuleux exploit de Léandre , en traversant l'Hel-
lespont à la nage. Nous revînmes encore passer
une année en Grèce, et nous faisions les prépara-
tifs d'une expédition en Egypte, quand, tout à
coup celte grande ardeur d'impatience, ce besoin
impérieux, insurmontable de mouvement s'étei-
gnirent dans son cœur. Atteint de nostralgic, il ne
rêva plus qu'à l'Angleterre, et il se mit à former
mille projets de repos , de calme et de vie tran-
quille au coin du feu , dans le vieux domaine de
Newstead. Pour Byron . projeter et réaliser n'était
qu'une seule chose. Nous revînmes donc à Lon-
dres, où l'attendait un grand malheur, la mort de
sa mère. Ce fut un coup douloureusement fatal ,
un remords inexorable pour mon ami , qui n'avait
pas toujours été bon fds ; pour lui , qui plus d'une
fois avait déchiré le cœur de cette pauvre femme !
Je vins seul , durant la nuit , déposer dans les ca-
veaux de Newstead les restes mortels de lady Gor-
don . et je retournai près de mon ami qu'un nou-
Teau chagrin ne larda point à frapper : le trépas
inattendu du jeune Mathews. Or, c'était entre sa
mère et Mathews que lord Byron voulait mener
la vie paisible et reposée qu'il rêvait naguère en
Grèce.... Pour s'étourdir, il se jeta dans une vie
.agitée ; il parut à la chambre des lords et y pro-
nonça un discours plein d'éloquence contre les
mesures rigoureuses appliquées aux émeutes d'ou-
vriers; puis il éerivitet il publia Cliilde llarold.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler l'impression
profonde et sans exemple produite dans toute
l'Angleterre par ce poème admirable.
— Non, répliqua sir Lamb, quelque étranger
que je puisse rester aux choses littéraires, je dois
avouer que j'ai, comme tout le monde, entendu
parler de ce poème.
— Le Giaour suivit, la Fiancée d'Abydos et
le Corsaire lui succédèrent... Et cependant, au
milieu de tant de gloire, lord Byron était bien
loin de se trouver heureux. Dégoûté de la vie
brillante et agitée qu'il menait, las de succès qui
n'intéressaient môme plus son amour-propre et
qui ne remplissaient point, hélas ! le vide de son
cœur, il résolut de demander au mariage un bon-
heur qu'il n'avait trouvé nulle part, et il épousa
miss Bilbaneks, jeune, belle et savante lady. By-
ron, à peine devenu père, vit sa femme se sépa-
rer de lui et se réfugier chez son père. Eperdu,
désespéré, au Heu d'imiter la sage et pudique ré-
serve de celle qu'il avait outragée , il appela le
bruit sur celte séparation, et pi-oduisitun scandale
qui rejaillit tout entier sur lui-même. Au scandale
se joignit le ridicule ci uellement exploité par les
ennemis de son génie et de sa gloire ; au ridicule
vinrent se joindre le dérangement de sa fortune,
les haines politiques et les tracas, conséquences
inévitables d'une si déplorable position. En 1816.
il quitta de nouveau l'Angleterre, et jura de i}e
plus remettre le pied sur ee sol inhospitalier et
maudit. La Belgique et la Suisse le reçurent d'a-
bord. jMais ni l'accueil flatteur de madame de
Staël, ni l'amitié deSbtlley, ni ses courses aventu-
reuses arec ce misanthrope matérialiste, ne rendi-
rent la paix à sa grande ame blessée. Lewis, au-
teur bizarre du Moine, vint s'unir au couple étran-
ge, et il résulta du contact de Byron avec ces
deux hommes singuliers, une suite aux chiinis déjà
publiés de Cliilde Harold, Manfred, et cette su-
blime nouvelle en vers nommée le Prisonnier tie
Chitlon. ' i
Las et dégoûté de la Suisse, comme il s'était
lassé et dégoûté de l'Angleterre, l'infortuné alla
demander à Venise de faciles voluptés, des pro-
menades en gondoles et les inspirations des lagu-
nes. Là, presque tous les matins, on le voyait, la
rame à la main, conduire lui-même sa gondole vers
la petite ile où s'élève le monastère de Saint-La-
zare, afin d'étudier, sous le père Paschali, la lan-
gue arménienne; comme si l'étude pénible et mé-
canique d'une langue pouvait, pour apaiser le trou-
ble deson ame, ce que rien n'avait pu fairejusque
là. Puis il quittait le savant religieux, venait se je-
ter à corps perdu dans toutes les extrav.igances du
carnaval vénitien ; écrivait le drame de Faliero,
créait le Mystère de Cain et commençait Don
Juanl... Ce fut alors qu'il rencontra la blonde, la
belle, la naïve Guiccioli. (irâce à la facilité des
mœurs italiennes, il put se dévouer tout entier à
la douce créature par laquelle l'amour rentrait
dans un cœur qui se croyait pour jamais fermé à
l'amour ! Mais quelque complet que fût ce dévoû-
ment, quelque ardente que fût cette passion, ils
ne suffisaient pas à l'ardeur de l'ame én^crgiquede
Byron. Il se fit donc conspirateur et devint Car-
bonaro. La proscription frappa les carbonari. Le
comte Gamba, père de la comtesse Guiccioli, fut
exilé avec safamille, et le titre de pair anglais sauva
seul lord Byron da graves périls. Alors, désespé-
rant d'affranchir l'Italie, il tourna les yeux vers la
Grèce, et après avoir été rejoindre à Pise sa belle
maîtresse ; après avoir perdu une fille natureille
qu'il aimait éperdûment; itprès avoir vu périr
sous ses yeux son ami Shelley dans une prome-
nade de mer, sur le golfe de la Speziia, il quitta
la Toscane et vint s'établir à Gènes. Ce fut de
cette ville qu'il s'embarqua pour la Grèce avec le
corsaire Trelawnay et le comte Gamba, père de
la comtesse Guiccioli.... Hélas ! l'airrancbissement
de la Grèce était un rêve impossible à réaliser,
comme tous les autres rêves de Byron ! Il croyait
venir en aide à des héros, il ne trouva que des
brigands, fen vain, il sacrifiait sa fortune et sa vie
— 431 —
à celte grande cause, les mesquines passions des
chefe, la hrulale avidité des sDldals rendaient inu-
tiles son gf^nércuxdévoùment et ses nidiles ellbrts.
C'était sans cesse des révoltes des troupes soulio-
tes qu'il fallait apaiser! de misérab'es intérims per-
sonnels auxquels il f,dl;dt satisfaire, de stupides
volontés qu il fallait vaincre !
Ln mal n, le jour de Pâques, une horrible tem-
pête éclata sur Missnionglii ; la pluie tombait par
torreijs ; la foudre éilaiait et niufjissait, la nature
sejnblait l;ouieversée. Ce lu! au plus violent de cet
orafji', que lord Byroji , auonbjiit depuis trois
jours, tnurnuira d'une voii défaillante : Je vais
dormir, je rais merrposer... Etvoiti la dépouille
mortelle du grand poète que je viens enterrer
près de sa mère, dans le tombeau de ses aïenx, dit
sir Hobhouse, qui s'interrompit en montrant le
convoi funèbre arrivé à l'entrée de l'avenue de
Newstead.
Tandis que l'ami de lord Byron allait au devant
du cercueil , sir Lamb remonta à che\a' et courut
rejoindre les personnes qui chassaient avec lui !
parmi elles se trouvait lady Caroline, sa feniine.
— Venez tous, venez voir le spectacle qui se
passe dans l'avenue de Newstead ! s'écria-t-il. Et
prenant lui-même la bride du cheval que montait
sa femme, il arriva le premier avec elle devant le
convoi.
Des constables et des hérauts d'armes mar-
chaient en avant: un cheval de bataille venait en-
suite ; deux pages vêtus de noir conduisaient le
noble animal , monté par un cavalier qui portail,
à demi renversée une couronne de paii- d'Angle-
terre. Après quoi, on voyait s'avancer lentement
le cercueil recouvert d'un poêle de velours, ar-
moirié à l'écude la famille du défunl.
A la vue de ces armoiries, lady Caroline Lamb
jeta un cri perçant, tomba sans connaissance, et ne
revint h la vie que pour donner des signes de dé-
mence. On la transporta mourante dans le châ-
teau de son mari , qui ne devina même pas la
cause d'une émotion si fatale, tandis que l'infor-
tunée, dans son délire, appelait à grands cris :
— Georges! Georges! mon (îeorges!
Huit jours après, celle que lord Byron avait ai-
mée tt trahie, alla le rejoindre dans le ciel.
S. Heniiy Bei\tiioi'U,
îHconc îles illoïics.
PnKSKNTATioN A I, \ coi'R. — La présputatiou
qui a eu lieu il la cour à l'o casion de la fi-te du
roi a été pleine d'.inimat'on , de variété, ne luvc.
Nous ne répéterons pas les détails si coninis de
toutes les formes île l'élicpiette d.ins ces solennelles
occasions, ni la beau'é des salons, ni toutes les >plen-
deurs du trône ; nous ne parlerons que des loilitles
des femmes, charmans accessoires qui varient avec
le join-, et ne sont (pie comme les cadres sans cesse
renouvelés autour d'un aiilii|ue tableau. Chaque
année on voit reparaîlre toutes les modes du bue,
tous les charmes de la beauté , des bniiclies sou-
rieuses, des fronts parés de diamins, des corsages
ornes de Heurs et de perles. Ainsi c'élait autrefois,
ainsi nous l'avons vu hier encore; et les sourires
ne nous ont pas semblé moins jolis, les fronts
moins hrillans, les Heurs moins fraiilies. On ne
;8'apercevait pas (pie lant de siècles eussent passé
sur toutes ces splendeurs, ces beautés, ces parures
brillantes; car, à la (Oiir, les feimiiesel les modes
se renouvellent comme les feuilles et les Heurs. Tou-
tes sont changées et tontes sont les mêmes,
Tour en revenir à la léte dernière , qui nuas a
oireri cette an.uu! tant (ie b lies et élCg-.iit.'S fem-
mes au château di's Tuileries, nous dirons que l.s
diamanset les Heurs naturelles faisjieni leurs plus
belles parures. Les Heurs natui elles munt(';es en
co ironnes et en boiKpieis, les diamant foraiant
diadème, bandeau M.mcini, foi inaient les coiilures
des dames les plus distin„'iiees. La rei^ie éla t
éblo issaiite de di.iir.;:ns, et la princesse Clénii-ii-
tine était tout il fait d'une bcuuié royale avec son
diadè.iii; de diimians placé en arrière de sa tète,
tandis que sur sou froiit une rangée de chatons
formait une inagiiili(|Uo auréole; son corsage aussi
était orn' de d amans.
C'est surioiit à la duchesse d'Orléans qu'appar-
tient le sceptre de l'élégance; et, ii faut le dire,
son bon goût, la sràce de ses manières, lui dou
lient tous les titres à cette aimable suprématie. A
la réeepiioii, la toilette de la duchesse était ravis-
sante : une robe en organdi claire sur un pou de
soie mat et ornée de trois volans brodes d'or, de
largea manches ii la vénitienne brodées également,
et sur le cou une i.iagniliipie echarpe turque ou
indienne tout or, soie et argent. .Sou dia leine et
tous les diainans qui complétaient celte parure
étaient almirables.
lîiaucoup de robes en soie avec volans d'An-
gleterre remontant des deuv côtés sur le (leva t
du jupon jusqu'à la ceinture. Au-'fléisus de la tête
de la dentelle étaient placés des nœuds ou des
Heurs , à partir du tournant du bas jusqu'en
haut.
Des robes d'une fraîcheur charmante étaient en
ga/.e guipure ou tulle uni, ayant trois ou cinq vo-
lans pareils simplement ouiles au bord , mais qui
produisaient une garniture d'une légèreté , d'un
goût parfait.
Une robe en pou de soie vert pâle , une autre
rose , étaient ornées sur le devant d'un tablier en
guiimre posé à plat, et s'arrétant il la tête du vo-
lant de guipure (|iii entourait la robe. Aut^mr du
corsage une bcrtlie en suipure descendait en for-
mant une i>ivcc en poin'e sur le devant, des cn-
gni^eanle? xn guipure au bj'is des manches.
(Juelqiies robes en deiilelle noire à volans avec
pardessous rose ou lilas. Lue robe du même genre
était en tulle noir à fjoints d'esprit , avec trois
volans pareils bordés d'une peiile dentelle noiie.
Au-dessus de clKupie volant une rangée île coipie
lie ruban de salin noir et vert entremeié. Les maii-
ches toutes couvertes de petites coques sembla-
bles, séparées | ar trois ou qu'aire rangs de den-
telle. Cette robe sur i\n pardessous de satin vert,
mais avec une coillure en ép s veris eiitrcaielés île
diamaus, est la |)Uis délicie.se toilette.
Lue robe en [lou de soie blanc brij'chée on des-
sin rose avait prtur garniliire deux hauts volins de
dentelle de soie dont les dessins éiaieni travaillés
en soie rose et argenu Cet:e dentelle reniomaii
d'un côté du juiion ja-qù'à 1 1 haulmu- des genoux,
et s'arrêtait sous un meiid de ruban rose frangé
argent. Une coilViire en bnrbesde cleutclle ar,eiil
mi'Iangée de roses éiait placée presipie sur la
nmiue et ornât admirable. uent un cou un peu
long, blan ■ et peu lie, dans le style de ceux que
nos rem luciers ont mis à la mode.
Pli sque toutes les femtnes portaient des Heurs
naturelles dans leurs cheveux et i\ leur cors'ge;
ce genre est inainienant le cachet de distinction
il'uiie éléganie de bon goiV ; il faut qu'une lemme
sache dépenser qaelipies pé'es d'or pour fuier
eu (pielipies hi lires les goirlaniles de sa robe et
de sa coilViire. IVum n'est plus éphémère, mais rien
n'est plus joli comme ce iixe : aussi l'art est oblige
d'y venir en aide, et les Heurs nalurelles se iiioii-
tcnt en conronue en moins de quelques in^tans
par le talent de '.!..., doni le diaraiant magasin .
rue Neuve-Vivienne, semblait devoir arrêter tou-
ti>s les feaimes, les papillons et les oiseaav du prin-
temps. Le fait est (pie lii on n'aperçoit jamais ipie
de la f aiche mousse, des Heurs suaves et di-s fem-
mes jolies. Aussi que de regards s'y arrêtent , et
que de douces pensées bénissent les Heui-s et In
mode !
Puisque nous venons do parler d'un art qui eut
.'Uccès à la réunion du chiite lU,. nousdevons aussi
rendre hoiamage aux autres lai: n-t qui eurent leur
triomplie cette sole/iniié; et certes jiraais Palmyre
n'a rien fait de plus élég int que la robe de la du-
chesse (l'Orléans. Le; robes à tablier de guipure
sonaient des ateliers ùe C.imiilc '; il était f icil , de les
reconnaître à la beauté evquse de ses dentelles,
que Camille a réunies en si be m et si grand nom-
bre chez elle, au.ssi b.en (iue la grâce avec laquelle
elle sait les disposer. ' " ,
M. Pontet nous a fait celte année un Tivoli
merveilleux. Ce n'ét .it pas as.ez des massits de
verdure qui donnent tant de cliarmes à ce magni-
liipie jardin; auv. allées si biei) p,-rc 'es pour la
promenade dans les bosquets, M. Pontet a joint
des allées njuve les, bordées <le Heurs dans (out
.eur éclat; au parfum des lilas se joint le parfum
des giroHees, et les plantations sont disposées pour
que les fleurs sesuccèleni ainsj jusqu'à l'auto une.
Jamais TivoU ne sera pjus beau qu'il ne l'est en
ce moment.
La fête d'ouverture de jeudi a été des plus ani-
mées, les tours de force de U. et madame Suiir,
les exercices de Munito, de Mouton et de Lilla
oni fait grand plaisir, ainsi que les quadrille»
exécutes par l'orehestie de danse ()ue cuudu;t M.
Laurent aine. Mais les acrobates anglais, M. et
mademoiselle Winther ont été accueillis avec un
véritable enthousiasme. Le pas de F.ore et Ze-
phire dansé sur deux cordes parallèles par ce
couple gracieux, sort tout à fait de la ligne de ce
que l'ouest accoutumé il voir dansée genre d'exer-
cices. On nous assure que M. et mauemo^selle
^Vinther sont engages exclusive neiit pom- le jar-
din de Tivoli. Lailministraiion fera bieo de ne
pas se départir de cei engagement. Tivoli n'au-
rait-il que ce diveriissemeni à olfrir au puidic, ii y
auraitde quoi piquer vivement la cmiosité.
On annonce pour dimanche une grande fête
extraordinaire.
Heirne îie cinq 3o»rs.
10 MAL — On remariîjue depuis peu qu'un
grand nombre déveines et de prélats des pro-
vinces a leinandes etde Hongrie arr. vent à Vienne;
on cro.t que le gouvernement a Tint -iit^un de les
coiiSJltor relativement aiu mariages mixtes, avant
(le prendre desrésaiutions déiinitivcs à cetég-ard.
— Le mariage du marjuis de Favi.l. de Lis-
bonne, avec la jeune lille du feu comte de Po-
voa. a été céh'bré le 22, avec beaiic uip de splen-
deur, dans la chap-lle du palais de r,a:h.irin. ré-
sdeneedu duc (le Palmella. Leduc de Terceira
y assisiait comme léamin pour le roi.
— Les journaux e>pagnols ne t iiisseot pas en
éloges sur les derniers evp'oiis des tauréadors : la
fête a été pvTamidale. l'n homme et dix-neuf che-
van V onl été tués, et quatre hommes sont griève-
ment blessé*.
— Le baptistère sur lequel M. le rnmte d-- Paris
sera tenu est déjii placé dans l'église Noire-n.ime.
Ce précieux objet d'art rappelle, par l'élégance et
le caractère de --a dtVoraiion. le gothique fleu'i
ipii precévla la renaissance. Le sciilpt ur a taillé
dans nue seu e pierre le foiiLs de baptême, les
o.'ives, les ligures nombieus -s ei le capricieux
feu I âge qui enlacent ce monument.
— Au cjnetière du l'ère-I achais:» les vols se
muUiplient avec un • inc oiah'e andae. Dans la
chap Ile que M. Meynarl de Fr.in ■. substitut au
iriliaiial de première insian -e de la Se. ne. a fait
élever pour servir de s -palture aux membres de
sa fam'lle, l'auiel a et • rom|ilèiement dépouilla.
Le Christ, les vases sacrés même, n'ont p,is été
resperiés. La ville cepend.iiu fait |ia>er assez cher
.es terrains qu'elle conctHle dans ce cmetière
pour qu'elle puisse y etabar un bon système de
surveillance.
— Aux courses d'aujounl'hui, le prix do Cadran
(.">,000 fr.l a été jaune p,ir \(vnihis. à M, de
432
Cambis. contre Lvdia, à lord Seymour. — Le
prix d'Iena (1.200 f.) xiar noyal-Ceorges , a
lord Seymour, contre Dolorosa, à M. de Cam-
bis. — Le prix des Pavillons (.î.OOO fi.) par
Margarila, à M. de Cambis, contre Diilannia,
à lord Sevmoiir.
On voi'ique la lutte a été entre M. le duc d Or-
léans, que représente M. de Cambis, et lord Sey-
mour. M. le duc d'Orléans, madame la duchesse
et le duc de Nemours assistaient aux courses.
11. — L'anarchie règne à Tabago; h Grenade
douze nègres seulement sur 300 ont consenti à
faire la récolte du sucre , en sorte que les plan-
teurs sont dans une misère complète ; à Saint-
Vincent les planteurs sont réduits pour ainsi dire
à la mendicité par suite du refus que font les nè-
gres de travailler. De plus une fièvre maligne fait
d'affreux ravages dans l'île.
— La correspondance de Madrid du U mai et
tous les journaux de cette ville arrivés ce soir à
Pjris par voie extraordinaire annoncent que tous
les ministres ont donné leur démission. Il y a eu
en même temps en France , en Angleterre et en
Espagne une crise ministérielle.
- La cour royale d'Orléans a rendu samedi ,
conformément aux conclusions de M. Vidalin ,
substitut du procureur-général, un arrêt par le-
quel elle confirme le jugement de première in-
stance qui maintient M. le duc de Bordeaux dans
la possession du domaine de Chambord, déboule
l'état de ses prétentions et le condamne à tous les
dépens.
— Le tribunal correctionnel de Pans, 6' cham-
bre, a suspendu de ses fonctions pendant trois
mois et condamné à 200 fr. d'amende le sieur
Noël Dufresiie, huissier à Paris, pour avoir fait
porter par un clerc un acte de son ministère.
— Tandis que nous avions en France une cha-
leur de vingt degrés, le journal de Palerme an-
nonce qu'à Messine la température est telle que
personne ne se souvient d'en avoir vu une pa-
reille à cette époque. Un froid aigu, des vents fu-
rieux et des pluies à torrens désolent le pays.
Dans le centre de l'île il est tombé une telle quan-
tité de neige que les habitans ne peuvent sortir
de leurs maisons.
— La rue du Monceau St-Gervais s'appellera
désormais rue François Miron, ancien prévôt des
marchands, sous Henri IV, en 1605. Ce fut par
ses soins et pendant son administration que se
termina, cette même année, la construction de
l'HcHel-de-Ville dont la première pierre avait été
posée 52 ans auparavant.
— Mme Georges Sand s'est embarquée vendre-
di dernier à Marseille pour Gènes sur le paquebot
le PliaramomI ; à l'appel des voyageurs, elle a
répondu au nom de Mme Dudevant, et s'est avan-
cée sur le pont vêtue en espagnole, et coiffée
d'une mantille noire. Elle était accompagnée de
ses deux enfans et du docteur C....re.
M. et Mme de Clermont-Tonnerre se trou-
vaient à bord du même paquebot.
— M. Duponchel . directeur de l'Académie
royale de Musique, M. Bordogni, professeur au
Conservatoire, M. de Berlioz, compositeur, vien-
nent d'être nommés chevaliers de la Légion d'Hon-
neur.
«La foule qui se trouvait sur la place Bal-et-
Oued pendant le feu d'artifice, voulant éviter la
pluie qui commençait à tomber s'est portée avec
un empressement tel vers la jrte de ce nom
pour rentrer en ville, qu'il n' as été possible de
la contenir : une barrière j ert de garde-fou à
la rampe du Fort-neuf a -t risée, et vingt-cinq
ou trente personnes sontt bées d'une élévation
de plus de vingt pieds; ize à vingt personnes
ont été blessées plus3 . moins grièvement, et
trois autres tuées ; un matelot et un soldat ont été
étouffés entre les dcui portes. »
^ Quatorze nouvelles déélaralions de faillite
ont été prononcées par le tribunal de commerce
dans ses audiences des 6 et 7 mai.
— La messe funèbre pour le repos de l'âme de
Nourrit avait attiré un concours énorme de popu-
lation aujourd'hui à St-Roch. Tout s'est passé
dans le plus grand ordre. De l'église, le cercueil,
suivi par une foule immense, a été conduit au
cimetière Montmartre.
— Les Champs-Elysées vont avoir leurs con-
certs d'été, toutes les dispositions sont faites ponr
que l'ouverture ait lieu mercredi prochain 15 mai.
La salle , placée à l'entrée des Champs-Elysées,
esten forme de kiosque, les décorations intérieures
sont d'une richesse sans exemple ; il y a une gale-
rie circulaire qui pourra contenir plus de trois
m;lle personnes; des statues, des vases, des fleurs,
de superbes orangers, des tentures magnifiques,
donneront à cette gracieuse construction un as-
pect des plus pittoresques. La direction des con-
certs est confiée à M. Tilmant aîné pour la musi-
que des grands maîtres, à M. Dufréne pour les
fantaisies, les valses et les quadrilles ; l'art et le
plaisir trouveront leur compte dans celte associa-
tion de deux artistes si haut placés dans l'estime
publique.
12. —On écrit de la frontière d'Italie :
«-Nous apprenons que le duc de Leuchtemberg,
qui s'est engagé envers l'empereur de Russie à
laire élever tous ses enfans dans la religion grec-
que, éprouve en ce moment des difficultés a cet
égard de la part de la cour de Rome qui refuse
les dispenses nécessaires ; il pourrait par consé-
quent arriver que l'église catholique ne donnât
pas sa bénédiction au mariage des illustres fiancés. ■■
— On assui e que Mademoiselle épouse le troi-
sième frère de S. M. le roi de Naples. Ce prince,
du nom d'Antoine-Pascal, comte de Lecce, est né
le i^ septembre 1816. »
Alger. — La fêle du V mai s'est terminée ici
par un triste accident :
13.— Par ordonnance royale, à dater de ce jour:
M. le maréchal Soult est nommé président du
conseil et ministre des affaires éu-angères.
M. Teste, garde des sceaux.
M. Duchâicl , ministre de l'intérieur.
M. Cunin-Gridaine , ministre du commerce.
M. Dufaure, ministre des travaux publics.
M. Passv. ministre des finances.
M. l'amiral Duperie, ministre de la marine.
M. le lieutenant-général Schneider, ministre de
la guerre.
M. Villemain , ministre de l'instruction pu-
blique. , ^, ,
— Il a été décidé par la cour royale d Angers ,
que " Le mari qui a obtenu la séparation de corps
ne peut pas en faire cesser les effets à son gré, en
notifiant à sa femme qu'il consent à la recevoir au
domicile conjugal. >>
— M. Fiévée. ancien administrateur, publiciiUe
et écrivain distingué, vient de mourir dans un
âge assez avancé.
— La cour royale de Paris, dans son audience
du 8 mai , statuant sur la demande faite par M.
Crosnier, en résiliation de la vente faite par lui à
M. Harel , de l'exploitation du théâtre de la Porte-
St-Martin, en vertu d'une des clauses résolutoires
du traité, n'a pas admis les prétentions de M.
Crosnier, qui a été débouté de sa demande, et
condamné à l'amende et aux dépens.
— Lorsque le Casino-Paganini s'ouvrit dans la
superbe rue du Montbianc , tout Paris reçut cette
nouvelle avec la plus vive satisfaction ; et chacun
s'empressa d'aller payer son tribut à cet établisse-
ment naissant. Malheureusement les promesses
qu'on avait faites restèrent sans réalisation, et peu
à peu la foule s'éloigna, non sans regret, de cette
salle qui devait, par sa position, devenir le ren-
dez-vous de la plus élégante société de Pans.
Aujourd'hui on n'appremira pas avec indiffé-
rence que ce local, unique par son luxe architec-
tural, va être dignement utilisé au profit de l'art,
des artistes, des amateurs et du monde fashiona-
ble. On parle de fêtes , de danses, de musique ,
de plaisir de toute sorte, qui s'organisent dans ce
moment sous le patronage de hautes notabilité»
financières et artistiques, dans ce palazzio destine
à réunir tous les genres de séduction. Dans très
peu dejours, nous ferons connaître plus positive-
ment l'admirable destination réservée à l'ancien
Casino; nous nous bornerons aujourd'hui à an-
noncer que l'ouverture aura lieu dans le courant
de ce mois.
M. Jullien, qui a définitivement quitté te Jar-
din Tiu-c, vient de contracter un engagement avec
le Casino, qui doit porter désormais le titre
d'Imiiiut mimccU. L'habile chef d'orchestre,
que ses succès à la tète de l'orchestre des bals de
l'Opéra ont placé au nombre de nos bons compo-
siteurs, dirigera les fêtes eties concerts de VInsti-
tut musical.
TROUBLES DE PARIS.
On connaît les tristes événemens qui, au milieu
de la sécmité générale, sont venus ensanglanter
la capitale, 300 misérables environ ont causé tous
ces désastres. Nous n'entrerons pasa ce sujet dans
des détails qui sont connus de tout le monde ; ce
que nous pouvons assurer, c'est que la tranquil-
lité est partout rétablie. Hier nous avons parcouru
pendant près de quatre heures tous les quartiers
désignés pour avoir été les repaires de l émeute,
et nous ne l'avons rencontrée nulle part. Nous n a-
vons même pas retrouvé, excepté dans larue Tranv
nonain et dans la rue Neuve-St-Merry, une seule
trace de barricades. Il y a eu, nous en avons ac-
quis la preuve, beaucoup d'exagération dans les
bruits que la frayeur ou la maWeillance ont ré-
pandus pendant la journée. A la chaussée-d An-
fin c'était au Marché des Innocens et au Marais
que l'on se battait, arrivés au Marais, on nous as-
surait que «émeute s'était portée sur la place de a
Bourse que nous venions de laisser dans 1 état le
plus tranquille. Avant-hier on avait me""^ été
jusqu'à dire que l'église Notre-Dame avait éé in-
cendiée. On sait maintenant a quoi s en tenir sm
ces bruits grossis par la peur. Sansdoutci y a eu
encore trop de victimes, puisqu'on évalue le nom-
bre des morts à 37, et celm des blessés a 82
mais aujourd'hui tout est calme, les boutiques sont
rouvertes, les travaux ont repris, Is réverbères
brisés sont rétablis, et demain il ne restera plus
de cette misérable échauffourée que le souvenir de
son impuissance. La crise politique vient de ces-
ser par la répression de l'émeute et au si par la
nomination d'un minisière qui doit réunir la ma-
jorité parlementaire ; espérons que la crise com-
merciale touche également a sa lin.
14 — LoNDHES. Lord Melbourne reprend le
Douvoir. Le ministère with est conservé.
__ M le duc de Bassano est mort aujonrd htii
à deux heures ; ses obsèques auront lieu demain.
mercredi. , . ..
— La caisse d'épargne de Pans a reçu , di-
manche 12 et lundi 13 mai 18.39 , de 2.833 dépo-
sans, dont 401 nouveaux, la somme de 416,104
frtiiics*
Les remboursemens demandés se sont élevés a
la somme de 437,500 francs.
— On écrit de Châteaudun : " Rien n est beau
comme nos plaines de Beauce. Depuis long-temps
on n'avait vu pareille préparation de récolte, sur-
tout les blés qui sont d'une verdure superbe et
d'une force extraordinaire. Userait à désirer pour
eux qu'il ne vînt pas d'eau d'ici à quelque temi»
encore, car, d'épais et fournis qu'ils sont, d serait
à craindre que , poussant trop rapidement, ils ne
tro mpassent nos espérances et ne donnassent que
de la paille au lieu d'épis.n
— On lit dans une lettre de la Guadeloupe dit
27 mars (par la Rose) :
B Les affaires sont désastreuses ici. On est cians
le plus complet découragement. La nouvelle de^
dissolution de la chambre, qui renvoie le dégrè-
vement aux calendes grecques, est notre coup de
mort^ ^
Le Directeur. BERTHET.
Imp, d'F.il. Promet C.', ru« Neuve d^i-Bons-Entans, 3.
ÎDnmcmc ôcrie.
20 MAI 1339.
wXRAn* TOUS ttSS
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et une lithographie au n° du 20 de chaque
mois.
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LE VOLEUR,
(êa}tnt ^ts journaux françata et étrangers.
SOMMAIRE.
DesAlmanachs, par Gaétan Delmas. — Fon-
TANES, par le baron Cretjzé de Lesser. —
Gianna, par Taxile Delobd. — Vernet (Jo-
seph, Cari et Horace), par Jules A.JDavid. —
Mceuns parisiennes ; les Bourgeois , par Du-
MERSAN. — Mélanges , faits curieux : Moi-t da
général Allard. — Revue des tribunaux : Spo-
liation d'une succession ; demande eu resti-
tution de 510,000 fr. — Revue dramatique :
Gymnase : le Diamant, la Maîtresse et la
Fiancée. — Revue de cinq jours.
Portrait de Vebnet.
DUS iilLmiiïîii(EIïI3c
Livres noulveauli ,
Livres vleils et anlicqucs.
ESTIBNNE DOLET.
Un homme d'esprit disait naguère devant moi
qu'une histoire consciencieuse des alinanachs
depuis la découverte de l'imprimerie serait une
excellente introduction à l'histoire de l'instruction
des classes nombreuses par les livres.
Mon homme d'esprit avait raison. — Cela se
voit quelquefois.
Les almanachs marchèrent constamment à
l'unisson de leurs siècles. Ils représentèrent et
représentent même encore aujourd'hui lenre mœurs
et leurs allures, l'état de leure connaissances.
Jusqu'à la lin du quin/ième siècle ils furent
liérissés de grossières erreurs, ils rappelèrent
l'origine chaldéennc ei arabe de l'astrologie, ils
parlèrent sur le ton des prétendus sorciers, des
diseurs de bonne aventure.
Vers 1500, Cisio-Jamis, cet almanach barbare
qui circulait dans les écoles, fut réformé par l'il-
lustre ami de Luther, par Mélanchton. Bientôt
après, un Allemand publia La grand'mère des
Almanachs, violente satire de tous les systèmes
de divination. La France ne resta pas en arrière
de ce mouvement intellectuel. Sans altérer ouver-
tement la forme des almanachs, sans en chasser à
tout jamais ce ridicule cortège de pronostics qui
envahissaient audacicusenient leurs pages, on y
glissa habilement les vérités physiques et morales
qu'il importe le plus au peuple de connaître. De-
puis lors, d'année en année, les almanachs se sont
toujours améliorés, les prédictions se sont res-
serrées , les insiniclions y ont pris droit de
bourgeoisie, et plusieurs d'entre eux peuvent être
regardés aujourd'hui comme de bons livres élé-
mentaires qu'il faut répandre par milliers dans les
mains du public, à condition que l'esprit départi
n'entrera pour rien dans leur rédaction.
Long-temps j'ai fatigué ma pauvre cervelle à
trouver une étymologie au mot «/j/noiar/i. J'avais
beau le décomposer, le recomposer de mille ma-
nières différentes, le torturer à plaisir, le dissé-
quer lettre par lettre, syllabe par syllabe, le passer
au creuset de l'analyse la plus minutieuse, rien ne
réussissait. Toussé à bout, fatigué de l'inutilité do
mes recherches, il ne me restait plus qu'à par-
quer de force ce vocable rebelle dansune expres-
sion barbare de la langue celtique, — en m'auto-
risant de l'exemple d'une ancienne académie qui
reportait invariablement aux Celtes tous les
points un peu obscurs de ses discussions philolo-
^,iq„(.s, _ lorsque le plus vieux de mes vieux bou-
quins, trottinant sur la table où je trace ces quel-
ques lignes, est venu me dire à l'oreille le mot de
l'énigme qu'il enrageait de ne pas la'avoir vu de-
viner plus ttlt.
Si mon bouquin dit vrai,— et je ne puis le soup-
çonner de mensonge à son fige et sous ion air
bonhomme, —a/manac/t se compose de l'arabe
al, excellent, et monah, compte, ou bien du grec
monakos, cours du mois, ou bien encore de
l'allemand, alCmonat, tous les mois ; nous aurons
aussi all'monaught, cours des lunes, en anglo-
saxon, et atmanha, qui signifie étrennes dans les
dialectes orientaux.
Les calendriers, qui ne sont au fond que des
almanachs, se gloriGent à bon droit d'une antique
origine. Quelques monnmens égyptiens en étiient
tout habillés, et l'on en dislingue encore plusieurs
sur les portails brodés de nos cathédrales
gothiques.
Quant à l'almanach proprement dit, au vérita-
ble almanach, accompagné de prédictions sur la
pluie, sur le beau temps, sur bien d'autres choses
aussi faciles à pronostiquer, il dut, selon toute
apparence, son commencement à un moine bre-
ton, Guinklan, qui vivait au troisième siècle do
notre ère, et composait tous les ans un petit livre
sur le cours de la lune. Le titre de cet ou\Tage,
dont on faisait beaucoup de copies, était celui<i :
Di(igc)na/m(î»a/i<7H()iA/(»i, — mots celtique»,—
Trophéties du moine Guinklan. Par abréviation
on appela dans la suite ce grimoire <i/ manak, le
moine. De là h almanach il ny a qu'un pas, et je
suis presque tenté de me réconcilier du coup avec
les Ccttomanes.
Guinklan fut donc le boute-en-train de tous les
faiseurs d'almanarhs. Après lui. ils se multiplièrent
de telle sorte, qu'il n'était pas un astrologue, un
devin , un songe creux. — et Dieu sait s'il y en
avait alors dans le monde ! — qui ne publiât son
almanach, enrichi de présages, grossiers men-
sonces, auxquels le moyen-âge, passionné pour
le merveilleux, se laissait prendre comme une
jeune fille aux doux propos de son premier
amant.
Parmi les anciens fahricans d'almanachs à
pronostics qui ont eu quelque célébrité, je dois
citer en première ligne '.iathiciiLaensberg. Michel
1 Noslradamus, et tin certain Pierre Larrivey,
434 —
natif de Provence. Grâce aux soins de nos édi-
teurs de petit format, ces trois noms reparaissent
cl>a(|iie année plus frais et plus brillans que
jamais sur la couverture d'un alinauarh 7:ouveau.
Lnelitliographle toute gracieuse, un sujet plein
de naturel, un charmant petit tableau de genre
de M. de Lcmud, représente Mathieu Laensberg
dans son observatoire. Il est nuit, les étoiles
miroitent comme des diamans, la lueur tremblot-
tante de la lune éclaire de ses reflets argentés la
ligure de l'astrologue, et se joue à travers les
arabesques dentelées de son fauteuil d'ébène.
Assis devant une croisée, l'œil braqué sur le
télescope, le vieillard contemple le ciel... les
astre» en roulant dans l'espace lui jettent sans
doute leurs secrets au passage ; les vents, la pluie,
la gièle et le tonnerre lui donnent leur itinéraire;
les saisons lui disent leur durée, le voile de l'ave-
nir se déchire devant lui.
Quelques feuilles de papier encore vierges sont
éparses sur la table. Bientôt elles vont se couvrir
(le pronostics, inobservations, de divinations,
puis un imprimeur, un descendant de Lc'onard
Staels, les réunira côte à côte, jettera sur leurs
épaules nues un manteau de voyage, les baptisera
du nom d'Mmanach, et elles prendront leur vol
vers la France, choyées, fêtées, caressées de tous.
Déjà on les accuse de retard, on les boude, on
leur garde rancune, mais elles frappent à la porte :
Entrez, soyez lesbien-venues, leur dit-on, bonjour,
bonjour à l'Almanach nouveau! La famille se
réunit autour du foyer, les enfans battent des
mains, les jeunes filles sourient de plaisir ; on
ouvre avec précaution le petit livre au\ couver-
tures bleutées, on regarde, on se pâme d'aise de-
vant ses images hiéroglyphiques, on lit ses histo-
riettes, on le tourne, on le retourne dans tous les
gens, puis on le serre précieusement, on lui
donne une bonne place; c'est un ami que l'on
?eut héberger pendant toute l'année, c'est un
hôte qui, par son gentil babil, ses bons mots, ses
joyeuses reparties, fera les délices de longues
soirées d'hiver, alors que la neige grésille sur la
toiture de la chaumière.
11 n'est pas fort aisé de reconstruire l'histoire
du bonhomme de Liège. Plusieurs écrivains,
l'abbé de Fellcr et Lalande entre autres, nient
jusfju'à son existence.
L ne vieille tradition conservée dans la famille
bourguignon, héritière des premiers imprimeurs
de Vyllmanacli, nous apprend que Mathieu Laens-
berg était un chanoine del'églisede Saint-Barthé-
lémy, à Liège, vers la fin du seizième ou au
commencement du dix-septième siècle ; mais le
nom de Laensberg ne figurant pas sur les rcgis-
ircs de cette collégiale, la tradition tombe d'elle-
même. Frappons à une autre porte.
Un riche amateur liégeois, M. le baron Cler,
conserve soigneusement, dans son cabinet, un
ancien portrait qu'il attribue à l'inventeur de VAt-
manach de Liège. Figurez-vous un petit vieillard
grisonnant, assis dans un grand fauteuil de cuir,
la main gauche appuyée surune sphère, et tenant
de la droite une grosse lunette. Aux pieds de ce
personnage, on distingue quelques instrumens de
mathématiques, deux ou trois énormes in-folios
et quelques feuilles de papier recouvertes de
figures cabalistiques. Mathieu Laensberg — g]
toutefois c'est bien lui— a lea yeux gros et sail-
lans, le regard hébété, le nez en forme de
coquille, de grandes oreilles surmontées d'une
toque passablement crasseuse. Sa bouche large
et demi-ouverte laisse deviner la morgue et le pé-
dantisme, des rides sillonnent son visage et le
découpent d'une façon hideuse ; sa barbe longue
et épaisse cache presque entièrement un énorme
rabat. Ajoutons encore une méchante soutane
plutôt grise que noire, sur laquelle une aiguille
savante a fermé plus d'une ouverture ; mettez au
basD. T. V. Bartlwlomœi cannonicus, philoso-
pliict professor, et vous aurez une idée exacte du
tableau. •'
Si lesinitialesD.'t.'^. pouvaient être déchiffrées,
il est certain qu'elles donneraient le nOm du fon-
dateur de YAlmanach de 'Liège. Dans celte in-
certitude, etpourconcilierautant que possible les
deiLx opinions que je viens de rapporter, il me
semble assez naturel de penser que le professeur
de philosophie, chanoine de Saint-Barthélémy,
qui se prélasse dans le cabinet du baron Cler,
aura publié ses propres observations astrologiques
sous le pseudonyme de Mathieu Laensberg, et
qu'après sa mort, un libraire trouvant la spécute-
lion assez bonne, les aura continuées sous le
même patronage.
Mais laissons un instant l'histoire de côté.
Mathieu Laensberg, qu'il soit ou non un être
fantastique, n'en a pas moins inspiré un grand
poète, et qui le croirait ? un poète orthodoxe, un
jésuite. En 1772, à l'occasion de l'avènement du
comte de 'Wclbruck à la principauté de Liège, il
parut un petit volume de vers avec ce titre :
Almanach de Liège, ou prédictions de maître
Mathieu Laensberg.
Nos lecteurs ne seront peut-être pas fâchés
d'en trouver ici quelques extraits.
L'auteur avoue franchement Vincertitude où
L'on est au sujet de la naissance de l'illustre
astrologue, mais il la fait tourner à la plus grande
gloire de son héros :
On ignora d'Homère la pairie ,
Tel fut le sort de plus d'un beau géni» ,
Tel fut celui de l'illustre Mathieu.
L'illustre Mathieu s'amusa dès son enfance à
contempler la voûte a:urèe :
Il dédaignait les choses de la terre.
Son àmc était ici-bas étrangère.
Cédant bientôt à ses goûts, Laensberg fit
construire une tour qui dominait la ville de Liège;
cette tour était son domicile favori, son obser-
vatoire :
Pendant la nuit notre^homme spéculait,
Pendant le jour notre homme calculait ,
Persuadé qu'il lirait dans les astrei
Nos biens, nos maux, nos succès, nos désastres.
Phœbus, témoin des pénibles travaux de
Mathieu, et voulant le récompenser, lui expédia
un brevet d'astronome signé de sa propre
main ; mais il ne s'en tint pas là ; une bourse bien
garnie accompagna l'envoi da parchemin.
Quelques temps après, Mathieu ayant grandi
dans l'amitié du dieu du jour, celui-ci, inten-
dant des douze demetires où résidaient les
douze signes, lui assigna, pour 4iabitation, un
quartier dans chacun de ces palais. Il y reçut
un accueil très amical de la part des quatre dées-
ses qui y logeaient, et auxqutlles leDestinavait
confié ses secrets les plus précieux. Phœbus
lui-même avait écrit ces secrets; il en avait
fait un livre, et ce livre se trouvait dans un
cabinet dont les bonnes déesses gardaient la clé,
sous la promesse du silence le plus profond. Mais
Phœbus, tout dieu qu'il était, connaissait mal les
femmes-:
Une suffit pour trahir un mystère,
Quatre, comment pourraient-elles se taire?
Laensberg était un habile homme. 11 les ques-
tionna si adroitement, il les flatta si bien que les
faibles femmes avouèrent Vendroit où le Destin
avait caché le livre (livre unique qui contenait
de fil en aiguille tout ce qui devait arriver
dans l'univers. ) Mais il restait encore à trouver
la clé de Yarmoire. Que faire ? comment s'y
prendre? Mathieu réfléchit un intant, s'endort,
puis se réveille en criant :
.... Ma fortune est f«ite ,
A peu de frais Je serai grand poète.
Il court, il vole che» un serrurier, il achète des
clés de toute espèce, grandes, petites, moyennes,
il les cache sous son manteau et remonte à la hâte
dans ses appartemens. La nuit venue, notre
astrologue essaie les clés l'une après l'autre. G
bonheur! au vingt-cinquième essai, la porte
s'ouvre, voilà le livre. Sans plus tarder, Laensberg
le transcrit avec la plus scruptdeuse attention,
et après un mois de travail le remet sans con-
sidter personne dans l'endroîtoù il l'avait trouvé.
Ensuite, il prétexte des affaires de famille et
prend congé des bonnes déesses pour deux ans.
La séparation fut déchirante.
A peine arrivé à Liège, Mathieu faisait insérer
dans les Petites-Affiches :
.... Que Laensberg le prophète
Annoncerait en des temps bien certains
De l'avenir les cas les plus lointains ;
Qu'il donnerait de la suivante ann4e
De chaque jour à part la destiné*.
Qu'on trouverait cbei le sieur Bourguignon
Cet almanach paraphé de son nom ;
Qu'il lui cédait en plein son privilège
A lui-donné par le prince de Liège.
Et voilà que les Liégeois courent en foule chez
Bomguignon. Toute l'édition est épuisée en six
heures; on avait cependant tiré à cent mille.
Passons maintenant à l'almanach de Mathieu
Laensberg. Ce livre périodique, connu générale-
ment sous le litre de Véritable almanach de
Liège, a de tout temps obtenu le plus grand
succès.
Il est encore aujourd'hui le livre le plus popu-
laire que nous ayons. On le voit partout, les cam-
pagnes n'en veulentpas d'autre ; l'enfant y apprend
à épeler le nom de sa mère, l'agriculteur lui de-
mande conseil, le berger le consulte tous les ma-
tins, la jeune fi lie y lit V état du cœur de son futur.
Une bible, une méchante gravure enluminée re-
présentant Yempereur à cheval, voilà tout le
bagage intellectuel de la chaumière. Ne pourrait-
on pas profiter de cet engoûment généial pour
glisser sous les couvertures de ce gros menteur de
bons enseigiieinens en place des absurdités qu'elle»
contiennent, et faire pénétrer ainsi la vérité sur-
tout au cœur des masses? Un éditeur l'a essayé
l'année dernière; qu'on imite son exemple.
En feuilletant YAlmanach de Liège de 1830,
— 435 —
j'ai trouvé une prciiiclion que le hasard a bien
voulu vérifier. Au seizième siècle ce sinistre pro-
nostic n'aurait pas manqué d'aiiirer une grande cé-
lébrité à son auteur; on l'aurait infailliblement
brûlé comme sor»ier; la voici :
1830. — MOIS DE JUILLET.
«11 y aura un grand remue ménage...
»Une partie de l'Europe sera mise à fea et à
sang...
» Murmure des peuples subjugués...
«Insurrection...
"Les amis de la paix et des lois feront cesser
ces horreurs...
•Le feu se changera en FUMÉE...
«Bien des gens sortiront noirs comme l'enfer...»
Michel Nostradamus naquit à Saint-Remy, petite
villede Provence, vers 150S. Il étudia la méde-
cine à Montpellier et l'exerça avec succès. La pu-
blication de ses Centuries evx un grand retentisse-
ment. On l'appela à la cour de Henri III. et pen-
dant long-temps sa maison fut assaillie par de
nombreux étrangers accourus de toutes les parties
de l'Europe pour le consulter.
Michel Nostradamus a rencontré quelquefois
ju* dans ses pronostics. On cite entre autres ce
quatrain relatif à la conspiration de Cinq-Mars et
de Thou.
Quand Robe-Rouge aura pasjé fenêtre
Fortmalheureui, mais non pas delà toux ,
A quarante onces on coupera la lêlc
Et de fort près le suivera de Thou (1).
VAlmanach de Nostradamus jouit d'une
grande vogue dan$ les provinces du midi de
la France.
Il
Pierre Larrivay était un obscur atsrologue de
Provence ; son nom n'a pas encore franchi les
limites de son pays. VAimanach nouveau de
Pierre Larrivay s'édite tous les ans à Marseille,
i Aix, en Avignon; il serait impossible de calcu-
ler au JMte le nombre d'exemplaires vendus cha-
que année. On le dit de trois millions, nais ce
chiffre, quelle qu'en «oit du reste la taille, est
bien ceruinement encore au-dessous du véritable.
— Grossièrement imprimé, rempli d'anecdotes
-iuiannées, ce petit livre de deux liards contient
.fp;;*" """"'^ '*^* foires de Provence et de Langue-
. 4oc, quelques soi-disant bons mots et une chara-
de, un logogriphe qu'on le s'empresse pas de
deviner, puisque lemotn'en arrive quel« i" jan-
vier de l'année suivante.
Le Messager boiteux obtient encore faveur
_ dans Jes campagnes. De gigantesques vignettes sur
bois, qui n'ont pas été confiées au gracicax talent
dePorret, décorent ses pages grisâtres. H compo-
se, à lui tout seul, la bibliothèque du paysan. Il
lui chante les complaintes édifiantes sur les assas-
sinais les plus importans de l'année. Pour l'his-
toire ancienne il en est encore au déluge. En
XI?.
(1) Pour l'intelligence du teitc il faut savoir que le
aardinal de Bichelieu . désigna dana i-o quatrain par
robe rouge, «tant tombé dangereusement malade du-
rant le voyage do Louis XIU «n Provence , te fariiijt
porUr dans un lit que l'on passait pur les fenèlroj des
hôtelleries. A la même époque, on découvrit la cons-
piration de Cinq-Mars et de Thou : ils furent décapi-
t*s. Quarante onces est Ici pour cinq mares.
•«h«<I«e marc valant huit once», tSnq marcs fonl donc
quanuilo onces. [P. taUro.H sur yostradainns.)
guise de Nouvelles nouvelle-:, il raconte Peau
d'âne, le Petit Poucet, les Quatre fdsd'Aymon,
sans jamais oulilier d'ajouter d'un loiigognenard :
Quoi ét;ii[donc le père des quatre fdsd'Aymon?
Au total, c'est un homme bien pensant, moral,
religieux, et si vous le trouvez parfois un pou
arriéré, prenci-vous-cn à la jambe de bois qui ne
lui permet guère de marcher de pair avec un
«iècl e vélocipède comme le nôtre.
Le Composte des bergers est d'une érudition
vraiment désespérante. Cet almanach lit aussi cou-
ramment dans les astres qu'un élève de la Sor-
bonne dans les livres nuageux de M. Cousin.
Quant à moi, je nyai vu que du bleu, — dans
lalmanach, bien entendu.
Voici venir maintenant un tout petit livre à
l'allure fringante, un livre bonhomme s'il en fut
jamais, résumant sous sa couferture rosée les
traits saillans de la physionomie morale de l'é-
poque qu'il a traversée.
Il rit aux éclats ou pleure à chaudes larmes,
selon que le vent tourne à la joie ou à la tristesse!
11 crie vive le roi! vive la Ligue! Il se fait
dévot ou libertin , suivant que la rovauté ou les
factions, suivantque l'Église ou l'athéisme prennent
le dessus.
Il s'appelle Tircw, et joue des pastorales quand
les bergers de la Régence gardent leurs brebis
dan» le parc de Versailles.
11 danse la carmagnole au son des cantiques
révolutionnaires alors que la guillotine fauche des
tètes sur la place Louis XV,
Il charge son mousquet et court à la frontière
le jour où Bonaparte dit : En avant !
En un mot, il se moule sur les «ontemporains,
il s'assouplit à leurs habitudes, il se façonneàleur
caractère, il en accuse les moindres nuances, et
cela pendant une période de soLxante-dix ans et
plus.
Ce prince de Talleyrand en robe de basane,
l'oliséquieux valet de tous les pouvoirs, naquit
vers 1764. Dorât, soi parrain, lui souffla son
esprit frivole, et le lança dans le monde.
1764, c'était le bon temps ! c'était l'heure des
mœurs faciles, des joyeux soupers dans la petite
maison du faubourg Saint-Antoine, c'était le règne
de la galanterie ouirée, des bouquets à Chloris,
des vers ambrés qu'on inscrivait au dos d'un éven-
tail dentelé de nacre.
La société française,— b belle société du moins,
celle qui se pavanait raide et busquée , sur .«ses
talons rouges, dans les antichambres dorées du
souverain, —avait chassé loin et bien loin d'elle
tout ce qui pouvait entraverses plaisirs. Elle allait,
elle allait joyeuse et folàue, sans souci du lende-
main comme de la veille, effeuillant des roses sur
sa route, sans foi, sanscioyancesd'aucune espèce,
ne songeant guère, ce me semble, qu'à ga.'jpiller
le plus galmcnt et le plus vite possible ses balles
années, ses beaux écw sonnans. Elle s'était fait
unemorale commode, pas du tout collet monté,
une morale à son usage; elle avait attiré dans sei
salon» bon nombre de petiLs abbés musqués, bi-
chonnés, aux gracieux sourires, toujours prêts à
absoudre les peccadilles de leurs très-chères pé-
nitentes et à les réconcilier avec Dieu. Elle avait
des églises où l'on se donnait rendci-vou» eiiire
deu\ sormojis, et dos mai is qui oubliaient volou-
lier» leur Icume pour embrasKT Rosine, la Jolie
camériste aux yeux éveil'és, à la taille do guêpe,
au pied mignon; Rosincla confidente des amours
de madame; Rosine, enfin, qui introduisait l'a-
mant de quartier, pendant que monsieur ronflait
au parlement ou suait sang et eau ii uno p .rtie de
paume de la rue Dauphine.
La débauchr; était à son comble. L'orjie, en
manteau de pourpre et le sceptre à la main, jetait
chaque nuit, de sa voix avinée, des chansons
obscènes aux oreilles du peuple; et le peuple
mourait de faim, et ses filles se roulaient écbe-
velées sur les coussins du Parc-aux-cerfs, criant
inutilement vengeance.
En littérature même dévergondage. On déser-
tait le culte du beau pour faire du joli, pourfaire
du pasquin. Les acrostiches tenaient le haut du
pavé, les charades pullulaient, les épigramniei
mordaient de tout côté. A Paris, en province,
partout on rimaillait à qui mieux mieux ; c'était le
passe-temps favori, c'était le goût du jour, c'était
la mode, et l'on suivait la mode. Alors parut
VAlmanach des Muses: ce fut h qui l'aurait, le
gentil poète. Les duchesses, les marquises, les
baronnes, les daines du haut parag.; s'en empa-
rèrent tout d'abord et négligèrent pour lui leur
charmante petite chienne épagneule. Il eut bien
vite ses grandes entrée» au salon. On le poupon-
na, on le dorlota comme un enfant gâté, on le Ot
asseoir sur le sofa, on le baisa mille fois au front
Jamais Marton,lasoubrelte, nelui refusa la porte ;
jamais Pierre, le grand laquais, ne le regarda de
travers: — «Faites entrer, c'est un ami de la
maison, avait-on dit au domestique.»
Qu'il était gracieux ! qu'd parlait bien !
Venei. amours, venez monter ma Irre ;
Grâces, daignez inspirer mes accords I
Je veux chanter l'enfant qui sut m'inilruire
El pour jamais m'enchainer sur ses bord».
Je veux chanter le Dieu qui pour Thcmire
Brisa mon cœur, qui toujours le déchire...
Venaz, amours, venez monter ma Ijre ;
Grâces, daignez inspirer mes sccordi !
Offrait-il un bouquet, un petit billot parfumé se
blottissait dans le calice d'une Qeur et parlait en
cet termes à la belle qui le recevait :
Le muguet, l'humble violette
Forment ce bouquet mal lissu;
L'amour l'a fait, l'amour lejelte,
Est-ce l'amour qui l'a refu 1
Pouvait-on être plus galant ?
Après les gens comme il faut, l'Almanach des
Muses visita les petites gens. Les bourgeoise» imi-
tèrent les grandes daines, les bourgeoLios se pas-
sionnèrent ég.ilcment pour lui, et sa réputation
alla croissant. Yoltjire. le marquis de Peiay, le
chevalierde BoulHers, l'abbé de Voisenon, Champ-
fort, (ircsset, toutes les itluttrations et même
les dn)ii-illustratioHS de l'époque le prirent sous
leur protection. \ côté des noms que je viens tie
citer, on voyait aussi les célibrcs Lairaignant. Le
Prieur, La Couptière. Mangenot, Borde. Brel,
Dixmorie, François. Guilvert, Guillomaii. Tho-
matsin, Vontouvy, UaS'-y. Tricot, de Roiul et
nombre d'autres encore que vous avoi l'impudeur
de ne pas connatre. Louis XVUI. alors comte de
Provence, ne déilaigna pas de lui adroiser aussi
quelques spirituelles strophes.
LE PKTH PKl.NCK ET LES CARTES.
D'un beau poupon ropl l.i majesté future
436 —
Avocili'Si'iirti'ss'anuisail :
Ignorant leur emploi, l'enfant ne s'y plaisait
Que par l'attrait de la peinture ,
Et rejetait non sans dédain
Tout ce qui n'était pas figure.
L'une , plus sensible à l'injure
D'être prise pour du fretin ,
Fit cette remontrance au petit souverain ;
— Peintures sont chez nous ce qu'est votre noblesse
Elle a bien son mérite. Occupez-vous des grands ;
Mais les petits auiyeux de la sagesse
Doivent-ils être indilTérens ?
Gardez-vous donc de jamais croire
Que le Jeu subsiste sans nous.
Lisez, consultez notre histoire.
Interrogez nos jeux de couleur rouge et noire ,
Franchement ils vous diront tous
Que de notre union résultentles grands coups,
Et que d'un roi son peuple est la force et la gloire.
Pour vous défendre enfin de prendre un ton si haut
Avec la carte la plus mince ,
Apprenez qu'au piquet, mon joli petit prince ,
Faute d'un huit on est capot.
Sous de pareilles recommandations, le petit
alnianacli grandit bien vite en renom : il se fit
faire large, il conquit une bonne place au soleil ;
il reçut des conQdences de tous côtés.
La révolution de 89 éclata tandis que l'Alma-
nachdes Muses récitait un compliment à un audi-
toire de petites maîtresses, et, tout aristocrate qu'il
était, il se hâta de faire peau neuve et même trè s-
losiement. Il jeta son habit brodé aux ortins,
renia ses anciens amis les gentilshommes, et imp ri-
ma contre eux celte sanglante épigramme :
De tous les marchands qu'il friponne
Il est l'éternel déoiteur ;
Un faste d'emprunt l'environne.
Dans sa bouche seule est l'honneur.
Son importance vous assomme ,
Ne sachant rien, tranchant sur tout ,
11 servait l'oracle du goût...
C'est simplement un gentilhomme.
Puis il larmoya une élégie sur la tombe die
■Mirabeau; et après cesdeux actes de civisme, se
croyant quitte envers le nouvel ordre de choses,
les Idylles et les chansons reprirent leur cours.
Chacun son goût, d'ailleurs; l'odeur de la poudre,
quand ce n'était pas celle de la poudre à poudrer,
lui faisait mal au cœur ; les discussions de tri but» e
ne lui convenaient guère ; le tumulte des camp; >,
l'assaut, la charge, la canonnade l'auraient infail-
liblement rendu fou. Pendant que la France, à l'a
ti''te de quatorze armées , se mitraillait aux fron-
tières, notre galant républicain tressa des guir-
landes, s'assit sous l'ombrage et regarda couler
l'eau qui murmure en tombant de la cascade ; la
tourterelle qui roucoule ses amours; Amaryllis, la
jeune bergère qui garde ses moutons ; la chèvre
qui broute suspendue à l'angle du rocher. Il pour-
suivit (Jlycère, la folâtre Glycère qui fuit derrière
les saules afin de se laisser prendre. Mais lui
aussi fut pris un beau jour, c'était en 94. On le
traita de iuspect ; on voulut le pendre à la lenter-
îie à cause de sa coiffure à l'oiseau royal qui dé-
notait un aristocrate, et, bon gré malgré, pour
s'échapper des mains des sicaires qui le mena-
çaient, il entonna la Marseillaise, en rechignant
ira peu toutefois à contre-cœur, à demi-voix. Dès
cet instant, il devint républicain tout outré, athée
même, il lit des vers contre le pape, il chanta sur
ious les tons.
Liberté,
Fraternité ,
Egalité
Ou la mort.
11 abandonna Chloris, Phylis, Amynihe.Phylin-
ihe, Acaste; il tourna le dos à tous les dieux de
l'Olympe, il voulut être le Tyrtée des guerres de
la révolution, et pour commencer il conta
La belle histoire
De ces fameux Prussiens ;
Ils marchaient à la victoire
Avec les Autrichiens.
Au lieu de palmes de gloire
Ils ont cueilli des raisins.
Le grand Frédéric s'échappe
Prenant le plus court chemin,
Mais Dumouriez le rattrape
Et lui chante ce refrain :
N'allez plus mordre à la grappe
Dans la vigne du voisin.
L'empire vint : lA'lmanach des Muses battit
des mains à son approche, et parla en ces termes
à Bonaparte :
Depuis quatre printemps de chêne, de laurier,
Sur ton portrait je place une couronne ;
Oui, le nom il'empereur qu'aujourd'hui l'on te donD%
Mon cœur 1 indiqua le premier.
Dès que je t'ai connu, je t'ai voulu pour maître ;
L'envie et ses serpens, j'ai su tout défier ;
J'ai dit que pour régner le ciel t'avait fait naître.
Et les dieux ont pris soin de me justifier.
Et il recommença sa vie d'amourettes et de
doux propos ; il conta fleurette aux dames de
l'empire, tout comme il l'avait fait aux dames de
la répid)lique, tout comme il l'avait fait encore
aux daraesde 1764. On assure même qu'un soir,
au sortir des Frères Provençaux, entre deux vins,
Jbras dessus, bras dessous avec MM. Etienne et
Jouy qui n'étaient pas plus solides que lui sur
lews jambes, l'Almanach des Muses osa forcer
l'eBUée des Tuileries, baiser la main de Fanny
Beauharnais et lui soupirer ce quatrain à l'oreille :
Je défends ton sexe aujourd'hui ,
Souris à ma muse légère ,
Toi qui n'eus jamais avec lui
aiien de commun que l'art déplaire.
iLe page de service — peut-être notre ami Marco
de St-Hilaire — qui survint par une porte déro-
bée, ne le laissa pas continuer. Par son ordre ,
deux sapeurs de la garde impériale le saisirent à
bras-le-corps et le jetèrent rudement par les fenê-
tres. Sa perruque resta aux mains de ces barba-
res, qui la suspendirent dans leur corps-de -garde
en signe de trophée.
Loin de garder rancune à l'empire après cette
malencontreuse équipée, il se résigna de bon cœur
c'était la meilleur parti — il contrefit le zèle le
plus empressé ,
Gloire,
Victoire,
Guerriers,
..... Lauriers ,
terminèrent tous ses refrains. Il chanta long-temps
le triomphe de nos armées , il distribua maintes
■ et maintes couronnes à nos héros, et, grâce à cet
; heureux moyen, l'empire le laissa filer son petit
! bonhomme de chemin.
Mais quand les aigles tombèrent à 'Waterloo
pour ne plus se relever, l'Almanach des Muses fut
. le premier à saluer le retour des Bourbons s
Il est venu ce jour de bonheur et d'ivresse.
L'airain religieux, mille cris d'allégresse ,
Ont déjà précédé dans nos vastes remparts
La fille des Bourbons, la fille des Césars.
Princesse, tu parais, et qui pourrait redire
L'enthousiasme saint que ta présence inspire 1
Durant les cent jours, l'Almanach des Muses
fut obligé de se cacher. Buonaparte («icj, qu'il
avait appelé tyran et b(te féroce , lui réservait
une dure correction.
Louis XVIII le rendit'à ses habitudes paisibles, à
ses nombreux amis revenus de Gand avec un ample
portefeuille de petits vers. L'Almanach des Muses
respira enfin, il reprit l'habit brodé.Me bec à corbin,
fit poudrer à neuf son catogan et rendit les visi-
tes de cérémonie. On l'accueillit partout , le roi
lui adressa quelque» mots de faveur à un petit le.
ver, le décora du lys et l'implanta, de sa propre
autorité, dans un fauteuil de l'Académie française.
Les collaborateurs de l'Almanach des Muses devin-
rent déplus en plus nombreux. M. de Viennet,
que vous connaissez peut-être, lui adressait alors
quelques strophes.
Un autre poète , M. de Cormenin , fabriquait
aussi des tartines pour l'Almanach des Muses; ces
tartines étaient généralement goûtées.
A la mort de son bienfaiteur, l'Almanach des
Muses versait d'abondantes larmes; il suivait tris-
tement le cercueil royal sous les grands arbres de
Saint-Denis, pleurant, se lamentant, s'arrachant
les cheveui, et disant qu'il ne voulait pas être
consolé ! 11 se consola pourtant et essuya ses yeux
pour sourire au soleil levant. Charles X lui conti-
nua l'attachement de son frère, et même, dit-on,
le pensionna sur sa cassette. Mais, depuis ce jour,
l'Almanach se crut un grand su-e ; il abandonna
ses verselets roses et parfumés, il s'en prit aux
romantiques qui commençaient à poindre à l'ho-
rizon littéraire— style de l'époque—, et se croisa
contre eux.
Cependant, l'année suivante, le rimailleur émé-
rite se montra plus ravisé. Il ne bouda plus au-
tant les romantiques ; il leur réserva une assez
bonne place dans ses colonnes, et sembla vouloir
vivre avec eux de bonne intelligence. Ceci se
passait vers la fin de 1829. En juillet 1830 . l'Al-
manach des Muses descendit dans la rue, s'il faut
du moins l'en croire sur parole, emporta d'assaut
plus d'une barricade et conduisit le peuple à l'at-
taque du Louvre.
Pendant que la royauté exilée quittait la France
et s'acheminait tristement vers Cherbourg, tour-
nant souvent la tète en arrière pour savoir si on
ne la suivait pas, l'Amanach des Muses, tout cou»
vert encore de sang et dépoussière, obtenait une
audience et présentait un placet à Louis-Philippe.
Louis-Philippe fit bon accueil à VAlmatiach
des Muses qui venait aussi protester de son atta-
chement et offrir ses services. Mais notre alma-
nach n'était plus jeune, il entrait dans sa soixante-
cinquième année; le libertinage avait usé son
corps, sa voix tremblottait , ses jambes le soute-
naient à peine ; cependant tant bien que mal il se
traîna encore pendant trois ans et atteignit 1834.
Le premier janvier le fit sortir de sa retraite ; il
rendit les visites obligées; mais sans lui faire mau-
vais accueil, on ne le reçut pas aussi gracieuse-
ment qu'autrefois, on lui laissa faire antichambre
— 437 —
un gros quart-d'heurc... Son règne était passé.
VAlmanach des Muses en doutait encore, lois-
qu'en entrant sur la place de la Bourse il se vit
tout à coup hué, conspué, ballotté par une pléiade
de dandys, de beaux muguets, tout frais venus de
Londres, les keapsaice, les landscape, les sclain,
les forgei me not, les amulets , jeunes fasbiona-
blcs à l'étroit corsage, brodés sur toutes les cou'
tures, pailletés , parfumés, couverts de riches ba-
bils de moire et de velours. Il se fâcha tout rouge;
on l'appela perruque , monolithe , radoteur ,
académie. On tourna en dérision son vieux frac
papier ardoise à une rangée de boutons blancs ,
son bec à corbin, son catogan, ses jarretières à la
duchesse, ses boucles chevalières, son chapeau à
la française, souvenir du premier éditeur qui le
lança dans le monde. Alors le pauvre almanach
se prit à déclamer contre l'ingratitude du siècle ,
mais on lui cracha au visage.
Quelques vieus amis le transporlèrent à demi
mort dans les bureaux du Constitutionnel. M.
Etienne lui fit respirer des sels , il revint à lui.
La colère le suflbquait , il pleurait à chaudes lar-
mes, il rappelait ses belles années, son beau jeune
temps, alors qu'il était l'idole de tout Paris, alors
qu'on s'inclinait sur son passage, et que tous les
boudoirs s'ouvraient comme par enchantement à
SI voix.
Peu d'instans aprhsV Aimanacli des Muses avait
cessé de vivre.
Que la terre lui soit légère !
Continuons :
Je dois citer — mais pour mémoire, seulement —
YAlmanacli des Dames, que la phthisie consume
depuis quelques années. Il est au lit, pâle, livide ,
à demi mort, les médecins l'ont condamné, et son
éditeur lui cherche une épilaphe. On ignore au
juste l'époque de sa naissance. Cependant si les
calculs d'un épicier, mon voisin, sont exacts — et
M. Balochard est très fort en mémoire — c'est en
1807 qu'il serait entré pour la première fois dans
sa boutique, en compagnie d'un pot de groseille.
Cela fait au juste trente-deux ans — l'âge critique.
— Gare la chute des feuilles.'
VAlmanachde Go^Aa contient, au dire de son
titre — diverses connaissances curieuses et utiles.
On ne s'en douterait jamais après l'avoir lu. Il en-
registre complaisamment toutes les années les
noms, prénoms, titres et qualités de tous les sou-
verains de l'époque, y compris sa majesté Auguste
de Monaco. On le dit subventionné de M. de
Metlernich.
VAlmanach des 25,000 adresses ne contient
jamais celle dont on a besoin.
VAlmanach du Commerce, son rival , est le
nobiliaire des marchands , fabricans , industriels
de toute espèce, banquiers et marchands d'allumet-
tes, agens de change et né,'ocians en peau de la-
pin, depuis le baron Roslchild jusqu'au plus hum-
ble chilfonnier de la rue Mouffctard , qui pour un
franc cinquante centimes y fait insérer une récla-
me en faveur de son établissement.
V.tlmanarh du Matelot, vadc-mecum indis-
pensable à tous les I iverains de la Seine, fiiit con-
naître l'heure du flux et du reflux de la mer ; les
termes de marine et les manœuvres do haut bord,
la manière de har|)()uner une baleine et df pécher
les langoustes. La littérature maritime l'avait pris
l9Hl la protection ; tuais depuis son nautlagc
dans la mare d'Auteuil, VAlmanach du matelot
ne peut manquer de couler bientôt à fond.
11 me resterait encore, avant de terminer celte
revue — qui au train dont elle va menace de ne
jamais s'arrêter — à vous toucher un mot de VAl-
manach des Gourmands, joyeux compère, gros,
gras et dodu, au teint frais, à la panse rebondie ;
mais il est mort subitement d'indigestion, et le li-
braire Ladvocat n'en a pas encore fabriqué les
mémoires authentiques. Véfour, m'a-t-on dit, qui
a très particulièrement connu cet almanach, qui l'a
traité maintes et maintes fois , pourrait peut-être
vous conter sa biographie. Hélas! trois fois hélas!
les feuilletonistes n'entrent pas chez Véfour, et vous
en devine» la raison. Gaétan Delmas.
(Revue du XIX' siècle.)
FONTANES.
M. Fonlanes, issu d'une bonne famille de Lan-
guedoc, naquit à Niort le 6 mai 1757. Sonpère,
inspecteur du commerce , était protestant , et le
laissa, au gré de sa mère, élever dans la religion
catholique. Son éducation , commencée chez un
curé, fut terminée à Niort dans un cdUége de ces
oratoriens qui , bien moins ambitieux et moins
favorisés que les jésuites , étaient au moins aussi
utiles, et se bornaient à donner une bonne éduca-
tion à leurs élèves , qui se souviennent toujours
avec regret de cette honorable et excellente ins-
titution. M. de Fonlanes , qui a bien acquis le droit
qu'on l'appelle Fonlanes , chercha un moment h
continuer la carrière de son père , et fut aussi
quelque temps employé dans l'inspection des ma-
nufactures; mais son goût était à d'autres idées,
et , ayant trouvé un peu sévère M. de Trudaine ,
qui le trouvait peut-être un peu frivole , il se dé-
cida à s'occuper uniquement de littérature. Ce-
pendant son caractère le portait à la littérature «t
à la poésie sérieuse. Il débuta même par une pe-
tite pièce mélancolique , intitulée : Cri de mon
cœur; mais son premier ouvrage fut h Forêt de
Navarre, petit poème descriptif plein de beaux
vers, dans un temps où l'on en faisait déjà beau-
coup de mauvais. On y ret onnut d'abord ce stylo
noble et élégant qu'il devait pousser si loin et si
haut. Ce premier essai le lit remarquer.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que d'abord Fon-
lanes, le grave Fonlanes fut, comme le satirique
Gilbert, accueilli et appuyé par Dorât ; il est vrai
que Dorât , si léger et si critiqué , était un des
meilleurs hommes de ccmonde, comme, quoi qu'on
en ait dit, il en fut un des plus aimables poètes.
A cette époque d'incertitude, on voit avec surprise
Fonlanes louer et adopter un poète tout diflérent,
souvent ampoulé et inégal , l'auteur des Moif ,
que nivarol appelait le plus beau naufrage du
siècle. Mais Fonlanes s'éloigna bientôt de ces deux
maiùères , et s'en tint pour jamais à celle qui lui
était propre, cl dont la première loi est le goilt
le plus pur.
Après une épttrc à Ducis , qu'il était digne
d'apprécier, Fonlanes, en 178.'^. publia une tra-
duction de VEssai sur t'honimc, de Pope ; triste
traité de l'opliruisie , moins profond cl même
moins raisonnable cpl'on ne la dit ; mais plein de
poi'isées cl de peintures heureuses, que Fonlanes
ichdll avec autant de talent que de fidClili ! J'o»c
croire que Pope avait mal choisi son sujet , et que,
lorsque b s poètes , si forts sur toutes les choses
de sentiment , d'élévation et de morale , veulent
s'enfoncer dans la métaphysique , ils sortent de
leurs attributions. Ces matières si obscures , ces
discussions si compliquées, n'ont pas trop de toute
la clarté de la prose pour dire juste, et sans un
mot de plus ou de moins, ce qu'on veut dire. Dans
une tirade , cotte difficulté peut être surmontée
avec bonheur, et c'est ce qui est arrivé à Voltaire ;
mais , dans un long ouvrage en vers , il est ma-
laisé que la justesse ou la clarté des idées n'en
soufl"re pas quelquefois. El, d'ailleurs, ce ne sont
point de telles discussions que vont ordinairement
chercher dans des vers les amis de la poésie.
Pope, avec son talent brillant et énergique, a
souvent triomphé de ces difficultés, et Fonlanes
en a été le digne interprète. Mais , chose singu-
lière ! ce qui eut encore plu» de succès que sa tra-
duction, ce fut son discours préliminaire, où l'on
reconnut tout d'abord un écrivain et un criUque
du premier ordre , et qui , dans ce genre . irait a
peu près aussi loin qu'il le voudrait. Ce discours
est encore un des beaux titres de Fonlanes.
Dans les liaisons que forma Fonlanes vers cette
époque , il f ml citer Rivarol , avec qui il demeura
quelque temps. Cet homme qui , à une causUcilé
si gaie, alli.ùt une profondeur quelquefois un peu
obscure , lui plut comme un des hommes qui ont
eu le plus d'esprit. 11 contracta , vers le même
temps, une liaison plus conforme à son caractère,
avec M. de Boisjolin , homme d'esprit et de talent,
ei du caractère le plus doux. 11 se forma entre eux
une longue amitié qui dure encore , avec de T.b
regrets, dans la moitié qui a survécu.
Ce ne fut qu'en 1788 que Fonlanes publia le
petit poème du Fcrgrr. Par sa manière noble et
lar"e, Fonlanes était naturellement ei involontai-
rement opposé au style scintillanl de Delille; et il
est impossible de ne pas penser que les peintures
élégantes et vraies du ferger étaient une espèce
de protestation indirecte contre ce qu' quelques
personnes ont appelé les enluminures du poème
des Jardins. Il faut dire que si le goût de Fon-
lanes trouvait trop d'aniiihèses et de recherches
de contrastes dans Delille, celui-ci n'en trouvait
peut-tHre pas toujours assez dans Fonlanes, et que
ces deux grands poètes auraient gagné peut-èUo a
échanger quelque chose de leurs quaUiés respec-
tives.
Pour être juste, ceux qui ont dit que ces deux
poètes furent liés, se trompent; ils nourent jamais
beaucoup d'attrait l'un pour l'autre , et ne fu-
rent jamais amis ni ennemis : ce qui n'empêcha
jamais Fonlanes, le plus juste des hommes, de
louer dans beaucoup d'occasions Dchlle; et entre
autres, je me rappelle qu'un jour, me parlant de
la traduction de Milloii . qui ^enait de paraître,
il me dit dans lest) le souvont pittoresque de sa
parole : « U y a des momens où il faut Oter sou
habit. " Mais on peut voir dans l'eicellcnie no-
tice de M. Uoger que plusieurs fois il cul pour
Delille des procédés irê» délicats. U en eut un
très remaniuihle un jour qu'il se trouvait avec
lui et à côté de lui ch z une des sœurs du général
Bonaparte. Quand cet empereur à venir y euua.
il pissi froiJemenl auprès de Delille et lui dit
asseï justement : Vous avei chanté Blcnhemif
•- Oui, général, niiie eu bon frsnçais, rcpotf<«
— 4:iS
Delille. — Et vous, M. de Foiitancs, dit immé-
diatement Bonaparte, quand aciievez-vous votre
beau poème de la Gi-tVe i««i.fe? — Général, ré-
pondit Foutanes, quand j'aurai étudié plus long-
teiiips les beaux vers de M. Delille. » Noble ré-
ponse qui honore l'un et l'autre!
Après le Verger, Fontanes donna, ou comptsa
suctessivement son Essai sur l'Aslrommii-, l'é-
pilro sur VEdit en facciir des non-calkoihiites,
qui fut couronné à l'Académie française; la Cliar-
trcuse de Paris, la Bible, et son chef-d'œuvre
poétique : le Jour des Morts dans une campa-
gne. Dans cette élégie, un des honneurs de notre
poésie, il réunit les plus hautes images aux plus
lou. Iiantos, et prouva que la religion, si utile aux
liorauies, bénit même les poètes et les récompense
dès ce monde.
Ce fut aussi vers ce temps que Fontanes cora-
niciiça ce grand poème de la Grèce sauvée, que
malheureusement il n'a pas (ini.
Arriva alors la révoliuion de 1789 : Le
tour de la prose était venu. Fontanes , dans
le Modérateur, journal digne de son esprit
juste ei sensé, et dans d'autres écrits , chercha à
concilier ou à adoucir l'orage. Près d'en être sub-
mergé, et, trop compromis , il se retira à Lyon où
les ordres révolutionnaires trouvaient encore une
opposition vigoureuse. Là, une femme aimable,
spirituelle et riche, apprécia ses talens et son ca-
ractère, et répara pour lui les injustices de la for-
tune ; mais il peiue était-il, marié , que le siège de
Lyon vint détruire presque toutes ses espérances.
11 parvint à s'échapper, grâce à un passeport qu'un
ami inconnu obtint pour lui du soupçonneux et
farouche Maignet, et madame de Fontanes ne sa-
Tait où reposer sa télé quand elle mit au jour le
premier fruit de leur union. Enlin ils purent
gagner Paris où Fontanes, par son habitude de zèle
et de dévoùment, rédigea en pleine Terreur la
Pétition des Lyonnais, que quaue de leius dé-
putés vinrent lire à la barre de la Convention,
contre les hommes de Collot-d'ilerbois et autres
massacreurs de Lyon. L'eflét fut prodigieux, et
Collot-d'ilerbois rappelé, illais il accourait lui-même
à Paris et lit presque immédiatement rapporter le
décret. Fontanes, très justement soupçonné d'avoir
rédigé la pétition, fut vivement cherché : mais il
eut le bonheur de se réfugier avec sa famille et de
rester caché jusqu'au neuf thermidor, chez son
amie madame Dufresnoy, connue par des vers
«:légans et pleins d'expression. Ainsi ce fut un
poète qui sauva un plus grand poète.
Fontanes, affranchi par le 9 thermidor, fut bien-
tôt appelé à l'Institut nouvellement créé, et, de
plus, nommé professeur à l'Ecole centrale. Peu
à peu on revenait aux idées de cette raison qui
n'avait jamais été plus insultée que pendant qu'on
lui consacrait des temples. Dans l'intention de la
servir, Fontanes s'unit à La Harpe , à l'abbé de
Vauxcelle et à M. Miihaud, pour rédiger et signer
le Mémorial, journal courageux dont l'essor utile
fut arrêté par la violence du 9 thermidor. Con-
damné à lu déportation et rayé de l'Institut, Fon-
tanes se réfugia en Angleterre où il retrouva
M. de Chateaubriand qu'il avait connu à Paris, et
ce fut alors que, dans des entreliens intimes , se
noua cette liaison digne de tous les deux.
Le 18 brumaire fut une réparation de fructidor
par un homme qui pourtant avait été de fructidor.
Mais l'éclat de ses talens et de ses succès le met-
tait hors de ligne ; et ceux qui approuvent le
moins le» dernières entreprises de Napoléon Bo-
naparte, doivent à la vérité de dire qu'après l'a-
narchie du Directoire, qu'on cherche souvent à
renouveler, jamais une nation ne fut dans une po-
sition plus fâcheuse , et que jamais elle n'en fut
relevée avec plus de promptitude et plus d'éclat.
Ces premières années du règne de Napoléon ,
comme général et comme administrateur, sont,
malgré les taches que l'on sait , la véritable cou-
ronne de sa vie. L'univers en fut ébloui, et Fon-
tanes n'échappa point à cet entraînement. Revenu
à Paris il y vivait obscurément et presque proscrit
encore, quand Bonaparte, voulant faire pronon-
cer, aux Invalides, un éloge de Washington, au-
quel il devait ressembler si peu, demanda à
M. Maret, depuis duc de Bassano, homme de poli-
tique et aussi homme de lettres, par qui il devait
faire composer et prononcer ce discours. M. Ma-
ret, sans hésiter, répond t : Fontanes. Cet éloge,
composé en trente-six heures et écrit avec l'élo-
quence la plus noble, eut un grand et juste succès
et décida de la fortune de l'orateur. Immédiate-
ment rappelé à l'Institut, il fut souvent admis chez
le premier consul qui ne tarda pas à apprécier un
esprit si brillant et si mesuré.
Fontanes se chargea alors de la rédaction du
Mercure de France , long-temps interrompu, et
tant qu'il y travailla, lui assura une grande vogue.
Il y mit un grand nombre d'articles excellens ,
entre autres ceu\ sur madame de Staël, qui sont
un véritable chef-d'œuvre de critique, comme de
raison et de convenance.
Ce fut à cette époque qu'apparurent les pre-
mières œuvres de M. de Chateaubriand. Mais
ces œuvres éloquentes et empreintes de nouveautés
hardies en pensées et en style, couraient le risque
de n'être pas appréciées en France, au moins
dans le premier moment, si décisif pour le succès.
Par son goût personnel, Fontanes était très-éloi-
gné de ces hardiesses ; mais il était assez habile
pour ne pas sentir tout ce qu'elles offraient ou
renfermaient de génie. De plus, il aimait l'auteur.
Il voulut revoir avec lui son ouvrage. Avec un
goût sévère il se précipita dans l'examen de tou-
tes ces témérités alors inouïes; il obtint la sup-
pression des plus fortes, et le Génie du Christia-
nisme fut mis en état de paraître. Mais ce n'était
pas assez : il fallait fonder la renoaimée de l'ou-
vrage et de l'auteur. Pour ce motif, l'épisode d'^-
tala fut imprimé à part, et Fontanes , avec sa
haute réputation, annonça dans le Mercure , le
nouveau talent qui s'annonçait avec tant d'éclat.
L'effet fut magique : Atala , ainsi annoncée, ob-
tint d'abord une foule de lecteurs , justifia les élo-
ges qu'elle avait reçus, et de ce jour. M. de Cha-
teaubriand, inconnu la veille, arriva d'emblée à la
plus haute réputation; et appela l'attention publi-
que la plus animée sur la publication de son Gé-
nie du Christianisme. Ce grand ouvrage fut,
comme on sait, sévèrement critiqué ; mais, cette
fois encore, Fontanes vint au secours de son ami;
et, dans deux excellens articles du Merctire, il
excusa les défauts, lit valoir les nombreuses beau-
tés et contribua beaucoup au succès. Sans doute
un écrivain tel que M. de Chateaubriand ne pou-
vait long-temps rester obscur; mais cette renom-
mée, que peut-être il n'aurait obtenue qu'en |deu*
ans, il l'obtint sur-le-champ, grâce à son ami, qui
ai reste ne pouvait défendre une meilleure cause;
mais elle était très-compromise alors. Il n'y a pas
au monde de plus grand service littéraire que l'o-
bligeance d'un homme célèbre qui se charge de
proclamer un talent encore ignoré, et lui prêté ii
voix, et en quelque sorte sa renommée. Plus tard,
lorsque les Martyrs parurent, et que leur suc-
cès très-conte»té était encore fort douteux, Fon-
tanes se retrouva encore là pour défendre son
ami, et pour sortir de son silence poétique en pu-
bliant ces stances si mélodieuses où il défendit et
chanta Cymodocée,
Vers le temps de la publication du Génie du
Christianisme, Fontanes eut quelque temps une
mission importante au ministère de l'intérieur,
occupé alors par Lucien Bonaparte. U voyait
beaucoup toute cette lamillc et en était parfaite-
ment accueilli, quand, ayant été nommé membre
du corps législatif par le département des Deux-
Sèvres, sa patrie, il fut porté par ses collègues a
la candidature pour la présidence et immédiate-
ment nommé président du corps législatif en jan-
vier 1806.
Ce fut très-peu de temps après que j'entrai
moi-même dans ce corps; et, pendant plusieurs
années, j'eus de fréquentes occasions d'observer
l'homme d'honneur et de talent qui le présidait.
Parler de la conduite de Fontanes h la tête de ce
corps, c'est un peu encore parler de ses œuvres,
dont je me suis chargé de rendre compte.
Cette conduite fut noble et courageuse, A peine
nommé, Fontanes fut mis à la plus rude épreuve.
L'ineffaçable crime contre le duc d'Enghien eut
lieu. Quoique Fontanes, appelé par le premier
consul, se fût efforcé de l'empêcher quand il
était déjà commis , et eût refusé formellement de
l'excuser dans un discours que , peu de jours
après, il avait, à l'occasion du Code civil, à pro-
noncer devant le premier consul , celui-ci se per-
mit de le falsifier en substituant , dans le Moni-
teur, à ces mots: La sage uniformité de vos
lois, ceux-ci : La sage uniformité de vos me-
sures, Fontanes qui , d'une position irès-élevéc et
très brillante , pouvait tomber dans une vie d'in-
digence et de proscription, n'hésita pas : dans sa
aénéreuse indignation , il exigea impérieusement
et obtint enfin ua erratum dans le Moniteur,
où il n'est plus question que des leit , mais non
pas des mesur*s.
Plus tard , le premier consul ne lui aurait pas
pardonné une telle exigence. Mais il était encore
mal affermi ; il était même ébranlé par cette faute
qui était plus qu'un crime. Il toléra donc celt»
noble résistance qui honore Fontanes, à qui, plus
tard, il dit un jour : « Vous pensez toujours à vo-
tre duc d'Enghien ?» A quoi il répondit admira-
blement : « Mais il me semble que l'empereur y
» pense autant que moi. »
Ce qui soutint aussi Fontanes, et ce qui le sou-
tint long-temps, ce fut le remarquable talent avec
lequel, dans toutes les occasions importantes , il
parlait de l'empereur et à l'empereur , dans ces
discours presque toujours,'peu étendus , mais où
chaque mot a sa valeur et sa portée. Aujourd'hui
que ces circonstances sont loin , ils semblent
moins reaarquables ; nais il y joignait à une pa-
role si nobU et si digne une adresse suprême.
-- 439
Personne n'a su et senti aussi bien la vérité
qu'il pouvait encore dire. li l'environnait de
louanges, même de flatteries ; mais enfin il disait
devant ce terrible trône ce qui pouvait servir la
France et protéger le genre humain. Nous le re-
marquions souvent ; et nous remarquions aussi
que, devant le conquérant toujours plus enivré,
il reculait comme l'Europe. Mais seulement autant
qu'il était nécessaire , pas un pied de plus, et di-
sant encore quelque vérité utile jusqu'au moment
où, décidément l'empereur ne voulut plus en en-
tendre aucune , et ce fut alors qu'il commença à
être perdu.
Ce fut vers ce temps-là que, me parlant un
jour de Napoléon et de ses fautes toujours plus
aveugles et plus évidentes, il me dit : < Diable !
» c'est que j'ai avancé à cet homme-là beaucoup
» de louanges. — Prenez-garde, lui répondii-je,
» il pourrait bien vous faire banqueroute. »
Avant cette époque, il avait été nommé par
l'empereur grand-maltre de l'Université , et c'était
un excellent choix à tous égards. Il était avanta-
geux d'avoir à la tête de cette institution un homme
aussi distingué et qui, en même temps, ne fût pas
assez savant pour vouloir que tous les élèves
le fussent trop, et pour les faire ou laisser
•urcharger d'études tellement multipliées qu'à
peine tout leur temps aurait pu y suffire. Il savait
que ce n'est pas tout que de recevoir l'instruc-
tion, qu'il faut aussi pouvoir la diriger, et qu'en
cela le repos même aide à la science. Il se serait
donc opposé à cette multiplicité d'études; il se se-
raitsurtout opposé à cette exigence toujouis crois-
sante des examens : exigences si outrées, et com-
posées de tant et de telles questions, que si le»
juges agissaient à la rigueur, personne ne serait
reçu; et ces juges ont raison toutes les foi» qu'ils
suppléent par leur indulgence à l'exorbilance dei
interrogats. D'autant plus que si quelque autorité
lupérieure arrivait à ces examens , faisait taire les
élèves et se mettait à questionner les juges sur les
plus diflîciles de nombreuses questions qu'ils adres-
sent aux jeunes gens, pas un de ces juges ne
pourrait répondre à toutes, et pas un par consé-
quent ne serait recevable. Ce serait une excel-
lente scène, même de comédie.
J'ai connu des examinateurs, et de très-forts,
qui convenaient tout bas de ce fait que je proclame
tout haut pour alléger, s'il est possible. Ici tour-
mens de la jeunesse, qu'on écrase véritablement
d'études souvent inutiles , sans en avoir pour cela
plus de savaos vrais et capables.
L'esprit éminemment juste de Fontanes n'avait
pas permis ces exagérations, et l'on ne peut ti'op
• louer la manière éclairée et prudente dont il adou-
cit aussi tant qu'il put l'esprit des combats et le
bruit des tambours, dont on étourdissait alors les
lycées.
Cependant le moment arriva pour Fontanes où
rhommc de qui il avait dit avec tant d'esprit qu'il
n'avait détrôné que l'anarchie, devint incapa-
ble de supporter, de qui que ce fût, cl même de
lui, la moindre et la plus juste contradiction. En
1808 il avait, de l'Espagne, où il faisait la plus
injuste de ses guerres , jugé à propos d'envoyer
aii corps législatif des drapeaux enlevés aux Espa-
gnols. L'impéralrice, qu'une dOputalion du corps
législatif alla remercier, eut le malheur de répon-
dre qu'elle était bien aise devoir les rfinéscnlans
de ta nation. Sans doute dans une monarchie
bien constituée le prince est aussi le représentant
de son peuple, et peut-être le premier. Mais celte
expression, si usitée sous la convention, était con-
sacrée pour les législateurs; et aujourd'hui surtout
personne ne soutiendra qu'elle ne fût pas juste.
Elle indigna Napoléon qui y répondit par une
note qu'il envoya au Moniteur, et où il déclarait
que les membres du corps législatif n'étaient que
les députés des départeinens. Mais cela était dit
et expliqué avec une hauteur et une violence qui
pouvait être bonne dans les antichambre* de l'em-
perenr, mais qui était plus qu'étrange dans le Mo-
niteur , ne fût-ce qu'avec les députés des dé-
partem«ns. Fontanes, la seule voix du corps
législatif, sentit l'injure, et la repoussa avec une
courageuse fermeté et une mesure merveilleuse.
Quinze jours après, ayant à répondre aux orateurs
du gouvernement, il ajouta : « Mais les paroles dont
l'empereur accompagae l'envoi de ces trophées
méritent une attention particulière. Il fait partici-
per «cet honneur les collèges électoraux; il ne veut
pas BOUS séparer d'eux, et nous l'en remercions :
plus le corps législatif se confondra dans le peu-
ple, plus il aura de véritable lustre. 11 n'a pas be-
soin de distinction, mais d'estime et de confiance.
Oui , sans doute, il aime à reconnaître qu'il n'est
qu'une émanation de» collèges électoraux répan-
dus dans les cent huit départemens de ce vaste
empire ; il est fier d'en sortir et d'y rentrer, puis-
qu'il peut offrir en leur nom, sans aucun intérêt
pour lui-même , l'hommage de trente millions
d'hommes au souverain le plus digne de Ici gou-
verner. »
Je regarde ce peu de lignes comme un chef-
d'œuvre d'éloquence parlementaire. Quelle no-
blesse exquise ! quelle fierté modeste ! quelle hu-
milité digne ! Il est Impossible de mieux répon.
due, et personne ne le sentit autant que Napo-
léon, qui, huit mois après, à la grande surprise de
Fontanes, le mit du voyage de Fonlainebleau, et
lui dit dès qu'il put être seul avec lui : « Il y a long-
temps que je vtus beude... vous avei dû vous en
apercevoir. J'avais raison. • Fontanes s'inclinait ,
feignant de ne pas comprendre. « Quoi ! reprit
Napoléon, vous m'avez donné un soufflet à la face
de l'Europe, et sans que je pusse m'en fâcher !
Mais je ne vous en veux plus, c'est fini. »
Cela n'était pas fini. Depuis ce jour. Napoléon
avait senti qu'il y avait de l'inconvénient à avoir au
corps législatif un président qui le défendait si
bien, et il pensa à l'écarter. Il ne le put pourtant
d'abord ; car cette année, 1809, Fontanes fut pré-
senté par ses collègues à la presque uianimité.
Mais l'année suivante, il le nommt sénateur : ce
qui, avec la grande maîtrise de rUniversilé, lui as-
surait une existence très brillante encore.
Le grand maître profila de celte disgrSce ornée
pour aller plus souvent encore dans sa retraite de
Courbevoie. Il y reprit le goût des Ictue», et c'est
(le I» que datent plusieurs de ses poésies les plus
agréables ; mais il ne publiait rien, et même il ne
pouvait rien publier. Le grand maître dr l'Uni-
versité ne pouvait pas descendre dans l'arène. On
n'est jamais heureux et puissant impunément, et
plusieurs journaux auraiint éle charmés de le
traiter comme un écolier. t,'osl un peu ce qui lui
arriva lorsque, pluslard, il iloiiiia son ()<''' sur les
tombeaux de St-Dcnis, Elle fut très mahguemeni
critiquée : ce qui n'empêche pas qu'il y ait de
belles choses.
Il travaillait aussi à sa Grèce sauvée; il en avait
plusieurs chants et une foule de fragmens; il di-
sait si souvent qu'elle était finie qu'il lui arriva
presque de le croire lui-même. Au reste ce n'était
pas un sujet heureux. La délivrance de la Grèce
par Thémistocle est trop historique, trop connue,
pour prêter , ce me semble, à un poème. Là où
l'histoire est belle et connue, elle repousse touic»
les fictions. C'est ce qui est arrivé à la Pharsale.
De grandes beautés peuvent sans douta encore
s'attacher à de tels ouvrages, mais la première de
toutes dans un poème , l'imagination , y est trop
mal à l'aise et risque d'y être mal accueillie.
Une autre raison encore pouvait refroidir Fon-
tanes sur la Grèce sauvée. Il l'avait commencée
avec toutes les idées qu'on avait sur la liberté
vers 1787 et 1788 ; mais, vers 1795 et 17yi, il
s'était passé bien des choses qui avaient refroidi
beaucoup de gens sur la liberté ; et quoique la li-
berté de la Grèce sauvée fût la meilleure de tou-
les, l'indépendance d'un peuple se défendant con-
tre l'invasion d'un auti-e peuple, cependant, un tel
sujet contenait nécessairement bien des choses ré-
publicaines qui avaient perdu de leur attrait, et
qui surtout n'en avaient aucun dans une républi-
que à la manière de Napoléon. Ces motifs suffisent
peut-être, même sans la paresse de l'auteur, poui-
expUquer comment son grand poème n'a jamai*
été fini.
Il y avait dans le caractère de M. Fontanes
une singularité qui, pour n'avoir pas encore été
remarquée, n'en était pas moins réelle. Cet hom-
me, qui, la plume à la main, était d'un goût si
pur et quelquefois si sévère, avait, quand il était
à son aise et avec des amis, une extrême indépen-
dance de pensées et de paroles. Le contraste qui
en résultait était plein de surprise et même de
charme; alors il aimait à sortir des opinions litté-
raires reçues. Beaumarchais et Picard lui inspi-
raient une très haute admiration. Et puis, dès
qu'il écrivait, il reprenait d'autres idoles et ren-
trait dans un goût plus exclusif; et ce qu'il y a de
remarquable, c'est que ce qu'il disait et écrivait,
il le pensait, quand il l'écriTail et le disait Peu
d'hommes ont eu une conversation plus aiiim,ie
et plus brillante que Fomtanes ; mais aussi quand
on l'ennuyait, il avait bien envie de le dire, et du
moins alors, en écoutant un importun, il frottait
ses mains l'une contre l'autre d'une tianièrc qui
divertissait beaucoup les personnes qui etiiemt
au fait.
Un peu inégal dans son caractère, t.intôl froi.î,
tiuitôl li-ès ouvert, il se livrait ou se refusait à la
même personne, tour à tour élonnée de m con-
fiance cl de sa réserve. Il éiaii d'ailleurs plein de
mois ou d'anecdotes qu'il racontait et choisis-
sait Uès bien. En voici une que je tiens de lui-
même, et que je n'ai vue nulle paît :
Dans ma jeunesse, me dit-il, je fus un jour au
parterre de la Comcdie-Française voir une pre-
mière représentation. Peu avant (jue la toile se
levât, un jeune homme dans le parterre demanda
à pai-ler, et l'on fit sur le champ silence. Ce jeune
homme éiail asseï près de moi, et je le reconnus
d'abord (c'était CiU.ert) : <. Messieurs, dii-il. pre-
nez garde, cl so>ez justes; la pièce qu'on va \<h\s
domicr est de La Ilaipe: si c'est médiocre, il faut
440 —
nppliiudir. » Un rire et des applaudissemens uni-
versels acciit'illirent cette épigramme, la meilleure
certainement et la plus gaie que Gilbert ait jamais
faite.
A tous ces agrémens, Fontanesjoignaitle mérite
plus soîiiie (lY'tre extrêmement loyal et obligeant,
l'eu ({'bommes ont rendu plus de services et avec
plus (le plaisir.
Cependant les entreprises imprudentes de Na-
poléon portaient leur fruit. La guerre de Russie y
mit le comble. Au\ miracles qu'a faits Bonaparte,
il faut en ajouter un, que la fortune a opéré pour
lui : c'est l'oubli qu'ont fait ceux qui l'admirent
tint, des désastres qu'il amena obstinément sur la
France , après en avoir perdu la plus brillante
et la plus héroïque armée. Rejeté sur le
Rhin , et ne voulant jamais traiter, il le fut
enfin sur Paris qu'il perdit, et fut obligé d'abdi-
quer à Fontainebleau. Fontanes, qui, en 1813, au
nom du sénat, lui avait encore prêché respec-
tueusement la paix, avait, en 1814, été obligé de
signer la déchéance.
Dans le premier discours qu'au nom de l'Uni-
versité il eut à prononcer devant Louis XVIII, il
dit ces mots remarquables : « L'auteur de Télé-
nmaque et Massillon prêchaient éloquemment
)>{à la jeunesse) ce que l'université était obligée de
«taire devant le génie des conquêtes, impatient de
«tout perdre et de se perdre lui-même dans l'excès
).de sa propre ambition. «Napoléon eut sans doute
connaissance de ce mot: il fut plus blessés encore,
quand, aux Cent-Jours, Fontanes, malgré quel-
ques insinuations , refusa de se présenter , et
même s'éloigna quelque temps de Paris. Il faut
qu'il l'iiit été beaucoup, si en efl'et, quand il eut
quitté Paris, il dit, comme on l'assura à M. de
Fontanes, de qui je le tiens : « J'ai oublié, avant
-de partij- de Paris, de faire fusiller Tallcyrand
»et Fontanes. «
Une faut pas croire cependant que Fontanes
n'eût pas été très dévoué à Bonaparte. Sansdoute,
en 1791, il avait vu avec regret tomber la bran-
che de nos rois, et il avait conservé pour elle un
regret respectueux; mais, il faut bien l'avouer, il
y avait très peu d'hommes en France qui pensas-
sent sérieusement au retour des princes exilés, et
qui, après la terreur et le directoire, n'eussent
pas, comme l'Europe, reconnu le pouvoir de Na-
poléon ; Fontanes n'étuit pas de ces hommes là.
Attaché avant tout au bon ordre, il aimait en Na-
poléon celui qui l'avait rétabli ; il en aimait aussi
la gloire, toujours si agréable aux âmes poétiques;
et d'ailleurs, comblé de ses bienfaits, il lui était
vraiment attaché, comme le prouvent les conseils
qu'il risqua souvent de lui faire entendre pour le
sauver. Il fallut les folies de Napoléon pour dé-
goûter de lui-même et pour forcer les Français à
choisir entre la France et lui : il n'y avait plus à
hésiter. Mais il est certain que Fontanes avait été
long-temps très dévoué à Napoléon.
La dynastie de retour n'en douta pas. Dès
qu'elle avait reparu, Fontanes avait cru remarquer
qu'on n'était pastrès accueillant pour lui, et que
peut-être on lui savait mauvais gré. dans les dis-
cours qui l'avaient tant honoré, des concessions
'1" 'I avait été obligé de faire à la puissance exis-
tante pour pouvoir les prononcer. C'est là un
ion qui est trop fréqu^.t. de he pas savoir tenir
compte, lorsque l'advcrvu. 'A' est loin et le danger
passé, des ser\ices qu'un homme a rendus à la
chose publique, en ménageant ces adversaires, et
en éloignant ce danger.
Le 8 février 1814, l'abbé Monlesquiou, qui
aurait mieux fait de surveiller l'île de Uhé et les
côtes de Provence, proposa et fit signer à
Louis XVIII une ordonnance d'organisation pour
l'Université, où il n'y avait plus de place pour le
grand-maître. Trois jours après la publication de
cette ordonnance, le 3 mars. Napoléon débar-
quait à Cannes.
De retour à Paris, Napoléon, alors peu dilhcile
sur les fidélités, aurait volontiers reçu Fontanes
qui pouvait être mécontent et à qui quelques ou-
vertures furent faites. Quoique très admirateur
de ce dernier haut fait de Napoléon, il refusa
formellement de le reconnaître ; il s'éloigna même
pendant quelque temps de Paris, et alla en Nor-
mandie visiter son ancien ami, M. de Boisjolin.
Au second retour de Louis XVIII, il alla le saluer
à Saint-Denis , et fut bien accueilli. Il fut nommé
ministre d'état et reçut quelques autres favem-s
qui étaient loin de remplacer les deux brillantes
positions qu'il avait perdues. Il ne demanda rien,
et même il risqua de déplaire en votant, non
pour absoudre, mais pom- épargner le maréchal
Ney et ses lauriers. Du reste, il garda à la cham-
bre des pairs une attitude intermédiaire, allant
toujours au secours des plus faibles, eflrayécomme
bien d'autre des progrès du libéralisme, et cher-
chant plusisurs fois à faire modifier la loi des
élections.
En 1819, il éprouva un malheur crueL Un très
jeune homme qu'il chérissait comme un père suc-
comba dans un duel et fut rapporté mourant chez
Im, le jour et presque au moment où un bal allait
commencer. Il dévora cette amère douleur et
chercha à s'en distraire par la littérature.
Vers ce temps, il apprit que VEssal sur l'Hom-
me, traduit autrefois par Delille, allait paraître.
Cette nouvelle le rappela à sa propre traduction,
et 1 engagea à la revoir de fond en comble, et à la
publier de nouveau, et, s'il était possible, avant
celle de Delille. Tout en s'occupant de ce travail,
d aimait a revoir ses amis, et même plusieurs de
ses anciens collègues : je fus un de ces derniers,
et je le voyais avec d'autant plus de plaisir qu'il
avait toujours été très bon pour moi, et même
pour mes ouvrages. Son impression avançait, et il
y mettait presque un intérêt de jeune 'homme,
quand, en mars 1821, au moment même où l'ou-
vrage allait finir, il fut pris d'un attaque dégoutte
qui enleva h sa famille et à son pays cet homme
dont on n'a pas à citer une mauvaise action, et
dont on peut citer tant de nobles traits et de beaux
ouvrages.
L'édition des OEuvres de Fontanes, dirigée par
M. de Sainte-Beuve, est parfaitemeiit (onçue. Les
notices qui la précèdent sont précédées elles-
mêmes par une très éloquente lettre de M. de
Chateaubriand, le premier nom de notre littéra-
ture et elle est digne de lui. Enlisant les nobles et
touchans témoignages deson amitié pour Fontanes,
on espère que, quoi qu'il en dise, il vivra long-
temps encore pour sa gloire et celle de son pays.
Le recueil des œuvres commence par ces beaux
poèmes dont j'ai déjà parlé, depuis la Forôt de
A ««(//É jusqu'au Jour des morts; puis viennent
les odes, et à leur totc celle sur la Mort dudnc
d'Enghien. Aujourd'hui qu'on est libre de tout
dire sur cela, elle peut ne pas paraître asseï éner-
gique ; mais faite sous Napoléon, et pouvant être
connue par lui, c'est à la fois une belle action et
un bon ouvrage. Après et avec plusieurs odes
très élevées, il y en a quelques-unes d'un ton plus
tempéré, et on y remarque souvent une grâce sin-
gulière. Elles rappellent quelquefois par leur ton
les odes morales d'Horace. Il y en a une entre au-
tres, sur la vieillesse, qui est d'une douceur et
d'une suavité remarquables. Ces odes sont le
reste de beaucoup d'autres, divisées en quatre li-
vres qui paraissent perdus : et elles les font regret-
ter.
Vient ensuite la Maison rustique, poème qui
n'est autre chose que le poème du Verger, déve-
loppé en trois chants. Ce nouveau poème, plein
d'heureux détails, a gagné autant en mérite qu'en
étendue.
Les amis des lettres liront ensuite avec intérêt
trois chants et plusieurs fragmens de la Grèce-
sauvée. Il y a de très belles choses et un rare
talent de versification. Ce qui me paraît le mieux
est la descente de Thémistocle aux enfers; on y
trouve une foule de vers énergiques, tels que
ceux-ci ;
Les crimes que souvent admira l'unîveM,
El que de faux dehors l'honneur avait couverts.
Ici, dans le miroirde la vérité sainte ,
Montrent leur Trunt hideui qu'avait masqué la crainte;
L'eoTer les a conçus . et frémit de les voir.
Parmi les poésies diverses, on remarquera sur-
tout une Epttre à Ducis, le Discours sur l'Edit
en faveur des protestans, et une des choses les
plus faciles et les plus élégantes qu'il ait écrites,
YEpitre à Boisjolin, l'élégant traducteur de la
Forît de Windsor. Il lui reproche avecgrâce un
défaut dont il s'accuse lui-même : la paresse, que
M. Boisjolin se reprocherait aussi, si tant de fonc-
tions diplomatiques, tribunitiennes et administra-
tives n'avaient pas occupé sa vie de travaux asseï
mal reconnus.
Après ce premier volume, si plein et si curieux,
le second commence par \'Essai sur l'homme,
presque entièrement refait par Fontanes, et digne
à présent de son excellente introduction.
Ce poème est suivi de pièces de littérature,
parmi lesquelles on n'a eu garde d'oublier l'Eloge
de Washington, et de plusieurs morceaux de
critique sur Thomas, sur la littérature de ma-
dame de Staél, sur le Génie du Christianis-
me, etc. ; je n'hésite pas à dire que ces morceaux
de critique, où Fontanes excellait, me paraissent
une des parties les plus parfaites de cette collec-
tion. Malheureusement ces morceaux sont ici peu
nombreux, et pourraient l'être dix fois davantage :
ce qui serait d'autant plus précieux qu'ils feraient
un contraste heureux avec le ton un peu solennel
de plusieurs autres ouvrages de Fontanes. Cette
omission me paraît regrettable ; car des articles
critiques bien faits me semblent un des livres les
plus agréables à lire. Tels sont les articles de M.
de Feletz, qui, réunis en six volumes, font une
collection charmante par l'esprit et la grâce qui
s'y mêlent à l'instruction. Eh bien ! c'est M. de
Feletz lui-même qui a dit que les articles de Fon-
tanes avaient quelque chose de plus fin et de plus '
fort que ceux de La Harpe; et cela est très vrfiî.
k sais qu« M) Sain>e-Beure ne voulant, d'après da
i- ■
~ Ml —
sages conseils, faire que deux volumes, a dû se
borner; et son édition, telle qu'elle est, comme je
l'ai dit, est excellente; mais quand elle sera ré-
pandue autant qu'elle doit l'être, qui empêcherait
de recueillir en un troisième volume les articles
de critique laissés de côté ? et quel acquéreur des
deux précédens voudrait se priver de celui-là ?
Le reste du volume est rempli de discours po-
litiques, universitaires et académiques de Fonta-
nes. Les premiers sont les plus frappans, surtout
pour les lecteurs qui se rappelleront dans quelles
entraves et parmi quels dangers l'orateur était
obligé de marcher. Plusieurs de ces discours sont,
comme celui dont j'ai cité un fragment, des chefs-
d'œuvre d'adresse et de mesure, et tous sont
écrits avec un goût et une élégance remarquables.
Telle est cette édition, que tout ami des lettres
voudra avoir dans sa bibliothèque. La collection
des œuvres d'un homme tel que Fontanes présente
des leçons et des exemples de toute espèce, et on
peut dire d'elle ce que nous disons des œuvres
elles-mêmes.
Cet article, tout étendu qu'il est, ne serait pas
complet si je n'y joignais pas quelques citations.
Je donnerais ici les mélodieuses stances sur les
Martyrs, si elles n'étaient pas comme elles mé-
ritent de l'être, partout. Voici un morceau moins
connu ; il est tirédu Vieux Château, et Fontanes
vient de parler du Poussin et du grand Corneille :
Que ne puis-je habiter jusqu'à ma dernière heure
Les poétiques bords illustrés par tous deui;
Et quej'y sois paisible encor plus que fameui... ,
Mes vers les chanteront. S'il faut quej'y succombe,
Sur ce château délruit qu'on m'élève une tombe.
' Une charra^inteféc y viendra quelquefois...
Dans les nuits de l'été tdire entendre sa voix.
D'un myrte ou d'un rosier, sa féconde baguette
Ornera tout à coup le cercueil du poète.
Mon ombre se réveille et la suit dans les airs :
J'ose, j'ose espérer que pour prii de ces vers
Où. suivant au hasard ma vague rêverie.
J'ai rendu quelque gloire à l'antique féerie ,
Ces fantômes brillans. hôles légers du ciel ,
Ces heureux farfadets, compagnons d'Ariel,
Et tous les enchanteurs, Prospéro , Mélusine,
Artus avec Merlin. Urgandc avec Aldne ,
M'accueilleroni unjour dans leurs palais mouvans,
Au milieu des éclairs, des vapeurs et des vents.
Tantôt , de ce nuage obscurcissant ma téic ,
Je veui jouer, rouler, gronder dans la tempête ;
Et tantôt, déployant les plus riches couleurs ,
Mes ailes doucement glisseront sur les fleurs.
D'un héros vertueux gémissant dans les chaînes ,
Mon invincible voix consolera les peines ;
Aux vieillards fatiguésj'irai tendre lu main ,
Aux voyageurs errans indiquer le chemin ;
Une jeune beauté, d'elle seule ignorée ,
Par un souffle amoureux tout à coup emeurée ,
■Va d'un trouble inconnu rougir innocemment,
El paraîtra plus belle aux yeux de son amant.
D'autres fois, présidant au plus tendre délire ,
D'un troubadour aimé j'animerai la lyre ;
Je dicterai ses chants. Le soir, vers mon tombeau ,
Un charme conduira leslillesdu hameau ;
Je reverrai leurs jeux, leurs amours et leurs danses.
Mon urne frémira sous leurs douces cadences ;
Je tromperai la mort ; et ces lieux tant aimés ,
Ces lieux où reviendront mes mânes ranimés,
Vont inspirer encore, à monûme ravie.
Toutes les pissions qui cliarniércnt ma vie.
Au total, celte collcct ion abonde en ridicsses
poétiques et littéraires, li lie paraît un pini tard,
ttans ui» sitclc Où la mOinoiie csl si conr»« «l où
les renommées sont si pressées ; mais quel homme
de goût ne voudra connaître cette première
réunion des œuvres d'un des plus nobles génies
de la France? Les œuvres d'un auteur sont la
continuation de sa vie, et les principes de goût,
de morale, d'honneur qui animèrent toujours
Fontanes, revivent dans les belles et éloquentes
pages qu'il a écrites.
Comme homme politique, Fontanes, appelé
auprès du prince le plus puissant et le plus ora-
geux, a rempli un rôle à jamais honorable. 11
était aisé de blâmer de loin l'empereur ; il j avait
bien plus de courage à montrer devant lui une
opinion opposée. C'est ce que Fontanes lit plu-
sieurs fois, et parliculièrement dans l'occasion la
plus décisive et la plus dangereuse. 11 résista de-
vant un crime accompli ; et lui, qui était l'homme
de la parole, il le flétrit de son silence. L'histoire
lui doit cet éloge, qu'il fut presque le seul à la
cour de Napoléon qui osât dire la vérité, et il l'a
dite tant qu'on voulut l'entendre. Sa fortune,
presque toute en places, fut souvent risquée par
lui pour une telle cause ; et, président d'un corps
insulté par l'empereur, il osa répondre à l'empe-
reur, et répondit admirablement. Sans doute pour
avoir résisté à de tels orages, pour n'y avoir
point péri, il a fallu beaucoup d'adresse et de
mesure. Mais loin que ce soit pour lui un tort,
c'est un mérite de plus.
Comme écrivain, comme poète, comme critique,
Fontanes a déployé un talent rare, un peu sévère
quelquefois, mais si pur, si adouci ailleurs par des
teintes charmantes, et si éclatant d'une éloquence
élevée, harmonieuse! Je suis franc, je désirerais
quelquefois dans son style un peu plus de ces
éclairs qui scintillaient dans sa conversation. Mais
avec cette liberté aventureuse, il aurait perdu
quelque chose de cette pureté exquise de fond et
de style, dont il était l'admirable et peut-être le
dernier représentant. Je crains qu'il ne reste
long-temps le grand-muHre de l' Lniversité.
Oui, comme sa vie, ses livres, si intéressans d'ail-
Icui's, seront utiles après lui. Veut-on connaître
le moyen de vivre à la cour la plus difficile, eu ne
manquant ni à la vérité ni à soi-même ':• il faut
étudier sa vie. Veut -on se pénétrer de l'heureux
mélange du talent et du goût? il faut lire ses
ouvrages.
Le Baron Creuzé de Lesser.
(La France tiltérairc).
La famille du colonel Vergières passait la belle
saison à la campagne. Colle famille se composait
de la nièce ducoloncl, Ebse, jeune femme ardente
cl vive, mariée depuis peu à un propriétaire âgé
d'environ trente-cinq ans, de ce même proprié-
taire, et do M. Polydoi-e Norbier, ami do la mai-
son. Los journées (pil oompo.soiula bollo saison no
sont pas toutes oxartomont belles, il ouest beau-
coup où pour courir dans les champs on aurait bo-
•soi 11, comme à Paris, d'une oiladine; ces juur-
noos 11 fall.iii les passer au salon , non pas au coin
(lu feu , mais au coin de la table à jeu du oolouol,
(|iil i hérissait le vvliisi. Quand le ciel était pur. le
bcau-pùc cl le gendre pai coUraiant lotir propf iciiî
pour décider, une centième fois , des améliora-
tions dont elle était susceptible. Pendant ce temps
Elise allait se promener au milieu des prés et au
bord des ruisseaux, avec M. Polydore.
Leur conversation devait être bien intéressante,
car toutes les fois que le temps s'opposait à la pro-
menade accoutumée. Elise manifestait une mau-
vaise humeur non équivoque; elle regrettait Paris
et donnait des conseils à son oncle pendant qu'il
jouait au whist, ce qui était la manière la plus sûre
de le mettre de mauvaise humeur. Or, il arriva
qu'un jour, pendant que la pluie clapotait sur les
arbres du parc, Elise, plus impaiientée que de
coutume, s'opposa à ce que l'on prit les cartes-
elle déclara que la vue des piques lui perçait le
cœuret queréternelle répéliiion du mut. trie la
faisait tomber en syncope ; elle demanda comme
une grâce qu'on voulût bien ne pas jouer pour
cette fois, \arions nos plaisirs, dit-elle à son oncle
on le caressant ; tenez : il y a mille autres moyens
de nous distraire. Si vous nous racontiez vos cam-
pagnes ?
— Tu les sais par cœur, répondit le colonel
d'un ton moitié en colère, moitié désarmé.
— Vos aventures ?
— Elles sont dans mes étals de services ; blessé
à Wagram, blessé à Austerlitz, laissé pour mort à
Waterloo , voilà mes aventures !
— Vous ne me ferez pas croire , mon oncle ,
que votre vie n'est qu'une blessure perpétuelle.
Vous avez été proscrit après la restauration; je
parie qu'on vous a sauvé la vie au moins une fois.
Cela arrive à tous les proscrits,
— C'est vrai ! un homme m'a sauvé la Tie , re-
prit le colonel dont un souvenir lointain venait de
traverser l'esprit.
— Je vous ea prie , mon oncle, raconiei-nous
cette histoire ?
— Tu nous permettras après cela de conliouer
notre partie?
— C'est convenu.
— Eh bien! écoutez. Après les cent jours,
poursuivi pour crime de bonapartisme, je m'éuis
réfugié au milieu des forêts de la Corse. Je com-
mandais une troupe de partisans qui tenaient en-
core la campagne pour l'empereur; le comman-
dant de la division emplovitiiious les moyens bons
ou mauvais pour se défaire de moi. Il était fortin-
diflërent à ce galant homme que le sort de la guerre
ou la trahison me nu't en son |)ouvoir, .\ l'avan-
tage reconnu dune force armée supérieure, il
ajoutait les chances de l'assassinat, et chaque
jour à son plan de campagne il joignait un petit
complot contre ma personne. Cette guerre fût
devenue très dangereuse pour moi . si mon adver-
saire eût trouvé un homme assi-z hardi pour m'at-
laquer face à face. Ueurou.soment nul n'osaii le
tenter. J'étais sûr de mes soldaLs. Leur bravoure ,
leur fidélité m'étaient acquises sans réserve, et mon
nom imposait aux plus audacieux.
Parmi les retraites que j'avais su me ménager
dans le pays, on avait désigné au commandant la
cabane de Cosciuito. Située au centre du Fiu-
uiorbo, en rase campagne , à l'aliri do toute sur-
pri.so, ot dominant les environs, c'était à la fois
un lieu de rolugo ot de raliiemoiii. Cosriulio était
bien le vériiablo t\pe de Ihommo sans frein. Au-
dacieux à l'oxcès , doué d'une force et «l'une
aiiriiii iuci-oyabks , liisouticu-î du daiiger, et U
— ut ^
bravant sans rdilexion, il était sans remords et
sans crainte. Cosciutto, redouté de tous ses voi-
sins, vivait dans l'isolement, et tenait une espèce
d'aulicr^'C pour mes partisans et pour moi. La cui-
sine du scélérat était délicieuse, et pour nous, que
la guerre avait rendus peu dilTicilcs, les repas pris
rlur, lui ressemblaient à de véritables fêtes gastro-
nomiqui's.
Le plus poétique des brigands avait la plus ra-
vissante femme que j'aie rencontrée de ma vie.
Gianna était bien la Heur de la Corse. Un teint
d'un brun pâle, des yeux de jais qui regardaient
avec (les llammes , un sein de marbre aux volup-
tueux contours, un pied qu'aurait envié une An-
dalouse , et avec tous ces trésors elle avait une
co<iuctterie instinctive de manières agaçantes di-
gne tout à fait d'une Parisienne à la mode. En ce
moment, II. Polydore regarda Elise qui baissa les
ycax.
Il me siérait mal d'insister sur les sentimcns que
Gianna paraissait avoir conçus pourmoi. Toujours
est-il que je pouvais conq)ter sur l'entier dévoû-
ment de la jeune femme, et que plusieurs fois elle
s'exposa pour m'étre utile.
Vous voyez que , sans compter l'héroïne , la
police qui me poursuivait pouvait croire raison-
nablement avoir trouvé dans Cosciutto un person-
nage bien noir pour le mélodrame qu'elle montait
à mon intention. La police compte toujours sur
les femmes, et la réputation de Cosciutto autori-
sait toutes les espérances et toutes lessuppositions.
11 restait à mes ennemis à créer un traître, pcr-
tonnage obligé, trop malbeureusement facile à dé-
couvrir pour un ennemi puissant. La police dressa
ses batteries de ce côté ; on épia les liaisons de
Cosciutto, et des recherche s patientes firent dé-
couvrir qu'un habitant de la vallée était le com-
père et l'ami intime da bandit. Ils pouvaient exi-
ger l'un de l'autre les plus grands services sans
crainte de refus.
Il ne fut pas difficile de gagner l'ami de Cos-
ciulto. C'était un homme assez vil pour conseiller
un crime, trop lâche pour l'exécuter. Après avoir
concluson marché et promis de me hvrer mort ou
vif au gouverneur, le négociateur se rendit chez
Cosciutto. Vers le soir, il était à peu de distance
de la cabane. C'était une triste et sombre soirée :
l'orage se formait dans le sud ; un vent froid cour-
bait la cime des châtaigniers, et les éclairs illumi-
naient le cours duFiumorbo. Gianna préparait le
souper du bandit, causant avec lui de la guerre ;
et mon nom revenait souvent dans leurs discours.
Quand la cheville de bois heurta les solives de
la porte, Cosciutto courut à son mousquet et cria
qui vive! comme une sentinelle surprise dans un
poste avancé.
— Ouvrez, Cosciutto! dit le tialtrc, c'est moi,
votre compère; ne reconnaissez-vous donc plus
ma voiv?
— Dieu vous garde, compère, dit Cosciutto en
ouvrant, soyez le bien-venu.
L'accueil le plus franc, l'hospitalité la plus cor-
diale, furent prodigués au misérable. On servit le
souper. Gianna en fit les honneurs avec sa grâce
naïve, et, selon la vieille coutume, on ne s'em-
pressa pas d'interroger l'hôte sur le motif de sa
visite. Après le repas, cependant, Cosciutto ha-
sarda une question : .. Quel motif pouvait attirer
sgn tôle si tard, par une nuit si dangereuse j' »
Celui-ci fiiit alors un signe h son compère, qui
engage Gianna à se coucher; elle obéit h regret.
Son instinct de femme lui faisait deviner un hor-
rible secret dans cette étrange visite. Elle entre
dans le lit, et joue à merveille l'accablement d'un
profond sommeil; mais l'oreille tendue, elle
écouta avec anxiété.
Alors l'étranger, regardant autour de lui, comme
si le silence et la solitude ne le rassuraient pas com-
plètement, dit à voix basse à Cosciutto : — Com-
père, je viens faire votre fortune; vous pouvez
me rendre un immense service sans péril et sans
peine. Personne au monde que nous deux n'en
peut être informé.
— Qu'à cela ne tienne : mon bras et ma vie
sont à mon ami. Que faut-il faire?
— ChutI n'entendcz-vouspas marcher autourde
la cabane ?
— Ce n'est que le vent dans les feuilles. Mau-
vaise nuit à passer à la belle étoile !
L'étranger tira alors de sa poche un sac de toile,
et fit rouler cinq mille francs en napoléons d'or.
- Compère, dit-il en suivant le regard ébloui de
Cosciutto , écoutez bien ! Le colonel Vergières
vient souvent chez vous; on le sait dans le
pays, et tout le monde en parle. Ne vous y fiez
pas; ce n'est pas un refuge qu'il vient chercher
ici, c'est Gianna, c'est votre femme! On le dit,
on le répète chez vos voisins, et de façon à ne pas
vous faire honneur.
Cette fois ce fut Elise qui lança un coup d'œil
à son mari, puis à M. Polydore.
Cosciutto , poursuivit le colonel, mordit sa lè-
vre, lança un regard étincelant vers le lit, dont
les courtines s'agitèrent, et ne dit pas un mot.
— Et d'ailleurs, continua le traître, vous le sa-
vez bien, le colonel est un méchant homme. Il a
troublé la paix de nos campagnes, il a mis le dé-
sordre dans tout le Fiumorbo ; c'est une bête fé-
roce dont il faut délivrer le pays. Se défaire de
lui serait une action méritoire; voici cinq mille
francs, ils sont à vous. J'ai du poison avec moi,
il ne vous sera pas difficile de le faire avaler au
colonel, dans un plat de votre façon; vous êtes
si boç cuisinier. C'est un coup de maître : le se-
cret est sûr ; la paix se rétablit et votre fortune
est faite !
En ce moment j'étais à la porte de la cabane ;
trempé par la pluie, harassé de fatigue, j'allais
entrer sans façon et comme à l'ordinaire ; le
bruit des voix attira mon attention , j'enten -
dis tout ce dialogue : comme il s'agissait seule-
mentde poison et que d'ailleurs j'étais bienarmé,
je résolus d'entrer pour voir la figure de l'espion.
Je pénétrai doucement dans la cabane par la porte
de derrière qui communiquait avec l'étable, et ca-
ché par un amas de branches sèches, j'observai
ce qui allait arriver.
Il se passait dans la cabane du bandit une de
ces scènes d'intérieur dignes à la fois d'un grand
peintre et d'un grand poète. Cosciutto fixait son
hôte avec une sombre expression, les poings cris-
pés, la bouche serrée et méprisante : l'étranger
suivait tous les mouvemcns de son compagnon,
montrant du doigt les pièces d'or et attendant avec
impatience les marques d'un consentement infâme;
au fond de la chambre, Gianna, à demi soulevée
sur le lit, épidsait tous les signes d'une indigna-
tion muette, et semblait compter dans une horri-
ble anxiété les minutes qui la séparaient de la ré
ponse de son mari.
— Gianna ! Gianna ! s'écria-i-il enfin, réveille-
toi ; cet homme , qui a mangé à ma table et bu
dans mon verre , il vient m'offrir de l'or et du
poison ; il veut que je manque à l'hospitalité , il me
propose d'assassiner le colonel ; il t'a accusée d'in-
lidélité : qu'a-t-il mérité pour cela?
— La mort , répondit la jeune femme d'une
voix ferme.
— Compère, que faites-vous, vous voulei me
tuer, moi , votre ami !
— Je ne suis pas l'ami des lâches ! Cosciutto fit
un mouvement et saisit sa carabine.
Ce fut alors que je me montrai. Je jetai un
coup d'œil plein de reconnaissance à Gianna; je
pris la main de Cosciutto , et j'intercédai pour le
coupable, qui ollïit l'or qu'il avait sur lui pour sa
rançon. — Garde ton or, misérable , lui dit Cos-
ciutto; puisque le colonel l'exige, je consens à ne
pas souiller de ton sang le sol de ma cabane ; mai»
pars tout de suite, et que le soleil ne te retrouve
pas dans le Fiumorbo , sinon je t'accueille cette
fois avec du plomb.
Maintenant, voilà mon histoire finie ; tu dois
être satisfaite, EUse. Allons, mon neveu, et vous,
M. Polydore , prenez vos places; c'est à vous de
couper.
— Attendez un instant, mon oncle; et la fin de
vos amours avec Gianna ?
— J'étai» fermement résolu à ne pas violer les
lois de l'hospitalité. Elise regarda de nouveau
Polydore qui détourna la tête.
— Je ne pouvais enlever l'honneur à^un homme
qui m'avait sauvé la vie , et dont la confiance en
moi ne s'était pas démentie , malgré les insinua»
tions du traître. Cependant Gianna était si jolie,
et elle se montrait si émue en me parlant , que
j'eus beaucoup de peine, je l'avoue, à rester fidèle
à mon devoir. Heureusement l'amnistie dans la-
quelle je fus compris me fournit les moyens d'é-
chapper au danger. Je quittai la Corse; Gianna et
son mari m'accompagnèrent jusqu'à Bastia d'où
je m'embarquai pour la France ; en nous sépa-
rant nous versâmes d'abondantes larmes. Je ser-
rai-la main de Cosciutto, et j'embrassai Gianna
en lui disant tout bas : Soyez heureuse !
A mon retour, je fis passer à mes amis mon
portrait et 5,000 fr. en napoléons d'or; j'ai su
que mon souhait l'était réalisé , que Gianna avait
de beaux cnfans, et que Cosciutto était devenu un
des plus honorables propriétaires de sa com-
mune. Les esprits romanesques finissent tou-
jours par être heureux quand ils échappent aux
dangers des premières illusions. A présent, regar-
dons mon jeu. Le dix de trèfle ! bien , je coupe
et atout !
Pendant tout le reste de la journée Elise fut
soucieuse et Polydore distrait. Le lendemain,
M. Polydore prétendit avoir reçu une lettre qui le
forçait à partir imméthatementpour Paris. Le soir,
lorsque les deuv partenaires, réduits à l'écarté so-
litaire, cherchèrent à deviner les motifs qui pou-
vaient forcer l'ami de la maison , qui n'avait rien
à faire , à quitter si brusquement la campagne ,
Elise rougit et embrassa son mari qui se laissa
faire sans rien comprendre.
Taxile Delord.
(Courrier français.)
— uz —
VERI¥ET (Joseph, Carie e* Horace).
Si rbérédité des titres jette encore de l'écJat
sur tant de gens obscurs, si les descendans d'un
grand homme de guerre revendiquent avec or-
gueil les souvenirs qui illustrent leur blason, quelle
gloire ne doit pas rejaillir sur les lils d'un ariiste
dont le nom est devenu immortel ? Et ce n'est
pas tout, vous trouvez dans l'iiistoire peu de
maisons dont plusieurs membres se soient distin-
gués. Cela est avéré, et l'on a dit à ce propos
que rien n'était plus lomd à porter qu'un grand
nom. Il peut arriver en effet que le fds ne dégé-
nère pas; mais trois générations aussi célèbres les
unes que les autres, ce fait est rare dans les
armes et n'existe pas dans les lettres. L'art seul à
notre époque en offre un exemple, exemple d'au-
tant plus remarquable, que l'héritage du talent,
loin d'aller en s'amoindrissant, s'est augmenté dans
la famille des Vcrnet. Joseph Vernet fut un grand
peintre de marine, genre moins apprécié et peut-
être moins difficile que celid où se distingua son
fils Carie , qui lui-même fut dépassé de son
vivant par son fils Horace. 11 appartenait au
dernier descendant d'Antoine Vernet de réunir
en lui les divers mérites de ses pères, et de cou-
ronner l'illustration de sa famille en abordant la
peinture d'histoire, et en s'y plaçant au premier
rang. Et maintenant il ne nous reste qu'une
chose à déplorer, c'est que le dernier des Vernet
n'ait pas un fils à qui il puisse transmettre son
beau nom et son beau talent. Ce regret du reste,
nous l'éprouvons moins vivement en songeant à
la peine qu'un descendant d'Horace Vernet aurait
eue d'atteindre à la verve et à la fécondité du
talent de son père ; et chacun sera sans doute de
notre avis, lorsque nous en serons arri^és à la
biographie du troisième des Vernet. — Joseph
Vernet, fils d'Antoine Vernet (peintre lui-même),
naquit à Avignon, en l'année 1714. Son père,
dont nous ne connaissons aucun tableau, lui don-
na les premières leçons de dessin et de perspec-
tive ; puis, lorsqu'il vit les rapides progrès du
jeune homme, ill'envoya faire ce pèlerinage que
tout bon pei itre doit entreprendre une fois au
moins, le voyage de Rome. Joseph Vernet arriva
dans la capitale des arts à dix-huit ans. Riche de
courage, d'enthousiasme, de volonté, et pauvre
d'argent, il entra à l'école de Bernardin Fergioni;
mais comme il lui fallait à la fois peindre pour
vivre et pour étudier, il passait la moitié de
son temps à apprendre les secrets de l'art, et
l'autre moitié à appliquer ce qu'il en connaissait
déjà. Pendant tout le temps qu'il reçut les leçons
de Bernardin Fergioni, il vécut du revenu assez
maigre que lui rapportait la vente de quelques
petits tableaux faits loin de Uœil et des conseils
de son maître. C'est à cette circonstance que nous
devons attribuer le grand nombre de toiles si-
gnées de son nom. Toutefois cette première
manière, où il ne traitait que du paysage, est
bien loin des œuvres qui lui valurent la célébrité.
Comme tous les grands artistes, il douta long-
temps, il s'essaya dans plusieurs genres ; à mesu-
re qu'il en abandonnait un pour un autre, son
cxaltiUion éphémère fais;ùt place à un décourage-
ment passager ; il voulait sa satisfaction person-
licUe arant tout i les éloges des autres n'Otaient
rien pour lui. C'était cet applaudissement inté-
rieur, cette conscience de son mérite que seule il
ambitionnait, et il cherchait toujours sa route ;
enfin il la trouva. Un jour , fatigué de faire des
arbres et des palais, des plaines et des montagnes,
éprouvant plus vivement quejamais ce désespoir,
heureusement fugitif, qui est comme l'aurore de
nouvelles et plus belles espérances, il s'enfuit de
Rome, et ce fut Dieu sans doute qui le mena au
bord de la mer. Là, l'aspect de cet élément, d'u-
ne magnificence si variée, miroir du ciel, gouffre
sans fond, image de l'infini, si tranquille et si
bruyant, beau jusque dans ses horreurs, aussi
subUme dans le calme que dans la tempête, l'as-
pect de cette majesté immuable étonna l'esprit de
Joseph Vernet, fit battre son cœur, éveilla son gé-
nie. Sûr désormais d'avoir un sujet aussi vaste
qu'inépuisuble, il reprit le pinceau et commença
cette série de tableaux qui lui mérita bien vite le
titre de premier peintre de marine.
De retour à Rome, il épousa mademoiselle Vir-
ginie Parker, issue d'une famille distinguée de
Londres. Quelque temps après ce mariage, déjà
célèbre par plusieurs compositions applaudies, il
obtint son premier homieur, le plus doux toujours,
sinon le plut glorieux, celui d'être nommémembre
de l'académie de Saint-Luc. De cette époque date
pour Joseph Vernet une vie nouvelle. Plus d'essais,
plus de découragement, plus de gène : il était
maître en son art, sûr de son génie, recherché et
choyé.
Ce ne fut cependant qu'au bout de S2 ans
d'absence qu'il songa à retourner dans sa patrie.
Fidèle àson amour pourle genrequ'ilavaitadopté,
curieux d'ailleurs d'étudier plus profondément l'é-
lément qu'il peignait déjà si bien, il résolut de
revenir en France par mer. Durant cette traver-
sée, on le vit sans cesse le crayon à la main. En-
fin, un jour , pendant une tempête que le bâti-
ment essuyait, il se fit attacher à uh mât pour pou-
voir étudier sur le pnnt du navire, en face dudan-
ger, ce grand bouleversemeni, dont il devait faire
son chef-d'œuvre. En arrivant à Paris, sa réputa-
tion, déjà grande, lui valut tout de suite les éloges
de ses compatriotes et lus faveurs de la cour. Le
roi Louis XV, qui sut dignement l'apprécier, le
chargea de peindre tous les ports de France. Ce
travail fut long. Joseph Vernet s'en tira bien, et
sut vaincre avec talent des sujets ingrats et mono-
tones. La collection de ces ports remplit toute
une salle du musée Charles X. Tous ces tableaux
furent gravés et obtinrent un grand succès à leur
apparition. Us sont tous exacts, quelques-uns sont
pittoresques, comme le port de St-Malo ; d'autres
pleins de grandeur, comme le port de Brest ;
ceux-ci rempli.* d'activité et de vie, comme Mar-
seille et Bordeaux; ceux-là d'un aspect triste et
sévère comme La Rochelle et Cherbourg. Malgré
ces différons mérites, nous préférons la Tempête,
tableau conçu avec audace, traité avec amour.
Dans ce dernier ouvrage, surtout, on reconnaît le
grand peintre, à la composition hardie, au colo-
ris vigoureux. Ici Joseph Vernet est poète autan t
que peintre, car il prête des sentiiuens auv élé-
mens, et l'on croit, en voyant son tableau, à la
rage des vents et à la colère de la nier.
En 17.S2, Joseph Vernit fut reçu à l'Académie
de peinture ; en 1766, il en fut nommé conseil-
ler; en 1788 enfin, il eut le bonheur d'y voir son
fils Carie nommé membre. Malheureusement il ne
jouit pas long-temps du plaisir de siéger à l'Aca-
démie auprès de son fils : il mourut en 1789, à
l'âge de soixante-quinze ans, plein encore de vi-
gueur, de santé et de talent, et à l'instant d'exé-
cuter un tableau avec Carie, dont le sujet était le
passage de la mer Rouge par les Hébreux.
Carie Vernet commença sa carrière d'artiste
sous les plus heureux auspices. Jié à Bordeaux, le
ih août 1758, au plus fort de la renommée de son
père, enfant précoce par son intelhgence natu-
relle et ses dispositions innées pour le dessin,
doué d'une figure gracieuse et pétillante de viva-
cité, il eut de bonne heure la main exercée et
l'esprit cultivé. Son père, qui le vil promettre un
artiste de plus à la France, n'épargna pas les le-
çons personnelles et les maîtres particuliers pour
le rendre à la fois bon peintre et homme instruit
Son éducation achevée. Carie Vernet partit avec
Joseph pour la Suisse. Là, le père initia son fils à
tous les mystères de l'art; il lui apprit à voir, à
aimer, à représenter la nature ; il lui fit compren-
dre et sentir toutes les magnificences de la terre,
la majesté des montagnes et des lacs, les merveil-
les de la lumière, et ces beautés sans nombre qui
naissent à chaque pas pour l'œil clairvoyant «t
l'âme sympathique d'un ariiste; puis il le condui-
sit dans la société des grands poètes, ces frères en
génie des granite peintres. Il le présenta à Vol-
taire, à Jean-Jacques Rousseau, à Gessner; enfin
il le fit converser avec Lavater, qui lui enseigna
sans doute à lire dans ce livre éternel où le vice
se rencontre avec la vertu, où toutes les passions
sont exprimées si vivement, la physionomie hu-
maine.
A son retour à Paris, Carie Vernet, élève dis-
tingué, concourut pour le grand prix de Rome. A
son premier concours, il obtint le second grand
prix; deax ans après, en 17S2, sa composition de
L'Enfant prodigue, traitée d'une façon tout à
la fois naïve et dramatique, lui valut la couronne,
et il parti t pour l'Italie, lauréat d'autant plus inté-
ressant qu'il n'était encore âgé que de vingt-
quatie ans, et qu'd avait donné des preuves d'un
talent déjà mûr.
A cette époque, toutes les espérances que
Carie avait fait concevoir faillirent avorter. Deux
influences funestes agirent tour à tour sur son es-
prit, troublèrent son imagination, pand> aèrent
pour un temps ses facultés, l'influence de l'amour
et celle de la reUgioi.
S'éttnt éprii à Paris d'une demoiselle de Mon-
bar, fille d'un commissaire des guerres, il s'était
cm la force de dompter sa passion, et, contraire-
ment à toutes les préùsious paternelles, l'éloi-
gnement, loin de déuuire son amour, n'avait fait
que l'augmenter. Arrivé à Rome, au lieu de cher-
cher des consolations dans l'étude, il les demanda
à la religion : il fréquentait les égli>e5 plutôt que
les ateliers; il priait quand il aurait du travailler;
et, pour son malheur II rencontra des fanatiques
qui cherchèrent à le dégoûter du monde et de
l'art, et le poussèrent à entrer au couvent II fal-
lut toute l'autorité que son père avait encore sur
lui pour le faire revenir en France, où son con-
fesseur eut le bon esprit do lui conseiller de re-
prendre les pinceaux, et de devenir peintre célè-
bre plutôt que moine ignoré.
Ce fut alors que, pertuadé par lei exhortations
— 444 —
de ce bon prcire, et par les encouragomens de
son père, il entreprit un grand ouvrage, IcTiioin-
phc de Paul-Emile. Dans ce premier tableau
important se trouvent toutes les qualités qui bril-
lèrent depuis dans les compositions successives
de Carie : une sage ordonnance, un dessin cor-
rect, un coloris, sinon vif, du moins harmonieux,
et surtout un mérite spécial, celui de peindre
parfaitement les chevaux. Ce dernier mérite, que
iesdétracteurs de Carie Vernet, ainsi que toute
l'école de l'empire, sont forcés de lui accorder,
n'est pas aussi mince qu'on peut croire. L'anato-
mie du cheval est asseï compliquée, les races en
sont nombreuses et diversement caractérisées, les
mœurs enlindece superbe animal oll'rent mille par-
ticularités qui doivent être l'objet de travaux sé-
rieux pour ceux qui le représentent. Carie Vernet
avait une passion pour les chevaux ; on le voyait
sani cesse étudier tout ce qui se rattachait à eux
dan» la pratique comme dans la tradition. Aussi,
dans la collection de ses œuvres, pouvez-vous
trouver loulesles espèces de l'animal qu'il choyait,
depuis le cheval sauvage de l'Amérique du sud, à
la crinière inculte, à la robe fauve et déchirée,
aux pieds poudreux, jusqu'à l'aleïan coquet, une
féronièrc au front, un collier au cou, une rose à
l'oreille. Et puis, s'il veut peindre des chevaux
antiques, ce sont de vigoureuses encolures, des
jambes pleines de force, des croupes rebon lies,
de larges fronts, de grands yeux ; si au contraire
il nous montre une scène moderne, la race est
sinon abâtardie, du moins dépourvue de ce gran-
diose qu'on rencontre dans Its bas-reliefs du Pan-
théon. Partout Carie Vernet a su varier les allu-
res, les poses, la tournure du cheval; il le peint
avec autant de perfection dans l'action que dans
le repos, au combat qu'à la parade.
Sa réputation de premier peintre de chevaux
fut faite dès l'exposition de son triomphe de
Paul-Emile. De toutes parts on lui commanda,
soit des chasses, ! oit des.baiaiUes de cavalerie. 11
obtint dès lors une réputationsi universelle, et des
succès si nombreux, qu'on l'appela au sein de l'A-
cadémie de peinture. C'était en 1788, une année
après son mariage avec mademoiselle Moreau.
Durant les premières années de la révolution.
Carie Vernet, qui était devenu un homme à la
mode, s'abandonna quelque peu à la paresse, et
négligea l'art pour de futiles succès de société. 11
composa cependant deux tableaux de grande di-
mension : la Mort d'ilippolyte et une Course en
char. Les chevaux, dans ces deux ouvrages, sont
parfaUement rendus, particulièrement dans la
\lort d'ilippolyte, où ils ont brisé leurs rênes,
et s'emportent vers d'affreux rochers; nous re-
grettons seulement que l'homme ne soit pas aussi
beau que ses vainqueurs.
En 1793. une grande douleur vint interrom-
pre la vie, si heureuse jusque là, de Carie Vernet;
il eut le malheur de voir sa sœur aînée, madame
Chalgrin, femme de l'architecte qui composa les
dessilis di^ l'arc de VFAoile, monter sur l'écha-
faud révuluiionnaire ; elle avait été, comme tant
d'autres, victime des soupçons injusiesdo Robes-
perrc qui l'accusait d cire dépositaiie d'une cor-
respondance avec 1. s princes émigrés. Ce terrible
événement écarta pour quelque temps Carie Vcr-
tiet de la capitale. Il n'y revint guère que vcrsl'é-
jioque au dirccWirc, et « hc fui que bous le con-
sulat, que Lucien Bonaparte, alors ministre de
l'intérieur, le fit travailler pour le gouvernement.
La Bataille de Marengo, qui devait être le chef-
d'œuvre de Carie Vernet, lui fut alors commandée.
Carie Vernet comprit tonte l'importance de cette
commande; il voulut aller sur les lieux témoins de
ce grand fait militaire ; il consulta Kellermann, et
lesgénéraux Dupont et Boudet, héros de cette
journée : mais les héros ne s'entendirent pas sur
la part que chacun avait prise à la victoire ; il s'en-
suivit des contradictions si fortes que Carie Ver-
net renonça à son tableau.
Plus tard, heureusement, il l'exécuta sans avoir
recours à des conseils intéressés, et sa composi-
tion y gagna en verve et en franchise, sinon en
vérité. Ce tableau, nous le répétons, est l'œuvre
capitale de Carie Vernet. L'exécution est plus
soignée, plus pure que dans ses précédons ou-
vrages ; les détails sont pleins d'intérêt sans faire
tort à l'ensemble ; enfin la charge de cavalerie qui
décida la victoire est rendue avec une fougue,
une clarté et une perfection que seul il pouvait
atteindre.
En 1808, le Matin d' Aitsterlitz, tableau plein
de talent, valut à Carie Vernet la croix de la Lé-
gion-d'Honncur. Napoléon la lui remit en lui di-
sant : I' M. Vernet, vous êtes ici comme Bayard,
sans peur et sans reproche. Tenez, voilà comme
je récompense le mérite. »
L'impératrice Joséphine ajouta à ces mots flat-
teurs : « Ce sont deux croix en une ; il est des
hommes qui traînent un grand nom, vous, M.
Vernet, vous portez le vôtre. »
Pendant le reste de l'empire, et sous la restau-
ration. Carie Vernet n'entreprit plus de grandes
pages historiques. Nonchalant par nature, comblé
de tous les honneurs que peut désirer un artiste,
homme du monde fort recherché, à peine trou-
vait-il le temps et peut-être le courage d'improvi-
ser pour chaque exposition quelques tableaux de
genre, tous, il est vrai, remplis d'esprit et de
facilité. Son fils d'ailleurs commençait à devenir
célèbre, et il lui laissait la charge du nom de Ver-
net et le soin de l'illustrer encore. C'est du reste
ce qui arriva, et Carie Vernet put mourir en no-
vembre 1836, voyantdéjà Horace son fils l'un des
premiers peintres de l'école actuelle.
Le sentiment poétique, l'inspiration, la fécon-
dité qu'avait Joseph ; la grâce, l'esprit, la verve
dont Carie était doué , toutes ces qualités si rare-
ment réunies, M. Horace Vernet les possède. 11
fut aussi précoce que son père ; il est aussi poète
que son tiïeul. 11 les a dépassés tous les deux par
l'élévation delà pensée, par l'harmonie delà
composition, par la vigueur et la solidité du co-
loris. Sa réputation se fit vite, et grandit tous les
jours. Après avoir débuté par un tableau d'his-
toire plein de fougue et d'énergie, afin de pren-
dre rang parmi les peintres du premier ordre, il
exécuta plusieurs batailles, et une suite de scènes
mihtaires aussi bien rendues que spirituellement
inventées, qui eurent toutes un grand succès et
popularisèrent rapidement son nom. Sans doute il
avait étudié profondément le caractère des soldats
de l'empire; sans doute il avait été enthousiasmé
par les exploits gigantesques de celte génération,
car il la reproduisit plus tard, sous la restauration,
avec tant d'exactitude, d'habileté et de grandeur,
que la eelleciion de ses dessin» deviendra unjour
indispensable à consuUer par les historiens qu-
voudront parler de ces temps épiques de notre
siècle. Celte œuvre seule aurait fait la réputation
de M. Horace Vernet, comme elle fit celle de
quelques-uns de ses imitateurs. Mais M. Horace
Vernet ne se contenta pas de produire une foule
de tableaux de genre pleins d'intérêt et d'esprit, il
continua à s'exercer dans la giande peinture : il
fit successivement le Massacre des jannissaires
et la Bataille de Fontenoi, tableaux d'une ma-
nière différente, d'un mérite égal, et où il prouva
que son pinceau pouvait dorénavant lutter avec
tous ses contemporains dans l'art, et remplacer
l'école de David qui s'éteignait.
M. Horace Vernet, célèbre de bonne heure,
fut, jeune encore, nommé membre de l'Académie
des beaux-arts. 11 obtint même un honneur au-
quel ses pères n'avaient pu prétendre, celui de
remplacer Pierre Guérin comme directeur de l'é-
cole de Rome. Là il prouva qu'il était aussi bon
administrateur que maîu-e distingué. Malgré les
nombreuses occupations que lui imposait sa direc-
tion, il trouva encore le temps d'exécuter deux
tableaux qui sont peut-être ses chefs-d'œuvre, in-
spirés qu'ils furent dans la capitale des arts. L'un
est une Promenade du pape, où l'écbt du colo-
ris rappelle Rubens, et la pureté du dessin les
peintres les plus célèbres des écoles d'Italie. L'au-
tre est une Rencontre de Michel-Ange avec Ra-
phaël sur les marches du Vatican. On a, peut-
être avec raison, critiqué l'idée de cet ouvrage ;
mais assurément on n'en peut trop louer la dis-
position et l'exécution. Peut-être ne fallait-il pas
représenter une scène où deux illustres rivaux
s'injurièrent, où Michel-Ange, jaloux du grand
nombre d'élèves qui entouraient Raphaël, lui dit :
« Tu marches comme un roi, toujours entouré de
courtisans ; » ce à quoi Raphaël eut le tort de ré-
pondre ; « Et toi, toujours seul comme le bour-
reau. » Peut-être nous répugne-t-il de savoir que
les hommes de génie ont parfois les passions du
vulgaire; peut-être, pour l'honneur de l'humanité,
ne faudrait-il pas rapporter les faits qui font tache
dans une vie désormais immortelle; mais enfin,
une fois le sujet pardonné, on ne peut trop louer
dans le tableau de M. Horace Vernet le groupe de
Raphaël et de ses élèves, et cette charmante
femme italienne, qui dort, son enfant dans les
briis, et que Raphaël copie pour en faire plustard
une madone.
Nous sommes loin d'avoir parlé de toutes les
œuvres remarquables de M. Horace Vernet. Ou-
tre une foule de tableaux d'histoire et de genre
que la gravure a rendus populaires, les plafonds
et les divers sujets commandés que M. Horace
Vernet a exécutés pour les monumens pubhcs,
font de lui, à l'heure qu'il est, le peintre le plu»
fécond et le plus connu de notre époque. Et ce-
pendant, malgré cette grande renommée, malgré
ses succès nombreux, M. Horace Vernet est appe-
lé, nous le croyons, à de plus hautes destinées :
né en juin 1789, il n'en est qu'à la moilié de sa
carrière d'artiste, et nous espérons que cette se-
conde moitié sera plus importante encore que la
première, et qu'un jour, s'il persévère dans son
activité cl progresse dans son talent, il lui est ré-
servé de devenir notre Guido Rcni.
ivl¥.i A. Dav4^
— 445 —
MOEURS PARISIENIVES.
LES BOURGEOIS.
Nous ne prétendons pas donner ici une histoire
de la bourgeoisie pendant les premiers siècles;
nous ne faisons qu'un tableau de chevalet, et qui-
conque a lu l'histoire connaît la part que les bour-
geois ont prise à toutes nos révolutions.
C'est sous le règne de Louis XIV que les bour-
geois commencèrent à perdre leur caractère avec
leurs droits, et qu'une sorte de ridicule frappa
leur caste en badinant leurs prétentions.
Le roman et la comédie les stigmatisèrent pres-
que au même moment ; Fureiière donna son Ro-
vian bourgeois en 1666, et Molière son Bour-
geois gentilhomme en 1670.
Il y avait long-temps que les bourgeois bri-
guaient la noblesse, quand Molière fit celte admi-
rable comédie. Déjà, sous Louis XI, un riche
bourgeois chez lequel dînait souvent le monar-
que, désira et obtint des lettres de noblesse. Il
s'aperçut que le roi venait le voir moins souvent,
et s'en plaignit à lui ; mais il reçut cette réponse
du spirituel et maUn convive : u Vous étiez le
premier de mes bourgeois, vous n'êtes plus que
le dernier de mes nobles. »
Molière, qui a pris la plupart de ses sujets de
pièces dans la bourgeoisie, a souvent désigné ses
personnages par le titre de bourgeois. Dans la
première de ses pièces de mœurs, les Précieuses
ridicules, il appelle Gorgibus bon bourgeois, et
dans la dernière son M. Jourdain, qui a la pré-
tention d'être gentilbommc et qui est fils d'un
marchana enrichi, est tout simplement qualifié de
bourgeois. «Lorsque je hante la noblesse, dit M.
Jourdain à sa femme, je fais paraître mon juge-
ment, et cela est plus beau que de hanter votre
bourgeoisie. »
Dans les Bourgeoises à ta mode, de Dan-
court, jouées en 1692; les personnages bourgeois
sont un notaire, un commissaire et un orfèvre.
La robe et le commerce étaient toujours classés
dans la bourgeoisie. On mettait la robe au-dessus
de la finance. Je ne sais si nos financiers moder-
nes admettraient celte hiérarchie, et si un ban-
quier qui remue le monde et traite avec les tètes
couronnées, ne se croit pas fort au-dessus d'un
président de la cour royale.
La riche bourgeoisie et sa fille la finance, en-
fant ingrat qui dédaignait sa mère, faisaient leurs
efforts pour se hisser jusqu'à la noblesse qui les
inépris.iit, en la singeant dans leurs manières, ou
en l'insultant par leur luxe.
Une aventure, qui fil du bruit dans Paris, ins-
pira à Dancourt sa comédie du Chevalier à la
mode, jouée en 16i>7. Il fit sa Madame Patin
d'une famille toute bourgeoise, et veuve d'un fi-
nancier. Cette femme est rencontrée dans sa ri-
che voiture par une marquise ruinée, qui ne veut
pas céder le haut du pavé, et qui la fait reculer
de vingt pas.
Elle s'écrie dans ledésespoir de son humiliation :
« C'est du fond d'un vieux carrosse, traîné par
deux chevaux étiques, que cette gueuse de mar-
quise m'a fait insulter par des laquais tout dégue-
nillés, — Je l'ai pris sur un ton proportionné à
mon équipage, mais elle, avec un taisez-vous,
bourgeoise] a pensé me faire tomber de mon
haut ! )>
Lisette lui répond : « Bourgeoise ! bourgeoise !
dans un carrosse de velours cramoisi à six poils,
entouré d'une crépine d'or... »
Il y avait pour chaque classe une espèce de
code dont on ne pouvait s'écarter sans courir le
danger du ridicule, et M. Serrefort, le beau-frère
de madame Patin, nous donne le tarif du luxe
que pouvait se permettre une bourgeoise qui pre-
nait voiture : « Je voudrais bien savoir si vous ne
feriez pas mieux d'avoir nn bon carrosse, mais
doublé de drap couleur d'olive, avec un chiffre
entouré d'une cordelière ; un cocher maigre, vêtu
de brun ; un petit laquais seulement pour ouvrir
la portière. »
Avant la révolution, un médecin qui prenait
voiture n'aurait pas osé se permettre d'avoir
aulre chose qu'une demi-fortune, c'est-à-dire un
coupé à un seul cheval, sans domestique ; le
marche-pied extérieur permettant de monter et
de descendre sans déranger le cocher. Le vieux
et célèbre Portai avait conservé cette modeste
allure, malgré sa haute position et sa grande for-
tune.
Du reste, la bourgeoisie avait son illustration
comme la noblesse, et tel prétendu noble aurait
eu de la peine à fournir une généalogie de trois
générations, tandis qu'un certain bourgeois s«
vantait de pouvoir prouver, par des titres authen-
tiques, plus de six cents ans de roture, de
père en fils.
Au milieu de ces exceptions ambitieuses, la
bourgeoisie moyenne fut long-temps circonscrite
dans de modestes habitudes, dont l'exercice routi-
nierobtint l'honorable nomde vertus bourgeoises.
Dans le siècle deriier, chaque condition était
pour ainsi dire soumise à un cosiume particulier ;
il eût été ridicule qu'un bourgeois fût vêtu de
manière à ce qu'on ne le reconnut pas pour tel.
Une sorte de convenance, passée en usage,
remplaçait ces lois somptuaires qui , en réglant le
luie proportionnel des citoyens, les préservait
souvent de la ruine et du déshonneur. Aujour-
d'hui tout le monde s'habille de même, et la
classe inférieure rivalise d'élégance avec celle
que jadis elle se bornait à admirer et à
envier. Il en résulte une apparente égalité qui
donne à la société un aspect uniforme , mais dont
le plus grand tort n'est pas de n'avoir plus rien de
pittoresque ni de contrasté.
Le bourgeois, sous Louis XV, avait deux ou
trois habits, dont la mode moins mobile que de
nos jours, respectait la forme pendant plusieurs
années. La ratine, ledrapd'Klbeuf ou de Louviers
de couleur sérieuse, pour l'hiver, le camelot ou le
bouracan, pour l'élé, revêtaient le bourgeois qui
n'était pas voué au noir, comme les médecins et
comme presque tous les gens de palais. La veste
à basques, la culotte noire ou de la couleur de
l'habit, les boucles aux souliers et aux jarretières,
un chapeau rond abords retroussés légèrement
et retenus des ileux cotés par une ganse , ou une
espèce de triangle, nommé claque, qui se portait
sous le bras et défrisait rarement la perruque
poudrée, complétaient cet ajustement simple cl
modeste, dont nous ne voyons plus guère l'image
que sur nos théâtres.
Un habit durait dix ou douze ans, et un bour .
geois économe faisait retourner son habit. Les
femmes gardaient leur robe de dessous plus
long temps encore, et quelquefois toute leur vie ;
elles ne la menaient qu'aux grandes occasions, et
ces occasions étaient alors fwu fréquentes. A celte
époque, une bourgeoise allait à la comédie deux
fois par an, et à l'Opéra une fois en sa vie !
Les bourgeoises portaient rarement les étoffes
de soie, et surtout les soies brochées et les satins.
Les dentelles et les malines étaient, ainsi que les
belles fourrures, l'apanage des femmes comme il
faut. Un petit bonnet à carcasse, un papillon,
coiffait la bourgeoise, qui se permettait quelque-
fois la baigneuse; mais les plumes, les fleurs dans
la coiffure leur étaient sévèrement interdites.
Les bourgeois vivaient entre eux, et c'est chez
eux que s'est conservée le plus long-temps la vie
de famille. Après une semaine sédentaire, on
s'habillait le dimanche pouraller à la messe, et de
là faire une promenade aux Tuileries, au Luxem-
bourg, à l'Arsenal, aux boulevarts. Aujourd'hui,
le bourgeois loue un fiacre à la journée ou une
voiture de remise, et conduit sa famille à la cam-
pagne, si même il n'a pas loué pour la saison un
appartement aux environs de Paris.
Il n'en est pas un qui ne mène sa famille au
spectacle, etqui ne donne des bals; et la femme
et la fille du bourgeois ont des robes des plus fi-
nes étoffes, et des bijoux et des plumes et des
fleurs; et certes tout cela ne revient point à pied
du bal ou du théâtre. Les voitures de louage , qui
se sont si prodigieusement multipUées, recondui-
sent'i domicile des gens dont les pères et mères
prenaient un fiacre deux fois l'année. On p^'ut
prendre une idée de la simplicité bourgeoise dans
ce petit paragraphe de Mercier, écrit en 17S2.
« Faire l'amour à une fille, en style bour-
geois, c'est la rechercher en mariage. Un garçon
se présente le dimanche, après vêpres, et joue
une partie de mouche. Il perd et ne murmure pas :
il demande la permission de revenir; elle lui est
accordée devant la fille, qui fait la petite bouche.
Le dimanche suivant, il arrange une partie de
promenade, pour peu qu'il fasse beau. Déclaré
épouscur, il a la lihcrié d'entretenir sa future à
cinquante pas géométriques devant les parens.
Alors se fait l'importanie déclaration qui ne sur-
prend pas la belle. Le prétendu est toujours bien
frisé et d'une humeur charmante; aussi la fiUc
parvient-elle à l'aimer un peu; puis elle sait que
le mariage est la seule porie de liberté. Toute la
maison ne parle devant l'épouseur que de la venu
intacte qui règne de temps immémorial dans la
famille, etc. >'
Aujourd'hui, la fille du moindre bourgeois ap-
prend la musique, et le piano est de rigueur dans
le plus petit appartement. Je n'eniends pas ici par
bourgeois le notaire, l'avoué, le médecin ni même
le gros marchand, je restreins celte dénomina-
tion à son expression la plus simple, et je pari;-
de la fille d'un épicier, d'un bottier, d'un perru-
quier, si tant est qu'il > ait encore des perru-
quiers, car je crois qu'il n'y a plus à Paris que
des coiffeurs, excepté dans quelques rues des fau-
bourgs et dans les quartiers où les geiis du peu-
ple se font raser tous les samedis.
Il ne nous reste plus qu'à rappeler ici lesdiver-
44G —
ses applirations actuelles du mot bourgeois pris
en bonne et en mauvaise part.
NVst-il pas singulifr qu'on dise un ordinaire
bourgrois pour un bon ordinaire, une cuisine
saine et simple, et qu'une iiiine bourgeoise, des-
maniirfs bourgeoises Tcuillent dire un air com-
mun, des manières dill'érentes de celles du grand
monde. Et cependant, vivre bourgeoisement,
c'est Tivre avec «iniplicitti, nais honorablement,
et moins avec lu\c qu'arec ce que les Anglais ap-
pellent le confortable. Une caution bourgeoise
est une caution solrable, tandis que : cela sent
son bourgeois, exprime quelque chose de com-
mun. Les artiste» refusent aux bourgeoisie senti-
ment des arts et traitent de bourgeois tout ce qui
manque d'idéal et de poésie. Les ouvriers appel-
lent le bourgeois leur maître, et tous les gens
chez qui ils travaillent. Un homme du peuple qui
parle à un duc et pair, l'appelle mon bourgeois.
La garde nat'ionale descend en ligne directe de la
garde bourgeoise, dont nous aurions à faire une
histoire assez curieuse.
Nous ne passerons pas sous silence la comédie
bourgeoise, que l'on t souvent tournée en ridi-
cule; mais le monde, comme on dit, est uneco-
médiedont nous sommes tous acteurs, et il est as-
sez piquant de se parodier soi-même.
DUMERSAN.
(Journal de Paris.)
itlélauigcs, faits curieux.
Mort dv cfiNÉuAi. all.vrd. — On se souvient
que la mort du général AUard a été annoncée,
puis démentie par les journaux. De nombreux
renscisnemens parvenus par la voie de Suez ne
permettent plus de douter de ce triste événement
qui se trouve longuement rapporté par la Gazette
de Delhi, du 20 février :
• Le général a éprouvé une première attaque
tandis qu'il passait en revue la légion française à
Pichavor, où il avait pris position depuis l'affaire
de Jamrood.
u II a été saisi, sur le lieu même, de plusieurs
TToniissemens, et on l'a aussitôt transporté dans sa
tente, où il a été secouru par le docteur Lord, à
présent au service spécial pour le gouvernement
anglais, à Pichavor. Le troisième et le quatrième
jour, il se trouvait beaucoup niieui; mais il fut
de nouveau saisi des mêmes symptômes et suc-
comba victime du mal, le 23 janvier, huit jours
après qu'il était tombé malade. D'après des ren-
seignemens sur lesquels on peut compter, il paraît
que la maladie du général a été reconnue mor-
telle; c'était une allèction au cœur dont il souffrait
depuis plusii ms mois.
» U a conservé sa présence d'esprit jusqu'au
dernier moment, et quelques instans avant sa
mort, il avait reçu les olliciers de son corps, et
s'était entretenu avec eux pendant quelque temps.
« Le général a manifesté le désir d'être enterré
à Lahore ; son corps a été embaumé, et, pour l'y
transporter de Pichavor, les troupes se sont for-
mées sur une double haie, au milieu de laquelle
marchait le convoi, suivi de ses officiers, du doc-
teur Lord et de plusieurs chefs sikes de distinc-
tion. Le 9 février, le corps est arrivé sur les bancs
du Jetlam, où la mission britannique, maintenant
en roule pour Pichavor, était campée.
» A l'arrivée du corps à Lahore , le maharaja a
ordonné qu'il fût reçu et enterré avec les hon-
neurs militaires, et l'on dit que d'après le désir
exprimé par MM. Court et Avilabile {deux officiers
français, amis du général et au scrvire du maha-
raja), le corps restera exposé pendant un jour ou
deux, avant d'être mi» en terre. »
La mort est venu frapper le général au mo-
ment, peut-être, où il allait revenir s'établir tout-
à-fait en France. U attendait pour cela le retour
du général Ventura, et que la tranquillité fût réta-
blie sur les frontières de la Perse. Nous avons
appris que Ventura était, le â mars, à Delhi, se
dirigeant sur Lahore.
Le général Allard laisse en France une veuve,
d'origine indienne, et cinq enfans, qui habitent
Saint-Tropez.
KcDuc tics iîribunan-f.
TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DE LA
SEINE,
Spoliation d'une succession. — Demande en
restitution de 510,000 fr.
M' Battier, avocat de M. Charles-Auguste
Leclerc de Sainte-Croix, s'exprime en ces termes :
11 M. Charles-François Leclerc de Sainte-Croix,
éruyer, avait épousé, en juin 1782, mademoiselle
Vietoire-Anne Surgan de la Courbe. Il était filsde
Charles-Ambroise Leclerc, écuyer, et seigneur de
Sainte-Croix, procureur du roi honoraire au pré-
sidial du Mans, et de dame Louise-Madeleine de
Rieux. Sa femme était fille de M. Joseph-Fran-
çois Surgan de la Courbe, conseiller du roi au
siège presiilial de l'élection du Mans, et de dame
Victoire-Fr.inçoise de Carrey de Bellemare. Dans
son contrat aniô-nuptial, M. de Sainte-Croix
père reçut, en avancement d'hoirie, la terre et la
seigneurie de Gué-Bernisson, située paroisse de
Ponthieu, dans le Maine, qui formait la principale
pnrtie de son avoir. Il hérita ensuite de ses père
et mère, de deux maisons au Mans, de la méiaire
de la Chapelière, d'une portion de bois, de capi-
taux, d'un mobilier et d'une argenterie considé-
rables, tels qu'on peut d'ailleurs les supposer à
celte époque dans des familles parlementaires.
Après la mort de ses père et mère, M. de
Sainie-Croix père continua de résiderdans sa terre
patrimoniale deGué-Bernisson. Ilperdit sa femme
qu'il chérissait, après neuf ans de mariage ; elle
lui recommanda, à son lit de mort, le fils unique
Charles-Auguste, fruit de leur union, et M. de
Sainte-Croix lui promit de ne jamais le séparer
de lui, et de le faire élever sous ses yeux. En
effet, Charles- Auguste fut élevé dans le chiîteau de
son père. Ce fils était l'objet de toutes ses com-
plaisances; il déclara plus d'une fois hautement à
sa famille et à ses amis qu'il ne se remarierait
point, afin de lui laisser toute sa fortune.
Sa prédilection pour son fils semblait croître
avec les années, et M. de Sainte-CroLx était parve-
nu à l'âge de soixante ans.
A celte époque, unejeune fille fut introduite dans
le château. Comment et en quelle qualité y arri-
vait-elle? Elle y serait venue, dit-on, en visite
avec une cousine de M. de Sainte-Croix, et s'y
serait occupée, comme distraction, de divers
ouvrages de lingerie.... La vérité, c'est que la
fille Louis se présenta d'abord comme couturière,
et quelle y fut retenue ensuite comme domestique
à gages. Le père et la mère de cette fille vivaient
au Mans dans la dernière classe du peuple et
dans la plus profonde misère ; ils criaient dans la
rue de la vieille ferraille, et le père Louis, qui
de plus était crieur de ventes, se trouvait dans
une telle pénurie, qu'on le voyait vêtu d'un vieux
velours d'Utrecht qui sert de couverture aux
fauteuils. Ils avaient donné à leur fille l'état de
couturière ; la beauté dont elle était douée ne
pouvait qu'ajouter au malheur de sa position,
loin de l'améliorer, et elle n'était pas ménagée dans
les discours delà ville ; elle ne fut donc certaine-
ment admise que comme domestique à gages chez
M. de Sainte-Croix.
Ce fut alors que, par l'effet de l'ascendant cou-
pable qu'elle avait jisurpé sur l'esprit fasciné de
M. de Sainle-Crois, elle fit chasser du château le
sieur Soreau, homme de confiance qui, depuis
longues années, était à la tête de toutesses affaires,
et qu'elle fit éloigner M. de Sainte-Croix ■Jils lui-
même. Qu'on explique autrement, s'il est possible,
l'expulsion de la maison paternelle d'un fils
unique et du vieux et fidèle serviteur qui le ché-
rissait et qui avait bercé son enfance.
Ce fut dans cette situation d'un engagement
aveugle sous le joug de cette fille, d'un état de
rupture avec sa famille et avec ses amis, et d'un
isolement absolu, qu'en ISll M. de Sainte-Croix
père songea h quitter son pays natal. L'empire
que cette fille s'était créé sur cet infortuné vieil-
lard était tel, qu'elle l'amenait au Mans, se f lisait
publiquement donner le bras par lui dans les rues
de celte ville, qu'elle faisait tout et disposait de
tout dans sa maison, en faisait fermer la porte à
qui elle voul.iit, et qu'elle allait même jusqu'à le
maltraiter quand il résistait à ses volontés.
Maintenant, qu'on nous dise si une fille qui se
rend ainsi l'arbitre des sens et de la volonté d'un
vieillard, et qui l'avait réduit à un complet isole-
ment, après l'avoir brouillé avec sa sœur et sa
famille, et même avec ses amis, après avoir fait
chasser le fils unique et son vieux et fidèle serviteur,
n'avait pas un but déterminé ; si ce but n'était pas
de s'emparer de sa fortune, et pour y pairvenir,
de l'éloigner des lieux où il pouvait encore être
protégé par ses proches, éclairé par ses amis, de
l'amener à Paris et de s'y faire épouser clandes-
tinement par lui, loin de leurs regards et de leur
surveillance !....
M. de Sainte-Croix fils était entré, par les soins
du duc de Feltre, h l'Ecole de cavalerie de Saint-
Germain ; le champ était donc resté libre à la
fille Louis.
Cependant on arrrive à Paris; il importait de
placer le malheureux vieillard dans un isolement
absolu ; aussi la fille Louis alla-t-elle pour ainsi
dire le cacher à la Glacière, lieu dit la Fosse-aux-
Lions, près Bicêtre, endroit fort retiré de la petite
commune de Gentilly, hors barrière, et Jy vécut
avec lui dans le plus profond secret, après lui avoir
fait rompre toute correspondance et toute relation
avec sa famille et ses amis.
Quant à M. de Sainte-Croix fils, sorti de l'école
de Saint-Germain, il faisait les campagnes d'Alle-
magne et de Russie.
Cependant M. de Sainte-Croix père avait si peu
l'intention, en venant à Paris, d'épouser la fille
Louis, qu'il passa avec elle plus de deux années
à Gentilly, sans cédera ses instances; et lorsque
cette fille devint grosse, et qu'elle eut, le 22 jan-
vier 1814, donné le jour à un fils, M. de Sainte-
Croix ne pensa pas à le légitimer parle mariage,
mais il se borna à le reconnaître comme son fils
naturel.
Une année s'écoula depuis la naissance de cet
enfant, avant que la fille Louis pût l'enlraliier à
contracter avec elle ce mariage, objet de tous ses
désirs; elley parvint enfin...»
L'avocat donne ici connaissance du contrat de
mariage et fait ressortir les clauses qui facilitent
la spoliation que l'on projetait.
Maintenant, ajoute M" Battier, portons nos re-
gards sur les formalités et sur l'acte de célébrittion
de ce mariage. Les manœuvres frauduleuses de la
fille Louis pour y arriver, les ténèbres dont elle
s'envelopppait pour l'accomplir, la crainte de voir
sa proie lui échapper, nous convaincront du mo-
tif et du but de la rédaction du contrat de ma-
riage.
11 lui fallait le consentement de ses père et
mère, et elle n'osait les faire venir en persoBnc.
Elle se fait délivrer, par un notaire du Mans, à 1*
date du 6 avril 1815, c'est-à-dire un mois avant la
célébration du mariage, une procuration en blana
ainsi conçue :
« Lesquels ont fait et constitué pour leur procu-
reur-général et spécial...., auquel ils donnent
plein et entier pouvoir de, pour eux et en leur
nom, consentir, comme en ell'et ils consentent par
la présente, purement et Bimplement, que Mane-
Madeleine-Scholastique Louis, fille majeure, issue
de j iir mariage, demetrant à Chantilly {on dé-
— 447
nnture même le lieu où elle résidait avec M. de
Saiiiie-Croix, et cela pour einpcclier les recher-
ches et les oppositions), contracte mariage avec
tel homme veuf ou garçon, dont elle pourra faire
choix; assister pour eux tant au conirat de ma-
riage qu'à la célébration dicelui. »
Ainsi, l'on n'osait point nommer la personne
que la tille Louis devait épouser, dans la crainte
que la chose ne fût sue au Mans et que le nom de
M. de Sainte-Croix ne donnât l'éveil à ses parens
et à SCS amis.
L'avocat entre ensuite dans de longs détails sur
In fortune de M. de Sainte-Croix à celte époque :
il en résultait que celte fortime s'élevait à
5i0,560 fr., et cependant M. de Sainte-Croix est
mort dans un état voisin delà misère... Cette for-
tune, qu'est-elle donc devenue ?
C'est le 30 janvier 1830 qu'est décédé M. de
Sainte-Croix. 11 laissait pour héritiers M. Charles-
Auguste de Sainte-Croix, enfant du premier lit, et
deux enfans mineurs, issus de son mariage avec la
fille Louis. Ici se présente une série de faits qui
vont répandre un nouveau jour sur ceux qui pré-
cèdent.
La fille Louis, dont le mariage était inconnu aux
parens et aux amis du défunt, au fils aîné lui-
même de M. de Sainte-Croix, la fille Louis, qui
avait été l'objet du blâme public, des soupçons et
des accusations de toute cette famille, avait des
raisons extrêmement graves, si sa conduite eût été
loyale, de composer un conseil de famille des pa-
rens et des amis de M. de Sainte-Croix père, et
surtout de choisir parmi eux un subrogé-iuteur. 11
n'en fut point ainsi. Elle ne présenta au juge de
paix du côté paternel, que M. le vicomte Picot de
Vaulogé, cousin par alliance du défunt, tandis
qu'il existait à Paris, comme on le voit dans le
contrat de mariage de M. de Sainte-Croix fils, un
grand nombre de parens proches et d'anciens
amis de M. de Sainte-Croix père. Elle y joignit un
sieur Pouillard, alors curé de la commune de
Gentilly, et depuis agent d'alfaircs, et un sieur
Ducasse, médecin à Paris. Du côté maternel, un
marchand de draps , un corroyeur et un sieur
Potel, étudiant en droit, qiii n'était autre que le
maître clerc du notaire Chaulin.
M. Pouillard, alors curé de la commune de
Gentilly, fut nommé subrogé-tuteur, et accepta
ces fonctions. On procéda h l'inventaire, et le ré-
sultat fut que, de cette fortune, de toutes ces va-
leur», de ce mobilier, il ne restait plus qu'une
lomme de 1,987 fr., qui devait à peine sulfire à
éteindre des dette* criardes.
A cette époque M. de Sainte-Croix fils était en
Amérique. De retour à Paris, on se hâta de lui
apprendre l'état de dénûmentdans lequel est mort
son père. On s'efforça de lui démontrer que tout
s'était passé dans les règles; que les scellés avaient
été apposés et levés; qu'il avait été bien et dûment
représenté ; que le mobilier avait été vendu et ab-
sorbé par les dettes; qu'il n'existait rien de la for-
tune de son père, et qu'il était à craindre que lui
même, s'il prenait qualité, ne fût poursuivi par
les créanciers en rapport delà somme de5,00()fr.
que, clans le temps, son père avait payée pour le
faire remplacer et dont la quittance avait été in-
ventoriée.
Altéré par cette nouvelle, et cédant aux avis
pressans et perfides des conseils olUcieux de la
veuve Lerlerc , qui lui présentaient la perspec-
tive d'être obligé lui-môme, par surcroît, d'acquit-
ter les dettes d'une sucression obérée, il renonça
à la succession de son père.
Tout semblait ainsi consommé; mais, vers la fin
de 1836, M. de Sainte-Croix fils apprit qu'une de-
moiselle de Sainte-Croix devait s'unir à M. La-
«hèïe, député et président du tribunal de Mont-
brison. 11 découvrit bientôt que cette demoiselle
n'était antre que l'enfant issu du second mariage
de son père ; il sut que sa mère lui donnait eu
dot et en avancement d'hoirie, une somme de
100,000 fr. Ce fut pour lui unirait de lumière ; il
•alla aux renseigiiemens, et apprit que la feuime
Lcclcrc possédait un fort bel hOicl rue de Pon-
thieu, 26, un autre hôicl non moins important,
avenue de Neuilly, 56, aux Champs-IJysées;
(|u"elle avait, en outre, un portefeuille et des va-
leurs considérables. 11 appiit qu'elle avait eu pour
conseil intime le nommé Pouili.ird, alors curé de
Gentilly, et depuis se disant agent d'allaires; qu'il
ne quittait point la maison de M. de Sainte-Croix;
qu'il était initié fort avant dans ses allaires.
Nul doute, il y avait eu spoliation de la part de
la dame de Sainie-Croix, et M. Pouillard avaitété
son complice.
Une plainte criminelle fut déposée, et, h la
suite de perquisitions, on parvint à saisir des do-
cumens précieux ; mais la chambre du conseil
rendit une ordonnance de non lieu : rien n'éta-
blissait que les soustractions eussent été commi-
ses antérieurement au décès de M. de Sainte-
Croix, la femme Leclerc trouvait une immunité
dans l'art. 380 du code pénal.
C'est dans ces circonstances qu'a été entamée
l'action civile dont le tribunal est saisi, et dont le
but est d'obtenir la restitution des valeurs qui ont
été soustraites au préjudicede M. Charles- Auguste
de Sainte-Croix. M' Battier s'efforce d'établir, en
droit, que celte demande est fondée aussi bien à
l'égard de la dame veuve Leclerc, qu'à l'égard do
M. Pouillard : il ajoute que M. et Mme Lachèze
doivent être condamnés à rapporter à la masse la
somme de 100,000 fr., montant de la dot consti-
tuée à la dame Lachèze.
M' Lamy, avocat de madame de Sainte-Croix,
commence par opposer deux fins de non recevoir,
tirées de l'ordonnance de non lieu rendue piir la
chambre du conseil, et de la renonciation faite pai'
M. de Sainte-Croix à la succession de son père,
en parfaite connaissance de cause.
Arrivant à l'examen des fails, iVPI^amy cherche
à éta!)lir que M. Louis, le père de madame de
Sainte-Croix, n'était pas dans la position qu'on a
représentée. Il avait, au contraire, de l'aisance; il
s'est même trouvé en position de prêter de l'argent
à M. de Sainte-Croix fils. Mademoiselle Louis avait
aussi des capitaux ; depuis elle a fait des spécula-
tions heureuses, et elle a pu réaliser une fortune
qui est au surplus bien inférieure à celle dont on
l'a gratifiée.
L'avocat fait de plus remarquer qu'on se plaint
non pas de donations dégrisées, faites par M. de
Sainte-Croix au profit de sa seconde femme, mais
d'un détournement commis par celle-ci. Or,
quelle que soit l'audace des articulations de M. de
Sainte-Croix fils, ces articulations ne constituent
pas des preuves, et en pareille matière des pré-
somptions seraient insullisantts; à plus forte rai-
son en doit-il être ainsi, alors que, comme dans
l'espèce, on s'en tient à des arliculaiions scanda-
leuses, mais sans fondement.
M* Desb'uideis, au nom de M. Pouillard assigné
en restitution solidaire, s'est piiorcé de démontrer
en fait que son client était à l'abri de tout soup-
çon; endi'.it que la loi ne reconnaissait pas de
complicité 111 niaiière civile.
Après une pl.iidoirie de M' Mario qui, dans
l'intérêt de M. Lachèze, s'est attaché particulière-
ment à faire ressortir la fin de non recevoir tirée
de la renonciation de ^\. Charles-Auguste de Ste-
Croix à la succession de son père. M* Dupin.dans
une réplique animée , a reproduit et développé
avec force les moyens déjà présentés pour M. de
Sainte-Croix fils.
Le trilranal, sur les conclusions conformes de
M. l'avocat du roi Gouin, a décidé sur les lins de
non recevoir que l'ordonnance de non lieu ne
faisait point obstacle à l'action civile, et que,
quant à la renonciation à la succession, elle était
également inadmissible, attiiidu rarliculation de
dol.
Au fond, il a admis M. de S.iinte-Croix à faire
preuve à l'égard de la dame veuve de Sainte-
Cioix et du sieur Pouillard, tant par litre que
par commune renommée, des valeurs qui auraient
été détournées de la sucression de son père.
Les recherches nombreuses auxquelles nous
avons été obligés de nous livrer, le soin que nous
désirons apporter à notre compte-rendu de l'ex-
position des produits de l'industrie, ont retardé
jusqu'à présent la première partie de notre tra-
vail ; elle paraîtra sans retard dans nou-e pro-
chiin numéro. Ce compte-reudu dont nous sen-
tons toute l'i mi ortance est confié à M. Georges
Janety.
Hctue Dramatique.
THEATRE DU GYMNASE.
Le Diamant , comédie en lieiLi actes , mêlée de
couplets, par M. Théaulon. —La Maîtresse et
la Fiancée, comédie en deux actes , par M.
E mile Souvestre.
Le Diamant de M. Théaulon est une petite
comédie qui ne serait pas trop déplacée au théâ-
tre de M. Comte. Il s'agit d'un jeune allemand du
nom de Breslaw qui, tourmenté du désir de faire
forlune, abandonne un beau jour son tuteur et sa
cousine, et s'embarque pour les Grandes-Indes.
Il en revient au bout de quelques années avec un
diamant de trois millions. De retourau pavs.il n'a
rien de plus pressé que de ne pas aller' voir son
tuteur Muller et sa cousine Wilhelmine. En Alle-
magne, tous les tuteurssappellentMuller, toutes les
cousines se nomment \Vilhelniine. Breslaw sesou-
cie bien, vraiment, de sa cousine et de son tu-
teur ! Il épousera la fille dun riche banquier de
Vienne. Toutefois, avant de signer le conirat, le
beau-père pense qu'il serait prudent de faire es-
timer le diamant par le joaillier de la couronne.
Rien n'est plus simple : lejoaillier esi appelé. Mais"
ô surprise! c'est l'honnête Muller lui-même qui
tire gravement sa loupe de sa poche et déclare
sans s'émouvoir que le diamant de trois millions
est faux. Breslaw s'évanouit, le papa beau-père
fait une horrible grimace, la (iaïuée s'éloiene,
Wllhelmine reste seule auprès de liugrat qui l'a-
vait délaissée.
Au deuxième acte, Breslaw est à peu près fou.
Il refuse de voir son tuteur et ne se laisse appro-
cher que par sa cousine. Cependant, il sig)wr
Zamhulanii. juif vénitien, la pire espèce de juifs
qui soit au monde, rôde depuis long-temps autour
de la maison où s'est relire Breslaw. Un jour (lue
celui-ci se promène tristement dans sa chambre ,
rêvant aux trois millions que lui a ravi la loupé
de son tuteur , Zambulanii ouvre la porte et se
présente avec force révérences. Il coniiait le dia-
mant de Breslaw ; c'est un diamant faux. Il le
sait ; mais tout faux qu'il soit. ZaïiibulanU en of-
fre trois mille ducats. Breslaw hésite long-iemps,
mais il cède, car trois mille ducats c'e^Kf fortune
(l'un honnête ouvrier, et Breslaw s'i>st décidé à
épouser \N ilhelmine et à vivre modestement avec
elle. Il se dit que sa cousine est un diamant qui
ne redoute la lou|)e d'aucun joaillier. Breslaw
peut être heureux encore. Mais voilà bien une
autre affaire ! le pendu ressuscite , le di.imant
n'est pas faux! Que devient le vieux Wûller
quand il apprend que \\ ilhelmine la porté che»
Zambiilanli de la part rie Breslaw; que devient
Breslaw lorsqu'il comprend que pour trois mille
durais il vent de livrer trois millions! Ileureu-
semenl \Vilhclmine n'a pas voulu se dessai-iir du
diamant sans avoir consulté prealalilement M.
Millier. Grâce à cette prévoyante fille, Breslaw
retrouve ses trois millions qu'il panade a»ec elle
M. Bocage a joué le rôle de Breslaw avec uiie
grâce soulfi'ante et résignée.
Maîtresse et Finturr.pirM. Emile Sonvpsire.
est moins un tableau qu'une esquisse, où se re-
trouve louiefois le talent et la mora'iiéde l'auieur
&llenry Ihimdiii. C'est la lutte d'un homme qui
lis de sa maîtresse, la délaisse inipitovablement
pour épouser une jeune fille qu'il aimé : dénoil-
meiii (le presqu- ions le« amours qui s'éiabliss«nt
en dehors du monde ! M.ndaine Porval a joué le
rôle de Carofiiie Allard, comme !«. Bocane celui
— 448 —
de Breslaw, avec une résignation louchante. Ce
sont deux aigles qui finiront par se casser les ai-
les dans cette cage étroite du Gymnase.
Hcmte lie cinq îïours.
1 '-, MM — La tranquillité est entièrement ré-
tabliedans'la capitale; fucune dcMnonstranon de
la part des factieux n'a eu lieu dans la soute
d-lier ni aujourd'hui. Le plus grand calme la
co fiance la plus parfaite régnent parmi la po-
Duï ion qui a repris ses travaux, et quoique l'au-
,Sé commue de'veiller avec «om a » sure é pu-
blique. tout annonce que rien ne viendra plus la
"'*!!î!*Voici, d'après le Journal des Débats le
chiffre des blessés qui se trouvaient mercredi, a
S heures, dans les diUérens hôpitaux de Pan :
A l'Hôel-bieu. 69 blessés, parmi lesquels 20
nnlitaiies • le noiiibre des morts était de près de
"Tf hôpital St-Louis, 38 blessés.
A St-Antoine, 14.
A la Charité, 2.
A la maison royale de santé, 2.
An Vil-dp-Gràce, 18 militaires.
i"La chambre des députés a procédé aujour-
d'hui à rélecUon de son président, par suite delà
îomlnaion de M. Passy au ministère des finan-
ces. 11 y a eu deux tours de scrutin.
Au second tour, M. Sauzet ayant obtenu 213
voix?etM Thiers 206, M. Sauzet a été proclamé
P^'i'cabrera intercepte encore la route de Ma-
'^-rSSŒelï^r-'rStre
grandïusîriel, M. Cof nll pouri-a <^^^^^^
Ls nnérations. Par arrêté royal, en date uu lu ,
l roi lufraccordé le sursis déUn>t,f qu d avait
^'"^î'sôciété des gens de lettres a interjeté ap-
npl (lu iuEement qu'il l'a déclarée nulle,
'^i: Une rencontre qui, par bonheur, n'a pas eu
de fâcheux résultats, vient d'avoir lieu au boi de
RUoane Deux provinciaux étaient assis, 1 un
Srê l'autre' dans un parterre de théâtre des
boulc^arL Le provincial, dont le rayon visuel
«^contrarié par la carrure de son voisin, sé-
flàd'une voix haute et claire: « Quand on est aussi
énais on devrait bien rester chez soi. - Mon-
stur répit l'homme gros, eu se relournan
«rs son interlocuteur, il n'appartient pas a tout
vers son "^^^ ' . „ c'était le mot à double en-
^nr; am naft deux adversaires sur le |.r-
raïn Après des explications, ils sont ailes faire
a^ aut d"^ calembourgs et de coq-à-l'ane dans un
Ser commandé d'avance par les témoins.
16 _ Un ordre de la cour despairs est arrivé
auUmrd'hui à l'Hôtel-Dieu, à l'eflet de placer dans
uni sale particulière les blessés des 12 et 13 mai,
afm que b police puisse exercer sur eux une sur-
vpillance plus active.
--Les abords de la Morgue sont toujours en-
co^.rés d'une foule de curieux ; des gardes mu-
Saux et des sergens de ville ma ntiennentl or-
dre pour l'entrée et la sortie des visiteurs, et cette
S exhibition se fait dans le silence etlere-
Sement. Neuf cadavres sont encore exposés
_ On a enterré hier la jeune fille qm a été
frappée au cœur dimanche dernier au niomen
où die se déshabillait pour se coucher. Dans la
maison n. 7U, rue du Temple, qui est située près
de celle où la jeune lllle a été tuée, une autre jeune
Îersonnc; qui regardait à travers la pers.enne de
fa léuéire de sa chambre, a été atteinte par une
balU; qui lui a fracassé la mâchoire après lu. avoir
labou"é le bras; elle est dans un état désespère.
-On lit dans le Journal de Bastia: Au mo-
ment de mettre sous presse, nous apprenons que
les assassins de l'infortuné Pozzo di Borgo vien-
nent de tomber sous les coups de la force armée
aux environs d'Ajaccio. On assure que ces mal-
faiteurs auraient été détruits par la W compagnie
(les voltigeurs corses après une résistance de
plusieurs heures. Un voltigeur aurait été tué et
un autre grièvement blessé.
— On écrit de Vienne, 5 mai, que M. le duc
de Raguse est dans l'intention de rentrer en
France, pour y vivre dans une de ses terres.
— M. le duc de Bassano, qui s'est trouvé mêlé
à de si grands événenieus, laisse des Mémoires
complets qui fourniront de précieux documens à
notre histoire contemporaine. On cite surtout un
curieux morceau sur le ministère des trois jours.
17. — L'arrêt par lequel la chambre des pairs
s'est constituée en cour de justice a été signée par
158 membres siégeans.
On remarque parmi ces 158 signataires 22 an-
ciens ministres à portefeuille; 17 membres du
conseil-d'état ; 9 magistrats de la cour de cassa-
tion; 5 de la cour des comptes; 1 premier prési-
dent de cour royale ; 2 préfets en activité ; 58
lieutenans-généraiix ou marechaux-de-camp ; 3
colonels; 5 vice-amiraux; 2 membres du corps di-
plomatique ; 9 membres de l'Institut ; 1 journa-
liste ; 2 banquiers ; et enfin 9 intendans et aides-
de-camp attachés à la personne du roi ou à celle
des princes ses fils. . .
— Le Moniteur contient un rapport au roi , si-
gné de M. le général Cubières, à la date du 11
mai 1839, pour proposer la fondation à Pans
d'un collège arabe, où sera faite l'éducation spé-
ciale des enfans indigènes de notre colonie d'A-
frique ; une école d'interprètes pour l'arabe vul-
gaire et l'idiome algérien , sera attaché à ce col-
lège. Ce rapport a été approuvé par le roi.
— Une nouvelle crise ministérielle vient d écla-
ter à Madrid : la reine Christine a nommé un ca-
binet provisoire. Par un décret du 10 mai , elle a
accepté la démission de MM. Pita-Piiarro, Chacon
et Hompanera. Elle a nommé, pour les remplacer
par intérim, MM. Vigodet, Arrago et José Fer-
— M. le comte de Chambord (le duc de Bor-
deaux), dit une lettre de Trieste, en date du 6
mai, vient d'arriver dans notre ville, accompagné
(lu lieutenant-général La Tour-Foissac et des au-
tres officiers attachés à sa personne. Le prince ,
après avoir visité le port, les établissemens pu-
blics, le vaisseau de ligne anglais le Penibroke,
qui se trouve en ce moment en rade , continue de-
main son voyige vers la Hongrie et la Transylva-
nie , en passant par Fiume et Carlstadt.
— Les prévenus déjà jugés à l'occasion des
troubles survenus dans l'Ouest, par suite de l'élé-
vation du prix (les grains, sont ceux de Saint-Jcan-
d'Angely et de Brizambourg. Les prévenus de La
Rochelle sont partis le li à cinq heures pour
Saintes, au nombre de 51 , et c'est le 20 que la
session des assises ouvrira. On pense qu'elle du-
rera environ trois semaines. Il y a 165 témoins a
charge, sans compter ceux que les prévenus feront
entendre dans leur intérêt.
— Quarante-huit faillites ont été prononcées
par le tribunal consulaire de la Seine pendant la
première quinzaine de mai. C'est la première fois
qu'un chiffre aussi élevé se produit dans une aussi
courte période.
— 11 a gelé la nuit dernière. Les pousses de
vigne ont été atteintes au jardin des plantes , et les
orangers du jardin des Tuileries ont beaucoup
souffert. On doit craindre d'après cela que la ge-
lée n'ait été forte dans la campagne et dans les
endroits non abrités. Le thermomètre est descen-
du hier à 1 degré 1/10* et à trois heures il n'était
qu'à 7 degrés. Chose bien bizarre, il gèle le 15
mai avec un vent du sud, et nous avons eu der-
nièrement des chaleurs soutenues de 21 degrés
avec des vents soufflant du nord.
18. — Jusqu'ici le nombre des tués ou décédés
à la suite de leurs blessures, dans les journées
des 12 et 13 mai, se monte à 150. Sur cenombre,
le chiffre des perles de la troupe de ligne entre ,
dit-on, pour un tiers. Un seid bataillon du 7' de
ligne , qui fut au moment même de son arrivée
dans Paris dirigé vers le point central de l'insur-
rection, a eu quinze hommes tués.
Dans la garde municipale , la perte en tués se
monte à six hommes. Les blessés sont au nombre
de 36.
— Les premiers interrogatoires ont été termi-
nés vers cinq heures du soir, à la Conciergerie ;
sur 204 prévenus , 184 sont restés sous mandat
d'arrêt de dépôt, 20 ont été mis en liberié.
— Aujourd'hui ont eu lieu , à l'église Saint-
Eustache, les obsèques de M. Ledoux, grenadier
de la 3* légion de la garde nationale, tué en en-
levant la barricade de la rue Tiquetonne. Un
concours considérable de personnes de toutes
conditions était venu adresser les derniers adieux
au courageux citoyen mort pour la défense des
lois.
— Les insurgés pris les armes à la main , et
ceux consignés dans les hôpitaux , se renferment
dans un système de défense uniforme, qui consiste
à se présenter comme ayant été forcés de pren-
dre les armes et de marcher avec les groupes
agitateurs.
— Le roi vient de consacrer un don de 10,000 1.
au soulagement des intéressantes familles des
gardes nationaux et des militaires tués ou blessés
dans les malheureuses journées des 12 et 13 mai.
La reine et le duc d'Orléans y ont également con-
sacré tous deux 4,000 fr. ; S. A. R. Madaine
Adélaïde, 2,000 fr.; ensemble, une somme do
20,000 fr.,qui vient d'être versée entre les mains
de M. le maréchal Gérard. . ,
— M. Elleviou, le célèbre chanteur, qui s est
retiré du théâtre il y a vingt ans environ et qui est
aujourd'hui maire d'une commune du département
du Rhône et membre du conseil général de ce dé-
parlement, vient de recevoir la décoration de la
Légion-d'Honneur.
19. — Le conseil des ministres s'est réuni hier
h midi aux Tuileries, chez le roi, et à huit heures
du soir au ministère des affaires étrangères. ^
— Le cardinal Fesch est mort à Rome le 13, a
cinq heures du matin.
Le cardinal Fesch, oncle maternel de 1 einpe-
reur, archevêque de Lyon, était né à Ajaccio le
3 janvier 1763; il avait par conséquent plus de
soixante-seize ans. Pie Vil l'avait élevé au cardi-
nalat en 1803. . ^. . ,
— Hier malin, cinquante-deux des individus ar-
rêtés dans les journées de dimanche et lundi der-
niers, ont été exiraits du dépôt de la préfecture
de police et transférés, par la communii alion par-
ticulière récemment ouverte, de l'hôtel de la pré-
fecture h la Conciergerie, où ils ont été écroués
sous mandai d'arrêt.
— L'étal de l'accusé Barbes donne toujours
quelques inquiétudes. La blessure qu'il a reçue
présente l'exemple d'un des cas signalés par les
praticiens comme un des phénomènes les plus ra-
res produits par les coups d'armes à feu. Barbes a
été atteint au front, et la balle qui devait traverser
la tête a contourné les os du crâne en glissant
sous la peau et est sortie par derrière.
— Aujourd'hui, à six heures du matin, M. Bar-
let, commissaire de police , s'est transporté, ac-
compagné d'agens, rue de Varennes, a l'hôtel de
M. le comte de Rougé, où, dit-on , une perquisi-
tion a été faite en l'absence de M. le comte de
Rougé, parti pour Londres depuis quelques jours.
Son domestique a été arrêté et conduit a la pré-
fecture de police ; cet homme est accusé d avoir
participé aux troubles des 12 et 13 mai.
— Les administrateurs des Messageries Fran-
çaises ont, aujourd'hui, formé leur pourvoi contre
l'arrêt rendu hier par la cour dans l'affaire de
coalition. ,
— M* Ferdinand Barrot vient d'être appelé a
succéder à M. Teste comme avocat du trésor et
des domaines. .
Le Directeur, BERTHET.
Imp, d' El) . Proui et C, rue Neuve-de»-BonsEnf«n9, 3,
IDnuièinc ôcric.
25 MAI 1339.
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Pourtouid'Allem.icne. elwz M. Alexandre,
Directeur des salons lit'éraircs, à Stras-
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Douîicinc ^nitcf.
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et une lithographie au n° du 20 de rhaqae
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VOL
fe^cttc 5c0 lournaiu fmnçms et étrangers.
Prix des annonces, 75 c. la ligne»
SOMMAIRE.
La Phesse de i.t Révoi.ltion. —Le Mariage
vendéen, par Jiles Jasi.n. — La Fiancée du
SOI.EII. , par Jti.Ks Ja.m.n. — Souvenirs d'Es-
pagne : la Contrebande à Saragosse , par
Ad. Guéboui.t. — E.ïPOsiTiON des produits
DE l'industrie , par Georges Janéty. —
Courses de Ciiantim.y, — Mélanges , faits
curieux : Académie des sciences ; un cliapi-
tredes infortunes d'un amant heureux; le
condamné Fiction, etc., etc. — Revue «les
tiil)unaux : Blessures /jar imprudence; chemin
de fer de St-tiermain. — Revue dramatique :
Théâtre de i.a Porte-St-Martin : la Ma-
done. — Revue de cinq jours.
LA PRESSE DE LA RÉVOLUTION.
Le Moniteur est sans doute la meilleure his-
toire de la révolution, et les autres journaux
français, depuis l'année 1787 jus(|u'en 1798, of-
frent une mine précieuse dedocumens à (|ui vou-
dra se faire l'annalisie de celte ténébreuse épo-
que. Que les livres contiennent l'histoire des
faits , les journaux sont l'histoire des idées. C'est
dans leurs colonnes seules qu'on peut trouv«'r
les causes probables de l'insurrection du peuple
et de ses cflbrLs pour renverser le trône de
Louis XVI , l'explication des scènes orageuses
passées dans le sein nièiiie de la convention na-
tionale, et les principaux motifs des massacres et
des proscriptions. On coniiaii l'inlluence de Ma-
rat et d'Hébert sur la populace durant le régne
de la terreur. Le Puhlicisle Parisien , du pre-
mier, et le Vire Ihirhcsne , de l'autre, rivali-
saient de ïéle à sonner le tocsin de la révolte.
« Le Père Duchesne est-il encore eu colère ce
Bialin? » telle était la question que le ciioven de
Paris s'adressait lorsqu'il vouhiit s'insuuire des
événemens du jour. Il arrivait rarement que le
Père Duchesne fiit de bonne humeur, à moins
que la veille n'eût vu fjiiel(|UL's tètes tomber sous
le couteau de la guillotine. 11 se rendait dans son
club afin d'y dénoncer quelque aristocrale , quel-
que ennemi du bien public, ou bien alin d'y organi-
ser une émeute pour la preuiièie occasion. Lors-
que les armées républicaines luttaient au.\ Iron-
lières contres les forces coalisées de l'Europe,
les journaux de Paris étaient des auxiliaires ptiis-
sans pour le gouvernement central. Toutes les
feuilles du Père Duchesne étaient expédiées aux
soldats avec plus de régularité ipie la paie ou des
habits. L'homme ne vit pus (jue de pain. Les
derniers articles étaient lus et commentés dans les
bivouacs, et ils ont grandement contribué plus
tard , il est vrai , aux victoires des armées répu-
blicaines.
Au sein de la convention , les partis modérés
avaient leurs organes aussi bien que les factions
extrêmes. Brissac, Coiidorcet , Roland et les
principaux Girondins, étaient journalistes. Après
son expulsion <lu club des .lacobiiis, Camille Des-
moulins publia /(' yicu.v C.ordiiiir, dans lequel
il déplora en des phrases pleines de chaleur et
d'él(i(|uence les inalheuis de son pays. Mais, du
côté du parti modéré , le nombre des journaux
était bien borné , en comparaison de ceux qui ,
chaque jour, sui-gissaient des partis extrêmes. Il
n'y avait pas un chef conventionnel ou un lier
jacobin qui n'eût sa feuille , dans laquelle il se
déchaînait contre le roi, l'ari.stocratie et le clergé,
ou contre ses propres collègues. Après avoir jeté
un coup d'o'il sur les coloiincs incendiaires des
cent feuilles périodiques, telles que le Journal
de la Montagne , l' Aristocratie enchaînée et
musclée, CEcho du Palais-Uoyal , le Journal
des Jacobins, nous concevons les proscrip-
tions des Girondins, les fusillades de Lyon, les
noyades de Nantes, et même les massacres de
I septembre.
Représenter les excès de la révolution fran-
çaise comme l'œuvre de quelques caractères fu-
rieux, de quelques esprits exaltés, e^t un prin-
cipe adopté par certains écrivains de notre épo-
f|ue. Ils placent Robespierre et Danton sur une
sorte de trône, et ils les font planer au dessus du
chaos révolutionnaire. Rien n'est cependant plus
absurde; il y a\ait alors une pu'.ssance d'ariion
générale (pi'aucun de ces hommes n'eût pu maî-
triser. Lorsqu'ils tentèrent de l'arrêter dans sa
marche ascendante et terrible , leur influence et
leur popularité disparurent comme par enchante-
ment, et il leur tour ils tombèrent victimes de celte
force suprême : ils furent entraînés dans ses
tourbillons. Pourquoi les Giron'lins fiircnt-ils
poursuivis dans les forêts et traqués comme des
bctes fauves? parce qu'i s étaient devenus trop
modéré.s. Pourquoi Danton, dont la voix, .sem-
blable au bellroi , donna le signal aux septembri-
seurs, fut-il amené devant le tribunal révolu-
tionnaire.' parce qu'il avait bégayé et failli dans
L'occasion. Camille Desmou'ins éprouva le même
sort et pour la même raison. Robespierre lui-
iiiêmi' aurait duré plus long-temps s'il n'eûi mani-
feslé à la lin une certaine undance vers des prin-
cipes d'ordre et de modération. Le parti qui le
renversa le voyait avec une secrète terreur éire à
la veille d'appeler ses collègues de la conveniion
à rendre un compte sévère des atrocités qu'il»
avaient commises pendant leurs missions dans
dilférens dê'partemens. Il p.iraii certain que Ro-
bespierre l'eût fait s'il eût vécu.
Ceux qui ne l'ont connu que par ses fureurs
démagogiques seront étonnés des princip.'s qu'il
avait adoptés huit mois avant sa mort, quand il
n'était déjà plus du parti ulirà-radical , quand il se
sentiit déjà débordé par des hommes nouveaux
et plus révolutionnaires que lui. Robespieire dé-
passé ! voilà qui est faniisliquc et qui sérail in-
croyable.
Il .serait facile de multiplier les preuve* à
l'appui de cette assertion sur la force rérolmioa-
— 450
J*MiliwljjU^A^-Utim:iag^anirtwwji!a3t!a
iiaiie qui agissait en dclinrs do Holx^spicrre et
.souvent inalgré lui. ï.cs jouinaiiv du tciiips en
sont remplis, et il est cuiicux de voir ([uels élo-
!;ps ils prodiguent an patriotisme , à l'énergie, au
zi:lc des orateurs furilionds qui représentaient
leurs idées. Le nioycn le plus silr d'actiuérir de
'la popularité était de rherclier, s'il était possible ,
à surpasser en violence, en exaltation, ks journa-
listes Marut et H6i)erl. Ces dent hommes ont été
loiig-temps les modèles que chaque conventionnel
alVectait de vouloir imiter. La haine de Marat et
d'Hébert poiii- la royaulé et l'aristocratie était par-
venue à un degré d'exaltation tel, elle se mani-
festait d'une manière si étrange, qu'il n'était pas
un seul homn»; politique qui ne tenlfit de devenir
leur iinit.ileiu ou ne craignît de devenii'leur vic-
liiiie, tant ils disposaient de la pariio du peuple
rpi'ils représentaient.
Dans l'article qui fcrl d'inlroduclion au Vieux
Cordelier, de Camille Desmoulins, nous trou-
vons le passage sc.ivant, qui donne une idée plus
saine de la révolalion française ((ue tout c' qu'on
a écrit depuis siu- ce sujet. Camille Desmoulins
avait alors abandonné le parti de la Mouiu^i.c
pour reveuir aux principes de modération et de
justice. Le courage alors lui semb^iiitétredu côté
de la modératicn , car la terreur i-duveinait.
cIluereMe plus à nos enneaùsd'.uilre ressource
que celledont osa le sénatde Fioiiierjuand, vo.vant
le peude succès de ses batteries contre les Cracques,
il s'avisa, dit Saint-Réal, de cet expédient pour
perdre les patriotes : ce fut d'engager nu tribun
d'enchérir sur tout ce ({ue proposerait (Jracclius;
et ;i mesure quecclui-ri ferait quel(;ue motion po-
pulaire, de tâcher d'en faire une bien plus popu-
laire encore, et de tuer ainsi les principes e^ le
pairiolisme par les principes et le patriotisme
poussés jusqu'à l'extravagance. »
Or , pour connaîire jusqu'où va l'extrémité de
rcs principes, il faut lire les journaux et les pam-
phlets del'épuquc que les histoires de jViM.Thiirs
et iMignet ont mise Lia mode en France dans ces
derniers temps. MM.Buchiz et Roux en ont donné
«|ue!:,ues extraits dans leur grasse hisloire parle-
niciil'aire, mais ils paraissent n'avoir pas toiijours
consulté les feuilles les plus populaires. A la
vérité, il doit être très difficile aiijouru'hui de iaiie
une collection complète de toutes les publications
révolutionnaires. Plusieurs ont été anéanties avec
les partis qu'elles servaient ; d'autres n'ont cir-
culé (;ue dans les départemens. II en est que les
souscripteurs ne se procuraient qu'en secret, a(in
(l'éviter de tomber entre les mains de l'homme
rovge<\c la t;uillotine ; car il n'était pas pli.sdan-
gertux pour un l'ioaiain du te;îii)s de l'eu'.pire d'a-
voir une robe de pourpre da.'is sagarde -robeque
pour un citoyen de la république française (!e re-
cevoir chez lui ccriains journaux proscrits. Nous
avons trouvé en l'rar.ce, en pircouiaut une vo-
lumineuse collection (ie journaux, quelques nu-
niérosde la Feuille du Jour, qui portaient écrits
en lettres rouges, en tête delà première colonne,
l'avis suivant : Citoyen, vcux-ht continuer ton
tii/onnanent? l'ancien rédacteur vient d'être
raccourci.
Si l'on dressait le martyrologe delà presse, celte
période fournirait une ample série d'illustrations.
Mais ouvrons les feuilles écrites parées hommes ,
et, dans l'inléréldu phdosoplie ainsi que de l'his-
toiien, donnons cumuie s])écimen du style et de la
|. L'Usée des publicaiioiis de celte époque, (|uel-
(jues extraits où se trouve empreinte leur iniluence
sur la marche des événemens.
1" Actes des Apôtres; par Pelletier, Champe-
metz , Lauraguais, Rivarol, Régnier, d'Auborme ,
Béville, l.anglois, Rergassc, et autres; in-S"; com-
mençant en 17S9, finissant au mois d'octobre 1791,
d'après l'ordre signilié au nom du roi par l'inten-
dant de la liste civil".
Le prospectus porte pour épigraphe :
Quid domini facient, audent cum taliafures?
Liberté, gaité, démocratie royale.
La première version est datée : l'an 0 de ta
liberté , et intitidée : Les actes des apôtres ,
commencés le jour des morts, et finis le jour
de la purification. Cet ouvrage se compose de
10 vol. et de 11 numéros, en tout 311 numéros.
On lit dans le n" 28, pag. l.î.
uLruis était, il y a six mois, maître de
2^1,000,000 de sujets ; aujouni'hui il est le seul
sujet de 2?i,000,000 de rois. Reste à .savoir com-
ment celte nation de potentats posera les limites
de tant d'empires, et comment le sujet pourra
obéir à tous ces souverains. »
2" AcTioKS irÉnoïQTES, par Léonard Bourdon
et Tbibautleau, an 2 ; 5 numéros.
3" A DEUX i.iAnus, à deux liards mon jonr-
nal\... Commencé le 1" octobre 1791, avec la
première assemblée législative ; supprimée le 1 1
août 1792. Au n" 3, il s'intitide le Uatiillard na-
tional. journal à deux liards. Au n" 10, il re-
prend son premier titre. 7 mois de 30 n"% et un
S' de 27. 11 débute ainsi :
« Je n'emploierai que quelques lignes à me
mettre au courant des travaux de la nouvelle as-
semblée nationale. Klle a débuté surle tliéàîredu
Manège, le 1" octobre 1791, l'an 3° de la révolte,
en langage vulgaire l'an 1791, vérifié ses pouvoirs
en deux jours, juré trois fois, insulté le roi, la
garde nationale, le pid)lic, bafoué des ministres ,
et gagné 150,000 fr... — L'assembl.'e a renoncé
à être honorable et honorée. J'aime à voir qu'elle
se rend justice. — Les trois quarts et demi du
peuple attendent, avec autant d'impatience que
les aristocrates, l'arrivée des troupes étrangères
et des éiiiigrans. - Nos révolutionnaires sont fiers
d'avoir réussi à intéresser l'univers entier à les
voir pendus. »
h" L'AmsT0cn,\TiE enchainée et surveillée
par le peuple. Il est inutile de donner des ex-
traits de ce journal, son titre seul indique son es-
prit.
5" Le DÉFE.vsEun de la Constitution; par
Max. Robespierre, 12 cahiers, du 1" juin au 10
août 1792. Le journal continua jusqu'au l.î mars
1793; 22 livraisons, .sous le litre de lettres de
Max. Robcsi)ierre, membre de la convention na-
tionale de France, à ses comraettans.
6" Déjeuner patriotique du Peuple. In-8" ;
du 20 janvier au 3 avril 1791. 70 n-. 1" mars
1791.
7" LeDémocuiïe français, par madame Rey-
neri. In-'r ; du 8 ventôse au 8 prairial an 7. 88
nuuieros.
Epig. : Dire en riant la vérité ,
C'est user de ta liberté.
S" Fcno du Palais-Royal, ou Courrier des
cafés. In-8" ; 1790.
Epig. : In nova fert animas.
V On a découvert, ces jours derniers, aux en-
virons du Louvre, un animal féroce extrêmement
dangereux ; les naturalistes assurent que c'est le
même que les anciens nommaient viinistère. Il a
la voix séduisante, la démarche tortueuse ; tout ce
qu'il prend se change en venin ; sajfigure, quoi-
que attrayante , inspire l'effroi. 11 tâche d'endor-
mir ceux qu'il veut dévorer, et il ne les voit pas
plus tôt assoupis, qu'il les met en pièces. 11 com-
met de grands dégâts depuis quelques mois. On
s'est aperçu qu'il a un goût dominant pour les
fruits nouveaux, surtout pour ceux d'un arbre qui
a été transplanté de la Nouvelle-Angleterre , et
que l'on appelle régénérateur. Cet arbre rare a
la vertu de déraciner les maux politiques les plus
invétérés, etc. , etc. »
9" JoeuNAi. de la Liberté de la Presse ; par
Babœuf. In-8"; du 17 fructidor an 2 au 5 tloréal
an h ; 43 numéros. Extrait du dernier numéro :
(c Tout est consommé. La terreur contre le
peuple est à l'ordre du jour. 11 n'est plus permis
de parler; il n'est plus permis délire ; il n'est
plus permis de penser.
» Il n'est plus permis de dire que l'onsoullre ; il
n'est plus permis de répéter que nous vivons sous
le règne des plus affreux tyrans.
«11 n'est plus permis d'exprimer la doideur ,
quand nos bourreaux nous déchirent sous les te-
nailles, quand ils arrachent par lanilieaux nos
membres palpitans ; il n'est plus permis de de-
mander à CCS barbares des tortures moins atroces,
moins de lallincment dans les genres de supplices,
une mort moins cruelle et moins lento.
..Il n'est plus permis de s'écrier que la législa-
tion de Constantinople est extrêmement modérée
et populaire, auprès des ordonnances de nos sou-
verains sénateurs, etc., etc.»
10° Journal de la Savonnette républicaine :
par Labenette ; à l'usage des députés ignorans et
de ceux qui se proposent de trahir la patrie. In-
8"; fin de 1792 et 1793 ; 18 numéros.
Epig. : Olilje les poursuivrai, les coquins!
«.... Oh ! ma foi , je n'y liens plus ! c'est se
jouer bien indignement de votre créduhlé. L'ar-
mée de Dumouriez, qui a chassé 12,000 hommes
de six villages, était donc invisible? Je n'ai jamais
connu cette manière de faire la guerre. Citoyens,
rappelez-vous les conférences qu'il a eues avec le
roi de Prusse. Le gueux ne s'enfonce dans ce
pays ennemi, et il ne laisse aucune garnison der-
rière lui, que pour mettre notre armée entre deux
feux , et, après sa destruction totale, donner l'ai-
sance aux troupes étrangères de fondre sur Paris,
où les diseussions occasionnées par la famine et
l'enlèvement du roi les appelleront après ce coup
affreux >
H" Journal de Louis XVI et son peuple, ou
le Défenseur de l'autel, du trôneet de la patrie.
In-12 ; 9 vol. Commencé en 1790 et fini à la lin de
l'assemblée constituante. Ce journal est pour ainsi
dire introuvable; il est rédigé dans les principes
les plus purs de la monarchie, et selon l'esprit de
son épigraphe : « Un seul Dieu,
12" La Lanteune de Dio^énj^
3 numéros.
Epig. :/
/i.")! —
Il ... La libiTté (11' la pri'ss(' nVxislc que (]iia;i(l
on peut (Irplaire impunùmciit à <ca\ qui ont l'au-
toriKÎ. Auirement c'est une chimère... »
i;V' Joi'n> M, des Amis, par Cliudc Fauclift ,
évoque du Calvados. In-8", du 1" janvier au lô
juin 1793 ; i vol. Ce journal , aujourd'liui très
rare, a commencé au moment de la lulte terrible
entre li- parti de la'Gironde et celui qui airiomplié
le 31 mai 1793. On y trouve des renseignemens
précieux pour l'histoire de celte lulte.
1/t" l.E Pi;iii,icisTK parisien-f' ^m du Peuple,
parMarat. Journal politique, libre et impartial;
par une société de patriotes, et réJigè par M. Ma-
rat, auteur de VOjfrunde à la patrie, du Moni-
teur et du Plan de constitution, etc. In-8° ;
commencé le 12 septembre 1789.
Epig. : Vitmnimpenderevero.
Au sixième numéro, il s'intitule l'Ami du Peu-
ple, ou le Publiciste parisien. Ce jouniat a eu
plusieurs contrefaçons ; il y a eu des faux Ami dn
Peuple, et des faux Marat, fondés par des spé-
culateurs.
Marat adonné son portrait, peint par lui-même
dans l' ,4 mi du Peuple. 11 y fait une longue énu-
mération de ses qualités morales, de ses vertus,
de colles de sa famille ; et il se pose en victime
de l'arbitraire, de la jalousie des corps savans, ries
ncadémies, de la cour, des grands , lui, le plus
honnête des honnies, dont les intentions ont tou-
jours été pures; dont la vie s'est passée à méditer
sur le bonheur des peuples, et dont les actions
méconnues lui ont valu d'injustes perséculions.
15° DuciiESNE ( grande colère , grande
joie , etc., du Père) ; par Hébert; inS"; 7 car-
tons; commencé en 1791. — Ce journal se dis-
tingue des antres Père Duchesne en ce qu'il pré-
sente il la lin de chaque numéi'o deux fourneaux
dont l'un est ordinairement renversé : c'est le vd-
ritable Père Duchesne. 11 a eu des imitateurs. H
y a eu la Trompette du Père Duchesne , ta hé-
surrerlion du véritable Père Duchesne, Entre-
tiens de Jean-Burt et du Père Durtwsne , la
Mère Duchesne, etc., etc. Nous nous dispensons
de donner des extraits de ces journaux : nos lec-
teurs comprendront noire réserve.
16" La LA>TEn>F. mngiipte nationale ; Y>ar
Mirabeau le jeune; in-S"; 1790 ; .'i numéros.
N' 1, page 1'' :
Il La voici, la voilà, messieurs , mesdames, la
Lanterne magi(pie nationale , la pièce vraiment
curieuse ! Vous allez voir ce que vous n'iive/, ja-
mais vu, ce que l'aurore de la liberté seule pou-
vait produire : le despolisine et l'aristoeralie, le
despote et les arislocrat /s traités par la nation
comme le diable l'a été autrefois par le bienheu-
reux saint Michel. Vous verrez les guerriers-ci-
toyens, les ciioyens-gnerricrs, les héros de la
liastille, les troupes légéi-es des faubourtrs Saint-
Antoine et Saiul-Marcol , les rhasseuis des bar-
rières, les capucins travesii.s en sapeurs, les
dames de la nation ei les nonues défroquées, et
toute larmée pa!ri(iiii|ue , et l'illustre Coupe-
. Tète, et le Chàtelet , et la lanterne, et tou-
tes U's merveilles de la révolution ; enlin, vous al-
lez voir ce que vous allez voir ; la. vue n'en coûte
rien ; on rend l'argent aux méconteus, et nous
payons >à bureau ouvert, eoinme la caisse d'es-
comple paiera au nu)is de juiUi'l, etc., etc. »
Nous arrivons mainlenani à un écriv, in dont le
nom, quoi(iiie inséijaralile de-ié\é:r.,'aieii.i duuliiu-
reuxdans lesquels il a retenti, n'a jamais été pro-
noncé cependant qu'avec respect , c'est de Ca-
nnile Desmoulins que nous voulons parler ; de
cet homme plein de candeur, d'enthousiasme et
de sensibilité, dont la physionomie rayonne,
douce, noble et p;ire, au milieu niénii! des
troubles de l'émeute ; tribun qui avait en même
temps la ferveur derapôtre et lecharme du poêle.
Il fut un des plus chauds promoteurs de l'insur-
leeiioii parisienne, et se mit à la tête du seul
mouvement populaire qui ne soit point odieux
dans la révolution, celui qui amena la deslruc-
trurtion de la Bastille. Dans la journée du 12 juil-
let 1789, le bruit courut, h Paris, que Necker,
l'idole de Paris alors, venait d'être banni de la
cour et de Versailles. Le Palais-P.oyal était à celte
époque le forum politique de la capitale de la
France; il fut en un instant envahi par une foule
d'éuulians et de citoyens de toutes classes qui se
pressaient, s'agitaient et l'aisaientdes commentaires
sur cet importent événement; tout-à-coup un
jeune homme fend la foule, s'élance sur une
table placée au milieu du jardin, et s'écrie :
•.Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre.
J'arrive de Versailles. Necker est renvoyé: ce
renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélémy des
patriotes ; ce soir, tous les bataillons suisses et
allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous
égorger : il ne nous reste qu'une ressource, c'est
de courir aux armes et de prendre une cocarde
pour nous reconnaître.»
A peine Desmoulins a-t-il prononcé ces moLs,
que tous les arbres du jardin furent dépouillés de
leurs feuilles, et chaque spectateur en attacha une
à son chapeau. Les boutiques des aimuriers
furent entièrement dégarnies, ainsi que les arse-
naux de la ville, et le second jour après cet évé-
nement, 100,000 hommes armés de fusils, de
piques et de baïonnettes, se dirigeaint sur la
Rastille.
Quand le parti démocratique triompha au 10
août 1792, Camille Desmoulins devint le secré-
taire de Danton, dont la voix toute-puissante dans
les clubs de Paris l'avait élevé, du rang misérable
de factieux, au département de la justice. Peu de
temps après, Desmonlins fut nommé, par les élec-
teurs de Paris, membre de la convention, et il
prit place à cOlé des plus fougueux montagnards.
Loua-temps il suivitavec docilité les routes tracées
par llobespierre, autrefois son condisciple au col-
lège Louis le-lirand, l.i grande pépinière des
caractèrestinbidens de celte époque. Mais di's que
le règne de la terreur fut proclamé par toute la
France, que les prisons regorgèrent de malheu-
reux, et ([ue les guillotines furent teintes du sang
des bons rilox eus, l'âme généieuse de Desmoulins
s'éleva contre celte nouvelle t\rannie. 11 entre-
prit hardiment la défense de l'opprimé dans un
ouvrage dont l'éloquence et le pailutique surpas-
sent toulcc qui a été jjublié pendant la révolution.
/,(,' lieux Cordt'licr fut toléré qui'lque temps par
le comité de salut public, tant était grand le res-
pect que les ennemis même de Desnunilins avaient
conservé pour son noble caractère. Si un jour
il n'eût pas blessé l'orgueil liitéraire de Uobes-
pierie. il est probable qu'il eût survécu à ses
ccllèiiueide la eouvenlion. Ln article de Desmou-
lins ayant été dênonré au club ries Jacobins par
Hébert, ceh:i-(i (le;iian;ia anssilot l'exclusion de
son autour du sein de la société. Robespierre
prit la défense de l'auteur, en admettant toutefois
t|ue l'article étant contre-révolu'.ionnaire il serait
brûlé par la main du bourreau. Brûler l s'éciia
Desmoulins, oubliant le danger auquel il s'expo-
sait, bj-ûler n'est pas repondre. Robespierre,
irrité de cette remarque, se joignit aux accusa-
teurs de son ancien condiiciple. Desmoulins fut
arrêté aussitôt après, avec Danton et Fabre d'É-
ulaniine, et écroué à la prison du Luxembourg. A
son arrivée, les prisonniers, dont le nombre mon-
tait, à celte époque, à plus de 1,500, au Luxem-
bourg seulement, se levèrent pour le recevoir et
lui donner des marques de leur estime et de leur
sympathie. Celaient rependant des royalistes, des
Girondins, et beaucoup d'autres, dont il avait
combattu les principes. 11 fut L'uillotiné, avec sis
deux compagnons d'infortune, le 5 avril i79'i. Sa
femme, qui l'adorait, subit le même sort peu de
jours après, laissant un flls unique, mort en exil
en 1815,
L'intéressant et beau morceau qui suit est la
dernière lettre que Camille Desmoulins écrivit à
sa femme peu de jours avant sa mort ; nous la
citons comme une preuve de la grande sensibilité
de l'homme.
Prison du Luiembourg, 2 avril,
cinq heures du malin.
Il Le sommeil bienfaisant a suspendu mes maux.
On est libre quand on dort; on n'a point le sei^-
liment de sacapUvilé; le ciel a eu pitié de moi. Il
n'y a qu'un moment, je te voyais en songe, jft
vous embrassais tour à tour, toi, Horace et Da-
ronne qui était à la maison ; mais notre petit
avait perdu un œil par une humeur qui venait de
se jeter dessus, et la douleur de cet accident m'a
réveillé. Je me suis l'ctrouvt; dans mon cachot.
11 faisait un peu de jour ; ne pouvant plus te voir
et entendre tes réponses, car toi et ta mère vous
me parliez, je me suis levé au moins pour te par-
ler et l'écrire. Mais, ouvrant mes fenêtres, la pen-
sée de ma solitude, les aflreux barreaux, les ver-
roux qui me séparent de toi, ont v.Vmcu louie ma
fermeté d'âme. J'ai fondu en larmes, oa plutôt j'ai
sangloté en criant dans mon tombeau : Lucile!
Lucile! ô ma chère Lucile! où es-tu ?... (Ici on
remarque dans la lettre originale la trace
d'une larme.) Hier au soir, j'ai eu un pareil
moment, et mon cœur s'est également fendu
quand j'ai aperçu dans le jardin ta mère. In
mouvement iiiaeliinal m'a jeté à genoux conL'-e les
barreaux ; j'ai joint les mains comme i:iiploranl
sa pitié, elle qui gémit, j'en suis bien sûr. dans
ton sein. J'ai vu hier sa douleur \ici encore une
trace de Larme) à son mouchoir et à son Toile
qu'elle a baissé, ne pouvani tenir à ce spectacle.
(Juanil vous viendrei, qu'elle s'asseye un peu plus
près avec toi, alin que je vous voie mieux. Il n'y
a pas de danger, à ce qu'il me seni'.ile. Ma lunollc
I n'est pas bien bonne: je voulrais que tu m'ache-
tasses de ces lunettes comme j'en avals nne paire
il y a six mois, non pas d'argent, mais d'.icier. q'.:i
ont deux branches qui s'attarhenl à la tète. Tu
demanderais du numéro 15; le marchand sait ce
que cela veut dire; mais surtout, je l'en conjuri\
Lolotte, par nos amours éiernellcs, envoie-moi
ton iwrtraii ; que ton peintre ait mnipassion '«!e
moi, qui ne soi'iïic que [wur .ivoir eu irop coni-
45-2 -^
passion ck'S autres ; qu'il lu doriiio douv séances
par jour. Dans l'horreur de ma prison, ce sera
pour nini une fête, un joiu' <ri\ rosse et de ravis-
sement, celui où je rceevrai ce portrait. En atten-
dant, envoie-moi de tes cheveux, (|ne je les mette
contre mun cu-ur. .Ma chère Lu<ile ! me voilà
revenu an temps de mes lircmières aiiiotirs, où
<|ueli|u'un m'intéressait | ai cela seul qu'il sortait
de chez toi. Hier, quand le citoyen <|ui t'a porté
ma lettre fut revenu t" l'.li liien ! vous l'avez vue -'i
lui dis-je, comme je le disais aiilreloisà cet ahhé
I.andi'evillc, et je me surprenais II le rep;ardi'r
romme s'il fût resté sur ses habits, sur tonte sa
personne, quchpie chose de la présence, queUpie
dinse de loi. Ost une âme charilahlc, piiisiiu'il
l'a remis ma leiiic sans retard, .le le verrai, à ce
<|ii"il parail, deu\ fois par jour, le malin et le
Miir. Ce iiicssa^i-r (le nus douleurs me devient
aussi dur que l'aurait elé autrefois le messager
de nos plaisirs. J'ai découvert une fente dans mon
apparli'iiienl; j'.ii appliqué (non oreille, j'ai enleri-
«lu géuiir; j'ai hasardé quelques iiaioles. j'ai en-
tendu !a voix d'un m.ihide qui soulicilt. 11 m'a
demandé mon nom, je le lui ai dit.
"O mon Dieu! » s'esl-il érrié à ce nom. fu re-
tombant sur son lit, d'où il s'était levé, et j'ai re-
ronnu distinctement la voix de Kahro d'r,ç;lanl'ii •.
•■ Oui, je suis Fahre, ni'at-il dit; mai, loi ici ! la
rontrerévolution est donc faite ? « Nous n'osons
cependant nous parler, de peur ([ue la haine ne
nous envie cette faible consolation, et que, si on
venait à nous entendre, nous ne fussions séparés
«t resserrés plus étroitement; car il a une chaui-
Jjre à feu, et la mienne serait assez belle si un ca-
chot pouvait l'élre. .Alais, chère amie, tu n'imagi-
nes pas ce que c'est que d'être au secret sans sa-
voir pour quelle raison, sans avoir été iiît(;rrogé,
sans recevoir un seul journal ! C'est vivre et être
mort tout ensemble, c'est n'exister que pour sen-
tii- qu'on est dans un cercueil ! On dit que l'inno-
cence est calme, courageuse: ah! ma chère l.ucilc!
ma bien -ai niée ! souvent mon innocence es: faible
comme celle d'un maii, celle d'un père, celle d'un
llls. .Si c'était Pitt ou Colioui-g qui me traitassent si
durement! mais mescollègucs! niaisliobespierre,
«jui a signé l'ordre de mon cachot! nuis la lépu-
Wi(|ue, après tout ce que j'ai fait pour elle ! C'est
Jà le piix que je rerois de tant de vertus et de
.sacri(ire.«. Kn entrant ici, j'ai vu Iléraiit-Séchellcs,
«imoii, Ferioux. Chaumclle, Antonelle; ils soni
moins malheureux : aucun n'est au secret. C'est
moi (|ui me suis dévoué depuis cinq ans ;i tant
<le haine et de péiils pour la république, moi qui
ai conservé ma pauvreti- au miliju de la révolii-
•tion, moi qui n'ai de pardon à demander qu'il
<oi seule an monde, ma chère Lolotte, et à qui tu
l'as accordé, parce que tu sais que mon cœur,
malgré ses laibles.ses, n'est pas indigne de toi ;
■c'est moi que des hommes qui .se disaiintines
«mis, qui se disent républicains, jettent dans un
cachot, au secret, comme .si j'étais un conspira-
»eur! .Sonate but la cigué; mais au moins il voyait
<tans sa prison ses amis et sa femme. Combien il
«st plus dur <l'etre séparé de toi ! Le plus grand
criminel serait trop puni s'il était arraché l une
J.ucile autrement (pie par la mort, qui ne fait sen-
tir au moins qu'un moment la douleur d'une telle
séparation ; mais un coiipuble n'aurait point été
jon époux, et lu ne m'as aimé que parce que je
ne respirais que pour le bonheur de mes conci-
toyens... On m'appelle... — Dans ce moment les
commissaires du tribunal révolutionnaire viennent
dem'inlerroger. 11 ne me fut fait que cette ques-
tion : Si j'avais conspiré contre la république ?
Quelle dérision! et peut-on insulter aussi au répu-
blicanisme le plus pur? Je vois le sort qui m'attend.
Adieu,mal,ucile, ma chère Lolotte, mon bon loup;
dis adieu à mon père. Tu vois en moi un exem-
ple (le II barbarie et de l'ingialitude des hommes.
Mes derniers moiiiens ne le deshonoreiont point.
Tu vois (|iie ma crainte était fondée, que mes
presseiiiimcns furent toujours vrais. J'ai épousé
une femme céleste par ses vertus ; j'ai été bon
mari, bon fils; j'aurais été aussi bon père. J'em-
porle l'cslime et les lemels de loie; les viais ré-
publicains, (le Ions les hiiinnies, la verin et la li-
beilé. Je nieuis ii ireiile-qnalre ans; mais c'est
lin phénomène ipie j'aie ira\eisé, (le|)uis cinq ans,
tant de précipices de la révoiuiion sans y tomber,
et que j'exisie encore ; et j'appuie ma tête avec
calme sur l'oreiller de mes écrits trop luaibreux,
mais (jiii respirent tous la même philanlhropie, le
iiiême dé.sir de rendre nii s conciloyens heureux
cl libre-, et ([u(! la luu lie des lyians ne frappera
pas. Je vois bien (|ue la puissance enivre presque
î.'iiis les hommes, que ions disent ciniime Denys
de ;;> racu.se : c< La ly rannie est une belle epitaphe. »
Mais, con,sole-toi, veuve désolée! l'épitaphe de
ton pauvre Camille est plus glorieuse : c'est celle
des Brutus et des Caton les tyrannicides. 0 ma
(hère Lucile ! j'étais né pour faire des vers, pour
défendre les malheureux, pour te rendre heureu-
se, pour composer, avec ta mère et mon père, et
([uelques personnes selon notre cœur, un Otaiii.
J'avais rêîvé une république que tout le monde eût
adorée. Je n'ai pu croiie que les hommes fussent
si féroces et si injustes. Comment penser que
([uelqnes plaisanteries dans mes écrits, contre
des collègues qui m'avaient provoqué, ell'aceraient
le souvenir de mes services? Je ne me dissimule
point que je mmis victime de ces plaisanteries
et de mon amilié pour Danton. Je remercie mes
assassins de me faire mourir avec lui et Philip-
peaux ; et puisque mes collègues ont été assez lâ-
ches pour nous abandonner et pour prêter l'o-
rcilie il des calomnies que je ne connais pas, mais
il coup sûr les jilus grossières, je puis dire (pie
nous mourons victimes de notre courage ii dénon-
cer des iraiires, et de notre amour pour la vérité.
Nous pouvons bien emiiorter avec nous ce té-
moignage, que nous périssons les derniers des
républicains. Pardon, chère amie, ma véritable
vii; que j'ai perdue du moment qu'on nous a sé-
parés, si je m'occupe de ma mémoire. Je devrais
bien pluKjt in'occuper de te la faire oublier^, ma
Lucile ! mou bon Loulou ! ma poule à Ca-
chant (1). Je l'en conjure, ne reste point sur la
branche, ne m'appelle point par tes cris; ils me
déchireraient au fond du tombeau. Va gratter
(I) Caillant estun petit villagL- ([ui se trouve prcs
de Paris, sur le chemin de Uourg-la-Rcini.', où ma-
dame l)u|)lessis avait une maison de c.impagne. Ca-
iiiilli! et Lutile, en allant voir madame Dupicssis,
avaient souvent reniarqiJi' i Cathant une poule qui,
inrunsnlalile d'avoir perdu soa coq, restait jour el
nuit .sur la niémeljranclie el poussait des cris qui dé-
cliii aient lilnic; elle ne voubit plus prendre de nour-
riliire el demandait la mort. C'est a celte poule que 1
Camille fait ici allusion. '
pour ton petit, vis pour mon Horace, parle-lui
de moi. Tu lui diras, ce qu'il ne peut pas enten-
dre, que je l'aurais bien aimé ! Malgré mon sup-
plice, je crois qu'il y a un Dieu. Mon sang ell'a-
cera mes fautes, les faiblesses de l'humanité; et
ce que j'ai eu de bon, mes vertus, mon amour
de la liberté. Dieu le récompensera. Je te verrai
un jour : «5 Lucile ! ô Aiuietle ! senible comme
je l'étais, la mort, qui me délivre de la vue de
tant de crimes, est-elle un si grand malheur?
Adieu, Loulou ; îulieu, ma vie, mon ame, ma di-
vinité sur la terre! Je te laisse de bons amis, tout
ce qu'il y a d'hommes vertueux et sensibles.
Adieu, Lucile, ma Lucile! ma chère Lucile! adieu,
Horace, Anneiie, Adèla! adieu, mon père! Je
sens fuir devant moi le rivage de la vie. Je vois
encore Lncile ! je la vois, ma bien-aimée! ma
Lucile ! mes mains liées t'eiidirasseut, et ma tête
séparée repose encore sur loi ses yeux motirans!'i
17",loi;nN.\i. (le In Fille et drs proiinrcs, ou
le Mod&ralcur, par M. de Fontanes; commencé
Ici" octobre 17S9, iini le 10 août 1792; 5vol.
in-/i". Le 18 avril 1790, il passa sous la direclinn
de M. de Ciiarinois, avec cette épigraphe : Dri,
patriiv el rrgi.
10 novemlire 1791. page 1422.
" .... La consiituîion existe à peine, et di'j.'i
mille gens se lâchent contre elle, parce qu'il y a
encore beaucoup d'abus. D'un excès dans l'autre,
voilà comme on marche dans notre pauvre France.
Eh ! quand la consiituîion serait reconnue excel-
lente, il serait possible que cesabus subsistassent.
Toutes les opinions exagérées viennent de ce
qu'on a perpétuellement confondu les abus avec
les choses. La révolution n'a eu lieu que parce
que les abus avaient tellement pris la place du
gouvernement, qu'on les a pris pour le gouver-
nement. Les méconlens d'aujourd'hui n'abhorrent
la cons-titution que parce qu'ils regardent l'anar-
chie résultant de sa non exécution comme la
constitution elle-même »
Pour compléter le travail de l'écrivain anglais,
nous devons dire que M. Deschiens a publié
aussi de nombreux renseiguemens sur la presse
de la révolution française. M. Deschiens a ras-
semblé en jininiaux de toutes les opinions, de
tons les partis, même les journaux éphémères,
5,032 cartons et volumes. Le nombre des jour-
naux qui ont paru sous divers litres s'élève à en-
viron l.cSOO, depuis 1789 jusqu'en 1829, y com-
pris les journaux scieniiliques et ceux des dépar-
teniens. Au commencement de la révolution, les
litres les plus bizarres, et souvent les plus indé-
cens, étaient recherchés par les journalistes pour
attirer l'attention du peuple, el pour mieux en-
core, par cette espèce d'étiquette placée en tète
de la feuille, faire connaître son conlenu. Voici
les noms de quelques-uns : UAue de Balaam,
l'Arlequin, le liabillard, la Bouche de fer. Ça
fait toujours plaisir. C'est incroyable, le
Chien et le Chat, le Cochon de Saint-Antoine,
le Contre-poison, le Déjeuner, Encore un. En-
tendons-nous, Finissons donc. Cher pt're, le
Fouet national. Il n'est pas possible d'en rire.
Je m'en /'..., Je m'y perds, Jeperdsmon état.
Faites-moi vivre, le Juif errant, le Lende-
main, le Martyrologe national, Mathusalem,
la V.raïuie Ménagerie, le Menteur, On me l'a
dit, les Paquets, Pendez-moi, mais écoutez^
'»53 —
moi, la Pique nationale, le Pique-nique, la
Poule patriote, la Puce à l'oreille, la Queue
à M. Nccker, le Réveil-malin, la Rocambole
(les journaux, les Sabbats, le Sans-culntle,
Sans-quartier, Sacré gâchis, le Juy;e, Sottises
et Vérités, les souliers de l'abbé Maury, les
Jupons de madame Angot, le Slalu-quo, lu
Tailleur patriote, de Tout un peu, les Trois
Bossus, le Forban, le Pirate, et d'autres encore
qui nom plus ni nom ni v.ileiir (|Uiiux yeux du
bibliographe et dans la mémoire de l'arelirologue.
{Revue britannique.)
LE MiiuAGE \mm.
{ L'éditeur Werdet , r:ic des Marais Saint-Ger-
main , 18, doit publier iuc-essininient six j;radcu\
petits volumes tout reiiiplisde cet esprit diarmam
(|iii se noinuie Jules Janin. C'est unécrin de tous
les diamans qu'en ces derniers temps l'auteur du
Chemin de Traverse a épiirpilks lii cl là en se
jouant. L'e ce trésor que nous possédons à crtie
heure, nous avons cMrait, pour les odiir à nos
lecteurs, les deux perles lines que voici. )
Uau iciot di! Dairva! était le pet t (ils de ce mê-
me César lîju !elot dont il est (|iiestioii dans Ie>
mémoires de la duiliesse d'CJrleans, la propre
uiére du régent Louis-P;iilii)pe. Celle fe:iiine, qui
a jeté tant de mé|iris sur les plus grands nomsde
France, et qui n'a épargné ni son (ils, ni ses pe-
tites-files, n'a pas pu s'empêcher de parler a\ec
éloges de César de Baudelot ; Saint-Simon , ce
gentilhomme sceptique et moqueur , mais bon
gentilhomme , parle avec éloges des liaudeloi.
Vous comprenez donc (pie le jeune Henri, avec
un pareil nom à porter, ne lut pas des derniers
à se rendre dans la première Vendée pour y pro-
tester, les armesà la main, contre les excès de la
révolution, lîaudelot se lit Vendéen , tout sim-
plement parce (|u'il n'y avait p;is alors autre chose
il faire pour un homme de son nom et de son ca-
price; il se battit comme on se battait Hi-bas, ui
plus ni moins ; il était l'ami de Calhelineau et de
tous les autres ; il nssi.vla ii ces batailles de géans,
il y assista en riant et en c haiiiaiit (juaiid il s'é-
tait bien battu et qu'il n'entendait plus le cri des
blessés. Quelle guerre ! quelles tempêtes livides
furent comparables à celles là ! mais ce n'est p;is
mon compte de refaire; un récit fait si souvent
et avec des couleurs si dillêrentes. Ce n'est donc
pas mon fait ni le vôtre de vous raconter ou d'en-
tendre raconter les belles actions de Baudelot de
Dairval.
Seulement , je veux vous dire qu'un jour, lui
treiiième, surpris dans une ferme par un déîache-
chemenl de bleus, Uaudclot assembla sa troupe à
l'improviste.
— Mes amis , dit-il , la ferme est cernée ;
fuyez tous! Emmenez ces femmes et cescnfans;
allez rejoindre notre chef Cathelineau. Pour moi,
je reste et je défends la porte ; je tiendrai bien
dix minutes tout seul. Us sont trois cents là-bas
qui nous égorgeraient tous. Adieu , adieu , mes
braves! Pense/ à moi. A mon tour aujourd'hui :
vous autres, vous vous ferez Iner detnain.
pans ccslcmps dexcepliou cl daiiscçlie guerre
exccpiionm Ile on ne s'élonuait de rien ; on ne
songeait même pas à ces luîtes d'héroïsme , si
fréqn-, mes dans les guerres élégantes. Dans mie
luiti; (i'cvtinninalion comme celle-là on n'avait
pas le temiis de faire de la giandrur d'âme; on
ne se drapait pas liéroï(|uemeiit : l'iu-roïsmc était
tout nu et tout cru. Aussi les soldats de Baudelot.
entendant ainsi parler leur chef, jugèrent, à p'.rt
eux-mêmes, (|ue leur chef pirlait bien, et i!s lui
oliéireiit au-si simplemeiil (lu'il leur avait coin-
maulé. Us se retiréieiit par le toit, emmenant les
f( nulles et les enfaiis. Baudelot cependant, resié
à la porte, faisait du bruit comme ([uarante , ha-
ranguant, disputant, faisant retentir son fiLsil. On
eût dit que tout un réiiment était der-
rière (elle porte, prêt à faire (m ; les Ijleiis se te-
naient sur leurs gardes, lîa'x!» lot fut ainsi sur la
défensive tant qu'il eut de la voix.
Mais (junnil la voix lui manqua et lorsqu'il jugea
(|uesa troupe était eu lieu de sûreté , l'innocent
jeune lii;iiii!ie se fatigua de ci tie feinte guerrièi'e;
il se ,'entit mal à l'aise de coiiiaïaiiiier ainsi à une
troupe ahsente ; et, .sans l'.lus parler da\ai.tage .
d n'eut plus d'autre souci qucd'élaycr en dedans
la porte. Alors, après avoir pcrié comme di\ , il
lit I ouvrage (le dix. ('élu der.i ei;c:ir.' (p:elques
luiiuilis. Cciieiidanl la porte criupia. Ii's bleus li-
riNit leu par les joititiires. Baudelot ne fut pas
1)1 se ; et, couiiiie il av;-.it été ii.lerrompu d ;ns
son repM, il se mit à table, achevant Iranipiille-
, eut de manger un morceau (h; pain et de fro-
mage et de videi- un pot d*; pi(pi(tte, se disant à
lui-même qu'il faisaii son dernier repas.
A la fin la porte f;it forcée, les bleus entrè-
rent. Il leur fallut quel(|ues minutes pour débar-
rasser de tous les obstacles la porte de la maison
et pour se recoiinailre au milieu de la fumée de
leurs fusils. Les soldats de la rê|)ul)lique cher-
chaient avidement du regard et du sabre cette
troupe armée qui leur avait tenu tête bi long-
temps : vous juge?, de li ur surprise lersipraii lieu
de tous ces hoiiiiiies dont ils a\aieutcru eii'.endie
distiiirleineul les voix ils ne (lêeiunrireiil (|u'iiii
très beau jeune homme d'une haute taille, d'un
visage très calme, qui manginiit tranquillement un
pain noir arrosé de p.(piette ! Les vainqueurs s'ar-
rêtèrent, muets d'étonnemeni, appu\ es sur leurs
fusils ; ce qui (l(uiiia le temps à Victor Baudelot
de vider son dernier verre et d'achever sa der-
nière bouchée.
— A votre santé, messieurs ! leur dil-il en por-
tant son verre à ses lèvres. La garnison vous re-
mercie du répit que vous lui avez donné.
Lu même temps il se leva, et, allant droit au
capitaine :
— MonsieiH-, lui dit-il , il n'y a que moi dans
cette maison : je suis tout prêt à passer derrière
le buisson que voilà.
Puis il ne dit plus rien, il attendit. A sa grande
surprise, Baiulelotne fut pas fusillé sur-le-champ.
Peut-être élait-il tombé entre les mains de quel-
ques recrues assez peu evercées pour vouloir at-
tendre vingt-quatre lieuns avant de tuer un hom-
me ; peut-être ses vainqueurs furent-ils arrêtés
par ,sa bonne miuc, et par sou sang-froid , et par
cette honte qu'il y a toujours à .se mettre trois
cents p'.iur égorger un seul huaiuie. i\ oubliez pas
que dans cette triste guerre il y iivail des senti-
mens fran(;ais des deux parts,
Ou se contenta donc de lier les mains de Bau-
delot et de le (oiuluire, ainsi garotté et très
fort surveillé, à un n.anoir des environs de Nan-
tes, autrefois jolie et élégante maison seigneuriale,
qui eti.it devenue depuis les guerres une espèce
de foi ter(Bs»e. Le maiire do ccHe maison n'était
autre (|ue le chef de ces mêmes bleus qui avaient
saisi et gr.roité Baudelot. Ce Breton, gentilhomme
(juoique bleu, avait donné des premiers dans les
transports de la révolnti.m. Il était du nombre de
(es nobles qui ont fait tant d'héroïsme a leur
pii'judice, et (lui te dépouillèrent en un .seul jour
de leur fortune . de leurs armoiries et de leurs
noms propres. sans songera ce qu'ils avaient pci«
mis à leurs pères, à ce qu'ils devaient à lenrs his,
(•■gaiement oublieui; (lo p«sé et de l'avenir, vir-
limes infortunées du pré»eiU. Mais ne leur fai-
sons pas (le reproches à ceux-là : ou bien ils sont
morts sous le coup de la révolnûon qu'ils ont
trop bien fcrvic et qui les a dévore»; comme les
i.utrrs, ou bien ils ont assez vécu pour voir com-
1)1, n leurs saniiices n'ont profité à persomre et
< oiuir.eiil is sont ir>lés dépouillés, eux tout seoN ,
lieiidaiil (,ue la Irancc bourgeoise faisait saD5
eu\ tout ce rapide chemin.
Biiudelotde Dairval fui cnfeniié dans le don-
c'est à (lire dans le pigeonnier lie la geiil>l-
|0U.
hoiumciie de son vainqueur. Les colombes, chas-
s.es parla guerre, avaient fait place auv thouaii*
pii.sonii.eis. La prison avait conservé un air cal-
n;e et(hboi!uaiie : de était nîcouverte cirorc
de son ardoise brillante, encore surmoDté'C de sa
girouette résoiiu;:ir.e ; on ne s'était pas cru ojligê
de eieliic des bai leaus de ter aux ouvertures par
1. sipielles s'échappaient les pigeons domestiijaes
pour revenir le soir. Au reste, c'est à iK-ine si
si l'on a\ait ajouté ml peu de paille à rameuble-»
nu ut oiiliuaire du pigeonnier. C'est là que fut
eiilermé IJauddol.
Au premier abord cela lui parut origiDal «'»-
\oir pour prison le colombier d'un manoir ruM-
que. Il Si- promit de faire là-dessus une roa.anc? ,
avec accompagnement de guitare , aussiti'il qu'il
aurait les mains libres. Comme il était ainsi à iv-
vcr romane ; et guitare, il entendit le soii d'oii
\i!)lonet d'iui galoubet champêtre, levichiu ri le
galoubi'l jouaient une marche joveuse. Baudelot
se souleva sur son coude, et, à force d'aiionce-
ler la paille contre le mur avec son épaule, I at-
teignit un des trous du pigeonnier; et alors il vit
tous les détails d'une fêle : une longue proces-
sion de jeunes ge:is et de belles dames en it>!>es
blanches, prê'cé lées par des ménéli iers de vill.ige,
la procession était leste, chacun se livi .Vu à la
joie. La fête passa au pied du colombier, ou. si
vous aimer mieux, au pie.l de la tour. En passant
au pi(-dde la tour une jeune et jolie personne re-
garda attentivement au sommet. Elle était Han-
che et line de taille; elle avait l'air rêveur. Bnu-
ddot comprit iiu'on savait qu'il y avait là un pri-
>onnier;el pendant que la fête s'éloigne, voilà
mon valeurcin Baudelot qui se met à silllcr l'ail'
de Bichard :
Pan« une lour obscure,
ou un air appio; haut ; car c'était un jeune homme
versé daus toutes sortes de combats et de roman-
ces, aussi habile à manier une épée qu'une fui-
l,ire, distingue àchcNal, 'JLsiinçuç "a Id danjC , un
viai genliUionime d'épi''c et (l'espril, coiiiine on en
\oit encore et comme on nVn fait plus.
La noce passa : si ce n'était pas tout à fait une
noce, c'étaient des fiaii(;ailles. Baudelot aciievait
<lc chanter : il entendit du bruit à la porte de sa
prison ; on entra.
C'était le maître de la maison lui-même. Il avait
été marquis sous Capet, maintenant il s'appelait
tout simplement Hamelin ; il était bleu, et du
reste assez honnête homme. La république le
dominait corps et âme ; il lui préuiit son épée et
.son château, mais voilà tout : il n'était pas deve-
nu méchant et cruel à son service. Le matin
même de ce jour ^qui touchait a sa lin, le capi-
taine Hamelin, car il avait été fait capitaine par la
république, avait été averti que des chouans s'é-
taient arrêtés à sa ferme. A cette nouvelle il s'é-
tait mis à la tête d'un détachement, renvoyant ses
propres fiançailles à une heure plus éloignée.
Vous savez comment il s'était emparé de Oaudolot.
Une fois Baudelo;, le chouan, en sûreté, le capi-
taine Hamelin était retourné à ses fiançailles; et
voilà pourquoi il ne l'avait pas fait fusiller sur-le-
champ.
Le capitaine Hamelin n'était pas tellement
capiiainc bleu qu'il eût tout à fait oublié les
vieilles coutumes hospiialières du terroir breion :
11 se crut donc obligé de faire une visite à son
Jiôte pendant que les convives de ses fiançailles
se mettaient à table.
— Que |iiis-je faire pour vous obliger, mon-
sieur? (lit liamelin à Baudilot.
— Seigneur châtelain, dit Baudelot on s'incli-
nant, je vous demande en grâce de me donner
au moins l'usage d'une de mes mains, s'il vous
plaît.
— Vos deux mains seront déliées , monsieur,
l'épondit Hamelin , si vous voulez me promettre
donc faire aucune teniative d'évasion. Seulement,
avant de rien prometire, souvcncz-vous que de-
main, à six heures du mali;", vous serez conduit
à Nantes, à cou;) sfic.
— VA fi!siilé à huit heurt s, aussi à coup sûr ':' dit
Baudeloi.
Le capitaine Hamelin garda le silcnco.
— i';ii bien ! moiiiieur, dit Baudelit, faiies-moi
délier 1rs mains, et sauf délivrance, je m'eng.ige ,
•sur ma parole d'honneur de gentilhomme ''et de
chréiicn, de icsier ici comme un pigeon à qui on
a coupé les ailes.
Le capitaine Hamelin ne put s'empêcher de
sourire à l'allusion de son prisonnier; il lui lit
délier les mains.
— A présent, dit Baudelot en éiendantles bras
comme un homme faii-tié d'un long so.nmeil , à
présent, mons-ieur, je vous remercie, et je suis
vraiment vcilre obligé jusfpi'à demain ; et ce n'est
pas ma f.iule si ma reconnaissance ne dure pas
plus long-temps.
Le capitaine HamtLn lui dit :
— Si vous avez quelques dispositions dernières
à arranger, un leslament à faire, par e.veiuple,
je puis vous envoyer de quoi écrire.
Disant cci.i, Hamelin avait l'air 45mu, et dans
le fon.I i! Tciaii, c;;r en n'ettpas Breton iiiipuné-
nie:it.
Baudelot, voyant son lidfo ému, bii p,-it la
main.
— Voyez-vous? lui dit-Jld'un air profondément
convaincu, ce simple mot ttstamcnl me fait plus
de mal que cet autre mot la mon à Pian tes :
ce mot-là faites votre testament m'a rappelé la
mort de tous les miens. Je n'ai personne à qui
léguer mon nom, mon épée, mon amour et ma
haine ; car c'est là tout le bien qui me reste.
Pourtant cela doit être amusant et doux de dispo-
ser de sa fortune, d'être généreux au-delà même
de la tombe, de se figurer, en écrivant ses der-
niers bienfaits, les larmes de joie et de douleur
qu'on fera verser après sa mort ! Cela est hono-
rable et doux , n'est-ce pas, capitaine ? N'y pen-
sons plus.
— Je vais vous envoyer à dîner, dit Hamelin.
Justement c'est aujourd'hui mon jour de fiançail-
les et ma table sera mieux pourvue que de cou-
tnme. laa fiancée vous servira elle-même, mon-
sieur.
Baudelot aperçut à l'un des trous les plus élevés
de sa cage une petite marguerite qui avait été se-
mée là par un des premiers habilans du colom-
bier. La jolie fleur se balançait joyeusement aux
vents. Elle avait déjà attiré les regards de Bau-
delot ; il cueillit la jolie fleur.
Puis il la prés nta au capitaine :
— C'est l'usage chez nous , capitaine, de faire
à la fiancée le cadeau des fiançailles : soyez assez
bon pour remettre à la vôtre ce'.te petite
tleur édosedans mon domaine ; et à présent, ca-
pitaine, bonsoir : voilà di'jà assez long-tcmpsque
je vous arrache à vos amours. Dieu se souviendra
(le votre humanité pour moi , mon hôte. Adieu ,
portez-vous bien. Envoyez-moi à souper, car j'ai
faim et besoin de repos.
Et ils se séparèrent en se disant du regard un
adieu amical.
On apporta àdîner au jeune Vendéen. La jeune
fille qui le servait, jolie Bretonne irux dents blan-
ches, aux lèvres roses, à l'air pensif cependant ,
comme cela convenait à une timide enfant des
campagnes qui aval! déjà vu passer tant de pros-
crits, servait Baudelot avec une attention sans
é^ale. Elle ne lui laissait ni répit ni trêve qu'il
n'eût mangé de tel plat, qu'il n'eût bu de tel vin ;
car Baudelot fut servi tout à fait comme les con-
vives (le la maison. Le rci)as était mi gnilique. Le
colombier s'en ressentit; c'était i)resque comme
au bon temps, quand les habitans ailés de la tou-
relle allaient ramasser les miettes du festin. Une
fois, comme la jeune fille versait du vin de Cham-
pagne à lîauilelot :
— Cotnment vous appclle-t-on , mon enfant ?
lui dit Baudelot.
— Je m'appelle Marie, dit l'enfant.
— Commenta cousine, reprit le jeune homme.
Et quel âge avcz-vous, Marie?
— Dix-sept ans, dit Marie.
— Comme nia cousine, dit Baudelot.
Ici le cœur pensa lui manquer, songeant à sa
belle parente égorgée par le bourreau ; mais il
aurait rougi de pleurer devant cette enfant , qui
avait dijà les larmes aux yeux; et ne pouvant lui
dire autre chose, il lui tendait son verre.
Riais le verre était plein, mais dans le verre
étincelait joyeusement le \in de Champagne, et
sur ce verre venait tomber le dérider rayon du
soleil. Il ne faut pas tromper nos neveux : rien
n'est plus vi-ai, le vin de Champagne a pétillé et
le printemps cm venu, njèinc pendant la terreur.
Voyant que son verre était plein, Baudelot dit
à Marie :
— Tu n'as pas de verre, Marie ?
— Je n'ai pas soif, dit Marie.
— Uhidit Baudelot, ce vin que tu vois, qui
pétille, n'aime pas être bu par un homme tout
seul ; il est bon compagnon de sa nature : il se
plaît au milieu des gais convives; c'est le plus
grand soutien de sa fraternité, dont tu as entendu
parler, ma pauvre Maiie, et que les hommes
comprennent si peu. Fais-moi donc l'amitié de
tremper tes lèvres dans mon verre, ma jolie
Bretonne, si tu veux que je boive encore du vin
de Champagne avant de mourir.
En même temps il portait son verre aux lèvres
de Marie. Déjà Marie tendait ses lèvres, mais à ce
mot mourir son cœur gonflé déborda, et elle
vtrsa d'abondantes larmes qui roulèrent dans le
vin joyeux.
— A ta santé, Marie ! dit Baudelot ; et le vin
et les larmes, Baudelot but tout cela à lasauléde
Marie.
Au même instant le son du cor, le chant du
hautbois, l'accompagnement des violons se firent
entendre.
— Qu'est-ce cela? dit le jeune homme, posant
son verre et passant tout-à-coup de l'enthousias-
me au sourire. Dieu me pardonne , dit-il, c'est
un bal !
— Hélas! disait Marie, hélas! oui, c'est un bal;
ma jeune maîtresse ne voulait pas danser, mais
son mari et son père l'ont voulu. Elle va être
bien malheureuse ce soir !
A ces mots le jeune Vendéen :
— Oh ! dit-il, ma bonne Marie, si tu es bonne,
comme je crois, fais cela pour l'amour de moi :
va, cours, vole, dis à ta maîtresse que le comte
Baudelot de Dairval, colonel de chevau-légcrs, de-
manda la permission de présenter ses respects...
Ou plutôt ne dis pas cela, Marie; ou plutôt va-t'en
trouver mon hôte et non sa femme, et dis-lui que
son prisonnier s'ennuie , que le bruit du bal va
l'empêcher de dormir, que la nuit sera longue et
froide, que c'est une charité d'arracher un mal-
heureux jeune homme aux tristes réilexions de sa
dernière nuit; <pie je le prie, au nom du ciel, de
me laisser aller a son bal celte nuit ; qu'il a ma
parole d'Iuinneur que je ne songerai pas à ni'é-
chapper. Dis-lui tout cela, Marie ; et dis-lui en-
core tout Cl' qui te viendra à l'âme et au cœur.
Parle un peu haut, afin d'être entendue par ta
maiiiessc et d'intéresser ta maîtresse pour moi ; et
grâce à toi, Marie, je n'en doute pas , il se laissera
fléchir. Alors , si je suis invité à ce bal , alors ,
mon enfant, envoie-moi le valet de chambre de
Ion mrîire; dis-Uii qu'il m'apporte du linge blanc
( t de la poudre pour mes cheveux. — On doit
trouver encore un reste de poudre dans le châ-
teau. — Dis-lui aussi qu'il m'apporte un habit dé
son maître et qu'on me prête mon épée, seule-
ment pour me parer ce soir : je ne la tirerai plus
du fourreau. Mais va donc, va donc, Marie, va ,
mon enfant !
Et le jeune prison nier tour à tour pressait et
retenait l'enfant. A voir cela on n'eût pu s'empê-
cher lie rire et de pleurer tout à la fois.
Quelques instans après parut dans le colombier
le valet de chambre du capitaine Hamelin. Ce
valet de chambre était un vieux bonhomme très
fidèle à la poudre, très fidèle aux vieux usages,
li-ès regreitant raristocratie, doni il était un des
membres et un membre fort actif. A la révolu -
tioii française ce valet de cliambre avait perdu
beaucoup de son importance. Il est vrai qu'il était
devenu membre du conseil municipal; mais dans
ces hautes fonctions il regrettait plus d'une lois
ses longs tôte-ii-tète avec les plus liants person-
nages qu'il avait ajustés dans sa jeunesse. Quoi-
que municipal, ce coilTeur était un bon homme
qui n'avait été dévoué à M. de Robespierre que
parce que celui-ci, seul dans la France libre,
avait osé conserver la poudre, les manchettes et
les gilets brodés.
Il apportait au prisonnier un habit complet que
le capitaine Hamelin avaitfail faire quand il était
marquis, et pour allcrà la cour voir le roi quand
il y avait un roi et une cour. Cet habit était fort
beau et fort riche et fort élégant ; le linge était
très blanc, la chaussure très fine. L'hôte de Bau-
delot n'avait rien oublié, pas même 1rs parfums
et les senteurs et les cosmétiques d'un toilelic de
marquis d'autrefois. Baudelot confia sa téie au
vieux valet de chambre, qui la paia avec toute
complaisance, non sans pousserde profonds sou-
pirs de regret. Baudelot était jeune et beau, mais
il y avait long-temps qu'il ne s'était paré : quand
donc il se vit tout babillé , tout frisé, la barbe
fraîche, le regard animé par le repas qu'il avait
fait et par le violon qu'il entendait au loin, Baude-
lot ne put s'empêcher de sourire et d'être content
de lui, et de se rappeler ses belles nuits de bal
masqué à l'Opéra avec M. le comte de Miraljeau.
11 n'y eut pas jusqu'il son épée qu'on lui remit
au sortir du donjon, en lui rappelant son serment
de ne pas la tirer. Il était nuit quand il traversa
lejaidin pour se rendre à la salle du bal.
A ce bal étaient conviées les plus belles dames
révolutionnaires de la province. Mais vous savez
que les femmes ne sont pas tellement révolution-
naires qu'elles ne restent quelque peu aristocra-
tes quand il s'agit d'un brave, spirituel, élégant ,
jeune et beau gentilhomme qui sera fusillé de-
main.
Revenons ii notre histoire. Le bal des fiançail-
les commençait. La fiancée était mademoiselle de
Mailly, la petite nièce de ceUe belle de Mailly qui
avait été si aimée de madame de Maintenon. C'é-
tait une jeune personne blonde et triste, malheu-
reuse évidemment de se livrer à des noces et
à la danse dans ces temps de proscription ; c'é-
tait une de ces âmes fortes qui sont très faibles
jusqu'il une certaine heure fatale qui n'a pas en-
core sonné pour elles ; mais, quand celte heure
de force a sonné, c'en est fait, cette faiblesse d'â-
me devient une énergie invincible; l'héroïne rem-
place la petile fille ; les ruines d'un monde ne
sulliraient pas ii intimider celle que tout ii l'heure
le moindre signe de mécontentement faisait -fré-
mir.
i:iéonore de Mailly était donc fort triste et fort
abattue. Les compagnes de son enfance imitaient
son abattement et son silence. .lamais vous n'aviez,
vu une fête bretonne aussi triste; on sentait dans
ce bal une confusion ine\plical)le : rien n'allait,
ni la danse, ni les danseuses; le malaise était gé-
néral. Les jeunes gens eux-mêmes, près des jeu-
nes belles deaioisellcs, ne cherchaient pssà iilaire;
Cl le bal était à peine commencé que déjii tout le
monde, sans qne personne pût se dire pourquoi,
désirait que le bal fût l)ienlôt fini.
Tout à coup la porte de la vaste salle s'ouvrit
lentement, et je ne sais pourquoi tous les regards
se portèrent en même temps sur cette poi te ;
mais il est viai que l'assemblée n'eut h cet ins-
tant qu'un seid rcgar.l, tant ce bal cherchait
avidement une distraclioa à ses ennuis. Alors par
celte porte, enir'ouverle comme pourun fantôme,
on vit entrer un joli gentilhomme de la cour, un
type perdu, un bel ollicier bien riant, bien paré.
Il avcit l'habit de la cour, la tournure de la cour,
les élégantes manières de la cour. Celte appari-
tion fit un charmant contiasle avec l'ennui de la
soirée et la solennité de cette porte lentement
ouverte. Les hommes et les femmes lesp'us bleus,
dans le fond de l'âme, se trouvèrent surpris d'une
manière charmante en retrouvant tout à coup au
milieu d'eux un débris de cette vieille société
française aaéanlie en vingt-quatre heures, hélas !
Et, de fait, c'était chaimanl à voir ce jeune hom-
me proscrit, que la mort attend demain, qui vient
au milieu d'unefêtede républicains poury ranimer
les danses, y rappeler la gaîié, et qui ce soir-l;i
ne songe qu'à une chose, être aimable et plaire
aux femmes, fidèle jusqu'à la fin à sa vocation
de gentilhomme français.
L'entrée de Baudelot, que je vous raconte som-
mairement, futl'aliaire d'une minute. A peine au
salon, il ne pensa qu'à se livrer au bal. Il alla
donc inviter tout d'abord la première femme
<|u'on voit lout d'abord quand on est près d'aimer
une femme. C'était cettejeune fille blonde et ner-
veuse qu'il avait déjà aperçue dans le jardin. Elle
accepta l'invilalion du jeune homme sans hésiter
et au conti-aire avec un grand empressement,
sachant que la mort républicaine, la plus i mpla-
cable de toutes les morts, se lenaii derrière son
danseur pour lui offrir sa main sangl.\nte. Quand
donc les hommes virent que Baudelot dansait,
tout mourant qu'il était, les hommes rougirent de
leur peu d'empressement auprès des femmes :
toutes les fennncs furent invitées à la danse. Les
femmes, de leur côté, acceptèrent la main des
danseurs pnrce qu'elles voulaient voir danser Bau-
delot de plus près ; si bien qne, giâce à cette vic-
time qui allait mourir, ce bal, tout à l'heure si
triste et si solennel, prit tout à coup l'aspect d'une
fête vérilable ; ce fut parmi ces hommes et ces
femmes à qui .se livrerait le plus à la danse corps
et âme. Quant à Baudelot, il partageait de son
mieux ce plaisir convulsif; il était Ij seul, dans
toute celte foule, qui .s'amusât naturellement, le
seid dont le sourire ne fùl pas forcé, le seid dont
la danse fùl légère cl gracieuse ; les autres s'amu-
saient à force de terreur, ils s'enivraient jusqu'au
délire à l'aspect de ce beau jeune homme qui
dansait sans porter embrage aux hommes et tout
en faisant rêver les fennncs. Baudelot était le roi
de la fête bien plus ipie le fiancé lui-même, bien
plus que la fiancée ; Baudelot était le fiancé de
l'échafaud! Le bal, animé par tant de passions
diverses, par tant de terreurs, par tant d'intérèLs
sanglans, s'empara de ces hommes de toutes
manières, iîandelot était partout , saluant les
vieilles femmes en roi de France, les jeunes avec
admiration et bonheur, parlant aux hommes le
fou langage de la jeunesse, langage naturel mêlé
d'esprit; iln'y avait pas jusqu'aux violotisauxquf l<
Baudelot n'indiquât les airs les plus nouveaux ;
môme il joua avec beaucoup de vivacité et de
justesse une sarabande de Luily. Certes la main
(iui fouettait avec t;inl de justesse la corde d'un
violon ne tremblait pas.
Et cependant, plus Baudelot se livrait à cette
gaîté franche et naturelle, plus il oubliait la nuit,
qui avançait avec une rapidité e.Trayan'e. En
môme temps, plus l'heure avançait et plus les
femmes se mettaient à frissonner dans le fond du
cœur et à penser qu'il était mort ; car c'était là
une époque tellement rapprochée d-2 l'antinue
bonhem- français que la seule présence de Baude-
l'jt à ce bal détruisait tout espoir de salut pour
lui : on le savait plus enchaifié par si |-arole qu'il
ne l'eût été par dei chaînes de fer ; et puis, d'ail-
leurs, en ceci chacun faisait son devoir, Baude-
lot et Hamelin. Hamelin, en donnant celte fête
à Baudelot, ne faisait aucun t irt au comiié de
salut public, le coniitô^de salut public n'y perdait
pas ua cheveu de Baudelot.
Vous concevez donc que tous les regards fm-ent
bien tendres et tous les sourires bica tendres, et
que [iliis d'un soupir s'échappa de toutes les poi-
trines à la vue du beau proscrit. Lui, enivré de
tant de succès, il n'avait jamais é.é si f lein de
pas.Mon et d'amour. Aussi, quand pourlatroLsièmc
fois il vint à faire danser la reine du bid, la
blonle fiancée, il sentit que cette petite main
tremblait dans la sienne, et il tre i bli à son tour.
Car, jetant un regard sur cette jeune femme, il
la trouva pâle et inom-ante.
-— Qu'avez-vous donc, Eléonore? lui dit-il,
qu'avez-vous , madame? Par pitié pour votre dan-
seur, ne tremblez pas et ne pjlisâez pas ainsi !
Et iilors, se retournant vers les rideaux du sa-
lon, qui s'agitaient au\ sons de la danse, elle lui
montra déjà 1^ première aube du jour qui blan-
( hissait les rideaux.
— Voici le joi^r! dit-elle à Baudelot.
— Eh bien ! dit Baudelot , qu'importe ? voici le
jour : j'ai passé la plus belle nuit de ma vie : je
vous ai vue et je vous ai aimée, et j'ji pu vous
dire : Je vous aime! parce que vous sa\ezbien
que les moris ne mentent pas. Et à présent, adieu,
Eléonore, adieu. Soyez heureuse et recevez la
bénédiction du chouan !
C'était l'usage eu Bretagne d'embrasser sa dan-
s( use sur le front à la dernière contredanse.
La contredanse finie , Baudelot appuya ses lo-
vrts sur le front d'Eléonore, Eléonore se trouva
mal ; mais elle était si légère que tout son corps
s'arrêta immobile, son front restant appuyé sur
les lèvres de Baudelot,
( ela dura une seconde.
Elle reprit ses sens, et lîaudelol la recon.iulsit
à sa place.
Alors elle le fit asseoir à ses cOiés, et elle lui
dit :
— Ecoute : il faut partir ! Ecoute : on met les
chevaux à la voilure (pii va te conduire à Nanu^ ;
écoule : dans deux heures lu es mort : fuis donc !
Si lu veux, je pars avec toi. On ne dira pas que
c'est la peur qui te fait fuir, on dira que c'est 1".»-
mour ! l'coutc : si tu ne pars pas tout seid o;i
avec moi , je me pl.ue sons le> roues de h \o.-
lure , ti lu passeriis sar mon corps brisi'.
Elle disait cela tout ba?. sans re^iuder Bau le-
456 —
lot ei prcsciiip cil souriant, et tout comme si elle
cûl piiriO (l'un autre bal.
lîaiHlcIut ne l'écoutait p;is, mais il la regardait
avec «lie joie qu'il n'avait jamais rencontrée au
fond de son «cur. — Comme je l'aime ! se (li-
sait liauilrlol.
Quand elle eut tout dit,I5audelot reprit ;
— Vous savez bien que c'est impossibl-, Eléo-
noro. Oli ! oui, si j'étais libre vous n'auriez pas
d'autre mari (|ue moi ; mais je ne suis plus à per-
sonne, ni à moi, ni à vous. Adieu donc, mon bel
ans;e; et si tu m'aimes, rends-moi celte (leur des
champs que je l'ai envoyée de mon donjon ;
londs-là moi, Eléonore! la petite Heur a paré ton
sein : elle m'aidera à mourir.
Si on eût reganlé Kléonore en ce moment on
se serait demandé : Est-elle morte? Et en efl'et
le silence était solennel, la musique se taisait, le
jour inondait les apparteniens; tout était dit.
Tout à coup un i;rand bruit de cavaliers et de
chevauv. se lit entendre au dehors. A ce bruit, qui
venait du côté de Nantes, toutes les femmes, par
un mouvement spontané, couvrirent Baudelot de
leurorps; mais c'étaient les soldats de liaudelot
lui-même qui venaient délivrer leur niaîlre. Ils
avaient ouvert la maison ; ils élaient alors dans le
jardin, et ils allaient criant : Baudelot! Baudelot!
Les chouans furent bien étonnés de trouver
leur jeune chef, qu'ils croyaient chargé de fers,
entouré de femmes dans une parure d'éclat, et
lui-même tout paré, et comme ils ne l'avaient
jamais vu.
La première question que leur lit Baudelot fut
celle-ci :
— Etes-vous entrés au pigeonnier, messieurs?
— Oui, dit l'un deu\ : c'est par là que nous
avons commencé, capitaine. Vous ne retrouverez
plus le pigeonnier, ni vous, ni aurun des pigeons
qui l'ont habité : le pigeonnier est à bas.
— S'il en est ainsi, dit Baudelot en tirant son
épée, me voilà dégagé de ma parole et je suis li-
bre. Merci, mes braves !
Puis il ôla son chapeau.
— Madame, dit-il avec un son de voix très
doux , recevez tous les humbles reraercùuens du
captif.
Baudelot demanda une voiture.
— Une voiture est là tout attelée, capitaine ,
dit un des siens : elle devait vous conduire à
Nantes, à ce que nous a dit le propriétaire de la
maison.
En même temps Baudelot aperçut Haraelin at-
taché avec ses propres cordes.
— Capitaine Hamelin , dit Baudelot , service
pour service. Seulement , au lieu de délier vos
cordes, laisez-moi les couper. Elles ne serviront
plus à personne.
Puis, comme Eléonore revenait à elle :
— Capitaine Hamelin, reprit encore Baudelot,
c'est une triste époque pour des Gançailles que
ce temps de guerres civiles et de sang répandu :
on ne sait jamais si l'on ne sera pas dérangé le
matin par un prisonnier à surveiller, ou le soir
par des ennemis à recevoir. Remettez donc à un
autre jour, s'il vous plaît, votre mariage. Voyez :
votre fiancée elle-même vous en prie... Ma noble
demois<'lle, permettez à de pauvres cliouaiiri de
vous reconduire au château de Mailly. IVJadauie, le
voulez-vous?
Et tous les jeunes chouans partirent au galop,
tout joyeux d'avoir délivré leur capitaine, et se pa-
vanant au soleil qui se levait. Les pauvres en-
fans, ils avaient si peu de temps à jouir du soleil !
Tous ces jeunes gens-là furent tués le même
jour et à la même bataille où fut tué Calhelineau
le père; car à présent il y a deux Cathelineau qui
sont morts pour la même cause, morts tous deux
en royalistes et en chrétiens. Ce que c'est que le
bonheur des temps !
Il y a des hommes qui sont immortels quoi
qu'ils fassent. Baudelot de Dairval ne fut pas tué,
bien qu'il n'eût pas quitté la Vendée une heure.
Quand son pays fut moins inondé de sang, Baude-
lot épousa Eléonore de Mailly; le capitaine Hame-
lin signa au contrat comme adjoint municipal.
Ainsi finit celte histoire ; mais n'admirez-vous
pas comme moi le bonheur du comte de Baude-
lut ? Jules Janin.
LA nmm m soleil.
Il n'y a pas trois ans de cela, il y avait à Mont-
martre , dans la maison du docteur Blanche , cet
infallgahle guérisseur de toutes sortes de foHes ,
qui traite ses malades par les bons soins , par le
bien-être et par la liberté, comme d'autres par
l'isolement , les douches et la misère ; il y avait
une femme ilont la folie était singulière et atta-
chante. Celte femme , jeune encore , dont le vi-
sage était doux et le sourire plein de charme, n'a-
vait pas d'autre folie que celle-là : elle se figurait
qu'elle était la fiancée du soleil ; ils s'étaient pro-
mis en mariage elle et lui , le soleil , par un beau
jour d'automne, et ce jour-là le soleil avait cou-
vert sa face resplendissante de son plus beau
voile de nuages pour ne pas éblouir tout d'un
coup sa bien-aimée. Depuis ce temps elle était à
lui comme il était à elle; elle avait senti sur sa
main le baiser brfilant de son époux , et maiitte-
nant elle ne vivait plus que pour lui seul. Le so-
l' il était sa joie et sa gloire et son triomphe à elle,
la pauvre femme; elle se levait à l'instant même
oîi son bien-aimé llamboyant jetait ses premiers
rayons dans le ciel ; elle avait les yeux fixés sur
le lever de son époux , et elle le saluait de son re-
gard comme les oiseaux le saluent de leurs chan-
sons, comme le (leuve le salue de son murmure,
comme la rose le salue de son parfum. Plus la
nature était belle au lever du soleil, plus
le ciel était serein, plus la création tout entière
était joyeuse , et plus la pauvre folle était heu-
reuse : n'était-ce pas son divin époux qui jelait
en tous lieux la lumière et la chaleur? n'éiait-il
pas le roi du monde? n'avaitelle pas passé toute
une nuit de transport dans ses bras à lui , le maî-
tre de la création ? L'âme du monde était son
âme à elle. Ainsi , dans une extase perpétuelle et
divine, elle suivait chaque pas du soleil; elle re-
cueillait le moindre de ses rayons ; plus le soleil
montait dans le ciel et plus grandissait cet enthou-
siasme poeii(iue. A peine pouvait-on obtenir delà
folle qu'elle prît ses repas chaque jour, tant elle
était obsédée de sa passion céleste; et encore,
poiu- la faire manger, fallail-il lui dire que son
divin époux av;iit doré ces fruits, av.-.il jauni ces
l)lés, avait mûri ces raisins; ainsi donc elle avait
droit de s'asseoir à cette immense table que le so-
leil charge de mets sur sa route. Quand donc elle
prenait ses repas la folle faisait ses libations au
soleil , elle versait en son honneur une goutte de
lait le matin, à sa santé elle vidait son verre ; puis,
quand le jour venait à décroître et quand le rayon
lumineux allait se perdre là-bas dans la Seine , la
tendre épouse du soleil devenait aussi inquiète
que peut l'être la femme d'un pauvre pêcheur de
harengs dont le mari est absent depuis deux mois
et qui entend mugir la mer. — Que va devenir
mon époux ? se disait la folle. Pourvu qu'il ne se
blesse pas en chemin, grand Dieu! — Peu à peu
le soleil s'en allait faisant place à la nuit ; alors la
folle joignait ses deux mains sur sa poitrine , et
d'un ton mystérieux et de sa plus douce voix elle
disait à son époux : Attends-moi, attends-moi !
puis elle rentrait dans sa chambre en toute hâte,
car elle ne voulait pas faire attendre le soleil.
Singulière et heureuse folie ! aimable délire !
savoir son âme attachée au ciel par un rayon du
soleil ! n'avoir pas d'autre passion que celle-là ,
un ciel serein ! n'avoir à redouter que les nuages
qui voilent l'astre du jour! être heureux toutesles
fois que la nature est heureuse ! ouvrir son âme à
la douce chaleur comme fait la terre, et en rece-
voir la bienfaisante influence ! chanter tout bas un
cantique à son amour, et n'être jalouse que de
l'herbe des champs! Telle fut la vie de cette pau-
vre folle pendant dix ans. Non pas qu'elle n'eût
ses chagrins tout autant que si elle eût été dans sa
raison ; car aussitôt que venait l'hiver et qu'elle
voyait la figure du soleil son époux pâlir et trem-
bler sous la neige comme ferait un beau jeune
homme blessé à mort, aussitôt qu'elle voyait celte
gloire immense obscurcie par d'épais uuages ,
comme cela arrive au]t plus grands hommes^de
ce bas monde , dont l'envie obscurcit la gloire ,
alors la malheureuse femme devenait en eU'et la
plus tiisle des créatures humaines; plus de repos,
plus de sourire , plus de chants , plus de fêtes
dans son âme ! Ne voyez-vous pas son époux qui
gèle et qui tremble là-haut, reposant sa tête fati-
guée sur les montagnes couvertes de glaces I Que
les journées d'hiver paraissaient longues et tristes
à la folle ! C'était une souffrance réelle , incroya-
ble; c'était un mal d'amour comme en éprou-
vaient de siècle en siècle les compagnes privilé-
giées de quelques grands hommes malheureux.
Plus celui-là qu'elle aimait était grand et élevé
dans le monde, et plus impatiemment elle sup-
portait ce grand malheur de le voir huniihé , ob-
scurci , tremblottant , méconnu , vaincu , captif.
C'était à peu près la douleur de la mère de l'Em-
pereur quand elle a vu son fils enchaîné sur son
rocher au milieu de la mer. Mais la douleur de
celte noble mère , immense ruine debout encore
dans les ruines de Rome , est une douleur éter-
nelle. Son astre tombé ne devait p.ts se relever
jamais. Le soleil est plus heureux : sa défaite est
passagère ; il a bientôt percé le plus épais nuage;
il est vainqueur, il revient, le voilà; le soleil a
deux fois ses cent jours chaque année; je ne parie
que du soleil de France. Aussi quand , au prin-
temps, la pauvre folle du docteur Blanche retrou-
vait son époux comme elle l'avait laissé au mois
de mai , quand elle le revoyait aussi resplendis,
sant que jamais , et toutes les feuilles de l'arbre
jaillissant à sa vcauc , comme fait J'élinccllc sou
457 —
le marteau du forgeron , alors la douce joie re-
venait au rœur de la pauvre femme ; alors elle
quittait le deuil, elle prenait sa robe la plus écla-
tante, elle chantait son hymne le plus doux. —
Réjouissez-vous sur le ciel et sur la terre, réjouis-
sez-vous, vous les astres du lirmament, et vous les
Ilots de la rivière ! vous les anges là-haut , et vous
les hommes ici-bas , réjouissez vous ! mon mari le
soleil était malade et il est revenu en santé ; il
était absent et il est de retour! — Et en ellet, la
nature entière obéissait à la pauvre folle , la na-
ture entière se réjouissait: l'époux de la folle était
de retour.
Cette heureuse folie a duré dix ans sans avoir
pu se guérir. Mais cette femme était si heureuse !
pourquoi donc la guérir de son bonheur ? 11 y a
trois ans que la femme du soleil est morte, et sa
mort a été aussi touchante que sa vie. C'était par
une belle journée d'automne; il était midi; le
soleil , doux et calme, lançait sur la terre et sur
sa femme ses rayons les plus purs. La femme du
soleil, assise sur le gazon auprès du grand pom-
mier , suivait les pas de son auguste époux dans
le ciel. Jamais le cœur de cette femme n'avait été
plus rempli d'amour , jamais son regard n'avait
été plus tendre, jamais son rêve n'avait été plus
près d'être une réalité. Ils s'entendaient si bien,
elle et son époux le soleil ! clic avait pour lui un
si perçant regard , et lui pour elle ! il marchait si
lentement dans ce champ clos d'azur, sans doute
pour avoir le temps de la voir à genoux devant
lui! Mais, 6 ciel! tout à coup ce puissant rayon
de la nature s'arrête et se trouble , tout à coup le
soleil disparait , non plus comme autrefois par
degrés, sur le bord du Ucuve, après avoir secoué
la poussière brillante de sa robe et de ses pieds ,
mais 'il s'arrête brusquement, tout à fait; il se
cache , on ne le voit plus. Où est-il ? — Oui , .s'é-
crie-t-elle , oui , mon époux est chez ma rivale !
oui , il estinOdèle ! oui, le voilà qui est parti pen-
dant le jour, et qui ne viendra pas le soir ! Et
comme elle ne vivait que pour le voir pendant le
jour, que pour l'attendre pendant la nuit, que
pour le saluer à l'aurore, que pour le chanter au
printemps, l'admirer en été, le bénir en automne,
le pleurer pendant l'hiver, l'aimer en tout temps ,
la pauvre femme, le voyant disparaître ainsi tout
à coup, brusquement, sans savoir où il allait,
sans savoir s'il reviendrait , la pauvre femme est
morte pendant l'éclipsé, mortj de jalousie, de
désespoir et d'amour.
Elle était morte depuis une seconde à peine
que le soleil, dégagé de son innocente rencontre
avec la terre, poursuivaittranquillement sa route ;
mais il était trop tard: tout ce drame était lini , et
l'immortel époux, tout à l'heure encore l'objet
d'un si violent amour, ne frappa plus de ses rayons
que des yeux éteints et fermés. Oui , il fallait que
la pauvre femme fût bien morte , car ce triste et
calme rayon du soleil qui reposa sur elle comme
pour lui demander pardon de cette absence invo-
lontaire, ne la réveilla pas.
Jules Janin.
Souucnirs ïi'(J:3pagnc.
LA CONTREBANDE A SARAGOSSE.];
(LOSMATONES. )
L'Espagne est le pays de la conlrebande par
excellence. Le besoin qu'elle a des marchan-
dises étrangères , et l'élévation des tarifs de
douane, sont un encouragement nalurel à la
contrebande, qui trouve d'ailleurs mille encou-
ragemens et mille facilités dans les nombreu-
ses cbatiies de nioulagiics qui traversent en
tout sens la Pénins-ule . dans les gorges sauva-
ges et difficiles qui olTreiil au contrebandier
des retraites presque inaccessibles , et enfin
dans le caractère résolu des Espagnols, et dans
leur goût immémorial pour la vie errante el
d'aventure. I/iodépendance où le contrebandier
vil à l'égard des lois, les cornijats qu'il soutient
contre les douaniers, la franchise audacieuse
de sa révolte , el l'anliquilé de ses traditions
professionnelles ont formé autour de sa lèie
comme une sorte d'auréole populaire, dont le
reflet a imprimé par contre coup au caractère
et anx habitudes du contrebandier quelque
chose de chevaleresque , de fort el de désinté-
ressé , qui l'élève jusqu'à un certain pointa la
hauteur de sa renommée et de sa position so-
ciale; car vous sentez bien qo'uu homme qui e»t
l'homme fort du canton, le héros de (ouïes les
romances et de tou* les refrains, «loit concevoir
de lui même une opinion considérable, el que
cette opinion doitê're àelle touleseule un pré-
servatif contre les bassesses permises à un
douanier, à un carabinero de hacienda. Un
homme qui est la terreur du douanier, qui
par la conlrebande est en relation d'aff.ilres
avec les négocians les plus considérables du
pays, qui a toujours les plus fin-; cigares de la
Havane et les œillades des plus jolirs filles du
pays, doit se croire et se croit en fffel aussi gon-
lilbomnie que qui que ce soii au monde, l'in ca-
ballero como quien /« nuis. Un de mes amis qui
était venu des frontières du Porlugal à M.ulrid
eu compagnie d'une bande de contrebandiers,
me di.'ait que c'étaient les hommes les plus
aimables compagnons qu'il eût rencontrés de'sa
vie. et il ne me parlait jamais de son expédi-
tion, de la bonne humeur de ses contrebandiers,
de leur entrain, sans me rendre sensible tout
le charme qui doit s'atiacber à celle existence
aventureuse, où l'on joue sa vie à chaque mi-
nute, mais où par compensation l'on gagne en
huit jours de quoi se festoyer et faire le sei-
gneur pendant un mois. Nos filous des craudcs
villes, nos voleurs de mouchoirs sont la lie de
l'espèce humaine; nos assassins, nos forçats
évadés ou libérés sont des monstres de férocité
el de dépravation; mai-* le contrebandier espa-
gnol, faisant le commerce à main armée, au
grand jour, eu plein soleil, est une espèce de
conquérant , d'.\lexandrc au petit pied , qui
joue g.ilinen( sa vie coidre une opulence de
quinze jours, c'est un pioche parent de l'Arabe
du désert dont II a retenu les b.ibitudes hospi-
talières, le caraclère uénéreux et franc.
Le lypo du coulrcbaudier varie d une pro-
viuco ;i r«ylrc. Le plus pocliquc, le plus élé-
gant, le plus galant de tous, c'est le conireban-
dier andaloux. Celui-là ne se met jamais en
campagne qu'escorté de sa fidèle guitare ; et,
pour le récompenser de ses exploits, il trouve
au retour les bras toujours ouverts de sa belle
Maja. Dans le Nord, la contrebande prend nn
caraclère plus rude , plus commercial el plus
mililaire, et qui pousse à un aegré incoi ccvable
le respect de la parole donnée, et la fidélité aux
engHgemens.
Siragosse e^t sans contredit une des villes
du .Nord où la contrebande a le plus d'dclivilé.
Depuis surtout que les provinces basques sont
défolées par la guerre civile, la conlrebande
non carliste a rellué de Rayonne vers Oleron
et Sarasosse étant la première ville impor-
lanle d'Espagne qu'on rencontre en entrant par
le puerto d'Urdos el de Canfran , est devenue
pour celte raison lenlrcpùl de toute la conlre-
bande qui s'aclieniine de France vers Madrid.
Aussi la contrebande est-elle organisée à Sara-
gosse d'une manière exirêmement forle. L'as-
sociation ee compose des commerrans qui font
la commande et des bomines d'aclion qui exé-
colenl. Au ^urplos. avant d'aller plus loin , je
dois dire que les détails qu'on va lire ne sont
point le fruit de nion observation personnelle,
je les liens d'un négnciant franrais de Madrid,
intéressé lui-mfime dans lesopéralionsde Sara-
gos-e , et dont le témoignaze m'a toujours paru
iligne de la plus entière confiance.
La po>iiion nalurelle de .Saragosse oppose
par elle-même à la conlrebande un obstacle
qu'il n'est possible de vaincre que par nn excès
d'>>udacc. Dans les nioiitagnes, au milieu des
accidens d'un terrain tourmenté. Je fraudeur
trouve mille auxiliaires : c'est un fosse dans le-
quel il se liipil, c'e!<l un mamclou qui le couvre
et le ilérobe aux regards , c'est un bois dans
l'épaisseur duquel il se relire pour attendre la
nuit et 1 heure propice. Or, s'il est une ville
au monde difficile à approcher sans èlre vu ,
c'est Saragosse. Située sur les bords de l'Ebre,
qui la partage en deux, au milieu d'une plaine
immense , nue et sans abri, celui gui se rend
des Pyrénées à S.iraeosse, est oblicé de vova-
ger lout un jour, depui- .\yerbe, au milieu d'un
pays plat, pierreux, où, pour toute verdure, on
ne trouve en été que quelques romarins rbélifs
et brûlés. Au midi de Saragosse s'élève . il est
vrai, un monlicule nommé le Torero, où crois-
sent par exceplion quelques oliviers . el, si je
m'en souviens bien, quelques platanes : mais de
ce côlé , comme de tous les autres, la vi le est
fermée par un mur de ronde de dix-huit à vingt
pieds de hauteur , el d'ailleurs le ciMé de la
ville qui confine au mont Torero est , dit on ,
soumis, en raison des fncilîlés de lapproclie, à
une surveillance plus active et plus rigoureuse.
De partout adleurs, celui qui voudrait ma.iquer
sou ap, roche serait évenlé de six lieues au
loin . et il ne pourrait tirer aucun secours des
cliatues de moulasnes dont les courbes blei/A-
Ires se confondeul avec les uuases de l'hori-
zon.
En présence dépareilles difiicullés locales,
voici comiueut la cuulrebaude s'est orgauisée
dans Saragosse.
l'iie Ircnlaine d'hommes se sont réunis, tous
choisis parnii les plus robustes el le> plu» bra-
ves Je celle j'ijanlcoiue fonuUtiou .iraj^o^j.
— 458
i.aise et appartenant en géïi^ral au corps des
bouchers, des charcutiers, des cordonniers, a
touicsles professions à couleau. Celle cohorte
<lélermin6e, qui manie dans la suprt^nne per-
feelion le tronihlon et la navnja, a reçu dans la
ville dont elle est l'épouvante le surnom de los
vu,l.>ncs ( les lueurs, de malar, luer). Quand
il y a quelque eNpédilion à faire, quelques
ballots de toile ou de soirie à introduire ; on
prévient les maloncs qui partent au nombre de
cinq de dix ou de vingt, suivant l'importance
do ratï,iire. Voici généralement comment ils
procèdent. Us apporletit la marchandise sur
des mulets jusqu'à deux ou trois lieues de la
ville. Là , ils font une halle , se reposent et at-
(eodent la nuit. Dès que le soleil est couché, ils
se remetlent en roule, et arrivent en silence
jusqu'au pied du mur d'enceinte. S. leur charge
c«t considérable et digne que les douaniers la
leur disputent, ils s'arrangent dord.naire pour
(aire donner l'alerte à la douane d'un aulre
côté, et passer à la faveur de cette fausse atta-
que ' Dès qu'ils se croient sûrs de n'être point
inquiétés, ils mettent deux ou trois des leurs
en faction, ensuite un des plus forts de la troupe
s'adosse au mur, un second lui monte sur les
épaules, un troisième sur les épaules du second,
et les ballots, passant de main eu main, arri-
vent ainsi jusqu'au troisième qui, à califourchon
sur le mur, jambe de ci, jambe de là, reçoit les
ballots et les jette de l'autre cûte de la mu-
raille L'opération terminée, le reste de la
troupe profite de la courte échelle et prend le
même chemin que les ballots. On redescend dans
la ville par le même procédé, et alors chacun
portant sur l'épaule un ballot qu'il soutient de
la main gauche, s'achemine en bon ordre vers
la destination indiquée. S'ils rencontrent sur
leur chemin une patrouille, qui leur crie qui
vive? Us répondent hardiment la cuadrilla (la
bande), et à ce nom redouté la patrouille n'a
rien de plus pressé que d'enfiler la première
rue de côté qui se présente à elle.
La répugnance de la patrouille à se mesurer
avec les maloncs n'est point, comme on pourrait
le croire l'effet d'une lâcheté vulgaire, elle est
due surtout à la résolution invariable et bien
connue des maloncs de ne jamais abandonner
leurs marchandi-es. Cest là leur probité, leur
point d'honneur, leur chevalerie, à eux; ils ont
fait marché avec un négociant, ils ont reçu son
argent sous condition de faire entrer la mar-
chandise chez lui, ils rempliront leur parole
ou bien ils se feront luer, et ils se font luer
comme ils l'ont dit. Aussi est-il facile de con-
cevoir la répugnance que la garde nadonale
ou même la troupe éprouve à engager un com-
bat à mort avec des hommes résolus , agiles,
bien armés, et doués presque tous, sans excep-
tion , d'une force herculéenne.
Ils se sont, du reste, adjugé le monopole de
la contrebande et ne souffrent point de cou-
correns. Dans l'hiver de lS3t>-1837, an pauvre
diable peu au fait de la législation draconienne
des maloncs, avait fait pour son compte une
affaire de contrebande; surpris par les maloncs,
son chargement fut confisqué; seulement, com-
me il alléguait sou ignorance el se lamenlail de
la délres^e où cet événement le plongeait , le
chef des maloncs consentit à lui restituer la
moitié de sa prise , sous la condition bien ex-
presse qu'il n'y reviendrait de sa vie.
Le môme hiver fut témoin d'une bataille
sanglante entre les maloncs et les carabincros
Les maloncs s'étaient réunis en assez grand
nombre pour faire entrer un fort chargeraenl de
contrebande. Arrivés au pied du mur d'en-
ceinte, plusieurs avaient été chargés de faire
escalader le muraux ballols; pendant que le
reste de la troupe , épuisé par une marche fnr-
céc, se reposait el reprenait des forces pour
mener à bonne fin l'aventure , deux seulinelles
avaient été mises en faction dans une vieille
guérite oubliée. Malheureusement les senti-
nelles, oubliant la consigne , s'étaient mis à
jouer aux caries et à boire do l'eau-de-vie, tant
et si bien que, moitié par fatigue, raoilié par
ivresse , elles avaient fini par s'endormir. Ce-
pendant une forte escouade de douaniers qui ,
dit-on , avait été avertie que quelque enlre-
prisese préparait pour la soirée, survient, et
trouvant les deux sentinelles endormies , réus-
sit à surprendre le corps de bataille. Plusieurs
maloncs furent tués sur la place ; d'autres , ré-
veillés par le feu de l'ennemi , souliureiil le
choc et se battirent en désespérés; quelques-
uns furent pris, désarmés cl conduiis en prison.
C'est là que commence la partie la plus curieuse
de l'histoire. Pris les armes à la main, après
avoir tué plusieurs douaniers , vous croyez
peut-être qu'ils voul ôlre jugés el fusillés
séance tenante : point du tout; ils reslèrent ne
prison plusieurs jours, mais peuJanl leur cap-
tivité leurs amis ne restèrent pas oisifs. Les
uégocians iuléressés dans la contrebande firent
des démarches eu leur faveur; le peuple, tou-
jours admirateur du courage, s'agilait , et les
maloncs , leurs compagnons , menaçaient de
mettre le feu à la prison, à la maison du capi-
taine-général et à loule la ville, si on ne leur
rendait leurs camarades. Enfin on remua tant
et si bien pour eux, qu'au bout de quelques
jours ils sortirent de prison et purent reprendre
en toule sécurité l'exercice de leur profes-
sion.
A quelques jours de là l'autorité , découragée
de la mauvaise issue de la répression à force
euverte, et ne voulant plus avoir affaire aux
maloncs, ordonne qu'il sera fait des perquisi-
tions au domicile des uégocians connus jiour
entretenir des liaisons avec les maloncs , et
que toutes les marchandises de contrebande
saisies chez eux seront confisquées. Que fout
les négocians menacés? Ils s'entendent avec les
maloncs , et l'on convient que le premier doua-
nier qui mettra le pied dans la maison d'un né-
gociant, y trouvera sou tombeau ; la nouvelle
de cette résolution ayant rapidement circulé
par la ville, le décret fut conlremandé, sous
prétexte, je crois, d'illégalité, mais en réa-
lité parce que les douaniers ne se souciaient
nullement d'engager la lutte avec des adversai-
res qu'ils savaient capables de tout.
Je le répèle, ces faits ne m'ont pas été per-
sonnellement connus , mais ils me paraissent
très probables par tout ce que je sais d'ailleurs
sur le caractère public et avoué de la contre-
bande cl niûm» du vol. Je veux, avant de
teruiiucr, en citer quelques exemples que je
puisse garaulir. Les faits que je vais raconter
sont de notoriété pub'ique dans toule la pro-
vince de Malaga.
11 y a aux environs de Malaga trois frères
qu'on appelle los Naranjos ( les orangers ) , qui
font profession publique de voleurs. En réu-
nissant leurs amis cl leurs connaissances, ils
peuvent inctlre sur pied en un besoin une
Iruupe de vingt-cinq à trente hommes. Forts
de leur pelile armée et de leur vieille répu-
talion , ils régnent et gouvernent sans aucune
conlcstalion dans toule la province de Malaga.
Si l'on a une course à faire dans les environs,
c'est à eux et non au capitaine-général qu'il
faul demander un sauf-conduit. Peu ds temps
avant mon arrivée à Malaga, un négociant fran-
çais de Malaga, voulant conduire sa famille aux
eaux de Carratraca, à six ou huit lieues de la,
pria un des frères Naranjo d'escorter sa voi-
lure , et le roi do la grande roule vint en plem
jour à Malaga faire ses conditions , el suivit à
cheval la voiture de son protégé. Tous les pro-
priétaires qui ont des maisons de campagne
dans les environs sont leurs amis. Ceux qui
négligent de eoni racler avec eux alliance of-
fensive el défensive, sont mis hors la loi,
c'est-à-dire que la famille Naranjo fait on beau
jour une descente chez eux el vient sans façon
leur demander à déjeuner, boit leur vm ,
leur emprunte quelque.* milliers de réaux,
et s'en retourne joyeasemeiit en leur disant:
Au revoirl Aussi tout le monde baisse pavillon
devant les Naranjos; c'est entre eux et les puis-
sans un perpétuel échange de politesse el de
bons offices. Les Naranjos ont-ils une mauvaise
affaire, un de leurs amis a-t-il quelques démê-
lés fâcheux avec la juslice, ils sont sûrs de trou-
ver aide el appui auprès du consul d'une puis-
sance du Nord, el , en échange, le consul, qui
possède près de Malaga une fort jolie maison
de campasne, est sûr de n'être jamais inquiété
ni rançonné; et loin de le blâmer, tout le monde
l'approuve et dit qu'il a pris le bon parti. A
tout seigneur lout houneur.Si les Naranjos peu-
vent seuls garantir la sécurité des routes, s'ils
ont seuls autorité efficace dans le pays, pour-
quoi ne pas s'adresser à eux'? Et faut-il se lais-
ser voler impunéraenl pour le plaisir d'avoir
dans sa poche un beau passeport signé de
l'alcade conslitutiouncl, et qui ne sert à rien''
Ce sont là, je le sais, des mœurs peu parte-
meulaires; mais la vraie philosophie ne con-
sisle-t-elle pas à prendre le monde comme il
est'
Voici encore sur le même sujet une anecdote
assez caractéristique, que je tiens de la bouche
même du consul de V rance à Valence :
11 y a dans tout le royaume de Valence envi-
ron 600 Français , presque tous comraerçans.
Sur ce nombre, on compte beaucoup de chau-
dronniers qui sont venus des départemens de la
Corrôzc et du Cantal chercher fortune a Va-
lence, où, par une coïncidence bien digne de re-
marque, on parle précisément le patois de leur
pays Un de ces chaudronniers, qui avait monlô
une maison à Ségorbe et qui passait pour assez
riche , fut un jour invité, par une lettre anony-
me à déposer une somme dargenl a nu en-
droit qui lui était désigné. Notre homme
noyant pnscru devoir obtempérer a celle incon-
venante invitation, f..t volé quelques jours plus
lard chez lui et de vive force el avec des cir-
•+o;f
coDstaoces Irès-graves, dont le détail ne se re- |
présciile pas ù ma mémoire. Le leudemain, il
porle sa plainte, et l'ioslructioa commence.
Mais au bout de plusieurs mois, la justice qui
avait déjà mangé passablement d'argent au
ciiaudrouiiicr, car eu Espagnoles frais de poor-
suilc sont toujours à la cbarge de la victime, la
justice ne savait rien. Plusieurs hommes, assez
miil famés du pays, avaient bien été désignés
par la voix publique ; mais, par une fatalité sin-
gulière, la justice ne savait tirer aucun parti
de ces rumeurs; les témoius assignés ne fai-
saient que de vagues et insignifiantes déposi-
lious, lejuge ue les pressait nullement de ques-
tions , l'dlTaire semblait paralysée par je ue
sais quelle influence assoupissante, et le mal-
licureux cliaudruuuier commençait déjà à se re-
pentir de ses coûteuses démarches, lorsque le
procès parvint, avec quelques détails assez ca-
ractéristiques, aux oreilles du consul de France
à Valence.
Celui-ci, homme d'un caractère décidé et
d'uu esprit clairvoyant, habitué d'ailleurs de
longue main aux roueries ténébreuses de la pro-
cédure espagnole, comprit à l'instant que cène
serait pas trop de toute son influence pour acti-
ver les recherches de la justice, et résolut de
se transporter lui-môme à Ségorbe; mais com-
prenant en même temps à quelles inimitiésil al-
lait ^''exposer, il alla trouver le capitaine géné-
ral avec lequel il était en bons termes, il lui dit :
— Vous savez ce qui se passe à Ségorbe; je vais
m'y reudre pour agir de mon côté. Mais comme
je sais à merveille tout ce que je vais soulever
de passions contre moi, je viens vous deman-
der si vous ne pourriez pas me donner un hom-
lue sûr pour uie protéger en cas d'attaque, et
qui pût en même temps m'aider dans les ren-
seignemens que j'aurai a prendre. — Un hom-
me sûr, dit le ca|iitaine-;;énéral après un instant
de réflexion; mon Dieu, non! je n'en connais
pas. Cependant.... attendez , ce moyen va vous
répugner peut-être, mais je n'en connais pas
d'autres. Il y a en ce moment dans la prison da
Valence, un mauvais brigand qui a je ne sais
combien d'a,-sas>inats sur la Cdnscience, et qu'on
va pendre au premier matin. Demander-moi sa
grâce, je vous l'acconicrai, je lui ferai savoir à
qui il est redevable de la vie. Je connais le
personnage; il vous sera dévoué par reconnais-
sance, et vous pourrez coni[)ter sur lui à la vie,
à la mort.
La bizarrerie de l'expédient elles redoutables
autécédens decc singulier garde-du-corps firent
bien faire d'abord la grimace au consul ; mais
il n'avait à pas choisir, et d'ailleurs la connais-
sance qu'il avait des chevaleresques inconsé-
quences du caractère espagnol, lui faisant con-
sidérer l'appui d'un semblable compagnon
comme le plus sûr et le plus efficace de tous,
il finit par accepter. Ce qui avait été dit fut
fait : le consul demanda la grâce, le capitaine-
général l'accorda, bien que le droit de gr;lce
n'appartienne qu'au roi, et les préparatifs indis-
pensables une fois terminés, le consul et son
écuyers'achcminèrcnt ensemble versSégorbe.Lû
le consul cojninciira ses recherehes, cl il cul
tellement à se louer delà dextérité, <lo l'adresse
cl du savoir-faire de ^on honinio, en matière
d'enquête crimiDcllo, qu'au bout do quelques
jours il avait en main les fils principaux de cette
ténébreuse affaire, et qu'il avait pu se convain-
cre de l'inutilité de toute nouvelle poursuite.
Il aurait eu affaire à trop forte partie. Le vol
commis au préjudice du chaudronnier français
n'était point une affaire isolée; c'était tout sim-
plement l'un des actes nombreux qui depuis
quelques années attestaient dans le pays l'exis-
tence d'une industrie coupable, mais si puissam-
ment protégée, que jusqu'à ce jour tontes les
poursuites avaient été étouffées, et que le con-
sul de France, tout eu reconnaissant clairement
l'existence d'une espèce de société en comman-
dite organisée pour le vol, dut lui-même con-
seiller à son compatriote de se désister de sa
plainte de peur d'attirer sur loi de plus grands
maux.
Il existait à ce qu'il paraît dans les environs
de Ségorbe une société composée d'une part de
contrebandiers, de voleurs, de repris de justice
composant le personnel actif, et d'autre part, de
propriétaires, de fonctionnaires haut placés,
remplissant dans la société le rôle d'associés
commanditaires. Ces derniers partageaient les
bénéfices de l'opération, à charge par eux d'em-
ployer au besoin leur urgent ou leur crédit, si
quelque coup trop éclatant vauait à mettre
leurs associés actifs en péril, et à rendre inutile
toute la bonno volonté de la justice. Grâce à
cette savante organisation, une véritable ter-
reur régnait dans le pays ; se plaindre à la jus-
tice c'eût été dépenser inutilement de l'argent;
dévoiler publiquement cette association mons-
trueuse, c'eût éléappeler sur soi despérils plus
graves encore.
Le consul revint donc à Valence sans avoir
lire d'autre fruil de son expédition que d'avoir
acquis de curieuses notions sur l'administration
de la justice et sur la moralité du pays. Je me
trompe, il avait conquis à un haut degré l'estime
et l'affection de son compagnon le brigand.
Tout le temps qu'il séjourna à Ségorbe, celui-ci
passait toutes les nuits couché en travers de sa
porte et faisant le guet avec une infatigable
vigilance. Da retour à Valence, il fallut bien se
séparer; mais jusqu'au moment où un change-
ment de résidence vint enlever le consul à cette
affection touchante, sou ami le brigand, qui ha-
bitait un village voisin, ne se renflait jamais à
la ville sans venir exactement présenter ses
hommages al senor consul. « Je n'ai jamais pu ,
me disait celui-ci, me soustraire aux témoi-
gnages obstinés de sa reconnaissance. Il venait
chez moi, s'assey lit, buvait un coup, s'informait
soigneusement de ma santé, et ne me quittait
jamais sans me serrer chaleureusement la main
et sans ajouter d'un air emphatique : Si fe
ufrece algn , recuerdese vd. tcnor consul, que
aqui liine vd. un vcrdadero amigo. Souvenez-
vous A l'occasion, seigneur consul, que vous
avez ici uu véritable ami. »
Tel est on effet le caractère do voleur espa-
gnol : il tue, il vole parce que c'est le devoir de
sa profession; mais il nesecroit point avili pour
cela, comme le filou de nos sociétés civilisées;
c'est plutôt un chef de bando, comme on en
voy^\il au temps de la féodalité, qui fait des cour-
ses en |>ays ennemi. .Vussi est-il susceptible de
certaines qualiics chevaleresques, toiles que la
générosité, la recunudissaucc, le désiutércssc-
menl , la bravoure, la courtoisie; et l'on pour-
rait lui appliquer le vers de la comédie. C'est
un voleur, il est vrai, il lue, il pille ;
Mais c'est au demeurant le meilleur {ils du monde.
Quant à moi, je l'avoue, je l'aime mieux en-
core tel qu'il est, avec ses crimes et ses brigan-
dages, qta ces juges, que ces escribanos qui
volent effrontément sous le manteau de la loi,
qui lèvent impôt sur le crime, et qui n'ont pas
même, comme le voleur de profession, la chance
d'être purifiés on jour par la potence.
Ad. (jcÉBotLT.
( Journal det Débats. )
asïDsaîîaDa
DES
PRODUITS DE L'IXDUSTRIE.
Nous tenons aujourd'hui les engagemens que
nous avons pris avec nos lecteurs dans notre der-
nier numéro, et nous allons les faire pénétrer
dans les immenses salles de l'exposition. Dès le
le premier jour cependant nous étions à notre
poste, nous étions allés reconnaître les abords de la
place afin de savoir par quel côté nous commen-
cerions notre attaque. La très redoutable salle des
machines a d'abord attiré nos regards. Nous nous
sommes arrêtés devant ces leviers, ces roues, ces
balanciers, ces engrenages, ces cyhndres, membres
de vingt géants d'une puissance infinie , enfantés
parles Pelletans, lesKœchlin, les Taylor, les
Hermann , les Schabel. D'abord, à les voir tous
immobiles et muets, j'ai été quelque peu désap-
pointé ; comment faire pour juger cette rapide
locomotive, sur laquelle conipli; notre ami Gaétan
Delmas , pour exécuter des projets eitravagans
dontjeserais volontiers complice? Il s'agit simple-
ment de déjeuner à Paris , d'aller voir lancer un
vaisseau à Cherbourg et de revenir le soir juger
une première représentation à l'opéra, tout cela
en quelques heures ; ou bien encore de voler, car
voler est le mol, de Paris à Marseille , de Mar-
seille à Madrid , de Madrid à Barcelone , de Bar-
celone à Strasbourg, de Strasbourg à Genève, de
Genève à Berlin , dans le but de nouer sans in-
terruption une longue chaîne de relations ami-
cales avec toutes les familles du genre humain. U
faut ([ue cette locomotive soit légère et rapide.
Nous sommes sur ce point obligés de croire le
fahrirant sur ; parole; mais MM. Siehelcn et
llubor. ont déjà réalisé tant de promesses que le
doute n'est plus permis. Cette locomotive va
d'ailleurs bientôt quitter sa prison des Champs-
Elisécs pour s'élancer sur le chemin de fer de
.st-fiermain , où nous la verrons à l'œuvre ; les
améliorations , nous les constatons avec ortrueil .
consistent ilans l'arcroi.ssi'raent do la surface de
la grille, la hauteur de coinbuslible, l'augmenta-
tion de la surface de ciiauffage. celle des diamè-
tres rie cylindres et de roues , d'où réstilie une
plus grande puis.<anre de vilcso et d." force de
traction. Cortos on no niera pas qu'il y ail ici lutte
avec les machines de notre enueiLse alliée d'outre-
mer, et les conunandes de l'Alleaiagne qui jus-
qu'alors s'approvLsionnait en .Angleterre . cons-
laloiit la victoire.
Dans les uiachiDCS à vapeur, il jr a trois causer
460 —
prédominantes dVxplosion : 1° la tension de la
vapeur qui peut vaincre la résistance de son en-
veloppe; 2' rabaissement de niveau de l'e.iu qui
permet aux parois des rhaudières de s'élever à
une température beaucoup plus élevée que celle
de l'eau contenue ; ;5° l'échauflement du fond des
rhaudières , dû à des précipités calcaires adlié-
rens. M. (;haussenot aîné, après s'être bien pé-
nétré des dillicultés {[u'il avait à vaincre, nous a
paru les avoir surmontées avec babilelé. Dans le
premier cas, au moyen d'une soupape de son in-
vention , qui rejette la vapeur dans l'utinosplière
dès qu'il y a un ewèsdc tension ; dans le deuxième
cas, M. Cliaussenot a inventé un appareil fort in-
génieux qui remplace avantageusement les lul)es
de verres, dont la transparence s'altère facile-
ment, et les robinets-jauges (\a\ ne présentaient
pas toutes les gar anties convenables. La vapeur
se dé;,'ageant par une soupape et dirigée vers les
ouvertures de plusieurs silllets, produit un bruit
qui augmente d'intensité et réveille l'attention des
cliaullèurs.
Enlin, dans le dernier cas, M. (Cliaussenot
empêche facilement les précipités calcaires qui se
forment au fond de la ( haudière par l'emploi de
l'argile ou du sirop de fécule.
Tel est le sysîèmc de sûreté exposé sous le
n. 813. Ce système est appliqué depuis plus d'une
année ii une machine de la force de quinte che-
vaux, et jamais les soupapes ni les IloLleurs de
sûreté de M. (Jhaussenot n'ont cessé de conserver
leur précision et leur exactitude. Le jury appré-
ciera sans doute, comme elle le mérite, une décou-
verte qui met h l'abri des dangers terribles de
l'explosion, toute une population d'ouvriers agglo-
mérée autour des machines. Pour nous, nous
avouons hautement qu'un tel bienfait attaclie à un
nom autant d'éclat que fa plus brillante vic-
toire.
M. Bourdon nous offre des modèles de machi-
nes à vapeur en miniature d'une précision admi-
rable , et en outre deux machines à vapeur d'une
exécution très soignée, et dont l'une parait des-
tinée il Ti cevoir des applications utdes dans les
grandes exploitations rurales.
I.'tCOI.E D'AHTS et MK/riEllS o'AX.EIiS CXpO-iB
une machine dont le modèle est partout, qui ne
présente rien de neuf, rien d'ingénieux, qui ne
se recommande par aucun perfectionnement. Je
ne sais si c'est comme exécution que cette machine
est remarquable, mais sous ce rapport même elle
est bien loin des machines de M. Bourdon.
Voici maintenant une machine de M. Pellelan,
professeur ii l'Eccde de médecine de Paris, d'un
système entièrement neuf : s'il faut en croire les
avis éclairés d'ingénieurs spéciaux, cette machine
est destinée peut-être à faire une révolution com-
plète dans l'emploi de la vapeur. Nous verrons
bien. Arrêtons-nous devant les machines à
liler de la maisou Kœchlin et compagnie de Mul-
house. Tout un peuple se meut, vit et travaille
dans les atehers de MM. Kwchlin, une armée
de douze cents ouvriers combat avec succès
toute l'Angleterre industritlle, et continue
•à Mulhouse le camp de Boulogne. Les ma-
chines de ces messieurs sont déjà sans rivales sur
les niar( liés étrangers, et nous ne doutons pas
(juc si notre orgueilleuse rivale avait un seul jour
çncoïc ce qu'elle ii'auia jamais, le pouvoir et le
droit de dicter des lois en France, ce n'est plus
la démolition de Dnnkerque , mais la ruine des
ateliers de MM. Kœchlin qu'elle demanderait.
(Ju'onnoHspermt'tie ici d'emprunter à un de nos
confrères les détails qu'il a publiés dans un jour-
nal spécial, te Journal de t' Exposition. Nous ne
croyons pas qu'il soit possible de mieux apprécier
en peu de ligues le métier à filer dit self-acting
(agissant par lui-même), dont la combinaison sa-
vante appariierit à M. Saladin , ingénieur civil ,
attaché il l'établissement de MM. Kœchlin.
Celte belle machine li le sans l'aide du rdeur.
Plus grande quantité de filage, diminution de
travail actif, quantité plus considérable de coton
sur les bobines, moins de déchet, ce qui est de la
plus haute importance, enfin, meilleur dévidage,
tels sont les avantages principaux de ce métier.
Il est certain, quelque paradoxale que puisse
paraître l'assertion, il est certain que nous faisons
mieux les machines à liler. Les Anglais en négli-
gent la confection. Nous faisons mieux, nous exé-
cutons mieux ; mais la réputation dis machines
françaises n'est pas encore établie, et la leur est
proverbiale, (jue nous manque-t-il, en effet:'
rinti'lligeiKe'.' la dextérité? Ce serait absurde de
le croire. L'outillage seul n'esi pas encore arrivé
chez nous à cet état parfait, et c'est là, nous le
croyons, ce qui déterin ne la supériorité des ate-
liers anglais. Nous avons vu plusieurs maiiufadu-
riersanglais dans la galerie des madiines: nous
nouss'juiines enlretenusavec eux, et leursatisfac-
tioii s'est exprimée en termes pleins de franchise.
Le mécanisme distinctif a lieu par addition de
pièce qui, reliiées, laissent au métier sa forme
et ses conditions primitives. Il peut nian-her à
vitesse dou^jle, ou à vites se on iuaire; l'allongi:-
mcnt supplé:iientaire Csl f acul ati f, comme la vites-
se. Les tambours, et nous croyons que l'invention
est nouvellement connue en France, marchent
par roues héliçoides, seul genre de roues dentées
(|ui communiquent une grande vitesse sans bruit
faugant. La corde est ainsi supprimée, avantage
immense pour l'économie et la régularité de l'ac-
tion. Une particidarité fort remarquable d • ce
métier, c'est un sysième neuf d'encliquetage par
lequ •! le détour de la baguette et son abaissement
se font avec une merveilleuse aisance. Cet encli-
quetage est nouveau; il nous paraît susceptible
d'a;)plications très multipliées. Ajoutons qu; les
supports de cylindres cannelés sont ajustés fonte
sur fonte; que les chapeaux laissent descendre
les cylin;li-i!s de pression, à mesure de l'usé des
supports, sans danger de couper le fil, comme cela
arrivetrop souvent. Lamaiudvuce est remplacée
par un cône à un seul filet, combiné de manière
à éviter tout glissement ; les tambours enfin sont
construits de la manière la plus légère, sans
nuire à la solidité. Cette superbe machine, dont
nous nous plaisons à détailler les perfections,
pour les industriels qui entendent la filature, oll're
encore des parties modifiées fort heureusement
pour I endre le travail plus facile et plus régulier.
Auprès d'elle s'étend un banc-broches de l.îG
broches, d'une belle exécution, et qui prouve
l'attention constaaiment tendue des habiles cons-
tructeurs vers les pcrfectionnenieiis de métiers.
Celui-ci file une mèche jusqu'au n" 37, mille
mènes. Les roues sont en hélice ; il offre une
transiuissioii de uiouvemeiUlifô-ingéniçusG, eiilre
l'arbre principal et celui qui commande les bobi-
nes; intéressant problême résolu encore p;u'
M. Saladin, celui de l'arbre de couche accomplis-
sant avec le chariot son mouvement de transla-
tion verticale, sans rien troubler dans son mouve-
ment de rotation. Un ajustage qui mérite encore
l'attention des connaisseurs, est celui des collets
et crapaudiues de broches, fonte sur fonte;
offre la facilité d'être réglé dans deux sens, tout
en conservant une grande solidité.
Dans le prochain numéro nous continuerons
l'examen des machines de toutes sortes qui sont
exposées dans la même salle et dont plusieurs,
surtout la machine à filer le lin, celle pour
la fabrication du papier continu, celle destinée
aux sucreries indigènes ou coloniales veulent
un examen approfondi etméritentune place hono-
rable dans nos colonnes; nous passerons ensuite
en revue les instrumens d'agricuUure tous dignes
d'intérêt, dont la fabrication doit assurer à la
France une supériorité incontestable et doubler
ses richesses territoriales. Autant que possible
nous piocéderons avec ordre : après les machi-
nes, la métallurgie, puis, le marbre, les ardoises,
les poteries de tiuites sortes; nous ne quitterons
un genre de produits qu'après l'avoir enliére-
nienl uxainiiié, afin d'éviter la confusion que nous
remar(pii)iis avec peine dans certa nés salles.
Ce premier arlide doit être terminé par une
réclamation qui sera appuyée par tout le mon Je
et à laquelle le minislère fera droit bien certaine-
ment. Depuis le 1" mai toutes les salles devraient
être ouvertes au public et cependant plusieurs ne
sont pas encore terminées; si le terme de l'expo-
sition reste lixé à la fin de juin on aura eu à peine
le temps d'examiner l'êbénisterie qui n'est pas
encore en place, ainsi que les tissus anidiTcéws
dans une salle supplémentaire à laquelle on tra-
vaille encore. Ksjiérons que le ministre satisfera
les vœux du public en prolongeant d'un mois la
durée de l'exposition, ce que nous demandons
est plus qu'une prière, c'est presque un droit.
(Juelques mots encore : pour.juoi toujours des
salles provisoires? lin France les arUs ontun pa-
lais, les sciences ont des collèges et des amphi-
ihéàtres, n'est-ce pas une singulière chose
de voir tous les cinq ans l'industrie sur
un champ de foire et n'avoir, pour abri
(pi'uu bawr en planches, comme si l'on devait
seulement voir et oublier. Et pourtant il faut que
nous soyons persuadés de cette vérité, c'est (jue
le jour où notre pays, prodiguant des encoura^'e-
nieus et des honneurs au génie industriel, aura
cessé de mencher à l'étranger les produits les
machines, les étoffes que nous pourrons fabriquer,
lejour où le nom de Pelletan, de Kcechlin, bril-
lera d'un éclat aussi vif que celui de Wast ou de
Batton, la France acquerra un degré de puissance
qu'aucune contrée ne pourra égaler. 11 faut qu'eu
face du dôme doré où nos soldats vont suspendre
leui strophes, s'élève un palais, imposaut^arse^.a',
où l'industrie préparera ses conquêtes.
GE0R6ES JA^ÉTY.
— 461
CoiirseM de Chautill}'.
Le jeudi 16 mai, ont eu lieu à Chantilly les
premières courses de cette année. Les prix ont
été ainsi répartis :
1>11I\ DE CIIANTII.I.Y DE 1,200 FRANCS, pirtlC
lii'e. Cajnarinr; à M. F. Aumont. Il > av.iit pour
cuiKurrvns Itafl' and Rydf, il M. le comte d'Hé-
ilouvlllr, Lddy Emily, lady Charlotte, Incer-
titude, liidh's; Icare é;é retiré.
PAiii i)E 100 i.ons, ga?né aisément par l\oro-
dino, à M. le comte de Caiiibis. Son corirur-
rent éliilJèrichoa lord Henry Seymour.
PllIX Dl! UIMSTt:nE Dl COUMEnCE DE 2,000 fr.,
partie liée. — 11 a été ga^né par Mari^arita, à
M. le comte de Cainbis, (|iii a conru seule les
deux épreuves, liiihis, H oodnymiili, Fortumi-
tus. Vendredi, Mulatto, ^autilns, Lestocq et
Francesca ont été retirés.
rnixDUNEWBETriNG nooMsr.VKESDE 1,000 fr.,
gagné par Lantura, à lonl Henry Seymour, sur
Donna .Inlia, il M. le comte «le Cuinhis. .///),
Chip 0/ tlie Old Btock et Cuurleuil ont été reti-
rés.
POULE TOW YEAIIS OLD SrAKES DE 3,000 fr.,
gagné paj: Borodino, à M. le comte de Cambis,
sur Jenny, ii lord Heniy .Seymour, et Anuluk,
à M. Palmen. Anatole s'est dérobé au milieu de
la course,
Ladernièrejouméeaété très brillante, un pu-
blic nombreux, venant de Paris et des environs,
assistait à cette solennité hippique.
Après plusietu's paris particuliers on a couru le
Prix d'Orléans, pour lequel étaient inscrits
quiuze chevaux. Trois seulement se sont présen-
tés au poteau, savoir : Aspasie, ii M. Santerre;
Naiilitits, à M. le comte de Caaibis, Fortunatus,
a lord Seymour. La longueur de la course était
un tour en partie liée : Fortunatus a gagné bril-
lamment les deux épreuves, sm\i irar Aspasie;
ISaulilus est resté loin derrière.
liientdt les chevaux engagés pour le prix du
Jockey-Club entrent en lice ; ils sont au nombre
de neuf, savoir : Tramp, à M. Fasquel ; liran-
che-d'Or, au comte de Narbonne ; Actéon, à
M. Kivière; Chip of ihe old Block, Britunnia et
Lantara, l\ lord Seymour; Romuliis, Boqucn-
court et Donna Julia su comte de Cambis.
Cette course s'est faite avec une rapidité extraor-
dinaire, et l'intérêt a été soutenu jusqu'à la lin.
Romulus a gagné d'une tète ; il était suivi de prés
par Lantara et Chip of Ihe old Block. Jamais
on n'avait vu encore une réunion de si beaux et
bons chevaux, et cette course atteste d'une ma-
nière palpable les progrès que fait l'amélioration
des chevaux en France, et principalement autour
de Paris. Honiulus est lils de Cadland et de yit-
loria. 11 était monté par F. Edwards.
I.a journée s'est terminée par deux courses des
Haies. Klles ont été toutes les deux gagnées par
M. Denormandie, qui a franchi tous les obstacles
avec son habileté ordinaire.
ilUlanqes, faits ruricur.
AciDfcMIE DES 9C1K> CES. —M. SkUlICn, pOUf-
suivant avec un zèle et un dévouement que l'on
ne saurait trop louer, U solulion du problème au-
quel il a consacré ses connaissances en mécani-
que, vient de communiquer à l'Académie le ré-
sultat de ses expériences sur les causes d'cxjjlo-
sion des chaudières il vjpeur; et quoiqu'il arrive
à cette conséquence qu'avec des soupapes de sil-
reté bien faites, des pompes parfaitement entrete-
nues et maintenant un niveau constant, des chau-
dières exactement ncilovics, on parvienne d'une
manière certaine ii éviter les explosions, M. Sé-
guier n'en persiste pas moins avec raison il pen-
ser que ce qu'il y a de plas sûr est de se mettre à
l'abri du danger, en rendant les ruptures inolTen-
sives. On est bien autorisé il celte conclusion par
la statistique des explosions arrivées en une seule
année en Amérique, ijui ne sont pas moindres de
huit mille! Aussi M. Séguier fait-il tous ses ef-
forts pour mettre au service de la pratique l'in-
génieux système de son invention, dont le prin-
cipe est. comme on sait, de diviser la vapeui- en
plusieurs producteurs indépenlans les uns des
autre-, et pouvant faire explosion isolément, sans
causer aucun dégât important.
L'N CUAPITBF. DES INFORTUNES u'C.N AMANT
liF.cRELix. — Si les roses ne vont pas sans épi-
nes, l'amour, de son côté, a quelquefois aussi les
siennes. Témoin la petite mésaventure arrivée il
y a quelques jours au céladon d'une jeune et ap-
pétissante cuisinière de Saint-Omer, qui, en l'ab-
sence de ses maîtres, avait donné rendez-vous à
l'objet de son amour. On était depuis quelques
instans à se conter (leureties lorsqu'un violent
coup de sonnette retentit. C'était monsieur et ma-
dame qui, ayant trouvé malade l'ami chez lequel
ils allaient faire leur partie, revenaient plus tôt que
nos amans ne l'auraieni voulu. Que faire? l'a-
mour a bientôt trouvé un expé'lient, et l'amant
malheureux grimpe au-<lessus d'un immense et
antique bulfet sur lequel il restera jusqu'il ce que
les époux soient couchés.
Mallieureusement, ceux-ci habitués à leur par-
lie de piquet, ne veulent pass'en passer. La jeune
cuisinière est obligée d'apporter les cartes et de
céder le coin du feu au couple joueur. Elle était
sur les épines et la partie ne paraissait pas prête
il finir, lorsque tout ii coup un horrible craque-
ment se fait entendre, c'était le buffet vermoulu
qui s'enfonçait sous l'amoureux tombant au mi-
lieu des plats, des assiettes et des verres qu'il bri-
sait en mille pièces. Les deux époux, à ce bruit,
s'enfuirent épouvantés, comme -si l'esprit malin
était il leurs trousses; mais bientôt, revenus de
leur frayeur, ils comprirent le mot de cette énig-
me, et la jeune cuisinière fut renvoyée, non sans
avoir auparavant payé les pots cassés par son ga-
lant.
— Le condamné Fichon. — D'après les régle-
mens des bagnes, les hommes condamnés ù la
double chaîne doivent rester attachés ii leurs bancs
pendant toute la durée de leur peine qui est or-
dinairement de trois ans : des hommes ainsi
détenus iiendant cet espace de temps sont extrè-
lucment dangereux.
Désirant cependant améliorer la situation de
ces malheureux en leur procurant les mo\eus de
gagner leur qua.-t de vin et de respirer un air
plus pur que celui des salles, un commissaire du
bagne de Toulon avait e» l'idée de les employer
à enfoncer des pieux sur le quai des bagnes, où
l'on construisait uii petit établisse:iient. L'inten-
dant ap;)rouva ce projet, et les forçats ii la dou-
ble chaîne fjrent exiraits de leurs salles et em-
ployés il des travaux extérieurs.
Avant de les y employer, le chef du bagne fit
sentira ces malhcun'ux l'insigne faveur qu'on leur
accordait, et combien il devait compter sur leur
soumission. Lessermens les plis solenneU furent
donnés, ei les cond.imnés fment mis à l'œuvre.
Cependant la surveillance la plus rigoureuse fut
exercée sur eux; et, malgré toutes ces précau-
tions, une évasion fut projetée et exécutée.
11 y av.iit plus de ijuiiize jours que les forçats
de la double chaîne lri;valllaicnt dehors lorsqu'on
apprit l'éviision du ciindamné Fichon. Sur un eu.-
placement de dix pas carrés, sps camarades, au
moment du repos, avaient formé un rond en se
mettant dos à dos. Fichon, qui se trouvait dans le
milieu pendant que ses cam.iradcs c lusaienl avec
les «gardes, avait scié au moyen d'un bastringi;e
(petite scie faite avec un ressort de montre) ; sV-
laii débarrassé de ses habits, avait pris une che-
mise bleue de marin, s'était mis un tour de chi -
veux qu'il avait préparé depuis près de six mois,
au moyeu de quelques poils enlevés l'un apri-s
l'antre sur du cuir vert que l'on place sur les
gallaulians des lùtimens. Il avait un mouchoir
autour de la tête et s'était fabriqué depuis long-
temps des souliers de toile. Il avait effacé par le
frottement le numéro et les lettres initiales
(i A L de son pantalon. En moins de dix minutes,
et toujours entouré de ses camarades, il était par-
venu à se couler dans l'eau.
Fichon s'introduisit dans l'égoutdu bjssin, par-
vint au moyeu de son travestissement sur le bord
de la mcr(|ui avoisine le bassin, se mit à l'eau sur
une planche, comme le font assez souvent pen-
dant l'été les enfans et les ouvriers du port, se
cacha à bord du brick qui se trouvait à côté de la
frégate-école \' Incorruptible placée le long du
quai de l'Ariilleiie et resti dans cette situation
jusqu'à la nuit.
Vers dix heures du soir, on entendit du bruit
près du brick sur lequel on soupçonnait qu'était
Fichon ; c'était le gardien de nuit du brick
voisin qui , ayant aperçu un homme à bord de
l'autre bâtiment , crovant que c'était son cama-
rade, lui adressa quelques mots en provençal. Fi-
chon, qui s'était présenté sur le pont pour aller à
terre et franchir ensuit?; l'arsenal par l'artillerie,
ne comprendiit pas ce langage Jl est de Paris" ,
se trouva fort embarrassé pour y répondre. Pour-
suivi par les questions du gardien, il se retira .sur
l'avant du brick, mais la conversation de ce gar-
dien ayant éveillé l'attention des agens de surveil-
lance, ceux-ci se portèrent sur le point d'où par-
tait la voix ; le garde de l'artillerie , placé à la
grille de la boulangerie, ne tarda pas à s'y porter
également. Alors Fichon se lila par une corde e t
plongea dans l'eau.
Les bulles d'eau qu'il lit jaillir en plongeant et
qui produisirent une clarté phosphorique, le firent
découvrir, mais ou le perdit aussitôt de vue. 11
s'était introduit par le trou d'une lunette dans les
lieux d'ais.ince fermés, et il s'eUii blotti contre le
mur. On le cherchait vainement, et lout portait
à croire que le bruit qu'on avait entendu, que le
402 —
phosphore qu'on avait aperçu clait iiiio ilUisioii,
rt l"oii rcMiniirait aux recherches, lor.s(iu'uii agent
(le la chiouniic eut l'idée d'enfoncer les portes de
tous lis lieux (wiisance voisins de l'endroit où l'()n
avait entendu le hruit. I.a première porte enfon-
cée fit découvrir Fichon. 11 fut reconduit au ba-
gne.
On plaça Fichon sur un tonneau au milieu de
la cour du bagne, ayant devant la poitrine nn
écriteau sur leiiufl on lisait : Forçat vcadé ra-
mené. Tous ceu\ c|ui avaient paitiripé à l'évasion
«■•taient à genoux, bonnet bas, autour du tonneau,
et tous les condamnés défilèrent devant euv. Fi-
chon reçut ensuite la bastonnade ordonnée par
les régleniews, et fut mis au cachot.
— On écrit de Pézénas ;
i<La célèl>re fête Crtr//flr/i, fine di\-huit ans
d'interruption semblaient avoir condamnée à
un éternel cubi, a été célébrée avec \' plus
vif enihousiasne. Dès le matin, de longs rou-
lemens de tambours, mêlés à de nombreuses
salves d'artillerie, sont venus mettre en mouve-
ment toute la population. De tous côtés retentis-
saient des cris d'allégresse, et les sons de la mu-
sique stimulaient cet élan populaire. De bonne
heure ime foule immense, accourue de tous les
points du département, prenait part aux réjouis-
sances, telles que cavalcade, danse de treilles,
pluie de dragées, etc. Toutes les fenêtres étaient
garnies de dames brillantes de toilettes.
«Un spectacle singulier a fixé l'attention de la
foule. Sur un char magnifique, attelé de six che-
vaux blancs, figuraient des gens à marteau de
l'Ordre de Saint-Eloi. Soumise il un chef revêtu
des insignes de l'épiscopat, la troupe l'entourait de
ses hommages respectueux ; et, à um signal donné
chacun cessait ou reprenait tour à tour les tra-
vaux de sa profession.
xVenait ensuite une charrette pompeusement
ornée ries attributs du jardinage. L'art en avait
fait un bosquet délicieux oii de nombreux jets
d'eau et puits i) roue entretenaient la fraîcheur
d'une verdure parsemée de Heurs. La curiosité de
la multitude n'était pas moins e^tée par le petit
chef-d'œuvre des tourneurs. C'était un supcrlie
pavillon représentant un atelier qu'occupaient de
jeunes enfans des deux sexes, aussi intéressans
par leur âge et leurs jolis costumes, que parleur
intelligence à manier les outils de cet état. Sui-
vaient plusieurs autres corps de métiers, tels que
boulangers, tisserands, maçons, tonneliers, etc.,
et tous représentés du mieii'v possible pir leurs
attriluiis symboliques. Fn défilant devant le bal-
con de M. le préfet, ils faisaient hommage de
leurs travaux à ce magistrat. La journéca été ter-
minée par l'ascension d'un grand aérostat. Puis
ont succédé des bals et des banriuets, offrant par-
tout de brillantes réunions. La tranquillité la plus
parfaite n'a cessé de présider ;t cette fête solen-
nelle, qui laissera un long souvenir. »
—In événement déplorable vient d'attrister une
honnête famille de Carentan. La veuve D..., riche
fermière, n'avait pour enfant qu'une fille de dix-
huit ans, remarquable par sa douceur et sa beau-
té. Par une bizarrerie qu'on ne peut expliquer, la
mère seule semblait ne pas apercevoir les bonnes
qualités de son enfant. Sans cesse ell<> lui faisait
éprouver de ces vexations , de ces humiliations qui
froissent la sensi!)!liié d'iniej''une fille. Pour le
moindre oubli il lui l.illait essuyer, souvent devant
les doiuestiqucs, les reproches les plus amers.
» A cette conduite de la mère, la jeune fille
n'opposait qu'une patience et une résignation
dont on trouverait dillicilement un exemple. Le
moment arriva cependant, oîi, poussée à bout,
elle devait se soustraire à ces mauvais traitemens.
Un soir, qu'un grand nombre d'ouvriers étaient à
souper, elle eut le malheur de casser un vase; la
mère ne perdit pas cette occasion de lui adresser
les injures les plus humiliantes; elle termina la
scène en lui donnant deux soulllets. La pauvre
enfant tout en larmes se retira dans sa chambre.
"Le lendemain on fut tout étonné de ne la point
voir descendre à l'heure habituelle ; la mère s'em-
pressa de se rendre à son appartement ; mais
quels ne furent pas son désespoir et sa stupéfac-
tion, quand elle aperçut sa fille étendue morte sur
son lit ! A ses côtés on trouva un papier sur le-
quel elle avait tiacé ces mots : «Quand à force de
bonne volonté on ne peut désarmer une mère,
il ne reste plus qu'à tnourir. »La malheureuse s'é-
tait donné la mort à l'aide d'une dose d'opium.
»A cette nouvelle, une troupe de paysans s'est
dirigée vers le domicile de la veuve D... pour lui
donner un charivari. Un vain des voisins ollicieux
ontvoulu lesdét.)nrner de ce dessein enleurdisant
que quels que fussent les torts de la veuve D....,
ils devaient respecter sa position actuelle. On ne
leur répondit (|ue par ces mots : Bah ! elle a tué
sa fille. On ne sait jusqu'où leur exaltation serait
allée, si la mère elle-même ne se fût présentée à
eux. Mais elle leur pirut si allligée, si malheu-
reuse, qu'ils furent touchés de pitié et se retirè-
rent sur-le-champ. Depuis ce temps la mère est
inconsolable; elle aimait, dit-on, sa fille; elle expie
cruellement sa sévérité. Les terribles mots : Bah .'
elle a lue sa l'illc, retentissent sans cesse à son
oreille. ■!
Hciuu ïics iîivibunaujf.
TRIBUNAL CORRECTIONNKL DE LA SEINE.
Blessures par imprudence. — Chemin de fer de
Saint-Germain, —accident du 12 août 1838.
— Un plaignant. — Vingt-huit témoins.
Le tribunal de police correctionnelle était saisi
aujourd'hui de la plainte d'une des personnes
blessées, le 12 août do l'année dernière, sur le
chemin de fer île Saint-Cermain. L'accident est
arrivé par suite du choc d'un convoi roulant
contre un aiiire airêté ii la station d'Asnièn's.
Les pi'évenus sont les sieurs Tliiobals \Valli,
conducteur, etl'ierre Piiesse, contonnier. M. Emi-
le Pereire, directeur du chemin de fer. est tra-
duit comme civilement responsable. Le conduc-
teur \\alh ne se présentant pas, le tribunal donne
défaut contre lui.
Des déclarations des témoins, au nombre de
vingt-huit, il est résulté que l'accident avait eu
lieu par suite des statioiinemens trop prolongés
du premier convoi aux trois points de Chaton,
Nanterre et Asnières, ce qui aurait doimé au
second convoi le temps de sur\enir. Il était près
de neuf heures du soir, la nuit était noire, les
lanternes étaient allumées; mais un grand nombre
de personnes attendant le convoi a la station
(l'AsiiièCLS étaient agglomérées sur le chemin,
entre les deuK convois, et interceptaient la lumière
des lanternes. Néanmoins, le conducteur du
sei ond convoi, au moment où ces personnes se
seraient retirées, aiu'ait aperçu le premier convoi
et aurait eu le temps de fermer la vapeur et de
serrer le frein, en sorte que le choc, de terrible
qu'il devait être, n'ain-ait été qu'une secousse un
peu forte. Presque tous les témoins, qui en géné-
ral n'ont reçu que de légères blessures, sont una-
nimes pour reconnaître l'empressement et la
sollicitude de l'administration du chem n de fer.
Cependant, parmi les blessés quelques-uns ont
prétendu que leur maladie s'élant prolongée,
après l'indemnité reçue, au-delii deleurprévis'on,
ils ne croient plus aujourd'hui le lu-éjudice qu'ils
ont soidlêrt suffisamment réparé. De ce nombre
est la veuve Tremblay, qui déclare avoir été nui-
lade trois mois et n'être pas encore en état de
travailler.
M. le président. — Vous portez-vous partie
civile et quelle somme réclamez-vous ?
La veuve Tremblay. -■ Qu'on me donne quelque
chose, je suis bien malheureuse.
M' Baud, avocat de l'administration. —En
offrant à la veuve Treudday une première indi-m-
nité. l'administration l'avait crue suHisanle ; ce-
pendant, comme le même esprit de justice et de
regret qui l'a animée lors de l'événement l'aninu
encore à cette audience, je déclare au nom de
M. Emile Pereire, directeur, qu'il offre et est prêt
à donner une seconde indemnité de 1. 50 fr. à cette
malheureuse.
M. le président, à la veuve Tremblay.— Accep-
tez-vous cette somme ?
La veuve Tremblay. — C'est bien peu de cho-ie.
M. le président. — Si vous ne vous en conii'U-
tezpas. il faudrait alors vous rendre partie civile ;
mais vous n'avez pas d'avocat... (Apercevant
M" AVolis, qui entre en ce moment) : M' Wollis,
voudriez-vous vous charger de défendre les inté-
rêts de cette pauvre femme ; vous poiuriez lire
rapidement dans le dossier le peu de pièces r[ui
la concernent et dire quelques mots pour elle.
]\P Wollis. —Très volontiers, M. le président;
mais je ne connais absolument rien d(! l'alfair' ;
ne serait-il pas possible qu'on s'entendît sur-le-
champ? Voyons, ma cliente, quelle somme deman-
dez-vous ?
La veuve Tremblay, après un moment de ré-
flexion. —Ça vaut bien 200 fr., et encore j'y per-
drai.
M' Wollis. —On vous en offre 1,'i0;150ou
200, t'est la même chose, n'est-ci' p;.s M. Pereire?
jsigiic d'assinliment). Bien, allez vous asseoir,
ma"l)onne cliente, votre procès est terminé, on
vous donnera vos 200 fr.
A lavcuve Tremblav. succède un sieur Neuville,
qui a reçu 50 francs et prétend avoir eu la pro-
messe de l'administration de lui compter une autre
somme de 100 fr.
M" Baud. — Nous avons une lettre de M. Neu-
ville, de laquelle il résulte qu'il a abandonné le
chiffre de son indemnité à l'arbitrage de l'adminis-
tration.
M. Neuville. — Je ne viens pas réclamer celte
somme devant îe tribunal ; j'adirme cependant que
cette promesse m'a été faite.
AI. Pereire. — 11 n'y a que moi, en ma qualité
de dVccteur, qui aurais pu engager l'administra-
tion par une promesse de cette nature, et je dé-
clare que je ne l'ai pas faite à M. Neuville, que
je n'ai même jamais vu ; mais comme je ne vou-
drais pas qu'un soupçon même pût planer sm-
l'a Iminisiration, j'offre de donner à monsieur les
100 fr. qu'il réclame.
M. Neuville. — Je ne les réclame pas en tant
qu'argent, mais j'ai dû tenir à établir que la pro-
messe m'en a été faite. ,
Après l'audition des témoins, on passe a celle
du sieur Bergerct, partie plaignante, qui demande
'>0 OOf) fr. de dommages-intérêts , réclamation
qu'il fonde sur la claudication de la jambe gauche.
Le prévenu Blesse est ensuite interrogé; ce
cantonnier est un Alsacien qui parle si poule
français, qu'à peine peut-il répondre aux 'ques-
tions les- plus simples qui lui sont adressées par
— iG3 —
M. le prûsidcnl. On piiiviciit ccpoiulaiU à com-
prciuliL' (|ii'il n'a pu voir les laiiloincs du st-tond
coiiviii, (aiccMvs qu'elles l'iaiunl (lar k'svoyugeurs
qui al tondaient sue la route.
M. le président. — Quelles explications M. Po-
rcire a-t-il à donner sur i'Ovcneinentdu 12juillet ?
M. Emile Pereire. — Ce jotn-, j'étais à Paris,
oïl j'ai appris l'ac<idonl vers neuf heures, neuf
heures et (ieniie. Tiumédiateincnt je me suis trans-
porté à Asnières, où je me suis hâté de recueillir
tous les rcnseignemens (|ui pouvaient m'éclairer
sur l(S causesde ceni;ilhi'ur. .l'ai donc appris que
le premier convoi, (|ui devait partir de St-Germaiu
il hu"t heures, n'était parti, i);ir suite du grand
nouilire de voyageurs, qu'il huit heures et demie,
tous les wagons étant remplis, et laissait encore
heaueoup de monde il St-(ieriiiain. Ce jour, 12
août, c'était h\ fête d'Asui^res ; beaucoup de per-
sonnes attendaient les convois, et ne se trouvant
pas satisfaites des réponses des employés de l'ad-
ministration, (|ui leur allirmaient qu'il n'y avait
pas de place dans le premier convoi qui venait
d'ariiver, s'étaient répandues sur le chemin pour
vérilier par clles-niémes s'il y avait (h's places, et
se trouvaient ainsi entre les deux convois, leur
cachant réciproquement la lumière des iinternes.
Toutefois, et bien que l'accident no me | arûtpas
devoir être attribué aux préposés de l'ailministra-
lion, je crus devoir réparer autant qu'il dépen-
dait de moi le préjudice qui pouvait avo'r été
sonlfert, et Je m'enquisdes noms et des adresses
des blessés , auxquels je m'empressai d'oPiVir
secours et réparation.
Une telle conduite de la pnrl de l'administration
doit lui faire accorder créance, quand elle vient
vous déclarer, par ma voix, qu'il n'a pas (lopen;!u
d'elle que l'événement n'arrivâlpas.ll faut l'attribuer
à cette foule imprudente (|ui eiucombrait le c'ie-
min, et (|ui, si elle s'était retirée, une demi-minu-
te, un quiirl de minute plus tôt, amait peruiis au
conducteur ^\all! darrèler coiuplètement le
second convoi. 11 ne l'a pas pu, mais néanuioins
il a eu le temps de diminuer tellement la force de
la locoMiotive, <pio le choc épouvantable qui devait
avoir lieu, n'a plus été (pi'uue secousse.
!\1. l'avocat du roi. — Une secousse qui a blessé
trciuc-trois personnes.
M. Pereire. — Il est vrai, mais très peu griève-
ment ; et si l'on faisait des rapprochemcns, on
verrait que tout déplorable qu'est l'événement, il
nous place encore en de bonnes conditions com-
parées à celles des autres moyens de transport, l'.n
cU'et, sur 2,2.'i0,fl0() voyageurs que nous avons
transportés de|)uis l'établissement du chemin de
.Saint-Germain, raccidont du 12 août est le seul
(pii soit arrivé, et fort heureusement les suites
n'en ont pas ou une bien sérieuse gravité.
Après ces explications, iM' Bled, avocat du
sieur Bergeroi, partie civile, expose la plainte et
conclut il l'allocation des 20,000 fr. demandés par
son client.
M. l'avocat du roi a conclu à l'application de
la loi et contre les deux prévenus, et contre le
directeur de l'adiiiinistraiion. civilement respon-
sable,mais en reconnaissant ipie, considérée uii)-
ralemenl, la conduiii! de l'admtnitstraion était il
l'abri de tout reiiroche.
La défense, présentée par M° Raud, s'ostappli-
(pit'o à établir tpie toutes les précautions dont le
clieaiin de Saint-Cermainest l'objet plus (|ue tout
autre chemin de for, en Kranco c(uunio ;i l'élran-
fjer, avaient été prises, et tpu^la ccuiduite de l'ad-
niinistration postérieure li l'événement est plutôt
(ligne (le louange (pie de blàmc.
Après quohpios mois de repli(|ue(le AI. l'avocat
du roi, (|ui persiste dans ses conclusions, le tri-
bunal,
«' Attendu que Biesso et AValh ont causé, par
inattention et iiu|irudonce, dos blessures au sieur
Borgerot.au sieur, etc., etc. (suiv(Mit tous les ncuAis
des pirsonnes blessées, mais(pii, avi.nt été dé-
■sinli'(res,sées, ont donné le désistement de leur
plainte);
"Attendu que le cas de force majeure invoqué
par la défense n'est nullement juslilié;
"Attendu (|ue Bcrgerct a soullert uu dommage
que le tribunal a les élémeiis d'apprécier;
"Attendu que la compagnie du cheiuiu de fer
de Sainltieniiain est responsable des actes de
ses préposés,
» Condamne Biesse à l.'i jours de prison et 1(5 f.
d'amende; condamne par défaut A\alh il (1 jours
de piison et Ki fr. d'amende;
"(Condamne, soli.lairc:ueiu a\cc eux, la Compa-
gnie !i jiayer au sieur Bcrgeret la somme; de
."),00() fr.; les condamne solidaireuieiit aux dé-
pens, etî;x(' à une année la durée de la contrainte
|iar coips contre Biesse et "Walh.»
Kctue ÎDramnttquc.
THl'; ATRK DE LA PORTE SAINT-MARTIN.
La Madone, drame enquatre actes, par M. Léon
Halévy.
La scène se passe à Rome : Rnmanclli, peintre
et marié, aime la peinture et sa femme comme
un bon peintre et ('oinin ; un bon époux qu'il est.
Un jour, en se promenant dans la campagne ro-
maine, il sauve la vie ;i une jeune et belle fille
que poursuivait uu bulile furieux: connue le comte
Ory à son page, nous ne dirons pas à M. Halévy :
« le nio)en est nouveau. » (Kioi ipi'd en soit,
Uomanelli tombe éperdùment épris de cette jeune
cl belle inconnue, et dès lors il s'établit dans son
ciuiir une lutte terrible enlrt: l.i passion et le de-
voir; le devoir remporte; Romanelli se décide
;i fuir; il part, pour ne pas etie inlidèle à sa
femme; il entreprend un voyage ;i Paris. Quand
il revient ii Rome où il avait laissé .sa femme sans
autre protecteur qu'un mauvais rapin du nom de
Caleaz/.o, il apprend (pie sa femme est morte
dans la honte et dans la misère ; (|ue son enfant
o.st mort en demandant du pain : il jure de se
venger ; il se vengera sur le grand seigneur qui
lui a déshonoré sa femme ; ii son tour il désho-
norera la femme du grand seigneur; mais coite
femme est celle (|u'il a sauvée en dos temps jilus
heureux, et (piaiid il la reconnaît, Roui.inelli
oublie sa vengeance.
Le dranu! est ennuyeux; Romanelli est un sot,
et (ialeaz/.o un fripon. Tel est le résumé le plus
court que nous puissions faire de celte pièce.
Vxcmic le tint] lotira.
20MA1.— Le gouvernement a le dessein de pro-
poser aux ciuuubres un projet de loi trnclant à
accorder des récompenses aux citoyens bles.sés
cl auv parons de ceux (jui sonl morts en dé-
fendant nos institut uns durant les malheureuses
journées des 12 cl l.'i mai. .Si ci" ))rojet n'a pas
encore été pre.senté, c'est qu'il est nécessaire de
recueillir les renseignemeiisavec un soin scrupu-
leux, pour constater imis les droits et a!in qu'au-
cun service ne soit oublie.
— Le miuLstre du commiTre avait déridé que
le prix soriiit indi(pié sur chaque objet admis à
l'exposition; cep'iulanl plusieurs avaient trouvé
jnsipi'ii pré.^ont les moyens d'éluder celte décision.
Le jury central, liaiis une décision grave, lumi-
neuse, impartiale et pui.ss.uitc, vient de poser les
vrais principes relatifs à cette importante ques-
tion. Los prix seront mis sur tous les objeu ex-
posés.
— On se rappelle peut-être qu'il fut question,
dans le temps, d eelayer tout Paris ii l'aide d'un
f.uial placé sur uu des h.iuts monumens de la
ca|)iiale, et dont la lumière devait être le résultat
delà comliiislion du ga/. et de maiioreschiiuiques.
On rit de cotte tentative, mais il parait que l'in-
venteur a poursuivi s(mi projet. 1! a continué sep
étufies et ses expériences; on assure qu'il no tar-
dera pas à les produhe devani le public de la
capitale.
— Le moule de la statue de Jean Guttemberg,
inventeur de rimprimerie, vient détre terminé par
.M. David (d'Angers) , membre de l'Institut. Celte
statue sera incessanunent coulée en bronze dans
les ateliers de M.M. So\er et Ingé, rue des Trois-
Bornes, 2S. Elle doit être érigée dans la ville de
Strasbourg, berceau de la plus grande invention
des temps modernes , et non loin de la maison
dans laquelle Guttemberg lit. il y a quatre siècles,
les premiers essais de son ait merveilleux.
— Le colonel de Lainoricière, a qui revient
une si grande part de gloire dans la pris? de
Constantine, est à Paris depuis quelques jours
avec le capitaine de zouaves Garderons , qui le
premier planta le drapeau national sur la brèche,
où il fut si grièvement ble-isé qu'il est forcé de se
retirer du service actif. Un emploi de capitaine
de rocrutennmt lui est promis.
— Les travaux du prolongement du chemin de
fer de Saint-tiermain sur la rue Saint-Lazare vont
commencer; un premier ciiantier est établi dans
une rue qui communique de la rue de Londres à
la rue du Rocher.
— Le 29 avril, a eu lien a Madrid un combat
de taureaux : Léon, la i)romière épée, a été bles-
sé; un porl'-drapoau a été tué, uu autre bles,sé;
deux piqueurs, et parmi eux le fameux Soviile,
ont été très maltraités. On compte quinze chevaux
tués.
— M. Verrou.st vient d'éire nommé premier
hautbois de l'Opéra, enrcin,nlacenientde.M. Brod,
décédé.
21- — On annonce que le commandement de
l'Ecole polytechnique vient d'être retiré au -enc-
rai Tholozé.
— 0.1 lit, en eTei, ce soir dans le VoniVe«r
peu I sien :
« Par décision roy.nle, rendue stir la proposi-
tion (1(! M. le ministre de la guerre, le général
Vaillant, coaimandant l'arme du génie en Afrique
a été nommé commandant de l'Ecole polyiechni-
(jue, en remplacement du lieutenani-gênér'al Tho-
lozé. Kn attendant son arrivée, le iieutenjnt-<'é-
nêral Doguereau a piis le commandement doTE-
cole, a titre dinspetlcur-gcnéral et de comman'-
dant supérieur. "
— Un journal récapitule ce malin le nombre
des procès poliiicpies jugés par la cour des paii-s
depuis la révolution de juillet. Il n'en compte pas
moins de sept. Procès des ministres en IS.îO pj-o-
rî's d'avril on IS.Vi, procès de Fieschi en is'ÎS
procès d'Alibaiid en lS;',(i, pi„eès de Meunier èri
iS;')/, procès de Lailyen 1838, el procès des évé-
nomens de mai en 1S39.
— Un grand nombre de fusils .sai>Ls hier et
avant hier dans le quartier St-Martin, a dû être
transporté cette nuit à la préfeci're de poli.je
lue force imlit aire imposante éta t commandée*
ce soir pour opérer ce transfert.
— Une lettre de ForlRoval (Colonies), en dat(;
du 1" mars, annonce que la lièvre jaune a re-
paru aux Aniil es. el qu'elle fait suriouidc "raods
ravagi's dans la Martinique. "
— Cette nuit, les carnaux de l'imposte du ma-
gasin d'armes de .\l. Lopage. rue Richelieu en
face du 'ihealre-Frau(-ais. ont été bris«'s à coups
de pierres. Il en a ete de même des glanas de la
devanture d'un autre armurier, rue d'Argenieuil
Ce qui intli(|uerait (pic ce double fait a été com-
mis par les mêmes individus, c'est que les pierres
trouvées ce maUn dans l'intérieur desdeuv m.i".!-
sins sont seniblabl(\s. et provennont de fragmèns
de silex et de pierres meulières.
~ ne nombieuses arrestalions ont été faites
ces deux ilernièros nuits dans les carrières de
Montrougo et de Monunartre.
— rinsicnrs des mandats décenx^ étant rcs-
tés sans résultat , l'autorité a cru devoir pretidre
des mesures nouvelles pourrii assurer l'evécuiinn.
En foiist'qui'nre, on a placé à chaque barrière
un serpent de ville it deuv gendarmes chargés
de veiller à la sortie de la ville, d'exiger l'exhibi-
tion des papier»' de sûreté des i)ersonnes qui, par
quelques cir<onsI;iiice'< particulières, viendraient
à éveiller leurs soupçons.
— Le tribunal civil de la Seine (1" ciiambre)
a rejeté la demande en nullité d'un legs de (|ua-
rante actions de la Banque de France au profit
des frères du Calvaire, formée par les héritiers
Monnover contre M. l'archevêque de Paris.
— M. Laniarque (François), ancien député h
rassemblée législative, à la convention et au con-
seil des cinq cents , commissaire extraordinaire
aux armées, ancien préfet de l'empire et ancien
conseiller à la cour de cassation, vient de mourir
à Monpont, au sein de sa famille, le 13 mai.
— La Caisse d'F.pargne de Paris a reçu , di-
manche Ut et lundi 20 mai 1S39, de 3,761 dépo-
sans, dont .i63 nouveaux, lasomme de 537,079 fr.
Les rcmboursemens demandés se sont élevés à
la somme de /il 1,500 fr.
— 464 —
Seine couverts de neige, s'est fait aussi ressentir
dans le Midi. On écrit de Grenoble, le 17 mai :
■• la température a sinaulièremi'Ut baissé depuis
(pielques jours ; aujourd'hui, pendant qu'il tond)e
il Oreuoble une pluie très froide, il neige lur
toutes les hauteurs environnantes. »
— Lundi, mardi et mercredi derniers, on a vu
tomber de la neige à Londres et dans un grand
nombre de localités. H a gelé pendant plusieurs
nuits.
—Nous apprenons que la santé de Paganini,
qui donnait les plus vives inquiétudes à ses amis,
s'améliore d'une manière sensible.
drapeaux prussiens, autrichiens, anglais et russes
qui furent brfdés dans la cour en ISl'i, nous au-
rions la plus étonnante collection de glorieux tro-
phées qu'il y eut au monde.
25.— Les travaux de la prison du Luxembourg
ne sont pas achevés comme on l'avait dit. Aujour-
d'hui encore, plus de 50 ouvriers sont occupés à
construire des cloisons, des barrières, des corps-
de-garde. On démolit aussi ce qui reste de l'an-
cienne orangerie, afin de désobstruer le plus pos-
sible les abords de la prison politique.
Les travaux de la nouvelle chambre des pairs
sont poursuivis en même temps avec une grande
activité.
— Ouel'iups changemens viennent d'être opérés
dans le service militaire de la capitale. La Préfec-
ture de police a fait placer une sentinelle avancée
devant la porte, surle quai des Orfèvres. Un poste
de troupes d'inlanlerie, fort de 25 hommes, «arde
maintenant 1 Hôtel-de-Ville. Kniin la garde muni-
clpali! à cheval ne sort plus sans avoir la carabine
attaclire h la selle, même quand les gardes munici-
paux sont de nlanton ou qu'ils portent des dépé-
ches.ll en est de même des gendarmesde la Seine.
— On apprend dans la Cité, dit le Times, que
le gouvernement français a consenti à lever le
blo( us de Buenos-Ayres, et à soumettre sa que-
relle avec cet état à la dikision de l'Angleterre.
Des instructions dans ce sens, ajoute le Times,
ont été envoyées à Buenos-Ayres.
— Jeudi, à Birmingham^ à la suite d'une réunion
de plus de 2,000 chartistes, plusieurs ont été
arrêtés par la force publique ; ils ont été interro-
gés le lendemain, obligés de donner caution pour
leur liberté provisoire, et renvoyés devant les
assises. Ces arrestations ont été faites sans résis-
tance.
— Samedi, d'après des ordres datés de Paris,
il a été envové en rade, au Havre, douze barriques
(pie ion a remplies d'eau de mer à environ deux
lieues de la jetée. Le muminl choisi était le com-
mencement du renversement de la marée. Ces
barriques bien closes et cachetées doivent être
expédiées par la voie la plus prompte au ministère
delà marine, cl leur contenu est destiné à faire
des expériences à l'elfat de rendre l'eau de mer
potable.
— De toutes les parties du département nous
avons reçu des détails sur le mal causé au jardi-
nage et a la lloraison des arbres fruitiers par le
refroidissement si intempestif de la température
dans ces derniers jours. A la grêle a succédé une
assez, abondante chute de neige, et à celle-ci une
véritable gelée qui a considérablement nui a la
germination activée par les chaleurs des jours pré-
cédens. C'est ce qu'on peut appeler une véritable
émeute atmosphérique.
— Le retour d'une température froide dont
nous avoiLs souffert ces jours derniers, et à la
suite de laquelle on a vu les cOteam de la Basse-
23. — Alger, le 18 mai :
"Le port et la ville de Djigelli sont en notre
pouvoir. L n mouvement combiné par terre et par
mer devait en assurer la possession. L'attaipie a
eu lieu par mer. Les troupes de terre et de mer
ont rivalisé d'ardeur et de courage.»
Djigelli ou Djigeri est situé à peu près à
égale distance de Bougie et de Stora. A vue de
pays, ce point du littoral paraît plus rapproché de
Constantine que cette dernière ville. C'est aussi
une position qui pourra permettre de tenir da-
vantage en respect les Kabiles. Le port en est
bien abrité. 11 existe une route de Djigelli à Cons-
tantine en passant par iMilah.
— Malgré les nombreuses mises en liberté qui
ont eu lieu tous ces jours derniers, le chifl're des
personnes détenues à la Conciergerie et au dépôt,
par suite d'arrestations relatives aux troubles des
journées du 12 il du 13, dépasse encore 200.
Hier matin, M. Caussidière (ils, de Lyon, a été
arrêté sur mandat émané de la commission judi-
ciaire de la cour des pairs.
— On écrit de Kiel, 30 avril :
« Le major Ernest de Hasselbourg a été con-
damné par le tribunal supérieur du duché de
Holstein à un emprisonnement de six mois dans
une forteresse, pour abus de son autorité seigneu-
riale envers les vassaux de son domaine, et son
bailli a été contlamné 5 un emprisonnement de
cinq jours au pain et à l'eau, dans la prison de
la ville. »
— Aujourd'hui le duc de Bordeaux a quitté
Goritz, le (> mai , pour entreprendre le grand
vovage auquel il se prépare depuis quelque temps.
Il est accompagné par le duc de Lévis, le comte
de Montbel, lesgénéraux Laiour-Foissac et Lock-
ménie qui, maintenant que le duc est majeur,
doivent former sa maison. Il visitera la Dalmatie ,
la Croatie, la frontière militaire de la Transylva-
nie, et ne viendra que dans trois mois s'établir à
Kirchberg près de Vienne, où la duches'^e d'An-
goiilême se rendra dans le courant du mois pro-
chain.
— Tous les épiciers de Rom lord (Angleterre)
se sont engagés, par un traité particulier, à ne
pas ouvrir leurs boutiques le dimanche. D'après
ce traité, celui d'entre eux qui sera pris en con-
travention paiera une amende de 125 francs.
— Le général Demarçay, député de Civray, est
mort aujourd'hui.
—Parmi les candidats qui se présentent à l'Aca-
démie des beaux-arts pour remplacer M. Paër,
on cite M. Onslow, M. Spontini, M. Berlioz,
M. Rigel, ancien membre de l'Institut d'Egypte,
et Adolphe Adam.
— Quatre grands pavillons tricolores , verts ,
blancs et rouges, pris aux Mexicains à Saint-Jean-
d'Ulloa, par nos marins, et apportés à Paris il y a
quehpies temps, viennent d'être placés dans la nef
de l'église des Invalides, deux de chaque côlé de
la grande porte d'entrée. Ces pavillons ont plus
de vingt pieds d'envergurfe. On sait qu'il y a en
ce moment environ huit cents drapeaux et éten-
dards espagnols, portugais, hollandais, algériens ,
turcs, arabes, placés sur la frise de cette église ;
si nous avions encore les quatre mille cinq cents
24. — Les lettres de Madrid, du 10, signalent
divers essais infructueux pour achever de recons-
truire le cabinet, et particulièrement pour trou-
ver un successeur au ministre de l'intérieur.
L'iniluence du général Alaix est toujours évi -
dente, et celle d'ICspartero ne peut manquer de
s'accroître avec ses succès contre les carlistes.
— La translation des prisonniers au Luxem-
bourg s'est faite plus promptcinent qu'on ne le
croyait. Cette nuit, des troupes assez nombreuses
ont été mises sur pied pour protéger cette opé-
ration.
— Ce matin , à huit heures , six voilures de
place se sont arrêtées devant la jiorte de l'Abbaye.
Ces voitures renfermaient trente-et-nn élèves de
l'Ecole polytechnique, qui ont été écrouésdans la
prison par ordre du nouveau commandant de
l'école. Cette punition , qui , nous assure-t on ,
est purement disciplinaire et n'ira pas au delà de
plusieurs jours d'arrêt , est motivée par la leltre
collective adressée au Journal des Dcbals à pro-
pos des événemensdes 12 et 13 mai.
— Il vient d'être publié en Prusse un ordre de
cabinet aux termes duquel l'usage d'attacher au
poteau ou à la potence les portraits des otliciers,
sous-officiers et soldats condamnés par contumace
à des peines infamantes, est supprimé. Le juge-
ment de condamnation sera publié dans les jour-
naux.
— On écrit de St-Pétersbourg que la débâcle
des glaces de la N'ewa a eu lieu le kam aumatin.
Le ponl d'Isaac a été enlevé.
— Hier soir, il a fallu reprendre encore les
vêtemens d'hiver. A minuit, le thermomètre élait
il 5" seulement. Le baromètre a baissé ; il est ii 27
pouces 13 lignes.
Aujourd'hui, même température.
— Il paraît certain qu'on vient de confectionner
une locomotive qui peut traîner après elle des
wagons roulant sur nos routes ordinaires. L'au-
teur de cette invention a, dit-il, plusieurs fois
fait fonctionner sa machine sur l'ancienne roule
de Paris à Saint-Germain ; il a prié M. le prési-
dent de l'Académie des sciences de nommer des
commissaires jiour assister à une expérience.
Cette commission a (li nomaiée, et, si en ell'oi
les promesses de l'invcntL'ur sont réalisées, nous
serons heureux de n'avoir point employé nos
capitaux il jeter des rails surdes routes coûteuses,
puis(|Uf nos routes royales seraient toutes propres
il servir pimr celte nouvelle machine.
— On écrit d'Arras, 19 mai :
« Nous avons été témoins ce matin, vers neuf
heures, d'un fait bien étrange. Le temps était
calme et serein ; aucun nuage ne paraissait dans
l'atmosphère, quand tout à coup une colonne
blanche, s'élevant il une assez grande hauteur.
s'est montrée au-dessus du faubourg Sainte-Ca-
therine, se dirigeant majestneusement vers Saint-
Nicolas; en même temqs des cris confus se font
entendre. Nous étant approchés du lieu où ve-
nait de se passer ce sigulier phénomène, neus
n'avons pas tardé il en connaître la nature ; une
trombe venait de se former au-dessus des prairies
dans lesquelles un grand nombre des habilans de
la ville ont habitude de faire la lessive de leur
linge, et avait emporté dans les airs tout ce qui.
dans cet endroit, était ou suspendu ou placé sur
l'herbe pour sécher. Les cris n'étaient autres que
ceux des ouvrières et des personnes qui se
voyaient enlever d'une manière aussi étrange le
linge qu'elles soignaient. On suivit en toute hàle
la direction qu'avait prise la trombe, dans l'espoir
de recueillir les objets emportés. »
Le Directeur, BERTHET,
Imp. d'Ecl.ProuxetC*. rueNeuve-dfsBonsEnfans.a.
ÎDcimcmc ôéric.
31 MAI 1339.
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SOMMAIRE,
La fée Scientia, par M. Julss A. David. —
Esquisse de mœurs, Pabis en émeute, par
M. THÉOMônE Muret. — Celle que j'aime,
par M. Pitre-Chevalier. — Début de Pauline
Garcia a Londres. — Exposition des pro-
duits de l'industrie {2' article), par Georges
Janéty. — Revue (iramatiqitc : Académie
Royale de Musique: D('hHt de mademoiselle
Nathan dans la Juive. — Revue des modes.
— Revue de six jours.
LA PEE SaiElTTIA.
Il y a quelques années , vivait à Berlin une
petite ouvrière nommée Margiierlle. Son père,
comme tous les Pru.ssions de son âge, avait porté
les armes contre les Fran^'ais pendant l'empire ,
cl il était mort à la bataille d'iéna. Sa mère aussi
était morte, et il ne lui restait pour toute famille
que sa grand'mère, femme de 80 ans environ, qui
avait de temps en temps des sourires mystérieux
et des hocbcwens de tète singuliers , comme tou-
tes les vieilles femmes. Marguerite comptait seize
ans révolus, cl n'en paraissait que quatorze, tant
elle était frêle, mignonne el enfant de tout point.
Les choses que les jeunes filles savent , parce
qif^fRes ne doivent pas les savoir, elle les igno-
rait parfaitement ; chose incroyable ! Jamais elle
ne se servait de miroir, et je vous dis ceci bien
vite, attendu que cette histoire devant être très
invraisemblable, j'ai besoin de vous préparer,
p ar une première invraisemblance , aux invrai-
semblances qui vont suivre. Comme les enfans,
elle avait une grande susceptibilité, une tendresse
instinctive el des larmes plein les yeux; pour des
misères elle se faisait de gros chagrins cl poussait
de gros soupirs, une remontrance de sa grand'-
mère la rendait malade ; si bien qu'elle-même,
dans ses momens de bonne humeur, comparait
son cœur à une peloite remplie de son, où les
épingles entrent sans effort : la différence était
que la pelotle ne saigne pas , et que son cœur à
elle saignait bien fort à la moindre piqûre. Du
reste, le sourire était toujours voisin des larmes;
quand elle avait beaucoup pleuré , elle souriait
volontiers et de la meilleure grâce du monde. Sa
vie ressemblait à une journée du mois d'avril ,
continuellement mêlée de pluie et de soleil.
\ ous jugerez encore mieux de sa candeur ,
quand je vous aurai dit que jamais elle ne médi
sait de ses voisines, et que le dimanche, lorsque
de sa fenêtre elle regardait passer les joyeuses
troupes d'ouvrières qui s'en allaient danser dans
les faubourgs , il ne lui vint jamais 'a l'esprit de
reiuaniuer que celle-ci avait une épaule dispro-
portionnée, celle-lii un grand nez, cette autre des
rubans fanés à son bonnet, cette autre tine robe
passée de mode.
Marguerite vivait donc le plus innocemment du
monde. Pendant la semaine, elle passait toutes
ses journées à coudre eu chantant ou en soupi-
rant, selon l'état de son esprit : le dimanche elle
allait à la messe, et le reste du jour adressait des
questions à sa maman Schnaps, qui ne se lassait
pas d'y répondre, soit de pure bonté, soit qu'elle
aimât ;i jaser. Ces (luestions d'ailleurs avaient un
parfum de naïveté, un laisser-aller d'enfant qui
les rendaient parfois embarra.ssantes. Le moyen
de répondre sans sourire à une jeune fille de seiie
ans qui viuis demande pourquoi le commis de la
douane .s'occupait, pendant la messe, à regarder
de cOté la (ille du percepteur de ville, au lieu de
suivre les prières de son livre ! La maman Schnaiw,
dans ces momeus critiques, agissait avec la plus
grande discrétion ; elle se contentait de frapper
doucement sur la joue de sa petite-fille et de
changer de conversation en lui disant : '< Margue-
rite, donne-moi mon dé à coudre, ou mes lunet-
tes, ou mes aiguilles à tricoter? »
Pour Marguerite, le plus beau jour de la se-
maine était le samedi ; elle avait dans la ville trois
bonnes amies à peu près de son âge. Or, le sa-
metU soir, leur journée faite, ses tro'is bonnes
amies venaient la voir : ce jour-là, il y avait donc
fête dans la petite chambre de Marguerite; elle
allumait sa pedte lampe de cuivre, serrait son ou-
vrage , préparait des chaises et attendait neuf
heures avec impatience. Neuf heures sonnant, les
bonnes amies entraient , on s'embrassait : bon-
jour Marguerite, bonjour Tbérè.<;e, bonjour Ba-
thildc, bonjour Tliécla, et puis des caresses et
des rires sans fin. On s'asseyait et on causait. La
mère Schnaps , qui était sourde quand elle le
voulait bien, avait l'oreille très dure le samedi ,
pour ne pas gêner les jeunes filles; la tête pen-
chée surson ouvrage, elle n'entendait rien. Quand
on avait bien babillé, Marguerite apportait un jeu
de loto , et on jouait gravement à un liard la par-
tie ; à dix heures elle allait chercher dans une
armoire deux bouteilles de petite bière et une as-
siette pleine de biscuits, les quatre amies buvaient
et mangeaient : enfin la soirée se terminait par
une ronde allemande que chantait Marguerite, et
dont Thérèse, Balhildeet Thécla répétaient le
refrain :
De tous les oiseaux de pa.*sage l'amour est le
plus à craindre; évitez-le, jeunes filles!
Marguerite chantait n»îveroent ces naïves paro-
les , sans les comprendre : jamais elle n'avait dc-
mai'ulé, même il sa grand'mère, pourquoi l'amour
était le plus dangereux îles oIhmux de passage ;
autrement elle eût mal justifié la peinture que nous
avons faite de son ignorance et de sa candeur.
Quand on fait une pareille question, on n'a guère
plus besoin de la faire. l'Ile aimiit enraiement ses
trois amies, et on l'eût bien embarrassée eu lui
— 466 —
di'mandant laquelle des irois elle préférait. Tlié-
rè">e était la i lus sirande cl la plus éveillée ; Ba-
UiiUle était très blonde ei très caressante ; Tlié-
cla avait ime sorte d'insouciance dans les maniè-
res, qui attirait par le peu d'ellbrts qu'elle faisait
pour attirer. Marguerite riait des propos de Thé-
rèse, se laissait prévenir parBatliilde, et réservait
ses plus gracieuses avances pourïliécla, précisé-
ment parce que Tbécla ne les lui rendait jamais.
Ainsi partagée entre des occupations qui ne lui
dépUiisaicnt pas et des amitiés qui lui étaient chè-
res, -Marguerite vivait heureuse ; elle avait toute
la semaine pour penser à ses trois bonnes amies,
et le samedi pour les voir. Elle s'était même créé
des alleciioiis accessoires qui complétaient son
Ixinheur: elle possédait trois colombes dans une
iiiérne cage, trois charmans oiseaux, bien blancs ,
bien doux, ne roucoulant pas trop, ce qui est d'as-
sez bon goût pour des colombes. L'une avait le
I)lus joli petit col qu'on puisse avoir, et au dessous
du col une petite tache noire qui produisait l'eirct
d'un grain d'ébènc sur une tasse de lait; l'autre
avait le bout de l'aile irisé comme une écharpe
de femme ; la troisième avait sur la tète uiie petite
aigrette chatoyante aux rayons du soleil.
-Marguerite consacrait deux heures par jour à
ses trois colombes; elle leur donnait la bec-
quée, les caressait h tour de rôle, et par un effet
de son naturel aimant, elle leur «avait donné à
chr.ciii;e le nom d'une de ses amies : elle appelait
la première Thérèse , la seconde Bathilde et la
troisième Thécla. Dans son enthousiasme , elle
s'imaginait que chaque colombe reproduisait tou-
tes 'es qualités spéciales de celle dont elle portait
le noir.
Ces trois colombes lui tenaient lieu pendant la
semaine de ses amies absentes, amies et colombes
60 confondaient dans son affection, et embrassant
les unes, elle croyait embrasser les autres ; aussi,
le samedi soir, ne manquait-elle pas de donner
aux colombes les restes de biscuits que les amies
avaient laissés : il lui semblait juste de partager
les biscuits comme elle avait partagé les baisers.
Ainsi le cœur de Marguerite se divisait par sep-
tièmes entre sa grand'mère, ses trois bonnes amies
et SCS trois colombes, sauf une petite part encore
qu'elle avait distraite en secret de la totalité ,
pour la donner à un joli chat angora, qui pendant
le jour s'établissait sm- la chaise où Marguerite
posait ses pieds, et pendant la nuit dormait au
bas de son lit, sur un coussin moelleux et tou-
jours propre. Le samedi, comme vous le voyez,
devenait un jour de fête pour tout le monde , les
colombes et le chat le sentaient venir; et quand
les amies la quittaient vers onze heures, Margue-
rite s'endormait joyeuse , après avoir baisé ses
colombes et caressé son chat. Seule, lagrand'ma-
man Schnaps se plaignait un peu : à son âge il
était pénible de veiller si tard, et pourtant la
bonne femme, malgré ses prétentions à la surdité,
paraissait exempte de toutes les infirmités de la
vieillesse ; mais j'ai dit qu'il y avait en elle quel-
(pie chose de mystérieux, vous voudrez donc
bien trouver du mystère dans cette apparente
conirudiction.
Le samedi était arrivé, neuf heures allaient
sonner, la lumière de la petite lampe brillait sous
son abat-jourdc papier vert, Marguerite avait pré-
paré des chaises, serré son ouvrage et attendait.
Neuf heures sonnant, les trois amies entrèrent,
les colombes battirent des ailes, le chat miaula
doucement, la maman Schnaps, après le bonjour
d'usage, remit ses lunettes qu'elle avait ôtéespour
un instant, reprit ses aiguilles à tricoter et les fit
glisser entre ses doigts, en s'autorisant de sa sur-
dité pour ne pas prendre part à la conversation.
On causa comme d'habitude, des riens , des pro-
pos d'enfant ; mais Marguerite remarqua qu'un
grand changement s'était opéré dans les manières
de ses trois amies ; elles avaient dans la physio-
nomie quelque chose d'orgueilleux et comme de
railleur, eilesla regardaient en sonriant,elles avaient
l'airà son égard d'une nouvelle mariée vis-à-visde
leurs compagnes de la veille , on eût dit qu'elles
la dédaignaient! Cette epèce de changement que
Marguerite remarqua avec la perspicacité jalouse
d'un cœur aimant qui se défie pour la première
fois, l'atlligea et l'inquiéta ; elle essaya d'être plus
caressante, plus folle, plus entraînante que jamais,
rien n'y fit ; Thérèse, Balhilde et Thécla l'écoutè-
rent h peine et semblaient répondre à chacune
de ces tentatives : — Comment peut-on trouver
du plaisir à des riens, à s'occuper de bagatelles ,
quand il y a des choses si sérieuses au monde.
Marguerite ne pouvait pas comprendre distincte-
ment un pareil langage, aussi attribua-t-elle cette
révolution au refroidissement de ses bonnes amies;
elle les regarda toutes trois les larmes aux yeux
et leur dit tour-à-tour :
— Est-ce que tu ne m'aimes plus, Thérèse ?
— Est-ce ffue tu ne m'aimesplus, Balhilde?
— Est-ce que tu ne m'aimes plus , Thécla ?
Thérèse , Bathilde et Thécla assurèrent Mar-
guerite qu'elles l'aimaient toujours; Bathilde l'em-
brassa ; mais toutes trois continuèrent à s'entre-
gardcr en riant ; Marguerite parla de ses colom-
bes, de son chat ; ses bonnes amies rirent plus
fort , il lui fallut tout son courage pour ne pas
pleurer,
— Mais qu'avez-vous donc? leur dit-elle, vous
avez l'air de me dédaigner et de vous moquer de
moi, que vous ai-je fait ? n'ai-jepas votre âge, ne
suis-je pas aussi bonne ouvrière que vous? D'où
vient donc l'air de supériorité que vous prenez
avec moi? savez-vous quelque chose que je ne
sache pas, et s'il en est ainsi pourquoi ne me par-
lez-vous pas, pourquoi ne m'apprenez- vous pas
ce que vous savez ?
Les trois amies furent quelque temps sans ré-
pondre; à la fin, Thérèse, qui était la plus résolue,
prit la parole , et d'un ton de compassion qui ne
justifiait que trop les reproches de Marguerite ,
elle se contenta de lui dire :
— Il ne faut pas faire de question ainsi , ma
petite, il y a des choses qu'on apprend soi-même
ou qu'on n'apprend jamais.
Les deux autres applaudirent silencieusement
de la tête h cette insolence ; ne sachant que ré-
pondre, Marguerite se décida à pleurer.
Pour la première fois, depuis l'entrée des jeu-
nes filles, la maman Schnaps leva les yeux, passa
le doigt sur le verre de ses lunettes, regarda sa
petite-fille qui pleurait, et se remit tranquillement
à l'ouvrage en secouant la tète d'une façon toute
particuhère et qui lui était habituelle. Cependant
un mot de Bathilde consola Marguerite ; j'ai dit
qu'elle passait volontiers des larmes au sourire ;
elle sourit, se leva, ' et vint déposer, sur la table ,
un jeu de loto en disant :
— 11 est dix heures, voulez-vous jouer ?
Les trois amies se pincèrent les lèvres.
— Ne voidez-vous pas jouer, demanda Mar-
guerite très émue.
— Le jeu de loto est un jeu d'enfant, dit Thé-
rèse.
Cette réponse bouleversa Marguerite,
— Un jeu d'enfant ! repliqua-t-elle ; mais ne
l'avons-nous pas joué samedi dernier ? Etiez-vous
enfans il y a huit jours, et ne l'êtes-vous plus main-
tenant : depuis quand êles-vous devenues si gran-
des filles que nos amusemens vous semblent insi-
pides ?
— En huit jours, dit Bathilde, on apprend tant
de choses!
— Mais quoi donc? demanda Marguerite.
Un sourire accueillit encore cette question.
— Décidément, reprit Marguerite, je vois bien
que vous n'êtes plus mes amies : faites comme il
vous plaira, mais je vous déclare que si vous ne
me dites pas à l'instant même la cause de vos
sourires et du dédain avec lequel vous me traitez,
je ne vous reverrai jamais de ma vie. Ne puis-je
pas apprendre ce que vous avez appris ; si vous
êtes devenues de grandes personnes, ne puis-je
pas le devenir comme vous? C'est mal de garder
votre secret pour vous trois; j'en veux ma part.
Thérèse montra du doigt la maman Schnaps ,
comme pour signifier qu'elle ne pouvait parler
devant un témoin.
— Maman Schnaps n'entend rien, dit Margue-
rite ; apprenez-moi comment on devient grande
fille en si peu de temps.
— Ecoute, dit alors Thérèse, nous allons te
conter notre histoire, tu la comprendras si tu
peux. Hier, après avoir fini notre journée, nous
traversions toutes trois la place d'armes, l'air était
pur, le ciel semé d'étoiles. Nous marchions lente-
ment, Irois jennes gens marchaient derrière nous
et causaient de nous.
— Que pouvaient-ils dire ? demanda Margue-
rite.
— Ce que des jeunes gens peuvent dire de
jeunes filles comme nous, que nous étions jolies ,
que nous avions de beaux yeux et des tailles d'ar-
chiduchesses. Nous pressâmes le pas, ils nous sui-
virent toujours, et enfin l'un d'eux, s'adressant à
moi et m'ôtant son chapeau de la façon la plus jo-
lie du monde :
— Mademoiselle, me dit-il, nous serions bien
malheureux de penser que nous vous faisons
fuir ; nous sommes étudians de l'Université , mes
amis et moi, et nous croyons que ce n'est pas là
une raison suffisante pour effrayer trois jolies per-
sonnes comme vous; assurez- vous bien plutôt qufe
nous avons des bras pour vous servir et des cœurs
pour vous aimer.
En parlant ainsi, il méprit le bras, mais d'une
façon si gentille qu'il n'y eut pas moyen de ré-
sister. Ses deux amis prirent également le bras de
Bathilde et de Thécla, et au lieu de trois, nous
voilà six à nous promener. Mon cavalier, ma pe-
tite, est un beau jeune homme , grand, mince ,
qui a une chaîne d'or à son cou, des cheveux
blonds bouclés , des yeux bleus comme un cii I
d'été , et la voix douce comme le souffle d'un hai-
monica; et si lu savais comme il parle bien, corn-
Hl —
me on voit qu'il a été bien élevé ; il m'a compa-
rée aux plus jolies choses, et en faisant tourner
ses comparaisons à mon avantage. Les wergis-
men-nich que nous cueillons le soir sont moins
suaves que mes yeux, les perles moins blanches
que mes dents, le corail moins rose que mes lè-
vres, la soie moins déliée que mes chcvcut.
— Le mien, dit Bathilde , interrompant vive-
ment son amie, m'en a dit tout autant et plus en-
core; il est petit, mais que de grâce dans sa
tournure, comme ses yeux sont brillans, comme
son parler est spirituel, comme il m'a bien assu-
rée que sa vie entière serait consacrée à mon
bonlieur, comme il a pris le ciel à témoin de la
sincérité de ses sentimens.
— Le mien, dit Thécla, qui ne voulait pas être
en reste, a un avantage que les vôtres n'ont pas
et que vous ne pouvez pas contester : il a des
moustaches !
— Et à dix heures , continua Thérèse , nous
nous sommes quittés en nous promettant de nous
revoir; demain dimanche ils viendront nous
prendre, et nous irons ensemble au bal de la
Redoute, le plus beau bal de la ville : ce sont des
anges tous les trois.
Marguerite avait écouté ce récit avec la plus
grande surprise,
— Comprends-tu, lui dit Bathilde?
— Je ne vois pas pourquoi cela vous empêche-
rait de jouer au loto, dit Marguerite.
Les trois amies se regardèrent cette fois sans
dissimuler un sourire de pitié.
— Mais expliquei-moi donc ce que je ne com-
prends pas, dit Marguerite en insistant.
— Ecoute, Thérèse , chante-nous ta ronde ,
nous verrons ensuite.
Marguerite chanta , et Thérèse, Bathilde et
Thécla répétèrent ensemble le refrain :
« De tous les oiseaux de passage , l'amour est
le plus à craindre, évitez-le, 6 jeunes filles ! »
Quand la ronde fut finie, Thérèse se leva et dit
a Marguerite :
— Sais-tu ce que c'est que l'amour, sais-tu ce
que c'est qu'un amoureux ? apprends-le, et tu ne
nous feras plus de questions.
Alors elle embrassa Marguerite, les deux autres
firent comme elle, et toutes trois s'en allèrent en
répétant :
— Adieu, ma petite, dors tranquille.
Marguerite les entendait encore dans les esca-
liers qui disaient : Adieu , ma petite , dors tran-
quille.
Cet adieu railleur lui parut une cruelle injure ,
évidemment elle avait été le jouet de ses trois
bonnes amies. Cette pensée lui fit mal ; mais
qu'avaienl-elles voulu dire avec leur air d'impor-
tance, leurs sourires moqueurs et leurs questions :
Sais-tu ce que c'est (pie l'amour, ce que c'est
qu'un amoureux? Elle eut envie d'interroger à
l'instant même sa maman Schnaps, mais la bonne
femme venait de se lever et rentrait dans sa cham-
bre. Marguerite entra dans la sienne, li'iste et
découragée. Elle oublia de donner à ses colom-
bes le baiser, à son chat les caresses du soir, et
s^ndormit fatiguée d'avoil^ pleuré.
Le lendemain , sa résolution de questionner sa
grand'mère céda à une cerlaine lioiito qui se fai-
sait jour dans son cœur à travers l'amcrluinc de
ses pensées; elle ne dit rien et garda pour eUo
seule son chagrin. Il lui semblait qu'elle avait \m
la veille ses amies pour la dernière fois, la se-
maine devait à l'avenir s'écouler sans samedi ;
plus de joyeux projets, plus d'enfantillages rêvés
avec la persévérance d'un anibitieax qui couve
une place de ses désirs, d'un avare qui poursuit
un trésor; comme le famedi serait triste désor-
mais ! elle alla à la messe et pria, mais sans ar-
deur, presque sans foi.
Sur les deux heures , elle se mit à la fenêtre , et
regarda les passans avec indifférence; que lui fai-
sait celte foule bigarrée qui, comme ses bonnes
amies, avait sans doute des pensées, des plaisirs
qu'elle ne comprenait pas ? Elle fut effrayée de
cette solitude qui l'environnait; elle se trouvait
seule au monde et comme exilée. Thérèse, Ba-
thilde et Thécla passèrent sous ses fenêtres, cha-
cune donnait le bras à son cavalier. En les voyant,
elle sentit son chagrin redoubler, et elle éprouva
le contre-coup du salut qu'elles lui envoyèrent de
la main, ce salut semblait dire :
— Adieu, pauvre aveugle qui ne connais pas
le soleil, adieu, pauvre prisonnière qui ne désires
pas même la liberté !
Elle referma vivement la fenêtre et baisa ten-
drement ses trois colombes en les appelant par
leur nom, Thérèse, Bathilde, Thécla; elle dépo-
sait dans ce baiser toute la tendresse de son ami-
tié trahie, toute la mélancolie de ses pressenti-
mens : hélas ! ses amies la quittaient avant ses
colombes, et ses colombes avaient des ailes !
Les jours suivans se passèrent aussi tristement;
elle n'avait plus de goût au travail et ne chantait
jamais ; sa tristesse devint visible h un tel point
que la maman Schnaps lui en demanda pom° la
première fois la cause.
— Ce n'est rien, dit Marguerite, et involontai-
rement elle se mit à murmurer le refrain de la
ronde allemande :
« De tous les oiseaux de passage, l'amouf est
le plus à craindre ; évitez-les, 0 jeunes filles ! »
Le jeudi suivant, comme la maman Schnaps
s'apprêtait à sortir pour reporter, selon son habi-
tude, l'ouvrage achevé, Marguerite, accoudée sur
la barre d'appui de sa fenêtre ouverte, réfléchis-
sait profondément. En entendant marcher sa
grand'mère, elle se retourna, lui prit le bras en
disant :
— Grand'mère, je vais sortir avec tous, j'ai
besoin d'air.
Les deux femmes 'partirent ensemble ; mais
quelle fut en rentrant le désespoir rie Marguerite,
lorsqu'elle aperçut la cage où elle enfermait ses
colombes ouverte et vide ?
— Maman, s'écric-t-ellc, il ne me reste plus
d'espérance, colombes et amies m'abandonnent,
je ne reverrai plus mes deux Thécla, mes deux
Thérèses, mes deux Bathildes !
El elle se laissa tomber sur une chaise, en par-
lant de mourir.
La maman Schnaps s'approcha d'elle, lui prit
la main, l'embrassa et employa tous ses mo> eus
pour la consoler; rien n'y fit : Marguerite répé-
tait toujours :
— 0 mes fidèles colombes ! 6 mes bonnes
amies !
La maman Schnaps prit alors un air mystérieux
et digne, ot s'assit en face de sa petite fill e ; elle
avait Oté SCS lunettes, et ses ycux gtis biilliiicnt
dans leur orbite avec une expression de pénétra-
tion singulière.
— Tu es lasse de ton ignorance, dit-elie à
Marguerite, tut'ennuyes d'êire tranquille, tu veux
savoir. Les récits de trois petites folles V: trou-
blent !a cervelle, tu brûles d'apprendre ce qui les
rend si heureuses; eh bien ! tu sauras, et pins
heureuse qu'elles, tu sauras sans danger, car j'ai
un remède au mal, je t'instruirai et le défendrai ;
elles ne connaissent que nUusion, je te montrerai
la réalité.
Qui fut bien étonnée? Marguerite. La maman
Schnaps avait-elle donc entendu le récit de Thé-
rèse? Toutced commençait à prendre un terrible
air de sortilège.
Malheureusement pour la curiosité de Mai'guf -
rite, que cette ouverture avait éveillée, la maman '
Schnaps n'ajouta rien que ces mois :
— Dimanche, nous causerons.
Pendant la journée du vendredi, Marguerite
travailla et n'osa pas adresser une seule question
à sa grand'mère. Le samedi, vers le soir, elle re-
prit un peu courage, fit les préparatifs ordinaires,
a'Iuma la petite lampe, prépara la bière cl les
biscuits; sans espérer ses bonnes amies, ellci."ob-
slinait à les attendre : ses bonnes amies ne vin-
rent pas.
— Vous voyez ! maman, dit-elle à sa grand'-
mère, les amies ne reviennent pas plus que les
colombes.
La maman Schnaps mit le doigts sur ses dcax
lèvres, en secouant la tête avec son mystérieux
air de supériorité, et dit :
— Demain!
Le lendemain, la maman Schnaps prit la parole
à peu près en ces termes :
— Tu veux savoir, 6 ma petite! quel est rc sen-
timent qui d'un samedi à l'autre a si fort boule-
versé tes trois amies, qui leur a fait prenJie on
dégoût les amusemens honnêtes, les disiratiions
du jeune âge, la confiance, l'amitié même. Thérèse
t'a dit son nom, quand elle t'a demandé si tu
savais ce que c'était que l'amour. L'amour. Mar-
guerite, est un esclave timide qui devien t bientôt
le plus despotique des tjrans, qui se fait valet
pour devenir maître et se plait à régner sur rie?
débris. Tu veux savoir ce que c'est qu'un amou-
reux, Thérèse te l'a dit encore , c'cit un beau
jeune homme qui compare celle qu'il aii-.o aux
plus belles choses de la création, aux éloil s, au
soleil, qui pour elle mêle sur sa palette les plus
brillantes couleurs, qui lui compose à l'aide d'une
foule de pierres précieuses, imasinaires le plus
beau, hélas! et le plus fragile des diadème^:.
— Mais il me semble, dit Marguerite, qu'il n'est
pas désagréable de s'entendre comparer au
soleil.
La maman Schnaps étouffa entre ses lèvres pin-
cées un de ces sourires railleurs qui expriment l.i
froide certitude de l'expérience.
—Quand on y croit, assurément, répondit-elle,
mais quand on n'y croit plus, alors on souffre
doublement de rillusion qu'on a perdue, et de U
réalité qui vous écrase. On souffre, parce qu'on
n'a plus le prestige d'un songe, ni l'innocence
du réveil ; on souffre d'avoù- payé si cher un mo-
ment d'enchantement et do trouver de longs
regrets à la place d'un bonheur qu'on croyait
éternel. Ueg anledans la chambre oi'i nous sommes
= 468 =
ne diraii-on pas que ta commode en chêne est i
incrustée de diamaiis, que celle petite table de
travail est semée de pailleilcs, que les rideaux de i
mousseline saturés de lumières, scintillent et ren-
voient au plafond des réseaux de poudre d'or.
Attends un peu que le soleil se retire, et tout va
renti'er dans l'ombre accoutumée ; plus d'or, plus
de paillettes, plus de diamans, ta commode te
semblera plus sombre, tes rideaux plus ternes, ta
chambre entière plus triste et plus obscure.
Comme fait le soleil , ainsi fait l'amour, il éclaire
ce qu'il touche, parait pour un moment, et quand
il a disparu, les ombres s'épaississent, la nuit de-
vient plus profonde, la solitude plus terrible.
On eût dit que le soleil se prêtait de lui-même
aux combinaisons hypothétiques de la maman
Schnaps en ce moment, comme pour rendre sa
comparaison plus sensible, il retira ses rayons, et
Marguerite en regardant sa chambre tout à l'heure
illuminée et joyeuse, terne, triste et veuve main-
tenant, se prit à dire avec amerlune :
— Oh ! maman Schnaps, vous avez raison !
Li maman Schnaps reprit :
— Quand Thérèse, Bathilde et Thécla t'ont fait
de si beaux portraits de leurs amoureux, elle ne
t'ont pas trompée; non, elles les voient ainsi, donc
pour elles ils sont réellement ainsi; mais c'est
redel du prisme, 0 non enfant, c'est le soleil qui
colore leurs visages, anime leurs traits, embellit
leur langage. Attends que le soleil soit rentré dans
ses nuages, et tu verras.
— Mais qu'arrivera-t-il alors ? demanda Mar-
guerite, est-ce que Thécla, Bathilde et Thérèse
seront malheureuses? Est-ce qu'il n'y a pas
moyen de les prévenir, de leur montrer le dan-
ger, de les avertir du piège oùellesvont tomber?
— Il est trop tard, dit la maman Schnaps,
leur destinée est irrévocable ; elles ont mis le pied
sur la penle, elles descendront la pente jusqu'au
l)out. Si tu allais leur dire maintenant : défiez-
vous, vous vous trompez, vous prenez pour la
réalité une image fantastique qui va s'évanouir,
«Iles t'écouteraient bien, ma foi; elles riraientde
tes avertissemens comme elles ont ri de ta naïveté.
Elles sont sous le charme, maintenant ; chaque
mol qui tombe de la bouche de leurs amoureux
leur semble une perle fine qu'elles ramassent et
serrent discrètement dans leur cœur; chaque
mouvement de leurscorpsest une nouvelle grâce;
chaque regard de leurs yeux est un gage de bon-
heur pour le présent et pour l'avenir. Il faut les
laisser faire, leur sort est écrit ; mais dans quinzo
jours, dans un mois au plus, déjà le soleil aura
pâli ; elles trouveront des taches aux perles, des
ombres au tableau ; puis viendront les nuages,
puis la nuit ; alors nul ne leur semblera si affreux
que ceux qui leur auront paru si beaux : c'est mt
des ellets de ce prisme dont je te parlais tout
à l'heure, de désenchanter les objets en raison
tles charmes qu'il leur a prêtés.
— Mais, maman Schnaps, que deviendront
Balhilde, Thérèse et Thécla ? Je ne puis oublier
qu'elles ont été long-temps mes amies, et je m'in -
téresse toujours à leur sort.
— Elles pleureront, dit la grand'mère.
— Et après?...
Cette question, toute simple qu'elle puisse
paraître, embarrassa la maman Schnaps, malgré sa.
profonde connaissance des secrets du cœur
humain ; elle pinça de nouveau ses lèvres selon
son habitude, et prenant l'accent solennel d'une
magicienne qui veut imposer la foi sans examen à
un adepte trop curieux :
— Ne m'en demandes pas plus, dit-elle, que je
ne veux t'en apprendre et que tu ne dois en
savoir ; j'ai voulu seulement te préserver d'un
grand danger ; ne m'interroges pas et crois-moi.
—Je vous crois, dit Marguerite, mais permet-
tez-moi de m'allliger. Ainsi donc, voilà qui est
convenu, ces trois jeunes et beaax cavaliers que
mes bonnes amies aiment tant, sont des monstres
qui vendent horriblement cher toutes leurs belles
comparaisons.
— Ce ne sont ni des monstres, ni des anges,
dit gravement la maman Schnaps, ce sont des
amoureux, ce sont des hommes, de même que
les trois amies ne sont des folles, ni des ingrates,
quoiqu'elles t'aient abandonnée traîtieusement ;
ce sont des jeunes filles, et plus tard tu compren-
dras par quels rapports, mystérieusement forcés,
amoureux et jeunes filles se trouvent entraînés
pêle-mêle dans une route fatale ; tu sauras com-
ment ils obéissent également à une puissance su-
périeure, sans avoir conscience, les uns du mal
qu'ils causent, les autres des regrets qu'elles se
préparent. La vie humaine est ainsi faite ; qui l'a
faite ainsi ? et pourquoi ? Plus tard tu le sauras
peut être, à moins que, comme beaucoup d'autres,
tu ne le saches jamais.
La maman Schnaps avait évidemment déposé
une intention ironique dans ces derniers mots.
Marguerite l'écoutait bouche béante, comme une
allouetle qui entend à l'extrémité d'un champ de
Juzerne l'appeau de l'oiseleur? Depuis quand
: donc sa naman Schnaps était-elle devenue si élo-
quente ; où prenait-elle toutes ces belles paroles ?
La pauvre enfant était effrayée et curieuse en
même temps ; ce portrait de l'amour fait par sa
grand'mère lui semblait très certainement hideux,
et pourtant elle se sentait presque le désir de
connaître cetélrangepersonnage. Ceci nous four-
nira en passant le prétexte de répéter galamment
à nos belles lectrices celte vérité tant de fois
proclamée, que les femmes sont naturellement
courageuses.
— Lestrois amoureu\ de tes bonnes amies, reprit
la manian Schnaps, sont véritablement amoureux (à
dieu Déplaise queje médise de l'espèce humaine);
mais à leai- manière, et s elon des idées malheu-
reusement .îssez communes, ce sont trois étudians
nouvellement arrivés à Berlin qui s'ennuyent de
sortir seuls, le dimanche, c'est-à-dire sans une
femme à leur bras, parce que leurs camarades
plus ancieDS en ont tous, et font honte à ceux
qui n'en ont pas. Or, ils sont convenus entr'eux,
il y a un mois, de chercher trois jeunes filles, et
de les décider à .se promener avec eux le diman-
che, à l'aide de certaines paroles qui ne font
jamais faute aux éludians ; voilà qui explique leur
air aimable, gracieux, leurs propos séduisans et
leurs hardiesses inconvenantes à l'égard du soleil
et des étoiles. Mais dans dix mois les vacances
vont revenir, adieu .alors Thérèse, Bathilde et
Thécla ! avant dfx mois même, car les étudians
n'ont pas de saisons aussi bien marquées que les
hirondelles ; les migrations du cœur ne sont pas
soumises à des règles certaines comme les migra-
tions des ci seaux. Dans six mois Thérèse, Bathilde
et Thécla pleureront leurs amoureux envolés.
— Horrible! dit Marguerite.
— Veux-tu savoir comment seront dans six
mois ces trois cavaliers, si galans et si empressés
maintenant ? Attends-moi.
La maman Schnaps se leva, entra dans sa cham-
bre, et revint portant sous son bras une espèce
de cadre carré précieusement enveloppé dans
une serviette damassée. Débarrassé de la servieiie,
ce cadre se trouva un miroir non étamé que la
maman Schnaps présenta solennellement à Sa
petite fille.
Voici, dit-elle, ce queje n'ai montré à personne:
ce miroir a le privilège de reproduire les amou-
reax tels qu'ils sont au bout de six mois d'amour.
Regarde, ne reconnais-tu pas ce grand jeune
homme à sa taille élancée, à ses cheT eux blonds,
à ses yeux bleus ; c'est l'amoureux de Thérèse.
—Je le reconnais, répondit Marguerite; mais
pourquoi a-t-il la bouche aussi disgracieusement
ouverte. Est-ce pour montrer l'ivoire de ses dents?
Maman Schnaps, ne dirait-on pas qu'il bâille ?
— Tu l'as deviné, ma petite, et pourtant il est
en face de Thérèse qui l'accable de ses tendresses,
et lui demande les larmes aux yeux la raison de
son ennui. 11 s'ennuie, parce que voilà six mois
qu'il connaît Thérèse, parce que depuis six mois
il la promène tous les dimanches, et qu'il songe
à une autre petite fille dont il est amoureux de-
puis huit jours : c'est-à-dire que le prisme s'est
déplacé et qu'une autre profite de ses rayons,
tandis que Thérèse est maintenant dans l'ombre.
En finissant, la maman Schnaps passa sur le
miroir la manche de sa robe, et dit encore :
— Regarde.
— Voici l'amoureux de Bathilde, dit Marguerite,
je reconnais le portrait qu'elle m'en a tracé ; sa
petite taille, ses regards brillans; mais qu'est
devenu son air engageant et tendre? Pourquoi
est-il assis les coudes appuyés sur une table avec
une canette de bière devant lui? Il a l'air perdu
dans le nuage de fumée qui s'échappe de la pipe
qu'il lient à la bouche. Maman Schnaps, on le
croirait à l'estaminet.
— Il y est en effet ; dans un estaminet d'étu-
dians, bien enfumé et bien bruyant, et pendant
qu'il vide canettes sur canettes, Bathilde compte
les minutes, parce qu'elle l'attend, et se désol e
d'être seule exacte au rendez -vous.
Pendant que Marguerite se laissait aller aux
tristes rétlexions que lui inspirait la vue d'un
spectacle aussi désespérant, la maman Schnaps
passa une seconde fois la manche de sa robe sur
le miroir et répéta : Regarde.
Marguerite vit un troisième portrait qu'elle re-
connut sans peine aux moustaches triomphantes
qui ombrageaient la lèvre supérieure, moustaches
dont Thécla était si fière. L'amoureux était de-
bout, sa figure exprimait la fureur, et il tenait son
bras levé.
—Pourquoi, demanda Marguerite, tient-il ainsi
le bras levé, comme s'il allait frapper sur quelque
chose ?
—Il va en effet frapper sur quelque chose, et
ce quelque chose, e'est ta bonne ami* Thécla.
— Miséricorde ! cria Marguerite.
Après celte démonstration en trois tableaux
qui produisit encore plus d'effet sur Marguerite
que les raisonnemens de sa grand'mère, celle-ci
/
*^ 469 —
garda quelque temps le silence ; ce fut Marguerite
qui le rompit la première.
— Maman Schnaps, demanda-t-elle, comment
ce miroir si précieux se trouve-t-ii entie vos
mains?
— Mon enfant, dit la maman Schnaps avec le
plus grand sérieuv, un grand nécromancien qui
connaissait la magie noire et la magie blanche, et
contait la bonne aventure aux jeunes filles, me l'a
donné il y a long-temps, en nie disant : Prends
ce miroir, il pourra sauver ta petite fille d'un
grand malheur ; tu le lui donneras quand il en
sera temps.
— Et vous me le donnez?
— Je te le donne.
Marguerite sauta de joie, et baisa le miroir fati-
dique à plusieurs reprises. Ainsi, pensait-elle,
quand un beau cavalier viendra me complimenter
sur ma bonne mine et sur ma jolie tournure, et
m'assurer qu'il veut m'aimer éternellement, je
connaîtrai, en consultant mon miroir, le fond de
sapenséc, et combiendemois doit durer l'éternité.
On voit maintenant que Marguerite avait fait
deux grands pas à la fois : en apprenant le re-
mède elle avait appris le mal ; sans son miroir
elle en aurait su trop et pas assez. Heureusement
pour elle, sa science était encore de trop fraîche
date pour lui apporter des regrets ainsi que font
toutes les sciences ; son miroir lui paraissait un
trésor inappréciable, et de plus une source iné-
puisable d'amusemens. Cependant il lui vint une
objecdon sérieuse à l'esprit, et elle résolut de la
présenter à sa grand'mère.
— Maman Schnaps, lui dit-elle, si un cavalier
se rencontre plus sincère que les autres, et que
mon miroir me le représente au bout de six mois
aussi aimable que je l'aurais rencontré, qu'en
faudra-t-il faire ?
— Tu le prendras pour amoureux, dit la ma-
man Schnaps, en affectant de tousser d'une façon
railleuse.
Marguerite, tous ses doutes éclaircis, n'eut
plus qu'à se livrer à la joie ; elle ne demandait
qu'à rencontrer des cavaliers complimenteurs,
afin de faire sur eux l'expérience de son talisman.
Le lendemain, elle voulut sortir pour accomplir
son projet; mais avant tout il lui scmblaqu'elle devait
au moins essayer une démarche auprès de Thé-
rèse, de IJathilde et de Thécla, bien que sa grand-
mère lui en eiit démontré l'inutilité. Au fond
peut-être était-elle bien aise de se vengerde leurs
railleries, et de leur montrer que la naïve Mar-
guerite pouvait maintenant en remontrer aux plus
savantes. Elletrouvases trois amies, et à chacune
elle répéta, en prenant un ton passablement em-
pirique, les paroles que sa grand'mère lui avait
apprises et les cnscignemcns que son miroir lui
avait donnés.
Elle dit à Thérèse : Prends garde, ton amant
s'ennuiera bientôt de ta présence, et je le vois déjà
qui courtise une petite fille, bien moins jolie et
bien moins aimable que \.ùi.
Thérèse lui rit au nez et lui demanda depuis
quand elle s'était faite tireuse de cartes, en ajou-
tant qu'elle avait dansé la veille toute la soirée et
qu'elle recommencerait le dimanche suivant.
Ualbildc fit une réponse à peu près semblable,
décliira avec beaucoup de hauteur à Malgucrile
iiua sëii Cavalier n'aimait pas la biCrO c( n4 fU*
mait jamais, et qu'elle la priait de lui épargner dé-
sormais ses avertissemens.
Pour Thécla, elle se contenta de hausser les
épaules quand Marguerite lui donna à entrevoir
que son gentilhomme à moustaches pouvait avoir
des manières un tant soit peu brutales.
Marguerite s'en retourna désespérée de l'aveu-
glement de ses trois amies qui repoussaient ses
conseils et riaient de ses pressentimens , peu à
peu l'airet le mouvement dissipèrent sa tristesse,
et elle se prit à songer au second motif de son
voyage à travers la ville.
En ce moment un jeune officier qui faisait ré-
sonner sur le pavé les éperons de ses bottes, loi
dit en passant :
— Ma petite princesse, voas ferez tourner bien
des têtes si vous voulez, et pour ma part je don-
nerais volontiers la moitié de ma vie pour avoir
la permission de passer l'aulre à vos genoux.
— Nous verrons, pensa Marguerite.
Après l'officier vint un monsieur magnifique-
ment vêtu qui lui dit:
— Ma petite enfant, vos pieds sont li mignons
qu'en marchant vous devez les écorcher; si vous
voulez me suivre, je vous donnerai un apparte-
ment tout de velours et de soie ; vous aurez un
équipage à vos ordres, une camériste et deux la-
quais galonnés pour vous servir.
— Nous verrons, pensa encore Marguerite.
Après celui-là vint un petit jeune homme
tout frisé, tout pimpant, tout sautillant, qui lui
dit:
— Si tu veax, jeune fille, je te donnerai la
moitié de ce que je possède, des terres, des châ-
teaux, des villas magnifiques.
Marguerite se rappela qu'on offrait toutes ces
choses-là dans les romances, et pensa plus que
jamais :
— Nous verrons ! nous verrons !
Rentrée chez elle, elle prit son cher miroir, y
passa sa manche, ainsi qu'avait fait sa grand'mère,
et, comme une pylhonissc qui veut commander
aux ombres, commença son évocation par ces pa-
roles :
— Voyons, M. l'officier, qui vous plairiez tant
à mes genoiLx; comment seriez-vous au bout de
six mois, si par hasird je voulais bien vous écou-
ter?
Alors elle aperçut, dans la glace, l'officier de-
bout, fronçant le sourcil et lui disant (car le mi-
roir reproduisait en lettres saillantes les paroles
de ceux qu'il représentait) :
— Marguerite, je suis fatigué, tire-moi mes
bottes.
Marguerite se hâta d'essuyer le miroir pour en
chasser cette affreuse image.
Le monsieur magnifiquement vêtu parut alors ;
il conservait un air mielleux et poli, et se contenta
de dire :
— Ma petite, vous allez avoir la bonté de me
rendre les bijoux que je vous ai donnés, le cache-
mire ([ui couvre en ce momeiu vos épaules, et de
quitter l'appartement où vous êtcs;j"aivu augrand
théâtre une danseuse (]ui me plaît beaucoup plus
(jue vous, et vous aurez pour agréable que je lui
transfère avec mon cœur les gages de ma munifi-
cence.
— Ainsi, monsieur, dit Manjucrlle, (|Ui, dans
ce moment coiivcnl$$aiit eu rCoiiU ccUd ^ùiiili
illusion, crut s'adresser à un homme et non h
une vaine image, vous me repoussez après m'a-
voir si perfidement accueillie. Que sont devenues
vos promesses? Mes pieds ne sont-ils plus aussi
mignons qu'autrefois, ne craignez-vous plus que
je les écorche en marchant? Allez chez votre dan-
seuse, et dites-lui qu'avant six mois vous la chas-
serez, comme vous me chassez en ce moment.
Pendant que Marguerite parlait ainsi, l'image
qu'elle accablait de reproches fit place à celle da
petit jeune homme frisé, pimpant et sautillant qui
lui avait adressé ses hommages entre deux pirouet-
tes. Hélas ! qu'il avait l'extérieur misérable ! que
ses habits annonçaient bien la pauvreté ! que sa
figure amaigrie faisait mai à voir ! 11 tenait a la
main un morceau de pain sec, et en le montrant
à Marguerite il lui disait :
— Voici à quoi se réduisent les villas, les ter-
res et les châteaux dont je vous ai parlé pour lâ-
cher de vous éblouir ; mais comme j'ai grand ap-
pétit, vous me pardonnerez de ne point vous of-
frir la moitié de ce que je possède.
— Gardez tout, dit Marguerite avec indignr-
tion. Dieu merci ! je n'ai jamais manqué de pain,
et maman Schnaps m'a donné un trésor qui vaut
mieux que tous les châteaux et toutes les riches-
ses de la terre. En disant ces mots, Marguerite
pressait le miroir contre son cœur, et se félici-
tait d'avoir une pareille sauve-garde contre la du-
plicité et l'inconstance des hommes. Les jours sui-
vans elle continua ses expériences; elle se mit à la
fenêtre, et quand un jeune homme lui lançait en
passant une de ces œillades, provocationsde regard
à regard, déclaraiionsd'amour muettes et fugitives,
vite elle consultait son mu-oir; et comme chaque
fois, ce contraste entre le présent et l'avenir ame-
nait de nouvelles images grotesques ou terribles,
Marguerite n'avait garde de se lasser d'un si déli-
cieux passe-temps. Un matin elle entendit un grand
bruit de fanfares et ouvrit sa fenêtre pour rc^nr-
der ce qui se passait; c'était le régiment de ca-
valerie, te prince royal, qui s'en allait à la ma-
nœuvre. Les cavaliers de ce régiment avaient la
réputation la plus exécrable et la plus flatteuse à
la fois. On les citait pour des perfides, ce qui
prouvait qu'on leur donnait l'occasion de faire
des perfidies. On les redoutait, ce qui prouvait
qu'ils étaient redoutables. Il prit fantaisie à Mar-
guerite de passer en revue un à un tous les ca-
valiers à mesure qu'ils lui lanceraient un regard.
Voici donc que tous ces beaux miUtaires défilè-
rent sur le miroir de Marguerite, non pas jeunes
et brillans comme elle les voyait de ses yeux, mais
maussades et bourrus comme des amoureux de
sLx mois, en présence de leur maîtresse.
Les uns bâillaient, et même dormaient comme
l'amoureux de Thérèse.
Les autres fumaient épouvantablement et bu-
vaient de la bière comme l'amoureux de Bathildc.
D'autres levaient les bras à la manière du
jeune homme à moustaches dont Thécla s'était
affolée.
Elle vit un jeune officier, rose et blond, la
candeur même, qui lui disait :
.. Marguerite, j'ai pcnlu hier tout mon ar-
gent au jeu, mes galons et mes épaulettcs sont
en gage; donne-moi u montre que j'aille la ven-
dre. '
ZWA viiieli a prolons^aàt pendant plui d'tfié
— 470
heure au bruit des trompettes, fatigua la pauvre
enfant ; pour la première fois, elle songea à ces
paroles de sa grand'oifcre : « Mon enfant, si tu
irouvcj un cavalier qui soit le même au bout de
six mois que le premier jour, prends-le pour
amoureux. » Et elle se dit à part soi : Ma foi j'ai
bien peur que maman Schnaps ne m'ait pas fait là
une grande concession. Pendant une heure cinq
renLs cavaliers, tous jeunes, tous beaux, avaient
(k'filé devant elle, et pas un de ces cavaliers n'é-
tait sincère, pas un de ces regards n'avait dit la
vérité. Ce fut là le premier sentiment de douleur
que les expériences du miroir causèrent à
Marguerite. Comment cette petite fille, si igno-
ranic naguère, en était-elle venue là à regretter?
Regretter, n'est-ce pas désirer en arrière? Dési-
rer, n'est-ce pas connaître ? Connaître, désirer,
regretter, comment Marguerite avait-elle appris
si vite toutes ces choses? Serait-ce que pour la
jeunesse le temps ne se mesure pas comme pour
la vieillesse et l'âge mûr, et qu'il y a des idées
qui germent aussi facilement dans un cœiir de
seize ans, que le bluct dans les blés?
Depuis ce moment Marguerite eut moins sou-
vent recours à son miroir j le fruit de l'arbre du
bien et du mal, dont elle s'était rassasiée avec
tant d'ardeur, commençait à lui sembler amer, et
elle se demandait si le malheur d'ignorer n'était
pas préférable au bonheur de savoir.
Le mois de mai était revenu avec son cortège
de fleurs, de chaudes brises, de nuages dorés; les
primevères s'épanouissaient dans les champs, et
Marguerite s'épanouissait comme elles. Le di-
manche, sous sa fenêtre, elle voyait passer de
joyeuses jeunes filles laissant flotter leurs châles au
vent, et s'acheminant légères vers les promenades
verdoyantes qui avoisinent la ville. Ses yeux s'a-
nimaient à ce spectacle, son cœur, autrefois tran-
quille, battait violemment dans sa poitrine, et efle
tressaillait en écoutant monter à son oreille la
voix des désirs inconnus. Plusieurs fois elle vit
passer Thérèse, Bathilile et Thécla, chaque fois
elle les accompagna long-temps du regard, non
plus avec les douleurs dune amie qui voit ses
amies marcher vers l'abîme, mais avec une sorte
d'envie, et en songeant que peut-être Thérèse,
Bathilde et Thécla étaient heureuses pour igno-
rer ce qu'elle savait.
Quand elle sortait et que les jeunes gens lui
adressaient des complimens, elle ne disait plus
avec mépris comme auti'cfois : nous verrons ; elle
souû'rait de ne pouvoir ajouter foi à leurs paroles,
clic sentait le besoin d'y croire, et son âme se
déchirait combattue entre ces deux sentimens
contradictoires d'mie illusion qui lui devenait
chère et d'une réalité qui ('accablait. Le prin-
temps lui apportait chaque jour de nouveaux
charmes, l'eufjnt prenait son essor, sa taille au-
tiefois frêle et sans contoiys s'arrondissait, ses
yeui naïvement fixes s'imprégnaient des blondes
couleurs du ciel et des molles clartés des étoiles.
F.lle avait de ces rougeurs subites qui attestent les
capricieuses pulsations des artères et les mouve-
incns désordonnés du sang. Son heure était ve-
nue d'aimer; toutes les fatalités de la nature l'y
poussaient en dépit d'elle-même. Le ciel et son
azur, le soleil et ses rayons, la nuit et ses sen-
teurs embaumées lui formaient un cortège, tous
les êtres de la création prenaient une voix pour
lui dire : Aime, aime, et une invincible puissance
la retenait dans son immobilité; la science glaçait
les désirs à peine éclos dans son cœur ; ses rêves
se pétrifiaient à peine formés; comme un frêle
esquif dans le port, à chaque souffle de la brise
qui enfle ses voiles, elle se balançait un instant
sur elle-même et retombait tristement dans son
inertie.
Chaque fois qu'elle consultait son miroir, elle
n'avait plus comme jadis un rire orgueilleux sur
les lèvres, ni cette assurance de la raison calme
qui défie les vains fantômes de l'imagination, son
visage exprimait l'abattement, ses yeux se rem-
plissaient de larmes. Si son miroir ne pouvait
lui dire que des vérités tristes, ne pouvait-il men-
tir un jour.
La maman Schnaps s'aperçut de cette tristesse,
et fixant sur sa petite fille un de ces regards péné-
trans qui fouillent au fond de l'âme ;
— Qu'as-tu, petite? lui demanda-t-elle.
Marguerite se sentit rougir et répondit en bal-
butiant :
— Je n'ai rien, maman Schnaps.
Elle mentait, car ce jour-là même elle avait eu
un rêve qui la tourmentait fort. Pendant son som-
meil un jeune homme lui était apparu, tenant
dans sa main une cage où s'agitaient en frémis-
sant trois colombes. Son viiage avait une expres-
sion douce et mélancolique ; ses cheveux d'un
blond d'argent voltigeaient autour de son front,
ses yeiLX d'un bleu d'azur réfléchissaient toutes
les bonnes pensées des années d'innocence. —
Marguerite, lui avait-il dit d'uiie voix harmonieu-
se, voici vos trois colomljes que j'ai retrouvées et
que je vous rapporte, quelle récompense me don-
nerez-vfius.pour cela? A la vue du jeune homme,
Marguerite avait éprouvé une sensation inconnue;
en revoyant ses colombes, son cœur s'était dilaté
de plaisir, et tout entière à cette double émo-
tion, elle se sentit prête à tendre lamain au jeune
homme, en lui disant : voilà votre récompense ;
mais l'idée de son miroir se présenta tout à coup
à son esprit, elle retira sa main et se contenta de
dire : nous verrons! Le jeune houmie avait dis-
paru, elle avait consulté son miroir, et comme à
l'ordinaire son miroir avait substitué à ses illu-
sions une désolante réalité.
Voilà pourquoi Marguerite, en s'éveillant, avait
senti ses yeux noyés dans les larmes, voilà pour-
quoi elle parut si triste à sa grand'mère qui lui
demanda la raison de sa tristesse.
— Marguerite, dit la maman Schnaps en con-
tinuant à la regarder fixement, tu as beau faire,
je vois bien que tu n'es pas heureuse ; tu as beau
écraser entre tes dix doigts les pleurs qui vou-
draient s'échapper de tes yeux, je les vois mal-
gré toi, on ng ©e trompe pas, Voyons, que dési-
res-tu ?
— Eh bien, répondit Marguerite «'enhardis-
sant par degrés, je désire des ailes comme les oi-
seaux, afin de suivre les nuages et de m'cnvolcr
après eux : l'air que je respire dans cette cham-
bre étroite et obscure est trop lourd pour ma
poitrine, j'étouffe ici, je me sens mourir,
— Oui-dà ! dit la maman Schnaps en rappro-
chant ses deux lèvres en dedans de façon à pro-
duire une espèce d'indescriptible sifflement, et
qu'irais-tu faire avec les oiseaux? qii'irais-tu cher-
cher derrière les nuages ? Maissi.tu as besoin d'air,
nous sortirons ensemble, et comme tu n'as pas
encore d'ailes, tu te serviras de tes jambes.
En efl'et, le dimanche suivant la mère Schnaps
mit son plus beau casaquin, recrôpa son tour de
cheveux et sortit avec Marguerite. Elles se diri-
gèrent à travers le faubourg vers la promenade la
plus fréquentée, et aperçurent un transparent
rouge entouré de verres de couleurs sur lequel
étaient écrits ces mots ; Bal de la Redoute ; elles
entrèrent. Du salon d'hiver, le bal s'était trans-
porté au salon d'été et se tenait dans une rotonde
entourée d'acacias ; jeunes gens et jeunes filles
se pressaient, les yeux cherchaient les yeux, les
mains eflleuraient les mains ; sur tous les fronts
on voyait briUer la confiance et le plaisir. Cette
image d'un bonheur qui n'existait pas pour elle
attrista Marguerite, et elle s'assit pensive avec sa
grand'mère à une table un peu à l'écart. Au bout
de quelques instans un jeune homme vint l'invfter
à danser; la maman Schnaps fit un signe d'as-
sentiment, et Marguerite descendit avec son ca-
vaher. C'était la première fois qu'elle goiitait cet
enivrement du bal, ce charme qu'une femme
éprouve à se sentir entraînée par le mouvement
de l'orchestre et soutenu par un danseur entraîné
comme elle. Marguerite s'y abandonna de tout
cœur; un moment elle oublia les soucis qui la
rongeaient et se livra aux caprices de la mesure;
et ses souvenirs et ses chagrins, elle oublia tout
jusqu'à ce miroir fatal dont l'idée cruelle pesait
tant sur sa destinée. En revenant à sa place elle
aperçut Thérèse, Bathilde et Thécla, mais eUe
n'eut pas le temps de leur parler, tant elles passè-
rent rapidement.
De retour à sa place, un second cavalier vint
l'inviter, mais cette fois la maman Schnaps refusa
son consentement. La soirée était fraîche , et le
temps menaçait pluie ; elle emmena sa petite fille
et sortit de ce paradis nouvellement décou-
vert qui se nommait le bal de la Redoute. Ren-
trées à leur demeure , la vieille femme et la jeune
fille s'assirent en face l'une de l'autre sans mot
dire ; toutes deux avaient leurs pensées.
— Eh bien! petite, dit à la fin la m<nman
Schnaps, tu n'as pas envie de consulter ton mi-
roir, tu ne veux pas savoir ce que signifient tous
ces regards qui l'ont poursuivie?
— Je suis fatiguée , dit Marguerite.
La maman Schnaps se leva en souriant , et re-
vint se poser devant Marguerite le miroir à la
main.
— Regarde donc, comment sera dans six mois,
avec toi ou avec une autre, celui qui t'a fait danser.
Marguerite leva les yeux et aperçut un homme
noirci par la fumée , une sorte de cyclope à l'air
horriblement mal propre et brutal qui prononçait
ces mots en montrant le poing : ^
— Femme ! je t'ai déjà prévenue ; si demain ,
quand je rentrerai, ma soupe n'est pas chaude,
gare à toi !..,
Cette image n'était pas faite pour chasser les
idées funèbres de Marguerite ; tous ses regrets ,
toutes ses douleurs, tous ses désirs vagues et ré-
primés, toutes ses sensations ^douloureuses des
jours précédens, l'assaillirent en mêaie temps, et
elle fut sur le point de répondre à sa grand-
mère :
— Maman Schnaps, reprenez votre miroir, je
n'en veux pluç; j'aime mieux pleurer tout à mon
— 471
aise dans six mois , comme Thérèse , Bathilde et
Thécla , que de plem^er tous les jours comme je
le fais.
La maman Schnaps devina probablement ce
que Marguerite n'avait pas osé dire , car quel-
ques momens après , en déposant sur le front de
la jeune Oiie le baiser du soir, avant de rentrer
dans sa chambre, elle lui dit :
— Prends garde, Marguerite, tu sais déjà com-
ment les colombes s'envolent , prends garde d'ap-
prendre coiûment le bonheur s'en va.
Malgré cet avertissement, Marguerite persista
dans sa résolution ; les jours suivans l'y confir-
mèrent. Elle fit de nouvelles expériences qui tour-
nèrent tout aussi mal que les autres, et se décida
à rendre à sa grand'mère ce fatal miroir qu'elle
avait reçu naguère avec tant de joie. Dans sa
prévention extrême contre le talisman de la
maman Schnaps, elle allait jusqu'à l'accuser d'im-
posture, et trouvait à lui opposer des argumens
tels que ceui-ci : il est impossible que tous les
hommes soient faux, tous les sermens trompeurs,
et que l'amour le plus sincère se dissipe comme
une songe au bout de six mois ; donc le miroir
mentait, et la maman Schnaps n'avait peut-être
imaginé un pareil conte que pour l'effrayer.
Il ne fallut rien moins qu'un grand événement
pour ébranler son incrédulité ; ce grand événe-
ment fut la visite de Thérèse. Thérèse avait
l'air triste , fatigué , abattu. En entrant , elle
prit la main de Marguerite et la serra affectueuse-
ment; des larmes roulaient dans ses yeux, et elle
s'écria :
— Je suis bien malheureuse !
Pourtant trois mois seulement s'étaient écoulés
depuis la dernière entrevue des deux amies;
aussi Marguerite fut-elle réellement épouvantée.
Elle songea à son miroir, et le comparant en idée
à une horloge qui marque rapidement les heures
joyeuses et lentement les mauvaises heures :
— Mon Dieu! dit-elle, n'est-il pas déjà assez
cruel, et faut-il encore qu'il avance de trois
mois!
Elle se mit alors à pleurer avec Thérèse,
n'osant pas la questionner.
— Je suis bien malheureuse! répéta celle-ci;
ab! pourquoi n'ai-je pas eu une amie éclairécqui
m'ait montré le piège où j'allais tomber? Combien
je regrette maintenant nos bienheureux samedis,
nos innocentes causeries et nos parties de loto.
Cette réhabilitation du loto dans l'esprit de
Thérèse parut à Marguerite un symptôme écla-
tant de désastre.
—Mais qu'as-tu donc? Est-ce que ton amou-
reux?,..
— Ne te fie jamais aux discours des amoureux,
dh Thérèse, le mien ne m'aime plus et m'aban-
donne.
—Et Bathilde, demanda Marguerite, et Thé-
cla?...
Thérèse ne répondit que par un nouveau dé-
luge de larmes.
Marguerite alors fut bien obligée de convenir
que son miroir n'était pas un imposteur, et disait
par fois la vérité. Cette scène laissa dans son es-
prit une impression doulourcnsc. D'une part, si
le miroir disait vrai, il fallait donc s'en rapporter
à lui et suivre ses conseils; mais, d'autre pan,
si clic ne rencontrait jamais le cavalier modèle
que sa maman Schnaps lui avait si généreusement
permis d'accueillir, comment faire ? quelle per-
plexité ! ici le malheur, là l'impossible, une bar-
rière infranchissable des deux côtés ; le désir et le
savoir, deux choses inconciliables à tout jamais!...
Un jour que la maman.Schnaps était sortie pour
porter de l'ouvrage, et que Marguerite se trou-
vait seule dans sa chambre réfléchissant à la bizar-
rerie de sa position, on frappa légèrement à la
porte. Marguerite alla ouvrir, et quel fut son
étonncment en voyant un jeune homme qui te-
nait à la main une cage couverte d'un mouchoir
en soie. Ce jeune homme était beau, il avait l'air
troublé et heureux à la fors ; ses yeux du plus
beau bleu brillaient à travers deux longs cils qui
en tempéraient l'éclat ; son teint avait toute la
fraîcheur du printemps; c'était exactement le por-
trait de celui que Marguerite avait \ti en songe.
Il leva le mouchoir de soie qui enveloppait la
cage, et Marguerite aperçut trois colombes qui, à
sa vue, s émirent à battre des ailes.
— Mademoiselle, dit le jeune homme, je vous
rapporte des oiseaux qui vous appartiennent, et
que je suis bien joyeux d'avoir reu-ouvés.
Marguerite examina les colombes, c'étaient
bien les siennes, elles les reconnut toutes trois
aux signes particuliers qui les distinguaient. La
première avait au cou un grain d'ébène, la seconde
avait le bout de l'aile irisé, et la troisième portait
fièrement sur le front une aigrette chatoyante.
— Mes colombes , mes chères colombes ! dit
Marguerite palpitante de plaisir, pourquoi m'avez-
vous quittée, ingrates ? et pourquoi faut-il qu'on
vous ait forcées à revenir?
— Quelle récompense me donnerez-vous pour
cela? ajouta le jeune homme d'un ton de voix sup-
pliant. J'ai battu bien des buissons pour vous rap-
porter vos colombes, je me suis ensanglanté les
doigts, j'ai bravé le danger et la fatigue , car je
savais combien vos colombes vous étaient chères,
et j'aurais donné ma vie pour vous les rendre.
Marguerite rougissait et tremblait en entendant
ces paroles ; son rêve, tout son rêve devenait une
réalité. Mais par quel hasard ce jeune homme
avait-il su qu'elle avait perdu trois colombes?
comment avait-il découvert sa demeure? Elle
n'osa pas lui adresser une question, car elle s'a-
dressait cette question à elle-même : quelle récom-
pense veut-il, et qu'elle récompense puis-je lui
donner?
— Mademoiselle, continua le jeune homme, je
veux vous dire le fond de ma pensée, car jamais
le mensonge ne s'est posé sur mes lèvres. Je
suis déjà récompensé de ce que j'ai fait ; je vous
connaissais, je vous avais vue, et j'avais formé le
désir de vous parler, de vous entendre. Merci
donc à vos oiseaux qui aujourd'hui m'introduisent
auprès de vous ! Mais maintenant dois-je me
retirer sans emporter l'espoir de vous revoir ? Ne
Usez-vous pas dans mon cœur ? Ne comprendrez-
vous pas les seiuimens que je n'ose vous peindre ?
M'accordercz-ïous le droit de me dire vou-e
ami ?
Jamais Marguerite n'avait entendu une voix si
douce, des paroles aussi harmonieuses. Les
manières de riiironiinu, ses gestes, l'expression
de SCS regards formaient pour elle un ensemble
délicieux qu'elle n'avait jamais soupçonné. Le
moyen de croire que de telles paroles pussent
être perfides, qu'une figm^e aussi franche pût
cacher un cœur faux.
— Monsieur, lui dit-elle, je ne dépends pas
de moi, j'ai une grand'mère qui dirige ma con-
duite et veille sur mes actions. Je parlerai à ma
grand'mère, et si elle y consent, je serai heureuse
de vous renouveler mes remercîmens.
Marguerite, en parlant de sa grand'mère, son-
geait à son miroir, c'était lui qu'elle voulait con-
sulter ; car la visite de Thérèse avait opéré en
elle une réaction violente ; et elle ne voulait pas
s'exposer aveuglement à un malheur dont la
preuve lui était acquise.
L'inconnu la regarda quelque temps en silence,
avec une expression de résignation, de douleur
et de supplication ; puis il se retira en disant
adieu de la main à Marguerite.
Marguerite courut à son miroir ; pour cette
fois elle avait confiance, son miroir ne pouvait lui
annoncer que du bonheur. Enfin il s'était trouvé
cet idéal presque impossible que depuis quelque
temps elle poursuivaitde sesdésirs les plus ardcns.
Elle passa donc rapidement la manche de sa robe
sur le miroir prophétique, mais, au mo ment d'y
jeter les yeux, le frisson la prit, elle eut peur ; si
cette image que son cœur réfléchissait si douce et
si pure allait se transformer en monstre, si cette
illusion qu'elle choyait déjà comme un trésor
allait se briser tout d'un coup au contact de l'ave-
nir ! Je suis heureuse, se disait-elle, parce que je
crois à la sincérité de l'inconnue ; si mon miroir
confirme ce que je sens, qu'aurai-je gagné ? de
croire comme avanU Mais si le contraire arrive,
j'aurai tout perdu. Réalité ou illusion, ma foi fait
mon bonheur ; pourquoi risquer de la perdre,
poiuquoi jeter ce que je puis garder ?
A ce petit sophisme, il y avait une objection
bien simple : mais le danger? Marguerite crut
réfuter victorieusement l'objection en disant :
Le danger n'est pas si proche, je ne reverrai
peut-être jamais ce jeune homme, et si l'horizon
devenait menaçant, il serait toujours temps de
m'en rapporter à mon miroir. On voit sur quelle
pente se laissait aller Marguerite à son insu; mais
elle avait encore dans les oreilles le doux bruit
des paroles de l'inconnu et ne se rappelait plus
les sages averlissemens de sa maman Schnaps ;
la science avait triomphé tant que le sentiment
ne s'était pas montré ; maintenant que le senti-
ment venait d'éclore, la pau\Te science, toute
honteuse, se cachait crainte d'être vaincue.
Marguerite ne dit rien à sa maman Schnaps de
ce qui s'était passé, et imagina un petit mensonge
pour expliquer le retour des trois colombos; mais
dix fois au moins dans le jour elle se mit à la
fenêtre. Vers sept heures du soir, l'inconnu passa
sous sa fonêu-e, il tenait un bouquet de wergis-
mein-nich àlamain, et l'élevaen l'air, ciuunepour
en faire hommage à Marguerite.
Celte façon discrète d'exprimer son amour
parut à la jeune fdle le comble de la délicatesse.
Le lendemain, à la même heure, l'inconnu re-
commença le même manège ; décidément c'était
là une conduite héroïque, et moins que jamais
Marguerite ne songeait à consulter son miroir.
Que pouvait-elle désirer de plus ? Quand Tincon-
nu avait passé, elle rcfermaitsa fenêtre et recueil-
lait dans son cœur le bonheur qut sa vue lui
avait causé. Cela dura quinze jours ainsi; au bout
— 472 —
de quinzo jours, le jeune homme passa encore
sous la fenêtre (le Marguerite, mais il avait l'air
plus triste que de coutume et ne tenait plus de
wergismein-nich à la main. Ce changement inquiéta
hoautoup Mar;;uerite. Le lendemain, dans la ma-
tinée, elle reçut la lettre suivante :
Mademoiselle,
Il faut absolument que je vous voie; accordez-
moi la permission de me présenter chez vous ;
je vous promets de me montrer respectueux et
soumis, et je vous apporterai un beau bouquet de
wcrgismein-nich.
Signé Wn.nEM.
Place du Grand-Frédéric.
Marguerite ne crut pas devoir répondre à cette
lettre et se contenta de se mettre comme par le
passé à sa fenêtre; mais Wilhem ne parut pas,
et h'ilt jours après Marguerite reçut une seconde
lettre qui contenait ces mots :
Si ce soir à huit heures vous ne vous trouvez
pas sous le dixième raaronnier de l'allée du prince
royal, je me tuerai.
L'écriture de cette letu-e était tremblée et dé-
notait la plus extrême agitation dans celui qui
l'avait écrite. Marguerite la lut et la relut, et fut
toute la journée dans des transes mortelles; d'un
côté se trouver h un rendez-vous c'était mal;
mais de l'autre, laisser mourir un jeune homme
qui lui avait rendu ses colombes, c'était bien
cruel. Jusqu'à sept heures et demie, elle flotta
ainsi d'une idée à l'autre; à la lin elle se décida à
partir et se rendit aux dixième maronnier de
l'ailée du prince royal. Wilhem l'y attendait, et
lui montra la crosse d'un pistolet caché dans la
poche de son habit, preuve que son intention de
se tuer était sérieuse. Le moyen de douter d'un
amour qui va jusqu'au suicide! On causa environ
une demi-heure au clair de la lune : Wilhem fit
les plus magnifiques protestations, et en quittant
Marguerite il l'embrassa.
C'était le premier baiser que recevait Margue-
rite, aussi en fut elle toute bouleversée. Mainte-
nant, il n'y avait plus de ménagemens à garder;
le danger devenait pressant. Maiguerite rentra
chez elle avec l'intention bien arrêtée de consulter
son miroir, elle s'enferi:ia dans sa chambre et
courut à la petite armoire où elle avait coutume
de le déposer; n>ais en avançant, son pied fit
crier sur le carreau un fragment de verre cassé,
et en baissant les yeux, elle vit son miroir brisé
en mille pièces et jonchant le carreau de ses dé-
bris ; en même temps, elle entendit un miaule-
ment plaintif; c'était son chat qui ies oreilles
Laissées s'avouait le coupable et demandait par-
don de sa faute.
Qu'on juge du désespoir de Marguerite, son
miroir brisé au moment où elle en avait tant
besoin, qu'allait-ellc devenir? Il faudrait donc
toutconfier àsa maman Schnaps! Mais que!
aveu pénible ! Cependant elle n'hésita pas, et pous-
sant la porte qui séparait lachambre de la maman
Schnaps de la sienne, elle avança en droite
ligne vers le lit de sa grànd'mère. Le lit était
vide; elle appela, personne ne répondit.
Maman Schnaps , s'cci ic-tcllc , c'est votre
petite-fille qui vous appelle, venez ii mon recours;
rien! Son chat qui ]':ivait suivie continuait :,eul ;î
miauler d'une f«r(,n lugubre ; chose étrange, le
li» tCéiaitpas même défait-. MarsiitrlicM^aif (]iie
sa grànd'mère ne sortait jamais le soir, que pen-
ser ? Elle s'assit auprès du lit en pleurant ; mais
pendant que d'un regard fixe et désespéré elle
regardait un à un les carreaux de la chambre, elle
vit dans un coin un petit monceau de cendre
blanchâtre, et sur cette cendre un papier déplié ;
elle ramassa le papier et lut ce qui suit :
« Mon existence tenait à celle du miroir que je
"t'avais donné; le miroir est cassé, ma vie s'est
"éteinte. Il y a douze ans que ta grànd'mère est
• morte, ma chère petite. Tu vois donc que je ne
"Suis pas ta grànd'mère; mais j'av.is pris les traits
"de ta maman Schnaps pour être auprès de toi,
"parce que je t'aimais et que je voulais te préser-
" ver des pièges où tombent tant de jeunes filles.
«Fasse le ciel que mon souvenir te tienne lieu
"de ma présence!"
"Atlieu. La fée SciENTiA.»
Marguerite ne voulut point séparer la fée
Scientia de sa maman Schnaps, et pleura l'une
sous les traits de l'autre ; pendant un grand mois
elle ne songea qu'à prier Dieu, et Wilhem ne
parut pas. I\]ais au bout d'un mois il vint voir
-Marguerite, et lui dit qu'ayant appris la mort de
sa maman Schnaps, il n'avait pas voulu troubler
sa douleur, mais qu'il avait beaucoup pensé à elle.
Du reste, il ne parla pas de son amour, et cette
discrétion parut de très bon goût à Marguerite.
Peu à peu les visites devinrent fréquentes! il était
toujours bon, aimable et raisonnablement entre-
prenant. Peu à peu, Marguerite se familiarisait
avec lui ; après l'avoir appelé monsieur, elle l'ap-
pela M. Wilhem, puis tout simplement Wilhem, et
alors ils allèrent ensemble au Bal de la liedoùte.
Pendant deux mois Marguerite gofita le bon-
heur d'un premier amour, mais non sans trouble
et sans mélange. Le souvenir de son terrible
miroir et de la cruelle expérience qu'elle avait
acquise, était comme un nuage qui obscurcissait
ses plus beaux jours. Quand Wilhem avait l'air
soucieux, le regard plus distrait que de coutume,
elle descendait mélancoliquement en elle-même
et se demandait : est-ce que déjà le prisme se dé-
compose ? est-ce que le soleil s'en va !
Le cinquième mois, Wilhem vint la trouver en
costume de voyage, il avait l'extérieur composé :
Marguerite pressentit un grand malheur.
— Marguerite, lui dit-il, ma mère est malade à
Francfortet m'écrit d'aller la voir; je pars, mais
je reviendrai.
Marguerite comprit tout, et quoiqu'elle n'es-
pérât pas le revoir jamais, elle eut le courage de
lui dire adieu en souriant ; mais quand il fut
parti, les sanglots éclatèrent à travers sa poitrine.
A quoi donc lui avait servi d'avoirla fée Scien-
tia pour marraine ?
Jules A. David.
(L'Euroi)e Monarchique] ,
ESQUISSES DE MŒURS.
PARIS EN ÉMEUTE.
Pour cor.uaiire un homme , ce n'est pas tout
de le voir bien poilaiit: il faut IVlu.ier ausi
quand il c.L malade. L'étal de malaiiie développe
va uoas^'le plusiouvcut nos défauis, cl quelque-
fois nos qualités ; s'il efface quelques traits sail-
lans de notre caractère , il en est d'autres qu'il
fait ressortir. Telle âme qui parait le plus forte-
ment trempée, faiblit sous la souffrance ; tel carac-
tère égal et doux s'aigrit et se hérisse ; tel de lion
devient agneau ; tel, d'agneau qu'il était, se fait
lion.
Les masses d'hommes qui composent un peu-
ple, une ville, ont leurs maladies, leurs crises mo-
rales, comme les individus isolés ont leurs mala-
dies physiques.
Encore ces crises n'offrent-elles pas le même
aspect en France et en Angleterre, à Paris et
dans toute autre ville. Etudions Paris malade, Pa-
ris en élat de fièvre, Paris en émeute. Aussi bien,
les battemens de ses arlères envoient des pulsa-
tions aux deux ^bouts de la France. Dans nos
autres cités, l'émeute est locale ; à Paris l'émeute,
suivant l'occurence, devient une révolution, qu'elle
expédie immédiatement par les mallet-postes : la
centralisation se trouve tout organisée à son
profit.
Triste sujet d'études, que Paris en émeute !
sujet qui ne nous a pas manqué depuis neuf ans,
et qui , par la force des choses, par l'impérieuse
loi des principes , vient de se reproduire encore,
aussi vivace que jamais !
Comment arrive l'émeute ? Quel est son com-
mencement, ion piemier signal? Nul ne peut le
dire, ou plutôt mille vous le diront, mais nul au
juste ne le sait. C'est une voix jetée dans l'air, et
à laquelle d'autres voix répondent : c'est un de
ces atomes crochus, auxquels un philosophe vou-
lait attribuer l'honneur de la création du monde,
et qui, rencontrant d'autres atomes ,' se joint et
s'agglomère avec eux. L'émeute surgit tout à
coup, quand personne ne l'attend; nous parlons
ici de la véritable émeute , qui tient une arme et
livre bataille , et non pas du rassemblement mi-
sérable et ridicule, que des badauds forment sur
le boulevard , sans savoir pourquoi, quand la re-
nommée a dit d'avance : « Tel jour, à telle heure,
à tel endroit, il y aura rassemblement. »
Voici l'émeute née : elle a fait acte de vie par
un coup de fusil tiré,. par l'attaque d'un poste,
par la chute des réverbères que l'on brise en
éclats. Le réverbère, dans toute émeute , est la
première victime inévitablement dévolue à la des-
truction. H y a, dans Paris, telle rue dont les ré-
verbères ont élé renouvelés dix fois depuis la ré-
volution de judiet, cette sublime casseuse de lan-
ternes. C'est une cible contre laquelle les ama-
teurs exercent leur adresse. Toute maison en
construction ou en démolition fournit des projec- .
tiles. A défaut de pierres ou de plat as, l'émeute
improvisera, pour cet usage , d'autres munitions.
Le lundi de la semaine dernière, on remarquai:,
à la Pointe-Saint-Eusiache , près le marché des
Innocens, une lampe à gaz brisée, où pendaiei t
encore qucliiucs radis. L'émeute de la veille, pour
viser aux réverbères, s'était approvisionnée avec
les bottes de Itgumes du marché.
Déjà, dans le quarùer où surgit l'émeute, voii i
que la buutiijuo priideulc clôt en toute hftle sa
devanture , et que les pa;sagcs ferment kurs
firilles; voici qua la première barricade se (orme.
sous la niaind'inijéiiicuis c.\pjdiiif-<. La barrir^
(SI une tics gloires de la grande semaine : eUnta^
yardo toutes ics iradiiioiis de celte iiciic cpo|lic»^
— 473 —
L'invention des omnibus la sert à merveille. Ces
longues arches de Noé , où l'industrie entasse en
vis-à-vis jusqu'à seize humains, suflisent à elles
seuil s pour bari-er certaines rues, A la première
réquisition de l'émeute , qui crie : Uattc-tà , con-
ducteur et cocher capitulent sans résistance, et
quittent leur poste avec tous les honneurs de la
Ruerre. Ils emmènent leurs chevaux , sur-le-
champ dételés. Quant à la population de l'omni-
bus , l'émeute lui laisse le temps d'évacuer la
place. On a efl'rayé les cuisinières en leur con-
tant d'allreuses aventures d'omnibus renversés par
l'émeute avec tout leur contenu , changé de la
sorte en barricade vivante. Ces histoires d'ogre
sont pure calomnie : l'émeute a des procédés : on
l'a vue donner galammentla main aux dames, pour
les aidi r à descendre de voiture.
Donc, un omnibus ou un fiacre, un tonneau de
porteur d'eau , quelques planches, voilà les pre-
miers matériaux du retranchement improvisé.
Des pavés le complètent. Le dépavage, si bien
glurifié aux trois jours, compte à Paris, depuis ce
temps, une multitude d'adeptes. En un moment,
quelques toises de la voie publique sont mises à
nu ; une douzaine d'individus iuQisent pour la
coDfeclioii d'une b rricade. Les passans , les
voisins regai dent; s'ils n'aident pas, ils n'appor-
tent non plus aucun obstacle , ils laissent faire.
L'émeute , dans Paris, a son quartier, où, jus-
qu'ici, elle s'est concentrée; c'est toute cette zone,
comprise d'une part entre la rue Montmartre et la
rue du Temple; de l'autre, entre les quais et
les boulevards. Hors les trois ou quatre voies
principales qui traversent celle région, les i nos
y sont étroites, noires, tortueuses , propices à la
défense, ainsi qu'à la retraite. Vous verrez qu'un
de CCS jours , le gouvernement , qui a voulu
mettre toutes les provinces de l'Ouest en grandes
routes , présentera aux chambres un projet pour
mettre la moitié de Paris en grandes rues straté-
giques. Ces deux idées, après tout, ne seront pas
|rlus ridicules et plus ahsurdes l'une que l'autre.
Dès les premiers symptômes de l'émeute , le
pamin s'est trouvé là ; l'illusirc gamin de la
grande semaine, <iui sans cesse se remplace et se
renouvelle , cxisience à part, (|ue Paris seul con-
nail. Le gamin a-t-il des parcns ;' rrobablemeiit,
d'après l'adage de Bridoison ; mais il vit comme
s'il n'en avait pas. A-t-il un état ? Autre pro-
blème. Le véritable gamin est une espèce de
Ijzzarone de treize ou quatorze ans, qui est encore
enfant par la taille, et qui est déjà homme par les
passions mauvascs, par lu corruption précoce qui
a flétri ses traits. Sa vie se passe dans la rue , où
il fouille les ruisseaux, ouvre les portières des
voitures, mène les chevaux boire, et se crée vingt
autres iudustrirs anonymes et sans patente. C'est
le plus hideux produit de la démoralisation dos
classes pauvres dans la grande ville; quelque
jour, il peuplera le bagne ; en attendant, il saisit
avidement toute occasion de trouble et de tumulte;
il joue au meurtre avec délices.
Mais le biuit tie l'imcutc commence à £c ré-
pandre hors du quartier où elle a ])ris naissance.
Les ordonnances courent Paris au galop ; les
troupes se nu lient sous les ai in.s ; les tambours
de kl garde nationale batloul le rappel. Cille
triste iiiusliiuc va propageant lalai nie et grossis-
suii l'impurinncù dcl> «Ivéïicmciifi 'ruUtcfois, c'est
seulement p«u à peu que la rumeur se répand du
centre de Piris aux quartiers éloignés. Le cœur
de la ville est le théâtre de la guerre , et certains
faubourgs 8*nt encore plongés dans une parfaite
quiétude. Aix Champs-Elysées , par exemple , si
c'est l'aprèsmidi d'un beau dimanche de prin-
temps, la drculation déplus en plus rare des
promeneurs et des voitures, annoncera seule que
le centre de Paris s'agite. C'est le sang qui rellue
des extrémités vers le cœur. Le faubourg pres-
que désert , fait silence et tend l'oreille , pour
écouter si le lent lui apporte un écho du tumulte
lointain.
Voilà un d(s traits caractéristiques de Paris en
émeute ; c'est cette tranquillité d'une portion de
l'immense vills, opposée à l'agilalion des autres
quariiers. Il est des rues où l'habitant d'une mai-
son cachée au fond d'un jardin , pourrait se ré-
veiller, nouvel Epiménide, sans soupçonner que
la guerre civile a ensanglanté la capitale et même
qu'une révolution s'est accompUe. Il est aussi à
Paris des existences si bien concentrées dans une
seule habitude, dans une seule passion, que ces
gens-là s'aperçoivent des événemens politiques
uniquement par la réaction qui peut en résulter
sur leur idée fixe, sur leur occupation accoutu-
mée. Maint savant, absorbé dans l'étude d'un texte
latin ou grec, hébreu ou sanskrit, ne s'est douté
de la révolution de 1830 que par la fermeture de
la bibliothèque oit se passaient toutes ses jour-
nées. Pendant ce temps, le malheureux érudii
n'a su que faire. De toutes les calamités publiques,
celle là seule l'a vivement all'ecté. Pareillement ,
beaucoup d'adorateurs du trente et quarante et
de la roulette ne se fussent pas émus de ce qui se
passait, sans la clôture momentanée des tripots
du Falais-lloyal, qui brisait violemment leurs ha-
biludes.
Cependant des masses de troupes plus consi-
dérables que l'armée avec laquelle Turenne pré-
serva la France d'une invasion allemande, se por-
tent vers le théStre du mouvement. Le piétinement
de la cavalerie, le roulement raurjue des canons
et des caissons ébranlent les viires. Au bruit
de rétcriiel rappel , de rares gardes nationaux
sortent de chez eux eu achevant d'ajuster leurs
bidlleteries : bonnes gens qu'une idée de devoir
très estimable en elle-même, ou bien leur impé-
rieuse qualité d'employés du gouvernement,
pousse à se faire tasser la tète au profit d'un
ordre de choses qui les comblera d'éloges au
moment du danger, et, le lendemain , les ren-
verra dédaigneusement à leurs affaires privées,
s'ils s'avisent de réclamer le plus léger droit po-
litique. Déjà un vaste rordou de baïonnettes
cerne les quariiers envahis par l'émeute et en
repousse les curieux. Les innombrables voilures
(pii d'ordinaire sillonnent Paris , sont réfugiées
sous leur remise. La voie publique appartient tout
entière aux groupes avides de nouvelles. Aux en-
co'giiures des rues, le marchand de \in n'aparde,
lui , de fermer sa boutique , plus fréquentée, ces
jours-là , que jamais. Devant son comptoir, re-
marquez, en passant, ces individus à pliysioiiumie
sinistre. C'est cette Ile do repris de justice , de
niali'ai.euis, de ;;cns fans avt u ([ui semble sortir
de II lie aux jouis do Iroulile, et y rentrer aussitôt
après.
OUitCrVOi, Conidiâ Uli d(!« traits la p!u; remar-
quables de la physionomie des jours d'émeute, ce
sentiment commun de curiosité qui lie si vite
connaissance entre personnes totalement étran-
gères l'une à l'autre. On s'aborde , on se ques-
tionne; vous voyez dans le même groupe, parlant,
s'inlerrogeant sur un pied d'égalité parfaite,
l'homme à la mise élégante et l'ouvrier en blouse
ou en veste. De toutes parts, au bruit de la fusil-
lade qui pétille, s'éteint, se ranime, ^'éloig^e, se
rapproche, volent mille et mille versions contra-
dictoires ou exagérées, que l'on se jette en pas-
sant. Toute personne qui a des dt'tails à don-
ner, un fait à citer, qui élève la voix et gesticule
avec action , réunit immériiaiement autour d'elle
un cercle pressé d'auditeurs. Mont^ z sur une
borne , vous voilà en possession d'une tribune ;
vous voilà posé en Déraosthène, et les Athéniens
ne vous manqueront pas.
C'est au milieu de ce mouvement que le vrai
Parisien se montre tel qu'il est. H sort de chez
lui pour : flâner autour de l'émeute, comme le
matin il est allé Bâner sur le boulevard , devant
les étalages de gravures, ou au Champ-de-Mars ,
pour voir les courses de chevaux. Des femme s
même, curieuses jusqu'à la plus imprudente témé-
rité, iront se mettre à portée des balles. Pour le
Parisien , en effet, tout est speciacle, et celui-ci
a le mérite de ne pas se payer au bureau.
Du reste, l'immense majorité de la population
demeure neutre. Ne sachant pas bien ce que veut
l'insurrection , quels sont ses moyens, sa portée,
Paris ne s'unit pas à elle ; mais aussi, comme il
n'a aucune foi dans le pouvoir, il s'abstient de
prendre parti pour lui. Il le laisse se débattre avec
l'émeute. Ceux qui ont peur du mouvement, ne
le redoutent que dans une pensée toute person-
nelle de conservation et d'intérêt, où ne se mélc
aucun sentiment d'afléetion ou rie conviction po-
litique. L'insurrection, si elle offrait dei garanties,
trouverait Paris parfaliement docile. Voilà où
nous conduit ce culte exclusif des intérêts posi-
lifs et matériels, auquel nos gouvernans poussent
de tout leur pouvoir, pour endormir le pays dans
une torpeur morale ; et c'est ainsi que dans l'oc-
casion, cet égolsme qu'ils ont favorisé, se touroe-
rait contre eux-mêmes.
La nuit est venue : la lutte n'est pas encore finie;
mais la curiosité cède au pouvt^ir des habitudes.
Le Parisien rentre chez lui, et verrouille sa porte.
Peu à peu, tous les quartiers où la force publiqae
et les insurgés ne sont pas ea présence, devien-
nent déserts. Le long des quais, dans les raes que
n'éclairent ni léverbères ni boutiques, vous bî
voyez plus que de petits groupes qui parlent à
voix basse et diminuent de moment en moment.
Cette physionomie a quelque chose de mvsté-
rieiix , d'étrange, de lugubre, Paris se couche.
Demain il saura ce qui s'est p.\<»e' pendant qu'il
dormait : il apprendra si la lutte se soitiont en-
core, s'il doit saluer un pouvoir nouveaa, ou biei ,
si tandis que sa tête reposait sur Poreiller . U
baïonnette a terminé sa t.icbe et iiojé la révolte
dans le sang. Bonne ni;it, P;;ri$ï.., Bonne nuit,
paisible somme ! et songes couleur de rose !
Le lendemain . Paris , en s'évcillant , s'informe
des événemens lie la nuit : on lui répond que la
laitière du coin de l.i rue sîaiionne à sa place or-
dinaire. Paris .lui.i soii café «a lait rie t^ms les
matins, pTJiiit ec;«uiicl. Od |>ciit :i>iurcr qui il.
474 —
après les journées de juillet, les troupes royales,
maîtresses de la campagne , avaient seulement ,
pendant quelques jours, empêché les laitières
d'entrer dans la capitale, l'immense clameur de
détresse poussée depuis la loge jusqu'à la man-
sarde , aurait forcé les grands citoyens du gou-
vernement provisoire à capituler. Mais celte fois,
Puris ayant son café au lait , c'est bien , tout est
terminé, la France est sauvée.
Maintenant , nouveau spectacle à regarder : il
est permis de visiter le théâtre du combat. Puis
les détails à recueillir ! Dans les cabinets de lec-
ture à peine ouverts, dans les galeries du Palais-
Royal, où les refoule la clôture du jardin, d'a-
vi(k'S amateurs s'arrachent les premiers journaux
sortis tout frais de l'imprimerie. La foule s'em-
presse vers les quartiers où les troupes stationnent
encore. Sur les dalles de ce trottoir, voici ime fla-
que de sang à demi sèche. Cette maison, dans ses
Titres brisées, sur ses murs criblés de balles,
étale de nombreuses cicatrices. La police relève
les omnibus abattus , remet en hâte les pavés à
leur place , et fait dispaïaître les barricades. Ici ,
c'est une civière portant à l'hôpital un blessé ,
resté au fond de quelque allée. Plus loin, ce sont
des prisonniers sur qui vont se fermer les verroux
d'une geôle, pour se r'ouvrir peut-être dans six
mois, quand on aura jugé que l'on s'est trompé ,
et qu'il n'y a pas lieu à suivre. Tout cela , mêlé
à la voix des aboyeurs de la préfecture, qui
crient le récit ofBciel des événemens, forme, pour
le Parisien , un second acte du drame , et un in-
tarissable sujet de conversations.
La boutique ouvre timidement la moitié de sa
porte; car le danger de la veille est^trop près, et,
dSins cette foule de curieux , le moindre incident
peut jeter l'agitation et le tumulte. Par mesure de
précaution , le rappel bat encore. C'est le tour
des braves du lendemain , accourus aujourd'hui ,
dans les rangs de la milice citoyenne. Près des
hommes qui sont réellement allés au feu, regar-
dez le fier-à-bras aux paroles belliqueuses, avec
les pistolets à la ceinture, ou la carabine en ban-
doulière, pour exterminer l'émeute qui n'est plus.
Quel chagrin , pour ce héros retardataire, de n'a-
voir plus d'ennemis à pourfendre !... 11 est ca-
pable de tomber malade d'une belle action ren-
trée.
Dans deux jours , toutes les traces extérieures
de l'émeute seront effacées. Les blessés gémiront
et agoniseront dans les longues salles de l'Hôtel-
Dieu , sans songer à cet affreux tableau , ni aux
prisonniers entassés dans les cachots, aux veuves
et aux orphelins qui pleurent, aux cadavres gisant
sur les dalles noires de la Morgue , Paris aura
repris sa vie accoutumée.
Théodore Muret.
{Quotidienne.)
CELLE QUE J'AIME.
I.
' Tout le monde sait que, pour n'être pas un
fort galant homme, Ilichelieu n'en était pas moins
un homme très galant; mais tout le monde ne
connaît peut-être pas le système de galanterie du
célèbre cardinal. Système csi le mot, car il était
impossible d'apporter dans l'amour plus de mé-
thode et de régularité. Richelieu attaqiait le cœur
des femmes en diplomate et en tacticim. En tac-
ticien, il s'attachait à trois ou quatre belles à la
fois, pour être plus sûr d'en subjuguer une sur
le nombre, et son habileté consistait alors à ca-
cher à chacune ses intentions sur les autres, se
donnant pour un amant unique et fiièle, tandis
qu'il n'était qu'un inconstant de profetsion. Com-
me diplouiate, il soumettait les dames île ses pen-
sées à toute une série de petits maiéges hypo-
crites et multipliés, combinés d'avance dans sa
tête profonde, et casés parmi ses occupations
quotidiennes, avec l'ordre que met une dévote
à ses prières, ou un maître des cérénonies à l'ar-
rangement d'une réception. Souveit même, de
peur d'oubli et de quiproquo, il inscrivait sur des
tablettes ses divers projets de galanterie, et c'é-
tait alors une liste minutieuse de moyens de sé-
duction de tout genre, calculés suivant le carac-
tère des personnes, et placés chacun en son lieu
et à son heure. « Lundi, par exemple, envoi d'un
"bracelet d'or à madame de Sauve, qui tient à
«faire remarquer sa belle main au déjeûner de sa
«majesté. Le même jour, à deux heures, visite à
«la comtesse de Marigny pendant que son mari
«suivra la chasse du roi. Lui conter les infidélités
«du marquis de Sade qui dédaigne ses coquette-
«ries pour celles de madame deNamur. Jeudi, à
«cinq heures, au lever de la reine, parler à la
«duchesse de Soubise de l'exécution prochaine
»de Riron, et lui laisser entendre qu'il tient à
«moi seul que son frère ait ou n'ait pas le même
"destin. Dimanche, en allant à la chapelle royale,
«donner ordre au gentilhomme introducteur de
«retenir le duc de Ruckingham dans les anti-
» chambres, afin qu'il n'entre qu'après le baise-
«main d'Anne d'Autriche, et qu'elle ne puisse pas
«remarquer sa présence en même temps que la
«mienne. »
Le principal objet de cette tactique amoureuse
fut pendant plusieurs mois Anne d'Autriche, la
plus sévère, comme on sait, et la plus aimée
peut-être de toutes les femmes qui eurent le mal-
heur de plaire au terrible ministre. Anne d'Au-
triche, étant fort jeune alors et ne pouvant écou-
ter que le langage d'un amour fidèle et dévoué,
Richelieu dut afficher, pour s'en faire entendre,
les senlimens les plus chevaleresques; il le fit d'a-
bord si habilement qu'il commençait à impres-
sionner le faible cœur de la reine, lorsqu'un petit
incident vint dévoiler à celle-ci la duplicité de son
amant en barrette.
C'était un jour de réception, à St-Germain,
après la toilette officielle de la jeune reine. Les
dames qui y avaient assisté et pris part avaient déjà
quitté sa chambre à coucher, lorsqu'une d'entre
elles revint timidement jusqu'à la porte, de ma-
nière à se faire remarquer et rappeler, si c'était
possible. Cette faveur fut accordée en effet à la
muette suppliante, et la reine s'écria avec sa bonté
habituelle :
— Eh bien, qu'y a-t-il, madame de Salignac,
avez-vous quelque chose à me demander ?
La marquise de Salignac était une des plus jo-
lies femmes de la cour, mariée à un gentilhomme
gascon célèbre alors par sa bonne raine. Elle
était honorée par Anne d'Autriche d'une bien-
veillance particulière , et elle avait à en faire l'é»
preuve pour elle-même, après l'avoir souvent em
ployée pour les autres,
— Hélas ! répondit-elle à la reine, votre ma-
jesté peut seule me sauver d'un grand malheur.
— Ah! mon Dieu, dit Anne d'Autriche; et
quel est donc ce malheur ?
— Le voici, madame : il n'a rien de surprenant
en ce temps-ci, car il arrive tous les jours à quel-
qu'un; mais votre majesté ne voudra pas sans
doute qu'une famille protégée par elle soit vic-
time comme tant d'autres...
— Victime ! s'écria la reine ; il est donc ques-
tion du cardinal ?
— Votre majesté l'a dit, répartit la jeune
femme. Mon mari est devenu suspect à monsieur
de Richelieu, sans savoir seulement pour quelle
cause et sous quel prétexte, et il est enfermé de-
puis hier à la Bastille par un ordre d'arrestation
signé du roi.
— Toujours signé du roi! interrompit Anne
d'Autriche. Cet homme étrange ferait signer ma
mort à Louis XIII, comme il lui a déjà fait signer
l'exil de sa malheureuse mère! Et pourtant,
ajouta-t-elle en elle-même, il a le cœur assez ten-
dre pour aimer!
Marquise, reprit-elle, après un moment de si-
lence, cette arrestation ne peut être aussi grave
que vous le pensez. Quelle que soit la sévérité de
monsieur de Richelieu, il ne saurait rien avoir à
reprocher à votre mari, et il y a sans doute là-
dessous quelque malentendu que le cardinal s'em-
pressera de réparer à votre prière.
— Hélas! plût au ciel, madame! Mais vous
seule parlez ainsi du ministre qui fait condamner
tant d'innocens, et je n'ai plus pour ma part ni
indulgence ni réparation à espérer de lui.
— Comment cela? vous l'avez donc vu ?
— Deux fois déjà, inutilement!
— Inutilement !.... Il vous a dit au moins pour-
quoi le marquis de Salignac est en prison?...
— Il ne me l'a pas dit, madame ; mais il m'a
donné par cela même la plus cruelle raison de
le soupçonner...
— Eh bien!
Madame de Salignac, qui rougissait depuis quel-
ques instans, se troubla tout à fuit à cette ques-
tion et resta sans répondre.
— Vous vous taisez, reprit la reine. Il faut ce-
pendant que je sache tout, pour intercéder au-
près du cardinal.
— Auprès du cardinal; hélas! que votre ma-
jesté s'en dispense... Quels que soient sont cré-
dit et son autorité, elle n'obtiendrait rien pour
moi de cet homme... C'est auprès du roi seule-
ment et personnellement que je vous prie de de-
mander grâce pour M. de Salignac.
— Pauvre femme ! dit Anne d'Autriche ; vous
oubliez que le roi n'est rien sans M. de Riche-
lieu, que M. de Richelieu seul dispose des grâces,
comme lui seul décide les condamnations...
— J'espérais que vous obtiendriez une excep-
tion pour moi, madame ; si cet espoir ne peut se
réaliser, je suis perdue!....
En prononçant ces mots, la jeune femme laissa
tomber sa tête dans ses mains, et quelques lar-
mes, qu'elle ne put retenir, s'échappèrent entre
ses doigts.
— Voyons, marquise, dit la reine avec dou-
ceur; n'exagérez ni votre chagrin, ni vos craintes.
— 475 —
Votre mari ne saurait être pour long-temps à la
Bastille...
— 11 y mourra peut-être, madame, si la bonté
du roi ne l'en arrache!...
— Juste ciel ! Et qui peut vous faire penser
cela?...
— Toujours la raison secrète du cardinal...
— Comprenez donc alors qu'il faut que je la
connaisse, repartit Anne d'Autriche, à qui le trou-
Lie et l'hésitation de la marquise inspiraient enfin
de vagues pressenti mens...
— Jamais ! dit la jeune femme, après avoir es-
sayé de parler... Si M. de Richelieu lisait seule-
ment mes soupçons dans mon âme, la condamna-
tion de mon mari serait aussitôt irrévocable...
Les reines sont femmes comme les autres. L'in-
quiétude et la curiosité se combinant dans l'es-
prit d'Anne d'Autriche, elle résolut de savoir à
t'jut prix ce qu'on voulait lui cacher. Elle exigea
donc de la marquise une entière confiance , comme
condition indispensable de l'élargissement de son
mari, et la jeune femme n'hésita plus à livrer son
secret, sur lequel on lui promit d'ailleurs un si-
lence inviolable.
— Sachez donc, madame, dit-elle, que M. de
Salignac est en prison parce que je lui suis fi-
dèle....
— Parce que vou? lui êtes fidèle ! s'écria la
reine en pâlissant. Le cardinal vous aime donc,
marquise?...
— Voici du moins trois mois qu'il me le dit et
me l'écrit tous les jours...
— Trois mois ! répéta Anne d'Autriche, avec
un sourire amer.
Celait précisément depuis cette époque que le
doucereux ministre ne cessait de lui jurer qu'il
n'aimait qu'elle. Heureusement elle ne lui avait
pas assez ouvert son cœur pour que la jalousie
élouDÊit en elle la colère. Ce fut donc sous l'im-
pression de ce dernier sentiment qu'elle pria ma-
dame de Salignac de poursuivre.
— Oui, reprit la jeune femme avec une ex-
pression dédaigneuse et fière, depuis trois mois
le cardinal m'assiège en secret de ses protesta-
tions d'amour. Repoussé vingt fois comme il de-
vait l'être, il ne s'est pas découragé unseul instant,
et il a imaginé avant-hier de me demander un
rendez-vous à la chasse du roi, ayant soin de con-
fier pour le même jour à mon mari une mission
importante à Fontainebleau. Pour toute réponse,
j'ai prié le marquis de remplir cette mission de
grand mâtin, et lui qui ne connaît d'autre volonté
que mes moindres caprices, il a pu revenir pour
m'accompagner à la chasse royale... De là, ma-
dame, toute la fureur de Richelieu, qui s'est vengé
de celte juste leçon par l'arrestation du marquis.
.Sous quel prétexte en a-t-il imposé au roi ? Je l'i-
gnore; mais il aura inventé sans doute une cons-
piration comme il en imagine tous les joui-s.
Quant au profit qu'il espère retirer de cette me-
sure, il me l'a indiqué ce matin par son silence
même. L'emprisonnement de M. de Salignacn'est
qu'uiu; dernière épreuve pour ma verlu, et le
malheureux demeurera à la Raslille tant que ma
fltlélilé oflensera son éminence !
— • Vous rcstcrc/, femme fidèle, marquise, et
votre mari rcdc^vicndra libre , s'écria la reine avec
une indignation chaleureuse, compliquée du res-
sen liment profond de son propre outiagc. Reve-
nez me voir demain à la même heure, ajouta-t-
clle, et j'espère que vous aurezsatisfaction comme
si votre insulte était la mienne.
— Ah ! je reconnais votre majesté, répondit la
jeune femme en baisant les mains d'Anne d'Au-
triche. Je laisse avec confiance mon sort entre vos
mains généreuses, et je n'ai plus qu'une seule
chose à vous dire pour faciliter l'œuvre de votre
bonté. Le cardinal n'est pas homme à rester sans
vengeance par devers moi, et il trouvera bientôt
quelque nouveau moyen de m'obséder de ses ty-
ranniques galanteries. M. de Salignac et lui, d'ail-
leurs, sont désormais ennemis pour long-temps.
Que votre majesté ne craigne donc pas, s'il le
faut, de changer l'emprisonnement du marquis en
un exil momentané. Je serai heureuse de le sui-
vre, quelque part que ce soit, loin de M. de Ri-
chelieu et de son odieux amour!...
— Bien, dit la reine, soyez tranquille. A de-
main !
El madame de Salignac se relira, enchantée du
succès inespéré de sa démarche, tandis qu'Anne
d'Autriche entrait dans ses grands appartemens,
cherchant d'un œil enflammé le cardinal-minis-
tre.
II.
En avant d'un groupe de courtisans inolfcnsifs,
satellites habituels de Richelieu, la reine l'aperçut
posté derrière le fauteuil où elle devait s'asseoir,
à la place où il lui débitait chaque jour ses hypo-
crites tendresses. Dissimulant aussitôt son trou-
ble, elle eut pour lui des yeux plus doux que de
coutume, et prêta bientôt une oreille facile à ses
protestations, qui ne manquèrent pas de s'enhar-
dir en conséquence.
— Comment va la précieuse santé de celle que
faime? demanda-t-il d'abord en se penchant
sur le fauteuil royal.
Celle que j'aime ! telle était la périphrase em-
blématique et discrète par laquelle Richelieu dé-
signait Anne d'Autriche, la reine de France (1).
Dans les vers et la prose qu'il lui adressait en
cachette, il ne lui donnait jamais d'autre nom, et
outre l'audace déguisée que cette formule prêtait
il son amour, elle lui oll'rait encore le grand avan-
tage de pouvoir en parler devant témoins. C'est
ce qu'il fit ce jour-là avec un succès si encoura-
geant qu'il arriva bientôt, sans offenser celle qu'il
aimait, à demander à la reine la faveur d'une au-
dience particulière. Déjà prononcé tout bas de-
puis plusieurs semaines, ce mot significatif était
pour la première fois bien accueilU. 11 est vrai
qu'il fut accompagné de protestations plus pas-
sionnées que jamais damour unique et pur, éter-
nel et inaltérable, etc. ; si bien qu'imaginant que
la pudeur seule pouvait le priver d'une réponse
pareille, l'heureux ministre solhcita doucement
par écrit ce que la bouche royale n'osait encore
lui dire... Il crut saisir dais un regard rapide une
de ces muettes promesses qui valent mieux qu'une
parole, et il allait se retirer, tout gonflé de son
triomphe, lorsque la reine le retint par un geste
familier.
— A propos de faveur, monsieur le cardinal,
dit-elle avec une aisance parfaiteaient jouée,
(1) Voir les U^ltrrsdc .If. Coslat. pago ('i7, el
niisioricltc de lUchcUcu, dans Tallcmanl des
Héaux.
j'entends raconter que vous avez fait au marq uis
de Salignac celle de le loger à la Bastille aux frais
du roi. Qui a pu valoir cette attention de votre
éminence au pauvre gentilhomme?
— Raison d'état et secret d'état, répondit Ri-
cheUeu d'un air très profond.
— A la bonne heure, reprit la reine; mais j'en
suis vraiment désolée.
— Désolée, madame !,.... Et pourquoi?...
— Ah! parce que j'avais justement songé à ce
brave Solignac pour certaine mission, et que cet
embaslillement (1) me privera du plaisir de vous
devoir quelque chose.
— Dites qu'il me prive moi-même du bonheur
de vous être agréable, reparut avec un véritable
regret le cardinal , qui en ce moment se serait
jeté au feu pour Anne d'Autriche. Mais voyons,
madame, reprit-il, alléché par ce mot démission...
qu'est-ce que votre majesté désirait faire pour ce
marquis de Solignac ?
— Bah ! dit la reine avec une négligence par-
faite, il est inutde de vous le dire maintenant,
cardinal, si je ne puis plus vous en avoir de re-
connaissance...
• — Parlez toujours, dit en insistant Richelieu,
ne ferais-je pas l'impossible pour celle quej'aime?
— Eh bien, reprit Anne d'Autriche en agitant
son éventail, j'avais tout simplement pensé que
Salignac ferait bonne mine dans l'ambassade ex-
traordinaire qui part après-demain pour l'Italie.
— Au fait, dit le cardinal avec quelque amer-
tume, le marquis est un homme habile et beau ca-
valier; mais, ajouta-t-il finement, je croyais que
votre majesté tenait beaucoup à sa femme.
— Beaucoup, il est vrai; madame de Sali-
gnac est un des plus précieux ornemens de ma
cour...
— C'est ce que l'on pense ici, et je suis étonné
que vous ayez songé à vous priver de cet orne-
ment précieux, comme vous dites car il est
probable qu'elle accompagnerait son mari à Ro-
me ?
— Nullement, cardinal, reprit la reine, dissi-
mulant sa colère, ce n'est point ainsi que je l'en-
tendais, je vous jure, et il est bien convenu que
la marquise resterait à Paris.
— Oh ! dit Richelieu avec une agréable sur-
prise.
Eloigner le mari en gardant la femme, et cela
sans irriter ni l'un ni l'autre! Le galant tacticien,
dans le premier mouvement de sa vengeance,
n'avait pas eu l'idée d'une aussi simple manœuvre,
et c'était la première foL<, en sa >ie, que sjii ha-
bileté recevait une leçon. La croyant fort invo-
lontaire de la part de la reine, il ne vit aucun
inconvénient à en profiter, et il feigiit de réflé-
chir profondément à la possibihté de satisfaire
ainsi Anne d'Autriche.
— Eh bien ! reprit celle-ci d'un air joyeux,
est-ce qu'on pourrait revenir sur l'embastille-
mcnt?....
— Peut-être, dii le canlinal, en retroussant sa
moustache, et en demandant par le plus sup-
pliiuit des sourires un enrouragemeni à celle i.a il
.limait.
(1) l.emotélail m.ithcurou>omont fraiiciis alors,
tant la chose rav.iit mis à la mode.
— 476
— Ah ! ce service me toucherait le cœur, ré-
pondit la reine d'une voi.\ attendrie.
— Ma vie a-t-ellR un autre but? soupira lan-
guissamment nichelieu. — Salignac est plus dan-
gereux qiie coupable, poursuivit-il d'un air bénin;
l'envoyer à Rouie, c'est à peu près commuer son
emprisonnement en exil.... Il ira à Rome, ma-
dame, et vous recevrez ce soir sa grâce et son
brevet...
— Mon remercîment ne se fera pas attendre,
cardinal ! repartit Anne d'Autriche avec la plus
vive reconnaissance...
— Et vous me l'enverrez écrit de cette main
royale?... dit tout bas le ministre, faisant allusion
à sa propre demande...
— Ecrit de ma main, répondit la reine, en la
lui donnant ii baiser...
m.
Quelques heures après, Anne d'Autriche tenait
l'ordre d'élargissement du marquis de Salignac et
son brevet d'attaché à l'ambassade d'Italie, le tout
dûment signé du roi, comme d'habitude. La ré-
compense de Richelieu ne se fit pas attendre, et il
reçut le soir même le billet suivant :
. Celle que vous aimez sera demain à deux
» heures dans l'appartement de la reine, où elle
»vousfcra S07i lemerciment en audience par-
nliculiire. »
Le cardinal écrivit aussitôt sur ses tabli'ltes
galantes : « Demain à midi, prévenir le cham-
» belkin de service qu'il ait à empêcher le roi dal-
..Icr chez la reine, de deux heures à quatre. —
..A une Jieure, toilette de cour complète, moins
»la barrette, le rabat et tout ce qui peut rappeler
«le caractère sacerdotal. Faire parfumer mesche-
"veuide cette essence d'Arabie qu'affectionne
"Anne d'Autriche... — En sortantdu petit appar-
iitement, passer dans la galerie du roi, afin d'y
«voir madame de Salignac; lui prouver que je
• n'étais pour rien dans l'arrestation de son mari,
»que je n'ai pu lui en dire hier les raisons, et
"qu'il m'a fallu tout mon crédit auprès du roi
«pour obtenir un brevet d'ambassade... Ne pas
«prononcer d'ailleurs une parole d'amour, et af-
nfecterlc plus entier désintéressement ; prendre
«même une légère teinte de dépit vaincu et me
..poser provisoirement en amant magnanime. >.
Là-dessus, le cardinal passa la nuit à lever aux
anges, et attendit l'heure du rendez-vous royal
avec des palpitations de cœur...
En entrant, le lendemain, au moment indiqué,
dans le cabinet de la reine, Richelieu fut fort sur-
pris de n'y trouver personne ; mais sa surprise se
changea en un sentiment plus pénible lorsqu'il vit
venir à lui madame de Salignac...
—Qu'est-ce que cela veut dire ? se demanda-
t-il, pressentant une cruelle myslificaiion.
— Monseigneur, dit la marquise, la reine vient
de m'apprendre la grâce insigne que je vous dois,
et m'a autorisée à venir vous rendre grâces ici, en
me chargeant pour vous de son remercîment par-
ticulier.
Elle remit en même temps au cardinal un billet
cacheté qu'il parcourut avec un dépit et une
honte qu'on se lis<M cra par ces lignes :
i> Je vous a\ ais iiromis de vous mettre en pré-
.iSencc de celle ijuc tous aimez; vous y voilà,
'Ctj'olUDU ma parole. Il (juand Je vous c«niial-
.1 trai d'autres amours, je vous rendrai le même
"Service, monseigneur! Ne cherchez point àdé-
l' couvrir comment j'ai appris ce que valent vos
«belles protestations. Sachez seulement que ma-
"dame de Salignac n'est point ma complice, car
«elle ignore tout, sa démarche seule vous leprou-
»ve. Quanta la figure que vous faites en ce mo-
«mcni, songez-y bien, car je vous observe et vous
"écoute de fort près. »
D'un regard, en ellet, Richelieu se convain-
quit que la reine venait d'arriver derrière une
portière, et d'un autre regard il s'assura que la
marquise n'était que l'instrument d'Anne d'Au-
triche. Les remercîmcns sincères de la jeune
femme, d'ailleurs, ne permettaient pas de douter
de cette vérité, et le cardinal fut obligé de l'écou-
ter complaisamment, jusqu'à ce qu'elle lui annon-
ça son départ avec son mari... A cette nouvelle
il abrégea l'audience particulière, se sentant près
d'éclater involontairement. Et la reine accourut
à l'instant près de la marquise, à qui elle conta,
seulement alors, tout son complot. Pour assurer
l'ellèt de la scène qu'on vient de lire, elle lui avait
dit une heure auparavant que la grâce de son
mari était une réparation de Richelieu. Instruite
enfin de toute la vérité, madame de Salignac mau-
dit d'autant plus le cardinal, qu'elle avait pu le
supposer pendant une minute capable de céder
à un mouvement généreux.
Richelieu fit ce jour-là de vains efforts pour im-
poser à son royal instrument la révocation de
l'ordonnance de la veille. Anne d'Autriche par-
vint h enchaîner la main de Louis Xlll pendant
vingt-quatre heures, et le marquis de Salignac, h-
bre et vengé, partit joyeusement avec sa femme
pour l'Italie.
La reine seule resta exposée au ressentiment
du ministre, qui persécuta, comme on sait, jus-
qu'à la mort, celle qu'il avait aimée si fidèlement.
PlTRE-CHEVALlEIi.
(Courrier français,)
ÏDcbutîic IJJaulinc (Sartia à. Conïirts (i).
Mademoiselle Pauline Garcia vient de débuter
au ihéâtrc italien de Londres avecle plus brillant
succès. C'est par le rôle de Uesdemona qu'elle a
fait son premier pas dans la carrière dramatique,
et clic a su s'y montrer la digne sœur de l'infor-
tunée Mallbran, la véritable fille du célèbre Gar-
cia : cela devait être ainsi. Nous avons assez en-
tendu cette jeune cantatrice pour la savoir digne
de porter le nom de Garcia, nom bien heureux,
il faut le dire, pour une débutante. Ces glorieux
souvenirs ont valu à mademoiselle Pauline Gar-
(1) Nous empruntons cet article à la France
Musicale, recueil spécial qui compte parmi ses
rédacteurs des lionimes d'un talent reconnu, et
que nous sommrs heureux à notre tour de comp-
ter parmi nos collaborateurs. La France Musi-
cale n'a point encore deux années d'existence et
déjà elle lient le premier rang parmi toutes les
publications musicales de noire époque. Cet
avantage, i Ile le doit au mérite d'une rédaclion à
la fuis I iclu;, variée et savante sans pédaïuisnie,
ce qui fait qu'elle ollre une lecture aussi inrils-
pensiililc pour les ailisios qu'iiltéretSaiilepour lés
gens du luoiidct (Ui)
cia l'accueil le plus encourageant, mais ils étaient
en même temps pour elle une lom-de responsa-
bilité, un juste sujet d'appréhension. Son premier
morceau, un air de Costa, intercalé dans la par-
tition de Rossini, aurait dû se ressentir davanta;;e
de cette première impression, si nous ne savions
le degré de fermeté et pour ainsi dire de certi-
tude où la direction de ces études a déjà conduit
cette artiste encore adolescente. Quant aux efl'ets
dramatiques de ce magnifique rôle, ils ont tous
été comme on dit enlevés, parce qu'ils ont été
chantés avec une expression vraie et compris avec
un sentiment profond. En ceci, c'est la nature
qui marche en première ligne, l'ai-t ne suit qu'à
distance. Le public, qui ne peut et ne doit point
faire cette distinction a tout autant et tout aussi
justement applaudi aux belles facultés de la jeune
virtuose qu'à ce qu'elle doit à de persévérantes
études. Plusieurs fois rappelée, soit après le final
de la malédiction, soit après la belle scène de la
romance du saule, mademoiselle Garcia a eu pour
début une véritable ovation. Nous la savons trop
véritablement artiste pour craindre que ce pre-
mier et magnifique succès ait aucune fâcheuse in-
lluence pour son avenir; elle sait trop bienqueilc
magnifique carrière s'ouvre devant elle, et com-
bien il lui faudra de persévérance et de travail
seulement pour se maintenir au rang glorieux
qu'elle a conquis. Mais se maintenir c'est trop peu.
Dans les arts, il faut avancer toujours : celui qui
s'arrête recule.
Ce n'est point ici le lieu de raconter quelle a
été la marche de l'éducation musicale de made-
moiselle Pauline Garcia, de dire par quelle voie
elle a si proniptement atteint un degré d'élévation
que bien des artistes regarderaient avec orgueil
comme unbrillantapogée; toutefois nous croyons
devoir révéler quelques faits relatifs aux études
spéciales de la jeune conlatrice.
Chacun sait quel admirable maître de chant
c'était que Garcia. Mademoiselle Pauline avait été
merveilleusement préparée par lai à entrepren-
dre avec succès le travail de la voix; mais die
perdit son père étant encore enfant, et alors
même que son illustre sœur mourut elle touchait
à peine à l'époque où une jeune fille peut sans
danger coiumencer le travail fatigant des études
premières. Pendant un court séjour que madame
Garcia la mère vint faire à Paris, chez le pauvre
Adolphe Nourrit (qui fut aussi un élève de Gar-
cia), il se passa ce que je vais raconter. Un ar-
tiste, homme d'infiniment d'esprit et de savoT,
ami intime de madame Malibran, mais ignorant
sans doute ce que c'est qu'une éducation vocale
et quelle était surtout la supériorité des Garcia
dans cet enseignement, vint proposer à la mal-
heureuse mère de confier l'instrucdon de Paulii.c
à Rossini, qui consentait volontiers à s'en charger.
Je n'ai point oublié l'effet étrange que produisit
sur cet homme excellent le refus de madameGar-
cia; il ne pouvait concevoir par quelle complète
aberration d'esprit il était possible de préférer au
grand maestro, à la plus grande gloire de notre
époque, qui? un jeune homme presque inconnr.
Manuel Garcia, le frère de la jeune fille, et, à
défautdelui, une femme, la mère de Pauline. Le
résultat a complètement prouvé combien étaitsago
et prudente la détermination de madame Garcia,
st grâces Itii Cl) sol«n( rendues t L'éiuignetuenl
4i i
de Manuel, son fils, alors en Italie, a laissé à
cette excellente mère tout le poids de lY-ducation
de sa fille; confiante eu ses forces et aussi en
l'excellence des principes sur lesquels repose la
méthode de l'école de Garcia, elle a rempli sa
tâche tout entière et de la façon la plus glorieuse.
C'est, en effet, une sorte de phénomène que
l'histoire de cette famille de virtuoses qui nous a
donné trois cantatrices de premier ordre, je ne
dis pas de mérite semblable, madame Malibran
Garcia, mademoiselle Pauline Garcia, madame
Manuel Garcia, élèves, la première de son père,
la seconde de sa mère, et la troisième de son
mari.
P. Richard.
DES
PRODUITS DE L INDUSTRIE.
(Second article.)
Encore des machines ; je croyais pourtant avoir
passé en revue une bonne partie de ces gigantes-
ques enfansde l'industriedont la vapeur est l'àme;
mais voilà que l'Ecole d'arts et métiers de Châ-
lons nous envoie une multitude de modèles de
métiers à filer et un modèle de machine à va-
peur; cela fait environ quarante machines à va-
peur dont il faut encore que je parle ; cette série
entière de modèles de l'École de Châlons, desti-
née au Conservatoire des arts et métiers, si étroi-
tement logé au bout de la rue St-Martin ; toutes
ces miniatures sont à mettre sous verre, c'est de
l'orfèvrerie en acier : tout est poli, délicat, bril-
lant, les ajuslemens sont parfaits, les engrenages
sont d'une justesse mathématique. Aussi toutes
nos sympathies sont acquises à celle école, nom-
breux état-major, où l'industrie ira recruter pour
les armées toujours croissantes des ofiicie rs d'une
incontestable habileté. Combien nous vous préfé-
rons, élèves de Chrdons, nobles soutiens d'une
civilisation qui marche, à ces autres élèves des
écoles purement militaires, qui n'étudient que
pour détruire, tandis que votre mission et votre
but à vous est de créer.
Et voyez quel progrès ! en 1829 point de ma-
chines, en 1834 une, en 1839 quarante. En 1829
l'Angleterre inonde nos marchés et les marchés
étrangers; en 1834 elle voit commencer la lutte ;
en 1839 elle est vaincue, et cette victoire n'est
point encore achevée.
Demandez plutôt à M. Feray, le roi de l'indus-
trie liniôre, à M. Feray, qui a lutté jusqu'à ce
jour avec une persévérance qu'on ne saurait trop
louer, et dont le succès est maintenant certain ,
car voici un puissant auxiliaire qui lui arrive de
la maison Nicolas Schlumberger et compagnie.
Toute la question se résume en deux mots ; les
lins elles fils qui nous viennent de l'étranger sont
moins chers que le» nôtres, de là un désavantage
immensepour les fiibricans de tissu de fil. On peut
triompher de cette difliculté : 1° en augmentant
les droits sur les fiU et tissus de lin et de chanvre
qui viennent du dehors, et notre gouvernement
comprend trop bien les véritables intéréis du
pays , nous ne dirons pas pour accorder cette
augmentation aux fabricans qui la demandent,
mais même pour hésiter un moment ; 2 ■ par une
économie sur la main-d'œuvre. Question aussi
importante que la première et résolue par M. Ni-
colas Schlumberger. Nous savons bien que les fi-
leuses et les tisseurs do campagne se plaindront
de cette machine qui les ruine; mais cette ob-
jection a été renversée cent fois, non pas par le
raisonnement mais parles résultais. Que dirie/.-voiis
d'un écrivain public qui se plaindrait ([ue l'impri-
merie lui fait du tort. Eh bien ! vous en êtes là.
Cleuses et tisseurs. L'intérêt général est tout, le
reste n'est rien. D'ailleurs il est reconnu et
prouvé que les machines ont fini par occupur
pins de bras qu'elles ne semblaient en paralyser.
Tout ce que nous disons de la machin<! de M.
Schlumberger, s'applique également à celle de
M. Uel)ergue-Spréalieo. Pour nous, ces deux ma-
chines ont un mérite égal, toutes deux donnent à
uuc question d'avenir pour la France unesolution
immédiate, et nous laissons aux gens du métier le
soin de décider quelle est la meilleure.
Le nom de MM. An-Iré Kœchlin vient encore
sous notre plume; cettesérie de cylindres en fer,
dont le poli et l'éclat éblouissent, appartient aune
machine à papier continu , dont les perfectionnc-
mens consistent en ce que le verso jusqu'à pré-
sent rude au toucher, devient, au moyen d'une
seconde presse, aussi lisse que le reelo. El que les
cylindres sécbeurs de cuivre qui s'a Haïssaient fa-
cilement ont été remplacés par des sécheurs en
fonte.
M. Chapelle a exposé une machine du même
genre. Grâce à ces messieurs, la pétition des
Chartistes pourrait avec sa muldtude de signatu-
res tenir sur une seule feuille.
Jusqu'à présent, nous avons marché de progrès
en progrès, les ell'orts des ingénieurs de ces ma-
chines tendent à affranchir «otre pays, sous le
rapport industriel , du joug de l'étranger ; mais
voici que deux machines se présentent à moi d'une
façon toute lugubre. Et voyez, il ne s'agit de rien
moins que d'achever d'un seul coup la ruine des
colonies. Dans le siècle passé fut prononcé un
fatal précepte qui alluma les incendies de Saint-
Domingue, ce précepte était: Périssent les colonies
plutôt qu'un principe ! Dans notre siècle, il y a
variante , mais la même fatalité aveugle nous
pousse, mais le même danger nous menace, quel-
ques uns ds ent encore : Périssent les colonies
plutôt que le sucre de betterave ! S'il ne s'agissait
que de la ruine des colonies, je concevrais cet
êgoïsme, puisque l'égoïsme est au fond de toutes
les actions humaines ; mais que de villes mariti-
mes en France , qui ne vivent et ne se soutien-
nent que par les colonies! Oii se forment nos
marins ? dans les colonies. Où s'écoulent les pro-
duits de nos pêches au long cours ? dans les co-
lonies. D'où retirons-nous des objets de la néces-
sité la plus absolue, tels que l'indigo et le café?
des colonies. Plus de colonies . plus de marine ;
plus de marine, plus de commerce. Tout cela se
tient. Le jour où notre pavillon ne se déploiera
plus sur les mers, et ce jour viendra si les colo-
nies tombent, l'Angleterre, votre amie d'aujour-
d'hui parce que son intérêt l'exige, prohibera vos
produits, et vous en serez réduits à les brûler sur
vos places publiques. La richesse du commerce et
de l'industrie consiste dans l'exportation, tout au-
tant que dans la consommation intérieure. L'ex-
portation ne vit que par la marine, et la marine
par les colonies.
Tout cela fait que je ne dirai rien du lévigateur
de M. Pelletan.
MM. Godemard et Meynier, de Lyon, ont per-
fectionné le métier Jacquart et sont paivenus à
atteindre ce but que trop de fabricans oublient :
le bon marché.
Quelques personnesont trouvé trop compliquée
la presse à imprimer les tissus de M. IVrrot , de
Uouen ; tout ce que nous pouvons dire , c'est que
cette presse a déjà donné des résultats importaus,
dont le principal est encore le bon marché. Les
turhinesnv. nous montrent que du fer et du bois,
on les dit fort belles, fort utiles; à la Iwnne heure,
mais qu'elles agissent et nous applaudirons. Jusqu'à
présent nous renvoyons nos lecteurs à l'infailli-
bilité de M. Fourncyron d'une part, de .M. Com-
bes de l'autre.
l'ne chose que nous vous prions de remarquer
en passant, c'est celle foule avide et curieuse qui
se presse autour des machiner. Nous avonsécouté
|)ar tout et luius avons reconnu que les préjugés
tombent, que le peuple comprend que de ces ma-
chines si compliquées , si savantes, dépend son
bien-être. Cet énorme tambour que vous voyez là
percé d'une foule de petites fenêtres grillées, et
que l'on faitiourner par une manivelle, est le gre-
nier mobile de M.V»i:ery. Ou sultqu'un misérable
insecte appelé charançrin f.iit le désespoir des cul-
tivateurs et des marchands de grains, le charançon
se multiplie proJigieusement, et prodigieusement
vite; mais il a peur du mouvement et de l'air. Agi-
tez les grains, que l'air circule au travers, et le
charançon fuit et va plus loin chercher une patrie
plus tranquille, ou mourir d'inanition. Le grenier
mobile, et ce grenier est delà taille d'une maison,
est une énorme invention contre un misérable in-
secte, nous ne savons pas qui sera vaincu de M.
Vallery ou du charençon ; mais je voudrais bien
voir tourner le silo susdit , non pas vide, mais
rempli.
En face de cette énorme invention, remarquez
les aciers fusibles de sir Henry. Sir Henry est un
de ces persévérans athlètes dont je parlais tout 1
à l'heure. Jusqu'à ce jour la iransformstion de la L
fonte en fer et du fer en acier était longue etdis- F
pendieuse, sir Henry obtient cette transformation l
en quelques minutes. L'acier se modifiait ensuite
sous le marteau du forgeron, sir Henry coide le
sien, et l'opération simple, facile et précise du
moulage remplace la main-d'œuvre coûteuse, dif-
ficile et inégale du forgeron. Celle invention est
de la plus haute importance , et nous le prouve-
rons facilement en disant que de l'usine de Neuilly,
dont sir Henry est le créateur. In France rejetini
à son tour les aciers de nos voisins, tirera depuis
des cloches plus légères et tout aussi sonores qu''
les cloches en métal, jusqu'aux insirumens de
chirurgie les plus durs. Et la (|uestion d'économie,
sur laquelle nous insisterons toujours est encore
résolue.
Mais là, dans cette cage d'osier, voici trois ma-
chines plus almirablement organisées que toutes
celles dont nous avons parlé ; elles agissent celles-
là, elles pensent peut-être. Sans elles tous les mé-
tiers à tsser la laine sont inutiles, leurs produits t
se renouvellent deux fois par an, sans qu'il y ait f
à craindre ni danger d'explosion, ni froUenient
qui amène l'ineitie. Ces machines se muliiplient
seules , et l'emplacement qui leur convient le
mieuv est une pelouse où elles soient plus à l'aise
que dans celle maudite cage. Je veux parler des
trois moutons mérinos à longue laine auxquels
tous ces curieux visiteurs ariai-lient dos poignées
de laine dont ils ne savent que faire.
Maintenant baissons les yeux et cherchons à i
démêler parmi toutes ces clwies qui gisent de {
toutes paris des machines armoires; car l'art ara- '
toire est en progrès aussi chez-nous ; M. Dum>--
rin a perfectionne la charrue de Grange ; M. Mo-
thés a donné une machine à battre le grain, et
M. Benoit un pressoir à raisin appelé presMiir-
troyen (troyen de Champagne et non de l'Asie-
Mineure); ce pressoir fait en deux heures avec
deux hommes, ce que le vieux pressoir faisait vn
dix heures avec douze Champenois. In monsieur
qui me faisait remarquer ce pressoir, et que j«'
soupçonne fort d'être ami du vin blanc, m'observa
que l'économie du temps sauvait le vin blanc de
la fdWie, c'est-à-dire d'une coloration trop intense.
J'aime mieux l'économie des dix Champenois.
En nous retournant pour voir l'arsenal tout en-
tier des puits-artésiens de M. Dcçauiée et de M.
Mulot (Mulot, quoi nom de prédestiné pour on
ingénieur de puiis-arté.siens^ , nous nous heurions
contre des enclumes, superbes cndumes. ma foi.
dont nous ne prétendons aurunemeot nier la
dureté ; nous admirons, cmiraeelle.s le méritent,
les ingénieuses combinaisons de MM. Degauiée
et Mulot . et tout en nous recriant contre le
menteur elliunléqui a oik- écrire le nota d'Anio-
nin Moine, le grand artiste, sur h hanche de celle
marchande de poussons dont la grimace est fort
laide, et sur les reins de ce gros monsieur qui res-
semble à tant d'autres, vulgairement app»^!!** fleu- j
ves; après avoir seri>enlé à travers des machines |
hydrauliques, de toutes les façons, après aroir
— 478 —
«'veille la rauque liarmonie d'une multitude de
pla(|iies (le tôle, de zinc, de r uivre, nous nous ar-
rêtons tout étonnés; vous ne devineriez pas de-
vant quoi? devant un canon, un canon-foudre en-
core, (jui a l'avantage de tuer plus rapidement et
plus sûrement; et ce canon, ce hutor en fonte,
tout calleux, se prélasse lièremeiit à côté de mille
inventions utiles ; j(r liais souverainement, |)()nr
mon compte, rindu>irle du canon, cl je trouve (pi'il
est fort ridicule d'être humilié de n'avoir pas in-
venté la poudre.
Vis à-vis (lu canon est un fusil à vent trfcs amu-
sant; il pèse deuv fois autantqu'un fusil ordinaire,
et il a sur le vulgaire , fusil à vent dont la crosse
en fonte creux contient l'air comprimé, l'avantage
d'une vessie qui se visse à la crosse etqu'on presse
je ne sais comment. On jouera du fusil à vent
comme de la cornemuse.
Faut-il vous parler aussi d'une burlesque ma-
chine qui doit servir h renouveler l'eau du port
de Marseille, de clous, vis, outils, fds de fer, de
cuivre, de laiton, de saumons de plomb, et de
cuirs tannés, de briques plus ou moins cuites, do
tuiles plus ou moins lourdes. Et que dirions nous
sur tout cela ? passons, et ne nous arrêtons plus
que devant cette magnifique voilure, tout élince-
lante d'argent, de dorures, d'armoiries peintes, et
d'écus bl&sonnés ; sur les panneaux, sur le siège,
sur la portière, remai qucz ces deux bâtons parse-
més d'étoiles d'or, entourés d'un larj;e rulian
rouge, auquel pend la croix d'honneur, surmon-
tés d'une couronne de duc. C'est la voiture d'un
maréchal de France, qui à Houlogne reçut ce cor-
don rouge, à Austeiiitz ce bâton de maréchal, en
Dalmatie cette couronne de duc, de l'homme qui,
dans la grande lutte de'la France contre l'Europe,
a remis le dernier son épée dans le fourreau, et
qui naguère reçut à Londres le triomphe de la
part de ceux même qu'il avait vaincus; si cette
voiture est belle à nos yeux, ce n'est pas seule-
ment à cause de sa galerie d'argent ciselée, ce
n'est pas seulement à cause de ces dorures qui
étincellent sur le timon, ce n'est pas seulement à
cause de ces tentures de velours, c'est parce que,
pendant quelques jours, elle a abrité une noble
tête blanche conmie sa galerie d'argent , c'est
parce qu'au couronnement de la reine Victoria
elle a été le char de triomphe du plus constant
adversaire de l'Angleterre envahissante , c'est
parce que par moment je crois encore voir vibrer
les glaces des panneaux, aux acclamations unani-
mes de toute cette foule qui criait : Vive le ma-
réchal Soult ! ivre de joie qu'elle était de n'avoir
plus à trembler au bruit de ce nom.
GEOnGES Janéty.
Hcmic Cramntiqnf.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Début de mademoiselle Nathan dans /a Jîii'ue.
Un début au théâtre est presque toujours une
crise qui se manifeste même avant que le pu-
blic ail pu pénétrer dans la salle , car son em-
pressement ou son indill'érence en pareille cir-
constance sont le thermomètre de la réputation
du débutant; mais c'est surtout à la porte des
théâtres lyriques que l'on peut faire cette obser-
vation. La musique exerce aujourd'hui un empire
presque absolu sur le public de la capitale, puljlic
oublieux et aiïairé s'il en fut jamais. Vive le chan-
teur il la mode , ou le débutant qui se présente
avec des gages assurés de succès ! Pour lui l'été
lia point de feux , l'hiver rCa point de glace !
Pour lui toute saison est bonne pourvu qu'elle
n'endommage pas les cordes d'un gosier délicat.
11 se peut que le nombre des connaisseurs ne soit
pas |)lus considérable aujourd'hui qu'autrefois ;
mais évidemment celui des amateurs est bien aug-
menté. Déjà les débuts de M. Mario avaient pro-
fondément remué la foule des habitués de l'Aca-
démie royale de Musique; voici venir mademoi-
selle Nathan , qui est appelée à exercer la même
inlluence. Ce (lebui , hâtons-nous de le dire , n'a
pas seulement troublé le sommeil des ouvreuses
de l'Opéra, il a aussi porté l'ellroi dans l'âme de
plus d une cantatrice jouissant plus ou moins de
la faveiu'du véritable public; car, vous le savez, il
y a public et public à l'Opéra comme dans tous
les autres théâtres de la capitale; mais nous ne
nous amuserons pas à disserter sur ce point; il y
aurait une trop haute question à traiter et ce
n'est pas le but (|ue nous nous sommes proposé
aujourd'hui. C'est tout simplement de mademoi-
selle Nathan, de l'élève de Duprez qu'il s'agit;
nous vous dirons donc que mademoiselle Nathan
a débuté le 24 de ce mois il l'Académie royale de
Musique dans le rôle de Rachel de la Juive.
En allant écouler la débutante, je me suis de-
mandé tout naturellement quelles sont les qualités
que doit posséder une cantatrice pour réussir au
théâtre ; ces qualités, les voici , si je ne me trompe.
Elle doit avoir une voix claire, sonore, pleine,
juste, agile, flexible, forte, douce, gracieuse,
suave, étendue. Eh bien ! ces qualités, made-
moiselle Nathan les possède presque toutes , si-
non entièrement développées, du moins en germe
et ne demandant qu'à se produire. Celles qu'on
pourrait peui-être lui contester sont l'agilité et la
Hexibilité ; avec la pratique et l'étude elle pourra
les acquérir. Mais il y a dans l'art du chant une
auire partie qui ne tient pas seulement à la qua-
lité de la voix, c'est celle qui consiste à animer, à
caractériser le chant, de manière à lui donner
une expression juste et parfaitement convenable
aux sciitimens qu'il exprime. Cette qualité qui sup-
pose une imagination riche , libre et franche, une
sensibilité profonde et le sentitnent intime qui
fait que le chanteur s'identilie avec le rôle qu'il
représente , le rend avec toutes les nuances et les
modifications dont il est susceptible , et remue les
auiliteurs; cette qualité, mademoiselle Nathan ne
la possède pas encore, quoiqu'elle soit dans la
nature de son organisation. On dirait qu'elle ne
se doute pas que le chant doit exprimer les all'ec-
tions et les passions. Il est juste, cependant, de
faire la part de l'émotion qui paraissait la domi-
ner. C'est peut-être à cette cause , plutôt qu'à
rinsulhsance de ses moyens , qu'il faut attiibucr
la faiblesse de ses notes dans le médium et dans
les tons graves du registre. A la seconde repré-
sentation ce défaut a été moins sensible , et l'on
peut espérer qu'il disparaîtra avec le temps et une
plus longue expérience de la scène.
On s'est demandé si mademoiselle Nathan rem-
placerait dignement mademoiselle Falcon et ma-
dame Stoltz, qui ont l'une et l'autre rompu leur
engagement avec l'Opéra. Non , elle ne fera pas
oublier mademoiselle Falcon , qui avait compris
d'après son admirable maître, Adolphe Nourrit,
qu'on pouvait faire autre chose à l'Opéra que de
la déclamation, et qui, prenant un juste mi-
lieu entre l'expression dramatique exagérée de
l'ancienne école française et l'excès de fioritures
des chanteurs italiens de nos jours, avait atteint
l'apogée de l'art du chant, tel que nous le com-
prenons aujourd'hui. Mais mademoiselle Nathan
pourra fort bien tenir la place de madame Stoltz,
qui était loin , elle aussi , de faire oubber sa de-
vancière. Nous n'entendons pas dire par là que
madame Stoltz ne pourrait plus rendre des servi-
ces à l'Opéra, liien au contraire, car le succès
qu'elle a obtenu dans le Comte Oiy prouve qu'il
y a dans son talent autant de flexibilité que de
grâce ; mais madame Stoltz ne pouvait pas sup-
porter, elle seule , le fardeau que lui avait légué
mademoiselle Falcon ; il y avait une belle place
pour elle à côté de mademoiselle Nathan , comme
il s'en est trouvé un pour Mario de Candia à côté
de Duprez. Le Moniteur, la Moniteur oSfidd, eii-
tendez-vous bien , nous a annoncé lundi que ma-
dame Stoltz venait définitivement de rompre son
engagement avec l'Opéra. Nous verrons bientôt
si elle ne demandera pas à y rentrer.
M... EscuDiÉn.
îlcmiC î)C0 iUoîics.
— Aujourd'hui le soleil nous olfre des rayons
moins pâles; la cime des arbres se couronne
d'une plus vive fraîcheur. Le bois frémit de bon-
heur et de joie, en voyant ses allées sillonnées
d'une foule brillante d'équipages : on s'habitue
peu à peu au séjour de la campagne, ou essaie
l'air des bois. Aussi les tuileltes d'été s'y montrent
craintives, et viennent s'enlreim'der au^i derniers
vestiges de toilettes d'hiver. Quel(|uefois un ilian-
chon d'hermine vient se poser tout étonné sur
une robe de foulard broché. Ce sont Dragies-vic-
Dolly et Brousse qui font la mode, l'un par 1rs
fourrures qui s'en vont, l'autre par les tissus qui
arrivent. A la nouveauté de ces tissus, à l'éclat
des couleurs et la variété des dessins, peut-on ne
pas deviner qu'ils sortent des magasins de la
Caravane, temple éternel de la mode et du bon
goût':' Tributaires de cette auguste souveraine,
l'Inde et la Chine, la Perse et la Turquie, en-
voient dans ces sanctuaires tout ce qu'ils produi-
sent de plus parfait. On sait que la France a l.i
suprématie de la mode, et l'on sait que chez
Brousse est la mode dans toute sa suprématie.
— Nous avons remarqué aux courses de très-
élégantes toilettes dans la grande tente placée en
face de l'estrade destinée aux autorités et aux
juges de la course. Entre autres jolies choses,
nous citerons des spencers de velours noir et gre-
nat, avec les manches demi-larges, serrées au
poignet par des manchettes de guipure. Ces cor-
sages descendaient devant et derrière en s'arron -
dissant gracieusement. Sur le devant, ils étaient
fermés jusqu'au milieu de la poitrine par une
garniture de boutons de soie; et à partir d'un
vaste camée, ce corsage s'ouvrait et laissait à nu
les épaules et le cou, que couvrait cependant une
collerette de mousseline. Avec ce spencer, une
robe blanche, n'ayant qu'un seul volant, complète
une charmante toilette d'été.
Quelques spencers ont des manches justes;
mais nous leur préférons ceux dont les manches
sont larges, avec bouillons, garnitures ou biais au
haut du bras.
— A ces mêmes courses, nous avons vu des
châles charmans en pou de soie gris, brodés,
doublés de soie rose ou bleu cendré ; aussi quel-
ques mantelets-écharpes doubb'-s de soie de cou-
leur et garnis de velours et de dentelles.
— Cet été, comme tous les étés passés, comme
tous les étés à venir, la lingerie est le luxe le plus
grand et le plus vrai, parcequ'il est leplus ration-
nel; ainsi nous avons vu des mouchoirs de batiste
si finement brodés, que c'étaient de véritables
chefs-d'œuvre ; puis avec quel luxe, avec quelle
profusion on les entoure de dentelles !
— Du reste, ce luxe de lingerie a fait irruption
dans les modes d'hommes comme dans nos modes
de femmes. Voyez plutôt les splendides magasins
de M. Oudinot, place de la Bourse, 27, car
M. Oudinot n'est pas seulement un fabi icant de
batistes, mais il est encore ce que l'on peut appe-
ler modiste pour hommes. Il a eu rheureus(î idée
d'attacher à sa maison un des meilleurs laillears
de Paris pour la coupe des chemises, et nous de-
vons convenir que la vogue dont jouit son établis-
sement n'est pas due seulement à la bonne quali-
té de ses batistes, mais bien plutôt à sa coupe
heureuse, à ses élégantes façons, à ses innombra-
bles et fines piqûres, ses jolis points à jour, la
distribution gracieuse des plis de devant, s'har-
monisant si bien avec les riches dentelles de
Valenciennes.
— Les bas aussi deviennent l'objet d'ane
grande recherche, et il y aurait tout un article à
faire sur les bas de fille d'Ecosse à jour à coins
brodés et à dessins chinés, que nous avons vus
dans les magasins du Blason des Chau^isiers de
Paris, rue Richelieu, 92. Et les johes petites mi-
taines donc! devrais amours de mitaines, les
unes en fil d'Ecosse, avec d'admirables points a
— in
jour; les autres de soie, avec de petits bouquets
d'or et d'argent!
Rien de nouveau quant à la forme des robes.
Les étoffes sont toujours foulards, mousseline,
gaze, dentelle, pou de soie, etc.
Une robe en mousseline claire, en organdi, en
gaze, en tulle uni sur un pou de soie mat , avec
ti'ois ou cinq volants, est quelque chose de fort
bon goût et d'une légèreté parfaite.
On voit des robes en dentelle noire à volans
pareils, avec pardessous lilas, rose ou vert, ce
qui produit encore un fort bon efl'et.
Les cols marquises, les cols duchesses, les
manchettes, les mouchoirs brodés garnis, font
toujours fureur. Aujourd'hui, je vous signalerai
comme nouveauté assez recherchée une guimpe ii
droit fil, d'une seule pièce, décolletée en cœur,
et se boutonnant par derrière ; elle est encadrée
de rivières gracieusement entrecoquillées d'une
valenciennes.
Les cachemires elles châles en levantine glacée,
garnis de dentelle ou de guipures, font bonne
guerfe aux mantelets qui, jusqu'à présent, luttent
sans trop de désavantage. Les châles burnouss
fond uni gris perle, doublés de tlorence cerise et
ornés d'une frangea tète assortie au-dessus, sont
en grande faveur.
L'ampleur excessive des robes et la pesanteur
qui en résulte ont mis, depuis long-temps, nos
couturières dans l'obligation de trouver un procé-
dé facile, un moyen ingénieur pour soutenir tous
ces flots d'étoffe et éviter un à plat totalement
disgracieux; énumérer toutes les tentatives qui
ont été faites, dire à quels étranges moyens l'on
a eu recours pour atteindre ce but important,
serait beaucoup trop long Et puis, jamais nos
colonnes n'ont reproduit les mots plusqu'étranges
que nous serions forcés d'employer dans ce bizarre
exposé. Bornons-nous donc à dire qu'en dépit
de quelques tentatives remarquables, on n'avait
pas encore obtenu le résultat tant désiré. Au-
jourd'hui les jupes bouffantes en crino-zéphir
nous paraissent avoir résolu victorieusement ce
problême. Cette nouvelle création réunit la sou-
plesse à l'élasticité et la durée à une surprenante
finesse. Les plis calculés des jupis bouffantes
s'harmonient au mieux avec les tuyaux des robes,
et maintiennent le tissu tout en fléchissant sous
ses ondulations. Nous devons savoir gré à M. Ou-
dinot de cette ingénieuse pensée.
— La mode des châles en mousseline est adop-
tée. Elle est toute prêle à faire fureur aussitôt
que le temps sera chaud, brillant, digne enfin des
châles de mousseline ; oh ! alors vous verrez !
Pas de femme qui ne compte bientôt autant de
châles que de mouchoirs. Il en faudra de tant de
genres! de riches, desimpies, de brodés, d'unis.
^- Dans tout cela, il existe des genres charmans
chez madame Payan, rue Vivienne, 13. Un entre
autres que nous vous recommandons, simple,
diaphane, négligé, un seul carré de claire mous-
seline, encadré dans des petits filets blancs, et
que l'on garnit d'un simple point de champ;
voilà du commode, du gracieux, du simple, voilà
ce que tout le monde aime, ce qui s'appelle du
pain quotidien, et madame Payan fait bien
de nous offrir un aussi joli pain quotidien ; car
enfin il n'est pas donné à tout le monde de ne
toucher qu'au gâteau des rois, ni aux châles en
points d'Angleterre.
Jamais les voiles et voilettes n'ont été plus à la
mode. On les place de cent façons, on en a de
imille manières-. A ce sujet, nous devons vous dire
.où nous avons vu, grâce à la mode, les plus vieux
voiles d'Angleterre métamorphosés dans le plus
délicieux bonnet ; c'était chez madame Séguin ,
Tue Richelieu, 81, et bien réellement, quiconque
a vu cette ravissante coiffure , lui sacrifiera de
■suite, et sans regret, les plus intéressans de ses
voiles, filt-il le voile de son mariage, même d'un
mariage encore en lune de miel. N'importe, il
n'aura rien à perdre, si vous K; confiez aux mains
de madame Séguin ; elle vous en fera une coiffure
•fllviue. Elle vous realremclcra dans tics feuillages
si léger des fleurs si délicates ; elle le disposera
de mari're à ce quj vos cheveux s'échappent si
coquet:mentà traversées diaph mes ondulations,
que voî n'aurez rien à regretter de votre vjile
de noc*. Il aura toute la richesse de la solennité
pour liuelle il vous fut donné. Si nous osions
dire neux, nous ajouterions qu'il aura toute la
poéiialu jour (jui la précédé.
Je e veux pas finir ce bulletin sans parler de
l'étabtsement de Monbro aîné, rue Basse du
Remprt, 18, si remarquable par ses meubles
antiqi's. Vous nepouvez vous figuier quel cachet
de pefection Monbro a su imprimer h tous ces
meub-squi rappellent les siècles de Louis XIV,
de Lais XV et dos temps bien antérieurs. On
resteen extase devant ces meubles de chêne sculp-
tés, écoupés avec la délicatesse de la dentelle,
orné de bas-reliefs exécutés avec un goût, une
finese vraimentsurprenante. Prie-Dieu, armoires,
buffts, toilettes, bibliothèques, tables, etc., style
moyn-âge, style renaissance ; marquetterie, in-
crutation de cuivre et d'étain, dits meubles de
Boie, tout est remarquable.
-La mode portera aussi bientôt son tribut au
Caino, dont l'ouverture aura lieu très-certaine-
meit dans les premiers jours de juin. Tout s'y
faii avec un luxe et une prodigalité dont on n"a
pa: d'exemple.La salle de concert sera, dit-on, un
pralige d'élégance et de bon goût. La salle des
rafaîchissemens sera desservie par Torioni ; et
le ardin, dessiné en forme de lyre sur un plan
foùni par Cicéri, réaUsera toutes les merveilles
réinies de l'art et de la nature.Ce magnifique jar-
dii sera éclairé au gaz et à la bougie par des lan-
te-nes gothiques attachée» à des cariatides de
Cmova. Dans très peu de jours le public sera
admis à visiter ce superbe établissement.
Les fêtes de Tivoli, déjà si brillantes l'année
dernière, sont plus recherchées que jamais cette
année, grâce aux améliorations que l'habile direc-
teur a su y apporter. Tous les plaisirs y sont
réunis. M. Pontet a vou!u en faire le rendez-vous
de la classe élégante, et les nombreux équipages
qui se pressaient dimanche dernier à l'entrée de
c; magnifique jardin, prouvent que la classe élé-
gante a répondu à l'appel du directeur de Tivoli.
L'ouverture des concerts de M. Beaudouin au
jardin Tnrc a eu heu dimanche dernier. La
réunion était nombreuse et composée de manière
à faire croire que ce sera toujours le rendez- vous
de la bonne société.
(Le Petit Courrier des Dames et le Follet).
Avis aux Abonnés.
MM. les souscripteurs dont l'abonnement
expire le Si mai, sont priés de vouloir bien le
renouveler, s'il ne veulent éprouver de retard
dans l'envoi du journal.
Ucmt lie sif 3oiivs.
25 MAI. — Des hostilités ont éclaté en Syrie
entre l'armée turque et larmée égyptienne. Celte
nouvelle d'une haute importance est arrivée offi-
ciellement au gouvernement dans la journée. Le
ministère a présenté aux chambres un projet de
loi portant demande d'un crédit extraordinaire
pour un armement maritime considérable. On dit
en outre que le prince de Joinville va partir
pour Toulon, et qu'il ralliera immédiatement le
pavillon de l'amiral Lalandc.
— Les nouvelles que nous recevons de Vera-
Cruz en date du 27 mars, nous apprennent que
les troupes françaises n'avaient pas encore éva-
cué le château dé St-Jean-d'llIoa, mais qu'elles
faisaient des préparatifs à cet effet.
— Un commissaire de police des délégations a
été chargé par M. le préfet de police de faire une
ciuiuOte dans les mair ies et dans les hospices ci-
vils et militaires, afin d'établir le chiffre exact des
tués et blessés dans les journées des 12 et 13 mai
dernier.
Morts (civils) , .59 ; id. (militaires), 15; toUil,7.'i.
Blessés (civils), Gl ;id. (militaires), 3G ; total, 97.
— L'ambassadeur de Perse doit quitter Paris
vers le 10 juin prochain, pour retourner en
Orient. Il emmènera avec lui vingt-cinq Français
appartenant à diverses prof ssions, et parmi les-
quels se trouvent des ingénieurs civils et militaires.
Le secrétaire de l'ambassaMeur, qui, quoique Per-
san, parle très bien français, a fait lui-même le
choix de ces émigrans.
— La pendule de Louis XVI. la même qui se
trouvait dans la chambre de l'Infortuné monarque,
lors de sa détention à la tour du Temple, a été
vendue avant-hier à l'hôtel des Cominlssaires-
Priseurs. La mise à prix était de 300 fr. Elle a été
adjugée à un Anglais au prix de 2,300 fr.
— L'Académie française, dans sa séance du
23 mai, a décerné le grand prix de poésie à
madame Louise Colet-Révoil. Le sujet du con-
cours était un poème sur le Musée de Versailles.
Cinquante-huit poètes avaient concouru. La pièce
sera lue en séance publique le jeudi 30 mai.
M. Villemain, comme secrétaire perpénel, fera U:
rapport sur les prix Montyon et sur le concours
de poésie. Le discours sur les prix de vertu sera
fait par M. Etienne, directeur de l'Académie.
26. — 1\I. le général Bugeaud va faire à la
chambre des députés une proposition qui a pour
but la suppression des droits du timbre etdi» poste
sur les journaux. Mais alors le gouvernement au-
rait droit, dans chacun de leurs numéros, à une
ou deux colonnes dans 1-squelles il ferait publiiT
toutes les nouvelles et réflexions qu'il voudrait li-
vrer à la publicité.
— Le roi et la famille royale quitteront, sa-
medi, les Tuileries pour aller habiter le château
de NeuiUy.
— Pour éviter au r i les fatigues de fréquens
déplacemens, les conseils de cabinet que le roi
devra présider se tiendront à Neuilly.
— Le prince héréditaire de Daneniarck, fils
unique du roi régnant, vient de se convertir au
catholicisme.
— Le Moniteur algérien àa 18 mai pubheun
relevé de l'état civil de la ville d'Alger duquel il
résulte que, du 1" janvier au 15 mai, il y a eu
363 naissances, 602 décès et i3 mariages.
— M. Peyramonl a été élu député par le col-
lège électoral de Bourganeuf;il a obtenu 67 voix,
et M. Emile de Girardin, 63. Des troubles ont
éclaté dans la ville à l'occasion de celle élection.
Le maire de la ville, M. Ilippolytc Rourhon. a
été maltraité; tous les efforts de la gendarmerie
n'ont pu empêcher plusieurs charivaris d'avoir
lieu sous les fenêtres du sous-préfet et de M.
Tixier-Lachass.igne, premier président de la cour
royale de Limoges. Une protestation a éié insérée
au procès-verbal contre la nomination de M. de
Peyramonl.
— M. Thiers parait, pour le moment, renoncer
à la polili(|ue active. U va se meure à écrire l'his-
toire deNapnléon. Cinq cent mille francs lui ont
été, .xssure-t-on, offerts à cet effet par un Ubraire,
et ces offres auraient été acceptées.
— Un bal très brillant a eu lieu hier soir à
l'ambassade d'Angleterre. Les dames étaient tou-
tes partes en blanc ou en rose, avec des fleurs
naturelles. Il s'agissait de célébn-r la fête de U
reine Victoria.
— Madame Sioltz a définitivement rompu son
engagement avec l'Opéra.
27. — On lit dans le l'.onstitutionnrl : l'nc
letu-e d'Alger, en date du 17. écrite par une per-
sonne dlirne de loi. contieni ce qui suit :
On a dicouvert, à Consiantine, une conspira-
tion dans le but de massacrer les Français, l-i
conspiraliou a été découverte à temps. Les chefs
— 480 —
ont été arrêtés. On n'a |)as encore di' détails sur
cet événement, mais rien n'est plus certain.
— Madame Dcbérain, peintre d'Iiistoire, vient
de mourir à Paris. Elle laisse plusieurs tableaux
fort estimés, et qui l;ii avaient assigné un rang
distingué parmi les artistes contemporains.
Mailatiie Di'hérain était veuve, depuis deui ans
environ, de M. Uehémin, président decliamhre à
la cour royale de Paris. Elle laisse quatre enfans
en bas âge, trois filles et un garçon, qui sont
absoluuient sans fortune.
— Cette nuit le thermomètre est descendu à
trois degrés. Dans son maximum il a marqué
aujourd'hui 9 degrés8;10"". Le baromètre monte
beaucoup; il est à !i8 pouces deux lignes. Le
vent s'est tourné au nord-est et il est moins âpre
qu'hier. Les apparences sont pour un changement
favorable dans la calamiteuse température que
nous éprouvons depuis si long-temps.
— Les Petites- Affiches n'ont plus le privilège
exclusif des annonces tant soit peu excentriques ;
on en pourra juger par les lignes suivantes que
nous extrayons d'un grand journal : « Une jeune
"dame veuve, d'une famille distinguée, jolie, bien
«élevée et très bonne musicienne, ayant éprouvé
)i(le grands malheurs de fortune, demande la pro-
"tection d'une personne riche et honorable qui
" veuille bien se charger d'elle. S'adresser à mada-
"ine Zoé D..., rue...» Nous nous arrêtons ici ;
nous ne voulons pas concourir à augmenter la
publicité donnée aux oll'res séduisantes de mada-
me Zoé.
28. — La marche de l'armée turque vers la
Syrie est confirmée de tous les côtés. Voici ce
qu'on lit dans le Courrier de Lyon du 25 mai :
1. l'iie lettre de Trieste du 18 mai ditque le ba-
teau !» vapeur du Levant, arrivé le matin, annonce
le passage de l'Euphrale par une armée turque
«le 50,000 hommes. »
— Lne lettre de Rome publiée dans le Répara-
teur (le Lyon, contient les détails suivans sur les
dernières volontés du cardinal Fesch :
« I.'ci-roi Joseph est établi son héritier univer-
sel; son majordome, qui ne l'a pas quitté depuis
ISOl , est institué son exécuteur testamentaire.
Il laisse un grand nombre de legs à sa famille ; à
sa patrie, Ajaccio, entre autres, une somme assez
considérable pour y bâtir une église et fonder un
séminaire. Lyon n'est point oublié. Une partie de
sa riche et précieuse galerie de tableaux est con-
sacrée à fournir les sommes nécessaires pour les
legs qu'il institue ; une seconde sera vendue aussi
en fa\eur de ses neveux, et une troisième pour-
voira à l'éducation des enlans de ses neveux (|ui
porteront le nom de Bonaparte et qui ne seront
pas riches. Le cardinal a ordonné, avant de mou-
rir, de ne lui rendre que les honneurs indispen-
sables à sa dignité de cardinal et d'archevêque.
Après la cérémonie, le corps sera transporté à
Corveto, où il sera inhumé à côté de Mme Lœtitia.u
—L'amiral Roussina dil poser, le 8 dece mois,
la première pierre du Palais de France à Consian-
tinople, pour la construction duquel un crédit im-
portant a été voté par les chambres.
— Le prince de Joinville part cette nuit pour
Toulon ; il va rejoindre l'escadre commandée
par le contre-amiral Lalande, dont il est nommé
chef d'état-major.
M. le duc de Nemours est parti de Paris pour
faire un voyage d'agrément sur les côtes de la Mé-
diterranée et de l'Océan. Il doit s'embarquera
Cette sur un bateau à vapeur, et se propose de vi-
siter plusieurs points du littoral.
— Ainsi que nous l'espérions hier, il s'est opéré
lin changement favorable dans la température.
Aujourd'hui, par un ciel magnifique, le thermo-
mètre s'est élevé à 1.3 degrés. Le baromètre reste
à 28 pouces 2 lignes. Le vent au nord est.
— On dit que dans le projet de réorganisation
que le gouvernement prépare pour l'Ecole poly-
teclinique, non seulement les bases , mais le nom
même de cette institution seraient changés.
29. — Les nouvelles de Turquie, reçES par
la voie des autorités autrichiennes, sontdnature
it rassurer les partisans de la paix. On n'ijiucune
inquiétude sérieuse sur lesniouvemens dearmées
turque et égyptienne; et, d'après ces inforlations,
il y a lieu de croire qu'il sullira de la dijomatie
pour éloigner le conilit qu'on annonçait ;omme
flagrant.
— Mardi dernier, le prince impérial de!\ussie
et le prince des Pays-Bas se sont rendus à (iford,
où il leur a été fait une réception éclalaie. Un
diplôme de docteur a été remis à chacunfeux,
et les étudians ont terminé la séance pr trois
salves d'applaudissemens pour la reine, pur les
dames, et pour Peel et Wellington ; un hurrah
de sitllets et de huées a été le lot des minitres.
Les deux princes, quels que soient «l'ailleurleurs
seniimens pour le cabinet, n'ont paru que mé-
diocrement charmés de cette dernière mani;sta-
tion, qui ne tire pas, du reste, à conséqunce,
puisqu'il est convenu qu'on est tory à Oxord,
sauf à changer d'opinion quand on dépoui'e la
robe de l'étudianL
— On sait qu'en sortant de la cour du palatdu
Louvre par le guichet de Saint-Germainl'Auer-
rois, on trouvait à droite un corps-de-garde din-
fanterie. Afin d'écarter de ce corps-de-garde taite
circulation, on fait maintenant passer le publitde
l'autre côté delà grande porte d'honneur : parce
moyen, le poste est isolé et plus à l'abri i'un
coup de main.
— Une souscription a été ouverte dans les ynq
départemens delà Bretagne pour fjire élever sur
une place projetée à Vannes , lesstatiies en maibre
de LouisXVI et d'Anne de Bretagne.
— Une lettre de Boulogne-sur-Mer annonce
que madame la baronne d'Ordre, connue par
linéiques productions littéraires, et madame Bres-
son. sa sœur, toutes deux d'origine suisse, vien-
nent d'abjurer le protestantisme dans la chapelle
des sœurs de Bon-Secours.
— Le mariage de M. le comte de Talleyraad
avec mademoiselle de Pommereux a été célébré
dans la chapelle du château du Héron, en Nor-
mandie , par M. l'abbé de Dreux-Brézé.
— M. le comte de Maillé a légué à l'Académie
française, ainsi qu'à l'Académie des beaux-aris ,
une rente de 1,500 fr. au capital de 30,000 fr.
pour la fondation d'un secours à accorder chaque
année à un jeune écrivain ou artiste pauvre. ,
30.— La commission de la cour des pairs pour-
suit, nous assure-t-on , avec beaucoup d'activité
l'instruction des événemens des 12 et 13 mai;
tout fait croire quecette instruction sera teriiiinée
avant le 20 juin. 11 paraît qu'on a décidément re-
noncé à l'idée d'attendre l'achèvement de la nou-
velle salle pour procéder au jugement. D'après
des renseignemens que nous avons lieu de croire
exacts, la cour d'assises aurait dans celte affaire
une part beaucoup plus considérable que la cour
des pairs; le nombre des prévenus que l'on aurait
cru devoir renvoyer devant la juridiction excep-
tionnelle de la haute cour, se réduirait, assure-t-
on, à vingt ou à vingt-cinq. Dans cecas. l'ancienne
salle pouvant suffire, on aurait résolu de procéder;
on croit que les débats du procès seront ouverts
vers la lin de juin ou dans les premiers jours de
juillet, et que tout sera terminé avant la clôture
de la session.
— Un journal de Marseille fait cette remarque ,
que le mois de mai semble avoir quelque cliose
de fatal pour la famille Bonaparte.
Napoléon est mort le 5 mai 1821.
Pauline Rorghèse, le 10 mai 1825.
Le cardinal Fesch, le 13 mai 1839.
Caroline Bonaparte, le 18 du même mois.
Par celte mort, il ne reste plus aucune sœur de
Bonaparte ; ses frères seuls ont survécu, ce sont ;
Joseph, l'aîné de la famille, Louis, Lucien et Jé-
rôme. On se rappelle que les trois sœurs de Na-
poléon étaient Ehsa, Pauline et Caroline.
Le nom de comtesse de Lipona, que la veuve de
Murât avait pris, n'était que l'anagramme de Na-
poli, et un souvenir de sa grandeur passée.
— On écrit de Berlin, le 20 mai, au Courrier
de Uamhourg :
<< Hier, le bruit s'est répandu, dans nos salons
diplomatiques, que le duc Alexandre, héritier
présomptif de la couionne de Russie, avait fait
choix d'une épouse dans la personne de la prin-
cesse Marie, lille unique du grand duc de Hesse-
Daimstadt. Le prince a suivi, pour ce choix, sa
propre inclination.
On annonce que la duchesse de Bragance et
le duc de Leuchiemberg arriveront ici le 23 cou-
rant.
— Aujourd'hui, avec un ciel magnifique, le
thermomètre s'est élevé à 18 degrés 7/10"*'. Dans
la nuit, il n'était pas descendu au-dessous de 8
degrés 9;10'°". Le baromètre reste toujours à 28
pouces 2 lignes. Le vent s'est tourné à l'est.
— L'église de l'Assomption a vu l'un des jours
de cette semaine toute sa nef remplie des familles
qui portent les plus beaux noms de France : le
mariage de M. le comte Louis de Mortemart avec
Mademoiselle Marie de Chévigné avait attiré cette
allluence d'élite.
Il vient de paraître chez E. Troupenas , rue Vi-
vienne. k(S, et au bureau de la France musicale,
le second volume du Dictionnaire de Musique,
par Lcichtenthal, traduit par D. Mondo, et publié
sous le patronage de MM. Escudier frères, direc-
teurs de la France musicale. Cet ouvrage, qui
est maintenant complet, renferme l'histoire de la
musique de tous les peuples, la doctrine du rap-
port des sons, de l'acoustique, et de toute la par-
tie physique et mathématique de la théorie musi-
cale, la description de tous les instrumcns anciens
et modernes, leur origine et leurs progrès, enfin
la partie philosophique ou esthétique de l'art ,
c'est-à-dire les rapports de la musique avec les
institutions sociales et avec le jeu des passions.
H n'est pas besoin de dire que cet ouvrage est des-
tiné à avoir un immense succès. Tous les ama-
teurs et tous les artistes voudront consulter ce
vade mecum de l'art musical.
Les concerts des Champs-Elysées ont étéinau-
gurés dimanche au milieu d'un concours immense
d'auditeurs. Plus de (i.OOO personnes assistaient à
cette solennité, qui a été favorisée par un temps
admirable. Le lendemain lundi la foule n'a pas
été moins nombreuse. Voilà donc la vogue assu-
rée à ce magnifique et délicieux établissement. Il
faut dire aussi que jaaiais salle de concert ne
s'est ouverte sous de plus favorables auspices.
L'orchestre, conduit par M. Tilmant aîné, chef
d'orchestre du théâtre Italien, a exécuté la pre-
mière partie de la dernière symphonie de Ries en-
core inédite en France, avec une verve et un en-
semble au-dessus de tout éloge.
L'ouverture si belle du Domino Noir, et un
quadrille cliarm:int de Dufresne, dans lequel le
compositeur a introduit avec un rare bonheur la
chanson du roi Dagobert, ont aussi produit une
vive impression. Puis sont venus les hO chanteurs
montagnards avec leur bannière, le costume pit-
toresque du Bearn du 15' siècle, et leurs chants
nationaux. Il est impossible de rien imaginer de
plus suave que ces airs de la montagne, chantés
par ces jeunes gens ; fon lée dans un but de bien-
faisance, de nationalité d'art et de civilisation,
comme l'indique leur bannière sur laquelle sont
écrit ces mots : Religion, Patrie, Civilisation,
Beaux-Arts, cette institution doit éveiller dans la
population parisienne les mêmes sympathies qu'elle
a rencontrées dans toutes les autres parties de la
France et en Belgique. Les montagnards de Ba-
gnères resteront peu de temps à Paris ; un en-
gagement, à ce qu'on assure, les appelle à Lon-
dres vers le commencement du mois prochain.
Le Directeur, BERTHET.
Imp, d'Ed . Proux el C', rue Neuve-des-Boas-Enfans, 3.
Deuxième ôkk,
5 JUIN 1339.
^^W-Vm^TOUSlBSCfAç
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Directeur des salons littéraires, à Stras-
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LE VOLEUR,
(êû}tUt htsi Journaux français et étrangers.
SOMMAIRE.
L'Irlande, misère extrême des fermiers, par
M. Gustave de Beaumont. — Institut :
Académie française. — Isidore et Antoine,
par M. Saintine. — Le foveb des artistes,
LES CHORISTES , LES LOGES. — COMMENT IL SE
PAIT QUE NOUS AVONS EU FROID. — ReVUC dcS
tribunaux : M. te colonel Picard et son fils
contre M, le lieutenanl-gcnvral Delarocke.
— Revue dramatique : Théâtre Français :
Le Susceptible ; Renaissance : Le Naufrage
de Ih Méduse; Vaudeville : Les Mancini ;
Variétés : Geneviève la fc/o/u/e.— Revue de
cinq jours.
Gravure de Modes N° 84.
L'IRLANDE.
(M. Gu.stave de Bcaumont, l'auteur de Marie
ou l'Esclavage aux V'.lals-Vnis, l'un dpsauteuis
i.M Système pénitentiaire aux Etats-Unis, vient
de publier sur l'Irlande un livre digne de fixer
l'attention de toutes les inteHij^ences. Dans ce
court espace qui nous est réservé, nous ne sau-
rions dire à quel point nous avons subi le charme
de ces pages éloquentes où l'élévation du style ne
fait jamais défaut à la noblesse de la pensée. C'est
un magnifique plaidoyer en faveur d'un peuple
malheureux; l'auteur a toucbé à toutes les plaies
de l'Irlande, non-seulouienl pour les indiquer,
mais encore pour les guérir : certes il sertiit dif-
Ocile de faire un plus bel emploi du si) le et de la
pensée. Nous avons extrait de ce beau livre le
chapitre suivant comme un document curieux,
nous proposant d'ailleurs de puiser une autre fois
à celte mine féconde.)
Misère p\irèine des fermiers. — Accumulation de
la popul.\tion sur le sol. — -Manque de capitaux.
— Absentéisme. — Middlemen. — Fermages ex-
cessifs frack-rents). — Défaut de sympathie
entre les propriétaires et les cultivateurs. —
Concurrence pour la terre. — Wbiteboysmc.
— Mal social. — Inutilité des rigueurs em-
ployées pour le guérir. — Terreur dans le
pays. — Disparition des capitaux et des pro-
priétaires.
En Angleterre et en Irlande, les classes infé-
rieures ctdtiveiit le sol au même titre; en général ,
elles n'en ont point la propriété ; elles prennent à
ferme la terre du riche , ou bien elles louent ii
celui-ci leur travail journalier. Théoriquement,
leur rondilion est absolument pareille dans les
deux pays. D'oîi vient qu'en jéalité leiu- sort est
si dissemblable? Pourquoi l'un est-il aussi heureux
sur sa terre que l'autre est misérable sur la sienne?
Comment arrive-t-il que le premier, bien logé,
bien vèiu, bien nourri, entouré d'une famille
heureuse comme lui-même , vit dans l'aisance et
le contentement , imaginant à peine mi sort plus
fortuné que le sien , tandis que l'autre , couvert
de haillons, vit de pommes de terre quand il ne
jefine pas , n'a d'autre asile que le réduit immonde
qu'il piirtage avec le pomceau , et voit pendant
l'hiver ses pauvres petits enfans périr de froid
sans qu'il puisse les vêtir, entend toute l'année
leur laim qui crie sans pouvoir l'apaiser?
C'est qu'eu Angleterre le grand propriétaire est
le patron du sol et de ses habilans ; il ne se borne
pas à toucher ses rev enus et à réclamer ses droits,
il remplit aussi des devoirs, et se croit tenu de
rendre un peu de ce qu'il reçoit. Kt d'abord, en-
gageant en quelque sorte sa fortune dans la terre
qu'il possède , il \ met des cipitaux considérables.
Aussi voyez quelle demeure il préparc à sou fer-
mier. Plusieurs bâiimens la composent ; rien n'y
manque de ce qui peut faire à ses hôtes une vie
douce et commode ; elle est le centre d'une vaste
exploitation ; autour d'elle s'étendent de vastes
domaines qui en dépendent ; les meilleurs ins-
irumens d'agriculture y attendent la main qui
doit les mettre en usage. Et puis , quand il a créé
cette grande ferme , il en surveille la fortune.
Voyant les efforts du fermier, il jouit de ses suc-
cès, et compatit à ses revers ; et , par une sym-
pathie aussi éclairée que généreuse , il adoucit des
infortunes qui , si elles n'étaient réparées , lui
deviendraient funestes ii lui-même. 11 n'est pas
toujours libéral , mais rarement il manque de lu-
mières. Ainsi les rapports du propriétaire et du
fermier ont pour base première la sagesse ou la
bienveillance de l'un , d'où naissent tout naturelle-
ment la déférence et le respect de l'autre.
En Irlande les choses ne se passent point de
la sorte ; souvent , nous l'avons dit . le propriétaire
est absent; souvent il lui arrive de ne pas con-
naître ses propres domaines; il sait vaguement
qu'il possède dans le comté de Corke ou de Do-
négal une terre qu'on dit avoir de cent à cent
cinquante mille acres d'étendue ; que , d'un côté .
la nier le borne, et de l'autre la plus haute mon-
tagne qu'on aperçoit à l'hori/on. Désirettx de tirer
de ces immenses possessions le meilleur parti
possible , il est bien résolu d'ailleurs de ne pas
aventurer une obole pour les f.iire valoir. Il a dû,
lui ou ses aïeux, cette grande terre à la confisca-
tion ; qui sait si quelque révolution nouvelle ne
viendra pas lui enlever ce qu'une révolution pré-
cédente a fait tomber dans sa famille? Ce raison-
nement que fait le propriétaire absent, il le fait
à peu près le même quand il réside : car. alors
même qu'il touche le sol. il n'y prend jamais ra-
cine, et l'Irlande n'est point pour lui une patrie à
laquelle il croie devoir des soins et des sacrifices.
Ainsi le grand propriétaire d'Irlande aspire d'or-
dinaire à exploiter ses terres sans faire l'avance
d'aucun capital . c'est-à-dire à recueillir sans se-
482 —
mer. Mais comment oblenir du sol les moindres
jinuluiLs sans (nielqucs dépenses premières? Voici
de quelle manière le propriétaire irlandais résout
ce problème. II abandonne le loyer de son do-
maine à quelque traitant moyennant un pri\ une
lois payé, ou une somme annuelle, dont le chif-
fre est fixé à forfait. Cet entrepreneur, riclie capi-
taliste, résidant soit à Londres, soit à Dublin, ne
loue pas une terre en Irlande pour en être le fer-
mier, mais il la prend à bail pour en faire la ma-
lièic d'une spéculation , et tout aussitôt le marché
ronclu, il n'aspire qu'à transmettre à un autre
l'i'xploitalion de cette terre , à la condition seu-
lement qu'un bénéfice lui soit assuré. Alors il a
coutume de diviser le domaine en un crrtain nom-
bie de lots de cent, de cinq cents, de mille acres,
qii'il alVerme à des traitans secondaires nnmidlc-
711(11. Quel(|uefois le propriétaire résidant fait lui-
nii'iiie cette division de son domaine , qu'il livre
ainsi directement au\ spéculateurs subalternes.
Mais comment ces traiians de seconde ou de
pri iiiiiTe main feront-ils valoir les portions de
terre (|u'ils prennent à bail? Chacun d'eux cta-
blira-t-il sur sa part une grande feime? S'il le
faisait, il aurait à risquer un capital considérable;
or, comment un tiaitant aurait-il plus de foi dans
la terre que le maître du sol lui-même ? que fait-il
doue ? Il ne fonde sur la terre qu'il a prise à loyer
ni grandes ni petites fermes ; il se borne en gé-
néral à en défricher la surface. Ce ti avail étant
fait, il subdivise son lot et l'allerme au taux le
plus élevé qu'il peut, par parcelles de cinq, de
ili\ , de vingt acres, à rie pauvres agriculteurs du
pu>s; les seuls qui prennent réellement la terre
pour la cultiver; c'est à dire qu'il fait la modique
avance de fonds , dont il aspire à tirer les plus
prds profits.
Mais comment tous ces petits agriculteurs fe-
ront-ils pour exploiter la terre qu'ils prennent à
l>ail? Oïl s'établiroiit-ils ? Le propriétaire ouïe
traitant ont-ils pris le ioin de construire une ha-
bitation sur chacune des petites parcelles qui leur
ont été attribuées? Non, sans doute; car pour
faire cette construction, il aurait fallu des capi-
taiiv dont nul n'a voulu faire l'avance. La terre
leur ea donc livrée toute nue. Mais alors où se
lti(:ent-ils ? Ils construisent eux-mêmes un amas
informe de bois et de paille mêlés ensemble,
quils appellent leur cabane. Trouvent-ils du
moins à leur disposition quelques inslrumens de
culture? Non, aucun, ils ont à s'en pourvoir
comme ils pourront.
Ainsi, en Angleterre, le propriétaire donne au
fermier une résidence et des outils pour travailler.
i:nlrlande,le pauvre qui prend laterre àloycrdoit
bâtir sa demeure et y apporter ses instrumens de
ciiliure. On se demande alors comment, le riche
ni' pouvant donner un capital , le pauvre se le
prorure. Il faut répondre que le plus souvent il ne
le trouve pas. et qu'il ne met que son travail brut
dans une entreprise pour le succès de laquelle un
(■ai)ital serait nécessaire. Il cultive mal^ parce
bs moyens pour cultiver bien lui manquent.
Maintenant, comment, cultivant mal, peut-il payer
le fermage exori)itant qu'exigent de lui le spécu-
lati ur, les traitans et le propriétaire? Car c'est en
définitive le pauvre agriculteur qui porte le far-
deau de tous les engagemens successifs dont la
terre a été l'objet. Lç grand propriétaire qui a j
donné sa terre à l'entreprise reçoit de l'entrepre-
neur une somme d'argent que celui-ci reprend
avec un profit sur les traitans secondaires , et ces
derniers , en sous-louant à des petits fermiers ,
rentrent non-seulement dans la somme payée par
ceux-ci à l'entrepreneur, mais encore réalisent un
bénéfice; de sorte que les colons inférieurs ont à
payer un fermage qui estd'a'oord égal au prix que
reiUrcprcncur paie au propriétaire, et auquel il
faut ajouter les profits de l'entrepreneur et les bé-
néfices des autres intermédiaires.
Vainement les pauvres agriculteurs d'Irlande
travaillent pour contenter tous ces intérêts, et
s'efforcent de fiire eux-mêmes sur la terre le pe-
tit gain duquel dépend leur vie et celle de leur
famille : la terre d'Irlande , quelque féconde
qu'elle snit, ne saurait donner tout ce qu'on lui
demande ; et sans cesse , en dépit de s-es effoi ts et
des ses sueurs, le pauvre cultivateur irlandais se
voit dans l'impossibilité de payer le prix de sa
ferme. Alors , qu'arrive-t-il ? Le traitant ou le pro-
priétaire l'expulse de sa ferme , saisit ses meubles
et les vend. Et que devient l'agriculteur dont tout
le crime est d'avoir eiitrepris une chose impossi-
ble ? CoiCiine il n'existe aucune autre industrie que
celle de la terre, il va chercher une petite ferme
ailleurs, et en attendant qu'il la trouve, il se met
à mendier avec sa femme et ses enfms
Voilà sans doute une grande misère , qui paraît
surtout énorme , vue en relief du bien-être et de
la prospérité du fermier anglais. Or, est-il possi-
ble de se méprendre sur sa vraie cause? Ce se-
rait une grande erreur que de l'attribuer tout
entière à ces intermédiaires , enireprcneurs, trai-
tans ou agioteurs, qu'en Irlande on connaît sous
le nom de middlemen. Ces middiemen sont un
effet et non une cause. Assurément ils sont un
mal, tt l'on ne saurait imaginer rien de plus dé-
sastreux que toutes ces transactions successives
:lont le premier effet est de livrer le sol à des
péculateurs qui, n'éprouvant aucun désintérêts
lie la propriété , prennent l'exploitation d'une
forme comme une industrie passagère, et dont
la conséquence non moins immédiate est de pla-
cer, entre les propriétaires du sol et celui qui le
cultive , trois ou quatre trafiquans qui n'inter-
viennent sur la terre que pour en tirer un lucre.
Mais ce mal, quel en est le véritable aiuem-?
N'est-ce pas celui qui , dans son indilférenee pour
le pays et ceux qui le couvrent , a livré à des
mains étrangères et cupides le sol et ses habitans?
Du reste , que les agriculteurs iriandais aient
affaire au maître du sol on au traitant , leur con-
dition ne diffère guère. Ils ne trouvent de sympa-
thie ni dans l'un ni dans l'autre; le même esprit
de cupidité anime tous les deu\, le même éyoïs-
me étroit les endurcit et les aveugle ; l'un et l'au-
tre ont en vue un seul objet , affermer leur terre
au plus haut prix. La condition morale et physi-
que du fermier leur est à tous les deux également
indifférente. Us éprouvent et montrent la même
insensibilité en présence de ses eO'orts heureux ou
de ses sueurs stériles , de sa prospérité et de ses
revers ; cet homme occupe leurs terres , mais il
est pour eux comme un étranger. Pourvu qu'il
paie, c'est tout ce qu'ils demandent. Aussi, quand
ils le voient faible et abattu , ils le laissent dans
sa détresse et détournent les yeux; ils ne vien-
nent à lui que pour lui demander le terme échu
ou si par accident des rapports s'établissent entre
le propriétaire et le fermier, si par hasard celui-ci
t, availle pour celui-là , ou s'd lui vend quelque
denrée , on est sur que le propriétaire abusera
grossièrement de la simplicité du pauvre agricul-
teur, qui , dans le marché , sera toujours dupe.
Et qu'importe ces misères du pauvre au middle-
nimi , qui ne les voit qu'en passant , et torture
des ma'heureux dont il fuira le pays dès qu'il aura
fait sa fortune? Que voulez-vous de moi? s'écrie
le propriétaire à l'aspect de ces maux affreux , je
n'y puis rien. J'ai cédé mon droit aux traitans,
qui exercent le leur comme, il leur plaît? Et le
plus souvent le propriétaire ne prononce pas
même ces paroles de regret , car il ne voit pas les
misères dont il est l'auteur. Retiré dans son pa-
lais de Londres , il n'entend pas les cris de déses-
poir qui s'échappent de la cabane iriandaise; il
ne sait point, sous le ciel pur et serein de l'Ita-
lie, si l'orage a foudroyé on Irlande la moisson
du pauvre ; il ne sait point à Naples si , faute de
soleil , la récolte a manqué dans la froide Hyber-
nie , si par contre-coup les pauvres colons , dont
sa terre est couverte, sont tombés dans la dé-
tresçe ; il ignore si ces malheureux ont essuyé
quelque coup imprévu de la fortune, telle qu'une
longue maladie du chef de la famille , la perte de
leur bétail ; il ne sait rien de ces choses , et il se-
rait incommode pour lid de les savoir. Ce qu'il sait
bien , c'est que 20,000 livres sterling lui sont dues
par ses fermiers d'Irlande ; que sa vie est réglée
sur ce chiffre, que cette somme lui doit être payée
à telle échéance , et qu'on ne saurait en différer
le paiement un seul jour sans troubler l'ordre de
ses habitudes et l'arrangement de ses plaisirs.
Nous venons de voir comment, par l'effet de l'é-
goïsmeoude l'incurie des riches, laterre s'est dès
l'origine couverte en Iriande d'une infinité de pe-
tits cultivateurs entre lesquels cette terre est divisée
par parcelles de cinq, de dix, de vingt acres. Si l'on
demandait comment il a été possible de trouver
un si grand nombre d'agricidteurs , je répondrais
qu'il est facile d'attirer à la culture de la terre
tous les habitans d'un pays oii il n'existe absolu-
ment aucune autre industrie. Ce fut sans doute
dans les premiers teuq)s un grand avantage pour
le propriétaire que de trouver à sa disposition
cette multitude de petits fermiers ; car sans eux
il n'eût rien pu tirer de ses domaines , à moins
d'engager des capitaux qu'il ne voulait point ris-
quer.
Cependant un moment arrive où toutes ces
terres sont occupées , et cette heure ne se fait
pas long-temps attendre ; car toute la population
catholique, exclue des emplois publics , des pro-
fessions libérales , inhabile à être propriétaire ,
incapable de commerce et d'industrie pir sa pau-
vreté, quand elle ne l'aurait pas été par l'état po-
litique du paj's , n'ayant absolument d'autre car-
rière à suivre que celle de fermier ; cette popii-
1 ition, dis-je, se précipite sur la terre offerte à ses
efforts et l'envahit de même qu'un torrent débor-
dé sur une vaste plaine la couvre bientôt de ses
ondes.
Mais dans un pays où la terre est le seul
moyen d'existence , quel est le sort de ceux à qui
la terre manque ? (jue devient le fermier qu'on
expulse de sa ferme s'il ne peut trouver de ferme
ailleurs? Que deviennent les cnfans du fermier ?
483 —
Voici un petit domaine sur lequel vit mfiiHocre-
ment un seul agriculteur ; celui-ci a cinq cnfans
(nombre peu considérable pour une famille irlan-
daise) ; son unique pensée comme sa seule ambi-
tion est de trouver une ferme pour chacun
d'eux : mais il ne saurait y réussir, puisque
toutes les fermes sont occupées. Que vont donc
devenir ses enfans ? Remarquez que la quosiion
se pose rigoureusement , car encore une fois la
culiure est l'unique ressource , la seule industrie
de l'Irlandais, et la terre lui manque ; et cepen-
dant il faut une industrie au pauvre dans un pays
où le riche n'a point de charité. 11 s'agit pour lui
de posséder un champ ou de mourir de faim.
Voilà le secret de cette extraordinaire concur-
rence dont en Irlande la terre est l'objet. La
terre ressemble en Irlande à une place forte éter-
nellement assiégée et défendue avec une ardeur
infatigable : il n'y a de salut que dans son en-
ceinte ; celui qui a le bonheur de pénétrer dans
ses murs y mène une vie rude , austère, nne vie
de sueurs, d'alertes, de périls ; mais enfin il vit :
il se tient au rempart , il s'y cramponne, et pour
l'en arracher il faut mutiler ses membres. Quant
au malheureux qui a fait de vains ellorls pour at-
teindre le but, sa condition est lamentable ; car,
s'il ne se résigne pas à périr de misère , il faut
qu'il devienne mendiant ou voleur. Que suit-il de
lii ? C'est que le fermier qui veut assurer l'exis-
tence de sa famille, n'a d'autre moyen ii prendre
que de subdiviser sa petite ferme en autant de
parts qu'il a d'enfans : chacun d'eux possède alors
quatre ou cinq acres au lieu de vingt qu'avait le
père, et on voit s'élever sur la ferme plusieurs
cabanes de boue au lieu d'une. Cependant le fils
a lui-même des enfans ; il fera pour ceux-ci la
même chose (\aa son père a faite pour les siens ;
et ainsi de génération en génération jusqu'à ce
que le mirrcllcmcnt de la terre arrivant à un de-
mi ou même un quart d'acre pour chaque mé-
nage, l'occupant du sol se trouve dans l'impossi-
bilité matérielle de vivre sur cette étroite par-
celle. Voilà ce qui explique comment , à l'heure
qu'il est, on trouve jusqu'à trois et quatre cents
petits fermiers, étroitement serrés et vivant misé
rablement sur tel domaine qui dans l'origine n'a-
vait été afl'ermé qu'à un petit nond)re. Et encore
malgré cette accumulation de colons qui se pres-
sent sur le sol les uns contre les autres , il arrive
souvent encore un moment où l'espace manque
matériellement , et il faut qu'une certaine quan-
tité de ceux qui naissent sur cette terre la quit-
tent...
Ils s'éloignent de la terre, et cependant la terre
seule peut les nourrir; (pie s'ensuit-il? Que le
nombre des fermiers étant de beaucoup supérieur
au nombre des fermes , la concurrence accroît
outre mesure le taux des fermages. Il fiiut en Ir-
lande une ferme d'mi acre ou d'un demi-acre de
terre ou mourir; il le faut à tout prix , à toutes
conditions , quelque rwles qu'elles soient. Le
loyer raisonnable de cet acre serait de ti livres
sterlings : j'en oft're le double au propriétaire ; un
autre en donne 10, j'en oll're '2Ù ; la terre m'est
adjugée: nu jour de l'échéance je ne paierai pas;
qu'importe ! j'aurai vécu ou essayé de vivre pen-
dant une année.
C'est ainsi que celui qui déjà payait nne rente
exorhilimte est obligé par la concm'ience, poiu'
conserver sa ferme, de payer une somme encore
plus élevée ; il est libre, à la vérité , de refuser
tout accroissement de fermage, mais une arme à
deux tranclians pèse sur sa tète ; s'il résiste à
l'exigence du propriétaire, celui-ci le chasse de sa
ferme ; ou bien il se soumet à une condition
dure, et alors il est à peu près sûr que, réduit à
l'impossibilité de tenir de téméraires engage;i)ens ,
il sera bieriiôt congédié par le propriétaire à
l'instigation peut-être de quelque nouveau compé-
titeur; après tout la pire condition c'est de quit-
ter le sol dans un pays où le sol est l'unique
source de vie : il test ■ donc sur sa ferme , con-
sent à tout ; il sait qu'à peine un sur mille réus-
sit dans une pareille enireprise, et il se résigne à
jouer à cotte cruelle loterie.
La concurrence des cultivateurs qui se dispu-
tent la terre élève peut-être plus le taux des fer-
mages que l'avidité du propriétaire et du middle-
man. On ne saurait imaginer de condition pire
que celle de tous ces pauvres labom-eurs , pullu-
lant sur le sol, s'y attachant comme une vermine
et ajoutant à leur misère par leurs efforts surnatu-
rels pour la combattre. Cette misère s'augmente en
proportion exacte de l'accroissement de la popula-
tion, jusqu'à ce qu'il y ait, comme de notre temps,
deux millions six cent mille pauvres , c'est-à-dire
deux millions six cent mille individus manquant de
terre ou fermiers d'une terre trop petite pour
vivre dessus.
Cet état social funeste au fermier ne profite
point ;au propriétaire. Celui-ci , ou son ayant-
droit, trompé d'abord par les promesses des en-
chérisseurs, finit par en reconnaître le mensonge ;
il se lasse de tirer peu de terres all'ermées un si
haut pri\, se dégoûte des rigueurs dont la justice
absorbe tout le profit : il reconnaît qu'en ruinant
ses fermiers il ne s'enrichit pas. « Tout le mal, se
dit-il quelquefois , vient ie cette fourmillière d'a-
griculteurs qui dévorent le sol au lieu de le fé-
conder. Ce mal cesserait si, à la place de toutes
ces petites fermes , on en établissait quelques
grandes ; c'est le système agricole suivi en Angle-
terre et en Ecosse ; le moment est propice pour
l'imiter en Irlande; l'époque des révolutions s'é-
loigne , le souvenir s'en efface, le sol jadis tant
ébranlé se raffermit ; on peut maintenant sans
imprudence engager quelques capitaux dans la
terre. »
Son plan est donc arrêté : il va substituer
quelques grandes fermes à une midtitude de pe-
tites, mais pour atteindre ce but (pie doit-il faire?
Chasser d'abord tous ces petits fermiers qui cou-
vrent sa terre , et après le départ desquels il
pourra procédera une nouvelle distribution de sa
propriété : c'eslàdire qu'après s'être servi de ces
petits fermiers dans le temps que , faute de capi-
tau\, il avait besoin d'eux, il les congédie le jour
où le retour des capitaux lui fournit un moyen
d'exploitation plus lucratif. Mais cpie vont devenir
ces deux ou trois cents agriculteurs oui un jour
re(:oivent l'ordre de déguerpir de leurs cabanirs ?
Encore un coup ce congé les tue. Et ici . prene/.-
y garde, ce n'est pas une expulsion commuue ;
d'ordinaire au fermier qui sort succède un autre
fermier : ici des centaines d'agriculteurs s'en vont,
deux ou trois restent, nul ne vient , de sorte ([Uf
voilà trois rem s misères désespérées créées d'ui
seul coup et qui ne 'font naître aucune occasion
d'adoucissement pour d'autres infortunes.
On voit maintenant quels intérêts contraires,
quelles passions diverses exerce en Irlande la pos-
session du sol. Cependant l'ordre de déguerpir
étant donné au pauvre fermier, celui-ci y résiste;
cet ordre est pour lui une senience de UDrt; il
voit aussitôt se dresser devant lui le spectre hi-
deux de la faim qui s'apprête à le saisir, lui, sa
femme et ses enfans; il contemple alors toute
l'étsndue de son malheur, passe de la douleur au
désespoir, du désespoir à l'aliatteraent. Pourtant
un rayon d'espérance vient éclairer son front. Si
j'allais , dit-il, trouver le maître , et lui montrer
tout l'excès de misère qui nous accable. Ah! s'il
voyait ma femme amaigrie par le jeûne, mes en-
fans pâles et affamés, oh ! sans doute , il en se-
rait touché , et nous laisserait notre pauvre ra-
bane , au moins encore pour quelques jours!
L'infortuné se trompe ; il va se jeter aux pieds du
maître, il le conjure, il l'implore, mais en vain ;
le riche, en Irlande, ne compatit point au pauvre.
Dins ce pays, le pauvre doit garder son orgueil ;
il s'humilie sans profit devant le riche, qui jouit
de son abaissement sans alléger sa misère. Le pau-
vre fermier, repoussé durement, regagne sa ca-
bane en silence, y rapporte un deuil de plus, et ,
frappé d'une infortune trop grande pour qu'il la
combatte, trop grande aussi pour qu'il s'y rési-
gne , il croise ses bras, et demeure immobile.
Alors le propriétaire réclame l'aide de la justice ,
qui rend à grands frais un jugement par lequel le
pauvre agriculteur est condamné à quitter sa terre ;
le jugement triple la somme que doit payer le
malheureux avant de s'en aller. II était chassé
faute de payer sa rente : comment s"acquittera-t41
à présent qu'il doit trois fuis plus qu'il ne devait
auparavant ? r.ientijt il voit paraître deux consta-
bles, porteurs d'une sentence en bonne forme .
selon laquelle il doit à 'l'instant vider les lieux , et
d'abord ces agens de la puissance publique com-
mencent par saisir tous les objets qui , dans la
cabane, s'offrent à leurs regards. 11 faut bien que
les hommes de loi, sans lesquels il n'y a point de
jusdcc, soient payés de leur peine. Tout cela se
fait au milieu de mille cris déchirans qui éclatent
dans la pauvre cabane ; des imprécations se font
entendre , qui , si elles arrivaient à l'oreille du ri-
che, jetteraient plus d'un remords dans ses Joies ;
mais enfin la justice a son cours ; tout est saisi et
scellé dans la demeure du fermier; les recors en
sont les maîtres, et la pauvie famille n'y est plus.
Les constables disparaissent, enlevant leur butin.
Le lendemain, on est tout étonné de revoir dans
la pauvre rabane le fermier et sa famille; la force
matérielle les avait seule éloignés ; dès que cette
force s'est évanouie . ils reparaissent. On les .1
chassés de leur terre : mais, puisque cette terre
peut seule leur donner la \ie, il faut bien qu'Os
reviennent à elle. Alors le propriétaire prend le
seul moyen qui lui reste de se débarrasser de ces
misères obstinées : il démolit la cabane, et con-
gédie ainsi ses habitans.
Ces rigueurs s'accumulent , ces cruautés se
multiplient : les pauvres occupans du sol sont
pourchassés de chaumière en chaumière , jetés,
eux et leur famille, sur la voie publique, partout
en butte à la même cupidité , aux mêmes violen-
ces lécilcs. à la même extrémité d'infortunCt
— 484 —
Un jour, une voix s'élève pour ces pauvres fer-
miers, et s écrie :
« 1-a terre seule nous a fait vivre; elibien!
enibraisons-la élroilenicut , et ne nous en sépa-
rons pas. Le propriétaire ou son représentant
nous commande de la quitter, demeurons ; les
tribunaux nous l'ordonnent, demeurons encore ;
la force armée vient i)our nous contraindre, résis-
tons, opposons toutes nos forces à une force in-
juste, et, pour que l'iniquité ne nous atteigne
pas , portons les plus terribles chruimens contre
ceuv qui la commettent !
» Que celui qui travaillera directement ou indi-
rectement à nous priver de notre ferme, soit
puni (le mort !
» Que le propriétaire ou le middleman, son
agent , qui expulsera un fermier de sa terre, soit
puni de mort !
» Que le propriétaire qui exigera d'un acre de
terre un prix plus élevé que celui que nous au-
rons fixé nous-mêmes, soit puni de mort !
» Que celui qui surenchérira sur le prix d'une
ferme ; que (X'iui qui prend la place d'un fermier
expulsé; que celui qui a acheté à l'encan ou au-
trement les objets saisis chez un fermier dépos-
sédé, soient punis de mort !
a Atteignons tous ces coupables , non seule-
ment dans leurs personnes, mais encore dans
tous leurs intérêts et dans leurs all'ections les plus
chères; que non seulement leur bétail soit mutilé,
leurs maisons incendiées, leurs prairies mises en
labour, leurs moissons dévastées, mais encore
que leurs amis, leurs parenU, soient comme
eux dévoués à la mort ! que leurs femme et leurs
filles soient déshonorées !...
" lit d'abord, comme, pour être fort, il faut
des armes , hâtons-nous de ressaisir les armes
dont on nous a dépouillés. Jusqu'à ce jour, l'iso-
lement a fait notre faiblesse : associons-nous; cn-
gjgeous-nous solennellement à mettre en viguem-
les lois que nous aurons décrétées ; et , pour que
cet engagement soit plus saint et plus inviolable,
donnons-lui la sanction d'un serment lebgieux;
coiivions-le aussi du voile d'un secret inviolable ;
étendons sur tout le pays le réseau de notre con-
fédération , et que quiconque refusera de s'asso-
cier à nnus par le serment soit considéré comme
ennemi et traité comme tel ; et, pour que nos lois
ne soient pas de vains commandemens, promel-
lons solennellement que quiconque d'entre nous
sera désigné pour être l'exécuteur du chiitiment
mérlié par un coupable, obéira aussitôt, et rem-
plira dans toute sa rigueur l'office qui lui sera
cojimiandé !... »
Voilà sans doute de terribles lois ; ce sont celles
de IVhiteboys, code atroce, barbare, digne
d'une population demi-sauvage, qui, abandonnée à
elle-même , n'jyant aucune lumière pour guider
seselforts, ne trouvant aucune sympathie pour
adoiicirses passions, est réduite à chercher dans
SCS grossiers instincts des moyens de salut et de
protection.
Alors la terreur se répand dans le pays; de si-
nistres complots se trament dans l'ombre ; des li-
gures étranges apparaissent çà et là ; des bandes
armées s'organisent et parcourent les campagnes;
les habitations sont assaillies pendant la nuit :
cluicun est obligé de fortilier sa demeure ; mais
outc résistance est vaine , tantôt il faut livrer des
armes , tantôt prêter des sermens. Du reste, ces
bandits de nature singulière , qui , pour voler des
armes ou pour se venger, commettent toutes sor-
tes de violences , repoussent l'or et l'argent qu'ils
trouvent sous leur main. L'n assassinat est com-
mis; on apprend bientôt que la victime est un
propriétaire dont, la veille, le fermier a été dé-
possédé. Les coupables ont été vus ; mais nul ,
dans le pays, ne les connaît, et tout indique
qu'ils sont venus de loin pour exécuter la ven-
geance d'antrui. Un autre crime pareil est com-
mis; c'est le meurtre d'un middleman qui avait
fait saisir les meubles d'un fermier. Alors toute la
classe des propriétaires s'émeut; la justice est
saisie ; elle lance ses mandats , mais nul ne lui in-
dique la trace des coupables ; elle les trouve h
force de recherches ; ceux-ci lui résistent, elle les
enlève ; mais une rébellion vient , qui les lui ar-
rache ; enfin, elle les a ressaisis, les coupables
sont sous les verroux. Alors on cherche des té-
moins : tous ceux qu'on appelle n'ont rien vu, di-
sent-ils ; un seul se présente, et dit la vérité. Deux
jours après, on apprend que ce témoin a été as-
sassiné. Comment donc faire ? Il faut bien que la
justice ait son cours. Les témoins ne viennent
plus. Eh bien ! il faut les arrêter et les amener
de force devant la justice ; mais là, ils refusent
de témoigner! il faut acheter leur témoignage. On
menace leur existence ; il faut la protéger. Com-
ment? nul ne consent à leur donner asile! Eh bien !
il faut les mettre en prison. Mais quel prix sera
assez haut pour décider un témoin à faire une
déclaration qui met sa vie en péril, et dont le pre-
mier effet est de le priver de sa liberté ? Quelque
élevé que soit ce prix, il faut le lui payer. Mais qui
admettra la sincérité d'un témoin déposant sous la
double iniluence de l'argent qu'il reçoit, et de la
mort qu'il redoute ? La nécessité veut cependant
qu'on le croie. Mais ce témoin, rentrant en liberté
après le procès, va être assassiné! Non; il sortira
de prison pour sortir d'Irlande. Ainsi, la condition
de tout témoin à charge dans les procès criminels
sera d'attendre en prison le jour du jugement et
de s'exiler après. Mais quel honnête homme vou-
dra être témoin ? On se passera de témoins hon-
nêtes : la nécessité le veut (încore ainsi. Mais
quel honnête homme voudra être juge ?... Ainsi
nous voilà, de conséquences en conséquences, ar-
rivés à cette triste alternative de voir la justice
impuissante ou immorale ; d'acquitter les préve-
nus faute de témoins, ou de les condamner à l'aide
de témoins salariés ! Enfin , l'arrêt est rendu ; le
coupable est jugé et mis à mort ! Le dénoncia-
teur et le témoin s'exilent. Le lendemain, on ap-
prend que le frère du dénonciateur, la mère ou la
sœur du témoin sont assassinés !...
Quand vous en êtes arrivé à ce point, croyez
bien que dans cette voie de rigueurs tous vos ef-
forts pour i-établir l'ordre et la paix seront inuti-
les. En vain, pour réprimer des crimes atroces ,
vous appellerez à votre aide toutes les sévérités du
code de Dracon ; en vain vous ferez des lois
cruelles pour arrêter le cours de révoltantes cruau-
tés ; vainement vous frapperez de mort le moin-
dre délit se rattachant à ces grands crimes; vai-
nement, dans l'efl'roi de votre impuissance, vous
suspendrez le com's des lois ordinaires, procla-
merez des comtés entiers en état de suspicion lé-
gale, violerez le principe de lalibcrté iniUviduelle,
créerez des cours martiales, des commissions ex
Iraordinaires, et pour produire de salutaires im-
pressions de terreur, multiplierez à l'excès les
exécutions capitales...
Toutes ces rigueurs seront stériles ; au lieu de
guérir la plaie, elles l'irriteront et la rendront
seulement plus vive et plus saignante. Rebelles à
un mauvais état social, les agriculteurs, qui en
1700 se révoltèrent sous le nom de White-lioys,
s'insurgeront quelques années api'ès sous le nom
de Oak-Boys; en 1772 sous celui de Sieel-Boys,
en 1785 ils s'appelleront Right-Boys, plus tard ils
se nommeront Rockites ou soldats du capitaine
Rock, ou Claristes, sujets de lady Clare; en 180G
ces rebelles seront appelés Thrasliers;ils repren-
dront en 181/1, en 1815, en 1820, en 1821, en
1823, en 1829, le nom de White-Boys ; en 1831,
celui de Terryalts; en 1832, 1833 et 1837, de
White-Feet et Black-Feet, et sous ces dénomina-
tions diverses vous les verrez, excités par le senti-
ment des mêmes misères, se livrer aux mêmes vio-
lences suivies constamment d'une cruelle répres-
sion toujours impuissante...
IITSTIT"JT
Académie fi'nuf^aise.
Nous nous félicilons de pouvoir donner
à nos lecteurs le texte même du rapport
de M. Villemain, sur le concours de
poésie et des ouvrages les plus utiles aux
mœurs.
« Messieurs, a dit IVI. le secrétaire perpé-
tuel, l'Académie française, dans les prix nom-
breux dont elle est dépositaire , ne voit pas
seulement une récompense pour le talent ,
mais une influence qui peut en diriger l'usage
au profit des études sérieuses et des utiles
travaux. Tel sera, nous l'espérons, le bien-
fait de la fondation laissée depuis plusieurs
années par le baron Gobert, et réservée par
l'Académie jusqu'en 18Z|0, comme une sorte
de prix décennal pour l'histoire de France.
Tel doit être aussi, dans d'autres proportions,
le caractère de ces prix annuels fondés par
un sage, aux yeux duquel le progrès moral
était la première destination des lettres et
l'instruction du peuple la plus noble dette de
l'état.
» L'Académie accueillera les ouvrages qui
touchent à ce but par les voies les plus di-
verses , une bistoire des systèmes philosoplii-
ques et un traité d'éducation pratique ; un
livre de fine observation , de spiritualisme
élevé et un manuel populaire.
)) En effet, si dans les sciences mathémati-
ques, certaines vérités spéculatives, qui ne
semblaient d'abord qu'une pure curiosité de
l'esprit, se transforment tôt ou tard en ap-
plications puissantes, et deviennent utiles
de toutes les utilités inconnues que renfer-
mait leur principe , on peut dire aussi qu'il
n'est pas en philosophie une vérité fonda-
mentale, quelqu'abstraite qu'elle soit, qui ne
descende insensiblement dans l'usage et
dont le contre-coup etn^;iffSiSi5WP4esortdes
hommes. Discuter les^/Mcieris' s]f«^es de
philosophie dans ce i(|u|ils',Qnl dé\pureet de
fécond pour les mœiiri^aajà^'cetquïHs wt de
— 485 —
faux , et , par conséquent , de dangereux ;
chercher le fondement de la certitude mo-
rale, c'est-à-dire la loi de l'être intelligent ;
montrer que le doute absolu est une impuis-
sance universelle , et que la force de l'àrae
est dans sa conviction ; c'est là, pour les jeu-
nes esprits, un noble travail, et, pour tous,
une instruction salutaire (Vive adhésion.)
» A ce titre, deux volumes d'Etudes philo-
sophiques, par M. Mallet, ont fixé l'attention
de l'Académie. En y blâmant quelques juge-
mens trop exclusifs, trop sévères, tels qu'ils
échappent à la jeunesse, on estimera l'esprit
généreux qui se mêle, dans cet ouvrage, à la
précision des analyses et aux recherches sa-
vantes sur la philosophie grecque. M. Mallet
appartient à l'enseignement public ; les prin-
cipes de son livre attestent qu'il connaît tous
les devoirs de sa mission; son talent, qu'il
les remplit avec succès et avec autorité.
» Un autre membre du corps enseignant a
offert aux suffrages de l'Académie un travail
étendu, sur le sujet depuis long-temps es-
quissé dans un livre bien court, qui semblait
avoir tout dit: L' Education des fdtes , par
Fénélon. Sous le titre de Conseils aux mi-
res, M. Théry a repris, a développé, a tra-
duit pour notre siècle, quelques-unes des vé-
rités admirablement touchées par l'arclievê-
que de Cambrai. Cette expérience de la fa-
mille , cette sagacité du père, à laquelle Fé-
nélon suppléait à force d'ame et de génie,
inspire souvent M. Tliéry et peut rendre ses
conseils utiles , même après ceux d'im si
grand maître. Il suffira de le lire avec choix,
et lui-même jugera, sans doute, qu'il ne
peut trop soigneusement revoir les détails
d'un livre tel que le sien, où la plus saine in-
struction doit avoir pour seul ornement la
clarté, la justesse et la simplicité. Mais l'Aca-
démie a voulu dès à présent honorer cet ou-
vrage, parce que les principes en sont purs,
et que s'il peut gagner pour le goût, il est
irréprochable pour la raison et la morale.
» Toutefois , messieurs , en appréciant le
but et le talent de MM. Mallet et Théry, ce
n'est pas à l'art habile des deux écrivains
que l'Académie a réservé la première place
dans ce concours. Deux médailles sont dé-
cernées. Mais, pour le prix, un livre moins
savant a été préféré , un livre de noble
instinct et de réflexions solitaires , plutôt
que de recherches et d'études , l'ouvrage
d'une mère écrivant sur la vie des femmes,
dont elle a modestement suivi tous les de-
grés , et dont elle a vu de près la plus bril-
lante exception et la gloire la plus rare , si-
non la plus heureuse, dans le génie de ma-
dame de Staël , sa compatriote , sa parente
et son amie. Necker, Staël 1 ces noms que
les discordes politiques et même les dissen-
timens littéraires ont livrés si souvent aux
contradictions de l'envie , ces noms qui rap-
pellent talent, esprit, liberté, restent natura-
lisés en France; et l'Académie croit répon-
dre à la pensée du prix fondé jtour /<■ Fran-
çais auteur rfe Vouvrage. le plus utile aux
11X1 urs , en envoyant cette année sa cou-
ronne à madame Nerkcr de Saussure, à Ge-
nève. (Applaudissemens prolongés.)
» L'ouvrage de madame Necker est, en
effet , une des plus saines lectures qu'on
puisse faire. 1,'esprit de ce livre est à la fois
sévère et délicat. On sent, au fond des jiaro-
les, une foi sérieuse , la gravité du caractère
«l celle des habitudes. Mais l'austérité n'est
que dans les principes; la persuasion est
dans le langage. Nulle part la vie entière de
la femme n'a été plus finement expliquée et
décrite avec une sagacité plus attentive et
plus tendre ; nulle part elle n'a été ramenée
à une vocation plus haute , sans paradoxes,
sans projets ambitieux de transformations so-
ciales, mais par la profonde intelligence de
ce qui est conforme à la nature et à la so-
ciété.
» Pourquoi un si bon ouvrage est-il iné-
gal ? Pourquoi ces pages où l'on rencontre
des touches si vives et dignes de Labruyère ,
ne sont-elles pas exemptes d'incorrection et
de langueur ? Le livre eût fait plus de bien
encore : il serait lu davantage et avec plus
d'attraits ; il répandrait plus facilement ces
trésors de sages pensées et de généreuses
émotions qu'il renferme , et qui ne peuvent
s'en échapper vers une âme sans la rendre
meilleure ou plus ferme dans le bien.
» Quelques parties du livre de Mme Nec-
ker auront cette puissance immédiate et sa-
lutaire : ce sont celles où l'auteur, qui est
toujours de son siècle sans être du monde,
cherche à définir l'éducation, les soins, la
mission, qui conviennent le mieux aux fem-
mes dans notre époque. Tout ce qu'elle dit
à cet égardd'ingénieux, devrai, de touchant,
la jette elle-même dans une sorte d'entliou-
siasme gracieux et pur, qui lui montre les
femmes de notre siècle ranimant, si elles le
veulent, par l'active charité, la flamme de
l'amour céleste, et retrouvant par elles, dans
nos jours peu chevaleresques, plus d'empire
et de bonheur qu'elles n'en eurent jamais
dans ce moyen-âge renommé pour l'éclat
et les hommages dont il les avait entourées.
(Très bien ! très bien !)
» De ce perfectionnement social promis à
notre temps, de ces devoirs sérieux et do-
mestiques qui doivent remplacer dans tous
les rangs l'exquise politesse de mœurs ré-
servée jadis à un seul, l'attention se porte
naturellement sur le sort des classes pauvres
de la nation. Leur assurer plus de bien-être
et de lumières, et faire en sorte que, dans
cette société égale et libre où beaucoup peu-
vent s'élever, sauf à tomber vite ( on rit),
nul ne soit condamné sans recours à l'igno-
rance et à la misère : tel est le problème de
nos jours, telle est l'œuvre de politique et
d'humanité qui doit se poursuivre sous tou-
tes les formes. Inspirer par la religion et
les mœurs le gnùt du travail, faire servir
l'instruction au bon sens et le bon sens au
bonheur de soi-même et des autres, voilà ce
qui ])cut naître de ce vaste enseignement po-
pulaire hardiment propagé sur la France, et
qui ne l'est pas encore assez. (Applaudisse-
mens prolongés. )
» Mais il faut deslivrespourtantde lecteurs
nouveaux qui se préparent chaque jour, des
livres faits pour eux. appropries à leur usage,
et qui rendent chacun plus habile dans son
état .au lieu de l'en dégoûter. La composition
de tels ouvrages n'a paru au-dessous d'au-
cun grand talent, depuis Francklin jusqu'au
docteur C.halmers. et à l'orateur .anglais >1.
Uroughani. Dans notre pays même, et près
de nous, parmi tous les beaux vers échappés
à la voix sublime et tendre d'un poète, d'un
orateur aussi . je n'en réciter.ais pas de plus
admirés et de plus durables que la Prière
des petits cnfam, improvisée par M. de
Lamartine pour une école de village. ( Mou-
vement, approbation.)
» On ne peut trop souhaiter que les esprits
les plus élevés, qui sont presque toujours les
plus justes, ne dédaignent pas cette gloire
d'écrire pour l'instruction du peuple. Les vé-
rités de la morale, les principes utiles à la
société, et jusqu'à ces notions politiques sou-
vent perverties et ensanglantées par des pas-
sions aveugles , peuvent être amenées , pour
tout le monde, à une évidence simple et per-
suasive. On ne saurait trop encourager de
semblables essais. (Approbation.)
» L'Académie a distingué sous ce rapport
un petit écrit intitulé Jea7i Lebon à. ses amis
les ouvriers, écrit plein d'excellens conseils,
et qui a eu le grand mérite de ne pas en-
nuyer ceux auxquels il s'adresse, et d'être lu
par eux. Elle décerne à ce travail utile une
médaille de 1,.500 fr. ; mats elle rappelle
qu'il n'y aurait pas de récompense au-des-
sus du mérite d'un livre instructif en peu de
mots, sévère pour la morale, attachant par la
forme, d'un livre judicieux et vrai , qui de-
viendrait populaire et qui serait la plus haute
instruction des enfans et le délassement des
travailleurs. (Assentiment.)
» En attendant un semblal)le livre, l'Aca-
démie avait proposé des prix particuliers
pour les meilleures traductions d'ouvrages
de morale. Elle n'excluait de ce concours ni
l'antiquité , ni la science , car elle y cher-
chait un retour vers la haute et sévère litté-
rature. A ce titre , deux travaux ont \\\é son
attention : l'un est la reproduction d'un livre
antique et mal connu, les Entretiens d'E-
pictcte, recueillis par le philosophe Arien,
sou disciple. Ce livTe, qu'on peut lire comme
une sorte d'introduction profane à l'évangile,
est le monument immortel des efforts que fai-
sait l'esprit humain pour se re\ endiqut^r lui-
même et remonter des corruptions de l'em-
pire à la justice et à la vérité. On ne saurait
y jeter les yeux sans en .aimer mieux sou
temps et son pays , et sans remercier la Pro-
vidence du progrès des sociétés moderues.
Le livre d'Epictète montre l'élév.ation soli-
taire d'une âme dans l'ab.aissement univer-
sel ; m.ais ses vœux les plus hardis sont au-
jourd'hui des vérités vulgaires.
» Ce grand changement est dû à la religion,
aux lettres, .aux sciences, à cette triple puis-
sance qui a civilisé l'Europe et qui transfor-
mera l'univers. Aussi, messieurs. dan> nos
jours d'études sévères et positives, de graves
esprits, en cultivant avec profondeur les
sciences mathématiques et naturelles, n'en
remontent pas moins au sentiment religieux,
connue à une partie essentielle du dévelop-
pement humain. De constans efforts sont di-
rigés vers ce but. dans les états de l'Allema-
gne, en Angleterre et dans rAméri(pie d;i
Nord, c'est-à-dire dans les pays où la pensée
est le plus spéculative et dans ceux où elle
est le plus libre.
» Il y a quelques .années, la société royale
de Londres, ce grand foyer des sciences ma-
thématiques et naturelles, reçut par testa-
ment un legs de "200.000 fr. pour un ou plu-
siesrs auteurs qui démontreraient la puis-
sance, la sagesse et la bonté de Dieu, par les
o'nvres de la création. Le président de la so-
ciété royale désigna lui-même, parmi les phy-
siciens, les naturalistes, les géologues, huit
honnnes célèbres qui acrcptèreni cette mis-
sion d'élever les derniers résultats de lascisn''
— 486 —
ce îi la hauteur dune démonstration nou-
velle de la Provideiice. Ce noble appel douua
naissance à un livre du docteur Buckland, le
panégyriste, le continuateur et presque le ri-
val de notre illustre Guvier. (Sensation.)
» Il y avait des milliers d'années que la
philosophie prouvait , par le spectacle du
monde extérieur, l'existence d'une cause in-
telligente et suprême ; mais ces preuves
avaient vieilli devant la science moderne ; et
parfois aussi des difficidtés nouvelles étaient
sorties de celte science même. Par une con-
tradiction singulière , à mesure que la créa-
tion dévoilée s'agrandissait à nos yeux, la
foi au Créateur s'était ébranlée dans quelques
âmes. Chaque progrés dans l'histoire immé-
moriale du globe , chaque pas nouveau dans
les profondeurs du monde fossile, avaient
suscité quelque doute. La tâche du docteur
Buckland a été de tirer la preuve d'où était
venu le doute , de porter la démonstration
religieuse aussi loin qu'était allée l'observa-
tion , d'atteindre hardiment les dernières li-
mites de la science , de les dépasser encore ,
et de retrouver dans cette succession d'ébau-
ches ensevelies qui semblaient le jeu fortuit
de la matière , la main et le calcul de Dieu
aussi visiljlement empreints que sur le disque
du soleil et dans le Spectacle éclatant de lu-
nivers. (Vive sensation. )
j) Minéralogiste , physicien , géomètre ,
anatomiste et de plus, comme quelques sa-
vans Français que je vois ici (tous les regards
se portent vers M. F. Arago) , homme élo-
quent , le docteur Buckland a suffi à la gran-
deur de son sujet. Une vive curiosité, im sa-
lutaire enthousiasme ont accueilli son ou-
vrage en Angleterre. Un jeune savaut , M. le
professeur Doyère , vient de le traduire en
consultant pour quelques parties de ce tra-
vail, deux membres célèbres de l'Institut:
et cette reproduction d'un monument élevé
par la science îi la morale et à la vérité, de-
vait lixer l'attention de l'Académie. L'Aca-
démie décerne à H. Thurot , traducteur d'E-
pictète, un prix de 3,000 fr. en décernant
un prix égal au traducteur du Traité dt ta
ijcotogie et ta mintratogic, dans leurs rap-
ports ave?, la théologie natureltt ; elle
l'invite à entreprendre encore des travaux
semblables. (Bravo!)
» L'Académie, en effet, propose de nou-
veau , par un emploi autorisé de la dota-
lion littéraire de M. de Monthyon, un ou
plusieurs prix pour les meilleurs traductions
d'ouvrages de philosophie morale, qui se-
raient pubUés d'ici au 1'^' janvier IbZil. Elle
n'indique aucun choix; mais elle estime que
plus d'un beau monument de l'antiquité et
plus d'une production célèbre des littératu-
res contemporaines s'offriront à la pensée
des hommes studieux que tenteraient cette
gloire utile et modeste : elle y voit l'avan-
tage d'attirer le talent, au moins à son but,
vers les grands modèles des âges classiques
elles productions les plus durables de l'âge
actuel.
«Par ce même attachement aux traditions
littéraires, l'Académie propose pour sujet de
son ancien prix d'éloquence à décerner en
IS/iO, l'éloge, ou, si l'on veut, la notice
historique de madame de Sévigné , c'est-à-
dire l'analyse et la peinture de ce que l'es-
prit naturel , Vimagiuation et le goût ont in-
spiré de plus original et de plus délicat dans
le sicclc de la politesse et des lellres. ( Très
bien!) Là, reparaîtront tous ces souvenirs
dont l'esprit de nos temps modernes s'écarte
souvei.t avec raison , mais qu'il ne peut ni
négliger ni méconnaître.
« Ces souvenirs , messieurs , nous aimons
à les réunir aux illustrations plus récentes de
la patrie et au génie nouveau de ses institu-
tions. (Applaudissemens.) C'est dans cette
pensée que l'Académie avait proposé pour
sujet aux candidats du prix de poésie , le
Musée de Versailles.
Ce concours, dont il me reste à vous par-
ler, a produit beaucoup de pièces devers
descriptives et lyriques. L'Académie en a sur-
tout distingué quatre oii le talent se montre
à degrés inégaux, mais marqués. Ce n'est pas
qu'ailleurs môme il ne se rencontre des vers
heureux, des traits expressifs, et quelque
chose des nobles sentimens que fait naître la
pensée royale et vraiment patriotique du
nouveau Versailles ; mais l'art et la force
manquent souvent; et, il en est beaucoup
de ces pièces de poésies comme de quelques
tableaux du Musée qu'elles célèbrent , elles
ajoutent au nombre sans ajouter à l'éclat du
concours. (On rit.)
» Toutefois, messieurs, en songeant â la
difficulté d'un sujet si vaste et rebattu par
l'admiration publique , on peut avoir de jus-
tes éloges ;\ décerner , avant même d'arriver
à la pièce préférée par l'Académie. L'ou-
vrage numéro 8, qui sous cette épigraphe:
« Athènes existe encore et Rome n'est pas moite "
a seulement disputé l'honneur d'une men-
tion , respire le plus noble enthousiasme
pour nos grands génies littéraires , que l'au-
teur célèbre de préférence parmi les autres
héros du musée national. Ou peut y soup-
çonner la main d'une femme à quelques
traits purs et délicats d'un souvenir de
Jeanne d'Arc , dont la statue rappelle au
poète un autre souvenir ou plutôt un deuil
tout récent , celui de la princesse pleurée
sans flatterie, qui, près du trône . fut mieux
que la protectrice des arts , qui les cultiva
d'instinct et par étude , et qui , jeune fdie ,
avec un cœur de reine , consacra son ciseau
â reproduire, sous des traits d'une douceur
héroï(iue , le modèle de la pureté virginale
et du dévoùment à la patrie. (Profonde sen-
sation. )
»La même allusion touchante se trouve
dans plusieurs pièces du concours , comme si
elle appartenait à une pensée commune du
pays, autant qu'à l'inspiration du poète. Une
ode inscrite sous le numéro 9 , a mérité pour
d'autres beautés de détail une mention par-
ticulière.
«L'auteur, M. Masselin, qui a pris pour
épigraphe deux vers de Virgile , parait avoir
étudié dans les grands maîtres la correction
et l'élégance. La pièce qui a le plus appro-
ché du prix, enfin, et qui a fait hésiter les
juges , est évidemment l'ouvrage d'un hom-
me de talent , que des études sévères ont
conduit à la pureté classique , sans que son
imagination en ait moins d'éclat et de liberté.
La fiction de ses vers , qui me rend peut-être
partial pour lui, n'est autre que le récit sup-
posé d'un des élèves de nos collèges , ac-
cueillis et conduits dans les galeries de Ver-
sailles par le roi qui leur a donné ses fils
pour camarades et pour rivaux d'études. Le
poète , un peu trop habile pour un écolier,
décrit avec talent et les siècles qui ne soat
plus et le siècle qui commence; et ils ne
manquent ni de grâce , ni de force , soit qu'il
rêve les fêtes enchantées et la cour pom-
peuse de l'antique Versailles, soit qu'il mon-
tre les héros parvenus dans nos guerres de la
révolution,
« Ces soldats inspirés dont la race est en France.»
» L'Académie , en appréciant cet ouvrage,
qui honore le talent de M. Ernest Fouinet ,
a réservé le prix pour la composition dont
le mouvement heureux et le tour poétique
ont entraîné ses suffrages. L'auteur, madame
Louise Uevoil-GoUet , a pris pour devise un
des vers de son poème :
Il Versailles! c'est le Panthéon. »
Et elle n'est pas restée trop au-dessous de
l'enthousiasme qui lui fait jeter ce cri d'a-
pothéose.
» Je n'ai pas à louer ce que le public va ju-
ger. L'auteur ne lira pas elle-même son ou-
vrage , comme le fit avec tant de succès , il y
a deux ans, le lauréat de VJrc de Triom-
phe. La règle de l'Académie est inflexible,
et elle ne permet , dans cette enceinte , que
la séduction du talent, et l'ascendant pré-
cieux des beaux vers. (On rit.) »
Après la lecture du rapport de M. Ville-
main, lecture a été donnée , avons-nous dit
hier , du poème de madame Louise CoUet-
RevoU. En voici quelques ftagmens :
L'auteur décrit en strophes brillantes la
création de Versailles par Louis XIV , et l'u-
nion du grand roi avec la merveilleuse villa :
Qui dira les splendeurs de la nuit nuptiale
Où s'unit le monarque à sa villa royale?
Quidîrason orgueil et son ravissement
En embrassant de l'œil l'immense monument?
Comme un rayon d'amour fait vivre un cœur de
{femme,
11 flt vivre ce corps dont il devenait l'âme!
Etquanil sa volonté l'eut tiré du néant.
D'un souille il anima tout ce palais géant.
Il se sentit plus grand des grandeurs de Versailles;
Use cruipresqu'un Dieu danssesvastesmurailles.
Le poète montre plus tard la ville des rois
envahie par la révolution , et il s'écrie :
Comme on ne péutrcmpUr le lit
D'un fleuve à la source épuisée.
Depuis ce jour, rien ne remplit
Ce temple à l'idole brisée.
Des ombres erraient en pleurant,
La nuit, dans ses salles désertes,
Et les portes restaieiu ouvertes
Attendant un hôte assez grand!
Aucune tète couronnée,
Aucun tribun dans son orgueil
Dans la demeure profanée
N'osait inaugurer le seuil !
Quand il ceignit le diadème
Que Charlemagne avait porté.
Du temple des rois dévasté
Napoléon n'osa lui-même
Devenir la divinité!...
Puis arrivant à ses souvenirs plus récens :
.... Ce fut un jour de fête universelle
Que le jom- où s'ouvrit la Versailles nouvelle ;
Quand, pour inaugurer sa résurrection,
La foule se pressa, lière, heureuse, attendrie :
— 437 —
Klle applaudit son chef eu fêtant la patrie,
Car le monarque avait compris la nation.
Louis Quatorze au temps d'ivresse
Des grandes fêtes de sa cour,
M'eut jamais uujour d'allégresse
Qui fût comparable à ce jour.
L'éclat de sa magnificence
Ktait pour lui seul... mais ici,
Oh ! c'était bien toute la France
Qui disait à son roi : « Merci ! »
« Merci ! >i dans leur brève parole
S'écriaient ces tiers vétérans
Que Bonaparte, au point d'Arcole,
Vit s'élancer au\ premiers rangs.
«Merci, d'avoir mis sur ces toiles
Notre chef et nos bataillons !
Il fut l'astre et nous les étoiles ;
A côte de lui nous brillons!»
Et le marin, l'ame attendrie,
Disait: «Merci!... voilà Jean-Barl !
Dans les gloires de la patrie
Nous avons aussi notre part.»
En s'inclinant devant la toge
Des d'Aguesseau, des Lamoignon,
«Merci, » répétait pour éloge
Le magistrat, lier de leur nom.
« Merci, s'écriait le poète,
Corneille et Molière sont là...
Et, si leur laurier ceint ma tête.
L'avenir un joiu' m'y verra ! »
Et l'orateur, d|uaeyoix forte.
Disait : «Merci !... Ce sera beau
D'inscrire le nom que je porte
Près du grand nom de Mirabeau !»
«Merci!... répétait chaque artiste,
La gloire sauve de l'oubli.
Et dans celte fête où j'assiste,
Sont Lebrun, Puget et Lulii !»
Devant La Vallière et Fontange
La jeune femme, d'un regard,
Disait : « Merci ! leurs formes d'ange
Nous furent transmises par l'art ;
Oh ! ces morts n'ont rien de funèbre.
Je voudi-ais une toml)e ici ;
Puisque la beauté rend célèbre,
Je puis le devenir aussi. »
Et la foule enivrée, ardente, enthousiaste.
Débordait frémissante en ce palais si vaste.
L'enlaçait tout entier de ses réseaux mouvans,
Et, semblable à la mer, roulait ses Ilots vivans.
Elle se répandait dans chacjue galerie,
Uedisant les grands noms que garde la patrie,
Voyant revivre encor les héros (lu'ellc aima
Sur la toile et le marbre où l'art les anima.
Devant tous ces tableaux degloiie et de concpiêtes
S'agitait le roulis de ces milliers de têtes ;
Et toujours les regards trouvaient uu aliment,
Et la foule avançait dans le ravissement.
Mais quand elle parvint au milieu de ces reines
Belles sur leur cercueil et dans la mort sereines.
Résistant tout-à-coup au IU)t(nii l'apporta
Par un iuslinct ducwurlu foule s'utrcla,,.
Parmi tous ces héros dont Vcrsaille est peuplée.
Elle avait découvert la vierge immaculée
Qui ravit la victoire à l'Anglais triomphant
El délivra la France avec un bras d'enfant.
C'était une blanche statue,
Vierge guerrière revêtue
De l'armure des anciens rois :
Fille pudique au front céleste,
A l'œil lier, au souris modeste,
Femme, héros, tout à la fois!
Il fallait plus qu'un grand artiste
Pour la rendre ainsi calme et triste.
Accomplissant l'ordre de Dieu;
Il fallait l'art et la croyance :
L'ame d'une fille de France
A réuni ce double feu.
Et de ses mains s'est échappée
Jeanne d'Arc pressant son épée
Sur son cœur virginal et fort.
Qui sous la voix de Dieu tressaille,
Mais qui sait au champ de bataille
Intrépide braver ia mort.
Celle qui nous rendit, sous cette forme pure.
Le symbole divin d'une double nature.
De force et de candeur mélange harmonieux,
llôlas!... ange exilé, poétique mystère.
Toucha du bout de l'aile aux choses de la terre,
Et s'en revint aux deux !
On dit que dans son vol, ainsi qu'une colombe.
Son ame erre la nuit près de ces marbres blancs.
Et que, pour l'escorter, se levant de lem- tombe.
Les reines nobles sœurs la suivent à pas lents.
Elle s'arrête au fond de cette galerie
Où veille Jeanne d'Arc avec recueillement.
Et l'on entend alors, comme une ombre qui prie,
Bépôter faiblement :
« 0 mon œuvre d'amour ! ô ma sœur bien aimée !
«Mon cœur te devina quandmesmaiust'ontformée!
»J'ai su te reconnaître en approchant descieux ;
»Tule penchais vers moi pour calmer masouffrance,
»Et ta voix me disait, quand je pleurais la France:
«Viens, on retrouve ici ce qu'on aima le mieux !»
Et la Vierge guerrière, agitant son armure.
Se penche et lui répond par un pieux murmure :
Et la fille des rois, dans son ravissement,
Entoure de ses bras cette image chérie.
Et de son blanc linceul forme une draperie
A leur groupe charmant.
Le poème se termine par quelques rê-
veuses méditations sur les mystères de la
tombe, sur cotte aulrc vie dont la tombe est
rentrée, sur les lal)eurs du gouic, et par un
appel aux jeunes gloires qui aspirent à l'apo-
théose du musée consacré à toutes les re-
nommées :
Courage donc, jeunes athlètes;
A la foudre exposons nos têtes!...
Des morts obscurs se souvient-ort ?
Il faut d'illustres funérailles
Pour avoir sa place à Versailles :
Versailles ! c'est le Panthéon.
asaiDDiais ai iiîiïDaïiSic
(Le libraire Ambroise Dupont vient de publier
un nouvel ouvrage de M. Saintine. intitulé An-
toine. Le talent de l'heureui auteur de Picciola,
ce petit chef-d'œuvre, s'y révèle sous un a-spect
nouveau ctprcsque inattendu. Nos lecteurs pom-
ront en juger par le fragment que voici.)
Vers 1767 à 1768, dans la voiture publique qui
d'Arras se rendait à Paris à petites journées, se
trouvaient de'ix jeunes garçons, dont le plus âgé
pouvait compter treize ou quatorze ans. Tous
deux avaient pour guide et pour compagnon de
route, un bon frère quêteur, chargé de leur sur-
veillance jusqu'à leur arrivée à Paris, où ils de-
vaient entrer au collège Louis-le-Grand, l'un
comme élève payant, l'anu^e comme boursier.
Celui-ci, en faveur de ses bonnes dispositions
reUgieuses, M. de Couzié, évêquc d'Arras, ra\uit
pris en all'eclion et s'était déclaré son prolecteur.
Le frère, ayant le sommeil facile en voilure,
choisit un coin sur la banquette où ils se irou-
vaient tous trois, et, grâce à cet arrangeaient cl
au sommeil presque continu de l'argus encapu-
chonné, les jeunes garçons, livrés à eux-mêmes,
après un instant d'examen silencieux, échan-
geaient quelques paroles, et commençaient, en se
querellant, une liaison qui, pom- le malheur de
l'un d'eux, ne devait durer que trop long-temps.
Si vous me demandez à quoi bon ce nouveau
préambule, grâce auquel nous voilà reportés à
vingt-cinq ans en avant de l'époque où nous nous
trouvions d'abord, je vous répondrai que, pour
l'intelligence de cette histoire, d est indispensable
de bien connaître les aniécédens de notre prin-
cipal personnage, Antoine ! et Antoine est l'un
de nos petits voyageurs. L'autre se nomme Isi-
dore.
— Que fait votre père ? disait Isidore à An-
toine.
— ]\Ion père est brasseur dans la cité; il occupe
quaiante ouvriers; vous savez, ceue grande bras-
serie : Antoine-Antoine , à la Brcuiclie d'a-
cacia.
— Je connais; mais vous, je ne me rappelle
pas vous avoir jamais vu! Vous avez donc com-
mencé vos classes à l'école et non au collège d'Ar-
ras ; sans cela nous nous serions déjà reuconu-és,
dit Isidore d'un ton quchjue peu dédaigne j\.
— Mon père m'a fait instruire à la maison, sous
SCS yeux ; il a mieux aimé cela, quoique ça coûte
plus cher ! répliqua Antoine avec la fierté du
plus riche.
— Qui csl-ce qui vous donnait des leçons ?
— L'abbé Porret.
— Ah! un polit vieux, toujours sale? Est-ce
qu'il sait le latin ?
— Très-bien, puisqu'il me l'a enseigné.
— C'est qu'il ne le savait pas assez pour le col-
lège, où il était chien de cour. Il y apprenait à
lire aux onfans.
Ce mépris jcic à mauvaise inlculiou sur son
— 488 —
pri'iiiii'ri)iofesscurfit monter la routeur au front
d'Antoine; il médita sa réponse, et après un ins-
tant de silence : —Au surplus, c'est à grand'-
pi'inoqtie ma mt-re s'est décidée à me laisser idler
à l,()uis-le-(;rand. Klle est si bonne, ma mère,
elle m'aime tant ! Puis elle dit qu'on se gâte dans
les collèges, et qu'on en sort toujours un mauvais
sujet,
— Je ne crains pas cela pour moi, dit Isidore
d'un air d'importance.
— Pourquoi!
— Parce que je ne me laisse dominer que par
mes propres idées , et non par celles des autres !
Cette phrase ambitieuse lit ouvrir de grands
you\ à Antoine. 11 voulut riposter sur le même
ton, pour se tenir à la hauteur; mais il eut le des-
sous, car Isidore connaissait beaucoup plus de
grands mots que lui, et entre discoureurs de cette
espèce, les grands mots font les bonnes raisons.
Antoine n'avait d'autre vocabulaire dans la tète
que celui de son père et de sa mère, bonnes
gens, bien plus désireux d'en faire un honnête
homme qu'un bel-esprit. Intérieurement, il s'a-
vouait donc vaincu et n'osait se tourner vers son
glorieux adversaire, quand celui-ci, rev.nant
tout à coup il ces sentimens d'humilité chrétienne
que .M. de Conzié avait aimés en lui, et se repro-
chant son triomphe orgueilleux, lendit la main à
son compagnon de route , en lui disant : — Je
vous demande pardon , M. Antoine, si j'ai pu
vous contrarier par mes paroles; je me le repro-
che et vous prie de m'excuser.
Antoine, bien éloigné de s'attendre à ces avan-
ces, en fut vivement touché ; il pressa avec émo-
tion la main qu'on lui tendait, ne sachant ce qu'il
devait admirer le plus, de la haute raison ou de
la générosité d'Isidore. Interrompus alors par un
roullemenl, en basse continue, du frère quêteur,
le rire leur prit, leurs propos changèrent de forme
et d'objet, et ils sortirent de cet accès de gaité
déjà bon camarades et se tutoyant à qui mieux
mieux.
Les journées suivantes, Antoine, quoique d'un
caractère naturellement allier, continua de se
laisser prendre aux manières cauteleuses et sur-
tout au ton dogmatique de son jeune compagnon.
Le voyage achevé, le frère quêteur remit les
deux jeunes Artésiens entre les maiiis^dc l'abbé
lYoyart, proviseur du collège Louis-le-Grand , en
reçut une aumône pour son couvent, eu guise de
commission , et retourna à ses all'aires.
Nos jeunes gens n'avaient pas séjourné ensem-
ble un mois au collège que leur position respec-
tive fut lixée. Quoique amis, l'égalité ne pouvait
plus exister entre eux. Antoine avait subi l'ascen-
dant d'Isidore. Il n'était plus (|ue l'obscur satellite
entraîné par une force aveugle d'attraction autour
d'un astre tout-puissant. Cependant, Isidore, d'une
apparence grêle, d'une ligure disgracieuse, était
le plus jeune des deux : malgré ses faux semblans,
il n'avait guère plus de savoir ni plus de raison
(pie son camarade. A quoi donc atti ibuer l'empire
e\erré par lui sur Antoine? A la haute opinion
qu'il avait de lui-mê:ue, il la nature sérieuse de
.••on esprit , et même à certain état maladif, ii une
iirilaiion nerveuse qui du ph)sique réagissait sur
le moral.
Antoine se soumit d'abord aux idées de son
auii parce qu'il rudmiruiti eiisuitet pa'- pure bon té
d'âme, parce qu'il l'aimait. 11 le voyait pâlir et
s'émouvoir à la moindre contradiction ; il traita
ses exigences comme des malaises , et crut qu'en
fait de discussion c'était au mieux portant de cé-
der il l'autre. Le pli une fois marqué ne s'effaça
pas. Il devait d'autant moins s'en méfier, que le
protégé de M. de Conzié, l'enfant aux grands
piincipes, affichait sur toutes choses une sorte de
rigorisme capable d'imposer a son compagnon :
mais ce rigorisme, chez un garçon de cet âge ,
cédait moins de convictions sincères que d'une
exaltation de cerveau. Jusqu'à présent, cette exal-
tation se manifestait au sujet des idées religieuses
dont on l'avait entretenu ; mais qu'elle devait fa-
cilement se détourner sur d'autres objets , même
tout à fait contradictoires ! Nous allons en fournir
la preuve.
Pour les préparer à leur première communion,
et les édifier durant leurs heures de loisir, on
avait mis entre les mains des deux amis un livre
plein de prestige , de dévoûmcns merveilleux ,
de pensées sublimes et naïves, un livre dont cha-
que histoire est un drame palpitant, la Vie des
Saints ; ouvrage dangereux tel qu'il est, mais au-
quel il ne manque, pour devenir aussi profitable
qu'intéressant, sous le double rapport de la reli-
gion et de l'histoire, que d'être refait par un es-
prit éclairé et croyant.
Nos deux amis ressentirent à la lecture de ce
livre, une impression dont le résultat dépassa de
beaucoup le but qu'on voulait atteindre. Isidore ,
s'enthousiasmant au récit de ces pieuses abnéga-
tions , de ces renoncemens du monde , ne rêva
bientôt plus que la vie érémitique, et le jeiine et
les austérités dans quelque solitude.
Antoine songea à sa mère , et refusa d'abord
de suivre son ami , même dans ses rêves ; mais
celui-ci, à force de le circonvenir, de lui parler
des joies du désert et d'une existence rêveuse
passée face à fjce avec Dieu, finit par l'entraîner
dans son tourbillon. Trop jeunes tous deux et trop
inexpérimentés pour comprendre ce qu'il y avait
de déraison à vouloir renouveler de notre temps
ces grandes expiations des premiers siècles de
l'église, les voilà enfantant projets sur projets
pour se retirer au plus vite dans quelque Thé-
baide et y vivre en vrais anachorètes.
Renoncer au monde et à ses joies était ce qui
cofitait le moins aux deux écoliers : car cela si-
gnifiait simplement pour eux, quitter le collège et
s'affranchir des leçons, des pensums et des châii-
mens. Mais ils ne s'abusaient pas sur un point ,
c'est que l'argent leur était indispensable pour
gagner le désert. Le seul moyen d'en amasser fut
de mettre de côté celui que M. de Conzié envoyait
a Isidore pour ses déjeuners et ses menus plaisirs,
et celui qu'Antoine recevait de sa famille pour le
même objet.
Les voilà donc se condamnant au pain sec cha-
que matin et à la privation de tout plaisir oné-
reux. En attendant l'acernissenient de leur trésor,
qui ne pouvait aller que bien lentement, à qua-
rante sous par semaine, ils se mirent à construire
en idée non des châteaux en Espajue , mais un
erniiiage.
Comme logement, à la rigueur, une grotie spa-
cieuse et profonde pourrait suffire , décorée à
l'entrée de buissons d'églantiers, de liserons et de
chèvrefeuilles, lanissée iiiléiicuremefit de mousse
et de lierre : ce serait encore là une retraite as-
sez agréable. On aurait soin de la choisir tout
auprès d'une source claire, limpide et non sau-
mâtre. Quand on se décide à ne boire que de
l'eau, faut-il au moins la boire à son goîlt. Mais la
nourriture ? y a-t-il pour si peu de quoi rester
embarrassé ? Robinson en a-l-il manqué dans son
île ? et Robinson n'était pas un anachorète. —
Nous travaillerons à la teire, et Dieu bénira notre
culture comme il a béni celle de saint Pacôme.
— Nous aurons, avant tout, un champ de blé ;
car on ne peut se passer de pain.
— Oui, et un verger.
— Oui, et un potager.
Kt déjà, aux alentours de leur grotte, ils voient
se dérouler la verdure de leurs épis, escadron-
nant, tourbillonnant au soleil sous les brises du
malin, pour leur réjouir la vue et leur procurer
une douce fraîcheur ; les rameaux de leurs ar-
bres se courbent sous le poids des fruits ; ils en
ont de pleines corbeilles , qu'ils travaillent eux-
mêmes avec l'osier croissant aux bords de leur
ruisseau, dont l'onde pure ne suffit bientôt plus
pour les désaltérer. Ils ont des vignes, et les voilà
déjà , dans leurs rêves d'ermite, plus préoccupés
de récoltes et de vendanges que de prières et de
macérations !
Toute pastorale, pour être intéressante , a be-
soin de la présence du loup. — Mais si les ani-
maux sauvages se jettent à travers nos champs et
détruisent nos moissons? dit Antoine.
— Nous les tuerons, répond Isidore.
— Oh !... il ne faut tuer personne !
— C'est vrai ; et bien, nous accepterons cela
comme une punition du ciel... Pourtant, s'ils
nous attaquent nons-mênrcs 9
— C'est autre chose ; la défense est un droit ,
nous nous défendrons !...
— Avec quoi ? il nous faut des armes !
— Nous en aurons ; un fusil...
— Chacun, et une paire de pistolets.
— Des beaux! à deux coups ! N'oublions pas
de nous bien approvisionner de poudre et de
plomb ; car, la récolte manquant, la chasse nous
sera une ressource.
— Sans doute !
De projets en projets, ils en étaient là de leur
vie d'anachorètes, quand une autre objection se
présenta. — Si, au lieu d'animaux sauvages, ce
sont des hommes, des malfaiteurs qui viennent
piller, ravager nos champs ? car enfin, même au
désert , on peut avoir de mauvais voisins ! Saint
Porphyre fut surpris et maliraité par desméchans
qui lui supposaient des trésors.
— N'aurons-nous pas des armes?
— Mais s'ils sont les plus forts?
— - Eh bien, nous ferons alliance avec d'autres,
et nous irons les piller à notre tour !
Ainsi, de rêves en rêves, de perfectionnemens
en perfectionnemens, nos deux petits saints étaient
devenus deux bandits, et la grotte de la Thébaide
se transformait insensiblement en une caverne de
voleurs. Isidoie était le chef de la troupe, Antoine
son lieutenant en premier. Ils devaient, noncon^
venir leurs compagnon?) mais les discipliner^
leur donner un coslume pittoresque, une rrmure
brillante, et, grâce a eux, jouer i;n certain rôle
de conquérans. Les histoires de FraDiavolo cl do
Hinaklo-Riiialdini avaient rcmplacô la l^io 4c»
— 489 —
Saillis; ils ne visaient plus à être canonisés, mais
à être pendus !
Ne croyez pas que je me sois appesanti sans
raison sur ces détails, en apparence puérils. Les
petits événemens que je signale ici renfermaient
en eu\ le germe d'événemensbien autrement gra-
ves. Mais il me reste à parler d'un fait encore plus
étrange, né de l'imagination désordonnée d'Isi-
dore, et qui valut à Antoine d'être, pour ainsi dire,
chafsé du collège Louis-le-Crand.
Leur première communion avait fait reprendre
son cours naturel aux idées pieuses des deux
amis. Antoine néanmoins, au lieu de ces instincts
si doux et si purs éclos sous les caresses de sa
mère, de cette religion éclairée qu'il devait à de
saints exemples, se trouvait désormais accessible
aux entrainemens les plus irraisonnés. Ce n'était
plus que par l'exaltation qu'il devait procéder en
tout.
Isidore tomba malade et fut mis à l'infirmerie
du collège. Antoine, durant cette séparation for-
cée , livré à lui-même, se trouva ballotté par
mille pensées contraires, comme un vaisseau sans
pilote et sans boussole, qui ne sait à quel vent
ouvrir sa voile. Enfin ils se revirent ! Isidore
semblait sortir d'un auU-e monde, tant ses f ncien-
nes croyances s'étaient modifiées, et tant il avait
acquis dénotions positives sur des matières jusques
alors totalement élrpiigères pour lui.
Il réapparut devant Antoine avec un système
complet de religion nouvelle, basé sur les inspi-
rations de l'âme d'une part, de l'autre sur le fluide
magnétique, alors inconnu en France ; le tout
mélangé d'un reste de traditions catholiques, lllu-
niinisme grossier, que l'allemand Jung-Stelling et
madame de Krudner devaient propager plus tard.
Il avait des visions, des révélations ; ses songes
étaient desavertissemens du ciel qu'il savait inter-
préter avec certitude. Fasciné par ses discours ,
par son éloquence, par l'étrangeté même de ses
doctrines, Antoine se laissa encore une fois aller
à son impulsion. Isidore fut à ses yeux un oracle,
un prophète, un Christ futur appelé à rénover le
monde.
Ils en vinrent à ce degré de folie , de croire
qu'autrefois leurs deux âmes avaient été unies
par un lien sacré. La mère d'Isidore avait perdu
son premier fds en bas-âge. Eh bien ! l'âme de ce
fils habitait maintenant le corps d'Antoine. Telle
était, ils n'en doutaient pas , la cause décisive du
penchant qui les avait entraînés l'un vers l'autre.
Dans toutes les grandes affections , se montrait
ainsi la force attractive de deux âmes déjà appa-
reillées dans des temps antérieurs. Leur instinct
divinateur, leurs rêves, tout venait corroborer
cette douce persuasion.
Un soir même, tout éveillés, ils avaient vu luire,
sur un nuage sombre du ciel, des caractères lu-
mineux , mais de forme vague et indéterminée.
Tout-à-coup, ces signes s'étaient rapprochés. Cha-
cun de ces météores cabalistiques s'était allongé,
contourné en lettres et, grâce à leur réunion, le
mot FiiK.nEs! écrit dans les profondeurs de l'iin-
raensité, i)ar le doigt même de Dieu, venait de
flamboyer à leurs regards. Ce mot s'était ensuite
détaché de la voilie céleste, et partout où leurs
yeux se portaient vers la terre, ils le retrouvaient,
moins grand, moins éclatant, mais brillant en-
core, Visible seulement pour eux et se niultipllani
sur les différens points d'un horizon qui, rétréci
graduellement, vint de son dernier cercle enclore
les murs mômes de leur collège ! Là, le mot ma-
gique s'illumina encore une fois et disparut. Et
tous deux, confondus, ene\iase, délirans, enivrés,
ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre en
criant : — Frères ! frères ! et il leur sembla
qu'une voix venue d'en haut, avait après eux, dans
le ciel, répété le mot sacré !
La source originelle de tout ce mysticisme et
de toute cette fantasmagorie magnétique était une
vieille folle qui croyait à peine en Dieu , et pré-
tendait avoir des entretiens avec la vierge Marie.
Nouvellement arrivée de Vienne, où elle .ivait été
servante de Mesmer, cette sibylle, dont la prin-
cipale occupation consistait dans la surveillance
de la lingerie au collège Louis-le-Grand, deve-
nait aussi garde-malade par circonstance. On
la nommait madame Lépicier. C'est elle qui avait
soigné et veillé Isidore lors de son indisposition;
et quand, affaibli par le jeûne et par l'alitement,
il futprisde vertigeset d'hallucinations fiévreuses,
elle lui avait traduit ses visions, déroulé tout en-
tière sa science de sorcière et de pythonisse, et il
avait cru, car il avait vu, comme, plus tard, les
deux amis virent à force de croire.
Quelque temps après, non contens de se bercer
mutuellement de leurs rêves, ils tentèrent de faire
des prosélytes parmi leurs condisciples. L'illumi-
nisme gagna une partie des classes et ne laissa
pas que d'amener une grande perturbation dans
les études. Mais les apôtres furent dénoncés par
un incrédule. L'abbé Proyart, principal du col-
lège, et leur compalriote à tous deux, se contenta
d'abord de leur faire une semonce et de leur in-
fliger une faible punition ; mais il chassa madame
Lépicier. Il e.'saya ensuite de démontrer auvdeux
.amis l'absurdité de leur système, et les trouvant
obstinés dans leurs erreurs, il prit soin d instruire
la mère d'Antoine de ce qui se passait. — Son
père était mort depuis un an. — La pauvre femme,
justement effrayée du cours que prenaient les
idées de son fils, et préférant pour lui un peu
moins de latin et plus de bon sens, se hâta de le
rappeler auprès d'elle. Quant à Isidore, la haute
protection de M. de Conzié le maintint dans son
privilège de boursier.
Antoine quitta donc le collège, et avec de vifs
regrets, car il lui fallait se séparer de son ami, de
son guide, dire adieu à son étoile polaire. Aumo-
ment du départ, après plusieurs étreintes prolon-
gées, tous deux se jurèrent de rester fidèles à
leurs croyances, en dépit des persécutions; puis,
dans un dernier embrassement : — Nous nous
reverrons, mon ami! dit Antoine. — Bientôt, mon
frère! répondit Isidore. — Il fallut les arracher
des bras l'un de l'autre.
Arrivé dans sa ville natale, heureux de se re-
trouver avec sa mère. Antoine l'aida à diriger la
brasserie de la Branche d'acacia, à la tête de
laquelle il ne tarda pas à se mettre. Le temps s'é-
coulait, ses idées mysticiues s'elfa(;aient, et, natu-
I elU'ment bon et sensible, il eût rendu heureux
ceux qui l'entouraient, s'il avait pu réprimer les
tendances lyranniques de son caractère.
Lui, si liiible vis à vis d'un jeune homme dont
rien ne démontrait la siipérioi iié. il ne pouvait
plus supporter d'autre Joug, Tant il est vrai que
tout esclave devient facilement i\raMi II fautcvoucf
que les circonstances contribuèrent puissamment
à développer en lui ce malheureux penchant à la
domination. A dix-sept ans, commandant à un
grand nombre d'ouvriers, contraint de suppléer
par la ténacité de sa volonté à ce qui lui manquait
et d'âge et de force physique, il s'habitua à impo-
ser ses idées à ses subordonnés et à regarder
toute résistance comme une révolte. Sa mère, en
usant de la tendresse qu'il ne cessa jamais de lui
témoigner, eût pu assouplir cette volonté de fer;
mais elle fut la première à s'y soumettre. Elle
avait obéi sous son mari, elle obéissait sous son
Dis, heureuse encore, la pauvre femme, de re-
trouver dans celui-ci un trait de plus qui lui rap-
pelât l'époux qu'elle pleurait.
L'année suivante, Antoine se maria. Celle
qu'il épousa, ange de douceur et de résignation,
se fit une loi de répondre aveuglément au moin-
dre de SCS désirs. Ainsi, ce qui aurait peut-être été
en lui force raisonnée de caractère devint un
principe absolu d'entêtement inciu-able. Ln seul
homme, d'un mot, savait faire tomber ce rude
échafaudage et régler du doigt les mouvemens de
ce cœur de bronze.
Cet homme, durant quelques années, il l'avait
revu à Arras, à l'époque des vacances ; puis un
long temps s'était écoulé sans qu'il entendit
parler de lui, sinon par hasard, en interrogeant
des jeuues gens de retour à Paris, où ils ve-
naient de faire leur droit.
Ln jour, Antoine, se promenant avec son fils,
près de fa ville, sur les bords de la Scarpe, du
côté des Ecluses, — c'était en 17S0, Victor avait
alors six ans, — vit sortir du Val-Masset, petit
herb.nge entouré de haies vives, un individu qui
seinbliiit déclamer en gesticulant. Les poêles sont
rares dans l'ancienne province d'Artois. Antoine
le prit d'ahord pour un fou, et comme son fils,
parlai;eant sa cidyance et commençant à s'eflraver,
fe tirait par la basque de son habit pour le faire
rentrer eu ville, il obéissait au mouvement de l'en-
fant, quand son nom fut jeté de loin par le décla-
mateur.
Ce nom, ce seul mot sullit. Une sensation à lui
inconnue depuis bien long-temps, celle de la
peur, le saisit tout à coup. Quelle en est la cau<e ?
Est-ce la honte de se retrouver devant son com-
pagnon d'enfance, si différent de ce qu'il èiait
autrefois, si parjure à ses sermens de collège ?
Est-ceun pressentiment de la fatale influenceque
doit encore cxcercer sur lui cet homme? car c est
bien lui; il ne s'y est point trompé une secon le !
Ses traits se conu-actèrent, sa poitrine se gonfla;
et à peine remis de son émotion, il sentit déjà
une des mains d'Isidore presser la sienne, tandis
que l'autre tombait familièrement sur son épaule;
et de sa voix aigre : — Ah ! te voilà ! dit-il; n ji
sembla à l'honnête brasseur d'Arras que le mau-
vais génie reprenait possession de son âme. Aux
yeux du nouvel arrivant, ce trouble ne fut que
celui de la joie et de la surprise.
— Il s'est passé bien des choses depuis que
nous ne nous soimues \u-=, dit Antoine, à poo
près devenu maître de sa pensée. — „'ai mille
félicitations .i t'adresscr sur les succès dans les
concours universitaires et mène dans te; études
du droit.
^ Oui. répondit I.*id'^re diiu ton de nonchs-
Isnce ilftcMc i — J'a» u-âvâilio dcit-i!» »oi I WM
— 490
vcii\-iu! une fois ma tète ilébarrassûc de ce fa-
tras (le billevesées mystiques dont la mère Lé-
picier l'avait remplie, il a bien fallu y fourrer au-
tie chose. J'y ai mis du grec, du latin, cl pcut-
Olre mieux ((ue ra.
Ce propos soulagea Antoine et lui rendit une
contenance plus ferme.
— Vois-tu, reprit Isidore, je respecte la reli-
gion et je n'oublierai jamais ce que je dois à l'abbé
rroyart et à notre cher évèiiue, M. de Conzié ;
mais le temps est venu où il faut songer aux inté-
rêts de la terre et noua ceux du ciel; le meilleur
mo\ en d'honorer Dieu, c'est d'être utile aiu hom-
mes! Je viens d'èlre reçu avocat; eh bien, si je
le i)uis, je concourrai de toutes mes forces à met-
tre lin à ce grand procès qui depuis liop long-
lemps se débat entre les esclaves et les tyrans !
Il parla alors avec enthousiasme de l'organisa-
tion des républiques anciennes.
— En effet, lui dit Antoine, on m'a appris que
noire professeur Hérivaux t'avait surnommé le
l'iomain!
— C'est vrai, ctj'cn suis fier ! Et il entama une
longue thèse en faveur de l'humanité.
— C'est là sa nouvelle marotte, pensa Antoine ;
voilà bien la marche habituelle d;' son esprit ! 11
n'est pins dévoi r>i illuminé, le voilà philosophe
en attendant un nouveau revirement ! et il ne s'en
inquiéta pas davantage.
fondant cette conversation, le petit Victor,
toujours s'ell'rajant des gestes multipliés et de la
voix glapissante de l'étranger, redemandait à
gi-ands grands cris sa mère. Les deux anciens
amis se séparèrent donc, en promettant de se re-
voir et souvent; car Isidore était revenu dans
Arras pour y excercer sa profession d'avocat.
A la première visite qu'il fit à la Branche d'a-
cacia, dès que la femme d'Antoine l'aperçut, elle
senlit en elle un vif mouvement de répulsion : sitôt
qu'elle l'eut entendu, elle le prit en horreur, et
conjura son mari, les mains jointes, de rompre
avec cet homme, qui lui serait fatal. Sublime pri-
vilège de ces âmes aimantes à qui se révèle pres-
que toujours, comme d'inslinct, le péril caché
qui menace les objets de leur affection !
Antoine attribua d'abord à des raisons vulgaires
la répugnance de sa femme ponr son ex-condis-
ciple.—Sa laideur, son visage pîde cl stigmatisé de
la petite vérole, l'ont seuls prévenue contre Isidore
se dit-il ; puis , quelle .femme ne jalouse pas les
amis de son mari? 11 la raiUadeses appréhensions
Pour la première fois sa parole ne put la convain-
cre; eUe insista, le suppliant, au nom de son fils,
de ne point recevoir cet homme chez lui ! Oui,
c'est au nom de lem- enfant qu'il lui prit ce cou-
rage, cette force inaccoutumée de résistance et
de sùpplicaUons ! Que craignait-elle donc? Elle
même peut-être l'ignorait; et cependant si elle
avait pu convaincre son mari, elle sauvait la vie
de son lils, elle se sauvait lUe-môme!
Mais Antoine résista : bien plus, pour la gué-
rir de ce (ju'il appelait ses folles préventions, il
invita dès le lendemain son ami à dîner, et con-
traignit sa femme à le servir.
Vers la lin du ri'pas, excité par le vin, le con-
vive tint sm- les gens titrés, sur la cour et sur les
courtisans, des propos que le maître de la maison
n'approuva lias plus que les uuucs.
Dès qu'Isidore fut parti, la mère Antoine prit
en main la cause de sa bru :
— Tu as voulu le recevoir, tu l'as reçu, c'est
bien, dit-elle à son fils; tu es le maître! mais
sais-tu qui vient de s'asseoira ta table? Quoi-
qu'ils soient originaires du pays, beaucoup igno-
rent la chose : car son père a changé de nom
par ordre de la justice, et n'est revenu ici qu'a-
près un long exil !
— Comment, fit Antoine.
— Oui; et certes, si je n'étais poussée à bout,
je ne révélerais point ce fait ; car je n'aime point
à nuire à mon prochain, surtout à l'égard d'un
garçon que notre digne évéque a pris en pitié,
bien qu'il sache d'où il sort !
— Mais d'où sorl-il enfin? s'écria Antoine.
— Ne te l'a-t-il pas dit, puisqu'il est ton ami?
— Si je le lui demande, il me le dira.
— Ainsi soit-il, murmura la mère. Je n'ai déjà
que trop parlé; car ce que j'en sais m'a été con-
fié, et je l'aurais oublié, s'il n'avait pris soin de
me le rappeler par ses discours. Crois-moi, ce-
pendant, il ne peut rien venir de bon de cette
race-là !
Il était de la destinée d'Antoine de résister à
ceux qu'il aimait et de n'être sans force et sans
volonté que vis-à-vis de lui. Il continua donc de
le voir et de le recevoir. Le pompeux appareil de
philosophie républicaine fastueusement développé
par l'avocat avait d'abord peu de prise sur le bras-
seur; il s'en inquiétait faiblement ; tout cela lui
semblait une amplification de ce qu'il avait autre-
foistraduit lui-même au collège, et par conséquent
ne lui causait guère que de l'ennui, par réminis-
cence. Mais CCS principes, s'ils étaient attaqués
par sa femme ou par sa mère, il croyait sa vanité
intéressée à les soutenir. Il les défendait contre
elles avec violence, avec emportement, et, à force
de les défendre, il finit par les adopter.
Il les adopta surtout lorsqu'il vit poindre ce
temps où les prédictions de son ami semblaient
près de s'accomplir.
La révolution n'était pas encore en marche,
mais tout l'annonçait. Dans la maison d'Antoine
on cessa de lutter contre des idées devenues les
siennes : de ce côté, tout était rentré dans la
soumission habituelle. De môme n'ayant d'autre
guide queson ancien compagnon, il s'abandonnait
d'autant plus franchement à l'impulsion qu'il en
recevait, qu'Isidore avait repris sur lui une vraie
supériorité par une instruction plus complète et
l'acquisition de connaissances réelles.
Les années s'écoulèrent; les succès du nouvel
avocat à la corn- royale d'Arras, le renom littéraire
dont il jouissait dans cette ville, où il venaitd'ctre
nommé président de l'Académie, semblèrent as-
sez justifier l'engoûment d'Antoine pour lui. Néan-
moins, malgré cette intimité de tous les instans,
Antoine n'a pas encore osé solliciter une con-
fidence d'Isidore au sujet de ce secret dont sa
naissance est voilée ; vingt fois il a voulu diriger
l'entretien de ce côté, mais il est resté en route.
— Ce secret, l'igaore-t-il lui-même, se dit An-
toine, ou ma mère a-t-ellc été abusée par quel-
ques bruits menteurs, comme il en circule tant dans
les petites villes? 11 finit par se le persuader, et il
n'y songeait plus, quand une circonstance inat-
tendue vinl subitement réveiller en lui ce souve-
nir, et donner à ses premiers doutes toute l'im-
portance d'une certitude.
L'Académie de Metz avait mis au concours une
question touchant le préjugé juridique qui déverse
sur toute une famille l'infamie d'une condamna-
tion. L'académicien d'Arras traita le sujet sans en
parler, même à son ami ; il obtint le prix, et l'é-
clat seul du triomphe apprit à Antoine le nom du
vainqueur. Mais ce sujet, traité d'une façon si
mystérieuse d'abord, les rapports que devait avoir
cette proposition avec les pensées secrètes de
l'auteur, tout replaça Antoine sur la voie, et il
résolut de forcer Isidore à ne lui plus rien cacher.
Un soir, après avoir soupe ensemble, tous deux
se promenaient sur la place du Vieux-Marché, près
de laquelle logeait i'avocat littérateur; celui-ci,
guerroyant comme d'habitude contre les préju-
gi5s : — 11 en est un, lui dit Antoine avec plus
de courtoisie que de franchise, que tu as frappé
entre les cornes, et qui ne s'en relèvera pas !
— Lequel ?
— Pardine! celui qui rend les cnfans respon-
sables des crimes du père, et dont ton ouvrage a
si bien fait justice!
— Oui ! répondit l'autre d'une voix acerbe,
en pressant convulsivement la main de son ami ;
— mais il en est encore un qu'il faudra détruire
aussi, et je m'en occupe ; c'est le préjugé con-
tiaire ! 11 est temps qu'on cesse de renfermer
dans le ventre d'une femme la noblesse ou l'in-
famie ; il faut que désormais l'enfant vienne au
monde sans être jugé d'avance, sans porter sur
son front une couronne de comte ou la marque
du bourreau !
L'occasion se présentait belle pour Antoine ; il
ne la laissa pas écLapper : — Quani: à moi, tu
sais si je partage tes idées sous ce rapport,
comme sous bien d'autres ! Tout homme n'est,
à mes yeux, que ce qu'il vaut par lui-même, fùt-
il issu d'un prince ou d'un bandit!
— Es-tu aussi sûr de toi que tu le penses ? ré-
pliqua Isidore, s'arrêtant brusquement, croisant
les bras et fixantsur Antoine, malgré les ténèbres,
un regard inquisiteur : — les préjugés, vois-tu,
sont comme ces vers hideux qui nous rongent
vivans ; on s'en croit débarrassé parce qu'ils n'ap-
paraissent point sur la peau; mais ils sont dans
la chair, et il faut parfois le scalpel du chirurgien
pour les en airacher !
— Du moins n'ai -je point celui-là, dit Antoine
résolument, et la preuve en est dans ma liaison
avec toi.
— Comment?...
— Qui mieux que toi pouvait traiter la ques-
tion académique de Metz avec chaleur, avec indi-
gnation ?
Isidore recula de deux pas, et, la parole hale-
tante : —Sais-tu donc qui était le frère de mon
père ?
Alors une voix s'éleva derrière eux, claire et
distincte (1) : Damiens le régicide ! cria la voix.
(1) C'est là un fait historique sur lequel il est
permis de demander des éclaircissemens, car on
ne le trouve ni dans les biographies ni dans les
histoires contemporaines. Mais Antoine allirme
le tenir de Maximilien lui-même. Selon lui, Da-
miens avait deux frères. L'un se nommait Uobert,
comme le régicide, l'autre Pierre. Jusqu'à pré-
sent cette assertion est justifiée par les pièces
mômes du procès fait à RoJ)ert-rrançois Damiens,
— 491 —
—Le régicide! répéta Antoine stupéfié.
Au même instant, l'horloge de la cathédrale son-
na l'heure. Le premier coup sous lequel vibra le
timbre causa aux deux amis un ébranlement dou-
loureux, et une sueur froide leur tomba du front.
— Qui donc a parlé? dit le neveu de Damiens
en se retournant d'un air de menace. Mais per-
sonne ne se montra. Seulementquelques fenêtres,
sans lumières, se trouvaient ouvertes sur la place,
et c'est de l'une d'elles, sans doute, que la voix
était sortie.
Ah ! cette révélation terrible prendra, aux
yeux de tous, un caractère plus terrible encore
quand on saura que l'interlocuteur d'Antoine,
l'ami de ses jeunes ans, ce zélateur delà religion,
puis du mysticisme, puis de l'humanité, ce neveu
du lé^'icide enlin, c'était Isidore-Maximilien Uo-
bespierre! Saintine.
Le foycp des artistes. — Les clio-
ristes. — Les loges.
(Nous complétons, par cet article que nous em-
pruntons à la Revue des Théâtres, le spirituel
article de M. Théodore Muret , sur le foyer du
public , que nous avons publié dans un de nos
derniers numéros).
Le foyer des artistes est le lieu ordinaire où ils
se tiennent pendant les entr'actes ou les longues
scènes durant lesquelles ils n'ont pas all'aire sur le
théâtre : c'est leur salon.
Le soir, la plupart des artistes qui ne jouent
pas viennent au foyer causer avec ceux quijoucnt.
Quelquefois les dames s'y occupent de quelque
travail de tapisserie ou de broderie. La conver-
sation y est beaucoup moins spéciale qu'on serait
tenté de le supposer; c'est un salon où chacun
apporte ses impressions de la journée, impres-
sions le plus souvent étrangères au théâtre, etqui
pourraient faire supposer à l'étranger qu'on y in-
ct publiées par Le Breton, greffier criminel du
parlement. Contraints de changer de nom par
arrêt de la cour, ses frères unirent leurs deux
noms de baptême, Robert Pierre, pour en com-
poser un seul, qui leur fût commun, et par une
élision et une liaison faciles formèrent celui de
Robespierre ! L'un d'eux disparut peu de temps
après, et l'on n'en entendit plus parler. On
pensa qu'il avait été rejoindre son père en exil.
(Le père de Damiens, ainsi que sa femme et sa
lille, avaient été chassés du royaume). L'autre
frère, qui, dès son enfance, avait quitté les envi-
rons d'Arras, où vivait sa famille, y revint, au
contraire, à cette époipie, pour veiller à ses inté-
rêts et à ceux des siens ; car il avaitquelque con-
niiissance des lois. Il y revint inconnu, sous son
nouveau nom, et se donnant comme un simple
chargé d'allaires. Avant de s'éloigner d'Arras, où
il devait reparaître plus tard, il ronlia son fils,
tout jeune encore, à la charité de l'êvê(|ue. Telle
est l'explication qu'a faite Antoine, dans la rela-
tion trouvée parmi les papiers de !\I. de Cœuvry,
et que je garde précieusement comme pièce pro-
bante. Bien plus, dans liw. Histoire de liobrs-
/lierre, écrite par son ancien proviseur, l'abbé
Proyart, et dont il est pailê au début du second
Tolume des œuvres coNq)lèlos de celui-ci, ce qui
a rapport à l'origine de iMaxiniilien, à peu de dif-
férences près, reproduit les ênoncialions d'An-
toine. Sans doute l'abbé Trovart tenait ces détails
de M. de Confié.
troduirait subitement , qu'il se trouve au milieu
d'une réunion de peintres, de poètes, de gens
du monde à formes d'art. De temps a autre, il en-
tre un acteur que la scène va réclamer, et qui
vient s'assurer dans la psyché du bon elfet de
l'ensemble de sa toilette. 11 rehausse une plume,
relève les plis d'une botte , aplatit une dentelle,
lance un mot dans la conversation et s'en va. La
prima donna vient de chanter son grand air; elle
a jeté une petite mantille garnie de peau de cygne
sur ses épaules nues, et elle attend le duo en bu-
vant quelques gorgées d'eau de capillaire que lui
présente sa femme de chambre. Que de mots, de
saillies, qui .seraient la bonne fortune d'un feuil-
letoniste, partent, se croisent et s'égarent dans
ces groupes, tantôt joints, tantôt réunis, en s'é-
parpillant sur le divan circulaire ! C'est mainte-
nant la pièce en vogue à Paris qui fait les frais
de cette vive causerie , dans laquelle chacun ap-
porte son mot, son lambeau de phrase dont le
corollaire est achevé par le voisin... La grave ar-
gumentation du comédien est coupée court par
l'anecdote du vaudevilliste qu'interrompt une folle
remarque de la soubrette , dont l'esprit est au
foyer ce qu'il est, de par Mohère et Marivaux, à
la scène. Le magnétisme est à la mode ; une ex-
périence a eu lieu la veille ; on parle magnétisme.
Entre Fernand Cortcz, avec une belle épée espa-
gnole, rouilléo d^'puis le siège de Metz et repolie
depuis la veille, on parle antiquités, armes, lam-
pas, houle, caniayeu et damasquinures. Il y au-
rait un volume charmant, plein de variété , de
gaîté, de beaux laisonnemens, de hauts points de
vue sur l'art, à êciiie chaque soir à la sténogra-
phie de ces réunions charmantes... Elles grands
artistes qu'on nomme grands chanteurs , grands
poètes, grands comédiens, quel enthousiasme
pour eux!... Mille accidens de biographie, de
lines anecdotes de coulisse, pour lesquelles la
forme sauve le fond ;... des idées bizarres et com-
battues ; des opinions émises et discutées, des
jeux de mots soumis au tribunal commun, et des
éclats de rire... Puis, tout à coup, on entend l'or-
chestre qui prélude au grand duo du quatrième
acte des Huguenots. On se tait , on écoute , on
descend à la coulisse... L'art et ses magnifiques
expressions sont toujours l'idée dominante ; l'ins-
tinct de l'artiste se réveille. L'antiquaire, le ma-
gnétiseur, les cau.series, le piano (pii fredonnait
mille petites notes saulillaules sous les doigt d'un
artiste d'opéra, tout s'est tu... on reprendra plus
tard.
Voilii un foyer d'artistes ! Passons à l'autre qui
en est voisin : le foyer des chœurs , comme on
l'appelle.
Celui-là a les murs blancs ; on les badigeonne
tons les ans. Le charbon , le crayon , la pointe du
couteau y ont tiacé millej emblèmes. C'est un
peu le propre de tous les lieux de réuni on dont la
décoration n'impose pas le respect. Ici le grotes-
que portrait de madame Montessu, en Cupidon
dans Ctphise, — Là , celui de AI. Rigobert, dans
le ptre Cendrillon ; à côté , le nez hyperboléen
d'un autre artiste: desdevi.ses sans oriliographe :
des vers sans mesure et piteusement rimes ; toutes
sortes de choses enlin (ju'on n'a point vu dessiner
et que les feunnes ell.icent en raclant le mur...
Un banc dessine le pourtour du foyer , comme
dans le salon voisin, le divan; une grande hor-
loge marque la proportion de l'amende encourue
par les retardataires , aux heures de répétitions.
L'aspect général de ce foyer est un peu corps-de-
garde; le grand poêle n'y manque pas. Par-ci,
par-là un pupitre de musique , une boîte à con-
tre-basse , un accessoire de théâtre ramène à la
spécialité. Il y a toujours un ou doux carreaux
cassés , bien qu'on les remette sans cesse ; les
rideaux n'ont plus de couleur. La marche de la
porte d'entrée est creusée sous les pas incessans
qui la trahissent.
Tout ceci est à peu près suivant l'idée qu'on
peut se faire d'une salle où s'entassent, où se suc-
cèdent environ deux cents personnes qui y ont
grandes et petites entrées. Les choristes arrivent
là à l'heure dite, habillés chacun à sa façon ;
les hommes généralement plus propres que les
femmes. C r il y a quelque différence entre ce
qu'est une choriste ou une figurante danseuse , le
jour, lorsqu'elle se rend au théâtre, et ce qu'elle
parvient à combiner de son corps et de ses cos-
tumes le soir, à longueur de lorgnette. Vu le jour,
le théâtre dépoétise souvent la représentation du
soir.
C'est quand le gaz y brûle , que le foyer des
chœurs acquiert sa véritable et bonne physiono-
mie. On joue Robert-le-Diabie. Tous les choris-
tes , hommes et femmes, sont là. Peu à peu, voici
qu'arrivent des petites loges supérieures où ils
s'habillent, les Cgurans et figurantes de la danse.
Tous les bancs sont encombrés : les dames s'en
sont emparées, et les hommes causent, rient, vont
et viennent au milieu d'elles. Par-ci , par-là , un
tête-à-tête isolé. Ici on ne parle guère que théâtre
et choses qui en dépendent. Les gens de la danse
font bande à part des gens du chant ; il y a esprit
de corps dans ces deux spécialité» de l'art , et
l'une n'aime pas l'autre. Il y a des ouvrages ;i
grand spectacle dans lesquels le directeur fait pa-
raître le corps du ballet poui- augmenter le nom-
bre des gens qui sont en scène; c'est un sujet rie
mécontentement pour les desservans de Therp-
sycore. Ceux-ci ne se soucient de paraître sur le
théâtre que pour y faire ronds de jambes , passes
et chaîne anglaise; y marcher leur messied com-
plètement. Par contre , les choristes sont enchan-
tés de voir les danseurs réduits à être là pour le
nombre.
Dans le courant de la soirée, un régisseur vient
placer dans un cadre accroché en évidence une
feuille de papier qui porte la distribution cl les
heures des u-avauv du lendemain.Ou s'y presse, on
s'y pousse, pour savoir si les obligations imposées
cadreront avec les atlaircs pariiculièrcs et les pro-
jets qu'on avait conçus pour l'emploi de son temps.
Dabord , une grosse écriture bâtarde pri-scnle le
spectacle que le directeur vient d'arrêter dans
son cabinet, pour le lendemain. Puis \ iennent les
indications de répétitions. Les heures do Uiéâtre
ne sont pas des /i<(/)« iiiililuircs ; il y a le quart
d'heure de relai qui dépasse celle qui a cte indi-
quée sur le bulletin.
.Souvent le répertoire de la semaine est affiché
dans un autre cadre. Il est bien rare que la par-
faite harmonie des circonslanws pcrmeite de le
maintenir: mais c'est une bxse dont il fautpanir.
Ces tableaux sont les principaux textes de con-
versation pour les .commensaux du fo>cr des
402 —
chœurs. On discute, on épilogue , on approuve ,
on diSapprouve souvent.
Pareils tableaux sont aussi affichés dans le
foyer des artistes. Mais un garçon de théâtre a
mission de voir, soit chez lui , soit partout où il
peut le rencontrer . chaque artiste , et de lui sou-
metti e h part le billet des travaux du lendemain.
Ce billet porte ordinairement à la lin l'époque
fixée ou approximative vers laquelle la direction
compte faire passer l'ouvrage nouveau qui est à
l'élude ou en répétition. L'artiste se guide sur
cette indication pour songer au costume à faire,
ou aux études à approfondir.
lin général, les architectes se soucient trop peu
des loges d'acteurs. 11 serait indispensable qu'el-
les fussent assez nombreuses pour que chacun
eût la sienne; et il n'en est pas toujours ainsi,
excepté pour les premiers emplois. Pourtant on
s'attache à régler la communauté de la façon la
moins gênante possible , en désignant la même
loge , par exemple , h deux artistes qui n'ont ja-
mais à jouer dans le même ouvrage: un chanteur
et un comédien. — Ainsi des dames.
A l'Opéra , la décoration d'une loge est un ob-
jet de soin et de luxe pour un artiste; en pro-
vince, il ne saurait en être ainsi; on se soucie
peu de faire des dépenses sans être sûr d'en jouir,
et il est peu de villes qui fassent aux principaux
artistes des engagemens de trois ans. Le plus
souvent, une loge, tapissée par on ne sait plus
qui , a pour meubles une armoire à hauteur d'ap-
pui qui tient au bâtiment, un miroir de médiocre
dimension et deux chaises. L'artiste y ajoute des
quinquets, un lavabo, souvent une glace qui lui
permette de voir autre chose que la moitié du
visage à la fois ; des rideaux et un fauteuil.
La sonnette qui signale le prochain lever de la
toile monte et descend les escaliers, parcourt les
corridors de chaque étage, et arrive, de porte en
porte, prévenir les personnes qui ont allaire au
théâtre, que le moment d'y descendre est arrivé.
— Messieurs, on commence! est souvent la
phrase intermittente qui corrobore l'appil de la
clochette. Mais avant de donner ce signal général,
le régisseur envoie toujours demander aux prin-
cipaux artistes s'ils sont prêts et si l'on peut son-
ner.
On donne une représentation de la Juive. Les
machinistes ont enlevé la maison du juif et l'ont
remplacée par le décor qui termine la vue pers-
pfclive etsous-baissée des jardins de Constance.
Les grands ais des tentes, reployés sur leurs
châssis, se sont développés et ajustés aux pre-
miers plans. Le trône impérial, les tables somp-
tueuses, les tabourets à pieds dorés, tout est en
place. La baisse-taille, qui s'était tenue au foyer
pendant le second acte, descend prendre place
entre les deux figurans qui représentent ses co-
cardinaux. Des choristes habillés en princes,
d'autres en primats de l'église , prennent place à
la table du banquet; l'empereur Sigismond est
sur son trône; c'est ordinairement un figurant de
lionne mine, quelquefois un artiste complaisant,
les femmes du peuple du premier acte ont vu
quelques-unes d'entre elles s'alfubler en dames,
coilfées en cône et corsetécs d'hermine , pour figu-
rer dans les tribunes. A quelques soldats de la
marche du premier acte , on met des hauts habits
Bomptueux, el on le8 place «n arrière plan, pour
contribuer à l'effet général. Les musiciens des-
cendent à l'orchestre , on va commencer.
Les danseurs , les danseuses out revêtu leurs
beaux costumes ; le matin de la représentation ,
ils ont passé trois ou quatre heures au Conserva-
toire à travailler leurs poses , la souplesse de
leur articulation, l'élasticité de leurs membres
sans cesse en labeur... Eh bien! au moment
d'entrer en scène, ils travaillent encore! Vers
la Un de l'cntr'acte , ils sont descendus au foyer,
et la glace leur a servi a répéter minutieusement
toutes les poses qu'ils doivent exécuter quelques
instans plus tard aux yeux du public. Vous entrez
au foyer... Mademoiselle pirouette, mademoi-
selle se penche sur le bras de monsieur, comme
Léda sous l'aile de Jupiter transformé en cygne.
De petites attaches en toile , que les danseuses se
placent aux chevilles , les empêchent de salir leur
blanc maillot qui doit être offert immaculé aux
regards du parterre. La danseuse est déjà fati-
guée avant d'entrer en scène; elle compte sur la
surexcitation!... Aussi, souffrante, épuisée, les
pieds endoloris et l'expression de la fatigue sur le
visage , la pauvre prêtresse des dieux payens
rentre , ou plutôt tombe dans la coulisse , après
avoir feint tant de joie el de plaisir devant toute
une salle charmée. S. T.
Comment il se fait qnc nous avons
en froid.
H faut bien en convenir, il y a dans notre zone,
soi-disant tempérée , tendance évidente ii n'avoir
pi us de chaleur en été ni de froid en hiver. A
l'égard du froid , j'excepterais l'hiver de 1837 à
1838, pendant lequel nous avons été favorisés,
par extraordinaire, de 12 à 13 degrés au dessous
de zéro. Mais , hors ce cas très exceptionnel , c'est
une chose notoire, surtout chez nos pères et grands-
pères, qu'autrefois il faisait chaud en été , comme
en hiver il faisait froid ; tandis qu'aujourd'hui nous
sommes fort heureux d'avoir des calendriers im-
primés pour nous guidera travers les saisons, sans
quoi nous aurions pu nous croire en décembre
quand nous allions entrer en juin.
Et notez bien que le ciel n'a pas même la ba-
nale excuse de la lune rousse, car il y a long-
temps qu'elle est passée.
Quoi qu'il en soit, le trouble que je me permets
à mon tour de signaler dans les saisons est avéré,
patent , irrécusable , principalement cette année ,
où nous avons eu naguère quelque peu de cha-
leur avec le vent du nord , et de la gelée avec le
vent du sud !
A l'heure où je vous parle , les orangers de
Malle et de Palerme portent de la neige en guise
de fleurs, et les grands fleuves de la Russie opè-
rent à peine leur débâcle. Malte, Palerme, la
Newa , oublient donc que nous sommes bientôt à
la fin du printemps !
Le printemps ! 11 faut que les poètes aient été
de grands menteurs , ou que les saisons soient
bien changées depuis qu'ils ont écrit tant de jolies
choses, qui nous semblent aujourd'hui des choses
fort ridicules. Le «doux printemps, si chéri des
amans , •> n'est plus pour nous qu'une très mau-
vaise rime ; le berger el la bergère i au lieu do
danser sur la fougère, sont occupés à souiller
dans leurs doigts ; un vent glacial usurpe les fonc-
tions des tiédes zéphyrs ; la feuille est à demi
prisonnière dans son enveloppe ; la fleur ose à
peine se montrer; et, pour comble de malheur,
la furibonde imprécation de Boileau , à la fin de
son mauvais dîner :
Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts !
menace de trouver, en l'an de grâce 1839, sa ri-
goureuse application.
Trêve de plaisanteries , si cette mystification
printanière peut exciter de facétieux discours ,
qui ne sont qu'à moitié consolans , nous autres
astronomes nous envisageons la question d'une
façon moins consolante encore.
C'est très sérieusement qu'on peut dire que les
saisons, à travers leurs variations diverses, ten-
dent à se transformer en une saison uniforme
pour chaque climat ou chaque zone , et qu'un de
ces jours, la znne soi-disant tempérée que nors
habitons n'aura plus ni hiver ni été, et joui; a
perpétuellement de la saison la plus maussade ,
d'un température amphibie , d'une saison qu'on
ne pourra raisonnablement accuser ni de chaud
ni de froid , enfin , d'un éternel printemps tel que
celui dont nous avons l'avantage de jouir aujour-
d'hui.
Voici pourquoi : Dans les sept mouvemens que
la terre éprouve pendant sa révolution autour d u
soleil , et qui produisent chacun des phénomènes
différens, il en est deux qui importent beaucoup
dans cette affaire.
1" U y a un mouvementdes points de Yaphiiie
et du périphclie { faites bien attention , je vous
prie) autour de ncUptiqiie , lequel mouvement
s'achève en 21,000 ans. Ces points tournent dans
l'ordre des signes du zodiaque , et décrivent par
an 1 1 secondes et 8 tierces ; il faut joindre à cela
,iO secondes et 1 tierce en vertu de la prccession
des équinoxes, ce qui fait par année 61 secondes
et 1) tierces. — Si les calculs auxquels je me suis
livré sont exacts, de l'an 1248 à l'an 1821 où je
me suis arrêté , ce mouvement de progression a
été de 9 degrés 51 minutes et /iG secondes, ce
qui est fort grave.
2" 11 y a une diminution progressive de l'angle
que forme l'axe de la terre (faites toujours bien
attention) avec la perpendiculaire du plan de son
orbite. Cette diminution , qui est de 62 minutes
par siècle, tend à rapprocher peu à peu ï'cclipti-
que de l'équateur, de sorte que dans 188,000
ans , tous deux seront confondus en un. Et alors
la zone torride aura toujours la même chaleur,
les zones glaciales auront toujours les mêmes gla-
ces, et les zones tempérées auront ce perpétuel
printemps dont je vous parlais tout à l'heure , et
dont vous connaissez tout le charme.
A propos de glaces , je vous dirais bien un mot
d'une grande révolution arrivée vers l'année WiO,
laquelle amena tout à coup une débâcle des glaces
du pôle et les accumula entre le GO" degré et le
cercle polaire; ce qui fit, premièrement, que le
Groenland, ou terre verte, et le IVineland, ou
terre à vigne , qui étaient alors couverts de ver-
dure, ainsi que l'inrliquent leurs noms primitifs,
ne furent plus couverts que de glace et de neige j
secondement, que ce climat devenu tout à coup
glacial répandit un froid terrible < de proche en
— 493 —
proche, jusqu'à notre pauvre zone tempérée.
Eh bien ! je suis tout à fait disposé à croire de
dcuv choses l'une :
Ou nous nous sommes gravement trompés, nous
autres astronomes à longue vue , et la période de
188,000 ans, ni plus ni moins, est achevée au-
jourd'hui; en vertu de (pioi nous jouissons très
légitimement de ce printemps aigre-douï qui feint
de prendre la bise pour les tendres zéphirs et le
givre pour la Heur du pécher :
Ou une nouvelle débâcle des glaces polaires a
eu lieu, comme en UhO, sans que nous en soyons
encore informés ; et dans peu nous verrons arri-
ver vers les côtes du tant doux pays de France
de petits glaçons de vingt pieds de hauteur , ce
qui fait, si nos connaissances physiques valent nos
connaissances en astronomie, soixante pieds d'é-
paisseur , vu qu'ils plongent aux deux tiers de
leur masse. Ces glaçons voyageurs, pittoresque-
ment couronnés d'ours blancs, et voguant tout
doucement vers l'équateur, exhalent autour d'eux
une atmosphère hivernale dont nous ressentons
déjà la traîtresse inlluence ; et bientôt nous allons
ressembler au Groenland... , à moins que le ciel
n'ait pitié de nous et que le soleil ne prenne sé-
I ieusement le parti de fondre ces montagnes de
glace flottante à leur arrivée vers les îles de Fer
ou les Orcades.
C'est ce que nous nous permettons d'espérer
avec nos bienvcillans lecteurs, dans l'âme des-
quels nous nous ferions scrupule de jeter un trop
grand effroi. C. F.
Hcuue îica ^^^.yipuflttJf .
COUR ROYALE DE DIJON (1" Chambre).
jV. le colonel Picard e( son fils contre M. le
lieutenant- gêné rai Delaroclie. — Actions en
dommages -intérêts, — Inexécution d'tine
promesse d'adoption.
M. Picard père entra , en l'année 1798, au 6*
régiment de hussards, que commandait alors M.
Delaroche. Son courage, son exactitude le tirent
distinguer de son chef, qui le prit en allection et
lui fit obtenir un assez rapide avancement. Le gé-
néral Delaroche, blessé en 1799 en Italie, rentra
en France ; M. Picard continua sa carrière, et
ces messieurs n'eurent pi us l'occasion de se ren-
contrer.
Ce fut seulement en 1829 que M. Delaroche ,
apprenant que U. Picard commandait la 21" légion
de gendarmerie , lui écrivit plusieurs fois de ve-
nir passer quelque temps dans son ch'ueau de
Selorre. Le colonel i'icard, cédant à ces pres-
santes invitations, vint à Selorre dans les premiers
jours de juillet 1835. L'entrevue de ces deux vieux
soldats fut des plus amicales. Le surlendemain de
l'arrivée du colonel, le général lui dit : « Picard,
il faut faire votre cour à madame la baronne De-
laroche ; elle a une lille adoptivo, vous avez deux
lils, et l'on ne sait pas ce (pii peut arriver. » Le
colonel Picard lui répondit que ses fds ayant peu
de fortune, ne pouvaient prétendre à la main
d'une aussi riche héritière ; mais le général insista
Cil lui disant : a Allez toujours votre iraiii. « Deux
jours après, madame Delaroche lui parla en con-
fidence du projet qu'elle avait d'établir sa fille ;
elle lui dit qu'elle ne chercherait pas de fortune
dans le mari qu'elle lui choisirait, puisqu'elle en
avait assez pour deux ; mais qu'elle désirait un
jeune homme d'un physique agréable, bien élevé
et le fils d'un brave homme. Le colonel, mis ainsi
à son aise, proposa aussitôt un ses fils, et madame
lui répondit : « Nous verrons cela. » Dans les
premiers jours de janvier 1836, le plus jeune des
lils du colonel fut accepté par madame Delaroche,
qui dit à M . Picard : « Votre fils réunit toutes les
conditions que je désire, je lui donne ma fille. »
A quoi le général ajouta aussitôt : « Oui, mon
cher Picard, il faut que la fortune d'un vieux mi-
litaire comme moi passe au fils d'un brave homme
comme vous. "
Le mariage fut arrêté, la demoiselle retirée de
pension et le jeune homme appelé pour faire con-
naissance ; après quoi ie mariage fut fixé au mois
d'avril suivant.
Voici les conditions qui furent proposées et ar-
rêtées par le général et sa femme et acceptées
par le colonel : l" un revenu annuel de 3,000 fr.;
2° la demoiselle Thomassin serait adoptée aussitôt
après le mariage ; 3" ils auraient après leur mort
le château de Selorre et ses dépendances , etc.
Le mariage fut célébré le 11 avril 1836, mais les
conditions ci-dessus énoncées ne furent point
rédigées au contrat ; le général Delaroche ayant
fait entrevoir qu'il éprouverait quelque déplaisir
à payer les dépenses qu'entraînerait cet acte. Le
colonel Picard avait dit à ce sujet : u Entre gens
d'honneur comme nous, mon général, I s paroles
valent des écrits. " Le mariage fut annoncé aux
parens et amis des deux faaiilles par des lettres
de faire-part , dans lesquelles la jeune personne
n'était désignée que sous les noms de Rosine-Ehsa
Delaroche, jUle udopliiedc M. le général Dela-
roéhe et de madame Debas, son épouse. Les no-
ces se célébrèrent avec pompe et solennité. Ce-
pendant cet avenir si brillant , ce bonheur si
grand et si inespéré, ne furent pour le lils Picard
que le rêve d'un jour.
Dès les premiers momens, il dut connaître la
volonté d'une femme qui règne en souveraine au
château de Selorre, et pour l'accoutumer à l'o-
béissance la plus entière , elle le força à coucher
dans un appartement séparé de celui de sa femme.
S'il faut en croire le défenseur du colonel Picard,
rien ne saurait égaler le caractère dur, allier et
despotique de madame Delaroche ; elle frappait
ses gens, sa nièce , madame Picard, et quelque-
fois même les personnes étrangères à sa famille ,
mais qui étaient venus la visiter au château de
Selorre.
Les vexations envers les jeunes époux étaient
sans nombre; elle les faisait prévenir, chaque
jour, dès six heures du matin, eu avril, qu'il faisait
jour; enfin, elle ordonna même au valet de cham-
bre de leur porter une lanterne. M. Picard des-
sinait, et madame la baronne Delaroche alla jus-
qu'à lui f.iire un crime d'avoir voidu faire le des-
sin du château du Selorre. C'était, disait-elle, une
preuve du désir allreux qu'avaient les époux Pi
rard de voir leurs bienfai leurs descendre dans la
tombe.
M. le colonel Picard, .assailli par les plaintes
couliuucllcs de son lils et de sa bclle-tUle, rcso-
lut de les emmener chez lui, et dans les premiers
jours de juillet 1837, il arriva au château de Se-
lorre, qu'il quitta bientôt avec ses enfans.
Le général Delaroche fut vivement iirité de ce
départ; il écrivit au colonel Picard, le li août
1837, une lettre où ne respire que la haine, la
vengeance; où il traite le fils Picard de drôle et
de misérable, parce qu'il avait eu l'indignité de
silller en sortant de sa chambre. Le colonel Pi-
card fit une réponse énergique ; il rappela au gé-
néral tout ce que ses enfans avaient souffert; il lui
témoigna toute l'indignation que lui avait causée
la lettre du 14 août 1837. Le lieutenant-général
Pajol, commandant la division militaire de la
Seine, beau-père du colonel Picard, crut devoir
faire observer au général Delaroche que sa lettre
était entièrement inconvenante et de mauvais
goût , qu'il aurait dû être plus réservé dans ses
expressions , et se rappeler que dans sa famille il
n'y avait jamais eu de drôle, que si elle n'avait pas
de fortune , comme beaucoup d'auties, mal ac-
quises, elle avait de l'honneur , une conduite et
une réputation exemples de tout reproche, ce qui
compensait bien les terres et les châteaux; qu'il
approuvait du reste la lettre du colonel Picard,
et qu'il le soutiendrait et serait son second daus
tout ce qu'il se proposait d'entreprendre.
Une correspondance des plus vives et des p'us
offensantes s'engagea; le général Pajol y prit la
part la plus active, et il rappela M. Delaroche à
dessentimens plus dignes de lui ; mais sa voix fut
méconnue et la rupture devint définitive. \ oici ,
en effet, ce qu'écriut M. le général Delaroche :
"Voici (juelle sera toute ma vie ma réponse : en-
tre le colonel Picard et moi, la rupture est éter-
nelle, et nul au monde ne pourra rien changer
à cette impérieuse résolution. >>
Tout espoir d'un rapprochement ayant été
anéanti, la famille Picard s'adressa aux tribunaux;
elle 7 août 1838, le tribunal de Charoll./s con-
damna M. le général Delaroche à payer au fiU Pi-
card, à litre de dommages-intérêts, une somme
de 80,000 fr.
Un double appel ayant été interjeté par les
parties, la cour a confirmé la sentence des pre-
miers juges.
ncinic Draiiuitiquc.
THEATRE FRAXÇAIS.
Première représentation du Susceptible, comédie
eo un acte et eu vers, par M. Amédée de
Beauplan.
L'auteur de cette comé<lie s'est acquLs la plu»
légitime popul irité par s<'s inspirations musicales ;
la romance et la chansonnette lui doivent In-au-
coup de leur vogue dans les salons , de leur fa-
veur au théâtre, ijue de tourhantos et gracieuses
mélodies il a trouvées ! que d'ingénieuses plaisan-
teries il a mises en circulation ! et non seulement
Amédée de Hcauplan rompoM' la musique , mais il
fait lui-méiue les paroles; non seuleuient il est
poète et musicien . mais il est acteur : il chante c.
joue ses compositions mieuv que personne au
monde. 11 imite tous les accens, l'italien, l'an-
glais, l'allemand ; il prend tous les tons, sansja-
m.ùs tomber dans l'ignoble et le \ulgaire , sans
jamais oubhci- daiij se$ plus grands écarts qu'il a
— 494 —
tlcvantluiiin aiidiioire d'i^lite , que sa vocation est
(ra:iiiiser la liaïUo sociéti'. De plus, AmOilée de
ntMupl.iii peim très a;j;i-('al)lcmciit le paysa;;^; : il
expose tluKiiie aniii^o an s;ilou de petits ia!)lcaiix,
dont on ne se doiiieiait pas que l'auteui' est mu-
cien. C'est d'ailleuis un des liommes les plus ai-
mables et les plus spiriiuels qae l'on puisse citer.
A présent, coiiipreue/. vous (iiie hien des jiens ne
lui pardontient pas d'avoir f.iit une comédie , et
une coiné Ile de caractère eiiror^?
Ku esquissant le SasrepiUAe , il est pourîant
clair (|u"Ainé(lée de ISeaiqjlan n'a pis eu la moin-
ilre prétention de rivaliser avec le Misanlhrope ,
ou le Tmlujfe. 11 avait vit dau'i le monde, autour
de lui, des indivi'Ius ombrageux, toujours prêts
à se croire attaqués, ve\,\s . opprimés : W avait ri
à leurs dépens et s'était llatté d'y l'aire rire quL-l-
ques centaines de spectateurs. .Sans doute il au-
rait pu inieti\disposi'r son action, sa fable, tniem
eiUourer son personnige principal, et pare\eai-
ple nmis sommes d'avis qu'il efit fait plus sage-
ment, en ne le supposant pas auteur d'un vaude-
ville, même d'ini vaudeville de société, car en ce
(as la susccptihiliié cessait d'être un travers ex-
ceptionnel : tout lionme (|ui a fait un vaii'leville ,
«n tiers ou un qii'.rt de vaudeville , est siisci'|)ti-
l)lc par état, a le droit de se fâcher quand on lui
dit que son ouvrage est détestable.
Ouoi (iu'il tn.Miit, la iiosilion du pauvre Saint-
Vincent, auteur d'un vaudeville de circonstance ,
est franchement comique, cl la scène, dans la-
quelle il défend , sans se trahir, l'ouvrage et l'au-
tcnr, est la meilleure de la comédie. Beaucottp de
j.-)lis mois, de traits piquiiis, de veis heureux,
dissimulent la ténuité de l'intrigue, et le jeu des
acteurs fait bien valoir ce (pie le dialngue oIVre de
saillant. Nous croyons donc quAmédée de Beau-
plan est grandement excusable d'avoir risqué une
bagalellesurle Théâtre-Français, on de Unis temps
on adonné autre chose que des chefs d'ieuvre en
cinq actes. Au surplus, si le Sitsccptible ne
réussit pas autant que le Petit François, VJii-
l^luis mélomane, \à l'ortirrc , \es Concerts à
0cm lice, Je pense à moi, et une multilud 'd'an-
tres productions d'une verve inépuisable , Ainédée
de l'ieanplan s'en consolera sans peine avec son
piano et sa palette , deux amis sûrs et commodes,
qiu' l'on reironve toujours quand on en a besoin.
iil.
THEATRE DE L\ RENAISSANCE.
Le naufrage de la Méduse, opéra de genre en
trois actes, suivi d'un épilogue, par i\I.M. Co-
gniard frères, musique de MM. Flotow et Pi-
lali.
l'ondcz-vons M. Curmcr ! on a renchéri sur
vos illustrations; vous avez mis les plus bo lies scè-
nes de la littérature classique en tableaux; on va
beaucoup pius loin maintenant : on met les ta-
bleaux en scènes : raagniliques s'-ènes par ma
loi, et digiK s (lu génie (pu les a inspirées. Géri-
caidt, le grand peiiilre (pii n'a point encore de
lombi^anel (pii plus lard sans doute aura des sta-
tues, reut dans ses (envies; le théâtre reproduit
les sublimes ho feurs de sa dernière page; ilsup-
Ijlée aux iinagin.itions paresseuses en groupant
autour de ce désastre inénarrable les faits qui
ont pu le précéder et le suivre; encadrement
léerique, plein de relief, non moins mouvementé
(p e le lalileau lui-même, et dont l'aspect laisse
dans l'âme une longue rêverie plus féconde encore
que la pelninre avec son caire.
Le \aii[r(i'^e de la Méduse est un beau suc-
cès pour le théâtre de la Renaissance ; et d'an-
ant plus beau qu'il était presqu'impossible à côté
Ion api es celui de l'Ambigu. Tout Paris voudra
voir le nouveau radeau, plus sombre, plus tour-
menté que jamais, sur une mer hoideuse, mena-
cmu;, chargée de ténèbres, illuminée de sinistres
éclairs qiù répandent d'incroyables lueins sur les
acteurs de cette scène dont rhislorique décuple
encore l'intérêt.
Nous n'avons pas à nous inquiéter du tableau.
Tout le monde a vu celui du Louvre et peut se
faire ime idée du troisièaie acte de notre opéra;
la charinaiite toile de Biard qui représente le pas-
sage sous les trop'ques a seivi de modèle non
moins exact aux divertsseinens de l'acte second.
Nous devons à la justice de dire que l'introduc-
tion, qui n'a rien voulu copier, n'en ressemble
pas nions pour cela à une foule de choses beau-
cou]) miins arrêtées que les œuvres de Eiard
et de Céricault.
Le poème est nn libretto, dans l'acception pan-
tagruéli(pie du mol; un bongros libretto que le
metteur en scène s'étonnera de n'avoir pas com-
posé lui-niênie et (pii n'en ei'it que mieux valu
peut-être, attendu que M. Solomé est un homme
d'un t .lent sérieux et fécond (pii a fait ses preu-
ves à l'Académie royale de Musique et qui sera
foi't utile au théâtre de la lienaissance.
Voici la fable de MM. Cogniard réduite h sa
plus simple expression, car nous avons horreur
des analyses bonrsoulllées et traînantes qui sont
à la nature ce que les ligurines de Curtius sont à
la vie réelle qu'elles représentent d'autant plus
mal qu'elles en sont[)lus rapprochées.
Saint-Maurice, contrc-maitre de la Méduse en
partance dans l'ile d'Aix, doit épouser la fille d'un
aubergiste. — Vous voyez du premier coup d'œil
que cette lille doit être amoureuse d'un simple ma-
telot de l'éiiuipage, qu'elle n'épousera ni l'un ni
l'autre, qaoi'-iue les bouquets de mariage soient
tout près, car sans cela le dénofmient serait anti-
cipé. — Nous nous demandons, par exemple, ce
que vient faire un personnage ridicule, sorte de
niirveilleux [irovincial, bafoué par tout le inonde,
qui préti'iKl aussi â la main de notre belle. — Un
rouleaieut de taaibour sert de péripétie an pre-
mier acte. La Méduse va mettre h la voile ; Saint-
Maurice et le simple matelot partent de compa-
gnie, le contre-maitre emportant les bénédictions
de son futur beau-père, le simple matelot nanti du
bouquet de la fiancée et d'une croix de buis que
lui a donnée sa mère. — Remarquez cette croix
dont la dimension exagérée doit faire un jour le
bonheur des deux amans.
Nous mentionnerons le second acte pour mé-
moire seuleaient, car s'il fait marcher la Méduse
au milieu des érueils qui ne préoccupent guère
son état-major, en revanche il n'avance pas beau-
coup l'artion qui s'en passerait sans aucun in-
convénient. — Saint-Maurice se querelle avec le
simple matelot à propos du bouquet dont il s'em-
pare traîtreusement. Le matelot s'élance, armé
d'une hache, contre son rival qui le désarme et le
fa't mettre aux fers. Cette scène a semblé à MM.
Cogniard amener tout naturellement la cérémonie
du baptême. — To hu bo hu général sur le na-
vire. On trempe un monsieur dans un baquet
plein d'eau véritable ; les pompes inondent la
scène, et, dans le plus fort du tremblement, Saint-
Maurice vient annoncer à l'équipage en délire que
le vaisseau roule sur le banc d'Arquin. — Le va-
carme change de ton, les cris se modifient en
hurlemens, et le vaisseau, brisé sur les rcscifs,
disparait sons la toile qui se baisse sur « cette
crise épouvantable, » comme dit Saint-Maurice.
Troisièaie acte. — Le radeau!! Ceci est beau,
lamentable, sublime, admirableuient rendu. Nous
n'avons que des éloges à donner à ce lugubre pa-
norama vivant. Jauiais peut-être les prestiges du
Ihéàtr; n'ont été si loin. C'est ici, aussi bien qu'à
l'Audiign - Comique, qu'est la chose curieuse
de l'epoqne. — La destinée de la frêle em-
barcation est toute l'action du poème. On se
meurt, on se inangi sur le radeau ; là le simple
matelot est devenu l'égal du contre-maître, le
ténor et la basse-taille confondent leurs gémisse-
mens.Saint-Maurice va mourir d'inanition; lisait,
le malheureux, qu'il faut un dénonmcnt à la pièce
qu'il a soutenue de tous ses efforts, et qu'il ne
saurait trouver place dans l'épilogue qui .s'ap-
prête... 11 ne verra pas le charmant petit navire
dont les gracieux espars vont se dessiner sur l'ho-
rizon; il n'entendra pas ce coup de canon (|ui
agite tout un public du même tressaillement qu^
les naufragés. — Il expire en léguant son bou-
quet et sa fiancée â ci lui ((u'elle aime... Désastre
imprévu le radeau se disloque et s'enfonce!....
Mais qu'on se rassure, une chaloupe est en mer;
l'équipage alVamé sera recueilli. Sans cela que de-
viendraient l'histoire et l'épilogue ?
Le dernier tableau ne pouvait être qne pâle ;
le drame-peintre avait épuisé les couleurs de la
palette; mais, par bonheur, Aline, la fiancée,
trouve des inspirations qui éicctrisent la salle ;
trois ou quatre notes de sa voix puissante ébran-
lent l'indécision des dilettanti, et plusieurs salves
de chaleureux applaudissemens raniment la scène
exténuée. — Le simple matelot revient ; il se
traîne, il succombe à sa faiblesse au moment oii
sa maîtresse se rend à l'église pour épouser le
merveilleux du premier acte ( que je soupçonne
fort d'avoir parn en contrebande , sous le dégin-
seni nt du père Tropique, dans le second ta-
bleau ). — La mère du matelot survient, recon-
naît son fils à l'énorme croix qu'elle lui a donnée
en partant. Aline revient aussi de l'église où elle
a eu une vision qui ne lui a point permis de pro-
noncer le oui fatal... Le dénoiiment est vulgaire ,
mais, comme nous l'avons dit, Aline est superbe ;
on l'applaudit avec frénésie, et on la redemande
pour l'applaudir encore.
Il y a dans tout cela un immense et légitime
succès auquel la musique de MM. Flotow et l'i-
lati peuvent revendiquer une part honorable.
Pour être juste , il faut dire que M. Flotow doit
s'attribuer la part du lion. Ses motifs sont mieux
arrêtés, plus saisissans , les développemens sont
d'un bon style; ses accessoires nerveux, clairs
et corrects annoncent un compositeur qui sait ce
qu'il veut dire et qui le dit avec l'autorité du ta-
lent. Tout le second acte est travaillé de main de
maître. L'air d'Abne , dans l'épilogue, est une
charmante chose, admirablement rendue par ma-
dame Claris, jeune débutante, qui, du premier
bond, se place en très-bon rang parmi les canta-
trices aimées du public,
Ilurtcaux, chanteur habile et consciencieux dont
nous avons eu plus d'une fois l'occasion d'appré-
cier le beau talent, s'est acquitté du riMe ingrat de
Saint-Maurice, de manière à réconcilier les jeunes
premières avec les basses-tailles. — 11 s'est fait
regretter dans l'épilogue.
En résumé, le Naufrage de la Méduse, catas-
trophe il jamais déplorable , et qui n'en a pas
moins immortalisé notre malheureux Géricault,
sera une source de prospérité pour le théâtre de
la Renaissance qui renaîtra tout de bon des ruines
de ses deux dernières nouveautés.
Stéphen de la Madelaine.
THÉÂTRE DU VAUDEVILLE.
Les Mancini ou la famille Mazarin, comédie-
vaudeville en trois actes par M. .\ncclot.
Dans l'analyse de cette pièce, nous ne nous
préoccuperons pas plus de l'histoire qne M. An-
celot ne s'en est préoccupé lui-même; nous sa-
vons depuis long-temps de quelle f.içon étrange
et cavalière M. Ancelot traite l'histore; mais
l'histoire saura le luiren Ire. Arrivons sans autre
préambule à l'œuvre de M. Ancelot, en admet-
tant que ces trois actes soient une œuvre.
Au lever du rideau, nous sommes en pleine fa-
mille Manrini. Marie se promet la couronne de
France, mais la jalousie de sa steur, la comtesse
do Soissonsetia politique de Mazarin, son oncle,
forment un double obstacle il l'accomplissement
de ces vties ambitieuses. La comtesse de Soissons
a recueilli une jeune orpheline dont on ignore
la naissance, mais d'une grâce charmante et d'une
adorable beauté. La perlide comtesse ne trouve
rien de mieux que de la présentera Louis XIV,
ce roi toujours prêt à s'éprendre de la grâce et de
la beauté. Ni'gligéepar son royal amant, Marie de
Mancini ne trouve rien de mieux de son côté que
de faire enlever sa rivale. C'est Philippe de Man-
— '495 —
cini (car dans la pièce ck; M. Ancclot, il y a des
Jllancini partoul) qui enlève Christine, cettejeuni!
orplicline aimée du roi. Lorsqu'il surprend le se-
cret de cet enlèvement , Mazarin s'irrite et s'em-
porte, mais Philippe, l'irrespectueux neveu, ahal
d'un mot toute celte colère d'onde et de cardinal
indigne : il rappel'e à Mazarin qu'il a, lui aussi,
quelques petits péchés sur la conscience et qu'un
mot sullirait pour le perdre. Cependant un jiune et
h iinicte marihand idans tous les vaudevilles de
M. Ancclot et compannie tous lis marchands sont
d'Imnnètcs gens, et tous les grands seigneurs des
fripons), un jeune marchand, amoureuv de Chris-
tine, a découvert l'enlèvement de celle qu'il aime
et l'a révélé au roi, en demandant prompte jus-
tice; on ne sait trop comment tourneraient les
choses, si madame de Soissoiis ne prenait lapeiiie
de les arranger; le marchand se retire conlus et
voilà la passion de Louis XiV pour Christine qui
recommence de pUis belle. Cette fois, Christine
court de véritables dangers, car le cardinal pro-
tège ce nouvel amour royal; mais, que devienl-
il, lorsqu'il apprend que (ctte jeune lille qu'il veut
Jeter dans le lit du roi, est sa lille, à lui, Mazarin
le cardinal ; il s'empresse de la marier avec le
marchand lîahand, et grâce à ce te mésalliance,
la vertu de Christine est sauvée, et celle du car-
dinal échappe à la calomnie, qui n'eût (15 que^dc
la médisance.
Cette pièce, une des meilleures, des plus spi-
rituelles, et des plus charmantes qu'ait proiluites
M. Ancelot, n'en est pas moins très peu spirituelle
et médiocrement amusante. Nous avons, à l'heure
qu'il est, tles Mancini par-dessus la tète, et nous
supplions bien sincèrement M. Ancclut de ne
plus toucher désormais it l'histoire de ce grand
siècle qu'il a déjà si misérablement gaspillée.
THÉÂTRE DES VARIÉTÉS.
Crnevirrc-ta-rilovdc, vaudeville en deux actes,
par MM. Bayard et de Biéville.
11 est de p;.r le monde un charmant livre de
M. Alphonsi' Karr, qui s'appelle de ce doux nom
de Geneviève. Heureusement pour ce livre et
malheureusement pour celte pièce, la Ginevièvc
des Variétés n"a rien de commun avec la Gene-
viève de M. Karr. Gencviève-la-Blonde est un
rôle créé tout exprès pour les blonds chevcuv de
mademoiselle Louise Mayer. ]l s'agit d'une j(!une
cl blonde laitière qui a vu son âne écrasé par
une voiture au détour d'une rue. Un iieintre qui
passait par là, voyant le désespoir de la laitière
qui pleurait son âne à chaudes larmes, lui dit :
i< Consolez-vous, laitière. " Et, en artiste géné-
reux qu'il était, le peintre acheta un âne dont il
lit présent à la laitière, .le vous laisse à deviner la
reconnaissance de la blonde Geneviève, en re-
trouvant un âne, jeune et charmant, en place du
vieil âne écrasé! Cette; reconnaissance ne fut pas
stérile. Dès loi's, <icneviè\e fut tout entière à la
dévotion de l'artiste. L'artiste a-t-il besoin d'un
gracieux modèle':' Geneviève pr.te ses bras, son
coi blanc et sou doux visage. L'aitlste a l-il (piel-
que ftihlesse à cacher, un enfant de l'aïuoiu' à
nouirirj' Geneviève prend l'enlaut et lui donne le
lait de sa vache. A voir la reconnaissance de Ge-
neviève, on ne peut s'empêcher de convenir que
jamais âne iw fut placé à plus gros intérêts. Hlal-
heureusement, on est méchant au village connue
ù la ville. Voilà (pi'on glose au village de Gene-
viève; voilà qu'on se demande d'où lui vient cet
enfant que noinrit la blonde laitière. Pour sau-
ver l'artiste dont le secret est près d'être décou-
verjl, la généreuse lille déclare qu'elle est la mèie
de cet enfant. Touché d'un si beau dévoùment,
le peintre épouse Geneviève.
Je vous disais tout à l'heure que Geneviève de
M. Karr est un livre charmant. Vous voyez bien
que Geneviève des \ ariétés n'a rien de comuuni
avec le livre Al. Karr.
Kcuuc ii£ ciuc) Z'OUVS.
31 MAI. — Le ministère anglais a retiré le
bill concernant le gouvernement de la Jamaïque.
La nouvelle en a été donnée ofliciellement , à la
chambre des coinnuinos , le 28. On se r.ippullc
que c'est à l'occasion du vote de ce bill que le
ministère Melbourne avait donné sa démission ,
parce qu'il n'avait obtenu qu'une majorité de cinq
voix.
— On écrit de Florence que le grand-duc de
Toscane a fait rendre à l'ex-reine de Naples les
honneurs dus à une tète couronnée.
— Une lettre d'Alexandrie du 27 avril dernier
annonce que les troupes anglaises qui occupent
Aden sont décimées par la chaleur du climat et
le manque d'eau et de vivres frais. Elles sont
aussi continuellement tenues en alerlo par les atta-
ques nocîurnes d;^s Arabes, ((ui massacrent tous
les Européens qui se hasardent à quelque distance
des retranchemens.
— Une pétition de l'infinte dona Anna, mar-
quise de Loulé, a été favorablement accucilliepar
la chambre des députés, qui l'a renvoyée à une
commission qui devra traiter l'affaire comme ur-
gente. L'int'.inte demande la restitution de tous
ses bnllans et diauians, qui ont été remis en gage
à la banque do Lisbonne, et invite le gouveiue-
ment à payer la somme qu'elle doit à la banque ,
avec l'arriéré de la pension qui lui est due.
— Une des grandes vasques de la fontaine de
la Concorde, vers le pont, a été placée ce matin.
Celle pièce tout en fonte, et d'un seul morceau ,
pèse environ 15 milliirs; qisand les autres
parties y seront ajustées , la vasque aura 15
pieds de diamètre. La hauleur de la fontaine sera
de 30 pieds environ. Mais ce qui nous plaît dans
ces fontaines, c'est qu'elles doivent , à ce qu'un
nous assure, jeter de l'eau à torrcns.
— La première course de la machine locomo-
tive a eu lieu aujourd'iiui surle chemin de fer de
Versailles (rive droite). Le trajet direct s'est ef-
fectué depuis la station de Paris jusqu'à la rue St-
Symphnrien, dans Versailles. Les habiians des
couununes de Ville-d'Avray, Sèvres, Chaville, Vi-
rollay et Montreuil se sont portés en foule sur les
bords du chemin pour jouir d'un spectacle si nou-
veau pour eux.
— Les exemples de fécondité nous arrivent de
tons côtés. Ces jours derniers , c'était du midi;
aujourd'hui, nous voyons que dans le hameau
d'Ovillers, déiiendani <!u bourg de Sole»mes
(Nord), une feunue de 39 ans a donné le jour a
trois cufans, une lille et <ieux garçons, tous bien
porlans ; et à Bruxelles, la femme d'un plombier
est accouchée de trois garçons et d'une lille; la
mère et les eufans se portent bien.
— La premièie chambre du tribunal de pre-
mière instance a piononcé la séparation de corps
de mademoiselle Bosio, épouse de M. le manju.s
Delacarte, par suite du refus constaté dans plu-
sieurs procès-verbaux de celui-ci de l.i recevoir
à son domicile.
— Des quinze canons qui décorent la façade
des Invalides, onze sont aciiiellemeiu montés sur
des alVùls eniièrenu'ut en fer.
— M. le comte Dillon vient de mourir à Paris
à l'âge de 88 aus.
— Les arts viennent de faire une grande perle.
M. Lange, statuaire du Musée royal, est mort au
pnlais du Louvre le 28 de ce mois ; il était âgé
de 85 aus.
— Le Naufrage de la Méduse fait fureur dans
les ateliers aussi bien (pu> dans les salons. Toutes
les loges sont louées d'avance, et l'Amliigu-Comi-
que encaisse chaque soir près de 3,(H)0 fr.
1" JUIN. — L'instruction sur les affaires des
12 et 13 mai se poursuit avec une grande activité,
et les membres delà commission eniendent chaque
jour un grand nombre de témoins et procèdent
aux confrontations. 11 paraît que dans peu de jours
la procédure pourra être en étal à l'égard de
huit ou d;x des principaux accusés, et relative-
ment aux faits d'assassinais commis marchéSaint-
Jean, sur la personne du brigadier Jouas, et
place da Palais-de-Justic ', sur la personne de
l'oflicier et des soldats du poste. Il paraît que
sans atl'ndre rachèvement de l'instruction sur
rensem!)Ie di'sévéneaiens, la cour serait saisie de
l'aicusation à l'égard de ceux des accusés dont
la position serait déliniliveaient fixée par la pro-
cédure, et qu'il serait passé ouîre immédiatement
au jugement. Cette pre:nière partie du procès
pourrait, dins ce cas, être jugée dans le courant
du moisdejuin.
— On nous assure, dit le I\'otwoUiste, que M.
le maréchal Soult a réuni le conseil des ministres
et a proposé de présenter aux chainbres un pro-
jet de loi t'ndantàrendrelapi'nslondelOO.OOOf.,
qui avait été accordée l'ann.N' dernière à ma lame
de Lipona, réversible sur les quatre enfans de
la princessa, qui se trouvent par sa mort presque
sans ressource. La m ijorilé du conseil a adapté
l'avis du rairéchal, qui doit prés.;nter le projet de
loi sous fort peu de jours.
— Tout s'arrange en Re'gique pour le rétablis-
sement des relations sur l'ancien pied avec la
Hollande; on s'occupe par exemple, de la réor-
ganisation des services de messageries.
— L'enquête relative à la bt're adressée au
Journal des Dtbats, par les élèves de l'Ecole
Polytechnique, continue. On prétend qu'il avait
été question d'en renvoyer plusieurs de l'École.
— On a encore ressenti à Saint-Jean-de-Mau-
rienne deux nouvelles secousses de iremblemcnl
de terre, l'une le 10, l'autre le L'i de ce mois.
— On poursuit la restauration de l'église Sainl-
Severin, l'une de nos églises bizaniines les plus
curieuses. On restaure en ce moment le portail
vers le couchant.
— Par décision de AL le ministrede l'intérieur,
un busie en marbre du célèbre coapositeur PaiT
est accorJéà l'Institut : M. Danlan jeune a été
chargé de l'exécution de ce li'avail.
2. — On écrit de Rome, IS mai :
'■ Le prince de Caniuo, Lucien Bonaparte, esi
ici d.'puis quelques jours ; d'autres membres de
la famille Napoléon arriveront incessamment pour
recueillir la succession du cardinal Fesch.-
— Un schcik Amalique a du haut d'un minaret
au Caire tué, à coups de fusil, deux prêtres gi-ers
qui marchaient dans la rue. Aussitôt saisi cl con-
duit devant Méhéniel-AIi, il a dit que le prophète
lui était apparu en songe et lui avait enjoint de
tuer deux cents infidèles, afin d'être al-.s lus de
ses péchés. El moi, lui rê|)onuit Méhémei. le pro-
phète m'a ordonné de t'.nvo>er i.npaniv.ini la
Corde au cou au paradis. Le lendemain ce meur-
trier fut en effet pendu, et c'est la première con-
damnation à mort d'un schcik que iléliémet-Ali
ail fait exécuter.
— Le S<'mai)liore de Hmscitle dit que la
famille du génér.al Allard. établie à St-Tropez, a
reçu la conliruiatiou de la mort du général.
— On annonce la failli e d'une maison consi-
dérable du Havre, celle de \L G inieressé
dans un grand nombre d'enlreprises Industrielles.
— L'hôtel des Télégraphes, rue de l'Universi-
té. !•. vient d'être mis en \euie, GiUe imp«irlanie
administration doit être réunie au ministère de
l'intérieiu".
— Le prix du pain, à Paris, reste fixé à l.">siius
les !i livres pom- la première quinuine de juin.
— 496 —
— Les avocats à la cour royale ont procédé
aujoiird'luii à la nomination d'un bâtonnier. Les
voiaiis rlaioiit au nombre de ;il9. M. Marie a
réuni ni voix, M. l'aillel 103. et M. Ciiaix-d'Kst-
Anne 7."). Au second tour de scrutin auquel
avaient pris part -267 volans. lOS voix se sont por-
tées sur M. Marie, lO'j sur M. Paillet, M sur
M. Clioix-d'l'.stAnge. Aucun di'srandidats n'ayant
réuni la majorité absolue, il a été procédé ù un
scrutin de ballottage. Le nombre des votans était
de :2ôO; M. Paillet a obtenu 129 sull'rages,
M. Marie 127. En conséquence, M. Paillet a été
proclamé bâtonnier.
— Plusieurs membres de la famille Sampayo,
ainsi que leurs avocats, ont quitté Lisbonne : les
premiers se rendent à Londres. Un desavocats va
il liome, dans l'espoir d'obtenir du pape l'annula-
tion du mariage de mademoiselle Sampayo avec
le mai-quis Fay al.
— En exécution d'un ordre de M. le préfet de
police, il a été fait hier une visite dans les divers
théâtres de la capitale, afin de constater le nom-
lii e des armes à feu et de les mettre hors d'état
de servir avant et après le spectacle.
— M. Baptiste cadet, ancien sociétaire du
Théâtre-Français, retiré depuis une vingtaine
d'années, est mort hier, rue Sainte-Croix-de-la-
Bretonnerie, n° Ub. Son nom de famille était
Anselme.
.1. — Les dernières nouvelles d'Alger nous ap-
prennent que M. le maréchal Valée s'est décile à
garder le gouvernement de nos possessions d'A-
frique.
— Dans la séance d'hier, le conseil municipal
de Paris a rejeté une demande présentée par le
préfet de pohce, ayant pour objet l'augmentation
de la garde municipale aux frais de la ville de
Paris , mais en invitant le préfet à solliciter du
giMivi'rnement une augmentation de ce corps jus-
qu'à concurrence de quinze cents hommes d'in-
f.inti'rie aux frais de l'état; le conseil municipal a
exprimé l'intention de se charger des frais de ca-
sernement de ce surcroît de gardes.
— Les élèves de l'Ecole polytechnique conduits
il l'Abbaye ne sont point rendus à la liberté au-
anjnurd'hui •"> juin.
— Par ordannanre du roi , en date du ."îl mai
IS.JO, M.deNourquierduCamper (Paul), capitaine
de vaisseau de première classe, actuellement gou-
verneur de la Guyanne française, a été nommé
gouverneur desétablissemens français dans l'Inde,
eu remplacement de M. le général marquis de
Si-Simon.
— Le Courrier belge du 1" juin rapporte ce
qui suit :
.. On nous apprend à l'instant que le feu grison
vient d'éclater dans le charbonnage deBayemont,
près Charleroy et Docherie, appartenant à la so-
rirté anonyme des hauLs-fourneauxde Monceaux,
ti-nl seize hommes étaient enfermés dans la bure;
1(11 ont su s'échapper ; mais on désespère des 15
autres. M. Henri (iolfart. directeur de l'établisse-
ment, a été asphyxié en lem- portant secours. •>
— Dernièrement, pendant la nuit, un jeune en-
fant de la commune de Sivay-la-Perche, réveilla
S.1 mère en poussant des cris , sa mère courut à
sou lit et le trouva la figure pleine de sang. Un
lampyre .s'était attaché à son visage et essayait
d'entrer dans son nez. Ce coléoptère avait été ap-
porté sur le berceau du petit enfant avec- du
linge (|ue sa mère avait fait sécher pendant ajour-
née dans son jardin.
— Le courrier qui, de Paris, a dernièrement
apporté à Vienne la nouvelle du rétablissement
de l'ordre ii Paris, n'a mis quetrois jours six heu-
res pour faire cette course, ce qui surpasse encore
la vitesse avec laquelle le baron de Tettenborn
apporta autrefois à \ iemie la nouvelle de la nais-
sance du roi de Rome.
—On admire depuis quelquesjours,danslejardin
de M. (Jœthalï, :i Gand , une pivoine en arbre
{inmia urhofu) obtenue de semences, et dont
la couleur, d'un beau rouge , ressemble a celle
des pivoines ordinaires. La lleiu' est monstrueuse;
M. Gœthals lui a donné le surnom de gtoria Bel-
gurum. On lui en a déjii olfert 25,000 fr.
— Parmi les nombreux amusemens qui seront
ofl'erts à la .société élégante qui fréquentera le
Casino, on cite un jeu de bague équestre d'un
genre tout nouveau. Le vicomte d'Aure a bien
voulu céder à l'administration du Casino, douze
chevaux choisis parmi les plus beaux dans ses
écuries. Les harnachemens de chaque quadrille
de chevaux seront uniformes et confectionnés par
le premier sellier de Paris.
U. — M. Drouot.'capitaine de la 12' légion, qui
commandait le poste de l'Hôtel-de-Vills le diman-
che Î2 mai , |a été arrêté jeudi à quatre heures
du matin , et écroué à la Conciergerie.
— Le Moniteur publie l'ordonnança suivante :
M. Bresson , directeur de l'administration des
forêts, membre de la chambre des députés , est
nommé directeur de la dette inscrite en rempla-
cement de M. Boquet de St-Simon , décédé.
M. Legrand, membre de la chambre des dépu-
tés, est nommé directeur général de l'administra-
tion des forêts en remplacement de M. Bresson.
— Hier, la chambre criminelle de la cour de
cassation avait à statuer sur un pourvoi qui pré-
sentait entre autres questions celle de savoir si la
loi de 1S14, prohibant certains travaux le diman-
che durant les heures de l'ollice , a été abrogée
par la charte de 1830. M. l'avocat-général Héllo
a soutenu avec énergie l'abrogation de la loi de
181/i; mais la cour, sans s'expliquer sur cette
question, a décidé que le fait incriminé ne cons-
tituait ni délit ni contravcnllon.
— M. le ministre de l'intérieur vient d'accor-
der, sur la demande de M. le maire de Sceaux ,
le marbre nécessaire pour le piédestal du monu-
ment à élever dans le cimetière de cette commune,
sur l'emplacement où reposent les restes de Flo-
rian.
— M. Abatucci, député du Loiret, a déposé
sur le bureau de la chambre une pétition ten-
dant à obtenir l'abrogation du droit déféré à l'ad-
ministration de délivrer ou de retirer les brevets
d'imprimeur.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 2 et lundi 3 juin 1839, de 6,673 déposans ,
dont 662 nouveaux, la somme de 555,147 fr.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de 396,500 francs.
— L'orage qui a éclaté avant-hier sur la capi-
tale, s'est étendu dans la soirée vers Puteaux ,
Courbevoie, Suresnes, Nanterre et les environs.
A Neuilly, la foudre est tombée en plusieurs en-
droits ; un jeune homme a été cruellement blessé,
une jeune fille, également atteinte par le fluide
électrique, en a perdu subitement la raison, à tel
point qu'on s'est vu obligé de l'enfermer et de la
lier.
— VEclio de l'Est rapporte le fait suivant, qui
se serait passé dans l'arrondissement de Commer-
cy (Meuse) ; « Un homme, après vingt-quatre ans
de mariage, était devenu père et avait réuni à sa
table plusieurs de ses amis, pour fêter la nais-
sance de son enfant. Dans son bonheur, il por-
tait un toast au nouveau-né, lorsqu'on vint lui an-
noncer que son enfant se mourait. Pâle , égaré ,
il se précipite vers le berceau; l'enfant n'était dé-
jà plus. L'impression qu'il ressentit fut si vive que
ses cheveux tombèrent , au point qu'en moins de
deux heures il devint totalement chauve. »
— On écrit de Bristol, le 28 mai :
Un malheur adieux est arrivé hier , dans l'a-
près-midi, dans les mines de houilles de Braine :
onze ouvriers ont péri. Ces ouvriers exploitaient
une veine découverte depuis quelque temps;
■
ayant suivi, par une sorte de fatalité, la direction
d'une veine épuisée depuis cinquante ans, ils en
percèrent la voûte : aussitôt, l'eau qui avait rem-
placé le minerai, s'échappa avec une violence ex-
traordinaire ; trente-six ouvriers travaillaient en ce
moment dans la raine, l'épouvante s'empara d'eux.
Ceux qui eurent plus de présence d'esprit que
d'autres gagnèrent en toute hâte l'ouverture de la
mine et donnèrent aux hommes placés au-dessus
d'eux, le signal du danger qu'ils couraient. Aus-
sitôt on les retira de la mine à l'aide du mécanis-
me auquel on a recours dans ces circonstances ;
vingt-cinq ont été sauvés , onze ont péri,
IMPORTATION ANGLAISE.
Pour tous ceux qui ont visité le continent , la
blancheur et l'éclat de la dentition des Anglais, en
général , est une des particularités qu'ont dû né-
cessairement remarquer les voyageurs en Angle-
terre. Mais c'est un fait non contesté et incontes-
table , que les dents ne sauraient se maintenir
belles et saines sans les soins naturels qu'exige la
propreté , et aussi sans qu'une préparation bien-
faisante vienne, en remphssant ce but, ajouter à
leur beauté et les protéger contre les iidluencesdu
temps.
De toutes les découvertes anglaises sur cette
partie de l'hygiène, l'eauet la poudre du docteur Z.
Addison, comme les seuls qui aient atteint l'apo-
gée de la perfection et du confortable, ont acquis
la réputation d'exquisité la mieux méritée. Aussi
les trouve-t-on partout; à Saint-James, comme
chez le plus humble alderman ; chez le gentleman
parisien, comme sur la toilette de l'élégante. On
prétend même que lord Bringlestone, l'égoïste
le plus i-aiTiné , et en même temps l'homme le plus
élégant des TroisRoyaumes , disait un jour : « Si
le docteur Z. Addison avait voulu me vendre la
recette de sa poudre et de son eau . et s'engager
à ne jamais l'exporter, j'aurais seul les plus belles
dents d u monde. »
Quelque présomption qu'il y ait dans ce trait
de lord Brinjlestone , il renferme un bel éloge
de l'eau et de la poudre du docteur Z. Addison.
En France , son succès a été immense , et c'est
le succès de cette importation, soutenu pendant
plusieurs années, que nous sommes appelés à
confirmer, et notre impartialité nous y oblige
quand son utilité ne nous en ferait pas un devoir.
En un mot, blanchir les dents en laissant à la
bouche une fraîcheur continue , leur assurer une
longue conservation en les préservant de la carie ,
colorer les lèvres et les gencives d'un beau carmin
en faisant conserver à l'haleine un parfum de
suavité impossible à décrire, telles sont, outre
d'autres propriétés réparatrices , les qualités q ui
distinguent l'eau et la poudre du docteur Z. Addi-
son , et dont nos fashionables nous sauront gré de
les avoir instruits par anticipation.
Les dépôts sont à Paris , chez Gcsiin , place de
la Bourse, 12; à Londres , Regent-Street ; à Rio-
Janeiro, chez B. Wallestein etcomp., fournisseurs
du palais de sa majesté l'empereur.
VERNIS ANGLAIS.— Le seul dont se servent
nos élégans et nos élégantes pourleur chaussure,
est celui de FLYet comp.. fournisseurs du Jockey-
Club à Londres, dont le dépôtgénéral est à Paris,
chez Thil Demazy, maître bottier, 11, rue de Ri-
chelieu. Prix de la bouteille : 2 fr. 50 c.
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CAnACTimF. DE i/InLASiDAis (5' ariicle), par
M. Gu.sTAVK DE Beaumont. — Les deumeus
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TÉMOIN OCCIJI.AIBE. — La FEMME COMME \h
i'Ai;r, |]af M. de I!al7.ac. — La i'ête ueSciiil-
l.ER A SriTTIiARr. — EXPOSITION Dl'.S PHO-
BLirs DE i.'i.NDi'STtitE (Troisième arliclt;), par
M. Georges Janetï, — Mélanges, faits cu-
rieux : Lfi iiiénctrier miliionnaire ; la comte
d'Espagne, ctf., etc. — Rovuc! des tribunaux :
La princesse de tu MoskoiVd < outre le prince
soiimari. — llcvui! (iraiMaii(|it(.' : VAUtÉii.s :
Les 1 1 iiwiirs, ou l' E.ipusilioii des produits
de la lUbusleric frrraneaise; etf., etc. —
Ik'vue lie L'in(j jours.
M DE \:\w
Coi>rii|><ion: os|»licatBon tïc !4cs vice».
(C.'ost pour nous un bonheur de (iérogor à nos
habitudes en puisant deux fois à la même sotir<-e.
Ce bonheur sera partagé sans doule par nos lec-
teurs qui ne se lasseront pas de suivre M. tluslave
(le Beaumont dans ses belles iHudes sur l'Irlande,
et nous sauront gré d'avoir fouillé deux fois à ce
Irésor de belles pages.)
Le mauvais gouvernement auquel l'Itlandca été
sujette ne donne pas settleinem la clé de tontes
SCS misères; il explique encore le caractère mora
de ses habiians.
Il existe de nos jours une école de philosophes
qui semble vouloir appliquer aux nations le sys-
lèine phréuologique dont ils se servent pour juger
les individus. Personnifiant tous les peuples, et
prenant en main leurs crânes, ils disent ii l'un:
« La conformîtion de ton cerveau indique des
passions, présages de ta grandeur; " à l'autre :
<' Tu portes sur ton front le signe d'un abaisse-
ment éternel ; » à celui-ci : " La nature t'a fiit
reli;;ieux;» à celui-là : » Tu fus créé pour la phi-
losophie. — Toi , tu as l'uigane de la liberté —
Toi , celui de la servitude. » Kt quand ils-ont
ainsi palpé la tète des nations , ailiibité ii l'une le
génie de la guerre , ii l'autre celui du commerce ;
quand ils ont proclamé la troisième propre à l'étal
aristoiratique, la quatrième à la démocratie, ils
s'arrêtent presque cfliayés do leur puissance pro-
phétique; car ils croient avoir décrété pour les
peuples les arrêts solennels d'une inllexiblc des-
tinée.
C'est ' surtout' en AnglefeiTe que j'ai entendu
professer ces théories, et je ne m'en étonne
point; car les Anglais, qui sont un grand pu-
ple , ont le plus singulier orgueil de rare qui ait
jamais existé, et ils croient voloiit ers(|u'il appar-
tient ;t leur nature plutôt qu'il leurs instiltilioiis de
l< s rendre une nation pnissanle . comme ces hé-
ros qui ont plus de foi dans leur destin tpie dans
leur valeur.
11 ne m'est guère arrivé de parler à des Anglais
de l'Irlande et de ses malheurs, sans entendre
presque at:ssitf)t cette objection : " L'Irlande se
plaint d'être pauvre, mais que voulez-vous? Le
travail donne seul la richesse, et il y a dans l'in-
dolence et la paresse naturelle de l'Irlandais uii
obstacle invincible au travail, et par conséquent
à la lin de ses maux, .lainais on ne verra l'imius-
Irie prospère en Irlande. — On accuse l'Angle-
terre de tenir l'Irlande sous le joug: plainte in-
sensée ! Le caractère mobile de l'Irlandais s'op-
pose il ce qu'd ::it jamais des institutions libres.
Impropre à la liberté , pouvait-il rencontrer un
sort plus heureux que de tomber sous l'empire
d'une nation plus civilisée que lui, qui le fait par-
ticiper à sa gloire et ii sa grandeur;' L'Irlandais,
soumis à l'Anglais, subit la loi de sa nature : il
est d'une race inférieure. »
Ce langage m'a toujours paru contenir soit un
préjugé , soit une injustice. J'admets bien qu'il
existe entre les peuples desdiflérences notables de
caractère et de mœurs. Je no conteste pa^« l'a-
vantage (jne chaque nation soit douée de ceriains
penchans paitieidiers, de certaines facu.iés, dont
l'enseaible lui attribue , aa milieu des autres peu-
ples, une physionomie qui lui est propre. Je re-
connais sans peine que l'Anglais et l'Irlandais ont
des caractères très opposés, et que, dans sa ma-
nière de sentir, dans ses opinions comme dans seî
actes, l'un apporte une disposition soit miturelle ,
soit actiuisc , que l'autre n'a pas. Prenons pour
exemple le trait le pins sailiant du caractère an-
glais. Cette lermelé d'àiuc, qui piéside à toutes
SCS eulrcpi ises , cette constaiK e inaltérable en
présence de l'obstacle, cette impassible persévé-
rance (sieadiness) qui ne l'abandunne p.ts un
instant jusqu'à l'aci-oinplisscment de l'œuvre :
cei les, nous ne trouverons rien de pareil chez,
ritlanda s. Celui-ri semble , au contraire, de .s,i
nature, léger, inconstant, prompt à passer de
l'abattement à l'esiiérance, de l'eflort au décou-
ragement. Plein d'ardeur, d'imagination, d'esprit,
il manque essentiellement de cette suite qui chez.
l'Anglais doiuine et semble tenir heu à celui-ci
de toutes les qualités qu'il n'a pas. Tout ce qui
peut se faire d'un bond, d'un élan, l'Irlandais
l'exécutera mieux qu'aucun autre, parce que ni:l
n'est plus enthousiast." tpte lui ; il se jette à la
rencoHtre de l'obstacle sans le regarder; mais s'il
neiuporte pas la place du premier choc, il se
retourne , renonce à l'entreprise cl s'en va. Il
est dillirile assurément de trouver deux peuples
soumis à riulluenco de disposiiious plus contrai-
res ; et je suis tenté de croire qu'il y a dans I.)
race de l'un quelque chose qui le porte davanta-
ge aux premiers mouvemens, tandis que l'origine
de l'autre expliquerait sa disposition plus froulc
et moins expansi»e.
^ m —
l\lais pnrorc, ce que l'on peut aiuibuer à la
rac,' 110 piovicut-il pas de (niclquo aulie rause ?
Si d'ailleurs il étail vrai (|ue celle opposition de
penchaiis fût tout un clfet de la diversité de
race, quelle conséquence faudrait-il en tirer ?
Di'\ lions-nous en conclure que jamais, quoi qu'il
arrive, l'Anglais ne ci'ssora d'ôtre Ifenne et persé-
vérant, ni l'Irlandais d'èlre enthousiaste et mobile?
Il ariive peut-être aux peuples comme aux indi-
vidus. Ceux-ci tiennent aussi de la nature des
pcnclians divers, dont l'influence ne peut être
niée, mais qui pourtant peuvent si bien être
combattus, que l'éducaiiou, selon qu'elle est bien
ou mal dirigée, a la puissance de rendVe vertueux
riiomme à qui la nalure avait donné des vices,
et de dépraver celui dont les premiers mouve-
mens étaient bons. Ainsi, après avoir démontré
que telle dis|)ositioii mauvaise est propre à une
ceriaine race, il faudrait encore, avant de lui
jeter l'anatliéme, prouver que ce mauvais pen-
chant ne saurait être corrigé par aucune iniluence
coHiraire. Et puis quand on a reconnu à deux
peuples des facultés diverses, qui décidera hi(|uclle .
de ces facultés constitue, au profit de l'un deii.x, .
une supériorité morale? Pèsera-t-on dans une
balance les qualités de la tète et celés du- cœur?
Ce serait assurément contester l'évidence que
de nier les vices du peuple irlandais. L'Irlandais
est fainéant, menteur, inicmpérani, prompt aux
actes de violence. 11 anotammcntpour la vérité
une sorte d'aversion invimible. Entre le vrai et
|e faux, s'il est désintéressé, on peut compter
qu'il choisira le mensonge. Aussi ne dit-il rien
sans appuyer son allirmation d'un serment; il
Jure tout sur son honneur : upon my honour,
upon my word : locution familière à ceux qui
ne disent point la vérité.
Sa 1 cpugnance pour le travail n'est pas moinfe
singulière : en général, il fait sans goût, sanis
soin, sans zèle, ce qu'il e\écute, et le plus sou-
vent il est oisif. Beaucoup d'Irlandais, qui sorït
misérables, ajoutent beaucoup à leur misère par
leur indolence : il ne leur faudrait, pour afiéger
leur iiil'urtune, qu'un peu d'industrie et d'activité;
mais lien ne saurait les soustraira à leur apathie
et à leur nonchalance; ils semblent s'y complaire,
ils s'y étalent et y restent, en ^lépit de leur dé-
tresse et de leurs besoins qu'ils ne sentent plus.
Ce sont là des vices déplorables; en voici main-
tenant qui sont terribles. Violent et vindicatif, l'Ir-
landais déploie dans les actes de sa vengeance la
plus féroce cruauté. On a vu comment, en Ir-
lande, le cultivateur qui a été eipulsé de sa ferme
ou saisi dans ses meubles, faute dft payer la dîme,
se porte, dans son ressentiment, i,<Ies représail-
les empreintes de la plus atroce barbarie. On ne
songe point sans horreur aux supplices qu'il in-
veiiie dans sa fureur sauvage. (Quelquefois l'm-
cendie, l'assassinat ne lui sufliseot point, il lui
faut (le longues tortui es pour sa victime. Sou-
vent i! est dans ses fureurs aussi injuste que cruel,
et il fait subir sa vengeance à des personnes tout
h fiiit innocentes du dommage qu'il a éprouvé. 11
ne s'en prend pas seulement au propriétaire et à
riioiiiine d'église des rigueurs dont eux s( uls de-
viiiicnt être responsables; sa violence se porte
8IU- l'agent du propriétaire, sur le nouveau fer-
niirr. sur l'huissier du minisUe ; quelquefois il
s'éloigne (l'un degré de plus de l'auteur de ses
maux : il enlève avec \iolence les femmes, les
filles de ces individus, et les déshonore pour pu-
nir leurs maris et leurs pères qui eux-mêmes ne
sont point coupables.
Ces vices, ces crimes, je les connais, je les
vois chez l'Irlandais, et cliiz l'Anglais je ne les
trouverais pas. D'où viennent ces vices et ces
crimes? De la race? — iNon. Je repousse comme
impie une doctrine qui fait dépendre du sort delà
naissance le crime et la vertu. Je ne croirai ja-
mais qu'une nation tout entière soit fatalement,
et par le destin seul de son origine, enchaînée au
vice ; jamais je ne penserai que le Dieu qui a
fait l'homme à son image ait créé un peuple dé-
pourvu de la faculté d'être honnête et juste. Je
n'admettrai jamais qu'il ait refusé à ce peiiple la
liberté morale, c'est h dire qu'en lui donnant la
vie il l'ait destitué des conditions delà vertu. Cetie
injustice énorme me serait humainement démon-
trée, que j'en douterais encore plutOt que de
douter de Dieu. Mais pouniuoi l'admeitrai-je,
Iors<|ue rien ne me le prouve ? Par quelle dispo-
sii,ion étrange irais-je attribuer à une injustice
présumée du ciel un mal dont je vois clairement
les causes sur la terre ?
Ceux qui expliquent par une tache originelle
les mœurs des Irlandais, oublient-ils donc que ce
peuple subit depuis sept siècles la plus constante,
la plus impitoyable tyrannie ? Eh quoi ! l'on voit
chaque jour l'homme le plus robuste, et doué de
la plus grande énergie morale, se dégrader, s'avi-
lir et tomber physiquement dans une faiblesse
absolue, sous l'intluence de quelques années d'un
régime de misère et de corruption ; et l'on ne
comprend pas que six cents ans d'esclavage hé-
réditaire, de misère matérielle et d'oppression
morale, aient altéré tout un peuple, vicié son
sang, avili sa race et dégradé ses mœurs ! L'Ir-
lande a subi le régime du despotisme : l'Irlande
doit être corrompue; le despotisme a été long,
la corruption doit être immense. Vous vous éton-
nez de trouver des mœurs d'esclaves chez les
descendans d'un peuple soumis à six siècles d'es-
clavage ; pour moi, je serais bien plus surpris de
rencontrer les habitudes et la dignité de l'homme
libie chez celui qui ne connut iamais que le ré-
gime de la servitude. Quand je vois une nation
qui eut le malheur de tomber sous le joug et d'y
demeurer soumise, je ne m'enquiers point des
vices qu'elle a, je demande quels vices elle n'a
pas et quelles vertus elle peut avoir.
Considérez attentivement le caractère de l'Ir-
landais, analysez ses vertus et ses vices, et vous
reconnaîtrez bientôt (ju'il n'est pas une seule de
ces dispositions, bonnes ou mauvaises, qui ne
trouve sa principale raison dans l'état de la société
irlandaise depuis la conquête, soit que cet état
social ait fait naître ses penchans, soit qu'il les ait
seulement développés. Prenant ce point de dé-
part, vous ne vous étonnerez plus, en comparant
l'Anglais et l'Irlandais, de les trouver si dissem-
blables.
La légèreté qu'on remarque dans les mœurs
d'un peuple ne vient quelquefois que de samisère,
et telle nation qu'on voit mobile et frivole, n'au-
rait besoin, pour se montrer grave, que de de-
venir riche et libre. Je ne sais si le sérieux des
Anglais ne tient pas plus ii leurs institutions qu'à
leur race. Il n'y a point de peuple ni d'homme
qui donne tant à ses plaisirs que celui qui travaille
peu : l'Anglais ne s'amuse point parce qu'il tra-
vaille beaucoup. Il a des droits et des libertés à
défendre en même temps que les richesses du
monde à conquérir. Le caractère de l'Anglais sc-
raitil le même s'il perdait ses privilèges politiques
et l'empire des mers? J'en doute. Je crois bien
qu'il n'éprouvera jamais, sous son ciel brumeux,
ci's douces sensations de langueur, ces besoins
de repos physique et de mollesse que fait naître
le soleil de Naples. Mais s'il est vrai que l'atmos-
phère humide dans laquelle il vit l'excite plus à
l'action que ne le ferait le beau ciel d'Italie, ne
faut-il pas reconnaître que la disposition favora-
ble au travail, qui naît de son climat austère,
pourrait être combattue par des institutions po-
litiques qui, au lieu de seconder ses penchans
industrieux, leur seraient contraires?
Voyez comme son caractère se modifie en dé-
pit de sa race, selon qu'il est soumis à des in-
lluences diverses. Qui pourrait, dans l'Ecossais
de nos jours, froid, calculateur, industriel, rangé,
reconnaître ce poétique enfant de la Calédonie,
fougueux, indiscipliné, rebelle à toute sorte de
joug et descendant de ses montagnes à la voix de
ses bardes et de ses ménestrels? Qui reconnaî-
trait, au sein de la démocratie américaine, l'An-
glais, ami de l'aristocratie? En Angleterre, l'An-
glais veut avant tout de la liberté ; aux Etals-Unis,
il lui faut surtout de l'égalité. Qui reconnaîtrait
dans l'indolent planteur de la Caroline ou de la
Louisiane, le descendant de l'Anglais infatigable
dans les travaux de l'industrie? Regardez aussi la
Fiance : pensez-vous que le caractère de ses ha-
bitans soit aujourd'hui le même qu'il était avant
1789? D'où viennent ces différences de mœurs, si-
non du changement des lois?
Si vous ne perdez point de vue c t empire des
institutions sur les mœurs des peuples, vous ne
vous étonnerez plus qu'en Angleterre le peuple
travaille, et qu'en Irlande il ne travaille pas. Nous
trouvons dans les anciennes chroniques de l'Ir-
lande, que la constance au travail était jadis un
des traits distinctifs du peuple irlandais, dont la
légèreté forme aujourd'hui le principal carac-
tère. N'est-ce pas naturel que l'esprit d'indus-
trie domine dans une société où les fruits du tra-
vail, protégés par la loi , ont toujours été une
source féconde de bien-être et de richesse , quel-
quefois de puissance et de gloire? Et parla même
raison ne vous semblera-t-il pas logique qu'un
peuple chez qui l'industrie n'a jamais été ni ho-
norée, ni récompensée, ni libre, soit paresseux
et désœuvré ?
L'Irlandais a été, pendant des siècles, déclaré
incapable de devenir riche ; des lois positives le
vouaient à la pauvreté. Quel penchant pouvait-'l
éprouver pour le travail , dont il ne recevait au-
cun bienfait?
Déchu des droits de propriété , l'Irlandais a été
dispersé sur le sol et condamné à cultiver la terre
au profit de son maître. Il a obéi à la nécessité,
il a travaillé ; mais, comme tous les esclaves, il a
pris le travail eu haine et en dégoût : l'Irlandais
déteste sa tâche comme quiconque travaille sans
salaire.
De pareils scnlimens, nés d'institutions mau-
vaises, ne sauraient s'évanouir le jour lueme où
de meilleures lois sont établies. Quoi «pie vous
— 499
fassiez aujourd'hui, vous ne trouvorr?. ni les ins-
tincts profonds de la piopiiOié ni l'amour ardent
du travail chez des lioinnics qui, il y a cinquante
ans, étaient incapables d'acheter une terre cl de
posséder un cheval valant plus de 5 livres sterling
(ll'ô fr.)
Si la misère de l'Irlandais ne tient point à sa
race, il faut en dire autant de toutes les consé-
quences que cette misère traine à sa suite. Ainsi
celte négligence déplorahle, ce manque absolu de
tenue et de soin qu'on aperçoit dans tout ce qu'il
fait, ce laisser-aller, cet abandon de sa personne,
cette absence totale de srlf rcsjiect et de person-
nalité, sont des ell'ets directs de sa condition pre-
mière. Il a le sentiment qu'il ne compte pour rien
dans la société, et qu'aucun moyen n'existe pour
lui de devenir quelque chose. Veut-il du travail,
c'est à grand'peino qu'il en trouve ; lui en oll're-t-
on, l'occasion lui paraît et elle est en elletde peu
de prix ; il n'y a rien de rangé dans sa vie pane
que tous ses moyens d'existence sont incertains.
II n'essaie point de voir au-delà du moment pré-
sent, parce que sa prévoyance ne lui fait aperce-
voir que des maux dans l'avenir. La question
pour lui ne saurait être de choisir entre une exis-
tence malheureuse, fruit de son indolence, et une
vie confortable, due à son énergie; il est sûr de
demeurer misérable ; il s'agit seulement de savoir
s'il le sera un peu plus ou un peu moins : or, celte
misère est si grande, que l'avantage de la diminuer
d'un degré ne vaut pas l'eflort nécessaire pour y
réusssir. Nous sommes si pauvres ( we are so
poor) (1) 1 répond l'Irlandais à qui on reproche
d'accroître sa misère par sa négligence ; et il s'as-
sied dans l'ordure qui remplit sa cabane, et qu'il
n'a pas Je zèle de balayer (2).
C'est de la même disposition que vient l'intem-
pérance de l'Irlandais, dont la passion pour les
liqueurs fortes est encore un des vices les plus
déplorables. Comme il croit iiiipo'sible d'établir
jamais quelque accord durable entre ses revenus
et ses dépenses, il dissipe sans scrupule le modi-
que produit de ses Ir.ivaux passagers. A peine a-
l-il reçu le denier de son salaire qu'il court au
cabaret, où, pendant quelques instans du moins ,
il oublie sa misère dans l'ivresse etl'abrutissement.
Ainsi s'expliquent naturellement, par la condi-
tion même du peuple, tous les vices que l'extrême
misère a coutume d'enfanter. Ainsi s'expliquent
bien d'autres vices secondaires qui sont l'appen-
dice accoutumé de ceux que je viens de décrire ;
ainsi l'Irlandais , précisément parce qu'il ne fait
rien, est parleur, vantard, bruyant; comme il a
un m.iilre, il est flatteur, et plein d'insolence
quand il ne rampe pas. Ces vices, il est vrai, ajou-
tent eux-mêmes à sa misère : mais ils sont d'a-
il) V. M. Nichols, dans son rapport remar-
quable sur l'état des pauvres en Irlande , .signale
cette réponse des Irlandais ; mais il me semble
qu'il en méconnait le viai sens.
^2) J'ai vu en Irlande des personnes (|ui ont en-
trepris sérieusement de donner à de ikiiirrc.t
cot tiers des habitudes d'ordre, de propreté et
de soin, et qui ont complètement atteint ce but.
La bonne tenue ([u'ont les Irlandais appelés dans
l'armée anglaise, prouve qu'ils ne sont pas de
leur nature incapables de soin, ("elle tenue uVst
pas seulement un ellet de la discipline ; elle est
surtout une coiisé(pii'iice du self rcspeci rpi'a l'ir-
landais qui est devenu ({urhjue cIki.sc.
bord venus (.'tile. (/e>l de l,i nième source que
découlent ces autres penchans funestes , celle
triste habitude du mensonge et celle allieuse dis-
position aux violences les plus cruelles et les plus
init|ues.
Il n'est pas besoin d'étudier long-temps le carac-
tère et les mœurs du peuple irlandais pour re-
connaîire qu'il inanipie souvent des notions les
plus simples du bien et du mal, du juste et de
l'injuste.
Au milieu des terribles catastrophes dont son
pays a été le théâtre depuis le douzième siècle,
dans le tumidie des révolutions terribles qui ont
tour à tour fait passer le sol dans les mains de
lous les partis, amené le triomphe des principes
poliiiques les plus opposés, élevé des temples et
des autels aux cultes les plus divers, il s'est formé
chez, l'Irlandais la plus étrange confusion d'itlées
et do croyances, en morale, en religion et en po-
litique. Remontez à l'origine de la tyrannie, que
verrez-vous ?
Des hommes que la coDflscation a dépouillés de
leurs propriétés et ré<luits à la condition de ma-
nœuvres. Ce fait primitif de violence est-il propre
à fortifier dans un peuple le sentiment du droit et
de la justice?
Et pourquoi cette spoliation a-t-elle été com-
mise ? Pourquoi ces propriétés ont-elles été con-
fisquées sur le possesseur légitime? Parce que
celui-ci a des croyances religieuses auxquelles il
tient fermement et qu'il a mieux aimé perdre ses
biens que de renoncer à sa foi. Est-ce un ensei-
gnement moral que ce grand dommage subi par
l'homme droit, dont la probité entraîne la ruine,
et cette ruine qui profite à l'usurpateur violent et
sacrilège ?
Cet usurpateur heureux, qui n'est attaché par
aucune sympathie aux Irlan lais dont il méprise
la race et abhorre le culie , les traite avec une
dureté impitoyable : après les avoir dépouillés, il
leur interdit le moyen de s'enrichir ; il leur ferme
absolument la société politique , leur crée mille
gènes dans la société civile , établit un système
régulier de persécution religieuse , et organise
ainsi le gouvernement le plus anti-social qui ait
jamais existé. Trouvera-t-on des leçons de justice
dans cette oppression affreuse pesant pendant
plus d'un siècle sur des infortunés dont tout
le crime fut d'être vaincus, et qui souffrent pour
n'avoir pas abandonné aux vainqueurs leur con-
science en même temps que leur patrie ?
La première et la plus dure tyrannie que l'Ir-
landais ait à subir est celle que son culte lui at-
tire. Pense-t-on qu'il reçoive de saines notions
sur l'équité et le bon droit quand il voit proscrire
sa religion qui, selon sa foi, est le seul vrai mod«
d'adorer Dieu ; lorsqu'il voit ériger en crime l'exer-
cice de ce culte , qui constitue à ses yeux l'ac-
complissement du premier de tous les devoirs ;
quand il voit bannir ses prêtres, c'est-à-dire les
hommes qu'il révère sur la terre comme les ropré-
sentans de Dieu , lorsque , pour entendre les
adieux et la dernière parole de ces saints pros-
crits, il est obhgé de s'envelopper de secret et de
mystère, sous peine d'encourir de terribles chàii-
mens ? Ainsi, pour pratiquer ce qui est honnête
et légitime , il faut (pnlipiefois se cacher aux
regiu'ds (h'-. Iionuiies ; il y a des devoirs qu'on ije
peut accomplir au giand jour-, ces devoirs sont
qui.'lquefuis des crimes ijue la loi humaine punit.
Il ex sicdes actions justes (|ue la loi appelle crimes
et qui ne sont pas des crimes ! Voilà , soyez en
sûr, des notions de morale qui porteront leurs
fruits.
Cependant cette tyrannie cruelle a son cours ;
elle écrase le peuple sans relârh.', pendant long-
temps tous la supportent avec une égale énergie;
à la fin, tombant dans le découragement , quel-
ques-uns saisissent le seul moyen qui leur soit of-
fert d'alléger leurs maux et d'.idoucir leurs souf-
frances : ils prêtent les sermens que leur con-
science repousse, ils deviennent renégats, et aus-
sitôt les voilà qui rentrent en possession des droits
et des privilèges dont ils avaient été dépouillés.
Ainsi l'apostasie, qui, auv yeux des catholiques
irlandais, est le plus giaiid de tous les crimes , re-
çoit des lois sa récom;)eiise. Ainsi, de même qu'il
existe des vertus dont la loi humaine a fait des
crimes , il se trouve aussi des crimes que les hom-
mes convienn ■ni d'appeler des vertus... .Seconde
règle de morale qui, sans doute, aidera beaucoup
le pauvre Irlandais à discerner le juste de l'in-
juste!
Troublé par toutes ces contradictions qui dé-
passent la portée de son intelligence, voyant con-
stamment la justice, la vérité, le bon droit comme
il l'entend , succomber sous la force matérielle ,
l'Irlandais prend son parti de plier, et, Saisissant
les seules armes qui soient à l'usage du faible, il
devient rusé, menteur, violent.
Pourquoi donc, se dii-il parfois, ne tuerais-je
pas celui qui a fait périr mon frère ? Pourquoi
ne suis-je pas maître du sol qu'occupait un de
mes aieux ? De quel droit cet homme , qui se
dit propriétaire d'un domaine qui devait m'ap-
partenir, prétend-il m'expulser d'une ferme où je
traîne une misérable vie ? — Et quelquefois, au
bout de sa logique, se trcave une eilroyable îio-
Icnce.
Mais cette violence est aussitôt réprimée par
des assemblées de ses ennemis que ceu^x-ci app» l-
lent de» cours de justice, et où les oiyanes de la
loi proclament crime capital ce que sa conscieiire
dépravée venait de déclarer un acte d'équiie.
Amené devant ces tribunaux du maître, l'accusé
se défend d'ordinaire par le mensonge. Ses p.i-
reils sont appelés en témoignage contre lui ; et
d'abord on leur fait jurer solennellemem de dire
la vérité. Seront-ils sincères à leur sernieni ? OL!
non, sans doute. Dans ce cas il est honnête de
mentir. < t dire la vérité serait chose infâme : ils
font un (A\n témoignage en faveur de i-< lui quj
est opprimé comme eux, et leur rons.ienre L'or
dit qu'ils ont bien fait Ce faux témoignage est à
son tour déclaré crime par ceux qui |)renm*nt
dans un autre |N-incipc leur règle de morale.
(Quelquefois un seul individu oppose aux l<ds
celle résistance ouverte ; c'est la révolte impuLs-
.sante d'une misère iiolée : souvent plusieurs s'as»
socienldans la rél)ollioii, comme ils sont unisd.ms
le malheur : alors il n.ilt de I. urs eilurts une
grande perturbation sociale; ce n'est pas la guerre
du brigand ^•«lgaire contre une sorrélé qu'il croit
juste, c'est la guerre faite à des lois ini'ues par
des hommes qui les jugent telles : c'e>t la ;.nierr»'
des ^\hito-novs. Entin. il arrive quelipiefois 'que
(les m.i.<ses (Hipulaires se lèvent, comme en liiil
^ r>oo —
' t rn 179.S ; .ilors le sol liii-nK^iiiPtroniiilc vi l'iUai
.soeiiil idut t'iiiicr csl iciiii-v on (iiicNiioii.
Diiiis iDiis li'scas, <|iie lu teiil;ilivt' d'iinViiiKliis-
sciiKMit viinin; d'un seul ou de tous, son elVct
inoi;il, (|iiaiid clic érlioun , est luujdnrs de niOine
ii.ilure. Il en résuliL- un iroidile piol'otu! pour les
àinis qui ont aspiré à Uur délÎMance el (pu ,
nyant fait un ell'uil stérile, voient s'é\auouir en-
core une fois la justice humaine ;i laquelle ils
(liaient près de ( roire ; alors aussi retombent de
tout leur poids sur le peuple les cbaiiies île la ty-
rannie, comnie il arrive à l'escLivc qui, après avoir
tenté de briser ses fers, se retrouve en iace du
maître : c'est l'instant où il se lait dans les cou-
sciences le travail le plus funeste et le plus dé-
pravant ; c'est riieure que clioisit la corruption
pour pénétrer dans les âmes et y llétrir ce (ju'il y
reste de vertu. (Juel(|iies uns, qui jusqu'alors
avaieni tenu couiayeusement contre la persécu-
tion et le(n- intérêt , se sentent défaillir; ils con-
tractaient sans doute bien des vices ilans cette
lutte inégale où il fallait condjatlre la force par
tous les petits moyens qui sont le propre de la fai-
blesse; mais enlin, tant qu'il y avait résistance,
le teiitiment moral du devoir survivait à toutes
les corruptions. Celte lutte ccssi;-t-elle , aucun
lien n'alt.iclie plus l'Irlandais renégit au juste
et à l'Iiiinuéle : la di'gradation est consoiniuée.
11 n'est arrivé qu'à un très petit nombre d^; su-
bir cet;e dépravation complète; mais il n'en est
l)eul-êlrc pas un seul qui, tout en demeurant li-
dèle à son culte religieux , n'ait été atteint d'une
corruption au moins partielle. Tous ont perdu
l'amour du vrai parce que la franchise et la sincé-
lité attiraient infailliblement la persécution sur
leur tète ; presque tous ont contracté l'habitude
de mentir, parce que le mensonge a été pourruv
pendant plus d'un siècle une arme nécessaire et
légitime. Ils ont pris des habitudes de violence et
de rébellion, sous l'inlluencc d'une tyyannic qui
les forçait de se placer en hostilité ouverte contre
les lois. Maintenant ne vous plaignez point si vous
trouvez chez l'Irlandais une aversion générale
jtour le vrai, un goût absolu pour le mensonge,
tsl-cc qu'd est capable , grossier et ignorant
comme vous l'avez fait, de tracer dans son esprit
avec (|uc!que discernement une ligne de démar-
cation entre les cas où sa conscience peut l'ab-
soudre d'un mensonge et ceux où elle ne saurait
l'en justifier ? Comment fera-t-il pour distinguer ,
parmi les crimes que la loi établit, ceux qui ne
sont pas des ci-imes et ceux qu'il doit considérer
comme tels ? Comment reconnaîtra-til parmi les
vertus qu'honorent ses ennemis celles qui sont
(les vertus réelles , non dépendantes d'une con-
vi'ntion et d'une forme ? — Admettons que de
Itunne foi il essaie de faire ces distinctions sou-
vent bien dilliciles ; croyez-vous qu'après l'a-
brutissement: (ju'il n subi il aura le tact fln et
délirât qu'il lui faudrait pour démêler, au milieu
de toutes ces incohérences, le vrai du faux, le
juste de l'inique? Soyez sûr qu'après quelques
tHlbrts il succombera dans une pareille tentative :
avec l'intention de réformer ses vices, il les gar-
dera; il sera quelquefois honnête et juste, mais
il ne sera jamais sur de l'être parce qu'il aura
perdu la règle de la justice et de l'honnêteté. Dans
tel cas particulier il sera tenté de dire vrai; cè-
pe dan , au milieu des incertitudes de sa con-
scienre dépourvue de tout guide moral et acces-
siblc^ aux ronseilsde l'intérêt, il linira par adopter
le mensonge : il mentira parce (ju'il uv. lui paraî-
tra pi!s bien sûr (pie dans ce cas particulier le
mensonge soit moins licite que dans tel autre cas
où \\ ne doiile pas (|ue le mensonge lu; soit per-
mis : il liésilej a peut-etri; à connnettre telle vio-
lence meuiiiière ; mais il repoussera le lemords,
s'il en ressent l'atteinte, en se i-eprésentant l'ana-
logie qu'a la vengeance projetée avec quel;|ues
vengeances sanguinaii'es qu'il a toujours été ac-
coutumé il considéier comme des actes légitimes.
Dans l'égarement où le jette la confusion de
tous les principes, il contracte ainsi de certaines
habitudes de violence, et son esprit apporte dans
CCS violences une certaine méthode qu'ensuite il
ai)p'ique à tous les cas. Qui ne voit dans les pra-
tiques grossières des \Vhite-i5oys, dans leur prin-
cipe de se faire justice à soi-même, dans leur
système d'intiuùdution , la source des attentats
commis en Irlande tout récemment par les ou-
vriers industriels? Un fabricant prend quatre ap-
prentis : c'est trop, disent les ouvriers employés
par ce l'abiicant et auxquels les apprentis nuisent
par leur travail gratuit; etsivous n'en renvoyez pas
au moins deux, nous vous tuerons; el la menace
étant mépiisée , le crime est commis. Dublin a
été en Tannée 1S;!7 le théâtre de mille atiocités
de cette nature, commises par des in;dheureux
qui regardent la violence comme lein- seule res-
source, et détruisent ainsi l'industrie de leur pays
pur la;^uclle seule ils pourraient vivre.
C'est ainsi que la persécution et la tyrannie
corrouq)ent les peuples.
Que l'on cesse donc d'attribuer à la race la dé-
gradation morale d'un peuple que de mauvaises
lois ont seules dépravé.
Cette dépravation, du reste, n'a pas seulement
atteint l'hoiuuie de race irlandaise; elle a cor-
rompu tous cenx qui ont été soumis à son in-
lluence, quelle que fût leur race originaire.
On sait les griefs de l'Angleterre contre l'Ir-
lande, parce qu'environ deux ou trois siècles
après la conquête, les Anglais de rcCe établis en
Irlande avaient pris, disait-on, les mœurs des Ir-
landais et étaient devenus plus corrompus que
ceux-ci, Ipsis llibcrnis Ilibcrniores : le repro-
che n'était guère mieux adressé aux Anglais de
race qu'aux Irlandais, sur lesquels pesaient égale-
ment le despotisme de l'Angleterre : ils étaient
aussi corrompus, parce qu'une égale tyrannie
avait pesé sur eux.
Sir John Davis, dont le témoignage ne sera pas
récusé par les amis partiaux de l'Angleterre, es-
timait que de son temps, environ trois siècles et
demi après la conquête, il y avait déjà en Irlande
plus de colons anglais que d'indigènes, d'où il
concluait l'absurdité de ceux qui imputaient à
l'infériorité do la race les malheurs de l'Irlande.
(Ju'on étudie bien l'Irlande, et l'on reconnaîtra
que la misère et la corruption du peuple sont ré-
pandues sur toutes ses parties justement en pro-
portion de la tyrannie qui a pesé sur chacune
d'elles. L'L'Istcrost moins pauvre et moins vicieux
parce qu'il a été moins persécuté.
On a coutume aussi, quand on juge le carac-
tère irlandais, do tomber dans un autre écueil
qui rend impossible toute appréciation équitable.
On prend toujours l'Irlandais dans ses rapports
avec l'Anglais, son supérieur en rang et en for-
tune, son maître politiipie, son ennemi religieux.
Ceci est une sourie certaine d'erreur. 11 faut,
pour apprécier la moralité d'un homme, l'étudier
surtout dans ses rapports a\ec ses égaux. Vous
devez, par celte raison, pour com|ireudre les
uja'uisde l'Irlandais, examiner celui-d non s u-
lenient dans ses relations ave" la classe supé-
rieure des protestant, ses ennemis politiques, mais
encore dans ses rapports avec les cailioli(|ues pau-
vres comme lui.
\'.\\ bien ! voyez à quel point cet Irlandais, si
fourbe, si cruel envers le lieh.-, est sincère et fi-
dèle à l'homme de .sa classe? J'ai souvent entendu
poser naïvement la question qui suit : Comment
se fait-il donc que l'Irlandais, quelquefois si per-
fide et si barbare, donne d'ailleurs les plus tou-
chans exemples d'iiuuianité et de charité? — l.a
réponse est simple : 11 est inhumain envers les
ennemis de son culle et de sa race, et charitable '
envers se» frères huiubles el opiirimés connue
lui. Si vous ne prenez point celte distinction. pour
guide de vos observations, vous ne parviendrez
jamais à comprendre le caractère de ce peuple.
J'aidit plus haut connnent, dans sa vengeance
aveugle, l'iilandais enlève {p.elqiiplois et désho-
nore la femme, la lille de celui (|ai a excité son
ressentiment; voilà, sans doute, d'odieux ailen-
tais aux mœurs ; il est pourtant bien certain, d'ai-
leurs, que le peuple irlandais est d'une chasteté
singulière (1) : rien n'est plus rare en Irlande
qu'un enfant illégitime, et l'adultère y e.-l presque
inconnu ; d'où vicat donc cette contradiction ? —
C'est que l'attentat qu'il conmiet envers les mœurs
ne provient point d'un dérèglement de ses sens
et d'un besoin de débauche; c'est seulement un
moyen de vengeance qu'il emploie conue ses en-
nemis.
Il n'est peut cire pas un de ses crimes qui ne
soit plus os moins empreint de passion et d'esprit
de parti. Les vols même qu'il commet participent
à ce caractère; alors- même que la cupidité les
inspire, la vengeance n'est jamais étrangère à leur
exécution. A la dillérence du bandit espagnol qui,
dans le choix de ses victimes, préfère toujours le
voyageur et l'étranger dont il n'est pas connu ;
l'Irlandais, au contraire, dans ses attentats contre
la vie et la propriété, s'en prend plus volontiers
aux personnes qu'il connaît. Dans aucun pays du
inonde l'étranger ne voyage avec plus de sécu-
rité qu'en Irlande.
On voit pur tout ce qui précède que l'Irlandais
est complexe; il se compose de deux élémens dis-
tincts qu'il ne faut jamais perdre de vue si l'on
veut se former unejnste idée de son caractère :
il y a en lui l'homme que la tyrannie a travaillé
pendant sept siècles à corrompre, el celui que,
pendant le même temps, la religion s'est elTorcée
de conserver pur.
Toutes les portions de son âme qu'a touchées
le despotisme sont flétries; la plaie y est large et
profonde. Tout dans celte partie est vice, de
(1) Pendant la guerre de 179S , qui abonda en
horreurs de panel d'autre, les Irlandais insurgés,
dont la cruauté ne resta point inférieure à celle
de leurs ennemis , se montrèrent bien supérieurs
aux Anglais par leur respect constant pour les
femmes. Les écrivains les moins impartiaux envers
l'Irlande lui ont rendu celte justice.
:)<»! —
quelque nom qu'on l'appoll •, soit lâcheté, soit
indolcnro, fourberie oiirniauté; il y a dans l'Ir-
landais la moitié d'un csriavc.
Mais il est un repli de son âme où la tyrannie
a vainement tenté de s'introduire, et qui ainsi est
toujours demeuré pur de toute souillure : c'est re-
lui qui renferme sa foi religieuse. Attaqué dans
tous ses droits, il les a tous cédés à la force, hors
un seul, celui d'adorer Dieu selon sa foi : et dans
le temps même où il s'abandonnait tout entier à
la tyrannie de ses maîtres, il réservait son âme,
et conservait ainsi en lui-même un asile pour la
venu. Il a fait plus que de ne pas se soumettre.
Sa conscience s'est soulevée et maintenue pendant
«les siècles en état de constante révolte. Cette
rébellion de l'esclave, c'est la liberté même; de là
lui est venue la persécution avec tous ses maux ;
(le là les dévoùmens sublimes, le sacrifice, source
de toute grandeur morale, la résignation, cette
éternelle puissance du faible. Ainsi la religion n'a
jamais déserté de son âme ni cessé d'en défendre
les parties saines contre les entreprises du des-
potisme. C'est par la religion qu'au sein de la plus
grande oppression l'Irlandais n'a jamais ce-séd'(':-
ire un lioinmc libre. Gistavi: DliBEAuslo^T.
LES DERNlRnS MOMKNS
nu
PRINCE DE TALLEYliA[\D,
l'An l'N TÉMOIN OCUI.Ainii (I).
Six heures allaient sonner te matin du 17 mai
18.38, lorsque je me dirigeai vers l'ancien hôtel
(le la rue Saint-Florentin. J'étais tourmciité par
(lu tristes pressentimens ; car (Uyà la veille au
soir, au momenl où je l'avais (piilté, rillustrc ma-
lade ne m'avait laissé aucune esiiérance. Les pre-
mières lueurs du jour naissant comiîicnçaient à
peine à percer au dessus des arbres des Tuileries
le brouillard grisâtre du malin. Quelipies rares
passans Iroublaieiit seuls du bruit de leurs pas le
calme et le silence profonds dans lesquels ce quar-
tier de Paris reposait encore. .. La cloche , que
j'agitai d'une main tremblante, retentit dans la
vaste cour de l'hôlel avec un son (|ui n'avait pres-
que rien de terrestre... Je ne m'arrêtai pas à la
loge du concierge pour demander comment s'é-
tait passée la nuit ; je venais d'apercevoir la voi-
lure (lu médecin ordinaire ; je me précipitai en
toute hâte vers le grand escalier, que j'avais tant
(le fois, hélas ! monté , le cœur rempli de senti-
mens bien dillérens de ceux que j'éprouvais en
ce jour. A la vue des deux statues du Silence, se
diessaul des deux côtés du gigantesque portail ,
humides et ruisselantes de gouttes de rosée , je
frissonnai de la tête auv pieds. Ces lions énor-
mes, >i souvent comparés aux lions dévorans de
\eni.M', me rappelèrent les muets et immobiles
gardiens placés aux portes de marbre d'un sarco-
phage anticpie. Il me semblait (pie chaque objet
était (Uyà , pour ainsi dire , entouré d'une aimos-
(1) Nous avertissons nos lecteurs, afin de leur
faire bien apprécier certains passages de cet arti-
cle, qu'il e>t lire de/'(»/^ï/ Sri-rirr. journal
li>r\.(nii s'imprime avec les porlraits de Nelson
et (le Wellington sur sa roiiverlure. cl qui a pour
épigraphe : Tnifaliiura Huuiloo.
phèie de mort, et que cette vieille maison, tou-
jours si sombre et si triste, exhalait de toutes
parts une odeur de tombeau.
L'antichambre était déserte : les domestiques
ne quittaient pas une pièce voisine de l'apparte-
ment (le leur niaiire, afin d'êlre plus prompte-
ment insiruits des progrès de la maladie. De tous
les hommes, le prince de Talleyrand fut peut-
être celui qui posséda au plus haut degré le pou-
voir de se concilier, sans aucun ell'ort .'ippareiit ,
l'allection de ses familiers. Ceux qui l'entouraient
à ses derniers niomens étaient devenus vieux à
son service ; mais de ceux qui lui avaient prodi-
gué leurs soins pendant sa jeunesse, aucun n'exis-
tait plus : il avait vécu assez long-temps pour
voir mourir tous ceux-là avant lui. M. de Talley-
rand accordait à ses principaux domestiques une
confiance extraordinaire ; souvent même des
questions importantes, qui eussent été traitées
avec le plus grand secret dans les bureaux du mi-
nistère des allaires étrangères, furent disculées et
résolues, sans aucune réserve , en présence de
son valet de chambre. En ellet, quelques années
avant sa mort, il avait pris l'Iiabilude de consa-
crer aiu liffaires les plus graves l'heare de sa toi-
letic, et jamais, en de telles circonïtanccs , son
valet de chambre ne le quitia un seul instant.
Peul-ètre racciiscra-t on d'imprudence ; mais
qu'importe à sa mémoire ? L'événement l'a jiisti-
lié : sa conliaiice ne fit jamais trahie.
Parmi les ncunbreux domesti(iues attachés à la
maison du prince, il faut certainement citer en
première ligne le bon Couriiade, à qui ses longs
services et son attacheiiient éprouvé faisaient ac-
corder la plus grande lilierlê , et dont les remar-
ques naïves et les observations piquantes sur les
événemcns politiques amus.iiiînt singulièrement
son maître. Cet homme i Mit entré chez M. de
Talleyrand long-temps avant la rêvoliiiion de
17Si), cl il mourut u dans ces liens volontaires,"
il y a quatre années environ, pendacl l'ambassade
de Londres. Le chagrin (|u'il éprouva de quiiler
Paris, à cause de son âge avancé et de ses inlir-
milés croissantes , contribua, dit-on , à hâter le
moment de sa mort. Son attachement était plutôt
rattachement d'un chien que celui d'un homme.
Durant sa jeunesse, il avait partagé avec son maî-
tre sa bonne et sa mauvaise fortune. Le prince pre-
nait souvent plaisir à raconter aux étrangers
riiisioire de sa fuiie en Améri(|ue, lorsque, averti
en secret par un ami, il résolut de quitter immé-
diatement la Franie. Courliade se trouvait au-
près de lui au moment où il reçut la lettre qui le
décida à partir; lui conlianl aussitôt son projet :
— Courliade, lui dit-il, je ne sais p.as quand je
pourrai revenir, .\vant d'entreprendre un voyage
si long et si pêrilleuv , vous désireriez sans doute
faire vos adieux à votre femme et à votre famille :
laissez-moi partir seul ; vous viendrez me rejoin-
dre par le premier paquebot.
— Non, non, répliqua Courliade dans la plus
graiule agitaiion, vous ne p.irtirez, pas seul : je
vous suivrai... seulement attendez jusqu'à demain
soir.
— Cela est impossible, répondit le prince : ce
retard me iierdrait piMit-êlre, et il ne parailrnit
pas a>se/. long à votre femme.
— I'>ah ! c'est bien de ma feinaie dont il s'agit!
s'écria le lidèle serviteur fondant en larme?; c'est
de celte maudite blanchisseuse qui a emporté
toutes vos chemi-es fines et vos cravates dcmoas-
seline. Sans elles, mon cher maître, quelle ligure
feiifz-vous donc dans un pays étranger ?
Je n'oublierai jamais ma première entrevue avec
M. (le Ta leyrand, ni l'impression singulière que
Courliade produisit sur moi. Comme il s'agissait
d'all'aires sérieuses et secrètes, le prince, selon
son habit l'Ie constante, m'avait accordé une au-
dience à l'heure de sa loiletle. C'était quelque
temps après la révolution de juillet. Je trouvai
l'illustre diplomate tranquillement assis à son bu-
reau, qui lui servait tout à la fois de iecnlaire
et de loilcilc. Ce jour même il devait prendre
congé de Louis-Philippe avant de partir pour snn
ambassade de Londres, et se présenter, par con-
séquent, à la cour dans son costume de courii-
san. Un domestique était occupé avec le plus
grand sérieux à pi udrer les boucles épaisses de
ses longs cheveux gris ; un auire, à genoux de-
vant lui, alt.icliait les cordons de ses soulieis. Son
secrétaire ouvrait les lettres recrues le malin, en
parcourait ra])iden:ent le contenu, jetant les unes
d.ms un énorme panier et empilant les autres sur
le bureau du prince. J'.ulniirais le s'.ng-froid ex-
Iraorilinaire avec lequel M. de Talleyrand, toul
en écoutant ce que je lui dsais et ce qui pour lui
éiait (le la plus haute importance, se laissait re-
vêtir de snn iinifornie oflli iel. Lorsque sa toilette
fut achevée , la porte de la chamlire s'ouvrii, et
le vieux Courliade s'avança, à pas chan'elais ,
chargé de plusieurs boites de diverses formes et
grandeurs. Ces boites contenaient les rubans et
les insignes des ordres nombreux dont le prince
était décoré. I.'indillérence profonde de M. de
Talleyrand faisait un contraste frappant avec
l'empiessement solennel de ce pauvre C mrliade.
(jui, depuis plusieurs années, n'avait plus d'auire
emploi que celui de conservateur des dccra-
tions de son inaiire. Exercer ces graves fiinciioiis
avec une dignité convenable, tel éla:l le S' ul but,
l'unique pensée de la vie du vieux serviieur.
Que le lecteur me pardonne celle digression
involontaire. Les émotions que j'éprouvais en tra-
versant cet apparlement, alors sih ncieiix et dc
serl, me rappelèrent ma première entrevue... si
peu semblable , hélas ! à celle qui allait m'cire
accordée.
Lorsque j'entrai dans la chambre où reposait
le vétéran diplomate, il dormait d'un sommeil pro-
fond (pii rendait quelque espérance a iv méde-
cins; on regardait pourtant ce repos coaene me
conséquence nécessaire de la fatigue que quelques
insians auparavant lui avait causée la dernière
scène du drame si varié de si vie, je veux parler
de sa rélraclaiion, acte qui depuis a été méprisé des
uns, admiré des autres, d'une manière évidem-
ment exagérée, et qui est resté jusqu'à pré>eiii un
impénétrable mystère pourtour. Celte rdraclalion
dut lui êire pénible. Ceux qui étaient auprès de
lui en ce momeni savent seuls comb en elle lui
coûta ; car il n'ignorait pas que tous 1 -s p.mis
avaient les yeux livés sur lui, cl que chacun d'eux
altribuorait sa résolution à des molifs différens ,
silon ses opinions ou ses inléiéls. Etre loué par
certains hommes lui semblait une chose aussi
cruelle (|ue d'être blâmé par d'autres ; ii savait
bien que personne ne coasldércriil S( conJnitç
sous son véritable jour, comme un sacniice irès
:m)'> —
Snsignili.mi en soi , et qui n'avait d'imporlancc
'que pfciTc qu'il éiait le (loi nier... On a prélcndu
'H>ùt*i l'avait loiirnu-nlé et peisécuti^ nicme à son
■lii Hle mort pour qu'il s'y décidril. C'est une erreur
'^ii'd importe de relever : il y pensait depuis
loiii;-lemps; on en trouve de nombreus<>s preu-
ves d;ins ses (lapicrs, et surtout dans «ne eorrcs-
|yio(bni(ie (is"il eot avec fc pap« 4 et; sujet. Ce
'<iu'"il y a de certain, t'est fi^t'eh celte circonstance
'eoinmo en plusicors a«HVs , le motif principal de
sa (Ic'lcrmination fot le désir d'épargner des cha-
.'<;rins et des dfeatîréinens à sa famille ; il savait
'qiie sUl se refusait à son lit de mort à exécuter
'rerlsH^cs formalités religieuses, qui pour lui étaient
'iw'i indillérentes, il exposerait ses pareus à des
v-onuis réels : et quoique ses ennemis puissent
l'iicciiser avec trop de raison d'avoir toujours cal-
culé en égoïste les conséquences de ses actions ,
ou lie peut cependant s'einpèclier de connaître
qu'iJ tnnTiilla conslanimeiit au honlicnr et a l'a-
g|■aIu^^s5cmcnt de sa f.iinille. Jamais il ne s'écir-
la de te but , auquel tendait encore la dernière
action (le sa vie , qu'il n'accomplit donc que d'a-
prè.i ses piopres inspirations.
Le sommeil ou plutôt la lclhart;ie dans laquelle
le prince était tombé dura une heure encore en-
viron après ni'/H arrivée. A mesure que le temps
s'évoiilait, reu\-là mêmes qui lui tenaient le plus
f rès par les liens du saiii; ou de l'amitié manifes-
laieiii, liOla-) 1 pour(]uoi ne l'avouer.ii-je pas? les
|)lus vives inquiétudes que ce repos, quelque bien
qu'il pût lui causer, ne se prolongeât au-delà de
riieure il laquelle le loi avait (ivé sa visite. Lors-
qu'il se réveilla, on <ut de la peine à lui faire
<oiii;irc:;dre l'importance de cet événement qui
<ytait si proche. On venait ii peine de le relever et
<!e l'asseoir sur le bord de son lit, que sa majesté
entra dans la chambre, suivie de madame Adé-
laïde. C'eût été une étude curieuse pour un mora-
liste et pour un peintre (pie le roiitr.iste frappant
«le ces (leu\ hommes assis l'un à côté de l'autre ,
sous le dais de ces vieux i Idéaux vi'ris.etiiui sem-
Maient proupés h dessein pour former un tableau
d'hisioiie. Sa majesté rompit d'abord le silence,
ainsi que le voulait l'étiquette. Il serait d fllcile de
définir rcx|/ression que prirent ses traits au mo-
ment où Louis-Philippe jeta un dernier coup d'œil
sur ce qu'on a appelé le coucher de son étoile.
— Je suis fà( hé, prince, de vous voir si souf-
frant, dit le roi d'une voix faible et tremblante ,
tellement émue qu'on l'entendit à peine.
— Sire, vous êtes venu assister aux derniers
niomeiis d'un mourant... Tous cem (|ui l'aiment
n'ont plus qu'un désir, c'est de voir bientôt la lin
«le ses soullrances.
Crs paroles furent dites avec cette voix profonde
<i fort" qui n'appartenait qu'il lui , que Và'^c n\\-
v.iit pas eu le (louvoir d'altérer, que l'approche de
la mort elle-même n'élait pas capable d'alfaiblir.
la visite royale , de même que toutes les visites
rovales d'une nature désigréable, dura témoins
de leinps pos>ible. Il était évident que sa majesté
se trouvait péniblement allectée, et nesavaitquelle
contenance faire. Après avoir murmuré tout bas
quclfiues mots de consolation , Louis-Philippe se
leva pour se retirer, mais satisfait peut-être
de se sentir dolivié de la tâche qu'il s'était im-
posée, Une f'jis encore je prince, avec son tact
ordinaire, vint au secours du visiteur, en se
soulevant légèrement et en lui préstiUanl ceuV qui
l'entouraient , son médiecitt paltlcidier. Son secré-
taire, et même son valet de chambre ; puis, comme
si le vieu!v courtisan renaissait en lui, il neput s'em-
pêcher de terminer ses adieux an roi par un com-
pliment : 11 Sire , dit-il , notre maison a reçu au-
jourd'hui un honneur digne d'être inscrit dans nos
annales, et que mes successeurs se rappelleront
avec orgueil et reconnaissance.»
Peu de temps après le départ du roi , les mé-
decins observèrent les premiers symptômes d'une
tlissolution prochaine. Tous les membres de la fa-
mille ayant été prévenus . se trouvèrent en un
instant réunis autour du lit. Parmi eu\ était le
duc de Po... , et Je ne pus à sa vue m'empèchcr
de sourire en me rappelant l'observation faite i\
son sujet par le prince qtteliiueS jours avant sa
maladie. « H me laisse conirarié, dit-il; car son
visage mélancohque et son lugubre costume don-
neraiiMit en vérité à penser qu'il m'a été envoyé
par Ycntreprcnew des imiii/ws fuiUbrcs. »
Yeis le milieu de la journée, l'agitation et la
fièvn! redoublèrent. Je ne pus alors résister au
besoin de respirer un air plus pur que celui de
cette (hambre hcrmétiqnenient fV-rmêe , et ji; pas-
sai an Sidiin. Le sipectarle dont je lus alors témoin
me causa une pénilile surprise. De la chambre et
(lu lit d'un moribond , je me trouvais transporté
tout à coup, sans transition aucune, dans des
appartemens remplis de riiite de la société pari-
sienne. Jamais je n'oulilienii l'impression que j'é-
prouvai. Là, près d'un grand feu, se tenaient plu^
sieurs groupes d'hommes politiques, portant lous
le ruban rouge à leur boutonnière, les uns chau-
ves, les autres poudrés ; leur conversation ani-
mée , bien que maintenue sur un Ion très bas par
le tact exquis de celui qui la dirigeait, prodtnsait
un bruit continuel. Je remarquai aussi quelques-
uns (les plus vieux amis du diplomate, qu'mi aita-
rhement réel et sincère avait amenés auprès de
lui, et qui ne prenaient aucune part aux discus-
sions passionnées di; ces champions politi(pies.
Le comte de M. , ce roi sans rival de toutes les
réunionsjoyeuses.quescs pl.iisanieries piquantes
et ses s;ircasmes mordans avaient rendu si redou-
table, le seul homme, en un mot, avec lequel le
prince lui-même n'osait pas toujours se mi^surer
dans les combats d'esprit, assis maintenant triste
et silencieux sur un fauteuil écarté, paraissait ab-
sorbé par des méditations profondes et ne s'oc-
cuper nullement de ce tableau qu'il avait sous les
yeux, et qui, dans tout autre cas, n'eût certaine-
ment pas manqué de lui arracher quehiues traits
de satire. Dans un coin était une coterie de fem-
mes, parlant entre elles de choses entièrement
étrangères à la circonstance. Quelquefois même
un léger éclat de rire retentissait au milieu de ce
cercle , en dépit des chuts improbateurs , qui
alors se faisaient entendre à , l'autre extrémité du
salon. Près d'une fenêtre, la jeune et charmante
duchesse de V. était entièrement couchée sur un
sofa, et un essaim dejeimes beaux, se tenaient
agenouillés devant elle ou assis à ses pieds sur les
coussins du divan.
C'était une scène de» temps passés. 11 me sem-
blait que nous étions revenus tout à coup au siè-
cle de Louis XIV, prèsdu lit de mort de Mazarin.
tJn observateur attetuif eût ct;rtt;s t-emarq-Jé \i
nicmié insouciante, le même ennui de l'attente.
De tous ces hommes réunis dans ce salon , les un»
y étaient venus par convenance , les autres par
politesse pour le reste de la famille , ceux-ci par
curiosité , ceux-là, les moins nombreux, par alta-
cheinenl ; mais aucun d'eux ne paraissait se sou-
venir qu'un génie puissant allait quitter ce monde,
et qu'ils étaient rassemlilés pour assister à la mort
d'un i^nmd hommes En te moment toutefois 169
convelsailoils ccSsèi^ent, le bruit s'BpaisaJ il y ëilt
une pause solennelle i et tous les regards se touf-
nèrent vers la porte de la chambre à cotictierî
qui s'ouvrit lentement; Un domestique etltra lai
tête baissée tl les yeu\ pleins de litrmés, et s'à-
vançant vers le doctcllr L. , qui était venu, ainsi
que moi, chercher un instant de repos au salon,
il lui dit tant bas quelques mots à l'oreille. Le
docteur se leva avec empressement et entra dans
la chambre. L'assemblée entière le suivit. M. de
Talleyrand était alors assis sur le bord de son lit,
soutenu sous les bras par son sccrélaire. La mprt
n'avait déjà que trop évidemment marqué de son
sceau ce front de marbre, et cependant l'appa-
rence de vigueur qu'il coilservait eiicorë eil ce
moment suprême, nie frappa vivement. On eût dit
que toute la vie, qui avait été nécessaire jusqucs
alors poursoutenir tout son être, s'était concentrée
dans sou cerveau. De temps en temps il soulevait
sa tête, repoussant en arrière, par un mouve-
ment subit , ces longues boucles de cheveux qui
gênaient sa vue ; il regardait tout autour de lui ,
et , comme satisfait de voir cette foule ()ui l'en-
tourait, un sourire de triomphe animait ses ll-ailB
amaigris et défigurés ; puis sa tête retombait de
nouveau sur sa poitrine.
Ma profession et les circonstances dans les-
quelles je me suis trouvé placé m'ont souvent
f.ircé d'assister à des scènes seaiblables à celle
dont j'étais témoin, mais jamais je nfr^ aucun
homme plus conséquent avec lui-même que le
prince de Talleyrand, soutenir mieux jusqu'à
cette heure redoutable le caractère de toute sa
vie. Cet homme eût trompé la mort, si elle l'eût
traité par ambassadeur. Quan'' il 'a sentit appro-
cher elle-même , non seulement il ne parut pas la
craindre , non seulement il n'allècta pas de la mé-
priser et de la défier, mais il l'attendit avec un
courage froid et résolu , comme un honorable
ennemi , son égal , qu'il avait long-temps et
bravement combattu, et auquel , puisqu'il en
était noblement vaincu, il ne rougissait pas de
remettre ses armes et de se rendre : et il expira
avec la môme grandetir et entouré du même res-
pect qu'un roi.
A peine ces yeux, dont chaque regard fut épié
si long-temps avec le plus vif intérêt , eurent-ils
été pour jamais fermés , tous les assistans se pré-
cipitèrent en foule hors de î'hôtel , chacun espérant
apprendre le premier la nouvelle de cette mort à
la coterie dont il était l'oracle. Avant la nuit , cette
chambre, pendant le jour entier remplie à l'ex-
cès, fut abandonnée aux serviteurs des morts.
Lorsque j'y rentrai le soir, je trouvai le fauteuil
dans lequel j'avais vu si souvent le prince assis et
lan(;ant des épigiammes, occupé par un prêtre
loué, qui marmottait les prières d'usage pour le
repos de l'âme du trépassé.
Ce fut après le dernier soupir du prince que
^ 503 —
rattachement cl le respect qu'il avait su inspirer
à ses domestiques se manifestèrent ouvertement.
Nul d'entre eu\ ne cessa ses fonctions sous aucun
prétexte; ils continuèrent à les remplir tous l'un
après l'autre, au\ heures qu'il avait lui-même
fixées pendant sa vie. Je vis de mes propres yeuv
son maître-d'hôtel, à l'heure à la(iuelle il était
venu tant de fois prendre ses ordres, suivi d'un
essaim de marmitons habillés de blanc et portant
leur couteau à la ceinture, s'avancer d'un pas so-
lennel vers le pied du lit, s'agenouiller, le bon-
net de coton h la main, et réciter tout bas uue
courte prière ; puis tous jetèrent de l'eau bénite
sur le cadavre, et le singulier cortège sortit dans
le même rang et avec le même silence qu'il était
entré. Un pareil mélange de sublime et de gro-
tesque me toucha profondément et me rappela
quelques-unes de cis scènes originales que ren-
ferment les vieilles légendes de l'Allemagne.
Contrairement aux usages reçus en France,
Fenterrement n'eut pas lieu dans les quarante-
huit heures qui suivirent le décès. L'embaume-
ment du corps relarda de quelques jours celte
triste cérémonie. Le corps demeura d'abord dé-
posé dans l'église de l'Assomption, sa translation
à Valençay ne pouvant avoir lieu qu'au mois de
septembre, car le tombeau destiné à le recevoir
et commencé depuis long-temps n'était pas en-
core achevé.
Outre l'intérêt que m'inspirait la cérémonie,
le désir de rendre ce dernier hommage à un
homme qui s'était toujours montré si bon et si
bienveillant pour moi me détermina à aller à Va-
lençay assister aux funérailles du prince de Tal-
leyrand et du duc son frère, frappé en même
temps que lui par la mort. Le corps de la petite
Yolande, exhumé de la tombe où il reposait de-
puis deux années, accompagna celui du prince
dans ce long et triste voyage. La voiture qui les
transportait, construite exprès pour ramener de
Suisse le corps de l'ex-reine de Hollande, ressem-
blait à un caisson d'artillerie.
L'exhumation du corps de l'enfant au cimetière
isolé du Mont-Parnasse, le chaigemeni de son
cercueil sur le cercueil du prince à la lueur des
torches, le bruit tout particulier des roues, à tra-
vers les rues silencieuses à cette heure solen-
nelle... et les pâles rayons de la lune, «qui ren-
dent plus sombre ce qui est sombre le con-
traste frappant de ces deux destinées si dilVéren-
ics... tout cela avait fait une vive impression sur
mon esprit. Enlin il arriva, au départ du convoi,
un incident qui mérite d'être rapporté. En sortant
de la cour grillée de l'église, le premier postillon
ayant demandé selon l'usage : « A quelle bar-
rière? <> une voix lugubre, venant de la voiture,
répondit ; « Barrière d'Enfer. «
C'est en elïet la barrière de la route qui mène
de Paris à \ alençay. Nous arrivâmes à Valençay
trois jours après noU-c départ de Paris. Le même
jour, à dix heures du soir, le corbillard cnlradans
la longue avenue de châtaigniei-s qui conduit nu
château. Tous les honnems rendus au prince pen-
dant sa vie fuient alors rendus à sou cadavre avec
une scrupuleuse exactitude. On n'oinil pas la
plus insigniliaiite cérémonie. La voilureeutradans
la cour d'honneur par la grande porte. Tous les
domcsli(iues, lliérilicr du défunt .ï leur têti-,
étaient t^nis sur le perron. Le neveu du prince
s'assit lui-même sur le devant du corbillard pour
le conduire dans la ville. Les domestiques du
chàieau, les gardes-chasse, les piqueurs, le suivi-
rent à pied, portant des torches jusqu'à l'église,
où le cercueil demeura pendant la nuit ; car la
dernière cérémonie ne devait être célébrée que
le lendemain matin.
Le lendemain, en effet, dès le lever du jour,
tout fut en mouvement dans la petite ville. De
tous les villages voisins affluaient des paysans vê-
tus de leurs plus beaux habits. Les fenêtres de
chaque maison se garnissaient peu à peu de cu-
rieux. La garde nationale était sous les armes.
Certes, un voyageur ([ui eût alors traversé ce
pays eût été convaincu qu'on y célébrait l'anni-
versaire de quelque grande fête publique. Quelle
différence entre les funérailles des deux frères!
pour le duc, ni pompe ni étalage ; une simple
chaise de poste traînée par deux chevaux ; pas une
dépense inutile, un cercueil de bois ordinaire, en
tout semblable à celui d'un homme du peuple....
Maintenant, le même drap mortuaire recouvrait
les deux cercueils, celui de velours brodé et celui
de planches grossières. Une même prière montait
au ciel pour les âmes de tous ceux qui reposaient
sous ce magnifique catafalcpie, pour l'un, qui mou-
rut riche et honoré, dont le vasle et puissant gé-
nie conserva jusqu'à son dernier moment sa puis-
sance sur son s ècle, comme pour l'autre, qui
linit ses jours dans la solitude et l'abandon, et
dont l'intelligence s'égara bien près de la foUe.
Tous deux furent transportés à la chapelle des
Sœurs de Saint-André, fondée par le prince lui-
même, et où il avait déjà fait construire le tom-
beau de sa famille. On descendit son corps le pre-
mier, puis celui du duc, puis enfin celui d'Yo-
lande. Le charmant cercueil de cette jeune fille,
tout entouré d'argent artistement sculpté, et de
bandes de velours d'une blancheur éclatante,
semblait plutôt destiné à orner le boudoir d'une
jolie femme qu'à contenir un cadavre en putré-
faction.
Le sépulcre se referma; tout était terminé.
Nous retournâmes au château, où un baïuiuet
avait été préparé, par les soins de son nouveau
maître, pour les personnes qui venaient d'assister
à la cérémonie funèbre. Alors nous commençâ-
mes à regarder autour de nous, curieux de savoir
quels étaient les hommes qui avaient rendu le
dernier hommage à rillustrc diplomate... Nous
regardâmes de tous côtés ; mais nous étions peu
nombreux ; et nous ne vîmes que ceux qui l'a-
vaient servi : nous ne vîmes que des domestiques
recoiinaissans. De tous ces grands de la terre
qu'il avait servis, lui, de tous ceux qu'il a>ait
faiLs puissans, honorés cl riches, nous n'en aper-
çûmes pas même un.
[United service Journal.)
pi^
l
LA FEMME COMME IL F.\IT d].
(M, Curmer, cc'.te jeune et active intelligence
à laquelle nous devons déjà tant de belles publi-
cations, chefs-d'œuvre de typographie illust.-és
par nos meilleurs artistes, public en ce moment
une œuvre nouvelle dont le succès n'est plus à
faire ; il suffit de le constater. Il s'agil des Fran-
rais peints par eux-mnncs, c'est-à-dire qu'il ne
s'agit de rien moins que de ihisloirc de notre .so-
ciété tout entière représentée dans ses types di-
vers. Déjà nous avons eu la Grisctte, par M. Jules
Janin ; l'Épicier et la Femme comme il faut , par
M. de Ba zac : ainsi , chaque type aura son his-
torien , chaque historien aura un nom célèbre.
Ajoutez à tous ces allèchcmcnsque chaque hvrai-
son est accompagnée d'une charmante gravure
sur bois, et i,U! cctic publication nouvelle Mi
Curmer réunit le luxe et l'élégance de toutes les
publications aulérieuies que uous avons admirées
déjj.)
Par une jolie matinée, vous flânez dans Paris.
11 est plus de deux heures, mais cinq heures ne
sont pas sonnées ; vous voyez venir à vous uue
femme. Le premier coup d'œil jeté sur elle est
comme la préf.ice d'un beau livre. Il vous fait
pressentir un monde de choses élégantes et fines.
Comme le botaniste à travers monts et vaux de
son herborisation, parmi les vulgarités parisiennes
Vous rencontrez enfin une lleur rare.
Ou elle est accompagnée de deux hommes
très distingués dont au moins un est décoré, ou
(|uelque domesli(|ue en petite tenue la suit à dix
pas de dislance. Klle ne porte ni couleurs écla-
tantes, ni bas à jour, ni boucle de ceinture trop
travaillée, ni panialonsà manchettes brodées bouil-
lonnant autour de sa che\ille. Vous remarquez à
ses pieds soit des souliers de prunelle à cothurnes
croisés sur un bas de roton d'une finesse excessive
ou sur un bas de suie uni de couleur grise, soit
des l)rode(iuins de la plus exquise simplicité. Inc
étoffe assez jolie et d'un prix mé<liorre vous fait
distiiiguiT sa robe dont la façon surprend plus
d'une bourgeoise : c'est prcs<|ue tiujours une
redingote altarhéc par des nœuds et inlgnonnc-
ment bordée d'une ganse ou d'un lili t impercep-
tible. L'inconnue a ime manière à elle do s'enve-
lopper d.uisun chrdo ou dans une mante; elle sait
se prendre de la chute des reins au col, en dessi-
nant une sorte do carapace qui changerait une
iMjurgeoise pu torture, mais sous laquelle elle
vous indique les plus belles formes, tout en L-s
voilant. Par quel moyen ? Ce secret elle le ganic
sans être protégée par aucun brevet d'invention.
Artistes, poètes, amans vous tous qui adorez lo
beau idéal , celle rose mystique du 'génie heu-
[\) C'est dans le piquant recueil iniitulé I^s
FrunçaisqUi' M. di- r>al/,if vient de tracer de miin
de maître le por;r.iit de la femme comme il f,i\u.
Nous offrons à nos lecteurs un evfniii de ce joli
ariirlo. en leur roroiumand.iut la charmaR te gale-
rie do mœurs coutcmiwraines que publie l'éditeur
Curmer.
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rciisiMiii'iU iiiieiditc ;i la iiu'i auiiiue , Ihwu'z et
iidniii ez cette llciir de btiaiité si bien cachée , si
l)ieii nioiiiée! La co'nielle se donne parla iiiar-
clie un certain iiioiivement coucuntrique et liar-
ninniciu ijiii fait fj i^oiiner sous l'ctotli' sa fonue
suave et daugireiise, connue à midi la couleuvre
tous In ga/.e verte de son herbe frdniissanle.
Doit-elle à un ange ou à un diable celte on-
dulation gracieuse qui joue sous la longue chape
de soie noire, cii agite la dcul/lle au bord, ré-
pand un baume acirien, et(|ueje noainierais vo-
lontiers la brise de la î'arisienne? Vous recon-
naîtrez sur les bras, à la taille, autour du col une
scienca de plis qui drape la plits rétive étoffe, de
manière à rappeler la Mnémosyne antique. Ali!
coaiine elle entend, passez-moi celte expression,
/(( rrlipr de lu (Umarchc ! Kxaminez cette façon
<'àiV..ncer le pied en moulant la robe avec une si
lléccntc précision qu'elle excite chez le passant
une aduiiiation mêlée de désir, mais comprimée
par un pruf md respect. (Juand une Ang'ai^e
essaie de ce i)as, elle a l'air d'un grenadier qui se
porte en avant pour attaquer une redoute. A la
Ceinmc de Paris le génie de la démarche ! Aussi
\\\ iniinici])alité lui devait-elle l'asphalte des trot-
toirs. Voue inconnue ne heurte personne. Pour
passer, ille attend avec une orgueilleuse modestie
«ju'on lui fasse place.
\,A distinction pariicuiière au'C femmes bien
l'ievécs se tndiit saitoui par la manière dont elle
lient le cliàle ou la mante croisés sur sa poitrine.
Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne
et serein comme les madones de Uaphaël dans
leur ( adro. Sa pose, à la fois tranqui.L' et dédai-
gneuse, oblige le plus insolent daiuly à se déran-
ger pour elle. Lechapcaa, d'une tiinilicilé remar-
quable, a des rubans frais. Peut-être y aura-t-il
des fleurs? mais les plus habiles de ces f.;miiies
n'ont que des nœuds. La plume veut la voilure,
le,s Heurs attirent trop le reyard Là-dessoiiS vous
voyez la ligure f; aîchc et reposée d'une femme
sûre d'elle-même sans fatuité, qui ne regarde rien
tt voit tout, dont la vanité blasée par une conti-
nuelle satisfaction répand sur sa physionomie une
iiidiliërence quipii|Ui' la curiosité. Llle sa t qu'on
l'étudié, elle sait que presque t!)us, même les
fen;n:es, se rctoumrront pour la revoir. Aussi
traversc-t-elle Paris comme un lil de la Vierge,
blanche et pure.
Ci ttc belle espèce affectionne les latitudes les
I lus diaudes, les longitudes les plus propres de
Paris; vous la trouvez entre la 20" et la 110" ar-
ia rade de la rue de Rivoli ; sous la ligne des bou-
|i\art, dciiuis l'équateurardeiil des Panoramas où
lleurisscntlesproductionsdes Indes, où s'épanouis-
ï,eiitli:s plus chaudes créations de l'Industrie, Jus-
qu'au cap de la Madeleine; dair-i les contrées de
Lo.irgeoisie, entre le 30° et le 150" numéro de la
rue du Faubourg-Saint-Honoré. Durant l'hiver,
elle se plaît sur la terrasse des Feuillans et point
sur le trottoir en bitume qui le longe. Selon le
ieai:>s elle vole dans l'allée des Champs-Elysées,
licrdéc il l'est par la place Louis XV, à l'ouest par
l'.ivenue de Marigny, au midi par la chaussée, au
n(jrd par les jardins du f.iub.iurg Saint-Honoré.
Jajnais vous ne renconti-erez celle jolie vaiiélé de
fciiimes dans les régions hyperboiéales de la ni:;
Sailli-Denis, jaaiaii dan-. !e !:a!,scîiaika des ru< s
Loueuses, petites oj cowBcixialcs ; jamais nulle
part par le mauvais temps. Ces Heurs de Paris
éclosent |)ar un temps oriental, parfumant les
promenades; et, passé cinq heures, se replient
comme les belles de jour.
Les femmes qi:e vous verrez, plus lard, ayant un
peu de leur air, essayant de les singer, sont des
femmes for/iHie 2< enfant; tandis que la belle
ini'onnue, votre Béatrix de la journée, est la
femme comme il faut. Jl n'est pas facile auv
étrangers de reconnaître les dillérences aux luelles
les observateurs émérites les distinguent, tant la
femme est comédienne! mais elles crèvent les
yeiixauxPaiisiens : ce sont des agi afes mal cachées,
des cordons qui montrent leur lacet d'un blanc
roux au dos de la robe par une fente entrebâillée,
des souliers éraillés, des rubans de chapeau repas-
sés, une robe trop bouffante, une tournure trop
gommée. Vous remarquerez une sorte d'effort dans
l'abaissement prémédité de la paupière. Il y a de
la convenlion dans la pose. Quant à la bourgeoise,
il est impossible de la confonlre avec la femme
comme il faut, elle la fait admirablement ressortir,
elli; explique le charme que vous a jeté vofrc in-
connue. La bourgeoise est affairée, sort par tous
les te.'nps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si
elle entrera, si elle n'entrera pas dans un magasin,
lit où la femme conmie il faut sait bien ce qu'elle
veut et ce qu'elle fait, la bourgeoise est indécise,
leirousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne
avec elle un enfant qui l'oblige à guetter les voi-
tures; elle est mère en public et cause avec sa
lille; elle a de l'argent dans son cabas, et des bas
à jour aux pieds ; en hiver, un boa par dessus
une pèlerine en fourrure, un diâle et une écharpe
en été : la bourgccjise entend admirablement les
pléonasmes de toilette.
Votre belle promeneuse, vous la retrouverez, si
vous êtes susceptible de la retrouver, aux Italiens,
à l'Opéra, dans un bal. Elle se montre alors sous
un aspect si dillérent que vous diriez deux créa-
tions sans analogie. La femme est sortie de sis
vêteniens mystérieux comme un papillon de sa
larve soyeuse. Elle sert, comme une friandise, à
vos yeux ravis, les formes que le matin son corsage
modelait à peine. Au théâtre, elle ne dépasse pas
les secondes loges, excepté aux Italiens. Vous
pourrez alors étudier à votre aise la savante len-
teur de ses mouvcmens. L'adorable tronqieuse
use des petits artiliccs poliiiques de la femme avec
un naturel qui exclut toute l'idée d'art et de pré-
médiiation. A-t-elle une main royalemenl be!le, le
plus lin croira qu'il était absolument nécessaire de
rouler, de remonter ou d'écarter celle de ses
ringleels ou de ses boucles qu'elle caresse. Si
elle a quehjue spleiuleur dans le prolil , il vous
paraîtra qu'elle donne de l'ironie ou de la grâce il
ce qu'elle dit au voisin, en se posant de manière
à proiluire ce magique effet de prolil per lu, tant
affectionné par les grands peintres, qui attire la
lumière sur l,i joue, dessine le nez par une ligne
neite, illinnine le rose des narines, coupe le front
avive arête, laisse au regard sa pailletle de feu,
mais dirigée dans l'espace, et pique d'un ti ail de
lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a
un joli [lied, elle se jettera sur nn divan avec la
coqiellcrie d'une clialti' au soleil, les pieds en
avant, sans(|ue vous iionviez ii son atli;uile autre
rlids.' que le. plus déliiie .'x m nlèle donné par la I
lassitude à !a Statiiairc. Il n'y a que la femme J
comme il faut pour être à l'aise dans sa toilette,
rien ne la gène. Vous ne la surprendrez jamais,
comme uneboingeoise, à remonter uneépauleltc
récalcitrante, a fjîre descendre un buse insubor-
donné, à regarder si la gorgerette accomplit son
ollice de gardien inlidèle amour de deux trésors
étiucelans de blancheur, à se regarder dans les
glaces pour savoir si la coiffure se maintient dans
ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie
avec son caractère; elle a eu le temps de l'étu-
dier, de décider ce qin lui va bien, car elle con-
naît depuis long-temps ce (jui ne lui va pas. Pour
être femme comme il faut, il n'est pas nécessaire
d'avoir de l'esprit, mais il est impossible de l'être
sans beaucoup de goût. Vous ne la verrez pas à
la sortie, elle disparaît avant la lia du spectacle.
Si par hasard elle se montre, calme et noble sur
les marches rougesdc l'escalier, elle éprouve alors
des sentimens violens. Elle est là par ordre, elle
a quelque regard furtifii donner, quelque pro-,
messe à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi len-
tement poursatisfaircla vanitéd'un esclave auquel
elle obéit parfois. Si votre rencontre a lieu dans
un bal ou dans luie soirée, vous recueillerez le
mie affecté ou naïuiel de sa voix rusée; vous se-
rez ravi de sa parole vide, mais à laquelle elle
saura communiquer la valeur de la pensée par un
manège inimitable. L'esprit de cette femme est le
triomiihe d'un art tout plastique.
Vous ne saurez pas ce qu'elle a dit, mais vous
serez charmé. Elle a hoché la tète, elle a genti-
iient haussé ses blanches épaules, elle a doré une
phrase insignifiante par le sourire d'une petite
moue charmante, elle a mis l'épigramme de Vol-
taire dans un hein, dans un uli ! dans un (t donc?
Un air de tête a été la plus active interrogation,
elle a donné de la siguilîcalîon au mouvement par
lequel elle a fait danser une cassoleitc attachée à
son doigt par un anneau. Cesont des grandeurs ar-
tilîcielles obtenues par des petitesses superlatives :
elf: a fait retomber noblement sa main en la sus-
pendant au bras du fauteuil comme des gouttes de
rosée à la marge d'une Heur, et tout a été dit,
elle a rendu un jugement sans appel à émouvoir
le plus insensible. Elle a su vous écouter, elle
vous a procuré l'occaiiion d'être spirituel, et j'en
appelle à votre modestie, ces niomens-là sont
rares. Vous n'avez été choqué par aucune idée
malsaine. Vous ne causerez pas une demi-heure
avec une bourgeoise sans qu'elle fasse apparaître
son mari sous une forme quelconque ; mais si
vous savez que cette femme est mariée, elle a eu
la délicatesse de si bien dissimuler son mari qu'il
faut un travail de Christophe Colomb pour le dé-
couvrir. Souvent vous n'y réussissez pas tout
seul. Si vous n'avez pu questionner personne, à
la fin de la soirée vous la surprenez h regarder
fixement un homme , entre deux âges et décoré,
qui baisse la tète et sort. Elle a demandé sa voi-
ture et part. Vous ul^tes pas la rose, ma s vous
a\ez été près d'elle, et vous vous couchez sous les
laudn'js dorés d'un délicieux rêve quise continue-
ra peut-être lorsque le sommeil aura, de son
doigt pesant, ouvert les portes d'ivoire du Temple
des fantaisies. Chez elle, aucune femme comu.e
il fiiitji'est vis!i}le avant ipiatn^ lieares (piand elle
reçoit. Elli'! est assez s;ivaii!e pour vous faire
toujours alienijre. Vous Iromercz tout de bouy
gofu dans sa maison, son luxe es', de tous les nie/".,-)
9,
^ ÔOÔ —
mens et se rafraîchit à propos ; vous ne verrez
rion soiis des ca:;es de verre, ni les chiffons
d'aucune enveloppe appenikie comme un gardc-
inanjïer. Vous aurez chaud dans l'escalier. Partout
des fleurs égaycront vos regards ; les Heurs, seul
prissent qu'elle accepte et de queliiucs personnes
seulement : les bouquets ne vivent qu'un jour,
donnent du plaisir et veident être renouvelés ;
pour elle, ils sont, comme en Orient, un symbole,
une promesse, [.es coûteuses ba?:at('lles à la mode
sont étalées, mais sans viser au musée ni à la
boutique de curiosités. Vous la surprenez au coin
de son feu, sur sa causeuse, d'ofi elle vous salue-
ra sans se lever. Sa conversation ne sera plus
celle du b<J. Ailleurs elle était votre créancière,
chez elle son esprit vous doit du plaisir.
Ces nuances, les femmes comme il faut les
possèdent à merveille. Elle aime en vous un
lifimme qui va grossir sa société, l'objet des
soins et des inquiétudes que se donnent au-
jourd'hui les femmes comme il faut. Aussi, pour
vous fixer dans un salon, sera-t-elle d'une ravis-
sante coquettorie. Vous sentez là surtout combien
les femmes sont isolées aujourTliui, pourquoi elles
veulent avoir un petit monde dont elles soient la
constellation. La causerie est impossible sans gé-
néralités. LVpigrarinne, ce livre en un mot, ne
tombe plus, comme pendant le di\-huitlcme siècle,
ni siu- les personnes, ni sur les choses, mais sui-
des événeniens mesquins, et meurt avec la jour-
née. .Sou es|)rii, quand elleen a, consiste it mettre
tout en doute, comme celui de la bouigroise lui
sert il tout alUruter. Lit est la grande différence
entre ces deu\ femmes : li bourgeoise a ceriaine-
nient de la vertu, la femme connue il faut ne sait
pas si elle eu aencore, ousi elleen aura toujours,
elle hésite et résiste, la où l'autre refuse net pour
tomber à plat. Cette hésitation en toute chose est
une des dernières grâces que lui laisse notre hor-
rible époque. Elle va rarement à l'église, mais elle
parlera religion et voiïdra vous convertir si vous
avez le bon goût de faire l'esprit fort, car vous
aurez, ouvert une issue auv phrases stéréotypées,
au.v airs de téie et aux gestes convenus entre
toutes ces femmes. — Ah ! li donc ! je vous croyais
Inq) d'esprit pour attaquer la religion! La société
croule et vous lui ùtez son soutien. Mais la reli-
gion, en ce moment, c'est vous et moi, c'est la pi o-
priéié, c'est l'avenir de nosenfaus. Ah! re soyons
pas égoïstes. L'individualisme est lamilide de
l'époqu;', et la religion en est leseuljremède, elle
unit les famillci que vos lois d'"sunissent, etc. i;ile
entame abus un discours néo-chrétien, saupoudré
d'idées poliliqiu's.qui n'est ni catholique ni piotes-
lant, mais moral, oh! moral endiablé, où vous re-
connaissez une piècede chaque étoffetpi'ont tissuc
les doctrines modernes aux prises. Ce discours
démontre que la femme comme il faut ne repré-
sente pasmoins le gâchis intellectuel que le gâchis
p()liti(iue, de même (pi'elle est entourée de hrillans
(!t peu solides produits d'une industrie qui pense
•sans cesse it détruire ses œuvres pour les rempla-
cer. \ ous sortez eu vous disant : i:ile a décidé-
ment de la srpérioiité dans les idées! Vous le
croyez d'autant plus qu'elle a sondé votre cieiu'
et voire esprit d'une main délicate, elle vous a
demandé vos secrets; caria femme comme il
faut piirait loui ignorer pour tout apprendre, il
y a des choses qu'elle ne fait jam.iis, même quand
elle les sait. Seulement vous êtes inquiet, vous
ignorez l'état de son creur. Autrefois les grandes
dames aimaient avec alliehes, journal il la main et
annonces; aujourd'hui la femme comme il fauta
sa petite pas>ion réglée comme un papier de mu-
sique, avec ses croches, sesnoires, ses blanches,
ses .soupirs, ses points d'orgue, ses diczcsà la clef.
Faible femme, elle ne veut comprometire ni son
amour, ni son mari, ni l'avenir de ses enfaiis.
Aujourd'hui le nom, la position, la fortune ne
sont plus des pavillons a.ssez respectés pour cou-
vrir toutes les marchandises à bord. L'aristocratie
entière ne s'avance plus pour servir de paravent
à une femme en fauti". I^a femme comme il faut
n'a doue point, connue la grandedame d'aiUrefols,
utio allure d(! haute lutte, elle ne peut rien briser
sous son pied, c'est elle qui .serait brisée. Aussi,
est-elle la femme des jésuites mezzo termine,
des plus louches tempéraniens, des convenantes
gardées, des passions anonymes menées entre
deux rives à brisans. Elle redoute ses domestiques
comme une Anglaise qui a toujours en perspec-
tive le pi'ocès en criminelle conversation. Cette
femme si libre au bal, si jolie à la promenade, est
esclave au logis; elle n'a d'indépendance qu'au
huis clos, ou dans les idées. Elle veut rester
femme comme il faut. Voilii son' thème. Or,
aujourd'hui, la femme quittée par son mari, ré-
duite à une maigre pension, sans voiture, ni luxe,
ni loges, sans les divins accessoires de la toilette
n'est plus ni femme, ni fille^ ni bourgeoise ; elle
est di.'-sonte et devient une chose. Les Carmélites
ne veulent pas d'une femme mariée, il y aurait
liigamie; son amint en vouîlrat il toujours? lii
est la question. La femme comme il faut peut donner
lieu peut-èire \x la calo.unie, jamais .à la médi.'-au-
ce. Elle est entre l'iiyporrisie anglaise et la gra-
cieuse franchise du dix-huiiièuic siècle, système
bâtard qui révèle un temps où rien de ce qui
sucfède ne ressemble \\ ce qui s'en va, où lis
transitions ne mènent à rieu, où il n'y a que des
nuances, où des grandes ligures s'effacent, où les
distinctions sont purement personnelles. Dans ma
conviction, il est impossible qu'une femme, fùt-
elle née aux environs du trône, acquière avant
\ingt-cinq ans la science encyelopédiiiue desriens,
la connaissance des manèges, les grandes petites
choses, les musiques de voix et les harmonies de
couleur, et les diableiiis angéliques, et les inno-
centes roueries, le langage et le mutisme, le sé-
rieux et les railleries, l'esprit et labéli.'^e, la dii)lo-
matie et l'ignorance qui constituent la femme
comme il litut. Des indiscrets nous ont demaiulo
si la fenune auteur est femnie couuue il faut :
quand elle n'a pas du génie , c'est une femme
comme il n'en faut pas.
DE B.ILZ.VC.
fa fi'tc lie £ïti)illcr t^ Stutttiarb.
L'iii.iucuration du nionuincnt de Srhiller est
un des événeniens remarquables de r.-innée.
Nous réunissons ici dans un tableau uénôral
les notices divcr.>>es publiées sur cotte solennité
par VKiitinia de Strasbourg, la Gazelle liAurju-
bonnj. 11' Mircuxc de Soiia'c. la GazctleilcIWllc-
maijne du Midi et lo lîi'inihlicain de Zurich.
Le 7 mai au soir^ l'eu donnait i.u llicàlre les
deux premières parties de la Trilogie de IJ'ai-
lensicin. La .'aile était encombrée despeclateurs
malgré le beau temps. Dans une loge l'ou re-
marquait la famille de SL-biller.
Le mercredi de grand malin la mu.sjquo de
la ville ,1e Slullgard réveilla les dormeurs. Plu»
lard on entendit nue joyeuse musique reten-
tir de la Haute-Tour; le temps était superbe; le
public se portail eo ma^.se à la reuconlrc ries
sociélCs de musique élrai.ïèrcs, qui arrivaient
sur des cbars couronnés de Heurs ou bien à
pied. Presque toutes ces sociétés marchaient
clendaris déployés : Gaudearr.u!: igiiur. jurenes
dum sumu!! Ce vieux cbanl l.iliu annonr;,ii celle
de la ville universiiaire de Tubinguc. 1 ne jolie
cbanson de voy;,gPurs !<ii,H,ur:u[' y approche de
la tnciélé de cbant de r.oisslingen. Puis se
moniraieiil les drapeaux suisses, Jis Zuricliois,
ceux des ligues grisonnes, l'ours de IJeri.e ; iù
venaient du beau pays où:den.eurcnt les l.nni-
m.s libres! un chaut national alsacien reten-
tissait au loin.
La Xuinetlc Ecole élail le point de rassem-
blement des .sociéiés de cbanl. On v voyait les
écussons de quaraT:le-lro.s villes ou' cormnune*
qui avaient cu>oyé des députalions. Les soti/-
lés de cbanl vcnaieni y prendre leurs caries el
rccevo r leurs rubans que , dans la grande
salle. Ircnle dame-, ou dem.ii..cl!es de la ville
aliacbaieni aux chapeaux des arrivai!.*.
Peu à j.cu le chaos commença â se Iran'^for-
mer eu ordre, et à dix heures le corlége <e mit
eu n.onveinenl. La plupart des maisons devant
Itsquelles il ,,;,.s,.„i élaienl ornfcs de ïïuirl.-.Ddc8
de fleurs ou de beaux lapis. Les raols : Dieu
)"'lnc, Uberlé, honr.cur, >c rnoniraieni au mi-^
lieu d'euLicemcus de lauricrs.de ro.-es de li'as
rlc.L.spoites de la ville et les divers hôtel»
fiaient ausH richement décorés. Le cortège
s ouvrait par les membres du comité de Ja fèlo
avec leurs hàious blancs. Ce cortège se com-
posait de bourgeois notables de Slulleard.
Après eux venaient la musique jouant une
marche de fèlecompos-e .i cette occasion par
le maiire de chapelle Kiibner; des membres des
sociétés de chant qui prenaient part à la fêle ;
ceux de .'Vlarbaeli, la petite ville où Schiller es!
né, étaient placés à la lèle de ces sociétés : la
place des antres av.Tii été désignée par le sort.
Puis venaient un autre corp^ de musique: là
société de cliant des dames de Siullsard , ha
porteurs du document qui renielMil à la villn
le monuinei.t de Scliiller ; la société de Schil-
ler, des députes de dilTércnles villes allcmao-
tles, de 5layence, Ueiniar. .M,Tnheini. .Nurem-
berg, cic. : malIre Cornélius, le conseiller de
consistoire Nieîliamiiier el le conseiller intime
et nrcliilecle célèbre ^Vlcllckillç , député |do
Munich; le bingraplie de Schiller, recteur HolT-
meisler, député de Kreu/iiacb : le représenlint
lie I T.cosse liruce. et le brillani poèic el li.i-
diiclcur de don Cnrlof, le représenlant do l.i
Uus-ie, prince riorlscb.-'kolT; M. le baron de
r.eiffenberp, le député de I.i Bc'giquc ; des
élrangers de dislinclion de tous les pays de
rEuro|ic. Vis-à-vis de la Irihuiie du moiiumeiit
cl appuyée à rancieii rbà:e,in . s'élevait la
grande tribune d honneur, où l'on reniarquAil
deux fils de Schiller. Charles, mai re de f. lèis
à Uoltwcill , cl E'iicîl . conseiller à la ccur
— 506 —
il'appcl (le Cnloune, ainsi que le gendre do grand
poiMe, M. de tileiciien, le jeune prince d'Orange,
les niiuislres cl liauls fouclionnaires, les dépu-
lalions <les élals,lc corps diplomatique , une
di pulalioii de l'ancienne école de Charles d'où
^olll sorlis beaucoup d'hommes dislingoés, et
Moniinc'-nient Schiller el Cuvicr ; un des m.iilres
de Schdlcr, le colonel de Rœscli, vieillard en-
core (rcs-vigiiureux de quaire-vingl-seize ans.
(On n'avait pu trouver un seul membre du ré-
giment d'Augé auquel Schiller avait appartenu,
comme médecin militaire ; ce régiment parait
élcirit jusqu'au dernier homme.)
Kii donii-cercle autour du monument se trou-
vait la vasie tribune pour les sociétés de chant ;
dc-i dames brillantes de beauté et de jeunesse
occupaient les premières places vis-à-vis do
monument du chantre de la Dignité des Femmes.
A droite, le magistrat et le comité des manda-
tares communaux ; à gauche , la société de
Schiller , les tailleurs de pierres et maçons
constructeurs do monument , mailres et compa-
gnons en habits d'honneur avec les instrumens
de leurs professions; l'arrière fond que for-
maient les drapeaux groupés artislement, olTrait
un coupd'œit très-pittoresque. L'on distinguait
hurlout celui li'L'tm. Cette ville est peut être la
seale en Allemagne dont la société de chant
subsiste sans interruption depuis le temps des
HobenstHofTeD.
A onze heures l'on commença à chanter la
cantate de la fête. Aux derniers Ions de cette
composition, un enfanljde douze ans, l'unique
petit-fils de Schiller, loucha au voile qui cou-
vrait la statue, un vent léger l'enleva et le chef-
d'œuvre de Torwaldsen se montra aux specta-
teurs... L'Allemagne avait rempli ses devoirs
envers un de ses plus grands hommes. Ce mo-
ment était vraiment grandiose, sublime La
grosse cloche sonnait en l'honneur du poète de
la Cloche.... Bientôt toutes les campanilles de
la ville réunirent leurs sons à la sienne Les
trompettes et les tambours retentissaient au
loin, elles innombrables masses de spectateurs
qui remplissaient non seulement les tribunes
où il y avait place pour 5 OCO personnes, et
toute la place de la fête, mais même les fenêtres
et jusqu'aux toits des maisons environnantes,
s'écriaient avec un indicible enthousiasme :
Honneur à Schiller! Honneur au génie! Vive
l'Allemagne! etc. Sans doute jamais le souve-
nir de ce moment solennel ne s'efTacera de la
mémoire de ceux qui en ont été témoins. Le
roi de Wurtemberg, qui se trouvait à une des
fenêtres du palais, applaudissait vivement.
Peu après l'immense chœur des spectateurs
entonna le chant : « Qu'est-ce qui aujourd'hui
anime nos cœurs?» Gustave Schwab se plaça
sur les marches du monument et prononça un
discours dont cous traduisons la fin.
« La place où nous nous trouvons , s'écria
l'orateur, le son des cloches, dont Schiller nous
a traduit le langage en vers divins, et qui , au
moment où sa noble figure se découvrit à nos
yeux, a rendu témoignage de lui; toutes ces
circonstances solennelles ne portent-elles point
nos idées vers celui dont nous ne nomnions pas
le nom ici, parce qu'un nom lui est donné, qui
est élevé au dcusus de luus les noms! En vérité,
rien ne nous dispose pins à l'adoratiou du Dieu
éternel que l'apparition, l'avènement du génie
devenant homme sur la terre. Sans doute un
champ immense reste ouvert au développement
graduel dans le domaine de ce qui se produit
ici-bas ; mais , ce qu'il y a de plus grand ,
l'Esprit éternel le fait apparaître parmi nous
hors de toutes conditions de temps; le moment
incompréiicnsible le donne , il tombe des nues,
comme l'a dit notre poète. Ucs événemcns peu-
vent être prédits, annoncés, mais pas des gé-
nies ; aucune philosophie ne possède un oracle
pour leur apparition; la volonté impénétrable
prononce sou lainement son : Devenez] à leur
égard. L'esprit de Schiller appartient à cette
source primitive el éternelle. Le corps mortel
qui renfermait cet esprit impérissable était
œuvre et scène de la divine sagesse. Aussi celui
qui devant ce monument admire et exprime
des seulimens de reconnaissance, rend hom-
mage et glorification à celle sagesse. »
Ce discours terminé , les sociétés de chant
firent entendre l'hymne ; Frères, entonnons le
chant de consécration.
Ensuite le document de la remise du mona-
ment à la ville fut présenté aux autorités com-
munales, et diUérens chants terminèrent la
fête.
Un banquet eut lieu ensuite au Musée. Le
bourgmestre de Slullgard offrit le diplôme de
bourgeois d'honneur au conseiller de Ueim-
beck , président du comité du monument de
Schiller. Des toasts furent portés au roi el à la
famille royale , aux mânes de Schiller ( par W.
Meuzel ). M. Ernest de Schiller répondit au nom
de sa famille par quelques phrases touchantes
bien terminées par une citation tirée d'un
poërae de Schiller.
Des feux de Bengale illuminaient le soir la
place du monument.
Le caractère général de la fêle de Schiller
était : Une consécration de l'art par le chant
populaire. La fêle qui le toir vint se joindre
à celle du jour, marqua encore mieux ce carac-
tère. La niasse du public étranger ou de la ville
se divisa en sociétés particulières, et parmi ce les-
ci la plus intéressante était celle de la ville de
Weisseubourg. Là, sur une des hauteurs qui
dominent Stultgard, qui offre un magnifique
point de vue de toute la vallée avec sa bordure
d'innombrables vignobles , ses jardins , ses pa-
lais et ses maisons, là se rassemblèreeit les ar-
tistes pour fêter la présence des deux grands
maîtres, Cornélius el Sleigmaier. Peu à peu les
sociétés de chant se rattachèrent à eux. Elque
l'on se figure la joie unanime lorsque Cornélius
se leva en qualité de Musagète elque les chan-
teurs se joignirent à lui comme chœur. La fêle
devint de plus en plus brillante el se prolongea
jusqoes vers le retour de l'aurore.
La foule d'étrangers qui se pressait à Slalt-
gard le jour de la fête était extraordinairement
grandf. Le monument de Schiller se montrait
aux vitrines sous toutes les formes, en gravure,
en sculpture, en peinture, sur de» tabatières, en
sucre, sur des rubans (chaque député à la fête
portait un de ces rubans ). Une traduction fran-
çaise d'un choix de poésies de Schiller , par
Bonafon , trouva beaucoup d'acheteurs parmi
les spectateurs venus de la France. Le jeune
prince d Orange voulut que le souvenir qu'il
avall représenté la vieille Néerlande à la fêle
de Scliil er se perpétuât, el envoya à cet effet
une somme de 2,(U10 florins aux autorités com-
munales, comme capital d'une fondation pour
les pauvres. Le Courrier allemand reproduit ,
en forme d'introduction à la fête, un discours
du docteur Scholt, qui esquisse les senlimms
politiques de Schiller, un amour enthousiaste
de la liberté s'nnissant à un intime attachemeut
à l'ordre dans la liberté. Il prouve qu'aussi à
cet égard Schiller doit servir de modèle el
d'exemple au peuple allemand. Outre plusieurs
citations, nous trouvons dans ce discours les
vers célèbres du grand poète :
Den Mensch, etc.
« L'homme est créé libre. Ne vous laissez pas
effrayer par les clameurs de la populace , par
les abus des fous furieux. Uevaut l'esclave qui
brise ses chaînes tremblez , mais ne tremblez
pas devant l'homme libre. »
L'Erwinia dil : « Chacune des grandes na-
tions qui dirigent de nos jours la marche de la
civilisation a ses mérites particuliers ; il est in-
contestable que parmi ceux de l'Allemagne se
trouve celui de pouvoir donner des fêles popu-
laires d'un genre inimiiable partout aillears 1 »
( Constitutionnel. )
DES
PRODUITS DE L'INDUSTRIE.
(Troisième article.)
Notre longue lutte avec les machines est ter-
minée, les plus iipportantes ont été analysées avec
soin, et nous avons usé, avec celles qui ne nous
semblaient aucunement utiles, de l'extrême poli-
tesse du silence; pendant huit jours nous avions
la tète remplie de bi'uits étranges. A toutes les
questions nous répondions : bielle, balancier, vo-
lant, turbine ou manivelle; maintenant nous quit-
tons le champ de bataille, mais comme le Parlhe,
en décochant en arrière quelques derniers traits.
Un monsieur, dont le nom importe peu, je
pense, nous a fait un reproche de n'avoir pas
parlé de certain coffre fort qui enferme le vo-
leur dans une grille circulaire , dés que celui-ci
cherche à forcer la serrure. Nous n'avons rien
répondu , mais voici ce que nous aurions pu ré-
pondre : toutes ces misérables inventions nous
semblent niaises, puériles. Et les éloges que nous
avons prodigués avecjusiicc à MM. Ch.Kœklin.Tay-
lor, Schhiniberger et compagnie, pour les admira-
bles macliinesdontilsontdoté l'industrie, leur sem-
bleraient de bien mince valeur, si nous allions
inscrire dans nos colonnes le nom d'un inutile à
côté de leurs noms désormais impérissables , et
dès aujourd'hui tout aussi glorieux que celui de
Watt.
Ce que nous voulons avant tout, c'est l'atililé ;
et nous donnerons encore une preuve de notre
impartialité, en nous arrêtant, avantdepasser à la
seconde division , auv espagnolettes pantoclies
( ferme-tout ) de M. Andriot, exposées sous le
n" 1087.
Les anciennes espagnolettes ont plusieurs gra-
ves défauts , elles soiu souvciaincmcnt laides ,
-> SOT —
Irtlf poids énorme disloque les assemblages du
tfiàsàis, elles bfisent souvent les carreaux et le
crochet de la tringle ne manque presque Jamais
de déchirer les draperies. Jusqu'à ce jour pilu-
sicurs essais avaient été tentés pour remédier à
tous ces inconvéniens, mais plusieurs des remè-
des offerts étaient pires que le mal , tandis que
d'autres étaient d'un trop grand prix. M. Andriut
avait un triple problême à résoudre : solidité ,
Commodité, économie. Il y est parvenu au moyen
d'uH mécanisnlc fort simple , et de plus ses espa-
gnolettes pantoclies se font remarquer par l'ex-
trême élégance des formes. Le système de M. An-
di-jot consiste en une seule tringle qui re(;oit et
aitirê uH crochet posé sur le châssis dormant.
Celte tringle appliquée et nori irtcrustée; comme
dans certaine combinaison moderne, ne peut af
faiblir le bois; en s'accrocbant par le haut et
en descendant, elle rend la fermeture de la fenê-
tre plus solide, puisque toute oscillation tend à
l'affermir, et que la fenêtre, ainsi accrochée, reste
pour ainsi dire suspendue, et se trouve par consé-
quent dégagée de son propre poids et de celui de
tout l'appareil,
tJar le flioyen de cet accrochemcnt, la fenêtre
étaht attirée plus énérgiqnement par le haut vers
son châssis, tcllfe de la jilus haute dimension
peuvent être saisies de loin , crt donnant au cro-
chet autant de puissance de rappel qu'on le veut
sans déchirer les draperies.
Le moteur se prête à toutes les formes d'élé-
gance, et les architectes pourront facilement s'en
convaincre en se transportant dans les ateliers de
M, Andrioi, rue Rochechouart, 3.5, où nous avons
remarqué de» espagnolettes en volutes et en for-
me d'ange d'un goût exquis, ,
Et maintenant élançons-nous de plein vol dans
la deuxième division. Me voici au milieu de la
quadruple galerie, et le titre objets divers bruit
à mon oreille comme un tintement de mauvais
augure. Ohjets divers, c'est-à-dire des poupées ,
des Heurs, des lapins embaumés, des bilierons ,
des boutons, des plumes, c'est-à-dire pêle-mêle ,
brouhaha, confusion. Ici je m'accroche à des ha-
meçons et autour de moi des corsets de toutes
formes tournent, tournent, tournent. Là-bas le
squelette de M. Auzoux grimace affreusement,
ici une fennne à peine voilée de mousseline trans-
parente (une femme en cire il est vrai) me sourit
avec coquetterie, voici des chapeaux pleins d'eau,
des souliers imperméables, voilà des savons et
des produits cbimi(|ues. Par où comuicnrerai-je ?
Un bon tacticien, me dit une voix intérieure, at-
taque d'abord les ouvrages avancés. Je me re-
tourne vivement , à ma gauche est un billard, à
ma droite une œuvre admirable, une œuvre d'art,
de science, de patience et de goût ; les antiqui-
tés romaines du midi de la France , exécutées en
liège à l'échelle d'un centimètre par mètre, par
M. Auguste Pelet, l'antiquaire et l'artiste.
Vous connaissez tous comme moi Nîsmcs, l'an-
tique Uome des Gaules, la ville des Camisards, la
ville méridionale , si fière de son riche écrin
d'antiquités. Mais beaucoup d'entre vous ont en-
tendu dire et n'ont pas vu. Uegarde?. tous ces mo-
dèles. Rien n'y est oublié, M. Telei a compté les
tronçons de colonne, calculé leurs inriinaisous,
guiyi scrupuleusement les ondi4la(ions jlc K"is
capricieuses lézardes ; voyez ce petit arbuste dont
un oiseau peut-être a laissé tomber la graine sur
le dôme d'un mausolée ; il a vu passer des ban-
des armées de protestans et de catholiques , et
M. Peïet a reproduit l'arbuste , témoin de nos
orages, et qui ne s'émeut que des tempêtes du
ciel.
Là, ce sont les bains d'Auguste; l'empire ro-
main a passé, comme un beau songe, le palais
s'est écroulé comme l'empire, et la petite source
coule encore et alimente ces lacs d'une eau calme
et limpide.
Remarquez l'amphithéâtre de Nismes , ces gra-
dins où 24,000 spectateurs assistaient à des mas-
sacres d'hommes et de bêtes féroces , et tout tâ-
chés du sang des premiers martyrs : au dessus
dos gradins, ces tours bâties par lesVisigoihs, qui
firent des ardues de gladiateurs, des arènes sé-
rieuses où ISoine fut vaincue; ces pierres noires
et calcinées gardent la mémoire de' Charles-
Martel qui chassa les Sarrazins. Que de souve-
nirs! Rome y donna des spectacles sanglans,
Rome y tomba et un Visigolh lui mit le pied sur
le front. Le christianisme y triompha. La domi-
nation passagère des Sarrazins y fut ellacéepar
les llammes de Charles-Martel, et ces voûtes ont
entendu le» imprécations des protestans contre
Louis XIV,
Un peu plus loin, c'est la maison carrée, le
parthénon de la Gaule, monument pour lequel je
réclamerais, moi, l'étui de Charles-Quint. Et puis
le pont du Gard jeté hardiment d'une montagne à
l'autre au dessus d'une vallée de 300 mètres de
largeur , au fond de lar]uel]e coule un ruisseau ,
le Gardon.
Le pont à triple étage d'arches snperposées ,
dont la réalité grandiose dépasse les rêves de l'i-
magination. Et la tour Maque, et les arcs de triom-
phe et rampbithéâlre d'Orange, enfin tous les dia-
mans épars sur le sol de France, réunis en fa-
mille.
Oh! si j'étais riche ! si j'étais riche ! Mais une
telle œuvre appartient de droit au pays , et sa
place est marquée d'avance, dans une de» grandes
salles vides de la Bibliothèque royale.
Ah! salut au billard aux poissons rouges, et
merci cent fois, monseigneur le fabricant, d'avoir
placé comme un contraste le grotesque à côté du
beau. Si j'étais ce que vous êtes je ne m'airêlerais
pas en si beau chemin, je remplacerais lis quatre
pieds du billard par quatre éluves ou chauffe-
doux , au lieu de poissons rouges je mettrais des
carpes (|ui cuiraient au coiirt-liouillon, et s"us la
table du billard, j'entasserais des œufs qui éclo-
raient sans incubation. Pensez-y.
Voici un autre billard à l.S.OOO fr. , c'est peu
en vérité, et à ce sujet je veux vous conter une
chose que vous ignorez.
H existe de par le monde un homiiic qui passe
sa vie à fabriquer lui aussi des meubles antiques ;
ne souriez pas et veuillez m'écouter jusqu'au bout.
Ce fabricant, artiste et homme de goût à la fois .
a nom Mnnbro. Visitez le riche bazar qu'il s'entête
à appeler nuidestement un magasin ; de toutes
parts vous verrez des meubles admirables, là des
prie-dieu en chêne sculpté avec tant de délicatesse
que l'on craint que le souille n'en brise les liiies
aiguilles, des tables à colonnes torses en chêne ,
««;» l""tcuil3 et des chaises de châtelaines, des
meubles incrustés de cuivre et d'écaillé. Le moin-
dre chef-fl'œuvre de tous ces chefs-d'œuvre ferait
honte à vos lourdes magnificences. Monbro vous
dira comment on peutréanir le beau, le solide et le-
bon marché. Voici son secret : il ne s'amuse pas-
à faire sculpter du chêne par des ouvriers mal
habiles; pour exécuter un balnit ou un dressoucr
hors de prix, et dont les ciselures n'auraient ja-
mais la naïveté des ciselures du moyen-âge, Mon-
bro voyage, et véritable Cuvier des meubles anti-
ques, il recueille partout les membres épars ; ici
des panneaux, là des frises, des colonnes, plus
loin des incrustations qu'il applique sur du lK>is
neuf. Quand il a réuni ses matériaux, il étudie et
puis il rejoint tous ces membres non pas au ha-
sard mais après de longues méditations : il rend à
une feuille l'extrémité qu'elle a perdue, à un ché-
rubin ses ailes, à un satyre ses pieds de bouc; it
ne fabrique pas, il restaure ; quand un modèle
eslbeau, il le moule, et à force de soins il crée.
Chez lui tout est beau, rien n'est cher. Et si l'on
s'étonne de quelque chose après avoir causé avec
lui, ce n'est plus, je vous assure, de ses résultats
magnifiques, mais de la modicité des prix. Allez
chez lui rue Basse-du-Remparl, allez-y de ma part
si vous voulez, et demandez lui des modèles. Avant
peu d'années, tous nos artistes voudront avoir des
ameublemens de Monbro, et ils ne seront pas ar-
rêtés, comme chez les marchands d'antiquailles ,
par l'exagération des prix.
\'ous voyez que si nous savons blâmer , nous
savons louer aussi.
Tout en faisant ces réflexions j'étais arrivé en
face des produits chimiques , et je me frottais les
mains avec joie; j'étais là dans mon centre, car
moi aussi je suis quelque peu chimiste. Tout à
coup il me sembla qu'un voile s'étendait sur tous
les objets divers, les corsets cessèrent de tour-
ner; je me trouvai seul et Barruel m'apparut.
C'était bien lui avec sa redingote jaune et son
lai^e gilet. .le reconnus bien ses traits à la fois
graves et sardoniques , son œil perçant, son large
front et ses lèvres dédaigneuses , d'où tombèrent
comme des oracles tant de paroles que les plus
savans accueillirent en disant tout bas comme les
disciples d'Aristofe : Le maître l'a dit.
— Maître, dis-je tout ému. maître, je tous
croyais mort . et j'ai bien souffert en voyant par-
tir ainsi pour l'autre monde un vieil ami de mon
père. Dieu a donc eu pitié de la science, et il a
permis une résurrection. Puisque vous êtes là je
n'ai plus qu'à me taire et j'écoute : dites-moi ce
qu'il y a de bien parmi tous ces produius chimi-
ques , ce qu'ont de remarquable ces prussiates de
potasse , ces bi-carbonates de soude , ces sulfates
de quinine, celle salicine: ^oi^■i mon crayon et
mon calepin, faites-moi l'aumône d'une phrase,
je l'insérerai dans mon journal et je signerai,
B.uruel di.iil.
Tout en parlant, je remarquai sur sa figure une
expression de malice qui sentait bien l'autre
monde; sans mot dire il prit mon calepin , en
déchira une feuille , écrivit dessus , me la rendit
et disi>arut.
A toutes mes questions voici sa réponse ; elle
e,<t d'un laconisme diabolique: Rien.
Les corsets se reiiiottaient à tourner. Afin d'en
être tout de suite débarrassé je marchai droit à
eux; en un instant je fus assailli de prospectus :
— ÔOS
sur l'iin je lis corsets sans goussets, sur l'autre
corsets iiicraniqucs, corsets à jour, corsets en sa-
tin, corsets sans épaiilettes, corsets à boucles ;ju-
^'ez (le mon embarras? Mais, voici la rélle\ion
que je me lis à part moi : les dames doivent s'y
connnaitre, écoutons leurs observations et consi-
pnons-les. De l'euillelonnlste je deviens éclio et je
coiisialoà la presque unanimité comme dignes de
préférence les corsets Josselin, rue de la Paix,!.".
(,)uil(|»'un, et je ne sais pas quel est ce mal-
honnête, a défini ainsi la li^ne : un instrument
ayant un hameçon à un bout, un inibécille à l'au-
tre. Mais voici venir M. Krcsz avec ses lignes à
baïonnettes, et le proverbe n'est plus vrai. Les
ligues de M. Kresz iiomin"''es lignes à baïonnettes
il cause du mécanisme d'ajoûtage, sont d'un poids
cll'ravant; elles servent, il l'st vrai, à pédier les
truites, et il sullit de quatre hommes pour enlever
un poisson d'une livre ; ipiant au menu fretin
«pli veut mordre à l'hameçon, ça ne compte pas.
De tout ceci je conclus qu'une ligne est un instru-
ment ayant nn hameçon à un bout et quatie im-
béiilks ù laulre. Il y a évidemment progrés.
CiiORGES Janétv.
fîlcliinçics, faits turicuit.
Le MÉ>i:riiiER millionnaire. — Stéplian
Schneidorlc, c'est le nom d'un vieil amateur de
musique qui ^i .ni de nioioir à Vienne, laissant à
peu près pour un million de fortune. Jusqu'à l'âge
de vingt-huit ans, il avait été ménétrier de village
aux environs de Prague, en Bohème. Ln lot ga-
gné à la loterie de Francfort introduisit un chan-
gement complet dans sa position. Il vint s'établir
à Vienne, et se livrant entièrement à son goût
pour la musique , réunit chaque soir, dans sa mai-
son , tous les artistes distingués de cette capitale.
Il grossit en même temps sa fortune par quelques
solides opérations commerciales: mais il conserva
jusqu'il la (in de ses jours la même siiii|)li(:ité de
mieurs; et jamais le moindre sentiment d'orgueil
ne vint s'emparer de son âme. Parmi les objets
dont se compose sa riche succession, on vient de
trouver une boî;e en buis, gai nie d'argent et ren-
f:'rmant une de ses vieilles clarinettes, patrimoine
ordinaire de nos pauvres aveugles nomades. Uans
l'intérieur du couvercle de la boîte , on lit ces
mots écrits en gros caractères : « Sléphan Schnei-
ilerle ! que cet instrument te rappelle sans cesse
la première profession. •< Ine parente éloignée,
mercière de son étal, parait jusqu'à présent l'uni-
qo.c héritière du défunt millionnaire.
Le comte b'esi'Agxe. — Nous lisons dans un
journal de Barcelonne : « Vers la fin du siècle
dernier, M. Gousserani, français, habitait un
vdl.ige du comté de Foix, nommé .St-(iau(lens.
11 avait épousé une demoiselle appartenant comme
lui h une famille noble , et en eut dcu\ fils et
dcuv lilli's. Il eut aussi, hors de son mariage,
ileuv autres fils, appelés Dominique et Louis, que
leur père légitima après la mort de ses quatre
I rèiiiiers enfans. lin 17'J3, dans le fort de la ré-
volution française, M. Gousserant fut mandé à
P.. ris et f;it gu.lloiiiié. Sesdeuv lil.s, redoutant le
sort de leur père, éaiigrerent en Lspagiic et pri-
icnldu icrvicc dans le régiment diiilaiitere de
Valdespin, qui s'organisait à Barcelonne. Domi-
nique Gousserant fut nommé d'emblée sergent en
premier, et Louis, son frèrey sergent en second.
Avant la fin de la guerre de 1795, ces deux jeunes
gens étaient déjà ollicicVs, et lorsque, quelque
temps après la paix, ce régiment fut licencié à
Cadix, ils passèrent dans le régiment de Bour-
bon oii ils firent lapiilement leur chemin. Do-
minique Gousserant demanda au roi Charles IV
de lui accorder la faveurde porter son nom royal,
et pour nom de famille celui de la monarchie. Le
roi lui ayant accordé sa demande, il prit le nom
de Don Carlos (t'Esiiagne. Déj'i, en 182G, on
avait airiché à la porte de son hôlel, à Madrid, un
placard dans lequel on lisait : Carlos Esiuina,
comte d'Espagne, grand d'Espagne et rien
d'Espagne. De tout ce qui précède, il résulte que
le comte d'Kspagnc n'est autre que M. Dominique
Gousserant.
— Nous lisons le fait suivant dans le rapport
présenté à l'Académie française par AI. Etienne :
<i François Poyer, conducteur d'un cabriolet
de remise qui stationne depuis dix ans à l'Hôiel-
dcs-Fermcs, rue de Greiielle-Saint-lloiioré, s'est
toujours fait remarquer dans sa profession par
une conduite régulière et par des iiiccurs irrépro-
chal)lcs. 11 est marié , il a quatre enfans , et n'a
pour soutenir sa famille rpie le salaire ipintiilien
(pi il reçoit du propriéiairedesa voiture. Lu 1829,
une dame vint mettre son jeune fils en sevrage
chez lui ; le premier mois fut payé d'avance, mais
de long-temps la mère ne revient plus, et l'enfant
aliandoiiné reste à la charge d'' Poyer, dont le
travail sullit à peine à nourrir et à élever les siens:
mais il n'iiésiie pas à en garder un riiupiiènie, il
siippiiiiie le vin de ses repas pour subvenir à
celte nouvelle dépense.
Il Après deux ans, la mère du pauvre enfant
reparaît enfin , mais pour le réclamtr. Un s'en
sépare avec peine, on le lui rend sans exiger un
juste salaire; mais quand, quelques jours après,
Ihonnète conducteur vint s'informer rie la santé
de son petit Louis , la mauvaise mère se trouble ,
elle balbutie et répond avec embarras que la veille
elle a envoyé son fils dans les environs rie Tours
chez de riches parcns qui ont promis d'en pren-
dre soin. La tendresse de Poyer s'inquiète, il
soupçonne un mensonge, il va s'informer à toutes
les voitures publiques et s'assure qu'aucun enfant
n'est parti pour Tours à l'époque désignée. Infa-
tigable dans ses recherches, il apprend qu'il en a
été exposé un aiiv portes de la Préfecture de po-
lice; que de là il a été Iransféré à l'hospice des
Ijifans Tiouvi^s. Il y court et reconnaît son pau-
vre nourrisson , faible , soutirant , menacé de per-
dre la vue ; il le réclame , il veut reprendre son
bien ; mais les réglemens s'y opposent : ils exi-
gent qu'à sa majorité une somme de 250 fr. lui
soit assurée par contrat.
■> Que faire? Poyer désolé consulte sa famille;
elle approuve sa résolution, et le lendemain l/i
septembre 1829 l'acl;! d'adoption est dressé par
M. Champion, noiaiie. A d'anciennes privations
s'ajouteront des privalioas iMuvelles; le mari
travaillera plus malin, la femme veiller.i plus lard,
et les 2,")() frams sont assurés. Oh! quel
leaii jour p.iur Poyer quand il ra:iiène son tiii-
quièîue cnfatil diui,- tes modestes foyers; sa véri-
table mère le presse dans ses bras, ses tendres
soins lui rendent la santé , et après douze aus.oii
il n'a reçu que de bonnes leçons et surtout de
bons exemples , ses parcns adoptifs l'ont mis en
apprentissage dans un établissement de menuise-
rie. Poyer a aujourd'hui 6k ans ; si son courage
est toujours le même, ses forces peuvent le tra-
hir, mais sa vieillesse ne sera point abandonnée;
il devra à un des plus grands bienf^iiteurs de l'hu-
niaiiité une part du trésor que sa confiance a re-
mis en nos mains, et jamais nous n'en aurons fait
un plus digne usage. «
L'Académie a accordé à Poyer un prix de 3,000
francs.
— Un nouveau projet de salle de spectacle vien l
d'étreadressé à i\l. le ministre de l'intérieur. Cette
salle, destinée aux Italiens, serait bâtie sur l'em-
placement des bàtiinens du timbre, rue de la
Paix, et couvrant une superficie de 2,204 toises.
L'entrée principale serait rue de la Paix; deuv
beaux passages latéraux recevraient simultané-
ment les voitures. Il serait établi, en outre de la
salle, quatorze maisons à cinq étages, y compris
un grand nombre de bouiiqnes régnant dans toute
la long leur des deux passages.
L'auteur de ce pr:>jet s'engage à construiie en
un an et à ses frais la salle du spectacle. El, en
échange, i! deinande :
1" Que les matériaux provenant des démolitions
lui so'ent alian'lonni's ;
2" Le privilège du Tlii'àtre royal Italien pour
quinze années, à compter du 1" octobre IS'iO,
sans subvention ;
3" l'^nfin une cmphytéose de quinze ans ptinr
les terrains sur lesquels seront coiisiruiLs \\:
théâtre ainsi-que les boutiques qui en feront pai-
lle, et de cinquante ans pour le surplus de l'oni-
placement sur lecpiel seront élevéesles habitations
particulières, avec les passages et les boutiques
qui en dépendent.
^M. T..., négociant, rue Saint-Minoré, sor-
tint hier de son cabinet, lencontradans l'eseali r
nn individu qui portait un paquet assez lour '.
Cet homme montra quelque embarras en apcrco
vaut i\I. T..., qui lui demanda ce qu'il désirait.
L'inconnu, composant alors son visage, dit au
négociant qu'il (heichail le bureau du Mont-de-
Piélé : « 11 n'y en a pas dans la maison, lui répon-
dit iM. T... — Ah! je vous demande pardon, con-
tinua d'un air humble l'hommo au paquet. C'est
(pie je suis depuis peu de temps à Paris, et j'au-
rai sans doute mal retenu l'indication (|u'on m'a
donnée. — 11 y a un commissionnaire à quelques
portes plus loin, poursuivit M. T..., qui commen-
çait à se laisser prendre au visag e triste de son
iiuei locuteur; mais quelle raison vous engage à
VOHS débarrasser de vos ellèts?— Helas! mon-
sieur, je suis dans une position bien malheureuse;
nous sommes venus à Paris, ma femme et moi,
pour entrer en condition, mais jusqu'à présent
nous n'avons pu parvenir à nous placer. Ma
pauvre fe.-iime en est tombée malade de chagrin,
et c'est pour lui procurer quelque soulagement
que j'ai pris le laiti ce malin d'engsger nosell'ets.
— Tenez, mon brave lio:umc, continua M. T...
e;i fouillant dans sa bourse, votre position me
tonclie ; t;.-iidcz vos ell' ts, cl revenez me voir;
j'aviserai a i\ moyens de vous trouver quelque
pinpldi. " Noire liiiiiiino prit fcriiiliii ('lait oll'cri,
01 il s'iloiyiia en cxiirliiiaiit sa rcconiiaissaiici'.
Quelques in>tnns après, lo (loini.sliqUL' «le M. T...
ariiva tout cU'aic auprès de snn iiiaîirc, et lui ra-
fonia qu'on avait forré la porte de sa (•liaiiil)re et
qu'on lui avait pris son argent et ses ellets.
M. T... pensa alors à riiomaie envers lequel il
s'oiait nmiiiié si liiimain , et pour se punir de sa
crédulité il a Indemnisé généreusement son do-
uii'sli(pie de ce qu'il avait perdu.
îicuue Î)C0 (Eribumuir.
TniBUNAL DE LA SKINK.
La princesse de la Mosicowa cimlrc la prince
son mari.
On remarque dans Tauditoire, d'un côté,
M. Laflilte et Mme la princesse de la IMoskowa ;
de l'autre, M. le ducd'Klcbingeii, frère du défen-
deur.
M" Delangle, avocat de la princesse, prend le
premier la parole.
M. le prince de la Moskova épousa mademoi-
selle Lalliit(î le 22 janvier 1.S2S. Une (ille naipdt
de cctie union en 1S32; on la nomma Kglé ;
l'Ile est aujourd'hui âgée de six ans et demi,
maiame de la Moskova est de plus la mère d'un
garron, qui n'a eneorc que deux ans et qu'on a
bien voalu jusqu'ici laisser conlié à ses soins.
Tout ;i-ro»p, la jeune Eglé disparut. Son père
l'avait emmenée sous prétexte de la conduire chez
madame la iiiarécliale sa grand'nièro ; il ne la
ramena pas ; il l'avait placée dans l'institution de
madame Daubray, avec défense positive de la
laisser sortir chez sa mère.
Celte tléfcnse était d'autant plus bl cssante, que
M. le prince de la Moskowa ne soull'rirait pas lui-
même qu'on élevât le moindre doute sur la vertu
et la pureté de sa femme, lue mère ne peut
s'abdi(iuer. Tout le monde n'est pas égalemi.nt
convaincu de l'excellence de l'éducatiou que les
jeunes personnes reçoivent dans les pensionnats.
La princesse de la Moskowa a élevé son enfant
elle-même ; elle lui a prodigué nuit et jour les
soins les plus assidus; elle veut continuer son
œuvre. Il est facile aujourd'hui d'avoir, dans l'in-
térieur des familles, tous les maîtres qu'on ne
pouvait trouver autrefois que dans les étahlisse-
mens publics; madame de la Moskova croit que
son enfant sera mieux élevée près d'elle, sous les
yeux de M. et madame LaDitte; elle demande à la
justice de lui venir en aide. Quels sont les motifs
qu'allègue le prince pour justilier sa conduite ?
11 prétend que le régime bvgiéni(|ue qu'on fait
suivre à sa lille est dangei-euv pour sa santé ; il
se plaint de ce qu'on ne la vêt pas assez chaude-
ment, de ce qu'on la nourrit de viande blancbe,
et il produit lui certificat de médecin constatant
que la jeune personne a eu des rhumes fré(|uens,
des bronchites. D'abord, celui (pu a donné ce
certilicat n'est pas le mé:lecin de la maison ; il
parle de ce qu'il ignore. Et puis, est-ce que la
santé de cette enfant ne sera pas plus compro-
mise si on la laisse dans sa pension ? Le prince
va partir pour sa garnison ; sa lille, au lieu d'aller
passer l'éttj ù Maison avec sa mère et ses grands
509 —
païens, i-eslera donc dans une ville, privée des
soins et de la tendresse de ccuv qui l'ont élevée?
Il faut tout dire. la mesure adopK'e par M. de la
Moskowa n'e^l autre chose po'.n- lai (pi'uii moyen
d'action ; elle a suivi de trop près une demande
d'argent qui n'avait point été accueillie, pour
(|u'on ne comprenne pas de suite le motif qui l'a
dictée. Le prince a voulu ran(:onncr la tendres.se
maternelle de sa femme ; c'est là tout le procès.
Mon adversaire vous parlera de la puissance
paternelle. Cette puissance a ses limites ; il vous
appartient de les tracer. Si l'autorité paternelle est
un droit, il ne faut pas qu'elle devienne un
moyen de spéculation, une faculté d'insulter
dans ses scntimcns les plus sacrés la femme la
plus vertueuse.
La luince.sso de la Moskowa a essayé d'un ré-
féré pour obtenirla justice qidlui est due; si cette
voie était infructueuse, et qu'un autre procès plus
grave devint nécessaire, il serait à l'instant même
entamé.
Je regrette, répond M' Mario, qu'on ait donné
à ce proci's un éclat qu'il ne devrait point avoir.
La question que vous avez ;> juger a été .soulevée
par des démêlés déplorables ; mais elle n'oll're
pas la moindre diUlculté. Otez les noms, mon
adversaire n'eût pas plaidé.
(Jue dit la loi dans les art. 372 et ."iTo du Code
civil? C'est qu'au père seul ajjpartient durant le
mariage la suprême autorité sur ses enfans. Les
auteurs, et entre autres M. Touiller, ne recon-
naissent aucune limite ii ce principe. La jurispru-
dence s'est constamment aussi prononcée dans le
même sens. S'il en était autrement, c'en serait
fait de la famille. Tant que le père n'a pas été
di^stitué des droits que la loi lui confère, les Tri-
bunaux ne peuvent pas restreindre smi autorité.
S'il s'.igis.sait d'un tuteur, il fauJrait commencer
par lui en ever la tutelle ; et la puissance pater-
nelle serait moins sacrée ! Il y aurait là une étran-
ge anomalie.
Ce (|ue le prince a fait, il avait le droit absolu
de le faire; la loi, la jurisprudence, la doctrine,
l'ordre public et l'intérêt de la famille le veulent
ainsi. En fait, le parti qu'il a pris ne saurait
qu'être approuvé. D'abord, l'enfant est d'un âge
à pouvoir être sans danger mise en pension.
Sans doute, elle recevrait chez sa mère une êdii-
caiion aussi morale qu'il soit possible de la dési-
rer; mais sa santé exige qu'on l'éloigné do la mai-
son de son grand-père. Madame de la Moskova
•s'est éprise du. système anglais ; sa fille est toujours
jambe nue, et je produis un certilicat qui prouve
combien cette méthode a été funeste à la santé de
l'enfant. Le régime (|u'on lui fait suivre est mal
(Miletulu: c'est là ce qu'atteste le médecin du
prince.
On a parlé de spéculation. Vous savez bien que
M. de la Moskowa n'a pas besoin de recourir à
des ruses, et do mettre à prix la tendresse mater-
nelle de sa femme pour obtenir de l'ar^îent de
son beau-pi'ie; il n'aurait ((u'à demander ce (pii
lui est dû. Mais je m'arrête pour ne pas soi tir de
la réserve respectueuse (juc je me suis imposée
dans le procès.
Madame de la Moskowa peut faire sortir sa fille
selon les règles du pensionnat ; elle la gardera
pri's d'elle pendant tomes les vacances, et même,
elle le .sait bien, ((uand elle le voudra son enfant
lui sera Complètement ren 'ne. Aujeind hiii, le
tribunal ne peut accueillir ses prétentions.
Après un assez long délibMé, il a été statué en
ces termes :
<iLe tribunal,
"Aupriniipal, renvoicles paiticsà se pourvoir;
statuant en état de réféié :
"Attendu que l'enfant mineur est placé sous
l'autorité de ses père et mère, mais (|ue le pèn-
seul exerce cette autorité durant le mariage ;
"Attendu qu'il n'est pas justifié, quant à pré-
sent, que le père ait fait de sa puissance un abus
préjudiciable à l'enfant, dont il appartient toujours
aux tribunaux d'apprécier l'intérêt ;
" Dit qu'il n'y a lieu d'ordonner que la demoi-
selle de la Moskowa soit retirée de la pension oii
elle a été placée par son père. »
Franbanno est assis au banc des prévenus de
la police correctionnelle ; sa tête, pareille à une
girouette qui obéit à l'action du vent, se tourne
de droite à gauche, de gauche à droite; le pauvre
Fraubanne s'adresse aux prévenus placil-s près de
lui, aux gardes municipaux, à tout le monde; son
index, rapproché de son pouce, indique afset
l'objet de sa demande, que personne ne peut ou
ne veut satisfaire, et le solliciteur, désappointé,
reprend une position fixe et immobile.
Enfin, son nom est appelé, cl M. le président
adresse au prévenu les questions d'usage.
Franbanno. — M. le président, si c'était un
ell'et di" voire pirl et de votre humanité, je vou-
drais bien avoir une petite prise {le prévenu al-
lonye de nouveau ses deux doigts.)
M. le président, souriant. — Vous m prendrei
plus tard; répondez à mes questions : avcz-voas
un état ?
Franbaiine. — Je les ai tous, lef états, puisque
je f.iis ce qu'on veut... Eh bien î malgré ça, je ne
peux pas trouver d'ouvrage... C'est incoheient.
M. le président. — Vous avez demandé l'au-
mône ?
Fianbanne. — Oli ! pour ça, on vous a induit...
C'est le seul état que je ne fasse pas.
M. le président. — On vous a airêlé d.ins une
boutique dont le maître a déclaré que vous lui
aviez demandé la charité.
Fraubanne. — Pardine! on n'a pas voulu me
laisser achever.
M. le président. — Comment ! on n'a p.^s »onlu
vous laisser achever... Expliquez-vous.
Franbanno. — Je me trouvais, comme aujour-
d'hui, dépourvu du moindre tabac... (Se tour-
nant vers l'auditoire): Personne ne veut donc
me donner un prise ?
M. le président. — Si voas continuez vos diva-
gations, le tribunal va vous juger .sans vous
eniendre.
Fraubanne. — C'est qu'il n'y a rien de gênant
comme ça.... Pour lors, j'ai vu une boutique, j'y
suis entré, et je me suis adressé à un moiu-ieur
qui était dans le cimiptoir, en lui dis.ini : <> .Moi:
sieur, ne poiirriez-vous p.xs me faire la charité....»
M. le président. — Eh bien! r!cst préri.sémcnt
ce qu'on vous reproche. Pourquoi niiez-vons,
tout à l'heure ?
Fraubanne. — Faites excuse, monsieur ; mai«
on ne m'a |vis laiss»' .achever... Le sergent de
ville m'a arrêté comme je disais :•■ Voulci-vous
— 510
me faire la cliaiiié...» S'il ne s'était pas tant pres-
sé, il aurait eu la fin...» d'une prise de tal)ac..'>
Voulez-vous nie faire la cliarilé d'une prise de
tabar... J'ai été victime par une erreur.
M. le président. — Ce que vous dites-là est
évidemmeiii un conte; vous n'en avez piis parlé
«lans l'inslru -tioa D'ailleurs, on a trouvé sur
vous 1 1 sous 3 liards ; vous aviez bien de quoi
acheter du tabac.
Franbanne. — Cet ar^'ent-Ki était pour le plus
pressé... le tabac n' vient jamais qu'en dernier,
parce qu'à la rigueur ou peut s'en passer... Avant
de songer au tabac, il me faut 13 sous : loyer,
h sous; blanchissage, 2 liards...
M. le président. — En voilà assez; votre système
de défense n'a pas lesens commun.
Franbanne. — Dam ! moi, je ne parle pas
counne un savant... je dis la vérité, tout bonne-
ment... je n'ai pas le moyen de payer un avocat
pour mentir... Faites-moi l'amitié de m'envoyer
au dépôt ; au moins, là, quand je n'aurai pas de
tabac, je trouverai des camarades qui ne m'en
refuseront pas.
M. le président. A votre âge, et fort comme
vous l'êtes, vous pouvez encore travailler... Le
dépôt est fait pour les gens âgés et inlirmes, et
non pour les fainéans.
I,e tribunal condamne Franbanne à un mois de
prison,
Franbanne. — Et pas de tabac pour passer le
temps 1
Ln auditeur charitable vide sa tabatière dans
un papier, et en fait passer le contenu à Fran-
banne qui en aspire, coup sur coup, cinq ou six
prises, et étcniue d'une force à se faire sauter le
crâne.
Kctiue Prnmatii]ne.
THEATRE DES VARIÉTÉS.
les Floueurs, ou CEvposition des produits de
la flibtistrie frrranraise, par MM. Ferdinand
Langlé et Dupeuty.
M. Lofard est un honnête jobard de province
qui, non content d'être membre de l'Aciilémie de
La Ferté-Oaucher, aspire encore à en devenir le
président; c'est dans ce but qu'il fait un voyage
à Paris, car il a l'intention de se rendie acqué-
reur de l'une de ces mille inventions qu'enfante
cha(pie jour le génii' frrrançais; sa bonne étoile
le dirige bien. Il tombe tout d'abord entre les
mains d'une espèce d'indusliiel qui prutlui ven-
dre à lion compte ce qu'il chiTilie. Caroliu, c'esl
le nom di' noire lloucur, a établi iue\ide-Goussi't
u I lia/ar dans lequel ont éti- admises toutes les
i n entions refusées par le jury et qui par censé»
qui ut n'ont pu figurer à l'exposition de l'indus-
ti il'. Les ventes à l'encan ne vont plus, les cha-
lands sont rares, la lyre, la vraie lyre d'Orphée,
et la couronne décernée au Tasse après sa mort ,
n'ont pas trouvé d'acquéreurs, les floueurs sont
lloins par le public, lorsque Caroiin fait la décou-
verte dont nous venons de parler; et à voir l'ad-
iniiatiun de Lofard pour tout ce qu'on lui pré-
sente et son empressement à l'aciiuérir, on doit
piisumerque quelques beaux jours luiront en-
ion; pour les Blagmann, les Flouëska, les Filou-
reite, etc. Lofard tombe en extase devant la mw
chiii^ à rébus, au moyen de la(|uelle on peut
fine tlel'esprit àpeu de frais, puisqu'il sullit de ti-
ler une ficelle pour avoir un rébus comme celui-
ci : un H placé au-dessus d'une tèle : C'est une
personne qui change de linge, dit Caroliii; elle a
l'b viixe (la chemise) au-dessus de la tête; et sur
la judicieuse observalion (luc lui lail Lufard que
loiiles b's lettres <le l'alphabet sont masculines ;
lu chemise dont ils'agit estunechemise de femme,
répond Curotin. Après la iiiatliiiic à rébus vient la
botie omnibus dont la doublure se déploie piiur
servir de pantalon, et nansle talon de laquelle on
peut tout à la fois sérier ses rasoirs, ses cure-
dents, le portrait de sa maîtresse et sa blague à
tabac. Le parapluie canard, ainsi nommé parce
([u'il esl amphibie, le nécessaire de voyage, es-
père de machine peu portative qui, d'un côté,
vous rase, vous frise et vous poudre au besoin,
tandis (pie de l'autre elle bat vos habits et cire vo-
tre chaussure. Enlin le piano à paroles dont
toutes les touches sont des voye'.les ou des con-
sonnes, ce qui fait à volonté les discours dont on
a besoin. Lofard, émerveillé, ne choisit pas, il
achète tout et déjà il a donné un bondetiO.OOOfr.
sur son notaire quanil sa tille et son futur gen-
dre lui l'ont comprendre ([u'il est lloué, en lui
conseillent de ri vendre les belles inventions dont
il s'est rendu acquéreur. En ell'et. Carotin lui oll're
l.'i fr. d(! ce qu'il a achité 60,000 fr. Mais par
bonheur le notaire a refusé de payer le mandat
esrroijué au pauvii; provincial, et le gendre ,
qu'il dé laignait, peut lui céder l'invention d'une
caisse (|ui se transforme en cage de fer pour le
\o;eur qui essaie de l'ouvrir, il n'en faut pas da-
vantage pour déciller Lolard à marier sa lille et
à retourner à La Ferté-Caucher. Malgré le beau
rébus linal dans lequ 1 Carotin fait entrer un peu
forrémcnt mailaiiic Vautrin, — MM. nous venons
solliciter votre indulgence , — la pièce n'a eu
qu'un très médiocre succès. Le rôle d'Odry (Ca-
rotin) a paru beaucoup trop court, et les plaisan-
teries dont la pièce est semée, beaucoup trop lon-
gues et irop usées.
THEATRE DE L'AMBIGU-COMIQUE.
Moine et Canard. — Une heure d'exposition.
— L'Infortuné,
Malgré le succès toujours croissant du ?<au-
frage de la Méduse, les directeurs de l'Ambigu
ne se reposent pas sur leurs lauriers ; en peu de
temps trois vaudevilles nouveaux sont venus pren-
dre place au répertoire.
Le PrimeQueux du roi est certes l'un des
contes les plus divertissans du bibliophile Jacob.
C'est à cette source que M. F,ugène (Jranger est
allé puiser l'ébourillant vaudeville , qui a pour
titre Moine et Canard, et dans lequel madame
Herfort a débuté avec la verve que vous lui con-
naissi'Z.
L'industrie ne pouvait être oubliée à un théâtre
aussi populaire que 1' ■ mbigu. Locomotives ,
niacliines à scier le bois, échafauds Journct ,
tissus, mérinos, fontainesde la Concorde, clc,
tout a été mis en action et en couplets dans un
charmant cadre. L'auteur d'Une heure d' expo-
sition est M. Constant.
L' Infortuné, de MM. Antier père et (ils, est
un lioiiiiiie qui a le désagrément de posséder un
ph>si(iue des plus laids. Toutes les femmes le re-
poussent, et cependant par suite d'un quiproquo
il se trouve enlevé par l'un des membres de ce
sexe enchanteur que l'on appelle la plus belle par-
tie du genre humain.
M. Aubei tin a débuté dernièrement avec bon-
heur dans le rôle de Francesco Sforcede Gaspardo.
THÉÂTRE DE LA GAITÉ.
Marguerite d' yorcic. — Les Préventions. —
Itigobert.
Du nouveau!... du nouveau ! du nouveau!...
telle (sth base sur laquelle doit reposer la fortune
de tout directeur, la quantité bien entendue n'ex-
cluant pas la (jualité.
A pelue sortis de Londres, encore élourdis dtl
succès du Sonneur de Si-l<uul , nous) sommes
ramenés pour assister à la conspiration de Per-
kiiis ll'arbec. Le héros du mélodrame de MM.
Koiiriiier et Desarcins, arrive un jour pour voir
pendre son père. Après avoir joui de ce specta-
cle, il donne un roiiilez-vous à Marguerite d'Yorck
(ju'tl a captivée d'un regard. Cependant, Margue-
rite n'a que des vues fort honnêtes, elle veut
épouser Warbec, et à celte lin elle le fait passer
pour Richard d'An„'leterre, l'héritier légitime du
trône, la noblesse donne da ns lepatinrau. Ainsi
linit le prologue; mais voyez quelle bizarrerie,
Warbec est déjà marié et aime sa femme, laquelle
est courtisée de son côté par un certain Lincoln.
Ce (|ue voyant , Marguerite , elle ôte à son p o-
tégé le rang qu'elle lui adonné, puis le fait, plon-
ger en un cachot pour prix d'un coup de poi-
gnard dont il a voulu la gratifier.
Sa vertueusemoitié , Marie , vient le déli-
vrer; Lincoln , étonné de cet amour... ameute
le peuple. En ce moment, Marguerite arrive fort
à propos pour gémir sur les mdlKmrs de Perkin-i,
et lui remettre un poignard. Celui-ci remiiloie à
assassiner Lincoln (il ne pouvait en faire un plus
heureux usage ) , puis se sauve après avoir ainsi
satisfait la morale. Alors, Marguerite présente aux
émeuiiers le corps de Lin oin comme celui de
Perkins et le peuple donne dans le panneau.
Ainsi finit le troisième acte et dernier ; les héros
de mélodrame sont, comme vous le voyez, très
sanguinaires. Francisque aîné a l'accent cada-
véreux qui convient à l'emploi.
Les Préventions, vaudeville en un acte, de
M. Montigny , a obtenu une chute.
De chute en chute, arrivons à fligo6e/-<, drame
soi-disant comique, dont l'intrigue roule sur une
foule de (|uiproquos plus ou moins gais les uns
que les autres. Francisque jeune , sous li'S traits
du bouffon d'Emmanuel de Savoie , a excité dan<
diverses scènes l'hilarité générale. L'auteur, M.
Eugène Dcligny, lui doit des reiuerctineus.
THEATRE DES FOLIES DRAMATIQUES.
La Sœur de l' Ivrogne. — La Laitière de la fo-
rêt, — Le Matelot de St-Pardon, — Lf: Bon-
heur sous lei toits.
Le Théâtre des Folies est une charmante suc-
cursale du Palais-Royal, où l'on représente de ces
tableaux populaires et grivois animés par de bon-
nes grosses plaisanteries. Et certes, si le peup'e
aime le mélodrame et les fortes sens ations, il
n'est point ennemi du vaudeville et de ses fions-
]lons.
Etre la sœur d'un ivrogne , n'est pas chose
fort agréable, telle est la morale de la pièce de
MM, Ch. Potier et Désiré Gauthier. L'auteur a
fort bien joué sa pièce.
La Laitière de la foi-ét est une fort jolie Ita-
lienne qui a embrasé plusieurs ccenrs masculins.
Trois victimes de son amour languissent auprès
de leur femme. Pour opérer leur guérison, un
rendez-vous leur est donné dans la foret, et ils y
trouvent... leurs chastes moitiés sous le costume
de brigands. Après avoir joui de la frayeur de
leurs époux, un pardon général est accordé et
l'on s'embrasse. Nous engageons M. Mouriez à
être un peu plus scrupuleux pour les pièce» de
M. Valory.
La pièce de début de Bernard-Léon jeune, le
Matelot de St-Pardon n'est autre que Simon
'fcrrc■^euve, jouèe l'année dernière au Gymnase.
Le débutant y a été fort comique.
Le bonheur ne consiste pas h avoir des gants
jaunes ou blancs, une canne à pomme d'or, un lor-
gnon, ua habit à la mode et 50,000 fr. de rente.
Le Bonheîtr habite sous les toits, selon le litre
et la pièce de MM. Burat et Didier. Ceci est très
pastoral ; Marmontel, Florian et compagnie se
seraient pendus de désespoir si on avait pu trouver
cela avant euv. Heureusement, à toute règle gé-
nérale il y a exception. Le malheur n'est pas l'a-
paiia,'(' exclusif de celui (|ui habite le rez-de-
chaussée ou le premier étage. C,-R. Desp.
51 —
CIRQUE DES CIIAMPSELYSIÎES.
OIVEUÏLRE.
Les Pilules ont (lii,'neiTioiit clos la saison d'Iiiver
au boulevart , et M. Dfjcaii , rn a:liiiinistratPiir
habile, est venu réaliser iin nouveau succès au
Carré-Marigny,
La troupe équestre est plus brillante que ja-
mais. Aux noms des Paul Cn/.ent, F^ejear-; et La-
laini.,' som venus se jolmlie ceuv de l'ellier et
Hauçli r. Nous allons donc pouvoir applaudir de
nouveau ces raagniliques quadrilles clievalercs-
ques qui ont eu tant de vo<;ue il y a deux ans à
Tivoli. Nous avons revu avec le plus grand i>lai-
sir Auriol et ses intermè'les si gracieux et en mê-
me temps si comiques. La plus brillante réunion
assistait aux preuiièies reprrsenlalions. Sans
doule le Cirqui; sera celte année comme les pré-
cédentes un lieu de rendez-vous et de Tashion.
C.-n. Uksp.
Kfuae île cinq Jours.
5 JUIN. — Les finances du Portugal sont re-
tombées en un état de crise; les intérêts d(! la
dette intérieure ne seront pas payés; le gouver-
nement avise aux moyens de sortir de celte si-
tuation dangereuse.
— Les nouvelles du Pérou sont alarmantes :
Sanla-Cruz a été vaincu par les Chiliens ; il s'est
sauvé avec vingt hommes seulemenl. Tout espoir
de fédération est perdn. Voilà ce que disent les
journaux américains.
— On écrit de Florence :
« La comtesse de Lipoiia (Caroline Bonaparte)
a légué par son testament la plus grande partie
de sa fortune, qui était encore considérable, à
son petit-lils, Joachim Muiat, lils de Lucien-Na-
poléon Murât. Selon les dernières volontés de la
défunte, il doit être élevé en France et y établir
son domicile. Il lui sera remis tout ce que la ci-
devant reine de Naples possédait connue souve-
nirs de l'empereur Napoléon, tels que son lit, son
ëpée, ses portraits, bustes, etc. Ses filles, Lœtitia
et Louise (comtesses Pupoli et Itasponi), ses fils
Achille-Napoléon et Lucien-Napoléon Murât, au-
ront dans l'héritage la part que la loi leuraccoi-de,
ainsi (|ue tous les souvenirs de leur royal père,
bibliothèques, tableaux, bijoux, etc. C'est te nom
et la gloire de lu maison que la comtesse a
voulu conserver par cet acle. Tous les legs sont
d'ailleurs considérables et dignes du rang que la
défunte a occupé. Deux signori llorenlms, dont
un est M. Carlo Pucci.ont été nommés exécuteurs
testamentaires. »
— On écrit de Rome, le 27 mai : « La grande
cérémonie de la liéatificalion de cinq bienheu-
reux a eu lieu hier. On assure que la reine veuve
de Sardaitîne, touchée de cette cérémonie, a l'ait
connaître au pape sonintemion de se retirer dans
un couvent. Parmi les personnes qui étaient ve-
nues àltomeà celte occasion, on cite D. .Joseph
de Liguori, prince de Pollica, et d'antres parens
encore du bienheureux Alphonse de Liguori. »
— La lecture de la proposition de M. Chapuys
de Montlaville, concernant la translation, sous la
colonne de Juillet, des restes des victimes de juil-
let 1830, a été adoptée à l'unanimité, et preii(|ue
sans discussion, dans tous les bureaux. Voici le
texte de celte proposition :
Art. 1". Les dépouilles mortelles des victimes
de juillet déposées actuellement au Louvre, à la
rue Froid-Manteau, au marché des Innocens, et
en d'autres endroits, seront transférées et réu-
nies dans les caveaux exislans sous la colonne de
Juillet.
Art. 2. Un crédit de est ouverl à M. le
minisire de l'iiUéricur pour subvenir aux dépen-
ses nécessitées par la présente loi.
— Le conseil municipal a voté, d'après ce
qu'on disait hier, une augmentation notable de la
garde inuiiicii)ale. Ce coips est aujourd'hui de
l,/i()0 hommes; on avait proposé di- ran;,'mcnter
de 000, mais il paraît que l'elieciif sera porté
à 3,000.
— M. Gabriel Delessert vient d'a^lresser a tons
les commissaires de police de l'aris une cirrtdaire
qui les engage à se transporter chez, tous les ar-
muriers et marchands d'armes, alin de les inviter
à retire!- les batteries de toutes les armes à feu
qui se trouvent dans leurs maga-ins, et à exiger
strictement les papiers de toutes les personnes
qui se présenteraient chez euz pour acheter des
armes.
— On va enfin terminer la fontaine de la place
de l'ancien Opéra. Les bronzes (|ui doivent en
former la décoration commencent à arriver.
— Dimanche dernier, une jeune lille était en
train de danser dans un bal d(! la bainère Mont-
parnasse, lorsque tout à conp son cavalier la vit
chanceler et la reçut dans ses bras. Il la porta sur
une banquette, et lorsqu'on voulut lui porter se-
cours, on s'aperçut qu'elle avait cessé de vivre.
Celle mort insianlance lit croire dans le premier
moment à un crime, et, sur l'ordre d'un commis-
saire, on a fait hier l'autopsie du cadavre; mais
celle opération a démontré qu'il n'y avait eu dans
cet événement aucune tentative criminelle.
G. — On écrit de Bruxelles , le .î juin :
<i Hier, vers cinq heures de l'après-midi, a
éclaté sur notre ville et sur les environs le plus
épouvantable orage que l'on ail jauiais ressenti.
La pluie n'a cessé de tomber par torreiis justpi'à
minuit, et le tonnerre est loud)é plusieurs fois.
On a de grands malheurs à déplorer. A Vilvorde,
plus de quarante personnes ont été tuées par la
chute d'un bâtiment qui n'a pu résister à la vio-
lence du vent et de l'ouragan ; d'aulrcs ont été en-
traînées par la rapidité des eaux débordées. A
Bruxelles, le chiunp de foire a été dévasté; les
boutiques d'un grand nombre de marchands ont
été renversées , et leurs marchandises perdues. <i
— 11 règne depuis quelques jours dans le port
de Toulon un niouvemeni extraordinaire ; dans
tous les sei vices, on p(msse les travaux avec ac-
tivité. Le dimanche niénie, Iolis les aldiers res-
tent ouverts. On va armer tous les vaisseaux sus-
ceptibles de prendre la mer.
— On a commencé ce matin de poser les nou-
velles laniernes adaptées aux colonnes rnstrales
de la place de la Concorde pour l'éclairage de
celle place.
Ces laniernes sont de forme octogone , les ver-
res sont en glaces, les galeries dorées et les ner-
vures bronzées dans le goùl llorenlin, de même
que les colonnes et les candélabres.
Une voiture vosgienne a encore amené aujour-
d'hui, sur la place, des vasques et des statues
pour les fontaines.
— Indépendamment des deux fontaines en
construction aux Champs-IClysées, on creuse en
ce moment l'emijlacement de trois autres, qui se-
ront : l'une au milieu de la route du rond-point
des Champs-KIvsées, l'autre au carré Marigny ,
et enfin la troisième derrière l'I'.lysée-Bourbon.
— Les ingénieurs de la ville étaient occupés ,
ces jours derniers, à faire des levées de plans
ayani pour objet de faire déboucher la rue de
Rivoli sur la place du Palais-Royal.
— Une femme, âgée de lO'i ans, vient de mou-
rir à Wlietwell. (Juelipies jours avant sa mort,
ses cheveux qui, depuis long-temps, étaient en-
tièrement blancs, ont recou\re tout à coup leur
ancienne couleur d'un liriin très loncé. l ne autre
femme très à;;ee est morte le mèiui'jour à liramp-
lon-Moor, iiiès Chesterlield , laissiiH riOenfans,
petits-enl'ans et petits anière-cnfans.
— Nous lisons dans le Courrier des Thiâtres :
"Un événement singulier vient d'arriver à ma-
dame Gauthier, actrice du théâtre de la Gaîté,
et sœur de Bouflé du (Jyninase. Sa fille, âgée
d'environ quinze ans, disirait entrer au Conser-
vatoire de musique. Elle y a été refusée. Dans
son chagrin, cette jeune personne a disparu,
laissant à sa mère une lettre qui la rassure sur
son existence et lui promet que sa fille reviendra
dans un an, jour pour jour, digne enfin delà po-
sition qu'elle ambitionne; ce qui donne lieu de
croire à une retraite occupée par le travail. Jus-
qu'à présent , toutes les recherches ont été in-
fructueuses. >>
— S. A. R. la princesse Amélie de Saxe, qui .
jusqu'ici , ne s'était essayée qui' dans la comédie,
vient de composer un drame en trois actes inl -
tulé: Pliclit wid Lirh (Devoir et Ammir), dont l.i
première représentation a eu lieu le •!:) mai au
soir, sur le théâtre ro\al et national de Dresde ,
et a obtenu un plein succès.
— Une imprudence, assez généralc'aujourd'liui.
a été sur le point d(î causer hier soir un riomel
accident. Depuis que presque tous nos jeunes
gens se sont mis à fumer, ils ont pris la mauvaise
habitude de jeter sur la voie pulil.que les papiers
à l'aide desquels ils allument leurs cigares ou
leurs pipes. Une dame sortait du Gymnase et
portait une robe de mousseline très fine et em-
pesée. Elle passa près d'un morceau de papier
qui Hambait encore. Le feu prit à sa robe. et te.
ne fut pas sans peine que l'on parvint à l'éteindre.
Celte dame en a été quille pour quelques brûlures
assez légères.
7. — D'après les dernières nouvelles de Rio de
la P.ata du 10 mars, le blocus de Buénos-Ayres
par l'escadre fiançaise continuait.
— Une dépèche de Campredon, arrivée à Prals-
de-Mollo le 29 mai, donne les détails sulvanssur
la prise île Hipoll. Les carlistes y sont entrés le
27, à dix heures du malin, par une brèche de 20
pieds de large, sur laquelle une partie de la gar-
nison s'est fait tuer; le reste s'est réfugié avec le
conmiaiidant dans l'église de Saint-Pierre , et v a
capitulé. Il a été tiré sur lu ville 2,500 coups de
canon.
Le 28, Ripoll a été enUèrement brûlé ; plus de
900 personnes y ont péri.
— La lettre suivante a été écrite en rade de
Syra, à bord du Lionidas, le 21 mai, et publiée
par le Sémaphore :
u La guerre d'Orient, celte guerre inévliable et
déjà déclarée, dont les imaginations un peu vives
présentaient déjà les inciJensdecisifs, celieguerre
est encore à l'état d'embryon, à léut de paix ar-
mée. En un mol, il n'y a point encore deguerre
entre lesulian et le \ice-roi. »
— Depuis les troubles du 12 mai , on a cher-
ché par quels moyens on pourrait empêcher les
posles de la garde nationale de se laUser s«ir-
prendre par des troupes d'insurgés. Il avait d'a-
l)ord élê question iK' disiriliiier . chaque malin,
des cartouches à la garde mcml.inte, et de les faiie
resliluer, le lendemain, à la desc.-nie de lauanle;
mais celle combinaison n'a pas été adoptée. Voici,
dit-on , la uH'sure à laquelle on se serait ar-
réli e : on a fait sceller, dans chaque poste de la
garde nationale, une boîte en chêne doublée en
lêile, et fermée avec un cadeiuis. Celle bolie con-
tiendrait un Certain noml>re de rarloudies. La
clé serait confiée, chaque jour, au chef du paste,
qui la rendrait, lelemlemain, lors<]u'un viendrait
le relever, après avoir f;iit vérifier le nombre de J
rartiuiches déposées dans la boiie par l'oflicier qui 1
siTail charge, à son tour, du dépôt.
— Le nombre des con lamnés à mon en An- ■
gleterre en IS.îSa éiéde llti.dont six seulement i
ont été exécHU^s. Kn 1813. il \ av.iii eu 120 evê- •
entions capitales.
— Il a élé consommé. Ains le mois de mai der-
— .-il 9 —
«tiliilif'OiM
âSam
iiitT : ().;WS iHi-îifs, 1,:.'S() vatli's, 7,(ilh vcam fl
;■>.), 7;i0 uioiiioiis; k- tomiuerte avait rtru ôlV.yiJô
kil. (le suifs liiiiius.
Il avait l'ii' coiijonimi^ , dans te ir.nis (!c m;\i
is;;;s .- ,
hœals, l,77'i vaclii's , (i.SOô veaiK
et 3;5,7()'i iiicmtDii-i ; le rommerce avait reçu
,ilO,(iL'L>kll. tli; suifs iDiullls.
On a donc toiiMunic en mai lSo9 : 1,073
hœiifs, SOi) V aiu t-t 1'.' >(> moulDii; de plus (lu'cci
mai LS.IS ; il y a eu seuiciiieul 'iSS vailles de
<\ii)somiiialion en moins , circonstance fort heu-
reuse pniir l'aiitricuitiire.
Cette iinporiante auj^inentaiiondans la ronsoin-
niaiinn provient, enKiande partie, de ralllu.'ncc
des éiiangers tpie l'exposition des produits de
l'industrie a attirée à Paris.
— L'élartîissenie nt du Pont-Royal est déridi? ,
ainsi que radoucissement des pentes. Lestravauv,
4''v.dués il 1:!0,01)0 Ir., seront adjugés le iG de ce
mois il l'Ilùielde-Ville. Le pniii, dans sa largeur
artuelle, trottoirs coiiipris, sera livre aii\ voitures.
Les trottoirs en fonle, avec parapets à i laire-voie
l't candélalires, seront ajoutés de cba(|ue côté et
supportés par des consoles.
— On est entrain , depuis quelques jours, de
classer et de (lispos( r le inusii- de sculpture, ii
l'Lcole des Beau\-Arts dans l'église du couvent
re>tauiée, où est placée, comme on sait, la lielle
toile de Sigalon représentant le Jugement dernier
Ue Michel-Ange.
8. — La guerre que l'on a cru prèle à éclater
<CM Orieni, semble encore celle fuis ajournée. Le
slutii i\uo sera prolongé. Mais ce qu'il ne faut
jias oulilier, c'est ((ue le danger est seuliniiiit
suspendu : des causes imminentes sont là pour
le ramener et siiipreiiilre l'Europe, ;ui inoiiieni
le plus inattendu.
— La forteresse de SaintJean-d'DlIoa (la ciia-
«lelle de la Véra-Cruz), a été avariiée par hsl'ran-
raisle (j avril, etledrypeau mexicain lloitait de
nouveau sur ses reiiipai is.
— lin décret inséré dans la Cazrtte officielle
de i\Ia In'd de ce jour prononce la dissolution des
corics et convoque les nouvelles pour le l'' sep-
tembre.
— M. le îîénéral d'artillerie Paiihou est parii le
% de Toulouse pour l'eip gnan, où il va présider
le conseil de guerre ([ui doit juger le général
lirossard.
— L'all'aire des troubles de La Rochelle vient
de se terminer après quinze jours de pénibles
débats :
1 ,î3(! questions ont été soumises à MM. les
juri'S. Ils sont entrés, \v ?i juin, ii si\ heures du
matin, dans la salle de leurs déliiiérat.ons, et n'en
Mint sortis qu'à minuit. Sur .")() accusés présens,
<) ont élé acquittés, et 'il condamnés aux travaux
l'jicés, ou à la réclusion, ou à l'emprisonnement.
— M. le garde (les sceaux vient d'écrire au cha-
pitre métropolitain de Lyon, que le corps du
IJfélat débint serait incessauinient transporté à
l.>«n, conformément à ses vœiiv; ([ue le gouver-
iieni^nt n'entendait pas que l'ostracisme qui pèse
sur la famille iioiiaparie pût s'appli(|uer ii un
niori, et (pie la dépouille inorlelle du car.linal
Fesch (bnrait élre reçue et inhumée dans l'église
(It! .St-Jean, avec tous les honneurs possibles.
— 11 n'est bruit dans Madrid que d'un procès
d'une haute ini|)ortance, par la gravité des inté-
rils qui s'y trouvent engagée, et parla quiditédes
))laideurs. Ce duel judiciaire est entamé entre le
(lue de l'.erwick et les héritiers de la duchesse
d' Allie. Il s'agit de plus de 15 millions (pi'une sen-
tence du trilmiial de première insiance de Madrid,
«n date du 7 octobre 1.S37, avait attribués auduc
<!e lieruick jouissant déjà d'une fortune colossale.
\a\ tribunal suprême de justice a reformé celte
sentence, et r.'integré dans leurs droits les héri-
tiers deU duchesse d'Albe.
— Hier .'-oie. si\ (iHiciersde la g. riliion de Pans
sesoiil cmislilués prisoiinier.s ii la (',oiu'ieigPi-i(!
a.'in de passer en jii:,'eiiient devant la cour u'as-
sisus par suite de duels,
— Un journal anglais rapporic ce (pii suit :«0n
sait que S. M. la reine Mctoriaesl d'une evactitu-
de remarfiinlde. La veille du gr;!iid bal donné ii
liuckingli
.S. M. envova r.ii grand-duc bérilier
piés<iiii|itd'de la couronne de Russie, n(i
tion à venir faire une promenade à fj
prince arriva quelques minutes trop
reine était partie. Il alla rejoindre le f«J
trouva sa place occupée par lord Alfred
Le futur einpereaft'csta parconsétpient ii la suite.
Au bal du lendemain, S. M. (il inviter le Cesare-
witch à danser avec elle. Le princi répondit qu'il
était engagé.»
— A partir de demain samedi 8 juin, et pen-
dant tout l'été, le dernier convoi du chemin de
fer partira de Paris ii dix heures du soir, et de
Saiiit-Liermain il di\ heures et demie du soir.
9. — linc lettre d'Amsterdam, du 5 juin, poric:
"On s'occupe activement des préparatifs du
rétablissement du pied de paiv. Les forts de Lilhi
et de Liefiienslid'ii sont désarmés. Les milices
Sont renvoyés dans leurs foyers.
— Voici l'extrait d'une lettre de la Martinique
du 24 avril, arrivée pr.r la corvelte la Marne,
qui a mouillé en rade de Brest, le k juin :
"L'excès de nos mauv, et l'oubli dans lequel ils
paraissent être en Fi anre, viennent enlin de déler-
iniiier le gouverneur à nous accordi'r le lai Lie
secours diine solde de 4,000 barritiues de sucre
par tout pavillon.»
— Sur la désignation de M.Villemain, appelé an
ministère de l'inslrurlion puliliqu';, l'Acidéniie
française, dans sa ; éiiice de jeuii, a ch'iisi V). Le-
brun pour remplir iiruvisuiremciit les foncions
de tecré'airc peipétufl.
— Le ininisti e de la guerre ayant été informé
qu'une maladie grave léissaii dans qu-lqucs
régimcii.s de la garnison de Versailles , a envoyé
sar les lieux de;^x inspecteurs, membres du con-
seil de saille des années.
11 rési l!e du coiupie (lue ces iaspectours ont
rendu de leur niissior, que la maladie n'a pas la
gravité qu'on lui avait supposée, ( t qu'd sullira ,
pour en arrêter les progrès, de diminuer le nom-
bre des soldats qui occupent les chambres dans
les casernes, et (l'y faire exécuter quelques tia-
vasix pri>pres à faciliter la circulation de l'air.
Kn conséquence , i.\Cf: ordres ont été donnés
pour l'i'Xécution immédiate de ces travaux , et
pour que quatre compagnies d'infanieiie de la
garnison de Versail'cs soient ciivoyées à Chartres.
— Le Commerce annonce que le droit de dé-
livrer des ceriiliiais de vie aux divers pension-
naires de l'état, qui aujourd'hui est le privilé;je
de quelques notaires , va être étendu à tous les
notaires, sans exception amune.
— La foudre est tombée à Paris, pendant l'o-
rage de la journée , sur deux points difl'érens, au
niarclié Saiiit-Mariin et rue Meslay , 6. On n'a
heureusement à déplorer aucun accident. Rue
i\leslay,la fondre a traversé un mur, et après avoir
parcouru un long couloir , est sortie du côié du
boulevart. Lue femme qui se trouvait près de là
s'est évanouie.
— Hier , à minuit, le thermomèîre de l'ingé-
nieur Clievalier marquait l/i" /i[10" au dessus
deO; aujourd'hui, à quaties du m.idn, 13" 1\W ;
à mi.li , 20"; aune heure, 20" 7|10'-'"; à deux
heures, 20".
— On fait en ce moment des travaux sur la
grande chaussée des Champs-Llysées pour y placer
des bornes-fontaines; h ou 500 candélabres (pii
seront éclairés par le gaz vont aussi être places
sur les côtés de la chaussée, depuis la place de la
Concorde jusqu'à l'Aic-de-Thi iomiihe ; deux énor-
mes condails de gaz sont il\'.\ plac. s dep::is un
mois dans les conire-allées.
— Vixw trom.'ie d'eau à éeliité le 23 mai, aux
environs de Fu:x (,\riegej, (t a causé de gran.U
ravaye^. Dans la commune de Prayols, des mai-
SJiis ont été e iipjrlé.v-i. Le cimelière, dont
ri'iiceinle a éle enleu'i!, Diéseniait un aspect ef-
bavant. l'Iusienrs cercueils ont été découverts et
enle\és par les eaux.
— M. Tliiers vient de conclure avec le libraire
Paulin, un marché pour la publication d'une //('.(-
luire du Consulat et du l'Empire, taisant suite
à son llistoircdc la lii'volittion française.
M. Paulin a aiqiiis la propriété perpétuelle du
manuscrit de M. Tliiers au pri\ de 500,000 fr.
Le jour de la liviaisun du manuscrit, M. Thiers
recevra 400,000 fr., et les cent derniers mille
francs un an après.
— M. de Genoiide prêchera à St-Philippo-;la-
Roule, dimanche",), jour de l'octave de li l'ète-
Diou, à trois heures et demie.
— Un jeu d'enfant a failli avoir pour résultat
un accident terrible. Dans une école du Pas-de-
Calais, déjeunes garçons de huit à dix ans, en at-
tendant le niiiître, se mirent en tête de jouer uti
pendu. La victime est bienttôt choisie, et bon gré,
malgré, l'eiifiiit pris pour holocauste a , en deux
secondes, le nœud coulant autour du cou; la cour-
roie e;>t attachée au plafond, ctl'cnfint enlevé de
terre, est poussé et renvoyé comme une balan-
çoire. Les écoliers ne croyaient finie là qu'iiiK;
plaisanterie; mais voilà toui-à-coupque le patient
roule les yeux et tire la langue : alors tons les
enfans d'élre épouvantés et de fuir au plus vite ,
laissant le niallicureux se débaitie. Heureusement
qu'un autre enfant de douzeans arrive à l'instant,
et (pi'il a l'intelligenee de comprendre (pt'il y a
quelipie cliiisede mieux à faire ((ne de partager la
panitpie général •, et i! coupe la corde sans re-
tard. H était temps ; le pauvre enfant décroché
ét.iitdéjà tout à faitnoiret avait besoin de prompts
secours; quelques sccondi^s plus lard, c'en était
fait de lui.
Une institution religieuse et militaire , VOrdre
de. Malle, ses farauds Maîtres et ses Chevaliers,
(pii n'a pas succombéau double ell'ort du teiaps ot
(les révobilions, vient de trouver, ( n i\i. de Saint-
Allais, un h storieii non moins remarquable par
l'étendue de son savoir que par le laionisine de
son style. Lin seul volume intitulé : VOrdre de
Malte, ses grands Maîtres et ses Chevaliers, \ai
a sulli pour remonter à l'origine de celle institu-
tion fameuse, pour la suivre dans .ses grandeurs
et ses vicissitudes, imiir nous montrer ce qu'elle
fut et ce qu'elle e.st encore. En parcourant la sé-
rie des grands Maîtres de l'Ordre, M. de Saint-
Allais a rappelé tous les événemens mémorables
aui(|ucls ils ont pris part : ensuite il est cniré
dans l'analyse explicative du gouvernement en
général et de chaque dignité en particulier : il y
a joint la nomenclature de tous les chevaliers re-
çus depuis l'année 1700 jusqu'à la présente année
1S39, et 76 écus.sons en taille-douce représen-
t int les armoiries de chacun des grands maîtres.
Il était impossible de renfermer plus de docu-
meiis en moins d'espace , ni de semer un travail
historique de rétlexions plus judicieuses que ne
l'a fait le savant antiquaire et généalogiste. Parce
nouvel ouvrage, M. de Saint-Allaissoutient digne-
ment la renommée, dont il jouit depuis long-
temps , non seulement en France , mais dans
toute l'Europe. L'Ordre de Malte lui saura gié
d'avoir consacré sa gloire et ses services de ma-
nière à en mettre le souvenir à la portée de tout
le monde.
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SOMMAIRE.
Le chasseur de herbes précieuses, par An.
Lenoir. — Les DEUX VIEILLES filles (1" par-
tie), par Aladame Charles Ueybaud. — La
pierre de touche, par Pitre-Chevalier.—
Le curé Bonaparte, par Marie Aycard. —
Exposition des produits de l'industrie
(Quatrième article), par M. Georges Janéty.
— Revue des tribunaux : Cour des Pairs:
Insurrection des 12 et 13 mai; Demande en
main-levée d'interdiction formée par M. le
marquis d'Ilarcourt, — Tivoli. — Revue de
cinq jours,
£t tljaaseur îie pitrrcs ^jvécicuscs.
J'avais qaalorzo ans environ, lor.squo mon
père me conduisit à la grande foire de Cracovie,
où il se rendait pour affaires do sa profession,
qui était celle de lapidaire, et qu'il exerçait à
Michlinilz.
Comme nous longions nn des côtés do la
place, cherchant la boutique d'un marchand
chez lequel mon père avait à faire, nous vî-
mes, à peu de distance de nous, ou grand con-
cours de peuple réuni devant une boutique , et,
en nous approcliant , mon père reconnut que
c'était précisément celle du marchand qu'il
cherchait. La foule était considérable, el il élnit
fort difficile d'avancer ; mon père cependant,
pressé de terminer ses acquisitions, faisait tous
ses efforts pour se pousser en avant : — Dou-
cement, doucement donc, dit une voix sortant
de la foalo, croyez-vous ëlre le seul qui dési-
riez voir l'opale? — C'est donc une opale qui
excilQ si fort la curiosité, dit mou père en s'a-
dressanl à son voisin? — Vous n'avez donc 'pas
entendu parler, répondit-on, de cette merveil-
leuse opale que Srhmill, le chasseur de pierres
précieuses , a Irouvéc dans les montagnes, 'et
qai vient d'élre achetée pour le roi au prix de
100,000 (lorios? — Pas le moins du monde. —
Et mon père , qui alors ne désirait pas moins
voir l'opale que qui que ce fût , recommença de
plus belle à m'eulraiiier en avant ; lorsqu'il fut
parvenu à la porte de la boutique du marchand,
celui-ci l'aperçut el nous fit entrer; puis il con-
gédia la foule, en lui disant que pour ce jour
là il ne montrerait pas davantage l'opale. 11
nous fit ensuite passer dans une arrière- bou-
tique, où mon père cl lui commencèrent par
s'entretenir de leurs affaires.
Le marchand avait emporté avec lui la fa-
meuse pierre , objet de la curiosité publique ,
el l'avait déposée sur une table, remettant de
l'examiner avec mon père, après la conclusion
lie leurs affaires , de sorte que , pendant leur
entretien , je pus la prendre dans mes mains
el la considérer (oui à mon aise. (Juoique mon
père fût lapidaire, j'étais tout à fait étranger à
la valeur des joyaux, et à peine même pouvais-
je distinguer une pierre d'avec une autre; ma
mère, dans son amour, m'avait destiné à une
profession libérale, et l'on m'avait envoyé de
très-bonne heure aux écoles , en sorte que
je connaissais mieux mes livres que les bi-
joux; je savais, toutefois, que la pierre que
je tenais dans mes mains avait élé achetée
100,000 Horins pour le roi; el comme tin florin
me paraissait une somme considérable, llH), 000
llorins en élaiout une qui surpassait mon inlelll-
gence. Kiifin mon père et le lapidaire étant
tombés d'accord sur leur marché , reportèrent
leur attention sur l'opale; ils parlèrent en ter-
mes magnifiques de sa beauté el de sa valeur
extraordinaires et de l'otonnanle bonne for-
tune de Schinitl, toutes choses qui firent sur
moi une impression profonde. Nous sortîmes
I de la {uaisoii du marchand, el en traversant la
place, je priai mon père de me fnire voir le
speclacle d'un jongleur arménien ; il me re-
fusa , en alléguant que cela coulerait on demi-
florin.— Un demi-florin, pens.-.is-je, rien qu'un
demi-florin ; et ce chasseur de pierres pré-
cieuses qnijeu a trouvé une du prix de cent
mille florins! — Pendant toulé là roule de Cra-
covle à Michlinilz, ces pensées me roulèrent
dans la lêle, et à chaque insl.-uil je dirigeais
mes regards vers les monlacnes, m'attendant
presque à voir les couleurs d'une oi);i!e réflé-
chies sur quelque rocher par les rayons du so-
leil.
Peu de jours après C9 voyage, mon père
tomba malade, et malgré les secours de la mé-
decine et les soins de ma mère , la violence de
la maladie l'emporta, et il mourut au bout de
huit jours, ne laissant à sa famille qu'un forl
médiocre patrimoine, et à moi, son fi!s ui;i.]uc,
que ses principes de sagcs-e, et le monde en-
tier pour les mettre en pratique.
Ma mère dut nécessairement renoncer à ses
idées d'ambition pour moi ; c'était la carrière
du commerce qu'il me fall.iil suivre: cl romnui
j'avais encore la tète remplie du s-ouvcnir de
l'opale , je demandai à ôlre mis en apprentis-
sage chez un lapidaire. Ma mère trouva ma de-
mande fort raisonnable; j'allai donc m'inslalIcT
dans un galetas, où je pus repaître mes ycox do
la vue d'une grande quantité de pierres p.i-
cicuses , et conserver le souvenir de l'opale tt
des 100.000 florins. J'avais la meilleure volonté
du monde d'apprendre mon métier, et cepen-
dant je ne faisais pas grande besogne, l'is pci: -
sées gigantesques de fortune fermcolaicnt dan-;
mon cerveau. I.a fenêtre de mon grenier don-
nait sur la campagne . et ma vue était bornée
par la grande chaîne des monts Carpallics ; au
lieu de polir des pierres el de travailler, louiez
les demi-heures, je mettais la lète à la fei.t'-
Ire, et je pensais à Schinitl. à son opale et à ses
UK),000 llorins, et lorsque je me rasseyais, je me
disais à moi-même à Itaule voix : —Je ne rois
-, 514. —
piis pourquoi je ue (rouverais pas une opale
aii-si bien que Sclimitt.
Siins confier tout à fait mes rêves «le splen-
deur à uia mère , je lui disais parfois qu'un
jour ou l'autre je ferais la forluue de la famille;
ce (jui signifiait à ses yeux que je voulais deve-
nir un lapidaire liaLile, et acquérir une certaine
inJépendauce par mou travail.
Trois années se passèrent ainsi; ce temps ré-
volu, je priai mon maître de m'accorder un
confié de quelques jour» pour aller rendre visite
à mon oncle , qui demeurait à Uunavil/ et qui
étail nourrisseor de bestiaux. Mou oncle , tou-
tefois, n'était guère qu'on prétexte dans cette
occasion ; j'avais pris la résolution de faire ce
V('yai,'e pour tenter une première fois la for-
lune. Je me munis en conséquence d'un marteau
et de quelques outils que je jugeai devoir m'ètre
nécessaires. Mon oncle, ma tanle et mes cou-
sines nie reçurent avec de grands témoignages
d'alleclion; je leur appris que depuis trois ans
j'étais eu apprentissage chez un lapidaire, que
j'étais déjà fort expert dans la conuaissance des
pierres précieuses, et que mon maître m'en-
voyait pour quelques jours pratiquer ma science
dans les montagnes, ce qui, Dieu me pardonne,
était uu mensonge. On pourvut libéralement à
tous mes besoins; un sac plein de vivres fut mis
à ma disposition, on me prêta un couteau, un
briquet bien garni, et plusieurs autres petits
uslensiles nécessaires. Je promis d'être de re-
tour an bout de quatre jours, et comblé des
Vœux de tonte la famille, je partis, le sac sur
l'épaule , pour ma première citasse aux pier-
res jirécieuses.
Lorsque je commençai à gravir le plan in-
cliné gai coudnit au pied des montagnes, mon
cœur bondissait de joie; il me semblait que
toulfs les richesses qu'elles contenaient m'ap-
partiendraient nn jour. Je me trouvais devant
ce môme pic que j'avais ti souvent regardé de
la fenêtre de mou grenier, devant cette cliaine
aa milieu de laquelle Sclimitt avait trouvé son
opale; et puisqu'elle avait recelé une pierre
valant 100,000 florins, qui pouvait assarer
qu'iïile ne recelait pas encore des pierres va-
lant dix fois davantage! J'atteignis bientôt,
bercé par ces songes sédaisaus, l'entrée d'un
étroit vallon, que je considérai comme le vesti-
bule du palais de Plutus; je me mis aussitôt à
l'œuvre , faisant retentir les échos de la vallée
des coups que j'assénais sur les rochers; je con-
tinuai cet exercice jusqu'à ce que, excédé de
fatigue , je fusse contraint de le suspendre, sans
rien trouver qui ressemblât le moins du monde
à un joyau. Ceci n'était pas très-encourageant;
niais je me consolai eu en tirant la conclusion
qui- je n'avais pas encore pénétré assez avant
dans la montagne. Un galetas pour abri valait
niii'ux que le flanc d'une montagne ; mais c'é-
tait là un inconvénient prévu, et je m'endor-
11 is, lans l'espérance que le lendemain mes tra-
vaux: auraient nu meilleur résultat.
Je me réveillai au moins deux heures avant
le jour, et j'attendis le lever du soleil avec au-
tant d'impatience que s'il eût dû me montrer la
mule où gisaient d'inépuisables trésors. Long-
temps avant que les pics les plus élevés de la
montagne fussent éclairés de ses rayons, je
tn'uuvraU nue voie au tuilieu des rochers et des
torrens, me hàlaiitd'arriverà un ravin plus éloi-
gné qui devait m'offrir plus de chances pour
réaliser mes rêves de fortune. Ce jour-là je
remplis à moitié mou sac, non d'opales, mais
de différentes pierres que je jugeai avoir une
certaine valeur, et qui me parurent déjà une
assez belle récompense de mes travaux.
Sclimitt, mcdis-jeeu moi-même, n'a pas trouvé
son opale la première fois qu'il est allé dans la
montagne; je ne dois donc pas me montrer
aussi ardent dans mou ambition. Le lendemain,
je commeurai à revenir sur mes pas, ne négli-
geant sur mon chemin aucune occasion de gar-
nir mon sac, et dès la fin du troisième jour
j'arrivai chez mon oncle. La vue de tues riches-
ses me valut de grandes félicitations.
— Ceci, !enf dieais-je, est un gfenat, ceci
un lapis-lazuli , ceci un minerai d'or; mais je
n'ai pas encore trouvé d'opale.
— Il y a temps pour tout, répdtuiit taon on-
cle; et combien tout Gelavabt-il'?
— Cela vaut au moins 300 florins.
Mou oncle me regarda avec ou certain air
d'incrédulité; matante murmura quelques mots
sur les faibles produits de l'état de noorris-
seur de bestiaux, et mes cousines me regar-
dèrent comme le jeooe homme le plus étoo-
uaut de la Gallicie.
Le lendemain, je pris congé de mon oncle, en
emportant , bien entendu, mes trésors avec
moi; mais, sachant très bien qu'il y en avait
au moins la moitié qui n'avait aucune valeur,
je m'arrêtai sur les bords d'une petite rivière,
et après un examen rigoureux du contenu de
mon sac, j'en jetai plus de la moitié dans l'eau,
estimant que ce que je conservais valait au
moins 150 florins. Je me rendis d'abord chez
mou maître , et le trouvant à la besogne : —
J'apporte quelque chose avec moi, lui dis-je ;
puis vidant mou sac par terre, j'en pris oue
poignée que je posai sur sa table de travail. Il
les prit les oues après les autres, sans profé-
rer on mot car c'était au .homme fort sobre en
paroles, les examina légèrement, puis les ren-
voya dans uu coin destiué à recevoir la ro-
caille. Je lui présentai successivement plu-
sieurs autres poignées qui eurent toutes le mê-
me sort. Vint enfin la dernière poignée qoicon-
teuait uue pierre sur laquelle j'avais fait une
marque, parce que mes espérances étaient en-
tièrement fondées sur elle. Il la considéra plus
attentivemeul que les autres, mais il finit par
l'envoyer rejoindre ses compagnes, eu disant :
— Toute rocaille, mon enfant; il faut vous re-
biettre à la besogne. Voilà donc tous mes rê-
ves de bonheur anéantis; ce fut la plus malheu-
reuse soirée de ma vie.
Je regagnai mon galetas, mais le sommeil
fuyait mes paupières , et je songeais à la ruine
de toutes mes espérances, lorsque tout à coup il
me vint à la pensée que mon maître avait bieu
pu se tromper, et qu'il ne serait pas impossible
qu'un autre lapidaire fût d'uo autre avis que
lui à l'égard de la pierre que je croyais être
une jacinthe. Je me levai, descendis doocemeut
dans la boutique, puis, allumant une petite
lampe à la braisa mourante d'un feu dont il
avait ea besoin pour ses opérations, je me mis
à cherclier ma jacinthe présumée parmi la ro-
caiU«i mais j'eos beau examiuer à la laeiu de
la lampe toutes mes pierres les unes après les
autres, et recommencer plusieurs fois celte
épreuve, je ne la trouvai pas. Fatigué enfin
d'une recherche inotilc, je me laissai tomber
sur le fauleoil placé devant la table de travail ;
j'y vis, au milieu de divers instromens, deux
pierres auxquelles mon maître travaillait à don-
ner le poli. J'en pris une : c'était précisément
celle que je cherchais. J'eus bientôt combiné
mon plan tje m'emparai de la pierre, remontai
dans ma chambre, achevai de m'habiller le
plus promptemeut possible , et laissant à mon
maître uU mot qui l'informait de ma décou-
verte peu honorable poor loi et de ma réso-
lotioD de le quitter, je pris , quoiqu'il ne fut
encore qu'une heure du matin, la route de Cra-
covie. .le trouvai facilement à vendre mon
joyau; le marchand chez lequel j'avais été avec
mon père m'en donna cent florins, en me fé-
licitant d'avoir si heureusement commencé ma
carrière; et le lendemain je retournai chez ma
mère, avec un présent pour elle et pour cha-
cune de mes sœurs, et n'ayant plus que qua-
tre-vingts florins dans ma poche.
Le eomtberce était décidément la carrière
qui me convenait; ma première tentative avait
réussi au delà des espérances de ma famille,
sinon au delà des miennes ; quoique je n'eusse
point trouvé d'opale, je n'avais point lieu de me
décourager , et je regardais même l'acqoisi-
tion des richesses comme la chose da monde la
plus facile.
L'argent que je retirai de ma jacinthe servit
à m'équiper pour nne seconde expédition. Je
laissai quarante florins entre les mains de ma
mère, et je partis pour Rostalesko, après avoir
prorais à mes trois sœurs que si je trouvais seu-
lement oue opale de 20,000 florins, je les do-
terais honorablement. Toutes trois regardè-
rent déjà leur dot comme assurée , et moi,
dès que je fus sorti de Michliuilz, j'eus soin de
jeter les yeux de côté et d'antre dans la cam-
pagne afin de me fixer sur le site le plus con-
venable pour y faire bàlir une maison du pro-
duit de mes travaux.
Le jour où je fis ma première excarsion et ao
moment même de pénétrer dans les montagnes,
je rencontrai deux vieillards dont les vêtemens
en lambeaax et les figures livides annonçaient
la profonde misère. J'entamai la conversation
avec eux, et ils m'apprirent qu'ils étaient des
chercheurs d'or.
— Pourquoi, leur dis-je, n'exercez-vous pas
plutôt le métier de chercheurs de bijoux? voas
y gagneriez davantage. Ils me regardèrent en
souriant, et de mou côté je pris en pitié l'illu-
sion qui les avait rendus pauvres pendant toute
leur vie, taudis que Schmitt s'était fait bâtir un
château et vivait dans l'abondance.
Pendant nne année il n'y eut pas an seul
jour que je ne passasse en partie dans les mon-
tagnes ; qoelquefois je me trouvais payé de
mes fatigues, mais le plus souvent elles ne me
rapportaient absolument rien ; cependant je
n'eu poursuivais pas moins mes excursions avec
ardeur, et mes espérances détruites un joor re-
naissaient avec plus de force le lendemain. Eu-
fin, c'était presque à l'expiration de l'année de-
puis le jour de mon départ , mou marleaa fit
jaillir du roc une pierre qui avaient tous les ca-
m
— 515 —
raclères dislinctifs d'une opale. Je m'empressai
de la polir d'un cô(é el les teintes variées de
l'opale brillèrent à mes yeux enchantés. Li'
jour de la récompense est donc arrivé, me dis-
je à moi-même! La pierre était peu inférieure
en grosseur à celle que j'avais tenue entre roos
mains dans l'arrière-boutique du marchand de
Cracovie, à cette pierre dont le souvenir était
resté si profondément et si distinctement f^ravé
dans mon esprit ; et de la comparaison de deux
opales il résullait que celle que j'avais Irou-
vée ne pouvait valoir moins de 50, (lUU florins.
Mes préparatifs lurent bieuldt faits pour mou
retour à Miclilinilz; pendant la route Je me li-
vrai aux plus agréables rêveries, disposant en
idée des richesses que je me croyais certain
déposséder. J'arrivai chez ma n)ère à la fin du
troisième jour, et j'y fus reçu comme un fils est
reçu de la mère la plus tcudre après une longue
absence. Ma physionomie ne laissa pas long-
temps ignorer que j'avais un secret important à
révéler; je tirai l'opale de la poche où je l'avais
cachée el je la présentai aux regards étonnés
de ma famille. Je voulus ne pas perdre de
temps pour réaliser ma fortune. C'était la se-
maine suivante que devait avoir lieu la grande
foire de Cracovie, et je résolus de m'y rendre.
Relativement à l'emploi des 50,000 florins,
mon parti était pris d'avance. J'avais promis
de doler mes sœurs; en conséquence je distri-
buerais à chacune d'elles <leux mille florins, ce
qui ferait d'elles les plus riches héritières de
Michlinilz ; j'en donnerais quatre mille à ma
mère. Quant aux 40,000 fl. restant , ma petite
cousine Konza de Duuavilz fera, me dis-je, une
excellenle femme , el j'achèterai une baronie
dans quelque partie du Palatiual.
Ces résolutions prises, le malin du jour de la
grande foire, je quittai ma fauiille ])our me ren-
dre dans la capitale; j'emportai mou opale en-
fermée dans une bourse de peau attachée à mou
cou par une chaîne do cuivre. Sur ma route je
rencontrai un grand concours de personnes qui,
comme moi, se rendaient ù la foire ; mnis je les
dépassai sans peine, car j'étais monté sur un
cheval que j'avais acheté avec ce qui me res-
tait des cent florins produit de ma jacinthe.
— Y a-t-il un do ces iiidividu.i, me disais-je,
qui porte à la foire une ojiale de 50,00J florins 1
J'arrivai dans la capitale avant midi, el, après
avoir laissé mon cheval dans une auberge des
faubourgs, je me dirigeai vers la grande place,
en prenant les mêmes rues que j'avais suivies
avec mon père cinq années auparavant. Que
de changemeus avaient eu lieu depuis lors, et
quels résultais extraordinaires avaient produits
une seule impression du jeune Âge I Heureux
hasard, pensai-jc, qui a amené mon pèro à
Cracovie; s'il n'y était pas allé, je n'aurais
pas vu ane opale merveilleuse , je n'aurais pas
entendu parler d'un chasseur do pierres pré-
cieuses , et aujourd'hui je ne serais pas à la
grande foire avec uu bijou de 50,000 florins dans
liia poche.
Jo me tenais pour certain de l'intégrité du
marchand, ami de mon père, et avec lequel j'a-
vais déji) fait une alTaire ; mais , avant de di.<-
poser délinilivcnicnt de mon trésor, j'étais bien
aise de jouir do la gloire de le posséder ; enfin.
je désirais que mou opulc excililt uu peu do
celle rumeur que celle de Schmilt avait occa-
sionnée dans la ville. Je me promenai donc
dans la grande place, en cherchaut une occasion
de faire conn;illre ma bonne fortune et de faire
parler de la beauté et de la grande valeur de
ma précieuse pierre.
En allant à droile el à gauche, mon allonlion
se^^xa.sur un étalage composé des rnjircliandi-
ses les' plus variées elles plus riches; le mar-
chand, velu à l'orientale et fumant sa pipe, se
tenait derrière une longue rangée de tables
abritées par uu lendelat. Les plus riches étoffes,
les brocards, les soieries et les tiisos d'or de la
Perse ; les épices et les parfums les plus pré-
cieux de l'Inde et de l'Arabie ; les lames de Da-
mas cl les poignées de sabres incrustées d'or et
d'ivoire et garnies de pierres précieuses; les
gommes les plus rares de l'Afrique et de la
Guiane; les temples el les pagodes habilement
sculptés en ivoire et les bois les plus précieux ;
leséchanlillons les plus parfaitsde mosaïque; les
camées sculptés par les artistes les plus célè-
bres; telles étaient les richesses que l'on voyait
étalées sur une partie des tables de ce bazar.
Ce n'en élail pourtant à beaucoup près que la
parlie la moins riche, tant le contenu d'une
dernière table éclipsait tout le reste; cette table
était couverte d'une grande quantité de pierre-
ries de toutes les espèces; elles étaient symé-
triquement arrangées en carrés, cercles el py-
ramides; diamans, éméraudes, rubis, saphirs,
topazes, pierres de toutes les grosseurs et
étincelanles des plus belles couleurs, éblouis-
saient et charmaient la vue. Toutefois, dans cet
amas de bijoux , je ne voyais pas d'opale. —
Ami, dis-je au marchand, sans contredit, vous
êtes le roi de la foire; toutes les richesses des
cités de l'Orient sont concentrées sur vos ta-
bles, tous les pays du monde vous ont apporté
leur contingent, et cep^'udanl je trouve qu'il
vous manque quelque chose. — Que voulez-
vous donc y voir ajouter, dit-il, sans ôter sa
pipe de sa bouche? — Tenez , cette pyramide
est bien belle; elle se compose de deux rangs
de topazes, de deux rangs de rubis, de deux
de saphirs, de deux d'éniéraudes et d'un rang
de diamans , et le tout est surmonté d'une belle
perle. Eh bien! à la perle, mon avis serait de
substituer une opale. — Je pourrais faire ce
changement, répondit le marchand, eu ûtant sa
pipe de sa bouche; mais, sefon moi, la perle ter-
mine mieux la pyramide; jeune homme, ajouta-
t-il, on n'a pas extrait des entrailles de la terre
une seule pierre précieuse dont je n'aie l'espèce
en ma possession, et je parierais la valeur de
cette pyramide que je puis montrer, dans cha-
que espèce, une pierre plus belle que tout antre
marchand de Cracovie , sinon de Pologne ou
d'Kurope ! Puis il jeta un regard de triomphe
sur son étalage et reprit sa pipe. — Il n'a point
d'opale, me dis-je à part moi ; mais il est trop
vain do ses joyaux pour avouer qu'il lui en
manque une. — Je n'ai pas la valeur de la py-
ramide à mettre à l'eujeu, lui répondis-je aus-
sidM, mais je parierais la valeur d'un bijou que
je vous montrerai, que vous n'avez pas le pa-
reil.— Eh bien! précisez celte valeur, ou mieux,
choisi.>iSCZ vous-même parmi ces bijoux celui
qui vousconviondra, mcllczle d'un ctMo cl pla-
ce*! l» vùiio de l'aulfe, el le gaguanl emportera
les deux enjeux ; vous ju'.'crez vous-même si
la pierre que je pos.-^ède est de la même espèce
et plus ou moins précieuse que la vôtre.
Ceci me parut uiie excellenle afTaire; je pri.i
donc un diamant que je jugeai valoir à peu pré-»
cinquante mille llurins el je le mis de côté. Une
aflluence considérable du curieux se trouvait
en ce moment réunie autour de la table, ils
avaient entendu notre conversation, et alleu-
daienl avec anxiété le lésultal d'un pari au«i
considérable. Ainsi, j'avais obtenu précisément
ce que je désirais.... une occasion de faire pa-
rade d'une pierre si rare et acquise au prix de
tant de labeurs, sans parler du diamant qui
brillait sur la table et que je regardais déjà
comme ma propriété. J enlevai la chaîne de
mon cou et je lirai de la b-mrse de peau mou
opale que je posai sur la table vis-à-vis du dia-
mant.
—Une belle opale, en vérité, dit le marchand
ôtant sa pipe et l'exarninarit, elle vaut plus ,
ma foi! que le diamant que vous avez choisi, et
fera précisément l'alTuire pour le sommet de la
pyramide.
Puis ouvrant une boKe d'ébène :
— La mienne, voyez-vous, est trop grosse.
Et il posa sur la table l'opale même que Scli-
mitt avait vendue au roi, et dont le souvenir eu
était si bien resté dans ma mémoire. Quelles fu
rent mes sensations dans ce moment ? le prix
de mes sueurs, toutes mes espérances, tout mon
avenir évanouis en un instant, évanouis par
l'effet de mon extravagante et misérable va-
nité! Lemarcliand remit iraiiquilleraeDl sa pipo
à sa bouche , prit mon opale el en couronna la
pyramide après avoir enlevé la perle.
—Vous avouerez bien niainteuaut, dit-il, que
la pyramide est sans défaut.
Il remit ensuite son opale dans la bolleel
s'occupa tranquillement de l'arraugemenl de
ses marchandises.
Je m'en retournai dans le plus profond abM-
tement; mais les expressions de pitié des spec-
tateurs, si différentes des louanges que je m'at-
tendais à recevoir , me firent encore plus de
mal que la perle de ma fortune. Je me rendis à
la boutique du marchand que je connaissais,
mais sans lui parler de ce qui méi fit arrivé :
l'aventure , toutefois , fut bieulùt ébruitée el
l'on raconta partout qu'un jeune igjioranl s'était
laissé escamoter un joyau précieux parllaran-
zabal, le grand marchand de Bassora; j'eus
même la morlificalion de me voir dé.-ignc con.-
mecejeuue homme.— Comment avo<!-\ous été
assez fou, mon ami , me dit le march.ind, pojr
tenir un pari conire Haranzabal'? Si vous éli. z
venu me voir d'abord , vous auriez appris ,
comme tout le monde sait ici . c'e.st que le roi
aeneagé son opaleà ce marchand coniinepiir.m-
lie d'un emprunt, h la condilion seulement q l'ij
ne la montrerait pas ouverietnent à la fi.ire.
Kien ne me retenait (lus a Cracovie. Je ven-
dis mon cheval, et au lieu li arriver chez moi
avec 50,000 florins d.iiis ma buur>o, elle u'cii
conton.iit plus que ÙW provenant en p,;rtie du
prix de mon cheval , et en partie duu reliquat
do compte dil à mon père et que son ami le l.i-
pidaire acquitta cntie mes mains. Il fillut bien
ruonler ma triste aventure à ma famille qui
se luoiiira plus sensiblo A ma douleuf (lu'à sc«
516 ^
pertes personnelles. Toutcfoi;!, je n'abandonnai
pas la profession de chasseur de pierres pré-
cieuses, et tel surprenant que cela puisse pa-
raître, dans ce moment niCme où mes espé-
rances venaient il'ètre anéanties, elles se ré-
veillèrent avec une nouvelle ardeur; «le nou-
veaux rêves, do nouveaux projets de fortune
s'emparèrent do mou esprit cl en cliassèrenl
presque entièrement lo souvenir de mou irifor-
lune. Mou marteau cependant n'a |)Iun fait re-
luire i\ mes yeux l'éclat d'une autre ojiale; mais
grâces A un travail opiniâtre, mck rêves de
fortune n'ont pas été entièrement dé(;us. J'ai
pu, en peu d'années, doter messieurs, assurer
un Sort tranquille à ma mère, et faire partager
à ma cousine Kouza, sinon les honneurs d'une
l>aronie, du moins les profil» et les tracas d'une
respectable maison de commerce. {The Uotne-
'J'iudiliviis.) [Traduction du Commerce.)
Au. Lkkoik.
m\ wmm filllks.
(Madame Charles Rcybaml, ce talent dramati-
que et l'éconil, auquel nous devons déjà tant de
récits intéressans, vient de publier sous le litre de
jl/(.j(7ir un nouveau roman (|ne nous u'iiésllons
pasànietlreau premier runi; parmi les ceuvres
littéraires les plus remarquables de notre époque.
C'est une histoire louchante, pleine de pérq)elies
inattendues, écrite avec ce charme dont les fem-
mes ont seules le secret. Le sujet, compli(|ué vers
le dénoûment, en est d'abord d'une grande sim-
plicité. — Trahie, puis délaissée par son mari,
madame d'EUanges s'est vue réduite à la misère ;
sans autie ressource que son travail, elle qui jus-
qu'alors avait vécu dans le lu\e et dans le bien-
être; sans autre consolation que ses deu\ petites
lilles, deu\i>ngts que lui a donnés le ciel. Après
avoir feiriié les yeuv de son vieil ami, M. Va-
lani;er, elle se décide à recourir aux cousines de
son maji, deux vieilles lilles qui vivent reliiées à
Avignon. Ce chapitre des deux vieilles lilles (|ue
lions avons ;;\tiait de Mézillic, nous a frappé sui -
tout par la vérité des détails, et nous a rappelé plus
d'une fois les cclibataires de M. de iJalzac, cet
inimitable chef-d'œuvre.)
La succession de M. Valanger fut bientôt ré-
glée ; quand la part des gens de loi et des créan-
ciers fut faite, quand les droits de madame Va-
langer eurent été prélevés, il ne resta rien.
J.ouise (Mmed'Ellanges)se trouva sans autre res-
source qu'environ douze cents francs; au temps de
son opulence, cette somme eût à peine sulli aux dé-
penses u'une semaine, et maintenant il fallait, avec
ce peu d'argent, se créer un moyen d'existence. La
j)auvie femme compritquequaiid même ellelravail-
leriiit nuit et jour de ses mains, cela ne suffirait pas,
eieUe résolut d'essayer une autre industrie; mais,
«■■é;aittrop peu de douze cents francs pourétablir
«ne chéiive boutique, au comptoir de laquelle,
mettant sous les pieds tout ort;ueil, elle était dé-
cidée à s'iisseoir. Après de longues hésitations,
velle résolut d'écrire aux riches parens qui avaient
liérité de l'oncle de M. d'i;iTanges. Llle leur ex-
posa son malheur sans toutefois accuser son mari
ni se plaindre de la cruelle situation où il l'avait
laissée; elle leur annonça ses projets de travail, et
finit en leur demandant un millier d'écus dont
■elle s'engageait à payer e\acieiiunt l'intérêt. Ce
fUlcn treuiblaiit qii'cUc hasarda telle démarche;
elle n'avait jamais entretenu aucune correspon-
dance avec CCS parentes, qui portaient le même
nom que M. d'Ellanges, cl cc(prelleen .ivait ouï-
dire n'était pas l'ail pour l'encourager. Au bout
de quelques jours elle reçut la réponse suivante :
0 Madame et chère parente,
»Nous savions déjà, ma .sœur et moi, des clio-
nscs qu(! vous ne dites (|u'à moitié dans votre let-
"tre, caries mauvaises nouvelles ne manquent ja-
"Uiais de messagers; ce qui s'est passé est un
"grand malheur et un grand scandale; la charité
'■seule peut m'empêchcr d'en témoigner toute
»mon indignation.
"Nous avons pris une grande part à vos afllic-
)>lions, et nous sommes prêles à venir à votre se-
»cours pour tout ce qui n'aura pas irait au pro-
»jet que vous avez conçu. Vous manqueriez au
«nom que vous portez en le réalisant ; nous som-
«mes d'une famille qui, jusqu'aux désastres de la
"révolution, a eu de belles charges, et qui se se-
»rail trouvée déshonorée en faisant un métier;
"toute la noblesse d'alors pensait ainsi.
"Je sais qu'à présent tout est bien changé et
«qu'on n'y regarde pas de si près; c'est ce qui a
«fait le malheur de votre mari. Au lieu de vivre
«honoralilemenl en province avec son patrimoine,
«il a voulu tenter fortune, il a travaillé, il a ris-
«qiié son avoir et le vôtre, et au bout du compte
«il ne lui est resté ni honneur ni profit du mé-
«tier qu'il a fait. Nous l'avions blâmé dans le
"temps d'enlreprendre ce négoce d'argent qui
«l'obligeait ii avoir un comptoir, des commis, etc.;
«jugez si nous pouvons approuver que vous pre-
«niez une boutique! Cependant, il faut bien que
«vous puissiez vivre, vous et vos enfans ; c'est pour-
«quoi, ma sœur et moi, nous vous ollions notre
«maison; vous y demeurerez jusqu'au retour de
«votre mari qui, s'il plaît .iDieu, comprendraque
«son devoir est de revenir à vous.
»En atiendanl de vous voir, madame et chère
«parente, ma sœur et moi nous prions le Sei-
«gneur de vous consoler cl de vous donner la ré-
«signation.
» Votre alTectionnée cousine,
"Ursule d'Effanges. »
Avignon. 20 mars.
Louise n'était point préparée à cette proposi-
tion, faite dans des lermes si secs, et dont le mo-
tif évident était de mesquines considérations d'or-
gueil. Malgré sa misère cl l'elfroi de l'avenir, son
premier mouvement fui de refuser, puis elle son-
gea au sort de ses enfans ; elle se dit que dans
cette maison opulente qu'on lui ollrait, elle seule
serait blessée dans sa flerié, dans ses habitudes
d'indépendance, et qu'en assurant à ses lilles un
bien-être matériel, elle pourrait les sauver de tou-
tes les amertumes de cette position qu'elle eût re-
fusée pour elle-même, dnl-clle subir tout ce (pie
la pauvreté impose de dures privations. Elle agit
celte fois, comme dans toutes les autres circons-
tances de sa vie, avec un courageux dévoûment,
une complète abnégation de tout sentiment per-
sonnel ; il y avait dans celte âme douce et timide
un principe plein d'énergie et de volonté; c'était
le seniimentdu devoir; delà naissaient celle hum-
ble patience, celte sérénité d'âme, celle sainte
confiance que Louise conserva au milieu des plus
cruelles épreuves qui aient jamais fiap|)é la des-
liiiéc d'une femme.
Madame d'Effangcs écrivit donc à ses parentes
qu'elle acceptait avec reconnaissance l'asile qu'el-
les lui ollraienl, et quelques jours plus lard, elle
paiiii pour Avignon. Le voyage fui triste, la pau-
vre femme .ivail eu toute sa vie des habitudes de
luxe et de mollesse ([ui lui leiidaient pénibles la
fatigue, les embarras d'une longue route ; chacun
remarquait sa contenance timide, soullianie, et
l'éléganc de ses manières ; bien (|u'ellc lût vêtue
presque pauvrement, ses compagnons de voyagiî
lui parlaient comme à une grande dame; c'est
qu'il était impossible de ne pas être saisi de res-
pect en la voyant assise entre ses deux enfans,
s'occupant d'elles avec une silencieuse sollicitude,
et parfois, repos.int un moment son visage dou\
et pâle contre leurs visages frais et soui ians.
On arriva à Avignon vers le soir. Aussitôt qu'on
fut descendu de voiture, Louise chercha du re-
gard; il lui semblait, elle espérait que quelqu'un
serait venu au-devant d'elle de la |iai t de ses pa-
rentes, mais personne ne l'aUendiiit. Alors, saisie
d'un inexprimable serrement de cœur, elle prit
ses deux enfans p:ir la main, cl, suivie du porte-
faix chargé de ses malles, elle se mit à chercher
celte maison où la pitié des gens (pi'elle ne con-
naissait pas allait lui donner asile. Lis rues élaient
désertes, la nuit arrivait, cl un vent sec et fritid
faisait osciller les réverbères éteints; les enfans,
efl'rayées de celle solitude, de ces ténèbres, ser-
raient les mains de leur mè; e et balaient le pas,
sans oser dire un mot.
— C'est ici, dit le portefaix en s'ariétant de-
vant une grande porte coehère qui faisait face à
une espèce de ruelle pavée de c.iillciix inégaux et
trancha ns.
Louise frappa timidement; on dut deviner à
cette manière de s'annoncer qu'une personne
malheureuse était là. Une vieille femme vint ou-
vrir aussitôt, et, se rangeant pour laisser passer
madame d'Effanges, elle lui dit avec l'accent et le
savoir-vivre d'une servante avignonaisc : Entrez,
et faites un peu alteniion à vos pieds par rapport
aux pierres.
En ell'et le vestibule était pavé à peu près com-
me la rue. Dans un coin il y avait une vieille
chaise à porteur; un fallot suspendu aux solives du
plafond éclairait celle pièce, à l'extrémité de la-
quelle il y avait un escalier tournant dont la voûte,
ornée de délicates sculptures, était blanchie à la
chaux. La servante éleva sa lampe de terre et,
montrant les marches usées, elle dit avec lamente
voix brève et criarde : Montez, c'est ici.
Au bout de ce roide escalier, il y avait une
porte à laquelle se montrèrent deux visages de
femmes si secs, si parcheminés, si étranges, que
la pauvre Louise s'arrêta court.
— Ma cousine, dit l'une de ces femmes avec
une révérence cérémonieuse, soyez la bien venue.
— Soyez la bieuvcnue, ma cousine, répéta
l'autre.
Ensuite, elles lui donnèrent la main et Tem-
brassèrenldu bouides lèvres. Madame d'Effanges
balbutia (pieliiues mots; elle ne trouvait aucune
expression pour répondre à cet accueil d'une po-
litesse si fioide cl si guindée ; en ce moment elle
sentit tout à fait l'humiliation et les douleurs de sa
position, elle sentit sa dépendance.
— Mes cousines, dit-elle d'une voix tremblante,
c'est pour mes ciifans que je vous remercie, que
— 517 -^
je vous demande vos bontés; elles savent df^jà tout
ce qu'elles vous doivent.
— C'est bien, répondit mademoiselle Ursule en
tnurliant de ses lèvres pincées le front des deux
petites lillcs, qui n'osaient lever la vue : il faudra
être bien sages, mesdemoiselles, et surtout bien
tranquilles ; ma sœur et moi nous n'aimons pas
le bruit.
— Entrez au salon, ma cousine, dit mademoi-
selle Marianne, nous allions souper ; nous sou-
pons h huit heures, invariablemen'.
Madame d'Effanges venait de faire deut cents
lieues; elle avait, avant tout, besoin de repos;
mais elle comprit qu'on n'y songeait même pas,
et que personne ne dérangerait pour elle ses
habitudes, ne fût-ce que d'un quart d'heure. Elle
ftta son chapeau comme si elle revenait de la pro-
menade; elle débarrassa ses enfans de leur cos-
tume de voyage et l'on se mit à table.
La pauvre femme agissait machinalement ; l'im-
périeuse nécessité de sa position lui donnait la
force de dissimuler son al'atlement et sa tristes-
se. Malgré sa résignation, tout ce qu'elle voyait
l'impressionnait vivement, et elle se sentait saisie
d'une sorte d'effroi ; il lui semblait qu'elle était
tout à coup tombée dans un autre monde, dill'é-
rent de celui où elle avait vécu jusqu'alors. Elïi'C-
livemont, les demoiselles d'Ellanges et tout leur
entourage étaient d'un autre siècle ; leurs habits,
leur ameublement, leurs idées, leurs manières
avaient plus de cent ans.
Toutes deux étaient coiffées de ces bonnets à
longues barbes rattachées au sommet de la tête,
qui datent de l'ancien régime; elles avaient con-
servé les déshabillés à manches droites, les grands
lichus de linon et les bas chinés ; il ne leur man-
quait que la poudre.
L'ameublement du salon leur ressemblait : la
pendule en cuivre rouge ([ui ornait la cheminée,
avait sans doute sonné toutes les heures de leur
vie; elles avaient joué enfans sur ce vaste sofa
dont on ne devinait plus la couleur; elles s'étaient
regardées jeunes dans ces miroirs ornés de do-
rures noircies. Ce lu\e vIeilU était plus triste
(]ue la pauvreté toute nue.
Les demoiselles d'ICIlanges ne se ressem-
blaient pas , c'étaient deux genres de laideur
tiès dilférens. L'aînée, mademoiselle Marianne,
avait la taille haute et roide, l'œil noir, la lèvre
ombragée, tout l'air d'un dragon, enlin ; made-
moiselle Ursule avait été blonde, et ses petits
yeux, d'un gris clair, étaient encore vifs ; on
comi)rcnait, tout d'abord, qu'elle avait plus de
volonté, de malice et d'esprit que sa sœur.
Ces deux femmes ne s'étaient jamais (luittées,
elles s'aimaient ; c'était là le seul bon sentiment
qu'elles eussent au cœur ; elles vivaient d'accord,
et c'était le seul bon côté de leur caractère.
L'tme et l'autre commençaient tous leurs discours
p;u- cette phrase sacramentelle : ma sœur et moi;
toute leur condu le juslihait celle formule. En
deiiorsilc leur affection mutuelle cependant, ellus
avaient une manie, une passion innocente et ridi-
cule; c'était celle des chats ; ces maudits animaux
éiaients servis, soignés, caressés par elles omme
des euliins cliéris; c'était de hurpari une occupa-
tion, une sollicitude continuelle.
Quand la pauvre Louise se fut assise h table
entre ses deux enfans, elle ne fut pas médiocre-
ment surprise de voir trois ou quatre gros matous
prendre place devant les assiettes qu'on posait
parterre et où ils étaient servis les premiers par
les maîtresses delà maison. Les deux petites filles,
tristes et fatiguées, n'osaient rien dire et ne man-
geaient pas ; leur mère, inquiète, consternée de
l'accueil qu'elle recevait, s'efforçait de soutenir
une conversation insignifiante avec ses cousines.
Elle manifesta doucement son intenlion, sa bonne
volonté d'être utile dans leur maison; elle déclara
avec une fierté timide qu'elle voulait travailler
pour leur être à charge le moins possible ; mais
on ne comprit guère sa délicatesse et ses suscep-
tibilités.
Tout à coup mademoiselle Ursule s'écria, avec
l'accent d'une vive inquiétude : Mon Dieu ! ma
sœur, je ne sais ce que cela veut dire ; Mamour
ne mange pas.
— Jésus ! répondit Marianne, a-t-il les oreilles
chaudes ? Alors c'est sa maladie qui le reprend.
— Pardon, ma chère cousine, dit Ursule en se
levant, ma sœur vous fera compagnie pour le
dessort; je vais coucher Mamour Celle pauvre
bêle ! je l'aime!...
— Qu'est-ce que cela ! s'écria Marianne en
pfdissant, Slamour est blessé !
En effet, sons le poil blanc et soyeux parais-
saient quelques taches de sang, et le museau en-
fiédc Mamour portait les traces d'une attaque
récente.
— On a voulu lui tordre le cou, c'est évident,
reprit Marianne, l'œil animé de douleur et de
colère;jc donnerais voloniiers deuv louis à qui
me dénoncerait l'auteur de cette détestable aciion!
Sainte Vierge, il n'y a donc sûrelé nulle part,
dans ce siècle-ci! J'irai me plaindre à la police....
— C'est la seconde fois que nous voyons Mamour
dans cet état! Certainemenl nous avons quelque
ennemi caché....
— J'ai soupçonné ccmendianlqui passe tous les
matins enchantant la complainl(; du beau Uamon ;
c'est un homme sans religion, et il porte un bon-
net doublé de peau de chat.
— Je croirais plutôt que c'est la vieille fenmie
qui est notre voisine depuis l'àques ; elle en veut
à Mamour, parce qu'il a mangé son canari, une
vilaine béte qui éloiunlissail les voisins avec son
ramage.
— Nous ne regarderons pas à l'argent pour avoir
justice !
— Nous irons devant le juge de paix, devant le
procureur du Hoi !
La servante, et une grosse fille de campagne qui
lui servait d'aide à la cuisine, montèrent au bruit
de celle scèn'.
Mademoiselle Marianne avait pris Mamour sur
ses genouv, et elle se lamentait, en couqitant les
blessures du matou (|ui, en réalité, n'avait pas
grand mal.
— Oui, s'érria-t-elle, je donnerais deux louis
pour savoir ((ui a fait ce coup!
Mors 1» grosse fille s'avança d'un air sournois,
et dit en tendant la main : Mademoiselle, je le
sais, moi.
— Tu méiiterais d'être mise à la porte pour ne
me l'avoir pas encore dit ! s'écria mademoiselle
Marianne en colère ; parle, voyons...
— C'est l'ouf qui s'est battu avec Mamour.
— Est-il possible ! Mais conunent le sais-tu ?
— Je l'ai vu, mademoiselle. Mamour était de
mauvaise humeur depuis ce matin. Il est descen-
du au vestibule....
— Tu devais le faire remonter; tu sais bien
que je ne veux pas qu'il aille vagabonder comme
cela.
— Oui, mademoiselle, j'étais en train de le
chercher : Pouf était avec moi, je ne sais paj;
comment cela s'est fait, il aura peut-être pris
Mamour pour un lapin, car il s'est jeté sur lui
comme un furieux. Alors je les ai séparés.
—Ah! le scélérat, linfàme, s'écrièrent ensem-
ble les deux vieilles filles, il sera puni de mort!
— Comment ! dit madame d'Effanges stupéfaite,
puni de mort pour avoir battu un chat !
— Certainement, ma cousine, puisque c'est un
chien! Le voyez-vous là, dans ce coin? Il dort
comme un innocent.
— Mesdemoiselles, dit gravement la vieille ser-
vante, si Mariette ne déclarait pas avoir vu la
chose, je ne croirais pas que Mamour eût été
presque étranglé par uni' i)éte comme Pouf qui
n'est pas plus grosse que mon poing.
— ïaisez-vous, Marthe ! interrompit aigrement
mademoiselle Marianne, vous prenez toujours le
parti de Pouf ; vous lui passez tout, et vous ne
prenez pas tout le soin (pi'.! faudrait de Mamour ;
je m'en suis aperçue, et il faut que cela finisse.
Ici, l'ouf!
Le chien se leva et secoua ses longues oreilles,
en entendant son nom. Celait un charmant épa-
gneul à l'œil rond et brillant, au\ fines soies d'un
blanc de lait.
— Ici, Pouf! répéta mademoiselle Marianne,
d'une voix plus haute.
Et comme la pauvre bête arrivait en rampant à
ses pieds, elle dit, en s'adressant it ses servantes :
Demain malin vous appellerez le meudianl qui
piisseen chantant l.i complainte du beau Damon.
Vous lui donnerez Pouf, il ira le jeter dans le
Ilhône, avec une pierre au cou j et d auia un
petit écu pour sa peine.
Les deux petites filles avaient vu celle étrange
scène d'un air curieux et consterné, sans ha.sdr-
der un seul mot ; mais quand elles entendirent
prononcer la sentence de Pouf, elles osèrent de-
mander grâce pour lui. Mademoiselle Marianne
se fit long-temps prier; enfin elle céda sous coadi-
lion que Pouf ne reparaîtrait plus à ses yeuv.
Ce grave débat avait duré une heure : on eût
(lil qu'il s'agissait de la vie d'un homme et de l.i
punition de quehjue grand coupable, tant les
deux vieilles filles étaient animée*. Madame d'Ef-
fanges éLiil anéantie. Ces habitudes mesquines,
ces affections puériles, loule celle peliiesse de
cœur et d'esprit lui causiieni un seniimeni île
dogoùl et de pitié. Elle avait passé déjà de bien
mauvais jours ; mais les heures ne lui avaient
jamais paru si lourdes et si longues que pendant
celle soirée.
Enfin mademoiselle Mariannnese leva en disant:
Nous nous couchons à div heures, invariablement.
Uonsoir, ma chère cousine; HaricUc va tous
conduire à voire chambre.
— Bonsoir, ma cousine, ajouta mademoiselle
Ursule, deai.iiu nous parlerons de biei des
choses. Cet accident de ce soir nous a boulever-
sées. Bonsoir.
Madame d'Effanges s'assit au pied de son Ut ;
— 518 —
SCS cnfans luiprirontles mains et se serrèrent
conti'c elle en frissonnant ; leur regard parcourut
celte cliambre à peine éclairée par la lampe que
Marieue avait laissée sur la cheminée ; puis, sans
s'être rien dit, toutes trois se prirent à pleurer.
— Mes enfans , qu'avcz-vous ? dit madame
(ITHVanges, en essayant de retenir ses larmes,
I)(iur(|iioi pleurez-vous ainsi? Vous êtes avec moi.
— Mais loi aussi, tu pleures. Nous sommes mal
ici, maman, allons-nous-en.
— Où irions-nous, hélas! nous n'avons point
(l'autre asile : vous ne comprenez pas cela, mes
chères petites; je ne puis vous le faire compren-
dre encore. 11 faut que nous restions ici; il faut
que vous vous accoutumiez au travail, h l'obéis-
sance envers celles qui nous ont recueillies. Nos
cousines sont bonnes, elles vous aimeront quel-
([ue jour, j'en suis sûre. Allons, du courage ; ne
pleuiez plus, et prions Dieu.
Kllus s'agenouillèrent un moment sur le car-
reau nu et glacé. La lampe s'éteignait, et sa lueur
bl.ifarde se projetait sur un antique portrait de
famJle encadré entre les deux fenêtres ; le vent
s'cngouOiait bruyamment dans la cheminée sans
feu; il faisait froid comme à la rue dans cette
grande chambre dont l'air semblait moisi.
Madame d'Kd'anges coucha ses enfans ; puis
elle resta debout à leur chevet, les regardant et
murmurant dans son cœur : Mon Dieu ! quelles
peines et qu'il faudra souffrir!...
Jamais elle n'avait éprouvé un plus profond
découragement. Elle était venue chez ses parentes
pour échapper à l'isolement cruel qui la mena-
çait ; elle avait espéré s'en faire aimer à force de
reconnaissance, de bons procédés, et elle voyait
avec elfroi à quelles âmes étroites, sèches, égoïs-
tes, elle s'était ailressée. Ces femmes lui causaient
un sentiment inexprimable de répulsion et de
crainte ; elle comprit qu'elle non plus ne pour-
rail jamais les aiiner, et que leurs bienfaits lui se-
raient toujours amers. Elle éprouvait le tourment
d'une Time délicate et fière sur laquelle pèse une
obligation qu'elle ne peut acquitter par son aOec-
lion et son dévoûment.
Tandis qu'elle était livrée à ces tristes pensées,
un soupir profond la fit tressaillir ; elle tourna
vivement la tète vers la porte, et le même accent
plaintif se fit entendre pour la seconde fois.
— Qui est là ? s'écria-t-elle en se mettant de-
vant le lit de ses enfans, les mains étendues et
frappée d'une vivre frayeur.
Mais aussitôt, et malgré sa douloureuse préoc-
cupation, elle se prit à sourire en voyant Pouf
sortir de dessous un fauteuil et venir humblement
se coucher près d'elle. Li pauvre bête s'était
réfugiée dans la chambre ; son instinct lui faisait
de\iner qui l'avait défendue contre la vindicative
maîtresse de Mamour. Quand on est malheureux,
les moindres circonstances de la vie ont plus de
sens et d'intérêt; on s'impressionne facilement,
surtout des témoignages d'aOcction. Madame d'Ef-
faiigcs fut touchée presque jusqu'aux larmes des
caresses de Pouf; dénuée elle-même de protec-
tion et de ressources, elle vit avec une espèce de
joie qu'il y nv.iit un être an monde auquel elle
pouvait faire f]ue1(pie bien, et que ses filles seraient
aimées de quelqu'un dans cette maison, ne fût-
ce que par ce pauvre chien.
La fatigue d'un long voyage , les pénibles im-
pressions de l'arrivée avaient accablé Louise ;
elle dut à celte lassitude du corps et de l'âme un
profond sommeil, et pendant la première nuit
qu'elle passa dans la maison de ses cousines, elle
eut du moins un complet repos. 11 était grand
jour le lendemain malin, et déjà un rayon du so-
seil dardait à travers les volets mal joints, lors-
qu'on frappaà la porte, et qu'une voix fêlée cria :
Ma cousine, il est neuf heures, nous déjeûnons à
neuf heures et demie invariablement.
Ce dernier mot peignait le caractère et l'exis-
tence des demoiselles d'ElIanges. Depuis cin-
quante ans elles menaient invariablement la
mémo vie, ne se dérangeant pour personne, ne
s'occupant qu'à satisfaire de mesquines et ridi-
cules manies ; leur âme s'était desséchée, leur es-
prit s'était éteint dans ces étranges habitudes ;
l'affection qu'elles avaient l'une pour l'autre était
pour ainsi dire tout ce qui leur restait d'humain.
Louise se hâta de se lever ; elle comprenait que
l'exactitude était maintenant sa première obliga-
tion , et que l'emploi de ses heures ne lui appar-
tenait plus; elle avait déjà éprouvé qu'on s'ac-
coutume aux plus grandes peines, et que dans les
situations les plus difficiles de la vie, il reste aux
malheureux quelques compensations. Elle cher-
cha au fond de sa conscience la force de souffrir
encore, et le juste orgueil d'une vertu sans re-
proches releva son courage. Elle sortit de sa
chambre, calme, résignée, et tenant ses deux en-
fans par la main. Son aspect avait ainsi quelque
chose de frappant ; elle n'était pourtant ni belle ,
ni brillante ; mais la sérénité triste de son re-
gard, l'exquise distinction de ses manières com-
mandait le respect et l'affection. Ses deux belles
petites filles marchaient timidement à son côté ,
en serrant sur ses mains leurs visages roses.
Les demoiselles d'Effanges étaient déjà dans le
salon, fort occupées à préparer le repas d'une
demi-douzaine de chats qui entouraient la table.
Mamour était sur les genoux de mademoiselle
Ursule, et elle le dorlotait comme un enfant ma-
lade.
— Ma cousine, asseyez-vous, dit-elle.
— Asseyez-vous, ma cousine, répéta mademoi-
selle Marianne.
— Nous allons déjeûner avec une goutte de
café ; ça n'est pas substantiel, mais c'est suffisant
pour attendre le dîner : nous dînons à midi inva-
riablement.
— Et nous goûtons à quatre heures , ajouta
mademoiselle Ursule.
— C'est plus qu'il ne faut , dit madame d'Ef-
fanges en souriant, et nous ne sommes guère ha-
bituées à un tel régime.
— Oui, pour être à la mode, il faut renoncer
aux quatre repas d'autrefois ; nous sommes dans
les vieilles habitudes, nous le savons, ma cousine.
— Les vieilles habitudes sont fort bonnes et
fort respectables, répondit doucement Louise.
— Tout le monde n'a pas comme vous le bon
sens d'en convenir, dit mademoiselle Ursule d'un
ton radouci ; vous faites bien de ne pas donner
dans les idées du jour, ma cousine ; et si votre
mari avait fait comme vous, vous ne seriez pas
où vous en êtes.
— 11 a été malheureux , imprudent peut-être ,
répondit Louise d'une voix altérée ; mais je vous
en supplie, mes bonnes cousines , ne le blâmez
pas devant mol, devant ses enfans. S'il a des torts
je dois les pardonner, les oublier; vous êtes
pieuses , mes cousines, vous craignez Dieu ; n'est-
ce pas là ce qu'il commande?
— Sans doute , et nous n'avons jamais mal
parlé du prochain sans nécessité; ce que nous en
disons maintenant est dans votre intérêt, répliqua
sèchement mademoiselle Marianne.
Madame d'Elfanges était douce et bonne jus-
qu'à la faiblesse ; mais elle avait cependant une
certaine fermeté do caractère qui ne reculait pas
devant des explications nécessaires. Elle avait ré-
solu d'établir nettement sa position chez ses pa-
rentes; elle voulait leur devoir le moins possible,
et elle exposa ses Intentions avec l'humble dignité
qui convenait à son sort.
— Jles chères cousines, dit-elle , vous m'avez
offert un asile chez vous , et je l'ai accepté avec
reconnaissance j mais je ne dois pas abuser de
votre générosité ; je veux être bonne à quelque
chose dans votre maison ; je veux travailler pour
vous...
— Travailler ! interrompit mademoiselle Ursule
avec un dédaigneux étonnement ; eh I de quoi
cela aurait-il l'air? que dirait le monde? il y a
bien asssez de nos deux servantes pour faire l'ou-
vrage de la maison , vous nous tiendrez compa-
gnie, voilà tout.
— Il faut vivre selon son rang, ajouta Marianne,
c'est pour cela que nous vous avons fait venir
près de nous. Selon la tournure que prendront
les choses, on verra de mettre les petites au cou-
vent pour leur éducation.
— Je désire ne jamais me séparer de mes en»
fans, dit vivement Louise, je puis moi-même leur
donner l'éducation qui convient à leur fortune.
— On peut en ce cas les garder ici, dit Ursule
en touchant de sa longue main jaune la tète des
petites filles que cette marque d'amitié fit tressail*
lir; elles sont fort tranquilles, en vérité, et si cela
dure ainsi , elles ne nous importuneront pas du
tout.
A ce compliment si sec , madame d'Effanges
sentit les larmes lui venir aux yeux. Tout ce
qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait la confon-
dait; elle n'avait jamais été aux prises avec des
êtres d'une nature aussi roide et aussi mesquine.
Elle eût mieux aimé avoir à lutter contre de mau-
vaises passions que contre leurs manies bizarres.
La maison semblait encore plus sombre et plus
triste au grand jour, que le soir à la lueur dou-
teuse des lumignons qui servaient de lampe. Louise
visita l'une après l'autre ces vastes chambres,
dont les meubles n'avaient pas été renouvelés de-
puis près d'un siècle. Mariette, la grosse servante,
lui ouvrait les portes et la mettait au fait des ha-
bitudes du logis.
— Mademoiselle Marianne et mademoiselle Ur-
sule couchent là , dit-elle en montrant une porte
qui s'ouvrait sur le palier, en face de celle du sa-
lon ; c'est Marthe qui fait leur chambre. La mai-
son est réglée comme un papier de musique :
ces demoiselles vont tous les matins, comme au-
jourd'hui , à la messe d'onze heures ; après le dî-
ner elles jouent aux cartes jusqu'au souper, et
elles ne sortent jamais le soir. Il ne vient jamais
personne ; mais il y a tant de bêtes ici ! cela leur
tient compagnie.
— Mes cousines sont bonnes, dit madame
— 519 ^
d'Effaiiges, et je vois qu'il n'y a pas Dop de peine
à les servir.
— Elles, non, rf^piiqua Mariette avec un mou-
vement d'épaules ; mais tous ces damnés animaux
qu'elles nourrissent !... Tenez, madame , vous
avez l'air d'une personne raisonnable, je vous le
demande, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux don-
ner aux pauvres tout ce que dévorent ces mau-
dits chats ? ils ruinent la maison I
Madame d'Effanges ne put s'empêcher de sou-
rire.
— Je sais ce que je dis, reprit Mariette en s'a-
nimant; on économise un bout de chandelle, là-
bas, à la cuisine, et tous les jours il faut acheter
des biscuits pour Mamour. Nous sommes toute
l'année au bouillon maigre, tandis que les chats
ont de bons morceaux. A table, ils sont servis les
premiers. Ils sont gras, ils ont le poil luisant ;
mais aussi gare!... Je sais plus d'un mitron qui a
l'œil sur Mamour, pour s'en faire une casïiuette.
Cette première journée sembla mortellement
longue à Louise ; elle éprouvait une gène, un en-
nui, dont elle essayait vainement de se distraire ,
en s'occupant de ses enfans. Tout, dans cette
maison, lui était un sujet de peine et d'étonne-
ment. Elle s'aperçut, tout d'abord, que les demoi-
selles d'Effanges vivaient avec une parcimonie
sordide, et elle ne pouvait expliquer ces habitude s
autrement que par une extrême avarice ; car elle
savait que l'oncle de M. d'Effanges avait laissé
une belle fortune à ses cousines. Le soir même ,
mademoiselle Marianne jugea convenable de lui
donner à ce sujet quelques explications.
— Ma cousine, lui dit-elle, nous ne sommes
puS riches, quoique bien des gens se figurent que
nous avons de l'argent, que nous faisons des éco-
nomies : Sainte Vierge 1 c'est à peine si nous
pouvons joindre les deux bouts. Cet héritage dont
on a tant parlé dans le pays s'est réduit à rien ;
les dettes et les frais de la succession ont tout
absorbé.
— On a cru que nous étions millionnaires ,
ajouta mademoiselle Ursule, et nous avons eu des
partis ; mais ma sœur et moi nous étions décidées
depuis l'âge de vingt ans à ne pas nous marier :
c'est un si grand embarras dans une maison qu'un
mari et des enfans !
— Hélas! dit Louise, chaque état a ses peines,
et l'isolement est la plus cruelle do toutes. Mais
est-il possible que cet héritage ait été si peu de
chose ? Mon mari était persuadé que son oncle
avait une belle fortune.
— Oui, une de ces fortunes commerciales qui
tombent à rien quand on a réglé les comptes. Ce
n'est pas comme quand on a de belles maisons,
de bonnes terres, quand on est riche comme nous
l'étions avant la Révolution. Cette manie du né-
goce a achevé de ruiner notre famille, les d'Ef-
fanges ont oublié qu'ils n'étaient pas nés pour tra<-
vailler, et c'est ce qui les a perdus.
Madame d'Effanges avait pu voir dis le pre-
mier jour quel serait son sort dans cette maison; il
ne fut ni meilleur ni pire qu'elle ne l'attendait. Sa
douceur, son inaltérable patience, ne gagnèrent
point le cœur de ses parentes; au contraire, par
un étrange sentiment de justice, elles éprouvaient
d'autant moins de sympathie pour elle qu'elles la
ti'ouvaient plus parfaite. Aucune intimité, aucune
affection ne put naiire.de leurs rapports ; ce fut
toujours d'un côté le même égoïsmé , la même
froideur ; de l'autre la même résignation.
Cela dura ainsi pendant deux ans , deux ana
d'une vie étroite, dépendante, pleine de som-
bres dégoûts. Madame d'Effanges souffrait sur-
tout dans ses enfans. Les pauvres petites avaient
perdu l'insouciante gaiié do leur âge ; l'immobilité
de tout ce qui les environnait les avait gagnées ;
leurs charnians visages avaient une ex pression de
tristesse et de langueur. Elles ne sortaient guère
que le dimanche, pour aller à l'église ; leurs plus
grandes fêtes étaient les jours de promenade ,
quand elles passaient quelques heures, seules avec
leur mère, sous les beaux ombrages qui bordent
le Rhône.
Il y a sur la rive droite du flruve, à Villeneuve-
lès-Avignons, un vaste enclos dépendant de l'an-
cien couvent des Chartreux, dont la nature seule
a fait un jardin pittoresque, un séjour tran-
quille et comme inaccessible aux bruits du monde.
Les mouvemens du terrain favorisent diverses
végétations ; il y a de petites prairies, de» bou-
quets d'arbres, des pentes incultes semées de mar-
jolaine et de lavande , des rochers stériles , au
pieddesquels croissent de belles et délicates fleurs.
Du point culminant de cette enceinte, on décou-
vre un paysage admirable ; l'œil suit les longs dé-
tours du fleuve au milieu des belles plaines du
Comtat-Venaissin ; sur la rive opposée s'élève la
ville d'Avignon avec ses remparts dentelés , ses
vieilles églises et son palais entouré de sombres
murailles. Vers le couchant se déroulent, jusques
h l'immense horizon , les belles campagnes du
Languedoc. La vigne et l'olivier forment, sur
cette terre fertile, de longs sillons d'une verdure
opposée, et quelques villages , bâtis sur les hau-
teurs, apparaissent au loin, couronnés par les for-
tiflcations ruinées de leur château seigneurial.
Madame d'Effanges se plaisait dans ces liciu ;
la solitude de sa promenade était rarement trou-
blée; à peine si quelque voyageur traversait de
temps en temps le Rhône pour visiter l'ancienne
Chartreuse et admirer l'un des plus beaux paysa-
ges de notre France. Louise y passa les meilleurs
moraens de son séjour à Avignon. Ses enfans re-
devenaient joyeuses pendant ces heures de liberté ;
elles semblaient revivre au grand air, loin de ces
visages mornes et sévères dont la présence les te-
nait dans une crainte muette.
Un jour que madame d'Effanges revenait de sa
promenade, elle se trouva face à face, en passant
le pont, avec une personne qu'elle avait vue à
Paris quelques années auparavant. C'était un né-
gociant de Marseille, que des relations d'affaires
avaient lié assez intimement avec M. d'Effanges.
Il la reconnut aussi, et s'approchanl vivement, il
lui témoigna lajoie que lui causait celte rencontre. Le
Mai'seillais était un homme bon et d'une brusque
franchise , peu façonné à dire les choses discrète-
ment et convenablement ; maisson intention était
si évidente qu'on excusait volontict> ce que ses
paroles avaient de trop cru,
— J'ai appris vos malheurs avec une véri table
allliclion , dit-il à madame d'Effanges ; vous vou.<
êtes comportée comme une personne d'honneur ;
vous n'avez pas rcLiardê à vous mettre sur la
paille pour sauver la banqueroute : c'est bien ,
cela !
— Je n'ai fait que moq devoir, répondit-elle
avec simplicité.
— C'est vrai ; mais on ne voit pourtant pis
tous les jours de pareils traits ; une femme qui
sacrifie toute sa fortime pour payer les créanciers
de son mari. Heureusement la chose a bien
tourné, et voilà ce pauvre d'Effanges revenu sur
l'eau. Il est en train de faire encore une bonne
maison...
— Mon mari ! interrompit madame d'Effanges,
devenue pâle, vous avez donc des nouvelles de
mon mari, monsieur?
— De très bonnes nouvelles , répondit le né-
gociant avec quelque surprise; il a de l'argent et
du crédit lii-bas, il fait de grosses affaires. Mais
vous devez savoir cela mieux que moi ?
— Je ne sais rien, mon cher M. Germon, ab-
solument rien. Sans doute les lettres se sont éga-
rées , perdues ; depuis trois ans, je n'ai reçu au-
cune nouvelle de mon mari.
^ Est-il possible! s'écria le bon M. Germon,
avec une explosion d'étonnemenl et de satisfac-
tion. Je vais vous dire tout cela. Quel bonheur
que nous nous soyons rencontrés ! Prenez mon
bras. Vous êtes toute tremblante.
— Ah! j'étais si loin de m'attendre.... Parlez,
parlez , monsieur ! dites-moi où est mon mari?
— Il est à la Vera-Cruz. C'est un bon pays, où
il y a gros à gagner, Malheureusement le climat
ne vaut rien. M. d'Effanges a entrepris le com-
merce avec quelques villages de l'intérieur. Il tra-
vaille dans les vanilles et dans les cuirs. Il a der-
nièrement expédié quelques caisses à Marseille
par le Jeune Adolplie, un navire à moi , qui fait
les voyages de la Vera-Cruz. C'est mon aîné qui
le commande; un petit jeune homme vif, bon
enfant, un vrai marin. Vous vous le rappelez
peut-être. Il a commandé en second un navire
du Havre ; et en passant à Paris il eut l'honneur
de dîner chez vous.
— Oui, oui, je m'en souviens, Eh bien! il a
rencontré M. d'Effanges à la Vera-Cruz? Us se
sont vus?
— Et reconnus, c\ embrassés. M. d'Effanges
lui a raconté sa position , et Loui^et a pris la li-
berté de lui demander si vous l'aviez suivi lii-l)as ;
alors il a répondu que non ; mais que certaine-
ment vous viendriez le trouver.
— Il a paru le désirer?...
— Certainement. Le voilà établi à 1^ Vera-Cruz
poiu' long-temps; il l'a dit à Louisct, et il a raison
de ne pas songer h revenir en France avant d'a-
voir arrondi sa fortune. On ne rêa'ise pas fort a'-
sèment ses bénéfices dans un commerce comme
celui-là , et quand on veut, en partant, ramasser
toutes ses coquilles, il faut y souger plusieurs
années d'avance. Je vous conseille d'aller trouver
vuU-e mari, chère dame; cela ne nuira pas à la
prospérité de .ses affaires, et quelque jour vous
reviendrez marier ici ces belle* petites.
— Oui . monsieur ; ceci est peutt'trc un bon
conseil, répondit Louise, »vec une grande émo-
tion ; mais j'ai besoin de réfléchir, de savoir....
Mon Dieu 1 \\\\ si grand voyage ! exposer mes en-
fans sur la mer !... Monsieur, je voudrais voir, in-
terroger votre fils, je ferai le voyage de Marseille,
s'il le faut..
— Certainetnent, non; je ne veux pas que vous
vous dérangiez ; Louisct prendra la diligciicc un
-^ 520 —
soir, et le Iriuicmain il est ici. Vous lui parlerez ,
et il vous (luniicra tous les détails. Si quelque
jour vous vous décidieï Je pense que vous
{crUz avec lui une bonne traversée. Le Jeune-
Adolphe est le plus lin voilier du port de Mar-
Millc; il a des cmniénagemens très commodes;
vous seriez là aussi en sûreté que sur terre, et
l)uis, pour les soins, les égards...
— Merci, monsieur, mille fois merci, répondit
Louise, le cœur plein de trouble, d inquiétude et
do vagues résolutions; oui , peut-êue je partirai.
Mon avenir, le sort de mes enfans , toute notre
existence va dépendre de ce que me dira M. vo-
tre (ils. Si M. d'Effanges me désire, s'il a besoin
de moi , si ma présence peut contribuer à la pros-
périté de sa fortune, à son bonheur; oui, oui,
Je partirai.
i;n rentrant, madame d'ElIanges fit part à ses
roiu-iiies (le la rencontre qu'elle venait de faire ,
et de ce que lui avait dit M. Germon. La pauvre
femme é(;iit embarrassée pour annoncer qu'elle
recevrait une visite le lendemain; depuis deux
ans qu'elle demeurait chez ses cousines , âme qui
vive n'était venue la voir , et elle craignait que
celte infraction à ses habitudes amenât quelque
observation fâcheuse. Mais bien au contraire,
mudemoisclle Marianne, après avoir écouté avec
de grandes exclamations le récit de madame
d'ElIanges, dit vivement ; Ma sœur et moi nous
serons charmées devoir ce M. Germon; qu'il
vienne : certainement c'est un homme de bon
sens et de bon conseil. Il vous a parlé en ami,
ma cousine.
— Le négoce a ruiné votre mari , le négoce
peut le relever, ajoiua mademoiselle Ursule ; il
vaut mieux qu'il travaille là-bas qu'ici.
— Le pays est bon, ci je ne doute pas que les
nouveaux renseignemens que vous attendez ne
vous donnent beaucoup de satisfaction.
— Vraiment , ce serait une Joie pour nous de
vous savoir dans la prospérité ; et nous sommes
charmées de ces bonnes nouvelles.
Louise eût été fort touchée de ces marques
d'intérêt , si elle n'en eût vu clairement le secret
motif, si elle n'eût compris sur-le-champ que ses
cousines ne prenaient uiie si vive part h cette
apparence de changement dans son sort que parce
([!i"cllcs entrevoyaient un moyen de lui faire
iniiiicr leur maison. Dès ce moment elle sentit
(lu'dle leur était à charge, et que ces deux fem-
mes , dont elle avait sollicité l'amitié par tant
d'abnégation , de douceur et de patience , n'en
étaient plus même à l'indifférence; qu'une sourde
i.version couvait, depuis long-temps, peut-être,
;'.;i fond de leur cœur. Ce fut pour elle une amère
«iouleur , une déception aussi cruelle que si les
j.rorédés de ses parens ne l'y eussent dès long-
f inps préparée. Elle ne se révolta pas conu-e
cette injustice; elle n'éprouva ni indignation ni
colère ; elle souffrit et se soumit en silence. Mais
dès c(! moment sa résolution fut prise.
M. Germon revint le lendemain , et les demoi-
selles d'ElIanges l'invitèrent à dîner avec des po-
litesses fort empressées. A ce trait , Louise com-
prit qu'on était décidé à se débarrasser d'elle. En
clfel , on s'occupa de ce qui la regardait ; on la
conseilla, on l'encounigea avec une vivacité, des
paroles d'intérêt auxquelles elle n'était pas habi-
tuée. Mais à chacune de ces marques de bienveil-
lance qu'elle eût reçues naguère avec tant de re-
connaissance , son cœur se serrait , il lui semblait
qu'on lui disait : Va-t-en ! Et elle avait raison.
Cette situation était intolérable. Madame d'Ef-
fanges n'attendit pas que le capitaine Germon vînt
confirmer les renseignemens qu'avait donnés son
père. Un malin , elle laissa ses enfans dans sa
chambre , et descendi t seule au salon. Les vieilles
lilles sourirent en la voyant ; toutes deux se dou-
tèrent de ce qu'elle venait leur annoncer.
— Mes chères cousines, dit Louise , j'ai bien
réfléchi sur ma position , sur tout ce que m'a ap-
pris M. Germon, et j'ai résolu d'aller trouver mon
mari en Améri(|ue.
— Il y a le pour et le contre dans ce parti ,
observa hypocritement mademoiselle Ursule.
— Comme dans toutes les actions de la vie hu-
maine, répondit Louise; ma place est près de
M. d'ElIanges; je dois lui mener ses enfans.
Quand on est, comme lui, parvenu à l'âge mûr,
c'est une triste chose de rompre ses relations, ses
habitudes, de vivre en pays étranger; c'est alors
qu'on doit sentir le bonheur d'avoir une famille.
M. d'Eiïanges sera heureux d'embrasser ses filles.
— Sans doute , ce sera pom- lui une grande
consolation , dit mademoiselle Ursule en lâchant
de prendre un air touché. Ma sœur et moi nous
approuvons votre dessein; cependant nous ne
voulons pas vous renvoyer ; notre maison est tou-
jours à vous; et en vérité, nous ne vous en au-
rions pas laissée sortir, si vous ne nous donniez
des raisons si puissantes.
— Certainement , nous ne vous laisserions pas
sortir de chez nous, si vous n'alliez chez votre
mari, ajouta Marianne.
Madame d'Effanges remercia d'un signe en
baissant la vue. Cette fausseté lui faisait honte.
— Mais puisque c'est votre idée, il faut la sui-
vre , reprit Ursule ; il y aura quelques préparatifs
à faire pour un si long voyage. Quand comptez
vous partir ?
— Tout de suite. Jamais une occasion plus fa-
vorable ne se présentera. Le capitaine Germon
repart pour la Vera-Cruz vers la lin du mois. Je
vais écrire à son père. Mes préparatifs ne seront
pas longs ; j'emporte si peu ! Dans quinze jours
donc je serai en mer avec mes enfans.
— Ma cousine, dit mademoiselle Marianne avec
une espèce de grimace à la fois fière et piteuse ,
nous ne sommes pas riches ; mais nous ne souf-
frirons jamais que vous ayez obligation à des étran-
gers : s'il vous faut quelques louis pour payer vo-
tre passage , nous les avons.
— Je vous remercie, ma cousine, répondit
Louise avec une dignité triste ; je vous dois déjà
beaucoup , j'ai vécu chez vous pendant deux ans
avec mes enfans; c'est assez de bienfaits de votre
part; je n'en accepterai pas davantage. Il me reste
environ mille francs, cela suflira, je pense, pour
mon passage. Si ce n'était pas assez , je devrais le
smplus au capitaine Germon , et à mon arrivée,
M. d'ElIanges acquitterait celte dette.
— Mille francs ! cela doit suffire , dit mademoi-
selle Ursule, surtout le capitaine Germon s'inié-
ressant à vous ; cela vous épargnera de la dé-
pense; il ne voudra pas gagner sur vous , et i]
mettra votre passage au plus juste prix. Cependant,
je vous le répète , ma cousine , si vous avez besoin
de quclf|ues louis, nous sommes à votre service-
Dix jours plus tard, madame d'Effanges des
cendii pour la dernière fois dans ce salon où elle
avait passé tant de sombres et pénibles heures.
Au moment de se séparer pour toujours de ces
femmes , qui avaient été pour elle d'une inllexi-
bilité si dure et si constante , elle ne se souvint
que du peu de bien que , par orgueil , elles lui
avaient fait , et elle leur dit, le cœm- ému, les
yeux pleins de larmes : Adieu , mes cousines, vi-
vez heureuses ; je n'oublierai jamais vons bontés
pour moi , pour mes pauvres enfans ; j'espère vous
revoir quelque jour, si je reviens...
— Certainement , nous nous reverrons , ré-
pondirent-elles, les yeux secs, la bouche pincée ;
Dieu vous donne un bon voyage , ma cousine.
Nous ferons dire une messe à votre intention.
Ecrivez-nous de là-bas. Dites à mon cousin que
nous lui faisons bien des complimens. Il nous en
veut peut-être par rapport à l'héritage ; il aurait
tort. Vous pouvez l'iissurcr que nous ne sommes
pas riches , n'ayant pas eu grand'chose de notre
oncle , pour mieux dire rien , rien du tout.
— Oserais-je vous demander une grâce? dit
madame d'Effanges glacée par ces recommanda-
tions sèches et mesquines; et comme les deux
sœurs la regardaient d'un air effaré , pensant qu'il
s'agissait d'argent , elle se hâta d'ajouter : mes en-
fans ont pris en affection quelque chose qui vous
appartient , ce pauvre Pouf; si vous vouliez le
leur donner?
— Sans doute, sans doute, qu'elles le pren-
nent ! s'écria Marianne ; ma sœur et moi , nous
ne l'avons plus regardé depuis qu'il a voulu étran-
gler Mamoiu- : emportez-le.
— Ce sera un grand embarras, observa made-
moiselle Ursule; sans compter qu'on ne le pren-
dra peut-être pas pour rien sur le vaisseau.
— Hélas ! répondit madame d'Effanges, il nous
est attaché; le pauvre animal vous serait à charge
peut-être après notre départ; vous vous en dé-
barrasseriez, et il souffrirait.
— Allons , emportez-le , répondit sèchement
Marianne.
On s'embrassa pour la dernière fois; puis au
moment du départ, tandis que mademoiselle
Ursule descendait la première avec les enfans ,
Marianne arrêta madame d'Effanges, et roulant
ses yeux louches comme pour s'assurer que per-
sonne n'écoutait, elle lui dit mystérieusement:
Ma cousine, il faut que je vous donne un dernier
avis. Vous savez que votre mari n'est'pas parti seul?
Madame d'Effanges tressaillit et fit un signe
aflirmatif.
— Eh bien ! reprit Marianne , il se pourrait que
cette malheureuse fût là-bas avec lui, qu'elle
voulût vous renvoyer ; vous êtes une personne
douce, faible même...
— Il est vrai , interrompit Louise avec un re-
gard et un son de voix indicibles, je suis faible ,
le malheur m'a brisée ; mais j'ai là , dans mon
cœur, la conscience de mes droits et de mon de-
voir ; ma place est près de M. d'Effanges , je vais
la reprendre, j'y resterai. J'aurai donné à mon
mari la preuve de mon dévoûment , j'aurai réta-
bli mes enfans dans la maison de leur père : pour
ce qui me touche, pour ce qui est de mon propre
bonheur, à la grâce de Dieu !
M'"' CnARLIiSBEYnAUD.
[La fin au /irochain numéro,)
521 —
LA PIERRE DE TOdCIIE.
Allons, mon enfant, il faut te faire belle pour
cette promenade.
— Vous savez bien que je ne demande pas
mieux, ma mère ; je vais passer mon peignoir de
mousseline rose , à Heurs blanches.
— Un peignoir? fi donc! Il faut «renncr la
robe de pou de soie bleue que tu as reçue de
Paris celte semaine.
— Une robe décolletée pour une partie en ca-
not! Y songez-vous bien, ma mère ?
— Parfaitement , ma fille. Cela fera le plus
grand plaisir à mon frère; tu sais qu'il t'adore en
bleu !
. — C'est la vérité, mais...
— Il n'y a point de mais quand on veut plaire,
mon enfant. Et puis tu jetteras sur tes épaules ton
mantelet garni d'aiigletcrre.
— Mon mantelet garni d'angleterre, juste ciel !
— Ton oncle en est fou, chérie! tu compléte-
ras ta toilette par ton chapeau de paille d'Italie.
— Mon chapeau de paille d'Italie, grand Dieu !
— Encore pour ton oncle , qui t'en a fait pré-
sent. Lorsqu'on se met en frais d'amabilité, il ne
faut pas y aller à demi.
— J.e fait est que rien n'y manque, ma mère,
et qua la coinure près, et avec quelques fleurs de
plus, j'irais au bal ainsi sans être ridicule.
— A propos de fleurs, pose ces jolies roses
blanches sous ton chapeau, et attache à ton cou
celte petite croix de turquoises à la Jeannette...
— Ah! maman, voilà qui est trop fort, et je
n'y comprends plus rien.
Vous ne me direz pas que ces fleurs et ce bijou
sont pour mon oncle, et il y a un mystère sous
une toilette semblable.
En prononçant cesmoLs, la jeune fille rougit ,
tandis que sa mère cachait son trouble sous un
sourire allectueux.
— Voyons, maman, dites-moi de quoi il s'agit ,
reprit-elle d'un air mahn; car enfin je ne suis
plus une enfant qui se fait belle pour le plaisir
rie l'être, et ce n'est pas pour me mirer dans les
flots de l'Océan qu'on me mène promener vêtue
de la sorte !
— J'avais pourtant promis de ne pas parler,
répondit la mère ; mais puisqu'on ne peut rien te
cacher, tu vas tout savoir... Ton cousin est sur
ce navire qui achève sa quarantaine en rade ; et
c'est pour aller au-devant de lui jusqu'à son bord
que ton oncle a organisé cette partie en mer.
— Mon cousin est de retour ! s'écria la jeune
fille avec une joie naïve.
Puis, de rouge cerise qu'il était, son visage de-
vint érarlate.
La mère, qui s'attendait à ce résultat , continua
ainsi :
— Mon frère voulait vous faire une surprise
lie cette entrevue, puisqu'il a sur Paul et loi cer-
tain projet.
— Ah! oui,interompit la jeune fille, dont les
joues passèrent de récaiiatc au pourjire fonce.
— Tu vois bien qu'il faut être belle, reprit sa
mère en la baisant au front , —car je sais com-
bien tu aimes Paul, mon enfant ,' ajouie-t-clle à
demi-voix, et il s'agit de plaire, non" plus à ton
cousin, mais à l'homme qui sera ton mari.
La jeune fille se jeta sans rien dire dans les
bras qui lui étaient ouverts, et ne trouva plus
d'exagération à sa toilette, qu'elle embellit encore
de quelques détails.
Celte petite scène, qui se passait au Havre par
unejolie matinée dejuillet, avait Heu entre madame
et mademoiselle Dartenay, dans une des plus élé-
gantes maisons du port, appartenant à M. Martin-
Lanier. M. Mariin-Lnnier était un armateur retiré
du commerce, qui avait eu l'habileté de faire sa
fortune avant l'âge de quarante-cinq ans, et qui
jouissait de la réputation d'un homme original,
justifiée par la plupart des actions de sa vie. Le
système d'éducation qu'il avait adopté pour son
fils unique n'était pas la moindre preuve de cette
originalité. Convaincu par expérience que toutes
les folies de la jeunesse n'ont pas d'autre mobile
que l'amour, il avait résolu de garantir Paul de
cette passion, à quelque prix que cefiit, jusqu'au
jour où il pourrait lui ofl'rir la femme qui devien-
drait son épouse. En ceci, il n'y avait rien que
de fort simple , et M. Lanier ressemblait à tous
les pères, mais ce fut dans l'application du sys-
tème général qu'il montra la bizarrerie particu-
lière de son esprit. Voyant son enfant devenir un
joli garçon, avant qu'il lui eût trouvé une femme
selon son goût, il imagina , pour l'écarter des
écueils et pour se donner du temps à lui-même ,
de l'embarquer sur un navire qui allait faire le
tour du monde, espérant qu'au retour le cœur de
son fils, altéré d'airection, serait pour la première
jolie femme qu'il lui présenterait.
Justement, Paul sembla indiquer de lui-même à
son père la personne qui pouri-ait leur convenir
un jour à tous deux. En s'embarquant à Toulon ,
il vit Cécile Dartenay, sa cousine , qui habitait
alors cette ville. Il en écrivit à M. Lanier de fa-
çon à le piquer d'intérêt. Cécile venait de perdre
son père, à seize ans, et n'était pas fort riche ,
mais elle réunissait trois qualités qui valent une
dot : l'esprit, le cœur et la beauté. M. Marlin-
Lanierla fil venir au Havre avec sa mère, et se
chargea du sort de l'une et de l'autre. Il'ne tarda
pas à se convaincre que sa nièce était un vérita-
ble trésor, diamant provincial encore un peu brut,
dont l'éducation pouvait faire une merveille. Mal-
heureusement, Mme Dartenay n'était pas fort en
état de le polir, et M. Lanier ne fit que deux pe-
tites fautes dont il devait se repentir un jour : la
première fut de rester au Havre au lieu d'aller à
Paris; la seconde fut de laisser Cécile en puis-
sance de mère.
Il y avait donc dix-huit mois que madame Dar-
ten ay tâchait, à sa façon , d'élever sa fille à la
hauteur du projet de son frère, et Cécile se prê-
tait d'autant mieux aux eflorls maternels, que son
cousin, comme on a vu, lui avait l;iissé au passage
la plus douce impression. Sa mère seule était
initiée à cet amour secret (car c'était de l'amour
et du plus pur), mais M. Lanier en soupçonnait
tacitement quelque chose et fondait sur ce soup-
çon les plus chères espérances. Dans l'entrevue
inopinée qu'il ménageait aux deux jeunes gens .
il s'attendait à un de ces coups de sympathie qui
dérident de la vie entière, et tout homme positif
qu'il fût, le digne armateur bâtissait un beau ro-
man dans sa tête, ne se .doutant guère du roman
d'un autre genre dont son cher fils allait lui faire
la surprise.
Le coup de sympathie manqua complètement ,
en effet, lorsque Paul et Cécile se trouvèrent en
présence dans le port du Havre; et, comme tou-
tes ces parties de plaisir longuement arrangées
d'avance, où l'on trouve d'autant moins de joie
qu'on en avait espéré davantage, la promenade
en canot n'eut absolument rien de l'efl-et magni
«que qu'on s'en était promis. En vain la jolie cou-
sine apparut-elle au jeune exilé comme une per-
sonnification du bonheur qui venait au devant de
lui. En vain tout ce qui pouvait le pénétrer de
cette idée séduisante fut-il mis en œuvre par
M. Lanier et madame Dartenay; en vain même
isolée avec lui à dessein, Cécile lui balbutia-t-ellè
de sa voix la plas douce combien elle était heu-
reuse de le revoir... L'ingrat ne sembla pasph^
la remarquer d'abord que si elle eût été pour lui
une étrangère, et ne s'aperçut ensuite du complot
matrimonial de ses parens que pour paraître le
déplorer à l'égal du plus grand malheur. M. La-
nier ne savait dijà plus où donner de la tête, lors-
que son fils lui procura l'avantage d'entrer en fu-
reur par la révélation inouïe qu'il se hâta de lui
faire.
Le prenant à l'écart sur le pont même du na-
vire, au moment où il aliait regagner avec lui
les pénales paternels, il le conduisit dans une ca-
bine de J'arriére , et lui parla à peu près en ces
termes :
— Je vois votre projet pour mon bonheur,
mon père, et je juge de l'importance que vous y
attachez par votre empressement à m'amener ici
ma cousine. Je vous remercie , mon père , de
vous être tant occupé de moi pendant mon ab-
sence, et je rends justice à la sagesse de votre
choix comme à la tendresse de vos intentions. Cé-
cile est une personne charmante sans contre(ht ,
et si vous me l'eussiez présentée comme aujour-
d'hui avant mon départ, je n'aurais pas hésité peut-
être à lui donner mon cœur. Mais, ainsique vous
me le disiez souvent, les voyages modifient les
hommes, et celui que je viens de faire par votre
ordre, mon père, a fixé à jamais ma destinée.
M. Lanier sentit un frémissement de terreur,
comme quel(|u'uii qui pressent un dê.sappoinie'-
meni cruel ; et, cherchant à se dissimuler à lui-
même ses propres craintes , il s'écria en regar-
dant Paul d'un œil inquiet :
— Est-ce que tu rapporterais, mon fik, de ton
voyage autour du monde, la fune.^te résolution de
vouer ton existence au célibat?
— Au contraire, répondit le jeune homme ,
avec une assurance qui glaça l'armateur: je re'-
viens dans la résolution formelle de vous deman-
der votre consentement à mon mariage...
— Avec une autre femme... que Cécile ? dit
M. Lanier, en se reculant sur son siège.
— Avec une autre femme que Cédie , mon
père.
—Avec une femme que je ne connais pas; alors,
monsieur...
— Que vous ne connaissez pas, en effet
— Avec qui donc, malheureuv ! sérria le digne
homme, se levant tout d'une pièce.
Sa belle idée de voyage autour du monde com-
mençait à lui causer comme un cauchemar, et il
— 522 —
a\ait la plusprande hàlc d'apprendre jusqu'il quel
point il s'tUait mystifié lui-même.
— Vous aller tout savoir, mon père, reprit
Paul avec beauc-oiip de précaution. Et sachez
d'abord que, sans la fausse position où vous m'a-
vez mis devant ma cousine, je ne vous aurais pas
révélé ainsi à l'improviste une aventure qui vous
surprendra au premier abord...
— l ne aventure ! dit l'armateur. Ah ! il y a une
aventure ?
— Oui, mon père... Notre destinée peut s'ac-
complir sur tous les points du globe...
— Hélas ! soupira M. Lanier, revenant de plus
en plus de ses illusions...
— Apprenez donc, poursuivit le jeune homme,
que notre capitaine, avant de sortir de la Médi-
terranée, avait une mission à remplir en Grèce et
qu'une tempête nous a forcés de relâcher à Parga.
— Diable ! pensa M. Lanier, j'avais oublié cet
inconvénient des tempêtes.
— Parga est une petite "ville de la côte d'Al-
banie, remarquable par la férocité des Musulmans
qui l'habitent. La plupart d'entre eux font le com-
merce des femmes et des esclaves de sérails, et
leur voisin, le pacha de Janina , les enrichit h lui
seul autant que dix pachas ensemble.
— Quel exemple pour un jeune homme ! se dit
moralement l'armateur en considérant son Dis.
— Un jour que j'étais seul sur la côte, avec le
canot du capitaine, je vis arriver vers moi, parmi
les rochers, une personne courant à toutes jam-
bes...
— Une femme... apparemment?
— Un jeune garçon, au contraire , portant le
costume d'un pilotin de la marine marchande.
M. Lanier respira pour le moment, et Paul re-
prit en s'animaRt peu à peu :
— Ce malheureux, que des ennemis semblaient
poiu-suivre, se précipita jusqu'à mes pieds du haut
d'une roche pendante, et se roulant à mes genoux
avec des cris désespérés , me supplia de l'arra-
cher à la mort en l'emmenant dans mon canot.
C'est ce queje compris à ses gestes plutôt qu'à ses
paroles, car il s'exprimait dans une langue que je
n'entendais point , et que je reconnus seulement
pour le grec , en consultant certains souvenirs
de collège...
— Ah ! c'était un jeune Grec ?
— Mettez le mot au féminin, mon père, car le
pilote était une jeune fille !...
— Unejeune fille! s'écria l'armateur confondu...
Eh bien ! qu'est-ce tu en fis de cette jeune fille?
— Ce que vous en eussiez fait à ma place, mon
père, en dcvinantson innocence etson malheur...
Car, pour apprécier l'une et l'autre, il suffisait
de reconnaître son sexe et son âge. C'était quel-
que pauvre enfant enlevée par des pirates, et
destinée à devenir, à prix d'or, la perle d'un ha-
rem barbaresque. Une bonne esclave avait eu pi-
tié d'elle, sans doute, et lui avait procuré ce dé-
guisement pour s'évader. Ah! qui ne l'eût re-
cueillie et sauvée, mon père ? elle était si trem-
blante et si jolie !
— Si jolie? Voilà!... c'est surtout sa beauté
qui te rendit compatissant.
— Eh bien oui, je l'avoue, sa beauté éblouit
mes yeu\, pendant que ses larmes touchaient mon
âme; je la cachai dans mon canot, jurant de la
sauver à tout prix.
— Lt tu la sauvas, c'est clair, interrompit im-
patiemment M. Lanier ; tu l'arrachas à l'esclavage
et aux pachas ; tu fis même la sottise de l'aimer,
j'imagine, et tu la quittas en lui laissant de belles
phrases qu'elle ne comprit point. Tout cela est
fort absurde et fort romanesque, assurément ;
mais je ne vois pas pourquoi tu me régales de
cette histoire, à moins q ue tu ne veuilles rejoin-
dre à Parga ton intéressant pilotin..,
— N'en parlcxpas si légèrement, je vous prie...
Vous changerez d'avis sur elle quand vous la con-
naîtrez.
— Comment, quand je la connaîtrai ! Ne faudra-
t-il pas la rejoindre avec toi sur la côte dé Tur-
quie , par hasard ?
— Vous n'irez pas si loin , mon père, Selmé
est à bord de ce navire, à deux pas de vous.
— Elle est ici ! fit l'armateur d'une voix étouf-
fée par la colère, et promenant autour de loi ses
yeux enflammés, commç si la jeune Grecque al-
lait lui apparaître.
— Ah ! ça, mais ceci est un conte ou un rêve,
reprit-il, après un silence, si tu as été assez fou
pour vouloir emmener cette femme ; il est im-
possible que le capitaine l'ait souffert.
— Le capitaine n'a su mon projet que lorsqu'il
n'était plus temps de l'empêcher. J'ai attendu le
soir pour embarquer Selmé avec moi; nous avons
levé l'ancre dans la nuit , et sa présence n'a pu
être remarquée que le jour suivant, et à quelque
cinquante lieues de la côte de Turquie... Alors, il
a fallu se résigner à posséder un pilotin de plus à
bord, et d'ailleurs j'ai promis à l'agent comptable
que vous lui payeriez double passage.
— Double passage ! dit impétueusement M. La-
nier; joins-tu l'ironie à la dénence, malheureux !
et crains-tu de ne pas mériter assez ma fureur...
— J'espère n'avoir aucun titre à votre fureur ,
mon père, et je vous jure que je parle très sé-
rieusement. En commençant l'éducation de Selmé
pendant les dernières semaines de mon voyage ,
je me suis aperçu qu'elle a l'esprit aussi fier, le
cœur au.ssi bon que son visage est joli; j'ai senti
l'estime se joindre à ma tendresse, tandis que sa
reconnaissance se changeait en amour, et me
souvenant de ce que vous m'avez toujours dit, que
ma fortune me permet d'épouser une femme pour
elle-même, j'ai senti que je n'aurais jamais une
plus belle occasion, et j'ai juré d'unir ma vie à
celle de Selmé.
T- Jamais, s'écria l'armateur avec un geste ter-
rible...
— Voilà un mot que vous rétracterez , mon
père, continua Paul en ouvrant une porte à cou-
Usse.
Et, toutindigné qu'il fut, M. Lanier ne put s'em-
pêcher de s'épanouir d'admiration , à la vue de
l'apparition habilement arrangée qui s'offrit alors
à ses regards.
La jeune Grecque était debout dans la cham-
bre voisine, en robe courte de cachemire et en
turban de mousseline dorée. Il eût été difficile, en
effet, d'imaginer rien de plus séduisant au premier
coup d'œil. C'étaient la grâce, la finesse et la naï-
veté réunies, tout cela relevé encore par cet air
étranger qui a tant de charme, et qui empruntait
ici un double effet au costume pittoresque de Sel-
mé !... Si ce coup de théâtre, espérance de Paul,
n'eut point tout le résultat qu'il en attendait , la
colère paternelle tomba du moins devant le sou-
rire suppliant de la jeune fille ; et les paroles
touchantes qu'elle balbutia allaient même atten-
drir M. Lanier, s'il ne se fût hâté de se dérober à
la tentation, en remontant sur le pont avec son
fils...
Là, Comme aucun parti ne pouvait être pris en-
core, et qu'il fallait composera tont prix, il fut
convenu qu'on éviterait provisoirement toute es-
clandre, que Paul resterait à bord , sous quelque
prétexte, jusqu'au matin du jour suivant, et que
Selmé redeviendrait alors pilotin pour descendre
secrètement avec lui à quelque hôtel du Havre.
Convaincu que son père s'enferrerait insensi-
blement de lui-même, le jeune homme n'en de-
manda pas davantage, pour le moment, et le triste
armateur ramena au port sa sœur et sa nièce ,
non moins tristes que lui, réfléchissant avec amer-
tume aux inconvéniens des voyages autour du
globe, et cherchant les moyens de ramener son
fils à l'histoire et à sa cousine, en le détachant du
roman et de la belle Selmé. ...
Pendant une semaine, chacun demeura dans la
même situation : Cécile et sa mère ne pouvant
s'expliquer la désolante froideur de Paul; Paul
surveillant en secret son pilotin et menaçant de
le montrer à toute minute; M. Lanier s'épuisant
en vains efforts pour faire entendre la raison à
son fils.
Un jour enfin, en considérant la belle Grecque
de près, l'armateur reçut une inspiration d'en
haut et conclut l'armistice suivant :
Comprenant qu'il ne pouvait épouser Selné à
l'état tant soit peu oriental oîi elle était encore,
Paul reraetaint son mariage de dix-huit mois, el
M. Lauier s'engageait à faire les frais de la civili-
sation de la jeune Grecque. Elle serait placée, à
cet effet, dans la première pension de la capitale,
où elle recevrait tous les bienfaits de la plus bril-
lante éducation parisienne ; et, pour n'être pas
soumis, pendant ce temps-là, au supplice de Tan-
talc aOiimé devant les fruits mûrs, Paul ferait avec
son père un tour en Suisse et en Italie, qui com-
pléterait son propre développement, suivant le
système de M. Lanier.
— L'épreuve me coûtera un peu cher, se dit
l'armateur en signant ces conditions, mais si mon
expérience ne me trompe pas cette fois, j'ai deux
belles chances pour rendre à mon cher fils Iç
désenchantement dont il m'a gratifié.
De ces deux chances, l'une pouvait naître de
l'inconstance du cœur humain, l'autre ressortait
d'une observation plus délicate, qui honorait in-
finiment, comme enverra, la perspicacité de l'ar?
mateur.
Paul avait fait le dilllcile envers sa cousine,
toutes les fois que son père avait insisté pour lui
démontrer la distinction de cette jeune fille ; le
jour de l'entrevue, par exemple, il l'avait trouvée
d'une recherche et d'une exagération toute pro-
vinciale dans sa toilette ; puis sa naïveté lui avait
paru mêlée de quelque gaucher ie, ses manières
dépourvues de simplicité et d'aisance, son esprit
et son langage, enfin, entachés de quelque pré-
tention. M. Lanier avait été forcé de convenir
indirectement de ces faits, et avait alors ouvert
les yeux sur l'insuffisance de madame Dartenay
el du séjour au Havre pour l'entier développe-
ment des qualités de Cécile. 11 l'envoya donc aussi
— 52a —
avec sa mère à Paris, où il la mit ent re les mains
d'une femme à la mode de sa connaissance, qui
s'engagea à dépouiller cet or précieuv de ses
dernières scories, en le faisant passer habilement
au creuset du beau monde.
Toutes ces précautions prises ponr l'avenir, le
père et le flis montèrent en chaise de poste.
Dix-sept mois après, un homme aux cheveux
grisonnans et un jeune cavalier de fort bonne
mine étaient un soir dans une première loge à
l'Académie royale de Musique. Cet homme était
M. Marlin-Lanier, ce jeune cavalier était son
fils. Tous deux étaient arrivés le jour même de
Marseille, et cette séance improvisée à l'Opéra
était encore un petit complot de l'armateur.
Effrayé de voir Paul revenir, après une si longue
absence, l'imagination toujours pleine des char-
mes de sa belle Grecque, M. Lanier n'avait pas
voulu les mettre trop immédiatement en tête à
tête et avait imaginé , suivant son goût
pour le» surprises de ce genre, une rencontre
imprévue à l'Opéra, dont madame Dartenay seule
était complice.
Il y avait une demi-heure que la toile était
levée, et Paul s'occupait plus de la salle que du
spectacle, lorsque son père, lui indiquant une
loge en face de la leur, lui demanda, avec une
indifférence parfaitement jouée, ce qu'il pensait
des personnes qui la remplissaient Ces per-
sonnes étaient deux dames d'un certain âge qui
occupait le fond de la loge, et auxquelles Paul
ne prit pas garde; et, sur le de\ant, deux jeunes
femmes très parées qui concentrèrent toute son
attention.
— Voilà une petite brune, dit le jeune homme
en considérant rapidement la première, qui pos-
sède une figure piquante et assez coquettement
chiffonnée; mais il est malheureux que sa toilette
et sa personne jurent si cruellement l'une contre
l'autre. En un mot, c'est ce qu'il y a de pis, selon
moi, en fait de beautés : une grisette déguisée en
femme du monde !
Je suis de ton avis, répondit en souriant l'ar-
mateur.
Et son œil étincela sous sa lorgnette d'une joie
qu'il eut peine à contenir...
— Maintenant, reprit-il, que penses-tu de la
seconde ?
— Diable! lit Paul en tressaillant, j'en pense
plus de bien que je n'en saurais dire. C'est un
mélange de toutes ces qualités insaisissables et de
tous ces charmes sans nom qui constituent la Pari-
sienne par excellence, avec cotte autre qualité
non moins exquise qu'on a nommée le je ne sais
quoi, et qui est h peu près à la jolie femme ce
que le parfum est ii la rose !..
— Je suis encore de ton avis, dit M. Lanier, et
voilà qui est parler en connaisseur?...
—Tenez, mon père, continua le jeune homme,
lorgnant toujours le même point ; l'impression
que me fait ki beauté de cette femme me rappelle
le premier effet que produisit sur moi la perfec-
tion de Selmé!...
— Pas possible! s'écria l'armateur, partagé
entre la surprise et l'envie de rire... Il faut que
tu n'aies pas bien observé cette personne, mon
cher, ou que l'image de Selmé soit complèicmcnt
effacée (le ta mémoire...
— Effacée de ma mémoire! dit Paul avec cha-
leur ; jamais, mon père, jamais !... je reconnaî-
trais cet ange entre mille femmes... — Oh ! mon
Dieu , reprit-il tout à coup en se redressant, mais
je ne me trompe pas... cette charmante per-
sonne...
—Eh bien?
— C'est Cécile Dartenay, ma cousine!.... c'est
bien elle ! car voilà, sa mère au fond de la loge.
Quel changement, juste ciel! et quels progrès!
— Quels progrès, en effet ! dit l'armateur ; mais
tu ne remarques pas un autre changement en
sens inverse...
— Quoi donc?
— La petite brune qui est près de Cécile, cette
grisette déguisée en femme du monde...
— Que voulez-vous dire?...
— C'est la belle Selmé, mon fils, c'est cet arige
que tu reconnaîtrais entre mille femmes...
— Ah ! mon père , quel blasphème ! s'écria
Paul, en ramenant sa lorgnette à ses yeux d'une
main tremblante.
— Vous vous trompez, ajouta-t-il d'une voix in.
certaine, ce n'est pas elle... c'est impossible !
— Rien n'est pourtant plus vrai, répondit
M. Lanier arrivant à son but ; et tu peux t'en
assurer à l'instant, reprit-il, en entraînant Paul
avec lui dans le corridor...
Deux' minutes après, le jeune homme était con-
vaincu et désanchanté !...
En vain pendant plusieurs jours essaya-t-il de
réveiller ses anciennes illusions, eu vain s'efforra-
t-il de retrouver dans la jeune Grecque les char-
mes naïfs qu'il lui avait connus autrefois... Tout
cela était ell'acé, perdu, évanoui, avec le langage,
le costume et l'originalité orientale; si bien que le
jugement qu'il avait prononcé sur elle en la re-
voyantsansla reconnaître, restait, au moral comme
au physique, l'expression exacte de ce qu'elle
était devenue en dix -huit mois, de même que les
éloges absolus p our Cécile n'avaient rien d'exagé-
ré tant elle avait gagné réellement à ses yeux tous
les charmes que l'autre avait perdus !...
— Hélas ! s'écria Paul en avouant le change-
ment de son cœur à M. Lanier ; voilà donc, mon
père, à quoi sert l'éducation !
— C'est la pierre de touche qui donne à chaque
chose son prix et rem et chacun à sa place, répon-
dit l'armateur; en d'autres termes, elle preuve
qu'une esclave grecque doit rester esclave grec-
que, sous peine de passera l'étal de grisette civi-
lisée ; tandis qu'une provinciale, joli ; el spiri-
tuelle, peut devenir une Parisienne accomplie.
Je vois que mon épreuve a réussi à merveille,
mon enfant , cl je t'en félicite autant que moi-
même. Seulement, quand tu auras des fils à élever,
retranche de ton système d'éducation les voyages
autour du monde.
Un mois plus tard, Paul était l'heureux mari de
Cécile Dartenay, pendant que Selmé se conso-
lait facilement en épousant un ancien commis de
M. Lanier. — Et voilà comment les romans de-
viennent des histoires, car ceci en est uue dont
nous pourrions nommer les pei-sonnages.
riTnE-CiiK.VAi.iEn.
(Le Commerce).
^ ^/->
LE Ci"JK2 BCITAP/.ÎS.T3.
A huitmillesde Florence, sur la route de Sienne,
et au dessus d'une colline agréable et bien cul-
tivée, est le gros bourg de Saint-Casciano, célè-
bre par cette auberge de la Campana habitée
par Machiavel et sur le seuil de laquelle on le
voyait, en sabots et en habits de paysan, deman-
der aux voyageurs des nouvelles de leur pays ,
jouer, crier, se disputer avec l'hôte, le meunier
et le boucher de l'endroit; le matin, l'auteur du
Prince avait chassé aax gluaux ou surveillé une
coupe de bois, calmant ainsi, comme il le dit lui-
même, par cette vie commune et conforme d'ail-
leurs aux mœurs italiennes, l'effervescence de son
cerveau. A une vingtaine de milles plus loin est
Certaldo, qui se vante à tort d'avoir donné nais-
sance à Boccace , car Boccace est né à Paris ;
mais celui qu'on appelle il Certaldese a, du
moins , vécu long-temps et est mort h Certaldo.
Entre ces deux points, illustrés par les souvenirs
de Machiavel et de Boccace, dans une vallée
riante , est un village inconnu, tellement il est
peu considérable ; une église sans renommée ,
tellement elle est dépourvue de toutes les mer-
veilles des arts qui fourmillent en Italie : il y avait
là, en 1807, à l'époque la plus brillante de l'em-
pire français, un curé qui se nommait Bo>aparte.
Il était pauvre et obscur comme si un homme
de son nom n'avait pas tiré le pape du \ atiran
pour se faire sacrer à Notre-Dame ; doux et sans
ambition comme s'il n'était pas l'oncle de Lœtitia
et le grand-oncle du jeune général qui avait si
glorieusement conquis l'Italie, salué les Pyrami-
des, et qui faisait et défaisait les rois en Europe.
C'était un autre Alcinoiis dans les jardins de son
presbytère, taillant ses arbres, mariant ses quel-
ques vignes aux cinq ou six ormeaux de son pe-
tit domaine, et qui. comme le père dTlysse, por-
tait un manteau troué et une chaussure rapiécée.
Tout le bruit que faisait son petit-neveu dans le
monde avait passé par dessus sa tête et sans qu'il
l'entendît.
Personne autour de lui ne se doutait de sa
glorieuse parenté; il avait oublié la Corse sa pa-
trie pour ne songer qu'à ses paroissiens simples
et ignorans comme lui ; derrière l'église serait
son tombeau; dans sa maison curiale était un fu-
sil qui donnait quelquefois du gibier à sa table ;
quelques lignes avec lesquelles il péchait dans un
étang voisin. Si on ajoute à ces moyens de dis-
traction la culture de quelques (leurs et la dîme
qu'il allait recueillir deuv fois par an. on aura un
résumé oxacides occupations temporelles du curé
Bonaparte qui, quant au spirituel, n'innovait ja-
mais, disait la messe deux fois par semaine et
prêchait tous les dimanciies après vêpres. Cepen-
dant, il y avait trois personnages que le curé dis-
tinguait et dont il s'occupait plus partiruliêroment
que de ses autres paroissiens : une poute, une
jeuno fille et un jeune garçon. La poule était
!)lanrhe et familière, excellente couveuse , et
quand le curé di^eunait sous une petite tonnelle
devant sa porte, la poule chérie venait hoqueter
les miettes de sa table ; elle allait à lui quand il
l'apiielaii. se laissait caresser, et poussait quelque-
— 524
fois la condesceiiilancc jusqu'à pondre ses œufs
(luoiidioiis dans les plis poudreux de sa soutane ;
avec rellc-là rintimilc^ élait complète. H n'en était
pas tout à fait de même de la jeune fdlc Mattea :
il l'avait vue naître; il l'avait baptisée et caléclii-
séc, et c'était avec un plaisir innocent qu'il la
voyait grandir et s'embellir tous les jours. Mattea
avec ses beaux yeux, sa taille leste et dégagée, et
cette linesse italienne qui s'allie à la naïveté et au
naturel, était l'orgueil du village. Le bon curé rê-
vait sans cesse au bonheur à venir de la jeune
lille ; il avait arrangé pour elle un mariage su-
perbe ; il voulait la donner à Tommaso, son sa-
cristain, le troisième objet de ses alfcciions. Celui-
ci, grand et vigoureux garçon, était un hôte ha-
bituel du presbytère ; factotum du curé, il culti-
vait le jardin , faisait la cuisine, répondait à la
messe et chantait au lutrin, parait l'autel et gar-
nissait les burettes ; c'était un bon jeune homme,
un peu tapageur, mais honnête , toujours le pre-
mier et le plus ardent aux querelles de village ;
du temps du Dante il eût été Guelfe ou Gibehn,
jamais neutre. 11 aimait Mattea avec une vivacité
(|ui aurait cllïayé le curé si la froideur de la jeune
lille n'eût rassuré le vieux prêtre.
— Il n'est pas mal, pensait le grand-oncle de
l'empereur, que Mattea conserve l'égalité de son
âme ; les vierges folles ne sont pas dignes de l'é-
poux.
Quand Matiea venait au presbytère, le curé s'a-
musait quehiuefois à demeurer dans sa chambre,
et à travers le riileau grossier de sa fenêtre, il re-
gardait dans sa cour et observait le manège de
Tommaso auprès de Mattea.
— Mattea, je pensaisi» vous ce malin eu sonnant
V.liiiicUis ; que faisiez-vous dans ce moment? di-
sait le jeune sacristain.
— Je pensais à la Vierge , répondait la jeune
lille, dont le regard de feu n'avait rien d'ascétique.
Tommaso lui reprochait son indiflérence, sa
cruauté ; puis il voulait l'embrasser, et la j(>Hnc
lille rieuse s'échappait des bras de son amoureux
et courait après la poule du curé ; alors celui-ci
descendait, et il protégeait à la fois Mattea et
Lianra sa poule.
C'est ainsi que le bon curé vivait doucement au
milieu de ses paroissiens et des êtres qu'il aimait,
quand un jour d'été un bruit inaccoutumé remplit
le village, les pas des chevaux sonnaient sur le
( licmin qui le traversait , et la cour du presbytère
se trouva pleine en un moment de cavaliers. Un
des lieutenans de l'empereur, tout chamarré d'or,
chapeau orné de plumes blanches, se présenta
d :vant le curé; celui-ci, tremblant, avança un siège
et se tint debout les mains croisées sur sa poitrine,
ne sachant encore à quel martyre il était réservé.
— llassurez-vous, monsieur le curé, dit le gé-
néral comte de l'empire N", rassurez-vous ; vous
vous nommez Bonaparte et vous êtes l'oncle de
Napijli'on, empereur des Français, roi d'Italie ?
— Oui, monsieur, murmura le curé, qui savait
confuséiiKint la fortune de son neveu, mais qui la
regaril.;it comme une de ces choses lointaines dont
il était séparé par des pays sans nombre, par d'in-
commensurables distances.
— La mère de sa majesté....
— Luîtitia! dit le curé.
— Madame-Mère, reprit le général, a parlé de
vous à Sa Majesté.
— Au petit ISapoléon? dit encore le curé.
— A l'empereur, monsieur le curé. Il n'est pas
convenable qu'un parent aussi proche que vous
l'êtes, qu'un homme aussi recommandable que
vous, languisse ignoré dans une pauvre cure de
village, tandis que sa famille gouverne l'Europe,
tandis que votre neveu, monsieur le ciué, rem-
plit le monde de son nom et de ses hauts faits.
L'empereur m'envoie vers vous; vous n'avez
qu'à parler, vous n'avez qu'à vouloir. Quel siège
épiscopal vous tente ? Voulez-vous un évêché en
France ou en Italie ? Voulez-vous échanger votre
soutane noire contre la pourpre d'un cardinal ?
L'empereur a trop d'amitié et trop de respect
pour son oncle pour lui refuser quelque chose :
l'empereur peut tout.
Le plus grand personnage que le pauvre curé
eût vu dans sa vie était l'évèque de Fiesole, qui
venait une fois par an dans le village pour confir-
mer les petites filles et les petits garçons. Après
cette visite épiscopale, le curé restait ébloui pen-
dant quinze jours au souvenir de l'anneau du pê-
cheur, de la mître d'or et du rocbet de dentelle.
On faisait briller à ses yeux de bien plus grandes
richesses, on dorait son avenir d'une puissance
bien supérieure. 11 liésiia un moment; il se re-
cueillit devant le général qui s'inclinait.
Monsieur, dit-il, cela est-il bien vrai? Ma nièce
Lœiilia est impératrice?.... Et moi qui ai entendu
sa première confession! il y a bien long-
temps!... quand elle était petite fille!...
Le général sourit.
— Monsieur, continua le curé, permettez-moi
de m'cxaminer un instant ; il faut y réfléchiravant
de changer si subitement de fortune.
Le général était aux ordres du curé, et celui-
ci monta dans cette petite chambre où il y avait
une fenêtre qui donnait sur la cour.
Dans la cour, tout était tumulte et confusion.
L'escorte du général avait débridé ses chevaux et
les cavaliers fumaient et riaient entre eux ; Mattea,
cachée dans un coin, considérait ce spectacle
nouveau pour elle, tandis que Tommaso était
tout occupé des grands sabres, des brillans uni-
formes, et que la poule Bianca courait effarouchée
dans les pieds des chevaux.
Peu à peu les yeux de Mattea se familiarisè-
rent ttvec ce qu'elle voyait, et, de son côté, un
dragon aperçut la jeune fille ; il s'avança vers
elle; il était jeune, beauetgalant; Mattea coquette
et point amoureuse de celui que lui destinait le
curé. Ce qu'ils se dirent, par quelles paroles le
soldat français séduisit l'Italienne, c'est ce que
nous ne savons; mais ce qui est certain, c'est
que quand Tommaso voulut aller au secours de
la jeune fille, celle-ci le repoussa rudement, en
lui rappelant qu'il était midi et qu'il devait aller
siinner YAni^elus. Tommaso s'emporta, le dragon
le prit par une oreille, le fit pirouetter sur lui-
même et l'envoya tomber au miUeu d'un groupe
de camarades.
— C'est donc toi, grand ligaud, lui dirent les
soldats, qui sonne VAniidus ici et qui répond
aux patenôtres du curé au lieu d'être un homme
et de servir l'empereur ! Tu seras bien avancé,
lanl que tu seras bedeau dans ce mt.udit village.
Crois-nous, mon garçon, laisse là ta clochette et
viens avec nous ; nous te dunnerons un bel uni-
forme, un grand sabre et un beau cheval. C'est
cette fille qui le retient, dirent-ils en désignant
Mattea qui, dans un coin de la cour, était en
conversation réglée avec son nouvel amoureux.
—C'est cette fille? regarde-la bien, elle ne t'aime
pas ; elle aime le Parisien ; vois donc, elle l'em-
brasse.
Tandis que ces choses se passaient, un gros
dragon, qui avait passé la saison des amours et
à qui sans doute la ration du régiment ne Sullisait
pas, faisait la chasse aux poules du curé, et la
pauvre Bianca s'efforçait vainement d'échapper au
ravisseur.
— Maitca, retournez chez votre mère, criait le
curé par la fenêtre de sa chambre.... Monsieur le
dragon, laissez Bianca tranquille , je vous en prie.
Hélas! la voix débile du curé n'avait pas la
puissance de la voix de Napoléon. Le Parisien
continuait à courtiser la jeune fille ; le gros dra-
gon poursuivait toujours Bianca; Tommaso, le
petit (iibeUn, étendait une main sur la croupe
d'un chev»l, de l'autre il caressait la poignée
d'un sabre. Enfin, le Parisien fit avancer' son
cheval ; il s'élança dessus d'un bond, puis, ten-
dant les mains à Mattea, il la plaça en croupe der-
rière lui, et sans respect pour la maison du curé,
il piqua des deux et disparut avec l'Iialieniie. Au
même moment, le gros dragon s'emparait de
Bianca.
— Mattea, Mattea... Monsieur le dragon, lais-
sez cette poule, criait le curé d'une voix trem-
blante.
Alors Tommaso entendant enfin la voix de son
maître, courut au secours de la poule ; le pauvre
garçon n'avait pu défendre sa maîtresse, il sauva
Bianca.
Le curé Bonaparte quitta sa chambre et alla
rejoindre le général : le pauvre homme était pâle,
défait....
— Qu'avez-voMs, monseigneur ? lui dit Iç géné-
ral; quel chagrin peut vous agiter ainsi ?
— Monseigneur! monsieur, répondit tristement
le curé, laissons cela. Il y avait ici une fille sage,
honnête et bonne, et depuis que vous êtes arrivé,
elle est perdue.
— Perdue ! expliquez-vous, s'il vous plaît.
— Oui, monsieur le général, Mattea, ma
filleule, a suivi un de vos soldats, elle vient de
s'enfuir sous mes yeux.
—Tu ra|)t dans voire maison, s'écria le général,
dans la maison de l'onde de l'empereur ! Le cou-
pable sera puni,ils('ra fusillé sur l'heure... Hola !...
brigadier, quel est celiû de vos hommes qui vient
de se rendre coupaI)lcde ce crime?
— Oh ! point de sang, je vous en prie, mon-
sieur le généial, point desang ; mais si cet homme
est un bon sujet, qu'il épouse Maitca et qu'il la
rcn'de h ureu^e.
Le biigadier raconta le fait: il n'y avait point
eu de violence, et le ravisseur, le nouveau Paris
de cere Hélène llorenline, élait le Parisien, un
bon soldat, qui allait être élevé au grade de marê-
chal-des-logis et qiu était désigné pour avoir lu
croix.
— Il l'épousera, dit le général; il l'épousera, je
vous en réponds.
Le curé ji'iait ça et là des regards incertains et
effarés, évidemment il ch
sévérité du général qui i
1 ! ravisseur de Mattea.
là des regards incertains et ,
cherchait sa poule; mais la 1
i avait parlé de faire fusillei' 1
1. le retenait, et il n'osait 1
— 525 —
pas coniprometlrc la vie d'un homme, par amour
pour lin animiil, lorsque Tommaso entra, tenant
dans SCS l)ra.s le volatile chéri ; Bianca (ît.iit éva-
nouie, SCS paupières bleuâtres recouvraient ses
jeu\ ronds, et ses pattes roidies ne pouvaient
pUis la soutenir. Le curé s'en empara, il lui en-
ir'ouvrii le liée et y versa quelques gouttes de vin;
liianca revint à elle, doucement, peu à peu, comme
une petite maîtresse après une atta(|ue de nerfs;
«lie CBtr'ouvrit ses paupières, releva sa crête,
(■tendit ses pattes et agita ses ailes. Tommaso saisit
ce moment pour prendre la parole.
— Monsieur le curé, dit-il, j'ai perdu Maltea...
ils m'ont promis que je serais un jour capitaine,
colonel, maréchal de France, que sais-je, moi...
je me fais dragon.
Le curé regarda d'un air triste le général, tout
en caressant sa poule, et lui dit :
— Je remercie mon neveu l'empereur , mon-
sieur le général , et je reste curé de ce pauvre
petit village inconnu , où j'ai été si loîi^-temps
heureux. J'ai hésité un moment, et vous le voyez,
Dieu m'a puni... Dites à Lœtilia que j'espère (et
je le crois fermement) qu'elle a tonjnuis la même
bonne conscience qu'elle avait étant jeune fille...
Embrassez pour moi mon petit neveu , le petit
Napoléon ; Dieu leur conserve à tous leurs trônes;
ce sont de braves cnfans d'avoir songé à leur vieil
oncle ; je ne veu\ point d'évéché, point de robe
rouge, ni de liareile de cardinal... Allez, mon-
sieur le général, et si vous respectez les volontés
de l'oncle de votre empereur, ne revenez plus.
Lorsqu'on recevait un ordre de l'empereur, il
fallait l'exécuter et réalisoi' la pensée impériale ,
cet arrêt du destin qui a si long-temps fait la loi
en Europe ; si Napoléon disait : Vous prendrez
cette ville! il était nécossaire de la prendre, il
était écrit (pi'on la prendrait, et cette fois-ci celte
parole! fatidique a été une des mille causes des
gramLi succès de l'empereur. Or, il avait dit au
général N... :
— Vous tirerez mon oncle de sa cure, et le fe-
rez venir à Paris, ou le conduirez à Rome. Que
mon oncle soit auprès de moi ou auprès du pape,
n'importe, il sera toujours bien ; mais il ne peut
être ailleurs : il faut qu'il revienne au moins évê-
que.
Le génénil insista donc , il pr ia, supplia , puis
menaça; il ue pouvait comprendre comment on
refusait la croix, apanage des évèqucs; les reve-
nus d'un diocèse , ou la singulière inlluence
qu'exerce toujours un cardinal. Le curé demeura
ferme dans sa résolution ; il résista aux prièies, et
quand vint le lotu- des menaces, il répondit avec
l'amertume d'un Corse irrité et l'autorité d'un
grand parent qui ne se laisse pas gourmandcr par
la jeunesse inconsidérée de son petit neveu. Le
généi-al , désappointé , fut forcé de se retirei' sans
avoir rien obtenu , et sa Imbulentc escorte éva-
cua le village.
Quand l'empereur apprit le mauvais succès de
son ambassade , et le peu d'ambition d'un Bona-
parte, il sortit et leva les épaules.
Mattea épousa le Parisien, et avec le temps
elle se trouva la femme d'un colonel.
Tommaso prit du service, et à la restauration il
Était capitaine dans la garde impériale.
Le bon curé ISunapartc mourut dans sa cure
avant la fin de l'empire, llélas ! il a été le plus
heureux de ia famille !
M\I\1E Aycacu.
[Courrier français.}
1)KS
PRODUITS DE L'mDLSTRlE.
(Quatrième article.)
Le contraste est fécond en idées inspiratrices,
et certainement l'ordonnateur suprême des salles
de l'exposition pensait à nous autres feuilletonis-
tes lorsqu'il a disposé d'une si bizarre manière
les produits qui lui arrivaient de toutes parts.
Voyez plutôt : à gauche les momies de M. Gannul
et l'anatomie élastique de M. Auzoux; à droite
les lleurs de mesdames Veni et Clarel ; d'un côté
la charpente humaine dans toute son admirable
horreur ; de l'autre des lleurs délicieuses de for-
mes et de couleurs , et lii le mécanisme secret de
la vie humaine, ici les prodiges de la vie végé-
tale. Peut-être aurions-nous mieux aimé voir l'a-
natomie élastique de M. Auzoux dans la salle des
machines; mais on a craint sans doute que les
machines enfantées par l'homme ne semblassent
trop imparfaites à côté de l'œuvre émanée de la
volonté divine; on a mis les modèles de M. Au-
zoux dans la salle des objets divers; on a préféré
le contraste à la comparaison. Quelle que soit la
place qu'elle occupe, l'invention de M. Auzoux
n'en est pas moins une invention remarquable ;
les modèles d'homme (pril expose se décompo-
sent en un nombre iulini de pièces; il est facile
d'étudier les attaches d'un muscle , deii com-
prendre la force , l'emploi , sans être obligé d'ap-
puyer le scalpel sur un c;ulavre hideiiv à demi
putrélié. Le médeiin peut avuii- toujours sous les
yeux ce mécanisme interne à l'étmle duquel la vie
d'un homme sullit à peine ; l'artisle (pie sa car-
rière éloiijne de l'aiiiphithéàtri', pourra devenir
sans dégoût anatomiste comme Rubens ou Micliel-
Ange. Sous le rapiiort de la science et de l'art ,
l'invention du docteur Auzoux est donc d'une
utilité incontestable; et ce qui lui donne encore
plus de droits ii nos éloges , c'est qu'une industrie
toute nouvelle est ajonléc^'i toutes nos industries;
de là travail et bien-être pour les classes pauvres.
M. (iannal est déjà connu pour ses procédés
d'embaumement des cadavres, procédés moins
coûteux et moins dégoûlans que les moyens an-
ciennement employés ; nous mentionnerons sa
présence à l'exposition , tout en félicitant le jury
de n'avoir pas admis de cadavres humains, dont
l'aspect eût été par trop repoussant.
D'ailleurs j'avoue que je ne vois pas quelle est
l'utilité de l'embaumement. Tôt ou tard il faut que
l'homuie retourne en poussière; et ce n'est pas le
corps mais l'âme du grand homme qu'on révère.
Vous n'arracherez pas l'un au néant , vous ne dé-
pouillerez pas l'autre de sa brillante immortalité.
Renianpii'Z ces lleurs des champs , comme elles
sont frêles et délicates : ce coquelicot à demi
fané , cette branche (le mai qui vient d'être cueillie ;
ces blueLs sont si vrais que vous tendez la main
pour en tresser une couronne , comme auv jours
où tout Cillant V(jus les cherchiez parmi les mois-
sons. Jamais, n'en déplaise à liaiton ou à Rallier,
on n'était parvenu à tant de fidélité et de perfec-
tion pour ces tleurs (jue la serre produit sans
culture. Madame Veni, rue d'Aiijoii-Si-Ilonoré, 1,
est la fee habile dont la l)aL;uelle a évoi|ué tous
CCS chefs-d'ieuvre. Nous conseillerons à celle
dame de persévérer , car tOt ou lai-d la fortune
vient au talent.
Les frères Chazot ont exposé une corbeille de
lleurs et de fruits , les fruits sont surtout remar-
(piablcs.
Mais, la {.lus noble , la plus magnifique , la
plus pliénoniénale . la plus mirobolante conquête
quu l'iiiUuslrle ait jamais faite sur les vé^'éiau\,
est celle di> l'admirable, de l'indispensable, de
l'incomparable café-châiaigne. Désirez-vous une
tasse de l'infusion inspiratrice, du moka d'Arabie,
an ière , vous crie l'industrie nouvelle ! et une
lasse de café-châtaigne vous est présentée. Vous
voulez échapper ausoaimeil, vaincre la paresse
de votre imagination , la langueur di! voire tem-
pérament, le sieur X vous crie , vous ollre son
café-châtaigne; il endort, il n'agite pas, et (pianil
vous l'avez absorbé c'est absolument comme m
vous n'aviez rien pris. Le café-châtaigne , dom te
besoin se faisait f,'tinéraleinenl sentir, rem-
place avantageusement le vulgaire café, qui a ré-
sisté auv anathêmesde ma lame Sévigné , mais qui
succombera infailliblement sous le génie du sieur
X. Croyez cela, mais n'en buvez pas!
Ici encore un contraste. Auprès de l'inutilité
pompeuse du café-châtaigne , je remarque l'allure
toute modeste des pots de moutarde digestive de
M. de Chauvigny de Blot. 11 y a souvent de l'im-
portance dans les plus petites choses, et nous se-
rions fâchés de passer sous sUence un perfection-
nement utile.
La moutarde digestive de M. de Chauvigny s(î
distingue par la perfecdon de son travail, son
goût fin et délicat et par ses qualités digesîives.
Elle ne laisse aucune ûcreté au palais, ci n'irrite
pas le larynx comme bien d'autres moutardes ;
aussi espérons-nous bientôt voir M. de Chaii\i-
gny devenir le premier moutardier.... de tout le
monde. En parlant de moutarde, il paraît d'apiès
certaine chronique scandaleuse, qu'il en faiidi.iit
une énorme quantité pour faire digérer les vian-
des dites conservées qui sont en face. 11 y a qui-l-
ques jours, je parle toujours d'après la chioni(pje,
la pi ste envahit tout à coup les doaiaiocs du génie
industriel de la France; on chercha paritiiil la
cause (le ces miasmes étrangers et on la décou-
vrit dans une tête de vcju dite conservée, qui
était dans un alTreux état de putréfaction, dans
son cercueil de ploaib.
Certes, c'était là un voisinage fort dangereux
pour les conserves de friiiis (!t de légumes d'Ap-
pert, qui jouissent d'une réputation qui prouiet
de se mainienir. Je vois d'où je suis placé la reine
des inventions grotes^jum, et Dieu me garde di!
vous la laisser ignorer. D'abord, ô lecteurs ! avez
toujours présent devant les yeux le nom de la
contrée que j'explore, ne voui étonnez pas de me
voir bondir d'un objet à l'autre, d'un cadavre en
pâle à (les lleurs, des lleurs au café-châtaiane. du
café-châtaigne aux poupées; lecteurs, je suisdans
un aichipcl dangereux et le nom collectif de ces
écueils est objets divers. A tous vos reproches Je
n'ai que cela à vous répondre : objets divers. Je
reviens à l'invention susdite.
C'est un appareil pour la chasse au lion. .Sans
doute l'inventeur, M. Y, avait lu quelcjuc part, que
le hérisson, dès (|u'il voit un ennemi, si- met en
boule et l'assaillant se déchire à un forêt de pi-
quans iicérés; dès ce jour l'industriel ne dor-
mit plus, il se mil à coudre des iwaux plus ou
moins épaisses qu'il garnit de cloiLs i)ui présen-
tent leurs pointes menaçantes; la tête est garantie
par un cas(|ue de tôle aussi redoutablemenl g.ir-
ni. Rien n'est grotesque comme celte armure, ei
les quolibets ne lui manquent ixts plus que les
clous.
Les mannequins perfectionnés de M. Faure,
méritent d'être mentionnes ; les artistes sont in-
téressés au succès de^ ellorts de l'inu'nliur. Les
mannequins étant destines à suppléer à la n.Éiiiio
pour les draperies qui varient d'après K^ moiive-
mens de rindi\idu. il est liés important qn'i's
soient justes de formes, el que les mouvemens
puissent avilir lieu avec autant de facilite (pie tvuv
du modèle \ivaui. La forme t xierieure d'un man-
nequin dépend de celle de l'armature qui fait xui
sipieletie, comme la forme extérieure de l'homme
dépend de celle de sa charj^ente osseuse. Pour at-
teindre au plus haut degré (le perfection d'un man-
nequin, il fjut donc indispensablement que sonar-
maiuresoit semblable au s<iueleite naturel. C'est ce
que M. faurtabieu compris cl bien exécuté: les pie
— 426 ^
ces qui composent son mannequin sont sembla-
bles aiiv os dont elles tiennent lie», et les parties
.«aillantes loin dV'tie foi niées p;\r des niasses de
crin qui avaient le défaut de s'afliiisser, sont faites
avec des élastiques en fer moulés toutexpièspour
cet usasse; ces élastiques s'abaissent et se relèvent
à propos ; et des haleines les liant tous ensemble)
donnent plus d'éj^aliié ii sa souplesse.
Nous ne douions pas que M. Kaure ne reçoive
de nonilireuv encourayeniens de la part des pein-
tres et des statuaires, auxquels son invention s'a-
dresse spécialement.
Que vous dirai-je des objets en nacre de
M. ou madame l'ierre, l'aul ou Jacques, (levin;L;l
espèces de boutons, de procédés pour nettoyage
de plumes, de poupées mécaiii(|ucs et autres.
Nous voyons bien, il est vrai, deux petites boites
tje pâte à faire cou|)er les cuirs à rasoirs, boîtes
achetées par le roi. Nous dirons à l'exposant qu'il
a mal compris les intentions de l'auguste chaland.
Cet achat est nne pieuve de plus de l'extrême
bonté du roi, voilà tout.
11 y a bien encore des perruques en caoutchouc
à l'abri de la rouille et du vende-gris, la plus
belle invention moderne (style de prospectus). Il
y a bien encore un coilléur qui charge un groom
mal poudré, mal vêtu, peu poli, d'empoisonner la
salle de ses programmes; mais. Dieu vous garde
de la rue Vide-Gousset où vous appellent ces
programmes ; il y a bien encore des biberons-
pompes de M. Lecouvey, biberons qui remplacent
avantageusement toute espèce de nouirices ; pas-
sons.
Envers tous ces industriels qui viennent en-
combrer les salles de l'exposition, je veux me
montrer d'une complaisance exiréme. .le mêlais.
Il ne faut pas croire cependant que nous re-
connaissions aucun perfectionnement ntile dans
l'art du coilVeur, fabricant de perruques; nous en
donnerons deux preuves pour une.
M. Croquart, rue Montmartre, 1.'Î2, a poussé
cet art très loin. 11 n'y a rien d'absolument nou-
veau dans ses produits, mais il les a beaucoup
perfectionnés.
M. Mailly, rue St-Martin, l-'i9, est déjà connu
par des inventions fort uiile.s. Kous mentionne-
rons principalement : 1" ses toupets à agrafes,
fabriqués par des procédés particuliers, alin de
remédier à l'inconvénient des anciens toupets
qui coupaient les cheveux et étaient trop lourds ;
2" ses demi-perruques pour dames. La coquetle-
jie a, dans M. Mailly, un puissant auxiliaire. Ces
demi-perruques sont dissimulées avec tant desoins
que les dames, qui sont obligées de s'en servir,
peuvent rester nu-tète comme avec leurs cheveux
naturels.
Bien malgré nous l'abondance des matières
nous force ii renvoyer au prochain article l'exa-
men détaillé des produits de M. Hustule et du
pantographe de M. Mandard; dans le UK-iiie arti-
c e nous achèverons le cosipte rendu de la se-
conde division, et nous commencerons celui de
la troisième.
Nous voici au milieu du mois de juin et rien
encore ne porte à croire que l'exposition sera
prolongée. Nous espérons cependant que le gou-
vernement sentira l'urgence de cette mesure;
deux mois sont par trop insullisans pour étudier
les progrès de l'industrie pendant cinq années.
Au reste, ce que nous demandons avec instance,
les exposans le demandent comme nous, et le
commerce parisien ne peut que gagner à un plus
long séjoui' des étrangers dans la capitale.
Georges Jaivétv.
Hcuut îica Èribunauï.
COUR DES PA1R.S.
iNsrnnECTio.N des 12 et 13 «ai.
La cour des pairs s'est réunie, hier, sous la pré-
sidence (le U, k (bancelier, pour entendre le
rapport de la coninii.ssion chargée d'instruire sur
les événemens des 12 et 13 mai.
Le rapport, qui a été lait par M. Mérilhou, con-
tient, dit-on, les plus importans documens sur
l'existence et l'organisation mystérieuses des so-
ciétés secrètes au sein desqnc lies s'est formé le
complot, Apiès avoir rappelé les faits généraux
qui ont précédé et accompagné l'insurrection du
12 mai, M. le rapporteur a fait connaître les
charges particulières dirigées contre les inculpés
dont la mise en accusation est demandée à la
cour.
Gi's inculpés sont au nombre de dix-neuf, quinze
présens et cpialre contumaces.
Les inculpés présens sont :
IJarbès, avocat, blessé; Rondil, ouvrier en pa-
rapluies ; Mialon, âgé de cinciuanle-six ans, ter-
rassier, réclusionnaire libéré ; Lemierre (Louis-
Joseph) ; rhilippet ; Dcnade, tabletier, blessé ;
(iuibiii, âgé de trente-sept ans, corroyeur ; Lon-
guet, conmiis-voyageur; Austen; Bonnet; Nou-
guez; Martin, dix-neuf ans, carlonnier, blessé;
\Valsh; Lebarzic; Dugas.
H paraît qu'au nombre des faits particuliers re-
levés par celte première partie de l'instruction se
trouvent l'attaque du poste du Palais-de-Justice,
et le meurtre d j maréchal-des-logis Jonas, tué à la
barricade de la rue Grénétat. Barbes et Rondil se-
raient, dit-on, accusés à raison du premier fait; le
second serait imputé à l'accusé Mialon, qui aurait
tué Jonas d'un coup de fusil, au moment où ce-
lui-ci, après s'être détaché de son peloton, venait
reconnaître la barricade. Barbes serait aussi pré-
senté comme auteur du meurtre commis sur la
personne du lieutenant Drouineau, alors que ce-
lui-ci parlcmeniait avec le chef de la bande dont
Barbes aurait l'ait partie. Les autres accusés au-
raient été arrêtés les armes à la main, ou seraient
reconnus pour avoir fait feu sur les troupes.
La plupart des accusés nieraient, dit-on, les faits
mis à leur charge ; quel(|ues-uns prétendraient
avoir été contraints, par violence, de prendre une
arme et de se joindre aux insurgés.
En consé(pience de ces faits, sur lesquels nous
ne devons pas, quant à présent, donner de plus
amples détails, la commission aurait déclaré, par
l'organe de son rapporteur, (pi'il y avait charges
sullisantes contre tous les siisiiommésd'avoir, dans
les journées des 12 et 13 mai, commis un attentat
contre la sûreté de l'état.
Et, en outre, contre Barbes d'avoir commis un
homicide volontaire, de guet- apens et avec pré-
méditation, sur la personne du lieutenant Droui-
neau, commandant le poste du Palais-de-Justice,
dans la journée du 12 mai.
Et contre Mialon, d'avoir commis un homicide
volontaire, de guet-apens et avec préméditation,
sur la personne de Jonas, maréchal-des-logis dans
lu gaide municipale à cheval.
Après la lecture de ce rapport, qui a duré près
de cinq heures, M. Franck Carré, procureur-gé-
néral, a.ssisté de MM. Boucly et Nouguier, sub-
stituts, a été introduit et a donné lecture d'un
réquisitoir(! par lequel il a conclu dans le sens
que nous avons indiqué plus haut.
TRIBUNAL DE LA SEINE.
Demande en main-levée d' interdiction formée
par M. le marquis d'IIarcourt.
M' Crémieux , avocat de M. le marquis d'Har-
conrt, s'exprime ainsi :
Ce n'est pas sans quelque émotion que je ré-
clame de votre justice la main-levée de l'interdic-
tion prononcée en 1824 contre M. le marquis
d'IIarcourt. S'il s'agissait de faire rendre à l'état
civil un individu dont la justice avait dû protéger
la faiblesse , mais dont les facultés intellectuelles ,
long-temps assoupies, se réveillent enfin, ce se-
rait avec une vive joie que nous viendrions solli-
citer la rentrée d'un membre de la grande famille
dans la vie sociale, probablement alors, nous se-
rions secondés par les proches parens de l'inter-
dit , heureux île ilÉlivicr un frère d'une tutelle
désormais inutile. Mais aujourd'hui un fait d'une
importance imniense doit être le résultat du juge-
ment que nous espérons; ce fait, nous devons le
dire, c'est le mariage du marqu is d'Harcourt avec
la dame Emilie Lamotte. Nos adversaires le sa-
vent, messieurs, et la pr;n.sée d'une telle mésal-
liance est pour eux un véritable supplice. Nous
ne leur en ferons pas un reproche ; nous sommes
hommes avant d'être avocats, et qui de nous ose-
rait blâmer la famille d'Harcourt de s'opposer à un
mariage qui doit introduire dans son sein une
femme dont la mère a subi une condamnation
correctionnelle ? Aussi , je le déclare , je n'aurai
pas pour M. d'Harcourt une parole de blâme ,
j'aurai plutôt des paroles de consolation.
Je dirai au pair de France que recommandent
les qualités du cœur et de l'esprit : Votre frère a
un immense devoir à remplir, permettez-nous de
l'aider dans l'accomplissement de ce devoir. Le
mariage qu'il veut contracter n'est point unepreuve
de la faiblesse de sa raison , c'est un acte que
l'honneur lui commande, que la religion lui im-
pose, que le cœur lui dicte. Emilie Lamotte avait
seize ans à peine lorsque le marquis d'Harcourt se
fit écouter d'elle. Depuis cette époque , près de
vingt années écoulées n'ont pas vu s'élever entre
elle et lui le moindre nuage; deux enfans sont
issus de celte union , un fils de quatorze ans et
une fille de neuf ans. Frappés de la honte de
l'illégitimité, ils réclament de leur père l'honneur
qui s'attache à l'état d'enfans légitimes. Pas un
reproche ne peut s'élever contre leur mère , si ce
n'est une première faute , la seule dans sa vie .
d'avoir suivi , à l'âge de seize ans, M. d'Harcourt,
qu'elle n'a plusquitté. Maintenir l'interdiction, c'est
frapper à la fois le père et les enfans : c'est une
all'reuse injustice. Demander la main-levée de l'in-
terdiction, c'est rendre l'état social au père, c'est
le donner à des enfans qui méritent par leur âge
et par leur position l'intérêt des magistrats et la
protection de la loi.
Pour nous, messieurs, tout en songeant à la fa-
mille qui s'en va, nous devons notre appui à la
famille qui vient. M. d'Harcourt n'est assurément
dans aucune des circonstances qui rendent l'in-
terdiction nécessaire ; il ne s'agit pas encore d'une
opposition à mariage que l'on pourra débattre plus
tard, si on le juge convenable. Faut-il prolonger
une interdiction qui dégrade un citoyen? Tel est
maintenant le seul point à débattre.
M. le marquis d'Harcourt fut interdit en 1824 ;
il avait alors plus de trente ans. Précédemment un
conseil judiciaire lui avait été donné pour cause
de prodigalité. En ellet, sa vie se passait tout en-
tière dans les cafés et dans les cabarets; iln'avait de
relations suivies qu'avec le menuisier, le charron,
le maréchal -ferrant et le boucher du village où sa
maison de campagne .se trouvait située. Cepen-
dant M. le marquis d'Harcourt était l'aîné de la
famille; quelle était la cause de cette iriste posi-
tion? Peut-être était-il venu au monde avec un es-
prit peu ouvert, avec une intelligence peu déve-
loppée, tandis qu'à côté de lui grandissait son
frère cadet, dont l'esprit et la sagacité se révé-
laient de lionne heure au sein de la famille
enivrée. Celui-ci obtint toutes les préférences,
l'autre fut négligé dans son éducation, dans ses
habitudes. Chacun, hélas! a vu sa place marquée
dans le monde par ses premières années mêmes ;
M. le comte d'Harcourt est pair de France, M. le
marquis d'Harcourt est interdit.
Déjà, en 182&, il avait auprès de lui Emilie
Lamotte; il voulut l'épouser; il fit à sa mère des
sommations respectueuses; ou répondit par une
demande en interdicdon ; les tribunaux l'accueil-
lirent, non à cause de la mésallia»ce qu'il proje-
tait, mais parce que la vie que menait le marquis
d'Harcourt, la misérable situation dans laquelle
il s'était placé ne permettaient pas de croire qu'il
eût conservé la rectitude de sa raison, qu'il fût en
état de comprendre les conséquences, pour sa fa-
mille et pour lui même, d'un mariage aussi dis-
proportionné.
Ce que je viens de dire, messieurs, F<;sttlie des
— 527
enquêtes d'un jugement, procédure qui, en 18i!/i,
fut suivie par défaut, jusqu'au dernier moment,
contre le niaïquis, auquel on avait persuadé que
la mesure réclamée contre lui ne serait que
transitoire, et qu'elle devrait améliorer sa posi-
tion pécuniaire.
En 182S, l'interdit forma une demande en main-
levée, mais trois ans à peine s'étaient écoulés de-
puis le jugement, les circonstances n'avaient pas
cbangé d'une manière assez sensible; il succomba
devant le tribunal et devant la cour.
Mais aujourd'hui, messieurs, quinze ans ont
passé sur l'interdit : toute sa vie a changé. Retiré
dans la maison qu'il habite, avec la femme dont
il a fait sa compagne, M. d'Harcourt, s'il ne vil
pas en grand seigneur avec 12,000 livres de reuie,
se conduit du moins en homme sage et rangé.
11 est vrai que le conseil de famille s'est unani-
mement opposé à l'émancipation réclamée par le
marquis ; mais aucun fait n'a été signalé par le
conseil, et les appréhensions perpétuelles de la
famille, en présence du mariage projeté, expli-
quent suffisamment celte résistance que vous ne
sauriez partager.
Eneffet, messieurs, vous avez interrogé M. d'Har-
court, vous vous êtes convaincus par vous-mêmes
que sa raison est saine, que son jugement est so-
lide, qu'il connatt et apprécie parfaitement la po-
sition qu'il a, celle qu'il veut conquérir.
Permettez-moi de remettre sous vos yeux cette
pièce décisive du procès.
W Crémieux lit l'interrogatoire subi devant le
tribunal en chambre du conseil.
Messieurs, dit-il, ensuite, je dois attendre main-
tenant la défense de mes adversaires; j'ose espé-
rer d'avance qu'elle ne parviendra jamais à dé-
montrer que M. le manjuis d'Harcourt est dans
un état de fureur, de démence ou d'imbécillité ,
qui autorise à le laisser plus long temps dans les
liens d'une dégradante interdiction.
M* Delangle, avocat de la famille d'Harcourt ,
s'oppose à la demande formée par M. le marquis
d'Harcourt. » Déjà dit-il , en 1828, une tentative
semblable a été faite, M. le niarquis d'Harcourt a
voulu échapper à la tutelle que les tribunaux
avaient cru devoir lui imposer; les motifs qui ont
amené cette décision ont-ils cessé d'exister? Non,
sans doute, s'il faut s'cnrapporter au conseil de fa-
mille qui, après avoir été consulté,a répondu néga-
tivement. M. le marquis d'Harcourt, né en 1785.
a , dès ses plus jeunes années, compromis toute
sa fortune, en se livrant à des escrocs et à des
joueurs qui composaient toute sa société ; ainsi ,
pour ne citer que quelques exemples des vois
• dont il a été victime : Un jour il prête 200,000 fr.
et reçoit, comme gage de sa créance, de préten-
dus lingots d'argent qui ne sont que des fragmens
de cuivre recouvert* de papier argenté. Un de ses
amis, je ne veux pas le nommer, avait une maî-
tresse ; il trouve plaisant de lui faire constituer
une pension par M. le marquis d'Harcourt. Plus
tard il est mis à Ste-Pélrgie , et quand on lui ou-
vre les portes de cette prison, il refuse de sortir,
il déclare qu'il veut rester sous les verrouv , et
que les gens qui sont avec lui lui paraissent inli-
niment plus honnêtes que ceux qui jouissent de
leur liberté.
Kniin commence la liaison avec Emilie Lamotte.
Sans doute, l'exirème jeunesse servira d'excuse à
M. le marquis d'Harcourt? mais non. 11 a trente-
Six ans, ctla femme iilaquellc il va s'attacher, il la
tire de la classe et de la famille la plus méprisa-
ble. C'est la lille d'un ancien garde-chasse, d'un
cubaretier de Chantilly, qui vit avec une lille pu-
blique. Sa mère a été condamnée plusieurs fois
pour vol, et mise sous la surveillance de la police.
C'était lii que M. d'Harcourt plii(;ait son all'ection.
Mais ce n'est pas assez d'ignominie : M. d'Har-
court veut braver publiquement sa fiimille indi-
gnée ; il installe , un dimanche , cette lille à l'é-
glise, dans le banc des d'Harcourt , le banc des
anciens .seigneurs, l.e curé chasse cette misérable
uu milieu de la rumeur qu'excite un pareil scan-
dale. Emilie L,u(uuUc ei>t arrctOc par les gcudai'
mes, et le marquis d'Harcourt , nouveau cheva-
lier Desgrieux, suit en pleurant sa maîtresse. La
vie de cabaret, la vie la plus abjecte, est celle du
marquis d'Harcourt. Emilie Lamotte devient mère,
et le marquis d'Harcourt s'empresse d'accepter
bravement cette paternité.
La mesure était dès lors comblée, et dans l'in-
térêt de tous il fallait provoquer l'interdiction de
M. le marquis d'Harcourt ; cette demande de la
famille était facile à justilier : d'autres faits non
moins graves dénotaient la dégradation morale la
plus complète. Ainsi, les propos les plus insul-
tans n'éveillaient pas la moindre susceptibilité de
la part du marquis d'Harcourt : Emilie Lamotte
l'appelait bêle, sot, cochon , et il demeurait im-
passible ; on le voyait dans les rues se promener
donnant le bras à des palefreniers ; dans les éla-
bles , il préparait la litière des animaux qui y
étaient renfermés; chez le maréchal-ferrant, il at-
tisait le feu de la forge et tenait le pied des che-
vaux.
M' Delangle explique comment, en 1828 , une
succession recueillie par le marquis d'Harcourt en-
gagea les personnes qui l'entouraient à provoquer
la mainlevée de l'interdiction. A celte époque ,
le tribunal et la cour royale, sur l'appel, repous-
sèrent également cette tentative. Doit-elle mieux
réussir aujourd'hui? Rien ne prouve que M. le
marquis d'Harcourt ait renoncé à ses habitudes
ignobles.
On soutient que le marquis d'Harrourl n'est ni
fou ni imbécille; mais la raison est chose relative.
L'héritier d'une grande maison doit avoir des re-
lations élevées et des habitudes décentes. H n'est
point permis à un homme de celte condition de
descendre aux liaisons dégradantes et aux fré-
quentations les plus vdes. Assurément, un homme
comme M. le marquis d'Harcourt, qui vit avec des
palefreniers et des cabaretiers, n'a pas une intel-
ligence droite et une saine raison. M, d'Harcourt
a cinqu^inle-quatre ans à l'heure qu'il est : le feu
des passions de la jeunesse doit être quelque peu
amorti, et cepend mt il n'a pas encore l'âge de
raison, si onevamine sa folle conduite et son obs-
tination insensée. Sa vie se passe à fumer, à chas-
ser, à subir les ordres d'Emilie Lamotte ! Il lient
une table d'hôte; il loge rue Louis-le-Grand, et
reçoit un pensionnaire ii raison de 60 fr. par mois.
Est-ce là ce qu'il doit à son nom, à sa famille, à
sa dignité personnelle ?
Mon adversaire, continue M' Delangle , affirme
que M. le marquis d'Harcourt ne fait pas de dettes,
mais son interdiction est aussi notoire que la vie
de Napoléon. On parle aussi de son amour pour
ses enfans, mais il ne les a pas encore fait bapti-
ser. En déliuitive, M. le marquis d'Harcourt est
tel aujourd'hui qu'en 1824 et 1828, et uu conseil
judiciaire ne saurait suffire.
M" Oémieux, dans une réplique animée , ré-
pond aux objections de son adversaire, et termine
ainsi :
Répondez, si voire frère s'engageait aujour-
d'hui sur l'honneur à ne pas épouser Emilie La-
morte, oseriez-vous vous opposer à la mainlevée
de son interdicdon ? Avouez-le; aussi bien vos
injures contre une femme à laquelle vous ne pou-
vez rien reprocher, contre sa mère morte depuis
deux ans, vos injures prouvent assez le sentiment
qui vous anime. Encore une fois, je ne blâme pas
vos efforts, je les comprends ; mais n'est-ce donc
rien que deux enfans illégitimes réclamant la lé-
gitimité et la famille? Vous avez inNoqné la reli-
gion, vous vous êtes plaints de ce que l'eau du
baplême n'avait pas encore sanctilié leurs fronts ;
mais la religion ne commande-t-elle pas avant
toul à M. d'Harcourt de rendre sainte et légale
l'union qui a donné le jour à ses deux enfans?
Mais n'est-ce donc rien que de hiisser sous le (wids
d'une interdiction un homme qui a tout droit à
rentrer dans la vie sociale ? Enlin, n'est-ce donc
rien pour vous, même en craignant une mé-
salliance, de voir votre propre fière, \olreainé,-
lemanpiis d'Harcourt, rendu à sa digoiié d'homme
et de tiioyeii ?
M. l'avocat d u roi appuie dans ses conclusions la
demande de M. le marquis d'Harcourt.
Le tribunal fait main-levée de l'interdiction
prononcée précédemment contre M. d'Harcouit;
mais en même temps on lui a reconnu un conseil
judiciaire.
TIVOLI.
C'est dimanche prochain qu'aura lieu à Tivoli la
grande fêle extraordinaire qui a été retardée jus-
qu'alors par les mauvais jours. Dédiée au com-
merce et à l'industrie, cette solennité ne peut
manquer d'attirer l'élite de la société que Paris re-
cèle à celle heure. Les leiires d'inviiation qui
av aient été adressées au commerce le y juin se-
ront rerues le Iti. Aux mille attraits qu'il possé-
dait déjà, Tivoli, ce délicieux jardin qui rappelle
aux voyageurs les charmantes vdia de Home, vient
d'ajouter un nouveau spectacle, celui des deux
jeunes acrobates anglais, M. et Mlle ^\ituhfr, le
frère et la sœur, âgés l'un de 11) ans et l'autre de
18. Ces jeunes gens déploient sur la corde et sur-
tout dans la gavotte qu'ils dansent sur deux cor-
des parallèles, une élégance , une souplesse, une
grâce que nous n'avions encore rencontrée chez
aucun de nos acrobates les plus célèbres. Les
danses de l'Opéra n'ont rien de plus parfait ;
Mlle M'inther, gracieuse et modeste jeune per-
sonne, est sans contredit la Taglioni de la danse
de corde. Nous ne saurions donc trop engager nos
lecteursà courir à ce ravissant spcclacleque Lon-
dres est près de nous ravir. Un très beau feu d'ar-
liOce terminera cette brillante fête.
ïlcoue ïi£ cins\ iours.
10 JUIN. — On reçoit de Bruxelles de nouveaux
détails sur les ravages causés par l'ouragan du
4 juin :
«' A Borght, près de Vilvorde, seize maisons sont
complètement détruites. On a déjà retrouvé qua-
ranie-deux cadavres, et les recherches continuent.
A une demi-lieue de Louvain. une femme avec
ses quatre enf.ins, chassée par la crue des eaux,
s'est noyée dans la Dyle avec sa malheureuse
famille. Une partie des rues de Louvain a été
couverte d'eau ; les abords du chemin de fer sont
toul à fait inondés; aux environs rie la ville, une
ferme a été, pendant la nuit, lemplie d'eau, et
treize pereonnes y ont trouvé la mon. Pendant
toute la journée du h, le service du chemin de
fer a été interrompu entre dand et Hruvellis. ^>
--Il parait que les architectes anglais ressem-
blent aux nôtres ; ils oublient toujours quelque
chose dans les devis. Ainsi, pour le château de
\Vindsor, ils avaient totalement laissé de côté les
écurics.L'onblivientd'êlre réparé; 70.000 liv.steri.
(I,7o0,000 francs) viennent d'être volé j par le
parlement pour la construction des écuries et d'un
manège, alinque la reine puisse se li>rerà l'exer-
cice du cheval, même le jour où le temps est maa-
vais. cet exercice fréquent étant nécessaire à sa
santé.
— L'ancien et magnifique hôtel du cardinal de
Richelieu, construit après la bataille de Hanovre
et counu sous le nomde l'hôtel de la Caisse hypo-
thécaire, est en démuliiion. Par suite de ces ira-
vaux la rue d'Aniin. qui aboutit à celle Neuve-
Sainl-Augustin, se prolongera en ligne directe
jusjpie dans la rue du l'orlMahon, et de chaque
côté de ce prolongement s'élèveront six nouvelles
maisons.
— On assure que dans le te>lameni de M. le
raiilinal Fesch se trouvent les dispositions suivan-
tes en faveur du diocèse de Lyon :
11 lègue à l'église calhédrale sa chapelle parti-
culière ; au palaLs archiépiscoiwl une statue de
Stiint-Pierre eu bronze doré; quelques Libleaux
de »a galerie au.v Uiariretu, uti »eiuiMife de
— 528
^A|■genti^re et à rtHablissoiiiPiit religieux de Tra-
dini's, fondé par lui, et où il sVtait retiré culcSl/i,
lors de l'invasion étrau-ière. H lémoigne le désir
délie inlmuié dans l'éylise de Saini-Jeau.
— I/ordonnancc de police concernant les ar-
muriers n'a point encore reçu son exécution. Les
armuriers sont m récl.inuitioii.
— Le pacli.i d'ICgvpie vient de faire présent au
gouvernement français, pour la niénugeiie du
Ja^(lin^lcs-^lantes, de ([uclques animaux curieux
parmi lesqu(;ls se trouve un magnifique lion appri-
voisé.
— L'ouverture du Casino, rue de la Chaussée-
d'Antin, est toujours lixéc au Ki de ce mois, mal-
pré les ravages occasionnés dans les jardins par
les derniers orages qui ont éclaté sur Paris ces
jours derniers. Les ouvriers ont réparé le mal en
peu d'instans, et les embellissemensont été conti-
nués par Ciceri, qui y apporte un soin tout parti-
culier. Ainsi, rien n'égalera la splendeur de la
fête que l'administration prépare.
11. — Madame la duchesse d'AngouIcme est
arrivée, le 29 mai, à Vienne avec la comtesse de
llosny (lille de madame la duchesse de Berry).
.S. A. R. est entrée dans la capitale avec une voi-
ture de cour à six chevaux qu'on avait envoyée
au devant d'elle jusqu'au premier relai ; elle est
descendue au château. Aujourd'hui, les augustes
hôtes se rendront ii Schœnbrunn ; après s'être
arrêtées cinq jours h Vienne, les princesses re-
parliront pour k;rchl)erg.
— Une lettre d'Amsterdam révèle le nom de la
princesse objet d'une pnssion à laquelle on assure
(|uc le czarewitch s'abandonne complètement.
Cette princesse est la lille de Jérôme Bonaparte,
ex-roide \\ esl|)lialie. Tendant son séjour à Floren-
ce, le grand iluc l'a vue tous les jom-s. Les per-
sonnes qui entouraient le prince ont pensé (jue
l'empereur de llussie aurait à se mettre encore
une fois au-dessus des exigences de la politique,
comme pour le mariage du duc de Leiichteniberg
avec la grande-ducUesse Marie. On fait les plus
grands éloges de la lille du roi Jérôuie.
— Huit des élève de l'Ecole polytechnique dé-
tenus il l'Abbaye ont été mis en liberté : vingt-un
restent renfermés. Aucune explication n'aen-
core été donnée ni ii ceux qui sont sortis ni à
ceux dont la dttention est prolongée.
— Samedi le tonnerre est tombé sur le dôme
des Invalides, a enlevé tous les clous des orne-
mens dorés du dôme, ets'estperdu dans une pe-
tite cour.
— Pendant le dernier orage, hier la foudre est
tombée dans le jardin des Tuileries.
— Depuis le mois de mai, les recettes hebdo-
madaires ont commencé à excéder de nouveau les
demandes de remboursement à la caisse d'épar-
gne de Paris, et il résulte du relevé des cinq mois
écoulés depuis le 1" janvier qu'il y a à peu près
balance sur la masse ; en ellét, il a été déposé
12,:')30,000 fr., et les demandes de rembourse-
ment se sont élevées à lJ,7iO,000 fr.; mais com-
me toutes les sommes dont le remboursement est
demandé ne sont pas retirées, on peut dire qu'il y
a balance pour ces cinq mois. Dans le mois de
mai, l'excédant des dépôts sur les retraits a été de
/i()0,OÛO fr.; il avait été de 1,300,000 fr. en jan-
vier.
— L'orchestre du Casino poursuit activement
ses répétitions. Qu'on s'imagine les grandes par-
titions des plus belles symphonies exécutées par
cent quarante musiciens pris, la plupart, dans les
orchestres du Conservatoire et de l'Opéra, et l'on
aui-a une idée de la perfection qid présidera aux
concerts dirigés par M. .lullien.
12. — Des lettres particulières de Toulon por-
tent à .30 bàtimens de guerre le nombre des na-
vires qui sont en état d'armement ou de répara-
tion, et qui sont destinés il aller rejoindre l'esca-
dre du Levant. 11 paraît que cette escadre forme-
rait deux divisions , dont l'une serait destinée à
surveiller la Uoite turque, et l'autre la floiie Égyp-
tienne. Cette escadre se réunirait à celle de sir
Robert Stopfort, et formerait une Hotte de 75 na-
vires, tandis (pie les forces navales combinées de
la Russie et la Turquie ne s'élèvent pas à plus de
50 il GO voiles.
- La cour des pairs s'est réunie aujouixl'hui il
huis-clos pour entendre le ra|)port présenté par
M. Alérilliuu au nom de la commission chargée
d'instruire sur les événemensdcs 12 et 13 mai.
— Les travaux de la prison du Luxemiiouig
sont terminés. M. Valette y a été installé , ces
jours-ci, comme directeur, et il paraît qu'aussitôt
l'arrêt démise en accusation , les accusés y seront
transférés.
La prison peut contenir environ cent détenus.
— Le prince François Borghèse est mort hier
il la suite d'une attaque d'apoplexie. 11 était .1gé
de 63 ans. Les trois lils du prince sont héritiers
de son immense fortune. L'aîné porte le nom de
Borghèse. Les deux puînés ont les titres de prince
Aldobrandini et Salviati du nom des domaines
qu'ils sont appelés il recueillir.
— Des correspondances d'Afrique portent que
cinq Arabes qui faisaient partie de la conspiration
du 1" mai ont été exécutés à Constantine. Cette
conspiration, d'après ces correspondances, aurait
eu plus de gravité qu'on ne l'avait pensé d'abord;
il ne s'agissait de rien moins que de profiter d'une
revue passée hors de la ville pour s'emparer de
Conslantine, y mettre le feu , égorger les Fran-
çais et les indigènes amis des Français. Achmed-
Bey, l'âme du complot, s'était rapproché à trois
lieues de Constantine pour attaquer à l'improviste
nos troupes il l'heure même de l'exécution du
complot. C'est une do ses femmes qui a livré son
secret, et quoique frappée de trois coups de poi-
gnard, elle survit encore pour atiester la vérité
de ses révélations.
— On crie par les rues de Madrid, dit un jour-
nal, la grande nouvelle du départ de la reine-ré-
gente pour l'armée où elle va prendre le com-
mandement général des armées d'opérations.
— M. Alexandre Lenoir, fondateur de l'ancien
musée des Petils-Augusiins et l'un des plus savans
antiquaires de France, est mort hier ii Paris, à
l'âge de 75 ans.
— La ville de Baveux vient de mettre en adju-
dication, au prix de 11,000 fr. environ, l'entre-
prise des travaux pour l'établissement d'une gale-
rie destinée à la conservation de la fameuse ta-
pisserie de la reine Mailiilde.
— Une chose digne de remarque, c'est que les
numéros des deux régimcnsqui forment en ce mo-
ment la garnison de Douai, ont donné chacun un
souverain ii l'Europe. L'empereur Napoléon sort
du W régiment d'artillerie, et Bernadotte, roi de
Suède, a servi dans les rangs du 00" de ligne.
13. — D'après les lettres de Constanlinople,
en date du 22 mai, la situation n'a pas changé.
Les armées turque et égytienne sont toujours en
présence, et la diplomatie redouble d'ellorls pour
empêcher un conilit qui semble imminent.
— Le prince Albert de Prusse partira incessam-
ment pour St-Pétersbourg, à l'ellèt d'être témoin
du mariage du duc de Leuchtenberget de la prin-
cesse Marie. La cour impériale avait manifesté le
désir de posséder le roi de Prusse, pendant les
fêtes (lu mariage, mais les médeci ns se sont for-
mellement opposés à ce voyage. En conséquence
le roi passera l'été comme de coutume à Tœplitz.
— On dit que, par suite des événemens du
12 mai, la police s'occupe activement de faire
quitter Paris aux condamnés politiques qui ont
une surveillance il subir et auxquels une rési-
dence a été assignée.
— Voici le résultat de l'allaire du Moniteur
rcpublicain qui ne s'est terminée qu'il deux
heures du matin :
Les cinq accusés Boudin, Fombertaut, Guille-
min, Minor Lecomte et Joigneau ont été con-
damnés à cinq ans de prison et cinq utis de sur-
veillance (le lu liaule pulice.
Oervais-Corbière et Aubertin ont été acquittés.
— Une lettre particulière de la Vera-Cruz, le
9 avril, porte ce qui suit :
■ L'amiral Baudin a fait évacuer le fort de
Saint- Jean -d'Ulloa. Les troupes qui occupaient
cette forteresse se sont rendues à bord des bàti-
mens de l'escadre, où l'on transporte en touie
hâte le m;ilériel. Depuis leZi, le pavillon mexicain
flotte de nouveau sur le fort d'Ulloa. ^
— On annonceque le corps des contrôleurs aux
receltes des finances de la ville de Paris est sup-
primé par une ordonnance du 5 juin courant, et
que les titulaires seront appelés il des perceptions
en provinces ou recevront la moitié de leurs
appointemcns pendant trois ans.
— M. Ponce Camus, peintre d'histoire, parti-
culièrement distingué comme auteur du tableau
de ISapoléon au tombeau du grand Frédéric,
vient de décéder à Paris, le 3 de ce mois, à l'âge
de soixante-trois ans.
— Les musées du Louvre seront rendus au
public et aux artistes le 15 de ce mois.
lU. — Dépêche télégraphique :
« Le paquebot du Levant est arrivé avant-hier
soir 12 juin. Les dépèches qu'il apporte démen-
tent complètement le bruit d'hostilités entre les
armées turque et égyptienne.
>i 11 y a eu il la vérité une rixe entre des soldats
des deux armées, mais elle a été facilement ré-
primée par les olliciers des deux camps. «
— Le roi, sur le rapport de M. Villemain, mi-
nistre de l'instruction publique, a autorisé l'Aca-
démie française ii affecter la somme de 6,000 fr.,
sur la fondation Monthyon , pour récompenser
une ou plusieui's traductions imprimées ii partir
du 1" janvier 1839, et qui reproduiraient avec
fidélité et talent des ouvrages remarquables pai-
un grand caractère d'utilité morale. >>
— Le Journal des Débals annonce que M.
Thiers part demain pour les eaux des Pyrénées.
D'un autre côté voici ce qu'annonce le Libéral
du Nord, du 13 juin :
"M. Thiers doit, assure-t-on, venir passer ii
Lille la plus grande partie de l'été. Il doitquitter
Paris demain pour se rendre avec sa famille aux
eaux de Cauterels dans les Pyrénées, il y restera
six semaines, après lesquelles il viendra babiter
le chef-lieu de noire département. »
— La commission des sucres a entendu hier les
délégués des colonies. Aujourd'hui elle a dû en-
tendre les délégués de la betterave. Demain elle
entendra ceux des ports, et samedi les délégués
de l'agriculture.
— Huit prétendans s'étaient d'abord mis sur les
rangs pour succéder au fauteuil laissé vacant à
l'Académie des beaux-ai'ts par la mort de Paér;
mais cinq seulement ont persisté à se porter can-
didats. MM. Ouslow, Berlioz et Adam, par une
délicatesse qui leur fait honneur , se sont retirés
du concours pour rendre hommage au talent et ii
la célébrité de l'auteur de la Vestale et de Fer-
nand Corlez. Ces chefs-d'œuvre suffisent pour
que le public ratifie le choix que l'Académie ne
manquera sans doute pas de faire demain.
— C'est aujourd'hui que M. Mocker , qui pos-
sède , dit-on , une fort jolie voix et un jeu très
spirituel . doit débuter ii l'Opéra-Comique par le
rôle de Polichinelle dans l'opéra comique de ce
nom, dont la première représentation avait été
retardée par une indisposition de mademoiselle
Rossi.
L'article intitulé : Les derniers momens du
prince de Talleyrand , par un témoin oculaire ,
était emprunté à la traduction de la Revue bn-
tannique. Nous prenons occasion de cette recti-
fication pour recommander à nos lecteurs ce re-
cueil que dirige M. Félix Pyat, avec une haute et
noble intelligence.
Le Directeur, BERTHET.
Imp, d'Ed.ProuxetC, rue Neuvedes-Bons-EufaDS, 3.
ÏHeuxièmc 0crie.
20 JUIN 1339.
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SOMMAIRE.
Wellington, par M. Capefigue. — De ex vieil-
les FILLES (Suite et fin), par W' CiiAitLES
Reïbaud. — Aventures d'un Banian, ra
CONTÉES par lui-même. — Les incompris,
par M. Eugène Giinot. — Exposition des
PRODUITS de l'industrie (Cinquième arti-
cle), par M. Georges Janéty. — Revue dra-
matique : Opéra-Comique : Polichinelle •,ViV.-
NAISSANCE : Les deux femmes, — Revue de
cinq jour.s.
Le portrait de Pacanixi sera joint au numt^ro
prochain.
WELLINGTON.
Lorsque vos regards se portent attentifs sur les
magnitiqiics gravures anglaises qui reproduisent
la chute et les malheurs de Tippou-.Saïb, entouré
de ses fils en deuil; quand vous coiitemplp/, ces
beaux paysages de l'Inde si humides et si chauds,
ces arbres panachés, l'éléphant à la tour dorée ,
les cipayes noircis sous leur costume européen ,
au milieu de ces troupes anglaises avec leur em-
preinte de sang-froid et de résignation militaire ;
puis les murs élevés de Seringapaiam et leurs lar-
ges canons qui lancent la mort, vous trouverez,
au milieu des éclats de la fumée et des cimeterres
étincelans, un jeune officier, au teint calme, aux
manières froides, avec ce regard méditatif qui si
gnale une grande destinée ; cet ollicier est sir
Arlliur \Vellesl('y, depuis connu sous le titre de
duc de Wellington.
Arthur est le quatrième fils de (iérard Colley
Wellesley, comte de Moruiugton, et d'Anne llill,
fille du vicomte Dtinganon. Il naquit i\ Dungan-
Casile, le 1" mai 17G!>, la même année où vint à
la vie Napoléon; année féconde en génies mili-
taires. Sir Arthur fut élevé au collège d'Eton,
puis envoyé en France à l'école militaire d'An-
gers ; car la monarchie avait alors les nicilleurs
établissemens militaires. Il entra de fort bonne
heure au service, et obtint une commission d'of-
ficier dans le quarante-unième régiment ; sir Ar-
thur acheta, en 1793, la lieuteiiancc-colonelle du
irente-troisième régiment , et c'est avec ce grade
qu'il fit partie de l'expédition d'Osteniie contre la
république française; il commandait une brigade
dans la retraite de Hollande, sous le duc d York.
La domination anglaise est si vaste qu'il n'est pas
rare de voir les oflicieis , même de la grande
noblesse , envoyés d'un inonde à l'autre ; le
jeune Arthur Wellesley fut destiné pour la Jamaï-
que. Une tempête ayant rejeté la flotte au port, le
jeune ollicier, après avoir recruté son régiment
en Irlande, vit sa destination changée ; il dut le
commander pour une expédition sur les bords du
Gange. Le marquis Wellesley, son fière, venait
d'être nommé gouverneur-général de l'Inde ; le
colonel Arthur l'y accompagna. 11 combattit vail-
lamment coiilre Tippou-Siiïb, ce noble ami de la
nation française ; et conliibiia à la prise de Se-
ringap;itam, à la téie des forces auxiliaires four-
nies par le nizam. Sir Arthur exerçait, en ISOO ,
les fonctions de gouverneur de Seringapatam ,
lorsque Ilondiah Waugh , aventurier indien, fit
une incursion sur les terres de la compagnie, à la
tète de 0,000 hommes de cavalerie. On .«emble as
si.ster à une féerie des Mille et une nuits, quani\
on contemple celte puissance des Anglais dans
l'Inde ; immense établissement au milieu des In-
dous, des Mahiaties , et Calcutta, Madras , \astes
capitales aujourd'hui pres(|iie aussi civilisées que
Taris et Londres ; les nuvurs molles et douces se
mêlant à la vie active et militaire! Cette féerie
restera-telle long-temps à nous éblouir deses ru-
bis , de ses diamans, de ses topa/.es brillantes ?
L'Inde est menacée par un double danger : la sé-
paration avec la mère-patrie et l'accroissement
démesuré de la Russie, qui, par la Géorgie et la
Perse, entoure la presqu'île du Gange de ses
grands bras. ;
Sir ArthurWellesleyse distingua dans la guerre
contre les Alahraties.ct il reçut le comniandenicnt
de douze mille hommes de cavalerie qui devaient
se porter sur le territoire des Mahrattes. Dans une
saison peu favorable, et pendant une marche lon-
gue , il avait pris de telles mesures pour a-sun-r
les mouvemcns et la subsistance de ses troupes ,
qu'il acheva une campagne dillicile sans prcs^pie
subir aucune perte. C'était l'époque où legéuéi-al
Bonaparte occupait l'EL'yptc; et, une circonstance
assez curieuse, c'est que sir Arthur futun moment
destiné au commandement de rexpédition fabu-
leuse, qui, deCalculta, devait tia\erser l'isthmede
Suez et prendre les Français par le déseru Ainsi
le jeune Arthur Wclle.^ley aurait été appelé à
combattre dès l'origine le jeune Bonaparte, qu'il
retrouva empereur vieilli aux pi lines do Water-
loo. La campagne de Wellesley dans l'indeestre-
marquable : il eut alors à combattre les forces
confédérées de Sciudiah et du Rajah de Bérar; il
les atta |ua auprès du vlllaje fortifié d'Assye. qui
adonné son nom à nne celèlre bataille. Sir Ar-
thur détruisit la cavalerie de Scindiah , défit l'in-
fanterie de Bérar, dans les pbincs d'.Xr^omme.
et s'empara de la forteresse de Gaoucigar, ce qui
amena la soumission des deux chefs. In mone-
nient en mémoire de la bataille d'A.<s>e est encore
à Calcutta, et les liabitans de cette vill- oITrircnt
au général victorieux une épée de la valeur de
mille livres sterling. Les oflîciers lui présentèrent
un vase d'or, que le duc garde encore à Apsley-
Hou.se. Le parlement d'Angletuve lui vota disre-
merriii'.ens, et le roi le nomma che\ aller de l'or-
dre lin Bain. L'Inde fut donc 1.' premier champdc
bataille du duc de Wellirgton. Sir Arthur revint
en Angleterre, m ISO.î, puar prendre le com-
mandement d'une brigade dans l'armée du géné-
r.d Cathrart, qui devait ;»gir sur le continent. Le
— 530 —
gt'nLVal qui naguère avait combattu sur les bords
(lu GaiiLTi' allait porter sa fortune en Allemagne.
L'expédition fut l'appelée i)ar suite de la bataille
d'Auslerlitz, glorieuse victoire qui fit mourir Piit
de douleur; cai', en Angleterre, le pays desgian-
iles opinions, la rliute d'une noble espérance dé-
vore les cnlruilles des Iioiumos d'état.
Alors commence la vie politique du duc deWe 1-
linglon : l'arislorratie anglaise doit tant de dévoû-
nicnt au pays ; les tories s'y donnent corps et
âme. Il n'est pas rare en Angleterre d'être mem-
bre du parlement et ollicier en activité de service;
la vie du torysme est essentiellement pairioiique.
r.e mélari'^'e des situations politiques et des dcviiirs
de la iiiéraiTliii- militaire constitue cet esprit d'or-
dre et de tenue dans la majorité ou la minorité.
JJi 1S0(), Kewpurt , dans l'île de \\ij^lit, nomma
sir Arthur son député ,î la chambre des commu-
nes, cl, dans la même année, sir Arlliitr épousa
miss Takenliam, sœur du comte de l-ongCord, no-
ble femme résignée à la destinée ciiaiite de son
mari, lin 1S07, sir Aithur ft nommé premier
secrétaire de l'Iilundc sous le duc de Richemont.
Dans l'expédition de Copenhague , qui souleva
tant de tempêtes au par'emuit, sir Arthur Wel-
le.ilcy commandait la rcseive de l'armée, sous le
général Caihcart : il fut chargé de la capitulation
de Copenhague , qui fut disculée , arrêtée et si-
gnée en une seule nuit. Les deux chambres du
parlement votèrent des remerciniens unanimes à
son armée ; et l'orateur de la chambre des com-
munes les lui adressa personiiellemenl lorsqu'il y
reprit sa place à son retour. Le théâtre de la
guerre grandissait. Sir Arthur allait se trouver en
face des glorieuses arn.ées de France, sous des
chefs dont la renommée retcnti.-sait. En ISOSj il
reçut l'oidre d'embaïquement pour la Cologne ;
l'Kspagne était envahie, et l'Angleterre allait cher-
cher un champ de l.ataille pour se mesurer avec
Napoléon. La tlottc se dirigea sui' Oporto ; c'est
parle Portugal que sir Arthur efleclua son débar-
quement; il avait en face les vieux régimens de
la grande armée. Le gi'néral Junot jouait le roi à
Lisbonne ; la monarchie de la maison de Bra-
gance allait, comme une bague brillante, au doigt
de tous ces chefs avtniureux que Napoléon en-
voyait là comme par disgrâce. Junot compromit
l'armée par son peu de capacité et ses ostenta-
tions de vainqueur. Le 21 août fut marqué par la
bataille de Vimieia. Les Français avaient pris l'cf-
fensive; il y avait tantde dénuement et de mibèrcs
dans l'armée coînmaudée par Junot qu'il fallut
songer à une capitulation. La triste convention de
Cintra portait, comme principali; condition, que
les Français évacueraient le Portugal et repasse-
raient en France avec armes et bagages. Sir Ar-
thur ne signa pas cette convention ; le véritable
auteur fut sir Henri Dalrymphe : l'opposition l'at-
taqua violemment. Arthur ^Vclle5ley quitta l'armée
pour assister à tous ces débats et au procès de
Ualivmphc devant la cour martiale, la convin-
lion de Cintra, tiétrie si poéti(iuemcnt par lord
Bvron dans Chikle llarold, priva Dalrymphe du
commandement en chef; il fut conlié à Arthur
A\ ellesley qui débarqua le 22 avril 1809, à Lis-
lionne. Napoléon faisait alors un triste portrait du
général Anglais : " Nous souhaitons, disait-il, que
lord Wellington commande les armées anglaises;
du caratlèrc dont il est, il essuiera de grandes
catastrophes... Sir John iMooreet lord "Wellington
ne montrent nullement cette prévoyance, carac-
tère si essentiel à la guerre , et qui conduit à ne
faire que ce qu'on peut soutenir, ctà n'enlrepren-
dre que ce (jui présente F; plus grand nombre de
chances de succès. Lord Wellington n'a pas mani-
festé plus de tiilens que les hommes qui dirigent
le cabinet de Saint-James. Vouloir soutenir l'Es-
pagne contre la France, et lutter sur le continent
avec la France, c'est former une entreprise qui
coûtera cher à ceux qui l'ont tentée, et qui ne
leur rapportera que des désastres.» Ainsi s'expri-
mait Napolénn dans le Monileiu: A ce moment ,
sir Arthur n'avait plus en fice de lui un général
présompluciix et sans expérience comme Junot :
le niaréclial Soult avait reçu le commandement
de l'armée de Portugal ; vieux soldat, il devait dé-
ployer celte longue lactique militaire qui le place
au premier ran,'. La bataille incertaine de Tuta-
veyra de la liryna fut célébrée en Angleterre
comme la victoire la plus décisive : l'eithousiasme
fat à son comble, et, malgré les discours de Top-
position, les deux chambres votèrent des reracr-
dinensà sir Arthur; elles ajoutèrent une annuité
de deux mille livres sterling. Le cabinet l'éleva à
la pairie avec le titre de lord vicomte de Welling-
ton de Talaveyra. La Junte de Cadix, qui jusqu'ici
lui était opposée, lui offrit le rang et les appoin-
lemens de capitaine-général de l'armée espagnole.
Arthur Wellington n'accepta qu'un présent de
quelques chevaux de race andalouse, que les Es-
pagnols lui offrirent au nom du roiFerdinand VII.
La marche rapide des maréchaux Soull el Ney,
arrivant de Salamanque dans l'Eslramadure , le
forcèrent il une retraite non moins rapide que son
mouvement en a/ant ; il traversa le Tage pour
défendre le passage d'Almarez et la partie infé-
rieure du fleuve. Le vicomte de Wellington prit
une position de résistance pour combattre les
vieux maréchaux de Napoléon : i\!asséna entrait
aussi en Portugal, et commençait ses opérations
par les sièges de Ciudad-Rodrigo et d'Almeida.
Aujourd'hui, vieilli dans son palais de Apsley-
Ilouse, le duc de Wellington se complaît à racon-
ter sa campagne de Portugal , parce que ce fut de
sa part une grande résistance, une tactique raison-
née comme un système , et qu'il eut en face de
lui les maréchaux les plus renommés de l'empire,
le vieux Masséna, Soult, puis lAIarmont, habile et
courageux stratégique, mais toujours malheureux,
et Ney le plus téméraire de tous ; à Apsiey-House,
le duc de Wellington a fait reproduire les fameu-
ses lignes de Torres-Vedras, dont il traça lui-
même le plan , et qu'il Gt exécuter avec une si
fabuleuse persévérance. Elles étaient destinées à
protéger Lisbonne , el s'étendaient de la mer au
Tage, au point où le lleuve, large d'environ 12
milles, les défendait aussi bien que la mer même.
Ces lignes furent établies avec tant de secret, que
Masséna resta immobile d'étonnement à leur
aspect. La tactique anglaise , qui consiste surtout
à se concentrer dans une position fortiliée, se dé-
ploya dans tout son luxe en cette circonstance.
Masséna , le (ils de la victoire , passa près de six
mois dev.nt ces lignes, magnifique spectacle mili-
taire : comme un lion impatient de coiid)altie; il
tourn.iit autour de ces niasses de granit et de ces
eaux du grand lleuve, vaste comme la mer. Mas-
séna ciliendait des secours de France , il n'eut ni
soldats ni vivres ; alors le maréchal opéra diffici-
lement sa retraite jusque sur les frontières d'Es-
pagne. Quand le duc de Wellington parle de la
campagne de Portugal , il ne reconnaît que deux
grandes capacités militaires, le maréchal Soult et
Masséna ; il n'admet aucune autre scipériorité dans
nos guerres que celle de Napoléon. La déUvrance
du Por'ugal valut encore à lord W ellington des
remercîmens du parlement ; on lui vota des sub-
sides, et, pourperpétuerlarenomméede lagrande
résistance militaire qui avait sauvé le Portugal, on
lui décerna le titre de marquis de Torres-Vedras,
A celle époque, le gouvernement anglais multi-
pliait les témoignages de reconnaissance pour ses
généraux; il avait besoin de féconder le dévoû-
menl, et déjà l'Aiiglelerre voyait dans le duc de
Wellington un homme qu'on pouvait opposer à la
fortune de Napoléon. On avait essayé d'abord de
comparer le génie de Nelson au génie de l'empe-
reur ; Nelson était mort à Trafalgar. Le duc de
Wellington s'élevait ; telle était au moins la pen-
sée et l'ambition du parlement. La lenteur de la
tactique anglaise fui une grande faute , depuis le
blocus d'Almeida jusqu'au siège de Bailajos. La
bataille de Fucnte-tl'Onoro devint, pom- le duc de
Wellington, une dure leçon de stratégie. Les
juntes n'étaient pas favorables à l'Angleterre;
pourtant lord Wellington avait organisé sur un
vaste pied de guerre l'armée portugaise ; à Lis-
bonne , toiu déjà obéissait aux ordres de l'Angle-
terre, qui fournissait munitions, artillerie, vêle-
mens el armes du soldat; le Tage voyait une for-
midable flotte anglaise.
C'est dès ce moment que l'influence de l'Angle-
terre dans la Péninside a pris une si grande exten-
sion ; le Portugal fut destiné à un étal de vassa-
lité ; les liens commerciaux vinrent fortifier les
liens militaires que la guerre avait fondés dans
une alliance si puissante. Lord Wellington , ap-
puyé sur les forces nationales, passa une fois en-
core le Tage pour s'opposer au ravitaillement de
Ciudad-Rodrigo, point central des opérations. Ciu-
dad-Rodrigo fat emporté d'assaut après ônzejours
de tranchée ; la fortune ne souriait plus à Napo-
léon. Le maréchal Masséna avait été rappelé ;
Soull était au raidi de l'Espagne, le maréchal
Marmont n'était pas heureux : le duc de Welling-
ton,au contraire, venait de vaincre les répugnan-
ces de la régence de Cadix. Après la prise de Ba-
dajoz, cette régence le créa grand d'Espagne de
première classe, duc de Ciudad-Rodrigo , et lui
confia le commandement général des armées es-
pagnoles. Le parlement lui vota une nouvelle pen-
sion de deux mille livres sterling. Quelques mois
après, Badajoz fut emporté d'assaut par les armées
anglaises; la destinée n'était plus pour la France !
Maître alors de ses flancs, le duc de Wellington
entra sans hésiter en Caslifle, avec une grande
supériorité de moyens, à la face des généraux di-
visés el d'une cour sans énergie, car Napoléon
n'était pas là pour imposer son immense unité.
Ici fut livrée la batallie de Salamanque qui décida
du sort de l'Espagne. Lord Wellington vint à mar-
che forcée sur Valladolid ; tournant à sa droite ,
il fit un mouvement b irdi en se portant sur Ma-
drid ; Joseph Napoléon, tête si médiocre, fit sa
retraite sur Burgos. La guerre d'Espagne était
ainsi décidée, et ce fut une grande joie en An-
gleterre : de nouveaux remercîmens du parle-
531
ment furent décernés à lord Wellington; le ré-
gent lui conféra le litre de marquis, et la cham-
bre des communes vota cent mille livres sterling
pour lui former un étaliiissemenl. J';ii besoin
d'entrer dans tous ces détails pourljicii fcire con-
naîtic la cause de la gramle fortune politique du
duc de Wellington; tousses grades, tousses hon-
neurs, ses revenus miîines lui sont arrivés par le
champ de bataille. Le parlement agit avec profu-
sion, parce qu'il avait besoin de créer une exis-
tence militaire en opposition avec la fortune mer-
veilleuse de Napoléon.
Le maréchal Soult, qui avait levé le siège de
Cadix et abandonné l'Andalousie, fit un mouve-
ment si bien combiné avec le corps d'armée du
général Souham , que la ligne de lord Wellington
fut compromise; il opéra sa retraite avec une
grande précipitation , < t le maréchal Soult reprit
rolTensive. Lord Wellington avait oublié sa mé-
thode prudente; pendant deux jours, toute l'ar-
mée anglaise fut exposée. Cette nouvelle faute
signale, dans le duc de Wellington, un plus haut
talent militaire pour la résistance que pour une
expédition ollensivo. Pendant la campagne de la
Péninsule , il ne sut jamais positivement tenir le
milieu entre la témérité qui hasarde la fortune et
la prudence qui (irévoit toutes les chances d'une
mauvaise position. Les munificences de la nation
anglaise continuaient avec une prodigalité inouïe,
et le parlement, d'une voix unanime, lui vota en-
core une nouvelle gratification de cent mille li-
vres sterling. L'Angleterre , pays de subsides et
d'argent, récompensait ses généraux par des dons
incessamment renouvelés. En Portugal, lord
Wellington avait déjà été fait comte de Vimieira
et marquis de Torres-Vedras. Pour achever la
délivrance de la Péninsule, lord Wellington vint
à Cadix, en janvier 1813, communiquer en per-
sonne avec la régence. Lesjalousiess'ulVaiblirent,
les armées espagnoles, mises enfin sur un meil-
leur pied, furent placées sous son commandement
immédiat. Lord Wellington, salué du titre de gé-
néralissime , développa son plan de campagne à
la tète de l'armée angio espagnole-portugaise jus-
qu'à Vittoria , où se donna la bataille si fatale à
nos armées dans la Péninsule; tout fut pris, jus-
qu'au trésor de Joseph Bonaparte. Les incerti-
tudes de Jourdan , l'avidité de quelques généraux
de France , furent une des grandes causes de ce
désastre; pour vouloir sauver le trésor on perdit
l'armée. Toute cette famille qui entourait Napo-
léon ne comprenait pas sa gloire, elle ne servait
qu'à compromettre ses destinées; puis le temps
des malheurs arrivait , et rien n'arrête la fatalité.
La bataille de Wittoria valut au duc de Welling-
ton le grade élevé, et rarement accordé en An-
gleterre, de feld-maréchal. La bataille de Vittoria
ouvrait le chemin des Pyrénées. C'est en s'ap-
puyant sur Pampelune et Saint-Sébastien que lord
Wellington développa son plan militaire d'invasion
en France. Le maréchal Soult avait pris le com-
mandement (le l'armée fran(;aisc sur la Bidassoa.
Du rliimp (le bataille de I?aut/.eu, Napoléon avait
envoyé vers ce point menacé un miaéchal capable
et grand organisateur, car l'armée d'Espagne était
démoralisée. Lord Wellington se déploya jus(iu'à
Bayonne après avoir emporté la position de la
Nivelle. Ce fut une merveilleuse guerre toute de
stratégie. Le maréchal Soult manœuvra avec ha-
bileté en présence d'un ennemi supérieur qui
n'avançait qu'avec prudence; les deux armées
lestèrent près de deux mois à s'observer, rete-
nues par la rigueur de la saison et le mauvais état
des routes. Le maréchal Soult voulut avoir aus^i
ses lignes de Torres-Vedras sur la frontière de
France ; il avait élevé de redoutables relranclie-
mcns près de lîayonne : lord Wellington ne les
altiiqua pas de front, il les déborda sur sa droite,
forçant ainsi son adversaire à les abandonner. Il
faut dire que ce nom de Franco inspirait tant de
respect aux alliés eux-mêmes qu'ils n'civaiiçai nt
sur le territoire qu'en liésitanL En remontant au\
vieux siècles de la monarchie , les troupes anglai-
ses avaient visité plus d'une fois ces champs de
bataille de la Gascogne, et les souvenirs (lu
prince noir étaient restés dans la mémoire des
habitans de la Guienne.
Les ordres de l'empereur au maréchal Soult
étaient d'opérer sa retraite lentement, et d'arrê-
ter , autant que possible, les An2;lais, les Espa-
gnols et les Portugiiis par de petites batailles; lui-
même venait de traiter avec Ferdinand , et il es-
pérait par ce traité séparer l'armée espagnole du
corps d'opération sous les ordres de lord W el-
lington. Les choses étaient trop avancées pour
que ces vastes idées politiques pussent se réali-
ser ; les Pyrénées étaient franchies. Api es la ba-
taille d'Orthcz, l'armée française ne put tenir la
route de Bordeaux , et lurd Wellington , de con-
cert avec le maréchal Beresford , eut à se pro-
noncer sur le caractère du mouvement qui se
manifestait pour la maison de Bourbon. C'estdans
cette circonstance que , pour la première fois , le
duc de Wellington dut prendie une couleur po-
litique; il n'avait faitjusquici qu'oflice dégénérai.
Il avait montré quelque dextérité dans ses négo-
ciations avec la junte de Cadix ; mais, dans cette
circonstance , il y avait un caractère évidemmint
plus décisif. Devait-il donner l'impulsion première
à une restauration de Louis XVIII ? quels étaient
les ordres de son cabinet quand les alliés trai-
taient à Chaumont ? Le général laissa le mouve-
ment de Bordeaux se prononcer dans son éner-
gie; le maréchal Beresford ne s'opposa point à ce
que le drapeau blanc fût arboré. Du nord au midi
l'empire s'abîmait. Lord Castlereagh , décidé pour
la restauration de Louis XMII, approuva cette
conduite, et quel(|ues jours après fut livrée la ba-
taille de Toulouse , inutile ollusion de sang , et
qui n'arrêta pas la marche des armées anglaises.
Tout était fini alors ; la restauration était faite ,
Louis Wlll entrait dans la capitale. Les Anglais
occupèrent Toulouse , et la paix du mois de mars
ISM fut conclue par toutes les puissances coali-
sées. Lord Wellington n'intervint pas dans ce
traité; il n'exerçait aucune inlliience politique; sa
vie état exclusivement militaire , et lord Castle-
reagh, chef du cabinet, ne cédait son crédit mi-
nistériel à personne. Cependant, lors du congrès
devienne, lord Wellington, qui avait été reçu
avec tant d'enthousiasme en Angleterre, vint à
celte réunion pour y montrer la puissance de son
pavs, et rappeler ses services à la cause com-
mune. Les talens qu'il avait déployés dans la
guerre de la Péninsule , l'habileté et la persévé-
rance de sa lutte, avaient jeté beaucou]) d'éclat
sur sa personne, et on l'environna avec une or-
gueilleuse curiosité à Vienne. Le duc de Welling-
ton avait alors Uô ans ; il obtint de grands succès
de galanterie , à travers son extérieur grave et
froid. Il imita le prince de Mettcrnich et le comte
de Nesseirode. Au milieu de ces distractions du
congrès de Vienne , l'éi I .t de la foudre se fit en-
tendre, et l'on apprit le débarquement de Napo-
léon au golfe Juan. Il fallut prendre immédiat'>-
raent des mesures militaires, et l'on n'hésita p:is
à confier à lord Wellington la direction géné-
rale de la campagne , ct c'était la tête la plus
capable de lutter contre Napoléon. D'ailleurs, la
Grande-Bret.igne se plaçant comme diraclrice d;*.
la ligne de l'Europe, il fallait donner un gage, (t
le titre de généralissime confié à lord AVellington
était comme une reconnaissance des subsides qvc
le parlement allait voter au profit de l'Europe.
Lord Wellington, après un court voyage en An-
gleterre, se rendit en toute bâte dans lesPùys-
Bas pour y arrêter son plan de campagne : il de-
vait se concerter avec le feld-maréchal Bluclici ,
en présence de la puissante armée de Napoléon.
11 suivit les principes de 5a tactique d'Espag;;!',
c'est-à-dire un systè ne de résistance dans une
position bien choisie: les lignes de Torres-Ved; as
avaient commencé sa réputation militaire, les re-
Iranchemens de W aterloo devaient l'accomplir.
Ainsi toutes les destinées de l'homme se renf r-
ment entre deux idées! Je ne ferai point ici de li
stratégie, je dirai seulement que la bataille il'
W aterloo exprima le plus parfaitement le type d''s
deux caractères militaires en présence : celui de
l'empereur et celui d^; lord Wellington. Napolé(.ii,
impétueux, sublime dan* l'attaque, nuiis déoi-
donné et irrélléchi dans la retraite ; lord W el-
lington, au contraire, timide, précautionneux,
incertain dans une campagne active, à ce point
que lorsqu'il est haidi il se compromet; mais le
duc de 'Wellington (■>t en même temi>s froid, ré-
fiéchi dans la résistance: .\uslerliiz et Wagram s»
retrouvent dans l'atta jue de Waterloo, convne
les retranchemens de Torres-Vedras dans la dj-
fense du Kont-St-Jean. J'ai besoin de faire cotte
comparaison pour éviter tout autre parallèle h's-
t(U'i(jue. Après W aterloo, l'inlluencc de lord W I-
hngton dut grandir naturellement : il s'avacç lit
sur Paris avec une armée victorieuse. Blucher up
lui était pas subordonné matériellement ; ni.rs
comme lord Wellington avait à son front ioi:l
l'éclat de W aterloo, il exerçait beaucoup d'.isroti-
dant sur les pensées du générahssime prussien.
Enfin, quand on approcha de Paris, tout le parti
révolutionnaire, Fouché en tête, eut recoitrs à
lord Wellington : il fut considéré coaime l'arbitre
suprême dont la décision devait iutluer tur Us
destinées des partis en France. Fouché nigofia
très activement avec lord W elli.igton pour l'orcu-
pation de Paris ; et ce fut dans une convet^tion
avec Louis XVllI que le noble lord indiqua le
ministère Talleyrand et Fouché comme le seul
possible pour réaliser l'union de la royauté et de
la liberté. Lord Wellington se Uomixit-d ou fut-
il trompé? Quoi qui' i^" soit, sa com')inaison
échoca presque immé llatement, et l'influence per-
sonnelle de l'empereur \le\andre remplaça bien-
tôt l'action intime et continue de lorJ C.unlereagh
et de l'Angleterre. Le duc de Richelieu succéda à
M. de Talleyrand. Par le traité du mois do no-
vembre ISlii, il était stipulé qu'une armée d'oc-
cupation resterait en France, et on la plaça sous
— 532 —
le commandomcnt de lord Wellington, sans dis-
tiniïiier les coiitingens des diverses puiss.inces;
en même lenios il reçut le gouvernement et Tins
pociion des forteresses des Pays-Bas, qui étaient
là construites comme avant-postes contre la Fran-
ce. Le duc de Wellington, généralissime, résida
habituellcnientà Paris. lIvoyaitsouventLouisXVIII,
et ses principes anglais furent toujours d'accord
avec un système de modération et de liberté.
Il avait un esprit droit, une manière facile et sim-
ple de voir les événemens, cl on lui doit celte
justice que, nommé arbitre en diverses circons-
tances sur les réclamations des alliés contre la
France, lord Wellington se prononça presque
toujours d'une manière favorable à nos malheurs.
Lord Wellington, consulté même en plusieurs
circonstances sur la possibilité de diminuer l'ar-
mée d'occupation, déclara : «que l'état de la France
permettait ce soulagement, indispensable dans la
situation de soufl'rance du pays. » Ce fut à cette
époque où il nous rendait un service réel, que
l'esprit de bonapartisme arma contre lui un fana-
tique, qui lui tira un coup de pistolet à bout por-
tant dans sa voiture. Lord ^Vellillgton ne fut
point atteint, et je regrette vivement que, dans le
lesiamenlde Saint-Hélène, Napoléon soit dcsccn-
ilu il ce point d'accorder une récompense à celui
qui avait ainsi frappé un adversaire des champs
(le bataille : ce sont là de ces taches qui ne s'ef-
1 icent pas, même sur les grandes physionomies
historiques.
Après le départ de l'armée d'occupation cl la
signature du traité d'Aix-la-Chapelle, le duc de
^\ ellington quitta la France ; sa carrière militaire
était Unie, et il commençait en quelque sorte sa
vie po'itique. Ajipelé à siéger à la chambre des
lords comme duc de Wellington, possesseur d'une
furiune immense, portant sur son blason les hisi-
gnes (II! toutes les illustrations de l'Furope, le
noble lord dut naturellement exercer une cer-
taine inilucnce politique. Mais alors l'esprit de
l'Angleterre était changé. Durant les longues
guerres contre la révolution française et l'empire,
les Anglais avaient déployé une grande énergie
de caractère , une remarquable puissance de
moyens. Les tories avaient dominé la situation ;
et pourqiu)i cela ? c est qu'ils étaient ennemis de
la France et décidés à suivre la guerre avec té-
nacité. Le peuple n'avait pas le temps de songer
aux dissensions intérieures : il était haletant dans
les combats toujours nouveaux. Mais lorsque la
guerre lut finie, les passions se renouvelèrent, et
liird Caïitlereagh vit décroître sa puissance, tan-
dis que celle des whigs et des radicaux s'élevait.
Le duc de Wellington était tory par principe et
par famille: il siégea dans la chambre des lords
p;iniii les conservateurs ; il fut le centre, avec
loril Abordoen, d'un banc de tories qui soute-
nait le ministère Casticreagh. Le duc de Welling-
ton ne parlait pas avec éloquence, mais il s'expri-
mait avec une grande clarté : sans avoir une
large étendue d'esprit, il était doué d'un bon sens
instinctif qui lui faisait voir droit dans la plupart
(Icsquestio.is ; il connaissait les situations poli-
tiques en Europe ; il avait touché trop d'alfaires
positives pour ne point en conserver une lon-
gue emiireinle; le duc de Wellington, en un mot,
était un de ces hommes d'état qui ne font pas de
grandes choses, mais de bonnes chose.s Sa popu-
larité était bien affaiblie ; les temps n'étaient plus
où la multitude entourait la voiture du noble lord
lorsqu'il touchait l'Angleterre aprcsscs campagnes.
Le héros de Waterloo était trop tory pour que
le peuple le saluât encore. Le procès de la reine
avait exalté au dernier point les opinions en An-
gleterre : on marchait hautement à la réforme.
Dans ces circonstances, le crédit politique du
duc de Wellington ne resta plus que dans la diplo-
matie ; il avait joué un si grand rôle qu'il se trou-
va mêlé à toutes les affaires sérieuses du conti-
nent. Il assista au congrès de Vérone, mais comme
simple voyageur. Sous le ministère de M. Can-
ning, quoique le parti whig fût prêt à dominer le
cabinet, le duc de Wellington conserva une cer-
taine prépondérance pour les affaires étrangères.
La Russie devenait alors la rivale de l'Angleterre,
la question grecque agitait tous les esprits.
Qu'allait-on décider pour la nouvelle circonscrip-
tion du vieux territoire hellénique? Dans ces cir-
constances, M. Canning crut essentiel d'envoyer
un homme important à St-Pétersbourg. Le duc
de Wellington connaissait personnellement l'em-
percur Mcolas; il s'était trouvé intéressé dans la
plupart des questions politiques. La mission du
noble duc se rattacha dès lors au traité du 6juil-
let 1827, qui établit l'indépendance de la Grèce
et sa circonscription territoriale. 11 fallait en finir;
et en Angleteiie, où les préjugés n'existent jamais
puissans contre les hommes quand il s'agit des
affaires, le duc de Wellington fut désigné de pré-
férence, parce qu'il pouvait être le plus utile. A
son retour, Canning était mort : le ministère de
lord Goderich se débattait impuissant; et, comme
les a flaires diplomatiques se compliquaient singu-
lièrement, le roi jugea convenable de former un
ministère tory avec des hommes capables : il le
composa de M. Peel, de lord Aberdeen et du duc
de Wellington ; c'était un cabinet tout de résis-
tance contre les empiétemens de la Russie. Le
duc de Wellington, en examinant l'état du pays,
vit bien qu'une des premières conditions pour
assurer la force et la consistance de son ministère
devait être l'émancipation catholique ; c'était pour
lui une opinion de famille. Le marquis de Welles-
ley s'était même séparé du roi Georges III pour
cette question des catholiques. Le duc de Wel-
lington n'hésita pas, et un bill présenté au parle-
ment y obtint la majorité. — Quelques mois après
éclatait la révolution de juillet. Cet événement
portait un coup fatal aux tories ; ils se trouvaient
frappés au cœur. Le mouvement radical conquit
une grande puissance en Angleterre; le duc de
Wellington s'empressa de reconnaître le fait ac-
compli en juillet; mais, dans sa pensée, il quali-
fia cet événement du mol malheureux, comme il
l'avait fait pourlabataille de Navarin. Tout n'élait-
il pas changé et bouleversé ? Comment le duc de
Wellington pouvait-il résister à une politique qui
était une infraction aux traités de 1815? Le pre-
mier minisire vit la portée de ce changement; il ne
chercha pas à le parer, et, sur le premier amende-
ment où il obtint une majorité équivoque, il
donna sa démission, et céda sa place aux whigs
sous lordGrey.
En Angleterre, comme tons les hommes poli-
tiques sont au-dessus de leur position, ils l'aban-
donnent sans regret au premier incident. Alors le
duc (le Wellington se plaça comme le chef du
parti conservateur et des tories éclairés de la
chambre des lords ; M. Peel se posa aux commu-
nes dans la même situation. Conservateur et [tory
signifient en Angleterre des hommes de valeur et
de consistance, qui , touchant aux vieilles racines
du sol , ne veulent pas qu'il s'ébranle. C'est une
magnifique position pour les hommes d'état, parce
qu'ils se posent comme une barrière à la tempête
des partis. C'est en vertu du principe conserva-
teur que le duc de Wellington fut opposé à la ré-
forme qui frappait la vieille constitution anglaise.
Il demeura dans la chambre des loids avec cette
fermeté de principes ; et lorsqu'en 1833 la ques-
tion continentale se brouilla une fois encore , le
roi songea à constituer une nouvelle administra-
tion tory dont le duc de Wellington ferait partie :
mais , avec un instinct admirable de la position ,
M. Peel fut placé à la tête du cabinet, et le duc
de ^Vell ington n'eut qu'une position secondaire.
On avait compris qu'un nom bourgeois comme
M. Peel était mieux en rapport avec la situation,
que celui du comte d'Aberdeen ou du duc de
Wellington. Il résulta de là que le noble lord se
trouva complètement effacé par M. Peel , et qu'il
ne fut en quelque sorte placé dans ce cabinet que
comme le représentant de la chambre des lords :
il en fut la force et l'éclat, mais il n'en fut pas la
base , comme l'a dit un poète anglais. Le minis-
tère Peel ne dura que quelque temps ; le parti
tory commit une faute en faisant cet essai infruc-
tueux , car rien ne perd les partis comme un essai
sans résultat et une tentative sans victoire. Le duc
de Wellington reprit son siège dans la chambre
des lords , et il y parla sur les questions les plus
importantes, toujours avec gravité et mesure. Ce
qui distingue le duc de Welhngton, c'est un sens
droit et une raison éclairée qui domine tout. Son
élocution est grave , et il est toujours écouté à la
chambre des lords avec une certaine attention.
Sa vie intime est toute militaire ; il est entouré
à Apsley-Ilouse des tableaux de toutes ses batail-
les, depins l'Inde jusqu'à Waterloo. Sa campagne
de prédilection est celle d'Espagne : on dirait
qu'elle se mêle à des souvenirs de jeunesse sous
un ciel inspirateur. Le duc de Wellington est
entouré de vieux amis : il aime la société qui lui
rappelle ses faits d'armes. Il est fort lié avec tout
le corps diplomatique, et particulièrement avec le
comte Porto di Borgo , dont il fait sa compagnie
habituelle ; il reçoit fastueusement avec tout l'éclat
d'une immense fortune et la grandeur de l'aristo-
cratie anglaise. Souvent il jette un regard avec
amertume sur sa popularité passée, et plus d'une
fois il montre les fenêtres grillées de son palais
pour éviter les pierres que le peuple a jetées à
travers ses glaces et ses brillantes dorures. « Quel
contraste, disait-il un jour au comte Pozzo di
Borgo ! Souvenez-vous de ma popularité après
Wateiloo et à mon entrée à Londres en 1815 , et
voyez l'état de disgrâce dans lequel je me trouve
aujourd'hui vis-à-vis de ce peuple! » Le duc de
Wellington aime qu'on le compare à Malborough
et à Nelson, les deux héros de l'Angleterre. J'évite
encore tout parallèle avec Napoléon , car ces
deux carrières militaires ne sont ni sur la même
échelle ni dans la mémo proportion. Le duc de
Wellington fut un général pour la défensive : il
sut toujours choisir une bonne position ; il reçut
la bataille et la donna rarement. Toutes les fois
— 533 —
qu'il voulut être hardi , il fut imprudent ; il ne fut
snpt^rieur que pour la résistance. Napoléon, au
contraire, est hardi et magnilique dans l'attaque ;
ses plans sont subitement conçus comme une illu-
mination soudaine. Les chances diverses les mo-
dilieni avec l'instinct de l'aigle ; mais au moindre
revers, Napoléon est abattu ; sa retraite est pres-
que toujours une fuite : il attaque brillamment,
mais il ne sait pas résister; et en cela il personni-
flait le génie mililaire des Français depuis Crécy
et Azincourt. Je dois répéter ce parallèle , parce
qu'il est le seul possible entre l'empereur Napo-
léon et le duc de Wellington. Nelson fut le seul
Anglais qui apporta dans la marine le génie que
Napoléon jeta dans les guerres continentales. Il
serait curieux de voir aujourd'hui l'empereur à
l'âge du duc de Wellington, et de comparer ces
deux grandes carrières à l'extrémité de la vie. Il
■y eut pourtant deux tristes actes dans ces carac-
tères et qui pèseront dans l'histoire. Le duc de
Wellington qui avait combattu l'empereur des
Français sur le champ de bataille, souffrit qu'il
mourût captif à Sainte-Hélène, et Napoléon a jugé
trop étroitement l'habileté et l'art mililaire du duc
de Welhugton ; et, comme pour achever une pe-
tite jalousie indigne de son génie, Napoléon fit un
legs à l'homme qid avait tenté d'assassiner le duc
de Wellington ! C'est ainsi que, pour montrer nos
infirmités. Dieu a placé dans les caractères hu-
mains des taches qui font voir la fragilité et l'éga-
lité de tous dans la vie et dans la mort.
Capefigue.
( Diclionnaire de la conversation. )
DEUX VIEILLES FILLES.
(Suite et fin.)
Environ trois mois plus tard , le Jeune Adol-
filic entrait au port de la Vera-Cruz, et l'équipage,
réuni sur le pont, saluait la terre avec une joie
impatiente. Madame d'Ell'anges, debout, et ap-
puyée contre les bastingages, serrait dans ses
mains les mains réunies de ses enfans, et son re-
gard, troublé, errait sur ce ptiys étranger, dont
le premier aspect la frappait douloureusement. Ce
paysage est pourtant l'un des plus beaux de la
Nouvelle-Espagne. Vera-Cruz, la ville forte, le ri-
che entrepôt dos deux mondes , dont un climat
meurtrier diminue chaque année la population, se
déploie le long du rivage comme un vautour, aux
ailes grises, sur son nid. Une plaine de sables
niouvans Penserre de tous côtés, et ce terrain
mobile, bouleversé sans cesse par les ouragans ,
est borné par de vastes marais sur lesquels llotlent
des mangliers. L'on dirait une de ces cités mau-
dites où Dieu fit tomber la pluie de cendres et
de feu. Mais au delà de cette fatale plaine appa-
raît le versant des Cordillières , couvert de som-
bres forets , de magnifiques cultures , et plus loin
encore , au dessus de ces cimes verdoyantes, le
pic d'Oroziva élève jusque dans les nuages sa tète
chauve.
La grandeur mélancolique de celte scène im-
pressionna tristement madame d'Ell'anges ; l'as-
pect de celte nature étrangère lui rappela l'énor-
me distance qui la séparait du pays où elle était
née , ou elle avait été long-temps heureuse , et à
ce souvenir son cœur se brisa. Mais ce retour ne
dura qu'un moment ; elle détourna la vue, et
serrant ses enfans contre sa poitrine , elle sentit
que sa patrie était où elle les emmenait.
Le capitaine Germon était un bon jeune hom-
me, assez court d'esprit, comme son père, etqui
n'entendait guère que ce qu'on lui disait fort
clairement. Madame d'Effanges n'avait pas osé le
questionner sur un point qui l'intéressait vivement;
par fierté, par délicatesse, elle n'avait pas voulu
lui demander des renseignemens sur les habitudes,
sur la maison de son mari. Il lui avait semblé
d'ailleurs que le capitaine ignorait ces détails ;
dans leurs entretiens, il n'y avait jamais fait la
moindre allusion, et la pauvre Louise était restée
dans un doute cruel.
Le navire, venant de France, avait ses patentes
nettes. Les passagers débarquèrent dès que le
Jeune Adoli)lie eut jeté l'ancre dans la rade, en
avant du fort de San-Juan d'Ulloa. Le capitaine
était fort affairé , pourtant il songea à madame
d'EO'anges. Elle était arrêtée sur le môle, ne sa-
chant de quel côté marcher, ni comment deman-
der son chemin, dans ce pays dont elle n'enten-
dait pas 11 langue.
— Venez, lui dit le capitaine; je vais vous con-
duire moi-même à la porte de votre mari; la mai-
son est à deux pas d'ici, venez. Vous voilà toute
pâle; c'est la joie, l'émotion... Je suis comme
cela en entrant au port de Marseille. Allons, ma
chère dame, calmez-vous. Voulez-vous prendre
mon bras ?
— Merci, merci, monsieiu', répondit-elle d'une
voix à peine articulée ; pardon , je suis sans force,
il est vrai; je ne puis maîtriser cette émotion
Monsieur !j'ai peur maintenant d'aborder M. d'Ef-
fanges sans l'avoir prévenu...
. — Voulez-vous que j'aille d'abord lui annoncer
votre ai rivée? interrompit le bon jeune homme.
— Oui, oui, monsieur, vous me rendrez un
grand service.
— Mais où rcsterez-vous en attendant ?
— Ici , monsieur, ici avec mes enfans ; vous
reviendrez bientôt?
— Dans un quartd'heure je vous amène votre
mari ; quelle bonne nouvelle je vais lui porter !
quelle joie ! quel bonheur !
Madame d'Eflanges .s'assit sur la jetée avec ses
enfans. Chacun regardait en passant cette femme
dont le costume étranger fixait l'atteniion; mais
elle n'y prenait pas garde ; les mains jointes , la
tète inclinée sur ses enfans, elle leur disait avec
une profonde émotion : Vous allez embrasser vo-
tre père... chères petites, dites-lui bien que vous
l'aimez et que vous oies contentes de le revoir ;
votre père va venir au devant de nous, mes en-
fans !
Louise oublia en ce moment l'indilTérenre
cruelle de M. d'ElVanges, l'abandon où il l'avait
laissée, tout ce qu'elle avait souffert; depuis long-
temps elle avait tout pardonné, et son cœur ten-
dre et miséricordieux était rempli d'anVrlion et
d'une craintive joie ; il lui semblait que son mari
serait louché de tant de dévoùmeni, (pi'ils allaient
être plus heureux, mieux unis que dans un autre
tcmiK , quand le malheur ne les avait pas éprou-
vés , quand aucune faute n'avait nécessité un gé'
néreux pardon.
— Voici M. le capitaine! Il ,dt tout -seul, dit
l'une des petites filles, après une demi-heure d'at-
tente.
Louise se leva ; le capitaine Germon accourait,
sa phvsionomie conslernéc fit frémir la pauvre
femme.
— Monsieur , s'écria-t-elle, avez-vous vu mon
mari ? hélas! que vous a-l-il dit?
— Seigneur mon Dieu! vous me voyez dans la
désolation , répondit-il, chère dame, ne vous ef-
frayez pas...
— Mon mari est mort ! interrompit-elle avec un
gémissemeal.
— Non ; mais il a quitté Vera-Cruz, il est allé
s'établir dans un gros village appelé Acayucan ;
il expédie des marchandises ici , et l'on a de ses
nouvelles. Vous irez le trouver; si l'argent vous
manque, soyez tranquille, je vous en fournirai ;
allons, du courage, vous êtes venue de si loin !
qu'importe que le voyage dure quelques jours de
plus?
Madame d'Effanges fut un moment anéantie,
puis se soumettant à ce nouveau malheur, elle dit
avec résignation : oui, monsieur, nous alloius pour-
suivre notre voyage. Hélas ! votre protection nous
manquera maintenant.
— J'ai pensé à tout cela, répondit-il, je vous
recommanderai bien aux muletiers qui fjut le
voyage d'Acayucan ; la route n'est pas des plus
mauvaises, à ce qu'on m'a dit : c'est l'affaire d'une
douzaine de jours à passer peu commodément. Je
vous donnerai mon manteau en caoutchouc, ma
couverture de laine, mon grand parasol chinois,
tout. Venez ; à présent , je vais vous mener à la
fonda ; voici qu'il est presque nuit , et il ne fait
pas bon rester au serein dans ces parages-ci.
Madame d'Eflanges ne passa que huit jours à
la Vera-Cruz, et dans ce court espace de temps ,
elle fut frappée (l'un nouveau malheur. Le capi-
taine Germon avait accompli ses offres généreuses;
il avait tout préparé pour le voyage de Louise ;
elle s'était trouvée heureuse dans sa détres.se de
rencontrer un homme si bienveillant , si bon et
si délicai dans tous ses procédé,*!. Mais la veille
du départ de la triste voyageuse, il fut aileint du
terrible vomilo nefrro qui, sur celle plage meur-
trière, a dévoré tant d'Européens, et après quel-
ques heures de souffrances, il en mourut Lonkc
le pleura avec de profonds regrets : elle av.iii ren-
contré, depuis ses malheurs, des cœurs d'une in-
différence si dure que sa reconnaissance pour
ceux qui lui faisaient quelque bien i tait ardente.
Elle partit malade, souffrante de corps cl d'.inie,
et soutenue seulement par les nécessités terribles
de sa position. Il fallait qu'elle alhlt retrouver son
mari ; qu'aurail-elle fait , que serait-elle devenue
dans ce pays étranger, privée de tout secours ?
la mort venait de lui enlever, comme par un coup
de foulre , le seul être qui l'eût aidée dans sa
détresse ; elle était seule maintenant avec ses en-
fans, et une terreur secrète la saisis.sait quand
eMe considémit son isolement. Il lui sembla qu'en
arrivant près de son mari elle .serait sauvée, et
cet espoir la soutint pendant le pénible voyage de
Vera-Cruz à Acayucan.
Dans nospays civilisés, on franchit presque sans
fatigue d'éiioruicï distances ; mais uu court voya^
— 534 —
à tiiiveis les provinces delà Nouvelle-lispagne ne
se t'ait jKis aussi commodément. Il n'y a guère
il'autre nui} en de transport que les bêtes de som-
me ; il faut vivre avec les provisions qu'on porte ,
e; le plus souvent on dort à la belle étoile.
Madame d'ElFangcs partit avec une de ces cara-
vanes û\irrieros qui font le trafic entre Vera-
Cruz et l'intérieur du pays. Quelques hommes à
i licval conduisaient une trentaine de mules ; c'é-
Liient de sombres figures chez lesquelles le type
«•spagnol existait encore, confondu avec celui de
la race indienne. Leur équipement était presque
militaire ; ils portaient à leur côté la redoutable
vuincheta et l'escopetle à l'arçon de la selle.
Madame d'E (fanges allait sur un petit cheval
moins ardent et moins beau que ceux des arrie-
ro.s; ses filles étaient montées toutes deux sur
une mule, que le moco , espèce de valet attaché
à la caravane, menait par la bride. Leur mère les
suivait d'un regard plein de sollicitude , tandis
(|ii'clles s'enlaçaient étroiiement l'une à l'autre ,
tournant de son côté leurs visages craintifs et
sourians, et serrant entre leurs bras le compa-
enon fidèle qui les avait suivies dans ce long
voyage, le pauvre Pouf, leur meilleur ami.
Les chemins étaient à peu près comme il y a
(rois cents ans, lorsque les conquérans du Kou-
veau-Monde les frayèrent dans leur course victo-
rieuse. Le cri des oiseaux, le bruit du vent dans
le feuillage sonore des arbres résineux , trou-
blaient seuls le silence de ces campagnes désertes.
A de longues distances, une colonne de fumée
bleuâtre annonçait le voisinage de quelque ran-
clio ou ferme indienne , dont le toit était caché
par une plantation de bananiers. Tantôt la route
traversait une forêt et formait comme une allée
tortueuse, profonde, et où le soleil jetait à peine
d'obliques rayons ; tantôt des savanes semées çà
et là d'arbres rabougris se déroulaient jusqu'il
l'horizon. Des troupeaux de bœufs, de chevaux
sauvages, erraient dans ces prairies immenses.
Les mules se lançaient sur ce chemin uni ; exci-
tées par les cris de leurs conducteurs, elles se-
couaient fièrement leurs colliers ornés de lourdes
clochettes, et leur galop lapide battait le sol avec
un bruit seaiblable h celui d'une décharge loin-
taine (l'artillerie. Parfois elles perdaient la file ,
comme emportées par un instinct de bberté ; alors
les orriews, debout sur leurs larges étriers, les
appelaient chacune par son nom avec des malé-
dictions cD'royables, et la troupe indocile revenait
aussitôt. Souvent les chevaux sauvages s'arrêtaient
comme pour voir passer la caravane; les poulains,
plus hardis que le reste du troupeau, venaient en
bondissant sur le chemin et s'enfuyaient bientôt
avec des hcnnissemcns prolongés.
Madame d'Eflanges éprouvait un sentiment
d'admiration mêlé de terreur, en traversant ces
sauvages et magnifiques contrées. Elle se trouvait
comme perdue dans un monde nouveau, loin de
toutes les habitudes premières de sa vie, ses yeux
ni sa pensée ne pouvaient s'y accoutumer; elle
ne reconnaissait ni ces plantes, ni ces arbres, ni
ce ciel étranger; et elle pleurait en les regardant
avec une triste curiosité.
La situadon de cette pauvre femme toucha les
arriéras. Ils eurent soin d'elle pendant ce péni-
ble voyage, et ils lui en épargnèrent les plus
dures fatigues. On f;visait halte pour la laisser
reposer, et la nuit on arrangeait toujours quelque
abri pour elle et poiu- ses enfans. Sa reconnais-
sance envers ces hommes était vive ; mais elle ne
pouvait guère la témoigner que par si gncs, car
elle n'entendait pas leur langue, et elle ne les
remerciait que par son sourire à la fois si bon et
si triste. Ses filles réussissaient mieux ii pronon-
cer quelques mots d'espagnol, et quand on faisait
quelque chose pour elles, jamais elles ne man-
quaient de dire, en inclinant gravement leurs
jolies têtes, ce qu'elles avaient entendu répéter
avec le même air et le même geste par les gens
de la fonda, à la 'Vcra-Cruz : Vivavuestra mer-
ced mil anos ? Alors les arriéras battaient des
mains et leur répondaient en riant : Fivan las
Franccsitas ! cli\ vivant. ..
Mais la protection de ces bonnes gens ne devait
pas les accompagner jusqu'au terme de leur
voyage; la caravane s'arrêta le dixième jour,
dans un petit hameau indien nommé Gueroviejo,
à une journée d'Acayucan. Ce lieu était comme
un entrepôt où l'on laissait en passant les mar-
chandises et les voyageurs qui ne traversaient
pas la Cordillière ; d'autres arriéras se char-
gèrent de les conduire à leur destination. Mada-
me d'Eliatiges fut ainsi séparée de ceux qui la
connaissaient déjà et pouvaient lui être de quel-
que secours ; mais elle se rassura en songeant
qu'elle n'avait plus maintenantque quelques lieues
à faire pour trouver un asile, un protecteur; et,
quel que fût l'accueil qu'allait lui faire M. d'Ell'an-
gcs, elle se trouvait bien heureuse d'arriver enfin.
Pendant cette dernière journée de marche,
madame d'EITanges essaya d'interroger ses nou-
veaux guides, de leur demander des nouvelles du
Français récemment établi à Acayucan ; mais,
soit qu'ils ne connussent pas M. d'EITanges, soit
que la prononciation défigurStpour eux ce nom
étranger, ils parurent ne pas comprendre ces
questions.
Une épaisse forêt jetait son ombre sur la route
tortueuse et resserrée entre les arbres dont les
branches vigoureuses s'entrelaçaient et formaient
d'impénétrables fourrés. La vue se fatiguait à cher-
cher une issue entre ces remparts de verdure ;
un air lourd et chargé de parfums s'élevait de
ces mystérieuses retraites où, de temps en temps,
la tourterelle du Mexique faisait entendre son
cri plaintif. 11 semblait qu'on n'avançait pas sur ce
chemin monotone. De temps en temps le vioza
excitait, par ses cris, le trot uniforme des mules,
les arriéras, courbés sur leurs chevaux, sommeil-
laient les yeux ouverts.
Enfin, vers le soir le mozo courut en avant, et
montrant le chemin au bout duquel on n'aperce-
vait que les touffes serrées des liquidambars, il
dit à madame d'Effanges : Acayucan ! Acayucan !
En effet, on était à la lisière des bois qui
cachent sous leur ombre éternelle l'antique ville
indienne à laquelle les conquérants espagnols
n'ont laissé que son nom.
C'est aujourd'hui un gros village, un amas de
maisons jetées sans ordre sur une plaine inégale,
et au miheu desquelles fleurissent çà et là de
riants bouquets d'orangers et de sapotilliers. A
cet aspect, madame d'Eflanges leva les yeux au
ciel avec une expression indicible de joie, de
crainte et de prière. On arrivait.
Le convoi s'arrêta sur la grande esplanade,
devant l'église , et aussitôt les gens du village
accoururent pour voir cette femme, ces deux
enfants, dontic costume annonçait des étrangers.
Cette foule de toutes nuances était à peine vêtue
et n'avait cependant pas l'air misérable. Madame
d'Eflanges était tremblante ; pourtant on ne lui
disait rien, et tous ces visages curieux et bien-
veillants, réunis en cercle autour d'elle, lui sou-
riaient. Bientôt elle entendit plusieurs voix répé-
ter : Francesa! Francesal
Alors elle fit signe que oui ; et, répétant les
mêmes paroles, elle tâcha de faire entendre à
ces bonnes gens qu'elle venait trouver son mari,
un Français établi parmi eux. On la comprit sur-
le-champ, et une vieille femme, se détachant du
cercle, vint à elle, et, allongeant la main vers le
couchant, répéta plusieurs fois : Acapulco, Aca-
putco. Puis elle expliqua fort clairement, par
signes, que l'étranger, le Français, avait quitté
Acayucan depuis quelque temps, pour aller loin,
bien loin de là, et qu'il avait emmené avec lui sa
jeune femme.
A cette nouvelle , madame d'Effanges resta
comme frappée de la foudre ; la possibilité d'un
si gi and malheur ne s'était pas présentée à son
esprit,
— Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle avec
désespoir et en étreignant ses enfans contre son
sein, qu'allons-nous devenir?...
La douleur a un accent qui est le même dans
toutes les langues. Chacun comprit que cette
femme était pauvre, abandonnée^ comme perdue
dans ce pays étranger. Tous faisaient silence ; on
la regardait avec compassion. Elle baissait
la tête dans un morne accablement ; ses
enfans pleuraient à ses côtés. Alors la vieille
femme lui tendit la main et lui fit signe de venir
avec elle, et chacun voulut l'aider à transporter
son bagage. L'une des petites filles prit Pouf dans
son tablier, l'autre se chargea du parapluie chinois
et du manteau de sa mère, et toutes trois se lais-
sèrent emmener à la case de la vieille bonne
femme ; c'était peut-être laplus pauvre du village.
Il n'y avait que deux chambres dans cette
pauvre habitation, recouverte en feuilles de lata-
niers, et presque cachée sous l'épais feuillage de
deux orangers qui croissaient devant la porte. La
vieille hôtesse de madame d'Effanges s'appelait
Mariana : c'était une Indienne pur sang, au visage
cuivré, à l'air doux et mélancolique. Elle poussa
la porte, à laquelle il n'y avait ni serrure ni loquet,
et l'assujettit avec une grosse pierre ; puis elle
alluma sa lampe de terre.
Louise s'était assise; elle restait là comme
all'aissée sous le coup qui venait de la frapper, et
regardait ses enfans avec une douleur muette.
Mariana lui offrit quelques fruits et des tartiltas
de mais, mais elle ne put manger. L'Indienne fit
souper les petites filles ; puis elle arrangea son
hamac de i>ita pour les y coucher avec leur mère.
Jladame d'Effanges, touchée de tant de bonté,
prit les mains de son hôtesse et les serra dans les
siennes avec reconnaissance. En ce moment eUé
se souvint de l'accueil qu'elle avait reçu chez ses
cousines trois ans auparavant, et cette compa-
raison lui rendit quelque courage.
—A lions, dit-elle avec une pieuse résignation,
une sainte confiance, prions Dieu, mes enfans,
prions Dieu qui vient ù noue secours. 11 y a de
/v>' V;'-»^ ^^
— 535 —
bonnes gens partout ; ils nous aideront. Je suis
toujours là pour travailler, pour avoir soin de
vous, pauvres petites ! 11 y a des enfans encore
plus malheureux que vous, des enfans qui n'ont
point de mère. ,
Elle sY'tait mise à genoux en parlant ainsi, et
ses filles joignirent leurs petites mains pour prier
avec elle.
Louise ne voulut pas déposséder sa vieille hô-
tesse du hamac : elle avait étendu son manteau
par terre pour y coucher comme pendant le
voyage; maisMarianala conduisit dans la seconde
chambre oùily avait un las de feuilles de maïs, et
elle sehâtade lui en faire un lit.
Il était tard le lendemain lorsque les enfans s'6-
veillérent, leur mère dormait encore ; toutes deux
se levèrent doucement et allèrent dans la pre-
mière chambre, où la vieille Indienne , assise par
terre, préparait le déjeuner. Les deux petites fil-
les la regardaient d'un air timide , et elle tâchait
de les encourager par des paroles dont elles ne
comprenaient que l'accent et par un sourire plein
de douceur. Peu à peu les enfans se familiarisè-
rent avec ce visage basané, et elles s'enhardirent
jusqu'à voidoir aider leur hôtesse ; elles se senti-
rent plus contcnies, plus à l'aise, après une seule
nuit de si^jour chez cette femme étrangère , que
dans la maison où elles avaient passé deux années
entières sans pouvoir s'accoutumer au regard
louche, à la physionomie roide des demoiselles
d'ED'anges. La cabane de l'Indienne annonçait
pourtant une étroite pauvreté; tme table basse en
bois d'acajou en était le meuble le plus appareni;
il n'y avait d'autres sièges que des bottes de can-
nes de maïs dont on avait coupé les blonds épis,
et quelques pierres entouraient le fuyer, qui lan-
çait jusques aux crevasses de la toiture ses longs
tourbillons de fumée.
L'Indienne fit prendre aux enfans deux tasses
d'un chocolat clair et mousseux, qui est comme
la soupe des pauvres dans ces contrées, ensuite
elle sortit pour aller aux champs chercher le re-
pasdela journée. Les pelitesfiUesallèrenl plusieurs
fois écouter à la porte de la seconde chambre ;
lem- mère dormait toujours , elles n'osèrent pas
l'éveiller. Toutes deux s'assirent au se uil de la ca-
bane, avec le pauvre Pouf, qui avaii mal déjeuné,
sur leurs genoux, et elles attendirent. Deux ou
trois fois le chien se leva avec un hurlement
plaintif et ttmrnant la té te vers la chambre du fond;
alors, les petites filles le faisaient taire , craigtuint
qu'il éveillât leur mère. Tandis (|u'clles étaient là,
les enfans du village accouraient pour les voir;
et, réunis à quelques pas de la porte, ils les regar-
daient d'iui air curieux et craintif.
La chaleur du jour fit rentrer l'Indienne avant
midi... Elle jeta sur la table des pommes d'acajou
et des noix de coco qu'elle venait de cueillir dans
la forêt, et entra doucement dans la chambre où
dormait madame d'ElVanges. Mais elle en ressor-
tit aussitôt avec une grande exclamation et en fai-
sant des signes decroi\. Les enfanscourureiit aus-
sitôt vers leur mère et s'arrêtèrent devant le lit,
pâles, épouvantées; elles ne la reconnaissaient
plus.
Louise était étendue et la tète renversée en ar-
rière; ses traits étaient défigurés; un sang noir et
écumeux baignait ses lèvres enir'ouvertes . son
teint était d'uue pâleur terreuse; elle semblait
plongée dans une lourde somnolence , et sans le
mouvement inégal de sa poitrine on aurait douté
si elle vivait encore. Ses enfans se précipitèrent
vers elle en l'appelant ; mais elle ne se réveilla
pas d'abord , et remua seulement les mains avec
un long soupir. Puis, elle se leva tout à coup sur
son séant : embrassfz-moi, dit-elle d'une voix
éteinte, je soudre, je suis malade... C'est la fati-
gue, une horrible fatigue... Ne pleurez pas, mes
enfans ! demain je serai guérie... Tenez-vous là ,
près de moi... parlez-moi...
Elle retomba épuisée, une prostration complète
succédait à cet effort; elleétait immobile etfroidc
comme une morte.
A ces terribles symptômes, Mariana reconnut
que l'étrangère était attaquée du voridto negro,
et elle courut aux cases voisines demander du se-
cours. Quelques Indiennes charitables apportè-
rent du jus d'ananas sucré, du vin, des eaux dis-
tillées; mais la malade ne put rien prendre, rien
ne put \a tirer de l'assoupissement où elle était
retombée. Ce mal semblait l'avoir frappée comme
la foudre; pourtant elle en poriait depuis plu-
sieurs jours le germe funeste ; c'était sur la plage
meurtrière de Vera-Cruz qu'elle l'avait pris; les fa-
tigues de la route, la situation aflieuse où elle s'é-
tait trouvée en arrivant l'avaient rendu morie!.
C'était une lugubre et douloureuse scène: quel-
ques femmes consternées se tenaient à l'écart ; la
vieille Mariuna avait mis son rosaire sur la poitrine
de la mourante et priait Dieu delà recevoir; car elle
voyait bien que nul secours humain ne pouvait la
sauver. Les enfans à genoux près de leur mère,
le visage caché appuyé sur ses mains qu'elles es-
sayaient dcréchauirer,jetaient des cris de douleur.
Les facultés morales de Louise s'étaient éteintes;
dans ces terribles et derniers momens elle ne
voyait pas l'horreur de son sort, elle ne se sentait
pas mouiir; elle ne savait pas qu'elle allait quitter
ses enfans.
La journée entière s'écoula ainsi, puis une par-
tie de la nuit. Mariana et une autre femme in-
dienne s'étaient assises au seuil de la chambre et
sommeillaient, la tète appuyée sur leurs mains ;
une lampe, accrochée au mur, jetait fa lueur
tremblante sur cette misérable couche où expi-
rait la malheureuse Louise. Sesenfans lui tenaient
les m.iins, l'une s'était assoujiic au milieu de ses
sanglots, l'autre veillait les yeux attachés sur sa
mère. Tout à coup madame d'ElVanges se ranima,
son regard était redevenu vivant et lui lie; sa
mémoire, son jugement, la conscience de sa si-
tuation lui revenaient, c'était le dernier effort de
la vie.
Elle se souleva et considéra avec un affreux dé-
sespoir ses filles qu'elle allait laisser, si belles, si
jeunes, si abandonnées; puis elle étendit sesmains
roidiesd réunit toutes ses forces pour chercher
un petit portefeuille caché sous la paille qui lui
servait d'oreiller; il contenait ses papiers de fa-
mille, l'ai te de naissance de ses enfans. Ce mou-
vement asait épuisé ce qui lui restait de vie; elle
retomba conmie un corps mort ; mais ses yeux
éteints étaient fixés sur ses filles, elle les voyait
encore : l'une dormait toujours, l'autre s'était le-
vée avec de sourds gémissemens et lui tondait les
bras comme pour la retenir; la pauvre enfant
comprenait instinctivement que sa mère allait
mourir. Alors Louise lui dit d'une voiv basse, fai-
ble comme le dernier souflle qu'elle était près
d'eihaler : Le porte-feuille !... garde bien le
portefeuille... Adieu, mes enfans... adieu... je
n'ai plus le temps de vous parler. . . souvenez-vous. . .
je m'en vais... vous ne me verrez plus, je ne se-
rai plus là... mais de là haut, toujours je vous re-
garderai... toujours... toujours... m'entends-tu,
Mézélie!... adieu!...
Quelques années plus lard, deux belles jeunes
filles que dans le pajs on avait surnommées las
Francesitas, habitai, nt la maison du vieux curé
d'Acayucan. C'était chez lui que la vieille Mariana
avait conduites les pauvres petites abandonnées,
et dona Pepa, sa sœur, en avait fait ses demoi-
selles de compagnie. Le ciu^é était un bon prêtre,
sachant tout juste lire son bréviaire, et d'unepiété
fort accommodante quoique sincère. 11 n'y avait
pas ombre d'hypocrisie dans sa foi ; mais il y avait
d'étranges inconséquences dans la manière doi t
il pratiquait les devoirs de son état. Il aimait la
vie calme et sensuelle, lespl-dsirs permis, ilvou-
laitbien faire son salut, mais à condition qu'il Le
lui coûterait pas trop cher. Une fois sa messe dite,
il ne retournait plus à l'église, sauf dans de rares
occasions, pour quelque grand mariage, pour
quelque beau baptême ; le reste du temps, c'était
son vicaire qui faisait toutes les cérémonies du
culte.
Pour rien au monde on ne l'eût fait assister à
un enterrement, et il ne visitait pas volontiers les
malades parce que cela l'attristait; mais il avait
toujours la main ouverte pour les pauvres, et sa
maison était la plus hospitalière du village. II avait
d'assez bons revenus, et ses paroissiens, qui l'ai-
maient, entretenaient l'abondance chez lui, par
des présens continuels. Si les Indiens trouvaient
dans la forêt quelque oiseau raie ; si une belle
fleur, un beau fruit venaient dans le jardin des
riches créoles, tout cela était pour lui. Sa vie s'é-
coulait ainsi fort doucement au milieu de cette
population dont il était réellement le père spiri-
tuel, et qui aimait son autorité et la respectait par-
dessus tout. Il n'y avait point de bonne fête sans
lui, et au bal, assis à la place d'honneur, il re-
gardait danser souvent jusqu'au matin, en mar-
quant la mesure avec son bâton d'ébène.
Sa sœur, dona Pepa, était uue fille d'environ
quarante ans, grande, fluette, mélancohi|ue, et
qui avait dû être fort belle. Elle avait plus d'élé-
vation dans l'esprit que lepadre Cyrillo, et sur-
tout plus de passion et d'activité : son abord avait
quehjue chose d'austère; elle parlait peu, mais
elle avait au fond une grande bjnté u'âtue et
une inépuisable générosité envers les malheu-
reux.
Sa dévotion , plus scrupuleuse que celle du
curé, n'était peut-être qu'un prétexte pour mener
la vie retirée (jui lui convenait; jamais elle n'était
d'aucune fête, et on la voyait à l'église plus sou-
vent et plus long-temps que son frère.
Le curé habitait la plus belle case du vil'aie; il
y avait chez lui un luxe dont ses paroissiens n'é-
taient p.is peu fiers; on y voyait des tables, des
chaises, plusieurs e^Uimpcs coloriées, un buste en
plâtre du pape Pie Vil, un Napoléon ii cheval et
une pendule dorée qui ne marchait plus depuis
longues années. Le service intérieur était assorti
à la condition des maîtres; il n'y avait pas moins
d'une douzaiue de doiucstiques dans la maison, et
536 —
doua Popa ne sortait jamais sans avoir derrière
elle deiiv ou trois femmes.
Lesenfansde madame d'Effanges avaient trouvé
dans cette maison une hospitalité d'abord indill'é-
rente, mais qui devint meilleure à mesure qu'elles
yranciiient. Dona Pepa, qui d'abord les avait con-
biciérées comme de petites servantes, les prit en
alVection et entreprit de les bien élever; mais
elle s'aperçut bientôt avec un grand étonnement,
que ces enfans avaient déjà un degré d'instruc-
tion fort supérieur au sien. Elks savaient lire
aussi bien et mieux que le padre Cyrillo, elles
étaient musiciennes, et dès qu'elles purent se
faire entendre elles surprirent tout le monde tant
elles racontaient d'étranges et merveilleuses cho-
ses du pays où elles étaient nées.
La population créole de la Nouvelle-Espagne,
surtout celle qui habite l'intérieur des terres, est
arriérée de plusieurs siècles; dans les grandes
villes comme Mexico, Vera-Cruz, Acapulco, la ci-
vilisation est plus avancée; mais elle ne rayonne
pas au-delà de certaines limites assez rapprochées;
ks bons habitans d'Acayucan, à peu près séparés
de tout commerce avec le reste du monde, avaient
l'ignorance, la simplicité ciuieuse et la paresse
intellectuelle des Indiens, dont la plupart descen-
daient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait
hors de leur village. Le bruit dos grands évéue-
mens dont l'Europe retentit depuis cinquante ans
était h peine arrivé jusqu'à eux. lis savaientpour-
tant le nom de Napoléon ; il était pour eux comme
un de ces héros fabuleux, de ces mythes qu'a-
dorait l'antiquité payenne.
Le padre Cyrillo lui-même restait confondu
quand lesF;artc«i7as racontaient tout cequ'elles
avaient vu dans leur pays. Ces enfans devaient à
inic bonne éducation des idées justes et l'habi-
tude d'observer. Elles se souvenaient de tout ce
qui les avait frappées dans un âge si tendre, au
milieu des vicissitudes de leur fortune, et elles en
faisaient le récit avec une vivacité, une originalité
d'expressions qui émervcillaienl tous ceux qui les
entendaient.
Bientôt elles parlèrent l'espagnol comme leiu-
propre langue; elles se conformèrent auv habitu-
des qui les environnaient, et ce n'était guère qu'à
la blancheur fraîche et veloutée de leur teint
qu'on s'apercevait de leur origine étrangère.
Dona Pepa les avait toujours à ses côtés; elles
partageaient sa vie retirée et monotone et elles
l'aimaient comme leur seconde mère. Quand elles
furent devenues deux belles jeunes filles, le padre
Cyrillo et sa sœur commencèrent à s'inquiéter de
leur avenu-,
— Je veux marier ces enfans avant de mourir,
disait le curé ; -mais que Nolre-Dame-de-Guada-
lupe me soit en aide! la chose cstdiflicile; elles
sont trop pauvres pour épouser un caballero et
trop blanches pour un métis.
— Certainement, mon frère, répondait dona
Pepa avec un tiiste soui'ire, elles sont de pure
race comme vous et moi, et lesgens de sangmèlé
n'oseraient songer à elles ; malgré leur pauvreté
elles ne s'allieront pas à leurs inférieurs : noblesse
passe richesse.
— De tout temps on a pensé ainsi dans notre
famille, répondait le curé en hochant la tète d'un
certain air.
Il y avait dans ces réflexions une allusion va-
gue : dona Pepa et son frère se souvenaient qu'un
homme moins basané peut-être que beaucoup de
créoles, mais dont l'origine n'était pas claire, avait
prétendu à l'honneur d'entrer dans leur famille.
11 était riche, jeune et beau; on disait qu'il était
aimé de dona Pepa et pourtant elle ne l'épousa
pas. Depuis long-temps il avait quitté Acayucan,
et l'on croyait généralement que la noble demoi-
selle regrettait toujours celte mésalliance à la-
quelle son frère l'avait forcée de renoncer. Lors-
que quelque parole indirecte rappelait ainsi ce
fait, le padre Cyrillo y voyait comme un reproche
dont son orgueil s'indignait ; son sang espagnol
se révoltait, alors seulement il sortait de sa quié-
tude habituelle.
— Ma sœur, répétait-il souvent, il vaut mieux
cent fois vivre et mourir fdle, que de mettre au
monde des enfans d'une autre couleur que la
sienne. Nous sommes de vieille souche, nous des-
cendons en ligne directe du grand Pizarre, il n'y
a pas une goutte de sang indien dans nos veines,
et puisque cette origine sans tache est à peu près
le seul héritage que nous ayons reçu de nos pa-
rcns, c'est bien le moins que nous le gardions
et qu'il meure avec nous. Mais laissons ce propos,
je vous dis que je voudrais marier ces enfans.
Elles ont une couleur de peau et des sentimens
qui prouvent bien qu'elles sont de bonne race;
pourtant s'il se présentait quelqu'un qui s'appe-
lât Juan tout court au lieu de don Juan, et que
cela leur convînt, je crois que je ne m'opposerais
à rien , car enfin elles ne sont pas de notre fa-
mille.
— Elles nous appartiennent cependant, puis-
qu'elles n'ont que nous au monde ; leur père ne
reviendra jamais, il ignore le sort de ses enfans,
et qui sait où \\ faudrait aller pour le lui appren-
dre? Leur pauvre mère est morte en venant de si
loin le chercher ici. Jésus! c'est une étrange his-
toire que tout cela !
— Fort étrange, répétait le bon curé, c'est la
Providence divine qui a pris ces orphelines par la
main comme pour nous les amener. Vous avez
raison, Pepa, elles sont à nous, et il faut les trai-
ter comme si elles étaient du même sang et du
môme nom.
Les deux sœurs étaient également belles et
charmantes, mais elles ne se ressemblaient point.
Elles étaient entrées dans la vie se tenant pour
aiuM dire par la main, il semblait qu'elles devaient
marcher ensemble jusqu'à la fin de leur voyage
ici-bas ; mais il était aisé de prévoir que, bien
qu'elles s'aimassent tendrement, elles seraient sé-
parées un jour par la diflérence de leurs inclina-
tions. Une même éducation n'avait pu leur donner
les mêmes goûts, les mêmes idées, pas davantage
que des vêtemens toujours pareils ne pouvaient
faire qu'elles se ressemblassent.
Mézélie, celle que leur mère appelait l'aînée,
avait une de ces âmes tendres et profondes dont
les sentimens ne font jamais explosion, mais qui
aiment sans ces retom's auxquels les afl'ections hu-
maines sont sujettes. Elle tenait de sa mère la
fierté, la résignation, une tendre bienveillance et
une parfaite égalité d'humeur; mais il y avait en
elle le germe des passions que ne connut jamais
Louise, et une secrète mélancolie qui naissait
peut-être de ses souvenirs d'enfance.
Sa beauté reUétait son âme ; ses yeux noirs et
doux avaient une indicible expression ; quand ils
s'arrêtaient sur ceux qu'elle aimait, leur regard
disait davantage que les plus tendres paroles. Son
esprit était fin, étendu, naïf et sérieux.
Valentine, l'autre sœur, était divinement belle,
mais d'une beauté qui parlait moins au cœur et à
l'imagination que celle de . Mézélie. Toutes les
pe rfections qui peuvent frapper et ravir les sen s
étaient réunies en elle. Elle était blonde, et ses
yeux bleus couronnés de longs sourcils noirs je-
taient comme une flamme mourante. Elle avait
avec la gaîté capricieuse d'un enfant, la coquet-
terie glorieuse et satisfaite d'une jeune fille qui
sait qu'elle est belle entre toutes. Son caractère
était plein de ces contrastes qui rendent certaines
femmes si charmantes ; il y avait en elle, tout à
la fois, de la vivacité, une gracieuse noblesse,
une adorable bonté, des volontés soudaines et te-
naces. Sa physionomie avait une ravissante ex-
pression de langueur et de tendresse ; la fierté
naïve, la chaste ignorance de son cœur se révé-
laient encore dans la sérénité de son regard; mais
déjà de vagues et fugitives impressions avaient
remué cette âme encore endormie : c'était un
ange près de devenir une femme.
Elle se souvenait moins que Mézélie de leur
première enfance, et pour elle dona Pepa avait
presque remplacé la mère qu'elle avait perdue.
Souvent, vers le déclin du jour, les deux sœurs
allaient prier dans le cimetière, sous le bouquet
de cocotier qui ombrageait la sépulture de leur
mère. L'église était au milieu de cette en-
ceinte où l'on ne voyait pas, comme dans nos
villes d'Europe, des tombeaux de pierre et de
marbre, des croix noires semées de larmes blan-
ches. Aucun symbole de deuil n'annonçait qu'on
foulait la terre où reposent les morts ; chaque sé-
pulture était marquée par une croix de roseaux
sous un bouquet d'arbres, par une toufl'e d'arbus-
tes dont les fruits et les fleurs embaumaient l'air.
Les enfans et les pauvres du village faisaient la
récolte de ce champ, où la piété des riches habi-
tans ne revendiquait d'autre droit de propriété
que celui de s'y faire enterrer.
Dona Pepa entrait seule à l'église, les pieuses
jeunes filles s'arrêtaientsur la tombe de leur mère
et s'agenouillaient en se tenant par la main.
Des souvenirs tristes et doux se mêlaient tou-
jours à leurs prières ; elles se rappelaient leur
enfance, et ce visage de femme pâle et soufliant
qui se penchait vers elles avec amour. Elles se
souvenaient de ce regard qui si souvent se tour-
nait sur elles plein de larmes, et bientôt leur sou-
riait consolé. Elles entendaient encore dans leur
cœur cette voix qui se taisait depuis si longtemps,
et, baignées de larmes, elles baisaient la terre
sous laquelle reposait leur pauvre mère.
M"' Charles Revbal'd.
AVEOTURES D'ra mm,
RACONTÉES PAR LUI-MÊME.
Comme ces oiseaux de passageque nous n'aper-
cevons qu'aux premiersjours de l'hiveret du prin-
temps, les Savoyards ont leurs migrations pério-
diques. Dès que la dernière récolte est rentrée
et que les neiges blanchissent le sominctUes mo Î!
— 537 —
tagnes, les enfans des familles pauvres vont ail-
leurs uiiliscr les mois d'hiver, et courent en chan-
tant après la fortune.
J'avais huit ans en 1820. Je quittai mon pays,
comme les autres, à la suite d'une troupe de mar-
chands forains qui m'employèrent. Dix ans s'é-
coulèrent ; dix ans remplis de peines et de joies,
et durant lesquelsje fus successivement ramoneur
et saltimbanque; groom, valet de chambre, factotum
d'un poète qui, depuis, s'est perdu dans la politi-
que ; mousse de chambre sur un navire génois,
et coq à bord d'un navire de guerre. A dix-
huit ans, j'avais vu les trois parties de l'ancien
continent, je m'étais moi-même donné le peu
d'éducation que je possède, et ce qui était le plus
beau de mon affaire, c'est qu'à force de garder
une poire fwur la soif, comme disent mes ava-
res compîitriotes, j'étais parvenu à coudre dans
ma ceinture pour 1 ,000 fr. de pièces d'or.
A cet âge des illusions, j'étais déjà positif. L'ad-
versité, mon inséparable compagne, me montrait
un modeste chalet sur le penchant de ma monta-
gne, trois arpens de terre ombragés de châtai-
gniers, comme un paradis terrestre où mes jours
devaient s'écouler libres et heureux. Mais pour
acquérir ces biens, 1,000 fr. ne me suffisaient
pas; il me fallait mille écus. Je pris donc, pour
y arriver, le chemin que je crus être le plus court
et c'était, hélas ! le plus long. Or, après la cam-
pagne d'Alger, que je venais de faire en qualité
de coq , je débarquai à Toulon, d'où je partis
immédiatement pour Marseille. Là j'espérais trou-
ver un embarquement plus lucratif. 11 n'en fut
rien. Je me vis réduit à servir les maçons, ou à
décrotter les boites à MM. Méry et Barthélémy
qui habitaient un hOlel de mon voisinage. Puis,
dans mes momcns perdus, tandis qu'ils faisaient
des satires politiques, je faisais des complaintes et
des drames ou mystères tirés de l'écriture sainte:
les complaintes pour les colporteurs, les mystères
pour les bateleurs des ports qui me les payaient
/lO francs, plus .)0 cent, de droit d'auteur par re-
présentation. Ces bénéfices littéraires avaient re-
monté mon pécule au-delà de mes modestes es-
pérances, lorsqu'une circonstance inattendue vint
faire de moi un marchand de sangsues.
Un dimanche soir, je revenais de ma prome-
nade solitaire, soupant avec un morceau de pain
et lisant les pensées de Sénèquc. Je trouvai aux
allées de Meillian une lettre décachetée, écrite
par un négociant de Uio-Jaiiciro. Le post-scrip-
luiii de cette lettre était ainsi conçu : « Un arti-
»cle d'une importance incontestable serait des
«sangsues; si vous pouviez m'en envoyer vingt
«mille pour le courant de juillet, je me fais bon
»de les vendre au moins 300 reis pièce. »
Trois cents reis une sangsue, m'écriai-je étonné,
trois ccnis reis!! J'ignore quelle est la valeur
d'un reis ; mais qu'importe, puisque c'est une
bonne affaire pour un autre, il me semble ([u'elle
peut aussi bien l'être pour moi. Plein de celte
pensée, je cours communiquer mon projet à deux
Piémonlais, marchands de cordes à insirumens,
avec lesquelsje logeais, et qui, l'un et l'autre, ne
manquaient pas de connaissances mercantiles ;
après leur avoir fait lecture de la lettre, nous al-
lâmes à la Bourse, nous informer s'il y avait des
navires en charge pour nio ; un seul se trouvait
en partance ; c'était la Circomtancc, capit-aine
Cernant ; nous convînmes avec l'armateur du prix
de notre passage, et du fret de notre marchan-
dise ; et tandis que l'un de nous s'occupait à met-
Ire nos papiers en règle, les autres achetèrent
trois futailles de Bordeaux; ils les scièrent en
deux, doublèrent chaque moitié de feuilles de
plomb, les remplirent d'excellente terre où 10,000
sangsues vécurent à leur aise pendant la traver-
sée; nous avions soin de les arroser d'un verre
d'eau douce chaque jour, et d'extraire des vais-
seaux celles qui étaient mortes. Cette première
partie de notre chargement étant achevée, nous
achetâmes divers petits ariicles, telles que cein-
tures de soie, boucles en chrysocalc, boites à mu-
sique, à ouvrage, le tout emballé dans une malle
à effets et non porté sur le manifeste ; enfin le 2
mai 18.31, cinq jours après avoir trouvé la lettre
de commission, nous mimes à la voile et nous
cinglâmes vers le détroit.
Je m'abstiendrai de toute narration sentimen-
tale ou descriptive sur notre traversée. C'était
une véritable navigation de dames.
Le 25 juin, poussés pnr les venig alises, nous
atteignîmes l'équateur. Vers le soir de ce même
jour, après plusieurs variations, la brise tomba
tout a coup et nous étreignit dans les réseaux du
plus insipide calme plat. Le lendemain, pas un
souille de vent ne tempérait la chaleur étouffante
qui pesait sur nous comme un plomb; les voiles
battaient les mâts, et elles eussent éié immobiles
si la mer qui était encore agitée ne leur eiit im-
primé une légère oscillation ; mais bientôt tout
l'horizon devint d'une sérénité désespérante, et
par cette latitude qui se réduit à zéro, il était fa-
cile de prévoir que notre séjour au milieu de
l'Océan se prolongerait de quelques semaines.
En effet, un moiss'écoula sans produire le moin-
dre changement atmosphérique. La mer était unie
comme un miroir, et pas un nuage n'altérait l'a-
zur du ciel : quand donc aurons-nous une bonne
petite brise? étaient les paroles que l'on s'adres-
sait le matin et que l'on répétait le soir ; mais
plus que l'équipage et les autres passagers , mes
associés et moi nous eussions voulu voir venter à
rompre les écoutis. Notre peine était grande lors-
qu'il nous fallait voir se fermer la paupière de
nos pauvres bêtes; faute d'une quantité d'eau suffi-
sante, elles mouraient et suçaient ainsi nos béné-
fices comme des sangsues qu'elles étaient. Cepen-
dant chacun de nous savait se résigner ; nous
comprenions parfaitement ce proverbe populaire:
cent écus de chagrin ne paient pas deux liards de
dettes ; et nous attendions philosophiquement que
messieurs les chérubins à la face bouffie voulus-
sent bien nous permettre de prendre congé du
pvrc la Ligne, quand une victime se présenta
pour nous les rendre propires.
Le trente-deuxième jour de ce maudit calme,
le répertoire des récréations du bord étant épui-
sé, le capitaine jugea à propos, pour divertir son
monde, de renouveler ces saturnales connues sous
le nom de fêle tropicale et que l'on ne célèbre
plus guère. Ce ne fut donc que par pur passe-
temps que matelots et passagère s'affublèrent
comme ils pureni d'un costume grotesque, afin de
jouer le rôle (pii leur était personnellement as>i-
gné et de se faire baptiser s'il y avait lieu. Or,
pour rendre le spectacle plus diveriissani, au lieu
du baquet (l'us;iiie, notre officieux capiiaiiic ima-
gina de faire poser une bonnette hors le bord,
de manière à former un vaste réservoir inaccessi-
ble aux voraces habitans de l'Océan, et qui put
servir de bénitier.
A cet effet, deax coins de cette voile furent
amarrés aux lisses de bâbord, et les deax autres
étaient soutenus par des manœuvres qui allaient
se bosser aux vergues du grand mât de misaine ;
une gueuse qu'on jeta au fond de ce bain inso-
lite faisant tendre la bonnette, en formait un vaste
bassin où tout individu qui n'avait jamais passé
l'équateur, après avoir été préalablement rasé
avec un sabre de bois, était immédiatement lancé.
Déjà plusieurs passagers avaient, ainsi que moi,
sauté par dessus le bord. Quand l'un de mes as-
sociés , forcé de recevoir le baptême, soit pour
montrer sa bravoure, ou soit quU trouvât Tim-
mersion du bénitier par trop prosaïque, s'échappa
des mains du barbier, escalada les haubans, s'a-
vança jusqu'au bout de la vergue de misaine, et
avant qu'on pût deviner son intention, fit le plus
beau plongeon, tête en avant, que j'aie jamais vu
de ma vie, 11 n'était pas encore remonté à la sur-
face, qu'un mousse accoutré en diabloiin, gamba-
dant sur le gui de la brigantine, vit un épouvan-
table requin que la chute du piémontais venait
sans doute d'attirer; il s'avançait majestueuse-
ment jusqu'à l'endroit où reposait le malheureux
Cagnasso qui, n'ayant pas plutôt ouvert les yeui,
se trouva face à face avec ce redoutable seigneur
des eauï. Cependant, au cri de : « un requin! i
jeté par le mousse qui, de la main, montrait l'a-
nimal, la cérémonie fut suspendue, et tout le
monde vint se ruer sur le gaillard d'avant ; chacun
suivait des yeux, dans une anxiété mêlée de ter-
reur, les mouvemens du formidable poisson et de
son frêle antagoniste.
Je ne crois pas qu'un naufrage inévitable eut
produit une consternation pareille à celle qui
éiait peinte en ce moment sur tous les visages.
Celait une scène horrible que de voircc tigre des
mers, escorté de ses deux éternels pilotes, s'a-
vancer, reculer, aiguisant ainsi son appétit sur
sa prise, pour la mieux dévorer. .\ peine mon
imprudent associé eut-il connaissance du danger,
qu'il voulut rejoindre la bonnette, mais l'animal
ne lui permit pas ce moyen de retraite qui, d'ail-
leurs, n'eût pu lui servir, car le requin n'atten-
dait que le moment où il sortirait de l'eau pour le
diivorer. Dans celte cruelle posiuon. mon Pié-
monlais garda le plus admirable sang-.'roid ; déjà
côie à côte avec le requin, il avait fait le tour du
navire, sans qu'on eût pu trouver les moyens de
le sauver; toutefois, on allait mettre le canot à la
mer, quand le maitiv d'équipage, encore couvert
des oripeaux du Nepiune improvisé, jetant de
côté sa tunique et son trident, s'élança d'un bond
sur la vergue du grand mât et affala à la mer un
bout de manœuvre passé dans la poulie d'em-
poiniure. Il dit au paatre diable de s'amarrer
fortement sous les aisselles, qu'on .allait lo hisser,
ce qu'il fil fort habilement, car malgré la fatigue
qui devait énerver ses' membres, il eut encore la
précaution de faire un nœud à la corde à un pio<l
au-dessus de sa tête, afin de la g.irantir du choc
de la vendue. Puis, ponant ses regards sur le re-
quin qui semblait l'épier, il s'écria : Enlevez l ei
tiois hommes tenant l'autre bout de la manœuvre
se liiissèrcnl tombercn pagaie du hautdc la huné,
— 538 —
au risiiuo tic se rompre les jambes sm- le pont.
Ainsi, en moins de deux secondes, celte trijjie
force l'enleva à trente-cinq pieds au-dessus du ni-
veau tic la mer. Eli bien ! ma'grâ la rapidité de
cette ascension, il fut atteint. Je vis le monstre se
pentlicr sur le côté, ouvrir une large gueule gar-
nie de trois rangs de dents triangulaires, s'élan-
cer hors de son élément dans une ligne verticale,
tenir les trois hommes eu écjuilibre pendant une
seconde, retombi'r, et nous ne vîmes plus sus-
pendu il la drisse qu'un corps mutilé dont les en-
trailles pendaient le long de la jambe droite : la
gauche avait été coupée !
Deuv lieures après, il expira.
Pauvre Cagnasso! mon autre associé et moi
nous le regrettâmes sincèrement; non parce qu'il
venait de nous faire ses héritiers, mais parce qu'il
était vraiment un bon et jovial compagnon.
Quelle bizarrerie !! on eût dit que ce malheur
devait nous porter bonheur : le soir même nous
eûmes du vent.
Cumme dans toutes les villes d'Espagne et de
Portugal, à l'.io, les perruquiers ont encore le
privilège de pratiquer les saignées et de poser les
sangsues. Celle coutume quej'ignorais, je l'appris
aussitôt que nous lûmes entrés dans la baie et
que la députaliou sanitaire nous eût rendu sa vi-
site. Le canot de la santé s'éiait h peine éloigné
que nous \imes approcher celui de la douane,
suivi d'une foule innombrable de pirogues : ces
embarcations n'étaient montées que par un blanc
et un noir qui les manœuvraient. Dès que les pré-
posés furent descendus dans la chambre, je vis
s'élancer des pirogues sur le pont une vingtaine
de barbiers qui nous crièrent tous à la fois : « Se-
nor vende se biclias de sangc'? » Ces messieurs
ont-ils des sangsues à vendre ? Jious nous gardâ-
mes bien de répondre avant que les préposés se
fussent éloignés ; mais nous primes l'adresse de
ces futurs acquéreurs dont l'allluence nous lit au-
gurer que la vente de nos sangsues serait lucra-
tive et facile.
La première chose que nous jugeâmes à propos
de faire en mettant pied à terre, fut de chercher
un entrepôt où nous pussions déposer nos mar-
chandises, que nous ne pouvions débarquer que
partiellement et à l'insu d'un douanier qui veillait
à ce que rien ne sortit du navire sans un permis
de la douane. Nous trouvâmes ce local dans la
maison d'un italien que mon associé, réfugié po-
htique, reconnut pour être undeses compagnons
d'exil : cet homme qui était au Brésil depuis quel-
ques années, où il vivait de contrebande, nous
donna toutes les inslructions nécessaires pour
frauder les droits de sa majesté brésilienne, et ce
fut à son expérience que nous dûmes l'entier suc-
cès du débarquement de nos marchandises.
Comme je pense que le lecteur se soucie fort
peu que je l'initie au\. mystères de la vie mercan-
tile, il sullira que je lui dise qu'après avoir couru
chez tous les barbiers de la ville à qui nous por-
tions nos échantillons dans une vessie, nous par-
vînmes à vendre nos sangsues au prix assez élevé
d'un contos de reis (5,000 fr.) ; elles ne nous
avaient coûté que 1,500 fr., non compris les pe-
tits frais d'entretien et lepassage,quifut de 250 fr.
chacun, c'était donc près de 3,000 fr. de béné-
fice. C'était encourageant ! Quant à notre paco-
tille d'objets de fantaisie, nous ne pûmes la ven-
dre à Rio : cette ville, dont plusieurs rues sem-
blent ne former qu'un vaste baz;\r, est mieux as-
sortie en ces sortes d'ohjeis que nos villes manu-
facturières d'Europe ; il eût fallu, pour en cU'ec-
luer la Vente, avoir recours aux courtiers de com-
merce, qui exigeaient un bénélîce plus consiilrra-
ble que le nôtre : ce n'était pas là notre affaire.
Notre hôte l'Italien, à qui nous nous adressâmes,
\intencoreà notre aide; il nous conseilla d'aller
faire une tournée dans l'intérieur, nous traça un
itinéraire qu'il avait lui-même suivi l'année précé-
dente, nous assura qu'avec de la patience, du
courage et une conscience tant soit peu laige,
nous ne pouvions manquer de réussir. Ce conseil
ne me déplut point; car, indépendamment des
avanta^'es qu'il semblait devoir nous procurer,
mon caractère aventureux s'accommodait parfai-
tement d'un pareil genre de vie. Nous complétâ-
mes donc notre pacotille de quincailleries, de
menues merceries ; nous la classâmes par ordre
dans deux boîtes à compartimcns, et nous nous
mimes en campagne jiar un soleil auquel nos
tempéramens eurent bien delà peine à s'habituer.
Ce nouvel état me parut d'abord diiricile, surtout
lorsqu'il fallait faire valoir nos marchandises dans
les habitations (fashendu) où l'on ne nous com-
prenait pas. Cependant, avec le secours de ce que
j'avais de latin, de provençal et d'itùlicn, je par-
vins bicnlôt àm'exprimer en portugais; rarement
il m'arrivait de n'être pas compris.
Depuis deux mois, nous voyagions ainsi de
bourgade en bourgade, portant nous-mêmes nos
marchandises et bravant le préjugé du pays qui
voue au mépris loiU blanc qui s'avilit à porter un
objet quelconque. Un jour, nous allions d'7/na-
Granda à SaiHa-Maria, le chemin sur lequel
nous marchions était sablonneux et rendait notre
marche pénible. Le soleil était au zénith ; une
chaleur suilbcante nous accablait, et pas le plus
léger souffle de vent pour nous rafraîchir, ni
même assez d'ombre pour nous mettre à l'abri des
rayons de feu qui nous dévoraient ; il ne man-
quait cependant pas d'arbres, mais les furets qui
bordaient le chemin étaient si compactes ; les lia-
nes, les arbustes enlacés les uns aux autres for-
maient une haie tellement impénétrable, qu'à
peine pouvions-nous y passer le bras; s'il nous
arrivait parfois de trouver une ouverture assez
large pour que nous pussions y entrer, des myria-
des d'insectes nous forçaient bientôt d'en délo-
ger. Enfin, au milieu du jour, après avoir marché
six heures, courbés sous notre fardeau, nous ar-
rivâmes sur le bord du ruisseau des Singes (rios
dos Macacos] , où nous nous endormîmes à l'om-
bre d'un immense bananier.
Je sommeillais depuis longtemps, lorsqu'un
bruit étrange, qui ressemblait assez à un grogne-
ment de porc, me réveilla. J'appelai mon com-
pagnon pour nous remettre en route ; ne voyant
que sa balle à la place où il s'était endormi, je me
levai, fis quelques p is vers le ruisseau, où je l'ap-
pelai avec force ; alors, du milieu d'un buisson de
roseaux dont l'une des moitiés croissait dans le
marais, un cri étouffé, un râle me répondit. Je
m'avançai et je vis un énorme caïman marchant
à reculons, entraînant à l'eau mon malheureux
camarade, et qui disparut dès qu'il m'aperçut.
Mon pauvre ami ne donnait plus aucun signe de
vie. Sa tête était horriblement fra cassée et ses
deux pieds coupés comme s'ils eussent été tran-
chés avec une hache. Sa mort, qui eût été la
mienne, si, comme lui, j'eusse éié le plus rappro-
ché du ruisseau, fit sur moi une telle impression,
que je restai plus d'une heure à regarder ce cada-
vre sans être capable de prendre la moindre réso-
lution. Cependant la nuit qui approchait me fit
penser à ma propre conservation, et je me décidai
à me remettre en route ; mais, avant que de m'é-
loigner, je lis glisser les restes de mon ami dans
un petit ravin (après les avoir dépouillés d'une
ceinture qui conienail 10 onces d'or) ; je les cou-
vris avec quelques feuilles de bananier sur les-
quelles je jetai un peu de terre; je liai sa balle à
la mienne, et je m'éloignai de ce lieu fatal, répé-
tant plusieurs fois cette exclamation : « Pauvre
Fenoglio ! »
Si l'or de l'infortuné me consola un peu de sa
perle, cet événement n'en remua pas moins mon
cœur de Banian. Par ce coup, mes espérances de
fortune firent place à de sérieuses inquiétudes.
J'étais tellement démoralisé, que j'eus d'abord le
dessein de m'en retourner directement à Rio ; si
je ne pris pas ce parti, c'est que dix milles me
séparaient encore d'Ilna-Granda, et que ma dou-
ble charge qui pesait un quintal métrique ne me
pcrmetiait pas de les franchir dans la soirée. Je
continuai donc ma roule, et malgré tout mon
courage je ne pus atteindre une habitation. Cette
même nuit, je la passai à la belle étoile, sans
pouvoir fermer l'œil, tant les rugissemens des ja-
guars et les piqûres des moustiques me causaient
de mal et de frayeur.
Le lendemain étant arrivé à Santa-Maria, je me
hâtai d'y vendre ma quincaillerie afin de m'alléger
de ce poids. J'y échangeai aussi une grosse de
cordes à instrumens de défunt mon associé, con-
tre une livre de poudre d'or; et, continuant ma
tournée par Saint-Paul, vendant mes aiguilles et
mes rubans, j'arrivai à Rio avec une valeur in-
trinsèque de 6,500 fr., somme dontje me propo-
sais de restituer la moitié aux parens de Fenoglio,
si jamais je parvenais à faire fortune.
Si en ce moment la sagesse fût venue un seul
instantà, mon aidejeme serais de suite rembarqué
pour la France avec quelques tonneaux de denrées
tropicales dont l'impoitalion eût probablement
doublé ma fortune; mais fortune et sagesse ne
voulaient pas s'entendre à l'égard d'une tète aussi
folle que l'était la mienne.
Donc, au lieu d'aller en Savoie bâtir cet ermi-
tage, songe doré de mes jeunes années, je cons-
truisais (!es châteaux en Espagne. Dès le soir de
mon arrivée, j'allai revoir l'Italien mon ancien
hôte, je lui racontai la mort de Fenoglio, comme
celui-ci lui racontait naguère celle de Cagnasso ; le
contrebandier me parut plus charmé du succès
de mes affaires que pénétré de 1 a mort de son
ami. Après force félicitations, il me conseilla de
m'embarquer avec lui sur un navire chilien, frété
pour Cobija (Bolivia), et dont il avait obtenu la
place de subrecargue. Je souscrivis avec enthou-
siasme à cette proposition. J'avais lu les Incas de
Marmontel, je voulus voir ces Péruviens dont
mon imagination était aussi frappée qu'elle l'était
lorsqu'à l'âge de quatorze ans, j'allais ramonant
les cheminées des villages du Gard, cherchant,
VE.slelte de Florian à la main, le fertile vallon de
Remislan, dans un pays desséché parle mistral.
— 339
J'achetai sur rade, et secondé par mon nouvel
associé, trois balles d'étoiles de la fabrique an-
glaise, que nous transbordâmes pendant la nuit,
au risque de nous faire emballer nous-mêmes
par les préposés de la patacbc. Je pris mes pa-
piers chez le consul, où ma qualité de négociant
fut officiellement reconnue ; j'échangeai mon
dernier billet de 200,000 reis pour 200 belles
piastres d'Kspagne, et, quelques jours après,
nous mîmes à la voile le rap au S. S. E.
Il est plus que probable que jamais le briganlin
Chilien n'avait porté un équipage aussi insolite
que le nôtre, depuis que sa quille labourait le
grand pré. Le capitaine nommé Kinson était
Anglais : il avait commandé un navire delà Com-
pagnie des InJcs-Orieniales, et je ne saurais vous
dire pour quel motif il avait été cassé. A la veille
d'être jugé par une cour martiale, il s'échappi
des prisons du cap, et s'embarqua pour Valparaiso,
où il obtint le commandement du Condor. Le
second était Océanien, c'est-à-dire Hollando-Ma-
lais, né dans l'une des petites îles qui avoisinent
Java : il s'embarqua jeune encore sur une cor-
vette de guerre nécrliindaise en station à Soura-
baya, navigua bon nombre d'années sous divers
pavillons, apprit presque toutes les langues eu-
ropéennes dont il parlait la plupart avec facilité,
vint en dernier lieu à Rio, où le consignataire du
Condor le donna pour Ueutcnant au capitaine
Kinson, et cela sans trop connaître ses antécé-
dens, et sanslui faire passer l'examen de rigueur,
examen qui, mathématiquement, eût prouvé qu'il
n'avait pas idée de son nouveau métier. Cet autre
Christian Rack, malgré son étonnante mémoire,
était incapable de faire un calcul de latitude ; la
faculté de retenir des mots était la seule qu'il pos-
sédât. Quoique son front fût très élevé, il avait
une organisation si peu apte à la méditation, que
le capitaine ne put jamais lui faire comprendre
la valeur d'un logarithme. Cependant il faisait son
point. Le maîire d'équipage était Languedocien,
matelot dans toute l'acception du terme, et qui
n'avait d'autre éducation que la connaissance
sommaire des notes de musique, art pour lequel
il avait, disait-il, une vocation décidée. Enfin,
les douze hommes d'équipage, engagés tant h Val-
paraiso qu'à Rio, étaient les uns Danois, Péruviens,
les autres Hollandais, Rrésiliens, Anglais, etc.
Les langues de toutes ces nations que l'on par-
lait à bord, n'étaient guère propres à prolonger
les causeries du soir ; mais la manœuvre ne souf-
frait nullement des malentendus qui pouvaient en
résullcr; tous ces aventuriers déserteurs des
navires de gutrre de leur patrie, et qui, selon
leurs expressions, voulaient naviguer librement,
étaient d'evcellens marins. Et si le commande-
ment qui se faisait en anglais n'était pas toujours
compris, ils y suppléaient par l'habitude et la pra-
tique; enfin, un nègre pour cuisiner, et son fils
jeune moussillon éveillé, formaient le complé-
ment de cet équipage hétérogène.
Ce fut le 28 mars IS'ii que nous doublâmes le
cap Ilorn ; là pour la première fois, je me trou-
vai en face de ces montagnes d'eau que, jus-
qu'alors, je n'avais vues que dans les relations de
voyages. Le tableauqui s'olïrità nos yeux pendant
quelques jours était si terriblement grandiose,
que je medemande encore aujourd'hui comment
il se fait que la vieille carcasse du Condor n'ait
pas sombré au milieu de cette mer qui lui battait
les lianes.
Il y avait cinq jours que nous avions reconnu
l'archipil deChiloc. Nous naviguions par une faible
brise, le caj) au nord-quart-nord ouest, toutes
voiles ft bonnettes dehors, lorsque nous aper-
çûmes à l'horizon l'île Juan-Fcrnandez, mince et
noire comme un nuage dense. Le temps était
superbe et la mer tranquille, nous continuâ'.nes
noire route jusqu'à un ; dislance de trois milles
des récifs invisibles qui ceignent la côte où nous
nous arrêtâmes, et où la nuit nous surprit. On
allait se disposer à louvoyer en attendant le jour,
quand le Condor masqua tout à coup. Dans une
lafale imprévue, les vents sautèrent de l'ouest-
quart-nord ouest à l'cst-quart-sud-est. Ici, notre
petit équipage fut mis à une rude épreuve, car
l'ouragan, dans ses acerbes variations, lui donna
tant de fil à relordre que la manœuvre qu'il exé-
cuta eût fait honneur à un brick de guerre. Mal-
heureusement le navire éiait alors engagé dans
cet espace triangulaire formé par les îles Juan-
Fernaudfz, Coat et Massafuera. Les vents qui, en
trois heures, avaient fait le tour du compas, ne
nous laissaient jamais assez de largues pour sortir
de ce mauvais pas. Ce ne fut donc qu'après avoir
épuisé toutes nos ressources que nous mîmes à
la cape ; mais bientôt la tempête devint si violente,
elle soulevait de telles masses d'eau qu'il fallut
fuir devant, sans quoi le pauvre Condor se serait
vu dépecé en morccau\ par cette meute de flots.
Hélas ! il n'eut pas un tombeau aussi digne de
lui, le noble Cliiii; l'Océan n'eut pas la gloire de
le vaincre ! Les fiots qui s'étaient déferlés avec
tant de furie sur ses œuvres vives, courroucés de
son opiniâtreté, le lancèrent sur les bri^ans de
Juan-Fernandez; bk'ssé mortellement, il mourut
comme un brave, non sur un lit de lauriers, mais
sur un banc de coraux.
Il est facile, même à celui qui n'a jamais navi-
gué, de se faire une idée des scènes qui se passè-
rent à bord, depuis une heure du m.ain jusqu'à
l'instant où le jour vint éclairer nos faces conster-
nées. Qu'on se représente d'abord douze hommes
se coucher forcément sur le pont, dès que le
navire talonna ; huit se relever et se tenir au\
chevilles, t.indis que les quatre auires allèrent se
brisser la tête contre les lisses de tribord, côté
sur lequel le Condor voulut rendre le dernier
soupir. Qu'on se présente un capitaine au déses-
poir, s'arrachant les cheveux, se tord.ant les bras,
courant stu- le pont, braillant ciiiinnc un insensé,
sans que sa voix puisse se faire entendre ; la tem-
pête criait plus fort que lui. Qu'on se représente
enfin le linguiste javanais emporté par une vague
au moment où il larguait la drisse du petit foc
seule voile que nous eussions dehors ; le limo-
nier maudissant Dieu et le dial>li- près de la barre
du gouvernail ipii venait de l'aplatir contre uue
paroi, et expirant dans des soull'ranccs atroces ;
alors on aura une idée assez exacte de ce que j'ai
vu le 1" mai 1832, et de ce que je ne voudrais
pins revoir, quand on me donnerait la plus belle
pacotille du monde.
L'ouragan continuait. Dès que lejour commen-
ça à poindre, voyant l'impossibilité de relever le
navire, nous nous réunîmes pour mettre la cha-
loupe à la mer et opérer notre salut. A peine
l'embarcalion fut-elle decelléc que je m'esqui-
vai, tandis que l'on préparait les palans, et des-
cendis dans la chambre pour prendre mon sac de
piastres que j'espérais sauver avec moi. Arrivé
sur le carré où déjà l'eau pénétrait par la cale,
j'allais entrer dans ma cabine, quand je me sentis
arrêter par une main de fer, et dont le proprié-
taire, mon associé le subrécargue, car c'était lui,
me dit avec un affreux ricanement. « Ah ! maudit
Savoyard ! lu ne sauveras ni toi ni ton argent! «
Je mereiournai, et quoique la clarté qui pénétrait
par laclaire-voie fût encore bien indécise, je n'en
vis pas moins briller la lame d'un poignard qui
probablement allait se loger dans une de mes
côtes, si en ce moment le cadavre de notre pauvre
bâiimcnt n'eût exécuté un double mouvement
de bascule imprimé par l'action d'une lame et qui
envoya le Milanais rouler à l'autre bord du carré.
Exaspéré et voulant mettre ce traître dans l'im-
possibilitéderecommcncersatentaiive.je m'élançai
sur lui avant qu'il ne se fût relevé ; déjà je le
serrais d ■ près lorsqu'une seconde vagu.; plus ter-
rible que la première tomba sur le pont comme
une boaibe qui s'y serait crevée, brisa le capeau
de l'escalier, le vitrage de la claire-voie et péné-
tra à grands flots dans la chaiubre. J.' crus mon
dernier instant arrivé ! Je là liai mon antagoniste
avec l'intention de remonter au plus vite; mais
lui ne voulait pas me quitter vivai)L Alors, rou-
lant dans quatre pieds d'eau, eut Heu un combat
dont le Savoyard, quoique le phi; peut, demeura
vainqueur ; la noyade et la strangulation, tel fut
le genre de mort de mon troisième associé.
Cinq minutes s'étaient h peine écoulées depuis
que j'étais descendu lorsque, plein de trouble, je
remontai sur le pont; je n'y retrouvai plus âme
qui vive. Pourtant, j'avais calcnlé que dix minutes
n'étaient pas saflisantes pour amarrer les palans
et mettre l'erin/di cation à la mer; je pensai donc,
et avec raison, que la première \a^uequi m'avait
sauvé du poignard avait été mortelle à tout l'équi-
page. Rien n'était resté sur le pont, cuisine,
chaloupe, hommes, tout avait disparu ; je ne vis
plus qu'une cage à poules qui n'était encore qu'à
peu de distance du navire, et que le flot poussait
à terre.
J'étais livré à mes réflexions lorsqu'un horrible
craquement de la quille me déchira le cœur
comme si j'avais été moi-même u.artyrisé par le
supphce qui brisait les côtes du Condor. Il s'af-
failjlissait et se fendait en plusieurs endroits. Je
ne savais quelle résolution prendre : cramponné
dans les enûéchures d'un hauban. île l'œil je ca-
ressais la terre qui ne me semblait pas être éloi-
gnée (le plus d'un mille, quand une troisième
vague venant du large s'abatii avec tant d'impé-
tuosité en travers du brigantin qu'elle le rompit
en deux et in'envo) a tomber à la mer à dix brasses
devint elle. Revenu à la suifjce, je tentai de
m'altacher à quelques débris; mais voyant que
le flot m'était contraire, je pris bravement le parti
de me laisser emporter par la v.igue ; je n'eus
besoin que de me tenir roide sur l'eau cl de
suivre le mouvement direct lie l'ondulation.
Enfin, après avoir heurté plus d'une pointe de
rochers, après des efl'orts dont je ne me croyais
pas capable, j'arrivai plus mort que vif sur cette
même côte, où deux cents ans avant moi, le mate-
lot anglais Silkains abordait dans le même inqui-
page. Aujourd'hui, Juan-Fernandci. Pile de Ro-
— 540 —
binson Crusoé, n'est plus une île déserte. Lors-
que le Chili secoua le joug de la niére-palrie et
s'organisa en répul)liiiuc, il lit de Juan-Fernan-
de/, un lieu d'exil où le tiop plein de la prostitu-
tion et les uialfaiteuis furent annuellement dc;-
portés. C'est, en un mot, le Botan3-Bay du Chili.
Kh bien ! celte île couverte de crimes et de
fange fut pour moi la terre la plus hospitalière
qu • j'aie rencontrée dans le cours de mes pérégri-
nations.
Je n'oublierai jamais les soins louchans que
j'y reçus d'êtres pi-esi|uc aussi pauvres que moi ;
ces hommes réprouvés par la société m'accueil-
lirent et me soignèrent avec sollicitude dans leurs
cabanes de joncs. Je le dirai, dussé-je prêtera
rire, le jour où je m'embarquai sur le brick péru-
vien VIndi'pendamia, au moment où ces braves
gens me firent leurs adieux, une larme coula de
ma paupière !
A mon arrivée à Lima, je ne vis d'autre moyen
d'existence que de m'embarquer à bord d'un ba-
leinier américain comme novice, ou de m'engager
dans la milice péruvienne; de ces deu\ condi-
tions, je pris la première. Le capitaine du Giiit-
kmmc Penn, en touchant à Uio, m'échangea
contre un matelot américain dont le navire avait
fait naufrage à la côte d'Afrique, et que le capi-
taine du baleinier français l'Etoile polaire avait
recueilli; mon nouveau capitaine lit une sottise,
car la suite lui apprit qu'il avait changé son che-
val borgne pour un aveugle.
Après di\ mois de chasse dans les mers du
sud, après quatre années de courses pendant les-
quelles je fis quinze mille Ueucs, je revins en
France quinze fois plus gueux que je n'étais parti.
En arrivant à Paris, je me misa chercher mon
premier patron qui, en ce temps-là, s'ennuyant
de la politique comme il s'était ennuyé de la
poésie, faisait de la marine et des, voyages et
travaillait à l'abolition de l'esclavivge dans nos
colonies. Il me donna asile et me mit une
plume à la main pour écrire mes aventures
de baleinier. Et comme on gagne souvent plus au
métier d'imprimeur qu'au métier d'écrivain, il me
fit entrer dans l'impiimeric de son journal. Là,
j'ai gagné quinze cents francs qui sont placés à la
Caisse d épargne. Ah ! vive l'Europe, vive Paris !
Je rêve encore à mon chalet montagnard, mais
pour faiie fortune, ne me parlez plus d'aller aux
antipodes.
C. Genoux.
LES wimrn.
On lisait dans le journal :
< Un jeune homme qui avait débuté avec un
certain éclat dans la littérature , en publiant l'an-
née dernière un volume de poésies assez remar-
quables , M. Arthur V... s'est brûlé la cervelle
hier matin dans le bois de Meudon. Ce suicide
doit être attribué à l'étrange et funeste nionoma-
nie qui a fait tant do victimes depuis quelques an-
nées. Le portefeuille d'Arthur V... renfermait
une lettre ain>i conçue :
" Je quitte volontairement une vie de misère
..Bl de déceptions. Dans une époque livrée tout
«entière à la préoccupation des intérêts matériels,
»le poète demeure incompris : — Le poète n'a
»donc rien de mieux à faire que d'abandonner la
«partie et d'aller au devant de l'éternité. Ouvre
"tes ailes, ô mon âme, et all'ranchis-toi de ton en-
"veloppe mortelle !... Je laisse après moi sur l'o-
«céan du monde un livre qui peut-être un jour
"fera surnager mon nom. Les malheureux que le
«présent a trompés ont bien le droit de compter
«sur la justice et sur les récompenses de l'avenir.
"Je meurs avec celte confiance consolante, en di-
"saiit adieu à ceux qui me sont chers et merci à
« ceux qui me pleureront ! >>
« A cette lettre était jointe une pièce de vers
intitulée : Dernières pensées d'un moribond en
pleine santé de corps et d'esprit. L'abondance
des matières nous oblige de remettre au prochain
numéro la citation de ce testament poétique aussi
bizarie que prétentieux. »
— Vraiment, s'écria madame Sardoval en frois-
sant le journal et en le jetant sur le parquet, voilà
un article odieusement rédigé ! Ces journalistes
ont quelquefois une façon de raconter qui gâte
les plus saintes émotions. Voyez avec quel ton dé-
gagé, avec quelle pédanterie et quelle sécheresse
philosophique ils nous apprennent cette triste
nouvelle, le suicide d'un jeune poète tué par l'in-
dillérencede notre siècle industriel! Pauvrejeune
homme ! qui ne s'intéresserait à ses soullrances
et à sa fin malheureuse? Ne le plaignez-vous pas
comme moi, monsieur?
Celte question s'adressait à M. Sardoval.
— Ma chère amie, répondit le mari avec beau-
coup de sang-froid , je pense que les gazettes de-
vraient garder un silence absolu sur les aventures
de ce genre...
— Vous appelez cela une aventure !
— Je dirai catastrophe , si vous le préférez;
peu importe le mot, mais la chose est grave, et il
faudrait avant tout éviter autant que possible la
contagion de l'exemple. Je crois que l'on f.iit
beaucoup trop légèrement le procès de la société
actuelle, et il me semble que les gens qui se
tuent pour faire parler d'eux se donnent un peu
trop lestement des brevets de génies méconnus.
Nous avons maintenant une foule de mécontens
qui se disent incompris, et qui enrichissent ainsi
d'un mot nouveau la langue française, tout en fai-
sant un rude affront à l'intelligence de l'époque.
De tout temps il y a eu de ces vanités blessées, de
ces natures inquièies et rêveuses qui ont boudé le
monde; aujourd'hui ces prétendues victimes se
révoltent et se donnent un nom dans leur orgueil;
voilà toute a différence entre le présent et le pas-
sé. Je vous avouerai donc que je me sens fort peu
de sympathie pour les incompris; il en est pour-
tant quelques uns que je plains, et beaucoup dont
je me moque.
C'est que, malheureusement pour l'espèce, con-
tinua AI. Sardoval, tous les incompris ne sont pas
de JLunes poètes au front pâle et aux yeux noirs ,
déjeunes femmes tendres et mélancoliques. Ici le
ridicule et le grotesque se mêlent souvent à la
poésie et lui font quelque tort. Le vieux fat, qui
ne rencontre que des cruelles , se range au nom-
bre des incompris. L'écrivain qui, après avoir été
compris par un libraire, public un livre dont tous
les exemplaires restent au magasin , prétend que
son talent est incompris par le public. L'auteur
dramatique après une chute, le candidat qui
échoue dans une élection, l'industriel dont le jury
d'exposition refuse les produits , se placent tous
dans la même catégorie. Toutes les misères et tous
les déboires embarquent leur amour-propre sur
cette planche de salut ; aussi le monde est-il
plein de ces naufragés, sans compter les maisons
de fous et les prisons qui regorgent de raisons et
de vertus incomprises.
Après ce discours écouté avec impatience et dé-
dain, M. Sardoval regarda l'heure à la pendule et
sortit eu toute hâte pour aller à la Bourse.
— Voilà pourtant l'homme auquel on m'a sacri-
fiée ! dit madame Sardoval en soupirant.
Le fait est que madame Sardoval n'avait été nul-
lement sacrifiée, et que ses parcns n'avaient en
aucune façon contraint sa volonté à l'article du
mariage ; mais le rôle de victime lui plaisait et
elle le jouait sincèrement, car elle avait fini par
croire aux doléances de son imagination. — Ma-
th ilde de Lussy appartenait à une famille privée
de fortune ; elle était belle , elle avait reçu une
éducation brillante , et son entrée dans le monde
fut environnée d'hommages éclatans ; mais les
adorateurs épris de ses talens et de ses charmes
s'étaient tous retirés dès qu'on les avait priés d'ex-
pliquer formellement leurs intentions. Le terrible
sans dot avait mis en déroute toutes ces passions
calculatrices ; de sorte qu'à vin t- [uatie ans Mi-
thilde était encore fille , et déjà elle com-
mençait à regarder l'avenir avec inquiétude, lors-
que M, Sardoval se présenta en qualité de préten-
dant à la main de la belle délaissée. M. Sardoval
était d'un âge mûr ; jouissait d'une excellente ré-
putadon et d'une fortune considérable. Mathilde
l'accepta pour époux, et jamais mari ne se montra
plus tendre, plus empressé, plus dévoué. M. Sar-
doval possédait toutes les qualités aimables et
douces , et toute la faiblesse de caractère qui peu-
vent faire le bonheur d'une femme d'esprit. Mais
Mathilde ne sut pas apprécier à sa juste valeur le
trésor que la Providence lui avait envoyé. Douée
d'un caractère romanesque, elle supportait impa-
tiemment une félicité calme et vulgaire, et elle ne
pouvait pardonner à son mari de ne point parta-
ger ses idées exaltées : — Il n'y a aucune har-
monie entre nous , disait-elle , il ne me comprend
pas ! — La raison éclairée et la froide sagesse de
M. Sardoval lui semblaient de la sécheresse d'âme.
Peu de temps après son mariage , Mathilde fut
tout d'un coup enrichie par un héritage brillant
et inespéré. Un parent éloigné, qu'elle connaissait
peu et qu'elle croyait pauvre, lui laissa six cent
mille francs. Alors vinrent les rjgrets : — Si j'a-
vais attendu , pensa-t-elle, j'aurais pu choisir et
épouser un homme dont le caractère eût sympa-
thisé avec le mien , un homme poétique, un hom-
me qui m'aurait comprise! — L'honnête mari
perdit beaucoup à cet héritage.
Si l'on avait demandé à madame Sardoval : —
Que vous manque-t-il ? — elle aurait été obligée
de chercher ses réponses dans les abstractions
d'un monde idéal. Ses meilleures amies enviaient
son sort, tt souvent leurs félicitations l'impatien-
taient. — Voilà bien les femmes frivoles , disait-
elle en soupirant, elles s'imaginent que l'on doit
être essentiellement heureuse parce que l'on a
un mari complaisant, une loge à l'Opéra, une ca-
lèche, un château, et que l'on peut âe passer lou-
— 541 —
les ses fantaisies ! Elles pensent qu'il n'y a rien
au delà des satisfactions de la vanité ! — Mailiiklc
ne pouvait supporter l'opinion que le monde s'é-
tait faite de son bonheur, et clic ne négligeait rien
pour paraître malheureuse ; elle voulait qu'on la
plaignît; et n'avait-elle pas en cHTet quelque droit
à la compassion que méritent les malades imagi-
naires ?
Lorsque les apôtres , plaisans ou sérieux, du
philosophisme social, s'avisèrent de prêcher l'é-
mancipation des femmes, Mathilde adopta ces
idées nouvelles avec toute l'ardeur de son carac-
tère inquiet et mécontent. A l'époque dont nous
parlons, un club s'était ouvert où les femmes li-
bres se réunissaient pour s'entretenir de leurs be-
soins et se fortifier dans la discussion de leurs
doctrines. Madame Sardoval se fit a Hilier secrète-
ment à cette société, et elle résolut d'en suivre
les séances à l'insu de son mari. Le club se tenait
rue Laflitte, au quatrième étage ; l'accès en était
défendu aux hommes; quelques femmes, parmi les
plus célèbres de la confrérie, portaient le coslume
masculin ; la plupart fumaient des cigares de la
Havane, pour montrer leur aptitude à remplir
les fonctions réservées jusqu'à ce jour au sexe le
plus fort. Nous ne dirons rien des étranges dis-
cours et des propos hardis que débitaient ces da-
mes. Mathilde, habituée aux délicatesses d'une
vie élégante , fut tout d'abord singulièrement in-
terdite en se trouvant dans une telle compagnie
et dans une pareille atmosphère. Mais sa voca-
tion était si forte, qu'elle résista à cette rude
épreuve pendant un mois tout entier ; à la fin ce-
pendant sa résolution succomba , et elle rompit
tout pacte avec la secte des femmes qui se révol-
taient d'être incomprises dans les droits de
l'homme.
Les femmes du caractère de Maihildc oll'renl
beau jeu aux entreprises d'une séduction tant soit
peu habile. Bien des adorateurs se présentèrent
après comme avant le mariage , mais le hasard
voulait que madame Sardoval ne fût pas plus
comprise par les amoureux qu'elle ne l'était par
son mari. Le plus dangereux de tous avait été
d'abord un cousin, un ancien ami d'enfance, de-
venu capitaine de lanciers. Celui-là comprenait
les femmes d'une façon toute cavalière ; il fut dès
la première attaque repoussé de manière à com-
prendre qu'il n'y fallait plus revenir. Mais le ha-
sard ne peut pas être toujours au service d'un
mari. A la fin, un séducteur plus adroit que les
autres trouva le bon moyen, et se posa en homme
incompris.
Léopold prétendait qu'un mystère fatal posait
sur sa destinée, et qu'à sa naissance il avait été
incompris par l'état civil. Des ennemis, acharnés
à sa perle, assuraient qu'il était fils légitime d'un
huissier de province ; mais il repoussait fièrement
celte calomnie en mettant une barre sur son bla-
son de fantaisie. On disait bien aussi qu'il avait
dépensé en quelques mois un patrimoine de vingt
mille écus ; mais il se défendait de cette accusa-
tion, eu avouant qu'il avait possédé une fortune
considérable, aussi mystérieuse que sa naissance ,
et que celte fortune il l'avait perdue à la recher-
che d'un bonheur (pii le fuyait sans cesse. — Mais,
lui disait Mathilde , on prétend que vous êtes
duelliste '■? — Il est vrai, répondait Léopold, que
j'ai quelquefois blessé ou tué on duel des gens
qui ne voulaient pas me comprendre ; c'est en-
core là une conséquence de ma destinée! — On
vous accuse aussi d'avoir fait la cour à un grand
nombre de femmes ? — Aucune ne m'a compris,
et voilà mon plus grand malheur !
Voyant que ce rôle lui réussissait, Léopold vou-
lut le pousser jusqu'au dénoùment. Il plaignit le
sort de Matliilde, il versa des larmes d'attendris-
sement sur un malheur qu'il comprenait si bien ,
le malheur d'être incompris ! Deux êtres incom-
pris ne sont-ils pas faits pour se comprendre?
C'était le ciel qui les avait envoyés l'un vers l'au-
tre pour se consoler mutuellement!
— Ecoutez, dit un jour Léopold à Mathilde ,
lorsque le cœur de la faible femme fut préparé à
recevoir cet assaut, écoutez !... Prouvez-moi que
vous ne tenez ni à cette fortune ni à celte posi-
tion brillante que l'on vous envie. Si vous avez pi-
tié de moi, si vous m'aimez, si vous mettez le bon-
heur d'être comprise au dessus de toutes les au-
tres félicités , abandonnez ce monde qui vous fait
l'injure de vous croire heureuse; allons vivre
ensemble sur une terre étrangère, où je vous pro-
mets de vous respecter autant que je vous aime.
Si vous refusez, c'est que vous ne me comprenez
pas, et alors, je vous le jure sur ce qu'il y a de
plus sacré au monde, je ne survivrai pas à ce
dernier coup ; je me tuerai !
Celle menace fit fréuiir Mathilde, qui répondit
faiblement :
— Mais c'est un crime que vous me demandez !
Et d'ailleurs comment irons-nous vivre sur une
terre étrangère, sans ressources, cl pauvres tous
deux ?
— Qu'importe ! n'ai-je pas des bras robustes et
une tôle pleine de poésie ? D'ailleurs, vous avez
des diainans qui sont à vous, el (|ui nous aideront
en attendant queje mette à vos pieds une fortune
fruit de mes œuvres.
— Mesdiamans?... Vous ne savez pas ce que
j'ai fait ? Lne de mes amies, dont la famille
est brouillée avec M. Sardoval, se trouvait dans
l'embarras; je lui ai porté mon écriii, que j'.ii
remplacé par de fausses pierreries, pour ne rien
avouer à mon mari.
Celte confidence rendit Léopold beaucoup
moins pressant; il se retira en disant d'une vois:
tremblante d'émotion :
— Demain je viendrai chercher voire réponse.
Mais ce jour devait être décisif dans la vie de
Mathilde. Léopold à peine sorti, M. Sardoval ren-
tra, cl pour la première fois depuis quatre an-
nées d'tnie paisible union, le pauvre mari perdit
un moment cette patience d'ange qui l'avait tou-
jours soutenu dans les circonstances les plus cri-
tiques : — il se mit en colère contre sa femme.
Dès lors, tout fut dit. Mathilde était non seu-
lement incomprise, mais encore persécutée ; il lui
était permis de se soustraire à la fureur d'un tyran.
l ne heure après cette scène, madame Sardo-
val entrait chez Léopold ([ui était tranquillement
à l'Opéra. Elle résolut de l'altendre. Après être
demeiu'ée long-temps assise et plongée dans les
plus ainires rélle\ions, elle se leva cl se promena
dans la chambre. Tout à coup elle s'arrêta devant
une chaise sur laquelle étaient jetés un tablier et
un bonnet de femme. Alors elle se mit à exami-
ner avec une curiosité passionnée et douloureuse
les objets (|ui l'environnaient : —sur lacheininéo,
elle trouva des épingles noires et une citation
par devant le juge de paix, pour tapage nocturne;
— sur la commode, des cartes piquées trahissant
le joueur de profession ; sur le bureau, une lettre
inachevée, que Léopold écrivait à son frère, huis-
sier à *".
Il Mes affaires, disait le jeune homme incompris,
«sont en bon chemin. Je t'ai parlé de madame
"S... ; je suis à peu près sûr de la déterminer à
» partir avec moi ; puis nous obtiendrons une sé-
uparation de corps et de biens, et tu sais qu'elle
>>a six cent mille francs de fortune. Pour le plus
«pressé nous aurons ses diamans que j'estime
«vingt-cinq mille francs. Si cette entreprise ne
«réussissait pas, je me rabattrais du côté de la
«vieille Anglaise, encore une femme incomprise î
« et pour celle-là, rien de plus simple , elle a cin-
• quante ans... »
L'indignation rappela Mathilde à la verla ou
plutôt ù la raison, car sa tête seule était coupable.
De retour chez elle, elle se jeta en pleurant
dans les bras de son mari, qui lui dit avec une
adorable sérénité :
— C'est à moi de te demander pardon ; et pour
réparer les torts de mon emportement, voici un
écrin que je te prie d'accepter, pour remplacer
celui que tu as si généreusement offert à madame
Bauvrier.
— Quoi! vous saviez?...
— Sans doute, et quoique brouillé avec les
Bauvrier, j'approuvais ta générosité ; mais tu te-
nais au mystère, et je n'ai pas voulu le troubler. 11
est encore bien d'autres choses que j'ai su sans
rien en dire. Par exemple, les visites au club des
femmes libres? Mais j'étais bien sijr que lu en
reviendrais dégoûtée de l'émancipalion. Et resoir,
aussi, j'étais bien sûr que lu reviendrais pure et
repentante de la maison où je t'ai laissée entrer,
moi qui te suivais... Tu vois, Mathilde, que lu es
comprise par ton mari.
ElGfcXF. GCIXOT.
{Courrier français.)
VFS
PRODUITS DE L IXDLSTRIE.
(Cinquième arllclc]
Notre voix a été entend le, l'exposition e>', lit-on,
prolongée jusqu'après les fêles de juillet. Pen-
dant six semaines encore nous pourrons admirer,
louer, bl.'uner ou rire; pendant six semaines en-
core les criminels de lèse-indu>U-ie. et le nombre
en est grand, seront exposés à nos bulles fulmi-
nantes, pendant six semaines encore les viandes
dites conservées vont con.inuor à pourrir, les
bitumes vont s'amollir et se foudre, les momies de
M. Cannai continueront à char mer la vue et l'o-
dorat, le café-châtaigne de M. \. partagera son
épithi'le d'indispensable avec le café-boiterave de
M. Z., les soulieis imperméables couleront à
fon:l, et les chapeaux hvdroléifuges ne rcvien-
dronl pas sur l'eau.
Que de merveilles sur le point de nous échap-
per, vont secouer la poussière rie l'oubli; les
marchands de chocolat vont renouveler leurs pro-
visions de ces pastilles qu'ils oflrent si gracieuse-
ment . el rang('lii|ue de Niort déploiera toujours
majeslueusemeni ses formes aiii^ctiquts.
Kl puisque nous avons le temps et qu'au
moven de signes a'gébriques nous pouvons mul-
tiplier à l'infini les \ el les V. nous allons pailer
— 442
encore du café, à propos de cafetières. F.os in-
dustriels-cafetières sont fort savans, et fort uial-
heiireiiscinent i)our nous chacun a son système;
lisons plutôt les prospectus :
l'our être bon le café ne doit ni Ijouiilir ni s'é-
viporer. Siirni'' X.
Pour ctre bon le café doit bouillir rapidement,
et perdre par l'évaporation une partie de son
âcreié. Siîné Y.
Pour èire bon le café doit bouillir lentement et
se réduire peu l\ peu. Sii;né Z.
Chacun de ces trois messieurs a inventé une
cafetière, dont le besoin se faisait généralement
sentir; mais d'après ce (pie nous avons vu, nous
disons hautement, et noire patriotisme en e.st
heureusement llatlé , que la nation française est
de toutes les n.aions Cille qui pratique le mieuv
le noble désintéressem' nt de Diogénc ; noire
grande nation liasse indifférente et froide devant
ces cafetières, dont elle sent peu le besoin, et en
reste à ses cafetières dllarel , dont le besoin est
généralement senti.
0 sublime café ! il faut que ton trône soit bien
solide pour se maintenir ainsi à l'abii de ions les
orages politi(iues, des émeutes, des guerres civiles
et des bittes acharnées que se livrent les grands
vassaux, les inventeurs (le cafetières.
lit mais il proi)os de cafetières, déliez-vous d'un
monsieur A\. qui vient d'inventer un nouveau
métal, salubre, blanc , très solide, qui plie avec
facilité sans se casser, qui ne craint m les oxub s,
ni le fer, ni le feu, qui dédaigne l'or et mrprisc
rargent. Nous avons nommé le AVolfrain; mais
en dépit de son immense renommée , nous lui
dirons que le fer vaut mieux pour le pauvre, l'ar-
gent pour le riche ; et que pour cpu\ qui ne sniU
ni tout à fait pauvres ni tout à fait riches on fa-
brique, rue Meslay, des couverts de fr recouverts
d'argent fort bons et à fort bon marché.
Nous voici face à face avec les bitumes, et nous
sentons une sainte colère s'emparer de noire âme.
Quoi ! bitumes ell'rontés, vous avez l'audace de
venir nous dire que vous remplacerez le marbre ,
le granit, le iiorphyre et la mosaïque, et cela
quand vos pavés bitumineux se sout transformés
.sous le pied des chevaux en cailloux anguleux,
quand nos cannes et nos talons impriment sur vos
faces auiollies des stygmates ineffaçables , quand
nous voyons des places imaienses qec le mauva s
goût a côuverlt sd'une croûte épaisse comme d'une
fèpre honteuse, quand je n'oje laisser toudier mon
cigarre sur les trottoirs brùlans que vous avez
envahis, de pi ur d'incendier la ville.
Ouoi! bitumes, on irait chasser de nos palais
les'uiarbres des Pyrénées et de l'Iialie pour vous
y installer, vils intrus; vous voulez que nous
allions placer sur la tombe de nos pères, vos obé-
lisques qui s'affaisseront au moindre soleil. Il y en
a même parmi vous qui ont fiât des statues. C'est
déjà bien ;;ssiz du carton-iiierre; mais vos sta-
tues feraient d'airoces grimaces, deviendraient
bossues ou bancales: ô bitumes! l'ambition vous
p;'rdia, et n<uis l'en remercions d'avance.
N'v revenez plus à la prochaine exposition ;
retournez au lac asphaltite, sur les bords duquel
pas un oiseau ne peut vivre; vous avez empoi-
sonné l'atmosphère, partez vite, allez vous en-
gloutir dans les llois de la mer morte !
Chaimin.v. Ici ma colère tombe et mon hu-
meur satirique prend le dessus. Le chapeau main-
tenant ne se contente plus du nom commun. Fi
donc ! lui aussi a so f de gloire et de science; à
lui l'étvmologie grecque et la méeaiiiipie, à lui la
soie naturelle et les rapports académiques : ce
qui n'empêche pas qu'il n'y ait rien r.u monde de
plus abominable, de plus laid, de plus disgracieux
qu'un de nos chapeaux. Ah si , il y a quelque
chose de plus laid qu'un chapeau : ce sont deux
chapeaux.
Celui-ci nous montra une mécanique incluse
dans le chapeau, ce qui offre l'incontestable avan-
tage de pouvoir mettre son chapi^au dans sa po-
che ou au fond de sa malle. Pardieu, quelle tlé-
couverte! et comme voire mécanique est utile
pour m'abriler du soleil ; et cette forme grotes-
que, quand donc la changerez-vous ? Il n'y a pas
un Andalous, avec son sombrero, pas un Cala-
brois avec son chapeau côidqiie, (pii ne soit vingt
fois mi''ux coiff,' que nous.
Voire voisin fait mieux, il remplit son chapeau
d'eau pour en prouver l'imperméabililé ; h la
bonne heure , cela vaut mieux que bs mécani-
ques Gihns : on va à la campagne . on va dbier
au fond des bois, l'eau peut èlre loin , alois d'a-
vance on emplit son chapeau et l'on y fait rafraî-
chir sa bouteille ou son melon. Ce chapeau peut
servir de n'Nscrvoir au pêcheur qui veut rappor-
ter SCS poissons vivans à madame son épouse.
Celiii-(i, M. Jay, vend ses chapeaux fort cher :
voilà une indus'ric.
Le plus grand drs chapeliers du monde, est ce-
lui qi i ne se coiilintc pas d'être chapelier , et
voulant en oulre èlre Français, créa le chapeau
civil-Napiib'on.
Allons, MM. Cibus, Jay, hydroléifuges et com-
pagnie, chapeau bas devant le chapeau civil-Na-
poléon. Arréle-toi public indifférent, devant le
clia.pcau dont je vais te dire rhist:)ire , avec la
manière de s'en servii:
Suivez bien mon raisonnement : vous êtes pa'r
de Fraure, tailleur, homme de lettres, artiste ou
même ép cier , vous allez à la ch \iubre, à la pro-
menade, à vos affaires , vous couvrez votre au-
guste dief de ce merveilleux chapeau, c'est très
bien ! tout i coup l'horizon politique se jeinbru-
nit, lemeute gronde, vous saisissez le chapeau,
vous lui imprimez un mouvement pariiciilier, ô
miracle ! le chapeau civil a pris la forme et l'as-
pect du ( liapeau de Napoléon , vous y attachez
une cocarde, vous êtes tous de grands hommes et
vous voyez fuir devant vous les misérables insur-
gés qui ne portent que des casquettes. Chapeaux
bas ! chapeaux bas ! devant le chapeau civil-Napo-
léon !
Revenons-en maintenant à nos graves et sé-
rieuses occupations.
Voiei 1 s exposiiions des dentistes : arrêtons-
nous «l'abord devant celle de M. Hatsute, chirur-
gien-deniiste, galerie Vivienne, 5. Nous remar-
quons avec plaisir des dents minérales parfaite-
ment semblables aux dents naturelles : M. Hatsulc
a poussé rimitatioii au point de reproduire quel-
ques imperfeclions légères. En effet, alin de
s'approcher le plus possible de la nature , il ne
faut pas que les dents artiOcielles soient plus
belles que celles qui restent dans la bouche, car
alors on les reconnaîtrait. Les dents de M. Hat-
sute peuvent défier l'œil le plus exercé. Dans ce
même cadre se trouvent aussi des modèles de
dents mal rangées que M. Haisute est parvenu à
redresser; ceci importe surtout aux parens, qui
l^euveiit se lier entièrement à l'habileté de M.
Hatsute.
Si nous répétions à propos de M. Didier ce
que nous venons de dire sur M. Hatsute, sans nul
doute on nous appliquerait certain proverbe
fort connu et fort irrévérencieux pour MM. les
dentistes.
Passons au régnlateur-pantographe de M. Man-
dard, rue Vivienne, ^i2.
Ce qui nouspoite à examiner les régulateurs
de M. Mandard, c'est que l'un de ces instrumens
a été acheté par le roi , fort bon appréciateur,
comme chacun sait.
Chaque anneau de forme différente ayant sa
spécialité pour le travail, ne peut se séparer du
régulateur-pantographe , et devient indispensable
à cebii qui veut bien se pénétrer des avantages de
cet instrument pour obtenir promptement une
beauté <lé(riture parfaite, en procédant par des
principes justes et raisonnes et commençant suc-
cessivement par le premier anneau jusqu'au der-
nier. Nous avons vu de nos propres yeux de
nombreux exemples de résiilials obtenus, et nous
nous plaisons ii constater l'utilité de cet instjii-
nient destiné à faire progresser un des arts les
plus utiles.
Les frères Susse ont exposé aussi , et nous les
en remercions bien vivement; certes, c'est une
belle cl noble industrie que celle de ces mes-
sieurs ; grâce à eux l'ait devient populaire, cha-
cun p ut charger ses cheminées des statuettes les
plus gracieuses, des spiiiluclles productions de
Dantau, d'Antonin Moine, de Vicl-Castel et au-
tres. Tenez, voici don Quicholte et Sancho Pança;
voici le fougueux Kléber, le général Bonaparie,
dont le front soucieux portera demain le diadème;
et puis auprès d'eux la douce et mélancolique li-
gure de cette fille des rois, si belle et si poétique,
de cette ariiste à laquelle nous devons Jeanne-
d'Arc , etfpii mourut si jeune, le ciseau à la main
et sur la tête une couronne de lauriers qy'elle
préférait à la couronne ducale. Si j'étais riche, je
voudrais avoir ces supports-renaissance, ces pe-
tits lézards si agiles et si vrais, ces enfans si jouf-
llus. J'achèterais un de ces riches missels qui me
rendrait dévot, j'en suis sûr, etjp le placerais au
pied de l'ange exterminateur de (ieolïroy. Votre
présence ici. Messieurs, ne nous étonne pas, vnus
êtes fabricans et vos ouvriers sont des gens fort
habiles.
Non loin des frères Susse, ce riche étalage qui
vous éblouit est l'exposition de Giroiix, cetie
autre réputation européenne, de (.iroux dont
nos enfants rêvent si souvent, de Giroux dont
les magasins nous arrêtent malgré nous dans la
rue du Coq-St-Honoré.
Tout est velours et or dans celte exposition.
Comme ces cadres pour médaillons sont jolis
et gracieux ! et pourtant on les quitte sans re-
gret pour le buvard en bois sculpté qu'on ne
peut se lasser de regarder ; et cette corbeille ,
est-il rien de plus riche et de plus gracieux , de
plus coquet (t de plus simple? Est-ce une pensée
d'artiste réalisée par la baguette d'une fée ? Est-ce
un caprice de poète exaucé par un artiste ? et ces
reliures magnifiques et tous ces éventails I que
vous êtes heureux, gens du monde. Ceci est le
temple du goût , Giroux est le grand prêtre, et
vous les élus.
Et maintenant une douce harmonie nous at-
tire; il ne fallait rien moinsque cela pour nous
arracher à noire contemplation. C'est le chant
d'une syrène, sans doute , que M. Link a renfer-
mé dans ses pianos édyphones, pianos remarqua-
bles par la suavité de leurs sons et par plusieurs
perfectionneraens dont les connaisseurs en pia-
nos apprécieront toute l'importance.
Georges janéty.
ïlcmte ©roinatique.
THÉÂTRE ROYAL DE L'OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Polichinelle, opéra
comique en un acte, parole de MM. Scribe et
Duveyrier, musique de M. Monfort. — Débuts
de M. Ernest Mocker.
L'Opéra-Comique est en voie de progrès , nous
prenons plaisir à le reconnaître. De nouvelles
ainélioraiions nous sont promises ; mais , s'il faut
dire le fond de notre pensée, nous voudrions que
l'adminisiralion choisît une autre époque pour
nous en faire jouir. C'est une cruauté d'un nou-
veau genre que celle d'entasser dans une salle de
spectacle une foule avide de nouveautés, et qui,
moitié par goût, moitié par métier, brave coura-
geusement les ardeurs d'une atmosphère étouf-
fante. Nous avons 5 constater aujourd'hui un
double succès , celui du compositeur et celui de
l'artisie.
A tout seigneur tout honneur ; commençons
par le librcito qui a été le prétexte fort agréable
d'une jolie musi(|ue. Il y a long-temps que l'Opéra-
Comique ne nous avait donné un poème (puisque
poème il y a) plus gai, plus divertissant et plus
spirituel; la donnée en est simple et vraisemblable ,
les détails sont pleins de goût et de vrai comique.
543 —
I
Lelio, le pulcinclla du ihéàlre de Naplos, a
épous(5 incognito la lillo du marquis Banil)olinn-
Bamholini , gentilhomme de la cour de Païenne.
Il a su cacher à sa fiinme sa bizarre prof ssion et
ses succès immenses; il s'alisenlc tous les soirs à
la même heure, cl revient chez lui , comhie Jupi-
ter, précédé d'une pluie d'or.
On conçoit qu'il était facile de tirer p'rti d'un
pareil mys:ère. Le marquis Bainbolino , ([ui arrive
à Naplcs chargé d'une mission diplomaiiijue, bâtit
sur le secret de Lelio les suppositions les plus
mirobolantes. 11 le prend pour un joueur, pour
un débauché, puis eiilin pour un voleur. L'intri-
gue de la pièce est aussi boidionue que le reste.
La mission du marquis consiste à engager, pour le
théâtre de l'alernic , le fameuK Pidciiiclla dont
Naples rafollc ; il en sera récompensé par l'ordre
de l'Eperon d'Or, chaiiiianic plaisanlerie qui
tombe (l'aplomb sur plus d'un chevalier de notre
connaissance. —Après bien des liais la péripétie
éclate, et rillustre lîambolino reçoit de la main
(le son gendre Polichinelle la décoration tant dé-
sirée.—Nous avons dit le sujet, l'idée-mère; mais
les détails! il nous faudrait deux colonnes pour
esquisser les situations dont ils abondent , et ce
serait déllorcr un succès de curiosité profitable';)
la caisse de l'administration.
Monsieur Monfort, qui s'est chargé de mettre
en musique les spiriluelles saillies de IIM. Srribc
et Uuveyrier, est un jeune compositeur qui a
déjà donné un acte de ballet à l'Académie royale
de musique dans la Chatte métunwrpliosce en
femme. Nous avions déjà reconnu dans cette œu-
vre incomplète, un:' heureuse disposition des mé-
lodies, une orcliestraiinn sase et une grande lim-
pidité d'harmonie. Aujourd'hui M. Montfort a
prouvé qu'il peut joindre à ces qualités ( moins
communes qu'on lie le croii. ) l'intelligence des
ressources de la voix. Son trio, par exemple, l'un
des seuls morceaux d'eiiseinble de la pièce, est
écrit d'un style que nous recommanderons aux
jeunes compositeurs du lieu. Voilà un morceau
bien dialogué, bien coupé, parfaitement rhythmé,
plein de mélodies qui se présentent naivement
pour se prêter ensuite aux exigences de l'ensem-
ble. L'air chanté par niailcmoisellc Uossi et
d'une facture tout aussi heureuse, quoique moins
brillante ; mais la scène de Polichinelle, le mor-
ceau capital, mérite des éloges sans restriction ;
il y a là du mouvement, des 0|)positions, une
profusion de charmans motifs et un senlimeiit
parfait des convenances théâtrales.
Un fragment de cette jolie partition qui a pafs ?
tout à fait inaperçu, est le choeur beaucoup trop
court des musiciens qui chantent dans la coulisse
avec un accompagnement d'harmonie. C'est un
passage délicieux et doat M. Monfort pouvait ti-
rer un bien meilleur parti.
M. Ernest, le débutant , est une ancienne con-
naissance (|ui a fait ses premières armes à la
salle VentajJour et qui nous revient considérable-
ment perfectionné. M. Krnest a de la grâce et de
la distinction dans les manières; son débit ne
manque ni de naturel ni de finesse. Il rend adroi-
tement les intentions de l'auteur; c'est un bon
comédien. Sa voix n'est pas fortement timbré',
mais elle a du charme, surtout dans le niédiuin.
Le débutant est un sujet précieux pour l'Opéra-
Comique.
Mademoiselle Uossi fait beaucoup de progrès,
mais elle affecte de porter l'effet de ses points
d'orgues vers lis notes élevées de sa voix qui ne
sortent pas facilement : c'est une erreur. Sa ca-
dencé est mieux martelée, ses traits conimin-
teni à prendre de la sûreté , malheureusement
elle ne se défait point des notes gulturaks qui
gâtent son chant. C'est uiainlenant de ce i ôié que
doivent se diriger tous ses efforts; son avenir de
cantatrice en depenil.
Madame l'ioulanger est une charmante (direc-
trice de théâtre ; elle a rendu a\ec inlinii;ent
d'espiit l'un des plus jolis rôles de son répeiloire.
Henry est un m;ignilique chevalier de l'I'.peron-
d'Or; sa verve est intarissable : c'est une des plus
solides colonnes de rOpéra-Comiqe.e.
Nous l'avons dit : succès complet, c'est-à-dire
succès d'argent.
THÉÂTRE DE LA ur.XAlSSANCE.
Première représentation des Deux Femmes,
draine eu cinq actes et en prose de M. Saint-
Ililaire.
C'est un long et interminable drame que celui-
ci. M. St-llllaire(';itasse acte sur acte, sci^ne sur
scène, on s'y enfinci», on s'y perd, on souhaite
ce bienheureux dénoinncntqui recule devant l'at-
tention comme l'horizon devant le regard ; on
l'attend, on l'apelle comme lesniufragés delà
Mrduse apellont , désirent le vaisseau qui va leur
rendre la vie.
L'auteur a fait bien dos frais d'imagination pour
arriver au triste résultat d'un succès d'estime ;
nous le regrettons et pour lui et pour nous; car
nous n'aimons pas le gaspillage des ressources
tlié;' traies: ce sont des richesses mal employées et
p\r cela même perdues pour tout le monde. Il y
a dans cet ouvrage plusieurs moyens d'action dra-
initique qui se contre-c irrent et qui nuisent à l'u-
nité d'intérêt. A quoi sert par exemple cette gra-
dation successive et essoulll mte de la fortune d'un
M. Biroteau, personnage accessoire, qu'on voilà
chaque acte dans une position dillérenlc? Et puis
cette autre fortune faite en Amérique, n'est-elle
pas tant soit peu usée au théâtre?
Voici la fal)le de M. St-llilaire. El'e est simple ,
et ce n'est pas un reproche que nous lui faisons;
si fa mise en (euvre était en rapport avec cette
simplicité , la critique n'aurait rien à y voir.
Henry Hubert, fils d'une fermière, élevé par
les soins du marquis de Uoubigné , partage ses
all'ections adolescentes entre Jeannette , ja cou-
sine , et Julie de Roubigné, sa sœur de lait. les
alVeclions grandissent et prennent un caractère
dilVén'nt : l'amitié d'Henry est pour la gentille
Jeannette , et son amour est tout entier pour Ju-
lie. Miis, comme il est pauvre, il faut qu'il songe
à s'enrichir. Donc il s'ead)arquepour l'Amérique.
Lcdonc a semblé peu rationnel, cl, partant, peu
vraisemblable aux habiles de l'époque.
Pendant l'absence du bon ami, les deux jeunes
lilles se sont mariées : l'une a épousé M. Biro-
ti'au, sorte d'épicier qui deviendra ])!iis tard ban-
quier, député et baron. Julie a (lu accepter la
main de M. de Montaligre, Espagnol réfugié, ja-
loux comme un Turc.
Reinar.iuc'/ bien cette jalousie, c'est le nœud de
la pièce.
L'Espagnol a un vilain neveu qui cherche à dé-
sunir les deux époux; c'est le traîtr.; du drame
classique. Il inspire des soupçons à M. de Mon-
taligre ; Jeannette les dissipe à grand'peine et en
se compromettant. Toutefois il n'est pas (|uestion
d'Henry dont les deux maris et le neveu ignorent
l'amour.
Voilà la péripétie : H >nry revient avec une for-
tune et l'alléetion qu'on lui cinaait. — Désola-
lion ! 11 veut revoir, ne fût-ce qu'un instant, sa
Julie qui l'aime toujours, mais qui ne consentira
pas à lui donner un rendez-vous. Jeannette prend
sur elle les ristpies d'une entrevue. Les di:u\ maris
y assistent, cachés et tremblans charnu pours;»n
compte , car le lîiroteau (vst devenu jaloux coaime
un tigre. — Henry entre par la fenêtre d.uis la
chambre de Juliette, qui fait la prière; elle l'aper-
çoit et pousse n:i cri. Monialigre, caché dans un
cabinet voisin , se frappe avec une (;énérosii(' qui
lui a fait bien des partisans p;irmi les belles dames
(|ui ornaient les galeries de la Renaissan e. —
L'infortuné mari a trouve dans le cri de Jidielte
le résiiiné succinct de Ions les comlnts que se 1-
\re sa vertueuse lennne pendant les cinq actes de
1.1 pièce, et il en l'ait uni' veuve.
Si \1. de Montai gre eût été un Français réfugié
en l'.spagne, ou liuil simplement uninuip.iii-
sien , il est prebablc ([u'il aurait envisagé le.s
choses sous unautr; point de vue... mais alors
il n'y aurait pas eu de dénoûment; et en vérité
celui de M. St-Hilaire nous a causé trop de plaisir
pour que nous songions à lui faire une mauvaise
querelle à ce sujet. M. de Montaligre est Espa-
gnol ; tout est dit.
Nous avons parlé de succès d'estime pour cette
nouveauté; ce te formule, tirée de largot litté-
raire, se traduit à la (aisse d'une administration
théâtrale par ce mot beaucoup plus positif: demi-
recette.
SïÉI'IlEX DE LA MaDELAI.NE,
Le Ca:;ino a mis à profit quelques jours de re-
tard pour ajouter des ornemens delà plus grande
richesse et d'un genre tout nouveau dans les sal-
les et dans le jardin dont les murs seront tapis-
sés d'immenses peintures du meilleur goût. Sur la
demande d'un grand nombre de personnes on
s'est empressé de donner plus d'étendue au ma-
nège érigé sous le patronage du vicomte d'Aur,
et la montagne placée au fond du jardin, au mi-
lieu des arbres, a été encore exhaussée de ma-
nière à dominer toutes les maisons qui l'envi-
ronnent. Le Casino sera sans conireiiit le plus
beau, le plus élégant cl le plus noble rendez-
vous de Paris dans la saison d été. L'ouverture
en est irrévocablement fivée à aujourd'hui jeudi,
7 heures du soir. Il se prépare des merveilles
pour celte inauguration.
Hcune ht cinq Jours.
1.5 JUIX. — Iji général Valdès.qui vient d'être
promnaucommandemiMitde l'armée de Catalogne,
a quitté Madrid dans la journée du 'i poursemet-
tro à la tête des troupes. La nouvelle de la prise
d ■ llipoll par les carlistes, a causé une vive sen-
sation à Madrid.
— Le fils du prince d'Orange est parti pour
Stuttgard. On sait (|u'il va épouser une des tilles
du roi de \\ urtemberg.
— Le sultan Mahmoud-Kan 11 va entrer, le ;îO
juillet prochain, dans sa .Sô' année, et le' 28 du
même mois dans la .">2' année de son régnée
Ce célèbre réfor.naleur a déjà eu vingt-six en-
fans; mais se.-ît seulement sont reconuus, trois
sultans et quatre sultanes.
— Le colonel Marceau-Desgraviers, l'un des
vétérans des glorieuses armées de la répid)liquè
et de l'empire, est mort le 9 à Sainte- Rufline,
près de Metz. Simple chasseur à cheval en 17i»i.'
il gagna tousses grades sur le chi up te bataille.'
11 était frère de l'illustre général ilarceaa,
— Ln violent incendie a erliié il v a peu de
jours à Viesly (arrondissement de Cambrai' dans
une ferme; à la vue des llammes. la fermière,
à:.;é de 7,'i ans, était de^cen lue dans une cave,
où on l'a trouvée saine et sauve, assise sur son
trésor.
— Il arrive de plusieurs de nos déparioraens
des nouvelles désastreuses sur les orag s qui ont
rava.;é un grand nombre de localités. U> S da
courant un ouragan épouvantable, accomjwgni?
par un ' grêle d'une grosseur démesurée, aêdaié
sur p'usieurs canwns de la Donlo'^ne aux envi-
rons de Caslillon. De mémoire o'bo:nme on n'a-
vait vu dans ces contrées un désastre semb'able ;
on a trouvé des wélons de la grosseur d'un cpuf ;
un homme, dit-in, a «té mort dans les champs.'
Les vigne-s pour la plupart sont perdues.
— In journal anglais, le Monihifr Ihrald,
rapporte qu'un homme, qui a refusé de donner
son non. a été surpris au palais Buckingham tans
lin état à faire croire qu'il voulaiî at:ent(T aux
jours de la reine.
— On éciit de \erdun :
Parmi nos rcspeciables dames qui. dans no
— Ul —
hospices, se livrent aux soins qu'exigent les souf-
frances des pauvres, on dislinfiue la sœur Marie.
Celte jeune et vénérable sœur est fille de ma-
dame la duchesse d'AbrantiVs. Elle brille par ses
vertus connue sa mère par ses talens, elle veut
que sa mémoire soit aussi chère que celle du ma-
réchal, son père, est glorieuse.
16. — On a reçu des journaux de Valparaiso du
3 mars. 11 résulte d'une proclamation de Santa-
Cruz, du 28 janvier, publiée par les journaux de
Lima, que la perte de la bataille de Jungay doit
être attribuée à la trahison du colonel Guilarlc :
cet ollicier, à la tète de 7U0 hommes, devait
soutenir une charge de cavalerie de Moran. Il a
eu la lâcheté d'abandonner une position impre-
nable attaquée par 37 Chiliens. 11 n'a pas même
tii-é ini coup de fusil.
— Le sixième bureau a nommé, pour commis-
saire du projet de loi du chemin de fer de Paris à
Orléans, M. Dejean, qui s'est prononcé pour le
projet. Ainsi, sur neuf commissaires, trois sont
contraires au projet , et six lui sont favorables.
— Un prince indien, de passage h Toulon, ve-
nant de Rome, est allé à Saint-Tropez visiter la
veuve du général Allard. Ce prince est parti
aujourd'hui pour Paris.
— On vient de commencer à l'hôtel des Inva-
lides les léparaiions des dégâts occasionnés ré-
cemment par la foudre.
j^'Avant-hier, à trois heures du malin, la
foudre est encore tombée à Neuilly, sur un kios-
que du parc.
— M. Daguerre, auteur de l'importante dé-
couvertedont M. le ministre de l'intérieura rendu
compte aujourd'hui à la chambre des députés ,
vient d'être nommé officier de la Légion-d'llon-
neur.
— Ainsi que nous l'avions prévu, le prix du
pain est un peu diminué. 11 est ainsi fixé, pour la
deuxième quinzaine de juin : Ui sous 2 liards les
quatre livres, 1" qualité ; 11 sous 2 liards les
quatre livres, 2' qualité.
— Aujourd'hui 15 juin, l'Académie des Beaux-
Arts a procédé h l'élection d'un membre, en rem-
placement de Paër. M. Spontini ayant, au premier
lour de scrutin, obtenu la majorité des sull'rages,
a été proclamé membre de l'Académie. Sa nomi-
nation sera soumise à l'approbation du roi.
— Le succès du Naufrage de la Méduse pro-
cure chaque soir à l'Ambigu les plus brillantes re-
cettes. La chaleur n'arrête en rien l'empresse-
ment de la foule curieuse de voir ce spectacle
plein d'émotion et de vérité.
17 _ On écrit de Florence , qu'à l'ouverture
du corps de la comtesse de Lipona on a trouvé
dans l'intérieur de l'estomac un squirre cancéreux
de la grosseur d'un œuf, le foie très endom-
magé et autres lésions organiques. Selon le
testament de la comtesse (dont il a été rendu
un compte fautif), sa fortune, divisée d'abord en
quatre parts, est transmise par portions égales à
ses quatre enfans , Achille , Lucien , Lœtitia Pe-
poli et Louise Kasponi: une cinquième part, dont
la défunte pouvait disposer librement, passera à
son petit-lils, fils de Lucien, qui prendra le nom
de Murât, son fils aîné Achille n'ayant pas d'en-
fans. Cette part sera administrée pendant vingt
ans par le marquis Pepoli de Bologne et le comte
Rasponi de Havenne , ses deux gendres et exécu-
teurs testamentaires. La fortune de la comtesse
est évaluée à 80,000 francs environ de rente, sans
compier probaUleaient les l)iens immeubles du
palais il Ilorence, et des deux villa d'(7 Puradiso
et de yiarcggio, dont la valeur ajouterait beau-
coup au capital.
— La Gazette de Madrid publie un décret de
la reine qui accorde au maréchal Espartero la
grandesse d'Espagne de première classe et le titre
de duc de la Victoire.
Le fils du prince de Polignac, ancien ministre
sous Charles X, a été admis comme officier d'ar-
tillerie dans l'armée bavaroise.
— Tous les prévenus dans l'alfaire d'Avignon
ont été mis hors de cause, quant ii l'accusation du
complot, et le plus grand nombre mis en liberté.
Dix-sept seulement sont renvoyés devant le tribu-
nal de police correctionnelle, les uns sous la pré-
vention d'avoii' gardé chez eux quelques armes de
guerre, les autres comme ayant fait partie d'une
société non autorisée par la loi.
— Hier au soir, aux Champs-Elysées, un vo-
leur fashionable a été arrêté presque au moment
où il venait d'enlever à un promeneur sa bourse
et son portefeuille. L'industriel a eu la douleur
de parcourir, entre quatre fusiliers , et précédé
d'un sergent de ville , l'avenue dans laquelle il
venait de lorgner les jolies femmes et de faire ad-
mirer l'élégance de son costume.
— M. Scribe s'occupe, dit-on, en ce moment
d'un opéra en trois actes dont M. Auber doit
composer la musiijue. Cette association toujours
heureuse est de meilleur augure.
IS.— Le gendre du sultan, Halil-pacha, vient de
rentrer au pouvoir. Le 23 mai il a été nommé
ministre du commerce, des travaux publics, de
l'industrie et de l'agriculture, place qui n'existait
point précédemment en Turquie.
— On a pris des renseignemens sur le fou qui
a tenté récemment de pénétrer de vive force dans
les appartenions du palais de Buckingham. 11 se
nomme Robert Tory ; son père était un filateur
très riche qui lui avait laissé une fortune considé-
rable ; mais il a perdu cette fortune par de faus-
ses spéculations commerciales. Depuis lors sa fo-
lie a commencé. Au moment d'entrer dans les
appartcmens du palais de Buckinyham, il déclara
aux domestiques de S. M. qu'il était le seul hom-
me en Angleterre qui eîit le droit de faire un
évèque, qu'on devait, par conséquent l'admet-
tre, et qu'en dépit de la reine il les chasserait
loin du palais.
— Une rencontre a eu lieu entre lord London-
derry et M. H. Grattan, membre de la chambre
des communes. La querelle est venue au sujet de
l'accusation portée par M. O'Connell contre le
parti tory, capable, selon le grand agitateur, d'at-
tenter aux jours de la reine. Après un coup de
feu sans résultat, les témoins ont déclaré l'alfaire
terminée.
— Il a été déclaré 61 faillites dans les quinze
premiers jours de juin. Pendant le cours du mois
de mai , il en avait été déclaré <SC>.
Trois de ces liiillites présentent des passifs
d'un demi-million de francs.
— La caisse d'épargnes de Paris a reçu, diman-
che 16 et lundi 17 juinlS39, de 3,S07 déposans,
dont 576 nouveaux, la somme 560.375 fr.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de Zi36,000 fr.
— Nous lisons dans le Journal de Toulouse:
" Les lettres et journaux delà capitale ont été
apportés hier dans notre ville par une voiture
inalle-posie d'essai d'un nouveau modèle, dans
laquelle se trouvait M. Comte, fils de M. le direc-
teur des postes. Cette voiture est arrivée hier à
six heures du soir, après avoir fait dans 48 heu-
res la roule de Paris à Toidouse. »
— On dit que des hommes d'élite pris dnns les
réglmens de cavalerie, ce qu'on appelle des sol-
dats de 1" classe, seront choisis pour l'augmenta-
tion de la garde municipale.
M. Feistliamel, colonel de ce corps, serait, par
suite do celte jéurgaiiisalion, promu au grade de
maréchal de camp, mais sans quitter son comman-
dement,
— Le bateau à vapeur qui est parti dimanche
dernier de Toulon pour Alger, avait à bord plu-
sieurs colons et 7 ou 8 jeunes Arabes qui étaient
au collège de Paiis et qui retournent à Constan-
tine.
— Hier, dans l'après-midi, les ingénieurs de la
liste civile faisaient des levées de plans dans la
cour du palais du Louvre, qui va décidément être
restaurée.
19. — L'ouverture des débats devant la cour
des pairs, sur les accusations prononcées par
arrêt du 12 de ce mois, aura lieu lim;li prochain,
2/i juin.
La cour se réunira dans la chambre du con-
seil (galerie des tableaux) , à onze heure et demie
du malin.
L'appel nominal sera fait à midi précis.
— Au 8 juin, les souscriptions pour les victimes
du tremblement de terre de la Martinique s'éle-
vaient à la somme de 267,311 fr. 59 c.
— Plusieurs journaux ont annoncé que la clô-
ture del'esposition de l'industrie devait être pro-
rogée ; nous sommes autorisés à déclarer qu'elle
demeure fixée au 30 juin courant.
Moniienr Parisien.
— Un journal annonce que l'Académie fran-
çaise recommence son dictionnaire. 11 s'agit
aujourd'hui de le refaire, en lui donnant un carac-
tère nouveau et plus scientifique. Le nouveau dic-
tionnaire devra faire connaître toutes les varia-
tions que les mots et les formes de la langue ont
éprouvées depuis plusieurs siècles.
— Un orage comme de mémoire d'homme il
n'en est pas survenu dans ces contrées, a éclaté
ce matin , à onze heures, sur toute la ligne de
Champlàtreux, Luzarches , Moisselles, Dammont
et Montmorency. La nuée s'est avancée , jaune
mêlée de gris, et a crevé dans la direction indi-
quée, laissant tomber des gréions , l'on pourrait
même dire des glaçons gros comme des œufs, et
il en a été ramassé qui pesaient une livre et demie.
Ces masses tombaient a 8 ou 10 pieds de distance
les uns des autres, faisant leurs trous comme les
biscayens. Presque toutes les toitures des maisons
de Moisselles et Dammont , soit en tuiles, ou en
ardoises, sont criblées; les vitres cassées. Plu-
sieurs personnes qui étaient dans les champs ont
été blessées. Un habitant de Montmorency qui
revenait de Luzarches avec sa fille (dans son ca-
briolet) a euson cheval blessé par un de ces grâ-
lons ; il l'a porté à Montmorency, à quatre lieues
de l'endroit où il l'avait recueilli , et il pesait en-
core 12 onces ; un autre est tombé sur la tête
d'un cheval, et le cheval est tombé étourdi.
—Hier, à minuit, le thermomètre de l'ingénieur
Chevalier marquait 19" lilO au dessus de 0 ; au-
jourd'hui, à quatre heures du matin, 16" 6|10 ;
à midi, 21* i|10 ; à une heure , 22" ; à deux heu-
res, 23" 3rl0.
— Le puits artésien que l'on creuse depuis
long-temps à Grenelle est déjà arrivé à la profon-
des de Î66 mètres (1398 pieds), sans qu'qn ait
encore trouvé l'eau. Maison espère bientôt la voir
jaillir parce qu'on est enfin parvenu à une couche
de craie verte. Ces couches, qui sont toujours
Iris minces, sont en général celles qui avoisinent
immédiatement l'eau. Plusieurs savans regrettent
qu'il n'ait pas été nécessaire de creuser plus pro-
fondément ; car si l'eau s'était encore fiiit atten-
dre, il est probable qu'elle aurait Jailli à une tem-
pérature assez élevée pour approvisionner d'eau
chaude les hôpitaux, les bains et autres établisse-
semens publics. Nous aurions eu l'avantage de
posséder une soite de source (Keau thermale aux
portes de Paris.
Le Directeur, BERTHET.
Inip, d'Iid.l'ruuietC', rueNeuvedesUonsEnfaiis, .S.
ÎDeimèmc Série. .^x^av^iAiTTors le^vï^^ Ëlou^ièmc ^nncc.
25 JÏÏÏNJ339. ^^__^^-^^ .^ÉlM f% ,'..r, ^^^^^ ^""^
LITTÉBATCRE, SCIENCES, BEAUX AKTS , Iff- ''^^^£^^-^^§-^Pl^te#'^^^'r(âi^^^^ ^^ JoCBUACX , BEÏCES . OtVRAGES I5ÉDITS
DDSTRIE, CONNAISSANCES UTILES, ESQUIS- -^^^'^^m^^^'^Ê^^^^P'^ W' ^'pP^'^^'^)^^ PUBLICATIONS NOCTELLES, BIOGRAPHIES,
SES DE MOEUnS, MÉMOIRES ET VOTAGES. •'^M^^^ *% ^^ % ^^^S^^W< /"^^ --^ 'jF-''^^ j/^^^è IRIBCNAUX , THÉÂTRES ET MODES.
ON S'ABONNE A PARIS. » V BCREAD DO JOUR- ^i^^^S ^^ISK' =^ '^W^&Ê^*^^^"-'^ra^ ^\iS]m^^^^M PRIX D'ABONNEMENT
NAL. rue du IIELDF.R, 14 bis. et chez =3ft^^^\4 '\V•^^ '"^\m*sfc'*^vV. ' ,W J'/ÊjK^^ potth pari«ft i rs ni-PAP.rF'\fFNS
lous les Libraires et Directeurs des postes. v^^^^^j %tm^MmiL~i=,,^^I^M'^' / 'j/^^^^ POUR P.\R1S El LLS l>LPAUlli.tlt.>3
Pour toute l' Allemafîne. clwz M. Alexandre, "-Ï^^^Wi«i^^^^^\ ^^^!Slfeil^^^K pocr six .mois 25
Directeur des salocs litLéraires, à Stras- Ài^wdéS^C^^^^^è^^-'^ %lm!^>^^^ÊÊK^ poca trois mois ii
bourg. ^^^^^*^^^i-^?^^- -^®<Sfei^ 'Ï^^^S^'^^^SS^^^ pour L' ÉTRANGER EN SCS par A5. 0
Et pour Londres et les Trois-Royaumes , *'"^^^^^^=^ ____' "T^^^p^^ 0".ne "ire à vue que sur les personnes qui
au Cercle des étrangers, n. 225. PicadiJly. " =--.^^^:^^ ' -^ s abonnent pour cn an ou 6 mois, et en
font la demande par lettres adrancnies.
Lesabonnemens ne datent que des5et 20de ^" P'" '^ ''P"^ «"" '" '"'»'«'"""« «'^<"''
chaque mois. L'esprit d'autrui par complément servait. Une gravure de modes est jointe au n° du 5
et une lithographie au n° du 20 de chaque
Le prix des abonnemcns peut être transmis i; „„™„,i„.-» ,„^„,i„!, -„„«.;„,•> ""''''
parla poste, ou en un mandata toucher à " «<"»/"««»'' comptlaH. compxlmt.
Paris. Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE VOLEU?,
SOMMAIRE.
Les Kurdes, les Yezidis ; moeurs et choyasces
DECES PEUPLADES, par BaPTISTIN POUJOULAT.
— Manchester, ses chemins de fer, ses
DINERS, SES HOOKERS , ETC. — La GARDE-
MALADE, par madame de B awk. — Le serment
DU PACHA. — Mélanges, faits curieuv. —Revue
des tribunaux : Cour royale de Paris : Les
directeurs de C Ambigu-Comique contre un
entrepreneurde succès dramatiques. — Revue
drama(i(|uc : Gymnase-Dramatique : Le Mé-
nage parisien ;\ii.vTiE\ii.Lt. : Passé minuit;
Renaissance : Madame de Brienne. —îie\ae
de cinq jours.
N" 57. — Portrait de PiCANiSt.
LESMRDES.LESÏEZIBIS;
MOEURS et croyances DE CES PEUPLADES [l).
Du camp de Méhémet, H.iflz-racha,
27 août 1837.
Dès le premier jour de notre entrée à Malattia^
l'antique Mélitène, le bruit avait couru que dent
officiers moscovites , ayant mission d'organl.çer
les bandes kurdes maintenant en guerre avec Tar-
mée turque, étaient arrivés dans la cité. Ces
deux prétendus officiers russes n'étaient autre
chose que mon compagnon de voyage et moi. L'ii
courrier avait été secrètement envoyé au camp
des Osmanlis, situé à dix lieues à l'ouest de
(1) Cette lettre fait partie d'un Voyage dans
l'Asie-Miiieure, les désorts de Piilmyre oiri'.gypie,
qui .scia pulilié dans peu de mois, l.cs pay,-; et les
peKpl.ides que le jpiine voyageur nous monire
avec des dé',ads si curieux cl si nouveaux, r;^-
V'oivent un intéii't partirullei-, cn te inoinent oii
les regards se tournent du cOlé de l'Kupliiate et
du Taurus.
Mélitène, pour informer Haflz-Pacha de celte nou-
velle. Celui-ci fil partir en touto hrae un Tartare
pour Malatlia, tt son kiayah (secrétaire) reçut
l'ordre de ne point nous délivrer de bouyourdis
(passeports) jusqu'à ce qu'il se fiît a.ssun; par lui-
même qui nous étions. Le docteur Magdaleco,
dont j'ai euoccasiou de parler dans ma précédente
lettre, nous prévint de tout ce qui se passait sur
notre compte, et nous engagea à nous présenter
au kiayah avec nos firmans impériaux, afni de
dis.<'iper les craintes que notre présence avait i;is-
pirées. Nous fîmes une visite au secrétaire, il
nous accueillit très froidement ; à peine daigna t-
il nous inviter à prendre place sur son divan.
Quand il eut jeté les yeux sur nos lirmans, l'ex-
pression de son visage changea tout à coup ; les
complimens llatieurs, les paroles aimables succi-
dèrent à son air morne et soupçonneux. Le
kiayah nous dit que IlaCz-Pacha, généralissime
de l'armée du Taurus, avait appris notre arrivée
et qu'il désirait vivement faire notre connais-
sance. « Allez au quartier-général, ajouta-t-il, le
séraskier aime beaucoup les Français, il aura du
plaisir à vous voir assis sous sa tente. » Nous
nous mîmes donc cn chemin pour le camp des
Osmanlis. Je ne regrette point les fatigues de la
course ; j'ai appris ici des détails curitfux et nou-
veaux sur les uia-uis, le caractère , les ci oyanccs
des Kurdes et des Yezidis à qui l'armée ottomane
fait la guerre.
Le Kurdistan, cette contrée qui s'étend au midi
de l'Arménie, sur une longueur de qualrc-\iiigt-
quinze lieues du nord-ouest au sad-est, et sur
une largeur de cinquante lieues, est riche en pPitu-
rages, en céréales et autres productions. Les
Kurdes do ce pays ne demeurent pas tous sons
des tentes ; le plus grand t.ombrc, au coiitr.iire,
habite de gros villages et des bourgades considé-
rable.<, telles que Chcrezour, peuplée de huit
mille liabiians, Kerkoui, dont on évalue la popula-
tion à quinze mille hahilans, Mrbili, l'.iiilique
Arbclles, célèbre par la chute de la monarchie
persane, compte aujourd'hui quatre mille âmes.
La chaîne du mont Zjgros, appelée par Quiote-
Curce, montagnes Gordiennes, est du cùié de
l'orient, la limite des Kurdes ; le désert des Ara-
bes est leur frontière au sud, le pays de Karpout
ail nord et l'Aladaja-Da^h (mor.tagnes bizarres),
ou l'anii-Taurus, leur sert de borne à l'occilent
L'Anti-Taurus, d'où je vous é;r"s aujourd'hui,
est exclusivement occupé par des Kurde*. D'après
les données les plus probables, la population
Kurde s'élève à trois millions d'àaies. Eavù-on
cent mille sont chrétiens Nc-toriens ; ils obéis-
sent à deux patriarches héréditaires. L'un, tou-
jours appelé MarcEïraan, réside à Kodjaiisse,
non loin de la cité du Djouîaaiek, l'julre demeure
à RabaivOrmes. L'autorité de ces patnarches
s'étend sur treize évéques. La dignité épiscopale
est, comme celle des patriarches, héréditaire de
l'oncle au neveu. Il ar, ive quelquefois, par suite
de ce droit d'hérédité qu'un enfant de douze ou
quinze ans est ordonné évè^ue. Les prélats vivent
dans une grande ignorance. Le bas clergé sait à
peine lire. Les Kurdes chrétiens ont peu figuré
dans la guerre contre les Turcs.
Le reste de la population appartient à la secte
d'Ali. Mais le mahoaiéiisme, chez eux, est mêlé de
diverses superstitions qui seiiblenides restes de
la croyance des mages.ll n'ont point de mosquées;
ils ne prient pas aux heures indiquées par le
Koran, ils se dispensent du jeune du Ramailan
(râqucs des Tures) et ne fout j.imais le pèle-
rinage de la Mecque.
Vous savez que les Kiirdts descendent des
Karduqucs dont parle Xénophon. Le chef des dix
raille nous apprend que les K.irJuqucs avaient
toujours bravé la pn'ss,incc du gr.md roi et les
armes de.-; S:trapc,<. Les Kurdes ont parfaitement
conservé cet esprit de rébdiion tt d'indépen-
dance.
Je m'abstiendrai do r.ipporttr ici tes fables
par lesiuelles les Turcs expliquent l'origine des
Kurdes: ces fabh s ont hn caracère dedi'îoù-
546 —
tanle barbarie qui ne permet pas qu'on s'y arrête.
On peut remarquer qu'il y a toujours quelque
chose des mœurs d'un peuple dans l'origine qui
lui est doDDée. Ce qu'on nous rapporte sur la for-
mation |)rimitive des peuplades du Kurdi.-tan est
monstrueux comme les instincts et les habitudes
des bandes ^panses à travers les mont.gnes de
Kiphatcs, de Kara-Djé-Dagh, le Massius des an-
ciens.
Le lyfc kurde est remarquable par la r^'gula-
rité des traits, empreints deje ne sais quelle fierté
sauvage qui ne manque pas de noblesse. Le
Kurde a l'œil noir, vif, intelligent; sa taille est
haute tt ses formes ont de bolics proportions.
Son costume se compose d'une robe de toile groE-
sière, d'une veste dejaine rayée, Ecrée avec une
corJe. Son turban se termine en pointe. Sa chaus
sure est une sandale de cuir attachée avec des
courroies au-dessus de la cheville. Les Kurdes
sont habitues aux armes ries b ur jeunesse; ils
fombatlcnl à cheval avec le sabrr, !a massue, la
l..nce, le fusil à mèche; ils se servent de celte
dernière arme en fuyant comme en attaquant ;
ils fout fou en se tournant sur leur cheval et en
courant au grand galop. Ces iiommes sont capa-
bles de supportei toutes les fatigues et toutes
sortes de privations. Mais ils sont cruels, sans
foi, niil mensonge ne les clfraie pourvu qu'ils y
tiouvent leurs intérêts. Le meuitre, le pillage, le
mépris de toute dominatioi! , voilà leurs seules
rréoccupaUons, voilà leur principal caractère. Ils
dépouillent les passans et les laissent mourir de
misère au milieu du désert. Avant la guerre de
183G, les Kurdes attaquaient les caravanes aux
portes même de Diarbekir, de Moussoul, do Ma-
hltia et l'Orfa. Leur hospitalité, tant vantée par
quolquts voyageurs, disparait devant tout ce que
» DUS entendons dire ici sur leur compte. Ils reçoi-
vent l'étranger avec de grandes démonstrations
(i'amitié, mais sous prétexte d'admirer ses armes,
ses bagages, ils le volent et lemaltraitenl. Souvent
ils ont enlevé un cheval à un cavalier en lui
souhaitant ensuite un heurem voyage à pied. Il
n'appartient guère à des voyageurs européens de
louer cette prétendue hospitalité des Kurdes ,
depuis l'assassinat commis par ces brigands sur
l'iuf rluné Schultz, savant allemacd, envoyé en
Asie aux frais du gouvernement français pour faire
des recherches scientifiques.
Après avoir vu la Perse, Schuliz se mit en
route pour le Kurdistan, dans l'automne de
l'année 1829. Il était accompagné d'un domesti-
que et de six soldats que lui avait donnés As'ar-
Kh.in, alors gouverneur d'une province persane.
Le voyageur allemand et son escorte furent im-
pitoyablement massacrés par les Kurdes mèmequi
avaient fait semblant de les protéger. Des paysans
arméniens;, chargés d'enierrcr les corps de ces
malheureux, annoncèrent cette affreuse nouvelle
à Asirar-Khan. Les effets et les notes de Schidlz,
laissés entre les mains du prince persan, furent
envoyés à l'ambassade française à Constantinople.
Les Kurdes sont d'autant plus portés à répan-
die le sang, qu'ils peuvent, comme los Arabes
du désort, racheter le meurtre avec un cheval,
un bœuf, deux moutons, ou bien en donnant une
de leurs filles en mariage à un des parens de celui
qu'ds ont tué, sans exiger la dot qu'on est tenu
d'assurer à la femme qu'on épouse.
Les femmes kurdes sont do véritables amazones;
elles montent parfaitemcutà chevalet sont armées
comme leur mari. Leur taille a de l'élégance,
mais leur visage, brûlé far le soleil, n'a rien de
gracieux. Elles ne sont point voilées. Leur costu-
me consiste tout simplement en une robe de toile
grise ouverte devant la poitrine, et serrée par
une ceinture de cuir. Leur longue chevelure, en-
tremêlée de petites pièces de monnaies, flotte
sur leurs épaules. Ces femmes ne portent sur la
tète qu'un léger mouchoir jaune retombant en
arrière ; elles marchent nus-pieds.
Au-delà de Mardin, l'yncienne IWarde, entre
Nizibin, l'Anthémusia des Grecs, (la Fleurie) et
Moussoul l'antique Ninive, est le pays appelé Sind-
jardagh, ainsi nommé à cause d'une chaîne de
montagnes qui coupe la plaine de Mésopotamie
(aujourd'hui province de Djezireh), au sud de
Mardin. Le Sindjar-Dagh est connu aussi par les
gens du pays, sous le nom de Djinistan (patrie
des démons.) Celte contrée abonde en sources,
en pâturages excellens. Les abricots, les figues,
le raisin de Sindjar, sont renommés dans toute
l'Asie-Mineure. Le Sindjar est le seul point de la
Mésopotamie qui produise des dattes.
Le Siudjar est habité par les Yezidis, peuplade
belliqueuse et vagabonde à qui Hafiz-Pacha a
fait iiussi la guerre. La population des Yezidis est
évaluce à deux cent mille âmes.
Quelques voyageurs ont parlé des étranges
croyances des Yezidis; mais aucun d'eux n'adonné
rien rie complet là-dessus. Je ne prétends pas
Hîieux satisfaire votre curiosité que les voyageurs
qui m'ont précédé; les Yezidis font un grand mys-
tère de leur doctrine, et ce n'est qu'à grand'-
peine qu'on obtient des notions claires et certai-
nes. Cependant plusieurs pratiques religieuses
des Ytzidis n'ont pu échapper à la connaisances
des peuples leurs voisins. J'ai recherché autant
que possible l'entretien des personnes les plus
instruites. Je rapporterai Ici ce que j'ai pu ap-
prendre sur l'origine et la religion des Yezidis.
On croit que cette nation est un reste de ces
colonies de Mardes , qu'Arsace V, roi de Perse ,
Dt transporter en Mésopotamie. Ce peuple donna
son nom à la cité appelée aujourd'hui Mardin.
Strabon, Arien , Pline, représentent les Mardes
commeune race d'hommes indoaiptables^et appar-
tenant à cette secte persane qui voua un culte à
l'Eriman ou principe du mal. La religion des Yezi-
dis, dont nous allons parler, a pris évidemment
sa source dans l'ancienne croyance des Mardes.
Le nom de Yezidis, qu'ils po; tent maintenant,
leur vient du général arabe Yezid qui tua Hus-
sein, petit fils de Mahomet et qui persécuta avec
tant d'acharnement la famille d'Ab, De là, une
haine profonde entre les Yezidis et les Musul-
mans. Le meurtrier de Hussein est regardé par
les Yezidis comme le fondateur de leur secte.
Après avoir reconnu que la miséricorde de
Dieu est infinie comme sa sagesse, les Yezidis ne
se font aucim scrupule de rendre hommage à
Satan, parce qu'ils croient fermement qu'il sera
réintégré un jour dans les honneurs qu'il a per-
dus par sa désobéissance. « Pourquoi , diseut-ils,
outrager le démon? Pourquoi intervenir entre
un ange déchu et son souverain ? Dieu at-il
besoin que nous maudissions celui qu'il punit ? Et
ne peut-il pas arriver qu'il lui pardonne ? Autant
vaudrait tirer l'épée contre un favori disgracié et
que demain peut-être le sultan rétablira dans sa
tjigniié. »
Les Turcs de la Mésopotamie expliquent dif-
féremment le fond de la croyance des descen-
dans des Mai des : «Les Yezidis, disent les Turcs,
se sentant couverts de crimes par suite de leurs
brigandages, craignent , avec juste raison, plus
que les autres hommes, les tourmens du feu éter-
nel, tt ils cherchent à se faire aimer du diable
en lui rendant un culte pendant leur vie, afin
d'être épargnés par lui quand ils seront précipi-
tés dans l'infernal abfme. » La vénération des
Yezidis envers le prince des ténèbres est poussée
au dernier degré ; ils évitent, autant qu'ils peu-
vent, toute parole dont les autres hommes se ser-
vent contre le démon. « Cette secte, dit le père
Garzoni, s'abstient non -seulement de nommer
le diable, mais même de se servir de quelque
expression dont la consonnance approche de ce
nom. Par exemple, un fleuve se nomme , dans la
langue ordinaire, schat ; et comme ce mot a
un léger rappoit avec le mot schaittan , nom
du diable , les Yezidis appellent un fleuve avé
mazen (grande eau). Les Osmanlis maudissent
fréquemment le démon, et se servent pour cela
du mot nal qui veut dire malédiction ; les Yezidis
évitent avec grand soin les mots qui ont quel-
que analogie avec celui-là : ainsi, au lieu du mot
nal, qui signifie aussi fer de cheval, ils disent
sol , c'est-à-dire semelle de soulier de cheval, et
ils substituent le mot solker, qui veut dire save-
tier, au terme du langage ordinaire, nalbenda
ou maréchal. Le diable n'a point de nom dan
la langue des Yezidis ; ils ne se servent pour le
désigner que de ces paroles : scheik mazen , ou
grand chef. »
Malheur à celui qui oserait blasphémer contre
le démon dans le pays des Yezidis ! s'il était en-
tendu, il serait immédiatement lapidé. Quand
leurs affaires les attirent au milieu des cités tur-
ques, on ne peut leur faire un plus grand affront
que de mal parler du démon en leur présence;
et si celui qui a eu cette imprudence est rencon-
tré en voyage par des Yezidis, il est perdu. Plus
d'une fois des hommes de cette secte ayant été
arrêtés pour crime par la justice turque, et con-
damnés à mort, ont mieux aimé le trépas que de
maudire Satan.
Nous avons parlé plus haut de la haine invété-
rée qui existe entre les sectateurs de Mahomet
et les adorateurs du Diable ; cette haine est pous-
sée par les deux peuples jusqu'au plus violent
fanatisme. Ainsi, il n'y a pas pour un Yezidis un
acte plus méritoire que de tuer un musulman, et
celui-ci croit cueillir la palme du martyre s'il
meurt de la main d'un Yezidis. Aussi, de temps
immémorial les gouverneurs de Diarbekir, de
Moussoul, de Mardin , prennent-ils parmi les
Yezidis les exécuteurs des hautes œuvres, comme
pour donner aux condamnés l'espoir du martyre.
Si le chef des Yezidis n'usait pas d'un pouvoir
sévère, tout le peuple en masse voudrait remplir
les fonctions de bourreau. Totis les six mois on
choisit un nouvel exécuteur. En quittant cet em-
ploi, regardé comme si honorable et si saint, le
Yezidis rentre dans ses foyers au milieu de la vé-
nération publique; on le fête, on l'admire, chacun
veut le voir, le toucher, ef' ''^"daût son minis-
— 547 —
tère quelques goûtes de sang musulman sont res-
tées sur ces habits, on met ses habits en mor-
ceaux, et ces morceaux sont distribués au peuple
comme de précieuses reliques. Quand un Yezi-
dis meurt de la main d'un Turc sans avoir été
vengé, les funérailles, qui sont ordinairement ac-
compagnées de réjouissances, se font en silence;
les plus proches parens du mort se rasent la
barbe en signe de déshonneur et ne la laissent
pousser que lorsque les mânes irrités du défunt
ont été apaisés par la vengeance. (1)
Il y a parmi le peuple des Fakirs errans qui ne
vivent que du pain de l'aumône. Le Fakir pré-
side ordinairement aux cérémonies funèbres ;
c'est lui qui place le mort debout, le frappe à la
Joue droite avec la paume de la main et lui dit :
Béchek! (Va en paradis!)
Revenons à la principale croyance des enfans
des Mardes. Dans leur imagination, le roi de
l'enfer est beau, majestueux comme avantsa chute;
il n'a rien perdu de la sublimité de son esprit;
c'est sous la forme du serpent qu'ils adorent l'ar-
change tombé et vous trouvez ici un vague souve-
nir de nos ti aditions bibliques.
Les Yezidis ont dans l'année une nuit consacrée
à une grande fête célébrée en l'honneur de Luci-
fer. Cette nuit estla dixième de la lune d'août. Les
Yezidis des contrées les plus lointaines, se réunis-
sent avec leurs femmes et leurs filles près d'une
haute montagne, appelée Abdoulazis, située à
trente lieues au sud-est de Mardin. Aupied decette
montagne se trouve une caverne dont nul n'a me-
suré la profondeur. Cette caverne, dans leur opi-
iiion, se prolonge jusqu'aux régions de l'enfer.
Quand minuit an ive , tout ce peuple se place
devant la caverne : on jette dans l'abîme des pré-
sens, consistant en moutons vivans, en argent, en
vêtemens ; le tout pour en faire hommage à la re-
doutable royauté des ténèbres. Puis, à la lueur
des torches, au son des fifres, des cors, des cym-
bales, des tambours, ils exécutent des rondes, des
danses en l'honneur du sombre empire. Après
ces effroyables danses, la multitude en délire s'a-
vance vers un vaste souterrain situé non loin
de l'infernale grotte. Hommes, femmes, jeunes
filles , descendent dans ce souterrain, au milieu
des ténèbres et là s'accomplissent d'horribles or-
gies, sur lesquelles rimagination ose à peine
s'arrêter. Ces réunions nocturnes et monstrueu-
ses rappellent les réunions de ce genre qui se
tiennent dans les montagnes des Ansariens de Sy-
rie le premier jour de l'an, et qui les nomment
Boc-Bech (féie d'empoignemenl).
Moïse, Mahomet, et particulièrement Jésus-
Christ itles saints chrétiens, sont vénérés par les
Yezidis. « Dieu, disent-ils, a di^itingué tous ces
saints personnages de la foule des hommes ; il faut
les respecter pour obtenir un jour leur protec-
tion. » Il y a dans les croyances (Hes Yezidis une
sorte de tolér ance qui les porte à divers em-
prunts, à diverses imitations dans toutes les reli-
gions de la terre. Los Yezidis n'ont rien d'exclu-
sif dans leurs doctrines ; ils ne lepoustent rien,
et dans l'espoir d'obtenir les félicités de la vie à
venir, ils se mettent en quelque sorte sous la
protection de tous les cultes et de tous ceux qu'ils
(1) Cet usage, qui existait chez les anciens Spar-
tiates, se retrouve encore aujourd'hui dans les
Magnes cl chez plusieurs peuplades de l'Orisnt.
supposent puissans dans les régions des esprits.
Dans le Djezireh, se trouvent quelques mo-
nastères chrétiens, et les Yezidis ne passent jamais
devant un de ces monastères sans s'y arrêter
avec une pieuse pensée. Si, pendant sa maladie,
le Yezidis voit en songe un couvent chrétien, il
va, après le rétablissement de sa santé, en pèle-
rinage à ce même couvent pour remercier le saint
auquel il attribue sa guérison. Mais ils n'ont pas
autant de confiance dans le crédit des santons mu-
sulmans. En matière religieuse, les Yezidis sont
presque toujours contraires à l'opinion des Turcs.
Par exemple, le vin étant interdit par le Koran,
les Yezidis ont pour cette liqueur une grande vé-
nération ; ils boivent en tenant soigneusement le
verre des deux mains, et s'ils en laissent tomber
quelques gouttes par terre; ils recueillent pieuse-
ment la terre où les gouttes ont été répandues, et
la portent dans un lieu caché ou le pied de l'hom-
me ne puisse la fouler.
11 y a chez cette nation une tribu privilégiée;
celle à qui on confie la garde du tombeau de
scheik Yezid, fondateur de la secte. Le chef de cette
tribu est toujours pris parmi les descendans du
général arabe. On le regarde comme un grand
et saint personnage ; heureux celui qui peut ob-
tenir un vêtement du saint pour s'en faire un
suaire ! celui-là croit avoir une place inévitable-
ment marquée dans le Paradis. Le chef de la
tribu tant respectée a toujours auprès de lui un
jeune homme appelé kochek ou disciple. Sans le
conseil du kochek le chef ne peut rien faire. Au
disciple appartient seul le glorieux privilège de
recevoir les révélations du démon. Le kochek est
consulté dans toutes les entreprises ; il se couche
à plat ventre sur le cercueil en pierre du scheik
Yezidis, il dort ou fait semblant de dormir, et
pendant son sommeil, l'esprit iufernul lui dicte la
réponse qu'il doit faire à ceux qui sont venus l'in-
teiroger. Quelquefois les Yezidis achètent du ko-
chek des places dans le Paradis, et se croient
très honorés lorsqu'il veut bien se choisir des
épouses parmi leurs femmes.
Des voyagenrs ont dit que lesYezidis étaient cir-
concis, c'est une erreur, ils ne subissent la circon-
cision que le jour oit ils sont forcés d'embrasser
la foi musulmane.
La lecture, l'écriture, comme la prière et le
jeûne, «ont regardés par les descendans des Mar-
des, comme des choses inutiles en ce monde.
« Scheik-Yokl, disent les croyans, nous ouvr ira
« les portes du paradis.» Tels sont les renscigne-
mens que j'ai pu obtenir sur la religion des Yezi-
dis ; bien des détails sans doute nous sont encore
cachés ; peut-être ne les connaîtrons-nous jamais,
parce que cette peuplade n'a aucun livre, au-
cun écrit qui puisse révéler au voyageur euro-
péen l'ensemble complet de leurs croyances.
Après avoir soumis les Yéziilis, Haliz-Pacha a
fait soigneusement rechercher s'il n'existait point
parmi eux des doctrines écrites ; on n'a rien décou-
vert.
BaPÏISTIN POIJOILAT,
(Lrt Quotidienne.)
SES CIIEMIXS DE FER, SES DIXERS ,
SES HOOKEKS , ETC.
Je méprise les chemins de fer. Chacun est libre
de vanter les chemins de fer, d'adorer les che-
mins de fer ; moi , je les ai en horreur. Je n'aime
pas à être obligé d'arriver à l'établissement du
rail-road un quart d'heure avant le départ du
convoi. Je n'aime pas à être obligé de parconi ir
un labyrinthe inextricable de balustrades en bois
pour obtenir le droit de payer ma plac". Je n"aiir;e
pas à voir mon bagage séparé violemment de son
légitime propriétaire et jeté malgré moi sur dos
dalles de pierre où il est exposé à toutes les in-
tempéries de l'air, et à totrtes les tcntitions drs
Clous, au milieu d'une énorme montagne de cais-
ses, de malles, de livres, de parapluies, de man-
teaux, de cartons de chapeaux, de boîtes de sarrd-
wich, etc. , empilés sans ordr-e et sans soin au
dessus les uns des autres. Je n'aime pas à m'en-
tendre dire d'aller rcconnaiire mes eiïets et les
charger comme bon me semblera. Je n'aime p»i
à avoir des rapports quelconques avec des pir-
teurs qui ne touchent jamais leurs cbapeauv ,
parce qu'on leur défend d'être honnêtes, c'esi-n-
dire de recevoir même un penny, sous les peines
les plus sévères. Je n'aime pas à attendre une
machine à vapeur qui ne m'a jamais a'tendu et
qui ne m'attendra jamais. Les chcvaax attendent,
les hommes attendent; quelquefois même, quarid
vous êtes jeune et beau, ou vieuv et riche , ou
très aimable, ce qui est précisément mon cas. les
femmes vous attendent. Quels que s/ient ^olre
âge, votre fortune, votre amabilité, une macMne
à vapeur ne vous attend pas, car le bonheur d'une
steam-engine consiste à courir aussi vile et a i-si
long-temps que ses forces peuvent le lui perm; lire
de Dan à Beersbeba et de I.orrdres à Jéricho, sans
se soucier de baiser les mains des nymphes et
des jeunes filles qu'elle peut rencontrer sur sa
route.
Mais ce qui me déplaît plus encore que tout cela,
c'est d'être nuiut rote. Mieux vaut s'entendre ap-
peler par son nom (chose déjà fort dés.igréablc
sans doute) que d'être transformé en un numéro.
J'étais le n° 70. et ma fille était le n* T'i. bien que
j'aie vingt-quatre ans de plus qu'elle. Et puis
quelle conversation délicieuse enir-e tous ces chif-
fres! Le conducteur demande son billet au n' 71.
et le n 7i prie le conducteur de le descendre à
Trinu. Alors le n° ~h prend la liberté de f.iiro re-
marquer au n" 70 que le temps sera très maurais;
le u 70 répliiiue qu'il fora très beau , etc. Ce
système do numérotage, la police française l'eru-
ploie depuis long-temps à P.iris. lue >ieille niar-
fhnnde de pommes est, par exemple, inscrite sur
les registres do la police sous le n" iS.ii'i ; la
table (pri lui sert do boutique, le chien de l'aveu-
gle qui dotnando l'aurnôno on tenant une tasse de
cuir dans la gueule, sont inscrits sous les numé-
ros 17.6îi3 et 3,^,27.ï. In agent a-l-il quelque
plainte à former coittre ce pauvre .inimal, il com-
mence son rapport en ces termes : Mon.-iour
le commissaire, comme je passais dans la rue St-
548 —
Honort", je vis 33,275 assis auprès de 17,6/43, à
cûté de lo,19.'i, etc. » Les chevaux, les fiacres,
les (illes de joie, les malades, les soldats, tout se
numérote en France; c'est la nation la plus ma-
thématique. Tour ma part, je déteste cette manie
d'appliquer l'arithmétique à la dénomination de
l'humaniié. (Jue diable! r.n homme ne peut être
un zéro.
Continuons. Je n'aime pas ces espèces de cel-
luk's d'un j-ail-coacli on d'un rail-wagon, dans
lesquelles le voyageur, soumis au régime d'isole-
ment des maisons pénitentiaires, se voit privé de
tous moyens de communication avec son voisin
ou avec sa voisine. Ah ! pourquoi rougirais-je
de l'avouer? c'est en diligence que se sont écou-
lées les heures les plus agréables de ma vie, quand
une jeune et jolie femme , accablée de fatigue,
vaincue par le sommeil, laissait enfin tomber sa
tête charmante sur mon épaule, dormait ainsi
pendant une partie du jour ou de la nuit, ou-
bliant et ignorant tout ce qui se passait autour
d'elle, et me prenant poiu' son coussin. Les che-
mins de fer ne vous permettent plus de goûter
ces joies et de rendre ces services d'oreiller à une
belle dormeuse. Oh ! non : l'horrible machine
court avec une vitesse de 20, de 30, quelquefois
même de /lO milles à l'heure , silllant, lançant de
la fumée, du feu et des cendres , ronflant, gro-
gnant, aboyant, emportant dciriére elle une foule
de voyageurs, tous si complètement séparés les
uns des autres par des cloisons rembourrées appe-
lées licad-cushions , qu'ils ne peuvent parler à
leurs voisins, ni, à fortiori, leur faire ces galan-
teries d'usage en diligence. L'inventeur des liead-
cusldons était sans doute quelque féroce malthu-
sien, quelque vieux garçon bien laid, bien mé-
chant, bien malheureux, bien désappointé, qui ,
après avoir demandé , mais en vain , autant de
femmes en mariage qu'il avait d'années, prit en
Laine le beau sexe, et condamna tous les hommes
à voyager de Londres à Jlanchester sans même
pouvoir distinguer ni même apercevoir la figure
mâle ou femelle des numéros qui les entourent.
Je n'uime pas davantage à être emprisonné dans
une voiture d'où je ne puis sortir qu'avec la cer-
litude d'une mort immédiate ou la permission
d'une chaudière. Pendant plus de quarante an-
nées j'ai vu un grand nombre de chevaux; j'en ai
vu sur des théâtres et sur des champs de bataille,
dans des camps , dans des écuries, dans des pa-
lais , dans des salons , et partout je les ai trouvés
obéissans , bons, doux, timides et nobles. Quand
je dis ho! à un cheval, au même instant il hoe,
ou, en langage humain, il s'arrête. Mais vous pou-
vez dire ou crier ho ! à une locomotive jusqu'à ce
que la voix vous manque, elle ne fera aucune at-
tention il vos cris. Ah ! combien l'ancienne ma-
nière de voyager est préférable ! Y a-t-il une lon-
gue côte à gravir, un beau paysage à contempler?
les chevaux s'arrêtent, le conducteur ouvre la por-
tière et vous invile à descendre. Vous offrez votre
bras à une jeune lady, ou, ce qui est plus agréa-
ble, tous vos compagnons s'élancent sur la grande
route, et vous laissent seul en tête à tète avec la
jeune lady, qui préfère votre aimable compagnie.
Depuis l'établissement des railways, le voyage
sentimental est devenu une impossibilité. Pauvre
Sterne, tu aurais été bien malheureux si tu avais
Vécu sous le règne des chemins de fer !
Oui ne regretterait pas avec moi la perte dé-
sormais irréparable de toutes ces petites jouis-
sances inconnues sur un rail-way, et si commu-
nes pourtant sur une route de poste, les mille et
un détours du chemin , qui tenaient sans cesse
l'attention éveillée, les rudes cahots de la voiture,
si doux quand on avait le bonheur d'être assis à
côté d'une beauté, les magnifiques chevaux qui
vous attendaient à chaque relais, impatiens de
partir, toujours si propres, si gras, si luisans, si
bien harnachés, si beaux à voir galoper en hen-
nissant de plaisir, les visites des servantes d'au-
berge, vous offrant, avec un gracieux sourire et
un regard fripon , tout ce dont vous pouviez avoir
besoin ? Sur une route de poste , on mangeait ce
qu'on désirait quand on avait faim. Sur un rail-
ivay, au contraire, on est condamné à manger
des pâtisseries et à boire de l'aie , à une distance
fixe et invariable de Londres, en plein air, quel-
que temps qu'il fasse, la nuit ou le jour, par la
pluie ou le soleil, la chaleur ou le froid. Mainte-
nant plus jamais de souper, plus d'eau-de-vie
chaude , plus de sandwichs de jambon, plus de
côielettes de mouton, plus de vin de Porto, plus
de dîner, plus de déjeûner, plus de souper ; mais
des gâteaux de Banbury et de l'aie en bouteille
depuis le 1" Janvier jusqu'au 31 décembre. Bien-
tôt même on forcera les voyageurs à consommer
une quantité déterminée d'ale et de gâteaux.
Je n'aime pas non plus, en ma qualité de musi-
cien , ce bruit des roues trois minutes avant que
les voitures s'arrêtent, bruit si horrible qu'il fait
grincer les dents et saigner les oreilles. J'espère
que le docteur Lardner ou l'illustre Arago auront
incessamment la complaisance de trouver un re-
mède il un mal si criant : l'avenir des chemins de
fer dépend du résultat de leurs recherches. Je
n'aime pas mieux à voyager partout et toujours
avec la même vitesse, à travers un marais et sur
une colline, le long d'une vallée, au bord d'une
foret et en traversant une rivière, une plaine, que
le paysage soit digne de votre admiration ou ne
mérite pas un regard. En été comme en hiver,
vous faites iO milles à l'heure. Quand vous mon-
trez à votre voisin le château de Staflord, à peine
avez-vous eu le temps de vous écrier : Quel déli-
cieux point de vue ! que déjà vous en êtes éloi-
gné de plus d'un mille. L'infernale machine vous
emporte si vite loin des collines du comté de
Chester et des montagnes du pays de Galles ,
qu'en vérité , il semblerait que c'est un crime de
contempler les montagnes et une offense à la na-
ture d'admirer les collines.
G'imment trouvez-vous encore, lecteurs, l'avis
suivant adressé aux voyageurs et affiché dans tou-
tes les voitures ?
« 11 n'est pas permis de fumer dans les stations.
Les voyageurs qui arriveront par le convoi du
matin feront un déjeûner substantiel à la station
de Birmingham ; mais il est expressément interdit
à toute personne de débiter des boissons ou de
vendre des comestibles, de quelque nature qu'ils
soient, le long de la ligne. »
Quant à moi , en vérité, tant de vexations et de
tyrannie m'indigne et me révolte. Qui donc vous
a donné le droit , messieurs les directeurs des
chemins de fer, de traiter ainsi le public? Pour-
quoi les voyageurs du convoi de l'après-midi ne
seraient-ils pas libres de manger s'ils ont faim, de
même que les voyageurs du convoi du matin ?
Pourquoi ne nous permettriez-vous pas de faire
un léger déjeûner à la place d'un déjeuner subs-
tantiel ? Pourquoi surtout ne nous accorderiez-
vous pas l'autorisation de fumer aux stations ? As*
sûrement nous ne voyageons pas par la poudre ,
mais par la vapeur. «La fumée de 10,000 cigares,
s'écriait un honnête banquier de Manchester, n'é-
galerait jamais celle d'une locomotive. »
Enfin j'ai mille autres raisons pour délester les
chemins de fer ; mais il serait trop long de les
énumérer toutes ; je me bornerai donc à résumer
les principales. Quelquefois, par exemple, comme
cela m'est arrivé dernièrement entre Wolver-
hampton et Stafford , la machine endommagée
laisse là le convoi, et va se faire réparer à la plus
prochaine station. Impossible de trouver un vé-
hicule quelconque pour continuer sa route. On
attend une heure , deux heuies, une demi-jour-
née, jusqu'à ce qu'il plaise enfin à la machine de
revenir et de vous emmener... Descendez-vous
avant que la voiture ne soit arrêtée? vous courez
le risque de vous voir broyé en morceaux ; regar-
dez-vous parla portière? un autre convoi, venant
dans une direction opposée, vous emporte la tête
en passant ; vous sentez-vous subitement indis-
posé?... quelle affreuse situation pour un homme
d'honneur!... Arrivé au terme du voyage, il vous
faut fondre sur votre bagage comme un chat sur
une souris , au risque de le voir devenir la proie
d'un /j«Me?ige?- plus agile que vous; puis faire
souvent à pied, dans la boue et l'obscurité, les 2
ou 3 milles qui séparent l'établissement du che-
min de fer de la ville où vous allez. Oui, oui, je
déteste les chemins de fer. La rapidité est le seul
avantage qu'ils procurent ; mais, n'étant ni un com-
missionnaire de Manchester, ni un marchand de
Liverpool, ni un fabricant de Birmingham, je ne
puis apprécier le mérite de ce nouveau mode de
locomotion.
Mais les chemins de fer existent, et ils coûtent
des sommes énormes; par un sentiment de com-
passion pour ces pauvres actionnaires qui les ont
établis à leurs frais, plutôt que par le désir de
voyager avec rapidité, je me décidai , il y a quel-
que temps , à me laisser lancer à travers l'atmo-
sphère comme la balle d'un fusil , de Paddington
par Harrow, Watford, Tring, Towcester, Daven-
try. Rugby etCoveniry à Birmingham, et de Bir-
mingham parWolverhampton, Stafford, Whitmore,
Hartford et VVarrington à Manchester. Je ne dé-
crirai pas les périls que je courus pendant ce
voyage. Jeune, une jeune quakeresse m'eût sans
doute volé mon cœur pendant le quart d'heure
de la station ; timide, les étranges mouvcmens du
roarer [mugisseur) m'eussent donné des atta-
ques de nerfs en route ; affamé , les gâteaux et
1 aie de Banbury n'eussent pas remplacé une cô-
telette de mouton et des pommes de terre au na-
turel ; de mauvaise humeur, les yeux louches de
mon voisin de face m'eussent infailliblement mis
en colère : mais j'étais protégé contre la jeunesse
et l'amour par ma fille, âgée de dix-huit ans , as-
sise à mes côtés ; contre la timidité, par mon cou-
rage naturel, qui ne craint que Dieu et ma con-
science ; contre la faim , par un bon déjeûner ;
contre la mauvaise humeur , par la pensée que ,
si mon voisin me regardait de travers, c'est qu'il
étaitaffigé d'une infirmité, et qu'il n'avait, par con-
•^ 549 —
séquent, nul dessein de m'offenser. Aussi, en dé-
pit de toutes mes infortunes et de tous mes en-
nuis, arrivai-je sain et sauf à Birmingham, où je
soupai et passai la nuit dans un excellent lit à
l'auberge de la Cigogne.
Le premier convoi de Manchester me conduisit
le lendemain à cette métropole manufacturière du
nord, et au moment même où sonnait une heure
de l'après-midi, je me trouvais dans Market-Street.
Oh! quelle foule, quel tumulte! quelle agitation!
Touts les marchands, les banquiers, les commis-
sionnaires, les commis, les ouvriers, lesapprentis,
les hommes de peine, se précipitaient en masse
hors des maisons. Le bruit que font les clans des-
cendant des montagnes, les cataractes des Alpes
tombant dans les vallées, trois mille écoliers long-
temps retenus pour mauvaise conduite et lâchés
tout à coup, une armée en révolte , les éludians
de Paris au milieu d'une émeute, tout cela peut
à peine se comparer à l'effroyable vacarme qui a
lieu chaque jour dans cette partie de Manchester,
qu'on nomme la cité, lorsque sonne l'heure du
dîner.
Maintenant, je l'avoue, avant d'avoir été témoin
d'une pareille scène , je ne savais pas que Man-
chester dînât à une heure !!! Riches, pauvres, sa-
vans, ignorans, radicaux, conservateurs, dissidens,
partisans de l'église établie, la masse , oui , la
masse... tous.., ils dînent tous à une heure. D'une
heure à deux, dans la plupart des maisons de
commerce, on ne trouve personne à qui parler ;
dans quatre-vingt-dix-huit maisons sur cent, le
maître est absent jusqu'à trois et souvent jusqu'à
quatre heures. Ainsi cette portion de la journée,
pendant laquelle les hommes de presque tous les
pays civilisés se livrent à leurs plus importantes
occupations , est employée à Manchester par le
dîner.
i< A quelle heure d('jeûnez-vous et dînez-vous ?
deraandai-je à mon aimable et gentille hôtesse,
qui habite Lever-Street.
— Nous déjeunons à huit heures, monsieur ,
me répondit-elle, nous mangeons un morceau à
onze heures, nous dinons à une heure, nous pre-
nons du thé à cinq heures, et le soir, à neuf
heures, nous soupons.
— Dieu me préserve d'un tel régime ! » m'é-
criai'je en poussant un cri d'effroi.
En effet, cher lecteur, récapitulons. A huit heu-
res du thé et du café, dis sandwichs et des rôties ,
des œufs et du jambon, et quelquefois des côtelet-
tes ou de la viande froide. Tel était l'ordinaire
d'un monsieur nommé Thompson, qui mangeait
toujours du thé et du café , des sandwichs et des
rôties, des œufs et du jambon, et qui, pendant
toute la durée du repas, ne laissait à l'hôte et à
l'hôtesse aucun moment de repos. A onze heu-
res, ayez la bonté de vous représenter le même
M. Thompson avalant un morceau , moins que
rien, un petit pain avec du beurre, du fromage ,
un verre de vin de Xérès, un petit verre ri'oau-
dc-vie ; représentez-vous ensuite le même M.
Thompson, à une heures cinq minutes , absor-
bant, comme un homme affamé , deux parts de
poisson , deux parts de mouton bouilli , une por-
tion de pâté de pigeon, doux portions de roast
bcef, quatre ou cinq carafons d'ale, deux douzai-
nes de porauies de terre, du pudding, de la laiie
et du fromage ; puis, à cinq heures, parfaitement
disposé à prendre du thé et du café, des sand-
wichs et des rôties, et à se régaler de gâteaux et
de tartes si l'occasion s'en présente; enfin, à neuf
heures , soupant avec des côtelettes de veau , de
la volaille rôtie ou du roast bcef froid, comme
s'il eût été pendant quinze jours à la diète la plus
sévère. « Il me semble que vous avez un bon ap-
pétit ? monsieur Thompson, me permis-je de lui
dire en plaisantant. — Ah! mon Dieu! je l'ai
perdu presque entièrement ; il y a sept ans , je
mangeais bien davantage, me répondit-il. » Je le-
vai mes yeux au ciel plutôt de pitié que d'indigna-
tion.
De pareilles habitudes sont vraiment déplora-
bles. Partout où vous allez on vous offre des gâ-
teaux, des sandwichs, des biscuits, du vin, quel-
quefois de la viande. C'est ce qu'on appelle de
l'hospitalité. Pour ma part, je désirerais fort
que cette vertu fût plus'rare, ou du moins qu'elle
ne se produisît pas sous les apparences du pain ,
du vin et de la viande. Il y a, sans doute, dans
cette riche et antique cité , des hommes fort ho-
norables, bien qu'ils dînent h une heure et qu'ils
fassent quatre repas par jour; mais l'arislocratie
de Manchester devrait bien donner, sous ce rap-
port, un meilleur exemple à la démocratie en sup-
primant plusieurs repas , en reculant l'heure du
dîner, en abolissant le goûter du matin et le sou-
per du soir, en ne souffrant pas que la journée
presque entière soit employée à dévorer quatre
énormes festins à huit , à une, à cinq et à neuf
heures.
Une habitude , non moins déplorable et Eon
moins générale à Manchester, est celle qui porte
le nom de hookitig (le mot Itook signifie accro-
cher). Heureux l'étranger qui, se promenant dans
High-Street, n'est pas hooked trois ou quaire fois
au moins pendant une demi-heure. Afin de ne
pas me tromper sur le véritable sens de ce mot
hooking, je consultai un ouvrage très célèbre, pu-
blié à Manchester, et intitulé : Code du sens com-
mun et Dictionnaire de poclw breveté , par
(jeoll'rey Gimerack, gentleman, et, dans ce re-
cueil d'anecdotes, de bons mots et de drôleries
du comté de Lancaster, je lus ce qui suit :
V Uookcr-in. Un pécheur de goujon, — un
vieux recors, — un domestique d'aniirlianibre
dans une auberge, —etc. — Ce mot n'est pas na-
tional, mais seulement provincial : dans aucune
partie de tonte l'Angleterre il n'est mieux compris
qu'à Manchester. ■>
Les hooks ou hookers sont les hommes qui pra-
tiquent l'art du hooking. fttrc hooked, c'est être
arrêté, pris par le bras, frappé sur l'épaule , ca-
ressé le long de l'échinc du dos ; interrompu
dans une tranquille promenade, supplié , attiré,
convaincu par les hooks ; en d'autres termes, par
ces commis de certaines maisons de commerce
de Manchester, si"iiées dans lligh-Streei, Mnrket-
Street, etc. , commis dont l'emploi consiste uni-
quement à persuader aux étrangers qu'ils rencon-
trent, que leurs marchandises sont les meilleutes.
les plus avantageuses , les moins chères de
l'Kurope entière, que dis-je ? de l'univers connu.
Si vous mordez à Ihameçon, vous êtes hooked;
on vous entraine dans les magasins: les hooksde
l'intérieur vous reçoivent des mains des hooks de
I l'extérieur, et \ous transportent de hook en hook
I et d'étage en étage jusqu'à ce que ^ous avez dé-
pensé en achats la moitié de votre fortune, ou
déjoué le dernier hook par vos refusjobstinés.
i< Mon garçon, dit M. D... à son hook favori ,
allez faire un tour par la ville. Au moment où je
me rendais dans Lower-Street, pour dîner, l'en vis
arriver un essaim. Ils sont allés à l'Ours-Blanc,
et ne tarderont pas à sortir. « Les moLs en et ils
signifie les goujons, c'cst-à-dh-e les personnes qui
doivent être hooked , c'est-à-dire les voyageurs
que le convoi du rail-way a amenés le matin même
à Manchester. Aussi, àtrois heures de l'après-midi,
le hook favori de M. D... se promenait-il devant
le célèbre n°..., Market-Street, distribuant avec
profusion à tous les passansle prospectus suivant:
V Bas (sans pareils), gants (sans égaux , den-
telle (sans rivale), rubans (assortiment complet),
soieries (supérieures à celles de Lyon) , velours
(les meilleurs de l'Europe) satins (de toutes les
contrées du globe), gros de Naples (deNaplcs),
crêpe (le nec plus ultra de la perfection) , bom-
basins (préférables à ceux de Norwège) , bas de
soie fde Paris), gaze (légère comme une plume),
mouchoirs de coton (de la Chine) , mouchoirs unis
et imprimés (à très bon marché), soie à coudre
(qui jamais ne se casse), boutons (qui ne s'échan-
crent pas sur les bords), agrafes (^'aranlies au
moins pendant quarante années), fils de fer, ai-
guilles et épingles (de trois cents cspôcesj, bon-
nets de coton (trop bons], cordons de coton (as-
sez forts pour s'y pendre), etc., etc. >>
— Eh bien ! m'écriai-je en voyant un bott
s'emparer sans façon de mon bras droit, comme
eût pu le faire un de mes plus intimes amis, pour
qui donc me prenez-vous? — Pour un riche ache-
teur, répliqua-t-il. — Vous vous trompez, mon
ami ; je viens passer une semaine à Manchester,
dans le seul but de me distraire et de m'amuscr.
A cette réponse, le hook resta d'abord stupéfait
et balbutia quelques mots d'excuse, mais il se re-
mit presqu'aumême instant : — Qu'imporieaprès
tout, s'écria-t-il alors ; les personnes qui voya-
gent pour leur agrément portent des bas, mon-
sieur, des gants, monsieur, donnent de la den-
telle à leurs filles, monsieur, des rubans à leurs
maîtresses, monsieur, des soieries à leurs mères,
monsieur, des velours à leurs femmes, monsieur.
Je crois que vous êtes en deuil, monsieur. Nous
avons (lu crêpe et du bombasin d'une qualité su-
périeure, monsieur; de la gaze pour couvrir vos
tableaux et vos glaces, monsieur, vous possédez
sans doute une très belle collection; des mou-
choirs de Canton pour vos neveux et ])our vos
nièces, monsieur, des mouchoirs imprimés pour
vos dome.-tiques, monsieur, de la soie à coudre
et des boutons pour votre femme, monsieur, des
agrafes pour vous, monsieur, du cordonnet, de
la baleine, des aiguilles et des épingles pour vos
filles, monsieur, du carton pour >os daiies. elles
dessinent sans doute, monsieur; des parapluies,
monsieur, chose indispeiLsable à Manchester, mon-
sieur, car, sur trois cent soixante-six jours, dont
se composent l'année bissextile. mon>ieur, il y
pleut an moins trois cent soixante-cinq. Entrez,
monsieur, entrez, entrez, je vous en prie.
En effet, j'enirai, ou plutôt je me lai.ssai pous-
ser <lans le magasin, étourdi par cet ourai^an de
paroles. Ce que me fit éprouver pend.ini le,< pre-
miers momens un liooking si inattendu, je n'e,'-
salerai pas de le décrire. Si je ne pci rti'; pas corn-
— 550 —
pIiHement l'usage de mes sens, je perdis du moins
ma présence d'esprit ; mais je ne tardai pas à être
lire de mon état d'c\tase par les importunes
questions d'un jeune homme qui me demandait
" quel article il devait me montrer. » Comme je
ne voulais rien acheter, je répondis machinale-
ment: .' De l'or.— Montez au premier, monsieur,»
juedii le commis fort embarrassé de me satisfaire.
J'obéis, curieav de savoir comment finirait ma
plaisanterie ; je parcourus tous les étages, je ren-
contrai tous les employés l'un après l'autre, les
accueilluiit toujours avec la même réponse, de
l'or, jusiju'à ce qu'enfin je fusse arrivé auprès de
M. D lui-même. Alors je lui expliquai com-
ment j'avais été hooked, comment j'avais protesté
et répondu ; mais il ne comprit pas pourquoi il
était spirinieldc demander de l'orà un marchand
qui a l'habitude d'en prendre au\ autres plutôt
qiîe de leur en céder, et il ne me parut nulle-
ment convaincu, malgré toutes mes remontrances,
des vices du système de hooking. M. D.... est
du reste un excellent homme.
Après les Iwoks, qui font métier de toujours
vendre , viennent les non-givers ou ceux qui
font métier de ne jamais donner. Dans une ville
comme Manchester, où il y a tant de richesses,
il y a par la même raison beaucoup de misère ;
aussi la charité a-t-elle besoin de s'exercer large-
ment, et, pour être juste, il fautdire qu'iln'existe
peut-être aucun pays où Vart de donner soit
mieux compris et plus largement pratiqué qu'à
llanchcster; mais à Manchester, comme partout
ailleurs, on trouve encore un grand nombre d'in-
dividus qui ont toujours une pai-ole prête pour
justifier leur avarice et leur mauvaise volonté.
Bans cette ville bienfaisante, on a donc marqué
d'un nom particulier ceux qui ne donnent point.
Le moyen principal de ces gens-là consiste à met-
tre une institution charitable en rivalité avec une
autre, de sorte que, si vous sollicitez leurs dons
en faveui- de la première, ils s'épuisent en éloges
à l'égard de la seconde : par exemple, leur parlez-
vous d'une souscription dont le produit doit être
distribué aux femmes pauvres qui fontlems cou-
ches dans leur ménage ; cette souscription ayant
un but particulier et déterminé, ils vous répon-
dent que jamais vous ne parviendrez, quels que
soii'ut vos efl'orts, à procurer aux femmes qui
font leurs couches dans leur ménage toutes les
aisances que réclament leur situation. « Un hôpi-
tal général, s'écriera l'un d'eux, remplirait bien
mieux le but que vous vous proposez, et, en vé-
rité, je m'étonne que le comité n'ait pas songé à
fonder un hôpital. Non, monsieur, je ne vous don-
nerai rien. Vous m'excuserez; mais je n'aime pas
les demi-mesures. »
Maintenant, supposons que le comité eût eu,
au contraire, l'idée de fonder un hôpital pour
les femmes en couches, et eût envoyé l'un de ses
niend)res auprès du même individu : « Eh quoi !
aurait-il dit, avez-vous bien réUéchi avant de vous
décider? N'allez-vous pas encourager le vice, en
admettant indistinctement toutes les femmes qui
se présenteront? Et vous serez forcés de les ad-
mettre toutes ; car il serait trop inhumain et trop
cruel de renvoyer une malheureuse femme dans
une pareille position. Mieux vaudrait, ce me
semble, distribuer à domicile des secours à celles
ciui en auraient réellement besoin. Je suis surpris
que votre comité n'ait pas adopté ce projet, qui
offre tous les avantages d'un hôpital sans en avoir
les inconvéniens. »
Toutefois, en dépit (!u grand nombre d'indivi-
dus qui ne donnent pas, il y a à Manchester, il
faut le reconnaître, un grand nombre d'individus
qui donnent, les uns par ostentation, les autres
par intérêt de parti, quelques-uns par nécessité
et malgré eux, la plupart par bonté et charité. Au
premier rang, sur la liste des givers, se trouve
toujours placée l'église d'Angleterre; viennent en-
suite les wesleyiens, puis, à une distance incom-
mensurable, les indépendans et les autres sectes
de dissidens.
Mais la ville natale du vieux Jean de Gant,
malgré les reproches malheureusement trop fon-
dés que l'on peut adresser à ses repas, à ses
hooks et à ses non-givers, a, sous bien d'autres
rapports, droit à l'attention et aux éloges du voya-
geur. Les quatre repas, les hooks et les non-gi-
vers ne sont, pour ainsi dire, que des taches au
soleil ! Que mes lecteurs veuillent bien achever
le récit de mon voyage, et ils seront de l'avis de
cette devise nationale : Manchester for ever!
Vive a jamais MANcnESTERÎ
Maintenant, lecteur, suivez-moi à travers les
curiosités de la ville. Et d'abord, je vous prie, à
l'Infirmaiy, situé dans Piccadilly, au centre
même de la ville. Durant le cours d'une année,
20,000 malades environ reçoivent des secours de
ce magnifique établissement, ou de sa pharmacie.
Mais quel est cet homme qui vient à nous ? C'est
Wilson, l'un des premiers chirurgiens de l'Infir-
mary. Il nous invite à faire avec lui le tour des
salles : l'offre est trop aimable, l'occasio n trop
belle, pour que nous ne nous empressions pas
d'accepter. Notre cicérone paraît adoré des ma-
lades confiés à ses soins ; avec quelle joie ils re-
çoivent ses visites; quelle affection, quelle re-
connaissance ils en témoignent ! Mais aussi com-
me il s'intéresse à leurs maux; comme il sait ha-
bilement les consoler; comme il se dévoue pour
lem- épargner quelque souffrance et pour les sau-
ver! Malgré la perfection actuelle des machines,
une si nombreuse population se trouve journel-
lement occupée, dans cette grande cité manufac-
turière, à côté de tant de roues sans cesse en
mouvement, de tant de steam-engines et de
mécaniques de toute espèce toujours en activité,
qu'on a fréquemment des accidens graves à ré-
parer ; aussi presque tous les malades de l'Infir-
maiy, que nous visitâmes, étaient de malheu-
reux ouvriers victimes de leur imprudence ou de
celle de leurs camarades. L'un avait eu le pied
écrasé, l'autre le bras arraché, celui-ci les mains
broyées, celui-là le crâne fendu. Mais, grâce aux
bons soins de leur médecin, tous, à l'exception
d'un pauvre diable qui allait mourir, étaient en
bonne voie de guérison.
Partout dans tlnfirmaty régnent l'ordre le
plus parfait, la plus exquise propreté. Les salles
sont larges, élevées, aérées, bien éclairées, les
murs sans tache, les lits en fer, la température
est égale et douce, l'air sans odeur, les élèves
remplis d'attention pour leurs patiens. Nous goû-
tâmes le pain et la bière que nous trouvâmes
excellens, et nous apprîmes avec plaisir que les
convalescens ont le droit de choisir leur viande.
Quel qu'en soit le prix, jamais ils n'éprouvent un
refus. Toutefois, à l'hôpital de Manchester, de
même que dans toutes les autres villes de l'An-
gleterre, les bains ne font point partie du régime
habituel et régulier des malades. Pourquoi n'imi-
terions-nous pas l'exemple que nous donne un
peuple voisin? En France, il y a toujours des
bains tout préparés, qui, administrés à propos et
d'une manière convenable, serTent non seule-
ment à rétablir ou à conserver le corps dans un
état de propreté nécessaire à la santé, mais en-
core à calmer de trop vives douleurs, et souvent à
hâter et à déterminer la guérison.
Outre L'infinnaiy, Manchester possède encore
plusieurs autres établissemens du même genre,
que nous visitâmes aussi avec le plus vif intérêt :
tlie Lying-in llospilaL (l'hôpital des femmes en
couches), Lunatic Asylum, Charlton on hf'ed-
look, Lying-in-Cliarity Eye Institution, Look
Hospital, et six pharmacies attachées à ces six
hôpitaux. Enfin à Manchester appartient l'hon-
neur d'avoir fondé la première école provinciale
de médecine et de chirurgie, noble exemple suivi
depuis par Birmingham, Sheffield, Bristol, Hull,
Nottingham et d'autres villes. Cette école est au-
jourd'hui très florissante et très prospère, et sans
doute le jour approche où il deviendra tout à fait
inutile de forcer les élèves en médecine à suivre
les cours pratiques du Royal infirmaiy de Lon-
dres. Autrefois la question des écoles provinciales
de médecine était inquiétante : on craignait que
les com's de comtés ne causassent quelque préju-
dice aux cours delà métropole; mais l'expérience
a prouvé que ces craintes n'étaient pas fondées,
et qu'au contraire la rivalité des professeurs de
Londres et des villes de province a fait faire de
notables progrès à la science de l'enseignement.
Les institutions de Manchester participent du
caractère de ses habitans, de la nature de leurs
occupations et de leurs plaisirs. Il en est tou-
jours ainsi : d'étroits rapports existent entre les
étabUssemens publics d'une ville et les mœurs de
sa population. A Paris, ville de luxe et de plai-
sirs, vous trouvez les églises d'autrefois et les
théâtres d'aujourd'hui. Londres possède des vais-
seaux, des ponts, des banques, des douanes, tout
ce qui dénote, en un mot, l'existence de la reine
des mers. A Manchester, ville reUgieuse et com-
merciale, il y a des manufactures, des écoles, des
temples, des chapelles, des hôpitaux, une société
philharmonique, un musée d'histoire naturelle,
une institution royale des ouvriers, une bourse,
une chambre de commerce, seulement deux
théâtres, une caisse d'épargnes, des écoles de mé-
decine, une société de l'Humanité, une société
de la Providence, une institution des sourds-
muets, et le jubilé, ou l'école de charité des fem-
mes. Ce fut pour moi un véritable bonheur, je
l'avoue, d'être témoin de tout le bien physique,
intellectuel et moral, fait à plusieurs milliers de
mes semblables par ces divins établissemens.
L'église de l'école des dimanches {Sunday
Sclwol), située dans Burnet-Street, mériterait
seule qu'on entreprît le voyage de Constantinople
à Manchester pendant le cœur de l'hiver, rien
que pour se procurer le plaisir de l'admirer quel-
ques insians. Imaginez-vous un immense édifice
de cinq étages, bien éclairé, bien chauffé, pro-
pre, sain, aéré, rempli chaque dimanche de 3,000
enfans, qui, distribués en six classes séparées,
551 — "
Sont élevés dans les doctrine et dans la foi de no-
tre sainte et glorieuse église d'Angleterre ; repré-
sentez-vous 500 de ces enfans, chantant, de toute
la puissance de leurs voix argentines et flûtécs ,
l'hymne délicieux d'Héber, dont la simple lecture
réjouit et ranime le cœur.
Le système d'éducation pour les enfans est en
général celui du docteur Bell. Les maîtres sont
nombreux, et paraissent pleins de zèle et de
bonne volonté. Je ne vis jamais un établissement
de ce genre mieux tenu et mieux organisé.
Les villes de commerce sont en général peu
riches en objets d'art; toutefois, lecteur, si jamais
vous visitez Manchester, rappelez- vous que M.
William Townsend, de Market-Sircct, possède
Tune des plus magniflques galeries do peinture
que l'on puisse voir.
Cette incomparable galerie, estimée par un
jury de connaisseurs 19,000 liv. st. (475,000 f.), et
qui vaut le double, va être vendue. Quelle honte
pour la ville de Manchester si elle ne l'achetait
pas; si, malgré ses immenses richesses, elle la
laissait mettre en loterie et adjuger par le sort à
quelque pauvre diable qui s'empresserait de la
revendre en détail! Et cependant c'est ce qui, se-
lon toute probabilité, ne tardera pas à arriver ;
car déjà le propriétaire, M. William Townsend,
distribue des billets au prix de 125 francs; le ti-
rage se fera quand la totalité des billets sera pla-
cée, quand les 19,000 liv., prix de l'estimation,
auront été réunies. Eh quoi! les méthodistes
wesleyiens seuls ont trouvé, à Manchester,
28,000 liv. st. (700,000 fr.) en quatre jours pour
leur fonds centenaire, et on ne parviendrait pas à
trouver 19,000 1. st. pour doter la villed'unegalcrie
nationale de peinture et de sculpture ! Hélas ! je
le crains; non que les habitans de Manchester
manquent de goût et de patriotisme, mais les af-
faires ne leur laissent jamais le temps de s'occu-
per d'autres choses que des allaircs, quoiqu'il y
ait cependant à Manchester deux sociétés fondées
pour améliorer l'état actuel de la littérature, des
sciences et des beaux-arts, VlnstUulion royale
1 l'Institution de Manchester proprement dite.
Mais qu'on ne s'y trompe point, avant tout et
par-dessus tout Manchester est la ville des allaires,
avant la politique même, comme avant les arts.
En vain, par exemple, essaiera-t-on de la radi-
caiiser (1), les classes ouvrières n'y sont pas dé-
mocratiques; le docteur Stephens peut prêcher
tant qu'il lui plaira le radicalisme et le nivelle-
ment à quelques centaines de vagabonds; Henry
Huntpeut recommencerses sermons sur le champ,
maintenant oublié, de Peterloo. Mais prenez en
masse les habitans de Manchester, ils sont essen-
tiellement des hommes d'allaires; ils rapportent
tout il leurs magasins, à leurs praiicpies, à leur
négoce. Telle est, sans contredit, la grande cause
de leur puissance et de leur prospérité et l'une
des raisons de leur tranquillité et de leur fidélité
au gouvernement. Aussi les soulèvemens acciden-
tels ont peu d'importance; en quehpies semaines,
la révolte et les rebelles sont oubliés, et chacun
retourne à ses travaux avec son activité habituelle
et sa joie accoutumée.
Or, Manchester étant, comme nous venons 'le
(1) Nous rappelons à nos lecteurs (jue la revnc
anglaise i» laquelle nous empruntons cot article
est une revue tory.
le dire, avant tout et par dessus tout une ville d'af-
faires, elle ne saurait être une ville de distractions.
Les plaisirs et les amusemens publics ou privés
y sont fort rares. Parmi les classes élevées, les
dîners, pour en revenir à un sujet dont je ne
tiens pas encore quittes les habitans de Manches-
ter, les dîners, dis-je, jouissent incontestablement
de la vogue, et le luve de quelques tables de la
ville peut rivaliser même avec celui de Londres
ou celui de toute autre capitale de l'Europe. Je
désirerais toutefois que les honorables citoyens
de Manchester qui donnent à dîner variassent un
peu plus le choix de leurs mets et ne servissent
pas toujours à leurs hôtes des volailles bouillies à
la s uice blanche, de la morue et du roasl-beef.
Restreint à deux jours sur six, ce menu serait as-
sez convenable; mais, en vérité, servi, sans aucun
changement six jours sur six, il devient insuppor-
table. Dans les dîners de Manchester le sort des
plats de côté est très amusant, jamais personne
n'y touche; les plats du milieu et des deux bouts
ont seuls l'honneur d'apaiser la faim ou de satis-
faire la gourmandise des convives; mais les pal-
lies, les veal-olives, le curry et le riz, demeu-
rent des ornemens inutiles sur la table. Quelque
voyagem- de Paris ou de Londres manifeste-t-il le
désir d'en manger, on s'empresse de lui oll'rir de
la volaille bouillie ou du roast-beef, comme si
c'était un péché mortel et une espèce d'insulte
faite au maître de la maison que de ne pas préfé-
rer les gros plats aux petits.
Ce qui dislingue les tables de Manchester, ce
sont les entremets ; la carte de Véry, au Palais-
Royal, n'en contient certainement pas une liste
mieux garnie ; mais, hélas! pourquoi donc le
vin de Champagne est-il si calme et si froid à
Manchester? C'est sans doute du Champagne
d'Angleterre. L'explosion du bouchon ne vaut-
elle pas la moitié d'un verre, et la mousse bril-
lante et légère l'autre moitié. J'aimerais mieux
cent fois entendre sauter le bouchon et voir pé-
tiller la mousse d'une bouteille que de boire un
tonneau de ce froid Sillery, si indigne du beau
nom qu'U porte. Mais aussi qui pourra jamais dé-
crire les desserts de Manchester, la magnificence
des tables d'acajou, plus brillantes que dix mille
miroirs, ce délirieuv vin de Porto et ces avelines
monstres, qui occuperont toujours une si large
place dans les plus beaux apparlemens de ma
mémoire. A Manchester, comme partout ailleurs,
les femmes se retirent alors, et les hommes re-
grettent leur absence ; la politiques et les affaires
forment le sujet de toutes les conversations du
soir. En dernière analyse, cependant, un bon dî-
ner est une chose fort agréable ; quand vous n'a-
vez pas, ainsi qu'à Manchester, au moins trois
milles à faire pour l'aller chercher. Presque tous
les négorians un peu riches, demeurent très loin
de leurs maisons de commerce et du centre de la
ville, de sorte qu'un étranger invité à dîner ne
sait jamais s'il ne rentrera pas à son hôtel à deu\
heures du matin, après a\oir fait deux ou trois
lieues à pied par une pluie éternelle.
Quoi qu'il en soit, Vivk ajamais MANCnESTF.n!
Mamukstf.ii 1-ou f.vf.r! non pas ses machines à
vapeur, non pas ses hooks, non pas ses quatre
repas par jour, non pas son \ in île cliampagne.
non pas ses diners de deux heures, non pas ses
I volailles bouillies et ses sauces blanches : mais
cependant vive à jamais Manchester! Oui, gloire
et honneur à cette énergie de caractère, à cette
loyauté de conduite, à l'industrie, au talent et à la
persévérance qui vous distinguent à un degré si
imminent, habitans de Manchester ! gloire ethon-
neur ;i votre génie qui invente, à votre commerce
qui perfectionne, à votre passion pour tout ce
qui peut être utile et avantageux aux hommes
dans leurs rapports avec leurs semblables! Gloire
et honneur ii vos établissemenscharitables, à cette
noble bonté qui, sauf quelques exceptions très
rares, se montre toujours prête à soulager les
malheureux ! gloire et honneur à cette généreuse
hospitalité qui reçoit et traite aussi bien l'étranger
que l'ami! Citoyens de Manchester, gloire et
honneur à vos habitudes d'ordre et de travail, à
celte bonne foi si commune et si généreuse, et
surtout à celle piété sincère qui exerce de si pu-
res et de si glorieuses inlluences sur la population
entière de votre grande et riche cité ! Puissiez-
vous conserver intactes, jusqu'à la lin des siècles,
toutes les précieuses qualités, toutes les vertus
que vous possédez aujourd'hui ! Lue dernière fois,
gloire et honneur à vous ! Vive a jamais Man-
chester!!! Ma.ncuester forever!!!
[Blackwood' s Edinburph Magasine.)
Traduction de la Revue britannique.
LA fiAROE-inUDE.
H existe à Paris pour les femmes un état extrc-
memenl lucratif, qui, bien que fatigant sons plu-
sieurs rapports, n'eu convient pas moins parfaite-
ment aux paresseuses, car la paresse n'est point
précisément le désir ou le besoin de ne rien faire;
elle est bien plutôt l'antipathie d'un travail unifor-
me et journalier. Tel paresseux consentira vo-
loutiers, pour gagner sa vie, à courir la ville
depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures
du soir, qui ne voudra janims s';istreindre à tenir
la plume pendant trois heures de la matinée dans
une étude ou dans un bureau. Ce qui loi coûte,
ce qui répugne surtout à sa nature, c'est de se
mellrc à ioucragc : témoins ces hommes qui
n'ont conservé de place dans aucune classe de
la société, et qui préfèrent le métier de faiseurs de
tours, d'acteurs dans les parades, etc., métier
que, malades ou bien portans, ils exercent en
plein air, exposés à toutes les intempéries d' s
saisons, et souvent même au péril de leur vie,
quand ils auraient pu devenir d'honorables et
bons ouvriers. Pour donner le change à la paresse,
il suflit de variété dans le labour, et l'état dont
je parle ici fait mener à celles qui le choisissent la
\ie la plus variée dans ses accessoires que l'on
puisse imaginer.
Tous les mois à peu près madame Jacquemart
change de iloniicile, de lit (quand la circonstance
permet qu'elle dorme dans un ht^ fait connais-
sance avec de nouveaux vis.igos, et se voit forcée
d'étudier de nouveaux cararières, avec lesquels
il faut ([u'elle sympathise si eJle veut s'assurer de
bons traitemens dans les diverses maisons qu'elle
habile. IIeurciL*emeni. un long exercice de la
profession lui a appris à démêler au premier coup
dœil les personnes qui jouissent de quelque im-
55-2
poiiancc dans le logis où elle vient d'entrer pour
la preiiiiiTc fois de sa vie : parmi les domestiques,
comme parmi les œaiti es, elle voit aussitôt quelle
est celle ou celui qu'elle doit s'atiaclier h gagner
par la llaiteric, ou par des complaisance^i dont le
dfcir du hieu-èlre l'a rendue prodigue. De même,
griicc à cette mobilité d'exisience (pii la transporte
sans cesse du faubourg Saint-Geniiaiii dans le
Marais, et de la Ciiausséc-d'Anlin dans le fau-
bourgSaint-Marceau, elle a appris h mesurer son
ton, SCS discours, et jus(iu'à tes gestes, sur les
degrés de l'cclielle sociale (|uc lui font parcourir
5CS nombreuses pratiques; elle devient tour à
tour taciturne ou babillarde, importante ou câline,
rcspcclueuse ou familière, selon le rang, l'âge et
l.i friune des personnes aux'iuelb's elle donne
ses soins; et tel la venait en fondions dans des
iippartemens situés à diUérens étages, qui aurait
peine à la reconnaître pour la même personne.
Que uiudamc Jacquemart ait ou non une
famille, des enfaus, peu importe, puisqu'elle no
pourrait jamais ni les aller voir, ni les recevoir
cLcz e.io. C'est tout au plus si trois ou quatre fois
par an elle passe quarante-huit heures de suite
avec monsieur Jacquemart ; car madame Jacque-
mart est soumise comme toute autre foiiime au lien
conjugal : devenue veuve, elle s'est même hâtée
de se remarier, attendu que non-seulement e!le
désire trouvir quelqu'un chez elle, lorsqu'un
Lasard fort rare l'y fait retourner pour quelques
heures, mais aussi parce qu'elle ne veut conlier
qu'à une personne sûre le soin de tenir propre-
ment sa chambre et .son cabinet , et d'entretenir
les meubles assez élégans que ces deux pièces
renferment. Elle a donc choisi trois jours entre
une fluxion de poitrine et un rhumatisme aigu
qui réclamaient ses soins, pour épouser monsieur
Jacquemart, lequel monsieiu- Jacquemart, garçon
de bureau depuis trente-trois ans au ministère de
l'intérieur, s'est établi dans le petit manoir, et
vient tous les huit jours à l'adresse qu'elle lid in-
dique, lui apporter du linge, lui donner des
nouvelles de sa petite chienne et de son serin ; et
recevoir le produit de ses journées (1), les prolits
du baptême, etc. ; somme qu'il est chargé de pla-
cer en rentes sur l'état, et qu'elle lui donne tou-
jours intacte, attendu qu'elle n'a jamais occasion
de dépenser six liards. Ces entrevues, qui souvent
sont interrompues par un coup de sonnette, no
durent que dix minutes au plus, ont lieu dans
ranlicliambre, et ne permettent pas un mot super-
flu; elles sont loin, comme on voit, de pouvoir
amener un divorce pour incompatibilité d'humeur.
Madame Jacquemart est naturellement privée
de tous les plaisirs dont jouissent beaucoup de
gens de sa classe. Les promenades, les bals, les
spectacles, sont clioses dont elle se souvient d'avoir
entendu parler dans sa grande jeunesse, niais
dont l'entrée lui est interdite. !-i le hasard lui ac-
corde quelques momens de loisir, elle se garde
bien de les perdre en courses inutiles; elle va
visiter ce qu'elle appelle sex femmes, s'informer
de leur état, gourmander les paresseuses qui lais-
sent passer l'année sans réclamer ses soins, et
savoir au juste à quelle époque telle ou telle de
ses clients l'enverra chercher. A l'exception de
(1) Les journées d'une garde, la nuit comprise,
sont habituellement payées six francs.
ces sorties, madame Jacquemart se passe habi-
tuellement du |)laisir de respirer un air pur, puis-
que, lïit-ce au mois de juillet, elle ne pourrait
ouvrir une fenêtre que dans le cas extrême où la
femme qu'elle soigne étoullerait au point de se
trouver mal.
Ajoutez à tant de privations, la privation du
sommeil pendant une grande moitié de l'année , le
devoir qui l'assujettit à mille soins dégoûtans, et
chacun se dira : Madame Jacquemart est la plus
infortunée créature qui soit au monde. Eh bien !
il n'en est rien, surtout si, grâce à la protection
de quelque célèbre accoucheur, elle est parvenue
à ne plus garder que des femmes en couches.
Il est bien certain que peniiant plusieurs nuits,
il lui est interdit de s'élendre sur des matelas ,
ainsi que nous le faisons tous ; mais elle a con-
tracté l'habitude , le soleil cou< hé ou non , de
dormir à merveille dans une bergère , dans un
fauteuil, .'ur une chaise; au besoin même elle dor-
mirait debout. Seulement Morphée lui donne sa
part en petite monnaie au lieu de la lui payer en
grosses pièces, et elle en souflre si peu, que, dès
qu'on la réveille pour réclamer d'elle quelque ser-
vice, on la voit se dresser sur ses jambes d'un air
tout aussi jovial, tout aussi dispos que si elle s'é-
veillait naturellement après sept heures d'un som-
meil suivi.
L'heure du déjeuner venue, on donne à madame
Jaquemart une énorme tasse de café à la crème.
Ce moment est un des plus doux momens de sa
journée; car un sort bienfaisant a voulu que ma-
dame Jacquemart fût gourmande : de bons repas
sont pour elle une immense compensation à ce
que son existence semble avoir de peu agréable.
Vivant toujours chez des personnes riches, ou
pour le moins chez des personnes qui sont dans
l'aisance , chaque jour, a\ec délices, elle prend
sa paît de diliérens mois succulens dont elle ne
pourrait se régaler dans son petit ménage. On la
soigne ; elle se ferait soigner d'ailleurs, et parle
sans cesse de la bonne maison d'où elle sort, afin
de piquer d'amour-propre les gens chez qui elle
se trouve. A son dîner, à son repas du soir, et
quelquefois même dans la journée, un verre de
bon vin vient égayer son esprit et réparer ses
forces. Elle a de plus sa tabatière, dans laquelle
elle puise toutes les cinq minutes une distraction
qui lui plaît inDniment, et qui a l'avantage de la
tenir éveillée ; sans compter enfin la douce salis-
faction de Ke point travailler de l'aiguille du malin
au soir, ainsi que le fait une pauvre ouvrière pour
gagner vingt sous dans sa journée.
Mais, dira-t-on, je ne vois pas dans tout cela
une seule jouissance intellectuelle ? Patience :
madame Jacquemart n'en est pas plus dépourvue
que toute autre créature raisonnable ; seulement
il faut (|u"elle les puise dans le cercle rétréci de
ses habitudes et de ses pensées. D'abord, madame
Jacquemart est bavarde , et madame Jacquemart
n'est jamais seule ; raconter, pour peu qu'on lui
prête attention, est un de ses plaisirs les plus vifs,
aussi fait-elle subir à ceux qui l'entourent des ré-
cils plus ou moins circonstanciés de son passé
personnel et des événemens romanesques qui ont
eu lieu dans les familles au milieu desquelles elle
a vécu. Elle ne recule point devant l'exagération,
et même devant le mensonge, pourvu qu'elle par-
vienne à exciter l'inlérél; en sorte que le plus
souvent se joint à la satisfaction de parler, qui
pour elle est déjà grande, celle qu'éprouve un au-
teur habile lorsqu'il exerce son génie sur des fa-
bles. Quelquefois ses jeunes années se perdent
dans un mystère qui autorise les conjectures les
plus diverses et permet les histoires h s plus fan-
tastiques : mariée de bonne heure à un jeune
étourdi, elle est restée veuve, sans fortune, avec
quatre enfans en bas âge ; de là, série d'aventu-
res à remplir l'existence de cinq générations. Elle
a inévitablement à la suite de sa première couche
essuyé toutes les vicissitudes que Lucine dans ses
jours de mauvaise humeur envoie à ses patientes.
Est-elle lasse de radoter sur la séduction de sa
jeunesse, elle se transporte alors dans un hospice
où elle est censée avoir passé les plus befles an-
nées de sa vie; toutes ces transmigrations menta-
les ne laissent pas que de jeter une certaine va-
riété sur son existence; elle n'hésite donc pas à
se forger un passé à sa guise et s'identifie si com-
plètement à ses mensonges qu'elle croit avoir réel-
lement éprouvé ce qu'elle raconte. Comme une
jeune femme qui ne souffre pas et qui se voit
obligée de garder le lit ne s'amuse guère, il ar-
rive parfois que le babil de madame Jacquemart
obtient du succès près de son accouchée ; s'il en
est autrement, elle se rabat sur les domestiques
de la maison et trouve bien le temps d'établir de
longs entretiens avec eux, soit dans l'antichambre,
soit dans la cuisine, soit même dans la chambre
de madame où elle cause à voix basse avec la
femme de chambre.
Par suite de son gofit pour la narration , ma-
dame Jaquemart est fort curieuse ; elle sait qu'un
grand poète a dit : Quiconque ne voit giti^re
n'a guère à dire aussi. En sorte que le jour on
l'on peut laisser entrer quelques visites est attendu
par elle avec une extrême impatience et lui pro-
cure une foule de distractions agréables. Dès que
l'on annonce nue femme, elle s'établit à la fenê-
tre avec le bas qu'elle tricote (le tricot ayant cet
avantage qu'on peut le quitter à la minute sans
inconvénient), là, ses yeux et ses oreilles la ser-
vent d'une manière si merveilleuse , qu'elle pour-
rait au bout d'un instant dessiner la figure, la toi-
lette de celle qui vient d'entrer , et que pas un
mot de la conversation ne lui échappe. Elle fait
ses petites réflexion? tout bas, approuve ou criti-
que ce qui se dit, et s'amuse des médisances, si
son bonheur veut qu'il s'en glisse quelques-unes
dans l'entretien. De plus, il est fort rare (|u'clle
reste simple observatrice de la scène ; outre que
la plus légère question qu'on lui adresse lui four-
nit l'occasion de répondre avec sa loquacité habi-
tuelle, il faut montrer l'enfant : c'est elle qui va
le chercher et qui l'apporte, qui fait remarquer
« combien ce petit amour ressemble à son père,
qu'il annonce déjà qu'il aura les beaux yeux de
madame : » et mille autres propos qu'elle répète
depuis vingt-cinq ans pour chaque individu de la
génération future qu'elle a vu naître au jour, l'en-
fant, le père et la mère fussent-ils d'une laideur
à faire reculer.
Une autre jouissance de madame Jacquemart ,
et la plus vive sans doute, si l'on en juge par le
penchant presque général de l'esprit humain ,
c'est le plaisir que donne la domination. Si l'on
excepte les dix minutes que dure la visite du doc-
teur, pendant lesquelles madame Jacquemart dé-
— 553
pose son sceptre et s'incline respectueusement en
en recevant les ordres pour la journée, c'est elle
qui règne sans partage dans la chambre de son
accouchée. On ne peut entr'ouvrir une porte, es-
suyer la poussière sur un meuble, allumer une
bougie ou mettre une bûche au feu qu'elle ne
l'ait trouvé bon dans sa sagesse. Si l'on gratte
doucement contre la serrure, ce serait monsieur
lui-même qu'il a frappé trop fort. Elle ne laisse
pas entrer une visite sans s'être bien assurée que
la personne qui se présente n'a sur elle aucune
senteur, et sans vous recommander de parler très
bas. Un léger bruit se fait-il entendre dans la
pièce de l'appartement la plus reculée, elle sort
en fureur « pour aller faire taire ces gens-là qui
vont donner un mal de léte à madame. » Les soins
qu'elle prodigue à la mère n'empêchent point ma-
dame Jacquemart de veiller sans relâche sur l'en-
fant. C'est elle qui indique la place où l'on doit
poser le berceau du nouveau-né , qui prescrit la
dose de sucre qu'il faut mettre dans le verre d'eau
dont il va boire quelques gouttes , qui préside à
tout ce qui concerne sa toilette, son sonmieil,etc.
Enfin, du matin au soir, elle dirige, elle ordonne,
elle exerce un empire absolu ; aussi parle-t-elle
en souveraine à la plupart des gens de la maison ;
autant elle se montre gracieuse avec une femme
de chambre qui paraît posséder la confiance de
madame et celui qu'elle sait être chargé du soin
de la cave, autant on la voit traiter impérieuse-
ment les autres domestiques quand ils ne se con-
forment pas à tous les petits soins qu'elle leur re-
commande sans cesse pour faire croire à l'utilité
de sa présence, et son étonnement serait grand
si quelqu'un le trouvait mauvais quand il s'agit
« de la vie d'une accouchée. »
Madame Jacquemart ne courbe pas seulement
)a domesticité sous son joug de fer, car ce joug
s'étend aussi sur la maîtresse de la maison. Ar-
mée des ordonnances prescrites par le docteur,
elle ne s'approche pas du lit sans dire : « Il faut
que madame boive, il faut que madame mange sa
soupe , » ou toute autre chose qu'il lui semble
ordonner à son tour. Bienheureux, si, peu satis-
faite de cette douce illusion, elle n'entreprend
point danscertains cas d'indiquer quchpie remède
de bonne femme qu'elle assure avoir fait employer
souvent avec le plus grand succès. Ces mots : « Si
ça ne fait pas de bien à madame, ça ne peut pas
lui faire du mal, » sont ordinairement l'exorde de
ses propositions dans ce genre. Si la pauvre jeune
femme a le malheur de s'y laisser prendre , ma-
dame Jacquemart joint à l'importance d'un véri-
table docteur, ce qui double les moyens de gou-
verner ceux qui l'entourent. Sans compter qu'elk-
aime de passion à exercer la médecine. Gardez-
vous de parler devant mailame Jacquemart de
quelque douleur que ce .soit : elle les a toutes
éprouvées. Sur ce sujet, son savoir est inépuisa-
ble. Non seulement clic vous entretiendra des di-
verses maladies de la feniine, mais aussi des mala-
dies des hommes , car elle les connaît, par ouï
dire au moins , lorsqu'il ue lui plait pas de les
mettre sur le compte de monsieur Jacquemart ;
par suite, il n'en existe pas une dentelle ignore le
traitement, elle serait en état de soigner les plus
graves comme les plus légères : aussi dans une
maison qu'elle habite on ne s'est jamais donné
une entorse, elle n'a pas entendu tousser sans
prescrire aussitôt le bain de pied qu'il faut prépa-
rer ou la tisane qu'il faut boire, et sa mémoire
est pleine d'une telle quantité d'anecdotes, d'his-
toires extraordinaires dont le fond roule sur le
chiendent, les sangsues et la bourrache, qu'on la
prendrait volontiers pour un journal de thérapeu-
tique ambulant.
Le désir de madame Jacquemart est que la mère
nourrisse son enfant, parce qu'alors elle devient
tout à fait nécessaire jusqu'au moment où elle est
parvenue à former la bonne, et Dieu sait avec
quelle arrogance elle donne sei conseils à la mal-
heureuse novice, qui se garde bien de lui déplaire
en la moindre chose, tant elle croit sa place atta-
chée à l'approbation de la garde. C'est donc tou-
jours à son grand regret (même à part le tort qui
peut en résulter pour elle le jour du baptême),
que madame Jacquemart en arrivant trouve une
nourrice établie, aussi cette pauvre femme de-
vient-elle habituellement l'objet de son antipathie,
et se fait-elle une élude de la critiquer et de la
vexer tant que la journée dure ; si l'enfant crie :
« Ce pauvre amour meurt de faim. >< S'il tette :
« On le fait téter trop souvent; il faut savoir gou-
verner un enfant pour la nourriture, et cela ne
s'apprend pas en un jour. » Il en est de même
du talent d'cmmaillotler, talent que madame Jac-
quemart possède par excellence, en sorte qu'elle
n'épargne pas ses avis à la nourrice. « Prenez
garde, prenez garde, vous le serez trop, il devient
tout rouge. »
« Otez donc cette grande épingle que vous avez
placée si près de son petit cœur, il n'en faut pas
tant pour tuer un enfant. » Et la jeune mère de
frémir, de crier à la nourrice du fond de son al-
côve : « Ecoutez madame Jacquemart , je vous
prie, ma chère ! faites ce qu'elle vous dit de faire !»
et madame Jarquemait de jouir au fond de son
âme , et de relever la tête avec autant d'orgueil
qu'un général d'armée qui vient de gagner une
bataille.
Le sentiment de son importance n'abandonne
jamais madame Jacquemart ; mais il ne s'oppose
point à ce que, selon la circonstance , elle ne se
dépouille d'une certaine roidiur respectueuse
pour montrer beaucoup de bonhomie. Celte mé-
tamorphose s'opère pendant le trajet qu'il lui faut
parcourir pour se transporter de l'hôtel d'une du-
chesse dans une arrière-boutique. Elle arrive
chez M. Leroux, gros boucher de la lue St-Jac-
ques, dont pour la troi-iènie ou (luatiième fois la
femme vient de réclamer ses soins. Elle entred'un
air jovial et sans façon, salue les garçons bouchers
d'un sourire de connaissance, fait un signe de tête
amical à la pet. te bonne. — Eh ! bien , luonsieur
Leroux, dit-elle, avec un gros rire, vous m'avez
donc encore taillé de la besogne ? Tant mieux ,
tant mieux : cette chère m.ulame Leroux ! J'es-
père que nous nous tirerons aussi bien de celte af-
faire-ci que nous nous sommes tirés des autres. »
Ici, tout est fait simplement , rondement, sans
phrases. La causerie avec l'accouchée ne tarit pas,
car madame Leroux s'amuse des récits qui lui don-
nent un aperçu du grand monde , qui lui pei-
gnent des femmes élégantes, des hôtels somptueux,
mille détails de la vie des riches qu'elle ue con-
naîtrait pas sans sa garde, et madame Jar(piemart
épuise tout à son aise sou recueil d'histoires tra-
giques et boufTonnes. Elle se montre d'ailleurs
tout à fait bonne femme, n'exige jamais rien, ne
gène personne, est toujours prête à rendre quel-
que service de ménage et va soigner elle-
même son café dans la petite cuisine; ■ car il ne
faut pas croire qu'elle prenne jamais des airs de
princesse parce qu'elle garde de grandes dames.»
Il résulte de cela que madame Jacquemart est
traitée chez monsieur Leroux comme une amie
de la maison. Elle prend ses repas avec la famille
et les garçons, sans en excepter le dîner du bap-
tême, et quand pour le dessert arrive le fromage,
M. Leroux va chercher une bouteille d'ancienne
eau-de-vie de Cognac, qu'il appelle la vieille amie
de madame Jacquemart. Alors, tout le monde de
rire, de causer, ou plutôt de laisser causer mada-
me Jacquemart qui en raconte de toutes les cou-
leurs, et de prolonger le temps que l'on reste à
table, afin d'avancer un peu la bouteille. Ce n'est
certes pas madame Jacquemurt qui se lèvera la
première ; elle s'est hâtée de dire qu'elle a laissé
Nanette près de madame Leroux pour lui donner
tout ce qu'il faut.
11 ne s'agit plus, comme on voit, des mille
petits soins que l'on doit prodiguer à une femme
en couches. Non-seulement dans cette maison on
frappe les portes avec violence de tous les côléi,
mais il monte jusqu'à l'enlrcsol habité par l'ac-
couchée une forte odeur de fumée de tabac, vu
que M. Leroux et les garçons fumentsouvent dans
la boutique. Madame Jac |uemart ne fait pas plus
d'attention à tout cela que madame Leroux elle-
même, et pense aussi c. qu'il faut laisser ces mi-
gnardises aux petites mijaurées dont les nerfs ne
supportent rien. »
Le fait est que la mère et l'enfant se portent à
merveille, que madame Leroux se lève le qua-
trième Jour, descend à son comptoir le dixième,
et que cette décade écoulée, madame Jacque-
mart se trouve libre d'aller porter ses soins pré-
cieux dans d'autres parages.
La tenue de madame Jacquemart est toujoars
ti'ès-soignée, et pourtant, comme elle dit, sa toi-
lette est faite en un clin d'œil. Elle a soin d'ajou-
ter assez souvi nt qu'il en était de même quand
elle était jeune et jolie, ce qui fait remarquer
qu'un ceriaiu embonpoint lui maintient un reste
de fraîcheur qui autorise ses prélent.ons à la
beauté; s'il arrive alors qu'une personne obli-
geante lui dise que dans sa jeunesse elle devait être
fort séduisante, madame Jacquemart s'incline d'un
air tout à fait coquet, et liien que ce compliment
porte sur le passé, il ne lui en fait pas moins
éprouver une petite émotion agréable.
Le trav.iil d'esprit le plus réjouissant pour
madame Jacquemart, c'est de calculer de léte à
quel tot.d la soin ne qu'elle a placée dans le mois,
et celle qu'elle placera dans le mois >uivanl, por-
tera son avoir, en y joignant l'inioret du tout pen-
dant une, deux ou trois années, selon qu'elle a
de temps poursuivre son opération aritliméilque.
Ce calcul a double avantage de l'occuper dans
ses heures de désœuvrement, et de porter sa pen-
sée sur le temps heureux où elle pourra jouir
enfin du fruit île ses longues veilles. Elle se voit
alors, possédant un honnête re>enu, vivre chex
elle en dame et maîtresse, dans la douce société
(le M. Jacquemart, servis tous deux par un bonne
dont elle saura bientôt perfectionner Us ulcas
pour la cuisine; se mettant à table à l'heure qui
— 55i —
lui fonvieiulra, se roiicliaiit, se levant selon sa
fantaisie, en un mot, dans la situation prospère
d'une femme qui a fait sa fortune. Ce rêve de
son avenir l'aide à supporter tout ce que son
état présent peut avoir de pénible au point
qu'un grand nombre d'années se passent
avant qu'elle se décide à le réaliser : des engage-
mens sans lin qui se suceèdent, le désir d'aug-
menter encore ce revenu qu'elle doit à ses peines,
et peut-être le goùl de l'étrange manière de vivre
doni elle a contracté l'habitude, tout fait qu'elle
atteint un âge fort avancé sans goûter ce repos
qu'elle croit ambitionner, et qu'elle n'a jamais
connu qu'en perspective. Enfin, un jour elle
quitte le logis d'autrui pour entrer dans le sien.
La pauvre femme va se reposer, hélas ! car elle
arrive malade, pour mourir le surlendemain dans
les bras de ce bon monsieur Jacquemart, qui n'a
pas vécu près d'elle la valeur de trois mois de-
puis qu'ils sont mariés. Elle meurt doucement,
sans avoir prévu sa fin, sans grandes soulTrances,
ayant joui dans sa vie, après tout, d'une dose de
bonheur égale au moins à celle dont jouissent
l'homme de génie ou le millionnaire.
Madame de Bavvr.
(Extrait des Français peints par cnx-mvmes.)
LE SERMENT DU PACHA.
La religion du serment est un des caractères
les plus remarquables des mœurs turques. On y
voit éclater la physionomie de l'esprit musulman
dans ce qu'elle a de plus important et de plus sé-
rieux. Assurément il y a des roués et des fripons
chez les Turcs comme partout ; mais la déloyauté
y fait exception, tandis que le contraire a lieu fré-
quemment parmi les chrétiens. Il en est de la
loyauté pour un Turc comme de l'hospitalité pour
un Arabe ; elle est proverbiale , héréditaire ; elle
tient au sol, au culte; elle s'exerce de préférence
dans les inimitiés, afin de prouver qu'elle est au
dessus des faiblesses du cœur humain. Quand un
musulman a promis sa protection , cette garantie
est inaliénable, et les haines ou les intérêts per-
draient leur éloquence à vouloir détruire cette
attache sacrée: mais aussi, lorsqu'un Turc a juré
de se venger, il n'y a pas de lois et d'alfections
dans ce monde qui puissent comprimer l'explo-
sion de sa volonté et adoucir les rigueurs de son
serment. Un événement tragique , bientôt célèbre,
et qui survint , près de Constantinople , durant
mon séjour en Orient, est une sanglante preuve
de cette énergie nationale.
J'eus besoin de me rendre de Constantinople à
Salonique , et je fis ce voyage à la manière tur-
que, c'est à-dire à cheval , sous la conduite d'un
Tariarc. Des firmans tout particuliers me recom-
mandaient sullisamnient à Mustapha, pacha de
Salonique, personnage très haut placé auprès de
la Sublime Porte et favori du sultan. Un banquier
arménien , de Constantinople , m'avait aussi
donné une lettre de crédit pour un de ses com-
patriotes , qui résidait habituellement à Mielnik ,
gros bourg qu'on rencontre sur la route de Salo-
nique. En Turquie , les banques et les comptoirs
sont le monopole des Arméniens. Un Anglais qui
a long-temps séjourné en Turquie revient à Lon-
dres avec autant de connaissance des mœurs ar-
méniennes que s'il eût vécu plusieurs années
dans l'Asie même, à Erzeroum , et sur les bords
de l'Euphrate.
En arrivant à Mielnik, je me fis sur le champ
indiquer la maison de Pascal , c'était le nom de
l'Arménien. Le banquier d'abord ne voulut point
me recevoir, ce qui me surprit un peu; mais,
après avoir lu ma lettre , qu'on lui remit de ma
part, il s'adoucit beaucoup et se montra tout à
fait aimable. On m'introduisit. Je trouvai dans
Pascal un homme déjà mûr, d'un air grave et dis-
trait , assez mélancolique , laissant parfois échap-
per des soupirs profonds , et même dominant si
peu les marques extérieures du chagrin qui pa-
raissait le ronger eu secret, que, des ma première
visite, il me fut impossible de ne pas être per-
suadé qu'un malheur domesliquu venait de frap-
per mon hôte. Aussi ma conversation préliminaire
ne fut-elle qu'une suite de phrases plus ou moins
péniblement construites sur l'importunité de ma
visite.
I' Vous avez tort et vous avez raison dans vos
conjectures, me répondit l'Arménien avec la con-
cision du style oriental ; ma famille est saine et
sauve , Dieu merci ! mais , demain , mon ami doit
mourir... »
Celle réponse semblait calculée pour piquer
vivement ma curiosité de touriste , et je fis paraî-
tre immédiatement, dans mes paroles et dans mes
gestes une sympathie tellement prononcée pour
les malheurs de l'ami de Pascal, que celui-ci
n'hésita pas à me rîiconter, dans les plus grands
détails , la catastrophe dont il était si sincèrement
abattu.
Au mois de janvier 1838 , quelques marchands,
en voyage, se trouvant marcher à petites journées
sur la route de Mielnik à Salonique, découvrirent,
à quelque dislance de la première de ces villes,
les cadavres de deux hommes assassinés : l'un
était manifestement un personnage de haut rang,
et l'autre un Tartare. Le premier avait été ren-
versé d'un coup de pistolet à bout portant, et la
balle lui avait traversé la poitrine , tandis que le
fidèle Tartare, qui semblait avoir voulu défendre
vigoureusement son maître , était percé de nom-
breux coups de yatagan. Leurs corps étaient com-
plètement dépouillés ; on n'y avait laissé que le
fez et les vètemens de dessous. Les chevaux des
deux cavaliers , qu'on trouva , non loin de là, en
liberté au milieu de la plaine , n'avaient plus en
croupe leur bagage. L'un des marchands , à la
vue de ces cadavres , dit ù ses compagnons de
route :
>i Si nous ^poursuivons notre chemin , on nous
accusera peut-être, dans la suite , du meurtre de
ces gens , tandis que , si nous tournons bride
vers Mielnik avec les deux corps , nous échappe-
rons au soupçon du crime en le dénonçant. »
On rattrapa les chevaux; on y chargea les ca-
davres, qui naguère les montaient , et celte cara-
vane lugubre entra dans Mielnik, où les déposi-
tions des marchands furent reçues par l'alla, et
les voyageurs assassinés exposés dans la princi-
pale mosquée , afin de parvenir à découvrir leurs
noms.
Le hasard voulut que Mustapha Pacha fût at-
tendu ce jour-là même à Salonique , et l'aga crut
ne devoir faire aucune recherche pour saisir les
meurtriers avant l'airivée de son supérieur. Dès
que Mustapha eut franchi les portes de Mielnik ,
la rumeur publique , violemment émue par ce
terrible événement, vint frapper ses oreilles;
mais , parmi les personnes de toutes classes qui
s'empressaient autour du fonctionnaire dans ce
moment, il ne se trouva personne qui pût lui
donner les noms des victimes, elles informations
se réduisaient à la présence des cadavres étalés
aux regards sous les voûtes de la mosquée. Mus-
tapha, indigné de cet alternat, dirigea son cheval
vers le lieu saini , et , mettant pied à terre , entra
religieusement dans l'édifice , accompagné d'une
foule immense.
Au centre du temple, on voyait, étendus sur
des tapis , la figure voilée et les pieds tournés
vers l'Orient, les deux individus tués; ils étaient
couchés sur le dos, l'un contre l'auu-e. Mustapha
s'approcha lentement, et, s'étant agenouillé pour
mieux examiner les cadavres, poussa tout à coup
un cri d'horreur ; alors, s'arrachant la barbe , il
se prosterna sur le pavé de l'édifice , et demeura,
le front contre terre , plongé dans une douleur
immobile et silencieuse.
Après une longue pause, durant laquelle per-
sonne n'osa l'interrompre , il se releva ; sa phy-
sionomie était fort pâle , mais sévère et placide ,
comme si le calme d'une détermination fixe et
irrévocable avait succédé à quelque violent accès
d'indignation. Dans cet instant , il se pencha de
nouveau sur les corps des deux victimes , saisit la
main du cadavre qui était le plus rapproché de
lui , et , regardant le ciel , il s'écria :
« 0 Seid Mohamed ! lorsqu'au passage du Bal-
kan, tu as protégé ma vie contre la fureur des
Russes, je fis le serment que dorénavant tu serais
pour moi comme un frère; et, dernièrement, j'ai
juré, par Allah et son saint prophète , que ja-
mais, sous mon gouvernement, le crime ne res-
terait impuni! Ce serment, je le répète en ton
nom et devant ton cadavre ! Je chercherai tes as-
sassins jusque dans les contrées les plus incon-
nues de la terre ; je ferai couler leur sang goutte
à goutte en expiation du forfait ; leurs yeux seront
mangés par les vautours, leurs chairs dévorées
en lambeaux par les chacals , leurs os blanchi-
ront sous les tempêtes du ciel. Que plutôt le cer-
cueil de mon père soit profané , si j'oublie mon
vœu et mes sermens ! 0 Seid ! ô mon frère ! tu
m'entends, tu m'entends!!! J'ai dit
Mustafha jeta un dernier regard sur l'homme
qu'il avait tant aimé, et s'éloigna de la mosquée
sans dire un mol ni faire un geste de plus.
Son unique souci administratif fut dès lors de
ne rien négliger pour qu'on retrouvât les traces
di s meurtriers en fuite , et il promit une récom-
pense de vingt bourses à la personne qui donne-
rait les premières indications sur le lieu de leur
retraite. 11 se retira , tant que durèrent les re-
cherches, dans la maison de Sereski, riche Ar-
ménien , où il avait coutume de séjourner toutes
les fois qu'il venait à Mielnik, et, se renfermant
dans les appartemens les plus éloignés de celte
résidence , il se livra durant trois jours et trois
nuits au plus amer désespoir.
On sut alors, dans la ville, que l'homme assas-
siné était Seid Mohamed, le plus intime ami de
Mustapha , et que ce musulman était envoyé en
courrier de cabinet par la Sublime Porte à Salo-
555 —
nique , qu'il était chargé de dépêches pour le
paclia , et lui portail même /lOO.OOO piastres pour
les besoins du service public. Seid Mohamed
était arrivé à Mielnik dans l'après-midi du jour
qui précéda la nuit de sa mort , et avait été vu
par quelques habit.ins , au bain , d'où il s'était
rendu à la mosquée pour y faire ses dévolions.
On conjectura , non sans raison , qu'il avait été
victime de la cupidité de quelques voleurs alba-
nais qui infestaient depuis long-temps le voisinage
de la grande route de Salonique, où ils commet-
taient un nombre si prodigieux de pillages et
d'assassinats , que , contrairement aux doctrines
du fatalisme oriental, qui établissent l'impossibi-
lité d'éviter ce qui est écrit là-haut, peu de Turcs
se souciaient de s'aventurer par ce chemin dan-
gereux sans une forte escorte de gens armés. On
supposa que les Albanais , informés du motif du
voyage de Seid Mohamed par les émissaires qu'ils
avaient dans l'intérieur de la ville , s'étaient con-
certés pour lui enlever ses piastres avec la vie,
Sereski, l'Arménien chez lequel Mustapha était
logé , fut enlin admis , au bout de trois jours de
deuil, dans rapparlemenl du pacha , qui parut
avoir besoin de s'entretenir avec lui sur les me-
sures qu'on pouvait prendre afin de saisir les cou-
pables. L'Arménien partageait les regrets et l'in-
dignation de son hôte ; il se répandit , pour le
consoler, en louanges et .en réciis sur les vertus
de Seid.
— " Mais n'avez-vous pas un autre ami, seigneur ?
lui dit, en finissant, Sereski avec l'accent du
cœur ; n'avez-vous pas Sereski , votre serviteur
fidèle? ne pleurez donc pas autant la mort de
Mohamed , ou je croirai que vous ne m'aimez
plus...
— Oui, Sereski, murmura d'une voix plain-
tive le pacha, oui, je sais que tu es aussi mon
ami et mon frère ; je sais qu'à l'exemple de Seid ,
tu verserais ton sang pour moi ; mais, tant que je
n'aurai pas frappé les assassins, je ne sentirai ni
les charmes ni les caresses de l'amitié. Si loi ,
Sereski, lu étais mort misérablement comme
Mohamed , ne faudrait-il pas que ton frère Musta-
pha vengeât cette vie que tu m'offres pour sauver
la mienne ? Ne me reproche donc pas ma dou-
leur, mais pi ulôl aide-moi de les conseils , et que ,
grâce à ta sagesse, les meurtriers n'échappent
point à mon couroux et à ma justice !...
— Ainsi soil-il!... " répliqua l'Arménien; et,
s'inclinant avec respect devant le pacha, il le
laissa absorbé dans sa mélancolie.
Tandis que se préparaient les instrumens de sa
vengeance, Mustapha, incapable de songer, jus-
qu'à nouvel ordre , aux affaires courantes du gou-
vernement, s'enfonçait dans les coussins de son
divan , et cherchait seulement, dans les fumées
de sa pipe, les moyens de tromiier son impa-
tience et le temps. Au milieu de ce sommeil du
lion blessé , la portière en lapis de Perse qui fer-
mait l'entrée de sa chambre se souleva légère-
ment, cl une espèce de petite fée gracieuse pé-
néti'a sans façon dans le repaire du terrible pa-
cha, portant des deux maius un large panier de
fleurs, couvert d'un voile brodé. C'élaitlrène,
le seul enfant de Sereski , charmante fille , dont
les grâces naïves n'étaient pas sans pouvoir sur
l'âme si rude de Mustapha. Il s'était d'ailleurs
trouvé l'hôte de l'Arménien quand la femme de ce
dernier, JoShua , mourut en donnant le jour à
cette petite fille , il y avait six ans , et cette cir-
constance suffisait pour que le superstitieux mu-
sulman prît en all'ection et le père et l'enfant.
Depuis la mort de Joshua , l'affection de Musta-
pha pour Irène n'avaitfait qu'augmenter; cette en-
fant même entrait pour beaucoup dans le plaisir
qu'il rencontrait à son gouvernement de la pro-
vince de Salonique et dans la fréquence des voya
ges qu'il faisait à Mielnik pour se retrouver avec
Irène en la maison de l'Arménien. Le pacha avait
déclaré plusieurs fois à Sereski que , si jamais sa
fille restait orpheline , il entendait lui servir de
père et l'adopter selon toutes les règles de la loi
turque.
L'enfant , qui avait soulevé la portière un peu
étourdioient , prit un air grave et inquiet à la vue
de la figure sombre du pacha ; mais elle vint ce-
pendant s'asseoir à ses pieds et commença tran-
quillement à jouer avec ses fleurs. A la fin , s'a-
percevanl que Mustapha ne donnait pas signe de
vie , Irène saisit de ses petites mains les doigts
musculeux, basanés et brillans de bagues du
gouverneur, et , le regardant en face avec l'ingé-
nuité comique de son âge :
« Pacha , dit-elle , si tu veux rire avec moi ,
comme tu fais toujours , je te donnerai mes plus
belles roses.
— Enfant, répondit Mustapha d'une voLx la-
mentable, je n'ai pas besoin de roses, car mon
cœur est plein d'épines. ■>
Ce calembourg serait fort ridicule dans un en-
tretien anglais , mais l'icn ne peignait mieux, dans
la forme orientale , les angoisses du gouverneur
de Salonique.
V Alors , reprit Irène , je vais te donner un ta-
lisman pour guérir la blessure que les épines font
à ton cœur.
— Emporte ces roses et ce talisman , dit le pa-
cha, et laisse-moi. Mon âme est triste; elle ne
l'écoute pas. »
Mais Irène insistait avec la bouderie d'un en-
fant gâté.
« Mon père m'a envoyée ici , et je ne veux pas
sortir. Pacha , si vous voulez rire un peu pour
moi, je vous donnerai mon trésor... n
En disant ces dernières paroles , la petite fille
avait pris un air fin, comme les enfans qui savent
et qui cachent quelque chose. Puis elle entr'ou-
vrit le châle qui lui servait de ceinture, retira de
ses plis un anneau d'or, dans lequel était incrusté
un saphir d'une grande valeur, et, le montrant à
Mustapha, elle s'écria :
Il Seigneur , voici mon trésor ! ris pour moi ,
et je te le donne. •>
Ce désir de l'enfant était à peine exprimé, que
déjà Mustapha l'avait satisfait. Le gouverneur saisit
l'anneau, et, en même temps, un rire e(l"ra>ant
dissipa les sombres nuages de son front; mais ce
rire éclatait comme les feux du tonnerre , qui
brillent avant le coup de la foudre. Irène sautait
de joie en battant des mains. Mustapha se remit
bien vite de son émotion, et dit, en tremblant, à
la petite fille :
« Irène , qui t'a donné cet anneau ? »
L'enfant ne répondit pas.
<• Parle , je le veux ! » s'écria le gouverneur en
bondissant sur les coussins comme un chat-tigre.
La petite fille eut peur; elle joignit ses mains
d'une façon toute suppliante.
" J'ai mal fait, dit-elle en pleurant; mon père
me grondera ; mais tu obtiendras mon pardon
pour moi ; n'est-ce pas ?
— Oui, oui !... mais parle vite.
— Il y a (rois jours , un matin , étant venue
dans la chambre où mon père enferme son argent
et ses bijoux , je l'ai trouvé qui s'occupait de rem-
plir un coffre; je me suis approchée pour regar-
der des colliers qui étaient sur le tapis. Comme
je me baissais pour mieux voir, mon père, en
serrant les bijoux , a fait rouler cet anneau jusque
dans le fond de la chambre ; moi , je l'ai ramassé ,
je l'ai caché dans mon cou , et maintenant je n'o-
serai pas le rendre à mon père, parce qu'il me
punirait pour l'avoir pris...
— IV'aie pas peur, Irène ! dit Mustapha ; tu au-
ras le pardon de ton père; mais il ne faut rien lui
dire; sans quoi, cela ne serait plus possible.
Laisse-moi l'anneau , mon enfant; tiens , prends
cette içrafe... »
Mustapha . pour consoler Irène, lui donna une
agrafe de diamant qui retenait sa veste sur sa
poitrine.
« Tu as charmé ma douleur , ajouta le pacha ,
tu as guéri ma blessure, Irène; maintenant,
laisse-moi; je suis heureux! .>
La petite fille, consternée, obéit, et s'édipsa
sous la portière un peu plus vite qu'elle ne l'avait
franchie.
Aussitôt qu'elle eut disparu , Mustapha , resté
seul, changea de ton, et se serrant la poitrine
des deux mains , à l'endroit où il s'était hâté de
cacher l'anneau :
« Allait Kerim ! s'écria-t-il ; Dieu est grand !
il a choisi cet enfant infidèle comme un instru-
ment pour me faire parvenir à la découverte et à
la vengeance du forfait!.. Oui, c'est i'anneau
que j'ai donné à Seid Mohamed après qu'il eut
sauvé ma vie dans le Balkan ; et depuis cette
époque il ne l'avait point quiité. Celte pierre,
unique et sans prix, je la connais bien... Voici
d'ailleurs les mots qui furent gravés, à ma demande,
sur l'anneau: Eternelle gratitude , amitié inal-
térable, dévotiment jusqti' à la mort!... Il n'y a
pas à s'y tromper... c'est la bague de mon cher
Seid... mais comment est-elle venue dans la pos-
session de Sereski?... i
Et sur le champ le pacha frappa trois fois dans
ses mains. Un noir parut à la portière. Le gou-
verneur ordonna qu'on fil entrer l'Arménien.
"1 Chien d'infidèle, dit Mustapha eu Tapercc-
vant , où as-tu pris cet anneau .' ■
A la vue du saphir qui brillait entre les doigis
du pacha , l'Arménien demeura comme frappé de
la foudre. L'ne pâleur mortelle couvrit ses u-aits,
des mouvoniens convulsifs agitèrent ses membres;
il retrouva cependant assez de sang-froid pour ré-
pondre qu'il avait aciieté la bague dun Alban. iî.
« Où est cet Albanais ? répliqua le pacha en
fureur : donne-moi son nom.
— Je ne peux pas le dire, ô Mustapha! s'écria
Sereski en courbant la léie; en achetant la bague,
j'ai juré de ne jamais révéler le nom de celui qui
me la vendue.
— Tu mens, chien !... Et les yeu\du gouver-
neur lançaient des éclairs. Cet anneau est la ba-
gue de Seid Mohamed: Il l'a perdue avec la vie,
556 —
et tu l'as payée de son sang. Tu connais les meur-
triers; livre-les-moi... ta grâce est à ce prix...
— Je ne les connais pas... dit.Sereski d'un ton
brusque : j'ai dit la vt'rité et je ne crains rien. »
Mustapha lit conduire l'ArniLMiien et ses do-
mestiques à l'audience du cadi ; là le gouverneur
expliqua au magistrat turc par quel hasard la ba-
gue était tombée entre ses mains. Screski persis-
tait à nier le crime. Le cadi ordonna qu'on lui
appliquât la bastonnade sur la plante des pieds ,
et cette sentence fut exécutée en présence de
Mustapha. Mais ce supplice atroce ne tira aucune
révélation de la bouche de l'Arménien. 11 supporta
courageusement cette torture jusqu'au moment
où, la nature épuisée lui refusant des forces, il
s'évanouit sous le bâton de l'exécuteur. Le châti-
ment fut alors suspendu.
Les domestiques de Sercski furent chacun à
leur tour soumis à la bastonnade; ils la soullrireni
avec autant de courage que leur maître et avec le
mciue silence. Mais lorsque vint le tour d'un
vii'ux juif qui avait été le domestique de con'
liance de l'Arménien et que le pacha même n'o-
sait soupçonner, les premiers ellets de la baston-
nade elTra\érent tellement ce malheureux qu'il
s'échappa des bras de ses bourreaux etse précipita
aux genoux du pacha en criant :
«Merci! merci, seigneur ! je vous dirai tout!...»
Le gouverneur commanda aux exécuteurs
[ghaivasses) de suspendre la torture, et le juif
avoua que son maître était l'assassin de Seid Mo-
hamed. Voilà comme l'Arménien s'y était pris
pour ce guet-apcns.
11 avait un jardin et un kiosque à peu de dis-
tance de Mielnik, du côté de Constantinople, sur
la route habituellement suivie par les voyageurs.
Ayant su que Seid Mohamed devait passer à
Mielnik avec les fonds publics, il s'arrangea de
manière à ne pas exciter les soupçons par son
absence, et vint, comme à l'ordinaire, coucher la
nuit dans son kiosque. Vers le matin il réveilla le
juif, et tous deux, s'étant revêtus de costumes
albanais, armés de pistolets et de yatagans , ils
se glissèrent dans la plaine qui s'étend de Saloni-
que à Mielnik et s'abritèrent derrière les ruines
d'une vieille mosquée dont la fontaine, encore
intacte, servait à désaltérer les chevaux des
voyageurs qui passaient sur la route.
11 n'y avait pas long-temps que l'Arménien et
son domestique étaient cachés dans cette retraite,
lorsque Seid Mohamed et son Taitare parurent
sur le chemin ; ils descendirent de leurs montures
près de la fontaine. Seid Mohamed étendit un
tapis il terre, et, s'agenouillant du côté de la
Mecque, il se mit, en bon musulman, à réciter
dévotement ses prières, tandis que le Tartare
faisait boire les chevaux. A cet instant même,
Sereski tira son coup de pistolet à bout portant
dans la poitrine de Mahomed. Le Tartare, alar-
mé par le bruit de l'explosion, accourt vers le
voyageur : il le trouve expirant sur le tapis dans
les convulsions. Alors Sereski, prolJtant de la
surprise et de l'elfroi du guide, se précipita hors
de sa cachette et le poignarda a coups de yata-
gan ii côté de Seid. Durand cet horrible meurtre,
qui dura moins de temps qu'on n'en mettrait à le
raconter, le juif avait déchargé les chevaux des
valises qui renfermaient les piastres et les bagages
du voyageur assassiné ; il avait scrupuleusement
dépouillé les cadavres de tout ce qu'ils avaient de
précieux. Le pillage consommé, les chevaux
furent mis en liberté dans la plaine, et l'Armé-
nien, aidé par son domestique, transporta le butin
à travers champs, dans une cave de son kiosque.
Quand tout fut en sûreté, Sereski et le juif ren-
trèrent dans Mielnik à l'heure où leur habitude
était de quitter la campagne, et ils se retrouvèrent
dans leur maison de la ville long-temps avant
que les marchands y eussent répandu la nouvelle
du meurire.
Le juif avoua que Sereski n'était pas à son dé •
but, que l'austérité de son caractère et la simpli-
cité de ses mœurs avaient toujours éloigné les
soupçons, et que d'ailleurs la sainteté de ses
habits, qui annonçaient un patriarche, autant que
l'abondance de ses aumônes, qui lui avaient
gagné tous les cœurs à Mielnik, trompaient encore
l'opinion publique sur son compte.
Tant d'hypocrisie étonna le pacha. Pour que
les preuves du crime fussent d'ailleurs rigoureuse-
ment établies, il se flt conduire par le juif aux
ruines de la vieille mosquée qui avaient servi de
caverne aux meurtriers; il descendit dans lescaves
du kiosque où il trouva les piastres, ainsi que
des bijoux de Seid, et les costumes albanais'dont
l'Aménien et son domestique s'étaient couverts.
«Détestable traître ! sépulcre blanchi ! s'écriait
Mustapha ; comme il ma trompé ! C'était l'homme
que j'estimais et que j'aimais le plus après Moha-
med ! c'était l'homme qui était chargé par moi de
venger la mort de mon ami ! mais la vengeance
n'aura pas moins son cours. Il faut que mon vœu
s'accomplisse !..."
Le pacha et le juif étaient revenus du kiosque à
Mielnik avant la nuit; mais des circonstances ju-
dicaires ne permettaient pas encore que le châti-
ment du crime fût immédiatement appliqué à Seres-
ki et à son complice. Une des dernières réformes
administrativesqui font le plus d'honneur au règne
de sultan Mahmoud est sans contredit l'abroga-
tion du pouvoir que jadis avaient les pachas d'in-
fliger la peine capitale, pouvoir dont ces lieute-
nans farouches abusaient trop souvent contre la
vie et les propriétés du peuple musulman, que
leurs pasions, leurs fantaisies ou leur cupidité,
traitaient pour l'ordinaire en bétail. Des tribu-
naux criminels sont maintenant établis en Tur-
quie, et lors même qu'une sentence de mort a été
obtenue et signée du cadi, il reste un temps rai-
sonnable pour l'appel. Sereski et son complice
furent jugés selon les nouvelles lois : on condam-
na le juif à être penduà la porte de son maître au
point du jour, tandis que l'Arménien dut attendre
le supplice du pal. Ses biens furent divisés en
cinq parLs dont quatre pour la famille de Seid
Mohamed et la cinquième pour Irène.
Aussitôt que la sentence fut prononcée, Sereski
demanda une audience au pacha pour lui faire,
disait-il, des révélations ; mais son véritable but
était d'obtenir une entrevue qu'on ne pouvait lui
refuser au moyen d'un présent. Admis en la pré-
sence de Mustapha, il se précipita à ses pieds, et
le supplia, dans les termes les plus abjects, de lui
accorder la vie.
«Laisse-moi vivre, Mustapha! et tout ce que je
possède sera pourtoi ! Disgracié, méprisé, pauvre,
je retournerai avec Irène dans le pays de mes
frères ; je rentrerai dans l'Arménie, je passerai le
restant de mes jours dans la pénitence, le jeûne,
le travail et les humiliations. Ecoute ma prière,
6 Mustapha ! Tu es tout-puissant chez Mahmoud :
il t'accordera facilement ma grâce. N'at-je pas
d'ailleurs soulfert déjà les effets de sa justice ?...»
Et il montrait les doigts de son pied mutilés.
«... Ne suis-je pas maintenant assez réduit en
poussière? Sereski, le riche, l'honorable, le puis-
sant Aménien, l'ami de Mustapha, n'est plus rien
qu'un chien errant... Que te faut-il davantage,
sublime seigneur?...»
Le pacha fut inflexible; sesregards foudroyaient
le malheureux aplati à terre devant son divan.
« Tu me donnerais les richesses de Stamboul,
que ton sang ne serait pas racheté. On voit bien
que la férocité et la peur sont deux sœurs. Va-l'-
en!...
— Et ma fdle! s'écri l'Arménien, qui la proté-
gera quand je serai mort ?
— Chien que tu es ? répondit le pacha, elle n'a
pas besoin de toi. Sa digne mère, qui nous entend,
me l'a confiée au lit de douleur. Irène doit être
ma fille.
— Oh! tu est vraiment grand et noble! reprit
Sere ki avec un redoublement de bassesses.
— Misérable! ta flatterie est empestée comme
un poison. Je me défie de toi, serpent. Qu'on
l'entraîne hors d'ici !...» i^ijos ^
Les gardes du pacha arrachèrent rAmélrien de
la chambre du gouverneur, Les tortures morales
que le condamné subissait, à cause du délai exigé
par la loi, lui donnèrent une violente fièvre ; le
ressentiment physique des coups de bastonnade
qu'il avait reçus s'y joignit encore. Les usages
turcs défendent de négliger la moindre indisposi-
tion qui puisse atteindre un condamné à mort.
Un médecin fut choisi parmi ses compatriotes, et
on lui enjoignit, sous ptine dt- la vie, de prendre
des mesures pour entretenir unebonnesanté dans
le malheureux Arménien. Tous les moyens que
peut suggérer une barbare humanité furent mis en
œuvre, et avec un plein succès; car Sereski était
complètement rétabli lorsque j'arrivai à Mielnik,
le jour qui précéda celui de l'exécution.
Durant sa convalescence, l'Arménien fit l'aveu
(!e son crime, et prétendit qu'il avait agi unique-
ment en vue de hiisserles plus grandes richesses
possibles à son enfant, à son Irène ; mais qu'il
avait été bien rudement châtié par Dieu, puisque
c'était sa lille elle-même que le ciel avait choisie
pour amener la découverte de ses brigandages.
Tel fut en substance le récit de Pascal, et voilà
pourquoi je l'avais trouvé en proie à une si pro-
fonde tristesse. L'exécution devait avoir lieu à la
place même où le crime avait été commis ; le pa-
cha devait y assister. On comprend avec quel em-
pressement je retardai d'un jour mon départ, afin
de voir le dénoûment de cette hideuse tragédie.
Le lendemain de bonne heure, la majeure
partie de la population reflua vers la porte de
Salonique, et se répandit dans la plainte autour
des ruines de la vieille mosquée. Vis-à-vis de la
fontaine était planté en terre un pieu très-élev-é,
de forme conique au sommet, et se terminant
d'ailleurs par une pointe aiguë, comme un fer de
lance. Entre la fontaine et l'instrument du sup-
plice était dressée une plate-forme provisoire,
couverte de riches tapis et de coussins pour le
pacha et son cortège. Je m'étais placé près de
— 557 —
celte esplanade, lorsque Mustapha parut à cheval
avec une suite considérable d'officiers et de fonc-
tionnaires. Il mit pied à terre devant les degrés de
l'estrade, les gravit lentement, et se coucha sur
les tapis. Un maître des cérémonies se tenait de-
bout à sa droite, tandis que son porte drapeau,
sonécbanson, son porte-pipe, des secrétaires et
tout le cortège qui l'avait accompagné, formaient
derrière lui un d emi-cercie fort étendu et tout
brillant d'armes, de pierreries, d'étoffes éclatantes.
La garde était rangée devant l'échafaudage.
Mustapha fixa long-temps ses regards sur la
vieille mosquée et sur la fontaine où quelques
voyageurs dévots avaient gravé ces vers de Saadi,
le poète de l'Orient :
" D'autres, comme je le fais, ont bu à cette fon-
taine, et pourtant leurs yeux sont fermés dans la
mort...)!
Le caractère mélancolique et religeux de cette
sentence parut se refléter, comme une ombre, sur
les traits graves du pacha. Alors il se tourna vers
le fatal pieu, et on put juger, h la sombre expres-
sion de sa physionomie, qu'il calculait la lon-
gueur des souffrances d'après la forme de cet ins-
trument du supplice. Bientôt il concentra ses émo-
tions, et, tout le temps de l'esécution, garda la
plus entière comme la plus difficile indiU'érence.
Mais une rumeur lointaine annonçait la venue
du condamné. Sereski se montra sur la route de
Mielnik, vêtu de riches habits de fête, les mains
liées derrière le dos, et tellement défait et chan-
celant que les exécuteurs et même les assistans se
pressaient en foule autour de l'Arménien pour
aider sa marche jusque vers cet horrible pal. Ses
yeux en fuyaient le spectacle avec terreur, et il se
courbait vers la terre, où sa tète semblait clouée
par le désespoir. Deux échelles étaient placés à
droite et à gauche contre le pieu. A ce moment,
le bourreau et ses aides dépouillaient rapidement
Sereski de ses habits. Un silence imposant glaçait
la foule ; toutes les bouches étaient muettes, tous
les regards fixés sur le groupe formé par les exé-
cuteurs et la victime. Enfin nous vîmes un bour-
reau s'élever au-dessus du groupe peu à peu,
monter légèrement à l'une des deux échelles et
attendre au sommet, tandis que ses camarades
hissaient, pour ainsi dire, par l'autre le malheu-
reux Sereski. Quand il fut parvenu en haut, les
exécuteurs se rangèrent en cercle autour de lui
de manière que d'en bas on ne l'apercevait plus.
Puis, un instant après , ils le soulevèrent au-des-
sus de leurs tètes, et aussitôt le premier cri de sa
déchirante agonie résonna lamentablement dans
les airs... Alors les bourreaux, rejetant le échel-
les, glissèrent, avec la rapidité de la pensée, le
long du pieu jusqu'à terre, les uns après les au-
tres, et, de toutes les parties de la plaine, la foule
béante put contempler les aflreuses convulsions
du misérable Arménien !
Ma poitrine se souleva de dégoût à ce specta-
cle ; je cherchai involontairement la figure de
Mustapha. 11 avait rabattu son fez sur ses yeux :
était-ce pour se garantir de l'ardeur du soleil, ou
pour cacher les traces de son émotion ? Ses lèvres
étaient serrées ; il entendit avec une foruielé qui
ne se démentit pas un instant les imprécations et
les blasphèmes que Sereski lui crachait , on quel-
que sorte, au visage, du milieu de ses atroces tor-
tures. Dans les contorsions de son agonie, il avait
brisé, rien que par les soubresauts de ses mem- '
bres, les liens qui attachaient ses bras derrière le
dos, et il les agitait autour de son corps intérieu-
rement déchiré, comme les ailes d'un moulin, en
menaçant le pacha.
u Malédiction, criait-il, surle jouroù je t'ai vu,
6 pacha de l'enfer ! Malédiction sur l'heure où tu
es entré dans ma maison, sur mon enfant qui m'a
trahi ! Malédiction sur Dieu qui m'abandonne...
Ah.... malédiction!!!...»
Mais le râle de la mort lui coupait la parole
dans sa gorge brûlante.
■ De l'eau!... de l'eau! murmnra-t-il enfin
d'une voix rauque.
Mustapha, se tournant vers son échanson, lui
dit d'un air calme :
«Qu'il boive, ce misérable ! et qu'il meure.»
Une seule goutte d'eau administrée à un sup-
plicié, tandisqu'il est sur le pal, lui donne instan-
tanément la mort; aussi des gardes sont ordinaire-
ment placés autour du pieu pour donner ce cottp
de grâce aux condamnés, lorsqu'ils languissent
plusdedeuxjours surl'instrumentdeleur martyre ;
ce qui arrive souvent dans le cas où la pointe du
pal n'a pas lacéré l'organe essentiel à la vie.
On apphqua une échelle contre le pieu, et l'é-
chanson du pacha, s'approchant du moribond,
présenta un verre d'eau glacée à ses lèvres ; mais
Sereski, rassemblant toute l'énergie de ses der-
nières forces dans ce moment, arracha le gobelet
des mains de l'échanson, le lança à la tète du
gouverneur, et hurla de son pal :
nJe ne veux rien de toi, maudit !»
Ses bras retombèrent le long de son corps, sa
tète s'enfonça entre ses épaules; il se tordit
encore comme un serpent autour d'un arbuste,
et enfin son ame passa, avec une dernière impré-
cation, dans le sein de l'éternité....
La garde du pacha écarta la foule; le gouver-
neur descendit de l'eslrade, et, montant à cheval,
reprit avec son cortège la route de MielniL La
population se dispersa. Je rentrai dans la ville,
et mon premier soin fut de me rendre chez Pas-
cal. J'aperçus, devant la porte de sa maison, un
chariot arabe, traîné par des bœufs, et le peuple
se rassemblait en attendant que cette voiture
partît, pour en admirer le luxe et l'attelage. En
me voyant, Pascal me serra la main ; nous nous
comprîmes, et j'évitai de lui raconter l'horrible
spectacle auquel je venais d'assister,
"Mais, quclest ce chariot? lui demandai-je.
— C'est la voilure de Mustapha, répondit le
banquier; elle vient chercher Irène, l'enfant de
Sereski, que le pacha, fidèle au serment qu'il fit
il sa mère mourante, veut adopter pour sa fille. Il
a donné la cinquième partie des biens de Sereski,
qui revenait à cette enfant, aux pauvres de Mielnik,
et il a, dès ce moment, assuré ii l'orpheline une
portion considérable de sa fortune pour dot.
Irène est dans ma maison depuis hier au soir,
parce que le gouverneur a fait raser jusqu'au sol
la demeure de son père. Vous voyez que Musta-
pha tient aussi religieusement les cngagemens de
son cœur que les promesses de sa vengeance.
Voilà ce qui nous reste des antiques vertus de la
race musulmane...»
Comme Pascal me parlait ainsi, nous enten-
dîmes des voix de femmes, qui s'entretenaient
avec vivacité sous le vestibule de la maison.
« C'est Irène qui part ! s'écria l'Arménien ;
allons lui dire adieu. »
Nous sortîmes de son appartement ; j'aperçus
bientôt la pauvre petite orpheUne voilée de la tête
aux pieds, et suivie de plusieurs femmes turques.
Pascal la prit dans ses bras, la baisa sur les yeux
et la plaça dans le chariot. Les femmes y montè-
rent également :on ferma les stores, et la lourde
voiture s'éloigna lentement.
«Pauvre enfant! dit Pascal en la suivant de
ses regards; son père a refusé de la voir. Elle
ne sait pas sa mort ; le pacha a défendu qu'on la
lui apprît. Elle croit que Sereski est à Constan-
tinople. Plus tard, on doit lui apprendre que le
malheureux a succombé à quelque maladie dans
Stamboul, et qu'il a nommé Mustapha son tuteur.
— Et ce dépôt précieux, m'écriai-je tout ému,
croyez-vous qu'il soit en sûreté dans les mains du
pacha ?
— Je le jure sur ma tète, reprit vivement l'Ar-
ménien; et ce sera bieri la faute de cette jeune
fille si jamais Mustapha cesse un instant de se
montrer pour Irène le plus tendre comme le plus
véritable des pères. »
Le lendemain, en quittant Mielnik, je traversai
l'endroit où naguère était située la maison de
Sereski ; un amas de débris en marquait unique-
ment encore la place. Quelques heures après, je
passais devant le théâtre d'un plus lugubre événe-
ment. Le pal était toujours dressé ; du sang caillé
souillait le pieu; mais la tète seule de Sereski,
détachée du corps, restait fixée au sommet, et nn
vautour planait au-dessus du crâne, dont il venait
de temps en temps becqueter les orbites. Un peu
plus loin, le corps et les membres déchirés étaient
la proie de nombreux chacals, qui, à l'approche
de nos chevaux, abandonnèrent un instant leur
proie, pour serejeiersur elle, quand nous fumes
passés, avec un redoublement de voracité.
Enfin, trois semaines après, lorsque je revins
de Saloniq'ie à Constantinople, parcourant une
seconde fois la même roule, je revis encore les
restes du malheureux Sereski. Ses os gisaient sur
la plaine, son crâne avait blanchi à l'extrémité du
pal... Le serment du pacha était remph!
(Frascr's Magasine).
Revue britannique.
fîlcliiuqcs, faits ciiricur.
A l'appui de ce qu'on a dit sur la haine des
Maures d'Alger pour les Français, le Toulonnais
rapporte le tait suivant qui s'est passé, il y a quel-
que temps, au tribunal du radi Maleki Kaddour
ben Sisni, qui rend la justice au nom du roi des
Français :
« Une femme mauresque, qui habite à Alger
dans une maison qui est louée à plusieurs loca-
taires, se prit (te querelle dernièrement, à raison
de quelques petites vexations réciproques, avec
ses voisines mauresques comme elle. I.e démêlé
s'engagea et de\int si vif, sans pourtant avoir de
cause gr.i\e, que cette femme fut accablée des in-
jures les plus grossières, Kntin. quand le débor-
dement fut passé et qu'on ne trouva plus de ter-
mes pour l'insulter, on la traita de Fiançaise et
de roiimiii ^chrétienne'. 11 est vrai que ceiie mal-
heureuse, qui est douée d'un bon caractère, va
souvent chez des Fr.inr.us qui l'aiment et qui la
déilommagent ainsi de la malédiction de ses co-re-
ligionnaires. C'est là tout sou crime. Ln jour elle
— 558 —
fut menacée d'être conduite chez le cadi Kaddour
beii Sisni, si elle ne consenlait pas à sortir de la
maison qu'elle occupe. Irritée et poussée à bout
par les Irarasserics de ses voisines : « i'ar Dieu,
s'écria-l-elle, le pays est au\ Frau(;ais; Dieu pro-
tège les Fran(;ais : que leur drapeau soit victorieux !
Je me ronde dans la protection des Français ; je
ne crains rien de vous ni du cadi. >>
11 Cette parole sacriléjje fut immédiatement rap-
portée au savant cadi qui, à l'instant même, en-
voya clicrcber la coupable. Klle comparut toute
tremblante devant le cadi et les adouls qui la
maudirent. FJIe avoua le propos imprudent qu'elle
avait tenu, et on la condamna, en s'appuyant sur
le te.\te sacré du coran, à deux mois de prison
et 200 coups de bâton sur la plante des pieds. La
malheureuse a subi sa peine.
» Voilà, ajoiili' le Toittonnais, une atrocité ré-
voltante, non-seulement en ce qu'elle blesse la di-
gnité <lu gouvernement français, mais encore en
ce qu'elle porte atteinte à tout sentiment d'huma-
nité. La rage du tribunal arabe fut si grande, et
les juges surent imprimer une si grande terreur à
la mauresque victime d'un fanatisme insultant pour
la France, qu'elle s'obstina à ne pas porter sa
plainte au gouvirnoment. « Car, disait-elle, h ce-
lui qui lui en donnait le conseil et qui lui offrait
son assistance, garde-toi de me compromettre,
un seul mot de plainte auv Français serait ma
mort. »
COMMENT JE VEUX ÊTRE ENTEnRÉ. — Dernière-
ment, un vieux célibataire, d'une tournure res-
pectable et en même temps originale, se présenta
à l'administration des pompes funèbres. — Mon-
sieur, dit-il à la personne chargé de régler les
convois, je voudrais être enterré... —L'ordon-
nateur recula jusqu'au fond de son fauteuil. — Je
voudrais être enterré convenablement... quand
je serai mort. — L'ordonnateur se rapprocha de
son bureau.— J'ai quatre-vingt-treize ans, et il
est assez probable que je ne vivrai pas long-temps
maintenant. Il y a quelque chose qui me tourmen-
te : bien que j'aie quelque fortune, dont je n'ai
nulle envie de frustrer mes héritiers, je suis à peu
près certain qu'ils me feront enterrer d'une
manière fort mesquine, ce qui ne serait pas bien
de leur part. Or, pom- mettre leur conscience à
l'alni et enlin d'être sûr que je serai enterré con-
venablement, je viens pour ordonner mou convoi
moi-même. — Là-dessus, il aspira une prise de ta-
bac, et attendit que le monsieur auquel il s'adres-
sait fût un peu remis de sa surprise ; car, au pre-
mier moment, vu la singularité du fait, il avait cru
avoir affaire à un mort. —Monsieur, dit-il enfin
puisque vous voulez absolument qu'on vous en-
terre, voyons comment vous voulez être enterré?
Voulez-vous la première, la seconde, la troisième
classe? Voulez-vous un cercueil en plomb, en
bois de chêne? —Non, je ne tiens pas précisé-
ment à cela ; je m'acconmioderai fort bien des
quatre ou cinq planches de sapin, mais je tiens au
coup-d'œil, voyez-vous; je désire un beau cor-
billard, de belles draperies blanches, de beaux
chevaux blancs, des crêpes, des pleureuses, des
gants blancs aux cochers, enOn tout ce qui peut
le mieux convenir au convoi d'un vieux garçon.
— Très bien! monsieur; mais permettez-moi une
légère observation. Quand vous serez mort (par-
don si j'emploie cette locution insolite; car ordi-
nairement, quanil on vient ici, on est mort déjà);
je dis donc, (|uand vous serez mort, quelle garan-
tie aurez-vous que messieurs vos héritiers paieront
le convoi que vous commandez? — J'ai prévu
cela, dit le vieux garçon, en tirant un vieux por-
tefeuille. Faites-moi le plaisir d'additionner, et
et je vais vous payer même les pourboires desti-
nés à ces braves gens qui me conduiront là-bas.
Voici un bon sur mon banquier, qui soldera dès
le lendemain de l'allaire. Je vais lui en donner
avis. — Ce qui fut dit fut fait. Deux mois après sa
visite aux pompes funèbres, le vieux garçon mou-
rut ; les héritiers arrivèrent et commandèrent un
convoi (lans les proportions modestes que le mort
avait prévues de son vivant. — IIo ! dit l'ordon-
nateur, c'est une chose faite ; nous avons un con-
voi réglé qui vaut cinq ou six fois celui-ci. — Les
héritiers ouvrirent de grands yenx, et eurent de
la peine à comprendre, mais ils comprirentenfin ;
et le convoi qu'il avait lui-même ordonné vient
de conduire le vieux garçon de la rue au
cimetière du Sud.
Htuuc bfs iîribunanï.
COUR ROYALE DE PARIS (1" Chambre).
Présidence de M. Séguier.
LES DIRECTEIÎBS DE L'AMBIGU-COMIQUE CONTRE
vu ENTREPRENEUR DE SUCCÈS DRAMATIQUES.
Le traite fait entre un directeur de théâtre et
un individu qui se charge, moyennant sa-
taire, d'assurer, par lui et les siens, le suc-
cès des pièces représentées sur ce théâtre , à
l'aide d'applavdissemejis et autres démons-
trations, est nul comme contraire aux lois,
à L'ordre public et aux bonnes mœurs.
Dans notre siècle de progrès, s'il est encore
permis à d'anciens abus de se maintenir, ce n'est
qu'en modifiant quelque peu leurs formes et plus
particulièrement leur nom. Il ne nous faut plus
seulement (comme le disait M. Cournol en pre-
mière instance) des gens qui battent des mains
dans une certaine partie de nos théâtres, mais des
gens qiM rient, qui pleurent à propos , et dont la
giîié 1 1 la sensibilité de commande déterminent
chez le public une sympathie réelle. Nos ancêtres
ont fort souvent déblatéré contre la claque , et
personne, sans doute , n'oserait aujourd'hui se
qualifier de claqucur. Mais auteurs, directeurs et
public viennent s'incliner humblement devant un
entrepreneur de succès dramatiques. Que vou-
lez-vous? c'est fort bien raisonner! Le succès
n'est-il pas pour tous l'objet principal ? Les
moyens, après tout, ne sont que secondaires.
Pour le directeur de théâtre , le meilleur de tous
les moyens n'est-il pas celui qui remplit la caisse
confiée à ses soins? L'auteur voudrait-il donc ,
confiant dans son talent seul, affronter, sans au-
tre appui, les murmures improbateurs du par-
terre ? Mais vis-à-vis de ses confrères, la partie
cesserait d'être égale ; d'ailleurs l'administration
théâtrale tout entière s'y opposerait. Reste le bon
public, criant parfois contre la brigade placée
sous le lustre, lorsqu'elle se montre par trop mal-
adroite ou par trop violente, mais à laquelle il doit
souvent la douce satisfaction d'avoir trouvé bonne
une pièce qui , sans l'entreprise de succès, lui
aurait paru insupportable. Quoi qu'il en soit, ce
genre d'entreprise n'a pas été du goût de la cour
royale.
Déjà le tribunal de première instance de la
Seine (3* chambre) avait rejeté la demande du
sieur Mennecier, se disant entrepreneur de suc-
cès dramatiques , en validité des conventions
passées en 1836 entre lui cl M. de Cès-Caupenne,
alors directeur de l'Ambigu-Comique, et qui, se-
lon lui, avaient été renouvelées avec MM. Cor-
nion et Cournol, successeurs immédiats de M. de
Cès-Caupenne. Ce jugement, en date du 31 août
1838, est ainsi conçu :
(' Attendu que les prétendues conventions ver-
bales qui seraient intervenues, tant entre Cès-Cau-
penne et Mennecier, qu'entre Mennecier et Cor-
mon et Cournol, auraient eu pour objet de la part
de Mennecier, moyt nnant un nombre fixé de bil-
lets qui lui était attribué chaque soir et pour un
certain temps, l'obligation d'assurer par lui et les
siens le succès des |)ièces de théâtre représentées
à l'Ambigu-Comifpic, à l'aide d'applauJissemens
et d'autres démonstrations ;
» Attendu qu'un pareil contrat est essentielle-
ment basé sur le mensonge et la conuption ; qu'il
a pour objet, de la part des contractans , l'obU-
gation d'enrôler des ogens en sous-œuvre , qui se
soumettraient pour de l'argent à des manifesta-
tions et manœuvres de commande, et qu'en con-
séquence ce contrat dérogerait évidemment aux
principes et aui lois qui intéressent les bonnes
mœurs ;
" Attendu en outre que ces conventions se-
raient encore contraires à l'ordre public ; qu'in
effet ces manifestations mensongères et achetées
d'avance , troublent chaque soir l'intérieur des
théâtres, et détruisent violemment laliberté d'exa-
men du public qui paie ; qu'ainsi ces conventions
invoquées par Mennecier contre les sieurs Cour-
nol et Cormon, sont radicalement nulles, comme
dérogeant aux termes des articles 6, 1131 et 1133
du code civil, aux lois et au\ principes qui inté-
ressent les bonnes mœurs et l'ordre public;
>i Par ces motifs le tribunal déclare nulle, com-
me illicite, la convention verbale dont s'agit, etc.»
Le sieur Mennecier a cru devoir interjeter ap-
pel de ce jugement. Et par des conclusions subsi-
diaires, il a demandé, pour la première fois de-
vant la cour, que si le traité par lequel M. Cès-
Caupenne lui avait concédé le privilège et l'entre-
prise dessuccès dramatiquesde l'Ambigu-Comique
du 1" novembre 1836, au 1" avril 1845, était an-
nulé, la redevance annuelle de 5,000 fr. par lui
payée pour prix de cette concession lui fût resti-
tuée. Personne ne s'est présenté au nom de l'ap-
pelant.
M* Baroche, avocat de MM. Cormon et Cour-
nol, aprèt avoir soutenu en droit le bien jugé de
la sentence des premiers juges, a repousssé les
conclusions subsidiaires du sieur Mennecier par
une fin de non-recevoir, tirée de ce que cette de-
mande n'aurait pas subi le premier degré de ju-
ridiction. Au surplus, en fait, c'est à M. de Cès-
Caupenne que la réclamation aurait dû être
adressée, et les engagemens de celui-ci n'ont pu
passer à ses successeurs immédiats dans la direc-
tion du théâtre de l'Ambigu-Comique, lorsque ces
derniers n'ont, comme dans l'espèce, contracté
aucune obligation personnelle.
M. Pécourt , avocat-général , a pensé, en fait ,
que MM. Cormon et Cournol avaient contracté
vis-à-vis dusieur Mennecier des engagemens sem-
blables à ceux de M. de Cès-Caupenne. Ce ma-
gistrat en a trouvé la preuve dans la correspon-
dance de M. Cormon lui-même avec Mennecier,
dont voici quelques extraits :
K Pour bien assurer le succès de la pièce, et
vous contenter le plus possible, nous vous laisse-
rons deux places de parterre jusqu'à la dernière
représentation... J'espère, en revanche, que vous
nous soignerez toujours bien. »
Dans un autre billet :
"Voilà six places, vous voyez que je pense
toujours à vous ; chauffons ferme ce soir... »
Il lui écrivait une autre fois :
Il Mon cher Mennecier, je désire que vous
soyez content de moi, voici pour aujourd'hui qua-
tre places de parterre ; vous voyez que nous vous
soignons ; à votre tour, soignez la pièce. »
Enfin le congé était donné à Mennecier, dans
les termes suivans :
(1 Le service de Gaspard llauser a été très
mal fait; nous avons été obligés de le faire soute-
nir par deux côtés dill'érens. Nous n'avions encore
pris aucun pard, que de vous faire connaître les
griefs qu'on accumulait conu-e vous. Rafaël de-
vait arriver, et nous voulions encore voir com-
ment cela se passerait ; notre étonnement n'a pas
été faible quand nous avons lu que vous étiez parti
en voyage sans nous prévenir, abandonnant le
service à un enfant sans expérience...
■> Nous avons fait venir le jeune homme qui
nous a dit devoir vous remplacer, et nous lui avons
tracé la marche à suivre. Lui défendant pardessus
tout d' applaudir, i\ n'a pas manqué de faire tout
le contraire. Le public a été scandalisé, il l'a té-
moigné par des silllels arrachés à son impatience,
et un très beau succès a été compromis. Les au-
teurs nous ont fait des plaintes telles, qu'ils n'ose-
raient confier leurs pièces à notre théâtre. Les ar-
tistes, coupés dans leurs effets, sont venus cor-
— 559 —
roborer le méconientemenl que nous éprou-
vions et nousdOcidcr à prendre le parti que nous
avons adopté de ne plus vous conlier le service à
partir de demain. »
En droit, M. l'avocat-général a conclu à la con-
firmation du jugement qui annule le traité, comme
contraire aux lois, à l'ordre public et aux bonnes
mœurs. La demande subsidaire lui a puru tardive,
et dès lors inadmissible.
La cour, conformément h ces conclusions , a
rejeté la demande subsidiaire, comme n'ayant pas
été formée devant les premiers juges, et adoptant
leurs motifs sur la demande principale, a conlirmé
la sentence.
La Gazette des Tribunaux donne les détails
suivans sur l'arrestation de l'accusé Martin Ber-
nard :
« Le nommé Martin Bernard , compositeur
d'imprimerie , l'un des accusés contumaces dans
le procès des 12 et 13 mai, et qui a été arrêté
chez le sieur Briot, boulanger, rue Moutl'etard,
25, est présenté dans le rappoit comme ayant été
l'un des chefs du mouvement insurrectionnel ,
qu'il aurait activement préparé avec Blanqui et
Barbes , et comme ayant été vu à la tète des ban-
des armées. L'accusé Nouguës l'a également si-
gnalé comme l'un des chefs de la Société des
Saisons. Martin Bernard, toujours d'après Nou-
guès , aurait pris part aux attaques dirigées contre
dilTérens postes et au pillage du magasin d'armes
des frères Lepagc. Son nom ligure, avec ceux de
Barbes , de Blanqui , etc. , comme membre du
gouvernement provisoire au bas de la proclama-
lion imprimée dont un exemplaire fut trouvé ,
dit-on, dans la boutique de Lepage. Enfin, som-
mé par les insurgés , au moment où s'opérait le
rassemblement de la rue Bourg-l'Abbé , de faire
connaître le conseil exécutif, il aurait répondu :
« C'est nous. »
Cette ariestation nécessitant un supplément
d'instruction, l'ouverture des débats devant la cour
des pairs est ajournée au jeudi, 27 juin.
îlîoue ÎBramatiqnc.
THEATRE DU GYMNASE.
Un Ménage parisien , comédie en deux actes ,
par MM. Laurencin et Edouard Monnais.
C'est une très simple et très touchante histoire
que celle-là : c'est l'histoire d'une femme qui, dé-
laissée par son mari, vit dans l'ombre et dans le
silence, près d'une nièce qu'elle élève, et d'une
vieille fille qu'elle aime. Un seul ami l'assiste dans
sa douleur et dans son abandon. C'est son avo-
cat, M. Delaunay. C'est lui qui diiige, d'une main
habile et patiente, madame Dervilly, au milieu des
tristes embarras que lui suscite à chaque instant
son mari. M. Delaunay aime madame Dervilly,
mais d'un amour discret , silencieux, qui ne se
révèle que par le dévoùment et ne le nourrit
que de sacrifices. Les choses en sont là quand
M. Dervilly, après avoir dévoré sa fortune , celle
de sa femme , la dot de sa nièce, tombe un jour
comme la foudre près de l'épouse délaissée, et
lui signifie qu'elle n'a plus qu'à le suivre dans l'A-
mérique , nouvelle proie qu'il promet à son in-
dustrie. Alors celte femme , jusqu'à ce jour si
h imb'e, si résignée, si pleine de vertus modestes,
se redresse et relève la tète : le frêle loseau qui
avait si long-temps ployé, se roidit et se fait d'a-
cier; mais qui la soutiendra dans cette lutte nou-
velle? qui éclairera les perceptions de son îln;e
troublée? qui la protégera contre la brutale ii>
dilTérenre de cet homme ? Ce sera M. Dehuinay.
Nous n'essaierons pas rie vous dire par quelle
complication d'événemens M. Derville est lue i n
dueLpar une main qui n'est pas celle de M. De-
launayvpi'il vous suilise de savoir que lorsque
la ioile »mbe, madame Dervilly est libre. M- De-
'h'
launay innocent, et tous deux maîtres de l'avenir.
Madame Dorval et M. Boccage ont joué avec
leur talent accoutumé. Nous regretterons une fois
encore que deux artistes d'un si glorieux passé
soient tombés entre les mains de la plus exécra-
ble adm.nistraiionquiaitjaicais régi aucun théâtre.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Passé minuit, vaudeville en un acte, par M. Lo-
kroy et M. Arnoud.
C'est bien la plus amusante folie que nous ayons
vue depuis long-temps, et nous déclarons avoir ri
delà façon lapins extravagante depuis la première
jusqu'à ia dernière scène. Mais comment ne pas
rire à se tenir les flancs, à se rouler sur les ban-
quettes, quand Arnal, sous les traits de Badou-
lard, et Bardou, sous le nom de Barbasson , se
livrent l'un cl l'autre à toutes les inspirations
de leur adorable bêtise ? Oui , nous avons ri
et nous avions toute la sa'le pour complice. Il
faudrait Arnal lui-même, Arnal escorté de Bar-
dou, pour vous raconter celte farce, la plus spi-
rituelle et la plus ébouriffante qui ait depuis long-
temps désopilé la rate un peu morose du pubhc
parisien. Imaginez Arnal au lit, la tête envelop-
pée d'un foulard , dormant du sommeil des anges
sur un oreiller virginal. Voilà que tout à coup un
bruit all'reux retentit au dehors ; c'est un horrible
vacarme à faire crouler les murs de Jéricho : c'est
M . Bai basson, qui ne peut parvenir à se faire ou-
vrir la porterie son hôtel. Tour mettre fin à celte
scène déplorable, Barioulard prend le parti d'of-
frir un asile pour la nuit à ce diable rie Barbas-
son. Barbasson accepte l'hospitalité de Badnu-
lard : c'est alors que commence pour ce Badou-
lard infortuné le plus cruel martyre que jamais
Badoulard ait enduré sur la terre. 11 n'est plirs
pour lui de sommeil possible. Barbasson lui brûle
son bois et ses chandelles, se promène de long
en large, raconte le poème de ses infortunes,
ouvre la fenêtre au vent et à la pluie , renverse la
lable de nuit, veut faire des rideaux du lit une
corde de soie pour descendre dans la rue, casse
tout, brise tout, réveille les voisins, jette la mon-
Je de Badoulard par la croisée, si bien que Ba-
doulard ne sait plus où donner de la tête, et croit
que tout l'enfer est déchaîné dans sa chambre ;
le jour seul le délivre rie cet hôteinrommode, ci
quand Badoulard pourrait dormir en paix, il faut
qu'il aille à son bureau. Cette folie a été jouée
d'une merveilleuse façon par Arnal et par Bardou;
si vous connaissez quelqu'existence chagrine ,
quelqu'esprit morose , quel([u'àme ennuyée, en-
voyez-les au Vaudeville, ils en reviendront ayant ri.
THEATRE DE LA RENAISSANCE.
Madame de Brienîie, ilramc en deux actes, par
MM. Raoul et Saint-Yves.
Ce drame est tiré d'un petit romunqui s'appelle
Madame de S(n)i7ne7Tillc, ce qui nous dispense
d'en dire du bien et u mal. Dans la pièce de ces
messieurs, qui ont fait à M. Sandeau l'honneur
de lui changer son plomb en or, madame de Sont-
Dierville s'appelle madame de Brieiine ; Nancy se
nomme Estelle , et Albert, Lucien : nous regret-
tons que les auteurs ne se soient pas emparés du
personnage de Corics, qui eût été à coup sûr le
plus spirituel de la pièce.
Revue île eiuq j?ours.
20 JllN". — Nous avions annoncé, il y a qui 1-
ques jours que des tonnes d'eau de mer av.iii'iit
été envoyées racht'téi's du Havre pour servir àries
espi'iiencos, fruit d'une invenliim noiivdle. \a
première expérience a eu lieu hi^r en présence
des directeurs de la marine, et le résultat a siu'-
passé tout ce que l'on pouvait aileiulre. L'eau de
mer, en sortant de l'appareil, est aussi bonne et
aussi fraîche que Peau de source ; des démons-
trations antérieures ont prouvé que l'usage en
était aussi salutaire. L'appareil d'essai peut servir
à la consommation d'un équipage de 500 hommes.
Voilà donc ce grand problème résolu ; voilà, ccf-
tes, une des découvertes les plus précieuses de
notre époque.
— On assure que les résultats avantageux du
pénitencier de Saint-Germain ont déterminé le
gouvernfment à former deux établissemens ana-
logues, l'un dans le midi de la France, l'autre en
Afrique.
— M. Dufaure, ministre des travaux publics,
a été ce matin visiter les caveaux de la co-
lonne de Juillet. Il était accompagné de M. Cha-
puys-Montlaville, auteur de la proposition tendant
à ce que les restes des victimes de juillet 1830,
soient réunis et déposés dans ces caveaux; de
M. Auguis, président de la commission chargée
d'examiner cette proposition , de la plupart des
membres de cette commission, et de M. Vatout,
directeur des monumens publics.
Le ministre et les membres de la commission
se sont trouvés d'accord pour reconnaître, après
l'examen des lieux, la convenance de la proposi-
tion. M. Vatout a seul élevé quelques difficultés.
— Une scène scandaleuse a eu lieu le 23 du
mois passé dans l'église Sainte-Eulalie, de Bor-
deaux. Le clergé rendait les derniers devoirs à
une jeune fille; une femme s'est approchée et a
violemment arraché la couronne déposée sur le
cercueil. Les assistans ont été indignés de cette
profanation d'autant plus coupable que la cupidité
en était le motif. On dit que cette femme est une
parente de la défunte, qui comptait sur sa succes-
sion, et qui a manifesté ainsi le dépit qu'elle a
éprouvé d'être trompée dans son attente.
21. — La décision prise par l'administration
municipale aprèslesévénemens des 12 et 13 mai,
ayant pour objet de mettre en état de défense les
divers corps de garderie Paris contre les attaques
à main armée, reçoit en ce moment un com-
mencement d'exécution. Hier et aujourd'hui les
maçons ont été occupés à murer les fenêtres du
corps de garde du Palais-de-Justice, jusqu'à une
hauteur d'environ huit pieds du sol. La porte
aciuclle a également reçu des modifications qui
tendent à rendre, en cas de danger, l'entrée du
poste plus difficile. De pins, une seconde porte
plus solide sera, dit-on, mise en réserve pour être
substituée à l'auire si les circonstances l'exigeaient »
— Chaque jour nous recevons des nouvelles
alarmantes sur les orages quiravagent la France,
Les ouragans, la foudre et la grêle causent partout
des accidens Hlrheux ou des désastres.
— Hier, à minuit, le thermomètre rie l'inaénieur
Chevalier marquait IV C|10 au-riessus rie 0; au-
jourri'Imi , quatre heures du malin, 11" ^[10; à
midi, 21'3|10: une heure, 21"5il0; à deux
heures. 22".'i|10.
— l n officier d'êtal-major est parti hier pour
Fontainebleau avec m:s>ion, nous as.'ure4-on,
d'examiner l'emplacemcnlqui conviendrait à l'eta-
liU.-sement d'un campd'automnerielô, 000 homn)e5.
Les manceuvrcs qui avaient lieu les années précé-
dentes, aux environs de Compiègne, s'exi-cute-
raient cette année aux euvironsde Fontainebleau.
— M. rieOuêbn, archevêque rie Paris, est de
nouveau malade, riit le .Vohiv llisr^. et cette fois
son étal fait naître quelques inquiétudes. Les mé-
decins lui OUI ordonné d'aller respirer l'air de
h campagne. Il est atteint, dit-on, d'une phihisie
compliquée.
— M. le baron I.arrey a été atteint ces jours
derniei-s d'une fluxion rie poitrine fort grave;
— On lit dans b s nouvelles du scir du Jou, •
nal dr Toulouse du 16. ce qui suit:
■ l ne compagnie d'infanterie vient de partir
pour SiAmans, où des troubles ont éclaté à la
suite de désordres commis par des paysons sur les
>6."
— 560 -■
propriiM(?s forestières du maréchal Soult. La ré-
pression de ces désordres avait orcasioniié un vé-
r, able soulèvement, et le beau château du niaré-
clial serait devenu la proie îles llainmes sins 1 in-
t rvention du maire de St-.Vni;ins, (|ui est parvenu
à .alner l'elïei vescenre de la populuion. »
— Les préparatifs de la prison politique du
Luxembourj; sont terminés. On a remarqué que
cette prison avait pris la place d'un petit couvent
que Marie de Médicis lit bâtir pour les dames re-
lifjieuses du Calvaire.
— Quatre des élèves de l'Ecole Polyiechni(|ue
sont sortis avant-hier de la prison de l'Abbaye;
huit y sont encore enfermés.
mais aujourd'hui son état est rassurant, et il vient
d'entrer en convalescence.
— Le roi a approuvé l'élection de M. Sponlini,
comme membre de l'Académie royale des Heaux-
Arts t'seclion de composition musicale), en rem-
placement de M. Paër, décédé.
— Hier, vers les trois heures de l'après-midi,
un homme monta tranquillement sur le parapet
qui borde le Pont-neuf, descendit sur la saillie
extérieure, se débarrassa de ses souliers, lit une
courte prière, et se disposait à se jeter dans la
Seine, quand deux bras vigoureux l'étreignirent
et l'empêchèrent de mettre à exécution son projet
de suicide. i> Que le diable vous emporte! dit
celui-ci pour tout remerciment ; vous êtes cause
qne mon pari va être perdu, et dix litres de vin
rcéri'.entbien qu'on boive un peu d'eau jusqu'aux
filets de Saini-Cloud. » Il a été en effet constaté
que dans son état d'ivresse, cet homme avait pa-
rié dix litres de vin que dans vingt-quatre heures
on le trouverait aux filets de Saint-Cloud; et bien
que revenu à son état de raison, il tenait à hon-
neur d'accomplir sa promesse.
— La ville de Saint-Tropez (Var) vient de déci-
d'T qu'un monument serait élevé à la mémoire
du général Allard.
— Le duc et la duchesse d'Orléans assistaient au
Théâtre-Français et à la dernière représentation
à'/tudromaqite. Après la pièce, le duc d'Orléans
a complimenté mademoiselle Rachel, et madame
la duchesse a fait offiir à la célèbre tragédienne
un beau bracelet orné de diamans et de rubis.
22. — Le Journal allemand de Francfort
publie une lettre de Berlin en date du \h juin ,
dans laquelle nous lisons :
u On dit ici positivement que le général Skrzy-
necki refuse toutes les offres d'argent du gouver-
nement belge, parce qu'il est en négociation avec
Meheniet-Ali, qui veut lui confier le commande-
ment en chef de l'armée égyptienne. »
— La commission du chemin de fer de Paris
à la mer, a conclu au rejet du projet de loi ; elle
demande que le gouvernement soit autorisé à ré-
siher le contrat en restituant le cautionnement.
— Samedi, à midi, a eu lieu la pose de la pre-
mière pierre de l'Institut des Jeunes-Aveugles ,
boulevart des Invalides, près de la rue de Sèvres.
— Le conseil d'état a donné aujourd'hui un avis
favorable à la demande faite par la ville de Paris
pour construire un abattoir de chevaux dans la
plaine des Vertus. M. le préfet de la Seine et M. le
préfet de police ont obtenu un succès qui sera vi-
vement apprécié par toutes les populations voisi-
nes de Montfaucon.
— L'intlividu arrêté ces jours derniers dans les
jardins de Buckingham, au moment où il allait
pénétrer par une porte vitrée dans les apparte-
mens de la reine, a été condamné à trois mois de
prison pour s'être introduit dans les jardins de
S. M. sans motifs légitimes.
— On a heaucoiip de peine à trouver, en An-
gleterre, le nombre suffisant de chevaliers et d'é-
cuM-rs pour h' tournoi qui sera donné dans le
château d Kglinton. Tous les mardis, les cheva-
liers iiisciiis s'exercent à la caséine du bois de
St-Jcan. On croit, dit le Mornin^'-l'ost, que cette
fêle rhevaleres(|ues coijtcra à lord Eglinton près
de 20,000 liv. st. Ci 10,000 fr.)
— Mardi dernier, une trombe d'air accompa-
gnée d'éclairs a ravagé la propriété de M. Herelle,
à Chàtenay, près d'Ecouen. Les murs ont été
renversés, les toitures des fermes enlevées; un
bais, de plusieurs arpens , a été déraciné et de
grands arbres ont été lancés à des distances con-
sidérables. Dans le moment où cette trombe dé-
solait le château de Chàtenay, un refroidissement
notable s'est fait sentir dans les communes voisi-
nes, et (les morceaux de glace ont achevé de por-
ter la désolation dans ces communes.
— C'est avant-hier, 20, qu'a eu lieu, à Rouen,
l'inauguration de la statue de Boieldicu.
Pendant toute la journée, une foule nombreuse
vint visiter la statue qui reproduit si fidèlement
les traits de l'illustre compositeur. Ce beau tra-
vail fait le plus grand honneur à Dantan jeune
qui, par ses petits plâtres si spirituels, s'était créé
une si brillante réputation , et qui prouve aujour-
d'hui , par des ouvrages sérieux et d'une vaste di-
mension, que son talent peut s'élever jusqu'au
genre le plus diflicilc. La seule statue de Boiel-
dieu sutlirait pour placer Dantan jeune au nombre
de nos statuaires les plus distingués.
23. — L'empereur a approuvé les statuts pour
le chemin de fer d« Milan à Venise; les fonds sont
prêts, les tracés arrêtés. Si ce chemin est exécuté
avant que la France en ait un semblable de Lyon
à Marseille, nous perdrons le transit de la Suisse
et de l'Allemagne , car ce chemin aura un em-
branchement â Triesle, et les navigateurs préfé-
reront ce port , qui est franc, à celui de notre
ville, où la douane les accable de retards et de
frais inutiles.
— Des lettres de Naples mandent que le roi
ira lui-même en Sicile avec quelques troupes pour
extirper le brigandage. On parle de mesures très
sévères qui seraient prises contre ce Iléau.
— Mercredi prochain, la cour de cassation doit
s'occuper de la grave question, née de la remise
faite au duc de Bichmond de la terre d'Aubigny,
située dans le département du Cher, et dont le duc
prétend qu'ila été investi à titre de primogéniture
et h l'exclusion de ses autres cohériters /;ar un
article secret du traité du 20 mars 1814. Le rap-
port sera fait par M. Tiipier, et la cause plaidée
par M" Moreau et Galisset, avocats. M. le pro-
cureur-général doit porter la parole.
— Le Moniteur cn\\\icni une ordonnance ré-
glementaire sur la forme des poids et mesures
ainsi que sur les matières avec lesquelles ces
poids et mesures seront fabriqués, en exécution
delà dernière loi sur le système métrique décimal
qui doit être mise en vigueur le 1" janvier 18?i0.
— En Angleterre, les jurés sont souvent placés
dans l'alternative de se passer de boire et de man-
ger ou de décider avec trop de précipitation les
affaires qui leur sont soumises. Jeudi dernier, les
jurés de la conr du comté de Lewes ne se trou-
vant pas d'accord sur une question, et la discus-
sion paraissant devoir se prolonger long-temps
encore, l'un d'eux ouvrit la fenêtre et sauta dans
la rue, laissant ses collègues arranger l'affaire
sans lui. Cette circonstance rendant nulle la dé-
cision qui serait prise, les jurés furent renvoyés et
l'affaire remise au lendemain.
— Le lieutenant-général Avril est mort le 19 à
sa campagne du Bouscat, près Bordeaux.
— La magistrature vient de faire un e perte
dans la personne de M. le comte Henri de Viel-
Castel, mort dernièrement à la Martinique de la
fièvre jaune.
— Le nombre des réfugiés en France s'élève
en ce moment à 13,802, parmi lesquels 6,583
reçoivent des secours, et 6,919 ne coîiientrien à
l'état. Parmi ceux de la première catégorie, on
compte 8,058 Espagnols, 6iS Italiens, et li,9'/U
Polonais. Ceux qui ne reçoivent pas de subven-
tions se répartissent de la manière suivante : Polo-
nais, 498; Italiens, 510; Espagnols, 5, 473; Por-
tugais, ij'i ; Allemands, 198; Prussiens, UG ; Suis-
ses, l/i ; Belges, 62; Hollandais, 25; Busses, 2;
Brésiliens, 7. Quant ù ceux qui reçoivent un sub-
side de l'état, on peut les diviser en trois classes :
les réfugiés occupés, qui sont au nombre de
3,739 ; les réfugiés inoccupés, vieillards , infir-
mes, chargés de famille, femmes et enfans, ou
ignorant la langue française, au nombre de 1,414;
enfin , les réfugiés inoccupés , mais valides et
pouvant travailler, au nombre 1,430.
— M. Arago a été nonuné rapporteur du pro-
jet de loi relatif à la pension à décerner à MM.
Dagucrre et Niepce fils.
— M. Ducos a été nommé rapporteur du projet
de loi sur les sucres.
— M. Cochin est nommé rapporteur du projet
de loi relatif au chennn de fer de la rive gauche.
— Une grande partie des quais Malaquais et
Voltaire, comprise entre les ponts des Arts et du
Louvre, va recevoir une nouvelle largeur de trois
mètres environ. Au lieu où se trouvait l'ancien
corps-de-garde seront établis deux escaliers pour
conduire sur la berge, qui, en vertu des plans
nouvellement arrêtés , sera convertie en un port
d'une largeur de vingt-cinq mètres; il se nommera
perl des Saints-Pères. On construira ensuite un
corps-de-garde en face la rue des Saints-Pères ,
en remplacement de celid provisoirement placé
au bout du quai Malaquais.
24, — On écrit de Rio-Janeiro, 21 avril, au
Journal du Hûare :
« Le blocus de Buénos-Ayres continue de la
même manière. Fructuoso Rivera, l'aUié des Fran-
çais, a déclaré la guerre à Rosas, il est vrai, mais
il est encore à quelques lieues de Montevideo, à la
tête de ses troupes, et ne paraît pas disposé à en-
trer en campagne. L'amiral Leblanc commence à
s'apercevoir qu'il a trop compté sur Fructuoso.
Cette malheureuse question de Buénos-Ayres peut
durer encore bien long-temps, et fait beaucoup
de tort aux Français. »
— Le 18 juin, àS'.utIgard, le fils du prince d'O-
range et la princesse Sophie de Wurtemberg ont
reçu la bénédiction nuptiale par le ministère du
prédicateur de la cour, M. Gruneisen.
— La belle Aïka, gouvernante du harem de
Achmet, ancien bey de Constantine, ne s'est pas
convertie au christianisme comme on l'a dit ;
Aïka, grecque d'origine, a tout simplement pro-
fité de sa liberté pour revenir au culte de ses
pères.
— L'acte d'accusation et les pièces de la pro-
cédure ont été signifiés hier à l'accusé Martin
Bernard, qui après avoir passé quelques heures
au dépôt de la préfecture a été écroué à la Con-
ciergerie. Martin Bernard, qui dans les premiers
momens avait paru en proie à une vive irritation,
s'est bientôt renfermé dans un silence complet.
Interrogé par M. le chancelier, il a décliné ses
noms, mais il a refusé de répondre à toutes les
autres questions, et n'a pas voulu signer le procès-
verbal.
— A dater du 1" juillet prochain, les nouvelles
malles-postes commenceront à être mises en cir-
culation.
Le poids du bagage total que chaque voyageur
est autorisé à faire transporter avec lui par les
malles-postes, aux termes des lèglemens, reste
llxé à 25 kilogriimines.
Les routes qui seront pourvues, au 1" juillet
de malles-postes du nouveau modèle, sont celles
de Paris à Lyon, de Paris à Bordeaux, de Paris à
Caen, et de Paris à Strasbourg.
Le public sera prévenu successivement de la
mise en activité des mêmes voitures sur les autres
routes.
— Un journal anglais annonce que la femme
du prince de Capoue s'est faite catholique. Cette
dame, connue avant son mariage sous le nom de
Pénélope Smith, célèbre par sa beauté et son es-
prit, est de Ballingatray, dans le comté de Wa-
terford, en Irlande.
Le Directeur, BERTHET.
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Dcujcième Série.
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LE VOLEUR,
(Bû}ûk hc5 ]iovix\mnx français ci étrangers.
Noiis publions dans ce numéro la liste des au-
teurs qui ont cnriclii notre journal durant le der-
nier semestre. C'est là, Dieu merci ! une liste dont
nous pouvons éire flers à bon droit et que nous
oITrons avec orgueil à nos amis et à nos ennemis.
Tous les noms aimés du pulilic s'y retrouvent;
nous n'en avons pas laissé échapper un seul, l'oè-
tes, romanciers, philosophes, touristes , nous les
avons tous arrêtés au passage, leur prenant, bon
gré mal gré, le meilleur de leur bagage, au poète
la fleur de ses vers, au romancier ses plus belles
pages, au philosophe ses plus nobles enseigne-
mens, au voyageur sesplusriches et sesplus récens
souvenirs. Nous pouvons dire que nous avons
l'ait noire métier en bons voleurs que nous som-
mes, et qu'il est impossible de mieux dévaliser son
monde. Mais nous ne prenons que pour rendre,
et nous enrichissons ceux-là même que nous dé-
pouillons. C'est par nous qu'ils vivent d'une double
existence, c'eslnousqui leur frayons de nouvelles
voies de publicité, c'est nous qui multiplions, en
le semant, le grain de leur inleUigence. Mais, pour
en revenir à la liste que nous publions aujour-
d'hui, nous denKindons s'il est un journal, s'il est
une revue qui puisse compter à sa table de matiè-
res tant de noms justement célèbres? J. S.
SOMMAIRE.
M. ViENNET, PEINT PAR IIII-MÈME, par M. A''lENNET
(le rAcadi'mie fiamais'. — La co.wÈnii: iiu.haim-;
(Mark), par Ausone de Ciiancel — Le sonnet,
par MarikAvcart. — Le singe, par Léo.v Vidal.
— L'a.vii du pauvre. — Kxpo niox des produits
DE i.'iMiusTRiE (()'"• arliclc) — par JULES JANÉrv
— Mi'laiif!('s. faiis curieux : ,".c tii'n delà rose à
Brème ; Affreux massacre, etc. — Revue des iri-
bunaux. — Revue diaiiiali(|ue : Acaué.hie royale
de .Musique: La Tarentule; TuéaireErançais:
Le Directeur cl les Sociétaires, liébuls, eic. —
Revue des modes. — Revue de cinq jours.
M.VlElET,peln(parlui-mèiiio.
Je soussigné Jean I'ons-(îuillaumc Viennel,
déclare à mes amis et ennemis que jo vais par-
ler <le iiioi-inéiiie. Je m'y suis engagé d'abord
en plai.'-aiilaiil; on m'en a fait un point d'hon-
neur. Mon père, Jacques-Joseph, cumballait à
Uo'bach avec trois autres officiers de sa famille,
et à la paix de 1763 il était licencié, sans pen-
sion et sans forlune. Deax mariitges le fixè-
rcDl à Béziers; et à la révo'ulion de 1789 il se
trouva porté succss vemenl, sans efforls comme
sans iiilr'gue, au conseil municipal de sa ville
adoptive, à l'assemblée législative, à la conven-
tion et au conseil des a.'icieos. Deux (rails de
sa vie politique suffiront à son éloge. Dans le
procès de Louis XVI, il s'efforça de prouver
que la cooveiilion n'avait pas le droit de le ju-
ger ; et, jugé malgré lui , il vola la réclusion
jusqu'à la (laix. Chargé par la convention de
recevoir soixante mille chevaux destinés à la
remoule des quatorze armées, il refusa (renie
mille louis du fournisseur et rebuta le tiers de
la remonte. C'est par ces traits et par vingt ai.-
Ues que mon père mérita de ses commeUaiis le
surnom de vieux Romain. Reniré dans ses
foyers (rois mois avant le 18 brumaire, il y
prolongea son honorable carrière jusqu'à l'âge
de quatre-vingt-douze ans sans avoir peut-être
connu un seul ennemi.
Je suis l'aîné des enfans de son second ma-
riage. Un abbé, frère de ma mère, m'ayani fait
bégayer du lalio dès l'âge de trois ans, à qua-
torze j'avais aclicvé ma philosophie. J'étais des-
tiné par ma famille à recueillir l'héritage du
frère de mon père, qui a occupé pendant Ireute
ans la cure de S.iint-Méry.
La Révolution en décida anireincnt , et, nu
lieu d'une suulanc, je revêtis un uniforme,
lintré fort jeune comme lieutenant en second
dans l'artillerie de marine , je fus pris sur le
vai.sseau \'IIcrcute après un combat de nuit des
plus saiiKlaiis, et jo restai quelque temps dans
les Ipoiiliins de Plymoulli. KientOI après mon
échange, on me demanda sur le Coiisulal un
vole dont on pouvait se passer. Je dis non ; je
volai plus lard contre l'Empire, et le niiiii^tic
Peciè-: me jura une liaiiic à mor(.
Je ii'avaiir.ii plus qu'à l'anciciinelé , et mon-
seigneur eut encore la dureté de laisser vaquer
pendant dix-huit mois une place de capitaine
qui me revenait de droit. C'est avec ce grade
que je fis, en 1815, la campagne de Saxe. J'y
reçus la croix de la Légion-d'Houneur après
les batailles de Laizen cl de Baulzen. J assistai
à celles de Dresde et de l.eipsick , où je fus
pris an moment où le pont venait de sauter.
Rentré en France après la restauration , cl
déterminé à ne plus quitter la capitale, où m'at-
lacbait ma vocation littéraire, je dus aux bontés
de M. de Montél^-gier, aide-de-camp du duc
de Berry, la faveur d'y conti-tuer mes servi-
ces. Ce général me prit lui-même pour aide-
de-camp, et je n'eus qu'à me louer de la bien-
Vf illance d'an prince qu'on a cruellement ca-
lomnié. Le £0 mars ruina l'avenir qui s'offiail
à moi. Je n'en restai pas moins fidèle à ma pa-
irie, et, au retour de Gand, le prince et le gé-
néral me punirent par leur indifférence dâ
quinze jours de service que j'avais fait à Paris
pendant leur émigration. Le maréchal Gouvion
Saint-Cyrme releva|de celle déchéance en ra'ad-
inettant dans le corps royal d'état-m.ijor.
.Nommé chef d'escadron à l'ancienneté en
18^3, je fus rayé des contrôles par JI. de Cler-
mont-Tonnerre en puniliou de mon Epiire aux
clii/J'onuicrs. La révolution de juillet me rendit
mes épauleltes; el, quaire ans après, j'acceptai
le grade de lieutenant-colonel . quand douze
de mes caJels m'avaient déjà devancé. Je suis
enfin en retraite avec une pension da 2,400 fr.
Ma vie litléraire a commencé avant celle que
je viens de raconter. Je rimaillais dès l'âge de
sept ans , et Dieu me pardonne les premiers
vers que j'ai livrés au public!
La première pièce qui me fit honneur fui
mon Efitrc à l'empcrtur sur ta gr'nralogie.
Mon premier succès académique fut un pris
desjc.ix floraux accordé en 1810 à mon i'/ittrc
li Raijnouaril.
J'en ai rimé qnaraiilc . dont trente-deux ont
été rassemblées en recueil, it fort grauJement
louées par les journaux avant 1830.
— 562 —
I.iis de v^'golcr comme poète de province
j'ai-pirais s.tiis cesse au séjour de la capitale, e
ce fut en 1814, comme je l'ai dit , que je fu-
jcl6 sur le pavé de Paris par un coccou de 1;
rou'e d'Alfemague , avec une demi-s-olde «n
perspective, deux tragédies el l'espérance din 8
mon bagage ; an demeurant sans patron, sai s
prùiieuis, sans amis, el ne saciiaut pas mon e
qu'il fallût en avtir pour arriver à la renon -
inée. Mais en Iravcrsaut la capitale en 1813
pour me rendre en Saxe, j'avais fait recevoir
ma tragédie de Clovis, qui fut successivemeni
accompagnée d'Alexandre, û'Acliille, de Sigis-
mond de Bourgogne , à'ÂrbognsIe it \ics Pc ru
viens. La premièru cl la qu.ilrième ont été
jouées, les aulres attendent paticuinierit dans-
Icscaitonsde la Comédie, et d'autres encore
sont toutes prêtes à les suivre.
Ce fut à l'Alliénée de Paris que jo recueillis
les premiers applaudi>semens parisiens qui
aient retenti à mon oreille. .T'y lus mon poème
de Parga. Editions répéiéts , traductions, élo-
ges, popularité, il me valut tout, hors de l'argent.
lUais les Grecs avaient payé mon poème en
lonaiiges, eu eslime et en confidences. Ils ra'a-
vaiint rois dans le secret de Unr insurrection.
Li's ambassadeurs parganiotcs, à leur passage
à Puis, étaient venus vi>iler ma modeste de-
muro; les poètes d'Aihènes traduiraient mes
Vi>rs dans la langue d'IIomùre, el m'adressaient
de fort belles épUreî.
Un st coud poème, intitulé le Sicge de Damas,
puivit do près celui de Pargci. Il n'était pas bon,
ma coiHciencc m'oblige de le déclarer. Sédim,
ou lu Traite des Nègres, parut à la suite, et je
dirai avec la même franchise qu'il y avait de
l'intérêt et de la poésie. Vint enfin mon grand
poème de la Philippide. Les critiques fureit
ac^'!i..'s, injustes, nialveillans ; les éloges
r: r s et timides : j'avaij déjà blessé les sus-
ceptibilités romantiques. La jeune France se
veigi'ade mes satires sur l'œuvre la plus im-
poriante de ma vie, et, deux mois après , la
fail ilc de l'éditeur lui donna le coup de grâce.
Mais ce poème revivra, quoi qu'où dise ; il n'est
pas vrai qu'on l'ait tué el qu'il ait mérité de
lêlre.
Un volume de prose et de vers, intitulé:
Promenade philosophique au cimetière du Pèrc-
Lachaisc, fut mieux accueilli des journalistes et
du public. La première édition disparut en
quinze jours. Il y a dix ans que je fais atten-
dre la seconde. Le premier volume de mon His
loire des guerres de ta révolution dans le Nord a
été r gaiement épuisé; le second volume est
rc-té (laas mon portefeuille.
On connaît mes deux romans de la Tour de
H'ohdhcri et du Château Saint-Ange. Joignez-y
mo.i opéra d'Aspasic elraa.récente comédie des
Sevmens , cl vous aurez mon bagage littéraire.
Tout cela ferait dix gros volumes in-octavo.
En y ajoutant les tragédies, comédies, épUres,
fables, enfin tout ce qui re-te caché dans mon
poriefeuille , j'irais jusqu'au quatorzième. Il en
sera ce qu'il plaira à Dieu, aux comédiens el
aux libraires. Je n'ai d'activité que pour pro-
duire, mais non pour produire mes ouvrages
dans le monde. Je ne veux point oublier que
J'ai 6ié aussi journaliste. Qu'aurais-je fait à Paris
avec une demi-solde fort médiocre? J'avais à
choisir entre le vaudeville et le feuilleton. Je
' pris le feuilleton , cl je débutai en 1815 dans
'Aristarque.
A pi es sa mort subite, je passai au Journal de
f'aris, et j'y demeurai jusqu'au jour où de ma-
ailroits propriétaires le vendirent au ministère
Di'cazes.
Je suivis les abonnés el m'enrôlai parmi les
édacteurs du Constitutionnel. Depuis 1830,
je ne le suis que pour mt'raoire.
C est au Journal de Paris que je me liai avec
l'excellent comte de Ségur, qui, au ht de mort,
me légua son fauteuil à l'Académie , et qui
me pria de lui succéder. J'appris, deux jours
après, que Donjamiu Constant se présentait. Je
'ui fis part de mon cDgagement solennel. Sa ré-
ponse, je le jure par la mémoire de mon père,
sa réponse fut brutale et injurieuse. Je le re-
gardai, il était mourant, el je m'éloignai sans
rien dire. Je m'abstins même de visiter le reste
des académiciens; je n'en avais vu que Irois.
Les dix-sepi qui m'élurent n'avaient reçu de
moi que de simples cartes. Aucun patronage
ne servit mon élection. J'en fus heureux; j'a-
vais tenu parole à M. de Ségur ; j'avais mission
de lo loupr, de lui payer la dette de non cœur,
le prix d'une amitié de douze années. J'en fus
aussi heureux pour ma ville natale, en songeant
que j'étais le quatrième académicien donné par
elle à ce corps illustre. Esprit, Péliston et Mai-
ran étaient d'S enfans de Béziers. Passons à ma
vie politique. J'ai dit mes votes contre le con-
sulat à vie el l'empire. Je votai une troisième
fois contre l'acte additionnel, el chacun de
mes votes était appuyé par une brochure, quel-
quefois saisie par le pouvoir, mais toujours
louée par l'opposiiion.
J'attachai dès-!ors une éplire ou une satire à
chaque circonstance politique de la Pveslaura-
lion , à l'ordonnance du 5 septembre , à la re-
composition de l'armée, à l'insurrection des
Hellènes, à l'apparition des capucins, à l'inso-
lence desjésuites , enfin à celle loi d'amour qui
me valut une honorable destitution. Ma popu-
larité s'en accrut à tel point, que , aux élec-
tions de 1827 , la ville de Béziers me nomma
son député. J'allai siéger au centre gauche, qui
avait alors une signification positive. Mais avec
AI. de Polignac il n'y avait pas de transaction
possible.
Je saluai mon avènement par une philip-
pique.
Mon épltre à Charles X devança de quelques
jours l'adresse des 221 , et ce n'était p. us pour
moi un grand effort de courage que de voter ce
refus de concours. J'ignore s'il y avait alors des
conspirations; on m'a estimé assez pour ue
point m'en parler.
A l'apparitiou des ordonnances de juillet
j'étais à onze lieues de Paris dans les terres,
et mes premières inquiétudes me vinrent du
manque de journaux. Les premières nouvelles
de la révolution m'arrivèreut le 139 au soir ; le
30 à midi j'étais à l'Hôlel-de- Ville , où j'olTris
mes servies à la commission municipale. J'y
revins le lendemain avec la chambre; j'y lus au
peuple la proclamation du duc d'Orléans comme
lieutenant-général du royaume, el je ne vis
pas d'autre programme que celui dont la lec-
ture m'avait été confiée.
La liberté n'étant plus en péril, j'allai au se-
cours de la monarchie; et lorsque , après la
mort de Perler, je vis l'émeute dans les rues,
la discorde dans la chambre, l'esprit d'insur-
rectiou dans la presse, la faibles-e et l'inertie
dans le ministère, la mollesse dans les tribu-
naux, la licence et la démoralisation partout,
la répression nulle part, j'en frémis pour la
monarchie et pour la France. Je profitai de la
discussion des fonds secrets pour lancer on
manifeste contre les passions révolutionnaires.
Je prononçai ces mots : « La légalité actuelle
nous lue. » Les passions me répondirent par un
torrent d'injures.
La Tribune se signala dans cette guerre de
plume- par une atroce calomnie. Je montrai
l'article à un de mes collègues, qui me fit voir
plus haut les trois ligues où la chambre elle-
même était traitée de pros<i<ucff, et je déférai
le j'iurnaliste à la barre.
Les ministres, qu'on accusait dr; m'avoir
poussé, Iremblaieut de mon audacs; ils me
blâmèrent dans le couseil, m'accusèrent d'in-
conséquence et de folie. Uu seul y prit ma dé-
fense. Mais le lendemain <le la vicloire, ces mê-
mes ministres vinient tous l'un après l'autre
me féliciter. Ils allèrent même jusqu'à m'appiler
leur sauveur. Je me Irompe , il n'en vint que
sepl. Le huitième avait fait son devoir lavtiile.
C'était M. Guizol.
Je ne fus plus , dès ce moment , qu'un en-
nemi public. Par tous les cratères de l'enfer
poliiique débordèrent sur moi les sarcasmes,
les outrages, les calomnies, les caricatures el les
satires. Le ridicule fut versé à pleines mains
sur mon nom , sur ma mise. Traqué dans les
provinces par les charivaris, poursuivi dans la
canitale par l'inlex et le regard des dandys el
(Il's loustics de toutes les classes, j'aurais fail ma
fortune en trois mois si je m'étais montré der-
lière un rideau à côlô de la femme géante, les
paillasses ne m'auraient point manqué. Il y
aurait eu concurrence dans le monde politique,
el j'aurais choisi de préférence cet impudent
ministre à qui un de mes amis demandait un
jour pourquoi je n'avais pas été appelé à la
pairie, el qui avait répondu qae, pour être pair,
il fallait n'être pas ridicule.
Son nom ne m'a pas été livré; mais il était
gai de me voir rejeter à la tête ce ridicule,
unique prix démon dévoûment, par le ministre
d'une monarchie au service de laquelle je l'a-
vais acquis. Je n'en suis pas mort. Mais le
hasard me soumit uu jour à une rude épreuve.
J'étais juré dans le procès des 27, qu'on a
aussi appelé la conspiration Raspail. Les avo-
cats avaient épuisé leurs récusaiions. Il ne
fallait qu'un nom pour compléter le jury : le
mien sortit et les défenseurs en pâlirent. Ce fut
une première iusulie. D'autres ne me furent
point é|iarguées; deux prévenus s'amusèrent à
crayonner ma caricature, un autre rimait dt s
épigrammesque publiaient les journaux du len-
demain. Le témoin IV/arrast afifecta de répéter
mon mot sur la légaliié el de l'attribuer au
gouvernement dont je n'aurais été que l'écho.
Je me dis que je tenais la vie de ces hommes
dans mes mains et je fus inipasible.
Le complot ne me fut pas démontré, et je
prononçai l'acquittement de ceux qui m'auraient
peut-être condamné sans m'entendre. Le rai-
— 563 —
uislore aie bouJa; mais ji'lais trop coulent de
moi pour ra'occuper de ce qu'eu pensaient les
antres. J'avais d'ailleurs ma panacéeuniverselle,
l'isolement de mon cabinet, loules les fois que
les sotlicileurs me permettaient d'en jouir.
C'est là, sous le fen d'une presse qui voulait me
uoyer dans le fiel, que je composai sept nou-
velles pièces de lliéàlre, des épilres, des fables,
et tout cela sans l'espérance d'un succès, d'une
publication possible, en présence d'une rf^pro-
balion anticipée, d'un dénigrement opiniâtre.
Je me suis trompé cependant , ma comédie des
Sermcns était au nombre de ces compositions,
et le public et les journaux m'ont prouvé qu'il
y avait encore pour moi de l'indulgence.
Ceux qui avaient lenlé de m'aballre m'ont
relevé eux-mêmes, et je les en remercie; et
j'en reviens à ma vie politique. J'ai fait parlie
des commissions les plus imporlaiiles de la
chambre, celles de la pairie, des lois do septem-
bre ; j'en ai pré-idé vinat antres. Vingt bu-
reaux m'ont f.iil le même honneur. On me per-
mettra de le rappeler, mais on a eu tort de
dire que j'avais constamment vnlé avec tous les
minisières. Personne n'a plus aimé, plus estimé
Casimir Pcrier que moi ; je lui ai donné quel-
ques boules noires. Aucune prière ne put me
déterminer plus tard à voter la loi de di.-^jouc-
tion. Ceux qui me priaient ne méconnaissaient
pas mieux que ceux qui m'ont si long-temps
accusé de courlisannerie.
Il y a en moi un amour d'Olhello pour le
juste et le vrai. Ce que je crois tel s'empare si
forlemeiil dis facultés de mon âme, qu'il m'est
impossible de la démentir, de le dissimuler ou
de le taire ; c'est dire que je u'apparlius jamais
à aucune coterie, et voilà pourquoi je n'ai été
ni adi p é ni souieuu par personne; mais, en
revanciië , on dit que tout le monde m'aime.
C'est possible, on m'a tant cliàlié. N'importe, je
désespère de ma gucri.-on , je ne saurai jamais
retenir une vérité dans la maiu; tant pis pour
le monde si la vérité ett si souvent ofiTen-
sanle !
Au milieu de la curée qui suivit la révolu-
tion, Casimir Périer eut la bonté de s'apercevoir
que je restais les bras croisés; il m'offrit la pré-
fecture de police, celle de Grenoble , enfin une
place de maître des com[ites. Je refusai; et j'ai
vu imprimer en toutes lettres qu'on ne m'avait
rien donué parce que j'étais incapable. Com-
ment faire pour cnnlfnler la reine du monde !
Six ans plus lard , quand j'avais acquis plus de
droits à la re< oiinnissance du gouvernement ,
deux BUtrrs ministres, à qui je ne demandais
rien , me jiroposùrent.... une bibliothèque. Ces
messieurs étaient la petite monnaie de Périer;
leur offre était à l'aveuaul.
Quand il fut question de me mettre en re-
traite , le conseil des ministres s'occupa , pen-
dant deux séances , du préjuilice que j'allais
éprouver par la diff'-rence de la demi-solde à la
pension de liculenaiit-colonel. Or il s'agissait
d'une perle do IC fratics par mois, et huit lioni-
iius dune Videur budgétaire de SOOUOfiancs
traitèrent cette afTiire sans rire. Je n'en fis pas
autant quMid le ministre des finances daigna
me consulter moi-même.
O monarchie ! sauvegarde des libertés et
du repos de ma patrie , que de choses tu m'as
fait pardonner!
ViENNET,
De r Académie française.
[Cunslilulionncl.)
H COMÉDIE IfUIAI^Ë,
MA^Z.
(Sous le titre un peu prétentieux de la Comédie
Humaine, il vient de paraître tout réceramenl
dans la lieitie du XIX" siècle un petit poème
qui, pour arriver après Mardoclie et Xamouna,
de M. Alfred l'.c Musset, n'en est pas moins une
œuvre remarquable à plus d'un titre. D'ailleurs,
rien n'est nouveau sous le ciel ; avant Mardoche
et Namouna nous avions Don Juan et Beppo;
avant Beppo et Don J«a/i, nous avions sans doute
autre chose. Tout e^t dit, tout existe, mais le la-
lent s'approprie tout et rajeunit tout. C'est ce qu'a
fait M. Ausone de Chancel dans la Comédie Hu-
maine. Il a trouvé le moyen d'être original après
ses illustres devanciers. Nous aurions voulu pou-
voir reproduire en entier ce poème où l'esprit, la
fantaisie et le lyrisme alternent avec un rar^' bon-
heur; mais la crainte d'oiniroucher de justes sus-
ceptibilités nous a conseillé d'en élaguer les ra-
meaux par trop laturians. Nous croyons d'ailleurs
M. Ausone de Chancel destiné à un bel avenir de
poète, et nous faisons des vœux pour que cet ave-
nir soit prochain.)
Mon héros n'était pas ce Bouzingot farouche,
Le chapeau sur l'oreille et le houx à la main,
Barbe haute-futaie et la pipe à la bouche ;
Bravo d'estaminet qui tranche du Romain,
Pose en héros le jour, et la nuit ne se couche
Qu'à côté d'un poignard, vierge de sang humain.
Ce n'était pas non plus l'élégant jeune France,
A la barbe en ogive, à l'œil pur et mourant;
Lamartine avorté qui rime sa souffrance,
Se rase les cheveux pour avoir le front grand,
Lève les yeux au ciel en disant : Espérance !
Et sable du Champagne en disant : Délirant!
Ce n'était pas non plus le singe moyen-âge
Buvant dans un hanap son vin à dou/.c sous,
De quelques vive dieu ! saupoudrant son langage,
En style de Marot faisant ses biUeLs doux,
Voilant le pauvre nom de son pauvre lignage
D'un pseudonyme en xis, bardé de Deublious.
Ce n'était pas non plus un savant; au contraire!
Il avait de l'esprit et n'él.iit pas pédant.
Avis rara terris, — oiseau rare sur terre I
Mffro simillima r>'g-«t>, — vrai merle blanc.
Juvénal dit cela d'une femme sincère.
Ce qui, pour être vrai, n'en est pas plus galant.
Mark,-ils'appelait Mark, "depuis vingt-cinqannécs
Que Dieu l'avait jeté sur l'océan humain,
Laissait à tous les vents flotter ses destinées.
Sans plus s'imiuiéter du port que du chemin;
Laissait ses mauvais jours et ses belles journées
S'en aller comme l'eau qui coule de la main.
Ce n'était pourtant pas inerte in ouciance :
Personne mo'ns que lui n'était insoucieai.
Il avait le secret de plus d'une science ;
Il avait beaucoup vu , lu beaucoup, et ses yeux
Jetaient ce feu sacré qui fait, subliaie essence.
Les poètes sur terre, et dans le cie'. les dieuv.
Ce n'est pas là le beau côté de son histoire.
Au diable soient aussi tous les songes liévrcax !
Un poète est un homme, et jeconimenceà croire
Que pour savoir un peu combien fonldeox ctdeux
Et pour battre monnaie au poinçon delà gloire,
Onn'estpasmoins poète, et l'on est p' us heureux.
A pende nos pareils la fortune est accorte.
Si nombreux sont les gueuxquiluitontl'ntla main.
Quelle doit par pudeur en laisser à la p jrte!
Et, soit dit sans blesser le quartdu g<;nre humain.
Chez elle elle reçoit des gens de te'le sort''.
Que c'est presqu'à rougir d'être sur son chemin.
S'il effeuillait ainsi chaque jour de sa vie,
Comme si le bouquet n'en eût pas dû finir.
S'il eût joué son âme et ri de la partie,
S'il ne voulait prévoir ni se ressouvenir.
C'est que ion ciel roulait une voit d'ironie.
Des échos du présent à ceux de l'avenir.
Esprit hermaphrodite, adultère mélangî
De vice et de vertus, de raison et de torts.
Celui qui l'avait fait, dans un caprice étrange,
Semblait avoir donné deux hôtes à ce corps:
Un démon pour la tète et pour le cœur un ange;
L'un faisait les péchés, l'auire avait les remords.
Jamais le nom de Mark n'avait grossi la liste
Des faiseurs de complots; il fut pourtant, un sot,
Dansles nœuds d'une émeute étreint àl'improviste,
Etcommeon luicriaif. Quètes-vous, bbncounoir.
Carliste ou Philippiste ? il répondit : riéniste.
Le mot eut du succès ; — en devait-il avoir?
Parlait-on politique, il restait bouche close,
A moins qu'il ne baillât, —c'est un raisonnement
Toutcommeun autre; au fond il pensait que la chose
En étant à ce point ne peut être autreiuent,
A moinsqu'elle ne change. El pour plus d'une causa
Il craignait, disait-il, de perdre au changement.
11 admirait très-fort monsieur de Lamartine ;
Mais détestait plus fort ces poétraux pleureurs.
Bien buvant, bien mangeant, et dont le front
[s'incline
Comme un lys à l'orage, au souffle des malheurs !
Un d'eux lui débitant un jour une tartine,
Oùse irouvaientces vers que l'on retrouve ailleurs:
« Oh ! j'aime le parfum des fleurs de la montagne!
»La voi\ du rossignol ! ce Duprcz des oiseaux!
«J'aime à Kiisser aller mes pieds par la campagne!
«A rafraîchir mon front en un feu dans les niis-
(*eaux!!!i
Ma foi ! répondit Mark, moi j'aime le chaaipagnc.
J'adore le bourgogne et suis fou du bordeaux.
Mais votre rossignol, cet oiseau des poètes,
H est maigre comme eux, — c'est un pau\ re ragoût;
El, s'il faut l'avouer, j'aime mieux les fauvettes :
Leur voix est aussi douce, et, sur la fin d août.
Je vous les recommande : — on les mange en
ibrocheilcs.
Comme les ortolans dont elles ont le goût.
564
Mark n'avait p;is toujoursélé, ma belle dame.
Ce que vous l'avoz vu tout à l'Iieuie, un vaurien,
Un fou, qui douterait si xous avez une âme;
Qui fait à tout liasard le mal comme le bien,
Et laisse, à chaque mot, tomber une Opigramme,
Ainsi que font les gens qui ne croient plus à rien.
Long-temps il avait cru de cette foi candide
Qui, fût-elle un mensonge, est encor du bonheur.
Alors ([ue dans nos jeu\, conimeenunlaclimpide.
Tout le monde peut voir le fond de notre cœur,
Alors qu'un ange, ami de notre àine, la guide
En lui donnant la main, comme un frère à sa sœur.
Oh ! pourquoi n'cst-on pas enfant toute sa vie !
C'est un matin si pur, dont si loin est le soir!
La bouche d'un enfant, sous les baisers ravie.
En a tant à donner et tant à recevoir !
La salle du banquet, oii l'espoir le convie.
Est si pleine d'amis et si splendide à voir !
Agehcureux! âge heureuxoutoulnonsémerveille!
Le bleuet qui sourit au ciel dans les sillons;
La rose qui, le jour, sert découpe à l'abeille
Et de ht parfumé, le soir, aux papdlons :
ïrésorsque le printemps verse à pleine corbeille.
Et que chaque printemps nous rapporte à millions !
Avant que tout allât de problème en mystère.
C'était ainsi du moins que cela se passait ;
L'hiver, en bon garçon, quittait sa robe austère,
Dès qu'en chaperon vert avril reparaissait ;
liais tout est bien (hangé sur cette pauvre terre !
Aujourd'hui, vingt-cinq mai di.\-huit cent trente-sept.
Comme à Noël le givre émaillc mes croisées,
La glace tient encore les ruisseaux en prison;
Nos vallons font pitié sous leur robe empesée,
Et pitié nos coteaux sous leur blanche toison;
A peine si parfois d'une teinte rosée
L'n lambeau de soleil colore l'horizon.
Corbleu ! le mois de mai, vous nous la baillez belle
De venir ainsi fait, crotté du haut en bas.
Comme un pauvre forcé de gueuser quoiqu'il gèle,
Et qui va barbottaiil, sans souliers et sans bas!
Ma foi ! votre soleil ne vaut pas ma chandelle.
Je la mouche du moins lorsque je n'y vois pas.
Comme un seigneur aimé qui ramène les fêtes.
Jadis, quand vous veniez, les filles sous l'ormeau.
Dansaient enjuponrouge,et des Heurs à leurs tètes.
Point d'accueil, celte année I on vous prend au
(hameau
Pour le moisde janvier; je ne sais si vous l'êtes.
Mais vous vous ressemblez comme deux gouttes
(d'eau.
Avons-nous donc lassé ta clémence infinie !
Le glas de l'univers va-l-il sonner, mon Dieu!
Le voilâ-t-ilcejour de terrible agonie.
Ce jour où les soleils, désertant leur milieu,
Briseront les ressorts de la grande harmonie!
Et Dieu va-t-il venir siu- sa nuée en feu?
Le grand juge a maudit les enfanset les femmes.
Pécheurs, il n'est plus temps de joindre vos deux
(mains.
Vous qui traîniez hier la robe de vos âmes
Auxégoutsde la borne, aux fanges des chemins!
Et vos pleurs impuissans n'éteindront point les
(flammes
Où pôlç-môlc vooise tordre les humains 1
Grâce îgiâce! mon Dieu! ne maudis pas le monde,
Ilcnds leurs cours aux ruisseaux, aux rossignols
(leurs voix;
Au soleil qui s'éteint rends sa clarté féconde.
Aux cieux leur bleu manteau, leur manteau vert
(aux bois ;
Donne h l'air des parfums, un cristal purà l'onde,
A l'abeille des Heurs, — à nous des petis pois.
Vous qui lisez ces vers en rougissant, madame.
Et qui criez bien haut, en ra'approuvant tout bas.
Le mariage en lui n'est point ce que je blâme ;
11 a son bon côté. — Qui diable ne l'a pas?
Et je me marierai si je trouve une femme
Qui se donne pour rien, car je suis pauvre, hélas!
Pauvre et faire des vers ! dira la gent qui glose ;
Faut être sot ou fou, si l'on n'est pas les deux !
Pour fou, jenedispas;maissut, c'est autre chose;
Et ces fous-là jadis étaient des demi-dieux.
Quand on est sot, on est sot en vers comme en
(prose ;
C'est par le temps qui court, chose qui saute aux
(yeux.
Pauvre, et faire des vers ! — Oui, froids rhéteurs
(d'école.
Et je sais cepenlant ce qu'on paie un discours.
Je sais que pour pêcher dans les flots du Pactole
Un des poissons dorés qu'il traîne dans son cours.
Les vers sont un appât indigne et trop frivole ;
Mais qu'ils mordent très bien à vos mots plats et
(lourds.
Oui, je sais tout cela, tout, et je m'y résigne.
Péchez donc vos poissons, messieurs ; chacun son
(goût;
Moi je ne prétends rien à cet honneur insigne.
Et le proverbe est là, qui peut-être m'absout :
Quand un pêcheur a pris mi poisson à la ligne],
Une bête, dit-on, la tient par chaque bout.
Pauvre, et faire des vers ! — C'est que je crois
(encore
A mes illusions de mes nuits de vingt ans;
Fleurs que la poésie en mon cœur fit éclore,
El qu'elle refleurit lorsque l'aile du temps
Les flétrit en boutons à leur première aurore,
Pauvres fleurs! que d'hivers pour un jour de
(printemps .'
Comme tous les jouets d'une grande infortune,
Etcomme lou sles gueuxquisonltropgueuxchezeux
Comme tous les rêveurs, aboyeurs à la lune.
Hurleurs, racleurs, rimeurs et cœtera, tous ceux
Que l'ambition ronge ou la faim importune.
Mark s'en vint à Paris, la ville aux songes creux.
Paris fait plus de mal, lui toutseul , h la France,
Que la peste, la guerre et Vénus n'en ont fait:
Il n'est fils de maraud, si mince en apparence.
Qui , pour avoir été couronné du préfet
De son département, tout boufli d'arrogance.
Ne tombe dans Paris essayer son effet.
De là tous ces romans quipleuvcnt par centaines;
De là tout ce gâchis, honte des ateliers;
De là tous ces Gilherts qui roucoulent leurs peines.
Ces Chattertons crottés qu'on trouve par milliers;
Eh! messieurs, croyez-moi, reprenez vos aleines,
Arlisles, mes amis, faites-nous des souliers.
0 race de crétins! race abjecte et moisie !
Bâtards qui, plaise à Dieu! ne serez point aïeux,
Race à manger du foin, tu veux de l'ambroisie?
ïuveux boii'eàla coupe où s'enivrent les dieux !
Gemmas anie porcosl — l'ange de poésie.
Le front voilé de l'aile, en pleure dans les cieux.
Ange aux yeux bleus, à tresse blonde,
Ange plus beau que Gabriel,
Dont une aile touche le monde
Et dont l'autre touche le ciel,
Quand ta chevelure d'or pâle
Flotte à la brise matinale
Sur ton col blanc veiné d'.izur.
L'atmosphère est plus embaumée,
Plus suave que la fumée
Des parfums d'Ophir ou d'Assur !
Ta voix est la voix qui console ;
Et quand nous vient un songe noir
Les rayons de ion auréole
Le colorent comme un beau soir;
Tu berces de douces pensées
Les longues nuits des fiancées.
Et quand sur leurs lèvres en feu
Une prière se révèle.
Tu prends ton essor avec elle
Et la portes aux pieds de Dieu.
Pardon! pardon! oh, mon bel ange!
Je l'implore à genoux pour ceux
Qui souillent d'ordure et de fange
Ta blanche robe et tes cheveux!
Pour ceux qui la bouche salie
De baisers impurs et de lie.
Et le cœur tout gonflé de fiel,
Ont mêlé leurs râles de haine
Au souille ambré de leur haleine.
Leur voix rauque à la voix de miel.
Pardon! pardon! il cslencore
Des cœurs pleins de chasies pensers !
De saints pensers qui pour éclore
N'attendent qu'un de tes baisers.
Quand la nuit s'étend sur les grèves.
Il se fait encor de doux rêves,
Car plein de bonheur ou d'ennui
Un cœur de vierge ou de poète
Est comme celte fleur discrète
Qui n'a de parfums que la nuit.
Mark n'élait point de ceux dont rambilion folle
Se dresse un piédestal à tous les carrefours;
Arrange ses cheveux en façon d'auréole,
Se drape en Polymnie, et puis, comme toujours.
Faute d'adorateurs, prêtresse de l'idole.
De louange et d'encens se parfume les jours.
11 savait, un sou près, ce qu'il valait, —c'est rare !
Il pensait qu'il ferait fort mal sur un autel.
Et s'inquiétait peu si Paros ou Carrare
Donnent leplus beau marbre à faire un immortel;
Puis il était de peine et de pas fort avare.
Et, par le temps qui court, c'est là son tort réel.
Un tort ! et qui dira si c'en est un encore ?
Est-ce un tort au ruisseau de bruire et de couler ;
A l'oiseau de chanter, à la rose d'éclore;
A la brise d'aller où Dieu lui dit d'aller?
Non, mais l'abeille a tort qui dort après l'aurore ;
Mais l'araignée a tort qui ne veut pas filer.
i
— 565
Le maldcrimo.h'jlas ! l'avait pris de bonne heure,
Et par inslinrt d'abord il avait donc rimé ,
Par habitudeaprès; — jus(|u'à ce qu'on en meure.
Quand ce mal I à vous prend on en est consumé ;
Puisii faut sVtourdir quand on aime et qu'on pleure.
Et Mark pleurait souvent! et Mark avait aimé !
C'est qu'il faut l'avouer, on n'éteint pas son âme !
On s'y fait malgré soi comme un vaste trésor
De larmes, de regrets, de soupirs, traits de flamme
Qui vous brûlent la lèvre en prenant leur essor;
Pauvres oiseaux errans sans ciel qui les réclame,
Et qui du premier nid se souviennent encor!
Voilà tout le secret de cette folie vie
Dont Mark jetait au\ vents les heures et les jours ;
Pour l'orgie elle-même il n'aimait point l'orgie,
Et les sales amours n'étaient point ses amours;
Il voulait de son cœur chasser la poésie ,
Maissous un nom chéri l'ange y rentrait toujours.
Sursesdeuxmainsalorssecourbaitsonfrontblème;
Des pleurs desangalorss'écliappaientdesesyeux;
Sa bouche se tordait sous quelqu'alTreux blasphème;
Car lorsque son regard se tournait vers les deux
Tout était vide enror, là, comme dans lui-même
li n'y retrouvait plus son espoir ni ses dieux.
Noussommes ainsi faits tousaulantquenoussommes
Pauvres aveugles nés, sans chiens et sans bâtons.
Sur ce globle chétif où Dieu parqua les hommes,
Condoyés , coudoyans , nous marchons à tâtons,
Et les bras en avant nous diassons anx fantômes;
Mais un angle toujours est là que nous heurtons !
C'est que nousn'avonspiuspournousguideren route
La foi, sacré flambeau qui guidait nos aïeux!
C'est qu'au siècle maudit oùnous vivons, le doute,
Le doute amis sa main opaque sur nos yeux;
Les ailes de Satan fotit ombre sur la voùie
Et bornent l'horizon où commencent les cieux.
Le vent d'impiété qui souHle sur le monde
Où donc a-t-il chassé la colonne de feu,
Phare mystérieux qui, par la nuit profonde,
Édairait aux déserts les pas du peuple hébreu ?
Où donc est-elle, où donc, celte terre féconde,
Celte terre promise à ton peuple, ô mon Dieu !
Sont-ils passés ces jours de grande poésie.
Où l'âme s'exhalait en sublimes concerts !
Est-il donc accompli le temps de prophétie !
L'astre s'est,-il éteint ou perdu par les airs,
Qui jadis, du couchant au berceau du Messie,
Guidait les rois pasteurs à travers les déserts !
En quelstempsvivons-nous,et quelle ère estlanrtlre?
Temples, trônes, autels, croulent autour de nous!
L'athéisme en haillons impudemment se vautre
Où nos pères jadis se courbaient à genoux;
Et s'il naissait encor (pielque sublime apôtre,
Nos juifs l'attacheraient encor à quatre clous !
Dieu n'estplus qu'un vieux mot du langage vulgaire;
La raison orgueilleuse a dépeuplé le ciel !
Où sont-ils ces doux noms qui i).\rfuma entia terre,
Jésus, Joseph, Marie, Ariel, Gabriel !
Doux noms avec les(iuels nous berçait notre mère,
Et dont avec son lait elle mêlait le miel !
Pourtant l'homme a besoin de croire que la tombe
N'est qu'un seuil à franchir et qui le mène ailleurs.
A la vierge qui meurt, au poète qui tombe
Sous les traits de l'amouroulcs traits des railleurs,
Il faut pourtant l'espoirqu'unjour.blanche colombe.
Leur âme volera vers des mondes meilleurs....
rnsoirquecespensersl'assiégeaientdanssonâme.
Mark se prit tout-à-coup à se croiser les bras
En s'écriant : Ma foi! qu'on m'approuve ou me blâme
11 est temps d'en finir, aussi bien je suis las.
Beau rôle que le mien! sot acteur d'un sot drame!
Assez de sots joueront quand je n'y serai pas.
Pourtant, lorsque le sort m'a jeté sur ce monde.
Pourquoi faire? il le sait ! jem'en lave les mains.
Il ne m'a pointpétride cette fange immonde
Qui lui sert à pétrir les vulgaires humains;
Pourquoi donc sans un but où mon espoir se fonde,
Suis-je là comme un homme entre quatre chemins?
Qui me dira lequel des quatre je dois prendre ?
Pas une main d'ami qui me prête secours!
Le parti le plus sage est peut-être d'attendre;
Mais lorsqu'on attend seul, si tristes sont lesjours!
Et puisqu'il faut d'ailleurs au même butse rendre.
Bien fou le malheureux qui prend par les détours.
Non !non! la mort n'est point cet ignoble squelette
Qui nous regarde avec deux trous vides au front;
Dont la bouche grimace, et qui fait sa toilette
Des lambeaux d'un linceul, puis à pas de larron
Sournoisement nous suit. Non I la mort ainsi faite
Est celle du méchant ou celle du poltron.
Mystérieuse amante, h la fuis ange et femme,
La mort veille avec nous la nuit, nous suit lejour;
A toutes nos douleurs garde un sacré diclame;
Et puis, l'heure venue, en un baiser d'amour.
Comme une chaste épouse, elle aspire notre âme
Et la ramène au ciel, notre premier séjour.
Toi, vers qui si souvent, de chagrins afliaissée,
F.t comme par instinct mon âme s'envolait,
Couronne toi de fleurs, ma belle fiancée.
Ouvre-moi tes bras nus ! — et tandis qu'il parlait
Les yeux levés au ciel. Mark, suivant sa pensée,
Négligemment chargeait un double pistolet.
Mais pourne pas mourir comme un clerc de notaire.
Ou comme l'épicier, grotesque Chatterton,
Qui nous lègue ses vers afin que l'inventaire
Lui vaille un fait-Paris ou bien un feuilleton.
Mark fit, tout bonnement, le feu son légataire.
Certes, pour un rimeur, le trait est de bon ton.
Le voilà donc jetant, pêle-mêle, à la flamme
Et les vers qu'autrefois il avait animés
Des soupirs de son cœur, des rêves de son âme :
Et bouquets et rubans, riens charmants parfumés
Des enivrans parfums exhalés delà femme
Qui nous aime,— ou dequi nous croyons être aimés.
Pitié!— contre le cœur qui pourra nous défendre !
Si calme que fut Mark et si près d'en finir,
H sentit sur sa joue une larme descendre
Quand il vil ses trésors d'amour ei d'avenir.
Ainsi que lui demain, déjà poussière et cendre !
Perdus pour le présent et pour le souvenir !
Soit ni.ichinal instinct, ou caprice, ou délire,
Parmi quehiues feiiillots égarés ça cl là
Dans l'àtre, — il eu prit un et se mit à le lire ;
Entre ses iloilgs crispés son pistolet trembla.
Puis sa bouche sourit d'un dédaigneux sourire,
Ce feuillet contenait des vers. — ei les voilà ;
LE SAUVAGE DC MAGABA.
« Sur le Niagara dérivait un sauvage ;
— 11 avait bu du rhum à tomber ivre mort;
Tant bien que mal, enfin, il gagne le rivage.
S'amarre, — roule au fond de sa barque et s'endort.
— L'eau du fleuve était bleue et le ciel sans nuage.
Deux soleils y brillaient comme deux globes a'or,
"Voilà qu'à l'horizon, loin, bien loin, sur la crête
Des montagnesduSud, parut comme un point Liane,
Comme une tache au ciel sur sa robe de fête.
Un nuage soyeux, dans l'espace roulant.
De ceux que les marins nomment fleursde tempête ;
Fleursqu'ils ne voientjamaiséclorequ'en tremblant.
«Le nuage grandit sous un coup de tonnerre.
Et de son manteau noir fit ombre à tous les yeux ;
Puis, tout-à-coup, au vent qui souflli de la terre.
Le fleuve se tordit et bondit furieux.
Comme un boa qu'un aigle étreindrait dans sa serre ;
Et se dressa si haut qu'il brisait sur les deux.
"Mais soudain l'ouragan, du bout de sa grande aile,
Quisifllait parles airs comme un vol de vautours.
Rompit l'amarre, au large emporta la nacelle ;
Et la voilà volant plus vive dans son cours
Que ne volent aux vents la feuille ou l'étincelle;
—Roulédunssonmanieau,rindiendormait toujours
"Sur ce concert hurlant des notes inconnues ;
Au milieu de ces chœurs de l'étrange opéra.
Qui, pour orchestre, avait les vagues cl les nues.
Une voix dominait comme un morne houra.
Et râlait incessante aux flancs des rochers nus :
C'était la voix bramant du vieux Niagara.
i> A ce bruit, en sursaut, le sauvage se lève ;
Un frisson glacial lui passe sous la peau.
Ainsi qu'au malheurtux btrcé par un doux rêve
Qui se réveillerait en face du bourreau ;
Car, à cent pas de là, le fleuve sur la giève
En cascade roulait de cent vingt pieds de haut.
«Malheureux ! à deux mains il ressaisit la rame,
Et de ses bnisroidis veut couper le torrent;
Mais en vain dans ses broi passe toute son âme,
La pirogue s'envole emportée au courant.
Encore quelques pas, quelques pas! et la lame
Avec lui va rouler au goulVre dévorant.
11 Oh ! c'eût été spectacle et terrible et sublime
Pour quelqu'un, bien tranquille, assis surl'undcs
(bords,
■> De voir cet homme seul, infaillible victime.
Luttant, la peur à l'âme cl la sueur an corps.
Contre ces deux courroux du ciel et d • l'abimc
Dont un seul userait mille fois ses efi'orUi.
« Mais le voilà debout , calme, sans aucun geste •
Un sourire à la lèvre et dressant le front haut;
D'un trait il engloutit tout le rhum qui lui rosio.
El, dédaigneusement jetant sa gourde à l'eac.
Il se recouche au fond de sa barque; puis — zesic
Une minute après il avait fait le saut.»
Bravo ! s'écria Mark, voilà le vrai couraçe !
Et je serais moins fort que ce sauvagc-là ?
Non! non ! sifllontles vents, hurloetgronderoragc,
M'emporlc le courant où le h.vard voudra;
Le front calme, je veux attendre le naufraje ;
Et vogue la galère où Dieu la conduira.
AVSONE DE CHi>CÏL,
^ 566 —
LE SC1T1T3T.
Dans les premières années de la restauration,
P. Gustave N***, qui aujourd'luiiapris une place
distinguée dans les lettres, commençait sa carriè-
re, et son début fut mallieureuv. La tête pleine
des vers d'Horace, des élégies de Properce et de
Catulle, encouragé d'ailleurs par le succès récent
des premiers vers de M. de Lamartine, Gustave
publia un volume de poésies. Les journaux, au-
jourdliiii si rompiaisans, furent impitoyables; ils
aita: lièrent à leur pilori cette muse nouvelle, s'a-
charnèrent sur elle, et lui firent sentir une à une
toutes les pointes de la ciitique. Gustave courba
la tète, et après avoir mélancoliquement serré
la main de son éditeur, il dit adieu à l'élégie et
tourna ses pas vers le théâtre. Un poète tombé se
jette volontiers dans ce chemin difficile; il se fi-
[jure que les critiques de profession ont été ja-
loux de son talent, envieux de sa gloire naissante,
et qu'ils ont détourné des lecteurs dont sans cela
le suffrage ne lui eût pas manqué. Au théâtre,
c'est dill'érent; le publicqui remplit la salle écoute,
il se laisse d'ailleurs séduire par les yeux, et le ta-
lent des acteurs vient en aide à celui du poète :
on n'a besoin que d'un comédien aimé, d'une
actrice gracieuse et jolie, pour tout colorer et
tout animer.
Gustave, aidéde ces auxiliaires, fut jouéjusques
à la fin, et obtint ce que l'on appelle un succès
d'estime; mais 1rs journaux étaientlà, et le lende-
main ils dénoncèrent la faiblesse de l'ouvrage avec
une unanimité dés'spérante; le Constitutionnel
et le Drapeau hlanc, d'accord sur ce seul point,
s'unirent pour indiquer les longueurs, faire res-
sortir lesinvraisemblanccs,et dénoncer au parterre
les endroits qui, suivant eux, péchaient contre la
logique et le goût. Gustave, désespéré, résolut
de quitter Paris et de se distraire en voyageant de
ses infortunes littéraires ; il était jeune, joli gar.
çon et riche; avec ces trois qualités on trouve fa-
cilement un cteur qui compatit à vos peines, une
âme dans laquelle on é|)anche son âme, et qui
sait adoucir vos douleurs et jusques aux mécomp-
tes de votre amour-propre. Une jeune actrice
remplissait auprès de Gusiavece rôle consolateur;
c'était une femme d'esprit, qui ellc-méaie subis-
sait alors quelques-uns des déboires attachés aux
commencemens de toutes les carrières.
— Mon aaii, lui disait-elle, parce qu'on aime
bien du premier coup, il ne faut pas croire qu'il
en soit de même de tout le reste. Voyez le petit
Alfred, on vient de lui refuser trois vaudevilles,
et il n'en confectionne le quatrième que plus gaî-
ment. Vous avez un grand avantage sur vos ri-
vaux : vous ne travaillez pas pour vivre. Si vous
avez du talent, vous arriverez; si tous n'en avez
pas, vous ne pouviez pas raisonnablement con-
damner la critique à vous louer, ni vos contem-
porains il vous applaudir. Mais, ajoutait-elle, en
touchant de son doigt effilé le front du jeune
homme, il y a quelque chose là, Gustave, ne dé-
sespérez pas du succès.
Cependant, la jeune actrice qui donnait un si
bon conseil ne sut pas en profiter pour elle-raèDie;
elle avait la plus grande envie de faire un voyage
en Italie, et au moment où Gustave la priait de l'y
accompagner, on lui refusa un rôle sur lequel
ellecomptiiit; elle se dit malade, demanda un con
gé et partit avec le jeune auteur.
Août finissait. Après avoir quitté Lyon et Ge-
nève, ils traversèrent le Simplon, et en sortant
de ces longues cavernes humides et sombres, ils
furent frappés comme tous les voyageurs de l'as-
pect délicieux de la vallée de Domo-d'Ossola, où
une terre nouvelle semble sourire au voyageur et
se parer pour l'accueillir. Là, lesoleil resplendit ;
là, la vigne s'égare en festons verdoyans, le ciel
est bleu et doré, et le poète songe aux merveilles
qu'il va voir et qu'il croit embrasser d'un coup
d'œil. A peine si Gustave avait fait un pas en Ita-
lie, et déjà il rêvait aux ombrages poétiques de
Tibur et aux magnificences de Rome.
— Nous ne sortirons plus d'ici, disait-il à sa com-
pagne, nous vivrons au milieu des descendans des
Romains, gens qui ont dû conserver quelque
chose des vertus de leurs ancêtres. Je ferai
des vers là ou en faisaient Horace et Properce,
vous serez pour moi Glycère ou Délie, et la pos-
térité me jugera.
Gustave continua son voyage plein d'un enthou-
siasme qui s'accroissait à chaque instant, et un
soir, après une journée fatigante, il arrriva à No-
vare, ville vieille et sale qui a néanmoins, comme
presque toutes les villes d'Italie, de belles églises.
11 était nuit; les rues étaient désertes, leshabitans
endormis ; son postillon le déposa à la porte d'une
misérable locanda dont la porte vermoulue s'ou-
vrit à la fin, et dans laquelle il trouva à grand'-
peine une chambre pour sa compagne et un
bouge pour lui; il satisfit ensuite aux exit;eiices de
police si minutieuses et si fatigantes en Italie, il
inscrivit son nom sur le registre de la locanda; et
quand on lui demanda sa condition il prit la
qualification d'homme de lettres, puis il alla se
coucher.
Le lendemain, Gustave s'éveilla au soleil nais-
sant, et il voulut sortir de la locanda pour aller
respirer l'air du matin et ne se présenter à sa
compagne qu'à une heure convenable. Dans le
misérable vestibule qui coniluisaità la porte d'en-
trée, il fut arrêté par un homme jeune encore,
grand et maigre, d'une figure majestueuse, quoi-
qu'un peu altérée, et dont le front et le regard
peignaient rint.lligence ; les véteraens de ce per-
sonnage ne répondaient en aucune manière à l'é-
légance de sa figure ni de son maintien; il portait
des culottes de satin, des bas de soie qui auraient
utilement occupé les talens de la ravaudeuse ; un
habit noir, exactement fermé sur la poitrine et
dont les coudes mûris par de longs frotiemens
étaient sur le point de s'enir'ouvrir. C'était un
poète, le poète de la locanda; hélas ! en Italie, la
plus misérable auberge a son poète, comme elle
a son barbier et son boucher. Celui-ci s'inclina
devant Gustave et, après trois saints respectueux,
il étendit vers lui ses bras :
— 0 mon frère ! dit-il, permettez à un poète,
nourrisson des Muses comme vous, d'accueillir
votre arrivée.
Puis, entr'ouvrantson habit, il en tira un papier
proprement plié en quatre ; il le déploya et se
mit à lire un sonnet en l'honneur du jeune auteur
parisien :
— 0 noble fils d'Apollon ! disait le sonnet, la
terre sainte et sacrée de l'Italie vient de s'émou-
voir à votre venue; l'Arno s'est levé de son lit
rocailleux, et secouant sa tète limoneuse, il a
d'une voix forte et par trois fois appelé le Tibre ;
le Tibre a répondu par des cris de joie ; les osse-
mens des anciens Romains se sont émus, les
cendres des poètes ont tressailli; venez, venez,
nol)le jeune homme, ajouter un nouveau lustre à
notre antique Italie.
Les stances se déroulaient une à une, toujours
plus harmonieuses, toujours pluspleinesde louan-
ges et de flatteuses prédictions. Le poète s'ani-
mait, il élevait son héros, il le divinisait, il atte-
lait pour lui le char triompha teur, et il le con-
duisait au Capitole, où la couronne du Tasse at-
tendait son front.
Quand le poète ent fini, d'une main il présenta
le sonnet à Gustave, et de l'autre il tendit devant
lui son chapeau. Ce chapeau disait tout; vieux et
usé il déposait encore en faveur de l'homme de
génie malheureux qui s'adressait avec une noble
confiance à un confrère. Gustave, émerveillé, et
dont on venait de chatouiller les fibres les plus
délicates du cœur, tira sa bourse et la laissa tom-
ber en rougissant dans le chapeau du poète; ce-
lui-ci recommença alors ses majestueuses saluta-
tions et il disparut.
— Que la critique parisienne est injuste ! se
disait Gustave en tenant dans sa main tremblante
le sonnet louangeur ; que les Français sont indif-
férons et légers ! A Paris on a dédaigné mon ta-
lent, on a méconnu le dieu qui m'inspire, et ce-
pendant mon nom a passé les Alpes; je suis
connu en Italie, on apprécie mes ouvrages, on
les loue même... VoUà un homme plein de mérite,
voilà un frère, comme il le dit lui-même, qui me
tend la main et m'encourage dès mon premier
pas.
C'était plus de louanges qu'il n'en avait recueilli
dans sa vie entière. Il ne songea plus à aller res-
pirer l'air frais du matin ; il courut frapper à la
porte de sa compagne :
— W a chère amie, lui dit- il, pouvez- vous me
recevoir ?
— Un moment, mon ami, un moment ; j'ai si
mal dormi cette nuit. Oh ij'ai bien regretté mon
petit appartement de la Chaussée-d'Aniin... Je
suis à TOUS ; j'ôte ma dernière papillote.
Gustave entra radieux, il montra le sonnet, il le
traduisit complaisamment à sa compagne; il lui fit
voir le Tibre et l'Arno quise réjouissaient, et dans
le lointain il lui montra le Capitole qui l'attendait.
— Vous le voyez, lui dit-il, mes ouvrages sont
connus ici ; il en doit être de même à Turin, à
Florence, à Rome, dansia ville immortelle. Avouez-
le avec moi, les éditeurs sont de bien grand»
misérables ! L'Italie a lu mes vers, et cependant
mon coquin de libraire prétend qu'il a l'édition
entière dans ses magasins.
Dans ce moment-là môme, il se fit un grand
bruit dans la rue, et l'aftrice ouvrit sa fenêtre
pour en connaître la cause. C'était une berline
amglaise qui arrivait à quatre chevaux, portant
avec elle tout l'attirail du comfort, qui lui donnait
quelque ressemblance avec l'arche de Noé ; siège
pardevant pour le valet de chambre et le groom ;
siège par derrière pour les femmes de chambre ;
impériale encombrée de paquets, de cartons, de
boîtes à thé, de manteaux en caoutchouc, tout y
était. La berline s'arrêta sous la fenêtre de l'actrice
— 567 —
et OD entendit une voi\ qui de l'intérieur deman-
dait des sandwichs et du porter. L'hôle s'avança
gravement avec un flacon de rosolio sous le
bras.
— Du porter, mylord, des sandwichs en voici,
dit-il, en présentant son rosolio.
Cependant les femmes de chambre descendirent
modestement de leur si ége, le groom fit un saut
jusqu'à terre et il ouvrit la poiiière ; alors une
légion de grandes miss blanchi'S et pfdes mit pied
à terre, la mère les suivit ; puis le valet de cbaai-
bre, aidé du groom, tira son maître du fond delà
voilure et le mit sur ses jambes. C'était un gros
alderinan démesurément engraissé par ses repas
patriotiques pris à la tsvernc de la Couronne et
de l'Ancre et à qui les médecins de Londres
avaient ordonné de se priver pendant quelque
temps de soupe à la tortue et de bœuf rôti et
d'aller respirer l'air vif de l'Italie. Dès que toute
la famille fut sortie de la voiture et lorsqu'elle
coiumençait à se mouvoir en tous sons et à s'éii-
rer comme font les gens qui ont passé la nuit sur
le grand chemin, le poète se présenta.
— Tenez, ma bonne amie, dit Gustave à l'ac-
trice, voilà l'homme instruit qui veut bienm'accor-
der sa louange ; voyez quelle noble et belle phy-
sionomie !
Le poète de la tocanda s'avança avec grâce
devant l'Anglais, et lui lit trois saluts respectueux;
puis tirant de sa poche un papier pareil à celui
que Gustave avait encore dans sa main :
— 0 libre citoyen d'un pays libre! dit-il à l'al-
derman, la terre sainte et sacrée de l'Italie vient
de s'émouvoir à votre venue, l'Arno s'est levé de
son lit rocailleux, et, secouant sa tète limoneuse,
il a d'une voix foi te appelé le Tibre, etc., etc.
— Mon Dieu, s'écria Gustave, il lui récite mon
sonnet; il paraît que mon confrère s'occupe non
seulement de littérature, mais que la politique
ne lui est pas non plus étrangère. Cet Anglais doit
être un personnage célèbre; peut-être lord
Brou;;ham, peut-être un dos membres les plus
élo(|uens de la chambre haute.
L'Anglais cependant suivait de l'œil la bouteille
de rosolio et murmurait les mots de sandwich et
de porter, sans trop s'embarrasser du Tibre ni
du Capitole, dont les noms résonnaient pourtant
à son oreille. Quand le poète eut lini, il tendit
son chapeau et son sonnet; l'Anglais jeta une
guinée dans le chapeau, et sansprendre le sonnet
il entra dans la locanda.
— Avouez, disait Gustave, que mon confrère a
eu une bien mauvaise idée de s'adresser à cet
Anglais : c'est peut-être un homme célèbre, mais
ce n'est pas, à coup sûr, un homme poli. Pour-
quoi prendre son ar!j;ent?
Le poète n'avait pas tini ; il s'adressa à la femme
de l'alderman. Les l'ommes an:^laises ont en géné-
ral la prétiniion d'entendre la langue de l'étrar-
que ; celle-ci était une espèce de bas bleu : elle
prêta une oreille attentive à l'Italien :
— Fille de la Tamise, lui dii-il, la terre sainte
elsacrée (lel'Italie.... le Tibre ot l'Arno, etc., etc.
— Kiicore mon sonnet ! s'écria Gustaveenfrap-
pant <;u pied.
La (lame anglaise prit le sonnet et jeta dans le
chapeau du poète une pièce à l'elligie de sa gra-
cieuse majesté Georges IV. Quand la mère fui
entrée dans la tocanda, l'homme aux sonnets
voulut s'adresser aux jeunes miss; mais on ne
parle pas auxdemoiselles anglaises sans leur avoir
été présenté, et les filles de l'alderman s'envolè-
rent sur les pas de leur mère comme une nichée
de tourterelles efl'arouchées. Restait le valet de
chambre ; c'était un homme sec et nerveux ; il
était ri,;'é de cinquante ans environ, et avait com-
mencé sa carrière par être matelot, ce qui donne
un dédain singulier pour toutes les villes qui n'ont
pas le bonheur d'être des poris de mer ; il écouta
le sonnet du poète sans y comprendre un mot,
fit voler à dix pas le chapeau que lui tendait
l'Italien, et suivit ses maîtres dans la locanda. Le
poète s'adressa alors au groom qui, en culotte de
velours, les bottes vernies et la veste bleue galon-
née d'argent, écoutait la bouche béante :
— Fils de la Tamise, lui dit-il, le Tibre et
l'Arno...
Le groom fouilla dans ses poches, il en tira la
mèche d'un fouet, puis une demi-couronne, trois
shellings et une demi-douzaine de pence qu'il
compta gravement et qu'il renferma dans une petite
bourse suspendue par un cordon entre son gilet
de llanelle et sa chemise. Le poète s'avança vers
les femmes de chambre :
— Nymphes de la Tamise ou de la Clyde, leur
dit-il, vous allez rendre jalouses toutes les déesses
du Lalimu ; les dyrades de l'Arno, les hamadrya-
des du Tibre vont s'enfuir épouvantées de votre
beauté, vous allez rendre à l'antique Italie...
Et il tendait le chapeau ; la plus agaçante de
ces soubrettes s'avança vers lui, et écartant le
fatal chapeau, elle lui présenta sa joue :
— C'est trois shellings pour vous, lui dit-elle ;
un négociant de la Cité donne une guinée.
Gustave était pâle de colère; la jeune actrice le
consola :
— Retournons à Paris, lui dit-elle, je vous ferai
relire un chapitre de Gil Blas que vous paraissez
avoir oublié ; vous tra vaillerez, et quelque jour
vous bénirez la critique... Ah! dit-elle, en lui ten-
dant un papier comme ils montaient en voiture,
vous oubliez votre sonnet... le Tibre et l'Arno...
Allons donc, vous êtes un ingrat; songez, mon
ami, qu'on ne fait pas partout ni à tous les au-
teurs l'honneur de les critiquer.
De retour à Paris, les deux jeunes gens se pro-
mirent de conquérir, à force d'études et deso ns,
des applaudissemcns mérités et des louangescons-
ciencieuses, et, chose rare ! ils y sont parvenus.
L'actrice s'est fait un nom assez populaire pour
que son directeur et les auteurs, loin de lui refu-
ser des rôles, soient très heureux de les lui voir
accepter. Gustave a compris que l'assiduité au
travail est la compagne insé|)arable du vrai talent
et que l'art du théâtre est celui qui demande le
plus (le soins et d'ell'orts; il a eu du succès, il en
aura sans doute long-temps encore. Lesjournaux.
si durs lors de ses débuis, sont devenus aujour-
d'hui bons et faciles pour ses œuvres; ses amis
s'occupent de sa gloire future ; ils le voient d(^jà
à l'Académie; ce jour venu, un discoursde récep-
tion l'attend ; il aura ce jour-là dt\s complimens
sans fin, des louanges sans restriction ; mais la le-
çon donnée en Italie ne sera pus perdue, et dans
la (ioihe (le son habit vert à palmes vertes, il glis-
sera le sonet du poète de Novarc.
Pauvre Italie! qm loue aujourd'hui tout le
monde et dont on ne peut plus louer que les sou-
venirs !
Marie Aycard.
(Courrier français.)
L3 SIITG-S.
Mon cousin Alfred Boyduval avait un singe em-
paillé sur une console de son salon, meuble ex-
quis de palissandre, incrusté de nacre, d'un tra-
vail et d'un fini rares, ravissant de goût, pour la
confection et les ornemens duquel les arabesques
les plus gracieuses et les marqueteries les plus
fantastiques avaient été prodiguées, comme pour
un boudoir de comtesse.
Le singe empaillé était d'une espèce ordinaire.
Le pauvre Jocko avait même gémi long-temps
dans quelque misérable servitude, car sa peau ,
dépouillée de sa fourrure en maintes parties de
son corps chétif, portait les traces de la chaîne
et des mauvais traitemens. Cette relique portait
un souvenir de misère et de souOrance qai faisait
peine à voir.
Plusieurs foispendant une visite chez Alfred ,
au beau milieu d'une conversation rieuse et va-
gabonde, les regards de mon cousin s'étaient por-
tés avec amour vers cette momie ; ses yeux alors
s'humectaient, et un léger mouvement de plaisir
passé glissait sur sa physionomie. Cela commen-
çait à m'intriiuer grandement. Qu'y avait-il de si
impressif dans cette makaque empaillée? Mon
cousin n'avait jamais voyagé hors d'Europe : sa
plus longue pérégrination l'avait conduit droit à
tapies, et là, cette espèce de quadrumanes n'habite
pas les forets ; elle y est trop exotique pour que
la vue d'un de ces sujets puisse réveiller une aussi
vive ei longue rénumération de bonheur local.
Evidemment, mon cousin n'avait pas reçu son
singe d'une maîtresse chérie; il était trop laid
après sa mort, malgré toutes les ressources de
l'art de l'empailleur. Que devait-il êu^e pendant
sa vie , pelé et rayé qu'il était ? Mon cousin n'a-
vait pas fait danser un singe, un Jean-Bonhomme
sur la place publique , fi donc ! quelle pensée,
quand il s'agissait de l'un des jeunes gens les plus
élégans, les plus corrects , les mieux fortunés de
la capitale, toujours choyé, dorloté par l'amour
de sa famille. J'avais épuisé mes conjectures, mon
imagination était à bout de voie , ma divination
sur les dents. Je me décidai à demander brave-
ment à Alfred l'énigme de cette singerie. J'aurais
peut-être di'i commencer par là.
Il rit beaucoup de ma curiosité et de la torture
morale que l'hôte de sa console avait causé à mon
esprit. 11 promit de m'expliquer cette possession
et ce culte qui m'avaient tant causé de vaines re-
cherches. Mais comme cette histoire tena L, disait-
il, à son mariage, il ^ouI■t que sa femme assistât
à la conversation. C'était pour moi double plai-
sir, car ma cousine était gracieuse et aimable à
afloler.
Ce fut un soir de ce mois de juin. Nous étions
assis dans son salon, qui ouvre ses deux crjisci's
sur un elciiaut jardin de la rue lîjanihe. I.o par-
fum des orangers montait luxuriant jusqu'à nous.
La lune orgentait les arbres odorans, nous nagions
^ 568
dans ralinosphùre embaumée du printemps, au
milieu de cette oci-an d'arômes que dilaie et ré-
pand plus intense la température de juin. Saclifcrc
Lléonore était h côté de la fenêtre, laissant la
brise amoureuse jouer, heureuse qu'elle était ,
dans les belles toudes de ses clieveu.v noirs. C'é-
tait pour moi un lointain souvenir de ces belles
soirées des colonies, alors que par une atmos-
phère tropicale en respirant un air tiôde, on se
laisse bercer par une histoire d'amour créole ,
que les tamarins et les palmiers vicnuent écouter
en poussant lem's branches flexibles jusque dans
le salon.
— J'avais vu Eléonore à Naples, me dit Alfred ,
puis à Rome et à Venise. Alors elle n'était pas li-
bre. .Mariée à un vieillard , elle était hée à un
moribond, au comte de Moroni. Elle avait les
tristesses de la viduité avec les ennuis d'un ma-
riage trop réel; et, entre nous, ce fut bientôt un
amour ardent, immense, volcanique, que rien ne
pouvait dompter ni niodénr. Il f.illait qu'il écla-
tât cet amour de lave et de feu. Le vieillard de-
vait l'apercevoir, et cela fut. Eléonore me dit
ménie qu'à Venise il voulut une fois, pour se dé-
barrasser d'un rival qui inquiétait sa jalouse ca-
ducité , me faire assassiner par un de ces sbires
qui vendant un coup de poignard comme tout au-
tre service. Je crois qu'il tint parole ; mais je fus
assez heureux pour échapper au bandit qui m'as
saillit une nuit sur le port de Rialto comme je ve-
nais de passer en gondole sous les fenêtres de son
hôiel. Le mari d'Eléonore l'emporta à Paris. Fou
qu'il était! Dans cette ville si propice aux amours,
si douce aux amans, si facile à leurs Maisons , si
funeste aux jaloux cacochymes et intolérans. J'y
courus, c'est à dire j'y revins. Il me semblait
qu'on m'amenait Eléonore, à envi, dans ma fa-
mille, dant ma maison, dans mon Paris.
Mais le comte de Moroni muliiplia les précau-
tions de sa surveillance en raison inverse des fa-
cilités qu'olTrait à nos relations le laisser-aller de
la vie pari.-ienne. Voyant que ses peines éiaieni
souvent en pure perte et qu'une rencontre d'un
instant défaisait tout ce que sa cauteleuse adresse
avait tramé pendant quinze jours, il se décida, le
croiriez-vous , à tenir Eléonore sous clé, absolu-
ment comme si nous étions à Tunis et à Bagdad.
Il oubliait que nous étions à Paris, et qu'à Cons-
tantiiiople même, le sultan, réformateur des abus,
ouvre les portes du sérail à ses Géorgiennes.
Maudit il fut mille fois pour son système de geô-
lier, pour son rôle d'eunuque du harem ; mille
fois il lui fut souhaité de voir sa vie s'abréger de
ces quelques jours infirmes que le calendrier de-
vait encore lui accorder à regret.
— Allons, mon ami, dit Eléonore avec un sou-
pir plus doux que 1 1 brise du sud qui caressait
en ce moment les fleurs du j.rdin «les boucles
de sa chevelure, ce n'est pasgénéreux; pardonne-
lui de m'avoir emprisonnée; pardonne au moins
à sa mémoire, ne fût-ce que pour t'avoir laissé sa
femme.
— Tu as raison, Eléonore, laissons-le dormir
en pai>L pour arriver à l'histoire du singe , qui
semble là sautiller encore tout joyeux sur sa con-
sole.
Mon attention redoubla. Je ne voyais aucune
relation rapprochée ou éloignée entre le mari
jaloux cl le magot empaillé. Quelle connexiié y
avait-il entre ces deux morts ? Alfred allait me le
dire. Je pendis mon atieniion à ses lèvres.
— Eléonore ne sortait donc plus. 11 la renfer-
mait comme une esclave. Nous ne pouvions plus
nous dire de ces paroles furtives, de ces riens ra-
pides qui valent une éternité de bonheur : à peine
si je pouvais la voir de temps en temps à sa fenê-
tre, et encore le plus souvent il était assis à ses
côtés, épiant au passage le moindre regard qui
ei'it traversé l'espace pour monter jusqu'à sa bou-
che. Je me désespérais, j'étais fou ; les projets les
plus furieux traversaient ma tète comme des ou-
ragans et la bouleversaient sans y laisser un re-
mè.le à mes peines. Eléonore, de son côté, su-
bissait un martyre d'amour dans cette torture de
la prison et d'une surveillance odieuse.
Un singulier hasard nous sauva, car ce singe
que vous voyez fut noire libérateur. Un jour ,
comme je passais sous les fenêtres d'Eléonore, un
de ces Piêniontais qui dressent des singes à mon-
ter aux fenêtres pour demander un petit sou ,
faisait faire son manège habituel au singe que
voilà. La pauvre bête monta à la croisée sur la-
quelle s'accoudait Iristenient Eléonore. Ce fut un
irait de lumière, la découverte d'un monde. Co-
lomb ne fut pas plus heureux que moi lorsqu'il vit
le ciel couronner ses recherches en face des An-
tilles.
— Veux-lu gagner vingt francs? dis-je au Piê-
niontais, lorsqu'il eut tourné l'angle de la rue
Taiibout, ofi demeurait le mari il'Eléonore.
— Volontiers, signor padroiw, je ferai tout
ce que vous voudrez.
— Et ton singe aussi ?
— Il est dressé à tout ; c'est un animal plus
intelligent qu'un chrétien. Il est prêt à vous ser-
vir, comme une adroite mounine qu'dest.
— Eh bien! voici ce qu'il doit faire et toi aussi.
Demain matin, au numéro 7 de la rue Taitbout, à
la maison où une dame a donné tout à l'hi ure à
ton singe , tu lui attacheras a» collier un billet
que je te remettrai, et tu me rendras le papier
dans lequel sera envoyé le sou que la dame lui
donnera. Chaque message le vaudra cinq francs.
— A l'œuvre, mon garçon !
Le moyen fut mis œuvre et réussit; le messa-
ger aérien s'acquitta de sa mission avec exacti-
tude et bonheur. Des rendez-vous furent donnés,
acceptés, changés, contremandés par cette petite
l>osle, dont le mari était loin de se méfier. Nous
veillons seulement à ce que le facteur ne poitàt
passes Diissives lorsque la présence de l'argus au-
rait pu en compromettre le sort.
Heureusement les jours du vieillard étaient
conqités. Il mourut, laissant, bon gré, mal gré, à
sa femme la fortune avec la liberté, qui valait
mieu\ pour nous. Un an après j'épousai Eléonore,
et j'achetai pour un billet de mille francs le singe
qui av.jt éié le messager fidèle de nos amours, et
qui, devenu vieux lui aussi, ne pouvait plus mon-
ter aux fenêtres pour demander le petit sou. Il
mourut bientôt, ennuyé peut-être de sa vie opu-
lente, de son far-nicnte de parvenu, de son exis-
tence de fétiche. Je le fis empailler pour le gar-
der comme un souvenir matérialisé de notre bon-
heur, et nous le conservons avec un respect d'i-
dolâtres. Voilà son hisioire : ne vous étonnez pas
du luxe dont j'environne sa momie...
Un doux silencL' d'émotion succéda à cette ex-
plication. Et maintenant, quand je vois un singe
gravir, matelot agile , les tuyaux de fonte et les
balcons de fer pour i.ller demander un petit sou
à (pielque belle dame ou geiite demoiselle, ap-
puyées négligemment sur leur fenêtre, je me figure
toujours qu'il y a un amour attaché à ce manège
de gymnastique. Maris jaloux, méfiez-vous des sin-
ges qui vont demander un sou aux fenêtres : c'est
l'amour de vos femmes qu'ils vont chercher au
profit de quelque galant. Léo.n Vidal.
(Le Tam-Tam.)
L'ami dn panvre.
De tout temps l'humanité a été ingrate cl ou-
blieuse; les contemporains sont, il faut l'avouer,
d'une indiiférence slupide.
Mais tout a été dit sur cette matière ; aussi nous
bornerons-nous à citer un fait entre mille.
Le 7 décembre 1792, par le temps le plus af-
freux, dans le cimetière de Matzieinsdorf, un cer-
cueil fut porté vers une fosse obscure. La neige
tombait par flocons, l'air était sombre et glacé, et
les venls hurlaient avec un gémissement si extraor-
dinaire, qu'on eût dit que la nature déplorait un
grand malheur. Derrière ce cercueil fait à la hâte
avec quelques planches qui avaient servi pour l'é-
chafaudage d'un concert, un homme marchait,
seul comme le chien au convoi du pauvre.
Cet homcne était un vieux musicien qui accom-
pagnait son maître à la dernière demeure. Ni le
froid, ni la neige ne l'empêchèrent de s'agenouiller
et de prier en silence. Puis il se retira, jetant un
dernier regard sur cette fosse que la terre jaunâ-
tre et mouillée venait de recouvrir. « Adieu, dit-
il, toi mon maître et mon ami; toi qu'aucun autre
que moi n'a su comprendre; adieu, Mozart!... «
Et après avoir prononcé ce nom, le vieillard s'é-
loigna, pleurant abondamment.
Peu de leinps après, ce dernier ami, cet uni-
que courtisan de la misère et de la mort fut porté
à son tour au cimetière de Matzieinsdorf. Cette
fois, le cercueil n'était accompagné de personne.
Trouver un ami du pauvre, c'est rare; en trou-
ver deux, c'est à peu près impossible.
On savait pourtant l'histoire de ce vieux musi-
cien et son dêvoûinent pour Mozart. On se souve-
nait qu'il avait demandé à être inhumé dans une
fosse voisine de celle de l'homme de génie qu'il
avait tant aimé, et que sa demande lui avait été
accordée. Aussi de nos jours, quand l'Allemagne,
aux applaudissemens de l'Europe, a voulu élever
un monument à Mozart, après qu'on eut cherché
inutilement les traces de la tombe du grand
homme, le musicien revint dans la mémoire de
certaines gens, et l'on prit des informations auprès
de sa famille. Soins superflus ! rien n'a pu faire
découvrir la fosse du pauvre, ni celle qui en fut
voisine; leshabitans du lieu n'ont conservé aucun
souvenir de ce qu'on leur demande, et les fos-
soyeurs sont eux-mêmes morls depuis long-temps.
Mozart ne pourra donc être retrouvé. Elevé?
maintenant des monumens funèbres! Une simple
pierre où son nom eût été écrit serait plus pré-
cieuse aujourd'hui que ne le seront tous vos ma-
gnifiques mausolées, vides dg;^vjép&mhe mor-
telle. Son génie cl sa gloirfl4e^)erdrdi}(!™Jk à ce
— 569 —
que ces ossemens restent ainsi inconnus; mais ne
semble-t-il pas que Mozart lui-même refuse à son
tour, après sa mort, l'hommage d'une estime et
d'une admiration qu'on lui a refusées pendant sa
rie?
DES
PRODUITS DE L IIVDIJSTRIE.
(Sixième article.)
Il paraît que jusqu'à ce jour nous avions oublié
de faire une observation importante, qu'une ré-
clamation importune ne nous permet plus de dif-
férer. C'est que nous n'avions jamais tarifé notre
blâme et nos éloges, et que par conséquent nous
jugeons sans appel ; voilà pourquoi nous disons
cela.
Les bitumes ont réclamé , ils demandent une
preuve , un fait qui autorise notre sévérité ; puis-
qu'ils le veulent, nous allons citer :
Un de leurs actionnaires , auquel l'expérience
est venue trop tard, avait confié à une société bi-
tumineuse le plancher de la salle à manger. La so-
ciété déploya tout son luxe et tout son savoir-faire.
L'actionnaire ébloui plaça sa table sur une mosaï-
que en bitume indélébile et inébranlable. 0 vicis-
situdes des choses bitumineuses ! Dès le premier
jour la table menaça de s'incruster aussi , l'ac-
tionnaire y fit peu d'attention, mais le mouve-
ment d'immersion continuant toujours , le pro-
priétaire vit le moment où il serait obligé de ré-
pudier ses chai.ses et d'en venir auv coussins orien-
taux sur lesquels on s'assied les jambes croisées.
Le bitume redescendait dans les entrailles de la
terre, entraînant avec lui le mobilier qu'il devait
supporter mais non pas engloutir. Et ce fait n'est
pas le seul que nous puissions citer, mais nous
sommes trop généreux pour nos ennemis à terre.
D'ailleurs ce n'est pas nous qui frapperons le
dernier coup, mais bien M. lluhsch. JI. Hubsch
a créé une de ces industries nouvelles qu'on ne
saurait trop encourager, parce qu'elles se recom-
mandent sous le triple rapport de la solidité, de
la beauté et de l'éi ononiie. Les carreaux mosaï-
ques de M. Hubsch , que nous avons vu fa-
briquer sous nos yeux sont complètement homo
gènes, le feu colore d'une manière différente les
terres mélangées, mais leur adhésion est parfaite,
rien ne peut l'aliérer et ces carreaux mosaïques
or.t plus de dureté que les carreaux ordinaires.
L'éclat et la vivacité des couleurs de ces carreaux
dispensent des couches de peintures à l'huile si
coûteuses et si difficiles à entretenir ; un siuqile
lavage suffit. Au moyen de losanges noirs, blancs
ou marbrés on peut muliiplierles dessins à linlini,
et nous avons vu des modèles qu'aucun mode de
carrelage ne peut égaler. Outre ces qualités qui
suffu'aient pour assurer l'avenirde celte industrie,
il en est une que les architectes et les entrepre-
neurs apprécieront sans doute , c'est l'économie.
Les plus beaux modèles des carreaux mosaïques
de M. Hubsch sont presque de moitié moins rliers
que les carrelages en pierres de liais, et les mo-
saïques en mastics bitumineux.
Aussi, nous prédisons, et cela sans crainte d'ê-
tre démentis par l'avenir, que les fours de H.
'■■^— — ■^— -y-^-^^i^— .,aL
Hubsch , que nous avons vus en pleine activité ,
dans son usine de Sèvres, finiront parétcindre les
fourneaux rie bitumes établis sur l'autre rive, au
moins pour ce qui concerne les apparleniens ;
quant à nos places, à nos rues et à nos trottoirs,
dès que le soleil va luire j'irai graver sur la fa( c du
bitume, la dernière date de son règne : Juillet
1839, et au dessous : De profundis.
-Nous n'en aurons jamais fini avec les choses
ridicules. Telles par exeDqjle , que cette niaise
invention des cordons conducteurs de la voix.
Ne nous arrêtons pas devant ce fauteuil à cor-
nets acoustiques, ni devant cette barbare inven-
tion de lits mécaniques, qui brisent la poitrine
pour faire rentrer l'épaule, ni devant ces poupée,^
à ressorts , ni devant ces lits en fer ornés de
Heurs que n'a pas faites madameVeni, ni devant ce
lit en bronze si exécrable, ni devant cette lourde
glace que je voudrais condamner à reproduire à
perpétuité les traits de l'inventeur, ni devant ces
bons hommes rie papier mâché, ni devant ces fi-
gures de cire ; sans doute tous ces produits ont
été reçus par le jury le même jour, et c'était un
jour de politesse.
M. Lemonnier, fal ricant d'ouvrages en cheveux,
rue du Coq-St-Honoré, 13, a exposé une multi-
tude de produits tous fort remarquables sous le
rapport du dessin, de la pureté et du bon goût ;
nous signalerons entre autres plusieurs bourses
en cheveux d'un travail fort curieux, et dos fleurs
d'une fidélité parfaite.
Les écrans, les papillons artificiels, de M. de
Bemy, faubourg St-.\)ariin, n" 22. N"' d'exposi-
tion, 77 et hkdi , méritent surtout nos éloges.
Nous devons à ce sujet rapporter un fait assez
curieux. Le 17 rie ce mois, le roi, suivi rie ses
aides-de-camp, visitait l'exposition, lorsqu'un in-
cident imprévu est venu révéler à sa majesté que
la France possédait aussi son Xeuxis. Api es avoir
parcouru une partie des gakries en prodiguant à
chacun des exposuis des nianiues d'encourage-
ment, le roi s'iirréta devant ces gracieuses pro-
ductions du peintre de Bemy : au milieu rie ces
gazes transpaicntes où l'ariiste jette comme par
miracle les créations échappées à son pinceau, se
trouvait un cadre renfermant ries pipilluns, non
(les papillons réels comme on punirait le croire
en les voyant ; mais ries papillons peints, qui ap-
prochent tellement de la nature que la nature
même s'y est laissé prendre.
Le roi s'extasiait, lui artiste aussi, dcvantce mi-
racle opéré ; mais là ne devait point se borner le
triomphe de l'artiste.
On sait que les papillons ont entre eux et par
la combinaison niêuie rie leur organisation un
contact qui les en;raine l'un vers l'autre. Or, riaus
l'une des travées prati(|uées dans le centre des
salles de l'exposition, un p ipillon voltigeant au
moment de la royale visite, et trompé lui même
par l'apparence, vint se fixer sur le cadre qs'ad-
mirait les nobles visiteurs.
Il est fiirile de concevoir l'enthousi,nsme; ou
peut se rendre compte des cris d'admiration que
devait provoquer cet éloge innocent donné par la
nature à l'ariiste qui, à force de veille et de tra-
vail, est parvenu à l'imiter.
Le roi , juste appréciateur des belles choses, sou-
rit au hasard qui venait en aide au génie, et l'on
assure qu'en ce moment le château des Tuileries
recèle un paravent chinois dont les dessins exé-
cutés sur satin noir sont un des mille chefs-d'œu-
vre de l'artiste de Bemy.
Les janlinières anglaises de M. Joseph Agard
se recommandent aux amateurs d'horticulture.
Les crinolines Oudinot se recommandent aux
élégans. et pour finir enfin par un trait de satire ;
le^ papiers incombustibles brûl nt fort bien.
Nous en avons fini avec les objets divers.
Maintenant rie grandes industries, qui exigent
de longs développemens, celles de la typographie
et des tissus , se présentent à nous. Les boines
de cet artide ue nous pernieltraient pas de nous
étendre assez dans le prochain numéro; nous en
donnerons un compte-rendu détaillé.
Nous terminerons cet article en faisant droit à
une réclamation. Nous avions cru que les deux
maisons Susse, place de la Bourse et du passade
des Panoramas, n'en faisaient qu'une.. Cette erreur
est facile à réparer. .MM. Su^se de la place de la
Bourse , 31 , sont les seuls dont nous ayons voulu
parler, puisque seuls ils ont eu l'heureuse idée
rie mettre à la portée de tous les travauv de nos
habiles statuaires.
Georges Janéty.
fllÉlaugcs, faits curicin
Le vin de la rose a brème. — La cave de
Brème est la plus ancienne de toutes les caves
d'Allemagne; elle est située au dessous delHôtcl-
de-Ville. Un de ses caveaux, appelé la Rose [parce
(|u'un bas-relief en bronze représentant des ro-
ses lui sert d'ornement et d'enseigne}, contient le
f.imeux vin dit Roscnwein, qui a maintenant deux
siècles et quinze ans; en efict, c'est en l(i2.'«
qu'on y a descendu six grandes pièces du vin du
Itliin nommé Johannisberg, et autant de celui
nommé Hochheimor. La partie adjicente de la
-ave contient des vins des mêmes espèces, non
moins précieux, quoique âgés de quelques années
de moins; ils sont contenus dans douze grandes
pièces, dont chacune porte le nom d'un des douzs
apcjlres, et le vin de Judas, malgré la réproba-
tion attachée à ce nom, est encore plus estimé que
les autres. Dans les autres parties de la cave se
trouvent les dilTérens vins des années postérieures;
à mesure que l'on tire quelques bouteilles du Ro-
seiiwcin on les remplace par le vin des apôtres,
celui-ci par un vin | lus jeune, et ainsi de suite, de
manière que, à la différence de la lonne des Da-
naides, les pièces ne désemplissent jamais.
l ne seule bouteille de Rosenwein coût.' à h
ville plus de 2,000,000 de rixdallers (un rixdaller
vaut à peu près h fr.) Cette somme p.iiift au pre-
mier abord incroyable; mais il est facile de la vé-
rifier par le calcul qu'un Allemand s'est donné la
peine de faire. Une grande pièce de vin, conte-
nant .S oxhof; de 20.'i bouteilles, coûtait, en liiii,
300 rixdallers. Kn comptant leiî frais de l'entretien
de la cave, les contributions, les intéréLs de cette
somme et les intérêts des inlérêLs, unoxhofl coûte
aujourd'hui .^.">.">,(;."^7.2ii0 rixdallers. et par consé-
quent, une bouteille coûte 2.723,810 rixd.illers;
un verre ou huitième partie de la bouteille, coûte
3^0, 'i76 rixdallers (environ 1,361.904 fr.\ et en-
fin une goutte, en comptant 1.000 gouttes dan»
— 570
un verre, eoûteS.'iO rixdalleis {environ 1,362 fr.)
Le vin des Apùlres, rt surtout celui de la Rose,
ne se vend jamais à quicouque n'est pas bourgeois
(le la ville de Brème ou n'a pas de droit à cetiire.
Lt'S bourgtnesires mit seulement la permission
d'en tirer quelques lioiiteilies pour leur consom-
mation particulière ou pour envoyer en cadeau
aux souveniins ou piiuccs léjjn.wis. Un bourgeois
de Brème, en cas de miil.idie grave, peut obtenir
une bouteille à raison de 5 rixdallers; mais pour
(|u'on lui accorde celle faveur, il est obligé de
présenter le certilirat d'un médecin et ]('. consen-
tement du bourgiiipslre et du conseil municipal.
l'n pauvre habitant de Brème peut aussi en ob-
tenir une bouteille gratis après avoir rempli les
mêmes Ibrmalilés. L'n bourgeois a de plus le droit
de deiiianiler une bouteille lorsqu'il i( çoit chez
lui un hôie disiingué, dont le nom est renommé
en Allemagne ou en Europe.
La ville de Brème envoyait quclqui fois unebou-
teille de vin de la Uose à Goethe le jour de sa
fête.
Pendai t l'occupation française, quelques géné-
raux de l'empire ont vidé sans façon une quantité
considérable de celte précieuse liqueur; aussi les
bouigeoisde Brème préiendeiit que leur ville a
payé à la l'rance une plus forte contribution que
toutes les autres villes d'Allemagne.
Affreux massacre. — Les journaux le Syd-
ney-Herald et le Colonist, publiés à la Nouvelle
Galles du sud, lieu de déportation des condamnés
anglais, renf rmcnt lesalfreux détails du jugement
instruit conii'e sept dôpoités. Ces misérables s'é-
tant échappés du lieu de 1 ur détention ont atta-
qué et pillé un village attaqué par une tribu indi-
gène dans les plaines (!e Liverpool. Us étaient à
cheval et armés d.- f.isils. Après avoir tué ou mis
en fuite les hommes en éiat de con)batire, leur
rage s'est assouvie sur les femmes elles en fans.
11$ ont conduit leurs prisonniers, les mains liées,
dans un endroit où s'tlevait déjà un vaste bficher.
Les malheureuses mères avaient leurs enfans at-
tachés sur leurs ép;iules, et ignorant le sort qui
leur était réservé, elles n'osaient crier de peur
d'exciter encore la fureur de leurs bourreaux. Ln
indigène nommé Davey, sa (ille et une autre petite
fille sauvage furent épargnés. Deux petits garçons
s'échappèrent en sautant pir dessus une barricade.
Lorsque ces infortunés, au nombre de vingt-
huit ou trente, furent arrivés tout près du bra-
sier, on les força en quelipie sorte à s'y précipi-
ter eux-mêmes en leur tirant des coups de fusil.
Les femmes qui tombèrent à genoux en criant
grâce, et leurs enfans furent relevés et jetés au
milieu du feu qui s'éteignit sous tant de cadavres.
Les corps n'étaient qu'à moitié consumés. Les
chiens errans, passés dans cette colonie à l'état
sauvage, et les vautours sont venus , pendant la
nuit et le lendemain, dévorer les restes.
Les oRiciers envoyés par le gouverneur pour
constater le crime, dont les journaux dupays n'expli-
quent nullem<'nt les motifs, ont été consternés à
la vue de ce triste spectacle. Un d'eux a trouvé
derrière une cabane un enfant sauvage qui pleu-
rait et criait en cherchant sa mère ; il l'a mené à
Sidney.
Les coupables avaient eu l'audace de rentrer le
même soir dans l'espèce de bagne oit ib exécu-
tent leurs travaux journaliers. Un des surveillans
ordonna le lendemain matin au nommé Bussell
de se joindre aux hommes de corvée chargés d'en-
terrer les morts. «A quoi bon ? demanda le cou-
damné, nous avions fait fi bien chinll'er qu'il ne
doit pas rester vestige de ces genslà. »
On trouva piumi Icsellèts d'un autre condamné
un sabre eiisangl,inté. Des indices de la même na-
ture ont fait reconnaîire d'autres coupables. Ils
ont été cond minés à moit aux assises de Sydney,
et pendus le 18 décembre en préseï ce de tous les
condamnés et d'une population immense qui, dans
tous les pays du monde ancien et nouveau, est
avide de ces tristes spectacles.
— Les nouvelles qui parviennent chaque jour
de plusieurs départemens dépeignent avec des
couleurs d chirantes l'état d'alireuse misère
auquel lis (.rages ont réduit les malheureuses po-
pulations. Ce matin, MM. Defiite (Seine-et-Marne),
Lepelleiierd'Auln ly (Seine-et-Oise), Sevin-Moreau
(Loiiet), César Bacot, Tascliereau (Indre-et-Loire),
et Martin (Isère), se sont rendis auprès de M. lemi-
nistre de l'aLjric-nltureei du commerce, pour lui pein-
<lreiasituatiiiii déploralile dans hiqii elle sont plon-
gés les départemens qu'ils représentent, et que le
Iléau a particulièrement frappés. Le ministre leur
a promis de saisir aujourd'hui même le conseil
d'une |)roposiiion qu'il ferait de présenter innné-
dialement aux chandires un projet de loi pour
porter, à un chiffre ren u née ssaire par les cala-
mités qui viennent de marquer le mois de juin, la
somme figurant au budget pour secours aux com-
munes.
Nous apprenons que le conseil des ministres
s'est en ellet occupé à midi de cette proposition,
et que la demande d'un ciédil a été résolue.
— Mardi, 18 de ce mois, deux orages se sont
rencontrés au-dessus du petitvillagc de Chatenay,
situé dans le canton d'Ecouen. Leur choc a donné
naissance à une trombe ayant la forme d'un cône
renversé et que la poussière et les branchages
qu'elle entraînait reuilaientsaisissable à la vue. En
un instant le tourbillon se précipite sur le parc
de Chatenay, et tandisquc lestuilcs, les charpentes
et les pierres du château et de la belle ferme qui
estauprès volent et s'entrecoupent dans les airs,
les arbres sont renversés, les uns déracinés, ou
brisés en éclats ; les autres, donnant sans doute
par leur vaste bi-anchagc plus de prise à la trom-
be, sont tor.ins et dépouillés de leur écorce.
Enfin, en moins de trente secondes, ce parc,
d'une quarantaine d'arpens , qu'ombrageaient les
plus grands arbres, de belles allées de tilleuls,
n'olfre plus que l'.ispect du chaos, ou plutôt d'un
bois au milieu duquel des batteries d'artillerie se
seraient donné pendant tout un jour le coaibatle
plus acharné. II ne reste pas un arbre sur pied.
El cependant l'enort que la terrible colonne a
dû déployer ici ne l'a point épuisée, l'œil en suit
la marche aux désordres qu'elle a semés sur sa
route. Au bord d'un étang, dans la vallée, on
voit encore un bois à demi renversé ; puis, sans
doute, ne trouvant plus d'obstacles, la trombe
déracine encore quel(|ues nngées d'arbres dans
la campagne, laissant ainsi l'espace d'une lieue
entre le commencement et la fin de sa terrible
course. Le château et sa ferme ont perdu toute
leur toiture et une partie de leur charpente, les
murs du parc sont couchés à terre, des débris de
cheminées, des colonnes destinées h soutenir des
grilles de jardins jonchent les chemins loin des
lieux où elles ont été enlevées ; mais peu de mai-
sons du village ont été atteintes. La force de cette
trombe était telle que des arbres entiers ont été
portés à plus de 1,000 mètres, et chose extraor-
dinaire, les uns ont été portés du nord au sud,
et les autres du sud au nord.
— On écrit de Saint-Pétersbourg, G Juin, au
Journal de Francfort :
« Les débris de la grande armée de Napoléon,
qui, il y a vingt-six ans, étaient disséminés en Russie,
vivent en partie encore maintenant. Il y a un an
environ que mourut comme cosaque du mont
Oui al Charles Bertue ; il était chasseur à cheval
dans l'armée française, eiav.dt été fait prisonnier
en 1812. Hélait resté en Russie, s'y était marié,
avait servi vingt ans dans la ligne, tout en exerçant
le métier de cordonnier; sou âge avancé le força
de prendre son congé. Ses supérieurs lui accor-
dèrent la permission de retourner dans sa patrie
et lui firent même obtenir une somme de 500
ruublis, mais il renonça au voyage, parce que,
disait-il, il ne trouverait plus de connai.--sances en
France, et que, en sa qualité de vieillard, il ne
pouvait plus être d'aucun secours.
"Un autre prisonnier français a épousé une
Mordvine et vit encore parmi les Mordvins dans
le gouvernement d'Orenbourg; il porte une lon-
gue barbe rousse et a presque oublié sa langue
maternelle. A Orenbourg même il y a un Polo-
nais qui a fait la campagne d'Egypte sous
Napoléon. »
Eecue "ùes Slribunaiix.
TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.
MM. Francisque et Victor Duclosel, de Rostaing
et de Perdreauville ont été cités devant IdJ?"
chambre pour infraction à l'ar.icle 19 de la loi
du 9 septembre 1835 , qui veut que le gérant
d'un journal soit remplacé dans le délai de 15
jours, sous peine de 1,000 fr. d'amende par cha-
que jour de retard, conformément à la loi du 18
juillet 1828.
A l'ouverture de l'audience, M. de Perdreau-
ville explique au tribunal que depuis div-huit mois
eoTiron il n'a plus aucun intérêt dans le journal,
et demande en conséquence à être mis hors de
cause; le tribunal, faisant droit à cette demande,
renvoie M. de Perdreauville des fin s de la plainte
portée contre lui.
M. V. Duclosel explique ensuite que n'ayant
pas pu trouver de gérant, dans le délai voulu par
la loi, il a été obligé de demander un second
délai, puis un iroisème, que M. le procureur du
roi a bien voulu accorder; cependant le terme de
ce troisième délai est encore arrivé avant que le
gérant actuel , M. Larcher, ait pu remplir toutes
les formalités voulues, parce qu'étant alors gérant
du journal le ZJroîf, il n'a pu cesser ses fonc-
tions assez à temps pour prendre la gestion du
Journal gênerai de France. M. Duclosel de
mande que le tribunal, ayant égard à ca circons
tances , tout à fait indépendantes de sa volonté,
veuille bien le renvoyer des fins de la plainte.
— 571 —
Mais le tribunal considérant qu'il est constant
que les sieurs Duclosel et de Rostaing se sont
rendus coupables des faits prévus par les arliclcs
U de la loi du 18 juillet 1828 et 19 de la loi du 9
septembre 1835, condamne les sieurs Duclosel et
de Rostaing en 22,000 fr. d'amendeet aux dépens,
et fixe à deux années la durée de la conlrainte
par corps.
Kcmie Oramatiquc.
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Première représentation de la Tarentule, ballet-
pantomime en deux actes, par M. Coraly, mu-
sique de M. Casimir Gide.
L'excellent Dictionnaire de Musique du doc-
teur Lichtenhal, récemment traduit par MM.
Mondo et Escudier frères, coniicnt decurieix
détails sur 1 insecte qui est , sinon le héros, du
moins le prétexte du nouveau ballet , et sur le
tarentisme , nom donné à la maladie soi-disant
produite par la morsure de la tarentule.
Nous renvoyons ii tous les ouvrages spéciaux
pour ce qui concerne l'histoire naturelle de cette
araignée , et nous nous bornerons à dire que l'o-
pinion qui a long-temps eu cours, (|ue la piqûre de
la tarentule occasionne une dansomanie névral-
gique, est née au temps où li' charlatanisme pré-
tendait faire de la ma-ique un remède universel,
alors que J.-B. Porta, dans la musique panacée,
aflirmait sérieusement que les instrumens fait'
avec le bois d'arbustes médicinaux produisent une
musique empreinte des propriétés curaiives attri-
buées à ces [.laiutcs. D'après ce système , on de-
vait essayer de guérir les rhumes de cerveau en
administrant au malade un petit a r exécuté sur
une flijte en racine de réglisse.
Un célèbre médecin italien du 17' siècle, Ba-
glivi , raconte qu'une femme dont la jambe était
devenue subitement enllée , et qui éprouvait des
étoulfemens et des si)asmes violens par suite , à
ce qu'on croyait, de la pi(iùre d'un insecte veni-
meux , eut recours , comme c'était l'usage à celte
époque, à l'assistance de la médecine lyrique. Les
nnisiriens arrivèrent près de son lit et demandè-
rent à la malade de quelle couleur et de quelle
grosseur était la tarentule dont elle avait été mor-
due, aOn de pouvoir préluder dans un ton con-
venable. La maliide répondit qu'elle ne savait pas
si elle avait été luordue par une tarentule ou par
un scorpion. Les musii iens , dans l'incertitude ,
essayèrent deux ou trois airs sans le moindre
effet ; mais au quatrième, la malade parut atten-
tive. Elle soupira d'abord et lit quelques siuts.
Ensuite elle commença à danser d'une man'èresi
extravaijanie et d'une li'lle forie qu'elle fut bien-
tôt délivrée de tout mal. D<'puis cette guérison ,
ajoute BagUvi , elle jouit de la lueilleure santé;
mais tous lesan>, à l'anniversaiie de sa morsure,
elle éprouvait de nouvelles attaques, quoi(|ue
plus faibles, qu'on guérissait de la même manièie,
c'est-à-dire par le moyen d'une dose d'entrechats.
Dans ce temps-l;i l'orthestre-Musard aurait tenu
lieu de pharmaine.
Aujoui'd'hui les médecins et les naturalistes
nient unanimement le tarentisme. Ils prétendent
que ce n'est qu'une maladie simulée, une jongle-
rie inventée et exploitée jadis par les femau"; ner-
veusi s ou par des memlians , les unes pour tiom-
per leur entourage, les autres pour piper des
aumônes. Il n'est resté de tout cela que le nom de
tarentelle donné à une danse vive et échevelée ,
telle que celle à laquelle se livraient les amateurs
du genre sous prétexte de moisures.
Inutile de diie qu'en dépit des assertions de la
médecine moderne, l'auteur du nouveau ballet
n'a pas manqué, pour le besoin de son œuvre
chorégraphi(iue , de rendre à l'araignée cala-
braise les propriétés de son venin gonflé de pi-
rouettes et de jetés-battus irrésistibles. Au lever
du rideau , le théâtre représente une douzaine de
guitares. Un jimne villageois, Luigi, accompagné
d'autres virtuoses rustiques , est occupé à donni'r
une sérénade sous les fenêtres de son aiaante ,
lille de la maîtresse de poste. Au beau milieu de
leurs accords, les cuncertans aperçoivent une
troupe de bandits qui traversent les rochers du
fond, entraînant les produits de leurs rapines,
parmi lesquels on distingue plusieurs malles et
un femme charmante. Luigi et ses amis jettent
leurs guitares, prennent leurs carabines et se
lancent à la poursuite des brigands. Bientôt Luigi
réparait ; il a été vainqueur dans son expédition
contre les voleurs et ramène triomphalement les
m.dles et la remiiie charmante. Celle-ci octroie à
son libérateur la récompense honnête d'usage, ce
qui le met h même d'obtenir sur-le-champ la main
de Laurette, la lille de la maîtresse de poste,
qu'on lui avait jusqu'alors refusée à cause de son
manque de fiuMune. On procède aux apprêts de
la noce. En vain nu médecin lidicule, se disant
veuf et qui, pendant qu'on relayait sa chais-,
s'était épris de la jolie fiancée, ollre à Laurette de
l'épouser avec plusieurs lailliers de ducats de
rente. Cette proposition est dédaigneusement re-
poussée. Tout à coup , au moment où les danses
sont le plus animées, Luigi arrive les cheveux en
désordre, l'air égaré. Piqué par une tarentule. Il
est en proie à un accès de danse chaude. Le mé-
■lecin , après lui avoir tâté le ptmls , déclare qu'il
ne tardera pas à exhaler son dernier entrechat.
Laurette, désespérée, f-iit signe au vieil esculape
qu'elle consentira à l'épouser s'il p uvient à sau-
ver Luigi. L'oll're est acceptée ; le docteur adun-
nislre au iuoril).)nd un <'ordial souverain ; il lui
rend la vie et lui prend sa maîtresse.
Au second acte, il fait nuit, le iiaiiage a été
célébré à la paroisse. Laurette, installée dans la
chambre nuptiale, revoit Luigi, qui lui de. ande
deux heures de surs's alin d'avoir le temps d'aller
solliciter la protection de la beih; et pu ssante
dame qu'il a sauvée des mains des brigands, pour
faire casser cette odieuse union. Le \ieil époux
arrive galant et empressé, et Laurette s'ingénie ;i
inventer toutes sortes de ruses alin de se sous-
traire à sa tendresse (st}le du livret). Ainsi,
elle feint d'avoir été, eîle aussi, mordue par une
tareninle; elle se livre il des pasdé.sordonnés, ce
qui lui <lonne l'occasion de lancer au docteur un
bon nombre de couiks de pied convulsiis, jeu de
scène qui , soit dit en passant, n'est pas du me.l-
leur goût. Puis elle lonibe comme morte et se
laisse porter en pompe an cimetière. Par paren-
thèse encore, cette scène d'entei nuuent pour rire
est puérile et inconvenante. Laurette ressus Ile
au iiiomeni où le médecin, qui s'était cru veuf,
ri'trouve sa femme dans la personne de la belle
dame enlevée par les bandits. Rien ne s'oppose
plus au bonheur des deux tendres amans , qui en
rendent priices au ciel et à la tarentule.
L'auteur du ,5«H((/io est, dit-on, un de nos
grands fuiseuis en réputation, que nous ne nom-
merons pas. C'est M. .S( ribe. Il a nns dans son
œuvre tout juste assez de piquant et d'invention
pour constituer ce (|u'on appelle une pièce d'été.
Le principal élément de succès du nouveau
ballet est dans le talent mimiipie et dansant de
mademoiselle Fanny Lissier. Cette fois encore elle
.s'est montrée remarquable sous ces deux rap-
ports; elle a surtout dansé la tarentelle avec une
animation et un brio tout italiens.
M. Coraly a bien réussi en général dans le
dessin des pas el des danses d'ensemble. La utii-
sique, de M. Casimir (iide, offre le genre de mé-
lite que doit principalement comporter, suivant
nous, une musique de ballet, celui d'expli(|uer
la situation et la pautonnine au mo\en d'airs con-
nus , agréablement incadrés.
On ri'trouve dans les décors de MW. Feu-
chères, Sechan. De.splechin et Diéterle l'éclat el
la vei ité de louche qui distinguent d'ordinaire cet
habile quatuor. A. C
THÉÂTRE FRANÇAIS.
Le directeur et tes sociétaires. — Débuts de
madernaiselle Jvenel. — Mademoiselle Vic-
torine Dubois. — Mademoiselle Bachel. —
— Mademoiselle Mars.
Les recettes baissent à la Comédie-Française
et les dissensions s'élèvent ; le second fait est la
conséquence du premier. Dans toutes les affaires
|)écuniaires , la caisse est le diapazon de l'harmo-
nie , ou ne pense guère à se disputer quand on
roule sur l'or, la mauvaise humeur n'arrive qu'a-
lors qu'on est sans le sou; aujourd'hui la position
des sociétaires avec leur directeur ressemble à
celle du Joueur avec Angélique , et on peut dire
à ces messieurs comme Hector à Valère :
Quand vous êtes sans fonds, vous êtes fort hargneux.
Et quand l'argent renaît, votre colère f xpire :
Votre bourse est, messieurs, puisqu'il faut vous le dire,
Un thermomètre sur, lani6tljas, tanlot haut,
-Marquant de votre humeur ou le froid ou le chaud.
En effet , les dernières recettes de mademoi-
selle Mars et de maiemoiselb! Raehel étant tom-
bées très bas, par l'effet de la chaleur, par le dé-
part des provinciaux venus pour lexposition, et
surtout par suite de cette loi générale, qui
veut que toutes les vogues linissimt, il en est ré-
sulté un état de perturbation, un be>oin de révolte
intestine parmi les sociétaires , qui se sont résumés
en avalanches de griefs, en tonnerns de repro-
ch s, en torrens de récriminations devant néces-
sairement amener la retraite de M. Vcdel. qui ne
pourra jamais résister au chorus de haine el de
proscription, aux houras de réprobation qui le
poursuivent, à tel point qu'il pourra bientôt dire,
comme François 1" après Pavie : Tout est perdu,
fors l'honneur.
Si l'on en croit les sociétaires , dont les justes
plaintes n'excusent pas l'ingrjtitude, la gestion de
M. Vedel aurait été désastreuse pour eux , non
seulement par ses mauvaisL's opérations ad.ninis-
tratives, mai, encore par ses dépenses absolument
inutiles; il est de fait qu'en présence d'une pros-
périté sans exemple depuis un an et d'une vogue
sans analogue depuis cinquante , les pirts ne se
sont pas élevées à cent louis. Les sociétaires ef-
frayés, se demandent ce qu'ils vont devenir en
présence d'une subvention fort menacée par les
chambres, d'un été sans recett s el de deux ac-
trices payées fort cher, dont l'une commence à
reciter les beaux vers de R.icine devant 1700 fr.
de rec tte et dont l'aiare défend l'honneur de
Mademoiselle de Belle-Islc. dev anl le> bauqueites.
La Coniedie-Française va retomber dans son
état normal ; avant six mois . mademoiselle .Mars
ira se retrancher derrière Celimèue et Araminte.
et mademoiselle Rachel derrière Ilermionc et
Roxane. Mad. moiselle Mars en est ai rivée au mo-
ment où les créations lui deviennent de plus en
plus chanceuses , une chute dans une pièce nou-
velle mettrait lin h sa carrière dramatique, car
elle n'est plus dans l'âge où l'on a le temps de se
ratiraper. Mademoiselle Rachel. de son côté, est
très timide sur les nouveaux rôles ; sur huit rôles
qu'elle a joués, quatre ne lui ont pas été favora-
bkvs, Eslh<r, Laodice, Ainénal:de, .Monime. ont
été pour el e des écueils contre lesquels cile est
presque venue échouer, ell'on conçoit rh,\siuition
qu't Ile met devant de nouvelles lenialives qui
peuvent co.npro uettre aujourd'hui son iaimense
succès. On nous annonce depuis long-temps
Zcnobic et Marie Stuart. mais nous douions
que ma lemoiselle Rachel se décide sitôt à piisser
de Racine à Crebiilon , el de Corneille à .M. Le-
brun . car la ti-an>ition sera rude el le pied pour-
rail bien lui glisser sur la poéiie rocailleuse de
ces messieurs.
Tout cela n'est pas rassurant pour l'avenir de
la Comédie-Franç.ùsc, qui va avoir un rude été
àpa.sser; au«si cherchet-elle uiu' autre Rachel
dans un genre quelconque ; reine ou princesse ,
soubrette ou grande coquette , peu lui importe ,
572 —
sans se douter que lii même génération ne voit
pas (k'iiv l'ois iiii pareil plu'iioiiièiie de vogue, et
que Us acirices (|ui luiil pendant un an des re-
ct ttes de siv Mille francs dans la vieille tragédie ,
sont de ces raiic ares qui n'éclosent(iu(! tous les
ciii(|uante ans. Mad'iiioiselle Avenel et mademoi-
selle \i(tiirin.' Dubois ne sont pas de ce genre ;
ce sont dis lalens comme on en voit écloi e tous
les jours , des élèves ([ui récitent leur rôle sans
faille , dans di\s conditions d'école et de tradition ;
on s'aper(;oit qu'elles ont prolité des lerons de
leurs maiires; elles chantent sur le même air
tons les rôles du répertoire, déclami'ut les rcpi o-
clies d'Agrippine comme les conlidences de Jo-
caste, et débitent les espiègleries de Lisette comme
les niaiseries de Martine. Nous ue prétendons
pas dire pour cela cpie ces débutantes ne soient
pas un j lur de l'etolle dans laquelle on taille h s
sociétaire^; elles nous paraissent avoir tout ce
qu'il faut pour f.dre leurs vingt ans et gagner leur
pension <ie si\ mille francs, tout comme madc-
nio selle Dupont et midame l'aradol. iMademoi-
sclle Avenel esl jeune, alerte ; elle a de l'œJ et
de l'organe ; vienne l'haljiiude de la scène, et elle
nous déblaiera aussi bien qu une autre Regnard ,
Molière et Marivaux . devant centécus de recette.
Quant à niadeinoiselle Viciorinc Dubois, nous ne
lui croyons pas les mêmes dispositions pour son
em()loi; nous ne lui trouvons ni assez de défauts
ni assez de qualités pour découvrir en elle les
germes d'un talent tragique. Elle manque de phy-
sionomie, de |)uissance et de chaleur; elle aie
geste gauchement acailémique, en un mot, elle
nous a paru jusqu'à présent ui peu au dessus de
mademoiselle Churton , et foit au dessous de ma-
«laine l'aradol.
L'n autre début qui n'a guèrcs fait plus de sen-
sation, c'est celui du second lils de Monrose , le
meilleur comique qu'ait eu la Comédie-Française
depuis Dugazon. M. Eugène Monrose e;t destiné
à l'emploi des jeunes premiers de tragédie et de
comédie ; c'est un jeune garçon fort inexpérimenté,
mais qui ne parail pas m.inipier d'inteliigcn'e; s'il
peut acquérir de l'aplomb , de la grâce et de la
mesure , ce sera peut-être un très agréable Bri-
tunnicus et un sullisant Damis. Nous lui souhai-
tons de porter un jour l'habit brodé de Dorante
et la tunique de Cinna, avec autant de succès
que son père porte la ciipade Sganarelle et la ca-
saque de Wascarille.
OUVERTURE DU CASINO.
Le Casino a déjà donné trois fêtes splendides.
Chaque fois une réunion des plus élégantes et
des plus nombreuses est venu admirer ce nouvel
Eldorado ([ui devenilra le reniez-vous de toute
l'aristocratie. Une belle allée d'orangers embau-
mant l'air de leurs parfums, dévastes salons parés
et co(|ueLs, ollrant auv auuiieurs une collection
de journaux, d'album, de revues et de romans
nouveaux, une riche rolon;!e peinte en fresque
par (rh,d)iles artisics, pus un jardin sparieuxgra-
cicuscnit-nt eniadré dans une ceiiilure de fleurs,
çà et la des bouiiueis d'ombre odoriférans, des
cascades, des jets deaux aux lignes capricieuses;
dans un bassin des cygnes dessinant de grac.eux
méanilrcs; pour horizon un groupe de roihers
dont II s cimis en se nariant forment une anhe
de pont de l'i llèt le plus pitiore>(|ue, et partout
dans les bosipies, dans les sentiers bordés de
moii'-se, sous le fiuiiliig • des oiaMgers, au milieu
dis (leurs, dans lenceinie de I hémicycle, dans I .s
salons, tout autour de l'orchestre que dirige la
magique b^iguelle de .lullien. Tel est le spectacle
vraiment féerii|ue que nous oll're le Casino de la
Chaussée-d'Aniin.
Les cent (juaiante music'ens réunis dans la ro-
tonlc du Ciisino, et leur habile chel', M. Jullicn,
ont recueilli les plus justes upplaudissemens.
l'armi les morceaux exécutés avec un ensemble
et une verve que l'on rencontre rarement dans
une telle masse d'instrumentistes, nous avons re-
marqué la marche triomphale de Sixte-Quint au
Concile. Cette œuvre attribuée à M. Roch-Albert.
ne serait pas désavouée par les maîires de l'art,
et nous pinsons (|ue ce pseudonyme cache un
compositeur éininenl. Nous devons aussi unemen-
tion au quadrille des lleuis, exécuté par quarante
jeunes tilles vêtues de blanc et de rose, dont les
danses gracieuses ont été vivement applaudies,
comme l'une des plus heureuses innovations des
fêtes du Casino,
Hcmic îles illoîrcs.
Placer le nom d'Alexandrine en tête d'un article
mode, c'est personnilier la mode elle-même; c'est
la rappeler à tous ceux qui l'ont connue et appré-
ciée dans la maison que nous citons. Nous avons
vu ces jours-ci dans ses brillans majjasinsde la rue
Richelieu, des pailles de liz et de magnili'iues
pailles d'Ilalie, ornées de crêpe lisse blanc* rose,
paille ou bleu de ciel et enrichies d'oiseaux bleus,
veris ou ponceau.
Alexandrine a créé de nouvelles et délicieuses
coillures pour les reunions brillantes de Bade.
Pour revenir aux spécialités de la mode et par-
ler de ses mille accessoires, dont l'unité forme
I é'égance, nous dirons que cette semaine a été
féconde en chrdcs de mousseline , d'organdi ,
de dentelle. Aux uns les broderies délicieuses et
les hautes garnitures d'Angleterre , telles que ma-
dame Payan les compose pour la femme à équi-
page ; aux autres la simple rivière et la garniture
en points de Paris pour les pauvres petites élé-
gantes qui se promènent à pied ! Puis pour toutes
des châles en oru'andi à filets blancs, d'une légè-
reté, d'une simplicité chm lujntes. Des mantelcts
touuinisen mous.eline à double châle, avec tri-
ple rangée de petites dentelles tout autour. —
Nous ne vous dirons rien de plus sur les robes de
madame i'ayan ; l'exposition de l'industrie a tout
prouvé. Elle a témoigné de ce que peut la per-
leciion d'un travail d'aiguille, Pêtude du dessin
d'une robe en simple mousseline.
On a vu plusieuis robes en foulards de cou-
leurs, ayant de manches longues en mousseline ,
retenues au bas de la pi tite manche de foulard.
Ces manches, qui s'harmDu'saient bientôt avec le
li( hu de mousseline, donnaient à ces toilettes un
ensemble léger qui était parfaitement convenable
pour la saison.
Ce qui est charmant dans le négligé des femmes
d'aujourd'hui , ce sont les légers manteaux en
mousseline, à grands collets, et tout garnis de
points de champ, ou do guipure si on peut. Les
manches très larges et sans poignets tombent à la
religieuse. Cesmauieaux se jettent sur les épaules
le matin, pendant la toilette ou pour recevoir les
visiies d'amis. On n'y met point de ceinture.
Il n'est bruit que de roses, et cela n'est pas
étonnant lians ce moment ; mais ce n'est pis
des rose de parterre ou de buisson qu'il s'agit.
Ce sont des roses factices, roses, toutefois, pleines
de fraîcheur, de suavité et d'éclat, roses enliii
créées par madame Laine qni, chaque jour, sem-
ble répandre de plus eu plus les émanaiions de
son ravissant jardin sur la rue de Richelieu. Nous
devons citer cette charmante pio Jucdon entre
beaucoup d'autres qui ont vogue dans ce moment,
et qui à juste titre placent madame Laine, rue
Richelieu, 108, en piemèic ligne dans le do-
maine des llcurs et de la mode.
L'emploi des Heurs est bien certainement
la plus gracieuse, la plus piquante ressource de
la modiste. L'élégance d'un chaiieaii, le charme
(I un bonnet est dû bien souvent à une feuille,
à une Heur, qui sépare un ii.b,in ou soulève une
dentelle.
Nous aurons pe'i à dire sur la forme des
robes, si le souvenir de la maison de mesilam »
Redon et Frerlet m' nous rappelait ([uelqu 's to -
jettes en foulards délicieusement variées par leurs
garnitures ou accessoires. C'est aussi dans cei.e
maison tout à fait distinguée que nous avons re-
marqué des robes de moussehne à corsage mon-
tant tout façonné en coulisse et entre-deux bro-
dés, qui étaient d'une grande élégance, et dessi-
naient parfaitement la taille. On sait que ce genre
de façon de robe, bien qu'à la mode, n'est pas
toujours avantageux à certaines tournures. Mais
le talent que nous venons de citer a conjuré tous
les inconvéniens et rien n'était plus élégant et
giacieux que les toilettes que nous mentionnons
en cet instant.
(Pelit Courrier des Dames.)
Avis aux Abonnés.
MM. les souscripteurs dont l'abonnement
expire le 2>Q juin, sont priés de vouloir bien le
renouveler, s'il ne veulent éprouver de retard
dans l' envoi du journal.
îHcotie î>£ £inq 3ottrs.
23 JUIN. — Les nouvelles d'Alexandrie, en
date du 5 juin annoncent un commencement d'hos-
tilités en Styrie. Quelques vdiages syriens dans
les environs d'Anlal ont été occupés par les trou-
pes ottomanes ; à la suite de ce mouvement, Ibra-
him Pacha rassemblait ses troupes sur Anial et
Alep.
— La garnison de Paris va être décidément
augmentée de deux régimens. Le ;W de ligne est
attendu pour le 26 courant, et le 66" est déjà ar-
rivé à Rueil.
— Les trois casernes de la garde municipale du
faubourg Saint-Mai tii;, delaruede Tournon etde
la rue Moullétard, ont roniinuelleinent leurs por-
tes gardées par trois sentinelles; un brigadier et
une compagnie d'hommes sont toujoius prêts à
monter à cheval ou à prendre le fusil.
— Le domaine de Navarre (Eure), aliéné, il y
a peu d'années, avec l'autorisation du gouverne-
ment par les héritiers d'Eugène Beauharnais, est
de nouveau mis en vente par expropriation fur-
cée.
Dans l'intervalle, le château des ducs de Bouil-
lon a été démoH. Il ne reste déjà plus rien des
deux résidences de l'impératrice Josôpliine, la
Malmaison et Navarre.
— Nous apprenons à l'instant qu'un accident
est arrivé à Me^un le dimanche 23 juin, sur le ba-
teau à vapeur la Parisienne, n" 2, allant de Pa-
ris à Montereau. Au moment où ce bateau ve-
nait de débarquer les pa.ssiigers qui deva e:.t s'ar-
rêter à Melun, etse disposait à reprendre sa route
pour Montereau, un des tubes bouilleurs de la
chaudière a fait explosion. Le mécanicien, le
chaulleur et un homme de l'équipage ont été tués;
quatre autres personnes appartenant aussi à l'é-
(juipige ont été blessées plus ou moins griève-
ment. Les elTets de l'explosion paraissent avoir
été circonscrits dans le local de la machine, et au-
cun passager n'a été atteint.
— Une dépêche est arrivée de Rochefort au
ministère de l'intérieur, annonçant l'évasion de
plusieurs forçais du département de la Seine.
— Le projet de loi relatif à la reconstruction
de la salle Favart, examiné aujourd'hui dans les
bureaux, a été criiiqué par beaucoup de députés.
On a pensé, en général, iiu'au lieu de recon.struire
la salle telle qu'elle était, liée aux maisons quis'é-
teiiilcnt sur le boulevart depuis la rue Marivaus
jusqu'à la rue Favart, il vaudrait mieux obliger les
adjudicataires à établir une salle de spectacle iso-
lée sur l'étendue du terrain de ces ma'sons etde
l'ancienne salle, et ayant sa faç.ide principale sur
le boulevart, sauf à prolonger la durée de la con-
cession.
La plupart des commissaires nommés avaient
paru partciger cet avis.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu, diman-
che 23 et lundis?! juin 1839, de 3.W5 déposans,
— 573
dont 5;54 nouveaux, la somme de 503,861 francs.
Les rcmbouiseuions demandés se sont élevés à
la somme de 50:2,000 francs.
— Un orage a éclaté le 18 à Amhoise. Les
beaux Vilraur de la cliapelle n'evistcnt plus. Les
campagnes oQrcnt le plus ail'rcuv spectacle.
26. — Constantlne , 3 juin : « Le courrier de
France arrivé hier a été arrêté près de l'Aroucli
par une liande de Kabyles. Lors de l'attaque de
l'escorte, le maréchal -des-logis Maraiicr reçoit au
bras un coup de feu ; au moine instant son che-
val blessé s'abat sous lui ; un Arabe court à bride
abattue pour arracher la vie au brave maréchal-
des-logis. Celui-ci, malgré sa blessure et la chute
de son cheval, saisit sa carabine, ajuste l'Arabe,
l'éiend roide mort, se débarrasse de son cheval et
sautant aussitôt sur celui de l'Arabe, il prend le
galop et va rejoindre les quelques hommes d'es-
corte qui avaient pris les devans et emmenaient
avec eu\ le mulet chargé de dépêches. »
— Une lettre d'Oran du 13 juin contient ce qui
suit : Les Arabes venus de l'intérieur nous ont
annoncé qu'Abd-el-Kader avait transporté son
camp vers l'Ouest, et que la plus parfaite harmo-
nie régnait entre lui et le maréchal Vallée. Ainsi ,
nous n'aurons pas la guerre cette année.
n 11 vient peu d'Arabes au marché ; la moisson
les retient dans l'intérieur. La récolle des céréa-
les est si abondante que les indigènes ne pour-
ront enfermer tous leurs grains, et seront obligés
d'en laisser une partie dehors en meules. »
— Par ordonnance du Ih de ce mois, le roi a
nommé à l'archevêché de Lyon , vacant par la
mort de M. le cardinal Fesch, Mgr. le cardinal
d'Isoard, archevêque d'Auch.
— Le 23 de ce mois, vers dix heures du soir,
le courrier de la malle de Gournay montait la
côte de Saint-Jacques, près de Darnétal, quand
un individu est sorti d'un bois qui borde la roule,
et lui a tiré un coup de fusil. Le courrier a été
grièvement blessé et n'a pu continuer sa route.
L'assassin n'a pu être arrêté.
— Aux détails que nous avons publiés sur l'ex-
plosion d'un bateau à vapeur, un journal ajoute
que, d'après une lettre qu'il a reçue de Melun ,
douze personnes auraient été dangereuseaient
blessées et le nombre des morts s'élèverait à huit.
— On peut juger maintenant de l'ellet que pro-
duira la grande vasque de la fontaine de la place
de la Concorde. Elle est posée, et a été amenée
d'un seul bloc à la place qu'elle doit occuper avec
le groupe de génies qu'elle supporte. La foule
circulait ce matin autour avec empressement.
— Le préf» tde police vient de prendre un : rrcté
portant qu'il sera procédé à une visite générale
des carrosses, coupés et cabriolets sous remise ,
oUërts au public pour marcher à l'heure ou à la
course.
— Dans la journée de Jeudi dernier, est entré
triomphalement, dans les murs du (Juesnoy, paré
de guirlandes et conduit par son possesseur en-
chanté, un mouton monstre, âgé de trois ans, mer-
veille de force, de forme et de taille pour son es-
pèce. Ce ruminant, pesé vivant, avait un poids de
70 kilogr. 1|2; sa longueur, de l'extrémité du
museau ii l'oiigine de la queue, était de 2 inèlres
ÙO centimètres (environ 7 pieds) ; sa hauteur ,
prise au jjarot, était de 3 pieds i) pouces environ;
la queue, dépouillée, avait 029 centimètres. C'est
le plus gros et le plus grand mouton que l'on ail
encore vu.
27. — On lit dans la f^cdettc du Limbouig
du 22 juin :
(c L'évacuation de la place de Venloo a eu lieu
hier à (|uatre heures du maiin ; immédiatement
après , la garde civique s'est chargée du service
jusqu'à l'arrivé des troupes hollandaises , qui doit
avoir lieu aujourd'hui.
— Il résulte d'un arrêté du roi Guillaume , en
date du 12 de ce mois, promulgué le 22 à Maês-
Iricht par les commissaires royaux charges de la
reprise du Limbourg , (luc tous les foncliynuaircs
sans excepiiiin conserveront provisoirement leurs
foui lions, que personne ne pourra être inquiété
à raison d'une participation directe ou indirecte
aux événemtns politiques ; eiilin que la monnaie
néerlandaise, de même que les monnaies belges et
françaises , aura cours dans toutes les transac-
tions.
— Aujourd'hui , à deux heures , les accusés
des 12 et 13 mai ont été transférés, dans trois
voilures, de la Conciergerie à la nouvelle prison
du Luxembourg. Chaque voiture aiteléc de qua-
tre chevaux, était escortée de dix gardes munici-
paux à cheval. Les voilures et les hommes d'es-
corte ont fa;t le trajet au grand galop; ils ont suivi
les quais, et sont arrivés par la rue de Seine.
— Les déclaralioiis de faillite se muliipINnt
d'une manière vraiment ellVayante; le mois dejuin
en sera plus chargé encore que les mois précé-
dens : dans les vingt prenders jours il en a été
déclaré quaire-vingt-six, c'est précisément le chif-
fre du mois dernier.
Les passifs de ces quatre-vingt-six faillites dé-
passent trois millions et demi.
Enfin, le cliillre des cinq cents faillites décla-
rées depuis le 1" janvier dernier approche de 3.)
millions de francs,
— Le nouveau commandant de l'Ecole polytech-
nique, le général Vaillant, se trouvait à bord du
bateau à vapeur la Chimère, entré le 18 à Tou-
lon, venant d'Alger.
— Minor Lecomte et Guillemin se sont désistés
de leur pourvoi en cassation conire l'arrêt de la
cour d'ass ses de la Seine, qui les a condamnés
chacun à cinq ans de prison et à cinq ans de sur-
veillani c, C/mme ayant pris part à la publication
du Monildir rt'publicain.
— Il|)araîtrait que l'adininislration a cru de-
voir faire droit à la réclamation d'une foule d'ex-
posans, signataires de la pétition dont nous avons
parlé. On annonce que l'exposition sera prolon-
gée de huit jours; le mois entier serait indispen-
sable. L'allluence considérable de public qui s'ett
portée ces trois derniers jours aux Champs-Ely-
sées, déuioutre tout l'intérêt qu'inspire encore le
spectacle de l'industrie française, non seulement
à la population parisienne, mais aussi aux étran-
gers.
— Les quinze premières représentations du
Chat bollv, au ihéàtre Comte, ont produit une
somme de 7,200 fr.
28. — Une enquête est ouverte, à la préfecture
de la Seine, pour le projet de construciion d'une
nouvelle maison d'arrêt destinée h remplacer celle
de la Force, sur remplacement des propriétés et
terrains circonscriis par les rues Tiaversière-
Saint-Antoine, de 15ercy, des Charbonniers, et
l'impasse existant dans le prolongement de la rue
Jean-Bouton (8' arrondissement).
— Des troubles éclatent de tout côté dans les
maisons centrales par suite de la mise à exécution
du nouveau règlement. Ils viennent encore de se
renouveler il Rennes, et V Au.rHiaire breton,
après avoir annoncé (lUC l'ordre a été rétabli par
la présence de la troupe, sans qu'il ait fallu faire
ujage des armes et approuvé la fermeté déployée
par l'auiorité, se demande s'il n'y avait pa- un
moyen ternie à prendre entre l'evlriiiie bonté que
l'on avait pour les condamnés avant le nouveau
rétjlemeiit et la rigueur exlrême de celui-ci :
Il l'ent-etre, ajoute t il, pourrait-on demander (jue
l'on établit îles catégories entre les détenus, dont
quel(iues-uns n'ont pas, par un mê ne degré d'im-
moralité, mérité des peines aussi sévères que
celles du régime maigre et du sience absolu.»
— Une lettre de Venise, le 12 juin, insérée
dans la Ciuctic de Lci'/i.siV/.', dit (jue des lettres
pai ii( ulières annoncent qu'une révolte générale a
éclaté en Sicile.
— On écrit de Perpignan. le 23 juin : « La
lecture des pièces dans le procès du général liros-
sart a duré jusqu'à quatre heures cl demie du
soir. L'accusé ayant élé introiluil, l'avocat a élevé
une question préjudicielle cl soiilcnu que le se-
cond conseil de guerre ne devait plus s'occuper
des chefs sur lesquels l'accusé avait été acquitté
|)ar le premier. Après deux heures et demie de
délibération, le conseil de guerre a décidé, à l'u-
nanimité, que le général Brossart serait jugé sur
tous les chefs. .)
— Il vient d'arriver à Paris une des célébrités
du royaume des Deux-Siciles : M. Gennaro Ruilo
a trouvé le moyen de simplifier la méthode du
cardinal Mezzolante qui parle , dit-on, toutes les
langues connues. .M.Rullo a fait le tourdumonde
et se fait comprendre à merveille en parlant le
patois napolitain, accompagné de la plus vive pan-
tomime. Hier il a visité Versailles et a recueilli
toutes les notes nécessaires pour son voyage qu'il
compte publier toujours dans son patois. Les em-
ployés de tous les établissemei.s publics compren-
nent M. RuIlo avec plus de facilité que s'il parlait
couramment français.
— Le prince de Canino (Lucien Bonaparte) ,
vit retiré dans la villa qu'il a louée près de Munich.
— Un journal de Bordeaux annonce que la dili-
gence de Perpignan à Figuière s a été arrêtée le 23
de ce mois, et est au pouvoir des carlistes.
29. — La demande d'un crédit de deux millions
pour venir au secours des viciiiues des orajes du
mois de juin a été vivement appuyée par m! Cor-
ne, dans le deuxième bureau, qui croit que cette
charge nouvelle sera accepiée par les coniri:)ua-
bles comme une chose de justice, et la solidarité
d'un malheur commun; qu'il y a même à craindre
que la multipliciié des désastres n'atténue trop la
proportion des secours pour chaque localité. En
somme, ce projet de loi a été bien accueilli par
tous les bureaux.
—.M. Conte, directeur des postes, vient de
présenter au gouvernement un projet d'établisse-
ment de paquebots à vapeur de Bordeaux à New-
York. Douie paquebots, de la force de 450 che-
vaux chacun, seraient alléctés à ce seivire qui
dépendrait de l'administration des postes. Ces pa-
quebois pourraient au besoin être promptement
converiis en guerre : un bassin serait creusé à
Pauillac pour les recevoir.
— Vingt deux millions seraient consacrés à
l'exécution de ce beau projet. 11 parait que ce
projet a été a -cuedh par le gouv rnement
a\ec une grande faveur. Ordre a été donne à
M. Conte de se tenir prêta présenter ses plans à
l'ouverture de la session prochaiue.
— On lit dans une lettre de ConsUintinople du
7 juin , publiée par le Sémaphore de Marseille:
"Les processions de la Fête-Dieu ont été brillan-
tes cette année par la présence à Constaniinople
de quatre évêques catholiques de rites orientaux,
ce qui a donne aux faubourgs de Pera et de Ga-
lata l'aspect de villes exclusivement ch. étiennes ;
on admire la tolérance et le re-pect des Turcs
pour les cérémonies de notre culic ; ILsv assistent
avec un recueillement édifiant, que l'on ne ren-
couire pas toujours parmi nos corelijjionnaircs.»
— Une grande fête à rindu>trie aura lieu di-
manche 30 de ce mois, à Tivoli ; eile sera specia-
1 meutollerte à M\l. les cxposans . négocians et
aiti>les. M. et mademoiselle AVimher. acrobates
anglais, reunissant au plus ha;it degré la grâce .
la force, l'agilité et la harilicsse, donneront une
représentation extraordinaire qui se terminera
par le pas de Flore et Zephire, dansé sur deux
cordes parallèles. Après leurs danses gracieuses
et légères, la grande prairie qui peut' contenir
plus de 15,000 personnes, sera éclairée par des
feux du Bengale. Un ballon enlèvera dans les airs
Flore et Zephire. représentés de grandeur natu-
relle et faisant allusion au départ prochain de M.
et mademoiselle ANinther pour l'etran^zer. Un très
beau feu d'artifice terminera cette fètoqui réunira,
nous n'en doutons pas, touiei les notabilité indus-
trielles.
Le Pirccleur. BKRTHET.
Imp, d EJ. Prouxci C-, rue ^■«uv<^dcs-IJoDs toUnt. 3
TiLr^E ANALYTIQUE
DES MATIÈRES
Du premier semestre de 1839.
INDUSTRIE, STATISTIQUE GÉNÉRALE.
Compte aiinuil (Ida justice criminelle. . . 10
Revue (les iliêrnies en 1S3S. — Budget
liieâtral de 1S38 11
Nécrologie de 1838 29
Lo Nesta 75
Etat de la marine française à la fin de 1838. 76
Pi oduils des mini'sde Russie de 1823 à 1838. Ib.
Le cai nava , le .Mont-de-Pi(;lé, la caisse tl'o-
pargne 204
Stati>ti(iue linan ière de la Russie. . . . 386
Expiisitlond- s proJuits df rindiislrie, apeiçu
g(;néral (1" ariicli-), par Georges Janéiy. 4.19
— 2* article 477
— 3* article 506
— 4' arli( le , . 525
— 8' article 541
— d' article 569
SCIENCES ET HISTOIRE NATURELLE.
Etudes sur les prairies naturelles et sur les
plantes qui les composent, par M. Mérat. 61
Les Cil' vaux arabes, par le prince de Puikler-
Musrau 212
De la Neige au Grand-Saint-Bernard, par
M. Rey 225
Dlicsp'na et Zabétu'a, singuliers effets d'(5-
letiricit(" 327
Comment il se fait que nous avons eu froid. 492
MORALE, PHILOSOPHIE.
Académie française : Rapport de M. Ville-
main 484
BIOGRAPHIE, NÉCROLOGIE,
Shakespeare, par Vlllemain, de l'Académie
fran(;aise 7
La princesse Marie, par Alpli. Karr. . . 37
Les Derniers instaiis de Beethoven, par ma-
dame Sojihie Conra! 40
Le comte de Charenci-y 42
M. le comte Moié, président du Conseil. . 62
Mario de Candia 173
Les Brigands espagnols : Vie de José Maria ;
Mort de José de Ro\as 209
Mort (l'Adolphe Nourrit 252
M. Berlon (Hon i-Munlan), membre de l'Ins-
titut, par \!. II. Biaiirliard 361
QuL'l(pies détails nécroiogiqucs sur Paër. . 413
Fontanes, par le baion Creuzé de Lesser. . 437
Vernet (Joseph, Carie et Horace), par jM. Ju-
les A. David 443
Mort du gfni'ral Allard 446
Les Deriiiurs momcus du prince de Tallcy-
raud, par un témoin oculaire. . . . 601
VVclliiiglun. par M. Capoligue 529
M. Viciiiiet, peint par lui-même, par M. Vien-
nel du l'Académie française 561
VOYAGES, MOEURS ÉTRANGÈRES.
Etat des Pays entre l'Inde et la Russie. . . 17
Smvriie, par Pierre David, ancien consul-
général 33
Le Juif Hongrois; Justice seigneuriale en
Hongrie 57
Anrône 65
La Véia-Cruz. 81
Sectes rcliiciisps en Russie. . . . , . 87
Excursions en Styrie : Le Brandhof, par le
docteur Frank 119
Le Harem du Pacha de Widdin 129
La Hongrie en 1838 145
Bonne Compagnie (Mœurs anglaises), . . 148
Atelier d'un peintre chinois, par M. E. J, De-
lécluze 161
Les Morts Vivans (mœurs indiennes). . . 193
Esquisses Madécasses 231
Séjours et voyages au Mexique, de 1823
à 1834 241
Un sinistre au désert (fragment d'Un voyage
en Nubir), par Vf. Ed. Combe. . . .355
Prisons (le l'Autriche : Une Visite au Spiel-
bcrg, p;:r M. C. W est 369
Fatiné-Ellendi, lettre de M. de Ségur-Dupey-
ron 371
Lettres sur le Paraguay et le docteur Francia. 401
La terre de Van-Diemen, par M. Adolphe
Schiiyer 417
Souvenirs d'Espagne : La contrebande à Sa-
ragosse (Los Miitoncs), par Ad. Guéroalt. 457
Les Kurdes, les Yesidis (Mœurs et croyances
de ces peuplades), par M. B. Poujoulat. 645
VARIÉTÉS ÉTRANGÈRES.
Un Tremblement de Terre à Bucharest (Va-
lachie) 41
Gretna-Green et les Fleet-Marriages. . . 170
Album de Waterloo 276
Les Nègres Bonis 378
Manchester, ses Chemins de fer, ses Dîners,
sesHookers, etc 647
MÉMOIRES ET SOUVENIRS HISTORIQUES.
Histoire de la Révolution du Texas. ... 5
Un Document de Cuisinede l'an de Grâce 1301,
par M. Berger de Xivra. '..... 59
Les Théâtres pendant la Terreur. ... 60
Une Restauration en pleine Mer, par Léon
Gozian , .... 70
Obsèques de la princesse Marie 92
Séjour I e lord Byron à Pise ; Destinée de
lord Byron, par M. Poiijnulat. ... 97
Un Comité de Lecture en 1636, par Hippo-
lyte Rimbaut 216
Les six Corps des Marchands de Paris, par
Horace Raisson 245
Les Illuminés : Le comte de Caylus; le roi
de Prusse Frédéric-Guillaume et le comé-
dien Fieury 263
Souvenirs de l'Ouest : Jambe-d'Argent, par
Théodore Muret 273
Premier voyage de Mozart à Paris, par M. E.
Fétis 289
Une Election de Députés au XlIP siècle, par
sir Francis Paljjrave 305
Mémoires du comte Rostopchin, écrits en
dix minutes par lui-même, etc 344
L'arcade 130 du Palais-Royal, souvenir de
rEm|)ire, par S. Henry Bcrthoud. . . 347
Recherches Historiques sur l'époque de la
foiulalion duBelIroi et l'origine du Dragon
de Gand 360
Souvenirs Intimes du temps de l'Empire : Le
Divone, par E. Marco de StHilaJre. . .389
Des Almanachs, par M. Gaétan Delmas, . 433
La Presse de la Révolution 449
La Fête de Schiller à Stuttgard 505
CHRONIQUES ET LÉGENDES.
La Fête du Chevalet, chronique du XIII* siè-
cle, par M. Frédéric Thomas 49
NOUVELLES.
La lettre de change 10
Macaria, ou les Héraclides, par Hégésippe
Moreau 24
Une danseuse en 1740, par Amédée Achard. 2'7
Un Dcrcier jour de Pouvoir, par E. Guinot. 66
Un Mari Garçon, par E. Guinot 73
La Mésange Bleue, par M. Elle Berthet. . 89
Silvio, nouvelle russe 90
H Baucolo, ou l'Aumône d'un Artiste, par
M. Amédée de B,\st 102
Sainte-Marie-des Fleurs, par M. Pitre-Cheva-
lier 137
Le Bal masqifé, par E. Guinot 140
Le Manuscrit prophétique (Souvenirs, d'une
Nourrice) 165
L'Ennui, par E. Guinot. . . . ' . . . 185
L'Orage et la Cathédrale, par Maurice-Saiiit-
Aguet -198
Les deux Billets de Florian , par Marie Ay-
card • . 202
Pauvre Enfant ! ou les deux Familles, par
Emile Deschamps 213
Les Camarades de collège, par Marie Afcard. 218
Aventures d'Ali-Ben -Abdallah, renégat, espa-
gnol, par Félix Mornand 227
Une Vocation, par M. E. Lamulonière. . 233
La Langue Musicale 236
Un Portrait, anecdote du salon de -1830, par
M. Mercier Lacorabe 265
Dcu^ fois à la Salpèlrière, par S. Henry Bcr-
thoud 275
Une Histoire d'hier, par M. Auguste Dela-
croix 273
Faveur et Mérite, par Pitre-Chevalier. . . 292
Un Sujetde Vaudeville, par E. Guinot. . .2*7
M. Dumarais, ou la Force de l'hbitude, par
M. de Berruyer 299
La Mal'Aria, par Roger de Beauvoir. . ,311
Des Gants, par M. Auguste Chevalier. . . 315
Le Chapeau de velours , par M. A. de Calvi-
moni 325
L' Portrait, par E. Guinot 345
Donni r sa vie pour sa Dame, par Pitre-Che-
valier 372
Lord Sand Pater, par Pilre-rhevalicr. . . 376
Nouvelles sur les Cours de France, (an vu).
La dot d'une Chanoinesse sous le direc-
^ 575 —
toire, par le l)aiou de Ciesp) -Leprince. 387
Juge et Bourreau 39ô
La rrévt'iilioii, par Marie AycarJ. . . . SDG
Un Jour sans leudeiuain, par Jules Sandeau. iOi
Deu\ Porlraitsdu salon, par t iire-Clii valler. ^11
A Newstead : les Côieleiies à la Ticiiiue, par
S. Henry Bcrthoud 627
Gianna, par JuKs A. David /i41
Le *ariage Vendéen, par Jules Janin. . . Uô'ô
La Fiancée du soleil, par Jules Janin. . • i.''6
LaFéeScientia, par J. A. David Zi(j5
Celle que j'aiuie, par Piire-Chevalier. . . 674
Le Chasseur de pierres précieuses, par M. Ad.
Lenoir 513
La Pierre de Touche, par Pitre-Chevalier. . 5'21
Le Curé Bonaparte, par Marie Aycard. . . 5'23
Le Serment du Pacha 554
ESQUISSES DE MOEURS.
Le Poète Byronien; le Poète Mélancolique;
le Poète Immoral 155
Les Bords du Canal, par Paul de Kock. . . 249
Les Consolateurs . 294
Un Mariage à la mode, par Pitre-Chevalier. 329
L'Epicier, par Balzac 374
Résurrection, p ir E. Cuinot. '....; 409
Le Foyer du public un jour de première re-
présentation, par Th. Muret 421
Les Bourgeois, par ]\l. Duiiiersan. . . . 445
Paris en émeute, par Th. Minet 472
Le Foyer des Arti-.tes ; les Choristes ; les Loges,
par Th. Muret. . 491
La Femme comuie il faut, par Balzac. . . 503
Les Incoiupiis, par F. Guinot 540
La Garde-Malade, par niailame de Bawc. . 551
POESIE.
Hégésippe Moreau, par L. A. Berthoud. . 9
L'Orient en 1839, par Méry. ..... 26
Prologue (le Dagobcrt, par MM. de Lcuven et
de Saint-Georges 106
A Madame i'ersiani, artiste du Théâtre Italien,
par M. Chaudesai^iues 123
Le Ta^seà Sorrente (t'iagment), par M. Jules
Canoiige 142
Cantique sur un riyon du Soleil (Exir. des
rtGueiUemens poéi iques) , par A. de Lamar-
tine ; . . . 2GS
L'A Ichindste, drame (fragment) , par Alexandre
Dumas 333
L'Hirondelle, par mademoiselle Olympe Car-
pentier, couturière à la Flèche. . . . 3Gf
Le-M us6ede Versailles (fragment) , par madame
Louise Collet 486
La Comédie Humaine (Mark), par M. Ausone
de Chance) 563
BEAUX-AUTS.
Les statuaires, par S. Henry Berthoud. . . 39
Fixation des images dans la chambre noire
par a seule actioti de la lumière (découverte
deM.Daguerre) 105
Sur la musKpiede la Chapelle, de la chambre
et de l'écurie du roi de France , sous
Louis XIV, par M. Castil-Bla?/.'. . . .113
De rOngine et de l'usiige des Cloches, par
M. F. DanjoM 160
Salon de 1839 (1" artiile) 204
Costumes du iluàireà Paris et en Province. 220
Salon de 1839 (2"" article) 222
— (3"'' article) 253
— (4"'-' article). Histoire, par
A. Des Essarts 269
— (5'»" article). Histoire (suite)
sujets leligieux 281
Concert de la France Musicale 303
Dictionnaire de M usitpie du doctein- Lichlen-
tlial, par Stéplien delà Madelaine. . . 316
Salon de 1839 (6'"" article). Genre. . . .317
— (7'°' article). Genre (suite). . 349
• — (S°'°ariiclc). Portraib, Paysa-
ge, Sculpture 380
Début de Pauline Garcia, à Londres, par
M. P. Richard 476
PUBLICATIONS NOUVELLES ET FRAGMENS.
Coup-d'œilsurla Valachie et la Moldavie (frag-
ment), par M. Raoul Perrin 2
Analyses des pièces de Shakespeare (extr. des
Femmes de Shakespeare) , par MM. de
Pongervilli', Ph. Cliasles, Paul Duport,
Léon di! Wailly, Paris, Emile Deschamps,
C. Delavigne, et mesdames Am. Tastu,
Collet, Georges SanrI, Helloc 7
Analyses, etc. (Suite), par MM. Nisard, Le-
roux de Lincy, Charpentier, Amédée Pi-
chet, Julia de Fonteiielle, Hipp. Lucas, E.
Deschamps, de Montigny, Ch. Coquerel,
Casimir Bonjour, de Rességuier, E. Men-
ne( het, et mesdames de Bradi, Collet. . 21
Analyses, etc. (Fin), par MM. E. Fouinet,
Léon Halevy, A. Viguier, Pli. Lebas, F.
Châtelain, E. Dupaiy, O'Sullivan, et ma-
dame Elise Voïart 56
Conlidencfs de Jeunes Filles (extr. de Ga-
6/ieWe), parmadame Ancelot 66
L'époux outragé (exir. des Souvenirs d'un
Enfant du Peuple), par Mirhel Masson. 83
Un Déjeuner d'Amis (extr. de Tout pour de
l'Or), par M. H. Auger 99
-e Sac de Négrepelisse (extr. de Catherine
de Le.scun), par M. Eugène Désessarls. . 115
L'homme et l'Argent (fragment), par M. Emile
Souvesire 133
Recette pour se faire une réputation (exir. de
Folles Amours), par M. Alph. Brot. . 151
Les (Jgains (cxir. de l'Esquisse sur l'His-
toire, les Mœurs et la Langue des Ci-
gains), par JMiihel de Kogalnltchan. . 172
Les Obsèques du duc et de la duchesse de
Bourgogne (extr. de la Chambre des Poi-
sons), par le bibliophile Jacob. . . . 177
Deu\ Héariages de Raison (2* extr. de Folles
Amours), par Alph. Brot 181
La Vendéenne (>-\U'.iic<iSouvenirs d'un En-
fant du Peuple), par Michrl Masson. . 196
ÎMarianna (fiagnienl), par Jules Sandeau. . 257
La comtesse de Salisbury fragment), par
Alexandre Dumas 308
L'iilamle (fragment), par Capot de Feuillide. 321
Le Médecin du Pecq (fragment), par Léon
Gozian ,. . . . 337
L'Enfant de Fabrique (extr. des Anglais
peints par cux-mômes) 342
Un Libéral sous la Restauration (extr. de
Clotilde), par Alphonse Karr. . . . 423
L'Irlande (fragmens), par M. Gustave de
Reaumont 481 et 497
Isidore et Antoine (extr. A' Antoine), par X.
B. Sainiine 487
Deux \ icillcs Filles (extr. de Mézclie), par
Madame Charles Reybaud. . . 516 et 533
CRITIQUE LITTltRAlRE.
Du travail intellectuel en France depuis 1815
jusqu'en 1837 (fragment), par Amédée
Duquesncl 247
SCÈNES ET RÉCITS MILITAIRES.
Le navire des morts , par M. Patersi de Fos-
sombroni |22
L'amiral Paiker jgg
Aventures d'un Banian , racontées par lui-
même , par M. Genoux 530
ARTICIES^DE GENRE.
Point de Bœuf-gras ! 123
Les cliemins de fer au point de vue gaslro-
ronique ,">,-,3
La civiliNaiion par !(• paletot ;Hi'i
Le Sonnet, par Marie Aycard 566
AMXÛOÏES.
Un revenant 29
Anecdotes sur Beethoven, par M. G.-E. An-
ders 52
Une représentation à huis-clos au théâtre
San-Carlo 75
La Comédie à Bagatelle, par R. Desperrières. 172
Un Bonnetier anglais dans le grand monde,
par M. C.-S. Azario 186
Un Petit Souper sons Louis XVI 332
Un Mot du comte Rosiopchin sur Fouché ,
Talleyraud et Potier 345
La Pelisse ib.
Le Parrain de hasard 359
La Chasse à l'Aigl' 364
Une Dame de Charité ' 378
Le Singe, par M. Léon Vidal 567
L'Ami du Pauvre 568
MELANGES, FAITS CURIEUX.
Inventions et découvertes : la Gorgone , ba-
teau à vapeur jq
Mets favoris de quelques fortes têtes et de
quilques beaux espriis 33
Article 417 du code pénal contre la contre-
façon étrangère l^^
Découverte de M. Daguerre 43
Militaire fusillé, pendu, noyé et resté vivant. Ib.
Un homme enterre vivant.' ib\
ComI) t chevaleresque en Géorgie. . . . jb.
Le >aiu du siltan jb^
Les Princes musiciens [J^
Cai naval de taris go
L^s Bals du Th àtre de la Renaissance. . ', 76
Lt Pauvreté avec 200,000 fr /é.
N niehe gj
U,i Concert de chats ^ \ jo^
In Tigre échappé de .«a cage 124
Blé géant de Sainte-Hélène '. ïb.
Le Prisonnier et le Curé jb^
Infantic des causés par la folie ib.
Une expérience médicae, morsure du ser-
pent à sonnettes i5(j
Mademoiselle Falcon et la Cloche-Tabarié. ". Ib.
Journal en lettres d'or ' ,' Ib
Loi ( hinoise contre l'usage de l'opium. '. I07
Tremblem.nt de terre à la Martinique. . . 137
Un tour du carnaval jy^
Un Ouragan auv Etats-Unis. ....*.' igg
Incendie du Palais de la Sublime-Porte, à
Constantinople j/.
Inondations en Belgique * jgg
Assassinat, affieux détails. ,..'.".'. jb.
Un enfantement laborieux ', Ib
Une farce ." ! 190
La bonne Marraine ,' /ô.
L'assassinat de la rue du Temple. . . , 20<i
Les gants d'un homme à la mode. . , . ib
Les Moustaches royales , . Ib
Incendie du Diorama *. 2''t
Les Arabes h Marseille .' , 238
Un mauvais songe réalisé * * 205
L'annonce '. ! ! ^70
Une lettre d'Adolphe Nourrit .' 2SS
Déia Is sur Go6(he , ", . Ib
La Fermière courageuse | ogÀ
AiUogiaphes de A\ aller Scott. . , '. '. . 'ib.
Mort d'Asia ', '. Ib
Singulière fatalité | 339
Sentence de JéMis-Chrisl. -....'.' 563
Les canons de St-Jean >l'Ulloa. ." .* .' * ;ft_
Suicide de Lesage ! i * 379
No\er son mei leur ami. ...",', | 38-'>
Tra t de férocité . ! '. ?S3
Courses du Cha np de .Mars. . . ! ! " 399
Courses de Chantilly \ ^gj
Acailéiidedes scicn(es : invention de M Se-
Maeinnes a vapeur jf,
Un chapilrede>infortunesdun amant heureux. Ib,
Le ci>n lamné Ficlion ;j'
La fête de la Caritach, à Pézcna-s.' '. '. [ ^(j-î
Suicide d'une jemie lille ib
— 576 —
508
;*.
Ib.
Le Méni'lrior niillionuaire
Lo cimito (ilNp igiie
Fi'Jiiçois l'oNor
Coiisti iiciioi'i (lu Théâtre-Italion sur l'erapla-
ceuieul des bâtimens du Timbre , rue de
la l'aix
Chiiriié mal placide
La Mauresque viciiuie de son amour pour les
Français
Commeiii je veux être enterré 558
Le Vin de la Hose à Brème 5{j9
AU'ioux massure, elc 570
Ib.
Ib.
557
REVUE DES TRIBUNAUX.
Juscment dans l'affaire du Messager contre
M. Gisquel, ancien préfet de police. . . 12
Les Boxeurs anglais eu France 30
M. Estevès, tuteur de la jeune comtesse de
Povoa contre le duc et la duchesse de Pal-
mella; Mariage, linlèvenient kli
Séquestration d'une jeune lille par son père
et sa belle-mère ; atroces tortures, etc. . 76
Les amis d'un vaudevilliste 93
Tentative d'assassinat sur la personne de
madame Flora Tristan , par le sieur Clia-
zal, son mari 106
Une leç«n maternelle. . 125
Jugement de Tallaire Bcauvisage contre les
Jumelles ; . . 157
Tribunaux étrangers (cour suprême de Mon-
ténégro) : enlèvement , meurtre et guerre
civile; ma'ursjuliciaires, etc Ib.
Un jour néfaste (pol. cor.) 158
La Cliasse au Chasseur 190
Vol d'une voiture de roulage , des trois che-
vaux tt des marchandises Ib.
Tribunaux étrangers (BurgosJ : le Possédé. . 284
— (Crimée): un Filsadupiif. 285
Premier conseil de guerre de Paris : le Muet
volontaire, condamnation à mort. . . . 354
Un bon Bourgeois 365
Tribunaux d'Afrique : le Mari assassiné. . . Ib.
Spoliation d'une succession; demande en
restitution de 510,000 fr Uhd
Blessures par imprudence sm- le chemin de
fer de Si-(ieruuiin 462
Le colonel Picard et son (ils contre le lieutc-
nant-gènéral Delaroche 493
La Princesse de la Moscovva'contre son mari. 509
Framb.ine le priscur Ib.
Cour des Pairs : insurrection des 12 et 13 mal. 526
Demande en main-levéed'interdiction formée
par le M. marquis d'Ilarcourt 526
Les directeurs de l'Amliigu cuiilrc un en^te-
preneur de succès diamaliques. . . . 558
Arrestation de Martin Bernard 559
REVUE DRAMATIQUE.
Académie royale de Musique. — La Gypsy, 110.
— Le Lac des Fées, opéra, 301. — Reprise du
Comte Ory, M. Mario, 414. — Début de ma-
demoiselle Nathan dans la Juive, 478. —La Ta-
rentule.
Thédlrc-Franrais. — Le Comité de Bienfaisance,
174. _ La Course au Clocher, 238. — Made-
moiselle (le Belle-lsle, comédie en cinq actes ,
d'Alexandre Dumas, 318.— Le Susceptible, 493.
— Le directeur c t les sociétaires. Débuis de
Mlle Avenel. Mlle Victorine Dubois. .Mlle Ra-
chcl. Mlle Mars, 571.
Thédtrc royal Italien. — L'Flissira d'Amore ,
par Doniisclti, 78. — Reprise des Nozze di Fi-
garo, 223,
Opéra-Comique. — La Mantille, 30. — Régine,
62. — Rentrée de madame Damoreau dans le
Domino lioir, 125. — Le Planteur, 206. —Les
Treize, 350. — Le Panier Fleuri, 414. — Po-
lichinelle, 542.
J\enaissance. — Balhilde, 78. — ReinedeFrance,
93. — L'Kau mei veilleuse, 126. — Diane de
Cliivrv, 142.— Mademoiselle de Fonlanges, 255.
— Ving-six ans, ib. — Le 24 Février, 302. —
L'Alchimiste, 332.— Le Naufrage de la Méduse,
494. — Deux jeunes Femmes, 543. — Madame
de Brienne, 559.
Gymnase-Dramatique. — Le Marqu's en gage ,
13. — La Gitana,126. —Maurice, 174. - Ma-
ria, 239. — Le Dépositaire, 383. — Le Dia-
mant, 447. — Maîtresse et Fiancée, ib. — Un
Ménage parisien, 559.
Vaudeville. — Les Maris vengé.s, 14". — La Fille
d'un voleur, 207. — Un Appartement à louer,
271. _ le Père Pascal, 286. — MaiieRémond,
366. — Le Plastron, 414. —Les Mancini, 494.
— Passé Minuit, 559.
Variétés.— LePuff, 46. — MademoisellcNichon,
126. — Les Trois Bals, Ib. — Jaspin, ou le
Père de l'Enfant trouvé, 271. — Phœbus ,
écrivain public, 303. — L'Allumeur de Cha-
lands , ib. — La Canaille, 333. — Geneviève
la Blonde, 495. — Les Floueurs, 510.
Palais-Royal. — Rothomago , 14. — Lekain il
Draguignan, 94. —Le Roi Dagohert, ib. —Le
Chat noir, 158. — Dieu vous bénisse! 191. —
Pascal et Chambord, 223. — Nanon, Ninon et
Maintenon, 334. — Simplette la Chevrière, 366.
— Balochard, ou Samedi, Dimanche et Lundi,
414.
Por:e-Saint-Marlin. —L'Enfant de Giberne, 13.
— Claude Stocq, 46. — Le Manoir de Mont-
Louvier, 175. — Léo Burckart, ou une Cons-
piration d'étudians, 366. — La Madone, 463.
Ambigu-Comique.— Le Jour de Pâques, 13. —
Les Mines de Blagues, 159. — Jeannellachette,
Ib. —Bamboche, ib. — La Branche de Chêne,
j6. _ Corneille et Richelieu, 286. — ThiégauU-
le-Loup, Ib. — Lc Naufrage delà Méduse, 415.
— Moine et Canard, 510. — Une Heure d'ex-
position, ib. — L'Infortuné, ib.
>. — Adolphine, ib. —
Le Sylphe d'Or, ib.
— Les Préventions, ib.
Gailé. — Lolo Sirandot, 1
Le Cordon-Bleu, 351. -
Marguerite d'Vorck, 510,
— Rigobert, ib.
Cirque-Olympique.— Thi: Jean, les Bateleurs,
les Singes, 13. — La Vivandière et le Bossu,
191. _ L'Artiste et l'Ouvrier, ib. — Les Pilu-
les du Diable, ib.— Ouverture du Cirque aux
Champs-Elysées, 511.
Folies Dramatiques.— La Concierge du Théâtre,
13. — Le Postillon Francomtois , 159. —La
Baronne de Pinchina, ib. —La Bergère d'Ivry,
383. — La Sœur de l'Ivrogne, 510. — La Lai-
tière de la Forêt, ib. — Le Bonheur sous les
toits, ib.
REVUE DES MODES.
1/,. _46. -111.-127. —239. -253. ^
Modes de Longchamps: 286. — 367.— 431. — 478.
— 572.
GALERIE CONTEMPORAINE. - PORTRAITS.
N°'52. — DeM. le comte Mole, président du
conseil des ministres. — 20 janvier.
53. _ De Mario de Candia, artiste de l'Aca-
démie royale de Musique. — 25 fév.
54. — De Béranger — 20 mars.
55. —De M. Berlon, membre de ITnsiitut
(Beaux-Arts). . . .— 20 avril.
66. — De Vernet — 20 mai.
67. — De M. Paganini —25 juin.
GRAVURES DE MODES.
' 79 bis. — 5 janvier.
80 — 5 février.
81 —5 mars.
N" 82.-5 avril
83. — 6 mai.
84. —5 juin.
AUTEURS CITÉS DANS CE SEMESTRE.
M"" Ancelot.
Anders.
Marie Aycard.
De Balzac.
M°" de Bawr.
Gustave de Beaumonl.
Roger de Beauvoir.
M'"= Lousse Sw. Belloc.
Berihaud.
Elle Berihet.
Henry Berihoud.
Bcrton, membre de l'Institut,
A. de Berruyer.
Blanchard.
Casimir Bonjour.
Comtesse de Brady.
Albert de Calvimont.
Capeligue.
Chabot de Bouin.
Aiisone (le Chancel.
P.iilaiè e Chasie.
Charpentier.
F. Châtelain.
M"' Louise Collet.
Edmond Combes.
Baron Creuzé de Lesser.
J.-A. David.
Casimir Delavigne.
Gaétan Delmas.
Emile Deschamps.
Alfred Dis Essaris.
Desnoyers.
Alexandre Dumas.
Dumersan.
Dupaty.
Paul Duport.
Escudier frères.
De Feuillide.
Fétis.
JuUa de Fontanelle.
Ernest Fouinet.
GaiL
Léon Gozian.
Ad. de Gueroult.
Eugène (;uinot.
Maurice St-Haguet.
Léon Halévy.
Em. Marco de Saiiit-Hilaire.
Georges Janéty.
Jules Janin.
Le Bibliophile Jacob.
Ali)h. Karr.
Paul de Kock.
Alph. de Lamartine.
P.-H. Lebas.
Hipp. Lucas.
Stéphen de La Madelaine.
Michel M.isson.
Edouard Mennechet.
Méry.
Ed. Monnais.
Hégésippe Moreau.
Théodore Muret.
Nisard.
Aniédée Pichot.
Pitre rhcvaller.
De Pongerville.
B. Poujoulat.
Le prince Puckler Muskau.
Horace Raisson.
Le comte Jules de Rességuier.
M°" Charles Reybaud.
Sainiines.
Georges Sand.
Jules Sandeau.
De Ségur du Perron.
M"' Amable Taslu.
Frédéric Thomas.
Viennet.
Elise Vo'iart.
Villemaln.
Léon d« Wailly.
Dcujdcmc Série. (rfs^ii^*^^^^^^^'*'*^cîvh ÎDoujtèînc ^mtée»
LITTÉRATCnE, SCIENCES, BEAUX ARTS, IW- ^'^i^^ê:^^^S^^a^^S^^^^\\'lli!j^^^kî7^Pr'''^ir^ JoCn^T AUX , BEVUES , OUVKAGES INÉDITS
DnSTRIE,COM*AlSSA> CES UTILES, ESQCIS- ^^^^^^'^^K^^C^A^SV^MT^ 'WK^i /■B^^'^i^ 5» PUBLICATIONS SOCVELLES, BIOGRAPHIES,
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LE VOLEUR,
(Bû}ttk àe0 lournaii^ français et étrangers.
SOMMAIRE.
L'hokticulteur (extrait des Français peints
par eux-mêmes), par Alphonse Karr. — La
COMTESSE d'Ecmont (extrait des Catacombes),
par J. Janin. — Une histoire étraagi: et un
CONTEUR CÉLÈBRE, par niistriss Mariette. —
Souvenirs du voyage de La Favorite a l'île
DE France. — Histoire de bêtes et bêtes
d'histoires, par S. H. Berthoud. — Explo-
sion DE LA machine DU BATEAU la Pari-
sienne, — Portraits et attitudes des ac-
cusés A LA COUR DES PAIRS. — EXPOSITION
DES PRODUITS DE L'INDUSTRIE (O* article), par
M. Georges Janéty. — Pianos de M. Herz a
l'exposition. — Revue des tribunaux. — Re-
vue dramatique. — Revue de cinq jours.
L'HORTIC[JLTE[IR ').
C'est surtout quand on voit certains g;oû(s qui
remplissent et rendent heureuse la vie d'un hom-
me, que l'on comprend bien que chacun a besoin
d'avoir sa madone de plaire ou de bois qu'il puisse
parer à sa fantaisie.
C'est ce qui explique comment des hommes sou-
vent très supérieurs consacrent toute leur vie à
quelques fleurs, à quelques insectes, quelquefois
à un seul insecte, à une seule fleur; tant un instinct
admirable, ou quelquefois peut-être une sage phi-
losophie leur enseigne à présenter le moins de
surface possible à la fortune , à vivre tout bas , et
à se contenter d'un bonheur facile à cacher aux
yeux du monde.
H ne faut pas croire que rinlensili'! et la vio-
lence d'une passion puisse se mesurer à la peti-
(1) La belle publication de M. Curuicr, les Fran-
çais peints par ciu-mi^mcs, se pour.suit avec le
succès que nous avons été un des premiers à lui
prédire. Nous en avons extrait, pour l'olTrirà nos
abonnés, ce spiriluel article de M, Karr. )
tesse de son objet. Les horticulteurs, qui vivent
dans les fleurs comme les abeilles, ont comme
elles un aiguillon dangereux. Les passions douces
s'entourent de férocité comme on entoure une
plante précieuse de ronces et d'épines pour la pré-
server de la dent des troupeaux.
Cela me rappelle comment me fut un jour dé-
voilé l'atroce caractère des moutons, que j'avais
toujours regardés comme l'emblème de la mansué-
tude et de la bienveillance. — Monsieur, me di-
sait un berger avec lequel je venais de voyager
sur la route d'Épernay, il n'y a rien de si méchant
que les moutons; ils n'aiment pas plus l'herbe de
ce champ qui est ensemencé, que celle de celui
d'à côté qui ne l'est pas ; eh bien! ils sont tous
dans le champ ensemencé... Brrrr... brrr... Mords
là, Médor, brrr... C'est donc pour me faire pren-
dre par le garde et me faire mettre à l'amende.
Tenez, en voilà un là-bas.., un noir... qui agace
mon chien. Ici, Médor... Il l'irrite à plaisir...
Médor, veu\-tu venir ici?... allez derrière... il es-
père se faire étrangler, parce qu'il sait bien que
quand un chien étrangle un mouton, c'est le pau-
vre berger qui le paie. »
Celui qui écrit ces lignes a failli perdre la vie
pour s'être permis dédire un jour, à proposdune
giroflée annoncée comme bleue, et qui avait pro-
duit des fleurs du plus iieau jaune : — .\ qnoi sert-
il d'avoir une giroflée bleue si elle fleurit toujours
jaune';' Mais voici une histoire dont nous avons
été témoin.
On se rappelle la fureur avec laquelle on a, il
y a une trentaine d'années, cidiivélestulipesdans
toute l'Europe, et surtout en France, et plus en-
core en Hollande.
Un ognon, scmpcr aiigiisliis, fut vendu
12,000 francs.
Vnc couronne jaune, 1,120 francs et une ca-
lèche attelée de deux chevaux bals.
Une tulipe médiocre, le vice-roi, fut vendue
pour les objets suivans :
Quatre tonneaux de froment, huit de seigle,
quatre bœufs, huit cochons, douze moutons, deux
tonneaux de vin, quatre de bière, deux de beurre,
mille livres de fromage, un lit complet, un paquet
d'habits et un gobelet d'argent.
A cette époque on voyait dans les gazettes,
aux Nouvelles étrangères :
Amsterdam. — L'amiral Liefhens a parfaite-
ment fleuri chez M. Berghem.
Mais passons à notre histoire.
Un jour on avisa que les tulipes à fond Jaune
n'étaient plus belles, que c'était à tort qu'on les
admirait depuis si long-temps; que les seules tuli-
pes que l'on dût avoir et cultiver étaient les tuli-
pes à fond blanc ; que toute tulipe jaune serait
mise à la porte des plates-blandes qui se respec-
taient, et que leur graine serait maudite et jetée
au vent. Les amateurs se divisèrent; on écrivit des
lettres, des brochures, des chansons, des pam-
phlets, des gros livres.
Les amateurs des tulipes jaure; furent traités
d'obstinés, de gens enveloppés des langes des pré-
jugés, d'illibérauv, de rétrogrades, de ganaches,
d'ennemis (les lumières, et de jésuites.
Les partisans des tulipes blanches furent décla-
rés audacieux, novateurs, révolutionnaires, dé-
mocrates, tapageurs, sans-culottes, jeunes gens.
Des amis se brouillèrent, des ménages furent
désunis, des familles divisées.
Un soir que M. Muller jouait aux dominos avec
un de ses camarades d'enlance, horiiciiteur comme
lui, on parla de lu'ipes, — des tulipes jaunes
et blanches. M. Mullertenait auvjaune.s; sonanii
ét.iit pour les idées nouvelles. MehuI, du reste
amateur très distingué, venait de passer aux blan-
ches.
M. Muller et son ar i. tous deux homairsde
bon goût et de savoir-vivre, niellaient la plus
grande moiléraiion dans leui-s p.iro!es, et évi-
taient avec un soin extrême d'en venir Jusqu'à l.i
discus.sion.
— Certes, disait M. Muller, la nature n'a rien
fait de trop; il n'est pis une permît de son r-
9
rlic énin qui ne rharmc la vue ; il est triste de
voir (Il s personnes procéder par exclusion. 11 est
cerlainement quelques tulipes à fond blanc que
j'admettrais volontiers dans ma coUeclion, si mon
Jardin était plus gran;l.
— De luèmc, reprit l'ami, désirant de ne pas
rester en anièie en fait de politesse et de conces-
sions, j'avouerai que Erymanihe (1), toute jaune
qu'elle est, est une fleur fort préseninble.
— Je ne méprise pas l'iiiwiiic de Delplœs (2),
malipTé son fond blanc, reprit M. Muller.
— Klle n'est pas ti es blanche, rei)rit l'ami ; ce
n'est qu'au bout de trois ou quatre jours qu'elle
se débarrasse d'une teinte jaune qu'elle a en ou-
vrant ses pétales ; aussi n'en faisoiis-nuus pas
grand cas.
— C'est cependant de votre collection celle
que je préférerais.
Les deux amis étaient dans ces e \cellens ter-
mes quand uuuiaiiie Muller sortit pour faire le
Ibé.
Il est difficile de bien dire par quelles imper-
ceptibles transitions ils en vinrent à l'aigreur, à
l'injure, à l'insulte ; mais toujours est-il que lors-
qu(! madame Muller rentra, cinq minutes après,
elle les trouva sous la table, se tenant aux che-
veux et se gourmant de tout cœur. M. I\lulk'r
avait jeté les dominos au visage de son ami, et la
lutte s'était engagée.
On comprend de quelle home furent saisis les
deux antagonistes après que la première efferves-
cence fut passée.
Aussi, dès le lendemain, M. Muller écrivait à
son ami :
« Je suis une bête féroce et un homme mal
pélevé, recevez mes excuses. Notre ancienne ami-
»lié I ff.ic. ra ce moment d'égaremenl. Ma femme
• vous prie de dîner avec nous aujourd'hui. Il y
«aura de ces petits chouv de Bruxelles que vous
• aimez.
"Votre ami,
"Miller. «
» P. S. Vous m'obligerez, mon cher ami, de
pme mettre de côté quel jucs-unes de vos belles
» tulipes blanches, auxquelles j'ai réservé pour
• l'année prochaine une de mes meilleures plaies-
» bandes. Je tiens surtout à iialamùde (3) et àl'a-
pgaie 7-oyale [li], »
11 reçut immédiatement la réponse suivante :
<i Je serai chez vous à cinq heures moins un
»qi;arl. Vous me pcrmetirez, mon excellent ami,
• de vous présetter un horiiculteur qui désJead-
p mirer vos magnifiques tulipes.
«11 désire surtout voir votre tcnihrciisr [h],
fsnwii julvécoiirt (6) et votre délicieuse /ii« (7).»
Par une dél catesse que tous deux comprirent,
M. .\hdler faisait porter .•■on almiration sur les
I lus blanches d'entre les tulipes blanches, et son
omi n'était pas moins poli à l'égard des fonds
J..unes.
Cependant le mouvement de générosité de
(1) I^rvmanihe, feuille morte, rouge et jaune.
CD Violet, pourpre et blanc.
(3) Colondtin, rouge et blanc.
('i; fourpre pâle, ronge et bl.inc.
(h) l>ana( liée, rouge et jaune.
(G) Couleur de luile, ji.une et rouge.
: (7) no{4'« . ora)igé et jaune, par menus pana-
tfie'.
M. Muller ne pouvait se maintenir toujours à la
même hauteur; M. Wallcr, lui, n'avait fait qu'une
concession aussi durable que le sentiment et l'im-
pulsion qui l'avaient causée : celle de M. Muller
devait sur\ ivre ;i l'élan.
La terre dans laquelle on mit les tulipes blan-
ches ne fut ni soignée, ni amendée, ni tamisée
comme celle destinée aux fonds jaunes.
La seconde année, M. Muller s'aperçut qu'elles
encombraient le jardin ; la troisième année, elles
furent placées sous une gouttière, elles fleurirent
mal ; et M. Muller, après avoir montré ses tulipes
jaunes dans tout leur éclat, disait aux visiteurs :
Voici ce qu'il y a de mioui en tulipes blanches;
elles m'ont été données par mon ami ^VaIter, et
j'y tiens infinimen'. Kt quand, dix minutes après,
il disait : « Je ne comprends pas que l'on puisse
cultiver les tulipes blanches, >> on se trouvait na-
tarellemciit de son avis.
On ne connaissait que quatre r:ses sous le rè-
gne de Louis XIV ; aujourd'hui, les horticulteurs
modestes, ceux qui ne donnent pas quatre ou cinq
noms differens à la même rose, ceux qui ne se
laissent pas aveugler par l'amour du nouveau et
l'orgueil des découvertes, comptent quarante es-
pèces et plus de dix-huit cents variétés.
Certains amateurs, entraînés par l'ambiiion de
posséder seuls une variété quelconque, recher-
chent dans les roses les déliiuts avec autant d'em-
pressement que d'autres y cherchent les qualités.
Pourvu qu'une rose soit rare, elle est assez belle
et elle l'eiuporte à leurs yeux sur les plus riches
de forme et de couleur, ainsi que sur les plus odo-
rantes. Ces amateurs cherchi'nt depuis cinquante
ans la rose verte, la rose bleue, la rose noire et
la rose capucine double.
Madame de Genlis, qui dit avoir inventé la rose
mousseuse, donne, dans u:i de ses ouvrages, un
procédé pour avoir la rose noire et la rose verte.
Le procédé est très simple : il ne s'agit que de
greffer une rose sur un cassis ou sur un houx. Nous
l'avons essayé, et le houx n'a donné que des feuil-
les vertes et piquantes et ses baies de corail, et le
cassis a produit d'excellent cassis.
Tous V s ans, vers la fin de mai, un bruit se ré-
pand qu'on a trouvé la rose capucine double; nous
avons fait de longs trajets pour la voir, jusqu'ici
nous ne l'avons jamais vue ni double ni capucine.
Quant à la rose bleue, c'est en vain jusqu'Jci que
plusieurs amateiu-s remplissent leurs jardins du
très petit nombre de fleurs bleues que produit la
nature, dans resj-oir que les abeilles portant le
pollen d'une de ces plantes sur un rosier, il le fé-
condera et fera naître une rose bleue. Nous avons
à ce sujet des idées qui nous appaitienni nt et
dont nous ferons l'essai quelqu'un d' ces jours.
Les roses décorées des noms les plus noirs, la ni-
^riiicnne, ourika, etc., sont des roses violettes.
Les amateurs sont ii l'affût des moindres diffé-
rences. Ce rosier est remarquable par son bois,
celui-ci, par ses aiguillons ; cet autre est précieux
par l'absence de telle beauté ; cehii-ci lire toutsim
prix de ce qu'il n'a pas d'odeur; CL'lui-là vaudrait
bien moins s'il ne sentait pas légèrement la pu-
naise.
l'ius un sujet s'écarte de la rose ordinaire, de
la rose que tout le inonde peut avoir, plus il ac-
qui; rt de valeur po:ir les amateurs passionnés.
lleureu.\ celui qui posséderait un rosier qui se-
rait une vigne, et qui boirait le vin de ses roses !
Nous avons vu un rosier dont le possesseur ex-
plique que, depuis cinq ans qu'il l'a oiîtemi de
semence, il n'a jamais fleuri. Homme fori une ! plus
fortuné encore si son rosii r pouvait, l'.nnée pro-
chaine, n'avoir plus de feuilles !
Un horticulteur distingué était le curé de Palai-
seau, petit village du département de Seine-et-
Oise, là où mon ami Victor Bohain avait un rosier
de haute futaie, grand comme un primier, un ro-
sier qui est mort dans l'hiver de 1838.
Le curé de Palaiseau a vécu jusqu'à Ttige de
quatre-vingt-deux ans, au commencement du
printemps, au moment où il allait pour la soixan-
tième fuis voir fleurir une précieuse colleciion
qu'il s'était occupé toute sa vie d'enrichir.
Il y a quelqes années, ce respectable prêtre céda
à un mouvement de curiosité, et alla voir une
colleciion appartenant à un Anglais.
Cette colleciion était une vraie rose mystérieuse
(rasa mystica], comme disent les Litanies. Le
jardin de l'Anglais était un harem environné de
hautes murailles, dans lequel personne n'était ja-
mais admis, sous quelque prétexte que ce fût. Il
était frénétiquement jaloux de ses roses. C'était
pour lui seid que ses fleurs devaient étaler leurs
riches couleurs, depuis le pourpre jus ju'au rose
le plus pâle, de|;uis le violet sombre jusqu'au thé
jaune, jusqu'au blanc; c'était pour lui seul qu'elles
devaient exhaler et confondre leurs suaves odeurs.
Un écrivain allemand a dit : « Les gens heureux
sont d'un dilUcile accès. » Notre Anglais était à ce
compte le plus heureux des hommes. Personne
n'avait jamais vu ses roses. Il était jaloux d'un
petit vent d'est qui le soir en emportait le parfum
par-dessus les murailles. Et pour compléter les
rigueurs du harem, il pensait souvent à faire gar-
der ses roses, ses odalisques , par des eunuques
d'un nouveau genre, par des gens sinon aveugles,
du moins sans odorat.
Le bon curé néanmoins se mit en route une
nuit ; il fit cinq longues lieues dans une voiture
non suspendue : il avait alors près de quaire-
vingts ans. Il arriva avant le jour, il s'adressa à
un jardinier, et, il faut le dire, on l'accusa d'avoir
employé jusqu'à la corruption pour engager l'eu-
nuque à l'introduire dans cet asile mystérieux des
plaisirs de son maître.
Le jardinier se la'issa séduire ou corrompre;
et, aux premières lueurs du jour, il ouvrit douce-
ment, avec une clé graissée, la porte on l'atten-
dait le bon curé, respirant à peine, haletant, op-
pressé. La porte s'est ouverte sans bruit, les deux
complices marchent à pas lenis et silencieux. Le
jour est si faible, qu'on ne distingue rien encore,
mais il semble que l'on respire un air embaumé.
On va voir les roses... Tout à coup une voix sort
d'une persienne :
« ^Viiliams ! ohé 'Williams, conduisez monsieur
hors du jardin. »
Il n'y avait rien à répliquer : il fallut sortir, re-
monlci' da)is la carridle, et revenir, après dix
lieues dans les plus mauvais (hcmiiis, sans avoir
reuipli le but du voyage. Pour consoler le curé,
un voisin sou int le paradoxe que l'Anglais ne te-
nait son jardin si fermé que parce qu'il ne possé-
dait pas une seule rose.
Cuisait?
En général, les amateurs n'admettent pas tout
3 —
le monde dans leurs jardins : ils ont surlout hor-
reur de certaines espèces qu'ils désignent sous le
nom de fleurichons et de curiolcls.
La corrupiion, l'escalade, la fausse cl<^, l'abus
de conlianre, n'ont rien qui effviw certains ama-
teurs pour se procurer une grrfj'e, un icil d'un
rosier qu'ils ne possèdent pas.
En 1828, la dmlipsse de Bcrry ohiint, des se-
mis de roses qu'elle faisait tous les ans à Rosni,
douze (leurs qui lui parurent d'une beauté remar-
quable; cependant, comme il ne s'.igis<;ait pas
seulement d'avoir de belles roses, mais des roses
nouvelles et inconnues , elle chargea madame de
Lirnchrjacquclein de les f.iire voir à un célèbre
jardiniir. Le jardinier, après avoir examiné les
Heurs pendant dix minutes, en dédira trois KOii-
VELLEs. L'une surlout lui parut mériter la préfé-
rence sur SOS deux rivales, et elle fut appelée hy-
bride de Rosni.
Deux ans après, au mois de mai ou de juin 1830
c'était la dernière fois que la duchesse de Berry
devait voir lleiirir ses roses, elle avisa qu'il y avait
deux ans qu'elle jouissait du plaisir de posséder
seule l'hybride de Rosni , et qu'il était temps de
renouveler ce plaisir en le partageant. Elle pensa
que ce serait pour le célèbre jardinier un présent
de quelque valeur, et elle chargea de nouveau
madame de Larochcjacqucicin de le lui ollrir de
sa part.
Madame de Larochejacquelein trouva l'horticul-
teur lisant à l'ombre de deux hauts églantiers
chargés de fleurs magnifiques. Il reçut l'ollre avec
les témoignages de reconnaissance que méritait
cette honorable et délicate attention. Mais le bien-
fait arrivait tard ; il avait eu soin, dans le peu de
temps qu'il avait eu les roses dans les mains, deux
ans auparavant, de couper à la dérobée deux
yeux de la plus belle variété; il les avait greffés
avec le plus grand succès, et il avait reçu la mes-
sagère de la duchesse à l'ombre des deux hybrides
de Rosni, sujets plus beaux sans contredit qu'au-
cun de ceux que posséd.iit Madame.
La plupart des gens qui s'occupent de fleurs, le
font plus par vanité que par amour, plus pour les
montrer que pour les voir. Les horticulteurs, j'en
excepte bien peu, n'aiment pas les fleurs. Quel-
ques-uns plantent dans les cailloux un dalliia (l'in-
comparable, bordée de blanc) pour assurer ses
panachures ; d'autres ôtcnt toutes les feuilles h un
camcliu. M. P***, à la rentrée des Rourbons,
guillotina les impériales de son jardin ; les violet-
tes, mêlées aussi à la politique, ont été exilées par
Louis XVUl, et plus tard amnistiées. M. de Castres,
commandant du château des Tuileries, a fait une
consigne contre les œillets rouges. Pendant plu-
sieurs années, après la révolution de juillet, les
lis ont disparu des jardins royaux. Nous respec-
tons p.ir tlissus tout les passions et les bonheurs,
mais la passion des horticulteurs n'est pas réelle.
Alphonse K.vnn.
[Les Fi'iiiiÇ<^''-''< Mccurs Contcmi)oiuines.)
ESSE mumm m.
1.
La comtesse d'Egmont était seule dans son ora-
toire. A la voir ainsi abandonnée et silencieuse ,
on n'aurait pu dire si elle était endormie on éveil-
lée, si elle était plongée dans la prière ou dans le
songe. Toujours est-il qu'elle était bien jeune et
bien belle. Kilo était la tille uni(pie du maréch il
de Richelieu, cet homme qui tut tant d'esprit (pi'il
a passé toute sa vie pour être un très proche pa-
rent de Voltaire , et tant de bonheur qu'il est
mort, et de sa belle mort, sous le roi Louis \V1
après avoir été le compagnon et i'hcureux ténio'.n
de la gloire de Louis XIV et partagé le bonlieur
de Louis XV. Par sa noble mère, la lille du maré-
chal de Richelieu, madame d'Egmont desc ndait
des ducs de Guise ; elle portait sur son écusson
la croix de Lorraine et les alérions d'or. Son
père, ([ui l'aimait avec passion, l'avait mariée au
plus grand seigneur des Pays-Bas, Casimir-Au-
guste d'Egmonl Pignatelli. Par ce mariage, la nièce
du grand Riihelicu et des princes de Guise était
devenue comtesse d'Eg.nont, princesse de Clèves
et de l'Empire, duchesse de Gaeidres, de Juliers,
d'Agrigenle , et grande d'Espagne de la création
de l'empereur Charles-Quiut, côte à côte avec les
duchesses d'Albe et de Medina-Cœli; en un mot ,
cette puissante maison dEgmont descendait en
droite bgue des souvi rains ducs de Gueldrcs; clic
est entrée tout entière dans la tombe avec made-
moiselle de Richelieu.
Depuis son mariage avec le vieux comte , la
jeune femme qui d'abord avait été enjouée et fo-
lâtre , devint peu à peu languissante ; celle qui
avait été si Gère naguère de ce grand nom de
Guise et de Lorraine s'était presque fait oublier,
autant du moins qu'elle pouvait être oubliée, si
belle, si jeune et si haut placée. Cet hôtel de Ri-
chelieu (lu'ellc habitait avec son mari , tout à
l'heure si éclatant et si rempli de joie et de fêles,
(tait redevenu silencieux et grave comme s'il eût
encore attendu le cardinalniinisire. En un mot ,
c'était plutôt là une calme et décente maison du
dix-septième siècle que le palais d'un favori du roi
Louis XV, habité par une jeune femme la plus
belle du monde, h celte brfdante époque d'entraî-
nement , de sophisme, d'amour et de plaisir. Tout
entière à son ennui , madame d'Eginont occupait
l'endroit le plus reculé de sa |)ropre maison.
D'ordinaire, quand madame dEgmont voulait
être seule, chacun respeciait sa retraite ; son père
lui-même , ce frivole Richelieu qui a été jeune et
fouJHS(iu'à la mort, ne se présentait ynère chezsa
fille à ces heures de silence : il attendait pour la
voir que la comtesse , rendue à elle-même , fût
redevenue ce (pi'elle était dans les salons ou à la
cour , une femme pleine de grâces et d'esprit .
dont le sourire, dont la voix, dont le regard, dont le
(1) Nous publions aujourd'hui la première
puiie de cette ]ii(piante nouvelle , écrite pour
réhabiliU'r nue des plus chanuantes fiitures du
Wlll' siècle; nous en donnerons la lin dans
notre prochain numéro.
geste royal ciiannaic'iit tous lis es_iii set tous lo«
cœurs. Car une fois dans le mon le la comtesse
redevenait une femme du mon le : elle était fièc,
elle était vive, elle était belle, in o cianlc de tou-
tes les innovations que ce sièric, à force d'indé-
pendance, de cynisaie et d'esprit, inlroduisuil cha-
que Jour dans les mœuis et dans les lois. Cette
jeune femme, par son intelligenec, par son es-
prit, par sa grâce parfaite, par celte rare élégance
de manières qui commençait ù se perdre mais
dont elle n'avait rien perdu, apj);.runait bien plus
à la société pasiée qu'à la siciété présente, I) en
plus à Louis XIV, le grand roi , qu'à Louis XV,
bien plus à madame de Maintenon qui était mort •,
(|u'à madame de Pompadour qui s'avançait : c'é-
tait une femme au-deli de celte épo pis toute sen-
suelle et dont l'intelligence même était matéri i-
lisle ; c'était la seule femme rêveuse de ce temps-
là. Aussi phis d'une fois, même à l'instant de s:i
plus grande joie, louibait-elle tuut d'un coup d^;rs
ses rêveries profondes ; son œil bleu deveii. it
lixe, son sourire se perdjit an l')iu dans ce mon e
sans forme qui est l'avenir des âmes tendj'es ; o:i
eût dit , à la voir ainsi inimobile et aitentive ,
qu'elle parlait tout bas en elle-même à un être in-
visible qu'elle voyait dans son âme. Pauvre je ne
femme, d'autant plas à plaindre qu'elle vivait dans
un siècle moqueur et sceptique, toujours prêt à
rire et à douter! pauvre femme qui, dans ce s è-
de de folle joie et de plaisirs furieux et de po •-
sic embrouillée, ne pouvait espérer d'être co:n-
prise par personne, elle qui était foji ne, elle q li
aimait, elle qui souffrait, elle qui é.ait poète, elle
qui refoulait sa poésie, sou amoui- et sa souffrance
dans son cœur I
Coaime je l'ai dit, madame d'Egm'ont était seu'c
dans son oratoire lorsque M. le maicchal de lii-
ehelieu se présenta chez sa fille. 11 enti'a si dou-
cement, ou bien elle était si profondément plon-
gée dans ses réflexions, qu'elle ne l'entendit pas
v.nir. El alors le vieux courtisan, qui ne s'cton-
nail de rien , s'arrêta indécis ; il allait même se
retirer quand lout à coup la comtesse, sortant de
sa rêverie, leva la tête et regarda son père comme
si elle eut été réveillée en sursaut. Elle était d'une
pâleur efl'rayante, son œil était sec, sa bouche était
firmée. ses deux mains se contractaient horril/l.-
ment. Un autre homme, moins heare.;xque V. l-
maréchal de Richelieu, à voir ce visage tendu et
ce beau front lout couvert de nuages , et cette
pâleur h rrible, eût compris que c'éuiit là une
femme blessée au cœur ; mais à ces malaJies
morales que pouvait comprendre M. le marécLal
de Richelieu ?
Au reste, la comtesse fut bientôt remise de.'cn
elïroi : son front se détendit, la coi 1 nr levini à
sa joue, le mo nemenl à son sein , 1 • soutire ù
ses lèvres ; elle présenta ses deux mains à son
père, et son père se figura qu'elle vonai; de se ré-
veiller.
Quand M. le maréchal de Richelieu cul bien
reg.irdé sa fille, quoi I il l'eut regardée avec au-
tant d'amour qu'd en pouvait irou\cr dans son
cœur, lui, le courtisan et le favori des deux rois
de France les plus dlllicilei à flatter, quand il fut
lout à fait revenu de s.i preaiière surprise, e:
qu'il eut retrouvé sa fille tout entière, préveiianie.
docile, soumise, pK-ino de déférence cl de rcs-
1 pcct :
^ 4. —
— Vous êtes bien surprise, lui dii-il, <lu sujet
de ma visite? et je vous jure, mon enfant, que si
c'élait tout autre que vous, si vous n'aviez pas du
bon sang de Lorraine et de Richelieu dans les vei-
nes, j'aurais hésité à vous faire la demande que
je vais vous faire.
Ainsi parlait le maréchal ; en même temps sa
fille le regardait d'un air étonné , mais aussi sans
inquiétude, comme une femme revenue de toute
surprise, que rien ne peut plus intéresser en ce
monde , et qui est prête à tout , à l'extraordinaire
comme à autre chose.
Le maréchal ayant attendu en vain une réponse
de sa fille reprit la conversation en ces termes :
— Je vous ai souvent parlé, mon enfant, d'un
vieux gentilhomme que j'ai connu autrefois à l'ar-
mée, qui a nom le vidame de Poitiers. Vous sa-
vez que ce vidame de Poitiers a été mon ami, et
que moi j'ai été son obligé; qu'il nous a sauvé la
vie (excusez du peu) , et que depuis ce temps je
ne l'ai pas revu. Ce qu'on dit et ce qu'on ne dit
pas sur ce vidame est étrange. Il y a tantôt vingt
ans (vous n'étiez pas née, ma chère lille ! ) que
mon vieux camarade s'est retiré dans une maison
à lui au Marais , une vieille et mystérieuse mai-
son, sur ma parole. On n'y entend point de bruit
dans le jour, on n'y voit point de lumière dans la
nuiL Quand on frappe à la porte la porte ne
s'ouvre pas. Les fenêtres sont fermées , les murs
sont muets ; la fumée même est discrète et elle se
radie ; on ne peut rien savoir de plus. Ni le roi,
ni le lieutenant de police, ni moi-même, personne
ne sait ce qui se passe dans cette maison. On en
a fait mille contes, mais ce sont des contes. En-
fin, après vingt ans de cette vie et de ce silence,
voici mon vieil ami le vidame de Poitiers qui se
réveille et qui m'écrit. Ce qu'il me demande, de-
vinez-le, mon enfant, s'il vous plaît.
— Moi, mon père ? dit la comtesse légèrement
émue.
— Vous-même, ma fille ! Voici, reprit le maré-
chal, voici la lettre du vidame de Poitiers ;
<< Je vais mourir, mais avant ma mort il faut
que je parle à mademoiselle de Richelieu, à ma-
dame la comtesse d'Egmont, veux-je dire. Met-
tez à ses pieds les derniers vœux , et s'il le faut ,
les dernières volontés d'un vieillard. Adieu ! »
La comtesse d]Egmont resta confondue ; non
que l'idée d'aller voir ce vieux homme lui fit
peur, mais je ne sais quel secret pressentiment
la vint saisir. D'abord elle voulut traiter en plai-
santant la fantaisie de cet homme qui la faisait de-
mander; mais quel fut l'ctonneinent de la com-
tesse quand elle vit son père, son père lui-môme,
qui riait de tout, ne pas sortir un instant de sa
gravité, et lui déclarer positivement qu'elle irait
au rendez-vous.
— C'est un homme de noble et illustre race ,
disait le maréchal ; c'est un ancien ami de votre
mère, c'est un compagnon d'armes qui m'a sauvé
la vie, c'est un des nôtres, c'est un vieillard qui
se meurt tout seul : il ne sera pas dit qu'il aura
en vain imploré ma pitié et ma charité. Certes,
cela me touche de voir cet homme vous choisir,
vous ma fille, sur votre renom, pour recevoir sa
confession dernière. Ainsi donc, soyez digne de
vous et de moi ; partez ; le vidame de Poitiers
vous attend.
— Partir ! s'écria la comtesse, partir ce soir,
tout à l'heure ! Y pensez-vous, mon père ?
— Oui, ma fille, partir sur-le-champ, tout à
l'heure ; il le faut, je le veux, je l'ordonne, ou
plutôt c'est la mort qui commande, soyez-y !
— Au moins, reprit la comtesse, qui d'instant
en instant devenait plus craintive, au moins, mon-
sieur, prendrai-je la permission et le congé de
M. le comte d'Egmont?
— Je ne m'y oppose pas, reprit le maréchal.
En même temps il se retira en faisant à sa fille
un profond salut.
IL
Madame d'Egmont, restée seule, se trouva dans
une grande épouvante. La seule idée de pénétrer
ce soir même dans cette vieille maison du vieux
vidame de Poitiers lui paraissait une idée horrible.
Tout ce qu'elle avait entendu de cet homme et du
mystère qui l'enveloppait lui revenait alors en
mémoire. Les uns disaient qu'il s'était là enfermé
pour un crime, les autres pardésespoir ; quelques-
uns, les plus forts d'esprit, soutenaient que ce
n'était pas le vidame qui habitait dans le silence
de ces murs, mais bien son âme et l'âme de ses
serviteurs qui attendaient la résurrection éter-
nelle. D'ailleurs, que lui voulait-il? et qu'y avait-
il de commun entre elle et lui? et que pouvait-
elle pour lui et lui pour elle ?— Mon Dieu ! mon
Dieu! disait-elle en se tordant les mains; et cette
jeune femme si Hère et si noble, et qui n'avait
jamais eu peur, cette âme moitié Guise et moitié
Richelieu, moitié ligue et moitié fronde, cette
jeune femme qui avait su si bien se taire et si
bien cacher le mal qui lui rongeait le cœur que
personne ne l'avait soupçonné, eh bien ! à pré-
sent elle éclate, elle tremble, elle ne veut pas
obéir à son père, en un mot, elle se l'avoue à
elle-même, et si quelqu'un était là elle le dirait
tout haut, en un mot, elle a peur.
Elle eut si peur qu'elle se résolut sur-le-champ
à aller trouver son vieux mari, le comte Casimir-
Auguste d'Egmont Pignatelli.
Le comte d'Egmont n'était guère né pour être
le mari de sa femme. C'était, il estvrai, un gentil-
homme de pure race, un homme d'origine prin-
cière, mais voilà tout. Or, dans ce dix-huitième
siècle si mouvant et si remué, la noblesse toute
seule commençait à neplussulTire ; déjà de toutes
parts ce n'étaient que gentilshommes révoltés
contre leurs blasons, et qui volontiers grattaient
leurs parchemins pour y transcrire des livres de
philosophie (et ils les ont si bien grattés qu'il a
été depuis impossible de retrouver un seul mot
sur ces parchemins défigurés) ; de toutes parts
c'étaient des nobles qui se faisaient peuple dans
ce peuple, par orgueil et par bon ton, comme si
on eût dû les reconnaître à coup sûr, même dans
la foule ; de toutes parts bouillonnait et fermen-
tait cet esprit de sarcasme et d'ironie qui brisait
toute barrière ; peu à peu la vanité déplaçait et
chassait de ses limites cette vieille aristocratie qui
disait à la philosophie de ce temps : A vous le
praniei- pas, madame ! (héroïsme qui coûta
cher à la noblesse). M. d'Egmont était du petit
nombre des hommes prudens qui ne cédèrent
pas un pouce de terrain à la révolution triomphan-
te, et qui ne l'empêchèrent point de passer outre ;
mais cette prudence même n'eût rien été aux
yeux de sa jeune et spirituelle compagne, si
M. d'Egmont n'efit pas été le plus obstiné, leplus
cérémonieux, le plus ennuyeux gentilhomme de
son temps.
Aussi, quand M. d'Egmont vit la comtesse en-
trer d'un pas résolu dans sa bibliothèque, il resta
muet et interdit : c'était la première fois que sa
femme l'honorait de cette faveur. M. d'Egmont
était alors occupé à feuilleter ses recueils de brefs
et ses collections de bulles; il était plongé tout
entier dans ses dissertations sur les décrétâtes et
sur les histoires des conciles ; mais, à la vue de
la comtesse, il oublia tout à la fois conciles, dé-
crétales, brcfset collections de bulles ; il se leva,
il vint droit à elle, et, la prenant par la main, il
chercha vainement un fauteuil où la faire asseoT.
Mais il n'y avait que des chaises à dossier (!ans
la bibliothèque du comte d'Egmont.
Le comte, qui tenait toujours la main de sa
femme, sonna de toutes ses forces, et aussitôt les
deux baltans de toutes les portes furent ouverts.
Au même instant, et comme il s'aperçut qu'il
u'avait pas de gants, il passa sa main sous la bas-
que de son justaucorps, et madame d'Egmont,
ainsi appuyée sur son époux, traversa toutes les
salles de l'hôtel jusqu'à l'estrade du dais. Là
M. d'Egmont établit sa femme sur le fauteuil, et
lui-même il s'assit sur un pliant à la seconde mar-
che de l'estrade, à la place de son chancelier da
Clèves ou de son majordome de Sarragosse-la-
Royale.
Alors seulement la comtesse put parler à son
mari. Elle lui dit tout d'abord l'ordre étrange
qu'elle avait reçu de M. de Richelieu d'aller ce
soir même chez le vidame de Poitiers qui se mou-
rait; qu'elle ne voulait pas y aller, ou du moins
ne pas y aller ce même soir, ou du moins pas y
aller toute seule. Et elle dit tout ce qu'elle put
dire, la pauvre femme allligée, et elle parla long-
temps avec cette charmante voix, avec cette expres-
sion suppliante, avec ce regard mouillé de larmes,
avec toute cette irrésistible terreur qu'elle avait
dans l'âme ; mais ce fut en vain. Le comte d'Eg-
mont l'écouta avec autant de sang-froid que s'il
eût lu une décrétale ou expliqué un concile ; il
lui dit qu'à la vérité il ne comprenait pas bien
pourquoi M. de Richelieu , son beau-père , vou-
lait que la comtesse d'Egmont se rendît du même
pas chez le vidame de Poitiers ; mais que, puis-
que tel était l'ordre du maréchal, il fallait obéir,
que pour lui il n'y pouvait rien, et qu'il était bien
ainigé de voir madame d'Egmont si désolée. Il
finit par se lever de son siège, par remettre sa
main non gantée sous son justaucorps; il recon-
duisit ainsi sa femme dans ses apparlemens, et,
après avoir remis en ordre ses décrétales et ses
conciles, il partit pour l'Isle-Adam, où il était
attendu chez M. le prince de Conti.
La comtesse d'Egmont, restée seule, se dit à
elle-même qu'elle n'avait plus qu'à obéir à son
père et à son mari.
III.
Quand le gentilhomme servant madame la com-
tesse d'Egmont eut dit au cocher de la comtesse :
Au Marais, chez le vidame de Poitiers, le
cocher, au lieu de partir comme un trait, selon
l'usage, demeura tout ébahi et tout étonné sur le
siège de son carrosse. Le vidame de Poitiers !
— 5 —
c'était la première fois qu'il entendait parler d'un
pareil être; telles étaient d'ailleurs les habitudes
de cette maison et l'ordre des visites de la com-
tesse, qu'il n'était pas un homme de sa livrée qui
ne sût à point nommé chez qui elle allait, selon
le jour et l'heure de sa sortie. Néanmoins, après
un instant d'hésitation, le cocher sedécida à fouet-
ter ses chevaux et à s'aventurer dans le Marais.
Cependant le ciel, qui depuis le matin était
gros de nuages, se brisa tout d'un coup, tout
d'un coup la pluie tombe à Bots, et voilà que les
murs ruissellent, voilà que les ruisseaux se chan-
gent en torrensj voilà que le ciel est en feu,
voilà que toute la ville est déserte; car il en est
des Parisiens comme de ces insectes qui, dans les
belles soirées d'été, s'amoncellent et montent
joyeusement dans un transparent rayon du soleil :
au premier nuage qui tombe, plus d'insectes, plus
de Parisiens ! Le cocher de madame d'Egmont
eut bientôt franchi la distance qui sépare l'hôtel
de Richelieu du Marais.
Mais, arrivée dans le Marais, la livrée de la
comtesse ne sut plus que devenir. Où se tenait
l'hôtel du vidame ? Et quand on aurait su où il se
tenait, comment se reconnaître dans cette obscure
nuit et par cet orage? Le carrosse, incertain,
allait cà et là ; les chevaux se cabraient, épou-
vantés par les éclairs; personne ne se montrait.
A la fin la voiture s'arrêta vis-à-vis un certain
cabaret tout noir dont l'enseigne flottait au gré
du vent avec un son mélancoliquî et criard. Le
valet de pied frappa à la porte du cabaret.
Aussitôt cette porte s'ouvrit, et du fond de son
carrosse madame d'Egmont put apercevoir l'inté-
rieur de ce misérable réduit. Tout ce que la
misère a de hideux était entassé dans cet étroit
espace : des tables tachées de vin, des escabeaux
chancelaiis , un feu à demi éteint, des pots cassés
et des verres rougis, un haillon gras taché de lie
de vin ! Certes, c'éiait un curieux contraste celui-
là : la brillante voiture de la comtesse d'Egmont,
ses quatre chevau\ fringans, son valet de pied et
ses heyduques, l'éclat des flambeaux que portaient
dcuv cavaliers à ses couleurs et cette cabane en-
fumée et misérable ; ici la soie, le velours et lor
et les armoiries, là quelques guenilles et le mur
enfumé pour touie tapisserie ; dans le carrosse la
plus belle, la plus ji'une et la plus élégante
femme de la cour de France, dans ce cabaret une
vieille femme hideuse, en guenilles, décrépite et
sourde, qui attendait les chalands éclairée par
une lampe infecte. La vieille, voyant la porte de
son cabaret s'ouvrir brusquement, était accourue,
ou plutôt s'était traînée sur le seuil de sa porte
d'un air mécontent et de mauvaise humeur.
Le laquais de matlame d'Eginonl, qui était lier
comme un gentilhomme, car la livrée de la com-
tesse ne faisait pas déroger, parla vivement à la
vieille femme.
— Dis-moi, la femme, où se trouve l'hôtel du
vidame de Poitiers ?
Mais la vieille femme le regardait sans répondre.
— Je te demande, reprit l'autre en élevant la
voix et le geste, la demeure du vidame de Poitiers?
Mais la vieille ne répondit pas; seulement ses
regards s'étaient portés sur la belle dame qui se
tenait dans le fond de ce riche carrosse, et elle
semblait ne pouvoir en détacher ses yeux.
net'iaiuemcut les gciig de madame U'ISgtuont
auraient perdu patience au sang-froid de la vieille
femme sans l'intervention de leur maîtresse.
Madame d'Egmont, qui plus elle allait moins elle
avaithâte d'arriver, mit la tète hors de la portière,
comme pour parler à la vieille ; mais à l'instant
même le tonnerre gronda de plus belle, la lune
se voila de nouveau ; le vent, qui s'était un peu
calmé, se mit à rugir, et l'enseigne du cabaret
tourna plus vite que jamais sur ses gonds plaintifs
et criards.
La jeune comtesse, sans s'émouvoir, laissa pas-
ser l'orage, et, quand son voile eut repris sa place
accoutumée, quand ses beaux cheveux furent ren-
dus à leur souplesse naturelle, elle adressa la
parole à la vieille femme, et elle lui parla d'une
voix^si douce, d'un ton si touchant, avec un regard
si plein de bienveillance, que la vieille entendit
la question sur-le-champ, toute courte qu'elle
était.
— Vous demandezle vidame de Poitiers? dit la
vieille.
— Le vidame de Poitiers, reprit la comtesse;
et au même instant elle lut frappée du change-
ment qui s'était opéré dans les traits de la vieille
femme.
En eflet, je ne sais quelle profonde terreur
s'était répandue tout à coup sur ce visage, naguère
impassible. Toujours est-il qu'au seul nom du
vidame de Poitiers ses yeux éteints s'étaient rani-
més et sa taille voûtée s'était relevée, ses vieilles
mains s'étaient contractées, comme aussi cette
vieille bouche sans dents et sans sourire. En
mênietemps la vieille répétait tout bas : Le vidame
de Poitiersl Et, ainsi debout, à la lueur des
torches, ses vêtemens agités par l'orage, on l'eût
prise de loin pour quelque immense point d'in-
terrogation. Et elle répétait toujours la question :
Le vidame de Poitiers ?
En même temps elle s'ai'procha encore plus
près de la voiture, et, se mettant à la portière, à
la place des pages, elle dit tout bas à la coaitesse :
— Me parlez-vous bien en ell'et du vidame de
Poitiers? Vous vousadressez bien, manobicdaine:
c'est notre voisin. Il y a long-temps, bien long-
temps qu'il est mort. Attendez : dix-huit ans de
cela, vienne la nuit de Noël. Dix-huit ans ! c'est
à peine si vous étiez née. Depuis ce temps sa
maison est fermée, sa maison est j muette, on n'y
entend rien, on n'y voit rien. Quelquefois, à
minuit, on y chante l'oflice des morts, mais tout
bas, tout bas, et c'est à peine si j'entends chanter,
moi qui suis sourde, tout bas, tout bas. 0 le vieux
renégat ! Ou dit qu'il était tout couvert de sang !
Et figurez- vous qu'il n'a pas fait une seule aumône,
et qu'il est mort sans prêtre, et qu'il n'a pas été
enterré en terre s.iinte!.... Vous vouloz aller chez
le vidame ? Au fait, ou dit qu'il a donné sa maison
au premier qui osera la prendre ; et depuis dix-
huit ans je vous dis que personne n'y est entré,
ni pauvre, ni riche, ni la justice, ni les héritiers,
ni les mendians, ni les vagabonds, ni les voleurs,
ni les amoureux, ni personne, excepté le hibou.
N'allez donc pas chez le vidame ce soir, n'y allez
pas cette nuit, n'y allez pas ! Qu'allez-vous faire
chez le vidame ? ([ucl malheur allez-vous chercher?
qui vous a faite si hardie, voussi belle et si jeune,
que d'aller dans un lieu où je ne voudrais p.is
aller, moisi misérable et si vieille? Qui vous l'a
dit ? qui sow l'a ordoiiiK^ ? répondei-moi I
La comtesse, qui tremblait, répondit à la vieille
femme :
— C'est l'ordre de mon père et l'ordre de mon
mari, et je dois aller chez le vidame de Poitiers ce
soir.
La vieille se tut, elle parut réfléchir ; puis, sans
quitter son poste, elle dit au cocher :
— Tu vas aller tout droit ton chemin ; tu dé-
tourneras à gauche, puis à gauche, puis encore à
gauche , toujours à gauche ; je t'arrêterai quand
il sera temps.
Et voilà la voiture partie de nouveau. Et ce de-
vait être une chose bizarre, cette vieille femme
en guise de page galonné, ses cheveux blancs flot-
tans, tout droits et tout roides, ces hideuses gue-
nilles qui faisaient tache sur les panneaux de la
voiture chargés de la croix des Guise, du casque
des Richelieu et du glaive d'Egmont.
Enfin la voiture s'arrêta vis-à-vis une immense
porte cochère. Aussitôt la porte s'ouvrit à deux
battans et les chevaux entrèrent dans la cour.
La vieille femme, qui n'avait pas quitté son
poste, ouvrit la portière, déploya le marche-pied,
et tendit son bras décharné et au bout du bras sa
main hvide à la jeune comtesse, qui descendit pâle
et tremblante sur le perron de l'hôtel; le perron
était recouvert d'un tapis chargé de fleurs.
Alors commença pour la comtesse le spectacle
que je vais vous raconter.
IV.
L'hôtel de Lusignan ( ainsi s'appelait la maison
du vidame ) était aussi éclatant au dedans qu'il
était sombre et triste au dehors. Jamais l'ancienne
fée protectrice de celte noble famille, éteinte au-
jourd'hui, n'avait habité palais plus brillant, n'a-
vait donné de fête plus magnifique. A peine la
jeune comtesse eut-elle mis le pied sur le perron
du palais qu'aussitôt une douce musique se fiten-
tendre ; un gentilhomme su présenta qui oiïrit sa
main à la comtesse ; la reine de France n'eût pas
été reçue avec plus d'hommages et de respects.
Le vestibule était garni de fleurs, des tapis de soie
et d'or couvraient les escaliers, qui étaient entou-
rés de statues ; des lustres immenses chargés de
bougies étaient suspendus au plafond; les anti-
chambres étaient remphes de laquais en livrées
magnifiques, debout et rangés sur deux Oies, qui
s'inclinaient. La comtesse traversa ainsi plusieurs
salons dignes du palais deVersailles, l'un rempli de
tableaux, l'autre rempli de meubles gothiques ; un
troisième était tout à fait un salon chinois ; et
tout cela avait un éclat, une pompe, un air de
fête et de mystère qui rappelaient beaucoup ces
maisons isolées et habitées par les génies infati-
gables et invisibles qui reviennent si souvent
dans les Mille et une yiiits.
Mais ce qui rendait celte comparaison plus
frappante, ce que je ne me donnerai pas l.i
peine de vous expliquer, parce que je n'en sais
rien moi-même, c'est qu'une fois arrivé au dernier
salon, le gentilhomme qui donnait la maiu à l.i
comtesse l'introduisit dans une galerie longue et
vaste qui était comme un jardin d'hiver au milieu
de cet hôtel. Le gentilhomme salua profondément
la comtesse et la laissa seule. Madame d'Egmont ,
dont la curiosité était éveillée non moins que la
crainte, voulut voir la fin de cette orcnturei Elltf
b'avança toute 6eui« «t à t«ut baMtrd datU c«lt« Mi
— u —
ri'l (le nivrlcs verts, de rosiers charités de boutons
cl il'orançiors en (leurs, l'n gazon frais et fin s'é-
leiul.àl sons ses pieils ; une douce lumière étlai-
ruil CCS beaux arbres ; on eût dit la fin et le calme
« l les douces senteurs d'un bciui jour d'élé. I.a
comtesse arriva ainsi d( vant une ( si;èce de cabane
toute cliampt'tre. f/éiaittout à lait une cabane de
paysan : des murs nisiiques, des arbres enlevés
et chargés de leur écorce soutenaient le toit de
t baume. La comtesse entra dans cette cabane ;
h; iledaiis de la cabane répondait tout à fait au
deliors : les murs étaient badij^'eonnés à la chaux
vive; sur les murs on avait cloué trois à quatre
gravures coloriées ; sur une table grossière , qui
éiait au milieu de celte cabane, on voyait plu-
.sieurs pots en terre et des assiettes aussi en terre,
posés sur u!ie serviette bise, maïs tout cela d'une
propreté t datante. Il y avait aussi dans cette
(iiambre, ou plutôt dans cette élable , quatre ou
( inq belles vaches de Flandre (jui mangeaient nu
râtelier. L'une d'elles se mit à lécher les mains de
la comtesse et à la regarder tendrement lorsqu'elle
enlia. La comtesse croyait rêver.
Et enfin, tout au bout de la table, que vit-elle ?
i;ile vit un lit de berger qui était sans rideaux ,
avec une couverture en laine verte et des draps
(le toile écrue, et dans ce lit un vieil homme en
bonnet de nuit qui dormait profondément. C'était
le vidante de Poitiers.
Vous pouvez jugcrde l'embarras de cette jeune
femme : tant d'émotions soudaines l'avaient as-
saillie ce jour-là! son père, son mari, cette vieille
femme, ce palais si som!)re , puis dans ce palais
ce luxe et cet éclat qui l'étonnaient elle-même ,
clic qui avait été élevée dans le palais, dans les
meubles, dans le liixu du cardinal de Iliclielieu ;
puis ce ja:-din provençal en hiver, puis enfin cette
chaumière, cette étabic, ces vaches et la crèche ;
Cl dans ce lit de pâtre cet homme qui dort , cet
homme (|ui l'a envoyé chercher, elle, la lille du
maréchal de Richelieu, elle, la comtesse d'Egmont,
elle, une des plus grandes dames de l'Europe !
Elle ne fut donc pas fàihée, en attendant le réveil
du dernier des Liisigiiaii , d'avoir un moment
pour se remettre. Elle s'assit (lonc sur une chaise
(le pailles, et, le coude appuyé sur la table, elle
attendit pdsiblement.
Au bout d'un quart d'heure levidamede Poitiers
se réveilla. Jlles Jamn.
(La suite au prochain numéro.)
mi iiisTOiRi! \mm
Li\ COIVTELR CELEBRK.
Stralaw est un petit village silué sur la Sprée ,
non loin de B' liin et habile par des pêcheurs.
C'est une ancienne coutume, un ancien droit des
liabitans de jeter, le 2/i aofit de chaque année ,
leur filet cinq fois dans la rivière. Autrefo s les
quatre premiers coups appartenaient au prêtre ;
maintenant il en leçoit rér|uivalcnl en argent, et
le buiin reste tout entier à la commune.
La fête, car c'en est une, commence ordinai-
rement de grand matin. Dès l'aube du jour le
peuple s'assemble et se range en procession pour
se diriger vers l'endroit où la pêche doit avoir
lieu. Quand nous entrâmes, mon père, manière
et moi , dans ce petit village allemand , les pê-
cheurs arrivaient s:ir le bord de la livière et nous
filmes témoins do cinij cciiii» de lilets qui produi-
sirent un pêche vraiment miraculeuse et ne rem-
plirent j)as moins de quarante paniers énormes.
Ces poissons furent distribués avec une rigou-
reuse exactitude entre les divers habitans du
village; tant p;ir tête d homme, tant par enfans,
tant par femmes. Les vieillards recevaient double
part quand leur âge dépassait soixante ans : celte
répartition terminée, chacun se remit en route.
Comme le cortège défilait, plusieurs étrangers
arrivèrent , et s'enquérant des résidtats de la pê-
che qu'ils n'avaient pu voir, grâce à leur tardive
venue, les pêcheurs leur montrèrent aloisune
écrevissc grosse comme un âne qu'ils avaient
soigneusement enchaînée , et devant laquelle se
récrièrent les bons bourgeois de Beilin. Celle
écrevissc était tout bonnement taillée et sculptée
en bois avec le talent merveilleux qu'ont les pay-
sans de la Prusse pour cette espèce de travail. La
couleur rouge ajoutait encore à l'illusion , elles
mouvemens que les pêcheurs qui tenaient captive
la soi-disant écrevissc donnaient à cette figure,
ne contribuaient pas médiocrement à la frayeur
cl à l'admiration des dignes Berlinois, qui sans le
savoir se trouvaient l'objet de la risée générale.
La matinée se passa parmi ces folles plaisante-
ries.
Vers le milieu du jour , la foule s'était accrue
considérablement. La rivière , couverte de ba-
teaux que paraient des rubans et des Heurs, s'a-
nimait des refrains joyeux ([uc chantaient les pê-
cheurs. Les prairies, les jardins, les champs,
tous les environs sur les deux rives du llcuve, se
trouvaient garnis d'une multitude innombrable de
spectateurs, qui composaient un tableau des plus
pittoresques. Des aulnes, formant de fiais bos-
quets , servaient de refuge contre le soleil à ceux
qui arrivaient les premiers, tandis que d'autres,
plus tardifs, se voyaient obligés 'le camper sous
des tenies ou d'exposer leur front au soleil.
La musique retentissait partout; et, ce qui
semblera peut-être extraordinaire aux Franç.'.is,
on rencontrait quelquefois parmi cette foule de
fort habiles musiciens et de bons chanteurs. Les
orgues, ces éternelles ennemis du sentiment mu-
sical, n'y manquaient pas il est vrai, mais du
moins ceux qui les faisaient alkr manifestaient la
naïve intention de dédommager les yeux des souf-
frances de l'oreille en donnant l'explication de
quelques tableaux, qui tantôt représentent une
scène de brigandage, tantôt une action d'éclatant
héroïsme.
Là on voyait danser un ours au son du flageo-
let. Ici c'était un artiste humain qui faisait des
sauts téméraires entre des œufs étendus sur le
gazon , et dont il ne devait écraser aucun , sous
peine de recevoir tous les autres sur le dos. Le
jeu des anciens Germains, le de, figurait égale-
ment dans cette grande circonstance. En mettant
trois sous sur table on pouvait gagner un article
qui valait six liards.
Regardez celte famille rangée autour d'un petit
pot rempli de pommes de terre, et munie d'un
peu de beure et de sel ! Elle a l'air tout aussi sa-
tisfaite que cette autre qui étale avec comptai'
sance un hareng apporté dans la poche du chef
de la famille.
Les groupes populaires sont traversés sans cesse
par des femmes qui vendent de la bière blanche,
(le l'eau-de-vitf, dont on fait une consommation
prodigieuse, et des cornichons (sauergurken).
Tout cela est recherché surtout par les pauvres
diables qui languissent sans abri contre les ar-
deurs du ciel. Les cris de : Cigaros ! cigaros !
retentissent partout. Les cigares cultivés et fabri-
qués dans le pays même se vendent à vil prix. Ils
font ruisseler une sueur froide sur la figure de
ceux qid en font usage. La manie de fumer doit
être bien grande pour qu'on ait recours , afin de
la satisfaire , à une herbe aussi détestable.
Vous n'avez vu jusqu'à ce moment que le beau
côié de la fête. Il faut cependant vous dire que
ces scènes qui commencent par des cris de joie
et des danses, et des repas, finissent souvent par
l'es disputes, des rixes sanglantes. Quand le Ber-
linois a dépensé son argent , il lui faut encore
une petite bataille ; il faut au moins qu'il égradgnc
la figure à son voisin , sans cela îl ne serait pas
content de sa journée. Je n'ai pas besoin de dire
que je ne parle que du bas peuple; mais pour
vous prouver la vérité de ce que j'avance à cet
égard , il suffit de vous dire qu'd y a tel café à
Berlin ou l'on découvre en enlrant l'écriteau
suivant : « L'on est prié de manager les chaises ;
derrière le fourneau l'on trouvera des gourdins. »
Revenons à notre fête : ce n'est qu'après midi
qu'arrive le beau monde. Des équipages sans
nombre se dirigeant alors vers Treplow, endroit
siuié vis-à-vis de Stralaw. Vous avez peut-être en-
tendu parler des maisons de plaisance de Trep-
low; c'est ici qu'il faut venir les voir: il n'y en a
pas d'autres , à ce que je sache , qui portent ce
nom. Le centre de tout ce que Berlin a de plus
élégant, de plus dandy, se donne rendez-vous sur
la belle terrasse de l'établissement de Boeliin. On
domine de celte hauteur la scène entière de Stra-
law , et l'on s'en montre du doigt les parties les
plus intéressantes, jusqu'à ce que les voiles du
soir empêchent l'ceil de suivre les mouvemens du
peuple et de distinguer les objets.
Or ce moment arrivé , mon père nous fit re-
monter en voiture , et nous nous rendîaies dans
une des villa les plus élégantes de Treplow , où
nous attendait l'hospiialité chez lord Gravensen ,
vieil aiui de mon père et qui nous avait adressé
depuis huit jours son invitation. Lord Gravensen,
marié depuis trente ans à une Allemande , n'a
guère quitté l'Allemagne depuis cette époque ; il
n'a jamais pu se séparer un moment de la femme
qu'il aime et qui malgré ses cinquante ans expli-
que suffisamment cet amour par sa beauté , par
sa grâce, par son esprit et surtout par sa bonté.
A peine avions-nous vu larly Gravensen depuis un
quart d'heure que nous l'aimions. Le dîner fut
plein d'aménité et de charme ; mais de quelques
soins que la maîtresse de la maison entourât tous
ses hôtes, elle prodiguait néanmoins les attentions
les plus délicates et les plus spécia es à un beau
vieillard à cheveux blancs , décoré de plusieurs
ordres et qui semblait un personnage de haute
importance. Après le dîner , on prit place auprès
(lu feu , (pie rendait non pas nécessaire , mais
agréable, une soirée un peu fraîche, et le
l
vieillard et mon père se mirent à causer de leurs
voyages et de rAmérique qu'ils avaient visitée
tous les deux.
— Je n'oublierai jamais, dit le vieillard, une
aventure de ma jeunesse arrivée dans rcs contrées.
Après avoir séjourné di'ux mois sur les bords
du lac Cliamplain, je (piittai la colonie pour visi-
ter les districts de l'ouest. J'étais curieux de péné-
trer dans ces forêts primitives, habitées par ces
chasseurs intrépides, errant au milieu d'immenses
savanes, et par les derniers débris de tribus d'In-
diens, qui redoutent le voisinage des visages pâles
et envisagent les progrès de la civilis-ation du
même œil que le naufragé voit s'avancer la vague
qui va l'engloutir. Je n'ignorais pas les périls,
les privations et les fatigues qui m'attendaient;
mais je ne pouvais plus long-temps résister au dé-
sir de parcourir ces immenses prairies qui, au
dire des voyageurs, déroulent à perte de vue leurs
vagues de verdure, de voir ces lleuves qui res-
semblent à des vastes mers ; je voulais voir ces
régions où la végétadon est si vigoureuse que la
fougère et les arbustes de nos chomps y devien-
nent de grands arbres, et où habitent les oiseaux
au plumage magn'lique et à la sauvage mélodie.
Mon imagination ne rêvait que lenconircs péril-
leuses, aventures romanesques : mon séjour au
milieu de ces vastes prairies, dans le silence et la
profondeur des solitudes, m'offrait une série de
scènes tantôt gracieuses et tantôt terribles. L'im-
mensité du désert, l'ouragan qui déracine des
arbres énormes et les transporte à de grandes
distances; les léopards, les alligators, les si rpens
à sonnettes, se présentaient h mon cspiit avec ce
caractère poétique d'un péril qui n'est pas encore
connu.
Poussé par ces sentimens romanesques, j'aban-
donnai avec joie ma tranquille demeure et m'a-
vançai vers l'ouest. Pendant les premiers jours de
mon voyage, il ne m'advint aucun incident qui
mérite d'être raconté. Le huitième jour, je crois,
j'arrivai dans une région sauvage qui porte le
nom de Vallée de Sang. Ce nom sinistre fut donné
quelques années auparavant à ce lieu solitaire qui
avait été le théâtre d'un événement affreux. Des
Peaux-Rouges ayant surpris en cet endroit une
trentaine d'Anglais les massacrèrent avec la der-
nière barbarie , sans excepter les femmes et les
enfans.
Épuisé de fatigue, incapable d'aller plus loin,
mouillé jusqu'aux os, car j'avais dû, dans cette
journée pénible, traverser des marais, d'où mon
cheval harassé avait eu peine à se tirer, je me vis
forcé de passer la nuit dans cet affreux vallon.
Mon cheval fut bientôt attaché à un arbre, et
quand je lui eus donné quelques feuilles de maï*,
j'amassai des branches et des feuilles sèches, où
je mis le feu pour préparer mon souper, et je
mangeai avec un appétit de voyageur.
Le soleil s'était couché parmiles Ilots de lumière
derrière les montagnes de l'oecideni. l/obscurité
ayant étendu ses voiles autour de moi, j'alimentai
mon feu de façon à ce (|u'il durât toute la nuit ;
ensuite j'établis ma couche sous des chênes super-
bes, où j'espérais goûter le repos et me délasser
des pénibles f;iliyues de mon voyage. Cependant
le silence solennel qui régnait dans celle région,
silence quelquefois interrompu par (luehiues bouf-
fées de vent qui sortaient en silllant des immenses
■^— —— — i^i— — — TM.
forêts de l'ouest, m'empêchèrent de fermer l'œil, et
mon imagination troublée se rappela les exemples
sans nombre des massacres récens qui s'étaient
commis dans ces districts, et dont les hahitans des
déserts étaient les barbares acteurs. Alors je ne
pus me défendre d'un sentiment de tristesse et de
peur de me voir seul dans celte forêt. La crainte
qui grossit les objets commença à l'emporter sur
les calculs de la raison et sur mon courage.
Je parvins àcalmer mon agitation, et le sommeil
connnençait à s'emparer de mes sns lorsque je
crus entendre s'agiter légèrementle feuillage dont
j'étais environné de tous côtés. Je soulevai ma
paupière appesande et je vis un Indien debout
sotis ce» mêmes chênes qui, portant encore des
traces de sang, m'avaient inspiré des pensées si
pénibles. Cet Indien demeurait silencieux, immo-
bile : on eût dit d'une statue; mais ses regards
étaier.t fixés sur moi.
Comme les rayons de la lune tombaient sur
lui, il me fut facile de voir l'accoutrement bizarre
de la Peau-Rouge. Son corps, presque nu, offrait
un emblème de mort, tracé de diverses couleurs.
Sa tète rasée ne conservait que cette loulle de
cheveux que les naturels des bois conservent par
bravoure et comme pour défier leurs ennemis de
la leur enlever ; elle était ornée d'une grande
plume dont le bout retombait sui l'épaule. Autour
de sa taille était une ceinture d'où pendait un
tomahawk (massue) et un grand couteau de chasse ;
des espèces de guêtres de daim lui enveloppaient
les pieds et montaient jusrpi'au genou. Un fusil
de munition et un arc complétaient son costume.
Cet indien me paraissat grand, robuste ; ses mem-
bres éiaient bien conformés, et il était dans une
attitude pleine de noblesse et de grâce.
Cependant ses yeux brillans demeuraient fixés
sur moi ; j'étais saisi par une espèce de fascina-
tion. Je n'avais pas fait le moindre mouvement,
et l'Indien n'avait pu s'aperc evoir qne j'étais
éveillé. Il me serait diUieile de peindre toutes les
sensations dont j'étais agité : tout mon sang était
glacé dans mes veines; je respirais il peine, mes
idées se troublaient; j'étais dans une sorte d'ané-
aniissement. Quelques minutes s'écou'.çrcnt ;
llndien restait toujours dans la même position,
et je finis par croire (|ue ce guerrier qui m'avait
causé un si grand effroi n'était qu'une vision de
mon esprit. Pen lanl plus d'une heure je demeu-
rai dans cette incroyable anxiété, et nul mouve-
ment de ce naturel des bois ne put me confirmer
qu'il jouissait réellement de l'existence.
Mes yeux fatigués se refermèrent quelques ins-
lans, et quand je les rouvris je ne vis plus le re-
doutable guerrier. Je me convainquis alors que
mon imagination troublée avait seule enfanté
cette vision.
Dans toute autre cirronsiance, nn événement
de celte nature n'eût pas manqué de chasser le
sommeil de mes yeux pour le reste de la nuit,
mais telles avaient été les fatigues de la journée
que, bien que j'éprouvasse une agitation fiévreuse,
je ne lardai p as ;\ m'endormir de nouveau.
Il me serait impossible dédire combien d'heures
se prolongea mon sommeil ; mais quand j'ouvris
les yeux, mon feu était près de s'éteindre, d'é-
pais nuages (pii couvraient la lime el enveloppaient
le ciel de ton;cs paris, annonçaient un violent
orage. Mais quel ne fut pas mon saisissement en
apercevant la Peau-Rouge à h même place et
dans la même attitude que je l'avais cru voir la
veille. Je pris immédiatement un des pistolets que
j'avais posés ii côté de moi, et au moment où je
l'armais, l'Indien, qui s'était aperçu de mon mou-
vement se précij ita sur moi avec la rapidité de
l'éclair, et m'assénant un coup de son tomahawk
sur le bras, fit voler mon pistolet à vingt pas, me
saisissant en même temps à la gorge, il s'empara
de mon autre pistolet, le déchargea en l'air et
saisit mon fusil. Tijut cela s'exécuta en bien
moins de temps que je n'en ai mis à le raconter.
J'étais en la puissance de mon farouche vainqueur.
Je pensais qu'il ne me restait plus qui» recomman-
der mon âme à Dieu, et que ma dernière heure
était venue. Mes regards, mes gestes montraient
ma soumission, mais pouvais-je espérer de loucher
sa clémence?
La Peau-Rouge, s'élant assurée que je n'avais
plus d'autres armes, parut hésiter. Sa terrible
massue, qu'il avait fait voltiger quelques instans
au-dessus de ma tète, était maintenant replacée
dans sa ceinture ; sa main dont il serrait ma gor-
ge se relâcha, cl je pus respirer plus à l'aise; ses
yeux demeurèrent encore quelques insstans fixé}
sur moi avec une immibilité et une expression
affreuses, puis il fit quelques pas et sembla absor-
bé par une profonde rêverie. Je le vis ensuite
s'approcherde mon foyer mourant; il y alluma sa
pipe, fuma un instant, et puis me la présenta.
Dès lors je n'avais jilus rien à craindre pour ma
vie : le symbole de la paix m'afait été présenté;
jamais les Indiens ne violent ce gage.
Jusque-là nul de nous n'avait prononcé une
seule parole. Je ne connaissais aucun des dialec-
tes indiens, et je ne savais comihent me faire en-
liudre de cet être singulier lorsqu'à mon grand
étonncmentje l'entendis prononcer avec sa voix
gutturale ces mots en anglais : <> L'orage ne tar-
dera pas à éclater ; partons prompiement, suivez-
moi. »
— Où voulez-vous que je vous suive ? Cs-je
doucement.
— Suivez moi, s'écria-t-il avec impatience, le
temps presse.
Il fall.iit obéir. Je montai à cheval et je suivis
l'Indien, qui s'engagea dans un éiroi: sentier me-
nant dans le plus épais de la fôrêl. Le temps
était devenu si sombre que je perdais fréquejii-
ment mon guide de vue. Il ralentit sa marche,
prit la bride de mon cheval, et alors hâtant le pas,
il suivit avec une sagacité merveilleuse, au milieu
de cent détours, les sinuosités à peine u-acécs du
sentier.
ÏSous cheminions depuis une heure quand je vis
la Peau-Rouge s'arrêter, et en même temps un
coup de fusil, suivi d'un hurlement ailreux , lit
retentir Ie5 échos de la forêt, l'n bond imprévu
de mon chcv.il faillit me jeter par terre, et j'en
ignorais encore la cau<e quand les premières
lueurs du jour, qui commençait à po'ndre , me
laissèrent voir un loup monstrueux que mon com-
pignon venait de frapper d'mie balle. L'animal,
lurieux do sa blessure, allait se jeter sur son ai'-
vcrsaire quand celui-ci lui p >rta un coup de son
tomahawk, qui le fit tomber roidc mort à ses
pieds. L'ardeur, l'impéiuosilé, radrfs>'e et la \i-
giieiir que l'Indien venait de montrer êiiiont
extraordinaires, et la couleur rougeàire de sa
8 —
peau lui donnait un aspect vraiment diabolique.
Je lui témoignai mon admiration pour son in-
trépidité et son adresse; mais il ne me répondit
pas et se mit tranquillement à recharger son fusil
a!in d être prêt en cas d'une nouvelle attaque.
Nous continuâmes notre route, et après avoir
fait cnviion six milles, nous arrivâmes à son wig-
wam (cabane indienne). Je mis pied à terre, et je
suivis dans sa hutte mon tacilurne compagnon.
J'étais agité par les plus tristes rédexions. Des
arcs, des flèches, des tomahawks, des couteaux de
chasse gisaient par terre ou étaient suspendus
aux murailles. Mais combien je fus frappé d'hor-
reur en apercevant dans un angle de la cabane une
douzaine de chevelures, la plupart tachées de
sang, lesquelles semblaient avoir appartenu à des
personnes de sexes et (Fâges diflérens! Mes re-
gards distinguèrent une de ces chevelures dont
les tresses blondes étaient d'une rare beauté et
avaient sans doute orné le visage d'une femme
jeune, belle, qui était tombée victime de l'homme
.sanguinaire entre les mains duquel j'étais alors.
Je sentis le frisson courir le long de mes vertè-
bres; une sueur froide inondait mon front. Je dé-
tournai la vue et m'efl'orçai de cacher les angoisses
qui m'oppressaient.
Mon compagnon s'assit sur des peaux de buffle,
et me faisant signe de m'asseoir à ses côtés, il me
força d'accepter quelques alimens qu'il venait de
préparer. Quand il eut achevé son repas, je me
disposais à lui demander l'exphcation de l'étrange
conduite qu'il avait tenue à mon égard lorsque
lui-même, se tournant vers moi, me tint le lan-
gage suivant :
" Vous êtes un visage pâle ; je vous ai trouvé
endormi dans la clairière de la forêt, et, quoique
vous ayez tenté de m'ôtcr la vie, j'ai fumé avec
vous le calumet de la paix. Cependant ce fut un
visage pâle qui donna autrefois la mort à mon
père. J'étuis encore endormi dans le sein de ma
mère, mais je jurai de le venger dès mes plus
jeunes ans : la vengeance , la haine des visages
pâles furant mes seules passions. La première
prière que j'adressai à notre grand dieu Manitou,
ce fut de ne pas me rappeler à lui avant que j'eusse
pu me revêtir de la sanglante robe de la vengeance,
qui devait me faire parvenir dans le royaume des
esprits. Manitou accueillit ma prière ; moi j'ai
gardé mon serment. Je devins homme, et la tribu
du léopard me reçut avec empressement dans son
sein.
1' Je bâtis ma cabane sur les bords du lac On-
tario; ma mère me suivit; la femme que j'épousai
me donna plusieurs cnfans : nous formions une
heureuse famille. Le jour où mon premier enfant
vint au monde, j'immolai un blanc à l'esprit de
mon père ; cinq lunes après, un second sacriOce
eut lieu. Plusieurs autres victimes ne tardèrent
pas à les suivre ; mon tomahawk et mon couteau
ont été funestes aux blancs : regardez. »
Et (le sa main il me montrait les chevelures sus-
pendues à la muraille.
" Quatre ans s'écoulèrent. Un soir, à mon re-
tour de la chasse, je trouvai ma cabane brûlée,
ma femme et mes enfans égorgés. Ma mère, qui
avait pu échapper au carnage, pleurait auprès des
ruines fumantes : " Les blancs, me dit ma mère,
oatmassacré ta famille.uJc nevcrsai pas de vaines
brmes : <^'ou3 sommes les dernicrs^de i»«tre
race, lui dis-je, retirons-nous dans le désert; la
solitude convient à des gens comme nous. »
"Je quittai donc les bords du lac Ontario, et
prenant une poignée des cendres de ma cabane,
je la mêlai aux cendres de ma femme et de mes
enfans. Je me rendis sur la frontière du Canada
et je fis avec les Crecks la guerre contre les
Américains. Je me baignai avec délices dans le
sang des visages pâles. La guerre terminée, j'a-
bandonnai mes compagnons et vins fixer ma
demeure dans ces bois. Une nuit, on frappe à ma
porte ; j'ouvre : un chasseur égaré demande l'hos-
pitalité. Il entre. A la vue de l'étranger, ma mère
est frappée de surprise et d'effroi : « C'est le meur-
trier de ton père !» s'écrie-t-elle. Je ne vous dirai
pas ce que j'éprouvai à ces mots ; mais suivez-
moi, je vous dirai le reste.»
L'Indien se leva et se dirigea vers la forêt. Je
suivis ses pas sans avoir la force de prononcer
une parole et absorbé par les plus tristes réflexions.
Nous nous détournâmes bientôt du sentier que
nous avions pris et nous pénétrâmes dans les pro-
fondeurs du bois. Des chênes gigantesques, des
cyprès, des cèdres, des érables formaient au-des-
sus de nos têtes un dôme impénétrable à la pluie,
qui se mit alors à tomber. L'air embaumé qu'on
respire dans ces régions, le chant harmonieux et
bizarre d'une multitude d'oiseaux, l'aspect de cette
natme si imposante et si belle , rien ne pouvait
donner le change aux pénibles sensations qui op-
pressaient mon âme.
Nous avions fait environ trois milles quand mon
guide s'arrêta. Nous nous trouvions sur les bords
d'un abîme, au fond duquel bouillonnait un tor-
rent. Le bruit des vagues mugissantes, l'obscurité
qui régnait autour de nous, legouflie ouvert sous
mes pieds et la présence du farouche Indien, qui,
debout, immobile à mes côtés, semblait le dieu
qui présidait à cette afl'rcuse solitude, tout m'ins-
pirait les plus sombres pressentimens et me gla-
çait d'épouvante.
L'Indien semblait enseveli dans ses réflexions.
Enfin il rompit le silence : «C'est ici, dit-il, que
je conduisis le meurtrier de mon père. Il implo-
rait ma pitié, car la mort lui faisait peur. Je res-
tai sourd à sa prière. La tache du sang qu'il avait
versé ne pouvait s'effacer qu'au fond de ces eaux
mugissantes. Je le serrai fortement dans mes bras
et le poussai dans le précipice. J'entends encorele
bruit que fit son corps en roulant dans l'abîme.
Heureux d'avoir vengé mon père, je voulus aussi
m'élancer dans le torrent afin de l'aller rejoindre
dans le pays des esprits; mais je crus entendre
une voix qui me disait : " Retourne dans ta caba-
ne, ton heure n'est pas encore venue ; la mort de
ta femme, de ton père et de tes enfans n'est :pas
assez vengée. «J'obéis à cet ordre. »
L'Indien se tut. Le souvenir de cet acte de ven-
geancelui avaitenflammé le visage; il était comme
hors de lui. Nous étions sur le bord de l'abîme,
le frisson parcourait tout mon corps en songeant
que la moindre parole imprudente, le moindre
geste de ma part pouvait m'aitirer le sort le plus
funeste. Le silence s'étant prolongé quelques
instans, je lui dis :
—Vous avez fidèlement rempli vos cngagemens
en vengeant la mort de votre père sur les visages
pâles et en versant le sang de son meurtrier comme
une dernière oiîrandti à son ombre.
— Une dernière offrande! s'écria-t-il avec
colère. Non ; depuis ce jour j'ai scalpé six autres
chevelures d'hommes blancs.
Et prenant ensuite un ton solennel :
—Maintenant j'ai assez vécu. Ce jour sera té-
moin de mon dernier sacrifice. Hier, aussitôt que
je vous vis, je dirigeai mon fusil vers vous. Pour
la première fois je me sentis saisi de tristesse ; les
forces me manquèrent. Je fis quelques pas vers
vous; pendant votre sommeil, je portai la main à
mon tomahawk ; le souvenir même de mon père,
égorgé par un visage pâle, ne put me donner la
force de répandre votre sang. Je m'enfonçai dans
la forêt, je suppliai le grand Manitou, je lui de-
mandai ce que je devais faire, puisque je ne pou-
vais pas vous frapper. La voix qui s'était déjà fait
entendre me parla. Je serai docile h ses ordres :
vous serez le témoin de mon obéissance.
L'Indien cessa de parler.
Nous retournâmes alors à sa demeure. Je le vis
avec surprise se débarrasser de ses vêtemens ;
ensuite il passa à son cou un collier formé de
quantité d'ornemens d'argent , dont quelques-
uns ressemblaient à un croissant; il mit sur sa
tête une espèce de turban surmonté d'une p'ume
noire et attacha autour de sa taille une tunique
rouge. Puis détachant toutes les chevelures qui
étaient suspendues a la muraille, il les mit sur sa
poitrine. Je n'ai jamais vu de plus hideux spec-
tacle. Après s'être ainsi accoutré, il prit son fusil,
sa massue, son couteau de chasse, et se tournant
de mon côté, il me dit:
— Apportez ces deux peaux de buffle sur les-
quelles vous êtes assis et suivez-moi.
Mon compagnon reprit le chemin de la forêt.
Il marchait maintenant d'un pas lent et mesuré,
sa contenance était grave et sévère ; il gardait un
morne silence. Bientôt il se mit à entonner un
chœur qui, d'abord bas, sourd et mélancolique,
devint ensuite pressé, vif, éclatant, et fit sur mes
esprits une impression que je ne saurais décrire.
Je commençai à comprendre que son intention
était de se donner lui-même la mort.
Nous arrivâmes bientôt sur un monticule, et
sur un petit tertre j'aperçus entre quatre grands
cyprès deux vases de terre renfermant les cendres
de la mère, de la femme et des enfans de l'In-
dien. Celui-ci s'avança vers ces dépouilles, quitta
ses armes, et après avoir étendu par terre les
deux peaux de buffle que j'avais apportées, il y
déposa les restes de sa famille et s'assit lui-même
tranquillement à côlé.
11 me fut impossible de garder plus long-temps
le silence.
— Voudriez-vous donc attenter vous-même à
votre vie ? Est-ce là ce que vous appelez un der-
nier sacrifice ?
Un sourire léger erra sur ses lèvres, mais il ne
me fit aucune réponse. Bientôt il prit son chant
de mort dans le dialecte de sa tribu; et comme je
demeurais immobile, agité de mille sentimens
divers, lui restait calme et tranquille; on eût dit
qu'il allait se livrer au sommeil. Sa voix, qui
avait d'abord un accent plaintif et Ingubre, s'éleva
par degrés, et il entonna comme un chant de
guerre, qui fut terminé par de longs hurlemens
auxquels répondirent les échos des bois.
Il s'arrêta pendant quelques instans. Jusque-là
il s'était exprimé dans son langage
■\^
~ 9 —
pouvais rien comprendre; mais ensuite ayant
commencé un autre chant funèbre, il le termina
eu anglais :
"Que sont devenues, disait-il, les fleurs de tous
les étés ? elles sont tombées les unes après les
autres. Que sont devenus les membres de ma tri-
bu et de ma famille ? ils sont partis pour la con-
trée des esprits. Je suis le dernier de ma race ; il
faut enfin descendre de la montagne et aller re-
joindre mon père, ma femme, mes enfans qui
m'attendent dans l'heureuse vallée. Les visages
pâles incendièrent ma cabane et massacrèrent
tous les êlres qui m'étaient chers. Le sang des
visages pfdes a ruisselé sous mon tomahawk.
Maintenant que la mort de tous les miens a été
vengée, le grand Manitou me rappelle à lui. Je
suis le dernier de ma race ; nulle autre main que
la mienne ne m'enverra dans la terre des es-
prits. «
A ces mots, il saisitson couteau et se l'enfonça
dans la poitrine. Des flots de sang jaillirent de sa
blessure, sa tête se pencha vers la terre. J'étais
frappé de stupeur et d'épouvante. Mes yeux
n'eurent pas la force de contempler cet all'rcux
spectacle. Je me jetai contre un arbre et me voilai
la face de mes mains. J'entendais encore la voix
alTaiblie de l'Indien qui répétait :
« Je suis le dernier de ma race ; je vais retrou-
ver mes pères au royaume des esprits. »
Peu à peu ces paroles furent moins distinctes,
et puis elles cessèrent entièrement. Je compris
que la vie et les angoisses de l'Indien avaient
fini.
Je me voyais seul dans les profondeurs de ce
désert; mon âme était livrée à la plusvive tristesse.
Je rappelai cependant mon énergie et enveloppai
dans une peau de bullle le corps sanglant de l'In-
dien.
Dès que ce devoir fut rempli, je m'éloignai
tristement de cette aflreuse région , et après avoir,
non sans beaucoup de dillicultés et de fatigues,
regagné la Vallée de Sang, je repris en hâte le
chemin de la colonie , où j'arrivai sain et sauf,
jurant bien de ne plus remettre les pieds dans les
déserts de l'Ouest.
Ici le vieillard essuya une larme, se leva, prit
silencieusement congé de la maîtresse de la mai-
son en lui serrant la main, et sortit.
— Quel est ce vieillard qui conte avec tant de
charme et dont les traits sont si vénérables ? de-
mandai-je.
— C'est Goethe, me répondit lady Grave nsen.
Mislriss MARRIET.
SOUVENIRS DU VOYAGE DE LA FAVORITE
A l'île de FRANCE.
Nous ne voulions pas quitter l'ile de France sans
visiter les Pamplemousses, lieux que Rernardin
de Saint-Pierre a rendus si rélèl)rcs par sou ro-
man de Paul et Virysinic. Nous partîmes quatre
avec un jeune créole, dans une calèche élégante,
pour cette promenade. Le soleil n'était pas en-
core levé, l'air était doux et pur, la campagne éla-
laità nosycux tout le hue et tous les trésors d'une
Végétation nouvelle. De temps en temps, nous
(itions tirés de nos rêveries par le cri des porteurs
de palanquins et par les chants joyeux des négres-
ses qui portaient à la ville les légumes et les fruits
de leurs jardins. Vers six heures, le soleil se leva
et alors nous distinguâmes V Enfoncement des
Praires, oii l'autour AuPaulet Virginie place la
maison de madame de Latour. Il fallait que Bernar-
din comptât beaucoupsurles forces de ses jeilnes
amans pour les envoyer de si loin entendre, cha-
que dimanche, la messe à l'église des Pample-
mousses, cette course à pied est d'au moins trois
heures. L'église n'a de remarquable que son nom
et sa vétusié ; c'est la première qui ait été cons-
truite dans l'île. Nous visitâmes ensuite l'habita-
tion de madame Pons ou plutôt les tombeaux de
Paul et Virginie. Ordinairement, c'est un noir qui
sert de guide aux visiteurs; mais dès que madame
Pons sut que nous appartenions à la marine fran-
çaise, elle accourut du fond de son jardin pour
nous recevoir, et voulut être elle-même noire ci-
ccronc. Pendant que nous nous acheminions vers
les tombeaux, le gendre de madame Pons nous
raconta ce qu'ils avait de détails nouveaux sur ces
monumens.
« Il y a près de vingt ans, nous dit-il, un M.
Château, propriétaire de cette habitation, homme
original s'il en fut, résolut, pour se donner quel-
que célébrité, d'y élever deux monumens à la mé-
moire de Paul et Virginie, dont l'histoire était sa
lecture favorite. Il fitdonc faire en terre cuite deux
grands vases en forme A'tmies et les plaça des
deux côtés de son parterre à l'ombre de quelques
bambous. Autour de ces modestes monumens, il
en élevadeplus modestesencore, àmadame de La-
tour, à Domingo, au chien, enfin à toute la famille.
Mais ce que les romantiques ne pardonneront ja-
mais à ce pauvre M. Château, c'est de n'avoir pas
renfermé dans la môme tombe les restes, ou du
moins Ips souvenirs de Ci s amans infortuni's
qu'un funeste sort ne sépara que trop pendant
leur vie.
Quoi qu'il en soit, nous fîmes comme tout le
monde, nous nous reposâmes sous les bambous
qui ombragent le tombeau de Virginie et nous en
détachâmes quelques rameaux.
Toutes les chroniques de l'île de France font foi
que pendant le gouvernement du célèbre Mahé de
la Bourdonnaye, un vaisseau appelé le Saint-
Gvrans, fuyant devant un ouragan, fut obligé de
se jeter à la côte. Parmi les pas.sigers qui se trou-
vaient à bord et qui se sauvèrent, une jeune lille
appartenant à une famille existant encore à Mau-
rice et qui venait de faire son éducation en Eu-
rope, refusa d'ôter ses vêlemens, périt victime
d'une pudeur exagérée, et entraîna dans sa perte
un jeune oflicier de vaisseau qui s'était dévoué
pour la sauver. Telle est la partie historique du
roman; le reste n'a existé que dans l'imagination
de l'auleur auquel les habiiansde l'île de France
ne pardonnent pas d'avoir écrit qu'ilsmallraitaient
leurs noirs et qu'ils ne se nourrissaient que de
riz et de brèdes (légume d'un goût amer, dont
les créoles sont très amateurs). Que cette petite
rancune soit fondée ou non, il n'en est pas moins
certain que la vérité des sites, la nouveauté du
sujet et le charme dusl\le feront toujours de ce
joli roman une des productions les plus agréables
de notre langue,
(Annales des voyages.)
HISTOIRES DE BETES
ET
BÉTES D'HISTOIRES.
Pour entrer de suite, en plein, dans le sujet
que promet ce titre , disons que le Jardin-des-
Plantes renferme un grand nombre de mères
prêtes à donner le jour à des enfans de différen-
tes espèces. Unefemefle de lapins a mis bas tout
une portée de petits dépourvus de l'ornement ca-
ractéristique de leur race : sans oreilles ! C'est
quelque chose d'étrange à voir que ces lapins à
tête rase et qui ne dressent pas, au moindre bruit,
de longs tuyaux acoustiques. Leur physionomie,
du reste, perd beaucoup à la privation de cet or-
nement, et l'on hésite d'abord à reconnaître, dans
ces grosses bêles grises, les rongeurs éveillés qui
bondissent avec tant de grâce et de prestesse au
milieu des clairières.
La portée de l'agouti a été moins nombreuse
que celle des lapins sans oreilles ; mais, en re-
vanche, elle ofl're un phénomène encore plus
curieux et plus invraisemblable ; car jusqu'à
présent on n'avait aucun exemple en Europe de
la reproduction de ces animaux. L'agouti dont il
s'agit a été ramené du Brésil , en France , par
M. le prince de Joinville, et a mis bas un seul pe-
tit, qui se développe avec une rapidité et une force
merveilleuses. Le nouveau-né ne compte guère
encore que six semaines, et, di-jà presque aussi
gros que sa mère, il bondit dans sa cage, mange
comme quatre, et se hvre aux accès de la gaîié la
plus amusante. L'agouti, du reste, est un char-
mant animal de la famille des rongeurs. Grand
comme un lièvre, il rappelle les formes d'une sou-
ris, et son pelage gris semble parsemé de fils d"or
qui resplendissent au soL'il comme des milliers
de paillettes. La mère s'occupe assez lenlrement
de son flis, et lui cède d'abord le pas lorsque le
gardien ou les visiteurs s'approchent de la ca^e
avec quelque biscuit : cependant si l'on tarde
trop à récompenser son abnégation maternelle ,
elie \ient sans façon se placer enu-e son petit et
les barreaux de manière à intercepter à son tour
les friandises qu'on lui présente.
Trois femelles (!e singes, un grivet, un macaque
et un papion doivent bientôt metire bas. La ma-
carpie parodie, de la manière la plus réjouissante,
les langueurs et les allures d'une femme prête à
devenir mère. Etendue dans un coin de sa loge ,
elle appuie sa jolie petite tête sur l'épaule de son
mari, etSL' livre à mille exigences capricieuses,
qu'il subit avec une complaisance dont s'honore-
raient beaucoup d'époux parisiens. Quelqu'un se
présente t-il devant la cage avec un fruit à la
main , aussitôt la femelle jette un léger cri . et
lève sur le mâle des regards où pétille la convoi-
tise. L'honnoie animal se lève aussitôt , après
avoir doucement déposé , contre le mur en bois
de la loge , la tête de sa languissante moitié.
Après quoi , il s'avance, tend sa petite main . la
passe sous l'ouverture de la cage, et s'eflbrcc d'ob-
icnir une cerise. Ine fois le fruit dans ses mains,
la gourmandise le prend : il regarde le fruit, il le
retourne, il le flaire : ses lè>Tes se remuent, ses
dents blanches se mouircul; mais la icndrcwe
10
conjugale l'emporte onliii sur celte gastronomique
lentalioii. Il court à sa leniclle, il dépose à ses
pieds la friande cerise, et, t uidis que la coquette
savoure le fruit , le niacupie se livre à des mines
incroyables. Il finit, d'ordinaire, pur ramasser les
débris du noyau que la leincllc a cassé pour en
extraire l'amande : il examine ces débris, puis ,
il se décide enlin ;i li's rejeter, et à se contenter
de la queue qu'il eilmbe gravement, lieureuv en-
core ([uand sa femme ne vient pas la lui aiTaclicr
des mains.
L'iunire de la promenade arrive-t-clle? Aussi-
tôt 1> macaciuc se lève debout, croise ses petits
bias-urson venire arrondi, et, protégée par son
mari, descend dans la rotonde où elle reçoit les
vi.^iies des autres l'cmclles de singes qui sembl nt
prendre beaucoup de sollicitude à .'■a grossesse ,
et à riit'ureiise issue de son indisposition.
Tandis que cette scène de comédie et de mari-
vaudage se joue dans un coin, une scène pres-
que touchante se passe dans une autre partie de
la rotonde. Lu gros papion descend avec son
jeune dans ses bras, et aussitôt tous les singes ac-
courent et s'empressent de faire des avances de
jeux et de bienveillantes agaceries au jeune ani-
mal. C'est que le papion est le plus fort des habi-
lansde la singerie; qu'il y remplit les fonctions de
commissaire de police ( t que , complaire à son
(ils, est un moyen infaillil)le de se gagner ses bon-
nes griices et de s'acquérir sa protection. Ce singe
est l'époux veuf de l'infortunée Charlotte, qui
est morte des suites de la brutalité d'une rivale ,
après avoir donné le jour à un tils. L'époux in-
consolable a reporté sur l'orphelin toute la ten-
dresse qu'il éprouvait pour la défunte. Il ne le
quitte point d'un moment ; il veille sur lui comme
le ferait une mère, et sans cesse il s'occupe deson
éducation ou de ses plaisirs. Malheur h qui frap-
perait le petit singe qui, plein de conOaiice dans
la protection tie son père, accable d'insolences et
de vexations tous ses commensaux, même les plus
redoutables ! Châtier l'eifant gâté serait s'exposer
aux plus rud s brutalités et presque à la mort.
11 ne doit pas cependant en coûter peu à ces
I animaux pour réprimer ainsi à l'égard d'un do
leurs camarades, l'instinct malfaisant qui leur est
naturel, et dont ils donnent, à chaque instant ,
d'autres preuves. Ainsi , par exemple, un autre
pipion a pris pour son jouet un pauvre callilri-
che, et l'on ne peut se ligurer quelle persévérance
il met aie persécuter. Tous les jours, dès que
l'on ouvre les cages, il se Jette sur sa victime, la
la saisit, la lance au milieu du bassin de la ro-
tonde , se met il tourner autour du petit étang, et
ne permet pas ii la pauvre béte de regagner le
bord. Lu vain le calUuiche grelotte, pleure, se la-
mente, se dépile ! Plus il exprime de douleur,
pljs le damné papion se réjouit et s'amuse. Le
pmvre malheureux doit à ces ablutions perpé-
tuelles et à ses bains sans relâche les plus doulou-
reuses infirmités : des rhumatismes crispent ses
membres, son poil tombe et sa poitrine commence
à tousser. Il n'en faut pas moins que chaque jour,
à la même heure , il se voie empoigné par son
bourreauctque, mouillé jusqu'à lacciniure, com-
me une naïade, il reçoive, en outre, sur la tète ,
la douche incessante du jet d'eau.
Si les singes ne respectent point la faiblesse,
ils respectent encore moins l'âge. Il se trouve dans
le iHilais , un gros ntaîut, jadis fort méchant et
fort redoutable, mais aujourd'hui vieux et impo-
tent : c'est le doyen desqua Iruiuanes qui habitent
le Jardin-des-Plantcs, et il ne compte guère moins
delSà IGans.Cemagot, d'une laideur repoussante,
dont la télé a grisonné, dont les yeux sont deve-
nus rouges et clias>ieu\, dont le visage est cou-
vert d'cU'ioyables liih's , vit , mélancolique et mi-
santhrope, dans un coin de sa loge. Vient-on à lui
en ouvrir la porte , aussitôt, refusant de sortir, il
se réfugie dans le coin le plus inaccessible au bâ-
ton du gardien, et il faut toujours une lutte de
quelques insiaiis pour le faire déloger et l'obliger
à entrer dans la rotonde. Aussitôt tous les singes
qui l'attendent au passage, se ruent sur lui comme
une nuée d'écoliers sur un vieux portier de col-
lège : l'un lui lire les poils derrière la tête : l'au-
tre le fait trébucher ; il y en a qui lui lancent des
cailloux dans les jambes; les plus petits viennent
à lui , avec du pain et des fruits à la main , les
mangent à son nez et le torturent ainsi du sup-
plice de Tantale. Veut-il monter dans la galerie ?
on l'oblige à en descendre ; essaie-t-il de se pro-
mener sur la terrasse, on le force à grimper dans
la galerie. S'il se dispose à se baigner, on le cou-
vre de poussière ; s'il évite l'eau, on le jette dans
le bassin. Ses persécuteurs se montrent d'autant
plus impitoyables que le malheureux se livre à des
accès de rage impuissante et des plus comiques ,
dont se réjouit la bande infernale.
Parmi les plus ardens à ce jeu cruel se fait re-
marquer surtout un bonnet chinois, dontles lèvres
noires sont armées de dents aussi blanches que
redoutables. Du reste, comme presque tout ce
qid est méchant, cet animal est lâche, et il se dis-
tingue autant par ses flatteries pour le gros singe
que par sa malignité pour les petits et surtout par
sa rare prudence, en cas de danger. Dernière-
ment, l'administration du Jardin-des-Plantes avait
fait emplette de trois magnifiques hamadryas ,
singes arabes, dont les mâles portent une sorie de
pèlerine h longs poils soyeux et d'une beauié re-
marquable. Le nouveaux venus paraissaient tout
à la fois déconcertés et intimidés de se voir jetés
tout à coiq) au uiilieu d'une pareille cohue. Le
bonnet chinois s'approcha du plus petit. Ut l'aima-
ble, et feignant de le caresser, lui passa les bras
autour du cou... Alors, par un geste habile vX ra-
pide, il lui enlrouvit les lèvres, vit sous ces lèvres
une paire formi(ial)le de crocs, et s'éloigna de
suite, sans essayer de faire subir au nouveau venu
les épreuves dont il ne manque jamais d'accabler
les arrivans qui n'ont point reçu de la nature des
moyens aussi puissans de se faire respecter par
le drôle.
Voici du reste le moyen que met en œuvre le
gardien des singes, homme fort intelligent, pour
assurer un protecteur aux pensionnaires qui lui
surviennent. Il les enferme dans la même loge
avec un des plus forts et des plus bienveillans ha-
bilans de la rotonde. Celui-ci, sensible à un pareil
témoignage de confiance, prend intérêt au novice
(|ue l'on confie de la sorte à son hospitalité ; après
un ou deux jours de cohabitation, il l'amène dans
la rotonde, sous ses auspices, et si quelqu'un s'a-
vise de lui chercher noise, il le prolég ,• et il le
défend. Ce parrain de nouvelle espèce pousse
même parfois les bons procédés jusqu'il faire à son
protégé les honneurs du logis; il le mène près du
bassin, il le hisse sur l'escarpolette qu'il prend
soin de balancer; il tire le cordon delà cloche afin
de réjouir son hôte par le sou agréable de ce ca-
rillon.
Le plus adroit carillonneur est un singe ;i queue
de cochon qui déploie dans cet exercice une
adresse dont n'aurait point rougi Quasiinodo. 11
réalise même la plupart des rêves fantastiques du
sonneur de Notre-Dame ; car il enfourche la clo-
che, et tandis qu'un de ses conqMgnons sonne à
grande volée, il se livre à une joie étrange et sau-
vage.
Parmi les nouveaux singes de la rotonde , on
remarque un maki brun, animal qni n'appartient
aux quiulrumanes que par la forme des mains, et
dont l'œil féroce, la tète large elle museau pointa
sembleraient indiquer un carnassier, quoiqu'il ne
soit, je pense, qu'un rongeur. Il fiiut citer encore
une nouvelle espère de cinocéphaliî qui tient à la
fois du papion et du babouin, et qui réunit dif-
férens caractères particuliers à chacune de ces
deux espèces. C'est une récente conquête des na-
turalistes français ; car cet animal était jusqu'ici-
inconnu en Europe.
Du reste , si le Jardin-des-rianlx>s acquiert de
nouveaux habitans, il ne tardera point à devenir
veuf de l'un de ses plus curieux hôtes. L'ours
blanc, pauvre enfant de la mer du Nord, habitué
à l'eau glacée, languit sous notre ciel chaud et
parmi nos orages perpétuels. Trislemenl couché
dans sa fosse, il tourne des yeux languissans vers
le ciel, entr'ouvrela bouche, et montre ses dénis
blanches et sa langue noire qui semble desséchée
par la fièvre. Il est à craindre qu'il ne succombe,
car un ours blanc ne peut recevoir ni les conseils
ni les remèdes d'un médecin... peu d'entre eux
se sentiraient disposés à aller tâtcr le pouls d'un
si rude compère , et l'on n'a point oublié quel
accueil le féroce animal fit à Biard, lorsque cet ar-
tiste descendit dans la fosse pour dessiner le por-
trait tle l'habitant du Spiizberg... Et pourtant Biard
parcourt en ce moment le pays nalal de l'ot rs
blanc (pii voulait le dévorer ! A bord de la Re-
clierclie, il met à la voile avec Gaymard pour pé-
nétrer dans les parties les plus redoutables de ces
déserts de glace et d'eau où le froid s'élève par-
fois, dit-on, à (juarante degrés. Pour ce voyage
périlleux , hélas ! il a quitté son bel atelier de la
place Vendôme, ses travaux, sa vie parisienne et
ses amis ! A l'heure qu'il e^t, tandis que la se-
maine dernière encore nous ne savions à quelle
ombre nous réfugier pour respirer à l'aise , tan-
dis que l'orage éclatait et tonnait au-dessus de nos
têtes, enveloppé de fourrures, il étudie les mer-
veilles des aurores boréales, les aspects fantasti-
ques des montagnes de glace, et les épouvanta-
bles solitudes que la science fait explorer par des
aventuriers résolus et des artistes dévoués !
Si les animaux des pays froids languissent en ce
moment au Jardin-des-Plantes, si l'ours blanc se
meurt, si les rennes ne sortent pas de leur cabane,
en revanche ceux qui viennent des contrées mé-
ridionales se réjouissent et se montrent les plus
gais du monde. La girafe dresse son grand cou
pour mieux humer la tiédeur de l'air ; les droma-
daires bondissent , les éléphans tendent leur
trompe aux promeneurs pour en obtenir quelque
morceau de pain et les reptiles surtout, les repti-
les sortis de leur engourdissement hyémd, silllent.
— li-
se déroulent , se roulent, s'alongont et se livrent
à d'étranges ébats. Chaiiue jour, la petite collec-
tion de cette famille d'aniniauv acquiert un peu
plus de développrnient. Ainsi , deuv nouveaux
pythons sont venus se loger dans une immense
cage à claire voie , en face des deux autres boas
que le muséum possédait déjà. Ces derniers arri-
vés sont jeunes et biau\ ; une femelle surtout
dont la peau diaprée d'un fauve doré ruisselle
u'un jaune d'or, déploie une vivacité peu ordinaire
aux repiles étrangers que l'on élève eu France.
Il faut la voir, se glisser le long des parois de la
cage, s'arrêter brus([uemcnt au moindre bruit, se
replier en rond, dresser la tétc, ouvrir la bou-
che, cl lœil en feu silller, menacer, prête à se
ruer sur la main imprudente qui s'exposerait à sa
colère. Plusieuis fois le gardien a été mordu par
elle, mais il s'en inquiète peu, car la morsure du
python n'a rien de venimeux et ne mérite guèce
plus d'importante qu'une égrat'gnure faite par un
chat. Il n'en serait pas de même de ce petit ser-
pent grisâtre , isolé dans une cage fermée au ca-
denas , et que l'on aperçoit à travers un treillage
serré de lilsde fer. Longue de sept à huit pouces,
grisâtre, la tète plate et marquée d'un V merveil-
leusement dessiné par les taches du fiont; elle
jette autour d'elle le regard rouge et féroce de
son petit œil étincelant.... Voyez! le gardien lui
jette une souris... Un siflleuient se fait enten-
dre , l'animal s'élance comme une llècbe , et le
petit rongeur tombe frappé à mort. Dans quel-
ques secondes vous la verrez frissonner, trembler
de tous ses membres et expirer ; car le venin de
la vipère, redoutable même pour l'homme, tue
presqu'inst: ntanémcntles animaux. Grâce à Dieu,
le vipère est le seul reptile venimeux qui se ren-
contre en France, et pourtant la France compte
de nombreuses variétés de la rîche et belle famille
des reptiles. Témoin celte grosse couleuvre à
colher qui vit là, dans une caisse grillée, en com-
mun avec deux autres de ses sœurs venues, l'une
d'Afiique, et dont la peau noire scintille de par-
celles d'or; l'autre, originaire de l'Inde, d'une
couleur de chocolat clair, elle ressemble à s'y mé-
prendre à un gros ver d'un pied de long; car la
forme de la tète ne se distingue pas du reste du
corps, et l'extrémité de la queue coupée par les
babitans du pays, ligure assez bien une autre tète.
La couleuvre à collier est un reptile fort doux ,
fort inoUènsif , qui ne peut pas faire la pUis pe-
tite morsure , par la raison qu'il n'a point de
dents : elle s'apprivoise avec une grande facilité.
Il y a deux ans, un des écrivains qui travaillent
l:plus assidûment à la Pi-esse, rapporta de l,i
campagne une énorme couleuvre à collier qu'd
destinait, il l'avoue naïvement, à figurer dans un
grand bocal rempli d'esprit de vin , parmi une
collection assez complète des reptiles français. La
couleuvre , oubliée pendant quelques jours dans
la boîte qui la renfeniiail, finit par ouvrir cette
boite; et un matin , celui dont je vous parle , non
sans surprise et sans celte répugnance qu'inspi-
rent en général les aniniauv rampans, vit la cou-
leuvre entrer dans sa chaud)re à coucher, recon-
naîire les lieux avec une hardie circonspeciion ,
et se promener paisiblement sur le tapis. A la (in,
quand elle eut bien remarqué que le seul bruit
qui troublait le silence de l'appartement était le
grincement d'une plume qui courait sur du pa-
pier, elle se dressa droite comme une baguette
contre l'angle des moulures du lit , se hissa sur la
couverture et vint se bloliir sans façon sous l'é-
dredon qui recouvrait les pieds du feuilletoniste,
alors tout préoccupé à produire son œuvre heb-
domadaire. La couleuvre s'endormit là paisible-
ment jusqu'au moment où l'homme de lettres se
leva , déposa son pupitre sur une table voisine ,
revèiit sa robe de chambre et passa dans son ca-
binet. Alors le reptile descencUt comme lui du lit,
le suivit et se glissa familièrementsous les coussins
du divan. Elle y resta toute la Journée et finit par
y établir son domicile ; si bien que , peu à peu ,
et après un mois à peine, une amitié réelle et fort
tendre s'établit entre la couleuvre et le journa-
liste. Chaque matin, dès que le jour paraissait ,
elle quittait le salon, entrait dans la chambre à
coucher, montait sur le lit et se blottissait sous le
iraversin de son maître occupé à écrire. Tant
que durait le travail, elle restait là immobile ;
mais sitôt qu'elle entendait la plume s'arrêter et le
pupitre reprendre sa place sur la table, Psylla,—
c'est le nom qu'elle avait reçu , — sortait sa jolie
petite tête de dessous l'oreiller , s'avançait avec
une grâce paresseuse , silllait doucement , faisait
la belle, s'étirait, se roulait, glissait et venait en-
tourer, de ses longs et brillans replis, le coude
son piaîire sur les lèvres duquel, de sa petite
langue fourchue, elle donnait un baiser. Puis elle
jouait capricieusement avec la main de l'artiste ,
se montrant coquettement à travers les plis des
couvertures , disparaissait , reparaissait et prodi-
guait mille joyeuses et raille tendres agaceries. Un
bruit mettait d'ordinaire un terme à ces ébats ,
c'était le léger frémissement des porcelaines
du déjeuner que l'on apportait. Psylla devenait
alors immobile et attentive. Sa petite langue four-
chue sortait avec rapidité de sa bouche mignonne;
puis, la gourmande montait sur la table, circulait
à travers les tasses sans rien heurter, et attendait
que le lait fût versé dans une soucoupe qui lui
était réservée. Il fidlait la voir humer les vapeurs
qui s'exhalaient de la tasse; attendre, non sans
impatience, que la boisson fût assez refroidie, et
finir par plonger sa jolie tête dans le vase dont
elle buvait le contenu jusqu'à la dernière goutte.
Le déjeûner fini, Psylla suivait son maître, de
la chambre à coucher dans le cabinet de toilette.
Là, elle ne restait pas oisive , se plongeait dans
un bassin , se baignait avec complaisance , se li-
vrait à mille jeux de natation , et venait se rouler
sur le parquet en secouant les perles brillantes
qui restaient attachées à sa peau délicatement
marbrée. Après quoi elle grimpait sur la table,
se roulait autour d'un large encrier de porcelaine,
et restait là, semblable à un serpent d'airain qu'un
artiste , dans un moment de fantaisie , aurait ci-
selé autour de l'écritoire de vieux Sèvres.
Deux ou trois fois l'année, Psylla était prise
d'un accès maladif de mélancolie profonde. Elle se
retirait au fond d'un cabinet noir , y demeurait
cinq ou six jours sans se montrer, et un beau
matin reparaissait plus fraîche, plus vive, plus
alerte et plus tendre que jamais... Klle avait, du-
rant sa retraite, changé de peau, et l'on retrou-
\ail , au fond du cabinet, l'enveloppe légère et
transparente comme une gaze, dont elle s'était
dépouillée.
Le malue de Psylla dm s'absenter pendant un
mois environ. Tant que dura cette absence, la
couleuvre semonira triste et de mauvaise humeur;
elle silHait dès qu'un étranger s'approchait ; té-
moignait de la colère , et lançait une liqueur fé-
tide sur la main qui tentait de la saisir. Enfin,
tous les elloris pour la faire manger restèrent
inutiles, et la pauvre bête était considérablement
maigrie, quand son ami revint de voyage. A la
vue de l'ingrat qui l'avait quittée, elle témoigna
une joie sans pareille, sillla doucement, s'élança
sur les genoux de celui qui revenait, et donna
tous les signes d'une joie vive et tendre. Une
heure après, elle mangea une énorme grenoui:^^
et huit jours s'étaient à peine écoulés qu'eUe avait
retrouvé tout son embonpoint et repris toutes ses
habitudes.
Cette amitié de l'artiste et de la couleuvre dura
deux années entières, pendant lesquelles Psylla
ne s'engourdissait point quand l'hiver arrivait,
ainsi que le font les autres couleuvres en liberté.
La chaleur de l'appartement la tenait .éveillée ,
gaie 1 1 bien portante, 11 fallut que son maître
vers la fin de l'hiver de 1835 entreprît un nou-
veau voyage. La pauvre couleuvre , après avoir
bien cherché celui qui l'avait encore quittée, vain-
cue par le chiigrin et par le froid , — c'était au
mois (le février, — alla se réfugier dans une ar-
moire pleine de vêtemens de laine et finit par s'y
endormir d'un sommeil léthargique. A quelques
jours de là, son maître revint, et une vieille bonne,
dans un accès de zèle , ouvrit brusquement l'ar-
moire où se trouvait Psylla. A la vue inattendue
de la couleuvre, épouvantée, elle repoussa brus-
quement la porte de celle armoire... la téie de la
pauvre béte engourdie était tombée sur le bord
de l'armoire et fut écrasée par le choc qui la
frappa.
Il faut l'avouer, une larme mouilla les yeui de
l'artiste , à la vue de ce pauvre petit corps ina-
nimé, et ce fut avec un sentiment de tristesse
qu'il déposa la pauvre Psylla dans le bocal plein
d'esprit qui lui avait été destiné deux années au-
paravant.
S. H. BEnTHOlD.
(La Presse.)
Explo.'«ioii «le I.i uiarliiuc «In bnleiiii
à vnpcnr La PAnisiE\:vr.
" Le bateau venait de mouiller au port, hrsquc
soudain une détonation sourde, semblable à uu
coup de tonnerre, se fait entendre. Des cris d'ef-
froi jettent l'alarme parmi les nombreux voyageurs
qui couvraient le bateau ; tout le monde fuit à
travers les tjuages dune fumée noire et huiuide.
l'Un des conducteursqui transmettent la vapeur
du bouilleur à la chaudière avait crevé . et par
suite la chaudière elle même. Le chauffeur, qui, à
ce moment, était auprès du f>)iirneau. a été ins-
tantanément asphyxié, et il est tombé raide mon,
la figure horriblement brûlée et les cheveux gril-
lés : c'était épouvantable à voir. Le mécanicien
et un autre chauffem- sont aussi tombés couutls
de brûlures mortelles et le corps noir comme le
charbon ; ils sont morts peu de momens après
avoir été transportosà I hospice. Le capitaine, qui
se trouvait sur le pont près de la rampe de la
— 12 —
machine, a été aussi tiès-uialiraité, cl ou l'a em-
poiié les jambes brûlées. On a l'espoir de sauver
deux hommes de l'équipage qui ont été allcinLs.
"Aucun des voyageurs n'a soufl'ertdans ce mal-
heur ; on était bcureusement à terre, et en cet
instant ils étaient tous descendus. Les secours
les plus empressés ont été prodigués aux blessés.
..La cause de ce déplorable événement est
connue. Dans un grand nomlnc de machines à
vapeur, il n'existe, pour la vaporisation de l'eau,
qu'un ou deux bouilleurs; dans celle de ce bateau,
011 a adopté en grande partie le système Séguier,
qui consiste à disposer parallèlement sur le foyer
un assez grand nombre de petits bouilleurs ran-
gés à plat, et superposés à deux étages. Chacun
de ces bouilleurs reçoit l'eau de la chaudière, et,
pour leur alimentation continue, il est nécessaire
que la chaudière soit toujours remplie d'eau à une
hauteur supérieure "a leur élévation ; mais si la
chaudière se vide, sans que la pompe alimentaire
la remplisse à mesure de la consommation, bien-
tôt l'eau man(iue dans lesbouilleurs, qui, se trou
vant vides, s'échaullent et rougissent. Dans cet
état d'ardeur, si tout à coup l'eau leur revient,
alors a lieu le phénomène qui s'opère quand on
jette de l'eau sur une barre de fer en feu. Toute
celle eau qui arrive àaots se vaporise instantané-
ment, cl avec un intensité telle qu'il y a impossi-
bilité aux bouilleurs de suffire à leur échappe-
ment; il faut qu'ils se déchirent pour livrer passage
à la vapeur, qui soudain s'élance par des issues
avec une force terrible.
..Voilà précisément ce qui est arrivé. L'eau man-
quait dans la chaudière, à la hauteur de quatre
des bouilleurs supérieurs. Au moment où, après
la dtsccnledes voyageurs de Melun, le bateau se
disposait a continuer sa route sur \'oiitcreau, la
pompe a rendu l'eau; deux des bouilleurs l'ont
reçue, cl en une minute ils étaienl violemment
déchirés. C'est donc à la négligence du mécani-
cien ou des chaullcurs qu'il faut attribuer ce
sinistre; ils pouvaient l'éviter et le prévenir, en
vériOaiit sur le niveau placé près de la chaudière
la hauteur de l'eau qu'elle contenait.
.,l.e bateau appartient, ainsi que les troisautrcs
qui font le trajet de Paris à Montereau, à M. Co-
chol, mécanicien très-distingué. Il est juste de lui
rendre le témoignage, dans cette circonstance si
pénible pour lui, que de tous les bateaux qui
voyagent sur la Haute-Seine, il n'en est pas dont
les machines soient mieux confectionnées, mieux
entretenues, el qui fassent plus exactement la
service. «
Vortraitm et attitudes des accusés
à la COUP des pairs.
Barbes est d'une haute taille; il porte des mous-
taches et une barbe épaisse. On remarque sur son
front, au-dessus de l'œil droit, la cicatiire du
coup de feu qui l'a frappé à la barricade de la rue
Grenelai. Barbes parait encore souffrant des sui-
tes de SCS blessures; sa figure est belle, grave,
fortement caractérisée , et l'extrême pfdeur de ses
traits donne à sa phjsionomic un certain mélange
de fermeté cl de mélancolie. Barbes est entière-
ment vèlu de noir.
Martin Bernard eel aussi d'une baule siaiurej
son attitude cil firme et pleine d'assurance: d
regarde souvent Barbes cl semble échanger avec
lui des signes d'intelligence ; sa mise, plus négli-
gée que celle de Barbes , est cependant plus re-
cherchée que celle d'un simple ouvrier.
Nouguès, placé à l'exlrémilé de droite du troi-
sième banc, conserve une apparente tranquillité.
Les regards que lui lancent obnqueraent ceux de
ses coaccusés qui sont le plus rapprochés de lui,
ne lui font rien perdre de son immobilité. Ses
cheveux sont longs el bouclés, son costume assez
recherché,
Austen, dont les cheveux blonds sont arrangés
avec une certaine coquetterie, jette les yeux sur
les tribunes publiques. Il paraît d'une santé frêle
et débile , cl son atliLudc contraste avec la gravité
des faits spéciaux qui pèsent sur lui.
Delsadc, Lemière et AValch n'offrent rien de
remarquable.
Roudd a l'exlérieur d'un enfant; son menton
sans barbe , sa lèvre supérieure à peine brunie
par un léger duvet, ses longs cheveux lui donne-
raient tout l'extérieur d'un jeune étudiant, s'il n'é-
tait vêtu de la blo use de l'ouvrier.
Guilbert, corroyeur, est vèlu avec une recher-
che au-dessus de son état ; ses cheveux sont d'un
blond ardent, ses traits anguleux et fortement
prononcés. H est fort occupé à considérer tout ce
qui l'entoure , et la curiosité que lui inspire un
spectacle tout nouveau pour lui, semble pour
quelques insians faire diversion aux préoccupa-
tions nées de sa position.
Mialon a le costume d'un manouvrier. Ses
cheveux épais tombent en mèches aplaties jusque
sur fcs yeux ; son front est bas et déprimé , sa
large bouche toujours béante. Rien dans son ex-
teileur n'offre de contraste avec les antécédens
que l'instruction a relevés contre lui. ( On se rap-
pelle que Mialon a déjà été condamné à une peine
allliclivc cl infamante. )
Lcbarzic, avec sa veste de velours, sa figure
ouverte , a l'air d'un bon et brave ouvrier ; sa te-
nue est modeste, il parait fort affecté et conserve,
pendant la lecture de l'acte d'accusation, la plus
complète immobilité.
l'hilippet est un homme qui, arrivé à l'âge mûr,
paraît avoir conservé toute la vigueur de la jeu-
nesse. Sa figure est pleine d'expression , ses traits
fortement caractérisés. Il porte les cheveux cou-
pés très-courts et a laissé croître sa barbe.
Maitiii et Marescal ont l'evléricur d'ouvriers
endimanchés; leur figure n'offre rien de remar-
quable , Martin porte les cheveux longs et llol-
tans.
Pierné, cbaussonnior , avec ses 18 ans, sa face
pleine, sa tete ronde , ses cheveux plais et cou-
pés en ligne droite sur son front , son air insou-
ciant, son bougeron bleu et sa cravate de couleur,
offre l'image parfaite du gamin de Paris.
Grégoire , fabricant de paillassons , habitant
une des rues les plus ignobles du faubourg Saint-
Marceau, arrêté parla garde nationale au moment
où il gisait étendu à terre, grièvement blessé d'une
balle à l'épaule , porte encore le bras en écharpe
sous la blouse bleue dont il est couvert.
{Gazelle des Tribunaux.)
œaiPCDSlIÏÏIKDÎÎ
DliS
PRODUITS DE L lî^DUSTRIE.
(Neuvième article.) î
Vers le milieu du XV" siècle, au moment où
l'esprit humain, se débarrassant de ses langes, pre-
nait rapidement son essor et préludait par de
hardis essais à ce XVI' siècle si fécond en génies,
une découverte simple et due peut-être au hasard,
immense et sublime par ses résultats, mitenémoi
tout le monde intelligent : c'était la découverte
de l'imprimerie.
L'imprimerie naquit et apparut comme la lu-
mière, quand Dieu tira le monde du chaos. Dès
le jour de sa naissance elle fut prête à propager
rapidement et partout les théories el les systèmes
absurdes ou féconds, conservateurs ou subversifs,
catholiques ou hérétiques qui allaient surgir de
toutes parts. Dès le premier jour elle fut ce
qu'elle est encore aujourd'hui , une folle esclave
sans cœur et sans réflexion , aveugle et soumise ,
un instrument puissant , une arme dangereuse li-
vrée à toutes mains, et selon la main qui la diri-
geait flambeau ou éteignoir, massue ou bouclier,
épée ou stylet.
Et ce qui est plus remarquable encore , c'est
que le premier homme qui encouragea les pas de
cette esclave qui devait tout briser et asseoir son
despotisme sur des ruines , fut ce terrible
Louis XI , qui a mis du sang sur tous les écussons
des grands féodaux.
Aujourd'hui l'imprimerie et la presse sa fille,
les livres et les journaux , forment à elles deux la
plus vaste industrie, celle qui occupe le plus grand
nombre d'ouvriers intelligens. Cent autres indus-
tries ne sont que ses vassales et n'existent que
par elle.
Il serait plus qu'inutile de .'compiler ici les
noms de tous les genres de métiers qu'elle sou-
tient : disons seulement que ces métiers forment
une échelle graduée , dont nous occupons le pre-
mier échelon , et dont le chiffonnier tient le der-
nier.
Depuis que la vapeur est venue en aide à nos
industries, on peut dire que l'imprimerie a fait en
quelques années des progrès plus rapides qu'en
deux siècles entiers. Les machines se sont multi-
pliées pour l'impression, comme pour la fa-
brication du papier, et cette année encore nous
avons signalé une nouvelle machine à papier con-
tinu de MM. Kœchlin, dont les perfectionncmens
sont de la plus haute importance.
Et ce n'est pas tout encore : à côté de tout cela
une admirable découverte va venir ajouter encore
à la puissance de l'art typographique ; nous vou-
lons parier de la lyto-lypographie de M. Dupont,
qui a trouvé le moyen de reporter sur la pierre
les vieilles éditions et les anciennes gravures.
Les résultats de cette découverte sont presque
incalculables. Que de pleurs vont verser les an-
tiquaires Cl les bibliomanes, qui vont se voir en-
tourés de toutes parts de nouvelles éditions de
leur édition unique , de nouvelles épreuves de
leurs gravures antiques, si rares, si précieuses.
Marc-Antoine et Rembrandt vont devenir popu*
— 13 —
laires, nos bibliothèques vont s'enrichir, mais non
plus à prix d'or, comme autrefois. On aura de
belles éditions d'EIzcvirs pour moins d'argent
qu'un roman moderne. Aussi nous mêlerons no-
tre voix à toutes les voix qui ont prodigué l'éloge
à M. Dupont, nous ferons des vœux pour qu'il réus-
sisse , pour qu'il nous livre de ces belles éditions
de livres antiques dont nous avons le modèle sous
les yeux , et pour qu'il délivre nos livres moder-
nes du fléau de la contrefaçon étrangère.
Parlons maintenant de tous les imprimeurs de
l'exposition : voici les Didot qui soutiennent di-
gnement la réputation atiachée ii leur nom ; voici
Paul Dupont qui s'en est fait une; Everat, qui
ajoute de nouveaux succès à ses premiers suc-
cès; et les Lacrampe qui, de transfuges, sont de-
venus rivaux.
M. Everat est aujourd'hui l'imprimeur le plus
habile pour les ouvrages illustrés ; mais faisons
aussi la part du plus habile de nos éditeurs,
M. Curmer , auprès duquel nous nous arrêterons,
afin de rendre à chacun la justice qui lui est due.
M. Curmer sait illustrer mieux que tous ses con-
frères ; il observe, il lit, il étudie, et lorsqu'il va
trouver l'artiste en lui portant sa claquelle de buis,
il lui communique ses impressions encore toutes
récentes, et l'artiste exécute comme si l'auteur
dictait.
Un coup-d'œil jeté sur les livres que M. Curmer
expose, suffira pour convaincre tout le monde. Il
n'y a rien de plus suave que les illustrations du
Mois de Marie, de plus sublime que celles de
l'imitalion de Jcsm-Christ, de plus poétique,
de plus vrai, que celles de Paul et Virginie.
Nous ne pouvons résister au plaisir de citer ici
quelques lignes de M. Curmer que nous avons
sous les yeux. On verra que, pour lui, ce n'est pas
un métier mais un art que l'état d'éditeur.
<( VlUustration, c'est ainsi que l'usage a nom-
mé l'application de l'art de la gravure à l'art typo-
graphique, n'est pas une affaire de fantaisie où le ha-
sard occupe la principale place ; il faut quelque
étude pour entrer dans le génie ou l'esprit de l'au-
teur, deviner quelquefois sa pensée, la compléter,
l'étendre même, sans la fausser, en reproduisant
les personnages que son imagination a créés, et
combiner les ornemens de façon qu'ils soient en
rapport avec l'époque où le livre a été écrit, et les
lieux où la scène s'est passée.
"Nous pouvons donner un exemple sensible de
l'importance de ce travail en indiquant ce que
nous avons dû faire pour l'illustration de Paul et
Virgine.
)i Bernardin de Saint-Pierre, dans une dernière
édition \n-k° publiée par lui, avait cherché à don-
ner à son hvre tout le lustre possible ; il s'était
donc adressé aux principaux artistes de son temps,
pour obtenir de chacun d'eux une scène de son
chef-d'œuvre : il n'a pu produire qu'une illustration
décousue, fausse, incomplète. Les éloges qu'il
donne à ces gravures sont plutôt des remercî-
mens aux artistes que des démonstrations de la
véi iié de reproduction.
Il Pénétré de la pensée de lîcrnardin, qui par
un art exquis a imaginé de placer les scènes dra-
matiques les plus naïves et les plus saisissantes au
milieu des scènes de la nature Içs plus majestueu-
ses, nous avons étudié avec soin la topographie
de rile-dc-Francc, le règne animal et végétal qui
l'animent, les mouvemens des saisons, les habitu-
des dos indigènes, leurs costumes, leurs usages;
pour plus d'exactitude, nous avons fait venir de
Londres les plans levés à l'Ile-de-France (Maurice)
par l'Amirauté; tous les ouvrages reproduisant les
oiseaux, les plantes, les arbres et toute la végéta-
tion ont été recherchés et examinés avec soin ; les
serres du Jardin-du-Hoi, explorées sous la direc-
tion d'un botaniste familiarisé avec la végétation
inter-tropicale.
»La connaisance exacte des lieux, des êtres qui
les habitent, ainsi acquise, nous nous sommes
adressé à M. Tony Jobannot, dont le talent gra-
cieux se prêtait merveilleusement à reproduire
toutes les scènes de la famille; en même temps
d'autres ariisles, MM. Français, Meissonier, Paul
Huet, Eugène Isabey, se distribuaient, selon leur
spécialité, les paysages, les fleurs, les oiseaux, les
grandes scènes de la nature, les marines. C'est en
confiant h chacun ce qui s'alliait le mieux avec son
talent, que nous sommes arrivé à une exactitude
complète dans toutes les parties.
»La Chaumière Indienne a exigé un autre
genre de travail qu'il serait trop long de détailler
ici ; il suffira, pour s'en convaincre, d'examiner
l'ouvrage et de penser qu'il n'y a pas une seule
vue, un seul accessoire qui n'ait été fait d'après un
renseignement authentique.
«L'illustration ainsi conçue est un travail long,
minutieux, et que l'éditeur seul peut et doit pré-
parer dans son ensemble, afin que chaque artiste
qui concourt à l'œuvre, ne s'en fiant qu'à son ima-
gination, n'apporte pas une pièce de marqueterie,
et ne produise un disparate choquant. "
On voit par cequi précède que M. Curmer sait
comprendre et exécuter.
Les Douze Dames de Rhétorique de M. Des-
rosier sont très remarquables ; le frontispice du
Paradis Perdu de i\Iilton, imprimé en camaïeu
en sept couleurs et vingt-quatre tons dans l'impri-
merie Lacrampe, est un magnifique tour de force.
Deux planches ont suffi pour obtenir ces différen-
tes combinaisons.
La typographie musicale de M. Duverger mérite
aussi nos éloges, pour la netteté et la pureté des
impressions, et surtout pour le bon marché. Grâce
à M. Duverger les partitions les plus chères sont
maintenant à la portée de toutes les bourses.
Nous ne savons pas s'il est encore possible à
l'arttypographiquede parvenir aun plus haut degré
de perfectionnement, mais ce que nous savons
c'est que les résultais obtenus placent dans ce
genre la France au premier rang et nous espé-
rons que nos imprimeurs et éditeurs ne l'en lais-
seront pas descendre.
Maintenant plongeons-nous dans le faux ; tout
ce qui reluit n'est pas or : ii commencer par les
tissus de verre et à finir par les imitations de
toutes sortes.
Pour les tissus de verre nous vous en parlerons
plus tard.
Pour les imitations nous avons remarqué peu
ou point de progrès; deux expos ns seulement
sortent do ligne, bourguignon d'abord : ses perles
sunt vraies, bien montées, ses diamans sont d'une
belle eau, ses imitations d'or laissent un peu à dé-
sirer, mais avec le temps, l'hypocrisie, même en
matière métallique ou minérale, est chose facile à
pcrfecliouncr,
Delamarre ne cède en rien à Bourguignon
pour l'imitation des pierres fines; nous avons re-
marqué des opales dont la langue de feu avait un
éclat superbe, des diamans faux qu'un homme du
métier peut seul distinguer des diamans vérita-
bles, et des grenats magnifiques. Mais pour l'imi-
tation d'or, nous n'hésitons pas à donner la pré-
férence aux produits de Delamarre.
Dans un prochain article nous parierons des
tissus de toute espèce, des porcelaines et des
meubles, et là plus que partout ailleurs, nous au-
rons à signaler des progrès et de la décadence,
de l'habileté et du mauvais goiit, de l'élégance et
de la lourdeur ; nous promettons à nos lecteurs
d'être ce que nous avons toujours été, sévères
mais impartiaur,
Georges Janéty.
PI.WOS DE M. HENRI HERZ A L'EXPOSITION.
Les instruraens de musique occupent cette an-
née une place importante dans les galeries de
l'exposition. Près de cent fabricans ont envoyé
des produits de leurs atehers. Les facteurs de
piiinos sont en majorité, ce qui prouve que cet
instrument se popularise tous les jours de plus en
plus. Parmi tous les produits qui abondent dans
les Galeries de l'industrie, on doit classer au pre-
mier rang les pianos de M. Henri Herz. A la qua-
lité de pianiste et de compositeur célèbre , M.
Herz a joint celle de facteur. On doit sa-
voir un gré infini à cet artiste de sa persévérance
pour amener le piano à l'état de perfectionne-
ment matériel où il est arrivé. M. llcrz est à la
tête de son établissement, il dirige lui-même ses
ateliers , il possède parfaitement la théorie de la
construction , il a en outre ce qui manque pres-
que toujours à rou\rier, cette finesse de tact et
(le sentiment qui seule fait apprécier toute la dé-
licatesse des tons et toutes les nuances des effets.
La France musicale a ainsi formulé son opi-
nion sur les pianos de ce facteur : M. Herz s'é-
lant aperçu que presque tous les pianos péchaient
par trop ou trop peu de légèreté dans le jeu, par
l'absence d'égalité dans les trois parties qui cons-
tituent l'instrument et par le jeu mal combiné des
pédales, a cherché à remédier à ces inconvéniens
divers. Dans tous les instrumens qu'il a exposés,
il est facile de distinguer les efforts qu'il a dû fai-
re pour arriver à ce résultat. Ses pianos sont
faits sur le système anglais ; l'échappement e.-t
perfectionné et mieux fini que dans les pianos de
cette nation. Il a adopté le barrage en fer , mais
il l'a établi double; ainsi la table d'harmonie se
trouve enveloppée en dessus et en dcsous. Le
corps du piano, encadré de celte manière, est
d'une solidité parfaite et tient long-temps l'ac-
cord. Le clavier, dont personne mieux qu'un fac-
teur ne peut juger les avantages ou les défauts, a
été l'objet des soins particuliers de M. Hen, qui a
résolu un problème difficile, relui de concilier la
promptitude avec la force et la netteté du jeu.
Les mortaises des touches sont garnies en buflle
pour éviter le bruit du fer contre le lK>is. Pour
obtenir un son plus net dans la partie du dessus,
le facteur a appliqué un chov-det en cuivre d'une
seule pièce et d'une solidité à toute épreu\e, Lej
14 —
ornemeiii et les (oiaim cU ces insiiuiueiis sont
simples, gracieux cl de bon goûl.
M. Ikiiri Ilcrz est le pieiiiier facteur qui ail
consuuii des instiumens à sept octaves complè-
tes. Il était bien ilifliciie de faire pai venir à faire
rendre un son net et distinct à une corde d'une si
petite étcnilue. l.cs sons, dans les pianos de ce
facteur, sont assii roiids et assez distincts. Les
facteurs ont beaucoup critiqué cette innovation au
moment de son apparition, mais aujourd'hui nous
voyons plusieurs claviers s'éiendre jusfiu'au sol
et au/(i aigu. Nous avons également apprécié dans
les inslruniens de M. Herz l'effet d'une pédale
una conta ; dans d'autres pianos cette pédale fait
que le marteau ne frappe qu'une seule corde , et
voilà tout; ici le marteau, par un certain méca-
nisme, frise la corde légèrement, et l'étoufl'oir,
en retombant, fait sortir des sons barmoniques
pleins de pureté.
L'indusUie et le commerce ont à se louer de
M. llerz, qui est parvenu à diminuer le prix des
inslrumi'ns, et qui donne beau et bon à un prix
Uès-modéré.
Si la facture doit à M. Herz de bons pianos, le
monde artistique et fasbionable lui doit i;ne dé-
licieuse et magnifique salle de concert, qui, selon
l'expression d'un écrivain, est aussi un excellenl
iustrumciit, d'une sonorité bien entendue, cal-
culée selon les lois de l'harmonie et de l'acousù-
quc, et qui niamiuait à la ville de Taris. Cette
salle qui joint, chose bien rare en ce temps, la
commodité à l'élégance, sert à la fois pour les
concerts et comme lieu d'exposition ; c'est un ou-
vrage de lu\e dont l'art et l'industrie doivent re-
tirer un égal avantage. Les sacriaces que cette
construction toute grandiose ont dû coûter h M.
Ilcrz, l'intelligence que ce chef habile a su dé-
ployer dans l'ordonnancement des tracés, ainsi
qut; dans la direction des travaux , et le noble dé-
sintéressement avec lequel il prête gmluilcmenl
ce beau local aux artistes, doivent recommander
bien haut non-seulement la fabrication , mais l'é-
tablissement de M. llcrz à l'attention du jury, des
musiciens en général et parliculieremeiit des pia-
nistes, à la tète desquels il s'est placé comme
exécutant et comme compositeur.
EsccuiEa.
Ueuuc îits tribunaux.
TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.
La veuve Lcclerc de Sainte-Croix et le sieur
Pouil'ard, condamnés par jugement de la 3*
chambre du tribunal ci\il de la Seine, en date du
15 mai dernier, et par corps, à la restitution de
tous les titres et de toutes les valeurs par eux dé-
tournés au préjudice de M. Charles-Auguste de
Sainte-Croix, héritier légitime, viennent d'intir-
je'.er appi 1 de ce jugement. M. I.achèze, député,
présidi ht du tribunal de Monibrison, gendre de
la veuve Lei 1ère de Sainte-Croix, sa femme, Cliar-
loile-Anne Leclercde SainteCroiv, et Charles Le-
clerc de .^ainte-Croix, cnfans du deuxième lit, ont
aussi interjeté appel.
M' Battur, avocat à la cour royale, et non Bat-
tier comme nous l'avions imprimé par erreur....
plaidera la cause de U, Charles- Auguste de
Sainte-Croix intimé; il .sera [asaistéet scconilé de
M' rh. Dupin qui a lépliqiié aveclui en pre-
mière instance. Demain sera appelée la cause ou
l'incident quia trait à Li unse sous la main du sé-
questre nonnné |iar lejugcuicnl, de l'hôtel n" ô6,
avenue de Neuilly, qui a été vendu durant la li-
tispendance, par la veuve Leclerc de Sainte-Croix,
au sieur Meuron, vente dont M. Cliaries-.\uguste
de Siiiiti'-Croix demande la nnll lé. Cet imuieujle
vaut à lui seul près de 300,000 fr.
POLICE CORRECTIONNELLE. *
Les liant ou fus.
Dans nu boudoir où la lumière pénétrait adou
cie par un double rempart de mousseline et de
soie, une jeune femme brodait. Penchée sur son
métier, sl's doigts agiles suivaient rapidement les
contours du dessin ; de temps en temps elle s'ar-
rêtait, regardait son ouvrage avec complaisance;
et elle était heureuse, bien heureuse à la pensée
que bientôt le bien aimé aurait, brodée de sa
main, la plus élégante paire de pantuull::s,sur la-
quelle se détacherait le chilVre nuptial, deux lettres
entrelarécs, L. A., touchant emblème de l'union
d. s cœurs. C'étiiit pour elle une joie enfantine de
faire ui\ stère a Auguste des heures (|ii'elle consa-
crait à tiavaiUer pour lui; elle voulait le surpren-
dre, l'éblouir, le confondre, en déi)osant à ses
pieds, tout d'un coup, sans prépai ation, s;ins
qu'il s'en doute, ce chef-d'œuvre, témoignage de
sa patience plus encore que de son talent à bro-
der.
Ici, nous quittons le gracieux pour entrer dans
un ordre de faits dramatiques, dont la discrétion
des témoins ne nous a pas permis de soulever le
voile; nous passons donc sur plusieurs mois, et
nous retrouvons Lucia, non plus dans son boudoir,
mais dans une chambre à coucher dont la déco-
ration est toute nouvelle pour nous. Le seul meu-
ble que nous reconnaissons est le métier à bro-
der, sur lequel est toujours tendu le canevas des
pantoulles. Lucia y travaille encore, mais à la
manière de Pénélope, quoiqu'en plein jour. Des
deux lettres du chilli e, l'une a changé, l'A a été
remplacé par un R, ce qui signifie, selon l'expres-
sion d'un témoin, que nous sommes sous le règne
de Robert. Ce règne, aussi agité et plus court
que celui d'Auguste, ne devait pas non plus voir
s'achever le monument de Lucia. Une troisième,
une quatrième fois, il lui fallut changer l'initiale;
l'A primitif, déguisé enR, ne tarda pas à être mé-
tamorphosé en C, puis ce dernier à s'arrondir en 0.
Or, l'A, l'R, le C et l'O sont quatre amis, succes-
seurs immédiats les uns des autres et tous héri-
tiers piésomptifs de^ pantoulles.
Des quatre amis, trois, en hommes sensés et
qui savent prendre leur parti en braves, n'avaient
fait qui; rire de leur commune histoire ; mais le
quatrième, le dernier en date, coté 0, avait pris
au séiieux les pantoulles et leur chiffre embléma-
ti([ue. Forcé à l'abdication, il ne put contraki-
dre Lucia à une stabilité de sentiment qui n'cftt
pas dans ses habitudes; mais, en battant en re-
traite, il voulut sauver armes et bagages, au nom-
bre desiiuels il rangea les pantoulles qu'il réclama
énergiquement. C'était sa propriété, disait-Il, non
" I 1 1 I. Il i
pas tant à cause de la promesse qui lui en av
été faite, qu'afin de rentrer, autant que possible,
dans une certaine soiiime de 20 fr. qu'd avait
donnée pour achat de laines assorties.
A celle prétention, léquiiablc Lucia avait ré-
pondu que les pantoulles étaient commencées de-
puis longtemps et avec la laine de ses prédéces-
seurs; ille lui ollrit de lui rendre, en la défilant,
ce (|u"il était entré de la sienne dans l'initiale O.
Sur le refLis du jeune homme, la discussion s'était
échauffée, et si bien écliauffre qu'après des paro-
les vives, des injures échangées, un soulilet ou
des soulllets auraient élé donnés par Osc;îr à la
dame Lucia, qui prétend ne les avoir pas rendus
et venait aujourd'hui en demander réparation à la
police correctionnelle.
Les trois prennères initiales. A, R, C, étaient
citées par Lucia en témoignage de l'antiquité des
pantoufies, et pour, du reste, dé|)oscr de l'ensem-
ble (le sa moralité, de la douceur de ses mœurs,
de son bon cœur, de son désintéressement. Tous
trois s'en sont tirés avec esprit, ont ri de bonne
grâce au souvenir des pantoufles omnibus, qui ne
sont à personne, et ont du reste, tout en cher-
chant à justifier Oscar, rendu le plus éclatant té-
moignage au caractère lieureux, enjoué et badin
de ma:lemoiselle Lucia.
Des autres témoinscités,dei;xscalementétaicnt
présens à la scène de rupture. L'un, c'est une
dame, qui a vu donner trois soulllets sur les deux
dont se plaint Lucia, termine tout bonnement sa
déposition par ce mot adressé à Oscar : c'est un
monstre. L'autre témoin, qui n'est qu'un homme,
n'a vu donner qu'un tout petit soulilet, bien un
peu provoqué par certains outrages 'que ne lui
épargnait pas l'enjimée Lucia.
Tout bien délibéré, le tribunal a condamné
Oscar il 25 fr. d'amende, sans rien préjuger sur
la propriété des pantoulles, dont le chiffre est de
nouveau veuf de sa quatrième initiale.
Les liaisons dangereuses.
Au banc des prévenus vient s'asseoir à rcculoiis,
en minaudant et en se donnant des airs, une
assez jolie brune. Si la toilette suffisait pour clas-
ser seule la femme, Camille Chippart serait une
femme comme il faut; elle porte une élégante
capote de gaze rose, une robe de soie rayée et
moirée, un grand schall de soie noire semé de
Heurs rouges; sa petite main, couverte d'un
étroit gant de chevreau, ne quitte pas un flacon
de cristal à bouchon de vermeil, et malgré tout
cela, ou peut-être à cause de tout cela, Camille
Chippart n'est pas une femme comme il faut.
Pourquoi? demandez-le à M. de Balzac, qui vient
A'éa'kii IX professo un excellent article sur ce
sujet. Si vous ne m'en voulez croire, écoutez-la ;
les choses qu'elle dit, et encore plus le ton dont
elle les dit, vous donneront la mesure de ce
qu'elle peut êlre.
M. le président. — Vos noms?
— Camille Chippart, 22 ans, lingère.
— Liiigère! en êtes vous bien sûre ? Il paraît
que vous n'exercez pas votre état... Vous ne
vi\ez pas de votre travail. Vous demeurez...
— Rue Lemercier, aux Catignolles.
— Oui, vous êtes lii en garni, et puis vous
avez un autre logement dans vos meubles, rue
I
15 —
de rrovcnce. Il est vrai qm; vos meubles sont
saisis pour deux ou trois nii;ii> francs. Tout cela
n'annonce pus une conduite très régulière. Mais
enfin, ce n'est pas de cela rpi'il s'a;;it. Vous savez
que vous êtes prcvonu.Ml'avuir volé une somme
de 3,120 fr. à un sieur Philippe P... avec l('(|ucl
vous aviez entretenu des relations coupables ?
Avouez-vous le fait?
— J'avoue ni'èlre emparée de deuv billets de
mille fraiirs, deu\ autres de 500 francs chacun,
et de 120 fr. environ en argent; mais je ne vou-
lais pas me les approprier tout-à-fait, je voulais
seulement forcer M. Philippe à s'arranger avec
moi il r^imiable.
— Qu'entendez-vous par là, s'arranger à l'a-
miable.
— Il y avait quelque temps, il m'avait promis
deux mdiefrancs pour m'aidera payer mes dettes.
D'ailleurs, je les avais remis cachetés à mon
oncle, marchand des quatre-saisons.
— Et vous pensez que cela vous autorisait à le
voler ? Nous allons entendre les témoins.
M. Philippe P..., 2'( ans, étudiant en droit. —
Messieurs, j'ai donné mon désistement purement
et simplement. C'est une ali'uire maintenant arran-
gée entre nous; ce n'était qu'un malentendu.
M. l'avocat du roi. — Comment, un malenten-
du! J'ai sous les ycuv voire plainte chez le com-
missaire à la date du 5 mai ; elle est formelle. Vous
y racontez qu'après avoir reçu quelque temps
clize vous la fille Camille vous l'en aviez expul-
sée depuis huit jours, lorsque, le /4 mai, pro-
fitant de votre absence, elle s'est introduite dans
votre domicile à l'aide d'une clé qu'elle vous avait
soustraite; que là, connaissant toutes vos habitudes
par suite de l'intimité qui avait régné entre vous,
elle a été prendre la clé de votre secrétaire sous
des chemises pliées dans une armoire, et vous à
volé 3,120 fr. La justice ne peut pas entrer dans
vos raccommodemens et vos ariangemens posté-
rieurs; vous lui devez toute la vérité sur l'acc-
usation dont vous l'avez saisie.
M. Philippe P... — Je n'en disconviens pas...;
mais après cela j'ai moi-même quelques reproches
à me faire. J'avais depuis plusieurs mois fait des
promesses à Camille. J'ai à me reprocher de ne
les lui avoir pas teintes.
M. le président.— j;)ue!les promesses lui avicz-
vous faites ?
M. Philippe P...— Des promesses comme tout
le monde en fait à ses maîtresses ; je lui avais
promis de l'aider quclquifois. J'ai eu, tort de lui
montrer mes billets et de l'exposer à laiéntaiion..]e
ne pense pas qu'elle ait voulu me voler définitive-
ment ; je ciois bien plutôt qu'elle a cru pouvoir
s'attribuer cela à titre de compensation, d'indem-
nité : elle aura voulu m'amener à composition et
traiter à l'amiable.
Après un réquisitoire énergique de M. l'avocat
du roi Meynard de Franc, et malgré les elfonsdc
U' VVoIlls,le tribunal condamne Camille Cliippart
à six nu)is de prison.
A peine ce jugement est-il prononcé, que
M. Philippe P.. . traverse la salle, vient ollrir le
bras à Camille, et tous deux sortent eiiM-mble le
plus ti anquillcmeiit du monde.
Utouc Pramatujuc.
THÉÂTRE DES VARIÉTÉS.
Emile, vaudeville en 1 acte, par MM. Bayard et
Dumauoir.
Suivant un dicton assez répandu, l'amour rap-
proche les distances; c'est cet axiome vulgaire,
qui suggère un beau jour à M. Emile Grandjean,
jeune homjue charmant d'ailleurs, mais fils d'un
simple fermier, l'idée d'ollVir sa fortune et sa main
à madaaie de lUeuv, jeune veuve fort coquette
et passablement entichée de son de nobiliaire.
Mais n'ayez garde que madame de Hieux consente
jamais à ieni^randjcanev; elle ne veut pas même
recevoir les visites de son adni rateur, et répond
par des leities bien sèches à toutes les protesta-
tions d'amour qui lui arrivent par la petite poste.
Un jour p(mrt,uit le cœur de la noble dame se
prend d'amour pour un inconnu que le hasard
amène dans la mais'ju de son père ; comment ré-
sister en ellét à un homme qui est à la fois pein-
tre, musicien, médecin, avocat, milil.iire, et par
dessus tout d'une amaiiilité charmante. Or, cet
inconnu, c'est Emile Grandjean qui a fait naitre
un prétexte pour avoir l'entrevue qu'on lui refuse
si obsiinément depuisdeux années.
Emile a voulu se venger; et quand il est bien
assuré de so/i triomphe, il fait à sa belle inhu-
maine l'aveu de son amour... pour la jeune Aline,
sa sœur.
Otez les couplets, et ce vaudeville restera
comme une des plus jolies comédies que l'on
nous ait données depuis lung-temps. Il y a un
intérêt vraiment remari|ual>le et un vernis de bon
ton qui ne nuit en rien à la gaité des détails.
Nous ne connaissons qu'un tort au rôle d'Emile,
c'est d'être joué par Brindeau qui l'empreint
d'une impertinence et d'une prétention vraiuient
insupportables.
THEATRE DE LA PORTE St-MARTIN.
Le Pacte de Famine, par MM. Paul Foucher et
Elle Berthet.
C'est un drame tiré à bout portant contre les
accapareurs de grains do XVlil' siècle. C'est un
plaidoyer plus ou moins élo(|uent pour les misères
du peuple coiitrel'égoïsme des riches et des grands.
Il y a dans cette pièce un certain M. delJeauniont,
avocat généreux et désintéressé, tel qu'il n'est
point rare d'en trouver au théâtre, qid prend har-
diment la cause du peuple , attarpie les finan-
ciers, puis, victime di! son courage, se voit jeté
dans un cachot de la Bastille, pour en être tiré au
cinquième acte par le peuple enfin virlorieuv.
Tout ceci ne manque pas de verve, d'entrain, ni
même d'intérêt véritable. Les deux premiersacles
se traînent lentement, mais les trois derniers sont
remplis de péiipéties émouvantes. Tous les jour-
naux ont dit avant nous que c'était là un beau suc-
cès. Nous ne nous sentons pas le courage de
contredire des éloges si unanimes. Nous répéte-
rons donc que c'est un beau succès et nous en fé-
liciterons les auteurs.
Hiuuc bc ciiu] ionra.
30 JlIN. — D'après les nouvelles do Ma Irid,
du 22 juin, ladéiresM- financière est grauiledans
cette capitale ; à la vérité, on se flattait do I espoir
d'obtenir une avance de (iO millions de réaux de
MM. Gaviiia, Casa-Iiujo, O'Shea et Calderon ,
moyennant une cession momentanée du produit
du tabac.
Par lellresde la Guadeloupe du 20 mai. reçues
ce matin à Nantes, on apijnn.l que M. Jubelin.
gouvorn. lu- do cette colonie, vciK.il de prendre le
même arrêté qi; ■ !e gouverneur de la Marthii-
que, et de permettre l'exportation du sucre pour
tout navire et sous tout pavillon.
— L'arrêté de M. le gouverneur de la Martini-
que, en date du 1.5 mai dernier, qui autorise l'ex-
portation des sucres à l'étranger, par tous pavil-
lons, est parvenu le 27 juin, au gouvernement.
Des dispositions ont été prises immédiatement
pour en faire cesser les efi'ets.
— La commission des sucres a décidé aujour-
d'imi d'abaisser la surtaxe sur les sucres bruts
blancs, à G fr. 50 c. ; elle a résolu aussi qu'il v
avait lieu d'abaisser le rendement de sucre raniné
à 70 fr. pour les sucres coloniaux, et 73 fr. pour
les sucres étrangers. Il ne reste plus à délibérer
que sur le droit à imposer à l'entrée des sucres
étrangers. Une seule séance suffira probablement
à l'examen de cette question.
— On lit dans le Courrier anglais :
« Il résulte d'un rapport fait au Parlement sur
les accidens arrivés à des bateaux à vapeur, que
dans les dix années qui viennent de s'écouler, il
y a eu dans les trois royaumes 92 accidens sur-
venus à bord de navires à vapeur, qui ont coûté
la vie à 634 personnes. Dans les deux dernières
années, c'est-à-ilire en 1837 et 1S38, il y a eu =>i
explosions par suite desquel.es 137 personnes ont
perdu la vie. »
— On écrit de Conslantinople, 7 juin :
« La flotte sortira des Dardanelles après de-
main , car l'astiologue en chef a déclaré que ce
jour était favorable. Le Maliinoudié qui porte le
pavillon amiral a quitté hier l'arsenal ; il a été re-
moivpié par un bat-au à vapeur. 11.000 h:)mmes
s; trouvent à bord de la flotte qui est destinée
pour les eûtes de Syrie, à l'eflet d'opérer une di-
version en faveur de Hafis-Paclia et de rallier la
population armée, sur les derrières d'Ibrahim. .>
— Les correspondances de l'Inde confirmentla
nouvelle, déjà publiée , dune collision sanglante
qui a eu lieu, à Bushire. entre les Anglais "et les
habitans du pays. Le shah de Perse se dispose,
suivant toute apparence, à reprendre le sié^e de
Itérât. "
— On mande de Rome : le S du mois prochain,
il y aura une grande promotion de cardinaux. On
annonce que Mgr. Gaston de Pins, administrateur
du diocèse de Lyon , sera nommé en remplace-
ment du cardinal Fesch, décédé.
— La commission chargée de l'examen du pro-
jet de loi relatif à la reconstruction de la salle
Kavart a repoussé l'amendement qui demandait
que la façade et la principale entrée du monument
fussent établies sur le boulevart. Le chiifre élevé
(le la dépense qu'eût exigé cette construction mo-
numentale pour laquelle il eût fallu acheter la
maison du (irand-Balcon, qui a un graml nombre
de boutiques sur le boulev.ut, a déterminé celte
déci>ion. Après avoir entendu lc« représentations
lie plusieurs entreprises théâtrales qui ont des in-
térêts engagés dans la (|uesilon de la reconstruc-
tion de la salle Favarl, la commission s'est pro-
noncée pour l'adoption pure et simple du projet
de loi présenté par le goavernemeiit.
1"' JUILLET. — Le 19 juin, la gendarmerie a
conduit dans la maison de dépôt de la ville d'L-
zerche un jeune prisonnier p irtant le costume es-
pagnol avec le berret blanc dit à la Zumalacarre-
guy. Celait le marquis de Caniévos. ancien pa"e
du roi de Sardaigne et ofiicier d'artillerie au se^-
Mce lUi prétendant don Car'os. 11 n'est â"é que de
dix huit ans. ( t a fait ses éludes militaires à l'éaile
(l'.ii tillerie <le Vienne, en Aulrirhc. Son éducation
p.iraii des plus soi. -nées, et il parle avec faiiliu- le
I lanças, le castillan, le ius.se, l'allemand et lita-
lien. Il clierchait à pénétrer en Espagne par
Bajonne lorsqu'il a été arrêté. Il doit être conduit
a Amiens.
— lue lettre de Ncw-Vorck, du l'ijuin, appor-
tée par le Orcat iratan, anuonco que deiu
— 16 —
bâtinipns ni^griois C-sous pavillon américain), ont
été capturés par un vaisseau de guerre anglais, et
conduits à Niw-Vorck, alin que les dOlinquans
soient jugés et punis suivant toute la rigueur des
lois de leur pays.
— Le gémral Santa-Cruz a abdiqué les fonc-
tions de protecteur suprême, ainsi que celles de
président de la Bolivie, aUn de mellrc un terme à
l'anarchie et à la guerre.
— Des lettres de Naples annoncent que le ma-
riage du frère du roi, le prince Antoine, comte de
Lecce, avec la lille de la duchesse de Berry, n'aura
point lieu. Les négociations concernant cette
union, qu'on regardait comme conclue, ont ino-
pinément été rompues, et la duchesse a aussitôt
résolu d'aller passer quelque temps en Sicile avant
de retourner en Allemagne.
— On mande de Pesth, 17 juin, que le duc de
Bordeaux, après avoir parcouru la Transylvanie et
la Hongrie, était arrivé en cette ville, où il
comptait passer plusieurs jours. Dans sa suite se
trouvaient le duc de Levis, le comte Latour-Mau-
bourg, le comte Montbel, etc.
— Sept pièces capitales restent encore à pla-
cer pour terminer la fameuse colonne de Juillet;
quatre (ronrons du fût, le chapiteau, le tambour
et le génie de la liberté qui couronnera le mo-
nument. Toutes ces pièces étant prêtes, ce monu-
ment pourra être inauguré aux prochaines fêtes
de juillet. Aujourd'hui dimanche, les ouvriers con-
tinuent leurs travaux. '
— Hier , un individu d'une mise assez recher-
chée s'est précipité dans la Seine, au-dessous du
pont des Invalides. Quelques personnes qui se
trouvaient sur le bord de la rivière, sont parve-
nues à le retirer de l'eau et l'ont conduit chez M.
Noël, commissaire de police. Ce magistrat, après
lui avoir demandé, mais inutilement, son nom et
sa profession, l'envoya à la Charité, où les plus
prompts secours lui furent prodigués. Mais le mal-
heureux, tournant vers les personnes qui l'envi-
ronnaient son regard éteint, leur dit d'une voix
mourante : <• C'est inutile, je suis empoisonné. »
— Le roi de Bavière vient de faire publier un
troisième volume in-8° de ses Poésies, qui se
vend à la librairie de Cotta. 11 en avait déjà paru
deux de (rois cents pages. Le produit de la vente
sera remis à l'institut des aveugles à Munich.
2. —Le Toulonnais annonce , d'après des
lettres de Bougie, 18 juin, qu'Abd-el-Kaderaparu
dans les environs, entre autres à Mzaïa, avec une
troupe assez nombreuse et uniformément vêtue.
Il s'est rendu ensuite à un marabout où les Arabes
tiennent leur marché. En retournant par le même
chemin, cette troupe rencontra le commandant
de Bougie qui, avec 250 hommes seulement, lui
barra le passage et voulut savoir quelle était la
cause de cette apparition inattendue ; mais l'émir
se relira et fit dire au commandant qu'il n'était ve-
nu que dans des intentions pacifiques. Il lit même
promettre de venir s'expliquer en personne avec
le commandant aussitôt qu il serait campé à peu
de distance.
— On écrit de Constantine :
« Le bruit s'est répandu que Sétif et Djemmilah
seraient probablement abandonnés; M. le colo-
nel Delarue aurait, dit-on, fait connaître que le
gouvernement n'approuvait point ce système d'oc-
cupation étendue. «
— Le paquebot anglais Vllomére, venant de
Malte, annonce que le l'i jinn on avait reçu de
Constanlinfip'.e la nouvelled'un légerengagement,
à la suite duquel les Turcs s'étaient emparés de
plusieurs villages du Beyiick d'Antib. Cet avantage
avait donné gain de cause au parti de la guerre,
rtdans le conseil il avait été décidé qui; Haliz pa-
cha recevrait des ordres pour aller en avant.
— Lne inondation subite du Tigre a causé de
grand} dommages dans la Uésuputamie. Plusieurs
caravanes ont péri. Une partie des magasins de
l'armée turque a été détruite.
— On lit dans le Journal du Havre :
« M. Chouquet, banquier, déclaré en faillite
par jugement du tribunid de commerce de cette
ville, en date du 22 juin, et qui était sorti de pri-
son sous sauf conduit, vient de disparaître sous le
prétexte d'aller passer la nuit à sa campagne ha-
bitée par sa famille. On assure qu'il a gagné le
port de Fécanip, où un smogleur anglais l'atten-
dait pour le conduire en Angleterre. Cette fuite,
qu'on aurait dû prévoir, ne laisse plus de doute
sur la moralité des opérations de ce banquier,
dont les écritures sont, nous assure-ton, dans le
plus grand désordre.
— C'est hier, à cinq heures seulement, que les
affiches de clôture de l'exposition pour aujour-
d'hui ont été posées dans l'intérieur des salles.
C'est ainsi qu'on a répondu à la demande de pro-
longation que les exposans avaient formulée.
— Voici, d'après la Cazetle, comment le juge-
ment a été rendu, dans l'affaire du général Bros-
sard, après 2 heures de délibération. Le général
a été déclaré non coupable à l'unanimité sur les
chefs de trahison et de concussion ; non coupable
à la majorité de six voix contre une sur le délit
de corruption de fonctionnaires ; non coupable h
la majorité de cinq voiv contre deux sur le chef
d'immixtion dans des fonctions incompatibles avec
sa qualité.
— M. le comte Daru, pair de France, épouse
mademoiselle Lebrun, lille du lieutenant-général
duc de Plaisance et petite fille par conséquent du
consul Lebrun. Les publications préalables à cette
union sont affichées à la mairie du 10' arrondis-
sement.
3. — On écrit de Constantinople , 6 juin :
« Hier, seize chirurgiens sont jwrtis sur des ba-
teaux à vapeur pour Sarasun ; ils se rendent à
l'armée de Hafiz-Pacha , dans le Kurdistan. De-
puis quinze jours, plus de 25,000 hommes y ont
été envoyés. La Hotte a 4,000 hommes à bord, et
on dit qu'elle est destinée pour les côtes de la
Syrie. La rentrée en faveur de Halil-Pacha et sa
réintégration ont fait une impression favorable
sur les Moslines. »
— Hier matin, le lieutenant-colonel Achmet-
Effendi, chef de la Monnaie du Caire, est arrivé
à Paris. Ce jeune Arabe se rend au Mexique
pour examiner et étudier les procédés employés
pour l'extraction de l'or. D'abord le vice-roi vou-
lait l'envoyer en Russie, mais il a senti que c'était
surtout dans le Nouveau-Monde qu il fallait étudier
cette industrie. On sait que Méhémet-Ali a l'in-
tention sérieuse de mettre à profit les mines trou-
vées dans la Haute-Egypte.
— Le saint-père, pour reconnaître le zèle de
M. le maréchal Valée , gouverneur de l'Afrique,
en faveur de la religion , et l'appui qu'il accorde
à Mgr l'évêque d'Alger, vient de lui envoyer en
cadeau un superbe dessus de table en mosaïque
dmi travail précieux et d'un grand prix.
— Le tirage au sort des obligations de la ville
de Paris s'est fait aujourd'hui. Le numéro 5,631
a gagné la prime de 60,000 fr.; le n. 22,395
celle de 20,000 fr. ; le n. 15,931 cellede 15,000 f.;
le n. 25, lli celle de 12,000 fr.; le n. 15,59C
celle de 10,000 fr.
Les numéros 21,804, 13.434, 28,482, 32,285,
397, 22,812, 38,219, 22,527, 16,006, 27,539,
chacun une prime de 500 fr. ; enfin , le numéro
2,084, sorti le 16% la prime de 1,120 fr.
— La caisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che 30 juin et lundi 1" juillet 1839, de 3,955 dé-
posans, dont 544 nouveaux, la somme de 527,966
francs.
Les remboursemens demandés se sont élevés à
la somme de 481,500 f.
— La commission des finances a pris, dans sa
séance de ce jour, l'initiative d'une réforme im-
portante. A la majorité de huit voix contre sept ,
elle a voté la suppression de la rétribution uni-
versitaire , dont le produit pour le trésor s'élève
à environ 1,500,000 fr.
— Le nom de Pic de la Mirandolle vient de s'é-
teindre , et c'est l'état qui hérite de celui qui l'a
porté le deriner. La valeur de cette succession,
vacante faute d'héritiers connus, ne pourra guère
dépasser 15 à 1,800 fr.
4. — On lit ce qui suit dans un post-scriptum
de la Gazette ci Ambourg:
«Le manifeste contre Mehemet-Ali a paru ; il
est daté du 8 ; Méhemet-Ali et Ibrahim-Pacha sont
privés de toutes les fonctions et dignités dont ils
ont été revêtus jusqu'à présent, et le commandant
supérieur de l'armée du grand-seigneur, Hafiz-
Pacha, est nommé successeur de Mehemet-Ali
dans le gouvernement d'Egypte.» C'est vendredi,
15, que ce manifeste sera lu dans les mosquées de
la capitale, et ensuite dans celles des provinces.
» Le dernier courrier de Constantinople, du
12, annonce, d'accord avec les nouvelles les plus
récentes arrivées aujourd'hui d'Alexandrie par
Athènes et Trieste, le commencement des hosti-
lités entre les Turcs et les Egyptiens. Hafiz-
Pacha a pénétré sur le territoire de Mehemet-
Ali, et a attaqué la position d'Ibrahim Pacha. Le
premier combat sérieux aurait eu lieu le 27 mai ;
l'avant-garde égyptienne s'est retirée en se battant
vaillamment, parcequeles Turcs avaient la supé-
riorité du nombre. Ibrahim-Pacha allait à la ren-
contre de l'armée du Grand-Seigneur.
H Le Sultan veut en finir à tout prix avec Méhémeî;
toutes les représentations du corps diplomatique
sont sans effet.»
— Les nouvelles reçues ce matin de la Jamaïque
continuent à être d'une nature défavorable. Des
avis de l'intérieur de l'île annoncent que la popu-
lation nègre a en sa possession une grande quan-
tité d'armes à feu^ct qu'elle ne veut pas travailler;
on ajoute que plus du huitième de cette popula-
tion ne travaillant pas, quoiqu'on lui oflllde bons
salaires, beaucoup d'entre eux s'étaient formés
en bandes de tirailleurs, et s'exerçaient à tirer à
la cible, tandis que la milice, qui est la sauve-
garde du pays, allait se détruisant tous les jours,
et le nombre en diminuait d'un jour à l'autre.
— Mardi dernier, on remarquait parmi la foule
qui parcourait le chemin de fer entre B erlin et
Potzdam, un vieillard d'un air affable et majes-
tueux à la fois, qui donnait le bras à une dame
âgée. Une calèche descendit ce couple vénérable à
Ihôtel de Pétersbourg. C'était l'archevêque de
Posen avec sa sœur.
— On mande de Perpignan, le 29 juin: « Au-
jourd'hui, à trois heures de l'après-midi , l'écrou
du général de Brossard dans la prison militaire a
été levé ; mais aussitôt cet officier-général a été
arrêté pour dettes par des huissiers qui l'ont con-
duit à la prison civile, »
— Dans la dernière réunion de la Société royale
asiatique, on a présenté une immense feuille de
papier de soixante pieds de long sur 25 de large,
à Kumacre, dans l'Indostan. Ce papier résiste
aux atteintes des insectes,
BANQUE PATERNELLE.
MM. les actionnaires de la Banque paternelle
sont informés que le dividende pour 1838 a été
arrêté en assemblée générale , en date du 3 juin,
à la somme de vingt-sept francs soixante-huit
centimes pour cent , et qu'il se paie tous les
jours, de 10 à 4 heures, au siège de l'administra-
tion, rue Sainte-Anne, 71 , à Paris.
Le Directeur, BERTHET.
I np, d'Ed. Proux et C', rue NcuYe-des-Bons-Enfans, 3.
LITTÉRATURE. S^CES, BEAUX AHTS , IN- ^^^^K^^^^iÉi^K^I^SillTr WT^ X JoCRSACX , BEVUES . OUVRAGES INÉDITS
DCSTRIE, CO>XAISSA>CES UTILES. ESQUIS- ■^^à^^^R^^^^^S''^ W^P^I^^èé: PCIlLICATI0>S>0CVELLE5,^BI0G^RAPmES.
ON S'ABOXB A PARIS. A U BUREAU DU JOUR- ^^^^^^^^W\^\ WwB^^^^C" - '- '^/ ImX^^J^MÊÊ^^ PRIX D'ABONNEMENT
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au Cercle des étrangers, n.22ô. PicadiUy. jp^ ,g demande parletlres affranchies.
7- — ~ , . . on , Au peu d'esprit que le honliomme avait,
Lesabonnemens ne datent quedcsoet 20de r r t . j„ „„j-, „ci ;nini<. an n" dn l
chaoue mois L esprit cCautrui par complément servait. Une gravure de modes est JO'nle au noua
tndque iiioia. f f r ^^ ^^^ lithographie an n° du 20 de chaque
Le prix des abonneraens peut être transmis II compilait, compilait, compilait. ""**"'
par a poste, ou en un mandata loucher a F . i- . f Prix des annonces, 75 c. la ligne.
E VOLEUR,
fc^cttc àc0 lournaux français et étrangers.
SOMMAIRE.
De l'instruction eîv TimQiiE, les gendres
DU SULTAN, LA RÉFORME DANS LES VÈTEMEX?,
par M. d'Aubignosc— La comtesse d'Egmont,
par M. Jules Jamn, (suite et (in). —Moeurs,
scènes et caractères de la vie anglaise:
le vieux célibataire riche, les apprentis,
LES GUEUX ÉLÉGANS. — Lantara, par Marie
Aycard. — Les intriguesde Carlton-House,
par M. Eugène Guinot. — Hafiz-Paciia ,
généralissime de rarmce ottomane, par M.
PoujouLAT. —Mélanges, faitscurieux : Le tour-
noi d'Ecosse ; Anliquités de DJiimnilali ;
Le palais du Luxembourg. — W^sm drama-
tique : Théâtre Français : IL faut que
jeunesse se passe. — Revue des modes. —
Revue de cinq jours.
U imm mmm.
De riustrnction ca Turquie. — Les
geudrcM du isuUnii. — La réfornic
dans les vctciucus.
Sa Hautessc entend qu'à l'avenir tout, autour
d'elle, s'organi.se et marche à rcuropéenne. Mais,
en Europe, tout repose sur l'instruction; elle est
généralement répandue. Dans la région moyenne
des populations, elle a atteint un degré auquel nid
Musulman n'est encore parvenu; dans les classes
supérieures , clic s'élève auv sominilés de la
science.
Rien de pareil ne se voit chez le peuple domi-
nateur en Orient. 15 en plus , il n'existe che/, lui
aucun moyeu d'acquérir des connaissances pa-
reilles.
Là, pour les Musulmans , pas d'autre école que
celles où l'on enseigne la lecture et l'écriture tur-
ques , l'arabe et le persan, les écritures saintes et
les premières règles du calcul. Quand un homme
a réussi dans ces diverses parties , il passe pour
un savant. On le cite, on le dit apte aux plus
hautes fonctions ; et , s'il y est promu, on pro-
clame en lui un appui précieux pourrimportalion
des idées nouvelles.
Mais, d'abord, comprend-il lui-même ces idées?
Où a-t-il pu prendre les premières notions ?
Serait-ce dans des livres ? Les Turcs, si ce n'est
le Coran et ses nombreux commentaires , et, de-
puis peu , quelques traités élémentaires mal tra-
duits, n'ont pas de livres écrits dans leur langue.
Peut-être est-ce en lisant «es ouvrages imprimés
dans d'autres idiomes? Ils n'en connaissent aucun.
Si qiie'ques uns barbouillent un peu le français
ou l'italien , leur science ne va pas au-delà des
mots ; le fond de la pensée leur échappe toujours.
Serait-ce entin dans la conversation d'hommes
éclairés? Où en voit-on parmi eu\? Les Musul-
mans, dans leurs cnlretieus , ne peuvent que se
renvoyer le petit nombre d'idées qu'embrasse
leur intelligence. L'échange est bientôt f.iit , la
matière épuisée. C'est de celle indigence que naît
la réserve dont on fait honneur à leur prudence
et à leur éducation.
Au lieu de celle ardeur à acquérir de nouvelles
Inmières qui est le propre des 1 e i|)les avancés ,
le Turc a de la répugnance pour tout ce qui lui
est nouveau.
Et c'est en présence de ces dispositions , aussi
connues que constatées, que son souverain a en-
trepris de renverser l'ordre ancien, et de le rem-
placer par les principes qui règlent toutes choses
dans la chrétienté ! Pour que celle intention eût
pu s'aceouqilir, il aurait fal u auparavant que l'in-
struelion eût i)énéiré dans l'esprit des hommes à
qui la mission en était conliée.
Les Turcs sont bien éloignés, el c'est Ia leur
plus grand nutlheur, de se rendre justice el de
reconnaître b ur nullité. Chacun ne balance pas à
se croire propre à tout emploi qu'il plaît au sultan
de lui donner, et Sa Haulesse partage celte fu-
neste erreur, en admettant que ses choLx ont le
privilège d'inculquer la capacité.
On peut encore de nos jours, comme autrefois,
dire, en signe de remercîment, au porteur d'eau
ou à tout homme de peine que Ton rencontre
dans la rue , et qui vous donne une réponse à la
plus insigniOante demande : Dieu te fasse grand
vizir! Le commissionnaire de Paris auquel, au
lieu d'un 7e vous remercie, vous diriez : Dieu te
fasse président du conseil ! serait disposé à
croire que vous vous moquez de lui, et même
que vous l'insultez. Le Turc , nullement surpris ,
se contente de répondre : Ich Allah ou Allait
Iccrim , ce qui veut dire : Dieu est grand , et s'il
plaît à Dieu. Comment pourrait-il prendre pour
une amère dérision te souhait que vous lui adres-
sez, et que le caprice de son maître peut réaliser
à rinslant même ?
Les métamorphoses de ce genre n'étaient pas
rares autrefois. Lu sulian du nom d'Amuralh
avait di^à f.iil étrangler plusieurs de sesgénéraux,
que les Aulrichiens avaient défaits en bataille
rangée. Il apprend que son nouveau grand vizir
vient d'élre battu. Il envoie aussitôt l'ordre de le
mettre à mort.
Après avoir prononcé celle sentence, il ren-
trait dans son palais, incertain par qui il le rem-
placerait, loi-squ'il aperçoit un homme qui se li-
vrait avec ardeur à son travail, et fendait du bois
pour la cuisine impériale.
11 l'appelle et lui dit : Je le nomme grand vizir.
Cet homme s'incline piofondémcnt devant son
maître , en signe d'adhésion et de reconnaissance ;
mais il se redresse bien vite , en regardant av. c.
dignité les courlisans du prince, qui semblci t lé-
siter à lui adresser leur homm.ige. Aussitôt après
il suit le suliaii, ( i va recevoir l'anneau qui con-
stituait riuvestiiurc de la plus haute dignité do
I ronipire.
— 18 —
Ce gént'ralissinie inipro\isi' part pour l'armé»,
et y ramène la victoire sous l'éicndard du pro-
pliète. Avant sa promotion, il Oiait connu, à cause
de sa profession, sous le nom do lialtudji (fen-
dcur de bois). 11 retint et illustra ce nom. Les an-
nales turques , depuis l'invasion des Ottomans
en Kurope , n'en ont pas conservé de plus cé-
lèbre.
Il ne faut, en Turquie, ni nrissance, ni édu-
cation , ni connaissance des affaires, nous allions
dire ni probité, poui- passer du dernier rang aux
plus hauts emplois. De la condition d'esclave au
rang de pacha, il n'y a souvent qu'un pas. On
voit parmi les grands dignitaires plus d'hommes
de celte origine que de si^jcis nés libres.
llallil, premier gendre de l'empereur Malimoud,
a été acheté en Géorgie , amené ii Constantino-
ple et vendu au vieu\ séraskier Lzrew, dont il a
été long-temps le favori, et qui l'a poussé ensuite
aux plus hautes fonctions.
Said, second gendre de Sa Hautcsse , est fils
d'un esclave qui avait fait son chemin. Celui-ci est
une preuve vivante de ce que nous venons de
dire, de l'inutilité de la naissance, de l'éducation,
de l'intelligence des affaires. Ses alentours lui re-
fusent même le sens commun.
D'un rrélinisme devenu proverbial , nul avant
comme après son union avec la seconde fille du
sultan, Saïd fut doté, à l'occasion de son mariage,
de la charge de séraskier (généralissime) d'Asie ,
du gouvernement supérieur de l'Ecole Polytech-
nique, du commandement suprême de la garde
impériale.
Après la disgrâce d'Hallil , qui était comme lui
gendre du sultan , exilé à cause de l'empoisonne-
ment de deux dignitaires, on ajouta, aux vastes
attributions de Saïd , les charges de séraskier
d'Europe et le gouvernement de Constantinople ,
dont on dépouillait celui-là.
Est-ce a\ec de pareils choix que le sultan peut
parvenir à la régénération de ses peuples ? Ce
prince, en pourvoyant ses filles, a voulu se don-
ner des soutiens. Pouvait-il plus malheureuse-
ment choisir?
La Providence semble vouloir venir au secours
de Sa Hautcsse, dont les intentions sont bonnes ,
en atténuant les rigueurs de la fatalité qui le pour-
suit (laus tous ses actes. llallil est hors des af-
faires par suite d'un crime honteux , et Saïd ne
peut tarder h être rendu à l'obscurité d'où il
n'auraitjamais dii sortir, par l'eflet de la mort de
la sultane sa femme , seul lien qui l'attachât à la
famille impériale.
Cette alliance avait été l'unique cause d'une élé-
vation qui avait surpris tout Constantinople . quoi-
que habitué qu'on y soit à voir passer les hom-
mes du néant au comble de la fortune.
Observons , au sujet dudit Saïd, que la perte
énorme, dans toutes les acceptions , qu'il a ré-
cemment faite, celle de sa femme, fille du sultan ,
est encore duc au plus absurde préjugé. Lesjour-
nau\ ont annoncé que la princesse n'avait suc-
combé que parce que l'étiquette avait rais obsta-
cle à ce qu'on pratiquât , sur une fille du sang
impérial, une saignée qui devait la sauver.
Avant de quitter les gendres de Sa Hautcsse ,
si bizarrement choisis , donnons une idée , par
deux faits passés sous nos yeux , de la manière
dont le premier entendait ses nouvelles dignités,
et dont l'autre comprenait sa position vis-à-vis de
la famille impériale dans laquelle il était entré.
Il y avait très peu de jours (ISSG) qu'Hallil-
Pacha, à l'occasion de son mariage, était investi
du gouvernement de la capjale, lequel donne le
droit de justice prévôtale , quand un cas où il
crut pouvoir exercer ce droit de ses propres
mains s'offrit à lui. Il le saisit avec empressement,
et ce fut avec une joie bien vive qu'il l'accomplit
à l'instant même.
Ce prince sortait de son palais avec une suite
assez nombreuse d'officiers , de kavasses et de
valets, au milieu desquels il était s ul à cheval ,
lorsque son cortège est croisé par un jeune Grec
de l.") à IG ans, aussi à cheval , qui débouchait
d'une rue transversale. Ce malheureux n'avait
aperçu le séraskier qu'en arrivant dans la rue que
celui-ci parcourait, et n'avait, par conséquent, pas
eu le temps de mettre pied à terre, ainsi que le
prescrit l'étiquette.
Halhl ne s'arrête pas à cette considération. Il
fait saisir ce faible enfant par un vigoureux ka-
vasse. Ce brutal, accoutumé à ces sortes d'exécu-
tions, lui place les bras sous les aisselles , et, en
lui fixant la tète contre son corps, le contient, le
dos voûté, dans une altitude propice à la ven-
geance de son maître.
Le séraskier s'était f;iit remettre un énorme
fouet qu'un homme de sa suite tient toujours à
sa disposition. Se redressant alors sur ses étricrs
pour acquérir plus de force, il frappe sa victime
à coups redoublés, jusqu'à ce que la lassitude le
contraigne à cesser.
Cette opération terminée, il se remet en route,
après avoir recueilli autour de lui les félicitations
tacites qu'il est convaincu d'avoir méritées.
Quant à l'infortuné, abandonné sur le pavé
dans un état facile à concevoir, il dut à des pas-
sans charitables d'être rapporté chez ses parens.
C'est une tradition qui ne s'est pas perdue chez
lis Musulmans, que celle d'aimer à faire immé-
diatement parade d'un pouvoir qu'on vient d'ob-
tenir.
Le baron de Tott rapporte dans ses Mémoires,
qu'étant en première visite chez un Turc de ses
amis, promu la veille au poste de grand vizir, il
eut, en le quittant, l'explication d'un geste hori-
zontal fait de la main par ce dignitaire , à nn mot
qu'un de ses gens lui avait dit de la porte, sans en-
trer dans l'appartement où se passait leur entre-
tien. En sortant, il aperçut neuf létes fraîchement
coupées rangées sur son passage. Son ami avait
été bien aise de lui faire voir quelle était sa nou-
velle importance.
Si la conduite d'Hiillil-Pacha suflit pour faire
connaître comment la dignité est comprise dans
les hauts emplois, celle de Saïd va révéler, avec
la même évidence, de quelle nature sont les rela-
tions d'homme à femme , quand celle-ci est du
sang impérial.
Cet autre beau-fils de Sa Hautesse parcourait
un jour à cheval la longue rue de Galata, faubourg
de Constantinople. Il était suivi de trois domesti-
ques à pied.
Les passans sont surpris de le voir tout à coup
s'élancer à terre et se précipiter dans une bouti-
que, où il se blottit dans le coin le plus retiré, en
se couvrant d'un mauvais tapis qui gisait sur le
sol.
Dans le même moment, ses gens, qui l'avaient
deviné ou à qui il avait glissé un mol , rétrogra-
daient rapidement jusqu'à une petite ruelle, ou
ils entrèrent avec le cheval de l'Altesse.
Chacun s'évertuait à deviner le motif de celte
singulière manœuvre d'un personnage aussi émi-
nenl , lorsqu'il leur fut expliqué par la vue d'un
liarem venant du côté opposé à celui que suivait
Saïd-Pacha, quand il avait si subitement inter-
rompu sa course.
On nomme harem, dans ce cas, le train d'une
sultane sortie de son palais pour affaire ou pour
son plaisir. Il est composé de plusieurs arabas
(charrettes) traînées par des chevaux, quelquefois
par des bœufs, et plus ou moins ornées de doru-
res, sculptures, rideaux, etc.
La princesse est toujours dans la première et
la plus brillante des voitures du cortège , assise
sur des lapis et des coussins avec ses principales
dames. Les autres femmes occupent les arabas de
la suite.
Des kavasses précèdent le train et font arrêter
ou écarter les passans , et deux eunuques noirs à
cheval sont aux portières de la voiture de la sul-
tane. Si la largeur de la rue ne leur permet pas ,
ils se placent derrière.
A leur tournure martiale on les prendrait pour
le nain Bébé du roi Stanislas de Lorraine, sortant
d'un pâté, vêtu en cuirassier, et armé d'un sabre
de quelques pouces de longueur, pendant à son
côté.
Nous avons laissé l'orgueilleux Saïd , s'annihi-
lant dans une boutique de raja , caché sous une
couverture crasseuse. Dès que le convoi eut dé-
passé la ruelle où ses gens avaient cherché un
asile, ils lui ramenèrent son cheval. Il sortit alors
de sa retraite, enfourcha son palefroi et se remit
en route, aussi sai'sfait de lui-même que s'il eût
remporté une victoire.
Ce gendre de Sa Hautesse avait reconnu de
loin l'équipage dj sa belle-sœur, la princesse llal-
lil. Trop tard pour pouvoir rétrograder, il avait
évité, en s'effaçant, d'être contraint à descendre
de cheval à son approche, à se prosterner sur le
sol età faire le simulacre du baisement des pieds.
Il est facile de juger, par cette perpétuation d'u-
sages aussi avilissans, que les réformes n'ont pas
encore passé par là.
On se rappelle le projet de révolte tenté par
d'anciens janissaires, pendant l'absence du sultan
en mai 1837, et étouffé aussitôt que découv.ert,
par l'exécution d'une cinquantaine de conjurés.
Nous Ëurons occasion, en traitant dans le présent
chapitre de la réforme dans les vètemens, de
signaler les alarmes que donne encore le corps
des ulémas.
Dès que le sultan se fut résolu à introduire dans
ses états un régime nouveau, qui devait atteindre
les institutions et les hommes dans les plus petits
détails de leur existence ancienne, il dut com-
mencer celte œuvre par un changement total dans
les costumes. Ceux en usage de tout temps, rap-
pelaient des corporations, des prétentions, des
privilèges, des usages, dont il convenait d'étein-
dre jusqu'au souvenir, après avoir fait table rase
de ce qu'ils représentaient.
L'ancien équipement des hommes ne pouvait
se prêter aux nouvelles exigences. L'état n'était
pas assez riche pour en supporter la dépense
19 —
quant à ses salariés, et les particuliers avaient
perdu les moyens de fournir au iuve deleur mise.
Une foule de dépenses capitales, en usage dans
l'état social des pays civilisés, n'étaient pas con-
nues des peuples orientaux. Là, pas de modes
dont les variations sont si exigeantes ; pas de
spectacles, de visites, d'assemblées où la somp-
tuosité des Labits et des ornemens a tant d'occa-
sions de se produire. Les maisons des particuliers
étant closes aux étrangers, un beau mobilier n'est
pas de rigueur. On ne se donne pas réciproque-
ment à manger. On n'a pas de voilure. Les Orien-
taux sont allianchis, parleurs coutumes et mœurs,
de beaucoup d'autres charges qui pèsent ailleurs
sur les foiiunes privées.
Chez les Turcs, les rigueurs du luxe n'attei-
gnaient que leur personne. Ils pouvaient être
mal logés, mal meublés, mal nourris, eux, leurs
femmes et leurs enl;ins, ce que personne ne pou-
vait vérifier, et cependant paraître opulens aux
yeux du public.
Il leur suffisait, à cet effet, de se montrer hors
de leur domicile avec des vctemens frais, des pe-
lisses et des châles de quelque valeur, pour se
donner un air d'aisance et même de richesse, qui
contrastait très souvent avec la détresse de leur
intérieur.
C'est la nécessité de cette opulence apparente,
qu'ils ne peuvent plus satisfaire et qui était deve-
nue de plus en plus onéreuse, que le sultan a
senti la nécessité de faire cesser; et c'est en cela
seulement que les réformes ont eu leur entier
effet.
Mais il était impolitique et maladroit, en vou-
lant pousser tout un peuple à adopter une mise
nouvelle, de brusfjuer la mesure. Pourquoi ne
pas se donner le temps de faire choix de vète-
mens convenables et commodes, avant d'obliger
cette population à renoncera ceux dont l'habitude
était prise dès l'enfance?
Ces ménagemens étaient surtout commandés
par la constitution physique que les musulmans
reçoivent de leur éducation et de leur manière
d'élre. En négligeant c tte considération, on a
rendu ridicule un peuple qui en imposait encore,
ily a peu d'années, par une belle représentation.
Aujourd'hui, il fait peine à voir. L'usage des
sofas voûte les reins et enfonce lapoitrine; la ma-
nière de s'asseoir tourne les pieds en dedans et
déjetle les jambes en dehors. Beaucoup paraissent
estropiés qui n'ont qu'une mauvaise tenue.
L'ampleur des anciens vèlemens masquait ces
infirmités acquises. Les habits serrés les dessinent
et les rendi'nt apparentes. Ajoutez que tous sont
gauches dans leur nouvel accoutrement.
C'est surtout aux fonctionnaires que le chan-
gement n'a pas été favorable. On ne leur trouve
plus cet air de grandeur qui, uni à leur réserve
habituelle, en imposait et commandait le respect.
Gênés dans leurs habits et manteaux brodés,
sortis de la main de tailleurs inhabiles, ne sachant
pas porter les épées ou sabres, parties obligées
de leiu- costume d'apparat, ils sont houleux eux-
mêmes d'une métamorphose qu'ils jugent bien ne
pas leur être favorable, et ils semblent partager
l'hilarité que leur vue cxcile , lorsqu'ils pen-
sent ne faire que substituer sur leur ligure un
sourire gracieux à leur gravité d'autrefois.'
lien est même de petite taille, et parmi ccu.v-ci
on remarquait Heschild-Pacha et Sarim-Effendi tous
deux connus à Londres, que leurs elTorts pour
imiter les manières qu'ils avaient étudiées dans
leurs ambassades en Europe, faisaient prendre
pour de véritables singes.
Les changemens dans les costumes n'ont pas
été plus favorables aux armées musulmanes. Nous
avons dit la mauvaise qualité desétoiïes dont elles
sont vêtues, et la parcimonie avec laquelle on les
emploie, qui sont telles, qu'après un mois de
campagne tous ces vêtemens seraient en loques.
Nous pouvons ajouter que le dernier di'gré du ri-
dicule a été atteint dans la forme et dans la coupe
des habits de troupe.
Le sultan lui-même n'échappe pas à la critique
dans cette subversion de costumes, et dans le
mauvais goût qui a présidé aux remplacemens.
Avant les réformes, rien n'approchait de la
pompe qui environnait Sa Hautesse, quand elle
sortait de son palais. Les rois de l'Europe, et tou-
tes leurs cours réunies, ne seraient pas parvenus
à former un cortège aussi riche, aussi élégant,
aussi imposant que celui des successeurs des ca-
lifes se rendant à la mosquée.
C'était à travers une double haie de janissaires
qu'ils parcouraient les rues conduisant de leur
palais à la mosquée impériale, désignée, par l'éti-
quette ou par le caprice du maître, pour les priè-
res du jour.
Ces janissaires n'avaient pas d'uniforme. Leur
tête seule était ornée d'une casquette en cuivre,
de forme commune à tous, présentant sm' le de-
vant une manière d'étui destiné à recevoir une
cuillère, et d'autres petits ustensiles à l'usage du
soldat. Une peau de mouton tannée, attachée à
la partie antérieure de cette casquette, pendait et
descendait le long du dos, en s'élargissant jusqu'à
la chute des reins. Elle offrait la forme d'un trian-
gle, dont le sommet se trouvait derrière la tête.
Dans l'intérieur de Constaotinople, les janis-
saires ne portaient pas d'armes : c'eût été trop
dangereux. Du énorme bâton, placé dans la main
droite, leur servait à faire la police et à témoi-
gner qu'ils étaient de service.
Ces hommes tenaient beaucoup à prouver leur
adresse à manier ce bâton. Pour la manifester,
autant que pour l'entretenir, il arrivait quelque-
fois qu'il prenait fantaisie à un homme de garde
de le lancer dans les jambes d'un Grec qui cou-
rait dans les rues. S'il le touchait, un sourire ap-
probateur de tous les assistans était sa récom-
pense. S'il était parvenu à renverser le coureur,
lui avait-il même cassé une jambe, il recevait de
de ses collègues les témoignages les plus vifs de
leur admiration. Et le mutilé?... il allait se faire
panser où bon lui semblait.
Quand le sultan passait devant cette double
haie, il en recevait le salut d'hommage. Ce n'é-
tait point par des mouvcmens d'armes, des roule-
mens de tambour, des acclamations, que se dessi-
nait cet honneur rendu au souverain. Le plus
morne silence régnait sur toute la ligne; mais,
à la vue du maître , cha(|ue homme', ollicior et
soldat, inclinait sa |iêle sur son épaule droite.
C'était ^lui dire , par une pantomime expressive :
l'(iis-ta touiller si til est ton bon l'iiiisir.
Le sultan se montrait flatté de cette abnégation,
et il la récompensait en portant la main sur
son coeur, et ses regards alternativement de
droite à gauche, sur les lignes de ses fidèles,
manœuvre assez fatigante, quand la course était
longue.
Le cortège de Sa Hautesse, se rendant le ven-
dredi à la mosquée, se composait de sa maison
olTicielle. Chaque officier, depuis le simple huissier
jusqu'au grade le plus élevé, était à ciicval.
Le défilé commençait par les plus petits em-
plois. Ceux qui les occupaient avaient à côtéd'eut
un domestique à pied, paraissant tenir la bride de
leur cheval.
Le nombre des domestiques, en augmentant
successivement, marquait la nuance de l'élévation
des fonctions. Il était si considérable, qu'une
demi-heure suffisait à peine les vendredis ordi-
naires, pour le passage du défilé."
Arrivait enfin le corps de Sa Haut'ss\ Ici, une
haie nouvelle, formée des colonels des janissaires,
que l'on nommait schorbadjis (littéralement, don-
neurs ou faiseurs de soupe), marchait avec lesou-
verain, autant comme garde d'honneur que com-
me garde de sûreté.
Ces hommes portaient un costume guerrier à
l'antique, aussi riche qu'élégant. Leur arme état
une espèce de pique, dont l'armure jetait un vif
éclat.
Leur tête était couverte d'un casque brillant
surmonté d'une aigrette de plumes très touffue,
auquel les mouvemens de celui qui le portait im-
primaient un mouvement régulier de l'avant a
l'arrière. Les traditions donnaient po ir origine à
cette décoration du meilleur effet, l'intention de
dérober, par intervalle, la vue du maître, de ma-
nière à rendre incertain un coup de feu dirigé par
quelque Fiesclii.
Autour du sultan, se groupaient une multitude
de pages, de figures et de costumes de choix.
Derrière lui, on voyait deux officiers à chevr.l
portant chacun, sur un trépied d'or, un turban
pareil à celui dont Sa lUuiesse, en entrant à la
mosquée, échangeait le turban qui avait servi au
iraJL't, contre un de ceux ri, et se parait du troi-
sième pour retourner à son palais.
Ces espèces de diadème étaient salués par l'^s
janissaires , à l'instar du sultan lui-même , par
l'inclinaison de la tète vers l'épaule dro te.
On voyait encore quelques chevaux de relais ,
tenus et environnés de nombreux écu>crs. l's
étaient couverts de housses lomb.nt jusque j)rès
de terre et couvertes de pierres préc euses.
La marche était fermée par les cortèges des
doux principaux eunuques noirs. Le premier, le
kislar-aga (seigneur des filles) , portait, par assi-
milation, le turban à trois pointes , marqu' carac-
térisli(|ue du grand ràiriat, auquel sa place élai:
assimilée quant aux honneurs; le second, I •''kas-
nadar-aga (chef de la cassette particufèrc, on
pourrait dire dos fonds s,rrcti) , avait aussi des
mar(iues distinctives de haute puissance.
Ln grand nombre de valets environnai -Ices
grands dignitaires à facultés écourtées.
Uicn . il faut en convenir, n'était comparable
en richoj>so , en élégance , en dignité . à la
pompe des sultans allant remplir leurs devoirs
religieux , surtout à l'occasion des fêtes du Baî-
ram et du Courban-Boyram, que l'on peut com-
parer à la P.'iquc et à son Octave chc7 les rliré-
tiens.
Dans ces jouruiies solennelles , tous les grands
20 —
de l'empire, avec leurs maisons respectives et tout
le f.istc que chacun pouvait déployer, précédaient
la uiarchc de la cour impériale , et ne paraissaient
faire qu'un seul corps avec elle.
La foule atiiréc par ce spectacle était toujours
considérable; on ne s'en lassait pas. On pouvait
croire que ces pompes variées avaient le privilège
de tirer l'indoloni Musulman de sa torpeur habi-
tuelle. L'n sentiment plus noble excitait son em-
pressement. L'aspect de la grandeur étalée par
son maître lui faisait croire que sa nation était
encore à l'apogée de sa gloire.
Ce prestige a disparu avec le nouveau régime.
On ne met plus d'empressement à se trouver sur
le ji.Tssage de Sa llautes.e , et l'on fuit sa pré-
sence quand il parcourt les rues, même sans l'ap-
pareil de la souveraineté , tant on redoute la ru-
desse des gens nommés bavasses, chargés d'é-
clairer sa route.
Ci s kavasses forment une espèce de gendar-
merie , faisant le double service d'ordonnance
pour la transmission (les dépêches officielles, dans
la capitale et dans sa banlieue , et d'agens subal-
ternes de police poiu- le maintien de l'ordre. Il
semble, par la tenue qu'on leur a fuite, qu'on se
soit évertué ii les priver do toute dignité.
Rien de bizarre tomme la forme de la redin-
gote et du pantalon , d'un bleu indécis, qui com-
posent leur accoutrement. Leur chaussure est en-
core plus misérable. Ce n'est ni botte , ni sou-
lier ; c'est plutôt un composé de sandale et de sa-
va!c.
Un mauvais sabre pend à leur côté ; il est si
singulièrement établi dans son fourreau que l'em-
ploi des di ux mains est indispensable pour l'en
linr.
Auv deux côtés du ceinturon, sont cousues
deux fontes renfermant des pistolets plus redou-
tables , assure-t-on , pour les porteurs que pour
les personnes sur lesquelles ils seraient dirigés,
l ne singularité de cet armement , c'est que la po-
sition des lonles qui contiennent ces pistolets
donne une telle envergure aux kavasses, qu'il
leur devient impossible de traverser les portes
généralement assez étroites des habitations , sans
.s'y présenter de travers.
On pourrait rire des embarras de ces gens et
de leurs évolutions pour les surmonter, s'il était
possible d'oublier qu'ils complètent leur arme-
meni avec de forts bâtons toutes les fois qu'ils
prévoient l'occasion de s'en servir.
Ils usent librement de ce piivilége quand ils
précèdent , à quelque distance , le cortège du
sultan.
L'apparition de Sa Hautesse est annoncée par
la circulation qui cesse sur les points où elle doit
passer. Les uns fuient au loin les bourrades des
ka\asscs; d'autres se jettent dans les boutiques,
qui se ferment aussitôt.
11 en arrivait ainsi autrefois i» l'approche d'un
to''i (commissaire-juge) , faisant sa tournée pour
Ja vérification des poids et mesures, et ne négli-
geant p.'S, pour cette mission spéciale, d'exercer
sa juridiction pour d'autres délits portés à sa con-
naissance. Sa venue semait l'ellVoi.
On l'apercevait de loin, seul, à cheval, che-
mina t au milieu de la rue. A la tète de son che-
■val , marchaient ses vérificateurs, et, des deux
côtés , en haie i les exécuteurs de ses hautes-œu-
vres, munis de bâtons et des autres instrumens
des peines qu'il inlligeait ] endant sa tournée. Ses
sentences recevaient immédiatement leur exécu-
tion.
Croirait-on que c'est une imitation, embellie à
la vérité, de cet appareil de police que le sultan
a adopté en échange du cortège royal auquel il a
renoncé ?
L'entourage actuel de Sa Hautesse , dans ses
promenades ordinaires, notamment pendant la
durée du raniazan (le carême des Tures) , est mo-
delé sur celui que nous venons de décrire.
Ce prince est seul à cheval. Il tient le milieu
de la rue , ayant deux écuyers à la hauteur de la
tête de son noble coursier et deux à la croupe.
Derrière , marchent cinq ou six officiers , et , sur
les côtés et en dehors des écuyers , douze gardes-
du-corps, cheminant en haie. Tout ce monde,
hors le maître, esta pied.
Quelques ofliciers à cheval , se tenant vingt-
cinq il trente pas en arrière du premier groupe ,
complètent le cortège.
N'étaient les broderies en or de l'habit et du
manteau qui couvrent Sa Hautesse, la beauté de
son cheval , et la richesse du harnachement , on
pourrait croire que l'on aperçoit le magistrat
voyer.
C'est de la simplicité, dira-t-on. Non ; car, dans
ce sens, il y aurait trop de luxe dans le costume
et dans le harnachement. En tout cas , celte sim-
plicité serait mal entendue au milieu de peuples
qui n'apprécient la grandeur qu'en raison du faste
dont elle s'environne.
Quand le sidtan sort en voiture, et ce n'est
jar.iais que pour son agrément, à l'exclusion de
toute idée de cérémonial , il mène lui-même ,
comme nous l'avons déjà dit, à quatre chevaux
et à grandes guides, la calèche dont il se sert,
et il se tire de cet exercice avec beaucoup d'a-
dresse.
Dans ces circonstances , sa suite se compose de
deux ou trois voitures pour ses favoris , et de
quelques officiers i> cheval , qui le précèdent ou le
suivent. L'intervention des kavasses est alors
moins sensible, parce que la course étant plus
rapide, ils ont moins de temps pour manifester
leur zèle en refoulant brusquement le public.
Pour en finir avec les kavasses, cette institu-
tion nouvelle et sans analogue dans les temps
antérieurs aux réformes du sultan Mahmoud , di-
sons qu'ils pourraient rendre de grands services,
s'il existait dans Constantinople une police bien
organisée.
Dans leur destination actuelle, ces hommes ne
consacrent qu'une partie de leur temps aux be-
soins de l'ordre public. Le surplus est affecté au
service personnel d'une foule de fonctionnaires,
à qui l'on a donné la prérogative d'en avoir atta-
chés à leur personne.
Ils deviennent alors de véritables commensaux
des maisons qu'on leur a assignées. Ils y trouvent
leur vie , et paient , par leur condescendance à
servir les vues et les passions de leurs patrons,
les faveurs qu'ils en reçoivent.
C'est encore ici le cas de faire observer que les
avis ayant pour objet l'intérêt ou le service per-
sonnel du sultan , n'obtiennent pas plus de faveur
que ceux directs au bien de l'état.
Le Français , auquel nous sommes toujours ra-
mené par le système de nos récits , avait vu et
admiré, il y a une quarantaine d'années, le ma-
jestueux entourage des sultans se communiquant
au public. Il fut sensiblement aflligé lorsque ce
prince lui apparut, pendant le ramazan de 1836
à 1837, avec un cortège aussi mesquin que l'an-
cien était imposant.
Il n'entiait pas dans le programme qu'il avait
accepté en partant pour l'Orient, de s'occuper de
matières semblables. Cependant, il imagina de se
rendre agréable et même utile, en proposant un
mode de représentation plus en hariuonie avec la
haute position de Sa Hautesse , en même temps
que les vues d'économie qui avaient dicté les
changemens y étaient respectées, ainsi que les
exigences des localités.
Il fit tracer dans ce but, par un artiste italien,
un dessin qui rendait exactement ses idées , et
l'adressa a Pertex-Pacha , alors malade, mais
n'en étant pas moins le ministre le plus inlluent
et le régulateur de l'empire. Ce projet se perdit
dans les mains des favoris de ce pacha, qui. s'en
aiuusèrent comme les enfans le font d'une image
qu'on leur achète à la foire.
L'idée n'était pourtant pas une chose à dédai-
gner pour un prince qui a renversé tant d'usages
vénérés, qui a alfaibli les prestiges qui faisaient
sa principale force, et qui règne sur des peuples
accoutumés à ne juger que sur les dehors.
riaignons-le de ce que le sentiment des conve-
nances est tout aussi étranger aux hommes aux-
quels il remet son autorité, que les intérêts ma-
téiiels de ses états l'ur sont indilTérens.
Avant de sortir du chapitre des réformes , en
ce qui touche les costumes , citons un fait qui a
pensé donner naissance à un mouvement sérieux
et entraîner, si ce n'est une révolution , au moins
une perturbation grave.
A travers les changemens opérés dans l'univer-
salité des vètemens affiîclés aux corps constitués
et aux corporations, le corps des ulémas avait
conservé la coiffure qui le distinguait des autres
fidèles. Elle n'avait subi aucune altération depuis
les temps des anciens califes. Ils y tenaient comme
à un article de foi.
Vers la fin de 1838, on suggéra au sultan, peut»
être avec la charitable intention de lui susciter
des embarras , l'idée de faire disparaître cette
coiffure , qui signalait l'existence dans l'état d'une
association puissante ayant ses chefs, ses préro-
gatives, ses réglemens, un langage et une com-
binaison d'écritures avec les caractères usuels,'
que ses membres seuls connaissaient. On la re-
présentait comme dangereuse en raison de l'esprit
de corps qui l'animait, de l'union intime qui exis-
tait entre ses membres, et de l'immense chente.le
qu'elle pouvait faire mouvoir à son gré.
Pour rompre cette union, ou du moins pour
en diminuer la force , disait-on à Sa Hautesse, il
faut obliger cette corporation à adopter le fess
(bonnet) rouge , devenu le bonnet commun de
toutes les classes de la société. Par cette mesure ,
on l'aura privée d'un moyen d'induence sur le
vulgaire , toujours enclin à vénérer les signes ex-
térieurs consacrés par le temps; on aura con-
fondu ses membres avec le reste de la nation ; on
lui aura enfin enlevé un drapeau autour duquel
ses nombreux partisans sont toujours prêts à se
rallier.
— 21 —
Le sultan céda en partie à ces insinuatioi'îs. Il
soumit les gens de l'uk-ma à l'obligation d'adop-
ter le fess, à l'exclusion de l'ancienne coiffure,
et n'admit d'exception qu'en faveur des gros bon-
nets de l'ordre , le mufti ou sheik-Islam , les ka-
dileskers , le stambould-cirendersi , et quelques
autres du rang le plus élevé.
Ces hauts dignitaires ne purent se dissimuler
que la disposition à laquelle ils échappaient pour
le moment n'était qu'ajournée. Cependant, comme
ils se trouvaient épargnés, ils consentirent à prê-
cher la soumisïiion à leurs inférieurs.
Ceux-ci obéirent , mais non sans de violens
murmures. Leur mécontentement fut même telle-
ment manifeste, que l'on crut pendant quelques
jours à une résistance ouverte. Celle appréhen-
sion aida à la rentrée au pouvoir du fameux
Uzrew , ou Chosrew-Pacha , l'exterminateur des
janissaires. On jugea nécessaire de l'avoir sous
la main pour l'opposer aux récalcilrans.
Ne cherchez plus à Consianiinopleles traces de
ce peuple conquérant qui fut au moment d'en-
vahir l'Europe, après s'être assujetti d'immenses
contrées en Asie et en Africiuc. Uion ne vous le
rappellerait. Des réformes mal conçues et plus
mal conduites lui ont enlevé les derniers ves-
tiges de sa grandeur passée.
La Turquie est une proie assurée à son insa-
tiable voisin, si l'Europe, nous ne nous lasserors
pas de le dire, ne prend pas sa tutelle d'une main
ferme.
Où sont les bienfaits des réformes? C'est lou-
eur s là noire refrain.
L.-P.-B. d'Aubignosc. (1)
LA COMTESSE D'EGMOOT.
(Suite el fin.)
V.
Le premier regard du vidame de Poitiers ,
quand il se réveilla, se porta sur madame d'Eg-
niont. 11 la vit si belle, et d'une beauté si tou-
chante, et d'une pâkur si pleine d'expression et
si prèle à tout , bien qu'elle ne pût rien prévoir;
il la vit si jeune et en uicmc te Jips si mortelle,
qu'il la reconnut loul de suite , lui qui ne l'avait
jamais vue. Elle , de son côié , fut merveilleuse-
ment étonnée à l'aspect de ce vieillard qui sem-
blait renaître et qui sortait pour ainsi dire de la
mort afin de la saluer une première et dernière
fois de l'âme et du regard. Li tète de cet homme
était belle; tout couché qu'il était dans son drap
de toile écrue, tout enveloppé qu'il était dans sou
morceau de serge verte , au milieu de cette ca-
bane cl entre ces deux génisses qui lui scrvairnt
de gardes-malade , il était facile encore de voir
qu'il y avait sur cette paille et dans ce lit quel-
ques nobles restes de la famille des Lusignan.
Si bien qu'au premier coup d'œil la jeune com-
tesse se sentit rassurée, el qu'en elle-même elle
fut bien aise d'avoir eu du C(eur.
Cependant le vieillard, rappelant toutes ses
forces , se plaça sur son séant.
— Madame la comtesse , lui dit-il d'une voix
éteinte , mais claire cl calme , je commence par
(1) Fragment de la Tuniitk moderne, 1 vol.
iii-8"; chez Delloyc, place de la Bourse.
vous demander pardon de vous avoir fait venir, et
d'avoir emplojé pour cela l'autorité que j'avais sur
monsieur le maréchal ; mais, vous le voyez , je
suis mourant , je n'attendais plus que vous pour
mourir , et je ne pouvais pas mourir sans vous
avoir parlé, je le jure par ce que nous avons de
plus cher tous les deux !
A ces mots la comtesse, qui s'était quelque peu
rassurée , redevint pâle et tremblante : elle com-
prit tout d'un coup qu'il y avait un lien invisible
entre elle et cet homme; elle baissa les yeux, et
elle porta la main sur son cœur comme pour l'em-
pêcher de se briser. Cependant le vidame conti-
nuait son discours.
— N'est-ce pas, dit-il, n'est-ce pas, madame,
qu'il était jeune et beau, et qu'il vous aimait de
toute son âme, et que vous l'aimiez, vous aussi ,
dans le fond du cœur ?
Ici il s'arrêta, soit pour reprendre haleine, soit
pour entendre la réponse de la comtesse ; mais
la comtesse ne répondait pas. Alors il reprit en
ces termes :
— Madame, madame , je n'iii pas de temps à
perdre ; je sens que je me meurs : il faut que j'en
Unisse avec vous , madame. Ainsi donc, pardon-
nez-moi et prenez courage, prenez courage, par
pitié pour vous et par pitié pour moi !
Alors elle releva la tête , elle écarta ses rhe--
venx , et elle fixa sur le vidame ses deux yeux sup
plians.
— Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, qu'y a-til,
et que lui est-il arrivé, <:e grâce, monseigneur ?
La pauvre femme était si émue qu'elle ne s'a-
perçut pas qu'elle venait de laisser échapper son
secret.
Le vidame lui rendit regard pour regard, pitié
pour pitié; puis, baissant la voix, il lui dit tout
bas , et si bas qu'elle seule pouvait l'entendre :
— Il est mort!
A ce mot la comtesse d'Eginontse leva en pous-
sant un grand cii :
— Que dites-vous , dit-elle, qui est mort? Est-
ce lui qui est mort ?
En même temps elle étendait sa main vers le
vieillard. Le vieillard lui prit la main.
— Oui, lui dit-il, il est mort, c'est bien lui qui
est mort. Il n'y a plus de comte de Gisors, ma-
dame , pour vous aimer ici-bas; il est mort. Et
comment, je vous prie , pouvait-il en être autre-
ment ? il vous avait vue, il vous a^ait aimée, il
avait rêvé le bonheur près de vous, et votre père
en riant vous avait donnée à un autre, et à quel
autre ! Pauvre et noble jeune homme ! Ainsi dé-
pouillé de son bonheur , ainsi privé de tout avenir,
ainsi isolé dans le monde, ainsi loin de \o.is, il
est allé se faire tuer à une escarmouche. Lue
seule balle a porté : cotte balle a été pour lui ; et
moi qui l'aimais tant je suis resté pour vous dire,
à vous, madame, ce que vous eussiez deviné toute
seule : le jeune comte de C.isors s'est fait tuer
pour la lille du maréchal de Richelieu.
Quand le vieillard eut tout dit, la comtesse se
laissa retomber sur son siège, et elle allait suc-
comber sous la douleur ; mais nialheureusemeni
ses larmes, long-temps comprimées, se firent
jour. Elle pleura, elle s'abandonna tant qu'elle
voulut à cette douleur qu'elle avait tenue si se-
crète. Cette douleur éclatait enfin! le vieillard,
qui semblait ctj'c rentré dans son repos , laissa
pleurer /a comtesse tant qu'elle voulut pleurer.
A la fin il reprit la parole , et ce fut d'une voix
si solennelle qu'il rendit la comtesse attentive.
— Oui, reprit-il, c'est un noble jeune homme,
c'était hi plus noble cœur et le plus grand cou-
rage, et qui vous aimait bien, madame ! La veilte
du jour où il est mort, voici la lettre qu'il m'écri-
vit, n Aimez-la ! et parlez-lui de moi qui l'aimais !
»et dites-lui que je l'aimais à en mourir ! Et plaise
«au ciel que lu sois heureuse, Septimanie! Re-
» mettez-lui tout ce que j'avais d'elle , ce rubao
«qu'elle perdit dajis un bal , à Versailles; cette
«Heur qu'elle a portée , ce mouchoir brodé aux
«armes de sa maison. Voilà tout ce que j'avais à
"elle. Et aussi prioz-la, pour l'amour de moi , de
«veiller sm- mon jeune frère; car celui-là avait
«besoin de moi sur celle terre, car celui-là me
«p'eurera de tout son cœur, car celui-là est un
«innocent et honnête jeune homme sans foriane,
«sans famille, sans parens, qui n'a que son épée,
«et qui n'a pas même un nom ! Mais elle en aura
«soin : elle est si bonne! elle remplacera pour le
"frère cadet le frère aîné qui est mort. Aussi di-
"tes bien que je lui donne ma fui. Et maintenant
"Voici l'ennemi : je vais mourir. Adieu, mon vieil
"ami, adieu, adieu, adieu! «
En même temps la lettre de l'infortuné comte
de Gisors échappait aux mains trem'.lanles du
vieillard.
La comtesse d'Egmont ne pleurait plus , elle
écoutait.
Le vidame, la voyant ainsi aileniive, recueillit
toutes ses forces , qiù lui échappaient pour ne
plus revenir.
— Ecoutez, dit-il. Le comte de Gisors, le mal-
heureux jeune homme qui est mort pour vous , il
avait un frère, un frère qui n'était pas 1.- fils de
son père , un frère qui était mon fils, un frère
perdu, égaré, saus nom , sans famille, mon infant
pourtant. Ce jeune homme s'appelle M. do Guys;
à l'heure qu'il est, il est simple soMat aux gardes-
françaises. Le comte de Gisors était son appui et
lui servait de père. M. dcGtiyseslseul an monde:
Gisors est mort, et moi je vais mourir. A présent,
voulez-vous accepter le b'gs du con:te ? voulez-
vous prendre son frère à miséricorde et merci?
voulez- vous, uoble jeune femme de vingt ans ,
servir de mère à un jeune soldat qui en a dix-
huit ? voulez-vous être l'ange tutélairc de cet en-
fant sans famille ? Oh ! dites que vous le voulez !
Au nom de M. Gisors , qui est mou pour vous
dans ce combat, diles-le, el aussi au nom du vieil-
lard qui vous implore, au nom du \iei;x LiLsignan
qui vous supplie, 0 noble dame , de l'aider à ré-
parer sa faute ! Dites que vous y consentez ,
diles-le , et je vais mourir tranquille ; dites-lo, et
je vais en porter la nouvelle au comte de
Gisors ! Par pitié , par ch;u-iié cl par amour, dl-
tes, madame, dites que vous le voulez bien !
La jeune comtesse répondit :
— J'accepte le legs du comte de Gisors.
Le vieillard reprit :
— El vous acceptez aussi le legs du vieux Lusi-
gnan ?
Elle répondit :
— Et aussi le legs du vieux Lusignan.
Alors le vidamo prit sous son chovvl une petite
cassciie damasquinée en or, d'un riche el précieux
travail.
— 22 —
— Ceci, dit-il, renferme toute la fortune que je
puis laisser à M. de Guys, à moii fils, au frère du
coinie de Gisors : voulez-vous remporter , ma-
dame ?
i:ilc prit la cassette sans mot dire.
— Et, quand je ne serai plus, vous me promettez
de la renicltre à M. de Guys, de la lui remettre à
lui-même et vous-même, sans lui dire d"où elle
vient; vous me promettez que ce jeune homme
vous \err.n, madame, car il faut qu'il vous voie:
vous me promettez qu'il vous verra , ne fût-ce
qu'une seule fois, qu'un seul instant, madame ?
Car, s'il no devait pas vous voir, prenez cette cas-
si Itc cl jetez-la au premier mendiant qui passera
sur voire chemin... Mais vous me promettez de la
reinciire vous-même 5 lui-même t n'est-ce pas ,
niadami ?
Alors il lui prit la main droite, il porta cette
main sur sa tète, puis sur son cœur, puis avec cette
main hianche il fit le si^ine de la croix, puis il y
porta ses lèvres mourantes... La comtesse relira
sa main. Le dernier dos Lusignan était mort.
Quand la comtesse revint à elle-même elle se
trouva au fond de son carrosse. La précieuse
cassette était à ses côtés, et la vieiHc qui l'avait
conduite à l'hôtel de Lusignan lui demandait
d'une voix suppliante de la reconduire à sa pau-
vre maison.
En eflet, la comtesse reconduisit la vieille fem-
me à son cabaret, et en descendant de voiture la
vieille femme disait, joignant les deux mains :
— Saints et saintes du paradis, priez pour elle!
M.
La comtesse d'Egmont passa ime nuit fort agitée.
Comment donc remettre à M. de Guys cette
cassette, et que dire h ce jeune homme , et com-
ment lui parler ? Après y avoir un moment réflé-
chi, elle résolut deconfierau curé de Saint- Jean-
en-Grève, qui était son confesseur, tout ce qu'elle
pouvait lui confier de cette histoire, afin qu'il fût
témoin do son entrevue avec le soldat aux gardes-
françaises, ou que du moins il lui donnât un bon
conseil.
Toute la nuit se passa ainsi dans mille projets ,
dans mille inquiétudes, dans mille terreurs ; elle
voyait tantôt le jeune comte de Gisors tout souillé
de poussière et de sang, qui tournait vers elle
son dernier regard ; tantôt le vieux vidame de Poi-
tiers qui l'adjurait par une épreuve solennelle ;
tantôt l'uniforme du jeune garde-française se dé-
tachait entre les deav linceuls de M. de Gisors et
du vidame de Poitiers. Ce fut une nuit d'effroi, de
remords, de frisson , de transes incroyables, un
véritable cauchemar. Une fois il lui sembla qu'une
main froide et glacée venait la saisir. Au contact
de celle main elle se réveilla en sursaut. Cette
fois elle ne rêvait pas.
Trois femmes tout en noir, longue robe noire
à la queue traînante , long voile noir et large
manie noire, si bien que c'était à peine si l'on
pouvait voir leur visage , étaient debout au che-
vet du lit de la comtesse. Tant d'événemens s'é-
taient passés pour elle depuis vingt-quatre heures
que madame d'Egmont avait tout à fait oublié
que le lendemain elle devait assister en grand
costume aux obsèques de la reine de Portugal ,
morte empoisonnée, disait-on , comme cela se di-
ioit pour toutes les morb royales. Or ces trois
dames venaient chercher madame d'Egmont pour
la mènera Notre-Dame. Ces troisdames, c'étaient
mai'ame de Mazarin, madame la comtesse de Tessé
et madame la duchesse de Brissac. Vous jugez si
la comtesse, les voyant ainsi toutes les trois vieil -
les et grandes , austères et toutes couvertes de
noir, qui la tiraient ainsi brusquement de son
sommeil, se prit à avoir peur et ii trembler !
Cependant les femmes de madame d'Egmont
entrèrent dans la ruelle ; la comtesse fut tirée
(lu lit , elle fut habillée de deuil , et elle parut
pour Notre-Dame entre madame de Mazarin, ma-
dame de Tessé et madame la duchesse de Brissac.
Ce jour-là toute l'église de Noire-Dame était
tendue de noir. Mesdames, filles du roi de France,
assistaient en personne aux obsèques de la reine
de Portugal, la reine très fidèle. Voilà pourquoi
les dames les plus qualifiées de la cour avaient été
invitées et assistaient en effet à cette lugubre cé-
rémonie. Le deuil élé mené par madame Louise
de France. Madame d'Egmont , en sa qualité de
grande d'Espagne, servait de dame d'honneur à la
princesse , et portait la queue de sa mante ou
plutôt la tête du voile qui la couvrait de la tête
aux pieds et qui traîna de quatorze aunes lorsqu'on
entrant dans le sanctuaire madame d'Egmont en
laissa tomber la pointe. Quant au voile de ma-
dame d'Egmont, il n'avait que trente-six pieds de
roi, ni plus ni moins , selon l'usage et le compas
de l'étiquette du Louvre. Une femme, également
voilée, portait la pointe du voile de madame d'Eg-
mont. I
Chose étrange ! cette troisième femme voilée ,
elle avait été un instant la maîtresse souveraine
de cette cour de France où elle ne paraissait plus
qu'aux jours de deuil, et cela par grande bonté du
roi et à la faveur du crêpe qui la couvrait. Celte
femme toute noire et toute courbée , elle avait
donné au dix-huitième siècle le signal du plaisir et
des folles amours ; elle avait dansé la première
sur les ruines du dix-septième siècle , elle avait
remplacé madame de Maintenon, elle avait osé ,
la première en France, être folle et reine, mener
à la fois la vie d'une grande dame et la vie d'une
courlisanne ; cette femme avait l'amour le plus
chaste et la passion la plus innocente de M. le
régent d'Orléans ; cette femme, c'était madame
de Parabère, oui, elle-même, si flattée, si enviée,
si aimée, qui était trop heureuse déporter le voile
de madame d'Egmont !
Ainsi madame d'Egmont se trouvait tout à fait
à sa place entre madame Louise de France et ma-
dame de Parabère. L'une qui a passé sa vie dans
les vertus chrétiennes et qui l'a achevée sous la
bure de la sœur grise; l'autre qui consacra sa vie
aux follesamours ; l'une en retard, par sa croyance
de plus de cinquante ans au moins , l'autre en
avance de vingt ans sur madame de Pompadour.
Le dix-huitième siècle , en effet , ce n'est ni la
vertu de la sœur grise ni l'abandon de la courli-
sanne; le dix-huitième siècle, dans son acception
la plus naïve et la plus aimable , c'est madame
d'Egmont, cette jeune femme (|ui aime, qui est ai-
mée, qui se sacrifie à sa naissance , qui pleure un
amant en silence, et qui marche d'un pas égal en-
tre la vertu et le vice , dame d'honneur de celle-
ci et faisant porter son voile par celle-là.
Cependant l'oflice des morts commença. Comme
il ne s'agissait guère que d'une reine qui était
morte , et comme c'était là une de ces douleurs
officielles qui n'ont jamais fait couler tant de lar-
mes que lorsque Bossuet était dans la chaire , se
livrant tout entier à ces paradoxes de génie qui
épouvantaient la cour et la ville , les funérailles
de la reine de Portugal ressemblaient à toutes les
funérailles de la cour. Le grand intérêt de toutes
ces femmes en grand deuil, c'était de voir, après
l'absoute, madame d'Egmont passer devant le ca-
tafalque et alors faire une de ces révérences si
pleines de grâces qu'on admirait si fort dans la cha-
pelle de Versailles. Et, en effet, parmi les femmes
qui avaient conservé le secret de cette charmante
révérence à la Fontange qui s'est perdue depuis
avec tant d'autres supériorités non moins regret-
tables, la cour de Louis XV distinga surtout ma-
dame d'Egmont.
Toute la cour était donc dans l'impatience de
voir madame d'Egmont saluer le catafalque , déjà
même la jeune femme s'avançait sous le dais mor-
tuaire. C'était bien sa démarche élégante, sa char-
mante taille, toute sa belle et admirable personne;
sous les voiles noirs qui la recouvraient, chacun
l'aurait reconnue... Tout à coup, et au moment
où tous les regards étaient fixés sur elle, elle s'ar-
rêta au milieu du chœur. On eût dit qu'une force
invisible la tenait à celle place, immobile comme
un marbre; ce fut un instant de grande terreur
dans celle église qui tout à l'heure était seulement
remplie d'un vain cérémonial. A l'instant même
toutes choses furent suspendues, même le chant
des prêtres ; il se fit un silence terrible. On ne
voyait pas le visage de la comtesse, mais il y avait
tant d'eOroi dans toute sa personne qu'on pou-
vait aisément deviner la pâleur de son visage. Ce-
pendant chacun restait immobile à la même place,
dans l'allenie de ce qui allait venir.
Les plus étonnés dans cette foule de courtisans
et de grandes dames, qui se connaissaient depuis
des siècles, c'étaient quatre gardes -françaises qui
avaient été placés aux quatre coins du poêle funè-
bre. Ces jeunes gens revêtus de leur riche uni-
forme, l'arme au bras , tenaient tout au plus la
place de quatre grands cierges d'honneur, et per-
sonne n'y avait fait plus d'attention qu'on en avait
fait aux colonnes même du catafalque. Ces cour-
tisans de Versailles vivaient entre eux et ne
voyaient qu'eux seuls au monde : comment au-
raient-ils fait attention à quatre gardes-françaises
placés en sentinelle? Tout au plus quelques vieil-
les femmes avaient-elles porté un regard distrait
sur un jeune soldat qui était le premier à droite,
immobile ; car en ell'et c'était là un beau jeune
homme : dix-huit ans à peine, élancé et bien pris
dans sa taille, l'œil noir et grand et mélancoli-
que, le visage pâle et pensif ; c'était tout à fait le
port d'un gentilhomme , tout à fait la taille d'un
gentilhomme, et sans doute c'était une méprise
du sort qui avait fait de ce jeune homme un simple
soldat aux gardes. Mais , encore une fois, c'é-
taient là des remarques que peu de femmes avaient
faites, si quelques unes les avaient faites ; et d'ail-
leurs, à cet instant solennel, l'hésitation de ma-
dame d'Egmont, ainsi arrêtée au milieu du chœur
par uue force invisible , atdrait toute l'attention ,
tout l'intérêt , ou du moins toute la curiosité de
cette assemblée réunie par la même étiquette
dans le deuil.
Ce fut cependant ce même beaujeune homme.
23 —
ce simple soldat, cette statue vivante placée là par
hasard comme un des orncmcns oblisés du céno-
taphe, ce fut lui, immobile comme il était, et le
regard fi\e et grave ainsi que le voulait la consigne,
qui s'aperçut le premier que celte femme voilée
qui se tenait immobile devant lui était chancelante,
qu'elle allait tomber, et peut-èirc se briser la tète
contre le pavé de l'église. Aussitôt le jeune homme
oublie sa consigne et se précipite vers cette femme
qui se meurt. Juste ciel ! il était temps : la com-
tesse d'Egmont venait de tomber inanimée et morte
dans ses bras.
VII. ■
Dans un atelier de peinture du faubourg Sainl-
Germ.iin, auquatrième étage, comme c'est l'habi-
tude de ce faubourg qui n'a pas de premier étage,
deuxjeunes gens étaient assis : l'un, jeune et vif
et rieur, était occupé à mettre la dernière main à
l'un de ces charmans portraits qui ont fait la
fortune de la peinture du 18° siècle, admirable
couleur flamande qui n'a encore rien perdu de sa
vivacité et de son coloris. Le jeune artiue s'ap-
pelait Greuse. Le beau militaire qui était près de
lui paraissait plongé dans une profonde mélancolie
qui faisait un grand contraste avec son habit de
soldat aux gardes. Greuse travaillait, et de temps
à autre il portait son regard de la toile sur son
ami.
A la fln, voyant que le jeune soldat s'obstinait
a garder le silence :
— Qu'as tu donc? lui dit-il, et d'où te vient ce
front chargé d'ennuis? et quel si grand malheur
est tombé sur toi, mon ami, pour que tu sois ainsi
triste et abattu, toi que j'ai connu l'enfant de la
joie et du plaisir?
— Hélas ! réprit M. de Guys, car c'était lui-
même, hélas ! bien malheureux est celui qui n'a
pas d'autres parens que la joie et le plaisir ; c'est
une inûdèli- famille. Tu sais bien cependant que
je n'en ai pas connu d'autre; et maintenant voici
que ma famille de joie et de plaisir m'abandonne
sans que je puisse dire pourquoi; elle m'aban-
donne, et me voici maintenant plus triste et plus
orphelin que jamais.
Et comme il était en train de confidences, M. de
Guys raconta à son ami comment autrefois une
protection invisible veillait sur lui, prodiguant l'or
à ses plus folles dépenses, venant à son secours
dans les occasions les plus difliriles, et comment
tout à coup cette protection était partie bien loin
sans doute, et comment il se trouvait à présent
dans l'étal d'un enfant abandonné à la merci
publique. Greuse écoutait les confidences de son
ami avec le sourire incrédule d'une homme qui
n'a jamais eu de protecteur invisible, qui s'est
toujours protégé lui-môme, et qui ne croit pas aux
gens qui se cachent pour faire du bien. Ainsi,
peu à peu la conversation entre les deux amis fit
place au plus profond silence. Greuse revint à son
travail, et M. de Guys se plongea plus avant dans
ses réflexions.
Tout à coup une vieille femme se présenta
dans l'atelier du peintre.
— Je viens, lui dit-elle, prier votre seigneurie
de me faire mou portrait; j'en serais bien recon-
naissante, voyez-vous ?
A ces mots, Greuse, le peintre des femmes, et
des plus jcuues encore et des plus johcs, Greuse,
celui qui a tant aimé les cheveux longs et soyeux,
les lèvres rebondissantes et purpurines, les grands
yeux bleus bien humides, celui qui les a faites si
jolies et si riantes, et si transparentes, les femmes
du 18° siècle, Greuse, voyant cette vieille toute
ridée et toute blanchie, et toute sèche et toute
courbée, qui voulait se faire peindre par lui ! ne
put retenir un grand éclat de rire.
—Mais regarde donc, dit-il au jeune soldat,
regarde donc, mon ami, la vieille sorcière. Veux-
tu te faire dire la bonne aventure, mon cherGuys?
L'occasion est belle, et tu n'en trouverais pas une
pareille en ta vie.
En même temps le jeune artiste se livrait de
toutes ses forces à sa folle gaîté.
La vieille, sans se déconcerter, dit à Greuse :
— Et vous ferez mon portrait si je lui dis sa
bonne aventure?
En même temps elle étendait sa main sèche et
décharnée sur le beau soldat, d'un air demi-
solennel.
—Oui, ditGreuse, oui, la vieille, je fais ton por-
trait fauve, et tout velu, et blême, si tu lui dis, à
lui, sa bonne aventure. En même temps Greuse,
charmé de cette idée, s'était levé de son siège, et
il avait pris M. de Guys par le bras.
— Viens donc, viens donc, dit-il, viens entrer
dans le secret de ta destinée.
Et il le tirait toujours par le bras.
—Prenez garde, dit la vieille femme à Greuse,
prenez garde à ce bras malade! le jeune homme
a été blessé l'auti e jour.
—Lui, blessé ! dit Greuse. Tu t'es battu, et tu
ne me l'as pas dit !
— Oh! reprit la vieille femme, il ne s'agit pas
d'un misérable coup d'épée qui s'oublie du jour
au lendemain et qui se guérit en vingt-quatre
heures : c'est une blessure plus profonde, et qui
vous est allée au cœur, n'est-ce pas, monsieur de
Guys?
A ces mots le jeune soldat, tiré subitement de
sa léthargie :
-Que veux-tu dire? s'écria-t-il, et comment
sais-tu que j'ai été si profondément atteint là au
bras, là au cœur? Qui était elle? Je l'ai portée
toute noire et toute cachée sous un voile, et je ne
l'ai pas vue ! Ah ! tu as bien raison de dire que je
suis blessé au cœur !
Alors la vieille femme, l'entraînant dans un
coin de l'ateher :
—11 fiut, lui dit-elle, que demain, quand la
nuit sera tombée, vous vous rendiez au Marais,
au coin de la maison du vidame de Poitiers, et là
vous attendrez nos ordres.
M. de Guys resta anéanti.
La vieille, se retournant vers Greuse, qui ne
comprenait rien à cette étrange scène :
— Monsieur, lui dit-elle, j'espère qu'à présent
vous ne refuserez plus de faire mon portrait !
El elle sortit, Oère et déguenillée, comme elle
était entrée.
Quand elle fut sortie Greuse regarda son ami
au front, et il comprit qu'il ne fallait pas lui de-
mander son scciet.
VIU.
Revenons à madame d'Egmont. Nous l'avons
laissée hors d'elle-même et bien malheureuse.
C'était donc là le frère de celui qu'elle aimait !
elle l'avait donc retrouvé sentinelle d'un catafalque,
ce beau M. de Gisors qui s'était fait tuer pour
elle ! car entre les deux frères la ressemblance
était frappante : elle l'avait retrouvé aussi beau,
aussi jeune ; M. de Guys était pour ainsi dire le
reflet de M. de Gisors. Le voilà donc ce jeuue
homme qui est son pupille et dont elle est le tu-
teur! En même temps elle se souvientdu lerment
qu'elle a fail au vidame de Poitiers à son ht de
mort : elle a promis au vidame mourant de voir
M. de Guys elle-même, de lui parler elle-même, à
lui même, de lui remettre à lui-même cette fortune
dont elle est la dépositaire. Comment le voir ? où
le voir? que lui dire ? comment tenir son serment?
û Gisors ! Gisors !
Mais, comme c'était une femme noble et flère,
maîtresse delle-même quand elle n'était pas trop
surprise et trop épouvantée, madame la comtesse
d'Egmont , revenue de ses premières angoisses,
envoya chercher M. de Guys par la vieille femme;
et, comme elle ne voulait pas être connue de ce
jeune homme, comme elle voulait ne le revoir
jamais, elle le fit conduire par la vieille femme
dans son pauvre cabaret; et c'est là, assise sur une
misérable chaise, le coude appuyé sur une table
de chêne, que M. de Guys le soldat aux gardes,
se trouva en présence de madame la comtesse
d'Egmont.
Vous peindre l'étonnement et la respectueuse
admiration du jeune homme, et vous dire com-
bien il la trouva belle, et noble, et digne de toutes
sortes de respects, je ne saurais. Quand elle le
vit, madame d'Egmont releva la tête, et avec la
plus grande simplicité, mais aussi avec le plus
grand calme, elle parla ainsi, le jeune homme
l'écoutant debout et dans l'altitude du plus pro-
fond respect.
— Monsieur, lui dit-elle , une personne qu
ne veut pas être nommée et qui est morte m'a
nommée son exécuteur testamentaire. C'est un
office que je n'ai pas pu refuser. Voici donc dans
celte cassette une fortune que je devais vous
remettre à vous-même, moi-même. La volonté du
testateur est celle-ci : que vous soyez heureux et
sage. Il sait qu'il n'est pas besoin de vous recom-
mander'l'être honnête et brave... El à présent
que mon office est rempli, si vous croyez me de-
voir quelque reconnaissance, je vous prie d'ou-
blier que vous m'avez vue jamais.
En même temps elle se leva pour sortir.
Elle sortit en eflet. La porto de la rue se refer-
ma sur elle. M. de Guys resta immobile, éperdu,
se demandant s'il n'était pas le jouet d'un songe.
Le bruit d'un carrosse qui s'éloignait le tira de
sa rêverie. Mais ce ne fut que lorsqu'il eut ouvert
la riche cassette, et quand il eut touché de ses
mains cette fortune qui lui arrivait, que M. de
Guys se rappela d'une façon moins confuse la vi-
sion qui venait de lui apparaître. Alors, voyant
qu'il était tout seul, son cœur se brisa et il se prit
à pleurer.
IX
Si cette histoire ne vous semble pas trop étran-
ge, vous passerez, s'il vous plaît, avec moi. du
cabaret perdu dans lo Marais à la cour érlat.mie
de 1-ouis XV, un jour de grande réception. Car
c'esl là un siècle étrange et singulier : la royauté
y csl dans toute sa force, bien qu'elle soil à son
24 —
dédia; les sujets sont encore dans la plus pro-
fonde soumission, bien qu'ils soient à la veille de
la révolte. Il Aiut donc se rappeler les anciennes
splendeuis de cette cour pour se faire une idée
du \ crsailles de Louis XV.
Ce jour l'i madame d'Iilgmonl avait été menée à
Versailles par M. le duc de Richelieu, son père.
Jamais peut-être la comtesse n'avait été plus belle,
plus biillante et mieux parée. Elle porait un
grand liabit de satin tout garni de broderies en
or; sur toute sa personne, à son cou, à ses bras,
à ses mains, sur son front étincclaicnt les dia-
mans de sa maison : et vous jugez si elle était
belle ! Ce fut dans cet appareil et dans cette beauté
que madame d'Kgmont fut s'asseoir au grand
couvert du Roi, à la tète des femmes titrées,
co:nine c'était son droit. Il y avait à ce grand
couvert toute la noblesse de France : duchesses,
grandes d'Espagne, les femmes des maréchaux de
France, tous ceux qui avaient les honneurs du
Louvre et qui étaient cousins du Roi. Au milieu
do celte cour se disiiiiguail par sa beauté, par ses
grâces naturelles, par son esprit si fni et si admi-
rablement et innocemment railleur, le seul roi
que pût reconnaître Voltaire, le roi Louis XV.
Alors le dîner royal commença.
Le public de Versailles, admis au dîner du
Roi, entrait par une porte et sortait par une
autre porte, décrivant dans sa marche rapide un
quart de cercle autour du grand couvert. J'ai
oublié de vous dire que madame d'Egmont se
tenait à la droite du Roi.
Tout à coup le mouvement de cette foule qui
passait en silence devant la table du Roi est sus-
pendu; une légère rumeur, retenue par le res-
pect, se fait entendre. Tous les regards, qui
étaient tournés vers le Roi, so portent du même
côté, et alors chacun put voir vis-à-vis le Roi, et
le regard tourné vers lui, fixe, immobile, et cloué
n la même place par un force surnaturelle, un
homme, un soldat, mais bien fait, mais jeune
et beau, mais d'une noble attitude, mais d'un
charmant regard, mais d'une grâce parfaite
presque aussi beau que le roi. Comme je vous le
dis, il était là immobile, hors de lui, sans mouve-
ment et sans parole : il avait reconnu madame
d'Egmont!
Il y eut un profond silence. Cet intelligent roi
Louis XV eut bien vite deviné pour qui le jeune
soldat restait là immobile à la même place. Cepen-
dant l'exempt des gardes étant survenu, M de
Guys fut arraché violemment de la salle • mais
toujours son regard resta fixé à la même 'place
toujours son âme y resta fixée. Madame d F-^-
niont, voyant M. .le Guys brusquement entraîné
par les gardes-du-corps, ne put se contenir et
elle poussa un gémissement doulourcuy. Pauvre
femme! elle oubliait que tout le monde lare
gardait!
Il fallut tout l'esprit et toute la bonté du roi
pour tirer la noble dame de cet étrange embar-
ras. Il fil approcher l'exempt de ses gardes ei
sans regarder madame d'Egmont, mais lout' en
parlant assez haut pour être entendu :
-Monsieur, dit-il, relâchez ce jeune homme •
il aura été surpris par ce grand a|)pareil; je veux
qu'd aille en pai.x.
Puis il ajouta :
— C'est la vue de
troublé.
En même temps il jetait sur
adorable sourire en s'inclinant.
la reine qui l'a peut-être
la reine le plus
Depuis ce temps M. de Guys ne revit pas ma-
dame d'Egmont : M. de Guys, pour se punir de
l'avoir compromise ainsi devant toute la cour, la
noble femme, s'est tué de sa propre main. Quel-
que temps après mourut aussi madame d'Egmont,
renfermant son secret dans son âme, si elle avait
un secret. Et à qui aurait-elle pu le confier ce
secret? Son mari ni son père ne l'auraient com-
prise; il n'y avait eu que le roi Louis XV qui l'a-
vait comprise. Madame d'Egmont voulut en finir
avec tant de douleurs secrètes : elle mourut.
Voilà toute l'histoire de ce soldat et de cette
grande dame, histoire touchante et d'une grande
naïveté, histoire de l'amour le plus pur, le plus
naïf et le plus chaste des deux parts. Savez-vous
quelque chose de plus intéressant dans le monde
que l'amour de madame d'Egmont pour le noble
comte de Gisors, qui se reporte à son insu sur un
enfant abandonné ?
Et, comme déjà dans ce temps-là c'étaient les
philosophes qui écrivaient l'histoire, l'histoire n'a
rien eu de plus pressé que de raconter comment
madame la comtesse d'Egmont avait des entrevues
avec un beau soldat qui la prenait pour une
petite bourgeoise. De nos jours on a mis cette
anecdote en vaudeville : le vaudeville nous a été
donné orné de toutes les grâces et de toutes les
inventions de l'esprit contemporain.
Jules Janin.
l mm ET CA8ACTERES
De la vîc anglaise.
Le VIEL'X CÉLIBATAIRE RICHE. — Les APPREN-
TIS. — Les gueux élégans (I).
On ne sait pas, en général, dans quel triste et
solitaire isolement vivent et meurent, à Londies,
un certain nombre d'individus. Privés de ces rela-
tions habituelles dont une conformité de goûts
fuit ordinairement un véritable besoin, ils n'éveil-
lent dans les autres ni sympathie ni allection •
personne ne s'intéresse à eux; c'est au point qu'i
leur mort on ne peut dire qu'ils ont été oubliés
car on n'a jamais songé à eux pendant leur vie'
Il y a, dans cette grande capitale, une classe très
nombreuse d'hommes qui semblentnepas compter
un seul ami, et dont personne ne paraît s'occu-
per.
C:! sont, par exemple, des vieillards, au vifage
(I) C' t ariirle est traduit d'un des auteurs les
plus populaires de la Grande-Breta^np de Char
les Dinkons, plus connu sous le pseudonyme de
Boz. Apres avoir publié quelques ouvrages dont
p usieurs ont été vendusà plus de 100 m.llèexem-
plaires, il a réuni en un volume {sUctchcs by
/ioc) une foule de /;o;/;y«7.-, de scènes, de ca-
vX'îf/T' tJT""" '"""*' remarquables par la
vén é des détails que par une verve souvent très
comique. ""««.(u uts
rubicond, habitués au vin de Porto, et qui, pour
une cause réelle ou imaginaire, — réelle assez or-
dinairement, car ils sont riches et leurs parens
pauvres, — se méfient de tout le monde, devien-
nent misanthropes, et trouvent un grand plaisir à
se regarder comme fort misérables et à rendre
malheureux tous ceux qui les environnent. Un
vieillard de ce caractère aura un appartement
somptueusement meublé, une bibliothèque bien
choisie, une argenterie précieuse, des tableaux
nombreux, mais tout cela moins pour sa propre
satisfaction que pour exciter la jalousie de ceux
qui désireraient l'imiter et qui ne sont point assez
riches. Il fait partie de deux ou trois clubs dont
tous les membres envient sa fortune, le Battent
et le détestent. Parfois, un de ses parens pauvres,
un neveu marié, je suppose, le rencontre et sol-
licite quelque léger secours ; on l'entend alors
déclamer avec une vertueuse indignaliou contre
l'imprévoyance û\\ jeune ménage, les défauts
d'une femme, l'imprudence d'avoir une nombreuse
famille, la sottise de contracter des dettes avec
125 hvres de revenu, et d'autres crimes impardon-
nal)les; puis conclure ses exhortations par un ta-
bleau complaisamment tracé de sa propre con-
duite, et par une allusion délicate aux secours que
donne la paroisse. Il meurt un jour après son dî-
ner d'une attaque d'apoplexie, après avoir légué
sa fortune à une société biblique, dont le conseil
d'administration fait ériger à sa mémoire une ta-
ble de marbre destinée à transmettre à la posté-
rité son admiration pour sa conduite chrétienne
en ce monde, et sa conviction bien intime de son
bonheur en l'autre.
Il n'y a aucune classe d'individus qui m'amuse
autant que les apprentis de Londres ; ils ne sont
plus, il est vrai, organisés en corps, liés par un
engagement solennel, prêts à jeter l'elfroi dans le
cœur des citoyens paisibles, quand il leur plaît
de se croire lésés, et de s'armer de bâtons; ils
n'ont plus d'autre contrat que leur brevet; et
quant à leur courage, il est facilement dompté
par la crainte religieuse de la nouvelle police, et
parla perspective fort peu récréative delà prison,
que précède naturellement une apparition au bu-
reau de la police et une sévère réprimande. Ils
forment cependant toujours une classe à part,
classe non moins intéressante, quoiqu'inofl'en-
sive. Qui ne les a pas remarqués dans nos rues,
le dimanche ? Vit-on jamais autant d'ellorts, au-
tant de recherches pour arriver à une toilette
élégante et fashionable?— Il y a tout au plus
quinze jours que le hasard me plaça derrière un
petit groupe qui me divertit beaucoup, tant que
nous suivîmes la môme direction. Il était trois ou
quatre heures après midi, et l'on voyait aisément
q le, partis de l'intérieur de la ville, ils se diri-
geaient vers le parc. Ils étaient quatre, bras des-
sus, liras dessous, en gants blancs, comme au-
tant de fiancés, en pantalons clairs d'une étolfe
sans nom, vêtus d'habits pour lesquels noire lan-
gue n'a pas de terrae,sortede milieu entre unlia-
bit long et un surtout, avec un collet d'une façon,
les pans d'une autre et des poches d'une forme
toute particulière. — Tous armés d'un énorme
bâton orné d'un gros nœud à une des extrémités,
le faisant tourner avec grâce ; tous aussi , pour
paraître libres et insoucians, marchaient avec une
sorte (le nonchalance paralytique dont l'ellet plai-
— 25 —
sont provoquait un rire irrésistible. L'un surtout,
muni d'une montre qui par sa forme et sa gros-
seur ne ressemblait pas mal à une pomme de
RiLsbonnc, la tirait à cbaque inslant du gousset
dans lequel elle était emprisonnée, pour la com-
parer soigneusement avec les borlogcs de Saint-
Clément et de l'église Neuve, avec le cadran illu-
miné de la Bourse, de l'église Saint-Martin et de
la caserne drs gardes; et quand enfin ils arrivè-
rent au parc St- James, celui dont les bottes sem-
blaient mieux faites, loua une seconde chaise
pour y placer les pieds et s'y étendre avec
une nonchalance toute champêtre.
Il est cependant d'autres espèces d'individus
assez étranges, et qu'on dirait appartenir exclusi-
vement à la métropole. On les rencontre chaque
jour dans les rues, mais jamais ailleurs ; on croi-
rait qu'ils tiennent exclusivement au sol et font
partie de la ville, comme sa noire fumée, ses bri-
ques noircies et son mortier. Je pourrais en citer
plusieurs exemples : dans le nombre qui s'ollre à
moi je n'en choisirai qu'un seul. Je m'arrêterai à
ceux qu'on a si bien nommés les gueux-clégans.
Les gueux se présentent malheureusement
partout à nos regards; les élégans de leur côté,
ne sont pas plus rares hors de Londres que dans
son enceinte; mais l'assemblage de l'élégance et
de la misère est un type local non moins propre à
la capitale de la Grande-Bretagne que ses monu-
mens. 11 est encore digne de remarque que les
hommes composent seuls cette classe; une femme
est toujours ou sale ou déguenillée à faire fuir, ou
propre et décemment vêtue, malgré la pauvreté
de ses habits. Mais un homme pauvre qui, selon
l'expression reçue, a vu des jours plus heureux,
olfreun étrange assemblage de vétemcns auxquels
ses malheureux ellbris ne peuvent donner qu'une
élégance llétrie.
On rencontre quelquefois, rôdant à Drury-
Lane, ou le dos appuyé contre un pilier de Long-
Ane, un homme, les mains dans les poches d'un
pantalon taché de graisse, retombant amplement
sur les bottes, et rattaché sur les côtés par deux
ficelles; à son habit jadis bleu de métal, à son
chapeau aux ailes retroussées et singulièrement
aplaties sur son œil droit, on peut reconnaître
qu'il ne fait point partie de la classe qui nous oc-
cupe. Ennemi de toute espèce de travail, on le
retrouve à la porte de tous les concerts, sous le
porche de tous les théâtres.
Mais si vous apercevez sur un trottoir, cher-
chant à s'effacer autant que possible, un homme
de quarante ou cinquante ans, couvert d'un vête-
ment noir complet, mais qui depuis long-temps
montre la corde, et qu'ini brossage quotidien in-
finiment trop prolongé a rendu brillant comme
un parquet ciré; si ses sous-pieds fortement tirés
paraissent avoir été adaptés par lui autant pour
se conformer à la mode que pour empêcher ses
vieux souliers de faire divorce avec ses talons; si
vous avez remaïqué que sa cravate, d'un blanc-
jaune plus que douteux, ne paraît si artislenient
disposée que pour dissimuler les solutions de
continuité du vêlement qu'elle recouvre, et (|ue
ses mains sont eniprisonnéesdans les restes d'une
vieille paire de gants de castor, vous pouvez, sans
hésiter, assurer qu'il fait partie de la classe des
gueux-élégans. Lu seul coup-d'œil jeté sur cette
figure souffrante, sur cet air timide ([ue donne la
pauvreté, aura suffi pour émouvoir votre sensibi-
lité; car je suppose que vous n'êtes ni philosophe,
ni politique-économiste.
J'ai connu autrefois un de ces malheureux ;
sans cesse devant mes yeux pendant le jour, il
était aussi sans cesse présent à mon esprit pen-
dant la nuit. L'homme dont parle Wallcr-Scott
dans sa Démonologie n'a pas souffert, de l'être
imaginaire vêtu de velours noir, la moitié des per-
sécutions que j'ai éprouvées de mon ami à l'habit
jadis noir. Il attira d'abord mon aitenlion par son
habitude à se placer constamment devant moi
dans la salle de travail du Musée britannique, et
ce qui me le fit surtout remarquer, c'est qu'il avait
toujours à sa disposition une paire de volumes
gueux-élégans comme lui, en partie déchirés, en
partie jaunis, et dont les couvertures, jadis fort
belles, étaient maintenant moisies et rongées par
les vers. Chaque matin, quand dix heures son-
naient, il était sur son siège ; c'était toujours lui
qui, l'après-midi, sortait le dernier de la salle, et
encore avait-il alors l'air d'un homme qui ne sait
où aller chercher un peu de chaleur et de repos.
Il passait donc là toutes ses journées, aussi près
de la table que possible, afin de cacher l'absence
de quelques-uns des boutons de son habit; son
vieux chapeau était soigneusement déposé à ses
pieds, dans l'espoir évident de le dérober à tous
les regards.
Vers deux heures on le voyait manger un petit
pain ; mais il ne le montrait pas hardiment comme
un homme qui ne fait là qu'un repas accessoire;
il le rompait dans sa poche, et l'en tirait p.ir mor-
ceaux pour le dévorer à la dérobée. 11 ne savait
que trop, hélas ! que c'était là tout son dîner !
Quand je vis ce malheureux pour la preun'ère
fois, je pensai que jamais l'état de ses vêtcmens
ne pourrait être pire. J'allai même jusqu'à imagi-
ner la possibilité de le voir couvert d'un habit de
hasard, mais décent. Que j'avais alors peu d'ex-
périence ! Chaque jour mon homme devenait de
plus en plus gueuv-élégant. Les boutons ayant
abandonné son gilet les uns après les autres, il
boulonna son habit; puis, quand un des côtés de
celui-ci fut réduit au même état que le gilet, ce
fut l'autre côté qui remi)lit le même office. Au
commencement de la semaine, il avait dans son
extérieur quelque chose de plus soigné que dans
les derniers jouis; sa cravate, quoique jaunissant,
n'était du moins pas si noire. Au milieu de toute
sa misère, il ne fut jamais sans gants et sanssous-
picds. 11 resta ainsi une semaine ou deux. Enfin,
un des boutons de la taille de son habit se déta-
I ha, et puis l'homme lui-même disparut, et je le
crus mort.
J'étais assis à la même table huit jours environ
après sa disparition, les yeux livés sur sa chaire
vide, me laissant aller à rêlléchir sur les motifs
(|ui l'avaient porté à s'isider de la vie publique.
Je pensais tour à tour (lu'il s'ct.ut pendu , (|u'd
s'était jeté dans la rivière, qu'd était mort delà
mort naturelle . ou qu'il avait été arrêté , quand
sa présence vint mettre un ternie à mes conjec-
tures. Celait bien lui. Mais quelle étrange meta-
nuirphose! Combien sa démarche témoignait de
la conscience <|u'il avait du changement avanta-
geux opéré dans sa personne! Ce changement
était vraiment prodigieux : ce drap était fin , fort,
bien lustré , e.( cependant il me semblait toujours
le même; bientôt je ne pus en douter; certaines
reprises , que l'habitude m'avait rendues familiè-
res , reparurent à mes yeux. Quant au chapeau ,
personne ne pouvait le méconnaître : sa forme
haute, évasée par le sommet, le signalait à l'ob-
servateur. Jadis un trop long service lui avait
donné une teinte rougeâtre, mais en ce moment
il était aussi noir que l'habit. La vérité brilla bien-
tôt à mes yeux de tout son éclat: la métamor-
phose de toute cette parure attestait l'usage d'une
perfide liqueur qui rend au noir et au bleu sa
couleur primitive; d'autres fois déjà j'avais remar-
qué ses effets sur les vêtemens des gens de la
môme classe. Mais quelle trahison ! Ces malheu-
reuses victimes reprennent un air d'importance;
quelquefois même l'achat d'une nouvelle paire de
gants ou de quelque autre objet de toilette vient
épuiser leurs dernières ressources. Ce Ime dura
huit jours. La dignité passagère du malheureux
s'échpsa dans la propordon exacte que mil à se
dissiper la substance colorante. Les genoux du
pantalon, les coudes de l'habit, ne tardèrent pas
à montrer une blancheur alarmante. Le chapeau
était de nouveau pl.icé sous la table, et son pro-
priétaire se glissait sur sa chaise aussi humble-
ment qu'auparavant.
Mut une semaine entière de p'uie et de brouil-
lard , après laquelle la teinte du liquide précieux
avait complètement disparu. Je n'ai jamais vu de-
puis ce pauvre gueux-élégant chercher à rajeunir
ses vêtemens délabrés.
On ne peut désigner aucun lieu où les gens de
cette profession se trouvent de préférence. On en
rencontre beaucoup dans les environs des hôtels;
on en aperçoit aussi dans Holborn entre htut et
dix heures du matin ; et quand on a la curiosité
de pénétrer dans la cour de la prison pour dettes,
on en rencontre plus d'un parmi les spécial' urs
et les gens d'affaires. Jamais je ne suis allé à la
Bourse sans en voir quelques-uns , et sans cher-
cher à m'explicjuer ce qui peut les amener dans
un lieu où, certes, ce ne sont pas les affaires qui
los attirent. Ils y sont assis pendant des heures
entières, appuyés sur de gigantesques parapluies
fanés , ou grignottant quelques biscuits d'Aber-
iiethy. Personne ne leur parle, ils n'adressent
non plus la parole à personne. J'en vis cepen-
dant deux causer ensemble; mais mon expé-
rience m'autorise à croire que ce n'était là qu'une
exception; l'offre d'une prise de labac, ou qucl-
(|ue politesse analogue l'avait fait naiire.
Lu gueux-élégant peut, du reste, ou n'avoir au-
cunc espèce d'occupaton , ou être courtier en
blé, en charbon , en vin. collecteur des dettes,
ou prociueur ruiné , peut-être clerc du dernier
ordre ou écrivain de la même chasse. Je ne sais si
mes lecteurs ont rencontré ces homn.as anssi
souvent que moi; ce que je s.ais. c'est que r> m.l-
heureux qui sent sa pauvreté, et qui cherche en
vain à la dissimu'er. est un des objets I, s plus di-
gnes de pitié, que sa misère soil la triste consé-
quence de sa mauvaise conduite ou de celle drs
autres. j. r^
(Le Capitale,)
26 —
ik^n^jimL«
Ce fut en 1712, trois ans avant la mort de
Louis XIV, que Lesage lit rcprôsentcr Turcaret,
cette satire sanglante contie U'S traitans et les li-
nanrit'rs d'alors : la k'ÇDii profila, et diiquante
ans plus tard c'était dans les finances que se trou-
vaient le goût et quelquefois le savoir. Le prince
était iridillércnt auv l)eau\-arts, presque ennemi
de la littérature; Us financiers étaii-nt les Mécènes
qui encourageaient et protégeaient; on eût dit
qu'ils avaient reçu cette noble tiulie des mains
du régent, et siLesage eût pu vivre jusqu'en 1778,
il aurait peut-être vainement cherché l'homme
qu'il avait peint soixante ans auparavant, et dont
lignorance et les vices avaient, encll'et, en 1712,
tout l'odieu.v dont il a chargé Turcaret.
En 1778, dans les premières années du règne
de Louis XVI, un des hommes les plus recomman-
dablcs de la finance était M. Lalive de Jully, qui,
par ses goûts autant que par son étroite parenté
avec mesdame d'Epinay, rie d'Houdctot, était lié
avec tous les philosophes et les hommes de lettres
du temps; les sciences néanmoins et les questions
philosophiques qui s'agitaient autour de lui le
touchaient peu; il laissait volontiers Helvétius et
le baron d'Holbach pour la société de Jélyotte ou
l'atelier de Greuze ; il était l'ami de Greuze qu'il
protégea, et dont il étendit autant qu'il le put la
fortune et la réputation. M. de Jully habitait une
terre aux environs de Versailles, et il avait pour
commensaux habituels Jélyotte, homme modeste
quoique chanteur, et qui passait dans le monde
pour être bien venu de madame de Jully, et
Greuze qui , malgré sa facilité de mœurs et sa
bonhomie, était cité pour l'élégance de sa toilette
quelquefois ridicule. On était au commencement
de septembre et le déjeuner Unissait, lorsque M.
de Jully regarda le ciel qui avait été grisj asque-là,
et commençait à prendre quelques teintes dorées;
le soleil perçait les nuages.
— Greuze, dit-il au peintre. Je ne vous pro-
pose pas de venir avec moi chasser dans le bois
de Satory ; votre habit écarlate et vos bas de soie
à coins ne s'accorderaient pas des balliers qu'il
vous faudrait traverser.
— Ajoutez, répondit Greuze, en rajustant ses
manchettes de dentelle, que j'attends une de vos
bergères, Maihurine, qui posera pour moi pen-
dant deux heures ; j'ai sa parole, je lui ai promis
deux écus.
— Vous appellerez ce nouveau tableau? de-
manda M. de Jully.
— La crache cassée, répondit le peintre.
— Hum ! hum ! fit madame de Jully en minau-
dant, je ne sais pas s'il est bien prudent de laisser
M. Greuze avec une jeune fille ?
Greuze avait cinquante-deux ans; mais il était
dameret cl se croyait encore dangereux. Il s'in-
clina avec un sourire, évidemment flatté de la re-
marque de madame de Jully.
— Voulez-vous venir, Jélyotte, dit M. de Jully
à l'acteur; vousaimczà tiicr les canards sauvages,
je vous en promets en abondance.
Ce fut madame de Jully qui prit la parole :
— Vous n'y pensez pas, dit-elle à son mari.
Jélyotte chante demain Orphée, prétendez-vous
l'enrhumer?
M. de Jully, tout en convenant de la justessede
celte obscrvalion, quitta la salle à manger, prit un
fusil, une gibecière, et partit seul pour le bois.
Le soleil avait chassé les nuages, le temps était
doux et clair, mais la terre humide cédait sous le
pas duch.issour, et M. de Jully, sans trop songer
aux canards sauvages, se laissait aller à une des
préoccupations habituelles aux hommes : il donnait
carrière à son imagination et changeait sa destinée
au gré de ses désirs. Ici-bas nul n'est content de
son sort; la pauvreté désire les richesses, tandis
que l'opulence donnerait volontiers ses trésors
en échange des facultés ou du talent qui lui man-
quent. M. de Jully cheminait le fusil sur l'épaule,
et se supposant pauvre, isolé, inconnu^niais doué
du talent de Greuze ou de Claude Lorain, les
deu\ peintres qu'il aim;iit le mieux , il se voyait
habitant d'abord une mansarde désolée dont il ne
pouvait pas payer le loyer, entendant sonnersans
argent l'heure du dîner, et un pinceau à la main
négligeant les cris de son estomac vide.
Lospreniiers jours étaient aflVeux; cepen.iant il
faisait les portraits de son boulanger pour avoir
du pain, de son propriétaire pour payer son
loyer; la bouchère, le tailleur, la mercière po-
saient tour à tour devant lui ; de la mercière il
passait au marchand de vin, de celui-ci au vigne-
ron, du vigneron au propriétaire et du proprié-
taire à la grande dame ; alors sa réputation s'éten-
dait, il peignait les plus jolies femmes de Paris,
tous 1 s amatem's recherchaient ses croquis, ses
pochades, ses tableaux, et le peintre inconnu de-
venait célèbre; le pauvre habitant d'une mansarde
était le commensal des rois et logeait son talent
dans un palais.
11 en était là de son château en Espagne, lors-
qu'au détour d'une allée il aperçut un homme
qui parlait très vivement à une jeune fille; dès
que celle-ci se vit découverte, elle murmura un
adieu en détournant la tète et prit un sentier de la
foret , non pas comme Galalhée, mais en souhai-
tant évidemment de n'être pas reconnue. M. de
Jully s'avança vers l'heureux mortel à qui le bois
de Satory semblait être si favorable, et il vit un
homme jeune encore, vêtu comme on l'était alors
à la ville, mais avec une négligence qui touchait
de bien près à la malpropreté ; un habit marron
d'un drap commun et usé, des culottes de velours
sous lesquelles Buttaient des bas de laine, de gros
souliers boueux, voilà quel était le costume de cet
individu dont la figure néanmoins relevait un peu
l'accoutrement ; il avait les traits réguliers ; sa phy-
sionomie distinguée respirait la douceur et la
bienveillance; son œil était perçant quoique doux,
et un léger sourire qui paraissait lui être habituel
animait ses lèvres.
— Veuillez me pardonner, lui dit M. de Jully
en l'abordant; je vous dérange?
— Pas le moins du monde, répondit l'inconnu,
qui tenait un pinceau à la main et paraissait con-
sidérer attentivement l'horizon ; mais je n'en peux
pas dire autant de cette petite folle que vous avez
fait fuir.
— Vous peignez? monsieur, demanda M. de
Jully.
— Oh ! monsieur, presque rien : un petit ta-
bleau grand comme la main, un coucher de soleil.
Ils firent alors un pas, et sur le chevalet ambu-
lant du peintre, M. de Jully vit en effet un petit
tableau qui n'attendait que la dernière touche
pour être terminé ; sur le devant était un étang
où barbottaientles canards sauvages que le finan-
cier venait chasser; et sur le dernier plan étaient
les grands arbres de la forêt que le soleil dominait
et dorait de rayons qui perçaient le feuillage et
venaient faire étinceler l'eau de l'étang.
— Voyez-vous, dit le peintre, demain j'achève-
rai si le temps est beau; aujourd'hui, il n'y faut
pas songer. Le soleil est trop pâle. Ce sont ce-
pendant dix bons écus que j'aurais reçus ce soir
de M. Logris... Allons, ce sera pour demain. —
Et il repliait son bagage.
Il y avait dans le ton de cet homme une rési-
gnation douloureuse qui serra le cœur de M. de
Jully; le financier regardait alternativement le
peintre et le tableau, et tout en se reportant aux
désirs qu'il formait un moment auparavant, il s'a-
voua qu'il venait bien de souhaiter un talent pa-
reil à celui de cet homme; mais il y avait une
chose qui manquait à cet artiste infortuné et qu'il
n'aurait pas abandonnée pour toutes les mines de
Golconde : la santé. L'inconnu était pâle etd'une
si grande maigreur qu'il paraissait décharné ; son
front était flétri, sa main sèclie et longue comme
celle d'un malade. Cependant, insoucieux de lui-
même, cet homme faisait l'amour et il peignait
dans un bois, exposé à toutes les intempéries de
l'automne. M. de Jully songea alors au prix mo-
dique que le brocanteur Legris devait donner du
tableau, et il comprit que la misère forçait l'artiste
au travail.
— Dix écus ! dit-il.
— Dix bons écus ! tout autant.
— Comment vous nomraez-vous , monsieur ?
— Lan tara, tout à votre service.
— Lantara ! Lantara ! s'écria M. de Jully, en
prenant la main fiévreuse du pauvre peintre et
eu la lui serrant cordialement, vous êtes Lantara,
mon ami? vous êtes Lantara, monsieur? et vous
vendez vos tableaux dix écus à ce coquin de Le-
gris? Je les lui achète cent louis.
Lantara mit gravement son chevalet sur ses
épaules, et, blessé d'entendre calomnier son ami
Legris, il s'éloigna de quelques pas.
— M. Legris n'est pas un coquin, dit-il, et je
suis persuadé que ce soir il m'avancera un ou
doux écus rien qu'en lui montrant cette toile ;
mais, pardon; il est bientôt trois heures : il faut
que je retourne à Paris ce soir, et j'ai cinq lieues
à faire.
— Vous ! aujom'd'hui, aller à Paris à pied ! s'é-
cria M. de Jully.
— Sans doute, répondit l'artiste en frappant
desa main la poche vide de sa veste.
— Oh ! mon cher Lantara, vous n'irez pas à
Paris ; vous dînerez chez moi, vous y coucherez,
à moins que vous ne vouliez absolument coucher
à Paris; alors vous prendrez ma voiture.
Le pauvre Lantara demeura indécis : M. de
Jully ne lui avait pas d'abord inspiré une grande
sympathie ; mais faire un dîner qui ne lui coûte-
rait rien, chez un hommequi achetait ses tableaux
cent louis , s'asseoir dans un bon fauteuil, peut-
être devant un feu pétillant et gai, il y avait de
quoi tenter un malade. Une dernière réflexion le
décida : il retournerait à Paris en voiture ! lui, fai-
— 27 —
ble et presque mourant, il n'aurait pas à se traî-
ner durant quatre mortelles heures sur un che-
min humide et boueux.
— J'accepte, monsieur, dit-il, j'accepte; et
l'artiste et le financier reprirent le chemin du
château. M. de Jully cherchait à faire parler son
timide compagnon; il voulait le mettre à son aise;
maisLantara était préoccupé; il regardait lejour
jouant à travers les arbres ; il s'arrêtait pour
écouter le cri d'un oiseau, pour contempler rell'el
du vent, qui, en faisant ployer la cime des bou-
leaux ou des peupliers, donnait à leur feuillage un
ton diOércnt.
— Voyez-vous, monsieur, disait-il, quandàcette
heure le soleil n'éclaire pas les arbres; ils repren-
nent leur couleur du malin.
Arrivé au château, M. de Jully fit entrer son
hôte dans un salon et le quitta pour quelques
insians. Lantara ébloui n'osait pas d'abord mar-
cher sur le tapis, puis il eut peur de s'asseoir dans
un fauteuil doré et d'en salir la soie damassée ;
enfin, il s'enhardit et parcourut le salon. Comme
il l'avait prévu, un feu brillant échauffait cette
pièce somptueuse. Lantara s'approcha des bûc hes
enllammécs avec une joie d'enfant, et, s'emparant
d'un couteau d'ivoire oublié sur la cheminée, et
qui, sans doute, venait de servir à madame de
Jully pour ouvrir un livre nouveau, il perdit si
vite la mémoire du lieu où il était, qu'il employa
ce petit instrument parfumé ii enlever la boue
qui couvrait ses souliers et tachait ses bas de laine.
Quand sa toilette fut achevée, il se mit à considé-
rer les tableaux : là était un Greuze, plus loin un
Coypel; le riche financier avait même chez lui
un Rubens et un André del Sarto ; enfin, dans
une place distinguée et sous le jour éclatant d'une
fenêtre, il aperçut un de ses ouvrages.
— Oh! oh! dit-il, voilà un lever du soleil de
ma façon... Je l'ai donné à madame Legris pour
ses étrennes....
Dans ce moment, M. de Jully entra.
— Voilà un tableau qui est à madame Legris,
dit l'artiste.
— Vousavezfaitdesétrennesdecentlouis à cette
femme, répondit M. de Jully, et il l'entraîna dans
la salle à manger. Lantara s'inclina devant Greuze,
qu'à son habit écarlate il prit pour le maître de
la maison ; il se plaça le plus loin qu'il put de ma-
dame de Jully, et gauche, embarrassé, il n'osait
ni refuser ni accepter les mets qu'on lui offrait.
— Prenez-vous du potage? lui disait M. de Jul-
ly ; vous ferai-je passer une aile de cette poule au
riz?
L'artiste avait un goût prédominant en fait de
cuisine , un seul, mais ce goût le suivit jusqu'à la
mort; il aimait les tourtes au godiveau. On ra-
conte qu'il se dirigeait souvent chez un pâtissier,
son voisin, et qu'avant de partir pour ses excur-
sions champêtres, il prenait un ou deux godiveaux
suivant l'état de sa bourse, et c'est , muni de ce
seul viatique, qu'il allait surprendre les secreLs de
la lumière et des rayonnemens du soleil; or, sur
la table du financier s'étalait un énorme godiveau
que l'œil de Lantara convoitait depuis son eutréc
dans la salle à manger.
— Je prendrai du godiveau , dit-il d'une
voix tremblante.
M. de Jully s'empressa de le satisfaire. Madame
de Jully adressa à Jélyoltc un petit sourire dédai-
gneux; et, en maîtresse de maison soigneuse de ne
pas embarrasser ses hôtes, elle changea la con-
versation.
— Greuze, dit-elle, où en est la cruche cassée ?
Qu'avez-vous fait de Maihurine ; elle doit être ro-
sière cette année ; j'espère que vous ne lui ferez
pas perdre sa couronne ?
— On court après à l'heure qu'il est, répondit
Greuze , ma bergère a un amoureux dans les
bois , et comme l'a dit ce malin M. de Jully, je ne
puis pas la suivre dans les halliers.
— Mathurine ! murmurait tout bas Lantara.
Au même moment un valet de pied de madame
de Jully ramena Mathurine ; la jeune fille était
pâle, défaite, et suivait malgré elle le domestique
qui la conduisait. Au moment où elle aperçut Lan-
tara elle s'évanouit.
— Nous nous aimons depuis que je viens pein-
dre dans la forêt , dit avec naïveté Lantara en
courant au secours de Mathurine ; mais je suis
trop pauvre et trop malade pour l'épouser, sans
cela...
Les yeux de l'artiste brillèrent un moment d'une
ardeur fiévreuse, puis s'éteignirent de décourage-
ment.
— Vous êtes peintre ! s'écria Greuze en se le-
vant.
— Je suis Lantara.
— Lantara ! notre Claude Lorain ! celui qui
peint le soleil, mon ami , mon frère !
L'habit éeariate intimidait un peu Lantara ; il
se laissa pourtant aller aux étreintes de Greuze ;
mais ni les promesses de M. de Jully, ni les ca-
resses de Jélyotte ne purent faire rentrer l'espé-
rance dans ce cœur qui avait dit adieu même aux
joies de l'amour. Habitué aux privations du pau-
vre, il était mal à l'aise dans la demeure du riche;
le laxe l'épouvantait; pour lui, le godiveau tant
aimé perdait sa saveur, mangé dans de la vaisselle
plate; il se sentait mourir d'ailleurs, et cher-
chait à s'éloigner de celte jeune fille, qui cédait à
son insu à un noble instinct en aimant un hom-
me de talent. Lantara , non moins généreux, ré-
pugnait à échanger l'amour jeune de Mathurine
contre sa misère et ses douleurs. Toujours simple
et naturel, il s'avança vers Greuze :
— Vous lui aviez promis deux écus qu'elle a
perdus par rapport à mol ; donnez-les lui, je ne
les ai pas.
Ensuite, s'adressant à M. de Jully :
— Et votre voiture? lui dit-il.
Rien ne put le retenir, oi promesses, ni pré-
sens. Il voulut retourner vers son ami Legris et
mourir comme il avait vécu, sans prendre aucun
souci d'un lendemain besoigneux. Nul n'a poussé
plus loin l'incurie autrefois reprochée aux artistes
et dont ils se targuent à tort aujourd'hui.
Lantara n'était point, comme on le voit, un
génie incompris ; c'était un génie qui lui-même
ne se comprenait pas, qui s'ignorait; il ne Siivait
pas qu'il avait du talent, il ne connaissait ni la
chaleur ni la naïveté de son pinceau. Il était de-
venu homme sans cesser d'être enfant, toujours
cédant h des goûts puérils, à une paresse d'éco-
lier; il vivait au miheu du peuple dont il avait le
naturel et qu'il surpassait en naïveté. Quand on
l'avait égayé par un conte, il donnait un tableau;
si on avait satisfait à un de ses besoins restreints,
il payait encore par un tableau, sans se douter
du prix de ses œuvres. Humble et doux, le grand
monde l'effarouchait ; à la campagne il vivait dans
les chaumières, à la ville dans les échopes, plutôt
peut-être par ignorance et par timiiùté que par
goût. Lantara ne savait ni ce que c'est qu'un
peintre, ni qu'il était un peintre. Ses œuvres,
rares aujourd'hui, sont fort recherchées. Quand
le mal eut consumé toutes les forces de l'artiste
et qu'il ne put plus peindre pour satisfaire l'avi-
dité des gens obscurs qui l'entouraient, il ne
voulut être à charge à personne, et se traîna à
l'hôpital de la Charité; il avait lutté jusqu'aux der-
niers momens , puisqu'eniré à l'hôpital à midi, il
mourut le même jour à six heures du soir.
A la mort de Raphaël, on fit la remarque que
le prince de la peinture avait expiré à trente-trois
ans, comme le Sauveur du monde. Ce fait , qui
est sans portée, offre cependant quelque singula-
rité appliqué à Raphaël , qui a peint Jésus-Christ
si souvent et dans toutes les phases de sa vie.
L^uitara est mort aussi à trente-trois ans.
En ISOi), MM. Radet, Plis et Desfontaines fi-
rent représenter un vaudeville qui s'appelle Lan-
tara ou le Peintre au cabaret; là l'artiste s'eni-
vre et charbonne des murailles; là il chanted'une
voix avinée la riante couleur du vin. C'est un
des méfaits du vaudeville, de cet enfant né maUn,
qui quand il touche à l'histoire ou à la biographie
prend de bien étranges licences. Jamais Lantara
n'a bu que de l'eau.
Marie Aycard.
(Courriel- français.)
£ts iïittrigucs bc (farltou-ijoust.
Ce soir-là, le prince de Galles avait congédié
de bonne heure ses courtisans ; il n'avait retenu
auprès de lui que miss Fanny S la favorite en
titre, et lord Henri Rutland, l'un de ses plus in-
times familiers.
Depuis Edouard 1", le titre de prince de
Galles est porté par le fils aîné du roi d'Angleterre,
héritier présomptif de la couronne. Les Gallois
refusant obstinément de se soumettre au joug des
Anglais, le roi Edouard, pour lormin.T une guerre
pénible, et amener un accommodement, s'a\isa
d'un de ces expéJiens singuliers que les princes
bien conseillés imaginent quelquefois aux dépens
des peuples créduL'S et naïfs. Ayant assemblé les
plus notables citoyens du pays, le roi leur dit :
— Puisque vous ne voulez pas de moi pour votre
chef, j'abdique touie prétention ; mais il faut
néanmoins pourvoir sans délai à votre gouverne-
ment. Vous convient-il de vous assujettir à un
prince qui est votre compatriote, dont la vie est
sans reproche, et qui ne parle pas un mot d'an-
glais? Les Gallois déclai-èrent qu'ils acceptaient
de grand cœur un prince remplissant ces trois
conditions. Alors le roi leur présenta son fils
dont la reine venait d'accoucher au château de
Caornar\on, dans la province de Galles:; et le
peuple lui prêta serment de lidelité.
Cinq siècles environ s'étaient écoulés depuis
cette rouerie triomphante ; le prince de Galles
doni nous parlons était l'héritier présomptif de
Gcoi^es 111.
— Voire Grâce est bien triste ce soir, dit miss
— 28 —
Fanny, et jVn suis fâchée, car j'aurais ou besoi n
de trouver iri de la g.iiitf pour me distraire.
— Aicz-vous donc quel(|ue sujet de peine et
de tristesse, Fanny ? reprit le prince avec vivacité.
— Oui, milord, je vois avec chagrin que vous
n'êtes pas assez de l'opposition.
— Comment ! ma chère amie, vous voulez me
voir gai, et vous allez me parler politique ? sin-
gulier moyen !
— Sans entrer bien avant dans les affaires de
l'étal, je puis du moins vous dire que je vous
souhaiterais plus de popularité.
— Et qui vous a dit que je n'étais pas populaire?
— Le peuple lui-mèinc, le vrai peuple de la
cité de Londres. J'étais allée ce matin chez mon
orfèvre, près de Saint-Paul, et en descendant de
mon carrosse j'ai été insultée par une troupe de
gens qui s'étaient rassemblés tout exprès pour me
faire celte avanie.
— Vraiment.' Et que vous ont-ils dit?
— Si je me rappelais les termes fâcheux et les
expressions grossières dont se sont servis ces ma-
nans, pensez-vous donc que j'oserais les répéter ?
Tout ce que je puis dire, c'est que j'ai été outra-
gée comme jamais femme appartenant à la cou-
ronne d'Angleterre ne l'avait été depuis iaduchesse
de Portsmoulh. Et cela ne fait pas honneur à
Votre Grâce, car c'est elle que l'on insultait en
ma personne.
— Que faut-il donc que je fasse pour leur
plaire? dites-le moi, Henri. Le parlement m'avait
accordé une misérable dotalion de cimiuante
mille livres sterling, malgré l'ox qui trouvait encore
que c'était trop. Mais depuis, Fox est devenu plus
raisonnable, et je puis le mettre aujourd'hui au
rang de mes amis dévoués. Cinquante mille livres!
n'était-ce pas là un beau revenu pour l'héritier de
la plus belle et de la plus riche couronne du
monde ! Il y avait à Londres trente jeunes lords,
il y avait même des fds de marchands, dont je
n'aurais pu égaler le luxe et mener le train avec
cette modique pension. l'ouvais-je abaisser ma
dignité et me p'acer au second rang, moi , le
prince de Galles? Non, certes ! Je pensais que
celte humilité donnerait à la nation une mauvaise
idée de mon caractère, et je me suis mis au-des-
sus de ma fortune en faisant, dans l'espace de
quatre ans, quelques dettes, s'élevant tout au plus
à trois cent mille guinées. Eh bien! la nation ne
m'a pas compris, et s'est scandalisée lors()ue mes
créanciers ont adressé leurs requêtes au p;uie-
ment. Tant de rigueur, vous l'avouerez, ne con-
venait guère au pays le plus enleité de l'univers.
Ccpendaat il a été décidé ([ue mes créanciers se-
raient payés avec les deniers de l'état. Depuis
Icrs, j'ai contracté quelques nouvelles dettes, et
ne voulant pas importuner une seconde fois le
parlement, et chagriner la mauvaise volonté des
représcntans de la nation, je les ai acquittées
moi-même, et pour cela j'ai fait vendre publique-
ment aux enchères mes voitures et mes chevaux;
j'ai donné à la ville de Londresl'édifianlspectacle
de cette réforme sans exemple dans l'histoire des
maisons royales. Et le peuple n'est point encore
satisfait!
— C'est une injustice qu'il faut mépriser, dit
lord Henri Hutland.
— Non, reprit le piince; Fanny a raison;
pour ma gloire cl dans mon propre intérêt, aussi
bien que pour la considération et la sécurité des
personnes qui me sont attachées, je dois cher-
cher à me rendre populaire, non seulement en
allicliant h s principes de l'opposition, selon la
vieille tactique anglaise, mais encore en ne recu-
lant devant aucun sacrilice. Ainsi donc, puisque
le peuple de la Cité me chicane sur mes amours,
et murmure de me voir une maîtresse qui achète
des bijoux avec l'argent des impôts, je réforme-
rai ce dernier luxe comme les autres, et de même
que je me suis défait de mes chevaux de prix et
de mes carrosses dorés, je renoncerai à vous,
Fanny, et je vous rendrai à vos travaux drama-
tiques. Notre ami Sheridan vous fera rentrer à
DnuT-Lane dans un rôle de la nouvelle comédie
qu'il vient d'achever, et cette cariière vous pro-
curera la gloire et la fortune que ne peut plus
vous donner un prince réduit à être pauvre et
sage pour devenir populaire.
Miss Fanny allait essayer ses talens de comé-
dienne dans une scène de désespoir, lorsqu'un
aide-de-camp vint annoncer quesir Walier Morris,
médecin du roi, demandait la faveur d'être admis
sur-le-champ auprès du prince de Galles, pour
une communication de la plus haute importance.
Le prince ordonna que sirWallerfùt introduit,
et se levant aussitôt, il alla au devant du docteur.
— Quel bon vent vous amène au palais de
Carlton ? lui demandat-il avec l'empressement
d'une vive curiosité. Serait-on mala'le à StJames ?
— Depuis long-temps, répondit le docteur, on
cache à Votre Altesse Royale l'état de Sa Majesté ;
mais j'ai pensé que mon devoir m'ordonnait de
vous avertir.
— Voilà une bonne idée et un service que je
n'oublierai pas, docteur. Le roi est donc en dan-
ger?
— Sa Majesté Georges 111 peut vivre long-temps
encore , mais il ne peut plus régner.
— Que voulez-vous dire, sir Walter ?
— Je veux dire que ce n'est pas la vie du roi
votre père qui est menacée, mais sa raison qui
est perdue. On a dissimulé jusqu'à ce jour l'affec-
tion mentale qui s'est emparée de Sa Majesté;
mais le roi vient de donner en ma présence des
signes évidens de folie, et je n'hésite pas à croire
que le mal est incurable. Dans cette situation,
Votre Altesse Royale peut aviser au parti qu'elle
doit pri ndre.
— Rien n'est plus simple. Consolez-vous, Fanny,
vous ne retournerez pas à Drury-l.ane. Vous,
Rutland, donnez des ordres pour que l'on ras-
semble et que l'on amène sur l'heure à Carlton
tous nos amis. Sir ^Valtcr, vous serez des nôtres.
Je veux tenir ce soir, à souper, mon premier
conseil de régence.
Les courtisans du prince arrivèrent bientôt, et
parmi eux se trouvait Sheridun, qui depuis quel-
que temps avait singulièrement adouci le radi-
calisme do ses opinions pour rechercherics bonnes
grâces et mettre son crédit et son talent d'ora-
teur au service d'un protecteur puissant. La po-
litique régna seule et sans partage pendant le
commencement du souper, et tous les convives
furent d'accord pour proclamer Fox l'homme
indispensable dans une circonstance aussi grave.
Malheureusement Fox voyageait en Italie pour se
consoler des récens éch^s essuyés par son am-
bition.
— Il faut lui écrire de revenir, dit le prince de
Galles; il faut lui écrire à l'instant même, et avant
de vider les verres que l'on vient de remplir.
La lettre fut écrite sur la table, au milieu des
bouteilles, et une heure après un courrier galopait
avec les dépêches du futur régent.
Quand on eut dressé le plan d'attaque et pré-
paré la discussion qui devait être soulevée dans
le parlement, le conseil, descendant des hautes
sphères gouvernementaires, se livra aux joyeux
propos qui faisaient ordinairement les frais des
réunions du prince. Miss Fanny, qui, par sa dis-
crétion éprouvée, avait mérité l'honneur d'être
initiée à tous les secrets d'état, remarqua que lord
Henri Rutland affectait une certaine froideur vis à
vis de Sheridan.
— Eies-vous brouillés? demanda-t-elle.
— Oui, répondit Sheridan, et je vais vous dire
pourquoi, bien que ma modestie doive souffrir
de cette expHcation. Lord Henri m'en veut parce
qu'il a trouvé ma main sur la toilette de la duchesse
de Leiccster. Je ne sais si vous avez remarqué
que j'ai la main assez belle; un de nos sculp-
teurs les plus distingués m'a demandé la faveur de
la mou'er ; il a tiré son œuvre à un assez grand
nombre d'exemplaires, et ce morceau d'art a
obtenu un stccès fait pour llatter mon amour-
propre. La plupart de nos ladys ont aujourd'hui
sur leur toilette, comme la duchesse de Leicester,
la main de Sheridan en bronze doré.
— Quelle fatuité! s'écria lord Henri Rutland.
— Vous m'en donnerez un exemplaire, Richard,
dit le prince de Galles, et je ferai graver sur cette
main l'inscription suivante : <i Bonne pour se bat-
tre, bonne pour écrire, bonne pour donner, dé-
testable pour payer. »
— Oui, monseigneur, répondit Sheridan; et
sous ce quadruple rapport, nous pouvons nous
toucher la main.
Le vin de Champagne avait rendu Sheridan
très éloquent sur le chapitre de ses divers mérites ;
il parla de sa force corporelle avec tant d entraîne-
ment, qu'il finit par offrir de paiier trois cents
guinées qu'il traverserait toute la ville de Londres
en portant le prince de Galles sur ses épaules,
depuis la Tour jusqu'à l'extrémité de Piccadilly.
Le prince s'empressa de tenir le pari, et le len-
demain matin le conseil de régence se réunit
devant la porte de la Tour de Londres. Bien que
l'épreuve fût au-dessus d'une force humaine,
Sheridan faisait bonne contenance.
— Etes-vous prêt ? lui demanda le prince.
— Oui, répondit Sheridan; ôtez votre habit.
— Pour(iuoi donc?
—J'ai parié que je porterais le prince de Galles,
mais je n'ai pas dit que je le porterais avec ses
vêtemens. Mon droit me permet donc d'alléger le
poids, tout en restant dans les termes rigoureu x
de la gageure. Maintenant, ôtez votre chapeau et
vos bottes,
— Est-ce tout?
— Non ; je prétends réduire la charge à sa
plus simple expression et à son état naturel.
— Voilà vos trois cents guinées, dit le prince
en riant ; vous avez gagné, car je renonce à soute-
nir le pari.
— C'est dommage , reprit Sheridan ; je vous
aurais bien porté pendant un bon quart d'heure,
et cette nouvelle comédie eût été sans doute meii ■
29 —
leure et plus applaudie que toutes celles dont j'ai
gratilié le public de Londres.
Quelques semaines après celte aventure , la
question de la régence, débattue dans les assem-
blées parlementai! es, avait pris une lournurc fa
vorable aux prétcnlions du prince de Galles. Fox
était venu en huit jours du fond de l'Italie ;» Lon-
dres, et sa voix puissante avait eu une grande in-
fluence dans le débat. L'éiat de Georges III, ne
devenant pas pins satisfaisant, il était à peu près
impossible de lui conserver la responsabilité roy;ile.
La veille du jour où une décision ollkielle devait
f trj priSL- par les représeiitans de la nation , le
prince de Galles , plein d'espoir, avait réuni tons
ses amis dans un souper h Carlton-IIouse. Sheri-
dan arriva , porté en triomphe, car il avait eu les
honneurs d'une séance orageuse, et il avait ter-
rassé ses adversaires, non par l'habileté de sa lo-
gique, mais par l'ellet prodigieux de ces sarcasmes
amers et de ces personnalités violentes que per-
met l'usage dans les parieuiens anglais.
— Pitt et Burke ne s'en relèveront pas, s'écria
Fox avec enthousiasme.
Le prince se fit rendre compte de la discus-
sion, et Fox, après une analyse claire et rapide,
revint sur les hauts faits de son ami.
— Avant de débuter dans la carrière politique,
dit-il, nous avions coutume, Burke, Sheridan,
moi et queli]ues autres, de nous réunir pour nous
essayer aux débals parlementaires ; le lieu de nos
réunions était un entresol, au-dessus de la bouti-
que d'un boucher. Faisant allusion à cette épo-
que de noviciat et d'inexpérience, Burke, devenu
aujourd'hui notre adversaire, a dit à Sheridan :
— « Ce sont là de faibles raisons, et voire élo-
quence sent le boucher. » — « C'est possible, a ré-
pondu Richard, mais je me félicite du moins de
ne l'avoir jamais vendue pom- payer le boulanger.»
Le mot frappait juste sur la misère vénale de
Bm-ke. Prenant la parole à son tour, Pitt s'est
écrié : — « L'honorable Sheridan nous donne des
raisons et nous débite des phrases de comédie ; il
ferait mieux de retourner à la direction du théâtre
de Drury-Lane; là est sa vériiable place. » — « Je
remercie le ministre de ce bon conseil, a répli-
qué Sheridan ; je n'ai pas renoncé à ma carrière
d'auteur, et je compte bien un jour enrichir la
scène d'un caractère nouveau que j'ai étudié ici ;
Je crois que le public reconnaîtra le modèle lors-
que je ferai représenter à Drury-Lane le Jeune
homme en colère. » Ce pauvre petit Pitt, qui.
était rouge comme un coq irriiô, est devenu pâle
comme un spectre.
— Bravo et merci, mes bons amis ! reprit le
prince; les vainqueurs hériteront des vaincus,
Sheridan sera trésorier de la marine; vous. Fox,
vous rentrerez au ministère des allaires élran^ô-
res, et cela pas plus tard que domain, puisque
demain je serai le chef de l'état.
— Pas encore, milord!...
A ces mots, tous les regards se tournèrent vers
la porte qui venait de s'ouvrir : un homme était
entré ; il se tenait au milieu de la salle, debout,
les bras croisés et la télé couverle. Tous les as-
sistans s'inclinèrent profondément, et le nouveau
\enu continua d'une voix ferme et sévère :
— Demain, vous serez comme aujourd'hui
prince de Galles, duc de Cornouailles, et rien de
plus, demain comme aujourd'hui, il n'y aura d'au-
tre roi ici que moi, Georges III; car il faut que
vous le sarhiez, s'il y a dans la famille loyale un
homme privé de raison, c'est vous, milord ; et si,
moi vivant, l'Angleterre avait besoin d'une ré-
gence, ce ne serait pas vous, milord, qui en se-
riez investi; ce serait la reine!
Après ces foudroyantes paroles, le roi se re-
tira. Les hôtes de CarllonHouse, revenus de leur
stupeur, cherchèrent à consoler le prince, en lui
disant que c'était là seulement un moment lucide
dans la folie de Georges III, et que la régence
n'était qu'ajournée. — Le présage était vrai; mais
on sait aussi que l'ajournement fut long.
Eugène Guinot.
(Courrier français.)
HAFIZ-PAGHA,
GÉNÉRALBSIME DE l'aRMÉE OTTOMANE.
L'extrait suivant des Soiweniis d'Orient, de
M. Poujoulat, est tout à fait de circonstance au-
jourd'hui qu'Hafiz-Pacha est appelé à jouer un si
grand rôle :
" Hafiz-Pacha est de moyenne taille et sans
embonpoint. Sa ligure est longue, maigre et for-
tement caractérisée. Les feux du soleil d'Asie ont
bruni son visage. Sa barbe est noire et courte.
Ses yeux noirs sont pleins d'une vivacité tempérée
par une grande douceur. Il a dans ses manières
ce calme imposant, cette noble distinciion qu'on
trouve presque toujours chez les Turcs en dignité.
Le visir porte le costume de la réforme ; une dé-
coration en diamans brille sur sa poitrine.
1) Méhémet-Hafiz est né en Circassie dans l'an-
née 179G. Sa famille, une des plus honorées, des
plus puissantes parmi celles qui sont répandues
sur le revers septentrional du Caucase, a été dans
tous les temps l'ennemie jurée des Russes. Cette
famille a toujours Dguré aux premiers rangs dans
les guerres qui ont eu lieu entre ks Musulmans
et les Moscovites. Méhémet-llaliz reçut dans son
pays une éducation soignée. A dix-sept ans, il
connaissait à fond les langues turque, arabe et
persane. A cet âge il avait déjà appris le Koran
en entier et le récita par cœur d'un bout à l'autre
en présence d'une assemblée de docteurs. Ce
triomphe d'étude lui valut le litre distingué de
/i«/ic qui signifie homme sacliant de mémoire.
Le litre de Hafiz est un des plus beaux qu'un Mu-
sulman puisse porter. On a vu des kalifes et des
sultans ambitionner le titre de haliz.
«Méhémcl-IIaliz n'a donc pas éléesclavecomme
la plupart des Circassiens haut placés aujour-
d'hui dans l'empire ottoman. Le désir de voir le
monde et de se faire un nom conduisirentle jeune
Méhémet dans la capitale de l'empire à l'âge de
dix-huit ans. Il entra au ser\ire du sultan dans le
corps des habigi (corps nidilaire du sérail]. Peu
de temps api es son admission dans ce corps, il en
devint un des olliriers stqiérieurs. Lors de la for-
mation t\e^ troupes régidières, Méhémet-llafiz de-
manda son incorporation dans un régiment de ca-
valerie comme simple scdd.it. Il passa rapidement
par plusieurs grades. Il était lieutenant-colonel de
cavalerie à l'époque de la dernière guerre entre
la Porte-Oitomane et la Russie. Après cette cam-
pagne, ou il fui blessé ^cux fois, Méhémet-llaliz
parvint tour à toiu- auxgrades dégénérai debriga-
de et de général de division. Plus tard, le jeune
général Circassicn fut choisi pour aller mettre fin
aux troubles de l'Albanie. Il réussit pleinement
dans celle mission. Revenu victorieux auprès de
son souverain, il fut nommé successivemenl gou-
verneur de Scutari et gouverneur de Kutaych,run
des plus grands pachalicks de l'empire.
"Dans le mois de février dernier, Hafiz-Pacha
remplaça Reschid-.Méhémet dans le poste de gé-
néral en chef de l'armée du Taurus. Dans cette
carrière honorable et brillanie, Hafiz-Pacha n"a
rien dû aux faveurs de la cour ottomane, aux
complaisances du sérail ; il a conquis tous ses ti-
tres par son habileté et sa bravoure.
"Dans l'état d'inceriitudeinquièie où se trouve
l'Orient, et quand je songe que la grande lutte
entre l'empereur ottoman et son vassal d'Egypte
doit tôt ou tard se terminer par la guerre, il m'est
permis de penser que des hommes tels que Méhé-
mel-Haliz pacha sont appelés à jou^ir un grand rôle
dans les éventuaUiés de l'avenir. »
fllcliingcs, faits nirieu-r.
Le TouRNo'i d'Ecosse. — On sait que le
noble comte d'Eglinlon se propose de dépenser
dans celte fèleplus de 20,000 liv. st. (.500,000 fr.),
que lady Seymour en sera la reine. Mais ce qu'on
ne sait pas, ou du moins ce qu'on n'a pas dit, c'est
que la famille du noble comte Eglinton a une mo-
nomanic héréditaire de tournois, et une triste
célébrité dans ce g. nre. Le comte Archibald
Eglinton, qui est un jeune homme de vingt sept
ans et l'un des plus riches seigneurs de l'Angle-
terre, descend en ligne directe de Roger de Mun-
degumbrie, dont on a fait depuis Monigomery,
qui suivit le duc de Normandie lors de la con-
quête. In membre <:e cette famille vint s'établir
en France dans les premières années du règne
de François I", et son fils, Jean de Monigomery,
plus connu sous le Dom de capitaine de Lorges .
était renommé pour son adresse à tous les exer-
cices du corps, ce qui ne lempéclia pas de blesser
au front, avec un tison allumé, le roi Françoisl",
pendant une espèce de siège simulé, dont la corr
se donna le divertissement à l'hôtel de Saint-Pol.
Le fils de ce gentilhomme, Gabriel de Monigome-
ry, grand amateur de joutes et de tournois, eut le
malheur, dans ymc fête de ce genre, donnée dans
la rue Saint-Antoine, de blesser moriellement ,
dans une passe d'armes, le roi Henri II qui jou-
tait contre lui ; après une vie des plus agitées,
suite du régicide involontaire qu'il avait commis .
il fut pris en I.'iT'i. enfermé dans une des loursdc
la Conciergerie, qui a long-teaips gardé son nom,
et eut la tète tranchée par ordre de Caiherinede
Médicis , qui vengea ainsi la mort de son mari.
vini;t-(|uatre ans après. H est bien singulier que
plus de deux siècles et demi a;irès cet événement,
un desrendant de Gabriel de Monigomery ait
conservé à tel point le çioùi des lourooU, qu'il sa-
crifie une partie de sa fortune pour se donner a>
passe-iemps du moun-àge.
— La correspondance du Toiilomiais donne
les détails suivans sur les anUquités de Djimnii-
— 30 —
lah.dans la province de Constantine, où nous
avons, dopuis plusieurs mois, un camp retrandié :
Cuieulum, appelé aujourd'hui Djimmilah, est ,
sans contredit, un des débris en Afrique les plus
beaux de la magnificence romaine : située dans
un pays qui a été beau cl bien cultivé, celte ville
a dû beaucoup prospérer; célèbre par ses huiles,
ses srains et son sel gemme, elle devait nécessai-
rement correspon Ire avec la côte et les principa-
les villes delà Numidic et de la Mauritanie. 11 n'est
donc pas étonnant que ses habiians aient voulu
utiliser leurs richesses et en perpétuer le souve-
nir par le luxe et le bon goût de leurs monum ens.
Il est même à présumer que cette ville aura rendu
de très grands services pendant les mille et une
contestations qui ont, à diflérentes époques , dé-
chiré la république et l'empire ; et, pour récom-
pense, elle aura reçu de plus d'un des maîtres de
Rome des témoignages signalés de reconnaissance.
Une grande quantité d'inscriptions votives, géné-
ralement assez bien conservées , autorisent ces
suppositions; elles sont presque toutes ou gravées
sur des piédestaux à riches ciselures, ou sur de
magnifiques frontons de monumens, les uns sup-
portant autrefois des statues élevées à la mémoire
ou à la reconnaissance , les autres perpétuant le
souvenir de grandes actions, ou celui de l'apo-
théose de quelques chefs de l'état. De tous côtés
on remarque des tronçons de cloches de dilférens
dessins d'architecture, des corniches, des bas-re-
liefs et de belles sculptures ; des chapiteaux d'ordre
corinthien, d'un travail exquis, jonchent le sol. Il
eiiste premièrement un fort bel arc de triomphe,
qui avait la forme de celui du Carrousel sans être
double ; une inscription en assez bon état décore
le fronton du monument, dont la porte du centre
seule existe.
On remarque ensuite un fort joli ihéiître bien
conservé ; la presque totalité des gradins existe
encore , ainsi que les trois portes de face ; les
irois séparations dans la ligne des gradins existent,
U manque une gracieuse rangée de colonnettcs
qui ornait l'cnlrée.
Vous voyez ensuite les restes d'une magnifique
mosaïque servant de parquet ii un temple élevé à
la terre productrice , comme le prouve une ins-
cription qui est fort bien conservée ; une statue
dédiée à la déesse de la terre était placée dans ce
sanctuaire.
On voit aussi un fort beau reste du temple dans
le genre de la Maison-Carrée de Nîmes, mais moins
vaste ; il y avait, au couchant, un magnifique por-
tail et un frontispice ([ui a dû être remarquable ,
il portait une inscription qui est complète.
Les restes d'un fort beau parvis en dalles de
granit ; des colonnes qui ont de quatre à cinq
pieds de diamètre ; enfin une innombrable quan-
tité d'objets curieux.
_Le palais du Luxembourg fut bâti de 1615
à 1620 par Jacques Debrosses pour Marie de Mé-
dicis, qui ne l'habita que peu de temps; cette
prfucesse en fit don à Gaston, son deuxième fils.
n fut successivement possédé par mademoiselle de
Montpcnsicr et la duchesse de Guise ; cette dir-
nièrc le vendit \\ Louis XIV, en 16%.
En 1778, Louis XVI en fit don au comte de
Provence, depuis Louis XVIII.
En 1786, l'abbé Miolan y fit des expériences
aérostatiques qui manquèrent complètement.
En 1792, il fut converti en prison.
En 179'i, le U novembre, le directoire exécutif
s'y inst;illa.
En 1798, l'abbé Poncelin, rédacteur d'un jour-
nal, y fut fouetté pour avoir mal parlé de Barras.
En 1799. Bonaparte, nommé premier consul,
s'installa au Luxembourg, après en avoir chassé
les directeurs.
En ISO-'i, Napoléon, fait empereur, fit don du
Luxembourg à son frère Joseph.
U fut ensuite, jusqu'en ISHi.'le palais du sé-
nat conservateur.
Depuis cette époque, il est occupé par la cham-
bres des pairs.
drames encore qu'il a imités de loin , sans les
surpasser. Il faut que Jeunesse se pusse passera
plus vite encore que la jeunesse, qui pourtant
passe si rapidement. M.
Kenne ÏDramatiiiue.
THÉÂTRE FRANÇAIS.
Il faut que jeunesse se passe, comédie en trois
actes et en prose, par M. de Rougcmont.
/( faut que jeunesse se passe! Eh! certaine-
ment, nous ne le savons que trop, nous l'éprou-
vons chaque jour : la jeunesse passe pour tout le
monde, avec plus ou moins de bonheur, plus ou
moins de folies, plus ou moins d'orages! Et quand
elle est passée , qu'en restet-il ? mais il n'est pas
question de cela: il s'agit, non de la vie humaine,
considérée dans son principe et dans sa fin, mais
d'une comédie en trois actes, dont M. de Rouge-
mont est l'auteur. Dans cette comédie, nous
voyons une femme, une mère, qui répèle tou-
jours pour excuser les fautes de son fils : // faut
que jeunesse se passe l Or la comédie a pour
but de montrer qu'au fond de ce refrain mater-
nel il y a plus de faiblesse que de prudence.
En eiïet, le jeune Alexandre Despalières, fils
d'un conseiller au parlement, se trouve place
dans une situation pénible. II a voulu séduire une
jeune et modeste plébéienne , dont le frère se
destine à l'art des Lepaute et des Breguet. Ce
frère surprend le séducteur et le provoque en
duel. D'un autre côté , Alexandre Despalières a
aussi une sœur, et tandis qu'il s'oublie auprès de
Pauline, un certain duc d'OIbreiise traite fort ca-
valièrement Eugénie, d'où il suit qu'Alexandre
est obligé ii son tour de provoquer le duc. Deux
adairesà la fois, c'est trop de moitié. Par bonheur,
le père d'Alexandre, le conseiller Despabères a
tout entendu et se propose de tout arranger. Il
serait trop long de vous dire comment le conseil-
ler reconnaît dans Pauline et dans son frère les
légitimes héritiers du tourangeau Nogeret, lequel
a jadis été ruiné par une seutence inique, éma-
née du pai lement d'Aix. L'auteur responsable de
la sentence était un magistrat, appelé Montraeil-
lan , père de madame Despalières : le gendre a
reçu du beau-père expirant mission de réparer
sa criante injustice, et la réparation consiste en
une restitution de huit cent bonnes mille livres.
Vous comprenez que le mariaj» d'Alexandre et
de Pauline ne soullreplus la moindre ditUcullé. U
n'en est pas de même de celui du duc d'Olbreuse
et d'Eugénie. Le duc persiste à refuser l'alliance
d'une siniple bourgeoise, comme auparavant ma-
dame Despalières rejetait celle d'une simple ou-
vrière. Alleri ne feccris quod tibi fieri non
vis. Ne faites pas h autrui ce que vous ne voulez
pas qu'on vous fasse : tel est l'axiome moral sur
lequel est fondée toute la comédie. Bref, Alexan-
dre Despalières, réconcilié avec Henri , le frère
de Pauline, va se battre avec le duc d'Olbreuse,
et tire vengeance de lui , ce qui ne veut pas dire
qu'Eugénie épouse le duc; du moins pour elle
tout est perdu, fors l'honneur.
Ce n'est pas l'esprit, ni le métier qui manquent
dans cette pièce, dont les premiers actes ont été
beaucoup mieux reçus que le dernier. L'aut ur
s'est souvenu du Pire de Famille et de plusieurs
Hcuue Î)C3 iîToï)c0.
On a dit souvent que toute la poésie d'une
femme était dans sa toilette, et nous comprenons
cela, nous qui sommes habitués à pénétrer tous
les secrets d'un réseau, d'un ruban, d'un corset
dont la grâce est souvent toute cachée dans la
magie desdoigts de madame Ciéniançon, rue Riche-
lieu, 92. Celte poésie exista sans doute de tout
temps , car de tout temps les femmes eurent les
mêmes moteurs pour aimer le luve et la parure ;
et cependant il nous semble, à nous, que jamais
les costumes n'eurent plus d'inspiration que de
nos jours, plus de variété, plus de richesse de
style et de goût. Cette supériorité lient peut-être
à la perfection apportée dans nos tissus, nos
broderies, nos mille fantaisies.
Et pour expliquer cette séduction des modes
actuelles, prendre l'idée la plus complète de cette
perfection de goût et du travail appliqué simple-
ment aux costumes de l'été, il sulTirait de vis ter
la maison de madame Hermel, d'y examiner quel-
ques-uns de ses superbes objets de lingerie, et
l'on saurait en peu de temps jusqu'où s'est portée
la recherche des toilettes d'été. Il est vrai (jue la
maison que nous venons de citer excelle dans le
choix de ses broderies, de ses dentelles, dans le
goût toujours neuf des formes et des coupes
qu'elle emploie.
Aujourd'hui , surtout, ce sont les châles que
nous devons citer, les uns en mousseline brodée,
garnis de points ou d'application; d'autres garnis
de guipures ou entièrement en guipures; les
fichus ravissans dans la simpUcitô de leur luxe,
des mouchoirs qui feraient envie à la femme la
plus sage en toilette, tant leurs broderies sont
belles et distinguées et combinées pour réunir la
durée à l'élégance.
Des beautés de la lingerie passons à la grâce
des chapeaux, cette autre séduction qui plaît et
subjugue lorsqu'on la trouve avec tous les pi;es-
tiges du goût, les charmes de la mode, l'attraction
de la nouveauté, lorsqu'on la trouve enfin telle
qu'elle est dans les salons d'Alexandrine : lorsque
nous avons dit cependant que pour cette autre
mode nous abandonnions les dentelles, nous
avons eu quelque peu tort; car Alexandrine en
lire un pai ti admirable pour former les plus dé-
licieuses capotes d'été; soit qu'elle les compose
de plusieurs rangs de dentelles étages et tuyau'és
pour former une passe transparente et d'une
fraîcheur charmante, soit qu'il supplée à ces dif-
férentes rangées de dentelles par une seule voi-
lette en point dont elle forme un chapeau si
léger, si diaphane, qu'on tremblerait du poids
des Qeurs qui l'ornent, si ces Heurs n'étaient de
chez Ballon, Chagot ou Carder. Quelques-unes
de ces charmantes capotes sont doublées en gaze
rose ou bleu, ce qui, sans altérer leur légèreté,
produit un reflet séduisant sur le visage. Puis les
bouquets, les rubans qui accompagnent tout ceia
sont si jolis, si bien choisis, si délicats !
Dans les étoCfes, il n'y a guère de changemens
depuis quelque temps. Seulement on peut conti-
nuer à rappeler celles de la maison Gagelin,
comme possédant tout ce que le goût, la mode, la
nouveauté, peuvent exiger de plus complet. Nous
mentionnerons surtout un nouveau tulle fond de
champs avec dessins brodés, quisonld'adinirables
châles d'été. Ce tulle est souple, riche, solide, et
soit qu'on le double ou qu'on le porte simple,
soit qu'on l'entoure de garnitures, de points de
Paris ou d'ellilés, il forme les plus jolies fantaisies
qu'on puisse imaginer, en même temps qu'il est
vraiment utile et simple à la fois. Un autre mérde
de ces nouveaux châles est dans leur transparence
31 —
qiii laisse parraitcuieiil apercevoir louies les
grâces de la robe.
— Les tliâtolaincs sont toujours de mode et
et trts-re(hercli(5es pour les toilettes de campagne;
ce simple et noble bijou va parfaitement avec les
négligés. On en trouve de charmâmes chez mada-
me Geslin, place de la Bourse, 12.
On voit beaucoup de robes en mousseline
brochée lilas sur fond blanc, avec trois volans,
pour négligé de ville ; peignoirs en mousseline de
i'Inde, garnis de Unes dentelles; des jupes tuni-
ques ouvertes, laissant entrevoir une sousjupe ;
des robes d'crgandi de l'Inde, garnies de six pe-
tits volans pareils festonnés, manches courtes gar-
nies de mousseline pareille, corsage à pointe, à
demi couvert par un lichu de dentelle noire ; une
ceinture longue en tallitas glacé bleu et rose
complète fort bien cette toilette.
Pour toilette habillée , on porte beaucoup de
robes de soie ou de mousseline brodées d'une ma-
nière ravissante, avec une perfection, une délica-
tesse de travail qui trahissent l'œuvre de madame
Follet, dont je vous citerai encore les bonnets en
gaze garnis d'une petite dentelle excessivement
claire, qui font de cette coili'ure tout ce qu'il y a
de plus léger et de plus élégant.
Les pailles d'Italie deviennent plus grandes. On
porte beaucoup de chapeaux à l'anglaise, petits de
fond, i> passe horizontale et basse des joues.
Avant de finir, je veux vous parler des ombrel-
les d'Hammelaerts, rue St-Sauveur, 2i , qui ont
été si favorablement distinguées à l'Exposition ,
et qui sont aujourd'hui placées sous le pa-
tronage de la famille royale. Rien de plus co-
quet, de plus léger, de plus gracieux que l'om-
brelle Hammelaerts; rien de plus commode que
cette brisure qui permet de renverser l'ombrelle
à volonté dans tous les sens.
L'ouverture du Chalet, ce magnifique jardin
caché derrière les ombrages de l'Elysée-Bourbon,
a eu lieu sous la direction de Juben , et la foule
s'est portée avec empressement vers ce jardin
enchanté. Jamais toilettes plus élégantes, jamais
plus riche essaim de jolies femmes ce s'étaient
trouvés réunis.
Je ne dois pas oublier non plus les concerts
Dufrêne. C'est pour les amateurs de bonne mu-
sique un véritable plaisir d'entendre M. Lavigne ,
M. Kémusat, M. Jancourt, M. Autrique, M. Ber-
nard, etc. M. Dufrène, dont la verve ne tarit pas,
vient encore de donner un nouvel aurait à ses
soirées délicieuses en composant plusieurs nou-
veaux quadrilles, au nombre desquels se distin-
guent le CarUlonneur et la Ronde de nuit, ()ui
augmenteront, s'il est possible , la vogue de ces
concerts.
Enfin nous annonçons, comme une bonne for-
tune musicale , la grande matinée vocale et ins-
trumentale que doit donner, dimanche prochain ,
li juillet, M. Alexanilre Malibran dans la salle
du Ranelagh. Toutes les fois qu'il s'agit de musi-
que, ce nom de Malibran porte bonheur.
PANORAMA DES CHAMPS-ELYSÉES.
MOSCOU.
Le nom de M. Th. Langlois est aujourd'hui un
des noms les plus populaiies de la peinture, et
rien n'est plus simple et plus naturel que cette
grande popularité. Depuis dix ans, M. Langlois,
anci< n ollicier supérieur des armées de l'empire
et élève de (iros, a oll'ert au public ses tableaux
sous forme de panorama , et il a toujours em-
prunté les sujets de ses tableaux aux plus belles
pages de nos fastes militaires.
H y a dix ans, en ellet, (pie 1\L f-anglois débuta
dans son panorama de la rue des Marais-du-Tem-
ple, par laBalaille de Savarin. On se rappelle
encore tout rcmprcssemeul du public ; ce lui un
succès sans exemple ! Le Panorama d'Alger,
vu au moment du bombardement par les Fran-
çais, obtint la même vogue. Enfin arriva cette
gigantesque Bataille de la .i;oi7.o«Ja, qu'il y a
(|uil(|ues jours encore nous ne pouvions trop ad-
mirer. Nous avons assez souvent dit combien cette
peinture était belle et hardie , combien l'elTet de
ce tableau était saisissant , pour répéter encore
des éloges que d'un accord unanime toute la
presse, tout le public ont accordés à M. Langlois.
Depuis un mois environ, M. Langlois a quitté
sa rue des Marais-du-Templc, et est venu dérou-
ler son colossal panorama de l'Incendie de Mos-
cou dans cette jolie rotonde qui s'élève aux Champs-
Elysées , entre le quai et les baraques de l'expo-
sition. Cette gigantesque toile de l'Incendie de
Moscou n'a pas moins de dix-huit mille pieds
carrés ! Toute cette immense ville, devenue la
proie des llammes et vue du haut des tours du
Kremlin, présente réellement un spectacle ter-
rible, inconcevable. L'elfetde perspective est très
bien rendu, et la confusion de tous ces hommes
au milieu des Hammes ajoute encore à l'ellet de
cet épouvantable drame. Ici les Russes, qui, après
avoir mis le feu aux quilre coins de la ville , se
jettent en désordre dans les barques qui couvrent
la Moskowa;là les Français vainqueurs, ellrayés
de leur conquête même, et comme frappés d'une
elliayante révélation de l'avenir, restent muets ,
terrifiés devant cette grande catastrophe, devant
cet acte sublime des vieux Moscovites, devant ce
grand suicide national ; et, au milieu des llam-
mes , les milliers de clochers de la ville de Mos-
cou, hérissant avec fierté leurs Uèches dorées ,
qui refiètent les clartés de l'incendie.
Nous le répétons, c'est une œuvre magnifique,
merveilleuse, que le panorama ; du reste l'em-
pressement de la foule à visiter le nouveau pano-
rama de M. Langlois témoigne assez du succès
qu'il obtient et qu'il mérite.
ïltBtte île cinq 3onv8.
5 JUILLET. — La chambre a rendu aujour-
d'hui un vote déplorable. Elle a décidé que la loi
sur les sucres ne serait pas discutée cette année.
M. Berryer a parfaitement caractérisé ce vote.
Ajourner, s'est-il écrié, c'est en réalité faire dès
aujoiiid'hui une loi, une loi de mort et de des-
truction contre les colonies, les ports de mer, le
commerce et l'agriculture ! Malgré toutes les re-
présentations de M. le ministre du commerce, la
chambre a voté l'ajournement par assis et lever,
au milieu d'une ellroyable confusion.
— Le Mémorial bordelais a reçu de Madrid
des nouvelles qui contrastent avec tout ce qu'on
a publié sur l'Espagne :
Il Madrid s'eiid)elllt et se civilise h vue d'œil,
dit le correspondant de ce journal, In grand Ca-
sino à la française réunit dans un grand local, au
centre de la ville, la première classe, l'élite de la
société ; on y lit, on y joue, et on y dine très con-
fortablement. Les théâtres snnt toujours pleins;
l'opéra italien et la comédie espagnole alternent
successivement aux deux théâtres. In Athénée,
un Lycée et d'autres établissemens scientifiques
et de goût ajoutent aux agrémens de cette ville,
dont l'aspect extérieur est tout à fait changé de-
puis la destruction descouvens et leur destinniion
appropriée aux besoins publics. A considérer la
situation de Madril et les améliorations sensibles
qui s'y font tous les jours, on dirait que la guerre
civile est éteinte; l'étranger remarque avec éton-
ne ment le contraste de cet étal de choses avec les
lunreurs que l'on nous ilépeiiit dans les corres-
pondances, horreurs ipii existent réellement, m.iis
<pii ne nuisent guère, jusqu'ici, à la prospérité do
la capitale.
— On mande de l.ologne, en date du l."> juin :
<i Une mêlée sanglante entre le peuple cl la
garnison suisse s'est renouvelée le 12 juin. Plu-
sieurs suisses ont été blessés; l'un d'eux est mort
le lendemain. »
— Tous les principaux corps-de-gardes de la
capitale reçoivent en ce moment des portes en
chêne de deuv pouces d'épaisseur, doublées inté-
rieurement d'une feuille de tôle et garnies au mi-
lieu d'un étroit guichet,
— Avant-hier, une voiture de place, descen-
dant le faubourg du Temple, renversa et écrasa
un malheureux enfant vis à vis le passage du Re-
nard. Le cocher, cause involontaire de ce mal-
heureux événement, eut à peine aperçu le pauvre
enfant sur la chau-séc, qu'empressé de lui porter
secours il s'élança brusquement de son siège.
Mais, dans la vivacité de son généreux mouvement,
il se brisa un vaisseau dans la poitiine, et suc-
comba en quelques minutes, à une violente hé-
morrhagie. Uuani à l'enfant, il n'a pas survécu un
instant au terrible acciduit.
— Quatre ouvriers appelés hier pour réparer
un des caveaux du cimetière de l'Est, n'y sont pas
plus tôt descendus, qu'ils sont tombés asphyxiés.
Tous les secours n'ont pu en rappeler que deux à
la vie.
— La fête de J.-J. Rousseau a été célébrée le
27 juin h Genève. Près de trois mille enfans ont
défilé devant la statue de l'illustre cito\en, dépo-
sant des fleurs à ses pieds. Le soir, le quai de
Bergues, la rue et l'île de Rousseau étaient bril-
lamment illuminés; une excellente musique mili-
taire jouait des airs nationaux, et un feu d'artifice
a terminé cette fête, favorisée par un temps su-
perbe.
G. — A part l'armement extraordinaire que le
crédit des 10 millions va permettre de faire, voici
comir.cnt le budget de ISiO a fixé le pied de paix
de notre marine :
hO vaisseaux de ligne , 50 frégates et 220 bâti-
mens de rang inférieur, y compris UO bateaux à
vapeur. Mais moitié seulement de ces 220 bâti-
mens sont tenus à flot. La moidé seulement des
vaisseaux et des frégates doit être lancée; l'autre
moitié doit rester sur les chantiers aux 22|24 d'a-
vancemenl. (Ord. du 1" février 1S37).
L'ellectif est de 78,000 hommes et 9,200 bou-
ches à feu en batteries.
— Le nombre des accusés détenus en raison
des troubles de mai est encore d'environ 22-^ ,
outre ceux qui se trouvent en ce moment devant
la cour des pairs. D'après les renseignemens qui
nous sont parvenus sur l'état de l'instruction , il
paraîtrait que deux nouvelles catégories seront
renvoyées devant la juridiction criminelle, et se-
ront jugées, soit par la cour d'assises, soit par la
cour des pairs elle-même.
Les tribunaux correctionnels seraient , dit-on,
saisis du surplus. 11 ne parait guère possible que
tout puisse être terminé avant les vacations.
— Les cardinaux Tiberi et Dandini sont sé-
rieusement malades. Le peuple de Rome s'attend
il leur mort prochaine , ou au moins à celle de
deux autres cardinaux , parce qu'il est convaincu
(pie la mort d'un cardinal est toujours suivie de
celle de trois autres.
— L'almanach du bureau des Longitudes qui
vient de paraître, constate pour lannee iS37,
■J!).l()2 naissances, et 28,l;Vi décès. Les naiss.in-
ces sur lesquelles on compte 9,,S72 enfans natu-
rels, dépassent les décès de l.OôS. Il) a eu du-
rant la mêuK' année S, •'>;<() mariages.
— Le nomm.' Bry, ouvrier éWnisle, condamné
L' 17 février IS.-S. à six années de rérhisionpour
tentative d'iissasMiiat sur la personne d'une jeune
femme qu'il devait épouser, a été exir.iit hier de
la prison de la Roqurtie. comlnit à la mairie du
S' arrondissement cl de là à l't*-^li>e Sainte-Mar-
gueriie-St-Antoino, où il a contràclé mariace avec
celle-là même que, dans un accès de j.ilouste, il
32 —
avait voulu poignarder. Di^jà, par l'eni-t de la dé-
mencc royale, sa peine de la réclusion avait été
toniHUiée eu celle de remprisonnement.
— Hier, les employés de la barrière Passy ont
saisi plusieurs caisses remplies de fusil qu'on
cliercliait à introduire dans la lapitale; elles
étaient censées contenir delà porcelaine, et étaient
en ell'et mêlées à d'aulies caisses qui en étaient
pleines.
— Il paraît que les dépèches des préfets qni
sont parvenues à Paris portent déjà à plus de cent
millions les dommages causés par les orages du
mois de juin.
— Parmi les condamnés exposés ce matin sur
la place du Palais-de-Justice , on remarquait le
noauné .Micaud , l'un des complices des assassins
de la dame Renaud. Ce condamné n'a cessé de
plemer pendant tout le temps qu'à duré l'exposi-
lion.
— La malle-poste du nouveau service est arri-
vée à Bordeaux en moins de 36 heures. Elle
pourra gagner une heure dans ses prochains
voyages. La distance de Paris à Bordeaux est de
155 lieues.
— Le 22 juillet courant, le préfet de police
doit procéder à l'adjudication de la fourniture de
79i lanternes destinées au service public d'éclai-
rage au gaz, de 200 candélabres et de 59i con-
soles en fonte pour supporter ces lanternes.
— Les journaux anglais, qui faisaient, il y a
peu de jours, tant de bruit de la naissance d'une
giratl'e au Jardin de zoologie de Londres , nous
annoncent d'un ton fort triste la mort de cet
inlviessant animal, attribuée au lait de la vache
qu'on lui avait donnée pour nourrice, sa mère
n'ayant j inials voulu le nourrir. " Ce sera, dit le
iilobe , une grande perte pour le jardin de zoo-
logie , qui , jeudi dernier, n'a pas fait moins de
75 liv. st. de recette. "
7. — Six régimens d'infanterie, six régimens de
cavalerie, et plusieurs batteries d'artillerie doivent
Olre réunis à Fontainebleau, le 13 août prochain.
L'infanterie sera campée sous la tente, la cavale-
rie occupera les casernes de la ville, et, en cas
d'insuffisance, sera cantonnée dans les villages voi-
sins. Ces troupes formeront deux divisions, l'une
d'infanterie et l'autre de cavalerie, avec l'artillerie
correspondante. Ce petit corps d'armée sera sous
les ordres du duc de Nemours, qui sera de retour,
p )ur cette époque , de son voyage sur les côtes
d'Kspagne et du Poitugal.
— Le tribunal de Bourganeuf, après trois jours
de débaLs, vient de juger les prévenus des trou-
bles survenus dans cette ville lors des dernières
élections. Trois d'entre eux ont été condamnés à
vingt-quatre heures de prison, trois à huit Jours
et un seul à quinze jours.
— Le cardinal Sala est mort à Uome le 23 juin,
à l'âge de 77 ans. 11 était lié depuis de longues an-
nées avec le cardinal Fesch, qui l'a précédé d'un
mois dans la tombe.
— Aujourd'hui, entre midi et une heure, un
homme s'est précipité du haut de la colonne de
la place Vendôme, et on l'a relevé mort. Nous
n'avons aucun renseignement sur le nom, la posi-
tion et les antécédens de cet homme qui, du
reste, paraissait bien vêtu, et nous ignorons les
causes qui ont déterminé son suicide.
— Le projet de loi tendant à accorder une pen-
sion à MM..l)aguerre et Niepce fils, pour leur
belle découverte étant à l'ordre du jour, plusieurs
des dessins obtenus par le Daguerrotype étaient
exposés dans une salle du palais de la chambre.
MM. les députés n'ont pas cessé de se succéder
dans cette salle pour admirer les résultats de ce
merveilleux procédé. Parmi les dessins, on remar-
que une li/ie de Jupiter Olympien, une vue des
Tuileries, une vue de NoUe-Dame et plusieurs
vues d'intérieur, dont l'effet, la vérité et la per-
fedion passinttoui coque l'imagination peut se
figuier. Les conclusions du rapport ne peuvent
pas être appuyées par un argument plus puis-
sant.
— D'i'près une lettre de Manille, du 15 janvier,
le commerce des Européens en Chine venait d'ê-
tre suspendu, par suite d'une saisie d'opium faite
chez un négociant anglais à Canton. Des rixes sé-
rieuses s'itaient engagées, et le sang même avait
coulé devant Us factoreries étrangères ; mais com-
me aucun Chinois n'avait perdu la vie, on espérait
que le commerce ne demeurerait pas long-temps
arrêté.
— On écrit de Constantinople , 20 juin :(' Le
suUan vient d'accorder à Ali-Aga, comédien turc,
la permission d'ouvrir un grand théâtre sur la
place de Taxime, et d'y faire représenter des
comédies et des mélodrames en langue turque.»
— Aujourd'hui, par un temps magniticiuc, le
baromètre s'est élevé à 22 degrés 8(10" Réauinur.
Le baromètre est à 28 pouces (variable) et le vent
au sud.
8. — Les grands travaax pubhcs conlinuenl
d'être poursuivis sur quelques points de Paris
avec une très grande activité.
Le fût de la colonne de juillet, place de la Bas-
tille, est à peu près dressé.
On termine, au collège de France, une grande
façade sur la rue Saint-Jacques.
Rue de Grenelle Saint-Germain, on poursuit
avec rapidité l'agrandissement des ministères.
Sur la place de la Concorde, on vient d'ache-
ver l'une des grandes fontaines monumentales
qui accompagneront l'obélisque.
Saint-Germain-l'Auxerrois est bientôt restauré.
On creuse des égouts, on fait circuler l'eau
et le gaz d'éclairage dans plusieurs quartiers.
Enfin, les travaux particuliers, eux-mêmes, ont
reçu une remarquable impulsion , depuis quel-
ques mois.
— La ville de Paris va établir dans les grandes
salles du palais des Thermes un musée municipal
où seront recueillis tous les débris d'architecture,
d'ornementation, de sculpture et de peinture dis-
persés sur divers points, et qui appartiennent à
l'époque romaine aussi bien qu'à celle du moyen-
âge. C'est une résurrection, dans un local magni-
fique, du Musée des monumens français.
— M. de Pins , évéque d'Amasie , qui atlminis-
irait le diocèse de Lyon, refuse, dit-on, et le car-
dinalat cl l'archevêché d'Auch , pour se retirer à
la Grande-Chartreuse. Quant à M. d'Isoard, avant
de prendre possession du siège de Lyon , il doit
se rendre à Paris.
— On assure que M. le préfet de la Seine va
conserver la tourelle de St-Victor, placée en re-
gard de la Pitié, près du Jardin i\e-i Plantes , et
qu'il fera encastrer dans l'une des faces de ce pe-
tit monument une tablette de marbre où seront
gravés plusieurs faits realifs à la fameuse abbaye
St-Victor, dont cette tourelle est l'unique débris.
— M. Verneilh-de-Puyrascau, ancien président
de chambre près la cour royale, est mort diman-
che à quelques lieues de Limoges. Il était parti
le matin pour Pai is, par la diligence, dans un
parfait état de santé, et avait déjeuné en route.
Après ce repas, il s'endormit, et comme son som-
meil se prolongeait, ses compagnons de voyage
essayèrent de le révedler, mais ce fut en vain, il
était mort.
M. Verneilh-de-Puyrascau est né en 1756, à
Noxou, préside Limoges.
— On lit dans le .S/an(/(»rf, journal de Londres,
du 5 juillet :
« Nous apprenons que la nouvelle de la mort
de Runjeet-Singh est arrivée ce matin à la compa-
gnie des Indes. Si cet'e nouvelle est exacte, elle
aura une inlluence considérable sur les affaires de
l'Inde. .>
— Hier samedi , vers midi , tfut le Palais-
Royal était en rumeur. Lps gardes nationaux oui
ariêté, dans les galeries, deux filoux surpris en
llagranl délit alors qu'ils brisaient avec un diamant
le vitrage de la boutique de M. Pec-Olivier, bi;
jouticr, afin d'enlever à leur aise les bijoux qu'
étalent exposés dans l'étalage. Ces individus
avaient une mise recherchée et élégante.
— On a célébré dans l'église d'Arcis-sur-Aube,
la cérémonie du mariage de la cinquantaine en-
tre deux époux qui ont eu du même lit vingt-cinq
cnfans. L'ofhce a été fait par le vingt-cinquième
enfant , qui est curé d'une paroisse des envi-
rons.
— Madatne veuve Nourrit, qui était enceinte
lors de la mort de son mari, vient d'accoucher de
son sixième enfant.
— Aujourd'hui le thermomètre s'est élevé h 2^
degrés il 10". Le baromètre descend; il est ce
soir h 27 pouces 10 lignes, 2 lignes au dessons
du variable. Il a dû faire ce soir de l'orage aux
environs de Paris. Le ciel est couvert, et on voit
des éclairs de tous les côtés de l'horizon. A minuit,
un ouragan souille violemment , et il pleut assez
fort. ^^^^
9. — M. le président Pasquier a fait afficher
hier matin, à la grande porte du Luxembourg,
rue de Tournon, trois ordonnances de déchéance
contre les sieurs Auguste Blanqui, homme de let-
tres; Meillard et Doy, graveurs; tous trois com-
pris dans la procédure dont les débats se poursui-
vent en ce moment.
Les ordonnances dont il s'agit portent somma-
tion aux sieurs Blanqui, Meillard et Doy de se
présenter devant Pautorité compétente dans un
délai de dix jours, sous peine d'être déclarés re-
belles à la loi, privés de leurs droits civiques et
de voir leurs biens séquestrés.
—Jeudi matin, on a fait à Kingston l'essai d'un
nouveau projectile vraiment formidable, qui est
destiné à remplacer non-seulement le boulet de
canon, mais aussi l'obus. Le poids de l'appareil
ne dépasse pas 12 ou 15 livres; une main habile
lança le projectile sur une barque placée à une cer-
taine distance; il traversa l'air sans bruit, mais,
arrivé à son but, il produisit un effet terrible.
L'explosion fut si violente que la barque éclata en
morceaux; les débris volèrent dans toutes les di-
rections. Plusieurs fragmens tombèrent dans les
campagnes voisines. L'explosion ébranla les mai-
sons situées à une grande distance. A Kingston,
on s'imagina que le moulin à poudre de Houns-
lovv venait de sauter et les habitans furent en
proie aux plus vives alarmes.
— Un projet vient d'être soumis au ministère
par un de nos plus habiles sculpteurs; l'auteur
propose d'achever la décoration de la place Ven-
dôme en l'entourant de douze statues de bronze
rangées en deux demi-cercles et qui représente-
raient autant d'illustrations militaires de l'empire;
Napoléon, dit-il, limerait sur ce cortège de
grands guerriers de même que Charlemagne s'a-
vançait escorté de ses 12 pairs.
— On nous apprend que par l'ordre de l'auto-
rité un plan de Paris vient d'être dressé où sont
tracées une multitude de zones militaires. Chaque
point a son rassemblement , de station et de par-
cours. Les lignes que doivent sillonner, en cas
d'émeute , les grandes colonnes de troupes y sont
minutieusement indiquées.
— D'après une lettre de Rome, en date du 17
juin , et publiée par la Gazette wiiverselle de
Leipsick, un j('une peintre français qui, pendant
une procession , avait maltraité un grenadier du
pape, a été condamné à une année de prison
par les tribunaux romains. L'ambassadeur fran-
çais a refusé d'intervenir pour le condamné.
— On écrit de Lyon , 6 juillet :
M. le baron de Talleyrand est mort mercredi
dernier à la campagne, près le bois d'Oingt, chez
M. Elleviou.
Le Directeur, BERTHET.
Imp, d'Ed . Prow et C', rue Neuve-des- Bous Enfaus .
Deuxième gcrie. ,gc^s0^^^^^^ ''*^ '^Qï» . Doit^icme ^nnée>
15 JUILLET 1339. C^^ ^%ËH ^ '''^ ^" ^•
UTTÉRATURE. SCIENCES, BEAirX-ABTS , m- ^^^Ê^^^^^Ù^WM^wAsirT*!,^^ JoURT^ATJX , BEVUES , OCTBAGES I>-iDIT»
DUSTRIE.CONKAISSAJfCES UTILES, ESQDIS- .^^T~'^^^^^^Ê^^m% WiP^MP^^^ PCBLICATIOSSXOLVELLES, BIOGRAPHIES,
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A.. ^... A'.. -•. T r I •. font la demande par lettres affranchies.
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chaque mois. L'esprit d'autrui par complément servait. Une gravure de modes est jointe an n° du 5
etune lilbograpbieaa D° du 20 de chaque
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"■■''• Prix des annonces, 75 c. la ligne.
LE VOLEUR,
(Bû}ttk bes lournaitx français et étrangers.
SOMMAIRE.
Route de l'Inde par l'Egypte et la mer
Rouge, par M. Labat. — Pèlerinage a Go-
RiTz, par M. le vironUe DEi.AROciiEFOucArr.n.
Souvenirs intimes du temps de l'empire : His-
toire d'un SABRE DE PAIN D'ÉPICES, A PROPOS
de la bataille de Leipzick et de la place
Vendôme, par M. Emile Marco de Saint-
HiLAiRE. — Le feu de Saint-Gildas, par
Pitre Chevalier.— Les marins d'eau douce,
— Mélanges , faits curieux : Manuscrit de
Cesprit des lois ; Exposition des produits
du Daguerotype ; Persécution contre les
millionnaires en Chine. — Thi^âtre de la Re-
naissaiice : Le Fils de la Folle. — Revue de
cinq jours.
ROUTE DE L'INDE
par
L'EGYPTE ET LA MER ROI (.1!,
considérée
sous LE POINT nu VUE DE L.\ QUESTION
D'ORIENT.
Les inl(5r(^ts politiques et commerciaux de l'Iùt-
rope sont si intimement li(''s à ceux de l'Orient ,
qu'on ne saurait trop approfondir les dilïérentes
questions qui se rallachent à l'avenir de l'Efïypte.
La France surtout ayant un («raud iutOrèl aux
progrî-s de la civilisation en Orient, toi est le uu)-
lifqui uoiisa porté à étudier la facilité de commu-
nication que l'Kgypte présente avec les riches con-
trées de l'Inde. Placée sur les confins de l'Afriqtie
et de l'Asie, baignée d'inie pari par la mer Rouge
qui n'est ipi'uu prolougeiiicut de l'Océan indien ,
et de l'autre pai' la iMédilerranée, rKgyplc sem-
blait avoir été desiiuéc, par son admirable posi-
tion géographique, à régir les destinées de tout
le continent. Aussi voyons-nous les conquérans de
toutes les époques diriger leur ambition vers cette
terre privilégiée, comme point central d'une mo-
narchie universelle. Sésostris, maître de l'Egypte,
marche à la conquête de l'Asie, de l'Afrique et
de l'Europe orientale. Alexandre, victorieux de la
Grèce et de l'Asie, s'empare de l'Egypte, dont il
veut faire le centre du commerce de tous les peu-
ples. César et Pompée, Antoine et Auguste , se
disputent aussi la riche possession de l'Egypte ,
qui devient pour eux le champ de bataille de leurs
projets ambitieux. Caïubyse et Tauierlan , h deux
époques très éloignées , s'élancent du fond de
l'Asie et viennent planter leurs étendards victo-
rieux sur l'aurienne terre des Pharaons. Saladin,
le plus grand conquérant de son siècle, après
s'être rendu maître de l'Egypte , s'empare de la
Syrie, de l'Arabie, de la Perse, de la Mésopota-
mie, et fait de la ville du Kaire la capitale de son
vaste empire. Louis XIV, qui semblait aussi régir
les destinées de tout son siècle , prépare un plan
d'invasion en Egypte, mais cette glorieuse expé-
dition l'ut réservée pour le fondateur d'une nou-
velle dynastie française. En ellet , Napoléon ,
pressentant de bonne lienre les hautes desiinées
de sa gloire impériale, s'empare de l'Egypte, d'une
partie de la Syrie, et couçoit le projet de conqué-
rir le vaste empire des luile.s. « Si j'avais, dit-il ,
enlevé Saiut-Jcand'Acre, j'opérais une révolution
dans loul l'Orient ; j'aurais atteint Constanliuople
et changé la face du monde. » Plus récemment
encore, Mohammed Ali^ après avoir retrempé par
son génie la nationalité du peuple égyptien, fait
la con(|uête de l'Arabie et de la Syrie, s'empare
du Sennar, de rvbyssinie, du Dongola, étend
son invasion victorieuse dans toute l'Asie mineure,
et se serait rendu maître de lout l'empire otto-
man , si la politiiiue de l'Karope n'y eût mis obs-
tacle, Enlin , les Anglais, dont le sy.-tème de do-
iniualioii couiiuerciale s'éleiul comme un vaste
réseau sur toute la sui face du globe , ont égale-
ment essayé de s'emparer de l'Egypte , pour en
faire le lien d'union de leur puissance en .\sic et
en Europe (1).
La civilisation et l'immense puissance de l'Oc-
cident, relutivement à tout le reste du globe, ne
hiissant plus entrevoir la possibihté d'une monar-
chie orientale dictant des lois à l'Afrique, à l'Asie
et à l'Europe , examinons quelle peut être l'iui-
portancc de la situation géographique de l'Egypte
comme pays intermédiaire entre ces trois parties
de l'ancien continent.
Long-temps avant que Vasco de Gaina eût dé-
couvert ou retrouvé la route des Indes par le cap
de Bonne-Espérance, la mer Rouge avait fourni
une voie de communication plus courte et moins
périlleuse aux rois de l'antique Egypte , ainsi
qu'aux Grecs et aux Romains. A une époque
moins éloignée les Vénitiens llrent aussi tous
leurs elforts pour entretenir par la mer Rouge
des relations commerciales avec l'Inde. On peut
encore constater à Suei et au-delà de la haute
Egypte des traces remarquables de leurs comp-
toirs et de leurs postes militaires. On retrouve
même parmi les peuplades ,à demi sauvages de
ces conU'ées d'anciens fusils à mèche qui appar-
tinrent aux soldais vénitiens de cette époque. Au-
jourd'hui que la question d'Orient préoccupe tous
les cabinets de l'Kurope sous le double point de
vue politique et commercial , il convient d'exami-
ner avec soin le rtile important que l'I.gypte es{
appelée à remplir dans la lutte de tant d'inté-
réis divei-s. Long-temps coiuWe sous le joug hu-
miliant et destructeur des mamelouks, l'Egvpic,
après avoir été délivrée de s?s insolcns oppres-
(i) En 1S07, une Hotte ang'ai.so de vingl^-inq
voilus . commandée p<r l'amiral Lewis, deù.irqua
un corps d'ar.iiée de cinq uiiUehjm'ues s<>u$ les
onires du gônér.il Fraiser, qui, aiuès s'èlre c.ii-
paré tl'Alevandrie et de Rosette, fut complètement
Iwtiu pir Mohammed- Aly. ri oi>liï;é de se ivm-
baripter.
— 34 —
st'urs , a pu letrouvcr dans ses ressources terri-
lorkiles, et surtout dans le génie de Mohamnied-
Aly, une puissance de régi^nération qui, dans l'es-
pace de trente années , l'a presque placée au
niveau des monarchies européennes. Il ne man-
que en effet ix JIoliammed-Aly, pour compléter
tlignement l'œuvre de régénération de l'Egypte ,
qne «le recevoir Ja sanction légale d'une indé-
pendance qu'il a su conquérir de fait, mais qu'une
puliiiiiue aussi méticuleuse que contraire à nos
intérêts s'obstine à ne pas vouloir reconnaître.
L'Egypte devenue libre, et son indépendance une
fois reconnue, la lutte destructive et ruineuse
qu'ellcsoutient depuis si long-temps contre la Tur-
quie cesserait aussitôt. Dès lors une alliance of-
fensive et défensive unirait ces deux parties viva-
ces de l'empire d'Orient, qui, ainsi constitué, de-
viendrait une barrière puissante, une digue pro-
videntielle contre les cnvaliissemcns ultérieurs
de la Russie. Pouvant alors disposer de tous ses
moyens d'action pour donner un plus grand dé-
veloppement aux instiiuiions politiques , commer-
ciales et industrielles de son pays, Mohammed-
Aly fonderait avec sécurité un empire puissant et
durable, qui oflrirait à l'Europe entière une libre
et fiicile communication avec les riches contrées
<le la Perse, de l'Inde et de la Chine.
La France, par ses ports sur la Méditerranée ,
Cl l'Angleterre, par la rapidité de ses communi-
cations avec ses possessions dans l'Inde , trouve-
raient à cet état de choses une garantie suffisante
pour leurs intérêts commerciaux, et une alliance
durable d'où dépendra toujours le repos du monde
entier. La civilisation marcherait alors à grands
pas dans tout l'Orient, et s'étendrait bientôt dans
toutes les belles contrées de l'Asie méridionale ,
qui nous enverrait en échange une partie de ses
ri' lies productions. L'Egypte deviendrait ainsi le
point central ou le lien d'union entre l'Asie, l'A-
frique et l'Europe. Devenu assez puissant pour
faire respecter sa neutralité au milieu de nos dé-
bals politiques et commerciaux, Mohammed-Aly
rendrait bientôt a l'empire ottoman la puissance
dont il jouissait à l'époque de sa plus grande pros-
périté. Par ce moyen, la Russie, dont le despo-
tisme de fer et de glace menace l'Europe entière,
se trouverait déçue dans ses projets d'envahisse-
ment en Orient , et reléguée pour jamais dans
ses steppes du Nord. En un mot la possession
des Dardanelles intéresse trop vivement les desti-
nées politiques de l'Europe occidentale, et l'isth-
me de Sue/, importe trop à notre bonheur à venir,
pour qu'il ne soit pas urgent de les donner en
garde à deux puissances neutres et indépendan-
tes , telles que le deviendraient la Turquie et
l'Egypte , dès l'instant que l'on aurait établi et
garanti leurs droits respectifs. C'est ainsi que
devrait se résoudre la question d'Orient , dont
le sialu quo actuel est alarmant pour notre ave-
nir, et ne peut que servir les projets ambitieux
delà Russie et de l'Angleterre, qui désirent l'affai-
blissement ou la ruine de l'empire turc pour en
faire leur proie.
Examinons maintenant les avantages respectifs
des deux modes de communication qu'on peut
établir entre la Méditerranée et la mer Rouge ,
soit au moyen d'un canal, soit au moyen d'un
chemin de fer.
L'islbiae de Suez, qui sépare la mer Rouge de
la mer d'Europe , présente, en ligne droite, une
largeur de dix-huit à vingt lieues ; le terrain en
est inculte, sablonneux, uian([uant d'eau , et, par
conséquent , dépourvu des ressources de toute
espèce. L'étude géographique de cette langue de
terre aride, que nous avons parcourue dans tous
les sens, et jur laquelle nous avons séjourné et
campé durant plusieurs mois, ne nous a laissé au-
cun doute sur sa fertilité primitive , qu'attestent
d'ailleurs les vestiges d'anciennes et opulentes
cités. Des recherches attentives nous ont égale-
ment fait reconnaître d'une manière positive l'exis-
tence d'un ancien canal de communication entre
le point le plus nord de la mer Rouge, où se trou-
vait jadis la ville d'Arsinoë, et la branche orientale
du Nil , aux environs de l'antique Bubaste. Le
lac Amer [Amari Laciis) , situé dans l'intervalle
de ces deux points , avait été utilisé pour servir
d'intermédiaire entre la portion du canal qui pre-
nait son point de départ à Arsinoë et celle qui se
rendait un peu au-dessus de Bubaste. Les anciens
avant reconnu que le lit de la mer Rouge s'avan-
çait jadis Jusqu'au lac Amer , suivirent ce même
trajet pour leur canal de communication, et abré-
gèrent ainsi cette première partie de leurs tra-
vaux. Une fois parvenus à ce lac situé vers le mi-
lieu de l'isthme de Suez, il leur restait à continuer
le canal. soitdirectement jusqu'à la Méditerranée,
soit jusqu'au Nil, pour qu'il servît ainsi de pro-
longation jusqu'à la mer.
Ce trajet, quoique le plus long, fut adopté ,
parce que le terrain est plus favorable à la cana-
lisation, et surtout parce qu'il offre des communi-
cations commerciales avec toute l'Egypte et un
débouché par les ports de Péluse, de Canopeet
d'Alexandrie. En effet, depuis le lac Amer jus-
qu'à la Méditerranée, l'isthme de Suez étant sa-
blonneux et mobile, on ne pouvait , comme l'a
très bien dit Volney, pratiquer dans les sables
mouvans un canal durable. D'ailleurs, cette partie
de la côte étant un peu profonde, et la côte
manquant de p orts , il aurait fallu en construire
un de toutes pièces et le creuser très avant dans
la mer pour permettre l'entrée et la sortie des
vaisseaux (1). Telles furent les circonstances qui
engagèrent les anciens rois d'Egypte à joindre les
deux mers par un canal conduisant au Nil.
On a peine à comprendre que la plupart des
historiens modernes aient mis en doute l'existence
de l'ancien canal de communication entre la mer
Rouge et la Méditerranée , lorsqu'il est si facile
d'en retrouver les traces évidentes tant dans
l'histoire ancienne que sur les lieux mêmes.
Une des grandes pensées de Napoléon, lors de
son expédition en Egypte, fut de contrebalancer
la suprématie anglaise , soit maritime, soit com-
merciale, en créant au travers de l'isthme de Suez
un canal de communication entre l'Océan indien
et la Méditerranée. Dans l'établissement d'une
rapide et facile communication avec la mer des
Indes, il entrevoyait la possibilité d'aller, jusque
dans le Bengale, frapper au cœur le plus redouta-
ble ennemi de la république. 11 voulait enfin par
une création merveilleuse creuser sur celte terre
égyptienne le tombeau du commerce anglais.
Préoccupé de cette haute pensée , il voulut d'a-
(I) Cette partie de la côte est si peu profonde,
que les vaisseaux ne peuvent s'en approcher qu'à
la distance d'une lieue environ.
bord constater l'existence de l'ancien canal , le
suivre ensuite dans ses développemens et mettre
à profit toutes les données antiques pour rétablir
l'ancienne communication des deux mers. Si cette
pensée de génie avorta dans son exécution , c'est
que celui qui l'avait conçue n'eut pas le temps de
la féconder. D'autre part , l'Angleterre sentait
trop ce qu'elle avait à perdre dans l'exécution de
ce projet, pour ne point y apporter tous les obsta-
cles possibles. En outre de son intervention hostile
sur les deux mers, elle suscita des attaques inces-
santes de la part du gouvernement turc contre
notre armée d'expédition en Egypte, et provoqua
par tous les moyens le retour de Napoléon en
France. Malgré toutes ces difficultés , au milieu
des graves embarras d'une occupation militaire très
étendue. Napoléon, suivi des membres de l'Insti-
tut , se rendit à Suez et voulut présider à l'explo-
ration de l'ancien canal. Ce fut lui qui en signala
les traces vers l'extrémité la plus nord du golfe
Arabique où se trouvait jadis la ville d'Arsinoë ou
de Cléopauis. 11 retrouva la tête des digues peu
saillantes près du rivage, à cause des sables qui
les avaient comblées dans quelques parties. Il en
snivit les traces dans l'étendue de cinq lieues jus-
qu'à la limite sud-est de l'espace qu'occupait au-
trefois le lac Amer. Le canal dans sa plus grande
largeur présentait de 35 à 40 mètres : sa profon-
deur variait davantage et se trouvait dans quel-
ques endroits de 4 ou 5 mètres, compris la hau-
teur des digues. Ce premier point constaté et re-
levé par les géographes de la conunission , Napo-
léon voulut aussi reconnaître l'autre extrémité du
canal. 11 se dirigea dans ce but dix lieues vers le
nord-ouest dans VOuady-Toumylat, où il retrouva
des traces du canal sur plusieurs lieues d'étendue.
Pressé alors de se rendre au Caire pour veiller
aux intérêts de la défense de l'Egypte menacée par
les Anglais (1) , Napoléon laissa ses instructions
aux membres de la commission pour continuer le
relèvement de ce qui restait à voir et étudier avec
soin le nivellement de terrain parcouru par le
canal. Ils en suivirent la branche nord jusqu'à
Abbassih , parvinrent ainsi jusqu'au canal d'irri-
gation Bahr-el-Baqàr, qui faisait probablement
partie de celui fourni jadis par la branche Pelusia-
que, et arrivèrent enfin au canal de Balir-Abou-
Admed ancien canal du Prince des fidèles. Ces
travaux accomplis indiquèrent de la manière la
plus explicite le cours de la route marine qui joi-
gnait autrefois la mer Rouge à la Méditerranée.
Plus tard Mohammed-Aly ayant fait à son toiu-
la conquête de l'Egypte qu'il arracha à l'oppres-
sion des mamelouks et aux intrigues des pachas,
le projet de canalisation de l'isthme de Suez s'offrit
bientôt à son esprit comme un sûr moyen d'a-
grandir et d'assurer sa puissance. Il réunit d'a-
bord Alexandrie avec le Nil par un nouveau canal
de 25 lieues d'étendue, partant du Port-Vieux,
port Eunoste des anciens pour se rendre à la
branche occidentale du Nil presque en regard de
la ville de Fouâli (2). Malgré la mobilité du ter-
(1) A celte même époque, il fut aussi obligé de
faire son expédition contre Djezar, pacha de St-
Jean-d'Acre, dont les Anglais avaient excité l'a-
gression conU-e l'armée française.
(2) Ce canal, que nous avons librement par-
couru à la voile sur une grosse barque presque
aussi forte qu'une corvette, suit la longue digue
— 35
rain et beaucoup d'autres difficultés tenant à la
localité, le creusement de ce canal fut terminé
dans le court espace de dix mois. Mohanied-Aly,
en employant pour ce canal 313,000 ouvriers,
renouvela dans cette circonstance un de ces tra-
vaux prodigieux dont l'antique Egypte nous a lé-
gué des souvenirs presque fabuleux. Ce canal a
reçu le nom de Malimoudieh en l'honneur du
sultan Mahmoud sous le règne duquel il a été
creusé.
Mohammed-Aly fit aussi creuser un autre canal
qui, partant de celui de ilioî/er*, fourni par le INil,
passe près de Kttioub et de Belbeys pour se ren-
dre dansVOuady ToumyUic.M. Coste, ingénieur
français, chargé de ce travail, suivit pour l'exé-
cuter les traces de l'ancien canal de Trajan, ainsi
que sa jonction avec le khatig d'Amrou. Peu
de jours de travail suDQrent à 80,000 ouvriers
pour creuser vingt raille cinq cent quatre-vingt-
dix mètres, espace compris depuis son point de
départ jusqu'au village d'Abassich, situé à l'entrée
delà vallée de l'Ouady Toumylat. L'eau du !^il,
parvenue dans cette vallée, qu'elle arrose dans
toute sa longueur, n'aurait besoin que d'être con-
duite jusqu'au lac Amer (1), pour se trouver seu-
lement à quelques lieues de distance de Suez.
L'utilité immédiate que Mohammed retira du
grand canal Mahmondiek fut de fournir un facile
débouché entre Alexandrie et toutes les provinces
de l'Egypte, sans aller traverser la rade d'Abou-
kyr, et par conséquent sans risquer le périlleux
passage du Boghâz (embouchure) de Rosette.
Quant au second canal , qui se rend du sommet
du Delta dans la vallée longitudinale de l'isthme
de Suez, il a pour objet principal d'aller porter
l'eau du Nil dans VOitady-Toumylat, qu'elle
rend fertile.
Tous ces travaux créés par le génie de Mo-
hammed-Aly ne sont sans doute qu'une ébauche
imparfaite du grand système de communication
maritime qu'il projette entre la Méditerranée et
la mer Rouge, mais la guerre incessante et rui-
neuse qu'il est obligé de soutenir contre la Porte
ottomane, les projets ambitieux de l'Angleterre,
qui convoite la possession de Suez, ainsi que la
navigation exclusive de la mer Rouge, sont tout
autant de circonstances impérieuses qui l'ont
obligé d'ajourner la création d'un canal de jonc-
tion qui transmettrait à la postérité la plus recu-
lée la gloire de son illustre fondateur. La diffi-
culté matérielle de creuser et surtout d'entretenir
ce canal est grande sans doute ; mais, comme le
dit très bien M. Jomard, dans une intéressante
brochure sur l'Etat présent de l'Ef^ypte, .. une
"telle opération devant changer de face les rap-
xports derindc avec l'Europe, il y aurait à crain-
))dre que ce canal ne fût creusé qu'au profitd'une
»natiou rivale. .. Les Aughiis, moyennant certains
privilèges d'installation et de droit commercial,
avaient proposé à Mobammed-Aly d'entreprendre
à leurs frais le creusement de ce canal, et plus
récemment encore la consUuction d'un chemin de
t\m sépare le lac Marrolis d'avec le lac A'.lbou-
kir, laisse ensuite Dainmilioiir à droite le lac
A^Elkoii à gauche , et va s'aboucher au Nil di\
leues envuoii aa-dcssus de Rosette et une demi-
lieue au-dessous de Fouâli.
(1) Birket:TemstiU des Arabes, qui veut dire.
mer du crocodile. cm une.
fer. Mais de sages avis, pareils à ceux de l'ancien
oracle consulté par le roi Néthao, lui ont fait en-
trevoir quel pouvait être le but caché d'une pos-
session ultérieure que se proposaient les Anglais.
Non seulement il n'a point accédé à ces insi-
dieuses propositions ; mais il a dû même résister à
la volonté expresse du sultan, qui lui enjoignait de
laisser passer par l'Egypte les troupes anglaises se
rendant aux Indes (1). Plus prudent que Mah-
moud, qui a dernièrement consenti au débarque-
ment des Russes sur les bords du Bosphore, Mo-
hammed-AIy, quelles que soient les nécessités de
sa position, ne permettra jamais aux soldais an-
glais de débarquer en Egypte. Le sultan de Cons-
tantinople et le vice-roi d'Egypte ont chacun leur
ennemi mortel ; l'un convoite la possession des
Dardanelles et l'autre celle de l'isthme de Suez.
Ces deux possessions une fois acquises, lapremière
à la Russie, et la seconde à l'Angleterre, l'équili-
bre européen est à jamais rompu, et la France
perd toute prépondérance en Orient. Les portes
des Dardanelles une fois fermées sur l'empire russe,
et la communication avec la mer Rouge une fois
acquiseà l'Angleterre, il n'existera plus que deux
grandes puissances continentales et maritimes : la
Russieet l'Angleterre. La première, inexpugnable
derrière le détroit desDardanellt s, réchauffera son
vaste empire du Nord par le sang chaleureux de
ses nouvelles populations méridionales, et une fois
maîtresse de toute la mer Noire, ainsi que de la
mer Caspienne, elle marchera bientôt ii la con-
quête de la Perse. La seconde, possédant alors
tous les points maritimes importaûs du globe, tels
que Gibraltar, Malte, Suez, Kosseir, Aden, à
l'entrée de la mer Rouge, Abbasie à l'entrée du
golfe Persiquc, le cap de Bonne-Espérance, l'île
Sainte-Hélène, etc., deviendra à jamais sûre de
ses communications rapides avec l'Inde, où se
trouve la source vivace de sa puissance maritime
et commerciale. Il ne nous restera alors qu'à as-
sister à la lutte ultérieure des deux colosses, qui,
par leurs invasions successives en Asie, devenant
ennemis géographiques l'un de l'autre, auront à
s'y disputer une suprématie absolument étrangère
à tout le reste de l'Europe occidentale.
L'occupation de Constaniinople et des Darda-
nelles, la possession de Suez et du détroit de la
mer Rouge, tels sont les deux plans d'invasion
que la Russie et l'Angleterre chercheront toujours
à réaliser, et qu'ils effectueront par la seule pro-
longation du statu quo oriental, qui n'est, à vrai
dire, qu'un système russo-britannique. L'impé-
ratrice Catherine avait montré à ses dcscendansie
(1) L'établissement d'un chemin de fer traver-
sant l'isthme de Suez permettrait de se rendre de
Paris au\ Indes dans trente joins au plus. En ce
moment, le trajet de Londres à l'Inde s'accomplit
dans quarante-six jours : de Douvres ii Marseille
quatre jours; de Marseille à Alexandrie, treize
jours; d'Alexandrie à Suez, quatre jours; de
Suez a Bombay, vingt-cinq jours ; total, quaraute-
six jours. Si le trajet de Marseille à Alexandrie
était direct, il pourrait être réduit à dix jours;
celui d'Alexandrie à Suez par un chemin de fer h
un jour; celui de .Suez à lioinbnv par un service
régulier de bateaux à vapeur à quinze jours, ce
qui ferait que l'on pourrait se rendre de Douvres
a Bombay en trente jours. Pour les bàtimens à
voiles passant par le cap de Bonne-Espéranre,
c'est un voyage de quatre ou cinq mois si la Ua-
versée est heureuse.
chemin de Byzance où se trouve tuut l'avenir de
la Russie. Aussi voyons-nous, un siècle plus la d,
l'armée victorieuse de l'empereur Nicolas compter
les étapes de la routejusqu'à AnJrinople, et der-
nièrement son escadre venir détorquer une ar-
mée de secours jusque sou.s les murs de Constan-
tinople (1).
Amie ou ennemie, la Russie est devenue égale-
ment redoutable pour la Turquie. Ses invasioi s
successives l'ontdéjà rendue maîtresse de la Cri-
mée, de la Géorgie, de la Circassie, des bou-
ches du Danube, et lui ont ainsi assuré les deux
tiers du liitoral de la mer Noire, au pf>int qu'une
(lotte russe partant de Sébasiopol peut en detx
jours arriver devant Constaniinople, soit pou:-
s'en rendre maîu-esse, soit pourladéfencfre cven-
tuellement contre une agression qui contrarie-
rait ses vues ultérieures. Non contente de s'emp.i-
rer par ruse ou par force des riches dépouilles de
l'empile ottoman, la Russie ne manque jamais
l'occasion de lui susciter des embarras toujours
croiss;ins, soit en provoquant l'émancipation de
la Morée ou la révolte de V Albanie, soit en pre-
nant sous sa protection la Servie, la Valachie
et la Moldavie. C'est le cabinet de Saint-Péters-
bourg qui a concerté la destru-'tion de la fl lie
turco-égyplienne à Navarin. La France et l'An-
gleterre ne firent en cette occasion quo secoml'T
la politique russe dans ses plans de démerabii;-
ment progressif de l'empire ottoman. Ce fui,
comme l'a très éloquemment dit lî. de Lamartini-,
un acte de démence nationale de la France et
de l'Angleterre au profil de la Russie.
D'autre part, l'Angleterre, n'ayant pu s'emparer
ni ouvertement, ni par surpiise de l'isthme de
Suez, travaille sans cesse à y arriver par d< s
voies détournées. Son intervention entre la Tur-
quie et l'Egvpte n'a pour but que de faire renirer
Mohammed-Aly sous le joug despotique de Mah-
moud, afin d'obtenir de ce dernier le salaire de
l'insidieuse protection qu'elle lui aurait accordée,
c'est-à-dire la cession de Suez, pour avoir une
rapide et sûre communication avec l'Inde. Eh
bien ! qu'on ne se fasse pas d'illusion à cet égard,
dès l'instant que l'autorité du sultan serait res-
taurée au Caire, soit par la diplomatie rosse, suit
par la politique anglaise, toute inlluence de la
France en Egypte aurait cessé, et un /'» r;;i(s bri-
tannique nous deviendrait nécessaire pour y abor-
der.
Les Anglais ne pouvant agir direclemrnt sur
Mohammed-Aly, qui se tient sur ses gardes et
déjoue autant que possible leurs projets, c'est à
Mahmoud qu'ils s'adressent pour obtenir de sa
colère et de son orgueil ce qu'ils ne peuvent ar-
racher à Mohammed-Aly. Ils irritent sans ce<sele
sultan contre un vas-;,d relK'Ile, promettant assis-
lance au gouvernement turc pour faire rentrer
l'Egypte, ou tout au moins la SvTie. sous sa do-
mination légitime, et Ton sait combien la Syrie
est devenue nécessaire au maintien de 1 1 puis-
sance égvptienne. Par cette diplomatie tortueuse
qui sert leurs intérêts au dêlrimeni de la Turquie
et de l'Europe, lord l'onsomby oliiint dernière-
ment an firman du grand-seigneur qui, rendant
(2) En is;î;>. le génénd Mourawief, à la lèie
de onze mille Russes, débarqua sur les rives du
Bosphoiv pour aller ^'opposer à la m.irrhe victo-
rieuse d'IbraUim-Fachj »ur Coustauiiuoiilc,
= 3G —
libre le rommcrce de tout l'empire ottoman, en-
joignait par conséquent à Moiiammed-Aly de se
dessaisir de tous ses monopoles commerciaux. Or,
vouloir enlever à l'Egypte la principale source de
SCS linances, lorsqu'elle est obligée de maintenir
une armée et une Hotte puissantes pour défendre
son indépendance, c'est vouloir sa ruine iuimé-
<liaie. Cette conduite madiiavélique des Anglais
n'ayant pas eu le résultat qu'ils en attendaient,
non seulement ils ont obtenu un permis du sultan
pour le passage de leurs troupes par Suez, mais
fntore l'autorisation de s'emparer d'Aden, puis-
sant port de l'Arabie près du détroit de la mer
liouge. C'est en vain que Mohammed-Aly, com-
prenant niieuv les intérêts de l'islamisme, a voulu
s'opposer à cette invasion anglaise, cela ne lui a
servi qu'à encourir une colère de plus du sultan.
Kosseir, qu'occupait autrefois l'armée française et
qui appartient à l'Egypte, est également devenu
l'objet de leur convoitise, parce qu'il domine le
long canal de la mer Rouge.
C'est ainsi que leur système d'invasion progres-
sive les rapprochant peu à peu de Suez, ils fini-
ront par s'en emparer, si la France n'intervient
avant que le fait soit accompli. Eli ! puisque, dans
le système de modération qui nous régit en ce
moment, on a tant de respect pour les faits ac-
complis, qu'on ait au moins la sage prévoyance
<le mettre opposition à ceux qui doivent nous de-
venir si préjudiciables. Certes, les occupations de
<;il)raltar et de Malle sont malheureusement pour
nous des faits accomplis; mais que n'auraitil
pas follu faire pour les prévenir ! Aujourd'hui Suez
et les Dardanelles sont encore libres pour les in-
léréts commerciaux de l'Europe et du monde
«rhtier, atteudrons-nous que les deux puissances
neutres qui pourraient en rester les gardiens
tombent sous la «erre du czar ou sous le mono-
pole exclusif de TAngleterre? Loin de nous la
pensée de provoquer un conflit qui pourrait ame-
ner une guerre générale en Europe; mais dans
l'intérêt de la France ainsi que de l'Autriche, no-
tre alliée naturelle dans cette question, nous de-
vons tout faire pour prévenir un partage de cette
nature, qui détruit l'équilibre européen et com-
promet notre avenir politique. M. de Lamartine,
«laiis sa prosopoiice politique à la chambre des
députés, compare l'empire ottoman à un immense
cadavre qu'on ne peut ressusciter, mais seule-
ment exciter par le galvanisme de l'intervention
européenne. Partant de ce point, il conclut à la
nécessité d'une dislocation de l'empire turc, et à
son partage à l'amiable entre les quatre grandes
puissances de l'Europe intéressées à réclamer
leur part de l'héritage. C'est là ce qu'il nomme le
.systi'ine occidental, qui, loin d'être funeste à
l'Europe, serait un fait heureux pour l'humanité,
si ce partage s'accomplissait à l'aide d'une inter-
vention qui piU compenser pour la France l'éta-
Llissement des Russes à Constanlinople et celui
des Anglais en Egypte. cLe premier, dit-il, J'ose-
Tai dire ma pensée tout entière. L'empire otto-
man une fois disloqué, les nombreuses nationali-
lés européennes et asiatiques qu'il étouffe sous son
poids inerte, reprendraient à l'instant même la
»ie et l'activité. Vous auriez, avant vingt ans, des
millions d'hommes de plus sur les rivages de la
Méditerranée, pour consommer les produits de
\os maiiufaclures, vivilier votre marine, adopter
votre civilisation. La Méditerranée deviendrait le
lac français et le chemin des deux mondes. Voilà
ce que la Providence met dans vos mains, si vous
savez voir et comprendre. » Il est vraiment dé-
plorable qu'une pareille utopie ait pu se produire
à une tribune où les idées poétiques doivent s'ef-
facer devant les intérêts réels ; car elle boule-
verse, dans la question qui nous occupe, les faits
les mieux connus et les enseignemens politiques
les plus élémentaires.
Ce qui doit surtout nous étonner de la part d'un
orateur comme M. de Lamartine , qui a récem-
ment visité l'Orient, c'est de le voir traiter avec
tant de dédain cette race arabe dont quelques
tribus éparses nous disputent l'Algérie avec une
constance et une énergie si remarquables. N'est-
ce point avec une armée arabe qu'Ibrahim, après
avoir conquis Saint-Jean-d'Acre et la Syrie en-
tière, marchait victorieux sur Constanlinople !
M. de Lamartine a-t-il donc oublié que cette race
arabe couvre presque toute l'Afrique et une
grande partie de l'Asie ! qu'une même religion,
une même langue et des mœurs uniformes sont
pour cette immense population un lien d'union
qui n'attendait qu'un homme de génie comme
Mohammcd-Aly, pour rendre à l'Orient la puis-
sance politique qu'exige l'équilibre européen!
Dans cette question si ardue, l'esprit politique de
M. de Lamartine n'est pas resté, de bien s'en faut,
au niveau de son éloquence, car il a méconnunos
véritables intérêts, qui se rattachent directement
à cette nati»nalité arabe qu'il traite de chimérique.
Que la France, élevant sa puissante voix, ose
proclamer ou seulement reconnaître l'indépen-
dance de l'Egypte telle que l'a constituée Moham-
med-Aly, et dès lors Mahmoud ne comptant plus
sur le secours elTicace des gouvernemens d'Eu-
rope pour combattre avec chance de succès, la
guerre cesse, parce qu'elle devient sans objet.
Alors seulement la Turquie et l'Egypte, désar-
mant une partie de leur flotte et de leur armée
qui épuisent leurs linances, pourront s'occuper
activement de leurs réformes, et les assurer par
de bonnes institutions. Alors seulement la Tur-
quie pourra se soustraire à la protection ruineuse
que lui accorde la Russie, et pourra ainsi annu-
ler l'ignominieux traité d'Unkiar-Skelessi (1).
Alors seulement Mohammed-Aly, rassuré sur son
indépendance et la durée des améliorations suc-
cessives dont il veut doter l'Egypte et la Syrie,
pourra le faire dans l'intérêt de tous, sans crain-
dre que l'Angleterre s'en empare pour elle seule.
Alors seulement pourra surgir l'ère de liberté
pour l'Egypte, parce que, rassuré sur son trône
par le développement progressif des institutions
dont il aura doté son pays, Mohammcd-Aly pourra
sans danger se dessaisir d'une partie de son pou-
voir, faire l'abandon de ses monopoles, donner
une libre extension au commerce, et créer enfin
une représentation nationale qui placerait bien-
tôt l'Egypte au niveau de nos gouvernemens d'Eu-
rope.
La tâche est, sans nul doute, grande à remplir;
mais que ne peut accomplir l'homme de génie ? 11
(1) Une des clauses principales du traité d'Un-
kiar-Skelessi, arraché par la Russie à la faiblesse
de Mahmoud, c'est le droit exclusif du passage
des Dardanelles en cas de guerre, ce qui équivaut
à la cession de celte clé de l'Orient.
y a trente ans, lorsque Mohammed-Aly eut con-
quis 1 Egypte sur les mamelouks pour l'arracher
ensuite au joug stupéfiant de la Porte ottomane, la
terre privilégiée des Pharaons, devenue presque
inculte, ne rapportait qu'un faible revenu et ne
pouvait se garder contreaucune espèce d'invasion
sérieuse. Un quart de siècle a suffi au moderne
réformateur de l'Egypte pour opérer une com-
plète révolution politique, industrielle et commer-
ciale. Mohammed-Aly, comprenant admirable-
ment l'œuvre de réforme que les destinées de
l'Orient semblaient lui réserver, a développé
avec toute l'énergie de son îime le plan de régé-
nération orientale que lui ont légué Napoléon et
son armée d'Egypte. Aussi est-il le premier à ren-
dre hommage à la mémoire du grand homme
dont la France et l'Europe entière conservent un
si grand souvenir. C'est surtout par suite de ses
relations bienveillantes avec la France que Mo-
hammed-Aly possède maintenant une armée
puissante, une marine redoutable et un commerce
étendu. Ce sont des officiers français qui ont or-
ganisé l'armée et la marine égyptiennes ; ce Sont
des ingénieurs français qui ont fait creuser des
canaux et fondé des arsenaux en Egypte; ce
sont des médecins français qui ont créé sur les
bords du Nil des écoles de médecine et des hô-
pitaux à l'instar de ceux d'Europe ; c'est princi-
palement à M. Clot-Bey, dont les journaux vien-
nent de nous annoncer le retour en France, que
l'Egypte est redevable d'un enseignement médical
qui rivalise presque avec nos écoles de médecine
française.
Rendons alors hommage à Mohammed-Aly d'a-
voir réalisé en partie le projet de résjénération
orientale que Napoléon avait rêvé dans les pre-
miers jours de sa gloire. L. Labat,
Ex-chirurgien du vice-roi d'Egypte,
{Revue du XIX' siècle).
PËLERINAGË h GORITZ,
Par m. le vicomte DELAROCHEFOUCAULD.
fNous offrons à nos lecteurs quelques fragmens
détachés de ce livre qui , pour ne point aller à
toutes les opinions , ne saurait néanmoins ne
point éveiller un intérêt inoffensif dans les cœurs
qui' professent le respect des vaincus et la reli-
gion du malheur] .
Une petite ville de dix mille âmes , entourée
de collines arides , qui semble toucher au bout
du monde, une population généralement laide
et sale, des maisons affreuses, des rues mal pa-
vées , et tournant sur elles-mêmes comme des ser-
pens; pas de routes de communications, des
abords difficiles, nulle ressource ; enfin, ime four-
milière au milieu des montagnes , voilà Goritz (i) !
En vain, en arrivant, vous cherchez des yeux et du
cœur un château , ou du moins une habitation
convenable : une petite maison tristement assise
sur une colline et qui paraît abriter tout au plus
(1) Telle fut du moins ma première impression.
Je la rends simplement et telle qu'elle me vient.
Quand j'aurai habité quelque temps cette ville ,
peut-être la jugerai-Je moins sévèrement.
37
une famille de bourgeois , voilà l'habitation qui
contient la dynastie des Bourbons.
Soumise à la domination de l'Autriche, Goritz
fait partie du littoral illyrien. Cette province se
compose de deuv cercles ou districts, dont le siège
est Trieste où habite le gouverneur. L'Autriche
est représentée , à Goritz , par un capitaine du
cercle , homme de mérite.
Je dois à la vérité de dire que , loin de paraître
mécontens de l'autorité qui les gouverne, les
habitans des pays que j'ai traversés en sont gé-
néralement satisfaits. L'Allemagne elle-même of-
fre beaucoup moins de foyers d'insurrection qu'on
ne le croit en France.
Une des causes auxquelles j'attribue la tran-
quillité dont jouissent ces populations, c'est que
le moindre des habitans des provinces lllyriennes,
et par conséquent de l'Allemagne , peut, s'il croit
avoir quelque motif de se plaindre , se rendre
à Vienne , siège du gouvernement autrichien ; et
il est sûr d'y obtenir bonne et prompte justice.
Cette conviction, qui est dans tous les esprits,
doit donner une force immense à un pouvoir qui
se montre d'ailleurs aussi sage que paternel.
A Goritz , il n'y a pas d'opposition , pas d'aris-
tocratie intluente ; on s'y occupe assez peu des
affaires politiques, et les choses vont si bien d'elles-
mêmes , que l'autorité des fonctionnaires y est
aussi insensible que peu nécessaire.
C'est h Goritz que le général Junot a éprouvé
les premières atteintes de cette aliénation mentale
qui, plus tard, causa sa mort. Le général Ber-
trand a séjourné dans cette ville , qui est deve-
nue l'asile de toute une génération de rois. Que
de souvenirs attachés à cette modeste cité ! et
comment ne pas aimer ses habitans, en les voyant
suppléer, par leurs hoiniuagcs , à ceux que tant
de Français voudraient rendre à la famille de
leurs anciens rois? Comment n'être pas louché
de l'accueil qu'ils font aux voyageurs qui vien-
nent visiter leurs nobles hôtes? comment, en
mon particulier , ne serais-je pas l'econnaissant
de la bienveillance qu'ils m'ont témoignée ? ;
Si des marques de vénéraiion pouvaient com-
penser, pour nos princes, les douleurs et les pri-
vations de l'exil , ils seraient heureux , car il est
impossible de se montrer plus pénétrés de leur
malheur, et plus respectueux envers eux , que ne
le sont les bons habitans de Gorilz. Cette ville
contient beaucoup de noblesse ruinée , et l'on
pourrait concevoir les sympathies qui lui arrivent
de ce côlé-là , mais les gens du peuple sont à l'u-
nisson , et tels sont les égards cpi'ils ont pour nos
princes que , lorsqu'ils les rencontrent , sortant à
pied et sans suiie pour ko rendre à l'église ou ii la
promenade, ils s'empressent de passer de l'autre
côté, pour leur céder le trottoir qu'ils occupent.
Siiué sur la cime d'une colline d'où l'on décou-
vre une immense étendue , le couvent des Capu-
cins de l'Annonciation de la très sainte Vierge , à
Castagnavizza , louche ii la ville de Goritz. Il a
été bâti en l(jr)0, aux frais du comte Malhias
Thurn de la Tour , pour les carmes (jui l'ont oc-
cupé jusqu'au jour où l'empereur Joseph 11 ,
croyant alïermir son pouvoir en désertant la cause
de Dieu, supprima cette communauté, en 17S'i.
À cette époque , le «lOMiisière fut mis en vente ;
mais , grâce à l'intercession des pieux habitans
de Goriu , et à cdlc d'un desccudaul du c^mle de
Thurn , la vente ne fut pas effectuée. Douze ans
après, sa jolie chapelle fut rouverte et desservie
par Philippe de PoU, qui reçut du gouvernement
la permission de donner asile à plusieurs ecclé-
siastiques français, que la ré volution avait chassés
de leur pays.
En 1811, le maréchal de Raguse , étant gouver-
neur des provinces lllyriennes , établit i» Casta-
gnavizza une communauté de franciscains, dont
Joseph II avait aboli l'abbaye , située autrefois à
Goritz ; et, depuis 1822, Castagnavizza est devenu
le séminaire de douze autres communautés qui
composent ce qu'on appelle la province francis-
caine de la Sainte-Croix. C'est là aussi que réside
le provincial , homme d'un grand mérite , et qui
rempht , en outre de ses devoirs de supérieur, les
fonctions de professeur de théologie.
Confondu jusqu'alors avec ces pieuses maisons
dont les vertueux habitans se plaisent à être igno-
rés du monde entier , le couvent de Castagna-
vizza a pris place dans l'histoire le 11 novembre
1836, en recevant les dépouilles mortelles de
Charles X , roi de France.
Placé directement sous l'autel de la sainte
Vierge du mont Carmel, ce roi, qui avait une
dévotion particulière pour la protectrice de la
France, jouit, sous son invocation, du repos des
justes. Sur la pierre qui couvre son cercueil on a
gravé , en lettres d'or, l'épitaphe suivante :
ICI A ÉTÉ DÉPOSÉ,
LE XI NOVEMBRE MDCCCïfxVI,
TRÈS HAUT, THÉS rnsSA>T
ET TRÈS EXCELLENT PRINCE
CHARLES, DIXIÈME DC NOM,
PAR LA GRACE DE DIEU
ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE ,
MORT A GORITZ
LE VI NOVEMBRE MDCCCWXVI ,
ÂGÉ DE LXXIX ANS ET DE XWIII JOURS.
Sachant qu'on célébrait tous les matins dans le
couvent une messe pour Charles X , je lu'iirriiu-
geai de manière h y assister, et je lis pendant
neuf jours ce pèlerinage devenu pour moi si cher
et si sacré. Et quels que fussent les souvcuirs que
ce lieu évoquait eu moi , jamais je n'ai entendu
le service divin avec plus de recueillement.
Après la messe, qui fut dite en présence de
quelques personnes , dans une église jolie mais
petite , je passai à la sacristie, et je demandai h
descendre dans le caveau (|ui contenait la tombe
royale. Un capucin me coniluisit chez le prieur,
je inc nommai; il comprit mon désir, et poussa
l'obligeance jusqu'à vouloir bien me conduire lui-
même.
Kous traversâmes le jardin , et , guidé par ce
bon prieur, qui portait une lanterne, je pénétrai ,
en me courbant beaucoup , dans l'étroit et som-
bre caveau , dernier asile que la terre ait voulu
donner à celui qui possédait naguère un si beau
royaume. En me tournant à droite, j'aperçus la
pieire noire sur laquelle est gravée l'épitaphe
qu'on a lue plus haut ; à cet aspect mon cu-ur se
gonfla , mes genoux fléchirent ; et je puis aflirmer
que toutes les pompes dont j'av.iis vu Charles \
entoure , lors de soncouiouiioiiicai à lleims , ne
m'inspirèrent pas une vénération aussi profonde
que celle que j'éprouvai devant son sépulcre.
C'est qu'en présence de ces froids débris de la
grandeur royale , la chute de l'homme s'offrait à
ma pensée en même temps que la chute du roi;
mon affection , repoussée par ces images de des-
truction , s'était réfugiée dans le ciel où je le
voyais dans la gloire immortelle , et le front ceint
d'une couronne que les hommes ne pouvaient lui
Oter
Aux yeux même des gens qui font consister la
beauté dans la parfaite régularité des lignes du
visage , et dans l'exacte proportion des membres
du corps, le duc de Bordeaux paraîtrait beau, car
il est impossible de joindre des traits plus fins à
une expression plus noble , à un port de tète plus
remarquable, à une taille mieux prise et plus for-
tement constituée.
Non moins favorisée que son frère des dons de
la nature, Mademoiselle est faite à peindre, et ses
traiis sont cbarmans. Rien de plus spirituel que
son regard, de plus fin que son souriic, de plus
gracieux que l'ensemble de sa personne, dont les
mouvemens doux et légers vous font croire à la
marche aérienne des sylphides.
Douée d'une intelligence supérieure , mais qui
ne se révèle que dans l'intimité de la famille.
Mademoiselle est fort instruite. Elle possède des
talens de tous genres, et l'on voit, à l'air dont
elle écoute les conversations sérieuses , qu'il n'y
a rien de trop élevé pour son âme , de trop pro-
fond pour son esprit , de trop exalté pour son
noble cœur. Sa finesse est exucme, elle entend à
demi-mot et sait vous répondre sans vous parler,
pieuse comme un ange , sa rehgion éclairée se
répand en indulgence, en vertus, en bienfaits sur
tous ceux qui l'approchent; mais ce qui m'a
frap|)é surtout , c'est son tendre respect pour ses
parens et son amour jjour son frère.
Quelque justes et naturels que soient sesscnti-
mens, on ne saurait se figurer la douceur que
cette ravissante princesse sait répandre dans leur
expression , et l'espèce de culte rpi'cllo rend au
duc et à la dnrhcsse d'Angoulème ; comme on
ne peut se faire une juste idée de la joie qui
brille dans ses regards lorsqu'elle entend faire
l'éloge du duc de Bordeaux , du plaisir qui vient
animer sa physionomie quand il s'approche
d'elle, et de la reconnaissance quelle éprouve
pour tous ceux qui ont occiision de rendre quel-
que service à ce frère bienaimé.
De quels trésors de grâces et de vertus ce prince
est entouré, et combien Ma îcmoisclle lui est
lionne et utile ! Ne semble-t-il pas que le ciel ait
voulu adoucir ce qu'il y aurait eu de trop austère
dans les cnseignemens de l'exil , en plaçant à
côté du prince cet ange terrestre, dont l'âge, le
caractère, la figure, sont en si parfaite harmonie
avec les siens.
On sera bien aise . je le suppose , de pouvoir
se faire une idée de la maison qui sert d'.isile à
ces princes dont la généreuse imprévojance a
tant fait pour les arts, pour les infortunés et pour
la France , que le jour du malheur étant arrivé
pour eux , ils se sont trouvés pau\res cl dOnué.s,
cl ont pniféré abdiquer leur bicn-tiro arec kw
— 38 -^
toiii-onne , que de contracter des obligations en-
vers l'inraiiger, ou envers ceux dont ils eussent
rougi d'accepter.
A l'extrémité de la petite ville de Goriiz , et
CD bas (lu fort, se trouve une place triste et mal
pavce, entourée de laides arcades et de laides
maisons à portes mesquines, au milieu desquelles
ligure , à gaucbe, une porte cochère. flanquée de
deux factionnaires. Voilà la demeure royale.
lin dépit du titre pompeux d'hôtel de Stras-
soldo, dont on la décore , ceue maison semble
<'lre l"lial)liation de quelque bourgeois retiré du
commerce, plutôt que celle de toute une généra-
tioa de rois.
In seul étage, ayant quinze fenêtres de front,
contient les appartemens de la famille royale , et
ceux des sci viteurs dévoués qui sont restés atta-
chés à leur infortune.
Vous entrez, sans être interrogé, bien qu'il y
ait un portier, dans une cour dont le terrain , al-
l.Mit en pente, vous conduit sous une voûte où
vient aboutir l'escalier. Au premier, en tournant
à gauchi' , on aperçoit une petite porte qui con-
duit chez la vicomtesse d'Agoust et chez Made-
moiselle. En face de l'escalier s'ouvre une porte à
deux batians , qid donne dans une vaste salle ,
servant à la fois d'antichambre et de salle à man-
ger à la famille royale : là des serviteurs dévoués
sont toujours à leur poste. 'î"'^' ? '•"
A droite de cette pièce se trouve l'appartement
de M. le duc de Bordeaux, composé d'une salle
d'étude et de sa chambre à coucher, qui donne
<lans celle du comte de Montbel. Le prolonge-
ment de cette face du bâtiment contient l'appar-
tement de Mademoiselle, distribué comme celui
de son frère, et termine par la chambre à cou-
cher de madame de Nicolaï.
liirn de plus simple que l'ameublement de ces
dilVérentes pièces. Chez Mademoiselle, un lit en
fer envoyé de Paris; deux grands tal)leaux, dont
l'un représente M. le duc de Bordeaux, etrauirc
malame la duchesse de Beny ; une petite table à
ouvrage , et quelques sièges , voilà pour la cham-
bre à coucher. Un meuble de l'étoffe la plus mo-
deste, une bibhothèque, quelques petites sta-
tuettes, parmi lesquelles on distingue un Ecce
Homo; quelques tableaux , et , sur une console,
quelques verres de Bohême de dillérfutcs cou-
leurs , voilà pour le salon ; mais tel est le charme
et l'élégance naturelle que Mademoiselle sait ré-
pandre sur tout ce qui l'entoure , qu'il est impos-
sible de s'apercevoir qu'il manque quelque chose
dans le cadre où elle est placée.
l'ius simple encore est la retraite de monsei-
gneur le duc de Bordeaux. Dans la pièce qui lui
sert à lu fois de salon et de salle d'étude , on voit
pour tout ornement deux beaux vases qui lui ont
été envoyés de Paris , par des ouvriers recon-
luiissuHS. L'n cadre où sont renfermés sous verre
les beaux cheveux de sa mère, et le portrait , en
pied, du duc de Berry. lue grande table d'aca-
jou , sur laquelle le prince travaille; une biblio-
thèque, un chevalet, et qu(!lques sièges complè-
tent lameublemcnt de cette salle, qui s'ouvre sur
un Lirge balcon. La chambre à coucher du prince
est ornée de quelques peiiis tableaux peints par
lui ou par sa sœur; du reste, point de marbre,
point de dorures et point de ces recherches de
jnoUessc qui affaiblissent l'âme et le corps. C'est
dans les exercices gymnastiques où il excelle,
que le duc de Bordeaux retrempe ses forces;
les armes sont les bijoux qu'il préfère , et c'est
sur son cheval qu'il aime à se reposer de la con-
tention de l'étude.
En retour de l'appartement des jeunes princes ,
et en sortant de chez monseigneur par la salle à
manger, on voit en face de la porte d'entrée de
cette salle une autre porte à deux battans qui
s'ouvre dans l'appartement de la reine, composé
d'un salon et d'une chambre à coucher. A l'autre
extrémité de la salle h manger se trouve une
porte toujours ouverte, et donnant dans une pe-
tite pièce où se tient un valet de chambre chargé
d'introduire chez le roi ceux auxquels S. M. ac-
corde des audiences. C'est dans le salon où
Louis XIX a reçu le matin que la famille royale se
lient le soir; et' c'est là que se réunissent toutes
les personnes qu'elle veut bien admettre dans son
intimité. Plus loin est la chambre du roi.
Assurément, il est impossible de se figurer rien
de plus modeste , de plus restreint que l'intérieur
que je viens de décrire; quand on vient à songer
que les nobles hôtes qui l'habitent , ont joui du
luxe et de la grandeur de vingt châteaux royaux,
qui leur appartenaient par héritage, avant qu'ils
les eussent reçus en usufruit desmains de la révo-
lution ; on serait tenté de les plaindre , si l'on
ne savait pas qu'ils ont trouvé dans les joies de
famille, dans l'affection inaltérable de leurs amis,
et surtout dans cette religion qui leur avait appris
à posséder comme ne possédant pas , les seules
consolations qui pouvaient adoucir d'aussi grandes
infortunes.
Et d'ailleurs , comment trouver des heures pour
la tristesse dans une vie toute consacrée au tra-
vail et à la vertu?
Levés à sept heures du matin , le roi et la reine
commencent leur journée en allant sans suite et
presque toujours à pied , entendre la messe à la
cathédrale; touchante habitude qui prouve que
nos Bourbons comprennent la véritable égalité.
A dix heures le déjeuner réunit tous les membres
de la famille royale; à onze heures chacun rentre
chez soi pour vaquer aux occupations du jour ,
qui se composent , pour la reine, de ces travaux
à l'aiguille que nous voyons figurer dans nos
loteries , car Marie-Thérèse trouve encore le
moyen de souKigerses pauvres de France ; des au-
diences qu'elle accorde aux étrangers ou à ses
amis; de quelques lectures et des ferventes
prières qu'elle adresse à Dieu pour sa famille et
pour sa patrie. Pendant ce temps, le roi reçoit
de son côté ceux qui ont obtenu l'honneur de
s'entretenir avec lui. Toutes ses actions, comme
toutes ses pensées terrestres , ont pour objet l'a-
venir de son neveu, et les intérêts de la France.
La matinée se termine ordinairement par une
proraenaîle dans laquelle Marie - Thérèse et
Louis XIX n'admettent personne entre eux.
A six heures précises, un diner bon et sain ,
mm où l'on chercherait en vain cette délicatesse
de mets et cette élégance de service auxquelles
les grands sont accoutumés, réunit encore une
fois la famille royale , et ceux qui ont été invités
à ce repas; faveur d'autant plus précieuse qu'elle
ne s'étend jamais à plus de trois ou quatre per-
sonnes à la fois. Vers sept heures, on passe au
sal^n; à sept heures et demie , quelques habitans
de Goritz , les Français et les étrangers qui ont
droit à cette distinction , sont admis à faire leur
cour aux exilés; à neuf heures , le roi et la reine
se lèvent, les princesse retirent, et la reine les
suit après avoir dit un mot aimable à tout le
monde.
La maison de la retne se compose de madame
de Nicolaï, dont les soins éclairés ont fait de Ma-
demoiselle une princesse accomplie ; et de la Vi-
comtesse d'A goust , qui a su conserver dans l'exil
toute la chalem- de son cœur, si tendrement dé-
voué à Marie-Thérèse. '''
Auprès du roi j'ai retrouvé , à côté du comte
de Monibel, mon bon et spirituel ami , M. de
Bouille , qui malheureusement n'est ici qu'en pas-
sant, sa santé l'ayant obligé de prendre sa re-
traite. M. de Bouille a passé plusieurs années au-
près du duc de Bordeaux, occupé à diriger son
esprit , et à développer sa jeune âme. On n'est
pas plus distingué que M. de Bouille , et ce fut
pour moi un vrai bonheur de le trouver à Goritz.
Ses conseils, dictés par son amitié comme par
son expérience, m'y furent d'une grande utilité.
La longue et douloureuse maladie du duc de
Blacas est venue créer une lacune dans les roya-
les intimités ; Louis XIX la remplit en allant visi-
ter tous les deux jours cet ancien ami , dont le
dévouement éprouvé mérite cette honorable
preuve d'affection.
C'est l'abbé Trébuquet, l'élève et l'ami de mon-
seigneur l'évèque d'Hermopolis , qui dirige la
conscience des jeunes princes. On ne pouvait
faire un plus digne choix, car ce saint prêtre
joint , à l'instruction la plus profonde , la piété la
plus douce et la plus éclairée.
Inaperçu dans cette petite cour, où il vit à part,
le vertueux abbé se renferme tellement dans ses
attributions , qu'il décline toute autre conversa-
tion que celles (jui se rapportent à son ministère ,
et ne parie qu'à Dieu des affaires de la France.
Le vieux cardinal de Latil, habite dans la ville,
et jouit au château de toute la considération qu'on
doit à son caractère et à la pourpre dont il est
revêtu , mais il est entièrement étranger à la po-
litique de Louis XIX; et toute son inHuence ,
comme il me l'a dit lui-même , se renferme dans
le cercle de ses attributions et de ses devoirs.
Le confesseur du roi est un ecclésiastique qu'on
ne voit jamais.
M. d'O'Hegerty, ancien écuyer de Charles X, ,.
remplit, malgré son grand âge, les mêmes fonq- ,
lions auprès de monseigneur le duc de Bordeaux, u
avec un zèle qu'd puise dans son cœur, et il fait ,
les honneurs de la table du roi. • .
M. et madame de Saint-Aubin et leur famille ,
dévoués à Louis XIX et à son neveu , comme ils
le furent à Charles X ; le docteur Bougon aux
soins éclairés duquel on doit en partie la bonne/
santé du prince ; sa femme et sa fille , personueii
vraiment distinguée par son caractère, comme")
pÂr son instruction , habitent dans la même ville, v^
Le roi et la reine sont d'une extrême bonté i'
pour leurs gens ; et bien qu'ils soient forcés à •
une grande économie , il n'ont jamais voulu con-
sentir à en diminuer le nombre , et ils ont tou-
jours répondu à ceux qui leur conseillaient d'en
réformer quelques-uns, que ce serait méconnaître
I
— 30 —
leur dévoÛDient. Telle est la seule magniOcence
de nos princes : elle se traduit en bienfaits.
Si l'on ajoute, aux personnes que j'ai nommées,
les deux fils du duc de Blacas et le jeune de Fo-
resta , bons et aimables jeunes gens qui accom-
pagnent souvent le duc de Bordeaux dans ses
promenades; et mademoiselle Athénais Coronini,
jeune personne que son excellente éducation, sa
raison , et l'affection qu'elle a conçue pour Made-
moiselle , ont attachée à cette princesse , on con-
naîtra les principaux commensaux du château, et
l'on conviendra que leur petit nombre, qui se se-
rait augmenté de beaucoup si nos princes avaient
pu donner asile à tous ceux qui leur sont dévoués,
est compensé par la certitude qu'ils ont acquise
que c'est à leur personne et non à leur fortune
que ces courtisans du malheur sont attachés.
SOUVENIRS INTIMES
DU
TEMPS DE L'EMPIRE.
Histoire d'an sabre de pain d'épices,
A propos de la bataille de Lelp-
zick et de la place Vendôme»
Au mois de juillet 1813 , l'Autriche s'étant dé-
ci dément déclarée contre nous, les négociations
du congrès de Prague furent brusquement rom-
pues, et l'armistice de Dresde dénoncé le 10
août suivant. La bataille de Dresde, livrée les 27
et 28 du même mois, ne fut que la conséquence
. de ces deux événemens. Cette bataille est certai-
nement une de celles où le génie de Napoléon
brilla du plus vif éclat (nous la raconterons un
jour); elle devait avoir les immenses résultats
qu'il s'en était promis; mais la fortune qui com-
mençait à nous abandonner, en décida autrement.
En même temps que Vandamme, en Bohème, se
voyait contraint de poser les armes à Kulm pour
s'être aventuré imprudemment dans la profonde
vallée de Tœpliiz, Macdonald se faisait battre à
Gross-Beern par Bernadette. Le maréchal Ney,
envoyé de ce côté pour rétablir les affaires,
n'ayant pas été plus heureux à Dennewiiz et à Bu-
terborg, ces désastres avaient détruit toutes les
espérances de paix que l'empereur avait fondées
sur sa récente victoire.
Après avoir appris le détail de ces pertes. Na-
poléon dit froidement à ceux qui étaient présens
dans son cabinet :
« Que voulez-vous, messieurs, je ne puis pas
être partout!... Mais ce que je ne puis concevoir
c'est que Vandamme se soit laissé entraîner en
Bohème. A une armée qui fuit il faut faire un
pont d'or ou opposer une barrière d'acier; or,
Vandamme ne pouvait être cette barrière. »
Puis s'adressant au major général :
« Aurions-nous donc écrit quelque chose qui
ait pu lui inspirer cette fatale pensée?... Berthier,
allez chercher vos minutes, et vous, Fain, voyez
les miennes ; vérifions tout ce que nous avons
écrit. »
Le major-général apporta son livre d'ordre ; le
secrétaire du cabinet représenta ses minutes, on
relut toutes les lettres et l'on n'y trouva rien qui
pût autoriser le malheureux général à quitter sa
position de Peterswald, dans laquelle l'empe-
reur lui avait recommandé de se tenir coi ,
selon l'expression textuelle employée dans la dé-
pèche.
(' Eh bien ! dit l'empereur au duc de Bassano ,
voilà la guerre. »
Puis, devenu tout à coup pensif, il fixa de nou-
veau les yeux, sur sa carte, et, mesurant machi-
nalement les distances avec un compas, on l'en-
tendit répéter tout haut ces vers qui lui revenaient
à la mémoire :
J'ai servi, commandé, vaincu quarante années !
Du monde, entre mes mains, j'ai vu les destinées.
Et j'ai toujouvs connu qu'en chaque événement
Le destin des états dépendait d'un moment.
« Ah ! Talma disait bien cela ! ajouta-l-il en pa-
raissant se livrer à d'autres pensées. Pauvre Tal-
ma, il y a long-temps que nous nous connaissons.
C'est un honnête homme; mais il aime mieux
être à Paris qu'à Dresde .. Il a parbleu raison;
cela se conçoit, mais moi ! Allons ! il faut chan-
ger mes plans; et, cette fois, faisons en sorte de
me multiplier. »
En effet , dès le soir même il indiqua aax
principaux officiers de son état-major Leipzick
comme devant être désormais le point de réunion
de tous les corps de l'armée; puis, le 3 septem-
bre, il quitta Dresde.
A partir de ce jour commença une série de
marches et de contremarches remarquables, au-
tant par la vivacité des manœuvres exécutées par
l'empereur, que par la patience avec laquelle il
poursuivit un dénoûment qui devait nous être
bien funeste.
Dans ce trajet de Dresde à Leipzick, trajet qui
dura six semaines, il fit plus d'une fois la triste
observation qu'une fatale disposition au découra-
gement dominait les esprits ; les signes de mécon-
tentement n'étaient que trop visibles à ses yeux
clairvoyans.
«Il semble, dit-il un jour à cette occasion,
qu'une lime sourde cherche à rompre tous les
liens de confiance et de dévoûment qui si long-
temps ont rendu l'armée et moi forts l'un par
l'autre, et l'un par l'autre invincibles. » Enfin, le
15 octobre 1813, il arriva à Leipzick, déjà occupé
par les troupes du maréchal Marmont et du duc
de Casliglione.
Mais pour l'intelligence de ce qui va suivre, je
crois devoir donner brièvement la description
topographique de cette ville de la Saxe qui, sans
être d'une grande étendue, est cependant devenue
importante à cause des événemens dont elle ^ut
le théâtre à cette époque.
Leipzick est renfermée dans une enceinte ir-
régulière, de forme presque quadrangulaire, qui
consiste en une vieille chemise de maçonnerie ;
elle est protégée par un fossé sans contrescarpe
et presque comblé par le temps. Autour de ce
fossé règne un large boulevart planté de deux
rangées d'arbres. Quatre portes servent de com-
munications à la ville avec ces boulcvarts : au
nord se trouve la porte appelée Halle ; c'est la
route de Lindeneau par le pont de l'Elster .
Au midi est celle de Grimma, qui est en même
temps le nom du faubourg le plus considérable
de la ville; à l'ouest est la porte Saint-Pierre, e'
à l'est, du côté de Lindeneau, les faubourgs de
Randstadt, qui conduisent à Lulzen par un long
défilé renfermé entre les marais de l'Elster et de
la Pleisse. Ce faubourg n'a pour débouché que le
pont qui est à l'extrémité du boulevart du côté de
la porte de Halle, et pour issue que la ruelongue
et étroite qui mène h la barrière de Machrans-
tadt. Nos soldats appelèrent cette sortie barrière
de la Massacradc à cause de l'horrible boucherie
dont ce lieu fut témoin quelques jours plus tard;
ce fut par l'a en effet que l'armée française tenta
d'opérer sa retraite.
Murât, instruit de l'arrivée de l'empereur, s'em-
pressa de se rendre auprès de lui pour lui donner
des détails sur les divers combats qui avaient eu
lieu auparavant, et pour lui rendre compte en
même temps de la position qu'il avait fait prendre
à l'armée pour couvrir Leipzick. Napoléon, vou-
lant s'assurer par lui-même des dispositions prises
par son beau-frère, remonta à cheval, se dirigea
du côté des campemens; il arriva bientôt au pied
d'un coteau qui domine une immense plaine et
sur lequel est une maison isolée appelée la 6er-
gerie de Meusdorf. Après avoir jeté de ce point
un premier coup d'oeil sur l'ensemble de nos po-
sitions, il voulut les parcourir en détail, et redes-
cendit dans la vallée, où la tête des premières co-
lonnes autrichiennes commençait déjà à se mon-
trer. En avançant un peu, les vedettes des deux
armées ne furent plus éloignées les unes des
autres que de quelques portées de fusil tout au
plus.
De nouveaux régimens étaient arrivés de
France; pour la première fois ils allaient paraîu-e
en ligne sous les yeux de l'empereur. Parmi eux
se trouvaient le régiment de cuirassiers comman-
dé par M. d'Avranges, un des plus jeunes colo-
nels de l'armée, et que Napoléon connaissait par-
ticulièrement. Ces régimens n'avaient point en-
core inauguré leuis aigles, et l'empereur ordonna
qu'on procédât sur le champ à celte solennité.
Aussitôt les troupes se rangèrent sur les trois
côtés d'un grand carré ; l'état-major occupe le
quatrième. Napoléon s'avance au milieu de l'en-
ceinte; tous les officiers des régimens se groupent
devant lui. Le prince de Neufchatel, exerçant
alors la charge de vice-connéuble. met pied à
terre; des officiers de son éut-major ont tiré les
aigles des étuis qui les renfermaient ; les banniè-
res dont elles sont ornées déploient leurs cou-
leurs, tous les tambours battent aux champs ; Ber-
thier. chargé de ce noble faisceau, vient se pla-
cer an centre des officiers, en face de lompereur
qui. tenant d'une main les rênes do son cheval et
do l'autre montrant les drapeaux, s'écrie d'une
voix vibrante :
.. Soldats! que ces aigles soient désormais vo-
tre point de ralliemeni ! Jurez-moi de mourir plu-
tôt que de les abandonner!.... Me jurez-vous
de préférer la mort au déshonneur de nos ar-
mes?.,.
— Oui ! oui ! Vive l'empereur ! . s'écrièrent
fc?s officiers et les soldats sur lesquels œs paroles
semblent produire un effet magique.
Alors Napoléon élevant la voix ot désignant de
son br.is étendu les Autrichiens, reprend avec
plus d'ëucrgie que la première fois :
— 40 —
" Soldais, voilà l'cniicuii ! Soufirirez-vous ja-
mais un afliont;'...
— .Non, non, jamais! Vive rcmpereur! rcpè-
lont encore tous les olliciers ou brandissant leurs
Opécs.
— Alors je confie ces aigles à votre courage et
à votre honneur. >>
A CCS mois, chaque légiment reçoit un drapeau
tics mains de son colonel, et toutes les iroujjes,
iranspoi lues d'enthousiasme, se séparent et défi-
lent eu poussant des civat que les échos portent
jusqu'aux Autrichiens.
Lors(iue le régiment de cuirassiers, commandé
l>ar AI. d'Avranges, vint ii passer devant Napoléon,
et quand le colonel lui eut adressé le salut d'usa-
ge, l'cmperem' se découvrit en disant à voix
basse :
Il Encore un de mes braves colonels ! >>
11 continua son inspection ; arrivé au village de
Wachau, occupé par le duc de Bellune, il lui
ilouna de vive vou. quelques inslruciions, puis il
ro^JiiUi lu bergerie de iMeusdoriï, où il lit une
halte. Les fourgons de la cantine n'étant pas en-
core arrivés, Napoléon dut se contenter pour
souper de quelques noix sèches ; elles étaient le
seul mets qu'on pût se procurer tant l'habitalion
était pauvre. Le duc de Bassano ajouta à ce fru-
gal repus, une tablette de chocolat; mais en re-
vanche l'empereur s'étendit sur un monceau de
foin et prit avec délices quelques hem'es de re-
po^.
Dans la nuit du 15 au 16, il apprit que l'enne-
mi débouchait par toutes les routes qui aboutis-
sent à Leipzick ; il lit de suite toutes ses disposi-
tions. Le lendemain, à neuf heures du matin, la
fusillade qui se fit enlendre au sud de Leipzick
annonça que Schwarizenberg avait engagé la ba-
taille dans cette direction. Le canon répondit
bientôt de tous les points de l'horizon aux dé-
charges d'arlillerie qui tonnaient du côté de Wa-
chau : à midi, l'engagement devint général.
Napoléon était descendu de la bergerie deMeiis-
dorir, et s'était dirigé en toute hâte sur ce point;
mais avant d'y arriver, il aperçoit sur la droite
des colonnes autrichiennes qui se sont avancées
en bon ordre par Mackclberg. L'atlaque semble
furieuse de ce côté, elle est accompagnée de cris
si terribles que tout le monde en est frappé.
L'empereur s'arrête, et ne connaissant au juste
ni les desseins, ni le nombre des ennemis, il fai t
avancer les grenadiers de la vieille garde qui ne
sont qu'à peu de distance derrière lui ; il leur fait
former le carré, et sûr qu'aucune puissance hu-
maine ne pourra ni vaincre ni dépasser cet obs-
lacle, il s'élance dans la plaine, il arrive au mo-
ment où notre grosse cavalerie se distinguait par
des charges irrésisiibles, suivant son expression,
et tandis queMacdonald faisait d'héroïques effbits
pour enlever la redoute de Gross-Possand'défeh-,^
due par une artillerie formidable.'
^Napoléon juge à la première vue que delà prise
de cette redoute dépend peut-être, le succès de
la journée; il s'y porte de toute la vitesse de
son cheval et vient se jilaccr sous Je feu de l'en-
nemi. '
a Quel est ce régiment? demanda-t-il avec vi-
vacité au général Charpentier, près duquel il s'est
arrciépom- lui désigner du doigt' un tégimcnt j
d'infanterie qui restait en position au pied de la
hauteur.
— Sire, c'est le 22' léger.
— Cela n'est pas possible, général ; je connais
le 22' léger : il ne resterait pas là l'arme au bras,
à se faire mitrailler ; finissons-en ! »
Et sur un signe ce régiment s'élance... la re-
doute est emportée.
L'empereur songe alors à porter le coup décisif
en perçant le centre de l'ennemi pour le mieux
culbuter. La cavalerie de Latour-Maubourg, de
Kellermann et de Poniatowski se jette aussitôt à
droite et à gauche pour le déborder ; toutce qu'elle
rencontre est écrasé , tué ou mis en fuite.
Cependant la nuit approche, et l'extrême fati-
gue des combattans ne permet pas de songer à de
nouvelles entreprises. A six heures la canonnade
cesse entièrement, et les feux des bivouacs des
deax armées en présence se rallument à piu près
dans les mêmes positions où il s'étaient éteints le
matin. Les tentes de l'emperem' ont été dressées
en avant de la bergerie de MeusdorOf, autour de
laquelle la vieille garde vient s'établir. Napoléon
passa la soirée à recueillir les rapports de la
journée.
Tout le monde, généraux et soldats, avait fait
son devoir. La cavalerie s'était surtout distinguée.
Malheureusement Latour-Maubourg avait eu la
cuisse emportée par un boulet.
Pendant l'opération que subissait avec un cou-
rage sloïque le général sur le champ de bataille
même, son domestique se livrait à un désespoir
qu'il manifestait par des cris et des pleurs.
Il Ah ça! veux-tu te taire, lui disait Latour-
Maubourg, que ces clameurs impatientaient; de
quoi te plains-tu? Tu es gros et gras et il ne te
iiianiitw vicn.
— Ah! général, c'est votre jambe. Quel mal-
heur pour moi !
— Mais au contraire, nigaud, reprit celui-ci,
croyant ainsi consoler le fidèle serviteur, c'est
fort heureux pour toi, parce que tu n'auras plus
désormais qu'une botte à cirer au lieu de deux. »
A ce combat de Wachau, Poniatowski gagna
son bâton de maréchal. Cédant à je ne sais quel
pressenliment, Napoléon, comme s'il n'eût pas eu
de temps à perdre pour acquitter sa dette envers
le Polonais, lui envoya le soir même les insignes
de maréchal de l'empire.
Parmi les colonels qui se sont rendus dignes
des faveurs de l'emperem" , Bcrthier cite avec
orgueil le jeune d'Avranges, qui est son neveu.
'1 Ah! oui,.. d'Avranges! » répète Napoléon
d'un air pensif; « on ne saurait êlre bon fils sans
êlre brave soldat. Celui-là a foi en sa mère et en
son empereur: il ira loin si la fortune ne le trahit
pas. Je pense à votre parent, Berthier, et d'A-
vranges ne sera pas oublié, mais il ne faut pas al-
ler trop vite, avec les jeunes gjçijs, de crainte de
ks gâter. »;, ,.,' .,,., ;.,.., „.. .„^„_ ■.
A cet instant, l'aide-de-camp de service entra
dans la tente impériale pour annoncer l'arrivée
du général autrichien Merléldt, qui ayait été fait
prisonnier le malin dès le commencement de l'ac-
lioa. Napoléon avait donné l'ordre qu'on le lui
amenât.
i> Attendez un moment, répondit-il à son aide-
de camp. Lui avez-vous rendu son épée?
—Sire, on ignorait que votre majesté voidùl...,
— Qu'on remette au général son épée ; vous
l'introduirez ensuite. »
Puis se retouinant vers Berthier il ajouta ;
li Merfeldt est une ancienne connaissance, vous
devez vous le rappeler. C'est lui qui est venu à
Léoben solliciter l'armistice; c'est avec lui que
j'ai négocié à Campo-Formio. Vous souvenez-vous
de la nuit d'Austerlitz ? Ce fut encore lui qui me
ût passer le billet écrit au crayon pour obtenir
les premières paroles de paix auxquelles le salut
de l'empereur d'Autriche et celui d'Alexandre
étaient attachés. N'est-ce pas une singuUère des-
tinée que la sienne ? Elle me le ramène au mo-
ment où j'aurais moi-même besoin d'armistice et
de paroles de paix. »
Aussitôt que le général autrichien fut introduit,
l'empereur lui adressa des paroles consolantes
sur son malheur, l'invita à partager avec lui et
les olliciers-généraux de son état-major le mo-
deste repas qu'on avait préparé.dans la tente voi-
sine, en lui disant avec bienveillance :
l' Je vous préviens, général, que vous allez faire
un mauvais souper; mais ensuite, pour vous en
dédommager, je vous renverrai sur parole; seu-
lement, vous voudrez bien vous charger de por-
ter à votre maître, l'empereur d'Autriche, de nou-
velles oll'res de concihation. »
Après un repas qui ne dura que dix minutes,
Napoléon quitta la table.
« Notre querelle devient bien sérieuse, n'est-
ce pas, général ? » dit-il à M. de Merfeldt. «Vous
voyez comme on m'attaque et comme je me dé-
fends. Est-ce que votre cabinet ne prévoit pas les
suites d'un tel acharnement?.... S'il est sage, s'il
est bien conseillé, il peut encore tout arrêter ; il
le peut dès ce soir, mais demain peut-être il ne le
pourra plus, car qui peut prévoir les événemens
de demain?... »
Comme le général autrichien nerépondaitrien,
après un moment de silence Napoléon ajouta, en
mettant dans son débit plus de vivacité :
Il Notre alliance est rompue, c'est vrai ! mais
entre votre maître et moi, n'en existe-t-il pas une
autre ?... et celle-là n'est-elle pas indissoluble ?...
Eh bien ! c'est elle que j'invoque. Je veux avoir
toute confiance dans les sentimens de mon beau-
père. C'est à lui que je n'ai cessé d'en appeler
depuis le commencement de tout ceci. AUtzdonc
le trouver, et lepétez-lui ce que je lui ai fait dire
par Bubna. il y a quatre mois, lorsque j'étais à
Dresde. Je ne saurais trop vous le répéter, géné-
ral, on se trompe étrangement sur mon compte.
Je ne demande pas mieux que de me reposer à
l'ombre de la paix et de rêver le bonheur de la
France après avoir rêvé sa gloire... Et cependant
votre politique sacrifie à la peur qu'elle a de moi
non-seulement les affections les plus naturelles,
mais encore se? pluscheishitérêls. Vous craignez
jusqu'au sommeil du lion ; vous croyez ne pou-
voir être tranquilles qu'après lui avoir arraché
les grilles et coupé la crinière. . . Eh bien! quand
vous l'aurez léduità ce triste état, quelles en se-
ront les suites? Les avez-vous prévues ?.,.. Tour-
mentés par le désir ardent de recouvrer d'unseul
coup tout ce que vous avez perdu par vingt ans
de malheurs, vous n'avez que celte idée, et vous
ne lemarquez pas que depuis vingt ans tout a
changé autour de vous, que vos inlérêts ont chan-
gé de même, et que désormais, pour rAutriche,
41 ^
gagner aux dépens delà France, c'est perdre.
\ ous y réfléchirez, général ; ce n'est pas trop de
l'Autriche, de la France et même de la Prusse
pour arrêter sur la Vislule le débordement d'un
peuple à demi nomade, essentiellement conqué-
rant, et dont l'immense empire s'étend depuis
nous jusqu'à la Chine,,., la Russie enflu, dont
l'ambition vous aurait dévorés déjà si je n'avais
eu Je soin de la tenir muselée.
» Au surplus, je dois finir par faire des sacrifi-
ces, je lésais, je suis prêt; et pour gage de l'ar-
mistice à concl ure dans les vingt-quatre heures,
j'offre d'évacuer sur le champ l'Allemagne et de
me retirer derrière le Rhin. Adieu donc, général,
ajouta Napoléon eu congédiant M. de Merfeldt ;
lorsque de ma part vous parlerez de paix aux deux
empereui's, je ne doute pas que la voix qui frap-
pera leurs oreUles ne soit pour eux bien éloquente
en souvenirs; voilà pourquoi je m'attends à vous
revoir. »
Le générai autrichien fut aussitôt reconduit
par son ordre aux avant-postes, et ce fut dans le
moment où ses amis déploraient sa captivité qu'ils
le virent reparaître au milieu d'eux, honoré d'une
mission qu'un vainqueur eût ambitionnée... Mais
M. de Merfeldt ne devait pas revenir.
La journée du lendemain n'ayant pas été trou-
blée par un seul coup de canon, ce calme absolu
sembla de bon augure à Napoléon, qui ne doutait
pas que la mission de AL de Merfeld n'eût un bon
résultat. Il s'abusait.
Presque toute sa vie il se ût illusion sur les
sentimens de ces rois qui l'avaient tant flatté dans
sa prospérité. Il oubliait qu'à leurs yeux, lui, em-
pereur de fortune, n'était qu'un intrus, fils de la
révolution et représentant de cette France contre
laquelle, depuis vingt ans, ces mêmes rois cons-
piraient. L'occasion était trop belle pour se ven-
ger à la fois d'une nation qu'ils n'avaient pu em-
pêcher de s'allianchir, et de l'homme qui les avait
vus tous à ses pieds, après les avoir tous vaincus.
En retardant leur attaque d'un jour, les alliés
n'avaient eu d'autre intention que de donner le
temps à Bernadotle de se rallier à Bedigsen et à
Collorédo,dont les corps d'armée réunis formaient
120,000 hommes. Ce que Napoléon ne sut pas
deviner, ses généraux en chef le devinèrent, et,
après s'être long-temps consultés, ils furent d'a-
vis d'appeler Beiihicr et Daru à un conseil qu'ils
tinrent à ce sujet.
On discuta long-temps, et en résumé les avis
se trouvèrent tous d'accord sur un point : c'était
que l'empereur ne devait pas livrer bataille avec
des forces aussi faibles que les siennes , compa-
rées à celles des ennemis. Il nous restait à peine
(JOO pièces de canon, et les alliés en avaient l.i'OO;
Napoléon ne pouvait mettre en ligne que Ki'i.OOO
hommes au plus, tandis qu'un pouvait lui en op-
poser 350,000, Tout ce que notre armée avait
conservé de bonnes troupes , de vieuv soldats ,
était resté à Dresde, ou renfermé dans les places
de Dantzicii , de Magdebourg et de Hambourg'.
Il fut convenu qu'après la conférence Rerthier
et Daru iraient trouver l'empereur pour déposer
à ses piedsde resiiccluvtiscs innisjiulcs remon-
trances. Ces messieurs avaient sans douie ou-
blié qu'on n'était plus au temps de Louis W et
des paricmens.
Un les voyant entier dans sa tente , où il était
seul , Napoléon remarqua tout d'abord l'agitation
de Daru ; mais l'air solennel du major-général le
frappa davantage , et s'asseyant devant sa table il
leiirdemanda d'un ton fioid ce qu'ils lui voulaient.
Berthier prit la parole le premier et lui repré-
senta , dans les termes les plus doux et en em-
ployant d'excessifs ménagemens , le désavantage
qu'il y aurait à Uvrer bataille dans un pareil mo-
ment. Il lui exprima une vérité que l'empereur
avait sentie avant lui, à savoir que les généraux
étaient eux-mêmes si découragés qu'ils ne pou-
vaient ranimer le courage de leurs soldats.
« Et cependant, ajouta le major-général , votre
majesté sait jusqu'où vont leur amour et leur dé-
voûment à son auguste personne. Tous sont
prêts à sacrifier leurs biens, leur vie pour elle;
mais si ces sacrifices ne peuvent servir à rien, si
votre majesté, en s'exposant elle-même comme
elle le fait chaque jour, avec une témérité qui...»
Ici un regard foudroyant de Napoléon arrêta
court l'orateur. Toutefois il se remit et termina
son tableau en balbutiant et en rappelant quelles
seraient les terribles suites d'une bataille perdue ,
qui ouvrirait auv ennemis la route de Paris.
Enhardi par le silence de l'empereur, qui avait
écouté Berthier avec une morue atttention, Daru
prit la parole à son tour. Il démontra que les
munitions seraient insuUisantes pour peu que l'ac-
tion se prolongeât plus d'un jour; que l'armée
n'avait pas d'ambulances, qu'aucun hôpital n'avait
pu être formé sur les derrières de l'armée.
« Ces précautions, sire, dit Daru en terminant,
ont toujours rendu les soldats de votre majesté
invincibles, parce que, lorsque le soldat sait que
des secours , des soins et un Ut l'attendent s'il est
blessé ou malade , il va au feu avec plus d'assu-
rance. Votre majesté sait encore que dans cet état
de choses il n'y a de la faute de pitrsonne ; l'admi-
nistration a constamment fait son devoir. »
Lorsque rintendant-général de l'armée eut fini
de parler. Napoléon, qui jusqu'alors n'avait pas
dit un mol, regarda tour à tour Daru et Berthier
avec une expression extraordinaire ; puis il leur
dit avec une tranquillité feinte, mais pleine d'iro-
nie : « Messieurs, tandis que vous ) êtes , avez-
vous encore quelque chose à diie? l'aili'z, je vous
écoute. Par ma foi, le moment est bien choisi ! »
Et ses bras, qu'il avait croisés sur sa poitrine ,
empêchaient qu'on vit ses doigts crispés froisser
les revers de son habit. Daru et Berthier ayant
témoigné par une légère inclinaison de lOte
qu'ils n'avaient plus rien à dire : » th bien ! c'est
à mou tour, n'est-ce pas, messieurs? » s'écria-t-
il eu se dressant de toute sa hauteur; puis, fixant
des yeux de feu sur l'intendant de l'armée , il lui
dit avec ce calme qui était toujours chez lui pré-
curseur de l'orage :
« Comte Daru, vous êtes un homme de plume
et non (l'épée , en un mot vous êtes l'intendant
de l'armée, et par cela même inhabile à juger
une pareille allàiro. Je ne vous veuv aucun mal
du zèle inconsidéré qui vous a dicté le&. paroles
que je viens d'enteudre; cependant, croyez-moi,
vous eussiez mieux fait do vous abstenir. »
Puis se retournaut vivement vers BerUiier et le
Uiisant de la tèteauv pieds, il dit, en alïectant en-
core plus de calme, quoique son vis^e lût devenu
aIVreusemeut pâle : << Quant à \t>U!>, M. le m^\jor-
genérid, j'ignorais <iu'cntre nous deux les rôles
pussent changer; mais je sais maintenant que,
de même que la fortune , il y a des hommes qui
changent du jour au lendemain. Je sais qu'il ea
est ici quelques uns qui préféreraient les douceurs
d'une vie oisive aux nobles fatigues des camps ; »
puis faisant deux pas vers le major-général, qu'il
regarda fixement :
« Il en est, vous dis-je , qui aimeraient mieux
chasser dans leurs terres princières que de tra-
vailler avec moi à la conservation intégrale du
territoire , au maintien de l'honneur national ;
n'est-ce pas, prince de Neufchàtel :' Et ceux-là , je
les connais, vous dis-je encore une fois. Ce sont
des hommes que j'ai tirésde la poussière pour les
combler d'honneurs et de richesses ; des hommes
qui ma doivent tout, excepté de la reconnaissance.
Mais ceux-là ne sont pas mes soldats ! Mes sol-
dats n'ont point changé et ne changeront jamais.
Messieurs, avec l'aide de Dieu et de cela (l'empe-
reur avait frappé vivement du plat de sa main
gauche sur le fourreau de son épée) , je saurai
bien réduire des princes qui , parce que je les
ai trop ménagés, ont conjuré ma perte. Mais mal-
heur aux traîtres ou aux ingrats ! »
Au geste subUmc que Napoléon avait fait , à ses
paroles dites avec feu, Berthier et Daru avaient
éprouvé comme un sentiment de terreur, bien
qu'à coup sûr ils ne pussent prendre pour eux
ces mots si durs de l'empereur, et que lui-même
ne songeât point à les leur appliquer.
" Au surplus , vous le savez depuis long-temps,
reprit-il bientôt, toujours en s'adressant à Berthier,
votre opinion n'est jamais entrée pour rien dans
mes déterminations ; vous pouviez donc vous épar-
gner la peine de parler comme vous venez de le
faire tout à l'heure; et quant à ceux qui vous ont
envoyés vers moi, s'écria-t-il avec un éclat de voix,
diics-leur qu'ils n'ont qu'à obéir ? ■• Enfin, se cal-
mant peu à peu. il s'assit , et, après s'être essuvé
le front avec son mouchoir, il ajouta froidement :
<■ MesMcms, vous avez ma réponse. <> Et d'un si-
gne il les congédia.
Il est à remarquer que lorsque Napoléon avait
quelque mauvaise humeur, ou lorsqu'il croyait
avoir à se plaindre de quelqu'un, son méconten-
tement passait comme un orage, parce qu'il l'ex-
halait aussitôt en paroles dures quelquefois et en
apusUophes toujours vives. Le premier moment
de sa colère était conmie un coup de massue
sous lequel il était ditlieile de ne pas succomber;
ce n'était qu'à l'aide de beaucoup de sang-froid , -
de franchise et d'inipjssibihté qu'on pouvait espé-
rer d'en atténuer l'eûet. Mais , une fois calmé .
non seulement l'empereur ne peusait plus à la
scène (lu'il avait faite, mais même il ne voulait
pas que ceux qui l'avaient provoquée ea conser-
vassent le moindre souvenir.
Puis, comme au foud du cœur il était essentiel-,
lenieut bienveillaut. comme il avait une extrême
sensibilité et ^ qu'on me pardonue l'eiprt^sion )
comme il était un bon liomHw, il lui arrivait tou-
jours de regretter d'avoir iKiussé Ks càuises un
peu trop loin, comme il le disait encore, et il
fiusait en quelque sorte des avances pour qu'on
ne lui gardât pas rancune. L'expression de sa fi-
gure s'épanouissaii, il devenait enjoué, indulgent;
ses paroles, sou regiu-d, son sourire, ses gestes
miwe, avaient uu charme auquel il éiait impos-
sible de résister : ou peut dire que remi)€reHr
K
— 42 —
avait une physionomie, des manières, un langage
pour chacune des émotions qui l'agitaient. Il est
vrai que nous ne pourrons jamais convaincre
certaines gens de cette viMité, que Napoléon était
homme et homme comme un autre, avec cette
différence, toutefois, qu'il valait par le cœur infi-
niment miciLx que la plupart des autres hommes ,
de même qu'il leur était éminemment supérieur
par l'intelligence. Il le prouva plus que jamais le
soir même du jour où il avait lavé la U'te à Daru
et à Berlhier; il employa toute la nuit du 16 au
17 il faire avec eux ses dispositions pour le lende-
iiinin, comme s'il ne se fût rien passé d'extraor-
dinaire entre lui, l'intendant et le major-général
de l'armée.
Le 17 au malin, le temps était pluvieux et som-
bre. La venue du jour n'avait pas interrompu le
calme qui régnait dans le camp. Tandis que les
caissons se remplissaient , que les ambulances
s'improvisaient, que le soldat disposait ses armes
et que de tous côtés on se préparait au combat ,
l'empereur passa la journée dans sa tente et arrêta
le nouvel ordre de bataille dans lequel il voulait
recevoir l'ennemi. Il retint à dîner Daru et Ber-
thier, comme pour effacer jusqu'au souvenir de
la mercuriale de la veille. La nuit arriva ainsi
sans qu'on eût aucune nouvelle de M. de Mer-
feld.
« Ponialovvski pourrait bien avoir raison >> , dit
plusieurs fois Napoléon en regardant à sa mon-
tre. Pour comprendre ces paroles, il faut savoir
que l'empereur avait fait part au prince Ponia-
towski de son espoir dans la mission de M. de
Merfeld, vis-o-vis d'Alexandre surtout , et que le
Polonais , dans sa franchise toute militaire , lui
avait répondu : " N'y comptez pas, sire. L'empe-
reur de Russie vous jouera. " L'événement prouva
que le prince avait deviné juste.
Cependant la pluie continua de tomber à tor-
rens sur les bivouacs. Un profond silence légna
autour des tentes du quartier-général jusqu'au
moment où le lever de la lune permit enfln à
l'empereur de monter à cheval et de se porter
dans la direcdon de Leipzick. Il était une heure
du mEffin. Chemin faisant, un moulin à tabac qui
se trouve en arrière du Probstbeyda , sur une
émincnce appelée Le Thonberg, lui parut être
un emplacement favorable pour son état-major.
En effet, après avoir tout visité, il revint à huit
heures du matin à ce même moulin de Thonberg.
A peine eut-il mis pied à terre que le canon de
Schwarlzenberg se fit entendre. ' ''' - '''^
« Ah ! ah ! dit-il en écoutant, il paraît que les
autres ne perdent pas de temps! N'est-ce pas
aujourd'hui le 18 juin ! Eh bien ! il y a précisé-
ment treize ans, à pareille heure , que j'assistai ,
dans la cathédrale de Milan , au Te Deum chanté
en commémoration de la victoire de Marengo.
Messieurs, c'est un glorieux anniversaire que ce-
lui-là ! Faisons en sorte de nous le rappeler ! »
El il remonta à cheval aussitôt.
Du moment où l'ennemi avait abordé nos li-
gnes, la bataille était devenue terrible : on s'était
heurté avec furie ; mais, quels que fussent lem-s
efforts, les assaillans avaient trouvé partout une ré-
sistance invincible. Pendant sept heures que dura
ce comliat de géans, on vit cent vingt mille Fran-
çais repousser victorieusement trois cent trente
mille enoemis. Pendant sept heures, quatre cent
t!.r«i>i(î. ,'i
lM,.i.,
cinquante mille hommes se battirent sur une sur-
face de moins de trois lieues carrées, et par des
miracles de valeur et d'audace les Français re-
poussaient les attaques sans cesse renaissantes
d'une masse ti'ois fois plus forte qu'eux.
Malheureusement, ce que le nombre n'avait pu
contre la valeur, la trahison devait le faire. Tout
le monde sait l'immense désastre qu'entraînèrent
la défection des Saxons et cette rupture du pont
de Leipzick qui coupa la retraite à l'arrière -garde
de notre armée. Nous ne nous arrêterons donc
pas sur ces faits, qui sont l'une des pages les plus
douloureuses de notre histoire, et nous passerons
enfin à l'épisode qui doit seul nous occuper, mais
pour l'intelligence duquel cesdétails préliminaires
étaient indispensables.
Le 1h octobre l'empereur était arrivé de bonne
heure à Freybourg , où son logement avait été
préparé dans la maison du pasteur protestant. Il
s'enferma avec Berthier, et avant de prendre la
moindre nourriture il s'occupa des affaires de la
France, dicta le décret de convocation du corps
législatif, distribua de l'avancement, des dotations,
des honneurs.
Le major-général lui mit ensuite sous les yeux
le rapport plus détaillé de nos pertes. Berthier
lui-même avait à regretter celle de son neveu , le
jeune d'Avranges, ce colonel d'un nouveau régi-
ment de cuirassiers, auquel Napoléon avait fait don
d'une aigle quelques jours auparavant. Ce brave
officier était mort en combattant près du prince
Poniatowski , pour protéger sa retraite dans le
faubourg de Leipzick.
A ce nom de d'Avranges , prononcé par Ber-
thier avec une émotion bien naturelle. Napoléon
avait éprouvé comme un tressaillement ; puis il
avait regardé le prince de Neufchâtel avec une
expression extraordinaire en lui disant d'un ton
bref: « Et après , M. le major-général, quelles
pertes ai-je encore h déplorer ?
— Sire, le général de division Delmas , qui est
tombé sous le feu de l'artillerie saxonne, et avec
lui Vial , Rochambeau...
— Assez ! assez ! fit Napoléon en couvrant son
visage de ses deux mains ; puis il répéta tout
bas : (' Ressières, Duroc, Kirgener, Bruyère, Vial,
Rochambeau, Delmas, Poniatowski!... Ah! oui,
Poniatowski , voilà quel devait être le vrai roi de
Pologne ! et aujourd'hui il est mort ! tous sont
morts! tous.' Ah! c'est affreux! quand donc cela
finira-t-il ! n'est-ce pas déjà assez de sang versé ?
Encore si ce n'était qu'à moi qu'ils en veulent ! »
Et après un silence il ajouta : « Vous disiez donc
que parmi mes braves colonels, d'Avranges...
— Sire , les Prussiens l'ont massacré. Les der-
nières paroles de mon neveu ont été un remercî-
Hient à votre majesté de toutes les bontés qu'elle
a eues pour lui , et son dernier soupir a été pour
sa patrie, pour sa mère. Sire , elle est ma sœur,
et lui... »
A ces mots , Berlhier se tut et se couvrit les
yeux. ■ ''■ '^3 aya i\u-< -.v. -A .uvx\'^ -.H.i.AUywi^f
Tandis qu'il parlait, un léger tremblement avait
agité les mains de l'empereur, ses lèvres avaient
pâli, et chez lui c'était là le signe d'une émotion
profonde. Il s'était penché sur la table devant la-
quelle il était assis , il avait allongé le bras pour
chercher la main de Berthier, et il la lui avait serrée
à deux reprises, mais sans prononcer une parole.
1 > "
Cependant le prince de Neufchâtel avait ainsi
continué : « Sire, entre autres particularités rela-
tives à la mort de mon neveu, il en est une qu'on
ne saurait expliquer, car bien qu'elle m'ait été at-
testée, j'ai peine à y croire...
— Qu'est-ce donc?... demanda Napoléon.
— Sire, une chose inimaginable, une puérilité:
on a trouvé sur lui, entre sa veste et sa cuirasse...
Et cependant d'Avranges n'était pas fou...
— Mais qu'est-ce donc ? répéta l'empereur avec
la plus vive impatience.
— • Sire, on a trouvé un petit sabre de pain d'é-
pices, de ceux qu'on donne aux enfans , mais tel-
lement durci par le temps que d'abord on ne sa-
vait pas ce que ce pouvait être. Toutefois, le soin
avec lequel il était enveloppé dans un papier de
soie et roulé dans le brevet d'olficierde la Légion-
d'Honneur dont votre majesté daigna honorer
mon neveu l'année dernière, a donné à penser
qu'il tenait beaucoup h cet objet.
— Cela est étrange ! avait dit Napoléon à voix
basse et en regardant fixement devant lid , mais
avec distraction et comme une personne qui re- ^
garde sans voir,
— Il est présumable qu'il lui aura été donné ,
lorsqu'il était enfant, par une femme , sa cousine
peut-être. 11 avait pour elle beaucoup d'attache-
ment.
— Vous vous trompez , Berthier, avait inter-
rompu l'empereur en passant légèrement sa main
sur son ftont. Oui, ma foi!... Puis il était rede-
venu pensif.
— Quoi qu'il en soit , ajouta Berthier, ce fait
est vraiment bizarre. »
A peine le prince de Neufchâtel eut-il prononcé
ce mot qu'il fut effrayé de l'effet qu'il avait pro-
duit. L'empereur se leva brusquement et mar-
chant droit à lui, lui serra le bras avec une vio-
lence presque convulslve et fut quelques secondes
sans pouvoir parler. Enfin il sourit , mais ce sou-
rire avait tant d'amertume que Berlhier craignit
de l'avoir offensé, surtout lorsqu'il entendit ces
paroles :
« Vous vous trompez encore ; ce n'est pas bi-
zarre, c'est sublime ! D'Avranges a été de parole,
il a tenu son serment. Maintenant , M. le major-
général, avez-vous autre chose à médire?
— Non, sire,
— En ce cas, c'est bien. Occupez-vous sur-le-
champ de faire ordonnancer les gratifications que
j'ai accordées. Allez , Berthier, je désire être
^eul. » '"
Et Napoléon posa ses deux coudes sur la table,
sa tête dans ses mains, et il se mil à réfléchir.
Le major-général le quitta en cherchant vaine-
ment quel rapport pouvait exister enire Napo-
léon, son malheureux neveu et un petit sabre de
pain d'épices. Nos lecteurs font sans doute en ce
moment comme le prince de Neufchâtel : nous
leur donnerons dans noire prochain numéro l'ex-
plicatiou de cette énigme.
! ■ ' "■' Emile Marco de Saint-Hilaike.
{Le^ Siècle.)
I
— 43 —
LE FEU DE SAINT-GILDAS.
SIMPLE HISTOIRE.
Saint-GildDS est on promontoire situé sur la
côte méridionale de la Bretagne. C'est un des
points de démarcation entre les départemens de
la Loire-Inférieure et le département de la Ven-
dée. Avancé à l'ouest de l'orageuse baie de Por-
nic , il f lit souvent le désespoir des pilotes du
pays, obligés de le doubler dans les gros temps,
et quelquefois la ruine de* navires étrangers, que
l'inexpérience de leurs équipages jette sur ses
noirs écueils. La pointe de Sainl-Gildas est d'ail-
leurs un remarquable belvéder. A droite et à
gauche l'œil se perd sur l'Océan , qui joint le ciel
à l'horizon. En face apparaît l'île de Noirmou-
tiers , noyée dans les vapeurs quand le temps est
sombre , et faisant étinceler ses rochers de gra-
nit quand le soleil y lance ses rayons. Vers l'est
s'étendent ou se dressent les énormes rocs de
Sainte-Marie et de Pornic , à demi cachés par la
mer qui secoue autour de leurs flancs des cein-
tures d'écume argentée. A l'ouest se dessine la
côte de Saint-INiazaire, tour à tour lumineuse et
noire, sourcilleuse et souriante, marquée dans
tous ses contours par une ligne frémissante et
nacrée. Quant à la grève de Saint-Gildas en elle-
même , c'est un panorama maritime aussi mono-
tone que grandiose. Ici une anse, abritée du vent
par un rempart de roche feuilletée , forme un
étang circulaire et tranquille h deux pas d'une
mer en furie. Là des rochers à fleurs d'eau sem-
blent autant de phoques endormis près du rivage,
laissant voir au soleil leur dos informe , noir de
goémons ou blanchi par les vagues. Plus loin , le
sol présente une sorte de gueule béante au flot
qui s'y précipite en grondant, pour en ressortir
aussitôt, rejeté à gros bouillons dans l'abîme. Ail-
leurs enfin s'échanrrent des golfes inattendus,
vastes morsures du vieil Océan dans ses jours de
colère...
Au milieu de ce farouche paysage, sur la pointe
même du promontoire , s'élevait, il y a quelques
années , une seule habitation , formée de terre
glaise et de gocaion pétris ensemble. Dans cette
pauvre cabane, digne de la Laponie ou du Kamt-
chatka, deux êtres analogues à la demeure se
trouvaient réunis par un soir d'automne. L'un
était un vieillard de soixante ans, cassé par la
soulfrauce plutôt que par l'âge; l'autre, une jeune
fille dans sa dix-septième année, dont la beauté
brillait encore sous les haillons de la misère.
A certains rapports de visage, on reconnaissait
le père et l'enfant ; mais il eôtété difficile de trou-
ver deux physionomies CApriiuant des scniimens
plus opposés. Tandis que la plus candide naïveté
se peignait sur la figure ouverte de la jeune lillc,
deux pensées également mystérieuses semblaient
occuper l'esprit du vieillard ; l'un le portait à sur-
veiller avec une sombre inquiétude une cassette
en fer rouillé, scellée dans la pierre de l'àlre;
l'autre dirigeait son regard dans un sens contiuiire,
du côté de la porte de la cabane. Là , toutes les
(ois que le vent venait à rugir, l'ermite de Sainl-
Gildj^Irémi^sail d'une joie sinistre , et cette joie
éclatait par un ricanement prolongé si le mugis-
sement de la mer se joignait au bruit du vent.
La jeune fille, alors, pâlissait en regardant son
père avec anxiété , et suspendait ses travaux de
ménagère pour lui adresser quelques douces pa-
roles...
Tout à coup, comme neuf heures sonnaient à
Sainte-Marie, un roulement de tonnerre ébranla
le ciel , et la pluie se mit à tomber avec force...
— Très bien ! très bien ! dit aussitôt le vieil-
lard qui courut à la porte ; la nuit sera bonne ,
ajoula-t-il en se frottant les mains , pendant que
son œil cave semblait refléter les éclairs.
— Jésus ! Marie ! soupira la jeune fille , voilà
son idée qui va le prendre!
— Voyons, Marthe, dit le vieillard , après s'ê-
tre assuré que la nuit et l'orage arrivaient ensem-
ble ; allume la lanterne de corne et va chercher
Pet il- Noir.
— Petit-Noh- 1 répéta la pauvre enfant avec
terreur ; vous allez donc ce soir encore , mon
père , allumer le feu de Saint-Gildas !
— Ne vois-tu pas le temps qu'il fait ma fille , et
ne penses tu point qu'il y aura des navires en
mer?
Ces paroles furent suivies d'un sourire étrange,
et d'un allons vite qui imposa silence à Marthe.
Elle franchit une porte intérieure de la cabane,
et revint traînant après elle un jeune taureau.
C'était Petit-Noir, ainsi nommé pour sa taille et sa
couleur, et seul compagnon des deux solitaires sur
le promontoire de Saint-Gildas.
— Salut, Petit-Noir, salut! dit le vieillard en
caressant le dos de l'animal. Nous allons illu-
miner ce soir, mon ami , ajouta-t-il ; tâchons de
tanguer comme il faut, entends-tu?
Laissant sa fille préparer la lanterne, il saisit le
taureau par une de ses cornes, et l'emmena der-
rière la cabane , du côté de la mer. Là , il l'atta-
cha à un poteau fiché en terre, lui laissant assez
de corde pour marcher à l'entour. Puis, liant un
de ses pieds de devant avec son licou , de façon à
le faire boiter très bas , il appela Marthe (|ui lui
remit la lanterne allumée , et la fixa comme un
phare entre les deux cornes de la bête. Petit-
Noir se laissa équiper ainsi , en animal soumis par
une longue habitude ; et quand l'opération fut
terminée , il se mit à brouter l'herbe autour du
poteau. A chaque pas qu'il faisait , sa tète , entraî-
née par le licol , élevait et abaissait la lanterne ,
et tel était l'éclairage mobile et fantastique (jue la
jeune fille avait appelé le feu de Saint-Gildas.
Après avoir bien combiné cet cllet de lumière
avec la marche éclopée du taureau , le vieillard
jeta encore un regard joyeux sur les sombres res-
cil's du promontoire , et regagna sa cabane en
murmurant d'une voix mordante :
— Les navires anglais peuvent navi guer main-
tenant dans la baie de Pornic!
— Vous dites les navires anglais? repartit la
jeune fille , frappée de ces paroles.
— C'est qu'ils sont les plus nombreux dans ces
parages, mon enfant, et que le feu de Saint-
Gildas doit les sauver comme les autres.
— Le feu de Saint-Gildas ne doit-il point plu-
tôt les perdre , mon père ? dit Marthe eu rcgar-
dantle vieillard dans les yeux.
— Enfant! répliqua-t-il , qui peut te faire pen-
ser cela?
— L'histoire d'Y van, mon père! répondit la
jeune fille.
Ce nom fit tressaillir l'ermite et lui arracha tinc
espèce de rugissement étoufl'é.
— Oui , l'histoire divan, reprit Marthe, votre
joie quand la nuit annonce des naufrages... les
navires que le feu de Saint-Gildas attire sur cette
côte, au lieu de les en écarter... la défense que
vous m'avez faite de raconter le secret de Petit-
Noir... et puis, et puis...
— Et puis quoi? demanda le vieillard, plus ef-
frayé de cette réticence que des révélations qui
l'avaient précédée.
— Et puis ce qu'on m'a dit , ce matin , au vil-
lage de Sainte-Marie , reprit la jeune fille, en
s'armant d'un pénible courage.
— Ce qu'on t'a dit , s'écria le vieillard ; on t'a
parlé du feu de Saint-Gildas?
— Oui, mon père...
— Eh bien !.,.
— Eh bien !... C'est Eon-le-locman (pilote-
côtier) , celui qui m'aime... et qui me prie de
vous quitter pour devenir sa femme...
— Après !
— Il m'a parlé de son amour, comme il fait
tous les malins , et il m'a dit pourquoi je ne
pouvais pas l'épouser sans me séparer de
vous... C'est que tout le monde, dans le pays,
pense que le feu de Saint-Gildas... est... une
invention du diable... pour égarer les navires, et
que le diable... vous charge... de l'allumer cha-
que soir... avec une flamme de l'enfer ! — Si
vous ne m'aviez pas interdit de parler de Petit-
Noir, vous jugez que j'aurais détrompé fccilemeut
Eon , en lui disant comment j'allume moi-même
le feu de Saint-Gildas ; mais j'ai réfléchi qu'en
efl'et notre phare ne sauve pas un seul navire de-
puis dix ans, et j'ai résolu de vous raconter tout
cela, ce soir, parce que si nous faisions le mal ,
mon père, le bon Dieu nous punirait sansdoute...
Et je n'épouserais jamais le locman...
— \oilà tout ce qu'on l'a dit au village , mon
enfant? demanda le vieillard rassuré par ce récit
naïf.
— Voilà tout, mon père! repartit Marthe.
— Eh bien ! ma fille , reprit l'ermite , lu seras
la femme d'Eon quand tu voudras. Dis-lui seule-
ment, ajouta-t-il, en jetant un coup-d'œil à la
cassette do l'àtre, dis-lui de venir causer demain
une heure avec moi, dans notre cabane, et ne
cherche plus à savoir si le feu de Saini-Gildas
perd ou sauve les bùtimens qui passent sur cette
côte.
En parlant ainsi, le vieillard aperçut par la fe-
néu-e de sa hutte la lumière d'un navire égaré
dans la baie. Il s'assura aussitôt que Petit-Noir
manœuvrait suivant son dé^ir, et il envoya safillo
se coucher, tandis que lui-même rest.iit à veiller
près de r.'itre...
Maintenant quels étaient ce vieillard et cette
jeune lille , ce feu de Saint-Gildas et celte hisioirc
d'Y van ? C'est ce qu'il est temps de révéler an
lecteur, sous peine de pousser à bout sa curiosité.
Ouinxe années environ avant la scèJic qui pré-
cède , vers la fin de nos guerres contre les .An-
glais, sous l'empire, un pécheur, nommé Hervé-
Pen-Fol . habitait avec sa femme et deux enfans
sur la côte de Sainte-Marie. Riche pour un homme
de sa condition , grâce à son habileté et à son
I
;- 4-4^
. *•■- »r.->»t«. .
courage, Hervé-Pen-Fol avait un grand défaut
compensé par une grande qualité; il aimait du
niciue amour son or et ses cnfans. Son jeune fils
surtout, Vvan-le-Biond, et certains quadruples
qu'il avait rapportés d'un voyage aux îles , parta-
gcaient ses allections les plus profondes et ses
caresses les plus douces. Un jour que l'en-Fol
était allé à Pornic convertir quelques nouveaux
écus en napoléons et acheter une croix de Saint-
Yves pour son enfant chéri , il trouva , en reve-
nant, sa femme et sa fille en pleurs sur les débris
de sa maison incendiée. Des corsaires anglais
avaient fait une descente sur la côte pendant son
absence , et c'était là tout ce qu'ils avaient laissé
au pêcheur, de sa famille et de sa richesse.
— Yvan , mon trésor ! s'écrièrent à la fois le
père et l'avare.
La pauvre femme montra la mer pour toute ré-
ponse, et Pen-Fol tomba le visage contre terre,
en poussant un grand cri (1)...
Quand il se releva, il n'avait plus qu'une pen •
sée : se venger des Anglais.
Prenant aussitôt sa femme et sa fdie par la
main , il s'éloigna des ruines fumantes de son
habitation. Il gagna ainsi la pointe de Saint-Gil-
das , où il éleva la misérable cabane qu'on a vue.
Sa femme y mourut d'abord de douleur et d'ina-
nition , mais il n'en persista que plus fortement
dans son projet. Ce projet consistait à attirer, du-
rant les nuit d'orage , les navires étrangers sur
les écueils de Saint-Gildas. Comme les bàiimens
de commerce anglais fréquentaient particidlère-
nient ces côtes, la vengeance de Pcn-Fol s'exer-
çait sur eux , au péril de tous les autres , et l'on
conçoit maintenant comment il atteignit son but
par le perfide stratagème du feu de Saint-Gildas.
Le mouvement du taureau boiteux , porteur de la
lanterne , imitant le langage d'un navire ballotté
par la mer, les navigateurs, égarés la nuit dans la
baie , se perdaient infailliblement en arrivant sur
ce feu trompeur.
11 y avait près de quinze ans que le pêcheur
exerçait sa funeste ruse , et nombre de naufrages
avaient payé le tribut a sa vengeance et à son
avarice. Le trésor de la première s'amassait au
fond de l'âme d'Hervé, et celui de la seconde
dans la vieille casSL'tte de l'âtre... Ignorans et
superstitieux comme de vrais Bretons, les gens
du pays attribuaient naturellement au diable le
feu de Saint-Gildas , et c'était pour empêcher les
suppositions d'aller plus loin que le vieux Pen-
Fol, alarmé par les soupçons tardifs de sa fille,
avait résolu de la donner dès le lendemain au
locman qui l'aimait, avec quelques louis d'or pré-
levés sur sa cassette.
Après une veillée prolongée jusqu'aux ' deux
tiers de la nuit, le vieillard s'était endormi,
comme sa fille, lorsqu'un bruit, aussi doux îil'un
qu'horrible pour l'autre , vint les réveiller tous
deux en sursaut. Des cris désespérés se faisaient
entendre au milieu du fracas de la tempête et du
tonnerre, et Petit-Noir mêlait à cette lugubre
harmonie de longs mugisscmens d'épouvante.
(1) Les corsaires et les pirates de ce temps-là ,
comme ceux de tous les temps, au reste, ne se
contontaent pas de piller et de brûler les habita-
tions des ilotes ennemies, ils enlevaicni encore
les enfanS en bas âge pour cH faire des marifls à
leur uianlëre>
— Encore un naufrage! dirent le père et la
fille sur un ton dillérent.
— Allons voir si ce sont des Anglais, ajouta
Pen-Fol en lui-même , tandis que Marthe le con-
sidérait avec elTroi , à la lueur des éclairs qui en-
flammaient la cabane...
11 jeta sa souquenille sur ses épaules, enfonça
son chapeau sur ses yeux , prit son bâton ferré et
sortit.
Il était environ trois heures du matin. La nuit
commençait à devenir moins noire , sans être en-
core moins afl'reuse ; la côte se dessinait fantasti-
quement aux livides clartés de la foudre et de
l'écume des vagues... Un navire venait d'échouer,
à la distance d'un demi-mille , sur le plus terrible
écueil du promontoire. Autant qu'on pouvait le
distinguer du rivage, il était déjà irréparablement
fracassé, et les cris de détresse poussés par les
matelots indiquaient qu'ils ne songeaient plus
qu'à sauver leur vie. A certain accent que Pen-
Fol retrouva dans ces cris, son oreille exercée
reconnut des Anglais. Il laissa aussitôt échapper
son ricanement habituel , éteignit la lanterne de
Petit-Noir et attendit dans l'ombre...
Au bout d'une demi-heure, une clameur im-
mense annonça que le navire était en pièces.
Quelques iiistans après , des cris partiels et rap-
prochés retentirent, au pied du promontoire : le
mauvais sort des naufragés les avait poussés con-
tre des rochers à pic, où ils devaient tous périr
infailliblement. En cllei, les cris diminuèrent peu
à peu , étoulTés par les vagues ; puis on n'enten-
dit plus rien sur la côte que le bruit de la tem-
pête qui hurlait encore...
Aux premiers rayons du jour, Hervé Pen-Fol
descendit sur la grève abandonnée par la mer.
Parmi les débris du naufrage oll'erts à son ava-
rice , il trouva un corps étendu la face contre le
sable, il s'en approcha par un instinct de ven-
geance , retourna la tête en la saisissant par ses
cheveux blonds, et tressaillit d'une pitié involon-
taire à la vue d'une belle figure de vingt ans.
— Pauvre jeune homme ! soupira-t-il ; voilà
l'âge qu'aurait mon fils !
Puis, retrouvant tout à coup sa fureur dans ce
rapprochement , il frappa le corps de son bâton
ferré, et reprit ses investigations.
Mais à pcini; avait-il fait deux pas, qu'il se re-
tourna avec surprise ; le cor ps avait gémi douce-
ment sous le bâton, et avait fait un mouveuient
pour se relever.
— 11 n'est pas mort! dit le vieillard en se pré-
cipitant sur lui.... Non ! non! il respire 1... il
entr'ouve les yeux!... Marthe! Marthe! viens ici,
cria-t-il en même temps de toutes ses forces.
Le souvenir d'Yvan, cette fois, avait réveillé la
pitié à la place de la colère, et l'espoir de sauver
le jeune marin avait remué les entrailles du vieux
pécheur.
Fn un instant, Marthe fut près de son père, et
tous deux portèrent le corps palpitant dans leur
cabane.
— Dieu soit loué! pèiisait la jeune fille, èii ai-
dant avec ardeur le vieillard, mon père ne vetit
pas la mort des naufragés puisqu'il les sauve, et
je dirai au locman que le feu de Saint-Gildas n'est
point ce qu'on croit an village;
Quand le jeune marin fut installé devant le
foyer de la cabane, il revint toul-à-fait à lui.
Marthe et Hervé remplacèrent sesvêlemcns trem-
pés d'eau par les meilleurs habits de leur pauvre
garderobe ; mais en achevant cette pieuse opéra-
tion le vieillard poussa un cri d'horreur et d'eflroi.
Le malheureux portait aux flancs une large et
profonde blessure, dont le contact de l'eau salée
avait épanché le sang à l'intérieur...
Pen-Fol comprit qu'il s'était déchiré la poitrine
sur la pointe des rescifs, et pour la première fois
il sentit sa vengeance empoisonnée par le remords.
Le naufragé raconta qu'en efl'et il s'était éva-
noui le malin, cramponné à l'angle d'un roche,
et qu'il venait sans doute de rouler sur le sable
lorsque le vieux pêcheur l'avait rencontré.
Puis, sentant ses forces s'affaibir, malgré tous
les soins de ses hôtes :
— Mes amis, leur dit-il, vous ne pouvez m'em-
pêcher de mourir ; mais je vous bénis de m'avoir
fait renaître uninstant; vous serez les dépositaires
de mes dernières volontés.
Marthe et Hervé se rapprochèrent religieuse-
ment du jeune homme, et recueillirent avec émo-
tion les paroles suivantes, qu'il laissa tomber, une
à une, de ses lèvres :
— Je ne suis pas Anglais, mes amis, quoique
j'aie été matelot sur un navire d'Angleterre. La
France est ma patrie, et la Bretagne mon pays
natal.
— La Bretagne ! dit Hervé, et quelle partie de
la Bretagne ?
— Je ne sais trop ; j'ai joué, enfant, sur une
côte pareille à celle-ci. Je l'ai quittée si jeune que
j'en ai oublié même le nom. Elevé par des ma-
rins anglais, j'ai grandi sur le pont des navires,
et après avoir couru toutes les mers d'Europe
et d'Amérique, j'ai passé près de dix ans dans
l'Inde ; j'y ai amassé une petite fortune, dont une
portion est en pièces d'or dans les vêtemens que
vous venez de m'ôter. Je l'apportais en France
pour la donner à mon père si je pouvais le re-
trouver ; il doit être vieux et pauvre, et cet or
adoucirait ses derniers jours.
— Quel est son nom? demanda Pen-Fol, à qui
cette confidence rappelait d'horribles souve-
nirs....
— Son nom? répondit le marin; Hélas!..
J'ignore si je l'ai jamais su.... je vous ai dit que
j'ai disparu si jeune!....
— Mais comment avez-vous disparu?
— Dans nnincendie, autant que je me rappelle...
—Dans un incendie ! répétèrent Marthe et
Hervé en se regardant.
Et le vieillard reporta sur le jeune marin des
yeux où se peignait la plus douloureuse angoisse.
— Voilà, mes amis, poursuivit le moribond
d'une voix éteinte, voilà les seules indications que
je puisse vous donner pour chercher ma famille...
Cependant, reprit-il avec effort, tandis que le
vieux pêcheur et la jeune fille s'inclinaient sur
son visage, j'ai toujours porté sur moi, et vous
trouverez dans mon habit une petite croix de
plomb qui ne peut m'ctrc venue que de mon
pèrc;.j
— Une croix de Saint-îves! s'écria Peii-Poi,"
qui venait de la trouver; une croix comme cellèS"
que j'achetais à mon pauvre Yvan.; ■ "^
—Yvan, dit le jeunehommcifl-appé de ce mot;
c'est ainsi qu'on m'appelait autrefois... ïvan-le-
Blond!...
i
— 45 -^
— Vvaii-le-Bloii(l ! répétèrent à la fois Marthe
et Hervé !
Et tous deux se jetèrent dans les bras du
marin, en criant : «Mon frère ! Mon fils !»
— Grand Dieu ! dit le mourant, liors de lui.
Vous êtes ma sœur? Vous êtes mon père?...
— Oui, ton père malheureux, reprit le vieil-
lard ; ton père, que tu peux maudire, car c'est
lui qui l'a tué!....
En même temps il tomba à la renverse, en
prononçant des paroles sans suite , assez claires
cependant pour révéler à son fils et à sa fille l'af-
freuse vengeance qu'il expiait si cruellement !
Un quart-dhcure après, Yvan et Hervé n'exis-
taient plus, et Marthe, réfugiée chezEon le locman,
lui racontait l'histoire du feu de Saint-Gildas....
Au bout de quelques semaines tout le monde
la connut; et c'est aujourd'hui le récit habituel
des pilotes-côtiers, lorsqu'ils doublent, par un
gros temps, le terrible promontoire.
Pitre-Chevalier.
[pourrier-français] .
LES MARINS D'EAU DOUCE.
Pour se consoler de n'être pas encore un port
de mer, Paris se fait marin pendant l'été. Autre-
fois les plaisirs de la natation lui suflisaient ; il y
avait la confrérie des caleçons bleus et l'ordre des
caleçons rouges , des joutes sur l'eau , des cour-
ses à la nage; on y faisait des merveilles ; du pa-
rapet du pont Royal , on piquait des tiHes , on
allait à SaintCloud tout d'une brassée , sans pren-
dre pied, et sans autre répit que de s'abandonner
au fil de l'eau en faisant la planche après les fati-
gues de la coupe.
Sous l'empire et pendant les premières années
de !a restauration , la Seine avait ses nageurs ,
comme les salons avaient leurs danseurs , comme
le Champ-dc-Mars avait ses coureurs. Maintenant
elle a ses matelots, ses navigateurs, ses capitaines
au long cours et son cabotage, à peu près comme
le roman a ses corsaires, ses armateurs et ses
amiraux.
Pouvait-il en être autrement sur un lleuve qui
a ses bateaux à vapeur, en amont et en aval, des
pyroscaphes avec leurs équipages , leur patron ,
des hommes qui portent la veste, la casquette et
les boutons aux ancres brodés et dorés, et qui fu-
ment leur cigare majestueusement assis sur leur
banc de quart, au pied du grand mât représenté
par un tuyau de cheminée?
Sous ces aventureuses inspirations , nous avons
vu les yoles, les canots, les embarcations de
toutes les espèces, coquilles de noix et calebas-
ses , se multiplier, se pavoiser et livrer au vent
une voile latine , ou quelques foulards mouillés
qu'on fait sécher au soleil. Les intrépides marins
sont arrivés de toutes parts avec des chemises de
laine rouge , les caleçons du calfat , le bonnet des
gabiers, la casaque des gondoliers, l'acrouire-
ment de toutes les cfites, depuis celles de la Bal-
tique jusqu'aux parages des pflles ; ils juraient ,
ils buvaient, ils se barbouillaient de goudron et
ils chantaient avec de terribles accompagnemens
de refrains de gaillard d'avant; oh! ce sont de
rudes lurons 1
Que de découvertes ont faites ces hardis explo-
rateurs ! L'un doit à son chien de Terre-Neuve
la connaissance du gisement d'un îlot désert et
dans lequel croissent admirablement la pâquerette
et le pissenlit sauvage ; l'autre a osé remonter la
Seine jusqu'à la Marne, et là il a trouvé des ré-
gions inconnues et des osiers , avec lesquels les
naturels du pays font des corbeilles; il a écrit son
voyage dans un moment de relâche , dans une
baie où il voyait, disait-il, des habitations qui ,
Il posées sur le rivage comme des nids de martiii-
pècheurs, se miraient dans les eaux, pendant
que le faux - ébénier balançait ses grappes de
Heurs jaunes sur le fond d'un ciel bleu. »
Malheureusement des nacelles ont chaviré ;
imprudence , maladresse ou sottise , nous ne sa-
vons quelle est la cause de ces malheurs ; c'est un
triste spectacle que celui de malheureux jeunes
gens dans la folie et l'ivresse du plaisir, au mi-
lieu des fumées du repas , se ruant pêle-mêle
dans une barque qu'ils sont inhabiles à diriger,
tantôt allant au-devant du remous et de l'agita-
tion du sillage des bateaux à vapeur, et se plai-
sant au balancement de ces puissantes oscillations,
et tantôt donnant eux-mêmes une fatale impul-
sion à leur frêle embarcation , et à la fin de ces
jeux d'cnfans , la mort entre deux rives de ver-
dure , tout près de ces riantes prairies étonnées
que les uns prennent si fort au sérieux un fleuve
si gai, et que les autres traitent si joyeusement
un danger qui expose la vie.
Heureusement, et pour les graves insensés , et
pour les étourdis, veillent d'autres hommes , peu
soucieux de mœurs maritimes, fidèles aux tradi-
tions séquaniennes, le vieux marinier de la Râpée,
du Gros-Caillou et de la Grenouillère, celui qui
va danser à VEcit , celui qui chante encore les
gaudrioles de Vadé , celui qui préfère le caniche
aux chiens de Terre-Neuve et la raatelotte aux
huîtres, enfin celui dont se moquent les marins
de la Seine ; il lui arrive aussi de s'égayer aux
dépens de ces écervelés qui jouent aux matelots
comme les enfans jouent aux soldais ; il raille
leur ridicule importance et toutes ces impru-
dentes caricatures ; monté sur son bachot , il les
suit de l'œil ; il sait que la rivière est périlleuse ;
il est attentif comme un vieux soldat qui regar-
derait des marmots manier une arme à feu ou
des sabres tranchans; et quand la catastrophe
qu'il a prévue, sans pouvoir l'empêcher, engloutit
le navire et l'équipage, le marinier plonge , cher-
che, explore le fond , les rives , les courans , les
grèves, toutes les profondeurs et toutes les si-
nuosités , et il dispute à l'élément mortel les vic-
times une à une. Hélas ! tant de zèle est souvent
infructueux; dernièrement encore, ne pleurait-on
pas à la Rourse trois jeunes gens perdus ainsi
dans ces ébats nautiques ! {L'Entr'acic.)
iïlclangcs, faits niricuv.
MAM'scniT DE l'esprit DES LOIS. — l"n dc
nos concitoyens, dit le Courn'n- rie Bordeaux,
qui a en main le manuscrit dc VEspn'i drx lois,
nous fournit à cet ég.ird quelques particularités
qui nous semlilcnt d'un haut intérêt, en considé-
rani l'homme au(iucl elles se rapportent.
Ce manuscrit comprenait quatorze cahiers in-8,
entièrement écrits de la main de madame Dar-
magean, lille de Montesquieu.
Avant de le livrer au public, l'auteur avait jugé
convenable de soumettre son ouvrage à l'examen
critique de quelques-unes des capacités du siècle,
et pour cela il l'avait adressé à Diderot, d'Alem-
bertet Fontenelle. Ainsi s'expliquent les notes et
observations mises en marge, et portant toutes,
non sur le fond des idées, mais seulement sur
quelques expressions obscures ou hasardées, sur
quelques tournures de si.\le qui avaient paru de-
voir être changées.
Enfin, le président à la cour des Aides de Bor-
deaux, M. Barbot, homme remarquable, avec qui
Montesquieu entretenait des relations très suivies,
qu'il n'oubliait jamais de consulter, et qui légua
ses livres à notre bibliothèque publique, eut aussi
en main le précieux manuscrit.
Après l'avoir examiné avec tout le soin que
méritait le sujet, il dit à son ami, en le lui remet-
tant : ' Vous êtes original, ne perdez pas cette
qualité en vous faisant imprimer, •>
L'ouvrage vit le jour en 17/iS. Après cette pu-
blication, qui mit le sceau à la gloire du philoso-
phe, Montesquieu écrivait à un autre de ses amis :
« Je vais me reposer, je ne travaillerai plus. .
— Nous avons dit que M. Daguerre avait ex-
posé dans une des salles dc la chambre des dé-
putés plusieurs produits du Daguerrotype ; on
remarquait trois rues de Paris, l'intérieur de l'a-
telier de M. Daguerre et un groupe de bustes du
Musée des Antiques. On admirait la prodigieuse
finesse des détails si multipliés dont sont chargés
les tableaux représcniant les rues de Paris et
notamment la vue du pont Marie. Les plus petits
aecidens du sol ou des bàiimens, les marchandi-
ses qui sont entassées sm- la berge, les objets les
plus délicats, les petits cailloux sous l'eau près du
bord, et les diûérens degrés de transparence
qu'ils donnent à l'eau, tout est reproduit avec
une incroyable exactitude.
Mais l'étonnement redouble lorsque, en pre-
nant la loupe, on découvre, principalement dans
le feuillage des arbres, une immense quantité de
détails d'une ténuité telle que la meilleure vue ne
saurait les saisir à l'œil nu. Dans le tableau de
l'intérieur de l'atelier de M. Daguerre, tous les
plis du rideau et les effets d'ombre et de lumière
qu'ils produisent sont rendus avec une vérité
merveilK'Use. La tête d'Homère, qui forme le
principal morceau du tableau représentant plu-
sieurs sujets antiques, a conservé un très beau
caractère ; aucun des mérites qu'elle a dans la
sculpture n'est perdu dans cette reprodui-tion,
malgré la dill'érence considérable de grau leur.
L'enduit sur lequel la lumière agit par le pro-
cédé de M. D.igiierre est éloiulu siu" une planche
de cuivre. Les table.tux exposés aujourd'hui à I.)
chambre ont tous neuf ou dix pouces de haut sur
six ou sept pouces de large. M. Daguerre évalue
à ■") fr. M) c. la planche d'un tableau de celle
grandeur. Il estime que l'appareil nécessaire pour
faire des tableaux de cette même dimension de-
vra, dans le principe, coûter environ .'iiH1 fr. ;
mais il ne doute pas que le perfectionnement des
mo\ eus de fabrication ne réduise bieaiùl ce prix
d'une manière seusiljle.
— 46 —
— Un journal de Saint-Edennea rcniiucomptc,
il y a quelques jours, d'un horrible assassinat qui
avait (île commis dans la commune de Saint-Ge-
nest-Malifaux, et les journaux de Paris ont tous
reproduit celte relation. Or, nous apprenons au-
jourd'hui qu'aucun crime de celte nature n'a été
commis. Voici le fait qui a donné lieu au bruit
répandu :
Un gendarme avait reçu une fort belle tète de
veau, à St-tienest-Malifaux, comme un témoi-
gnage de bienveillance de la part de quelque gé-
néreux boucher, et il était bien aise de l'entrer
en ville franche de droits. Il avait enveloppé sa
tète dans une blanche serviette et s'acheminait à
•Saint-Etienne, où il amenait un soldat insoumis.
Arrivé au bureau d'octroi, on demande au gen-
darme ce qu'il porte dans son linge. Celui-ci ré-
pond en montrant le prisonnier : « Vous ne voyez
pas que voici un malheureux qui vient de couper
la tète à sa femme. J'apporte la pièce de convic-
tion. Voulez-vous mieux voir encore ? » Et l'em-
ployé de l'octroi de s'éloigner avec horreur, et le
gendarme de suivre sa rouie. Celle plaisanterie
devait avoir un succès bien plus grand que son
auteur ne s'en était douté. L'employé, qui avait
pris le récit du gendarme au sérieux, en (it part à
ses camarades, et chacun de ceux-ci en lit part
sans aucun doute à sa ménagère, et chaque mé-
nagère en régala ses commères; et enfin, grâce au
babil empressé de celles-ci, avant le milieu du
jour cette fable avait trouvé créance chez le plus
grand nombre, quoique l'on se demandât vaine-
ment des détails circonstanciés.
— Une effroyable persécution vient d'éclater,
en Chine, contre les missionnaires catholiques.
L'Univei-s donne ce malin les détails suivans à
ce sujet :
Des lettres récentes contiennent les plus tristes
nouvelles sur une des missions catholiques de l'A-
sie. Depuis Ihorrible persécuiion du Japon, il ne
s'était encore rien vu de semblable à celle qui
vient d'ensanglanter la chrétienté du Tong-King.
Le prince qui gouverne ce pays a résolu d'extir-
per entièrement le christianisme de ses états. Un
arrêt de mort a été lancé contre tous le mission-
naires. Dix-huit ont iléjà péri, presque tous ont
eu la tète iranchée, et entre autres deux évèques
espagnols, l'un vicaire apostolique et l'autre coad-
juteurdu Tong-King oriental. Deux missionnaires
sont morts, dans les bois où ils se cachaient, de
faim et de fatigue. M. Havard, évèque français,
et vicaire apostolique du Tong-King occidental,
a succombé à une maladie justement attribuée aux
violentes persécutions dont il était l'objet.
La désolation règne dans cette malheureuse
chrétienté. Aussitôt que le récit détaillé de cette
épouvantable persécution nous sera parvenu,
nous nous empresserons d'en faire part à nos
lecteurs.
En ailcndant, voici la liste des premiers mar-
tyrs : ' '
1" Les trois évèques que nous venons de nom-
mer;
2" Trois prêtres espagnols ;
3° Un prèlre français;
U" Neuf prêtres du pays ;
6" L'abJjO Jacard, prêtre savoyard et mission-
naire français, martyrisé après cinq ans de pri-
son ;
G' Un jeune étudiant;
7" Un missionnaire français mort en fuyant en
Cochinchine.
Hcnttc îllrnmnttque.
THÉÂTRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation du Fils de la Folle,
drame en cinq actes et en prose , de M. Fré-
déric Soulié.
Si toutes les sommités de la littérature imi-
taient M. Frédéric Soulié et formulaient comme
lui leur pensée sous les deux espèces, que devien-
draient, bon Dieu ! les dramaturges du Vaudeville
et du G) ninase qui s'inspirent dans les cabinets
de lecture, et se battent les lianes pour mettre
en pièces les œuvres du génie qui meurent entre
leurs mains inhabiles! M. Soulié craint pour
lui les honneurs d'une semblable reproduction ,
à peu près autant que nos compositeurs de musi-
que redoutent les mutilations populaires de l'or-
gue de Barbarie ; il a pris le parti de dramatiser
lui-même ses romans. Nous l'en félicitons pour
deux puissans motifs : c'est qu'au lieu de gâter un
beau travail il lui donne deux fois la vie. Car
nous ne sommes pas de ceux qui affectent un su-
perbe dédain pour les émotions palpitantes du
drame bourgeois , de ce drame où toutes les réa-
lités de l'existence prennent la place des tableaux
de convention, des peintures fardées de l'an-
cienne école. M. Soulié, dont l'une des plus no-
bles qualités littéraires est le sentiment du vrai .
possède au degré le plus éminent l'art dégrouper
des situations naturelles et saisissantes; il noue
vigoureusement son action , amoncelle des em-
barras qui semblent inextricables , et qui cepen-
dant se déroulent d'eux-mêmes avec un imprévu
qui couronne presque toujours heureusement la
pensée créatrice.
Le Fils de la Folle, qui vient d'obtenir un écla-
tant succès au théâtre de la Renaissance, est tiré
d'un roman publié récemment dans les feuilletons
du Journal des Débals, sous le titre du Maître
d'Ecole. Nous allons suivre pas à pas l'au-
teur dans le remaniement curieux de son premier
travail , convaincu que cette analyse conscien-
cieuse ne sera pas sans intérêt, même pour ceux
qui connaissent le livre.
Fabius, pauvre maître d'école d'un village des
environs de Grenoble, est devenu le secrélairc
du riche comte de Malta. Fabius est un beau jeune
homme, bien simple , bien tendre ; un excellent
lils qui se dévoue avec une énergie touchante aux
soins qu'exige sa mère. Cette femme est une mal-
heureuse folle qui est arrivée il y a quelque vingt
ans dans le pays avec une fille en bas âge ; elle a
été recueillie par la charité publique , et peu de
temps après elle a mis au jour l'enfant qui est de-
venu son soutien.
Le comte a une nièce qu'il va bientôt nommer
sa fille. Un mariage de convenance est arrangé
par les grands parens entre mademoiselle Fanny
et Achille de Malta, jeune merveilleux à tête vide,
qui n'a pas pour sa fiancée tout l'empressement
que sa positioii près d'elle autoriserait. Fanny,'
qui paraît avoir donné toute sa confiance à Fabius,
lui fait part de ses peines et de ses craintes ; elle
le prie de surveiller la conduite de son fiancé dont
la froideur cache peut-être une indigne perfidie.
Ceci est de l'espionnage, et le bon jeune homme,
tout dévoué qu'il est, recule à l'idée d'une bas-
sesse. Mais il aime en secret Fanny ; son bonheur
lui est nécessaire, et, comme l'amour est la science
de rabaissement, Fabius se résigne au rôle qu'on
lui impose.
Un incident vient révéler tout de suite h Fabius
le secret qu'il est chargé de dépister. Le ressenti-
ment d'un rustre qui a demandé inutilement la
main de Célestine , sœur de Fabius , évente le
m)stère ; le paysan apprend à Fabius que le vi-
comte de Malia est épris de Célestine, qu'il la voit
tous les soirs chez elle , tandis que lui, Fabius ,
qui passe dans le village pour le complice d'une
pareille intrigue, quitte la chaumière pour venir
au château.
L'ex-maître d'école saute à la gorge du paysan
et va l'étrangler, lorsque le comte de Mtaia sur-
vient avec sa nièce et son fils, et le prem ier acte
se termine sur cet incident.
Nous voici maintenant dans la chaumière de la
folle. Elle est irritée de l'absence de son fils et
sort pour aller à sa rencontre. Célestine profite
comme à l'ordinaire de sa solitude pour recevoir
son amant. Ici l'auteur développe une incroyable
scène de séduction, où chaque personnage s'ef-
force de tromper de son mieux et avec le moins
de risque pour lui-même. La jeune fille veut une
promesse de mariage dont elle connaît bien la
nullité , mais qui sera du moins un moyen de for-
tune entre ses mains ; le vicomte, qui n'a pas la
vue si perçante, signe cet acte parce qu'il ne l'en-
gage h rien. Quand cette hideuse transaction est
stipulée, Fabius arrive à temps pour en interrom-
pre les résultats, et le vicomte se retire dans une
pièce voisine. Mais la folle qui survient aussi de
son côté, l'y découvre et révèle sa présence. Fa-
bius sort pour aller demander compte au séduc-
teur du déshonneur qu'il jette dans une fa-
mille honnête et malheureuse.
Lorsque le secrétaire de M. de Mtata arrive au
château , il se trouve en présence du comte qui
est instruit de tout , et qui , pour se délivrer de la
maîtresse de son fils, offre à Fabius l'intendance
d'un domaine éloigné. Celui-ci refuse ; il veut une
autre satisfaction ; il supplie d'abord , il menace
ensuite. Il va sortir du château, mais une circons-
tance l'y retient : sa mère, qui s'est échappée de
la chaumière, s'est réfugiée dans le parc ; Fanny
lui a donné asile et la jeune fille a reçu d'elle la
confidence involontaire de la perfidie qu'elle
soupçonnait. Fanny laisse à son tour échapper
l'aveu de son amour pour Fabius.
Ici l'analyse aurait peine à suivre la marche des
scènes que l'auteur coupe et relie avec un art in-
fini ; nous arrivons tout de suite à la péripétie de
cet acte remarquable. La folle a trouvé des pa-
piers que le comte avait confiés à Fabius pour les
transcrire ; en les parcourant un éclair de raison
vient lui rappeler le passé; elle voit le comte et
pousse un cri terrible... elle a reconnu l'auteur
de tous ses maux !
M. de Malta et Célestine ont une entrevue dans
la chaumière. L'avide jeune fille veut de l'or ;
elle se fait plus coupable qu'elle ne l'est en effet
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pour rendre la réparation plus splendide , et elle
va recevoir le prix de cette honteuse superche-
rie, lorsque Fabius qui a tout entendu se pré-
sente. Sa juste colère épouvante le comte. Ce
n'est rien encore : la folle survient à son tour en
lisant ces papiers qui ont ravivé sa mémoire !...
— Mensonge ! s'écric-t-elle ! tout cela n'est qu'un
mensonge infâme !... La folle a recouvré la rai-
son. Alors elle exhume de ses souvenirs une ef-
froyable histoire qui va serrer de plus en plus les
nœuds de ce drame terrible.
La marquise d'Esgrigny. dont le mari a été
coildamné à mort pendant la terreur, a demandé
sa grâce au commissaire de la république qui pré-
sidait au supplice des victimes. Cet homme, inac-
cessible aux séductions de l'oi-, a consenti cepen-
dant à faire grâce. En présence de l'échafaud il a
fait connaître à la malheureuse femme les inlùmes
conditions de ce marché. Elle résiste; une pre-
mière tète a tombé; une autre lui succède... sa
résolution chancelle; elle se livre. Mais le scélérat
I a trompée; le marquis est evécuté, et sa veuve
déshonorée devient folle... Or, ce Bénard, c'est
le comte de Malta ! - Fabius s'élance et va frap-
per le monstre. — Bien , s'écrie la marquise avec
un rire affreux, le digne fils qui va tuer son père !
A cette exclamation, dont l'ellet est plein de puis-
sance, le malheureux jeune homme tombe à la
renverse et s'évanouit.
Le cinquième acte , le plus beau et le mieux
travaillé de l'ouvrage, amène à travers toutes ces
douleurs, tous ces ressentimens implacables, un
dénoument complètement inattendu. Nous n'en
détlorerons pas les eflets sagement gradués, pour
laisser au moins un aliment à la curiosité.
Le Fils de la Folio est une œuvre de haute por-
tée. Son succès, le plus grand qu'ait obtenu jus-
qu'à ce jour le théâtre de la Renaissance, com-
mencera, nous n'en doutons pas, une nouvelle
ère pour l'administration.
Madame Moreau-Sainti, qui débutait par le
rôle de la folle, est une belle et intelligente ac-
trice que la Renaissance a bien fait de s'attacher;
toutes les inspirations de madame Moreau ont été
naturelles et heureuses. Mademoiselle Jourdain ,
qui paraissait aussi pour la première fois, ne
manque ni de grâces ni de talent. Guyon a créé
le rôle du maître d'école avec sa supériorité ac-
coutumée. Chéri et Mondidier méritent aussi des
éloges.
^ Nous ne terminerons pas cet article sans parler
d'une heureuse innovation introduite dans ce
théâtre. La Renaissance s'est souvenue de ces
précédens nautiques , un bassin , alimenté par
un jet d'eau, a été placé dans le foyer ; des fleurs
et des arbustes ont été disposés de tous côtés, et
tandis qu'on étouffe dans les autres salles, on res-
pire là comme sous les marronniers des Tuileries,
Les chaleurs ne porteront point d'obstacle au suc-
cès de la Folle , qui fournira sa carrière en plein
été comme elle l'eût fait pendant la belle saison
des spectacles.
Stépiien de la Madelaine.
IcMne îrc cinq Jours.
10 JUILLET. — Les orages du mois de juin
ont ravagé plusieurs communes du dépai temciU
d'Eure-et-Loir. Dans plusieurs de ces communes
le peuple a attribué aux curés les fléaux qui vien-
nent de frapper le pain. A Géronville, la supersti-
tion et la violence en sont venues au point que le
desservant ne se voyant plus en siireté chez lui a
été obligé de quitter sa paroisse. C'est un mem-
bre du conseil municipal qui , ayant vu dans la
plaine le pasteur faire des signes de croix en di-
sant son bréviaire , s'est mis dans la tète qu'il
commandait aux nuées, et il a soulevé la populace
contre lui. Les paysans des environs de Nogent-
le-Rolrou ont poursuivi leurs curés à coups de
pierres. Ils prétendent que le jourdu grand orage
qui a dévasté complètement les récoltes , ils
voyaient et distinguaient parfaitementdans la nuée,
au dessus du château de St-Jean, trois curés.
— La peur de la (in du monde paraît se mêler,
dans certain* s localités, à la désolation que les
derniers orages ont semée. A Caen, dans la jour-
née^ du ."50 juin , les églises étaient envahies par
une foule qui venait, avant l'heure fatale, sollici-
ter son absolution. Le trouble des esprits était au
comble. Dans la cité et dans les rues basses, une
partie de la population a veillé toute la nuit. A
Saint-Vaast, la nouvelle répandue par un mauvais
plaisant que la montagne du Roule s'était écroulée
et avait enseveli sous ses ruines une partie de
Cherbourg, a causé une panique impossible à dé-
crire. Clia cun s'est aussitôt préparé à la mort ,
croyant à tout moment entendre souner sa der-
nière heure.
— Le préfet des Vosges vient de prendre un
arrêté pour empêcher la vente scandaleuse que
faisaient certa ns spéculateurs, des matériaux de
l'amphithéâtre romain découvert dans la commune
de Grand (Vosges). Des ordres ont été donnés
dans le but de conserver ces restes précieux de
la domination romaine.
— Les deux compagnies de soldats du génie
arrivées récemment à VincenKes poursuivent
activement les travaux pour achever la restaura-
tion de cette place. Une galerie blindée à l'épreuve
de la bombe tourne maintenant tout autour du
fort : celte galerie est remplie de canons de tout
calibre.
— La chambre des députés a adopté aujour-
d'hui le projet de loi relatif à l'invention de M.
Daguerre. Ce projet de loi a été adopte à l'unani-
mité : c'est par suite d'une erreur que trois bou-
les noires ont été déposées dans l'urne.
— On vient de terminer, dans le cimetière du
Père-Lac h aise, l'un des plus beaux mausolées qui
soient dans ce vaste champ de repos. Ce mausolée
est destiné à M. Robertson.
— On écrit de Rome : « M. le vicomte de la
Bouillerie vient d'entrer dans la carrière ecclé-
siastique avec deux de ses amis , MM. Véron et
Jules Lefèvre. Ces trois jeunes gens s'adonnent
particulièrement à l'étude de la chaire chrétienne. »
— Un ancien militaire , nommé Bajot, parti
d Isles-sur-Suippe (Marne) , vient de rentier dans
ses foyers, après /i(i ans de service. Il a retrouvé
comme maire celuiquiy élaitquan.l il est parti, le
magistrat, âgé de 71 ans, est eu foncUons depuis
aO ans 8 mois.
— La tour de Plongasnou, près Morlaix, vient
detre frappée parla foudre. En tombant, dans la
nuit dulG au 17 juin, sur une maison du villa"c
deKergroas, près Pont-Croix, la foudre a produit
en ce lieu un effet assez, singulier, mais nue plu-
sieurs exemples justifieraient sans doute. Trois
lenimcs qui couchaient dans nu appartement dans
lequel elle est entrée, ont été saisie ou frappées
de manière à ne recouvrer l'usage de la pnrole
que quatre heures après.
11.— Une riiTul.iire du ministère de l'intérieur
don, sous peu de jours, être adressée au\ préfets
pour les inviter à dresser un état des pertes es-
suyées par les communes viclimes de la grêle •
m coium-cnt i»joporiioiiael aux pertes sera assi-
gné à chaque dépai lement. La répartition des
secours aux particulieis se fera, sous la responsa-
bilité des préfets, d'après un travail qui sera exé-
cuté par les contrôleurs et les répartiteurs des
conuibutions directes dans chaque localité. Le
secours sera spécialement affecté au.x cultivateurs
peu aisés et à ceux que les désastres survenus
ontréduitsà une véritable détresse.
— Dimanche, de neuf heures à minuit, lesen-
virons de Londres ont éprouvé un des plus vio-
lens orages que l'on ait vus depuis plusieurs an-
nées. Le ciel avait été noir à l'ouest et au sud
pendant toute la journée, et vers huit heures il
se couvrit d'une teinte jaunâtre, comme s'il eût
été chargé de matière électrique. La chaleur était
étouffante et on ne sentait pas une boullëe d'air.
A huit heures et demie, il tomba de larges gouttes
de pluie, et quelques instans après l'orage com-
mença. Les éclairs du côté de l'ouest étaient re-
marquables non-seulement à cause de leur durée
et de leur éclat, mais en ce qu'ils n'étaient accom-
pagnés de presque aucun tonnerre. L'orale attei-
gnit la force de sa violence àneuf heures et demie;
à ce moment, des torrens de pluie et de grêle et
des éclairs incessans, s'échappant des nuages
présentaient un de ces spectacles imposans et
terribles que l'on voit sous les tropiques. Cette
tempête dma deux heures; après quoi elle s'a-
paisa graduellement.
— L'armée navale du sultan Mamoud a changé
tout récemment d'uniforme : cet uniformeressem-
ble à peu près à celui des troupes anglaises. Ils
ont la veste rouge, le pantalon blanr, très-large;
enfin, ils sont coiffés d'un bonnet rouge, portant
sur le devant deux branches de laurier, avec un
croissant et une ancre.
L'armée de terre compte aussi quarante-deax
bataillons organisés à l'européenne.
— Par jugement contradictoire, rendu hier, le
tribunal de simple police a condamné le sieur
Paris, armurier, demeurant rue de Seine (fau-
bourg Saint-Germain), à l'amende et aux dépens
pour être contrevenu à l'ordonnance de M le
préfet de police, du l"juin dernier, en détenant
dans ses magasins et ateliers plusieurs fusils à per-
cussion en état de faire feu immédiatement.
— Il a été imprimé en France, dans les six nre-
miersmois de cette année, 3,î!06 ouva-'es en
langue française , langues étrangères et langues
mortes ; le catalogue des estampes, cravores" et
lithographies va jusqu'au numéro ô9(j- mais la
plupart des numéros se composent de plusieurs
sujets; enfin il y a 22S numéros de musiouc
auxquels s'appUque la même observation. '
— On écrit de Zurich (Suisse) :
<■ Un déplorable événement a en lien dernière-
ment a Andellingen, oti nn banquet avait réuni
les membres d'une société de chant. Plus de iOO
personnes qui avaient manné d'un mets préparé
dans un vase de cuivre, où on lavait imprudem-
ment laissé refioiilir. sont tombées malades Plu-
sieurs (1 entre elles sont déjà mortes, et la santé
d un grand nombre est encore gravement corn-
promise. «
— M. le baron Ligarde, ancien sorrét.iire-!»éDé-
ral du directoire, puis des consuls, et ancien pré-
fet de Seine-et-Marne, est décédé aujourd hui à
I âge de 8ô ans.
-Rossini. dont on annonçait le prochain
voyage a Pans, a bien quitté Bolosrne. mais po<ir
une excursion à Naples. et l'on crovait à Ro-
logne quilne larderait pas à y revenir, avant
accepté 1 1 direction générale honoraire du Lvcée
musical de cette ville. '
— Dernièrement, un voleur détenu dan-i les
pontons de Wooiwich, a failli s'évader à i'aide
d un stratagème très ingénieux. Après avoir atii-
rlu-sur..a lêteun panier à ch.irbon renversé il
s était l.iissé glisser le long du bâtiment, et n-wait
sans eue vu, du côté de la terre. M.ilbeurens-
mem pour lui, U descendait le lleuve pendant que
— 48 —
la marée montait. Un dos gardes, étonné de voir
un panier à tliarbon llolter sur l'eau contre la
marée, envoya un batelier s'informer de ce qu'il
contenait, et le malheureux inventeur de ce nou-
veau mode de navigation, ainsi découvert, ne tar-
da pas à être réinstallé dans son cachot,
12. — Presque tous les bâtimens armés qui se
trouvent dans le port de Toulon ont reçu l'ordre
de partir successivement pour le Levant. On as-
sure que sous peu de jours l'escadre de M. le
contre-amiral Lalande atteindra l'elloctif imposant
de 8 vaisseaux , ;> frégates , h corvettes cl /i bricks ;
tjtal 19 voiles.
— On compte dans le cadre des capitaines de
vaisseau de notre armée navale un brave et digue
ofluier du nom de Marceau. C'est le neveu du gé-
néral Marceau , si illustre dans nos annales répu-
blicaines.
— Le 10 juin, au matin, entre 3 et 4 heures,
le magnilique bateau à vapeur John-Bull est de-
venu la proie d'un incendie, à la hauteur de La-
veltrie , à huit milles environ au dessus de Sorel.
Plusieurs passagers ont péri. Ce bateau à vapeur
avait coûté 22,680 liv. st. ; il n'était assuré que
pour 5,000 liv. st.
— La vieille grille de la place Royale a été en-
tièrement enlevée, et l'on est occupé à terminer
la base en pierres de taille qui doit supporter la
nouvelle. Cette base figurera une sorte d'octo-
gone : mais pour donner cette forme au jardin ,
qui était carré auparavant, on est forcé de saeri-
lier les quatre arbn s placés aux quatre coins.
Cette innovation a lieu pour faciliter la circula-
tion autour de la place.
— M. \anderm;ireq , maire de Sceaux-Pen-
ihiévre , vient de faire exhumer les restes de Flo-
rian , pour les faire transporter dans un monu-
ment élevé à la mémoire de cet écrivain. En at-
tendant que le monument soit terminé, M. le curé
de Sceaux a fait déposer ces restes dans une
chapelle ardente en son église.
— La mort vient d'enlever à sa famille et à ses
amis une femme d'un haut mérite et du plus no-
ble caractère, madame Scheller, mère de MM.
Ary, Arnold et Henri Schelfer.
— Les compositions du concours général com-
menceront, à la Sorbonne , le 18 juillet , et se-
ront continuées jusqu'au 19 août ; les distribu-
tions i)articulières auront lieu dans les collèges le
mardi 20 ; les vacances commenceront le mercredi
21; et la rentrée des classes sera faite le lundi 7
octobre.
— M. Bihin , le fameux géant à qui nous avons
vu jouer le rôle de Goliath au Cirque-Olympique,
l'année dernière , vient de se marier en Angle-
terre. Les journaux d'Anvers, qui donnent celte
nouvelle , en annonçant son retour dans sa patrie
(M. Bihin est Belge) , ont soin de rappeler que
leur gigantesque compatriote a 7 pieds G pouces ;
mais ils ne parlent pas de la taille de madame
Bihin.
— On écrit de Bade :
<■ M. Mevcrbeer est arrivé ici depuis la fin
du mois dernier ; mais il ne restera parmi nous
que fort peu de temps , car il doit accompagner
aux bains d'Ems sa femme qui est très soutirante. »
— Deux hommes attablés chez un marchand de
vin du quartier Popincourt, tenaient, il y a quel-
qucsjours, le langage suivant en vidant leur qua-
trième litre : « On dit qu'il n'y a rien de plus
agréable (pie d'être pendu par son cou. J'ai connu
un ami qui s'était trouvé dansce cas, et il m'a as-
suré que de sa vie il n'avait été aussi joyeux. —
C'est égal, je ne goiltcrai point de celui-là, et
j'aime "mieux un coup de piéton. Garçon , un li-
tre! >i Le litre arrive, la conversation se renoue,
ei le premier interlocuteur , laisant l'éloge de la
corde à me.^urc que le vin lui monte à la tête, finit
en se rendant chez lui par accrocher sa cravate à
un clou et se pendre. Le lendemain on l'a trouvé
mon.
— Les journaux de Londres estiment la dé-
pense totale du tournoi de lord Eglinton à
50,000 liv. st. (1,250,000 fr.)
13. — L'arrêt de la cour des pairs a été rendu
hier à neuf heures du soir.
Par cet arrêt.
Barbes, reconnu coupable d'attentat et d'assas-
sinat sur la personne du lieutenant Drouineau,
est condamné à la peine de mort.
Mialon, déclaré coupable d'attentat et d'assassi-
nat sur la personne du maréchal-des-logis Jonas,
est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Sont condamnés comme coupables d'attentat,
Martin Bernard à la déportation.
Delsade, Austen, Philippet, à 15 ans de déten-
tion.
Nouguès et Martin" (Noël) h six ans de déten-
tion.
Guilbert, Roudil etXemière à cinq ans de dé-
tention.
Longuet h trois ans d'emprisonnement.
Marescal à trois ans d'emprisonnement.
Walch et Pierné à deux ans d'emprisonnement.
Bonnet, Lebarzie, Dugast et Grégoire sont
acquittés.
Martin, Longuet, Marescal, Walch et Pierné
seront, à l'expiration de leur peine, placés sous la
surveillance de la haute police ;
Martin pendant dix années ;
Longuet, Walch, Pierné et Marescal, pendant
cinq années ;
Les susnommés condamnés solidairement aux
frais du procès.
— On écrit de Lisbonne, le 2G juin, à un jour-
nal de Madrid :
« L'entrevue du duc de Nemours et de la prin-
cesse Victoire de Saxe-Cobourg dans cette capi-
tale n'a pas été due au hasard, elle avait été con-
certée d'avance entre le roi des Français et le
roi des Belges, dans le but d'amener un mariage,
bien que le père ne soit pas duc régnant, mais
simple général au service de l'Autriche.
— On écrit de Nancy, 10 juillet :
« La princesse de Leuchtemberg et sa fille, ar-
rivées à Nancy dans la journée, et descendues à
l'hôtel de France avec leur suite, assistaient hier
au soir au spectacle. La princesse de Leuchtem-
berg est fille du roi de Bavière et veuve d'Eugène
de Beauharnais, vice-roi d'Italie. Ces dames vont
prendre les bains de mer à Dieppe. >>
— Un agronome de la Seine-Inférieure vient
d'inventer une machine très remarquable pour le
fauchage. Dans un temps donné égal, cette ma-
chine fera l'ouvrage de seize faucheurs et seize
ramasseurs (c'est-à-dire de plus de trente per-
sonnes), avec un cheval et un seul homme pour
diriger et surveiller le mouvement de la machine
et conduire le cheval,
— Les faillites se multiplient, et ces désastres
commerciaux atteignent particulièrement l'impri-
merie et la librairie. Plus de 800 compositeurs,
pressiers et autres auxiliaires de la typographie,
sont en ce moment sans travail à Paris. Sept nou-
velles faillites ont été déclarées dans la seule jour-
née du 10 juillet.
— Le premier million de l'indemnité due aux
Français est arrivé à la Vera-Cruz.
— Le monde est véritablement en progrès. 11
y a dix ans qu'une machine à vapeur était pres-
que un objet de curiosité ; aujourd'hui déjà les
quincailliers des quais de la Mégisserie et Lepelle-
tier en vendent de toutes les puissances et de tous
les systèmes.
iU.'— Une certaine agitation a régné hier
dans Paris.
«Vers midi, dos groupes nombreux ont com-
mencé à se former on divers quartiers, et se sont
bientôt tous réunis en un seul sur le boulevart
du Temple. Le rassemblement, composé de trois
à quatre cents personnes, s'est alors dirigé vers
la chambre des députés. Les individus dont i'
était formé étaient généralement ou bien vêtus ou
en blouse. Vers deux hoBres, ils ont paru sur la
place de la Concorde, se dirigeant vers la cham-
bre des députés. Un homme qui marchait au pre-
mier rang portait au bout d'un bâton un écriteau
sur lequel on lisait en grosses lettres ces mots :
PÉTITION CONTRE LA PEINÇ DE MORT.
"Au moment où la tête de cette colonne allait
déboucher du Pont Royal, les divers postes du
Palais-Bourbon ont pris et chargé les armes.
Deux compagnies d'infanterie se sont rangées
en b.'itaille devant le péristyle de la chambre.
uUn commissaire de police s'est avancé seul
vers le groupe et a fait sommation à ceux qui le
composaient de se dissiper ; au même instant, un
peleton de la garde municipale à cheval, a dé-
bouché au trot de la rue de Bourgogne, la bande
s'est aussitôt dispersée en fuyant à toutes jambes
par les quais des deux rives. On a arrêté celui qui
portait l'écriteau.
«Pendant ce temps, un autre groupe bien plus
nombreux et composé presque en entier d'étu-
dians, s'est porté au ministère de la justice. Les
individus qui marchaient à la tête du rassemble-
ment et qui paraissaient le diriger, ont demandé
à parler à M. le ministre. Ils ont été reçus, par
M. Boudet, secrétaire-général, auquel ils ont
remis une pétition, et qui s'est ellbrcé de les cal-
mer. Lorsqu'ils sont sortis du ministère, le ras-
semblement dont ils faisaient partie s'est dissipé
de lui-même.
» Le reste de la journée s'est passé fort tran-
quillement. Les Tuileries sont restées ouvertes,
et nulle part on ne rencontrait de groupes tumul-
tueux. Seulement un grand nombre de curieux
circulaient sur le boulevart. Au moment où le
jour a cessé, des attroupemens assez nombreux se
sont formés à la pot te et au carré Saint-Martin;
mais ils n'avaient aucun caractère hostile. Vers
dix heures, une bande d'environ 200 hommes par-
courait la rue Montmartre en poussant des cris
qu'il était dilhcile de distinguer. Mais partout les
postes étaient renforcés.»
— Ce matin madame Cari, sœur de Barbes, en
compagnie de son mari et de M. Berthomieu, son
parent, s'est rendue chez M. de Lamartine pour
lui demander une lettre d'introduction pour le pa-
lais de Neuilly. M. de Lamartine a répondu qu'il
n'avait pas de moyen direct d'introduction ; mais
il a remis à M. Cari une lettre pour M. de Mon-
talivet.
M. de Montalivet s'est empressé de donner à
M. et madame Cari une lettre pour Neuilly, lettre
au moyen de laquelle ils ont été introduits sur-le-
champ. Le roi a accueilli les solliciteurs avec
beaucoup de bienveillance et de bonté, et s'est
exprimé à peu près en ces termes :
(I Je suis très personnellement porté à l'Indul-
gence, mais la solution de la question ne dépend
pas de moi seul. Le conseil s'est occupé ce matin
de cette allaire. Rien n'est encore décidé. Des
raisons d'état doivent être prises en considération;
mais s'il ne tenait qu'à moi , dès à présent, vous
retourneriez à Paris avec la grâce de Barbes. Es-
pérez, prenez courage... «
— Il y a eu ce matin conseil des ministres pour
délibérer sur l'exécution de l'arrêt de la cour des
pairs en ce qui concerne Barbes. On assure que
quatre ministres se sont prononcés pour une
commutation de peine.
— Barbes a vu aujourd'hui son frère et ses dé-
fenseurs ; aucune prière n'a pu l'engager à former
un recours en grâce.
— 11 est question d'avoir une exposition an-
nuelle par série pour tous les produits de l'indus-
trie française, divisés en cinq grandes classes.
Le Directeur, BERTHET.
Irap, UEd . Proui et C', rue Neuvc-des-BonsEnfans.
IDewxièmc ôt^%'.
•<
20 JUILLET 1339.
LITTÉRATCHE, SCIENCES, BEAUX ABTS , IK-
DCSTniE, CONNAISSANCES UTILES, ESQUIS-
SES DE MOEUnS, MÉMOIRES ET VOYAGES.
ON S'ABONNE A PARIS. A U BUREAU DU JOUR-
NAL, rue du HELDER , 14 bis, et chez
tous les Libraires et Iiirecteurs des postes.
Pour toute rAUemagne, chez M. Alexandre,
Directeur des saloss littéraires, a Stras-
bourg.
Et pour Londres et les Trois-Royaumes ,
au Cercle des étrangers, n.22j.Picadilly.
Les abonnemeDs ne datent que des 5 et 20 de
chaque mois.
Le prix des abonnemens peut être transmis
par la poste, ou en un mandata toacher à
Paris.
Au peu d'esprit que le bonhomme avait ,
L'esprit d'autrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
N» 4.
Journaux . bévues, ouvrages inédits
publications nouvelles, biogbapdies,
tribunaux, théâtres et modes.
PRIX D'ABOWNEMENT
POUR PARIS ET LES DÉPARTE5IEX3
POUR UN AN ^8 Ir
POCB SIX MOIS 25
POUR TROIS MOIS 13
POUR L'ÉTBASCER EN SUS PAB AN. 6
On ne lire à vue que sur les personnes qui
s'abonnent pour un an ou 6 moi», et ta
font la demande par lettres aUrancbies.
Une gravure de modes est jointe an n° du 5
et une lilbographie au n' du 20 de chaque
mois.
Prix des annonces, 75 c. U ligne.
(Sa^cttc be0 Jfournaitx français et étrangers.
SOMMAIRE.
Les enfass tbouvés avant et depuis l'éta-
blissement DU ciimsTiAMsMË. — Souvenirs
intimes du temps de l'empire : Histoiue d'un
SABRE DE PAIN d'ÉPICES, A PKOPOS DE LA BA-
TAILLE DE LEIPZICK et de LA PLACE VEN-
DÔME, par M. Emile Marco de Saint-Hi-
LAIRE (suite et fin). —Madame de Marcilly,
par Gustave Héquet. — Le singe de Biard,
par S. H. Bertuoud. — AcADiJMiE des scien-
ces (séance du l.ï juillet). — Mort du sul-
tan Mahmoud, par Henri Cohnille. • — Mé-
langes , faits curieux : Guèrison de ihidro-
phobie ; Constanline; Les deux pigeons;
Superstition ; (Chemin de fer. — Revue des
tribunaux : Société en participation pour un
cheval, bénéfices au profit des épouses des
contractans ; Barbes, — Revue dramatique :
les Brodequins de Lise ; Les trois Quenouilles.
Kevue de cinq jouis.
N. iS. —Périrait de Bouffé , ariistc du Gymnase.
DES ENFANS TROUVÉS
Avant et depuiM l'étnl>li»>senient «la
chrlstianisuica
« La taxe des pauvres crée des pauvres eu
» Angleterre ; les hospices d'cnfaiis trouvés
» mulliplicnt les enTans abandonnés'. »
DUCUATEL.
La condition des enfans trouvés se lie, chez
les peuples anciens et nioderiics, à l'histoire des
mœurs et peut èlrc étudiée à trois grandes épo-
ques : la première au temps du polythéisme, la
seconde depuis ravèncment de l'ère chréiicnne
jusqu'à Vincent de l'aiiîc; la tioi.siéiiie depuis
Vincent de P.uile jusqu'à nos jours. Les enrans
trouvés ou ahaiidoniiOs ne reconnaissaient pas
chez les peuples anciens la même origine que chez
les modernes. Si ihcz nous la plupart des enf.ins
trouvés .sont regardés avcr raison roainie li s pro-
duits de naissances illégitimes ; si l'exposition d'un
enfant chez, les modernes suppose, de la part de
ceux qui l'ont exposé, le désir de lui conserver
la vie, chez les anciens l'exposition ne différait
que peu de l'infanticide, qui était non-seulement
toléré, mais même prescrit par la loi dans plu-
sieurs états, et frappait également tous les enfans
qui se trouvaient dans une certaine position, de
quelque union qu'ils fussent nés. Le but de la
loi chez quelques peuples anciens étant de ne
laisser élever que les enfans qui, par la force de
leur ccnstiiHtion, paraissaien'. appelés à fournir à
l'état des citoyens utiles : tous ceux qui venaient
au jour faibles, mal constitués, destinés à eue
toujours valétudinaires et à imposer un fardeau
continuel à la patrie, étaient rcjctés du sein de la
société ; on permettait le meurtre de la plupart
des filles et celui des garçons qui naissaient
chélifs. La loi ne considérait pas si elle faisait lor
à l'individuelle ne considérait que l'intérêt pu-
blic; son but principal était d'obtenir des citoyens
d'une santé vigoureuse et capables de transmettre
leur force à d'autres et de maintenir la popula-
tion dans certaines limites. Aussi l'infanticide
est-il recommandé, par les philosophes dont nous
admirons le plus la morale. C< lui r{ue l'anli(|uilé
a surnommé le divin, Platon , défend de laisser
vivre les enfans mal constitués, et il ordonne de
mettre à mort ceux qui sont nés de pères âgés de
plus de 50 ans et de mères qui sont parvenues
à /iO. Le sage Aristole réclamait une loi qui dé-
terminât qui'lsenfans devaient être élevés et quels
exposé.», c'est-à-dire mis à mort ; lui aussi ne vou-
lait pas que la vie fût conservée aux nouveau-ni's
déb;les et contrefaits. Le nombre de ceux qui se-
raient appelés à vivre serait réglé. Sénèiue le
philnsophe s'elTorcede démontrer que, lorsque la
société ri tr,inc!ie de son sciii l'un de .ses meai
brcs, elle obéit h la r.iison et non à un senlimeul
(le colère, de même qu'on noyé ceux de ses en-
fans qui nai-seiit débiles et coiiln'faiis. Le bon
Plulai'niio m'con;lainne nulle part l'exposition, et
teinblo l'uUtoriscr quelquefois. Quiiililien, dant
certains cas, appelle le meurtre des enfans une
très belle action.
Cependant le sentiment maternel que la loi ne
pouvait faire complètement disparaître, suggérait
quelquefois aux malheureuses mères le moyen
de l'éluder; quelques-unes parvenaient à dcjouer
la surveillance de leurs époux, et faisaient exposer
dans un lieu fréquenté l'enfant dont la mort avait
été ordonnée. C'est dans un romau grec, dans la
pastorale de Longus que l'on trouve les rensei-
gnemens les plus étendus sur l'exposition des
nouveau-nés. Il est curieux d'entendre le riciie
père de Daphnis raconter les motifs qui l'avaient
porté à exposer son enfant avec quelque objet de
valeur : " Je pensa'is avoir assez de trois en.'ans
et fis exposer ceslui petit enfant de maillot, qui
estoit venu après tous, avec ces jo>auz que je lui
baillai, non pa.s en intention de le retrouver et
le reconnoiire en temps à venir, mais afin qu;;
celui qui le trouveroit eût de quoi l'enseve-
lir. » Ainsi Dyouisophjne a\ait fait exposer
son enfant avec la volonté ferme de lui donner li
mort; d était riche cependant. Cette action, qui
caractérise les mœurs de l'époque, ne lui inspire
aucun regret, et parait fort naturelle aux person-
nes auxquelles le vieillard la raconte.
Cet usa^ze n'existait pas cepend.int chez tou.s
les peuplis de l'antiquité. .\u mil. eu de la Grèce
même, Thèbcs offrait une exception à cet égard.
La loi y défendait l'abandnn des nouveau-nés.
Chez les Hébreux et les Egyptiens l'exposition dos
enfans et l'infanticide ne par.'.is,scnt avoir clé. à au-
cune époque, une pratique ii.itionale. Deux peu-
ples donl les usages remonli ni à des temps très
reculés, les Indous et les Chinois, semblent
avoir toujours prati^iué riaf.inlicide. Si l'on en
croit r.arrow, le nombre des enfans exposés
ch.itpie année dans la seule ville de Pékin dé-
passe '.t.OtlO.
Les ma-urs de la société roaiainc n'étaient pa«
plusélevées que celles de la société grec.|:ie, sous
ce rap^orl. Il y a dans l'une des comédies de Té-
— 50 —
\C\cc «d'Eaiitontimoriimcnos )), une scène'qui
représente l'upinion des Romains de son temps
sur l'exposition des nouveau-nés. Non-seule-
ment un certain nombre d'enfans nouveau-nés
étaient exposés à Rome, mais l'autorité de Sénè-
que ne permet pas de douter qu'au temps d'Ho-
race, d'Auguste, deCicéron et de Virgile, il était
permis à des spéculateurs de mutiler ces enfans
de la manière la plus atroce pour en faire des
niendians. Le titre seul de l'espèce de plaidoyer
dans lequel Sénèque débat très froidement la
question de savoir si mutiler ainsi de jeunes en-
fans c'est causer un dommage à la république, est
l'accusation la plus forte que l'on puisse porter
contre les mœurs de celte époque.
La condition des enfans trouvés continua à
être déplorable sous les empereurs, ppnJant les
premiers siècles de l'ère chrétienne. Ces malheu-
reux orphelins demeuraient placés en dehors du
droit commun ; leur nombre était considérable ,
non-seulement à Rome, mais dans la plupart des
provinces de l'empire. Trajan, dans une réponse
à Fline qui lui avait demandé des instructions sur
le sort de ceux qui, nés de parens libres, avaient
été exposés et étaient devenus esclaves, suivant
la loi , de ceux qui les avaient recueillis , lui dit
qu'aucune des lois de ses prédécesseurs n'avait
réglé cette question pour toutes les provinces de
l'empire.
Cependant les progrès de la raison publique ,
l'adoucissement des mœurs et une iniluence bien
plus puissante encore , celle d'une religion nou-
velle , dépouillèrent par degrés le chef de la fa-
mille de cette terrible puissance paternelle dont
les anciennes lois romaines l'avaient investi; l'état
prit sous sa protection tous les citoyens et de-
manda compte au père de la vie de ses enfans
dont celui-ci avait disposé jusque-là d'une manière
absolue. A peine la religion chrétienne eut-elle
été fondée qu'elle se prit corps à corps avec les
doctrines barbares du paganisme qui ordonnaient
le meurtre des enfans trouvés et réduisaient à
l'état d'esclavage ceux qui ne périssaient pas de
misère et de faim. Dès leurs premiers combats
avec les défenseurs du paganisme encore maîtres
du monde , les pères de l'église se constituèrent
l'appui des enfans trouvés , et foudroyèrent de
leur mâle éloquence la cruautédes mœurs payennes
envers ces infortunés; mais le combat fut long;
leurs belles allocutions peu écoutées d'abord ne
passèrent que peu à peu dans les opinions et dans
les mœurs. Le premier empereur chrétien , Cons-
tantin , n'osa pas même répudier ce déplorable
héritage du paganisme et parut tolérer l'infanti-
cide; en 315 , il fit publier dans toute l'Italie la
loi suivante : « Si un père ou une mère vous ap-
» porte son enfant , qu'une extrême indigence
» l'empêche d'élever , les devoirs de votre place
j) sont de lui procurer , et la nourriture et les
» vctemens, sans nul retard, parce que les be-
» soins d'un enfant qui vient de naître ne peu-
1» vent être ajournés. Le trésor de l'empire et le
» mien , indistinctement, fourniront à ces dépen-
» SCS.» Constantin dit, dans le préambule, que
son motif est de prévenir l'infanticide. Mais il ne
prononce aucune peine contre ce crime : il se
contente de chercher a en détruire les causes.
En 322, mêmes dispositions pour l'Afrique.
C'est aux proconsuls à fournir des secours à tous
ceux qui se trouvent dans l'impossibilité d'entre-
tenir leurs enfans.
Mais bientôt Constantin se vit contraint de re-
noncer il ce sysième : en 329 il remit à la pitié
et à l'intérêt individuels le soin de nourrir les en-
fans abandonnés par leurs parens. En même
temps , pour engager à recueillir ces enfans , il
déclara formellement qu'ils seraient, comme dans
les temps anciens, la propriété de ceux qui les
auraient élevés, et il protège contre toutes récla-
mations les maîtres des esclaves acquis de cette
manière.
Dans ce temps de malheur et de misère , non
seulement les parens exposaient les nouveau-nés,
faute de moyens de les élever, mais encore ils
vendaient les adultes ou pour payer leurs dettes ,
ou pour acquitter les impôts.
Tel était l'état des choses au quatrième siècle ;
point de secours publics, servitude pour les en-
fans exposés , absence de peines positives contre
l'infanticide.
Ce ne fut qu'en 37i que les empereurs Valence
et Gratien déclarèrent l'exposition des nouveau-
nés punissable, et firent à tous les pères une obli-
gation de nourrir leurs enfans.
La société nouvelle qui , après la chute de l'em-
pire romain , naquit de la conquête de l'Europe
par les Barbares, montra , quoique peu avancée
dans la civilisation , plus d'humanité pour les en-
fans trouvés que ne l'avaient fiit les nations les
plus civilisées de l'antiquité. La loi des Francs et
celle des Allemands protégèrent la vie des enfans
trouvés et s'occupèrent de leur sort. Ces lois qui
furent long-temps en vigueur furent une véritable
transition de la législation des anciens sur les en-
fans trouvés, à celle qui est en vii,'ueur aujour-
d'hui.
Ces premières améliorations du sort des enfans
trouvés n'avaient point encore été jusqu'à les dé-
rober à l'esclavage qui avait été maintenu par
plusieurs conciles; ce fut Justinien qui le premier
proclama la liberté absolue des enfans trouvés, et
déclara qu'i's n'étaient la propriété ni du père
qui les avait exposés , ni de la personne qui les
avait recueillis , et ordonna pour eux l'institution
de maisons de bienfaisance , sur l'organisation et
la durée desquelles nous ne possédons pas des
renseignemens positifs. Nous allons voir mainte-
nant des établissemens analogues faits à diverses
reprises et dans plusieurs contrées où le code
Justinien n'avait pas force de loi.
En Occident , il y avait à la porte des églises
une coquille de marbre dans laquelle les mères
déposaient l'enfant qu'elles voulaient abandonner.
En Espagne, l'église de Séville entretenait les en-
fans trouvés avec ses revenus ; mais l'enfant res-
tait la propriété de celui qui l'avait élevé ; et si
cet état n'eût été un passage à de nouvelles con-
cessions , ces changemens auraient été peu hono-
rables pour la société qui ne sauvait la vie à ces
malheureux que pour les réduire à l'esclavage.
On rencontre encore dans les vi% vu' et viu'
siècles quelques indices de l'existence de maisons
destinées aux enfans trouvés à Trêves, à Milan,
à Angers; mais il serait fort dilTicile de détermi-
ner d'une manière positive ce que furent ces
asiles pour les nouveau-nés ; après tout , n'étant
que le résultat d'ell'orts indiviùuek , ils ne pou-
vaient avoir une grande influence sur le sort de
ces enfans.
11 faut ensuite franchir trois siècles, et surtout
celui de Charlemagne, pour trouver dans l'his-
toire l'indication de quelques tentatives en faveur
des enfans trouvés, et arriver au 11° siècle où
les hôpitaux se multiplièrent et où plusieurs de
leurs fondateurs comprirent très expressément
les enfans trouvés au nombre des malheureux
qui devaient y recevoir des soins. Nous voyons
alors s'établir des hôpitaux mixtes de ce genre à
Jérusalem en 1210, à Rome sous le pape Inno-
cent, en Perse sous l'empereur Mahmoud-Gha-
zand-Khand ; en 1316, un magnifique hospice
d'enfans trouvés fut élevé à Florence. Il est pé-
nible de voir qu'à Paris, quelques années plus
tard, une confrérie uniquement vouée à l'œuvre
des enfans, excluait de ses bienfaits les enfans
trouvés, inconnus ou bâtards, pour lesquels on
continua, disent les lettres patentes que leur
accorda Charles VII en itxliS, de quêter
à l'entrée de l'église cathédrale de Paris,
et de crier aux passans : «Faitesdu bien aux enfans
trouvés. 1) Il existait encore au temps de Fran-
çois I", dans l'église cathédrale de Paris, à Notre-
Dame, un grabat appelé la crèche, sur lequel des
filles charitables déposaient les enfans nouveau-
nés que leurs païens avaient délaissés, et re-
cevaient les dons des fidèles pendant l'office divin.
L'église qui servit d'abord de mère aux enfans
abandonnés ne tarda pas à trouver ce fardeau
beaucoup trop pesant et s'empressa de le trans-
mettre aux hospices qui le supportèrent tantôt
avec leurs propres revenus, tantôt avec l'aide
des communes et des seigneurs hauts justi-
ciers, mais toujours avec une extrême diffi-
culté, de nombreux conflits et force arrêts de
parlemens.
Les malheureux enfans trouvés portaient la
peine de cet état de choses, aucune loi ne déter-
minant la durée et la quantité des secours aux-
quels ils avaient droit; rarement ces secours arri-
vaient à temps, et presque toujours ils cessaient
au moment où la nécessité était la plus grande ;
aussi très peu de ces petits malheureux arrivaient
à l'âge adulte, et les institutions n'avaient rien
prévu pour ceux qui avaient échappé à tant de
malheurs; nulle part l'état ne les avait pris
sous sa garde ; chez aucun peuple de l'Europe le
gouvernement ne s'était chargé de pourvoir à la
conservation de leurs jours.
Emue de pitié à la vue de tant de malheurs,
qui dépassaient à Paris tout ce que l'on pourrait
supposer, une pieuse veuve voulut recevoir les
enfans trouvés dans sa maison, rue St-Landry, qui
devint la maison de Ui couche; mais ses moyens
bornés ne lui permettaient d'y admettre qu'un pe-
tit nombre de ceux qui lui étaient présentés.
Après sa mort elle ne fut pas dignement rempla-
cée. Cette maison instituée dans un but de bien-
faisance, devint le siège d'un afl'reux commerce.
Là on vendait pour la modique somme de 20 sous
des enfans à tous ceux qui en demandaient; aux
bateleurs qui, comme du temps du paganisme,
leur mutilaient les membres ou les couvraient
d'horribles plaies dans le but d'émouvoir la com-
misération publique, ou bien à des misérables qui,
dit-on, répandaient le sang humain dans l'accom-
plissement d'horribles maléfices.
>
— ai
Ce spectacle émut rSine de Vincent de Paulc,
qui, aidé de quelques femmes charital)les, fonda
l'œuvre des enfans en IGiO. 11 eut le mérite d'at-
tirer sur cet établissement, par son zèle et l'ha-
bileté de ses démarches, l'attention du chef de
l'état, Louis XIII. En 1670, des lettres-patentes de
Louis XIV déclarèrent la maison dfS enfans trou-
Tés l'un des hôpitaux de Paris. Dès lors les enfans
qui se trouvèrent à portée d'y être admis n'eu-
rent plus à redouter les malheurs dont nous ve-
nons déparier; mais la loi ne s'était pas chargée
de leur avenir et n'avait pas encore déterminé
leur état; c'est la révolution de 89 qui devait ac-
complir ce grand acte de justice; elle les plaça
tous sous l'empire d'une juridiction uniforme, leur
donna un état civil, et régla la manière dont leur
éducation serait dirigée.
Cuelqii' années plus tard, le gouvernement
iapéna s'iilit la nécessité de refondre la législa-
tion relative auv enfans trouvés, et rendit le dé-
cret organique de 1811, qui est encore en vi-
gueur aujouru'iiui en France et dont quelques
clauses rappellent le despotisme glorieux qui en-
laçait alors ce pays de toutes parts, et dirigeait ses
vues vers un but unique. Par ce décret, les en-
fans trouvés sont mis hors du droit commun et
déclarés la propriété de l'état ; dès qu'ils auront
atteint leur douzième année, ils seront mis à la
disposition du ministre de la marine; seuls parmi
les citoyens ils ne jouiront pas des chances du ti-
rage, lorsqu'ils seront arrivés à l'âge où la loi sur
le recrutement devra leur être appliquée.
Tels sont les faits les plus importans de l'his-
toire des enfans trouvés en France jusqu'aux pre-
mières années du XIX* siècle.
La condition des enfans trouvés est loin d'être
la même dans tous les états de l'Europe ; la plus
grande différence se trouve, sous ce rapport, en-
tre les pays prolestans et les pays où règne le ca-
tholicisme.
Dans les pays catholiques, des hospices sont
ouverts en grand nombre aux nouveau-nés que
leurs mères abandonnent. Ces enfans sont dépo-
sés dans des tours, disposés de manière à entou
rer leur admission d'un profond mystère ; aucune
enquête n'est faite sur les circonstances de leur
exposition ; la législation défend la recherche de
la paternité. Dans les pays protcstaiis, au con-
traire, il n'y a point d'hospice affecté aux enfans
trouvés, point de tour pour l'admission des nou-
veau-nés abandonnés, point de clandestinité. L'é-
tat et la loi mettent à la charge de la fille l'enfant
dont elle est devenue mère, l'en rendant respon-
sable ; mais, comme la législation autorise la re-
cherche de la paternité, une lille qui est devenue
mère nomme le père de son enfant, et la loi, au
défaut de mariage, lui adjuge des dommages et
intérêts. Cependant, si les protestans n'ont pas
d'hospices pour les enfans trouvés, ils ont du
moins du travail et des établissemens nombreux
pour les orphelins et les enfans abandonnés.
Anoletekhe. — Ce royaume a eu fort tard des
enfans trouvés et ne les a pas gardés long-temps.
L'institution d'une maison d'enfans trouvés à Lon-
dres fut arrêtée en ll'M), g-âce aux soins de Tho-
mas Coram, dont le nom mérite d'être mis à côté
rie celui de Vincent de Paule. Ce généreux citoyen,
après avoir gagné dans le commerce maritime une
honorable fortune, la consacra tout entière à
l'œuvre philantropique des enfans trouvés.
Un hospice, bâii et doté par lui, fut immédiate-
ment entouré de la faveur publique. Plusieurs
fois même, du vivant de Coram , (|ui mourut en
1751, au comble de ses vœux, le parlement s'as-
socia à son œuvre par un vote de subsides ; muis
quand on vit cette maison, fondée pour quatre
cents enfans, obligée, dès 1752, de pourvoir aux
besoins de plus de mille, et ce nombre s'élever
encore avec une extrême rapidité, en 1769; quand
on vit que, malgré l'existence d'un hospice entre-
tenu à très grands frais, il n'y avait aucune dimi-
nution dans la mortalité des nouveau-nés et dans
le nombre des infanticides, la dépense occasionnée
par cette ins'iiution parut n'être autre chose
qu'une taxe pesant au prolit des naissances il-
légitimes, un encouragement à la paresse donné
au peuple. On l'accusa de tendre à éteindre les
sentimens du cœur, à dissoudre les liens de fa-
mille, à favoriser la violation du plus sacré devoir
de la nature.
Malihus ne conteste pas la possibilité, dans
quelques cas exceptionnels, du meurtre d'un en-
fant par une mère qu'égare le sentiment de sa
honte; mais prévenir ce crime par l'insiitution
d'hospices, c'est payer, selon lui, un petit avan-
tage au prix kien élevé du sacrifice des sentimens
les plus nobles et les plus utiles du cœur humain,
dans une grande partie de la nation. Ces opinions
ont été adoptées par tcut ce que l'Angleterre
compte d'hommes éclairés.
Le parlement, alarmé de l'augmentation rapide
des enfans trouvés, modifia la destination des
établissemens destinés à ce service, et aujour-
d'hui il n'y a point à Londres d'hospice pour les
enfans trouvés, car l'établissement qui porte ce
nom, Foundling Hospital, ne reçoit aucun en-
fant trouvé, pas même ceux qui sont exposés à sa
porte. Quelque peu nombreuses que soient, dans
la capitale de l'Angleterre, les expositions des
nouveau-nés, elles ont lieu cependant quelquefois,
et leur nombre s'élève annuellement à trente en-
viron. Ces enfans demeurent ii la charge des
paroisses sur lesquelles ils ont été trouvés.
iRi,A>DE. — L'hospice de Dublin est le seul qui
soit dans les trois royaumes. On jugera l'action
désorganisatrice d'un semblab'c établissement,
quand on saura que, sur 26,085 enfans que reçut
cet établissement de 1800 à 1811 , 11,117 furent
déposés par leurs parens et l/*,95.'i abandonnés.
On a tenté à diverses reprises de fonder, dans
plusieurs villes d'Angleterre, des hospices pour
les enfans trouvés ; mais ces essais sont tombés
devant l'opinion qui regarde ces établissemens
comme un encouragement à l'immoralité.
SUISSE. — La république de Genève a fait une
longue expérience du système catholique, sous
l'administration française; lorsqu'elle devint le
chef lieu du déparlement du Léman, qui compre-
nait une partie de la Savoie, elle eut un hospice
d'enfans trouvés et un tour. Le nombre des en-
fans trouvé» sous ce régime a été croissant d'année
en année. Mais, lorsque cette riche et intéressante
cité eut recouvré son indépendance, en ISli,
elle ferma son tour, dès lors le chiffre des expo-
sitions s'abaissa progressivement, et descendit
jusqu'à un point bien voisin de zéro. 11 n'y a eu
que deux enfans exposés en 1836.
Dans le canton de Berne, dont les mœurs ne
sont pas célèbres par leur pureté, on punit des
travaux forcés l'ixposiiion des enfans; on n'y
trouve point de tours, mais on renrr,n;re, danî
Vllô/niat des bourgeois des enfjns a andonnés
en petit nombre. Dans toute la Suisse, on a adop-
té le même système sur les enfans trouvés, et il
a eu le même résulut qu'en Angleterre, à de très
légères différences près.
ALLEMAGNE. —Partout, daus l'Allemagne pro-
testanie, l'exposition des nouveau-nés est ron-iidc- .
rée comme un délit très grave et punie de pcinc.^
sévères; la recherche delà paternité n'e.t pas
autorisée dans tous les états do l'Aliemagne ;
elle est interdite en lîavière depuis 1S;5'(. L-.s
enfans illégitimes dont les n;ères sont indi-
gentes et les pères inconnus , tombent à la
charge des communes , qui les mettent en pon-
sinn , soit chez des paysans , soit chez d, s
chefs d'atelier. Dans quelpics états dans le \\ uj--
temberg, en Prusse, des hoaimcs intcl ig-ns oui
institué des maisons d'éducation et de travail pour
les enfans trouvés, et qui sont à peu près l'équi-
valent de nos hospices; elles en différent cepen-
dant sous ce point de vue fondamental que les
enfans y reçoivent une éducation vraiment libé-
rale, et que le secret et la banalité n'en ont pas
corrompu la nature. Ces maisons sont administrées
avec une très grande économie; leurs dépenses
sont à la charge d s communes et des districts,
et supportées en partie p^ir l'état, en partie par
des associations de bienfaisance.
PRISSE. —Ce pays suit le système protestant
dans toutes ses conséquences; il y a beaucoup de
naissances naturelles et peu d'expositions de nou-
veau-nés à Berlin. La Suède, le Danemarck , la
Norwège suivent également le même systè ne.
ainsi que tous les états de l'Amérique du nord.
Le système catholique, au contraire, ré^ne dins
tout son éclat en Italie, en Espagne, en l'ortui;a'.
AUTRICHE. —Vienne possède un grand hôpital
des enfans trouvés, où l'on fait beaucoup d'expé-
riences sur les soins qu'ils réclament après l..ur
acimission, et où l'on a reconnu l'inconvénient
grave d'allaiter les enfans dans l'éla i issomcni
même et la nécessité de les placer chez des nour-
rices à la campagne.
BRÉSIL. — Si nous en croyons quelques rap-
ports, les enfans exposés y seraient l'oljei de
soins que ne reçoivent pas les enfans légiUmes
dansdespays plus civilisés, et les filles receiraient
à leur sortie des maisons de la misériconle, où les
enfans trouvés sont reçus, une dct qui ferait en-
vie à bien des tilles d'honnêtes ariLsans de nos
contrées. Eh bien ! malgré toutes les facilités et
les enrouragemens donnés à l'cxpnsiiinn. il n'est
peulêire pas de pays où l'infanticide soit pLa
fréfiuent.
RUSSIE. — Cet empire, qui n'appartieni pas à la
communion romaine, a cependant adopté com-
plètement le sjsième catholique sur les enfans
trouvés. Moscou et Pétersbourg possèdent deux
établissemens d'enfans trouvés, disposés sur les
proportions les plus \.is;es et hautement prolixes
— 52 —
par le gouvernement. Dans ces deu\ capitiiles, le
rclàchemenl (les ma-nrs cslextrème, elle nombre
des naissances illégiiimes considérable. La loi a
prodigué dans ce pays de servage de tels avan-
tages auxenfans trouvés, que leur condition est
de beaucoup préférable à celle des cnfans légi-
times. M. de GourolV, qui avait été chargé, par
rimpérairice-mère, d'écrire l'histoire de ces deux
établissemens, après avoir déclaré qu'ils sont les
meilleurs de ceux qui existent sur un pied aussi
libéral, avoue cependant les tristes conséquences
morales de l'institution de ces deux maisons :
.. C'est qu'il n'y a pas de puissance sur la terre
qui puisse faire prospérer des établissemens contre
natme, et telles sont malheureusement les mai-
sons d'enfans trouvés. "Le gouvernement russe,
ayant reconnu ce^ résultats, a voulu, par une
loi nouvelle, en 1837, dont on ne connaît pas
encore les résultats, mettre un terme aux nom-
breux abus qu'entraînent cesdcuv étal)lissemens.
L'un (les reproches les plus graves que l'on ait
faits aux maisons dcstinéis à recevoir les enfans
trouvés, c'est l'immense mortalité qui y a lieu,
c'est la consommaiion d'existences qui s'y opère,
et qui est telle que lla'.lhus, qui s'est occupé de
l'accroissement de la population et des moyens
propres à l'enrayer, a dit que, « pour arrêter le
«mouvement progressif de la population, un
vhomme, indillércnt d'ailleurs sur le choix des
«moyens, n'aurait rien de mieux à faire que de
«multiplier les maisons d'enfans trouvés où les
» cnfans seraient reçus sans disiinciionni limites.»
Trop de aits malheureusement incontestables
confirment ce que celte opinion a de vrai et de
douloureux !
SOUVENIRS INTIMES
DU
TEMPS DE L'EMPIRE.
Histoire d'nn sabre de p.iiu d'épiccs,
A propoN de 1.1 bntitilic de Leip-
zick et de lu place Vcndùuie.
(Suite elfin.)
Au temps où la place Vendôme portait le nom
de Places des Piques et où les pierres du monu-
ment élevé à Louis XIV étaient encore éparses sur
les pavés encadrés d'herbe verte et toull'ue, en
ITO'i, un homme velu du costume d'un ollicier
d'artillerie dont la propreté minutieuse faisait
encore ressortir la vétusté, se promenait circu-
lairement sur cette place à peu près déserte, l'air
pensif et les mains croisées sur le dos. Cet homme
paraissait avoir vingt-cinq ans au plus; il était de
petite taille, maigre et svelte. Ses longs cheveux
noirs, coupés en oreilles de cliien, selon la mode
de l'époque, qui descendaient jusque sur ses
épaules, donnaient à sa physionomie naturelle-
ment pâle, mais animée par des veut d'une viva-
cité extrême, un caractère indéfinissable d'origi-
nalité. Cet ollicier s'arrêtait de temps à autre
pour contempler d'un air mélancolique celte
place veuve de l'espèce de trophée qui naguère
encore l'embellissait. Puis il fixait ses regards sur
le piédestal de la statue absente et les élevait en-
suite jusqu'au ciel, comme un homme qui bâtit
en imagination un temple, un arc, une colonne.
L'ollicier était plongé dans celte espèce d'exta-
se, lorsqu'un jeune enfant s'élança de la porte
d'un des hôtels voisins et s'approcha de lui à
l'improviste en lui demandant avec une hardiesse
toute martiale :
«N'est-ce pas, citoyen, que vous êtes général?
— Non, mon petit ami.
— Ah!... vous n'êtes pas général! vous n'êtes
donc pas dans l'artillerie ?
— Pardonnez-moij j'ai l'honneur d'appartenir
à cette arme ; mais je ne suis encore que com-
mandant C'est bien peu de chose, n'est-ce
pas ! .ijouta-t-il avec simplicité.
— Commandant! commandant !»répéta l'enfant
en .tyant l'air de rélléchir; puis, relevant la tète
et ouvrant de grands yeux : « C'est égal, reprit-il
en grossissant sa voix, je voudrais être comman-
dant, moi! J'ai entendu dire à mes oncles
(|ue c'était déjà joli. Je voyais bii'n à votre uni-
forme que vous étiez dans l'artillerie, quoique
Job ne voulût pas le croire ; mais il ne cherche
qu'à me taquiner.
— Et quel est donc ce M. Job, qui ose vous
contrarier?
— C'est le jociicy de maman. Nous étions tous
les deux sur le balcon, occupés à vous regarder,
là-i^iaut, voyez-vous, où il y a écrit en rouge, à
côté de la grande fenêtre : Vivre libre ou mou-
rir... Il y a au moins une heure que vous vous
promenez autour de ces pierres, n'est-ce pas ?»
A cette brusque demande le militaire rougit.
«H est vrai que depuis long-temps j'attends ici
quelqu'un, réponiht-il en souriant.
— Alors, puisque votre ami ne vient pas, re-
prit le petit bonhomme en jetant autour de lui
des regards curieux, je puis vous adresser une
question sans crainte de vous ennuyer?
— Faites-moi toutes les questions que vous
voudrez, se hâta de répondre le militaire, qui,
bien qu'il ne conntll pas cet enfant, se sentait
pris déjà d'un intérêt tout particulier pour lui :
je serai enchanté d'y répondre si je le puis.
— Eh bien ! dites-moi tout de suite si vous me
recevriez dans votre régiment? Je suis grand, je
sais très bien lire, j'écris passablement en fin, et
j'apprends la géographie. Mon précepteur m'a
assuré que....
— Oh! oh! mon jeune camarade, interrompit
l'ollicier, on ne prend pas les soldats à la taille,
vous pouvez en juger par moi, mais à l'âge et au
patriotisme. Quel âge avez-vous?
—J'aurai bientôt huit ans, citoyen ! regardez-
moi bien.»
Et le petit bonhomme prit la position du soldat
sans arme, les talons rapprochés, les coudes au
corps; et, se tenant droit, la têteliauto, le regard
fixe, il ne perdait pas, dans cette posture, une
ligne de sa taille élancée et gracieuse. Le com-
mandant le regarda un moment avec tendresse;
un sourire vint de nouveau errer sur ses lèvres
minces et colorées.
«Mon petit ami, reprit-il, vous êtes encore
beaucoup trop jeune. Il faut avoir, à défaut de la
taille exigée par l'ordonnance, la force de suppor-
ter les fatigues de la guerre.
— Mais il y a des fifres et des tambours qui ne
sont pas plus grands que moi ! Si Job était là il
vous le dirait ; hier encore nous en avons vu pas-
ser sur le boulevarl des Droits l'Homme, à la
tête d'un régiment et même devant la musique :
on disait qu'ils allaient se battre à l'armée de
Sambre-et-Meuse.
— C'est possible, mais ce n'est pas là une rai-
son, fit l'ollicier en hochant la tète. 11 ne s'agit ici
que de la force et il faut avoir celle de manier une
épée : car, voyez-vous, mon jeune ami, en pré-
sence des ennemis de la patrie^ le cœur et le
courage ne suffisent pas.
— Oh ! si ce n'est que cela, je manie très bien
une épée; demandez plutôt à mes oncles, qui
sont militaires comme vous, si je ne sais pas te-
nir même leur grand sabre d'une seule main : vous
allez voir.»
El, montant avec la rapidité d'un chat sur la
borne près de laquelle ils causaient tous deux, le
petit homme, s'appuyant d'une main sur l'épaule
du commandant et de l'autre saisisianl la poign: e
de son épée, allait la tirer de son fourreau...
A ce geste inattendu , celui-ci fit un mouvement
brusque, et retenant la main de l'espiègle, il lui
dit d'un ton sérieux et le regard très animé :
l'Un moment! personne ne touche à cela que
moi! Il est de ces chosesavec lesquelles un enfant
ne doit jamais badiner ; descendez à l'instant,
monsieur !
— C'était seulement pour vous montrer, bégaya
l'enfant d'un air contrit ; êtes-vous fâché contre
moi, citoyen ? »
En disant ces mots, il enlaça doucement de
ses deux bras le cou du commandant, et, le front
appuyé contre la joue du militaire, sur laquelle
celui-ci sentit couler une larme brûlante, il répé-
tait d'une voix que le repentir rendait encore plus
touchante :
Il Pardonnez-moi, citoyen, je ne le ferai plus
jamais.»
Emu au dernier point de l'émotion même de
l'enfant, l'olTicier l'embrassa plusieurs fois :
<i Non, non, lui dit-il en le posant à terre; mais
je ne pouvais vous permettre l'expérience que
vous vouliez tenter. Pour vous prouver que je
ne vous en veux pas et pour satisfaire votre ar-
deur belUqueuse, je vous offre un beau sabre de
pain d'épices : l'acceptez-vous ? Peut-être un
jour vous en donnerai-je un d'une autre espèce ;
mais c'est à la condition que vous ne pleurerez
plus, parce que vous me feriez du chaSrin, à moi
aussi.
— Ah ! je veux bien, s'écria le petit bonhomme
en sautant de joie et en battant des mais; mais
c'est qu'il n'y a pas de marchande de pain d'épices
sur cette vilaine place, ajouta-t-il en essuyant ses
yeux.
— Nous en trouverons à quelques pas d'ici,
dans le Jardin des Capucines, si vous voulez me
faire l'amitié d'y venir avec moi.... Cependant,
interrompit-il après un moment de réilexion, ne
craignez-vous pas qu'on ne soit inquiet de voire
absence?... Au surplus, je vous ramènerai à cet
endroit.
— Bah ! on me laisse aller seul sur la terrasse
des Feuillans ; cependant, pour ne pas faire gron-
der Job par maman, il faut le prévenir que je vais
avec vous et que nous ne serons pas long-temps
absens.
53 —
— C'est plus convenable.
— Job ! cria l'enfunt, en faisant un signe au
jorkcy qui Ha\i resté en sentinelle sur le balcon
de l'hôtel, je vais au jardin des Capucines avec le
commandant acheter un beau sabre ; si maman
me demande, tu lui diras que je reviendrai
bientôt. »
Le jockey s'était empressé d'accourir vers son
jeune maître en voyant l'oHicicr disposé à l'emme-
ner; mais le petit bonhomme ayant deviné les
scrupules de Job, reprit d'un ton d'humeur et en
frappant du pied avec pétulance :
K Puisque je te dis que je vais revenir tout de
suiic!"Et se rapprochant encore davantage du
commandant, qui le tenait par la main, il ajouta
avec une sorte d'orgueil et de fierté dans le re-
gard :<iJe le savais bien, moi, que le citoyen était
dans l'artillerie! mais tu ne veux jamais me
croire.»
Le militaire et son jeune compagnon curent
bientôt rencontré ce qu'ils cherchaient. Ce fut
l'enfant qui lui montra du doigt une vieille femme
assise devant una petite boutique de gàieaux. Lui-
nièmii choisit un sabre de pain d'épices, le pins
baau qu'il put trouver, après les avoir tous exa-
minés et comparés les uns aux autres.
«Combien? de.iianda le commandant à la mar-
chande en fouillant dans la poche de côté de son
uniforme.
— Ceux-là, deux sous, citoyen; les autres ne
coûtent qu'un sou la pièce. »
Le commandant présenta à la marchande un
assignat de cinq livres. C'étuii pour le moment sa
seule fortune.
«Tenez, rendez-moi!» lui dit-il.
A cette vue la vieille femme fit un peu la gri-
mace.
« Hélas ! mon cher citoyen, dit-elle d'un ton
piteux, cet assignai ne vaut plus, au jour d'aujour-
d'hui, que quinze sous de bon argent.
— Je lesa's, reprit sèchement le militaire.
— J'aimerais mieu\, si cela vous était égal, que
vous ne me donnassiez qu'un sou en numéraire,
car je n'aurais pas as'-ez pour vous rendre.
— Je n'ai point de numéraire sur moi», répli-
qua le com.nandant avec un léger sourire de
honte. « Mais gai'dez tout.
— Ah ! Jésus, bon Dieu ! Pour qui me prenez-
vous?....» fit la bonne femme en reculant d'un
pas. «J'aime mieux vous faire crédit; vous m'avez
l'air d'un ci-devant. La patrie n'est pus en dan-
ger, comme la semaine ))assée ; vous me devrez
deux sous en numéraire", ajouta t-cllc on ap-
puyant sur le mot.
Le militaire se trouvait dans un effroyable em-
barras, lorsqu'au mémo instant il se sentit lou-
cher doucement l'épaule. Croyant que c'était le
petit bonhomme, il ne tourna pas même la tète;
mais celui-ci une fois possesseur du sabre de
pain d'épices, avait prolilé du débat (|ui s'était
élevé pour traverser le jardin ;i toutes jambes et
rejoindre Job, qui commençait à se repentir de
ne l'avoir pas suivi.
«Ace que je vois, le commandant Uonaparle
aime le pain d'épices et en l'ait provision!... «dit
le nouveau venu d'une voiv grave et sonore.
— Ah ! c'est vous, Talma... parbleu, mon cher,
vous arrivez bien à propos ! Donnez pour moi,
je vous prie, deux sous i» tctto bouiie femme qui
n'a pas grande confiance, à ce que je crois, dans
la monnaie de la république. »
L'artiste tira de sa poche une pièce de douze
sous et, cette fois, la marchande se trouva assez
riche pour rendre les dix sous qui revenaient sur
la pièce.
«Je vous ai attendu plus d'une heure sur la
place Vendôme, mon cher Talma, dit ensuite
.Napoléon d'un ton de reproche amical, car nous
supposons qu'on a deviné que c'était lui. Je serais
parti depuis long-temps si un charmant petit gar-
çon... Eh! mais... par où est-il donc passé l'es-
piègle ? Ct-il en jetant autour de lui des regards
inquiets.
— Ne vous en tourmentez pas, je l'ai vu se di-
riger en courant et en agitant un sabre de pain
d'épices qu'il tenait à la main vers l'hôtel que ses
parens occupent sur la place Vendôme. Je le con
nais... Mais, pardonnez-moi, mon cher Bonaparte,
si je vous ai fait attendre si long-temps, interrom-
pit Talma en lui serrant une main dans les sien-
nes, je ne fais que sortir de la répétition.
— Le Théâtre de la Ilépubli(|ue va-t-il donc
enfin nous donner quelque chose de nouveau et
de bon ?
— De nouveau, pas précisément; de bon,
je l'espère pour mes camarades : c'est le Charles IX
de Chénier, et cette fois j'ai recréé le rôle....
— Que vous êtes heureux, Talma! interrompit
à son tour Napoléon avec un mélange de satisfac-
tion et d'amertume. Vous avez obtenu les suffrages
du peuple; vous jouissez chaque jour d'un triom-
phe nouveau, votre art est le premier de tous ;
être applaudi chaque soir par une foule enthou-
siaste!... ah! Talma! votre position, comme
artiste, est bien supérieure à toutes les positions
possibles!... Il me faudrait des victoires à moi,
pour conquérir le quart de la popularité que
vous possédez déjà, et, pour les obtenir, ces vic-
toires, il faut des soldats, des canons, de l'ar-
gent....
— Et vous aurez tout cela un jour, snycz-en
sûr, mon cher; votre mérite sera reconnu, appi'é-
cié, mis en lumière et récompensé plus que vous
ne crojez peut-être. C'est moi qui vous le dis.»
Et prenant tout à coup une po.sc théâtrale,
Talma, avec un geste plein de dignité, toucha lé-
gèrement le bras de Napoléon en ajoutant :
Cet oracle est plus sûr ([ue celui de Calchas !
— Bravo! Talma! vous dites toujours ce vers
d'une manière admirable.
— Mon cher commandant, vous me Hattez tou-
jours, vous !.. mais ce n'est pas de cela qu'il
s'agit à l'heure qu'il est. Nous devions aller dîner
ensemble iiii.v Fiires Provciirtiii.v; une invita-
tion du général d'Avranges d'HaugcrauvilIc que
j'ai trouvée chez moi, hier au soir en rentrant, ne
me permet pas de dîner aujourd'hui ailleurs que
chez lui. Je suis alié le voir ce matin jiour lâcher
de lui faire agréer mes excuses ; impossible : on
veut absolument que je me trouve à ce dîner où
Chenicr sera et où seront aussi les frères de
madame d'Avranges, César, Léopoldct Alevandre
Berihier, dont vous avez sans doute entendu par-
ler ; puis Barras, Perregauv et d'autres encore....
Bien plus, j'ai promis au général de vous amener
avec moi ; or, il n'y a pas moyen de s'en dédire.
— Mais je ne puis aller dîner dans une maison
où je n'ai j>as encore été présenié.
— Vous n'avez pas besoin d'être présenté puis-
que vous êtes attendu. Madame d'Avranges, qui a
des enfans charmans, ses frères, ses sœurs, qui
sont fort aimables, toute sa famille, en un mot,
brûlent du désir de vous voir.
— Mais, encore un coup, je ne puis y aller vêtu
de la sorte! dit Napoléon avec un geste d'impa-
tience et jetant un regard soucieux sur son habit,
dont la vétusté attestait suffisamment l'ancienneté
de service. On me prendra pour un émigré, ou
tout au moins pour un aristocrate, ajouta-t-il eu
souriant à demi.
— Mon cher, l'uniforme d'un officier supérieur
d'artillerie peut toujours aller de pair avec
les cli-nquans et les panaches de nos sommités
républicaines. D'ailleurs, je ne suis pas fâché que
vous fassiez connaissance avec tout ce monde-là.
— Eh , bien, soit!» fit Napoléon , et tâchant
d'imiter le geste et la voix du tragédien, il ajouta :
«Ami, jem'abandonne audestin qui m'entraîne.
Seulement, reprit-il , vous m'excu'crez auprès
de ces dames. »
Talma fit un s'gne afiirmatif et conduisit le
commandant vers l'un des plus beaux hôtels de la
place Vendôme. Ils entrèrent, et la pr.mière per-
sonne que Napoléon aperçut , quand sou ami
l'introduisit dans un somptueux salon déjà rempli
de monde, fut le petit girçon au sabre de pain
d'épices. En le voyant, l'enfant s'élança de des.^us
les genoux de son oncle, Alexandre litithier, et
vint se jeter dans ses bras, en s'écriani :
'Ah! mamm ! c'est mon bon ami de lout-à-
l'heure.i Puis, s'adrcssanl à Napoléon : « N'est-ce
pas, citoyen, que vous m'avez promis, lorsque je
serai grand, de me changer ce sabre contre un
beau sabre de vnu qui coupera bien ?
— Certainement, monjcunc ami, olui ditNapo-
léon en l'embrassant tendrement.
I.e général d'Avranges était allé au-Jevant de
lui et l'avait présenté à sa femme. Cette dame,
après lui avoir adressé un compliment avec uac
gi âce parfaite, dit à son Bis :
«Oui, mon ange, cunserve-le bien, afin qu'un
jour le commandant Bonaparte n'ait pas plus à se
repentir de t'avoir donné ce sabre de pain d'é-
pices qu'un sabre de coloneL »
C'est de ce jour que date la fameuse amitié qui
oista pendant di\-huit ans entre Napoléon, le
jeune d'Avranges et Alexandre Berihier. Peut-
être même, il sans que le major-général de l'ar-
mée s'en fùl jamais douté, le souvenir de ce sabre
de pain d'épices contribua-t-il à placer dans ses
mains l'épée de vice-connétable, qu'au reste il
élait si digne de porter.
Quant à TiUma, tout le monde sait avec quelle
bienveillance et quelle générosité l'empereur le
traita toujours. Plus d'une foi.<, en payaul ses
dettes, Napoléon acquitta celle que le commandant
d'artillerie avait contractée jadis envers le grand
acteur à l'égard de la pauvre marchande de paiu
d'épices du jardin des Capucines.
Mainienaul reportons-nous à dix-neuf ans plus
tard, c'cst-à-dirc au commencement do lannéf
isi.r
In dimanche du mois de mars 1S15. six se-
maines environ avaut le départ de l'euipiTiur
pour ceite mjlhcurcu>e camp.ync de Save iiai
devait »c terminer par le granJ d<^«a»trc de L«ip<
— 54 —
lii k. Napoléon passait en revue dans la cour des
Tuileries les troupes qui devaient le lendemain
même rejoindre la grande armée; et, malgré
rcii;lioiisiasme que sa présence faisait toujours
éclater parmi les troupes, pour l'augmenter encore
et stimuler davantage les sentimens de patriotisme
dont elles paraissaient animées, l'empereur se lit
amener le roi de Rome, et le prenant dans ses
bras, parcourut les lignes des régimens en mon-
trant son fds aux soldats. Ce fut alors comme un
délire qui se manifesta par des vivats et des pro-
testations dont la sincérité ne pouvait être sus-
pectée, car il était facile de voir que ces cris par-
taient du cœur. Napoléon en fut profondément
ému, et rentra au palais dans une disposition d'es-
prit dont plus d'un courtisan sut habilement pro-
fiter.
En traversant la grande galerie, encombrée ces
jnurs-là de personnages de toutes sortes dans la
hiérarchie civile et militaire, il caressait son fds,
le couvrait de baisers et faisait remarquer à ccuv
qui l'entouraient l'intelligence précoce de cet
enfant.
1 11 n'a pas eu peur du tout», dit-il avec bon-
homie à quelques officiers-généraux devant les-
quels il s'était arrêté. <■ Il semblait deviner que
tous les braves que je lui ai fait voir étaient de
la connaissance de son papa.»
Puis il parla à ceux qui s'approchaient de lui
pour quêter un regard ou une parole, tout en
pinçant doucement le bout du nez de l'enfaut,
qu'il tenait toujours dans ses bras, ou en lui tirant
les mèches de cheveux blonds qui s'échappaient
de son petit béguin de velours vert parsemé d'é-
toiles d'or.
Apercevant son premier architecte confondu
dans un groupe de membres de l'Institut, il fit
quelques pas de ce côté :
<' Kh bien ! monsieur Fontaine», lui demanda-
t-il avec gaîté, « songez-vous à notre palais du roi
de nome ? Avance-t-il ?»
L'architecte s'inclina respectueusement en signe
d'affirmative.
!■ Mon Ois l'habitera un jour, » ajouta-t-il.
Et ses regards s'étant fixés sur l'enfant avec
tout l'orgueil de la tendresse paternelle, il l'em-
brassa une dernière fois avec effusion et le remit
aux mains de sa gouvernante. Mais en le voyant
parcourir cette longue galerie d'un pas encore
mal assuré, son front devint toutàcoup soucieux,
et lorsque l'huissier eut refermé les deux battans
sur le jeune prince. Napoléon dit à demi-voix,
après un soupir :
<' Oui !... nous te bâtissons un beau palais !...
Et s'ils nous accablent, cette fois, tu n'auras peut-
être pas de chaumière.»
Ces paroles de l'empereur sont d'autant plus
remarquables qu'elles semblaient être prophéti-
ques. Cependant son visage reprit bientôt toute sa
sérénité, et il commença de faire ce qu'il appelait
sa tournée.
On sait qu'après les grandes parades, les offi-
ciers-généraux et les colonels des régimens qui
avaient passé sous les yeux de l'empereur se réu-
nissaient dans cette galerie, et que là Napoléon
distribuait lui-même la part d'éloge ou de blâme
aux chefs de corps dont les troupes avaient bien
ou mal manœuvré. Cette fois il n'eut que des
paroles flatteuses à adresser à chacun d'etu. A
celui-ci il dit : nje vous fais compliments ur le
choix des hommes dont vous avez formé vos com-
pagnies délite.» A un autre :«Vos officiers et moi
nous nous sommes vus sur plus d'un champ de
bataille. » A un quatrième : « Vos chevaux semblent
avoir la même ardeur que leurs cavaliers ; c'est
d'un heureux augure. » Puis avisant tout à coup
à l'extrémité de la galerie, un jeune colonel de
cuirassiers, il se dirige vivement de ce côté, et
s'arrête en face de lui. Sa physionomie semble
rayonner de joie.
"Bonjour, M. d'Avranges, lui dit-i! avec un
accent qui dut faire battre le cœur du jeune colo-
nel ; je suis bien aise de vous voir ici avant votre
départ. Comment se porte madame voire mère?»
Napoléon avait tenu la promesse qu'il avait faite
au jeune d'Avranges dix-neuf ans auparavant. Dès
l'âge de 17 ans, ce jeune homme était sorti du
Prytanée français pour rentrer dans une école
mihtaire où il était resté deux ans ; et avec l'épau-
lette de lieutenant il avait fait dans un régiment
de cavalerie les campagnes de Prusse et de Polo-
gne. A Wagram, où il s'était particulièrement
distingué, d'Avranges avait été décoré et nommé
capitaine sur le champ de bataille. Avant l'expé-
dition de Russie, il était déjà chef d'escadron; au
retour de cette désastreuse campagne, l'empereur
l'avait nommé colonel et de plus officier de la
Légion-d'Honneur. Il avait à peine 28 ans; mais
il est juste dédire que malgré les services écla-
tans du jeune d'Avranges, le souvenir que Napo-
léon en avait conservé, Joint à sa parenté avec
le prince de Neuchâtel, avait peut-être un peu
contribué à ce rapide avancement, qui n'était
pas sans exemple à cette époque.
A la question de l'empereur, le jeune d'Avran-
ges, baissant modestement les yeux, répondit :
«Sire, ma mère est bien âgée; cependant sa
santé est assez bonne pour lui permettre d'aller
chaque jour adresser au ciel des vœux sincères
pour le bonheur de votre majesté et la glbire de
ses armes.
—Je sais que madame d'Avranges est très
pieuse; je sais aussi qu'elle donne journellement
à sa famille l'exemple des vertus et de l'obéissance
qu'on doit au souverain qui se sacrifie pour le
bonheur de tous... A propos, colonel, interrom-
pit Napoléon d'un ton moins solennel et en chan-
geant de manières et d'inflexion de voix, vous
rappelez-vousencore notre première entrevue sur
la place Vendôme? Il y a long-temps de cela !
—Ah ! sire, le souvenir m'en est toujours pré-
sent à la mémoire.
— C'est comme à moi ; je n'étais alors que
simple commandant d'artillerie, ajouta-t-il en
hochant la tête ; tandis que vous aujourd'hui vous
êtes colonel; vous commandez, moi j'obéissais ;
et cependant je n'étais guère moins âgé è cette
époque que vous ne l'êtes à présent.
— Oui, sire, répliqua d'Avranges en souriant ;
mais depuis, votre majesté a bien su rattraper le
temps perdu. »
Cette réponse fit à son tour sourire l'empereur,
qui reprit aussitôt ;
(i Ma foi, mon cher, j'espère que vous n'avez
pas à vous plaindre non plus. Il est vrai que les
temps sont bien changés ; mais on regrette tou-
jours celui de sa jeunesse, celui où on croquait
les sabres de pain d'épices, n'est-ce pas ? avait-il |
ajouté avec un coup d'œil significatif. Vous rap-
pelez-vous celui que je vous donnai pour faire la
paix, car nous nous étions un peu brouillés ?
— Ah ! sire je ne le croquai pas,]e le conser-
vai religieusement, je l'ai encore.»
Et comme en disant ces mots le colonel était
vivement ému :
« Bah ! vraiment, dit l'empereur d'un ton de
surprise et de ravissement tout à la fois, au moins
n'est-ce pas de ce sabre-là que vous vous êtes si bien
servi à la tête de votre escadron, à la Moscowa?
— C'est vrai, sire, et cependant je l'ai emporté
avec moi dans toutes mes campagnes.
— Eh bien! colonel, si vous l'emportez encore,
dit l'empereur avec un gracieux sourire, je sou-
haite bien sincèrement que vous le rapportiez de
même au retour de celle-ci.
— J'ai fait le serment à ma mère de ne le quit-
ter qu'avec la vie, reprit d'Avranges avec feu, et
croyez-le, sire je tiendrai ma promesse. »
A ces paroles prononcées avec efl"usion, Napo-
léon regarda fixement M. d'Avranges, puis lui
faisant de la main un petit salut, il passa outre en
lui disant encore de cette voix qui allait au cœur :
«Adieu donc, colonel; bientôt, je l'espère,
nous nous reverrons.»
On sait le reste.
Emile Marco de Saiist-Hilaibe.
(Le Siècle).
MADAME DE MARGILLY.
— Tout ce que vous voudrez, madame; mais,
quant à moi, je ne saurais voir en quoi le cour-
roux de M. de Morange est si déplacé.
— Vous n'y pensez pas, ma chère 1 Battre l'abbé
était déjà d'assez mauvais goût ; mais enfermer sa
femme ! à Paris ! en l'an de grâce 1785 1 Allons
donc I cela n'est plus de mise : M. de Horange
est un brutal , et voilà tout.
M. le marquis de Morange avait interrompu sa
femme au milieu d'une conversation très intéres-
sante avec un jeune abbé; il avait soufileté l'abbé
et envoyé madame la marquise aux Ursulines. Ce
petit événement était depuis trois jours le sujet
de toutes les conversations, et selon l'usage d'a-
lors, on plaignait tout bas la femma , et l'on se
moquait tout haut du mari.
Contredire l'opinion reçue est en tout temps
un acte de courage : à cette époque , et dans ce
qu'on appelait alors le monde, c'était héroïque.
M"* de Marcilly avait eu pourtant cette témérité;
elle avait osé prendre devant quinze personnes le
parti de M. de Morange, et venait de recommen-
cer la discussion avec la vieille baronne de
Luxeuil , qui la remenait chez elle, dans son vis-
à-vis.
— J'en conviens, ma petite, disait madame de
Luxeuil, vous avez admirablement prêché ce soir,
et de façon à donner une aussi haute idée de vo-
tre vertu que de votre éloquence ; mais n'est-ii
pas un peu hardi de se mettre ainsi en avant ?
Est-on bien sûr de n'avoir Jamais besoin de l'in-
dulgence du public pour son propre compte?
Qui peut dire que le diable ne le tenterajamais 1...
à moins d'avoir fait d'avance un. pacte aveclui?
i
— 55 —
I
Et vous même, quels que soient les agrémens de
M. de Marcilly...
— M. de Marcilly, madame, est un honnête
homme qu'on doit respecter !...
— Et qui vous plaira toujours? Tant mieux pour
vous, ma toute belle! mais tout le monde n'est
pas aussi bien partagé. Toutes les âmes ne sont
pas non plus également stoïques, et je sais de
pauvres femmes à qui il ne prolite guère de se
dire tous les matins : C'est celui-ci que je dois
aimer, et non celui-là.... Souhaitez-vous que
je lève la glace, mon ange ?
Cela signiliait: Auriez-vous froid? et auriez-
vous froid devait se traduire par cette autre
phrase : I\'e laissez donc pas ainsi trembler
vos genoux !
Si la scène que nous racontons avait eu pour
théâtre un salon bien éclairé , et non l'intérieur
d'une voiture, madame de Marcilly aurait eu bien
plus de peine encore à dissimuler son émotion ,
car son visage , habituellement pâle , avait deux
fois changé de couleur, et le battement tumul-
tueux de son cœur la contraignit pendant quelques
momens à g.irder le silence.
— Vous m'avez mal comprise, dit-elle enfin.
Nos alleciions ne dépendent pas de nous , je le
sais de reste. On aime qui l'on peut, madame ,
mais on trompe qui l'on veut ; et voilà justement
ce que je re|iroche à madame de Morange. Elle
n'a pas été seulement inconstante , elle a été hy-
pocrite et perfide. Si M. de Morange s'était plaint
de n'être point aimé, il eût été fort ridicule ; c'é-
tait à lui de savoir pi ire ; mais il s'est plaint
d'avoir été dupe, et en cela, madame, il était dans
son droit.
— C'est-à-dire , s'écria la baronne , qu'une
femme, à votre avis , doit commencer par préve-
nir...
— A mon avis, madame, une femme doit agir
de telle sorte que le père de ses enfans ne soit
jamais incertain.
Tout lerteur assez complaisant ou assez désœu-
vré pour aller jusqu'à la fin de ce récit, a le droit
de savoir pourquoi madame de Marcilly s'était si
vivement récriée, quand il avait été que.-tion des
ag7X7nenf de son époui. M. de Marcilly n'avait pas
encore tout à faiisulxanteans. Il n'a\ait pas non plus
tout à fait quatre pieds huit pouces de haut. Mais
l'échelle de proportion admise , les dillérentes
parties dont se composait sa petite personne
étaient entre elles dans un rapport assez agréable,
et autrefois, sous le règne de madame de Pompa-
dour, quelques femmes de goût s'étaient aperçues
qu'il avait un fort joli pied au bout de sa petite
Jambe , et une main délicate, blanche et potelée
au bout de son petit bras. Etait-ce la conscience
de ces avantages qui lui avait inspiré l'audace d'é-
pouser à cinquante-quatre ans une jeune fille qui
n'en avait pas dix-sept ? Des méchans l'avaient
assuré ; des sots l'avaient seuls pu croire ; mais
il y a bien des sots dans ce monde , et le mariage
de M. de Marcilly avait généralement donné lieu
aux interprétations les plus ridicules.
Madame de Marcilly n'avait pu longtemps par-
tager l'erreur commune. Mariée non seulement
contre son gré, mais en dépit de sa résistance,
de ses supplications, de ses larmes , et par un do
ces abus de la puissance paternelle si Iréquens
alors et si rares aujourd'hui, l'événement avait
bientôt démenti ses craintes, et la conduite de
M, de Marcilly avait été si réservée , si délicate ,
si pleine de convenance, de tact et de goût, qu'elle
lui avait peu à peu pardonné son âge, et avait fini
par trouver son nouvel état supportable , sinon
délicieux. Puis, après quelques mois passés dans
le monde , elle s'était expliqué l'empressement
avec lequel son père, vieux et pauvre, avait saisi
cette occasion inespérée d'assurer à sa fille un
avenir honorable , elle avait compris que si M. de
Marcilly s'éiait ainsi dévoué à toutes les chances
d'une union disproportionnée, c'est qu'il n avait
guère que ce moyen d'obliger uu ami dans l'in-
foriune et d'être mile à une jeune fille qui l'inté-
ressait, sans offenser la fierté de l'un et la répu-
tation de l'autre. A mesure enfin que les circon-
stances lui avaient révélé les qualités éminentes
de M. de Marcilly, son esprit élevé, son âme no-
ble et généreuse, son angélique bonté, elle lui
avait rendu pleine et entière justice, et avait pour
lui une reconnaissance vive et profonde, une con-
fiance et un dévouement sans bornes, un respect
qui allait jusqu'à la vénération. Malheureusement
tout cela n'est pas de l'amour.
Voilà pourquoi elle s'était trouvées! faible con-
tre les <itia(iuesde madame de Luxeuil.Depuislong-
temps elle avait inspiré à M. de Nyon une passion
profonde. Ce n'était pas le premier dont les vœux
se fussent adressés à elle, mais les autres avaient
d'abord exprimé leurs intentions, ou du moins
laissé entrevoir leurs espérances, et elle les avait
éloignés. M. de Nyon, tendre , discret , timide ,
avait au contraire pris autant de peine pour ca-
cher les sentimens qu'il éprouvait que ses prédé-
cesseurs pour manifester ceux que peut-être ils
n'éprouvaient pas ; et l'amour , maladie conta-
gieuse, s'était peu à peu communiqué de l'un à
l'autre . probablement à l'insu de tous les deux.
Lorsqu'enfin madame de Marcilly put lire dans
son cœur, il était déjà trop tard et elle n'avait
plus assez de force pour prendre une résolution
décisive. Cependant elle résistait encore, elle se
défendait de son mieux, mais en reculant, en
s'affaiblissant par degrés, et déjà elle sentait va-
guement que le jour de sa défaite viendrait tôt
ou tard.
Il vint en effet. Mais, semblable au géant de la
fable, sa chute lui rendit ses forces ; elle se releva
avec toute l'énergie de son caractère, toute la
puissance de sa volonté.
— C'en est fait, dit elle à M. de Nyon. Je suis
à vous, c'est assez dire que je ne pcu.\ plus être à
un autre. Je n'ai jamais trompé personne et je
ne commencerai pas pir l'homme du monde que
j'estime, que je respecte le plus.
— Adrienne...
— Il saura tout, vous dis-je ! Indigne désormais
de vivre sous son toit , dans une heure je l'aurai
quitté pour toujours.
— Que voulez-vous faire, 6 ciel !
— Mon devoir.
— Mais, où irez-vous ?
— Ma tante, abbesse à Panthemont, ne m'y re-
fusera point un ;\sile. Dans trois jours... trois
jours, entendez-vous?... Venez me demander au
parloir. Si je n'y suis plus, ne me cherchez pas.
Si vous m'y trouvez... Vous me direz alors si j'ai
eu tort ou raison de vous livrer ma destinée ; si
l e dois vivre ou mourir !
M. de Nyon voulut répliquer mais un coup
d'œil de son étrange amante arrêta les paroles
dans sa bouche, et fut le signal de son départ. II
s'éloignait à pas lents , et touchait déjà la porte ,
quand elle se leva tout à coup, arriva d'un seul
bond jusqu'à lui, et l'entourant de ses bras trem-
blans : « Tu ne m'as point trompée , nest-ce
pas ? Tu m'aimes! Oui! oui! j'ai cru et je
croirôi toujours en toi!... Adieu! Je t'attends
dans trois jours. )
Une heure après elle était à Panthemont
M. de Marcilly rentra dins la soirée, et son va-
let-de-chambre lui remit le billet suivant, à demi
effacé par des larmes :
« Je suis coupable envers vous : vous ne me
» reverrez de ma vie. Si vous croyez devoir me
«punir, on me trouvera chez ma tante : pendant
"trois jours j'y attendrai vos ordres. Si le plaisir
»de la vengeance est trop bas pour vous, oubliez
«pour jamais celle qui ne vous oubliera point.
»De loin comme de près mon vœu le plus ardent
«sera pour votre bonheur... Hélas! mon regret
«le plus amer est de n'y avoir pu contribuer ! »
Tant de gens ont pu se trouver dans une situa-
lion analogue à celle de M. de MarcUly , qu'il se-
rait, je crois, superflu de décrire en détail tous
les sentimens qui l'agitèrent. 11 était très attaché
à sa femme, et ce fut sans doute un coup affreux
pour lui que de perdre en un moment le bonheur
dont il avait joui pendant six années ; mais son
aOection n'était point égoïste, et son âme était au
dessus des petitesses de la vanité. Il avait aimé
autrefois, et s'en souvenait encore; et, comme l'a
dit une femme illustre , comprendre, c'est par-
donner. Assez éclairé d'ailleurs pour qu'aucun
préjugé ne vint mettre des bornes à sa générosité
naturelle, son caractère sortit bientôt vainqueur
de la lutte, et s'éleva beaucoup plus haut que sa
position. Le troisième jour au matin, Adrienne
reçut sa réponse ; la voici ;
(( A votre place, Adrienne, tout autre eût es-
«sayé de me tromper, et telle était en vous ma
nconûance, que vousy auriez probablement réussi.
«Vous avez dédaigné de le faire... Hélas! mon
«malheur serait moins cruel peut-être, si en vous
«perdant je pouvais cesser de vous estimer. Me
«venger ! vous punir ! et de quoi? D'avoir donné
» votre amour à qui l'a su mériter ? Je sais trop
«qu'à mon âge il ne m'était plus permis d'y pré-
» tendre. Vivez donc heureuse avec l'homme que
«vous avez choisi , et si vous quittez ce pays,
«comme je le pense et vous le conseille, prenez
«son nom ; je n'y mettrai point obstacle. Mais je
«n'entends pas que vous soyez jamais à sa merci,
«et vous recevrez demain le premier quartier
«d'une pension de quinze mille livres, laquelle
>vous sera toujours régulièrement payée. C'est le
«tiers de mon revenu : je ferais mieux, sans les
«obligations que m'impose mon état dans le monde.
«Adieu donc , Adrienne; puisqu'il le faut, adieu
«pour toujours... à moins que vous n'ayez besoin
«quelque jour d'un consolateur, d'un appui. Je
»me croirais offensé cruellement si, dans ce cas,
«vous vous adressiez à un autre. •
M. de Nyon trouva Adrienne baignée de lar-
mes , et celte lettre à la main. — Tenez . lui dit-
elle, et vo>cz ce que je \ous ai sacrifié.
11 lut, il admira; il pleura lui-même. — Vous le
regretterez, Adrienne?
^— 56 —
— Cela (Ic^pendra de \oiis... Puis , se repio-
naiit aussitôt : Nun ! non ! jamais , n'est-ce pas '.'
.M. (te .Nvon fil le scr.iicnl, ot il tint parole. Re-
tirés dans iMie habiiatidn (Ulicieiiî-e à (jneliiiies
lieues (le Fl;)rence, ils jouirent durant sept an-
nées d'un bonheur qui eût été sans mélange si
Adrienne avait pu oublier M. de Marcilly. Cepen-
dant la position de te dernier s'élait giandi nie;il
niodiliée. Il n'était ies;é étranger à au'dn des
graves éVL'nenieiis qui avaient Iransloiniéla Franee.
iMeniljre du parlement, et l'un des pUis éela;res
de sa compagnie, il fut comme Duval d'Esprémé
nil, mais avce ries vues ))lus cii-vecs , rMisligateui
des manifestations (jui aiiirèrent à ce grand eorp
la disgiâcede la cour, liepvésent^inl delanobless'
aux éiats-généraux, il fut d'avis de la réunion des
trois ordres, et , l'un des premiers, il en donna
l'exemple. Puis il vota surcessivcmeni tnules les
grandes mesures qui assurèrent à la nation la ii
luMté politi([i:e et l'égal té devant la loi. Mais,
plus que peisonne, il lionorait les v- rtus privées
du monarque, et déplorait le i'alal aveuglement
qui lui avali fait une position si périlleuse ; cl
lors(|u'enlin les courtisans de la royauté cureu!
disparu , le roi uiallieuieuv et presipie eapiii
trouva tout à coup en lui ui défenseur intj'épide.
11 lut un des a^ens de la fuite à Varcnnes : il mit
son num sur la liste des otages de Louis XVI, i
protesta éiieigi(iuenient confie l'altentat du 20
juin. Api es le 10 août il lut enlernié à l'AbJiaye.
Adrienne.qui voy.iit de loin se foraur l'oi'age,
éiail à Genève depuis (|uciques semaines. El e
apprit rarrestaiion de son mari le 2i aofit : elli
arriva à Paris le 28. Elle avait exi^'é que M. de
Nyon demeurât à Genève, jugeant avec raison
qu'une femme qui vojagerait seule passerait pai-
tout plus librement. Elle était parente d'Hérault
de Sechclles, et courut aussitôt cbez lui. — An-
noncez madame de llarcilly, dit-elle au valet d'an-
ticliauibre. C'était la première fois depuis sept ans
qu'elle se faisait appeler de ce nom.
— Vous, ma cousine ! bon Dieu ! est-ce donc
une résurrection ?
— Trêve de plaisanteries, mon cousin; ce n'en
est pas le cas. U. de Marcilly est arrêté : il me
faut un permis pour entrer à l'Abbaye,
— Cela ne sera pas très facile peut-être; mais
j'essaierai : je verrai Danton. Revenez dans trois
jours.
L'invasion subite des Prussiens avait exaspéré
les passions populaires et donnait crédit aux
bruits les plus extravagans. On parlait vaguement
d'intrigues secrètes à déjouer, de complots à pré-
venir : tout se préparait entin pour la catastrophe
du 2 septembre. Madame de Marcilly comprit la
nature du danger qui menaçait sou mari, et aus-
sitôt sa résolution fat prise. Au jour indiqué elle
se rendit chez Hérault de .Sechclles.
— Voici ce que vousm'avcz demandé, lui dit-il;
mais cela ne vous servira qu'une fois, et je ne
vous dissimule pas qu'après cette démarche vous
serez vous-même horriblement compromise. Il y a
aussi des femmes à l'Abbaye ! Vous en sortirez
cependant; mais je vous conseille de quitter
aussitôt Paris et même la France. Pourquoi ne
rclournereiz-vous point à Genève ?
— Je ne demande pas mieux.
— Eh bien ! voiti un passeport qui vous y con-
duirasûremeut; vous passerez sur la route pour un
es))ioii des all'aires étrangères.... Mais que vous
importe, pourvu que vous arriviez ? Adieu donc,
cousine, et puissé-je vous revoir dans un moment
plus calme!
Adricnne avait un domestique intelligent et
lidèle ; elle lui donna ses ordres, prit rapidement
toutes ses mesures, ei se rendit ii l'Ab'jaye. Dire
ce qui se passa d.ins l'àine de M. de Marcilly lors-
(|u'il la reconnut, serait une tâche au dessus de
nos forces; cil l'arrêta bientôt dans l'expression
de sa reconnaissance.
— Nous nous reverrons plus lard ; mais il faut
que sur-le-cbainp vous soitiez d'ici. Demain peut-
être vous n'y seriez p'us en siuelé. Moi, c'est
ililléreni ;je ne suis qu'une femme; et d'ailleurs
Héraidt de Sechclles doit venir me réclamer :
c'est convenu. Nous allons donc changer de vcle-
men-;. Vous n'êtrs pas plus grand que moi, vous
portez comme moi de la poudre, cl, grâce à la
finesse de vos ti ails, quand vous aurez mon bon-
net sur la tête, vous aurez tout l'air d'une femme.
C'est ce qu'il vous faut. Mon domestique attend à
la porie. Quand vous serez so;ti, vous direz :
R.'yuionrI ! Il vous donnera son bras, et vous vous
laisserez conduire. 11 y a chez moi une voiture de
poste tout attelée tjui vous mènera droit à Genève.
Tout cela s'exécuta, et le surlendemain, lors-
qu'Adrienne, en culottes de salin noir et en robe
de chambre, comparut devant le terrible tribunal
ipi'avaii improvisé l'éineuie, personne ne se dou-
tait cniore de la substitution.
— Ton nom, lui dit le président Maillard.
— Théodore Gabriel, comte de Marcilly.
— Drôle de voix, pour un comte!.... observa
Maillard. F.t qui t'a appris à te présenter devant
un tribunal le chapeau sur la tête ?...
Un des hommes qui l'avaient amenée fit sauter
le chapeau d'un coup de la pointe de son sabre,
et les longs cheveux de madame de Marcilly se
répandirent sur ses épaules.
— J'ai fait échipper mon mari, et j'ai pris sa
place, dit elle avec la plus grande simplicité. Pri-
sonnier pour prisonnier, que vous faut-il de plus?
— Pas mal joué, ma foi ! pas mal joué, dit Mail-
lard. Qu'en pensez-vousj citoyens ?
Une acclamation unanime témoigna del'admira-
tion générale, tant le courage et le dévoûment
commandent impérieusement la sympathie.
— Citoyenne, ajouta gravement Maillard, le
peuple fiançais n'.n veut point aux femmes. Tu
as sauvé ton mari : une aussi bonne épouse ne
peut être qu'une bonne Française : acquittée !
— Vive la république ! cria la foule ; et madame
de Marcilly fut conduite hors de la prison au
bruit des acclamations.
Elle courut à Genève ; mais la fatigue et des
émotions trop violentes avaient épuisé les forces
du vieilKird, et elle n'arriva près de lui que pour
lui fermer les yeux.
Gustave Héquet.
(Courrier français.)
LE SirVGE DE BIARD.
Au coin de la place Vendôme , noble encadre-
ment du plus grand monument de l'empire, —
de la Colonne — s'élève une maison surmontée
du n° 8. C'est un de ces vastes hôtels qui sentent
leur Louis XIV et dans l'ensemble duquel on
trouve de la noblessedès que l'on y met le pied.
En effet, une large cour permet aux voitures de
manœuvrer avec facilité ; un balcon de fer sert
de rampe à l'escalier tout en pierre de liais et
dont chaque marche reçoit à l'aise quatre per-
sonnes à la fois ; enfin, les appartenions, élevés
comme dans les palais royaux ne ressemblent
pas aux petites boîtes de pierre ou de plâtre dans
lesquelles s'étiolent la plupart des Parisiens. —
Laii- et la lumière sont prodigués de toutes parts
<lans cet hôtel.
Donc , poriez votie main sur la rampe de fer
de l'esca'ieret moniez ! moniez jusqu'au dernier
.tage de la maison ! Ne craignez pourtant point
trop la fatigue, car un large palier, d'étage en
étage, un palier presque aussi grand qu'un ap-
partement tout entier de la Chaussé. -d'Antin ,
vous donnera du repos et la facilité de respirer à
l'aise... Vous voici arrivés en face d'une galerie :
I rez la sonnelte. Une femme de chambre proven-
çale vient ouvrir et vous salue avec cède bonho-
mie méridionale , vive , alet le et dévouée qu'on
est si loin de trouver dans les domestiques cor-
rompus de Paris.. . Elle vous introduit dans un
immense atelier.
Voyez ! de riches tentures de brocart et de da-
mas, d'une vigouieuse ciuleur lie de vin, retoni-
iient sur une tapisserie de cuir de Flandre , re-
iiamsée de dorures en or. Un divan de même
étoile, surmonté d'un baldaquin royal , couronne
ce divan tout couvert de moelleux coussins : une
pendule de Boule, placée au dessus de la porte ,
sonne les heures avec un timbre puissant, pur et
■lOnore ; des pavillons maritimes de toutes' les na-
tions se détachent sur les draperies mates qui
retombent du plafond en plis immenses, et
deux piédestaux soutiennent les bustes antiques
de l'Apollon et de la Diane. Puis ce sont des
éludes faites par l'artiste dans les diverses con-
trées du monde qu'il a parcourues, et il les a par-
conrues presque toutes. Puis , mille objets rares,
curieux , inouis qu'il a rapportés de ces mêmes
contrées : la nacelle d'un Esquimaux étroite ,
pointue et taillée en poisson; des vases orientaux;
des coiffures de plumes achetées sur les côtes de
l'Afrique ; des verroteries qui ont paré les noires
épaules d'une négresse. Ces armes ont appartenu
à un des héros de \V aller Scott, et, pour les possé-
der, l'artiste, alors pauvre et inconnu, s'est astreint
durant huit jours aux privations les plus pénibles!
Ce cangiar est le don hospitalier d'un habitant
d'Alexandrie; ces palmiersarriventdela Calabrc;
et voici des banderoles a ux mille couleurs qui se
sont nouées autour de la taille souple et brune
d'une jeune Indienne. Pour tout décrire , pour
touténumérer seulement, la faconde du plus ha-
bile commissaire priscur ne suffirait pas. Or
comme je ne suis point, hélas ! commissaire pri-
scur, vous nie permettrez de ne ^loi ni étendre
plus loin ma description, car il faudrait parler en-
core de bahuts du qainz ème siècle, d'armes ara-
bes, de flèches et de carquois du Congo , de pi-
pes turques, d'épées chetaleresques et de mille
autres trésors des temps anciens et des pays
éloignés, recueillis par le jeune, infatigable et
célèbrejmaîlre du logis, Auguste Biard... Augu ti
Biard, peintre du poétique tableau du Désert, du
Combat contre les ours blancs et de cent œu-
^ 57 —
vrcs dramatiques ou plaisantes , puissantes ou
folles, toutes marquées au sceau le plus vrai , le
plus digne et le plus heureux du talent et de l'art.
L'atelier de Biard sert de point de réunion à
de nombreux amis qui l'aiment tendrement et (|ui
recherchent sa causerie (ine, piquante, méridio-
nale, dans htquelle il a toujours mille aventures
étranges et attachantes qui lui sont survenues dans
les voyagi'S auxquels , tout jeune qu'd est, il a
consacré vingt années de sa vie. Sorti à dix ou
douze ans de la maison paternellf, tour à tour la
mer du Nord et l'Orient, TEspagne et l'Italie , la
Grèce et l'Ecosse, la Hollande et rAfri(iue l'ont
vu mousse, écrivain , ollicier de marine, artiste
d'abord, pauvre et inconnu, puis riche et célèbre :
toujours jeune, gai, entreprenant, aventureux ,
heureux et aimé, se gagnant tous les cœurs, du
premier abord, par sa bêle et régulière physio-
nomie, moins encore que par la franchise de son
caractère loyal.
Donc, on trouvera chez lui ('es oiïiciers de
marine, des compagnons d'armes , des artistes ,
des écrivains , ses compagnons de renommée et
ses rivaux de talent ; <!es médecins, des acteurs ,
des savans. Aussi la conversation va d'un pro-
blème de maihémaiique à une aventure de navi-
gation , d'un cas curieux de pathologie h une
anecdote de coulisse, d'un tableau h un progrès
de la chimie, d'un calembourgboull'onncment bête
à quelque discussion de vaste portée.
L'un des plus assidus et des plus spirtuels visi-
teurs de Biard est un vieux savant, jeune malgré
ses soixante et dix ans, aimable malgré une éru-
dition sans exemple ; chacun l'a nommé rien qu'à
l'énumération de ces deux qualités :
— Messieurs, nous disait-il par un après-midi
que les flâneurs abondaient dans l'atelier de Biard,
non sans tousser un peu de la fumée de nos ci-
garettes que nous nous étions empressés d'étein-
dre h son arrivée ; messieurs, aujourd'hui vous
remettez tout en question, et rien ne se trouve à
l'abri du paradoxe et du doute , rien , pas même
ce que l'on avait été élevé à regarder comme des
chefs-d'œuvre admirables. On craint à chaque in-
stant de voir détruire les traditions les plus eliai-
mantes et les plus précieuses. Que l'on prenne
au sérieux cette monomanie destructive , il faut
renoncer à toute idée reçue , à toute croyance
établie , et ne plus avoir foi que provisoirement
dans la bonté de Henri IV et dans la férocité ma-
niaque de Caligula. Je m'attends à voir Lucrèce
perdre sa réputation de vertu, et infailliblement
Mucius Sccvola sera, l'un de ces Jours, déclaré
traître à la patrie.
» SI l'on sape ainsi les grandes bases sur les-
quelles repose l'histoire , je vous laisse à penser
du cas que l'on montre pour les fiiits anecdotiques.
Adieu à ces légendes naïves qui se racontaient
depuis des siècles ! L'épéc de Oamoclès devient
une plaisanterie absurde; Diogène n'a jamais de-
mandé pour toute faveur à Alexandre de ne pas
lui ôter son soleil, et le chien de Monlargis de-
vient une pure invention, indigne d'être mention-
née, même dans les recueils i['Ànas ; jamais la
lidèle béte n'a existé; ou bien si le combat a eu
lieu entre elle et le chevalier Macaire, le chevalier
Macairc est resté vainqueur... Une telle Saint-Bar-
Ihéle ni des idées reçues devient fort embarrassan-
te, et pour le peu qu'elle continue, Dieu veuille
qu'elle n'aille point toutefois jusqu'aux sciences
mathématiqufs ; car si l'on se trouvait réduit à ne
plus croire que le plus court chemin d'un point à
un autre est la ligne droite et que deux et deux
font qiiatre, crite innovation jetterait singulière-
ment de confu -ion dans le monde. Et cepen'lant
j'ai peur qu'on en arrive là ; il ne reste guère plus
que cela, sinon à détruire, du moiis à attaquer.
" Ce qu'il y a de plus fâcheux c'est que ce parti
pris de dénigration du passé, ce delenda estCar-
tlutp;o ! de toute cioyance héré litairc gagne du
journalisme aux lecteurs. Le public fc laisse aller
naïvement aux abus d'esprit des écrivains , les
prend au sérieux et linit par les imiter. Ainsi ,
pour ne citer qu'un exemple, il y a peu de jours
des personnes de beaucoup de bon sens se sont
mises à révoquer en doute l'histoire de l'araignée
de Pélisson ; chacun renchérissait d'incrédulité
sur son voisin. J'ai vu le moment où la captivité
de Pélisson lui-mcnic etjusiju'à Louis XIV allaient
cire démontrés des erreurs historiques.
" ' omiue c tte histoire do l'araignée m'avait
toujours beaucoup amusé et qu'on venait de me
la gâter, je m'en revenais chez moi avec la mau-
vaise humeur d'un homme qui a perdu un bijou
auquel il attachait du prix, lorsque je me trouvai
face à face avec un vieux savant de mon âo;(; et
de mes amis. C'est un de ces homuies que l'on
peut interroger comme une véritable encyclopé-
die, qui sait immensément de choses et qui cite
une date et un auteur à l'appui de tout ce q^i'il
sait. Je lui fis part de la mauvaise humeur dans
la(iuelle m'avaient jeté L-s paradoxes que je venais
d'entendre et l'anxiété à laquelle ils me rédui-
saient. Mon savant sourit, passa son bras sous le
mien et me conduisit dans sa maison , vaste bi-
bliothèque reiiiplie de livres depuis le rez-de-
chaussée jusques aux combles. 11 me condui.it
dans son cabinet : là , au fond d'une armoire
précieusement fermée , dont il tira la clé de sa
poche, il prit un petit manuscrit relié en chagrin
avec des fermoirs et des coins de cuivre et me
montra sur le papier juinâlrc une date : 1062.
Après cette date venaient quinze ou vingt pjgcs
écrites en Allemand.
1) — Ce registre, me dit-il, contient les rapports
écrits chaque jour par un espion allemand placé
près de Pélisson , durant la captivité de ce der-
nier, pour tâcher de capter sa coiiliance et de
.s'emparer des secrets du secrétaire courageux et
lidèle de Fouquet. J'ai aL-heté ce précieux docu-
ment historique, en 1793, d'un ouvrier qui l'avait
ramassé dans le pillage que l'on avait fait des ar-
chives de la police. Ecoutez , je vais vous traduire
les premières pages tpn parlent préi isémeut du
fait dont vous ave/, tout à l'heure entendu contes-
ter l'authenticité ; je tradu's littéralement :
«J'ai été ce matin (l'i juin Ifiti-J) introduit dans
"le cachot de M. Pélisson. Je l'ai trouvé enveloppé
•idans son manteau, tâchant de se soustraire au
«froid et marchant vile dans ce petit espace qui
«n'est pas chaulVé. Quand j'entrai, il me regarda
«des pieds à la tète avec attention : «Bonjom-, ■>
"lui dis je en allemand. Il me réponilit par un si-
"gnc de tète et continua sa promenade sans me
«prêter plus d'attention.
«Au bout d'une heure, le soleil vint jeter quel-
• ques rayons à travers les barreaux, et cela parut
«causer beaucoup de joie à M. Pélisson (jui se dé-
«pouilla de son manteau, prit sa chaise et alla s'as-
«seoir à l'endroit où venait frapper le soleil. Au
» bout d'un quart d'heure, je l'ent endis soupirer et
«le vis se lever et rejeter son manteau, car le
«soleil avait disparu. Alors il alla prendre, d?ns
"le coin le moins éclairé de la chambre, un bocal
"de verre blanc assez large, et il le plaçî sur la
«chaise qu'd venait de quitter. Après quoi il lira un
«morceau de sucre de sa poche, le muuil'alégèrc-
»ment et en frotta le bord du soupirail. Bientôt
«quelques mouches vinrent se placer dans cet en-
«droit de la pierre ; il les attrapa une à une, les
" plaça dans une petite cage, comme les enfans
"en fabri lUiMit avec un bouchon et des épingles,
"Ct garda un des insectes, qu'il prit par l'ade et
«promenaautourdu bocal. Je vis alors unegrosse
«araignée noire se lever dans le vase de verre et
«suivie lentement la mouche avec nonchalance.
«Quand il se fut amusé quelque temps de ce
"jeu, IM. Péli-^son siflli d'une certaine façon ct
«plaça dans le bocal une petite échelle fabriquée
«avec des morceaux de bois détachés, je pense,
«d'un balai de bouleau. Au-sitôt l'araignée s'élan-
«ça d'un bonJ sur l'échelle, grimpa sur le bcas de
« .\L Pélisson et se mil à poursuivre avec une ar-
«deu • incroyable la mo iche que le prisonnier lui
«montrait sans la lui laisser saisir. Il hnil pour-
«tant par laisser l'insecte dévorer sa proie ; après
«quoi l'araignéeredesceniliisursa toile, et il remit
"le bocal dans le coin où il l'avait pris.
«Le 17 jun, conformément auv initructions de
«M. le gouverneur, qu'il fallait ôter à M. Pcl Sion
«un diveriissement qui ne lui lai-saii pas assez
«l'ennui delà prison et nj le réduisait pas à
" n'avoir d'autre ressource pour se distraire que
«de causer avec moi, j'ai profité du sommeil da
«prisonnier pour me glisser près du bocal où se
"trouvait larai^'née et tâcher de m'en emparer.
«Mais en mett.mt la main dans le vase, je sentis
«que je brisais plusieurs petits fils, tt qu'il était
«impossible detuer l'insecte sans laisser des Uaces
"irrécusables de mes elTorls pour la saisir. Je ré-
«solusdonc d'user de liuesse ct de le tuer d'une
"autre manière. Je me couchai juste à l'endroit où
«j'avais vu, la veille M. Pélisson jilacer le bocal pour
"S'amuser du manège de l'araignée, ct il lui fallut
«le lendemain à l'heure ordinaire renoncer à son
«plaisir habituel ou mettre la chaise tout près de
«moi. Ce fut à ce dernier parti qu'il s'arrêta. Il
«prit une mouche dans la cage de bouchons, la
«lit désirer comme la veiilc quelque temps ài'ai-ai-
«gnéc, et finit par la lui donner. Je profitai de
"l'instant où l'msecle rentrait dans le bocal, ct fei-
«gnanl de m'éxeiller, je renversai en éten lam les
-bras la chaise et le>ase, quisebiisa eu cent mor-
ceaux. M. PelLssonjeia un cri, me repoussa ru-
«dementetse mit à reg.mler à terre »vec le té-
«moignage d'une grande tristesse ei d'une crainte
-extrême. Il répétait le cri par lequel il appelait
■HrorJin.ùie son araignée ; il soulevait soigneuse-
« ment chaque niorcciu de verre afin de s'assurer
«que l'insecte ne se trouvait pas blotti dessous.
«Mais j'avais vu l'araignée se sauver dans un coin
«du cachot, et sans faire semblant de rien, je me
"levai et l'écrasai. Mon mouvement n'échappa
«point à M. Pélisson, qui se jeta sur moi. la main
«haute pour me fi appcr ; mais il s'arrêta tout à
•coup :
.—Vous avei fait une mauvaise acUou, medi(<
— 58 —
))il en allemand ; j'aimerais mieux que vous m'eus-
» siez cassé une jambe.
u Depuis lors, il ne m'a pas adressé une seule
«parole, et il resta enveloppé dans son manteau,
«triste et immobile. "
— Eh bien ! nous dit le vieillard, cesdocumens
sont-ils précis, et croyez-vous qu'il vous soit per-
mis decroire à l'existence de l'araignée apprivoisée
de Pélisson ?
— Sans doute, lui répondis-jej mais ma conver-
sion empécliera-t-elle les autres de révoquer en
doute ce fait? A quoi sert une croyance que l'on
a seul et que ne partage personne ?
11 sourit, ôla ses lunettes, les remit silencieuse-
ment dans sa poche, nous Ot un profond salut et
se disposait à sortir de l'atelier, quand Biard le
rappela :
— Docteur, lui dit-il, j'ai aussi mon araignée;
permettez-moi de vous la présenter.
Il sonna. Mariette , la bonne provençale, ac-
courut.
— Envoyez-moi, dit l'artiste, envoyez-moi
Mouniss.
Un instant après, un des plis de l'immense
rideau qui ferme l'atelier se souleva , et l'on vit
paraître une petite créature , haute de dix-huit
pouces tout au plus.
Au premier aspect, l'œil déconcerté se deman-
dait avec inquiétude ce que pouvait être un pareil
nain, car l'avorton qui venait d'entrer présentait
en petit toutes les apparences d'une créature
humaine. Il marchait sur ses pieds de derrière et
portait un vêtement de groom fort élégant, ma
foi ! la culotte et les guêtres de velours épingle,
le gilet rouge à boutons d'or , la livrée bleue,
chamarrée de galons resplendissans sur toutes les
coutures. Puis sous son chapeau à trois cornes
se montrait un visage étrange, sans pareil, sans
exemple. Le front, sillonné de rides et de plis
comme celui d'une vieille femme septuagénaire,
surmontait deux petits yeux vifs, mobiles à l'excès ;
tandis qu'au dessous d'un nez camard s'ouvrait
une bouche fendue jusqu'aux oreilles et dont les
lèvres rosi's laissaient voir une double rangée de
jolies petites dents blanches. Debout quelques
instans p' es de lapoite, il salua par un mouve-
ment brusque du bras et de la main qui lui lit
soulever son chapeau sans l'ôter tout à fait. Ce
devoir de civilité rempli, il se tourna pour atta-
cher ses yeux sur les yeux de son maître. Le
mouvement qu'il fit laissa voir une énorme queue
qui sortait de dessous les basques de la bvrée,
et l'on constata que Mouniss n'était pas un homme
réduit à l'état de miniature, mais bien un singe de
la famille appelée capucin, et dont un caprice
d'artiste avait rasé le visage et peint lesjoues.
Vous pouvez juger des éclats de riie qu'excita
dans l'atelier la présence inattendue de ce gnome,
génie familier, serviteur mystérieux du magicien
qui l'habite. Mouniss reçut gravement cette bor-
dée d'hilariié, en homme, en singe, veu\-je dire,
qui la dédaigne. Puis tout à coup, avisant, sur la
chaussure du vieux savant qui tout à l'heure avait
conté l'histoire de Pélisson, une large tache de
boue, il courut saisir une petite brosse, enfourcha
le pied du vieillard et se mit bravement à frotter
la tache jusqu'il ce qu'elle eût tout à fait disparu
et que le cuir eût entièrement repris son brillant.
Après quoi, il se mit élégamment à lécher ses
petites mains, auxquelles étaient demeurées atta-
chées de parcelles sucrées de cirage.
Tandis que l'on s'émerveillait de l'adresse du
petit décroteur, deux jolies petites mains blanches,
celles de l'ange à chevelure blonde qui semble
venu des cieux pour veiller sur l'artiste et répan-
dre sur son front les mystérieux parfums de l'ins-
piration, pour le soutenir da ns les découragemens,
pour le consoler dans les chagrins, deux jolies
mains, mignonnes et belles à faire envie aux
Hébés de Canova, se posèrent sur les touches du
piano. Alors Mouniss jeta loin de lui la brosse,
saisit un triangle et se mit à frapper sur l'instru-
ment sonore de manière à marquer la mesure
avec beaucoup de précision, je vous l'assure. Puis,
sur un geste de la musicienne, il jeta le triangle,
l'échangea contre un tambour de basque et se mit
à balancer gracieusement en l'air les grelots de
ce nouvel instrument. Il fallait le voir, de sa petite
main velue, frapper la peau de ce tympanum grec,
suivre la marche de la valse et se livrer à cent
minauderies réjouissantes et devant Icsquelle
n'eût pas résisté la gravité de Caton l'ancien. Qua
vous dlraije encore? Mouniss joua de la guitare,
Mouniss fit des armes, Mouniss prit des pinceaux,
grimpa sur une chaise, se hissa devant un che-
valet et fit un tableau, glorieux amas de couleurs
entre-choquées et stupéfaites de se rencontrer les
unes à côté des autres. Son maître lui jeta un sou,
et Mouniss fourra le sou dans sa poche avec le
soin qu'un avare mettrait à recueillir une pièce
d'or. Enfin las de déployer un si grand nombre
de lalens divers, il alla se blottir sur les genoux de
sa maîtresse, où il s'endormit bientôt d'un som-
meil profond.
— Mouniss, nous dit Auguste, Mouniss, que
vous venez de voir aujourd'hui pour la première
fois, est pourtant un de mes vieux amis. Il y a
deux jours, le hasard, après bien des épreuves et
une longue séparation, nous a réunis l'un à l'autre
d'une manière qui certes ne manque pas de roma-
nesque.
— Contez-nous cela ! Tel fut le chœur de solli-
citations qui répondit à cette parole du peintre.
Sans quitter sa palette, et tout en continuant
à ébaucher la figure qu'il peignait, il nous dit :
<i Vous connaissez tous ma vie aventureuse :
pauvre enfant jeté dans les agitations les plus
romanesques; tour à tour enfant de chœur, musi-
cien, dessinateur de papier peint ; tantôt riche et
tantôt pauvre, jamais paisible et sans soubresauts
de fortune, je finis par m'embarquer à bord d'un
bâtiment avec l'épaulette d'officier, et un voyage
de long cours me fit parcourir des mers immenses.
Or un jour que nous étions descendus sur les
côtes d'Afrique pour remplir d'eau nos tonneaux
vides, j'aperçus sur un cocotier un singe qui sau-
tait ou plutôt qui volait d'arbre en arbre et sem-
blait tenir un pai|uet dans ses bras. J'armai mon
fusil, je visai le singe, le coup partit, et une se-
conde après une pauvre guenon tombait à mes
pieds, expirante et un petit singe dans ses bras.
» Faut-il vous l'avouer? en tuant cette caricatu-
re de notre espèce, il me semblait que j'avais tué
plus qu'un animal ordinaire ; je sentis presque
des remords dans mon cœur, et je jurai sur le
cadavre de la mère de devenir le père de l'orphe-
lin. »
Sans le scintillement railleur qui rayonnait vive-
ment à travers les paupières de l'artiste, on aurait
presque pu prendre ces paroles au sérieux, tant
il les disait gravement.
Il Je pris donc le petit singe, je le baptisai du
nom de Mouniss et je rejoignis le bâtiment avec
ce nouvel hôte, que j'installai dans ma cabine et
confiai aux soins sépéciaux d'un mousse.
«A bord, où les sujetsde distraction n'abondent
guère, l'arrivée d'un singe était un événement qui
ne pouvait manquer de produire une vive et
joyeuse sensation. De son côté Mouniss, le lende-
main de son arrivée parmi nous, semblait y avoir
passé toute sa vie, tant il se montrait confiant,
gai, hardi et j'ajouterai même effronté : il grim-
pait sur les cordages, sautait sur l'épaule des ma-
telots, tirait les cheveux aux mousses, venait pren-
dre place à la table des officiers quand l'heure
des repas arrivait et ne dédaignait pas en outre de
voler aux gens de l'équipage des biibes de bis-
cuit et de viande. Vous dire tous les tours mau'
vais ou plaisans qu'il fit à chacune des personnes
du bord me tiendrait des heures entières. J'étais le
seul qu'il respectât, par cette raison bien simple
que j'étais le seul qui lui parlât en maître et dont
le fouet vînt de temps à autre réprimer ses pen-
chans à faire le mal.
"Près d'une année s'écoula de la sorte, durant
laquelle la taille de Mouniss prit un développe-
ment merveilleux, grâce à la température méridio-
nale des mers dans lesquelles nous naviguions.
Enfin nous mîmes à la voile pour Marseille; nous
descenaîraes à terre, avec Mouniss bien entendu,
et à quelques jours de là le contre-amiral nous
passa en revue.
uQuand le commandant du bord lui présenta
chacun des officiers en les désignant par leur
nom et que mon tour fut venu , l'amiral me de-
manda :
»— Ètes-vous parent, monsieur, d'un peintre
nommé Biard et qui cetteannée aobtenuà l'expo-
sition du Louvre la grande médaille d'or ?
» A ces mots, mon cœur battit avec violence,
car avant de quitter la France j'avais laissé à un
de mes amis un tableau peint dans un moment de
loisir, et je l'avais chargé de l'envoyer à tout ha-
sard au jury chargé de l'admission des tableaux au
Salon.
» —Quel est le sujet de ce tableau? mon amiral.
» — Des sorcières.
»Je faillis tomber de mon haut Ce tableau
était le mien.
»— C'est moi ! moi ! m'écriai-je éperdu de joie
et plus encore de surprise.
» L'amiral me félicita , et quelques semaines
après j'arrivai à Lyon, libre de la profession mili-
taire, devenu artisteet monsinge sur mon épaule.
"Après avoir séjourné quelque temps en pro-
vince, je partis pour Paris, léger d'argent et plein
d'espérance pour l'avenir. Je laissai Mouniss à un
de mes amis, car un singe m'aurait singufière-
ment gêné dans ma petite et unique chambre.
Bien du temps, bien des événemens, bien des
changemens dans ma position survinrent, durant
lesquels l'ami auquel j'avais confié mon singe en-
treprit un long voyage. Bref, je n'entendis plus
parler de Mouniss, et j'ignorais ce qu'il était de-
venu, lorsqu'il y a deux jours, en revenant chez
moi, je me vis accoster par un petit Savoyard qui
me demanda l'aumône. Tandis que je fouillais
— 59 —
dans ma poche pour y puiser quelques pièces de
monnaie, le singe qu'il tenait enveloppé dans sa
veste me regardait d'une manière étrange... Tout
à coup il se débat, s'arrache des bras du Savoyard,
me saute au cou, se met à proférer un petit cri
plaintif et mélodieux, et me prodigue les caresses
les plus afl'ectueuses... C'était Mouniss.
«Quand le Savoyard stupéfait voulut reprendre
son siuge, rien ne put détacher de moi le pauvre
animal, et je me sentais moi-même trop ému de
la reconnaissance pour me séparer ainsi de la
Adèle bestiole. Trois pièces d'or passèrent de ma
poche dans la poche du petit Savoyard, et Mou-
niss, amené dans mon atelier, échangea sa robe
de drap rouge et son ignoble bonnet crasseux
contre la hvrée que vous voyez. Il exerce près de
nous les agréables talens qu'il doit au Savoyard,
son instituteur, mange comme quiitre, et a pris
pour ma femme l'allection la plus vive. Enlin des
habitudes gamines qu'il avait à bord, il ne lui res-
te plus qu'une très-vive propension à tirer la
queuede mon petit chien La Poune, et à se venger,
en le tourmentant, de la faveur dont le roquet
jouit au logis. »
Je vous laisse à penser si chacune des personnes
qui avaient entendu cette histoire prodiguèrent
les caresses et les bonbons à Mouniss.
Hélas ! ces caresses ne lui furent que trop fata-
les. Mouniss se bourrait de bonbons du matin au
soir î Mouniss, qui prenait place à table à côté
de son maître, se gorgeait de viande, buvait du
vin et se montrait fort satisfait de savourer un
verre d'eau-de-vie. Souvent même, il ouvrait l'ar-
moire où se trouvaient renfermées les liqueurs,
débouchait les bouteilles, et buvait de manière à
s'enivrer. 11 fallait le voir alors, la démarche chan-
celante, l'œil brillant, les bras aviiiés, se livrer à
mille extravagances dont eût rougi même un inva-
lide pris de boisson. Mais bientôt une pareille in-
tempérance lui causa des symptômes de toux;
puis des coliques violentes se déclarèrent, et Mou-
niss rendit le dernier soupir malgré les soins de
deux célèbres médecins. Il ne reste plus aujour-
d'hui de la pauvre et fidèle bcte que le portrait
qu'en publie le Musée et une peau bourrée, des-
tinée à prendre place près du bocal qui coniient
un caméléon, jadis, lui aussi, l'ami et le serviteur
de Biard.
Peut-être un jour vous conterai-je la vie et les
aventures du caméléon.
S. Henry BERTIIOUD.
(Musée des Familles.)
ACADEMIE DES SCIENCES.
Séance du 15 juillet.
Tout le monde a entendu parler du ravage
exercé il y a quelques temps, par l'un de ces grands
orages qui ont parcouru la France entière, sur le
parc de Chatcnay, situé à six lieues de Paris, en-
tre Kcouen et l.ouvres; nous n'avions accueilli
qu'avec beaucoup d'hésitation le récit que l'on
nous en avait fait, et dont nous avons puMié un
extrait abrégé. Il ne s'agissait de rien moins en
effet que d'un grand et beau parc entièrement
bouleversé, que d'arbres déracinés, de toitures
enlevées, de murs renversés, enfin d'un château
avec sa ferme et toutes ses dépendances à moitié
détruit par la violence de l'ouragan et la lutte des
élémens déchaînés auxquels le parc de Chatenay
avait servi de champ de bataille.
Une trombe fondant tout à coup des hauteurs
de l'atmosphère sur le coteau et les belles
plantations qui l'entouraient, avait arraché,
comme en se jouant, des arbres demi -séculaires,
les avait tantôt briiés comme des allumettes, tantôt
tordus sur eux-mêmes, ou bien les emportant dans
sa course vagabonde avec tout ce qu'elle rencon-
trait sur son passage, chariots, bestiaux, toitu-
res, poutres, etc. , les avait rejetés à plusieurs cen-
lainis de mètres du lieu où ils étaient solidement
implantés dans le sol ; des tuiles, des pierres,
lancées comme par la poudre à canon, avaient
traversé des cloisons et des portes, ou s'étaient
enfoncées profondément dans la terre; enfin, le
ciel et la terre, les eaux et le feu des nuages,
semblaient s'être un moment confondus et avaient
englouti dans leur vaste tourbillon les productions
du sol et des ouvrages de l'homme.
Eh bien ! tout ce récit pour lequel nous avons
eu besoin des attestations les plus dignes de con-
fiance, était encore au-dessous de la vérité ; et
aujourd'hui que le désastre du parc de Chatenay,
que cette espèce de chaos qui a tout à coup suc-
cédé à ces plantations si belles et si régulières, à
ces construciions si solides et si bien entretenues,
sont visités de dix lieues à la ronde et deviennent
un but de promenade pour les oisifs et les cu-
rieux de la vallée de Montmorency; il n'y a plus
moyen de douier des elVels produits par ce singu-
lier et redoutable phénomène atmosphérique qui
parait être une véritable trombe.
La destruction de la terre de Chatenay devient
d'ailleurs en ce moment la matière d'un procès
entre le propriétaire et la compagnie d'assuran-
ces contre les pertes causées par les orages, la
grêle, les inondations et autres catastrophes cé-
lestes; la compagnie prétend qu'elle n'a garanti
que des effets des orages, et que par orage on
entend non pas une trombe, mais un phénomène
où la foudre joue le principal rôle ; de là recours
à M. Arago pour savoir si une trombe doit être
rangée parmi les orages ou non.
M. Arago a renvoyé les consultans au physi-
cien qui s'occupe avec le plus de suite et de suc-
cès en ce moment de tout ce qui concerne l'élec-
tricité atmosphérique, et M. Peltier a été nommé
arbitre afin de visiter les lieux et de décider sur
le terrain si les dégâts de Chatenay doivent être
attribués à l'action du fluide électrique.
C'est hier que cette visite a eu lieu, et M. Pel-
tier a rendu compte aujourd'hui de ses observa-
tions à l'Académie, sous le point de vue scienti-
fique, et laissant de côté, bien entendu, toute la
question du procès.
Voici ce que raconte M. Peltier :
« J'ai visité hier la commune de Chatenay,
canton d'Ecouen, département de Seine-et-Oise,
et j'ai étudié les désastres qu'elle a éprouvés le
18 juin dernier, par l'effet d'une trombe qui s'est
formée à l'exirémité delà plaine dominant au stid
la vallée de Kontenay-los-Louvres. Arrompagné
de M. llérellc, propriétaire du château de Cha-
tenay, dont le parc a été si horriblement dévasté,
etde M. Bouchaixl, ancien élève de l'Ecole poly-
technique, d'une grande instruction, entouré de
tous les renseignemens que me fournissaiem k9
témoins oculaires, les habitans de Fontenay etde
Chatenay, j'ai suivi siu- le terrain l'origine de la
trombe, sa marche, ses déviations , ses effets et
sa terminaison. J'ai interrogé toutes les personnes
signalées comme ayant vu et suivi des parties
plus ou moins étendues de ce météore destruc-
teur. J'ai eu des témoins pour chacun des faits
particuliers, pour chacune des apparences que
présentait la trombe, reladvement à la forme des
nuages qui la constituaient, aux vapeurs qui en
sortaient, aux flammes ou sjlobes de feu qui l'ac-
compagnaient, enfin aux tourbillons de poussière
qui s'élevaient de la terre, et liaient ainsi le bas
du cône au sol. Aidé des lumières de M. Hérelle,
de celles de ses fils et de M. Bouchard, qui sui-
vait avec moi la marche de la trombe, je crois être
en mesure de faire une relation exacte et détail-
lée du météore qui a déva-té Chatenay, de pou-
voir indiquer la cause de sa formation, de sa mar-
che et de sa terminaison, enfin, je crois pouvoir
dire ce qu'était la trombe de Chatenay, n'osant
encore dire ce que sont les trombes en généra?,
et quelles sont leurs causes communes. Je me ré-
serve de rechercher les descriptions des princi-
pales trombes, et de juger alors si les caoseï
sont diverses, ou si toutes peuvent être ramenées
à la cause naturelle et toute simple qui a proJuit
celle-ci.
» Je ne puis donner aujourd'hui qu'une rela-
tion sommaire de ce grand phénomène. Dès le
matin, un orage s'était formé au sud de Chatenay,
et s'était dirigé, vers les dix heures, dans la val-
lée située entre les collines d'Ecouen et le monti-
cule de Chatenay. Les nuages étaient assez élevés,
et, après s'être étendus jusqu'au dessus du village,
ils s'arrêtèrent. L'orage paraissait staiionnaire et
simldait devoir se résoudre dansia plaine à l'ouest,
ne couvrant Chatenay que par son extrémité est.
Le tonnerre grondait, et ce premier orage suivait
la marche ordinaire, lorsque vers midi un second
orage venant également du sud, et marchant assez
rapidement, s'avança vers la même plaine et le
même monticule. Arrivé à l'extrémité delà plaine
au-dessus de Fonlenay, en présence du premier
orage qui le dominait par son élévation, il y eut
un temps d'arrêt à distance, qui laissa un instant
les témoins de cette scène incertains sur la direc-
tion nouvelle que le second orage serait obligé de
prendre. H est évident que, puisque les deux ora-
ges se tenaient ainsi en respect, c'est qu'ils se
présentaient l'un à l'autre par leurs nuages char-
gés de la même électricité, qu'ils agissaient l'un
sur l'autre par répulsion, et qu'il devait en naître
une nouvelle direction et des coml)aL< dans les-
quels les accidens de terrain joueraient un grand
rôle. Jusque là, le tonnerre s'était fait entendre
dans le second orage, lorsque tout-à-coup un des
nuages inférieurs s'abaiss.int vers la terre, se mit
en rommuniraiion avec elle, et toute explosion
parut cesser. Ine attraction prodigieuse eut Leu;
tout les corps légers, toute la poussière qui re-
couvraient la surface du sol s'élancèrent vers la
pointe du nuage; un rou'ement continuel s'y fai-
sait entendre, de petiLs nuagesvoltigeaient et tour-
billonnaient autour du cône renversé, et mon-
taient et descendaient rapidemenL In obscrra-
teur intelligent. M. Dutour, étant parfaitement
placé, vit le cône terminé à sa partie inférieure
GO —
par une raloite ('e feu, tandis fine le berger Oli-
vier, qui t'tnitsurlis lieux mèinos, mais enveloppi'!
dans le tourbillon dépoussière, ne put rien voir
de semblable. Les arbres placés au sud-est de la
trombe, dans la moitié nord-ouest qui la regar-
dait, ont été viokMnmeiit arrachés; ceux de l'autre
moitié n'ont pas été atteints et ont conservé b'ur
état naturel. Les portions atteintes ont éprouvé
une altération profonde dont nous parlerons tout-
à-l'heure, tandis que les autres portions ont con-
servé leur sève et leur végétation. La trombe
descendit dans la vallée ii IVxlrémiié de Fonte-
nay, vers des arbres plantés le long d'un ruisseau
sans eau, mais encore hunvde; puis, après avoir
tout brisé et déraciné elle traversa la vallée et
s'avança vers d'autres plantations d'arbres à mi-
côte qu'elle détruisit également. Là, la trombe
s'arrêta quelques minutes, comme incertaine de
sa route ; elle était parvenue au-dessous du pre-
mier orage. Le premier orage, jusque là station-
naire et repoussé par la trombe, commença à s'é-
branler et à reculer vers la vallée ouest de Chate-
nay.
«De son côté, la trombe, arrêtée comme nous
l'avons dit, sur le plan Thibault, aurait infailli-
blement repris sa marche vers un bois placé h
l'ouest, si le premier orage, qui couimençait à s'é-
branler, ne l'avait pas protégé par la répulsion
qu'il exerçait !-ur elle. La trombe ayant desséché,
détruit et renversé tout le plan Thibault, s'avança
vers le parc du château de Chatenay en renver-
sant tout sur son passage. Arrivée dans le parc
du château, sur le sommet du monticule, elle
transforma en lieu de désolation, une des plus
agréables habitations des environs de Taris ; le
parc a perdu tous ses arbres les plus beaux ; les
plus jeunes, placés a l'extrémité et en dehors de
la tro:ube, sont seuls restés; les murs sont ren-
veisés, le château et la ferme ont perdu leurs
toitures et leurs cheminées, des arbres ont été
transportés à plusieurs centaines de mètres; des
pannes, des chevrons, des tuiles, projetés jusqu'à
500 mètres, etc. Tels sont en extrême abrégé les
dégâts qu'a éprouvés cette belle habitation. La
trombe ayant tout ravagé, descendit le monticule
vers le nord, s'arrêta au-ticssus d'un étang, ren-
versa et dessécha la moitié des arbres, tua tous
1 es poissons, marcha lentement le long d'une allée
de saules dont les racines trempaient dans l'eau,
perdit dans ce passage une grande partie de son
étendue et de sa violence; clic chemina plus len-
tement encore dans une plaine à la suite, puis à
1,000 mètres de Chatenay, près d'un bouquet
d'arbres, elle se partagea en deux portions, l'une
' élevant en nua^c, et l'autre s'éteignant sur la
erre.
uDanscette trop rapide relation, j'ai omis à
dessein de parler de l'état des arbres, me réser-
vant d'y revenir. Tous les arbres frappés par la
trombe présentent les mêmes caractères ; toute
leur sève a été vaporisée ; le ligneuv est resté seul
et a perdu sa cohésion, il est desséché comme si
on l'avait tenu pendant quarante-huit heures dans
un four chaullé à l.ïO degrés; il ne reste plus ves-
tige de substance humide. Cette quantité im-
mense de vapeurs, formée instantanément, n'a
pu s'échapper qu'en brisant l'arbre, en se Liisant
Jour de toutes parts; et comme les fibriles ligneu-
ses accolées sont moins cohérentes dans le sens
longitudinal que dans le sens horizontal, ces ar-
bres ont tous été réduits en lattes dans une por-
tion de leur tronc. Quinze cents pieds d'arbres
attestent qu'ils ont servi de conducteurs à ries
masses d'électricité, à des foudres continuelles,
incessantes; que la température fortement élevée
par cet écoulement de (luide électrique, a vapo-
risé instantanément toute l'humidité de ces con-
ducteurs végétaux; que celle vaporisation instan-
tanée a fait éclater tous les arbres longitudinale-
nieni; que l'arbre ainsi desséché, ainsi clivé et
devenu mauvais conducteur, ne pouvait plus ser-
vir à l'écoulement du fluide ; et comme il avait
perdu toute sa force de cohésion, la tournieiite
qui accompagnait la trouibe le cassait au lieu de
l'airacher.
"En suivant la marche de ce phénomène, on
voit la transformation d'un orage ordinaire en
iroud)e; on voit deux orages en présence, l'un
supérieur immobile, l'autre inférieur se présen-
tant parles nuages chargés delà même électricité;
le premier orage repoussant l'autre vers la terre.
Il s nuages en tête de celui-ci s'abaissent et com-
muniquent au sol par des tourbillons de poussière
et par les arbres. Cette communication une fois
étabhe, le bruit du tonnerre cesse aussitôt, les
décharges ont lieu par un conducteur formé des
nuages ainsi abaissés et des arbres de la plaine.
Ces arbres, traversés par l'électricité, ont leur
température tellement élevée, qu'eu un instant
toute la sève est réduite en vapeur et les arbres
lacérés par sa tension. On a vu des flammes, des
boules de feu, des étincelles accompagner ce
météore; une odeur de soufre est restée dans les
maisons plusieurs jouis, des rideaux ont été rous-
sis, tout confirme donc que la trombe n'est qu'un
conducteur nusgnn, qu'elle sert de passage aux
décliarges continuelles des nuages supérieurs, que
la dillérence entre un orage ordinaire et l'orage
accompagné de trombe, est dans ce conducteur
servant à établir le combat entre l'extrémité de
la trombe et la portion du sol situé au dessous. A
Chatenay, ce conducteur a été formé sous l'in-
fluence de l'action répulsive d'un orage supérieur
qui a fait baisser les nuages avancés de l'orage in-
férieur jusqu'à terre. »
MORT DU SULTAN MAHMOUD.
Sultan Mahmoud n'est plus! l'un des plus
grands hommes dont le génie ait honoré l'empire
de Turquie ; l'homme énergique , audacieux , té-
méraire qui, seul et contre tous, à cet âge où
commence à peine la virilité , transporté tout à
coup , des solitudes du sérail sur ce trône de
Consianiinople, volcan sans cesse en agitation,
où les souverains Osmanlis ne faisaient trop sou-
vent que se montrer et disparaître ; l'homme qui,
bravant à la fois tous les préjugés de son peuple ,
ne craignit pas d'abattre sous ses pieds le vieil
édilice de l'Orient, de lutter corps à corps contre
le fanatisme aveugle , impitoyable de ces nations
indomptées pour qui les traditions des anciens
temps étaient plus que la vie , |)lus que les tom-
beaux de leurs pères ; l'homme eulin qui , après
avoir renversé la toute puissance des janii^saires ,
des visirs et des ministres de la religion , jeta les
fondemens d'un empire nouveau, et prépara, au-
tant qu'il fut en lui , la régénération des Musul-
mans; Sultan Mahmonda cessé d'être!
Il meurt d'une mort prématurée, laissant son
œuvre inachevée ; laissant l'empire encore tout
rempli d'agitations et de troubles; çà et là, mille
germes de choses nouvelles, mille débris de cho-
ses anciennes, ambitions de fraîche date , ambi-
tions vieilles dans lesilence etla contrainte, guer-
res civiles au-dedans , embarras et incertitudes
au-dehors; triste et fatal assemblage qui, après
tout, représente assez bien l'image de ce règne,
où chaque conquête fit une ruine , où chaque
monument nouveau s'éleva sur des décombres, oii
rien ne fut entièrement détruit, rien entièrement
édifié. — Oh ! il est vrai de dire que le règne de
Mahmoud fut grand et glorieux , vrai de dire est
aussi que cette gloire et celte grandeur furent
tristes , douloureuses , et que cette existence du
sultan, si pleine et si féconde, se résuma en une
longue tourmente et une cruelle insomnie.
Sultan Miihmoud était né le quatorzième jour
du mois de rbamazan , sans doute dans la 1192''
année de l'hégire (20 juillet 1785).
Fils de sultan Abdul Hamid et cousin du mal-
heureux Selim , que renversa la révolution de
1807, IMahmoud avait succédé à son frère aîné
Mustapha IV, et le 23* jour du mois de Djemadi ,
1223 (28 juillet 1808), ces paroles sacramentelles
avaient retenti dans l'empire: Que Consianiino-
ple la bien gardée et que toutes les cités mu-
sulmanes apprennent le glorieux avènement
du 1res puissant et tris majestueux Malimoud-
Kliand, dont le règne béni du ciel assure la
paix de l'Univers.
Ajoutons que la mère du sultan était une es-
clave française nommée mademoiselle deLépinay,
femme énergique et d'une âme élevée, qui ever-
çaitsur l'esprit d'Abdul-llamid une influence puis-
sante.
Au moment où Mahmoud prit en main les rê-
nes de l'état , ce vieil empire ottoman penchait
déjà sur cet abîme où nous le voyons vaciller de-
puis dix années , comme ces rochers suspendus
au sommet des montagnes et que chaque souille
du vent menace de précipiter.
Si l'on reporte ses regards vers ces temps re-
culés, on verra l'empire attaqué au dehors par la
Russie qui, depuis Pierre-le-Grand, sape les
fondemens de l'antique Hyzance; on verra , au
dedans, les trésors épuisés , les pachas révoltés,
ministres, généraux, magistrats, ouvertement ven-
dus à l'ennemi; on y verra des armées indisci-
plinées , sans tactique , sans lois , toujours prêtes
pour la révolte ; au centre de l'empire, dans les
mur.i de Conslantinople, /lO mille janissaires, ces
prétoriens de l'empire , dont le caprice faisait ou
défaisait les sultans; et enfin, dans les derniers
groupes du peuple, ces ministres des temples, ces
oulémas, gardiens farouches et opiniâtres de
tous les vieux abus, de tous les préjugés, et tou-
jours empressés à convier le ciel aux vengeances
de la terre.
Voilà sous quels auspices et dans quelle situa-
tion Mahmoud arrivait à l'empire ! Voilà quelles
plaies il avait à guérir, quels ennetnis à combat-
tre, quelles puissances à délruij'e ; et il guérit, et
il combattit, et il détruisit tout cela , lui , souve-
— 61 —
rain âgé de vingt-quatre ans , lui qui , tout à
l'bcure encore , ne connaissait du monde que les
rares esclaves enfermés avec lui dans les cages
des Chah-Zadès.
Et quelles inspirations, quelle énergie ne fallait-
il pas à Mahmoud pour qu'il étoullàt lui-même,
dans son cœur, les traditions de ses pères, les
préjugés, les erreurs de tout genre dont il avait
reçu l'héritage en recevant le jour !
Surpris à i'iniproviste par la nouvelle de cette
mort , resserré dans les limites d'un feuilleton ,
nous ne pouvons exposer ici le détail de cette
œuvre immense ; et cependant nos souvenirs se
pressent ; jetons-les à la liàte :
Dés les premiers jours de son règne , Mahmoud
travaille à ressaisir les déljris du pouvoir. Il en-
voie contre l'armée russe de nouvelles troupes
que la trahison et la famine vont livrer sans dé-
fense à la Ru.ssie. Cependant les pachas révoltés
de Bagdad, de Damas et les bcys de l'Egypte sont
soumis par la force; les Uahabis sont chassés de
la Mecque; la Servie est reconquise; la Bosnie
pacifiée. L'aristocratie des Dere-Beys, ces grands
fondataires d'Asie, est réduite au néant.
C'était le temps heureux du règne de Mah-
moud, ou du moins le temps des victoires; puis
vint le massacre des janissaires , cet audacieux
coup d'état qui affranchit l'empire de ses quarante
mille tyrans. Puis arriva la réforme militaire, puis,
comme expiation des victoires remportées , les
désastres de la Grèce , parmi lesquels domine ,
fatal , irréparable , le grand désastre de Navarin.
Voici les jours néfastes : la Morée arrachée à
l'empire , la (lotte turque anéaniie , le Delta du
Danube occupé par les Russes ; les principautés
soumises au pouvoir de StPélersbourg; l'insur-
rection du vice-roi d'Egypte , les désastres de
Beylan, deKouieh; enfin, ce pacte de secours,
ce traité d'Unkiar Skelessi qui met à la face du
monde le vieil empire des Osmanlis sous la
tutelle de l'étranger.
Tel est l'état de la Turquie au moment ou nous
écrivons. Le successeur de Mahmoud , Abdul-
Medjid, est à peine âgé de 17 ans; est-il assez
fort pour marcher d'un pas sûr dans les voies de
son père ! Sa main sera-t-elle assez ferme pour
étouffer toutes les prétentions qui vont surgir au-
tour de lui; sa voix assez puissante pour conjurer
l'orage qui plane sur Constantinople ! atUih bilir,
disent les Turcs ; Dieu le sait ! Dieu est grand !
Mahmoud-Khan est mort à la peine ; quel que
soit le destin réservé aux lils d'Othman, l'histoire
et la postérité diront que si l'empire de Turquie
avait pu être sauvé, il eût été sauvé par Mahmoud-
Khan,
Henri ConiviLLE.
(La Presse.)
ilUliuigcs, fait0 turiciu.
GiiÉiiisox DE L'iiYDnopiioBiE. — Une lettre
de Vienne, venant d'une source qui mérite con-
fiance, contient la communication suivante, d'a-
près laquelle on pouriait espérer être enlin par-
venu à découvrir un spécifique contre l'hydro-
phobie.
Dans une localité, sur la frontière de la Croatie,
nommée Skarc, un loup enragé avait exercé les
plus grands ravages. Plusieurs chiens avaient été
saisis de la rage, et quelques-uns y avaient suc-
combé. Quelques personnes avaient été mordues,
et enlr'aulres les trois gardes forestiers qui les
avaient tués, étaient cruelli'mcnt blessés.
Ces trois hommes furent transportés à l'hôpital;
au bout de quarante jours la maladie se déclare
chez l'un d'eux, et il meurt le cinquantième. Aux
premiers symptômes du mal on avait envoyé à
son secours un maître d'école nommé Lalick, qui
demeurait à quelques lieues, et qui passait pour
être en possession d'un remède assuré contre la
rage. Mais il arriva trop tard. Ccpenrlant les deux
autres étaient encore sains, mais quand ils 1rs
eut examinés il (li''clara qu'ils n'échapperaient
point au sort de leur compagnon; il indiqua
même celui des deux qui serait le premier at-
teint, et il fixa même le temps oîi les symptômes
se manifesteraient. Ainsi que Lalick l'avait pré-
dit, le 55° jour un des deux blessés commença à
se plaindre d'un malaise, et soudain l'hydropho-
bie apparut avec tous ses caractères. Une com-
mission fut nommée pour suivre les progrès du
mal, et examiner les moyens curatifs que Lalick
allait y apposer. Le président de cette com-
mission, qui était chirurgien d'un régimeii', dé-
clara que , comme jusqu'à présent l'art de guérir
ne possédait aucun remède contre la rage, il fal-
lait sans plus ample information remettre le ma-
lade aux soins de Laliik. La cure commença sous
les yeux de la conunission.
Lalick débuta par faire la section d'une veine
souslinguale, d'où il sortit pendant trois quarts
d'heure un sang noir et épais ; puis il scarifia les
plaies résultant de la morsure, les oignit d'un
baume, et fit prendre au malade un extrait d'her-
bes et de racines. Le résultat de ce premier trai-
tement fut un bien-cire sensible qu'éprouva le
malade ; une heure après il demanda de la nour-
riture et on lui servit une soupe qu'il prit avec
appétit. Pendant neuf jours, tous les malins, on
lui fit réitérer la même potion, et le quatorzième
il était guéri.
Lalitk indiqua de la même manière pour l'au-
tre malade le temps de l'invasion de la maladie.
Le cinquante-huiuème jour, la commission attesta
la présence de l'hydrophobie ; cependant on con-
vint d'en différer le traitement jusqu'au soir, afin
d'avoir à lutter avec le mal arrivé ii un plus haut
degré d'intensité. En effet, le chirurgien du régi-
ment déclara que les symptômes étaient les mê-
mes que ceux qu'il avait observés quelques heu-
res avant la mort du premier. Néanmoins, au
grand étonnement de la commission, Lalick af-
firma qu'il le sauveraiL II procéda de la même
manière que pour le premier, et l'effet instantané
du remède frappa tout le monde d'admiration.
L'appétit revint au malade en peu d'instans. Il
passa la nuit dans un sommeil paisible, et, dès le
lendemain, il sortit pour aller faire une prome-
nade. Il est guéri.
— La ville romaine de Constantinc, dont il ne reste
que des ruines, offrirait matière à des explorations
curieuses et savantes. Lii rivière du Uuminel en-
touie une partie de la ville , en coulant ou plutôt
se précipitant avec fracas dans un encaisse-
ment très étroit et très profond formé par d'énor-
mes rochers, en sorte qu'on peut dire que la ville
est entourée d'affreux précipices.
Le pont del Kaniara, jeté sur ces précipices, est
un chef-d'œuvre de construction romaine ; il a
été restauré, dit-on, par des Espagnols. On a dé-
couvert sur une des arcades de ce magnifique
pont, un bas-reliefassez bien conservé, représen-
tant la Madone : c'est, pense-ton, une Assomption
de la Vierge.
H y a d'autres ponts formés par des rochers ,
dont un a plus de 300 piels de hauteur. En quit-
tant la ville, le Rummel forme la plus belle cas-
cade qu'on puisse voir ; ses eaux tombent de plus
de 100 mètres de hauteur, et sont divisées par
d'énormes blocs de rochers. Les alentours de
cette cascade iiiiposanle sont vraiment pittores-
ques. On y voit encore plusieurs autres chutes
d'eau à travers des massifs de verdure et quelques
roches dépouillées.
Dans cet endroit tout ii fuit romantique se trou-
vent plusieurs fontaines d'eau chaude et des dé-
bris de bains romains qui ont dû être d'une grande
magnificence , à en juger par des tronçons de
colonnes canelées, des voûtes assez bien conser-
vées et des restes de mur d'une épaisseur prodi-
gieuse. Il y a là plusieurs moulins arabes, ou
plutôt plusieurs masures bâties sur ces belles mi-
nes, qui forment le contraste le plus frappant et
le plus bizarre de ce magnifique tableau.
Selon l'usage des Arabes, leur cimetière entoure
la ville de tous les côtés, en sorte qu'on ne peut
sortir de la ville sans fouler une tomba sous les
pieds et sans se heurter contre les lib de briques
qu'ils élèvent sur tous les tombeaux.
— Voici un fait de nature à intéresser tous les
éleveurs et a;natcurs de pigeons :
Il y a quelque temps , un habitant d'Anvers
s'embarqua à bord d'un navir.- de commerce, de-
vant relâcher à Alger, où le passager va fixer sa
résidence. Ayant eu toute sa vie des pigeons
voyageurs, il voulait importer ce mode de corres-
pondance sous le ciel de l'Afrique, t'est-à-dire
reporter à leur origine primitive les messagers
ailés; car il est certain que les peuples orientaux
se sont les premiers servis de ce moyen.
11 fit donc choix de sa meilleure couple de pi-
geons, persuadé qu'elle suffirait pour en propa-
ger la race ; pendant la traversé^e, il donna tous
ses soins à ces intércssans animaux. Malheureu-
sement ou heureusement peut-être, le panier qui
ser\ait de gîte aux enfans des airs, devenus ma-
rins, s'usa : arrivé dans le Tage devant Lisbonne,
où le navire devait s'arrêter quelques jours , là
première occupaUon de notre compatriote' fut
d'acheter un nouveau panier; au moment où il
allait y mettre ces deux pigeons, la personne qui
les tenait les lâcha, soit par malice ou autrement.
Les deux pigeons sont i evenus sains et sauf»
au gîte qui les avait vu naître. Il sont à Anvers
depuis cinq ou six jours. Qui pourrait dire les
distances qu'ils ont parcourues, le degré d'instiod
qui leur a fillu pour s'orienter, les privations
qu'ils ont supiorlées? Ont-ils suivi la mer, ont-
ils suivi les côtes ? Bien ne leur était connu ; au-
cun point indicateur ne pouvait les guider. Im-
possil)le de mettre en doute maintenant que les
pigeons peuvent être empioyis aux plus longs
trajets.
— In jeune homme des environs de Chartres
avait disparu ; on le crov ait nov é, car on avait
— t>2 —
trouv(^ près de la rivière sa r asqueite et sa canne ;
mais la manière dont on a découvert le corps
vient do prouver de nouveau combien il y a en-
core d'idées superstitieuses dans cert inos lètes.
A la suite de sa disparition, des recherches in-
fruriueuses dans la rivière avaient (té f.iites. Une
personne indiqua auv parens un moyen infaillible,
suivant elle, de découvrir le corps de leur (ils, s'il
se trouvait dans la rivière : c'était de prendre un
pain bis, rond, de quatre livres; de se munir d'un
cierge bénit que l'on planterait tout allumé sur le
pain ; de poser le pain dans l'eau, à la place où
l'on croyait que l'accident était arrivé ; d'aban-
donner le pain à la direction de l'eau, et défaire
rechercher là où le pain s'arrêterait et où le
cierge s'éteindrait. II fallait de plus dire certaines
paroles pendant les recherches, et surtout ne pas
regarder. Les parens suivirent strictement celte
étrange prescription, et le hasard voulut que le
corps de leur lils ait été retrouvé à l'endroit où
le cierge, vivement secoué par un tourbillon, s'é-
teignit.
— On écrit de Berlin :
«Les entreprises de chemins de fer qui, jusqu'à
présent jouissaient de moins défaveur dans notre
pays que partout ailleurs, commencent maintenant
à avoir la vogue et attirent des capitaux très con-
sidérables
«Les travaux de celui de Magdebourg à Leipzick
marchent depuis peu avec une grande rapidité.
La première section de ce cht-min, celle qui va de
Magdebourg à Schoenebeck, est d<jà entièrement
terminée et sera inaugurée demain, jour anniver-
saire de la naissnnce de S. A. R. le prince Charles-
Frédéric-Alexandre de Prusse.
uLa construction du chemin de fer, qui doit
joindre Berlin à Stetlin, et dont la longueur sera
d'environ vingt-hmt lieues de France, commence-
ra dans les premiers jours du mois prochain,
griiceà la municipalité de Berlin, qui »ient depren-
dre cinq cents actions dans cette entreprise, cl
qui, pour accélérer le» travaux, a renoncé à pro-
fiter de la facilité laissée aux actionnaires de ver-
ser le prix des actions par dixièmes, et a payé
Bur-le-cbamp le montant intégral des siennes.
ïleuue îi£0 Cribumutit.
TRIBUNAL DE 1" INSTANCE DE LA SEINE.
Société en participation pour un cheval. —
Bénéfices au profil des épouses des contrac-
tons.
L'n procès d'une nature fort piquante égayait
aujourd'hui les habitués de la cinquième Chambre.
M' Cb. Ledru, avocat de M. Bennett, gentiemann
augla s, exposait ainsi les faits :
M. Bennett cit grand amateur de chevaux :
M. Ch. Lallite, banquier a les mêmes goûts. Ces
messieurs se trouvant à Boulogne au mois d'août
dernier, furent charmés des qualités d'un cheval
entier tout crins, du nom de Jemes, qui avait ga-
gné sous M. Bennett plusiiurs prix dont M. Lalliite
avait encaissé le montant, et qui avait des disposi-
tions pour deven.r un exrellent cheval de dames.
Tous deux avaient déjà des chevaux de selle
pour leurs épou-es. Madame Bennett avait Jean-
Ban ; madame Lulliite aimait à faire sapromenade
au bois avec Soliman. Mais les deux maris, plus
a imables et plus galans que des époux vu gaires,
magiaèrent, dans ce pays où l'on voit tant d'asso-
ciations de toute espèce, de créer une société en
parlicipalion pour l'acquisition et la revente de
Jeme, revente qui deva.t avoir lieu au profit des
dames. C'était, comme on dit, pour les épingles.
Jemes revintdonc à Paris; il lutchoyé, dressé...
Il portait tantôt madame Bennett, tantôt madame
Ladite, toujours son fardeau était une des plus
jolies femmes de Paris. Mais, hélas !... l'intimité
des deux amies se refroidit, et alors ce cheval à
deux, dont le nom est destiné à plus de célébrité
que le cheval de Troye... Jemes fut l'occasion
d'un débat terrible.
M' Ledru raconte que M. Lalliite, méconnais-
sant le contrat verbal, voulut tout-acoup s'empa-
rer violemment du cheval. Qui le croirait ? poussé
par on ne sait quel mauvais génie, M. Lalliite ou-
blia les convenances au point de décider la ques-
tion de propriété par une plainte correctionnelle;
il osa... (c'est le mol) porter plainte en abus de
conGance contre M. Benn tt.
Le magistrat fut saisi, et ivl. Bennett, étranger,
ne voulant pas s'exposer aux tribulations de la jus-
tice dans un pays dont il ignore la procédure,
abandonna ses droiis sur le cheval, pour échap-
per à l'ennui d'une poursuite sans fondement.
Ce n'est pas tout : le monde fashionable s'occu-
pa de celle allaire, on en parla dans tous les sa-
lons, qui se trouvèrent , pour ainsi dire, partagés
en deux camps : le camp Lainite... et le camp
Bennett. 11 n'y avait plus de juste-milieu.
Peu importait à M. Bennett la perte de la moi-
tié des bénéfices ; mais il lui importait de répon-
dre aux cercles Lalliite, où Ion murmurait tout
bas:» M. Bennett a perdu... il a été traduit de-
vant le ju;,'e criminel pour abus de conliance.»
M" Lidi u, consulté par M. Bennett, fut d'avis
de constituer unTrihunal arbitral, composé d'amis
communs dont la décis on éclairerait l'opinion
publique. M. Bennett y souscrivit. M. Lallitte
voulut un procès.
Le procès étant devenu nécessaire, M. Bennelt
assigne M. Lallitte en paiement de 1,000 francs,
moulant des dépenses qu'il a faites pour la nour-
riture du cheval qu'il a gardé six mois. Car si le
cheval a pour propriétaire M. LiIGtie seul, c'est
celui-ci qui doit subir les charges de la propriété.
Pour apprécier le mérite des conclusions de
M. Bennett, M' Ledru demande que le Tribunal
entende les parties en personne. M. Charles
Lallitte ne niera pas devant le tribunal la société
en participation ; enfin, s il la nie, il paiera les
frais faits pour son cheval.
M* Leiliu demande en outre qu'il lui soit accor-
dé des réserves pour poursuivre M. Lalliite comme
ayant porté contre M. Bennett une accusation
calomnieuse.
M' Baroche, avocat de M. LalBtte, s'étonne
d'abord du procès bizarre qui a été intenté à son
client ; il ne s'attachera pas à répondre en détail
à tout ce qui a été avancé par son adversaire ; il
ne s'agit ici ni de madame Bennett, ni de madame
Lafliite, mais d'un arrangement tout simple.
M. Lallitte a acheté un cheval, il en a en mains
la quittance du prix, qui est de 1,000 fr.; il était
lié avec M. Btnnett, et, à ce titre, il lui a prêté
son cheval ; mais un prêt d'ami cesse quand l'a-
mitié s'en va, il cesse quand le propriétaire veut
reprendre sa chose : c'est naturel.
Cependant M. Bennelt a voulu conserver le
cheval; il voula't même que le pauvre animal ne
rentrât jamais vivant chez M. Lallitte, dans le
cas où celui-ci obtiendraitqu'illuifut rendu. C'est
dans ces circonstances que M. LalQlte a demandé
aide et protection pour le valeureux Jemes à la
magistrature.
M' Baroche nie la société dont on a parlé. Il y a
b en des associations, mais celle-là n'a pu venir à
la tête de personne.
Un procès l'ondé sur une pareille allégation est
une vraie plaisanterie.
M' Baroche résiste à la comparution de M. Laf-
fitte en personne. Celte comparution est le but
unique de M. Bennett, qui a voulu déranger M.
LaiÛtle de ses allaires pour lui rendre quelque
chose des désagrémens que M. LaOitte lui avait
procurés en l'assignant devant le juge d'instruc-
tion.
En droit il y a un titre qui constate que le
propriétaire du cheval est M. Lallitte. Voici ce ti-
tre, dit M' Baroche : J'ai reçu de M. Lallitte mille
francs pour la vente de Jemes.
M' Ledrn. — Vous n'avez que la copie du titre ;
il est en mes mains.
M' Baroche. — Evciisez-moi, le voici.
M' Baroche répond à l'argument tiré des lettres
de madame Lalliite pour demander à madame Ben-
nett qu'elle lui prêtât son cheval , en disant que
c'étail là une formule de politesse. M. Bennett,
nourrissant le cheval, en avait seul la disposition;
madame LalBue ne pouvait donc le monter sans
adresser sa requête ad hoc.
En résumé, M. Lallitte a seul payé le cheval ;
il lui a convenu d'en laisser l'usage à son ami
pendant un certain temps ; il a retiré sa propriété
des m, lins de M. Bennett (|u ind il l'a voulu ; et
celui-ci, qui a usé de l'animal, n'a rien à réclamer
pour le foin, la paille et l'avoine. C'est là une
prétention dont le tribunal fera justice.
M. le président. — Y a-t-il deux quittances du
prix? M' liaroche a une quittance. M* Ledru en
présente une aussi ; expliquez cette c.rconstance.
M* Ch. Ledru. — Le f a t est bien simple. Il y
a deux quittances délivrées par le vendeur, parce
que l'assofiation en participation était faite de-
vant lui. Pour donner à M. Bennett, qui n'est pas
français et qui ne fait pas les choses dans toute la
rigueur légale, une espèce de titre, il a reçu cet
acquit. Il est vrai qu'il est délivré au nom de
M. LalTitte; mais comme, en ell'et, c'est M. Laf-
fitte qui donnait les fonds, M. Berne» ne pouvait
demander ce reçu en son propre nom.
M* Ledru donne lecture des liltres écrites par
madame Laflitte à madame Bennett, on y lit :
« Je vous remercie beaucoup pour Jemes, qui
était charmantj très tranquille... Si vous ne le
montez pas demain je puiscontinuerà l'essayer...
J'espère que quand Soliman (c'est le nom du che-
val de madame Lattitte) voudra se porter bien,
nous nous promènerons à cheval ensemble.
»A ce soir, chez ce l)onpr7fet. F. Laffitte.»
M* Ledru termine en disant : M. Bennett s'en
rapporte à M. Laffitte lui-même, sur la question
d'association. Que M. Laflitte consente donc à
venir ; s'il s'y refuse, c'est qu'il n'ose déclarer ce
qu'on sont ent pour lui.
Le motif qu'on donne pour dire que M. Laf-
fltte ne doit pas déclarer la vérité devant la justice
est inadmissible. M. Laflitte a un titre, une quit-
tance : on ne le nie pas. Nous demandons sa pa-
role ; elle décidera la question. Ce procès n'est
pas une affaire d'argent : c'est un appel à l'opi-
nion publique, M. Laffiite doit le comprendre.
Enfin M' Ledru soutient que si M. Lafiitteavait
eu le bon droit pour lui, il n'eût pas manqué à
tous les égards qu'on doit même à des inconnus,
et à plus forte raison à un ami, en le traduisant,
lui étranger, ignorant les lois de la nation chez
laquelle il se trouve, devant un juge d'instruction»
(I Le tribunal,
» Attendu que la quittance du sieur Grégory a
été délivrée à Laffitte comme ayant payé le prix
du cheval; que si Bennett a nourri ce cheval il en
a eu l'usage, le déboute des 0ns de sa demande
et le condamne aux dépens. »
{Le Droit.)
Les détails suivans sont extraits de la Gazette
des Tribunaux :
« Barbes depuis le moment de sa condamna-
lion avait conservé toute son impassibilité, et il
semblait fonder peu d'espoir sur les démarches
qu'il savait que sa famille avait faites. Hiersurtoiit
dans la matinée, bien qu'il n'eût rien perdu de
son calme et de sa résignation, son attitude avait
quelque chose de plus mélancolique : il croyait
que l'exécution de son arrêt devait avoir lieu le
lendemain et il avait passé une partie de la jour-
- 63 -
née dans sa cellule, occupé à lire le Manuel du
Chrétien.
» A quatre heures, le greflicr de la prison vint
le prévenir qu'il eût à descendre iminédiatenoent
au parloir. M. le directeur avait fait ouvrir le gui-
chet qui sépare d'ordinaire les visiteurs et les dé-
tenus , et à peine Barhès était-il sur le seuil que
déjà sa sœur et son heau-frère s'étaient jetés dans
ses bras... , et tous fondirent en larmes.
«Après quelques instans donnés aux émotions
d'une pareille scène. Barbes demanda quelle était
la peine prononcée. Sa famille l'ignorait encore.
"Durant une partie de la soirée , Barbes s'en-
tretint longuement avec les employés de la mai-
son, et ne chercha en aucune fiiçon à déguiser
les sentiiuens qu'il éprouvait: «Lah'çonaété rude
pour moi, (lisait-il, et quoi qu'on fasse de moi, mon
rôle politique est Uni. »
"A minuit, M. Guillot, entrepreneur du trans-
port des condamnés , a reçu de M. le préfet de
polire l'ordre de se rendre dans la nuit à la pri-
son du Luxembourg avec deuv voitures cellulai-
res pour conduire les condamnés à leur destina-
tion. Malgré le peu de temps qui était donné à
l'entrepreneur, le service fut proraptcment orga-
nisé. A deux heures du matin , les deux voilures ,
escortées par un détachement de gardes munici-
paux à cheval, partirent des ateliers rue du Che-
min-Vi'rt et se dirigèrent vers la prison du Luxem-
bourg par le poul d'Austerlitz, les quais et la rue
de Seine.
»Dès une heure du matin, tous les condamnés
détenus à la prison du Luxembourg avaient été
prévenus séparément qu'ils devaicntse tenir prêts
à être transférés. Tous demandèrent dans quel
lieu ils allaient être conduits, mais les employés
de la prison l'ignoraient eux-mêmes.
" A 5 heures, les deux voilures , l'une de dix
cellules, attelée de cinq chevaux, l'autre de huit ,
attelée de quatre chevaux, étaient entrées dans la
cour de la prison.
i>Aux termes du cahier des charges imposé à
l'entrepreneur, tous les conilainués qu'il trans-
porte doivent être ferrés aux pieds et revêtus d'un
costume mi-parti rouge et jaune. 11 paraît, toute-
fois, qu'aujourd'hui l'administration a permis à
l'entrepreneur rinfraction de cette partie du rè-
glement , car aucun des condamnés du Luxem-
bourg n'a été ni ferré ni habillé. Une autre dis-
position réglementaire enjoint de ne laisser aux
condamnés ni tabac, ni argent, ni livres non au-
torisés. Celte disposition a été exécutée aujour-
d'hui : tous les condamnés s'y sont soumis sans
observations, à l'exception de Philippet qui ne
s.'est dessaisi de sa pipe qu'après beaucoup d'hé-
sitation.
«Chacun des condamnés a été con luit séparé-
ment et enfermé dans la cellule qui lui était des-
tinée, et saus savoir ni s'il partait seul ni avec qui
il partait.
«Dans la plus petite voiture ont été placés
Martin Bernard, Dcisadc, Austen, Mialon et Barbes
«Barbés est monté le dernier. Lorsqu'on lui a
fait les questions d'usage pour savoir s'il avait de
l'argent ou du tabac, il a répondu négativement.
«Avezvous des livres ? lui a-t-on dit encore. —
En voici un, a-til répondu, il ne m'était pas inu-
tile hier. — C'était le Manuel du Chrclien : ce
livre lui a été laissé. Au moment de partir. Barbes
a remercié le directeur de tout ce qu'il avait fait
pour lui ; et apercevant le grellier qui la veille lui
avait annoncé la venue de sa famille et sa com-
mutation: « Je vous remercie, lui at-il dit, delà
bonne nouvelle que vous m'avez donnée hier. »
«A l'instant où les portes de la voiture ont été
fermées. Barbes ignorait encore quelle peine les
lettres de commutation avaient pro noncée.
«Aucune escorte n'accompagnait relie voiture
dans laquelle se trouvaient seuleuieut un adjudant
degenilaimeric et deux gardiens orilin lires. Elle
est sortie par la rue Vaugirard , a franchi l'esp a-
nade des Invalides, le pont d'iéna, et la barrière
des Bons-Hommes.
«Dans la seconde voitiu'e ont été placés Nou-
guès, Philippet, Roudil, GuUbert, Lemière, Noël
Martin, Longuet , Walrh , Marescal et Pierné.
Cette voiture, escortée par un détachement de gar-
des municipaux, a traversé les rues de Seine, des
SainisPères, Rivoli, Louis-le-Grand, la Chaussée-
d'Antin et de Clicby. Arrivée à la barrière, où
son escorte l'a quittée, elle a pris le chemin de la
Révolte.
«Un courrier, en avant de chacune des deux
voitures , doit , durant tout le trajet , faire pré-
parer les relais.
«La première voiture est partie dans la direc-
tion du Mont-St-MichrI.
«La seconde dans la direction de DouUens. »
En ell'et, le Siècle annonce ce matin que Bar-
bes a été conduit au fort Saint-Michel.
ïleDue ^Dramatique.
THEATRE DU GYMNASE.
Les Brodequins de Lise, vaudeville en un acte,
par MM. Laurencin, Gustave Vaez et Du-
vergers.
Cette petite pièce, renouvelée des Souliers
mordorés, ne manque ni d'entrain ni d'esprit,
et bien qu il soit déplorable de voir trois hommes,
dont le plus jeune a bien passé trente ans , s'at-
tacher de front à une pareille fantaisie , il faut
reconnaître que celte bluelte se fait remarquer
par certaines qualités qui glsseraient inaperçues
ailleurs, mais qu'on applaudit au Gymnase, tant
elles y sont rares et inaccoutumées. Il s'agit tout
simplement d'un mari trompé et digne de l'èire ,
petit imbroglio qui ne saurait se raconter, mais
qui se laisse entendre. Mademoiselle Nongaret ,
qui débuta t dans le rôle de Lise, a tout-à-fait la
beauté de son rôle : c'est une fniirhe petite mère,
vive, alerte, égrillarde, jetant le coui)let avec un
merveilleux aplomb , et une douce voix qui ne
manque point do charme. Les honneurs de la
soirée ont été pour cette jeune et jolie personne.
M. Scribe vient de passer avec M. Poirson un
traité qui l'attache exclusivement au théâtre du
Gymnase : il est bien entendu que les théâtres
royaux ne sont point frappés de cette exclusion.
Puisse donc cet éternel esprit qui a su résister
même à l'Académie , tirer ce malheureux théâtre
de la soliiude où l'a plongé l'administration la
plus mesquine, la plus étroite, la plus déplora-
ble en tout sens que la critique puisse signaler à
la justice du pubhc ! J, S.
THEATRE DU PALAIS-ROYAL.
Les trois Quenouilles, féerie en deux actes, par
MM. Cogniard frères.
C'est une de ces pièces qui ne sont pas du
ressort de la ci ilique : la critique n'a rien à faire
en tout ceci. Vous souvenez-vous , quand vous
étiez enfant, d'avoir été bercé par un conte char-
mant dont l'héroïue était la princesse Finette ?
Vous souvenez-vous de ces trois quenouil-
les de verre qui répnndaient de la vertu de
trois bell s lileuses? c'était là une histoire
qui, je m'en souviens, m'a coûté bien des lar-
mes ; heureux temps que ne nous rendront pas
les vaudevilles de MM. Cogniard frères ! Alcide
Tousez a égayé , par sa merveilleuse bêtise, cette
pièce sans gaîté ; précieux acteur dont la char-
mante bêllse peut supjiléer à l'esprit des auteurs !
("et Alcide Tousez est un de ces vires qui ont le
divin privilège de ne pouvoir montrer le bout de
leur nez queli]ue part sans éveiller aussitôt le
rire : il parle, on ril ; Il tousse, on rit ; il éier-
nue, on ril ; quoiqu'il fasse, on rit toujours. l>ans
une époque comme la nôtre , où tant de graves
préoccupations attristent les co'urs et les esprits,
u'esl-ce pas là , je vous le demande, un privilège
diviu , comme je vous le disais tout à l'heure ?
Reçue bc cinq 3onv5.
15 JUILLET.— Le conseil des ministre s'estréuni
deux fois hier, et une fois ce matin à Neailly, pour
délibérer sur l'exéction de l'arrêt de la cour
des pairs, qui condamne Armand Barb es à la
peine capitale.
Déterminé par la gravité du double crime
dont Barbes a été reconnu coupable, le conseil a
proposé au roi de laisser à la justice son libre
cours.
Mais le roi a persisté dans l'opinion contraire
et, usant de sondroit constitutionnel, il a commué
la peine de Barbes en celle des travaux forcés à
perpétuité.
— M. Rotschild, acquéreur de l'hôtel Talley-
rand, a fait ellacer d'au-dessus de la porte prin-
cipale le nom du fameux diplomate. On lit main-
tenant à la place : hôiel Saint Florentin.
M. le marquis de la Vrillière, duc de Saint-Flo-
rentin, ministre favori de Louis XV, est celui qui
a fait bâtir ce grand et magniCquc hôtel, qui fut
payé par la ville de Paris.
— La fabrication des monnaies s'exerce an-
nuellement sur 210,620 kil. dematière, et produit
i8 millions, dont 5 millions en or et /i3 millions
en argent. L'atelier de Paris absorbe à lui seul le
tiers de la fabrication : de sorte que les douze
ateliers des départemens n'ont à monnoyerque
l/i!t,000 kilog. de matière chaque année. Les frais
de monnayage, avant 1838, s'élevaient à 6 fr.
par kilog. d'or et 2 fr. par kilog. d'argent, sans
compter les traitemensde la commission des mon-
naies, ceux des fonctionnaires attaches aux éta-
blissemens monéltires. la valeur du matériel des
bâimens, etc. En tenant compte de tous ces frais,
les dépenses de fabrication s'i lèvent à près de 3
p. 100 de la valeur monnayée.
— Aujourd'hui, à six heures du matin, une dé-
tonation d'arme à feu s'est fait entendre dans une
des chambres de la maison n" UO, rue Saint-Tho-
mas-du-Louvre. Les habitans de la maison étant
accourus, on a trouvé mort et baigné dans soa
sang M. Boucheron, sous-préfetdeMoilaix depuis
18;î0, et destitué depuis peu. In pistolet, trouvé
auprès de lui, ne laisse aucun doute sur son genre
de mort. On attribue ce suicide au chagrin qu'il a
ressenti de la perte de sa place.
— Le porte-bannière arrêté hier à la tête da
rassemblement qui s'était porté vers la chambre
des députés, est un ouvrier cordonnier, âgé de
2i ans. Ce jeune homme, nommé Cottereau, tra-
vaillait chez M. Aupin, rue de Lancry.
— On cite de Barbes le fait suivant : Barbes
avait un parent qui laissa en mourant un héritage
de 300,000 fr. Les hérili rs directs de ce parent
avaient été volontairement oubliés par lui. Bar-
bes pouvait entrer légitimement en possession de
cette somme : il fit venir ses collatéraux, déchira
devant eux le testament, et rendit aux héritiers
leurs droits à la succession.
— Hier, à minuit, le thermomèu-c de l'ingé-
nieur Chevallier marqu^ut IV au-dessus de 0 ;
aujourd'hui, à quatre heures du malin. il'SilO;
à midi, 21° 'i|10 ; à une heure, 2r ,MiO; à deux
heures, 22° ùilO.
l(î. — Le programme des fêtes de juillet vient
d'être arrêté ; il y aura le 29 une grande revue.
Le baptême du comte de Paris est encore une
fois ajourné.
- - Depuis avant-hier . le service public de la
fontaine de la l'iirie-S.ilnt-Denis se fait en eau
clariliêe et dépurée par les appareils de la com-
pagnie franç.iise du liltrage. Ui qu.tntité actuelle-
ment dlsirihiiêe à celte fontaine approche de qua-
tre cent mille litres par jour ^'i.OOO hect.' Cotte
eau est d'une admirable limpidité, et elle se trouve
liltrêe à ce degré de perfection avec toute la
promptitude exirême que rend nécessaire l'em-
phssage des tonneaux qui se succèdent sans dis-
— 64 —
cont luiation pen<lant tout le temps du service ,
caj- les porteurs d'eau, eliarmés de trouver là de
l'eau limpide au lieu de l'eau toujours louche
et souvent si sale qui eoule aux autres foulaiues ,
allUient depuis deux jours à la fontaine StDenis.
— On assure que rabaissement du pavé à la
montée de la Porte St. -Martin sur le boulevart va
être inressaminenl mis à exécution. C'est une
amélioration depuis long-temps désirée et qui va
donner lieu à des travaux importans.
— On place en ce moment de r.ouveaux vi-
traux de couleur dans l'église Saiut-Gerniain-
l'Auxerrois, au dessus du maître-autel. Trois de
ces vitraux représentent les douze apûlrcsmagni-
liquemcut encadrés.
Ces verres sont de fabrication toute moderne.
On sait (|uc le secret de l'ancienne fabrication a
été retrouvé par la manufacture de Sèvres.
— A la date du 19 juin, le prince Georges de
Cambridge était ii Constantinople depuis une se-
maine. Il n'a pas de suite, et vit très modestement
sous le titre de prince de Culloden. Il visite très
assidi'iment les mosquées, les bazars et toutes les
curiosités de la capitale. En revanche, le prince
Pukler-Muskau attire l'attention générale : ses
porte-pipes sont deux jeunes femmes d'Abyssi-
nle, (lu'il a métamorphosées en pages, et qui lui
présentent son café et le narquilé de la manière
la plus gracieuse.
— On cite deux ou trois beaux mariages dans
le grand monde... entre autres celui de made-
moiselle de Sesmaisons, la petite-tille du chance-
lier Dand)ray, avec le comte de Goulaines, des-
cendant d'une des familles illustres de la Bretagne.
— La Ciiisse d'épargne de Paris a reçu diman-
che Oi ei lundi 15 juillet 183'J, de 3,M5 dépo-
sans, dont /i51 nouveaux, la sonmie de Zi74,135fr.
Les reniboursemens demandés se sont élevés à
la somme de ?i71,300 francs.
— Un notaire ne peut refuser communication
de la minute d'un acte ii une partie qui y a figuré,
par le niotif que les frais de l'acte ne lui ont pas
étépa\és. Ainsi jugé le !) juillet, en référé, par
M. le président Dcbclleyoïe.
17. — Le sultan Mahmoud est mort le 30 juin.
Son lils aîné, déclaré majeur par le divan , a été
proclamé empereur. Le 28 l'ordre avait été en-
voyé à llaf.z Pacha de suspendre les hostilités.
— Dans un moment où tout le monde s'occupe
de la peine de mort , il n'est pas sans intérêt de
rappeler que cette peine avait été abolie par la
loi non abrogée du 26 octobre 1795.
Voici le texte de cette loi :
" Art. 1". A dater du jour de la publication
de la paix générale, la peine de mort sera abolie
dans la république française.
» Art. 2. La place de la Révolution portera
désormais le nom de la place de la Concorde. «>
— 11 paraît certain que le maréchal Clauzel ,
qui fait ses préparatifs de départ pour Alger, ne
sera pas le seul cette année il visiter notre colo-
nie d'Afri(|ue. On annonce que MM. Billaudel,
Barbet, Cibiel , d'Angeville , Garcias, Lasnyer et
autres membres de la chambre des députés se pro-
posent de l'accompagner.
— On lit dans l'Univers : n On assurait ce
soir qu'un jeune homme s'était présenté dans la
journée chez M. le garde-dessceaux, accompagné
de M' Dupont, l'un des défenseurs de Barbes, et
que lii, après avoir obtenu du ministre la pro-
messe que ses révélations n'entr.iîneraient pour lui
aucune conséquence fâcheuse, il avait déclaré être
l'auteur du meurtre du lieutenant Drouineau. »
— 11 a été frappé depuis quelques jours à la
Monnaie des médailles, soixante médailles en or,
trois cents en argent , et une beaucoup plus
grande quantité eu bronze. Toutes ces niédailN s
sont destinées aux exposans des produits de l'in
riustrie que le jury désignera au ministre du com-
merce.
— On annonce que M. le duc d'Orléans doit
quitter Paris dans les premiers jours d'août pour
se rendre à Bordeaux. De là le prince irait s'em-
barquer à Marseille pour faire une tournée dans
les possessions françaises du nord de l'Afrique.
— On écrit de Toulon : « Des avis parvenus
de Constaiitine font connaître que le conseil de
guerre de cette ville s'est occupé de l'all'aire de la
conspiration (|ui a été découverte le 1" mai. Le
conseil a été sévère; cinq individus, parmi les-
quels on remarque deux cuids , l'nn de Milah et
l'autre du Sabcl , ont été condamnés à avoir la
tète tranchée. On se rappelle que ces Arabes en-
tretenaient dos relations avec Achmet-Bey, et que
leur correspondance fut heureusement intercep-
tée.
"Nous avons appris en même temps le retour à
Conslantine des jeunes Arabes qui ont quitté Paris
tout récemment. Lenrs parens les ont accueillis
avec de grandes démonstrations dejoie. »
— Quarante et une fidllites ont encore été en-
registrées pendant la première quinzaine de juillet.
L'ensemble ^des passifs s'élève à six millions
cent mille francs. L'une, la faillite V..., présente
un passif de 3,3^0,000 fr. ; l'autre, la failhte
G..., 1,209,000 fr.
— Le Courrier de l'Isère annonce, dans son
numéro du 10, la nouvelle d'un suicide d'une
singulière espèce. Un habitant d'une commune
des environs de Grenoble s'est plongé la tète
dans un tonneau rempli d'tau, et il est resté dans
cette position jusqu'à ce qu'il ait été asphyxié.
18. — Le sultan Mahmoud est mort, non le 30
juin, mais le 27. Cet événement a été caché trois
jours par le ministère turc. Ce temps a été em-
ployé à régler dans un conseil secret les mesures
à prendre pour empêcher les désordres que l'on
craignait et pour assurer la succession d'Abdul-
Medjid.
Cette version paraît d'autant plus vraisemblable,
que, d'après la dépêche d'hier, l'ordre de suspen-
dre les hostilités a étéexpédié le 28 à llafiz-Pacha.
On ne comprcnilrait pas que cet ordre eût été
expédié deux jours avant la mort du sultan ; mais
on comprend très bien qu'il l'ait été le lendemain.
— Depuis lundi les troupes qui forment la gar-
nison de Paris ont cessé d'être consignées, et les
postes ont été réduits à leur contingent ordinaire.
— Un camp de dix mille hommes et de quatre
mille clievauv va être établi à Fontainebleau le
15 aofit prochain, et ne sera levé que le 15 oc-
tobre.
Il sera composé d'une division d'infanterie,
d'une division de cavalerie, et de quatre batteries
d'artillerie des 2' et 10' régimens de celte arme.
— La reine des Français vient d'envoyer à
l'église d'Alger un magnifique tableau de l'Assomp-
tion de la Vierge ; ce tableau a cinq pieds. Le roi,
de son côté, a envoyé un tableau représentant le
rachat des captifs par les moines de la Merci en
1757, de plus, un ornement complet en drap
d'or, quatre calices, des burettes en argent, plu-
sieurs boites à saintes huiles, des chandeliers, un
crucifix, etc., etc. M. Dupuch a reçu, en outre,
un pupitre en bronze doré dont le travail est très
remarquable.
— Depuis plus d'un demi-siècle qu'elles sont
élevées, les deux grandes colonnes d'ordre toscan
de la barrière du Trône étaient restées jusqu'ici
inachevées; on va les terminer : l'une d'elles,
celle du nord, est déjà échafaudée du haut en
bas pour faciliter les travaux des sculpteurs orne-
mentistes.
Ces colonnes ont 75 pieds de hauteur ; elles
reposent sur des espèces de pavillons ; leur inté-
rieur évidé peut recevoir un escalier tournant qui
conduira sur le chapiteau.
Sur le ventre de chacune de ces colonnes, on
va sculpter des trophées, et placer deux statues '
colossales auv sommets des chapitanx.
— On vient de commencer aux Champs-Ely-
sées, sur l'esplanade des Invalides et à la barrière
du Trône, les préparatifs pour les fêtes de Juillet.
— Un jeune homme de 15 ans, ouvrier carre-
leur, est tombé hier matin du troisième étage
d'une maison en construction, ruede l'Ecluse, aux
Batignolles. 11 ne s'est point blessé et en a été
quitte pour quelques contusions fort légères.
— On écrit deNapIcs, 29 juin :
Il Rossini est arrivé dans notre ville avant-hier
au soir, et le lendemain matin il en est reparti
pour la villa de M. Barbaja, situé au pied du
mont Pausilippe. On assure positivement que l'il-
lustre maestro s'y occupera à mettre en musique,
p)ur le théâtre royal de St-Charies, un opéra sé-
ria en quatre actes, intitulé : Giovanna ai Mon-
ferrato, dont le libretto est de M. Lugi Guarnic-
cioli, de Naples. »
19. — La ville de Birmingham vient d'être le
théâtre de nouveaux désordres. Lundi soir, vers
neuf heures, des rassemblemens se sont répan-
dus dans la ville et ont mis le feu à la maison de
MM. Bournes et comp., ont forcé et ravagé celles
de plusieurs autres marchands, qu'on suppose
avoir aidé les magistrats qui ont mis fin aux réu-
nions des chartistes.
Après une heure de ces scènes déplorables, la
police et les troupes sont parvenues à disperser
les révoltés. Deux ont été tués, plusieurs ont été
arrêtés.
— Nicolas Canaris, fils de ce Canaris dont le
nom a retenti si brillamment dans les diverses
phases de la révolution grecque, a passé à Aix le
13 juillet.
— On est occupé depuis quelqes temps à éta-
blir des communications souterraines, d'une cons-
truction fort I emarquable, entre le château des
Tuileries, les bords de la Seine, le Palais-Royal
et le grand égout de la rue de Rivoli, par lequel
on peut remonter jusqu'au haut du faubourg
Saint-Ilonoré. Dans plusieurs endroits ces immen-
ses voies, cachées à vingt pieds sous terre, sont
fermées par d'énormes grilles à trois serrures.
— Les salles de l'exposition sont à peu près
dégarnies. On commence même la démolition de
quelques parties de cette immense construction.
H n'y aura pas, dit-on, de séance royale pour la
distribution des récompenses.
— Notre armée navale est commandée par 3
amiranx, 10 vice-amiraux, 20 contre-amiraux, SO
capiiainesde vaisseaux, 150 capitaines decorveile?,
^50 lieutenans de vaisseaux, 550 enseignes de
vaisseaux, et 300 é'èves de 1" et de 2* classe.
Total: 1,568 officiers, dont les appointemens
s'élèvent à 8,268,000 fr. C'est, terme moyen,
2,000 fr. à chacun.
— Le dernier ornement de la fontaine de la
place de la Concorde, du côté du palais Bourbon,
vient d'être posé. Toute la charpente qui a servi
pour les travaux de cette fontaine, est transportée
près de celle du côté du Garde-Meuble, où des
ouvriers commencent déjà à placer les statues qui
doivent en orner le bassin.
— Le bateau à vapeur le IVaterloo, qui devait
porter des armes et des munitions à don Carlos,
a pris feu en dehors du phare de Nab. Le navire
est perdu, l'éqidpage sauvé.
— Ibrahim, pacha d'Egypte, est petit-fds d'une
Française, et lorsqu'il rencontre quelqu'un de nos
compatriotes, il n'oublie Jamais de lui dire : «Ma
granil'mère était Française. » C'est même la se ul
chose que le généralissime prononce très correcte-
ment en français.
— Le beau temps a favorisé la fête donnée
mardi dernier à Tivoli ; la bonne compagnie s'y
était réunie, on comptait plus de 6,000 personnes.
La fêle de dimanche promet d'être au moins aussi
brillante. Ce vaste parc a le double avantage d'of-
frir une promenade variée , et dans les grandes
chaleurs on peut respirer un air pur.
Le Directeur, BERTHET.
Imp, d' Ert . Proux et C', rue Neuve-dwBoas Enfan» .
ÎOeuxicmc Série. .j^\tvJ^»^i'*"^^^'*<»^««Cïî^^
25 JUILLET 1339.
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font la demande par lettres affranchies.
Une gravure de modes est jninle au n° du 5
et une lithographie au n" du 20 de chaque
mois,
Prix des 8DDODC«8, 75 c. la ligne.
fc^ctte bcs lournaux français et étrangers.
SOMMAIRE.
LaFAMILLE lMPÊni.\LE, LES MINISTRES ET AUTRES
GRANçs ÇERS0^J\AÇES TURCS, pat L.-P.B. d'Au-
BicNosc. —Le doyen de Saint-Patrice, par
Eugène Guinot. — Histoire de la civilisa-
tion, PAR les boutiques, pOT EUGÈNE BniF-
FAULT. — Un ennemi secret, par L. R. —
Combat du corsaire le Itenard contre la
GOELETTE ANGLAISE l'jUpIlia, fit VerUSMOR.
— FlNÉRAILLES DU SULTAN MAHMOUD.— ReVUe
dramatique : Gaité : Isabelle de Montréal;
Le petit Poucet; Le Tribut des Vierges; Le
marché de S ajnt Pierre. — Revue de cinq
jours.
i\ FAMILLE \mMM,
LES MINISTRES ET ADTBES GRANDS PERSONNAGES
TURCS (1).
L'empereur Mahmoud a quatre enfans vivans
(1839), deux gardons et deux filles. Dans le cou-
rant de 1838, il a perdu un garron cl une fille.
La maladie qui emporta le jeune prince est
restée inconnue, un absurde préjugé ayant mis
obstacle à l'autopsie du corps du défunt, que les
médecins réclamaient avec d'autantplus déraison,
qu'un frère, né avant celte jeune altesse, était
près de succomber sous le même mal. On sait
que celui-ci avait dû son rétablissement à l'cmpi-
fl) Extrait de la Turtfuic moderne ; 2 vol. in*
8% cbet Dclloye, place de la Bourse» b»
risme, et quelle avait été la récompense accordée
à la femme arménienne, artisan de ce prodige.
Un autre préjugé , non moins déplorable, en-
traîna, quelques mois après, la perte d'une prin-
cesse, deuxième fille du sultan et épouse deSaïd-
Pacba, qu'une saignée pratiquée à temps eût sau-
vée. Elle était du sang impérial, de ce sang que
des révolutions de palais ont souvent fait couler
sur les marches du trône, mais qui ne saurait
être versé pour les jours précieux d'un membre
de la famille. O bizarrerie ! Deux faits aussi la-
mentables établissent jusqu'à l'évidence la force
des résistances rencontrées par le réformateur
dans l'ordre moral comme dans les choses maté-
rielles.
La succession au trône des califes est encore
assurée par l'existence rie deux princes. Heureu-
sement, son chef, si faibled ans les deux cas qui
viennent d'être rapportés, a eu la force de résister
à une coutume trop souvent suivie par ses pré-
décesseurs, laquelle autorisait la destruction des
fils puînés des sultans, pour prévenir des rivalités
entre les héritiers.
Les fils de Sa Haulesse sont âgés (1839), l'aîné
de dix-sept ans, le second de quatorze. On les
voit, dans le temps du Ramazan, parcourir à che-
val les rues où le sultan fait ses promenades or-
dinaires. Pendant la belle saison, ils se rendent
assez, fréquemment en caïque ou en calèche aux
rendez-vous où ce prince va prendre ses délasse-
mens. A part ces deux circonstances, on ne les
rencontre nulle part.
L'éducation qu'ils reçoivent est intérieure et
isolée. Quelquefois on leur choisit pour compa-
gnons d'études quelques jeunes esclaves attachés
à leur service.
L'instruction, i's la tiennent de maîtres musul-
mans. On peut apprécier la nature et l'étendue
de ce qu'ils peuvent apprendre d'instituteurs à qui
toute science utile est étrangère.
Le plus profond mystère enveloppe les pre-
mièrcs année» de ces enfins appelé» aun plus-
hautes destinées, et à l'exercice u'une autorité
sans limites sur de nombreuses population-.
U y aurait lieu de rire de pitié, s'il n'y avait nw-
tière aux plus douloureuses réflexions dans l'a-
veuglement qui préside aux premiers pas de ces
jeunes altesses, quand on lit dans des journaux:
sérieux des détails comme ceux-ci : <■ On écrit de
«Constantinople que le sultan, appréciant les
..bienfaits de l'éducation, fait élever ses enfant à
• l'instar de ceux des maisons royales de l'Euro-
»pe. Des maîtres renommés pour l'étendue et la
..variété de leurs connaissances soniiilacés auprès
..d'eux, etc., etc. .>
Nous serions tenté de sommer ces audacieux
correspondans de nous citer le nom d'un de ces
savans, et de nous dire surtout comment l'on s'y
est pris pour abaisser les barrières que réti<[oetie
et les préjugés élèvent contre l'introduction d'é-
trangers dansie .sera I et leurlibre communication
avec les héritiers de la couronne.
Nous avons eu une occasion unique d'obtenir,
»ur la nature de l'instruction donnée à ces jeunes
gens, des notions qu'il est toujours très difficile,
pour ne pas dire impossible, de se procurer.
Admis dans l'intimité d'un personnage arraché
depuis peu à une position à presque souvcraice,
nous l'avons toujours trouvé occupé de l'éduca-
tion de trois jeunes princes, ses enfans, âgrt do
dix-sept, quatorze et neuf ans.
Déchu ^'un rang auquel il ne lui sera peut être
plus possible de remonter, il .sent, il a la convic-
tion que c'est à l'aide d'études solides qu'il peut
procurer ii ces victimes de révolutions si fréquen-
tes en Orient, un dédommagement du pouvoir,
des richesses, de la considération qu'il n'a pu
leur conserver.
Chaque fois que nous visitions ces altesses dé-
chues, nous les vov ions environnées de maîtres
musulmans, qui leur enseignaient, indépendam*
ment di s préceptes religieux, la lecture, l'écri-
ture, les règles les plus élémentaireo des mal'jé«
matiques et lo | er>aii. L* p^e «uhall l.> l«<;OM
=^ 66 —
aicc une assiduité et une persévérance exemplai-
res.
Sur l'observation que nous lui fîmes un jour,
et que nous réitérâmes plusieurs fois, que l'étude
(l'une langue européenne, du français, par exem-
ple, leur faciliterait l'acquisition de connaissances
qu'ils n'obtiendraient jamais des cnseignemens
flHvjuels on les réduisait, il en convenait. —
Mai.'i, ajoulaltil, je ne puis mieux faire que de me
modeler sur le sultan, mon auguste maître.
Le système que je suis pour mes enfans, est
celui qu'il a adopté pour les siens. On m'informe
exactement de ce qu'U fait, et je l'imite. Quand
les jeunes sultans passeront à l'étude des langues
européennes et des sciences qui constituent un
bon système d'instruction, mes fils auront des
maîtres pareils. Je le répète, je ne puis mieux
faire que de suivre un tel guide.
11 y a quelque chose de touchant dans le res-
pect et la fidélité qui prescrivent et maintiennent
une semblable abnégation. Si elle est imitée, et
nous croyons qu'elle l'est généralement dans les
hautes classes, on ne peut en déduire une ten-
dance à de grands progrès chez une nation oii la
subordination s'étend aussi loin.
Le sultan a entendu se donner des appuis et
d'utiles coopérateurs, en choisissant autour de lui
des gendres pour ses filles; et, chose remarqua-
ble comme opposition aux anciens us et préjugés
de sa couronne, il a permis la cohabitation entre
les conjoints.
Autrefois, les sultans choisissaient aussi des
gendres parmi leurs sujets ; c'était alors dans des
vues poUtiques : la tendresse paternelle restait
étrangère à ces combinaisons.
La Sublime-Porte apprenait de ses surveillans
qu'un pacha d'une province éloignée, de Bag-
dad, par exemple, se formait par ses exactions un
trésor considérable pouvant, avec le temps, ap-
puyer des projets de révolte, favorisés par les
grandes distances qui le séparaient du siège du
gouvernement.
Aussitôt un oITlcier du sérail lui était envoyé
avec la mission de lui annoncer qu'il était l'objet
du plus insigne honneur, que le sultan daignait
lui accorder une de ses filles pour épouse. Cet of-
ficier lui remettait en même temps les firmans,
une pelisse d'honneur, et autres insignes attestant
son admission a cette haute faveur.
Le premier acte du nouveau gendre était de
répudier sa ou ses femmes légitimes. Il gardait
ses concubines, mais seulement à titre de servan-
tes ou esclaves de son impériale moitié, qui ne
l'était pourtant que de nom, car les époux ne se
réunissaient pas.
11 avisait ensuite à la dotation de cette prin-
cesse en lui faisant passer de riches présens et
une dot en espèces d'or. Il pourvoyait aussi à son
entrelien par une allocation annuelle proportion-
née à son rang.
Si le pacha faisait les choses convenablement
et qu'on les trouvât en harmonie avec les richesses
qu'on lui supposait, le sultan le considérait dès
ce moment comme un homme qui lui était acquis.
Sa faveur s'établissait et sa femme devenait un
appui, qui non-seulement le maintenait dans son
gouvernement, mais, souvent aussi, servait à lui
«n procurer un autre plus important. Si, au con-
iraire, sa conduite était marquée au coin de la
lésinerie, sa perte était jurée; et les tendances du
beau-père et de la bru étaient tournées vers le
but de le perdre sans éclat; le cas arrivant, les
richesses dont il avait ménagé l'emploi devenaient
la proie du fisc.
Les époux s'écrivaient fréquemment : c'était la
seule faculté que l'himen leur eût procurée. Ils
ne s'épargnaient pas les complimens, et se com-
plaisaient dans les avantage? corporels qu'ils s'at-
tribuaient réciproquement ; car ils ne s'étaient ja-
mais vus, même en peinture, la loi du prophète
prohibant inexorablement toute représentation
humaine. L'illusion allait quelquefois jusqu'à leur
persuader qu'ils s'aimaient tendrement.
Le hasard pouvait cependant les réunir. Les
intrigues de la femme réussissaient quelquefois à
procurer à son époux une des grandes dignités
de l'empire, telles que celle de grand vizir et de
capitan-pacha, qui donnaient la résidence dans la
métropole. Dans ce cas, la cohabitation était per-
mise.
Mais quel n'était pas leur désappointement,
quand, à la première entrevue, ils ne se trouvaient
plus cette beauté, ces grâces, ces perfections,
dont leur imagination orientale s'était plue à se
doter mutuellement!
Un fait de ce genre arriva sous le règne de Sé-
lim III. Le pacha d'Erzeroum avait été choisi par
ce prince pour mari d'une de ses filles. Au mo-
ment où cet honneur venait le chercher dans sa
résidence, il eut le malheur d'avoir un œil crevé
par un de ses favoris, dans le jeu du djirid, au-
quel il se livrait avec passion.
Les conséquences de ce cruel accident avaient
été aggravées par l'impéritie de l'esculape du pa-
cha. Le cartilage gauche du nez avait dû être am-
puté, et remplacé par une lame d'argent.
Ce fut peu de temps après sa guérison qu'il
arriva à Constantinople pour occuper la place de
grand vizir, à laquelle le crédit de la sultane l'a-
vait fait élever. Il était hideux. Personne ne fat
surpris de la répugnance que témoigna la prin-
cesse à la vue de celui qu'elle s'était figuré un
Adonis ; elle quitta sur-le-champ le palais où la
rencontre s'était faite; et le bon Sélim, son père,
approuva la séparation.
Le nouveau vizir n'en conserva pas moins la
faveur de son maîue. Il a laissé de bons souvenirs.
S'il n'a pas joui de la possession d'une belle prin-
cesse, adorée de son père, U a au moins échappé
aux terribles épreuves qui l'attendaient dans le
cours de son union.
Une loi horrible et barbare condamnait tous
les enfans issus d'une princesse du sang impérial
et d'un sujet , à une mort immédiate après lem-
naissance. Ces infortunés, quel que fût leur sexe,
ne traversaient la vie que pour passer des mains
de la sage-femme qui les avait reçus à leur en-
trée dans ce monde , dans celles du muet chargé
de leur ravir le jour. On voulait prévenir, par ces
inhumaines précautions , les velléités d'ambition
que des alliances avec le sang ottoman eussent pu
faire éclore, si ces enfans eussent vécu.
On doit faire honneur au sultan Mahmoud de
l'abolition de cette odieuse pratique. Hallil-Pa-
cha , son premier gendre, eut, de son épouse, un
fils qui vécut pendant six mois, et qu'il ne perdit
que de mort naturelle.
Noua avons dit qu'Hallil, esclave géorgien,
n'avait dû l'immense faveur d'être choisi par son
souverain pour être l'époux de sa première fille,
qu'à la tendresse que lui portait le vieux séraskier
Uzrew , ou Chosrew-Pacha, dont il était le favori,
et qui était lui-même l'objet de la plus haute fa-
veur de son auguste maître , l'empereur régnant.
Il ne nous a pas été possible de découvrir la
cause d'une pareille faveur accordée à Saïd-Pa-
cha, qui a épousé , en 1837, la seconde fille de
Sa Hautesse.
Ces choix n'ont pas justifié les espérances de
ce prince. L'idiotisme de l'un , la pardcipation de
l'autre à un crime honteux, ont rendu stériles
des pensées conçues dans des idées d'avenir. Il
reste à Sa Hautesse une troisième fille à pourvoir.
Ce prince y songe , écrit-on de Constantinople.
Sera-t-elle plus heureuse ou mieux inspirée dans
cette troisième recherche ?
Le sultan a une sœur qui frise la soixantaine.
Elle a profité du relâchement introduit, à l'ombre
des réformes, dans les rigueurs de l'étiquette,
pour se donner plus de liberté qu'elle n'en eût eu
autrefois.
Elle occupe un palais dans une situation ravis-
sante, sur le Bosphore. On rencontre assez sou-
vent son harem (cortège) dans les rues de Cons-
tantinople. Elle aime le mouvement, et fait volon-
tiers elle-même ses affaires et ses emplettes. Sui-
vant les mauvaises langues , elle sait combattre
les ennuis du célibat; le public rit de ses écarts
et les lui pardonne , parce qu'au total elle est
bonne personne.
Les différences entre les hommes proviennent,
en tout autre pays, de la naissance, de la fortune,
de l'éducation , des dispositions naturelles déve-
loppées par l'étude. En Turquie , ces causes de
différence sont nulles.
La naissance n'y donne aucune prééminence.
Mieux a valu , jusqu'à ce jour , chez les Turcs ,
sortir de la classe du peuple ou de celle des es-
claves , que d'un père tenant un rang élevé. Il y
a de rares exceptions ; elles confirment la règle.
La fortune, — elle a toujours été chanceuse,
en raison de l'usage des confiscations, qui très
rarement permettait aux fils d'hériter des biens
de leurs auteurs. En échange , les mille portes
ouvertes à l'acquisition des richesses tendaient à
confondre toutes les positions.
L'éducation , — elle était si restreinte dans son
développement, que la limite atteinte par l'enfant
de bonne maison , et par des études précoces ,
pouvait l'être très rapidement par l'esclave que
son maître voulait faire instruire dans les mêmes
proportions.
Quant aux dispositions naturelles, nulle culture
ne leur étant donnée dans l'âge tendre , elles ne
créaient pas une supériorité prononcée , comme
cela arrive dans les pays civilisés , entre l'enfant
issu de parens riches et l'individu à qui la fortune
souriait dans un âge plus avancé. Les qualités
innées se font jour à tout âge , quand la nature
est secondée avec intelligence.
Dans une sphère aussi bornée , qu'attendre de
rationnel des hommes parvenus à de si hautes
positions? Et d'ailleurs, l'usage, si despotique
chez les Musulmans , ne proscrit-il pas les inno-
vations? Ce peuple semble entraîné, par un pen-
chant irrésistible, à se révolter contre tout ce nui
— 67 —
est nouveau. On le voit assez dans les résistances
incessamment opposées aux réformes tentées par
le pouvoir quasi-divin du chef de l'islamisme.
C'est un fait constant que nulle création de
durée ne peut marquer le passage d'un homme
au ministère. En Europe, chacun s'impose volon-
tiers la loi d'améliorer le service dont il reçoit la
direction ; si les efforts , dans ce genre , ne sont
pas toujom's couronnés de succès , au moins si-
gnalent'ils l'intention. C'est le contraire en Orient.
Les mesures du sultan Mahmoud n'ont fait
qu'effleurer les surfaces; le fond est resté le
même. Un ministre du seizième siècle pourrait
venir reprendre les fonctions qu'il a remplies il
y a cent cinquante ou deux cents ans : il retrou-
verait les choses telles qu'il les a laissées ; seule-
ment , il pourrait y rencontrer des innovations
qu'il ne comprendrait pas.
Un Turc qui est appelé à un grand emploi
n'a qu'un but, c'est de s'y maintenir dans la ligne
suivie par son prédécesseur ; il s'informe comment
faisait celui qu'il a remplacé ; il ne vise pas à ce
que l'on dise : il fait mieux ; il se contente qu'on
pense qu'il ne fait pas plus mal.
L'imitation est servile au matériel, comme dans
la pensée. La maison d'un nouveau dignitaire se
montre sur le pied où son devancier la maintenait.
Les anciennes habitudes survivent; les mêmes
erremens sont suivis ; on ne s'aperçoit de la mu-
tation qu'en voyant de nouvelles figures.
Il perce bien, à la vérité, quelque nuance dans
la manière dont l'autorité est exploitée. Elle dé-
viant plus douce ou plus acerbe, suivant le carac-
tère du fonctionnaire; mais ce sont encore là des
exceptions. L'ensemble reste et se maintient.
Autrefois , lorsque le peuple dominateur acca-
parait toutes les richesses, un homme promu h
un grade élevé passait souvent de la gêne à la plus
grande opulence. Le jour qui suivait sa nomina-
tion le trouvait riche; la semaine ou le mois d'a-
près , sa fortune était fondée. Cela ne voulait pas
dire qu'elle fût solide; carleschances qui l'avaient
improvisée , pouvaient tout aussi bien l'anéantir
d'un seul coup.
Le sultan ne proclamait l'élu de son choix
qu'en lui faisant remettre des présens d'un prix
proportionné à la splendeur de la dignité qu'il lui
accordait. Par exemple, pour la charge de grand
vizir, c'était d'abord un forte somme en espèces ;
ensuite des bijoux et des armes , avec garnitures
de diamans, de perles, de pierres précieuses ; des
schals de la plus grande valeur ; des chevaux pa-
rés de magnifiques harnais ; enfin , des esclaves
des deux sexes , d'origine géorgienne et circas-
sienne.
A l'imitation du maître , les grands dignitaires
envoyaient leur offrande ; elle était en rapport
avec leur position sociale.
Après ceux-ci, les individus qui aspiraient aux
bonnes grâces du nouveau favori de la fortune ,
ceux qui désiraient sa protection, les postulansde
places, etc. , s'efforçaient de prendre date dans
son esprit par l'empressement et le choix de leurs
cadeaux.
Ce devait être , pensercz-vous , une charge
bien pesante pour Sa llautesse, que cet usage
d'accompagner les nominations supérieures de
largesses aussi étendues ! Bannissez cette idée.
Une nomination supposait une disgrâce ; et ce
que le trésor retirait de celle-ci couvrait, et au-
delà, ce qu'il accordait à celle-là.
En effet , ce que l'on donnait à l'élu n'était, à
proprement parler, qu'un signal pour que les dons
lui arrivassent de tous côtés ; tandis que ce que
l'on confisquait sur le disgracié se composait de
ce qu'il avait reçu ou acquis pendant le cours de
sa faveur. Le trésor du prince semait avec éclat ,
mais c'était pour recueillir avec usure.
En tout pays, un homme qui accepte une haute
position se complaît dans la pensée qu'elle lui était
due, qu'elle n'est que la reconnaissance éclatante
de son mérite, et qu'il saura bien, par son adresse
et par la manière dont il la remplira, se l'inféoder.
L'illusion se conçoit dans les pays régulièrement
gouvernés. Les places, en général , ne s'y donnent
pas légèrement. Le candidat a fait des éludes ; il
a des antécédens ; on lui a reconnu quelque ca-
pacité analogue à la nature de sa nouvelle mis-
sion; il n'a, au surplus, h redouter, ni la mort,
ni la confiscation. Les revers n'entraînent que la
révocation.
Les Turcs ne raisonnent pas ainsi. Chacun
aussi se croit propre à l'emploi qu'il obtient, quel-
les que soient son ignorance native et la com-
plète inexpérience de ses antécédens; seulemen t,
ils ne peuvent se dissimuler que le hasard et le
caprice ayant seuls déterminé le choix de leur
personne, les mêmes causes peuvent le lendemain
ruiner l'œuvre de la veille. Bien que cette convic-
tion soit commune à tous les ambitieux de cette
nation, quelque pénible que soit la perspective
de la privation de la vie et de la fortune , consé-
quences assez ordinaires des élévations trop su-
bites , aucun ne balance à accepter le pouvoir,
tant il y a d'attrait dans sa jouissance, ne dût-elle
être que de courte durée.
Cette ambition d'arriver aux honneurs et à la
puissance est encore plus prononcée dans les
familles grecques qui habitent le quartier de Cons-
tantinople nommé le Fanai: Ces familles se pré-
tendent descendues des plus grandes maisons du
Bas-Empire. C'est , en effet , dans cette partie de
la ville qu'elles furent reléguées, quand la victoire
fit passer leurs somptueux palais dans les mains
des conquérans. Là s'est conservée toute la mor-
gue de la cour de Constantin : plusieurs siècles
écoulés depuis la chute du Bas- Empire n'ont pu
l'éteindre. Chacun y fait des rêves de grandeur ;
un petit nombre les voient se réaliser; et le suc-
cès est très souvent funeste à ceux qui réussissent.
Ces Grecs du Fanar, très supérieurs par leur
intelligence et leur instruction à leurs domina-
teurs, étaient devenus , dès le temps de la con-
quête , les intermédiaires nécessaires entre leurs
maîtres et les gouverneraeos de la chrétienté.
La connaissance des langues française et ita-
lienne, que les principales familles ne manquaient
pas de faire apprendre à leurs enfans , leur avait
procuré deux emplois importans dans le gouver-
nement : celui d'interprète du divan , puis celui
d'interprète de la marine.
Le premier mettait le titulaire en contact im-
médiat et journalier avec le grand vizir ; le se-
cond procurait le même a\'antage auprè s du capi>
tan-pacha.
Dans la suite des temps, les provinces de Mol-
davie et de Valachic passèrent sous la domination
de la Tortc. Par leurs capitulations , elles obtin-
rent de ne pas être gouvernées par des Musul-
mans. Le divan, de son côté, ne trouva pas pru-
dent d'y confier l'autorité à des indigènes. Les
Grecs du Fanar, au moyen de leurs affinités avec
les grands dignitaires de l'empire , réussirent à
voir le pouvoir , dans ces deux provinces , remis
en leurs mains.
Jusqu'au règne du sultan Mahmoud , les inter-
prètes de la Porte et de la marine furent promus
de ces emplois à la dignité d'hospodar (prince) de
Moldavie et de Valachie. La faveur présidait aat
choix , mais les cadeaux les dirigeaient plus sou-
vent.
Celui qui obtenait la préférence passait de l'ab-
jection la mieux constatée à la souveraine puis-
sance ; il se formait une maison à l'instar des
têtes couronnées, et se donnait une garde nom-
breuse, à la tête de laquelle il partait pour aller
prendre possession de son apanage. Mais peu
rassuré par l'éclat et les prérogatives de sa nou-
velle dignité, par le pouvoir qu'il allait atteindre
aux limites de son nouveau gouvernement , et par
la présence des gardes dont il s'était environné,
il ne manquait pas de se procurer l'escorte de
trois ou quatre janissaires, chargés de le protéger
et de le faire respecter aussi long-temps qu'il
cheminerait sur le territoire ottoman.
Un de ces princes, quittant Constantinople
pour se rendre à son nouveau poste, fut , malgré
son brillant entourage, insulté sur la route par un
fanatique musulman , qui lui barrait le passage et
lui jetait de la boue au visage. Irrité et plein de
de son rôle , il le fait saisir et pendre par son
bourreau, personnage obligé du cortège officieL
L'admiration excitée par cet acte de rigueur
fut grande parmi les rajas ; mais il souleva une
tempête chez les Musulmans. On demanda haute-
ment la mort de l'audacieux djaour Cmfidèle). Des
largesses semées h propos, et la protection du
capitan-pacha qu'il venait de quitter , conjurèrent
l'orage.
Les places d'hospodar étaient scabreuses ; les
dépositions étaient fréquentes. Heureux , quand
les dépositions n'étaient pas suivies de la perte de
la vie , ou tout au moins de celle de la fortune !
La liste de ceux de ces princes qui ont eu une fia
malheureuse, est très longue. L'n plus grand nom-
bre, de retour à Constantinople , ont dû acheter
la conservation de leur existence par d'énormes
sacrifices, qu'au surplus leurs exactions les avaient
préparés à supporter.
I\ien n'était cependant capable de refroidir
l'ardeur avec laquelle les emplois de princes de
Moldavie et de Valachie étaient recherchés par les
familles en possession de les occuper. Celles qui
étaient au second rang n'éprouv.^ent qu'un re-
gret : c'était de ne pouvoir y prétendre. Qu'é-
taient h leurs yeux des risques trop évidons. à
côté du bonheur d'exercer le pouvoir ? On a en-
tendu une femme dont le mari , par sa position .
était assez rapproché de la ligne où l'on y parve-
nait, s'tScrier avec effusion : Que mon mari soit
prince un seul jour, qu'on lui coupe ta ti'lc le
lendemain , notu ne nous en plaindrons pas ;
CM moins aurons-notu. poùté du suprCmc hon-
neur \ et. pendant ce discours, le mari levait les
yeux et les bras an ciel , en signe d'adhésion et
de résignation.
Les derniers trait«is entre la Tortc cl la Russie
-— 68
et l'infliience saus limite que l'autocrate s'est ad-
jiisit^e sur la Moldavie et la Valathic, en attendant
(lii'il les incorpore à ses vastes déserts , ont an-
nulé ce système de roiation dans les emplois de
princes , qui conrenlraicnt et absorbaient les fa-
cultés et les ambitions des familles fanariotcs. Les
hospodars actuels sont élus pour sept ans, et réé-
ligibles. C'est ia Russie qui commande les choix.
Les Grecs sont également privés, de nos jours ,
du drogmanat de l'empire et de l'amirauté. Le
tlivan est à présent servi par des interprètes mu-
sulmans ; il y a peut-être perdu sous le rapport
de la finesse et du savoir-faire; en compensation,
il a gagné sous celui de la bonne foi et de la pro-
bité.
Les Turcs, nous l'avons dit, ne redoutent pas
I lus que les Grecs les chances qui rendent incer-
taiies les permanences dans les places. Il y avait
autrefois autant de périls dans les places réser-
vées uniquement aux fidèles, que les Hellènes en
rencontraient dans les emplois dont ils étaient en
possession.
£n 1837, Perlew-Pacha, ministre de l'intérieur,
et AYassal-Eflendi , son gendre, premier secré-
taire de Sa Hautesse , firent la dure expérience
que la mort et la confiscation pouvaient encore
accompagner les dépositions. Ces conséquences
ne sont plus en principe; et dans la même année,
et plus tard, d'autres destitutions , entre autres
celle de Hallil-Efl'endi , séraskier, premier gendre
du sultan, et celle d'AIkif-Pacha, autre ministre
de l'intérieur, ont eu lieu sans ces circonstances
aggravantes.
Dans l'impossibilité de signaler, chez les minis-
tres et dignitaires turcs , des vertus qui honorent
leur caractère, ou des actes qui révèlent leurs la-
lens, nous sommes réduit à les peindre par des
faits , décelant en eux l'absence de toute dignité ,
une négation générale de probité.
Nous citerons des traits particuliers ; nous en
rapporterons qui sont communs à tous; et, sans
emprunter nos exemples à des époques éloignées
qui rendraient les vérifications difllciles, nous les
pidscrons dans les vingt mois écoulés de l'au-
tomne de 1836 à l'été de 1838; c'est-à-dire que
nous avons été, en quelque sorte, témoin des
sujets de nos récils.
On a vu qu'en 1837, Akif-Pacba, ce minisire
des affaires étrangères, destitué l'année précédente
sur la demande formelle de lord Posomby, am-
bassadeur d'Angleterre, en expiation de l'attentat
exercé sur l'Anglais Churchill, rentra aux affaires
avec le portefeuille de l'intérieur.
Les ministres turcs , qui aiment beaucoup la
représeniaiion quand ils peuvent s'en donner les
apparences à bon marché , ont toujours autour
d'eux un grand nombre de valeLs. Ils leur donnent
le couvert, le vêtement, la nourriture; de gages,
peu ou point. Mais ils leur laissent la faculté de
de s'en procurer d'assez forts, en rançonnant les
visiteurs et les solliciteurs. Cet abus est enraciné
auprès de tous les fonctionnaires publics. Etre
laquais en Orient, c'est être mendiant autorisé.
Nul particulier ne peut aborder un dignitaire
sans satisfaire l'avidité de ses gens, qui se mani-
feste toujours avec insolence , et souvent avec
brutalité, vis-à-vis des rajas.
Cet usage, révoltant en tous cas , l'est au der-
nier point auprès d'Akif , de cet homme dont la
capacité est mise au niveau de celle qu'on attri-
bue à Réchild. Il n'a pas honte d'exiger une part
dans les conU'ibutions levées par sa domesticité.
11 n'y a pas à en douter : d'abord, c'est de noto-
riété publique ; et, en outre, nous le tenons de la
bouche de ses gens, qui nous ont dit plusieurs
fois, en présence de drogmans de la Porte , lors-
que nous nous refusions à l'acquit de ce tribut :
Ce n'est pas nous que vous refusez, c'est notre
rnaitrc ; il saïu-a bien s'en venger.
Réchild, type de l'urbanité et de la science, à
ce que disent ses louangeurs, a une façon plus
relevée de s'avantager aux dépens de ceux qui
ont affaire à lui.
Dans le courant de mars 1838, il fit, par ses
mains, un paiement de 5,000 piastres (1,250 fr.).
La somme en or était contenue dans un petit sa-
chet de taffetas vert, fermé d'une manière usitée
chez les ministres , quand ils paient eux-mêmes
une dépense publique.
L'étiquette et le respect ne permettent, en leur
présence, aucune vérification de la somme et des
espècesqui la composent. Il faut recevoir ce qu'ils
donnent, tel qu'il est donné ; et l'on sent que
l'on serait mal venu si , après avoir quitté le cabi-
net de l'excellence, on voulait récriminer sur le
contenu. On va voir combien ce système est fa-
vorable aux déceptions.
La personne qui reçut ces 5,000 piastres était
accompagnée d'un drogman , et le prince de Sa-
mos était présent : où ne se fourre-t-il pas ?
Quand la remise du sachet eut lieu , le preneur
se rendit de suite chez un négociant français éta-
bli à Galata , pour, convertir ces espèces en un
mandai sur Marseille.
Le négociant s'entretenait avec son courtier. Un
Européen présent sur les lieux , et ses commis ,
prenaient part à la conversation. Après que l'on
eut long-temps examiné le sachet, l'élégance de
son étoffe , l'artifice de sa clôture, on le donna
au caissier pour en faire recette après vérifica-
tion. Il s'y trouva un déficit de 288 piastres, for-
mé par la rognure de diverses pièces de 20 pias-
tres, la fausseté de trois de ces pièces, l'évalua-
tion donnée à quelques autres. Ces dernières
avaient eu cours jusqu'alors sur le pied de 23
piastres l'une ; mais un firman daté de la veille
du jour du paiement les avait ramenées au taux
de 20 piastres , et Réchild le savait. Il profitait de
la circonstance pour se débarrasser de celles
qu'il avait.
Chez le négociant, on prévint toute observa-
tion de la part du porteur ainsi volé et mystifié ,
en l'avertissant que ce ministre ne manquerait
pas de dire pour sa justification, qu'il avait reçu
du trésor le sachet tout préparé , et qu'il était au-
dessous de lui d'en vérifier le contenu. Pourquoi
alors exigez-vous que le preneur reçoive sans
compter? Le prince de Samos tint un autre lan-
gage , lorsque le lendemain on lui donna ces dé-
tails. Il s'empressa de dire : Oardez-vons bien de
faire La moindre réclamation. Ce sont de pe-
tits revenant-bon auxquels leurs excellences
sont habituées.
Terminons ces tristes citaiions par un dernier
fait. Celui-ci concerne le fameux Uzrew ou Chos-
rew-Pacha, dit le vieux séraskier, le second per-
sonnage de l'empire, décoré aujourd'hui du titre
nouveau de président du conseil.
Ce vieillard, chez lequel la soif de l'or a tou-
jours égalé celle qu'il éprouve pour le sang hu-
main , était hors des affaires depuis l'automne de
1S3G. Le Moniteur Ottoman avait annoncé, en
même temps que sa retraite , que le sultan, en
raison de son âge et de la longue durée de ses
services, lui avait alloué une pension de 60,000
piastres {15,000 fr.) par mois.
On devait croire que cette munificence de son
maître, jointe à ses incalculables richesses et au
repo» dont il allait jouir, calmerait les élans de
son insatiable cupidité. Quelle ne fut pas la sur-
prise du public, quand un jour on apprit que cet
éminent personnage, après cinquante ans de
possession des emplois les plus élevés et les plus
productifs, se plaignait de la détresse à laquelle il
était réduit sur ses vieux jours , et faisait vendre
ses meubles pour pouvoir s'alimenter de leur
produit !
On eut la clé de ce manège , quand , quelque
temps après, il fit offrir à ses créanciers, et les
força d'accepter , 50 pour 100 du montant de
leurs titres. Est-ce là de la moralité? Quel exem-
ple donné par le plus haut dignitaire, qui n'a
point d'enfans et qui regorge de richesses! Craint-
il, comme il le disait, de manquer du nécessaire?
Ignore -t-il que sa fortune est dévolue au fisc
après sa mort ?
Cette ruse honteuse, pratiquée parle vieux sé-
raskier pour s'autoriser à faire une réduction de
moitié dans ce qu'il devait à ses fournisseurs, rap-
pelle un trait non moins singulier du fameux Ali-
Pacha de Janina (Albanie).
Cet homme , après quarante ans de jouissance
de la puissance suprême dans l'ouest de l'empire,
non content d'avoir épuisé tous les moyens con-
nus et inconnus d'extorquer de l'argent, imagina
de se transformer en mendiant et d'escompter la
compassion publique.
Il s'habillait de haillons, et, quittant son palais,
il allait se placer dans la rue près d'une borne.
Là, d'une voix piteuse, il sollicitait les passans,
en leur disant : N'oubliez pas le malheureux
Ali ; il est dans le besoin.
A cette voix connue et si redoutée, chacun vi-
dait ses poches, ou, s'il n'avait pas d'argent sur
soi, courait en chercher à son logis. Malheur à
qui hésitait, ou ne donnait pas en raison de ses
facultés connues !
Ali rentrait dans son palais, chargé des dons
obtenus par ce bizarre moyen, et les enfouissait
à côté de ses immenses épargnes. On lui arracha
la vie par surprise : et tous ses trésors devinrent
la proie du fisc impérial.
Cette passion effrénée pour les richesses existe
chez tous les Turcs. Rien ne peut la calmer, rien
ne peut la satisfaire ; elle les suit au tombeau , et
l'on peut croire qu'elle leur survit ; car l'appro-
che de la mort ne les détache pas des biens de
ce monde. On eut une preuve de cette opinion
présumée, dans un cas remarquable arrivé vers
la fin du dernier siècle.
Un très haut dignitaire s'était relire des affaires
à cause de son grand âge et d'une grave infirmité ;
il était attaqué d'une hydropisie, que ses méde-
cins n'avaient su ni combattre ni guérir, et qui
faisait des progrès inquiétans.
Avant le règne actuel , la place de médecin du
sérail était toujoiîrs donnée à un Musulman* On
— 69 -^
ne s'informait nulloracnt s'il avait fait ses études,
s'il était reçu docteur. C'était une dignité comme
une autre , et la faveur seule en disposait.
A côté de cet Esculape ad honores était un
praticien européen , qui remplissait réellement la
place sans contrôle, et aussi bien que le lui per-
mettait la dose de ses talens, en général assez lé-
gère.
Quand celui-ci avait de l'entregent et du goût
pour l'intrigue, sa situation lui imprimait de l'im-
portance. Ses fonctions lui donnaient entrée au
sérail , d'un difficile accès pour tout autre que les
ministres de Sa Ilautesso, et même dans le harem,
impénétrable pour tout homme, autre que l'eu-
nuque.
Les Turcs ont la manie de consulter sans
cesse les médecins ; et dans leur ardeur et leur
crédulité, tout Européen de bonne tenue passe
pour avoir cette qualité.
Le docteur du sérail qui la possédait réelle-
ment, était continuellement assailli de consulta-
tions par tous les habitans du lieu sacré, désigné
sous le nom de harem. Il pouvait voir et entendre
bien des choses, s'initier dans des mystères, et,
s'il était adroit , se faire consulter dans une foide
de circonstances.
De quelle utilité ne pouvait-il pas être pour une
légation, dont il aurait embrassé les intérêts! et
comme il était présumable que ses préférences se
porteraient vers celle h laquelle il appartenait par
sa naissance, il existait un accord tacite entre les
grandes puissances , pour empêcher leurs sujets
respectifs d'accepter les fondions de médecin du
sérail.
A leur défaut , le divan portait son choix sur
des Ragusais , des Vénitiens , ou des sujets d'au-
tres petites puissances de l'Italie. Alors les grands
cabinets rivalisaient d'cITorts pour s'attacher ce
titulaire. C'étaient, dans ce cas , les plus belles
propositions d'avantages effectifs, qui l'empor-
porlaient.
En 1799, le sultan Sélim III voyant arriver l'é-
poque où son médecin allait le quitter pour ren-
trer dans sa patrie, imagina, pour rompre les in-
trigues qui se nouaient autour de lui, de s'adres-
ser directement au pape, à l'effet d'en obtenir un
médecin auquel il pût donner sa confiance.
Sa Sainteté jeta les yeux sur un fils naturel du
prétendant, le dernier des Stuarts, qui avait reçu,
à sa naissance, le nom de cette infortunée mai-
son. Cet enfant était né à Rome, et élevé dans la
religion catholique; il avait été admis dans le
service de santé de Sa Sainteté, après avoir étu-
dié et pris ses grades dans la faculté de médecine
de Montpelher.
Le docteur Stuart est agréé par le sidtan sur la
recommandation du Saint-Père. Il accepte, à son
tour, l'offre qui lui est faite. Il se rem! dans le
Levant, séjourne d'abord à Smyrne , ensuite à
Brousse, dont les eaux minérales attirent beau-
coup de malades, cl arrive enfin à Conslantino-
ple, un an après son départ de Rome.
La lenteur de cette marche avait eu pour objet,
ainsi qu'on le lui avait prescrit avant son départ,
de déguiser le motif de sa venue, qui ne devait
èlre ébruitée qu'au moment où sou prédécesseur
se retirerait.
La chose n'avait pas encore été rendue pulili-
qiie, quanil le vieux dignitaire, gisant sur son lit
de douleur, en proie aux souffrances et à l'inquié-
tude la plus vive, apprit, au moyen des relations
intimes qu'il avait conservées dans l'intérieur du
sérail, qu'un médecin habile était envoyé par le
pape au sultan, pour exercer sa profession auprès
de sa personne et de sa cour.
Il se décide à faire appeler le docteur, se livre
à son examen, et après une minutieuse explora-
tion , lui demande ce qu'il pense de son état. —
Il est grave, répond celui-ci ; il y a cependant des
chances de salut si vous consentez à suivre exac-
tement mes prescriptions. — Et combien cela me
coûtera-t-il ? s'écrie aussitôt le malade, que l'in-
térêt de sa caisse dominait au dessus de celui de
sa santé. Le docteur, qui savait avoir affaire ii un
homme opulent, dit, à tout hasard, 10,00(J pias-
tres. — Comment, djaotir (infidèle), oses-tu bien
faire une demande aussi exorbitante ? Est-ce que
tu me crois riche ? Sors d'ici ; ta vue redouble
mes maux.
Le docteur vit bien , à la manière dont le ma-
lade s'exprimait, que la proposition avait déplu ;
mais on lui cacha ce qu'il y avait d'injurieux dans
la réponse.
Cependant le mal allait en empirant. Le malade
se détermine à le faire appeler de nouveau, et le
docteur à faire une seconde visite. Après un nou-
vel examen, le dignitaire veut savoir ce qu'il pense.
«Vous avez eu tort, dit Stuart, de tant tarder à me
«rappeler; le mal s'est aggravé. Quand je vous ai
»vu la première fois, je pouvais répondre de vo-
Btre guérison. En ce moment, il reste bien en-
»core quelque chance de réussite, mais le danger
«est grand. — N'importe, je veux que lu tentes
«tout ce qui sera possible; mais auparavant, sa-
«chonsceque tu me demanderas." C'était là,
toujours, la question absorbante.
Le docteur, qui marchait cette fois sur desren-
seignemens plus précis , et qui avait appris que
son malade reposait sur un trésor évalué ii vingt
millions, placé dans une pièce située au-dessous
de celle dans laquelle il couchait, comme s'il ne
s'en fût rapporté qu'à lui-même dans la garde de
ses richesses , le docteur , disons-nous , répond
50,000 piastres.
Le coup pensa devenir funeste au moribond.
La colère altérant sa voix, il ne put que balbutier
ces mots : Ahl hrii;and, tu n'es venu en Tur-
quie que pour dépouiller les Musulmans. Sors ,
djaour maudit, et que je ne te revoie plus !
Le docteur fut rappelé h quelques jours de là ,
et ne consentit à faire une nouvelle visite que sur
les instances pressantes de plusieurs légations.
Après avoir exploré une dernière fois le malade,
il lui déclara (|ue pour 100,000 piastres il n'en-
treprendrait pas de le traiter. "Ce serait vous vo-
«ler, ajouta t-il; car il n'y a plus d'espoir, et ma
«conscience s'y refuse; et, en outre, la mort d'un
■ihomuie de votre rang, entre mes mains et à mon
«début, ferait un tort irréparable à ma réputation."
Peu de jours après, le malade avait succombé ;
et quelques minutes s'étaient à peine écoulées de-
puis qu'il avait rendu le dernier soupir, lorsque
les gens du lise, aposiés d'avance, niellaient la
main sur ce trésor de 20 millions, dont il n'avait
pas su détacher 10,000 piastres pour recouvrer la
santé.
Le docteur Sluarl lui survécut peu de temps. 11
n'était pas Anglais, puisqu'il était ne à Rome, d'un
père banni par arrêt du parlement; mais il eut
l'imprudence, à son arrivée à Constantinople, de
céder aux cajoleries des Anglais et de leur léga-
tion. Il se lia étroitement avec la nation qui avait
détrôné et expulsé du territoire britannique la fa-
mille à laquelle il appartenait , quoique par des
nœuds illégitimes.
On feignit de le prendre pour Anglais, el le
poison punit , en sa personne ce qu'on regarda
comme une infraction à la convention tacite qui
interdisait les fonctions de médecin du sérail à
tout sujet d'une grande puissance.
La place fut donnée, au moment où il allait en
prendre possession, à un Ragusais nommé Ruïni,
qui ne se trouvait pas dans la catégorie des ex-
ceptions.
Les trois faits exposés ci-dessus sont récens et
faciles à vérifier ; ils appartiennent à la vie privée
des trois hommes les plus en évidence en ce mo-
ment, Lzrew, Akif et Réchild, pachas.
L.-P.B. d'Aibigsosc,
f c iioi)cn Lie Satnt-yatrice.
Au déclin d'une carrière consacrée tout en-
tière à l'exercice ^les fonctions politiques les plus
élevées, le chevalier Temple s'était retiré au châ-
teau de Sheene, près de Rithmond. Là, un soir
d'été, l'illustre diplomate se promenait dans les
allées de son jardin, avec un jeune homme nou-
vellement arrivé de l'Université d'Oxford, où il
venait d'achever ses études. Le chevalier Temple,
qui portait à ce jeune homme, nommé Jonathan
Swift, une affection toute paternelle, l'entretenait
des chances de l'avenir avec une bienveillante sol-
licitude ;
— Mon ami, lui disait-il, vous entrez dans le
monde à une époque difficile. L'Angleterre vient
de subir une révolution dont elle n'est pas encore
bien remisa ; de toutes pans s'agitent autour de
nous le mécontentement des chutes récentes et
l'ellort des ambitions nouvellement éveillées;
quelle que soit la route que vous preniez pour
chercher la fortune qui vous manque et la renom-
raéc dont vous êtes avide, le terrain tremblera
sous vos pas ; rien n'est sûr ni solide dans le temps
où nous vivons. A ces dillicultés, qui naissent des
circonstances, il faut ajouter celles que vous
créera votre caractère, et celles-là, je le prévois,
seront les plus grandes. Vous n'avez jamais su •
vous défendre contre les mauvais conseils de vo-
tre vanité; vous êtes l'esclave obéissant des dan-
gereuses inspirations de votre esprit; et ce sont
là, Jonathan, de fâcheuses faiblesses! Votre ima-
gination, si heureuse, si brillante, est devenue
déjà votre plus terrible ennemie; elle vous con-
duit où bon lui semble, comme un enfant que sa
nourrice mène avec des lisières ; vous cédez sans
réflexion à toutes les idées bizarres qu'elle vous
souille indiscrètement, et jamais, quoi qu'il doive
en coûter, vous ne résistez au plaisir de dire un
bon mol. C'est ainsi qu'à l'I'niversité vous vous
êtes rendus hosiilos tous vos professeurs, que
vous poursuiviez impitoyablement de vos sarcas-
mes. Que de contrariétés ne vous ctes-vous pas
suscitées par ces impruJcnccs! Mais, à r.:\en:r,
le toi I que vous vous feriez serait plus grave, cjtr
~ 70 —
les p('!dans de la cour de Saint-Jaaies, où vous
comptez vous montrer, sont plus venimeux que
ceux de Hart-Ilall et d'Oxford. Veillez doncallen-
tivemcnt sur ces défauts, qui ne manqueraient pas
de perdi'e et d'anciantir les avantages que vous
pouvez tirer do vos bonnes qualités et de vos ta-
lons. Du reste, l'occasion de commencer votre
fort une se pnsentera pour vous aujourd'hui même;
jaitends la visite d'un personnage qui peut tout
faire pour vous,
— Et quel est donc, niiiord, cet homme si in-
llucnt? demanda Swift avec vivacité.
— Je voulais vous laisser le plaisir de la sur-
prise, mon cher Jonathan, car vous n'êtes pas de
tes gens qui ont besoin d'être préparés aux grands
événemens; mais puisque j'ai éveillé voire curio-
sité, je vais la satisfaire. Le personnage qui doit
aujourilhui m'honorerde sa visite n'estrien moins
que S. M. le roi d'Angleterre.
— Le roi Guillaume? Je ne vous croyais pas
en aijssi bon termes avec lui.
— On ne peut pas résister toujours aux avan-
ces d'un roi : ce serait de la pruderie et presque
de la rébellion. Je ne vais pas à la cour ; je ne
rechrrche aucune faveur, mais quand le roi vient
chez moi, puis-je lui fermer ma porte, et quand
il me demande des conseils pour le bien du pays,
puis-je refuser de les donner ? Après la fin si
mallieureuse de mon fils John, le roi a daigné
venir me consoler dans ma retraite; depuis lors,
il ne se passe guère de semaine sans que j'aie
l'honneur de le recevoir à Slieene.
L'cnirclieu du chevalier Temple et de Swift fut
interrompu par un domestique qui annonça que
le toi entrait au château. Au bout de quelques
inslaas, le chevalier étant allé se renfermer dans
son cabinet pour rédiger une note diplomatique
impôt tante et pressée, le roi invita Swift à l'ac-
riK.ipagner dans une promenade qu'il voulait faire
;m bord de la Tamise en attendant le travail de
son conseiller intime. C'était là une bonne for-
tune qui porta très haut les espérances du jeune
bommr.
Dans la vie privée, et lorsqu'il se reposait des
fatigues du gouvernement, le roi Guillaume était
un prince plein de bonhomie et de cordialité ;
Swift, doué de cette intelligente hardiesse qui ne
s'intimide de rien et ne s'embarrasse d'aucune
situation, se mit bientôt à l'aise avec son auguste
compagnon ; sans sortir des justes limites que lui
Imposait le respect, il charma le roi par les libres
allures d'une conversation spirituelle ; il fit tout
ce qu'il fallait pour plaire, et il réussit. Après
l'avoir questionné sur sa position, le roi lui dit :
— Puisque vous avez votre fortune à faire, je
m'en charge. Demain vous recevrez un brevet de
capitaine de cavalerie.
— Sire, répondit Swift, votre bonté me touche
profondément; mais je dois vous dire que l'état
militaire n'est ni dans mes goûts ni dans mes
moyens. J'ai souvent dans ma vie monté à che-
val; mais je ne me souviens pas d'en être jamais
descendu, c'est-à-dire que le cheval s'est toujours
débarrassé de moi en me jetant sur la poussière.
La 11 :ture ne m'a pas créé pour l'équitation ; mal-
gré toute ma bonne volonté je ne saurais parve-
nir à dompter un cheval d'escadron, et je ne me
sens que tout juste assez d'adresse pour conduire
une douce et bénigne monture ecclésiastique.
J'aime la paix et l'étude par dessus toutes choses,
et un presbytère me conviendrait mieux qu'une
caserne.
— Tant pis, reprit le roi Guillaume ; car l'é-
glise est singulièrement encombrée par le temps
qui court, et l'Angleterre a besoin de solialsplus
que de prédicateurs.... Mais n'importe; je ne
prétends pas contraindre votre inclination, et
puisque vous ne voulez pas de l'épaulette, nous
verrons à vous donner la première prébende va-
cante à Westminster ou à Cantorbéry.
Le soir, lorsqu'ils furent seuls, Swift rapporta
au chevalier Temple l'entretien qu'il avait eu avec
le roi.
— Maladroit ! s'écria le chevalier, vous vous
êtes fait par votre étourderie un tort incalculable!
11 était impossible de plus mal débuter dans la
carrière de courtisan, et vous apprendrez à vos
dépens que l'on ne doit jamais refuser ce qu'un
roi daigne offrir. Les convenances vous com-
mandaient d'accepter d'abord, et puis nous nous
serions arrangés pour échanger le brevet de ca-
pitaine contre autre chose. Maintenant, et après
la faute que vous avez commise, je vous prédis
que vous n'aurez jamais rien de sa majesté le roi
Guillaume, et qu'il vous faudra patiemment at-
tendre un autre règne, si vous aspirez aux grâces
de la cour.
— J'attendrai donc, répondit Swift, ou bien je
tâcherai de me pourvoir ailleurs.
Les prévisions du chevalier Temple n'étaient
que trop justes, lorsqu'il montrait à son jeune
protégé un avenir hérissé d'obstacles. Swift pos-
sédait au plus haut degré toutes les faiblesses qui
sont souvent le partage des esprits supérieurs et
que l'on remarque quelquefois chez les écrivains
les plus distingués. Son orgueil était sans bornes,
et son originalité naturelle, excitée par le besoin
d'attirer l'attention, le jetait dans toutes sortes
d'excès. Il aurait cru manquer de respect à son
esprit, en retenant une parole hardie, ou en évi-
tant d'accomplir une idée bizarre. Nul homme ne
subit plus durement que lui la peine de sesdéfauts.
Les travers de son caractère firent tourner à son
préjudice toutes les heureuses qualités que la na-
ture lui avait accordées pour sa gloire et pour son
bonheur; l'intempérance de son imagination le fit
échouer dans presque toutes ses entreprises; fait
pour plaire, doué d'un cœur ardent, et habile à
inspirer l'amour, il dut aux femmes la plus grande
partie de ses malheurs.
Il y avait au château de Sheene une jeune or-
pheline nommée Stella Johnson, fille d'un ancien
intendant du chevalier Temple. A peine âgée de
quinze ans, Stella était admirablement belle; Swift,
qui s'était avisé de lui donner des leçons de lit-
térature et de poésie, sentit bientôt naître dans
son âme une vive passion pour la charmante
écolière, et Stella ne tarda pas à partager cet
amour. Tout entier à ce premier sentiment, Swift
ne songeait plus à son ambition, lorsque le che-
valier Temple lui annonça qu'il venait d'obtenir
pour lui une prébende de cent livres sterling de
revenu en Irlande. Swift reçut cette bonne nou-
velle avec un profond déplaisir; mais, n'ayant au-
cun prétexte pour refuser, il partit, arriva à Du-
blin, prit possession de sa prébende, la vendit,
et revint à Sheene. Cette escapade fut mise sur le
compte (le sa bizarrerie naturelle, et le chevalier I
Temple fut le premier à s'en divertir. Malheureu-
sement pour Swift, en revenant chez son protec-
teur, il ne retrouva plus Stella, qui était allée
passer quelque temps chez une de ses tantes en
Ecosse. L'absence de miss Johnson fut longue,
et en attendant un retour qu'il appelait de tous
ses vœux, Swift, pour prendre patience et occu-
per ses loisirs, écrivit le conte du Tonneau.
Le succès qu'obtint cet ouvrage réveilla l'or-
gueil et l'ambition de l'auteur, et la gloire fit quel-
que tort à l'amour dans le cœur de Swift. Sur
ces entrefaites le chevalier Temple mourut; le fils
du chevalier, John Temple, avait été ministre du
roi Guillaume; après quelques mois d'une gestion
inhabile, sentant que ses forces et son inteUigence
ne pouvaient suQire à un emploi si difficile, ils'é-
tait noyé dans la Tamise par désespoir de son
incapacité. Deux filles qu'il avait laissées furent
appelées à recueillir l'héritage de leur grand-père;
mais Swift ne fut pas oublié par le chevalier Tem-
ple qui lui fit un legs considérable, ce qui n'é-
tonna personne, car Swift passait pour le fils du
chevaUer, et il avait lui-même répandu et accré-
dité ce bruit qui flattait son orgueil. Il disait fiè-
rement à ce sujet : — « Je pense comme Alexan-
dre, qu'il vaut mieux être le fils naturel de Jupi-
ter, que le fils légitime de Philippe. »
Chargé de publier les mémoires du chevalier
Temple, Swift plaça en tète de cet ouvrage une
flatteuse dédicace adressée au roi Guillaume. Le
roi le reçut avec une froide politesse ; mais Swift
ne se découragea pas et il résolut de se montrer
exactement à Saint-James jusqu'à ce qu'il vît le
soleil de la faveur se lever pour lui.
Un jour, comme il entrait au palais, il rencon-
tra sur l'escalier le vicomte de Bolingbroke, un
de ses anciens camarades de collège.
— Comment I c'est toi, Jonathan, s'écria le vi-
comte; et que viens-tu faire ici?
— Hélas I répondit Swift, je cours après l'om-
bre d'une promesse royale !
— Prends garde ! reprit Bolingbroke ; il y a
dans le lieu oît nous sommes des oreilles qui
sont fines et des langues qui sont promptes pour
entendre et répéter les mauvais propos. J'ai grand
peur pour toi dans ce logis, car je connais tes
prouesses, et je me souviendrai toute ma vie de
la réponse que tu fis un jour à un de nos pro-
fesseurs d'Oxford. Les fourmis venaient de tuer
un oranger de ton jardin, tu étais de mauvaise
humeur en entrant dans la classe, et tout en écou-
tant le pédant qui débitait sa leçon de philoso-
phie composée d'une foule d'argumens absurdes,
tu plaças tes deux mains jointes devant ta bouche,
sans doute dans la crainte de laisser échapper
quelques cridques. Le professeur, choqué de
cette posture, t'interpellant d'un ton ironique, te
dit : — « Que demandez-vous donc au ciel dans
vos prières ? — Je lui demande de nous délivrer
des fourmis et des sophistes. » Tu payas cette ré-
ponse à l'époque de tes examens ; cependant tu
n'es pas corrigé ; mais, je l'en avertis, si tu sol-
licites ici quelque faveur, garde-toi de tout sar-
casme ; à la cour, on n'aime pas les gens qui ont
trop d'esprit ; donne-loi plutôt la tournure d'un
sot si lu veux réussir.
— Merci du conseil, mon ami, je vais me ré-
gler sur la physionomie des gens que je rencon-
trerai là haut.
71 ~
— Fort bien ; lus bons modèles ne te manque-
ront pas; et après la réception, viens me rejoin-
dre à la taverne du Renard bleu ; je te ferai sou-
per avec quelques hommes d'esprit pour te dé-
dommager.
Ce soir-là, en quittant le cercle de la cour fort
mécontent de ce que le roinelui avait pas adressé
la parole, Swift, à la porte de la sallede réception,
se trouva face à face avec sir Henry Tyndurce,
jeune baronnet qui devait sa fortune au cheva-
lier Temple. Sir Henry avait vu souvent Swift au
château de Sheene ; cependant il ne fit pas sem-
blant de le reconnaître. Outré de ce procédé de
courtisan, Swift lui dit, assez haut pour être en-
tendu de tous les assistans :
— Eh ! eh 1 l'ami, je crois que tu fais le roi !
A la taverne du Renard bleu, le vicomte de
Bolingbroke, pour faire honneur à son ancien
camarade, avait réuni tous les beaux esprits du
temps, Halifax, Congrève, Pope, lord Lansdown,
le comte d'Horrery et quelques autres notabilités.
Swift laissa éclater sa mauvaise humeur, et les
convives, tout en fêtant les vins de France, lui
prodiguaient des consolations et des encourage-
mens.
— Mon cher docteur, lui dit Pope, il faut être
philosophe et savoir attendre le bon vent. Le roi
est parfois oublieux et inconstant ; mais il vous
reviendra, et sa faveur alors égalera son injustice
d'aujourd'hui.
— Sans doute, reprit Halifax, et pour réparer
ses torts, il fera pour vous ce qu'il ferait pour un
ami ou même pour un parent.
— Oui, répondit Swift, vous avez raison ; il me
traitera en parent, et je ne saurais en douter, car
déjà il commence à me traiter en beau-père.
On sait que Guillaume HI avait détrôné son
beau-père Jacques II.
Cependant le docteur Swift, fatigué d'attendre
vainement le bénéfice que le roi avait promis de
lui donner à Westminster ou à Cantorbéry, ac-
cepta la prébende de Laracor en Irlande, que lui
fit obtenir le comte de Berkeley. En passant à Du-
blin, dans le temps des assises, il prêcha devant
une assemblée nombreuse, composée en grande
partie de juges et d'avocats, et, sa malignité na-
turelle l'emportant, il prit pour texte de son ser-
mon l'avidité des gens du barreau, qui ont l'habi-
tude de soutenir les plus mauvaises causes pourvu
qu'on les paie bien. Après l'olTice il alla dîner
chez lord Berkeley qui était président des assises,
et là il se trouva en compagnie de quelques-uns
des avocats qui avaient entendu sa harangue.
— Monsieur, lui dit un d'eux, ne pensez-vous
pas que si le diable venait à mourir, on trouve-
rait pour de l'argent un minisUe qui se chargerait
de son oraison funèbre?
— Sans doute, répondit froidement Swift; moi
le premier je m'en chargerais, et je serais charmé
de traiter le diable comme j'ai traité aujourd'hui
$es enfans.
Le malencontreux docteur indisposa si bien
contre lui l'opinion publlipie , et les avocats de
Dublin lui firent une si mauvaise réputation, que
le jour où il se présenta pour la première fois
dans son église de Laracor, il trouva le temple
désert. Pourtant c'était un dimanche , à l'heure
ordinaire de l'ollice divin. Swift aiiendil long-
temps, et voyant que personne ne venait , il dit à
son clerc :
— Mon cher ami , puisque nous voilà seuls
tous les deux , remercions Dieu dont la sainte
grâce nous permet d'élrc assis à l'aise et sans
mauvaise compagnie.
Puis il lecita l'oflice divin , et après avoir rem-
pli ce pieux devoir, il quitta Laracor pour n'y plus
revenir.
Londres avait pour le docteur Swift des char-
mes irrésistibles. — C'est là, seulement , pensait-
il , que je pourrai acqu erir de la gloire et devenir
évêque. Après le mauvais succès de sa seconde
tentative dans l'église irlandaise , il retourna en
Angleterre , et la littérature occupa tous ses ins-
tans. Ce fut à cette époque qu'il commença sa
charmante histoire de Gulliver, qu'il écrivit non
pas dans le silence du cabinet, mais en courant le
monde, en voyageant à pied et au hasard, comme
un vagabond, et en s'arrètantdc préférence dans
les plus chétives auberges. Soit par un penchant
naturel , soit pour faire parler de sa bizarrerie ,
Swift affectait de vivre avec des gens de la plus
basse condition , et affichait dans sa toilette ce
désordre poétique et cet oubli de la propreté
dont la tradition s'est perpétuée chez quelques
écrivains de notre temps.
L'avènement de la reine Anne offrit au docteur
Swift l'occasion de se signaler dans la carrière
poliiique ; il s'attacha aux torys et il soutint leurs
principes .avec un talent et un succès qui méri-
taient une éclatante récompense. Le comte d'Ox-
ford demanda un évêché pour lui à la reine , et
cette faveur allait lui être accordée, lorsque Swift
s'attira la haine de la marquise de G , une
des dames les plus influentes de la cour. Celte
dame, qu'il avait gravement offensée , tenait de
près à l'archevêque d'York qui le peignit à la reine
sous les plus noires couleurs ; et il en fut de l'é-
vêché de la reine Anne comme de la prébende
du roi Guillaume.
Alors Swift menaça les torys de tourner contre
eux une plume qui leur avait été si secourable ,
et pour l'apaiser, on lui offrit, en attendant mieux,
le doyenné de Saint-Patrice, à Dublin.
— C'est un exil , dit-il à ses protecteurs ; mais
si l'on m'y oublie , je reviendrai bientôt vous ra-
fraîchir la mémoire.
En effet, un an ne s'était pas écoulé , que déjà
l'impatient docteur revenait à Londres. S'étant
arrêté en route chez un de ses amis, il npprit
la mort de la reine. Cet événement le contraignit
à remettre en d'autres temps son voyage et ses
espérances, et il retourna à Dublin, où l'amour le
suivit pour lui offrir le bonheur et la richesse.
Pendant son dernier séjour à Londres , Swift
avait rencontré une jeune personne d'une grande
beauté, nommée Esther Van Ilomrigh, fille d'un
négociant hollandais qui lui avait laissé en mou-
rant un revenu de trois mille livres sterling. Le
docteur était encore jeune et plein d'agrément;
les charmes de son esprit surtout séduisirent la
sensible Esther, qui nliésita pas à lui déclarer son
amour eu lui offrant sa maiOt
Le docteur fut ravi de sa bonne fortune ; une
jolie femme et soixante mille livres sterling , c'é-
tait plus qu'il n'en (allait pour le consoler des mé-
comptes de son ambition. Déjà il avait reçu les
félicitations Uc ses amis , et les préparatifs du ma-
liage étaient faits, lorsqu'un m^tin Swlf; se rendit
chez Esther et lui dit :
— Tout est rompu ; nous ne nous reverrons
jamais.
Ni le désespoir d'Esther, ni les renrésenlations
de ses amis ne purent le faire revenir de cette
inconcevable exécution. Quelques personnespcn-
seront qu'il était devenu fou. Mais on fut bien
surpris quand, peu de temps après cette aventure,
une jeune fille étant arrivée à Dublin, le doct'.ur
la présenta comme sa future épouse.
Esther Van Homrigh, en apprenant cette nou-
velle et en recevant ce dernier coup, tomba ma-
lade et mourut au bout de trois jours. Et comme
un des amis du docteur lui reprochait son étrange
et barbare conduite , Swift lui apprit qu'autrefois
il avait aimé une jeune fille nommée SicUa John-
son , et que cette jeune fille avait rtçu ses pre-
miers sermens.
— J'avais oublié Stella , njouta-t-il ; mais le
ciel a voulu la rappeler à mon ingrate mémoire
en me faisant retrouver, à côté de l'acte de nais-
sance que je cherchais pour mon mariage , des
vers composés jadis pour elle. Je ne vous dépein-
drai pas ce qui s'est passé dans mon âme lorsque
ce doux souvenir de ma jeunesse s'est réveillé ,
plein de giâce et de fraîcheur. Il fallait choisir
alors entre deux trahisons, et j'ai donné la préfé-
rence aux anciens droits sur les nouveaux ; mes
premiers sermens ont brise les derniers ; j'ai dé-
couvert la retraite de Stella , je l'ai appelée, elle
est venue, et c'est elle que j'épouse.
Stella était dans tout l'éclat de sa beauté ; elle
avait conservé tout son amour au docteur qui ,
en la voyant , sentit renaître sa passion aussi vive
et aussi ardente qu"autrefoL«.
— Me voilà revenu à ma vingiièmc année , di-
sait-il le jour où son mariaj;e fut célébré.
Mais le soir de ce beau jour le docteur Swift
ayant reçu une lettre de Londres , tomba tout à
coup dans un abattement profond dont il ne sortit
que pour se livrer aux accès d'une violente co-
lère. Stella essaya de le calmer en lui prodiguant
de tendres soins et de douces paroles, et le doc-
teur, reprenant son sang-froid, lui dit :
— Adieu, madame, il faut nous séparer.
Et il ajouta après un moment de silence :
— Je tléclare ici , en présence de nos parens
et de nos amis , que je n'ai pas cessé de vous ai-
mer et de vous estimer; mon amour et votre
vertu doivent êtic à l'abri du soupçon : mais nous
ne pouvons habiter sous le même toit.
L'épouse se résigna; elle quitta tristement la
maison conjugale et se retira dans une petite mai-
son de campagne aux environs de Dublin. Le
docteur ne la rappela jamais auprès de lui; seule-
ment il allait quelquefois lui rendre visite, mats
toujours eu compagnie de deux ou trois de ses
amis , auxquels il avait soin de dire en pren-iut
congé de sa femme : — <• Vous m'êtes témoins
que je ne sors pas des bornes d'un amour pla-
tonique. '
— Décidément, disaient les commères de Du-
blin , notre bon doj en est fou ; s'il avait sa rai-
son, il faudrait le lapider.
Mais, d'un autre côté, le docteur s'était relevé
dans l'opinion publique en prenant chaudement
les intérêt tlu peuple irlandais , que l'An^leierrc
voulait opprimer, et qu'il défendit si Olt>qucu'
— 72 —
ment dans les Lettres du Drapier. Ce fut là le
dernier ouvrage du grand écrivain ; mais ni la
gloire qu'il en relira , ni la popularité qui en fut
le fruit , ne le consolèrent de la mortelle bles-
sure que reçut son âme, le jour où Stella mourut
entre ses bras.
La douleur tua Stella comme elle avait tué Es-
tlier ; l'amour de Swift avait été également fatal à
ces deux charmantes femmes.
A genoux auprès du lit de mort de sa seconde
victime , le docteur , baigné de larmes , lui pré-
senta sa justiGcation : c'était la lettre qu'il avait
reçue le jour de son mariage ; cette lettre ne ren-
fermait que ces mots :
« Stella est la fille du chevalier Temple. »
Et en donnant à la mourante le baiser d'adieu,
Swift lui dit ;
— Vous étiez ma sœur, Stella. Priez pour moi
dans le ciel :
Un orgueil indomptable , absurde et criminel
avait causé ce dernier malheur, auquel Swift ne
survécut pas. Pour rien au monde il n'aurait re-
noncé à l'idée que le chevalier Temple était son
père, et les preuves qu'il recueillit plus tard sur
la naissance de Stella l'empêchèrent de consom-
mer l'union qu'il regardait comme un inceste.
Vainement il essaya de se distraire en réunissant
dans sa maison une académie composée de tous
les bas-bleus de Dublin. H alla bientôt rejoindre
Stella dans la tombe, et il ordonna par son testa-
ment que tous ses biens fussent employés à la
fondation d'un hôpital de fous.
Bien des gens dirent en apprenant ce legs :
— Il a eu pitié de ses semblables.
ElCÈNE GUINOT.
[Courrier français.)
HISTOIRE DE LA CIVILISATION
PAR LES BOUTIQUES.
« Rien n'est indilTérenl dansla physionomie des
villes ; sur leur visage de pierre, comme dirait
M. Victor Hugo, tous les traits ont une significa-
tion. Les villes peuvent être soumises à des re-
cherches et à des investigations d'après Lavater
et Gall ; leurs formes extérieures racontent leur
histoire, leurs mœurs, leurs vertus et leurs vices,
toute leur existence sociale. »
C'est ainsi [que me parlait hier un des plus
doctes et des plus infatigables explorateurs de nos
annales parisiennes ; nous étions en ce moment
arrêtés en face d'un des plus somptueux magasins
«le la rue***. «Croyez-vous, ajoutait-il, que je
puisse faire rapidement et en quelques lignes
l'histoire des boutiques de Paris , en soulevant
par la pensée et par le souvenir la boiserie de
cette riche devanture? Ecoutez :
« Rassurez-vous , nous ne remonterons pas
Jusqu'au déluge , nous nous arrêterons au xv' siè-
cle ; on voyait alors au dessus de cette boutique ,
.non pîssplendide comme aujourd'hui, mais étroite,
iasse et fort obscure, une image du grand saint
Hloi ; et elle était sculptée en pierre et repré-
sentait le bienheureux attachant un fer au pied
■il'un animal quadrupède. Les uns attestaient que
c'était le cheval de saint Georges ; les autres af-
firmaient que c'était l'âne de Balaam , et il faut
bien avouer que le dessin semblait confirmer
cette dernière opinion. Ce logis était occupé par
un maréchal-fcrrant, qui avait mis son travail sous
la protection d'un habitant du paradis , parce
que, dans ce temps de dévotion, ceux qui che-
vauchaient pour courses, voyages ou services,
aimaient à se concilier les bonnes grâces du ciel,
et croyaient pieusement que les fers forgés sous
une sainte invocation préservaient de tout mal le
cavalier et la monture.
» Après bien des années écoulées, nous re-
trouvons cette boutique non pas agrandie, mais
plus éclairée, moins enfumée et parée de belles
armes luisantes , damasquinées et ciselées ; le
bruit de l'enclume y retentit encore, mais la forge
est plus étroite ; elle est reléguée dans le fond ,
et n'occupe plus la place d'honneur. Un large fau-
teuil recouvert de velours rouge , avec un passe-
ment jaune , semble destiné à recevoir de nobles
acheteurs. Le portail est surmonté d'une croix de
Lorraine en fer et à Oeurons ; elle est posée en
saillie et tourne sur ses gonds. Nous sommes au
temps de la Ligue, chez un armurier, celui qui a
le meilleur renom auprès des Guisards.
«Pendant le grand règne, la boutique est calme;
quel (juefois le matin, on entend résonner le mar-
teau sur l'enchune, mais ce n'est pas l'atelier du
laborieux Vulcain, dont se plaint Boileau. Une
grande clé de bois peint en gris et dont le profil
se voit au loin indique bien la demeure d'un ser-
rurier, mais peu de mouvement et une solitude à
peu près complète feraient croire qu'elle est dé-
serte , si l'on n'apercevait dans le fond une porte
eiilr'ouverte sur une arrière-cour, des ouvriers
occupés à forger, limer , polir et assembler des
barres d'un métal neuf et éclatant. D'ailleurs,
voyez attachées aux barreaux qui servent de ram-
pes aux fenêtres basses de la devanture, ces
deux clés en sautoir au dessous d'une thiare avec
deux crosses pour support. 11 y a dans cet em-
blème une idée du blason pontifical, ce serrurier
est un dévot personnage ; il achève en ce mo-
ment la grille de l'Oratoire de Saint-Cyr, cage
d'acier, merveilleuse et coquette qui doit isoler
celle qui s'y renferme sans qu'elle-même elle soit
séparée du monde.
"Le petit-fils de cet artisan était , sous la Ré-
gence, le serrurier le plus habile ù fabriquer des
clés mignonnes, imperceptibles, et qui savaient
tout ouvrir ; il avait discrètement fermé sa bouti-
que par de grands châssis garnis d'une toile de
treillis fort épaisse. La porte de la rue était tou-
jours close; il y avait une autre entrée presque
mystérieuse et qui ouvrait sur une ruelle qui a
disparu aujourd'hui. La grande clé et les panon-
ceaux romains de son aïeul avaient été enlevés ,
mais il avait imaginé de poser au dessous de sa
porte un tableau encadré , et d'une dimension
moyenne, sur lequel un peintre avait retracé
l'histoire d'une petite clé d'or, donnée par un
magicien à un damoiseau qui pénétrait ainsi sans
obstacle dans la tour où gémissait la beauté qu'il
adore ; au dessous de cette représentation on li-
sait en lettres dorées : <■ A i.v clé enchantée.»
On regarda généralement cette enseigne comme
une innovation hardie, mais qui fut réputée fort
ingénieuse et des plus galantes.
"Pendant les années qui touchent presque à
l'époque de la révolution, celte boutique prit une
extension remarquable ; il y régnait la plus grande
activité; de nombreux ouvriers y travaillaient
sans relâche. Aux deux extrémités de la devan-
ture était écrit en gros caractères jaun s : N
MAÎïKE SERnuniEB. C'était effectivement le siège
du chef de la corporation des serruriers , fier de
ses droits et de ses privilèges ; il avait donné des
leçons de serrurerie au dauphin devenu roi, sous
le nom de Louis XVI, et il avait profité de son
inCuence et de sa faveur, ainsi qu'il le répétait
lui-même , pour faire rétablir dans toute leur ri-
gide intégrité les statuts et préceptes de la maî-
trise et de la jurande : les ouvriers dont le nom-
bre et le zèle frappaient les regards étaient autant
de compagnons réduits en servage chez le maiire,
jusqu'à ce qu'ils aient rempli de longues cl minu-
tieuses formalités, afin d'obtenir le droit de tra-
vailler pour eux-mêmes.
»II y a une lacune dans l'histoire de cette bou-
tique. Je ne sais si en 1793 elle était encore oc-
cupée par le professeur du dauphin ; mais je me
rappelle qu'à cette époque elle était toujours à
peu près fermée : au dehors, régnaient des gril-
les élevées et placées devant les fenêtres ; elles
étaient fermées par des piques de fer ; au dedans,
on apercevait un amas confus et énorme de vieil-
les ferrailles qui paraissaient provenir de démoli-
tions.
" Sous l'empire, cette boutique fut spacieuse ;
c'était un grand entrepôt de quincaillerie : les
magasins étaient larges et remplis de marchan-
dises de toutes les espèces. On voyait s'agiter
dans l'intérieur des commis jeunes et fort élégam-
ment vètns; ils montaient et ils descendaient des
escaficrs qui conduisaient à des salles élevées; le
mouvement de tous les habitans de cette maison
témoignait de sa vogue et de son activité. La
façade était décorée d'un tableau dont les propor-
tions étaient considérables ; on y voyait, tout res-
plendissant d'or, d'azur, de panaches et de pier-
reries, deux chevaliers qui, au milieu|d'un site ver-
doyant et Heuri, présentaient à un Jeune homme
couronné de roses , drapé dans une gaze rose ,
teint de guirlandes de roses, et couché près d'une
femme ravissante de beauté et enveloppée d'une
tunique lilas, un bouclier de diamant ; au dessous
était écrit : Au bouclier magique. L'opéra
(TAi-mide était alors très à la mode.
"Sous la restauration , le quincailler ou son
successeur était devenu orfèvre ; sa boutique étin-
celait d'objets d'or et d'argent. On voyait appen-
dus aux glaces de son étalage les croix , les pla-
ques, les ordres et les décorations de toutes les
puissances européennes; il exposait aux yeux des
passans les armes de quatre cours étrangères
dont il annonçait avec orgueil qu'il était l'orfèvre
breveté : jamais on ne porta plus fièrement une
livrée.
"Aujourd'hui, comme vous pouvez le voir, ce
local magnifique est garni d'ouvrages curieux et
riches ; il y en a de toutes les formes et pour tous
les usages ; jamais le fer, l'acier, le cuivre et le
bronze n'ont été plus admirablement travaillés ;
la profession du maître de céans n'est indiquée
que par ces mots, écrits en lettre de bronze de
dix-huit pouces de hauteur, massives et saillantes :
INCÉMFXR-MÉCAMCIEX, Au licu dcsiiisigncs qui
— 73 —
se sont succédés en cet endroit, depuis l'image du
grand saint Eloi jusqu'aux armoiries des cours du
Nord , nous voyons dcu\ simulacres de médailles
d'or et d'argent, décernées comme récompense
nationale au talent industriel.
«Tel est, en 1839, le vrai blason et les vérita-
bles titres de noblesse de l'industrie et du travail.
«Voici le marchand qui sort de chez lui ; il
porte l'uniforme d'oflicier de la garde nationale; il
a la croix de la Légion-d'Honncur; son hausse-col
indique qu'il est de service... Ne l'entendez-vous
pas ?... il vient de dire à son secrétaire qu'avant
de se rendre aux Tuileries, il irait à l'Hôtel-de-
Ville pour assister à la séance du conseil munici-
pal dont il est mcmbi'e.
. "Je n'ai rien inventé; il n'est pas à Paris un
seul magasin de quelque importance dont l'exis-
tence n'expose ainsi dans ses phases diverses l'his-
toire de notre commerce ; la boutique d'abord
si dédaignée, aujourd'hui si exaltée , a discrète-
ment reçu et réiléchi les impressions de tous les
temps et de tontes les circonstances. Si je reve-
nais au monde après une léthargie d'un siècle ,
pour connaître bien et prompleuicnt l'état de la
société, c'est la physionomie industrielle que je
consulterais d'abord; c'est d'elle seule qu'on peut
dire avec quelque chance de vérité qu'elle est
l'expression de la société. »
Eugène Bdiffault.
(Le Temps.)
UN ENNEMI SECRET.
I.
J'avais vingt ans, une belle fortune dont j'étais
le maître absolu , des chevaux que l'on m'enviait,
et, fort amoureux d'une des actrices de Paris la
plus à la mode , je croyais pieusement à la ten-
dresse qu'elle voulait bien me jurer. Or, vous le
voyez , c'était une heureuse existence que la
mienne, et dans laquelle l'amour-propre surtout
avait large satisfaction ; aussi m'étais-je parfaite-
ment habitué à cette douce pensée que la fortune
me traitait en enfant chéri , et je me laissais ber-
cer dans ses bras.
Un jour, j'eus une grande joie : Gaston, mon
cheval favori , l'emporta au Champ-de-Mars sur le
coureur de lord Altfort, qui n'avait jamais été
vaincu. 11 y avait eu course, prix royal, que sais-
je ? Et à cette époque, où le maquignonnage n'é-
tait pas encore devenu la fureur universelle, c'était
une véritable solennité pour toute notre jeunesse.
Jamais triomphateur traînant à sa suite les royau-
tés vaincues etinchaînées ne fut plus fier en mon-
tant les marches du Capitole, que je ne l'élaisen
recevant dans mon salon de Paris les amis que
j'avais conviés pour célébrer ce mémorable évé-
nement, lis étaient là tous , et nous n'attendions
plus, pour que la fête fût complète, que la sou-
veraine adorée qui devait en faire les honneurs ;
mais l'heure avait sonné, elle était passée depuis
longtemps, et Zélia n'arrivait pas.
— Tu es trahi , Maurice , et ta ligure ressem-
ble déjà prodigieusement à celle d'un amant con-
gédié, me disait en riant Edouard , mon plus an-
cien camarade et le conOdent obligé de mes folies.
— Moi trahi ! trahi par elle , répondis-je, m'ef-
forrant de dissimuler l'inquiétude qui malgré moi
me dévorait. Jamais, jamais! AUonsdonc, mes-
sieurs, notre bonne humeur doit-elle s'enfuir de-
vant le caprice d'une femme , et ne connaissez-
vous pas ces mille riens importans qui les retar-
dent sans cesse à leur toilette?... A table ! et vive
la gaîté, le Champagne et mes amours !... Zélia
viendra.
— Madame Zélia ne peut venir, et voici une
lettre pour monsieur, dit un domestique qui en-
trait en ce moment.
— Ah! des excuses ! voyons les excuses , s'é-
crièrent-ils tous d'une voix , et je décachetai en
tremblant un billet ainsi conçu :
" On m'apporte à l'inslant, mon ami, un écrin
» de 10,000 francs de la part d'une personne qui
» me fait les offres les plus brillantes à la seule
» condition que je ne vous reverrai pas. Vous
» savez, hélas! quelles folles dépenses j'ai faites
'1 celte année et combien je suis gênée. La rai-
" son m'oblige donc à accepter ce qui est pour
» mon cœurun bien douloureux sacrifice. Plaignez-
» moi, Maurice, et gardez-moi un souvenir.
i> Zki.i.\. 1)
— Oh ! qu'est-cela, grand dieu ! dis-je, en lais-
sant tomber ce papier maudit.
— Mais c'est tout simplement un congé en
bonne forme, me répondit-on.
Ces mots me rappelèrent la situation ridicule
dans laquelle je me trouvais alors , blessé dans
mon orgueil par les rires étouffés , les sarcasmes
à demi-voix que l'on échangeait autour de moi.
— Messieurs, m'écriai-je, en relevant fière-
ment la tète, ne croyez-vous pas que je mourrai
de désespoir d'un pareil abandon? Une femme
perdue devait ce soir vous offrir à souper. Veuillez
revenir dans un mois à pareil jour et c'est une
jeune fille pure et sainte qui vous recevra, ni vous
ni moi n'aurons perdu à cet échange.
— Es-tu fou, Maurice? que veux-tu dire? de-
manda Edouard.
— Je veux dire qu'un amour indigne sera rem-
placé par un amour meilleur, et j'engage ici ma
parole de gentilhomme qu'avant un mois cette
femme que vous avez tant admirée au Champ-dc-
Mars sera ma maîiresse.
— Mon cher, je vous parie cinquante louis que
cela ne sera pas , dit avec un dédaigneux sang-
foid le jeune comte de B. Celte belle enfant , si
jolie et si timide au bras de sa mère , appartient ,
j'en suis sûr, à la bourgeoisie parisienne : c'est la
lille de quelque honnête marchand du quartier
Saint-Denis, et ces vertus-là ne s'enlèvent pas d'as-
saut, croyez-moi.
— C'est possible, répliquai-je ; mais ces vertus-
là cèdent comme les autres à qui sait se faire ai-
mer, et je tiens le pari.
— Bravo ! .Maurice , bravo ! s'écria-t-on de
toutes parts ; buvons à l'oubli du passé et à votre
nouvelle dame !
— A elle ! répondis-jc en élevant mon vcrro.
II.
Trois semaines environ après celle soirée où
l'honneur d'une femme avait été marchandé et
estimé cinquante louis par deux enfans à moiiié
ivres, je courais fou d'amour et de joie à un pre-
mier rendez-vous. Vingt lellros étalent restées
sans réponse ; mais à force d'or cl surtout de pro-
messes pour le bonheur de sa maîtresse , j'étais
parvenu à gagner la vieille servante de Louisa, et
cette digne femme , qui ne voyait en tout cela
que l'espoir d'une grande fortune et d'un titre de
baronne pour celle qu'elle appelait sa fille, avait
plaidé la cause de ma passion. Grâce à elle , j'a-
vais vu bien souvent une tète d'ange se glisser
radieuse entre les rideaux de mousseline d'une
des étroites fenêtres du Paris industriel; grâce à
elle on m'avait regardé, on m'avait souri, et, le
cœur aidant, j'allais être reçu enfin.
Messieurs, êles-vous jamais entré dans une
chambre de jeune fille, le soir alors qu'elle vient
de la quitter pour aller chercher les baisers de
sa mère ? Avez-vous entendu la voix de celle qui
vous a secrètement introduit, vous dire bien bas :
Attendez , prenez patience , elle va revenir.
Puis, resté seul dans ce templt; mystérieux, avez-
vous senti vos désirs d'amant se purifier et s'é-
teindre sous cette atmosphère de pudeur virgi-
nale, et détourné la tête pour ne pas souiller d'un
regard ce petit lit tout blanc que protège une
image de la Vierge et le rameau bénit ? Oh ! c'est
un instant d'ineffable et pur bonheur que celui-là !
une heure dans la vie où le temps devrait faire
halle ! La présence même de la femme adorée ne
vaut pas celle délicieuse attente !
Le bruit d'une porte qui s'ouvrait doucement,
le frôlement d'un tablier de soie me tirèrent de
ma rêverie. Elle étîit près de moi toute pâle et
tremblante la naïve et belle enfant, et je tombai à
ses genoux en m'écriant ;
— Pardonnez-moi ! pardonnez-moi !
Ces mois, c'était le cri de ma conscience, l'ex-
pression des remords qui me torturaient l'âme ,
car je subissais l'ascendant du bien sur le mal, (îe
la vertu sur les vices hrillans du monde , et en
présence de ce voile d'angélique pureté qui enve-
loppe une fille de seize ans, j'eus honte de l'abo-
minable projet qui m'avait amené là! Mais elle,
qui ne pouvait comprendre mes paroles , répon-
dit doucement :
— C'est moi, Maurice, qui ai besoin de par-
don. Je fais mal en vous recevant ainsi , puisque
je le cache à ma mère... Oh ! oui, bien mal; et
elle fondit en larmes.
J'employai alors pour la r.issurer tout ce que
mon cœur put me fournir de ruses gracieuses ,
de paroles caressantes.
— Que craignez-vous près de moi, ma Louisa
bien aimée, lui dis-je? N'êtes-vous pas un an^c
que je révère, et dont je n'oserais baiser le bas
de la robe blanche... Laissez-moi donc être heu-
reux à vos pieds, heureux comme je ne le fus ja-
mais, et ne pleurez pas... Oh! ne pleure pas,
car tu es belle à me rendre fou, et je t'aime tant !
Puis ses joues devinrent moins pâles; elle osa
poser ses petites mains dans les miennes, peu à
peu elle retrouva son charmant babil, et nous
courions tous deux à periire baleine dans les
vastes champs de l'avenir cl de l'espérance, quand
la vieille Catherine vint m'avcrtir qu'il fallait me
retirer.
— A demain, chère amie, dis-je en partaol.
— A demain, murmura-t-clle.
Et le lendemain , je retrouvai ce même bon-
heur qui m'avait enivré la veille, cl comme un in-
sensé, je pris mon ctrur à deux mains pour le je-
ter aux chances de cet amour si frais, si jeune et
— 74 ~
qui resscmblaii si peu à ce que jusqu'alors j'avais
appelé de ce nom !
Quelques jours s'étaient écoulés ainsi , pendant
lesquels j'avais oublié tout ce qui n'était pas elle ,
lorsqu'un matin on m'annonça uu M. Bernard ,
qui insistait pour me parler immédiatement.
— Faites entrer, répondis-je, fort troublé, car
ce nom était celui du père de Louisa, et cette ma-
tinale visite ne me présageait rien de bon.
— Monsieur , me dit-il après s'être recueilli
quelques instans, vous aimez ma lille et elle vous
aime, je le sais ; mais comme vous êtes, je veux
le croire, un homme d'honneur et de courage, je
viens vous dire que ma fille ne peut vous appar-
tenir et qu'elle est perdue pour vous.
— Perdue pour moi ! Louisa , ra'écriai-je ! Oh !
monsieur, cela ne peut être... je suis libre, je
suis riche, et dussé-je lui offrir mon nom, elle
sera à moi... Dites , monsieur, m'acceptez-vous
pour votre gendre ?
— Non, monsieur le baron, répondit-il en s'in-
dJnant et avec un imperceptible sourire ; non ,
parce qu'à l'heure qu'il est, ma fllle est la femme
d'un autre.
— Cela n'est pas, dis-je en me levant furieux ,
rétractez cette parole, monsieur : cela n'est pas,
car elle m'aime !
— Calmez-vous, reprit-il, calmez-vous et écou-
tez-moi !
Et sans plus paraître faire attention à l'atroce
douleur qu'il m'avait apportée, il continua lente-
ment en appuyant sur chaque mot :
— Je ne suis pas noble comme vous , monsieur
le baron ; je suis tout simplement un honnête né-
gociant qui mourrait plutôt que de déshonorer
son nom , qui aurait tué celui qui voulait désho-
norer sa fdie. Eh bien ! il y a dix jours , une voi-
lure magnifique s'est arrêtée à ma porte; un
homme jeune et fort beau en est descendu , et
voici ce que m'a dit ^cet homme : La maison X.
et C* , avec laquelle vous êtes lié d'intérêt , va
vous entraîner dans sa faillite et vous serez ruiné.
Le baron Mauricede R... fait la cour à votre fille;
il s'en fera aimer certainement et il a parié cin-
quante louis que le 28 de ce mois elle ferait les
honneurs d'un souper qu'il donne à ses amis. Vo-
tre fille sera perdue.
Je vous apporte 100,000 fr. avec lesquels vous
allez arranger vos aû'aires et entreprendre tout
ce que bon vous semblera. Je ne vous lesdeman-
derai jamais , et vous ne me les rendrez que le
jour où vous en serez embarrassé ; mais en échange
de ce service, j'ai des conditions à vous imposer,
et les voici : Vous ne surveillerez en rien votre
fille , il faut qu'elle agisse seule et libre pour
que le baron de R. se croie sûr de son amour ;
mais vous allez tout de suite lui chercher un mari
à votre convenance, à la sienne, si c'est possible;
vous remplirez, sans lui en parler, les formalités
nécessaires, de manière à ce que tout soit prêt
pour la cérémonie. Le 28, à six heures du matin,
emmenez-la à la campagne , faites ce que vous
voudrez; son obéissance ne me regarde pas. Seu-
lement j'exige que ce même jour, à midi au plus
tard, vous alliez dire au baron Maurice : Louisa
est mariée, et vous ne la re verrez jamais ! J'exige
encore que vous lui rendiez un compte exact de
ma visite, afin qu'il sache bien que c'est seu-
lement la volonté d'un homme qui s'est placée
entre lui et celle qu'il aimait. Me donnez-vous
votre parole d'honneur qu'il sera fait ainsi que
je le désire ?.... J'ai juré, monsieur, vous le pen-
sez bien, et cet être inconcevable est parti) sans
vouloir entendre un seul mot de reconnaissance,
sans vouloir m'apprendrc son nom !
— Oh ! cet homme ! cet homme qui me tue vo-
lontairement, où est-il ?. . . qui est-Il ? demandai-
je dans une rage indicible.
— Je ne sais rien de plus, répondit M. Ber-
nard ; un léger accent et la gravité de son main-
tien m'ont fait supposer qu'il était Anglais, mais
je n'en ai pas la certitude... Quel qu'il soit, ajou-
ta-t-il en se levant, c'est le bon ange de ma fa-
mille, et j'ai rempli ses ordres Adieu, mon-
sieur le baron , ma fille sera heureuse; oubliez-
la !
Les quelques heures qui suivirent celte étrange
vis,' Je furent, je le crois, les plus douloureuses de
ma vie. J'aimais profondément cette femme que
l'on arrachait à mon amour ; puis tout cela était
si imprévu, si inoui, que ma pauvre tête se per-
dait dans d'inextricables conjectures. Quel était
donc cet ennemi acharné et si puissant qu'il pou-
vait disposer d'une fortune pour m'enlever ma
maîtresse? Etait-ce lui déjà que j'avais rencontré
sur ma route, et devais-je l'y retrouver encore ?
— Je parcourais à grands pas mon appartement
en prononçant d'incohérentes paroles ; j'accusais
tour à tour le ciel et l'enfer, quand un éclat de
rire, parti à mes côtés, me fit brusquement retour-
ner.
— Par Dieu, moucher, me dit le comie de P. ,
car c'était lui, sont-ce les apprêts du souper de
ce soir qui vous mettent en si grande agitation ?
Pour ma part, j'ai pensé qu'il était de bonne com-
pagnie de venir m'informer d'avance si j'étais
assez heureux pour vous devoir les cinquante louis
en question; card'honneui'cene serait pas payer
trop cher le plaisir de revoir ces grands yeux noirs
que je n'ai pu oublier... Mais qu'avez- vous donc!
Maurice? ajouta-t-il plus sérieusement et remar-
quant enfin l'état d'horrible souffrance dans lequel
j'étais plongé.
Sans lui répondre, je courus à mon secrétaire ;
je chargeai mes poches de tout l'argent qui s'y
trouvait et jetant à ses pieds un sac de cinquante
louis :
— Dites-leur, s'ils viennent ce soir, m'écriai-jc,
que je suis un homme déshonoré.... Elle est ma-
riée ; j'ai perdu et je pars... Adieu ! Il voulut me
retenir ; mais je m'élançai dehors comme un fou ,
et deux heures après j'avais quitté Paris.
L'impression que me laissa celte bizarre aven-
ture fut profonde et douloureuse ; j'avais été tou-
ché au cœur, et craignant à chaque pas de ren-
contrer dans les hasards de la vie quelque chose
qui vînt raviver ma blessure , je vivais seul et re-
plié sur moi-même. Trois années se passèrent
pendant lesquelles je voyageai presque continuel-
lement; mais à la fin, celte sorte d'instinct qui
nous ramène toujours aux lieux où nous avons
longtemps vécu , cet amour que nous gardons
tous au fond de l'âme pour le sol qui nous a vus
naître, l'emportèrent. Cependant, je rentrai en
France, et j'allai m'en fermer dans le vieux château
que m'avait laissé mon père , là où petit enfant
j'avais passé de si heureux jours. Je ne lardai pas
à rencontrer tantôt à la chasse > tantôt dans mes
longues promenades, un de mes voisins de cam-
pagne, le marquis de N. C'était bien le plus ado-
rable vieillard que l'on se puisse imaginer, sévère
pour lui-même parce que sa vie avait été irrépro-
chable, mais indulgent aux fautes d'autrui , com-
patissant à toutes les erreurs, à toutes les fai-
blesses, comprenant tout excepté le mensonge et
l'oubli de la foi jurée. Je me pris d'une affliction
presque filiale pour cet excellent homme, et bien-
tôt il y eut entre nous un échange de visites pres-
que journalier. M, de N. avait près de lui une
nièce bien-aimée , la fille de son frère mort de-
puis long-temps , et il était plus qu'un père pour
cette Julie Cassilda, doux et charmant rayon qui
jetait avant de s'éteindre l'astre de leur antique
famille. Il me présenta à elle comme un jeune
compagnon qui allait égayer sa solitude. Il nous
dit de chanter ensemble pour lui plaire, de sortir
ensemble avec mes pinceaux pour chercher de
beaux sites et de grandes inspirations; et moi, s
isolé quelques jours plutôt, je retrouvai près d'eux
toutes les joies du foyer de famille.
— Mon vieil ami , dis-je un jour au marquis ,
me trouvez-vous digne de votre Cassilda ? Voulez-
vous me la donner pour épouse, voulez-vous que
nous soyions deux désormais à vous aimer et à
vous bénir ?
— Vous avez deviné, mon enfant, répondit-il ,
le plus cher de mes vœux, et Dieu sait avec quelle
sainte confiance je vous remettrai le soin du bon-
heur de ma nièce; mais vous aime-t-elle?
— Je n'en sais rien , balbuiiais-je , en baissant
la tête ; je l'ai espéré quelquefois , mais sans ja-
mais oser le lui demander.
Il fit appeler mademoiselle de P..., et quand
elle fut là, près de nous , toute folle et rieuse :
— Ecoute , Cassilda , lui dit-il , voilà notre
Maurice qui trouve que nous ne l'aimons pas assez,
qu'il passe trop d'heures éloigné de nous... En
un mot, Maurice veut être de la famille, et il ré-
clame l'honneur de te nommer sa femme... Tu
sais avec quel bonheur je verrais cette union ,
mais l'aimes-tu , chère fille , c'est toi qui dois ré-
pondre.
Le visage si frais et si rose de Cassilda pâlit
légèrement, et croisant les bras sur sa poitrine,
elle parut se recueillir pendant quelques instans
avant de prononcer Un mot qui allait enchaîner
sa vie; mais elle se leva enfin, et me présentant
sa main :
— Maurice , me dit-elle , je ne sais trop pour-
quoi vous voulez changer votre titre de frère
contre celui de mari. J'étais bienheureuse entre
vous deux et il me semblait que nous devions
toujours vivre ainsi ; mais puisque vous ne pen-
sez pas comme moi , puisque mon oncle approuve
vos projets , eh bien ! prenez ma main , car vous
savez qu'après lui vous êtes ce que j'aime le mieux
au monde.
Je la remerciai à genoux , sans comprendre
que cet aveu si naïf n'était pas de l'amour; d'ail-
leurs moi-même j'avais attaché à ce mariage non
pas les rêves diamantés d'une passion de jeune
homme , mais toutes les espérances d'une vie obs-
cure et calme , telle que seule je la désirais , et
Cassilda devint ma femme.
La première année de notre union fut paisible
et presque heureuse ; mais à cette époque un
grand malheur vint nous accabler, ce fut la mort
~ 75 —
de celui que nous appelions notre père. Cassilda ,
qui depuis quelque temps déjà était devenue mé-
lancolique et grave , de joyeuse enfant qu'elle
était autrefois, Cassilda fut cruellement frappée
par cette allliction. Mes soins de tous les moraens,
ma tendresse idolùtre , ne pouvaient rien contre
le mal intérieur qui semblait miner son existence.
Elle faisait de longues promenades dans lesquel-
les nul n'avait le droit de la suivre. Elle rentrât
pfde et émue , s'enfermait dans son appartement
dont elle me refusait l'entrée ; puis tout à coup ,
comme si elle obéissait à la voix d'un remords ,
elle tombait dans mes bras baignée de larmes, et
m'accablait de caresses conv^ilsives.
Les mois s'écoulaient sans apporter aucun
changement à cet état maladif qui me mettait au
désespoir. Alors un médecin que je Os appeler
me conseilla les distractions et le bruit du monde.
— Conduisez Mme la baronne à Paris, me dit-
il ; donnez des fêtes , fatiguez-là de plaisirs : elle
est si jeune et si belle que l'admiration des hom-
mes formera sur ses pas un concert de louanges ,
et, croyez-moi, bien des douleurs s'endorment
au bruit de celte enivrante musique.
Il avait raison peut-être , le docteur ; mais Cas-
silda refusa absolument, ne voulant sous aucun
prétexte quitter le coin de terre où elle avait
passé sa vie, et je revins encore une fois à mon
vieux médecin.
— Eh bien ! dit-il , si elle ne veut pas vous
suivre à Paris , forçez-la à se sacrifler pour vous
ici. Je sais de bonne part qu'il va y avoir un
changement à notre préfecture. Partez , monsieur
le baron ; allez solliciter cette place que l'on doit
accorder à votre nom, à votre fortune, à votre
influence dans le pays. Vous direz à votre femme
que l'inaction dans laquelle vous vivez ne saurait
convenir plus long-temps à un homme de votre
âge, que vous voulez servir votre pairie, que
vous devez le concours de vos talens et de vos
lumières à la mère commune ; que sais-je moi !
Vous lui direz tous les lieux communs qui se dé-
bitent en circonstance pareille. Mme la baronne
sentira que son devoir d'épouse est de courber
la tête sous votre volonté. Et que diable ! il fau-
dra bien après tout que la femme de notre préfet
fasse les honneurs de sa maison ! Or, quand elle
aura passé quinze jours seulement tout occupée
de bals , de toilette et de visites , quand elle sera
fière de sa beauté qu'elle ignore , je me trompe
fort ou nous la reverrons bientôt plus fraîche et
plus gaie que jamais.
— Oh ! vous êtes mon génitf protecteur, m'é-
criai-je en serrant les mains de ce digne homme.
Et le lendemain je roulais sur la route de la
capitale. A peine arrivé j'écrivis au ministre de
Tintérieur, qui heureusement était quelque peu
mon parent , et lui demandai une audience qui
me fut aussitôt accordée.
— Tout ce que vous voudrez sera fait , mon
cher, me dit-il, lorsque je lui eus exposé le mo-
tif de ma visite ; ou je n'ai aucun pouvoir , ou
vous serez préfet; re\T3nez me voir dans trois
jours.
Trois jours après, la tête toute pleine de rêve-
ries ambitieuses, j'entrais encore dans le cabinet
de S. Exe. ; mais cette fois , au lieu des paroles
bienveillantes qui m'avaient accueilli d'abord , je
trouvai des formes cércmouicuscs, uuu diguitc
glaciale , et avant d'avoir entendu un mot , je sen-
tis que tout était perdu.
— Baron de R., me dit le ministre, je ne veux
pas me servir pour vous d'une de ces phrases
toutes faites que nous adressons aux solliciteurs
malheureux. Je suis votre ami, votre parent, et
je vous dois la vérité. On m'a envoyé de très
haut lieu l'ordre exprès de ne pas vous laisser es-
pérer la préfecture de M... Vous avez un ennemi
dans le inonde , assurément , et il est assez fort
pour que ce soit folie de vouloir lutter avec lui.
J'ai cherché à savoir d'où cette réprobation pou-
vait venir; on a murmuré quelques mots de l'am-
bassade anglaise; mais je n'ai rien appris de po-
sitif, rien vraiment si ce n'est que le chemin du
pouvoir vous sera fermé par quelque côté que
vous essayiez de l'atteindre. Retournez donc, mon
cher, à votre vie de famille, elle est préférable,
d'ailleurs , je vous le jure , au tourbillon d'intri-
gues sans fin dans lequel nous sommes lancés, et
quelle que soit ma bonne volonté je suis trop ché-
tif pour pouvoir vous être du moindre secours.
Puis son evcellence se leva, me congédia d' un
froid salut et tout fut dit.
J'eus besoin alors d'appeler à moi tout ce que
le ciel m'avait donné de courage et de philoso-
phie pour ne pas chercher jusque dans les moin-
dres coins de ce Paris infernal l'être inconnu qui
me poursuivait ainsi de sa vengeance ou de sa
haine; mais le souvenir de Cassilda, de ce que
je devais à son état de souffrance , l'emporta sur
les pensées mauvaises, et bien convaincu qu'à ses
côtés, en me dévouant pour elle, je retrouverais
assez de bonheur pour oublier le reste du monde,
je ne pensai plus qu'à hâter le moment qui devait
nous réunir.
Je me mis en route par un beau temps du mois
de septembre , et après avoir couru la poste toute
la nuit , j'arrivai près de ma demeure vers le soir
du second jour. Bien des fois , dans mes prome-
nades, nous avions admiré, Cassilda etmoi, l'aspect
poétique et pittoresque de ce château des temps an-
ciens, éclairé par les derniers rayons du soleil cou-
chant; bien des fois sur ce chemin que je parcou-
rais seul maintenant , je l'avais trouvée à mon re-
tour de la chasse lorsqu'elle venait toute joyeuse
à ma rencontre; et dominé par ces souvenirs. Je
penchai ma tète à la portière pour voir si je n'a-
percevrais pas au loin le bord de sa robe ou son
voile de gaze verte ; mais le chemin était désert et
tout fermé là bas comme en l'absence des maî-
tres.
—Avancez, avancez donc, criai-je au postillon,
tandis que mon cœur se brisait dans une inexpri-
mable angoisse.
La grande grille tourna sur ses gonds, le con-
cierge et les domestiques s'avancèrent pour me
recevoir.
— Ma femme est-elle malade?.... Pourquoi
n'cstelle pas ici'.' demandai-je, respirant à peine.
Ces gens se regardaient dans un muet étonne-
ment; mais enfin Joseph, mon valet de chambre,
se détacha du cercle, et, venant à moi :
— Madame la baronne est absente depuis deuv
jours, dit-il; monsieur ne le sait-il pas? Voilà une
lettre qu'elle ma chargé de lui remettre.
Ce billet ne contenait que ces mots :
«Je pais, il le vcui cl je u'ai pas la force de
lui résister !.,. Oubliez moi, Maurice J'ai tant
souffert! Ne me maudissez pas !■>
Eh bien ! messieurs, continua Maurice, après
un silence que pas un de nous n'avait osé inter-
rompre; eh bien! cette histoire n'est-elle pas bi-
zarre, qu'en dites-vous? Oliij'ai bien accusé le
ciel, j'ai bien pleuré, j'ai bien couru par tout le
monde, en demandant où était ma femme que l'on
m'avait arrachée !.... Mais il y a cinq ans que ces
événemens sont passés; depuis ce temps, j'ai
retrouvé du courage, et j'ai apprisà vivre seul....
oui, bien seul ; qui oserais-je aimer maintenant !
et si, pour tromper mon cœur, je voulais occu-
per mon esprit, que puis-je faire : tout ce que je
touche ne se briset-il passons mes doigts?
La tête du conteur sinclina sur sa poitrine, et
il tomba dans une profonde méditation.
Au moment même un homme entra dans l'ap-
partement où cette iriste histoire m'était contée.
— Comte de U..., dit-il, au malheureux qui
pleurait, la tète cachée dans ses mains ; votre
ennemi, le voici ! Je suis le lord Alford, le vaincu
du Champ-de-Mars.
— Malheureux, s'écria le comte de R...., pour
une futile victoire, vous avez trois fois brisé mon
cœur, votre orgueU s'est acharné à ma perte?
C'est vous qui m'avez enlevé Zélia?
— Oui.
— Qui avez empêché mon mariage avec la fille
de M. Bernard ?
— C'est moi-même.
— \'ous qui m'avez enlevé ma femme, ma Cas-
silda, mon bonheur?
— Oui, répondit gravement l'Anglais, dont la
figure altérée prouvait les souffrances; oui, je
vous ai ravi la danseuse, j'ai éloigné de vous la
fille de Bernard ; j'ai enlevé votre femme , mais
cela vous venge ; elle vous aime et me dédaigne,
aussi il me faut votre vie...
— Ah ! j'aurai la vôtre, s'écria le comte de R...
— Et tout cela pour un cheval ! dis-je à mon
tour.
— Oui, me répondit tout bas l'Anglais, pour on
cheval d'abord ; je n'ai pas pu d'abord supporter
l'humiliation d'être vaincu au Champ-de-Mars;
mais maintenant j'aime, j'adore U femme de cet
homme; je donnerais tous les chevaux du monde
pour un de ses regards, et je cherche à mourir,
car elle ne m'aime pas.
Ils se battirent sur-le-champ ; l'un des deux
devait laisser sa vie dans ce combat, et cette fois
le ciel fut juste : ce fut l'homme orgueilleux et
vain, le provocateur implacable, l'ennemi cruel
qui succomba.
— Allez voir ma femme, me dit le comte de
H...; apprenez-lui qu'elle est délivrée d'un persé-
cuteur ou d'un amant.... je ne sais... Elle n'en-
tendra plus parler de moi. L. R.
[Courrier fritnrais).
^COMBAT Dl t.OR!»iinE Li. Hkivàrd
CO>'TES
LA GOELETTE ANGLAISE f.lLPHIjt.
Le coi^saire k- Renaît , arm4 à Saiut'Malo par
— 76
le fameux Siircouf, el commandé par le capitaine
I-proux, était un joli cotre portant quatorze caro-
iiaJes (le 12 et soixante-quatre iiommcs d'éqùl-
pa^îc. Il avait traversé la Manche et se trouvait
près du cap de Starpointe, labourant péniblement
une mer houleuse, dans l'attente de quelque cap-
ture, lorsque, le 9 septembre ISlo, dans l'après-
midi, sa vigie aperçut aux limites de l'horizon une
voile sous le vent , couraut tribord amures. Le
corsaire cingla droit sur elle, et bientôt il recon-
nut que ce braiment était une goLMette de guerre
anglaise de l'escadre de Plymouth. On en était
encore à deux lieues ; il était possible d'éviter le
combat. Le capitaine Leroux tint conseil à bord.
L'avis de l'équipage fut qu'il n'y avait que boulets
à recevoir, des hommes à sacriDcr et peu de bulin
à espérer en s'attaquant à un bâtiment de guerre.
Le virement de bord fut résolu et exécuté sur-le-
champ. Mais, comme la présence du corsaire al-
lait être signalée dans ces parages sans cesse sil-
lonnés par les croiseurs anglais, il dut s'en éloi-
gner pour parer une capture inévitable. Il s'orienta
le cap au sud-est, dans le dessein de relâcher à
Cherbourg ; il était alors cinq heures de l'après-
midi.
A dix heures du soir, alors qu'une partie de
l'équipage était couché cl qu'on ne s'attendait à
rien moins qu'à une alerte, la vigie signala un
bâtiment qui arrivait sous toutes voiles. L'ofiicier
de quart avertit le capitaine ; l'éveil est donné ,
tout le monde est sur pied. On s'empresse de mon-
ter sur le pont les caronades qu'on avait descen-
dues dans la cale pour soulager le navire pen-
dant le gros temps de la veille. Les uns les met-
tent en batterie et les chargent; les autres garnis-
sent les parcs de boulets et de paquets de mitraille.
On dispose les gargousses, on allume les mèches :
en moins d'une heure , tout est préparé pour le
combat.
Pendant ce temps, l'ennemi s'était approché du
corsaire et avait commencé l'action en tirant à
balles avec ses canons de chasse ; déjà plusieurs
hommes étaient blessés sur le pont du cotre fran-
çais.
Le capitaine Leroux put reconnaître , malgré
l'épaisseur des ténèbres, la force du bâtiment qu'il
avait à combattre; c'était, comme on le sut plus
tard, la goélette anglaise l'Alphia, armée de IG ca-
nons de 12 et de 16 pierriers, et montée de quatre-
Tingls hommes d'équipage; elle appartenait à l'es-
cadre de l'iymouth. Le corsaire jugea sur-le-
champ qu'il avait affaire à forte partie, que la lutte
serait chaude. Le Renard était bon voilier; il
pouvait se couvrir de toile, prendre chasse et
échapper aux Anglais , quoique l'ennemi fût très
près. Leroux rassembla ses hommes pour connaî-
tre leur résolution.
— Votre intention est-elle de livrer combat ?
leur dit-il.
— Oui, oui ! lui répondent ses compagnons de
fortune.
— Alors nous vaincrons ou nous périrons en-
semble, car ici c'est la victoire ou la mort. Mon
parti est pris, je n'irai jamais sur les pontons
d'Angleterre. Si l'ennemi monte d'un côté, je me
jette à la mer de l'autre , ou bien je fais sauter le
navire.
Un hourra général , un tonnerre de vice C em-
pereur ! des bravos répétés, disent assez au capi-
taine Leroux que son courage est partagé par son
équipage.
" Eh bien ! s'écria-t-il , nous allons la dan-
ser ! >i
J^es acclamations redoublent. Celui-ci entonne
le chant de Rouget de Lisle :
Allons , rnrdiis de la patrie ,
Le jour de gloire est arrivé.
Celui-là chante l'hymne de Chénier :
Veillons au salut de l'empire.
C'était la joie , le délire de l'héroïsme chez ces
intrépides corsaires qui allaient se jeter dans les
bras de la mort... Mais le combat était le jour de
fête des corsaires ; l'odeur de la poudre était leur
parfum, les boulets étaient leurs jouets, et le san-
glant abordage leur récréation.
I^e capitaine fait hisser le pavillon national. Un
matelot, nommé le Grand-1-.ouis , va le genoper h
la tète du mât; il reçoit en descendant une balle
dans la cuisse : arrivé sur le pont, il arrache tran-
quillement cette balle de sa blessure , en charge
son fusil et la renvoie à l'ennemi.
Une distribution de vin est faite à l'équipage ;
puis chacun se rend à son poste en chantant en
chœur un hymne impérial.
En ce moment la lune apparaissait entre les
nuages sur l'horizon ; elle venait éclairer de sa
pâle lueur l'horrible scène de carnage dont les
eaux de la Manche allaient être le théâire.
Après plusieurs manœuvres exécutées par les
deux bâiimens pour prendre leur place de bataille,
ils engagèrent la lutte à petite portée de pistolet.
Alors ce ne furent plus des coups de canon isolés
tirés comme pour s'essayer au combat : c'étaient
des bordées entières qui se succédaient sans in-
terruption , et une vive fusillade perdue dans le
fracas de l'artillerie, qui mêlait ses balles à la mi-
traille et aux boulets vomis de part et d'autre.
Bientôt le pont du Renard est couvert de sang :
trois ofliciers sont blessés, plusieurs matelots sont
mis hors d'action. Le capitaine Leroux , voyant
qu'il n'avait pas l'avantage sur le feu d'un bâtiment
double du sien, voulut suppléer à cette infériorité
par le courage et l'audace ; il commande d'aller à
l'abordage, se met à la barre, et , dans un mou-
vement sur le tribord , les grappins du corsaire
tombent dans les cordages de son antagoniste; les
deux navires sont accrochés bord à bord.
Les hommes de l'escouade d'abordage , ayant à
leur tète le lieutenant Galipet, second du corsaire,
s'élancent sur l'Alphia, le pistolet d'une main, la
hache d'armes de l'autre. L'ennemi, armé de pi-
ques de neuf pieds de longueur, les culbute sur le
gai. lard d'avant; ils reviennent à la charge; les
équipages se confondent.
Une mêlée terrible s'engage au milieu des ténè-
bres sur le pont des deux bâtimens : on lutte
homme à homme , on se bat corps à corps , on
s'arrache les armes des mains, on se tue à bout
portant, on se sabre avec rage. Les uns se pren-
nent aux cheveux ; les autres s'assènent des coups
de poing; ceux-ci se lancent avec la main des bis-
cayens et des boulets, ceux-là s'assomment à
coups d'anspect; c'est le comble de l'acharne-
ment, et la nuit rend encore plus affreuse cette
scène de carnage.
Pendantce temps, les deux navires ne cessaient
de faire feu de leur ariillerie , quoiqu'ils fussent
si rapprochés qu'ils se heurtassent dans les coups
de roulis ; ils se canonnaient à bout portant et se
couvraient de flammes : plus d'une fois la volée
des canons de l'un se trouva engagée dans les sa-
bords de l'autre. L'acharnement était tel à bord du
Renard que les canonniers, manquant d'écouvil-
lons , arrachaient avec les doigts les culots des
gargousses restés dans l'âme enllammée des caro-
nades , refoulaient la charge avec la main et se
brûlaient les bras ; ils ne sentent point la dou-
leur, ils ne s'aperçoivent même pas que le feu de
l'ennemi grille leurs cheveux et consume leurs
vètemens : tout entiers à l'héroïsme , ils surmon-
tent les obstacles, ilsLravent le danger; la mort
seule peut arrêter leur intrépidité.
Cependant le pont du corsaire, inondé de sang,
se couvre de moris et de blessés. Le brave Gali-
pet, premier lieutenant, est frappé d'un biscayen
qui lui traverse la poitrine. On le transporte dans
la cabine ; le chirurgien veut le panser :
— Ne voyez-vous pas, lui dit-il, que je suis
perdu? Allez donner vos soins à ceux qui ont
besoin de vous; moi, je n'ai plus qu'à mourir.
Cet incident ne ralentit point le combat : un
brave venait de to;nber, un brave lui succéda ;
Herbert, second lieutenant, remplaça Galipet dans
son commandement.
Des grenades sont apportées sur le gaillard
d'avant; on les jette pir centaines sur le pont de
l'Alphia; elles éclatent de toutes parts et mettent
un désordre affreux à son bord. Le commandant
anglais, déjà blessé d'un coup de feu, est tué par
une de ces grenades. On saisit le moment de con-
fusion qui règne chez l'ennemi pour redoubler
d'ardeur. Une vive mousqueterie part de l'avant
du corsaire; les pièces d'artillerie , chargées jus-
qu'à la gueule, criblent de boulets le flanc de l'Al-
phia, le combat redouble d'acharnement.
Mais le capitaine Leroux, qui n'a plus que le
tiers de son équipage en état de se battre, voyant
l'impossibilité de prendra à l'abordage, avec si
peu de monde, le bâtiment anglais, élevé de cinq
à six pieds au-dessus du sien, fait larguer les
bosses des grappins , et les deux navires se sépa-
rent.
f)n était au milieu de la nuit; le temps était cou-
vert, et la lune, masquée par de noirs nuages, ne
dissipait que faiblement les ténèbres; le vent avait
faibli, mais la mer était restée houleuse.
Le iJenarrf avait ses manœuvres coupées, ses
voiles en lambeaux; il était dans un état de déla-
brement qui lui permettait à peine de se mou-
voir.
Mais les deux bâtimens, quoique séparés , ne
cessaient pas de se battre ; la canonnade roulait
comme auparavant. Tout à coup une volée de
l'Alphia coupe le beaupré du corsaire et balaie
son gaillard couvert de ses hommes qui n'étaient
point blessés. De ce momînt , le Renard ne fit
plus feu qu'avec trois caronades , faute de monde
pour servir les autres : cependant le feu continuait
avec vigueur ; on se battait à demi-portée de pis-
tolet.
Une seconde bordée de l'ennemi , aussi bien
dirigée que la précédente , foudroie de nouveau
le bâtiment français. Le capitaine Leroux est at-
teint d'un boulet qui lui enlève le bras à l'articu-
lation de l'épaule, d nouveau malheur met la
raje du désespoir dans le cœur des quelques hom-
— 77 —
mes qui survivaient encore à leurs valeureux com-
pagDons ; ce n'est plus le sang-froid du courage ,
ce n'est plus de l'ardeur, c'est une véritable fu-
reur. Les canonniers du corsaire , tirant à double
charge, mettent deux à trois boulets dans chaque
pièce, et criblent l'Alf>hia de leurs décharges
sans cesse répétées.
EnDn, le feu faiblit à bord des deux navires. On
avait perdu beaucoup de monde de part et d'au-
tre , et le peu d'hommes qui restaient pour servir
quelques pièces tombaient de lassitude. La fusillade
avait cessé ; on n'entendait plus le canon que de
loin en loin. Deux caronades tiraient encore sur
le pont du Renard : un de leurs boulets coupe la
drisse du pavillon de L'AljMa, et l'étendard bri-
tannique tombe à la mer.
Nos héros, croyant que le bâtiment amenait,
firent retentir les échos de la nuit des cris de vioe
l'empereur ! Mais l'ennemi les détrompa sur-le-
cbamp en répondant à ce cri de victoire par des
coups de canon ; le combat recommença.
Les deux caronades du llcnard partent à la
fois : aussitôt des tourbillons d'une fumée rou-
geâtre , suivis de torrens de flamme , s'élèvent à
bord de /'y4//)/tia,- puis une explosion terrible ,
un fracas épouvantable se fait entendre... c'était
l'Alphia qui sautait en l'air !... Il était alors trois
heures et demie du matin.
La mer était couverte de débris consumés. On
entendait les cris plaintifs de quelques malheureux
perdus dans les vogues : on les appela , ils pous-
sèrent des cris de pitié; on les appela encore...
personne ne répondit : le silence de la mort ré-
gnait sur les Ilots ! ! ! on ne put sauver aucun de
ces infortunés. L'yilphia et tout son équipage pé-
rirent dans ce sanglant combat, qui dura cinq
heures et demie.
Au jour, les vainqueurs purent enfin se recon-
naître. Il ne restait plus à bord du corsaire que
huit hommes en éiat de travailler. Sur un eOec-
tif de 65 hommes, ôti étaient morts ou blessés.
L'intrépide capitaine Leroux avait repris con-
naissance. En apprenant que la goélette anglaise
avait sauté avec son équipage, il s'écria tout
joyeux : « Grand Dieu! je vous remercie, je
meurs content... Ceux qui ont vu sauter ces
chiens-là sont heureux... J'aurais bien voulu voir
les entrechats qu'ils faisaient en l'air ! »
Le lieutenant Herbert, qui avait succédé au
capitaine Leroux dnns le commandement du Re-
nard, visita le bâtiment.
On comptait dans sa coque plus de 200 coups
de boulets, particulièrement dans son flanc de
tribord ; plusicuis étaient à flottaison ; on boucha
les plus dangereux en y frappant des lappes faites
avec des bouts d'aviron de galère. Ses pavois
étaient rasés des deux bords, son beaupré était
perdu, sa mâture entamée; ses niana'uvrcs cou-
rantes et dormantes n'existaient plus ; ses hau-
bans étaienthachés, toutsongrécmentétaitcoupé;
ses voiles, Irouécs, déralinguées, n'étaient que
(i'informes lambeaux.
On passa toute la journée du 10 à réparer les
principales de ces avaries, pour mettre le navire
en état de gagner la côte de France.
Sur les ciiKi hciucs du soir, le llcnard put s'o-
rienter et partir. 11 donna la rouleau sud-est pour
se rendre à Cherbourg; une bonne brise favori-
lait sa marche. Le lendemain, au lever de l'au-
rore, il découvrit l'ile de Guernesey; et, le même
jour 11 septembre 1813, dans l'après-midi, le glo-
rieux corsaire entrait dans les eaux de l'anse de
Vauville, portant le pavillon national en berne,
et tirant le canon de détresse.
Nos héros voulaient se rendre à Cherbourg, où
ils étaient sûrs de trouver tout ce que réclamait la
situation de leurs nombreux blessés, qui n'avaient
reçu qu'un premier pansement depuis deux jours;
mais un pilote vint à bord, et déclara que la ma-
rée ne permettait pas de vider la baie ni de pas-
ser le raz Blanchard. On résolut de mouiller pour
débarquer à Dieppe.
Le capitaine Herbert envoya un exprès au che-
valier Molini, préfet maritime à Cherbourg, pour
lui annoncer l'événement, et le prier d'envoyer
proniptement des chirurgiens à Dielette. L'ensei-
gne Lavergne descendit à terre pour préparer des
logemens d'ambulance.
Le bruit du combat du Renard se répandit, et
bientôt le corsaire fut entouré des embarcations
de la douane et des pêcheurs de la côte.
On débarqua dans la soirée. Les malheureux
blessés furent reçus à bras ouverts par les habi-
tans, qui eurent pour eux toutes sortes d'égards;
madame la marquise de Bruc, surtout, les traita
comme s'ils eussent été ses enfans : les soins les
plus empressés, la sollicitude la plus active, les
secours les plus généreux, tout leur fut prodigué
par celte respectable dame. C'est dans son châ-
teau de FlamanviUe qu'elle fit transporter le ca-
pitaine Leroux.
Le Renard fut mis en réparation à Dielelte ;
huit jours de travail le mirent en élat de repren-
dre la mer. Il appareilla pour son port d'arme-
ment le 22 septembre; et le lendemain, dans l'a-
près-midi, il arriva à Saint-Malo, la ville des cor-
saires, où son héroïque combat lui valut une vé-
ritable entrée triomphale.
Verusmor.
{Pkare de la Manche.)
Ii\CEI\DIE
DE LA CATHÉDRALE DE DIUJGES.
Bruges, 19 juillet.
0 C'est le cœur navré de chagrin et sous le
poids des craintes les plus vives que je vous écris,
je ne dirai pas seulement à la clarté du soleil, parce
que ses rayons sont éclipsés par l'incendie horri-
blequi dévore un de nos vieux nionu mens, or-
gueil de notre Flandre et rappLhint les plus beaux
souvenirs historiques de la patrie. Voici rapide-
ment les faits :
»A midi dix minutes, la cloche d'alarme de l'é-
glise de Notre-Dame se lit entendre, et l'on aperçut
bientôt lii toiture de r(^glise cathédrale , dite St-
Sauveur, en feu. 11 parait que les plombiers, quit-
tant leur ouvrage à midi, n'avaient pas éteint leurs
fourneaux. Dans un instant , tout fut embrasé ,
jusqu'à la toiture du rlochor. et ce terrible incen-
die , alimente par un fort vent de sud-ouest, do-
minait ainsi une grande partie de la ville sous le
vont, en même temps qu'il l'inondait d'étincelles
et de petites fl.imèches.
»Les pompes, les pompiers, la gendarmerie, les
autorités civiles et militaires avec la ]u.'\jeurc par-
tie de la population et de la garnison, se sont im
médiatement rendus sur les Ueux ; tout ce qu'on
a pu faire a été de sauver d'abord quelques mai-
sons voisines qui commençaient à briller par les
débris enflammés que le vent portait dans sa di-
rection.
»A trois heures toutes les toitures de cette belle
église, ainsi que de ses nefs latérales et celles du
clocher, avaient disparu. Ce spectacle affligeant a
pu être vu de loin en mer, car la tour de Saint-
Sauveur servait de point de direction aux naviga-
teurs ; elle ressemblait à un volcan en éruption.
» 11 parait que notre régence a , au premier
symptôme du danger, fait demander par le che-
min de fer, à la régence de Gand et d'Ostende,
de lui envoyer des secours, surtout des pompes,
parce que, dit- on, nos magistrats avaient né-
gligé de faire faire les vérifications ordinaires de
ces machines , et par cette incurie , seulement
trois pompes se sont trouvées en élat d'agir. »
On lit aujourd'hui dans le Journal de Bruges:
Nous écrivons ces lignes sous la plus doulou-
reuse impression. L'église de St-Sauveur, notre
belle cathédrale, est en flammes, le toit et le clo-
cher sont déjà écroulés, et la voûte percée en
plusieurs endroits ; ks pompiers et la troupe sont
sur les lieux. Le vent violent qui règne fait crain-
dre pour les bàtimens environnans.
Ln cuirassier s'est tué en tombant du toit d'une
maison voisine; on assure que ce sont h s ré-
chauJs des plombiers, qui travaillaient à l'église,
qui ont mis le feu.
Voici la version du youvelliste de Bntgcs :
Trois heures. — A midi et demi le feu s'est dé-
claré au toit de la cathédrale de cette ville. En un
clin-d'œil, une foid<i considérable se trouva dans
l'église. L n service fut organisé immédiatement ,
les vases sacrés, les oriiemens, les tableaux, tous
les objets enfin qu'on pouvait sauver, furent por-
tés à l'évéché.
A une heure un vent violent s'éleva, et poussa
les flammes vers le nord; une pluie de cendres
brillantes et de charbons ardens tomba sur les
maisons avoisinantes, qui se trouvèrent bientôt
en flammes. Les pompes à incendie furent mises
en jeu ; mais à peine eut-on éteint le feu sur un
endroit, qu'il se déclara sur un autre. C'est alors
qu'on commença à craindre un embrasement gé-
néral, et des bourgeois firent des démarches pour
obtenir un renfort de pompes à incendie. M. le
commandant de la province, et .\I. llutteiis. rece-
veur de la stauon, qui se sont trouvés constam-
ment sur les lieux, prirent des mesures en consé-
([uence et des locomotives furent expédiées poor
Gand et pour Ostende.
Dcuj: heures. — Le vent n'e>t plus si vio-
lonl. Tous les efl^oris possibles sont faits pour
sauver les maisons du quartier avoisinant. Les
pompes à incendie jouent constamment; et un
service est organisé pour transporter les meubles.
Au moment de mettre sous presse. Nous
apprenons positivement qu'il ny a plus de dan-
ger iuimincLt pour les maL-ous, on s't^t partout
rendu maître du feu. Quant à l'i^li.-e. tous les
toiis sont réduits en cendres, et les poutres brû-
lent sur la voûte. De la tour il ne reste plus que
les quatre murailles. Toutes les cloches sont fon-
dues.
r.v'-. Nous i»ouvoijs aisurer que. u»qu'iciU
78
voûte a ri'sislt', et qu'on a l'espoir de conserver
rintéricur de IVglise.
Le Mcssaga- de Garni ajoute, d'après des ren-
scigiiciiiens ultérieurs, que vers cinq heures et
demie du soir, on était entièrement maître de l'in-
cendie ; que les flammes n'ont pas atteint l'inté-
rieur de l'église et que les ornemens du temple
n'ont reçu d'autre dommage, que cel ui qui aura
pu leur être causé en les transportant au dehors
par surcroît de précaution.
Toutes les maisons voisines sont restées pré •
servées de l'incendie , et les hahitans n'en ont
éprouvé d'autre perte que quelque détérioration
dans les meubles qu'ils ont sauvés dès que le feu
a commencé à se manifester dans l'église.
Outre le cuirassier dont les journaux de Bru-
ges annoncent la mort, on a aussi à déplorer la
nn malheureuse d'un enfant qui a péri écrasé
dans la foule.
Voici les détails ultérieurs que donne le Nou-
velliste de Bniges :
Nous venons de parcourir la cathédrale, et c'est
avec les larmes aux yeux qu'on contemple la des-
trucdon de tant d'objets d'art, de tant de richesses.
Les tableaux qui se trouvaient flxés aux murs ont
été arrachés, la toile de quelques uns coupée en
lambeaux avec le sabre.
Nous ne pouvons parler avec trop d'éloges de
la conduite admirable de toute la bourgeoisie, et
en particulier des marguillers de l'église.
« Nous devons à M. Rjelandt, marguiller, la
conservation de la chaire, de la belle statue de
marbre blanc, représentant Dieu le père qui se
trouve h la hauteur du jubé. Des personnes mal
conseillées se mettaient en devoir de démonter
ces objets, lorsque M. Ryelandt, qui avait pu s'as
surer qu'aucun danger ne menaçait ces monu-
mens, a donné l'ordre de les conserver.
i)Ce n'est que lorsque les charbons ardens tom-
baient par les trous de la voûte, et menaçaient de
mettre le feu à l'intérieur, qu'on a cru nécessaire
de tout emporter. Cette opération présentait
beaucoup de dangers; car on n'avait pas encore
acquis la certitude que la voûte résisterait à l'ac-
tivité inconcevable du feu; d'ailleurs ceux qui
s'aventuraient dans la nef principale étaient sou-
vent atteints par les charbons et les parties de
poutres enflammées qui s'échappaient de la voûte.
On n'avait aucun moment à perdre, le feu avait
pris déjà aux chaises et aux bancs; heureusement
que le zèle et l'activité des habitans ont suppléé à
tout.
"Le moment le plus terrible de l'incendie a été
celui de la chute de la voûte inférieure de la
tour, qui se trouve au-dessus de l'entrée princi-
pale de l'église. Dans ce moment, toute la tour,
depuis la base jusqu'au som met, présentait un
spectacle dont on ne saurait se faire une idée. Le
choc fut si terrible, que la flamme s'élança dans
Tintérieur del'église à la huuteur de trente pieds.
Heureusement quinze à seize personnes, qui tra-
vaillaient sous la voûte, s'étaient mises un peu à
l'écart une minute avant le terme fatal.
» On ne connaît pas au juste la cause de ce si-
nistre. L'opinion la plus accréditée l'impute à la
négligencedes ouvriers plombiers. On se demande
cependant comment il ait pu se faire qu'une demi-
heure après la descente des ouvriers, toute la
toiture de la grande nef et la tour aient été embra-
sées au point d'ofliir le spectacle d'un foyer de
feu le plus vaste et le plus actif que l'on puisse
imaginer. Cette circonstance pourrait faire soup-
çonner que la malveillance n'a pas été étrangère
à cet an"reux malheur. Une enquête judiciaire
éclaircira sans doute ce mystère.
"Espérons que le gouvernement et la province
ne tarderont pas à aviser aux moyens de faire
couvrir auplustôt ce superbe monument gothique»
afin de le préserver d'une ruine totale •
« Parmi les objets d'art qui ont été brisés ou
brûlés , on regrette surtout les fonts baptismaux
en porphyre du Nord. Cette belle pièce, d'un
volume extraordinaire, remontait à une haute
antiquité. E Ile a été mise en pièces par la chute
de la voûte inférieure de la tour. Les ornemens
sacrés qui ont été transportés à l'évêché ont né-
cessairement beaucoup souffert.
Au reste, nous croyons que peu d'objets ont été
égarés ou volés; tout le monde montrait le plus
vif empressement pour sauver tout ce qu'on pou-
vait soustraire à la fureur des flammes. Les im-
portantes archives de l'ancienne cathédrale, qui
se trouvaient au-dessus de la sacristie, ont été
jetées pêle-mêle par les fenêtres et transportées,
immédiatement h l'évêché. Il faudra bien de la
patience pour les classer de nouveau. Le toit de
la sacristie, située entre deux chapelles qui ont
été brûlées, a été heureusement préservé, grâce
à sa construction et à l'activité des ouvriers.
» La sonnerie de la cathédrale consistait en
une clochette, et en un accord de quatre cloches,
dont la pins grande était peu inférieure au grand
bourdon de la tour des Halles.
«Les ouvriers plombiers qui travaillaient hier à
la cathédrale ont été arrêtés cette nuit et mis au
plus grand tecret.
La régence vient de faire publier que quicon-
que aurait en sa possession quelque objet appar-
tenant à la cathédrale, est obligé d'en faire la dé-
claration au commissaire de policedans les vingt-
quatre heures, sous peine d'être considéré comme
injuste détenteur."
Funérailles <1ii snltau nialiiuond.
On écrit de Constantinople, 2 juillet :
« Hier, le corps du sultan Mahmoud a été trans-
féré de la rive asiatique du Bosphore au sérail, où
le cortège des vassaux qui l'escortaient arriva à
deux heures de l'après midi. Le nouveau sultan
s'y était rendu un instant auparavant, après la so-
lennité de l'hommage. Le cortège partit du sérail
h cinq heures du soir et traversa les rues de la
capitale.
»Uue aflluence immense est accoiu-ue des fau-
bourgs et des environs de la ville pour voir défi-
ler le cortège funèbre. Le palais de la Porte, la
monnaie et divers établissemens fermés en signe
de deuil. L'ordre le plus parfait a présidé à la cé-
rémonie : c'était un spectacle à la fois curieux et
caractéristique, que celui oOèrt par les hommes
et par les femmes religieusement recueilUs sur le
passage du cortège et entièrement séparés suivant
l'usage oriental. La haie était formée d'un côté
par les hommes et de l'autre par les femmes. La
tristesse manifestée par les hommes était plus
calme, celle des femmes plus expansive. Elle se
produisit au dehors par des gémissemens et des
sanglots, tandis que les hommes plus recueillis
semblaient absorbés par une douleur muette.
«Tous les officiers de la maison du sultan et
les divers dignitaires de l'empire ont défilé d'a-
bord dans un ordre parfait. Les deux gendres
du sultan se faisaient distinguer au milieu du cor-
tège par leur attitude noble et touchante. Kosrew-
Pacbaet d'autres dignitaires venaient ensuite; le
cercueil fermait la marche. Il était d'une grande
simplicité , mais entièrement recouvert par 6
châles du plus graud prix et d'une rare magnifi-
cence. En tète avait été disposé le turban (fez)
du sultan , les plumes dont il était décoré et une
agraffe en diamant. On se disputait l'honneur de
porter le cercueil contenant les restes du sultan,
et dans la foule chacun se montrait empressé
et heureux de toucher le cercueil. Des officiers à
cheval parcouraient les rangs pressés de la foule
et distribuaient de l'argent au peuple.
"La plus belle oraison funèbre qui puisse être
faite en l'honneur du sultan décédé est la tris-
tesse générale produite par sa mort parmi les
diverses classes de la population de toutes les
croyances religieuses. Le corps du sultan Mahmoud
a été déposé dans le quartier de Fazli-Pacha,
près de la colonne Brûlée. La construction d'un
turbe ou mausolée est déjà commencée sur cet
emplacement. Dans le même kiosque est morte,
il y a vingt ans, la mère du sultan Mahmoud.
»Le sultan actuellement régnant, Abdut-Mes-
chid, est resté quelques jours avant la mort de
son père sons la garde de sa mère la sultane
actuelle Validé, qui a toujours exercé une grande
influence sur ce prince. Ce n'est que depuis
trois mois que le sultan avait fait disposer un
palais près de Begler-Bey, dans le voisinage du
palais de Mustapha-Pacha-Nuri-Effendi, et l'avait
désigné pour son muestan. Ce prince est timide,
d'un caractère doux et d'une constitution faible.
C'est un fait rare que parmi les six enfans du
sultan Mahmoud, l'empereur régnant et son frère
Nizannedin et quatre sœurs, les princesses Saliha,
épouse de Halil-Pacha, Hadisdsch, AdileetKairée,
sont nés d'une même mère. Sultan Mahmoud
avait cinq cents femmes dans son harem, mais il
n'avait en réalité qu'une épouse : c'était une Ar-
ménienne ; c'est elle qui fit appeler la célèbre
religieuse arménienne Charia dans le harem, lors-
que le sultan fut attaqué d'une inflammation de
poitrine et déclaré incurable. Nizannedin, le frère
du sultan, est depuis quinze jours séparé de sa
mère et enfermé dans le palais.
Immédiatement après la mort de Mahmoud, qui
expira dans les bras de sa fille , la princesse Sa-
liha, femme de Halil-Pacha, le divan s'assembla
et resta en permanence. Le 2 juillet, le corps di-
plomatique reçut l'avis officiel que le gouverne-
ment du sultan Abdul-Meschid persisterait dans
les principes de la réforme , de la modération et
de la paix.
— Yd -
E«Dttc ÏDramatiqtte.
THÉÂTRE DE LA GAITÉ.
Isabelle de Montréal , le Petit-Poucet , le Tri-
but des Vierges, le Marché de Saint-Pierre.
Isabelle de Montréal est l'histoire de deux
amans qui, après avoir échoué dans une tenta-
tive de double suicide, se jettent dans les bras
l'un de l'autre et se marient, à la grande satisfac-
tion des moralistes du boulcvart du crime. A la
chute du rideau et de la pièce, on a nommé
MM. Paul Foucher et Cordelier Delanoue.
Le Petit-Poucet , ce charmant conte de Per-
rault, réglé en ballet, n'a point trouvé grâce de-
vant les sifllets du parterre.
Le tribut annuel imposé par les descendans de
Tarick , vainqueurs des Castillans , est la donnée
du nouveau drame de MM. Alboise et Bernard
Lopez.
Il manque une vierge pour compléter la rede-
vance que réclame le kalife de Cordoue. Marcella
tombe au sort. Toute vierge peut se racheter
moyennant mille dinars. Mille dinars ! où Zuniga
son frère les aura-t-il? lui le plus brave soldat de
la chrétienté, mais aussi le plus pauvre. Au com-
bat de Penalield , il a sauvé le roi Ferdinand IV,
et le roi, en récompense, lui a passé au doigt son
anneau, s'engageant h lui accorder tout ce qu'il
lui demanderait : c'est donc à la cour qu'il ira
chercher les mille dinars. Malheureusement, en
imprudent, il conOe son anneau et ses projets au
fripon Benaviedes, qui , après avoir fait usage du
talisman pour son propre compte, annonce à Zu-
niga que le roi a perdu la mémoire. Celui-ci jure
de se venger dans le sang du royal parjure , et sa
main va frapper Benaviedes, en croyant atteindre
le roi. Jusque-là tout va pour le mieux.
Mais on est à la poursuite du meurtrier. Al-
phonse Carvajal, duc d'Olmedo. qui a déchiré ses
titres de noblesse pour épouser Marcella, offre son
dévoûment en compensation des services que lui
a rendus Zuniga lorsque, proscrit, il se cachait
sous le nom de Naguan. Le frère de Marcella re-
fuse , et le roi , en apprenant celte lutte de géné-
rosité , va se placer devant le condamné au mo-
ment où passe le san-benito : cette action vaut la
grâce de Zuniga.
Des situations trop en dehors de la pièce ont
nui au succès de cet ouvrage. Francisque aîné ,
Delaitre et Saint-Mar ont fait ressortir tout l'éclat
de leur voix dans le Ti'ibiit des Vierges,
Arrivons enfin au Marche de Saint-Pierre. La
scène se passe à la Martinique , comme le titre
l'indique assez. Un certain M. de La Rebellière vit
heureux avec sa sucrerie , sa pupille , ses nègres
et ses épaulettes d'or : malheureusement il fait un
trop fréquent usage du rotin sur le dos de Palôme,
noir de l'habitation. Palème, devenu marron, va
demander l'hospitalité h Lépare Donation. Celui-
ci sauve Eléonorc, pupille de M. de La Rebellière,
du déshonneur dont Palème la menace , et obtient
son amour en échange de ce signalé service. Mais
tandis qu'Eléonore, retirée aux eaux chaudes, qui
sont le Spa de la Martinique, s'abandonne aux
joies de son cœur, M. de La Rebellière survient et
surprend Lépare avec sa pupille. Furieux , il veut
empêcher le mariage projeté par les amans ; mais
aucune entrave ne les elVraie , et , au cinquième
acte,' nous retrouvons Lépare rendu à l'indépen-
dance par son maiiagc avec Eléonore, et La Uo-
brllière assassiné par Palème , le fidèle ami de
Lépare.
Le drame de MM. Antier et Comboroussc pèche
par beaucoup d'invraiscrabUuice. Quand la Gaîté
remplacera-t-ellc son Sonneur?.,.
Mademoiselle Maria a fiiit preuve de talent dans
\c rôle d'Eléonore. C. R. Desp.
^tmt lît tmq l'ours.
20 JUILLET. — Le dommage que la ville de
Birmingham a éprouvé par suite des derniers évé-
nemens est évalué à .30 ou l\0 mille livres ster-
lings pour le moins.
— Le jury d'expropriation du département de
la Seine vient de prendre une délibération qu'il
est important de signaler. Deux propriétaires,
expropriés par la ville de Paris pour le percement
de la rue Chabannais sur la rue Richelieu, récla-
maient une indemnité de 72,000 fr. pour la dou-
zième partie de leur propriété que la rue nouvelle
devait occuper. La ville de Paris soutenait que le
résultat, devant cire de mettre ces maisons en
façade sur une rue importante, la plus-value dé-
passait l'indemnité qui pouvait être due. Le jury
a adopté ce système, et il a déclaré qu'en raison
de la plus-value il n'était dû aucune indemnité
pour la portion expropriée.
— Malgré les nombreux averiissemens de !a
presse, les ouvriers employés au curage des puits
sont chaque jour victimes de leur imprudence.
Hier encore, rue Contrescarpe, faubourg Saint-
Autoine, dans l'atelier des malles postes, un père
de famille, à peine descendu dans un puits qu'il
était chargé de nettoyer, en a été retiré asphyxié ,
et n'a pu, malgré la promptitude des secours,
être rappelé à la vie.
— Les arts mécaniques viennent de s'enrichir
d'une découverte qui peut être appelée à obtenir
un grand succès : on a trouvé le secret de pro-
voquer, par le moyen de ressorts combinés, la
marche des bateaux sur les fleuves et rivières na-
vigables et sur les canaux et des véhicules sur les
chemins de fer. Un brevet accordé à l'auteur a
consacré cette utile invention.
— Un Israélite de Berlin vient, dit-on, d'inven-
ter une machine à l'aide de laquelle il peut, en
quelques secondes, tirer une copie de tout tableau
à l'huile, quelque ancien qu'il soit, et avec une
exactitude merveilleuse. Cet Israélite, nommé
Lipmann, aurait fait l'expérience de sa machine
dans le Musée royal de Berlin, en présence des
directeurs, et aurait obtenu le plus grand succès.
Cette machine serait le résultat de dix années de
travaux, pendant lesquelles M. Lipmann aurait
eu à lutter contre tous les genres de privations
et contre les douleurs d'une maladie organique.
— Une jeune fille fort jolie, dont la famille
est honorablement connue dans le 9° arrondisse-
ment, ayant éprouvé, de la part de ses parens.
quelques contrariétés dans son inclination, dis-
parut de chez eux dans les derniers jours de la
semaine dernière. Toutes les recherches pour la
retrouver avaient été jusqu'à présent inutiles,
Hier seulement son cadavre a été retiré du canal
Saint-Martin, où il paraissait avoir séjourné plu-
sieurs jours.
— La condamnation prononcée par la cour des
pairs a inspiré à M. LMctor Hugo le quatrain
suivant qui a été envoyé au roi :
Par votre ange, envolée ainsi qu'une colombe,
Par le royal enfant doux et frêle roseau.
Grâce, encore une fois, grâce au nomdclatombe.
Grâce au nom du berceau.
— On répète au théâtre de la Renaissance la
Lncia diLammcrmoor, de MM. Alphonse Rover
et Vaez. Donizetti a écrit pour cet ouvraa;e plu-
sieurs fragmens que l'on dit fort beaux ; on cite,
entre autres, une mélodie destinée à faire les dé-
lices de la saison prochaine. Jamais les recettes
n'avaient atteint, à ce théâtre, un chiffre aussi
élevé que cette semaine. Le beau succès du Fils
de la F()//(' justifie au reste pleinement l'cmprcs-
scmcut du public.
21. —Tout est tranquille à Birmingham, et la
crainte de nouveaux désordres a cessé.
— M. Dnpin aîné, l'un des membres les plus
anciens du conseil privé du roi , vient d'être nom-
mé président de ce conseil en remplacement de
M. Borel de Bretizel , qui avait succédé au véné-
rable Henrion de Pensay.
— On assure que l'abaissement du pavé à la
montée de la Porte-St-Martin sur le boulevard va
être incessamment mis à exécution. C'est une
amélioration depuis long-temps désirée, et qui va
donner lieu à des travaux importans.
— Au nombre des travaux importans qui vont
incessamment être mis à exécution et dont le»
adjudications sont autorisées comme devant être
faites prochainement on remarque : 1" l'élargisse-
ment du quai de Passy, dépense 160 mille fr. —
2" la construction d'un réservoir rue de Vaugi-
rard , dépense 173 mille firancs. — 3 ' enfin , l'a-
grandissement de l'hôpital Beaujon , dépense
80,000 fr.
— Imitant ce que fit Louis XIV pour planter
Versailles , la Ville de Paris est en marché pour
faire amener et planter sur les boulevarts inté-
rieurs quatre ou cinq cents pieds d'arbres , âgés
de cinquante ans au moins, de belle venue et
ayant au moins trois pieds de circonférence, pour
remplacer les arbres morts ou mourans sur ceUe
magnifique promenade. La dépense est évaluée à
250,000 francs.
— En fouillant dans la rue Molay pour établir
une conduite de gaz , les ouvriers ont découvert
ce matin une grande quantité d'ossemens et un
cercueil en plomb parfaitement conservé. Ces
débris paraissent provenir du cimetière des Tem-
pliers qui s'étendait jusque dans cette partie du
Marais, sur laquelle a été ouverte la rue qui porte
le nom d'un des grands maîtres de cet ordre cé-
lèbre.
— Hier le tribunal a déclaré en état de faillite
M. Losseur, faisant le commerce de vins. Le passif
de celte faillite s'élève, dit-on, à deux millions.
— L'approvisionnement de la Halle -aux -Blés
est de 9,151 sacs. Cours du jour, G9 fr. 40; de
la taxe , 67 fr. 62. La hausse continue avec une
progression effrayante ; de là l'augmentation dans
le prix du pain , qui se paie quinze sous deux
liards les quau-e livres.
— Hier, vers midi, une espèce de tourbillon est
passé sur les Champs-Elysées, le jardinet le palais
des Tuileries. Dans sa marche, il brisait les bran-
ches d'arbre et faisait voler les ardoises sur les
toits absolument comme des feuilles desséchées.
— C'est p.ir erreur qu'on a dit que le sultan
Mahmoud était fils d'une Française, mademoi-
selle de lEpiniv. La mère de l'empereur qui vient
de mourir était une esclave géorgienne.
— 11 y a quelques jours, un servent du 21' lé-
ger appelle un soldat et lui présente une lettre
à son adresse. Le soldat n'avait que quelques
sous, et comme la lettre n'était pas affranchie,
il refuse de la prendre. Un officier du régiment
qui so iiouvait présent, paie le port. Le soldat lit .
et au lieu de complimens insignifians auxquels il
s'attendait , il trouve la nouvelle qu'il vient d'hé-
riter de deux tn illions !
— Vatel vient de trouver un imitateur. Il y a
quelques jours, la servante d'un restaurateur d'El-
heuf se jeta à l'eau. In dos hommes du port par-
vint à la sauver. Elle adit qu'elle avait été poussée
à cet acte de désespoir parce qu'elle s'était aper-
çue que son dîner ne serait pas prêt pour l'heure
lie la table.
22. — On Ht dans le Globe:
'• Lundi dernier, le nombre des lettres qui ont
passé à la poste a été plus considérable qu'd n'a-
vait jamais été. Il s'est élevé à plus de iHI.OtXl ,
et le montant du droit de poste a été de 4.050
liv. st. (101.25(1 fr.), ce qui présente un eacé-
t dajit de 530 Liv. (1S,:250 fr.) sur la pluj forte re*
— so ~
celte qu'iiit jamais faite l'administration des postes
dins un jour. Ce nombre énorme de lettres pro-
vient de l'arrivée simultanée de la malle poste de
l'Iode parterre, de celles des colonies et du
continent, et des nombreuses lettres reçues
d'Angleterre, d'Irlande et d'Ecosse. Pour opérer
le triap:e d'un nombre aussi prodigieux de lettres,
il n'a pas fallu moins de '200 employés qui ont
travaillé sans interruption pendant cinq heures,
çt à la lin du travail plusieurs d'entre eu\ se sont
trouvés si fatigués, soit a cause de la besogne
qu'ils venaient de faire , Soit h cause de l'extrême
chaleur qui régnait dans les bureaux, qu'ils pou-
vaient à peine marcher.»
— 11 y aura ^1 ans aujourd'hui 22 juillet, que
Napoléon gagnait les fameuses batailles des Pyra-
mides et du Caire, sur les Egyptiens.
— La pèche du maquereau étant terminée ,
nous nous sommes procuré les documens statisti-
ques suivans:
Du 11 avril au 3 juillet, il est entré dans le
port de Fécamp 60 grands bateaux venant de la
pédte; lesquels ontdébarqué, ensemble, 2,7/i0j/r33
maquereaux salés. Le poisson a été vendu, terme
moyen, 15 c. l'un, ou 19 fr. 80 c. les 132 ma-
quereaux. Cette pèche a fait mouvoir dans Fé-
camp, pendant cette périodede temps, iil, 065 fr.
11 y a un an, 59 bateaux avaient apporté
2,576,'i56 maquereaux salés, qui avaient été ven-
dus, terme moyen, 17 c. , ou 23 fr. 76 c. les
132, ce qui donnait un total de i63,758 fr. 66.
— Les ruines de la salle Favart vont enfin dis-
paraître du quartier des Italiens : celle salle sera
reconstruite pour l'Opéra-Comique d'ici au 1"
mai prochain. La chambre l'a ainsi décidé par as-
sis et levé dans sa séance d'hier. Ainsi se trouve
assuré le sort d'une scène lyrique à laquelle se
rattachent les intérêts des compositeurs, des ar-
tistes et. des théâtres de provinces.
■ — Une nouvelle cargaison d'animaux étrangers
est arrivée avant-hier au Jardin-des Plantes; on y
remarque un lion superbe , un renard bleu et une
grue couronnée.
'—Les statues en pied et en marbre de Cuvier,
Jussieu et de BulTon, viennent d'être placées dans
la grande galerie minéralogique. On pose , en ce
moment même sur un terre- plein devant cet édi-
fice, deax statues représentant les sciences natu-
relles et exactes.
— On écrit de Londres :
•' Il a été solennellement déridé qu'au tournoi
de Eglinton Caslle , pendant toute la durée de la
passe d'armes , les nobles hommes et les nobles
dames ne se serviraient que du langage français.»
— Ole Bull a acheté à Peslh le célèbre vio-
lon (Carlûc. Stradivarius (Kunstvioline), qui était
la propriété de M. Xoiats, pour la somme de
6,000 fr. Ce violon, le seul que le célèbre fac-
teur ait fait avec des ornemcns en ébène et en
ivoire, se distingue autant par la finesse du tra-
vail , que par la force et la qualité du son, et on
peut regarder ce violon comme l'inslrument le
plus curieux fabriqué par Stradivarius. On lit
dans l'intérieur •.Antonim Slradivurius Crcmo-
ncnsis faciebat , anno 1637.
— On écrit de Cette, Paganini est aux eaux de
Balaruc, atteint d'une aphonie complète; déjà
toutes nos dames sont allées le voir; mais ces vi-
sites paraissent l'incommoder; nos amateurs de
Cette et de Montpellier allciident qu'il soit mieux
pour aller en corps lui rendre les honneurs qui
sont dus à une des plus hautes illustrations musi-
cales. Hier au soir , il s'est promené dans notre
port, dans la gondole vénitienne du génie.
23. — La Porte vient de recevoir la nouvelle
qu'une bataille a été livrée dans le voisinage d'Alep
et que l'armée turque a été détruite.
Les débris ont repassé la frontière : on ne dit
pas que l'armée égj-p'iènne les ait poursuivis.
Le consul de France à M, le président du
conseil.
(C Alexandrie, G juillet.
" L 'armée égypiiennc , sous les ordres d'Ibra-
him, ayant attaqué l'armée turque commandée par
le séraskier Haliz-Pacha, à Hézib, au-delà d'Alep,
celle-ci a abandonné le champ de bataille après
un combat de deux heures : tout le matériel en
fusils, canons et munitions, est tombé au pouvoir
des Egyptiens.
V Ibrahim a écrit cette nouvelle le 23 juin, sous
la tente du général en chef turc, llétaitde retour
le 28 ; mais il avait donné ordre au 3* régiment
d'infanterie et trois régiiJiens de cavalerie de se
porter en avant sur Orfa et Diarbekir. «
— Plusieurs marchands d'Islington ont été cités
hier devant les magistrats de Haitton-Garden par
les autorités de la paroisse pour avoir fait des actes
de commerce le dimanche ; la plupart ont été con-
damnés à 5 shelUngs et aux frais. Les marchands
d'Islington» mécontens d'avoir été ainsi poursuivis,
viennent de former une association à l'effet d'éta-
blir un fonds commun sin- lequel seront payés les
amendes que pourraient encourir ceuxqui seraient
ultérieurement cités devant les magistrats pour
infraction à la loi qui ordonne de respecter le di-
manche.
— On écrit de Lyon : Hier soir la police a sur-
pris en llagrant défit une femme qui jetait de l'a-
cide sur les robes des dames afin de les brûler ;
elle était munie d'une petite seringue. Son arres-
tation a produit une espèce d'émeute. Dans les
rues (|u'clle a traversées, la foule s'est précipitée
sur elle et l'a poursuivie de ses huées jusqu'à l'Hô-
telde-ville.
— Le public s'arrêtait aujourd'hui devant un
caveau creusé rue Chilpéric. On croit qu'il com-
muniquait à l'ossuaire Saint-Germain ; c'est du
moins ce qu'on cherche à savoir,
— On écrit de Bamberg (Franconiej : Parmi
les spectacles donnés pendant la fête populaire
qui vient d'avoir lieu ici , on a remarqué un tour-
noi composé de vingt-six cavaliers bien exercés,
suivi d'une danse d'armes, exécutée par seize
écuyers. C'était une représentation des combats
et des jeux turcs et grecs , ainsi qu'un souvenir
des tournois du seiz eme siècle. La beauté des
chevaux , la richesse des costumes , l'adresse des
cavaliers à lancer le dscherid , et , en général , la
manière habile dont les champions ont tous rem-
pli leur rôle , ont fait de ces exercices la partie la
plus intéressante de la fête.
— Le 19 , à Reims , deux grands berceaux de
cave superposés se sont écroulés dans la rue de la
Gabelle. Plus de 60, 000 bouteilles de vin de Cham-
pagne étaient contenues dans ces caves. L'Indus-
triel de la Champagne évalue celte perte à plus
de 100,000 fr.
— Il vient d'arriver à Londres un véritable
vampire. La foule s'est aussitôt portée Vers le na-
vire où se trouvait cet animal extraordinaire sur
lequel existent tant de traditions cfl'rayantes. On
l'a transporté dans les jardins de Surrey, où il doit
rester. Aucun animal vivant de cette famille n'avait
encore été transporté en Angleterre; il est de l'es-
pèce qu'on trouve à Sumatra.
L'aspect du vampire est hideux, et il justifie
parfaitement le surnom que Linnée lui avait as-
signé: vespcrlitio speclram. Il reste constam-
ment suspendu au haut de sa cage par les énor-
mes grilles qui garnissent le bout de ses ailes. Il
laisse pendre sa tête dans laquelle on voit rouler
ses yeux d'un éclat evtrême. Dazara, célèbre na-
turaliste, prétend que le vampire attaque les
chevaux, les niuh ts et les ânes. L'animal qu'il tj^u-
che meurt ordirtairementde la gangrène. Le même
naturaliste dit avoir été quelquefois pendant son
sommeil dans la campagne, saigné par ce chirur-
gien improvisé. On ne sent pas la blessure au
moment où elle est faite, parce que le vampire
suce doucement le sang des vaisseaux capillaires
de la peau sans attaquer les veines et les artères ,
et pendant qu'il suce sa victime , il l'endort par
le frémissement de ses ailes.
24. — Les dispositions accoutumées se font en
ce moment pour la célébration des fêtes de Juil-
let. On élève sur l'esplanade du Louvre un mo-
nument funéraire de forme pyramidale et d'une
assez grande hauteur, et d'autres dispositions
analogues sont prises sur les divers points où ont
été enterrés les restes des victimes des trois jours.
Aux Champs-Elysées, aux Invalides, au pont de la
Concorde, ce sont des préparatifs de fêles et de
feux d'artifice; mais rien n'annonce jusqu'ici qu'il
doive y avoir revue de la garde nationale.
— Le minisire des travaux pubHcs s'entretenait
hier à la chambre des députés d'un projet qui
consisterait à transporter la Bibhothèquc royale
dans un édifice qu'on construirait sur le quai en-
tre le palais Bourbon et l'esplanade des Invali-
des. Ce monument aurait pour pendant un édi-
fice consacré aux expositions des produits de
l'industrie française.
— Un voyageur français en Perse, M. E. Bore,
a conçu l'idée d'élabhr à Tebriz une université
fondée sur l'enseignement de la langue française.
Ce projet a fortement été appuyé par les princes
Quahraman Mirza , frère du shah et gouverneur
de l'Aderbidjan. ainsi que par Mehk-Uassan Mir-
za, fils de Feth-Ali Schah , le roi précédent, et il
a été accueilli avec une espèce d'enthousiasme
par toute la jeunesse de Tebriz, qui , désireuse
instinctivement de connaître et d'apprendre le
français, avait été réduite jusqu'ici aux leçons
d'un cuisinier suisse.
— Le beau château de La Brède, qui a appar-
tenu à Montesquieu, vient d'être acheté par M. le
duc d'Orléans, s'il faut en croire l'Indicateur de
Bordeaux. S. A. R. pourrait alors visiter sa nou-
velle ac(|uisition dans le voyage qu'elle se propose
de faire à Bordeaux.
— M. et Mme Cal'l,donl le dévofilnent fratertlel
vient d'être récompensé, sont retournés à Car-
cassonne. Ils vont , dit l'Emancipation , mettre
ordre à leurs affaires , ainsi qu'à celles de Bar-
bes, et sont dans l'intention d'aller s'établir à pro-
ximité du Mont St-Micbel.
— Les travaux pour l'érection de la grande co-
lonne de Boulogne se poursuivent rapidement.
La statue colossale qui la couronnera a été confiée
à Bosio; les deux bas-relifs du piédestal sont
donnés à Lenlaire et à Bra. Ce monument sera
terminé l'année prochaine.
^ Les opérations pour la nomination d'un pré-
sident du tribunal de commerce en remplacement
de M. Michel, viennent d'avoir lieu. Voici le ré-
sultat du dépouillement du scrutin : volans 55l ;
majorité 276. M. Pépin-Lehalleur a obtenu 309
voix; M. Itorace âay, 223; M. Lebobe, 10; M.
Feron, S.
M. Pépin-Lchallçur a été proclamé président.
Ce choix a obtenu l'assentiment général. M. Pé»
pin-Lehalleur est un homme d'une haute Capacité
et d'une loyauté reconnue.
— M. Teisseire a débuté vendredi dans le
Philtre par le rôle de Guillaume ; il faut enten-
dre ce jeune artiste dans un rôle plus irapor tant
pour le juger. La charmante Lucile Grahn a con-
tinué ses débuts le même soir et a été très ap-
plaudie dans un pas de deux qu'elle a dansé avec
M. Mabile.
— Madame Dorval vient de résilier son engage-
ment avec le Gymnase. L'intention du directeur
de ce théâtre étant de revenir exclusivemenlj au
genre du Vaudeville.
Le Directeur, BERTHET.
Itup, d'fld.froaietC*, rue Neavc-dfi-Boni En(«a><
Bmxximt &ixu. ^^^^^^^ varait tous i^ ^^ mu}umt^m\u ...
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Et pour Londres et les Trois-Royaumes , ''*''/^^î^^.jç^j<5^^' '^^^^^^^^^^^^ On ne lire à vue que «nr les personnes qui
au Cercle des étrangers, D. 225. Picadiljy. ~^ — ^=^^=*^^=5^r^?^^^Sî^=i«»' l'abonnent pour un an ou 6 mois, et en
ju no» /i-,>o«r.-r «..,. r,. i.»«i,„««.. ^..„.-< font la demande par lettres affranchies.
LesabonnemensnedatentquedesSetaOde Au peu d esprit que le bonhomme avatt , _^
chaque mois. L'esprit dautrui par complément servait. One gravure de modes est jointe au n" du 5
et une lithographie au n" du 20 de chaque
Le prix des abonnemens peut être transmis „ ■> •. ., ., ., .. mois
par la poste, ou en un mandat a touchera " comptlaU. compilait, compila,!. °'°"'
^"'^- Prix des anDODces, 75 c. la ligne.
E VOLEUR,
fc^ettc hts journaux français et étrangers.
SOMMAIRE.
L'alchimie et la pierre philosophai.e. —
Souvenirs d'Allemagne : Le dipi.oiiate russe,
par André Delrieu. — LonE^zo, par Au-
guste Arnould. — Liberté, ordre public :
Une promenade dans la banlieue de Paris,
par Léon Gozlan.— La harpe mystérieuse.
— Mélanges, faits curieux : Testament du car-
dinal Fesch; Siège de Toulon, etc., etc. —
Revue des tribunau.\ : Demande d'une peu-
sion alimentaire ; ingratitude des enfaus ;
suicide du père; détresse de la mère. — Bé-
vue dramatique : Renaissance : Carie Blan-
che; Folies-Dramatiques : La Bourbon-
naise; Daniel et Marie; Le Beau Martial,
— Revue des modes. — Revue de si\ jours.
L'ALCHIMIE
et
LA PIERRE PHILOSOPIIALE.
Il n'y a peut-être pas , dans l'histoire de la phi-
losophie, de chapitre plus curieux que celui qui
traite de l'origine et des progrès de l'alchimie ;
pas une branche des connaissances terrestres qui
montre davantage la force et en même temps la
faiblesse de l'esprit humain , pas un travail qui
réalise mieux la fable de la montagne accouchant
d'une souris.
Ce désir de l'infini qui vit dans l'homme, et qui
est la plus grande preuve de sa perfectibilité, qui
le rend ami du merveilleux et l'entraîne au surna-
turel, l'a fait, dans les siècles d'ignorance, alchi-
miste et astrologue, en attendant qu'avec le temps
et les lumières, l'astrologie enfantât raslrononiio,
que l'alchimie engendrât la chimie, que la science
succédât à la cabale, que lesanagiciens et les soi-
ciers devinssent des savans. C'est à la (in du sei
zième siècle que s'opéra , en partie du moins ,
cette permutation des sciences surnaturelles en
sciences positives, de l'idéalité en la réalité, que
l'alchimie enfin dut mourir ou plutôt se transfor-
mer!... Qu'était-il besoin, en en"et, de la pierre
philosophale après la découverte du Pérou ?
Que l'on croie ou non à l'alchimie , qu'on lui
donne ou non pour base un principe vraiment
philosophique , quelque altération que lui aient
fait subir les bévues de ses prôneurs, toujoui'S est-
il qu'on ne peut nier que les cabahstes n'aient dit
la vérité en allirmant que la Syrie et la Chaldée
ont été le berceau de cette science, et que sa dif-
fusion remonte à la plus haute antiquité.
Les théosophisles juifs et syriens, chez lesquels
nous voyons briller les premières lueurs de l'al-
chimie et apparaître les premières initiations mys-
tiques, telles qu'elles étaient pratiquées chez les
Esséniens, étaient tous des philosophes du feu, sui-
vant la dénomination qu'on leur appliquait ajuste
titre. Ils considéraient le feu comme le premier
et le plus grand emblème physique de la divinité,
comme le premier et le plus grand élément de la
nature, comme le premier et le plus grand mo-
teur de la vie universelle; en un mot, ils se regar-
daient comme l'nme du monde; et, à l'exemple
des sectes et des nations orientales, telles que les
Sabéens, les Perses, les Indiens, les Arabes et les
Phéniciens , ils vouaient.') l'élément du feu un res-
pect qui n'était autre chose (lu'une espèce de culte.
On trouve des traces de cette adoration dans toute
la mythologieet la poésie de l'Asie et de l'Kurope.
Il devient donc indispensable , dans une es-
quisse de l'histoire de l'alchimie , de rechercher
la nature de ce feu, de ce feu hermétique et phi-
losophai, que les alchimistes proclament univer-
sellement le iliaumaiurge et le merveilleux artisan
de toutes les métamorphoses les plus singulières
du monde physitpie, ce feu si diflicile à se pro-
curer, et (lue l'on vénérait comme le seul agent
qui piit produire la transmutation des métaux.
Lei cabidisies juifs déclarent que le feu sur le-
quel ils ont écrit, le feu hermétique ou philo-
sophai, qui, suivant eux, anime tous les corps
physiques, est une essence parfaitement invisible
et universelle, i;tsi6/e seulement dans son second
développement, la lumière, et sensible dans son
troisième développement, la chaleur. Ce feu, pré-
sent partout et cependant toujours latent, était
une espèce de protée ou de cause première que
les anciens théosophisles cherchaient tous à saisir,
et qu'aucun d'eux ne pouvait trouver. Suivant
eux, il ne fallait pas le confondre avec la lumière
ou la flamme, qui ne sont que les développemens
perceptibles de ce feu : il est, disaient-ils, le gé-
nérateur de ce feu commun dont on perçoit les
efiels par le sens, et non ce feu lui-même; celui-
ci n'est qu'une manifestation evterne d'un prin-
cipe interne et mystérieux.
.Si donc on pouvait hasarder une conjecture
sur le feu philosophai des anciens alchimistes ca-
balistiques, nous dirions que ce n'était ni plus ni
moins que Célectricilé. Nous pensons même que
ce feu portait le nom A\lectriciii dans les plus
célèbres écoles d'initiation, plusieurs siècles avant
l'ère chrétienne. Cette assertion paraiu-a .<;ans
doute paradoxale à ceux qui assignent une date
toute moderne à la découverte de la nature et du
nom de l'électricité. .Nous nous hâterons donc de
citer les autorités sur lesquelles nous nous ap-
puyons pour croire que rêlectricilé était aussi
connue des anciens que de nous, et que c'est là
le feu hermétique au moyen duquel lès alchimistes
ont, de temps immémorial . essayé de faliriqucr
!'( /i.i i;- de vie, la pierre philosophale et la tiaos-
muiation des métauv.
Si nous réussissons à le prouver, nous pour-
rons au moins dire que l'alchimie a une ba.<e ra-
tionnelle , et aflirmer que les alchimistes ont tra-
vaillé d'après un principe capable de produire une
foule de métamorphoses plu siques. Nous dorons
dès lors traiter les alchimistes avec plus de res-
pect qu'on ne leur en accorde généialemenl. Nous
poiirrous les placer avec jujtc raison à l'av.uit-
— 82 —
garde tle la science, et leur attribuer l'initiative
des hautes recherches dans les mystères de la na-
ture, recherches dans lesquelles les philosopha s
hermétl(|Ufs ont peut-être devancé les grandes dé-
couvertes des temps modernes , et se sont rap-
prochés des expériences curieuses qui ont récem-
ment illustré Cross, Fox et Faraday, habiles chi-
mistes et physiciens anglais.
Citons d'abord quelques passages de Dutcns et
d'autres auteurs qui ont traité cette question.
« Les anciens, dit Dutens, invoquaient Belus,
Osiris et les grandes divinités du l'eu et de la lu-
mière sous des épithètes qui confirment notre
opinion. Ainsi ils appelaient le soleil Eleclor,
c'est-à-dire le principe tout puissant qui anime
toutes choses. Ainsi ils adoraient Jupiter sous le
nom (VElicitis, c'est'à-dire, suivant ces peuples ,
le principe électrique ou cause premure qui at-
tire [eliàt] et vivifie tous les objets de la nature.
Jupiter Elicius,dit Varron, est ainsi nommé parce
qu'il extrait et attire [ab eiiciendo sive extrahen-
do ) ; c'est dans ce sens qu'Ovide a dit :
Eliciunt cœlo te , Jupiter , undè minores
Kunc quoque le célébrant Eliciumque vocant. »
Empédocle semble avoir consacré le même prin-
cipe universel d'électricité sous le nom ù'essenlia
ignis, ou élément du feu, ce qui est une défini-
tion assez juste. «Ce feu, dit-il, se divise en qua-
tre élémens unis par une harmonie serrète et sé-
parés par une cause invincible de division. Tou-
tes leurs parties s'attirent les unes les autres ou se
repoussent niutuclieraent; de telle sorte qne rien
ne périt : au contraire, toutes choses sont en
perpétuelle évolution dans la nature. »
C'est à ce principe d'électricité que les anciens
attribua'ent le tonnerre et les éclairs. Nunia
Pu!ijpi!ius, qui était initié à la science des Pytha-
goriciens , et qui était aussi bon naturaliste
que bon physicien , connaissait un moyen d'at-
tirer la foudre bien long-temps avant la ficelle
du cerf-volant de Franklin. Numa profita habile-
ment de sa science, et gouverna facilement un
peuple grossier, en appliquant la connaissance
des forces de la nature à un système de cérémo-
nies religieuses qui fit croire qu'il était en com-
merce avec les dieux. Pline nous dit qu'au moyen
de certains sacrifices et de certaines formules, ce
roi pouvait forcer le tonnerre à descendre sur la
terre ; il ajoute que, suivant une tradition authen-
tique, la même expérience fut faite en Etrurie ,
chez, les Voisques. Il cite Lucius Pison, écrivain
d'un grand poids, qui rappelle que Tullus Ilosti-
lius, s'étant trompé dans cette mystérieuse opéra-
tion , fut lui-même frappé de la foudre. Tite-Live
nous donne un récit plus détaillé de ce remar-
quable accident. Voici comment il s'exprime :
(1 Le roi Tullus ayant trouvé , dans les Cora-
mont lires de Numa, l'indication de certains sacri-
fices solennels éminemment mystérieux, faits par
ce législateur à Jupiter Elicius, s'enferma en un
lieu secret pour essayer cette pieuse expérience.
Mais n'ayant pas exactement observé les rites
prescrits, soit au commencement , soit dans le
cours de l'opération, lui et toute sa maison furent
consumés par la foudre. »
Platon attribue à la même puissance électrique
le. nom et le propriétaire de Ydectntm ou ambre.
Pour expUquer la propriété d'aliraciion de celle
substance, il dit «qu'il sort de Velectrum ou am-
bre une certaine matière subtile ou esprit , au
moyen de laquelle il attire les autres corps. »
Plutarque fait remonter à la même cause l'action
de la torpille.
C'est aussi à l'électricité que les anciens ratta-
chaient les propriétés de l'aiuiant : de même qu'ils
appelaient l'ambre electrum parce que celte subs-
tance est animée du souille de VElector ou le so-
leil; de même ils nommaient l'aimant lapislltra-
ctini (pierre Héracléenne), parce qu'ils le sup-
posaient doué de l'énergie et de la puissance
d'Hercule, dont le nom s'appliquait aussi au soleil
et aux ageus solaires. «L'aimant, ou pierred'Her-
cule, dit Plutarque, attire les corps comme l'am-
bre. » Il explique cette action par un « courant
d'atomes, » et il se sert à peu près des mêmes
expressions que Descartes.
Cette connaissance de l'action électrique de
l'aimant est attribuée à presque toutes les ancien-
nes nations pardessavans, tels que Kircher.Hyde,
Herward, Van Dale , sir William Jones, et d'au-
tres auteurs respectables cités par Dutens et Mau-
rice ; et cette opinion est généralement accrédi-
tée par les juges compétens.
Après avoir prouvé que le feu électrique pro-
prement dit était connu des anciens théosophistes
dans ses manifestations les plus importantes , il
nous reste à montrer qne ce feu a été dans tous
les temps le feu hermétique ou philosophai des
alchimistes, l'agent le plus puissant dans toutes
leurs opérations secrètes ; que c'est pour cette
raison qu'ils le tenaient aussi caché que possible,
et qu'ils n'en révélaient la connaissance qu'à leurs
adeptes. Cette opinion est aussi celle de domPer-
nety, le grand-prêtre des mystères alchimiques.
« Notre feu philosophai, dit-il , est un labyrin-
the , dans les détours duquel les plus habiles peu-
vent se perdre ; car il est occulte et secret. Le
feu du soleil ne peut pas être ce feu secret ; il est
interrompu et inégal ; il ne peut fournir une cha-
leur toujours la même en intensité et en dm-ée.
Son ardeur ne peut pas pénétrer la profondeur
des montagnes, ni animer le froid des rochers et
du marbre qui reçoivent les vapeurs minérales
dont se forment l'or et l'argent.
Il Le feu vulgaire de nos cuisines empêche l'a-
malgame des substances susceptibles d'être mêlées;
il consume ou fait évaporer les liens délicats des
molécules constituantes : c'est , dans le fait, un
tyran.
«Le feu central et inné de la matière a la pro-
priété de mêler les substances et de leur donner
des formes nouvelles. Mais ce feu si renommé ne
peut être le feu ordinaire, qui produit la décom-
position des semences métalliques; car ce qui est
de soi-même un principe de corruption ne peut
être un principe de régénération, si ce n'est acci-
dentellement. «
Al téphius a traité au long du feu philosophai ,
et Pontanus devint un disciple et le propagateur
de ses doctrines. Voici ce que ce dernier dit sur
ce sujet important : « Kotre feu est minéral et
perpétuel ; il ne s'évapore pas s'il n'est pas excité
outre mesure; il participe du soufre, il ne procède
pas de la matière ; il détruit, dissout; congèle et
calcine toutes choses. Il faut beaucoup d'habileté
pour le découvrir et le préparer; il ne coûte rien,
ou presque rien. En outre, il est humide, cliargé
de vapeurs, pénétrant, subtil, doux, éthéré ; il ana-
lyse, métamorphose, n'enflamme pas, ne consume
pas, entoure lout, contient toiu ; enfin, il est seul
de son espèce. 11 est aussi la fontaine d'eau vitale,
dans laquelle le roi et la reine de la nature se
baignent continuellement. Ce feu humide est né-
cessaire dans toutes les opérations de l'alchimie ,
au commencement , au milieu et à la fin ; car
toute la science est dans ce feu. C'est à la fois
un feu naturel, surnaturel et anti-naturel ; un
feu à la fois chaud, sec, humide et froid, qui ne
brûle ni ne détruit. »
Nous le demandons, que désigne cet étrange
jargon des anciens alchimistes sur le feu philoso-
phai, si ce n'est Vélectvicité ? A coup sûr, c'est
le seul élément auquel puissent s'appliquer toutes
ces définitions. Et pourquoi refuserions-nous d'ad-
mettre cette vérité en présence des nombreux
témoignages de l'existence et de l'eDîcacité de l'é-
lectricité , considérée comme une des propriétés
occultes de la nature? et ces témoignages datent
de l'antiquité comme du moyen-âge, pendant le-
quel Abcn-Ezra , Scot, Erigène, Alcuin , Rahan-
Maurus, Albert-leGrand et Roger Bacon, ont écrit
sur la science hermétique. L'électricité s'obtient
si aisément et si promptement, que nous pour-
rions dire à priori qu'elle est toujours l'agent
principal de l'alchimie, comme elle l'est de la chi-
mie. Du reste , aucun écrivain recommamlable
n'a encore prétendu que la découverte de l'élec-
tricité dût être attribuée aux physiciens modernes
qui ont si bien déterminé les mystérieuses lois de
son action.
La nature du feu philosophai une fois reconnue,
examinons quels étaient les autres élémens cons-
titutifs du grand œuvre de Vélixir de longue-vie
et de la pierre ptiilosophale. Ces élémens sont
le nitre, le soufre et le mercure, trois des agens
les plus universels et les plus actifs qui aient été
découverts dans le monde physique, et qui en-
trent dans la composition d'une foule de corps.
Déterminons la nature de ces élémens si vantés
par les alchimistes, comme étant les bases prin-
ci|)ales de leur science.
Le nitre est connu pour être un élément cons-
titutif de la plupart des corps naturels : combiné
avec le piincipe alkalin, il produit le nairumAes
anciens elle salpêtre des modernes. Les écritures
et les ouvrages des savans s'accordent à recon-
naître à cet agent chimique les vertus d'un dissol-
vant universel. Les Juifs l'employaient en bains,
et c'est pour cela que Jérémie a dit : « Si le pé-
cheur se baigne dans le nitre, son péché ne sera
pas lavé.»
Les chimistes tirent de ce sel leur eau forte et
leur eau régale, qui sont les principaux agens
employés en métallurgie ; mais ce n'est pas ici
le lieu d'exposer leurs propriétés.
Le second élément principal de l'alchimie c'est
le soufre, substance simple et universelle, qui se
trouve à chaque instant mentionnée dans la tra-
dition sacrée et classique. Le soufre a un ellet
singulier sur le nitre, l'eau forte et l'eau régale ;
il les dispose à agir sur le mercure, en produi-
sant des amalgames métalliques.
Le troisième élément alchimique esl le mer-
cure, que les alchimistes supposaient être la base
de tous les métaux.
Orl'élixirde longue vie et la pierre philosophale
"Xi
— 83 —
n'étaient ni plus ni moins que des combinaisons
(le CCS trois éléniens, à l'état liquide pour l'élixir,
et à l'état solide ou pulvérulent pour la pierre
philosopliale.
L'élixir ou essence de longue vie était considé-
ré comme également précieux en médecine et en
métallurgie. Les physiciens alchimistes connais-
saient parfaitement les puissantes propriétés thé-
rapeuiiques du nifrc, du soufre et du mercure,
qui entrent dans la composition de la pillule alchi-
mique de Plumar, et dans plusieurs remèdes
modernes.
Cet élixir, cette goutte de vie, ce merveilleux
conservateur et réparateur de la jeunesse et de
la beauté, supérieur même au baume de Gilead
du docteurSalomon, et à l'incomparable Macassar
de nowlaud , était encore rendu plus elBcace
par l'afljoiiftion d'un peu d'or en dissolution.
L'élixir composé de l'élément nitrique de l'eau
régale, corroboré par le soufre et le mercure,
étaii, dans certaines circonstances, parfaitement
capable de dissoudre l'or, surtout quand l'élec-
tricité, ou le feu philosophai, ou bien même le
feu ordinaire, était placé sous l'alambic.
Cet élixir, qui contenait une dissolution d'or,
devint le fameux aurum potabile (or potable),
ce nectar, cette ambroisie, dont les poètes de
l'antiquité ont proclamé rc\celleuce. C'est ce qui
expliquerait \'aiui sacra faînes ; car lorsque les
hommes crurent que l'or pouvait, non seulement
remplir leurs coUres, mais encore leur donner
une jeunesse éternelle; que, comme la nourriture
des anges, il les ferait vivre de la vie des habitans
célestes; lorsqu'ils furent persuadés qu'il leur
procurerait une santé invariablement bonne, la
force et la beauté dont notre ancêtre Adam jouis-
sait dans l'Éden avant la peccadille de sa moitié,
ils durent naturellement lui vouer un culteenthou-
siaste.
Nul doute que cet élixir, cet or potable, ne fût
une médecine puissante et vivifiante ; nul doute
que des ingrédiens médicinaux si énergiques ne
pussent être combinés de façon à produire une
dépuration et une espèce de résurrection de l'or-
ganisme humain. Et, en vérité, nous avons eu
nous-mêmes quelquefois l'idée de prier Faraday
de nous prépaier une dose de cet élixir, en choi-
sissant pour cette opération le momenide la con-
jonction de Mercure et de Vénus. Nous vou-
drions bien voir reverdir notre jeunesse, comme
le saint Léon de Godwin et le Melmoth de Matu-
rin, i)ar l'eU'et de ce breuvage précieux, sans
toutefois vendre pour cela notre âme au diable.
Les mêmes substances qui , combinées d'une
certaine manière, composaient l'élixir de vie,
amalgamées et préparées dune auire façon, pro-
duisaient la pierre philosophale, soit en poudre,
soit à l'état de concrétion. Le nitre, le soufre et
le mercure étaient mêlés en proportions variées,
suivant la nature du métal qu'on voulait trausfor-
Uier. Ici l'électricité, ou le feu philosophai, était
absolument indispensable. C'est pour cela que ce
feu devint l'objet des constantes recherches des
alchimistes. Les adeptes consommés paraissent
l'avoir trouvé facileaient ; mais li;s t'svtri ùiiics
des grades inférieurs d'initiation pouvaient rare-
ment obtenir ce feu si admirable. Us étaient, en
consé(|uence, obligés de se contenter du feu or-
diaaire, qui, biea qu'il soit utile pour la fusion
des métaux, était incapable d'opérer leur décom-
position et leur mélange. Dès lors, on mit sur le
compte du feu philosophai les innombrables fautes
commises par la tourbe des alchimistes.
Quant aux adeptes, ils suivirent une route dif-
férente ; il paraît qu'ils entouraient le vase mys-
tique, la cornue ou alambic, comme on voudra
l'appeler, de courans incessans de feu électrique.
Ouand les métaux étaient en fusion, ils jetaient
dans l'alambic un morceau de pierre philoso-
phale, contenant les quantités de nitre, de soufre
et de mercure, qui devaient produire la transmu-
tation désirée. Au fait, si on excepte leur grand
agent d'électricité , appliqué aux métaux à l'état
de fusion , on reconnaîtra qu'ils procédaient ab-
solument comme nos modernes métallurgistes.
La pierre philosophale était donc une composi-
tion contenant telles quantités de nitre, de soufre
et de mercure, qui étaient nécessaires pour pro-
duire une transmutation complète de certains mé-
taux donnés, transmutation qui s'opérait par l'ac-
tion de l'électricité lorsque les métaux étaient ar-
rivés à l'état de fusion. L'ignorance où l'on a long-
temps été de ces procédés explique les grossières
accusations et les observations absurdes qu'une
foule d'auteurs se sont permises au sujet des alchi-
mistes, don i ils ne connaissaient pas les moindres
secrets.
Il fallait bien exposer les élémens de cette mé-
tallurgie alchimique qui, pendant tant de siècles,
a exercé les plus hautes facultés des physiciens,
pour faire comprendre les descriptions de la
pierre philosophale que nous ont laissées desa-
vans écrivains. L'un deux a fait sur cette matière
des observations que nous ne saurions nous dis-
penser de reproduire.
(I La pierre philosophale, le grand but de l'al-
chimie, est une préparation spécifique d'agens
chimiques, qui, une fois trouvée, est destinée à
convertir toute la partie mercurielle d'un métal
donné en un or plus pur que celui qu'on extrait
des mines; et cela en jetant seulement une petite
quantité d'or dans les métaux en fusion, tandis
que la partie de ces métaux qui n'est pas le mer-
cure est immédiatement brfdée, et disparait. Celte
pierre a la pesanteur de l'or : elle est fragile comme
le verre, de couleur rouge foncé ; elle fond comme
la cire au contact du feu. Voilà ce que les alchi-
mistes promettaient de trouver; mais ils assuraient
aussi qu'ils feraient la même pierre pour l'argeni,
et celte p erre devait tranformer en argent d'une
qualité supérieure tous les métaux, excepté l'ar-
gent et l'or. Ils ont de plus promis, dit Boêrhaave,
de perfectionner la pierre philosophale à un de-
gré tel que, jetée dans une certaine quantité d'or
fondu, elle changerait toute la substance en pierre
philosophale. Us ont enfin allirnié qu'ils lui don-
neraient une force et une vertu telles que, mêlée
avec le vif argent pur, elle le transformerait éga-
lement en pierre philosophale.
"Tout ce dont il s'agit, disent les alchimistes,
c'est de faire par la science ce que la nature ac-
complit en plusieurs années, et même en plusieurs
siècles. Tout est dans tout, selon le dogme pan-
théiste. Il y a dans le plond) du mercure et de
l'or : eh bien ! si on trouvait un corps qui agitât
toutes les parties du plomb de façon à consumer
tout ce qui n'est pas mercure, en tenant compte
du soufre pour fixer le mercure, n'y a-i-il pas
lieu de croire que le liquide restant se transfor-
merait en or ? Telle est la base de l'opinion qui
admet comme probable la découverte de la pierre
philosophale, de celte pierre que les alcbiraistes
prétendent être une essence concentrée ei flx'^e,
qui, dès qu'elle est fondue avec un métal quel-
conque, s'unit immédiatement, par la pui.-ancc
magnétique, à la partie mercurielle du métal,
volatilise et chasse tout ce qui s'y trouve d'impur,
et ne laisse subsister que l'or pur.
» Les alchimistes onlemployé deux autresnioyens
pour arriver à faire de l'or. Le premier est la
sc'paralion : car ils disent que chaque métal con-
nu contient unecerlaine quantité d'or; seulement,
dans la plupart, la quantité est si minime qu'elle
ne défraierait pas les dépenses qu'on ferait pour
l'obtenir. Le second moyen est la maluraiion.
En elTet, les alchimistes considèrent le mercure
comme la base et la substance de tous les métaux,
et ils allirment qu'en le subtilisant et en le puri-
fiant, avec beaucoup de peine, et après de longues
opérations, on le changerait infailliblement en or
pur. I
C'est d'après les mêmes principes qu'on a essayé
aussi de transmuter les animauv en hommes, et
le grand Frédéric de Prusse a fait des expériences
qui tendaient à humaniser les bêtes et à blanchir
les nègres par le croisement des races.
La question fondamendale en matière alchi-
mique reste ce qu'elle a toujours été jusqu'à ce
moment. Les métaux ont-ils une base commun^-,
un principe métallique commun qui leur donna
le nom et la nature de ce que nous enten.lons par
mt<«/? Peuvent-ils être transformés par l'action
électrique, lorsqu'ils sont en fusion, par l'addition
de certaines quantités de nitre, de soufre et Ac.
mercure, c'est-à-dire peuvent-ils produire la pierre
philosophale ?
Ce grand problème de l'alchimie n'a pas encore
avancé d'un pas ; les chimistes modernes n'ont
pu ni le résoudre ni en démontrer l'absurdité, et
il occupe encore l'attention de plusi' urs savaus
qui se livrent à de constantes recherches pour
arriver à un résultat quel qu'il soit.
Je ne puis mieux terminer ces considérations
sur l'akhimie qu'en citant l'opinion d'un ingé-
nieux écrivain moderne sur la question de la
U'ansmutation des métaux :
« C'est là, écrit-il, une question qui s'adresse
aux chimistes philosophes, et non aux charl :tans
qui prononcent sur toutes choses avec une assu-
rance imperturbable et une ignorance parfaiio.
Les métaux, suivant eux, sont en elTet des r trps
simples ; il est donc absurde de chercher à les
transformer. Mais qui prouvera que les mél.mx
sont véritablement des substances simples?» Cela
est, répondent les empiriques, parce qu'il est im-
possible de les transformer; "C'csi-à-diro (|u'i's
sont simples parce qu'on ne peut les transformer
et qu'on ne peut les transformer pirce qu'ils sont
simples. Singulière logique que celle qui explique
l'elïet par l'elTet !
(Juand on rénêrhii que les autres genres du
règne minéral ofl'reni une immense quantité de
corps dill'erens d'aspect et de nature, et que les
chimistes, maigre leur désir de voir dans tous ces
corps des substances simples, n'ont jamais pu 'ne-
pas y trouver les neuf olouiens primiiits, dont ils
disculeut encore les propriélfe ; quand, dls-jc.
'— 84 —
on considère de pareils faits, peut-on raisonna -
blcineiit admettre à priori que les inétau\ puis-
sent èu-e des corps paifaltemcnt simples et homo-
gènes ? Et cependant ces manipulateurs émérites
proclament jusqu'à tiente-huit substances métal-
liques siin|)les ! Mais écoutons l-innt' : «La mé-
tamorphose des métaux, dit l'illustre savant, se
dérobe vainement ii nous, dans le temple de
Vulcain ; c'est dans les profondeurs de la nature
que nous devons la chercher. Peu de pères pro-
duisent immédiatement des bâtards ; Mars était
décidément polygame.
"Je n'étais pas présent, en 1GG7, lorsque Helvé-
lius transforma le plomb, ni quand Bcrigard et
Van Helmont transformèrent le mercure, ni même
à la projection que l'empereur Ferdinand, en
IG'jS, et l'électeur de Mayence, en 1658, opérè-
rent à la satisfaction des assistans. c> Ces faits, dit
Bergmann, nous ne pouvons les révoquer en
doute sans refuser tout crédita l'histoire. » Nous
avouons qu'il y a tant d'exemples d'eflionlerie et
de mensonge dans la foule des gens qui se don-
nent pour alchimistes, que leur mauvais renom
nuit aux vrais adeptes, s'il y en a jamais eu. Une
basse cupidité ayant été le mobile de leurs stéri-
les travaux, ils méritaient bien d'être désappointés
dans leurs recherches. Mais il y a eu dans les
arts et les sciences tant d'inventions et de décou-
vertes qui autrefois étaient dans le domaine public,
et qui maintenant sont pour nous des secrets,
qu'on ne peut sans témérité nier l'existence de la
pierre philosophale, dont on ne peut d'ailleurs
démontrer l'impossibilité. Sans consulter les an-
nales de l'alchimie, il suflit de rappeler les sabres
de Damas, si renommés autrefois, et dont le pro-
cédé de fabrication est perdu pour nous. Ils
étaient faits d'un acier si dur et en même temps
si flexible, qu'ils coupaient les corps les plus
consislans et pouvaient se ployer de manière à ce
que la pointe touchât la garde. C'étaient une
demi-transmutation du fer, une substance entre
le fer, le mercme et le cinabre.
«Les métaux, dans mon système, sont des
substances terreuses, minéralisées par le feu.
Tous contiennent donc du feu et de la terre ; et
leurs différences proviennent des proportions
variées de l'él m ent aérien qui entre dans leur
composition. Comme la terre et l'air, en se com-
binant, forment des sels, je définis tout métal une
espèce de sel chargé d'autant de feu que sa nature
en comporte. On peut induire de cette définition
qu'un minéral, réduit h son état métallique, ne
peut recevoir une plus grande quantité de subs-
tance ignée. La surabondance de cet élément ne
servirait qu'à volatiliser le métal. Ainsi, lorsque
la terre, chargée de feu, est devenue du mercure
liquide, elle ne peut en absorber une plus grande
quantité; un feu plus intense ne ferait que la su-
blimer.
»I1 suit delà que si la transmutation des métaux
est possible, elle ne peut avoir lieu que par l'ad-
dition d'un sel qui change la nature secrète du
plomb ou du mercure en celle de l'or et de l'ar-
gent, comme la pierre philosophale peut, dit-on,
le faire. Cette opinion peut sembler étrange à
ceux qui n'ont jamais pénétré les causes et l'es-
sence des choses; mais Bergmann et Scheel sont
des autorités respectables, et on peut les citer à
l'appui de ce système.»
Quant à nous , nous avouons avoir peu étudié
l'essence et la nature des métaux ; mais nous
croyons être autorisés par les résultats récemment
acquis, à espérer que le moment n'est pas éloigné
où l'on trouvera les bases premières des métaux,
et où l'on saura enfin si les alchimistes sont les
plus sublimes philosophes ou les rêveurs les plus
insensés.
En attendant, la science moderne a tiré grand
profit des travaux consciencieux des alchimistes,
des astrologues, et en général des philosophes
mystiques. C'est à Arnaud de Villeneuve, le célè-
bre alchimiste, qu'on doit les acides muriatique,
nitrique et sulfurique, ainsi que les premiers
essais de distillation qui ont amené la fabrication
de l'alcool. Quoique Roger Bacon feignit de dé-
daigner la magie, quoiqu'il ait même écrit contre
elle, il est très-probable que c'est en se livrant
aux investigations mystérieuses de la philosophie
hermétique qu'il découvrit la poudre à canon :
découverte dont il exagère tant les effets, que,
selon lui, une fraction de cette terrible subs-
tance, grosse comme l'extrémité du pouce, pour-
rait renverser une ville au milieu des éclairs et du
tonnerre. C'est aussi lui qui a été conduit par ses
recherches astrologiques à la découverte du téles-
cope. Paracelse, le mystique auteur de l'Archée,
a introduit l'usage des préparations antimonialcs,
salines et ferrugineuses, si précieuses en théra-
peutique. La science des mathématiques est rede-
vable à Cardan, astrologue fameux, du cas irré-
diiciible, et de l'application de la géométrie à la
physique ; c'est le même rêveur extatique qui
aperçut le premier la multiplicité des équations
des degrés supérieurs à l'existence des racines né-
gatives. N'oublions pas enlin VJrs magna, ce
livre curieuv, dans lequel Raymond Lulle exposa
un vaste système de philosophie puisé en Asie,
et résuma les principes encyclopédiques des
connaissances humaines qui devaient, plus tard,
jeter une si vive lumière sur l'Europe.
Les savans de nos jours doivent donc se rappe-
ler qu'en tout cas, insensés ou sublimes, les phi-
losophes hermétiques n'en resteront pas moins
leurs véritables aïeux.
Frazer's Magazine.
(Revue britannique).
SOUVENIRS D'ALLEMAGNE.
LE DIPLOMATE RUSSE.]
Lorsque Catherine II eut imposé Stanislas aux
habitans de Varsovie , M. de Stackelberg fut le
diplomate choisi par l'impératrice pour tempé-
rer, au moyen de caïmans gracieux, le misérable
état auquel on réduisait Poniatowski et la Pologne.
M. de Slackelberg se conduisit avec une aménité
si parfaite qu'il devint bientôt, au milieu de la
nouvelle cour, un foyer de conciliation et de tran-
saction entre les rancunes diverses qui succé-
daient à la chute de la république et aux victoires
de Souvarow.
Il arriva que le ministre d'Autriche, M. de Thu-
gut, si célèbre depuis cette époque par ses tra-
vaux diplomatiques contre la révolution française
et contre Napoléon, fut introduit , le jour de son
audience chez Poniatowski , dans un salon où
Stackelberg trônait en quelque sorte, mais avec
un embarras modeste, au centre d'une foule re-
connaissante et empressée. M. de Thugut, voyant
un homme gravement assis et entouré de seigneurs
polonais qui se tenaient debout avec respect , le
prit naturellement pour le roi et lui débita sa ha-
rangue. Qu'on juge de l'effet de cette méprise ! Il
suffisait d'un mot poli de la part de M. de Stackel-
berg, qui était homme d'esprit, pour que son
malentendu ridicule ne se poursuivît pas ; mais
le diplomate, se souvenant qu'il était Russe, c'est-
à-dire qu'il devait chercher par tous les moyens
possibles l'accroissement de l'influence de sa sou-
veraine sur l'imagination des peuples , garda un
silence imperturbable et laissa M. de Thugut se
méprendre jusqu'au bout de son discours. Il souf-
frait peut-être intérieurement de cette mystifica-
tion, mais la gloriole moscovite lui fermait la
bouche.
Le soir du même jour, on jouait un jeu effréné
chez Poniatowski , car on a toujours joué beau-
coup en Pologne , même dans li-s plus grands
désastres. M. de Thugut, selon l'étiquette, faisait
sa partie avec le roi cl M. de Stackelberg. Il tour-
ne une carte en disant : <i Roi de trèfle. »
Le trèfle, comme plante symbolique, était assez
étrangement choisi , maison ne s'aperçut pas d'a-
bord de l'intention; on ne crut voir qu'une erreur.
«\ ous vous trompez ! s'écrient de toutes parts
les courtisans. C'est le valet. »
M. de Thugut se frappe le front , s'incline de-
vant le roi et se confond en excuses.
« Ah ! pardon , sire , dit-il , c'est la seconde
fois qu'il m'arrive aujourd'hui de prendre un va-
let pour un roi. » [Mcmoires de Masson. )
Cette riposte est célèbre dans l'histoire secrète
des chancelleries, elle fait beaucoup d'honneur
aux diplomates auti-ichiens , qui ne sont pas géné-
ralement d'un esprit très prompt ; mais elle n'a
pas corrigé la morgue russe. Rien n'arrête la di-
plomatie du nord , pas même la cruauté.
A l'époque où l'aigle moscovite commença à vo-
ler au-delà du Caucase, en 1786, le général Paul
Potemkin (prononcez Paiiomkine) commandait
à Kislar. Catherine attendait que les dissensions
du prince persan lui permissent d'envahir la Géor-
gie , on sait que cette conquête fut plus tardive.
Un parti vaincu se présente dans la rade de Kis-
lar ; il fuyait de Derbent avec des femmes et des
trésors, il demandait un refuge à Potemkin.
Le général russe , diplomate élevé à l'école des
Orloff, parlementa jusqu'au moment où il aperçut
la flotte émigrée tout entière dans la rade. On se
faisait alors en Europe une idée vraiment orien-
tale des richesses de la Perse , dont les statisti-
ciens, les voyageurs et les géographes ne possè-
dent pas même encore , à l'heure où nous écri-
vons , le calcul seulement approximatif. Des cha-
loupes armées abordent la flotille , les Persans
accueillent les Russes comme des libérateurs ,
mais l'illusion ne fut pas longue ; on massacra tous
les fugitifs. Le chef, jeté à l'eau, se cramponne
d'une main aux chaloupes ; c'était le prince de
Géorgie : un coup de sabre sépare cette main de
son bras. Le prince plonge , reparaît , et , de la
main qui lui reste , saisit encore le navire. Cette
main, également abattue, tombe frémissante dans
la chaloupe. Le prince rougit la mer de son sang
(I
ing j
I
pif
laf
— 85
et un dernier coup de pique le fait enfin disparaî-
tre. Ce nialtieureux avait un frère qui eut la bon-
homie de courir h Pétersbourg et de se précipiter
aux genoux de l'impératrice en demandant ven-
geance. Catherine le retint ; il servit de prétexte
h la guerre de 179G, qui ouvrit à l'empire russe
le chemin de l'Asie centrale. Telle fut la diploma-
tie des czars à la fin du dix-huitième siècle. Mas-
son raconte , dans ses Mémoires , que la veuve
de Potemkin se montrait encore à la cour, sous le
règne de Paul , avec les diamans du prince per-
san tué dans la singulière entrevue diplomatique
de Kislar. (Guerres de Perse.)
Ces traditions se sont adoucies avec le temps ,
et il faut faire la part de l'exagération des libellis-
tes ; le règne d'Alexandre fut une impulsion de
générosité qui s'étendit même aux chancelleries.
Mais on ne sait pas tout ce qui se passe dans leurs
ténèbres. Il en est de la diplomatie moscovite
comme de ces armées russes qui disparaissent eu
Circassie , et dont le gouvernement tient la mort
secrète. Nous ne connaissons guère de cette par-
tie du service russe que la forme la plus extérieure,
forme polie, charmante, irrésistible quelquefois
et toujours française. L'Allemagne est sillonnée
d'une foule de jeunes hommes spirituels, rieurs,
généralement blonds, d'une instruction très éten-
due et d'une réserve impénétrable , qui pour la
plupart n'ont jamais vu Paris et qui parlent fran-
çais mieux que beaucoup de gens ne le parlent à
Paris , sous le rapport des intonations, bien en-
tendu !
Je ne saurais mieux comparer leur accent doux
et musical qu'à la voix pénétrante de M. le comte
Plaier ; les personnes qui ont écouté religieuse-
ment cet illustre proscrit quand il raconte dans
notre idiome, avec tant de mélancolie et de grâce,
les malheurs récens de la Pologne , se feront ai-
sément une i'Jée du langage français des diploma-
tes russes. On les rencontre dans tous les bains h
la mode; Spa, Ems, Carlsbad, Wisbad, les trois
Bade, Kreuth , Tœplilz, Ncnd)orf, Putibiis, Pyr-
mond , Aix-la-Chapelle , se les disputi'nt avec ja-
lousie. Partout l'homme élégant , l'homme qui
perd au jeu , l'homme dont on cite la cravate ,
l'homme dont on parle dans les tables d'hôte,
l'homme dont on montre le cheval et la maîtresse,
partout cet homme est un diplomate russe et né-
cessairement un peu prince. Ils achètent des ta-
bleaux , se connaissent en manuscrits , amusent
les dames , boivent sec , fument comme des Turcs
et pleurent au nom, de Mozart. C'est le Méphisto-
phélès de Goëihe, moins les cornes et les griffes,
mais avec de belles mains blanches dont les bai-
gneuses rêvent en prenant leurs douches.
J'étais encore sous le charme de ces joyeux
cosmopolites , lorsque, sautant d'un pied léger
dans la malle-poste de Francfort pour retourner
à Paris , je ne fus pas médiocrement surpris d'y
trouver pour partner un monsieur très blond,
vêtu d'un pantalon blanc , d'une polonaise en ve-
lours noir et à brandebourgs , coi lié d'une cas-
quette de chasse dans le dernier goût, et révélant
par le comme il faut de sa tenue la classe d'élile
précisément qui sert de Mercure aux chancelle-
ries de Nicolas. L'étranger excessivement aimable,
fut si aise de rencontrer un être sociable dans
cette boîte où nous devions jouir ensemble de
cinquante heures de crampe , qu'il prétendit ui'a-
voir déjà vu quelque part ; je le reconnaissais bien
aussi , mais comme espèce et non comme variété.
La question d'Orient commençait à poindre
sur l'horizon politique ; mon compagnon me mon-
tra une passe de M. de Bacourt , notre chargé
d'affaires à Carisruhe, pour franchir la frontière.
C'était vraiment un diplomate du czar qui allait
secrètement à Paris, en courrier de cabinet, por-
ter une dépèche à l'ambassade russe. Comme il
était personnellement attaché au service de l'em-
pereur, on ne lui avait accordé que vingt-quatre
heures de séjour à Paris, qu'il n'avait jamais vu ,
et d'où la jalousie du czar écarte les hommes de
talent qui lui sont dévoués , aussi long-temps que
cette interdiction n'est pas nuisible au service.
D'ailleurs, en politique, le diplomate fut d'un mu-
tisme absolu ; il me fit toucher seulement sa dé-
pêche qu'il avait placée sur sa poitrine et avec la-
quelle même il couchait depuis Carisruhe. Nous
parlâmes littérature, femmes, chemin de fer, et
autres intérêts matériels, avec beaucoup d'aban-
don. Je lui demandai , avec un sentiment d'or-
gueil national, ce qu'il pensait d'un de mes plus
spirituels confrères qui s'est élevé par le feuille-
ton à la diplomatie , et qui fut même présenté à
l'empereur.
« C'est un homme charmant, repondit le prince
K... ; nous le connaissions déjà par ses articles,
et il a eu beaucoup de succès à Pétersbourg;
mais il ne sait pas chasser Tours.
— Ah hah !
— Voyez-vous, monsieur, il y a deux manières
de chasser l'ours. Dans les deux monts Krapacks,
ou l'ours est noir , il fait tache sur le versant
blanchi par la neige; sa peau devient un point de
mire , on le tue facilement. Jlais dans la Finlan-
de , comme l'ours est blanc et le pays plat, la bête
se confond avec la neige. La chasse alors est très
dillicile, et les Français qui ont le plus d'esprit
n'y entendent rien. »
Là dessus le diplomate, qui avait une voix d'une
douceur exquise , fit entonnoir avec les deux
mains sur sa bouche et poussa plusieurs cris ou
paroles , en langue fi noise , d'une âpreté si hor-
rible que les chevaux de la malle faillirent s'em-
porter.
«Qu'est-ce que c'est que cela? m'écriai -je
épouvanté.
— J'appelle un ours blanc de la Finlande, dit le
prince K ; et il se mit à rire comme un fou.
Son humeur mobile effleura avec la même gaité
la civilisation entière. Bientôt je sus qu'il possé-
dait cinq mille paysans, qu'il avait fait autant de
lieues qu'il y avait de jours dans sa vie, et qu'il
connaissait toute l'Rurope , même Chàlons-sur-
Marne , tout, excepté Paris. Je sus que le prince
K.. pouvait rester une semaine sans prendre d'autre
nourriture qu'un peu de punch , marcher dans
l'eau jusqu'à la ceinture sans attraper de rhume,
et tuer sous lui plusieurs bidels de poste. Néan-
moins, comme l'air de France ne lui était pas fa-
milier, il s'enveloppa d'un épais manteau, en dé-
pit de la chaleur , se plaignit des ressorts du gou-
vernement , et lorsque nous traversâmes la ville
de Metz durant la nuit , éprouva le pressant be-
soin de croquer un poulet froid. Le prince K... ,
malgré ses cinq mille paysans, n'avait pas tou-
jours le temps de manger.
Tandis que le dii)|omaic cherchait un poulet
rôti dans Metz à deux heures du matin , moi ,
blotti dans la voiture, je n'étais pas fort rassuré ,
car enfin, depuis que nous avions quitté la mo-
narchie prussienne, le ministère avait pu changer
en France autant de fois que la malle de chevaux,
et l'équilibre du monde se déranger aussi souvent
que l'appétit du prince K... Qu'on suppose ua
instant la paix rompue, la Russie mise au bande
l'Europe, le télégraphe portant ces nouvelles à la
frontière, et mon diplomate surpris à la recher-
che d'un poulet froid par une patrouille! Le noc-
tambulisme de ce monsieur eût paru fort étrange
dans un temps de crise politique; la question d'O-
rient découverte , quoique si bien ficelée , entre
son ombilic et ses pectoraux , fût tombée proba-
blement sous les lunettes d'un caporal civique,
très pressé de sauver la pairie , afin d'avoir la
croix comme tout le monde ; on aurait jugé que
le poulet était un pigeon, qu'il était froid de sai-
sissement et rôti par frime , qu'il cachait dans soq
ventre , en place de gésier, une lettre mystérieuse
en chiffres, et qu'il venait de choir du ciel, où il
volait à tire d'ailes pour le compte de la Sainte-
Alliance , dans la cuisine et sous la broi he d'un
restaurateur vendu à l'étranger.
Du poulet au jeune touriste, la transition était
facile. On me trouvait dans la voiture, dissimulant
autant que possible sous un grand nnnteau et
par un faux passeport mon origine, ma figuredc
cosaque, ma langue zaporogue , mon accent kal-
mouck , mes papiers incendiaires et mes projets
liberiicides. La mairie se tiansportail en corps
de ville auprès de mon cuir à chapeau et de mon
sac de nuit, le caporal mettait ses lunettes direc-
tement sur ma complicité, et j'étais placé du haut
en bas , comme une vieille commode , sous le
scellé provisoire de la sûreté publique. C'était
payer un peu cher le plaisir d'avoir fait la con-
naissance du prince K...
Quand on bâille beaucoup en voyage et par un
temps lourd , l'iuiagination va Ijin. Je marchais
déjà à l'échalaud , lorsque le diplomate reparut.
« Et le poulet ? m'ocriai-je.
— Je le tiens, dit le Busse en souriant, mais il
faut que vous m'aidiez à lui persuader de me sui-
vre. 11 est encore plus Français que vous. ■
Me voilà donc dans les rues de Metz , debout
avec le diplomate , à l'entrée du soupirail d'un
traiteur qui couchait apparemment dans uni- cave
et qui ne voulait pas se réveiller. Le prince K...,
tenant d'une main la question d'Orient, et de l'au-
tre se cramponnant à la grille du soupirail, s'éten-
dit sans façon sur le pavé , afin de se rapprocher
de l'oreille du traiteur. Dans celte position, cl de
la voix dont il amadouait les ours blancs de la
Finlande , mais toujours d'un style parfaiteui:nt
poli . je l'entendis crier à plusieurs reprises :
Il Monsieur le traiteur, je vous en prie... c'est
un voyageur de la malle qui souhaiterait d'avoir
un poulet froid . un morceau de pain et une bou-
Iciltc df .S'iiinr-Pi ;•<"■.' ■•
Il paraît que les ours blanR> sont plus so-
ciables que les rôtisseurs, car on ne bougeait p s
de la rave. J'étais confondu. « Ksl-d pojsiMe, me
disais-je, que le représeniani d'un grand cmpi.e
se couche à plat-venire devant un simple rOais-
scur. Si, dans ce moment, la question d'Orient,
se faisant jour h travers la polonaise déboutonnée
du prince K..,, glis>jil parle M)upirail dans la
Louiique , et tombait sur le nez du traiteur, que
deviendrait noire gouvernement , qui n'attend
pcut-ôlre , en face de la crise , qu'une note de
l» chancellerie russe pour se décider? »
Ainsi me parlaisje à moi-même, lorsque, frap-
fé d'une réilcxion utile, je me hasardai à tirer le
prince K... par les basques de sa polonaise. Le
llusse se leva rouj;e comme le coq des bruyères ,
si fameux dans son pays.
u Monsieur, permettez, dis-je avec déférence,
vous vous exprimez admirablement dans notre
langue , mais peut-être n'avez-vous pas encore
Laranguê un rôtisseur français. Il faut flatter tou-
tes ses passions. Je connais toutes les passions
d'un rôtisseur. Il faut dire, par exemple : Garçon !
Voilà un prince russe qui entre dans la ville avec
ses équipages; son excellence est indisposée ; le
médecin ordinaire fait chercher un poulet froid.
Le\ez-vous promptement! on vous paiera au
poids de l'or , etc. » Et puis, pourquoi parler de
Saitit-Pérai? C'est un vin blanc de l'Ardèche, très
estimable sans aucun doute , mais prodigieuse-
ment rare ; il ne saurait qu'ajouter au désespoirdu
rôtisseur , dont vous humiliez la cave. »
Ici, le prince K... m'interrompit par un mot
d'une singulière portée :
('Vous auriez demandé, vous, du Màcon vieux,
•duPoiiiard! me dit-il, mais quel rôtisseur en
France , je vous prie , n'a pas à toutes les heures
du jour et de la nuit un Màcon plus ou moins
vieux ? Le Saint-Pérai , au contraire , est à peu
près introuvable , et c'est pour cette raison que
le rôtisseur finira par sortir de son lit pour prou-
Ter qu'il en possède. »
Elleclivcment, ce mot magique secoua à la fin
le sommeil du rôtisseur ; nous l'entendîmes gein-
dre et trottiner dans la cave, et bientôt, à l'entrée
du soupirail, parut une main assez culinaire qui
tendiiit respectueusement au prince K... un pain
mollet , un poulet rôti et une bouteille de ce fa-
meux Saint-Pérai. A l'aspect du flacon , malgré
mon patriotisme, il me fut impossible de ne point
partager Ihilaritédu diplomate ; la vanité gauloise
<;tait prise au piège.
Sur la route de Carlsruhe à Kanstad , j'avais
failli croire qu'un ministre des finances du grand-
duc (le Bade <:tait un voleur ; en sortant de Metz,
il m'i tait dilTicile de ne pas voir dans le Russe un
clerc de notaire déguisé. Mais en approchant de
Paris, le pri nce K. . . devint grave ; il jetait de temps
en temps les yeux sur la question d'Orient pour
se convaincre qu'elle ne remuait pas plus le long
de son estomac que dans la diplomatie.
Comme nous étions à Saint-Dizier, le Russe me
prit la main. Je me sentis ému, car je n'avais pas
cessé d'être Français.
« Vous me voyez, dit-il, dans un grand embar-
ras. Mon séjour à Paris doit rester secret ; je ne
me présemerai qu'à l'ambassade. On m'a bien
donné une lettre pour la dame d'un hôtel où mon
incognito sera respecté ; mais je ne connais pas
votre capitale, je crains d'y faire quelque fausse
démarche qui compromette mes instructions ;
d'ailleurs la malle arrivera pendant la nuit. Tout
cela m'inquiète.
— Monsieur, répondis-je au diplomate avec
quelque solennité, vous n'ignorez pas que nos
principes politiques sont tout à fait difl"érens; je
VOUS prie doue de ne voir dan-s mes ouvres aucune
86 —
concession , mais uniquement ledésir de vous être
agréable. Il me serait doux que la Russie et la
France fussent un moment, dans nos personnes,
réunies comme elles le seront un jour, n'en dou-
tez pas , dans l'œuvre de la civilisation générale.
Vous restez vingt-quatre heures à Paris ; faites-
moi l'honneur de les passer dans mon domicile.
Je n'ai pas cinq mille paysans, je ne suis pas dé-
coré de l'ordre de Saint-Vladimir, je ne chasse
pas l'ours blanc de la Finlande, mais j'ai un assez
bon lit , quand ma portière n'oublie pas de re-
tourner les matelas, et ma portière connaît les de-
voirs de l'hospitalité. »
Combien je regrette que mes ennemis politi-
ques ne m'aient pas vu dans cette circonstance !
Tout homme a un beau moment dans sa vie. En
descendant de voiture , dans la cour de l'hôtel
des Postes, le prince K.... , déjà enchanté de Pa-
ris, laissa tomber vingt francs au fond de la cas-
quette du courrier. Cet homme se pencha à mon
oreille et me dit:
» On voit bien que c'est un Polonais ! i>
Chers lecteurs, dans une rue que plusieurs da-
mes ne me permettent pas de nommer, j'occupe
à l'arrière, au sommet d'une maison propre, deux
petites chambres qui ont sullisamment de soleil,
de grand air, de verdure et de repos pour m'ins-
pirer les idées riantes avec lesquelles je gagne ma
vie. Pardonnez-moi un détail privé ; le dénoû-
ment de mon histoire me l'impose. C'est là que,
durant la nuit et un rat de cave à la main , j'in-
troduisis le porteur de la pensée intime du cabi-
net de Pétersbourg; vous comprenez mon émo-
tion. J'ofl'ris un verre d'eau claire au diplomate.
a A voire santé ! dit-il ; nous boirons un jour
ensemble du Johannisberg dans mon palais de
Tauride, à Baiitchiverai.
— Bien obligé , mais ce palais a un nom trop
dur. >i
Comme le Russe ne pouvait décemment se pré-
senter à l'ambassade que dans la matinée , nous
soutirâmes en silence la question d'Orient de son
thorax , où efle se trouvait réduite depuis deux
jours à l'état de système portatif excessivement
comprimé, et nous la renfermâmes dans mon ar-
moire, dans je tendis la clé au prince K... ; il re-
fusa de la prendre. Tant que dormit le Russe, je
montai la garde devant l'armoire pour le /Jort/b/io,
absolument comme l'Arabe veille devant sa tente
pour le chameau qu'il a recueilli dans le désert.
Vers le matin , si c'était un créancier qui tirât
vigoureusement le cordon de ma sonnette, j'en-
trebâillais la porte en disant : « M. Noirot , M.
Codot, M. Cruchot, M. Sirot (ou tout autre nom)
ne faites donc pas de bruit!... J'ai là sous clé
cinq mille paysans de la Finiandie, sans compter
les ours blancs. C'est une rafle dans les peaux de
Russie. Je vous donnerai une action. »
Le créancier s'éloignait avec la conviction que
j'étais arrivé.
Si c'était au contraire une femme aimée qui
heurtât par cinq petits coups et en toussant un
peu , je m'adressais à ses sentimens , j'ouvrais
franchement la porte, en lui disant à voix basse :
— oLucy, Nancy, Mary, Betzy (ou tout autre
nom) , sois indulgente! il faut bien que je fasse
mon chemin. On a dit que les alouettes tombaient
toutes rôties; il paraît maintenant que ce sont les
Russes. Les événemens ne m'ont pas permis de
refuser mon appartement pour vingt-quatre heu
res à celui qui dort là. En revanche, il m'appren-
dra comment on chasse les ours blancs. C'est sé-
rieux, vois-tu ! il s'agit de venger la littéraiure du
feuilleton qui s'est compromise dans la Finlande. »
La femme aimée s'en allait furieuse , mais elle
s'en allait.
Après avoir transporté la question d'Orient en
fiacre à l'ambassade, le diplomate revint chez moi
pour n'en plus sortir qu'au moment du départ.
Nous passâmes le temps d'une manière assez ori-
ginale; je lui expliquais Paris à vol d'oiseau, du
haut de mes fenêtres , c'est-à-dire que , par le la-
byrinthe des tuyaux de poète, le zigzag des che-
minées et l'ondulation des toitures, je lui démon-
trais le tracé correspondant , mais invisible , des
rues , des carrefours et des édifices. Il est impos-
sible de se figurer une occupation plus charmante.
Quand nous eûmes successivement admiré le ciel ,
le haut des monumens, le bruit, l'étendue , l'his-
toire et la renommé de la capitale de la France ,
le diplomate russe termina ses remarques par cette
observation vraie :
« U y a beaucoup de moineaux dans votre
ville. »
Je ne raconterai pas nos adieux; rien ne fut
plus touchant. En revenant de l'hôtel des Postes ,
mon appartement me sembla privé de quel(|ue
chose. O prince K..., serais-tu, pour le service
de ton maître, empalé sur un pic du Caucase?
puisse mon souvenir arriver sous tes yeux franc
de port, nullement trempé de vinaigre, avec la
bande du journal, et ce témoignage éphémère de
mes sentimens de respect et de ma considération
la plus distinguée !
André Delhieu.
(Le Siècle.)
LOB.EITSO.
L
Dans une chambre retirée du palais ducal de
Florence , deux hommes étaient couchés en f ice
l'un de l'autre sur de riches coussins de soie. Une
lampe suspendue au plafond éclairait la vaste
salle où régnait le silence. La flamme qui brûlait,
tranquille et sans mouvement au fond de l'albâtre
transparent , jetait une vive lumière sur la partie
supérieure des panneaux sculptés et couverts de
peintures voluptueuses, tandis qu'au dessous tous
les objets étaient plongés dans une demi-obscu-
rité. Sur le parquet étaient éparses des couronnes
de fleurs fanées; des flacons brisés jonchaient de
leurs débris une table où le vin ruisselait entre
les restes d'un festin splendiile et des coupes d'or
ciselé qui , elles-mêmes, avaient chancelé sur leurs
pieds comme si elles eussent partagé l'ivresse qui
avait renversé les convives. C'était l'image de la
débauche opulente , débauche de prince et de fa-
vori, séduisante d'abord, élégante et parée, mais
aussi hideuse que celle du peuple, quand le fard
a coulé des joues , quand les vêtemeus ont perdu
leurs parfums. Ces deux hommes étaient jeunes
encore, et cependant on n'aurait pu contimpler
sans éprouver une sorte d'eflroi leurs visages dé-
vastés. Les ravages de l'orgie y étaient profon-
dément empreints comme un châtiment du ciel, et
87 —
devant cette première et inrible punition , la
haine et le nu^pris seraient peut-être devenus de
la compassion.
L'un d'eux, la tète et les jambes pendantes,
dormait, terrassé par ce sommeil allicuv qui suit
l'ivresse. Des couleurs livides couvraient ses
joues : sa respiration était pénible, entrecoupée ;
et de temps en temps, par un mouvement machi-
nal, ses mains , ramenées sur sa poitrine, cher-
chaient à écarter ses vètemens dont le poids l'é-
touffait. L'ensemble de ses traits était régulier :
ils avaient dû même offrir autrefois un caractère
de finesse railleuse et mordante, et cette sorte de
beauté commune et vulgaire d'où une pensée sé-
rieuse est absente. Il était aisé de deviner que
chez cet homme aucun sentiment élevé n'avait
lulié contre la brutalité de ses instincts , et qu'il
s'y était livré tout entier et sans combats inté-
rieurs.
L'autre , au contraire , avait une physionomie
où brillaient de vives lueurs d'intelligence. La
débauche et les excès de table qui avaient épaissi
le sang de son compagnon et chargé ses membres
d'une obésité précoce, l'avait, lui, rongé jus-
qu'aux os. Il se tenait à demi-couché, la tèie ap-
puyée sur sa maindroite, et, dans cette position,
la lumière de la lampe le frappant de haut en
bas , creusait des ombres aux angles de son front,
et dans les cavités de ses joues pfdes. Celui-là
avait connu des plaisirs plus nobles et d'autres
joies que celles de l'orgie. Ses lèvres flétries s'é-
taient autrefois ouvertes pour réciter des chants
que toute la Toscane avait répétés. Le doigt de
Dieu avait écrit sur son crâne les signes certains
dont il marque les hommes à part : il lui avait
donné la pensée et l'action, la ruse persévérante
et l'audace qui exécute, et dans ce moment même
où son intelligence semblait s'éteindre dans la
honte et P/nfamie; on eût dit que le remords
prêtait une force factice à ce corps presque en-
tièrement dépouillé de chair : elle le soutenait
au bord du tombeau pour une grande expiation.
Le premier de ces deux hommes était le bâtard
du feu pape Clément VII et d'une esclave mores-
que , l'époux de la lille bâtarde de Charles V ,
Alexandre des Médicis, duc de Cita dePenna,
doge de la ville de Florence.
Le second était le descendant légitime à la qua-
trième génération de Laurent-le-Magnifique, Lo-
renzodes Médicis, appelé communément Loren-
zino , à cause de la petitesse de sa taille.
La nuit était déji» avancée. Alexandre se ré-
veilla en bâillant, et se mit sur son séant. Au
premier mouvement qu'il fil , Lorenzo se releva
aussi. Le duc promena quelque temps autour de
lui des regards hébétés.
— Quelle heure est-il donc, Lorenzo, de-
manda-t-il.
— DeiLx heures bientôt, monseigneur.
— Nous sommes seuls? Francesca et Véroni-
que sont parties ?
— Oui, parties comme elles étaient venues, en
riant et en chantant ; parties avec l'or que vous
leur avez donné.
— Ces créatures-là ont un corps de fer. De-
main, elles seront fraîches encore ; elles auront le
teint clair et les yeux brillans... Verse-moi du
viu, Lorenzo. Pourquoi ne les as-tu pas rete-
nues?
— Vous dormiez.
— Et toi?
— Moi , je ne dors plus, monseigneur.
Alexandre vida sa coupe et dit :
— Cette vie de plaisirs te tue en effet , Lauren-
zino, et je crois que j'aurai bientôt la douleur
de voir passer ton enterrement. Tu changes et
maigris à vue d'œil. Tu n'es plus le joyeux con-
vive que j'ai connu autrefois, le débauché spiri-
tuel qui inventait chaque jour de nouvelles vo-
luptés. Plus de joie, plus de chansons, et tu
ressembles , à s'y tromper, avec tes joues caves
et ton corps diaphane, à quelqu'une de ces âmes
en peine errant dans l'enfer du Dante.
— On vieillit vite à votre service, monseigneur,
répondit Lorenzo avec un sourire amer.
— Allons, ne te chagrine pas. Je te ferai faire
une magnifique épitaphe ; à moins qu'en ta qua-
lité de poète tu ne veuilles rimer toi-même la liste
de tes vertus.
— Merci, monseigneur, c'est une offre dont
malgré vos prédictions je ne veux pas encore
profiter. D'ailleurs, que ma mort soit prochaine
ou reculée, ce n'est pas moi qui me chargerai de
mon panégyrique.
— A ta place pourtant je ne laisserais pas ce
soin h un autre ; tu risques beaucoup d'être mal
recommandé à la postérité.
— Bah ! monseigneur, qu'est-ce de nos jours
que le vice et la vertu ? des mots vides de sens ,
rien de plus. Pourquoi me Oétrirait-on, moi , mi-
nistre et confident de vos plaisirs, quand on vous
aime, vous , qui ravissez les filles à leurs mères,
les femmes à leurs maris?
— Mais es-tu sûr, Lorenzo, que ces respects
apparens ne cachent pas une haine profonde.
— Et quand cela serait, qu'importe? le lion
muselé est à craindre encore, car il peut briser
ses liens ; mais le lion à qui on a arraché les
dents et coupé les ongles , on le méprise. Voilà
Florence , monseigneur, Florence la ville d'é-
meutes et des révolutions sanglantes. Florence
n'a plus ni ongles ni dents; vos espions ont
fouillé et désarmé toutes les maisons ; le beffroi
du palais n'appelle plus le peuple à la révolte:
Savonarola préchant dans les rues serait silllé, et
Jésus-Christ lui même , proposé par un nouveau
Nicolas Capponi, n'obtiendrait pas aujourd'hui
vingt voix au scrutin seciet pour être nommé roi
des Florentins (1).
Kous avons , vous le savez bien , philosophé
longuement tous deux sur cette grave matière, et
décidé qu'à des sujets corrompus il faut des maî-
tres corrupteurs. Soni-ce des courtisanes de pro-
fession que ces deux femmes qui sortent d'ici ?
L'une est l'épouse de Malatesta, un homme riche;
l'autre était, il y a un mois, la fiancée de Dieu,
et elle a quitté son couvent pour devenir la mal-
(1) Le 1" juin 1.Ï27, après l'expulsion des Mé-
dicis rétablis plus tard par Charles V. le gonfalo-
nier Nicolas Capponi , pour calmer lell'ervt s-
ceiicc des citoyens et les ramener à des idées d'o-
béissance , proposa d'élire au scrutin du grand
conseil, composé de mille votans , Jésus Christ
roi des Florentins. Quoiqu'une pareille monar-
chie ne pùi être iransinise par hérédité, et qu'on
ne pilt se défier chez le nouveau roi d'un eniéte-
nieiit (l>nasti(|ue , Jésus ne fut pas ilu à l'unani-
mité. Il y eut contre lui une opposition quand
mfmc de vingt boules noires.
tresse du prince. Qui s'en étonne? qui voit là un
scandale? personne. Soyez donc aussi tranquille
sur la durée de votre règne, que moi sur l'époque
de ma mort. Et puis, monseigneur, vous faites en
ceci acte d'un profond diplomate. Marguerite,
votre femme, n'est encore qu'une enfant; mais
eût-elle vingt ans , le double de son âge, fût-elle
belle et séduisante autant quelle promet de de-
venir laide , l'empereur votre beau-père ne vous
imposerait pas comme un devoir la fidélité con-
jugale. L'austérité des mœurs serait d'un exemple
dangereux et qui pourrait réveiller des souvenirs
d'un vieux levain d'indépendance. La corruption
convient aux desseins de Charles V, dont le bras
vous a élevé et vous soutient, et, pendant que les
femmes se prostituent ici et que les maris vivent
de leur dé honneur, nul ne songe à conspirer.
— Pourtant, répondit Alexandre, d'une voix
sombre, j'ai à Florence un ennemi invisible que
je ne puis atteindre. Les murs de ce palais ont
des yeux et des oreilles , et quelquefois ce qui a
été délibéré entre nous à voix basse, s'est redit à
haute voix sur la place publique. Mon cousin
Ilyppolyte, cet ennuyeux pédagogue, est mort à
Itry en allant rejoindre Charles V dans son ex-
pédition d'Afrique. Le poison qui l'a tué ne lais-
sait pas de traces, et un matin, sur les portes
mêmes du palais, une main inconnue avait écrit :
Le cardinal Hippolyte des Médicis est mort
empoisonné par l'ordre du tyran de Florence.
Qui donc avait surpris le secret de cette ven-
gcunce ? Qui donc livrait ainsi mon nom à l'exé-
cration, et ma vie à de sanglantes représailles?
Eh ! Lorenzo, si mes soupçons étaient vrais !
— Et qui soupçonnez-vous ?
— Un homme dont le visage est aussi pâle , le
front aussi soucieux que le tien: le fils de Jean
le Grand-Diable.
— Côme? un chimiste! un astrologue! an
vendeur de diamans 1 Le pauvre homme ne son<»e
qu'à ses fourneaux et à son commerce. Je l'ai fait
surveiller de mon côté , monseigneur : je lui ai
parlé , et pour supposer une pensée dans cette
têti'-là , il faudrait croire que Côme est Satan en
personne.
— Mais qui donc avait écrit ces mots ?
—Je n'en sais rien et m'en inquiète peu. Voyez
le bel effet qu'ils ont produit : le matin on les
répétait; le soir on les avait oubliés. Monsei-
gneur, ajouta Lorenzo après une courte pause,
c'est cette nuit même que Buondonte doit être
introduit auprès de nous et nous rendre compte
de la mission nouvelle dont nous l'avons chargé.
— Celte nuit même!
— 11 a reçu l'ordre hier.
— Tiens , Lorenzo, je voudrùs maintenant qu'il
ne l'eût pas exécuté.
— Vous devenez peureux , monseigneur. Xe
vous souvenez-vous plus des outrages et des sar-
casmes que vous a valus la présence de cette
femme ! Qu'elle disparaisse , que la tombe ren-
ferme cette preuve vivante d'une mauvaise ori-
gine, et personne ne pensera plus à joindre à vo-
tre litre de doge, l'épithète flétrissante do bâtard.
Ne jouons pas sur les moLs; vous n'avti pas de
remords . vous craijmez seulement. Eh bien ! no
laissons pas cette fois à Buondonti le temps d'être
imbscret et de bavarder. Ne nous fions pas à la
parole qu'il nous donnerait et qu'il pourrait trahir.
~ 88 —
— Fais ce que lu voudras, Lorenzo. En vérité,
lu prêches Tassassinal et rempoisonnemenl avec
le calme et le sang-fioid d'un professeur comnien-
taiit des textes de lois.
— C'est que j'ai beaucoup réllécbi , monsei-
gnem-, et la rétlexion m'a appris à ne tenir aucun
Compte des opinions des hommes. Ils pèsent diffé-
remment les mêmes faits, et leur balance s'élève
ou descend selon la condition de celui qu'ils ju-
gent. L'action qui déshonorerait un homme obs-
cur et pauvre qui , pour la commettre, risquerait
sa tête , n'est qu'une tache légère dans la vie du
prince à qui elle ne coûte que la peine de l'or-
donner. L'un voudrait en vain s'en laver et re-
dresser son front courbé sous le poids d'un
meurtre : on ne croirait pas même à son repentir
sincère. L'autre l'efface quand il veut; le sang de
dix mille hommes égorgés sur un champ de ba-
taille lave le sang versé dans l'ombre et qui criait
vengeance. Le peuple est une matière molle
qu'on pétrit à son gré, et qu'il faut mépriser.
(}Hand nous ne serons plus jeunes, quand l'âge
auiu amorti la fougue de nos passions, vous don-
nerez une bonne loi à Florence, vous ferez élever
un riche monument, vous prodiguerez l'or à un
grand poète , et votre règne sera glorieux chez
vos contemporains et dans la postérité.
Alexandre s'était recouché sur les coussins.
Lorenzo se tenait toujours debout devant lui , et
ses regards, où s'allumait un feu sombre , s'atta-
chaient sur le doge dont la figure exprimait tou-
jours l'hésitation. Mais son compUce savait bien
quelle corde il faUait faire vibrer pour lui rendre
de l'énergie. Après l'avoir regardé quelque temps
encore avec une expression étrange, il dit :
— J'ai revu Catherine, monseigneur.
A ce nom , Alexandre se releva tout à coup
comme ferait un homme blessé à l'improviste.
Ses yeux étincelaient , et un autre sentiment que
celui de la peur , le désir impur , brilla sur son
visage.
— Tu l'as revue, Lorenzo ! s'écria-t-il , et tu
ne m'en parlais pas !
Lorenzo reprit tranquillement :
— J'ai profité de l'absence de Léonard Ginori
son mari, pour m'introduire de nouveau chez
elle. \ous savez que j'attendais une occasion favo-
i-able. Léonard est amoureux de sa jeune femme
Il est jaloux, et vos ordres n'ont peut-être pa^
c^é exécutés si fidèlement qu'il ne reste chez
quelques nobles de Florence des poignards bien
affilés. La vue d'une arme nue me fait pâlir. J'ai
donc été chez Catherine Ginori.
— Eh bien !
— Eh ! la négociation a été longue et pénible,
monseigneur. Catherine est mariée depuis un aii
à peine; c'est sa première intrigue; elle craint
d'être novice dans l'art de tromper; elle redoute
1.1 vengeance de son mari.
— ^e lui as-tu pas promis un secret inviolable?
— Sans doute i mais elle a peur.
— EnQn, que faut-il pour la rassurer? Parle
donc! Aime-t-elle son mari?
— Non, reprit Lorenzo. Mais vous, monsei-
gneur, l'aimez-vous bien ?
— Jamais femme ne m'a inspiré des désirs
pareils.
— Rien ne vous coiiterait pour obtenir sa pos-
session ?
— Rien, pourvu qu'elle soit à moi. Que de-
mande-telle ? De l'or. Je lui en donnerai.
— Catherine, dit Lorenzo qui semblait pren-
dre plaisir à ne pas répondre directement aux
questions impatientes du duc, Catherine est une
femme comme toutes les autres, facile à séduire.
Elle a accepté les présens que je lui ai portés
en votre nom : elle a essayé devant moi les pa-
rures dignes d'une reine que vous lui avez en-
voyées, et elle s'est trouvée belle, et le démon de
l'orgueil lui a souillé à l'oreille des pensées d'a-
mour et d'adultère; mais, je vous le répète, elle
a peur, et elle ne serait rassurée que si Ginori,
maintenant absent de Florence, ne devait pas y
rentrer.
— Ce soin te regarde, Lorenzo , répondit
Alexandre. Où est Ginori I
— APise.
— Quand doit-il revenir ?
— Dans trois jours.
— Et peux-tu promettre qu'il ne reviendra pas ?
— Ceci vous regarde à votre tour, monseigneur:
le bras attend les ordres de la tête.
— Ginori ne doit pas revenir.
— Après-demain, Catherine sera à vous.
— Dis-tu vrai ?
— Oui, après-demain , à minuit, elle se ren-
dra secrètement chez moi : la maison que j'habite
communique au palais. Vous rentrerez seul dans
vos apparlemens, et je viendrai vous chercher
quand il sera temps.
— Ah ! Lorenzo, s'écria le duc, Lorenzo, je
ferai de cette femme la plus fière et la plus heu-
reuse courtisane de Florence ! Catherine est si
belle ! Tu diras à Francesca de ne plus se pré-
senter devant moi. Ne devait-elle pas revenir
demain ? je ne veux plus la voir. Mais pourquoi
Catherine a-t-elledifférérinstantdemon bonheur?
— Pure coquetterie, sans doute. C'est pour se
faire désirer.
— Et pourquoi ce rendez-vous a-t-il lieu chez
toi?
— Elle croit y trouver plus de sûreté et plus
de mystère.
En ce moment, un léger bruit se fit entendre
dans les chambresqui précédaient celleoù étaient
Alexandre et Lorenzo. Ce dernier, après avoir
prêté l'oreille, dit :
Ce doit être Buondonte. Je vais m'en informer,
monseigneur.
Il sortit. Le duc, resté seul, fit à grands pas le
tour de la chambre ; il marchait la tête baissée
et le regard fixe. Ses joues étaient devenues
pâles. Pour la première fois, lui, qui venait de
prononcer l'arrêt de mort d'un noble Florentin
coupable seulement d'être un obstacle à ses hon-
teux plaisirs, il semblait reculer devant un meur-
tre accompli, et une sorte de remords jetait une
clarté sinistre dans les ténèbres de cette âme de
boue. Il s'arrêta et dit avec un soupir :
— C'était ma mère pourtant ! Mais aussi, pour-
quoi a-t-elle bravé ma colère ? pourquoi l'esclave
moresque Ainha m'a-t-elle poursuivi de ses plain-
tes et de ses cris? Je l'aurais laissée vivre obscure
si elle ne m'eût pas insulté. Puis il reprenait sa
marche, et malgré tous les affreux sophismes
dont il cheiThait à endormir sa conscience, il ré-
pétait de temps à autre : Ma mère ! c'était ma
mère !
Lorenzo rentra. Il était accompagné d'un homme
dont la profession d'assassin à gages étah écrite
sur la figure. Alexandre s'avança vers lui pour
l'interroger, mais il ne put prononcer une parole.
—Buondonte, dit Lorenzo, est un bon et fidèle
serviteur. L'esclave est morte ce malin, il l'a vue
expirer.
Buondonte confirma par un signe de tête ce
que venait de dire Lorenzo.
Celui-ci prit une coupe, et, la remplissant de
vin, fit signe au meurtrier de s'approcher de la
table.
— Bois ceci à la santé de monseigneur.
Pour un homme habitué comme Buondonte à
verser du poison aux autres, le piège était gros-
sier. Cependant il prit la coupe sans hésiter, et
la vida d'un seul trait. Pendant qu'il buvait, Lo-
renzo adressai Alexandre, toujourspàle et muet,
un regard d'intelligence.
— Maintenant, dit-il, voilà ton salaire, et il dé-
pend de toi qu'il soit doublé. Peux-tu être demain
àPise?
— Oui, répondit Buondonte.
— Connais-tu Léonard Ginori?
— Je le connais.
— Et après-demain dans la journée tu seras de
retour ici ?
— Après-demain.
— Tu sais quelle question je l'adresserai et
quelle réponse tu devras me faire ?
— La même que je vous ai faite ce soir. 11 n'y
aura que le nom de changé.
— Nous n'avons plus rien à le dire.
Buondonte s'inclina et sortit. Quand le bruit
de ses pas ne se fit plus entendre :
— Imbécille, s'écria Lorenzo, qui ne sait pas
que des secrets de cette nature donnent la mort.
Le vin qu'il a bu était empoisonné.
— Mais Ginori ? demanda Alexandre.
— Un autre partira cette nuit. J'ai quelqu'un,
monseignem'. Celui-ci aura seulement le temps
de sortir de Florence et il mourra comme un
chien sur la grande route. Il est tard, allons
prendre quelque repos. Je ne sais, mais il me
semble que je dormirai.
Ils se séparèrent. Leur secret était bien gardé,
et cependant, le lendemain le peuple lut sur les
portes du palais ces mots tracés par une main
inconnue et qui reparaissaient à chaque crime
nouveau :
l'esclave ainha *est morte empoisonnée
PAR l'ordre
DU TYRAN DE FLORENCE.
II.
Cette révélation troubla pendant quelques heu-
res le peuple de Florence: on s'abordait aux angles
des rues et sur les places pour se dire : — Eh
bien! savez-vousla nouvelle? Le doge a fait em-
poisonner sa mère ; — mais aucun cri sérieux ne
s'éleva au milieu de cette foule. C'était moins un
sentiment d'indignation qu'une curiosité frivole
qui la portait à s'entretenir de cet horrible forfait
et de la manière mystérieuse qui le traînait au
grand jour. Personne ne le mettait en doute ;
mais personne ne le flétrissait. Florenee en était
venue à ce point de lâcheté et de corruption, que
le parricide ne l'épouvantait plus. Elle avait raillé
Alexandre sui' sa naissance, et déjà elle cherchait
89 —
par quels autres sarcasmes elle se vengerait sur
lui de son avilissement. Tout l'effort de sa vertu
allait jusqu'à si/lier ses maîtres. Courtisane enri-
chie, elle voulait, avant tout, garder ses richesses
et sa vie débauchée. Qu>;lque temps avant ce
meurtre, Benvenuto Cellini avait reçu du duc
l'ordre de graver son portrait pour un coin de la
monnaie. L'ouvrage terminé, l'artiste alla un jour
au palais, et demanda à Lorenzo de lui fournir
un sujet pour le revers de la médaille. — J'y son-
gerai, répondit le favori; mais il en faudrait un
qui fût digne de son excellence. — Cellini avait
raconté sa conversation, et quand la mortd'Aïnha
fut connue le peuple disait en riant dans les
rues : — Voilà le revers de la médaille de Ben-
venuto,
Les lanciers allemands qui formaient la garde
du doge parcoururent la ville, ses espions se mê-
lèrent à tous les groupes, et la journée se passa,
bruyante et agitée, mais sans apparence de ré-
volte. Seulement, le soir et pendant la nuit, plu-
sieurs réunions eurent lieu dans des maisons par-
ticulières. Des imprécations énergiques furent
prononcées, des haines vigoureuses s'exhalèrent
en termes sonores et pompeux. Mais ce n'étaient
pas encore là des conspirateurs redoutables ; c'é-
taient des jeunes gens riches amollis eux-mêmes
par les plaisirs, des rhéteurs et des pédans qui
évoquaient les souvenirs de la république romai-
ne. Us parlèrent beaucoup et éloquemment de
Brutus et de César, de JNéron et d'Agrippine, et
rentrèrent ivres chez eux.
iir.
Cependant, la nuit ou Catherine Ginori devait
se rendre chez Lorenzo était arrivée. Le palais du
doge était sombre et silencieux comme un tom-
beau. On n'y entendait d'autre bruit que le pas
sourd et monotone des sentinelles qui veillaient
dans l'ombre ; et comme si le ciel eût été com-
plice des événemens terribles qui allaient s'ac-
complir, la lune avait voilé sa lumière. Le ton-
nerre grondait à l'horizon, et de temps à autre
des éclairs sillonnaient les nuages qui pestiicnt sur
la ville. Dans une chambre éloignée de celle où
nous avons déjà vu Alexandre et son confident,
deux hommes parlaient à voix basse, et à chaque
phrase ils prêtaient l'oreille pour s'assurer que
personne ne pouvait les surprendre dans leur
conversation.
— Tu es bien sûr, Buondonte, qu'on ne t'a
pas vu rentrer à Florence, disait Lorenzo.
— Bien sûr, monseigneur.
— Hier et aujourd'hui tu n'as été aperçu dans
ta retraite par aucun espion du doge ?
— Je n'ai rencontré âme qui vive.
— Voici la lettre qu'il faut porter à Léonard
Ginori. Tu la lui remettras avec cet autre papier;
c'est un blanc-seing que le duc m'a abandonné
dans un moment d'ivresse et que j'ai rempli avec
l'ordre de le tuer, afin que Ginori ne puisse pas
plus douter du crime que de son déshonneur.
Pars et sois de retour demain soir avec lui. Ce
que Léonard doit faire pendant mon absence, je
le lui ai écrit. C'est ta fortune que tu vas gagner,
Buondontc.
— Je lésais, monseigneur, répondit cet homme
avec un sourire étrange. Mais, dussé-je ne rece-
voir aucun salaire de vous, je vous servirai aussi
fidèlement. Je n'ai pas oublié que je vous dois la
vie, car d'ordinaire ceux qui reçoivent de pareil-
les confidences n'ont pas le temps de les trahir.
Etes-vous sûr de la bonté de vos armes ? Donnez-
moi votre poignard et prenez le mien. C'est une
lame dont je réponds et qui ne se brisera pas si
vous savez vous en servir.
Lorenzo examina le poignard et le cacha sous
ses vêtemens.
— Nous allons sortir ensemble du palais, dit-il,
le moment est favorable.
— M'accompagnez-vous jusqu'à la porte de Flo-
rence ?
— Non, d'autres soins me retiennent ici.
Ils quittèrent la chambre et gagnèrent, par
des détours que Lorenzo connaissait, la place
alors déserte. Là ils se séparèrent. Buondonte
se dirigea vers la porte qui conduisait au chemin
de Pise, et Lorenzo vers la maison de Catherine
Ginori.
Ce n'était plus le même homme. Le sang avait
reparu sur ses joues. Sadémarche habituellement
chancelante comme celle d'un efféminé, était fer-
me, ses mouvemens brusques et assurés. Lue
force surnaturelle semblait animer ce corps frêle
et ces membres usés. Il ne marchait pas, il cou-
rait, et quelques minutes lui suffirent pourgagncr
la maison de Catherine. Elle l'attendait. 11 reiiira
avec elle par les mêmes détours qu'il avait suivis
avec Buondontc pour sortir. Quoiqu'il eût dit au
duc que Catherine avait exigé que le rendez-vous
eût lieu ailleurs que dans le palais même, celle-ci
ne témoigna aucun étonnement, et ne fit aucune
résistance quand il l'introduisit dans la chambre
à coucher d'Alexandre.
— Attendez ici, lui dit-il ; je vais le prévenir
de votre arrivée.
Puis il s'éloigna, et sans que Catherine se ren-
dît compte de cet excès de précaution, il ferma la
porte en dehors, comme s'il eût voulu s'assurer
d'une prisonnière.
Dans une autre partie du palais, Alexandre
comptait les minutes avec impatience. Lorenzo se
présente devant lui, le visage calme et le re-
gard assuré. Ils traversèrent tous deux de lont^
corridors et arrivèrent à la chambre désignée.
Lorenzo dit au duc ce qu'il avait dit à Cathe-
rine :
— Attendez ici, monseigneur. Je vais la cher-
cher. Dans une demi-heure, je serai de retour :
c'est le temps qui m'est nécessaire pour l'amener
de chez elle.
Alex.uulrese débarrassa d'une grande simarrc,
garnie de martre, dans laquelle il s'était envelop-
pé. Il ôla aussi la cuirasse qu'il portait sous ses
vêtemens, et qu'il ne quittait que bien rarement,
et avec l'aide de Lorenzo, il se coucha a près avoir
placé auprès de lui son épée.
— Monseignour, dit le favori, ne vous défaites
pas de cette arme, j'y consens ; mais au moins
épargnez-en la vue à une femme dont vous n'avez
rien à craindre.
Il prit alors l'épée, et pendant qu'il Li cachait
sous l'oreiller, il passa plusieui-s fois le ceinturon
autour de la garde, de façon qu'on ne pût la ti-
rer aisément.
— Adieu, adieu, monseigneur, ajouta-t-il en
s'éloignant. Cette porte que je referme sur
moi, ne se rouvrira plus que pour laisser entrer
Catherine.
Il traversa deux chambres ; arrivé dans la troi-
sième, il s'assit près d'une fenêtre ouverte. Son
front était brûlant, la fièvre le dévorait, et le sang
battait avec bruit dans ses artères. Il pencha la
tête et l'appuya sur le balcon pour que l'air de
la nuit frappât son visage et le rafraîchit.
— Je le liens donc enfin, dit-il, et j'ai amené
pas à pas la victime dans le piège. Voici l'heure
qui va faire de moi un assassin ou un libérateur !
Tu dors, Florence, et tu ne sais pas encore quel
réveil je t'ai gardé. Tu as cru que la débauche
seule consumait ma vie, et qu'il n'y avait dans
cette tête et dans ce ctcur que pensées infâmes et
désirs impurs. Je t'ai déjà avertie deux fois, et
l'empoisonnement et le parricide ne t'ont pas
émue. J'ai écrit de ma main et mis sous tes yeux
l'aveu des crimes que j'avais conseillés, et tu es
restée indifférente ! mais je m'étais promis à moi-
même qu'un Médicis te rendrait la bberté que les
Médicis t'ont volée. Demain Ginori rentrera dans
tes murs : il verra sa maison déserte, il viendra
chercher ici une épouse adultère, il te demandera
de venger son offense, et moi je ramènerai les
nobles bannis qui songeaient toujours à toi, Flo-
rence, quand tu les oubliais peut-être, et nous te
rendrons les armes qu'on t'a enlevées et qu'ils
ont emportées dans l'exil.
Il ferma les yeux, laissa retomber sa tête sur sa
poiuine et resta immobile et affaissé comme si une
idée de découragement pesait sur lui.
— Quelques minutes encore! dit-il après un
long silence, et quand il dépend de moi d'abréger
ce temps, je demeure cloué à celte place ! quand
il faut agir, je m'arrête au point fatal qui sépare
les deux moitiés de ma vie, le passé où je ne puis
retourner et l'avenir où je n'ose entrer. Si ces
germes déposés si patiemment devaient être sté-
riles! 11 y a entre la pensée et l'exécution un abî-
me immense ; la tête tourne à relui qui le sonde
du regard, et le vertige à ce momt nt suprême
trouble l'esprit le plus ferme et le cœur le plus
convaincu. Sur quelle base solide faut-il donc
s'appuyer, et le doute éternel de toute chose, du
bien et du mal, est-il la loi de ce monde et le der-
nier mol de la sagesse humaine.' Je pouvais vivre
comme un aulrc, vcriueux ou criminel à mon
choix, mais insouciant et tranquille, et jai pris
parti dans la querelle de la vertu contre le crime,
de la liberté contre la tyrannie, et j'ai voué ma
vie h l'accomplissement d'une pensée, et j'ai juré
que les projets éclos dans le silence et l'ombre de
mon cœur passeraient un jour par mes mains, et
j'ai peur aujourd'hui de me retrouver seul après
le meurtre comme avant le meurtre! Qu'est-ce
donc que la conscience si, l'instant venu, elle hé-
site à frapper ce qu'elle n'a pas hérité à condam-
ner? La mort change et renouvelle les générations
épuisées, mais la moi-t de l'homme par l'homme
n'est peut-être qu'une usurpation impie du droit
que Dieu s'est réservé.
Le son de l'horloge vibrant dans les airs le fit
tressaillir : il se leva brusquement, porta la main
à son poignonl et s'écria :
— Le sort en est jeté, il n'y a plus maintenant
que le remords qui puisse m'apprendre si je me
suis trom|xS
Malgré l'obscurité, il traversa précipitamment
— m —
liNdcin rliamhios, rcfi'rma sur lui la porte de
celle où tHaii Alexandre, et courut vers le lit. Le
doire s'était assoupi. Loreiizo lui dit en lui posant
la main sur l'épaule :
— C'est moi. — Et sans lui laisser le temps
de parler, il le frappa dans le dos d'un coup de
poignard.
La blessure devait être mortelle, et cependant
Alexandre se retourna par un mouvement si brus-
que que l'arme érliappa à la main de Lorenzo et
resta dans la pl.iie.
— Ail ! tiaiire ! s'écria le doge, je ne m'atten-
dais pas à cela de toi !
Il s'engagea alors entre ces deux hommes une
lutte liurrible, désespérée de part et d'autre. A
demi renversé sur son lit, Alexandre, plus vigou-
reux que son adversaire, se débattait toujours,
ma'gré le sang qu'il perdait, et tous les efforts de
Lorenzo pouvaient h peine l'euipèclier de se re-
lever. Le duc lui avait pris avec les dents le pouce
de la luaiti gauche et le b royait avec une rage
convul-ive. Enlin, il s'affaiblit : Lorenzo rassem-
bla ses forces et parvenant à le saisir à la gorge,
il l'étendit sur le lit. Le fer pénétra plus avant
dans le corps. Alexandre poussa un cri : ses
membres se roidirenl, ses yeux se fermèrent et il
expira.
— Te voilà libre à présent, Florence, dit Lo-
renzo, libre, si lu veux du présent que je te fais.
Resieencore dans l'ignorance, treniblanieeiasser-
vie sous les soldats de ton maître, jusiiu'à ce que
je revienne te dire : Lève-toi, ta chaîne est brisée!
Adieu, dernier doge de celte noble cité, esclave
insolent d'un empereur; adieu, duc Alexandre.
Les ordres sont donnés pour que demain on res-
pei te ton repos ei tes amours ; personne ne vien-
dra jeter un linceul sur ton corps glacé et j'em-
porte avec moi la clé de ton tombeau.
Il ferma la porte de la chambre et sortit de sa
maison. Un quart d'heure après, il avait quitté
Florence. Tout était préparé pour l'exécution de
ses desseins. Philippe Slrozzi, chez le(|uel il se
rendit, avait déjà réuni auprès de lui un grand
nombre d'exilés. Les armes furent partagées entre
eux. 11 fut convenu que, dès la nuit suivante, les
conjurés rentreraient dans la ville et se cache-
raient chez leurs parens et leurs amis, attendant
l'inslanl favorable pour se répandre tout à coup
dans les rues, proclamer la mort du tyran et sou-
lever le peuple, à qui Lorenzo se chargeait de li-
vrer les armes renfermées dans le palais. Les
troupes surprises et sans chef ne pourraient op-
peser une longue résistance, et d'ailleurs l'or de-
vait avoir raison de leur fidélité.
IV.
Le succès paraissait assuré. Jamais projet n'a-
vait été mûri plus longement, préparé avec plus
de mystère, exécuté plus à l'improvisle. Mais
Buondonte n'avait pas pris le chemin de Pise, et
Léonard Ginori n'avait pas reçu la lettre qui lui
était adressée. Mais il y avait à Florence, comme
l'avait dit le feu duc, un homme dont le visage
était plus pâle encore que le visage de Lorenzo,
et qui le suivait pas à pas avec autant de patience
et de dissimulation que celui-ci en mettait ii épier
sa victime. La nuit même du meurtre, cet homme
rentra dans Florence en même temps que Lo-
renzo en sortait. Des courriers partirent dans tou-
tes les directions et tout le jour de nouvelles trou-
pes s'avancèrent il marches forcées vers la ville où
il se passa une étrange comédie.
Dès le matin, le palais prit un air de fête. Mu-
satola, le cardinal Cibo, créatures dévouées à
Alexandre et à l'empereur Charles V, les magis-
trats (iuiccardini, lîaccio \alori et quelijues au-
tres se montrèrent aux fenêtres, et traversèrent
plusieurs fois la foule. La place avait été couverte
d'un sable lin ; on avait d.essé de grands mâts,
auxquels pendaient dans les airs des objets pré-
cieux. Des concurrens se présentèrent pour dis-
puter les prix, et l'attention du peuple fut dis;raile
par ces spectacles. A tous les fauiiliers qui ve-
naient pour visiter le doge, des visages rians et
joyeux répondaient qu'il avait travaillé toute la
nuit, qu'il était fatigué et qu'il reposait. Cepen-
dant, malgré le serment qu'avaient prononcé tous
ceux qui étaient dans le secret, le bruit de l'as-
sassinat avait circule vers le soir. Une heure après,
chacun le racontait avec des détails nouveaux. H
n'y avait qu'un point sur lequel on ne variait pas,
c'est que Lorenzo devait être le meurtrier. Ce fut
le sujet de toutes les conversations de la nuit.
Quelques conciliabules se formèrent, mais ils
étaient composés d'élémens isolés, sans appui et
sans racines. Partout ailleurs, c'étaient des volon-
tés inertes, des cœurs indifférens, qui assistaient
à une révolution naissa me comme ils avaient as-
sisté aux spectacles de la vei le. Si Florence eût
bougé, elle eût été détruite par le fer et la llamme,
à moins d'un de ces élans unanimes qui soulèvent
tout un peuple. Ni Loreiizo, ni les Slrozzi, ni au-
cun des exilés qui auraient peut-être secoué et
réveillé de sa léthargie la patrie de Savonarola et
du cardeur de laine Michel Lando, ne purent
rentrer dans ses murailles hérissées de soldais. Ils
entendaient de loin les cris de la populace qui
saluait son nouveau maître, Conie 1", fils hypo-
crite du rusé, du vaillant Jean des Médicis, géné-
ral des bandes noires, qui avait défendu contre
les troupes impériales la ville que Côuie mettait
avec sa puissance sous la protection de l'empe-
reur. Le premier acte de son règne fut de faire
raser la maison de Lorenzo, et la place où elle s'é-
levait fut appelée la Place du Traître. Côme,
porté au trône par un meurtre qu'il n'aurait osé
commettre, mais qu'd laissa s'exécuter pour en
recueillir tous les fruits, régna trente-huit ans.
Lorenzo, chargé d'un crime inutile, mena pendant
dix années une vie errante, de Venise à Constan-
tinople et en France, et fut tué dans la première
de CCS villes par deux anciens soldats de la garde
d'Alexandre.
Auguste Abnoijld.
(Le Commerce.)
LIBERTE, ORDRE PUBLIC.
UNE TROMENADE DANS LA Banlieue DE PARIS
Ni la peinture ni les lettres ne doivent, au point
de vue de l'art, demeurer étrangères au prodi-
gieux désastre causé à Chalenay par les derniers
orages , et principalement par celui qui restera
dans la mémoire ellrayée des gens comme un
ouragan des Antilles , comme le tremblement de
terre de Lisbonne. Mon illustre ami, Camille Ro-
queplan et moi , résolûmes hier de nous trans-
porter sur les lieux où le fléau de l'air a éclaté.
Roqueplan allait remplir son regard intelligent
des traits épars de cette formidable scène de dé-
solation, pour les fixer SJr la toile, et, de mou
côlé , je comptais confier à la pubhcité quoti-
dienne quelques détails fidèles recueillis de la
bouche de ceux qui les disent en pleurant. Le
dernier bulletin de l'Académie des sciences vint
entraîner ma ri'soluiion ch ncelante. Un fait sur-
tout nie détermina de tenter le curieux pèleri-
nage.
Il est dit dans ce bulletin que « tous les arbres
"touchés par la trombe furent frappés d'une des .
iisication extrême : toute leur sève avait été vapo-
»risée. " Je doutais beaucoup du phénomène;
maintenant je n'en doute plus, je le nie; mais
tel n'est point le sujet de celte lettre. Mon mal-
heur particulier et celui de mon célèbre compa-
gnon passeront aujourd'hui avant celui de Chale-
nay.
Après avoir marché non sans précaution sur
les fiagmensde ce jugement dernier d'un paysage
qui n'est plus , après avoir mesuré d'un œil d'ef-
froi chacun de ces deux mille pieds d'arbres ar-
rarhés à la terre comme les dents molaires du
fond des gencives , laissant derrière eux un trou
hideux , après avoir vu des tuiles enfoncées dans
des troncs de chêne, des carpes jetées au milieu
d'un champ, et le lac où elles nageaient cinq mi-
nutes auparavant vaporisé par la trombe, Roque-
plan et moi nous descendîmes à Ecouen.
Nous avions déjà fait huit beues , il nous en
restait encore quatre à mesurer avec les roues
d'un déplorable coucou pour trouver notre dîner.
Nous arrivâmes à Ecouen vers dix heures, à onze
heures nous rentrions dans notre chambre, lui
pour dormir, moi pour rédiger quelques notes
destinées à devenir la base d'un morceau spécial
sur l'orage de Chalenay. Cette station avait lieu
à notre grand regret. Nous aurions voulu rentrer
à Paris. Mais notre cheval, cette superbe con-
quête qu'a faite l'homme , ne consentit pas à se
laisser conquérir. Je crois que le cocher contri-
bua un peu à le rendre indomptable.
Renfermés dans notre chambre, Roqueplan s'a-
perçoit que nous n'avons pas d'oreillers; il sonne
du pied, on ne sonne pas autrement à l'hôtel de
M. Langlet, à Ecouen , et après beaucoup d'ex-
plications on nous apporte uu oreiller pour deux
lits.
M. Langlet se dit aussitôt : ces deux messieurs
me sont suspects, ils aspirent à deux oreillers.
Je vois à mon tour que nous n'avons ni eau ni
serviettes, nouvelles explications à la suite des-
quelles nous avons de l'eau, mais pas de serviettes.
M. Langlet s'indigne de rechef et dit : décidé-
ment ces messieurs sunt des hommes politiques
fort dangereux. Pourquoi souhaiter deux ser-
viettes ?
Troisième remarque de ma part. Résigné à ne
pas dormir dans un lit qui me convenait peu , je
projette d'écrire jusqu'au malin , et dès lors une
seule chandelle ne suflisant plus , je sonne (j'ai
dit de quelle manière on sonnait) pour qu'on en
monte une seconde. Trois fois la demande a lieu,
trois fois elle reste sans effet.
A la quatrième fois, au lieu d'une chandelle, en-
!
— 01 —
Iront quatre gendarmes, tout le personnel de la
force armée d'Ecouen, pius des paysans qui ve-
naient en amateurs pour nous arrêter.
DIALOGUE.
Vos papiers ? — Nous n'en avons pas. — On
ne voyage pas sans papiers de Paris à Cliatenay.
— Pourquoi ce poignard sur cette table? — Ce
poignard est un cadeaud'une vraie amitié. — Con-
naissons pas d'amiiié. — ■ Je l'ai pris pour sonder
les arbres de Chateniiy, alin de savoir au juste si
le bois était ou non calciné dans sa sève. Je ne
pouvais pas apporter un couteau do cuisine pour
expérimenter. Cette lame de fantaisie, fabriquée à
Langres et cachée dans un élégant fourreau de
Velours , a vu le jour pour la première fois au-
jourd'hui.
— Marchez devant nous, et en roule chez M. le
juge de paix.
]1 était minuit. Nous voilà , Camille Roqueplan
et moi, sur la route d'Ecouen , cnire quatre gen-
darmes et une foule de ces vertueux hommes des
champs célébrés par M. Dolille.
Si la justice veille toujours en France, ceux qui
la rendent dorment parfois. M. le juge de paix
d'Ecouen sommeillait. Qu'il nous pardonne de
l'avoir éveillé, nous lui pardonnons de nous avoir
tenus à sa porte entourés de sabres comme deux
criminels.
Ces messieurs, lui dirent MM. les gendarmes ,
n'ont pas de papiers, mais ils ont un poignard.
Que faut-il faire ? D'abord on n'a pas un poignard
à deux, objecta M. le juge de paix, car l'un porte-
rait la lame et l'autre le fourreau. Vous n'avez
donc pas de papiers? Je répondis que je ne sai-
sissais pas bien la valeur de la question. Faut-il
avoir un passeport pour aller à huit lieues de Pa-
ris, à quatre de la limite du département? Oui !
répondit un des quatre gendarmes , lesquels ré-
pondent beaucoup trop souvent pour leur chef
légal.
— Nous étions toujours gardés à vue.
Voilà des lettres et dos cartes de vis' te qui con-
statent l'identité de mon nom. Le magistrat ba-
lançait à me croire. Les gendarmes nous voyaient
déjà sur la route de Paris, les menottes aux poi-
gnets. En tout cas, dit M. le juge de paix, je garde
votre poignard. Rentrez à l'hôtel de Lille, Procès-
verbal sera dressé.
Nous étions à peu près, non pas libres, mais
libérés. De deux heures et demie qu'il était jus-
qu'au jour, on pouvait revenir sur unacted' pure
indulgence aux yeux de MM. les gendarmes. I.cs
paysans de Virgile et de Gessner n'étaient pas
coutens. De doux choses l'une : ou nous avions
arrêté la semaine dernière la malle-poste sur la
route de Chantilly, ou nous étions d^s condamnés
contumaces. On ne demande pas deux oreillers et
deux chandelles sans des précédons suspects.
Vous logerez ces messieurs jusqu'à demain, dit
un des gendarmes à l'Jionorablc M. Eanglei. Mais
M. Langlot ne consentait plus à nous rerevoir.
Si le juge de paix nous avait presque acquittés,
lui ne nous faisait pas grâce.
Nous avons su ce matin que le juge do paix s'é-
tait livré jusqu'à quatre heures du malin à un
long interrogatoire, subi par notre cocher. Avions-
nous parlé politique? étions-nous réellement allés
à Chateuay ? qui étiuns-noiis ? liidillérent magis-
trat, qui, à sept lieues de Paris , ne sait pas que
Camille lioqueplan est le peintre le plus giacieux
de la France ; un des peintres favoris de la cour,
l'artiste bienaimé des princesses !
Il nous a été dit que toute la nuit l'aubergiste
armé d'un fusil s'était promené devant noire porte.
Je puis attester qu'on l'avait verrouillée sur nous
de peur d'accidcns terribles.
Enlin, nous avons pu à sept heures du matin ,
aujourd'hui jeudi, quitier l^couen , au milieu de
ces âmes simples de paysans qui, sur un signe de
la gendarmerie , nous aurait portés au bout de
leurs fourches.
La conclusion de cette lettre est que M. le juge
de pai\ d'Ecouen aura l'extrême urbanité de ne
pas déposer au trésor archéologique de la gen-
darmerie locale mon poignard ; j'y tiens beau-
coup. Il voudra bien me le renvoyer chez moi, à
mon adresse.
Et la mora le de tout ceci est que les personnes
tentées de voiries résultats du plus beau phéno-
mène météorologique du siècle , feront bien de
prendre un passeport pour aller à Chalenay, et
mieux encore de ne pas dîner à Ecouen.
En thèse générale, si ce spirituel état de choses
devait durer, ce n'est pas l'abolition de la peine
de mort qu'il faudrait demander, mais l'abolition
de la peine de vivre. Léon Gozla.n.
[Messager.)
LA HARPE MYSTERIEUSE.
Dans une petite chambre du quartier de la
Madeleine, un jeune homme à peine âgé de dix-
neuf ans, la tète appuyée sur une de ses mains,
les yeux lixés sur les grands arbres qui, chose rare à
Paris, arrivaient jusqu'à ses fenêtres, semblait
abandonné à une rêverie profonde ; un certain
désordre qui régnait dans cette chambre, dos
livres à demi ra'ngés, des malles entr'ouvertes, la
mise même du jeune homme , et sa ligure fraîche
et candide, indiquaient au premier coup d'œil un
nouvel arrivé de province. Sa préoccupation était
si grande qu'il n'eniendit pas ouvrir la porte et
venir à lui un de ses amis qui, après être resté
quelques secondes à le regarder, lui dit en lui
frappant sur l'épaule :
— A quoi songes-tu donc, Gustave?
Le jeune hoiiune qui venait d'entrer pouvait
avoir vingt-cin:| ans; sa ligure n'avait rien de re-
marquable comme contours; tuais des yeux vifs;
de longs cheveux noirs , un front élevé , indi-
([uaiont une imagination ardente , une nature im-
pressionnable.
— Ah! bonjour, ht Gustave en sortant de sa
rêverie.
— l'ne chose bizarre et dont tu ne te doutes
probablement pas , reprit aussitôt le plus âgé de
nos jeunes gens, c'est que la chambre où tu es
maintenant est précisément colle où je vins m'ins-
tidlor il y a six ans lors(|ue j'arrivai à Paris.
— C'est assez singulier on effet !
— Oh ! ma chère petite chambre . si tu savais
que de souvenirs elle me rappelle ! Comme toi
j'avais encore toutes les illusions de la pn'Uiioro
jeunesse : je voyais la vie avec les yenx de l'iuia-
çinution, je formais les projets les plus fantasti-
ques ! — Je passais de grandes heures à rêver
comme je t'ai surpris à rêver tout à l'heure! Oh.f
j'étais bien fou! et cependant j'échangerais bien
volontiers mes connaissances acquises et la posi-
tion que je me suis faite contre cette douce igno-
rance du monde dans laquelle je vivais alors!
Ecoute; il faut que je te raconte ma première
aventure: elle a justement pour théâtre la cham-
bre où nous nous trouvons,
— J'écoute,
— Il y a six ans , comme je te l'ai dit , je vins
m'installer ici en arrivant de Bordeaux. On dort
peu la première nuit que l'on passe à Paris : les
mille impressions de la journée , les projets , les
espérances , tout cela vous entretient dans
une agitation continuelle. Cependant vers le
matin je commençaisà m'assoupir, lorsque je crus
entendre les sons harmonieux d'une harpe. Déjà
les rayons du soleil pénétraient timidement à tra-
vers le feuillage, et projetaient dans ma cha libre
un jour doux et my>térieux comme celui d'une
église gothi(|ue. J'étais dans cette espèce d'assou-
pissement où l'on ne dort ni l'on ne veille, où le
réel se confond avec le songe et vient se mêler
aux bizarreries de l'imagination. Je ne saurais ex-
primer l'émotion douce et pénétrante que me fai-
saient éprouver ces sons vagues comme les voix
(|ui s'élèvent de la mer, mélodieux comme un chant
du ciel. Lh beauté idéale que j'avais rêvée m'ap-
paraissait le cou gracieusement penché sur une
harpe d'or ; ses mains blanches et transparentes
se promenaient en cadence sur les cordes har-
monieuses, et la brise du matin agitait mollement
ses beaux cheveux tombant en tresses vagabon-
des.
Lorsqu'enfin je sortis du charme où j'étais
plongé , je n'hésitai pas à croire que tout cela
n'était qu'un songe, et cependant cette image ne
me quittait pas, et toute la journée j'enten lis sou-
pirer à mon oreille les sons mystérieux qui m'a-
vaient si vivement ému.
Le lendemain, bien avantio jour, j'étais éveillé,
et je me demandais si j'entendrais encore celle
douce musique dont le seul souvenir fa sait battre
mon cœur. Je no fus pas trompé dans mon es-
poir: la harpe préluda comme la veille par une
harmonie vague et indécise ; peu à peu elle ren-
dit des accords d'un temps plus marqué : c'élail
un air doux et mélancolique comme un cri
d'amour, comme un chant d'adieu. J'étais traits-
porié ! Le bru tque je fis l'avait sans doute olVrayée:
je n'entendis plus rien.
Cette fois c'était bien une réalité , j'aurais redit
l'air tout entier. Oh ! mon sang, ma vie, je l'eusse
donnée pour un do ses regards, pour un'> boucle
de ses cheveux! Et cependant je ne l'avais jamais
vue, je ne sav.iis même pis son nom ! Je hasardai
bien quelques questions ; mais je ne pus obt< nir
que des renseignemcns asseï vagues, c Ce pour-
rait bien être, modii-on. 1.» tille du génér.il L
fort jolie personne que l'on dit bonne musi-
cienne. ••
Fille d'ungénéral! bclic ! oh! lamoar ne trompe
pas. Toute la nuit je fus bercé dos plus doux son-
ges; j'éLiis à SOS pieils . elle m'abandonnait sa
jolie main que je couvrais de baisers!...
Hion avant le levirdu soleil j'étais lové et j'at-
tendais a^ec impalionco le prélude qui m'anuon-
I çail le lever de l'aaige de mes pensées. Elle Tint
'— 92
comme la veille m'enivrer de Tharmonie de ses
accords; son jeu , toujours tendre et mélancoli-
que , mais plus brillant cette fois , me porta jus-
qu'à l'àme. J'avais couché les croisées ouvertes ,
pour ne pas l'ellraj cr , comme la veille ; je m'a-
vançai doucement... J'entendais bien d'où les
sons partaient , mais je ne pouvais rien voir ; j c
montai sur l'appui de la fenêtre, au risque de me
briser le crâne en -tombant: je n'aperçus que le
haut de l'instrument. Que faire? lui écrire? je
ne savais pas son nom. Aller la trouver? jamais
je n'eusse osé ; et puis à quoi ne l'exposerais-je
pas? L'expédient le plus romanesque me passa
par la tète: je me rappelai l'opéra de liic ha id
Cœiir-de-Lion , et la scène où Blondel , monté
sur un arbre, parvint à se faire reconnaître de son
roi en lui chantant une romance. Ce fut pour moi
un trait de lumière ; je m'emparai de ma guitare,
et, comme le troubadour, je me mis à chanter
sur un air provençal :
Ange exilé sur celte terre ,
Seras-tu toujours un mystère
Et pour mes yeux et pour mon cœur ?
Voudras-tu, quand ma voix l'appelle,
Replier pour un jour ton aile ,
Et prendre la forme morlellc
Ou d'une femme ou d'une lleur?
Dans les autres couplets, que je ne me rappelle
qu'imparfaitement, je la suppliais, toujours dans
mon langage allégorique, de ne pas se cacher plus
long-temps à mes regards , ou du moins de me
faire savoir si elle m'avait compris.
Respirant à peine, les yeux attachés sur ses fe-
nêtres, je désespérais de lavoir céder à ma prière,
lorsqu'on sonne chez moi. — Une lettre! une
lettre d'elle! — Non, cela n'est pas possible; com-
ment aurait-elle su mon nom?
Mon cœur bondissait dans ma poitrine ; je te-
nais dans mes mains cette lettre exhalant un par-
fum délicieux ; mes regards étaient fixés sur
l'écriture fine el déliée de l'adresse , et je n'osais
briser le cachet. Je m'y décidai enfin , et je lus :
« Mon cher Gustave ,
.. Une affaire de cœur m'empêche d'aller au-
jourd'hui au concert du Conservatoire, où je suis
abonné. Connaissant la passion pour la musique ,
je l'envoie mon ^coupon ; j'espère que lu ne lais-
seras pas échapper cette occasion de faire con-
naissance avec le premier orchestre de l'Europe.
» Tout à loi , Auguste. »
Décidément , m"écriai-je , cette jeune fille me
fera perdre la tête ; je ne vois qu'elle partout ; je
n'avais pas même reconnu l'écriture d'Auguste ,
mon ami de collège, dont j'ai p us de vingt lettres.
— Allons au concert, ce sera une distraction ;
peut-être metira-til un peu de calme dans mes
esprits.
Arrivé rue Bergère, je présentai mon billet, el
l'on m'indiqua au bout du couloir des premières
loges la place que je devais occuper. Au premier
moment je me figurai être l'objet d'une mystifi-
cation ; il serait dillicile de donner un nom à l'en-
droit où je me trouvais: il ressemblait assez, quoi-
que le rapport soil un peu éloigné, aux coulisses
d'un théâtre. Des murs sales et dégarnis , une
grande toile tendue sur des châssis, une petite
lucarne éclairant tout cela d'un jour douteux ;
du reste, aucune ouverture sur la salle, aucun
moyen de voir l'orchestre ou le public.
Un de mes voisins , voyant mon étonncment,
me dit en souriant :
— C'est la première fois sans doute que mon-
sieur vient dans la toge des aveugles ?
— Des aveugles ! m'écriai-je en jetant les yeux
sur ceux qui m'entouraient et qui ne me parais-
saient pas le moins du monde allligés de cécité.
— C'est ainsi que l'on nomme ces loges , non
qu'elles soient spécialement fréquentées par des
aveugles , mais parce qu'elles leur conviendraient
parlai tement; la vue, en effet, est à peu près inu-
tile ici; on entend, mais on ne voit pas.
Les concerts du Conservatoire, ajouta mon in-
terlocuteur, sont tellement courus , la salle est si
petite, qu'il faut s'y prendre long-temps h l'avance
pour se procurer des places : c'est ce qui a engagé
la société à utiliser ces petits coins, et ce n'est pas
une mauvaise idée ; car moyennant quatorze
francs le dilellaute peu aisé peut assister aux con-
certs pendant toute la saison. D'ailleurs ces places
ne sont pas si mauvaises que vous semblez le
penser; car, n'étant séparées de l'orchestre que
par une simple toile on entend aussi bien que si
l'on était aux premières loges.
A peine mon voisin avait-il achevé son expli-
cation, l'on commença , et je reconnus aussitôt
l'exactitude de ce qu'il avait avancé. On exécuta
la symphonie pastorale de Beethoven ; l'orchestre
semblait n'avoir qu'une voix. Ces sons, m'arrivant
aux oreilles sans que je pusse voir d'où ils par-
laient , me plongeaient dans une rêverie qui me
fit oublier jusqu'au lieu même où je me trouvais.
J'étais dans la campagne , j'entendais chanter les
oiseaux et le vent agiter les feuilles ; l'image de
mon inconnue venait encore se mêler à tout cela
en se jouant de ma pensée. L'orchestre avait cessé
depuis long-temps que je rêvais encore. — Mais
on recommence. Les sons d'une harpe!... C'est
elle , c'est son prélude , c'est l'air qu'elle jouait
encore ce matin. J'allais donc enfin la voir!... Je
sors précipitamment de ma place, je renverse tout
ce qui s'oppose à mon passage, malgré les efforts
de l'ouvreuse pour me retenir, je pénètre dans la
salle... Quelle ne fut pas ma surprise! Ma belle
inconnue, celle qui depuis huit jours me faisait
toiuner la tête, — c'était... — Je m'en suis assuré
depuis; c'était Labarre, notre célèbre harpiste,
l'auteur de Jeune Fille aux yeux noirs.
[Le Tam-Tam.)
iHélttiigea, faits taricujt,
AjAccto. — M. Perald, maire de notre ville, a
reçu de la chancellerie de France, à Rome, une
copie auihentique du testament du cardinal
Fesch. Ce magistrat a bien voulu nous la commu-
niquer. Elle contient diverses dispositions que la
dernière lettre de notre ambassadeur près le Saint-
Siège ne nous avait pas fait connaître. Nous nous
empressons de les publier.
Ce n'est pas cent mille francs, comme nous l'a-
vions annoncé, mais deux cent mille qui seront
prélevés sur la vente du premier cinquième de la
grande galerie de tableaux, pour la construction
d'une église où seront déposées ses dépouilles
mortelles et celles de Madame-Mère. Le cardinal
désire, en outre, que celte église contienne les
dépouilles de tous les membres de la famille
Bonaparte.
11 veut que cette somme soit prélevée la pre-
mière, et qu'on travaille le plus tôt possible à la
construction de cet édifice.
Il lègue au roi Joseph 200,000 fr.pour en faire
tel usage qu'il lui indique dans une lettre close.
Il lègue 150,000 fr. à ses exécuteurs testamen-
taires, pour être affectés à des œuvres pies, selon
les intentions qu'il leur a manisfcslées de vive
voix, et qu'il ne veut pas consigner dans son tes-
tament, ainsi que la destination des 200,000 fr.
ci-dessus.
Il lègue 100,000 fr. destinés à revendiquer la
maison paternelle et autres biens que possédait
la famille Bonaparte sur le territoire d'Ajaccio.
Les revenus de ces biens doivent être afièctés à
l'entretien de cette maison.
Il ordonne que l'on ne fasse aucune transaction
avec le propriétaire actuel, tant que la maison
paternelle ne sera pas l'entière propriété de la fa-
mille Bonaparte.
Les 1 , 000 tableaux pour l'établissementd'Ajaccio
doivent être choisis par M. Ingres , directeur de
l'Académie française à Rome.
LE SIÈGE DE TOULON. — Une feuillc loulonnaisc
public ce qui suit : " Très peude personnes savent
qu'à l'époque du siège de Toulon, Bonaparte avait
presque toute sa famille dans le département du
Var. Sa mère, ses frères el sœurs étaient venus
dans la commune du Beaussct, à deux lieues de
Toulon, pour être plus à portée de connaître les
événemens auxquels était attaché le sort de
Bonapai te. Comme les fréquentes sorties des assié-
gés compromettaient la sûreté des personnes dans
les villages voisins, le jeune officier d'artillerie
conseilla à sa famile de s'éloigner. Elle se rendit
pédestrement dans le village de Méounes, sur la
roule de Brignolesà Toulon, et vint se loger dans
une auberge de peu d'apparence, où l'hôte qui la
reçut, le sieur Gaillard qui vit encore, montre
aux curieux l'appartement habité par madame
Bonaparte el ses filles Eliza, Pauline et Caroline,
celui qu'occupaient Lucien, Joseph, Louis, Jérôme
et leur oncle le cardinal Fesch. La plus grande
économie régnait dans ce ménage. Seulement
toutes les fois que, par des chemins détournés,
l'officier d'artillerie venait embrasser sa famille,
la rassurer sur les dangers auxquels l'exposait le
fendes batteries de la place, et lui remettre le
fruit de ses économies, c'était un jour de fête
pour elle. Le tendre attachement que l'empereur
n'a cessé, jusqu'à ses derniers jours, d'avoir pour
ses parens, prouve qu'à l'amour de la gloire il
réunissait toutes les belles qualités qui distinguent
le grand homme. »
— Le capitaineSaunier a rapporté de Batavia, sur
son navire l'Ècote,nne curiosité d'histoire naturelle
d'une espèce peu commune, et assez rare même
dans le pays, pour que les indigènes vinssent en
foule le visiter à bord. C'est un tigre dont la robe
est entièrement noire des pieds à la tête, à la
seule exception des moustaches qui sont blanches.
Ce curieux animal, pris dans un junggle, proba-
blement très peu de temps après sa naissance, est
à peine âgé de quatorze à seize mois ; il a environ
deux pieds et demi de hauteur, surquatre et demi
à rinq de longueur. Durant la liavcisée il restait
presque continuellement couché dans sa cage,
construite en bois de fer, et placée dans la cha-
loupe. 11 est assez doux, et respecte fort son gar-
dien, matelot de l'équipage, qui le fait obéir à la
menace.
Pendant les quatre mois de séjour qu'il a faits à
bord, il a dévoré 500 pièces de volaillcet 1-i
petits cochons que l'on avait logés à côté de lui, et
sur lesquels il étendait sans façon sa large griffe,
quand l'appétit le pressait de faire un choix.
Kous croyons savoir, ûillc Jounuddu Havre,
que cet individu, rare dans son espèce, et dont le
transport a coûté beaucoup de soins et de sacrifi-
ces, est destiné, par ses propriétaires, au Jardin-
dcs-Plantes de Paris.
— Il y a quelque temps, la femme Giroux,
porteuse de pain dans le quartier du Faubourg-
du-Temple , était assise sur le pas de sa porte et
tenait dans ses brassa petite fille âgée de deux ans ,
lorsqu'une dame vêtue avec quelque élégance
l'aborda et lui demanda si elle était la mère de
cette enfant. Sur la réponse affirmative de la
femme Giroux , la dame la pria de lui permettre
de prendre la petite fille dans ses bras , et, s'exta-
siant sur sa beauté, elle se mit à l'embrasser avec
une effusion vive et passionnée. Cette dame, qui
prit le titre de vicomtesse de la Chennaye, revint
plusieurs fois chez la femme Giroux, jamais les
mains vides.
Enfin, l'inconnue vint supplier un jour la femme
Giroux de lui laisser sa fille , lui promettant qu'elle
l'adopterait, et, se soumettant même à toutes les
exigences maternelles, il fut stipulé que la femme
Giroux conserverait toujours tous ses droits de
mère. L'acte fut signé vicomtesse de la Chennaye,
et revêtu d'un cachet armorié.
La femme Giroux devait le surlendemain aller
passer la journée auprès de sa fille et de sa se-
conde mère. Quel fut son effroi lorsque, arrivée ii
l'adresse indiquée , le concierge lui répondit qu'il
ne connaissait pas de vicomtesse de La Chennaye.
La malheureuse, maudissant sa confiance , jette
des cris de douleur; elle court de tous côtés s'in-
former à toutes les portes, mais partout ses infor-
mations restent sans résultat. Elle a pris enfin le
parti d'aller implorer la protection du procureur
du roi. Ce magistrat a ordonné de suite une en-
quête sur cette affiiirC; jusqu'à ce jour, les recher-
ches de la police ont été infructueuses.
— Voici la manière dont se fait le commerce
des cachemires. Ces beaux produits enveloppés
dans des peaux cousues, sont apportés du fond de
la vallée à travers les déserts jusqu'à la foire de
Makarief, aux confins de l'Asie. Il faut quelque-
fois trois jours pour vendre un châle. Les tran-
sactions se font tout bas , celui qui achète et ce-
lui qui vend se tenant par la main. L'homme qui
{achète le premier tissu fait semblant de n'en pas
vouloir , l'homme qui vend ne vend jamais que
comme contraint et forcé , en pleurant, et quel-
quefois même , pour achever l'^iflaire, on est forcé
de lui donner (|uelques coups de bâton. (Juand
enfin l'affaire est toutâ-fait conclue, quand le
châle est livré, quand il est payé , acheteur et
Tendeur prennent le café , puis ils se jettent à ge-
•otix et récitent la prière suivante : » Oh ! grand
— 93 —
" Dieu, toi qui es le dieu des vendeurs et des mar-
» chands de châles , fais en sorte que toutes les
» femmes de l'Europe soient toujours ce que tu
" les as faites dans ta bonté, vaines, coquettes,
» frivoles, infidèles, afin que nous ayons toujours
» des châles à leur vendre! » Void bien long-
temps que les marchands de Makarief adressent
cette prière à l'Eternel , et depuis ce temps- là
la prière a toujours été reçue favorablement de
l'Eternel.
— Valenciennes possède aujourd'hui son Hamp-
den femelle; on sait que John Hampden, fameux
républicain anglais, laissa vendre ses propriétés
plutôtque de payer la taxe de mer sous Chariesl";
en ce moment, une vieille demoiselle de notre
ville, qui n'a aucun des motifs du célèbre breton,
se laisse exproprier pour avoir le plaisir de ne
pas payer ses contributions. Elle est riche, sans
charge, possède maisons à la ville et à la campagne,
et, depuis plusieurs années, elle a la sinjuiière
monomanie de ne pas vouloir louer ses propriétés,
parce que ses locataires paieraient des contribu-
tions, et qu'elle a juré de n'en pas payer. Une de
ses maisons, située à Raismes, abandonnéedepuis
longtemps, a été dévastée par des malfaiteurs, qui
en ont tiré tout ce qu'ils ont pu en fer, en pierre
et en bois. Comme elle servait de refuge aux ban-
dits, la gendarmerie, assistée de M. le maire, a
dû elle-même en clouer les contrevens pour en
interdire l'entrée. Les maisons de la ville sont
dans un état non moins déplorable d'abandon.
Enfin, après beaucoup de longanimité, l'adminis-
tration financière fait procéder à une expropria-
tion qui va sans doute changer celte situation
bizarre et peut-être unique en France,
ïlcDue ïi£B «îlribumuijt.
TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE.
Demande en pension alim entaire. — Ingra-
titude des enfans. — Suicide du père. —
Détresse de la mère.
Une de ces affaires trop communes, et qui pas-
sent ordinairement inaperçues, a vivement excité
l'attention des personnes qui assistaient à l'au-
dience.
Voici les faits tels qu'ils ont été exposés par
M' Blot-Lequesne, avocat de la demanderesse :
Les époux Derecq avaient acquis une fortune
indépendante , dans le commerce d'abord , puis
dans l'administration des droiis réunis. Trois en-
liuis composaient toute leur famille. On leur
donna une éducation brillante ; quand vint le mo-
ment de les établir, on leur partagea la meilleure
partie de la fortune paternelle. Le fils aîné, le
sieur Derecq fit plus tard de fausses spéculations
sur les terrains : on le cautionna pour des som-
mes considérables. L'une des filles, la dame Lesse,
éprouva les vicissitudes du commerce ; on vint
(.paiement à son aide. Enfin, la dernière fille , la
dame Lefranc , avait épouse un architecte de la
couronne; elle était riche, elle était opulente:
elle n'en fut pas moins avide; et sous prétexte de
rétablir l'équilibie entre elle et ses aînés , pour
lesquels on avait fait de nombreux sacrifices . elle
obtint (|ue son père lui abandonnât la propriété
des trois derniers immeubles qu'il posaHIait à
Vaugirard. C'est ainsi que ce vieillard , dans son
aveugle tendresse , consomma sa ruine au profit
de ses enfans ! Voici quelle fut sa récompense.
Le lendemain même de la donation , un huis-
sier se présente et signifie aux parens désabusés
qu'il fiut sortir de ces lieux qu'ils habitent de-
puis quarante-quatre ans et dont ils viennent de
se dépouiller, la veille, en faveur de leurs enfans.
Ils demandent merci , mais on est sourd à leur
prière; il font un appel à la justice, mais la jus-
tice est impuissante : les actes étaient réguliers.
Il fallut donc obéir; et le terme expiré , on vit,
au miheu des larmes et de l'indignation publique,
ces deux vieillards , infirmes et malades , traînés
hoi-s de leur demeure par l'ordre d'une fille impi-
toyable !
Ils se retirèrent à Thommery, petit village voi-
sin de Fontainebleau. Il ne leur restait pour sub-
sister qu'une modique pension sur la ville de Pa-
ris et une riche argenterie, dernier débris de
leur opulence bourgeoise. Il se défirent de tout
ce luxe et vécurent ainsi pendant cinq années.
Cependant leurs ressources s'épuisaient , M. De-
recq avait même contracté quelques légers em-
prunts, pour lesquels il avait engagé sa signature.
Les billets allaient échoir; la pensée de ne pou-
voir faire honneur à son nom révolta ses cheveax
blancs ; il prit une résolution extrême.
11 arrive à Paris, de là il se rend à Neuillv ;
madame f.efranc montait en voiture pour sa pro-
menade du mntin ; on crie au vieillard de s'éloi-
gner (t on lance les chevaux au galop. Rien ne
le rebute , il attend dans une antichambre, au mi-
heu de nombreux domestiques ; sa fille rentre, il
s'approche, il lui parie , et pour toute réponse on
le jette dehors. Navré de douleur, il revient à
Paris , il s'enferme dans sa chambre , il écrit un
dernier mot à celle qu'il nomme encore sa Clle :
« Si demain à midi , lui dit-il , vous n'êtes pas ve-
nue à mon secours , craignez tout de mon déses-
poir. " On se rit de son désespoir comme on
s'était ri de ses larmes; l'heure fatale sonne enfin,
aucune espérance ne luit , et ce vieillard de
soixante-quatorze ans , fou de douleur et de dé-
sespoir, arme un pistolet et se brûle la cervelle.
Cette mort est un coup de foudre pour la dame
Lefranc , elle apprend qu'avant de mourir son
père a remis une plainte à M. le procureur du
roi ; elle a peur , elle court à Thommery ; elle
demande audience. Cette pauvre mère , hélas !
elle avait tant besoin de consolation ! elle croit à
un retour de tendresse , elle tend les bras à ceue
fille quelle n'a pas vue depuis cinq ans. Eh bien !
ce n'était encore là qu'une exécrable comédie :
la dame Lefranc fait acceptera sa mère une pen-
sion de .'lOO fr. qu'elle ne paiera pas, s'empare
des papiers de son père et disparaît. Comment
cette malheureuse mère a-t-elle traversé les ri-
gueurs de l'hiver? C'est aux paysans de Thom-
mery à le dire, eux qui l'ont nourrie.
Madame Derecq revint à Paris au mois d'avril ,
clle n'avait pour tout vèlemont qu'une misérable
robe ; elle se tr.iine un jour à Nouilly. demande
à sa fille quelque débris de sa ganlerobe inutile à
son luxe, elle ne l'obtient pas. •■ Au moins, lui
ilit sa mère . songe que ton père a souscrit un
billet qui va échoir, et je n'ai pas une obole !... •
Je ne vous dirai pas la réponse de la fille.
Eoiin . voici un dernier Irait : il n'est pas
— 94 —
le moins odieux de cet odieux taljjcau : dans le
courant du mois dernier, pendant les chaleurs les
plus ardentes , madame Dererq se traîne encore
à Neully pour solliciter une faible aumône ; on
lui répond par des mots si cruels pour le cœur
d'une mtne qu'elle doit désormais s'interdire la
\ue de sa flUe.
M' Blot-ixquesne conclut en demandant pom-
la dame Derecq une pension alimentaire de
2,'i00 fr. contre ses deux enfans. Cette somme
est du reste en rapport avec les besoins de la
mère et la fortune des défendeurs.
Conformément aux conclusions de M. l'avocat
du roi Anspacli , le tribunal a condamné les sieur
«t dame Lefranc à payer a leur mère 1,^00 fr. ,
de mois en mois ei d'avance , et l'autre enfant à
payer 200 fr. Les dépens seront supportés , sa-
voir : les deux tiers par les sieur et dame Lefranc,
et l'autre tiers par leur frère.
îHeunc ïDramatu-iue.
THÉÂTRE DE LA RENAISSANCE.
Première représentation de CrtJ-ie blanche, co-
médie en un acte et en prose de MM. Halévy
et Duporl.
Le sujet de celte bluetie échappe a l'analyse. 11
s'afit d'un monsieur qui a la manie d'obliger
comme iOjjiclmx de feu Pigault Lebrun. Il se
fait donner carte blanche par ses amis et les sert
en^uiIe à s.i manière.
Il fait obtenir à sa cousine une bourse pour son
fih en laissant ci oire au ministre qu'il a plus d'une
raison pour s'intéresser au sort de l'enfant. Il dé-
cide ladite cousine il donner sa nièce à un jeune
homme qui l'aime, sous prétexte que le mariage
est devenu indispensable. — Grande fureur sou-
levée contre l'officieux quand on vient il recon-
naître les motifs dont il s'est appuyé. Puis , pour
terminer, le monsieur qui se met en quatre pour
les autres quand il néglige ses propres all'aircs,
obtient une place pour lui-même , en croyant la
solliciter pour un autre.
Quelques détails heureux ont demandé grâce
pour la stérilité de cette donnée. Les auteurs
toutefois ont été sobres d'esprit et de gaité; peut-
être chacun d'eux avait donné carte blanche à
l'autre pour ce genre de dc^pense.
STÉniEN DR LA MADEL.\1NE.
THÉÂTRE DES FOLIES DRAMATIQUES.
Daniel et Marie. — La Bourbonnaise. — Le
Beau Mur liai.
Daniel et Marie, tel est le titre du vaudeville
sentmienl il qui a .servi de début ;i Armand Villot.
Deux jeunes aveugles apprennent ii s'aimer en
toucliant (lu piano ; puis l'un d'eux recouvre la vue
pour épouser l'autre, .'auteur est .VI. l'ayn.
La Bourhonnuise , de M VI. Du nersan et Car-
mouche , est une jolie lille d'auberge qui a l'all'a-
bilité et l'entrain de madame (irégoire. Autour
de la joyeuse et insouciante Vlargurrite vient pa-
pillonner un pèle-méle d'amoureux ; mais, chaste
tomme Suzanne, file les joue tous pour leur
pn féicr un beau capitaine de dragons. Sa mau-
vaise étoile le porte ;i lancer uneépigramme con-
tre madame de l'om;'a(lour, et r.ussilôt les portes
de la IJastille se referment sur lui.
Que do progrès et de séductions viennent alors
assaillir la malheureuse servanle du l.ainii cuu-
roniifi. Elle reste ferme et sa vertu est récom-
pcn.sée, car elle ap,)rend il la fois et la mort de
madaïuede Pompaduur et la déliviaacu du jeune
ollicier. Puis enfin un mariage bien en règle vient
légitimer les amours de Vlarguerite.
Les trois actes île cette pièce, remplis d'esprit
et de gaité n'auraient point été déplacés sur un
plus grand cadre. Mademoiselle Kihn a été déli-
cieuse et charmanie dans le pi'incipal rôle.
Le Beau Marliul, de MM. Arvers et Fortuné
fait palpiter le cœur de tous les vrais Français.
C.-U. Desp.
Le théâtre St-Marcel est décidément en voie de
prospérité, grâce aux soins et îi r;.cliviié de son
nouveau directeur, M. Antony-lîéraud. Cliim-
pan^c, tel e^tle tiire d'un drame fantastique qui
a obtenu le plus briilanl succès. Décors, mise en
scène, rien n'a été négligé ; le rôle de Chimpanzé
est rempli pai- Klisnigh, mime anglais, qui a fait
preuve d'une souplesse et d'une agilité surpre-
nantes. Les noms lie MM. Antony Céraud et Mon-
nier ont été prononcés au milieu des applaudisse-
niens. Nous saisissons avec empressement l'occa-
sion de parler d'un jeune acteur qui tous les jouis
l'ail de nouveaux progrès; M. Kopp est un comi-
que plein d'intelligence et d'avenir, que plusieurs
de nos grands ihéiitres seraient heureux de pos-
séder. S. L.
îlcuue îics iflîoïics.
Les corsages l\ revers ont, .selon moi, un bien
grand avantage, en ce qu'ils élargissent la poitrine
et augmentent l'aisance sans nuire en rien à la
grfxe. Aussi cette soite de corsages est aujour-
d'hui généralement adoptée par nos élégantes.
Cepemiant il y a quel(|ues précautions il prendre,
car cette coupe ollre de très grandes dillicultés
que beaucoup de nos couturières ne sont pa; sou-
vent capables de résoudre. Si donc vous voulez
un corsage iirevers ly'wn réussi, c'est àAugustine,
rue Louis-le-Grand. 27 , qu'il faut vous adresser,
d'autant plus que cette coupe est en quelque sorte
sa propriété.
Parmi les créations de cette habile artiste , je
dois vous signaler encore ses volans , plus hauts
derrière que devant, innovation qui a été géné-
ralement goûtée, comme on peut s'en convaincre
aux fêtes du Casino, ou bien encore à la salle
Ventadiiur. La première représentation du Fils
(le lu Folle a été pour Augustine un véritable
triomphe, tant le nombre était grand des robes
en mousseline claire avec un volant de moyenne
hauteur garni d'une valenriennes et plus haute
derrière , mais cependant sans exagération ; cela
est d'un fort joli ellèt.
Faut -il vous parler des délicieuses broderies
de madame Pollei,qui jouissent depuis long-temps
d'une grande faveur? Madame Pollet crée chaque
jour quelque chose de nouveau, et ses créations
sont adoptées aussitôt par toutes nos élégantes.
C'est ipi'il sera vraiment dilticile de rien voir de
plus délicatement exécuté que ces châles en
mousseline de l'Inde, où une main intelligente a
semé avec tant de goût des fleurs si fraîches et
si naturelles; ces bonnets, ces cols, ces man-
chettes, ces robes ! il doit y avoir de l'admiration
pour tout ce que fait madame Pollet.
L'une de ses plus récenies créations, et celle
qui est la mieux appréciée aujourd'hui , c'est le
lichupélerine en mousseline fermant derrière et
faisant le cœur par devant, arrêté dans la cein-
ture (les deux côtés, et garni il l'cntour de quatre
rangs de valenciennes.
Pour en revenir un peu aux robes, sur les-
quelles nous avons ii peine dit un mot, j'ajouterai
que les biais paraissent en ce mo iient vouloir
remplacer les volans. Au lieu des bouillons et des
gariiliuies on met trois biais au haut des man-
ches, ce (|ul est bien moins gracieux. Les man-
chcs courtes sont presque exclusivement en fa-
veur. Le négligé et la grande loiletie les ont éga-
lement adoptées. Les bouillons vont bien aux
étoiles claires ; les imnches sont presque toujours
accompagnées de miiaines noires en filet.
Pour donner plirs de légèreté et d'élégance aux
jupes, surtout à celles des redingotes, on fait les
volans très petits.
Les jupes sont toujours très amples. On ne voit
presque pas de corsages à pointes; ils sont ajour-
nés à l'hiver, et ce n'est pas sans raison, car celte
coupe va rarement bien aux étoiles légères qu'il
est presque indispensable de froncer.
Les ceintures en ruban, un peu larges et nouées
sur le côté reprennent faveur.
La forme des chapeaux d'étoUc a gagné quel-
que chose du côté de l'élégance , en ceiiue
maintenant elle est assez baissée pour ne pas met-
tre tout le visage à découvert.
Les ornemens se font en crêpe ou en gaze lis.se
de la couleur du chapeau ; les Heurs se posent au
bas de la pa.sse et très en arrière. Le dessous du
chapeau est généralement plus garni que le des-
sus, et ce n'est pas toujours pour le plus grand
avantage des cheveux.
Ce qu'il y a de plus léger et de plus frais après
la paille de riz, ce sont les crêpes blancs , roses
ou bleus , d'Alexandrine, rue Richelieu, 104; les
chapeaux de dentelle , les capotes de tulle noir
sont aussi fort bien portés, quoiqu'ils commencent
à devenir un peu communs.
Les plumes d'auiruche ont quelque faveur.
Avant de terminer ce bulletin , je veux vous
parler d'une nouveauté qui amènera peut-être une
révolution dans l'empire de la Mode. M. Bienvenu,
rue Taitbout, 5, vient d'inventer un corps méca-
nique pour l'essai des robes de toutes tailles. Au
moyen de cet appareil, qui se grossit et se dimi-
nue à volonté, il sullira aux dames d'envoyer leur
corsage chez leurs couturières pour que leurs ro-
bes soient essayées comme si elles étaient pré-
sentes elles-mêmes.
Quelques journaux parlent avec une emphase vrai-
ment ridicule des crinolines, des agnolines, des
sous juges Oudinot, qui obtiennent, disent-ils, un
succrs colossal. Toute cette exagération d'éloges
nous paraît aujourd'hui assez mal justifiée : aussi
attendrons-nous quelque temps encore avant de
nous prononcer sur le plus ou moins d'utilité de
cette excellente création, style d'annonces.
Avis aux Abonné s.
MM. les souscripteurs çlonl l'abonnement
expire le'oljttillet, sont pries de vouloir bien le
renouveler, s'il ne veulent éprouver du retard
dans l'envoi du journal.
J^tmt be sU Jourff.
25. —En fouillant dans la rue Molay, pour éta-
blir une conduite de gaz, les ouvriers ont dé-
couvert samedi matin une grande quantité d'osse-
mens et un cercueil en plomb parf litement con-
serve. Ces débris paraissent provenir du cimetière
des Templiers, qui s'étendait jusque daûs cette
pa' tie du Marais, sur laquelle a été ouverte la rue
qui porte le nom d'un des grands-maîtres de cet
ordre célèbre.
— On lit dans V Armoricain :
Il Un évêque syrien vient d'arriver à Brest ; il
parcourt U France de diocèse en diocèse et doit
visiter ainsi l'Europe. 11 ne sera de retour qu'au
bout (l'un an dans son pays qui, en ce moment,
attire si vivement l'attention publique.»
— On écrit d'Alexandrie :« M. de Salles, orien-
taliste français, quitte l'Kgypte demain et s'ein-
baripiera pour Athènes. Eu deux années il .a tra-
versé la Syrie, le désert de Sinai, l'Egypte et une
partie de la Nubie. U retourne en Europe avec
une précieuse collection de manuscrits arables.»
— On a commencé vendredi de poser le pié-
— 95 —
douche, les supports elles grandes vasques de la
foiiiaiiiL' (le la place de Pandeii 0()(^ra, rue de
Richelieu. Touies ces pièces sont eu foute.
— La di;;nité de grand-amiral remonte à l'an
lî!70, Forent de Varennes lut le premier grand-
amiral et M. le duc d'Angouléme le 00° et dernier.
En 1777 la France avait C6 vais, à Qot et 61 frég.
1787 70 OG
1791 82 73
1801 55 /i3
ISL'i (Rn mars) 103 52
1814 (En juin) 73 Ul
En 1839 nous avons /|0 vaisseaux et SOlrtîgales
tant en mer que dans les chantiers.
Brest. — Une tempête, comme la Bretagne n'en
a jamais vu diins celle saison depuis un temps ira-
mémorial, a exercé depuis deux jours d'allreux
ravalées sur nos côtes et dans nos campagnes.
Celles-ci sont jonchées de branches d'arbns,
d'arbres brisés, etc. Plusieurs bâtimens ont, dit-
on, l'ait naufrage, entre autres la iSouoelic-Con-
fuince-en-Dint, capitaine Porge, dans la baie de
Bcriheaume. Dans le port même, une gabarre de
l)ois a coulé.
Le niau\ais temps n'a pas entièrement cessé ;
il vente encore beaucoup, et l'on ne se ressent
pas le moins du monde du soleil de juillet.
— M. Biard, qui fait partie comme peintre de
l'expédition scientilique envoyée par le g'Uiverne-
ment au Spitzberg, en se rendant par terre de
Christiana a Hammerfelt.^ur les bords de la mer
Glaciale, a é|)rouvé un allVeux accident. La chaise
de poste dans laquelle i! se trouvait ainsi que sa
Jeune épouse, a, par l'inexpérience du postillon,
versé dans un allhux précipice, où il eut trouvé
une mort infaillible si la voilure n'eût été retenue
au milieu de sa chute par des sapins entrelacés.
Api es être resté pendant (luelques instans au-des-
sus de rabiine, il a été tire de celte horrible posi-
tion parquelcjues paysans, et a pu continuer sa
roule sans avoir reçu de blessure, non plus que
madame lîiard, qui, dans cette circoriitance, afjit
preuve d'un courage et d'un sang-froid au-dessus
de son sexe.
— Les statues en pied et en marbre de Cuvier,
Jussieu et de Bullon, viennent d'être placées dans
la grande galerie minéralogique au Jardin des
Plantes. On pose, en ce moment même sur un
terre-plein, devant cet édifice, deux statues repré-
sentant les sciences naturelles et exactes.
— M. Valgalier, qui a tenu à Toulouse l'emploi
de ténor, s'est décidé, après une entrevue récente
avec un prédicateur de Paris, qui est son oncle, à
embrasser l'état ecclésiastique, l e Journal de
Toulouse d'il que cet artiste doit entrer prochaine-
ment au séminaire de Saint-Sulpice.
26. — Nous recueillons de nouveaux détails sur
la découverte faite rue Molay. L'empI 'Cement sur
lequel cette rue a été percée, en 1772, était occupé
par l'hospice des Enfans-Houges. Cette pieuse
fondation, due U Marguerite de Valois, sœur de
François 1", recueillait les enfans nés à l'Hôtel-
Dieu de Paris, auxtiuels on faisait porter un cos-
tume rouge, d'où ils tirèrent leur nom. L'église et
tout Ihosplcc furent construiLs sur les terrains
appartenant aux anciens templiers, et qui ont été
confisqués par Philippe-le-Bel , après le supplice
du grand-maitre et la destruction de l'ordre. Ce
sont, selon toute apparence, les restes d'un digni-
taire de cette comiiinnaulé religieuse et militaire
qu'on a trouvés dans le cercueil qui vient d'être
exhumé. Ce cercueil , en plomb , portail sur le
couvercle une croix en relief du même ini'tal ; il
était pai faiteinent conservé , mais seulement un
peu allaissé dans riiilerieiir; il y avait, comme
dans tous les cercueils anciens, une niche réser-
vée pour placer la tète.
— 11 est définitivement décidé que la c iir des
pairs ne s'occupera pas avant le mois de novem-
bre prochain do la seconde catégorie des accusés
qui doivent comparaître devant elle. La commis-
sion des mises en Hbrrté doit se réunir proihai-
nement, et ordoiini'r l'élargissement de tous ceux
il l'égard desquels il n'existe pas de charges sulli-
santes.
Le nombre des détenus s'élève encore à plus
de deuv cents.
— On écrit de Riom : « L'n tentative d'évasion
a eu lieu, le 9 du courant, à la maison centrale
de Riom. H paraît qu'un grand nombre de déte-
nus,:>,39, dit-on, étaient entrésdans le complot.L'ne
grille, dont les baireauv avaient été sciés la veille,
devait leur livrer passage jusqu'aux portes exté-
rieures , qui eussent été aisément forcées par un
si grand nombre d'hommes résolus. Ln redu-
sionnaire, libéré le jour même, choisi pour l'exé-
cution, a donné avis de ce qui se passait, et l'au-
torité s'est trouvée en mesure de déjouer cette
trame dangereuse ; plusieurs détenus ont élétrou-
vés porteurs de poignards. »
— Le pont suspendu de la Caille a été solen-
nellement livré au public le 11 juillet. Ce pont,
qui a reçu le nom du roi Cliarles-Albert, est har-
diment jeté sur une prol'on le vallée creusée par
le torrent des L'sses. 11 abrège notamment la route
de Chambéry h (Jenève par Annecy.
Ce pont remarqiiable, qui embellit et enrichit
un des plus beaux sites de la Savoie, a 188 mè-
tres de longueur. Le fameux pont de Fri bourg
en a 2G3; mais relui de la Caille, placé ii la hau-
teur de 178 mètres, est près de quatre fois plus
élevé.
— Le navire n/spatet, du port de 362 ton-
neaux, vient de brûler en mer à cinq journées
(le Sidney. Ce iiivire avait été acheté pour
6,000 liv. st. par un déporté, qui se trouvait lui-
même à bord , et qui a su faire une si belle fii-
tune à Sidney, qu'il a donné un warrant de
'lO.OOO liv. sterl. au gouvernement pour revoir
l'Angleterre et retourner après dans la colonie.
Ce navire, construit en 1812 il Portsmouih,
appartenait autrefois ii l'état. Le capitaine et cinq
h mimes d(! l'eiiuipage se sont sauvés dans une
embarcation. Ouant au déporté et au resie des
hommes du bord , on n'a pas encore eu de leurs
nouvelles, et sans doute tous auront péri.
■27. — Nous lisons dans le Journal des Débals
la lettre suivante, écrite de Péra le 8 juillet :
« On rapporte qu'il s'est élevé des trouilles sé-
rieux il Consianlinople. Les vieux Turcs, les ja-
nissaires échippés au massacre , les ennemis de
la réforme européenne, ont cru que la mort de
Malimoiid était le signal du retour aux anciennes
idées; mais la force était aux mains de leurs en-
nemis , devenus les conseillers du jeune sulian.
Il y a eu de nombreuses exécutions à Consianli-
nople, à Smyrne et dans plusieurs autres villes
de l'empire.
«On annonce que le gouvernement , sans doute
en'r,i\é des mouvemens de Consiantinople et des
autres villes de l'empire , rappelle son armée il
l'intérieur. Les Russes n'ont pas encore paru sur
le Bosphore. »
— On a évalué à un demi-million de francs les
dégâts causés ii lacaihédrale de Bruges.
Les ouvriers plombiers, qui avaient été arrêtés
ont été mis en liberté.
— Il a été déposé hier ;i la chambre, par M.
Teulon, député du (iard, une pétition de M. Pla-
net, dans laquelle il demande que les dilTérenles
lignes d'omnilins qui desservent la capitale soient
mises en adjuiliialimi. \l. Planet a pris l'enijaie-
nuiil (Il porter ii 100,000 fr. par an le priv de la
ligne des boulevarts. Ce serait lit une nouvelle
brandie de revenus considérables pour la ville de
Pans, et un mov< ii infaillililede prévenir les abus
que nous a révèles le procès (iisquel.
— Les arlionuaircs du journal la Prrssc , réu-
nis le 20 juillet en assemblée générale eviraordi-
iiaire, ont prononcé , ii runaiiimite de V voix re-
présentées par 37 personnes, la dissolution de la
société ; mais il a été formellement stipulé que la
publication du journal coniinuerait, comme par le
passé, .sous son même tiire et sans qu'aucune
augmentation de prix pût être demandée sur les
aboiinemens actuels. Les droi s et les intérêts des
abonnes delà Presse onl donc été respectés reli-
gieusement et nepouiTont, d'après la rédaction
(lu cahier des charges, recevoir la plus légère at-
teinte de la mise en licitation de la propriété du
journal.
— Les Banians résidant à Muscat, ont une ma-
nière particulière de se déclarer en faillite : un
individu qui a décidé de faire banqueroute, s'a i-
.seoit en plein jour dans sa boutique, avec une
chandelle allumée devant lui, Ses créanciers n'ont
pis plus tôt remarqué ce fait, qu'ils se précipi-
tent chez lui, l'accablent des plu> grossières inju-
res, et finissent par le batue. Lue foii le premier
mouvement de colère pa>sé, les créanciers ce-isent
de le molester jus ju'u ce qu'il ait recommence ses
affaires; mais une fois qu il est rétabli , les impor-
tunités se renouvellent et durent ju>qî'à ce qu'il
ait faithonneur à ses premières obli^adons.
— Le nouveau quartier St-Bernard vient d'élre
percé d'une rue qui porte déjii le nom de Tourne-
fort. L'anc enne prison de la garde njtion.de, rue
des Fossés-Si-Bernard, a di>.)aru. et son emplace-
ment a été absorbé par l'entrepôi des vins. Euijn,
l'immense quai Saint-Bernard , déjà planté, .sera
complètement terminé avant la fin de cette campa-
gne.
— Pour éviter l'embarras de la foule attirée par
le grand ossuaire découvert à côté de St-Girmain-
l'Auxerrois, l.'s ouvriers ont passé la nu t dans
la rue Chdpéric à faire des remblais et à poser
au miheu des con.luits en fonte.
— Par une dr.-onslanre assez singulière, tan-
dis que le feu dévorait la cathédrale de Bruges,,
on plaçait dans une des .sa, les du Louvre, à Paris!
les estampes en plâtre de plusieurs monumens
appartenant à cette v.lie, et particullërcaienl les
inagniU(|ueN tombeaux de Charles-le-Hardi, et Ma-
rie de Bourgogne, qui se trouvent dans la catbé-
drale incendiée.
— On lit dans le yatioiial de l'Ouest :
i< Dans la nu t de lundi à mardi, un ouvrier de
vingt-neuf ans, qui était récemment arrivé de Ren-
nes, s'est pendu à un pommier sir la route de
Vannes. 11 avait écrit derrière son passeport : Je
meurs au clair de la lune, -i
— La Comédie-Française tout entière va pren-
dre un congé d'un mois pendant la restauration
de la salle. Mlle .Mars va à Dieppe , Fir.iiin à
Caen, Sainson à la Rochelle, Monrose à Marseille.
2S. — Le Courrier de Bombay rapporte une
lettre de Bengale, du 25 avril, mentionnant la dé-
couverte d'un vaste conspirât on ourdie contre
le gouvernement anglais, tt qui s'eten Irait à tous
leschefs iniluens de l'Inde; Dost-Muhamed-khan,
le roi de Perse, et Maun-Sing-<!e-(.iod-por s<-raieiit
à la tête de ce complot. La découverte est due à
un magisfat de la prt'sidence de Madras, lequel
en a trouvé toutes les indications manuscrites,
cousues dans I s ceintures de deux agcns qui se'
faisait nt p.isser pour p«-lerins.
— Nous lisons ce soir d iiis le Messager :
<>Si nous .sommes bien informés, cl n-Mis avons
tout lieu de croire qu'il en est ain.si, Mehem''(-Ali
aurait accepté les propositions du ca|iiian-p.ichj
Ahmed-Fewzi. et il aurait pr s sous sa protection
la Ilote ottomane.
«Ln envoyé d'Alidul-Medjid serait venu en
outre conférer au vice-roi. non-seiileoient l'hiVé-
dité de l'Egypte et l'invesiitun' des i>arhaliksde
Sy rie et il' Aialiie. mâi> encore la charge d * géné-
ral ssiine des années de terre et de mer. aver l'in-
vlt.iilon de se rendre à Coustantiuof.le, pour y
iraiier des haiiLs inléréLs de l'état.
— Les immen.ses travaux derilôleNe-Villesont
poursuivis .ivec une telle activité, quecertainis
parties des façades qui regarderont la BoaveUc
— 96 —
rue de Lobau et la rue de la Tixerandrie, com-
mencées cei liiver, sont déjà montées jusqu'au
plancher du premier étage.
On poursuit avec une grande vigueur l'acliève-
ment de l'aile du midi, donnant sur le quai, afin
d'y loger le préfet qui laissera aux démolisseurs
niôtcl qu'il habite actuellement,
— L'allairc de M. (iros, avocat, contre M. le
comte (le Montalivet, iiitendantde la liste civile, a
été appelée hier à la 1" chambre du tribunal. On
se rappelle que M. Gros prétend avoir donné à
M. de iMontalivet des indications qui devaient le
mettre sur la iiace d'un trésor caché dans lé jar-
din lies Tuileries, et qui aurait été enlevé à son
insu. M. Gros demande des dommages-intérêts.
La cause a été remise à huitaine.
— Une jeune femme de trente ans, demeurant
me du lloi-de-Sicile, il, était atteinte, depuis
quel(|ue temps, d'une maladie douloureuse. Une
consultation de médecins avaiteu lieu récemment,
et le résidtat de la conférence lui avait été caché.
Le silence que l'on gardait a ce sujet cllrayait la
malade, qui, hier matin, demanda h l'un de ses
parens si elle pouvait espérer de voir adoucir ses
souffrances. 0 Sans doute, lui répondit vivement
celui-ci. — Maisguérirai-je, enlin? ajouta la pauvre
femme. "Ici la réponse se lit attendre quelques
secondes, et un oui mal articulé révéla à la patiente
la terrible vérité. Dès ce moment sa résolution
fut prise : profitant d'un instant où on l'avait lais-
sée seule, elle monta ii l'étage le plus élevé de la
maison et se précipita dans la rue. On s'empres-
sa de la relever, mais elle n'existait plus.
— Lowe, acteur américain de Louisville, en
scène avec la célèbre danseuse Céleste, dans la
pièce mûliûée tlw Frencli Spy (l'Espion français),
s'étant enfoncé, par accident, une baïonnette dans
le ventre, est mort sur le ihé.ître sans qu'on ait
même eu le temps de l'emporter. Le sang ruisse-
lait jusque dans l'orchestre des musiciens.
— On écrit de Lyon, 25 juillet ;« Un événe-
ment déplorable a eu lieu dimanche dernier à
Vernaison. Ln ouvrier met le fou à une boîte,
elle ne part point; il s'en approche pour savoir
ce qui l'empêche de proiluire son effet; l'explo-
sion s'opère au même instant, et la tête du mal-
hcurciu est emportée au loin. »
29. — On écrit de Saint-Pétersbourg, 14 juil-
let :
(i Le mariage du duc de Leuchteraberg avec
la grande-duchesse Marie a eu lieu aujourd'hui.
Le Te Deum a été chanté à trois heures après-
midi. »
— Le duc régnant de Saxe-Cobourg partira
bientôt de Cobourg. pour Londres, accompagné
de son fds puîné, le prince Albert, qui vient d'être
déclaré majeur avant l'âge pour pouvoir épouser
la reine d'Angleterre.
— Une lettre d'Orient, publiée par. la Gazette
jÀémontaisc du 24, assure que le nombre des
prisonniers turcs faits dans la bataille de Nezib
ne s'élève pas ii moins de 13,000. Ces prisonniers
seront envoyés dans l'Hegdjaz (Arabie occiden-
tale}. La même lettre ajoute que 4,000 Turcs ont
abandonné leurs drapeaux et ont demandéàpren-
dre du service dans l'armée égyptienue.
— La gendarmerie de Vincennes a arrêté hier,
dans le plus épais du bois, quatre jeunes gens
dont deux, Kdouard C... et Raoul B..., élèves
récemment sortis de l'école mihtaire de SaintCyr,
venaient de se battre à l'épée, assistés de deux
militaires de la garnison, qui leur avaient servi de
témoins. Tous deux étaient blessés, Raoul B....
au sein gauche, et Edouard C... à l'épaule. Ce der-
nier, cepcniliint, a trouvé moyen d'êch^ippir aux
gendarmes, dans le trajet de Vincennes à la pré-
fecture, et son adversaire seul a été écroué et mis
à la disposliiun du parquet, tandis (|ue les deuK
témoins, appartenant à l'armée, étaient envoyés
» la pri.son militaire de l'Abbaye,
— Malgré les belles apparences de la récolte,
le cours des farines reste élevé, et le pain de qua-
tre livres sera payé à Paris seize sous, à partir
du l°'août.
— Sur la liste de souscription ouverte pour ve-
nir au secours des ouvriers sans travail, figure une
somme de 15 francs, adressée par un nommé
Macdonald, galérien au bagne de Rochefort. Les
commissaires ont un moment hésité à recevoir
cette souscription ; mais pouvaient-ils refuser,
oprès avoir lu, dans la lettre de Macdonald, ces
paroles touchantes : « .le craindrais que mon of-
»frande fût rejetée, si je ne me rappelais que
"M. Desgenettes, à l'époque du choléra parisien,
>i me fit la faveur d'accepter le fruit de mes tristes
» économies. Vous réfféchirez, d'ailleurs, que mes
"15 francs empêcheront peut-être quelque mal-
» heureux ouvrier de tomber dans la position dé-
"plorablcqui m'a conduit ici. »
— La duchesse de Bragance, fille d'Eugène
Beaubarnais et veuve de don Pedro, est arrivée
en Angleterre, où elle a été reçue avec le céré-
monial d'usage.
— M. l'archevêque de Paris est très gravement
indisposé.
30. — La journée a été très favorable à la fête
d'aujourd'hui. Un temps magnifique avait attiré
tout le monde dehors. Depuis midi jusqu'à dix
heures du soir, les Tuileries et les Champs-Ely-
sées ont eu peine à contenir la foule qui s'y por-
tait et s'y renouvelait sans cesse. Les marchands
forains et tous les cafés et reslaurans auront fait
de bonnes affaires. Tout s'est passé selon le pro-
gramme : joûtessur l'eau, spectacles en plein vent,
mâts de Cocagne, jeux publics ont été comme de
coutume ; mais le feu d'artifice a été beaucoup
plus long, plus variée! plus abondant qu'à l'ordi-
naire. Il a duré plus de trois quarts d'heure , et
l'on n'avait ménagé ni les bombes ni les fusées qui
/retombaient en véritable pluie de feu. Ce soir,
'les (lanses continuent aux Champs-Elysées. Au-
cun n'accident ne paraît avoir troublé les réjouis-
sances du neuvième anniversaire de juillet.
— On lit dans le Morning-Chronicle en date
de Philadelphie, le 6 juillet :
« Nous avons eu hier un arrivage de la Hava-
ne, qui nous transmet une nouvelle assez curieuse.
11 y a à peu près trois semaines, un homme qui
se disait prophète annonça au peuple de la Ha-
vane , u que toute l'île de Cuba serait détruite
par le feu le 24 juin. » Cette prophétie avait ré-
pandu dans l'ile une grande terreur; les affaires
avaient presque toutes été suspendues. Les habi-
tans allaient confesser leurs péchés et faire péni-
tence, et les églises étaient remplies de monde
jour et nuit. Le bâtimentqui nous a transmis cette
nouvelle était parti le 22 , ainsi que beaucoup
d'autres , et ce jour-là une certaine agitation ex-
traordinaire régnait parmi toutes les classes. Une
corvette anglaise venait de conduire dans le port
delà Havane un bâtiment négrier, ayant à bord
plus de 100 malheureux noirs. Toute l'escadre
française était partie. »
— On écrit d'Aix, le 23 juillet :
c< Un événement déplorable vient d'arriver dans
notre ville. M. le comte Alexandre d'Alen s'est
précipité, dans la nuit d'avant-hier, du haut de sa
maison. On assure que la faiblesse de sa vue et
d'autres souffrances continuelles lui avaient fait
prendre la vie en dégoût, et qu'il y a mis fin dans
un moment de désespoir.»
— Un cousin de S. M. le roi de Suède, Berna-
dotte (Pierre), a été arrêté le 19 à huit heures du
soir à Beauvais, pour avoir coupé du bois dans
les environs de Sempigny. La gendarmerie a été
obligée de requérir une voilure pour le conduire
jusqu'à Noyon, vu sa vieillesse.
— Le concours annuel pour la distribution des
prix aura lieu au Conservatoire de musique et de
déclamation, dans l'ordre suivant :
Jeudi, 1" août, chant ; vendredi, 2, piano.
harpe; samedi, 3, instrumens à cordes; mardi,
(5, déclamation lyrique; mercredi, 7, déclamation
spéciale.
Les concours commenceront à neuf heures.
— Les galeries de l'exposition sont aujourd'hui
entièrement vides de tous les ouvrages qui com-
posaient l'exposition de 1839. Sous quelques jours
elles seront démolies, si bien que ce sera à re-
commencer à nouveaux frais en 1844.
— Un loup marin a été pris dimanche dans la
baie de Cancale. Cet animal, de la variété dite à
double poil, a été trouvé gisant sur le sable. Quoi-
que blessé par les pêcheurs, il vivait encore le 22.
Il a été monlréhierà Saint-Méloir, et il y avait
attiré un grand nombre d'acheteurs et de ciuieux.
Sous le n" (513, M. Montignac, fabricant d'us-
tensile de pêche , rue St-Honoré , 414, expose
des produits fort remarquables. Jusqu'ici personne
en France ne s'était spécialement occupé d'une
branche aussi intéressante de notre industrie, qui
chez nos voisins les Anglais , est considérée com-
me une des branches fort importantes de leur com-
merce.
Grâce aux inventions et perfectionnemens de
M. Montignac, amateur distingué, la France peut
prétendre à une supériorité incontestable sur les
produits anglais de cette espèce.
M. Montignac expose celte année :
1° Les Lignes en soie dont il est l'inventeur et
le seul fabricant. Ces Lignes, de 10 à 600 pieds
de longueur, étant sans nœuds et imperméables,
ont l'avantage inappréciable d'être les plus solides
et d'une grande durée, de ne jamais se tordre, se
détordre, vriller ou s'amollir à l'eau , ainsi que
ses lignes dites queues de rut, pour la pêche à la
truite au saumon , à la mouche artificielle.
2° Ses Cannes en bambou de Chine et ses Can-
nes pour Truite et Saumons, qui , sous le rap-
port de la solidité, du fini , de l'assemblage des
pièces et delà légèreté, ne laissent rien à désirer.
Cannes générales et Moulinets de tous les mo-
dèles.
3° Sa mécanique à prendre le Poisson seul
(moyeu ou gros) , se démontant à volonté et pou-
vant se porter dans la poche ; cette mécanique à
laquelle est joint un petit carillon , avertisseur par
lequel le poisson victime sonne lui-même sa dé-
faite.
4° Les filets imperméables ne prenant jamais
l'odeur du poisson, S. A. R. le duc d'Orléans,
reconnaissant leur bonté, lui en a commandé un.
M. Montignac a obtenu en 1834 une mention
honorable et le brevet de fournisseur de la mai-
son du roi. Heureux de ces encouragemens , il
n'est pas resté stationnaire , son exposition de
cette année en est la preuve. Nous avons visité
ses magasins , et nous nous sommes convaincu
qu'il dirige tout par lui-même ; c'est le meilleur
moyen d'arriver à un bon résultat , et les témoi-
gnages de confiance et d'approbation qu'il re-
çoit tous les jours d'amateurs distingués en sont
la preuve.
A VENDRE ,
Enfoui ouenpartie, avec facililé de paiement.
Terrain couvert de Bâtimens,
POUR RECONSTRUCTIONS,
Contenant 230 toises, ayant 195 piedsde façade
sur les rues du Faubourg-Montmartre et Grange-
Batelière.
S'adressera M'Cahouet, notaire, rue des Filles-
Saint-Thomas, 13, dépositaire des titres.
A MM. Loiseaude Joguetet comp., rue Grange-
Batelière, 28.
Et à M. Trimaille, rue du Faubourg-Montmar-
tre, 4.
Le Directeur, BERTHET.
Imp, U'Ed , Proux et C-, rue Neuvedes-Bons-Enfui»,